:C0
-CM
-(£)
-o
in
"in
=o
UN PHILANTHROPE D AUTREFOIS
LA UOCllEFOl'CAULD-LlAXCOURT
1 7 i 7 - 1 8 2 7
//c
L'auteur et le» éditeur» déclarent réserver leur» droit» de reproduction et île
traduction en France et dan» tous les pays étrangers, y compris la Suède et la
Norvc{;e.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de i'int'''rieur (section de la librairie) en
octoi.n- 1903.
Di' mi;me auteur
Manuel populaire du conseiller municipal.
L'arbitrage international. ((Jiivr;i(;'- couronné par l'Académie rrançiiise.]
Études et Discours, l'ftitf Histoire /ie la coir.muue française — Syndicats de
communes — Instruction criminelle — Varji.bonduje et mendicité — Brvision — Prési-
dence . )
Vauban économiste, (ouvrage couronné par l'Acadéniir tics sciences moral' s et
|iiililii|iies. j
Misères sociales et Études historiques. L'Enfance devant la juitice répressive
-- la l'iaite itrs hlanclifs — la llifininr du casier judiciaire — Mendiants et Vai/a-
lionils — lei Juifs et la Hevoiution — la Uecenti alisation — Mictii-tet. (Ouvrage Cou-
roiiuc par l'Acaiiéniic française.)
F*ni*. l>f. I-LOM-SOI-BBIT kT c", 8, Bl'K CAn*>(°.l KIIK (f)''. •♦•♦01.
i,K i>i<; i>i II \ N (.1) I II 1 I N I TH!>
I)'a|irt;s I.- .Icssin .)ii(jiii.il il.- .M..r.an Ir .Inii
(libl liât., K»taiii|iPii. collcjlioii Ocjabiii. X a ii"^,
UN PHILANTHROPE D'AUTREFOIS
LA LiOCUEFOlCAULD-LlANCOLRT
1747-1827
PAR
FERDINAND-DREYFUS
PARIS
librairie: plon
PLON-KOURIUT et C", I M P U I M E U RS- ÉD 1 TE U US
8, RU F. r. AnA>cikRR — 6«
1903
Tous ilioits réservés
^H-
//
/'V^ ■'.n_^.
F;1AR 1 5 fis )]
10 5 8 0 4 8
llNTRODLCTIOrS BIBLIOGKAPIIIOUE
La Rocliefoucauld-Liancourla rté siR-cessivenieiit };iand niailre de la
{i[arde-robe duc et pair, sous Louis XV et sous Louis XVI, membre de
rAssoinblre provinciale du Soissonnais de 1787, de rAsseniblée de la
noblesse du lieauvoisis et de celle du bailliage de Troyes en 1789, de
la Cbambre de la noblesse aux Ktats Généraux, de l'Assemblée natio-
nale, lieutenant général commandant la 15' division militaire, émi{;ré,
inspecteur {jénéral des Ecoles d'arts et métiers de 1800 à 1823,
membre de la Cbambre des représentants de 1815 et de la Cliambi(>
des pairs sous les deux l{estauiations.
11 a fait partie depuis 1815 de la plupart des conseils consultatifs
des administrations publiques et des Sociétés pbilantliropiques.
Les sources consultées se divisent en quatre parties :
1. — (UJVHAGES ET ÉClU TS DK LA ROCHE KOl G \ rLD-LIANCOUllT.
A. — Ouvraj;es publiés |)ar lui de son vivant.
B. — Opinions, discours et rapports imprimés.
C. — Manuscrits et lettres.
II. _ NOTICES, mOGRAPUlES ET PORTRAITS.
111. — SOURCES CONTEMPORAINES.
^. — Arcbives nationales.
y; _ Arcbives départementales et municipales.
C. — Arcbives des ministères, des administrations publicpies etdes
corps savants.
J). — Arcbives des particuliers.
E. — Annuaires et documents des sociétés privées.
IV SOURCES IMPRIMÉES CONTEM POKAINES OU POSTÉRIEURES.
^ — lîil)lio{jrapbies et collections.
£, — Ouvrafjes {généraux et mémoii-es.
C. — Ouvra^jes spéciaux; biblio{^frapbie par cbapitres.
a
II INTRODUCTION 15 1 BLIOGR A 1' H I QU E
I
0UVRA(;ES et écrits de la ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT (1)
.4. ouvrages publiés par lui de son vivant.
Finances, crédit national, intérêt politujne et commerce. Forces
militaires de la France, s. d. (1789), deux parties en un vol. in-S".
Notice sur t impôt territorial et foncier en Angleterre ; (l'^" édition,
1790; 2" édition, 1801. ln-8".)
Lettre de Monsieur de La Rochefoucaidd-Liancourt à Monsieur de
Malcserbes (sic) défenseur du roy. Londre, se vend chez Isaac Her-
bert, libraire, n" 6, Pallmail, 1793, in-8° (lîritisli Muséum, T. 1 104 (4).
Prisons de Philadelphie, par un Européen. (1" édition, Philadelphie
et Paris, 1796; 2" édition, aïKjmenfée de renseignements ultérieurs snr
l'admi/iistralion éconoini(jue de cette institution, et de quehjues idées
sur les moyens d'abolir en Europe la peine de mort. Amsterdam,
1799, in-8"; 3« édition, an Vlll (1800), in-12; A' édition^ 1819, in-8",
avec préface de 24 paj^jes.)
Voyages dans les Etats-Unis d'Ami-'rique fait en 1795, 1796 et 1797.
(Paris, l'an VI II de la Képui)li({ue, 8 vol. in-8".)
Extrait d'un ouvraffe ayant pour titre : Etat des pauvres ou His-
toire des classes travaillantes de la Société en Angleterre, depuis la
confptéie jusqu'à l'époque actuelle, par sir François Morton Eden
(dans le Rectieil de mémoires sur les établissements d'humanité, traduits
de l'allemand et de l'anfjlais, publiés par ordre du Ministre de l'Inté-
rieur. Paris, an VU de la llépuhlique, t. VII, n" 21 et 24.)
Notes sur ta UujisLition anglaise des chemins. (Paris, 1801, in-8".)
Recherches sur le nombre des habitants de la Grande-Breta (jne , tra-
duction de l'ouvrage anjiflais d'Eden Morton. (Paris, 1802, in-8".)
Système an(jlais d' instruction ou Recueil complet des améliorations
et inventions mises en pratique aux Ecoles royales en Angleterre, par
J()S('|)li Lancasïeu. (Paris, 1815, in-8'% traduction.)
Dialogues s7ir les objets d'utililc- f)uldi(jue : Dialogue premier, sur les
chemins. — Dialogue second, sur les caisses d'épargne. — Dialogue
troisième, sur l'enseignement pr-imaire. (32 pages, s. d. n. 1., in-S".)
Ces trois dialogues ont été publiés .séparément en 1819.
Entret'en d'un curé avec ses paroissiens sur les caisses d'épargne.
(Paris, 1819, in-8% pièce.)
Le Bonheur du peuple : almanach à l'usaqe de tout le monde ou
Avis du père Bonhomme aux habitants de la campagne sur les avan-
tages de la caisse d'épargne. (Paris, 1819, in-16.)
(1) Ln i)il)lio(;ra|)liic dauuée par Gaetam, dans la Vie dit duc, p. 409, est incomplc-te.
INTllODUCilON lUHLlOGIlAPHIQUK m
Réflexions sur la tramlalion à Toulouse de l'École royale des arts et
tnéUers de Ciiàlons. (S. 1., 1823, in-8».)
Slatktiqne industrielle du canton de Creil à l'usa fje des manufactu-
riers de ce canton. (Senlis, 182(3, in-8".)
B. — OPINIONS, DISCOURS ET RAPPOIITS IMPHIMI.S
Pour los discours prononces ou lus à l.i Chambre de la nol)lcssc,
nous avons consulté le procès-verbal imprimé, Versailles, imprimerie
Pierres, 1781), in-4''(Hil)l. nat., Le 27 5), le procès-verbal manuscrit
rédijjé par Camus (Anii. nat., G* 1, 2), et les Archives de l'Oise à la
série indiquée plus loin.
Pour les discours prononcés ou lus à l'Assemblée nationale, nous
avons contrôlé les Arclnves parlementaires, dont il convient de se
défier, par le Procès-verbal qui reproduit les discours présidentiels
d(> Li;incourt, par le Moniteur et par le Point du jour, journal de
liarère, membre du Comité de Mendicité.
Pour la Chambre des représentants et la Chambre des pairs, les
Archives parlementaire'^ sont exactement rédi(j,ées; quehiues « opi-
nions ont été communiquées après la séance »> sans avoir été pro-
noncées; nous indiquons cette particularité.
Xous avons trouvé dans la bibliothèque de Liancourt (n" 3398 du
<"atalo,<;ue) une proposition « de former un jurv d'accusation dans
la Chambre des pairs constituée en cour criminelle " (août 1820), qui,
n'ayant pas été imprimée par ordre de la Chambre, ne fi{;ure pas aux
A rchii > es parlementaires .
l^es rapports les plus célèbres de Liancourt sont ceux (ju il a faits
en 1790 et en 1791, soit au nom du Comité de Mendicité, soitaunoni
de plusieurs comités réunis.
Ces rapports ont été d'abord distribués séparément, puis, réim-
primés au procès-verbal, t. XX[, XXIL XfJV et LXXV. {La Révolu-
tion françake, article de Chai'les Rist, 1895, p. 205 et suiv.)
En voici l'éiiumération :
Plan de travail du Comité pour l'extinction de la uwndicité, pré-
senté à l'Asemblée nationale en conformité de son décret du 21 jan-
vier, par M. DE LiANCoi HT, député de Clermont-en-Beauvoisis. Paris,
Imprimerie Nationale, 1790, in-8". .Irc//. /Jar/, XVI, p. 12() (séance
du 0 |uin 1790;.
l'remier rapport du Comité de Mendicité : Exposé des principes
(jénéraux qui ont diriyé son travail, par M. le duc de La Rochkfou-
CAri.D-LiANcouKT, 1790. Arcli. pari., XVI, p. 182 (séance du 12 juin
1790). — Instruction du Comité de Mendicité' à MM. les administrateurs
des départements, XVII, p. 34 (séance du 10 juillet 1790). — Second
rapport du Comité de Mendicité : Etat actuel de la léijidaiion du
royaume relativement aux hôpitaux et à la mendicité, XVII, p. 99
IV INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
(séance du 15 juillet 1790). — Troisième rapport du Comité de Men-
dicité : Sur les bases de réparlition des secours dans les dlfféretits
départements, districts et umnicipalite's, de leur administration et dit
système (jénéral qui lie cette hran< he de législation et d' administration
à la Constitution, par M. ue La llocHEFOUCArLD-LiANCOiiHT, XV^II,
p. 105 (séance du 15 juillet 1790). — Rapport fait au nomdu Conntéde
Mendicité des visites faites dans divers linpi(aiix\ hospices et maisons de
charité de Paris-, par M. di, La Uochffoucaiild-Liaxcoliht, XVII,
p. 111 (séance du 15 juillet 1790). — Suite du même rapport. XXII,
p. 377 (séance du 21 janvier 1791). — Seconde suite du même lappoit,
XXII, p. 391 (même séance). — Rapport du Conu'té de Mendicité sur
télahlissement de la charité maternelle de Paris, 1790, XX H, p. 397
(séance du 21 janvier 1791). — (Quatrième rapport du Comité de
Mendicité : Secours à donner à la classe indigente dans les différents
âges et dans les différentes circonstances de la vie, par 31. de
La Rochefoucauld-Liancouivt, XVlll, p. 438 (séance du 31 août
1790). — Cinquième rapport du Comité de Mendicité : Estimation (/es
fonds à accorder au département des secours publics, par M. i>e
La RocHEFOt'CAULD-LiANCOURT, XVlll, p. 473 (séance du 1" sep-
tembre 1790). — Troisième rapport du Comité de Mendicité : Hases
constitutionnelles du système général de la législation et de l'administra-
tion des secours, par M. de La Kochefoucai ld-Liancoi-rt (le troisième
rapport du Comité, distribué en juillet 1790 et qui est refondu dans
celui-ci, devient sans objet), XXll, p. 368 (séance du 21 janvier 1791).
— Sixième rapport du Comité de Mendicité : Sur la Répression de la
mendicité, XXII, p. 597 (séance du 31 janvier 1791). — Septième
rapport au Comité de Mendicité, ou : Résumé sommaire du travail
qu'il a présenté à l'Assemblée, XXll, p. 608 'séance du 31 janvier
1791), signé : Prieur, Liancourt, Bonnefoy, Massieu, évêque du
département de l'Oise, de Crétot, avec quatre tableau.\ annexes. —
Projet de décret présenté à l'Assemblée nationale par le Comité de
Merulicité, XXll, p. 621 (séance du 31 janvier 1791).
Il faut ajouter :
Rapport fait au nom des Comités des Rapports, de 31endicité et des
Reclicrclies, sur la situation de la mendicité de Paris, par M. de Lian-
court, le 30 mai 1790;
Rapport au nom des mêmes Comités sur la lettre du premier
ministre des finances à IWsseudylée nationale, le 12 juin 1790;
l\a|)pott fait au nom des Comités des Finances, d'Ajjriculture et de
Commerce, des Domaines et de ^lendicité, par M. de Liancourt, sur
les secours à répandre dans les départements ;
Rappoi't fait au nom des mêmes Comités le 14 juin 1791 ;
Rapport fait au nom des Comités de Mendicité, des Finances, des
Domaines, d'A{jriculture et du Commerce, sur la distribution des
5,760,000 livres restant des 15 millions décrétés en décembre 1790^
pour ateliers de secours, Paris, 25 septembre I79I ;
INTRODUCTION IH 15 IJ 0(; Il A P H IQ UE v
Rapport sur lu nniwcllf (listrlhittloii des secours proposés dans le
département de l'avis pur le Comité (/e Mendicité ; Paris, 1791.
C MANUSC.IUTS ET LETTRES.
La lîil)liotliè(nic> de lArsenal l'eiifiTiiie :
l" La relation anonvnie et incomplète, dont TattributioTi à Lian-
court est certaine, de la mort de Louis XV (ms. 64:20), publiée par
Sainte-IU'uve (Portraits littéraires, t. III) et par la Revue rétrospective
(t. II, 1885, p. l-3i;;
2" Un manuscrit lui ayant appartenu et relié à ses armes : « Prin-
cipes d'ajjricultuie et de vé(|étation, par l'rancois Home, président
<lu Collé};e roial de Médecine et lun des médecins de Sa Majesté "
(ms. 250i;;
3° Des pièces relatives à la restitution de sa hibliotlièque (ms. 6478) ;
4» Une ordonnance du roi du 10 juillet 1780 relative à son régi-
ment de dra{;ons (ms. 603:2, f° 239).
Il y a des lettres autO(;raphes de Liancourtaux Arcliives nationales,
série A A 50, n"" 1431, 1433, 1435, et à la liibliotbètiue nationale,
nouvelles acquisitions françaises, mss. fr. 6565, p. 57 à 139 etn" 1305.
JNous avons consulté les cataloyiies des collections et ventes de
MM. IMatlion de Beauvais, Paul et Guillemin, Voisin, Gharavay,
spécialement celui de Tiniportante collection dont la vente a eu lieu
le 12 décembre 1862 et jours suivants. (Paris, 1862, in-8".)
Ouebjues lettres autojfrapbes de Liancourt font partie de notre col-
lection particulière, ainsi que plusieurs documents manuscrits <ju il
avait reçus comme président du Comité de Mendicité.
II
NOTICES, BIOGRAPHIES ET PORTRAITS
La [)rincipale bio{;raphie a été publiée par son Fils ; elle est intitulée :
Vie du duc de La Roche foncaiild-Liancourt {François-Alexandre-
Frédéric)^ par M. Frédéric-Gaétan, marcjuis de La Rochefoucauld-
Liancourt, son fils. (Paris, de Timp.A. Henry, rue Git-le-Cœur, n" 8,
1831.) Otte notic(î est capitale pour l'Iiistoire des idées, la connais-
sance du milieu et de l'Iiomme; les dates et les détails ont sou-
vent besoin d'être rectifiés. A la suite se trouvent quelques frajjments
empiuntés aux mémoires écrits à deux reprises par le duc et qui
paiaissent avoir été détruits par lui de son vivant. Une 1" édition a
paru en 1827 sous le titre : \'ie du duc de La Rochefoncauld-Lian-
eonrt, par Frédéric-Gaétan, comte de La Hochefoucauld, son fils.
(Paris, Delaforest, 1827, in-8».)
Des élojjes et des notices ont été publiés, soit en 1827, soit au
VI INTRODUCTION' BIBLI0GUA1>I1IQUE
moment de riiiaujfuratioii de sa statue à Liancourt (1863) ou du Cen-
tenaire de la fondation des Ecoles d arts et métiers (I8S();. Plusieurs
se trouvent dans le recueil factice formé par lluzard et lé(^;ué par lui
à la Bibliothèque de l'Institut (H. R.).
Citons les notices ou élo(fes en prose, par de Gérando (fonds lluzard,
t. VI. n° t)0, et Bulletin dt'. la Société d' encouragement à l'industrie
nationale^ n» 275) ; — par Dupin, fonds lluzard. t. VI, n" (il ; — par
de Brojjlie, Société de morale chrétienne, 26 avril 1827; — par
Fau{jère (Paris, 1835. in-8", pièce); — par Mollien, à la Chambre
des pairs, le 18 avril 1827 (Arcli. pari., LI, p 260, ); — par Doublet
de Bois-Thibault (Paris, 1830, in-8", pièce); — par Tremblay (Beau-
vais, 1856, in-8"); — par Sorvan de Suffuy (Paris. 1830, in-8"); —
par Junius Pérot (Paris, 1885, in-8''); — l'essai de M. le mar<juis de
Castellane, Genlilshomines démocrates (Pnvis, 1898, in-18i: — et les
éloges en vers par Dottin, Ode et notice (Glermont, 1861, in-12, pièce) ;
— par Chavant, Apologie d'un homme célèbre, ornée de son portrait
(Paris, 1845, in-12j; — parle comte Daru, Epitre sur les progrès
de la civili-<ation (Paris, 1824, in-8").
Le fonds lluzard contient de nombreux extraits de journaux sur le
scandale des funérailles.
Au point de vue iconographi((ue la Bibliothèque nationale ^départe-
ment des estampes) renfermedes vues de l'hôtel de la rue de Seine aux
diverses époques {Topographie de la France, V»271), la collection des
portraits de 31M. les députés à l'Assemlilée nationale de 1789 (IN" 41).
L'original du portrait de Liancourt est au t. IV, n° 104; il est dessiné
par Moreau et {jravé par Voyez. Il y a aussi une collection de trente-
sept portraits de Liancourt en grand maître de la garde-robe, en
député de la noblesse, en « vaccinateurde S. M. le roi de Home", etc.
Nous en possédons quchpies autres, ainsi (]ue plusieurs vues du
château de Liancourt, gravées par Israël Silvcstre.
m
SOURCES CONTE.Ml'OUALNES
A. ARCHIVES NATION.4LES.
Chambre de la noblesse : |)lumitifs, minutes, C. 26, C. 27, B. 111. 48,.
B. 32, procès-verl)aI de Camus, (î* 1, 2.
Comité de Mendicité : Procès-verbal AFI*, 15; et rapports annexes
AU, XV^llI'- 153. Le registre des lettres aux(|uelles renvoie le procès-
verbal a disparu.
Division endéptirtements : Ct)mité de division, 1) IV»'", 1, dossier 2;
12, dossier 248; 29, dossier 412; 34, dossier 493; 52, dossier 58; 69,
dossier 2; 100, dossier 5.
INTRODUCTION P, IlîL I 0 G il A P H IQDE vu
Médaille du 4 août : D, VI, 6, ir 4-7.
Séquestres : T 575 !-:>; T* 575 1-3; radiation P 5i44, V 6986,
dossier n° 13007.
Arrérés et décrets : AI" iv, \)\mi 300-302, 366, 404, 436, 546, 613,
917, [406.
Agriculture : F"" 275-303.
Manufacturer (procès-verbaux du conseil général) : F'-* 194-197.
Arts et métiers (Écoles) : F'^ 1084-1227.
École de Liancourt : F'^*366, F'^ 63017, 1001 à 1344, 1144, 4280,
4281.
Manufactures de Liancourt : F'- 562 et F'- sans cote, 14 pluviôse
an VI.
Prisons : FM341, F"' 101-118.
Élection de La Rochefoucauld à la Chambre des représentants :
F'^'", Oise 3.
Dossiers de la police politique : V 6986, dossier 13607; 6960, dos-
sier 12024; 6963, dossier 12228; 6978, dossier 13186; 6807, dossier
1432; 6934, dossier 9944.
JJ. ARCHIVES DÉI'AUTEME\T.\l.i:S ET MUNICIPALES.
a) Archives de TOisi; : procès-verbaux de l'Assemblée de la noblesse
et comptes rendus de Liancourt à ses commettants juscju au 10 juillet
1789. Série U, baillia{^;e de Clermont, États Généiaux de I 789, noblesse.
Série Q, séquestre : émi{;ivs. — Histoire locale : collection des annuaires
du département, Bulletin administratif et mémoires de la Société
arcbéolof'icjue.
b) Archives de la Seine-Inférieure : commandement militaire de
Rouen; événements du 18 août; correspondance avec le Directoire du
département eit avec le ministère de la guerre.
c) Archives communales de Liancourt : acte de divorce du
3 décembre 1792.
(/) Archives communales de Châlons-sur-Marne : procès des élèves
de l'École des arts et métiers; factum de M. Garinet, avocat, G 340.
e) lîil)liothè(|ue Carnavalet : rejjistre des séances de la Société
de Charité maternelle, 1791-1793; documents sur l'histoire des
sociétés charitables, calendrier philanthropique (4369); rapports
médicaux sur les dispensaires de i'aris, par Parmentier, Delessert
et Candolle (4374) : soupes à la Rumford (6916 et 6916').
/■) Archives de la Seine : pièces relativesaux iinmeublesséquestrés.
Domaines : cartons 607, 823.
g) Archives de la Charente : séquestre du château de la Rochefou-
cauld.
C. ARCHIVES DES MINISTERES, DES ADMINISTRATIONS l'UliLIQUES, ETC.
a) Ministère delà {'uerre. — Archives administratives: dossiers du
duc de La Rochefoucauld-Liancourt, lieutenant général; du duc
VIII I]N'TRODDCTIO>; BIBLIOGRAPHIQUE
d'Estissac, et des principaux personnages mêlés à la vie militaire de
Liancourtou aux événements politiques de 1792: Amabert, Boisgelin,
Drummond de Melfort, de la Ferronays, Grimoard, Lefort, Poyanne,
et des officiers du régiment suisse de Salis-Samade.
Archives historiques. — Régiment des dragons La Rochefoucauld;
régiment de Salis-Samade; correspondance générale de juillet, août
et septembre 1792.
b) Ministère de l'intérieur. — Nos recherches pour retrouver les
registres et les procès-verbaux du Conseil royal des Prisons (1817-
1823) n'ont pas abouti. Au("un bulletin ne mentionne le versement de
ces pièces aux Archives nationales.
c) Assistance publique. — Inventaire sommaire; délibérations du
Conseil général des hôpitaux ; procès-verbaux manuscrits ; fiches de
M. Mauger, bibliothécaire; dossier Péligot.
d) Académie des sciences. — Procès-verbaux de l'élection de Lian-
court et de l'élection de son successeur.
e) Académie de médecine. — Fondation et travaux du Comité de
vaccination.
/) Conservatoire des arts et métiers. — Registres des procès-verbaux
du conseil; correspondance de Liancourt au sujet de son inspection
générale.
fj) Ecole des arts et métiers de Chàlons-sur-Marne. — Rapports et
discours, pour la plupart manuscrits (1814-1823).
D. ARCHIVES DES PARTICULIERS.
a) Les papieis de la famille Carnot, obligeamment communiqués
par M. le capitaine Carnot, se rapportent au ministère de son bisaïeul,
aux réunions du conseil amical dont Liancourt fit partie en 1815, et
à la fondation du journal populaire connu sous le nom de la FeiiiUe
du villa (je.
b) Les documents que iM. l'inspecteur général Granier a mis à
notre disposition se rapportent à la fondation de la Société royale des
Prisons : on y trouve plusieurs rapports inédits rédigés par Lian-
court, au nom de la Commission des prisons de la Seine.
c) Mme Calmann Lévy, propriétaire de l'hôtel du duc de Lian-
court, rue de Varennes, 58, nous a permis de consulter ses titres de
propriété.
£. ANNUAIRES ET COMPTES RENDUS DES SOCIÉTÉS PRIVÉES.
La plupart de ces documents sont imprimés; ils contiennent des
renseignements sur l'histoire du mouvement social et économique
sous l'Empire et sous la Restauration.
Nous avons consulté les annuaires et comptes rendus de la Société
royale dWgricultuie, de la Caisse d'épargne de Paris, de la Société
dt+s anciens élèves des écoles nationales d'arts et métiers, de la
INTRODUCTION 1! 1 15 L lOGR APH I QUE ix
Société de Charité maternelle, de la Société pour rencoura^jernent à
l'industrie nationale, de la Société pour l'instruction élémentaire, de
la Société de morale chrétienne, de la Société de patronajje des
jeunes détenus et des jeunes libérés du département de la Seine, de
la Société philanthiopiciue.
IV
SOURCES IMPRIMÉES CONTEMPORAINES OU POSTÉRIEURES
A. niBLIOGUAPHlES ET COLLECTIONS.
Nous avons consulté les deux recueils indispensables à tout histo-
rien de la Révolution : la Bibliographie de l'histoire de Paris pendant
ta Révolution française, par Maurice ïourneux (Paris, 1890 et suiv.,
3 vol. parus, in-i"), et le liéperloire général des sources manuscrites
de l'histoire de Paris pendant la Révolution française, par Alexandre
TcETEY (Paris, 1890 et suiv., 6 vol. parus, in-d").
Nous avons eu recours à quatre collections, dont trois sont pré-
cieuses pour l'histoire de l'assistance publique :
1" La collection connue sous le nom de Recueilde mémoires sur les
établissements d'humanité, traduits de l'allemand et de Tany lais, pul)l iés
par ordre du ministre de l'intérieur (Paris, an Vil à an XI, 15 vol.
in-S"). liibl. de l'Institut, M 269«.
2" La série du fonds Pastoret intitulée Hôpitaux^ prisons^ mendi-
cité ; recueil factice, 12 vol. in-S", qui appartient à l'Ecole libre des
sciences politiques et fait partie des 308 volumes intitulés : Mélanges
de législation et de politique^ formés par M. Pastoret. « Bien que plu-
sieuis de ces pièces aient trait au premier Empire et à la Restaura-
tion, la majeure partie est contemporaine de la Révolution et plusieurs
sont fort rares (1). »
3" Le fonds .lourdan, qui se trovive à la Bibliotliéque de l'ordre des
avocats à la Cour de Paris et comprend environ 150 volumes sur
l'assistance et sur la bienfaisance.
4" La bil)liothèque du duc a été conservée pendant la Révolution.
A sa mort, elle a été placée dans des caisses; dans le courant de 1902,
elle a été transportée de Liancourt au château de la Rochefoucauld
(Charente) où elle occupe deux salles du rez-de-chaussée.
Elle renferme environ 12,000 volumes reliés et catalogués; elle est
très complète en ce qui touche les premières années de la Révolution.
Liancourt conservait avec soin tous les projets et rapports distribués
et les réunissait dans des recueils factices cartonnés en bleu, intitulés :
Etats généraux, Assemblée nationale. Mémoires à l'Assemblée natio-
nale. On y trouve la collection du Journal des débats et décrets, du
(1) ToUR.NF.ux, Bibliofjrapliie de CJdiloiie de Paris. Introduction, p. XL.
X I^sTllODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
Point dtijour, du Journal de Paris^ de divers journaux américains,
les publications hospitalières de l'Empire et de la Restauration, les
opuscules de Liancourt en éditions originales et des pièces en vers et
en prose consacrées à sa mémoire.
B. — OUVRAGES GÉNÉRAUX ET MÉMOIRES.
Outre les ouvrages généraux, nous avons consulté plus spéciale-
ment, tant pour la période antérieure à 1789 que pour la période
postérieure, les correspondances, lettres et mémoires suivants : les
Mémoires particuliers de Bertrand de Mollcville potir servir à la fin
du rèijne de Louis XVI (Paris, 1816, 2 vol. in-8'') ; les Mémoires du
baron de Bésenval {Bihliothècjue des mémoires relatifs à C Histoire de
France pendant le dix-huitième siècle, par Barrière, Paris, 1846
à 1848, 12 vol. in-8"); les Mémoires du comte Beucjnot, ancien
ministre (1783-1815), publiés par le comte Alb. Beuxjnot son petit- fils
(Paris, 1866, 2 vol. in-8»); les Souvenirs du duc de Broijlie (Paris,
1886, 4 vol. in-8") ; les Mémoires sur Carnot, par son fils (Paris, 1893,
2 vol. in-8"); Mes Souvenirs sur JSapoléon, par Chaptal (Paris^ 1893,
in-8'); les Mémoires de madame de Chastenay (Paris, 1896, 2 vol.
in-8') ; les Mémoires d'outre-tombe, par Chateaubiuand (Paris, édition
Pénot, s. d., 6 vol. in-8''); les Lettres de madame du Deffand à
Horace Walpole (Paris, 1812, 4 vol. in-8') ; la Correspondance de
Diderot (OLuvres, édition Assézat et Tourneux, Paris, 1875-1877,
20 vol. in-8''); le Journal d'Adrien Duquesnoy, dépxité du Tiers Etat
de Bar-le-Duc, sur l'Assemblée constituante, publié par Crevecckur
(Paris, 1894, 2 vol. in-8"); les Souvenirs d'Etienne Dumont sur Mira-
beau (l^aris, 1832, in-8"); les Lettres adressées au baron François
Gérard (Paris, 1886, 2 vol. in-8"); les Mémoires, Souveiiirs et Corres-
pondance de J.a Fayette (Paris, 1837-1838, 6 vol. in-8''); les Mé-
moires de Malouel, publiés par son petit-fils (Paris, 1868, 2 vol.
in-8") ; la Correspondance entre AJirabeau et le comte de la Marck
(Paris, 1851, 3 vol. in-8»); la Correspondance de Napoléon 1" (Paris,
32 vol. in-8''); les Mémoires de madame de Rémusat (Paris, 1879-
1880, 3 vol. in-8'); la Correspondance de Charles de Rémusat pen-
dani les premières aniiées de la Restauration (Paris, 1883-1886, 6 vol.
in-8"); les Mémoires de La Rochefoucatdd, duc de Voudeauville
(Paris, 1861, 2 vol. in-8"); les OEuvres de Rœderer, publiées par son
fils (3 vol. in-8", édition Didot) ; les Mémoires de Talleyrund, publiés
avec des notes par le duc de Broglie (Paris, 1891-1892, 5 vol.
in-8"); les Mémoires de Tliibawleau sur le Consulat (Paris, 1826,
in-8"); les Mémoires et correspondance du comte de Villèle (Pai'is,
1787-1790, 5 vol. in-8"); les Souvenirs contemporains d'histoire et de
littérature, par Vili.e.main (Paris, 1862, 2 vol. in-8"); la Correspon-
dance de Voltaire (édition d(! Kelil, 1784); les Vie, correspondance et
écrits de Washington, pui)liés pai- G lizot (Paris, 1839-1840, 6 vol. in-8").
INTRODUCTIOiS F.I F. L I 00 H A l' FI 1 Q U E xi
C. — OUVHAGI-S SPÉCIAl'X.
La l)il)liojyra|)liio a rit' (Ircssrc pai' cliaiiitics. mais pliisicursouvraf^es
ont cHr consul tt's à propos dv cliapilics (lirrcrciits : ils ne sont indi-
(jués quuni' tois.
GIIAPITRI': PUKMIEK. — UN duc i:t paih i-hiiosopiii 1717-1789).
Allif.k, la Cahule des c/évnis (Paris, 1902. in- 12); Auaoo, Biogra-
phie de Condorcet (OEuvres de Co'if/orce/, édition O'Connoi- ot Arajfo.
Paris, 1847-1849, 12 vol, in-8% tome I"); Uabeau, La vie inililaire
sons l'ancien ré(jinie (l'aris, 1899, 2 vol. in-I2) ; Jules Clèrf, His-
toire de l'École de la Ftèclie (Paris, 1853. in-l8); Didkhot, Salons
(Paris, édition Assezat et Toui-neux, 1875, 20 vol. in-8") ; lieutenant
DoxATX, Le Prjtanre national militaire dr la Flèche (la Flèche, 1895,
in-4''); FrzK.T, les Jansénistes du dix-septième siècle^ leur histoire et
Ltir dernier historien, M. Sainte-Beuve (Paris, 1877, in-8») ; Gilbkrt,
JS'otice hùujraphitfue sur La Rochefoucauld (tome 1" des OEuvres
de La lîochefoiicau'd, édition Gilbert et Gourdaiilt, Paris, 18B8-
187i, 3 vol. in-8"); Goncourt, la Femme audix-tuiiiième siècle (Paris,
1878, in-12); la Duharry (Paris, 1880, in-12) ; Kenxet, les Compa-
(jni's de cadels-f/entilshnmmes et les écoles militaires (Paris, 1889,
in-8"); IIenxi.v, Histoire numismatique de la liévolulinn (Paris, 1826^
2 vol. in-4"); Louis Hubert, Crèuecœur le Grand (Saint-Ouentin,
1870, in-8"); Léonce de Lavergne, les Assemblées provinciales sous-
Louis XVI (Paris, 1879, in-12); deLescure, Riuarolet la société fran-
çaise pendant la Révolution et l'éunyration (Paris, 1883, in-8");
Lichtenberger, le Socialisme et la Révolution française (Paris, 1899^
in-8"); Licis, Mono(jraptiie du canton de Liancourt (Clermont, 189i,
in-12); îMai'gras, la Disgrâce du duc et de la duchesse de ChoUeut
(Paris, 1903); de Mont/ky, Institutions d'éducation militaire jus-
qu'en 1789 (Paris, 18(î(î, in-8") ; Procès-verbal des séances de l'Assem-
blée provinciale du Soissonnais, lenue à Soissons en 1787 (Soissons,
1788, in-4"); Kabaut Saint-Étienne. Procès historique de la Révolu-
tion française. Assemblée constituante (Paris, 1813, in-32); Hknée,
Louis XVI et sa cour (Paris, 1858, in-8"); Félix Uocoiain, l'Esprit
révolutionnaire avant la Révolution (Paris, 1878. in-8";; l'Emile Iîous.'^e,
La Roche-Guyon (Paris, 1892, in-12); abbé Seillier, Mémoires de
la Société académiqut- de l'Oise (1895); Sainte-Beuve, Portraits li'té-
raires (t. 111. Paris, 18Hi, in-12); Wai.pole, Lettres et mémoires,
publiés par le comte de Bâillon TParis, 1872, in-8"); Young, Voyages
en France pendant les années 1787, 1788, 1789 (Paris, 1860, 2 vol.
in-12).
CIlAPrPBE IL — LA CHAMBRE DE I.A NORt.ESSE. LA CONSTI-
TUANTE. LA DOCTRINE POLITIQUE (1789-1791).
L'Abeille aristocrate ou Etrenws des honnêtes (jens. A Rome et se
trouve à Paris chez les libraires qui vendent les nouveautés (1790.^
XII INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
in-S") ; Almaniich des aristocrati's ou Chronnlofjie épifjrtimmniûiiie cla
apôtres de l'Assemblée naliona/e. A lîome^ l'an III delà Birnavocratie
(in-l2); Aui.ARD, Histoire politique de la Révolution française (Paris,
1901, in-8"); Aulard, Etudes et leçons (Paris, 1" srrio, 1893; 2* série,
1897. in-12 ; Aulard, la Société des Jacobins (Paris. 1891 et suiv.,
() vol. iii-8") ; Brette, Recueil des aces relatifs à la convocation
des Etats (jénéranx (Paiis, 1895-1896, 2 vol. in-8 ") ; Buf.ttf,, Histoire
(les édifices où ont siéijé les Assemblées parle me ni aire ■< de la Révolu-
tion française et de la première RépnbTupfe (Paris, 1902, in-4") ;
15ri TTK, les Consti'uants (Paris, 1892, iii-8'>) ; Chai.i.a.\if,i., Its Chdjs
c'intre-revolut/onnaires (Paris, 1895, in-8"); Champion, la France
d après les cahiers de 1789 (Paris, 1897, in-12); Chassix, les Elections
et les cahiers de Paris en 1789 (Paris, 1889, 4 vol. in-8»); Df,s.iar-
BiNs, le Beauvoisis, le Valois^ le Vexin français, le ISoyonnais en 1789
(Beauvais, 18()9, in-8») ; Glagau, Die franzosische Letjislative iind
der Ursprnny der Revohitionskriege, 1791-1792 (Berlin, 1896, in-8°);
Si;;. Lacroix, Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution,
\" et 2' séries (Paris, 1894 et suiv. ; 9 vol. parus, in-8"); Lasvignfs,
l'Assemblée constituanie et la conscription (Paiis, Revue Blanche,
15 avril 1902); Robiouft, le Personnel nuin'cipal de Paris pendant la
Révolution (Paris, 1890, in-8"); M""" Uoi,ANn, Lettres (édition Perroud,
Paris, 1900, 2 vol. in-8").
CHAPITRIl III. — l'action ponTiorE. — la lif.uten.a vcf génékale
DE NORMANDIE. LE PROJET DE DÉPAP.T DU lîOI. LA FUITE DE
LIANCODRT (1791-1792).
UiRÉ, les Défenseurs de Louis XVI (Lyon, 1896, in-12); l'hélix Clé-
REMBRAY, la l'erreur à Rouen (Rouen, 1901, in-8"); Laciîetelle, Dix
ans d'épreuves (Paris, 1842, in-8"); Piiaisond, le Duc de La Roche-
foncauld au Crofo y ^le ÎMaiis, 1889, in-12); Koederer, Chronique des
cinquan'e jours (Pavh, 1838, in-8'j.
CllAPlTRI^l IV. — UN PLAN d'assistance sociale. — le comité de
MENDicini (1789-1791).
Actes de la Société internationale des quest'ons d'assistance (Paris,
1892 a I90I) ; Actes du Congrès international (T assistance piibli(jite et de
bienfaisance privée (Paris, 1900,5 vol. in-8''); l Assistance publique en
1900 (s. d. n. 1., pul)licatioii oKicielle, in-i") ; Woywww, les Coujréga-
lions et l'assistance {Ilevue pol/t'(iue et parL uientaire, 191)2); Léon
Bourgeois, Solidarité (Paris, 189(5, in-12i, et les Applications de la
.solidarité sociale {Revue pi>liti(pie et parlementaire, 1902) ; Brièle,
Collection (Je documents pour servir èi l'histoire des hôpitaux de Paris
(Paris, 1881-188i, 4 vol. in-8"); Daru et Bournat, Adoption, éduca-
t on et correction des enfants pauvres, abandonnés, orphelins ou
vicieux (Paris, 1875, in-8"); de Citawsuo, Rienfaisance pub'icpie (Vavh,
1839, -4 vol. in-8"); On. les, la Société de Charité materuelle de Paris
(l'aris, 1887, in-8''); IIurert-Valleroux, la Cliarité avant et depui-i
IISÏRODUCTION nil5M0GUAPHIQ(lE xiii
1789 (I*aris, 1890, iii-8"); Lai.lejiano, la [icvolnVon et les pauvres
(P;ii-is, 1898, iii-8'0; Lf-coq, /'Assistance parle travail (Paris, 190'),
in-8") ; Mac-Al'likfe, la lie'volution et les hôpitaux de Paris (l^aris,
1901, iii-8") ; iNaville, De la charité léçjale, de ses effets et de ses
causes, et spécialement des niai\on-; de travail et de la jiroseri/itinn de
la niendic/tc' (Paris, 183(5, 2 vol. iii-8"); Pautliui ii, t Assistance à
Paris sous Caneien ré(/iine et pendant la /i"vnlntion (I*aris, 1897,
iii-8") ; Picot, Discours an Con(/rès (T assistance puhlifpie et de hlenfid-
sance jn-ivée de 1900; Pœvue philanthropique^ aimées 190) et 1901;
SriiAi'ss, As<isiance sociale (Paris, 1901, in-8"); Tuetey, l'Assistance
publique à Paris pendant la Jir'volut'on (Paris, 1895 et suiv., îî vol.
in i"). ÎNous devons une mention s[)é('iale à cet ouvraj;e, non seiile-
iiient à raison des documents publiés pour la première lois, mais
aussi pour 1 admirahle introduction [)lacée en tête du tome I.
GIlAPirUIC V. I. ÉMUJIt AIION AIX ÉTATS-UNIS. l,E ItKTOI II ET
LA KADIATION (1792-1800).
Henri Oauhf., les Emigrés français en Au\éri<jiie (lievue de Pari,.
15 mai 1898); Charavav, le General La Fayette (Paris, 1898, in-8'');
CiîoizET, Observations justificatives sur l'Ecole nationale de Liancourt
depuis son origine juupi'à ce jour (1" vendémiaire an Vil, pièce);
Daudet, les Enuyres et la seconde coalition (Paris, 188(5, in-8"); Ton-
NhRON, Histoire générale des én)i(jrés (Paris, 1884, :2 vol. in-8");
llENNiNcis, Bilder ans veryamjener Zeit ans grossentlieils unijedrucliten
Familienpapieren (llambui-j; , A;;entur d(\s Raulien Ihiuses. 1881,
2 vol. in-8";; Mapei.in, Fouché (Paris, 1900, iu-8"); Sagnac, la Léjis-
la'ion civile de la Hevolution française (Paris, 1898, in-8"); Vandal,
l'Avènement de Bonaparte (Paris. 1902, in-8")
CllAPlTIŒ VI. UN indépendant sous LE CONSULAT ET l'e.MPIHE
(1800-1815).
AuLAitD. Eiat de la France en tan VIII et l'an /X (Paris, 1897,
in-8°); Cambiu, Description du département de l'Oise (Paris, an XI,
in-8") ; DuGLAU.v, /7/>'(y/V'/r soe'ale (Paris, 1901, in-8''); Henri Hous-
SAVE, il 1814 » (Paris, 1901), iii-12;; Husson, liecherches hisloricjues et
médicales sur la vaccine (Paiis, 1801, in-S») ; Masson, Joséphine, impé-
ra'riee et rei'ie (Paris, 1899, in-8°); Péan de Saint-Oilles, la Maison
phiinntitropijjue de Paris (Paris, 1892, in-12); Louis Rivii'iie, Men-
diants et v(((jabonds (Piivh, 1902. in- 12); Rapport du Comité eeulral
de vaccine établi à Paris par la Société des souscripteurs pour l'examen
de celte découverte (Paris, an .\1, 180:5. in-8").
GHAP1TU1-: Vil. — UN i'aiiî libfhal. — vie locale (1815-1823).
et CllAPrrKI'2 Vlll. la DISGRACE ET LES DERNlÈHES ANNEES.
LA .MORT ET LES OBSÈQUES (1823-1827).
Année, le livre noir de MM. Uelavau et Franchet ou Réper-
toire alphabéti(jue de la police politi(/ue sous le ministère déplorable^.
XIV INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
ouvrage imprimé (raprès les re{;istres do l'administration (Paris, 1829,
2 vol. in-8"); Geoffroy de Gka>jdmaisox, la Comjréijation (Paris,
1889, in-8»); Laya, Élude sur M. Thiers (Paris, 1846, 2 vol. in-8°).
— yotice s parues dans les comptes rendus de C Académie des sciences et
de [Académie des sciences morales et politiques : Académie des
:S(iences : I'eourens, Chaptal, 1835, t. XV, 2" série, p. 1 ; Jussieu,
1838, t. XVll, 2« série, p. 1; Delessert, 1850, t. XXII. 2^ série, p. 119.
— Académie des sciences morales : Charton, Hippolyle Carnot,
t. CXXIX, p. 892; PicOT, Raynouard, 1902; Hemusat, Notice sur
Casimir Perier en tète des discours (Paris, 1838, 3 vol. in-8"); Revue
encyclopéditjue ou Analyse raisonnée des productions les plus remar-
^juabL's dans la littérature, les sciences et les arts, par une réunion
<le membres de l'Institut et d'autres hommes de lettres, Jullien,
de Paris, diiecteur (Par-is, 1819 et suiv., 4 vol. pai- an); Thireau-
Da.xgin, le Parti libéral .>.o//v la Restauration (Paris, 187(), in-8»);
AV'elschinger, le Procèi du maréchal Ney (Paris, 1893, in-8°).
GIlAPITllE IX. — les oeuvres. — i.a création de l'enseignement
TECHNIQUE. — LES ÉCOLES DES ARTS ET METIER». LE CONSERVA-
TOIRE. LES EXPOSITIONS. LES CONSEILS TECHNIQUES (1800-1823).
C0-.TAZ, Rapport du jury ce?itral sur les produits de l'industrie fran-
çaise (Paris, 1819, in-8°); Dupin, Avantacjes sociaux d'un en^eifjne-
uicnl public appli(jué à l'industrie (Paris, 1824, in-8', pièce); L'Ensei-
gnement te<hiù(/iie en France (1900, in-4", publication officielle);
EuvRAiu>, Hisioricjue de l'Ecole nationale d'arts et métiers de Chàlons-
sur-i\Iarne^ depids sa fondation jusqu'il, nos jours (Chàlons-sur-Marne,
1895, in-8»); Glettiek, Histoire des Eco'es nationales d'arts et mét'ers
(Paris, 1880, in-8"); Hui^uet, Notice liistoritjue sur le Conservatoire
des arts et métiers, revue par Levasseur, en tète du catalojjue des col-
lections (Paris, in-12, 1511)1. du Conservatoire, Xa 29); Pompée, Rap-
ports à l'Exposition de 1867 sur l'enseùjnement secondaire des adultes
et les cours polytechniques^ et sur l'enseit/nement technifpie, classes 89
et 110 (Paris, publication officielle, I8H7, in-8";; Piecueil des lois,
ordonnances, elc.^ relatifs au Conservatoire des arts cl m('tiers et à la,
création des cours publics de cet établissement (Paris, 1889, in-8").
CIlAPITIiE X. LES OEUVRES {suite). ASSISTANCE. KNSEIGNK-
3IENT. PRÉVOYANCE (1815-1823).
ET CIIAI*lTRI'j XI. LES 0..UVRES {fin). RÉFORMES PÉNITEN-
TIAIRES. SOCIÉTÉ DE MORALE CHRÉTIENNE (1815-1827).
Appert, Journal des prisons, hospices, écoles j)rlmalres et établisse-
ments philantliropi(/ues (l\ins, 1825-1831,9 vol. in-8") ; A.ppei\t, Ra(jnes,
priions, crinùnels {Viiv'is, 1836, in-8"); Bayard, la Caisse d'éparyne et
de prévoyance de Paris (Paris, 1901, in-8°) ; Hérenger, Des moyens
projn-es à (jénéraliser en France le système pénitentuùre (Paris, 1836,
in-8"); Heaumont et Tocqueville, le Système pénitentiaire aux Etats-
Unis (i*aris, 1845, in-12); Bournat et Daru, la Société royale des pri-
INTRODUCTION T, 1 HL lOG U A P II I Q UE xv
sons. Bévue pc'nUentiaire {Bulletin de la Soriclc tjencrale des prisons
J878); Crnlennire (/e r Internat (le Bro<jrèsniciUcal,'.\\ mai 190:2;; Ciiak-
Lr.T\, Histoire du Sainl-Simonisme [Viu'\!>, I89(j, in-li) ; Clavkau, De la
police de Paris et de ses abus (l»aiis, 1831, iii-8"); Enquête parlemen-
taire sur le rëtjime des établissements pénitentiaires, rapports de
MM. l>iRi.NGKu, d'ITaussonvii.i.k et Voisin (Paris. I87G, iii-8% t. VI,
Vil. VIII); G H AMI u. Un Béformatoire en 1814 [Bévue péniten'iaire,
1898); Giu.Aiii), Kdueatlon et instruction, en>.ei;jneinent primaire
(Paris, 1887, iu-12); Mme de NinoviT, De la réforme du système
pénitentiaire en France (Paris, 18;}8, iii-8'): Michkc, l'Idée de l'Etat
(Paris, 189(), in-8'') ; Benseujnements pour servir à t histoire d'une
Société de charité ou de bonnes a'uvres fondée par l'abbé Lecjris-Duval
(anonyme, du D"- Pi<;nier, Paris. 18<)l, pièce in-8".); (anonyme),
JSotice sur l'abhé Arnonx (Pai-is, pièce in-8') ; lilélanyes. compienant
les rapports laits au roi, au Conseil {jénéral des prisons de Paris, par
Decazes, lUjjot de Préameneu, La Rochefoucauld, Jac(|uinot de J*am-
pelune, Try ; les statuts de la Société royale, la list(; des fondateurs,
le rè{;lement spécial des j)i'isons du royaume; les visites dans les [)ii-
sons de l'Eure, de la Seine-Inférieure; recueil factice (Paiis, 1819,
in-4"); Bévue occidentale, articles d'Au{îuste Comte, t. VHI et X\l
(Paris, 188i, in-8'); Saint-Simon, l'Industrie ou Discus^iions poUticpies,
morales et philosophiques dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des
travaux utiles et indépendants (Vavis, 1817, in-8" et in-4'); G. Weill.
l'École saint-simonienne : son Ins'oire, son influence jusqzi'à nos jours
(Paris, 1896, in- 18).
Amis connus ou inconnus, tous ceux à qui nous nous sommes
adressé nous ont libéralement ouvert l'accès des dépots publics et
privés et ont facilité nos recherches avec une inépuisai)le complai-
sance. Nos correspondants nous permettront de les unir dans un
même sentiment de profonde {fiatitude. Ce sont : M. Aulard, profes-
seur à la Kaculté des lettres; — Mme lîaras, veuve de M. IJaras,
auteur, sous le nom de Lucis, de la mono{;raphie du canton de Lian-
court; — MM. Bavard, agent {général de la Caisse d'épaqpie et de
prévovanc(; de Paris; — de Beaurepaire, archiviste départemental de
la Seine-Inférieure: — Be{;ouen, ancien bâtonnier au Havri'; —
Beliii, directeur de la Caisse d'éparjfiie de Liancourt; — lîonneville
<le Marsanj;v,- — Bournon, arcliivisti- paléoj;iaphe ; — Bietle, membre
de la Société de riiistoire de la Révolution française; — Brun, chaq;é
du service des Archives historiques du ministère de la {fuerrc;; —
Cahen, ajfréjjé d'histoire; — le capitaine Carnot, dépositaire des pré-
<;ieux papiers de sa famille; — Casimii-Perier; — Caudel, bibliothé-
caire à l'Ecole des sciences politiques; — Chandèze, directeur du
Conservatoire des arts et métiers; — l'abbé Chaptal; — Adolphe
XVI IISTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
Golm, professeur à l'Université de Colunibia ; — de Gorny, secré-
taire {{énéral de la Société de patronajje des jeunes détenus; —
Couard, arcliiviste départemental de Seine-et-Oise; — Goyecque,
archiviste aux Archives de la Seine; — Cuvinot, sénateur de l'Oise;
— Dahert, bihliotiiécaire de la ville de IJeauvais; — Dehérain,
hil)liotliécaire de l'Institut; — Delmas, élève de l'Idole des chartes;
— Dorel, employé aux Archives de l'Assistance })ul)li(|ue; — Dioz,
avocat; — D'^ Durand-Kardel, secrétaire ;;énéral de la Commission
du centenaire de l'internat; — D"^ Dureau, bibliothécaire de 1 Aca-
démie de médecine; — iJuvand, publiciste; — Fidière des Prin-
veaux, criticjue d'art; — Aujfustin Filon ; — Fleury, secrétaire de
la mairie de Liancourt; — comte Fov ; — Gamblon, ancien maire,
notaire honoraire à Liancourt ; — Gilbert-IJoucher ; — l'abbé Goilin.
vicaire à Liancourt; — Granier, inspecteur général des services admi-
nistratifs; — Othon Guerlac, professeur à Cornliill Fniversitv; —
llennet, chaque du service des Archives administratives du minis-
tère de la {fuerre; — de Ilérédia, bibliothécaire de l'Arsenal; —
llusson, petit-Hls de l'ancien directeur de l'Assistance publique;
— Si{fismond Lacroix, historien; — Léon Lallemand, correspondant
de l'Institut; — Lamaure, professeur à l'école de Saint-Cloud ; —
Lanfjlois, bibliothécaire adjoint à Beauvais; — le comte Aymery de
La Kocbefoucauld; — le duc de La Rochefoucauld; — le duc de
La I>()( he-Guyon ; — Laurent, directeur de l'I^cole des arts et métiers
de Châlons ; — Lucien La/ard, archiviste aux Archives de la Seiue;
— Lemari(|nier, secrétaire {général de la Société pour Finstruction
élémentaire; — Levasseur. membre de l'Institut; — Edouard Lockroy ;
— Albert Malet; — Malvin, professeur de français à Londres; —
Mastier, préfet des Bouches-du-Uhône ; — Mauner, archiviste de
l'Assistance publi(]ue; — INlazeroUe, archiviste à l'Administration des
monnaies et médailles; — iMesséan, ami de la famille de M. Thi(Ms;
— Metman, secrétaire {jéiu'ral de la Société de Charité maternelle;
— Ilenrv Michel, professeur à la Faculté des lettres; — llené Millet;
— Monod, directeur de l'Assistance publique; — Péan de Saint-
Gilles, vice-président de la Société philanthropi(iue ; — Pouillet.
bibliothécaire de la ville de Clermont (Oise; ; — liais, attaché à la
bibliothèque de la Chambre des députés; — Kebelliau, bibliothécaire
de l'Institut; — Renaud, économe de l'hospice de Liancourt; —
Albert Rivière, secrétaire [fénéral de la Société ffénérah; des prisons;
— Roslin, petit-Hls du peintre; — Roussel, archiviste départemental
de l'Oise; — Schmidt, archiviste aux Archives nationales, qui nous
a {grandement facilité nos recherches; — l'abbé Seillier. chanoine
honoraire; — Simiand, i)ibliothécaire du ministère du commerce;
— Tuetey, sous-chef de section aux Archives nationales; — Van
llamel, professeur à l'Université d'Amsterdam; — et Welschinjjer,
bibliothécaire au Sénat.
UN PHILANTHROl'E D'AUTREFOIS
LA IIOCHEIOUCALLII-LIA^COURT
(1747-1827)
CHAPITRE PREMIER
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE
^^1747-1789;
I. — La vie et l'œuvre : un véritable ami des hommes.
II. — La famille : les ancêtres. — Les grands-parents; le duc Alexandre et la
duchesse de Chàteauroux : indépendance de caractère, goût des nouveautés,
esprit de liienfaisance.
III. — Première éducation. — L'hôtel La Rochefoucauld. — La duchesse d'En-
ville. — Le monde et les philosophes. — Formation intellectuelle et morale.
— Choiseul. — Voyages en Angleterre.
IV. — Liancourt et la Duharry. — Le grand maitre de la garde-rolie : le récit
de la dernière maladie de Louis XV.
V. — Le régiment des dragons La Rochefoucauld. — Un colonel sous l'ancien
régime.
VI. — La vie rurale à Liancourt. — Premiers essais agricoles et industriels ;
débuts de l'enseignement technique. — L'école de Liancourt.
VIL — Relations avec Louis XVI. — Sensibilité de la société française. — [Pre-
mières réformes hospitalières, premières sociétés charitables.
VIII. — L'assemblée provinciale de Soissons. — La question des chemins. —
Les débuts de l'homme d'Etat : Finances et crédit; le budget d'un plivsio-
crate. — Un privilégié ennemi des privilèges.
I
La RochefoucauId-LiancGurt n'aimait pas le titre de philan-
thrope.
« Ceux qui croiront me traiter favorahlement, écri\ ait-il en
1819(1) , m'accuseront d'une philanthropie universelle qui ne
l'I) Les Prisons de Philadelphie, par un Européen, 4" édition. Préface.
1
2 LA ROCHEFOUCAULD-T>IANCOURT
ressemble pas mal à une rêverie... Le mot de philanthrope,
qui, dans sa véritable acception, est assurément un titre très
honorable, a été depuis longtemps si ridiculement employé,
si banalement appliqué, qu'il est, dans Tesprit de beaucoup
de personnes, svnonvme de celui de visionnaire ou de sœur
du pot, comme celui d'homme à idées libérales est, pour
d'autres esprits, svnonvme de révolutionnaire ou de jacobin. "
Ce nom de philanthrope est pourtant celui qui convient à
La Rochefoucauld-Liancourt. ^ L'ami des hommes " , il mérite
mieux ce titre que le marquis de Mirabeau, physiocrate
bilieux, tyran domestique et geôlier de son fils. La Roche-
foucauld-Liancourt a vécu quatre-vingts ans. Né à côté du
trône, il trouve dans son berceau un duché-pairie et une des
charges les plus enviées de la cour de Versailles. Gentilhomme
et non courtisan, il se détourne avec répugnance des tlésordres
de rOEil-de-Bœuf. Quand u léternité sonne 89 " , la Révolu-
tion le trouve debout et prêt à servir le peuple sans aban-
donner le Roi. Il est royaliste et démocrate : à la Consti-
tuante, il ne sépare pas la monarchie de la nation, la liberté
de la constitution. Quand la Révolution devient sanguinaire,
il fuit l'échafaud, il se détourne de l'armée de Coudé; émigré,
mais patriote, il se réjouit des victoires françaises et va cher-
cher sur la terre d'Amérique des lumières et des exemples.
Le Consulat le rappelle; Napoléon se borne à utiliser son
expérience pour la direction de ses écoles techniques. La
Restauration le retrouve tel que la monarchie lavait laissé : il
lutte contre les ultras; à la Chambre des pairs, il siège dans
les rangs des libéraux. Il paye de sa disgrâce son indépen-
dance, et le scandale de ses obsèques annonce les journées de
Juillet.
II
François-Alexandre-Frédéric, d'abord duc de Liancourt,
ensuite duc de La Rocliefoucauld, naquit à la Roche-Guyon le
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 3
mercredi 11 janvier 1747. 11 fut ondoyé le même jour «au
château de ce lieu })ar permission de Mgr l'archevêque de
Rouen » . Il était né « du légitime mariage de très haut et très
puissant seigneur, M. Louis-Armand-Francois de La Roche-
foucauld, duc d Estissac, brigadier des armées du Roi et gou-
verneur de Bapaume, et de très haute et très illustre dame,
Mme Marie de La Rochefoucauld, duchesse d'Estissac, les père
et mère ' . Les témoins furent M. Charles Garnier, prêtre-
vicaire, et le " sieur 2^icolat Grantet, maître de pension et élève
de cette paroisse (1) » . L'enfant fut baptisé le lundi treizième
jour de mars de la même année. Le parrain et la marraine
étaient de petites gens : 1 un s'appelait Pierre Alexandre;
l'autre, Marie de Montreuil a de cette paroisse " et M. Dubosq,
curé, qui reçoit l'acte, ajoute : « Le parrain a signé et la mar-
raine a déclaré ne savoir signer. »
Le père et la mère de Liancourt (tel est le nom qu'il porta
jusqu'à la mort du duc de La Rochefoucauld, son cousin) (2)
étaient issus tous deux de la famille La Rochefoucauld. Deux
des branches s'étaient détachées au seizième siècle de ce tronc
touffu pour se réunir dans la personne du duc d'Estissac, son
père, et de Mlle de La Roche-Guyon, sa mère.
L'historien, — plus soucieux de ses ancêtres qu'il ne 1 était
lui-même, — tient à retrouver chez eux les traits caractéris-
tiques du philanthrope. D'Hozier appelle la maison de La
Rochefoucauld " la plus illustre, la plus noble, la plus grande,
la plus ancienne de Saintonge et d'Angoumois » . Elle remonte
au onzième siècle et à Foucauld I", seigneur de la Roche-en-
(1) Arcli. adin. de la Guerre, n" 1289, dossier de Lian<;ourl. (Appen-
dice n" I.)
(2) Après cette mort tra{{ique (4 septembre 1792) le titre de duc de La Roche-
foucauld revint au duc de Liancourt. 11 ne le porta, ni pendant rémi{;ration, ni
sous le Consulat et l'Empire. Il ne le reprit que quand il rede\int pair de Franie.
Même à cette époque, il se fit de préférence appeler duc de La Rochefoucauld-
Liancourt. C'est sous ce nom, avec ou sans le titre de duc, qu'ont paru ses
ouvraf;es. C'est sous ce nom que le connaît l'histoire.
La biojjraphie que son fils a publiée en 1831 est intitulée : Vie du duc de La
Bochefouc(culd- Liancourt [^François- Alexandre-Frédéric)^ par Frédéric-Gaétan ,
marquis de La Rochefoucauld-Liancourt, son fils.
4 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Aiigoumois sous le roi Robert. Aliénor de Guyenne, première
femme de Louis VII, descendait de Foucauld P'. Louis XL en
1468, appelait Jean de La Rochefoucauld " son féal et amé
cousin », et, quatre siècles plus tard, l'ordonnance de
Louis XVIII qui révoquait le duc de toutes ses fonctions le
saluait du même titre. François, fils de Jean, fut le parrain
du roi François I" qui, pour le remercier, érigea en comté la
seigneurie et baronnie de la Rochefoucauld. François III,
petit-fils du comte François, embrassa la religion réformée.
Le 2-4 août 1572, Charles IX, " qui avait badiné avec lui
jusqu'à onze heures du soir » , lui envoya six hommes mas-
qués qui le tuèrent à coups de poignard. Ce huguenot s'était
signalé à la défense de Metz, en 1552, et avait été fait pri-
sonnier à Saint-Quentin. Il est le quadrisaïeul de Liancourt.
C'est à ce moment que se détachent les deux branches qui se
réuniront par le mariage du duc d'Estissac et de Mlle de La
Roche-Guyon.
Du côté paternel, les La Rochefoucauld dits de Roye ser-
vent vaillamment la France : Frédéric-Charles est lieutenant
général en 1676; il est ensuite, avec la permission du roi de
France, grand maréchal de Danemark, pair d'Irlande. Il
épouse sa cousine Elisabeth de Durfort qui, en 1688, " entre
en religion réformée " . Son fils Charles, grand-père paternel
de Liancourt, tient son rang à la façon classique. 11 est colonel
du régiment de Guyenne, lieutenant général et gouverneur
de Bapaume.
Du côté maternel, c'est la glorieuse lignée des François :
François IV, l'ami de Henri IV, est tué par les ligueurs
en 1591 ; François V épouse Gabrielle du Plessis, fille du sei-
gneur de Liancourt; François VU, <■ plus riche d'amis que de
biens " , épouse, en 1659, la fille du comte de La Roche-Guyon,
Ciiarlotle du Plessis-Liaiicourt, mariage qui, selon la grande
Mademoiselle, " rétablit la maison de La Rochefoucauld,
b'Kjuclle n'était pas aisée » . La famille s'installe alors dans
ladmirable hôtelule la rue de Seine qui avait jadis appartenu
à Louis III de Bourbon, comte de Montpensier, et dont les
UN DUC ET PAIll PHILOSOPHE 5
parterres, dessinés par Kobert, émerveillaient les Pari-
siens (1).
François VII, après avoir eu l'épaule fracassée au pas-
sage du Rhin, meurt g^rand veneur etgrand maître de la garde-
robe en 17 14. François VIII, arrière-grand-père maternel de
Liancourt, obtient l'érection de la Rochc-Giiyon en duché-
pairie : il est duc et j)air, maréchal de camp, chevalier des
ordres; ses fonctions de cour sont le prix de ses services mili-
taires : il se bat à Fleurus, à Steinkerque ; à Neerwinden, il a
le pied cassé, et meurt chargé d'honneurs en 1728.
Parmi ces soldats. Fauteur des Maxime?,, François VI, dore
le vieux blason « burelé d'argent et d'azur à trois chevrons de
gueules " d'un rayon de gloire littéraire.
Dans la vie du grand-père maternel, Alexandre, duc de La
Rochefoucauld et de La Roche-Guyon, se retrouvent les qua-
lités caractéristiques du petit-fils : les qualités intellectuelles,
le goût des sciences, la hardiesse d'esprit que n'effrave aucune
nouveauté; — les qualités morales, la bonté, le courage civil,
l'indépendance, la fierté qui ne se courbe ni devant les
caprices des favorites, ni devant les fantaisies du souverain.
A dix-sept ans, il sert comme enseigne. Sous Forbin, pen-
dant la guerre de la succession d'Espagne, il fait partie de
l'escadre qui tente une pointe sur l'Ecosse en faveur de
Jacques III; pendant vingt ans, il guerroie sur terre et sur
mer; il prend part, sous Villars, aux sièges de Douai, du
Quesnoy, de Rouchain; il fait campagne avec Berwick sur le
Rhin et dans le Guipuzcoa.
A trente-huit ans, il est chevalier des ordres, duc et pair,
grand maître de la garde-robe. Il réunit sur sa tête tous les
titres de la famille; mais il n'a pas de fils. Le duché de la
Rochefoucauld et celui de la Roche-Guyon vont s'éteindre à
sa mort: en février 17:J2, des lettres patentes lui accordent, à
(1) Bibl. nat., Fslampes, Topograpliic de la France, V» 271. Ce recueil ren-
ferme des plans de l'hôtel, des coupes des appartements, des vues du parterre.
Mercier, architecte du roi, avait construit l'hôtel. Une gravure d'Israël Silvestre
(à Paris, chez Henriet. rue de l'Arbre-Sec) donne une idée de la splendeur de
r « hôtel de Liancourt" .
6 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
défaut de mâle, « de continuer et d'étendre ladite pairie en
faveur d'une de ses filles et de sa descendance mâle seule-
ment, pourvu qu'elle eût contracté mariage de notre agré-
ment avec une personne du nom et de la maison de La Roche-
foucauld... et par la juste espérance où nous sommes que
ceux du nom de La Rochefoucauld que notre dit cousin choi-
sira pour épouser ses dites filles, marchant sur les traces de
leurs ancêtres, mériteront aussi les mêmes honneurs (1) » .
— u Cette grâce, dit Saint-Simon, fut hien autre que celle que
le vieux duc de La Rochefoucauld avait arrachée du feu roi et
telle qu'elle ne fut jamais imaginée ni conçue. "
Aussitôt après les lettres, les deux filles du duc Alexandre
se marient : l'aînée épouse son cousin, le marquis de Roucy,
qui est créé duc d'Enville; la cadette, trois ans après, épouse
Armand de La Rochefoucauld de Roye, qui est fait duc d'Es-
tissac.
Le duc Alexandre est en grand crédit auprès du roi, si
grand qu'en 1740 il lui fait des représentations sur la misère
des provinces (2) . Sa franchise finit par le mettre en vilaine
posture. Louis XV tombe malade à Metz, la peur de l'enfer le
rend à la reine, il se réconcilie avec elle, chasse la duchesse
de Châteauroux et demande pardon à la cour de ses scan-
dales. Mais, le péril passé, " la même faiblesse qui lui avait fait
traiter Mme de Châteauroux avec tant d'ignominie le ramène
à ses pieds (3) » .La Rochefoucauld s'était déclaré contre elle.
La favorite, mortellement offensée, « emploie les premiers
instants du retour de son crédit à la vengeance" . » Surtout,
écrivait-elle, ne laissez jamais le roi en tète à tête avec M. de
La Rochefoucauld, cela m'inquiète. « Mais ces instructions ne
lui suffisant pas, elle obtient le renvoi du duc. M. de Maure-
j)as, raconte Besenval dont il était l'ami, lui dit, de la part
du roi, de s'en aller à la terre de la Roche-Guvon. " Cet ordre
(i) Emile Roussk, La Boclie-Guyon, châtelains, cliâteau et bojtrg, p. 252
et suiv.
(2) D'Argenson, cité par RoiSSK, p. 2.Ï.5.
(3) Besesval, Mémoires, I, p. 191.
UN DUC ET PAIP, PHILOSOPHE 7
manquait de la formalité nécessaire. Il n'était donné que ver-
balement à M. de Maurcpas, au lieu qu'il est nécessaire qu'il
soit accompagné dune lettre de cachet. M. de Maurepas le Ht
remarquer au duc de La Rochefoucauld et lui offrit, en fai-
sant faire cette attention à Sa Majesté, de lui parler en sa
faveur et de tâcher de faire limiter le temps. M. de La Roche-
foucauld le remercia, lui dit qu'il se tenait pour dûment exilé;
que, ses enfants étant en bas âge, il pourrait, en dix ans, leur
procurer dans sa terre l'éducation dont ils avaient besoin (1) ;
qu'à cette époque, il aviserait à ce qu'il y aurait de plus con-
venable à faire (2). »
La disgrâce du parti de l'austérité et la cabale de Metz
révoltèrent tout Paris. Le duc reçut la nouvelle avec séré-
nité.
Il passa dix ans à la Roche-Giivon, y recevant tous les
gens « qui voulurent l'y aller voir " . Il venait à Paris toutes
les fois que ses affaires l'exigeaient, il y couchait plusieurs
nuits avec " l'attention seulement de n'y voir personne... "
Il répara son château et partagea son temps entre la Roche-
Guyon et la terre de Liancourt, une des plus magnifiques de
France. Il étudia la géographie, l'astronomie, la physique.
Curieux de science et confiant dans le progrès, il fit vacciner,
en 17G0, malgré la Faculté, son petit-fils d'Enville, âgé dedix-
scpt ans. C'était, à cette époque, une grande hardiesse et fort
coûteuse ^3; . Il pensait aussi à son village; il assainit le bourg,
construisit un aqueduc, un réservoir, un lavoir et une fon-
taine et amena l'eau d'une distance de près de quatre milles :
atjuam hanc, dit llnscription, variis cannlibus ductani piiblicœ
utiliiati; il refit les routes, et reconstitua les bois par des plan-
tations méthodiques.
C'était un bon cliâtclain, actif, industrieux, agronome, phi-
(1) H s'agit sans doute de ses petits-enfants. Ses deux filles sont mariées, l'une
depuis douze ans, l'autre depuis neuf ans. La troisième, Adélaïde, est morte au
couvent de la Visitation en 1737. L'ordre d'exil est de novembre 1744.
(2) Bese^val, I, p. 192. — lloissE, ouv. cité, p. 264.
'3) RoLSSE, ouv. cité, p. 292. Le mémoire des « frais et cadeaux » s'élève à
1,106 livres.
8 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOUliT
lanthrope, « fort honnête homme » , selon Barbier, « et un peu
philosophe " .
« M. le duc de La Rochefoucauld, dit Diderot, était, en ces
derniers temps, presque le seul qui vécut dans ses terres en
p^rand seigneur... Son rang se montrait, non dans la hauteur
de ses manières, mais par d'éminentes vertus. Sa fortune
immense servait à répandre des bienfaits, à encourager Tin-
dustrie, à mettre le pauvre en état de gagner sa vie par son
travail. Cet esprit de bienfaisance et de bonté s'est perpétué
dans sa famille. » Pendant la disette de 1757, il avait sacrifié
60,000 livres î\ faire travailler tous les habitants de sa terre.
« On donnait six liards, deux sous aux enfants de cinq ans qui
ramassaient des pierres dans des petits paniers (1). » Si
Diderot avait été consulté, c'est cette scène qu'il eut voulu
immortaliser sur la toile, au lieu du sec et froid tableau de
Roslin.
Le duc Alexandre ne fit aucune démarche pour reparaître à
la cour. Au bout des dix ans d'exil qu'il s'était imposés, il
revint, sans permission, s'établir avec sa famille à Paris :
en 1752, pendant la crise du jansénisme, il intervint auprès
de l'archevêque de Paris, M. de Beaumont, pour » faire envi-
sager les conséquences et les rigueurs du clergé " . Ce fut son
seul acte d'intervention publique. « Sa conduite, ajoute
Besenval, n'a pas été celle que tient ordinairement un exilé. «
Liancourt, enfant, connut son aïeul. Il avait quinze ans à
la mort du duc. Pas plus que lui, il ne devait fléchir ni devant
le roi ni devant sa maîtresse. Lorsque, quatre-vingts ans plus
tard, il fut frappé par la Restauration, cette injustice n'arracha
(J) Salon de 1765. — Édition GaRmer, Beinix-Ait.<!, I, p. 316 et suiv. Sous ce
titre : « Un père arrivant à sa terre oiî il est reçu par sa famille » , le peintre
Roslin avait représente le duc, mort en 1762, et ses deux tilles, les duchesses
d'Enville et d'Estissac, suivies de leurs enfants. » Greuze avait été en concurrence
avec Roslin pour ce tableau; il voulait rassembler la famille dans un salon, le
matin, les hommes étant occupés à de la physique expérimentale, les femmes a
travailler et les enfants turbulents à désespérer les uns et les autres. »
Diderot est sévère pour Roslin; il critique la platitude et la tristesse de la com-
position, la raideur des figures qui l'a fait surnommer « le jeu de qudles de
Roslin ».
UN DUC ET PAir. PHILOSOPHE 9
ni une plainte, ni une faiblesse au pelit-Hls du chevalier des
ordres de Louis XV.
III
Du père et de la mère de Liancourt, l'histoire n"a pas
retenu beaucoup de détails. Le duc d Estissac était, parait-il,
fort aimé du roi Louis XV, dont sa charge de grand maître
de la garde-robe l'approchait chaque jour. En 17G2, il devint
chef des nom et armes de sa maison (1).
La première instruction de Liancourt fut incomplète : a J'ai
reçu, dans mon enfance, dit-il, léducation accoutumée alors,
celle du collège où huit à neuf cents élèves étaient unique-
ment employés à apprendre le latin que bien souvent on ne
savait pas en sortant. Sans être un aigle dans mes études, je
n'y étais pas un des écoliers les moins distingués, c'est-à-
dire que je savais un peu mieux le latin que quelques-uns de
mes camarades, et, quoique la connaissance de cette langue
soit une base solide et essentielle de l'instruction, elle est, pour
des jeunes gens destinés à vivre dans le monde, plutôt un
moven de faciliter les études auxquelles on veut ultérieure-
ment se livrer qu'une science acquise et isolément utile (2). »
« Mes parents, dit-il plus loin, étaient vertueux jusqu à la
sévérité; je dois à leurs bons exemples, à la sévérité de leurs
mœurs, et même à ce qu'on pourrait appeler de l'exagération
dans leurs principes en les conq)arant à la douce facilité des
(1) Louis-Armnnd-Franoois de L\ IIochefoucaild, duc d'Estissac, avait, sui-
vant l'usaf^c, (les jetons de jeu frappés à ses armes. En voici la description d'après
V Armoriai (lu jeUiiiophilc pultWé pai M. Fleuranjje en 1901 : "La Piocliefoucauld
(L.-A.-F), duc d'Estissac, grand niaitre de la jjarde-robe du roi et {jrand veneur
de France. Écusson entouré des colliers des ordres du roi sur un manteau sur-
monté d'une couronne ducale avec la Mélusine; revers, écusson h son chifire sur
un manteau surmonté d'une couronne ducale; au-dessous : 1753. »
(2) Frcujmeiils de mémoires à la suite île sa Vie, par Gaétan, p. 99.
10 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
mœurs d'alors, d'avoir été préservé de grands écueils dans
ma jeunesse. "
Le 13 janvier 1763, son père le présentait comme mous-
quetaire au régiment des carabiniers (1). " A seize ans,
j'étais déjà dans le service. A dix-sept ans, j'étais marié :
c'était l'usage du temps (2). » Il épousait, le 10 septembre 1764,
Félicité-Sophie de Lannion, plus âgée que lui de deux ans;
elle était née le 19 octobre 17 45 du mariage du comte de
Lannion et de Marie de Glermont-Tonnerre (3) .
Sentant les lacunes de son instruction, Liancourt se décida
à la reprendre et à l'achever, u La société de ma mère et
celle de ma tante (4), dit-il, étaient graves. Les conversations
V roulaient toujours sur des objets sérieux, et quoique mon
ip^norance à mon âge se cachât sous le silence, je sentais sou-
vent que ce silence était forcé. J'éprouvais cette triste con-
viction dans d'autres sociétés d'hommes instruits que j'avais
grand plaisir à rechercher, et j'en étais honteux. "
La duchesse d'Enville tenait une grande place dans la
société du dix-huitième siècle : Liancourt était trop timide
pour se mêler aux savants entretiens de Paris ou de La Roche-
Guyon ; mais en les écoutant il apprenait à réfléchir. Sur la
châtelaine se reportaient u la considération acquise par les La
Rochefoucauld, l'estime des vertus et de la bienfaisance héré-
ditaires dans ce noble sang, dans cette famille que les dignités,
les places n'avaient pu corrompre... " Mme d'Euville avait la
passion du bien, ou plutôt du mieux public. ^ Son cœur, dit
Concourt, était à toutes les utopies, son esprit à tous les sys-
(1) Note manuscrite jointe à l'expédition de son acte de baptême. (Arch. adm.
de la Guerre, n" 1289.)
;2' Frafjincnts de ménioirca, p. 99.
(3) Contrat passe devant M' Dumoulin et son collègue. La comtesse de Lan-
nion donne .'i sa HUc la moitié de ses domaines do Picardie et lui remet le fidéi-
commis de l'autre moitié. Mémoires de la Société ucadénitt/tte dr l'Oise, notice
de M. l'abbé Sellier, 1895, p. 216.)
(4^ La r.ociiEFoicAULD (Marie-Louise-Élisabeth-JNicole de), duchesse d'En-
viLLE, 1716-1794, arrière-pctite-tille de l'auteur des Maximes, fille du duc
Alexandre de La Rochefoucauld, {jrand maitre de la garde-robe, épouse ;'1732),
puis veuve 1746) de .Iean-Baptiste-Louis-Fré(b'ric de La Rochefoucauld de Roye,
marquis de R(Micy, duc d'Enville, lieutenant général des armées navales.
UN DUC ET PAIR PHIT,OSOPHE 11
tèmes d'illusions (l). » Ce que Goncourt appelle des utopies,
c'est son ardeur à seconder Voltaire dans la défense du che-
valier de la Barre et de M. d'Étallonde de Morival. Ses illu-
sions, c'est son goût pour les philosophes, — on l'appelait
leur sœur du pot — son enthousiasme pour leurs doc-
trines.
Elle ohticnt un sauf-conduit pour Voltaire; elle lutte à côté
de lui contre le fanatisme, pour l'innocence et l'humanité.
« Je ne doute pas, madame, lui écrit Voltaire, que vous ne
fassiez entendre enfin la pitié, la raison, la justice; tout cela
est digne de vous, tout cela sera votre ouvrage (2).» Il
remercie son fils, le jeune duc Alexandre (3i : « Si l'aventure
du chevalier de la Barre vous a fait frémir d'horreur, la pro-
tection que vous et Mme la duchesse d'Enville donnerez à son
ami infortuné nous fera verser des larmes de joie (4). " Il met
« le peu d'âme qui lui reste aux pieds de l'âme de la
duchesse " . Mme du Deffand partage son enthousiasme.
Il J'adore, lui écrit-elle, le cœur de Mme la duchesse de La
Rochefoucauld : je ne l'appelle point Mme d'Enville. Ce nom
de La Rochefoucauld m'est cher depuis qu'un de ses ancêtres
fut égorgé à la Saint-Barthélémy. »
Quel joli portrait elle trace de son amie dans une lettre h
Horace Walpo^e :
« Cette femme ne vous déplairait pas, elle n'a pas les
grands airs de nos grandes dames, elle a le ton assez animé,
elle est un peu entichée de la philosophie moderne, mais
elle la pratique plus qu'elle ne la prêche... Cette maison
de La Rochefoucauld est une trihu d'Israël, ce sont d'hon-
nêtes et honnes gens; il n'y a point de morgue dans toute
(1) GoscouRT, La femme au dix-huitième siècle, p. 71.
(2) Voltaire, Con-., année 1774. —Ed. de Kehl, t. LXII, p. 396.
(3) La RocHEForcAULD d'Exville (Louis-Alexandre, duc de La Roche-Guyon
et de), 174-Î-1792, membre de l'Assemblée des nota!)le,s (1787\ député de la
noblesse de Paris aux Etats Généraux (1789), président de l'administration dépar-
tementale de l'aris, proscrit, après avoir, le 20 juin 1791, pris un arrêté suspen-
dant Pétion et ^L'^nuel , périt à Gisors, le 3 septemijrc 1792. frappé d'un coup de
pierre. Il était mendjre de l'Académie des sciences depuis 1782.
(4) Voltaire, Cow., année 1775.
12 LA ROCHEFOUCAUI.D-LIANCOURT
cette famille, il y a du bon sens et de la simplicité (I). «
Même note chez Diderot ; il la déclare » une des plus excel-
lentes femmes qu'il ait connues. Ce qu'elle a fait pour
secourir, soutenir, protéger la malheureuse famille Calas est
incroyable (2) » . Pour Grimm, elle est » la femme de France
qu'il aime et respecte le plus " .
Les philosophes n'étaient point les seuls à fréquenter chez
la duchesse. Mlle de Lespinasse, liée de tendre amitié avec le
jeune duc, s'assevait souvent « à ces dîners d'une heure d'où
la société se levait pour aller à l'Académie » . Des savants, des
chimistes, des médecins, que la duchesse avait vus en 1762 à
Genève, quand elle était allée consulter Tronchin, étaient ses
correspondants et venaient la voir à l*aris.
Ce voyage de Genève avait été un voyage d'étude. Suivant
un usage fréquent, le duc Louis-Alexandre en avait écrit la
relation. En route, il avait visité les hôpitaux. A Lyon, il
s'était intéressé à la Charité où l'on mettait tous les mendiants.
" On y fait travailler tous les pauvres à différents ouvrages;
tout le monde est occupé et l'est utilement. » A Genève,
il avait étudié " l'histoire du gouvernement, des mœurs,
usages et lois " . Cet abrégé était dédié à sa mère (3).
Toute la « tribu » était du parti Ghoiscul. Liancourt était
accueilli par le ministre « presque comme un fils. Il semblait
que ce fût à cause du ministre qu'il faisait assidûment sa
cour au roi (4) » .
" La grand'maman, Mme de Ghoiseul, s'accommoda fort
de Mme d'En ville. »
En décembre 1770, après la disgrâce, leurs carrosses sont
de ceux qui suivent le chemin de Chanteloup. Liancourt n'a
que vingt-trois ans; depuis deux ans, il est adjoint à la charge
de grand maître. Il prend parti contre la Dubarrv. comme
jadis son grand-père à Metz contre la duchesse de Chàteau-
(1) Mme DU Defianii, Lcttrrx a Horace W'alpole, I. p. 215.
(2) Salon de 170,"), I, p. 316.
(3) Ribl. nat. i.Mss. fr., n" 14657). — llorssE, ouv. cité, p. 310 et siiiv.
(4) Vie (lu (lue, p. 13.
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 13-
roux; il iic consent jamais à paraître cliez la fille Vauhcrnicr,
il va rarement à Versailles u où le roi lui montrait un visag^e-
sévère et mécontent... Peut-être, ajoute son fils, trouva-t-il-
dès lors quil y avait quelque chose de noble dans ces sortes
de positions (I) " . Versailles le reverra pourtant quatre
années plus tard dans des heures tragiques : au chevet du
roi moribond. Pour le moment, il se partage entre Chante-
loup, l'hôtel d'Enville, le Uoyal-dragons et la terre de Lian-^
court. A Chanteloup, il est de ceux qui, suivant le mot de
Lacretelle, « se déclarent par une étrange nouveauté pour
celui qu'abandonnaient la fortune et la faveur, et viennent se
purifier de l'air de Versailles (2) " .
C'est le moment où le salon de la duchesse dEnville s'ouvre
aux économistes, Quesnay, l'abbé Bandeau, Young, Turgot.
A l'exemple des encyclopédistes, ils fondent un corps de
système » destiné à renverser tous les principes reçus en fait
de gouvernement et à élever un nouvel ordre de choses (3} " .
Leurs auditeurs sont ces jeunes hommes dont parle Grimni
qui, au sortir du collège, forment le projet d'établir un nou-
veau système politique. Par l'abbé Bandeau, par Dupont de
Nemours, par de Vaines (4), Liancourt s'initie à la science
des faits économiques, aux questions de taxes, aux réformes,
hospitalières.
En 1768, à vingt et un ans, il a fait son premier voyage en
Angleterre « avec l'affectation daller chercher de l'autre côté
de la Manche un gouvernement libre » . Liancourt partait
surtout pour s'instruire et pour voir une société moins frivole
que celle de Versailles. Bien qu'il ne fût pas un « Caton (5) » ,
(1; Vie du duc, p. 13.
(2) llist. de France, IV, p. 260.
(3) Bachacmost, III, p. 318. — Félis Woc^iviiis, i Esprit révolutionnaire uvaiU
la Révolution.
(4) Vaines (Jean de), né à Bellesme, 1733-1803, administrateur du domaine
public, receveur général et commissaire du Trésor. Emprisonné pendant la Ter-
reur, il recouvra la liberté après la ciiute de llobespierre, et, après le 18 bruuiaire,
fut nommé mendjre du Conseil d'Etat. Deux mois avant sa mort, il entra à l'Ins-
titut.
(5) Fragments de 7néinoires, p. 100 ; » Car j'étais loin d'être un Caton... »•
J4 LA KOCHEFOL'CAUl.D-LIAiSCOUUT
il aimait peu la société des petits-maitres et des coureurs
d aventures : il rechercliait « la conversation des gens instruits
où son esprit juste et droit trouvait un aliment plus solide (1) " .
Son fils conte qu'à la cour on le jugeait un jeune homme de
peu de capacité " parce qu'un défaut de prononciation, un
embarras dans Tor^jane de la parole, une faible éducation et
trop de réflexion peut-être lui étaient cette conversation vive
et piquante qui est en France le seul caractère reconnu de
Tesprit et de l'habileté " . — " Il était souvent, écrivait Rœderer,
arrêté par la difficulté de prononcer un mot, mais il regagnait
le temps par la précision de son raisonnement. " Il eut plus
de succès à Londres qu'à Versailles. Walpole l'avait recom-
mandé à Mme du Deffand : » C'est de tous vos Français, dit-il,
celui qui me revenait le plus. Il a beaucoup d'âme et point
d'affectation. Je me moque de ceux qui le croient sot. Il peut
le devenir en perdant son naturel et en pratiquant les sots. Il
est vrai qu'il v a peu d'apparence qu'il y tombe. "
Mme du Deffand le reçoit à son retour, a Tout le bien que
vous m'avez dit de M. de Liancourt m'a donné envie de le
connaître. Je l'ai trouvé fort naturel, fort simple. Je ne sais
d'où il vient qu'il passe ici pour un sot: j'ai plus de foi à vos
jugements qu'à ceux de nos compatriotes (2). "
Ce voyage lui révèle sa vocation. Il fuit les cercles brillants
de Londres : il passe ses journées dans les manufactures à
examiner les machines, à interroger les maîtres et les ouvriers ;
il visite les fermes, s'informe des " procédés en usage pour le
travail des champs, la production des pâturages, l'éducation
des bestiaux " . L'Angleterre plait au jeune homme, à ses
goûts d'agronome, déjà féru de l'amour de la terre, soucieux
d'améliorer ses domaines, d'augmenter le bien-être de ses
vassaux d'aujourd'hui, ses concitoyens de demain; de les
tourner vers l'industrie, qui sait? d'y venir lui-même. Il
(1) Vie et bienfaits, par FaugÈhe, 1835, p. 12.
(2) 24 mai 1769. — Lettres à inudatne tlu Deffand, cdilion Didot, I. p. 191-
195. Liancourt avait réili{;é ses notes de voyage en 3 volumes in-4-". Le manus-
crit, séquestré le 21 septembre 1793, n'a pas été retrouvé.
U>i DLC ET PAIR PHILOSOPHE 15
est de 1 avis de Voltaire : <; Celui qui fait croître deux brins
d'herbe là où il n'en croissait qu un rend un grand service à
l'État. ..
IV
11 devait cependant reparaître de temps en temps à la cour.
Les nécessités de sa charge l'y rappelaient. Il devait aussi s'oc-
cuper du régiment des dragons de La Rochefoucauld dont il
avait le commandement depuis le 3 janvier 1770.
Sa fonction de grand maitre lui valut d'assister à un tragique
spectacle. Elle lui ouvrait les portes de la chambre rovale.
Dans le rituel du cérémonial monarchique, le grand maitre
de la garde-robe jouait un important personnage : il comman-
dait à quatre premiers valets, à un valet de garde-robe ordi-
naire, à seize valets de garde-robe par quartiers, à quatre
garçons de garde-robe ordinaire sans compter les titulaires en
survivance, les porte-malles, cravatins, tailleurs, porte-mail,
empeseurs, lavandiers, en tout cent quatre-vingt-dix-huit per-
sonnes chargées d'avoir soin des habits, du linge, de la chaus-
sure.
Le titulaire ou son adjoint avait une mission plus intime
dans la cérémonie du lever. Il figurait à la grande entrée
immédiatement après l'entrée familière des enfants de France
et « avant l'entrée des Brevets, avec le grand chambellan et
les premiers gentilshommes de la chambre " . Quand le roi
commençait à se vêtir, c'est le grand maitre qui lui tirait sa
camisole de nuit par la manche droite; quand il s'habillait,
c'est le grand maitre qui lui |)assait la veste et le justaucorps,
lui attachait le cordon bleu, lui agrafait Tépée (I).
Le 27 avril 1774 au matin, le roi Louis XV tomba malade.
« Tous les princes, tous les grands officiers arrivèrent. J'ar-
(1) Taine, Ancien régime, p. 91-1)2. — Le Passe-lenips, biofjraphic impriiiiée
de Liancourt. (Bibl. nat., Mss. fr., n° 6565.)
16 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT
rivai comme les autres, dit Liancourt, mais sans beaucoup
d'empressement, parce que je voulais voir avant de partir de
Paris une personne qui me tenait plus au cœur que le roi et
toute sa cour et que, par parenthèse, je ne vis pas (1). »
Le :28, sur le conseil de Lamartinière {:2 ; , le roi fut mis en
carrosse et ramené au pas de Trianon à Versailles. Le 29, on
lui faisait trois saignées; le 30, on apercevait sur son visage des
boutons de petite vérole. Le 2 mai, 1 archevêque de Paris le
visitait; mais, sur la prière de Richelieu, par crainte du parti
Ghoiseul et pour ménager la Dubarry, il ne lui parlait pas de
confession. « Tandis que l'Eucharistie errait dans les cor-
(i) Relation anonyme de la cleniièie maladie de Louis XV. (Ms. de la Biljl.
de l'Arsenal, fragment.)
Sur le premier feuillet on lit : " Récit manuscrit de la maladie du roi Louis XV
faisant partie des papiers de 3L le marquis de Paulmy » , et d'une autre main :
« Ce récit n'a pas été copié jusqu'au bout; il s'arrête à l'endroit le plus intéres-
sant. » Le manuscrit semble être une copie commencée par l'auteur; il est du
dix-huitième siècle, n'a point de rature et s'arrête brusquement au milieu d'une
phrase. En 1845 ou 1846. il fut communiqué à Sainte-Beuve par M. Varin,
bibliothécaire de l'Arsenal. Sainte-Beuve le porta à la Revue des Deux Mondes.
Le manuscrit était déjà coinpo.sé quand, sur le désir de Louis-Philippe, la
publication fut ajournée. L'imprimeur conserva quelques épreuves tjui furent dis-
tribuées à ses amis.
Sai>te-Bkl've le publia à la suite de son article du 15 février 1846 (réimprimé,
Porti-ait:^ littéraires, III, p. 513). La Revue rétrospective l'a reproduit inté-
gralement [\\. p. 1885^ Les GocouRT s'en servent dans leur livre sur la
Duharry, p. 182 et suiv. ; Jobez, dans son His-toire de la France sous Louis XV,
VI, p. 590.
Tous les critiques attribuent, sans aucune réserve, cette relation au duc de
Liancourt, « personnage, dit la Revue rétrospective, parfaitement placé pour
bien observer " .
Sainte-Beuve déduit du texte du récit les raisons qui en déterminent l'auteur :
le passage où il est parlé successivement de M. d'Aumont, gentilhomme de la
chandire et de M. de Bouillon, grand chambellan, est décisif : " telles étaient,
dit l'auteur du manuscrit, les dispositions de mon père, les miennes, celles de
M. d(! Boisgelin, l'un des maîtres de la garde-robe, de M. de Bouillon, grand
chambellan... » Liancourt se trahit en citant ainsi son père, titulaire de la
charge, et l'autre adjoint, M. de Boisgelin.
(2) Lam.autimkre Germain Piciiaui.t de), 1696-1783, chirurgien françai.s,
agrégé en 1728 au collège de Saint-Come, servit à partir de 1733 dans les armées;
choisi, en 1747, par L'juis XV pour être son premier chirurgien; auteur de
Mémoires (pii aidèrent à délivrer la i;liirurgie de la tvrannie de la Faculté de
médecine.
Liancourt cite de lui cette saillie devenue célèbre. Quelque tenips avant sa
dernière maladie, le roi lui dit : « Je sens qu'il faut enrayer. — Sentez plutôt,
répondit-il, (|u'il faut dételer. »
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 17
ridors " , le roi se couvrait d une sorte de lèpre. Le 3 mal au
soir, après un nouvel entretien avec rarchevéque, il disait à
voix basse à la» courtisane adorée » : — " Madame, je suis
mal, je sais ce qui me reste à faire. Je ne veux pas recom-
mencer la scène de Metz, il faut nous séparer. " Elle partait
le 5 mai, à trois heures. Le 10, à deux heures, le roi rendait
le dernier soupir.
Ce qui nous a été conservé du récit de Liancourt ne va que
jusqu'au 30 avril. Cette narration tient, comme le dit Sainte-
Beuve, de Suétone, de Danj|eau et de Burchard.
Liancourt est un timide; sa famille sert la monarchie depuis
cinq siècles : comment s'expliquer sa colère, son mépris pour
le maître, son dé^joiit pour les intrigues qui s'entre-croisent
dans la chambre du mourant, son indifférence narquoise
devant ce corps qui déjà se décompose?
Lisez certains passages des Caractères, la Dime royale, la
lettre de Fénelon à Louis XIV. Devant les souffrances de la
nation, un Vauban, un La Bruyère, un Fénelon, un Racine
.sentent leur cœur s'émouvoir; c'est pitié de voir la France
qui sue sang et eau pour satisfaire aux caprices du souverain.
Devant les hontes de Versailles, un jeune homme de vingt-
sept ans, instruit, sensible, frotté de philosophie, déjà patriote,
assiste en témoin curieux » à la maladie d'un roi qui a
une maîtresse et une c... pour maîtresse, un roi dont les
ministres et les courtisans n'existent que par cette maîtresse,
dont les enfants sont opposés d'intérêt et d'inclination à cette
maîtresse >' .
11 soufflette la Dubarry de ses gros mots comme plus tard,
de sa main, la soufflettera le bourreau. « Cette femme, comme
les trois quarts de celles de son espèce, n'avait jamais eu de
volonté. Toutes ses volontés se bornaient à des fantaisies, et
toutes ses fantaisies étaient des diamants, des rubans, de
l'argent. Elle était ennuyée de toutes les affaires dont son
odieux favori voulait qu'elle se mélàt, et n'avait de plaisir
qu'à gaspiller en robes et en bijoux les millions que la bassesse
du contrôleur général lui fournissait avec profusion. "
■3
18 LA ROCHEFOUCAULn-LIANCOURT
C'est Bordeu (1), son médecin, que, sur sa demande, le roi
fait quérir le 29. « Il Famusait par ses contes et par sa gaieté
et avait alors plus de crédit que personne sur son esprit. C'est
encore assez le propre des fdles : les confidences qu'elles sont
obligées de faire à leur médecin leur donnent presque tou-
jours une entière confiance en eux et on en voit peu n'en pas
raffoler. Les conseils de Bordeu lui firent dans le moment
assez d'impression. Mais comme elle était fille dans toute
l'acception du terme et que les filles ne réfléchissent ni ne
calculent et n'ont aucune suite, après avoir un instant pleuré,
elle dit qu'elle verrait et parut peu inquiète de la santé du
roi (2) . "
« Les voluptueux, dit Sainte-Beuve, savent souvent finir
avec fermeté et courage. » Louis XV fut lâche devant la mort.
Liancourt note les terreurs du malade. Il sténographie ses
propos entrecoupés : " — Une troisième saignée... c'est donc
une maladie ; une troisième saignée me mettra bien bas. Je
voudrais bien qu'on ne fit pas une troisième saignée. Pour-
quoi une troisième saignée?... Vous me dites que je serai
bientôt guéri, mais vous n'en pensez pas un mot, vous devez
me le dire. «Dans un coin de la chambre royale, le gentil-
homme assiste au spectacle comme de sa place au parterre.
«J'étais déterminé par le désir et le projet d'observer un évé-
nement aussi curieux et de démêler les intrigues qu'il ferait
nécessairement naître en abondance. ^ Il note les propos
des courtisans, les enfantillages du malade et jusqu'à ses
hoquets. » Le roi montra sa langue à tous les médecins qui
témoignaient chacun à leur manière la satisfaction qu'ils
avaient de la beauté et de la couleur de ce précieux et royal
morceau... Il en fut de même un moment après pour son
ventre qu'il fallut tàter et il fit défiler chaque médecin, chaque
chirurgien, chaque apothicaire, se soumettant avec joie à la
visite et les appelant toujours l'un après l'autre et par ordre... »
(1) BoBDKi) (Tliéophilc de), né à Izeste Pn'ani), étal)li à l'aiis en 1752, colla-
borateur de VE}tryclopddie, inspecteur de l'iiôpital de la Cliarilé.
(2) Relation manuscrite, passiin.
U?i DUC ET PAIR PHILOSOPHE 19
— Sommes-nous à Versailles ou sur les tréteaux de Tlllustre
Théâtre? S'agit-il de Louis le Bien-Aimé, d'Argan vêtu de sa
camisole rouge, en bonnet de nuit avec sa coiffe de dentelle,
ou de Pourceaugnac avec, à ses trousses, les matassins armés
de seringues (1)?
Il La petite vérole, à soixante-quatre ans, avait dit Bordeu,
avec le corps du roi, c'est une terrible maladie. » Un débat
s'enp"age entre les gentilshommes de la chambre : doit-on le
dire? Liancourt, le plus jeune, est questionné le premier.
Il Je fus interpellé et je dis que je ne mettais pas en doute que
si le roi apprenait qu'il avait la petite vérole, cette nouvelle
ne fût pour lui le coup de la mort. » Le « bon » duc se hâte
d'ajouter qu'il désirait être battu. Le «bon" duc devient féroce;
il trouvait juste que le " roi se minât d'inquiétude et savourât
sa mort " . L'autre opinion, en lui donnant la certitude qu'il
avait une maladie aussi dangereuse, « le déterminerait à rece-
voir les saerements, à renvoyer tout cet odieux tripot, toute
cette infâme et honteuse clique « . Que les courtisans offrent
leurs bras, leur vie, peu lui chault. « J'entendais cette scène
dans un coin et, trouvant ma sensibilité bien au-dessous de la
leur, je me taisais et me contentais de ne pas rire. »
<i Le roi est tellement avili, tellement méprisé que rien de
ce qu'on pouvait faire pour lui n'avait droit d'intéresser le
public. Quelle leçon pour les rois ! Il faut qu'ils sachent que,
comme nous sommes obligés, malgré nous, de leur donner
des marques extérieures de respect et de soumission, nous
jugeons à la rigueur leurs actions et nous nous vengeons de
leur autorité par le plus profond mépris quand leur conduite
n'a pas pour but notre bien et ne mérite pas notre admira-
tion... "
Le mot mépris revient à chaque phrase. Liancourt s'asso-
cierait volontiers à la joie du peuple de Paris. Versailles était
(1) « Vous ne sauriez croire, écrivait le comte Xavier de Saxe à sa sœur,
toutes les cabales et intrigues indécentes et indignes qui se passent ici et qui font
horreur. » > Cité par Gaston .Maugras, La disgrâce du duc et de la duchesse de
Choiseul, p. 296.)
20 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
a le pays du déouisement « ; mais, à Paris, tout avait l'air
tranquille, tout était joyeux et content. « La philosophie du
peuple avait fait de g^rands profjrès et la conduite avilie du
roi, les infamies faites en son nom et auxquelles sa faihlesse
apathique s'était prêtée avaient fort aidé à cette philoso-
phie (1) . "
Pour juger le récit de Liancourt, il faut se reporter au
moment, à la scène, à l'écrivain. C'est une pièce terrible du
dossier de Louis XV, un effroyable acte d'accusation contre
« le plus nvd, le plus vil, le plus lâche des cœurs de roi, qui,
durant son long l'égne énervé, a accumulé comme à plaisir,
pour les léguer à sa race, tous les malheurs... C'est de la sorte
qu'on s'explique la chute des vieilles races et la facilité avec
laquelle, au jour soudain des colères divines et populaires,
l'orage les déracine, sans que la voix tardive des sages, sans
que les intentions les plus pures des innocentes victimes
puissent rien conjurer (2i . "
Tout n'était pas pourri autour du trône. Liancourt faisait
partie de cette noblesse généreuse qui, devinant 89, se for-
mait à l'amour du bien public. De l'effet, elle remontait à
la cause. Comment les turpitudes d'un pareil règne ne l'au-
raient-elles pas inclinée à rechercher les conditions d'un meil-
leur gouvernement? Et quelles angoisses dans ces consciences
impuissantes à concilier la foi monarchique avec le dégoût du
monarque! Dans la chambre du palais de Versailles, ce
n'était pas seulement un roi qui agonisait, mais la royauté.
Quinze ans plus tard, dans la nuit, le même Liancourt
s'échappait de la salle des Menus, où siégeait la Constituante;
il se faisait ouvrir — de par les droits que lui conférait sa
charge — la chambre royale, et réveillait Louis XVI pour lui
(1) Saikte-Beiive, p. 537. On chantait dans les rues le quatrain suivant :
Ami des propos libertins,
IJuvear fameux et roi célèbie
Par la chasse et par les c...,
Voilà toQ oraison funèbre.
^Mémoires de Besenvat, II, p. 89.)
(2) Sainte-Bedve, article cité.
UN DUC ET r.VIll PHILOSOPHE 21
annoncer la prise de la Bastille. Les deux scènes se complè-
tent, non par un rapprochement factice, mais comme deux
conséquences nécessaires de la faillite des Bourbons.
C'est la France qui dicte le récit de 1774; c'est la France
qui inspire le mot de 1780 : " C'est une g^rande révolte? —
Non, sire! c'est une grande révolution! »
Liancourt, au dire de son fils, était « doué d'une belle
figure, d'un maintien noble et d'une haute taille... " C'est
au régiment des carabiniers que son père le présenta, pour
faire son éducation militaire, le 13 janvier 1763. Le régiment
tenait garnison à la Flèche : la ville était agitée. Huit mois
plus tôt, les jésuites, chassés par Choiseul, avaient quitté le
collège à cheval, au milieu « d'une population attristée de leur
départ » . On les avait remplacés par des laïques et des prêtres
séculiers dont le plus distingué était l'abbé Donjon, mathé-
maticien et historien.
Le régiment de Liancourt était commandé par M. de
Poyanne, favori de la Pompadour (1). On y menait joyeuse
vie et on y méprisait fort les bourgeois. Sans la résistance des
notables, Poyanne se serait emparé du collège pour loger
ses soldats, «i La ville, dit M. Clère (2), souffrit de la licence
des officiers de ce corps, et une décadence dans l'antique aus-
térité des mœurs fléchoises fut le résultat de leur séjour. " Le
(1) PoYAXNK (Charles-Léonard de Raylkns, marquis de), mousquetaire en 1733,
capitaine au Iloval-Étranger en 173 V, mestre de camp en 17H, maréchal de
camp en 17li-8, inspecteur {jénéral de la cavalerie et des dra{;ons en 1754, lieu-
tenant j'énéral en 1758, inspecteur du réj;iinent des carabiniers la même année,
employé à l'armée d'Allemajjne en 1759, Idessé à Minden, employé en Nor-
mandie et en lîrctagne en 1778. Il mourut en scptouduo 1781. lArcli. adm. de
la Guerre, dossier n° 907.
(2) Jules Cliire, Histoire de l'Ecole de la Flèche (1853), p. 176.
22, LA IIOCHEFOUCAULD-LIAMCOUUT
voisinap^e de ces officiers turbulents n'était guère favorable à
la bonne tenue de l'école, transformée en séminaire prépara-
toire à l'école du Ghamp-de-Mars pour quinze cents gentils-
hommes. On se liait entre officiers de la garnison et élèves du
collège, et c'est là que Liancourt connut Aubert du Petit-
Thouars, le futur héros d'Aboukir, qu'il devait retrouver,
aux États-Unis, vingt ans plus tard, pendant l'émigration (1).
Pour célébrer l'arrivée de Liancourt, M. de Poyanne ordonna
un exercice à la suite duquel on dansa sur le champ de bataille
au son des trompettes et des clairons. « Tout était de luxe,
même le service de l'État (2). »
Le régiment sentait le libertinage. " Les officiers étaient
obligés d'aller à la messe, mais ce n'était pour eux qu'un
rendez-vous de désœuvrement... lis s'étalaient dans l'église
sur des chaises comme à la promenade; 1 un d eux met ses
pieds sur une autre chaise et caresse son chien-loup assis sur
une troisième; le prédicateur, indigné, les apostrophe sur
leur tenue; ils lui répondent par des éclats de rire et il faut
toute l'autorité du colonel pour les rappeler à la bien-
séance (3) . "
Liancourt ne retrouvait pas à la Flèche les traditions d'ur-
banité de l'hôtel de La Rochefoucauld ; mais il y retrouvait les
mêmes idées d'indépendance à l'égard du clergé, suite surtout
des pratiques imposées par l'usage et « parfois contraires à la
conscience des officiers (4) » . Quant à la discipline morale,
elle valait la discipline militaire. Sa jeune femme ne paraît
guère s'en être souciée ; c'était aussi sans doute « l'usage du
temps " .
Ses états de service sont brillants. Le 28 avril 1765, il est
capitaine commandant; le 3 janvier 1770, il est mestre de
camp et commandant du régiment de La Rochefoucauld;
(1} Hennkt, les Compagnies de cadets-qentilslwnnnes et les écoles ))tilitai?-cs.
— Dk Mo>TziiY, Histoire des écoles militaires. — Lieutenant Donati, Prytanée
national militaire ; Revue prytanéenne (llobert, éditeurj.
(2) Vie du duc, p. 9.
(3) Babeau, Vie militaire sous l'ancien régime : les officiers, p. 221.
(4) Id., p. 226.
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 23
le 5 décembre 1781, brigadier; le i juin 1783, {gouverneur
de Bapaume; le i) mars 1788, maréchal de camp; le
1" avril 1788, inspecteur des troupes à cheval dans la
â"" division d'Alsace (1).
Comment, pendant ces vingt-trois ans, conciliait-il ses
quatre mois de présence obligée sous les drapeaux avec les
devoirs de sa charge; avec ses voyages, ses études, la direc-
tion de sa maison, la gestion de ses domaines, ses premières
fondations philanthropiques? C'est un mystère, même pour
qui se rappelle le relâchement de la discipline et l'abus des
congés sous lancien régime.
Quoi qu'il en soit, jusquen 178G, c'était un officier actif,
zélé et bienveillant. En 1765, il sortait des mousquetaires
avec un excellent certificat (2j . Il ne se piquait pourtant ni
de vie exemplaire, ni d'économie et, plus d'une fois plus tard,
il fit allusion aux dépenses et aux intrigues de sa vie de gar-
nison.
Il s'occupait beaucoup des bas officiers, des officiers de for-
tune. L'avancement n'était soumis à aucune règle, à aucune
condition : tout dépendait de la volonté changeante du souve-
rain et des ministres; Liancourt cherchait à remédier à ces
vices organiques par son équité personnelle : il appuyait avec
insistance les demandes de gratifications, de fonctions dans le
service des places; de croix de Saint-Louis dont le prestige
« répondait déjà à l'instinct le plus caractéristique de la
nation (3) " .
(1) Arch. adm. de la Guerre, dossier n" 1289.
(2) 29 avril 1765. Son congé était du 30 décembie 1764 : » Je meurs de peur,
écrivait-il à Pontchartrain le 28 mai 1765, que cette lacune de quatre mois ne
me soit nuisible dans quelque temps et que je m'expose à me voir passer sur le
corps par deus cadets. » (Arch. adm. de la Guerre, lettre autographe.)
;3) Le 17 juin 1776, il sollicite, au nom du sieur Torte, la croix de Saint-
Louis « pour toute retraite " , auprès du comte de Saint-(iermain. Le 18 septembre
1776, il demande une gratification pour un sieur de Bohan, capitaine « réformé» .
H ajoute ce jeu de mots médiocre : « Ce n'en est pas un. » Le 8 octobre 1779,
il appuie la demande de retraite du chevalier d'Indy. « Cet officier a été toute sa
vie du plus grand exen)ple, a très bien fait la guerre, est très infirme et très
pauvre. » Le 7 septembre 1781, il demande un certificat pour Sauvai, dit Fleur-
d'Épine. En 1779, sur le rapport d'inspection, figure la note suivante : « Le
24 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
C'est en 1770 qu'il a remplacé le marquis d'Autichamp à
la tête de son régiment. Le titre change avec le titulaire et le
réfiment reprend son ancien nom de La Rochefoucauld. Les
rapports d'inspection permettent de noter les étapes et les
changements de garnison : en 1776, il est à Nancy ; en 1779,
à Neufchàtel près du Havre; en 1780 et 1782, à Melun; de
1784 à 1787, à Pont-à-Mousson.
Liancourt est présent à toutes les revues : à celle du
29 septembre 17 70 passée par le comte de Stainville, com-
mandant en chef de la Lorraine; à celle de 1778 passée par
le comte d'Egmont; à celles de 1780 à 1783 passées par le duc
de Guines; à celles de 1785 à 1787 passées par le marquis
d'Autichamp.
Jusqu'en 1786, ses notes sont excellentes. iVprès sa pre-
mière année de commandement, le marquis de Choiseul écrit :
» Le régiment est beau en hommes et très bien en chevaux ; il
est bien tenu, fort instruit et manœuvre avec beaucoup d'exac-
titude et de légèreté. M. le duc de Liancourt s'en occupe beau-
coup et avec zèle : les officiers sont fort unis et ce régiment
est très bien composé ; les bas officiers ont de l'intelligence
et de la bonne volonté (1). "
Au rapport de 1782 : « On ne peut, dit le duc de Guines,
faire trop d'éloges de la manière dont M. le duc de Liancourt
tient ce régiment; il n'y a point de compagnie qui ne se suf-
fise à elle-même pour toute espèce d'instruction. »
Le 6 août 1783, à Pont-à-Mousson, il loue " l'espèce des
hommes très distinguée, surtout pour la tournure, l'équita-
tion, militairement bien établie. La tenue est belle, telle qu'il
la faut pour être maintenue dans toutes les circonstances. Je
ne crois pas qu'il y ait dans l'armée un régiment de dragons
duc de Liancourt ne se console pas de ne pas avoir le brevet de capitaine pour
M. Torte. » (Arch. liist. de la Guerre, dossier du régiment des dragons La Roche-
foucauld, nOSSl.)
(1) Arch. hist. de la Guerre, dossier n" 581. Le ra|)p<)rt non daté se termine
ainsi : • Le noinhie des congé.s expirés à partir est de tlix-sept dans chacune des
années 1771 et 1772. « Il est donc de tin 1770. Liancourt était colonel du
•i janvier.
UiN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 25
mieux Instruit pour la (jucrre ni plus en état de la faire...
M. le duc de Liancourt l'a d'autant mieux conduit qu il y a
toujours sacrifié le |)lus brillant au plus utile et qu'il en a fait
ainsi le vrai modèle ties régiments de son arme il) » .
Quand le duc est nommé brigadier, on lui donne au minis-
tère la note suivante : * Très occupé de son régiment, le com-
mande bien, est plein d'excellentes qualités, a la tête irop vive,
est rempli de zélé pour son métier [2). " Il est nommé gouver-
neur de Bapaume, à la mort du duc d'Estissac, son père, le
2 juin 1783. C'est le ministre lui-même qui lui annonce la
nouvelle : « Cette grâce est d'autant plus flatteuse que Sa
Majesté, dans cette occasion, a témoigné rendre toute la
justice due à votre zélé pour son service et être très satis-
faite des preuves que vous avez toujours clierché à en
donner.. . i3) "
Liancourt avait eu à triomplicr de redoutables concurrents :
Tilly; le comte de Montboissier appuyé par sa belle-sœur, la
comtesse de La Roclie-Lambert; le comte de La Ferronnays.
Il l'avait emporté, grâce sans doute à l'amitié personnelle de
Louis XVI et » sans l'avoir sollicité (i) " .
Avec les inspections du marquis d Auticliamp, les notes
deviennent moins bonnes. Peut-être le régiment avait-il à
souffrir des absences et des trop nombreuses occupations de
son chef. Dés 1780, une ordonnance du roi avait prescrit
" au commandant du régiment de La Rochefoucauld-dragons
de défendre de sa part aux officiers dudit régiment de venir
solliciter les grâces à la cour... L'intention de Sa Majesté
étant que ledit duc de Liancourt ait seul la liberté de suivre
(1) Arch. liist. de la (liieric, dossier n" 581.
^2) Arch. adin. de la (Juerre, ii" J289. États de service.
(3) Ici., Versailles, le 2 juin 1783, minute non signée.
^4) La place de {jouverneur de Hapaunie rapportait 7,398 livres d'appointe-
ments et 607 livres d'émoluments. Le 30 octobre 1789, Liancourt donna sa
démission qui fut acceptée le 17 novembre 1789.
Il écM'it qu'il remet le {gouvernement de Bapaume « qu il tenait des bontés de
Sa Majesté sans l'avoir sollicité » , cl demande <jue son nom «soit retranclié de la
liste de ceux qui possèdent des gouvernements » . (Lettre autO{^raphe, Arcli. adm.
de la Guerre, dossier cité.) Mais il reste inspecteur divisionnaire.
26 LA IIOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
à la cour les objets concernant le régiment qu'il com-
mande (1) " .
En 1785, linspecteur trouve le régiment "beau en hommes
et en chevaux » , mais le prix en est trop cher; " je n'ai pu
encore, ajoute-t-il, juger des mérites militaires des officiers
supérieurs » . La critique se précise au rapport de 1786 : " Le
régiment servirait, je crois, fort bien à la guerre et il pourrait
dans peu de temps être au pair des mieux à la paix, mais ce
qui lui manque tient à la manière dont il est dirigé et instruit
et cela ne peut éprouver de changement qu'avec une mutation
dans les chefs (2j . "
La mutation, Liancourt l'accepta avec joie sous la forme du
brevet de maréchal de camp qu'il reçut le 9 mars 1788. Son
régiment passa au comte d'Artois, qui le lui paya 80,000 livres,
et prit le nom de Dragons d Angouléme (3) .
De sa vie militaire, Liancourt emporta des enseignements
qu'il utilisera plus tard : labus '^ des grivelées et des passe-
^olants» , le " chaos effrayant" du ministère, le nombre excessif
des colonels et des officiers à la suite, la vénalité des grades,
1 arbitraire dans l'avancement, les régiments et les compa-
gnies transmis par vente ou par succession ; l'impossibilité
de corriger ces vices, malgré son esprit de justice et sa bien-
veillance personnelle envers les bas officiers, lui démontrait la
nécessité de transformer radicalement les institutions mili-
taires.
(ij Ordonnance du 10 juillet 1780, sijjiiée Louis et prince de Monlbarey.
(Bihl. de l'Arsenal, n.ss. n" 60;}2, M. 239 et 240.)
(2) 19 août 1786. Si{|né d'Aiiticliainp. (Ai'ch. hist. de la jjuei'i-e, dossier cité.)
(•">) Lettres autographes de.s 10 et 10 mai 1788. Certificat des ofHcicrs du conseil
d'adiuiniîitration du 1''' mars 1788, constatant que le <;olonel ne doit rien à la
caisse. Dossier cité.) ])ans la cavalerie, la pluj)art des régiments valaient
100,000 livres. En 1783. on estime à 937 millions la valeur totale des {jrades;
les 46,804,000 francs d'appointements touchés par les officiers, représentent
l'intérêt tles sommes avancées pour l'achat de leurs grades. (Babeau, ouv. cité,
p. 144.)
UN DUC KT l'Air. PUIF.OSOI'IIK
VI
Liancourt n'était passionné ni pour la vie de garnison
ni pour la vie de cour. Au séjour de Melun ou de Pont-à-
Mousson, il préférait un voyage d'études à Genève ou à Man-
chester. Les splendeurs du Salon des glaces ne valaient pas les
horizons de sa Picardie. Dès 1770, il se prenait de goût pour
la grande vie rurale, à la mode anglaise. Après la Grande-Bre-
tagne, il avait visité la Suisse, ses pâturages et ses prairies,
parcourant à pied le massif d'Appenzell, Saint-Gall; interro-
geant les magistrats « avec cette simplicité et cette affabilité
qui plaisaient aux bonnes gens de tous les pays (1) » .
Les paysages et les mœurs de la Suisse lui avaient plu Infi-
niment. On volt encore à Liancourt des malsons qu'il a fait
construire et dont les façades à bossages frustes rappellent
certaines maisons de Glaris.
Dans les trente dernières années du dix-huitième siècle, il
y avait une véritable renaissance de vie bucolique et pastorale.
« Aimez vos femmes et vos châteaux " , disait le duc de Bro-
glie à ses amis. Jean-Jacques inspirait à ses lecteurs le sens
pittoresque de la nature. Dès le printemps, Paris désertait ses
salons et "tenait sous les charmilles ses familiers décamérons.
Noblesse de robe ou d'épée, financiers enrichis d'hier ou
d'avant-hier, chacun avait sa résidence préférée. Les jardins
anglais rivalisaient avec les parcs de Le Nôtre, comme Gluck
avec Piccini. Langlomanie était à la mode : on se passion-
nait pour les belles pelouses du parc de StraAvborry Hill,
domaine d'Horace Walpole, aussi ardemment ([ue pour les
deux Chambres ou pour V/mbeas corpus 2) " .
(1) Vingt ans après, vers 1789, à Hérisau, les enfants du landammaii Vetter
montrèrent à Gaétan quelques lij^nes précieusement conservées de l'écriture du
duc : ils le nommaient « le plus bon seigneur de France » . Vie du duc, p. 21.
(2) Lescuhk, Jiiuarol et lu société française pendant l'émifjiation, p. 280
et suiv.
28 LA ROCHEFOUCAULD-LIA.NCOURT
Le duc, un des premiers, donna Texemple; mais, comme
c'était un convaincu, il ne se fit pas campagnard par manière
de jeu ou de passe-temps, il se voua à la terre : ce fut un
mariage d'amour et de raison. Il la cultiva non en grand sei-
pueur, mais en agronome soucieux de faire le bien et d'amé-
liorer à la fois le sol et le paysan.
Le domaine de Liancourt était un merveilleux champ d'ex-
périences. Aujourd'hui encore on peut se faire une idée de son
ancienne magnificence. Le paysage n'a pas changé. La vallée
Dorée, toujours aussi fraiche qu'autrefois, est arrosée par les
eaux de la Brèche et de la Béronnelle. Le sol est fertile, coupé
de jardins et de vergers; planté de cerisiers, de merisiers, de
noyers, de pommiers. Du haut de la colonne commémorative
de la fondation des Écoles d'arts et métiers, à côté de la ferme
de la Faïencerie, l'œil embrasse la vallée de l'Oise, les massifs
de la forêt d'Hallatte, et, au premier plan, des coteaux boisés,
des champs et des pâturages.
La désillusion commence quand on entre dans ce qui reste
du parc. Une aile du château en médiocre état, des communs
assez beaux, un joli pavillon du temps de Louis XVI devenu
logis de jardinier, des fossés et des étangs desséchés, le reste
en culture : c'est tout ce qui subsiste extérieurement de cette
résidence quasi royale. On voit encore sur la façade les bustes
de Louis XVI et de Marie-Antoinette et, dans les pièces du
rez-de-chaussée, quelques portraits. La bibliothèque a été
transportée à la Rochefoucauld, dans la Charente; le château
est loué à une école fondée sur le modèle des collèges des
Roches et de Normandie. Cette application de la pédagogie
anglo-saxonne n aurait pas déplu au duc.
Au dix-huitième siècle, le parc et le château rivalisaient
avec les splendeurs de Vaux et de Versailles.
Autrefois, Jeanne de Schombcrg, duchesse du Plessis-Lian-
court, avait consacré sa fortune à embellir le domaine. Son
mari était querelleur et débauché, au point d'avoir provoqué
son beau-frère, de Schombcrg, dans la chambre du roi, pour
une inlri'ruc damour. Elle essava de le i-elenir à Liancourt.
UN DUC ET PAIll PIIILOSOPIIK 29
Elle y fit, dit Tallcmant des lléaiix, tout ce qu'on pouvait faire
do beau pour les eaux, pour les allées, pour les prairies. Elle
donna de sa main les dessins des jardins el des machines. Dans
son poème des Jardins, le Père Kapin chantait en latin la
nymphe de Liancourt : « ces fontaines distribuées en milliers
de petits ruissc;iux » . Israël Sylvestre (l) dessinait et gravait
a le pré des fontaines en face, le grand quarré d'eau » — ffun-
drilateruin stagnantium aquarum conceplaculuni, — le jeu de
longue paume — Indiferum gailis. — Les vingt-cinq fontaines,
les chandeliers, grands jets d'eau parallèles retombant en
cascade, tentaient le burin de Nicolas de Poilly. Les parterres
en arabesques, les terrasses, les charmilles, les futaies rappe-
laient Fontainebleau. Au milieu de la grande pièce d'eau
fermée par des arbres dont les feuillages formaient des ar-
cades était une ile avec une salle verte. Le château lui-même
était entouré de fossés. A gauche, un corps do logis dont le
haut était occupé par une longue galerie couverte ornée de
pilastres et de frontons : au fond, deux ailes donnant sur le
grand parterre; aux quatre coins, des pavillons carrés. Au
dix-septième siècle, l'hospitalité du château de Liancourt
était célèbre. On y avait reçu, en 1()4G, le jeune Louis XIV,
la régente et Mazarin, ce qui avait valu à Jeanne de Schom-
berg l'érection de la terre de la Roche-Guyon en duché-pairie.
Plus tard, les hôtes du domaine y accueillirent Messieurs
de Port-Royal et leur offrirent un asile contre leurs persécu-
teurs. Saint Vincent de Paul fut même obligé d'intervenir
dans les querelles du duc de Liancourt avec son confesseur et
avec le curé de Saint-Sulpice (2).
(1) Israël Sylvestre était le graveur attitré de la famille. De la iiiëiiie épo(|ue,
nous avons des estampes représentant le moulin de Montville, d'après un dessin
de Lesueur, et « une vue et perspective de chasteau » du graveur l'oilly, d'après
un dessin de Pérelle.
(2) Abbé Fi-ZET, les Jansénistes du dix-septième siècle. — Li cis, ouv. cité,
p. 197. — Le duc de Liancourt avait fait partie de la célèbre confrérie du Saint
Sacrement connue sous le nom de « la Cabale des dévots ». En 1656, « les purs
de la coterie parvinrent à chasser celui qu'ils tenaient pour un complice plus ou
moins naïf du calvinisme de l'ort-Royal ». (Raoul Allikb, la Cabale des dévots,
p. 183.)
30 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT
Dès sa jeunesse, le duc s'attacha à son domaine. « Il l'habita,
dit son fils, plus souvent que son père et aussi souvent que son
service militaire le lui permettait, " Il y recevait ses voisins,
ses amis ; il y rendait les politesses reçues au cours de ses
voyages. Lord et lady Spencer et leur fille Georgina, depuis
duchesse de Devonshire, y vinrent en 1773. Arthur Young y
résida souvent. Il v avait entre le duc et lui grand commerce
d'amitié. En 1770, les deux fils de Liancourt, François et
Alexandre, l'un âgé de quatorze ans et l'autre de douze,
étaient allés avec leur précepteur, Lazowski, passer quelque
temps à Bury-Saint-Edmonds, à Blackfields-Hall. Nouveau
voyage en 1785 et 1786. Ils envoient de Bury à leur père,
avant de partir pour Edimbourg, « le plus superbe mémoire
sur l'agriculture des deux royaumes qui puisse se lire (1) " .
Young était le commensal et le conseil de toute la famille.
Il fréquentait à Paris chez la duchesse d'Enville ; il fréquentait
à Brasseuse, non loin de Liancourt, chez la sœur de la
duchesse, la vicomtesse de Pons, u qui, disait-il, fait probable-
ment plus de luzerne que qui que ce soit en Europe » .
Liancourt le consultait sur les moindres détails de son
exploitation. Y avait-il une invasion de mans ou» moeres " ,
« vers gros à peu près comme le petit doigt, blancs, à tète brune,
produits du hanneton et redevenant hannetons eux-mêmes
après deux années d'état de ver » , c'était à Young qu'on s'adres-
sait pour se débarrasser de l'ennemi.
li Ce ver détruit les blés, les prairies, les jeunes plantations;
il coupe les racines à un pouce sous terre et l'on ne s'aper-
(1) Lettre manustrite, 26 avril 1786. British Muséum, inss. addition 35-126,
fol. 335.^ — Lazi)\v.-<ki .nvait un frère (|ui fut plus tard un révolutionnaire
célèbre, prit part au 20 juin et au 10 août : devenu l'adversaire des Girondins,
il fut défendu par Robespierre. A sa mort, la Commune lui rota des funérailles
puldiqaes et adopta sa fille. Il fut enterré en face des Tuileries. — En mai 1784,
Liancourt l'avait fait nommer inspecteur ambulant des manufactures à Soissons
à 8,000 livres d'appointements. Mme Roland en parle souvent dans ses lettres et
dans ses Mémoires : " Polonais d'origine, venu en France, on ne sait comment,
sans fortune, mais protégé par le duc de Liancourt..., vif, entreprenant, qui
s'offrait lui-même comme un homme d'esprit. » {^Mémoires, édition lîarrère,
p. 400.) Dans sa lettre du 21 mai 1784, elle se plaint à son mari de la nomina-
tion de quatre inspecteurs ambulants : " C'est ainsi que l'on complique la
UN DUC ET PAU! PHILOSOPHE 31
çolt du mal (jull a fait (jue par la mort de la plante.
« La manière la plus ordinaire, la seule même de parer en
partie aux maux qu'il fait à la culture, est de fouiller la terre;
on le fait venir à la surface de la terre en versant du
brou de noix. On rassemble les vers dans des paniers et on
les brûle. (Jiielqucs agriculteurs, pour encourag^er cette des-
truction, donnent autant de sacs de .'^rain qu'on leur apporte
de sacs de « mans on moeres " : mais cette manière de les
détruire est chère et lonjjue et ne j)eut avoir lieu que dans
les plantations et les cultures de pois, de racines : dans les
prés on ferait autant de mal que si on labouroit le pré. Les
récoltes seroient absolument perdues et le mal pire que le
remède.
" Je désirerois donc savoir si en An^jleterre on connaît cette
espèce de vers, et quels moyens on prend pour les détruire
quand ils font du mal, ou pour empocher qu'ils s'établissent
dans une terre.
«Vous voyez combien je compte sur votre complaisance
pour vous troubler de ma question, mais vous êtes ami du
bien, ami de l'humanité autant que savant, et à qui pourrais-je
madresser? (1) i>
Au printemps de 1787, Young partit en poste avec un des
fils de la duchesse d'Enville; il allait rejoindre aux eaux de
Ludion le duc Louis-Alexandre « célèbre par son goût pour
l'histoire naturelle " et la duchesse, sa femme, née Chabot.
A la Roche-Guyon, à Versailles, à l'hôtel de la rue de Varennes
ou à celui de la rue de Seine, il était reçu en ami. Il passa
trois semaines à Liancourt en septembre 1787. Grâce à
lui, la vie du château nous est connue dans ses détails jour-
naliers. Le domaine avait été transformé; les collines aban-
données converties en jardins et en bosquets, allées sinueuses,
bancs de verdure et tonnelles. « Le site est très heureux : les
machine sans l'ombre du bon sens; qu'on mulliplic les dépenses et les sources de
sottises, de bévues, de contradictions. " Lettres, édition Perroud, I, p. 425).
On a souvent confondu Claude Lazowski, inspecteur des manufactures, devenu
démagogue en 1792, avec Lazowski, précepteur des Hls de Liancourt.
(1) Lettre manuscrite citée. (British Muséum, mss. 35-126.)
32 l.A r.OCMEFOUCAULD-LlANCOURT
sentiers ornés suivent le l)orcl des pentes pendant trois ou
quatre milles. Les vues qu'ils offrent sont agréables : dans
(juelques endroits, elles ont de la grandeur. Au château, un
ameublement commode, sans faste et sans recherche, a rem-
placé les dorures, les sphinx et les magots. Tout à côté, la
duchesse a fait construire une ménagerie et une laiterie d'un
goût charmant. Le boudoir et l'antichambre sont fort jolis, le
salon élégant; la laiterie elle-même est tout en marbre, luxe
que se reprochait comme un gros péché le sage proprié-
taire (1). " A côté de ces amusettes à la Trianon, il v avait des
changements plus sérieux. Le premier soin du duc avait été
d'établir une ferme anglaise et de naturaliser les méthodes
qu il avait vu pratiquer avec succès chez nos voisins. " Les
coteaux de Liancourt, dit Young, sont jolis, couverts d'une
culture ({ue je n'avais pas vue auparavant, mélange de vignes,
de jardins et de champs, une pièce de blé, une autre de
luzerne, un morceau de trèfle ou de vesce, un carré de
\ ignés, des cerisiers et d'autres arbres à fruits, le tout cultivé
à la bêche. "
Il Les coteaux, dit Lacretelle, étaient chargés d'arbres frui-
tiers sans clôture, où le propriétaire recueillait quelque
chose, non sans reconnaissance pour ceux qui lui laissaient
une part assez belle. »
La ferme servit de ferme-école. L'agriculture n'était pas
pour Liancourt un sujet d'entretien ou une distraction; il
était agriculteur pratiquant. Le système des jachères fut rem-
placé par celui des prairies artificielles, « genre de culture
juscpi'alors inconnu parmi nous " . Liancourt importa d'An-
gleterre un navet « nommé turnepqui, cultivé sur une grande
échelle, fournit un excellent pâturage pendant l'hiver " . " Je
me rappelle, dit son fils, avec quelle douce satisfaction il par-
courait ses vastes champs chargés d une richesse nouvelle et
(i) Yorxc, Voyages en France, I, p. 101 et suiv. — Vie (lu duc, p. 14 et
suiv. — Lesci:ri:, ouv. cité, p. 293. — Faugère, Vie et hienfaits, p. 14. —
Précis statistique sur le canton de Liancourt (extrait de V Annuaire du départe-
ment de l'Oise de 1837). — Lacreteli.e, Dix années d'épreuves, p. 59.
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 33
avec quelle complai^ancc infati,']able il expliquait les sources
(le cette richesse aux habitants qu il enjjageait à limiter" (1).
<i Une découverte, ajoute Faugère, n'avait de prix à ses yeux
qu'autant qu'il pouvait en faire jouir les autres. » Comme
sa belle-sœur et sa voisine, Mme de l*ons, il auj^mentait ses
luzernes et faisait des semis de trèlle rouge ; « ces fourrages
prenaient place dans la rotation des assolements. » De Suisse
et d'Angleterre, il faisait venir les races de bestiaux les plus
fécondes. En 1772, à Ghanteloup, il avait vu Choiseul rece-
voir en grande pompe quinze vaches expédiées par faveur du
canton d'Unterwald (2). Louis XVI lui-même avait facilité
l'introduction d un troupeau de moutons mérinos chez son
cousin ; les vaches suisses paissaient sous la conduite d'un
" jeune pâtre et de sa femme, dignes, dit Lacretelle, par
leurs belles couleurs et leurs mœurs de lâge d'or, du pinceau
de Gessner leur compatriote i» . En 1787, des béliers conduits
par des bergers de la Gerdagne répandaient dans le pavs la
race espagnole. La culture de la pomme de terre était essavée
dés 1780.
Economiste autant qu'agriculteur, Liancourt comprit avant
la vente des biens nationaux que la division des grands
domaines était la condition du progrès. Ses terres furent par-
tagées en lots qu'il afferma aux personnes de son voisinage.
Il De la sorte, dit Faugére, il trouva le moven de mettre
dans l'aisance des familles indigentes et de se procurer une
augmentation de revenu qui devint dans ses mains linslru-
ment d un nouveau bienfait. "
il avait été un des premiers fondateurs de la Société rovale
d'agriculture, instituée pour donner une direction scienti-
1 Taink est surpris de voir [Ancien régime, p. 62) que Younj; ayant eu Lesoin
(le rensei;;neiiients, on lui ait envoyé le réjjisseur : « La difféience des nianièieé,
la séparation des intérêts, la distance des idées sont si grandes, qu'entre les plus
exempts de iiioi{;ue et les tenan;:iers dii-ects les contacts sont rares et loin-
tains ". Les généralisations de Taine sont excessives. Quoi d'étonnant que, pour
les détails à donner sur son exploitation, Liancourt s'en soit remis à son régis-
seur '?
(2' Mauobas, ouv. cité, p. 221.
34 LA ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT
fique au mouvement de régénération agricole et, suivant le
mot de son président, le marquis de Guerclies, <i pour venir
au secours de la culture négligée des provinces éloignées... "
En 1785, il était un des vingt iTiembres du bureau et commu-
niquait un mémoire de Broussonnet (1) " sur la culture des
turneps, sur les moyens de les conserver et de les rendre
propres à la nourriture des bestiaux (2) » .
Pour réaliser le progrès scientifique, la Société demandait
le concours " des chimistes, des mécaniciens, des natura-
listes » ; elle organisait des comices ; pour propager les nouvelles
espèces elle fournissait gratuitement des béliers au troupeau
commun dans chaque canton. Il faut, disait Liancourt, forcer
les paysans à devenir riches malgré eux (3) . " La fondation
de sociétés d'agriculture dans les provinces a le double objet
d'aider le cultivateur par les conseils prévoyants de la
méthode réfléchie, et de faire connaître dans toutes les par-
ties de la province ce que les expériences de quelques culti-
vateurs pouvaient présenter de neuf et d'utile. » Quatre ans
avant la Révolution, le futur fondateur de l'école mutuelle
écrit ces lignes prophétiques : " On néglige trop en Fi-ance
l'instruction du peuple; on a mis même souvent en question
s'il fallait le laisser ignorant, comme si la connaissance de ses
vrais intérêts ne devait pas le rendre meilleur. On imprimera
tous les quinze jours une feuille dans laquelle seront consi-
(1) Broussonnet (PieiTe-Marie-Auj;uste\ né à Montpellier en 1761, mort
en 1807, suppléant de Daubenton au Collège de France et son adjoint à l'École
vétérinaire, membre de la Société royale de Londres et de l'Académie des
sciences, électeur de Paris en 1789, député de Paris à la Léjjislative ^1791^
secrétaire de cette assendjlée, arrêté à Montpellier comme Girondin en 1792. s'évada,
s'enfuit en Espagne d'où il fut expulsé, en Portugal où il fut dénoncé comme
franc-maçon, au Maroc où il devint médecin et chargé d'affaires des Etats-Unis.
Après le 18 brumaire, il fut nommé consul de France à Mogador, puis aux iles
Canaries, liappelé en France par son parent Cliaptal, il devint professeur de bota-
nique à Montpellier, puis directeur du Jardin des Plantes.
(2) Mémoires (Vafjricullure, d'économie rurale et (lomcsti</ue, publiés par la
Société royale d'agriculture de Paris. (Archives de la Société nationale d'agri-
culture.; Ce recueil substantiel et vivant est divisé en trimestres de printemps,
d'été, d'automne et d'hiver.
(3) Jaurks, Histoire socialiste de la Hévolutioii française, p. 82. « Le mot,
ajoute l'historien, est d'une philanthropie un peu hautaine! »
UN DUC ET PAIi; PIULUSUPIIE 35
gnécs toutes les expériences utiles aux habitants des cam-
pagnes; cette feuille sera envoyée à tous les curés, à tous les
syndics de village, prêtée à ceux qui voudraient la lire,
envoyée gratis aux cabarets principaux (l). » La presse
périodique à bon marché, la presse populaire et rurale est
entrevue comme un moyen d'éducation « du peuple cultiva-
teur )) .
L'année suivante, nouvelle communication ; ce sont les
débuts du philanthrope : il s'agit d'une marmite dite améri-
caine, destinée à la cuisson « des légumes, plantes potagères
et autres substances végétales, telles que le navet, le panais,
la carotte, la betterave, la pomme de terre... de manière à les
rendre plus sapides, point essentiel pour ceux qui font de la
pomnu^ de terre leur principale nourriture (2) » . C'est l'ap-
plication d'une idée de Parmentier. L'usage en est nécessaire
" à cette classe d'hommes habitués à ne pas déguiser par
divers assaisonnements les présents de la nature. Elle rend
l'eau la plus dure égale à la meilleure eau. Les neuf
dixièmes des hommes relégués dans les terres n'ont à leur
disposition que des eaux crues chargées de sélénite : or une
eau séléniteuse racornit les légumes; on les mange coriaces
et insipides; ils sont venteux, d'une digestion difficile et ne
peuvent fournir qu un chyle qui s'élabore mal » .
Hygiène, assistance, instruction du peuple, les idées direc-
trices de la vie de Liancourt commencent à se préciser. Il va
au peuple : l'esprit de 89 est en lui.
11 installe dans la ferme de la Faïencerie, au haut de la
montagne de Liancourt, la première école d'instruction
technique de France.
On a beaucoup discuté sur la date de cette fondation.
(1) Méinoirrs (rii</rit:ultuie, 1786, trimestre de printemps, p. 20 et suiv.
L'idée d'une (iazette du peuple, d'un Journal des Campa<j)ics et des t'amilles, a
été souvent reprise, notamment en 1807 par Cadet de Vaux, en 1815 par le{;rand
Carnot, avec la collalioratioti de Liancourt. (Voir appendice n" IX.)
(2; Mémoire!:, 1786. — Rapport sur les usages et les avantages de la marmite
américaine, par .M.M. le duc dk LuxcotRT, S.\ixt-Jkax de GrÈvecoeijr et C.\det
DE Vaux, p. 113 et suiv.
36 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
L'année 1780 a été adoptée au moment des fêtes du cente-
naire (1) . C'est à cette époque, après ses voyages en Angleterre
et en Suisse, que Liancourt songea à organiser une maison
d'enseignement professionnel : il s'agissait de faire élever,
dans une ferme inutilisée, une vingtaine d orphelins d'anciens
militaires de son régiment de dragons. L'idée de recueillir
dans un établissement permanent les fils de soldats morts au
service avait été mise en pratique, dès 1777, par le chevalier
irlandais Pawlet (2) , rue Popincourt.
Ce qui était nouveau dans la création de Liancourt, c'était
l'idée d'enseigner un métier utile. L'école était ouverte, non
seulement aux orphelins, mais aux enfants des militaires
pauvres, vieux et infirmes. L'école de la Montagne était à la
fois professionnelle et militaire. L'arbre a porté deux bran-
ches : les écoles d'arts et métiers, les écoles d'enfants de
troupe.
Au lieu de soldats indigents et ignorants, Liancourt vou-
lait « former pour l'État des citoyens instruits et laborieux « .
Il prenait plaisir à surveiller, parfois à diriger les travaux de
l'école : c'était sa famille adoptive. " Souviens-toi, mon
enfant, disait-il au paresseux, que lorsque tu sauras ton
métier, ta fortune sera faite (3). »
Eu 1780, 1 école comptait environ cent enfants. Louis XVI
la prit sous sa protection. Elle ne se recrutait pas uniquement
dans le régiment de dragons de La Rochefoucauld. Liancourt
(1) GiiETTiEn, Histoire des écoles nationales d\ii-ts et métiers, préface. — La
date (le 1780 a été fixée sur les renseignements d'un ancien élèvenonmié Auphan,
sorti de l'école d'Angers en 1820, et après une enquête orale auprès delà famille
et des anciens iial)itants de Liancourt. C'est celle qui figure sur le piédestal de la
statue érij'éo en 1861 et sur la colonne comméraorative du centenaire de la fon-
dation (1880).
(2' I'awi.kt él:ut dcjniis ([iielque temps fixé en France lorsiju'il résolut en 1777
de fonder un établissement d'éducation pour les fils des militaires morts nu
hlcssés au service de l'Etat et d'employer la méthode de l'enseignement mutuel
déjà essayée par Ilerhault, à la Pitié, en 1747. Des familles distinguées s'empres-
sèrent de mettre leurs enfants dans cette école d'oîi sortirent de fort remar-
(lual)les élèves. Louis XVI protégea l'awlet et lui fit don de 3(),0l)0 livres pouc
accroiti'c la prospérité de l'établissement
(3) Vie du duc, p. 16. — lie et bienfaits, parFAUOÈnii, p. 15. — Dk Momzev^
ouv. cité, p. 182. — GiETTiER, ouv. cité, p. 25 et suiv.
UN DUC ET PAIR PII IT>OSOPHE 37
en était l'inspecteur .«jénéral; d'accoid avec le fjouvernenr
des Invalides, il devait choisir les pensionnaires parmi les
orphelins, puis parmi » les plus dénués de ressources, les plus
sains et les mieux constitués " . Le personnel se composait
d'un capitaine, d'un lieutenant, de deux sergents, de quatre
caporaux, de dix sous-officiers invalides.
L'école coûtait 18,000 livres par an. L'entretien de chaque
enfant était évalué à I 4(5 livres. Outre les Instructeurs, il y
avait un maître armurier, un tailleur et un cordonnier. Les
enfants man^jeaient à la j'jamelle, ils étaient menés militaire-
ment; Ils avaient un habit, une veste et une culotte en tricot
bleu de roi, revers, collets, parement et doublure de même
couleur, boutons blancs portant fleurs de lis entourés de ces
mots : « Enfants de l'armée » .
A seize ans, ils étaient incorporés pendant huit ans : les
corps payaient 100 livres, dont 50 pour la caisse de l'école,
50 pour rhabillementet les frais de route. En 1787, le nombre
des élèves était de 130; en 1789, de 160.
Nous verrons plus tard comment grandit et se développa la
petite école de la Montagne : dès le début, elle fut imitée par
l'Angleterre, et Georges III fonda à Ghelsea, à côté de la
maison de retraite des vieux soldats, un établissement destiné
à l'entretien et à l'éducation de leurs enfants.
Comme Turgot, Llancourt estimait que la noblesse pouvait,
sans déroger, se livrer aux arts mécaniques; les philosophes,
en entrant aux affaires, avaient proclamé la liberté du travail
« comme la propriété la plus sacrée et la plus imprescriptible
de toutes » . Avec d'Alembert et Diderot, notre gentilhomme
pensait que dans la société transformée « les viles professions
mécaniques » avalent droit à une place d'honneur. Il j)rècha
d'exemple. Près de son château, dans son parc même, s'élevè-
rent deux manufactures. L'une était une fabrique de cardes,
l'autre une filature de coton. Le duc s'était associé avec un
négociant irlandais, nommé Leclerc. Un ouvrier très habile,
Metcalff, qu'il avait fait venir d'Angleterre, resta dans le pays
et fonda dix ans plus tard, pour son compte, une manufacture
38 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
à Chantilly. La rivière de la Béronnelle qui ne servait jusque-là
qu'à alimenter les eaux jaillissantes des « chandeliers " du parc,
se fit, elle aussi, industrielle. On y construisit un moulin à
eau; des ateliers s'élevèrent non loin du jeu de paume et de
la laiterie, avec trente-quatre métiers appelés jeannettes, les
seuls connus pour remplacer le travail à la main. Dès 1775,
le duc avait créé à Ranti^orny une tuilerie et une briqueterie. En
1783, la contrée était transformée. Mais " comme la filature
n'était faite que pour les enfants, et particulièrement les
petites filles, aucun bras n'a été enlevé à l'agriculture (1) ». A
Liancourt, il y avait ime filature de laine, fabriquant des
serges connues sous le nom de Blicourt : elle occupait quatre
ouvriers au métier, gagnant chacun 6 livres par semaine, deux
trameurs et vingt et un fileurs ou fileuses. Dans les autres vil-
lages étaient installés des métiers pour la fabrication d'étoffes
mêlées de lin et de coton, parfois aussi de chanvre, sorte
de tricota côtes alors inconnu en France; ils fonctionnaient
sous la direction de quatre contre maîtres venus de Saint-
Quentin et de Cambrai. A l'hôpital, on distribuait du chanvre
en botte pour les vieilles femmes sans ouvrage : « on leur
payait la main-d'oîuvre à raison de la finesse du travail. »
Il y avait aussi une manufacture de tissus de vingt-cinq mé-
tiers où étaient reçues les filles pauvres : on leur enseignait
la lecture, l'écriture et le tissage du coton; elles y res-
taient jusqu'à leur mariage et on leur donnait pour dot une
quote-part de leur gain (2). La surveillance des métiers
était confiée au curé dans chaque village. «Il était chargé
de la police de cette école, de recevoir et de distribuer les
matières à filer; l'on ne peut trop se louer du zèle et de
l'exactitude qu'ont mis les curés pour seconder les vues
qu'on avait dans cet établissement : ils ont employé pour
exciter l'émulation au travail tous les moyens qui étaient
en eux et particulièrement de refuser les secours de charité
(1) Arch. nat., F'-, 562. Mémoire de Liancourt au contrôleur général.
(2) Lucis, Monographie, p. 75 et suiv. Gaétan indi([ue par erreur dans la Vie
du duc la date de 1790 pour la fondation des ateliers de Liancourt.
U]N DUC ET PAIR PHILOSOPHE 39
aux familles où il restait encore quelques fainéants (1).»
Cette sorte d'assistance par le travail industriel n'allait pas
sans de gros sacrifices. Liancourt avait désaffecté « deux
grandes fermes très considérables qui étaient au moment
d'être vendues ;iO,000 livres et qu'il avait fallu rendre propres
par des réparations à l'usage auquel on les destinait » . La
fabrication de la laine n'était pas lucrative. Aussi le IH jan-
vier 1784, il se faisait accorder par le contrôleur général une
gratification de G, 000 livres (2). En 1789, il se faisait prêter
par le Conseil du commerce trois métiers à bas qu'il s'enga-
geait à rendre au bout de trois ans (3) .
Le duc ne menait pas une vie oisive. « L'opulence, suivant
le style du temps, était sanctifiée par le génie des bonnes
œuvres. » La duchesse, sa femme, se partageait entre la rési-
dence de son mari et sa seigneurie de Crèvecœur-le-Grand.
Sympathique et spirituelle, elle groupait autour d'elle une
cour nombreuse. A Crèvecœur, ce n'étaient que fêtes et festins.
Dans certaines circonstances on dressait au milieu de la cour
d'honneur d'immenses tables où tous venaient s'asseoir, a La
plus aimable des fées y mettait le couvert... Après ces agapes
populaires, la foule se répandait dans les allées du vaste parc
et, à la lueur des lampions, se livrait au plaisir de la danse :
la duchesse, heureuse du bonheur des autres, se mêlait aux
groupes, suivie d'un essaim d'enfants qu'elle inondait de
dragées et de bonbons (4) . » Parfois on jouait la tragédie. En
1789, on monta VHamlet de Ducis. La duchesse joua Ger-
trude. Quant au rôle d'Hamlet, il fut tenu par un jeune
étranger de passage, qui n'était autre que Talma (5).
A Liancourt, la vie était moins folâtre, et les promenades
plus sérieuses. On visitait les fabriques, on s'intéressait aux
(1) Arch. nat., Mi'moire cité.
(2) Id., Mt'inoire cité.
(3) Procès-verbaux du Conseil du couiinerce. Inventaire, p. 466, 1" colonne.)
(4) Louis Hubert, Crèvecœur le Grand, p. 170 et suiv.
(5) Id., p. 175. « La présence inopinée de Talma à Crèvecœur expliquerait
assez la maladie suliite de l'acteur char{]é du rôle d'Ilauilet. ^Liis le secret,
malgré tout, fut bien yardc. >>
40 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
cultures, aux plantations, à l'hospice " où la charité chré-
tienne donnait la main aux vœux les plus éclairés de la phi-
lanthropie " . — u La promenade à cheval, dit Young, la chasse,
les plantations, le jardinage mènent jusqu au diner que Ton
ne sert qu'à deux heures et demie, au lieu de Tancienne habi-
tude de midi ; la musique, les échecs, ainsi que les autres
passe-temps ordinaires d\in salon de compagnie et une biblio-
thèque de sept ou huit mille volumes, permettent d'employer
agréablement les loisirs qui restent (1). »
Le duc croyait trop à la nécessité de l'éducation pour
négliger celle de ses enfants : leur précepteur, Lazowski, était
fort lié avec Young et avec les philosophes; laine de ses fils,
François, était né le 8 septembre 1765; le second, Alexandre,
en 1767. En 1782, ils firent leur tour de France: ils allèrent
en Bourgogne, en Suisse, à la Grande-Chartreuse, en Pro-
vence. En 1783, ils visitèrent la Normandie, le Mont-Saint-
Michel. Ils voyageaient simplement a Nous sommes, disent
leurs notes de voyage, M. de Lazowski, mon frère et moi, à
cheval. Un domestique dans une voiture à deux chevaux et un
palefrenier composent notre suite. " On visitait les écoles, les
manufactures, les ports. Leur récit, un peu naïf, montre de
jeunes hommes élevés librement. A Genève, accoutumés à un
état monarchique, « ils trouvent tout étonnant de compter
le peuple pour quelque chose ". Au Mont-Saint- Alichel ,
ils frémissent » dans le cachot obscur où a été enfermé le
gazetier de Hollande " . — " Je ne conçois pas, dit le narra-
teur, comment Louis XIV a pu faire une chose si petite après
(i) Young, I, p. 103. — Lacretelle (ouv. cité} parle de dix à douze mille
volumes ■ sans jurisprudence et sans théologie » .
Il ne parait pas que Liancourt se soit personnellement adonné à la chasse.
D'après des traditions orales, les faisans étaient si nombreux que les cultivateurs
limitrophes du parc se plaij^naient de leurs défjàts. On sait ce que la chasse sous
l'ancien régime représentait de vexations. L'oncle de I>iancourt, le cardinal de
La Rochefoucauld, nommé archevêque de Rouen en 1769, détruisit la garenne
de Gaiilon, dont les lapins ravageaient les terres des riverains. ( Vie du duc,
p. 23. (!et acte lui fit grand honneur. Young déplore la conduite des grands
seigneurs qui laissent en friche leurs immenses domaines pour ne s'occuper tpie
de leur {jibier. " Quel(jues-uns, dit-il, font exception, comme le duc de Lian-
court, comme sa belle-sœur, Mme de Pons. » (Babeau, Classes rurales, p. 360.)
UN DUC ET PAIIl PHILOSOPHE 41
toutes les actions de g^randeur qui lont rendu célèbre (1)."
Les fils avaient reçu une éducation libérale et, suivant le
mot de Diderot, exclusivement civile.
YII
Dès l'avènement de Louis XVI, Liancourt se rapprocha non
de la cour, mais du roi. Il devint son ami et le resta toujours, ne
profitant de son crédit que pour diriger les vues du monarque
« vers l'encourag^ement du commerce et de l'industrie et les
réformes utiles au bien-être de la société (2) " . Il aurait pu
dire comme Turgot : « Ce n'est pas au roi que je me donne,
c'est à l'honnête homme. " « Notre famille, écrivait-il à sa bru,
a toujours eu un égal éloignement et pour l'état de domesti-
cité et pour l'état dintrigue. > Son intimité lui servit pour-
tant à obtenir plus facilement « les avancements militaires
auxquels ses qualités, ses mérites et ses services pouvaient lui
donner des titres " .
Mais il n'aimait guère Marie-Antoinette. Jaloux de la
faveur de la duchesse de Polignac, les La Rochefoucauld
— comme les Montmorency, les Noailles, les Clermont-
Tonnerre — faisaient à la reine une guerre acharnée (3).
Quand celle-ci demanda la duchesse de Liancourt pour dame
d'honneur, le duc d'Estissac refusa tout net. « Nous eûmes,
lui et moi, à cet égard, une explication avec la reine, dont
nous eûmes lieu d'être complètement satisfaits et qui entra
avec bonté dans nos raisons (4). " La reine fut-elle aussi
(1) '< Les nioiiies, ajoute le voyageur, ont 43,000 livres de rente, avec les-
quelles ils mangent et boivent bien toute l'année. "
Journal de mon voyage dans les provinces méridionales de France dans
l'année 1782 et 1783, I, p. 152. ^Bibl. de la Chambre des députés, mss. E*, 25.)
Voir Appendice, n" IL
(2) FaioÈhk, Vie et bicufaitx, p. 16.
(3) RknÉk, Louis XVI et S(t cour, p. 260.
(4) Vie du duc, p. 20.
42 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÎS'COURT
satisfaite que le prétend le duc? Il est permis d'en douter. Ce
refus, " bien qu'il ne fût pas seulement de caprice ou de
vanité» , n'était pas pour la flatter. «Une femme, ditLiancourt,
n'a à la cour aucune ambition personnelle à satisfaire : elle ne
peut donc y être que dans un état de domesticité qui la rend
purement passive et dont elle ne peut sortir que par l'in-
trigue. " Bonne raison pour un lecteur des Caractères ou des
Maximes, mais dont les reines, même au dix-huitième siècle,
ne devaient guère s'accommoder.
Liancourt n'eut jamais la faveur de Marie-Antoinette. Il
s'en consola par l'affection de Louis XYI. Turgot et Males-
herbes étaient ses amis. On comprend sa joie quand il les
vit aux affaires. « L'hôtel de La Rochefoucauld fut tout
ministériel. " C'est à la Roche-Guyon qu'en 1776 Turgot se
consolait de sa chute en lisant YArioste et en faisant des expé-
riences de physique (1). Là, fréquentaient aussi d'Alembert,
Mably; Condorcet, l'ami intime du duc Alexandre, possédait
à Dennemont, en face de Mantes, une propriété de campagne.
Cette liberté de relations ne nuisait pas au grand maître de
la garde-robe, devenu titulaire de la charge paternelle. Il
était à la cour un des représentants du parti des réformes.
Necker le séduisit par sa droiture et sa capacité. Il applaudit
au Compte-rendu qui établit en France la première publicité
des revenus et des dépenses de l'État. Au voyage de Cher-
bourg, en juin 1786, il accompagnait le roi. On était au
lendemain de l'affaire du Collier. La nation malgré tout se
reprenait à espérer. La garde bourgeoise eut partout la droite
sur les troupes de ligne; sur l'arc de triomphe que le cardinal
de La Rochefoucauld (2) fit élever à Rouen, était inscrite la
(1) KousSE, ouv. cité, p. 331. — Condorcet : lettre du 6 octobre 1776. —
Une caricature du temps représente la duchesse et le contrôleur j'énéral dans un
cabriolet culbutant sur un clianip de blé. Sur les jupes de Mme d'Enville, on lit :
" Liberté, liberté tout entière. » (Goncourt, la Femme au (lix-liidliètne siècle.)
2 La Ho(^iiKi-oiJGAii,D (Dominique dk), né à Saint-llpizo (Haute-Loire), 1712-
1800, débuta dans le liaut clerjjé en 1747 comme évèquc d'Albi; archevêque de
Rouen en 1759, cardinal en 1778, élu le 23 avril 178!) député ilu clerjjé aux Ktats
Généraux par le bailliage de Rouen, il se prononça contre la Révolution et signa
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 43
raison du voyage : " Pour I utilité publiquo : uiiliiatis publicse
causa. » Ce mot inspiré par Liancourt à son oncle fit une g^rande
impression. Arrivés au Havre, Louis XVI et sa suite montè-
rent à Injjouville et visitèrent la villa Uégouen (1), « pour
jouir de la superbe vue de la terrasse où le roi se promena
trois quarts d'heure ». — « Nous fûmes, écrivait la mère de
Mme l]é.'j()uen, averties à cinq heures et demie du matin du
bonheur (jue nous allions avoir. Nous étions en ville où nous
avions couché pour être plus à portée de voir les illuminations :
vous jugez comme quoi nous accourûmes faire préparer le
logis. Il ne s'y rendit, pour nous accompagner dans cette
visite, que Mmes de Puységur et Foiiche avec leurs maris. Nos
quatre enfants bondissaient sur les gazons. Le peuple entou-
rait nos claires-voies et criait à qui mieux mieux : u Vive le
« roi ! " Nous avons joui, comme vous le voyez, tout à notre
aise, de la présence de ce bon prince, qui fit nombre de
questions sur la position de différents points de la IManche, et,
en général, avait l'air de prendre grand plaisir à considérer
tout ce qu'il voyait (2) . »
A Cherbourg, il y eut un grand enthousiasme quand le roi
s'installa sur un des cônes de M. de Cessart, pour voir
immerger un des autres cônes destinés à former la digue (3) .
la protestation du 12 septeinl)re 1791. Après le 10 août, il émijjra en Allenia{;ne
et se retira à Munster où il mourut.
(1) BÉGOUKX ^Jacques-François), né en 1743 à Saint-Domingue, mon en 1831.
Riche armateur au Havre, il fut député du tiers pour le bailliage de Gaux : il
intervint dans les débats sur le conimerce et les colonies. Arrêté sous la Terreur,
il fut libéré après le *.) thermidor. Conseiller d'Etat en 1803, il prit part à la
rédaction du Code de commerce . Commissaire extraordinaire à Rouen à la pre-
mière Restauration, il rentra au Conseil d'Etal après les Cent-Iours, et fut élu
député en 1816. Il a laissé une intéressante correspondance manuscrite « avec
les ofHciers municipaux du Havre, de juin 1789 à fin septembre 1791 ». ^Arcliives
du Havre.)
(2) Journal de Normandie, n" 54, 8 juillet 178(). La villa Régouen a été con-
servée et appartient à la famille Quesnel. Napoléon v vint comme Premier Consul
et comme Empereur.
(3) Cessart (Louis-Alexandre de), 1719-1806, inspecteur général des ponts
et chaussées; d'abord ingénieur de la généralité de Tours ^1751), de celle de Rouen
(1775), exécuta le pont tournant du Havre; chargé des travaux de la rade de
Cherbourg, il démissionna à raison de difficultés financières. Il donna le plan du
44 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Les années qui précédèrent la Révolution furent marquées
par une singulière contradiction. Tandis que la lutte des classes
8'ap.<Travait, que le tiers état humilié se préparait à devenir la
nation, on ne parlait que de bienfaisance. La philanthropie
peu à peu se sécularisait. A la formule religieuse de l'aumône
se substituait la formule moderne devinée par le génie de
Molière : » Je te donne pour l'amour de Ihumanité. » On deve-
nait sentimental par mode et par amourdugenre humain. «Nous
étions éblouis, dit un contemporain, par le prisme des idées
€t des doctrines nouvelles, rayonnants d'espérance; brûlants
d'ardeur pour toutes les gloires, d'enthousiasme pour tous les
talents et bercés des rêves séduisants d'une philosophie qui
voulait assurer le bonheur du genre humain (1). » On parlait
avec exaltation " d'indépendance dans les camps, de démo-
cratie chez les nobles, de philosophie dans les bals et de
morale dans les boudoirs » {'2) .
Liancourt jouait sa partie dans ce concert; Talleyrand, non
sans ironie, parle de ses réceptions fort à la mode. " On ne
dinait guère chez M. de Yaudreuil, chez M. de Liancourt,
sans être obligé d entendre ou le Mariage de Figaro, ou le
poëme des Jardins ou le Connétable de Bourbon ou quelques
contes de Chamfort, ou ce qu'on appelait alors la Révolu-
tion de Russie... Les prétentions avaient déplacé tout le
monde. Les carrières, ce grand soutien de la hiérarchie et du
bon ordre, se détruisaient... Dclille dînait chez Mme de
Polignac avec la reine; l'abbé de Balivier jouait avec M. le
comte d'Artois; M. de Vianes serrait la main de M. de Lian-
court (3) . "
Dans ce lohu-bohu encyclopédique d'idées et de réformes,
on parlait beaucoup de mendicité, d hôpitaux, de paupé-
risme, il Le pays, disait Voltaire, où la gueuserie, la men-
pont (les Arts, premier pont de fer excruté en France. — Voir Vie du duc, p. 23.
— Henri Martin, Histoire de France, t. XVI, p. 559.
(1) Mémoires de Ségur, dans Taixe, Ancien régime, t. 1, p. 391.
(2) Pierre de Ségur, Un grand homme de unions. {^Hevue de l'uris, 15 avril
1903.)
(3) Mémoires, I, p. 47 et 60.
UN DUC ET PAU'. l'IIILOSOPHK 45
diclté est une profession, est mal {gouverné. La gueuserie est
une vermine qui s'attache à l'opulence : oui, mais il faut la
secouer. Il faut que l'opiileuce fasse travailler la j)auvreté :
que les hôpitaux soient pour les iiuiladics et la vieillesse, les
ateliers pour la jeunesse saine et vigoureuse. « Le philosophe
de Ferney s'était passionné pour la réforme de " lllotel-
Dieu de Paris, celui où l'on reçoit journellement le plus
de pauvres malades... le réceptacle de toutes les horrihles
misères humaines, et le temple de la vraie vertu qui consiste
à les secourir ». Quel contraste entre " une fête de Versailles,
un opéra de Paris où tous les plaisirs, toutes les magnifi-
cences sont réunis avec tant d'art, et un Hùtel-Dieu où toutes
les douleurs, tous les dégoûts et la mort sont entassés avec
tant diiorreur " !
Chamousset, l'un des meilleurs citoyens et des plus atten-
tifs au hien public, avait proposé de créer plusieurs hospices
mieux situés, plus aérés, plus salutaires. " L'argent a
manqué pour cette entreprise... (1). On en trou\e toujours
quand il s'agit de faire tuer les hommes ; il n'y en a plus quand
il faut les sauver. » Le même Chamousset voulait former une
compagnie privée qui se serait chargée d'administrer l'Hotel-
Dieu. Ce projet bizarre échoua.
Liancourt accompagna Malesherbes dans ses visites à
Bicétre en 1775. 11 suivait les efforts de Necker pour réformer
les prisons et les hôpitaux; il lisait les livres de l'abbé Ban-
deau sur les " besoins, les droits et les devoirs des vrais
pauvres " . Il se souvint plus tard, à la Constituante, des ate-
liers de charité de Turgot à Limoges. Ne fut-il pas l'inspira-
teur de la lettre curieuse de Louis XVI sur les mendiants :
« aux valides, le travail ; aux invalides, les hôpitaux; et les mai-
sons de force à tous ceux qui résistent aux bienfaits de la
loi (2) "?
(1) Dict. pliilosopliiijiic, art. Cliarité. iMlitioii «le Kelil, XXXVIII, p. 457
et suiv.}
(2) 8 juin 1777, citée par Rcnét! (Louis XVI il sa tour, p. 255}. Un arrêt du
conseil du roi du 2 décembre 1788 permet de ramasser des matériaux même dans
les l)ois du roi, des communautés ecclésiastiques et laïques, seigneurs et particu-
46 LA KOCHEFOUGAULIVLIANCOURT
C'est répoque où se fondent les premières sociétés mon-
daines de charité, la Société de charité maternelle en 1784,
pour « empêcher l'exposition des enfants légitimes aux
Enfants trouvés, et assister à domicile les femmes en couches » ;
la Société des philanthropes de Strasbourg en 1 77(3. La maison
philanthropique de Paris, fondée en 1780, compta Liancourt
parmi ses premiers associés (l). Sur ses conseils, le roi s'en
déclara le protecteur en 1787.
VIII
A Paris, Liancourt s initiait aux théories de l'assistance, et
à la pratique de la bienfaisance. A Clermont et à Soissons, il
faisait son apprentissage de constituant. Sa tournure d'esprit
le poussait à s'associer à tout ce qu'on tentait pour alléger le
despotisme et le transformer en monarchie constitutionnelle.
En septembre 1787, il présida l'assemblée de l'élection. " Le
duc, dit Young, m'invita au diner de l'assemblée où se trou-
vaient plusieurs agriculteurs en renom... Il s'y trouvait trois
grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fermiers.
J'examinai avec attention leur attitude en présence d'un sei-
gneur du premier rang : à ma grande satisfaction, ils s'en
tirèrent avec un mélange d'aisance et de réserve fort conve-
nable, d'un air ni trop dégagé, ni trop obséquieux, exprimant
leur opinion librement et modérément, à la manière
anglaise {2). »
liers, pour les ouvrajjes entrepris dans les ateliers. ^I)il)l. Carnavalet. Recueil ilc
pièces sur l'assistance, série 128.)
(1) L'Annuaire de 1786 porte : « IN" 18.j, M. le duo de Liancourt. » La Maison
philanthiojnrjuc est devenue la Société philcDilhropiquc . Ses sept fondateurs
furent Savalette de Langes, administrateur du Trésor royal; Tavaniics, inestre de
camp; Le Camus de Pontcarrc, premier président du parlement de Normandie;
lilin de Sainuiore, censeur royal; de Saint-Martin; les docteurs Girard et
Le Jeanroy, membres de la Société de médecine d'Edimbourg et de la Société
royale. » (Pkan de SàiNT-GiLLES, Maison pliilantluopif/uc de Paris, p. 8 et suiv.y
(2) Cité par Lavergxk, les Assemblées provinciales sous Louis XVI, p. 140.
CN DUC ET FAIll PHILOSOPHE 47
De Clcrmont, Liancoiirt alla sié^'jer à rasseml)lée de la
généralité de Soissons. Elle comptait trente-six membres. La
session dura du 18 novembi-e au 17 décembre 1788. Les pro-
cureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres,
le comte d'Allouville, et pour le tiers, Ulln delaCbaussée (1),
avocat; « des propriétaires ruraux, des laboureurs » , disent
les procès verbaux, siég^eaient à côté des ducs.
Le président nommé par le roi était le comte d'Egmont-
Pignatelli, gouverneur de Saumur. L'Assemblée se divisa en
quatre bureaux : impôts, fonds et comptabilité; travaux
publics; agriculture; commerce et bien public. Le bureau des
travaux publics était présidé par Llancourt. En sa qualité
d'agriculteur, il s'intéressait à la voirie rurale. Il inspira ou
rédigea le rapport sur le projet alors préparé par le Conseil
du roi et annoncé pour 1780 (2).
L'idée maîtresse du nouveau règlement était qu'aucune
localité ne devait concourir aux frais d'une route, qu'en pro-
portion de l'intérêt qu'elle y avait : les fonds payés par
chaque province devaient être dépensés dans la province
elle-même. Liancourt approuve cette pensée de décen-
tralisation. (1 Ce n'est plus ici, dit-il, une loi qui, consi-
dérant les travaux des routes comme une dette commune à
acquitter par toute la province, en répartit la charge dans
une proportion uniforme pour tous les contribuables : c'est
une loi qui, descendant dans l'examen de l'intérêt de chacun,
ordonne qu'il serve de proportion à sa contribution, ne veut
exiger de tribut que pour le rendre utile aux tributaires et
Laverjide appelle le duc « un des homincô les plus passionnes de son temps
pour la liberté, la justice et la bienfaisance ». — Le règlement du 23 juin 1787
sur les assemblées {jénérales des communautés d'habitants conférait le droit de
vote aux nobles et non nobles ayant vingt-cinq ans accomplis. Le sei;;neur et le
curé en faisaient partie de droit. (Babeau, Assciiihlécs générales, p. 255.)
(i) Allonville (Amand-François, comte d ), 1764-1832, fut plus tard officier
ilans l'armée de Condé.
Blin (Louis-Mathieu), né en 1763, fils du procureur au bailliage provincial:
élu en 1806 comme candidat au Corps législatif, n'y siégea pas.
(2) Proces-vcibal des séances de l' Assemblée provinciale du Soissonnais,
p. 363.
48 LA ROCHEFOUCAULD-LlANCOUllT
cherche à appliquer dans tous les rapports et dans tous les
détails, les vues d'équité qu'elle annonce. »
Les municipalités obtiendraient une grande économie dans
l'emploi des fonds en surveillant de près 1 exécution des
marchés; elles augmenteraient le plus souvent leurs contri-
butions volontaires, si elles étaient sûres de les dépenser à
leur gré. Les idées du rapport de 1788 inspireront la loi de
183G sur les chemins vicinaux.
L'assemblée fit aussi bon accueil au projet ingénieux conçu
par M. de la Milliére (1), directeur des ponts et chaussées, à
l'exemple de l'Angleterre, pour fixer la largeur des bandes de
roues de charrette, et ménager ainsi les chevaux. L'essieu
des roues de devant devait être plus long que celui des roues
de derrière, afin que les deux roues ne suivissent pas la même
voie (2). « L'usage des roues à larges bandes, disait le rap-
porteur, pourrait être rendu plus utile en exigeant que l'essieu
sur lequel tournent les roues de devant soit plus court que
l'essieu sur lequel les roues de derrière sont montées. L'effet
de cette inégalité dans les essieux est que les roues de derrière
comblent le bord extérieur de Tornière faite par les roues de
devant et font roider la voiture sur une base plus large et par
conséquent plus utile à la conservation des chemins (3) . »
Les États Généraux avaient été convoqués d'abord pour le
27 avril, puis pour le 4 mai 1789. Comment seraient-ils com-
posés? Quelles seraient leurs attributions? Brienne avait
invité les corps du royaume et les sociétés savantes à lui
adresser leurs mémoires. Les brochures j)leuvaieut. Chacun
avait en poche son plan de constitution.
Celui de Liancourt est intitulé : Finances, crédit national,
(1) Mii.LiKRE (Antoine-Louis Chavmont de i.a), né à Paris, 174G-1803, avocat
{général au Parlement de JNancy (1767;, niaitre des requêtes au Conseil d'Etat
1769), intendant des ponts et chaussées i 1781\ des mines 1787} et des
finances (1787), Ht améliorer les ports de Gherl)our{; et de Dieppe, rentra dans la
vie privée après le 10 ain'it. fut ouiptisuniié sous la Terreur, déporté en 1798 et
rentra en France en 1800.
(2) LAVEncNE, ouv. cité, p. 142.
3) Prorès-t'crbcil, p 210 et 211. Ce rapport est certainement de Liancourt,
mais les noms des rapporteurs ne sont pas au procès-verbal.
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 49
intérêt politique et commer'ce, forces militaires de la Fj-atice [\) .
C'est un plan complet de reconstruction. Il s'agit de « porter
rapidement la nation au plus haut degré de force, à la plus
heureuse, à la plus immuable prospérité » .
« Je n'ai en vue, ni mes amis, ni moi un prix acadé-
mique; j'ai pensé dans l'intérêt général ; il s'agit moins d'exa-
miner si jai bien dit que si j'ai bien calculé. Il faut éviter
la banqueroute qui serait pour nous la fin de Caton mourant
en déchirant ses entrailles (2) . »
Liancourt remonte aux principes : l'idée de l'égalité des
droits dérive de l'idée monarchique. La monarchie ne peut
admettre aucune différence de pouvoir et de régime : « Le
monarque est un, son royaume est un, ses provinces sont
une. " Les sujets d'un même État ne peuvent donc prétendre
à des exemptions incompatibles avec la justice et l'intérêt
commun qui doivent former les liens d'une grande société ;
les privilèges sont « plus onéreux à l'État et lui coûtent
plus de morts et d'esclaves qu'une guerre (3j ; s'ils sont
contraires à l'intérêt général, il faut les supprimer; s'ils sont
conformes à l'intérêt général, ils doivent être communs à tous
et, dés lors, cesser d'être des privilèges " .
Liancourt est pour la monarchie démocratique : " Les abus
aristocratiques sont pires que les abus monarchiques; le des-
potisme a parfois fourni de grands princes à la terre; l'aris-
tocratie la toujours surchargée de tyrans, et cela doit être :
attendu que les corps sont permanents, ils ne peuvent plus
s'y régénérer... » Il faut une révolution pour ramener les
choses à leurs principes. Les sujets d'un même empire, éga-
lement chers et précieux à leur souverain, ne doivent avoir
qu'un droit commun : si les Bretons, les Gascons, les Proven-
çaux, les Lorrains veulent conserver leurs privilèges, il faut
^1) L'ouvrajie a paru sans nom d'auteur. Mais toutes les biographies l'indiquent
comme étant (le Liancourt. Gukttier, ouv. cité, 271.) L'exemplaire de laBil)lio-
thèque nationale, Li)''/ll390, porte au dos de la reliure : « La lloclicfoucauld-
Liancourt. » L'ouvrage est en deux parties; chacune a sa pagination spéciale.
(2) I, p. 167.
(3) II, p. 22.
4
50 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
que le roi étende ces mêmes privilèges à tout le royaume. De
là dérive Tép^alité : égalité dans Fimpôt, égalité sous une loi
uniforme... Il faut renoncer à des privilèges qui rejettent sur
le pauvre la part que le riche doit supporter, à des formes
antiques qui ont multiplié les abus; s'en tenir aux distinctions
personnelles fondées sur le mérite ou la naissance, et con-
fondre toutes les facultés foncières : » Qui aura, payera dans
une proportion générale et uniforme. "
Les trois ordres sont maintenus, mais ils ne conservent
qu'une vie apparente : c'est la nation qui consent l'impôt à
l'avance pour un certain nombre d'années au moyen des Etats
Généraux. L'impôt est fixé mathématiquement suivant les
facultés du contribuable : une taxe générale, uniforme, inva-
riable, pèse sur la propriété; personne n'en est exempt. « Le
clergé la payera : si les pères de famille la payent, pourquoi
les prélats, les abbés, les bénédictins, les bernardins, les
chartreux ne la payeraient-ils pas?... » La noblesse doit s'y
soumettre : dans les pays de taille réelle, la différence des
charges est peu de chose ; dans les pays d'élection, il y a
des cotes si disproportionnées aux revenus « qu'on n'ose en
citer des exemples " .
La répartition et le recouvrement des taxes seront confiés à
une Cour nationale composée des princes, des pairs de la
Orand'Chambre et de quatre députés élus par les états pro-
vinciaux, à raison d'un seul pour le clergé et la noblesse, et
de deux pour le tiers état; mais cette Cour ne pourra disposer
que des u fonds libres " sans jamais excéder la mesure; sinon,
elle convoquera les États Généraux. « Aucun emprunt ne sera
légal s'il n'est consenti par un comité issu de cette Cour et
chargé de l'entretien des routes, du soulagement des pauvres,
de l'extinction de la mendicité. » S'il y a des excédents de
recettes, le roi seul en décidera : le monarque et la nation
seront préservés ainsi de " tout abus ministériel ainsi que de
la confusion aristocratique de treize parlements encore plus
séparés j)ar la diversité des opinions que par la distance des
lieux » . La Cour nationale, réunie à la commission générale
UN DUC ET PAIR PHILOSOPHE 51
des députés, sera « un mur •• entre les ministres et le crédit
national.
Au-dessous du roi, de la Cour nationale et du Comité per-
manent, les États provinciaux répartiront les charges d'après
rétablissement du cadastre des facultés foncières de chacun.
Les suffrages seront calculés d'après le revenu foncier, chacun
ayant autant de voix qu'il a de fois 500 livres de revenu ;
les fractions se cumuleront pour donner une voix. La
totalité des voix étant arrêtée, il y aura dans chaque paroisse
un rôle séparé pour chaque ordre; à l'assemblée du district,
chaque ordre aura ses délégués qui exerceront un droit de
suffrage proportionnel : même système de délégation dans les
États provinciaux; chaque député établira sa créance et la
quantité dos voix de son district afin que sa voix y soit inva-
riablement comptée sur le même pied... En somme, les
ordres ne seront plus maintenus que pour la forme : c'est la
« totalité des voix des trois ordres qui doit supporter la tota-
lité de la charge et la part de chacun y est toute faite en
raison du nombre des voix (1) " .
Les États provinciaux s'occuperont de l'administration
intérieure, des routes, de la réforme des dépôts de mendicité.
Il faut fournir du travail aux pauvres et leur ôter la ressource
des aumônes recueillies sur le pavé. Les mendiants sont
livrés dans les dépôts à l'avidité de subalternes qui rognent
leur pitance et leur maigre salaire. On doit non seulement
défendre de mendier, mais aussi défendre de donner aux
mendiants. *' En vain criera-t-on du haut d'une chaire que
les hommes sont frères et que la charité mène au ciel ; si le
père commun qui est le souverain n'exige la part des pauvres,
ils en seront certainement frustrés, et celui qui prêche est
souvent de tous les frères le plus dénaturé (2). »
Liancourt attaque les privilèges du clergé, « destructif du
droit commun qui le rend étranger au milieu de la république
et pourrait lui devenir funeste " . Le nombre des monastères
(1) I,p. 61, 63 et suiv.
(2) II, p. 8.
52 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOUr.T
devra être réduit au profit des pauvres. « Il ne faut pas que
le clergé nous fasse souvenir qu'il ne doit point y avoir d'hé-
ritage en Israël. Les dignités personnelles n'ont rien de
commun avec la terre dont toute la dignité consiste à être
bien cultivée et, pour cet effet, un laboureur lui est bien plus
nécessaire qu'un prélat ou un noble (1). v
Ces principes établis, Liancourt dresse le budget de la
France. Les recettes reposeront sur la taxe territoriale. Pour
la rendre proportionnelle aux facultés du contribuable, il faut
connaître le revenu global du pays, le total des impots actuels
et le total de la dépense des Français. Le revenu brut des
terres est de 1,791 millions de livres; celui des maisons, de
142 millions. Total : I milliard 93G millions. Les 25 millions
d'habitants dépensent par an 8 milliards 267 millions pour
leur nourriture, plus 4 milliards pour leurs vêtements ; total :
12 milliards. Liancourt divise les Français en dix catégories,
dont la première dépense, pour sa nourriture, 4 sols par tête
et par jour, et la dernière, composée de 300,000 personnes,
dépense 5 livres ; « ce sont ceux qui se font servir, dans un
seul repas, du gibier, de la volaille, du poisson, des légumes,
des vins, des fruits, des glaces, du café, des liqueurs (2) " .
Les impôts perçus, soit 600 millions, absorbent les trois
quarts du revenu de la propriété et un soixante-dixième de la
dépense totale. Ils sont tellement excessifs que " les proprié-
taires sont sur le point d'abandonner les maisons et les
champs » .
Toutes les impositions foncières et personnelles seront sup-
primées et remplacées par la taxe territoriale : cette taxe, des-
tinée à payer les intérêts de la dette publique, " de la nation à
la nation » , sera de 275 millions, y compris 6 millions de frais
de recouvrement et 8 millions de réserve « pour les remises à
faire aux cultivateurs à raison des intenq)éries qu'ils sont
dans le cas d'éprouver» . Cet impôt représente 3 sols par livre
du revenu net des propriétés foncières, il sera rigoureusement
(1) I, p. 55.
(2) I, p. 94 et suiv.
UN DUC ET PAIll PHILOSOPHE 53
proportionnel. Celui qui, dans les campagnes, ne possédei'a
aucun bien-fonds, n'aura rien de fixe ni d'exigible à payer.
La capitation, « tribut d'esclaves " , est supprimée. On peut dire
au journalier : n Travaille pour vivre », mais non pas : «Travaille
pour rien. »
l'ius de taille, plus de vingtièmes, plus de corvée, plus de
dons gratuits du clergé et de la noblesse. Comme il n'est pas
juste que le journalier soit affranchi de " toute redevance
envers la société ", il ne payera qu'un léger impôt sur la mou-
ture.
L'idée de la progression n'effraie pas Liancourl, il la trouve
même assez équitable; pourtant, il la rejette. « Celui qui a
beaucoup plus que le nécessaire pourrait payer de son
superflu dans une proportion différente de celui dont les
facultés sont au-dessous du besoin absolu... Cette distinction
trop métaphysique pouvant prêter à l'arbitraire, il parait plus
sûr de n'admettre qu'un principe simple. Au moins faut-il
que la grande aisance et l'énorme superflu soient taxés comme
le nécessaire des pauvres et dans la même proportion. Des
privilèges dont l'objet est de payer moins, à proportion qu'on
a plus, et d'exiger du pauvre dans une proportion toujours plus
forte à mesure que ses facultés diminuent, sont bien certaine-
ment le renversement des idées sociales (1). "
Des impôts existants, Liancourt ne conserve qu'un petit
nombre : la gabelle est réduite de 15 millions par l'abolition
du « sel de devoir " ; sur 1,800 galériens, « il y a 1,200 faux
saulnicrs qui auraient, sur-le-champ, droit à la liberté » . Un
impôt d'un denier par livre sur la mouture du blé, du seigle,
du sarrazin produira 58 millions, déduction faite de 9 millions
aux meuniers chargés du recouvrement; sur ces 58 millions,
8 millions seront donnés en secours ^> aux familles trop nom-
breuses et non aux mendiants de profession » . Un im[)ôt de
100 livres par an et par cabaret produira 15 millions. Les
douanes sont maintenues. » Toutes exemptions ou modérations
(1) I, p. 171.
54 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÏNCOLRT
en faveur des bourgeois, seigneurs, magistrats, hôpitaux
mêmes sont révoquées. II y aura un impôt de G millions sur
les voitures et gens de livrée, mais on l'affermera afin
« d'éviter les sollicitations des gens en place " .
Le budget en recettes ainsi établi , reste le budget des
dépenses.
La caisse nationale ou caisse générale des rentes sera
chargée du service de la Dette. Ce sera une Banque d'Etat;
elle émettra des billets par séries de dix divisions de 100
livres chacun, véritables actions remboursables avec primes
par amortissements et au moyen de tirages mensuels. Cette
loterie ^"ratuite " dédommagera le peuple des loteries de mal-
heur où on l'invite à jouer (1) " . La caisse nationale escompte
le papier de commerce à 4 pour 100 et prête à 3 pour 100
aux cultivateurs, jusqu'à concurrence de 100 millions; elle
est banque d'escompte et banque de crédit agricole; la nation
touchera par ses soins un revenu de 138 millions qui dimi-
nuera d'autant les charges publiques.
Le roi, représentant des intérêts permanents de l'Etat, dis-
pose de 308 millions; il entretient les armées de terre et de
mer; il pourvoit aux dépenses secrètes diplomatiques, à celles
de sa maison et de la maison des princes, aux pensions, aux
dépenses des ponts et chaussées, des intendants, des officiers
du point d'honneur, des mines, des haras, de la police, des
académies, des bibliothèques, du jardin du roi, du cabinet
d'histoire naturelle, de l'imprimerie royale, des monnaies et
médailles. C'est tout le budget de l'ancienne France qui défile,
chapitre par chapitre. Le roi doit avoir la pleine liberté deses
mouvements, surtout pour les dépenses militaires. Cela vaut
mieux que les « rognures qui ont tant occupé les notables » .
La force de nos armées et la profusion de nos moyens de
défense peuvent seules nous dégager du péril imminent où
nous a conduits le désordre de nos finances. Chemin faisant,
Liancourt blâme les abus du recrutement militaire : « La con-
(1) II, p. 144.
LN DLTC ET l'AIR PHILOSOPHE 55
trainte et le châtiment peuvent faire agir les plus débiles,
mais ils ne leur donneront ni la force, ni le courage, ni le
désir de vaincre... On a profondément réfléchi sur la compo-
sition de leurs uniformes, mais on s'est peu inquiété de leur
sort (1) . »
Liancourt croit à la réalisation immédiate de ses idées. Il
voit les abus supprimés, les finances reconstituées. .^ Dans
vingt ans, la prospérité de la France serait telle, à tous
égards, qu'il serait difficile à l'imagination d'en suivre les
progrès. »
Il finit comme il a commencé, par la guerre aux privilèges :
« Les hommes vertueux de tous les pays se joindront aux
provinces contre les ordres dont les prétentions choquent
l'équité et le patriotisme. Qu'on mette à côté des privilèges
le mal et l'injustice qui en résultent, les grands avantages qui
auraient lieu s'ils étaient abolis, on verra combien ils sont
odieux et qu'il nous faut y renoncer (2j . "
Telle est cette brochure, hâtivement composée et hâtive-
ment écrite, dans la fièvre de 89 : réformes constitutionnelles,
financières, administratives, militaires; c'est un mélange dis-
parate d'idées justes et dutopies où bouillonne la Révolution.
<i Pas de ménagement, dit-il au début; il me reste des monstres
à combattre et je ne puis employer contre eux que les armes
de la vérité... "
Tout Liancourt est dans ces pages, le Liancourt de la Cons-
tituante et celui de la Restauration, l'ami de Louis XVI et
l'ami du peuple, le libéral monarchiste et le démocrate
avide de justice sociale. Cet aristocrate est prêt pour la
nuit du 4 août. De Quesnay et des physiocrates vient la pri-
mauté donnée à la terre, principale matière imposable. Il a
étudié Yauban; il a vu de près les abus de la taille, de la
gabelle, de la capitation; de là l'idée de contributions sim-
plifiées et proportionnelles aux facultés du contribuable. Il
rougit des privilèges de sa caste; il s'indigne contre ceux du
(1) II, p. 67.
(2) II, p. 167.
56 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT
clerpé, d'où Taffirmation de Tégalité sociale de tous devant
l'impôt.
Au-dessus des trois ordres apparaît la nation une, sans
distinction de provinces, sans douanes intérieures, dont la
constitution résulte de la volonté exprimée par tous les contri-
buables fonciers. Cette volonté, il est vrai, les Français ne
l'exprimeront qu'à l'état fragmentaire, proportionnellement
à leur intérêt constaté par leur propriété. Liancourt ne voit
que la nation censitaire; sa conception ne s'élargit pas jus-
qu'à l'idée de la souveraineté complète, mais laisse entrevoir
confusément au-dessus des privilégiés l'homme jouissant de
certains droits propres, et garanti contre l'arbitraire. La foi
monarchi(jue l'arrête au pied du trône. Le roi demeure,
intangible, respecté et inattaquable, incarnant en lui la nation
française, interprète de sa souveraineté, chargé d'en exercer
les attributs sans en rendre compte à personne. Tel le prince
dont parle La Bruyère : " Berger soigneux et attentif debout
auprès de ses brebis... il les nourrit, il les défend... quels
soins! quelle vigilance, quelle servitude !... "
Donnez au peuple assemblé le droit de consentir l'impôt;
qui tient la bourse tient tout, le reste viendra par surcroit.
CHAPITRE II
LA ClIAMliRE DE LA NOBLESSE LA CONSTITUANTE
LA DOCTRINE POLITIQUE
(1789-1791)
I. — L'assemblée de la noblesse du Beauvoisis. — Les trois ordres unis, mais non
réunis. — Le cahier de la nol)lesse : les articles obligatoires, le vote parordre ;
vœux politi(|uo?, vœux administratifs, vœux philanthropiques.
II. — Liancourt à la Chambre de la noblesse. — Son rôle de conciliateur; il
pousse à la réunion, mais il n'est pas des quarante-sept nobles réunis. — Ses
hésitations après la motion du 17 juin. — Son discours du 26 juin. — II sièjje
le 30; il demande de nouveaux pouvoirs. — L'assendjlée de la noblesse du
bailliage du 10 juillet.
m. — Son rôle dans les journées du 11 au 15 juillet 1789. — Un mot histo-
rique. — Il préside l'Assemblée nationale du 20 juillet au 3 août.
IV. — Liancourt à la Constituante : ses idées directrices, son attachement à la
Constitution ; ses o|)inions sur le veto absolu, sur l'inviolabilité personnelle, sur
la tolérance, sur les peines, sur les biens du clergé, sur les institutions mili-
taires. — Ses interventions généreuses. — Son humanité.
Un jour, à Versailles, devant le roi, on plaisantait les futurs
États Généraux, u Chacun déclara qu il serait honteux d y
siéger. Au milieu de ces moqueries, le roi dit : " Et vous,
duc de Liancourt, vous fcrez-vous élire? — Oui, sire » , répon-
dit-il, « avec votre consentement... 1). »
Tout désijjnait Liancourt au choix de son ordre : son rang,
les réformes dont il était le promoteur, le bien qu'il avait fait,
(1) Vie du duc, p. 2'f.
58 LA ROCHEFOLCALLD-LIA^sCOURT
les services qu il avait rendus. La noblesse du bailliage de
Clermont-en-Beauvoisis se réunit le 9 mars. Avant de rédiger
son cahier, elle prononça « par acclamation le vœu solennel
de supporter dans une parfaite égalité et chacun en propor-
tion de sa fortune les impôts et contributions ». — « Consi-
dérant, disait la délibération de Tordre, que les membres
sont citoyens avant d'être nobles, et voulant donner à ses
concitoyens du tiers état une preuve du désir loyal et franc
qu'il a de cimenter lunion entre tous les ordres (Ij... »
Dès le début s'affirmait l'idée dominante de Finances et
crédit : l'égalité devant l'impôt. Le même jour, le vœu fut
porté au clergé, puis au tiers par une députation dont Lian-
court faisait partie. Le tiers envoya à la noblesse une déléga-
tion de douze membres :
« Connaissant les sentiments généreux qui animent le
clergé et la noblesse, il n'a point été surpris d'apprendre le
résultat de leur délibération... Très sensible cependant
d'avoir vu que c'est le premier emploi qu'ils avaient fait de
leur réunion, et de 1 attention que les deux ordres ont eue de
l'en instruire sur-le-champ, le tieré lui adresse la présente
députation pour leur en faire ses remerciements et les assurer
([ue cette espèce d association avec le tiers ne fait qu'aug-
(1) Arch. de l'Oise; série B, hailliage de Clermont : assemblée particulière,
cahier.
Liancourt, après avoir assisté à l'assemblée de la noblesse de Clermont, assista
à celle du bailliage de Troyes : il y a aux Archives nationales (AA, 50, n" 1435,
H II, 613) une lettre sifjnée de lui adressée sans doute à Pierre de Mes{;ri{;ny,
commissaire royal, pour la répartition de la capitation de la noblssee du bail-
liage.
" A Paris, le 19 mars 1789.
« Au moment de partir pour l'assemblée du baillliajje de Troyes, instruit que
vous avez eu l'intention, d'après la demande des trois ordres, de faire accorder à
ce ijailliajje une double députation, permettez-moi, monsieur, d'avoir l'honneur
de vous en demander une explication plus précise dans une lettre que vous auriez
la bonté de m'écrire, l'expression du règlement imprimé pouvant laisser quehpie
incertitude dans l'interprétation. Muni de cette lettre, je résoudrais les doutes
qui pourraient s'élever dans l'asscaddée sur ce point important et la solution en
serait très satisfaisante. »
Le cahier de la noblesse du bailliage de Troyes, arrêté le 4 avril 1789, porte
sa signature.
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 59
menter sa vénération pour le clerg^é et la noblesse, et qu il ne
s'écartera jamais de ce qu'il doit au ranxj et à la nais-
sance... (1 . '
Liancourt fit naturellement partie de la commission chargée
de rédiger le cahier : le \2 uiars, il était clioisi par la noblesse
au premier tour de scrutin par 35 voix surGii (2). Le limars,
les représentants des trois ordres prêtaient serment (3).
C'étaient, pour le clergé, François-Joseph de La Rochefou-
cauld (4), évéque-comte de Beauvais, \ idame de Gerberoy,
pair de France; pour le tiers état, Meurinue (5), conseiller
du roi, élu en lélection de Clermont-en-Beauvoisis, et
Dauchv G; , propriétaire-cultivateur, membre de l'assemblée
intermédiaire de Montdidier. L accord régnait entre les
trois ordres. En marge du cahier de la noblesse, on lit celte
mention manuscrite signée Dauchy et Meurinue : " L ordre
du tiers n a reconnu cette noble générosité et ce loyal attache-
ment au tiers qui sont les qualités distinctives de la noblesse.
Aussi l'ordre du tiers s'empresse-t-il d y adhérer en tout (7) . "
De son côté, Tordre de la noblesse accepte le cahier du
clergé et " prescrit à son député de s'entendre et de s unir à
lui » . Même adhésion " aux vues pleines de sagesse et de
patriotisme dont les cahiers du tiers sont remplis, à la réserve
(1) Desjardixs, la Bniuvoisis, le Valois, etc., en 17S9 : p. 512 et suiv.
(2) Arch. de l'Oise, série B, procès-verbal.
(3) Arch. nat., B III, fol. 203.
(4) La Rocukfoucaild-Bayers François-Josepli de\ né à Anjjoulêine (Clia-
rente}, 1727-1792, évèque de Beauvais en 1772, fit une opposition constante a la
Révolution. Dénoncé comme faisant partie d'un (Comité antirévolutionnairc. il
fut enfermé aux Carmes et massacré le 2 septemlire 1792.
(5) Meurixne (François-Anne-JoseplO, né à Léglantiers (Oise) le 14 juillet
1742.
(6) Dauchy (Luc-Jacques-Edouard, comte), né à Saint-Just (Oise), 1757-1817.
propriétaire-cultivateur, puis maître de la poste aux chevaux, président de la
Constituante le 6 juin 1791. Élu, le 25 vendémiaire an IV, député de l'Oise aux
Cin(j-Cents, il fut proscrit après le 18 fructidor, adhéra au coup d'Etat de Bona-
parte, devint préfet de l'Aisne (11 ventôse an VIII), préfet de Marenjjo (14 floréal
an VIII), conseiller d'État (27 fructidor an X), administrateur {;énéral des
finances et domaines des États annexés de Venise (8 février 1806), comte de
l'Empire (3 mai 1810). En 1814. il adhéra à la déchéance de l'Empereur et,
le 10 mai 1815, fut élu par l'Oise représentant à la Chambre des Gent-Jours.
(7) Arch. de l'Oise, série 1!, procès-verbal.
60 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
seulement de Tarticle concernant la manière de voter » . Il
recommande à son député de se réunir à ceux du tiers état
pour soutenir les intérêts du bailliage, de TEtat et du roi ; il
est charmé de pouvoir donner au tiers cette preuve de plus
d'union et de concorde (1).
Liancourt a été certainement Tinspirateur et probablement
le rédacteur du cahier de son ordre. C est, à peu de chose
près, le programme royal délibéré en conseil et contenu dans
le rapport rédigé le 27 décembre 1788 par Necker, directeur
général des Finances (2). Droit de consentir Timpôt restitué
à la nation; — périodicité des États fixée parles États eux-
mêmes; — établissement d'un budget soustrait à l'arbitraire
ministériel; — fixité de la liste civile; — réforme des lettres
de cachet; — liberté de la presse; — États provinciaux; —
simplification des rouages administratifs; — égalité de tous
(levant l'impôt : ces idées directrices sont celles de Finances et
<: redit ; elles circulent dun bout à l'autre du royaume, elles
inspirent la plupart des rédacteurs des cahiers, Liancourt plus
(ju'un autre, puisqu'il est le partisan de Necker et le conseiller
réformateur du roi. Ce qui manque à son cahier, c'est le vote
par tète, c est-à-dire l'article essentiel, l'outil dont le tiers
s'empara pour abattre les cloisons entre les ordres et consti-
tuer la luition. La noblesse a fait ses réserves, mais le diffé-
rend n'est pas aussi grave qu'il le sera deux mois plus tard.
" La noblesse n'est pas aussi intraitable qu'on l'a dit, puisque
sur les cent cinquante cahiers que nous connaissons, cent vingt
environ demandent ou autorisent le vote par tète (o). » Celui
de Liancourt inscrit l'opinion par ordre au nombre des arti-
cles obligatoires; mais dans les instructions, que de réserves!
(l> Cdliicr des plaintes^ représentations et demandes (jtie l' assemblée de
l'ordre de la noidessc du liailliage de Clermonl-en-Beauvoisis a remis à M. le
duc de Liancourt, son député aux Étttts Généraux. (Bibl. de la Clianihrc des
(If'putés.) Cet imprimé ne renferme aucune luenlion manuscrite. Il y en a un
;iutre exemplaire aux Arcli. nat., 15'' !Î2.
(2) AvLARD, le l'ror/riimme royal aux élections de 1789 \ l-tudes et leçons,
I, p. 41.
(3) CuAMriON, la France d'après les cahiers, p. 95-96.
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 61
Le vote par ordre n'est prescrit que pour la première tenue :
il pourra même y être dérogfê en matière d'impôt, dans cer-
taines conditions prévues; le vote par tête est le plus logique.
Dans toute assemblée, les opinions du plus fjrand nombre
doivent former la détermination jjénérale. Pour Je moment,
les têtes sont exaltées : a 11 ne semble pas sage d'exposer l'es-
poir d'une bonne et convenable constitution à la vraisem-
blance que la pluralité des suffrages, entrainée ou par la force
de l'éloquence ou par l'amour peu raisonné des novations,
adopterait de préférence des propositions qui la rendraient
impossible. On doit espérer qu'à la tenue suivante des Etats
Généraux les esprits seront assez refroidis, les préventions
assez dissipées, l'intérêt de l'État assez reconnu, l'intérêt des
différents ordres assez solidement établi pour qu'alors la
raison puisse rentrer dans tous ses droits et l'opinion par tête
prévaloir. » Si pour cette première tenue le vote par ordre est
indiqué, c'est par un motif de sentiment : il faut que la
noblesse et le clergé, en renonçant spontanément à toutes
exemptions pécuniaires, démontrent au tiers qui a " un prin-
cipe d'indisposition contre les deux autres ordres " , que sa
méfiance est sans fondement. Mais, comme il faut tout pré-
voir, le député a devrait solliciter l'opinion par tête en
matière d'impôt seulement " , dans le seul cas où l'un des
deux premiers ordres opposerait son veio à la répartition
des charges de l'État, proportionnée aux facultés de
chacun (1) .
Outre le vote par ordre, il y a cinq articles obligatoires :
des États Généraux périodiques, des ministres responsables,
les lettres de cachet abolies, la personne des députés invio-
lable, la durée des impôts bornée à l'intervalle des Etats
Généraux sous peine de concussion. Ces mesures précéderont
nécessairement la moindre levée ou prorogation d'impôts.
Ces demandes ne sont-elles pas celles que le roi, avec « géné-
rosité et bonté » , a acceptées le 22 décembre dernier?
(1) Cahier des plaintes, etc. Opinions par ordre ou par tète.
02 LA ROCIIEFOUCArLD-LIANCOURT
Au reste, le roi et la nation ne font qu'un; le mal estg^rand,
la dette énorme, le crédit nul, mais les ressources sont
entières et « la nation française est plus capable qu'aucune
nation du monde de générosité, de dévouement à la chose
pu])lique " . L'établissement d'une constitution est indispen-
sable; c'est l'affaire essentielle, qui doit anéantir la division
des corps, les querelles des ordres, sans laquelle aucun autre
bien ne peut s opérer.
(le préambule est suivi d'un projjramme de réformes. Plus
de lettres de cachet : n La liberté civile est le droit de tous
les citoyens. Le crime est un et la loi qui condamne ne peut
faire exception de personne. »
La dette publique est a sacrée comme toute propriété, à
([uelque proportion que le besoin de l'État ou la maladresse
des ministres aient élevé les intérêts de leurs prêts " . La dette
du clergé est divisée en deux parties : Tune, résultant d'em-
prunts faits par le roi sous sa sanction, doit être soldée par la
nation; l'autre, faite au nom du clergé, doit rester à sa
charge : « Peut-être la vente d'une portion de ses biens
acquitterait-elle cette dette promptement pour le clergé et
avantageusement pour la nation... »
Les impôts et les dépenses fixés, les fonds de l'État seront
versés dans deux caisses, c est l'idée de Finances et crédit.
Celle du roi, destinée à sa dépense, " suffisamment pourvue
pour soutenir avec dignité les forces nécessaires à la France " ;
l'autre, chargée de la dette et des dépenses d'administration,
reste entre les mains de la nation. Les ministres " répondront
à la nation de la gestion des finances >' .
Y aura-t-il une Chambre haute et une " Chambre infé-
rieure »? La question ne semble pas assez approfondie pour
qu'on puisse avoir un avis arrêté. Ce qui est certain, c'est que
le clergé, « n'étant qu'un corps de magistrature religieuse » ,
ne doit point faire un ordre à part dans l'État.
L'électorat est attaché à la propriété; c'est la conception
des j)hysiocrates ; mais tout le monde est éligible : " Pour être
député, il suffit d'avoir la confiance de ses commettants. »
LA CONSTITL'ANTE — LA DOCTUINE POLITIQUE 63
Contrairement à l'opinion commune , une commission
intermédiaire des États Généraux ne serait qu'un « fantôme
de représentation nationale " facilement corruptible : il
suffit d assurer leur retour périodique et ra])proché, sans cour
d enregistrement, " le droit de faire des lois étant reconnu
l'apanage do la nation assemblée et sanctionnée par le
roi T> .
La liberté de la presse est nécessaire " pour l'instruction
des citoyens et la censure des ministres » . Pourquoi ne serait-
elle pas entière, sauf à répondre de ses excès?
Les États provinciaux doivent remplacer les intendants,
» mais sans se regarder comme séparés du reste du
royaume » .
Après les vœux politiques, viennent les réformes adminis-
tratives et financières. La machine est démontée pièce à pièce,
puis reconstruite. Des lois fixes pour les impositions, l'impôt
des chemins supporté par ceux qui en font usage, les terres
incultes partagées, 1 entretien des routes assuré, le droit de
parcours aboli, l'augmentation du revenu des curés « pour
leur procurer le moven de vivre honnêtement et de soulager
les pauvres de leurs paroisses » , le clergé chargé des enfants
trouvés, « de bonnes écoles dans les villages où les maîtres
sont généralement mauvais " ; ce qui touche au progrès du
peuple, au bien-être des pavsans, au soulagement des malheu-
reux est surtout mis en lumière.
Les réformes philanthropiques sont précisées, comme il
convient au futur président du Comité de Mendicité; les gros
décimateurs non résidants dans les paroisses a auront la
charge des pauvres domiciliés » : une ou deux maisons de
correction ou de travail par province recueilleront les gens
sans aveu et les mendiants étrangers qui, en cas de récidive,
seront transportés outre-mer. Il y aura dans chaque canton
des chirurgiens et sages-femmes instruits nommés au con-
cours » pour traiter les pauvres gratis, visiter les enfants
trouvés, traiter les épidémies et inoculer les villages qui vou-
dront l'être " .
64 LA ROCHEFOQCAULD-LIANCOUUT
Ce cahier traite de tout, depuis luniformité des poids et
mesures jusqu'à la réforme des codes, jusqu'à l'esclavage. Le
marquis de Condorcet, président de la Société des amis des
noirs, avait envoyé à Liancourt une adresse dénonçant « aux
citoyens assemblés pour choisir leurs représentants ces crimes
de la force autorisés par les lois, excusés par les préjugées, —
car un homme libre qui a des esclaves ou qui approuve que
ses concitoyens en aient s'avoue coupable d'une injus-
tice (1) " . L'assemblée glisse sur la question en invoquant son
incompétence : elle recommande à son député d'y apporter
» toute l'attention qu'exige le genre humain n . Elle hésite
aussi sur la liberté de conscience ; " persuadée que la diffé-
rence des opinions religieuses ne doit jamais désunir les
hommes, pourvu que la morale et les principes qui intéressent
essentiellement l'ordre de la société soient les mêmes » , elle
se contente d'assimiler l'état civil des non-catholiques à celui
de tous les autres citoyens. Avec presque toute la noblesse,
avec une grande partie du tiers, elle garde à la religion catho-
lique sa primauté. Cette déclaration ne l'empêche pas de
réclamer de profondes réformes dans le gouvernement de
l'Eglise, mais elle ne va pas jusqu'au respect égal de toutes
les confessions. Elle se borne à demander l'émancipation
civile des protestants, déjà commencée par ledit de 1787.
De cette timide déclaration, Liancourt, conséquent avec lui-
même, fera sortir plus tard l'entière liberté de conscience.
Que pensait Louis XVI du mandat accepté par son grand
maitre de la garde-robe? Liancourt voulut s'en assurer. II
lui envoya son cahier avec une longue lettre confidentielle.
Si ses engagements déplaisaient au roi, il ferait le sacrifice de
sa place. Il tient avant tout à « 1 estime de soi-même, bien
incomparable " .
(1) 1" mars 1781) : assernijlée tenue à Paris, hôtel île Lussan, rue Croix-des-
l'clits-Chairips. (Aicli. de l'Oise, li.) Cette lettre imprimée a dû être envoyée à
d'autres bailliages. La Société des amis des noirs avait été fondée par lîrissot en
1778 : .< II n'y a pas, disait-il, de noblesse de peau. " (Aii..\Rr), HiUoire poliliijite,
p. 406.)
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 65
Voici le texte de cette lettre qui f;iit honneur au caractère
(le Liancourt :
« L'ordre de la noblesse du bailliage de Glermont-en-Beau-
voisis m'a fait l'honneur de m'élire pour son député aux États
Généraux. Les cahiers, pouvoirs et instructions qui m ont été
remis sont, dans ma conscience, appropriés aux circonstances
actuelles, dirigés vers la gloire de l'avantage de votre
royaume, le bonheur et la tranquillité de Votre Majesté ; ils
sont conformes aux vues qu'ElIe a daigné faire connaître Elle-
même. J'ai fait en conséquence serment d'en suivre fidèle-
ment lesprit et de solliciter l'obtention des demandes qui y
sont contenues dans les termes qui m'ont été imposés.
u Mais, Sire, une grande charge m'attache à votre per-
sonne. Je dois plus particulièrement qu'un autre, à ce titre,
compte à Votre Majesté de ma conduite. Votre Majesté
me traite avec bonté; je m'en crois digne par mon attache-
ment bien sincère et bien véritable pour Elle, et par la droi-
ture de mes sentiments. Je ne pourrais supporter l'idée que
ma conduite fût jamais interprétée auprès de Votre Majesté
autrement qu'elle mérite de l'être et que j'ai la confiance de
penser qu'elle le méritera toujours.
Il J'ose donc lui adresser les cahiers, pouvoirs et instruc-
tions auxquels j'ai fait serment de me conformeravec fidélité.
Elle daignera en prendre lecture. Si Elle pense que j ai pris
des engagements qui ont droit de Lui déplaire. Elle voudra
bien m'en faire instruire. Je suis. Sire, permettez-moi de le
dire, attaché à Votre Majesté par des sentiments personnels
d affection respectueuse, d'estime et de vénération pour Ses
vertus; j ose me flatter qu'Elle n'en doute pas, je suis profon-
dément flatté et reconnaissant de la bonne opinion dont Elle
me permet de croire qu'Elle m'honore. Je [)ossède auprès de
A^otre Majesté une place dont je suis, comme il est facile de
le penser, heureux et glorieux, et que j'ai extrêmement à
cœur de voir perpétuer dans ma famille. Mais, Sire, toutes les
5
66 LA ROCHEFOLCAULD-LIANCOLiUT
puissantes considérations ne sont rien auprès de ma délica-
tesse. Votre Majesté m'approuvera; quelque pénible qu'en
fût le sacrifice, je le ferais sans hésiter, si j'avais lieu de
craindre que la conduite que devra me dicter dans le courant
des affaires ma fidélité à mon serment pouvait vous être pré-
sentée comme contraire aux devoirs de ma place et comme
coupable d'in^jratitude. Après le bien incomparable à aucun
autre de l'estime de soi-même, qui plus que Votre Majesté
sait qu'aucun autre n'est aussi précieux que l'estime des per-
sonnes honnêtes et estimables? C'est à ce titre plus qu'à aucun
autre que je ne pourrais souffrir qu'il fût porté la plus légère
atteinte à l'opinion que Votre Majesté daigne avoir de moi.
il Pardonnez-moi, Sire, cette effusion de mes sentiments
que je prends la liberté de déposer aux pieds de Votre
Majesté; elle lui semblera peut-être superflue, mais Elle en
verra le motif, Elle en excusera la hardiesse et daignera se
rappeler la bonté qu'Elle me témoigne et dont Elle a déjà bien
voulu accueillir la confiance avec laquelle j'ai osé m'adresser
à Elle. Elle pensera à mon profond attachement pour sa per-
sonne, et ma démarche trouvera grâce auprès d'elle.
« D'ailleurs, Sire, cette lettre n'est et ne sera connue que
de Votre Majesté; personne ne m'en soupçonne le projet. J'en
ai trouvé la nécessité dans mon cœur. Cette démarche ne
pourra donc être interprétée ni comme mouvement d'exalta-
tion, ni comme prétendant à aucun effet public; ce but ne
conviendrait jamais ni au respect profond que je dois à Votre
Majesté et que je porte dans mon cœur, ni aux sentiments de
franchise et de droiture dont je fais profession.
« Je suis de Votre Majesté, Sire, le plus humble, le plus
dévoué et le plus fidèle sujet.
« Le duc DE LiANCOURT.
« Glcnnont, le 14 mars 1789. »
fEn martje :) « Ces cahiers et instructions étant les seuls
signes que j'aie en ma possession, je supplierai Votre Majesté
de ne pas les laisser s'égarer, u
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 07
La réponse du roi est caractéristique :
« Je vous envoie, monsieur le duc, les papiers que vous
m'avez envoyés hier ; je ne les avais pas encore achevé de lire
ce matin quand je vous ai vu; je connais votre cœur et j'ai
toujours eu lieu de compter sur votre attachement pour moi;
je ne doute pas que dans l'assemblée de Clermont vous n'ayez
agi en raison, àme et conscience; quand j'ai ordonné la con-
vocation des Etats Généraux, j'ai permis à tous mes sujets de
me dire tout ce qu'ils pensaient être le bien de l'État; quand
les États seront rassemblés, je traiterai avec eux de tous les
grands objets qui y sont présentés, et, avant ce temps-là, je
ne dois pas faire connaître ma façon de penser sur les délibé-
rations particulières quand elles sont faites dans les règles
prescrites; ne doutez pas, monsieur le duc, de toute mon
estime pour vous (1). "
Déjà ballotté et indécis, Louis XVI ne voulait pas se com-
promettre : il se tenait sur la défensive.
îi
La Chambre de la noblesse siégea à Versailles du 6 mai au
27 juin 1780, date de sa réunion au tiers état. Pendant ces
cinquante jours, Liancourt chercha à être un conciliateur : il
ne fut pas des quarante-sept qui se réunirent au tiers le 25juiu.
«parce qu'il pensa que la charge qu'il remplissait à la- cour el
sans doute aussi l'attachement qu'il portait à Louis XVI hii-
(1) Arch. nat., K 679, n" 10. La lettre de Louis XVI est un brouillon écrit
de sa main ; elle couvre la moitié de la première page de la lettre de Liancourt.
Cette pièce a figuré longtemps au musée des Archives. Elle a été publiée par
M. Brette dans la Révolution Jrançuise, t. XXXII, p. 430. M. Brette appelle
Liancourt " le plus sage et le plus clairvoyant des amis de Loui.s XVI " . Sa
lettre, dit-il, est une des premières manifestations « de la responsabilité moiale
entre électeurs et élus " .
C8 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOURT
même Tobligeaient à ne pas se mettre en opposition directe
avec la volonté du roi (1) " ; mais il agit et vota constamment
avec la minorité libérale (2) .
Le 6 mai, dès la première séance, se posa la question de la
vérification des pouvoirs. Les commissaires, pris seulement
(1) Vie du duc, p. 20.
(2) Pour le compte rendu de la Chambre de la noblesse, les Archives de
l'Oise (série B, bailliage de Clermont, Etats Généraux de 1789, noblesse) nous ont
fourni les documents suivants :
1" Opinions qu'a eues le député de Clermont-en-Beauvoisis dans les différentes
affaires traitées jusqu'à ce jour (du lundi 11 mai au jeudi 25 juin 1789);
2° Opinion lue en séance du 27 juin au matin dans la Chambre de la
noblesse ;
3° Lettre imprimée du 28 juin ;
4° Compte rendu à l'assemblée de la noblesse du bailliaye de Clermont-en-
Beauvoisis par le député de cet ordre, le vendredi 10 juillet 1789 (dix feuilles
cotées et paraphées).
Le procès-verbal des séances de l'ordre de la noblesse existe aux Archives
nationales (C, 26), minutes originales et plumitifs des séances de la noblesse.
11 comprend trente et une pièces, jusques et y compris la séance du 27 juin.
Le premier cahier renferme le compte rendu des trois premières séances :
6 mai, 11 mai, 12 mai. Le discours de M. de Montbolssier est rcmjjlacé par des
blancs. Le plumitif des séances suivantes est sur des feuillets séparés. Celui de la
seizième séance, jeudi 28 mai, a disparu.
Dans le même carton se trouvent des bulletins des séances de la noblesse
trente-six pièces jusqu'au 19 juin). Ce sont des minutes écrites sur papiers de
format différent et renfermant un très court abrégé des décisions prises avec des
ap[)réciations sur les discours. Ces minutes mises au net, forment plusieurs
cahiers intitulés : Journal des Etats Généraux de 1789 : tiohlesse.ha dernière
séance dont il est rendu compte est celle du 17 juin.
Le procès-verbal authentique a été recopié par Camus. Il constitue la troisième
pièce du volume intitulé " Procès-verbaux des assemblées particulières de l'ordre
du clergé, de l'ordre de la noblesse et des communes avant la constitution de
l'Asscndjlée nationale et procès-verbal des conférences tenues pour la vérification
des pouvoirs. » C'est un gros livre relié en maroquin rouge. Cette pièce est inti-
tulée : « Procès-verijal des séances et observations de MM. les députés de l'ordre
de la noblesse aux Etats Cénéraux, dont l'ouverture s'est faite en la ville de Ver-
sailles, par le roi, à l'hùtel des Menus, le Ô mai 1789. " Elle est paginée de 1 à
273. A la lin se trouve la mention suivante : « Collationné et trouvé conforme
aux minutes déposées aux Archives nationales, registre A, fol. 42, n° 180. Aux
Archives, le 20 septembre 1790. Signé : Chairs. "
Le procès-verbal a été imprimé, ainsi que le dit Camus Al'lard, Récit des
séances des communes, avertissement, p. IV), sous ce titre : Procès-verhal des
séances de la Chambre de V ordre de la noblesse aux Etats Généraux, tenues à
Versailles eu 1789. Versailles, imprimerie Pierres. II y a des différences entre
le texte collationné par Camus et le texte imprimé. Dans le texte imprimé, le
procès-verbal de la douzième séance ^samedi 23 mai 1789) manque; il existe
clans le texte île Camus reproduit d'après le plumitif. Par contre, le procès-verbal
LA CONSTITL ANÏE — LA POCTRINE POLITIQUE 69
dans l'orclre de la noblesse, s'occuperaient-ils uniquement de
la vérification des pouvoirs de la noblesse? Avec Gastellane,
La Fayette et d'autres, Liancourt soutint la vérification par
des commissaires pris dans les trois ordres. " La plus grande
partie de nos cahiers nous prescrivent impérieusement de
voter par ordre ; mais des ministres politiques dans un con-
grès, de quelque titre différent qu'ils soient revêtus, se com-
muniquent leurs lettres de créance avant d'entrer en affaires.
D'ailleurs, à toutes les raisons de droit, on doit ajouter plus
puissamment encore les motifs de la concorde et de l'union
avec les autres ordres, sans lesquelles l'État ne pourrait se
promettre aucun bien des États Généraux. Destinés à trouver
dans la carrière qui va s'ouvrir des obstacles de toute espèce
que nous aurons peut-être beaucoup de peine à vaincre, n'en
élevons pas volontairement d'inutiles qui, semant entre les
ordres la désunion dès les premiers pas, rendraient plus insur-
montables les difficultés que nous pourrions éviter dans la
suite (1) . »
Au vote, il fut parmi les quarante-six membres qui se pro-
noncèrent contre la vérification par ordre (2) .
Le 7 mai, le clergé proposa de nommer des commissaires à
l'effet de discuter à l'amiable sur les moyens de procéder à
la vérification des pouvoirs. Liancourt jugea sévèrement les
motifs de cette détermination : " Le clergé, selon sa constante
manuscrit (p. 86 du recueil de Camus) ne renferme pas la séance du jeudi 28 mai
qui existe dans le procès-verbal imprimé. Le procès-verbal imprimé est plus
résumé. Mais il renferme en pièces annexes les propositions, opinions, protesta-
tions des membres qui en demandaient " l'annexion au registre » . Ni dans le
procès-verbal imprimé, ni dans le procès-verbal manuscrit ne se trouve le nom
des opinants : on les appelle « un des messieurs » ; on ne les nomme que quand
ils rendent compte de leurs démarches auprès des deux autres ordres. Une
seconde édition du Procès-verbal a paru en 1792. (lîibl. nat.; Le ^'/ôa ) Elle
renferme en supj)lément le conipte renilu des séances tenues les 3, 8, 9 et
11 juillet 1789 par les nobles irréductibles. V. BnETTE, les Constituants, avertis-
sement, p. XIII et suiv., p. xxviii, et Recueil de documents relatifs à la Convo-
cation des Etals Généraux, introd., p. cxlii.
(1) Opinion qu'a eue le député de Clermont-en-Beauvoisis dans les différentes
affaires traitées jusqu'à ce jour. (Archives de l'Oise, B.)
(2) Ce chiffre est celui de son compte rendu. Il y eut 8 abstentions et 188 voix
pour la motion. Le procès-verbal imprime ne parle pas du discours de Liancourt.
70 LA ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT
habitude, se dispose à prendre celui des deux avis qui prévau-
drait, n'en faisant connaître aucun et attendant les événe-
ments (1). "
Néanmoins, il fut des cent vingt-trois membres qui, le
12 mai, acceptèrent cette proposition. Dès le II mai, il était
des deux cent trente-sept membres dont » les pouvoirs ont
été jug^és incontestables » .
Le 13, avec le duc de Praslin, Deschamps, le marquis de
Grillon, Saint-Mexent, Sari'azin, le marquis d'Avaray, le prince
de Poix, il se rendit dans la salle des États et communiqua
aux communes les procès-verbaux de la noblesse ; mais, comme
il était hostile à la vérification par ordre, il ne fit pas partie
des commissaires désignés, le 19, par la noblesse. Il n'assista
donc pas à ce dialogue où, suivant le mot de M. Aulard,
« tantôt au nom de l'histoire, tantôt au nom de la raison,
l'ancienne France et la nouvelle échangèrent leurs arguments
devant l'opinion et devant la postérité avant de commencer
leur duel » .
« Ces conférences, a dit plus tard Liancourt, n'ont servi
qu'à aigrir les esprits... ces commissaires conciliateurs étant
choisis parmi les personnes le plus fermement pénétrées des
opinions opposées (2). »
Les 22 et 23 mai, 11 appuya la proposition d'Antraigues :
« Les commissaires conciliateurs seront autorisés à annoncer
à ceux du tiers état la renonciation de la noblesse à ses privi-
lèges pécuniaires quand la constitution sera faite. » Son cahier
qui lui enjoint le vote par ordre lui a u impérieusement pres-
crit de solliciter ardemment le vote par tète en matière d'im-
pôts, si l'un des deux ordres privilégiés opposait son veto à la
renonciation aux exemptions pécuniaires » . Les commissaires
doivent " l'annoncer dans le moment qu'ils jugeront le plus
propice. Nous les avons choisis ; nous ne pouvons trop leur
(1) Compte rendu à rasscinljlée (te la noblesse du bailliage de Ciermont-en-
Beauvoisis par le député de cet ordre le vendredi 10 juillet 1789. (Fol. 2, Arch.
de l'Oise, B.)
(2) Ih., id. (Fol. 3, Arch. de l'Oise, B.)
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 71
donner de moyens de réussir dans riniportante commission
dont nous les avons chargés, car il faut vouloir ce que nous
voulons (1) » •
La conférence commença le 23 mai au soir et se continua le
lundi 25 mai (treizième séance); après quoi, on s'ajourna sùie
die : » Il est dit que, s'il y a lieu de la reprendre, les assem-
blées s'avertiront mutuellement. "
Le 28 mai, à l'ouverture de la séance de la Chambre de la
noblesse, M. de Bouthillier demanda de déclarer « que la
délibération par ordre et la faculté d'empêcher, qu'ils ont tous
divisément, sont constitution de la monarchie, et qu'il (l'ordre
de la noblesse) professera constamment les principes conser-
vateurs du trône et de la liberté " .
Liancourt s'abstint sur le vote (2). « Mes cahiers et mon
(1) Arch. de l'Oise, B. Opinions, p. 8.
La délibération fut très vive et occupa les séances du vendredi 22 et du sauïcdi
23 mai. « On nomme hautement partout, dit le bulletin manuscrit intitulé Journal
des Etats Généraux, noblesse, les tjuarante-cinq membres de la Chambre qui pen-
chent vers la réunion des trois ordres et l'opinion par tête et le désir de faire
scission si le tiers état les appelle dans son sein en se constituant la nation. » (Arch.
nat., C, 26, 15" séance.) La proposition liait l'abandon des privilèges pécuniaires
au vote par ordre et au consentement exigé de chaque ordre pris séparément sui-
vant la forme antique et la loi constitutive de lÉtat. « On procéda à l'appel suc-
cessif des différents bailliages. » Il résulta du compte rendu que la très grande
majorité des cahiers contenait l'abandon des privilèges pécuniaires en matière
d'impôt, «ce qui n'a pas empêché plusieurs de MM. les députés de s'élever contre
la proposition faite comme prématurée " . La discussion fut reprise le lendemain
23 mai. Le résultat de la majorité fut « que l'ordre de ia noblesse autorise les
commi.ssaires qu'il a chargés de se concerter avec ceux des autres ordres d an-
noncer au tiers état que la presque totalité des cahiers les autorisait à voter la
renonciation et qu'ils rendront ce décret après que chaque ordre, délibérant
librement, aura pu fixer par des lois invariables les bases de la constitution » .
(Procès-verbal manuscrit, p. 62.)
En marge du plumitif est la répartition des voix, mais l'indication des motifs
des votants a été raturée : il y aurait eu 143 voix pour, 2 seulement contre;
66 approuvèrent sous réserve ou s'abstinrent. D'après Liancourt, il y eut 169 voix
contre 19 et 39 abstentions.
Les Archives parlementaires indiquent que le vote aurait eu lieu le vendredi
22 mai; sur la séance du 23, elles contiennent cette mention étonnante :
« Noblesse : il ne s'est rien passé d'intéressant dans la séance de la noblesse. »
Liancourt, d'accord avec le procès-verbal manusciit, indique avec raison la date
du samedi 23 mai.
(2) Pour, 202; contre, 16; 22, point de voix. (Arch. de l'Oise, B.) Opinions,
p. 11 et 12.
72 LA R0CHEF0LCAULD-L1A>,C0URT
opinion sont connus, mais je pense que la démarche qui décla-
rerait dans ce moment ce vœu serait sans aucune nécessité,
semblerait l'effet du ressentiment que la démarche inconsi-
dérée du tiers aurait excitée en nous (1), et qu'elle serait
sans dip^nité et sans noblesse. " Après le scrutin, il demanda
que l'arrêté, voté malgfré lui, ne fût pas communiqué au
clergé.
Pour bien caractériser les motifs de son abstention, il fit
annexer au procès-verbal la déclaration suivante :
« En n'ayant point pris de voix dans la délibération pré-
sente, quoique mes mandats et mon opinion soient formels
pour lopinion par ordre, j'ai prétendu ne pas vouloir, par
mon adhésion à l'arrêté, donner un moyen déplus à la proba-
bilité de la communication de l'arrêté que je crois, dans ce
moment, du plus jjrand danger et qui pourrait porter obstacle
aux vues de conciliation dont Sa Majesté a fait connaître l'in-
tention... (2) "
Ses relations avec ^ les coryphées du tiers (3) i> , Sieyès,
Rabaut-Saint-Étienne, Mirabeau peut-être, le rendaient-elles
déjà suspect à ses collègues de la noblesse? On peut le croire
quand on l'entend dénoncer « une sorte d'inquisition tendant
à rechercher et à blâmer ceux de cet ordre qui communiquent
avec l'ordre du tiers état, publiquement ou en particulier...
inquisition encore bien éloignée des principes de liberté dont
chacun de nous est particulièrement chargé de réclamer la
jouissance (4) " .
(1) Il s'agit de la proposition de Mirabeau votée par les communes le mer-
credi 27 mai « .sur la fixation d'un terme très court pour la reprise de la confé-
rence ».
A la suite de cette proposition, une députation « très solennelle et très nom-
breuse » avait été envoyée au clergé.
(2) l'rocès-verhal imprimé, p. 132.
(3) Le rédacteur anonyme da Journal de la Noblesse emploie cette expression
dès le 19 mai. (Arcb. nat., C, 26, 12" séance.)
(4) Opinions, p. 12. Peut-être faisait-il paitic de cette association de la noblesse
qui avait loué une maison au bout de l'avenue de Versailles, à Viroflay. « On y
donnait des dîners à divers députés de la noblesse et des communes... « On y
avait rédigé un petit écrit renfermant tous les éléments des cahiers; on y prêtait
un serment qui, pour assurer l'inviolabilité du secret, donnait à la société tous
LA CONSTITIAME — LA DOCTl\I?sE POLITIQUE 73
Le roi ayant invité, le 28 mai, les commissaires concilia-
teurs à reprendre les conférences, le lendemain, à luiit heures
du soir, Liancourl fit ce qu'il put pour orienter la noblesse
vers Tunion : <i Je n'ai pas à me reprocher, écrivait-il le
10 juillet à ses commettants, d'avoir tenu d'autres propos que
des propos de conciliation : souvent, j'ai eu le malheur de
n'être pas de l'avis du plus grand nombre, parce que — ce
grand nombre ne voyait pas le bien comme je le voyais moi-
même, ou était entraîné par des craintes fantastiques que lui
suggéraient quelques personnes dont les intentions n'étaient
pas celles du bien (1). "
Les conférences reprirent en présence du garde des sceaux
et durèrent du 30 mai au 9 juin. Necker proposa de faire véri-
fier les pouvoirs par des commissaires des trois ordres qui, au
besoin, en référeraient au roi. La noblesse n'adopta cette pro-
position qu'avec des restrictions et en s'opposant, dès le
30 mai, à 1 insertion du mot u communes " au procês-
verbal (2).
C'est alors que le 10 juin, sur la motion de Sicyès, le tiers
décida d'adresser une invitation aux deux autres ordres et de
leur déclarer que l'appel se ferait dans le jour, « tant en pré-
sence qu'en l'absence des classes privilégiées, défaut donné
contre les non-comparants (3) " .
Le vendredi 12 juin, la noblesse reçut la députation des
communes chargée de lui communiquer cette décision : par
186 voix contre 70, les commissaires aux conférences furent
chargés de rédiger la réponse (4) .
Le 13 juin, Liancourt poussa à la réunion, au moins provi-
soire : <i Les principes de la Chambre ne seront point altérés
pouvoirs, uiêuie les plus illégaux, sur cliacun de ses membres. ^'Lametu, Histoire
de l^ Assemblée constituante, p. 35.} En faisant la part de rexajjcralion d'un con-
temporain, l'histoire de cette association, moitié clid) et moitié lojre maçonnique,
mériterait d'être élucidée.
(1) Compte rendu. (Folio 7, Archives de l'Oise, B.)
(2) Journal de la J^'ohlesse. (Arch. nat., C, 26.)
(3) Procès-vcri)al manuscrit, p. 190.
(4) Procès-vrrlial imprimé, p. 219.
7'* LA ROCHEFOUCALLD-LIANCOLRT
par cette conduite, mais seulement suspendus. " Il faut éviter-
avant tout la nullité des États Généraux... « Nos commettants
seraient bien étonnés d'apprendre que quand ils se sont
reposés sur nous de leurs plus grands intérêts, du salut de la
Patrie, une querelle d'amour-propre, une vaine dispute de
mots arrête encore, après six jours, nos mouvements, et les
expose au danger de nous voir revenir vers eux chargés du
malheur et de la honte de notre impuissance (1) . " Il fut dans
la minorité des soixante-six qui demandèrent qu'on acceptât
la proposition du tiers (2).
La résistance de la noblesse s'accentua après le 13 juin;
le 17, le roi déclara " qu'il la voit avec peine persister dans les
réserves et les modifications au plan de conciliation... Plus
de déférence aurait peut-être amené la conciliation que j'ai
désirée (3) » .
Le 19, la noblesse vota une adresse de protestation contre
les décisions des députés du tiers qui avaient cru pouvoir
«convertir leurs décrets en loi... détruire et recréer des
impôts, s'attribuer les droits du roi et des trois ordres " .
Liancourt est avec la minorité qui '> voudrait écarter toute
idée d'une funeste division » . Son discours est d'une éton-
nante énergie : " Toute action qui, posant une barrière de plus
entre les ordres, mettrait un nouvel obstacle à la tenue des
États Généraux, est un crime... Nous parlons de nos serments.
N'avons-nous pas fait celui de concourir au bien de l'État, de
rétablir nos concitovens et nous dans l'exercice du droit de
liberté et de propriété qui nous appartiennent, de consolider
la dette, d'entretenir la paix et l'union entre tous les
ordres?... "
Il blâme la n conduite de roideur " qui a fait attribuer à la
noblesse « l'espèce d'immobilité des États Généraux... » .
(i) Opinions, etc., 13 juin, p. 18. (^Arcli. de l'Oise, B.)
(2) 66 contre 186 et 4 abstentions (d'après Liancourt).
(3) C'est dans la séance du 17 juin que le duc d'Orléans proposa « de nommer
des bureaux dans chaque ordre pour travailler à la Constitution » . Le rédacteur
du Journal de la Noblesse ajoute : " Le prince mit tant de chaleur à celte motion
qu'il se trouva mal. » (Arch. nat. C, 26.)
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 75
« On dit que cette Chambre, composée de gens de la cour
vivant d'abus ou voulant en vivre, de membres du Parlement
dont une bonne tenue des États Généraux pourrait peut-être
diminuer l'influence, de députés de provinces à privilèges, ne
veut point d'États Généraux, préfère des intérêts particuliers
aux grands intérêts de l'État et ne tend, par ses démarches
publiques et cachées, qu'à rendre la tenue présente impos-
sible.. . (1) "
Malgré ce langage courageux, Liancourt ne crut pas devoir
suivre ceux de ses collègues que le Journal delà Noblesse ix^^e-
lait, dès le 23 mai « le parti des quarante-cinq " et qui, le
25 juin, se réunirent au tiers (2). La proposition votée par
les communes, le 17 juin, de s'appeler l'Assemblée nationale,
lui parut tout d abord extraordinaire : " Aucun de ceux qui
dirigeaient le tiers, pas même M. l'abbé Sievès (il écrit Sycis"!
lui-même, auteur de la motion pour se constituer, ne l'avait
proposée que sous le nom des représentants vérifiés et réunis
de la nation... Beaucoup de gens sages du tiers s'étaient for-
tement élevés contre elle. "
Il ne tarda pas à l'accepter. Ses relations personnelles avec
certains membres du tiers le préparaient à suivre La Roche-
foucauld d'Enville et Glermont-Tonnerre (3) . D'autre part, son
attachement pour le roi le retenait et le gênait. Louis XVI
tergiversait, hésitait; il n'avait ni opinion, ni programme :
c'était un fantôme de roi. « Le 17 juin, dit très justement
M. Aulard, son intérêt aurait été d'accepter le fait accompli
et de se débarrasser de l'aristocratie, son ennemie historique. "
^1) Opinions, etc., p. 25. (Arch. de l'Oise, B.)
(2) 37 d'après le Procès-verbal imprimé, p. 264-; 39, d'après le Procès-verbal
manuscrit, p. 247. — M. Aulard donne le cliiffre de 47. {^Histoire générale,
t. VIII, p. 61.) C'est le chiffre historique. Il y eut sans doute des adhésions
postérieures à la rédaction du procès-verbal de la séance de la noblesse du
24 juin.
■ 3) Le 15 juin, Yoiing dina au château chez Liancourt, dans son appartement,
cour royale, n" 56; Rabaut était au nombre de» convives : « Tous parlent avec
une égale confiance de la chute du despotisme. » Le 22 juin, autre dîner avec
Sieyès, le duc d'Orléans, l'évèque de Rodez. (Journal, I, p. 210, et Brette,
Histoire des édifices, p. 308.)
76 LA ROCHEFOLTCAULD-LIAxNCOURT
Au lieu de devenir le directeur et le régulateur du nouvel
ordre de choses, il s'allia avec la noblesse : de là, le serment
du Jeu de Paume et la séance royale du 23 juin.
u En cédant le 27 juin, il consacra l'arrêté du 17 qu'il avait
cassé le 23. " — " C'est ainsi, aurait dit tout bas Mirabeau,
qu'on mène les rois à l'échafaud. »
Entre son prince et ses amis du tiers, que pouvait Lian-
court? Il était éncrgiquement décidé à faire aboutir les États
Généraux, mais il aurait voulu ne rien brusquer. Le jeudi
25 juin, en réponse à la déclaration royale du 24 juin, il
approuva l'arrêté suppliant le roi de convoquer la noblesse
des bailliages dont les députés se jugeraient liés par leurs
mandats impératifs. Il demanda que, séance tenante, cet
arrêté fût porté au roi : » Il faut lui offrir toutes les démar-
ches que, comme père de la patrie, comme notre ami, il
jugera convenable que fasse la noblesse dans cette circons-
tance décisive (t). »
Il demanda acte au procès-verbal du consentement qu'il
avait dans sa conscience cru devoir, par l'empire des circons-
tances, donner à lacceptation totale et sans réserves de la
déclaration (2; .
Ci'est lui qui, le vendredi 26, communiqua à l'Assemblée
nationale cet arrêté. On l'avait choisi parce qu'après le
départ des quarante-sept, il était devenu le représentant le plus
autorisé du parti de l'entente. Il ne parla que du « désir de la
conciliation de la noblesse, de son vœu pour que les ordres
soient ramenés à la concorde " . C'est à lui que Bailly répondit :
" L'Assemblée nationale n'a pu vous recevoir et ne peut vous
reconnaître que comme des députés nobles non réunis, comme
(1) Motion laite le 25 juin. (Arcli. de l'Oise, H) : « Le Roi permet aux dépiitcs
(\ni se croiront gênés par leurs mandats de demander à leurs commettants un
nouveau pouvoir; mais Sa Majesté leur enjoint de rester en attendant aux États
Généraux pour assister à toutes les délil)érations sur les affaires pressantes de
l'Etat et y donner un avis consultatif. » (Déclaration du 23 juin, art. 5.) I^e
proces-verbai manuscrit ne parle plus que de messieurs les députés aux Etats
Généraux : à dater du 25, la mention ordre de la Jioblesse a disparu, p. 247,
(2) l'rocès-verbul imprimé, p. 273.
Il
LA CONSTITUAN^TE — LA DOCTRINE POLITIQUE 77
des gentilshommes, nos concitoyens el nos frères, et elle s'est
portée à vous admettre avec d'autant plus de* plaisir quelle
désire que vous soyez les témoins des vœux que nous ne
cessons de faire pour votre réunion à cette auguste Assemblée
et que vous semblez nous laisser espérer. »
La réponse de Bailly ne fut })as agréable à la noblesse.
Quand Liancourt la lut à son ordre, dit Duquesnoy, un sen-
timent profond d'indignation a éclaté dans l'Assemblée : plu-
sieurs nobles ont par un mouvement involontaire mis la main
sur la garde de leur épée, tous se sont élevés contre ces-
expressions à la vérité peu convenables : « Elle s'est portée à
vous admettre. >' Le procès- verbal porte trace de cette émo-
tion : " Plusieurs députés ont demandé qu'on s'en occupât
tout de suite et sans déplacer, d'autres ont prétendu qu'il
était plus prudent de la remettre au lendemain. - Ce der-
nier avis fut adopté par 154 voix contre 45 ; 7 n'ont point eu
de voix (1).
Grâce aux comptes rendus de Liancourt, on peut suivre
jour par jour, heure par heure, les tâtonnements de la noblesse.
Le 26 au matin, il y avait eu plusieurs assemblées partielles.
On V avait été instruit des a détails fâcheux » des journées de
Paris des 2 4 et 25 juin. » Beaucoup d'entre nous se déter-
minèrent à ouvrir le lendemain 27 l'avis de se réunir dans la
chambre des communes, d'y porter la communication de nos
pouvoirs et prirent la résolution d'en donner l'exemple, s'ils
ne persuadaient pas la plus grande majorité de la chambre de
la noblesse. Je fus de ces avis en voyant la chambre réduite â
l'alternative ou du parti de se dissoudre d'elle-même... ou,
en nous réunissant aux autres ordres, de calmer l'horrible
fermentation de la capitale. "
Soit qu'il fut avisé des intentions du roi, soit qu'il voulut
lui forcer la main, Liancourt prévint la déclaration royale.
Le 27 juin, dans la séance du matin, il coupa le câble pour
son compte personnel : <> L'État est dans le plus grand danger :
^l) DuQUESSOY, Journal, p. 13V. — Procès-verbal iinpriiné, p. 298.
78 LA ROCHEFOUCALLD-LIANCOURT
jamais TEmpiie français n'a été menacé de malheurs aussi
redoutables.
<i La salle nationale est occupée par Tordre entier du tiers,
par la plus grande partie de celui du clergé, par un assez
grand nombre de nobles pour que l'assemblée à laquelle ils
sont réunis ne puisse plus être appelée la chambre du tiers.
Le parti à prendre ne peut plus être aujourd'hui que celui de
nous porter tous dans la salle nationale...
" Quelque attaché que je sols aux droits de la noblesse,
j avoue que, si je croyais leur sacrifice nécessaire au bien de
l'État, si je croyais qu'il dût sauver la patrie de la crise dan-
gereuse dans laquelle elle se trouve, je penserais servir fidè-
lement le vœu de mes commettants en consommant en leur
nom ce sacrifice, et il m'est bien doux de répéter ici qu'une
des instructions les plus précieuses qu'ils m'ont données est
de ne jamais oublier qu'avant d être nobles ils sont citoyens.. .
Il ... Pour moi, messieurs, convaincu que cette démarche
que j'ai l'honneur de vous proposer est nécessaire et instante,
je désire la persuader à la Chambre de la noblesse. C'est sous
ses auspices, c'est sous son guide, que je voudrais entrer dans
la salle nationale ; mais je crois cette démarche si essentielle
et si pressante pour le salut de la patrie, pour l'avantage du
roi pour lequel mon attachement est connu, pour le bien de
tous, que je suis déterminé à la faire aujourd hui, dussé-je la
faire seul... (1). "
Ce discours paraissait bien destiné, comme il le dit, « à
servir efficacement les vues du monarque " . Il ne précéda que
de quelques instants la communication de la lettre royale
engageant la fidèle noblesse à se réunir sans délai avec les
deux autres ordres, a Une lettre du roi, dit Liancourt dans
son compte rendu, détermina notre chambre après quelques
débats à se rendre à l'Assemblée nationale. "
La dernière séance de l'ordre fut indiquée pour le mardi
30 juin, neuf heures du matin, dans la salle particulière de
(1) Opinion lue en séance du 27, le matin (p. 4 et t;uiv.). I>e p^ocès-^eI•ltal
parle d'une discussion coinuieucce sans citer aucune opinion.
LA COiNSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIOl E 79
l'ordre de hi noblesse et « pour dix heures dans la salle
commune, heure indiquée parcillemenl par messieurs les
présidents pour la réunion des deux autres ordres » (1).
Une note manuscrite écrite par Liancourt à Versailles le
25 juin 1789 décèle son embarras et son émotion : « Nous
sommes dans une crise violente, aucun des ordres ne sont
complets [sic] ; l'Assemblée nationale n'est que très imparfai-
tement composée, de façon qu'il est impossible de deviner ce
que tout ceci deviendra. Je voudrais pour beaucoup n'être pas
dans cette affaire (2) . »
Mais comme il y était, il alla jusqu'au bout. Dès le lende-
main, il était calmé : "Je ne suis point effrayé, écrit-il, des
craintes que quelques personnes témoignent sur cette réunion
que les circonstances ont rendue indispensable... et d'où il
faut tirer pour l'État, le roi et la noblesse le parti le plus
avantageux. » Ce sera du reste à ses commettants à juger sa
conduite.
" Bien déterminé à ne pas prendre de voix dans l'As-
semblée générale {sic) et persuadé d'ailleurs de l'urgence de la
démarche, jetais décidé à vous la soumettre et à vous remettre
la députation si vous blâmiez ma conduite (3). » L'honnête
homme ne se croyait pas dégagé du serment par la déclaration
du roi. « Ma conscience s'oppose, écrivait-il en déposant au
bailliage la lettre royale le 27 juin, à ce que je fasse aucun
acte qui n'y serait pas conforme jusqu'à ce que j'en aie été
relevé par mes commettants. » Tel était le sens de la déclara-
tion qu'il rédigeait dans la salle des États le 30 juin : « Le
mandat de député de Clermont-en-Beauvoisis étant impé-
ratif pour l'opinion par ordre, il doit, d'après le vœu exprimé
(1) Procès-verbal manuscrit, p. 27:». Il y eut après le ."ÎO juin quatre séances,
in cxt7cmis, auxquelles Liancourt n'assista pas.
^2) Arch. de lOise, !!. Note de sa main jointe à la lettre du 28 juin. — On
peut la rapprocher du passaf[e de la lettre écrite le 26 juin par Béjjouen à MM. les
officiers municipaux de la ville du Havre : « De quelque manière que ce soit, les
Etats Généraux seront furieusement orajjeux et je voudrais pour beaucoup, je vous
l'avoue, y voir un autre à ma place. » (Manuscrit communiqué.)
(3) Compte rendu du 10 juillet. Fol. 8 et 9.)
80 LA UOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
clans ce méine mandat, protester contre toute délibération
par tête et en demander acte à l'Assemblée des États Géné-
raux. Le duc de Liancourt a Thonneur en conséquence de
demander cet acte à l'Assemblée . » Il ajoutait en posi-scrip-
iuin : « Il a demandé de nouveaux pouvoirs et restera sans
voix jusqu'à ce qu'il les ait reçus (l). » En effet, dés le 24, il
avait prié le garde des sceaux de convoquer le plus tôt pos-
sible la noblesse du bailliage : " Les clauses impératives, écri-
vait-il, contenues dans mon mandat relativement à l'opinion
par ordre et relativement aussi à plusieurs articles de la Cons-
titution m'obligent à avoir recours à de nouveaux pouvoirs :
il me semble que dans les circonstances actuelles un bon
citoyen ne doit pas perdre volontairement une seule minute
qu'il pourrait employer au service de l'Etat et à répondre aux
intentions si grandes et si bienfaisantes de 8a Majesté (2) . »
Pour qu'il puisse en donner des preuves, des pouvoirs nou-
veaux sont nécessaires.
L'assemblée de la nojjlesse se réunit à Clermont le 10 juillet.
Liancourt fit un compte rendu sincère et complet des faits :
tous les jours, du reste, depuis le 5 mai, il envoyait au bail-
liage un procés-verbal des séances, la copie de ses opinions
sur toutes les affaires « où il disait plus de deux phrases, et
l'état des délibérations, où il était dans la minorité ou la
majorité » . C'était aux mandants à juger souverainement la
conduite de leur mandataire. « Si je me suis abusé dans mes
calculs, j'en suis affligé mais non pas repentant et vous êtes
le maître de me retirer aujourd'hui votre confiance... A
ra\enir le roi et les États Généraux ne recevront point de
députés chargés de pouvoirs limités.
il Je dois vous assurer que si vous croyez devoir me conti-
nuer votre confiance, je la demande sans bornes... la moindre
(i; Arch. IN.nt., (J, 27.
(2) LeUrc autO{;raplie. ^Aixli. ikU., A A 50, n" IWi H", p. 495.) lleproduitc
Bill, 48, fol. 225 et 220. — Le garde des sceaux lui accuse réception le 25 juin :
« .le vais mettre votre demanilc sous les youv du roi pour prendre ses ordres
relativement à une nouvelle convocation de volie bailliaj;e. » (Arcli. nat., B",
32.)
LA CONSTITUAISTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 81
limitation me rendrait impossible de continuer les fonctions
honorables de votre représentant... (1). »
La noblesse du bailliage se résigna : « En reconnaissant
les inconvénients des mandats impératifs, elle n'en persiste
pas moins dans le vœu qu'elle avait formé et qu'elle forme
encore pour l'opinion par ordre... Sa reconnaissance pour
la déclaration que le roi a bien voulu faire de ses intentions
bienveillantes est le seul motif qui la détermine à se prêter
à des circonstances qui n'auraient jamais existé si tous les
principes n'étaient bouleversés. . . Ce n'est qu'au roi seul qu'elle
fait le sacrifice des mandats impératifs qu'elle retire (2) . »
Liancourt était libre : il siégeait à l'Assemblée depuis le
30 juin, il y vota à partir du 10 juillet. Suivant le mot de
Bailly, la famille était complète.
III
Liancourt avait compris l'importance nationale de la Révo-
lution parisienne du lA juillet. Il n'était pas de ceux qui,
comme le dit son fils, prirent « le parti le plus mauvais de
tous, celui de la combattre et de l'adopter à demi. Il désirait
que le roi adoptât franchement les principes de cette Révolu-
tion pour qu'elle se fît avec lui et par lui, seul moyen d'em-
pêcher qu'elle ne se fit contre lui... Aussi le seul moment
d'espoir et de consolation que ce monarque rencontra dans
son cours eut lieu le seul jour où il suivit les conseils du duc
de Liancourt (3) » .
[[) La minute de cette séance (Arch. de l'Oise, R) porte les signatures des
duc de Liancourt, duc de Fitz-Jaines, comte de l'Iahault, de la iiillardrie, comte
de Franclieu, comte de Berrietz, de Guillebon de Wavigny, de Guillebon-Fume-
chon, Chrétien de Sainte-Bertlie père et fils, de Sessevalle, de La Ilochefoucauld
du Bieuil, Joly de Failly, Chrestien de Beauminie, etc.
^2) Arch. nat., B% 32. L'arrêté est signé par tous les membres présents.
(3) Vie du duc, p. 27.
82 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
On sait ce que furent, à Paris et à Versailles, les journées
des 11, 12 et 13 juillet : le 1 1 , le renvoi de Necker ; le 12,
le soulèvement de Paris, la charge du prince de Lambesc,
les rixes entre les troupes de ligne et les gardes-françaises;
le 13, le pillage des canons des Invalides et la formation des
milices ; à Versailles, l'Assemblée en permanence, la déclara-
tion en faveur de Necker, le maintien des arrêtés précédents,
les députations allant coup sur coup réclamer du roi l'éloigne-
ment des troupes et la formation d'une garde bourgeoise (1).
Les ministres restaient indifférents, les réponses du roi
étaient vagues : la cour ne voulait pas croire à la prise de la
Bastille, " car de tout temps elle avait été jugée imprenable » .
La nuit du 14 au 15 juillet fut terrible. «Les députés, dit
Rabaut, la passèrent dans une inquiétude aussi grande que la
précédente, moins affectés de leur danger personnel que des
maux auxquels la France allait être livrée s'il leur arrivait le
moindre mal. Tandis que la plupart cherchaient sur des bancs,
sur des tables, sur des tapis, le sommeil que demandait la
nature et qui fuyait de leurs yeux, AL de Liancourt, l'un
d'eux, sauvait l'État... Il était grand maître de la garde-robe,
estimé du roi et de tous les honnêtes gens et portait la patrie
dans son cœur (2). " Il traversa la Cour royale, le Salon de la
Guerre, la Grande Galerie, le Cabinet du Conseil, pénétra
jusqu'à la porte de la chambre royale; sa charge lui en per-
mettait l'accès; il entre et va droit à l'alcôve. Le roi dort;
il l'éveille et lui apprend les événements de la capitale :
« C est une grande révolte, lui dit Louis XVI. — Non, Sire,
lui répondit Liancourt, c'est une grande Révolution... »
(1) Le 1 1 juillet, les nobles non réunis jirotestaient auprès de Louis XVI
contre l'adresse sur le renvoi des troupes et (contre la présence de membres de
leur ordre dans les députations de « l'Assemblée prétendue nationale " . Le roi
leur répondait » qu'il était fort content de la conduite de la noblesse et de toutes
les démarches qu'elle avait faites jusqu'à ce jour. » (Proc«-iir;A«/, édition de 1792,
supplément, p. 374 et 375).
(2) Rabaiit-Saint-Etiknne, Histoire de C Asscmlilée coiislitua/ite, p. 169 et
8uiv. — Droz, Histoire de Louis XVI, II, p. 321. — Falloux, Louis XVI,
p. 207. — Lachetelle, Histoire de France, VII, p. 97. — Adrien Duquesnot,
Journal^ I, p. 221 et suiv. — Besenval, Mémoires, p 417.
LA CO.NSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 83
Personne, jusque-là, n'avait voulu raconter au roi l'en-
semble de cette funeste journée; il ne savait les événements
que par des lambeaux de récits.
Que se dirent, dans cette entrevue tra^jiquc, le roi et le
constituant?
« Liancourt, dit Duquesnoy, lui a indiqué comme le seul
moyen de sauver l'État celui qu'il a pris de venir seul à
l'Assemblée nationale et de renvoyer les troupes. Il paraît
que le roi le lui a promis; il est au moins certain que c'est ce
conseil qui l'a déterminé. » Les choses n'allèrent pas aussi
simplement. Cette nuit-là, Liancourt fut éloquent et oublia de
bégaver. Il exposa la situation de Paris, l'exaltation du peuple,
la défection des troupes, les progrès de l'esprit public. Il
donna au roi l'assurance qu'au milieu des excès son nom
avait toujours été respecté ; il peignit les dangers qu'une
obstination prolongée ferait courir au roi et à la famille
royale ; des hommes hardis, habiles, allaient tenter de faire
proclamer un lieutenant général du royaume : ce que Lacre-
telle (1) appelle la faction si dangereuse et déjà si coupable
du duc d'Orléans. Le roi, toujours perplexe, fit appeler ses
frères. ^ Prince, dit Liancourt au comte d'Artois qui entra
avec Monsieur, votre tête est mise à prix, j'ai lu l'affiche de
cette terrible proscription. " En présence de la famille royale,
Liancourt insista : " Il ne faut pas prolonger une lutte qui
menace la France de la guerre civile et peut mettre le trône
en péril... » Monsieur appuya sa manière de voir et le comte
d'Artois ne la combattit pas.
Le roi céda et s'engagea à se rendre à l'Assemblée dans
la journée (2).
(1) Lacbeteli.k jeune (Charles de;, 1769-1855, débuta aux DébaU sou» la
Constituante ; secrétaire de Liancourt, il fut proscrit au 13 vendémiaire, empri-
sonné au 18 fructidor, remis en liberté au 18 brumaire, nommé en 1801 membre
du bureau de la presse et censeur dramatique en 1810, professeur d'histoire à la
Faculté de Paris de 1809 à 1853, membre de l'Académie française en 1811, se
rallia à la Restauration, perdit sa place de censeur en 1827, à la suite de la péti-
tion pour la liberté de la presse.
(2; D'après Alexandre de Lameth {Histoire de la Constituaiile, p. 58\ le roi.
84 I.A IIOCHEFOUCAULD-LIANCOLUT
Il V eut sans doute encore quelques hésitations dans la
matinée du 15. La démarche de Liancourt était connue de
ses collègues : on le désigna, le second après Lafayette, pour
faire partie de la députation des 24, qui devait porter au roi
l'adresse du marquis de Slllery amendée par Mirabeau.
Lafayette n sera chargé d'exprimer les sentiments de l'Assem-
blée, d'exposer tous les objets qui font naître sa douleur et
ses inquiétudes (I) » . Les membres de la délégation se dis-
posaient à sortir lorsque Liancourt demanda la parole :
il dit qu'il était autorisé à annoncer à l'Assemblée que le roi,
de son propre mouvement, s'était déterminé à venir au milieu
des représentants de la nation et que M. le grand maître des
cérémonies allait paraître pour l'annoncer officiellement.
" A ces paroles de M. de Liancourt, la majeure partie des
membres de l'Assemblée fait retentir la salle d'applaudisse-
ments réitérés (2) . »
Le rôle de Liancourt grandissait, il était l'intermédiaire
nécessaire entre l'Assemblée et le roi ; par son intervention
personnelle, énergique et hardie, il avait dessillé les yeux de
Louis XVI; on lui devait, comme le dit Lacretelle, " un
dénouement plus pacifique qu'on n'aurait pu l'espérer " .
Le 15 juillet, à trois heures, il partit pour Paris avec la
députation chargée de rétablir le calme dans la capitale. Ce
fut lui qui annonça à l'Assemblée des électeurs, à l'Hôtel-de-
Ville, le rétablissement de la milice bourgeoise. Il commit
une imprudence en parlant du pardon accordé aux gardes-
françaises. M. le comte de Clermont-Tonnerre répara ce mot
"échappé" et fut fort applaudi.
Le 17 juillet, il accompagna Louis XVI à Paris, dans cette
journée mémorable où, après avoir passé sous la voûte d'acier
et accepté la cocarde tricolore, le roi vaincu put à peine, en
apprenant la déinolition de la Bastille, aurait dit à Liancourt : « C'est un peu
fort, mais puisque vous l'avez cru nécessaire au rétablissement de la paix, à la
bonne heure. » Ce mot serait plutôt du 15. Voir Appendice n'III, Histoire d'un
mot lii.ilovirjuc.')
(1) l'roccs-vcrhal n" 24. p. 3.
(2; iir/i. pari., VIII, p. 236.
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 85
réponse à Baillv et à Lally-Tollendal, articuler ces quelques
mots ; " Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. »
Liancourt avait rendu à la nation un service « inappré-
ciable " . L'Assemblée Ten récompensa en le nommant pré-
sident (1). L'élection n'alla pas toute seule. Quelques-uns ne
lui croyaient pas assez de force pour présider cette réunion
de 1 ,200 membres. "Je crains beaucoup, écrivait Duquesnoy,
que son cordon bleu ne soit une des causes de sa nomination,
non seulement parmi ses pairs, mais encore parmi les com-
munes, où ce n'est pas encore sans une sorte de crainte que
bien des gens envisagent un homme titré et décoré. » (Je
commentaire explique les trois tours de scrutin qui furent
nécessaires. Les concurrents de Liancourt étaient son cousin
d'Enville, de Montesquiou et de Clermont-Tonnerre. Le
18 juillet au matin, dans les trente bureaux, personne n'eut
la majorité absolue. Au second scrutin, le plus grand nombre
des voix se partagea entre les deux cousins. On procéda
incontinent à un troisième tour, et Liancourt réunit 600
voix sur 800 (2) .
Le 20 juillet, il s'installa au fauteuil. Il remercia avec
modestie. « Présider l'Assemblée la plus auguste du monde
entier » , c'était une tâche au-dessus de son mérite. Mais per-
sonne ne portait plus sincèrement au fond du cœur » le res-
pect pour les décrets de l'Assemblée, le dévouement sans
bornes pour le bien de notre commune patrie, une disposi-
tion plus entière à tous les sacrifices qui pourraient l'assurer,
un attachement plus fidèle au roi, et plus d'horreur pour les
mauvais citoyens (3) » . Pendant ces quinze jours de prési-
dence, les députations se pressèrent à la barre, respectueuses,
reconnaissantes et confiantes. A chacune Liancourt fit la
réponse appropriée : au Grand Conseil, il parla « de la véri-
table prospérité du royaume, du bien du peuple et du bon-
(1) Le 3 juillet, il avait été élu président du quatorzième bureau (procès-
verbal, n" 13, p. 3) ; — le iV-, luenibre du Comité des Finances. [Ibid., n" 23,
p. 3.) — Il avait été validé dès le 1"' juillet. (Iliid., n" 1, p. il et 15.)
(2) Arch. pari., VIII, p. 248. — l'rocès-verbal, n" 27, p. 51.
(3) Ane. Moniteur, I, 175. — l'rocès-veri)^\l, n"^28, p. 3.
86 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOUUT
heur du roi " ; — à la Caisse d'escompte, félicitée pour
n'avoir pas suspendu ses payements, de " la consolidation de
la Dette » qui suivrait le vote de la Constitution; — au Par-
lement de Paris, de « la justice et du respect » qu'il mani-
festait pour les décrets de l'Assemblée et « du g^rand œuvre
de la régénération de l'Empire... aucune classe de citoyens
ne devant laisser, par des considérations particulières, étouffer
en elle le sentiment pur et généreux du patriotisme " ; — à
la juridiction consulaire, des moyens de prévenir les faillites
compromettantes " pour la réputation de loyauté» de la nation
française; — au Chàtelet de Paris, de la fermeté qu'il avait
opposée « aux attentats portés Tannée dernière aux droits de
la nation » ; — à l'Université de Paris, du plan d'éducation
nationale nécessaire <t pour assurer l'ouvrage de lAssemblée
eu liant le sort des générations futures à la sagesse de ses
décrets (1) " .
Mais son principal souci fut d'essayer de calmer Paris.
Comme l'Assemblée, la capitale tenait au rappel de Necker,
promis par le roi dès le 1(3 juillet. Un sieur Dufresne Saint-
Léon était parti pour Bruxelles avec une lettre du roi et
une dépêche de l'Assemblée : Necker avait quitté la ville.
Liancourt s'empressa, dès le 20 juillet au matin, avant la
séance, d'en instruire « en son propre nom " messieurs du
comité permanent de la ville de Paris, " pensant que, si Paris
l'ignorait, il pourrait être inquiet de ne point voir arriver le
ministre qui fait aujourd liui le regret et 1 espoir de la
nation (2) » . Il se tenait en relations constantes avec La Fayette;
celui-ci lui rendait compte, dans des billets familiers, des
mesures pjises pour rétablir la circulation, assurer les subsis-
tances, prévenir les accidents dans les théâtres qui rouvrirent
dès le 21 juillet (3j .
Quand, le 20 juillet, Necker se présenta à l'Assemblée pour
(1) IVocès-veibal, II" 28, p. 8, p. 10; n" iiO, p. 7; u" 32, p. G; n" 33, p. 6;
n» 35, p. 10.
(2) Arch. nai., Autog. AA 50, n" 1433, B" 551.
(3) Ménioircs de La l'uyetle, II, p. 311). La leUre se teriniue ainsi : « Bonjour,
mon cher Liancourt, je vous embrasse de tout mon cœur. »
LA CONSTITl ANTE — LA DOCTRINE l'OLITIQLE 87
la remercier, Liancourt le félicita " d'avoir cédé aux instances
du roi, d'avoir ainsi préféré le péril aux remords » ; il profita
de l'occasion pour affirmer le principe de la responsabilité
ministérielle, « précieuse sauvegarde de la liberté, rempart
certain contre le despotisme... Peut-il être offert à la nation
un présa^je plus certain de bonheur que la réunion tles volontés
d'un roi prêt à tout sacrifier pour l'avantage de son peuple,
d'une Assemblée nationale qui fait à la félicité publique le
sacrifice des Intérêts privés de tous les membres qui la com-
posent et d'un ministre éclairé qui, aux sentiments d'honneur
qui lui rendent le bien nécessaire, joint encore la circonstance
particulière d'une position qui le lui rend indispensable (1) "?
Le 30, en recevant Bailly et une députation des communes
de la capitale, « il recommandait aux représentants parisiens,
à leur vigilance et à leur patriotisme le soin d'établir, d en-
tretenir le calme (2) » .
La dernière séance qu'il présida fut marquée par un
incident. Un curé, dont le Moniteur ne donne pas le nom,
ayant demandé la parole pour une affaire "de son métier» ,
s'exprima ainsi : " Avant la réunion des ordres, ne devrait-on
pas élever un autel dans la chapelle de 1 Assemblée nationale ?
Eh! à quel dieu aurait-il été consacré? vSerait-ce à un dieu
inconnu, deo ignoio? [On l'it.) !Xon, messieurs, nous sommes
toujours les vrais enfants de l'Église catholique, apostolique
et romaine. » La discussion pouvait mener loin. Liancourt
l'interrompit par ces simples mots : " Je rappelle monsieur
le curé à l'ordre et au fait. Il ne s'agit pas ici de questions
de religion. » Et le curé ayant voulu continuer, parler d'un
aumônier pour la salle, faire une citation d'Horace, Liancourt
observa qu'il était tard et que le comité des rapports ayant
différents objets à mettre sous les yeux de l'Assemblée, « on se
réunirait à sept heures et demie (3). » C'était couper court
à un débat périlleux et affirmer sans phrase que la Révolu-
(1) Ane. Moniteur, réimpression. I, 246. — Procès-verba! n" ;i5, p. 18.
(2) Procès-verbal n" 37, p. 10.
(3) Ane. Moniteur, I, p. 269
88 LA ROCHEFOLCAULD-I.IANCOUllT
tion s'émancipait. Le 4 août, Liancourt terminait i; ses glo-
rieuses fonctions » (1); il cédait la place " la plus honorable
du monde entier " à Le Chapelier, élu la veille à une grande
majorité (2) .
IV
Liancourt avait désormais la pleine liberté de ses mouve-
ments, il entrait dans la Révolution dégagé de tout mandat
impératif. Il a expliqué, dans un fragment de ses Mémoires,
les raisons de sa conduite ultérieure. " Les causes, dit-il, je
les connais moins que bien d'autres... Jamais je n'ai été
immiscé dans les secrets des meneurs, quoique j'aie été cons-
tamment du côté gauche de l'Assemblée et jamais je n'ai
cherché à Tétre... Mon plan de conduite qui devait exprimer
à la fois mon amour pour la liberté, pour la réforme des
monstrueux abus qui environnaient la législation et l'admi-
nistration françaises et qui, dans plus d'un point, offensaient
la justice et la raison; ce plan qui devait aussi exprimer mon
dévouement à la monarchie, mon respect pour les propriétés,
mon horreur de l'injustice, ce plan... m'attirait des blâmes
de toutes parts : tandis que j'étais traité de tiède, de modéré
douteux par les exagérés du côté oi'i je siégeais, les exagérés
du côté droit me proclamaient jacobin, révolutionnaire, traître
au roi et, ce qui pour eux était pis encore, traître à la
noblesse (3). "
Liancourt avait l'àme trop haute pour s'inquiéter des calom-
(1) Point du jour, n" du 5 avril 1789.
(2^' Liancourt présida plus tard deux fois l'Asseinhlée : le 16 août 1790, en
l'absence de Dupont de jNemours (Procès-verbal, p. 17), — le 24 juin 1791,
en l'absence de lîeauharnals [Procès-verbal, 7' séance, suite, p. 1).
(3) Vie (lu duc, Mémoires, p. 105. Les derniers mots font penser à ce que
disait un homme de la cour au moment de la réunion des quarante-sept membres
de la noblesse au tiers état : « Que je les plains! Voilà quarante-sept familles
déshonorées et auxquelles personne ne voudra s'allier. « (IUbaut, p. 144.) Les
almanachs n'épargnaient pas Liancourt. V^oici son portrait |)ublié pai- V Almanach
LA CO^STITCAISTE — LA DOCTllINE POLITIQUE 89
nies. « Je crois, a-t-il dit, ma vie politique sans reproche. Je
l'ai sévèrement scrutée bien des fois. Je crois avoir rempli
tous mes devoirs, et comme honnête homme et comme bon
Français. "
La suppression des privilèges était son plus cher désir. « Il
considérait, dit llœderer, l'abolition de la noblesse comme
une des conditions delà liberté française. » On comprend avec
quelle joie spontanée il prit sa part de la nuit du 4 août. Il
fut de ceux qui lavaient préparée dans ces réunions fami-
lières, où les hommes du tiers et les hommes de la noblesse
libérale échangeaient leurs idées et leurs espérances. Lors-
qu'on brûla, au Champ de Mars, les titres du dépôt des Augus-
tins : a Je suis fâché de n'avoir pas ma généalogie, dit-il à
Rœderer; je l'aurais donnée ici; mais je n'en ai jamais
eu (1). » Le sacrifice consommé, ce fut lui qui fit inscrire dans
le décret des 4, 6, 7, 8 et 11 août un article XVI ainsi conçu :
« L'Assemblée nationale décrète qu'en mémoire des grandes
et importantes délibérations qui viennent d'être prises pour
le bonheur de la France une médaille sera frappée et qu'il
sera chanté en actions de grâces un Te Deiim dans toutes les
paroisses et églises du royaume (2). " " C'est, dit-il, le moyen
d'éterniser l'union sincère de tous les ordres, l'abandon de
tous les privilèges. "
Le 12 août, au nom du Comité des finances, il proposa
d'arcorder un traitement égal à tous les députés et de les
indemniser de leurs frais de voyage. « Tous les bureaux
étaient d'accord pour ne faire aucune distinction ji et « la
très grande pluralité > adopta le chiffre de 18 livres par jour
des Aristocrates ou Chronologie épigrammatique des apôtres de l'Assemblée
nationale, l'an III de la Barnavocralie (p. 19) :
Kpais <le corps, épais d'esprll.
Sans caractère, sans uaissauce,
Liaticourt emprunte ce (ju'il <lit
Et demande tout ce (ju'il pense.
(1) RoEDEnER, OEuvrcs, éd. Didot, III, p. 275.
2) DcvEnciER, I, p. 41. Voir Appendice n" IV, «< la médaille du 4 août et le
marché de ht gravure " passé par Liancourt.
90 LA IlOCHEFOUCAULD-LIANCOUllT
et de " 5 livres par poste pour l'aller et le retour (1) ».
Nous consacrons un chapitre spécial à l'action de Lian-
court comme président du Comité de Mendicité. Ce labeur
gigantesque ne l'absorba pas au point de l'empêcher de
prendre part aux débats politiques. Les jours, en ce temps,
valaient des années. A l'Assemblée, Liancourt participa acti-
vement à la formation des départements. A la cour, c'étaient
les devoirs de sa charge qu'il ne voulait pas négliger; à
Liancourt, ses domaines et ses fabriques réclamaient sa sur-
veillance.
Pour dégager les idées directrices de sa conduite, il faut
se rappeler son origine, sa famille, son éducation, les milieux
qu'il a fréquentés. Ce n'est ni un philosophe, ni un penseur;
c'est un homme d action qui cherche pratiquement le bien
public. » Il était sans préjugés, disait Rœderer : il avait une
raison solide et éclairée. » Par sa naissance, il est monar-
chique; par ses idées, il est constitutionnel; ses sentiments
le rapprochent du peuple.
Pour lui, comme pour Mably et Mirabeau, le pouvoir royal
empêche la tyrannie d'une classe ou d un parti. Le roi est la
clef de voûte de l'unité française, l'adversaire de l'aristocratie
et de ce qui reste du régime féodal; le sort de la Constitution
est attaché à la monarchie : " Plus on est révolutionnaire en
1789, dit M. Aulard, plus on est monarchiste. »
Chez Liancourt, la religion monarchique se double de
son affection pour Louis XVI. Jusqu'à Yarennes, tous les
Français partagent ce sentiment; ce n est qu à leur insu
qu'ils se sont républicanisés. Le 3 juillet 1791, le mot Répu-
blique, dit Real, épouvante les fiers Jacobins. En 1789, Camille
Desmoulins compare Louis XYI à Trajan. " C'est vers le trône
consolateur, écrit Rabaut, que se tournent toujours les yeux
des peuples affligés. " — u L'Assemblée idolâtre son roi »,
(1) Arcli. nnt., C, 27. IJnsultat du vote des Lureaux pour le traitement des
députô.s : " 432 |)ersoiines " sont pour 18 livres par cliaque jour de résidence à
Versailles, 28(5 pour 1.5 livres, 28 pour 12 livres, 57) pour 20 livres, une pour
16 livres, une pour 21 livres, 19 pour 2V livres... « Signé : ahbé de Bahmo^d. »
^secrétaire de l'Assemblée
LA CONSTITL AM'K — J.A I>0CTR1>'E l'OI.ITlQl E 91
dit Grégoire. ^ G est, à tout prendre, écrit Marat, le roi qu'il
nous faut; nous devons remercier le ciel de nous l'avoir
donné (1). »
Marat est monarchiste. Comment Liancourt ne le serait-il
pas? Il connaît Louis XVI, il l'approche familièrement; il
essaie de l'arracher aux influences de cour, d'alcôve et de con-
fessionnal, à ses frères, à la reine et à 1 Eglise. Par quel moven
prendre et retenir ce roi flasque, sans initiative, sans pouvoir,
sans volonté; cet incapable sur la tète duquel » le soleil ne se
lève pas trois jours pour éclairer le même avis " ? Dans cette
lutte, Liancourt sera battu; il le sentira après Varennes,
quand la nation se verra abandonnée, orpheline, >i privée de
son talisman préservateur ^ . Il continuera la lutte par loya-
lisme, mais sans espoir, et cherchera une paix impossible
entre la nation souveraine devenue méfiante et le roi asservi
devenu complice de l'étranger. Jusqu à la fin il restera
l'homme-lige de la Constitution, et jusqu'à la fin aussi il res-
tera " l'ami du roi » . Vingt-cinq ans plus tard, il en parlera
encore avec émotion : " Mon attachement poul- notre aug^uste
et malheureux maître, écrivait-il le 27 avril 1816, est et
demeurera au fond de mon cœur tant qu il y restera un batte-
ment ['2). n II voudrait faire de Louis XVI le guide de la
Révolution, le roi national, le défenseur de la Constitu-
tion. Le 14 juillet, il lui avait fait accepter la prise de la
Bastille; le 7 octobre, alors qu on délibérait, en présence de
Marie-Antoinette, sur un projet de fuite, il entre au conseil
sans se faire annoncer et détermine le roi à ne pas quitter
Versailles, " ce qui était synonyme d'aller à Paris (3) » .
Une démocratie rovale, telle est son idée maîtresse. II
(1) Ami du peuple, n" 374, cité par Aulard, Histoire politique, p. 107.
(2) LeUre à Bertrand de Molleville. Catalogue d'autoj;., Noël Charavav,
n» 1707.
(3) DuQUESXOY, Jou;-;j«/, I, [). 407. Le 24 octobre, après la mort du houlaiijjer
François, ce fut Liancourt qui remit à sa veuve 6,000 livres de la part du roi et
de la reine. « Cette démarclie, écrit Duquesnoy, a produit le meilleur effet dans
la dernière classe du pcu[)le, et cet acte de bienfaisance et de justice l'a extrême-
ment touchée. »
92 LA ROCHEFOUCALLD-LIAÎNCOURT
défend contre la majorité le veto absolu ; il demande pour le
monarque un pouvoir exécutif plein et entier : le roi doit
intervenir dans le vote de la loi " comme partie essentielle et
intégrante " . Sans cette condition, » le pouvoir exécutif ne
serait que Tombre d'un grand corps, un fantôme bon, tout au
plus, pour en imposer à la multitude, mais réellement fait
pour être le jouet des partis... La nation ne peut, sans déna-
turer le gouvernement, déclarer toutes les lois affranchies de
la sanction : dans tous les temps, nos rois Tout eue et elle est
de l'essence de la monarchie. Pour donner une autre forme
de gouvernement à la patrie, il faudrait une Convention
nationale » .
Le pouvoir royal ne doit point être tenu en tutelle par l'As-
semblée; il est l'arbitre des partis, non un arbitre de droit
divin, mais une sorte de représentant perpétuel de la nation
souveraine (1) .
La Constitution adoptée, Liancourt la défend; 11 l'accepte
tout entière, mais sans la dépasser. ^ Les amis delà Constitu-
tion sont tous ceux quil aiment telle qu'elle existe, qui veulent
qu'elle soit fermement établie et maintenue; ceux-là, au con-
traire, qui veulent v ajouter ou en retrancher quelque chose
en sont les seuls ennemis : ce sont des factieux (2) . " Après
V^arennes, sa foi politique est mise à une rude épreuve. Le
1 4 juillet 1791, quand Pétion demande que Louis XYI soit tra-
duit en jugement, Liancourt est peut-être le seul à défendre la
cause de l'inviolabilité royale. Il est loin d' « approuver le
mémoire du roi » . Sa fuite l'a désolé. Il plaide coupable: "Le
roi a devancé la Révolution ; si. dans la suite, il en a vu les dan-
gers pour le peuple avec une exagération qui a motivé son
départ, je vois son erreur, mais je ne vois pas ses torts... Une
seule chose pouvait rendre notre Constitution éternelle, c'était
que le roi, placé hors de Paris, put rectifier librement son accep-
tation. 1) L'inviolabilité doit s'étendre sans distinction à toutes
(i) Séance du i" septembre 1789. {Arch . pari., VIII, p. 529; IX, p. 79.^
— Ari.AnD, Histoire politique, p. 55.
(2) 29 .ivril 1791; affaire de Wisscmbouq;. [Arch. pari., XXV, p. 4V3.)
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 9:^,
les actions du roi : clic est constitutionnelle et personnelle,
sinon on s'expose à le décréter de prise de corps. «Oiieceuxqui
veulent une Républi({ue attaquent cette inviolabilité, cela n'est
pas étonnant; mais que, du moins, ils reconnaissent de bonne
foi qu'ils veulent établir par cela même une Constitution diffé-
rente de la notre. " (l'est le roi ({u'oii altacjue, c'est à la
royauté qu'on en veut.
il C'est un plaidoyer de {>rand maitre de la garde-robe, lui
répond M. Ricard, rappelé à l'ordre pour cette insolence (1) . »
M. Ricard était injuste. Liancourt était plus qu'un avocat,
plus qu'un ami" défendant quelqu'un parce qu'il est mallieu-
reux » ; c'était un monarcliiste clairvovant qui, devinant la
République à l'horizon, cherchait, en sauvant le roi, à sauver
la Constitution (2) .
Cette Constitution, il l'avait acceptée et défendue sans
hésiter. L un des premiers, un an avant le A août, il avait
sacrifié ses privilèges, réclamé l'égalité devant l impôt. Ce
qu'il déteste surtout et partout, c'est l'arbitraire, et, dans
le débat sur la Déclaration des droits, il appuie la motion
Guillotin : » Les délits du même genre seront punis par
le même genre de peine, quels que soient le rang et l'état
du coupable. » Il faut se presser, « un instant de retard pou-
vant livrer un grand nombre de citoyens à la barbarie des
supplices que l'humanité presse d'abolir " . Point de peines
inutiles, point de travaux publics, point de chaines, spec-
tacle dégradant et ignominieux, point de marque; il faut
(1) II s'agit soit de Ricard, (lé|)iité de la sénéchaussco de Castres, soit de Ricard,
député du tiers état deNimes et de Reaucaire. Le compte rendu du Point du jour
montre que la {rauche était divisée. Quand Liancourt dit : « II portait encore en
partant et nourrissait dans son cœur l'espérance du bonheur du peuple... « , de vio-
lents murmures s'élèvent dans la partie jjauche ; on entend quelques voix : " Cela
est trop fort. » Quand Ricard rjnterrompt, plus de vingt membres de la partie
gaucbe se lèvent en criant : « A l'ordre, monsieur! Cela est abominai>le ! »
(N^ISS, 15 juillet, p. 236 et 237.)
(2^ Arch. pari., XXVIII, p. 255 et suiv. Rien ([u'on eût refu.sé de remettre eu
question la ("onstitution même aux Jacobins, quelques Constituants se républica-
nisaicnt. I5œderer était pour " une monarchie sans un roi héréditaire ». L'apo-
logie de la Républifpie, par Condorcet, au Cercle social, est du 3 juillet 1791.
(.AiiAnD, p. 121 et suiv.)
9V LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
humaniser la répression, poursuivre « la réhabilitation et la
réintégration du condamné (1) ».
C'est par humanité aussi qu'il défend la tolérance reli-
meuse. Non qu'il s'élève tout d'abord jusqu'à la conception
de la liberté de conscience que Mirabeau fut le seul à affirmer.
Il ne va pas plus loin que le timide article 10 : " Nul ne doit
être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu
que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par
la loi. " Il ne veut pas se brouiller avec Rome et, dans l'affaire
du Comtat, il s'oppose tout d'abord à la prise de possession
a peu généreuse, impolitique et dangereuse ». Il s'abstient
sur le vote, « ne voulant pas préjuger les droits que la nation
française a sur le territoire d'Avignon (2)" . Dans l'affaire des
juifs portugais, il donne de sa personne, il obtient de l'As-
semblée qu'elle ne se sépare pas sans voter leur admission
au titre de citoyens. A cinq heures du soir, au milieu « du
tapage épouvantable de l'aristocratie » , qui veut l'ajourne-
ment indéfini, il prend la parole et observe que tout cela est
inutile, puisque le règlement veut qu'on fasse l'appel. L'appel
nominal n'est que la continuation de la délibération : « Il faut
se hâter de délibérer sur une question qui a déjà pris un
temps précieux. " — «Après deux épreuves incertaines, raconte
Duquesnov, le président ordonne de nouveau l'appel. Alors
on lui reproche de céder à M. de Liancourt, parce qu'il est de
son parti. On fait des reproches, des menaces à M. de Lian-
court. M. de Digoine (3) lui parle très durement. Le duc de
Liancourt, très bouillant, lui répond avec aigreur et empor-
tement. Ils se font un défi et il est probable qu'ils se battront (4). »
(1) Arch. pari., X, p. 346 (l" déceinl.re 1789 ; XXVI, p. 710, 721 (i" juin
1791).
(2) Arch. pari., XXV, p. 499 (2 mai 1791).
(3) Digoine du I'ai.ais (Ferdinand-Alphonsc-Honoré, soijjnenr de Mailly,
marquis de), 1750-1832, alcade de la noblesse de lîourgogne, député de la
nolilesse au bailliage d'Autun aux États Généraux de 1789, émigré en 1791,
aide de camp du comte d'Artois, rentré en France en l'an X, ingénieur en chef
du cadastre dans l'Ardèche, puis dans Vaucluse, nommé chevalier de Saint-T-.ouis
et maréchal de camp par Louis XVIII en 1814. admis à la retraite en 1815.
(4) DuQrESNOY, Journal, I, p. 329. — Arch. pari., X, p. 365 (28 janvier
LA CONSTITIAINTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 95
Liancourt fut un partisan énergique du prog^ramme écono-
mique (le la Révolution. Catholique par politique, il ne veut
ni d un clergé privilégié, ni d un clergé propriétaire. Le
retour des biens du clergé à la nation est la condition néces-
saire de son programme d'assistance, il est pour la suppres-
sion des congrégations monastiques, sauf à laisser à chaque
religieux cloitré une pension viagère de 800 livres.
C'est dans ce trésor des biens restitués qu'il trouvera les
ressources nécessaires à 1 exécution de sou plan d assistance.
" Les biens qui ont été ou qui seront destinés à des services
d'utilité publique ou aux dépenses du culte appartiennent à
la nation et seront dans tous les temps à sa disposition (1 . »
Il n'y a aucune distinction à faire entre les uns et les autres.
La vente des biens nationaux par lots et parcelles est le meil-
leur moyen d'affranchir la terre, de multij)lier les proprié-
taires, 'i de fournir ainsi à la nourriture meilleure d'un plus
grand nombre de consommateurs et de consolider la Révolu-
tion ' . Cette division est nécessaire : la loi sur u lesémigrants »
peut Tentraver et la retarder. C est une des raisons qui
décident Liancourt à la combattre (2). Dés 1700, il acquiert
dans l'Oise des terres provenant de la liquidation des biens
du clergé, pour affirmer la légitimité de la mesure qu'il a
votée.
Liancourt était maréchal de camp en 1789; il cherclia à
faire prévaloir ses idées personnelles sur la réforme des iiisti-
1790). — Le Point du jour, n» CCIII, 3 février 1790. p. 266, et Comment les
juifs sont devenus citoyens français, dans notre livre. Misères sociales, p. 240 et
fiiiv. — Liancourt eut une autre affaire d'honneur avec Mirabeau-Tonneau,
(ju il avait fait inscrire au procès-verbal pour avoir manqué de respect à l'Assem-
blée en se précipitant sur la tribune occupée par Robespierre. Mirabeau pro-
voqua le duc; mais le marquis de La Tour-Maubonrg réclama la priorité pour
une ancienne querelle et le cloua au lit d'un coup d'cpée. (Pixgaud, les Der-
nières Campagnes de Mirabeau cadet. Revue de Paris, !"■ décembre 1902.)
(1) Arch. parl.,\ï], p. 239 ^19 mars 1790 , et XIX, p. 299 9 août 1791).—
Vie du duc, p. 30 et 32.
2) Arch. part., XXVIII. p. 89 9juillet 1791 . En 1790, le Comité d'a{;ricul-
ture reçut " des pétitions pavsannes qui demandaient <|u'on cassât les baux et
qu'on interdit les grandes fermes... » « Vin{;t millions de pauvres approuveront les
législateurs ", dit une pétition du 9 avril. (LiciiTENBEncKB, le Socialisme et la
Révolution française, p. 160.)
96 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
talions militaires. Il combattit la conscription et soutint le
recrutement volontaire " dont il fallait seulement corriger les
vices» . Son discours, note Duquesnoy, écrit d'un style très pur
et avec une grande facilité, a été fort applaudi... surtout lors-
qu'il a dit qu'il n'y avait pas dans l'armée un seul régiment où
l'on ne trouvât des hommes dignes de l'estime publique . « La
délicatesse et l'honneur, ajoutait-il, sont les vertus caractéris-
tiques du militaire français. C'est sur la fidélité de ce corps
que repose votre tranquillité ; pour lui, le mépris de la vie est
à tel point une condition qu'à peine il compte pour une qua-
lité. » Il faut à la Fr.ince une armée a constituée de manière à
défendre son indépendance politique, à faire respecter et
suivre les lois, à opposer une forte résistance aux projets des
puissances ennemies » . Le service personnel obligatoire ne
sera possible que quand la Constitution aura changé les
mœurs. Tout homme est né soldat pour la défense de ses
foyers; mais c'est à cette défense prochaine qu'est borné le
devoir des citoyens. La conscription militaire ne serait juste
que si elle comprenait tous les mâles valides depuis dix-huit
jusqu'à cinquante ans, " car nul ne doit exposer ses jours ni
pour un prêtre, ni pour un magistrat, ni pour un père de
famille à la fleur de son âge, ni pour l'homme de commerce
ou d'industrie, ni pour aucun homme enfin en état de se
défendre par lui-même " . La conscription entraînerait le rem-
placement qui favoriserait l'aristocratie des richesses. " La fai-
blesse dans l'armée, la discorde entre les provinces chargées
d'acquitter chacune son contingent, l'oppression, la gène,
l'inquiétude dans tous les états, la désolation dans les
familles : tels seraient les résultats d'un projet qui nous ren-
drait libres de nom, mais esclaves dans l'effet... »
Il faut donc maintenir les enrôlements volontaires, mais en
délivrant le soldat « de la tourmentante instabilité de la disci-
pline et des exercices, de l'arbitraire des châtiments et de leur
dureté..., de la ruse et de l'avidité des recruteurs» . Une édu-
cation vraiment nationale doit pénétrer, dès leur enfance,
tons les citovens des j)rincipes et des sentiments du patrio-
LA CONSTITUANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 97
tisme. « Des soldats habitant, domiciliés pour la plupart au
canton où est établi leur régiment, passant dix mois par an
dans leurs foyers, pouvant s y marier... seront citoyens eux-
mêmes et deviendront, par leurs propres intérêts, le plus sûr
obstacle à l'usurpation de l'arbitraire et du despotisme... » A
côté de Tarmée soldée, le Comité de Constitution organisera
des milices nationales à raison d'un régiment par départe-
ment.
En cas de guerre, on appellera 60,000 hommes de bonne
volonté ayant contracté par anticipation l'engagement de
servir et qui, pendant toute la paix, auraient touché sans faire
aucun service une modique rétribution (1).
Il V a, dans les vues de Liancourt, un mélange d'idées
justes et d'utopies. Comment son armée de volontaires,
composée de soldats de deux mois, aurait-elle pu opposer,
suivant son désir, « aux armées de la Prusse et de l'Empereur,
des troupes instruites et disciplinées " ? Son double souci est
d avoir une armée solide, prête à marcher, chargée en même
temps d'assurer la liberté générale en conservant la liberté
de chaque individu. La Constituante n'a pas le temps de
donner aux forces militaires une organisation régulière. En
décembre 1789, elle abolit la conscription. Le 12 juin 1790
et le 4 mars 1791, les milices et les troupes provinciales sont
supprimées; il ne reste plus que l'armée de ligne dite royale.
Par décret du 9 mars, le recrutement est maintenu; les
engagements contractés dans l'ivresse, par surprise ou par
violence, sont annulés; en 1790 et 1791, les troupes de ligne
restent suspectes : on les considère comme l'armée royale,
soutien du despotisme. Tant que le roi est présent, l'Assem-
blée se refuse à incorporer les gardes nationaux. " Elle veut
garder intacte, à côté de l'armée de l'ancien régime, l'armée
de la nation. En 1792, pour repousser l'invasion, elle fit apj)el
lises 202 bataillons de volontaires qui, par voie d'enrôlement,
passaient du service sédentaire au service actif sans se con-
(1) Arc/i. pari., X, |). 579 (15 décembre 1789).
98 LA EOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
fondre avec l'armée de ligne... L'héroïsme de la nation
suppléa aux lacunes de la loi (1). "
Liancourt intervint rarement dans les querelles de per-
sonnes. " Sa loyauté chevaleresque lui avait concilié, dit
Duquesnoy, l'estime de ceux pour qui cette tournure de carac-
tère a quelque chose d'attachant... » Cette loyauté n'allait pas
sans quelque vivacité qui lui valut plusieurs duels. « Dans ses
propos, dit Rœderer (2), il y avait quelquefois de l'insolence,
mais ce n'était jamais que dans la colère. A la vérité, il s'y
mettait souvent , mais ce n'était jamais que dans les débats
d'intérêt public. Il était brusque, rude, mais jamais grossier...
Dans la colère, on se fait le plus mauvais qu'on peut; il fallait
donc bien que, pour ses accès, La Rochefoucauld mit en dehors
tout ce qui pouvait être en lui du duc et pair de France (3) . »
Liancourt était parfois trop franc. Un jour, Robespierre
ayant voulu parler sur un mémoire des princes du cercle du
Bas-Rhin relatif aux droits féodaux, il lui témoigna son éton-
nement de ce qu'il se hasardait à traiter cette question « sans
avoir jamais rien lu, rien appris. Mais, lui dit-il, connaissez-
vous au moins le traité de Ryswick? — Non. — Avez-vous
étudié le droit public d'Allemagne? — Non (4) » .
Sa générosité lui fit défendre les premiers suspects. Dans
l'affaire des troubles de Toulon il obtint de l'Assemblée un
décret de non-lieu en faveur du comte d'Albert de Rioms qui
avait prohibé à Toulon la cocarde tricolore ; il avait défendu
(1) AuLABD, Histoire générale, VIII, p. 132. — Lasvignes, l'Assemblée
constituante et la conscription. (^Revue Blanche, 15 avril 1902.)
(2) RœoEBEn, OEuvres, III, p. 275.
(3) Pour le pi(juer et le mettre hors de lui V Abeille aristocrate ou Etrennes des
honnêtes i/ens le traitait de « lâche et de poltron » (p. 11} et lui lançait cette
épigraminc (p. 56) :
Si l'on achetait du couraf;c
Comme l'on achùte de l'esprit,
Liancourt aurait l'avantage
De se battre Comme il écrit.
Le Guide national ou Almanach des adresses indi<juait ainsi son domicile
(p. xxiii) : « ex-duc de Liancourt, cul-de-sac de la poltronnerie, derrière le
faubourg Saint-Marceau, à l'hôtel de toutes les députations. »
(4) Duquesnoy, I, p. 379.
I.A CONSTITIANTE — LA DOCTRINE POLITIQUE 99
à la fois le gouverneur et le Comité permanent : « Une aussi
grandeRévolutionnepeut s'opérer sans de {jrandes secousses. ..
Si les actions du j)euple ne sont pas toujours bonnes, ses
intentions sont toujours pures (1). » Le baron de Bcsenval
était son adversaire politique. Quand il fut décrété d'arresta-
tion, Liancourt s'offrit lui-même pour caution et le fit élargir,
« chose d'autant plus noble, dit Bcsenval, que notre façon de
penser était fort opposée » .
En juin 1791, l'Assemblée voulait mettre en accusation le
cardinal La Rochefoucauld pour avoir cherché à continuer ses
fonctions d'archevêque en écrivant aux marguilliers de Triel
après la nomination de lévêque constitutionnel de Versailles.
Liancourt invoqua « quatre-vingts ans de vertus, l'absence
d'intentions séditieuses, la vie entière de l'accusé " . Après
une épreuve douteuse, le décret du Comité des Rapports
fut rejeté par 28G voix contre 271 (2).
(1) Pomt du jour, n" CLXXXVIII (18 janvier 1790), p. 75 et suiv. — Le
comte (I'Albert de Rioms, 1838-1806, avait fait partie en 1781 de l'escadre du
comte de Grasse. II émigra à Coblentz. « II faut passer au fil de l'épée, disait-
il, tout Français qui s'est déclaré en faveur de l'infâme Assemblée constituante. «
(2^ Fie du duc, DuQUESSOY, I, p. 447.
CHAPITRE III
l'action politique
la lieutenange générale de normaindie
le projet de départ du roi
, la fuite de liancourt
(1791-1792)
I. — Vie mondaine. — Relations avec Condorcet. — Rapports politiques avec
Mirabeau. — Le projet de ministère d'octobre 1789. — Correspondance
personnelle avec le roi.
II. — Travaux administratifs : la formation du département de l'Oise.
III. — L'automne et l'iiiver de 1791 à Liancourt : constituants et émigrés. —
Rentrée au service.
IV. — Le commandement de la 15° division et la lieulenance générale. — Le
projet de départ du roi. — Entente avec La Fayette. — Rertrand de Molle-
ville. — Les préparatifs. — Le projet éclioue. — Causes de cet échec. — Les
hésitations de juillet. — L'affaire des canons du Havre. — La revue du
11 août. - — (^.ontre-coup du 10 août : la démission. — L'affaire de Rouen
devant la Législative. — L'ordre d'arrestation.
V. — Une fuite romanesque. — Liancourt à Abbeville et au Crotoy. — Le pilote
Vadunthun.
En dehors de T Assemblée comme dans l'Assemblée, Lian-
court déployait ses qualités de générosité coutumiére. Le
1(» octobre 178Î), 11 versait un don patriotique de 40,000 li-
vres « excédant le quart de ses revenus nets, proportion déter-
minée par le décret » , et les représentants de la Commune
" reçoivent cette déclaration avec les applaudissements que
mérite cette nouvelle preuve de patriotisme (1) " .Les sociétés
(1) xVicli. de l'Oise. Déclarationdclrèshautettrèsillustreseigneur Mgr François-
l'action politique — LE P1\0JET DE ROUEN 101
philanthropiques naissantes étaient ses chentes; la Charité
maternelle, la Maison philanthropique atteintes par la crise
économique et l'émigration commençante le chargeaient
auprès de TAssemblée de leurs doléances et de leurs demandes
de subventions.
Sa vie publique et sa vie intime se confondaient. Dès 1781),
il figurait parmi les six cent seize membres du ckib de Valois
fondé le 11 février 1780 au Palais-Royal, avec d'Enville,
<i l'homme le plus vertueux, le plus français, le plus respec-
table que j'aie connu" , dit Barère dansses Mémoires, al'élève
des philosophes qui, dit Mme de Chastenay, avait pris de leur
doctrine tout ce qui s'accordait réellement avec les vertus de
son cœur » . Avec La Fayette, avec Malouet, Virieu, 11 prenait
part aux pourparlers en vue de fondre le club de Valois et le
club des Impartiaux fondé pour résister aux Jacobins. Il
assistait aux deux conférences de janvier 1790 chez d'Enville :
ses amis et lui acceptaient de » rendre au pouvoir exécutif
toute l'étendue et toute la force nécessaires» ; mais «ce cha-
pitre devait être le dernier de la Constitution, parce que le
pouvoir exécutif est la clef de voûte qui ne peut être placée
que lorsque toutes les autres parties ont reçu leur forme et
leur disposition » .
Entre eux et les « Impartiaux » , il y avait plus qu'un désac-
cord de forme : ils ne pouvaient admettre ni l'article VIII delà
déclaration des Impartiaux assurant à la religion catholique
seule la jouissance « à titre de religion nationale de la solen-
nité du culte public « , — ni l'article IX qui conservait aux
églises 1' une dotation territoriale " et prohibait « toute aliéna-
tion ultérieure des biens du clergé (1) » .
Alexandre-Frédéric de La Rochefoucauld, duc de Liancourt, etc.. demeurant à
Paris, en son hùtel, rue de Varennes, fauLourji; Saint-Gernnain, paroisse Saint-
Sulpicc, 16 octobre 1789 (vSi{;ismond Lacroix, Actes de la Commune de Patis, I,
p. 349). L'acte notarié est remis par Jacques Asseline, avocat.
(i) Mai.odkt, Mémoire.'!, I, p. 380. — Ciiallamki,, les Clubs révolutionnaires,
p. 102 et suiv. — I>ans sa lettre du 10 mars 1790 au Mercure de France, publiée
par la Gazette nationale (n" 69l, La Rochefoucauld d'Enville raconte ces pour-
parlers; il termine ainsi : « Tout en rendant justice aux membres du club, tout
en adoptant plusieurs de leurs principes, il y en a quelques-uns sur lesquels nous
102 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
On se sépara sans s'entendre, et, le 12 avril 1790, Lian-
coLirt et ses amis fondaient la Société de 1789. Si l'on veut
connaître exactement son " groupe politique » , c'est là qu'il
faut le chercher. II y siège avec La Fayette, Bailly, Mirabeau,
Rœderer, Talleyrand, Sieyès, Chénier, Roucher, Condorcet,
Pastoret. On défend la Constitution et le roi : plusieurs
députés font d'abord partie des Jacobins et du club de 1789 ;
mais le club de 89 devient bientôt dissident. "Maudit soit, dit
Camille Desmoulins, l'hérésiarque qui a fondé 1789. " On
célèbre, le 17 juin 1790, l'anniversaire de la réunion des
trois ordres en Assemblée nationale. A la mort de Franklin,
sur la motion de Liancourt, la société prend le deuil et place
le buste du grand citoyen dans la salle de ses séances : c'est
elle qui, le 1 1 novembre suivant, prend l'initiative du trans-
fert des cendres de Voltaire (1).
Dans son hôtel de la rue de Varennes, dans son apparte-
ment du pavillon de Marsan aux Tuileries, Liancourt avait
d'avance réalisé la fusion des trois ordres. La maison se dis-
tinguait, dit Etienne Dumont, par l'indépendance et la pureté
des principes : les membres de la noblesse qui la fréquen-
taient s'étaient de bonne heure déclarés " pour tout ce qui
favorisait le peuple " . On y voyait au début, à Versailles, le
duc d'Orléans, « esprit de mauvais aloi et air moqueur » .
Il semble qu'à Paris ses visites fussent devenues plus rares.
Deux fois par semaine, il y avait table ouverte : " Il venait
de vingt à quarante députés. On avait fixé trois heures et
demie; mais on attendait parfois jusqu'à sept heures, que
le duc arrivât avec le reste des convives. » Young y ren-
contra Le Chapelier, Mounier, Volney, le prince de Poix, le
soiiiiiies certainement d'avis différent : aussi leur profession de foi politique n'a-
t-clle été ni adoptée ni signée par aucun de nous, n
(1) Ghali.amel, les Clubs coiitrc-tévolutionnaircs, p. 391 et suiv. La Société
de 89 disparut (fin 1791) et fut le noyau du club des Feuillants. Condorcet avait
vaineuient e8?ayé, u pour (|ue le public ne se méprît pas sur leur civisme » , de
forcer ses membres à opter entre elle et le club monarchique (2 janvier 1791); il
quitta bientôt la Société de 89 pour entrer aux Jacobins. (Ghai.i.amkl, p. 438
et suiv.)
I/ACTION POLITIQUE — LE PROJET DE ROUEN 103
comte de Montmorency. « La plupart des députés étaient
habillés en « polissons » , beaucoup sans poudre et quelques-
uns en bottes. » C'était ce que La Fayette appelait l'ère améri-
caine. «Auprès d'un homme en habit français, dit Chateau-
briand, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras,
escarpins et bas de soie, marchait un hominc cheveux coupés
et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate améri-
caine. " Les dames faisaient aussi de la politique. Mais
Younjj constate « l'amoindrissement de rénorme pouvoir du
sexe (1) » .
Gondorcet resta l'ami de Liancourt jusqu'après Varennes.
A ce moment, il rompit brusquement et « se donna de nou-
veaux amis comme s'il avait oublié sa vie entière et comme si
les autres avaient dû aussi l'oublier » . Est-il exact qu'il y ait
eu à cette époque dans l'entourage de La Rochefoucauld
d'Enville, peut-être chez Dupont de Nemours et chez La
Fayette lui-même (2), des velléités républicaines? Ce qui est
certain, c'est qu'il y eut des réunions où l'on discuta « les
moyens d'établir la République sans de trop violentes
secousses » ; mais ce ne fut, chez la plupart des Constituants,
qu'une velléité politique, qu'une pensée fugitive. Seul, Gon-
dorcet se détacha, et, le 8 juillet 1701, « le plus grand pen-
seur du temps, le disciple et l'héritier des encyclopédistes, le
dernier patriarche de la philosophie » , comme l'appelle
Lacretelle, prononça au Cercle social sa célèbre apologie de la
République. Ses amis regardèrent cette lecture « comme une
indiscrétion" .A leurs yeux, Gondorcet, membre actif des réu-
nions tenues chez La Rochefoucauld, était tenu à garder le
(1) Youso, p. 199, 351. — DuMûST, Souvenirs sur Mirabeau, p. 37. La tra-
dition recueillie par M. Lcopold Lacour et citée par M. Hervieu, rapporte que
Liancourt frc(|ucntait chez Théroigne de Méricourt avec de Broglie, Sicyès, Mira-
beau et le duc d'Orléans. (llEnviKU, Tliéroif/ne, p. 19, note)
(2) Mémoires cités par Ai'lard, Histoire politique, p. 121, note. Laniarck est
sévère pour Gondorcet. « Ce Gondorcet, dit-il ,111, 277), est un scélérat d'une
espèce bien extraordinaire. Il rompt sur-le-champ et à volonté tous les liens
d'une ancienne amitié, se donne de nouveaux amis, pris dans la boue...
La colère des monarchistes fut telle, dit M. Aulard (p. 138;, qu'ils calomniè-
rent Gondorcet et insultèrent sa femme.
104 LA ROCHEFOUCAULD-LIAîsCOURT
secret. « De ce moment, ajoute Arago, date la rupture qui,
brusquement et sans retour, sépara notre confrère de ses
meilleurs, de ses plus anciens amis (1). "
Jusqu'où allèrent les rapports entre Mirabeau et Liancourt?
Ce qui est certain, c'est qu'il y eut entre eux quelque chose
de plus que des relations amicales. Par Liancourt, Mirabeau
pouvait avoir accès auprès du roi, l'incliner à accepter les
projets qu'il préparait d'accord avec le comte de La Marck.
En octobre 1789, ils lièrent partie pour essayer d'imposer
au roi un ministère pris dans la gauche de l'Assemblée. Il
y eut plusieurs entrevues avec Talleyrand, des diners chez
le comte de La Marck ; on pressa La Fayette d'appuyer ce
plan. Mirabeau, en octobre 1789, était fort endetté. "Des
embarras pécuniaires entravaient sa marche, dit La Marck;
les avances que je lui faisais le soulageaient, mais ne guéris-
saient pas le mal. Il fallait à Mirabeau un grand secours;
pour l'obtenir et surtout pour arriver à une position qui le
mît à même de développer tous ses talents, il chercha d'abord
à entrer dans le ministère. La Fayette fut le confident de ses
projets... Les subsistances manquaient alors ; le désordre était
à son comble dans toute l'administration : Mirabeau se prépa-
rait à attaquer le ministère; M. Necker devait se retirer; la
commotion serait sans doute très forte; mais c'est ce que
Mirabeau désirait, car lui seul serait alors capable d'affronter
la tempête. Malheureusement, tous ses projets furent décon-
certés par le décret du 7 novembre 1789, qui interdit aux
membres de l'Assemblée l'entrée dans le ministère... »
Une note personnelle de Mirabeau confiait les fonctions de
premier ministre à Necker, la marine à La Marck, les finances
à Talleyrand, et la guerre à Liancourt, « parce qu'il a de
l'honneur, de la fermeté et de l'affection personnelle pour le
roi, ce qui lui donnera la sécurité 2) " . Mirabeau se plaçait
(1, Arago, Biographie de Gondorcet en tète des OEiivrc.;, p. GV. M. lious.se
ajoute : " Gondorcet montra plus tard qu'il n'était pas un ami des mauvais
jours. » {La Roclie-Gujoii^ p. 129.)
(2) La Marck, Corr., 1, p. 411. Dans un Mémoire du 15 octobre (_!, p. 364),
Mirabeau 8U{;gère l'idée d'un départ du roi pour Rouen, départ " en plein jour,
L'ACTION POLITIQUE — LE PROJET DE UOl EN 105
au conseil du roi sans département. « Les petits scrupules
du respect humain ne sont plus de saison ; le {gouvernement
doit afficher tout haut que ses premiers auxiliaires seront
désormais les bons principes, le caractère et le talent. »
A la fin d'octobre, Uancourt et Mirabeau dînèrent ensemble
chez le comte de La Marck. C'était un dincr préparé. «Il nous
faut, écrivait Mirabeau, le 25, concerter cette conversation-là
d'avance, afin que, sans nous mener plus loin que nous ne
voulons, elle ait lair de l'abandon. Si on peut ou violer la
volonté de Tliomme ou obtenir de lui un secret, en vérité il
n'y a plus rien de difficile dans votre marche. « Ce passage
obscur semble signifier qu on comptait sur Liancourt pour
être renseigné sur les vraies intentions du roi.
Après avoir songé pour lui-même au ministère, Mirabeau
parut y renoncer u pourvu qu il y influât » . D'après Duques-
nov, il refusa toutes les offres d'argent, même celles de Lian-
court, afin d'être plus libre, plus indépendant, plus inaitre de
son projet (1).
Dans ce dessein comme dans le reste de sa conduite, Lian-
court continue sa mission de conciliateur : il veut rapprocher
le roi de la nation. Il lutte contre les conseillers malavisés
qui poussent la monarchie à l'abniie. La calomnie ne l'épargne
pas, les courtisans minent son crédit pour ébranler son auto-
rité. Les conseils prudents qu'il a donnés sont taxés de
trahison (2).
Il ne se décourage ni ne s'irrite ; il avertit le roi des périls
qui le menacent et le met en garde contre la cour. Quand il
ne peut pénétrer jusqu'à lui, il lui adresse des billets familiers,
pressants et précis. Les formules cérémonieuses ne sont plus
de saison. » Il a été dit avant-hier, écrit-il le 28 décembre 1790,
que vous empruntiez, faisiez chercher ou autorisiez person-
(le façon à prouver qu'on n'a aucun projet de fuite et (|u'on veut se rappi(jrlier
des provinces « . L'idée sera reprise par Liancourt en 1792.
(1) Journal, I, p. 108 : « Cela est si certain qu'hier il a emprunté d'un homme
très connu à Paris 1,000 livres parce qu'il est pressé de toutes parts par ses
créanciers. »
(2' Mme DE Chastenav, Mémoires, I, p. 106.
106 LA ROCHEFOLTCAULD-LIANCOURT
nellement qu'on cherchât de l'argent pour vous ou la reine,
sans employer le moyen de vos ministres. J'en ai fortement
nié la possibilité, me réservant de vous en instruire... Si le
propos est sans fondement, il est mauvais et il faudrait pou-
voir le faire démentir (1). "
Quelques mois plus tard, Liancourt était obligé de se
défendre contre des attaques cachées, dont, disait-il, « la
grande droiture de ma conduite ne doit pas me préserver...
et me console... Mais, Sire, il est une atrocité à laquelle je
ne pourrais résister, c'est celle par laquelle on calomnierait
auprès de Votre Majesté mon profond et entier dévouement
pour Elle. Je crois Lui en avoir donné des preuves, je Lui en
donnerai toujours jusqu'à la mort, parce que ce sentiment est
celui de mon devoir et de mon cœur. On me dit, peut-être
sans fondement, qu'on cherche à me présenter à Votre
Majesté sous d'autres couleurs, et je ne puis tenir à cette
idée... "
« A ces titres, j'ose répéter à Votre Majesté que je suis
convaincu qa'Elle peut, par l'influence de ses vertus et de son
amour du bien, donner aux affaires dans ce moment une
direction et une accélération bien nécessaires. Votre Majesté
est aimée plus qu'Elle ne le croit, et si chacun sait qu'Elle ne
veut que le bien, chacun de l'Assemblée se réunira à Elle
pour y concourir. C'est le vœu d un bon Français et d un
bon et fidèle sujet de Votre Majesté qui n'a d'autre projet,
d autre ambition, que celui de conserver votre estime qu'il
mérite (2j . »
« Je suis libre, ajoutait-il, de situation et de caractère; mes
goûts me portent à donner à une retraite que je chercherai à
^i) Pier.es imprimées d'après le décret de la Convention nationale du
5 décembre 1792, déposées à la Coiniiussion extraordinaire des Douze établie
pour le dépouillement des papiers trouvés dans l'armoire de fer du ch>àteau des
Tuileries. (I, p. 191 à 194, n" CXV.)
(2) Pièces imprimées, etc., n" CXVII : la réponse écrite de la main du roi
est ainsi conçue : « Répondu verbalement que je n'y avais pas fait de réponse,
n entrant point dans les conduites particulières ; que je m'en étais expliqué avec
lui :iu commencement de 1 Assemblée. •>
T/ACTION politique — LE PROJET DE HOUEN 107
rendre utile tous ceux de mes soins que vous ne jugerez pas
devoir vous être consacrés. Mais ceux que vous croirez pou-
voir vous être utiles seront les plus précieusement employés,
selon ma religion et selon mon cœur, w
Le pauvre T.iancourt avait beau s évertuer, Louis XVI
répondait vaguement. Quand, eu mai ITîll, l'Assemblée
décréta qu'aucun membre de la législature ne pourrait rece-
voir de dons, pensions ou places pendant deux ans, Liancourt,
privé momentanément de sa fonction de grand maître, aurait
voulu demeurer parmi les gardes du corps : « J'ai besoin,
écrivait-il, que vous le désiriez : j'ai besoin d'être sûr que je
ne suis pas vu par Sa Majesté et par la reine sous des cou-
leurs qui ne sont et qui ne furent jamais les miennes (I). "
Louis XVI ne daigna même pas accéder à cette demande.
II
Malgré ses soucis, Liancourt ne délaissait pas ses commet-
tants; il ne se regardait plus comme le représentant de la
noblesse de Glermont, mais comme celui de la nation. Quand
il s'agit de diviser la France en départements, le Comité de
Constitution fit appel à ses lumières. Liancourt prépara la for-
mation du département de Beauvais devenu celui de l'Oise.
On s'entendit assez vite sur les limites. Mais on se disputa
sur le clioix des villes où seraient placés les chefs-lieux de
département et de district. Toutes les ambitions, toutes les
jalousies de clocher étaient éveillées : u Chaque localité espé-
rait du nouvel ordre de choses un accroissement de pros-
périté : les bourgades aspiraient à devenir des chefs-lieux de
canton ; les villes de moyenne importance réclamaient l'éta-
blissement d un chef-lieu de district ou d'un tribunal, les
(1) Pièces imprimée.!, etc., n" CXVI, 15 septeinbie 1791.
108 LA ROCHEFOUCAULD-LIAjSCOURT
grandes cités ne voulaient laisser échapper aucun des avan-
tages dentelles avaient joui (1). »
Adresses et réclamations étaient transmises par milliers à
Il nos seigneurs " de l'Assemblée. Liancourt était sollicité de
toutes parts. Il semble qu'il ait eu raison des mécontente-
ments locaux. Il fut commissaire pour le département de
Beauvais et, à ce titre, arrêta les limites entre Beauvais, Ver-
sailles, Amiens, Rouen et Soissons, ainsi que la démarcation
des districts. Le département de Beauvais ne contenant pas
300 lieues, on lui adjoignit des communes prises sur ceux de
Soissons, de Meaux et de Melun (2). Beauvais l'emporta sur
Noyon et sur Gompiègne et garda le chef-lieu. Beauvais invo-
quait des titres multiples et vénérables : <i un évéché, une
cathédrale nombreuse (quarante-deux chanoines sans les
dignitaires), trois paroisses, un collège renommé, un sémi-
naire, trois abbayes d'hommes; quatre couvents de jacobins,
de cordeliers, de capucins et de minimes; une manufacture
royale de tapisserie qui le dispute à celle des Gobelins et qui
souvent la surpasse " .
Compiégne eut beau faire valoir a la beauté de son local,
l'agrément de sa forêt et surtout la pureté de l'air qu'on y
respirait " : le bailliage n'avait pas de député à l'Assemblée ;
d n'obtint que le siège du district et le maintien de son tri-
bunal consulaire, à raison de sa situation sur l'Oise au con-
fluent de l'Aisne et » pour augmenter son commerce, dégagé
désormais des entraves de la féodalité (3) " .
Quant au bailliage de Clermont, grâce aux efforts de son
député, il ne fut point compris dans le département de Yer-
(1) Aich. nal., Comité de Division, D IV '"% Georges Daimet, Introduction
manuscrite. Le f'omité de Division fut créé, par la Lé{;islalive, le 13 octobre 1791,
(JOur achever le travail du Comité de Constitution : il fut maintenu par la Con-
vention.
(2) l.*) janvier 1790. (Arcli. nal., D IV'', I, Dossier 2, décembre 1789 à
février 1790.) Une note du 30 janvier 1790, de la main de Liancourt, demande
qu'on ne touche pas aux limites des districts, telles qu'elles ont été arrêtées.
(3) 4 déceuibre 1790. Signé: l'oilleu, conmiis adjoint, en l'absence du secré-
taire général. (Arch. nat., D IV'"% 34, dossier 493) Poilleu dcNint plus tard
associé de Liancourt.
(I
L'ACTION POLITIQUE — LE PROJET DE ROUEN 109
saillcs avec Pontoise et Saint-Germain et resta « réuni avec
Ijeauvais, Senlis et (jompièjj^ne " .
La constitution définitive du dé|)artenicnt ne fut pas
achevée avant la Kn de 1792; elle resta telle que Liancourt
l'avait demandée, avec ses 9 districts, ses 7(3 cantons, ses
798 bourgfs et villages (l). Son nom, dans la mémoire des
habitants, est inséparable de 1 individualisation du départe-
ment, de son avènement à la vie politique de la France
moderne.
III
Tant que dura l'Assemblée nationale, Liancourt resta popu-
laire. En 1790, lors d un incendie qui dévora à Crèvecœur
cinq cents maisons, il offrit son château aux plus nécessiteux.
Les pauvres de la ville s'emparèrent, avec son aveu, de ter-
rains incultes qui lui appartenaient. Young, en janvier 1790,
vit des ouvriers occupés à les couper en petites divisions par
des haies et à les niveler : « Le duc, ne voyant pas leur indus-
trie avec déplaisir, n'y mit pas obstacle (2) . »
Pour s'associer à la liquidation des biens du clergé, il
acquit la ferme dÉreuse 465,400 livres (3) ; il rachetait les
droits féodaux et casuels dont étaient grevées certaines de
ses terres (-4).
Après la séparation de l'Assemblée, il passa quelques mois
(i) Arch. nat., D IV'''% 69, dossiers 2 et 52, dossier 58. Un tableau dressé le
28 nivôse an II indique par districts, cantons, munii ipalités, villes et bourgs, la
population, les naissances, mariafjes, décès, le chiffre des assemblées primaires,
(les votants et des électeurs, et aussi les foires et marchés. Les foires de Lian-
court se tiennent, dit le tableau, à la Passion et à la Saint-Martin d'hiver.
(2) Younj; l'approuve; il trouve une injustice criante à voir « un homme garder
inutilement de la terre qu'il ne peut ni cultiver ni laisser cultiver auv autres ».
(P. 351.)
(•î) Le 5 janvier 1791, un corp» de ferme de 120 muids de terre, un moulin à
veut, maison, bâtiments, à Ereuse, commune de Hailleuil-Ie-Soc. (Arch. de
l'Oise, Q, émigrés.)
(4) Arch. de l'Oise, Q, émigrés, 11 et 29 février 1792. — Vie du duc, p. 32.
110 LA ROCHEFOUCAULD-]. lA^iCOCRT
à Liancourt avec Lacretelle devenu son secrétaire etLazovvskl,
le précepteur de ses enfants. C'était pendant Tautomne et
Thiver de 1791. Le duc développait ses fabriques de cardes
et ses métiers à coton, surveillait ses domaines, accumulait les
brochures sur le commerce, les colonies, les finances. Il écri-
vait ses Mémoires qu il devait brûler plus tard; « il ne s'y
épargnait pas sur ses folies de jeunesse " . En même temps, il
poursuivait ses études sociales. " La pensée des pauvres, des
prisonniers, des malades, était, dit Lacretelle, la première
qui s'offrait à cet homme heureux. •> Parfois venaient d'an-
ciens Constituants, Le Chapelier, Duport, les deux Lameth,
Beauharnais, Barnave, " frémissant d'être désarmé de la
parole » ; des émigrants passaient, en route pour Coblentz.
(i Des souvenirs d'amitié ou de reconnaissance les attiraient
pour un moment chez un homme dont ils connaissaient le
cœur, mais dont les opinions étaient condamnées par leur parti
avec une jacrimonie implacable. Peu s'en fallait qu'ils ne se
regardassent comme des héros de l'amitié pour avoir fait
cette visite. » Liancourt condamnait leur conduite : « Vous
aggravez les dangers du roi, disait-il; on le croira toujours au
moins un complice timide de vos efforts, de votre désas-
treuse entreprise. En restant auprès de lui, je crois mieux lui
prouver ma fidélité, et mon pays n'aura nul reproche à me
faire. »
On se querellait. Le duc défendait la Constituante et son
œuvre ; Lazovvski apportait des nouvelles de Paris et les
prédictions sinistres de son frère, jadis protégé du duc,
« coryphée du parti révolutionnaire » . Les fronts se rem-
brunissaient, a Le roi m'appelle auprès de lui, disait
Liancourt, et je quitterai tant de douces et bonnes occupa-
tions avec la pensée cruelle de ne les reprendre peut-être
jamais. »
L'orage grondait parfois autour du château. On accu-
sait Liancourt d'accaparement. Liancourt, pour sejustificr,
réclamait une visite officielle de ses greniers sous la
«lirection tlu commissaire du district, assisté de la munici-
L'ACTION POLITIOLE — LE PROJET DE ROUEN lil
palité et de toutes les personnes qui voudraient s'y réunir (1).
Le 12 janvier 1792, Liancourt rentrait au service : il était
maréchal de camp employé dans la lo*" division, il tenait à y
rester afin d'être plus près du roi. Le lieutenant général
s'appelait M. de Melfort (2). L'absence de ce dernier et celle
de Liancourt, devenu député, avaient laissé le commande-
ment à M. de Boisgelin Ç,i) . Liancourt réclama «à raison de
(1) Lettre au Directoire du district de Clertnont (20 février 1792), Bibl. com-
munale de Clerinont, 4, réserve 36, pièce 7. En voici le texte :
« Je suis informé, messieurs, que depuis quelque temps où les factieux de
toutes les couleurs se plaisent à animer les peuples des campagnes sur les subsis-
tances, quelques-uns d'eux affectent de répandre dans les marchés que je m'oc-
cupe du commerce des graines et même d'accaparement. Je sais bien cpi'aucune
personne, je ne dis pas seulement honnête mais tant soit peu raisonnable,
n'ajoutera foi à des bruits aussi d(|)ourvus de sens et de vraisendjlance, et dont
la première origine est due aux services importants <|ue j'ai été assez heureux pour
rendre, en 1789, à la ville de GIcrmont, et qu'on a voulu faire tourner contre
moi. Quoi qu'il en soit, messieurs, comme je ne voudrais pas laisseraux hommes
honnêtes mais crédules le plus léger prétexte d'ajouter foi à une opinion si
éloignée de toute a[>parence de vérité, ni aux factieux un moyen de plus d'égarer
le peuple, j'ai l'honneur de vous prier, de vous requérir même, au nom de la
paix du district, au nom de celle du canton, d'ordonner qu'une visite scrupuleuse
soit faite de tous mes greniers, par un commissaire du district, assisté de la
munici[)alité de Liancouit et de toutes celles que vous voudrez y réunir ; vous
jugez que je désire et vous demande la plus grande authenticité à cette visite et à
ses suites; les troubles et les mouvements populaires sont essentiels à prévenir de
très loin, dans un moment surtout oîi l'on cherche à remuer le peuple et à le
tromper sur tous ses intérêts les plus vrais.
« Vous me peruicttrez d'ajouter qu'il est essentiel aussi à un des hommes les
plus attachés depuis toute sa vie aux intérêts du peuple, de se montrer à ses yeux
tel qu'il est réellement; cette visite que je vous prie d'ordonuer dans le plus
court délai ne me fera pas renoncer au droit et à la résolution ferme oii je suis de
poursuivre au criminel, devant les tribunaux, ceux que je pourrai prouver
répandre ou répéter d'aussi infâmes absurdités. J'invoque donc, dans ce moment,
messieurs, pour le prompt droit à faire à ma demande, votre justice, votre solli-
citude générale, et votre patriotisme bien connu.
« J'ai l'honneur d'être avec une véritable considération,
" Messieurs,
t Votre très hundjle et très obéissant serviteur,
« Signe : La Rochefoucauld-Liascouut. »
(Sans nom d'imprimeur.)
(2) De DnuMMOND de Memout (Louis-Jean-Edouard Drummond de PEnuii,
couite) était né en 1709 : il avait été capitaine en 1734, lieutenant-colonel en
1745, lieutenant général en 1780. (Arch. adm. de la Guerre, dossier 1075.)
(3) BoisCELiN DE Kerdc (Gilles-Dominiquc-Jean-Marie , maréchal de camp le
30 juin 1791 ; il refusa d'aller à l'aruiée de Luckner, en alléguant une blessure du
genou; suspendu en septembre 1792 par le pouvoir exécutif, il fut arrêté et exé-
cuté pendant la Terreur. (Arch. adm. de la Guerre, n" 3758.)
112 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOIJRT
son ancienneté de grade et de nomination. Le ministre répon-
dit d'abord par un refus. « Le zèle et le talent de Liancourt
nous sont nécessaires sur les frontières (1) " .
Liancourt insista et finit par l'emporter. Le 26 janvier, il
était à Amiens, comme maréchal de camp commandant le
département de la Somme ; il y apaisait une émeute « causée
par le grand haussement du savon... et la haine des accapa-
reurs » . L'escadron de chasseurs et la garde nationale à cheval
s'étaient bien conduits. « Mais la garde nationale à pied, qui a
manifesté hautement son opinion contre ceux qu'elle appelait
des accapareurs, ne s'est pas, à beaucoup près, aussi bien
montrée, au chef près, dont la conduite a été excellente (2). »
IV
Melfort avait assigné, le 15 avril, à Liancourt la résidence
d Amiens et le commandement dans la Somme ; Boisgelin
devait commander la place du Havre, les districts de Gany et
de Montivilliers; Grimoard, l'Eure et les districts intéressant
la navigation de la Seine, avec résidence à Rouen ou à
Evreux. Ces dispositions ne satisfaisaient pas Liancourt : il
visait la résidence de Rouen et voulait remplacer Melfort plus
qu'octogénaire et couvert de blessures.
Dès le 10 avril, il fait valoir ses droits d ancienneté de maré-
chal de camp sur M. de Grimoard (3) . " Lorsque vos ordres
m'appelleront à Rouen, il est bon que j'y aie sous vous et de
(1) Lettre du 12 janvier 1792. Réponse de février. (Arch. adui. de la Guerre,
dossier cité.)
(2) /(/., lettre manuscrite.
(3) GniMOvnD (Philippe-Henri, comte de), 1753-181,5, travailla d'abord dans
le cabinet de Louis XVI; en septembre 1792, il fut charfjé par Servan et par le
(>in)ité de Salut public delà défense des frontières de la Meuse, malgré la dénon-
ciation de Lindet <jui l'accusait de royalisme. En 1814, il demanda à reprendre
son grade de lieutenant général en alléguant la promesse que Louis XVI lui avait
faite le 5 avril 1792. (Arch. adm. de la Guerre, dossier 50.)
L'ACTION POMTIOLE — T-E PROJET DE ROUEN 113
préférence à tout autre, le commandement que mon grade
doit me donner et que j'exercerai toujours sous vos ordres
avec un {^rand plaisir et l'obéissance entière que je vous dois. "
Le 13, il insiste auprès du ministre : " Le commandement
actif de la 15^ division peut devenir dans les circonstances
actuelles très intéressant. J'ai l'amour-propre de croire que je
suis en état de le remplir... j'ose m'en flatter sans peine. "
Le 14 mai, il touche an but. Melfort demande sa retraite
fondée sur les infirmités que « quatorze campagnes de guerre,
des blessures, soixante-cinq ans de services militaires et son
âge ont occasionnées (1) " . Il sollicite comme le plus ancien
maréchal de camp la lieutenance générale : « Tous ces titres
me font espérer, écrit-il au ministre, que vous voudrez bien
terminer promptement cette affaire dont je désire le succès
comme un moven de pouvoir être utile à la chose publique
si, comme on le prétend, les côtes de Normandie pouvaient
être attaquées par quelques puissances du Nord... »
Il a, du reste, la confiance des corps administratifs de la
Seine-Inférieure et de la Somme. « S'ils avaient connaissance
de la démission de M. de Melfort, ils écriraient au ministre
en ma faveur. . . (2) . »
Ce n'était pas sans un secret dessein que Liancourt insistait
pour obtenir la lieutenance générale de Normandie et de
Picardie. Il s'agissait de préparer un plan de retraite pour
le roi. Avant et après le 20 juin, il y eut en ce sens de nom-
breux projets. Dès le 30 mai, Stanislas de Girardin (3) con-
seillait au roi de se mettre à la tête de sa garde, de gagner
Rouen et de prononcer la dissolution de rx\ssemblée. Mme de
Staël proposait d'emmener le roi à Dieppe. Malgré les bruits
qui prêtaient à La Fayette des intentions analogues, le général
restait constitutionnel (4) : » Je souhaitais depuis longtemps,
(1) La déinissiou fut acceptée le 22 mai. Melfoi t mourut en septembre 1792.
(2' Lettre du 12 janvier 1792. (Arcli. a«lm. de la Guerre, dossier Lian-
court.}
(Z)' Journal, I, p. 131.
(4) On prétendait, dès février 1792, que La Fayette voulait dissoudre l'Assem-
blée et emmener le roi au milieu de ses troupes dans une province éloignée :
8
114 LA ROCHEFOUCAULD-I.IANCOURT
écrivait-il le 25 août 1792, que le Corps législatif en secouant
le joug des tribunes, que le roi en s'éloignant pour quelque
temps à la distance constitutionnelle (Fontainebleau ou Com-
piègne), pussent démontrer aux puissances étrangères leur
liberté, prendre avec elles le ton qui convient à notre indé-
pendance nationale, détruire notre anarchie, notre licence
intérieure (1). t Le roi aurait même au besoin commandé
l'armée, marché à l'ennemi, à » l'avant-garde de la Révo-
lution » .
Narbonne avait accepté le ministère de la guerre pour le
compte de la monarchie aux abois. Après son départ
(10 mars 1792), Liancourt se rapprocha de Bertrand de
Molleville et de Malouet. Il s'ouvrit à eux du projet qu'il avait
conçu 1' de servir Sa Majesté en Normandie " où il était par-
venu à gagner entièrement la confiance des régiments sous
ses ordres et des autorités constituées. La Normandie était
« la province de France où le roi serait le mieux reçu, le plus
en sûreté'^ , et d'ailleurs la seule où il pouvait se réfugier sans
outrepasser la distance prescrite par la Constitution.
D'après Malouet, le projet était arrêté d'accord avec Mont-
morin. Les quatre régiments n seraient portés à Pontoise où
les gardes-suisses pourraient conduire Leurs Majestés. M. de
Mistral, ordonnateur de la marine, aurait reçu la famille
royale à Rouen à bord d'un vacht qui l'eût portée d'abord au
Havre et, à la dernière extrémité, en Angleterre " , ce qui
n'était plus constitutionnel.
Liancourt aurait ainsi expliqué ses sentiments à Bertrand
« Pliitùl que (le laisser assassiner la reine et le roi, écrivait l'ellenc à La Marck
le 24 juin, il faudrait sans cloute les placer à deux lieues de Paris et l'on aurait
toujours soit assez de force pour les y conduire, soit assez de moyens pour les y
{jarder; mais jamais l'on ne prendra ce parti. » (Glagau, Die franzœsische Légis-
lative iind (1er Urspriiittj dcr Bevolutionskricge. Berlin, 1896.) L'auteur a
dépouillé les Archives impériales et royales de Vienne. — Aux Archives histo-
riques de la Guerre (Correspondance militaire générale, juillet 1792) se trouve
une note anonyme sur la lettre de La Fayette relative au 20 juin : « Il serait très
dangereux que les généraux d'armée se crussent permis de faire ainsi la censure
du pouvoir législatif, car bientôt ce pouvoir passerait tout entier dans l'armée, et,
au lieu d'une Constitution libre, on aurait une aristocratie militaire. »
(1) La Fayette, Mémoires, III, p. -V67.
L'ACTION POLITIQUE — LE PROJET DE ROUEN 115
de Molleville : " Vous avez peut-être cru, comme beaucoup
d'autres, que j'étais démocrate parce que j'ai été du côté
gauche. Mais le roi qui a connu jour par jour mes senti-
ments, ma conduite et mes motifs, et qui les a toujours
approuvés, sait mieux que personne que je n'étais pas plus
démocrate qu'aristocrate, mais que j'étais tout uniquement
un franc et loyal royaliste... Je ne vous dirai pas que je n'aie
désiré plusieurs réformes que je croyais utiles, mais je n'ai
jamais voulu une révolution, et, quoique je fusse toujours
placé du côté gauche, je défie qu'on puisse dire que j'aie
jamais appuyé une motion violente ou que je me sois jamais
levé pour faire passer un décret contraire aux véritables
intérêts du roi ou à son autorité que j ai toujours distinguée
de l'abus que pouvait en faire un ministre.
i< Si je me suis trompé, c'est la faute de mon esprit ou de
mon jugement, mais ce n'est certainement pas celle de mon
cœur que le roi sait bien lui être et lui avoir été toujours
entièrement dévoué (1). "
Pour faciliter l'exécution de son projet, Liancourt offrait
au roi toute sa fortune à l'exception de cent louis de rente :
il avait déjà prêté 190,000 livres sur une simple reconnais-
sance, il promettait 900,000 livres pour la première quinzaine
d'août.
Le terrain était préparé. Rouen, dit Lacretelle, manifestait
une horreur assez vive pour l'anarchie révolutionnaire. « Le
nom du roi y était prononcé avec amour. » Beaucoup de
royalistes s'y étaient réfugiés.
Mme de Ghastenay v passa plusieurs mois à cette époque
avec son oncle d'Herbouville. " Le peuple de l'arrondisse-
ment, dit-elle, composé de fermiers riches et de cultivateurs
aisés, était modéré et paisible; il goûtait la Révolution, ou
bien plutôt son idée primitive, c'est-à-dire l'égalité civile
devenue légale, le partage des charges pécuniaires, le choix
libre de plusieurs agents secondaires de l'autorité... Pour lui,
(1) Bertrand dk Molleville, Mémoires, II, p. 134.
116 LA ROCHEFOUCAULD-MANCOLTRT
la Révolution était faite... Les hommes de la campagne ne
portaient déjà plus de cocardes... Le peuple de Rouen, les
carabots étaient honnêtes et doux. La morgue et le méconten-
tement des familles parlementaires étaient sans mesure (1). »
La p^arde nationale, après celle de Paris, était » ce que 1 on
(i pouvait voir de plus beau et de mieux tenu " ; très consti-
tutionnelle, elle paraissait vouloir et pouvoir maintenir
Tordre.
Le régiment suisse de Salis-Samade, le régiment de cava-
lerie de Royal-Rourgogne, étaient « monarchiques sans être
contre-révolutionnaires» . Le régiment de Salis-Samade, qu'on
appelait " le régiment jaune » , avait été mêlé à la prise de la
Bastille. Vingt-huit grenadiers envoyés pour renforcer la gar-
nison avaient été tués par les embrasures des bastions. Les
onze autres avaient été sauvés par les gardes françaises.
Depuis janvier 1 792, le 1" bataillon était au Havre, le reste du
régiment à Rouen; il comptait 53 officiers et 953 hommes
divisés en n nations " , 705 Suisses, 229 étrangers, 19 sujets
du roi 2). Le corps d'officiers du Roval-Bourgogne avait été
en partie renouvelé depuis 1 émigration.
En dix heures, le roi sortaitclandestinement de Paris, arri-
vait à Rouen. « Paris se réveillait de son oppression. L'esprit
constitutionnel trouvait un ralliement. De Paris pouvait dif-
ficilement sortir une armée tumultueuse de Jacobins
qui n'avaient pour armes que des piques. L'élite de
la garde nationale soutenue par les bataillons suisses rede-
venait maîtresse de la capitale et appuyait auprès de la
craintive Assemblée les conditions que le roi, sans s'écar-
(1) Mme DE Ghastenay, Mémoires, I, p. 156.
(2^ Revue passée à Rouen, par Boisgelin, le 18 janvier 1792. Ce régiment était
le deuxième des régiments suisses capitules par Pierre Stuppa le 17 février 1762.
Son colonel Vincent-Guy Salis-Samade avait remplacé Boccard en 1782 : il était
né en 1708 dans le canton de Grisons, brigadier depuis 1767, maréchal de camp
depuis 1780. (Arch. liist. delà Guerre, dossier des régiments suisses. On y trouve
une relation manuscrite de la Campagne de 1789 prise de la Bastille}, par Loui*
DE Flue, lieutenant de grenadiers, compagnie Boccard.) — (Arch. adm., con-
trôle du régiment, 1756-1791.) — Le colonel avait prêté le serment civique le
7 février 1790.
L'ACTIO>i POLITIQUE — LE PROJET DE ROUEN 117
ter de Tordre constitutionnel, mettait à son retour (1). »
Liancourt s'était fait chérir des Normands. « C'était, dit
Mme de Chastenav, un excellent homme. Son nom, son titre
et son ancienne fortune lui permettaient de se rendre aussi
hour.jjeois (ju'il pouvait lui convenir de l'être. Il n'avait pas
attendu le moment fixé par la Révolution pour sympathiser
■dans ses terres avec les agriculteurs..., dans les villes avec les
bourgeois. Ses manières avaient le naturel, non l'élégance
d'un grand seigneur... Personne mieux que lui n'eut l'ins-
tinct et, si l'on veut, la vanité d un vrai patriotisme (2). "
Il agissait d'accord avec les gardes nationales. Les com-
mandants, négociants et manufacturiers, étaient reçus à sa
table. " Ils admiraient son esprit de sagesse, sa conversation
nourrie de choses utiles et intéressantes au pays. » Sa sincérité
augmentait sa popularité. Il saisissait toutes les occasions
d'affirmer la Révolution. Un interlocuteur officiel l'ayant
salué du titre de duc, il l'interrompit avec vivacité en disant :
» Il n'v a plus de duc... (3). »
il De leur côté, les royalistes exaltés se mettaient volontiers
aux ordres d'un grand seigneur dont ils honoraient le carac-
tère et condamnaient les principes. " L'Assemblée législative
n'ignorait pas la situation. Le directoire de la Seine-Inférieure
fut de ceux qui, après le 20 juin, se signalèrent par la véhé-
mence de leurs adresses contre-révolutionnaires. Les citoyens
actifs adjuraient l'Assemblée " de punir les auteurs des for-
faits commis aux Tuileries, et de ne plus tolérer l'insolence
■des tribunes (4) » .
Vers le mois de juin, le plan de Liancourt prenait des
apparences de complot, mais de complot à ciel ouvert, mené
d'une manière si peu discrète que toute la ville était dans le
secret.
(1) Lacretelle, Histoire de Fiance, IX, p. 158. — Dix (utnces, p. 93
•et suiv.
(2) Mme de Cuastexay, Mémoires, I, loc. cit. — RoEDi;nEn, III, p. 275.
(3) Facgère, p. 17. — Vie du duc, p. 35.
(4) Arch. adjii. Ju ministère de la justire. — Tuetev, Répertoire, W,
i)" 928.
118 LA ROCHEFODCAULD-LIANCOURT
D'Herbouville et lui « conféraient sans cesse, les fenêtres
ouvertes et parlant assez haut pour être entendus de toutes
i)arts » . Ils avaient armé au Havre un navire nommé le For-
tune, prénom de d'Herbouville (1); ils voulaient, selon
Mme de Chastenay, « préparer l'opinion et le moyen était mal
choisi; sans prévoyance, sans précaution, ils allaient devant
eux en aveugles, annonçant le roi avant de savoir s'il viendrait
réellement à eux, s'il y viendrait en fugitif ou en prince qui
visite et parcourt ses États. On ne pensait même pas à tout
cela; le cas d'une défense, d'une résistance, rien n'était mis
en question, et l'on faisait publiquement après le whist un
certain nombre de patiences afin de savoir, tout en riant, si
les Jacobins seraient vaincus » .
Liancourt entretenait avec les Tuileries une correspondance
secrète par l'intermédiaire d'une Mme de Boulogne qui
demeurait dans une maison de campagne proche de Rouen.
<i C'était une femme d'une beauté rare, douée des grâces les
plus attrayantes; mais, dit Lacreteile, les nouvelles reçues de
i*aris, surtout depuis l'arrivée des Marseillais, n'étaient pas de
nature à rendre l'entretien aussi aimable qu'il aurait pu l'être
auprès de telles personnes... (2) »
Les bruits qui venaient de Normandie commençaient à
inquiéter Paris : les journaux révolutionnaires appelaient
Rouen « le Goblentz des Feuillants » . Après le 20 juin arri-
vèrent des pétitions, dont l'une était couverte de trente-sept
pages de signatures. « Dévouez à 1 inexorable sévérité des
lois, disait-on à la Législative, et ceux qui proposeraient
d'ajouter ou d'ôter une syllabe à l'acte constitutionnel, et les
audacieux <|ui insulteraient la Majesté nationale, soit dans la
il) nLÉRKMiniAY, la Teneur à Rouen, ji. 19. La note ajoute : « D'après les
allégations de Musquinot de la Pagne, maire d'Ingouville. " Le député Begouen,
l'ami de 1786, était sans doute dans le " secret » .
(2) Mme de Boulogne était-elle parente de M. de Boulogne que Liancourt
retrouva en Amérique et qui fut l'agent de la compagnie du Scioto? Mme de Bou-
logne [)artagea la fortune de Liancourt pendant son séjour eu Angleterre. Le
*,) juin iSil, il n^stituait à une Mme de Garneuve " douze couverts et une
grande cuiller d'argent lai.<Ȏs par Mme de Boulogne quand elle quitta l'Angle-
terre " . (Bilj. nat., n»ss. fran(;ais, n" 0565, p. 82.)
L'ACTION l'Ol.lTlOLE — LE PROJET DE llOUEiN 119
personne de ses représentants élus, soit dans celle de son
représentant héréditaire (1). "
Autour des Tuileries, on était divisé. Dans une séance
secrète tenue le 4 août, les constitutionnels Duport, Lally-
Tollendal, Malouct poussaient le roi à accepter les offres de
Liancourt et à partir pour Gaillon. ^ Nous résolûmes, dit
Malouet, qu il fallait que le roi sortit de l*aris à quelque prix
que ce fût, escorté par les Suisses, par nous et par nos amis
qui étaient en bon nombre (2). » Le maréchal de camp
Lefort était revenu de Normandie le 5 août (3). L'opinion,
disait-il, était en faveur du roi; le département et la munici-
palité étaient composés de gens honnêtes et raisonnables,
u cédant à la Révolution en aimant le roi, pourvu que Sa
Majesté ne vint pas s'établir à Rouen, parce qu'ils crai^jnaient
par-dessus tout que les Parisiens ne vinssent assiéger leur
ville " .
Suivant son habitude, le roi hésitait. Par une disposition
malheureuse de son caractère, il n'avait " qu'une demi-con-
fiance pour tous ceux de ses serviteurs qu'il estimait. Il était
par là dupe de ceux qui le poussaient à la méfiance (4) " . La
reine le pressait de refuser, par aversion pour Liancourt.
« M. Bertrand n'a pas pensé, disait-elle, qu'il nous mettait
entre les mains des constitutionnels. — Nous sommes, disait
Mme Elisabeth, engagés dans d'autres mesures. "
Dans un entretien avec Hue, Marie-Antoinette donna la
vraie raison de sa résistance :
u On a voulu nous persuader d aller en Normandie, parce
qu'en général les adresses envoyées de cette province expri-
ment de bons sentiments. Mais si, comme on n'aurait que
trop à le craindre, les Marseillais et les gens des faubourgs
yl) Cité par Uc»;derer, III, p. 113.
(2) Malocet, Mémoires, II, p. IGl.
(3) Lefort (Frédéric-Antoine) appartenait à l'Eglise réformée de Strasbourjj :
il était né en 1754 ; il était capitaine depuis 1778, colonel coininandant du régi-
ment d'Esterhazy depuis 1788, maréchal de camp depuis 1792, « absent sans
congé le 15 septembre 1792 ». (Arch. adm., dossier n" 3854.)
1^4) RœDEBER, III, p. 113, et Maloueï, II, p. 154.
120 LA ROCHEFOLCAULD-LIA^COLHT
venaient nous y chercher, jamais on ne tirerait des maisons
ni des charrues du pays un nombre d'hommes suffisant pour
repousser leurs attaques. 11 faudrait s'évader dans un bateau
de pécheur, et peut-être aurions-nous le sort du roi Jacques.
Autant vaut périr ici. Quel que soit le danger qui menace nos
jours, le roi et moi restons à Paris; c'est l'avis du duc de
Brunswick. Son plan qu'il nous a fait communiquer est de
venir dans ces murs mêmes nous délivrer (1). «
Au fond, la fuite resta ouverte jusqu'au 10 août. La reine
n'avait qu'à se placer au centre d'un carré de Suisses et de
gentilshommes. Elle ne voulut pas (2j .
Les Prussiens et les Autrichiens étaient en marche. L'inso-
lent manifeste, daté du 25 juillet, était connu à Paris le 28.
Paris était menacé d'une » exécution militaire " et d'une
u subversion totale » . Il y répondit le 10 août en jetant
Louis XVI à bas de son trône.
En repoussant le projet des constitutionnels, Louis XVI
perdait sa dernière chance de salut; il avouait sa trahison
latente, il justifiait les mesures de défense que la Législative
prenait contre lui. Plusieurs le sentirent. « Le roi est perdu,
dit Montmorin (3), et nous le sommes tous. Vous vous êtes
moqué de moi quand je vous ai dit, il y a six mois, que nous
passerions par la République... Si le roi est assassiné, la
République ne tiendra pas longtemps; s'il est jugé et par
conséquent condamné, vous n'aurez pas de sitôt un gouverne-
ment monarchique. ^
(1) Berthand de MoLLiiviLLE, II, f). 132. — Lacretklle, llist., IX, p. lÔU.
(2) Dans sa lettre adressée en 1814 au « comité chargé île juger les récla-
iiialions des ofHcùers généraux", Griinoard raconte qu'il vit le roi le 5 août. On
discuta les suites d'une attaque projetée du 9 au il août contre les Tuileries ;
«Concertez-vous, dit Louis XVI, avec M. de Vioniénil (jui me conduira jusi|u'à
Manies avec les Suisses et les Français qui me resteront fidèles : depuis Mantes
jusqu'à Quilleheuf vous ferez les arrangements nécessaires pour ma sûreté et celle
de ma famille. Parlez sans délai quand vous aurez vu M. de Vioménil. Je
vous prendrai l'un et l'autre sur mon bâtiment. « (Arch. adm. de la Guerre,
dossier Grimoard, n"50.)
(3) MoNrMoniN-SAiNT-IlKREM (1745-1792) fut accusé d'avoir délivré de faux
passeports à la famille royale lors de la fuite à Varennes; après le 10 août, il
fut écroué à l'Abbaye et périt dans les massacres du 2 septemiire 1792.
L'ACTIUM POLITIQUE — I-E PIUJJET DE ROUEN 121
Il semble qu'à partir de la fin de juillet Liancourt ait perdu
sa foi au succès. Il avait contre lui le commandant en
second, M. de Grimoard, qui, n ayant reçu aucune confidence
directe, envoyait des rapports au ministre de la {jucrre et
jouaitdoublejeu (1). Son unique souci fut de maintenirTordrc,
d'accord avec les pouvoirs administratifs (2). Le 8 août, le
département protestait contre les velléités de violation de la
Constitution par l'Assemblée et contre les pétitions deman-
dant la déchéance (3). Liancourt envoya au Havre et à Dieppe
les Suisses arrivés de Paris. « Au Havre, ils concourront à la
sûreté de la navigation de la rivière pour l'approvisionnement
de Paris, et au service des batteries. » A Dieppe, ils seront
bien accueillis : " ]Sous recevrons les Suisses comme des
frères, écrivaient les officiers municipaux, parce que nous
aimons à penser que notre liberté n'aura rien à redouter de
leur présence (4) . »
Le 2 août, sur la demande de la municipalité, il faisait
venir du Havre huit pièces de canon pour l'instruction des
compagnies de canonniers de la garde nationale. Cette affaire
faillit lui jouer un mauvais tour : on la présenta au conseil du
roi comme a inconsidérée, comme faite pour animer ce pays-
ci et Paris contre le roi, comme compromettant sa sûreté,
et — ce qui est assez contradictoire — comme devant
donner l'idée que je voulais, par de tels moyens, assurer sa
venue (5). " Liancourt protesta et se fit couvrir par une déli-
bération du conseil du département. Il semble pourtant qu il
V ait eu de ce chef certaine inquiétude dans la population,
(1) Mme DE Ghastenay, Mémoires, I, p. 160.
(2) Lacretelle est d'un avis différent (IX, p. 203) ; il pense que jus([u'au
10 août Liancourt avait espéré recevoir le roi : trois cents Suisses envoyés sur la
route par le roi send)laient justifier cet espoir nial{;ré l'opposition de la reine.
Les assertions de Lacretelle ne doivent être accueillies qu'avec défiance: il était
déjà contre-révolutionnaire, et prenait ses désirs pour des réalités; c'est ainsi que
l'arrivée des canons du Havre lui parait une mesure concertée pour faciliter le
voyage royal; la suite du réi-it montre ce que cette assertion a de téméraire.
(3) Clérembray, la Terreur à Jioueit, p. 20.
(4) Arch. adni. de la Guerre. La lettre des officiers de l)ieppe est du 12 août.
(5) 8 août 1792, lettre aux adinini.-strateurs du directoire de la Seine-Inférieure.
(Arch. de la Seine-Inférieure.) Appendice n° V.
122 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOLRT
car, d'accord avec les corps réunis, les pièces furent déposées
à la maison commune, gardées par des troupes de ligne et
par la garde nationale. Liancourt et le commandant de la
garde nationale conservaient chacun une clef du magasin où
les armes étaient déposées (1).
Contrairement à l'opinion de Lacretelle, cette correspon-
dance atteste l'avortement du fameux projet. Ce ne sont
point des lettres de conspirateur, ce sont des lettres de com-
mandant militaire responsable de la sécurité, préoccupé de
rester en bonne harmonie avec les autorités civiles.
Le 11 août arrivent les premières nouvelles de Paris.
« Le 11 août, dit Lacretelle, le duc sort à cheval, je vais
au-devant de lui : » Tout est perdu » , me dit-il en descendant
de cheval. « Je ne puis parler, l'horreur me suffoque...
a Tenez... lisez... » Liancourt profère des exclamations :
" Un asile au milieu de ses ennemis ! Un asile sur la Mon-
" tagne ! Un asile dans la loge d'un journaliste! Voilà où l'a
(1 conduit sa tendresse pour les siens. Le roi ne devait-il pas
a passer avant l'époux, le frère et le père de famille? Pour
" arrêter, ce qui ne se pouvait plus, l'effusion du sang, il a
« livré le sang le plus précieux, celui de ses défenseurs, celui
Il d'un nombre immense de Français!... »
" Arrive le major Bachmann , commandant le régiment
des Suisses Salis à Rouen (2) . Liancourt se jette dans ses
bras : «Vengeance! mon cher major! Vengeance pour tous les
(1) 9 août 1792, lettre au ministre. (Arch. de la Seine-Inférieure.)
(2j Ha(;iim\isn-Anderlotz (INict)la.s-Franiois, baron dk', né en Suisse en 1740,
vint en France à l'âge de neuf ans, prit du service, fit la guerre de Sept ans
comme capitaine, devint major en 1768 et, en 1788, colonel du régiment de
Salis. Après le 10 août, les deux bataillons furent envoyés à Arras. Glavière
donna des ordres pour qu ils ne fussent pas molestés dans leur marche. Bachmann
i-ctourna eu Suisse, muni de l'autorisation de Boisgelin par ordre du ministre. Les
soldats de son régiment furent libres de prendre du service dans l'infanterie
ligère. Il devint en 1794 major-général à la solde du roi de Sardai{;ne, passa en
.\ngleterre <|uand le Piémont devint français, commanda en 1800 l'avant-garde
du corps intermédiaire du Tyrol et de la Suisse, puis, en 1814, les troupes
suisses au service de Louis XVI II ; ouvrit aux Autrichiens l'entrée de la Fiance
en 1815, puis se retira à Claris, son pays natal. (Arch. hist. de la Guerre.) —
.Son frère (Jacques-Joseph-Antoine-Léger), 1733-1792, major-général, défendit
les Tuileries au 10 août, et fui exécuté le 18.
L'ACTION POLITIOUE — LE PROJET DE ROUEN 123
u vôtres! (Son frère avait coniinanclé les jjardes suisses à Tat-
« taquedcs Tuileries et avait été blessé.) Et voyons si nouspou-
(i vons encore forcer la prison du roi et de votre frère... (1) «
« On assemble la garnison et la garde nationale. Après
une allocution de Llancourt, le serment de tidélité est renou-
velé. Plusieurs oftlcicrs du Koyal-Cravate crient ;k A Paris!
« Sauvons le roi ! » Les Suisses sont résolus, la garde nationale
indécise. Des envoyés des Jacobins entrent dans la ville. Une
émeute éclate à la pointe du jour sous prétexte de la cherté
du pain. Les autorités civiles font tout rentrer dans le devoir,
mais la répugnance de la garde nationale augmente. Ce jour-
là, Liancourt donne à diner aux magistrats et aux comman-
dants des corps. On y feignit d'abord plus de confiance qu'on
lien éprouvait, mais on se parlait bas et les figures semblaient
s assombrir. On me presse d avertir Liancourt de prendre ses
mesures pour la fuite la plus prompte. On nous laisse seuls de
bonne heure. Je pressais les mains du duc en silence. » Je
K vous entends, dit-il, mon parti est pris, mais il me perce le
" cœur. J'avais quelque faible espoir mais un désir ardent
« de sauver le roi. Nos mesures avortent; mais j'aurai du
« moins sauvé riionneur de mon nom et montré qu'un consti-
« tutionnel peut être un ami sincère et dévoué de son roi. "
Il faut rapprocher de ce récit celui du marquis :
« Bientôt on apprit la journée du 10 août. Le duc essaya
de résister : il fit prêter à haute voix dans le Champ de Mars
de Rouen à toutes les troupes un nouveau serment de fidélité
au roi et à la Constitution. J'étais, quoique enfant, à cheval à
ses côtés; je me souviens des acclamations des troupes et du
silence du peuple de la ville. Mon père prévit qu'il n'avait plus
que peu d'heures à rester en France et son chagrin fut grand.
Mais que pouvait-il faire (2 ? "
Il n'apparait pas, à l'honneur du duc, qu il ait sérieusement
pensé à la guerre civile. La Société populaire des Amis de la
(1) Le ton de ce récit cadre peu avec les sentiments de Liancourt attestés
par sa démission.
^^2) Vie du duc, p. :i7.
124 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOCRT
Constitution de Rouen fut saisie le 1 1 août de ces événe-
ments. La Société était en bons termes avec Liancouit, il
avait assisté le 14 juillet dans la salle des États à la fête de
la Fédération (1). Elle ne paraît pas avoir pris au tragique
l'affaire du serment et les arrêts imposés « au frère Lefévre
qui avait refusé de crier : " Vive le Roi! » Deux commissaires
furent dépéchés chez Lefévre. « Étant de retour, dit le procès-
verbal, ils ont fait leur rapport et ont dit que M. Liancourt
accompagné de tous les officiers de la garnison, sergents et
caporaux, sont entrés dans le directoire du département et ont
réitéré le serment qui avait été prêté au Champ de Mars; après
quoi ils ont crié : " Vive la Nation, la Loi et le Roi! » M. Lian-
court a adressé la parole à M. Lefévre qui était de planton au
département et qui criait : u Vive la Nation ! n au lieu de crier :
» Vive le Roi ! » M. Lefévre a répété, ainsi que son peloton :
" Vive la Nation! » Après quoi M. Liancourt lui a dit : « Je
<i vous mets aux arrêts. " MM. les commissaires ont ajouté que
M. Lefévre n'était point inquiet de cet ordre et qu'il priait la
Société de ne pas s'en occuper (2). » A neuf heures, un
caporal envoyé par Liancourt venait lever les arrêts.
Liancourt ne songea donc pas un instant à résister. Son fils
d'Estissac était arrivé le 11 au soir à bride abattue, » ivre
de douleur, d'émotion et de fatigue " . Il avait accompagné
(1) On y chanta des couplets :
Que cet anuiversaire
A de charmes jiour uos cœurs,
Liberté cjai m'est chère
'l'a promets mille douceurs.
Il faudrait élre de maibre
l'.t n'avoir point de {jaieté
Pour ne point danser à l'arbre (J)is)
A l'arbre de la Liberté !
(Journal de Rouen du 21 juillet 1792.)
(2) Arch. de la Seine-Inférieure. Extrait des re{;istres de la Société popu-
laire. D'après Mme de Chastenay, le grenadier aurait interpellé le commandant
«ur les événements de Paris. « Il dit qu'avant de s'engager par un nouveau ser-
ment la garde nationale avait besoin de savoir si le roi régnait encore, et il
démontra avec une concision sévère et une froide audace que les anciens ser-
ments étaient annulés. » ^Mémoires, I, p. i(il.) Le récit parait dramatisé.
Mme de (>liastenay aime les effets de style.
L'ACTION POMTIQl^E — LE PROJET DE ROUEN 125
Jjouis XVI jusqu'à l'Assemblée nationale; après avoir couru
bien des dan^orers, il était sorti de Paris le pistolet à la
main (l). La monarcbie était perdue. Pourquoi Liancourt
aurait-il sacrifié sa vie qui pouvait, qui devait être profitable
à son pays? Il n'aimait pas les héroïsmes inutiles : sa foi
monarchique n allait pas jusqu à risquer la (guillotine.
L'n mandat d'arrêt avait été décerné coutre d'Enville et
contre lui, et, ajoute-t-il, i< notre arrestation n'était pas le
seul ordre émané de ses auteurs à notre sujet. Il ne voulut
point quitter la France. Moins confiant, moins vertueux que
lui, j'ai fui les poig^nards et il y a succombé (2), "
Avant de partir, Liancourt voulut se mettre en règle avec
le ministre de la ,<juerre. Le 14, « l'an A'' de la liberté «, il
lui envoya sa démission :
<i Ma conduite pendant toute la Iié\"olution et les principes
que j'ai constamment et, j ose le dire, bien loyalement suivis
pendant tout ce temps, se trouvant entièrement différents
des lois nouvelles que la force des circonstances a forcé
l'Assemblée nationale à rendre, il m'est impossible d'espérer
pouvoir continuer d'être utile dans la place que j'occupe, où
la confiance est un des plus sûrs movens d ajjir efficacement.
J'ai donc 1 honneur de vous prier de vouloir bien me rem-
placer dans les fonctions de commandant de la 15' division.
Vous êtes trop juste pour vouloir tenir constamment un hon-
nête homme placé entre sa conscience et ce que les circons-
tances rendent son devoir, et trop éclairé pour ne pas recon-
naître qu'un tel parti nuirait aux intérêts de l'État.
« J'attends votre réponse avec impatience.
« Le commandant de la 15" division,
« Ll\ncourt (3) . »
(1) LeUce du 1" sejjteinljre 1815 à >L le maréchal tninistri' de la{;uerre. (Arcli.
adm. de la Guerre, dossier n" 2026.) « J'ai toujours été, .ijoute-t-il, un des plus
tidèles à la cause rovale. Je n'ai pas quitté S. M. Louis XVI la dernière année de
son règne. »
(2) Voyage en Amérique . Avertissement, p. 5.
(3j Arch. adm. de la Guerre, lettre autograplie. La démission a été acceptée
126 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Les décrets dont parle Liancourt étaient cevix qui avaient
autorisé les fédérés à venir à Paris malgré le veto royal, levé
la suspension de Pétion et de Manuel prononcée par le dépar-
tement, déclaré la patrie en danger, accordé aux Parisiens la
permanence des sections, et facilité ainsi, du 2 au 25 juillet,
le succès de la révolution à la fois communale et nationale du
10 août. » Il y avait, dit Sainte-Beuve, une volonté générale
unanime : il y avait une organisation terrible pour la former,
la confirmer, la manifester, la faire exécuter; en un mot, il
existait une démocratie ou, si Ton veut, une ochlocratie redou-
table, résidant en vingt-six mille clubs correspondant ensemble
et soutenus par un million de gardes nationales (1). »
Liancourt ne pouvait accepter ni les mesures qui avaient
précédé ni celles qui avaient suivi le 10 août, c'est-à-dire la
suspension du roi, prélude de la déchéance demandée dès le
9 par Condorcet, la convocation d'une Convention nationale
et la formation d'un conseil exécutif provisoire, préface de
l'abolition de la rovauté; sa lettre achève de démontrer qu'il
n'avait rien d'un conspirateur et qu'il détestait la guerre
civile : c'est pour l'éviter qu'il quitte son commandement; il
ne critique même pas « les lois nouvelles que l'Assemblée
nationale a été forcée de rendre » . Il se retire parce que sa
conscience lui interdit de les appliquer, et son dernier mot
est une allusion aux intérêts de l'État qui seuls dictent sa con-
duite. C'est la démission d'un royaliste qui ne veut pas servir
la République imminente et d'un patriote qui brise son épée
pour ne pas la tourner contre son pays.
En .ègle avec son chef, il n'avait plus qu'à sauver sa vie.
Sans doute il n'attendit pas la réponse de Paris; il s'enfuit,
le 18 août. Le 19, le ministre en avise le directoire du département delà Seine-
Inféricure. (Arcli. de la Seine-Inférieure, extrait des registres, i" septembre 1792.)
D'Ahancourt avait remplacé Lajard le 23 juillet. Décrété d'accusation par l'As-
semblée, pour sa résistance au 10 août, il fut remplacé par Clavière, puis par
Monge, ministre intérimaire; puis, le 21 août, par Servan. Le décret qui
nommait Monge avait été rapporté le 11 août; c'est Clavière qui reçut la démis-
sion.
(1) Causeries du lundi. VIII, p. 343. — Ailaud, Histoire politique, p. 187
et suiv.
L'ACTION POLITIOt'E — T,E PROJET DE ROUEN 127
emportant deux ou trois cents louis. Son fils aîné, François,
resta au château de Maunv jusqu'au ^ xjerminal an II, et il
s'échappa à la nouvelle que les couirnissaires de la Conven-
tion allaient venir pour l'arrêter.
Son second fils Alexandre et Lazowski restaient à Paris.
Lacretelle demeurait à Rouen, muni de sa ])rocuration pour
essayer de sauver les déhris de sa fortune. Il passa six semaines
en Normandie; vendit les hijoux, les chevaux, et tira du nau-
frage 80,000 livres. " Liancourtsut vivre huit ans avec 1 inté-
rêtdece capital. " Les autorités de la ville et du département
veillèrent sur la sécurité de Lacretelle. Elles appréhendaient,
du reste, d'être compromises dans laffaire du départ du roi.
Le maire Fontenai, Mollien, directeur des domainesde l'Eure,
avaient été dans la confidence, et craignaient pour leur liberté.
Pour donner des gages de civisme, la municipalité, le 22 août,
décidait de n'accorder de passeports qu'à ceux qui n'avaient
pas de parents émigrés. Le département, présidé par d'Her-
bouville, ordonna la transcription des nouveaux décrets, mais
ce ne fut que le 10 septembre que le conseil général de la
Commune protesta contre n les calomnies qui accusaient les
officiers rouennais de favoriser la retraite de Louis XVI » . Le
25, les parents d'émigrés étaient consignés chez eux; ceux
qui n'avaient pas leur domicile à Rouen avaient huit jours
pour rentrer fl). Lacretelle avait eu tout le temps nécessaire
pour briller les papiers et vendre une partie des meubles avant
la mise sous séquestre (2). Il retourna à Paris.
L'affaire de Rouen eut son dénouement devant l'Assemblée
législative. En juillet et en août, le bruit du départ du roi
pour cette ville avait été répandu. Au ministère de la guerre,
les ordres s'entre-croisaient et se contredisaient. On différait
jusqu'au i:} août le départ du IT' escadron de cavalerie de
Rouen pour l'armée du centre, départ décidé dès le 15 juillet.
(1} Clérkmbray. p. 67.
(2") Des aftifhes de ventes de mobiliers d'éinigi-c's entrent pour 819 livres dans
le nfiémoire des frais d'impression du citoyen Le Boullcnger, imprimeur : elles
concernent vingt-cinq émigrés paiiiii lesquels Liancourt. (GLÉnEMBRAY, p. 73.)
128 I.A ROCHEFOUCALI.D-LIA^sCOURT
Quant aux Suisses, on ne savait qu'en faire : le 2, on les
envoyait à Évreux; le 7, sur les réclamations de la garde
nationale, on les arrêtait à Mantes; le 9, on les dirigeait sur
Dieppe, pour être employés au service des batteries de la côte ;
d Abancourt, dès le 2 août, conseillait à Liancourt de les
diviser en plusieurs contingents. L'Assemblée les prenait sous
sa protection, a 11 n'est pas prudent, écrivait Glavière le
H août, de les tenir réunis à raison de la fermentation et des
défiances que leur conduite a excitées par les propos les plus
inconsidérés et les moins tolérables. " Le 13, le ministre
demandait les motifs de la démission des trois officiers
patriotes. Le 15, il communiquait à Roland la lettre impéra-
tive qu'il envoyait à Liancourt :
(1 Gomme je l'avais prévu, la réunion des Suisses qui vous a
paru convenable est non seulement cause de l'inquiétude et
de la fermentation, mais elle expose visiblement leur sûreté.
Il est étonnant, monsieur, que vous ne l'ayez pas senti. Je
vous ordonne de procéder incessamment à la division des trois
cents hommes composant le détachement du régi ment ci-devant
garde-suisse qui se trouve dans votre division. Vous en enverrez
trente à Dieppe, cinquante à Saint-Yalery, cinquante à
Fécamp, cent cinquante au Havre, et, s'il est parmi les offi-
ciers des hommes d'un caractère turbulent ou suspect, je vous
charge, sous votre responsabilité, de les mettre hors d état de
troubler la tranquillité, et de nuire, comme ils l'ont fait
jusqu'ici, à leurs soldats (1) " .
Les affaires de Rouen avaient aussi préoccupé les Jacobins.
fiC 8 août, Merlin avait dénoncé la proposition que le lende-
main les députés du côté droit devaient présenter à l'Assem-
blée; il s'agissait de transporter l'Assemblée nationale à
Rouen. Chabot avait flétri u l'infâme députation de la Seine-
Inférieure " , 1 esprit public et les intentions de la munici-
palité de Rouen disj)osée » à se prêter à 1 évasion du roi et
(1 Voir potir toute t-ette période aux Arch. Iiist. «le la (luerie la Corres-
ponrlanre {jénérale militaire, le re{^istre sommaire ties dépêches reçues du
1*' juillet au 10 août, et le cahier n" 3 du 11 août au 6 septembre.
L'ACTION POLITIQUE — LE l'HOJET DE ROUEN 129
à lui faire un rempart Je ses écharpes municipales (1) -> .
Le 13 août, la Léfjislative reçut avis du Conseil du dépar-
tement que la loi sur la suspension du roi avait été transcrite
sur les rejjistres. Tartanac remarqua le laconisme, la séche-
resse et comme la contrainte des administrateurs. Gensonné
rapporta les termes dime lettre que vouait de recevoir de Baie
le ministre des affaires étrangères : Rouen devait devenir
le foyer de la contre-révolution; trois officiers patriotes,
MM. Buxtorff, Bourcard et Salis-Séevis avaient été contraints,
à force de mauvais traitements, à donner leur démission. Ils
passaient, dit le ministre, pour être les victimes de leur civisme
et M. Bachmann est soupçonné d'être dans des sentiments
infiniment opposés {"2). Broussonnet fit à l'Assemblée le récit
de la scène du samedi 1 1 août et de la mise aux arrêts de
Lefèvre. On parla de Tachât des huit pièces, de l'acquisition
de dix-huit canons et de trois mille fusils, de cinq mille
prêtres réfractaires qui faisaient l'exercice : les bruits les plus
invraisemblables trouvaient créance. Bref l'Assemblée décréta
que le ministre de la guerre rendrait compte des motifs de la
démission des trois officiers. Le procureur général syndic
Thieullen devait se présenter à la barre dans les vingt-quatre
heures de la remise du décret, et apporter l'expédition en
forme de la délibération sur la suspension du roi (3).
(1) AuLARD, Société des Jacobin.';, IV, p. 189-190.
(2) Il y a sur le contrôle du régiment deux Piuxtorff du même prénom (Jean\
nés à Bàle, l'un en 1773, l'autre eu 1739. L'un d'eux — le patriote — était lieu-
tenant en 1763; le 11 floréal an II, comme fondé de procuration des capitaines
propriétaires, il réclamait à la Convention le complément des indemnités pro-
mises aux Suisses licenciés par la loi du 22 août 1792. Le 18 vendémiaire an III,
la conunission dos secours publics lui alloue 7,285 livres 13 sous 6 deniers.
(Arch. hist. de la Guerre, dossier des régiments suisses.)
On trouve aussi sur le contrôle plusieurs Bourcard, dont deux nés à Bàle :
l'un en 1746, l'autre en 1749; le premier, capitaine depuis 1784; le second,
soldat et sous-ofticier en 1768, lieutenant en 1791, et deux Salis-Séevis,
du pays des Grisons : l'un, né en 1767, sous-lieuteu,iiit depuis 1787; l'autre,
né en 1762, capitaine depuis 1786.
A la revue du 18 janvier 1792, un seul Bourcard est présent : c'est Jacques ;
les deux autres (Nicolas et Rodolphe) sont u absents pour congé à la cour >• ; un
des Buxtorff est absent pour le nȏme motif.
1^3) Arcli. pari, XLVIII, p. 103 et suiv.
9
130 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Le Conseil du département fut inquiet. " Témoin des tra-
vaux considérables qui avaient affaibli sa santé, craignant
qu'il ne pût obéir au décret s'il succombait à sa faiblesse, " il
fit accompagner Thieullen par M. Rondeaux, « tant à cause
de sa santé que pour le suppléer (1). »
La comparution de ce magistrat eut lieu le 16 août. Il jus-
tifia le Conseil du département. Tous les décrets de l'Assem-
blée depuis le 10 août avaient été enregistrés. « Nous jurons,
dit-il, de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir à notre
poste. " On l'admit aux honneurs de la séance, puis on le
rappela pour qu'il précisât certains faits : un courrier, por-
teur de dépêches secrètes, avait été envoyé le 5 chez M. Du-
castel, député de la Seine-Inférieure, au département de Paris
et au ministère de la justice... Pourquoi le département avait-
il voulu faire désigner par les municipalités des commissaires
des communes prêts à se rendre à Rouen? Le président Dela-
croix demanda des détails sur le transport des huit canons,
sur le serment que Liancourt avait fait prêter aux troupes,
sur le projet de l'enlèvement du roi, sur le rassemblement
des « prêtres réfractaires et fanatiques auxquels les Suisses
apprenaient l'exercice » . Le procureur général syndic se
défendit médiocrement. On l'avait surnommé « l'orateur du
sentiment « . Les émotions n'étaient pas de nature à raffermir
sa santé. Il plaida l'ignorance, il tergiversa : « il avait blâmé la
démarche de Liancourt » qui avait fait prêter aux troupes, le
11, un autre serment que celui du 10 août. Mais « il avait
dû se taire comme les membres du directoire » . Il allégua
l'arrêté pris par le département dès juillet 1791 contre les
prêtres insermentés; il ne se rappelait pas si les Suisses leur
avaient appris l'exercice, ni s'il avait signé le message com-
promettant peut-être adressé à M. Ducastel. On craignait
1 invasion des Autrichiens et la descente des Anglais. Il igno-
rait si le courrier avait des dépêches particulières : il n'a
jamais été question au département que l'on dût amener le
(1) CLKnEMBRAY, p. 18.
L'ACTION POLITIQUE — LE PR0J1:T DE ROUEN 131
roi à Rouen. C'est un projet que Thicullcn » n'aurait pu
entendre sans horreur... " « Je suis atteint, dit-il, de maladie
chronique et dans les moments où je souffre, c'est mon subs-
titut qui me remplace " . Là-dessus on murmura et un député
resté inconnu inculpa « M. de Liancourt, M. La Fayette et
un membre du département de la Seine-Inférieure (1) » .
L'interrofjatoire terminé, le procureur général syndic protesta
une fois de plus de son civisme, de son zèle pour la chose
publique et de la pureté de ses intentions.
L'Assemblée renvoya les pièces au Comité de Surveillance
et manda à sa barre le président du département de l*aris et
l'ex-ministre de la justice de Joly (2). Dans la séance du soir
du 17 août, le président du département de Paris déclara
n'avoir reçu dans la nuit du 5 au G août aucune misssive.
Quant à M. de Joly, il ne comparut pas : l'Assemblée renvoya
l'interrogatoire et la lettre que le département avait écrite au
roi après le 20 juin à la Commission des Douze (îî).
Aucune suite judiciaire ne fut donnée à l'affaire de Rouen,
ni par la Commission de Surveillance, ni par la Commission
des Douze. Le procès-verbal de l'Assemblée ne mentionne
aucun rapport d'aucune des deux commissions.
A Rouen, le directoire du département fut informé de la
démission de Liancourt le 19 août. « Au nom de la patrie "
le ministre de la guerre l'interrogea sur l'affaire des canons
et sur le lieu de résidence des trois officiers généraux de la
15^ division, MM. de Liancourt, de Boisgelin et de (^rimoard.
<i II faut sauver la chose publique. " — a M. de Liancourt,
(1) Asseiiihlée létjislative, procès-verbal du 10 août, XII, p. 306 et siiiv.
— Clérembray, p. 19.
(2^ Joly i^ Etienne-Louis-Victor de), 1756-1837, avocat aux conseils ilu roi
(1786), secrétaire des représentants de la Commune (1787), lieutenant de marine
à Paris (1790); avoué près le tribunal de cassation en 1792, il était ministre
depuis le 3 juillet.
(3; Procès-verbal, p. 368.
De Joly toujours introuvable n'ayant pas comparu, l'Asscmbléo, sur la propo-
sition de Choudieu, décréta (|ue la {gendarmerie nationale ferait la rccliercbe de
sa personne ainsi que de celle tle Montmorin. De Jolv ne reparut pas. (.Lc/i. pari.,
XLVIII, p. 556.)
132 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
répond le directoire, a annoncé de vive voix, le jour de l'ar-
rivée des ci-devant gardes-suisses (le 13 août), qu'il allait
partir pour faire sa tournée des côtes de la division, afin
d'examiner les batteries et armes et qu'il serait de retour
dans trois jours : depuis, il n'a donné aucune nouvelle. »
« On dit publiquement dans Rouen, écrivit Amabert au
ministre, qu'il ne reviendra plus, qu'il est passé en Angle-
terre. Je n'en ai aucune certitude et personne de ses gens n'en
a avis parce qu'il n'a emmené avec lui que des Anglais (1). "
Le 19, M. de Boisgelin ayant éprouvé quelques dangers au
Havre " par rapport aux déplacements d'artillerie, revint à
Rouen assurer le service » . Le 20, Amabert s'entendit
avec la municipalité pour mettre toutes les troupes, sauf
celles de ligne, sous les ordres du commandant de la garde
nationale. Le 1" septembre, le conseil général du départe-
ment fut saisi d'une demande à fin de séquestre de chevaux
et chariot appartenant à Liancourt : il décida que ces objets
seraient séquestrés par provision et u qu'il serait écrit au
ministre de l'intérieur " pour savoir si M. de Liancourt était
émip^ré (2). Dès le lendemain du 10 août, toutes les autorités
de la Seine-Inférieure rivalisèrent de civisme. Grimoard à.
Paris, Boisgelin à Rouen, étaient aux ordres du ministre.
u Je ne puis, écrivait Amabert le 20, vous exprimer combien,
toutes les villes de ce département ont à cœur actuellement de
plaire aux ministres qui ont la confiance de la nation et de
l'Assemblée (3). » Au Havre, l'émeute fut apaisée par la garde
nationale qui se fit rendre les pièces de canon et les munii-
(1) ArcU. hist. delà (iiierre, Corresp. {jénérale, cahier n" 3 <lu 11 aoûtauôspp-
Icinbn-. — Amabert était adjudant {jénéral de la 15' division : entré au service
le i"^"^ mai 1769, adjudant d'état-niajor en 1787, adjudant général, colonel
le 23 mai 1792, commandant du Ilavre-Marat en 1793, suspendu le 13 vendé-
miaire an II, réintégré le 11 brumaire an III, envoyé à l'armée des côtes de Brest.
« Officier très distingué, dit une note manuscrite de Lazare Hocbe; connu du
|»ouvernemcnt, il est du nombre de ceux qui meritte {sic) de la patrie et de l'hu-
manité. >' (Arch. adm. de la Guerre, dossier Amabert.) Voir l'Appendice n" V.
(2) Arch. de la Seine-Inférieure. Extraits des registres. Délibérations des 18^
19 août et i*^' septembre.
(3) Arch. adin. de la Guerre, do.ssi<'r AmaberU,
L'ACTION PniJTIOLE — T-E PROJET DE ROUEN 133
lions déplacées clans la nuit du 14 août (1). A Fécamp, on
refusa de loger les cinquante Suisses qui devaient y rester
jusqu'à nouvel ordre (2) . Le directoire de la ville de Rouen, le
tribunal envoyèrent des adresses enthousiastes (3) . Il fallait
faire oublier les démonstrations royalistes de juin. Tliicullen
repartit pour Rouen, reprit ses fonctions de procureur général
syndic qu'il conserva jusqu'au 29 novembre 1792, et présida
la Société des Amis de la Constitution, en attendant qu'il devint
ie plu« haut magistrat de la Cour Impériale.
Un ordre d'arrestation avait été lancé contre Llancourt le
16 août : « Ordre à notre concitoyen Bonnet d'arrêter et saisir
partout où il se trouvera le sieur Llancourt, ci-devant membre
de l'Assemblée constituante, demeurant ordinairement rue de
Varennes, faubourg Saint-Germain, et d'apposer les scellés
sur ses papiers; requérons les commandants du peuple armé
et le peuple lui-même de prêter main-forte pour l'exécution
du présent ordre. Fait à la mairie le seize août mil sept cent
quatre-vingt-douze, l'an A de la Liberté et 1" de l'Egalité.
« Les adniinùtrateiirs de police et surveillance,
« Signé : Duffort, François, Cailly et Chartrey (4). "
Llancourt était encore à Rouen le 14. Il dut partir de grand
(1^1 Dénonciation du citoyen Bériarde. Arch. hist. de la Guerre. (Corr.
militaire générale). Il signe « un citoyen qui aime sa patrie » .
(2} Arch. de la Seine-Inférieure, séance du conseil du département du
20 août.
(3) Arch. pari., XLVIII, p. 333, 368, (564, 316. 636, 695. Dés le 13 août, la
ville de Dieppe avait protesté contre la nomination des commissaires de commune
et félicité l'Assemblée nationale. (Arch. pari., XLVIII, p. 93.)
4) Municipalité de Paris, département de police et de garde nationale, n" 167.
(Arch. nat., F", n° 5444.)
134 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT
matin. Le 15, il était à Abbeville. ■' Il errait sur le bord de la
mer sans guide, sans savoir même où il oserait en chercher
un. Heureusement, il retrouva deux amis qui se souvenaient
de services jadis rendus et s'employèrent à le sauver. L'un
était Delattre (1) l'aîné, député du tiers état de la sénéchaussée
de Ponthieu, négociant à Abbeville; l'autre, M. du Bellay,
alors chef de l'amirauté et depuis juge au tribunal d'Abbe-
ville. » Le duc, déguisé en matelot, fut conduit au Crotoy,
chez M. Delahaye, employé de l'amirauté, à qui il savait pou-
voir se confier (2).
« M. le duc, dit-il, n'a rien à craindre; j'espère trouver au
Crotoy les moyens de le faire transporter en Angleterre sans
danger. " On s'adressa sans succès d'abord à un capitaine
nommé Desgardins, puis au patron d'un bateau plat, Jean
Raymond, qui s'excusa sur la nature de son bateau et sur le
danger de se perdre en pleine mer. » Mais, ajoute-t-il, Nicolas
Yadunthun doit sortir du port dans un sloop en charge pour
Boulogne; il est pilote et capable de faire la commission. » On
se rendit chez Vadunthun. « La proposition n'était pas faite
que le brave pilote avait compris et accepté » , et tout était
convenu avec le capitaine du sloop : on lui payait 1 ,000 livres
pour déposer en Angleterre un « Monsieur» qui désirait con-
server l'incognito; et le pilote ne devait pas quitter le pas-^
sager avant qu'il ne fut débarqué en Angleterre.
Trois jours et trois nuits s'écoulèrent avant le départ. Pour
détourner les soupçons, un des fils de M. Delahaye conduisit
les deux chevaux du duc et son domestique à Bernay. Les
(1) Delattrk (FrarK'ois-PnscIml, l);iion\ 1749-1834, négociant, élu député du
tiers par la sénôchausséc de Poiilliieii aux Etats Généraux de 1789, reprit son
coiniiierec, son mandat expiré, fut élu député de la Somme aux Cinq-Cents
(au VIII), entra au Corps iéjjisiatif (an VIII), fut réélu en 1811, devint préfet de
Vaucluse, vota la dédiéanee de Napoléon. Elu pendant les Cent-Jours mcmhre
de la Chambre des représentants, il fut créé baron par Louis XVIII en 1816.
(2^ l'nAnoND, le Duc de La Rntlicfoucduld au Crotoy, reproduit dans la Heinie
littéraire de Picardie. — ■ Vie du duc, p. 39. — Lrcis, Monographie, p. 207.
— Gaétan ne nomme que M. Delattre. Prarond, qui avait recueilli les tradi-
tions orales du pays, est plus précis ; nous condiinons les deux récits sans
nous dissimuler ce qu'il y a de hasardé dans ces anecdotes dramatisées après
coup.
L'ACTION POLITIQUE — LE PROJET DE ROUEN 135
choses allèrent bien, sauf une alerte qui faillit tout gâter. Le
duc fut réveillé un matin par le tambour; il croit qu'on vient
pour le tuer, s'élance de son lit et saisit les pistolets. "Arrêtez,
lui dit M. Delahaye, vous n'avez rien à craindre chez moi. »
Quatre familles du Crotoy savaient tout; d'autres n'igno-
raient pas qu'un noble s'était réfugié clic/: Delahaye. Connais-
sant parfaitement l'esprit de la population, celui-ci avait
répondu au duc de la complicité au moins tacite de tous.
Le moment du départ arriva. Déjà les caisses du duc avaient
été transportées par une voie détournée, pour tromper la vigi-
lance de la douane, dans la petite embarcation de Jean
Raymond qui devait rejoindre le sloop en mer, ce qui avait
été convenu particulièrement avec Vadunthun. On allait
mettre à la voile. " M. de La Rochefoucauld avait revêtu son
costume de marin, par crainte non des habitants, mais de la
douane.
" Les adieux étaient faits lorsque le capitaine du sloop entra ;
il vint dire qu'il ne pouvait prendre le passager à son bord
sans s'exposer aux plus graves inconvénients. On leva la diffi-
culté en ajoutant un supplément à la somme déjà donnée; le
duc remercia avec effusion M. Delahaye. «Tirant de sa poche
la moitié d'une carte à jouer, coupée en zigzag (l'as de
cœur) : u Lorsqu'on vous apportera la moitié de cette carte,
« dit-il à M. Delahaye, vous direz que je suis sauvé, et je
« vous prie de la faire passer à Mme de La Rochefoucauld;
« elle demeure au château de Crèvecœur. »
u II était nuit. Nicolas Vadunthun s'achemine vers le port.
L'ancre est levée et le sloop fait route pour l'Angleterre. A
un mille à peine, la petite embarcation aborde le navire :
c'était la chaloupe de Jean Raymond qui apportait les caisses
du duc. Les matelots du bord crurent qu'elles contenaient de
l'argent. Assurés de l'impunité à cette époque de révolu-
tion et de proscription, les malheureux conçurent le projet
de tuer le passager, supposé porteur de richesses, et de le
dépouiller avant d'arriver en Angleterre. Ce projet est sour-
dement discuté ; mais avant qu'il n'éclate, Nicolas Vadunthun,
136 LA ROCHEFOUCAULD-LIA?sCOURT
qui avait remarqué et entendu, saute dans la chambre du
capitaine où M. de La Rochefoucauld s'adonnait aux pensées
d'un homme qui quitte sa patrie, sa fortune, ses amis, pour
des jours sans nombre. « Monsieur, lui dit-il, on veut vous
il tuer, mais ne craignez rien, je suis assez brave pour vous
(i défendre. «
Il Aussitôt il s'empare des pistolets du duc déposés sur la
table et, debout sur le pont, un pistolet dans chaque main,
prêt à faire feu : " Malheur, s'écrie-t-il, à qui m'approche,
<i malheur à qui fait la moindre démonstration, malheur à qui
« n'obéit pas au moindre commandement. " La peur saisit
l'équipage; le navire vogue vers l'Angleterre, et le pilote
Vadunthun garde son attitude menaçante jusqu'à ce qu'une
des chaloupes anglaises qui couraient en tous sens dans
l'espoir intéressé de recueillir quelques Français fugitifs ait
accosté le sloop (1). "
Une demi-heure après, Liancourt débarquait en Angle-
terre.
Aussitôt après, Nicolas Vadunthun revint au Grotoy.
u Avant d'embrasser sa femme, il porta à M. Delahaye la
moitié de l'as de cœur que M. de La Rochefoucauld lui avait
remise en posant le pied sur la chaloupe anglaise; il revint
alors dans sa maison et dit en entrant : « Femme, je viens de
me conduire en honnête homme, et si un jour les temps
changent, nous serons honorés. »
Pour compléter ce récit naïf, il convient d'ajouter que le
duc n'oublia pas ses sauveurs. Après sa rentrée en France,
une colonne commémorative fut élevée à Liancourt en l'hon-
neur de MM. du Bellay, Delahaye et Vadunthun. Celui-ci reçut
une pension viagère de 400 livres. Le brave pilote vécut jus-
qu'en 1825, au milieu de l'estime générale : tous les ans il
allait passer quinze jours soit au château, soit à Paris; il avait
un domestique attaché à sa personne et une voiture. Le duc
ne 1 apj)elait que " mon sauveur " et lui donnait la place
(1) PnAnosD, ouv. cité.
L'ACTION POLITIQUE — LE PHOJET DE IIOIIEN 137
d'honneur. En 1819, le duc le recommandait au ministre de
la marine. « Permettez-moi, lui écrivait-il, d'avoir l'honneur
de vous adresser une lettre que je reçois d'un pauvre homme
qui m'a donné asile en 1792, dans le moment où ma tête était
mise à prix. Je ne sais à quel point est fondée la réclamation
qu'il fait pour ses enfants, mais je sais que je m'y intéresse
beaucoup; que j'ai le droit d'être son avocat et que je vous
serai sensiblement obligé de tout ce qu il vous sera possible de
faire pour lui (1) . »
(1) Lettre <lu 23 septembre 1819. Bévue littéraire de Picardie, 15 mai 1885,
n" 5.
CHAPITRE IV
UN PLAN d'assistance SOCIALE
LE COMITÉ DE MENDICITÉ
(1789-1791)
I. — Le mouvement charitable en 1789. — La misère. — L'état des hôpitaux.
— Les doléances.
n. — Le Comité de Mendicité. — Son orijjine. — Travail intérieur. — Enquêtes.
— Vi.sites.
III. — Les ateliers de charité. — Les décrets du 30 mai 1790, du 31 août
1790, du 16 décembre 1790.
IV. — Le plan du Comité. — Les rapp<jrts et les décrets proposés. — Affirma-
tion et limites du droit à l'assistance. — Orjjanisation des secours publics. —
Malades dans les campaj^nes, malades dans les villes, enfants abandonnés,
vieillards et infirmes valides, domicile de secours, vues de prévoyance sociale.
— Le premier budfjet d'assistance. — Mesures contre la mendicité.
V. — La Constituante n'aboutit pas. — Coup d'œil sur les décrets de la Légis-
lative et de la Convention. — Le Directoire abandonne les conceptions du
comité.
VI. — Critique du plan de La l'iOchofoucauld-Liancourt. — Les idées fonda-
mentales; les erreurs de conduite; les difficulté.'* d'application. — Ce que notre
époque en a retenu, ce qu'elle en a abandonné. — Caractère de l'assistance
dans la démocratie française.
La philanthropie fjti.sait partie du patrimoine de la famille
La Rochefoucauld; elle avait fondé des hôpitaux, elle consa-
crait 40,000 livres par an, dit Mme de Ghastcnay, à pensionner
et à soutenir de pauvres gentilshommes. Chez Liancourt, la
hienfaisance était une tradition. Son milieu, ses voyages, ses
œuvies de Liancourt et de Crcvecœur le pré})araient au rôle
que lui réservait la Révolution.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 139
A la fin du dix-huitième siècle, la bienfaisance devient plus
pratique : on s'attendrit moins sur les maux de riiumanité,
on s occupe plus activement de les soulajjer. L'abhé Baudcau,
auteur des Pm-oles d un bon citoyen, s occupe de léducation
des enfants, do la réforme des hôpitaux. Pierron de Cha-
mousset, plus tard inspecteur des hôpitaux sédentaires de
l'armée, soigne à ses frais dans son hospice de la barrière de
Sèvres les maladies conta^jieuses. Dans sa maison d'associa-
tion, chaque associé, au moyen de versements modiques,
s'assure en cas de maladie " toutes sortes de secours que l'on
peut désirer " . Chamousset dépense en œuvres charitables
un patrimoine de cinq cent mille livres. En 17 77, l'Aca-
démie de Châlons reçoit cent mémoires sur la lutte contre
la mendicité. De 17 79 à 1784, Gochin (1), Beaumont cons-
truisent leurs hôpitaux. En 1788, Mme Necker, qu'on sur-
nomnuïit « la Mère des pauvres » , établit après une période
d'essai de douze années l'hospice Saint-Sulpice, suivant les
règles de l'hygiène du temps : chaque malade y est isolé,
V- toutes les salles avaient des croisées opposées, les corridors
tempéraient les ardeurs de l'été et modéraient en hiver la
rigueur du froid (2) » .
L'Hôtel-Dieu brûla en partie le 30 décembre 1772. Le feu
embrasa en un clin d'œil les boucheries, les écuries et les salles
des malades : ou eut à peine le temps d'évacuer quatre cent
cinquante malades à Notre-Dame (3) . L'Académie des sciences
fut chargée d'examiner les projets de reconstruction. Ce fut
toute la question des secours publics que discutèrent Poyet (4) ,
(1) CocuiN (Jacques-Denis\ 1726-1783, curé de Saint-Jacques-du-IIaut-Pas,
fonda en 1780, au moyen de souscriptions volontaires, l'hospice qui porte
son nom.
^2; Journal de médecine, février 1790, cité pai- Mac-Auliffe, la Itévolution
et les Hôpitaux de Parix, p. 193. Malgré les précautions, la mortalité en six ans
était d'un sixième : ce quasi échec fut très douloureux pour la fond:itrice.
(3) TcETEV, V Assistance publique à Paiis pendant la Révolution. Intr., p. 30.
(4) Poyet (Bernard), né à Dijon en 1742, mort à Paris en 1824, architecte,
élève de de Wailly, pensionnaire du roi à Home, puis appelé à Naples, nommé
à son retour à Paris architecte du duc d'Orléans, puis de la ville et de l'arche-
vêché; il dirigea des tra\aux d'utilité puMique, construisit les écuries d'Orléans,
le péristyle du Palais-Hourbon, etc., etc.
140 LA ROCHEFOUCAULD-LIA>COURT
Cocqueau (1), labbé Recalde chanoine de Comines, Dupont
de Nemours, Rondonneau de la Motte, Chirol (2). On était
unanime à signaler l'insuffisance de remplacement, Texi-
,"uïté des salles, l'accumulation dans les mêmes bâtiments des
cuisines, des buanderies, des étuves, des tueries, des fonderies
de suif. Povet présenta un plan complet : l'Hotel-Dieu devait
être transféré dans l'île des Cygnes où l'on édifierait un hôpital
en rotonde pour cinq mille malades (3). L'auteur insistait sur
l'insalubrité permanente de l'ancien hôpital; le chiffre normal
des malades par lit était de trois, et, le 15 mars 1785, il y
en avait trois ou quatre, " nous en avons compté cinq et six
dans plusieurs » . Il y avait jusqu'à quatre files de lits dans
la même salle, joints bout à bout, côte à côte, pressés comme
dans un garde-meuble. Les salles mêmes étaient placées entre
les deux bords de la rivière, dans un terrain allongé et borné
par des rues étroites et par des murs mitoyens. L'air le plus
pur ne tardait pas à se corrompre : les déplacements mul-
tipliés désolaient les malades et tourmentaient leur imagina-
lion déjà trop alarmée. " Aussi combien d'infortunés, victimes
d'un préjugé funeste et d'une imagination trop sensible,
aiment mieux périr chez eux faute de secours que d aller
braver à cet hôpital une mort qu'ils se croiraient sûrs d'y
trouver (4) . »
(1) CoQUKAi: ou Cocqueau (Claude-Philibert \ né à Dijon, 1755-1794, archi-
tecte et musiLO{;raphe, étudia les principes de l'ordonnance et de la construction
des temples, des hôpitiiux, des salles de spectacle et de concert ; archiviste à
Dijon, chef de division au ministère de l'intérieur sous l'aduiinistration de Roland.
Emprisonne pendant la Terreur, il périt sur l'échafaud.
(2) TocnxErx, Bihl. de l'histoire de Paris- pendant la Révolution, t. III,
11'" 15137 à 15158. Le 17 août 1773, le roi nomme en conseil d'Etat une com-
mission pour exauiiner les hôpitaux. L'arrêt pour l'étahlisseuient de ([uatre nou-
veaux hôpitaux est du 22 juin 1787. (Rihl. Carnavalet, série 128, n" 31.)
(3) Ce mémoire, rédljié sous l'inspiration de l'oyet, a été faussement attribué à
(Cocqueau (Tournkux, t. III, n" 15141). Il est intitulé : » Mémoire sur la néces-
sité de transférer et de reconstruire riiôtel-i>ieu de Paris, suivi d'un projet de
translation de cet hôpital proposé par le sicnr l'oyel, architecte et contrôleur des
bâtiments de la ville. » 1785. (l?ibl. de l'ordre des avocat>, fonds Jourdan.)
(4) Mémoire, p. 4 et 8. — Voir aussi l'article de d'Alembert, dans VEncyclo-
pédie : « Qu'on se représente l'air infecté des exhalations de cette multitude de
corps malsains portant les uns aux autres les germes pestilentiels de leurs infir-
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 141
M. de Brcteull, alors secrétaire d'État de la maison du roi^
mit ce mémoire sous les yeux de Louis XM qui le renvoya à
l'Académie; Laplace, Daubenton, Lavoisier, firent partie de
la commission. La Société royale d'agriculture, 1 Académie
royale de chirurgie furent consultées. Les doléances se répé-
taient : accouplcmentet infection des salles, multiplication des
pièces de desserte, mauvaise disposition des escaliers, accu-
mulation des matières combustibles, mauvaises conditions des
opérations chirurgicales. » On mettait ensemble ceux qu'on
opérait, ceux qui étaient opérés et ceux qui devaient l'être;"
les fiévreux, les contagieux étaient confondus.
Tenon, dans son mémoire, divisa les quaranle-huit hôpi-
taux de Paris en hôpitaux pour malades, pour pauvres valides
et pour orphelins. Il conclut à la création d'établissements
spéciaux pour les fous, les blessés, les femmes enceintes, les
convalescents, à l'isolement des varioleux et des galeux (1).
Médecins et philanthropes insistèrent sur le chiffre effroyable
de la mortalité : dix-neuf cent six décès par an, soit 20 pour
100 environ à l'Hôtel-Dieu; cent mille personnes en cin-
quante-deux ans (2) . Régnier, secrétaire de l'évéque de Rodez
Golbert de Gastle-Hill (3) , le futur membre du Comité de
Mendicité, signala les déprédations des subalternes portées à
un tel excès que les revenus ne suffisaient pas à l'entretien
des deux mille quatre cents malades (4) . Railly, le futur maire
mités... et le ."spectacle de la douleur et de l'afjonie de tous les côtés offert et
reçu. Voilà l'Ilùtel-Dieu. »
(i) Mémoire de Tenon, 1786. — Arch. nat. AD, XIV, 4. — Rapports de
l'Académie des sciences (7 septembre 1787), de la Société royale d'agriculture
(24 juillet 1788 , de l'Académie de chirurfjie. (Lassus et l'elletau, il juillet 1788.)
>^2) La mortalité s'élevait à 13,30 pour 100 à la Cliarité, à 31 pour 100 auv
Hospitalières de la place Rovale, à 45 pour 100 à celles de la rue Mouffetard.
— Un siècle plus tard, en 1896, elle est pour l'ensemble des hôpitaux parisiens-
de 9,7 pour 100. (.VIac-Auliikk, ouvrajjc cité, p. 231 et 232/
(3) Colb?:rt s. de Castlk-Mill ok Skignklay], 1736-1813, né au cliàteau de
Castle-Hill (Ecosse), évoque de Rodez en 1781, député auv Etats (iénéraux, se
prononça pour la réunion du clerjjé au tiers, fut nommé questeur, protesta contte
la constitution civile du clerj'é et cmigra en Angleterre après la clôture de la
Constituante. Il refusa de reconnaître le Concordat et mourut à Londres.
(4) Dénonciation des principaux abus de l'Hàtel-Dieu de Paris à l'assemblée
générale des citoyens. Paris, 1789. Ribl. de l'Ecole des sciences politiques.
142 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
de Paris, énuméra les causes permanentes d'insalubrité :
« Fair infecté par des fièvres conta(;ieuses; des latrines com-
munes et à ceux qui ont des dysenteries, et à ceux qui n'en
sont pas attaqués; l'échange des draps, des chemises, le plus
souvent mal lessivés, des linges que l'on chauffe en grand
nombre et qui, retirés d'un malade, sont portés à un autre,
des pots à boire rincés à la hâte, et qui, dans la distribution,
passent d'un malade galeux à l'un qui ne l'est pas. «
Le même lit renfermait souvent deux femmes sur le point
d'accoucher: une saine, une qui ne l'était pas ; un agonisant y
expirait à côté de celui qui allait être convalescent. Il n'y as ait
presque pas de nuit qu'il n'y en eût huit à dix étouffés (1).
Par intervalles apparaissait l'idée de sécularisation. « La
plupart des anciens établissements de charité, dit le collabo-
rateur de Povet, sont dus à des fondations privées, à des vues
pieuses et individuelles. La religion s'était approprié cet objet;
uni de trop près avec elle, il a dû souffrir de la révolution
qu'ont éprouvée les devoirs religieux; ce n'est pas de vertu
qu'il s'agit, c'est d'un besoin public. Tandis que les trésors de
l'État sont ouverts pour encourager les arts et les cultures,
pour embellir nos villes, perfectionner les haras et le soin des
troupeaux, il est bien juste qu'ils s'ouvrent aussi pour la con-
servation de l'espèce humaine (2). »
Aucun de ces projets n'aboutit. L'Académie des sciences
condamne rHôtel-Dieu; mais elle rejette le plan Poyet et
conclut à la fondation de quatre hôpitaux, chacun pour
fonds Pasloret , t. 1, p. 252, et Tourneux (III, n" 15219). — De temps immé-
morial, écrivait l'avocat Nicolson, un administrateur roule équipage à la révolu-
tion de sa première année. (Mac-Auliffe, ouv. cité, p. 51.)
(1) PASTOiiET, Rapport au Conseil cjénéral des hospices par un de ses membres
sur l'état des hôpitaux, des hospices et des secours à domicile à Paris, depuis le
l*"' janvier i^O'f jusqu au {"janvier 1814. Paris, 1816. (Bibl. de l'ordre des
avocats, fonds Jourdan, p. 12 et 13.) — Mac-Acliffe, ouv. cité, p. 51.
(2^ Établissement des hôpitaux dans les grandes villes, par l'auteur du
Mémoire sur la nécessité de transformer et de reconstruire l'Hôtel- Dieu de
Paris. (Fonâs. Pastoret, t. I, p. 1 à 160),etTourneux(III, n"15152). — «C'est le
cas, disait Nicolson le 17 mai 1790, de prendre les maisons monacales qui
viennent d'être offertes à la nation pour en former des hospices sains et com-
modes. » (TcETEY, ouv. cit. I, [>. m.)
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 143
onze cents malades, à Salnt-Louls, Sainte-Anne, aux Gélestins
et près l'Ecole militaire. On ouvre des listes de souscription :
les noms des souscripteurs de plus de 10,000 livres seront
inscrits sur des tables de bronze à l'entrée des nouveaux bâti-
ments. On réunit ainsi 2,113,217 livres 12 sous 4 deniers,
versés par trois cent cinquante et un souscripteurs. Gondé
donne 30,000 livres, Beauvau 12,000, rarchevêque de
Paris Christophe de Beaumont 50,000, les fermiers géné-
raux 264,000, les u comédiens français de Sa Majesté »
12,000 (1).
Que deviennent ces fonds? En 1789, Desault, chirurgien
en chef de l'Hôtel-Dieu, qui, dès 1767, avait institué les pre-
mières écoles cliniques suivies par six cents auditeurs, n'a
réalisé que quelques améliorations de détail, dont la princi-
pale est la diminution de la chapelle au profit des malades;
encore faut-il que }^ecker intervienne de sa personne contre
les sœurs Augustines qui prétendent " s'arroger une autorité
temporelle » . Liancourt, l'année suivante, signalera au nom
du Comité de Mendicité les périls de ces empiétements (2) .
Les États Généraux se réunissent au lendemain d'un hiver
terrible, " après qu'une grêle désastreuse a dévasté les cam-
pagnes et réduit leurs tristes habitants aux dernières extré-
mités de l'indigence (3). » La récolte de 1788 avait été mau-
vaise, et les expédients imaginés par Necker impuissants à
empêcher le renchérissement des grains. A Paris, le pain de
quatre livres valait 1 4 à 15 sols. « On mourait dans les gre-
niers, dit Michelet, on mourait dans les rues. Des proces-
sions infinies de convois s'allongeaient vers les cimetières. »
" Nos paysans, dit Mme Roland, sont misérables cent fois
(1) Etat des personnes qui ont souscrit pour 10,000 livres et plus Jonds Pas-
toret, t. IV. Prospectas de souscription), 2', 3% 4*, 5% 6', 7" listes de personnes
([ui ont fait leur déclaration. Tourneux (III, n'" 1.5150 et 15151). La 2« liste est
(lu 22 février 1787, la 7'' va jusqu'au 21 septembre.
^2) ÏUGTKV, l'Assistance publique a Paris pendant la dévolution, introduction,
p. 32 et 33. — Sur les démêlés entre Desault et les Sœurs, voir Mac-Auliffe,
ouv. cité, p. 77 et suiv.
(3) Lettre pastorale de Juigsé, archevêque de Paris. (Bibl. de la Chambre de»
députés, fonds Portiez de l'Oise, t. XXX.)
144 LA ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT
plus que les Caraïbes, les Groënlandais ou les Esquimaux. "
A Rocquencourt, la misère est si grande qu'on ne peut pas
avoir de pain. — « Réduits à la plus affreuse indigence, disent
les gens de Pontcarré, nous n'entendons que les cris d une
famille affamée à laquelle nous regrettons presque d'avoir
donné lejour. » — " Sire, disent ceux de Gulmont, nous vous
avons donné jusqu'ici une partie de notre pain et il va bientôt
nous manquer si cela continue. » A Ghâtellerault, les habi-
tants manquent du pain noir « que les chiens affamés dédai-
p^nent » et dont ils sont d'ordinaire réduits à se nourrir exclu-
sivement. A Suresnes, sur trois cents feux, cent cinq chefs de
famille ont besoin de secours. Il n'y a pas la vingtième partie
dont la vieillesse ne soit condamnée aux horreurs de la
misère la plus profonde (I).
Les cahiers sont unanimes à dénoncer le mal : la mendicité,
« fléau destructeur, lèpre hideuse du royaume " , qui remplit
les villes de vagabonds et les campagnes de voleurs et d'incen-
diaires. Les routes sont sillonnées d'hommes menaçants qu'il
faut loger, nourrir et secourir. Les cahiers les appellent « des
brigands, le fretin de la société » . Le glanage devient une pro-
fession pour les fainéants et les vagabonds ; " non seulement
ils n'attendent point que les grains soient plies ou rentrés,
mais ils prennent aux javelles et aux gerbes et vont nuitam-
ment en enlever (2) " . Sous la misère classée, il y a une
misère n errante et celle-ci est pour celle-là un objet de mépris
et de terreur (3) » .
Les trois ordres sont d'accord pour réclamer l'extirpation
de la mendicité. Ils demandent une meilleure administration
des hôpitaux, des asiles pour les misérables et les fous, des
établissements publics consacrés au soulagement des pauvres,
des ateliers de charité où l'on occuperait les mendiants valides
et où l'on soulagerait ceux que 1 âge ou les infirmités éloignent
(1) Cahiers du tiers état. — Air.h. pari ., V, p. 52; V, p. 40; II, p. 695;
V, p. 126.
(2) Callicr lie la noblesse du Boulonnais. Jai rks, Histoire socialiste, p. 187.
(3^ hl., p. 274.
Ui\ PLAN D'ASSISTA:Nr.E SOCIALE 145
(lu travail; des caisses de charité pour empêcher les abus de
la mendicité tels que fainéantise, rapines, violences; des i.ren-
fermeries » par provinces, où les mendiants seraient contraints
par discipline exacte à l'habitude du travail (1). La ville de
Vienne en Dauphiné réclame une bonne législation pour les
pauvres, la ressource du travail pour la pauvreté labo-
rieuse, des secours pour la vieillesse et les infirmités, « le
mépris et une police pour l'oisiveté (2) » . Plusieurs cahiers
demandent un fonds des pauvres, soit général, soit par pro-
vinces ou paroisses, et que ce fonds soit pris surtout dans
chaque district « sur les revenus des bénéfices simples, des
abbayes et des communautés religieuses susceptibles de sup-
pression dans l'étendue de chacun d'eux " . D'autres insistent
sur la suppression des ordres mendiants, >. la mendicité étant
trop humiliante pour les hommes revêtus du sacerdoce » . Sur
le prix de leurs acquisitions, les acheteurs de biens-fonds
pourraient prélever un vingtième dont il serait fait un fonds
dans chaque paroisse. Les dépôts de mendicité doivent être
fermés comme coûteux, inutiles, contraires à l'humanité.
Certains veulent les conserver comme lieux de correction, de
façon à ce que le pauvre n'y puisse être confondu avec le
scélérat (3) .
Liancourt, dans son cahier, est, nous l'avons vu, un de
ceux qui précisent le mieux les moyens de détruire la mendi-
cité : Il 1° en donnant la charge des pauvres domiciliés dans
les villages aux gros décimateurs non résidents dans les parois-
ses ; 2" en établissant, par province, une ou deux maisons de
'l Caliieis du clergé d'Ajien i^Aich. pari., I, p. 676), du tiers de Doinfront
I, p. 72t5), du bailliaj;e d'Amiens (I, p. ~35), de la noblesse d'Artois
II, p. S^.") Le cahier (l'un seigneur Jf Aormandie rédigé en vers s'exprime ainsi:
Des ateliers publics ouverts aux mendiants
Les empêcheront tous d'être des fainéants.
(LiCUTENBERCER, OUV. cité, p. 36).
(2) Cahier de doléances de la ville de Vienne. [Arch. pari., III, p. 86.)
(3) Gabiers de Meudon (Chassix, les Ficelions et les colliers de Paris en 1789,
IV, p. 171), de Cbàteau-Tbierry (II, p. 666\ de Longpont {Arcli. pari., IV,
p. 661), de la noblesse de Dourdan et du tiers état de Melun Arcli. pari., III,
p. 7't6}, de Bagnolet An:li. pari., IV, p. 231}.
10
146 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
correction on de travail; 3° en établissant dans les campagnes
des chirurgiens et des sages-femmes, pour traiter les pauvres
gratis (1) .
II
Le Comité de Mendicité, né d'un accident, est dû à l'ini-
tiative de l'Assemblée des représentants de la Commune de
Paris. Le 2 décembre 1789, une députation du district de
Saint-Etienne-du-Mont demanda à la Commune de provoquer
un décret de l'Assemblée nationale au sujet des pauvres, des
ouvriers et mendiants f2) . Le A décembre, l'Assemblée rece-
vait communication d'un ouvrage sur la nécessité et les moyens
« d'occuper avantageusement tous les gros ouvriers » . C'était
un mémoire de Boncerf (3), membre de la Société royale
d'agriculture, trésorier du district, connu par ses brochures
contre les droits féodaux et sur les dessèchements des marais
de la vallée d'Auge ; ce mémoire, fort hardi, fut imprimé dès
le 20 août 1789 et réimprimé par l'ordre de l'Assemblée
nationale : » Les premiers créanciers de la nation sont les
bras qui demandent de l'ouvrage et la terre qui attend des
bras. Or, les travaux à accomplir sont immenses : ce sont nos
forêts à replanter, nos marais à dessécher, nos étangs à mettre
en culture, nos landes à défricher. L'Assemblée nationale a
appelé les habitants des campagnes les créanciers de la terre
et de la nature. Ils composent les neuf dixièmes de la nation.
Ils ne sont plus serfs; qu v ont-ils gagné? S'ils ne sont plus
(1) Arch. pari., II, p. 749.
(2) Si{;isuioiul Lacboix, Aclea de la Commune de Paris, III, p. 96.
(3) HoNCEUF (Pierre-François , 1745-1794. Sa brochure intitulée les Inconvé-
nients des droits féodaux (1776} condamnée à être lnûlée ne fut pas
étrangère aux décrets du 4 août. Employé à l'administration des domaines du
duc d'Orléans, officier municipal de Paris en 1789, lîonccrf fut traduit devant
le triliunai révolutionnaire; il n'échappa à la mort qu'à la majorité d'une seule
voix.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 147
attachés à la glèbe, s'ils ne sont plus meubles d'im maître qui,
quel qu'il fut, avait du moins intérêt à leur conservation, s ils
sont libres et, par conséquent, citoyens, de quel avantage ce
beau titre, cette apparente liberté sont-ils pour eux (1)? »
Dans un autre mémoire, Lambert, inspecteur des apprentis
des différentes maisons de l'Hôpital général, appuyé par Fré-
teau de Saint-Just, ancien président de la Constituante,
demandait la formation d un comité chargé « d'appliquer
d'une manière spéciale à la protection et à la conservation de
la classe non propriétaire les grands principes de justice
décrétés dans la Déclaration des droits de l'homme et dans la
Constitution. Au nom de la religion, de l'humanité et de la
patrie, il faut encourager les travaux utiles, prévenir les émi-
grations, faire régner l'union dans les établissements de cha-
rité (2) ') .
Le 18 décembre 1789, la Commune de Paris envoyait six
députés à l'Assemblée nationale pour la supplier, au nom de
la tranquillité, du repos public, et du bonheur des ouvriers et
des indigents, de prendre en considération les mémoires de
MM. Boncerf et Lambert (3). La députation se présente à la
barre le 22 décembre : le comte de Virieu propose un comité
de sept membres qui examineront ces documents et en ren-
drontcompte. C'estl'embrvon du Comité de Mendicité. Pétion
observe « que la fondation de ce comité serait dangereuse...,
qu'étant dépourvue de moyens actifs pour secourir utilement
les pauvres, l'Assemblée ne doit pas se mêler de projets étran-
gers à son pouvoir... " Gillet de la Jacqueminière ouvre
l'avis de laisser provisoirement à chaque municipalité le soin
de pourvoir à la subsistance des pauvres. Le mémoire de la
Commune est renvoyé au Comité d'Agriculture (4).
(i) Bil)l. de l'Ecole des sciences politi(jnes. (Fonds l'astoret;, t. I, p. 15 à 120.
(2) Id., id., p. 380etsuiv.
(3) Sigismond Lacroix, III. p. 203.
yk) Arch. pari., X, p. 718 et suiv. Le Moniteur ne parle pas do cette discus-
sion. Le mémoire Boncerf fut discuté le 7 février 1790 en mcinc temps qu'un
rapport du vicomte Heurtault de la Merville, qui aboutit au décret du 24 décembre
1790 sur le dessèchement des marais.
1V8 LA ROCHEFOLCAUI.D-LIANCOURT
Le 1 1 janvier 1790, Lambert revient à la charge clans une
pétition à l'Assemblée : « Est-ce l'arbitraire qui réglera les
pauvres d'un bout du royaume à l'autre, ou bien une salutaire
uniformité de vues et de principes fixera-t-elle à cet égard les
incertitudes?... Substituer l'obéissance à l'insubordination, le
bon ordre à l'insurrection et à lanarchie, par un régime à la
fois bienfaisant et sévère dont la justice et la miséricorde
soient la base..., tel serait lobjct du comité en question. Pour
peu qu'on daigne réfléchir combien ceux qui n'ont rien sont
plus nombreux que les riches, encore une fois on ne dira cer-
tainement pas que ce comité ne puisse être, dans le sein de
l'Assemblée, qu un hors-d'œuvre (1). " Le 19 janvier, il fait
imprimer son mémoire et la lettre de Fréteau de Saint-Just.
et Si les circonstances de l'hiver, dit l'ancien président, les
craintes dont ou a été justement agité, le danger de voir com-
promis par les efforts des capitalistes l'antique patrimoine des
pauvres, entin 1 opportunité du moment de la première réunion
de la nation, si tout cela ne prépare pas le succès des démarches
d'un corps aussi imposant que la Commune de Paris, la chose
est peut-être manquée ou au moins reculée pour long-
temps (2) . »
L'Assemblée nationale fait la sourde oreille. Le 16 jan-
vier 1790, elle ajourne une proposition de M. Boutteville-
Dumetz sur la nomination d'un comité chargé « d'appli-
quer à la classe indigente les principes de la déclaration des
droits, et de déterminer l'organisation du régime le plus
propre à assurer les secours dus à cette classe et l'établisse-
ment des ateliers de charité (3) " . C'est le même projet que
celui de M. de Viricu.
il faut que Bailly intervienne au nom de la misère pari-
sienne. Le 20 jan\ier 1790, il recommande " ses pauvres à
la charité de MM. les députés; ils seront touchés de ces maux
el comme hommes d'Etat et comme hommes sensibles » . Il
1) TuETEY, ouv. cité, I, n" 3.
(2) Sigismond Lacroix, III, p. 487.
(3) Arch.parl., IX p. 224.
IJM PLA^ d'assistance SOCIALE 149
s'agit (le rocLicillir des fonds « pour soulajfor rindifjcnce sans
favoriser la paresse, et, comme les hommes oui des ateliers de
charité, d'appliquer ces bienfaits aux femmes qui n'ont pas
encore été secourues dans les filatures " . Lui-même s est ins-
crit pour dix louis j)eudant janvier, février et mais. L'Assem-
blée se contente d abord d une approbation {)lat()nique. Le
lendemain, 21 janvier, Barnave demande la nomination de
quatre commissaires pour recevoir les dons individuels de
leurs collègues. L'évêque d'Oléron, de Yilloutreix deFaye fl) ,
propose que chaque député abandonne le quart de ses hono-
raires au profit des pauvres de la caj)ltale. Liancourt généra-
lise le débat : « Toute taxation serait une injustice; la (juotité
de secours doit être proportionnée aux moyens et par consé-
quent à la volonté de chaque individu. " Il propose par amen-
dement que les commissaires présentent des vues sur les
moyens de détruire la mendicité. La motion est adoptée ainsi
complétée et, le 30 janvier 1790, le scrutin désigne MM. le
duc de Liancourt, de Coulmiers, abbé d'Abbecourt, Prieur et
Massieu, curé de Cergy (2).
(1) Arch. pari., XI, p. 224, 258, 264,398.— Chraniauc de Paris, lOjanvier,
1790. — Sigismond Lacroix, III, p. 489.
ViLLOCTRKix DK Faye (Jean-Baptiste-Auguste), 1739-1792, chanoine-chance-
lier de l'église de Toulouse, vicaire général de l'évêché de cette ville, évêque
d'Oléron, député du clergé pour le pay.s de Soûle aux Etats Généraux de 1789.
(2) Voici ([uclques détails biographiques sur les coUèj'ues de Liancourt au
Comité de Mendicité : Coulmikiis i^François Simonnkt, seigneur d'Escolmieus,
dit de), 1741-1818, alibc d "Abbecourt, ordre des Préaiontrés, élu député du
clergé aux Etats Généraux de 1789 par la prévôté et vicomte de Paris, prêta le
serment civitjue, entra le 4 nivùsc an VIII au Coips législatif comme député de
la Seine, siégea jus(|u'en 1808, devint ensuite directeur-administrateur de l'hos-
pice de Charenton.
Prieur (Pierre-Louis), 1756-1827, avocat au parlement de Ghàlons-sur-Mai ne,
député de ce bailliage aux Etats Généraux de 1789, membre de la (Convention, vota
la mort du roi. Ht partie des ctjmités île Sûreté générale et de Salut public, fut
décrété d'arrestation le 12 {jerminal an III, parvint à s'échapper et mourut
en exil.
Massieu (Jean-Baptiste), né à Pontoise, 1743-1818, curé de Cergy, élu le
21 mars 1789 député du clei'gé aux États Généraux par le bailliage de Sentis,
siégea à gauche; secrétaire de la Constituante (22 déceinijre 1789), prêta le ser-
ment civirpie ; rnendjre de la Société des Amis de la Constitution, élu évêque
constitutionnel de l'Oise le 22 février 1791 et membre de la Convention le 4 sep-
tcndjre 1792. H vota la mort du roi, résigna ses fonctions cpisco[)al(:s en 1793,
150 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Le 17 mars, Massieu fait décider l'adjonction de six nou-
veaux membres; le 14 avril, leurs noms sont communiqués
en séance. Ce sont : MM. de Cretot, Guillotin, David, curé,
l'abbé de Bonnefoy, de Colbert-Seignelay, évéque de Rodez.
MM. Barère de Vieuzac et de Virieu sont suppléants (1).
Le Comité de Mendicité est constitué. Il est issu de la
motion du district de Saint-Étienne-du-Mont et de la lettre
de quête de Bailly; grâce à Liancourt, et en dépit de cette
origine modeste, sa compétence va s'élargir avec le cycle de
ses travaux : et la crise révolutionnaire fera de lui un des
organes essentiels de l'Assemblée (2).
C'est le 2G avril qu'il désigne ses " officiers " . Le duc de
Liancourt est président, l'évéque de Rodez vice-président.
Prieur et l'abbé de Bonnefoy secrétaires. Il y a des auxiliaires
bénévoles ; M. de Montlinot, inspecteur du dépôt de Soissons;
M. Thouret, inspecteur général des hôpitaux civils, agrégés
se inaiia, fut envoyé en mission dans les Aideiines et dans la Marne. Déci'été
d'arrestation roinnie terroriste, il fut amnistie et remis en liberté. Archiviste au
bureau de la guerre jusqu'en 1815, puis professeur à rÉcole centrale de Ver-
sailles, il vota l'acte additionnel, dut quitter- la France en 181(5 et se retira à
Bruxelles.
(1) Arch. pari., XII, p. 205 et 751. Le procès-verbal de l'Assemblée ne
donne que les cinq noms ci-dessus pour les membres titulaires, — Le sixième
dont le nom se trouve au procès-verbal du Comité (séance du 1" a\ril), est l'évé-
que d'Oléron. (Arch. nat., AF* i, 15. "i
Dk Cretot (Jean-Baptiste), né à Louviers (Eure), 1743-1817, néjjociant, asses-
seur en la ville et communauté de Louviers : 1772), élu député du tiers aux Etats
Généraux par le bailliage de Rouen (23 avril 1789), entra à la Société des Amis
de la Con.stitution (1790\ devint administrateur de la caisse d'amortissement
(9 frimaire an VIII) et chevalier de l'Empire (1809).
D.wiD (Lucien), né à Beauvais (Oise) le 13 octobre 1730, était curé de Lor-
maison cpiand il fut élu le 19 mars 1789 député du clergé aux États Généraux par
le bailliage de Beauvais. Son mandat expiré, il éniigra.
BoNMiFOY (Louis dk), 1748-1797, chanoine de Saint-Genès de Thiers, élu
député du clergé aux Etats (Généraux de 1789 par la sénécliaussée de Riom, se
réunit un des premier.? au tiers, prêta le serment civi(ju(> et accepta la constitution
civile du clergé.
GriLi.OTis, 1738-1814, fut plus lard avec Liancourt un des cliampions de la
vaccine.
(2) Liancourt était jaloux de son œuvre : le 12 septembre 1790, Guillotin
avait obtenu la création d'un comité de salubrité ou de santé, conq)Osé de seize
médecins : Liancourt Ht décider par décret que ce comité ne priverait le Comité
<lc Mendicité il'aucune de ses attributions.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 151
externes aux travaux du Comité (Ij; M. de la Millière, chef
du département des travaux publics. Le secrétariat comprend
douze scribes salariés avec un chef de bureau nommé Vieillie;
un sous-chef, Hccquart; huit commis dont un nommé
Agasse, " jeune homme distin^jué " . Les frais s élèvent,
pour toute la durée des travaux, à 7,200 livres de pratifica-
tion et 16,320 livres d'appointements (2).
Il y a environ trois séances par semaine, du 2 février 1790
au 25 septembre 1791 : on se réunit d'abord 9, place Ven-
dôme, dans un des deux hôtels loués [)ar l'Assemblée pour y
installer ses comités. Le 28 novembre, on se transporte à la
maison des capucins Saint-Honoré, mise à la disposition de
l'Assemblée par décret du 30 juillet (3j .
Il serait chimérique de vouloir suivre jour par jour le tra-
vail du Comité. Qu'on s'imagine l'état social de Paris et de la
France pendant ces dix-huit mois : la crise politique compli-
quée de la crise économique, la cherté des subsistances, les
craintes de disette, les fureurs provoquées par les accapare-
ments, tout un peuple passant du délire patriotique aux affres
de la faim, une nation naïve et confiante en proie aux souf-
frances les plus cruelles ; Paris bouillonnant tour à tour de
joie et de colère; les ateliers de secours impuissants à pré-
venir le chômage, servant de refuge aux vagabonds, sans cesse
dissous et sans cesse reformés, menace permanente pour
l'ordre de la cité; et, au milieu de ce chaos d'intérêts, de
complots, de périls, la Constituante en gestation de la France
(1) MONTLIXOT (Cliai les- Antoine Lkclerc de), 1732-1821, docteur en théologie
et en médecine, chanoine à Lille, puis libraire à Paris, relégué à Soissons par
une lettre de cachet, fut placé par l'intendant à la tète d'un dépôt de mendicité.
TuouRET(Michel-Augustin), né à l'ont-l'Évôque ^^1748-1810), médecin, membre
de la Société de médecine de l'aris (1776), directeur de l'École de santé de la
ville de Paris (1794), administrateur des hospices et du Mont-de-Piété, membre
du tribunal (an X), conseiller à l'Université (1809), doyen de la Faculté de méde-
cine.
(2) t'rocès-verbal, Arch. nat., AF' i, 15, séances des 26 mars et 12 avril
1790.
(3) Armand Brkttk, Histoire des édifices, p. 293 et 297. L'hôtel de la place
Vendôme est loué 4,446 livres pour six mois et demi. (Compte rendu des com-
missaires du 30 août 1791.)
152 LA ROCHEFOUCAULD-LIxVNCOURT
moderne. Tout était à faire ou à corriger. A Paris, d'accord
avec la Commune, il fallait chercher à débarrasser la capitale
des mendiants; détruire les abus des hôpitaux, d où sortait à
certains jours ^ un immense cri de révolte, un sinistre hurle-
ment de folie, de misère, de désespoir (1) " ; dissoudre les
ateliers de secours, protéger l'Assemblée contre les hordes des
sans-travail. Dans le reste du territoire, l'antique organisation
charitable craquait de partout; il fallait réorganiser les secours
publics et, dans la liquidation des biens du clergé, faire la j)art
des pauvres, bénéficiaires d'une partie des fondations pieuses.
De toutes parts on s'adressait au Comité : des hôpitaux
atteints dans leurs revenus, des congrégations menacées dans
leurs privilèges, des sociétés philanthropiques privées de res-
sources, des intendants de l'ancien régime, des directoires et
municipalités du nouveau. Des villes, des villages, des hos-
pices, des salles de malades, les plaintes affluaient, les dos-
siers s accumulaient, les plans des spécialistes et des philan-
thropes s'amoncelaient dans les cartons du Comité (2). Du
fond des cabanons de liicétre ou des cachots de la Salpétrière
montait la lamentation des malheureux, oubliés depuis tant
d'années et qui venaient de s'éveiller à la chute de la Bastille.
Dès le 26 avril, on se divise en sept sections. Le même jour,
on décide de visiter les hôpitaux et les prisons de Paris. Le
2 4 mai, Liancourt demande qu'on étudie l'administration des
pauvres en France et en Angleterre. Le 21 juin, il trace les
lignes du plan général du Comité et les cadres de ses rap-
ports. Ressources actuelles et ressources nécessaires, répres-
sion, secours de santé et secours à domicile, enfants trouvés
et abandonnés, travail aux pauvres valides, secours aux vieil-
lards infirmes, répression des mendiants : les sept étages de
l'édifice sont indiqués avec leurs com[)artiments, leur distri-
bution intérieure. Il ne reste plus qu à construire.
(1) JAunÈs, Hixtoire socialiste, p. 446.
(2) Ce ne sont pas seulement des mémoires comme celui de lîéfjnier contre la
mendicité ou de >!icolson sur la suppression de rilôtel-Dieu ; on y trouve jus-
(|u'à des réclames d'inventeurs, d'un nommé Véra, auteur d'une étoffe de feutre
pour mendiants; d'un nommé Volant cpii a trouvé un taffetas aj;{;lntin:ilir, etc.
IN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 153
Llancourt est l'àme du Comité. Il agit, il interroge, il
rédige les questionnaires, il dirige les enquêtes, il écrit ces
rapports scientifiques et doctrinaux où rien n'est laissé au
hasard de ce que Texpérience, l'observation, l'amour de
l'humanité lui ont révélé. En mai, il va à Bicétre, à la Pitié,
à Scipion, à Sainte-Pélagie, dans toutes les maisons de
l'Hôpital général, aux Petites-Maisons, à la Trinité. En août,
au Mont-de-Piété; en septembre, à la Salpétrière, aux
Enfants-Trouvés. Ses collègues, pendant ce temps, visitent
l'Hôtel-Dieu, Sainte-Anne, la Charité, les Convalescents, la
Maison royale de santé, l'hospice Saint-Sulpice. Les adminis-
trateurs de chaque hôpital fournissent leur règlement, l'état
de leurs malades, la déclaration de leurs biens et revenus.
De l'étranger parviennent des notes sur les hôpitaux de fous
des Etats-Unis, sur les maisons anglaises de " bâtards " . On
correspond avec le Domaine, avec les hôpitaux de province,
de Rouen, de Bar, du Calvados (1). On s'adresse aux inten-
dants pour déterminer le nombre maximum des pauvres à
assister.
Il y avait à Paris, en 1789, deux classes d'hôpitaux. Le
bureau de l'Hôtel-Dieu administrait ceux qui étaient plus
particulièrement destinés au soulagement des malades ;
1 Hôtel-Dieu, l'hôpital Saint-Louis, les Incurables, la Santé.
(1) Procès-verbal, 1" novemlire 1790. Les papiers et la correspondance du
Comité ne sont pas aux Archives nationales. Nous avons retrouvé récemment
une liasse de documents qui permettent de jujjer du soin qu'il apportait à sa
vaste enquête. Ce sont des copies de règlements sur les Maisons iVindustrie du
comté de Suffolk puMii's en 1759 (en tète on lit : pour M. de Liancourt), des
observations sur les Loix pour lex pauvres, par \\. Pottku (en tète se trouvent
ces mots : pour les archives, remis par M. de I^iancourl}, des copies des chartes
de Georges II sur les liôpitaux pour enfants abandonnés et sur les maisons de
travail du comté de Suffolk. Le document le plus curieux est un rapport sur
une confrérie parisienne placée sous l'invocation de saint Jean-Baptiste et auto-
risée par une bulle du pape Alexandre VII du 3 mai's 1658 : En 17G(i, il v
avait cent associés, devant professer la religion catholique, apostolique et
romaine, payant un droit d'entrée de l',i6' et versant tous les mois l',4' à la
bourse commune : en cas de maladie, ils avaient droit à 9' par semaine pendant
neuf semaines. C'est une des premières combinaisons connues de la mutua-
lité « ayant pour but, dit la note, de donner des secours aux malades et des
pensions aux vieillards et aux infirmes « .
154 LA ROCHEFOUCALLD-LIANCOURT
Il était présidé par l'archevêque de Paris et comprenait des
membres de droit et dix laïques. Le bureau de l'Hôpital
général s'occupait des établissements pour l'indigence et la
vieillesse, de la Pitié, de Bicétre, de la Salpêtrière, des
Enfants-Trouvés, des maisons du faubourg Saint- Antoine, de
Vaugirard, du Saint-Esprit, de l'hôpital Scipion, etc. Il était
administré par les mêmes membres-nés que l'Hôtel-Dieu,
plus dix-huit laïques.
Le Grand-Bureau des Pauvres, présidé par le procureur
général du Parlement était le seul organe de l'assistance à
domicile. Il consacrait 52,000 livres à l'entretien de onze cent
soixante-doLize vieillards et de quatre cent quatre-vingt-douze
enfants. Il avait deux hôpitaux, les Petites-Maisons pour les
vieillards, la Trinité pour les enfants.
C'est Liancourt qui rédige, au nom du Comité, le rapport
sur ses visites (1). A l'Hôtel-Dieu, il signale, après Tenon,
l'entassement, l'insalubrité, la confusion des convalescents,
des malades et des agonisants ; la distribution arbitraire des
aliments, les embarras financiers, u Les souffrances de l'enfer
devaient surpasser à peine celles des malheureux serrés les
uns sur les autres, étouffés, brûlants, sentant quelquefois un
ou deux morts entre eux pendant des heures entières (2) . »
Malheureusement, les religieuses s'opposent aux réformes,
d où « une espèce de guerre intestine qui a banni de ce séjour
la soumission et la paix (3) » . Les pensionnaires des Incurables
se plaignent » de la dureté, du despotisme des sœurs " , de la
" négligence et de la mauvaise volonté des domestiques » ,
de la monotonie de l'alimentation (4) . Ils demandent » à ne
n^ TuKTiiY, Inlr.; et troisièiiK' nnnexe à la séance du 15 juillet 1790, rapport.
Arcii. pari., XVII, p. 111, et XXII, p. 377.
('2) GrviEn, cité par Mac-Auuffe, la liévolntioii et les hôpilan.x, p. 69.
(3) Cette opposiiion aboutit en 1791 à une lutte entre les hospitalières et les
155 domestiques des deux sexes (|u'elles appelaient " des mercenaires de toutes
religions » . Les religieuses furent obligées de désavouer ces expressions. (Tcetky,
Intr., p. 32.)
(4) Observations sur le régime de lliopital îles Incurables présentées par lc.<
pensionnaires de cet établissement à l'Asseiublée nationale le 3 décembre 1790.
TuETEY, I, n" GO.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIAF.E 155
plus être considérés comme des prisonniers, mais comme des
hommes libres » . Le Comité conclut à la suppression de cet
hôpital et à l'aliénation de ses biens.
A la Pitié, il y avait treize cent cjuatre-vin.j;t-seize enfants de
quatre à dou/c ans, répartis en sept divisions et couchés dans
onze cents lits. Liancourt blâme les lits à tiroir qui ne per-
mettent pas une aération suffisante. L'instruction religieuse
prenait tro[) de temps (cinq heures par jour pendant douze
ans); " les enfants destinés à être théologiens pourraient être
très utilement instruits de cette manière, mais il vaudrait
mieux leur apprendre un métier sérieux » . Le principal tra-
vail des plus grands était de figurer aux enterrements. Après
leur première communion, ils étaient placés en apprentissage,
sous la surveillance d un inspecteur unique ; plus des trois
quarts désertaient, devenaient des vagabonds, des mendiants,
des recrues pour Bicétre . Au moment de la visite de Lian-
court, il y avait cent galeux et cent trente-six teigneux. Faute
d'infirmerie, on envoyait les malades mourir à THôtel-Dieu.
Les commissaires se prononcent, séance tenante, pour le rem-
placement de l'hôpital par cinq ou six maisons à la cam-
pagne.
Les Enfants-Trouvés se composaient de trois maisons. La
crèche établie prés du pont Notre-Dame recevait cinq à six
mille nouveau-nés par an, et les gardait jusqu au moment
de les remettre à des nourrices : plus des deux tiers mouraient
dans le premier mois, les autres allaient se perdre à douze
lieues de Paris entre les mains de mauvaises nourrices mal
surveillées par vingt-deux meneurs. La maison du faubourg
Saint-Antoine se chargeait de leur éducation à partir de cinq
ou six ans. L hospice de Yaugirard recevait les petits véné-
riens ; des nourrices vénériennes étaient chargées chacune de
son enfant et d'un enfant recueilli; on guérissait ainsi les
nourrices et on sauvait un tiers des enfants, i' Pour la première
fois, dit le (comité, on rend la corruption utile à 1 innocence."
L'hôpital des Enfants-Trouvés était tenu avec ordre et pro-
preté, malgré l'énorme mortalité de 85 pour 100. Louis XVI
156 LA ROCHEFOlJCALîLD-LIAiNGOURT
y avait été reçu par Bailly le 10 février 1790. Le Comité
lendit justice aux soins charitables de tous les instants
u rendus par les sœurs (I) " .
A l'hôpital Saint-Esprit, il v avait quatre cents enfants dont
cent vingt orphelins. Le Comité n'approuve pas l'obligation
d'un dépôt préalable de 2 40 livres. Il critique le système d'édu-
cation. " Pourquoi ces messes nombreuses servies par les
enfants en soutane bleue et en calotte violette? v Leur habil-
lement rappelle le temps «où l'espoir de leur éducation était la
tonsure " . Les petites filles y deviennent d'excellentes ména-
-jjères ; mais, pour les garçons, il est regrettable « que l'Etat con-
tinue à élever à g^rands frais des sujets dont le plus grand
nombre doit troubler l'ordre public, tandis qu'il serait facile
lien faire des citoyens laborieux, utiles et heureux» . L'hôpital
fut supprimé en avril 1792.
Bicétre était à la fois un hospice, une maison de force, un
pensionnat et un hôpital, il renfermait, le 19 avril 1790,
trois mille neuf cent soixante-dix-neuf individus paralytiques,
écrouelleux, épileptiques, fous, vénériens; mêlés à eux et
aux prostituées, des enfants pauvres, orphelins, abandonnés.
L'horreur fut telle que les députés firent sortir immédiate-
ment les enfants. Les « bons pauvres » , c'est-à dire les vieil-
lards et les infirmes reçus de droit en vertu de ledit de 1656,
étaient mêlés aux pensionnaires ; ils étaient entassés dans les
dortoirs et, s'ils étaient malades, on les empilait dans un tom-
bereau non suspendu, ou on les confiait à des vieillards qui
les portaient à bras sur des brancards découverts à l'Hôtel-
Dicu distant d'une lieue. <> Aussi assure-t-on que le nombre de
ceux qui meurent en chemin est très grand. » Au milieu des
deux cent dix-neuf fous, le Comité trouva dix-huit épileptiques
et trente-deux hommes sains arrêtés.
Les quatre cent vingt-deux prisonniers détenus pour incon-
duite tenaient école de vices et de crimes, d où les craintes de
J3ailly si on les mettait en liberté, a ^ous sommes toujours
[i) L'AlIcinaiid de llaloin et Kot/.ebue qui le visitèrent en 1790 en louèrent la
bonne tenue. Tletky, Intr. , p. 50.)
UN PI. AN D'ASSISTANCE SOCIAT,E 157
exposés, écrivait run d'eux, à être assassinés à coups de fusil
ou assommés à coups de bâton. "Le 18 février, les prisonniers
de 1 infirmerie et du (Jrand-Puits s'étaient mutinés ; il avait
fallu l'éner^'ie de Diiport-Dutertre et la menace de la loi
martiale pour les soumettre. Le Comité fut terrifié en visitant
les cachots ; il y en avait huit » placés sous la chapelle, à
quinze pieds sous terre, resserrés dans un espace de trois pieds
sur cinq, et ne recevant la lumière que par des trous percés
en zigzags et prolongés dans une profondeur oblique de vingt
pieds » . Un compagnon de Cartouche y avait passé trente-sept
ans, plusieurs autres douze à quinze ans. Liancourt instruisit
Louis XVI " de l'existence de ces abimes affreux » ; le roi les
fit combler à ses frais, c était i> une preuve nouvelle de sa
justice et de son humanité personnelle, et une certitude que
le mal fait en son nom n'était pas à sa connaissance » .
Au quartier de la Force, les commissaires traversèrent les
salles d'infirmerie. Rien ne présentait un aspect plus hideux
que toutes ces salles de traitement où régnaient la malpro-
preté, le désordre, » les vices en pratique et les crimes en pré-
dication » .Tous les âges y étaient réunis, u celui qui a vieilli
dans le crime à côté du malheureux enfant coupable d'une
légère faute » . L'oisiveté y était la règle ; il n y avait « ni
soins, ni bienfaisance, ni véritables principes d'humanité " .
Le spectacle de la Salpétrière n'était pas plus satisfaisant :
la maison était infectée par les miasmes de la rivière qui char-
riait les détritus des Gobelins et du boulevard Saint-Marcel.
La vieillesse y était « chagrine et malpropre " ; comment bien
administrer une maison qui entretient sept mille individus? Il
y a pourtant un employé pour cinq ou six pauvres : les femmes
y sont despotes et tracassières ; sur les six cents filles de mau-
vaise vie, deux cents sont atteintes de la gale et de la teigne ;
une centaine d'autres sont en butte à des châtiments odieux;
les folles sont brutalisées. « Dans ces maisons de charité, la
charité n'est jamais gratuite : seize filles sont chargées des
quêtes et doivent rapporter 1(3 sols par mois; l'excédent leur
est alloué. L'aumône est en régie et la mendicité en emploi. »
158 LA ROCHEFOUCAULD-I.IAT^COURT
Parmi les seize cents enfants, il y a des distinctions révoltantes ;
les sœurs officières prennent chacune sous sa protection parti-
culière huit ou neuf pensionnaires nommées " bijoux » (1).
Ces enfants, mieux vêtues que les autres, sont aussi mieux
nourries, plus soignées. Il s'établit une sorte de rivalité de
parure entre ces enfants pauvres, au milieu de la pauvreté.
Celles qui n'ont pas deux liards à donner sont obligées de
chercher leur vie dans des détritus de choux, d'oignons, de
légumes; celles qu'on punit sontjetées dans les loges des folles
furieuses.
La maison de force pour les femmes est un séjour d'hor-
reur. <i De quelle utilité peut-il donc être d'ajouter à la priva-
lion de la liberté tout ce qui peut la rendre encore plus insou-
tenable? Que l'humanité est encore peu réfléchie, qu'elle est
même encore inconnue dans les prisons françaises! »
La supérieure exigeait des billets de confession. En
avril 1700, un chapelain, l'abbé d'Estanges ou Chaix d'Es-
tanges, en avertit l'abbé Faachet, membre de la Commune
de Paris. La Commune, puis l'Assemblée nationale, se sai-
sirent de l'affaire . Le département des hôpitaux approuva
l'usage des billets de confession : la Commune les supprima.
L'abbé d'Estanges, le dénonciateur, fut suspendu par le
vicaire général. La Commune décida que tous les prêtres, au
nombre de quatorze, quitteraient l'hôpital. Le 22 novembre,
Liancourt, au nom du Comité, 'ratifia cette décision :
« c'était le seul moyen de rétablir l'ordre et de terminer les
qiioielles. » Le 23 novembre, la Constituante donnera
raison à son Comité (2) .
Le Comité prit en main la cause des détenus de Bicêtre et
de la Salpétrière. Dans une lettre admirable à Duport-Dutertre,
Liancourt demanda qu'on revisât la situation particulière de
chacun d eux et (|u on améliorât leiu' sort : o La nouvelle légis-
lation distinguera le crime commis dans l'âge mûr de celui
(1) Mémoire du 9 septembre à l'Assemblée. Tuktey, I, p. 786 et Intr., p. 81.
(2) l'ioccs-verbal, 22 novembre. Tcetey, Intr., p, 8V; Arch. pari.., XIX,
p. 089.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 159
échappé à la jeunesse imprudente ; elle examinera la vie
entière du coupable pour juger le degré de perversité qui a
déterminé le crime; elle fixera les regards des juges sur la
situation morale et physique de Taccusé. Les lois qui con-
damnent encore semblent chercher un coupable ; les lois qui
se préparent chercheront la vérité, et les juges, adoucis par
un meilleur système de gouvernement, craindront de trouver
un coupable. La société n'oubliera pas celui qu'elle aura
puni; elle veillera sur lui et s'occupera de le rendre meil-
leur (1) . "
Le Comité fut plus satisfait de sa visite à Sainte-Pélagie; il
n'y trouva que cinq prisonnières détenues par ordre du roi,
et treize femmes repentantes qui y venaient chercher des con-
solations et le secret. 11 constata le ton » honnête, décent et
gai " de la maison.
A la maison de Scipion qui servait de magasin général des
vivres, il s'étonna de voir qu'on achetait les mèches filées, au
lieu de les faire fabriquer par les pauvres.
Les Petites-Maisons lui parurent bien organisées, sauf les
préférences accordées à certains indigents, moyennant un ver-
sement de 1,500 ou de 2,400 livres.
Les frères de la Charité obtinrent des éloges. Ils devan-
çaient leur époque comme hygiénistes en interdisant Taccès
de leurs salles aux malades atteints de maladies contagieuses,
notamment aux tuberculeux '2). Baillv, le 8 mars, avait
demandé à l'Assemblée qu'ils fussent conservés. Il est à désirer,
disait le Comité, " que leurs successeurs héritent de leur zèle
et de leur habileté » .
Le lecteur se fatiguerait à suivre Liancourt dans ces visites
minutieuses aux Convalescents où il jugea la dépense exces-
sive, à Saint-.Tacques-du-IIaut-Pas, à Saint-Merri, à Gharenton.
Le régime des Quinze-Vingts lui parut " gothique » . Les
dépenses « d ordre ecclésiastique " y étaient de 21,016 livres
par an : « Si dans l'empire français, disait le Comité, les frais
(1) TuETEY, I, n" 87; 5 ilcccmlire 1790.
(2) Mac-Ailiffe, ouv. cité, p. 169.
1(10 LA ROCHEFOL'CALLD-LIANCOURT
(lu culte étaient calculés d'après cette base, ils reviendraient
à plus de 630,480,000 livres par an, et c'est une maison de
charité qui nous présente cet incroyable calcul (1). " Il fallait,
pour être admis, être catholique, jurer d'assister aux offices,
se confesser six fois par an. Un frère aveugle ne pouvait
épouser qu'une sœur vovante qui le guidait dans la rue, la
mendicité étant le revenu le plus net de l'hôpital.
Vu le grand nombre d'aveugles étrangers au département,
le Comité se prononça pour la suppression de la maison et
l'allocation de pensions aux aveugles.
En résumé, iHôpital général ne lui parut pas répondre aux
vues de ses fondateurs. Son objet était d'élever les enfants
abandonnés, de leur donner un métier, de les surveiller dans
leur apprentissage, de marier les filles ou de les placer, d'ac-
cueillir et de consoler la vieillesse pauvre. Il y avait trop
d employés, des gouvernants mal choisis, une mortalité exces-
sive, des abus criants. Dès le début, le Comité marqua sa pré-
férence pour les secours à domicile qui " répandent les bienfaits
sur toute la famille du secouru et resserrent les affections
naturelles, en le laissant entouré de tout ce (jui lui est cher" .
Cette longue enquête aboutit à un plan complet de réforme
des secours publics à Paris. La Constituante n'eut pas le temps
de le discuter; mais, le 2() septembre 1791, elle en ordonna
l'impression sur la proposition de Le Chapelier. Elle le léguait
à ses successeurs (2) .
Voici en quoi consistait ce plan. Sur 000,000 habitants,
Paris peut compter 00,000 pauvres, dont une moitié de
pauvres valides, un dixième de malades, » le reste en enfants,
vieillards, vagabonds à réprimer " . Les hospices ne doivent
contenir que de 150 à 200 lits; 14 hospices à 175 malades
donnent 2,450 lits. Deux grands Hôtels-Dieu à 750 lits
donnent 1,500 lits: total : 3,950 lits. Deux mille cinquante
pauvres pourront être traités à domicile : les deux grands
hôpitaux serviront aux études médicales et " offriront le
(i) Arch. pari., XVII, p. ;i92
(2J Arch. nat., AD, XVIII's 15V; Arcli. pari., XXXI, p. 734 et 340.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 161
moyen de placer plus d honiiiies célèbres » . Il faudra deux
maisons de convalescents ; deux hôpitaux pour les véné-
riens avec un bâtiment séparé où les personnes aisées seront
reçues en payant leurtraitement ; deux hôpitaux pour la folie,
« la maladie la plus affligeante, la plus humiliante pour 1 huma-
nité, celle dont la jjiiérison offre au cœur et à Tesprit une plus
entière satisfaction " , avec une maison payante à l'exemple de
l'hôpital d'York, et un asile pour les incurables ; trois mai-
sons de retraite et de santé pour les vieillards et infirmes des
deux sexes ; un hôpital d inoculation qui servira de modèle
aux départements. Deux maisons de ré[)resslon recevront les
vagabonds, mais « le bas prix de la main-d'œuvre donné à des
hommes qui sont logés et nourris pour rien ne devra pas nuire
au travail de ceux qui n'ont pas ces avantages » . Les secours
à domicile seront assurés par sections ainsi que la distribution
des " drogues « déterminée par la division des hospices. Les
trois ou quatre cents enfants trouvés seront de préférence
confiés à des familles rurales. Paris ne gardera que ceux dont
les dispositions réclament « une éducation plus soignée » , mais
la maison de la Pitié et autres semblables seront supprimées.
Jl faut aussi une maison de prévoyance n où des fonds long-
temps placés d'avance et plus ou moins forts, selon l'âge de
ceux qui placeraient, assureraient à ceux qui y auraient recours
une retraite douce ou certaine pour la fin de leurs jours " .
Des comités de surveillance de quatre personnes, placés
auprès de chaque établissement charitai)le, assureront une
équitable distribution des secours publics. Une agence de
huit personnes sera désignée par le directoire du département
parmi <> celles qui réunissent à la philosophie la plus philan-
thropique le plus de connaissances en médecine, en phy-
sique, en fabrication, en travail de toute espèce » .
Les moindres détails sont prévus, les emplacements des
hôpitaux et hospices sont indiqués : le budget est fixé, et
variera de 3,400,000 livres à 5 millions de livres pour trente-
six mille assistés. Des états détaillés indiquent le nombre des
fous et des épileptiques enfermés.
11
162 LA nOCllEFOUCAULD-I.IArsCOUHÏ
Ia\ bienfaisance particulière a sa place clans cette org^anisa-
tion : elle encourage les souscriptions volontaires « par
lesquelles TAng^leterre a fait et fait encore habituellement de
si grandes choses " ; elle s'exerce déjà par la Charité mater-
nelle et la Société philanthropique : « elle soulage le Trésor,
elle anime et développe 1 esprit public " .
Ces encouragements ne restèrent pas platoniques. La
Société de la Charité maternelle en fit l'expérience. Elle avait
été fondée en 1784 par Mme de Fougeret (1), fille d'un admi-
nistrateur des hôpitaux, pour u empêcher l'exposition des
enfants légitimes à l'hospice, assister à domicile les femmes
en couches et les seconder dans les premiers soins à donner
aux enfants " . Ce fut un des premiers essais d'associations cha-
ritables de femmes du monde, " supérieur par ses avantages
pratiques aux associations exclusivement composées de prê-
tres ou de religieux (2) » . De mai 1 788 au 2 juillet 1790, elle
a\ait reçu 147,537 livres, et admis neuf cent quatre-vingt-
onze enfants. A la fin de 1789, la reine avait accepté le titre
de fondatrice : l'assemblée générale s'était tenue aux Tuile-
ries, le 4 janvier 1790 (3), et le roi lui avait accordé 2,000 li-
vres par mois sur le produit de la loterie. Mais l'Assemblée,
dans sa séance du 3 juillet, ne maintint cette subvention qu'à
titre provisoire. Le Comité de Mendicité fut chargé « de
rendre compte de cet établissement " . Il y eut des confé-
rences entre Liancourt et les dames commissaires, Mmes
de Mesgrigny, de Vergennes, Lavoisier (4) et Poivre. Les
députés manifestèrent le désir de connaître plus particulière-
ment les détails de l'administration de la Société. La Société
répondit n qu'elle recevrait avec reconnaissance les encoura-
(1) Foi (;eiiei (Mme Anne- Françoise de), née D'Ori.TRKMO:«T, mariée à
M. de Foujjeret, receveur {[énéral des finances. Elle mourut en iSlo.
(2) Dahu et BounxAT, Eiliiattion, correction des enfants pauvres, p. 43.
(3) Bil)l. Carnavalet. Hegistrc manuscrit de la Société maternelle, 1791 à 1793.
(4) Mme Lavoisier, née I'aclze, fille d'un fermier f,énéral, épousa à quatorze
ans Lavoisier, âgé de vingt-huit ans. Très-vive, intelligente et instruite, elle s'as-
socia à l'œuvre de son mari, traduisit pour lui les travaux des savants anglais
et publia en 1788 une traduction de l'ouvrage de Kirwan sur la phlogislique avec
une réfutation.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 163
gements auxquels son utilité lui donnait des droits, pourvu
que sa liberté fût toujours respectée (1) » . Le Comité proposa
15,000 livres à prendre pendant trois ans sur les revenus de
l'Hôpital général. Ces dames refusèrent. « La délicatesse leur
faisait craindre que si elles acceptaient, ce ne fût de leur part
une atteinte au patrimoine des pauvres, dans un temps sur-
tout où leur nombre et celui des charges de rHùpital est pro-
digieusement augmenté. » Si les 15,000 livres étaient assi-
gnées sur des fonds nationaux autres que les revenus de
l'Hôpital général et conservaient la forme de souscription, elles
les recevraient avec reconnaissance; sinon, u la société ne
croyait pas pouvoir en conscience les accepter (2) '» . Liancourt
approuva ces scrupules et, le 21 janvier l"})!, il Ht décréter
que « la Charité maternelle continuerait de jouir provisoire-
ment des 2,000 livres par mois sur la loterie » . Le Comité
s'était contenté de distribuer à l'Assemblée le mémoire exact
et vérifié rédigé par la Société (3).
D'autres sociétés, moins élégantes peut-être ou moins
appuyées, furent moins heureuses. Mme Moy-Chcvallier,
administratrice du Pain des prisonniers de la Concierperie,
ne put obtenir qu'une lettre de Liancourt au procureur
général du Parlement et au Comité des Domaines (4).
La Société philanthropique de Paris, que présidait Béthune-
Charost (5) et dont Liancourt était membre depuis 1786,
demanda 30,000 livres. « Ces sociétés, répondit le Comité,
(1) BiLl. Cainavalet. Registre manuscrit de la Société maternelle, p. 29;
23 juillet 1790.
(2) LL.p. 31; 20 août 1790.
(3) Gilles, la Société de Charité maternelle de Paris. — Ardu pari., XVI,
p. 683; XXII, p. 397 et suiv. — Tietey, I,n» 21. — Sig. Lacroix, VII, p. 242
et suiv.
(4) TuETEY, Intr., p. 8.
(5) BÉTHuxE-CuAROST (Armand-Joseph, duc de), 1728-1800, descendant de
Sully, officier général et philanthrope célèbre; abolit, avant 1789, les droits sei-
gneuriaux dans ses terres. Il fonda des œuvres pour les femmes en couches, les
orphelins, les agriculteurs ruinés par le feu ou par la {jrêle ; il canalisa le Cher et
fit creuser le canal du Bec-d'Allier; il perfectionna la ( ultuic dans trois provinces.
11 fit, pendant la Révolution, un don volontaire de 100,000 livres ; iM'ut en
I an VII nommé maire du XH' arrondissement de Paris. En 1800, il contracta le
germe de la petite vérole en soignant les sourds-muets et en mourut.
164 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
économisent infiniment les secours publics ; mais ce genre
d'association doit exister par lui-même, ou il n'est plus éta-
blissement charitable et volontaire (1). "
III
Il y a deux parties dans lœuvre législative du Comité de
Mendicité : la première consiste à proposer des expédients
pour pourvoir aux nécessités du moment; la seconde à pré-
parer, dans une série de décrets, un plan rationnel et métho-
dique d'organisation des secours publics. Il est difficile d'isoler
les lois de circonstance de l'ensemble des réformes accomplies.
La secousse qui ébranlait l'ordre social tout entier avait sur
les organismes charitables une répercussion forcée. Le déficit
tarissait les sources de la charité publique; la défiance, la
crainte, l'émigration diminuaient celles de la charité privée.
On V pourvoyait comme on pouvait, au jour le jour, sans
méthode, par des mesures confuses, souvent contradictoires.
Dès décembre 1789, les administrations de département
étaient chargées sous l'autorité et l'inspection du roi " du sou-
lagement des pauvres, de la police des mendiants, des hôpi-
taux, Hùtels-Dieu, établissements et ateliers de charité, pri-
sons/maisons d'arrêt et de correction » , ainsi que de la gestion
des fonds de la bienfaisance publique. A Paris, la Municipa-
lité conserva jusqu'au \ 1 avril 1791 la direction des hôpitaux
confiée à M. de Jussieu (2), savant « et judicieux médecin " .
,1) l'ro(:ès-vcrl)al, l" noveinlire 1790.
^2) Décrets des 14 décembre 1789, 22 décembre 1789, 30 mai 1790. —
Ju.ssiKU (Antoine-Laurent dk), né à Lvon, 1748-1836. élève de son oncle Joseph
de Jussieu, i-eçu docteur en médecine (1770), suppléant de Lemoiinier, profes-
seur de botanique au Jardin du roi, reçu à l'Académie des sciences ^i77•»), créa
la science des clussilication.s. Nommé sous la Convention directeur du Muséum
d'iiistoirc naturelle, puis chargé de l'administration des hôpitaux de Paris, il entra
a I inslilnt, lut nommé professeur à la Faculté de médecine (1804), et membredu.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 165
Le bureau de l'Hôtel-Dieu et celui de l'Hôpital général conti-
nuaient à assurer les services. Le 1 1 avril 1701. le directoire
du département nomma cinq directeurs, Montlinot, (Jiousin,
Thouret, Cabanis, Aubry-Dumesnil (1).
Le grand bureau des Pauvres passa comme les liôpitaux
sous la gestion successive de la Municipalité et du Département ;
mais, le 25 mai 1791, l'Assemblée chargea la Municipalité de
nommer une commission municipale de bienfaisance qui fit
" beaucoup de bien (2) » .
L'action de l'Assemblée s'exerça dans les départements par
des décrets isolés. Les enfants trouvés, qui étaient aux soins
des seigneurs haut-jusdcicrs, furent mis à la charge des hos-
pices (3). Quand tous les biens possédés par les corporations
et communautés furent déclarés propriété de la nation, la
Constituante en laissa l'administration provisoire aux hôpitaux,
maisons de charité et autres " où sont reçus les malades (4) « .
Elle maintint jusqu'au ["janvier 1702 les rentes et dîmes
sur les biens nationaux u dues en vertu de titres authentiques
el constatés (5) » .
Les autres mesures furent des expédients financiers. « Un
grand nombre d hôpitaux, disait Liancourt, privés des
aumônes qu'ils recevaient, perdant par la suppression des
octrois la plus grande partie de leurs revenus, manquent de
moyens pour l'entretien des pauvres (6). » Les décrets des
10-22 septembre 1790 avaient supprimé à partir du 1" jan-
vier suivant tout secours accordé aux établissements de
charité par le Trésor, y compris le traitement des méde-
conseil de l'Université. Devenu aveugle, il se démit en 1826 de sa chaire de bota-
nique en faveur de son fils Adrien de Jussieu.
(1^ BriÈle, Documents pour servi}- à l'histoire de l'Hôtel-Dieu de Paris, II,
p. 485.
(2) Dx^OL-ESXOY, Rapport du 1" ijermiital au XI, |). 14. Cette couimission
existait depuis le 9 avril ; elle fonctionna jusqu'au 31 août 1793; elle était aidée
par 33 commissions de paroisse, qui furent remplacées le 25 juillet 1793 par
48 comités de section. Note inédite de M. Sigismonil Lacroix.)
^3 Décret du 17 novembre 1790.
(4) Décret du 5 novembre 1790.
(5;" Décret des 5-10 avril 1791.
(6^ 7' Rapport. Arcli. purl.. XVIIl, p. 473.
166 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
cins. Il devait être pourvu à leurs besoins par les munici-
palités et les départements. A Paris, THôpital général perdit
par la suppression des octrois 556,366 livres 10 sous,
3 deniers (1). Le patrimoine de THùtel-Dieu fut diminué de
moitié.
Le 19 décembre 1790, on vota 15 millions dont 6,640,000 li-
vres furent immédiatement distribués aux départements. Il
fallait coûte que coûte combler les vides causés par ces défi-
cits. Le 29 mars 1791, on vota 4,058,204 livres pour les
enfants trouvés, les dépôts et certains hôpitaux.
En juillet 1791, 3 millions furent accordés «pour les besoins
pressants et momentanés des hôpitaux du royaume " . En
septembre, nouvelle avance de 1,500,000 livres (2).
Le plus grand souci du Comité fut l'affaire des ateliers de
secours. C'était un legs de l'ancien régime. Louis XIII et
Louis XIV renfermaient les mendiants dans des maisons spé-
ciales, où ils étaient astreints au travail. Sous Louis XVI
s'étaient ouverts de petits ateliers de charité, destinés à
occuper et à fixer les ouvriers et ouvrières valides. Dans sa
généralité de Limoges, Turgot avait organisé des travaux de
terrassement pour les hommes, de filature à domicile pour
les femmes. L'expérience avait réussi, grâce aux précautions
prises pour éviter la concurrence au travail privé et l'exploi-
tation des fileuses (3) .
A Paris, dès décembre 1788, à la suite de la grêle du
1 3 juillet, des ateliers avaient été ouverts au quai d'Orsay, au
pont Nicolas, au quai de la Tournelle. En mai, il fallut en
ouvrir d'autres à raison de l'afflux des paysans. En août, il y
avait à Montmartre dix-huit mille travailleurs de toute condi-
(i) Atw. Moniteur, IX, p. 73.
(2) Arc/i. pari., X.XI, p. 413; XXIV, p. 445. — Déi-ret des 8-25 juillet
1791. — Cf. Parturikk, l' Assistance à Paris sous l'ancien régime et pendant la
Révolution, p. 202 et suiv. — Lallemand, la Révolution et les pauvres, p. 53 et
suiv. — Hi^bkrt-Valleroux, la Charité avant et depuis 1789.
(3) Strauss, Assistance sociale, p. 70. — Gaijfrks, Mémoires de la Société
internationale pour l'étude des questions d'assistance (1892), p. 174 et suiv.;
431 et suiv. — Lecoq, l' Assistance par le travail; et notre livre : Misères
sociales; le Vagabondage et la mendicité dans les campagnes, p. 97 et suiv.
UN PLAN D'AvSSISTANCE SOCIALE 167
tion sociale, depuis des terrassiers jusqu'à des orfèvres et des
merciers (1).
L'imajjination populaire s'alarma, craiguit que les travaux
de la Butte ne servissent à dos fortifications menaçantes pour
les Parisiens. Parmi les ouvriers, il y avait beaucoup d'Ita-
liens. " C'était une horde de sauvages à la porte de la ville la
plus civilisée qui existât (2) . » Le 15 août, La Fayette arrêta mi
commencement de mutinerie. Le 31, l'atelier fut dissous.
Mais les ouvriers, renvoyés par une porte, rentraient par une
auti'e : il fallut en décembre ouvrir de nouveaux chantiers
pour dix mille hommes; on en détacha six cents au canal de
Bourgogne, on étudia un projet de canalisation de l'Ourcq.
La municipalité avait beau délivrer quatre mille passeports à
des ouvriers inoccupés, elle était débordée. En mai 1790, il y
avait onze mille huit cents ouvriers sur les chantiers pari-
siens.
Le Comité de Mendicité fit décréter le renvoi des mendiants
étrangers, « parce qu'ils mangent sans travailler la subsistance
des pauvres français " , mais sans priver les particuliers du
droit d'emplover les ouvriers qu'ils jugeraient à propos (3).
Il était surpris qu'aucun ouvrage utile n'eût été entrepris. Un
salaire de 20 sols au lieu de 15 était un appât sérieux. Pour-
quoi ne pas entreprendre le curage de la Seine ou le canal de
jonction entre l'Oise, la Seine et la Marne, proposé par
Bruslé (4j et soumis â l'Académie des sciences? Pourquoi ne
pas ouvrir de chantiers pour le dessèchement des marais?
Au fond, ce que voulaient Liancourt, le Comité et l'As-
semblée, c'était débarrasser le royaume des pauvres qui
n'étalent pas nés français, et assurer la sécurité de la rue.
«L'État n'a aucun droit de requérir l'assistance d'un étranger;
cet étranger n'a donc pas le droit de requérir de cet État de
lui assurer du travail on sa subsistance. » De nouveaux ate-
(1) TuETEY, Intr., p. 143.
(2) Le Patriote franco ix, cité par Tuetky, p. l'«-4.
(V) Procès-verbal, 28 juin 1790.
(4) Procès-verbuil, 10 mai 1790. Point du jour, l'^ juin 1790, [.. 299.
168 LA ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT
liers seront ouverts dans la ville et dans les environs pour les
pauvres français. Les mendiants étrangers quitteront le
rovaume; les mendiants français qui refuseront l'ouvrage
offert rentreront dans leurs municipalités. Trente mille livres
sont accordées à chaque département pour être employées
en travaux utiles.
Le maintien des ateliers n'était, dans l'esprit de Lian-
court, qu'un palliatif; ce n'était point un remède. Il a maintes
fois fixé les limites de cette forme d'assistance. " Si le travail
est offert au pauvre valide à chaque fois qu'il se présente, et
dans le lieu le plus prochain, et de la nature la plus facile,
la société le dispense par là de la nécessité de chercher lui-
même à s'en procurer; elle tombe dans l'inconvénient qu'elle
voulait éviter en se refusant aux secours gratuits : elle favorise
la paresse, l'incurie; si elle ne donne que des travaux inu-
tiles, elle fait encore le mal d'autoriser la fainéantise, car
l'homme travaille mal à un ouvrage dont l'inutilité lui est
démontrée. Sans doute, il se trouvera des moments où la
nécessité contraindra de sortir de la rigueur exacte de ces
principes : alors ces secours seront encore un bien et un
devoir; ils vaudront toujours mieux que des secours sans
travail (1) . »
Dans la pensée de Liancourt et des Constituants, les ateliers
n étaient qu Une mesure philanthropique : » ÎNulle part, a dit
M. Jaurès, ils ne sont compris à la mode de Louis Blanc
comme un moven d'émancipation progressive des salariés. »
" I*oint de mendiants, point de vagabonds dans la France
entière, avait dit le prétendu socialiste Fauchet, et pour cela
des ateliers de charité partout, en sorte que chaque homme
qui a des bras puisse trouver de l'ouvrage pour gagner son
pain. " Le salaire y sera inférieur au salaire des entreprises
privées. " Il s'agit simplement, ajoute M. Jaurès, d'une sauve-
garde contre la mendicité et d'une meilleure utilisation des
forces vagabondes du système social. La hardiesse du prédi-
(1) 1" Rapport, p. 7 et 10.
UIS' PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 169
cateur tumultueux (Fauchet) qui fera peur aux révolution-
naires ne se hausse pas au-dessus de ce piètre idéal et rien ne
marque mieux l'humilité générale de la pensée proléta-
rienne (1). »
Liancourt n'est donc aucunement un socialiste. Le droit
à l'assistance tel qu'il le conçoit n'est pas le droit au travail.
« Ce n'est pas par des movens privés, individuels, disait-il,
qu'un grand État peut donner du travail à ceux de ses
membres qui en manquent (2) . 5)
Le décret du 30 mal ne fut pas exécuté. Dans la séance du
12 juin, Liancourt insista pour que les mendiants fussent dis-
tribués dans les ateliers proposés par llntendant des travaux
publics et sur les diverses routes de la généralité de Paris.
Le 31 août, les ateliers de secours étaient remplacés par des
ateliers de deux espèces différentes : les uns pour les valides
travaillant à la tâche ; les autres pour les hommes d'une
capacité de travail Inférieure, payés à la journée. Le salaire
devait toujours être au-dessous du salaire normal.
Cette nouvelle mesure resta lettre morte, malgré les récla-
mations du Comité et les efforts de Bailly. Il avait fallu faire
procéder à un triage par les districts pour sassurer de l iden-
tité de vingt-sept mille individus inscrits sur les listes. On
avait beau improviser des travaux, continuer les quais de
la Seine, la construction de Sainte-Geneviève, la démolition
de la Bastille : l'encombrement existait toujours, " les ateliers
de fainéantise affligeaient les regards dans toutes les avenues
de la capitale (3) » .
Les abords de l'Assemblée étaient obstrués par les men-
diants (4). Malgré l'organisation d'un service d'inspection, la
division des ouvriers en brigades, llnstallatlon d'ateliers de
correction, les désordres continuaient : c'était tantôt une
maison de Vauglrard mise à sac, tantôt la maison de Beau-
(i) Jaurès, Histoire socialiste, p. I VO et 141.
(2) 4*^ Rapport.
(3) Rapport de Garnier au dircrtoire du département du 16 novembre 1791;
Lecoq, ouv. cité, p. 111.
(4) TuETEY, Rép. générul, III, n'SSSS.
170 LA ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT
marchais menacée (1). L'Assemblée s'inquiétait; dans plu-
sieurs ateliers composés de plus de huit cents hommes, disait
l'abbé Gouttes le 11 septembre, il y en a deux cents au
plus qui travaillent; le reste est composé de jardiniers, de
maçons occupés ailleurs la semaine et venant le samedi à
l'appel recevoir G livres sur lesquels ils donnent 20 sous à
l'inspecteur (2).
Le 8 novembre, le Comité dans une séance extraordinaire
se montra favorable au projet du canal de Saint-Maur. Le 10,
il accueillit la demande du Directoire de Seine-et-Oise en vue
de la création de trente ateliers pour faire une route à travers
les districts de Pontoise, Mantes, Saint-Germain, Montfort (3) .
En décembre 1790, on dépensait 900,000 livres par mois
pour trente et un mille ouvriers. Plus leur nombre devenait
considérable, plus l'ouvrage donné était facile, plus le travail
devenait nul et la surveillance des administrateurs malaisée.
Rompre les ateliers, comme on disait, en plein hiver, c'était
impossible. Le décret du 16 décembre répartit 6, 400,000 francs
entre les quatre-vingt-trois départements pour défrichements,
dessèchements, repeuplement des forêts. En plusieurs points,
les fonds furent distribués en aumônes; ailleurs, ils furent
partagés entre les districts et subdivisés ensuite dans la même
proportion entre les municipalités par sommes au-dessous de
6 livres (4) .
Au début de 1791, les ateliers étaient devenus une très
lourde charge pour l'État. M. Smith, comptable général,
réclamait au Trésor pour une seule semaine 17 2,000 livres
dont 10,000 livres pour frais généraux. En avril, il proposa
tout lui plan de réformes : il supprimait trois chefs par chantier;
il voulait occuper les ouvriers au balayage, à l'enlèvement
des boues et des immondices, à l'élargissement et à la forma-
tion des quais.
(1) Lecoq, p. 110 et 114.
(2) Gaufiiks, article cité, p. 177.
(3) l'roc("-s-verl>al, 10 novembre.
(4) Discours de Liancourt, 25 septembre 1791, Ane. Mou., IX, p. 777.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 171
Les ateliers étaient condamnés. Les ateliers de Paris,
disait Montesquieu, rapporteur du Comité des finances, le
6 février 171)1, paraîtront une dépense très inutile; jusqu ici
malheureusement elle a été très nécessaire (I) . Le 20 mai 1791 ,
on discula leur fennclureet on la décréta le H) juin, à rexcop-
tion des ateliers de filature et des chantiers de Sainte-Gene-
viève (2). On accorda un million pour les ouvriers parisiens,
« malgré les cris des membres du côté droit (;î) " . Liancourt
avait montré "le patrimoine des pauvres dissipé sans fruit par
des hommes qui, laborieux autrefois, s'habituent à la fainéan-
tise, ne tiennent plus compte de la chose publique, des secours
qu'ils reçoivent, regfardant ce bienfait comme une dette, et ne
se croient nullement obligés au travail dont ils reçoivent le
salaire » .
A partir du l" juillet, le Trésor public cessa d'entretenir
les ateliers de Paris. « Pères de la Patrie, s'écriaient leurs
délégués, voudriez-vous nous laisser mourirde faim, nous qui
sommes vos enfants? " Malgré cette supplique, l'Assemblée
maintint sa décision (4).
Les causes de l'échec sont faciles à démêler. Les ateliers de
Turgot avaient réussi parce que les effectifs en étaient res-
treints, le recrutement choisi, et parce qu'ils étaient soumis
à une discipline sévère. Ceux de 1789 étaient insuffisants
contre un chômage aussi terrible. Sans direction, sans ordre,
sans compétence chez les chefs, ils rcce^aient indistincte-
ment tous ceux qui se présentaient. « L'assistance sous la
forme d'ateliers de travail, dit M. Gaufrés, ne peut se passer
de discernement, de précautions, d'ingéniosité. Sinon, elle
fait un métier de dupe et aggrave le mal qu'elle prétend
guérir. " Les années 1789 et 1790 n'étaient guère propices à
cette expérience. On ne saurait sans injustice rendre respon-
sables de son insuccès ni Liancourt ni l'Assemblée. Au total,
(1) Avch. pari., XXIII, p. 23.
(2) TcETEY, Inlr., p. 15().
(3) Point du Joui-, niitnéro du 17 juin, p. 233.
(4) TuETEY, Intr., p 157, et ii, n" !).").
172 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
d'après Delessart (1), minisire de rintérieiir, les fonds
décrétés pour l'assistance par rAssemblée nationale s'étaient
élevés à 26,854,430 livres, dont 5,306,226 livres pour les
hôpitaux civils, 1,960,001 livres pour les enfants trouvés,
1,291.977 livres pour les 34 dépôts de mendicité, 806,226
livres pour certains hôpitaux en remplacement d'anciens
secours et 17,490,000 livres pour les ateliers de travail.
IV
" Aucun des moyens de secourir 1 humanité malheureuse et
souffrante ne semble devoir être étranger à nos recherches.
Les décrets de l'Assemblée nationale doivent embrasser l'uni-
versalité des malheureux et la suite des générations... (2) Le
soin de veiller à la subsistance du pauvre n'est pas un devoir
moins sacré que celui de veiller à la conservation de la pro-
priété du riche. " Le travail du Comité est expérimental et
doctrinal. Il faut d'abord s'éclairer sur le passé, retracer l'his-
toire de l'ancienne législation, signaler les abus, comparer le
régime des secours publics en France et en Angleterre, dresser
— si possible — un dénombrement exact des indigents et des
malades. Sur ces bases solides vient s'édifier le monument
élevé par la science à la charité. Fixer létendue et les limites
<lu droit à l'assistance, déterminer le droit du pauvre et l'obli-
gation corrélative de la société et de l'État; ces principes une
fois établis, les appliquer aux différentes catégories de malheu-
reux, préciser les dépenses et les recettes dont l'ensemble
{•onstitue le j)remier budget d'assistance que la France ait
<lressé, faire sa place à la prévovance, compléter les mesures
j)réventives par la répression : ainsi apparait l'effort le plus
(1) Tliipjiort sur les ilivcrses parties de son dépai teiiii.'nt, 1" novembre. [Arch.
pari. XX.MV, p. 575.^
(2) Plan de travail, Arch. pari., XVI, p. 126
UN l'LAN D'ASSISTANCE SOCIALE 173
colossal croi{|aiii8alioii sociale de 1 assistance (|ui ait jamais
été tenté.
L'Assemblée nationale déclare « (luellc met an lan^j des
devoirs les plus sacrés de la nation 1 assistance des pauvres
dans tous lesàges et dans toutesles circonstances delà vie (Ij " .
Cette assistance n'est pas un bienfait : elle est le devoir strict
et indispensable de tout homme qui n est pas lui-même dans
la pauvreté; elle ne peut être avilie ni par le nom ni par le
caractère de laumône, elle est pour la société une dette invio-
lable.
Tout homme a droit à sa subsistance : quand celle-ci lui
manque, la société doit intervenir en lui donnant du travail.
Le travail est le seul moyen de subsistance légitime. Un
homme sain et robuste qui n'a que ses bras pour subsister est
pauvre, mais il n'est pas misérable lorsque les moyens de tra-
vail lui sont fournis. Le pauvre valide que le vice éloignerait
du travail n'a droit qu'à ce qu'il lui faut strictement de subsis-
tance pour qu'en la lui refusant la société ne se rende pas
coupable de sa mort. « Si celui qui existe a le droit de dire à
la société : " Faites-moi vivre » , la société a également le
droit de lui répondre : « Donne-moi ton travail. « Mais ce
n'est pas par des moyens privés, individuels qu'un grand Etat
peut donner de l'ouvrage à ceux de ses membres qui en man-
quent: une organisation méthodique est nécessaire.
Toute législation sur les pauvres doit avoir pour fondement
la justice : " Là où il existe une classe d'hommes sans subsis-
tance, là existe une violation des droits de l'humanité; là
l'équilibre social est rompu. » Il est de plus de l'intérêt public
de corriger par une bienfaisance réfléchie les maux résultant
des nuuivaises institutions, de prévenir les désordres d'hommes
sans ressources qui pourraient, « par l'excès de leur misère,
servir les entreprises des ennemis de l'ordre public " .
La limite est délicate à tracer; insuffisance de secours, c'est
(1) Le projet de la coimuission contenait les mots : ' Au rang de ses obligations
les plus .sacrées. » La minute corrigée de la main de Liancourt porte : « Au rang des
devoirs les plus sacres de la nation. » Arch. nat., l'"' 1)36, carton 2V, n" XLIX.
174 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
cruauté; assistance superflue, c'est désordre et c'est injustice,
puisque « c'est employer des fonds publics par delà l'exacte
nécessité. Les secours donnés à la pauvreté ne doivent pas
devenir des primes a la paresse, à la débauche et à l'impré-
voyance )).
La bienfaisance publique diffère de l'aumône; sans doute
elle propose aussi le soulagement des malheureux, mais elle
considère avant tout l'intérêt social ; elle n'est pas « une
vertu compatissante; elle est un devoii', elle est la justice " .
Si l'assistance publique est une dette, qui est le débiteur?
Liancourt répond : >i La nation. "L'assistance ne doit pas être
communale : sinon elle mène à la taxe des pauvres comme en
Angfleterre. Toute taxe locale est forcément inégale ; le pays le
plus pauvre est celui où les secours sont le plus nécessaires ;
il y aurait donc ou assistance insuffisante pour les pauvres ou
charge intolérable pour les citoyens. Si lassistance est une
charge nationale, le malheureux "mis sous la providence unique
(le l'État reçoit une assistance... plus digne de la grandeur de
la nation qui le secourt... " .
De cette définition, il résulte que " les biens dont les revenus
sont destinés à l'entretien des hôpitaux, maisons de cha-
rité, etc., sont déclarés biens nationaux v . Il en est de même
de toutes fondations particulières d hôpitaux ou de charité (1).
Le Comité de Mendicité applique la doctrine générale de la
Constituante ; l'Église n'a reçu des terres, des immeubles
que pour remplir certaines fonctions, notamment de charité
et d'assistance. La nation a le droit de saisir les ressources en
assumant la charge. " Le clergé, dit Tallevrand, n'est pas pro-
[)riétaire à l instar des autres propriétaires, puisque les biens
dont il jouit et dont il ne peut disposer lui ont été donnés non
pour- l'intérêt des [)ersojmes, mais pour le service des fonc-
tions. )!
« Quaut aux fondations de biens ecclésiastiques, ajoute
l'évêque d'Autun, si la nation assure soigneusement à chaque
(1) Prujf.ts de décrets, tiuc l", art. 22 et 23.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 175
titulaire sa subsistance honnête, elle ne touchera point à sa
])ro})riété individuelle; et si en même temps elle se char^jc,
comme elle en a sans doute le droit, de 1 administration du
reste, si elle prend sur son compte les autres oblig^ations atta-
chées à ces biens, telles que renlretien des hôpitaux, des
ateliers de charité, des réparations de 1 Église, des frais de
l'éducation publique... si surtout elle ne puise dans ces biens
qu'au moment d'une calamité (générale, il me semble que
toutes les intentions des fondateurs sont remplies et que toute
justice se trouvera avoir été sévèrement accomplie (I). » Et,
quelques jours après, il reprenait : a Ces biens ont été destinés
particulièrement aux pauvres; or ce qui n'est pas donné à
tel pauvre en particulier , mais ce qui est destiné à perpétuité
aux pauvres, peut-il n'être pas donné à la nation qui peut
seule combiner les vrais moyens de soulagement pour tous
les pauvres ? «
En face des corporations, " personnes morales et fictions " ,
se dresse l'Etat sécularisé, affranchi en même temps que lin-
dividu des sujétions et des privilèges.
La doctrine se formule dans la célèbre motion votée sur la
proposition de Mirabeau : >. Les biens ecclésiastiques sont à la
disposition de la nation, à la charge de pourvoir d'une manière
convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et
au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après
les instructions des provinces (2) . »
C'est ce décret que le Comité reprend et applique; les biens
des pauvres étant en immeubles et en général d'un petit revenu,
il vaut mieux les rendre à la circulation : les fonds seront mieux
employés et rapporteront davantage. Quant aux fondations
futures, elles ne dureront que cinquante ans : elles rentreront
ensuite dans les mains de la nation. « Pour consoler les sous-
cripteurs ou donateurs, on gravera leur nom sur le mur (3). »
Il y aura deux fonds de secours : le premier — fonds de
(1) Motion du 10 octobre 1789.
(2) Séance du 2 novembre 1789.
(3) l rejets de décrets, titre I", art. 11 et 12.
176 LA ROCHEFOUCAUT.D-LIANCOURT
secours normal — sera réparti entre les départements, les
districts et les municipalités, d'après : 1" la proportion des
citoyens actifs avec le nombre de ceux qui ne le sont pas ;
2" les trois bases combinées de la représentation nationale,
population, contribution, étendue. Les sommes à répartir
seront fixées sur le prix commun des journées de travail. Le
second — fonds de réserve — sera destiné à subvenir aux
malheurs imprévus dans ces circonstances extraordinaires. Le
premier fonds pourvoit aux dépenses des enfants abandonnés,
des malades, des vieillards, des infirmes et des maisons de
correction : une partie sera affectée à l'entretien des éta-
blissements permanents; une partie, augmentée de la con-
tribution des départements , aux ateliers temporaires de
secours.
Il y aura une agfence de quatre membres par département,
de deux membres par district ; des comités de quatre per-
sonnes, dont les fonctions seront gratuites, surveilleront les
maisons de correction et les hospices; six commissaires,
nommés par le roi. seront chargés de l'inspection géné-
rale (1).
Pour être inscrit sur les rôles, il faudra ne payer aucune
imposition au-dessus du prix d'une journée d ouvrier, n'être
aux gages de personne, faire certifier son besoin de secours
publics par deux citoyens. Un second rôle comprendra ceux
qui ne payent que deux ou trois journées d'ouvrier {2).
Les malades dans les campagnes ont été toujours sacrifiés;
les quatre cinquièmes d'entre eux ne sont pas secourus ; il n'y
a ni médecins, ni drogues; toutes les ressources sont pour les
villes. Il y aura désormais un médecin par canton, payé
500 livres par an; il traitera les malades, les infirmes, les
blessés; il veillera sur les enfants trouvés et sur les nourrices;
il inoculera les enfants et les personnes inscrites sur la liste des
pauvres; il fera parvenir tous les ans au directoire du district
" ses réflexions sur le climat et le sol du canton, les épidé-
(1) Pn>jil< de décrets, litre I", art. 1'* à 21.
(2; /</.,art. 26 à 28.
\
UN PLAN D ASSISTANCE SOCIALE 177
mies, et sur la comparaison des naissances, mariages et mor-
talités (1) " .
Des sages-femmes, approuvées par l'agence Je santé du
département, seront payées des soins donnés aux femmes
accouchées. Un dépôt de médicaments sera établi dans le lieu
le plus central du canton; la distribution des secours en ali-
ments, bouillons et médicaments se fera » d'après les mesures
les plus convenables, suivant les lieux, pour la plus grande
exactitude et économie de ce service (2) " . Les aumônes par-
ticulières sont toujours arbitraires. Elles seront remplacées
par des secours prompts, gratuits, certains et complets, car
«la volonté libre des bienfaiteurs ne dispense pas la société de
ses devoirs » . Pour diminuer l'indigence, il faut compter aussi
sur rétablissement de la liberté civile, sur la suppression " des
exceptions, des privilèges, des impositions arbitraires, des
distinctions entre citoyens (3) " .
Dans les villes, l'administration des hôpitaux est restée trop
longtemps " purement ecclésiastique » . Les diacres et les
prêtres ne reconnaissent d'autre juridiction que celle de leur
évéque... « Le clergé n'y porta pas toujours l'esprit de charité
et de désintéressement... La puissance civile ne semblait
avoir aucune part à la direction de ces pieux établissements
qu'on regardait sans doute comme n'ayant rien de commun
avec les choses de ce monde (4) . »
Il sera établi pour les pauvres malades un traitement gra-
tuit et à domicile. Au-dessous de i,000 âmes, les villes par-
tageront avec les campagnes les secours de santé; de 4,000
à 12,000 âmes, il y aura un médecin ou chirurgien; au-dessus
de 12,000 âmes, il v aura des médecins par arrondissement
ou quartier. Dans les villes de plus de 4,000 âmes, des mai-
(1) Projets de décrets, titre II, ait. 1 à 4. Procès-verbal, 6 août 1790.
,2) Id., art. 26 à 28.
(3) Plan de travail, Arrh. pari., XVI, 128.
(4) 2'' Piapport, Arch. ;j(n7. , p. 99 et suiv. Ailleurs, Liancourt rend lioinma{>c
aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-Charles de Nevers, « dont le nom
demeurera à jamais consacré dans les fastes de l'humanité ». 4" Rapport, Arch.
pari., XVIII, p. 442.
lî
178 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
sons communes ou hospices recevront ceux qui ne peuvent
être soigfnés à domicile; dans les grandes villes, des hôpitaux
seront établis pour les pauvres non domiciliés, pour les mala-
dies contagieuses, les maladies vénériennes, la folie curable,
(1 la plus grande, la plus redoutable des misères humaines qui
puissent atteindre des infortunés dégradés dans la plus noble
portion d'eux-mêmes » , les grandes opérations de chirurgie,
les accouchements. Trois agents de secours surveilleront les
hospices particuliers (1).
Les enfants abandonnés ont droit à une place de prédilec-
tion. Liancourt en parle avec tendresse : » Fixez vos regards
sur cette classe d'enfants qui, comme perdus sur la terre,
n ont jamais connu les auteurs de leurs jours; qui, sans
parents, sans appui, sans aucun être qu'ils intéressent, se
trouvent seuls au milieu du monde entier, n'appartiennent
qu'à l'espèce humaine. » Le devoir social consiste non seule-
ment à pourvoir à leur existence phvsique, mais à assurer leur
•existence civile, à remplacer les soins paternels, à " les faire
participer aux bienfaits de l'instruction publique, à les for-
tifier contre les vices par la connaissance de leurs devoirs et
l'amour du travail (2) » .
Tout enfant abandonné sera porté à la maison commune :
le procureur de la commune, comme son curateur-né, est
chargé de le faire inscrire. Si la clameur publique dénonce
ses parents légitimes, ils sont forcés soit de le reprendre, soit
de lui choisir un tuteur en le laissant à la charge publique.
Dès que les enfants sont sevrés, ils sont confiés à des familles,
jusqu'à quatorze ans pour les filles et quinze ans pour les
garçons; les pensions payées pour leur éducation n'excéde-
ront pas 90 livres pour la première année, 40 livres pour les
années suivantes. Ils devront profiter de l'instruction publique
de façon à devenir des citoyens bons et utiles à l'État : ils
seront inscrits à l'âge requis sur le tableau civique. A dix-huit
(1) Titre II. ihap. i", p. 553, art. 1-21; 4M'>apport, Arch. pnrl., XVIII,
p. 442.
(2] V Rapport, Arch. pari., XVIII, p. 445 et suiv.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 179
ans, ils seront libres de travailler à leur compte et de changer
de maison ; leurs économies seront placées dans les caisses
nationales. Les parents ue pourront reprendre leurs enfants
qu en remboursant les charges avancées par le département.
Quant aux enfants des pauvres dont l'entretien ne peut être
supporté par leurs pai'ents , il y esl pourvu par' de modiques
pensions payées aux familles (1).
L'adoption rendra un foyer aux abandonnés. En introdui-
sant un nouveau eonimereede bienfaisance entre les hommes,
elle unira les familles « par des liens d'autant plus sûrement
respectés qu'ils seront l'effet du choix » . Marié ou non, tout
citoyen pourra adopter un ou plusieurs enfants nés de parents
inconnus. Les personnes mariées n eu pourront ado[)tei" plus
de deux ; les hommes veufs ou garçons ne pourront adopter
que des enfants de leur sexe; il en est de même des veuves
ou filles. Les père et mère adoptifs prendront l'engagement
de nourrir l'enfant; de lui inspirer les sentiments d'honneur,
de probité, de patriotisme, de respect pour la (lonstitution.
L'enfant qui aura particulièrement à se louer des soins et des
bienfaits de ses parents adoptifs sera « autorisé à en témoi-
gner publiquement sa reconnaissance; il portera le nom de
son père ou de sa mère adoptive (2) » ,
Pour les vieillards et les infirmes, le secours à domicile est
préférable au secours dans les asiles publics; il laisse intact le
premier de tous les sentiments, le respect filial; astreindre le
vieillard à vivre où il ne se plaît pas, c est le chagriner sans
nécessité. Le secours;» domicile sera gradué suivant «la dégra-
dation des facultés de travail de celui à qui il sera donné : le
montant n'en pourra dépasser 120 livres» . Le secours dans
les asiles publics sera réservé aux vieillards de soixante-dix
ans sans famille, aux infirmes, aux malheureux mutilés ou
défigurés par un accident: il v aura un hospice par départe-
ment, et un en sus dans les villes de cent mille âmes. Les
enfants ou parents jusqu'au troisième degré seront tenus de
(1) Projets Je (If'crets, cliap. il, §1", art. J à J7.
(2) Jd., §2, art. 1 à 20.
180 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
fournir des aliments; sinon, ils seront déclins du droit de
citoyen et rayés du tableau civique (1).
Avec les secours aux valides se pose la question du chô-
mage. Le pauvre valide n'est autre chose que l'ouvrier sans
propriété qui n a pas de travail ; le travail est la seule assis-
tance qu'un gouvernement sage puisse lui donner. En pra-
tique, pour que l'Etat put procurer du travail individuelle-
ment à ceux qui en manquent, il faudrait qu il connût avec
précision ceux qui ne peuvent pas en trouver; il faudrait
encore " qu'il eût des ouvrages utiles à procurer, selon le
besoin du nombre de bras qui voudraient en solliciter et selon
le temps où ils le solliciteraient » . Or, le travail utile est celui
qui " ajoute à la valeur de l'objet sur lequel il s'opère » ; il
demande de grands capitaux que l'Etat n'est pas toujours à
même de fournir. Les ateliers de charité ne seront jamais
qu'un soulagement partiel et secondaire. " Ces tentatives rui-
neuses pour le pays, désastreuses pour les entreprises parti-
culières et toujours impuissantes, n'auront pour effet que
d'entretenir dans la classe indigente la dangereuse idée que le
.'jouvernement doit la débarrasser de l'inquiétude et de l'ac-
tivité nécessaires pour assurer sa subsistance (2). » Le travail
donné par l'État n'est qu un travail d'attente, moins rémunéré
que le travail libre; il ne doit, en aucun cas, le remplacer.
Le devoir de l'État est de susciter les initiatives, de faire
appel à l'énergie de 1 individu ; car, s'il ne doit pas être pré-
voyant pour chacun, il a le devoir de l'être pour tous. « Le
nombre des propriétaires pourrait être augmenté par la distri-
bution de 20 millions d'arpents de biens communaux, notam-
ment des landes et des marais. " L'idée de secourir l'indigence
par des distributions de terre était à la mode. Le plan du
Comité avait été discuté aux Jacobins le 25 juin 1790. Un
membre de la Société avait proposé de distraire de la vente
des biens nationaux 1,200 millions de terres » pour les distri-
buer à petits bénéfices et les faire cultiver par des familles
(1) Projets de décrets, chap. ni, art. 1 à 22.
(2j .'1-"= Rapport, Arch. pari., XVIII, p. 453.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 181
pauvres » ; dès le l 1 juin, au Comité, s'était posée la question
de savoir" si, dans les biens du clergé qui seraient vendus, il
ne serait pas utile de réserver les terrains vagues d'une cer-
taine étendue pour être mis un jour en valeur et devenir une
propriété » .
Au-dessus de quatre enfants, toute famille indigente est
inscrite au premier rôle ; au-dessus de six enfants, toute
famille inscrite au second rôle recevra la pension attribuée aux
«nfants abandonnés. Soixante mille livres par an, augmentées
de la contribution du quartfournie par les départements, seront
distribuées par département " pour des ouvrages reconnus
utiles " - Des ateliers de secours municipaux pourront être
ouverts du 15 novembre au 15 février; le salaire des ouvriers
sera fixé au-dessous du prix commun des journées; " dans les
temps morts au travail » , les districts et les départements
pourront faciliter les ouvrages sédentaires au moyen d'avances
garanties par les municipalités (1).
Le Comité est très hostile aux aumônes distribuées aux
portes des maisons et sur les places. Le nombre énorme des
fêtes publiques le préoccupe ; « elles favorisent par le défaut de
travail les querelles, la débauche, l'ivrognerie; aussi, dans
l'ancien régime de finances, les intéressés aux droits d'aide
étaient-ils les plus forts opposants à la suppression des fêtes.
En les diminuant, on ne lilesse pas la religion, car elles ne
sont pas d'institution divine;... on préserve l'artisan, le culti-
vateur, l'indigent, du dégoût du travail, de l'oisiveté, du
dérangement, de la misère... » Des vingt-trois fêtes célébrées
dans le diocèse de Paris, dix-neuf sont supprimées ou remises
au dimanche, et quatre sont conservées : l'Ascension, la Fête-
Dieu, la Toussaint et INoël (2).
(1) l'rocès-verbal, il juin 1790. — Aulard, Société des Jacohins ; Opinion de
M. de Polverel, I, p. 155; Arch. pari., XVIII, p. 440, 107; Projets de décrets,
chap. IV, art. 1 à 14. Les ateliers de sec-ours sont deaiandi's aussi par Fauchet et
par Marat : « Ouvrez des travaux publics pour occuper la quantité innombrable
d'hommes qui n'ont rien à faire et qui encombrent les bùpitaux, où la plupart
périssent. " <Aini du Peuple, n" 81 \
(2l Arch. nat., F''', 936. — Ia- mémoire est de Liancourt, (|ui le communique
182 LA ROGHEFOUCAULD-LIANCOUllT
Il importe de fixer le lieu où riiomme a droit aux secours
publics. C'est ce que le Comité appelle d'un nom qui a duré,
le domicile de secours. Ce domicile est fixé de manière à ne
pas entraver la liberté de l'individu, à subordonner l'assis-
tance à la bonne conduite de l'assisté; à empêcher les dépar-
tements, les districts et les municipalités de " multiplier leurs
demandes au delà du nécessaire " . Il sera donc le lieu de nais-
sance de l'assisté, à moins que celui-ci ne se fixe pendant deux
ans dans une autre municipalité. Néanmoins le droit au domi-
cile de secours lui sera conservé pendant vingt ans à partir de
sa majorité dans sa commune d'origine. En cas de mariage,
ce domicile sera transféré là où se formera son nouvel établis-
sement. Après six ans de service a sans reproches» , tout soldat
pourra choisir son domicile de secours dans toute l'étendue
du royaume. Les vieillards qui n auront pas de domicile
seront admis à l'asile des non-domiciliés. Les hommes que des
accidents, " suite de leur travail " , auront mis hors d'état de
gagner leur vie, seront reçus dans 1 asile des domiciliés.
Domicilié ou non, tout malade sans ressources a droit aux
secours gratuits (I).
L'assistance ne doit pas nuire " aux vues de la prévoyance » .
Toutes les fois que la société met un de ses membres en état
de se passeï" de secours, elle s'enrichit et de ceux qu elle ne
donne pas et de ceux plus complets qu'elle peut accorder aux
malheureux sans moyens. Le 30 octobre 1790, l'abbé Gouttes
avait saisi la Constituante du projet du sieur Lafarge (2), sur
le remboursement des rentes perpétuelles. Il s'agissait de
au Coinilé tragiicuiturc et do coiiunerce; il demande aussi l'avis du Comité ecclé-
siastiquc, Arcli. nat., F"' 28V, n" Oîiô.
(1) Projetr, de ilécrets, f.liap. )v, art. 1 à 19.
(2) LAi'AnCK (JoachimJ, économiste de la seconde moitié du dix-iiuitième siècle,
créateur de la caisse d'éparjjiie connue sous le nom de " Tontine viagère et d'amor-
tissement » qui commença à fonctionner le 26 mars 1791, malgré la décision
né{;ative do la Constituante, Cette caisse eut à l'orijjine un grand succès et aboutit
à de graves mécomptes. Des décrets du 1''' avril 1809 s(jumirent les associations
toniinicres à l'autorisation du gouvernement et retirèrent la gestion de la caisse
Lafarge aux fondateurs, pour la remettre à des administrateurs nommés par le
préfet de la Seine. Cette tontine existait encore en 18G1.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 183
libérer l'État de sa dette par la création de rentes viagères et,
au moyen des bénéfices réalisés, de >> procurer à la classe indi-
gente du peuple, une ressource dans la vieillesse et les infir-
mités qui en sont la suite. Ceux qui dans leur jeunesse
auraient épargné 9 livres par an pour les placer dans cet
emprunt seraient assurés d'avoir une subsistance honnête s'ils
venaient dans un âge avancé « . Liancourt appuya le projet
qui fut renvoyé aux Comités des Finances et de Mendi-
cité (1).
Le Comité étendit son champ d'étyides. M. Duvillard (2) lui
communiqua ses travaux sur les divers modes de placement
destinés à la classe " indigente et laborieuse » . Propriété du
fonds conservée à celui qui place ou à ses héritiers; fonds
perdus par la mort de celui qui a placé, mais se bonifiant par
la chance des mortalités; renonciation à l'intérêt du place-
ment en vue de l'avantage des membres de la famille des sur-
vivants; assurance en vue de secours en cas de maladie ou de
vieillesse : les diverses combinaisons de l'assurance, de la pré-
voyance, de la mutualité, furent essayées dès le lendemain
de la Révolution. M. Lafarge proposa des actions de 1)0 livres,
payables en dix ans à raison de 9 livres par an. Les arré-
rages dus aux actionnaires seraient suspendus pendant dix
ans. Les capitaux serviraient à rembourser les contrats sur
rilùtel-de-\ ille moyennant un intérêt de 5 pour 100 payé par
l'État. Les actionnaires survivants au bout de dix ans auraient
seuls part à ces actions divisées en lots de 50 et de 100 livres
de rente. Sur un million supposé d'actionnaires primitifs,
9,000 auraient joui après dix ans de 50 livres de rente et
25,498 de 150 livres. Cette distribution et ce remplacement
se faisaient par la voie du sort ; les morts de la classe de
150 livres étaient remplacés par les actionnaires de la
classe de 50 livres, les morts de cette dernière classe par des
iVi Arch. pari., XX, p. 128 et suiv.
(2) Duvillard de Durand Emmanuel-Etienne), 1755-1832, attaché au Trésor
public, entra au Corps législatif le 4 nivôse an VIII, comme député du Léman,
8ié{;ea jusqu'en l'an X, devint en iSOC sous-clief au ministère de l'intérieur, et
en 1812 sous-chef de l'administration générale.
184 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
actionnaires expectants. Le maximum de chaque action était
fixé à 30,000 livres; après quoi, l'État hériterait.
Le Comité voulut s'éclairer de l'avis de l'Académie des
sciences. Le rapport signé Condorcet, Lagrange, Van dcr
Monde, Coulomb et Laplace, ne fut pas favorable. L'idée
était sans doute utile et le projet de faire servir à cet
usage une portion de la dette nationale avait l'avantage
d'offrir aux actionnaires un gage assuré de leur créance; mais
le plan de M. Lafarge étant limité à un seul genre de place-
ment et à une seule époque était désavantageux aux action-
naires d'un âge avancé et renfermait une partie des inconvé-
nients attachés aux loteries (1).
L'abbé Gouttes fit son rapporta la séance du 3 mars 1791,
et proposa l'approbation du projet. Mirabeau l'appuya par
des considérations générales :
it J'appellerais volontiers l'économie la seconde providence
du genre humain; la nature se perpétue par des reproduc-
tions, elle se détruit par les jouissances. Faites que la
subsistance même du pauvre ne se consomme pas tout entière.
Obtenez de lui non par des lois, mais par la toute-puissance
de l'exemple, qu'il dérobe une très petite portion de son tra-
vail pour la confier à la reproduction du temps et par cela
seul vous doublerez les ressources de l'espèce humaine. Une
nouvelle carrière s'ouvre à la bienfaisance comme une nou-
velle chance s'ouvre à la pauvreté. En est-il de plus douce?
Elle embrasse l'avenir, elle est accordée au malheur, elle a
pour base l'espérance. »
Il proposa même que cinq jours du traitement de chaque
dé[)uté fussent prélevés par le Trésor public pour former
douze cents actions sur la tête de douze cents familles pau-
vres.
L'Assemblée se défia de cette éloquente tirade. Sous les
dehors de la bienfaisance apparaissait la loterie. « Il faut, dit
Buzot, que le malheureux prenne sur son nécessaire une
(1) l'rocès-i'vrhal , 2 décembre 1790.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIAJ-E 185
somme annuelle de 9 livres pour nourrir ses actions ; si dans le
cours des dix années il en arrive une seule où il ne puisse
pas l'entretenir, tout ce qu'il a mis jusqu'alors est absolument
perdu (1) . »
L'Assemblée, malgré Regnault de Saint-Jean-d'Angelv, vota
la question préalable, ce cjui n'empêcha pas Lafarge d'ouvrir
vingt et un jours plus tard une société privée de survie, sous
le titre de « Caisse d'épargne et de bienfaisance » .
Ce débat refroidit Liancourt et le Comité. Ils restèrent dans
les généralités. Une caisse d'épargne serait instituée par
département : ces caisses seraient administrées aussi écono-
miquement que possible ; elles pourraient consentir des
prêts à terme à l'agriculture. Des exemples nombreux indi-
quaient" ce que, dans un certain nombre d'années, l'épargne
d'un, deux, dix sols par jour peut procurer d'avantap^es;
quelle somme, placée à tel ou tel âge, peut à tel autre donner
à celui qui la place la certitude de n'avoir jamais recours à
l'assistance publique ; quelle mise doit faire une fois et annuel-
lement renouveler celui qui veut assurer à lui enfant un éta-
blissement; combien un certain nombre d'individus réunis
doivent placer d'argent pour s'assurer des secours de maladie
ou de convalescence ; quelle épargne assure aux jveuves de
quoi subsister (2) » .
C'étaient là de simples « vues de prévovancc " ; vingt-huit
ans plus tard, Liancourt devait les réaliser par la fondation
de la Caisse d'épargne de Paris.
Le plan était achevé. Où trouverait-on les ressources néces-
saires à la construction de l'édifice?
Au total, il faut dépenser 51 millions et demi par an :
12 pour cinq cent mille malades à raison de 12 à 15 sous par
jour; 27 millions et demi pour les enfants, les infirmes et les
vieillards, à raison de 50 à GO livres par an; 5 uiillions pour
les ateliers de secours, à raison de 60,000 livres par dépar-
tement; 3 millions pour réprimer la mendicité, construire
(1) Arch. pari., XXIII, p. 654.
(2) 4' Rapport. Arch. pari., XVIII, p. 46V.
186 LA ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT
des malsons de force et de correction ; 4 millions pour la
caisse de réserve, et les frais d'administration (1).
D'après les expériences de Lille et de Soissons, d'après les
rapports des corps administratifs, sur une population de
20,288,827 habitants (Paris et la Corse exceptés), il y aurait
3,207,073 individus ayant besoin d'assistance , soit du huitième
au neuvième. Sur ce total, les enfants au-dessous de qua-
torze ans seraient 1,886,935, soit plus de la moitié; les
infirmes et vieillards, 804,775, ou presque un quart; les
pauvres valides, 515,363, à peu près un sixième. On éva-
luait les malades à 42,519 (2). Pour subvenir à ces dépenses,
on aura les biens des hôpitaux évalués à 30 ou 32 millions;
les biens 11 ecclésiastiques charitables» , 6 millions; les biens
donnés aux pauvres et détournés de leur destination, tels
qu'offices claustraux, biens des ordres hospitaliers, rentes
élémosynaires imposées aux bénéficiers et communautés
ecclésiastiques, 10 millions; plus les revenus des fondations
particulières et le produit des ateliers de charité. Des tableaux
annexes indiquent les revenus des hôpitaux en 1764 et ces
revenus en 1791, après la suppression de leurs droits et pri-
vilèges. Malgré cette suppression ces revenus, qui étaient
de 13,073,161 livres en 1764 pour 957 hôpitaux, sont de
13,987,788 livres en 1791 pour 1,438 hôpitaux.
Quelle qu'en soit la provenance, tous ces fonds seront
réunis en une masse commune, « appartenant à la nation " ,
pour être reversés là où elle le jugera nécessaire. Puisque la
nation prétend répandre partout des secours complets, les
villes — même pourvues d'hôpitaux — n'ont aucun intérêt à
réclamer contre cette réunion (3) .
Les décrets sur les mendiants, les maisons de correction, la
transportation, sont inspirés par I humanité et par la
prudence. Le nombre des mendiants arrêtés est évalué à
nt'ut mille cinq cent trente-neuf. « Ces hordes de vagabonds
(1) 5"^ Rapport. Anii. pm/ , XVIII, p. 477.
(2) Tableaux 3 et 4 annexés au 7'' rapport. Arch. pari., XV'Ill, p. 619 et 620.
(3) 3* Rapport. Arch. pari., XVII, p. 105 et $u;v.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 187
sont le fléau le plus redoutable des campagnes, menaçant les
fermiers d'incendier leurs maisons, s'ils se refusent à les
nourrir et à leur douuer asile. Ils assurent l'impunité de leurs
délits par limpudence altière de leurs deuiandes (1). »
Les trente-quatre dépots de mendicité renfeiinent (),Gr>0
détenus et coûtent par an 1,353,81)4 livres. En vinp^t-
deux ans, 230,000 individus y ont été détenus et ont coûté
29,700,000 livres. Le régime habituel des dépôts est le vice,
la corruption et 1 oisiveté.
La mendicité est un délit antisocial. « Le mendiant semble
dire au milieu de la société : "Je veux vivre oisif. (Jédcz-
« moi gratuitement une portion de votre propriété. Travaillez
" pour mol. » <i Celui cjul donne à un vagabond conspire contre
une partie de la société, car il se met en association de mal-
veillance contre la chose publique. » La mendicité est punie
de la peine de la détention qui, à la quatrième récidive, peut
aller jusqu'à un an. C'est le tribunal de paix qui jjrononce.
Cette peine pourra être diminuée, selon que le mendiant don-
nera plus ou moins d'espoir de devenir laborieux etde pouvoir
gagner sa vie.
Dans les maisons de correction, le traitement dépend du
travail. Une partie du salaire appartient au détenu; une autre
partie, ne pouvant excéder trois sous par jour, ap|)artient à la
maison. D'après les principes de Beccaria et d'Howard, il faut
éviter l'arbitraire, la dureté qui irrite les détenus, les avilit à
leurs yeux et les confirme dans le vice. » Mieux vaut, même
pour des hommes brutaux et féroces, un extérieur froid, un
silence soutenu, un maintien sévère, que des reproches inju-
rieux et des coups, n
La prison n'est qu'un lieu de passage; la société ne veut et
ne peut vouloir qu'elle soit douloureuse. Quant aux enfants
arrêtés avec les vagabonds, ils seront traités en enfants
trouvés, et ne seront rendus qu à leurs parents.
Les mendiants « repris en tierce récidive " ou u dont les-
[l) 6' Rapport. Arch. pari., XXII, p. 599.
188 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
vices troublent Tordre public et mettent la société en danger»
seront relégués dans des contrées assez éloignées et assez peu
fréquentées pour rendre leur retour sinon impossible, du
moins difficile. Des projets sans nombre avaient été soumis au
Comité. Un nommé Lamiral, employé dans les prisons, avait
proposé la formation dans l'archipel de Boulam, sur la côte
occidentale d Afrique, d'une colonie agricole et commer-
çante : " Il faut ne pas laisser les malfaiteurs toujours réunis et
concentrés; il faut les diviser. » On répartirait les bannis
dans les iles en quantité proportionnée à leur étendue. Ils
nommeraient une espèce de magistrature. Tous travailleraient
en commun et partageraient les fruits. Boulam serait le chef-
lieu de la colonie ; " on y garderait les bannis non coupables
de crimes capitaux (l) ».
L'attention de l'Assemblée est appelée sur la Corse récem-
ment conquise, dont il faut s'assurer le dévouement par l'ins-
Ijuction, l'amour du travail, le bonheur et la richesse. Elle
n'a que cent soixante-dix mille habitants. Elle appelle par an
pour ses défrichements neuf à dix mille Italiens « que vos
deniers payent » . Elle pourrait offrir à des familles françaises
pauvres et laborieuses des propriétés dont l'avantage serait
plus certain que les romanesques illusions du Scioto (2) . Les
îiansportés défricheront le pays, d'abord pour l'État, puis
pour leur compte quand leur conduite les aura rendus dignes
d'une certaine liberté (3).
V
Le Comité croyait à l'efficacité des décrets qu il avait j)ré-
parés et il en souhaitait l'adoption, u II semble, disait-il, que
(1) Mémoire autograplic du 10 septembre 175)0, eollection <le M. l'inspecteur
.{;énéral Granier.
(2) Voir Henri CahrÉ, la Compagnie ilu Scioto. (Eevue de Paris, 15 mai 1898.)
(•i) 6' Rapport. Arch. pari., XXI 1, p. 605. — Projets de décrets et Plau de
■itavail, Arch. pari., XVI, p. 130.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 189
l'Assemblée nationnle aura ainsi rempli tous les devoirs que
la politique et l'humanité lui imposent, et qu'elle aura donné
cl la bienfaisance publique tout Tcssor qui peut utilement lui
appartenir. La bienfaisance j)articulière achèvera le reste. jSe
nous permettons pas un instant de craindre qu'une seule
famille, un seul houmie digne d'être secouru demeure un
seul jour sans assistance (I). »
C'étaient de généreuses illusions. Absorbée par d autres
soucis — la France à constituer et la llévolution à défendre
— l'Assemblée semait les idées. L'avenir les fera germer. ^ Il
sera créé et organisé, disait la Constitution du Ji sep-
tembre 1791, un établissement général de secours publics
pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres
infirmes et fournir du travail aux pauvres valides qui n'au-
raient pas pu s'en procurer. "
Le 25 septembre, on distribua encore 2,760,000 livres aux
départements pour défrichements et dessèchements. Ce
secours se dispersa en poussière. Le 26, Liancourt demanda
de mettre à l'ordre du jour les projets sur l'assistance publique.
« Les hôpitaux, disait-il, sont, par la suppression des octrois^
privés de leurs revenus. Aucun secours de bienfaisance n'a
été versé dans le sein des communes (2) . " L'affaire revint
dans la séance du 27 ; Liancourt rappela les principes du
Comité, I' les droits sacrés et imprescriptibles du malheur,
de l'infirmité indigente et de l'enfance abandonnée » , l'état
des hôpitaux dont les revenus étaient diminués d'un tiers par
les décrets de rAsseud)lée. Andrieu demanda l'ajourne-
ment. « Nous voulons tous secourir les pauvres, mais ce serait
une bien mauvaise preuve de l'intérêt que nous leur portons
que de décréter de confiance un projet très compliqué. Le
Comité veut affecter annuellement 50 millions à cette dépense,
y compris les revenus des hôpitaux, maisons de charité, etc.;
mais il nous a dit lui-même que le montant de ces biens ne
lui était pas connu, qu il n avait reeu <ju une partie des ren-
(1) V Rapport. Arch. pari., XVIII, p. 456.
v2) Ane. Moniteur, t. I\, p 779 et 791. Arch. pari., XXXI, p. 319 et 373.
190 LA ROCHEFOUCAULD-LIAJNCOURT
seignements nécessaires. " Liancourt se résigna et 1 Assemblée
nationale, « considérant avec peine que l'immensité de ses
travaux l'a empêchée dans cette session de s'occuper de l'orga-
nisation des secours dont elle a dans la Constitution ordonné
l'établissement » , laissa " à la législature suivante l'honorable
soin de remplir cet important devoir » .
L'Assemblée législative eut une carrière trop courte et trop
orageuse pour aboutii- là où la Constituante avait échoué. Le
projet de sa commission organisait sur le même plan que le
Comité de Mendicité des secours à domicile, des maladreries,
des hôpitaux, des hospices d'enfants et de vieillards, des
secours pour accidents imprévus, des ateliers de charité, des
maisons de répression et la transportation. Il n'en différait
guère que par les bases de la répartition des secours, fondée
r sur la population individuelle des départements comparée
avec le nombre de leurs citoyens imposés à une contribution
égale à dix journées de travail; 2" sur le prix commun de la
jouî-née de travail dans chaque département. En d'autres
termes et d'après la Législative, au-dessous de dix journées de
travail et non plus d'une ou de trois, on était présumé indi-
gent (1). Ce projet en dix-sept articles fut voté en seconde
lecture, le 28 juillet 1792; la troisième lecture n'eut jamais
lieu.
La Convention inscrivit le droit au travail dans la Déclara-
tion des droits de l'homme : " Les secours publics sont une
dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens mal-
heureux, soit eu leur procurant du travail, soit en assurant
les moyens d'existerà ceux qui sont hors d'état de travailler. "
C'est dans le rapport de Barére du 22 floréal an II que se
trouve résumée sa pensée. Les citoyens malheureux auront
comme les riches leur grand-livre, " le livre de Bienfaisance
nationale pour faire le peiulanl du livre de la Dette publique » .
Pour être inscrit comme agriculteur invalide, il faudra être
âgé de soixante ans, avoir travaillé à la terre ou à 1 éducation
(1) Rapport de Bernard, Arcfi. pari., XLV, p. 137 et suiv. (13 juin 1792);
2" Lecture, XLVII, p. 233 (18 juillet 1792).
UN PLAN d'assistance SOCIALE 191
des troupeaux j)eiHlant vingt ans. Viennent ensuite les arti-
sans, vieillards ou infirmes, puis les nrières ou veuves, puis les
secours à domicile. « Plus d'aumônes, plus d'hôpitaux, ces
deux mots doivent être effacés du vocabulaire républicain. »
Le jour de la « Fête du Mallieur » , le nom des inscrits sera
proclamé. Ce plan chimérique ne fut jamais appliqué. Le
23 messidor an II, la Convention avait ordonné la réunion au
domaine national pour « être vendus » des biens appartenant
aux hospices ou autres fondations. Le 20 fructidor an III,
elle ordonna heureusement qu'il serait sursis à cette vente.
" Il semble, disait le rapporteur Dcledoy, que tous les
spéculateurs en bienfaisance aient pris à tâche de pousser
sans mesure toutes les classes du peuple vers le Trésor
national. Qu'est-il résulté de ce chaos d'idées? Une série de
dépenses illimitées, des lois stériles et impossibles à exécuter.
Il faut bien se garder de briser le ressort de la bienfaisance
particulière (1) . "
Le Directoire alla plus loin. Les établissements charitables
reprirent la propriété de leurs biens non vendus. Ceux qui
avaient été aliénés durent être remplacés par d'autres de
même valeur pris sur le domaine public (2) . Les redevances
dont ces établissements jouissaient sur les biens nationaux
devaient être payées par le Trésor. En même temps, les
bureaux de bienfaisance étaient fondés. Tout le système de
centralisation et de répartition des fonds de secours aux
mains de l'État disparaissait. Il n'v avait plus ni obligation
sociale ni charité légale. Les établissements de bienfaisance
reprenaient leur existence propre. Le plan du Comité de
Mendicité était abandonné.
(1 Hubert Valleiioux, la Cliarité avant cl depuis 1790, p. 95 et suiv.
(2) Id.. p. 100. (locrets des 27 avril et 7 octobre 1796.
192 LA r.OCIIEFOUCAULD-LIAlNGOURT
VI
Que reste-t-il de cette œuvre après un siècle? La doctrine
subsiste : l'assistance donnée par la puissance publique doit
être fraternelle, nationale, indépendante de toute confes-
sion. Pendant de longs siècles, l'assistance a été un mono-
pole de droit et de fait aux mains de l'Église. Dans l'hôpital,
maison religieuse, la chapelle précède la salle des malades.
L'idée d'assistance séculière est en germe dans les luttes des
rois contre l'omnipotence de l'Église. C'est Henri III et non
la Convention qui <i exclut de l'administration des hôpi-
taux les ecclésiastiques, leurs serviteurs et personnes inter-
posées (1) " . L'Église défend son domaine pied à pied; elle
veut garder l'énorme clientèle des malades, des orphelins, des
vieillards.
La Constituante hérite des traditions de la monarchie ; elle
continue, non sans brusquerie, le travail de sécularisation;
elle a pour mandat de nationaliser les biens de l'Église : la
France est un peuple de citoyens égaux, soumis à une règle
uniforme; l'Iiomme et la terre sont affranchis de tout privi-
lège; ni corps, ni associations, ni mainmorte : des individus
libres dans l'État libre. Ce besoin d'égalité mène par une
logique outrée à l'assistance nationalisée mise à la charge
de l'État, par suite à la rentrée dans la masse commune
de tous les biens hospitaliers.
Là est la double erreur.
L'assistance est une dette de la société à l'égard des pauvres ;
mais, d'accord sur la créance, on peut différer sur la désigna-
tion du débiteur. La société re])résentée par la nation n'est
(1) Edit (le mai 1579. Isambkrt, Ancieniic.i Lois françaises, XIV, p. 399. —
BoMi'Ano, les CoïKjrctjations et Va:;sistance {lievue politique et parlementaire,
1901, p. 476;.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 193
pas l'État; elle délè(;iic le soin (rassurer ses services à des
collectivités diverses, hiérarchisées, dont chacune a des res-
sources propres. La dette à payer doit se partager suivant des
règles définies entre l'État, les départements, les communes
et les fondations particulières.
Liancourt se laisse emporter par le mouvement centraliste
de la Révolution, et cette exagération entraîne l'erreur de
conduite — l'aliénation brutale des biens hospitaliers — qui
ruine les hôpitaux et (jue la Convention elle-même arrêtera.
Pour remplir le coffre-fort des pauvres, il cherche des res-
sources où il peut, sans voir qu'il anéantit les fondations en
les ruinant. Son budget d'assistance — si magnifique et si
complet — demeure en suspens, faute de recettes certaines.
Ces réserves faites, il ne reste qu'à s'incliner devant la
grandeur de cette conception. Du berceau à la tombe l'homme
n'est plus un être isolé — niidus in nuda humo ; — il fait
partie intégrante d une société maternelle et prévoyante :
enfant, elle le recueille et l'assiste s'il est abandonné; adulte,
elle le soigne s'il est malade, elle le secourt s'il est infirme,
elle le fait travailler s'il chôme; vieillard, elle adoucit ses der-
niers jours par l'épargne dont elle a su lui inspirer le goût.
Le plan embrasse le cycle complet de la vie humaine, et, dans
le rêve grandiose de Liancourt, la société future est délivrée
du cauchemar de la misère.
Que l'assistance soit plus qu un devoir, une dette sociale,
qui le conteste? Elle apparaît de la part de la société comme
une de ces obligations que le droit reconnaît sans les consa-
crer par une sanction positive. L'assistance est une obligation
naturelle dérivant du quasi-contrat de solidarité. Il y a un
minimum d'existence que la société doit assurer à chacun de
ses membres. « Il n'est pas tolérable qu'un homme meure de
faim à côté du superflu des autres hommes. Le secours de la
force commune est dû pour garantir le minimum de l'exis-
tence à tout associé qui se trouve d'une façon permanente,
par suite de son âge ou de ses infirmités, dans l'impossibilité
physique ou intellectuelle de se conserver par ses seules forces.
13
194 LA ROGHEFOUCAULD-LIANCOURT
Il est dû aussi à tout associé rendu temporairement incapable
de se suffire soit par la maladie, soit par les accidents du
travail, soit par le chômage forcé. Augmentés par la com-
plexité croissante de l'état économique, les risques dépassent
la prévision et la prudence individuelle; la charge doit être,
en partie tout au moins, supportée par la collectivité (1) . "
La difficulté consiste à limiter la proportion, à préciser par
quels organes, par quels moyens la société doit les atténuer.
a Elle aura fait quelque chose si elle a diminué les inéga-
lités de conditions qui sont le fait des hommes eux-mêmes, de
leur ignorance, de leur égoisme, de leur àpreté au gain, de
leur violence (2). " Mais son action est insuffisante si elle ne
vient pas directement au secours de ceux qui sont » temporai-
rement ou définitivement " dans l'impossibilité physique de
pourvoir aux nécessités de la vie.
Le devoir social sera assuré soit par l'assistance privée, soit
par l'assistance publique; dans les deux cas, il repose sur la
solidarité nationale. Il doit donc s'exercer non seulement de
la société à l'individu, mais de groupe à groupe, les com-
munes riches venant au secours des communes pauvres (3) .
L'école moderne reprend l'idée d'un fonds de secours commun
à toute la nation, réparti suivant les besoins de la popu-
lation indigente et suivant les ressourcés de la population
aisée. Mais elle s'écarte des idées de Liancourt quand il s'agit
de déterminer les organes de la distribution. Dans la pensée
du Comité, les fonds provenant de la masse commune étaient
répartis successivement entre les départements, les districts
et les numicipalités avant d'arriver aux indigents, comme des
eaux qui, provenant d un réservoir, arrivent par des biefs de
plus en plus restreints aux parcelles qu'elles doivent irriguer :
le danger est qu'en route elles ne se divisent en gouttelettes
infinitésimales et ne s'évaporent. Pour être efficace, l'assis-
(1) Léon BouncEois, les Applications de la xoliditrité sociale (Revue polili<iue
et parlementaire, 1902, p. 11 cl suiv.), discours du 17 juin 1902, cuiiniie prési-
dent de I.T Chambre des députés.
K^) W , P; 7.
(•3) Conseil supérieur de l'Assistance puJjlique, séance du 19 mars 1898.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 195
tance publique doit être communale. La commune est la cel-
lule primaire de l'assistance; elle est la plus rapprochée de
rindi(jent, la plus apte, par suite, à discerner le vrai pauvre du
faux, l'indigent accidentel du professionnel, à appli({uer à
chaque catégorie le traitement approprié.
L'État lui confiera donc la distribution des secours à domi-
cile, l'assistance médicale gratuite, la surveillance des. hôpi-
taux et des hospices redevenus maîtres de leurs biens. La
constitution du fonds de secours et la détermination des con-
ditions nécessaires pour y participer seront dévolues aux
bureaux de bienfaisance, liéritiers des agences de secours du
Comité de Mendicité.
Du département, organe supérieur, relèveront les enfants
temporairement secourus; les enfants trouvés, abandonnés;
les orphelins pauvres et, depuis la loi Roussel, les enfants
maltraités, délaissés, moralement abandonnés, pupilles de
l'assistance; les aliénés, les mendiants valides.
L'État a sa mission d'éducation, de relèvement, de patro-
nage social. Il intervient comme tuteur suprême par ses lois
et ses subventions, et puisque, même avec l'aide des départe-
ments et des communes, ses ressources sont insuffisantes, il
fait appel à l'assistance privée. C'est elle qui, plus souple et
plus rapide, applique ses ressources à l'infinie complexité des
misères humaines. Aux enfants du peuple, elle ouvre ses
œuvres scolaires, ses patronages, ses Amicales, ses colonies de
vacances; aux enfants menacés par la maladie ou la corrup-
tion, ses œuvres de protection, de préservation et de sauve-
tage; aux soldats, pendant leurs années de régiment, un foyer
qui remplace la famille. L'adolescent, ladulte se réconforte,
s'instruit et s'élève par les mutualités, les associations, les
cercles d'ouvriers, les universités populaires, les sociétés d'ins-
truction et d'éducation. Les multiples combinaisons de la |)ré-
voyance facilitent l'épargne, et, peu à peu, troj) lentement,
les taudis font place à des habitations plus hygiéniques.
En cas de détresse ou de chômage s'ouvrent les ateliers
d'assistance par le travail; la misère noire trouve un toit et un
196 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
lit dans les asiles de nuit; distribution d'aliments, de vête-
ments, secours de loyers, des œuvres de toute catégorie s'in-
xrénient à empêcher cette monstruosité : un être sans pain ou
sans abri dans la France du vingtième siècle; maisons de
retraite, hôpitaux privés, dispensaires — et Liancourt se
retrouve à l'origine de ces fondations — s'ouvrent à toutes
les maladies et à toutes les infirmités, et il n'est pas de plaie,
si affreuse qu'elle soit, qui ne trouve une main féminine pour
la panser.
En présence de tant d'efforts, « nous devons être à la fois
très fiers de notre pays et très humbles. Beaucoup a été fait.
Si nous mesurons l'oeuvre aux misères, nous sommes très
au-dessous de notre tâche (1) » .
Notre budget d'assistance publique, État, départements et
communes, est de 243 millions. Nous voilà loin du chiffre de
50 millions prévu par le Comité, et pourtant personne n'en
conteste l'insuffisance.
Il a fallu cent ans pour que la loi du 15 juillet 1893 orga-
nisât 1 assistance médicale gratuite à tout malade privé de
ressources, avec l'obligation de la commune à la base et la
solidarité subsidiaire et graduée du département. Pour les
enfants, la République a repris à son compte la belle for-
mule de M. Fouillée : " Il n'y a pas de cadets dans une nation. "
Si la famille fait défaut, il reste au-dessus d'elle la grande
famille nationale. Le service des enfants assistés absorbe
27 millions de francs. Des hommes, dont les noms méritent
d être rapprochés de celui de La Ilochefoucauld-Liancourt,
ont assuié la protection des enfants et la déchéance de leurs
bourreaux (2j . Asiles, maternités, crèches municipales ou pri-
(1) Georjjes Picot, Congiè.'; d' (insistance publique et de hienfaisance privée,
I, p. 40. — Pour l'assistance publique en France, discours de M. Monod, I,
p. 15. — Pour les secours à domicile, rapports de MM. Ilerniann Sabran, I,
p. 49, et Louis Hivière, L p- !-'<-• — Pour l'assistance par le travail, mon
rapport, H, p. 97.
(2) Lois des 2() décembre 1874, contre la mendicité des enfants; 24 juillet
1889, sur la di'chéance de la puissance paternelle; du 19 avril 1898, sur la
répression des violence» contre les enfants.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 197
vées, sociétés (rallailement, défendent les enfants du premier
à{je contre la néjjli^^ence ou l'ignorance; et Tenfant malheu-
reux— faussement baptisé coupable — trouve dans ses juges
des patrons bénévoles qui, avec la collaboration des pouvoirs
publics, cherchent à Tarracher du ruisseau pour en faire un
honnête homme, a un citoyen utile > , comme disait Lian-
•court (l).
L'assistance aux vieillards et aux incurables indigents
n'est pas encore réalisée. La loi de finances de 1897 oblige
l'État à prendre à sa charge une partie de toute pension
constituée à cet effet par les communes ou par les départe-
ments. Une loi nouvelle actuellement soumise au Parlement
est nécessaire pour rendre cette assistance obligatoire sans
nuire au développement des œuvres de prévoyance; mais,
pas plus aujourd'hui qu'il y a cent ans, on ne peut admettre
que " des vieillards, des incurables, incapables de gagner
leur vie, souffrent et meurent faute d'assistance (2) » .
Le problème de la répression de la mendicité est encore
sans solution. La doctrine que Liancourt indiquait n'a pas de
contradicteurs. En théorie, la division en malades et infirmes
relevant de l'hospice, en travailleurs de bonne volonté rele-
vant du refuge, et en professionnels relevant de la prison, est
classique. Tout le monde est d'accord pour demander des
mesures préventives et de police, un classement rationnel des
mendiants et vagabonds, l'organisation d'ateliers d'assistance
par le travail. Mais la société n'a le droit de prendre des
mesures de préservation sociale contre le mendiant que si elle
s'est acquittée de son devoir d'assistance envers les invalides,
les infirmes et les chômeurs accidentels. La difficulté com-
mence quand il faut organiser les refuges; les dépôts de men-
dicité sont condamnés, sans qu'on sache avec précision com-
ment les remplacer.
L'assistance par le travail en est à sa période detàtonne-
(i Rapport des Comités de défense des enfants traduits en justice. — Paris,
1900; Bordeaux, Marseille, le Havre, etc.
2) Sahraii, r;i|)i)i>it .tu Conseil supérieur de l'Assistance publicjue.
198 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
ments. Pas plus que Liancourt, l'école moderne ne refuse aux
pouvoirs publics le droit de venir au secours d'un chômage
extraordinaire par l'ouverture de grands chantiers : elle dif-
fère du Comité de Mendicité en laissant à l'assistance par le
travail son caractère d'œuvre privée, ces ateliers ne pouvant
être utiles que s'ils servent de couloirs au placement. Mais
elle est d'accord avec lui pour éviter la concurrence au tra-
vail libre (1).
Dans son Histoire socialisic, après avoir exposé l'œuvre de
" l'admirable Comité de Mendicité », M. Jaurès s'écrie :
» Qu'est devenu le droit à la vie dans une société où tant
d'êtres humains succombent encore à l'excès des privations ?
Qu'est devenu le droit au travail dans une société où le chô-
mage condamne à la misère tant d'hommes de bonne volonté?
Oui, le prolétariat a le droit, après plus d'un siècle, de cons-
tater la terrible disproportion entre l'œuvre accomplie par la
société bourgeoise et le solennel engagement pris par la bour-
geoisie révolutionnaire. Il y a là, au profit des dépossédés, un
titre historique et social que nous ne laisserons point
périmer. " Cette apostrophe gagnerait à être précisée. A cette
protestation véhémente, à cet appel aux dépossédés répondent
les réalités de l'assistance organisée par la société dans laquelle
nous vivons; aux doctrines de l'anéantissement de l'individu,
celles de la solidarité nationale. C'est le dix-neuvième siècle
tout entier qui se lève pour se défendre, pour montrer ce qu'il
a fait, ce qu'il a préparé afin de diminuer la part de la misère
et de la souffrance.
Dans le champ des douleurs humaines, chacun a ses parcelles
à défricher. L'État a ses obligations définies et limitées par la
nature et parla justice : à côté de son domaine, de celui du
département et de la commune, est le domaine privé, réservé
aux hommes librement associés sous le contrôle de la Puis-
(1) Misères sociales, p. 137 et suiv. — Discussions de la 4'' section du Congres
d'assislance publique et de bienfaisance privée, t. IV. — La Maison du travail,
fondée en 1903 par les magistrats du parquet de la Seine, est une tentative inté-
ressante pour humaniser la répression.
UN PLAN D'ASSISTANCE SOCIALE 199
sance publique, suivant l'infinie complexité de leurs compé-
tences et (le leurs facultés. Là aussi est la place de la charité
individuelle immédiate, généreuse, parfois irréfléchie, parfois
éclairée et avertie, prenant en charge une misère à soutenir,
une famille à relever, une âme à consoler. Aucune des forces
sociales n'a le droit de rester étrangère à Tœuvre de frater-
nité, puisqu'il s'agit d'assurer à tousleurpart de bonheur, et,
plus tard, quand germera la moisson future de justice, la
démocratie se souviendra que Liancourt fut un de ceux qui
jetèrent dans le sillon la bonne semence.
CHAPITRE V
l'émigration aux ÉTATS-UNIS
LE RETOUR ET LA RADIATION
(1792-1800)
I. — Liancourt à Londres : il est accueilli par Young. — Installation à Bury-
Saint-Ednionds. — La {jène. — La duchesse et le divorce. — Le procès du
roi. — La lettre à Barère. — La lettre à Malesherbes. — Le départ pour les
États-Unis.
IL — L'émigration française aux Etats-Unis. — Journal de voyage. — La
méthode d'observation de Liancourt. — Ses compagnons. — Compatriotes
retrouvé.s. — Amis d'Amérique.
III. — La démocratie américaine en 1795. — Les constitutions. — La trans-
mission des pouvoirs. — L'armée et les milices. — L'agriculture. — L'instruc-
tion populaire. — L'assistance. — Le.s « city dispensaries ». — li'inoculation.
— L'esclavage et les Indiens. — Les institutions judiciaires : le jury. — Le
sentiment de la nature. — Les mœurs; la spéculation. — L'esprit religieux
et les sectes. — La femme américaine et la femme françai.se. — Patriotisme
de Liancourt. — Les Français du Canada. — La politique américaine. — La
seconde disgrâce. — Vengeance du parti de Coblentz.
IV. — La citoyenne Lannion à Versoix-Ia-Raison : les suites du divorce et la
liquidation des biens séquestrés. — Les trois Hbs de Liancourt. — Démarches
prématurées de Liancourt pour obtenir sa radiation. — Le domaine et le
château; ce que devient l'école de la Montagne. — Wilhem et Crouzet.
V. — Retour en Europe. — Hambourg. — La famille Sieveking. — Amsterdam.
— Réapparition à Paris après le 18 Brumaire. — Radiation provisoire : appui
de Talleyrand et de Fouché. — Radiation définitive.
Liancourt débarqua en Angleterre vers le 20 août et se
rendit à Londres. Il y logea Bate's hôtel Adelphi. Les émigrés
l'accueillirent en suspect. Dès son arrivée, il s'adressa à Young
L'EMIGRATION — LES ETATS-UNIS 201
qui dirigeait paisiblement son petit domaine de Bradfield-
Hall, près de Biiry-Saiiit-Edmonds, dans le Suffolk.
Liancourt avait hâte de s'installer près do son ami. Le
1*' septembre, il Ini écrivait (1) : » Échappé depuis quelques
jours ici des fureurs qui me menaçaient en France, je me
reprocherais, monsieur, de ne pas a^ous avoir donné avis de
mon arrivée à Londres, si l'inquiétude dans laquelle je suis
et l'incertitude même de ma position ne me servaient à moi-
même d'excuse. J'ai depuis longtemps perdu de vue notre
ami commun, l'excellent Lazowski ; 11 est sûrement caché à
Paris, bien malheureux et de son malheur et du nôtre;
donnez-moi de vos nouvelles; si je puis aller passer quelques
moments avec vous, j irai vous demander l'hospitalité pour
trois jours, mais je ne sais quand. Quoi qu'il en soit, partout
où je me trouverai, je n'oublierai jamais les services que
vous m'avez rendus dans le bien que je voulais faire à mon
pays et les témoignages réitérés d'amitié que j'ai reçus de vous.
" Recevez l'expression de la mienne et de l'estime avec
laquelle j'ai l'honneur d'être votre dévoué serviteur.
" Ll\ncourt.
" Londres, Bate's hôtel Adelpfii. Sept. i". «
C'est à Londres que, le 7 septembre, il apprenait les mas-
sacres : « Les nouvelles horribles que nous recevons aujour-
d'hui de massacres nouveaux faits à Paris le 3 de ce mois ne
me laissent pas une goutte de sang dans les veines, d'inquié-
tude pour Alexandre et sa femme, LazoAvski et quelques
autres amis; nous ignorons encore les détails, et ce que nous
savons déjà nous les fait craindre.
« Mandez-moi, je vous prie, quand vous serez revenu de
vos courses, et insiruisez-moi si vous avez reçu des nouvelles
de Lazowski et quand vous en recevrez (2) . «
(i) Collection dii British Muséum. (Additions lo manuscripts, 35,127, f. 190.)
Nous ne reproduisons pas l'orthojiraplie de Liancourt.
(2) British Muséum, mss. 35,127, f. 194.
202 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Les craintes de Llancourt se confirmaient. Il apprenait
successivement le 10 septembre la mort de son petit-cousin,
Ilohan-Chabot (1), massacré le 2 septembre à l'Abbaye, et
celle de son parent Alexandre La Rocliefoucauld-d'Enville. Il
était ce jour-là convié à dîner chez Bentham. « La nouvelle
horrible que je viens d'apprendre de l'assassinat de M. de La
Rochefoucauld, mon cousin et mon ami, le plus digne et le
plus respectable des hommes, le plus fidèle ami de la justice
et du bien public, me met dans une telle affliction qu'il
m'est impossible de me rendre aujourd'hui à l'honneur de
votre obligeante invitation dont je me faisais un plaisir véri-
table (2) . "
On sait que le malheureux d'Enville, arrêté à Forges-les-
Eaux le 4 septembre par Bouffard, envoyé de la munici-
palité de Paris, fut tué à coups de pierres presque sous les
yeux de sa femme et de sa mère à Gisors. Cette mort impres-
sionna vivement Liancourt : jamais il ne put en parler sans
colère. " Moins confiant, moins vertueux que lui, écrivait-il
sept ans plus tard, j'ai fui les poignards, et il y a succombé.
Son âme était indépendante et libre ; il professait le culte
de la liberté longtemps avant que 1 on en prononçât le nom
en France.
" Et il est mort assassiné sous les yeux de la plus tendre
des mères, de la plus respectable des femmes, par des
monstres qui se disaient patriotes (3) . «
(1) Rouax-Ghabot (^Annand-Cliarles-Just de), 1767-1792, petit-HIs de la
duclipsse d'Enville par sa mère Elisabeth-Louise de La llochefoucauld-
d'Enville, garde national et aide de camp de La Fayette, puis capitaine au
réjjiinent des {lardes françaises, avait été arrêté le 10 août endormi sur une
banquette dans le corridor qui conduisait à la tribune du logojjraplie et traduit
le 12 août à la barre de l'AssemJjlée, [)uis au Comité de la section.
(2) liritish Muséum, mss. 33,541, f. 363.
(3) Voyaç/e ilans /es- Etats-Unis, VI, p. 334, et Avertissetnent. — RousSk,
La lioclie-Cjuyon, p. 369 et suiv. — Vie du duc, p. 40. — « Le duc de Lian-
court, ajoute Gaétan, fut vivement affligé de la mort de son cousin et porta dès
lors sans concurrence le titre de duc de La Rochefoucauld. « En 1799, trois
médailles commémoratives furent frappées en mémoire de d'Enville, « assassiné
en septembre 1792 sur la route de Rouen » . I)elaroche et HENRiQUEL-Drpo>'ï,
Trésor de iiumismatiifue, médailles de la Révolution, p. 43.)
L'ÉMIGRATION — LES ÉTATS-UNIS 203
L'indignation du reste fut générale : même sous la Conven-
tion le crime fut regardé comme un malheur public, comme
un forfait sans excuse. En mars 171);i, le géologue Dolomieu,
qui était dans la même voiture que d'Enville, flétrit les assas-
sins dans le Journal de physique et rendit hommage au courage
tranquille que n'avaient pu troubler a des hurlements de
cannibales. Je m'honorerai de leur haine, ajoutait-il, et mon
horreur pour les forfaits surpassera toujours l'effroi qu'ils
pourraient m'inspirer " . Malgré la violence du récit, Dolo-
mieu ne fut pas inquiété.
Quelques jours après, Liancourt se rendit à Bury. Young
lui avait trouvé un petit logement pour lui, une maison plus
grande pour ses compagnons. Il y arriva le jeudi 20 sep-
tembre. Mme Young l'avait accueilli avec bonté. Young servait
d'intermédiaire entre le duc et Lazowski resté à Paris, u Avez-
vous reçu, écrivait-il en septembre 1792, un billet pour moi
de Lazowski? Il m'annonça vous l'avoir adressé il y a quelque
temps; il aura été perdu à la poste. C'était une lettre de
change de 500 francs ou à peu près... Voulez -vous bien
mander aujourd'hui à Lazos que vous n'avez pas reçu les
billets pour solde de compte qu'il annonce vous avoir
envoyés (1)? »
A Bury-Saint-Edmonds, Liancourt vécut très simplement
« par goût, mais aussi par nécessité » . Après les sacrifices faits
à Louis XVI, il était à court d'argent. Peut-être la duchesse
hii faisait-elle passer quelque subside. La loi du 18 sep-
tembre 1792 exigeait qu'il justifiât de sa résidence : faute de
cette justification, le séquestre de ses biens avait été pro-
clamé le 23 octobre par mandement du directoire de l'Oise à
lui signifié à Liancourt le 3 novembre 1792 (2).
1) Rriiisli Muséum, nis. 35,127, f. 188 et 195. Malgré tous ses tracas, malgré
sa douleur, la honliomie naturelle de Liancourt reprend le dessus, témoin ce
post-scriptu7n : « Présentez mes hommages à Mme Young et à Mlle Bariiet :
on dit que votre fille a très bien dansé l'autre jour. »
(2; Le 23 février 1793, il touchait pourtant par procuralion 2317' 16% à la
caisse du ministère de l'intérieur. Arch. nat., F*'' 5, fol. 148. ) Cette somme
représentait les intérêts restant dus par la caisse de l'extraordinaire sur le prix
■204 LA ROCHEFOUCAULD-LIAJNCOURT
Pour sauver les débris de sa fortune, le ménage suivit
Texemple de beaucoup de nobles couple? dont les scrupules
religieux s'inclinèrent devant la nécessité. Le 16 octobre, la
duchesse demanda sa séparation de biens pour cause d'émi-
gration. Suivant la loi du 20 septembre 1792, un tribunal de
famille se réunit à Paris; Samson, Duperron, Berryer étaient
ses arbitres; Gavral et de Normandie (1) occupaient d'office
pour Liancourt. Le 0 novembre, le tribunal du 6^ arrondisse-
ment de Paris autorisait la requérante à gérer ses biens per-
sonnels; mais les lois révolutionnaires obligeaient la duchesse
à une mesure plus cruelle : le décret du 20 septembre 1792
supprimait la séparation de corps; l'émigration devenait une
cause dirimante de divorce ; l'officier de létat civil devait le
prononcer de piano. La duchesse en prit son parti. Le 23 no-
vembre, elle commençait son instance; le 3 décembre, l'offi-
cier de l'état civil de Liancourt déclarait le mariage dis-
sous (2) .
(les forêts de Camos et Floranjjes vendues au roi le 20 juillet 1785. Un décret
de la Constituante du 20 uiars 1791 i procès-verbal, n" 569, p. 3) avait Kxé
l'arriéré dû à Liancourt à 400,000 livres. — Le 31 mai 1791, il avait touché
8855' 6œ 7" d'intérêt et le 6 juin J792, 2317'. (Arch. nat., F*'-' 4, fol. 148.)
(1) Samson (Claude-Nicolas), avocat au parlement, inscrit le 4 janvier 1745,
bâtonnier en 1788.
DiPERRON (Jean-François-Samson), avocat au parlement, inscrit le 29 août
1763.
lÎKnnYKR (Pierre-Nicolas), 1757-1841, mort doyen de l'ordre des avocats, Ht
partie souvent des tribunaux de famille or^janisés par la loi d'août 1790; sous-
agent du Trésor puldic en 1793; conseil, en 1798, de grandes sociétés financières ;
piailla des affaires de prises maritimes; défenseur du maréchal Ney et de Fauclie-
Rorel (1816); père du grand Berryer.
Gayral (Jean-André), 1763-1834, inscrit le 3 avril 1787, avocat consultant
célèbre : «J'ai vécu avocat, disait-il, et je mourrai avocat. » Marie a prononcé
son éloge en 1834 à la Conférence des avocats.
DKNonMAXDiP: (Claude-Ernest), 1756-1815, procureur du roi <hi Châtelet; après
la suppression des offices ministériels, attaché à la liquidation générale de la
Dette publique, juge au tribunal de la Seine, secrétaire général de l'administra-
tion des forêts, maitre des requêtes au conseil de Monsieur.
(2) Archives communales de Liancourt. Voir Appendice n" VL — Abbé
Sellier, Mémoires de la Société acadétnitpte de l'Oise, XV, p. 543 et suiv. —
Ph. Sag;sac, Lé(jislation civile de la Révolution, p. 289. — Le divorce pour
cause d'émigration fut fréquemment pratiqué avant, pendant et après la Terreur.
Le grand Carnot y eut recours, en 1798, après le 18 fructidor. Voici conunent la
chose est racontée dans ses Mémoires (II, p. 198) : « Mon beau-père proposa .'i
L'EMIGRATION — LES ÉTATS-UNIS 205
C'est à Bury-Saint-Edmoiids que Liancourt apprit la mise en
ju{;emcnt de Louis XVI. Le (j novembre Yala/é, dans son rap-
port, énuméra les charges établies par les papiers des Tuile-
ries, et, le 7, Mailhe proposa de faire juger le roi par la
Convention. Liancourt fut avec Lally-Tollendal, Malouet,
Mounier, Nicolas Bergasse, Ca/alès, Narbonne, au nombre des
Constituants qui sollicitèrent la défense du roi : .. Sans pré-
tendre me placer à côté des grands talents qui devaient s'offrir
pour défendre Louis XVI, j'avais osé me proposer pour être
son défenseur dans une lettre en date du 19 novembre, que
j'ai prié M. Barére, alors président, de lui faire parvenir. »
Défenseur ou témoin, il aurait voulu, disait-il plus tard à sou
fils, révéler toutes les secrètes pensées du roi, les projets
qu'il formait sans cesse dans les jours de la puissance pour
le bonheur de ses sujets : « Il est possible, ajoutait-il, que
cette révélation de confidences si vertueuses eût fait impres-
sion. » Barére avait été le collaborateur du duc au Comité de
Mendicité : il garda la lettre pour lui et n'en parla jamais à
la Convention.
Liancourt ne s'en tint pas là; il rédigea sous forme de
lettre à M. de Malesherbes un Mémoire qu'il envoya au
défenseur du roi, puis il le fit imprimer et répandre (1). C'est
sa tille un moyen de salut employé par quelques émigrés et auquel nous savions
que le ménage Lanjuinais avait eu recours pendant la proscription des Girondins :
un divorce simulé on plutôt une dissolution <le mariage fondée sur la condamna-
tion de l'un des époux à une peine afHictive. Elle céda, noire séparation fut
légalement prononcée, le peu que j'avais personnellement demeura séquestré et,
rentrée dans la possession de sa dot, il fut possible à ma femme de me faire
passer en secret des ressources. Quand les portes de la France se rouvrirent,
ma femme accourut se jeter dans mes bras, me rapportant notre enfant et sa for-
tune conservée. Je lui intentai un procès en nullité de divorce; grâce à des jupes
complaisants, je regagnai ma femme et nous avons vécu plus unis que jamais. »
A la différence de M. et Mme Carnot. le duc et la duchesse de Liancourt
n ont jauiais fait annuler le divorce de 1792; l'acte de décès du duc, en date du
29 mars 1827, porte la mention : « Epoux divorcé de dame Félicité-Sophie
de Lannion. »
{i) Lettre de monsieur de La Rocitefoucdiild-Lutiicourt a monsieur de Males-
herbes, défenseur du Roy. Londres. Se vend ciiez Isaac Herbert, libraire, 6 l'ail
Mail. [Lettre datée de Bury-Saint-Edmonds, 20 décembre 1792. Londres, 1793,
in-8', Rritish .Muséum, T 1104 (4).]
Cette lettre parait avoir jusqu'ici échappé aux historiens du procès <lu roi. Il
-206 LA ROCHEFOUCAULD-LIA^COURT
le récit d'un témoin oculaire des trois grandes années. C'est
aussi la déposition d'un témoin à décharge. Il a préparé un
travail complet, mais comme " l'esprit de la défense doit être
un et qu'il ne faut pas gêner la marche des avocats, il le garde
comme note pour l'histoire " et se contente de déposer sur
deux faits importants : le 14 juillet et le retour de Varennes.
Le 1 i juillet, dans la nuit qui décida du succès de la Révo-
lution, le roi protesta de son amitié pour le peuple; ses
paroles et sa réunion à l'Assemblée montrent " une impertur-
bable bonté de caractère ■> , et la peine profonde qu'il éprou-
vait en voyant ses opinions si méconnues.
Au retour de Varennes, Liancourt se trouvant seul avec le
roi recueillit ses plaintes, l'écho de ses souffrances; il n'hésita
pas, avec son indépendance habituelle, à blâmer le projet qui
avait échoué, à montrer a l'autorité que l'Assemblée en reli-
rait •^ . — a Ah! tant mieux! lui aurait répondu Louis XVI;
qu'elle la garde, cette autorité, et qu'elle la fasse tourner au
bonheur du peuple, au retour de la paix, de la tranquillité,
de la sûreté publique ; je la bénirai encore, i'
Que valait le témoignage de Liancourt en présence des
papiers de l'armoire de fer, des preuves d'une partie des
intrigues ourdies autour du roi et de son aveu? Ce que plai-
iiest fait iiienlion d'aijciin iiu'inoire signé Liancourt, ni dans le catalogue de
M. Tourneux (Biblioc/. de l'histoire de Paris, cliap. iv, p. 309 et suiv.), ni dans
la collection Portiez de l'Oise (Bibl. de la Chambre des députés, t. CCLXXVIl-
CCLXXVIII et t. CCCLXXXII-CCCLXXXV\ Cette collection très complète
renferme ^t. CCLXXVIII. n' 44, et t. CCCLXXXV, n" 7) un « court plaidoyer
pour J^ouis XVI adressé à la Convention nationale sous la présidence du citoyen
Rarère, le 26 décembre 1792 . . Cet écrit a été imprimé à Mâle en 1796; il a été,
dit la note, écrit à Londres. L'auteur anonyme parle du voyaf'C à Cherbourg :
" De quels vœux, de quels applaudissements toute la route de Normandie retentit
(piand Louis XVI visita cette province ! " ÏNous avons été tout d'abord tente
d'attribuer cette lettre à Liancourt, mais elle figure dans les œuvres de Cazalès
[Discours et opiitions, p. 239 . Dans son livre intitulé les Défenseurs de
Louis XVI (Lyon, 1876;, -M. Edmond Biré énumère les membres de la Consti-
tuante qui ont écrit à la Convention en novembre et décembre 1792, les anciens
ministres qui ont demandé à défendre le roi; les écrits signés ou anonymes qui,
d'octobre 1792 à janvier 1793, ont paru en faveur du roi. Le nom de Liancourt
ne s'y trouve pas.
La lettre no figure pas davantage au catalogue de la liibliothéque nationale.
Nous avon.'; cru devoir la reproduire intégralement. (Voir Appendice n" \II.)
L'EMIGHATIOjS — LES ÉTATS-UNIS 207
dait le duc, c était la droiture des intentions, la part prise par
le roi à la Révolution, part attestée par les élo^jes des cahiers
et le vote de la Constituante. Pour cette apologie, il ren-
voyait à Louis XVI lui-même. Dans son mémoire personnel,
le roi s'était dépeint avec son caractère, ses qualités, ses
défauts, " les efforts qu'il avait faits pour surmonter les obs-
tacles qui s'opposaient en lui-mémo à ce qu il fut tout ce qu'il
voulait être " , son amour inaltérable de la justice et l'inten-
tion constante de faire du bien au peuple. Ce qu'il n'avait pas
dit, c'est que la douceur même de ses affections l'avait mis
dans la dépendance de la reine, et sa dévotion dans celle de
l'Église. » Il ne voyait, dit Rœderer, dans ses royales obliga-
tions que les commandements de sa religion; dans ses fautes,
que des péchés, et, ne pouvant se figurer le moindre danger
pour sa couronne, il n'en voyait que pour sa conscience (1). »
Malesherbes ne lut pas la lettre du duc à la Convention :
mais il la lut au roi. " J'en ai fait, écrivait-il à Liancourt le
26 janvier 1793, l'usage que vous désiriez sans doute. Je 1 ai
lue. et celui qui n'est plus a été bien touché de cette mar(jue
de votre zélé (2) . "
Le 21 janvier frappa Liancourt au cœur : il ne cessa jamais
de regarder Louis XVI comme le restaurateur de la liberté.
Il Je l'ai vu, écrit Bertrand de Molleville, un an après la mort
de ce malheureux prince, verser les larmes les plus améres
sur son sort, ne penser, ne parler que de lui, s'occuper uni-
quement d'un travail destiné à venger sa mémoire (3) . 55
La douleur qu'il ressentit fut si vive qu'elle altéra sa santé.
Il prit tout en dégoût, dit un de ses biographes, jusqu'à sa
(1) RCEDERER, OEllVreS, m. J). 49.
(2) Vie du duc, p. 43.
(3) Mémoires, II, p. 135. En 1816, Hcrlianil de Molleville ayant écrit au dm;
au sujet d'une nouvelle édition de ses mémoires, celui-ci lui répondit : « Quant
à la proposition (jue vous voulez bien me faire, de rétablir dans votre nouvelle
édition la note ([ui vous atteste mon profond et constant attacliemciit pour
i.ouis XVI, je vous prie de me permettre de vous laisser le maitre de faire à cet
éfjard tout ce (|ue vous croirez devoir faire. Mon attachement pour notre aufjusle et
tnalheureux maitre est et demeure au fond de mon cteur tant qu'il y restera un
l)attement. " Catalogue d'autographes Noël Charavay, u° 1707.)
20S LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
propre existence (Ij. L'exil lui pesait : « Il ne pouvait sup-
porter d'être inutile dans le monde; il était dévoré dune
tristesse continuelle. " En France, le tribunal révolutionnaire
le guettait. Ce n'est que le 16 pluviôse an II (4 février 1794),
qui! fut régulièrement porté sur la liste générale des émigrés
pour le département de l'Oise et le 15 germinal an II (4 avril
179 4, pour le département de la Seine (2j . Mais à Londres
les intrigues de l'émigration répugnaient à son patriotisme.
Il aimait la liberté : il résolut d'aller visiter les Etats-Unis.
11
Depuis La Fayette — et son expédition d'Amérique — la
noblesse libérale s'était passionnée pour la cause des » insur-
gents " . Tout ce qui venait de l'autre côté de l'Atlantique
était populaire. On s'entbousiasmait pour les paysages du
nouveau monde, pour les contrées inexplorées; on s'atten-
drissait sur les Peaux-Kouges, et, depuis Voltaire, les Hurons
étaient à la mode. Avant la Ré\olution, vingt-quatre jeunes
hommes nobles de robe ou d'épée avaient formé une com-
pagnie dite du Scioio pour coloniser les Montagnes bleues et
(1) Serval de Siosy, Eloge hi.<iloii(/ue, p. 41.
(2) Dans le département de la Seine, la liste fut dressée les 12, 13, 14 et
15 germinal. Liancourt y fut porté à la lettre L à deux endroits différents aux
articles La Rochefoucauld et Liani'ourt (Arch. de la Seine, carton 607, dossier
860 : arrêté du bureau de la liquidation des dettes des émigrés du 16 germinal
an V.;
Il était encore à Londres le 29 décembre 1793, ainsi qu'en témoigne la lettre
affectueuse qu'il écrivait à Arthur Young eu lui offrant " ses boutons de man-
chettes » .
"Ces boutons de manchettes sont faits avec des fragments de la pierre qui sert
de piédestal à la statue de Pierre le Grand, érigée il y a quelques années par l'im-
pératrice de Russie. I^e prince de Ligne, à qui l'impératrice elle-même a donné
quelques-uns de ces fragments, m'a donné ceux-ci à mon tour, à son retour de
Russie. Ces boutons sont réputés un monument histori(|ue. Je me permets de
les offrir comme tels à mon ami, Artliur Young. Et quoi(juc mon ccinir ne soit
pas aussi dur que cette pierre {^lieart-hnrd, jeu de mots), je prie Voung de croire
que mon amitié a la solidité d'un roc. » (British Muséum, ms. 35127, f. 297.)
L'EMIGRATION — LES ÉTATS-LNIS 209
la région de TOliio; il y avait là d'Éprémesnil, conseiller au
Parlement, le marquis de Marnésia, Lally-Tollendal, et aussi
Mounier et Malouet : c'étaient des rêveurs ou des brasseurs
d'affaires en quête d'aventures et de colonisation fructueuse.
En 1790, ils achetèrent en Virginie 2 4,000 acres de terres
continues. Les chefs de la Révolution américaine, Washing-
ton, Adams, Hamilton, Jefferson, Madison avaient accueilli à
bras ouverts ces premiers émigrants : Marnésia voulait former
« au cœur des États-Unis un État nouveau avec des Français
énergiques, éprouvés, riches de leur industrie, de leur science,
de leur courage et de leur sociabilité » . On fonda deux villes,
l'une agricole et militaire, l'autre administrative et indus-
trielle (I). Leurs tentatives échouèrent et plusieurs rentrè-
rent en France.
Pour un homme comme Liancourt, l'exemple était tentant.
Son ami La Fayette écrivait à la même époque : « Dans le cas
où le despotisme et l'aristocratie d'une part, de l'autre les
factions ou la désorganisation me feraient perdre l'espoir de
voir ma patrie libre, je redeviendrai uniquement améri-
cain (2). ') Agriculteur, commerçant, industriel, peut-être
songeait-il à fonder un établissement sérieux, peut-être sim-
plement à s'abriter contre la tourmente, a La seule pensée
qu'il allait contempler de près un peuple né d'hier, mais déjà
paisible et heureux à l'abri des lois et des institutions qu'il
s'était données, avait pour lui un charme indéfinissable, et il
s'est plu souvent à répéter depuis que c'avait été une des plus
vives jouissances qu'il eût goûtées en sa vie (3). "
Les Français qui se réfugièrent en Amérique pour éviter
l'échafaud n'étaient pas, comme ceux de Londres ou de
Coblentz, des complices de la coalition, toujours prêts aux
intrigues a louches et lucratives (4) " . Les émigrés d'Amé-
(1) Henri Carré, lea Emigrés français en Amérii/nc. Revue Je Paris, 15 mai
1898.) La compagnie du Scioto échoua après la mort de d'Éprémesnil, exécuté le
22 avril 1794.
(2 GilARAVAV, La Fajellr, p. .335.
(3) Servan de Sugnv, Éloge cite', p. 44.
(4) Dacdet, les Émigrés et la seconde coalition, p. 27. — Abbé de I'radt,
14
210 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
rique restaient patriotes; ils avaient fui; mais, tout proscrits
qu'ils étaient, ils gardaient leur foi dans les institutions libres
qu'ils avaient voulu acclimater en France. Il y eut des Fran-
çais qui, détestant la Terreur, applaudirent à Jemmapes et à
Valmy et se refusèrent à confondre la Révolution avec ceux
qui l'ensanglantèrent.
Liancourt fut de ceux-là. Il passa quatre années aux États-
Unis et au Canada. Le récit de son voyage est précieux pour
l'histoire de ses idées et de ses scrupules (1). Il est dédié « à
sa chère et malheureuse tante, la citoyenne La Rochefoucauld-
d'Enville » . Elle mourut au moment même où l'ouvrage
allait paraître (2). Liancourt maintint la dédicace : « Les
hommes, dit-il, qui sentent que la mort ne rompt les liens ni
de l'amitié ni de la reconnaissance pour celui qui survit, com-
prendront aisément de quelle douceur, toute mélancolique
qu'elle soit, est pour moi un tribut public que j'offrais à la
personne, que je paye du moins à la mémoire de celle qui
avait tant de droits à tous mes sentiments. "
Ne cherchons dans ces volumes ni l'ordre, ni la méthode,
ni l'éclat du style. L homme s'y montre sans apprêts dans sa
sincérité coutumière. Il v fait sa confession quotidienne. Un
Chateaubriand décrira en langage magnifique les mœurs, les
grands fleuves majestueux et les forêts mystérieuses : cin-
la France, l'émigration et les colonies (1824). — Forneron, Histoire des émi(/rés
(1884).
(1) Voyage dans les Etats-Unis d' Amérique fait en 1795, 1796 et 1797, par
La Hochefoucauld-Liancourt. Paris, l'an VII île la République, 8 volumes :
Première partie : I, Voyage au nord-ouest et au nord en 1795; II, suite,
Excursion dans le haut Canada; TII, suite, Voyarje dans le district de Maine et
retour à Philadelphie. — Seconde partie : IV, Voyage au sud en 1796 : V, suite du
Voyage au sud. — Troisième et quatrième parties : VI, Voyage à Fédéral City
en 1797, séjour à Philadelphie; Tableau de l'État de Pensylvanie; VII, Voyage
à Bethléem dans le Jersey en juin 1797, Séjour à New-York en août 1797,
Description de l'État de Neiv-Vork, Observations générales sur les États-Unis;
VIII, Suite des Observations générales ; tables des matières à la fin du t. III, à la
fin du t. V, et à la fin du t. VIII, cartes à la fin du t. I.
^2) Elle avait été mise en liberté par arrêté du Comité de sûreté générale du
10 vendémiaire an III (1*'' octobre 1794.^ Le sé(juestre sur ses biens dans la
Charente avait été levé par arrêté du 1" frimaire (21 novembre 1794) (Arcli. de
la Charente). Le 29 ventôse an III (19 mars 1795), le Comité de législation la
rayait de la liste de« émigrés. (Arch. nat., F", n° 5988.)
L'EMIGRATION — LES ETATS-UNIS 211
quante ans plus tard, un Tocqucvillc démontera pièce à pièce
les ressorts des institutions, et, libéral désenchanté, il cher-
chera à faire profiter la démocratie française de rapproche-
ments parfois trop ing^énieux. Ici, c'est un <i honnête homme » ,
un des auteurs de la Révolution, qui tâche de faire tourner
les loisirs de sa proscription à Tutilitè (j^énérale. Il ne voyage
pas en dilettante, il songe au lendemain de loxil : il continue
sa mission de philanthropie et d'humanité. Au contact du nou-
veau monde, il se défait peu à peu de ce goût d'abstraction
qui, au dire de Talleyrand, caractérisait les Constituants.
Observations personnelles, faits extérieurs, entretiens avec
les hommes d'Etat ou avec les passants, tout accroît le bagage
de ses connaissances.
En 1796, il visita Charlestown, les deux Carolines, la Vir-
ginie, la Géorgie et le Tennessee. Un second voyage le con-
duisit dans le Massachusetts, le Connecticut, le Maryland, la
Pensylvanie ; il poussa une pointe dans le haut Canada et
séjourna à Philadelphie. L'année suivante, il partait pour
Federal-City, devenue depuis Washington, visitait le Jersey
et restait plusieurs mois à New-York : c'est là qu'en 1798 il
s'embarquait pour Hambourg.
« M. de Liancourt est ici, écrivait Talleyrand à Mme de
Genlis, faisant des notes, demandant des pièces, écrivant des
observations, et plus questionneur mille fois que le voyageur
inquisitif dont parle Sterne (1). » Il voulait tout voir et tout
connaître. " J'ai fait, dit-il dans sa préface, tout ce qu'il était
en mon pouvoir pour ne consigner dans mon journal que des
renseignements certains. J'ai interrogé sur le même objet plu-
sieurs hommes différant d'opinion et d'intérêts divers. Je me
suis, autant que je l'ai pu, dépouillé de toute prévention par-
ticulière (2). » Chacun est bon pour le renseigner; il cause
dans les auberges et dans les fermes, cherchant à pénétrer
dans tous les milieux sociaux. Ses informations, il le sait,
(1} Vie du duc, p. 45.
(2) Préface, X. Tontes nos citations sont extraites des huit volumes du Voyage;
nous ne renvoyons aux pages (jue pour les plus importantes.
212 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOdRT
sont provisoires. Dans un pays tout en croissance, ce qui est
vrai aujourd'hui ne l'était pas il y a six mois et ne le sera plus
six mois plus tard. « C'est un jeune homme sortant de Fen-
fance pour entrer dans l'âge de la puberté, dont les traits ne
seront plus dans une année semblables au portrait fidèle que
l'on vient d'en faire. " Ses renseignements ne sont donc que
des " points de souvenir " , des moyens de comparaison pour
les années futures.
Il voyage en médiocre équipage. A son arrivée, il passe
cinq mois à Philadelphie ; il y vit pauvrement, « recevant
sans cesse des honnêtetés sans pouvoir en rendre. Je paye
peu de mine, j'ai l'air de ce qu'on appelle en Amérique valoir
peu de chose » . Un certain Thomas, ancien consul de France
qui voyage avec deux amis, conçoit de lui, à Ellicots-Mill, une
si piètre opinion qu'ils couchent trois dans une chambre,
plutôt que de cohabiter avec a un pauvre diable de si mau-
vaise mine " . — " J'ai ri, ajoute le duc, en pensant au temps
où le dédaigneux M. Thomas n'aurait probablement pas tant
eu peur de ma compagnie. " Bien que fort jaloux de son indé-
pendance, il ne recherche pas la solitude; il fréquente Talley-
rand jusqu'au décret de la Convention qui autorise celui-ci à
rentrer en France. « Je me séparai avec peine, dit Talley-
rand, deM. de La Rochefoucauld à qui j'étais fort attaché (1) . n
Dans son premier voyage, il a pour compagnon un jeune
Guillemard, « d'une de ces familles jadis françaises dont nos
absurdes querelles de religion ont enrichi l'Angleterre » .
A Vsylum (2), colonie française fondée par MM. Talon et de
Noaillcs, il retrouve beaucoup de compatriotes, notamment
Gerbier, « triste, abattu, mais sans haine " , et Aubert du
Petit-Thouars, que la Constituante avait envoyé à la recherche
de La Pérouse. Il l'emmène, ainsi que M. de Blacons, son
ancien collègue, qui tient un store ou magasin de comestibles.
(1) Talleyraxo, Mémoires, I, p. 247.
(2'l C'est, pensons-nous, un autre Asylum que celui fondé par de Marnésia
près de la \Ionon{;atelIa, non loin de Pittsburj; (Carré, ouv. cité, p. 331). Plu»
d'une colonie française fut baptisée du même nom.
L'EMIGUATION — LES ETATS-LiNlS 2i:i
"Quand il est seul, au milieu d inconnus, il s'attriste; parfois,
il reste trois mois sans nouvelles de personne qui Tintéresse.
Puis il reprend goût à la vie. Rien ne vaut le voyage à cheval
à travers les forêts non frayées de Pensylvanie, au milieu
des arbres abattus, des marais fangeux, des rochers non
coupés, des pierres mouvantes, avec les rencontres impré-
vues, les accidents, les aventures qui égayentle chemin et font
oublier les peines.
Liancourt était bien accueilli comme ami de La Fayette et
de Franklin. Son nom, ses œuvres, ses travaux avaient traversé
l'Atlantique. La commune de Newhaven lui avait jadis décerné
le titre de citoyen. Il y retrouva un des aldermen qu'il avait
reçus à Liancourt douze ans auparavant (1). Knox, l'ami de
Washington, Sullivan, Jefferson aimaient la société de l'exilé.
Leurs entretiens portaient sur la Révolution, sur les dangers
qu'elle courait, sur l'avenir de la liberté en France. Aux envi-
rons de Boston, il vit John Adams qui vivait éloigné de toute
intrigue « dans une petite maison qu'un avocat de Paris de
sixième ordre dédaignerait pour sa maison de campagne » .
A New- York, il se lia avec le chimiste Priestley, Edouard
Livingston, Kosciusko, « dont le regard étincelant de génie et
de feu décèle une àme qu'aucune circonstance ne peut rendre
dépendante » . Liancourt vante l'hospitalité qui lui était
offerte; on l'accueillait en ami, on l'aidait; malade, on le
soignait avec dévouement.
Il écrivit à Washington pour le presser d'intervenir en
faveur de La Fayette, prisonnier, et de transmettre une lettre
•à Georges-Washington La Fayette. Le président lui fit une
réponse confidentielle, diplomatique et embarrassée. « Le nom
du duc de Liancourt, lui écrivait-il le 8 août 1796, ne m'était
pas inconnu avant son arrivée dans ce pays, et si des considé-
rations politiques me privent de l'honneur de lui être pré-
(1) « J'y étais ;i table avec noinl>reuse compagnie au inornent où il désirait voir
les appartements, et il avait regardé comme une grande jxditesse de ma part la
permission que je lui avais donnée de rester (juelques moments dans la salle où
nous étions à dîner. » III, p. 24-t. '
214 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
sente, je n'en professe pas moins le plus profond respect pour
son caractère. » 11 connaît la justice et la pénétration de son
correspondant. Il regrette de ne pouvoir obéir aux mouve-
ments de son cœur, mais " les hommes placés dans une haute
position politique ne peuvent agir comme ceux qui ne vivent
que pour eux. Malgré l'extrême circonspection de ma con-
duite à l'égard des gentilshommes de votre nation qui ont
quitté la France après s'être rendus suspects à leur gouverne-
ment, l'appui que je leur ai donné a été allégué par le Direc-
toire comme cause de mécontentement envers les États-
Unis (!) ".
Chemin faisant, il rencontre des compatriotes de toute con-
dition ; à Asylum, ce sont surtout des nobles, des officiers,
des prêtres; un M. Colin, ancien prêtre de Toul, " homme
d'une grande activité, intelligent et bon " ; un M. Bec-de-
Lièvre, chanoine, devenu épicier; un M. Brévost, bourgeois
de Paris, membre de toutes les sociétés bienfaisantes, tréso-
rier de la Maison philanthropique. D'autres sont fonctionnaires
comme M. Pourcheresse-Bourguignon, jadis officier au Royal-
Suédois, assistant du directeur de l'arsenal à Springfield.
Tous ne rêvent que de la France ; « ils aimeraient mieux y
vivre misérables, que d'habiter dans tout autre pays où ils
seraient riches » . Tous demandent des nouvelles des armées.
Liancourt partage leur patriotisme. Il ne proteste pas quand
de braves gens pris de vin le serrent dans leurs bras en l'appe-
lant bon républicain. Un soir, dans le comté de Prince
Georges, il soupe chez un vieux jésuite de quatre-vingt-dix
ans qui s'indigne contre la Révolution, traite Voltaire et Rous-
seau de grands vauriens et le peuple français de mécréant et
de lie des nations : '< C'est pour la punition de ses })échés, dit-
il, que Dieu a [)ermi8 la Révolution. C'est un fouet qu il a en
main... » Le pauvre Liancourt a beau lui représenter que le
peuj)le français pouvait aussi être considéré « comme un
fouet dont Dieu se servait pour flageller quelques autres puis-
(1) Concspoiidiince publiéapjiiGvi/.OT {t. VI, p. 50), et Cuaravay, La Fayette,
p. 387.
i
L EMIGRATION — LES ÉTATS-UNIS 2t5
sances, telles que l'empereur... et que notre Saint-Père le
Pape qui courait à présent de grands risques et qui n'était
sûrement pas un pécheur... » Le bonhomme n'écoutait rien.
» Il fallut, dit Liancourt, déplorer un peu avec lui la destruc-
tion d'une aussi sainte société et reconnaître la vraie cause
de la Révolution française dans l'abolition des jésuites où
j'avais été assez peu clairvoyant pour ne pas la chercher (1). ..
III
Politique, constitutions, organisation judiciaire, armée,
agriculture, population, industrie, statistique, assistance
publique, mœurs, enseignement, la curiosité de Liancourt
s'étend à tout; rien ne lui échappe de la vie d'une nation
jeune, libre, en plein développement.
La constitution de l'Union, celle des divers États dont elle
se compose, lui offraient des points précieux de comparaison
entre l'organisation du corps législatif, celle du pouvoir exé-
cutif, l'ordre judiciaire, les systèmes d'élection dans chaque
État; viennent ensuite les statistiques &ur les taxes, les ban-
ques, les budgets, les droits d'importation. Il est très frappé
de la facilité avec laquelle s'opère la transmission des pou-
voirs. Le 4 mars 1797, il assiste à la proclamation de John
Adams et de Jefferson en qualité de président et de vice-
président de la République. « Le président, qui n'avait rien
d'extraordinaire dans sa manière simple de vêtements qu'une
cocarde noire à son chapeau et une épée à son côté, a lu un
discours où il a fait sa profession de foi politique et très répu-
blicaine. Ce changement total de gouvernement fait avec si
peu de formes, qui met avec une telle absence de pompe
(1) VI, p. 115. « Nous étions, ajoute-t-il, au mercredi de la semaine de la
Passion (1797) ; le dîner a donc été très chétif, tout à fait catholique et par con-
séquent peu restaurant pour un voyageur, b
216 LA ROCHEFOLFCAULD-LIANCOURT
l'homme qui n était la veille que citoyen comme les autres à
la première place de l'État et qui renvoie dans la classe ordi-
naire des citoyens celui qui, la veille, était le chef, est impo-
sant et plein d'une vraie majesté. " La présence de l'ancien
président, confondu avec les autres spectateurs, ajoutait
encore à l'intérêt de la scène.
Dans ses observations sur les milices, il relève le manque
de discipline, les fautes d'instruction et de tenue, l'ignorance
des corps d'officiers composés d'hommes de tous pays. Au
Canada, il se borne à signaler la nécessité de restreindre le
gouvernement militaire à l'enceinte des forts.
Ce qui l'intéresse davantage, c'est l'agriculture; il se remé-
more ses expériences de Liancourt, ses visites aux fermes
anglaises; presque à chaque page, il parle de cultures, de
rendements, d'assolements, de machines, de labours, d'en-
grais, de races de bestiaux. Ici, ce sont des détails sur les
moulins à scies où tout se fait par mécanique, « au blutage
près » . Chez Jefferson, il donne une description technique
d'une dj'illing machine ou machine à semer en paquets; c'est
au fermier qu'il rend hommage avant d'admirer l'auteur de
la Déclaration de l'Indépendance, « chef-d œuvre de raison,
de noblesse et de fierté " . Il ne ménage pas les critiques aux
cultivateurs canadiens : <i Ils se bornent à herser, ne labou-
rent pas et sèment du blé sur cette première égratignure. •>•>
La culture du riz ne lui plaît guère; en juin, le planteur est
o!)ligé de fuir les exhalaisons marécageuses et pestilentielles,
si bien que ^ le plus grand plaisir de l'agriculture, celui de
voir croître et mûrir les moissons, est perdu pour lui " . H
pense à ses plaines et à ses coteaux du Beauvoisis, à ses blés
jaunissants et drus, à ses luzernes orgueilleuses, à ses vignes.
il Quelle différence du travail grave de ce peuple et de l ac-
tivité gaie, riante, chantante des moissonneurs dans mon
pays! Tout le monde y était content... Les rires, quoique
perpétuels, n'y dérangeaient pas le travail... Et les foins, et
les vendanges! Quel peuple au monde sait plus jouir du bon-
houi- (]ue cet aimable peuple français! Hélas! ne verrai-je
L'EMIGKATION — LES ÉTATS-UNIS 217
doiic plus jamais de récoltes que sur un sol étranger (1)? "
En Géorgie, il étudie la culture du coton et celle de l'indigo ;
il compare les diverses machines employées au nettoyage des
coques. Il parle du commerce des fourrures, de la valeur des
peaux, du prix du transport par le Mississipi, de la j)éche de
la baleine, de celle de la morue, de tout ce (jui touche au
traité de commerce entre les États-Unis et T Angleterre.
On serait surpris que, dans Tétude de la démocratie améri-
caine, Liancourt oubliât rinstruction populaire ou le soula-
gement de la misère. Que d'observations utiles dont plus tard
bénéficiera son pays! Dans le Massachusetts, l'instruction
générale rend les moeurs meilleures qu ailleurs, le peuple
plus attaché aux lois et les crimes plus rares. A Beaufort,
dans la Caroline, une société charitable subventionnée réserve
dans un collège des places gratuites aux enfants hors d'état de
payer ; ceux qui ne peuvent pas payer la pension entière en
payeront la moitié ou le quart (2). A New-\ork, il v a des
écoles gratuites qui coûtent 50,000 dollars par an. Il y a aussi
un ciiy dispensdry qui pourvoit par souscription au secours
des pauvres malades. Un médecin, un chirurgien et un apo-
thicaire, payés par la société, donnent des conseils aux
malades envoyés par un des membres de la société. En cas
d'urgence, ils les visitent chez eux et les inoculent s'ils le dési-
rent. Chaque membre de la société paye 5 dollars par an et a
droit à deux malades sur la liste du dispensary. La société
secourt annuellement sept cents à huit cents malades. « C est
un genre d'établissement commun à presque toutes les
grandes villes des Etats-Unis et il j)eut être regardé comme
très utile (3) . "
En matière d'inoculation, il constate avec plaisir la supé-
riorité de la France. En Virginie, il blâme la loi « gothique "
qui défend à toute personne de se faire inoculer, lui ou les
yi) II, p. 278.
(2) IV, p. 145.
(3) Les dispensaires qu'avec le concours de la Société philanthropique Lian-
court fondera en 1800 ont été certainement inspirés par cette institution.
218 LA ROGHEFOUCAULD-LIAINCOLHT
siens, « sans la permission de tous les juges du comté » .
« On entend souvent murmurer contre cette loi absurde,
mais elle est exactement suivie, et l'on ne saurait donner pour
prétexte à ce préjugé la crainte que les Virginiens ont de
tenter Dieu, ainsi que le disaient en France nos prêtres qui
ont fait à cet égard, comme dans beaucoup d'autres, tout le
mal qu ils ont pu. " Les adversaires « de cette admirable
découverte » opposent la crainte de la propagation, le danger,
les dépenses. » On est étonné d'entendre sortir de la bouche
d hommes éclairés ces raisonnements que les vieilles femmes
d'Europe ne répètent plus (1). »
Dans la société de Condorcet et de Turgot, Liancourt avait
appris à détester l'esclavage. Les Etats-Unis ne le réconci-
lient pas avec cette plaie : chaque fois qu'il assiste à une
vente d'esclaves ou qu'il rencontre un convoi de nègres, il
condamne sans déclamation, sans faux sentimentalisme, mais
avec fermeté, cet état de choses « horrible dans tous les pays,
mais plus particulièrement dans un pays libre, dans un pays
républicain » . L'esclavage est inconciliable avec « le respect
des droits de l'homme et la jouissance de la liberté » . Quand
il voit à Gharleston les nègres vendus au marché comme les
chevaux et les bœufs, il s'indigne contre les sophistes qui
regardent le trafic du bétail humain comme un libre usage du
droit de propriété : « Quels mots sacrés, grands dieux, pour
justifier cette barbare et vile coutume ! " Il ne comprend pas
le préjugé qui couvre d'une sorte de mépris toute alliance,
même temporaire, avec des personnes de couleur. L'abolition
de lesclavage est la loi de l'avenir, à condition d'être pro-
gressive, « sinon ce serait le rêve d'une philanthropie trom-
peuse et mal combinée » . Il faut, comme dans le Massa-
chusetts, préparer les nègres par une sorte d'éducation à
user utilement de leur liberté, car « les nègres peuvent,
comme les blancs, vivre honnêtes et libres (2) » .
La sympathie de Liancourt va à toutes les races mallieu-
(1) IV, p. 314.
(2) V, p. 178.
L'EMIGl! ATKtN — LKS ETATS-UNIS 219
reuses. Il décrit les mœurs des Indiens, leurs lois, leur police,
leurs jeux, leur costume. Il conte avec attendrissement les
aventures de M. Johnston, pris en 1700 par les Indiens du
Kentucky. Malgré quelques traits de férocité, il est pour eux
contre l'envahisseur, d'abord parce qu'ils aiment les Français.
« Leur nation a toujours été bien traitée par la nôtre et sans
hauteur. Les autres blancs, par leur basse et barbare poli-
tique, apprennent aux Indiens à les mépriser. " Tant qu'ils
n'étaient que sauvages, ils étaient guerriers, indépendants,
féroces peut-être, mais ils étaient des hommes; aujourd'hui,
on les capte, on les séduit, on les abrutit avec du rhum et du
whiskey. La civilisation les disperse et les chasse devant elle.
« Quand on réfléchit à quels vils et odieux moyens les nations
policées ont recours pour amener tout à leur intérêt, on est
tenté d'apprécier bien peu leur prétendue supériorité. "
Liancourt étudie les institutions judiciaires. Le jugement
parjurés est un des articles de foi du credo révolutionnaire :
Liancourt restera toute sa vie partisan du jury criminel. » On
s'applaudit de voir l'honneur, la vie, les intérêts des hommes
soumis au jugement d'hommes que la passion n'aveugle pas,
que les demi-connaissances des vieilles lois n'entêtent ni
n'égarent, et qui, n'ayant à se prononcer que sur le fait,
n'ont besoin communément, pour ne pas se tromper, que
des lumières du bon sens (1). » Après avoir admiré les lois
pénales de Pensylvanie, il rapporte de Philadelphie un ouvrage
spécial consacré à la réforme pénitentiaire (2) .
Liancourt aime la nature. Il ne dispose pas de la palette
d'un Bernardin de Saint-Pierre ni même d'un Volney ; ce n'est
qu'un touriste, mais consciencieux, intelligent et informé.
Devant le Niagara, il note le volume des eaux, leur couleur,
la largeur et la violence du courant; comme « la curiosité a
sa folie » , il descend jusqu'au pied de la cataracte en se
traînant sur les mains. Il est fier de son exploit dalpiniste;
" l'amour-propre d y avoir atteint compense seul les efforts
(1) VI, p. 66,67.
(2) Voir chap. xi.
220 LA ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT
que le succès a coûtés. Il est plus d une situation pareille dans
la vie " . Arrivé au but, les mots lui manquent. « Ce n'est pas
de l'agréable, ni du sauvage, ni du romantique, ni du beau;
c'est du surprenant, du merveilleux, de ce sublime qui saisit
à la fois toutes les facultés. »
C'est en forestier qu il parcourt les forêts vierges. Près du
lac Érié, dans le New-Hampshire, dans le Connecticut, il cite
les essences, les chênes rouges et gris, les variétés de cèdre,
d'érable, de peuplier, et les arbres autochtones, les magno-
lias, les thuyas, les sassafras, les baumiers, les frangiers, les
cyprès à feuilles d'acacia, les sophoras « que l'on paye si cher
en Europe et qu'on ne voit jamais s'élever d vuie grande hau-
teur ') .
Quand Liancourt passe aux mœurs, il les juge sans com-
plaisance. Il y a dans la classe inférieure trop d ivrognerie : à
Harrisburg, on compte 38 tavernes sur 300 maisons ; le défaut
de la race est une " excessive avidité de fortune, un penchant
à s'enrichir par tous les moyens; l'amour du jeu qui nivelle
tout, un goût effréné de spéculation. Il n'y a ni classes, ni
conditions sociales distinctes " . " Philosophe, prêtre, homme
de lettres, prince, arracheur de dents, homme d'esprit ou
idiot, le lendemain à peine ce fêté de la veille est-il reconnu
dans la rue. " Tout le monde spécule, trafique, agiote dans
les ventes de terres, dans l'achat des marchandises, des lettres
de change, dans les prêts à 2 ou 3 pour 100 par mois. La
passion de largent affaiblit les notions morales. Les banque-
routes sont usuelles; le négociant qui a suspendu ses paye-
ments n en est pas moins reçu à la Bourse, même dans les
sociétés, dans les emplois publics; « il est considéré comme
un homme (jui a mal joué, qui a joué malheureusement » . Il
y a pourtant d'assez nombreuses exceptions, et Liancourt cite
plus d'une maison dont la ^ solidité, la sagesse, la ponctualité
ne le cèdent à aucune des maisons justement famées d'Eu-
rope » .
Ce (jui louche aux relations des Églises avec les pouvoirs
publics était fait pour passionner un Coustiluant. Quelle place
L'EMIGRATION — LES ETATS-UNIS 221
doit tenir l'esprit relijjieux dans une démocratie? Comment
assurer la liberté de conscience et la liberté des cultes sans
permettre à aucun d'eux de dominer rÉtat? Dans quelle
mesure le clergé — ou les clergés — peuvent-ils être proprié-
taires ou salariés? La Révolution française s'est heurtée à ce
problème que la démocratie américaine a résolu. Liancourt
— sans conclure — se borne à des observations souvent
hardies. Dans certains districts, à Reading, à Providence,
chacun paye les ministres du culte qu'il j)réfère. « Comme les
[)rètres ne sont rien en politique, ils sont religieux, humains
et tolérants. S'ils se conduisaient mal, on en changerait comme
d'un cordonnier qui ferait mal des souliers. Sur les dix enfants
de M. Read, deux seulement ont été baptisés, les autres ne
le sont pas; ils choisiront leur culte eux-mêmes, s'ils en veu-
lent un, quand ils seront plus âgés (l;. »
D'innombrables sectes pullulent déjà sur le territoire des
États-Unis. Liancourt visite les Dunkers, « moines d'autant
plus connus pour leur vie solitaire que l'espèce en est rare.
Leur maison ressemble à un couvent de capucins; partout
l'ostentation de la pauvreté à côté d'un lit de plumes que l'on
cache. . . , partout les hommes qui établissent leur vie sur l'illu-
sion des autres sont imposteurs (2) " . Les Quakers ne lui
plaisent pas, malgré leurs qualités d ordre, d'activité et de
droiture... Près du lac Seneca, il rencontre la prophétesse
dissidente Germaine ^Vilkinson : c'est une hypocrite n haineuse
pour tout ce qui n'est pas sa secte, qui brouille les familles et
enlève les successions aux héritiers naturels (3j » . Au Canada,
les prêtres catholiques sont " intrigants, bas adorateurs et
soutiens du pouvoir arbitraire, parce que, comme l'Église, il
ne permet ni réflexion ni raisonnement (4) » . Sur la rivière
Penobscot, un prêtre français prêche aux frais du gouverne-
ment; il démontre aux Indiens " l'évidence de la trans-
(1) I, p. 30, 45.
(2) I, p. 65.
(3) I, p. 202.
(4) II, p. 210.
222 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
substantiation au lien de leur enseigner la sobriété et les prin-
cipes de la culture (1) " .
Dans certains États, le contraste est flag^rant entre la loi et
les mœurs; la lettre de la loi protège la liberté de conscience;
mais dans le Connecticut, » le presbytérianisme règne avec
toute son intolérance ; tout homme qui nierait Texistence d'un
Dieu ou de la Trinité, ou la vérité des Ecritures, est inca-
pable de posséder aucun emploi " . En Floride et en Loui-
siane, " la philosophie française attirerait beaucoup d'ennemis
à ceux qui voudraient l'introduire" . C'est en Pensylvanie que
la religion et ses ministres ont le moins d'influence, malgré
la tendance des ministres » à faire corps " . La Constitution de
1790 V a fondé la liberté religieuse : " Tout homme a un
droit naturel et dont il ne peut être privé d'adorer Dieu selon
le vœu de sa conscience. Aucun homme ne peut de droit être
forcé à suivre aucun culte et à aucune dépense à cet égard.
Aucune autorité humaine ne peut dans aucun cas gêner les
consciences, et aucune préférence ne sera donnée par la loi à
aucun établissement religieux ou culte particulier (2). "
L'état d'esprit de Liancourt n'est pas difficile à analyser.
Ce n'est pas une àmc compliquée : exilé, malheureux, il est
parfois pris de mélancolie, de découragement, de nostalgie.
Sa pauvreté le gêne, non pour lui, mais parce qu'elle l'em-
pêche d'aider un compatriote, M. de Rieux, et « d'avancer le
rétablissement de son aisance sans blesser sa délicatesse. La
privation d'une jouissance de cette espèce n'est pas la moins
fâcheuse conséquence d'un grand revers de fortune » . Le lec-
teur, devenu son confident, pénètre tout droit dans l'intimité
de ses souvenirs, dans son passé sentimental. Liancourt s'in-
cline devant la vertu irréprochable de la femme américaine;
« dès que la jeune fille trouve un mari, elle l'aime parce qu'il
est le mari... par une espèce de religion d'état qui ne se
dément jamais (3) » . Mais il regrette la femme française, » le
(1) III. p. 71.
(2) VI, p. 272.
(3) VIII, p. 160. Liancourt rite un usa{»e singulier. " Qu'^ntî w voyageur
L'EMIGRATION — LES ETATS-UNIS 223
charme de sa société qui nous vaut une suite si longue de
moments heureux... Oui, qui n'a pas connu Tamitié des
femmes, n'a pas connu toute la douceur, tous les délices de
l'amitié... » Sans doute, les hommes sont capahles de g^rands
sacrifices, " c est au dévouement généreux de deux amis (1)
que je dois la conservation de mes jours " , mais l'amitié des
femmes est capable aussi du plus touchant dévouement.
« Une amie véritable sait s'exposer à tous les dangfers, et elle
sait encore par une douceur inaltérable, par des soins cons-
tants, par une occupation de son ami dont rien ne peut la
distraire, embellir tous les moments de sa vie... Elle sait
résister à tous les obstacles, à tous les événements, à l'absence
même; enfin, c'est un sentiment céleste, c'est le charme de
la vie, dont les souvenirs donnent encore des moments bien
doux quand les malheurs en ont enlevé la jouissance (2). »
Liancourt, émigré, reste fidèle à la France de la Révolu-
tion. Son culte pour la patrie a quelque chose de religieux.
Au Canada, il note les souvenirs impérissables laissés par la
France : « Un Français est quelque chose de très supérieur à
un Anglais qui est son ennemi : les Canadiens se croient
Français, la France est leur patrie. Le peuple canadien est
actif, brave et ardent; il aime les Français, ne les oublie pas,
les désire, les espère ; il ne veut pas faire partie de la milice :
pourrions-nous nous battre contre nos frères ? " Liancourt
déplore la perte de la Louisiane : « Les ressources qu'elle
pourrait fournir au commerce d'une nation active et intelli-
gente sont immenses; la France y trouverait un débouché
pour une multitude de familles qui manquent de tout, qui
sont disposées par la Révolution à une agitation inquiétante,
et que la donation de terres rendrait aisées et par conséquent
bonnes. »
arrivait dans une maison et que les lits de la famille étaient occupés, il partageait
la chambre des jeunes Hiles : l'idée du désordre n'entrait pas plus dans la tète
des parents que dans celle des Hlles et de l'hôte admis à l'hospitalité; aussi ne
remarquait-on point qu'il en arrivât d'inconvénient. »
(1) Lacretelle et Lazowski.
(2) I, p. 290.
224 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Il constate avec joie la popularité de l,a Fayette et de
Rochambeau. Les Américains parlent d'eux les larmes aux
yeux, (t Les chérir, les plaindre, les vénérer, est une sorte de
religion. Que le marquis vienne, disent-ils, et nous le ren-
drons riche. C'est par lui que la France nous a rendus libres;
nous ne ferons jamais tant pour lui qu'il a fait pour nous. "
La haine pour l'Angleterre est durable, u La mort de
Louis XVI et les crimes qui Font suivie sont aussi détestés que
l'Angleterre. Mais la cause de la France, celle de la vraie
liberté, a autant de partisans qu'il v a de gens qui en parlent. "
La nouvelle, vraie ou fausse, d'une victoire du pavillon
anglais le trouble et l'afflige. " Ce pavillon sous lequel je
navigue sur des lacs où a si longtemps flotté le pavillon fran-
çais, ces forts, ces canons enlevés à notre puissance... me
gênent, m'accablent et me donnent un excès d'embarras, de
honte que je ne puis trop bien démêler et moins encore
définir... Les succès que lord Howe a eus l'année dernière...,
tous ces sujets habituels dune conversation dans laquelle
l'intention de nos hôtes semble toujours bonne, ont quelque
chose d'autant plus pénible qu'il faut cacher sa pensée dans le
silence, qu'en la disant on passerait pour un sot aux yeux du
très petit nombre par qui on ne serait pas jugé un Jacobin,
un Robespierre, et qu on en est pour ainsi dire embarrassé
avec soi-même. » Il est trop clairvoyant pour ne pas voir ce
que poursuit l'Angleterre en combattant la Révolution :
« Croire que le ministère anglais a jamais eu en vue de rétablir
l'ordre en France ou même de travailler au rétablissement de
la monarchie, c'est donner dans une stupide erreur; il a
voulu la ruine de la France... L'argent anglais a provoqué
tous nos premiers malheurs. M. Pitt a protégé les Français
auxquels il a cru le plus de dispositions à se prêter à ses vues
de conquête : c'est à ce titre qu'il les a secourus, soudoyés,
enrégimentés, et en cela il s'est encore trompé, car j'ai peine
à croire que, malgré la passion de l'esprit de parti, beaucoup
de Français se fussent prêtés à enrichir l'Angleterre. Il les fait
tuer à Quiberon, il v fait égorger les officiers de notre pré-
l'émigration — LES KTATS-L'NIS J25
cieux corps de la marine, de peur que la marine française ne
se rétablisse ; il abuse de l'honneur ég^aré de ces braves g^ens
pour les envoyer à une boucherie certaine, sans espoir de
succès, sans plan concerté, sans moyens (1). »
Même clairvoyance dans ses appréciations sur la politique
américaine. Il la jug^e du point de vue français : » Je ne me
disculperai pas d'un fort attachement pour mon pavs, pour
tous ses intérêts. Ce sentiment est indépendant de tous les
gouvernements que ma nation aurait pu se donner comme de
tous les malheurs dont j'ai pu et je pourrais encore être la
victime. » Aussi est-il pour le parti antifédéraliste, partisan
du système républicain français, contre le j)arti fédéraliste
qui veut » monarchiser « la Constitution et tourner les
États-Unis vers l'Angleterre . Malgré son admiration pour
Washington, il blâme dans sa proclamation un éloignement
affecté de la France, « plus conforme à l'esprit de parti qu'à
l'esprit de justice " .
On ne peut demander à Liancourt d'admirer la Terreur; il
stigmatise " les exécrables guillotines, les fusillades, les
noyades qui déshonorent à jamais deux années de la Révo-
lution, dont le souvenir fera frissonner la postérité la plus
reculée " . Mais " ce n'est là qu'une frénésie passagère « ; il
exècre Robespierre, mais « il dégage entièrement la nation
française ». — « Des ressentiments personnels prennent pour
chacun la couleur de l'esprit public... Cette vérité doit con-
duire à la tolérance. » Certes, il regrette l'époque où son pays
lui permettait de le servir, ses établissements, ses terres où
il répandait l'industrie : " Je voulais rendre le pays riche et
(1) Quand le livre fut publié, il fut mal accueilli à Londres. Liancourt n'en
fut pas surpris. Le 23 février 1806, il écrivait à Young : u La partie du peuple
anglais qui m'a regarde cl'un uiauvais (L'il à cause de mes Voyages ui'a jugé au point
de vue ministériel cl très injustement. Je n'ai écrit pour aucun parti, mais selon
mes sentiments et mon jugement, et des informations très précises. Je n'ai jamais
supposé que M. Pitt ou le lord chancelier donneraient leur assentiment à mon
livre, mais j'ai espéré obtenir le suffrage des esprits indépendants et calmes. Si
vous, dans votre bon sens et votre sang-froitl, vous avez trouvé dans mes pages
(juelque clio.se de vrai et d'utile, je suis couiplètement indemnisé du blâme fies
autres. » Rritish Museiun, mss. 35,129, fol. 307.
15
226 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOCRT
instruit, j'espérais ajouter au bonheur de ma situation par le
bonheur de tout ce qui m'entourait... et j'ai été obligé de
fuir ce pays que j'avais si bien servi. J'en suis banni. Toutes
mes espérances se sont évanouies comme l'ombre et je suis
errant, isolé, sans patrie. La vie est-elle donc entièrement
finie pour moi (1)? "Plainte touchante où n'entre aucune
amertume : " La Révolution et ses malheurs ne m'ont laissé
aucune haine personnelle... C'est un bonheur dont je sens
tout le prix... Il faut, sans méconnaître les crimes de la Révo-
lution, les attribuer aux factions et s'indigfner autant de la
conduite des puissances combinées que de celle des terro-
ristes... Le combat est aujourd'hui entre la liberté et le des-
potisme. Si la cause de la liberté prévaut, elle pourra s'orga-
niser, se régulariser, cesser d'être anarchie. Si le despotisme
triomphe, il ne s'organisera que pour enchaîner l'univers. «
Liancourtjuge sévèrement les hommes de sa caste, les cons-
pirateurs de Coblentz et de Quiberon : « Il est en moi, il est
profondément en moi de préférer de garder toute ma vie mon
état de banni, de pauvre diable, à me voir rappeler dans mon
pays et dans mes biens par l'influence des puissances étran-
gères et par l'orgueil anglais. Je n'entends pas parler d'une
défaite des troupes françaises sans une grande peine, de leur
succès sans un sentiment d'amour-propre satisfait que je ne
cherche pas toujours assez à cacher. »
Ce sentiment, loin de le cacher, il l'étalé, il s'en glorifie.
Les victoires des armées républicaines le transportent: son
ton devient épique : " C'est à cette époque que se formait la
confédération des rois de l'Europe contre la France, et il était
permis de croire que cette coalition contre une anarchie inté-
rieure de sang et de crimes, assaillie par les armées d'élite
de toutes les puissances formidables de l'Europe, n'ayant à y
opposer que quelques troupes de ligne dépourvues de leurs
anciens officiers, et des milices de nouvelles levées dont la
plupart des soldats ne marchaient que malgré eux, et n'ayant
(1) 1, p. 2:».
l'émigration — IJ:S ETATS-UiSIS 227
pour subvenir aux dépenses énormes d'une telle guerre qu'un
papier-monnaie en discrédit, serait suivie de succès. Quel
Français, même ami de sa patrie et pleurant sur ses erreurs
et sur ses infortunes, eût alors osé espérer ce que les événe-
ments nous ont montré possible?... Qui oùf cru que des géné-
raux anciens et nouveaux seraient tout à coup sortis du néant
pour étonner lunivers de leurs exploits? Qui eut cru que
parmi eux et au-dessus de tous ceux que Tbistoire a fait con-
naître jusqu'ici il existât un Buonaparte (1) ? »
Après le 9 tbermidor, il est bien disposé pour l'ordre
nouveau : « Puisse la nation être aussi beureuse, aussi bien
ordonnée qu'elle est grande ! Puisse-t-elle profiter avec sagesse,
modération, de ses immenses et surprenants succès ! . . . Le sen-
timent de la patrie, si pénible et si contradictoire avec ma
position, domine tous les autres. "
Ses idées conciliantes percent dans 1 approbation qu il
donne à la lettre de Benjamin Franklin sur la Constitution.
Franklin, battu sur la question de la Gbambre unique et d'un
pouvoir exécutif limité, sacrifie ses opinions au bien public.
« Eh ! qui peut oser croire que, parce que même l'expérience
des siècles passés semble montrer plus d'avantages dans telle
ou telle forme de gouvernement, plus d'inconvénients dans
telle ou telle autre, cette expérience soit une règle siire et
infaillible?... jX"est-il pas certain, comme le dit Franklin,
qu'il n'est pas de forme de gouvernement qui, administrée
par les gouvernants et obéie par les gouvernés avec une
entière et constante sincérité, avec le zèle religieux du bien
public, avec le désir de la faire réussir, ne puisse opérer le
bonheur des peuples, seul but des gouvernements (2)?... »
N'est-ce point sous une forme voilée une adhésion au Direc-
toire ? « Le zèle du bien public, le désir de l'opérer de tous
ses moyens, n'est-il pas le devoir de conscience de tout
citoyen et aussi son intérêt le mieux entendu ? "
Le fossé se creusait entre Liancourt et la légitimité. Gelle-
(1) VII, p. 237.
(2) VII, p. 202.
228 LA BOCHEFOUCAULD-LIAiSCOURT
ci fut assez maladroite pour rendre la scission manifeste.
En 1795, quand il errait dans les contrées sauvages du haut
Canada, " bien éloigné de fait et de pensée de toutes les gran-
deurs de ce monde " , il reçut une lettre de Louis XYIII qui
lui demandait sa démission de la charge de grand maître de
la garde-robe. <■ Cette démarche, dit Gaétan, avait été mal
inspirée à un prince alors détrôné, qui ordonnait lorsqu'il
n'était pas assez fort pour contraindre à obéir, et qui rede-
mandait une charge acquise à prix d'argent lorsqu'il n avait
pas les moyens de la rembourser. « Liancourt refusa : il avait
été heureux pendant vingt ans d'être attaché par cette charge
« au vertueux Louis XVI " , il ne reconnaissait pas à un autre
le droit de le contraindre à la conserver ou à la rendre. La
riposte ne tarda pas. Lord Dorchester, gouverneur des posses-
sions anglaises, lui fit signifier par son secrétaire une défense
formelle d'entrer dans le bas Canada. « Il n'a pas même pris,
dit Liancourt, la peine de signer la lettre, et a ajouté ainsi la
grâce des formes à l'agrément de la chose. » Notre philosophe
ne s'étonnait plus de rien. En arrivant au Canada, il était
comblé d'honneurs; quelques mois plus tard, il était chassé
comme » un vaurien ». — « On me dit pour me consoler que
Son Excellence est un radoteur, que sans doute quelque
prêtre français émigré m'aura rendu ce bon office auprès
de quelque secrétaire ou de sa maîtresse : cela est possible ;
car, quoique, grâce au ciel, je n'aie jamais fait de mal à per-
sonne, je ne laisse pas de trouver des gens qui voudraient
m'en faire (1) . »
Cette seconde disgrâce ne lui fit guère plus d'effet que la
première — vieille de vingt ans — ; elle ne devait pas être la
dernière. «L'on ne peut être, ajoute le duc, honoré ou mor-
tifié que par le sentiment de soi-même. » Sa conscience
relevait au-dessus des humiliations du roi de Coblentz et des
persécutions de ses alliés, les Anglais.
(1) III, p. 167. — Vie du duc, p. 46.
1, 'EMIGRATION — LES ETATS-UNIS 22
9
IV
Pendant ces quatre années, qu'étaient devenus les siens?
Où était la duchesse? Où étaient ses fils? Les domaines
avaient-ils été vendus ? Les œuvres commencées avaient-elles
disparu ?
L'hùtel de la rue de Varennes avait été séquestré et mis à
la disposition du ministre de la g^uerre ; le commissaire-
ordonnateur de la 17* division militaire et les commissaires
de la section des routes s'y étaient installés. La Commission
des monuments nommée par la Convention avait fait son choix
parmi les livres et le mobilier. Sur le rapport d'Ameilhon, les
volumes les plus intéressants, parmi lesquels les manuscrits
de ses voyages et de ceux de ses fils, furent transportés au
dépôt de l'hôtel de Nesle. Les commissaires Boizot et Le
Blond firent mettre en réserve plusieurs (groupes de marbre et
deux « cabarets de porcelaine de beau saxe » . Liancourt pos-
sédait aussi, rue Plumet, n" 951, une maison qui renfermait
son cabinet d'histoire naturelle et son cabinet de physique ;
tous deux furent réservés et exceptés de la vente (1).
(1) Archives nationales, F'^, 1263. Procès-verbaux de la Commission des
monuments publiés par M. Jean Tuetey (t. II, pièces annexes, p. 179 et 185).
Les manuscrits des Voyages de 1782 et de 1783 et du Voyage en Normandie sont
à la Bibliothèque de la Chambre des députés (voir Appendice n" II). Nous
n'avons pas retrouvé les autres manuscrits dont parle Ameilhon.
L'agent du domaine de la section du Bonnet-Rouge tirait de ces immeubles
tout le parti possible. En 1790, la valeur locative de l'hôtel de la rue de
Varennes était estimée 6,000 livres, — 6,500 en l'an VI. Le 11 pluviôse an II,
le département se servait d'une des pièces comme salle de vente. Le 4 frimaire,
un appartement avait été loué 125 livres, pour six mois; le 11 frimaire, trois
chambres étaient louées 30 livres par terme ; le 22 prairial, le Domaine recevait
100 livres « provenant de la vente des fruits et gazons du jardin de la maison de
la rue de Sèvres » . Le 22 floréal an IV, Zangiacomi, membre du Comité des
secours publics de la Convention, occupait dans l'hôtel de la rue de Varennes un
appartement de 450 francs. ; Archives de la Seine, Domaines, carton 607, dos-
sier 860; et Etat des bâtimcntu nationuux affectés a un service militaire quel-
230 LA ROCMEFOUCAULD-LIANCOURT
Après son divorce, la duchesse, devenue la citoyenne Lan-
nion, s'était réfugiée à Versoix-la-Raison, département de
l'Ain, district de Nantua. La maison qu'elle occupait était sur
les deux territoires — français et suisse — de façon qu'à la
moindre alerte elle se mettait en sûreté. Elle vécut là très
simplement, presque dans la gêne, s'aidant de travaux à l'ai-
guille. Aussi, plus tard » recommandait-elle aux enfants de
s'instruire et de travailler, afin d être en mesure, dans les
moments de crise, de lutter contre le sort (1) n .
G était, à en juger par ses procédures, une femme avisée,
conseillée par des procureurs madrés. Le 22 décembre 1792,
d accord avec son fils Alexandre-François, stipulant " comme
divorcée, mère et administratrice des biens de Frédéric-
Gaétan " , elle se déclarait créancière d un douaire de
10,000 livres de rente viagère, et demandait au district de
distraire des biens, avant toute aliénation, des immeubles
productifs de la même somme : son fils déclarait à la même
époque au district de Grandvilliers (Oise) qu'il était créan-
cier de son père, « actuellement émigré, de 600,000 livres en
principal, afin qu'il ne soit rien revendu ni aliéné desdits
biens (2) " . Les autorités de l'Oise gardaient un souvenir trop
profond des bontés de Liancourt pour ne pas se prêter à la
réussite de ces démarches : l'émigré était resté populaire, sur-
tout pour sa conduite pendant la Révolution et pour la part
qu'il avait prise à la formation du département. « Il passait
pour bon patriote, dit Pierre Bouchez dans une pétition du
9 septembre 1703 à la Convention, il en faisait tous les actes
conipie de terre et de mer : ans VII à XII (Domaines, rejj. 327, n" provisoire).
I^a maison de la rue l'iuinet fut vendue par le Domaine 600,100 livres le
26 thermidor an III. L'hôtel de la rue de Varennes, 458, portait en 1809 le
n" 12 : il fut vendu par le duc, le 8 février 1809, au {jénéral comte Rampon,
moyennant 1 25,000 fiancs; il était {;revé de plus de 3 millions d'hy|)otiu'ques :
la dernière était prise parle Trésor public pour sûreté d'une jrénnce de248 fr. 90 ;
l'hôtel avait été acheté, le 16 mars 1764, par le duc d'Estissac aux créanciers de
Mme la marquise de Feuquières, iÔO.OOO livres; il porte aujourd'lmi le n" 58.
,^1) Louis JIinERT, Crèvectrur-le-Grand. p. 176. — Abbé Ski.likr, Mémoire
cité, p. 543 et suiv.
(2) Archives de l'Oise. Émigrés, portefeuille 4, et Archives nationales, F^,
n" 5444.
L'EMIGRATION — LES ETATS-UNIS 231
extérieurs, achetant des biens nationaux (1). >' Des domaines
aussi considérables ne pouvaient se Hquider en un jour : 1 actif
était de 1,711,086 livres, il y avait un énorme passif; une
partie des biens nationaux achetés par Liancourt avaient été
revendus par lui, sans doute pour fournir à la contribution
volontaire quil avait offerte au roi. D'autres, sur lesquels
il avait payé des acomptes de 78,263 livres, furent revendus
sur folle enchère le 25 juin 1793. Le 18 avril avait eu lieu
l'estimation des meubles » appartenant à la nation " . Le châ-
teau devait avoir été préalai)lement vidé. On n'y trouvait que
des instruments de mathématiques, quelques gravures, des
{jouaches, deux vues du champ de la Fédération, un portrait
de Washington estimé 5 livres et un tableau de Fragonard
estimé 60 livres. Les belles collections d'art avaient dis-
paru; les livres étaient sans doute restés, car, le 17 sep-
tembre, le citoyen Genaille faisait 1 inventaire de la biblio-
thèque. La citoyenne Lannion avait fait liquider ses reprises
à 2,537,035 livres; pour s'en couvrir, elle se fit auto-
riser à acheter des meubles provenant de la liquidation pour
150,000 livres (2).
La citoyenne Lannion vécut assez tranquille à Versoix. Le
5 pluviôse an II (24 janvier 1794), la municipalité lui décer-
nait un certificat « du plus pur civisme ; depuis sa résidence,
elle avait donné des marques de son amour pour la patrie, la
liberté, l'égalité, et n'avait cessé d'exercer des actes de bien-
(1) Pierre Bouchez, juge de paix à Liancourt, deinanilait qu'une acquisition
faite par lui en 1791 d'un bâtiment appartenant à Liancourt fut confirmée. (Arch.
nat., Police générale. Emigrés, F', 3399.) Avant son émigration, Liancourt avait
disposé d'une partie de ses propriétés tant par vente que par échange au profit
de plusieurs particuliers. Lettre des administrateurs du district de Clermont du
11 juin 1793. Arch. de l'Oise, Emigrés, portefeuille 4.)
(2) Archives de l'Oise. Emigrés, portefeuille ■'<■, pièces relatives à l'indemnité
due en vertu de la loi du 27 avril 1825. Aux termes du bordereau, l'actif du
duc se montait à 2,022,036 fr. 25. 11 fallait en déduire 1,940,353 fr. 67 dont
1,551,190 francs .'i titre de dettes payées à sa décharge. Il n'eut à loucher que
81,682 fr. 58. La ferme d'Ereuse, bien national, achetée le 5 janvier 1791
465,000 francs, avait été revendue 802,500 francs en assignats, soit, en numéraire,
par suite de la réduction de 48,50 pour 100 au cours du jour de la vente,
389,212 fr 50.
232 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
faisance envers les indigents » . La bienfaisance était de tra-
dition dans le ménage, même désuni et dispersé. Du fond de
son exil, Liancourt recommandait encore de prendre en con-
sidération les nécessiteux, » d employer la plus grande dou-
ceur et les ménagements les plus humains pour faire ren-
trer les recouvrements arriérés (1) » . Malgré son civisme, la
citovenne Lannion fut décrétée darrestation les 20 germinal
et 18 floréal an II (10 avril et 8 mai 1794); elle se réfugia de
l'autre côté de son jardin, en Suisse; mais, le 28 messidor
an III (IG juillet 1795), un arrêté du directoire de l'Ain lui
rendait l'administration de ses propriétés, et, le 25 pluviôse
an V (13 février 1797), un arrêté signé Reubell, « considérant
qu'elle avait légalement justifié de sa résidence sur le terri-
toire de la République depuis le 29 avril 1792 jusqu'au
13 floréal an III f , la rayait définitivement de la liste des
émigrés : elle partagea désormais sa vie entre Paris et Grève-
cœur (2) .
Liancourt avait trois fils. L'ainé, François-Armand-Frédéric,
était, au moment de la Révolution, lieutenant-colonel de dra-
gons; après le 10 août, il s'était caché à Rouen, il était parti
ensuite pour la Hollande et s'était engagé dans le corps des hus-
(1) Louis Hubert, Crèvecœur-le-Gra»d, p. 163 (note).
(2) Archives nationales. Police générale, F', n° 5444. (Émigration ; certiK-
cats d'amnistie et de maintenue.)
La citoyenne Lannion fut sous tous les régimes pourchassée par le Hsc. Le
3 prairial an V, Barbie, sur l'invitation du directeur des Domaines, la poursuivait
pour moitié d'une rente de 250 francs qu'elle devait comme codébitrice solidaire
de son mari émigré, aux termes de l'article 73 de la loi du l" floréal an 111.
En 1811, la loi de floréal n'était pas abrogée; le 11 décembre, contrainte contre
>' la dame Félicité-Sophie Lannion et son mari pour la validité » pour payement
de la même rente et des arrérages, dus du l''"' juillet 1792 au 1"'' pluviôse an V,
date de l'arrêté de lifjuidation. Le 11 décendjre 1812, contraintes multiples pour
moitié d'une rente de 3,980 fr. 65, — pt)ur 8,716 fr. 62 dus aux époux Duval
(de la Roche-Guyon), — pour 5,153 fr. 95 dus h la veuve Minies. — La pour-
suite pour la créance Duval avait été autorisée le 16 germinal an V. De l'an V
à 1812, le directeur des Domaines avait sommeillé. ^Archives de la Seine,
carton 607, dossier 860, passim : pièces du bureau de la liquidation des dettes
des émigrés condamnés et déportés du département de la Seine.) La duchesse
demeura à Paris, d'abord 31, rue de liabvlone, puis rue des Saints-Pères, n" 1194 ;
elle mourut le 2 mars 1830; sa vie, même après le retour du duc, fut peu mêlée
À celle de son mari : nous la retrouverons de temps en temps associée à ses bien-
faits.
L'ÉMIGllATION — LES ETATS-UNIS 233
sards de Ghoiseul au service anglais. Licencié le 26 avril 1790,
il {jagfua Âltona. On oublia tout d'abord de le porter sur la
liste des émigrés et, le 25 ventôse an Yl, il figura à un acte de
partage entre sa mère et lui, passé devant l'administration du
département de l'Ain. Mais, sur une réclamation malheu-
reuse, il fut inscrit sur une liste supplémentaire, le 24 flo-
réal an VIII (1). Il ne fut rayé que le 8 fructidor an IX
(26 août 1801), grâce aux démarches de sa mère, des
membres de la députation de la Seine, lluguet (des Anciens),
Leroux, Faure (des Cinq-Cents) et de Portiez (de l'Oise) .
Le second fils, François-Alexandre, avait été porté, dès le
début, sur la liste de l'Oise comme domicilié à Mello; cadet-
gentilhomme à l'École militaire, puis aide de camp de son
père, il avait servi sous La Fayette comme lieutenant-colonel
du O*" régiment de chasseurs à cheval et donné sa démission le
20 mars 1793; propriétaire à Saint-Domingue, il y alla sans
doute pendant la Terreur et, en qualité de colon, il pré-
tendit « n'avoir jamais émigré » . Dès le 15 ventôse an V
(5 mars 1797j il obtint sa radiation, comme ayant justifié de
sa résidence du 9 mars 1792 au 5 thermidor an III et ayant été
provisoirement rave par les administrations de Pont-Audemer
et de Senlis. Il était qualifié « fabricant de siamoise et de
toile de coton (2) " . C'est en cette qualité que, le 23 pluviôse
an YI (Il février 1798), Letourneux, ministre de l'intérieur,
lui accorda l'autorisation de conserver 4« quatre prisonniers
anglais, ouvriers de la fabrique, qui lui sont très utiles et qui
1) Arch. nat., F', n" 54V4. Lettre «lu commissaire du directoire exécutif de
l'Oise au citoyen ministre de la police générale (15 nivôse an VIII). La 7*^ liste
supplémentaire est formée en vertu de l'article 5 de la section l^' du titre III
de la lui du 25 brumaire an III. L'arrêté du 24 floréal an VII y déclare inscrits
La Rochefoucauld fils et son épouse. Le 13 nivôse an VIII, il était placé en sur-
veillance. La citoyenne Lannion demeurait alors rue Notre-Dame-des-Champs,
n» 1481.
(2) Jd., F'. 4235, 3399 et 5988. L'arrêté de la radiation est signé Reuliell.
Le 21 messidor au VI, Fortin, homme de loi, demande au ministre île la police
expédition des mandats d'arrêt et de mise en liberté de François et de son frère
« pour faire statuer sur la radiation " ; le 3 thermidor, la demande est renouvelée
et les ordonnances de mise en liberté sont expédiées. Le 17 pluviôse an VU,
François-Alexandre demande copie de sa radiation définitive.
23'f LA IlOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
demandent à rester en France " . Il envoie avec sa pétition
des échantillons de « basins et de mousselinettes (1) " .
Le troisième fils, Gaétan, ou u Gayetan " (2), suivant la
correspondance administrative, n'émigra pas. Il habita avec
sa mère; appelé comme conscrit de la première classe, il
partit pour les armées (3) .
Liancourt, on l'a constaté, avait laissé des traces ineffa-
çables dans le cœur des populations de l'Oise : il y avait chez
elles un secret espoir de le revoir, de profiter de nouveau de
son activité intelligente et avisée. Cette gratitude inspira aux
autorités révolutionnaires la volonté de conserver, sans y
toucher, le château et le parc.
Ils échappèrent ainsi à la destruction. " Le protecteur pou-
vait y revenir. » Le moyen choisi fut aussi simple qu'efficace.
On prétexta « que les grands développements que la République
procurait à tous les établissements de bienfaisance avaient
accru l'école des arts et métiers de Liancourt" , et que, son local
ne suffisant plus, il était naturel de lui attribuer les bâtiments
inhabités du château . Le parc fut respecté dans l'intérêt
de la santé des élèves. Le l*"' novembre 1792, Pache, ministre
de la guerre, demanda à la Convention 28,000 livres par an
pour une maison d'éducation destinée à cent soixante enfants
choisis parmi ceux des officiers invalides ou militaires peu for-
tunés... Il rappelait leur ancien titre : " Enfants de l'armée '>
et le nom du fondateur, le « ci-devant citoyen Liancourt i» .
La lettre fut renvoyée au Comité d'Instruction publique qui
nomma Massieu rapporteur (4) .
(1) Arcli. nat., F'*, sans coXe. La demande est du i4 pluviôse.
(2) L,\ llociiKFOUCAUi.D-LiAscoL'RT (Frédéric-Gaélan , marquis de), 1779-1863,
sous-préfet de Clermont (Oise) et des Andelys sous le premier Empire, démis-
sionnaire; rallié aux Bourbons, il orjjanisa pendant les Cent-.Tours une insurrec-
tion royaliste en Franche-Comté; cliarjjc de missions particulières eu Allemagne,
il fut, en 1827, représentant ilu Cher à la Chaiidire des députés, partisan de la
lilxM'té parlementaire et de la souveraineté résidant dans l'Assemblée législative ;
il fut constamment réélu sous la monarchie de Juillet et rentra en 1848 dans la
vie privée. La Vie du duc si souvent citée dans cet ouvrajje est de lui.
(3) Lettre citée du commissaire de l'Oise du 15 nivùse an VII.
(4) Arch. nat., F'^, 1144. — Guii.i.aumk, Procès-verbaux du Comité d'Instruc-
lion puhlitjue, séance du 6 novembre 1792, p. 42. — Vie du duc, p. 55. — La loi
L'EMIOr.ATION — LES KTAT5-IMS 235
Mal{jré le bon vouloir de la Convention, l'école passa par
une série de transformations malheureuses. L'École de Mars
avait été supprimée le 18 thermidor an II (:25 juillet 17î)4);
une partie des élèves furent transférés à Liancourt. Léonard
Bourdon avait fondé, dès la fin de 1791, la Société des Jeunes
Français dans le monastère des ci-devant reli^'jieux de Saint-
Martin-des- Champs. Ils y recevaient, outre l'éducation intel-
lectuelle et morale, une instruction professionnelle. Un décret
du 18 brumaire an II avait réuni à cette société les Orphelins
des Défenseurs de la Patrie dont jadis le chevalier Pawlet
avait été 1 éducateur l. Le 13 germinal an III (2 avril 1795),
la Société avait été dissoute et, le 12 prairial. Bourdon avait
été arrêté comme complice de l'insurrection. Ses pension-
naires, « bien nourris, bien vêtus et bien portants » , suivant
Bourdon, furent transportés à Liancourt (2). Le 23 floréal et
le 9 prairial an III, la Convention vota pour eux deux secours
provisoires de 15,000 livres chacun (3). Que pouvait-on faire
de cette réunion incohérente d'enfants d âges divers, élevés
suivant des méthodes différentes? La Convention song^ea à la
transformer en une école de sous-officiers et d'officiers. Le
régime militaire y fut en vigueur. On adopta l'uniforme et
l'équipement des élèves de l'Ecole de Mars. D'après un pal-
marès de l'an IV (29 mars 179G), on leur enseignait la lec-
ture, l'écriture, le calcul, la grammaire française, les mathé-
matiques, un peu de tactique et la musique instrumentale.
Deux hommes s'efforcèrent de mettre un peu d ordre dans ce
chaos. Wilhem (4 , soldat à dix ans, caporal-sapeur à quatorze
relative à l'école de Liancourt est tlu 3 ventlémiaire an IV. Le sous-directeur et
les professeurs sont nommés par le Comité d'Instruction publique; la compagnie
des vétérans chargés de l'instruction est de vingt-cintj hommes. La loi est signée
Baudin des Ardennes, président. (Arch. nat., F'', 114V, n" 32.)
(1) TiETKY, L'As.-iistance puhfu/ue à Paris, III, p. 568.
(2) Catalogue Charavav de la vente de 1862, n" 152. Pétition de Léonard
Bourdon du 29 ventôse an VIL
(3) TcETEY, ouv. cité, III, p, 573.
(4) Wilhem ^Guillaume-Louis Bocqlkvili.k. dit), né à Paris, 1781-1842, devint
ensuite répétiteur de mathématiques et de grammaire au prytanée de Saint-Cyr;
il V fut chargé de leçons sur l'art musical. Vm 1815, Wilhem, d'accord avec
Carnet, voulut introduire la musique dans le programme de l'enseignement
236 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
ans, enseignait la musique. « Un grain de musique Tavait
frappé au front, un autre lui tomba sur le cœur. Il n'avait
d'autre maître que la nature, d'autres secours que quelques
livres de la bibliothèque. "
Crouzet (1) avait été principal au collège du Panthéon fran-
çais, puis directeur de l'institut Léonard-Bourdon depuis le
13 germinal an II. Quand il arriva à Liancourt avec deux cent
cinquante enfants, dont plusieurs attaqués de la gale, de la
teigne et du scorbut, le château était dans un triste état. " Des
dortoirs encombrés de plâtras, la plupart sans porte et sans
vitrage; des bâtiments dégradés par le séjour successif des
réquisitionnaires, des détenus et des prisonniers de guerre;
point de tables, point de bancs, point de lits, excepté quel-
ques couchettes chargées sur les voitures et tellement infec-
tées de punaises qu'on ne pouvait s'en servir... (2). Quarante
enfants étaient restés dans les hôpitaux de Paris; leurs effets
étaient imprégnés de virus galeux. " Ce n'est qu'en l'an IV
qu'on obtint deux cents paires de souliers : comme leurs
pères, les orphelins de la patrie allaient pieds nus. Grâce à
Crouzet, à sa femme qui se dévoua gratuitement au service de
la lingerie ; grâce à Benezech, » ministre sensible et ami de
l'humanité " , tout changea peu à peu. L'école fut réparée de
façon à loger six cents élèves; on commença à payer les
agents qui, depuis quinze ou dix-huit mois, n'avaient rien
reçu. Crouzet recevait deux centimes en numéraire, par jour
et par élève. Avec ces faibles ressources, il fit des miracles, ce
mutuel. Le premier essai eut lieu à l'école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.
lui J835, il fut nonuné directeur inspecteur général de l'enseignement du chant
dans les écoles primaires de la Seine, puis délégué général pour l'enseignement
universitaire du ciiant.
(1) Crouzet (Pierre), directeur du collège de Couipiègne (1800 , du prytanéc
de Saint-Cyr (1801), transféré à La Flèche en 1808, et enfin pioviseur au
lycée Charlemagne (1809).
(2) Gnou/KT, Observations jusli/icatives sur l'école nationale de Liancourt,
flrpuis son orifjine jusfjij'à ce jour i" vendémiaire an VIII. — Buisson, Dict. de
pédagofjic, articles Crouzet et Wilhem. — Jûmatid, Discours sur Wilhem à la
Société d'instruction élémentaire, 1842. (RihI. de l'Institut. Mélanges biogr.n-
phiques, AA. 2410 B.) — I'ompkk, liapport sur i eiiseijjnement techniriue à l'Ex-
position de 1867. — GuETTiEn, Histoire des écoles d'arts et métiers, passim.
L'EMIGRATION — LES ÉTATS-UNIS 23T
qui ne l'empéclia pas d'être dénoncé. Il répondit par l'exposé
des progrès réalisés dans rensei{|nement, dans la discipline,
dans l'administration :«J'ai travaillé, disait-il, péniblement,
sans relâche et presque sans aide, au milieu des décombres. i>
Le citoyen Lardinois, capitaine des vétérans nationaux,
u homme sn^e et judicieux» , ensei.<[nait l'exercice aux élèves.
Mal habillés et mal nourris, ils n'en étaient que plus vail-
lants. Ils chantaient les chœurs de Crouzet sur la musique de
Wilhem ou de Gossec.
Bénissons l'I'^trc suprême.
Il veille à notre destin,
Il nous protèfjc, il nous aime,
Il est le Dieu de l'orphelin.
Que Tasyle où notre jeunesse
Trouva des soins consolateurs
Soit une école de sa^jesse,
Du travail et de saintes mœurs.
Le « ci-devant" Liancourt eût applaudi à leurs ébats s'il les
avait vus, chaque décade, se mêler aux danses publiques dans
son parc transformé en promenade nationale et sous les fenêtres
mêmes de son antique demeure.
Le livre de recettes et de dépenses de l'agent comptable, le
citoyen Chapelle (I), est intéressant à parcourir. Les comptes
sont tenus avec méthode. On arrive, en l'an YIII, à avoir un
excédent de recettes de 31,692 fr. 22. On vend les produits
agricoles. On afferme le droit de pêche dans les canaux; les
employés sont payés plus régulièrement. Crouzet touche
6,000 livres (en assignats) , chaque professeur 4,000 livres,
sauf Mazella, professeur d'écriture, (jui ne touche que
2,000 francs. En l'an YIII, le Directoire nomme commissaire,
aux appointements de 1,000 francs par an, le citoyen La
Romiguière. Le nom de Liancourt reparait pour la première
(1) Arch nat., F", 366, 4280, 4281.
238 LA P.OCHEFOUCAULD-LIAINCOURT
fois le 5 thermidor an VIII. On lui vend un poulain, estimé
par le maréchal 75 franes.
Une école ne s'administre pas comme un domaine princier.
Ces eaux, ces fontaines jaillissantes, ces aqueducs, ces cas-
cades qui faisaient à la fois l'embellissement et la salubrité
du domaine <' en tenant l'air dans une agitation continuelle» ,
étaient devenus, faute d'entretien, « d'immondes grenouil-
lères, des réceptacles d'eaux croupissantes d'où s'exhalent
des vapeurs méphitiques et des miasmes contagieux et
putrides » . Le 28 prairial an VII, le ministre ouvre un crédit
de 6,000 francs pour curer les bassins et dégager les massifs
de haute futaie qui interceptent le soleil et augmentent l'humi-
dité (Ij.
V
A la fin de 1797, Liancourt s'embarqua pour l'Europe. Il
rejoignit son fils aîné à Altona. Le 1 1 février 171)8, Liancourt
était auprès de lui, juste à temps pour assister à la naissance
de son petit-fils Olivier. François-Armand avait passé par
de durs moments. Quand il arriva à Hambourg, « il n'avait pas
de matelas; il en chercha partout, entre autres chez Sieveking
où un capitaine en avait mis en vente quelques-uns qu il ne
pouvait remporter. La Rochefoucauld acce})ta avec joie et y
trouva du bon coton; il le carda, le nettoya, le recouvrit lui-
même et obtint ainsi de beaux matelas. Il en garda deux pour
son usage et vendit les autres. C'est ainsi que l'un des plus
grands noms de France apprit à se tirer d'affaire lui-même 2). »
(1) Piappoit du bureau des l)âtltnents civils, !•''', 4280. Les comptes sont
tenus avec une précision telle que l'on y porte 240 livres payées au citoyen Collin
pour avoir lavé et soufré les habits de quarante-huit élèves traités de la (jale.
(2) Hensirgs, liilder (iiis ver(jaii/jeiier Zeit nacli Mittheiluugen ans qrossen-
iheib ungediuckten F<imilienpaf)icicii, I, p. 57.
La famille Sieveking était une des plus considérées de Hambourg. Le père,
LE RETOUR — I,A RADIATION 239
En 1798, Liancourt se partagea entre rAlIemagne et la
llollande. A JIambour.[j, des relations affectueuse^ s'étaient
établies entre les bourgeois de la ville libre et les émigrés. La
famille Sieveking avait accueilli la Révolution avec enthou-
siasme, on y célébrait toutes les grandes journées. Le
14 juillet 1790, raconte Piter Poel (1), on chanta un hymne
qui commençait par ces mots : » Vingt-cinq million? d'hommes
célèbrent aujourd'hui la fête de la Fédération qui ne fait trem-
bler que les trônes des despotes et les esclaves. » Les jeunes
filles, toutes vêtues de blanc, avaient à leurs chapeaux de
grands nœuds aux couleurs nationales et sur l'épaule des
écharpes rayées bleu, blanc, rouge. Les jeunes femmes les
portaient autour de la taille. Tout le monde se réunit à Ilar-
vestehude pour déjeuner, et, à midi trente midi à l'heure de
Paris), trois salves furent tirées. » Les jeunes femmes se pla-
cèrent en demi-cercle et entonnèrent un chant, d'abord
quelques-unes seulement, bientôt toutes, et tous les yeux se
mouillèrent de larmes; c'était comme si 1 on avait touché une
corde à l'unisson (2) "
Dans la maison hospitalière de Neumùhlen, des Français
des partis les plus opposés venaient oublier leurs haines poli-
tiques : le terroriste Léonard Bourdon, chargé de surveiller
l'émigration (3) ; Charles et Alexandre deLameth, d'Aiguillon,
l'abbé Louis, Dumouriez, Talleyrand, Bourgoing, Lehoc,
Jean-Georges Sievekinf; (1751-1799), était un gros négociant : il avait voyagé en
France, en Angleterre, aux États-Unis et en Rus.^e. En 1796, il avait été chargé
par ses concitoyens d'une mission à Paris au sujet des difficultés causées par le
refus du sénat de Hambourg de reconnaître le ministre français Reinhard. Ses fils
Charles et Frédéric Sieveking devinrent, l'un syndic, l'autre maire de Ham-
bourg. Sa nièce Amélie Sieveking est connue par sa philanthropie.
(1) Piter i'oel, l'auteur des lettres et souvenirs (|ui ont servi à la rédaction des
BUder ans verejaiif/ener Zeit par son parent Hennings, né à Arkhangel le 17 juin
1760, mourut à Altona le 3 octobre 1837 ; il avait épousé en 1787 la fille ainée
du professeur Buscli, dont la fille cadette avait épousé le frère du ministre fran-
çais Reinhard. Le fils de Buscli était l'asssocié de Reimarus, beau-frère de Sieve-
king et de Matthiessen ; les trois familles Poel, Sievekinjj et Matthiessen acquirent
en commun en 1793 la propriété située à Neumiihlen, près Alloua, dont il sera
question plus loin.
(2) Bililer, etc., I, p. 48.
(3) Ses rapports sont aux Archivée nationales. F", G151.
240 LA ROCHEFOUCAULD-LIAjSCOURT
Durand, Grouvelle, Montjoye-Vaufrey, Bureaux de Pusy, Mme
de Genlis, et son gendre le général de Valence, Mme de Flahaut,
Mathieu, Dumas, Portails, etc. " La famille La Rochefoucauld,
ajoute Piter Poel, se lia cordialement avec la nôtre, surtout son
chef respecté, le philanthrope Liancourt, dévoré, pendantson
séjour d'un an à Altona, par le désir de revoir sa patrie bien-
aimée, les œuvres de bienfaisance qu'il y avait fondées et
auxquelles manquaient ses soins, et le désir d en créer de nou-
velles. Mes relations confiantes presque quotidiennes avec lui
me devinrent bientôt inappréciables, non pas tant à cause de ses
qualités d'intelligence que par sa grande bonté et par tous les
souvenirs qu'il avait recueillis, avant et pendant la Révolu-
tion, à la cour et loin de la cour de France et en Amé-
rique (1). "
Les Allemands prisaient chez Liancourt la cordialité des
manières, " sa façon toute simple de se placer parmi ses
enfants et petits-enfants » . Toujours passionné de philan-
thropie, il visitait les écoles industrielles, il s'initiait au méca-
nisme charitable que le Sénat de Hambourg avait perfec-
tionné, il étudiait les dispensaires et l'organisation des secours
à domicile. En avril 1798, il se faisait envoyer par son vieil
ami Young, son directeur, son maître es sciences agricoles, la
collection des Annales (T agriculiure ; la caisse devait être
adressée à Matthiessen (2), allié aux Sieveking.
Quel que soit l'endroit où il est destiné à finir ses jours, en
France ou en Amérique, u il a l'intention de vivre en rural » .
Mais le pauvre duc n'a pas d'argent. « Je vous écris en men-
diant » , ainsi commence sa lettre. Il faut que Young garan-
tisse à l'éditeur propriétaire de l'ouvrage que le paiement sera
effectué au moment convenu. « Ne m'offrez pas, ajoute-t-il,
de me faire présent de ces livres maintenant, je ne consenti-
(1) £iU,;; etc., I,p. 5,3.
^2) Matthiesskx (.lean-Gonrad), né à Ilamboiiry le 25 juillet 1751, mort à
Paris le 23 janvier 1822, associé à la maison Matthiessen et Silleni de Hambourg
avait épousé une nièce de Mme de Genlis, la comtesse Henriette de Sercey.
A sa njort, on apprit qu'il visitait et entretenait à lui seul quatre-vingts familles
pauvre» dont il i liargea par testament un seul de ses amis.
LE RETOUR — LA RADIATION 241
rais pas à les accepter et vous blesseriez mes sentiments qui
sont bien à Taise avec vous. " Il voudrait aussi des rcnsei{;nc-
ments sur les » friendly societies » (sociétés des amis, quakers).
Il Les nations, au lieu de se faire la {juerre Tune à l'autre,
devraient s'aider réciproquement en se communiquant ce qui
peut accroître le bonheur et le pro.grcs de 1 humanité, mais le
progrès moral et la politique ne vont pas ensemble. La pauvre
humanité est un jouet dans les mains de ceux (jui la {gou-
vernent, quels qu ils soient...
il Quant à mes voya^^es (le récit du vovage aux États-Unis),
je re^jrettc la peine que vous vous êtes donnée à ce sujet. Je
renonce à les vendre en Angleterre, et, quand ils seront
imprimés en France, on pourra les traduire et les mutiler
comme on voudra: mais alors, j'espère, sans y mettre mon
nom. Mon livre est mon ouvrage, tel qu'il est. Il se peut qu'il
y ait des épisodes, des dissertations ; ... ils font partie du tout. Il
est possible que c'eût été mieux autrement, mais je ne lais-
serai jamais avec mon assentiment quelqu'un le faire pour
moi... Quand il sera imprimé en France, je vous en enverrai
un exemplaire... (1) »
En septembre 1798, Liancourt était à Amsterdam. Ses ten-
tatives pour obtenir sa radiation n'avaient pas encore réussi.
Une première demande formée le 26 messidor an V (14 juil-
let 1797), c'est-à-dire avant son retour d'Amérique, était
restée sans réponse. Il la renouvela le 17 prairial an VI.
Malgré Talleyrand, le Directoire fut inflexible.
Un arrêté du 17 brumaire an YIl (17 novembre 1798) le
maintenait sur la liste, déclarait confisqués ses biens meubles
et immeubles, et lui défendait de rentrer" sous peine d'être
traité comme émigré avant enfreint son bannissement » .
" Considérant, disait l'arrêté, (jue le pétitionnaire, parti de
France en 1792, n'a réclamé que longtemps après l'expira-
tion de tous les délais accordés par les lois, et qu'il est for-
(1) British Muséum, inss. additions, etc., 35128, f. 33. La lettre autojjraphc
est en anglais : il y a quelques mots qui manquent ; nous les avons suppléés d'après
le sens.
16
242 LA ROCHEFOUCAULD-LlAiSCOURT
mellement compris dans la déchéance qu'elles ont pronon-
cée (1). »
Néanmoins, quand, à la suite de la formation de la Répu-
blique batave, vassale mal déguisée de la République fran-
çaise, les émigrés furent obligés de quitter la Hollande, le
Directoire autorisa Liancourt à rester en Batavie ["2) .
C'est à Amsterdam qu'il rédigea la préface de la troisième
édition des Piisona de Philadelphie ; ï\ y visita les prisons et v
étudia la réforme pénale; c'est de là que, le 8 mai 1790
(19 floréal an VII) , il envoya à François de Neufchàteau sa
traduction de 1 ouvrage de l'économiste Morton Eden. Entre
temps, il avait fait une apparition à Paris, apparition dis-
crète et non sans danger, bien que son ami Talleyrand, alors
ministre, protégeât sa retraite (3).
Après le 18 brumaire flO novembre 1799^, il se cacha
moins. Le 8 frimaire 28 novembre;, le 3/o/nVe//?- annonçait sa
rentrée. « Le citoyen La Rochefoucauld-Liancourt, connu par
sa philanthropie, et qui a passé à vovager dans les États-Unis le
temps pendant lequel la Terreur le repoussait de son pays, vient
d'obtenir la permission d'y rentrer avec une surveillance. »
Le 16 frimaire (8 décembre), Auger, le régisseur de Crévecœur,
écrivait à la duchesse qu' a il avait appris par les gazettes le
retour prospère de M. Liancourt en France » . On donnait même
son adresse : rue Saint-Honoré, en face de celle de Saint-
Florentin, place de la Madeleine, 309. Un matin, au com-
mencement de 1800, au point du jour, Lacretelle, alors
député, le vit entrer chez lui. " Je ne puis, dit-il, exprimer
avec quelle allégresse, quelle effusion de tendres sentiments,
nous nous revîmes après huit ans d'une absence beaucoup
plus cruelle pour moi (pic pour lui. Liancourt rapportait ses
80,000 francs intacts, preuve qu'une économie judicieuse est
la plus solide colonne de la bienfaisance... (4). »
(1) Arch. nat., F", 5444. Réponse du ministre à la lettre du 15 nivôse an j^'ll
(division des érnifjrés, 1^'' bureau). L'arrêté de maintenue se trouve F', 5988.
(2) Le fait est attesté par un des considérants de l'arrêté de radiation provisoire.
(3) Vie du duc, p. 50.
(4) Le 7 novembre 1811, (punid Lacretelle fut élu " dans la classe de la
LE UETOL'H — 1,A UADIATION 243
Les émigrés rentraient en grand nombre à Paris. La Consti-
tution de l'an VIII continuait à interdire l'entrée de la France
à ceux (jui en étaient sortis volontairement pour combattre
leur patrie, mais la loi du 3 nivôse autorisait à laisser rentrer
sous les conditions de surveillance tous ceux qui avaient été
condamnés sans jugement. On vit arriver peu à peu des fruc-
tidorisés, d'anciens conventionnels, Barère et Vadicr; d'an-
ciens constituants libéraux « qui croyaient que Bonaparte avait
vaincu pour eux, que les baïonnettes avaient rouvert le
chemin aux principes, et que, dans l'après-midi du lî) bru-
maire, au milieu de la bagarre de Saint-Gloud, la liberté pros-
crite était rentrée par effraction (1) ».
C'étaient La Fayette, Latour-Maubourg, les trois Lameth,
Valence, Dolomieu, le vicomte de Noailles, Montmorency-
Luxembourg. « Il paraissait juste, écrivait Rœderer, de distin-
guer entre ceux qui étaient sortis de France quand tout était
calme ou du moins régulier, et qui étaient sortis pour com-
battre, et ceux qui s'étaient échappés par nécessité pour se
dérober à la captivité ou à la mort. » Bonaparte ne se laissait
pas facilement attendrir, u il tenait éloignés inexorablement
ceux qu'il soupçonnait n'être pas résignés à la défaite de leur
parti. La Fayette notamment reçut un accueil méfiant et
presque sévère » . Le premier consul, désirant rappeler les
proscrits, n admettait point qu'ils rentrassent d'eux-mêmes et
par rupture de ban ; ces démarches intempestives le gênaient
dans sa politique de temporisation à l'égard des proscrip-
teurs et l'obligeaient, comme il le disait lui-même, à « serrer
le vent (2) " .
La liste générale des émigrés avait été déclarée close à
partir du 5 nivôse an VIII (25 décembre 1799), jour de la
mise en vigueur de la Constitution ; elle comprenait cent qua-
rante-cinq mille individus dont neuf membres de la famille
langue et (le littérature française » de l'Institut, il envoya son discours à Lian-
Cdurt avec cette dédicace : « Au plus ancien et au plus chéri de ses patrons. »
^Bilil. de Liancourt, n" .3782.)
(1) Vandal, V Avènement de Bonaparte, p. 477.
(2) /</., p. 478.
244 LA ROCKEFOUCAULD-LIANCOLr.T
La Rochefoucauld, et formait neuf volumes. A dater de ce
jour, les individus prévenus d'émigration ne pouvaient plus y
être inscrits qu'en vertu de décisions judiciaires. » Une com-
mission, dit Thibaudeau, fut nommée pour examiner les
demandes en radiation, et les membres de l'Assemblée cons-
tituante furent placés en première ligne pour être rayés. " Le
désir de mettre fin aux anciennes proscriptions était sincère.
Mais il y avait des questions de personnes fort délicates. Les
émigrés pouvaient se trouver en face de ceux qui les avaient
persécutés, ou en présence des acquéreurs de leurs biens. Les
individus omis sur la liste revinrent presque tous et vécurent
tranquilles. Les autres demandaient d'abord des surveillances,
c'est-à-dire la faculté de rentrer temporairement sous la sur-
veillance de la haute police, en attendant la radiation.
Ils y restaient quelquefois longtemps, comme ce membre
de la famille La Rochefoucauld que, malgré Lebrun, le pre-
mier consul retint à Calais jusqu'en 1802. D'autres étaient
plus heureux. « On mettait autant d'étourderie à radier qu'on
en avait mis à inscrire, et les émigrés étaient par milliers
rétablis dans tous leurs droits. Les uns, dont les biens n'avaient
pas été encore vendus, s adressaient aux membres du gouver-
nement pour obtenir la levée du séquestre; ils sollicitaient,
suivant l'usage, les hommes qu'ils injuriaient la veille, qu'ils
devaient injurier le lendemain... lis allaient pour cela chez
Mme Bonaparte... solliciteurs empressés pendant qu'ils s'y
trouvaient, s'excusant fort d'y avoir paru dès qu'ils en étaient
sortis, et faisant valoir pour excuse le désir d'obliger des
amis malheureux... Tout ce qu'on faisait pour eux était, à
leurs veux, chose due... 1). »
Liancourt mit en mouvement ses anciens amis. Talleyrand
le recommanda à Fouché. « Le proconsul de la Terreur com-
mençait à jouer au protecteur de la noblesse et rej)résentait
vis-à-vis des sévérités tlu premier consul la cause de la récon-
(1) Founkros, Histoire fies Emigrés, II, p, 369. — Saixte-Bklvk, Causeries
(lu lundi, VIII, p. 353. — Daudet, les Emiijrés et la seconde coalition, p. 38(5.
— Madelin, Fauche', passim. — Thibaudeac, Mémoires, p. 93.
LE i;et()i:u — la radiation 245
ciliation nationale. » G est au quai Voltaire qu'aboutissaient
toutes les requêtes. D'après M. Madelin, son dernier historien,
c'est à Fouclié, contrairement à la légende, que revient l'idée
humanitaire et polili([ue de l'amnistie par caté.'jories. Mme de
Ciiastenay, Mme de Staël obtenaient radiations sur radiations.
Fouché semait pour récolter : cette attitude est démontrée
en ce qui touche la radiation de Liancourt. La correspon-
dance entre Tallevrand et Fouché démontre sa ferme volonté
défaire gfràce. «Je reçois, écrivait Fouché à son collègue le
G frimaire an VIII (27 novembre 1799), votre lettre en faveur
du citoven Liancourt et je donne ordre qu'il lui soit expédié
sur-le-champ une surveillance; je le fais parce que j'ai le sen-
timent profond que j'ai rendu justice à un homme de bien, à
un citoven qui a toujours bien mérité de son pays. Aucune
considération particulière, aucune crainte pusillanime ne
peut m'empêcher de remplir ce devoir, et je me contente de
plaindre des hommes qui ne sont pas assez forts pour être
justes. Salut et fraternité... (1) "
C'était un pas vers la radiation définitive. Liancourt en
remercia Fouché en lui envoyant copie de la radiation provi-
soire obtenue du département de l'Oise : » Je ne veux pas
différer plus longtemps, citoyen ministre, lui écrivait-il le
13 pluviôse an VIII (2 février 1800), de vous faire parvenir
mes sincères remerciements pour le rapport plein d'obligeance
que vous avez bien voulu faire sur ma radiation définitive : le
retard de son succès ne peut pas atténuer ma reconnaissance.
Salut et respect (2). "Le 6 ventôse an VIII (25 février 1800 ,
il assistait à la soirée donnée par Talleyrand pour essayer de
rallier autour du premier consul le personnel de l'ancien
régime et celui du nouveau (3).
L'arrêté de radiation provisoire fut envoyé par Tadminis-
tration centrale de l'Oise au ministre de l'intérieur; il semble
(1) Le ministre de la police {jénérale de la République au ministre des rela-
tions extérieures. (Arcli. nat., l-^ 54'f4. Arrêté de radiation provisoire. Appen-
dice n" Vin.)
(2) Arch. de l'Oise, Q, n» 0909.
(3) AuLARD, llistoiie politi'/uc, p. 720.
246 1-A UOCHEFOUCAUI.D-LIAINCOLRT
qu en reproduisant la requête du pétitionnaire on cherchât à
justifier son départ : s'il a quitté la France, ça été unique-
ment pour échapper aux bandes armées de Gauthier-Goutance
qui voulaient le tuer; s'il a été obligé de fuir, c'était pour
se dérober au fer des assassins, jusqu à ce que « le retour à
l'ordre et à la proclamation des principes de justice qui
animent le gouvernement l'aient assuré qu il y avait sûreté
pour sa vie ') . Du reste, le Directoire ne l'a pas regardé comme
un véritable émigré puisqu il lui a donné 1 autorisation de rester
en Batavie quand les émigrés français ont été obligés d'en
sortir. Les consuls ont vu en lui un Français " qui n'avait
point abjuré sa patrie et qui, dans sou exil, n'avait jamais
cessé d'aspirer après le moment favorable à son retour » . Il
faut enfin se rappeler la reconnaissance et l'attachement des
habitants de l'Oise pour le créateur u d'utiles établissements
de culture et de diverses fabriques (1) ».
En attendant sa radiation (léfinitl\e, Liancourt ne perdit
pas son temps. Il se mit immédiatement en quête de ses
livres disparus. Le citoyen Chaptal, ministre de lintérieur,
en ordonna la restitution. Malheureusement, les recherches
restèrent momentanément infructueuses (2) . Il obtint aussi, le
22 pluviôse an VIII (Il février 1800), une ordonnance du
grand juge Régnier pour qu on suspendit la vente de ceux
de ses biens qui n'avaient pas été aliénés. <i La chose est
d'autant plus urgente, écrit-il le 7 pluviôse, que j'ai reçu
encore hier soir avis qu'on arpente quelques mesures de prés
qui restent prés de Liancourt pour les mettre en vente (3 j . »
(1) Arrêté de radiation provisoire. (Arcli. iiat., F", 5444.)
(2) Bibliothèque de l'Arsenal, niss. n" 6478. — ].,e 18 nivôse an VIII (8 jan-
vier 1800), le citoyen Delattre, membre du Corps législatif, vient pour savoir où
en est le trieiiient des livres. Le 28 nivôse an IX, (Jhaptal invite Liancourt à
désigner une personne de confiance pour reconnaître dans les dépôts littéraires
de Paris « les livres qui appartiennent à ce citoyen » . Le 13 ventôse an IX, l'ad-
ministrateur des dépôts littéraires, Chemin, annonce que les livres des biblio-
thèques des émigrés sont dispersés dan» les bibliothèques de Paris, des dépacte-
ments et même en É{;ypte et à Constantinople.
(3) Lettre adressée à M. Rarrème (? . (Piiid. nat.. mss. n" 6565, fol. 58,
n" 62.)
I.E IIKTOUH — 1. A r> Ain AT ION 247
Enfin, le I" Horéal an VIII (21 avril 1800 , un arrêté des
consuls contresig^né Foucho le ravait cléfinilivement de la
liste (les émigrés (I). Dès le 5, Frochot, préfet delà Seine,
faisait mainlevée du séquestre sur ses biens invendus (2).
(1) Archives de l'Oise, Q, portefeuille 4. Dans un rapport du ministre des
hnances au premier consul, du 26 prairial ah XI ( Arch. nat., arrêtés et décrets,
plaquette n" 540, n" 8), la date indiquée est celle du 8 floréal an X. C'est on
lapsus. En avril 1802, Liaucourl était rentré en pleine possession de ses droits.
(2) Arch. de la Seine, carton 607, dossier 860; le 21 lioréal, il donnait au
citoyen Dulraisse " procuration de retirer ses titres et papiers » .
GHAPITUE VI
UN INDÉPENDANT SOUS LE CONSULAT ET l'eMPIRE
(1800-1815)
I. — Liancourt et le premier consul. — Un pacte tacite. — Napoléon et l'in-
dustrie. — Loyalisme de Liancourt. — Ses fils et l'Empire.
II. — Napoléon et les pauvres. — L'organisation de la charité à Hambour;;. —
Collaboration de Liancourt au recueil des Établissements d'humanité; traduc-
tion de l État des pauvres, par sir Eden Morton. — La taxe des pauvres. —
Les sociétés de prévoyance. — L'Etat et l'assistance.
III. — Renaissance des sociétés charitables : la Charité maternelle. — La Maison
philanthropif|ue : soupes économiques. — Les premiers dispensaires.
IV. — La vaccine. — Une souscription privée. — Le Comité central de vaccina-
tion. — Liancourt aux assendjlées {jénérales.
V. — Liancourt reprend la vie rurale. — La fête de l'an VIIL — Ce qui reste
du domaine — La donation de la duchesse. — L'héritage de mistress Dave. —
Exploitation utilitaire : expériences de plantage du blé. — Un mémoire sur l'état
du canton. — La vicinalité : Notes sur la léijislation anglaise des chemins. —
La Garderie, la filature de coton : mémoire à Crélet sur la prohibition des fils
anglais. — L'hospice de Liancourt : démêlés avec le curé.
VL — 1814. — Ni héros, ni homme de parti. — L'administration hospitalière et
les batailles .sous Paris. — Liancourt accepte la première Restauration. — Sa
mission à Hartwell. — Son rôle à la Chambre des pairs de 1814. — Loi sur la
presse. — Loi sur l'exportation des grains. — Loi sur les fers étrangers. — Il
ne renie rien de la Révolution. — Loi sur la Banque de France.
VIL — Les Cent-Jours. — Opinion de Liancourt. — Il est élu membre de la
Chambre des représentants. A-t-il voté l'acte additionnel? — Liancourt et
Carnet. — Une conférence d'idéalisle.s. — Projets sur l'enseignement mutuel,
sur les écoles centrales, sur la réforme pénitentiaire. — Liancourt et les
blessés. — Rapport de juin 1815.
Ni l'exil ni les souffrances n'avaient dégoûté Liancourt de
la liberté. Même sous le Consulat, il ne renia pas sa foi poli-
UN INDEPEM>ANT SOUS L KMIMII F. 249
tique. Mais il aspirait au repos. Un (jrand nombre de ses aniis
s'étaient ralliés à Bonaj)arte par besoin de sécurité et aussi
parce qu'ils le croyaient décidé à consolider les conquêtes
civiles de la Révolution. LorsquVn nivôse les consuls com-
posèrent le Conseil d Etat et nommèrent la moitié du Sénat,
appelé lui-même à choisir le Corps législatif et le Tribunal,
on vit reparaître en {jrand nombre les membres des Assem-
blées révolutionnaires. « Cet extrait concentré des anciennes
assemblées, dit M. Vandal, servit de base à la matière séna-
toriale. " « Beaucoup d'hommes, ardents ennemis du 18 Bru-
maire, étaient déjà fort apaisés; beaucoup de ces incertains
qui ne se décident qu après le succès commençaient à se pro-
noncer hautement. » " Que de fiers républicains de l'an VII,
disait le Moniteur, se font petits pour arriver jusqu'à l'homme
puissantqui peut les placer! Que de j)elits talents on exalte,
que de taches sanglantes on déguise! " Sur la première liste
des vin,<jt-ncuf sénateurs figuraient Berthollet, d'Aillv, Ducis,
Kelleruiann, Lacépède, Laplace, Monge, Volney; sur la liste
choisie par cooptation, Choiseul-Praslin, Gornudet, Dau-
benton, François de Neufchàteau, Lagrange, Rœderer (I); en
tout cinq ex-constituants, plusieurs anciens ministres, les
savants les plus célèbres : pour les lettres et les arts, Ducis et
Yien. Daubenton étant mort le 13 nivôse an VIII, le Sénat
pour le remplacer eut à choisir entre le candidat présenté par
le Tribunat et Barthélémy, ancien directeur, présenté par le
premier consul. Ce fut Barthélemv qui fut élu (2). D'après
Gaétan, Bonaparte aurait longtemps hésité entre Barthélémy
et Liancourt. Le choix de Liancourt, duc et pair, ancien ami
personnel de Louis XYI, " lui aurait semblé trop hardi » :
il est permis de penser que l'omnipotence du premier consul
ne se serait pas laissé arrêter par ces scrupules; s'il préféra
Barthélémy, c'est qu'il connaissait l'indépendance et la fierté
de Liancourt et qu il ne se souciait pas de l'avoir dans ses
conseils.
(1) Arch. pari. 2' série, I, p. .5.
(2) Id. 2' série, 21, 23, 192. — Vie du duc, p. 53.
250 LA ROGHEFOLCAULn-MANCOlllT
Quand Liancourt revint en France, il étuil prêt à se consa-
crer de nouveau aux œuvres d'assistance; mais la Révolution
lui imposait un changement d attitude : rang, fortune,
influence, il avait tout perdu. Il n'était plus le président d'un
important comité d une assemblée souveraine, il rentrait en
banni à la recherche de son foyer; il ne savait ce qu il allait
retrouver de sa famille dispersée, de ses biens séquestrés, de
ses amis disparus ou ralliés. A l'égard du premier consul, il
hésitait entre son horreur pour les coups de force et son
admiration pour le génie.
Il n'était pas de ces émigrés qui u ruinés par leurs courses
à travers le continent et par les confiscations, forcés de se
créer une position et une nouvelle fortune, avaient demandé
et obtenu des places, des emplois qu'ils n'avaient garde de
compromettre. Les plus illustres par la naissance s'étaient
glissés dans les salons et dans les antichambres de la famille
impériale... De nouvelles générations, d'ailleurs, arrivaient,
et les plus obstinés, s'ils tenaient personnellement rigueur au
nouvel ordre de choses, se montraient plus faciles pour leurs
enfants. A la fin de 1809, il n'était pas une seule des familles
les plus anciennes qui ne comptât quelqu'un de ses membres
les plus jeunes dans la diplomatie ou dans l'armée impé-
riale (l) ».
Liancourt ne prit personnellement aucune part à la curée.
Si un de ses fils entra dans la carrière diplomatique, si sa bru
devint dame d'honneur de Joséphine, lui ne parut que rare-
ment à la cour, bien qu'il y ait eu ses entrées en 1809; il ne
demanda aucune fonction, il ne sollicita aucune place lucra-
tive. L'empereur ne lui rendit pas son titre de duc. Après lui
avoir montré des dispositions favorables, il s'écarta de celui
(jul n'avait jamais su le métier de courtisan; il y eut entre
eux comme un pacte tacite. " M. de La Rochefoucauld se ser-
vait de l'aptitude de l'empereur à reconnaître que ce qui est
utile est toujours glorieux... le chef du gouvernement se scr-
(1) VAi!i,ABiiLi,E, llist. des Deux liestauratioiix, I, p. 119 cl suiv. — Beickot,
Mémoires, II, p. 107.
UIN lM>i:i'i:iNI>ANT sous 1/K\1PII\K 251
vait de TactiN ilé bienfaisante de M. de La Kochefoucatild j)oiii-
augmenter les gloires de son rè.'yne ( l). u Si, le H janvier 1810,
Liancourt est nommé membre de la Légion d'honneur, c'est
comme manufacturier (2) ; s'il est placé à la tète du Comité
central de vaccination, c'est parce qu'en 1800 il a pris 1 ini-
tiative de la souscription publique pour propager l'inocula-
tion : s'il est nommé inspecteur général des écoles d'arts et
métiers, c est qu'il est le fondateur de l'Ecole de Liancourt
transférée à Conipiégne ; son nom est inséparable de l'ensei-
gnement technique, il en est le restaurateur nécessaire et le
patron naturel.
Liancourt avait aux Tuileries un ami puissant, Chaptal,
ministre de l'intérieur depuis le 15 brumaire an IX (6 novem-
bre 1800). C'était un des collaborateurs que Bonaparte au
début écoutait le plus volontiers, u Pendant quatre ans, dit
Chaptal, Napoléon chercha à s entourer des esprits les plus
forts dans chaque parti. Bientôt le choix de ses agents com-
mença à lui paraître indifférent : il appelait indistinctement
ceux que la faveur ou 1 intrigue lui présentaient, se croyant
assez fort pour gouverner et administrer par lui-même; il lui
fallait des valets et non des conseillers, de sorte qu'il était
parvenu à sisoler complètement. Tout ce qui l'entourait était
liniide et passif (3). " Entre Chaptal et Liancourt, il v avait
plus d une analogie : tous deux étaient fils du dix-hui-
tiéme siècle; tous deux croyaient h à une certaine Providence
amie de 1 humanité, et surtout infiniment induljjenle à ses
faiblesses; leur cœur leur avait pour ainsi dire dicté leur philo-
sophie (4) " . Comme Liancourt. Cha[)tal s'intéressait aux
hôpitaux qu il améliora, aux aliénés qu'il fit transporter de
I Ilôtel-Dieu à Bicètre, aux prisons ([u il chercha « à régé-
(1) Vie (lu duc, p. 58.
(2) Arcli. nat. AF iv, plaq. 3207, ii» 7, — Le décret porte seulement : " I.e
sieur La lîocliefoucauld-Liancourt est nommé nienil)rede la Légion d'iionncur. "
II eût été intéressant de consulter le dossier de l,iancourt à la (;rande ciiancel-
lerie, mais ce dossier a péri dans l'incenilie du palais en 1871.
(3) Chaptal, Souvenirs sur JSapolc'on, p. 227.
(4) La Vie et iOEuvre de Chaptal, par son arrière-pelit-tils, p. 124 etsuiv.
252 LA ROCIIEFOIJCALIJVLIA^COURT
nérer » . Il poussait Napoléon à encourager 1 industrie manu-
facturière, et regrettait le peu d'estime que l'empereur
professait pour les commerçants (l).
Mais Chaptal était plus souple et plus ambitieux que Lian-
court. Chaptal voulait rester ministre. Liancourt se souciait
peu des honneurs. Il fut un fonctionnaire correct et désinté-
ressé, un inspecteur général modèle, et, comme le moment
était passé des vastes plans d'assistance d'autrefois, il se voua
au rôle plus modeste de philanthrope pratiquant, de bon ser-
viteur des malheureux.
Il était lovai à l'égard du gouvernement. Après l'attentat
de la machine infernale du 3 nivôse an IX (2 4 décembre 1 800) ,
il adressa une protestation au premier consul au nom de sa
commune. Il applaudit à la paix de Lunévillc. « C'est une
belle et puissante vengeance exercée par le consul contre
l'Angleterre, écrivait-il à Crouzet le 28 pluviôse an IX
(17 février 1801), que cette belle, glorieuse et sage paix qu'il
vient de conclure avec l'Empereur et l'Empire, puisqu'en
rendant à nos forces les moyens de se réunir toutes contre
les ennemis du genre humain, elle donne au gouvernement la
force de détruire toutes les factions auxquelles elle ne laisse
plus d aliment... Avant six mois nous obtiendrons la paix
générale, ou avant un mois nous l'aurons conquise. Quel
homme que Bonaparte! il est grand parmi les grands (2). »
Le 20 prairial an XI (9 juin 1803), il proclame publique-
ment au nom du conseil d'arrondissement de Clermont son
attachement au gouvernement. Chaque fois qu'il préside une
distribution des prix à 1 École de Chàlons, il commence par
l'éloge de l'empereur, u qui a ])ourva avec largesse à l'ins-
truction, à l'entretien, aux besoins des élèves" . En leur nom,
il envoie ses vœux à l'armée, à l'empereur " qui se j)récipite
vers l'Escaut, brûlant de combattre corps à corps l'Anglais
(i) « Napoléon disait (|iie le ('oinnierce dessèche l'àme par une àpreté cons-
tante au gain : il ajoutait (jue le comnicrçant n'a ni foi ni patrie. " Chaptal, Sou-
venirs sur ISnpuléoii, p. 274.
(2) Lettre autographe au citoven Crouzet, directeur du prytanée, à Compiègne.
(Collection personnelle.)
UN INDÉPKNDAA'T SOUS I/KMIMUK 25:i
téméraire qui semblait prétendre à toucher le sol français (l) " .
« Vous aimez la {gloire, mes enfants, dit-il en 1812, vous êtes
Français; elle sera aussi votre récompense... Que d'autres,
ajoute-t-il, se bornent à admirer Sa Majesté. 2^()us, jeunes
élèves, nous devons encore la servir (2). " Mais un peu
d inquiétude se luéle à son admiration. « 11 faudra bien, dit-il
dés ISOÎ), que cette gfuerre que souffle el uounil sans cesse la
rage meurtrière de notre ennemi ait un terme (3j . »
Ce n'était pas seulement par Cbaptal que Liancourtse ratta-
chait à Napoléon. Ses tiois fils s étaient ralliés avec des nuances
diverses au nouNcau ré{]ime. Gaétan était fonctionnaire :
(1 abord sous-préfet de Glermont, le i^ 1 janvier IHOG, il devint
sous-préfet des Andelys, le ;il mai ISIO. Sur la désijjnation
du Sénat, Tainé, François, celui qui avait attendu si longtemps
sa radiation, entra au Corps législatif le (> juin 1801) (4),
comme membre de la troisième série devant sortir eu
1813 5 . Le 20 avril 1810, le Corps législatif le présentait
comme un des candidats à la présidence ((3j .
Le cadet, Alexandie-François, eut une carrière brillante. A
peine radié, il fut nommé préfet de Seine-et-Marne le 1 1 ven-
tôse an Ylll (2 mars 1800), chargé daf-faires à Dresde
fmars 1801), puis ministre, ambassadeur à Vienne et en Hol-
lande. En juin 1805, il fut envoyé en Autriche pour échanger
la Légion d honneur contre les ordres autrichiens. En 1811,
l'empereur songea à lui pour l'ambassade de Saint-Péters-
^1) Moniteur du 22 septembre 1809.
(2) Id., 9 octol)re 1812.
(3) Id. Discours du 15 scptcudire 1809.
(4) Il avait été présenté par les collèges électoraux de l'Oise en 1808 comme
candidat au Corps léf;islatif. 11 fut désigné au premier tour par 74 voix sur
79 votants et l.ôô inscrits. La note du préfet porte : « Maire de la commune de
Liancourt, il s'acquitte avec un véritable zèle des fonctions de la place. » Il est
indiqué pour un revenu de 15,000 francs. Frédéric-Gaétan faisait partie des
membres du collège électoral. Le 30 août 1813, Liancourt. le père, figurait avec
le n" 3 sur la liste des six cents contribuables les plus imposés du département,
liste dressée conformément à l'article 25 du sénatus-consultc du 10 tlicrmidor
anX. (Arcb. nat., F'Ciii^ Qise, 3.)
(5) Moniteur, 1809, p. 623.
(6) Arc/i. pari., XI, p. 223. — Moniteur, 1810, 21 avril, p. 442.
254 LA ROCHEFOLÎCAULD-LIAJNCOURT
bourg. Il aA'ait à Vienne un traitement de 160,000 francs,
40,000 de gratification annuelle et 80,000 de frais d'établis-
sement.
C était un agent médiocre qui dut sa carrière à son nom, à
sa femme et à Joséphine. Mme de La Rochefoucauld était une
demoiselle Pyvart, cousine d Alexandre de Beauharnais. José-
phine ne l'appelait que " sa chère cousine (1) » . a C'était
une petite femme contrefaite, point jolie, mais dont le visage
ne manquait pas d'agrément. Elle était distinguée par son
éducation et ses manières et riait de ses passions éteintes. Elle
avait de grands yeux bleus, ornés de deux sourcils noirs qui
lui allaient très bien, de la vivacité, de la hardiesse et de
l'esprit de conversation, un peu de sécheresse, mais, au fond,
de la bonté, de l'indépendance et de la gaieté dues à l'esprit.
Elle n'aimait ni ne haïssait personne à la cour, vivait bien
avec tous, ne regardait sérieusement à rien. Elle pensait avoir
fait honneur à Bonaparte en rentrant dans sa cour et, à force
de le dire, elle vint à bout de le persuader, ce qui fit qu'on
eut des égards pour elle. Elle s'occupait beaucoup du soin de
réparer sa fortune qui était fort délabrée. Elle obtint plusieurs
ambassades pour son mari et maria sa fille au cadet des
princes de la maison de Borghèse. L'empereur trouvait qu'elle
manquait de dignité et il n'avait point tort; mais il éprouvait
quelque embarras devant elle, parce qu'elle lui répondait
assez vertement et qu'il n'avait nulle idée du ton qu'il fallait
conserver avec une femme. L'impératrice la craignait un peu ;
sa légèreté habituelle avait comme une nuance impérieuse.
Elle conserva au milieu de cette cour une grande fidélité à
d anciens amis qui avaient des opinions opposées, si ce n'est
aux siennes, du moins à celles qu on devait lui supposer, vu
le rang qui la décorait i::^) . »
(1) Masson, Josépliine impératrice et reine, p. 126. — Corr. de Napoléon J'\
n" 17366.
(2) Mme DE Rkml'.sat, Méntoires, t. II, p. -M'i.
UN INr)EPE>DANT SOUS L'EMI'IUE
II
De 1800 à ISl'i, Liaiicoiirt préféra la campagne au séjour
de Paris. II se plaisait peu dans cette société mondaine, tout
absorbée par Téclat des victoires impériales et le désir de
plaire au maitre. Il n'y venait qu'appelé par la réunion d un
des comités ou des conseils qu'il présidait.
Au début du siècle, la France charitable n'existait pas. Les
hôpitaux, les hospices semblaient, en l'an VI et l'an VII, à la
veille de se fermer dans vingt-neuf villes ou départements.
Les enfants assistés périssaient d'inanition entre les mains des
femmes de la campagne auxquelles on les avait donnés à
élever. A Marseille, sur 550 enfants naturels déposés à l'hos-
pice d'humanité en l'an VII, il en était mort 54îi (1). A Paris,
les hôpitaux s'étaient améliorés, malgré l'instabilité des lois
et des gouvernants, et la pénurie d argent occasionnée par les
profusions, les dilapidations et la guerre (2 : " l'institut de
Valentin Hauy se soutenait ; l'œuvre de l'abbé Sicard avait sur-
vécu à la proscription de son auteur; à Beaujon se trouvaient
réunies toutes les ressources de la science, un progrès de bien-
faisance dû à cet élan d humanité et à ce branle-bas d'acti-
vité généreuse que la Ilé\olution a d abord imprimés aux
esprits (3) . "
lionaparte ne s'occupa de lassistance que dans la mesure
où elle touchait à la police et à la sûreté publique; tout le reste
était abandonné aux ministres et aux préfets. Les bureaux de
bienfaisance, les conseils des hôpitaux étaient à la nomi-
nation des délégués du pouvoir central. Un régime de fer
;i^ Uallemand, /(/ Ilcfolutioit et les pauvres, p. 205 à 208, 235, 250, 310
et 376.
(2; J.-B. Say, Décade pfiiloso/)hi>/iic, 20 floiéal an A', t. XXIX. p. 260 à 206.
(3) Vandai,, onvra{;e cité, p. 449, d'.iprès Cli. de t^lonstant, p. 67.
256 LA ROCHEFOUCAULn-LIA>'COUUT
livrait les sociétés privées à la discrétion du gouvernement.
Une seule question intéressa Bonaparte, celle de la répres-
sion de la mendicité. Là, en effet, il s'agissait d ordre social.
En échange de sa liberté et de son sang, la France avait droit
à la sécurité. A Bavonne, le 5 juillet 1808, il dictait au duc
de Bassano son fameux décret sur l'extirpation de la mendi-
cité. Il était indulgent pour le mendiant dont il assurait l'hos-
])italisation; il était impitoyable pour le vagabond qu il con-
sidérait comme dangereux. Peut-être parmi ces hommes y
avait-il des réfractaires, des conspirateurs ou des émissaires
de sociétés secrètes. Les cinquante-neuf dépôts seraient des
asiles où les indigents devaient trouver la subsistance et le
travail; « dans ces établissements paternels, la bienfaisance
tempérera la contrainte par la douceur " . L'édifice était bien
conçu, mais il fut mal construit; » il lui manqua un mur
intérieur formant cloison étanche entre les diverses catégo-
ries 1) . Détournés de leur destination , les dépots ne purent
ni réprimer, ni relever, ni assister. Le vainqueur de l'Eu-
rope ne réussit pas à débarrasser la France de la mendi-
cité (I).
Pendant son exil, la curiosité de Liancourt s'était portée
de préférence sur les établissements d assistance , sur le
régime des pauvres, sur l'organisation de la charité privée.
Aux États-Unis, nous l'avons vu attentif à étudier l'instal-
lation des hôpitaux, les progrés de l'inoculation, l'assiette et
les effets des taxes d assistance. A Philadelphie, il avait visité
les prisons; en Hollande, il avait suivi la discussion de la
réforme pénale; c'est Hambourg surtout qui l'avait captivé
par ses « établissements d'humanité » . A la suite d'une crise
de misère survenue dix ans auparavant, la ville avait été
divisée en cinq quartiers de 22,000 individus chacun, chaque
quartier en sections, chaque section en rues ou petits arron-
dissements. Cha(]ue (juarlier était sons la surveillance chari-
table d'un directeur, aidé d'inspecteurs, de commissaires et
(1) CnÉTET, Circulaire sur le décret de 1808. — Louis Rivikre, Mendiants et
Vagabonds, p. 32 et suiv. — V. notre livre, Misères sociales, p. 100 el suiv.
UN INDEPENDANT SOI S L'KMPIUE 257
d'agents particuliers. Les aj»ents visitaient les pauvres, s'in-
formant auprès des voisins de leur conduite, de leur moralité,
« et s'assLirant de la ^ éracité ou de la fausseté de leur exposé
lorsqu'ils réclament des soulagements » . Un tableau général
indiquait les pauvres de chaque quartier, différenciés par le
sexe, 1 âge, la faiblesse ou la force. Les fabricants inscrits sur
un autre tableau embauchaient, suivant leur profession, les
ouvriers sans ouvrage au salaire d'usage. Le travail était orga-
nisé pour les femmes et mères de famille avec salaire propor-
tionnellement plus fort ([ue le salaire ordinaire. « Tantôt on
confiaitaux enfants des matériaux qu'ils rapportaient ouvragés,
tantôt on les faisait travailler en commun dans la maison de
l'hospice; les vêtements qu ils confectionnaient étaient distri-
bués aux plus nécessiteux. » Du F"" juillet 1789 au l" juil-
let 1790, 4,03() malades avaient été secourus avec une
dépense moyenne de 2 marks 9 schellings par malade. Une
caisse d'avances et une caisse d'épargne avaient été fondées,
en 1797, comme « le moyen le plus efficace d'intéresser l'ar-
tisan à la prospérité de l'Etat, d'entretenir dans son àme le
généreux désir de n'avoir obligation qu à lui-même de son
aisance et la certitude d'en avoir la faculté » . L'établissement
était géré par des citoyens zélés et aisés qui se faisaient un
devoir d'abandonner leurs affaires particulières pour se livrer
tout entiers, dans des heures déterminées de la journée, « à
l'honorable occupation de servir l'humanité (1) « . Cet essai
d'organisation devait plus tard se généraliser sous le nom de
système d'Elberfeld. Les secours à domicile y étaient com-
plétés par des institutions de prévoyance dont La Rochefou-
cauld ne perdit pas le souvenir.
En France les sociétés de bienfaisance renaissaient de
leurs ruines. L'administration s'occupait de les restaurer et de
(1) Notices liistoriques et écoiioniujiies sur l'établissement d liuinanité de ILmi-
hourg , fondé en 1788. (Lettre ilu citoyen Pioberjot. riunistre plénipotentiaire à
Rastadt, au minisitre de l'intérieur.) Recueil de mémoires sur les établissements
d'humanité, t. II, p. 41 à 327, Hoberjot, ancien coinniissaire à l'armée de
Pichegru, puis andjassadeur près des villes lianséatiques, fut assassiné en 1799
par les hussards autrichiens.
17
258 T,A ROCIIEFOUCAULD-I.IAINCOUIIT
les ramener sous une direction centrale (1). Sous ce patro-
nage, elles se spécialisaient et s'occupaient des assistés par
catégories. En 1799, François de Neufchàteau, l'ancien Direc-
teur redevenu ministre de l'intérieur, conçut le projet de
faire recueillir, traduire et publier en France, aux frais du
gouvernement, les documents les plus instructifs « sur les
établissements d'humanité que possédaient les nations labo-
rieuses » . Ce fut Duquesnoy qui commença cette publication
sous sa direction et qui l'acheva après sa chute (2).
L'intention du ministre était d'introduire dans les hospices
« une organisation depuis longtemps désirée par les bons
citoyens. Il est évident que les pauvres sont mal ; il estévident
qu'ils peuvent être mieux. .. Il faut qu ils bénissent la liberté
dans leurs chaumières; ils rencontreront dans leurs amis,
dans leurs frères, ce que trop longtemps on a cru que la
superstition seule pouvait leur procurer... »
u Les fondements de la société étant à nu " , on peut facile-
ment distinguer ce qui est factice de ce qui est naturel. « On
ne confondra pas l'inégalité naturelle des conditions, cette
absurde et barbare chimère, insulte permanente à la dignité
de l'homme, avec la différence individuelle des facultés et
des fortunes qui est un des éléments nécessaires de l'ordre
social... " Partout, avait dit Mirabeau, où le travail est en
honneur, les pauvres sont rares, (i est le travail qui constitue
une nation. La Révolution 1 ayant débarrassé de toute entrave,
« la mendicité doit à la longue devenir plus rare et moins
audacieuse. Ce ne sera pas un des moindres biens que la
llévolution aura produits, mais il ne peut être aussi prompt
({u'on le désire ; il ne faut pas envier au temps ses succès,
(j'est beaucoup, sans doute, d'avoir aboli ces absurdes institu-
lious qui encourageaient la mendicité en en faisant une pro-
fession honorable, en présentant l'oisiveté comme un moyen
tie parvenir à la fortune et aussi comme un titre à la protec-
(1) ])k Gkiia.ndo, Bienjuisancc pub/iifue, introduction.
(2^ Hecueil de mémoires sur les établissements d'hutnaiiilé, publiés par ordre
du riiiiiistrc de l'intérieur, fiiez Ajjasse.
UN INDEPENDANT SOIS F. I.MPIl'.K 259
tion spéciale de la l'rovidence ; c est beaucoup d'avoir détruit
ces professions oisives que l'on regardait comme un titre
d honneur, parce qu'on pouvait vivre sans travail, vivre
noblement, disait-on, c'est-à-dire consommer et ne pas pro-
duire.
" ... Ceux qui sont sincèrement attachés à la Révolution
doivent la faire aimer en faisant du bien; hélas! pourquoi
ceux mômes qui la voient avec le plus de peine ne s'efforce-
raient-ils pas d'en adoucir les maux en répandant autour
d eux quelques bienfaits (1) d ?
Assistance, hygiène, économie politique, pédagogie, pri-
sons, les trente-neuf mémoires publiés de l'an VII à l'an XI
forment une encyclopédie charitable. Les traducteurs étaient
des amis du ministre et de Duquesnov, Barbé-Marbois, Gré-
goire, Gallois, etc. On chargea Liancourt d'abréger l'ou-
vrage anglais de sir Morton Eden sur l'état des pauvres ou
1 Histoire des classes travaillatiles de la société en Angleterre
depuis la conquête jusqu'il l'époque actuelle. C'est d'Amsterdam
qu'il envoya son manuscrit à Duquesnoy. Celui-ci le commu-
niqua à Rœderer. « Je vous adresse, lui écrivait-il, un manus-
crit que m'a fait passer un de nos anciens collègues, un des
membres de cette Assemblée constituante dont il faut bien
que le nom s'associe à tout ce qu'il y a d'utile, de libéral et
de patriotique. Il m'a défendu de le nommer, et je respecte
son secret; mais vous le devinerez sans peine à sa manière
décrire et à la philanthropie de ses idées. » — « Je l'ai lu,
répondait Rœderer le 12 brumaire an VIII (3 novembre 179Î)),
avec l'intérêt qu'inspire le sujet, et je ne vois pas pourquoi
vous ne diriez pas qu'il est de Liancourt. Assez d'hommes
calomnient les gens de bien et les citoyens utiles : il faut
les venger de la seule manière convenable en publiant leurs
œuvres. Pour moi, je saisirai la première occasion de rendre
justice à Liancourt et je vous engage à y concourir en publiant
promptement son ouvrage... (2). »
(i) Bccueil de mémoires, t. I, introduction.
(2) /</., t. r, introduction; t. II, n" 12, p. 3 et suiv.
260 T.A ROCHEFOUCAULD-LIANCOLRT
Liancourl ne se perd pas dans les détails sur cent dix-huit
villes ou villa^oes d'Angleterre qui remplissent l'ouvrage. Il
laisse de côté les chartes, les tableaux de la population et des
valeurs monétaires. Ce qu'il fait connaître au lecteur fran-
çais, c'est le système de législation pour les pauvres depuis
la conquête jusqu'à nos jours. Il expose les conséquences de
la taxe. " Le législateur pourra éviter cet écueil dangereux...
Les écrivains philanthropes y apprendront que la sagacité de
la prévoyance et les considérations de la politique doivent
dirip^er leur bienveillance et éclairer leur humanité. ;> Lian-
court cite des faits : «car les faits guident le jugement avec
plus de sûreté que les opinions d'un écrivain, quelque sages
et quelque modérées qu'elles soient » . Il décrit les sociétés
de prévoyance répandues en Angleterre et en Ecosse. A
Galston, il y a un club de cinquante membres dit de sols
ou demi-sols. Quand un membre est malade, chaque associé
donne un penny par semaine; quand il n'est qu'empêché
de travailler, il donne un demi-penny. A Nuneam, dans le
comté d'Oxford, les paysans payent à la masse chacun un sol
par semaine. Le propriétaire, lord Ilarcourt, ajoute un sol.
Ces deux mises forment, pour chaque associé, un fonds dont il
peut disposer en cas de nécessité; si lord Harcourt n'approuve
pas l'emploi, 1 homme n'emporte que » sa propre mise " . Dans
les villes, les sociétés de prévoyance sont plus nombreuses. Il
y en a une entre cordonniers à Newcastle depuis 1791; une
autre entre petits boutiquiers dans une paroisse de Londres
depuis 1789; une autre entre cordonniers et tailleurs à la
journée dans une paroisse prés de Londres, depuis 1790.
Liancourt souhaite que des sociétés pareilles s'établissent
en France. On y éviterait les dépenses extraordinaires de
boisson et les frais excessifs d'enterrement, « la beauté d'un
cercueil étant, en Angleterre, un point essentiel de vanité
jusque dans les classes les moins aisées de la nation " . Il est
d'avis, comme Eden Morton, que le sort des sociétaires est
meilleur que celui des personnes « (jui, se reposant sur le
secours des paroisses, vivent dans l'ordure et dans la
UN INDÉPENDANT SOUS LUMPIRU 261
misère!... '" . L liomme, devenu réellement indépendant, sait
que les secours pour ses maladies et pour sa vieillesse lui sont
assurés, qu'il n'a pas besoin de les solliciter, qu'il ne les doit
qu'à lui-même. " Ces sociétés ne seront prospères que si elles
sont libres. 11 ne faut pas forcer les paroisses à les établir l). »
Faut-il des établissements nationaux pour les pauvres? S il
s'afjita des enfants, des infirmes et des vieux " , auteur et tra-
ducteur s'accordent pour reconnaître la nécessité des secours
publics. S'il s'agit des valides, Eden Morton est contre l'obli-
gation : (i la certitude de cette assistance des pauvres ordonnée
par la loi affaiblit les principes de la compassion naturelle
et détruit un des liens les plus puissants de la société, en ren-
dant l'exercice des devoirs domestiques et sociaux moins indis-
pensablement nécessaire... La taxe des pauvres est onéreuse
et inégale. La distribution des fonds publics très considérable
étant confiée, comme elle doit l'être, à un petit nombre d offi-
ciers revêtus nécessairement dun pouvoir impossible à limiter,
doit toujours être une source féconde de partialité, d'injustice
et de dilapidation (2). » Liancourt ne se prononça pas. Peut-
être avait-il déjà quelques doutes sur l'application de ses
anciennes doctrines et sur la centralisation administrative des
fonds de l'assistance obligatoire.
Ses amis saluèrent avec joie son retour. Le Moniteur, que
publiait alors Agasse, proclama les droits qu'il avait acquis
à la reconnaissance de son pays : " L estime publique, en le
séparant de nos ennemis, n'a fait sans doute que devancer
la justice nationale... Ses beaux rapports à la Constituante
ont attaché le nom du citoyen Liancourt au souvenir des plus
utiles travaux de cette mémorable assemblée... La postérité
dira de lui comme dlloward et de quelques autres bienfaiteurs
de l'humanité : Perii-ansut benefaciendo[^) . "
(Ij Klitl des pauinea ou Histoire des classes travaiUantes de la société en Angle-
terre depuis la conr/uéte jnsf/u'à répoque actuelle (extrait (le l'ouvrage publié en
anglais par sir Morton Eclen\ par La Rociiefoucauld-Liancourt, à Paris, Agasse,
an VIII (i(î la Hépul)li(juc. I. 'ouvrage anglais forme trois volumes in-4".
(2) Liv. II, chap. i", p. 207.
(3) Moniteur. 8 ventôse an VIII, p. 63.
262 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOURT
III
Parmi les sociétés privées, la Maison philanthropique de
Paris et la Société de charité maternelle furent les premières
à se réveiller de leur léthargfie. Liancourt avait sa place
marquée dans leurs conseils. Dix ans auparavant, n'avait-il
pas sauvé la Charité maternelle en la faisant subventionner
par la Constituante? En 1811, il est un de ses conseillers avec
Gambacérès, Laplace, Ségur, Pastoret, Chaptal. L'impératrice
la préside avec Mmes de Ségur et de Pastoret comme vice-pré-
sidentes. C'était Mme de Pastoret qui, en 1 801, avait ouvert à
ses frais la première salle d'asile pour les enfants en bas âge.
Mme Lannion de La Rochefoucauld, qu'on appelle aussi dans
les annuaires Lannion-Liancourt, fait partie du conseil (1).
La Maison philanthropique était restée inactive depuis que
la Convention lui avait supprimé toute subvention, « les lois
ayant suffisamment pourvu aux moyens de secourir les indi-
gents de la République (2) » . En se reconstituant, elle modifia
son action; avant la Révolution, elle distribuait surtout des
secours en argent, permanents pour les vieillards, tempo-
raires pour les enfants; pendant le cours du dix-neuvième
siècle, elle organisa des secours en nature sous forme
d'aliments pour les indigents et de médicaments pour les
malades (3) . Dés le début de cette période apparurent deux
essais devenus des institutions durables. Les soupes écono-
(1) Archives de la Société, années 1811 et 1812, et Arch. nat. , F*'^, 2, fol. :U9.
Ce registre, qui provient sans doute du ministère de l'Intérieur, porte : Mme Lan-
nion (Félicité-Sophie), épouse divorcée, grand'mère de Mme la princesse Alclo-
brandini-Horghèse. Oise, Crèvecduir.
(2) Hécret du 29 prairial an H. Par un précédent décret du 13 pluviôse, la
Convention avaif revendiqué pour l'État le droit exclusif de recueillir tous les
dons « des amis de l'humanité » .
(3) Pkan de Saint-Gili.es, la Maison pliilantliiopupie de Paris, p. 57 et suiv.
UN INDEI'KMtANT SOLS L'EMPIRE 263
miques, dites soupes à la llumforJ (1), étaient populaire*
en Bavière et à Genève avant d'être expérimentées à l*aris.
Le 21 pluviôse an VIII (10 février 1800), s'ouvrit 18, rue du
Mail, un premier fourneau qui distribua vin^t mille soupes.
Une soupe coûtait six liards; elle se composait de beurre, de
pois, de farine, d'orfife, d'herbes potafjèrcs, » chacune des
substances qui entrent dans sa composition, bonne et savou-
reuse par elle-même, le devient davantajje par leur assaison-
nement (:2) 1'. L'année suivante, il y avait sept fourneaux;
c'était pour la Société philanthropique une occasion de se
reformer sous son ancien nom. C'est ce qu'elle fit dans une
assemblée du IG brumaire an XI, sur l'initiative de Pastoret,
de Delessert (3), de Cadet de Vaux (4j, de Mathieu de Mont-
morency, de Deleuze 5) et de Candolle ((>). Au même moment
(1) Ru.MFORi) (Benjamin Thompson, comte de), né à 1753 à lUiinford, anjoui-
d'hui Conconl (lNe\v-Hainpsliirc\ mort en 1814 à Autouil, pliysicien et philan-
thrope, se déchira pour la métropole (Lins la guerre de rindé[)endant-e, prit ensuite
du service auprès de l'Electeur de Bavière, cpiitta la I5avière à la mort de l'Élec-
teur (1799), s'établit en France (1802), et épousa en 1804 la veuve de Lavoisier.
(2) Décade philosophir/ue, 30 Horéal an VIII. Les soupes économiques furent
très à la mode. L'administration s'en occupa; les journaux les annoncèrent. Voir
le rapport de Parmentier et Souhart au ministre de l'intérieur au nom du
Comité général de bienfaisance sur les soupes de légumes dites à la Rumford,
2d floréal an VIII; l'avis sur les fourneaux économiques et portatifs et les tables
de santé inventés par le sieur Nivert, perfectionnés par le sieur Drapé; le rap-
port de Delessert et de Candolle. (Bibl. Carnavalet, recueil de pièces concer-
nant la bienfaisance, 6916.) Un fourneau avait été fondé rue Miromesnil par
Mme Bonaparte, un autre au grand séminaire Saint-Snipice par le Sénat conser-
vateur.
(3) Dklessert Jules-Paui-Benjamiii, baron\ né à Lyon (Rhône), 1773-1847,
s enrôla en 1790; ca|)itainc d'artillerie, il quitta l'année pour prendre la direction
de la banque de son père, devint maire du III'' arrondissement de Paris, régent
de la Bantpie de France (an X), fut élu représentant de la Seine à la Chambre
des Cent-Jours (1815) et réélu député de la Seine aux élections de 1822 à 1839.
(4) C.VDET DE Vaux, 1743-1828, fonda en 1785 les premiers comices agricoles
avec Turgot et Malesherbes; administrateur de Seine-et-Oise en 1791, fondateur
du Journal de Paris, censeur de la Société royale d'agriculture en 1814.
(5) Deleuze (Jean-PhiIippe-F\ançois), 1753-1835, sous-lieutenant dans un
régiment d'infanterie, puis aide-naturaliste (1795), et bibliothécaire au Muséum
(1828).
(6) Canholle (Augustin-Pyrame de), né à Genève, 1778-1841, botaniste, sup-
pléant de Cuvier .'i la cliaire d'histoire naturelle du Collège de France (1802),
docteur à la Faculté de médecine de Paris 1804), chargé en 1806 par le duc de
Cadore, ministre de l'intérieur, d'observer l'état de l'agriculture sur le territoire
Î64 LA R0CHEF0UCAULD-LIA?^C01JRT
mourut le citoyen Béthune-Charost qui avait été si longtemps
l'âme de la Société (1). C'est Liancourt qui, avec Benjamin
Delessert, fonda les premiers dispensaires. « Un collègue,
disait Mathieu de Montmorency, que nous avons l'heureuse
obligation de citer en première ligne toutes les fois qu il s'agit
de fonder une nouvelle chose utile, nous proposa de natura-
liser parmi nous les dispensaires d'un peuple avec lequel il
serait trop heureux, pour le bien de 1 humanité, que nous pus-
sions n'avoir jamais que ce genre de rivalité 2). " D après ses
nouveaux statuts, la Société devait mettre en pratique "tout ce
qui peut concourir à soulager les besoins actuels du pauvre '> .
Gomment aurait-elle oublié «une classe d'hommes intéressants
qui, placés sur les limites de 1 indigence, sont menacés d'y
tomber toutes les fois qu'une maladie vient paralyser leurs
forces et consommer les modiques fruits de leurs pénibles
économies (3) " ? — u Cette classe de la société, ajoutait
Deleuze, celle qui vit de son travail ou d un modique revenu,
a droit à une considération particulière pour les services
qu'elle rend par ses mœurs domestiques. » Chaque souscrip-
teur a le droit de recommander un malade : pour 25 francs,
on peut donner successivement à plusieurs malades la facilité
de recevoir tous les secours de la médecine sans (juitter leur
maison, sans se séparer de leur famille, " sans être exposés à
cette espèce d'humiliation que les personnes bien élevées
éprouvent à accepter les ressources gratuites destinées aux
indigents » . De là, des relations morales « entre les hommes
qui ont de l'aisance et ceux qui vivent d'un travail journa-
lier, en ce que les uns rendent à peu de frais un service
essentiel et les autres sont liés par la reconnaissance " .
(le l'Empire français. Il consacra .six ans à cette mission, et fut professeur tic
botanique à Montpellier d'où il retourna à Genève.
(1) 11 fut remplacé par Liancourt dans l'administration des sourds-muets.
(Mercure de France, brumaire an IX, p. 315/*
(2) Rapports et compta; rendus de la Société p/ti/aiitltropiiiur de l'aris pen-
dant l'an A'/ (l'aris, an XII. 1804), rapports de Mathieu de Montmorency, de
Deleuzc (assemblée du 11 frimaire an XII). Le Moniteur du 29 prairial an XI
publie, p. 1221, le prospectus et les règlement.^ des dispensaires.
(3) Rapports cités, p. 4.
UN INDKPKNDANT SOTS T/I'.M 1' 1 11 K 265
Le 6 prairial anXI (2(5 mai 1803), cinq dispensaires étaient
ouverts à Paris : trois sur la rive droite de la Seine, rue des
Moulins 548, rue des Écus 4G(), place des Vosges 280; deux
sur la rive {jauche, rue de la Bùcherie, et en face de l'ancienne
École de médecine. Parmi les médecins consultants, il y avait
Gorvisart et Thouret; parmi les chirurgiens, Lassus, Boyer,
Dubois. Pendant les cinq premiers mois, on traita cent
quatre-vingt-deux malades dont soixante à domicile ; on
n'eut à regretter que treize décès. La dépense n avait été que
de 7,150 livres. Du I" vendémiaire an XI au 15 brumaire
an XII, on dépensa 7.5()î) livres (j sous. Liancourt avait versé
l'obole du fondateur, 25 livres (> sous. Bonaparte s'inscrivit
magnifiquement pour 1,822 livres, le gouvernement pour
8,60G livres (1).
Liancourt proposa également à la Société un modèle de lit
économique, inventé par M. Rumford, c destiné surtout à être
utilisé dans les prisons ou dans les familles pauvres qui ont
plusieurs enfants à coucher sans pouvoir leur fournir des draps
ni des matelas (2 » . Le lit ne coûtait que 17 fr. 75.
Dès les premières années de sa reconstitution, la Société
mit aussi à l'étude les institutions de prévoyance, celles que
les Anglais appelaient des sociétés d'amis. L'action personnelle
de Liancourt, sa traduction du livre d Eden Morton ne furent
pas étrangères à ce mouvement. Il est cité dans les rapports
et dans les discours. En l'an XII, la Société fit une enquête
sur la caisse de secours formée dans la manufacture de
MM. Jacquemart et Bénard, successeurs de M. Réveillon.
« Elle réunit, dit le rapport, tout ce que M. de Liancourt
désire, le travail le plus aisé et la plus grande facilité à con-
naitre la fidélité ou l'infidélité des comptes. » La Société
remettra à toute association d'oux riers formée dans les mêmes
vues, aussitôt que le nombre des sociétaires sera de soixante,
une somme de 100 à 200 francs (3).
(1) Rapports cités, p. 45.
(2) I<1., p, 4.
(3) Séance du 2 thenniclor an XII (21 juillet 1804'. Pastoret est président,
266 LA ROCHEFOUCAULD-I.IAiNCOLr.T
IV
Par ses fondations, Liancourt secourait 1 indigence ou pro-
posait aux travailleurs des movens de s en préserver; par la
vaccine, il rendait service à rhumanité. C'est en 1775 que
Jenner s'était installé dans le Gloucestershire, à Berkeley;
c'est en 179() qu'il avait commencé ses essais officiels. La
Aaccinifère était une jeune paysanne qui s'était inoculé le
cow-pox à la main en travant ses vaches; le vacciné, un gros
garçon de huit ans, auquel on inocula plus tard la variole à
deux reprises sans succès. Sous Louis XVI, la vaccine avait
été d'abord mal accueillie en France. La Faculté la traitait de
pratique criminelle, meurtrière et magique ; les inoculateurs
étaient des " bourreaux et des imposteurs » , les inoculés des
" dupes et des imbéciles » . Sans La Gondamine, l'inocu-
lation eut échoué. Sur le rapport d'Antoine Petit, la
Faculté se rétracta; on put, u sans renouveler l'animadversion
des prêtres et ses décrets flétrissants, chercher des prosé-
lytes (I) " . Louis XVI, ses frères, ses enfants, les membres
des familles philosophes, parmi lesquelles les La Roche-
foucauld, se firent inoculer.
En ventôse an VIII (février 1800), Liancourt proposa une
souscription pour fonder un établissement destiné à « renou-
veler et épurer les observations des Anglais " . H tenait à
répandre eu France le goùt de ces appels uaumovcu desquels
Matliieu de Montmorency, secrétaire. En l'an XIII, il y a des rapports de Dupont
de iNciMours sur la Société des garçons de chantier de l'ile Loiiviers; sur les
« Amis de réjjaiité» , autrefois Bourse des malades. l,c 18 janvier 1806, M. Petit
étudie la Société de prévoyance formée à (Miaillot « à l'effet de porter des secours
à leurs frères malades ou blessés " . — Le 21 février 1808, Rostand, président de
la Société de bienfaisance de Marseille, se réfère à rouvra{{e de Morton dans son
discours. (HiUI. de Liancourt, recueil factice, rapport par Dupont de Nemours,
n" 36-46.)
(1) Hussox, Recherches hislori(jur.^ et médicules sur lu vaccine, 1801.
UN INDÉPENDANT SOCS l/l'.MPIUE 267
tant (le bien se fait chez le peuple angolais et qui sont le vrai
mode de la bienfaisance publique et particulière (1) ». La
première réunion des souscripteurs eut lieu le 21 floréal. En
tète do la liste fijjuraicnt Lebrun, consul ; Lucien Bonaparte,
Tallevrand. Le citoven Colon avait offert une maison î\ \ au-
ofirard. On décida d'v envover les enfants.
Un comité médical devait suivre les observations ; on y
voyait les principaux médecins de Tépoquo, j)armi lescpiels
Pinel, Guillotin, qui, dès le 9 floréal an VIII, avait ouvert
sa maison de Montparnasse à quelques élèves, et cinq délé-
,<Tués des souscripteurs, Delessert , Glavareau , Lasteyrie,
Tliouret et Liancourt. Thouret, directeur de TÉcole de méde-
cine, était chargée du dépôt et de la distribution des sommes.
Le Journal de Paris publiait les communications (2). Ce comité
multiplia les vaccinations, réitéra les contre-épreuves, «cher-
cba la vérité à travers les déclamations exagérées des anti-
vaccinateurs et la trop active pétulance des partisans de cette
nouvelle pratique (3) " .
Le 7 prairial an VIII était arrivé le premier fluide vaccin de
Londres. Les recettes de l'année furent de 2,544 livres, les
frais de nourriture et d'entretien des enfants dans la maison
d'expérience de Vaugirard furent de 2,267 livres 18 sous
et 4 deniers. Le 18 pluviôse an IX, Frochot, préfet de la
Seine, fonda un hospice central, dont la gestion fut confiée
au comité. La Société de médecine du Louvre vaccinait gra-
tuitement tous les pauvres.
Les bureaux de bienfaisance des douze municipalités sui-
virent l'impulsion. A Reims, un comité se forma sur le modèle
de celui de Paris, au cours d'une terrible épidémie de variole.
A l'école de Compièg^ne, Liancourt fit vacciner deux élèves :
(1) Premier rapport du Comité central de vaccine établi à Paris par la Société
des soitarripteiir.'; pour l'examen de cette découverte. Paris, chez Mme V. Richard,
an XI, 180;}. (I5il)l. de l'Académie de médecine, n" 8 ter, p. 6.)
(2 Journal de Paris, n° 236, 26 floréal an VIII, p. 1068.
(3) IlrssOK, ouv. cité, p. 27. — Le Journal de Paris- est rempli de polémiques
entre certains souscripteurs et un antivacciniste nommé Vanne (numéro du
27 prairial an XII).
268 LA nOCHEFOUCAULD-IJANGOURT
it Presque toutes les villes de France, dit Hiisson en 1801,
sont à présent des foyers de vaccine. Déjà on est parvenu à
un dejjré de conviction tel qu'on peut prédire que, dans quel-
ques années, la petite vérole sera inconnue dans toutes les
villes où la vaccine aura été propagée. »
Le Comité central fonctionna régulièrement jusqu'en 1823.
Un arrêté du 4 avril 180 4 lui donna une existence officielle,
sous la surveillance du ministre de 1 intérieur. Liancourt pré-
sida plusieurs réunions annuelles. Il se défendait contre les
éloges excessifs : "Je n'aime pas à me parer des plumes du
paon. Le mérite du rapport m'est absolument étranger, et
le petit mérite que j'ai pu avoir en pressant la première
souscription est tellement effacé par le vieil et grand mérite
des travaux du Comité que je ne puis plus compter pour
rien. Je n'en reste pas moins un des plus ardents zélateurs
de cette admirable découverte, un des plus chauds partisans
de tous les moyens qui pourront en propager et en étendre
les avantages, et un des plus grands admirateurs des travaux
du Comité (1). »
Chaque réunion générale était une occasion de rappeler
son initiative. Guillotin, en 1804, saluait le a patriotisme
éclairé de l'excellent citoyen qui avait fondé le Comité ' .
« Le zèle de la médecine, disait en 1812 Bourdois, médecin
des enfants de France, a été devancé par celui d'un de ces
hommes précieux qu'enflamme l'amour de ses semblables et
dont le nom illustre, également cher aux sciences, aux arts et
à la morale, se rattache à tout ce qui est grand, noble et
utile. »
La pratique de l'inoculation se répandait. Dès 1801, deux
mille personnes étaient vaccinées en Allemagne. La décou-
verte se propagea dans toute l'Europe, dans l'Inde, en Chine,
aux Philippines. On pouvait croire à la disparition de la
variole. «La vaccine ne compte plus d'opposants qu'on puisse
estimer, disait Liancourt le 0 juin 1812. La vaccine a vaincu
(1} Lettre autographe du 21 prairial à M. Ilussoii. (Collection de M. le doc-
teur Durcaii.)
UN INDÉPENDANT SOUS U'KMPIRU 269
les obstacles suscités par les préjugés, rignoianco, la disposi-
tion à tout nier sans vouloir rien approfondir. Elle dément
les calculs faits jusqu'ici sur les probabilités de la vie humaine :
elle a reculé les bornes de la mort. " Son discours finissait par
m\c apolofjie de lempereur, protecteur de la vaccine :
" L exemple le plus éclatant, la leçon la plus solennelle ont
été donnés à la France et à 1 Kui'ope entière ])ar la vaccina-
tion de Sa Majesté le roi de llonie. Car (pii pourrait jamais
méconnaitrc dans la marche du ;;ouvernement la volonté
positive du génie qui nous gouverne et (jui, sans toujours
vouloir se montrer partout, voit tout et dirige tout (1)?" Le
maître donnait rexemple. Chaptal suivait ; il propageait la
découverte nouvelle à Chanteloup, et montrait i< avec une
vanité touchante » la médaille reçue à cette occasion (2) .
Vinj;t-cinq dépôts s'ouvraient dans les départements; l'inocu-
lation s'étendait à la Hollande, à la Belgique, aux États han-
séatiques, au Rhin, à la Savoie, au Piémont, à l'Italie tout
entière. « Les bienfaits de la philanthropie française suivaient
les pas de la victoire. La France victorieuse avait créé la vac-
cine comme un monument de sa gloire et de son humanité,
pour propager dans son sein et chez vingt peuples amis un
bienfait que le paganisme eut récompensé par des autels (3) » .
La Restauration laissa Liancourt à la tête du Comité de
vaccination. En novembre 1815, Chabrol, préfet de la Seine,
« en présence des médecins des armées alliées » , proclamait
son zèle ardent pour le bien public, son dévouement sans
bornes " à tout ce qui peut contribuer au bonheur des
hommes " . Nous verrons plus loin comment il fallut sup-
primer le Comité central pour lui enlever sa présidence. L'Aca-
^1) Comité central de la vaccine établi près le ministère de l'intérieur (rapports
«le 1801 à 181 Ij. Bibliothèque de l'Ecole de médecine, n" 18 ter, p. 7 et suiv.
Une estampe du temps représente Lianconrt assis, avec ce titre : « Vaccinateur de
S. M. le roi de Home. » (^Bibl. nat., estampes. Collection des portraits.) Le
petit-fils de M. Husson a conservé la minute du procès-verbal autlienticjue de vac-
cination du roi de Rome, «avec, enveloppées à part, des parcelles de la croûte du
bouton suppurant du roi » . (Uenseigncments personnels fournis par .M. Husson.)
(2) La Vie et VOEuvre de Chaptal, par son arrière-petit-Hls, p. 124 et suiv.
. ,:î; Elo(/e, par Dvpin, 30 mars 1827.
270 LA ROCHErOLCALLD-LIA>COLTllï
demie de médecine est restée chargée depuis 1823 du service
des vaccinations gratuites. Gomme du temps de Liancourt,
les médecins vaccinateurs sont « aux prises avec la résis-
tance des uns, le mauvais vouloir des autres, l'insouciance
d'un très grand nombre « . Nos hygiénistes réclament la vacci-
nation obligatoire que le Comité de mendicité, quoique par-
tisan de l'assistance d'Etat, n'avait pas osé prescrire (1) . Deux
chiffres sont à retenir. Dans les vingt dernières années du
dix-huitième siècle, la mortalité variolique était de 9 pour 100
de la mortalité générale. En 1895, en Allemagne, grâce à la
vaccination obligatoire, la variole n a fait que vingt-sept vic-
times. Ces chiffres eussent plus réjoui Liancourt que les éloges
les plus hyperboliques.
<c Je commence par vous dirC;, écrivait Liancourt à son ami
Voung le 2G mars 1802, que je suis redevenu « farmer » et
même u english farmer ». Tous mes biens ont été vendus;
aussi je suis un pauvre agriculteur... Mais le parc de Lian-
court existait encore et m'a été rendu. J'ai abattu tous les
bois, tous les arbres, et j'ai mis la charrue où vous avez vu
des allées, des cascades et des jets d'eau. J'habite continuelle-
ment ma ferme et, depuis deux ans, elle a fait des progrès
satisfaisants (2) . "
Seuls, le château et le parc lui avaient été restitués. Du
parc, il n'avait conservé qu'un petit jardin anglais. Le reste,
comme il le dit, avait été converti en terres labourables, en
prairies qui existent encore aujourd'hui. N'ayant plus de parc,
(1) Rapport nu iniiu'xtre de l'intérieur par l' Académie de médecine sur les
vaccinations et revaccinations pendant l'année 1889. — Duclaux, l'Hygiène
sociale, p. 14.
(2) liritish Miiseiiiii, luss. Adilitions, 35128, fol. 425. L'ijrigiiial est en anjjlai».
UN INDKPKNDAM SOLS 1/KMPIRF, 271
Liaiicourt n'avait plus besoin de château : il abattit hi façade,
une des ailes, il ne conserva que sa chère bibliothèque. " Il
s'est établi dans les communs réservés autrefois à ses nom-
breux domestiques et où ceux-ci se plaignaient quelquefois de
n'être pas convenablement logés. Pour lui, grâce à une sage
et assez élégante distribution, il s'v sentait plus à l'aise que
dans ces magnifi(jucs appartements qui avaient reçu la visite
de plusieurs rois. Il y vivait plus heureux que le vieillard dont
Virgile a célébré le bonheur champêtre (1). » Il s'était installé
dans une petite chambre de deux mètres de haut, au milieu
de ses papiers et de ses livres.
Son premier souci fut de montrer qu il ne rapportait de
l'exil aucune des passions d'un émigré.
Le 25 messidor an YIII (14 juillet 1800), il prit part à une
fête, présidée par le citoyen Leclerc. On se rendit au temple
décadaire avec la garde nationale, la musique de l'école, la
compagnie des vétérans; on y célébra 1 anniversaire de la prise
de la Bastille et " les mânes du général Desaix, tué à
Marengo » . « Le cortège, dit le procès-verbal, avec une décence
des plus honnêtes, quitta ledit temple décadaire pour se
rendre sur la montagne, au bruit des boites tirées à ce sujet,
à un obéliste [sic] placé sur icelle dans un des jardins de ladite
commune appelé le Parterre anglais, appartenant au citoyen
F. -A. -F. La Rocheloucauld-Liancourt, demeurant audit Lian-
court à ce présent, et accompagnant le cortège qui a fait écrire
sur celui-ci : « Aux mânes du général Desaix et à tous nos
(i braves concitoyens morts pour la défense de la patrie.
L'auguste liberté siu- leur tombe s'élève.
Par leur noble trépas leur tiioniphc s achève.
Puiss(;-t-L'll(', à travers les siècles à venir,
Suivre de ces Ik'tos 1 ininiortel souvenir.
Il 25 messidor an VIII (14 juillet) " , lesquels ont été lus et
relus par tous ceux et celles qui accompagnaient ledit cortège
(1) Lacretkllk, Dix années, p. 75; et renseignements transmis par .M. Gam-
Iilon, notaire de la famille.
272 LA UOCIlEFOLCAULD-l.IANCOURT
avec une joie dont personne ne peut le plus exprimer (1). »
Les premières années se passèrent pour Liancourt à
recueillir les débris de sa richesse. Les pertes énormes qu'il
avait éprouvées lui avaient laissé, dit-il, « plus de dettes que
de fortune (2) " . Le 28 vendémiaire an X, il s'excusait de
ne pouvoir rend)ourser au citoven Plainval une rente de
l,12() francs. Il ne lui restait en nature que des parties de
bois de moins de 300 arpents. La duchesse invoqua son
divorce pour chercher à faire annuler par le conseil de pré-
fecture du Morbihan les ventes faites le 25 pluviôse an \ II
des moulins qui lui appartenaient; elle perdit son procès et,
le 28 fructidor an X (15 septembre 1802), le Conseil d'Etat
confirma l'arrêté attaqué (3). Elle ne fut pas plus heureuse
dans sa réclamation en paiement de 3,306 fr. 50 pour prix
de coupes vendues à son détriment (4).
Le 1() pluviôse an IX (5 février 1801), dans l'acte de liqui-
dation après divorce, les créances et reprises de la demoiselle
de Lannion avaient été fixées à 1,651,400 francs. Pour se
libérer, Liancourt lui abandonnait tout ce qui lui restait de
ses domaines, mais elle demeurait encore créancière de
601,400 francs. La ruine du duc aurait été consommée si, par
acte sous seing privé du même jour, la duchesse, a à titre de
pacte et d arrangement de famille " , ne lui avait fait remise
de ses dettes personnelles et ne lui avait rétrocédé, « pour son
avantage particulier, la terre de Liancourt et dépendances " ;
" considérant, disait l'acte, que M. de La Rochefoucauld
allait demeurer chargé d une masse de dettes, déficit causé
par les pertes considérables qu il avait faites pendant la Révo-
lution... ", il était juste de l'indemniser de la « surcharge
éprouvée par suite de la dépréciation des immeubles (5) » .
[i) Lrcis, J\lono(/rapliie, p. 236. — Cet obélis(|ue existe encore dans le par-
terre an(»lais devenu la propriété Latour.
(2) Bibliothèque nationale, niss. 6565, n" 68.
(3) Arch. nat., arrêtés et décrets; phicj. 404, n" 46.
(4) Décret du 20 pluviôse an XIII. (Arcli. nat., arrêtés et décrets; plaq.
917, n» 12.)
(5) Bulletin de la Cour de cassation, 1835, p. 154. — Cet acte ne fut cnrc-
UN INDEPENDANT SOUS L'EMPIRE 273
Cette restitution généreuse lui rendit son foyer, quelques
parcelles de ses fermes, quelques débris de ses fal)riques; une
fois réinstallé, il se remua pour arracher au fisc les bribes non
vendues de ses domaines. Il demanda que l'acte de liquida-
tion des reprises et créances de son épouse divorcée fût
transcrit et enregistré en débet, c'est-à-dire gratis; il sollicita
la remise définitive des droits d enregistrement : « cet acte
de liquidation, dit-il, est le complément de sa ruine totale;
dépouillé de toutes parts, il n a et n'aura jamais les moyens
d'acquitter les droits dont il est débiteur ; tous ses biens ont
été séquestrés : le produit d'un >. mobilier très riche a été
" versé à la Trésorerie " ; il ne lui reste que les parties de bois
au-dessus de 300 arpents (1). Le 24 juillet 1806, il fit inscrire
au grand-livre de la liquidation faite à son profit une rente via-
gère de 27,000 francs qu'il possédait sur les têtes genevoises.
<i Ce sera, dit-il, un moven de servir l'industrie nationale en
gistré que le 3 avril 1828, après la mort du duc; il donna lieu à des difficultés et
à un procès dont il convient de ne parler qu'au point de vue historique. Par une
transaction du 14 avril 1828, les trois tils héritiers avaient déclaré ratifier l'acte
du 16 pluviiise an IX et reconnu que la terre de Liancourt, qui paraissait appar-
tenir ostensiblement à Mlle de Lannion, n'avait jamais cessé de faire partie de la
fortune du duc. Le 2 mars 1830, la duchesse mourait, léjjuant à ses deux pre-
miers fds le quart disponible de ses biens et partageant le surplus entre ses trois
enfants : la succession s'élevait à près de 4- millions : on plaida sur l'acte du 16 plu-
viôse an IX; s'agissait-il d'un acte de libéralité, ou d'un acte de rétrocession?
L'abandon et la rétrocession devaient-ils être Imputés sur la portion dont la loi
permettait à la duchesse de disposer? en conséquence, le legs fait aux deux pre-
miers tils était-il caduc? Le tribunal par jugement du 15 juillet 1831, et la Cour
par arrêt du 13 juillet 1832 décidèrent qu'il s'agissait d' « un pacte de famille
fondé sur des motifs de justice et de conscience » . La Cour de cassation, par arrêt
du 5 mai 1835, au rapport de M. le conseiller Rérenger, décida au contraire que
" quelques motifs généreux que pût avoir Mlle de Lannion pour faire un tel
abandon, elle n'y était tenue par aucun lien de droit et qu'il n'y avait de sa part
aucune obligation de justice et de conscience, puisqu'elle n'était nullement cause
ni des pertes que M. de La Rochefoucauld avait éprouvées pendant la Révolution,
ni de la dé[)réciation de ses immeubles » .
L'affaire fut renvovée devant la Cour de Rouen. X ayant pas retrouvé son
arrêt, nous en concluons qu'il y eut une transaction.
^1) Arch. nat., arrêtés et décrets; plaq. 546, n" 8, 26 prairial an XI (17 juin
1803\ Rapport du ministre des finances au premier consul (non suivi d'arrêté)
autorisant la compensation des sommes dues par le citoyen La Rochefou-
c.mlil-Liancourt à la régie des domaines avec le produit de ses coupes de bois perçu
par elle en l'an YIII.
18
274 LA ROCIIEFOUCAULD-LIAXCOURT
lui procurant des ressources pour augmenter ses manufac-
tures. " Un décret impérial déclara que cette liquidation se
ferait d'après les dispositions de la loi du 8 nivôse an YIII (1)-.
Liancourt se faisait même plus pauvre qu'il n'était : il passait
sous silence l'acte de libéralité réparateur qui avait échappé à
l'enregistrement, il ne parlait que de la liquidation à titre
onéreux. Même ardeur dans la défense de ses droits. Bien
que d'esprit conciliant, il plaidait contre son voisin Isoré (2 ,
conventionnel utilitaire, agriculteur comme lui, qui avait
profité de la Terreur pour acheter comme bien national sa
ferme de Louveaucourt. >i La citovenne Lannion et lui,
conjointement demandeurs, obtiennent du Conseil d'Etat, le
22 brumaire an XII (13 novembre 1804 , la clé de la vanne
du canal de la Béronnelle, nécessaire au service de la fila-
ture du coton (3) . " Il est allé en appel malgré lui a car il
n'aime pas les procès " . En 1 an XII 1804}, toujours comme
riverain de la Béronnelle, il plaidait pour la démolition d'un
moulin : » Les juges, dit-il, ne doivent rien croire comme
hommes; ils ne doivent juger que sur des faits, que sur des
preuves, que sur des titres (4 . "
Il avait conservé des biens en Anjou; en l'an Vllf, il était
allé les défendre contre u quelques chouans devenus décidé-
ment voleurs de grand chemin (5) ; . En 1801 ou 1802, il
(1) Arcli. nat., arrêtes et décrets; plac[. 1406, n" 38. Avant la Révolution,
riitat contractait des emprunts viagers au moyen de tontines, notamment sur les
létes dites {jenevoises ; un décret du 8 nivôse an VI força les propriétaires de ces
rentes à les reporter sur eux-mêmes ou sur d'autres têtes à leur choix.
(2) IsoRÉ (Jacques), 1758-1839, président du district de Clermont, en 1790 ;
député de l'Oise à la Convention, charge de missions et préposé aux approvision-
nements des armées du INord, de Sambre, Meuse et de Paris, il devint commis-
saire central de l'administration de l'Oise (an VII\ vécut ignoré sous l'Em-
pire, s'expatria en 1816 par suite de la loi sur les régicides, fut gracié en
1818 et mourut à Liancourt. (Biograpliie par Baudon : liévoliUion françauc,
tome 23, p. 76).
(3) Arch. nat., arrêtés et décrets; pifuj. 013, n" 3. Arch. de l'Oise, lettre du
19 pluviôse an XL
(4) 16 floréal an XII (6 mai 180V\ Brouillon d'une lettre à son avocat. Bihi.
nat., mss. 6565, n"71.)
(5) « A cela près, tout est tranquille et altaciié au gouvernement. " 28 plu-
viôse aH VIII 17 février 1800). Bihl. nat.. mss. 6565, n"' 66-67.
UN INDEPENDANT SOi:s L'EMPIRE 275
rachetait dans des conditions mal définies le château de La
llochefoufoucauld, dans la Charente, vieux domaine de
famille qui avait appartenu à la duchesse d'Enville (1).
Quelques années plus tôt, malgré sa gêne, il avait prouvé
son désintéressement dans Talfaire de la succession Dave.
Une vieille dame, parente assez éloignée de la famille
Devonshire , Mrs Dave, qui lavait connu à Bury-8aint-
lulmonds, lui avait lé[jué tous ses hiens par son testament.
Elle n'avait pas d'héritiers directs. 8a succession se mon-
tait, suivant Servan de Sugny, à i(),000 francs de revenus.
Il fut avisé du legs à son retour d'Amérique. Bien qu'il fut
presque sans ressources, il fit rechercher les parents éloignés
qu'avait laissés cette dame, renonça au legs, « et de tout
l'héritage il ne garda qu'un shelling pour ne pas tout à fait
effacer la trace du bien qu'on avait voulu lui faire « . — » Je suis
très heureux, écrivait-il à Young le 23 février 1806 (2), que
vous ayez approuvé ma conduite, mais vous en parlez avec
l)eaucoup trop d'éloges. J'ai agi comme un homme d honneur
et de délicatesse ne pouvait pas ne pas agir. J'ai agi comme
l'ami de Mrs Dave, comme un homme plein de reconnais-
sance pour sa bonté pour moi, pour son amicale hospita-
lité, et je dois plus que jamais à son amitié pulsqu elle m'a
donné l'occasion de lui prouver que je lui étais attaché par
une gratitude dévouée. Nul autre qu'un homme indélicat
n'aurait pu, dans ma situation, se conduire autrement que je
ne l'ai fait, et je ne mérite aucune louange pour cela. D'ail-
leurs, j'aime Sir Charles (descendant de mistress Dave), je
connais la situation de sa famille et les préjugés de feue mon
amie contre les enfants. Ce point est secondaire, mais eût pu
(1) En l'an II et en l'un III le château mis sous séquestre avait servi de
mafiasin à fourrnjjes et de prison : il devint la propriété d'une bande noire et fut
revendu judiciairement à Paris (rensei{',ncnients fournis par M. Lamaure, pro-
fesseur à l'Ecole de Saint-Cloud, ancien ilève de l'école de Chàlons).
\^2) British Muséum, mss. 35129, f" 307 (le texte est en anglais). — Vie du
duc, p. 41. — FAtcÈRK, Vie et bienfaits, p. 32. — La date de cet acte {jénéreux
est fixée par Faugère. ■< De retour, dit-il, de son voyage aux Etats-Unis. »
Gaétan place la mort de la vieille dame piîu de mois après le départ de
Bury .
276 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
être essentiel si l'impulsion des sentiments de mon cœur
n'avait fait taire toute réflexion, »
(1 Je n'étais rien à Liancourt, écrit-il à Young à la mérae
époque, je ne suis pas grand'chose aujourd'hui... Je ne vous
parlerai pas de Paris. Je suis à peu près abandonné. J'aime la
vie solitaire et occupée que je mène ici. C'est celle qui con-
vient à tous mes goûts, et j'ai le plaisir d'éprouver que j'y suis
bien vu. » Il se retrouve agriculteur, manufacturier, commer-
çant; l'amour de la terre, tenace chez ceux qui ont été élevés
aux champs, ressaisit ce déraciné malgré lui : il a dit adieu à
la culture de dilettante, à l'industrie d'amateur; il faut
joindre les deux bouts, dresser des inventaires rigoureux, et
obtenir des comptes de profits et pertes avantageux. Lian-
court, redevenu cultivateur, reste quand même agronome ; il
a retrouvé M. Reeve que Young lui avait donné autrefois
comme gérant.
" Il était très pauvre. Je ne puis le rendre riche, mais je
l'empêche de mourir de faim. Il parait content de moi et je le
suis de lui. Nous lisons ensemble vos annales; nous y trouvons
souvent trop de politique et pas assez d'agriculture pratique.
Nous ramassons les miettes qui tombent de votre table et nous
les digérons de notre mieux. Je serais heureux si vous reveniez
constater les progrès de votre élève. Les lits, la table, ne sont
plus aussi confortables aujourd'hui qu'autrefois, mais la diffé-
rence pourrait vous fournir le sujet d'un article assez curieux
pour la seconde édition de votre voyage (I). "
Liancourt reste le conseil de ses voisins, même de ceux qui
ont acquis ses biens, à l'exception de quelques mauvais cou-
cheurs comme Isoré (2) . Il soigne les plus belles races d'ani-
1) LeUre à Young, 26 mars 1802. (Biilish Muséum, mss. 35128, fol. 425.)
I-a lettre autographe est en anglais: elle se termine parce post-scriptum : « Veuil-
lez, je vous prie, faire savoir à la mère de Reeve que son Hls est de nouveau avec
moi et désirerait que la pauvre femme vînt auprès de lui. Nous la mettrons
aussi à l'aise que possililc. »
Le Liancourt de 1802 est aussi charitahle que celui de 1780; malheureusement
Reeve se gale; le 28 février 1806, Liancourt se plaint «qu'il soit devenu un
éternel ivrogne, un fainéant ". (W.,mss. 35129, f" 307.)
(2) Isoré était, dit M. Baudon, qui l'a connu, grand, énergique et dur.
UN INDÉPEiNDANT SOUS L'EMPIRE 277
maux : «Mes moutons espagnols vont très bien; j'en ai une
centaine de pure race mérinos ; j'ai de très belles vacbes du pays,
des normandes et des flamandes, avec un taureau décorné » ,
écrit-il en ISOG. — « Je puis me flatter, dit-il ailleurs, que
le troupeau espagnol et anglais que j'avais formé avant la
Révolution a été la souche do plusieurs améliorations. » Le
croisement des races avait en effet donné des toisons de qualité
supérieure. En 1802, quand La Fayette s'installa à Ghavagnac,
c'est à Liancourt qu'il s'adressa pour se former un troupeau,
pour acheter des béliers et des brebis de la bergerie de Ram-
bouillet; c'est Liancourt qui fut chargé de lui procurer un
régisseur par l'entremise de Young. Liancourt n'avait pas d'illu-
sions sur les capacités agricoles de son correspondant : « M. de
La Fayette, écrit-il à Young, sera sûrement un maître doux,
agréable à servir; mais il ignore presque jusqu'au nom de
l'agriculture, et il lui faut un homme qui puisse se conduire
et le conduire. Il lui donnera cinquante louis, un cheval et le
logera; il aura en outre les petits avantages que l'on peut se
procurera la campagne; c'est dans un pays où il va beaucoup
plus de terrain que de bons cultivateurs que cet homme sera
envoyé. S'il est intelligent, il pourra améliorer son sort; on
serait fort aise qu'il eût sa femme et ses enfants. M. de La
Fayette prendrait toute la famille à son service ; comme il
veut faire tenir sa maison à l'anglaise, une famille de quatre
ou cinq personnes lui conviendra très bien. M. Young fera les
conditions qu'il croira raisonnables (1). »
Le duc avait rapporté d'Angleterre l'araire ou charrue
anglaise. " 11 se sert de la charrue dite de Suffolk, connue
sous le nom de charrue nageante ou swimming plough, et s'en
trouve bien. » En l'an IX, en l'an X, il essaya du plantage du
blé ; il substitua aux plantoirs de bois des plantoirs de fer
de même forme, dont les dents étaient appesanties par du
plomb. « L'ouvrier n'a besoin que de laisser tomber cet instru-
ment ainsi fait. » Le Moniteur publia le résultat de ses expé-
(i) Lettre non datée. British Muséum, mss, ,35127, n" 121. — Cf. Charavay
{La Fayette, p. 387). La lettre doit être de 1802,
278 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT
riences sur cinq pièces de terre, avec le nombre de gerbes par
verp^e, et des détails sur la préparation et les façons de charrue.
" Les grains placés sur le sommet aplati du sillon sont hors
de danger d'être submergés par des pluies abondantes; par
elle, tous les grains confiés à la terre germent et fructifient.
On peut juger de la quantité de grains perdus dans la manière
ordinaire de semer, puisque le champ planté donne autant de
récolte que celui qui a été semé, en supposant une égalité
entière dans la nature et l'état de la terre dans les deux
champs (1). 5>
En 1809, la Société impériale d'agriculture dont Liancourt
était membre associé lui décerna une mention très hono-
rable, à raison des utiles renseignements qu'il avait envoyés
sur les progrès de l'agriculture dans l'arrondissement de Cler-
mont (2) .
Le mémoire qu'il adresse à la Société en 1814 donne une
idée exacte des transformations économiques de ce coin de
France. La grande culture est remplacée parla petite culture;
les ventes de terres ont été faites par petites parties de terrain
et à vil prix, « tant par le désir immodéré qu'avait le gouver-
nement de les vendre promptement que par la dépréciation
subite et presque inconcevable des assignats » . Les produits
se sont accrus du quart, grâce au perfectionnement des
méthodes et aussi aux défrichements. On a défriché avec une
espèce de fureur. Le désir immodéré a fait perdre de vue les
intérêts de l'avenir. « On a coupé, arraché tous les bois
qui ont été vendus par la nation et ceux-là ne se replantent
pas. Les terrains que les cultivateurs instruits auraient jugés
indignes d être travaillés ont été retournés avec des peines
qui ont été rarement récompensées par aucun profit réel pour
celui qui les donnait. L'amour de la propriété, naturel et
avantageux pour le bien d'un État, a détourné, exalté toutes
les têtes dans ces moments d ivresse de la Révolution. Chacun
a voulu être propriétaire, et la plupart, courant après l'indé-
(1) Moniteur, Sli- fructidor an X, p. 2116.
(2) Mémoires de la Société, Xll, p. 57.
U>; INDEl'E.NDANT SOLS L'EMPIRE 279
pendancc et le bonheur, abandonnant le jjain sur que leur
procurait leur travail chez les fermiers, n'ont trouvé que de
la misère; trompés dans leurs calculs, ils sont devenus des
voisins incommodes et dangereux, et, pour luc servir de lex-
pression énergique de l'un de mes correspondants, ne sont, à
l'égard de leur canton, que de vrais déserteurs qui maraudent
pour soutenir leur existence. "
Autour de Liancourl. les propriétés sont tellement divisées
que, dans ce qui est vallon et surtout coteau, on trouverait
difficilement des propriétés d'un arpent, et que beaucoup
n'ont que dix, douze verges, quelquefois deux, couvertes
d'arbres, noyers, cerisiers, guigniers, pruniers. « L'arbre
d'une propriété couvre une partie de la propriété voisine
dont les arbres couvrent à leur tour celle du voisin. Ces
empiétements réciproques se tolèrent sans murmure et obli-
gent seulement celui qui voudrait tenir sans arbre sa petite
portion de terre, à 1 en planter. » Les maisons des cultiva-
teurs sont plus spacieuses, plus élevées, beaucoup plus pro-
prement tenues ; ils ont généralement reçu une meilleure
éducation que leurs pères : " Ils sont plus qu'eux en état de
réfléchir, de combiner, un peu moins éloignés de toute inno-
vation; ils sont, par la lecture, plus au courant des améliora-
tions qui se font ailleurs: ils vivent mieux, moins mêlés qu'au-
trefois avec leurs domestiques. »
On ne s'écarte guère des assolements triennaux. Toute la
culture est dirigée vers la production du grain; les jachères
ont diminué d'un sixième, les races de vaches sont médiocres :
« Le partage indiscret des biens communaux a réduit la quan-
tité des pâturages. » Engrais, plantes céréales, racines,
légumes, prairies naturelles ou artificielles, vignes, dessèche-
ments, irrigations, Liancourt mêle à ses observations géné-
rales le lécit de ses expériences et aussi de ses déboires.
Il a du abandonner le plantage du blé à cause du hache-
paille, parce que la paille des blés plantés étant plus duie
est refusée par la plupart des chevaux, u Or, les préjugés
et l'entêtement des domestiques contre la nourriture de
280 LA ROCHEFOnCAULD-LIA^'COLRT
la paille hachée exigeraient une surveillance constante. »
Liancourt savait quel mal la chasse avait fait à Fancien
régime : il en parle avec sagesse, plutôt en propriétaire inquiet
du braconnage qu'en chasseur jaloux de son droit. Depuis la
suppression des capitaineries, le lapin se reproduit dans une
proportion infiniment moindre qu'autrefois, " parce que le
propriétaire, qui veille de plus près à ses intérêts, sait que le
lapin, qui peut grignoter les récoltes de ses voisins, mange
ses propres bois » ; avant la Révolution, on chassait peu, parce
que peu de personnes avaient le droit de chasser. « Aujour-
d'hui qu'il n'y a pas de gibier, tout le monde chasse ou, du
moins, une quantité de vagabonds par commune, malgré les
lois sur le port d'arme et sur l'étendue de propriété exigée
pour chasser, battent toutes les plaines sans que personne
les en empêche. Les luzernes, les trèfles, en sont foulés; les
échalas de vignes en sont cassés. Les collets se trouvent par-
tout, et l'autorité est aussi muette sur cette violation de la loi
que sur celle relative à la pêche (1) . »
Toute sa vie, Liancourt s'était intéressé aux chemins si
nécessaires aux charrois agricoles. A l'Assemblée provinciale
de 1787, il avait débuté par un mémoire sur la vicinalité. Il
publia en Tan IX ses notes sur la législation anglaise des che-
mins (2) .
Il approuve l'emploi des fourgons à deux ou quatre roues,
attelés de deux chevaux de front, et l'introduction « salutaire "
des roues à larges jantes. Il demande «quelques points fixes de
règlement" pour les chemins vicinaux. Ces points, il les a indi-
qués dès 1801. La charge contributive doit être répartie sur
toutes les classes, « selon les degrés différents d'utilité dont
les routes peuvent être à chacune d'elles " . Il faut se garder
de faire revivre l'odieuse distinction des personnes, injuste
sous tout gouvernement, intolérable dans un Etat libre. La
législation anglaise mérite d'être étudiée avec sa division en
(1) Société royale d'agriculture. (Mémoires, 1814, p. 179 à 121.)
(2) ^'oles sur lu législation aiifjlaisc des chemins, par l'auteur des Notes sur
l'impôt territorial en An<jleterre. Paris, Agasse, an IX.
UN INDEPENDANT SOUS L'KMPIRK 281
high ways et turnpike ronds, ses surveyors (inspecteurs des
g^rantls chemins), ses juges de paix char^j^és de surveiller Ten-
tretien, son système de prestations facultatives proportion-
nant la charge au degré d'avantages que chacun est censé en
retirer, ses collecteurs et taxes extraordinaires, ses droits de
péage aux barrières fixés par des commissaires, ses précau-
tions contre l'excès des chargements; ses règlements sur le
nombre des chevaux, le mode d'attelage et la dimension des
bandes des roues. L'important serait do faire un code com-
plet, de façon à réparer le mauvais état de nos grandes routes
et l'état plus détestable encore de nos chemins vicinaux. En
Angleterre, les charges de la construction et de l'entretien
sont sagement calculées; " l'esprit public habitue les particu-
liers à des sacrifices pour l'intérêt général i» . Le principal, en
France, est d'établir des prestations facultatives. » Comme
tout travail personnel est une charge pesante pour Thabitant
sans fortune, la charge, même la plus légère, imposée à celui
qui n'a que ses bras ne peut être d'aucune proportion avec
une charge considérable imposée à l'homme riche. »
Pendant l'émigration, les industries créées par Liancourt
avaient souffert de son absence. La manufacture des cardes
avait été dirigée par Leclerc, aidé d'un contremaître nommé
Pelhiard. Elle ne travaillait plus que sur commandes et
n'occupait que six ouvriers et une douzaine d'enfants bou-
teurs. Pelluard importa des États-Unis deux machines à faire
les « dents qui réalisaient d'un seul mouvement des opérations
pour lesquelles les machines anglaises en exigeaient deux » .
En 1801, Liancourt acheta une machine construite par Lesvier,
dcTroyes, qui exécutait des perçures régulières; il en acquit
successivement quatre, puis trente-six (1). En 1803, il établis-
sait une corroierie. En 1810, avec des ouvriers de Laiglc, il
fondait une tréfilerie mue par un manège et destinée exclusi-
vement au travail de l'usine : « Cet atelier accessoire occupa
un blanchisseur, trente-six petits métiers et six bobines à
(1) Précis statisti'iuc, p. 133. — Vie du duc, p. 57. — Cambrv, Description
de l'Oise, an IX.
282 LA ROGHEFOLCACLD-LIANGOUIIT
redresser et à éclaircir. Il obtint ainsi une finesse égale dans
le même numéro, ce qui ne se trouve pas toujours même dans
les meilleurs fils de fer de Laigle. » La fabrique de cardes put
ainsi se suffire à elle-même.
La filature de coton n'avait guère prospéré. Leclerc n'en
tirait que des fils inégaux qu'il vendait difficilement et à très
bas prix. En 1800, la stagnation était complète. La société
formée en 1792 entre Liancourt et Leclerc allait expirer. Elle
ne fut pas renouvelée. Liancourt eut pour sa part dans la
liquidation les macliines dites jeannettes et les vendit à vil
prix. Il les remplaça par des " mull-jennies " et par des «troffels
ou continues » . Pendant quatorze ans, il dirigea personnelle-
ment ses fabriques. En 1806, il occupait, dit-il dans sa lettre
à Young, six cents personnes dont les neuf dixièmes étaient
des enfants. Sa signature sociale était Pelluard et C'% Il rédi-
geait lui-même sa correspondance commerciale , la signant
souvent de son nom, commandant ses peaux de veau, discu-
tant les prix (1) .
A Rantigny, il fabrique des bas ; il a quarante métiers,
dont dix-liuit à l'anglaise; il occupe trente ouvrières et
dépense 2,000 livres par mois. En 1805, il introduit une nou-
velle méthode de rouissage du chanvre « dans l'intérêt de la
conservation de la santé des femmes ». Des échantillons
figurent à l'exposition de 180G. En 1808, il demande à con-
courir pour un des prix décennaux destinés à " couronner les
grandes découvertes dans l'industrie et l'agriculture » ; il sol-
licite la visite de ses établissements (2).
Parfois Liancourt sortait de sa retraite pour donner au
gouvernement une consultation d'ordre économique. En
décembre 180i, le Conseil préparait un décret sur la prohibi-
tion absolue des fils et tissus de coton anglais. Liancourt
(1) Lettres du 26 juillet à Sallerou frères, tanneurs, rue de l'Ourcine, n" 2.
(I5il>l. nat., niss. 6565, n"* 76 à 81.) D'après un rapport de police, Salleron occu-
|)ait, en 1823, dix-neuf ouvriers divisés en quatre classes et payés de 3 fr. 50 à
2 francs. (AxxÉk, le Livre noir de MM. Delavau et Franchct (ouvrage imprimé
d'après les registres de l'administration, l'aris, 1829.)
(2) Lettre manuscrite au préfet, du 20 août 1808. (Arch. de l'Oise.)
UX INDÉPEND A>T SOLS L'EMPIRE 283
envoya à Crétot un mémoire approbatif. Cette prohibition ne
compromet point « l'existence et les profits légaux de ceux
mêmes qui réclament, les fabricants de toile peinte qui ne
voulaient pas payer plus cher leurs matières premières : elle
concentrera parmi nous les nombreux millions dont nous nous
rendons volontairement tributaires pour l'avantage de nos
ennemis : l'Angleterre, du reste, ne se gène pas pour prohiber
les toiles dont nous nous fournissons dans ses magasins, quoi-
qu'elles soient le fruit de ses colonies et que le transport soit
un des éléments de son commerce.
« Et nous sommes les ennemis de l'Angleterre, et nous
soutenons aujourd'hui dans presque tous les points du monde
une guerre agressive, injuste, qu'elle nous a faite et suscitée
en violant les traites et le droit des gens, et qui n'a pour
objet que l'extension illimitée de son commerce et la ruine
totale du nôtre (1) » .
Le mémoire est accompagnée d'une lettre adressée à
Crétet: "Je sais, monsieur, que dans la séance du Conseil d'État
à laquelle quelques propriétaires de filatures ont été admis à
faire entendre leur demande vous vous êtes montré avec la
justice et la libéralité d'opinions qui vous caractérisent. Vous
savez sans doute que, depuis cette époque, et malgré le dou-
blement de droit à l'entrée des toiles, la condition des fileurs
et des fabricants de toile a beaucoup empiré; que, d'un autre
côté, les fabricants de toiles peintes ont publié dans un
mémoire imprimé leur réclamation contre le doublement de
droits; de leur côté aussi, les tisserands et fileurs demandent la
prohibition entière. — Je suis aussi fileur; c'est donc à ce
i titre que j'ai aussi le droit d'être entendu. Mais je ne mettrais
pas {sic) celui déparier d'intérêt privé et de traiter ou soutenir
la question autrement que sous le rapport de l'intérêt général,
auprès duquel tous les intérêts particuliers doivent s'amor-
tir (2) . »
C'est par souci de l'Intérêt général qu'en 1809 il deman-
i; Arch. nat., F'-, 533.
,2) /(/., id. (Lettre datée du 13 frimaire an XIII, 4 décembre 1804.)
284 LA ROCHEFOUCALLD-LIANCOLRT
dait au directeur général des douanes Collin de Sussy Tad-
mission en franchise des cotons d'Amérique : il cherchait à
corriger les effets désastreux du blocus continental. "L'état
de choses actuel est pénible, parce que les charges du com-
merce ne profitent qu'aux contrebandiers, et il n'est pas dou-
teux que cet état de choses ne soit contraire aux intentions de
Sa Majesté qui veut avec raison soustraire son empire à la
tyrannie usurpatrice des Anglais, mais qui, en maintenant la
dignité de son empire et de ses sujets, veut alimenter le com-
merce par tous les moyens qui ne contrarient pas les vues
grandes, élevées et que tout bon Français, quelque état qu'il
suive, ne peut qu'approuver (1). "
Llancourt venait à Paris quand il y était appelé par ses
fonctions publiques. Il siégeait au Comité central d agricul-
ture que Montalivet avait réorganisé en 1810 : c'était un
embryon de représentation officielle agricole. Il assistait aux
séances de la Société royale, à celles du Conseil général des
manufactures. Le G septembre 1806, il avait accepté l'ins-
pection générale des écoles d'arts et métiers. Au milieu de
tant de travaux ce fut, pendant cette période de sa vie, son
oeuvre de prédilection (2). Les amitiés qu'il avait conservées
lui servaient à faire du bien : Duquesnoy, les deux Molard (3),
(1) Arch. nat., F'-, 533. |
(2) Voir chap. ix.
(Z) Molard (Claude-Pierre), infjénieur mécanicien, membre de l'Académie des
sciences (1816), né aux Cernoises (Jura) en 1758, mort à Paris le 13 février
1837, directeur de la collection de machines léguée à l'Etat par Vaucanson; l'un
des fondateurs et des administrateurs du Conservatoire des arts et métiers, dont il
devint en 1821 administrateur en chef, inventeur de nombreux procédés indus-
triels et de machines (métier à tisser le lin^e damassé, moulin à meules plates,
machines à forer plusieurs canons de fusils à la fois, pétrin tournant, etc.).
MoL\Ri) (François-Emmanuel), son frère, in{]énieur-mécanicien, né aux Cer-
noises en 1771i-, mort à Paris le 12 mars 1829. Après avoir fait deux campagnes
comme sous-lieutenant, il devint sous-directeur de lEcole des aérostiers de
Meudon, entra en 1797 à l'Ecole polytechnique, fut nommé après la paix
d'Amiens directeur de l'Ecole des arts et métiers de Compiègne, organisa en 1811
l'Ecole d'Angers, fut nommé en 1817 sous-directeur du Conservatoire des arts et
métiers, et chargé, en 1819, d'une mission en Angleterre, et, à son retour, de la
surveillance de la construction des machines modèles à filer et à carder. 11 inventa
ou perfectionna les vis à bois, les freins à vis et à leviers pour voitures; un méca-
nisme pour débiter des jantes de roues, des courbes, etc.
UN INDEPE>DANT SOI S L'KMPIRE 285
Crouzet, Gouloii. chef de division à la (guerre; et, dans le
gouvernement, Chaptal, Talleyrand, étaient ses correspon-
dants habituels. Ses relations avec les autorités étaient cor-
diales. «Je ne pense pas, écrivait-il en Tan XU, en deman-
dant un passeport pour le beau-frère de son associé Leclerc,
que personne puisse me soupçonner de solliciter l'intérêt du
gouvernement pour im homme que je ne regarderais pas
pour l'ami de mon pays (1). »
Dans 1 Oise, il est la providence des habitants. En l'an XI,
aidé du citoyen Guerbois — qu'en 1800 il recommandera à
Fontanes pour un rectorat a à raison de sa sagacité et de ses
connaissances " — il inocule lui-même les enfants de la com-
mune de Clermont. En 1801, il lutte contre lépidémie vario-
lique de Catenov; sur ses conseils, les habitants se font vac-
ciner : la petite vérole cesse et < cet événement dissipe toutes
les préventions " . Il est président du Comité particulier de
Clermont et rédige lui-même des instructions pour la propa-
gation du procédé vaccinatoirc. En 1812, il assure, lors d'une
crise de misère, la subsistance des ouvriers par une distribu-
tion méthodique de secours dans son canton (2). En 1811, il
fonde un comité pour la distribution des bandages contre les
hernies; sa femme et son fils François en font partie (3). Le
26 mars 1813, il est commissaire pour la cotisation « ayant
pour objet la levée de trois hommes montés par canton (4) » .
Il reste membre du conseil d'organisation de la garde natio-
nale jusqu au 29 avril. Il commence à trouver que la gloire de
l'empereur coûte cher à son canton et à la France. « Gomme
(1) Lettre manuscrite du 8 fructidor an XII. (I5ihl. nat., niss. 6565, n" 72.)
Une autrefois 20 prairial an XIII), c'est la place de concierge du château de
Couipiègne fju'il sollicite pour la femme de -M. Duvivier, médecin des hospices.
(Gatalo;;ue d'autoj;. Gharavav, n" 180.)
(2 Mémorial aelniinistratif, numéros du 21 thermidor an X, du 5 thermidor
an XI, du 10 juillet 1810, 19 mai 1812. (Circulaire du baron de Val-Suzenay,
préfet de l'Oise.^
(3) Compte rendu du 12 novembre 1811 (Arch. de l'Oise); les souscriptions
s'élèvent à 766 fr. 15 : le nombre des banda{;es distribués est de cinquante et
un, ayant coi'ité 274 fr. 75.
(4; Bibl. nat., mss. 6565, n" 88; il envoie ses comptes à M. de Pomereul, sous-
préfet, et au receveur.
286 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOLRT
particulier attaché au gouvernemeut et à sou chef, je gémis,
dit-il. de voir toutes ces mesures successives contradictoires...
Pardonnez cette digression; elle n'est point d'un mécontent,
mais d'un homme attaché sincèrement à l'empereur, qui ne
voudrait pas voir de mécontents et qui voit avec douleur qu'il
y en a beaucoup, qu'on semble les faire avec dessein... (1). »
L'hospice de la ville occupe beaucoup Liancourt. Le
30 thermidor an YIII (18 août J800), il siège, avec les
citovens Lemembre et Verny, à la commission administrative ;
il [)réte serment à la Constitution de lan YIII et « de suite, il
est installé " . Immédiatement après, il est élu président.
Le 15 prairial an XI (i juin 1803), il amène deux sœurs de
la congrégation des sœurs hospitalières de Nevers ; c'est à
cette cong^régation qu'est confiée, le 30 thermidor (18 août),
l'instruction des jeunes filles. Le 30 ventôse an XIII (21 mars
1805j , il aménage une partie des bâtiments situés en face de la
g^rande porte de l'église pour y loger " des jeunes gens des-
tinés aux travaux de ses manufactures » .
Le 29 prairial 18 juin 1805), il établit une petite infir-
merie destinée exclusivement aux enfants de l'hospice de la
Patrie de Paris « qu'il emploie dans ses manufactures ; il fera
construire à ses frais un autre local plus propre à la conser-
vation des provisions ; il payera une rétribution de 60 centimes
par jour pour chaque enfant; quand ils seront trois ou quatre,
il fournira une garde à ses frais, pour décharger du travail les
sœurs et domestiques de 1 hospice;' .Le 15 prairial (i juin 1805),
la commission donne un avis favorable : « Les enfants dont il
s'agit sont sous la protection spéciale du gouvernement ; étant
sortis d'un hospice national pour contribuer par leurs travaux
à l'agrandissement et à la prospérité desdites manufactures
qui font subsister un très grand nombre de familles indigentes,
ils semblent avoir quelques droits à la bienfaisance des fon-
dateurs et à la sollicitude des administrateurs (2). »
(1) Hil>l. nat., iiiss. 6.565, n" 136. Broiiillcja d'une IcUre adressée sans doute
au sous-préfet de Clennont.
(2) Arcli. de l'Oise, série X, liosjiicc de Liancourt.
UN INKKPENDANT 80US I, 'EMPIRE 287
L'hospice de Liaiicouit fait partie de son patrimoine;
« c'est à peu près le seul hérita^je que la Révolution m'a laissé
intact de mes pères. » Il y reçoit, à partir de 180(>, des
enfants de familles indigentes. En 1811, il a une cpierelle
avec son curé qui réclame 100 francs de rente, leg^s des fonda-
teurs, les frais d'enterrement des vieillards décédés à l'hos-
pice, le payement des messes en totalité. Liancourt résiste
au nom de la commission administrative. Elle a cru « suivre
l'esprit véritable de religion des fondateurs, religion qui,
dans les temps reculés, se vovait dans les prêtres, et, comme
le dit M. le curé, dans leurs salaires consacrés avant et
de préférence au soulagement des pauvres, etqui, bien qu'elle
doive se voir toujours dans le culte et dans le juste salaire
donné à ceux qui le desservent, se volt aussi dans l'exercice
de la charité que la religion prescrit avant et de préférence à
tout (1). "
Si Liancourt ne cède pas à son curé, il ne cède pas davan-
tage au fisc, il refuse le payement d'une taxe annuelle de
750 francs à verser dans la caisse de l'hospice de Beauvais
pour contribuer à l'entretien des enfants abandonnés : « Je
suis réellement affligé de tout cela, non par vanité d'ancêtres,
mais parce que vous nous ôtez ainsi, par une taxation qui ne
devrait pas nous toucher, les moyens de faire du bien autour
de nous (2). » La réclamation est d'autant plus juste que les
recettes de Ihospice (17,1(35 francs en 18 lî^ ne se composent
que des revenus des immeubles des fondateurs et qu'il ne
touche aucune subvention du gouvernement.
(1) Arcli. de l'Iiospicc, séance du oi déceuibre iSll. Le 21 mars 1S13, le
sous-préfet renvoie le curé à se pourvoir devant le conseil de fabrique, seul com-
pétent pour réclamer.
(2) Id., lettre autographe du 12 juin 1812 à M. le baron de Val-Susenay.
288 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
VI
En 1814 et en 1815, Liancourt ne fut ni un héros ni un
homme de parti. Les factions n'étaient rien pour lui; la
France lui apparaissait au-dessus de ses gouvernements, avec
ses intérêts de grande nation, désireuse de paix et de liberté. Si
jamais Liancourt avait cru au droit divin, sa foi était morte :
il n'avait aucune relation avec les Bourbons; mais il voyait
avec effroi les écoles et les fabriques dépeuplées, les forces
vives de la jeunesse absorbées, gaspillées par la conscription :
« Tous les anciens partis politiques, dit Vaulabelle, étaient
effacés ou dissous, et la population, prise dans sa généralité
active ou influente, aspirait uniquement ii réparer dans la
])aix les forces qu'elle avait perdues. "
Liancourt accepta la première Restauration sans enthou-
siasme. Le retour de File d'Elbe l'inquiéta. Ces événements,
suivant le mot de Gaétan, avaient de quoi exciter son étonne-
ment. Quand une nation a été secouée par tant de crises suc-
cessives, ceux-là mêmes qui sont chargés de la diriger ne
savent plus où est le devoir; ni La Fayette, ni (Jarnot lui-
même qui Fentrevit, ne surent l'accomplir jusqu'au bout.
Liancourt comprit du moins sou devoir social. En mars
1814, quand la capitale essaya avec Mortier et INIoncey de
défendre ses barrières, il organisa les secours aux blessés. Il
était dans la logique de sa vie. Ce fut lui qui centralisa les
efforts individuels de la population parisienne.
On sait quel fut le rôle de l'administration hospitalière :
les hôpitaux militaires, les hôpitaux civils eux-mêmes étaient
insuffisants. Les blessés arrivaient en charrettes, en bateaux,
« à })icd, isolément ou par petits groupes, fantassins qui
s'appuyaient sur leur fusil en guise de béquille; cavaliers
(jui, la tête couverte sous le casque de linges ensanglantés et
UN 1^■|»EPENDA^T SOUS 1/EMPlKE 289
le bras passé dans la bride, cheminaient lentement à côté de
leurs chevaux blessés comme eux v .
a Refusés dans les hôpitaux qui regforgeaient, dans les
casernes où le règlement défendait de les recevoir, ils erraient
par les rues, demandant du pain (1). .. Daru avait proposé de
créer des hôpitaux hors des murs. Le désarroi régnait dans les
services; les corridors, les chapelles, les salles de bains, les
appartements des directeurs étaient encombrés. Du 15 janvier
au 10 mars, le nombre des soldats malades s'était élevé de
1,685 à 8,375. Les blessés croupissaient dans les charrettes
sans paille, dans les bateaux sans toile, cloaques flottants où
ils gisaient, écrasés parfois par les survivants ou noyés par les
eaux infectes. Il n'y avait ni ling^es, ni bandes, ni charpie.
Pour comble de malheur, le typhus éclata.
Le dévouement de la capitale fut admirable. « Les méde-
cins, les pharmaciens, les sœurs, les chapelains, les infirmiers
tombaient victimes du typhus comme les malades qu'ils soi-
gnaient : 7 46 en furent atta([ués, 204 en moururent; et
chacun, uniquement occupé de la sainteté du devoir qu'il avait
à remplir, semblait méconnaître le danger auquel il s'expo-
sait : la mort de ceux qui périssaient n'apportait dans les
autres ni découragement, ni froideur; les remplaçants se
présentaient à l'envi. On eût dit qu'ils ^poursuivaient des
places, d'où devait dépendre la certitude de leur fortune (2). »
La Société philanthropique distribua pendant deux mois
des soupes à cinq cents familles, dans deux fourneaux placés
près de l'hôtel de la Guerre. Trois de ses agents furent atteints
par la contagion. Les maires, les quarante-huit comités de
bienfaisance prodiguaient leur dévouement. « La classe la
moins fortunée retranchait de son nécessaire pour en faire
(1) Henry Houssaye, 1814, p. 447.
(2) Rapport de Camet de la HonnardiÈue au Conseil général <los bùpitaux,
p. 11. Camkt de i.a BonnardiÈre (Jean-l'hilippe-Gaspard, haron), 1769-1842, con-
seiller au Gliàtelet en 1789, se tint à l'écart pendant la liévolution, devint maire
du W arrondissement de Paris en l'an XII, en 1807 administrateur duMont-de-
Piété. Sous Louis XV'III, il fut élu député de la Seine en 1815. Il fut nommé
maître des requêtes au Conseil d'État en 1816.
19
290 LA HOCHEFOUCAULD-LIAISCOURT
l'offrande. » Des malheureux, logés dans des greniers, étaient
des matelas de leurs lits pour les offrir à la mairie : « On les
voyait s'offenser du refus bienveillant que faisait le maire
d'accepter les dons de l'indig^ence, et se retirer en laissant
leur offrande sans permettre que leur nom fût connu... Tel
soumissionne pour deux chemises, qui attend le retour du
blanchissage pour les apporter. Une pauvre veuve de la rue
Cassette donne un matelas, un traversin, une paire de draps.
« Je suis fâchée, dit-elle, de ne pas donner davantage; c'est
mon lit que je partage (1). " Après Craonne, Soissons et Laon,
1,200 blessés, tant français qu'ennemis, furent logés dans les
cours de la Salpètrière, de Saint-Louis et des Vénériens. Le
28 mars, les alliés forcent le pont de Meaux. « Trois mille mili-
taires sortent des hôpitaux, les uns cherchent à gagner les bar-
rières opposées, ils ne veulent pas devenir prisonniers; d'au-
tres, moins faibles, courent à 1 ennemi ; malades, exténués, ils
retrouvent le courage du soldat... On voit avec certitude la
fin d'un gouvernement auquel on doit le malheur aussi cruel
qu'inouï de voir l'ennemi aux portes de la capitale ; mais
l'orgueil, mais l'honneur français parlent plus haut que tout
autre sentiment, ils ne peuvent endurer que des armées
étrang^ères pénètrent dans Paris sans résistance (2). »
Dans le Gouvernement provisoire du 2 avril 1814, siégeaient
plusieurs des amis de Liancourt; le plus influent, Talleyraud,
songea à l'utiliser. Monsieur était entré à Paris derrière les
alliés — en fourrier de son frère; les intrigants qui l'entou-
raient, furieux de voir les bourbons rappelés par les hommes
de la Révolution, luttaient contre le Gouvernement provi-
soire. « Par leurs illusions et leurs allures fanfaronnes, les
(1) Rapjjort du maire du Vt^ (crrondissemenl, et Rapport cité, p. 29-31.
(2"! Rapport cité, p. 16. Le ton chaiifie après la bataille du 30 mars et la capi-
tulation de l'aris. Le rapporteur sourit aux alliés et célèl>re Alexandre, le jeune
empereur « qui, au milieu des séductions de la plus vaste puissance, donna au
inonde un grand exemple... Les vieilles haines, les rivalités, l'ambition, tout fut
oublié. Dès ce moment, il n y eut plu.s d'ennemis. Paris ne reçut dans ses murs
que des alliés ». D'après Servan de Sugny (V^oir Eloijr, p. 80), Alexandre écrivit
à Liancourt une lettre flatteuse dans laquelle il se plaisait à reconnaître " tou«
les services que ce digne Français avait rendus à 1 liumanité " .
UN INDEPENDANT SOUS L'EMPIRE 291
émig^rés avaient lassé jusqu'aux alliés. » 11 ("allait presser le
retour du roi; Talleyrand fit partir Liancourt pour Ilartvvcll,
malgré la cour et l'émifj, ration mécontentes du choix de
l'ambassadeur. La probité de Liancourt servait à Talleyrand
de bouclier, d écran derrière lequel il cachait ses intrigues.
Le duc, de son côté, comptait sur ce voyage pour retrouver
sa charge de maître de la garde-robe, celle que son père avait
payée 400,000 francs, et que jadis, du fond du Canada, il
avait refusé de rendre sans indemnité. Beugnot, ([ui travaillait
avec Talleyrand, fut assez surpris de ce choix. "Je demandai à
M. de Talleyrand s'il y avait bien pensé et si M. de Liancourt
était bien propre à une pareille mission. Je rappelai les torts
que le parti royaliste lui reprochait, et ceux que peut-être les
princes avaient le droit de lui reprocher. » — u Je sais tout
cela mieux que vous, répondit M. de Talleyrand, mais il ne
faut pas qu'il en reste de trace dans l'esprit du roi, et c'est
pour que 1 oubli soit patent que j'ai choisi le duc de Lian-
court ; c'est l'homme du pays, il y fait du bien à tout le monde ;
il est placé pour en faire au roi, et je vous proteste qu'il sera
bien reçu. » Cette fois, Talleyrand échoua dans une de « ses
manœuvres selon le vent " . Liancourt ne vit même pas
Louis XVIIL
M. de Blacas qui venait d'hériter de sa charge de grand
maitre, " le congédia avec la politesse froide qui ne lui
manque jamais» . Liancourt repartit immédiatement, "n'étant
pas d'humeur à humilier devant des émigrés, de quelque rang
qu'ils fussent, sa haute naissance, ses lumières et son hono-
rable vie » .
De retour à Paris, il ne fit pas mystère de ses désillusions.
Beugnot, le rencontrant, lui demanda comment il avait été
reçu : « Mal, très mal, ou, pour mieux dire, pas du tout. Il y
a là un certain M. de Blacas qui garde les avenues, et vous
croyez bien que je ne me suis pas abaissé à lutter contre; au
reste, je crains fort que M. de Talleyrand nait donné dans un
piège. Les princes vont nous revenir les mêmes ({uc lorsqu'ils
nous ont quittés. " Quant à Talleyrand, il fallait (|uc cet
292 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOURT
insuccès lui eut donné beaucoup à penser, car il n'en parla à
personne, (l).
Le 7 juin 1814 (2) , Liancourt figura au nombre des cent cin-
quante-quatre pairs nommés à vie. Le 30 août, il accepta la
direction d'une maison créée pour recevoir les jeunes con-
damnés de moins de vingt-cinq ans, maison qui ne fonctionna
pas. C'était peu demander au nouveau régime, à une époque
où " le trafic des places, des titres, des décorations, se prati-
quait publiquement au profit des amis du roi (3) » .
Liancourt parla plusieurs fois pendant la session, surtout
sur les questions agricoles, industrielles et financières.
Il n admit la loi qui rétablissait la censure qu'à titre excep-
tionnel et provisoire. 11 fit un éloge platonique de la liberté
de la presse « qui réprime elle-même ses propres abus... »
C'est en laissant un libre cours à toutes les opinions poli-
tiques qu'on les combat les unes par les autres. La loi est
une loi de circonstance. Il est prudent de s'en rapporter au
jugement du pouvoir exécutif. Mais il ne faut pas oublier que
la nation tient à la Gbarte, « qu'elle en redoute la violation
avec une méfiance inquiète; que vingt ans de désordres, de
mallieur, d'anarcbie, de despotisme semblent l'attacher
davantage à une Constitution libre et régulière " . L'article 6,
qui institue une commission de revision des opérations de la
censure, est attentatoire à la prérogative royale (4).
Liancourt se contredit en essayant de concilier ses convic-
tions libérales et sa crainte du désordre. Il est plus sur de lui
quand il ne parle pas politique.
Le 8 novembre, à propos d'un projet sur les grains, il sou-
tient la libre exportation. Il savait quel rôle avait joué pen-
(1) Vie (lu duc, p. 59. — Beugnot, Mémoires, II, p. 121 et suiv. — Thiers,
XVIII, p. 81. — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XIV. p. 358. — La biu-
jjraphie universelle de Michaud prêle à Liancourt un rôle ridicule. Capefigue.
auteur de l'article, le représente voyageant avec son cordon Lieu en sautoir;
celte attitude contraste trop avec la simplicité du duc pour cire exacte. Le
biojjraphe, dureste, le confond plusieurs fois avec son fils.
(2) Moniteur, 4 septembre 1814, p. 922.
(3) VAULAitKLLE, II, p. 125. — Voir ( iiap. xi.
(4) Arch. pari., XH, p. 420, 27 août 1814.
UN INDEPENDANT SOCS E'EMPIRE 293
dant la Révolution la question des subsistances. «Les pré-
jugés du peuple, disait-il, ont plus d une fois servi à l'égarer. «
Le projet suspendait l'exportation quand le blé atteignait
24. francs l'hectolitre. Ce n'était encore là qu'une mesure de
circonstance. « Le cultivateur doit vivre des produits de sa
terre. C'est par eux qu'il doit parvenir à payer son lover, ses
frais de main-d'œuvre, ses avances et enfin ses pesantes impo-
sitions. S'il ne trouve pas dans le prix de son blé un produit
suffisant pour rcmj)lir ces conditions nécessaires, il change de
culture et se livre à celle où il voit son gain plus assuré... 5)
L'intérêt de la classe laborieuse ne se trouve même pas
dans l'avilissement du prix des grains : '< elle pave à la vérité
son pain moins cher, mais elle ne trouve plus de salaires ni
chez le cultivateur ni chez le propriétaire ruinés par ces prix
avilis et qui ne peuvent lai donner de travail. »
Comme M. Bccquey, directeur de l'agriculture, il vou-
drait, non une limite unique, mais des taux différents, de façon
à atténuer les secousses et les variations; en effet, le prix de
l'hectolitre variait de 21 fr. 29 dans les Basses-Pyrénées à
12 fr. 08 dans la Marne. " Il faut de toute nécessité, disait le
commissaire du gouvernement, appliquer des règles diffé-
rentes aux pays où la cherté est habituelle, à ceux où l'on jouit
du bon marché, à ceux enfin où les prix se maintiennent entre
ces deux extrémités (1). "
Dans le débat sur l'importation des fers étrangers, Lian-
court oppose la prohibition modérée à la liberté absolue du
commerce. « En administration comme en physique, rien
n'est absolument vrai en théorie qui n'ait été démontré tel par
l'expérience de la pratique. Aujourd'hui, les nations ne sont
pas plus disposées qu'en aucun autre temps à cet esprit de
fraternité sur lequel peut reposer l'accord d une liberté géné-
rale du commerce... Nous regardons I esprit national comme
le principe de tout ce que l'amour du bien public peut ins-
pirer de noble, d'utile et de grand. Tout porte les nations à
(1) Arch. pari., XIII, p. 455.
294 LA ROCIlEFOUCAULD-LIAîsCOURT
l'égoïsme... La liberté doit être conservée à Tintérieur du
royaume. C'est à la destruction entière de ce régime régle-
mentaire qui a si longtemps enchaîné lindustrie française;
c'est à la suppression des corporations, des jurandes, des
marques, des inspections, des gènes de toute espèce, que
l'on doit les progrès inouïs que nous avons faits depuis vingt-
cinq ans en France dans toutes les branches de l'industrie...
Qui de nous peut méconnaître que l'état de la France sous le
rapport industriel ne soit entièrement changé depuis 1789?...
Que de millions d'ouvriers ne vivent aujourd'hui que de
l'extension donnée à nos travaux? "
Il accepte dans l'intérêt des usines nationales une certaine
protection contre les fers étrangers. Ce qui le préoccupe,
c'est le tort que le renchérissement peut causer à l'agricul-
ture. « Le fer à 30 francs produira pour les 700,000 charrues
ou charrettes une augmentation annuelle de 8 francs, l'usure
étant par an de 40 kilogrammes de fer, y compris les instru-
ments accessoires et les ferrages des chevaux. "
La répercussion n'amènerait qu'une augmentation de
0 fr. 09 par hectolitre de grains, « ce qui n'est pas un sacrifice
oppressif pour l'agriculture » . Quant aux constructions
navales, l'augmentation du prix de revient ne serait pour une
frégate que de 6i,!258 francs et pour un ])àtiment marchand
de 300 tonneaux que de 3,700 francs. Son ami Molard, direc-
teur du Conservatoire, a fait démonter et peser quatre des
charrues les plus chargées en fer; cette expérience est con-
firmée par les résultats de l'exploitation agricole de Lian-
court; le directeur des ports et des arsenaux lui a fourni des
états comparatifs par vaisseaux, frégates, corvettes et bricks,
de la quantité des fers et clous employés pour la coque, la
mâture, le gréement, l'armement et l'artillerie des bâti-
ments de guerre ; la direction du commerce a apporté la
statistique de la fabrication des fers en 1789,1811 et 1814:
enfin, ses corrcsj)()ndants commerciaux, Marchai de Londres,
les Ilomberg du Havre, les Johansen de Stockholm, lui ont
adressé des renseignements sur le prix d'achat des fers.
UIN INDÉPENDANT SOUS L'EMPIRE 295
des aciers et des aciers corroyés. René Burenbach, d'Ams-
terdam, lui a envoyé des certificats sur le prix des fers de
Suède (1). Ces documents donnent une précision scienti-
fique à l'argumentation de lorateur. Il conclut à la nécessité
de protéger lacier « qui fournit des instruments à nos métiers
les plus grossiers comme à nos arts les plus délicats » .
it ... Sous le raj)port de lindustrie nationale, on peut com-
parer un gouvernement à un père de famille qui, tandis qu il
tient à la lisière celui de ses enfants qui ne marche point
encore, tient par la main celui de deux ou trois ans, guide les
pas de ceux d'un âge plus avancé et ne cesse l'activité de sa
surveillance que pour celui qui, ayant atteint l'âge d'homme,
peut sans danger se passer de son appui (2). "
Son discours sur la Banque de France est d'un économiste
sagace ; la loi trace la limite entre l'indépendance nécessaire
à la Banque pour ses transactions et la surveillance protec-
trice que le gouvernement doit exercer dans l'intérêt de tous.
Libre association de capitalistes, la Banque doit être maîtresse
de ses opérations. Elle place ses fonds sous le contrôle de ses
actionnaires et elle en dispose; mais comme elle émet des
billets et que l'intérêt des porteurs, c'est-à-dire du public, est
distinct de celui des actionnaires, le gouvernement, « qui lui
a donné ce grand privilège, a le droit de la surveiller " : elle
contribuera par un escompte modéré à faire baisser autour
d elle le taux de l'argent. Elle payera toujours à vue et en
espèces à la volonté du porteur les billets qu'elle a en émis-
sion : K Le gouvernement en cette matière est responsable des
accidents. " Ce n est })lus une affaire de famille; le crédit
public v est intéressé, c'est une affaire d'ordre général; aussi
(1) Lettre du 28 novemlne 1814. lîiirenbacli appelle aussi l'attention du duc
sur la nécessité d'exempter d'impôt le sel appartenant aux Hollandais qui se
trouve dans les entrepôts i'rançais. « Je suis persuadé, dit-il, que dès lorsque vous
vous en occuperez, vous ne procéderez point à la légère et l'examinerez à fond. »
(Lettre autoj^raphe, Bibl. de Liancourt, n° 3728, in-4". C'est un recueil factice
comprenant des mémoires sur les soudes, les potasses, etc. II a pour titre : Droita
réunis.^
(2) Arcli. pari., XIII, p. 711 et suiv. 29 novembre 181.'i-.
t96 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOLiRT
est-il bon que le ministre des finances empêche les opérations
contraires aux statuts, qu'il ait le droit d'inviter la Banque à
diminuer ses escomptes, qu'il soit tenu au courant de la
situation journalière, qu'il désigne les censeurs, a ces choix
ne pouvant jamais être des choix de corruption ni de
parti (1) ».
YII
Le 1" mars, Napoléon débarquait au golfe Juan ; le 20 mars,
il était aux Tuileries. A la tête de douze cents hommes, il
avait repris la France en vingt jours. Le changement était un
peu brusque pour Liancourt alors âgé de soixante-huit ans. Il
ne fut point favorable au gouvernement des Cent-Jours : « Il
ne trouva pas légitime cette reprise de possession, dit son
fils. On l'a vu arriver à Beauvais aux élections, se refusant à
tout acte qui tendit à reconnaître le gouvernement impérial.
Il pensait qu'un homme n'est pas en droit de reprendre une
nation de vive force, et que, s'il y a volonté dans la nation
de se soumettre, cette volonté doit être exprimée légale-
ment (2) . "
L'Acte additionnel maintenait les collèges électoraux de
département et d'arrondissement institués par le sénatus-
consulte du 1() thermidor an X. Le département de l'Oise
avait sept députés : quatre nommés par les collèges d'arron-
dissement, trois par le collège du département.
Le 9 mai 1815, se réunit le collège électoral de l'arron-
dissement de Clermont. Liancourt n'assista pas à la séance ;
il ne figure ni sur la feuille d'inscription ni sur celle d'émar-
gement des votants ; il ne figure pas davantage sur la liste des
électeurs du département. Il n'eut donc pas à prêter le ser-
ment d'obéissance aux Constitutions de l'Empire et de fidélité
(1) Arch. pari., XIV, p. 16.3 et suiv. 17 décembre 1814.
(2) Vie du duc, p. 60.
UN IMtÉPKNDANT SOIJS L'EMPIRE 297
à l'empereur. Il obtint, quoique absent, 45 voix sur i)l votants
au premier tour de scrutin. Le procès-verbal porte : « La
Rochefoucaulcl-Liancourt, ex-membre de l'Assemblée cons-
tituante, domicilié à Liancourt. » Au second tour, il fut élu
par 64 voix contre 20 au comte Dauchy ; celui-ci, du reste,
fut nommé par le collège du département. Le 10 mai, le
procès-verbal fut approuvé; le président écrivit à M. de La
Rochefoucauld-Liancourt pour lui faire part de son élection et
l'engager à faire parvenir au préfet son acte de naissance et
une expédition de sa carte civique ; cet envoi est du 11 mai.
La carte est extraite du registre civique de l'arrondissement de
Clermont, sur lequel le duc figure depuis le 5 décembre 1806
avec la qualification de propriétaire (1). Le préfet, baron de
Châteaubourg, eut quelque peine à démêler le sens du vote.
tt Le nombre des électeurs dans chacun des quatre collèges,
écrit-il le 12 mai, s'est trouvé au-dessous de la moitié; cette
différence est en grande partie l'effet d'une coalition qui
paraît avoir pour principe l'attachement à l'ancien gouverne-
ment. La plupart des nobles du collège du département ne
sont point venus ; quelques autres, au nombre de quinze ou
seize, avaient d'abord paru à cette assemblée, mais la forma-
lité du serment les en a éloignés. Du reste, les choix faits par
tous les collèges indiquent assez le bon esprit qui animait les
membres de chaque assemblée (2) . "
Liancourt vota-t-il pour ou contre l'Acte additionnel? La
réponse est impossible, les sept cent dix-huit registres nomi-
naux des votes du collège électoral de l'Oise ayant disparu (3).
On sait seulement, parle relevé faità Beauvaisle 2 4mai 1815,
qu'il y eut 14,091 *' oui " contre 27 « non » . Liancourt fut-il
dans les vingt-sept bulletins négatifs ou se contenta-t-il de
s'abstenir? Ce qui est certain, c'est qu'il ne fit pas partie de la
députatlon des cinq qui portèrent aux Tuileries une adresse
yi) Arch. nat., F "^'". Oise 3. (Procès-verijal de l'élection.)
(2) 1(1., pi^"', Oise 3.
yi) Iil . : les registres manquent à la série des votes populaires B ' ; on n'y
trouve que le re<;u du ministère de l'intérieur si{;né du président du collège
électoral et daté du 28 mai 1815.
298 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
<le dévouement et de fidélité (son ami Poilleu et son concur-
rent Isoré en étaient), ni des cent soixante-dix-neuf électeurs
qui se rendirent au Champ de Mai (1).
Gaétan a, cette fois, très exactement indiqué l'état d'âme
de son père. « Il avait estimé les élections nécessaires pour
reconnaître le vœu de la nation française : un citoyen ne doit
jamais se refuser à faire partie d'une assemblée législative et
encore moins d'une assemblée constituante. » 11 accepta le
mandat en prenant avec ses électeurs le solennel engagement
" de porter à l'assemblée un cœur vraiment français et de
n'écouter d'autre intérêt que celui de la patrie (2) » .
La Chambre des représentants était l'œuvre de Fouché.
« Pendant qu'il (Napoléon) bat le rappel, disait-il, je lui pré-
pare une Chambre où il y aura de tout... Je ne lui épargnerai
même pas Barére et Cambon, ni, vous le jugez bien, La
Fayette; cela forme le caractère. « — « La Chambre de 1815
était un pêle-mêle de jacobins, de libéraux, de conventionnels
de la veille, d'orléanistes du lendemain, de républicains, de
constitutionnels, le plus propre à constituer un corps législatif
fort peu favorable à l'empereur personnellement, au césa-
risme et à toute restauration du pouvoir personnel (3). «
Liancourt retrouva parmi ses collègues La Fayette, Lan-
juinais, Roy, Benjamin Delessert, Flaugergues et surtout
Carnot que Napoléon avait fait ministre de l'intérieur. Fouché
avait beau le railler pour son « empressement " à organiser la
garde nationale, à activer l'instruction primaire. « Il ne veut
plus même, disait Fouché, qu'on décachette les lettres à la
poste, l'excellent homme !... (4). » Le i^ grand citoyen opi-
(1) Arcli. nat., F^^^'", Oise 3.
(2) Mémorial tidniiniUralif, 16 mai 1815, n" 638. Le 15 mars 1815, \e Moni-
teur mentionne parmi les adresses de fidélité eide dévouement » déposées au pied
<lu trône de Louis XVIII « celle des maire, adjoints et habitants de la commune de
I^iancourt. Dix-ncuFjours après, le mc\\\c Moniteur cnmuhre « les fcliiitations et
expressions de dcvoucinent et lidélité " envoyées à l'empereur. Dans la liste figu-
raient celles des haliitant.s de Liancourt. {^Moniteur, p. 293 et 381.) Ab uno disce
ovines.
(3) MADhi.iN, Foiiclié, II, p. 36.
(4) ViLLEMAlN, Souvenirs, p. 224.
UN INDÉPENDANT SOUS L'EMPIllE 299
nlàlrc » , selon le mol de Villemaln, .ivall réuni " un conseil
bénévole pour le progrès de l'industrie et pour l'amélioration
des établissements de bienfaisance " . Il avait groupé d'an-
ciens Constituants, des savants, des pbilanthropes, et aussi,
« au lieu des traineurs de sabre et des chambellans galonnés,
des gagneurs d'argent ambilionnanl la gloire du progrès paci-
fique (1) » . On se réunissait tous les jeudis de huit heures à
dix heures du soir. Outre Liancourt, il y avait Monge, Ber-
thollet, Chaptal, bosc,Tessier, Raynouard, Visconti, Huzard,
Delessert, Ternaux, Gros-Davillier (2). Le programme rédigé
par Chaptal comprenait tout un plan d'éducation, de législa-
tion et de réformes sociales. On devait discuter les questions
ouvrières : juridiction des prud'hommes, rapports entre chefs
d'industrie et ouvriers, corporations, apprentissage, pré-
voyance et assurance mutuelle, fonds communs de secours
dans les villes de fabriques, assainissement des habitations.
On y parlait de la réforme pénitentiaire et delà prison d essai
qui allait être organisée dans une maison voisine du pont
d'Austerlitz, occupée par l'entrepôt des laines. On s'entre-
tenait de la fondation d'une école normale des arts méca-
niques, de la possibilité d'appliquer « la vapeur à la naviga-
tion et à la traction des voitures !) . Un décret futpréparé pour
appeler Fulton en France.
C'était une conférence d'idéalistes — Napoléon eût dit
d'idéologues — qui poursuivaient obstinément leur rêve de
liberté et d'émancipation sociale.
Liancourt prenait part à l'élaboration de ces réformes,
(1) Mémoires, par son fit';, II, ji. 483. — Société' pour rinstruction élémen-
taire, avril 1902 : Exposé liistorii/ne de M. Ekmarionier. — Papiers de famille
coininuniqucs par M. le capitaine Carnot.
(2) Ce» noms se retrouvent fi'éipeinment à côté de celui de Liancourt. Bosc,
tuteur de Mlle Roland, fut en 1825 professeur au .lardin des Plantes; Tessieu
devint professeur au.'c Ecoles centrales et insjjecfeur ties berjjcrics; lÎAYNOUAnD,
auteur de.'^ Templiers, devint député du Var ; Visconti adinini.stra le musée des
Anticpjes; Hizard, inspecteur des écoles vétérinaires, introduisit en Erance les
mérinos d'Espaj^ne et laissa ses papiers à l'Institut; Tkrnaux fut fabricant de
cachemires et député de Paris ; Davillier iit partie de la Chambre des pairs. Sauf
Ternaux et Davillier, ils furent tous membres de l'Institut.
300 LA ROCHEFOUCAULD-LI ANGOURT
notamment à la diffusion de l'enseignement mutuel. Par
décret du 27 avril, Carnot chargeait un nouveau conseil d'étu-
dier les réformes de l'enseignement primaire. Liancourt était
un des zélateurs des méthodes nouvelles : il y travailla avec
ardeur (1) .
Avec Carnot, de Gérando, Say, de Laborde, de Lasteyrie,
Jomard, Guvier et Hachette (2), il fonda la Société pour l'ins-
truction élémentaire.
Ce ministère des Cent-Jours fut fécond en projets. Carnot
voulut établir dans tous les chefs-lieux des écoles centrales
pour l'éducation gratuite et primaire. Le 27 avril, s'ouvrit
l'école d'essai destinée à devenir une école normale d'insti-
tuteurs. Un prix de 50,000 francs devait être décerné dans le
courant de l'année à celui qui aurait le plus contribué aux
progrès de l'industrie nationale, " soit par Tinvention, soit par
(1) Voir chap. x.
(2j GÉRANDO (Joseph-Marie, baron de), 1772-1842, secrétaire du bureau con-
sultatif (les arts et du commerce, puis secrétaire {jénéral du ministère de l'inté-
rieur (an XII); maître des rer|uètes au Conseil d'Etat (1808 , conseiller d'État
(1810), intendant de la Catalogne et baron de l'Empire ^1812). En 1814,
Louis XVIII le maintint an Conseil d'Etat; aux Cent-Jours, il fut chargé de la
défense du département de la Moselle, rentra au Conseil d'État, obtint en 1819
une chaire de droit administratif à la Faculté de Paris, se rallia à la monarchie de
Juillet, fut nommé membre de l'Académie des sciences morales et politiques
créée en 1832, et pair de France en 1837.
Say (Jean-Baptiste) (1767-1832 , rédacteur sous la direction de Mirabeau au
Courrier de Provence (1789, secrétaire de Clavière (1792\ fondateur avec
Champfort et Ginguené de la Décade philosophique, littéraire et politique
(1794), membre du Tribunatde 1800 à 1804; directeur d'une filature de coton:
receveur en 1812 des droits réunis de l'Allier; professeur d'économie politique
au Conservatoire des arts et métiers (1821 , et, en 1830, au Collège de
France.
Labordk (Alexandre-Louis-Joseph, comte de), 1773-1842, émigra en Autriche,
rentra en France dès 1797, accompagna en Espagne Lucien Bonaparte, fut attaché
au Conseil d'État, fut élu député en 1822, contribua à la révolution de 1830, fut
un instant préfet de la Seine, puis aide de camp de Louis-Philippe et questeur
de la Chambre des députés; meml)re, depuis 1813, de l'Académie des inscrip-
tions, il fut élu en 1832 membre de l'Académie des sciences morales.
JoMAiiD (Edme-Francois. 1777-1862, ht partie de la première promotion à
l'Ecole polytechnique en 1794, j)rit part à l'expédition d'Egypte et au\ travaux geo-
désiques, fut nommé en 1828 conservateur de la Hibliothè(jue rovale.
IIaciiktte (Pierre), géomètre, 1769-1834, professeur à l'École jioly technique
dès sa fondation (1794), membre de l'expédition d'Egypte, professeur à la Faculté
des sciences de Paris en 1816 et membre de l'Institut en 1830.
UN INDEPENriA^sT SOUS L'EMPIRE 301
le perfectionnement, soit par l'importation de quelque
machine ou de quelque procédé utile dans les arts méca-
niques, les métiers ou les manufactures " .
Pour Carnot comme pour Liancourl. la [)resse populaire
était un puissant moyen d'éducation : le 1" juin parut la
Feuille villageoise rédig^ée par un nommé Colas, réédition de la
Gazette du peuple que Cadet de Vaux, s inspirant des idées
de Franklin, avait fait paraître en 1807 (1).
Pressés par le temps, Carnot et ses amis sèment les idées
généreuses, les nobles initiatives. Ils s'en remettent aux
hommes de l'avenir du soin de recueillir la moisson. En face
de l'ennemi, en pleine invasion, ils poursuivent l'éducation de
la démocratie. On se croirait revenu à laiirore de I78î).
C'est l'esprit de la Constituante qui anime ces réformateurs
avec, de plus, la crainte des menaces dirigées contre la Révo-
lution et le ferme propos de la rendre intangible. Tandis
que l'empereur, despote repentant, incarne la Révolution
armée pour la défense du sol, ils représentent la Révolution
pensante, revenue à sa première étape, la monarchie démo-
cratique. Encore quelques jours, et leurs rêves vont se dis-
siper au canon de Ligny et de Waterloo, et ils se disperseront
de nouveau, les uns, comme Carnot, pour retourner en exil;
les autres, comme Liancourt, pour recommencer avec le roi
de Gand l'épreuve vainement tentée avec 1 empereur de l'île
d Elbe, l'impossible réconciliation entre la monarchie et la
Révolution.
Liancourt parla rarement à la Chambre des représentants.
Qu'avait-il à se mêler à ces débats sans grandeur et sans
dignité? Le 22 juin, après l'abdication, alors quon discutait
sur la formation du gouvernement provisoire proposé par
Dupin et sur la nomination d'une commission proposée par
Fouché, il fit allusion » à celui que la France devait choisir
pour chef... » — « Il est choisi » , lui répondirent une foule
de voix. Et le président Lanjuinais l'interrompit par ces
(!"> Papiers de la famille (Carnot. Rapports manuscrits de Cadet de Vaux
et de Colas. ^Voir Appendice n" ix.)
302 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÎSCOURT
mots : " L'Assemblée n'est point assez nombreuse pour de
telles discussions (1). » Ces propos interrompus et obscurs
trahissent le désordre des esprits, la lutte entre ceux qui vou-
laient l'appeler Louis XVIII et ceux qui se réservaient. Lian-
court n'était pas des premiers. Son allusion au droit que la
France avait de choisir son chef ne le montre-t-elle pas enclin
à faire intervenir dans ce choix les représentants de la nation"?
Liancourt se retrouva à son rany et à son poste quand, le
30 juin, il fut chargé d'aller visiter les blessés. Le 1" juillet,
il rendit compte de sa mission : 30,650 francs avaient été
remis à la caisse des hospices; 2,838 blessés militaires étaient
soignés dans neuf maisons ; les abattoirs du Roule et de Ménil-
montant pouvaient en recevoir i,000. Les blessures n'étaient
pas graves, « les militaires n'éprouvent d elles que le regret
d'être empêchés de se trouver dans les rangs et n'aspirent à
leur prompte guérison que pour aller défendre l'indépendance
nationale...» Quant à Paris, il était admirable; a des familles
pauvres détachent de leurs malheureuses couchettes le seul
matelas sur lequel elles reposent, le portent à la mairie et se
réjouissent de leur sacrifice qui les réduit à coucher sur la
paille (2) » .
Ce rapport fut envoyé aux armées et affiché dans Paris.
Liancourt ne joua pas de rôle plus actif; il eut la consolation
de ne pas être appelé à traiter avec l'ennemi (3) . Uniquement
soucieux des soins à donner aux braves tombés pour la
défense du territoire, il songeait à la France, et à ses plaies
saignantes dont la vue douloureuse aurait du réconcilier les
fils acharnés à se combattre.
(1) Arch. pari., XIV, p. 517.
(2) Id., XIV, p. 588.
(3) Hainel (Histoire île la Restauration, I, p. 265} prétend à tort qu'en
juillet 1815 Liancourt fit partie, avec La Fayette, Sorbier, Dupont de l'Eure et
Laffitte, de la députation envoyée aux monarques alliés ; son nom ne Ii;;ure pas
au procès-verbal. 'Arch. pari., XIV. p. 614, 6 juillet.)
CHAPITRE VII
UN l'AlU LIBliRAL VIK PIUVËE ET VIL LOCALE
(1815-1823)
I. — Liancouit exclu du cortège royal. — Sa politi(|uc iléHnie par son fils. —
De 1815 à 1820, il est avec le parti libéral et veut la uionarchie selon la Charte ;^
après la chute de Decazes, son opposition devient agressive. — Contre-coup de
ses tendances philosophiques sur ses opinions.
II. — Il se réserve pendant la Terreur blanche. — lléforme judiciaire : il est
contre les commissions temporaires. — Liberté de la presse : il est pour le
jury et contre la censure. — Liberté électorale : il combat la proposition Bar-
thélémy et le double vote. — Budget de 1817 : il est contre le clergé propiié-
taire. — Liberté de conscience : artiile 8 de la loi de 1819. — Voles écono-
miques : le budget, la liberté du travail et les droits de douane modérés. — Loi
Gouvion-Saint-Cyr. — Il est opposé à la guerre d'Espagne. — La Haute Cour
et son projet de jury d'accusation.
III. — Vie à Paris : conseils et comités, honneurs académiques. — Vie locale :
conseil général de l'Oise. — Améliorations agricoles, conseil d'agriculture. —
Progrès industriels. — Statistique industrielle du canton de Creil. — Essor
économique.
IV. — La Rochefoucauld et le patronat. — Écoles mutuelles et hospice de Lian-
couit.
Liaiicouit (I) avait figuré sur la liste des cent cinquante-
quatre pairs désignés par le roi le ijuin iSl4. Il reprit son
siège le 9 octobre 1815. L'ordonnance du 24 juillet, contresi-
gnée par Talleyrand, ne rayait que les vingt-neuf pairs qui
avaient siégé dans la « soi-disant Chambre des pairs nommée
(1) A partir de 1815, le dut; reprend officiellement le titre de duc de La Roche-
foucauld; comme beaucoup de ses contemporains, nous continuerons à l'appeler
le plus souvent Liancourt.
304 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
et assemblée par riiomme qui avait usurpé le pouvoir » ;
mais elle ne touchait pas ceux qui, comme Liancourt, avaient
accepté le mandat de représentant. « On ne le raya point, dit
Gaétan, on crut n'en avoir point le droit, parce qu'il était,
comme duc de La Rochefoucauld, ancien pair. » Il était pour-
tant mal en cour ; le parti des émigrés ne pardonnait rien à ce
libéral incorrigible.
A l'ouverture des Chambres, le roi invita dans son cortège
les chevaliers des ordres. Liancourt fut exclu ; cette humiliation
luifutmoins sensible qu'à ses fils. Vainement Gaétan demanda
au duc Decazes, " le ministre alors le plus en faveur » , de
faire revenir la cour sur cette décision, a Je ne crains pas les
disgrâces, écrivait le duc, je ne changerai pas ma conduite
qui est celle d un bon Français. On peut jouir de l'estime
publique en étant mal à la cour : c'est une ancienne maladie
de famille qui ne m empêchera pas de servir les intérêts du
roi de mon mieux (1). » Liancourt assista à la cérémonie,
mais à son rang parmi les pairs; " son cordon bleu, dit son
fils, seul au milieu d eux, n'avait jamais paru plus honorable
ou plus honoré. »
Au Luxembourg, Liancourt resta l'homme de 89 et de la
Constitution de 1791. Un document peu connu sur son état
d'esprit, c'est le discours que, sans doute sous son inspira-
tion, son fils, le duc d Estissac, pourtant moins libéral que
lui, prononça devant le collège électoral de l'arrondisse-
ment de Clermont, le 14 août 1815 : « La France et le roi,
voilà désormais notre cri de ralliement... Dès le commence-
ment de cette longue Révolution, que voulait le roi? que
voulaient les Français?... Une Constitution monarchique qui,
assurant les droits d'une sage liberté, mit chacun à l'abri de
tout arbitraire et donnât à chacun la loi pour égide... Le
passé ne sera pas pour nous une leçon perdue ; ce que
voulait la France en 1789, elle le veut encore en 1815 :
liberté, ordre, affranchissement de toute entrave dans la
(1) Vie du duc, p. 61.
LN PAIll LIHEUAL :505
propriété, monarchie reposant sur une Constitution libérale. . . "
Suit 1 apolojjie de la (iharle " qui assure irrévocablement à
chacun la tranquille jouissance Je ses propriétés " ; le candidat
rassure les électeurs contre le retour des institutions " annihi-
lée» pendant 1 absence du roi " ; il blâme les erreurs et fausses
démarches n échappées peut-être à quelques ministres de 8a
Majesté " pendant la j)remiére Restauration. " Qui de nous,
dit-il, a été tourmenté, incpiiété dans ses propriétés? Quel
acte du {jouvernement a pu faire croire au rétablissement des
dimes et de la féodalité (1) ? »
De 1815 à 18:27, il v a deux périodes dans la ^ie publique
de Liancourl. Tant ({ue la monarchie légitime reste fidèle à
l'esprit de la Charte, il est modéré, il s'associe aux lois libé-
rales. Après la chute du ministère Decazes (21 février 1820j,
il devient plus ardent ; il combat la réaction qui mène la
Restauration à sa ruine ; il est contre les ultras. Il tient son
rang dans la phalange dont les chefs s'appellent de Broglie,
Royer-Collard, LaFavette, Benjamin Constant, Camille Jordan.
Il combat la Congrégation. Il défend contre les attaques
directes ou détournées les conquêtes de 89 , les libertés
civiles, les droits de la conscience, la constitution de la pro-
priété révolutionnaire. « C'est de 1820 à 1823, écrivait Charles
de Rémusat en 1838 (2;, qu'éclatèrent les grandes luttes;
c'est alors qu'elles devinrent des luttes de systèmes. L'op-
position pour avoir trop exigé, le pouvoir pour avoir trop
refusé, furent amenés à une dissidence profonde qui, sous les
formes constitutionnelles, cachait la guerre civile. » Ce qui
donne à l'opposition de Liancourt sa marque originale, c'est
qu'elle a des tendances démocratiques. Il croit à l'émanci-
,1; Arch. nat., F ' ^ '", Oise 3. — François, tluc d'Esti.ssac, fut désigné au
premier tour par le collèjje d'arrondissement par 96 voix sur 103 suffrages
exprimés et 159 inscrits. Gaétan fut désijjné au deuxième tour par 6S voix sur
100 votants : ni l'un ni l'autre ne furent choisis par le colièjje du département.
(Arcli. pur/., liste des députés, XV^, p. VS. ' François ne fut élu que le 4 octoi)re
1816 et siégea le 4 noveniljre 1816. ^Arch. ptcil., XVII, p. 473.) Le ministère
de la {{uerre lui alloua, le 27 novcndjie 1816, 2,400 francs d'indemnité pour avoir
présidé le collège électoral de l'Oise. (Arcli. adm. de la Guerre, dossier n" 2026.)
(2 Notice sur Casimir Perier, p. 22.
20
306 LA ROCHEFOLCALLD-LIA.NCOURT
pation intellectuelle du peuple par l'école, à son émancipa-
tion économique par la prévoyance ; s il a abandonné ses
plans d'assistance sociale pour s'en tenir à la philanthropie
expérimentale, il reste soucieux d assurer aux déshérités le
pain et le bien-être : ses œuvres sociales sont des jalons qui
marquent la route de ses successeurs.
Liancourt n'était pas un métaphysicien ; son activité, tout
humaine, ne lui laissait guère le temps de songer à 1 au-delà.
Il respectait l'idée religieuse, mais comme une force sociale,
comme un postulat nécessaire pour permettre à l'État de
s'acquitter[de sa fonction. Il était chrétien à la façon des phi-
losophes du salon d'Enville. Son christianisme convenait à
son siècle : il ne prétendait ni à la domination des âmes, ni à
la puissance temporelle; c'était une religion sans dogme,
bien voisine du déisme de Voltaire. Il était l'ami de Béranger
et, en 1818, à Liancourt, il faisait chanter pour la première
fois la Sainte-Alliance des peuples, sur 1 air du Dieu des Bonnes
Gens il] .
Oui, lil)n> oiiFin, (juo le monde respire;
Sur le passé jetez un voile épais.
SenK'z vos cliamps aux accords de la Ivre;
L'encens des arts doit brider pour la paix.
L'espoir riant, au sein de l'abondance,
Accueillera les doux fruits de llivnien.
l'euples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.
II
Le 15 juillet 1815, Liancourt offrait ses services au duc
Decazes, ministre de la police : « Je ne sollicite rien,
(1) La Sainte- Alliance des peuples, chanson chanlée à Liancourt pour la fête
donnée par AL le duc de La Rochefoucauld en réjouissance de l'évacuation du
territoire français, au mois d'octohre 1818, air du Dieu des Bonnes Gens. (^Chan-
sons de Béranqer, II, p. 202.)
IJM PAIR LI15KKAL 307
rien surtout de lucratif et d lioiioridque ; mais cliarjjé, il
paraît, (Tune partie du département de l'intérieur, si vous
pensez que je puis être utile dans l'inspection générale ou la
direction générale des hôpitaux et des prisons, je suis disposé
à me consacrer à cette œuvre qui, comme vous le savez, a été
l'occupation de toute ma vie. Cette fonction, qui n'a pour
objet que le désir et l'espoii- de faire du bien, n'a rien (jui ne
soit compatible avec la dignité de pair, et je l'exercerai avec
plaisir sous vos ordres.
" Je reste à la campagne quelques jours encore, attendant
les événements, car on me dit que la cour ou au moins une
partie de la cour persiste à voir d'un mauvais œil ceux qui
ont été membres de la dernière Chambre des représen-
tants (I) " .
Il y eut en 1815 une éclipse de la conscience française.
Liancourt ne sut point v échapper; il ne trouva pas en lui-
même la force de protester, au moins publiquement, contre
la Terreur blanche, ses massacres, ses cours prévùtales et ses
assassinats juridiques. Pendant le procès du maréchal Ney, il
laissa au duc de Broglie l'honneur de voter seul contre l'incul-
pation de haute trahison. Son nom figure parmi les 139 votants,
partisans de la peine de mort suivant les lois militaires (2).
Il aurait mieux fait en cette circonstance d'oublier ses théo-
ries sur la peine capitale, que cet abolitionniste, illogique à
l'exemple des Girondins, ne conservait que pour les crimes
politiques. L'ancien Liancourt se retrouva le 30 décembre,
quand il combattit la suppression de l'inamovibilité de la
magistrature. Il fut accueilli avec respect. « Chacun a ses
lumières, disait-il dans un de ses discours; quand il les
soumet à cette Chambre avec franchise, il est assuré d'être
écouté avec cette tolérance et cette justice qui sont les carac-
tères essentiels de l'amour de la vérité (3) . »
(l) Ribl. nat., inss. 6505. fol. 94.
y2) Welscuinger, Procès du maréchal Ney, p. 407. Fastoret, MoIé, Sq^uier,
Cliateaubrianil et cinq maréchaux votèrent comme lui.
(^3) Vie du duc, p. 64.
308 LA ROCHEFOUCAULD-LIA^'COURT
L'article 58 de la Charte conférait Tinamovibilité auxjuges
nommés par le roi. Le 28 novembre 1815, la Chambre avait
demandé que les juges nommés dans Tannée ne fussent ina-
movibles qu'un an après. « Cette mesure, dit Liancourt, est
contraire à la Charte. La nomination des magistrats appar-
tient au roi; mais, une fois nommés, ils doivent être irrévo-
cables. Le gouvernement despotique est le seul où le pouvoir
déjuger ne soit que temporaire. Autrement le juge ne serait
plus qu'un serviteur à gages, un instrument passif des volontés
de celui qui l'institue.
u L'établissement des commissions temporaires pour rendre
des jugements a toujours été regardé comme un des plus
grands excès auxquels la tyrannie ait pu se porter... On ne
destitue pas, dit-on, on éprouve et puis ensuite on épure...
Combien de malheurs a déjà causés à la France le mot d'épu-
ration!... Il a été déjà, n'en doutons pas, le signal de beau-
coup de maux; il nous a mis, contre notre propre intérêt, en
guerre les uns contre les autres... <i En dénonçant, je montre
a du zèle, le zèle donne droit à des emplois : il ne reste
a qu'à faire vaquer une place et je l'aurai moi-même. " Voilà
la logique des temps où les passions sont déchaînées (1). "
Gomme M. Thiers quarante ans plus tard, il est pour les
libertés nécessaires. Le mot se trouve dans son discours du
28 mai 1819 (2). La liberté de la presse est indispensable au
gouvernement représentatif; elle seule crée un esprit public;
elle est la défense et la garantie de la liberté politique.
Telle est la thèse de Liancourt dans les discussions de jan-
vier et décembre 1817, de 1819, de 1820, de 1822; il la
réserve même quand il se croit obligé de voter provisoirement
le maintien de l'autorisation préalable. Liancourt n'accepte
le projet de 1817 que movcnnant la promesse d'une loi orga-
nique : « 8i les ministres oubliaient leur engagement volon-
taire et solennel, la Chambre des pairs saurait le leur rap-
peler... " La liberté de la presse est une c condition première
(1) Arch. pari., 30 déceinl)io 1815, XV, p. 474.
(2) Iil.., 30 «Jéccmbie 1815, XXIV, p. 027.
UN PAIR LIRKRAT, 309
et absolue du ^gouvernement représentatif» , c'est un « moteur
que rien ne saurait remplacer " . Les journaux u sont un des
moyens les plus actiis de la civilisation .;;énérale, un lien nou-
veau entre les peuples, une source d'instruction de tout
{jonre, et surtout, mais seuleuient ([uand les journaux sont
libres, 1 un des orjjanes des vœux dners, des sentiments
opposés dont la manifestation est indispensable pour que
l'opinion publique puisse se former et se faire reconnaître...
La masse des idées d'une ualiou est dans les riches ouvrages
que produisent ses écrivains, mais les journaux sont en quoi-
que sorte la monnaie courante de ces richesses (l) » .
Au lieu d'apporter la loi promise, le ministre demauda à
proroger jusqu'à la fin de la session prochaine la nécessité de
l'autorisation. Liancourt ne conteste pas l'utilité d'une loi
répressive: mais il veut la presse libre pour avoir un esprit
public formé a du concours de toutes les opinions, du froisse-
ment des idées, de ce combat perpétuel d où jaillira 1 é\i-
dence... La liberté des journaux est de la plus prande impor-
tance pour un gouvernement bienveillant et juste; elle avertit
les ministres des abus que tant de petites intrigues dérobent à
leur connaissance, elle est utile au trône et au chef même de
l'État )) . C'est par elle que l'instruction peut devenir géné-
rale, " avantage d'autant plus inappréciable que les lumières
appellent toujours la soumission aux lois, et qu'elles sont
autant les ennemis irréconciliables de l'anarchie que l'igno-
rance en est le constant auxiliaire. Jamais nation ne s'est
montrée plus aisément gouvernable par les lois : sa raison a
profité des malheurs effrovables qui l'ont déchirée depuis
trente ans... Fatiguée des touruientcs révolutionnaires, elle
n'aspire f[u'aprés le repos, mais elle veut l'exécution de la
Charte... Elle veut la Charte avec toutes ses conséquences,
selon la lettre dans laquelle elle a été écrite, selon l'intention
qui la dictée... sans restrictions (2) " .
Même note dans la discussion de 1819 : « Aucun de nos
(1) Arrli. pari., 24 février 1817, XIX, p. 117.
^2j yr/.,24tl6ceii.bre 1817, XV, p. 164.
310 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
droits politiques n'a plus besoin d'être bien compris. N'est-il
consacré qu'à servir les intérêts publics, il est sans restrictions
et sans limites : celui qui l'exerce y trouve alors plus que la
/f^loirc, il ()])ticnt restimc de ses concitoyens et la reconnais-
sance de son pays. " Liancourt admet la jjarantie du caution-
nement, mais il n'approuve pas l'article 7 qui défend de
rendre compte des séances secrètes sans l'autorisation des
Chambres.
La chute du ministère Decazes (21 février 1820) marque le
début de la lutte entre la légitimité et la nation : royalistes et
libéraux ne sont plus des adversaires, mais des ennemis; le
duel durera, sauf la trêve du ministère Martignac, jusqu'aux
journées de juillet 1830. « La monarchie, dit Charles de
Rémusat, se repliant de plus en plus vers la contre-révolution,
la liberté retournait à la Révolution. La Charte qui, pour les
uns, n'était plus qu'un masque, risquait de n'être plus qu'une
arme pour les autres. " Le duc de Richelieu se compromit en
acceptant la présidence du conseil. Liancourt n'avait pas de
préventions contre lui : il avait voté, en 1819, le majorât en
sa faveur « comme un acte de justice et de reconnaissance
toute française (1) ». 11 n'hésita pas pourtant à combattre,
dans le nouveau projet sur la presse, l'autorisation royale et
la censure. "L'attentat de l'infàmc Louvel n'est qu'un prétexte.
L'arbitraire n est pas plus un moyen de puissance que la
finesse un moyen de gouvernement : la censure met en péril
le régime représentatif; elle supprime un des droits reconnus
par la Charte ; le gouvernement deviendra responsable des
fautes commises par ses agents subalternes. S'il y a des abus,
c'est par des mesures législatives régulières, constitution-
nelles, qu'il faut v remédier (2). »
Deux ans plus tard, le cabinet de Villèle-Corbière déposa
son projet sur la police des journaux. L'opposition de Lian-
(1) Arcli. pari., '2 février 1819, .WII, p. 702. Discours inséré au procès-ver-
bal. Liancourt, vu son grand .'njc, aborda rarement la tribune et se servit de
ce pro(;édé, fort usité d'ailleurs sous la Ile.stauration.
(2) /</., 23 et 28 février 1820, XXVI, p. 23V-28i.
IN l'Ain l.ir.EllAl, 311
court devint plus é'ucr(>lque. " Ce sont les actes des ministres
et de leurs agents qu'on veut couvrir de Fauguste et néces-
saire inviolabdité du Irone. il nv a d auloiité du i"0i que si
elle est constitutionnelle ; le roi, par la Charte, a limité ses
pouvoirs. Le délit d'excitation à la haine et au mépris du gou-
vernement est inconq)atible avec le droit de libre discussion :
les lois ne doivent pas être des énigmes. Ce délit aurait réduit
au silence La Bruyère, Vauvenargues, Molière, et même
l'Évangile qui n'a pas épargné les erreurs des scribes, des
pharisiens et des publicains. » Le jury lui apparaissait comme
\e palladiitm des libertés publiques : « Avec lui, avait dit Rover-
Collard, l'arbitraire devient inoffensif parce qu'il est désinté-
ressé ; dirigé par la société elle-même, il ne se tournera ni
contre elle, ni contre ses libertés... " — » Quelle différence,
dit Liancourt, entre la magistrature et le jury !... Les jurés
sont tirés du sein de la nation et une nation n'est pas un
parti... Les cours royales livrées à elles-mêmes seront conti-
nuellement excitées par la partie publique... Le magistrat le
plus honoré, le plus attaché à ses devoirs, n étant retenu par
aucune définition, condamnera comme criminel ce qui lui
])araitra dangereux, tout ce qui ne sera pas conforme à ses
propres opinions politiques...; sa conscience sera un écueil
pour l'impartialité de son jugement. De juge, il deviendra
censeur de la librairie politique (I). »
Il V a parfois de la naïveté dans cette éloquence, tel
1 éloge de la découverte de l'imprimerie " qui a changé la
face du monde » . Dans 1 armée libérale, Liancourt est un
vétéran. Royer-Collard apporte dans la lutte plus de gravité
philosophique, le général Foy plus d'élan. Benjamin Constant
plus de finesse, Casimir Perier plus de rudesse incisive, le
duc de Broglie plus d élévation. Aucun d'eux ne met plus de
fermeté, plus de persévérance tranquille au service de ses
convictions.
Comme il est pour la liberté de la presse, il est pour la
,'l) Arch. pari, 25 février et 5 mars 1822, XXXIV, p. 727, et XXXV, p. 233.
i
312 LA ROCHEFOUCACLD-LIAiNCOURT
liberté électorale. La Restauration le trouve devant elle
chaque fois qu'elle essaye de se créer des majorités fictives.
En 1816, la Chambre des députés avait cherché à assurer
dans les élections la prépondérance à la grande propriété.
Liancourt ne veut pas d'électeurs de droit, « élément aristo-
cratique dans le sein même d'une institution populaire - .
» Sous l'apparence d'une élection libre, le gouvernement ne
doit pas nommer les députés représentants des intérêts du
peuple... (1). "
L'opinion libérale, peu exigeante, s'était passionnée pour le
projet qui conférait l'électorat à tout Français âgé de trente
ans et payant 300 francs de contributions; c'était un moyen
de diminuer la prédominance des riches propriétaires fon-
ciers. <i Plus est grand, disait Liancourt, dans un gouverne-
ment représentatif le nombre des citoyens qui prennent part
à l'élection des députés, plus le ciioix de ceux-ci manifeste le
vœu national... L'influence des grandes propriétés doit être
uniquement morale : naitre du mouvement qu'elles répandent
autour d'elles, de l'étendue des relations qu'elles procurent,
des services qu'elles donnent le moven de rendre... Les petits
propriétaires de campagne n'apporteront nullement comme
on le craint, dans les élections, uu esprit de désordre et de
turbulence... Cette classe dont les soins laborieux occupent
toutes les journées, dont la simplicité et la frugalité sont les
iiabitudes, est attachée par la propriété au maintien de
l'ordre... Les grandes assemblées d'électeurs seront des
moyens d'union, de rapprochement et de bienveillance
mutuelle... La sage politique d'un gouvernement consiste à
associer à ses opérations le plus grand nombre d'intérêts...
IjC projet conforme à l'opinion formera lanneau le plus fort
de la chaine salutaire qui doit unir la nation à la cou-
ronne (2) . «
Le souci de la ])aix publique lui dicte son opposition à la
« funeste v résolution Barthélémy sur la modification des
(1) Arch. pari., 2 avril 1816, XVIII, p. 27.
(2) I<t.., 23 janvier 1817, XVIII, p. 227.
UN l'AIR LIBÉRAL 313
collèges électoraux. « Toucher à la loi des élections, c'est
semer la méfiance et les alarmes... C'est jeter au milieu des
Français un nouveau brandon de discorde... 11 ne s'a^^it plus
de fixer les droits des .{jrandes masses du peuple, mais d'ar-
racher des droits accordés, des droits déjà exercés, de se
placer en opposition avec la majorité de la nation 1). »
8a joie est {jrande quand il apprend le rejet de la loi :
« Je vous écris, écrit-il le 24 mai à Decazes, dans la joie
du rejet de cette odieuse proposition de l'innocent M. Bar-
thélémy. Je croyais moi-même à Paris qu'on exagérait l'effet
dans les départements. On y était au-dessous de la vérité,
à en juger j)ar le département le plus tranquille et le moins
à imagination de tous les départements du rovaume (2). "
Il fut naturellement contre la loi du double vote : » Les
pairs ne doivent pas exercer d action directe sur la composi-
tion de la Chambre : ils ont une part distincte et héréditaire
dans l'exercice des droits politiques, ils doivent être exclus du
partage des fonctions électorales (3) . »
L'œuvre sociale de la Révolution trouve dans Liancourt un
défenseur inébranlable. La constitution de la propriété terri-
toriale nouvelle doit être intangible. Un clergé à l'état de
corporation, un clergé propriétaire serait un danger. La reli-
gion, affaire de conscience individuelle et de for intérieur,
dépasse la portée des lois humaines. Les divers cultes ont
droit à une égale protection. ^ Les prêtres ne doivent être
que des fonctionnaires salariés. )
Il ne faut pas, comme le demande la Chambre le 24 fé-
vrier 1810, que le clergé puisse recevoir des donations entre
vifs ou par testament, qu il puisse acquérir ou posséder des
biens à perpétuité.
« Qu on restaure la religion, qu'on rétablisse son empire
sur l'esprit des peuples, ([ue les ministres de l'Église aient
plus d aisance, soit; mais 1 indépendance du clergé n'est pas
(1^ Arch. pari., 26 février 1819. \XII1, p 98; 2 mars 1819, \.\III, p. 131.
(2) Bibl. nat., mss. 6565, fuL 135.
(3) Arch. pari., 28 juin 1820, XXIX, p. 70.
314 LA llOCHEFOUGAULr)-LIA>COURT
attachée à la possession de biens-fonds. Les traitements ecclé-
siastiques sont des salaires comme tous les autres. L'E^jlise n'a
trouvé aucun déshonneur à vivre de salaires pendant lonjj-
temps; le sacerdoce est une fonction publique c[ui rentre dans
le temporel et par conséquent dans le cercle des choses de ce
monde... Le projet proposé est un moyen incertain, partiel,
insuffisant, contraire aux intérêts de la relioion et de ses
ministres, entre lesquels il crée une inégalité révoltante...,
dangereux pour les finances publiques. « Ce qui fait aimer et
respecter la reli(]ion, " ce n'est pas la richesse de ses minis-
tres, ce n'est même pas non plus la richesse de ses autels,
c'est l'observance exacte par ses pasteurs des principes qu'elle
recommande à tous... Un parent, un fils, ne verront pas
approcher de la maison de leur parent, de leur père malade,
un prêtre consolateur sans croire y voir pénétrer celui qui
peut-être va spolier sa fortune... Une fois redevenu proprié-
taire, le clergé sera forcément une corporation... Parvenu à
être un grand corps dans l'État, pourquoi ne deviendrait-il
pas un ordre? Pourquoi alors serait-il le seul?... "
L'existence de tout autre grand corps que ceux institués
par la Charte est incompatible avec le gouvernement repré-
sentatif... Enfin, il faut prendre garde à ne pas altérer la
confiance dans la possession des domaines nationaux prove-
nant de l'Église, " dont le roi a, par sa Charte, garanti la pro-
priété (1) " •
Quand, au budget de 1817, le ministère proposa de vendre
50,000 hectares de forêts ayant jadis appartenu au clergé, il
v eut un soulèvement chez les membres de l'ancienne majo-
rité... La Congrégation était déjà puissante. En mai 1810, elle
avait fait voter par la Chambre introuvable des résolutions
qui plaçaient les collèges sous la surveillance du clergé et lui
rendaient la tenue des actes de l'état civil. Malgré l'action de
M. Jules de Polignac, inspecteur général des gardes natio-
nales et aide de camp du comte d'Artois, dont les bureaux
(l) Arch. pari., tk février 181(), XVI, p. 275.
UN l'Ali; I.IHKRAL :il5
étaient une succursale de la Cong^rég^ation, les élections de 18 I 7
ne lui avaient pas été favorables (l).
L'aliénation des forêts parut aux congréganistes une spo-
liation. L'un de leurs amis, l'abbé Clausel de Montais, plus
tard aumônier de la ducbesse d'Angouléme, mêlant le profane
au sacré, cita la formule d'imprécations que l'on publiait à
Delpbes contre les violateurs des biens consacrés aux dieux.
Il Ce langage n'est pas nouveau, dit Liancourt ; il est de})uis
plusieurs milliers d années le langage de tous les cultes. La
religion ne peul être considérée que dans ses rapports politi-
(|ues... Le clergé est salarié, il a perdu tous ses biens avec
le concours formel de deux puissances. Le Concordat est un
traité qui ne peut être violé (2). "
Liancourt a appris la tolérance dans les œuvres de Voltaire.
Quand, en 1819, le duc de Fitz-James proposa de punir les
outrages à la religion chrétienne, Liancourt dénonça l'empié-
tement de la loi sur l'intimité de la conscience. " La religion
est toute divine, concentrée dans le cœur de l'iioinme ; pour
qu'elle sorte de cet état secret entre l'homme et la divinité,
il faut particulariser son acception, et alors le mot de religion
veut dire le culte rendu à la divinité selon la croyance de
celui qui la rend. Les cultes sont en France indistinctement
protégés par la loi. Au contraire, les différentes croyances
font à leurs ministres un devoir de présenter comme erronée
toute autre croyance que la leur... Elles s'outragent les unes
les autres (3. " — « Est-il possible, dit-il en 1822, que celui
(1) L'ablx» Legris-Duval, prêtre attaché à la iiiaisuii de Doudeauville, en était
le directeur )-eli|;ieux. Les réunions se tenaient à l'hôtel des Missions étran-
gères.
J (2) 24 mars 1817. [Arc/t. p,nl., XIX, p. 581.;
il (3) 13 mai 1819. [At-ch. pari., XXIV. p. 361.' — Ces idées se retrou-
\\ vent trente ans plus tard dan.s une pafje tie (Juinet sur l'enscicnemenl du
peuple : « Pour moi, j'ai toujours prétenilu que la société ujodcrnc possrdc
un principe (pie, seule, elle est en état de professer, et i''est sur «-e principe qu'est
fondé Son droit ajjsolu d i-nseijjnement en matière civile. Ce ()ui fait le fond de
cette société, ce (lui la rend possible, ce qui I empêche de se décompo.^ei', est pré-
cisément un point qui ne peut être ensei{>né avec la même autorité par aucun
des cultes ofhcif.'ls. Cette société vit sur le principe de l'amour des citoyens les uns
pour le» autres, indépendamment de leurs croyances. Or, dites-moi, qui profes-
316 LA ROCHEFOUCAULD-LIA^'COUllT
qui enseigne, qui prêche ou qui écrit sur sa religion, ne com-
batte pas les dogmes des autres religions ? "
On sait quelle importance prit sous la Restauration le déve-
loppement économique du pays. Liancourt était un protec-
tionniste modéré. En matière de grains, la circulation inté-
rieure doit être libre; mais le commerce extérieur supporte
des restrictions graduelles : c'est le système de Téchelle
mobile (l). Dans la session de 1818, fidèle à sa doctrine de
1809, il combat le maintien des droits sur les cotons. « La
législation des douanes doit protéger 1 industrie nationale et
fournir une partie des revenus du Trésor... Les 4 à 5 mil-
lions produits par la taxe sur les cotons sont une prime pour
nos voisins. L'intérêt des fabricants est ici d'accord avec notre
intérêt. » La filature est la base de toutes les opérations dans
l'industrie du coton. Elle fournit à la fabrication des toiles et
à tous les autres emplois de ce lainage. C'est donc par le
prix du coton filé que l'on peut juger des prix de tous les
autres produits de l'industrie cotonnière (2) .
Sa politique financière était prudente; il estimait que la
Chambre des pairs avait le droit d'amender le budget, au
moins " pour diminuer les contributions » . Un budget bien
établi lui paraissait un excellent moyen de se concilier » la
classe utilement agissante des propriétaires, des hommes
industrieux et laborieux... qui soutient l'État par ses sacrifices
et ne le trouble jamais par ses prétentions et ses passions " .
Les emprunts ne l'effrayaient pas à condition qu'ils fussent
sera, non seulement en paroles, niais en actions, cette doctrine qui est le pain
de vie du monde moderne? Qui onseifjnera au catholique la fraternité avec le
juif? Est-ce celui qui, par sa croyance même, est obligé de maudire la croyance
juive? Qui onseij^nera à Lutlier l'amour du papiste? Est-ce Luther? Qui ensei-
gnera au papiste l'anionr de Luther? Est-ce le pape? Il faut pourtant que ces trois
ou quatre mondes dont la loi est de s'exécrer nuituellement soient réunis dans une
même amitié. Qui fera va: miracle? Qui réunira ces trois ennemis acharnés, irré-
conciliables ? Evidemment, un principe supérieur et ]ilus universel. Ce principe,
qui n'est celui d'aucune Eglise, voilà la pierre de fondation de renseignement
laïque. » (Cité par Miciikl; le Centciiuire d'Edfjdr Ouiiict, p. 19.)
(1) Arch. pari., XXV, p. 660. 15 juillet 18li).
(2) /r/.,16 avril 1818, XXII, p. 1:L
U>' l'AIR I. ll'.KHAI, 317
nécessaires et « affranchis par lévidence des gages de la con-
dition de payer anx prêteurs un intérêt démesuré " . Un appel
à tous les capitalistes français, dit-il en 181 G, peut être un
moyen « d'associer toutes les fortunes de la France au sort
de la dette " , d'imposer silence à l'esprit de ])arti et de
(■ rallier autour du trône une plus {jrande masse d'intérêts
partiels (1) » .
Les mêmes raisons le déterminèrent à défendre, en 181Î),
la prorogation juscju'en I82(j {]c limpot sur le tabac : » La
liberté de la fabrication ferait perdre au fisc 20 millions néces-
saires à l'équilibre budgétaire et à la sûreté des engagements
pris par la nation envers les créanciers de l'État (2). "
Dans la discussion du projet de loi sur la Banque de France,
il défendit le privilège et combattit la liberté des banques avec
ses souvenirs d'Amérique, i^ Le crédit de la Banque est néces-
saire au gouvernement, la sécurité en est la vie (3) » ,
La loi Gouvion 8aint-Cyr sur le recrutement, loi militaire
et politique, mit aux prises les « deux armées, les deux
nations " . L'une, au nom d'un passé glorieux, réclamait la
justice dans l'avancement ; l'autre reconnaissait aux seuls
gentilshommes le droit de porter l'épée et l'épaulette, et, plus
royaliste que le roi, letiraitu de la giberne du simple soldat
le bâton de maréchal de France" . Après des débats acharnés,
la loi fut votée à la Chambre des députés par L47 voix
contre 92, et à la Chambre des pairs par i)G voix contre 75.
Liancourt l'approuva. Le recrutement régulier était assuré
au moyen d'un contingent annuel désigné par voie de tirage
au sort. Si la Charte déclarait la conscription abolie, elle
1 n'avait pas entendu défendre " l'institution d un service
obligé » . Elle ne parlait que de l'ancienne conax^ription, de
lodieux mode de recrutement, « la plaie la plus sensible et
la plus cruelle de la France » , le moyen par lequel « le tyran
foulait aux pieds les sentiments de la nature, comme ceux
îi) Arclt. pari., 27 avril 1816, XVII, p. 460. Opinion non prononcée.
(2) Jfl., 24 avril 1819, XXIV, p. 3.
(3) Id.. 20 avril 1818, XXII, p. 73.
:5J8 1,A ROCHEFOUGAULD-LIA^'GOLTRT
de la justice, comme ceux de riiumanité " . Liancourt n'est
pas très partisan des levées forcées : il préférerait le recrute-
ment volontaire. " Mon sentiment, dit- il, est ce qu'il était
en 1789; mais la nécessité commande, et je dois m'y sou-
mettre. » Les dispositions sur l'avancement ne touchent pas
à la prérog^ative royale. Le roi qui, aux termes de la Charte,
nomme à tous les emplois d'administration publique, est
maître de s'imposer à lui-même une règle et un principe
pour le mode d'avancement. « La Charte est notre véritable
boussole et le soldat ne doit pas avoir d'autre borne à son
honorable carrière que celle de ses talents et de ses ser-
vices. "
Quant aux légionnaires vétérans, ils constituent une réserve
indispensable : les licenciés de 1815 ne demandent qu'à » être
rappelés au sei'vice de la patrie. Les vieux guerriers couverts
de cicatrices sont les remparts vivants qui couvriront nos
frontières... Comment craindre de les mécontenter en leur
parlant gloire et patrie? La France tient à la disposition du
monarque une armée entière, grande, toute formée, une
armée encore tressaillante de courage et toujours éclatante de
son ancienne gloire " .
Ainsi Liancourt accepte le drapeau blanc à condition qu'il
réunisse " les enfants de la même patrie contre le danger
commun... Le concours de ce qu'on voudrait appeler deux
armées différentes est un puissant moyen d'union... Union et
oubli, cette devise commande à tous les Français tous les
efforts et tous les sacrifices... La nécessité pour la France
d'avoir une armée n'est un doute pour aucun de nous... La
loi assure et garantit lindépendancc du nom français, elle
consolide la paix par tous les moyens que nous conseillent
notre dignité et notre prudence (I). "
Mais l'armée ne doit pas être employée à des besognes
louches, Liancourt est l'adversaire de l'expédition d'Espagne,
qui dévoile la tendance à l'absolutisme du ministère Villèle ;
(1) Arch. pari., 2 mars 1818, XXI, p. 92.
UN PAIi; I.IIîKHAl, ;ji'.»
« en constatant, en forliHaiit an dedans l'empire du parti
royaliste, elle le montrait restaurant avec or^jueil au dehors
le despotisme et 1 inquisition (1). " Dans la discussion de
l'adresse devant les pairs, M. de Harante avait demandé
qu'on éparjjnàt au pavs les calaiTiités d une guerre qui » pour-
rait mettre en danger les plus chers intérêts de la patrie " .
Liancourt appuya cet amendement avec une gravité patrio-
tique : " Aux considérations de sagesse et de prudence,
j'ajouterai, dit-il, celle de l'intérêt de l'Etat que. dans ma
religion politique, je ne séparerai jamais de l'intérêt du trône.
Tout serait compromis par cette funeste guerre, peut-être
jusqu'à notre indépendance nationale 2) " .
Entre 181,") et 1822. la Chainhre des pairs fut plus d'une
fois appelée à exercer ses attributions judiciaires : constituée
en haute cour de justice, elle était, comme le Sénat d'aujour-
d'hui, maîtresse de sa procédure. Liancourt aurait voulu
qu'avant d'entendre le rapport des commissaires instructeurs
elle formât dans son sein un jurv d accusation de trente
membres distinct du jury de jugement. Cette proposition fut
imprimée à 1 occasion de la conspiration militaire d'août 1820.
Soixante-quinze prévenus, presque tous officiers, étaient
accusés de complot contre la sûreté de 1 Etat. L instruction
ouverte le 21 août avait duré quatre mois. " Il s'agit, dit
Liancourt, d une conspiration qu'on dit être vaste, compli-
quée, annoncée au moins dans le public comme ayant été
conçue dans les desseins les plus funestes et les plus effroya-
bles » .
Le projet est conforme aux règles du droit criminel qui
divise la poursuite en trois actes : l'instruction, l'accusation et
le jugement. La mise en accusation est un premier jugement,
« une première condamnation, savoir : la condamnation à être
jugé..., une expression formelle de la conviction du juge
contre le coupable " . Il faut qu'elle soit distincte du jug^e-
ment : car l'accusé ne doit avoir pour juges que des hommes
(i) RÉmusat, Notice sur Casimir l'ericr, p. 2-î.
2) Ar<:li. pari, WWIW, |). 27V. 8 février 1823. Opinion non prononcée.
320 LA 110CHEF0UCAUL1)-LIA>C0UKT
dont l'impartialité est entière. Le jury d'accusation ne pourra
interroger ni les accusés ni les témoins : il renverra les accusés
devant la cour ou devant les tribunaux inférieurs, ou les
mettra hors de cause. La majorité sera des deux tiers pour la
mise en accusation, mais 10 voix sur 30 suffiront pour que les
prévenus soient mis en jugement. Pour justifier cette diffé-
rence, Liancourt fait remarquer que Talternative n'est pas ici
entre la vie et la mort, entre une condamnation définitive et
un acquittement, mais » entre un acquittement immédiat et
un jugement à subir (I) » .
Cette proposition aurait mérité les honneurs d un débat
public : elle était inspirée par le noble souci d'appliquer, au
moins en partie, le droit commun à la plus haute juridiction
politique du pays; partant, d'augmenter les garanties des
accusés et de limiter l'arbitraire du juge.
III
Liancourt ne fréquentait guère les salons, sauf ceux de
Mme de Pastoret et de Delessert, l'ami de Berquin, auquel
Jean-Jacques avait appris la botanique. C'était le rendez-
vous des hommes supérieurs et des hommes de bien; Hum-
boldt, Saussure, Candolle y retrouvaient Camille Jordan, le
général Foy et Casimir Perier (:2). Aux salons, il préférait les
salles des Incurables, les cellules de la Conciergerie et,
pour se délasser, l'amphithéâtre du Conservatoire des arts
et métiers ou les séances de la Société de morale chré-
tienne (3j .
(1) « Proposition de fnrmcr un jurv d'accusation dans la Chambre des pairs
constituée en cour ciitninelie. » (^ette proposition ne h{;ure pas dans les Archives
purleuieiitaires : elle fut imprimée aux frais de -son auteur; elle est sans date,
mais se place évide iciit en août 1820. (Hihl. de Liancourt, n° 3398.)
(2) Fi.ounENs, Éloge de Delessert (ISôOy.
(3j Voir dia]). ix à xi.
UN PAIR LIP.EUAL 321
Sans qu il les recherchât, les hoimcurs académiques vinrent
à lui. Le 20 décembre 1820, l'Académie de médecine le nom-
mait associé libre, comme premier propagateur de la vaccine.
Depuis le 20 fé\rier 180 4, il était correspondant de l'Aca-
démie des sciences; le G juin 1808, il était classé dans la
O*' section (art \étérinaire et économie rurale). Le 3 sep-
tembre 1821, il fut élu titulaire en remplacement de
dubières (J); mais il siéjjea rarement et ce fut une des rares
compagnies où il ne parla pas (2).
La vie locale et la vie rurale la valent repris. Le 3 l mars 1819,
Liancourt était nommé membre du conseil général de l'Oise en
remplacement de Cassini, démissionnaire. Le préfet, M. de
(Tcrminy, s'y était opposé, si ou en juge par la lettre manus-
crite du 14 février où la question des cabarets se mêle à la
question personnelle, u Vous n avez pas cru devoir me pré-
senter au conseil général, puisque j'ai, dites-vous, la réputa-
tion d'être dans roppositiou, et, tranchons le mot, jacobin.
L"oj)iuion est assez étrange, mais je ne chercherai pas à m'en
justifier. Il y a beaucoup de billards. (11 s'agissait sans doute
de cabarets.) Ces maisons sont la plaie des villages. Je ne sais
si la loi autorise rétablissement et le maintien de ces maisons
(1) CuiiiKRES (Siluon-Pierre, marquis de), 1747-1821, capitaine de cavalerie,
pane de Louis XV, écuver de Louis XVI, n'émigra pas, fut un des commissaires
envoyés à Rome sous le Directoire pour cliuisir les objets d'art cédés à la France,
devint conservateur des statues du jardin de Versailles, et en 1814, écuver de
Louis XVIIL
(2) Procès-verbaux manuscrits de l'Académie des sciences (Archives de
l'Institut). Etaient présents Charles, Laplace, Fourier, Lamarck, Geoffroy Saint-
Hilaire, Delalande, lierthoUet, Du Petit-Thouars, Lacépède, Huzard, Ampère,
Vauquelin, Rronjjniart, Cauchy, Dclauibre, Bréguet, Delessert, Guvier, etc.
Gaétan (p. 72' place l'élection de sou père au lendemain de sa révocation
,1823), et il saisit l'occasion de rendre hommage à l'indépendance des académies
u organes de l'opinion publique ». Cette erreur est inexjjlicable dans une biogra-
phie écrite si peu de temps après l'événement; nos dates sont continuées par
VoTiQVET, r Institut national de France, p. 88, 108, 276, 326. La Rochefoucauld-
Liancourt fut remplacé, le 7 mai 1827, par M. Cassini, élu au second tour de
scrutin contre M. Daru, par 31 voix contre 30. Cassini J 784-1832} avait été
employé au dépôt de la guerre, juge, puis conseiller à la Cour de Paris et à la
Cour de cassation, et pair de France en 1830. C'est Liancourt qui lavait rem-
placé au conseil général de l'Oise en 1819. C'est lui qui succéda à Liancourt à
l'Institut.
21
322 LA ROCHEFOCCAULD-LIANCOURT
de perdition. Le maire doit avoir l'hoiineur de vous en écrire.
T>('y a-t-il pas quelque indice de jacolùnisme à avoir peur de
l'écouter (1) ? »
Ce fut sans doute à l'influence de Decazes quil dut sa nomi-
nation. Il fut élu président le 6 août 18U). Dans son remercie-
ment, il ne distinguait pas les intérêts du roi de ceux de la
nation : " Le conseil général devait être également éloigné
de cette odieuse inflexibilité qui le disposerait à rejeter les pro-
positions de l'autorité et de cette coupable faiblesse qui le
porterait à les accueillir sans un profond examen et l'aide
actif, calculé et bienveillant de l'administration. Il n'y a plus
heureusement aujourd'hui dautres marches sures en admi-
nistration comme en gouvernement que la tlroiture et la
franchise, et, nous ajouterons, la constance dans les plans;
elles seules appellent la confiance, et la confiance des peuples
est la plus grande force des gouvernements et le plus grand
ressort des administrations (2j . " Les sessions ne duraient que
deux à trois jours et les procès-verbaux sont sans intérêt : on
remarque pourtant que Liancourt s'occupait spécialement
des hospices et des enfants trouvés.
Il continuait à suivre le mouvement agricole. A Paris, il
s'associait aux efforts de Decazes pour organiser une repré-
sentation spéciale. En 1810, Montalivet, nous l'avons vu,
avait cherché déjà à reconstituer l'ancien bureau d'agricul-
ture en y nommant dix agronomes. En 1819, Decazes reprend
ce projet; il adjoint aux inspecteurs des agriculteurs; il
nomme dix membres résidents à Paris; des correspondants
avec voix facultative seront choisis dans les départements
parmi les cultivateurs les plus instruits et possédant au moins
50 hectares, dont les exploitations devaient devenir des
fermes modèles. La Rochefoucauld est le vice-président de ce
conseil; les autres membres résidents sont : Morel de Vindé,
Chaptal, Ramond, Tessier, Lasteyrie; Huzard, inspecteur
(1) Aïoh. de l'Oise, Mémorial administratif, dossier n" 31, mars 1819,
n" 504 du secrétariat. Lettre autographe.
(2) /(/., session de 1819, procès-verbal manuscrit.
/
UIS l'A m F^lhKllAL 323
général des pépinières; rliouiii, Hachette; de Mirbel, secré-
taire, remplacé en 1 S20 par de Lasteyrle (1).
Il y a l'M) correspondants en ISIil, -212 en IH2(); on se
donne beaucoiij) de mal pour pousser à la Formation des
comices. Mal^jré ces efforts, le conseil dis[)arait en juillet 182ii.
On décide rétrospectivement (jue les fonctions des membres
de cette assemblée ne sont conférées que j)Our trois ans, et,
comme les nominations remontent à 18 li), les mendjres
cessent de se réunir.
C'était l'époque de la révocation de Liancourt. Le coup
était dirigé contre lui; le conseil était sacrifié en môme temps
que son vice-président.
Il était plus heureux dans son action agricole locale. Il
continuait à vivre en bon voisin avec tout le monde. « Si
chaque canton de la France, avait dit le préfet Cambry
dès 1803, possédait un homme aussi tourmenté de l'amour
du bien, faisant pour lopérer d aussi grands sacrifices, la
terre de France, aidée dans sa fécondité naturelle par tous les
moyens de l'industrie, effacerait bientôt les récits vrais,
quoique étonnants, de la prospérité de l'agriculture en Angle-
terre. ' La culture des pommes de terre occupait dans le
canton plusieurs centaines d hectares. « On n y trouvera pas,
disait-il, quatre pieds de terres incultes et l'on verra le terri-
toire couvert partout des cidtures les plus variées, les mieux
soignées et des récoltes les plus abondantes (2). »
La statistique du canton de Creil est un essai des plus inté-
ressants de monographie industrielle et rurale. Liancourt
veut suggérer l'idée d'un pareil tra^ail dans toute la France
<• [)our lui donner des lumières sur son existence sociale » . La
statistique est la science des faits; bien préparée, « elle empê-
cherait les erreurs sur le rôle de la monnaie, sur la balance
du commerce, sur le système colonial » . La décentralisation
(1) MoRKL DE Vi>'DÉ et Tiiouis furent membres de l'Académie des Sciences;
Ramond dk Caiibonnikriîs était conseiller d'Etat; dk Miiibel fut professeur de bota-
nique au Muséum et à la Faculté (\cs Sciences.
2 Statistif/ue industrielle, 1826, p. 93.
;124 LA ROCHEFOl CAi:i,D-I.IAlSCOl RT
rendra les dénombrements et les enquêtes faciles. Il faudrait
que les annuaires des départements indiquassent les terres
incultes, les étangs, les marais, les terrains communaux. Le
développement industriel doit être aidé par le progrès des
sciences positives. Il faut s'inspirer des statistiques générales
annuelles présentées au Congrès des Etats-Unis. « La France,
un peu par caractère et beaucoup par la faute de son gouver-
nement, n'a jamais cherché à se bien connaître. •>
Ce que Liancourt dit de l'industrie manufacturière dans
son canton se mêlait naturellement aux renseignements qu'il
donne sur ses établissements. Dans un rayon de deux lieues
autour de Creil, il comptait 17!) établissements industriels et
51 moulins. En 1823, Liancourt s'était séparé de Poilleu
pour s'associer avec trois jeunes gens sous la raison sociale
u Philippe et C" " . En 1826, sa filature de coton employait
;î2 machines à carder, 32 métiers mull-jenny, 1 l troffels ou
continues, formant en tout 7.000 broches. On y filait par
jour 250 livres de coton d'Amérique dit louisiane, on y con-
sommait 250 balles ou 38,000 kilos de coton par an; on
occupait 26 hommes, 40 femmes, AA enfants, en tout 110 ou-
vriers " laborieux, tranquilles et sobres » . Le prix moyen de
leur salaire était de 30 sous ; les bons tileurs payés à la tâche
avec prime gagnaient de A à 5 francs par jour, « ce qui leur
procure plus que le double de ce qu'ils gagneraient au
champ (l) ". On retenait un ciufjuantième sur la paye de
chaque ouvrier dont le salaire excédait 0 fr. 75. Ces retenues
formaient une masse sur laquelle les ouvriers malades rece-
\aient, pour chacun des jours où ils n'avaient pu travailler,
le tiers de leur paye présumée : c'est un des jiremiers exem-
ples de mutualité pratique.
La manufacture de cardes employait, en I 826, 4,000 peaux
de veaux et 15,000 bottes de fil de fer tirés en gros numéros
des usines du Jura. Elle occupait 446 ouvriers, dont près de
400 enfants. Le travail était calculé de manière à permettre
(1) Statistique industrielle, 1826, p. 47. — Précis statistique, p. 139.
UN l'Ail". LIHHllAI, 325
aux femmes cl y concoui'ir sans quitter leur uiéna^je, et aux
enfants de cinq ans de (ja^Tner plus ([ue leur nourriture. Pour
un philanthrope, c'était faire travailler les enfants trop tôt.
Afin d'avoir plus de bras, il employait une trentaine de
jeunes ^fyarrons des hospices logés et nourris à ses frais en
atteudautqu ils pussent, après leur apprentissa^'^e, pajjner leur
vic comme ouvriers de fabriques; ils étaient habillés avec les-
défroques des élèves de Ghàlons; le directeur de la filature,
M. Paneton, leur enseignait la musique: j)lusieurs se pla-
cèrent avantageusement; on les appelait les enfants de la
Pitié (l).
11 utilisait à Paris la uiain-dd'uvre hospitalière. Le 2i juin
1822, il écrivait à Péligot : "J'ai, pour ma fabrique de cardes,
beaucoup plus d'ouvrage que je nen puis faire, quoique j em-
ploie 360 ouvriers seulement ])our celte fabrique ; c'est de hon-
teuses, c'est-à-dire d'enfants qui mettent les dents dans les
cuirs dont j'ai besoin; il me semble qu'on fait de pareils
ouvrages aux Orphelins — pourrait-on employer pour moi
une cinquantaine de bouteurs? je les voudrais propres et
bons, car je tiens à fournir toujours d'aussi bons ouvrages
que ceux qui font une si bonne réputation à ma fabrique.
J'enverrais de l'ouvrage dici et même un ou deux petits
bouteurs pour montrer aux vôtres. » En 1825, il occupait
ainsi 400 petits ouvriers des cardes (2) .
Sur les 446 ouvriers, il v en avait 5 pour la corroierie,
17 pour la tréfilerie, K» hommes et \\ femmes pour les
cardes, iOU enfants dont 100 en atelier pour bouter. Les
deux fabriques réunies versaient dans le canton 200,000 francs
(1) Junius PÉnOT, Xote sia- diverses fondations de Liancourt, p. 31.
(2) En juillet 1825, il songea à en augmenter le nombre; mais il refusa les
nouveaux tarifs : " Je ne voudrais pas cxi{;er tle l'hospiie qu'il travaillât à meil-
leur marché pour moi c|u il ne pourrait trouver en travaillant pour un autre de
mes confrères... Or, les prix fpie propose le tarif sont plus élevés que ceux que je
donne. l>'ailleurs la nécessité d'envoyer un contremaître pour un si petit nombre
d'enfant» d'ailleurs paresseux et indociles auj;menterait beaucoup mes frais. Je
vais faire de nouveaux efforts pour recruter dans des villa{;es plus éloignés d'ici
et y étaidir un nouvel atelier... » (Arcli. de l'Assistance publiipie. Dos. l'éli-
326 LA r.OCHEFOUCAULD-LIANCOLUT
de salaires par an. Sous cette impulsion, ce coin de terre était
devenu le centre industriel du département. En 1805, le duc
d'Estissac avait fondé une faïencerie; à Chantilly, on fabri-
quait la toile, la porcelaine, la faïence anglaise, les blondes-
dentelles; à Gouvieux, à Royaumont, à Mello, avec M. Seil-
lière, le coton, la laine peignée et cardée, les lacets; à Senlis,
le calicot, le café-chicorée; à Apremont, les boutons; à
Villers-Saint-Paul, les clous d'épingles; à Mouchy, les car-
reaux étrusques, les tabatières de corne; à Montataire, les
laminoirs et des boutons. Le canton de Creil était une sorte
de microcosme de l'industrie française. L'activité de Lian-
court avait corrigé la médiocrité du sol. " Ce petit canton
rural, dit-il modestement, a sa part dans l'industrie natio-
nale. " Il y compte 8,000 ouvriers produisant pour 16 mil-
lions de francs et touchant i millions de salaires. Qu'on ne
dénonce pas l'industrie comme une source de désordres. «Les
ouvriers sont soumis, laborieux, assidus; l'ivrognerie proscrite,
le lundi aboli, sauf dans les ateliers qui emploient les étran-
gers... Offrez aux familles malheureuses un travail, elles l'ac-
cepteront avec empressement; un travail régulier détruira en
elles les habitudes de vice, conséquence trop naturelle de la
misère. Ces malheureux qui cherchaient dans la crapule à
s'étourdir sur leur état de dénuement auront un intérêt de
tous les jours à bien se conduire. Bientôt ils s'efforceront de
faire sur leur gain des réserves pour leur avenir... "
A Liancourt même, la population avait passé de 810 à
1,350 âmes; 70 maisons nouvelles avaient été construites
depuis 1800, et — ce qui, dans les petites villes, est un signe
(le prospérité — le marché du mercredi, fréquenté par
200 personnes, produisait 5,200 francs pour le prix de la
location des places.
UN PAIR LIRIiRAL 327
IV
Liancourl fut un des premiers à s'occuper du bien-être de
ses ouvriers, de leur instruction professionnelle, de leur édu-
caliou morale. La Société d instruction élémentaire lui four-
nissait ses méthodes, ses livres et ses maîtres. Choron, depuis
directeur du Conservatoire de musique relif^ieuse, avait intro-
duit renseignement mutuel à Liancourl. La caisse d'éjjargne
fondée à 1 exemple de celle de Paris recevait non seulement
les versements des ouvriers économes, mais aussi les retenues
destinées à l'assistance des ouvriers malades (1).
L'hospice occupa constamment le duc pendant les douze
dernières années de sa vie. " Il se faisait, disent les procès-
verbaux, un devoir d'assister aux délibérations qu'il dirigeait
par sa sajjesse et qu il ne forçait jamais par l'influence de sa
position. " Les indigents des quinze communes composant
1 ancien marquisat de Liancourt venaient y chercher des
secours alimentaires pendant la santé, des moyens de guérison
dans le cas de maladie. Les vieillards valides hospitalisés
étaient astreints au travail. C'était un établissement modèle,
ayant un revenu de 18,000 francs; il possédait une ferme à
Éloge-les-Bois, des terres à Catenoy, un bois à La Bruyère ;
les baux étaient à long terme. Il v avait vingt-quatre lits pour
les vieillards des deux sexes et quatre lits [)our les orphelins ;
les vivres, les secours, les remèdes étaient distribués à domi-
cile. Les drogues de la pharmacie étaient vendues à des prix
modérés. L'école en dépendait ainsi que le presbytère qui
était loué à la commune. Liancourt était le modèle des prési-
dents. Son hospice, disait-il. le dédommageait de ce que la
Uévolution lui avait fait perdre. En 1818, il avait en caisse
(d) Voir chap. x.
328 LA rochefoucauld-lia:n'COi:rt
14,948 francs : on achetait 500 francs de rente; on plaçait
600 francs à la caisse d'épargne de Paris. En 1823, on
acquérait la maison curiale moyennant 7,000 francs. Lian-
court versait 3,000 francs de ses deniers; Fhospice débour-
sait 4,000 francs. En 1824, on achetait encore, moyennant
3,054 francs, 150 francs de rente 5 pour 100 consolidés Ij.
Quand Liancourt mourut, la commission lui rendit le plus
bel hommage que puisse recevoir un administrateur local.
« Ce grand œuvre, dit-elle en parlant de Tensemble de ses
bienfaits, en doublant dans l'espace de peu d'années la popu-
lation de Liancourt, en a banni la mendicité. »
(1) Arch. de l'hospice.
y
CHAPITRE VIII
LA DlSGliACi; KT I.KS DERMÈRES ANNEES
1823-1827)
I. — Le transfert de l'Ecnle de Clii'ilcMis. — La prétendue réorganisation du
conseil général des prisons. — Ordonnance du 25 juin 1823. — Lettre «lu
14 juillet. — Ordonnance de révocation du 14 juillet; effets de cette mesure
sur l'opinion.
IL — Les actes politiques. — Discour.s contre la septennalité, contre le sacrilège.
— L'indemnité de.s émigrés. — Le sacre. — Le droit d'aînesse.
III. — L'ami des pei'sécutés. — Aide aux détenus politiques. — La révolte des
élèves de Gliàlons : la [)olice de M. de lioi.ssel; le procès; l'avocat Claveau.
IV. — Bienfaisance individuelle — Ilossini, Thiers. — Relations avec la famille
d'Orléans. — Occupations littéraires. — La loi de Justice et d'amour. — Les
derniers moments. — La mort.
V. — Les ohsèques. — Le conflit. — A Liancourt. — La séance du 28 mars au
Luxembourg, du 31 au i'alais-Bourbon. — Indignation des journaux. — La
séance du 2 avril. — L'instruction judiciaire n'aboutit pas. — Retrait de la
loi sur la presse.
VI. — Les éloges.
11 On se demandera, dit Lacretclle, comment La Iloche-
foucauld-Liancourt, qui avait sacrifié la plus belle existence
au désir de sauver Louis XVI, put être très froidement
accueilli par la Restauration ; comment il fut puni d'une
opposition modérée et toute rationnelle par la destitution
prononcée en un seul jour et dans lui seid arrêté de dix-sept
emplois gratuits, dont les titres consacraient ses droits à la
reconnaissance de son pays et de riiuniaullé; au fond, il fut
sacrifié aux vieilles r.incunes des compagnons d exil de
330 LA ROCHEFOUCAOLD-LIA.NCOURT
Charles X (1 ) . " Le ministère Villèle " croyait sauver la Restau-
ration : il la perdait... Pour juger la conduite des gouvei-
nants, on doit toujours interroger ceux qui, partisans du
régime, s en détachent à regret sous le coup de fautes qui
les blessent (2) " . u Le pouvernement de la France était confié
à des hommes qui répugnaient à ce que l'on instruisît le
peuple; qui ne voulaient pas être contrariés dans leurs impru-
dents desseins contre les libertés du pays et aux yeux desquels
rindépendance des fonctionnaires, même gratuits, était un
crime (3) . " A la fin de l'année 1822, l'École normale était
dissoute, l'Ecole de médecine de Paris fermée, le cours de
Cousin interdit, ceux de Guizot et de Royer-CoUard suspendus,
Paul-Louis Courier et Déranger poursuivis. Partout a l'en-
seignement mutuel fuyait devant la toge des frères de la Doc-
trine chrétienne " .
Tout désignait Liancourt aux foudres de M. de Corbière :
son rôle au Luxembourg, sa liaison avec les chefs de l'op-
position libérale, sa propagande pour les écoles du peuple.
De plus, le ministère comptait transformer les fonctions gra-
tuites qu'il occupait en fonctions salariées au profit de ses
amis.
On commença par frapper 1 École de Chàlons. Au fond, la
Restauration voulait supprime!" les écoles d'arts et métiers
comme infectées de libéralisme; à Angers, on avait essayé,
dès 1817, du remplacement de Molard par Billet. «L'École,
disait une dénonciation anonyme, est un des leviers de la
révolution qui peut tôt ou tard agiter la France. Il faut donner
à cet établissement une trempe nouvelle si l'on ne veut pas
que la jeunesse fougueuse qu'on y élève devienne limmora-
lité entée sur la licence. Le directeur est un homme de talent
et d'esprit, mais imbu d'idées philosophiques, indifférent en
religion et en politique ij. " Liancourt avait senti le danger
(1) Lacrktki.i.k. Dix (innées, p. 7(5.
(2) G. Picot, Eloge de Raynounrd^ p. 25.
(3) F.^ifïKnK, Vie et f>ienfiiilx, p. 30.
(4) Arch. de l'Kcolc de (MiAlons.
LKS DERNIKUES ANNEES 3:U
sans pouvoir le conjurer. « Vous êtes, écrivait-il à MolarcI,
dans un pays religieux. Aussi, sans rien augmenter des pra-
tiques accoutumées ou ordonnées pour nos écoles, sans rien
faire de ce qui peut avoir lair de 1 hvpocrisie , ne vous
relâchez pas de vos lial)itudes religieuses. En un mot, ne
donnez pas prise aux oppositions intéressées ou malveil-
lantes... (1). »
Le 26 juin IHi;}, une ordonnance prescrivait la translation
à Toulouse de 1 École de Chàlons. Cette ordonnance ne fut
jamais exécutée : ce n'était qu un subterfuge pour sup-
primer l'inspection générale. Le î) juillet, un directeur à gros
traitement remplaçait Liancourt (2).
Il fallait maintenant lui enlever ses fonctions pénitentiaires.
Par ce temps de délations et de procès, on l'accusait de s'oc-
cuper du sort des détenus politiques et d'être impitoyable aux
abus. Le contrôle des libéraux qui siégeaient au Conseil
général des prisons et à celui des prisons de Paris était insup-
portable au ministère. Ces témoins gênants de l'arbitraire
administratif s'étaient permis de protester contre le traite-
ment infligé à M. Magalon, condamné pour délit de presse,
qu'on avait accouplé à un galérien, malade de la gale, pen-
dant le trajet de Paris à Poissy (3j . Dans le Constitutionnel,
de Laborde avait dénoncé les neuf aggravations de peine,
« dont chacune est plus cruelle que la sentence elle-même » ,
subies par Magalon. Il y avait trois cents détenus politiques
en prison, dont cinquante à Poissy; le Monitcnr avait répondu
que. la loi n'avant fait aucune distinction entre les délits,
1 autorité ne devait en faire aucune. 4).
Le 25 juin parut l'ordonnance sur la réorganisation du
Conseil général des prisons. " Tout le monde, disait le Consti-
tutionnel, a été persuadé que ce dev;iit être quelque mesure
pour assurer le bien-être des prisoimiers et effacer le souvenir
(1) GrKTTiKn, Histoire (tes- croies iiatiniiales cl'crtx et métiers, p. 133.
2 Moniteur, n" 197, p. 8Ô5.
(3) Vaulabei.i.k, VI, p. 463, note. — Dorni.Ei de Hois-TiiiBAui/r, Eloge, p. 38.
(4) Conslitulioiinel. 19 et 20 mai 1823. (L'article fut soumis au ministre de
l'intérieur.) — Arch. nat., F", 6960. n" 12024.
332 LA UOCHEFOUCAIJLD-IJANCOLRT
des scènes pénibles dont nous avons rendu compte, mais on a
été promptement détrompé (1 ;. i>
Tout était bouleversé : les membres du Conseil devaient
être, à l'avenir, renouvelés tous les cinq ans; le prochain
renouvellement était fixé au F'janvier 1824 : les membres des
commissions, ceux du Conseil spécial des prisons de Paris
seraient désignés par le ministre de lintérieur. C'en était fait
de rindé})endance de l'ancien Conseil : rester dans cette
assemblée, c'était pour Liancourt s'exposer à v rencontrer
<i les hommes nouveaux choisis par le ministère dans des opi-
nions opposées aux siennes {"2) " .
Comme le disait son ami Jullien tlans la Revue encyclopc-
dique, « les ennemis acharnés des libertés publiques n'épar-
gnaient point cet homme supérieur à toutes les influences
qui auraient pu gêner sa conscience » .
Le 4 juillet, en réponse à l'envoi de l'ordonnance royale, il
écrivit au préfet de police : "Je reçois à la campagne la lettre
que vous me faites l'honneur de m'écrire en m'adressant
l'ordonnance de Sa Majesté relative au Conseil spécial des
prisons de Paris. Il v a longtemps que je m'attendais à la
suppression de ce Conseil, dont 1 acti\ ité et la vigilance pou-
vaient gêner les vues secrètes et les actes auxquels sa créa-
tion lui imposait le devoir de s'opposer de tous les moyens.
« L'inutilité évidente ])Our moi de ce fantôme de nouveau
Conseil me détermine à vous prier d'accepter ma démission et
de ne plus me compter j)armi ses membres (îi) . "
Le 15 juillet arrive la réponse du ministre :
« Monsieur le duc,
<' J'ai 1 honneur de vous informer que par ordonnance en
date d'hier, motivée sur la lettre que vous avez écrite le 4 de
ce mois au préfet de police, le roi vous a retiré les fonctions
(1) Constitution H et, 29 juin 1823.
(2) Vie du duc, p. 69.
(3) Moniteur, n" 199, p. 86:5. — Vie du dur, p. 09
LES D EU M i: Il ES ANNÉES 333
d inspecteur .;;énéral du Conservatoire des arts et métiers, de
membre du Conseil général des prisons, du Conseil général
des manufactures, du Conseil d'agriculture, du Conseil général
des hospices de Paris et du Conseil général du département de
l'Oise.
u Le ininistre, scoéUiire d'Élat de l'iuléricur,
il Si'f/iié : CoiuuKltE. »
La riposte ne se fit pas attendre : Corbière la reçut le len-
demain. Elle était ainsi conçue :
Il Monsieur le comte, j'ai reçu la lettre (jue vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire en date d'hier, m'annoncant que j)ar un
ordre du roi, dont l'amplialion n'est pas jointe à votre lettre,
.Sa Majesté m'a retiré les fonctions d'inspecteur général du
Conservatoire des arts et métiers, de membre du Conseil des
prisons, du Conseil général des manufactures, du Conseil
d'agriculture, du Conseil général des hospices de Paris et du
Conseil général du département de l'Oise. Je ne sais comment
les fonctions de président du Comité pour la propagation de
la vaccine, que j'ai introduite en France en 1800. ont pu
échapper à Votre Excellence à laquelle je me fais un devoir de
les rappeler. J'ai l'honneur d'être, etc.
« Le duc de La Rochefoucauld (1) . »
Corbière n'aimait pas qu'on lut spirituel à ses dépens.
Le U) juillet, le Comité de la vaccination était supprimé.
L'Académie de médecine héritait de ses attributions, u On
portait peu d'intérêt à laisser faire le bien: on en portait
beaucoup à ne pas le laisser faire par le duc de La Rochefou-
cauld, w
Certains des Conseils dont il faisait partie, plus indéj)en-
dants, marquèrent leur surprise et leur mécontentement; les
autres, plus souples, plièrent l'échiné et se résignèrent. Le
(1) Vie du duc, p. 69 et 70.
334 LA UOCHEFOUCALTLD-LIAINCOURT
Conseil de perfectionnement du Conservatoire ne fut réor-
ganisé que le 31 août 1828. Son fauteuil y resta vide, et
Delessert n'accepta qu'une vice-présidence provisoire (1). Le
Conseil général des hôpitaux reçut, le 1(5 juillet, une lettre de
lui, annonçant qu il ne prendrait plus part aux délibérations,
a Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de ^ ous exj)rimer mes regrets
de ne plus faire partie d'une administration à laquelle j'étais
si fortement attaché et où j'avais tant de bonheur à coopérer
au bien qui y est fait. Les auteurs de l'ordonnance ont frappé
juste; je le suis, je l'avoue, dans la partie la plus sensible de
moi-même (2) . " Le Conseil ne se contenta pas de l'assurer
de ses regrets. Le 2 4 décembre 1823, il eut le courage de le
proposer comme premier candidat au choix du ministre :
inutile d'ajouter que le duc ne fut pas nommé 3). Au Conseil
général des manufactures, sa révocation fut notifiée pure-
ment et simplement par M. de Castelbajac et mentionnée au
procés-verbal de la séance du 2i juillet (i .
A la même date, le préfet de l'Oise recevait un extrait de
l'ordonnance royale de révocation :
it Sur le rapport de notre ministre, secrétaire d'Etat du
département de l'intérieur. Yu la lettre écrite le 4 de ce mois
par notre cousin, le duc de la Rochefoucauld, au préfet de
police :
Article premier. — Sont retirées à notre cousin, le duc de
La Rochefoucauld, les fonctions de membre du Conseil
général de l'Oise, etc., etc."
Le 3 septembre 1823, le sous-préfet de Clermont présen-
tait pour le remplacer MM. de Broë, Boulard et le vicomte
d'Andlau, qui a paraissaient offrir au gouvernement et aux
intérêts locaux une garantie suffisante " . M. lioulard, député,
maire du XT arrondissement, remj)Ia(;ait définitivement M. le
duc de La Rochefoucauld, ^ destitué 5; " . Trente-quatre ans
(1) Arcli. du Conservatoire. Registre tics procès-verbaux.
(2) Arch. de l'Assistance publique. Dossier Pébgot.
(3) Arch. du Conseil de l'Assistance publi(pic. Procès-verbaux.
(4) Arch. nat., F'% 194-197.
(5) Arch. de l'Oise, série M.
LES 1)ER>MK11ES ANNEES 3:î5.
après la prise de la lîaslille, le \ ieii.v (loiisliliiant, 1 ami de
Louis XVI, se Aoyait hnitaleiueiil IVappé par le Irère de celui
qu il avait voulu sauver.
La Coiigrtv|alion n'avait pu dépouiller Lianeoiirl de toutes
ses fonctions. Il restait à la Chambre i\c>^ pairs, à la Caisse
d'épargne, à la Société d instrnclion élémenlairc, à la Société
(le morale chi'étienne.
Il accepta sa disgrâce le iront haut, mais il était frappé au
vif. i. Il supportait mal, a dit Mollien, la condition de n'avoir
plus à s'occuper que de lui. " C'était un deuil pour les mal-
heureux. « On a voulu, écrivait-il à M. JuUien le 9 août I8:2;i,
m'enlever des occasions de faire encore du bien, et il est
honorable pour moi que mes ennemis aient cru que c'était
la peine la plus sensible qu'ils pouvaient me faire. Cet acte
de leur part est un éloge. Ces messieurs ne frappent pas tou-
jours juste et, quoi qu'ils fassent, j'espère encore faire quelque
bien (1 1 . »
Il écrit au peintre Gérard qui lui avait témoigné sa svm-
pathie : '* Mon cher monsieur Gérard, mexcuserez-vous d'être
si importun? Mais veuillez vous rappeler que mon importunité
date de loin; quelleest fondée sur l'intérêt personnel que vous
avez bien voulu me témoigner toujours, lequel n'est pas
amoindri par ma condition honorable de proscrit. Votre santé
vous a-t-elle permis de vous occuper de mon Espérance? Il
s'agit sans doute d'un tableau allégorique.] La branche de
pécher est-elle fleurie? Les traits de ce charmant visage sont-
ils dé\eloppés? Ma retraite sera-t-elle bientôt parée dun
témoignage de voti-e souvenir? Encore une fois, pardonnez-
moi de vous rappeler vos promesses, (pii me sont d autant
plus précieuses que je les tiens de votre estime et de \otre
affection. Je n'en dis pas plus, de peur d en dire trop; mais
c{uoi ([u il en aniv(>, comptez-moi au premier rang de ceux
qui honorent votre cœur et votre esprit; parler de vos talents,
ce serait en vérité trop commun (2). "
(1) Bibl. nal., mss. 6565, fol. 114.
(2) Correspondance du peintre Gérard, II, p. 2-56.
336 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOLllT
De partout lui arrivaient des témoignages de regret. " Le
dauphin lui-même, dit un biographe, ne cessa pas de s'en-
tourer de ses lumières. " Il le fit convoquer à la séance de la
Société des prisons du 2 4 juin 1825.
Les journau.x de l'opposition ne ménagèrent pas le minis-
tère. Le Consiùiitioiinel, dès le Itî juillet, avait protesté contre
la destitution : " Sans doute, on a cru dissimuler ce qu'il y
avait de personnel dans sa disgrâce; mais rien ne pourra lui
ravir l'estime des hommes de bien dont il fut toujours le
modèle, et la tendresse des orphelins auxquels il servit de
père. " Le lendemain, nouvel article, peut-être d'Adolphe
Thiers : a Son âge, ses immenses services, ses vertus univer-
sellement reconnues, le plaçaient en dehors des partis... Il
était du petit nombre de ces grands qui ne firent pas de la
philosophie un jeu d'esprit, un babil de cour; mais qui crurent
devoir réaliser par des sacrifices les sages opinions qu'ils
avaient embrassées...
« Tous ceux qui ont vu ce citoyen respectable et presque
octogénaire travaillant sans relâche , abrégeant même les
heures de son sommeil, pour suffire aux travaux si divers
qui remplissaient sa vie, et faisant au bien public non seule-
ment des sacrifices de fortune, mais, ce qui est bien plus rare,
celui de son temps et de ses forces, n'ont pu s'empêcher de
lui vouer un respect profond... Sa participation à toutes les
améliorations sociales qui ont honoré notre siècle est si
connue que son nom est devenu cher à toutes les nations
civilisées.
u Ce ministère, ajoutait le rédacteur, marche à grands
pas dans une carrière dont il n a pas aperçu tous les
écueils (1) . ')
La presse périodique ne fui pas la seule à rappeler les ser-
vices rendus par Liancourl à riiumanité. Le comte Daru,
son collègue à l'Institut et à la (Ihambrc des pairs, le tra-
ducteur d'Horace, lui consacra une épitre. Toute la vie de
(1) Constiliitiniiiiel, 16 et 17 juillet 1823.
LKS DERNIERES ANNEES 3:57
Liancourt est lonjjiicinont décrite on vers didactiques (Ij.
S'afpt-il (le la vaccine :
GonKdent du secret par Jenner aperçu,
D'un venin salutaire, à la France inconnu,
il porte pariTii nous les jfouttes précieuses...
Va son art, [lar vos soins voyageant sur les ondes,
Vain(|ueui- des pivjuîfcs, va repeupler deux mondes.
Les hôpitaux, lÉcoIe de Ghàlons, les prisons, la statistique
industrielle du canton de Creil, rien néchappe à la Muse aca-
démique :
L infortune a des droits sur les cœurs {jénéreux ;
Les dons de la pitié cherchaient les malheureux :
Mais votre bienfaisance, éclairée, attentive,
Vint offiir du travail à rindi{;encc oisive.
Un asile au vieillard, à Tenfant des leçons.
Gérés vous dut souvent de plus riches moissons!
Le pauvre, dans Thospice ouvei't à sa détresse,
Bénissait cette main, soutien de sa faiblesse.
Sous vos veux, un essaim d(!s fils de nos ;;uerriers,
l'ormés pour la patrie à d utiles métiers.
Maniait la varlope et le cravon rapide.
Les marteaux de Vulcain et le compas d Euclide.
Sur les portes de fer (|ui jjardent les cachots,
Jadis l'œil effravé crovait lire ces mots :...
<i ... Va blasphémer Dieu même, et laisse tout espoir! "
Par vous, dans cet asile, où le crime s'expie,
Descendent la morale et la philanthropie.
Quel plus beau ministère offert à la vertu ?
Aujourd'hui cependant que vous l'avez perdu.
De vos nobles bienfaits la source est dans vous-même.
Oh! que si quehjue roi, di(>ne du diadème,
Pierre ou notre Henri, s'éloi{;nant de sa cour.
Venait de l'œil d'un sa{>e observer Liancourt;
Au lieu de vieux donjons et d'un faste {;othi(jue.
Il verrait l'appareil d'une fête rustique,
(1) Kpttre a M. de La Boche joncuuld sur les progrès de la civilisation, par
M. Dari', de l'Académie fran<;ai8e. Paris, Didot, 1824. ^^Bibl. de Liancourt,
n" 2638.)
22
338 LA l'.OCHEFOUCALLD-LIAîSCOL RT
La vapeur condensée et fuyant au dehors
D'une vaste machine animer les ressorts;
La féconde Gérés et l'active Industrie,
Riches l'une par l'autre, enricliir la patrie;
Un homme présidant à ces sa[;es lalxuirs.
Qui chassent l'indi^fence et protègent les mœurs :
Oh ! comme il s'écrierait : « Hienfaisantes merveilles,
Croissez ; de la science interrogez les veilles ;
L'homme, plus éclairé, mérite d'autres lois.
Et gloire au citoyen, simple et grand à la fois,
En qui nous retrouvons, par un rare assemblage.
Les lumières du siècle et les mœurs du vieil âge. d
(les vers ne méritent d'échapper à Fonbli que parce qu'ils
montrent quelle place Liancourt, clis(jracié, occupait, comme
auraient dit ses amis, dans « le Panthéon contemporain " :
En lui, l'homme de bien créa l'homme d'Etat.
II
En 1823, Liancourt avait soixante-seize ans. Encore debout
et vigoureux, il n hésita pas à défendre la liberté. Il était
d'accord avec les dix-sept députés de son groupe que les élec-
tions de 1824 avaient seuls laissés debout. Il ne s'agissait plus
de convertir la majorité, encore moins de reprendre le pou-
voir; il s'agissait de défendre les libertés publiques contre les
extravagances des exaltés. On a pu écrire que leur pro-
gramme consistait à " refondre la société, à effacer l'œuvre
des trente-cinq dernières années, à revenir autant que pos-
sible à l'état antérieur; à remplacer les préfectures par les
trente-trois anciennes généralités, les conseils généraux par
les assemblées provinciales, les cours et tribunaux par les
vieux parlements ; à remettre le clergé en la possession des
actes de l'état civil;... à supprimer l'Université, à attribuer
LES DEKNIEI'.ES a:NNEES 339
tout renseig^nement aux conjjrégations religieuses, à con-
damner la liberté de la presse et à charger 1 autorité ecclé-
siastique de la censure préalable; à rendre à la noblesse le
privilège des grades militaires, à constituer l'aristocratie terri-
toriale avec monopole de l'administration locale : à abroge
le code civil, notamment dans les articles réglant la propriété,
les successions et le mariage; à présenter le souverain comme
une sorte de propriétaire omnipotent qui ne pouvait être lié
par aucune charte (l) » .
En 1824, Liancourt est des soixante-sept pairs qui repous-
sent le projet sur la septennalité. Ce projet viole l'article 37
<le la Charte. Suivant Pastoret, '< toutes les fois que la Charte
n'offrait pas une disposition précise, c'était au trône qu'il fal-
lait remonter [)our trouver 1 autorité qui doit régler, décider,
prescrire» . Liancourt fait appel « àla Chambre héréditaire ins-
tituée pour défendre les droits également précieux et insépa-
rables du trône et de la nation... Le Parlement français n'a
pas le pouvoir constituant; la Charte est le code de notre exis-
tence politique ; elle serait révocable si elle n'était pas invio-
lable: elle ne peut être revisée qu'en vertu d un pouvoir spé-
cial donné par le roi et à une majorité plus forte que la
majorité ordinaire... »
Le projet en lui-même est favorable à la corruption : >i Pou-
vons-nous nous dissimuler qu'il existe dans une partie de la
nation un besoin ou une soif d argent qui peut être un écueil
pour des hommes naturellement probes (2)? »
La loi sur le sacrilège choqua ses convictions de philosophe.
Trop fatigué pour monter à la tribune, il fit imprimer et dis-
tribuer son il opinion » : « Ce n est point à la justice humaine
à devancer ni à remplacer les jugements de Dieu. Elle n'a
point à venger la divinité... Ce qui est péché dans un culte
n est pas toujours péché dans un autre. . . Ce n'est point comme
péchés que sont punies les actions coupables, c'est comme
délits ou comme crimes... Les théologiens disent : « Qui
(1) TnL'nKAU-DAsniN, le Parti libéral sous la Restauration, p. 284.
(2) Arch. pari., 5 mai 1824, XL, p. 308.
:U0 LA ROCHEFOLCAULD-LIAiNCOURT
" offense Dieu l'outrage, et c'est l'outrage direct de la Divi-
« nité qui constitue le sacrilège... » C'est cette prétention
qui, chez tous les peuples, pendant de longs siècles d'igno-
rance et de barbarie, a couvert la terre de bûchers et l'a
inondée de sang. . . "
u Tous les anciens crimes d'irréligion doivent rentrer dans
le Code si on en replace un seul. L'hérésie, le blasphème,
seront punis... Lorsque le crime de lèse-majesté divine est
admis, comment tolérer qu'il y ait autel contre autel dans un
État catholique? Aux yeux d une certaine théologie, le prin-
cipe de la tolérance est-il autre chose qu'une profession d'im-
piété? Dans ce même système, l'Inquisition était non seule-
ment une bonne institution, mais un tribunal indispensable.
La poursuite et la destruction des hérétiques était l'un des
devoirs de la royauté... Détestons l'impiété, mais sachons
aussi craindre le fanatisme... (1) "
Dans la discussion de la loi sur les émigrés, l'acquéreur de
biens nationaux l'emporte en lui sur le propriétaire de biens
séquestrés. Pellenc lui envoie des documents; il veut par des
amendements rendre la loi « moins détestable, moins dan-
gereuse, moins injuste " . Il veut enlever toute espèce d'in-
(juiétude aux acquéreurs : « Je n'entends pas approuver la
loi... Je ne veux que l'amener à être une loi conciliatrice si
la chose est possible, et qui mette acquéreurs et possesseurs
en toute sécurité, en sécurité inaltérable (2i. »
Personnellement, le résultat l'intéressait j)eu. Son indem-
nité fut liquidée, suivant avis du Conseil de préfecture de
l'Oise en date du 25 novembre 1825, à 1()7,025 fr. 49. Le
capital servant de base était de 1,71 1,080 fr. 75, mais il avait
fallu en déduire l,5ii,0()l fr. 2(J pour le passif (3).
En mai 1825, eut lieu le sacre de Charles X. Liancourt y
réclama sa place. Il voulut figurer dans cette cérémonie
(1} Arc/i. pari., 12 février 1825, XLIII, p. 1 ;37 et suis.
(2) Bibl. nat., i.iss. 6565, fol. 130 à 132.
(3) Arch. de l'Oise, avis du préfet en conseil de préfecture ('26 novem-
)re 1826).
LES DERNIERES ANNEES 341
surannée où, selon le mot de Victor Hugo, <i toutes les formes
du hasard étalent rej)résentées » . Eu face de la uionarchio qui
venait de le révoquer, il tenait à affirmer les droits que lui
conférait sa naissance. Il défila dans la procession du 2î) mai,
derrière le niar(|ui,s de Dreux-Brézé, g^rand maître des céré-
monies, après le roi d armes, les hérauts hahillés " en valets
de jeu de cartes » , les gardes à pied et la musique; les quatre
chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit portaient les offrandes ;
(1 M. le duc de La Vauguyon, le vin dans un vase d or; M. le
duc de La Rochefoucauld, le pain d'argent; M. le duc de
Luxembourg, le pain d'or; M. le duc de Gramont, l'aiguière
d'or remplie de médailles " . Pendant la messe, les quatre
chevaliers furent placés dans le chœur. Le 30 mai, à la réu-
nion du chapitre du Saint-Esprit, Liancourt siégea à côté de
Tallevrand fli. « On pourrait dire que tout en Talleyrand
boitait comme lui : la noblesse qu il avait faite servante de la
République; la prêtrise qu'il avait traînée au Champ de Mars,
puis jetée au ruisseau; le mariage qu'il avait rompu par
vingt scandales, l'esprit qu il déshonorait j)ar la bas-
sesse (2) . "
Ce fut une parade. « J'aurais compris, dit Chateaubriand,
le sacre tout autrement. L'église nue, le roi à cheval, deux
livres ouverts : la Charte et l'Évangile, la reli.<jion rattachée à
la liberté... Au lieu de cela, nous avons eu des tréteaux (3). »
Le sacre n'adoucit pas l'opposition de Liancourt. Son
« opinion " contre la loi de 182(5 sur le droit d'ainesse fut
son testament politique. Il fit appel à la paix civile, à la paix
des familles et des consciences. Le régime du Code avait
habitué les enfants d'un même père à se considérer comme
(1) Moniteur, .31 mai J825, p. 833. — Une estampe du tctnps (Bibl. nat.,
1"* 58) montre Talleyrand en manteau de velours et d'hermine, en culottes
courtes, coiffé d'un chapeau empanaché à la Henri IV, tenant une ai{{uière d'or,
une jamhe appuyée sur le dejjré d'un escalier pour dissimuler sa claudication.
La Ciialcographie du Louvre possède une série de planches tlestinées à un ouvrai'c
d'ensemhle sur le sacre; les lettres n'ont pas été {jravées, ce qui rend les attri-
butions difficiles. La révolution de Juillet a arrêté la commande.
(2) Victor Ilrco, Choses vues.
(3j Cité dans Victor Uuyo raconté par un témoin de su vie, p. 83.
342 LA ROCHEFOLCAULD-LIANCOURT
égaux eii droits. Comment rétablir Tiiiégalité sans blesser la
justice, sans éveiller les jalousies? " Ce sont des castes que
Ton crée au foyer domestique et sous le toit paternel. Les
enfants seront à s'observer, à s'épier, les uns pour empêcher,
les autres pour provoquer la détermination de leur père... "
Quelle carrière ouverte aux procès, « la plus grande plaie
des mauvaises lois! »... « Dans diverses lois qui nous ont été
présentées depuis quelques années, les ministres ont malheu-
reusement touché à nos institutions politiques, mais ils
n'avaient encore touché qu à elles. Les peuples ne sentent
qu'avec le temps ce genre de mal. Les institutions civiles, au
contraire, règlent leurs intérêts privés, leurs intérêts de tous
les jours : altérer ces intérêts, c'est les toucher immédiate-
ment, c'est le point sensible de la plaie...
u La monarchie trouverait une base au moins aussi solide et
plus large, une garantie aussi certaine dans l'attachement
qui lierait à elle cinq millions de propriétaires unis par leurs
propres intérêts que dans celui de deux millions de posses-
seurs de propriétés plus étendues... (1). i?
111
Aj)rès sa révocation, le duc ne quitta plus guère Liancourt :
il aimait à visiter ses écoles, ses manufactures, ses malades; il
causait avec ses voisins. Parfois, il allait s'asseoir à Beauvais
dans la boutique de limprimeur Tremblay : il évoquait avec
lui le souvenir du j)assé.
u On le \ osait, dit Léonce de Laver.<jnc (jiii Ta connu,
activement occupé d a.<|riculture, d'industrie; s attachant à
répandre les nouveautés utiles, comme la vaccine et l'ensei-
gnement mutuel; gardant jusqu'au bout une imperturbable
(1) Arcli. pari., 8 avril 1826. XLVII, p. 128. Opinion non prononcée.)
r.F.S DEllMKUES ANNEES 343
confiance dans l avenir, nn amour exclusir de la popularité,
les convictions ardentes et jusqu a»i.\ illusions de sa jeu-
nesse (1) . »
En 1826, survinreul les troubles de l'École de Ghàlons. Le
[" novembre 1824, le directeur Labàte avait été remplacé par
le vicomte de Boissel. Labàte était très aimé ; ancien membre
de la commission scientifique de 1 expédition d É;;vpte, il avait
délVndu les élèves aux jours sombres de 181 i et de 18 15. Le
vicomte de Boisset-Glassac avait été préfet de la Cong^régation
en 1821 ; un de ses premiers actes fut de refuser l'entrée de
l'Ecole à un juif nomuié Brisac, fils d'un fabricant de draps
de Lunéville (2 .
" Il v avait là comme partout, dit 1 a\ocat Claveau, un chef
bijoot et obstiné... Il préférait les sournois et les rapporteurs,
et il voulait absolument que Ton allât à la messe, aux offices
et surtout à la Mission (3) . »
« Le système d'induljoence et de condescendance de
M. Labàte, dit dans son mémoire manuscrit l'avocat Gari-
net (4 récemment excommunié pour ses publications irréli-
j<yieuses, fit place à un autre tout différent. Le bal, le spec-
tacle furent proscrits sans retour. Il fut permis aux élèves, en
forme de compensation, de se livrer à l'oraison mentale et aux
effusions d'un cœur contrit et pénitent. On convient que le
si{3fnal de cette réforme ne fut pas donné sans exciter de fer-
mentation... Les grâces, les faveurs, l'avancement devinrent
le partage exclusif de ceux qui pratiquèrent à l'extérieur les
(1) Les Assemblées provinciales, j). 14V.
(2) EUVRARD, OUV. cité, p. 63. GuKTTIEn, ouv. cité, p. 10.5.
i3) Ci-AVEAU, De la police générale et de sa abus, 1831, p. 464. Claveai
(Antoine-Gilbert). 1788-1835, avocat à Paris, défendit entre autres le gardien de
la Conciergei-ie accusé d'avoir favorisé l'évasion de La Valette (1815^, deux
fourriers accusés de complot contre le comte d'Artois, Bouton accusé d'avoir
lancé des pétards sous le {;uichet du Carrousel, etc.
,41 Garinet Jules}, 17S)7-I877, nû à Gliàlonssur-.Marne, avocat, littérateur,
plus tard conseiller de préfecture, se lia avec Collin de Plancy, collabora à ses
puJjlications antireligieuses sous le pseudonyme de .lullien de Saint-Acheul ; il
fit amende honorable à Rome. Ce « Factum /jour les élèves » est à la Biblio-
thèque communale de Chàlons, mss. G, 340. Garinet fut sans doute chargé de
préparer le dossier pour Claveau.
344 LA ROCHEFOITCACLD-LIA^'COL'RT
devoirs du culte catholique... " On évitait les châtiments, on
paonait les faveurs en allant à confesse. " J'ai été placé, dit le
témoin Gravier, ancien élève, entre la porte et le confes-
sionnal. J'ai commis une faute pour laquelle je devais être
renvoyé. J'allai à confesse, et, au Heu d'être renvoyé, j'ai été
nommé caporal... "
M. de Boisset se faisait zélé dénonciateur des élèves et des
professeurs, notamment d'un sieur Varin, u athée et jacobin " .
a Tout ce qu'on a pu vous dire, mon cher ami, écrivait-il à
Franchet d'Esperey, de sa rage démagogique, est au-dessous
de la vérité... 11 affiche les plus mauvais sentiments dans la
ville, quoiqu'il sobserve depuis six mois. " On n'ose pas
encore le révoquer, par crainte du i; préfet qu'on va créer
pair de France et du président du tribunal... La philanthropie
de ces fidèles serviteurs du roi chercherait à faire excuser les
erreurs d'un malheureux père de famille... " Mais on réunit
contre lui un dossier formidable (1 . A Paris, au ministère,
on s'effraye. Le ministre demande qu'on remplace « ce mau-
vais sujet " . Le comte Alexandre de Damas vient parler au
ministre « des profanations, des impiétés, des propos de 93
qui se commettent et se tiennent chaque jour " . — « En effet,
(lit Claveau, en récompensant les hypocrites et en persécutant
les élèves qui avaient le malheur de ne pas croire, on avait
presque rendu la religion exécrable et odieuse. »
Boisset croyait gouverner par la terreur. <> Le bien, écri-
vait-il le U mai 1825, s'opère ici plus facilement que je ne
lavais espéré. Cette maison d'éducation deviendra en peu de
temps la meilleure de France si l'on m'accorde les moyens
nécessaires (2; . "
L'échauffourée du I" avril IS2(; le détrompa. " Depuis
quelques jours, dit le rai)p(>rt du capitaine de gendarmerie, il
V avait une coalition composée des élèves les plus robustes...
La prière fut assez tranquille, ainsi que le souper. Les élèves
étaient dans la cour de récréation. Tout à coup, à huit heures
(1) Arch. nat., F, 6978. Dossier 318G.
f2) /</.
LES KEl'.MI.IîES ANNEES 3V5
et clciiiie, la poile du ^o^CM• tics siu\ tMllaiils csl renversée par
une vingtaine de foreenés. Les lumières sont éteintes aussitôt
et les surveillants reçoivent dans 1 ombre une jjrèle de pierres
dont plusieurs sont blessés assez ^<p-iévcment. Au premier
bruit, toutes les lumières furent éteintes dans le corridor et
les salles de réciéation. et les lampes l)risées. La plii[)art des
élèves reconnurent d abord 1 autorité de M. le directeur et,
se raufjeant à sa voix, restèrent calmes ; quelques-uns criaient
seulement : .- A bas Gaillet ! Il faut le pendre! » Le sieur
(laillet est effectivement le surveillant le plus actif de
1 École (1). » Son activité consistait surtout à se servir de
menottes pour mener les élèves à la salle de discipline. C'était
un ancien gendarme.
Il v eut des cloisons démolies, des pavés arrachés; on
se barricada dans les dortoirs, ou crénela les murs, on jeta
dehors trente-cinq boisseaux de haricots : eu somme, il ne
s'agissait que de peccadilles d enfants indisciplinés, indignés
aussi par des entreprises de leur directeur contre leur cons-
cience. Ou avait vu, pendant le siège, un colonel de hussards,
envoyé en parlementaire, oublier sa mission et, riant de bon
cœur, donner aux rebelles une leçon dans l'art de se forti-
fier... « A la suite de son expédition, il avait été décidé, en
conseil de gueri-e et les voix recueillies, qu'il faudrait attendre
1 heure du déjeuner afin de vaincre plus sûrement; ce qui,
du reste, avait réussi parfaitement, car les insurgés étaient
complètenu'ut déj)ourvus de vivres, et ils s'étaient retranchés
sans emporter un seul morceau de pain. Ils furent, pendant
douze heures, entièrement réduits à un sac de pruneaux qu'ils
avaient trouvé dans un .<;reuier et dont ils lancèrent les noyaux
à la tète des troupes ennemies {'2). "
L'acte d'accusation renvoya huit élèves de\ant la cour
d'assises sous la prévention de rébellion à main armée, de
voies de fait, violences, destruction de denrées, menaces ver-
1 liapport du capitaine I^arlliélemv, commandant la {gendarmerie rovale de
la Marne : 3 avril 1826. (Arcli. nat., F', 6978. Dossier 3186.)
(2j Cl\ve.\u, ouv. cité, p. 473.
3!i,6 I.A ROC HEFOLCAULD-LIAÎN COURT
baies d'incendie sous condition. Le plus âgé n'avait pas vingt
ans. Il y eut dans l'instruction des rigueurs odieuses. On
traita ces enfants comme des assassins. On leur milles pou-
cettes. Enchaînés deux à deux, sous lescorte de la gendar-
merie, ils furent transférés de la Conciergerie à Reims. « Ils
parcoururent trente lieues à pied pendant la saison la plus
ripoureuse, sous des torrents de pluie, couchant dans des
cachots et réduits à se nourrir avec les vivres des prisons. "
Liancourt choisit Claveau pour avocat. Celui-ci dénonça
dans les journaux cette violation des règles de l'humanité. A
dix lieues de Reims, des voitures attendaient les détenus et,
quand ils arrivèrent dans cette ville, la population était dehors
pour les recevoir. Grâce à leurs deux défenseurs, ils reçurent
dans leur prison et dans leur triste voyage « les fonds néces-
saires pour subvenir à leurs besoins et adoucir leur pénible
situation » . " On vous a dit, s'écria Claveau dans son plai-
doyer, qu'un traitement plus doux avait succédé; mais à qui
le doit-on? A l'intervention généjeuse d'un citoyen illustre,
du vénérable M. de La Rochefoucauld-Liancourt, qui veille
encore sur les enfants de la tutelle desquels il a été interdit :
il les protège, les nourrit. C'est lui qui a mis mon zèle en
œuvre. Heureux si je puis m'associer dignement à sa noble
mission ! »
Il M. de La Rochefoucauld, écrivit-il plus tard au Courrier
français, les nourrissait dans les fers. Quand ils ont été déli-
vrés, il a veillé au sort de ciiacun deux, sachaut bien qu'ils
ne trouveraient que des rigueurs au dehors. Sa fortune, ses
(lémaiclies, ses veilles, il prodigua tout pour les sauver : il
oubliait ses quatre-vingt-un ans et n'éprouvait que les souf-
frances de ces enfants... Je possède un grand nombre de
lettres qu il m'écrivait et dans lesquelles se peint son ardent
amour de l'humanité, la hauteur de ses idées, son respect
pour l'ordre, son culte pour les libertés publiques et sa haine
contre la faction hypocrite qui nous opprime 11 »
(1) Courrier français, i" avril 1827. Hihl. de rinslilul, fonds Iluzard.
LES DKUMKHES ANNEES 347
Liancourt observait sa discrétioii arcoiitumée : « Je vous
(leiiiando ou grâce, écrivait il à ('-Ia\caii, que mou uoui ne soit
pas prouoncé. 1) al)or(l il serait absoluiueut possible qu il
uuisit au succès (jtie iu)us \onlous obteuir. et pui> j ai une
répujjuance iuviucible poui- les élo.'jes [)ublics. Je cherche à
reujplii- mes devoirs daus toutes les positions et j al assez du
témoi{jua{je de uia conscience... (lest encore une lois bleu
sincèrement (jue |e xous conjure de ne pas parler de moi... "
Les débats durèrent du 20 au 24 décembre, devant la cour
d'assises présidée par un majjistrat Indépendant, M.. Debé-
rain (li. Le principal accusé, Cbrlstopbe, comparut en bus-
sard, porteur d une médaille d'argent ((uil avait gagnée en
sauvant buit cuirassiers qui allaient se noyer dans la Marne
le 10 juillet 1S21. Juges, gendarmes, geôliers cédèrent au
mouvement de sympathie qui entraînait tout Reims vers les
accusés. Les élèves qu'on avait fait venir comme témoins à
charge allèrent retrouver leurs camarades daus leiii' prison.
L un des accusés apj)artenait à une puissante famille: de hauts
protecteurs le catéchisèrent, " afin qu il se séparât de ses con-
disciples et qu il témoignât quelque repentir de sou indocilité
passagère ". On lui avait enlevé le costume de l'Ecole; il
parut à l'audience revêtu de l'uniforme qu'il avait emprunté
à un des témoins à charge et se déclara solidaire de ses cama-
rades (2).
Les élèves de Châlons furent acquittés à 1 unanimité.
u Pour éviter vingt duels, dit Claveau, je les emmenai avec
les avocats â six lieues de là, chez moi, où ils étaient attendus
et où ils firent quelques autres folies qui n'étaient pas dange-
reuses... » Ce fut la dernière victoire de Liancourt sur la Con-
grégation.
Siipj). 67.) — Gazette des Tiihiinuitx, 3 iioveiultrc, 18 et 20 (liH-einlire 1820. —
Vie du duc, p. 74. — Faitgkrk, Vie et liiciifuitf:, p. 33.
(1) M. Deliérain est mort, le 26 août 1837, président de la loar royale de
l'aris. Il avait épousé la fille dti iiiédeciii Leniiiiiier.
(2 Clavkau, ouv. liié, j). 468.
3i8 LA r.0f:riEF0(:CAULD-l,IA^i(:0lTI5T
IV
Sa charité se moalre jusqu'à la fin efficace et éclairée. Il
s'intéresse surtout aux jeunes, aux humbles, à ceux qu'il
av^ait connus au temps de sa grandeur. Le 15 mars I82(j,
il invoque auprès de son cousin Doudeauville le titre de
j;rand maitre de la garde-robe pour lui demander de nommer
M. Dubois adjoint au maître d'hôtel du roi. « En vous préve-
nant de mon intérêt pour lui, je remplis par continuation
mon devoir comme ancien grand mailre de la garde-robe du
roi, et comme, à ce titre, protecteur de ceux qui, sous mes
ordres, ont rempli dignement et honorablement leurs fonc-
tions (1 . "
Il recommande à Decazes M. de Pomereul " quia été sept ans
sous-préfet de Clermont et a emporté l'estime et l'attachement
de tous ses administrés quand l'orage de 1815 est arrivé (2) » .
Parmi les jeunes gens qu'il aida de ses conseils et de sa
bourse, il en est deux qui, plus tard, lui firent honneur. L'un
s'appelait Rossini, 1 autre Adolphe Thiers. Rossini fréquentait
chez les libéraux et jouait souAcnt chez Mme Merlin, la
femme du Conventionnel. Thiers était arrivé à Paris en
septembre 1821 ; il logeait avec son ami Mignet passage Mon-
tesquieu, au quatrième. Il avait été recommandé au député
Manuel, à Etienne. Ce fut sans doute à la recommandation de
Manuel ou de Laffitte, dont il fréquentait le salon, qu'il dut
d'être reçu chez le duc : il devint son secrétaire et le suivit à
Liancourt en octobre 1821 (3).
fl) 15ii)l. nat., inss. 6565, loi. 102. — Doudeauville était sans rancune : en
1822, il avait accepté la place de directeur général des postes " pour remettre ses
affaires » . " Je rcjjrette, lui dit Liancourt, le temps où nos ancêtres ne savaient
pas lire. » (Voir dk Broche, Souvenirs, p. 266.) Doudeauville démissionna en
avril 1827, peu «le jours après le scandale des obsèques.
(2) Ribl. nat., mss. 6565, fol. 134.
(3j Sur l{o8sini, voir le rapport de police dans Annkr, Le livre noir
LKS DEI'.NIKIÎES ANNEES 349
Il Une de ses maximes, a dit son fils, était qu'on n'a jamais
fait assez quand on n'a fait (jiie son devoir. Mais il dédai.o^nail
tout ce qui rcssend)lait à de rostcntation, et il a fallu sa mort
])()ur révéler le bien (ju il avait fait pendant sa vie. »
En 181S, une dame propriétaire d'une filature avait tout
perdu dans un incendie : il lui fallait un prêt de 25,000 francs
remboursable en vingt ans pour relever sa fabrique. Decazes,
alors ministre, lui fit consentir le prêt sous la caution du
duc : elle toucha une première avance de 5,000 francs. Le
ministère tomba et le nouveau ministre refusa de ratifier Ten-
{jagement de son prédécesseur. «J'ai le chagrin, lui écrivit le
duc, de ne pas douter que je sois la cause principale de 1 in-
justice atroce que vous éprouvez : je ne suis pas dans la
triste et fausse politique de ces messieurs: ils ne veulent que
des valets, je ne puis l'être. Je vous prie à genoux de me
permettre de vous prêter les 20,000 francs qui, avec les
5,000 francs du don du ministre, compléteront la somme. ' Et
il ajoutait en post-sa^iptum : u }\ous déjouerons ainsi la malice et
l'infamie de ces messieurs. Répondez-moi, consolez-moi (l). "
Quand il venait h Paris après sa révocation, c'était pour
placer une orpheline, pour faire augmenter un ancien élève
fie MM. Délavait et Fianchct, III, p. 227. — Sur Thiers, M. le comte Aymery
(le La Hochcfoucauld a bien voulu nous écrire le 9 novembre 1901 : " Mon
arrièrc-{;ran(l-|)('re eut, au château de Liancourt, coiiiine secrétaire particulier,
M. Thiers 2,400 fr. d'appointements, table et logement). » — Le fait nous a
<';té confirmé par une lettre de M. Messéant, ami de Mlle Dosnc. " Bien que les
opinions politiipies de ces messieurs fussent divergentes, leurs relations ont
toujours été marquées au coin de la plus jjrande courtoisie. M. Thiers tenait en
très haute estime M. de La Rochefoucauld-Liancourt et professait pour lui le plus
profond respect. » (Lettre du 7 janvier 1902, communi(|uée par M. René
Millet.) La date de l'entrée de Thiers chez Liancourt est fixée par une lettre
adressée par M. Amie, frère de Mme Thiers à M. Gustave de La Tour, dont la
mère était née II. de Chénier, et publiée par M. .Toseph d'Arçay (Notes inédites
iiir M. Thiers). « J'ai reçu, écrit M. Amie de l'ile Maurice le 18 avril 1822,
une lettre de ma sœur du 24 octobre, (jui m'apprend que son fils est à Pari.s
auprès de M. de La Uochefoucanld-Liancourt. " « C'était, ajoute M. d'Arçay,
une position bien mince pour son ambition : aussi ne la garda-t-il que quelques
mois.» En 1822, Thiers entrait au Constilutionvel. Sur ses démêlés avec la police
de la Restauration, voir notre article Î^Revue politique et pari., 10 mai 1903.)
(1) 1" mai 1820. — Voir le Constitutionuel du 13 avril 1827. ^ 15ibl. de l'Ins-
titut, fonds lluzard. Supplément 67, p. 235.)
350
LA R 0 C 1 1 E F 0 L C A U L D- T J A ;«i ( : 0 C H T
de Chàlons, « soutien de vieux parents septuagénaires "...
Afin de ne pas nuire à ses protéjoés, il agissait souvent à Tinsu
du ministère. " Il allait la nuit solliciter une admission à
rhospice, une place modique, une faible pension, auprès de
quelque administrateur, son ancien collègue, chez lequel il
n'aurait pas voulu qu'on le vît entrer le jour Ij. »
De Liancourt, il suivait les travaux du Conseil général des
hospices, a Je désire, écrivait-il à Péligot le :23 septembre
1825, que vous soyez tout à fait quitte d inquiétude de la
convoitise que nos soi-disant pieuses gens ont du Val-de-
Gràce et qui tendrait à l'envahissement de Saint-Louis. Les
bonnes raisons ne sont pas toujours celles qui gagnent les
procès, surtout quand il est question de ce que les hypocrites
veulent appeler lieligion. Un grand bonheur pour les hôpitaux,
c'est la profonde sagesse de M. l'archevêque de Paris. » Le
7 août, il déplorait la perte de Bigot de Préameneu, » la
Minerve du conseil, telle que nous l'a dépeinte Fénelon...
Jamais on n'a réuni plus de savoir et plus de simplicité,
plus de douceur et plus de caractère, plus déraison et de faci-
lité de travail. A'oilà une perte irréparable. Il sera sans doute
remplacé par un homme de la Congrégation qui vous sau-
vera tous... " — a Est-il donc vrai, écrivait-il en septembre,
que les prêtres s'emparent du Val-de-Gràce et que dessus
cela Saint-Louis devient hôpital militaire quoique sagement
établi pour hôpital spécial des dartrcux, galeux, scrofuleux;
que ces bijoux de M. Alibert vont être répandus dans les
divers hôpitaux de Paris.'* Je remercie M. Corbière de son
courroux... •' 11 alla trouver les ducs de Montmorency et de
Doudeauville et Ht échouer le projet.
^1 Vie lin iliic^ 6'J. " .l'ai su j)ar mon jtrotéjjô, ôcrivait-il le 27 mai 1826, (|ue
M. Dii[>lay administrateur des liospiccs] avait enfin terminé la petite affaire
<|u'il aurait pu, aux niènies conditions, terminer il y a quatre ans et qu'il m a
promise depui.s six. .Mais M. Duplav. trop occupé sans doute, n'a pas cru devoir
m'en prévenir lui-même ni répondre à aucune de mes lettres, .llionore sa pru-
dence... » (Arcli. de l'Assistance publique. Dossier Péligot.^ " Je tâcherai, dit-il
ailleurs, d'arriver jusqu'à lui par les frères de la doctrine chrétienne et par l'au-
guste Congrégation. >'
LES DERNIERES ANNEES 351
Son dernier acte fut une lettre par laquelle il sollicitait
M. Desportes, administrateur des hospices, en faveur de deux-
mères de famille dans rindijjence 1).
Politiquement aussi, 11 resta le même jiis(ju'à la (in. Il
s'était brouillé avec Lacretelle au siijcl de \ Histoire de la
Coiistitianiic, u trop sévère à son jjré pour la Révolution '2) " .
Ils se réconcilièrent quand Lacretelle, censeur dramatique,
fut révoqué pour avoir protesté, avec dix-huit académiciens,
contre la loi de justice et d'amour. Vlllemaiu, un des trois
rédacteurs de l'adresse, avait été rayé de la liste des maîtres
des requêtes. Le IS janvier 1827, Liancourt lui envoya ce
billet :
"Liancourt, le I S janvier 1827.
« Retenu pour quelcjues moments encore à la campag^ne,
permettez-moi, monsieur, de céder au besoin de vous féliciter
de riionorable disgrâce que vous venez d'éprouver. Depuis
longtemps votre beau talent, votre aussi beau caractère et
l'estime générale qui les couroiuie n avaient pas besoin d il-
lustration. Ils reçoivent cependant un nouvel éclat de la dis-
grâce d'un ministère qui, ne pouvant que flétrir par ses
faveurs, conserve au moins la faculté tout entière d honorer
par ses persécutions.
" Veuillez bien, monsieur, me compter au premier rang de
ceux de vos nombreux amis qui se trouveraient heureux de
vous honorer des preuves de leur estime profonde et tle leur
sincère attachement.
" Le duc de L\ IÎ()Ciu:fouf.\uld.
« Ne prenez pas la peine de me réponthc: je serai dans deux
jours à Paris (3; . "
(1) Fonds Huzard, suppléaient, p. 2:35.
(2) LAcnETELLE, Dix (limées, p. 7G.
(3) Cette lettre inédite fait partie de notre collection. Le troisième disgracié
était Micliaud, lecteur du roi. M. de Villèle (Voir Corr., V, p. 261 |>arle
d'une lettre <jue Mgr de Quélen écrivit à Charles X pour f|ue le roi rendit ses
bonnes grâces à « ces trois confrères ^Michaud, Lacretelle et Villemain' qu'une
erreur trop généreuse a entraînés hors des bornes, mais dont le respect et 1 atta-
352 LA ROCIIEFOUCALT.D-LIANCOCRT
Dans les dernières années, Liancourt se rapprocha du duc
d'Orléans; celui-ci justifiait le mot de Louis XYIII : u II ne
remue pas et pourtant je m'aperçois qu'il chemine. " Sa
maison était ouverte aux représentants de Topposition; il les
recevait sans étiquette et familièrement; il présentait son fils
encore enfant à Laffitte: il avait recueilli Casimir Delavif^ne
destitué. « De prince, disait Paul-Louis, il s est fait homme
de hien. Je voudrais qu il fût maire de la commune. •' Son
absence de morgue plaisait à Liancourt. Le vieux duc n'avait-
il pas enfin trouvé le prince démocrate rêvé quarante ans plus
tôt? Il lui fallait un Louis XYl sans préjugés, un roi citoyen,
instruit et non irrité par l'émigration, connaissant le peuple,
connu de lui et paraissant I aimer, u un prince, suivant le
mot de M. Albert Sorel, au-dessus de tous les partis, mais
suscité par eux, dépendant d'eux, ni trop grand, ni trop fort,
ni trop populaire surtout pour leur échapper et assez fin pour
les servir en ayant 1 air de les emplover (1) " .
11 y avait longtemps, suivant le mot de Rémusat, que pour
tous les esprits politiques le duc d'Orléans était le roi de
l'avenir. Le Constituant et le fils de Philippe-Égalité se retrou-
vèrent et se comprirent.
Après sa destitution, le l" août 18:23, Liancourt reçut la
visite du duc, accompagné de ses deux fils aines. En
août 182G, ils revinrent à Liancourt. ^ Le gazetier de Lian-
court vous apprendra l'heureux et bienfaisant passage de
Mgr le duc d Orléans dans notre commune. Son appari-
tion a été courte pour le visité auquel elle a rendu la joie
et le mouvement. Monseigneur a bien voulu lui apporter
de nouvelles paroles de bonté des augustes princesses.
clieriient au roi ne sont pas doutenx". L'arclievrqne de Paris échoua dans sa
démarche.
En 1824, le jjéoniètre Lc{;endre, àjjé de soixante-douze ans, fut privé d'une
pension de 3,000 francs, » parce qu'il s'était permis, dans une élection à l'Aca-
démie des sciences, de voter contre un candidat de la Conj;régation malgré l'in-
jonction d'un chef de division du ministère de l'Intérieur » . V^iel-Gastei,, XIV,
P 291.)
(1) J.' Europe et la Révolution franruisc, V'' partie, p. 466.
LES DERMKllES AÎNINKES 353
Mgr le iluc (1 Orléans el elles sont adorés paiioul (1). »
" C'était, (lisait Mollien, un éclair de bonheur quand une
princesse auguste venait le \isiler. Le ["mars 18:27, il recom-
mandait au secrétaire des comniandenients du prince son
petit-fils, le comte Jules, >. pour lequel le duc lui avait promis
« une place dans sa maison militaire (2;. »
Le dimanche 17 février 1827, Liaucourt assistait, malgré
ses quatre-vingts ans, dans le grand amphithéâtre du Conser-
vatoire des arts et métiers, à l'ouverture du cours de méca-
nique de Ch. Dupin, dont la fondation lui était due ii .
Il revint à Paris en mars pour combattre la loi de justice et
d'amour. Il voulait monter à la tribune pour soutenir la
cause de la presse. Il n attendait que le rehait du projet pour
repartir, a 8i cela est aujourd'hui, disait-il, je pars demain. »
Peut-être vivrait-il encore, ajoute son fils, s'il fût retourné à
Liancourt.
Le 23 mars 1827, il tomba malade. Il avait à son chevet
quatre médecins : (jolson et Le Helloco, ses médecins de
Liancourt ; Husson, son vieux collaborateur du Comité de
la vaccine; Guerbois, qu'il avait jadis soutenu, alors chirur-
gien du collège Louis-le-Grand. Il mourut simplement. » Il
faut, dit-il, que tout se passe le plus naturellement du
monde. " Il avait à côté de lui l'évêque de Beauvais,
Mgr Feutrier, dont a la ])iété tolérante se rapprochait beau-
coup des opinions religieuses de l'illustre philanthrope.
C'était, a dit le duc de Hroglie, un prélat modeste, pieux,
conciliant, d'un esprit élevé, d'une société douce (4) » et,
(1) 26 août 1826. (Autoj;. Charavay. Catalogue n" 983.)
(2) Ribl. nat., inss. 6565, p. 138. Le destinataire ajoute : « DcrnicMc lettre à
moi écrite du bon duc de La llochefoucaidd, mort vers la Un de mars. »
(3) Dl'pix, Di.icourx aux ohsèijitvs.
(4) A vingt-deux ans, l'ablié i'eutrier, en sortant du séminaire, avait fait partie
de la Congrégation; il avait été consacré par le P. l)elpuits le 20 septembre 1807.
Il s'occupait surtout de visiter les malades à Ibôpilal de la Charité. (Geoffkoy
DE Cu.\NDMAisos, la Congrégation, p 97 et 349.) Il avait été ilepuis vicaire
général de la grande aumônerie, curé de la Madeleine, évoque de lîeauvais. En
1827, il refusa de présider le collège électoral de l'Oise, <c (|ui laisait dire à
Charles X : « Je ne reviens pas de l'évêque de Dcauvais; cela est bien sot ou bien
orgueilleux. « (8 novembre 1827, Corr. de Villèlc, V, p. 281. Le 12 février
23
354 l.A UOCHEFOUCAUI.D-LIANCOUllT
ajouterons-nous, d'après son portrait, d'une admirable pliv-
sionomie.
Ils étaient faits pour s entendre. Le prélat respecta scrupu-
leusement les convictions du moribond.
«Le duc de La Rochefoucauld, dit Gaétan, pénétré des
sages principes de la tolérance religieuse, s'était accoutumé à
côté de Louis XVI, quoique ne pratiquant pas les mêmes
dévotions que ce a ertueux monarque, à donner, partout où il
a résidé, non seulement les preuves de sa croyance sincère
aux vérités fondamentales de la religion, mais encore lexemple
de son respect pour les cérémonies. Aussi, disait-il peu de
moments avant de mourir : u Plus on est honnête homme,
'i plus on est religieux; mais on garde sa foi pour soi et on est
u indulgent pour les autres. " Il est vrai que, comme il avait été
impossible autrefois de l'égarer dans la société de d'Alem-
bert, du baron d'Holbach et de Condorcet, de même il était
impossible de le porter à un zèle de dévotion au delà de celui
qu'il jugeait convenable. Les consolations de la religion ont
entouré le duc de La Rochefoucauld. Elles lui ont été offertes
par le respectable évêque de Beauvais, mais aussi par ses
enfants, qui sont tons [)énétrés, comme il l'était, des vérités
éternelles si consolantes pour ceux que Dieu rappelle à lui.
Et, comme il se refusa jusqu'à son dernier soupir à celles des
pratiques auxquelles il ne croyait point, il dit : « Ce n'est
- point là la vraie foi, ce sont les erreurs humaines. " Il
ajouta, quelques moments après : a H est plus d un catholitjue
u qui meurt intérieurement convaincu des vérités du protes-
1828. il lemplara M};r de Fravssinous comme ministre des afFaires ecclésiastiques
dans le calùnct Martij(nac. Le 10 juin, il sijjna l'ordonnance qui fixait le nombre
des petits séminaires et celui " des jeunes lévites qu ils pourraient élever ". H
s'associa à la mesure prise par l'ortaiis pour soumettre au contrôle de l'Univer-
sité les huit établissements dirij;és |)ar les membres d'une congrégation non
autorisée (les jésuites) : "On peut dire sans rien exagérer, a écrit le duc de Hroglie,
qu'il a payé de sa vie ces qualités que son appel au ministère mit aux prises avec
des circonstances plus fortes que lui et des adversaires qui l'accablèrent sans
l'éi)ranler. . . I,e pauvre évêque de Heauvais devint une brebis galeuse : le ministre
des cultes ne vit plus trace de l'épiscopat; c'était à qui montrerait du doigt
1 apostat. » (Voir DK Hrogi.ie, Souvenirs, 111. p. l'î'î à ]^S, passim.) Il mourut
en 1830, en proie à une tristesse incurable.
LA MO HT ET LES OBSÈQUES 35")
" tantismc. » Il dif une autre fois : ^ Je sais où on veut nie
.i mener, et je ne veux pas v aller. Je ne passerai jamais les
a bornes de mes opinions religieuses. " Il ajouta : « Je suis
" d'accord sur le fond, mais non pas sur la forme. "
« Il était dl^'jne du duc- de La llochcfoucauld, après avoii-
conservé pendant toute sa vie le caractère le plus noble et le
plus franc, de repousser avec constance jusqu'à sa dernière
lieure tout acte d'une dévotion incompatible avec ses opi-
nions et qui, par conséquent, eut été de sa part un acte
d'hypocrisie (1) . »
Tous les biojjraphes sont d'accord sur le caractère de ses
derniers moments. ^ Sa mort, a dit M. de Castellane, donne la
note exacte de la liberté de ces grands seigneurs convaincus
(jue l'axe social et religieux de la société française devait être
déplacé 2 » . u II fut, dit Lucis (3) , entouré des consolations
de la religion, mais il refusa jusqu'à son dernier soupir celles
des pratiques auxquelles il ne croyait point. »
Le duc de La Rochefoucauld mourut le mardi 27 mars, à
quatre heures du soir.
La lettre d invitation aux obsèques était ainsi conçue :
« Vous êtes prié d'assister aux convoi, service et enterre-
ment de M. François-Alexandre-Frédéric duc de La Rochefou-
cauld, pair de France, chevalier des ordres du roi, de Saint-
Jjouis et de la Légion d'honneur, membre de l'Académie des
Sciences, décédé en son hôtel rue Royale-Saint-llonoré, n" 9,
qui se feront le vendredi 30 mars 1827, à neuf heures du
matin, en l'église de la Madeleine, sa paroisse.
(i De Profundis (i) ! »
(i) Vir du duc, |). 85-87.
(2) Geiitilsitoiniiics déinorrales. p. 172.
(3) Monograpliic. p. 252.
(^4) Bibl. de l'Institut, fonds lliizard. — La lettre est adressée à AL le ilicva-
356 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT
La lettre était signée de la duchesse, de ses trois fils : le duc
d'Estissac, le comte Alexandre et le comte Gaétan, et de ses
douze petits-enfants.
Il y eut aux obsèques une foule considérable. « Le noble et
le plébéien, dit le Constitutionnel, le magistrat et l'artisan y
étaient presque confondus. Parmi les assistants, les pairs, les
députés, les artistes qu'il avait obligés, et surtout les élèves de
Chàlons qui perdaient en lui plus qu'un protecteur, un patron
et un père... Ces jeunes gens avaient d'abord demandé à jeter
de l'eau bénite; ils y renoncèrent, leur demande n'ayant pas
été prévue par la famille . Mais ils obtinrent du duc de Dou-
deauville, ministre de Charles X et proche parent du mort, de
porter le cercueil à bras à l'église de l'Assomption. Ce fut,
parmi les jeunes gens élevés par ses soins et souvent à ses
frais, à qui s'empresserait de lui rendre ce dernier honneur. "
«Je n'oublierai de ma vie, dit le duc de Broglie, l'étrange
contraste qui se rencontrait entre les armoiries du défunt et la
draperie funèbre dont le cercueil était enveloppé...
« On y voyait en broderie rendue saillante par l'éclat des
couleurs l'image de la fée Mélusine, tenant en main un petit
miroir où elle se regardait en souriant, et, au-dessous, la
devise de la famille : " C'est mon plaisir (Ij. "
Jusque-là tout allait sans encombre. « Un silence religieux,
une marche lente et triste, des sentiments profonds, tout, dit
son fils, détachait l'assistance de toutes les pensées humaines ;
rien ne pouvait inspirer la crainte d'un mouvement dange-
reux pour l'état social. " La cérémonie funèbre célébrée, les
jeunes gens s avancent pour rc[)rcii(lrc lo fardeau. A ce
lier liuzard, ineiiil)r(' de l'Institut, rue de rEpcron-Sainl-André-des-Arts, ii" 7.
Il s'agit de l'éjjlise diî rAssoniptioii, coiistrnite en 1670, rue Saint-llonoré, et
désifjnée lors du rétahlisseujent officiel du culte pour le service de la paroisse de
la Madeleine. L'église actuelle de la Madeleine; ne fut achevée qu'en 1843.
(1) Souvenirs, 111, p. 92. — Dans un houitnage " aux niàiies de la Roclie-
foucauld", un contemporain, sans doute un élève de Chàlons, compare ce
miroir à un réflecteur, et s'en sert pour « déceler les traits hideux de ce génie per-
turbateur, dont les lèvres livides reflétèrent à sa naissance la clarté sinistre des
torches ensanglantées qui précèdent les pas du prêtre Ijourreau... dans les réduits
de l'Inquisition «. (lîihl. de Liancourt, n" 3396, in fine.)
LA MOUT ET LES ORSKQUES :J57
moment, un inconnu, sans Insignes, sans monlrcraucun ordre,
se place devant eux et crie : « Des porteurs! « On sut depuis
que c'était un commissaire de police nommé Mazugues (1).
" Pas de porteurs! » répliquent les élèves. Le commissaire
fait observer que la famille s'oppose au transport du cercueil
autrement que par le mode ordinaire, ce qui était faux : la
famille avait simplement déclaré qu'elle n'avait ni consente-
ment à donner aux ordres, ni opposition à former à leur exé-
cution. « Les jeunes gens se soumettent, puis apercevant
Gaétan et Alexandre qui s'avancent pour prendre place der-
rière le corps : « Eh quoi, messieurs, leur disent-ils, la famille
nous refuse de porter les restes de notre bienfaiteur? — La
famille, loin de s'y opposer, vous y a autorisés, répond le
comte Gaétan, et elle y consent encore. " Ces mots prononcés
devant les porteurs arrêtent ceux-ci. Ils remettent le cercueil
aux élèves, qui le placent sur leurs épaules, sortent de l'église,
traversent la cour située en avant de cet édifice et entrent dans
la rue Salnt-IIonoré. " Le cortège se reforme : les fils du défunt,
un grand nombre de pairs de France et de personnages de
haut rang, parents ou alliés, prennent successivement place
derrière le corps. Le duc étant lieutenant général, une escorte
d'honneur avait été donnée à ses restes. L'individu qui déjà
était intervenu dans l'église s'approche du commandant de
cette troupe et, faisant connaître ses qualités de commissaire
de police, lui enjoint de forcer les jeunes gens à déposer le
cercueil sur le corbillard destiné à le conduire hors de
Paris (2). " Cet ordre, dit le Journal des Débats, parut si inex-
plicable que les jeunes gens ne crurent pas devoir déférer à
une intimation verbale émanée de l'autorité militaire, que ne
confirmait aucune loi promulguée, aucune ordonnance connue
de police, et qui était contraire à une foule d'exemples récents.
Un autre ordre secret, suivant Gaétan, enjoignait à la troupe
(1) Ce Mazugues était un maladroit : on lui reproche dans un rapport secret de
ne pas savoir maintenir l'ordre dans son quartier. (Année, Le livre d'or de
MM. Delavau et Fraiichet, t. IV, p. 177.)
(2) Vaulabkli.k, VII, p. 291.
358 LA llOCHEl'OUCAULD-LIANCOURT
a de tomber sur les huit jeunes gens » . L officier commandant
hésite. Le commissaire de poHce devient pkis impérieux,
l'ordre d'abandonner le corps est donné aux élèves qui décla-
rent vouloir le garder. Les baïonnettes, demeurées jus-
qu'alors dans le fourreau, sont mises au bout des fusils; à la
vue des soldats qui s'avancent pour s'emparer du cercueil, les
assistants les plus proches entourent les jeunes porteurs; on se
mêle, on se pousse, une sorte de lutte s'engage, le cercueil
oscille à plusieurs reprises sur les épaules des élèves ; mille voix
s'adressent au commandant de l'escorte pour qu'il fasse cesser
ce conflit impie. <> J'ai des ordres formels, s'écrie-t-il, voulez-
II vous que je me fasse destituer? » Tout à coup, un cri perçant
s'échappe de toutes les fenêtres placées au-dessus du lieu tie
la scène et qu'encombre une foule de curieux; un bruit sourd
se fait entendre, c'est le cercueil qui tombe sur le pavé. Il
s'ouvre, à la grande horreur de la famille éplorée et du cor-
tège éperdu, laissant le cadavre barboter dans le ruisseau. On
ypourvoit de toutes mains et tant bien que mal (l). Le vide se
fait autour des soldats qui relèvent le cercueil à demi brisé,
ramassent dans le ruisseau de la rue les insignes du définit et
son manteau de pair souillés de boue et le placent sur le cor-
billard que le commissaire de police avait fait approcher... »
« On n'eut, dit Gaétan, aucun respect ni pour les hommes,
ni pour la mort même... jamais un plus sauvage attentat n'a
été commis au sein d'une nation civilisée, jamais il n'y eutuu
acte plus illégal, plus révoltant et plus impie. "
On se remit en marche pour la barrière de Glichy. Là,
(Charles Dupin — dont la chaire avait été fondée par Lian-
court — prononça l'éloge funèbre. Quand il rappela les peines
que le duc se donnait pour ouvrir à des jeunes gens ^ une car-
(1) De Broche, Souvenirs, III, p. 92. D'après une note de Vaulabelle
(VIII, p. 293}, on aurait passé une partie de la nuit à Liancourt non seulement à
réparer le cercueil, mais encore à rétablir dans leur position naturelle une partie
des membres qui s'étaient détachés du corps. Ce détail macabre n'est pas confirmé
par les traditions orales que nous a transmises M. Oamblon, notaire honoraire et
ancien maire. Celui-ci tient d'un menuisier nommé l'ontliieu, qui fut plus tard
son adjoint, quon répara siiiq)lement le cercueil.
\.\ M OUI Kl LES OP.SKOUES 359
rlère avantageuse " , beaucoup uiiront la uuiin sur leur cœur
pour se désigner; d'autres pleuraient. " Vos larmes, dit l'ora-
teur, valent mieux que mes paroles pour louer le grand et bon
citoyen que nous avons tous perdu... C'est bien vrai, répé-
taient à rni-voix des camarades, c est an duc ([ii ds doivent
leur état (1 1 . »
A Liancourl, dit son Hls, nous n'avons trouvé qu'affection,
resj)ect et reconnaissance. On arriva à neuf beures du soir. Le
cercueil était suivi du duc d'Estissac, du comte Alexandre, de
Gaétan, Franck, Olivier, Frédéric. Jules de La Rochefoucauld,
du prince Aldobrandini et du comte Montant. Tout le canton
était là, tous ceux aussi des communes éloignées qu'il avait
conseillés ou servis. " Il y avait cent dix hommes sous les
armes ; toutes les maisons étaient pavoisées de drapeaux noirs.
La pluie tombait à torrents : des cris douloureux retentirent ;
tous voulurent passer la nuit; ils ne se retirèrent qu'à onze
heures " parce qu'il fallait rétablir le cercueil qui avait été
« brisé dans sa chute à Paris 2j » .
(1) Vlpdu duc. p. 91.
Ce récit peut être comparé à celui qu'avaient préparé les anciens élèves de
Chàlons et d'Anijers : le projet qu'ils avaient rédijjé est aux Arciiives de l'Assis-
tance publique (dossier Péligot). En voici le passajje caractéristique :
« Forts du sentiment qui les anime; convaincus qu'ils ne commettent aucun
acte de résistance aux règlements, aux lois qu'on veut leur opposer, les anciens
('•lèves persistent dans leur résolution. Ce n'est pas alors une injonction qui leur
est faite, c'est un combat qu'on leur livre à la porte même de l'église où les
prières retentissent encore; et quel combat, grand Dieu! puisque ce n'est qu'au
milieu d'une nuée de baïonnettes et au bruit des vociférations que les anciens
élèves parviennent à franchir les portes de la cour en portant toujours le cer-
cueil.
« Mais le moment est venu de l'abandonner.
« La plume se refuse à décrire ce qui se passe dans ce funeste instant où, séparés
de leurs frères par une troupe obéissante et furieuse, les élèves qui portaient le
corps furent abandonnés à leurs seules forces. Frappes inhumainement, arrachés
sans pudeur de tous côtés, ils sont contraints de fuir à leur tour pour mettre
leur vie en sûreté. Un seul reste, non pour braver lorage, non par un sentiment
hostile; il soutient ;i lui seul le cercueil qui, déjà d'un bout, trempe dans le ruis-
seau; il supplie, il conjure les soldats d'éviter à .ses concitoyens irrités limage
d'une dernière et outrageante profanation; mais il n'est pas compris, et, tout en
parant les coups qu'on tente de lui porter, il jette un cri d'indignation en vovant,
malgré ses efforts, le cercueil rouler à ses côtés et foulé aux pieds des .-soldats et
du cheval de leur commandant. »
2 Lettre de M. Ferry, curé de Liancourt, du 2 avril 1827. lievitr eiiryclope-
360 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOUUT
Les obsèques eurent lieu le lendemain. Le corps, dit le curé
Ferry, fut porté à sa dernière demeure qui est dans le parc, à
un endroit appelé Tlle-d' Amour. « Si le lieu de ma sépulture,
avait écrit le duc dans son testament, répugne à mes enfants,
bien que je pense que c'est un préjugé, je consens néanmoins
à être porté au cimetière de Liancourt (1;. " Ses enfants res-
pectèrent sa volonté. C'est dans son parc que repose ce fils du
dix-huitième siècle, au milieu des arbres, à deux pas de ses
fabriques, de son école mutuelle et de son hôpital (2). Jus-
qu'à la fin de la Restauration, on y fit des pèlerinages poli-
tiques.
La scène des obsèques souleva un douloureux émoi. « Un
cri d'indignation, dit de Broglie, s'éleva dans la rue d'abord,
puis dans la ville, puis dans toute la France. »
Le gouvernement essaya d'étouffer le scandale, la presse
et l'opposition de le grossir et d'aviver les regrets. On en
fit une arme contre le ministère. Le préfet de police Delavau
tâcha de tout rejeter sur le comte Alexandre :
" Les élèves refusèrent de se rendre aux injonctions réité-
rées du commissaire de police. M. Alexandre de La Roche-
foucauld, témoin de cette altercation, s'emporta contre le
commissaire de police jusqu à le menacer de la manière
la plus iucou\ enante. Cette scène contribua tellement à irriter
les élèves de l'École de Chàlons et le peuple que la troupe de
ligne qui entourait le corbillard laissa forcer trois fois ses
rangs et (jue le commissaire de j)olice, saisi et maltraité, vit
son autorité entièrement méconnue. Toutefois, la fermeté du
lieutenant-colonel du MV régiment de ligne prévint un plus
grand scandale. Le corps fut enfin abandonné par les élèves
fhi/ur, t. XXXIV, p. 222.) » Sa moi' t, dit-il, a porté un coup funeste à mon bonlieur. »
En t828, le curé Ferry établissait à Liancourt une école du dimanche. (Rapport
de Gérando à la Société d'instruction élémentaire. Hevue encyclopédique.
t. XXXVIIL j). 541 )
(1) Vie du duc, p. 94.
(2) Le monument est très modeste : c'est un petit édicule en pierre entouré de
verdure; il a été réédité en 1864 par les soins du duc Françoi.s. On y lit cette
épitaphe : « Heureux celui (jui a compris le.s besoins du pauvre. »
I,.\ MOr.T KT LES OHSKOUKS 361
fjiii le laissèrent tomber à terre; il fut remis dans le corbil-
lard et conduit à la barrière de Clichy malgré quebjues efforts
faits pour larrétcr encore : l). »
Les journaux furent violents. «La journée de l'Assomption,
dit le Jounntl des Débats, compte parmi les plus belles victoires
du ministère : il a cbar^é un cadavre défendu par toutes les
vertus de lliomme, du grand seigneur et du citoyen... Le san^r
a coulé et, dans ce désordre affreux, le cercueil d'un ami de
l'humanité a été précipité et est resté quelque temps dans le
ruisseau. » — u Un pouvoir ombrageux et cruel, disait le Cons-
titutionnel dans son numéro du ;îl mars, avait vainement voulu
élever une barrière entre les pauvres et leur noble ami... Une
tète octogénaire et chargée de cheveux blancs n'a pas arrêté
la brutalité de cette colère basse et honteuse, frappant sans
retard toutes les illustrations qui ne s'humilient point, toutes
les probités qui nacceptent pas le joug de la flétrissure. "
Ailleurs, le rédacteur parlait " de l'horrible vertige, de la folie
stupide qui avait poussé les furies de la police», et, «des
Jésuites qui avaient répondu par des baïonnettes à l'expres-
sion du deuil national » .
« La voix des tombeaux, dit le Courrier français, se join-
drait à celle de la population tout entière pour accuser un
ministère dont la mort même n'aurait pas désarmé les impla-
cables ressentiments. M. Franchetet les Jésuites devaient être
satisfaits. »
L'indignation gagna la province. A Toulouse, à Tarbes, à
Auch, à Perpignan, à Mulhouse, on accusa la police, le minis-
tère, la Congrégation. Les fils et les gendres du duc avaient
lait insérer au Moniteur du 28 mars une note sévère. On se
répétait le mot du comte Alexandre à M. de Puymaigre,
(1) Rapport du 30 mars 1827. Arcli. nat., F', 6986. n° 13607.) La police se
préoccupa longtemps de cette histoire oxx son rôle n'avait pas été brillant. L«;
3() mai 1828, le préfet de j)olice l)el)c!lcyme si{;nala au ministère de l'intérieur un
tableau de 18 pouces de loiiy sur 15 pouces de lnr;;e, représentant la Sortie du
corps de feu M. te duc de La Rochefoucauld de l'éfjlise de l'Assomption, au
motnent où. le cercueil tombe sur le pavé, qui se vend chez les sieurs Benoit et
Villaine-Jame, passajje Vivienne.
;}62 LA F.OCHEFOUCAL:LD-JJA>;COrRT
préfet de l'Oise, qui lui demandait sa voix : « Jamais je ne
voterai pour les candidats dun ministère qui a fait traîner
dans la boue le cercueil de mon père (1) . ;>
Les deux Chambres s'émurent aussi. Dès le 28 mars, le
duc de Ghoiseul dénonça à la Chambre des pairs a un
attentat inouï contre le respect dû à la cendre d'un de ses
membres les plus vénérables, d'un grand et vertueux
citoyen... Il est de l'honneur, dit-il, et de l'intérêt de la pairie
de ne pas laisser passer inaperçu un outrage fait à un de ses
membres les plus respectables, de demander des explications
précises sur un aussi étrange abus de la force, et de prendre
des mesures pour qu'à l'avenir les insignes de la pairie ne
puissent plus être exposés à une pareille injure » . Le grand
référendaire devait être officiellement chargé de prendre des
renseignements sur les faits et de rendre compte à la Chambre
du résultat de son enquête.
La proposition fut appuyée par le baron Pasquier. Le mar-
quis de Sémonville, grand référendaire, observa qu'il avait
quitté l'église après l'absoute sans que rien annonçât aucun
désordre. Il n'avait appris qu'à 1 ouverture de la séance la
scène affligeante qui avait eu lieu à la sortie de l'église. Il était
prêt à exécuter les ordres de la Chambre, n II est permis à
tout citoyen, dit le duc de Choiseul, de faire porter le corps
de son père à sa dernière demeure de la manière qu'il juge
convenable. Pourquoi cette liberté a-t-elle reçu une première
atteinte alors quelle ne s'exerçait que pour rendre un tou-
(t) Comme exemple de polémi([ue, il faut citer ce passajje àeV Hommii(je aux
mânes de La Rochefoiu-nulil .
IV
Oui, I.H U... LSt iKilif père, oui I.a 11 ... fui iintii- ami, cl Toulraji' (|ui a été faii à ses
restes floit ri'tonibcr sur la lête de ceux ipii le poursuivirent jiis(]ue sous le lioceui, oit
le silence et le repos ne sont troublés «pie dans les temps où Dieu, pour châtier les
peuples, irouhlc la têle des inéchans, et les j)i)usse vers ces sccues d'horreur dont nolri-
histoire moderne n'offre (jue trop d'exemples...
VII
Kh bien ! ipie nous déposions nous-mêmes, i-l sur la pl.K c publique, les restes de nos
concitoyens, si les porli^s du temple nous soni fermées, el ipie nous abandonnions aux
constablcs la dépouille cjuils auronl lléirie, pour «(u'ils s'en repaissent connue le chacal
LA MORT ET LES OBSEQUES 36^
chant liommajje à Icminonte verlu iliiii pair de France? La
(li»nité (le la pairie tout entière y est intéressée. Elle exi{]e
({ue cette affaire soit éclaircie autant quelle peut l'être. "
La proposition fut adoptée sans contestation 1).
Le 31 mars, à la Chambre des députés, à l'occasion d une
pétition, Casimir Perier protesta contre une administration
.. qui laissait outrager jusqu au pied des autels les restes ina-
nimés de ceux qui ont mérité pendant leur vie l'amour et
la vénération de leurs concitoyens " . Il qualifia le fait d at-
tentat inouï. i< Laissons à la Chambre des pairs, dit-il au
milieu d'une vive agitation, le soin de demander vengeance
(le l'insulte faite à l'un de ses membres les plus distingués;
et, en annonçant à la France cette profanation de tout ce
qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, bornons-nous
pour aujourd hui à unir notre voix à celle de tous les cœurs
généreux et de tous les amis de leur pays, pour déplorer la
perte du noble duc de Liancourt, qui fut à la fois l'honneur
de l'ancienne et de la nouvelle France et le bienfaiteur de
liiumanité 2 . »
Dans la séance suivante, à propos du procès-verbal. Ben-
jamin Constant demanda à la Chambre de s'associer à lin-
(lignation générale. Au nom de la minorité, il protesta
contre les tentatives de « cette police qui ne respecte rien
de ce qui est sacré, de cette police qui semble destinée
à provoquer chaque jour quelque désordre pour être
mieux à même de nous enlever à la fois toutes ces libertés
(lu désiTt, et, si le cli.inip du repos nous est interdit, ;ib;indouiioiis au ciel la veiijjeaiice
i|iii devra tonihcr sur la It-te de ccu\ i|ui n'ont pas été émus à la vue d'un cercueil !
\ 1
Cependant au scaudali- a eu lieu, et l'affrout fait à la dt-pouilie d'un pair s'est cou-
sominé près du palais d'un n)iuistrc soupçonneux. Hélas! à Dieu ne plaise (|ue j'ose faire
retomber sur lui la rcsjjonsaljililé d'un tel attentat. Mais si une assignalioM, à tant de
jours, l'était donnée par une illustre victime, o V*'* [Villèle], crois-ta ()u'entouré des
liens, le cortè{;e (|ui se |)resserait autour de les restes... Je m'arréie. car des larmes
s'échappent <le mes paupières et la liaine ne saurait m'aniiiier ipiand je pleure In perle
A un père et d'un hicnfaileiir.
(15il)l. de Liaiu^ouri. u" :5396.)
(1' Arch. pari.. L, p. G.3T-638.
(2; Id., L, p. 655.
364 LA ROCHEFOUCAULD-LIAINCOUr.T
contre lesquelles le ministère conspire en détail (1) ".
A la séance du 2 avril, M. de Sémonville, 'i grande utilité,
ci-devant courtier de Mirabeau (2; » , fit son rapport à la
Chambre des pairs. C'était un personnage rusé, cauteleux,
insinuant, préoccupé avant tout de ména^jer les dépositaires
du pouvoir sans blesser ceux qui avaient quelque chance d'y
arriver. Chateaubriand résuma son discours en ces termes :
« Soyez tranquilles, messieurs, je vous conduirai moi-même
au cimetière... "
Le grand référendaire rappela les règlements relatifs aux
inhumations et les atteintes qui y avaient été portées, avec ou
sans autorisation, aux obsèques du D' Béclard, de l'acteur
Philippe, du général Foy et du comte de Girardin. Après
un récit mouvementé des faits, il chercha à excuser " les
ardeurs d'un zèle imprudent, soit qu'il provint des agents de
I autorité, soit qu'il entraînât les jeunes gens au nom du plus
touchant des devoirs " . Une instruction avait été ordonnée
afin de découvrir a si des manœuvres perfides n'ont point
mêlé quelque chose de coupable à des actes dont l'innocente
origine et la sainte manifestation commandaient le respect de
tous les hommes de bien... Jusqu'à présent, dit-il, je m'étais
dispensé de suivre le cortège jusqu au lieu de la sépulture. Ce
que je me reprocherai éternellement de n'avoir point fait jus-
qu'ici, je prends devant vous l'engagement de le faire désor-
mais. La visite fréquente des tombes ne messied déjà plus à
mon âge. Les richesses éteintes du temps passé se retrouvent
dans leur profondeur : 3) » .
Le duc de Doudeauville parla après le grand référendaire.
II était à la fois membre du ministère et de la famille. Il avait
autorisé les élèves de Châlons à porter le cercueil de la maison
il l'église. Il regretta de ne pas avoir eu connaissance de la
consultation f[ui avait eu lieu d;uis la sacristie. » J'aurais faci-
lement pris sur moi, dit-il, de laisser transporter ces précieux
(i) Discours de Benjamin Constiint, H, p. ÔS.'ï.
(2) SonKL, l'Europe et la lic'volution, V" partie, p. -V30.
(3) Arch. part., L, p. G73 et suiv.
1,A MORT ET LES OBSEQUES 365
restes, comme cela avait eu liou jusque-là, par les jeunes
{jens qui y mcttaicut un si grand prix... ' Il n'avait pas vu la
scène, étant parti inimédiatcMucnl après la cérémonie. « Le
roi, (lit-il, après le conseil, ma charjjé de témoigner à la
Famille et combien il était affligé de ces scènes et combien il
prenait j)art à ses peines. Avec empressement, ajoiita-t-il. je
me suis accjuitté de ce message consolateur. "
M. Pasquier fit un discours juridique. C'était au préfet de
police à veiller à l'cvécution des règlements. A Paris, le trans-
port des corps devait s opérer au moyen de chars funèbres,
contrairement à l'ancien usage. Mais des exceptions nom-
breuses avaient été autorisées non seulement ])our les per-
sonnes indiquées au rapport, mais j)()ur labbé Delillc; pour
M. Emery, supérieur de Saint-Sulpice; pour M. Hallé,
médecin et professeur célèbre. L'occasion de se départir de
cette tolérance avait-elle été bien choisie? Était-ce pour les
funérailles d'un homme si justement vénéré qu'il convenait
de s'armer d'une telle sévérité? L'autorité avait agi sans pré-
voyance, avec précipitation, de manière à faire naître le
désordre... Si elle est tenue à la prudence, c'est quand elle
agit au milieu d'une population nombreuse, quand elle
s'adresse à des sentiments qui ont droit à des ménagements et
qu'il serait odieux d'affliger sans nécessité... S'il est un droit
commun dans le monde, c'est celui qui commande le respect
pour la cendre de tous les morts. Partout elle est et doit être
lobjet le plus sacré... >'
M. de Corbière, ministre de l'intérieur, fut, dit de Broglie,
«vigoureusement houspillé, et je ne mV épargnai pas» . — "Si
on s était borné, dit le ministre, à (>xprimer les sentiments
j)énibles que vous partagez tous, c eut été par mon silence
que j'eusse témoigné mon respect pour votre douleur; mais
ou ajoute à ces sentiments légitimes quelques plaintes envers
1 administration. .. "
Le commissaire de police avait agi avec prudence, le
préfet de police n'avait rien à se reprocher et le désordre
était du à ceux qui n'avaient pas voulu se soumettre à lau-
366 LA ROCHEFODCAULD-MANCOURT
torité et qui avaient commis une plus grande faute, celle de
résister à des ordres donnés par un coinmissaire revêtu de son
écharpe.
M. de Lally-ToUendal combattit la conduite du ministère et
conclut en sa faveur. En présence du scandale d'une sépul-
ture violée, il ne pouvait être question de rè^jlements de
police. Il cita longuement les lois romaines et anglaises. Les
autorités supérieures auraient dû prévoir et le mélange adul-
tère et dangereux de vertus et de vices, de loyauté et de sédi-
tion. L administration devait craindre que quelques camps
volants de factieux ne cherchassent à pénétrer dans cette
phalange respectable composée de vertueux pères de famille
et d'une jeunesse édifiante » . Le cercueil de l'illustre et bien-
faisant personnage « devait être entouré et suivi de larmes,
des vo'ux de la reconnaissance " . En même temps, des appels
positifs adressés directement à tous les ouvriers de la capitale
les assignaient à jour et à heure fixes pour remplir « le devoir
d accompagner au lieu de la sépulture les restes d vin de» nos
{)lus grands citoyens... "
Les autorités secondaires ont manqué de prévoyance et de
capacité. Le préfet de police aurait dû reconnaître " qu'après
<ivoir laissé porter à bras le cercueil de la maison mortuaire à
l'église, c'était une inconséquence absurde de ne pas laisser
la même procession funéraire s'avancer avec la même douleur
de la porte de l'église à celle de la capitale. Eût-il persisté à
vouloir faire replacer le cercueil sur le corbillard, c est par la
persuasion qu il aurait du obtenir ce sacrifice de la famille et
des pieux orphelins qui pleuraient comme elle un chef et un
père. Eûl-il cru plus sûr d'exécuter par la force ce qu'il eût
douté d'obtenir par la persuasion, il aurait dû faire entourer
le char d'une triple haie de fusiliers avec ou sans baïonnettes,
et faire maintenir le passage libre par la gendarmerie... Le
char eût été ainsi préservé de toute entreprise et, une fois
sorti de Paris, il fût arrivé intact à la ville où dix-huit curés
avec toute la |»()pulation de leurs paroisses attendaient la
dépouille mortelle du bienfaiteur de leur contrée... Les véri-
T,A MORT KT LES ORSKOUES 367
tables violateurs de séjiulturo étaient ceux qui avaient fait
indistinctement un appel public aux classes ouvrières...
N'était-on pas allé jusqu à dire que les baïonnettes croisées
sur un cercueil ont seules appris aux Aulricbiens, aux Prus-
siens et aux Anglais qu'il v avait en France une force armée? "
L'orateur proposait de surseoir à toute délibération jus-
qu'après le résultat de 1 enquête judiciaire.
Après ce discours incobérent, le duc de Broglie précisa les
laits : la Chambre des pairs étant le corps délibérant le plus
élevé en di.'jnité, tous les actes de ladministratlon tombaient
de plein droit sous son contrôle. Quant aux règlements sur les
inbumatiouh — ou la police les ignorait, et alors elle n'est
pas en droit de reprocher aux élèves de Chàlons de ne pas les
connaître. — ou elle jugeait sage d'y déroger par respect
pour la mémoire d hommes illustres, et alors y en eut-il
jamais un qui méritât mieux de faire exception? ^ Y eut-il
jamais hommage plus pur, plus sérieux, plus exempt de parti
ou d idées turbulentes? Si l'administration voulait revenir à
la stricte exécution des règles, elle devait le déclarer haute-
ment et non donner un ordre verbal à un commissaire de
police. Celui-ci était arrivé quand le convoi était déjà en
marche et, sur le parvis de l'église, en présence de la foule,
sans même être revêtu de ses insignes, il avait signifié aux
jeunes gens d'un ton hautain de résigner leur pieux ministère
et de faire place aux employés subalternes des pompes
funèbres... S il v a eu tumulte, qui la provoqué, si ce n'est
la police par son inconcevable imprévoyance? 8 il v a eu
désordre, qui l'a rendu inévitable, si ce n'est la police parsou
inconcevable obstination? S il a été offert aux hommes un
spectacle horrible, un spectacle aboniinahh' et dont les clie-
veux dressent sur la tête, qui en est responsable, je le
demande ^1)? » Loin de blâmer la résistance des jeunes gens,
M. de Broglie demamla quel était '^ I homme portant un cœur
d homuie " qui ne les eut pas imités? «Je ne dis rien, ajouta-
1) Al cil. pari., L, p. 681 cl suiv.
368
LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
t-il, de l'officier qui a figuré clans cette scène déplorable. On
nous assure qu'il n'a agi que sur la réquisition de 1 autorité
civile, et, en ce cas, il était dans son droit... Par quelle fata-
lité arrive-t-il que toutes les fois que les volontés ou les
amours-propres de l'administration se trouvent en jeu, l'em-
ploi de la force ou le maintien de Tordre soit toujours préci-
pité, violent et accompagné de désastres? Je ne puis, je
l'avoue, contempler froidement ce mépris de lliumanité...
ces procédés d une administration à la fois insouciante et fan-
tasque qui traite des populations paisibles et régulières
comme un bagne de forçats dont on ne peut rien obtenir que
le sabre au poing et la menace à la bouche... »
M. le comte de Saint-Roman voulutjustifier 1 autorité : "Ce
n'est pas en prenant toujours parti contre elle, en cherchant à
avilir ses agents qu'on peut espérer de maintenir l'ordre et la
paix dans un pays où les passions sont si vives... "
Le ministre de la guerre, M. de Clermont-Tonnerre, jus-
tifia le commandant de 1 escorte qui, « après tout, n'était
responsable que de 1 exécution de sa consigne » .
Quelques pairs demandant l'ordre du jour, M. le vicomte
Laine s'y opposa, s'étonnant « que l'on voulût égaler à l'au-
torité des lois celle des règlements... La publication de ces
règlements est nécessaire pour expliquer aux provinces com-
ment, dans une grande capitale, on est réduit à sacrifier à
l'ordre public les sentiments les plus naturels; pour faire
comprendre pourquoi la [)olice a le droit de venir près du
sanctuaire épier la douleur, compter les larmes et donner la
mesure des regrets et des hommages.. . « Sur sa proposition,
la Chambre décida d'attendre le résultat des informations (1).
Comme les pairs, comme les députés, le roi fut ému de
! incident. Il n'aimait pas Liancourt : il v avait entre eux une
anlij)alhie d'un demi-siècle; mais a tout chssentiment s éteint
sur un cercueil " . Il avait montré à MM. de Villèle et de Cor-
(1) Arch. part., L, p. 68;5 et siiiv. — VAri.AnEi.LE, VII, p. 291. — Vikl-
Castei., XVI, p. 413. — CiiATEAunniAMi, Menwi/es d'outre-toDibi', IV, p. 21. —
\hu- DK lîiiocLiK, Souvenirs, II, [t. i)2.
LA MOr.T ET r.ES OIîSEQUES 369
bière le projet d'une lettre qu'il voulait écrire à la famille ;
ceux-ci n'approuvèrent pas son dessein. Sans les consulter
davantage, il en\oya le baron de Yalser\ porter ses regrets à
ses fds et chargea Doudeauville d une mission analogue.
Villèle et Corbière furent très contrariés de cette double
démarche qui fournissait des armes à l'opposition. Yillèlc y
vit le résultat d une intrigue de cour (1 1. Le roi ne s en tint
pas là; il manda le duc d'Estissac aux Tuileries; l'entrevue
fut peu chaleureuse, et le duc ne remit plus les pieds au
château (2 .
L'instruction judiciaire n'aboutit pas. MM. Franchet et
Delavau ne donnèrent pas leur démission. L'administration
confessa son erreur en autorisant dans d autres circonstances
le transport à bras du cercueil. On eut voulu un peu plus de
lumière sur les causes secrètes de la scène du 27 mars,
et sur les véritables instigateurs de ce scandale.
La mort de Liancourt eut un contrecoup politique. Le
duc de Broglie qualifia d infamie la conduite des autorités :
" Risquer après une telle équipée la discussion de la loi
Peyronnet, c'eût été ultra-Corbière et ultra-Peyronnet lui-
même. " Le 9 avril, Villèle apprit qu il y avait vingt-et-un
amendements acceptés par la commission. Le 17, le projet de
loi fut retiré, et le même jour, Villemain, sous la coupole,
célébrait « le droit de penser et d écrire que personne ne
pourrait désormais arracher à la France » . A Paris, on illu-
^1) Journal de Paris^ 29 mars 1827, numéro 88. — Viel-CaStp:l, XVI,
p. 424.
(2) Marquis de Castellask, Gentilshommes démocrates, p. 124. « Charles X,
pour atténuer rainerturne de ce sacriloye, manda auprès de lui le fils aine
du duc de Liancourt, lequel s'était fait remarquer par des idées diamétrale-
ment opposées à celles de son père : « Demandez-moi une faveur,» dit le roi à La
Rochefoucauld, «je vous la donnerai. — Sire, je suis maréchal de camp, faites-
« moi lieutenant général.» Le roi ouvre un annuaire militaire f|ui est sur la table :
B Mais, dit-il, vous n'êtes maréchal de camp que depuis 1816. — Mais, sire, où
« serait sans cela la faveur? — Vous n'avez donc pas servi sous Bonaparte? —
«Moi, sire? quelle injure! — Vous auriez mieux fait, vous seriez plus ancien. »
Sur ce dernier mol, le fils du duc de Liancourt sortit sans prendre coujjc du
prince. Il ne fut jamais lieutenant j'énéral. » (Anecdote de famille communi-
quée.)
24
370 LA ROCHEFOUCAULD-LIAjNCOURT
mina, on cria ; « Vive le roi ! Vivent les pairs ! A bas les
ministres! A bas les jésuites!... " On alla danser le 18 autour
de la Colonne, en face de Thôtel du garde des sceaux. Le lî),
on fut obligé de déployer la force armée. Partout, en France,
on fêta la victoire de la presse et la défaite du ministère.
En culbutant dans la boue le cercueil du duc, on avait fait
culbuter du même coup la loi de justice et damour.
Ils l'ont destitué des honneurs de la vie,
Ils veulent le priver des honneurs du trépas...
Le fer brille. Devant ses coups,
Le peuple en frémissant prés du cercueil se range.
Le cercueil tombe dans la fanjje.
La fange a rejailli sur vous... (I).
VI
" Je n'ai pas de vanité, " disait d'iiabitude Liancourt. Sa
modestie eût été mise à une rude épreuve s'il avait prévu les
dithyrambes hyperboliques qui suivirent sa mort. Les
assemblées, les associations, les comités qu'il avait présidés
ou dirigés vinrent tour à tour déposer leur hommage sur
ce cercueil profané. Mollien, Dupin, de Gérando, de Broglie,
Delessert, Ternaux, tous rendirent justice à sa bonté, à sa
curiosité, à son désir de faire servir la science au progrès
social. Beaucoup le comparèrent à saint Vincent de Paul (2).
(1) Boulay-Patv, Ode (1827).
(2) Voir appendice n" X l'apologie en vers piibh'ée en 1845 par M. Marins
Gliavaut. Dix-huit ans après sa niorl, ses œuvres (Uaient plus vivaces que jamais.
CHAPITRE IX
LES ŒUVRKS
LA CRKATION DE l' KNSEIG NKMENT TECHNIQUE
LES ÉCOLES d'arts ET MÉTIERS
LE CONSERVATOIRE LES EXPOSITIONS
LES CONSEILS TECHNIQUES
(1800-1823)
I. — L'Ecole de Liancourt, transférée à (Jt)iiipiègnc, ilevient une section du Pry-
tanée. — Le premier consul la transforme en école industrielle : décret du
0 ventôse an XI; décret du 16 frimaire an XIV. — Orjjanisation militaire. —
La Rochefoucauld, inspecteur bénévole depuis 1800. — L'école transférée à
Chàlons 1806\ — La Rociiefoucauld, inspecteur général jusqu'en 1823.
IL — Caractère de son administration; divergences entre ses idées et celles de
Napoléon. — Direction : but de l'école; différence avec les lycées; nécessité
d'un plan d'études. — Fonctions du proviseur, du directeur des travaux, des
professeurs, des maîtres d'étude ; congés du jeudi. — Origine et recrute-
ment des élèves : âge d'admission : les commençants. — Moyens de rétablir
la discipline. — Durée et caractère des études; division des classes : carac-
tère de l'enseinnemenl ; examens; trousseaux. — Avantages aux élèves sor-
tants. — Produits de fabrication. — Organisation des ateliers. — Participa-
tion des élèves aux bénéfices.
III. — Action morale de Liancourt. — Les discours. — Loyalisme impérial. —
Conseils techniques. — Conseils patriotiques. — Deux années difficiles : 181V
et 1815. — Abeilles et Heurs de lis. — Les écoles et la conscri|)tion ; les écoles
et l'invasion. — L'Ecole de Beaupréau tranférée à Angers. — Les écoles
et la seconde Restauration.
IV. — Règlement de 1817. — Défauts de recrutement. — Insuflisance des
réformes pédagogiques. — L'école suspecte aux « ultras " ; l'ordonnance du
20 juin 1823. — Le projet de transfert à Toulouse. — Les attaques de 1826,
de 1827, de 1832. — Charles Dupin. — La Hochefoucauld, protecteur des
élèves. — La Société d'utilité réciprotpie de 1852. — Le centenaire de 1880.
V. — Le Conservatoire des arts et métiers. — Le conseil de pcrfeitionncment ;
le catalogue. — L'enseignement secondaire industriel. — Les cours de 1819.
— L'Exposition de 1819. — Le Conseil des fabri(|ues et manufactures. —
La Société d'encoura.'jement à 1 industrie nationale.
C'est en août et septembre 1800 que l'École de Liancourt
fut transportée à Compiègne. L'ancienne École de la Montagne
372 LA rochefoucauld-lia:ncourt
ne répondait plus aux intentions de son fondateur : ce qu'il
avait voulu créer, c'était a une école de métiers pour les
enfants des soldats qui, par leur admission, recevaient la des-
tination exclusive d'entrer dans 1 armée > . lis devaient y
former " une précieuse classe > d ouvriers habitués au travail
dès leur enfance, et de sous-officiers.
Transféré à Compiègne, le Prytanée continuait à se recruter
parmi les enfants des militaires de tous grades ; mais le tra-
vail manuel en avait été exclu comme u trop subalterne pour
les enfants de beaucoup d'officiers et comme blessantl'amour-
propre des proviseurs et autres employés... C'était un très
mauvais lycée... (1) "
Le Prytanée français s'était augmenté des élèves de l'École
des tambours de Versailles. Il se divisait en quatre sections
ou collèges établis l'un à Paris, le second à Saint-Gyr, le troi-
sième à Saint-Germain, le quatrième à Compiègne. Le nombre
des élèves était de iOO pour Compiègne, de 300 pour
les autres établissements. Le collège de Compiègne était plus
industriel. La section élémentaire comprenait huit divisions de
25 élèves chacune; on v enseignait l'arithmétique, la gram-
maire, la géographie, le dessin. La deuxième section était
partagée en deux divisions, 1 une composée de jeunes gens
destinés aux arts mécaniques, l'autre de jeunes gens destinés
à la marine : les premiers commençaient à quatorze ans un
apprentissage de trois années ; ils devaient être ensuite placés
dans les manufactures de 1 État ; les seconds étaient à l'âge de
quinze ans mis à la disposition de la marine (2) .
(1) Mémoire inédit, non daté (novembre ou décembre 1815), de la main de
Liancouit. (Arcli. de l'École de Chàlons.) La date du transfèrement n'est pas
exactement déterminée. L'école et les vétérans étaient encore à Liancourt le
14 juillet 1800, ainsi qu'en témoigne le procès-verbal de la fête nationale con-
servé dans les Archives de la commune. Le 3 messidor an VIII ^22 juin 1800),
le ministre de la guerre avait ordonné à la compaiyiie des vétérans de suivre
l'école dans sa nouvelle résidence. Le 21 septembre 1800, l'école figurait à Com-
piègne au cortège organi.sé pour célébrer l'anniversaire de la proclamation de la
République, « sous les ordres du citoyen Crouzet " . (Voir Benaut, Histoire fie
Compiègne ; Lijcts, Monographie, p. 240.)
;2) GuETTiEn, Iliatoire des Kcolex d'arl!; et métiers, p. 29. — Règlement
LES ECOLES D'ARTS ET METIERS 373
La réforme était due au premier consul. A la suite d'une
partie de chasse, Bonaparte était un jour arrivé à l'improvistc.
11 interrojjea les élèves sur les mathématiques ; deux d'entre
eux répondirent bien et furent immédiatement nommés sous-
officiers ; mais quand Bonaparte apprit la destination des
élèves qui sortaient de l'École, il s'impatienta : « L'État fait
des frais considéral)les pour élever ces jeunes gens et, quand
leurs études sont terminées, ils ne sont, à l'exception des
militaires, d aucune utilité au pavs. Il n'en sera plus ainsi.
"J'ai trouvé dans le Nord des contremaîtres distingués...
mais presque aucun qui fût en état de faire un tracé... C'est
une lacune dans l'industrie. Je veux la combler ici. Plus de
latin — on l'apprendra dans les lycées qui vont s'organiser
— mais le travail des métiers avec la théorie nécessaire pour
leur progrès. On formera ici d'excellents contremaîtres pour
les manufactures (1). »
Bonaparte venait de visiter les principaux établissements
industriels de Paris; il avait remarqué qu'on manquait d'ou-
vriers instruits pouvant faire de bons contremaîtres capables
de rendre leur pensée par un dessin et de calculer les élé-
ments des machines.
Ces préoccupations étaient celles de Chaptal et de Lian-
court. Chaptal aurait voulu être l'homme sorti du sein des
académies dont parle Diderot, qui descend dans les ateliers
pour y recueillir les phénomènes des arts et les exposer,
" pour qu'enfin les artistes lisent et les philosophes pensent
utilement (2) » . On tâtonnait autour du premier consul. Vou-
lait-on préparer des ouvriers pour les ports, pour les ateliers
militaires, pour les colonies? Voulait-on former des contre-
maîtres civils, ce que Bonaparte appelait des sous-officiers
pour l'industrie? Chaptal fut frappé en 180;i de la mauvaise
général du Prytanée français du 27 messidor an IX ^'15 juillet 1801), si);né
Chaptal, ici., p. 299.
[i) GuETTiER, p. 30. — Pompée, Rapport à l'Exposition de 1867. — La visite
est de 1800.
(2) Floureics, Notice sur Chaptal. — Mémoire^! de i Académie des sciences,
XV, p. 1.
374 LA ROCHEFOUCAULD-LIA^'COURT
marche de l'École : il fut frappé plus encore « de Tincon-
venance de cette éducation pour les neuf dixièmes des enfants
qui la recevaient, et qui, dussent-ils en profiter tous au delà
de toute espérance, entreraient dans la société sans fortune,
sans moyens de pourvoir à leur subsistance, et avec des
idées et des prétentions très supérieures à l'existence qu'ils
pourraient se procurer. Le Prytanée redeviendrait une école
d'arts et métiers, où des élèves instruits à la pratique des
principales professions seraient encore éclairés par une théorie
analogue fjui en ferait des sujets aussi instruits qu adroits (1) " .
Ces réflexions aboutirent au décret du 0 ventôse an XI
(25 février 1803). Le Prytanée de Gompièj'jne était érigé en
école d'arts et métiers. Le programme fut arrêté par une
commission composée de Monge, de Berthollet, de Laplace,
de Gostaz et de Conté. Les maréchaux, forgerons, cor-
donniers, tailleurs, au service de l'armée, sont transformés
en fondeurs, tourneurs, menuisiers, ébénistes, répondant aux
besoins de la paix. « 11 faut, disait le premier consul, rap-
procher les extrémités du centre et donner un esprit national,
ce qui ne se trouve pas dans les apprentissages particuliers.
« Il faut étendre le système des lycées à la classe inférieure,
établir deux autres écoles à Beaupréau et à Pontivv, y placer
des enfants des départements réunis pour leur apprendre le
français. C'est là qu'on prendra un jour des ouvriers pour nos
ports, pour nos ateliers militaires, pour nos colonies (2). »
Le 19 mars 180i est créée en Anjou une école pour les
jeunes gens de l'Ouest et du Centre.
Outre les élèves entretenus aux frais de la llépublique, il y
a des pensionnaires à 400 francs. Par décret du IG frimaire
an XIV (7 décembre 1805), l'empereur adopte pour les faire
entrer à l'école les enfants des généraux, officiers et soldats
tués à Austerlitz. Les élèves sont distribués en compagnies
de 27 commandées par un sergent et divisées en deux sec-
tions, d'un caporal et de 12 élèves chacune. Chaque année,
(1) LiANCOLUT, Mémoire inétlit. Arcli. de l'Ecole de Chàlons.)
(2) TiiiUAVDEAL", Mémoires sur le Cunsulat.
LES ECOLES D'ARTS ET METIERS 375
les examinateurs choisissent 5 aspirants : ils sont logées à part
et plus libres; la seconde année, ils sont entretenus à Paris
auprès du Conservatoire et places dans les principaux ateliers
de la capitale. Après un examen, ils reçoivent un l)revet de
capacité et sont employés de préférence dans les travaux ou
ateliers au compte de l'État (1).
L'enseignement du latin est supprimé, les cours de mathé-
matiques augmentés, l'enseignement du dessin industriel
prescrit; l'instruction pratique est en principe dirigée vers la
fabrication des tissus; on organise quelques ateliers de forge,
de tour, d'ajustage, de charpentage, de menuiserie. Les
40U élèves sont partagés en trois divisions : la division des
artistes composée des plus âgés, la division des commen-
çants, la division des « petits des femmes » composée d'en-
fants en bas âge et des orphelins de 1 armée. Aux travaux
théoriques et pratiques sont ajoutées des manœuvres et des
instructions militaires : « Tous ceux qui tendaient à se diriger
franchement vers la carrière des armes étaient sinon aidés et
encouragés par le chef de l'État, du moins absous de leur
infidélité à l'industrie et recevaient aisément à leur sortie de
l'école des grades de sous-officiers et même des brevets d'offi-
ciers (2) . »
En 1805, Chaptal invita Liancourt à aller inspecter Gom-
piègne. " Tous les chefs, dit celui-ci, s'y entre-accusaient
réciproquement des torts les plus graves. J'y trouvai une cin-
quantaine d'enfants au-dessous de l'âge de huit ans, — il y en
avait qui n'en avaient pas trois; — une demi-douzaine de
bonnes et de gouvernantes étaient, sous les ordres du provi-
seur, chargées de la direction de cette section. Ma visite avait
pour objet de voir si l'école, dans l'état de désordre dans
lequel le ministre la jugeait, devait être détruite de suite ou si
elle pouvait être conservée. L'établissement me paraissait
avoir dans son institution trop d'avantages pour l'industrie
française pour ne pas me faire envisager sa destruction avec
(1) PoMPÉK, rapport cité, j). 5S5.
(2^ GuF.Tiitn, j). 33.
376 l^A ROCHEFOLCAULD-LIANCOURT
une p^rande peine. Le désordre y était grand, les vices du
rèplement évidents et multipliés ; la composition des élèves
était un des principaux; aucune autre condition que celle
d'être fils de soldat n'étant exigée, la plupart arrivaient à
l'école à l'âge de quinze à seize ans sans savoir lire ; aussi le
nombre des maîtres élémentaires y était-il excessif. Aucun
ordre de comptabilité n'était prescrit. Le proviseur est à la
fois ordonnateur et caissier. Aucun fonds n'était annuelle-
ment prévu pour l'entretien de l'école. Les ordonnances
étaient envoyées sur la demande du proviseur. Les dépenses
s'élevaient jusqu'à 500,000 francs par an. Aucun ouvrage ne
se faisait encore bien dans les ateliers. On ne voyait aucun
espoir de diminuer par la vente des produits cette dépense
excessive: d'ailleurs, un grand esprit d'indiscipline parmi les
professeurs et parmi les élèves, des révoltes fréquentes et
toujours la plus clioquante grossièreté. Aucune apparence
d'instruction morale ni religieuse (1). »
Lors d'une nouvelle visite. Napoléon condamna l'installa-
tion de l'école dans le château. Reims, Troyes, Ghâlons la
demandèrent; on proposa aussi l'abbaye de Saint-Denis. Ghâ-
lons fut choisi, à raison de sa proximité des villes populeuses
de Reims et de Troyes et u de la facilité des transports par la
rivière de Marne» . Un arrêté du 5 septembre 1806 y transféra
l'école dans les bâtiments de l'ancien séminaire, des couvents
de Toussaint et de la Doctrine ; on ouvrit un crédit de
I06,;i21 francs pour les frais d'installation et pourl'exécution
du canal alimentant une roue hydraulique destinée aux ate-
liers. Le 8 décembre 1806, les élèves quittaient Gompiègne;
ils se dirigèrent par Reims et les Petites-Loges vers Ghâlons
u où ils furent très bien reçus, le Li décembre, à leur
arrivée (2) ". Dès le 4 juillet 1806, Liancourt avait été
nommé inspecteur général sans autre traitement que ses frais
de déplacement. " Le chef du gouvernement aurait voulu
faire beaucoup plus; mais ce n'était pas par inimitié contre
(1) Mémoire inédit. (Arcli. de Cbàlons.)
2; Ei'viiARD, /'/'.fo/e des arts et métiers de Châlons^ p. S et 16.
LES ECOLES D'ARTS ET METIERS 377
le pouvoir public que Liaucourl semblait se refuser à ce qu'on
nomme des faveurs : il était à son égard aussi loin de l'hos-
tilité que de la complaisance; mais il voulait que les jUj'^e-
ments qu'il pourrait porter sur les actes de 1 autorité fussent
affranchis et dégagés de toute influence (I). »
Depuis 1800, Liancourt inspectait de fait lécole de Com-
piègne; il conserva ces fonctions pendant vingt-trois ans.
Il
Sous l'empire, Liancourt s'était interdit l'accès des grands
emplois. L'École de Ghâlons l'absorba pendant dix années.
Ce fut son œuvre de prédilection. Elle dura, malgré les
défiances des ministres, soucieux avant tout, dit un mémoire
de 1822, de ne pas déplaire au chef du gouvernement (2). Les
rapports manuscrits de Liancourt, ses notes d'inspection, ses
mémoires, sa correspondance journalière, montrent ce qu'il y
avait dans ce prétendu idéologue d'esprit pratique, de saga-
cité, d'expérience et de connaissances techniques.
« M. de La Rochefoucauld, a dit Gaétan, a été, depuis son
retour en France, l'inspecteur général de cette école pendant
Aingt-trois ans. Il est assez connu qu'il ne se bornait pas aux
fonctions d'administrateur. Il répétait assez souvent qu'on ne
fait point assez lorsqu'on ne fait que sou devoir, et il le prou-
vait par ses actions. Quoique son esprit de sagesse eût assez
paru pendant vingt-trois années dans le cours desquelles il n'y
a pas eu le plus léger désordre dans cette école, sa bienfai-
sance paternelle a été encore mieux prouvée par la reconnais-
sance des élèves (3). » Il faut pardonnera l'optimisme d'un
fils; Liancourt a^ait comme la pudeur de son école : il dissi-
(1) Discours nécrologique de Moliien. i^Arch. part., LI, p. 260.)
^2) Arch. du Conservatoire des arts et nicliers, n" 51.
(3) Fie du duc, p. 58.
378 I.A r.OCHEFOUCAUI.D-LIANCOlTllT
mulait au public ses tares, les faits de désordre, les fautes de
direction. C'est par ses rapports inédits quon peut juger des
obstacles qu'il avait à surmonter et des résistances contre
lesquelles il se heurtait. Il a des idées d'ensemble et un pro-
gramme méthodique : direction, répartition des fonctions
entre le proviseur, le directeur des travaux, les professeurs et
les maîtres d'études, origine et recrutement des élèves, durée
des études, division des classes, discipline, instruction géné-
rale et morale, instruction professionnelle, avantages à
accorder aux élèves sortants, trousseaux, budget, diminution
des dépenses, utilisation des produits, perfectionnement du
travail des objets fabriqués, vente, participation des élèves
aux bénéfices. Certaines réformes sont exécutées, d autres
restent à 1 état de projets par crainte de déplaire au maître.
L'affection de Liancourt pour l'école est si ardente qu'il n'hé-
siterait pas à se sacrifier pour elle. « J aurais Thonneur,
monsieur, écrit-il au ministre le 15 février 1808, de vous
exposer que je suis constamment disposé à faire exécuter
toutes les mesures que vous prescrivez; que, tout étonné que
je sois d'être quelque chose dans cet établissement, je serais
le premier à vous prier d'investir de votre confiance tout autre
que moi, si vous l'en jugez plus capable ; car, tout dévoué
que je sois à donner les soins qui dépendront de moi, c'est le
but de l'établissement, ce sont ses succès, ce sont les vôtres,
monsieur, que je désire avant tout, sans amour-propre, sans
ambition, sans vue ultérieure. Je désire avec force qu'une
idée aussi grande, aussi faite pour être nationalement utile
que celle qu'a eue l'empereur en instituant l'Ecole de Chà-
lons soit conduite sûrement à toute la perfection que je crois
que l'on a droit d'en attendre. "
Le but de l'École est de substituer des ouvriers instruits,
habiles, capables de raisonner leurs ouvrages, aux ouvriers
grossiers travaillant machinalement; « de leur donner une
bonne méthode de travail manuel, de leur apprendre par la
théorie les ressources que les sciences doiiucnt aux arts. C'est
pourquoi ils apprennent non seulement les mathématiques et
LES ECOLES D'AllTS ET METIERS :î79
les sciences physiques et chimiques, mais encore la gram-
maire et le dessin... Il est inqiortant que ces diverses études
concordent avec l'objet de l'instruction des ateliers, qu'elles
aillent aussi loin, mais pas plus loin qu'il n'est néces-
saire... (1) " .
A Gompiègne, il n'y avait jamais eu d'unité de direction :
les professeurs étaient indépendants, isolés; ils faisaient leurs
])roprcs programmes, les remettaient au proviseur et pou-
vaient s'en écarter.
i. Cette disparité n'existe pas dans les Ivcécs. L'empereur
a même très sagement cru devoir ordonner un catéchisme
universel pour renseignement de la religion. Pourquoi n'a-t-on
pas cette unité de plan d'études dans lEcoIe des arts? Il est
naturel (jue les professeurs — 6t je parle particulièrement de
ceux de mathématiques récemment sortis, pour la plupart,
des meilleures écoles, s'y étant distingués — aient la passion
de leur science et le désir d'en porter l'instruction aussi loin
qu'ils le peuvent; mais cela, qui pourrait être un hicn par-
tout, est, à l'Ecole des arts, un grand inconvénient... "
« Il y a assez de bons et zélés citoyens, parmi les savants,
pour faire un cours d'études des sciences appliquées à l'indus-
trie, surtout quand les deux autres écoles projetées seront
établies, et peut-être un plus grand nombre encore. Le chef
de renseignement doit être le directeur des travaux, car,
encore une fois, les ateliers sont le principal objet de l'éta-
blissement... "
" Ainsi Tordre hiérarchique serait paifaitement établi, car
il est entendu que le directeur des travaux, chef de l'enseigne-
ment, serait subordonné au chef de la maison; et jusqu'ici
cet ordre hiérarcliique n'existe pas pour les professeurs qui
forment une petite république à part, indépendante, ou se
croyant telle... »
(1^ Arch. nat., V'', 1085, !."> janvier 1807. Les manustrils tirés de ce fonds
ont des titres divers: " rapports, observations, quelques idées soumises au ministre,
réponses. " Souvent ce sont des lettres écrites sur papier ofticicl, .idressées au
ministre de lintérieur ; nous les désignons par l'indication de la liasse et par
leur date.
:j80 LA r.OCHEFOLCADLD-IJANCOUirr
il il faut que le proviseur ait toute l'autorité, mais il faut
qu'il soit déchargé de tout maniement des fonds par la créa-
tion d'un agent comptable et fournissant caution. Le chef de
l'établissement doit être à Tabri de tout soupçon en matière
d'argent. Obligé de tenir tous ses subordonnés dans l'ordre,
il doit se faire des ennemis; il doit donc être préservé de
toutes dénonciations contre sa délicatesse, qui laissent souvent
des traces dans ceux auxquels elles sont faites, quoique
dénuées de preuves, et dont l'honnête homme est toujours
tracassé quand il sait qu'il en est lobjet (1)... "
u La hiérarchie des pouvoirs est indécise, non pour la con-
duite des ateliers, mais pour celle de l'Ecole en général : il
serait bon de prononcer à quelle personne elle doit être délé-
guée en l'absence du proviseur... "
« Au commencement de chaque mois, le proviseur devrait
envoyer au ministre :
« Un compte exact et détaillé des principaux événements
de l'Ecole pendant le mois précédent : maladies, morts ;
études; nombre de pains secs et de prisonniers; permissions
d'absence au delà de trois jours, cause; recettes, dépenses;
ajîprovisionnemcnts ; état de la caisse; travail des ateliers;
matières employées; matières confectionnées, n
Le proviseur est le chef de l'administration et de la police,
et les professeurs doivent se considérer non pas comme ses
collaborateurs, mais comme ses subordonnés : « Dans les
établissements de ce genre, il se trouve assez d'esprits enclins
par dispositions ou par circonstances à s'échapper à l'autorité
pour qu elle soit prononcée de manière que personne ne
puisse douter de sa réalité. Un chef ainsi investi n'aura plus
d excuse pour sa faiblesse ou ses complaisances (2), »
Le proviseur doit être instruit de tous les ouvrages qui se
font aux ateliers : il doit tenir un compte exact des com-
mandes faites. Les professeurs doivent être rappelés à l'obser-
vation du règlement. Ils ne signalent pas au proviseur les
(i) Arcli. nat., F'-, 1085. Non daté; sans doute, septembre 1806.
(2) /</., F'^ 1085. 11 juillet 1806.
LES ECOLES D'ARTS ET METIERS 3SI
élèves manquants : ^ 1 ' parce que ce sont souvent des sujets
peu distingués et que les professeurs ne les regrettent pas ;
2" parce que MM. les professeurs se plient, au moins pour la
plupart, très difficilement à Tidée de subordination; (ju'ainsi
le proviseur, n'étant pas informé de ces absences, ne peut y
remédier... Ces élèves courent ou se caclient pendant le temps
des classes ou vont aux ateliers. Ils ne devraient pas y être
reçus; mais le clief d atelier (jui ne voit que sa boutique est
bien aise d'avoir un ouvrier de plus, qui ordinairement a de
bonnes dispositions pour le travail d'atelier, puisqu'il lui
donne la préférence I . "
Le directeur des travaux devrait faire au proviseur la
demande des matières dont il a besoin et qui lui seraient pro-
curées de suite... « Les maîtres d'études sont trop jeunes pour
surveiller les élèves artistes qui se moquent deux; ils sont des
espèces de machines, des jeunes gens propres, tout au plus, à
tenir la police des commençants. " Il faut les réduire à trois et
ne pas les accepter mariés, " car devant être constamment
avec les élèves, manger avec eux, coucher dans leur dortoir,
les surveiller dans tous les moments où ils ne sont pas en
classe, une femme n'est pour eux qu'une distraction de
leurs devoirs, une occasion de jalousie, de querelle, etc. (2) " .
Une chaire de phvsique et de chimie est nécessaire : le
sous-directeur des travaux se propose pour donner cet ensei-
gnement. « Il en est très capable, et en a le zèle et les moyens.
Cette instruction donnée par lui le sera dans le sens conve-
nable aux professions enseignées dans les ateliers, avantage
que l'on ne pourrait se promettre d'un professeur de chimie
ad hoc. Cette classe se tiendra le jeudi. C'est un cours auquel
plusieurs séries pourront participer et dont l'application sera
donnée aux ateliers (13) . »
Les cong^és du jeudi doivent être supprimés, soit pour
les professeurs, soit pour les élèves. Il y a une différence
(1) Arch. nat., E'-, 1085. Septembre ISOfi.
(2) Id., F'*, 1085.
(3) Id., F'-, 1085. 18 mars 1807.
382 LA T'iOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
absolue entre les lycées où les élèves ne font que des
études théoriques et FÉcole de Chàlons, dont les élèves sont
avant tout de futurs ouvriers, et, en attendant, des apprentis.
u Les ateliers doivent marcher au moins une partie du jeudi.
Leur local ne permettant pas d'y réunir tous ceux des élèves
qui y sont admis, il faut bien que ceux-là soient ailleurs, et
ils ne peuvent être que dans les classes (1). " Les congés du
dimanche et des jours de fête suffisent.
Quand Liancourt avait fondé l'École de la Montagne, il était
colonel de dragons. Il songeait avant tout à former des ouvriers
militaires et des sous-officiers. En vingt-cinq ans, ses idées se
sont modifiées. " C'est assurément une bienfaisance bien
entendue dans un gouvernement que celle qui, soulageant des
pauvres sans fortune des frais de l'éducation de leurs enfants,
a pour but de donner à ceux-ci les moyens certains de pour-
voir par le travail à la subsistance de leur vie; qui, éminem-
ment charitable pour ceux envers lesquels elle l'exerce, fait,
par le perfectionnement de l'industrie, profiter la société
entière de ces bienfaits particuliers; et qui lie ainsi la prospé-
rité nationale aux secours qu'elle donne à un certain nombre
de familles (2) . »
C'est l'enseignement technique qui désormais le préoccupe.
L'École, autrefois privée, est devenue une institution d'État.
Chaptal est d'accord avec lui pour en élargir la destination,
mais il ne veut pas en modifier le recrutement; au contraire,
Liancourt, pour diminuer la dépense, voudrait des élèves à
moitié et à quart de pension. « Vous sentez, écrit-il au ministre
Crétet le 18 avril 1809, que si la proche parenté avec les
militaires est une condition essentielle à l'admission, il est
plus difficile de trouver des enfants qui payent quart de pen-
sion. Il serait très utile au but de l'institution de les prendre
[)armi les fils d'artistes, ou du moins de citoyens aisés, qui
peuvent bien n'avoir ni n'avoir jamais eu de militaires daus
leur famille. "
(1) Arch. nat., F'-, 1085. J"aoùt 1807.
(2) Arch. (le l'École de Ghâlons. Mcinoire de 1815.
LES ECOLES D'ARTS ET METIERS 383
Même préoccupation dans la correspondance quotidienne.
Il faut éviter que « les Ecoles d arts et métiers ne soient rem-
plies que d'enfants mis en dépôt par leurs parents, dans la vue
de faire payer au gouvernenient les frais de leur première
éducation, sans avantagée pour lÉtat et au faraud préjudice de
rétablissement (Ij » .
Dés lo début, Liancourt voudrait séparer les commençants
des autres élèves. On les lojjera dans une maison distincte de
l'autre côté de la rue. Il ne faut pas « encombrer l'École d'en-
tants inutiles et de bonnes " . Là {je de l'admission ne devrait
pas être abaissé au-dessous de douze ans... « L'empereur,
dans sa bienveillance pour les familles des militaires, avait
fait placer à l'Ecole des arts des enfants dès I âge de deux
ans... "
« Le mélange d enfants de huit ans avec des jeunes gens de
vingt et vingt-deux est toujours d'un grand inconvénient. Il
l'est moins dans les lycées et collèges, parce que, l'instruction
étant graduelle, les enfants du même âge sont toujours
ensemble, qu ils arrivent insensiblement et périodiquement
aux classes plus élevées en avançant en âge, et que ce plus
grand degré d'enseignement n'est qu'un point plus avancé
dans la route sur laquelle ils s'acheminent déjà. Il n'en est
pas de même à l'Ecole des arts. La distinction est entière
entre les commençants et les artistes. Ceux-ci vont aux ate-
liers, les autres toujours en classe; les Commençants aspirent
toujours à entrer aux ateliers qu'ils ont sous les veux et aux-
quels beaucoup d'entre eux, même à treize ans, ne sont pas
propres par leur extrême faiblesse. Ils s'ennuient aux classes,
se mutinent, sont punis, le sont fréquemment, s'exaspèrent
de ces punitions que, de fait, ils ont bien méritées, se cor-
rompent par la fréquence de 1 habitation des salles de disci-
pline et des prisons, et deviennent épidémiquement des sujets
vicieux et incorrigibles...
1) Arcli. nat., F'-, 1089. 11 octobre 1813 : à propos de l'élève Bardel que
son père réclamait pour en faire un pharmacien après plusieurs années passées
à l'Ecole.
384 LA ROCHEFOUCAULD-LIAjSCOURT
Il Cette observation renforce la nécessité de n'admettre que
des élèves de làge de douze ans; ils auraient alors l'expecta-
tive prompte d'entrer aux ateliers et une grande partie des
causes de leur mauvaise couduite et de leur désertion n'exis-
terait plus. Il serait même très à désirer qu'aujourd'hui les
commençants au-dessous de cet âge fussent mis dans une
maison entièrement séparée et Châlons en offrirait les
moyens. Cette maison, sous le gouvernement des chefs de
l'École, serait enseignée par deux ou trois professeurs et rece-
vrait tous les enfants en bas âge, que la bonté et la justice de
l'empereur destine à l'École des arts, en récompense des ser-
vices de leurs pères. Ces enfants seraient là comme dans une
école primaire, n'ayant aucun rapport, aucun point de con-
tact avec les élèves de l'École des arts et entreraient à l'École
à leur douzième année... (1 . ''
La discipline n'était pas brillante à l'École de Chàlons :
vols, mutineries, sorties nocturnes sans autorisation, insubor-
dination, désertions, l'esprit était détestable. Liancourt avait
fort à faire pour concilier les nécessités de l'ordre et ses sen-
timents d indulgence.
« Les parents n'ont pas une bonne intluence sur leurs
enfants... Beaucoup de parents viennent voir leurs enfants à
l'École; ils demandent au proviseur la permission de les
amener à leur auberge, souvent de les y garder une nuit ou
deux; cette permission est rarement refusée; elle me semble
un inconvénient, au moins pour la nuit. On ne peut, on ne
doit même pas refuser aux parents la satisfaction de voir
leurs enfants, de causer avec eux, de les connaître; mais ce
temps passé avec eux au cabaret est un mauvais goût à leur
faire prendre, ils ne j)euvent qu'y entendre des discours peu
faits pour leur âge... Les élèves artistes vont aux fêtes de vil-
lage; la danse n'est certes pas un exercice condamnable, mais
ces réunions font fermenter dans ces élèves des idées qu'il
faudrait plutôt chercher à endormir : elles font la conversa-
(i) Arch. nat., F'*, 1085. 6 mars 1807.
LES ÉCOLES D'AIITS ET MKTIERS 38.-)
tion de la semaine; cette année il y a en, une fois on dcnx,
des qnerellcs entre les élèves et les habitants, et ces querelles
ont été an moment de devenir sérieuses (1) . '»
Il faut faire appel au sentiment de l'honneur chaque fois
(jn'on le peut. Mais « il y a une bonne partie des élèves qui
sont réfractaires à toutes ces punitions, ce sont les com-
mençants; les petits g-arnements, la plupart sans parents ou
né{]li(jés par eux, sans ressource aucune, n'aspirent qu'à sortir
de l'École, sans savoir où ils iront » . La meilleure punition
pour eux serait aie séjour d" un mois ou deux dans une maison
de réclusion (2; . »
En mars 1807, il y avait eu des incidents graves entre
élèves et surveillants. Les jeunes g^ens punis de prison avaient
refusé de s'y rendre. Le ministre voulut introduire dans
l'École la discipline militaire. Liancourt lui écrivit de Chà-
lons :
» Vous entendez sans doute par discipline militaire celle
qui assure l'exécution stricte et prompte des ordres donnés...
Dès le lendemain de mon arrivée, j'avais engagé M. le provi-
seur à faire nommer chaque jour un peloton de dix à douze
élèves commandé par le sergent et le caporal de semaine et
sous les ordres de l'instructeur militaire, lequel peloton, au
premier signal de tambour, se rassemblerait, prêterait force
à l'exécution de l'ordre et enlèverait ainsi aux supérieurs l'in-
convénient et le scandale de mettre eux-mêmes la main sur
ces élèves désobéissants...
" Je n'ai pas été peu surpris d'entendre de cet instructeur
que cette mesure n'était pas sûre, parce qu'il connaissait assez
l'esprit des élèves pour ne pas douter que le peloton assemblé
se refuserait à saisir un élève et resterait immobile..., langage
auquel ont adhéré le proviseur, le chef de l'enseignement, et
j'avoue que j'ai tancé fortement ces messieurs d'avoir une
telle opinion et de supposer que des élèves militairement com-
mandés se refusassent à l'exécution d'un ordre; je leur ai
(1) Ar.li. nat., F'-, lOS.'j. Scpternljrc 180G.
(2) IiL, !••'% 1085. 6 mars 1807.
25
386 LA ROCHEFOIJCAULD-LIANCOURT
ajouté qirune telle opinion de leur part m'en donnait une très
mauvaise de l'esprit de l'Ecole, et par conséquent de son gou-
vernement, et n'en ai pas moins prescrit l'exécution de la
mesure que j'avais ordonnée.
ic Néanmoins, cette opinion des chefs sur la possibilité
d'un refus d'obéissance des élèves, auquel toutefois j'ai peine
à croire s'ils sont bien commandés, m'a persuadé plus encore
de la nécessité d'établir un ordre tel que la désobéissance soit
rendue impossible par la certitude d'une punition prompte et
exemplaire...
il II faudrait former une espèce de conseil militaire composé
du proviseur, président; du directeur des travaux, chef de
l'enseignement; de l'instructeur militaire et de deux sergents
pris parmi les élèves, devant lequel passerait tout élève
coupable d'une désobéissance formelle, comme celle de
refuser d'arrêter un de ses camarades ; et qui aurait droit de
prononcer, non l'exclusion du coupable — car bien des élèves
prendraient ce moven de sortir de l'Ecole — mais de le con-
damner à une réclusion d un mois ou deux dans une maison
(le détention du département. L'appareil du jugement, la sévé-
rité de la peine, feraient, je n'en doute pas, un tel effet que son
annonce seule préviendrait la faute. " La substitution de
sous-inspecteurs militaires aux maîtres d'étude concourra
encore à la discipline. " Les élèves ont pour les militaires
plus de respect et de déférence que pour les maîtres d étude,
presque toujours aussi jeunes qu'eux (1). »
En 1809, la situation ne s'est guère améliorée. Le 25 jan-
vier, à la suite d'une rixe entre élèves et conscrits, le maire
j)ropose de ne pas laisser sortir les élèves en armes, et, le
i février, le sabre est interdit.
Le 3 juin, Liancourt approuve un arrêté préfectoral enjoi-
gnant d'arrêter tous élèves trouvés dans la ville, dans les fau-
bourgs, dans les communes voisines, sans une permission
signée du proviseur. Il leur est interdit de fréquenter les
(1) Arcli. nat., F'S 1084. 13 mais 1807.
LES ECOLES D'AUTS ET METIERS 387
aubergistes et maîtres de danse ; s ils contreviennent le soir à
cette défense, ils seront arrêtés et enfermés dans les prisons
de la ville (1).
L'exclusion, efficace quand il s'agit des Ivcées, n'est pas
une punition sérieuse pour les élèves de Ghâlons «dont la plus
grande proportion est composée d'enfants de militaires, la
plupart morts on dont le lieu de retraite est ignoré, ou encore
au service; l'inlluencc des reproches de leur famille est nulle
pour eux. De plus, ils espèrent toujours gagner leur vie en
sortant de l'Ecole, et s'embaucher dans les boutiques, ce qui
arrive. Jusqu'ici les déserteurs ont circulé librement à l^aris,
ou dans les départements » . Les punitions proposées sont : la
juùvation des promenades pendant plusieurs mois, la défense
de porter le grand uniforme pendant ce temps, la prison en
cas de récidive; la perte de leur grade, de la masse de poche
en tout ou en partie.
« Ces jeunes gens appartiennent au gouvernement qui les
élève. Ils peuvent encore être considérés comme des apprentis
d'un maître qui est le gouvernement... Personne n'est plus
porté que moi à la bienveillance pour les élèves. Tous mes
soins ont été portés, et avec succès, à améliorer leur sort,
mais je sens fortement l'importance de la discipline et des
mesures suffisantes pour la maintenir (2). »
Malgré ces efforts, les délits sont fréquents. En 1809, jilu-
sieurs élèves sont détenus pour fautes graves; il y a neuf vols
en 1813, sans compter plusieurs faits d'immoralité : il faut
prendre des précautions rigoureuses contre les désertions, mul-
tiplier les appels et priver les douteux de la promenade (3).
Liancourt examine par moments, mais pour la rejeter, l'éven-
tualité des châtiments corporels. » Si je n'avais vu moi-même
à quel point ils sont effrontés, je ne me figurerais pas qu'il
existât autant de vices dans un âge aussi tendre...
(1) EUVRARD, ouv. cité, p. 24.
(2) Arch. nat., E'-, 1084, [-avril 1809.
(3) /</., F'-, 1084 (3 novembre). La lettre du 24 mai 1809 que l'on trou-
vera à l'Appendice n" XI est un résumé des idées de Liancourt sur la discipline ;
il n'a jamais été donné suite à son projet d» tribunal intérieiu'.
388 LA ROCIIËFOUCAULD-I.IANCOURT
Il Les enfants, très indisciplinés, se livrent souvent au vol ;
ils brisent les tiroirs de ceux de leurs camarades qu ils savent
avoir de l'argent, forcent les chambres des professeurs et des
maîtres d'étude. Ce sont surtout les enfants, les commen-
çants, qui se livrent aux actes de vol et d'indicipline : il n'est
pas rare de les voir se réunir à cinq ou six et plus et se jeter
sur le maître et le frapper. Les punitions sont : le pain sec,
la salle de discipline, la prison. Elles ne sont d'aucun effet;
au contraire, la prison achève de les corrompre. On ne peut
autoriser les maîtres à les frapper : les conséquences de cette
autorisation, qui pourrait favoriser l'humeur et la brutalité de
quelques maîtres, sont trop grandes ; d'ailleurs, un tel ordre
ne peut pas émaner de l'autorité. Cependant je suis réduit à
penser, d'après ce que je vois et ce que j'entends de ces petits
drôles-là, qu'un châtiment corporel appli(:[ué à propos et for-
tement serait le seul moven d'arrêter leur impudence...;
mais, encore une fois, une telle extrémité ne peut être
ordonnée... Il resterait donc le moyen de chasser les plus
mutins, les plus vicieux, les chefs de bande (1). "
L'instruction doit être théorique et pratique; il doit y avoir
direction unique dans les leçons données. ^ J entendrais que
toutes les leçons, depuis celles de lecture données aux com-
mençants jusqu'à celles de mathématiques, fussent dirigées
sur un plan invariablement suivi; que le commençant apprit
à lire dans des livres où ses devoirs de fils, de citoyen,
d'homme, seraient sagement et fortement tracés, où les élé-
ments des arts qu'ils sont destinés à apprendre seraient expli-
qués... Pourquoi perdre pour linstruction désirée aucun
moment, aucune leçon? Pourquoi les maîtres d'écriture, au
lieu de donner pour exemples des mots vides de sens, des
phrases tronquées, ne seraient-ils pas astreints à faire trans-
crire aux élèves de bonnes sentences ; des traits de bienfai-
sance, de courage, de dévouement, d'honneur, pris dans
toutes les histoires, particulièrement la nôtre, et plus par-
ti) Arch. liât., F'^ 1084. 8 novembre 1808.
i
I,ES ECOLES D'ARTS ET METIEllS 389
ticiilièrement encore dans celle de nos contemporains? des
descriptions d'outils, de machines, de procédés d'art, des
leçons de chimie? Leur main se formerait également au talent
d'écriture... Les leçons de grammaire se donneraient dans
la même direction qui serait aussi celle des classes de
dessin... »
Mais on ne doit, en physique, en chimie, en dessin, en
grammaire même, enseigner aux élèves que ce qui peut leur
être utile, en tant qu'ouvriers : « Il serait aussi contraire,
aussi dangereux au hut de l'inslitulion de vouloir en faire des
savants que de se horncr à les instruire à manier machinale-
ment leurs outils... Ce ne sont pas des cours ordinaires...
mais des leçons...
« Il est évident qu'elles ne pourraient se donner que peu à
peu, par degrés et successivement ; ainsi le dessin se borne-
rait d abord à l'imitation d'outils simples : marteaux, ciseaux,
outils de forge, de menuiserie, etc.. Tous les problèmes
d'arithmétique auraient pour objet des unités prises dans les
arts. La classe de chimie ferait connaître aux élèves les
axiomes, les vérités constantes, la propriété des corps consi-
dérés jusqu'à ce jour comme principe. Les classes d'écriture
répéteraient et les solutions de ces problèmes et la description
de ces outils ou machines; et les leçons de chimie, celles de
grammaire en enseigneraient la définition, les descriptions,
l'énoncé, en un langage convenable et soigné... »
« Les leçons de ces diverses classes s'étendraient et s'appro-
fondiraient selon le progrès des élèves et marcheraient con-
curremment et à la fois au même objet d'instruction; ainsi,
par exemple, il s'agirait de faire connaître aux élèves l'origine
et les divers procédés du fer; tandis que la classe de chimie et
de physique en expliquerait l'extraction des mines, les pro-
priétés, les usages, les divers procédés pour le travailler en
grand et l'amener dans l'état de vente, le professeur de dessin
ferait copier dans sa classe les galeries souterraines des mines,
les élévations des charpentes qui les soutiennent, leur projec-
tion dans tous les sens, les pompes à feu, laminoirs, machines
390 LA ROCIIEFOUCALJ.D-LIANCOURT
soufflantes, grues, etc.. Le maître crécriture préparerait pour
exemples les descriptions de tous ces beaux résultats des
calculs, des combinaisons et de l'expérience, et le professeur
de mathématiques ferait connaître à ses élèves les puissances
et résistances, la force et la combinaison des leviers. Ainsi il
y aurait ensemble dans Finstruction, but certain, marche
simultanée, et, par conséquent, probabilité, certitude même
du succès. »
Mais il faut un centre de direction, tandis que chaque pro-
fesseur u est isolé, suit sa méthode particulière, l'auteur qui
lui convient le mieux, s'attache de préférence à tel ou tel
élève qui montre plus de disposition... » Le professeur de
mathématiques enseigne comme dans un lycée et se montre
satisfait si, sur trente élèves, deux peuvent être présentables
au concours de l'École polytechnique. Il y a quatre ou cinq pro-
fesseurs de grammaire et pas deux élèves sachant l'ortho-
graphe. Comme conclusion, Liancourt propose au ministre
de créer un chef d'enseignement (1).
Il ne veut pas exclure trop facilement des classes de mathé-
matiques, de grammaire et de dessin les élèves peu aptes aux
travaux intellectuels. Il ne faut pas prononcer à la légère
cette « sentence contre l'intelligence » . Il n'a pas eu le temps
d'examiner à fond les élèves pour voir s'ils méritaient tous
qu'on prît cette mesure contre eux, et il craint bien a que non,
étant donné leur nombre. Ces élèves, travaillant du matin au
soir, sont plus habiles de la main que les autres, mais cet
avantage est peu de chose car ils ne seront jamais des ouvriers
selon l'esprit de l'École... Ils n'ont pas concouru pour les prix,
ils en ont paru un peu humiliés; peut-être cela leur donnera-
t-il le désir de suivre les classes l'année prochaine (2) » .
Les examens doivent être modifiés suivant la nature des
classes.
« L'examen des classes de mathématiques, par exemple, ne
peut être fait (ju'au tableau... " Mais quelquefois l'élève le
(i) Arch. nat., F'-, 1085. 15 janvier 1807. V
;2) 1(1., F", 1085. Septembre 1806. ^'■'
LES ECOLES D'ARTS ET METIERS 391
plus instruit étant timide, celui ([ui l'est moins étant plus
assuré, le résultat ne correspondrait pas à la réalité; il faut
donc corri^oer cette inégalité par l'examen des notes du pro-
fesseur sur le travail et les projjrès faits par l'élève pendant
l'année.
" Pour la grammaire et le dessin on peut se contenter de
concours. Pour la physique et la chimie, il faut agir comme
pour les mathématiques, en combinant 1 interrogation au
tableau et l'examen des notes de l'année entière. Il est bon
qu'on distribue des prix aux classes de physique et de chimie,
bien qu'elles ne renferment que ceux des élèves qui n'ont pas
paru propres à recevoir une instruction supérieure.
(' Le concours de prix pour les ateliers doit avoir lieu aux
ateliers mêmes, sans cependant en exclure, comme moyen de
classement, le travail des élèves pendant rannée qui finit.
Dans la composition d'un bon ouvrier, il entre l'exactitude au
travail, la célérité, la perfection, le ménagement des matières
et les connaissances théoriques, j'entends ici celles de chimie
et de physique dans leur rapport avec l'ouvrage fait à l'ate-
lier. L'examen des artistes devrait donc, dans mon opinion,
être fait à l'atelier. L'examinateur se ferait représenter les
notes des élèves, les derniers ouvrages qu'ils auraient faits
dans le mois précédent, en tout ou en partie; il pourrait juger
de leur dextérité, il les interrogerait sur le nom des divers
instruments ou outils, sur leur usage, sur la manière de les
employer, sur la nature, la propriété des matières qu'ils
emploient, sur l'action des éléments, sur les métaux, sur leurs
combinaisons (tout ceci selon la nature de l'atelier examiné);
enfin il interrogerait le chef d'atelier sur les soins et l'adresse
qu'a l'élève pour économiser les matières, sur son zèle et son
activité au travail, sur le soin qu'il apporte à conserver et à
ménager les outils. » 11 serait bon aussi de distribuer un ou
deux prix de bonne conduite.
Enfin, la distribution des prix devra être confiée à l'inspec-
teur général : ce sera un plaisir pour lui en même temps
qu'une récompense pour le soin qu'il donne à l'École, et, pour
392 LA IIOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
TÉcoIe elle-même, un grand avantage, car l'inspecteur, » con-
naissant le fort et le faible de l'École, pourra, dans le petit
discours d'ouverture, donner quelquefois des leçons appro-
priées aux circonstances, avertir les élèves sur telle ou telle
disposition générale bonne à redresser, encourager telle ou
telle autre bonne, animer le zèle, blâmer l'inertie, enfin
donner à cette distribution une utilité plus grande encore que
cette distribution elle-même (1) " .
L'attention de Liancourt est attirée sur les trousseaux, sur
la masse de chaussures, de poche et de petit équipement. Un
projet d'arrêté de 1809 disait que ceux des élèves qui ne four-
niraient pas le trousseau exigé seraient soumis à certaines
retenues. Or, sur les quarante-neuf élèves arrivés, un seul a
apporté la valeur de son trousseau ; deux espèrent le com-
pléter, les autres n'ont que quelques chemises en lambeaux.
Il résulte de ces calculs que la caisse de l'École sera en déficit
de G2 francs par trousseau d'élève. » La charge imposée aux
parents qui ne fournissent pas de trousseaux de présenter
annuellement un certificat de pauvreté est illusoire. Ces cer-
tificats s'obtiendront facilement; un quart des parents ne les
demanderont pas, d'abord parce qu'aucune peine ne les
attend s'ils n'en envoient pas, et puis parce que les trois
({uarts des parents sont inconnus de l'École, ne correspondent
jamais avec elle; que le proviseur ne sait où les prendre;
(ju'un grand nombre d'élèves sont ou sans parents, les ayant
perdus, ou suivant les régiments auxquels ils tiennent, ou fils
de domestiques, changeant de condition, etc.. "
« Je sais bien et je suis tous les jours à portée de recon-
naître, par la composition des élèves de 1 École, que la plupart
des enfants ne peuvent pas payer leur trousseau, le plus
grand nombre étant enfants de pères militaires tués au service
de l'État, ou exposant journellement leur vie; je me rendrai
volontiers leur avocat, pour obtenir de Sa Majesté le complé-
ment de la faveur (piil leur accorde, de les admettre à l'Lcole
(i) Arcli. nat., F'*, 1085. Septembre 1806.
1,ES ECOLES D'ARTS ET METIERS ^93
en les cxcinptant de fournir leur trousseau ; mais Votre
l^xcellence reconnaîtra aisément que la somme attribuée aux
dépenses de l'Ecole n'est pas susceptible d'une chargée
annuelle et nouvelle de 15 à 18,000 francs; il me semble que
c'est sur les f<mds de secours ou de charité rju'elle pourrait
être imputée (I). »
Liancourt revient souvent sur l'état de dénuement d'un
jjrand nombre d'élèves : beaucoup partent sans avoir aucun
moyen de faire leur route. Le proviseur est autorisé à donner
"à ceux dont les familles seraient pauvres et qui n'auraient rien
à leur masse une somme de 12 livres qui les conduira à Paris
où ils pourront trouver à se placer (2) » .
Quant à ceux qui entrent dans l'armée, le ministre de la
j'^uerre devrait leur conférer, comme aux élèves des lycées,
le g^rade de serjjent-major dans l'organisation qui se fait à
Bayonne 3 . Liancourt aurait d'abord désiré que les aspi-
rants ouvriers habiles fussent exempts de la conscription. Le
nombre ne pourrait en excéder quatre dans la même année.
Incorporés soldats dans l'armée, ces jeunes gens feraient
perdre à 1 Etat le prix des dépenses de leur éducation et les
espérances qu il a le droit de fonder sur leur talent et leur
savoir pour lindustrie nationale. Cette exemption serait d'ail-
leurs un moyen puissant d'émulation pour toute l'École.
Quant aux élèves qui tireraient à la conscription, il serait à
désirer que, si on les comprend dans larmée active, ils soient
envoyés dans le corps des ouvriers de l'artillerie, où l'État
retrouverait le bénéfice de leur éducation et où ils seraient
aussi utilement pour l'armée que pour eux employés aux
professions pour lesquelles ils ont été élevés (i) .
Un conseil d'administration régulièrement tenu prendra
connaissance de toutes les recettes et dépenses. « Il serait un
moyen de satisfaction pour tout ordonnateur exact et délicat
(1) Arch. de l'École de Cliàlons. 17 scpteml)rc 1808.
v2) Arcli. nat., F'-, 1084. 6 août 1808.
3) Arch. de l'École de Chàlons. Rapport de 1806.
(4) Arch. nat., F'», 1085. 11 juillet 1806.
;î9 V L A K 0 ( ; H E F 0 LT C A U L Tt-L I A ^' C 0 XT R T
qui aura ainsi la certitude qu aucun soupçon ne s'arrêtera sur
lui, qu'aucun propos clésap,réable, fruit du mécontentement
et de la jalousie, ne pourra l'atteindre, et il sera un moyen de
contenir celui dont la délicatesse serait moins entière (I). »
Jusqu'à présent le directeur des travaux a eu pleins pou-
voirs sur la vente des objets fabriqués. Le proviseur désire
beaucoup que les produits se vendent. " Le directeur des tra-
vaux, qui reçoit pour ses ateliers des fonds quand il en a
besoin, ou plutôt qui est sur que les matières qu'il achète, que
les ouvriers qu'il emploie, seront payés, n a pas le même
intérêt à faire rentrer des fonds et est retenu d'ailleurs par
une sorte d'amour-propre qui lui ferait désirer ne mettre en
vente que des objets parfaits, ne s'empresse pas de vendre et
ne s'en occupe même pas. Aussi peut-on dire avec vérité
qu'aux objets près commandés à l'École qui ont donné un
produit de 45,000 francs environ, depuis son établissement
rien n'a été vendu; et, quoique le magasin soit beaucoup
moins fourni qu'il ne semblerait devoir l'être, il renferme
cependant encore pour 7 à 8,000 francs d'objets à vendre,
et il se ferait plus d'ouvrage dans les ateliers de l'École s'il
était pris des moyens certains et prompts d avoir des débouchés
pour les objets fabriqués, ce qui est aisé...
" 8 il y avait un conseil d'administration, le directeur des
travaux lui donnerait tous les mois 1 état détaillé de l'emploi
des matières, soit qu'elles aient servi à confectionner des
commandes ou des objets pour le magasin, soit qu'elles
aient servi à la fabrique des outils, machines, ustensiles pour
la maison. Il me semble que la vente serait ainsi suffisamment
activée (2) . v
La question d'économie préoccupe beaucoup l'inspecteur
général. Il est en lutte avec Molard. D'après celui-ci, l'empe-
reur attache peu d'importance à ce que les ateliers produisent
un bénéfice pourvu qu il en sorte de bons ouvriers. Liancourt
répond que, si le gain n'est pas le but essentiel de l'établisse-
(1) Arch. nat., F'S I 1 juillet tSOG.
(2) Id., F'^ Il j,.ill,.| ISOti.
LES ECOLES D'ARTS ET IMÉTIEllS .l')^
ment, ;' le travail pourtant doit être j)ro(luctif, comme tout
travail d un bon ouvrier si la machine est bien menée (1) " .
Sur un budget de 240,000 francs, les salaires et traite-
ments s'élèvent à 7 7.000 francs, c'est-à-dire au tiers; les ate-
liers ne produisent que 3G,000 francs. Il faut restreindre le
nombre des employés recevant gratis la nourriture et le bois:
il faut supprimer les nourritures à pension, u prétexte à que-
relles, faveurs et plaintes ^ . Le 1 7 mars 1806, Liancourt est
fier d'avoir retranché cinq employés; le 3 avril, il demande
que les gardes-magasins, chargés des achats et de la récep-
tion des marchandises, ne reçoivent aucun n présent " en
argent ou en nature des fournisseurs, n Tout ce (jui est au
delà du salaire fixé jiar l'autorité supérieure n'est plus
juste (2). »
La vente des protluits doit alléger les dépenses de l'établis-
sement. " Sans doute, on ne peut prétendre à ce que les ate-
liers de l'Ecole produisent comme ceux d un particulier; il v
a toujours un nombre d'élèves apprentis qui gaspillent la
matière, et l'emploi utile et productif de trois cent cinquante
ouvriers n'est pas une chose très facile (3) ...» — u Je pense
que les ateliers doivent être occupés à la fabrication de plu-
sieurs genres d'instruments, d'outils, de machines, dont le
besoin soit général ; que, quand les ouvrages seront bien faits,
ils se vendront facilement. Ainsi, l'atelier de charronnage
peut faire des roues, des fragments de roues, des bran-
cards, etc.. Je pense de même pour tous les autres produits
de différents ateliers... On v fait aujourd'hui des limes dont
je ne puis juger encore la bonté, mais qui sont très bien tail-
lées ; peut-être n*est-on pas encore arrivé dans ces ateliers au
premier degré de la cémentation et de la recuite, mais on v
parviendra. Ces limes bien faites, tenues à un prix raison-
nable, doivent avoir de la vente. H en est de même des vis à
bois qui paraissent assez bien faites. Les ateliers ont fait aussi
(1) Arch. nat., F'-, 18 juillet 1807.
(2) Id., F'-, 1085. Lettre au ministre.
(3) Id , F'*, 1085. 15 février 1808.
396 LA ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT
quelques machines pour la filature de coton, dont on est con-
tent. Cette branche doit encore donner de la vente, si elle est
conduite avec prudence...
« La fabrication des métiers à bas serait, je crois, aussi
d'un grand avantage dans un moment où la bonneterie prend
un si grand essor ; mais tous ces ouvrages doivent être faits
bien soigneusement et propres à donner de la réputation aux
ateliers. ..
« J'ai cité particulièrement la fabrication des métiers à bas
parce que la rareté des bons fabricants de ces métiers s'oppose
à l'extension entière à laquelle tend la bonneterie française,
et élève le prix du métier fort au-dessus de ce qu il devrait
être s'il v avait concurrence suffisante, en laissant toutefois un
très grand profit à l'ouvrier. Je désirerais bien, pour la répu-
"tation de l'établissement, que les produits mis en vente aient
un grand degré de perfection ; mais il est impossible de se le
promettre pour la totalité des ateliers dans lesquels il y aura
toujours un grand nombre d'apprentis et d'ouvriers inférieurs :
au moins, je voudrais que ces produits fussent classés selon
leur perfection, classés sévèrement par le directeur et sous-
directeur des travaux, marqués et vendus comme tels. Cette
loyauté dans la vente augmenterait le nombre des chalands,
et la comparaison rendue publique de la masse des ouvrages
des différentes classes d'une année avec la précédente serait
un moyen d'émulation pour les élèves, les chefs d'atelier et
les directeurs eux-mêmes. Le prix serait marqué sur chaque
objet et le garde-magasin responsable serait chargé de la
vente. "
11 ne faut pas que les produits fassent concurrence à l'in-
dustrie libre. La question est la même que dans les prisons
ou dans les ateliers publics d'assistance. « Il nest pas ques-
tion de calculer ici, comme dans les ateliers particuliers, ce
que coûte tel ou tel ouvrage pour les prix de la matière, du
charbon, du temps employé, et d'ajouter au calcul la part
que l'ouvrage doit avoir à supporter des divers salaires de
l'établissement. Le prix des objets de nature et de perfection
LES l':COLES D'AUTS ET METIERS 397
pareilles dans les marchés doit faire la base de restimatiou
à donner aux produits que TÉcole met en vente, et je crois
que son prix doit être tenu toujours un peu inférieur pour
assurer un débit j)lus courant. Je dis un peu inférieur, car il
V aurait un jjrand inconvénient pour l'industrie française en
^^{énéral, si un établissement soutenu par le (gouvernement
donnait ses ouvra^'jcs, surtout quand ils sont nombreux, à un
prix auquel ne pourraient pas le donner les ateliers particu-
liers sans perte ou même sans un bon profit. L École, insti-
tuée pour enrichir un jour l'industrie nationale en lui donnant
de sûrs moyens d'amélioration, ne doit pas 1 écraser dans ses
ressources en rempéchant d'obtenir de ses ventes un gain
raisonnable (1). »
A raison des conditions variables du travail, le nombre des
élèves à employer dans chaque atelier sera réglé d après la
quantité d'ouvrage à faire, et non fixé par le règlement. " La
forge comporte bien l'emploi d'une compagnie entière ; c'est
pour ainsi dire l'atelier nourrisseur de tous les autres; il tra-
vaille plus ou moins pour tous et peut encore, selon les
demandes, être occupé à des ouvrages pour personnes étran-
gères à la maison, et qui en sortent sans passer dans d autres
ateliers, tels que bandes de roues, essieux, outils ara-
toires, etc.
a L'ajustage peut employer une, même deux compagnies
par la multiplicité de ses branches de travail, par la longueur
des finissages. Il en est de même de l'ébénisterie. Pour le
charronnage, douze ou (juinze ouvriers suffisent. Il n'en faut
que dix à la fonderie. La célérité de ce travail est telle que
dans de grands ateliers de construction on ne fond qu'un jour
ou deux par mois, avec deux ou quatre autres jours de prépa-
ration pour le moulage; le nombre des fondeurs est par cela
même peu considérable en France comme ailleurs, et une
grande quantité d'élèves, habiles fondeurs, ne trouveraient pas
tous de l'emploi dans leur état, en sortant de l'École, condi-
(1) Arch. nat., F'-, 1085. Il juillet 1806.
i
398 LA ROCHEFOLCAULD-LIANCOURT
tion qui doit, ce me semble, entrer pour beaucoup dans la
composition des ateliers (1). "
Ces recommandations ne paraissent pas avoir eu un prompt
résultat. Le 18 juillet 1807, Liancourtest mécontent de l'état
(les ateliers; la plupart n'ont pas de travail; Tatelier de tis-
sage, dont les produits étaient excellents et recherchés, est
forcé de s'arrêter faute de commande, ce qui arrive surtout
parce que cet atelier n'est pas approvisionné par suite de
limprévoyance des chefs. L'atelier d'ajustage manque de tra-
vail. Un bon nombre d'élèves, les bras croisés, « dorment
sur l'établi. Ils n apprennent rien ou n'apprennent qu'à ne
rien faire...; d autres demandent à changer d'atelier, parce
que ceux auxquels ils sont attachés manquent de travail suffi-
sant. .. 1'
Un des moyens de les intéresser serait de leur donner une
rétribution sous forme d'encouragement. Un tarif pour chaque
sorte d'ouvrage sera présenté au ministre. Seuls les élèves
admis à la première classe des artistes v participeront. En
■conséquence, les élèves admis aux ateliers seront divisés en
deux classes : la première, composée d artistes reconnus
adroits, actifs, déjà habiles, jouira du bénéfice du tarif; dans la
seconde seront tous ceux que l'examen de leurs travaux ou de
leur conduite n'aura pas fait juger propres à être admis dans
la première; ceux-là ne participeront pas au tarif.
« Les ouvrages imparfaits des artistes de première classe
seront diminués dans leur prix. Tous les trois mois, il sera
lait, par le proviseur et le directeur des travaux, un examen
des élèves dont le résultat sera de faire monter à la première
classe ceux des élèves de la deuxième qui en seront reconnus
capables, comme aussi de faire descendre à la deuxième
classe ceux des élèves de la première que 1 imperfection de
leur ouvrage ou leur nonchalance au tra\ail ne feraient pas
juger dignes d'y rester toujours... Le conq^te des élèves sera
fait le 1" de chaque mois. Le tiers de leur gain sera mis
(1) Arch. liai., F'-, 1085, 18 mars 1807.
LES ECOLES D'A HT S ET M ET lE II S :î99
ensuite à leur disposition: les deux autres seront mis en
réserve pour leur être donnés à leur sortie de TÉcole. Les prix
des outils brisés par la faute des élèves leur seront retenus...
La niasse de réserve des élèves morts à l'École sera remise à
leurs père et mère; à défaut de ceux-ci, à leurs frères et
sœurs; à défaut de père, mère, frère, sœur, cette masse sera
versée dans la caisse des ateliers. Sera pareillement versée
dans la caisse des ateliers la masse de réserve de ceux des
élèves (jue leur mauvaise conduite ferait renvoyer de l'Ecole,
ou qui en sortiraient sans 1 autorisation du ministre. Les ser-
gents recevront, indépendamment de la part due à leurs tra-
vaux selon le tarif, une part proportionnelle du produit des
travaux du mois, dans 1 atelier qu'ils auront surveillé. Les
chefs d ateliers dont les ateliers auront produit les ouvrages
les plus parfaits et en quantité plus grande, proportionnelle-
ment au nombre d'élèves qu ils ont sous leur direction, rece-
A ront une gratification (1). "
La comptabilité sur ce point sera claire et précise; car » il
est important de prévenir l'idée que les élèves pourraient
avoir d être trompés soit par eux-mêmes, soit par des sugges-
tions étrangères ; dès que le gouvernement veut bien leur
allouer le produit net des ventes, il faut qu'ils connaissent ce
produit net et ses éléments. Il est si commode, si bon pour
une administration j)ure de se soumettre au jour en matière
d argent! C'est, ce me semble, une nécessité pour elle (2j " .
Les efforts de Liancourt n'aboutirent pas à rendre l'École
aussi prospère qu il le désirait. Il n'était pas suffisamment
secondé. Les fonctions de chacun n étaient pas précisées : le
proviseur était le chef de rétablissement; le directeur des
travaux était ou croyait être le chef des ateliers. Molard
était actif et capable, mais « trop iiwentif, trop vif, et trop
remuant : il donne mal ses ordres; du moins, il ne les donne
pas par écrit, ce qui fait qu'ils sont mal entendus, mal exé-
cutés; enfin il ne rend pas exactement ses comptes au conseil
(1) Aïoli. nat., F'-, 1085. 10 octobre 1807.
(2) Id.. E'S 1085. 11 juillet 1806.
400 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
de dépenses " . M. Labâte, « homme de talent et d honneur,
aime la paix et ne veut point se mêler du travail des ateliers
tant qu'il n'aura pas d'instructions plus précises. Tout cela
manque de méthode. Dès qu'arrive une commande nouvelle,
on quitte le travail qu'on était en train de faire pour exé-
cuter cette commande, qu'on abandonne ég^alement dès qu'il
en survient une autre; ce qui fait que le travail n'avance pas,
ou n'avance que très lentement " .
Liancourt est surtout frappé du manque de zèle de ses
subordonnés : " Je désire m'cxprimer de manière à ce que le
ministre n'entende pas plus que je n'en veux dire à cet ég^ard.
Le reproche porte sur tout l'établissement, depuis les chefs
jusqu'aux petits élèves, et est aussi, comme de raison, sus-
ceptible d'exception. On ne peut pas dire que les chefs, que
les professeurs, que les employés manquent à leur devoir,
même avec une sorte d'exactitude ; mais cette espèce de zèle
que donne le besoin de succès, qui tient toujours dans l'active
recherche des moyens d v parvenir et qui se communique si
bien, n'est pas là, au moins aussi généralement qu'il devrait
être dans un établissement de cette grande importance et qui
va servir de modèle à ceux qui doivent être établis (1). "
III
Si Liancourt tenait à présider les distributions de prix,
c'était pour résumer les progrès accomplis et les progrès à
faire. Tantôt, il donnait des conseils techniques. En 1808, il
(1) Arch. nul., F'"*, 1085 (1806). l'anni les faits de laisser-aller, il cite le
cas d'un chef d'atelier, M. S..., (|ui ne rentrait pas d'un mois n'ayant que quinze
jours de permission, et invitait chez lui les élèves; » si bien que l'un d'eux s'est
épris éperdument de sa fille et veut l'épouser : mariage malheureux, parce que
<e jeune homme n'a rii'u et n'a (|iic vingt et un ans ». (Arch. nat., F'-, 1084.
8 novcndjre 1808.)
T,ES ÉCOLES D'ARTS ET METIERS 401
insistait sur renseifjnemcnt do la géométrie, do la ])hysiqne,
de la chimie et surtout do la mécanique, « cette fille dos autres
sciences, qui doit assurer aux élèves un jour dans la société
un ran^j et une existence honorables autant qu'utiles » .
Tantôt, il saluait u lojjénie do remjioreur» : « Élèves de 1 Ecole
inq)èriale, rendez do nouvelles .<;ràces à Sa Majesté qui a
pourvu avec larg^esse à votre instruction, à votre entretien,
à tous vos besoins. »
Parfois il fait un retour ])orsonnol sur l'époque où il était
émigré : « Amour de la l*atrie, amour de la France, sentiment
inséparable d'une àme bien née... qui voyage avec nous,
s'exile avec nous, se peint tristement sur le front du proscrit
au bruit des victoires de l'étranger qui raccueille, et l'enor-
gueillit du triomphe des compatriotes égarés qui le repous-
sent. " Ses vœux suivent l'armée, » créée en un instant et
qui se précipite vers l'Escaut, brûlant de combattre corps à
corps l'Anglais téméraire qui semblait prétendre à toucher le
territoire français. " Sa fierté et son patriotisme ne l'empê-
chent pas de souhaiter une paix prochaine. « 11 faudra bien
que cette guerre que souffle et nourrit sans cesse la rage
meurtrière de notre ennemi ait un terme... Alors, les ouvrages
(\o nos ateliers se répandront sur tous les marchés de l'Eu-
rope... Après la paix, l'empereur préparera des conquêtes sur
lindustrie de notre éternelle ennemie... (1) »
En 1812, il place ses plans d'économie sous le patronage
du maître. « Sa Majesté veut que les produits de vos travaux
couvrent par leur vente les frais de vos ateliers, qu'ils dimi-
nuent s'il est possible encore le montant des sommes que
cette École coûte à l'État. Les vues d'économie do Sa Majesté
ne sont que l'effet de sa constante générosité... Que d'autres
se bornent à l'admirer. Nous, jeunes élèves, nous devons
encore le servir... Vous aimez la gloire, mes enfants; vous
êtes Français, elle sera aussi votre récompense (2) ! »
En 1810, l'École était en progrès, la discipline y était
. il) Moniteur du 22 septeinhre 1809.
(2) IJ.
26
402 LA ROGHEFOUCAULD-LIAjNCOURT
exacte, les instructions rég^ulières : « L'esprit des élèves, seule-
ment trop militaire, y était d'ailleurs excellent; les dépenses
étaient régularisées par un budget annuel et réduites à
270,000 francs; la comptabilité était dans un grand ordre, et
les produits du tra\ail fait par les élèves dans les ateliers
balançaient avec avantage les dépenses que les ateliers occa-
sionnaient (1). )'
Alors survinrent « les malheurs de la France " . Liancourt
juge les événements d'un point de vue spécial. « La cam-
pagne de Moscou, dit-il, qui avait détruit notre armée, déter-
mina les levées extraordinaires d'hommes qui, faites sous des
noms différents, enlevèrent à l'École la presque totalité des
élèves les plus instruits et les plus habiles au travail; une cen-
taine, jugée par les généraux en état de porter les armes, fut,
en 1814, incorporée dans la jeune garde sans acception d'âge
ou d'aucune autre considération. " En 1813, il y avait cin-
quante-huit sujets à l'armée, il y en avait quatre-vingt-un en
1814: à grandpeine, Liancourt obtint qu'on lui en laissât
huit, employés au service des caissons et de la préparation
des fusils (2) . i- Toute représentation auprès des ministres,
des généraux était rejetée : elle donnait à celui qui la
faisait le caractère d'un mauvais citoyen... " » Quatre cents
de ces jeunes gens ont succombé dans les combats par suite
de leurs blessures ou de leurs fatigues... Après l'invasion, ils
furent exclusivement employés à travailler pour les armées
conquérantes. Le travail fait par les troupes amies ou enne-
mies ne leur était pas payé ou ne l'était qu'incomplètement,
et leurs magasins étaient mis en réquisition. "
On sait que Liancourt désapprouva les Gent-Jours; sa chère
École faillit, en effet, sombrer dans la tourmente... Après le
retour du roi, " l'École, dit-il, commençait, sous un règne
paternel, à cicatriser ses plaies, et elle voyait avec certitude
1 espoir de réparer ses pertes et ses calamités, quand l'appari-
tion du météore sanglant et dévastateur l'a replongée comme
(1) Arch. (le IKcole de Châlons. Mémoire manuscrit.
(2) Arcli. nat., F'-, 1084. Note ilii 23 déceml)re 1813.
LES ÉCOI.KS D'ai;TS KT METIERS 403
toute la France dans l'abime du malheur i> . Les généraux de
Bonaparte, sans mission écrite, sans ordre, ont occupé les
élèves (. aux travaux les plus ridicules, fortifications, etc., et
aux exercices militaires • . La réparation des fusils était le
seul ouvrajje industriel permis aux élèves... Les représenta-
tions n'étaient pas tolérées; on y répondait par des menaces. . .
<i La défense insensée de Chàlons provoqua le pillage, pen-
dant quatre-vingt-dix-neuf heures, de la ville et compromit
l'existence de 1 Ecole, parce que les élèves que le général
Rigaud avail mis sous ses ordres furent contraints par lui de
])rendrc part à cette défense. La conduite à la fois ferme et
prudente du proviseur et la modération du général russe pré-
servèrent 1 Ecole de sa ruine entière (1). d
Liancourt était pour la paix à tout prix: il ne comprenait
pas la lutte, surtout désespérée, contre l'invasion. Ses élèves
moins prudents avaient demandé à partir : ils avaient pro-
posé au général Loison de former une compagnie franche de
cent hommes. Le général ayant refusé, ils s'enrôlèrent dans la
garde nationale ; ils y firent vaillamment leur devoir et ver-
sèrent leur sang au Moulin-Picot, hors des murs de Chà-
lons (2). A l'exception d un petit nombre qui purent s'échap-
per, les Cosaques les firent prisonniers. Le général russe
Czernicheff les rendit le lendemain, sauf deux aspirants offi-
ciers gardés comme otages.
Liancourt fit tout ce qu il put pour protéger ses élèves
contre la Terreur blanche. Le 4. novembre 1815, il sollicitait
la réintégration d'Aimé Frémont et de Vauteillard : .- Ils
s'étaient enrôlés dans un corps qui ne s'était pas armé pour
son légitime souverain » . Le ministre refusa et fit rayer ces
deux jeunes gens pour désertion (3).
Labâte aussi défendit son personnel : « .le vous recom-
mande Adam, écrivait-il à Molard, proviseur de l'Ecole d An-
gers, en novembre 1815... La situation que les élèves ont
(1) Arch. de l'Ecole de Châlons. Mémoire cité.
(2) GtîETTIEB, ouv. cilé, p. 87.
(3} Arch. nat., F'», 1088.
404 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT
prise pendant le siège de Chàlons ne doit pas attirer sur eux
les sévérités du nouveau gouvernement. Ces jeunes gens ont
songé, avant tout, à la défense de la patrie (1). » L'année
précédente, Liancourt avait été plus sévère en renvoyant
rélève Taine, coupable de rébellion, qui avait parcouru les
rues de Chàlons en criant : « Vive I empereur! (2) »
Comme pour Chàlons, les années 1814 et 1815 furent pour
Beaupréau des années terribles (3) . L'Ecole était mal vue des
royalistes de Vendée. En mai 1814, ils l'assiégèrent, pillèrent
le matériel et enlevèrent les matelas. Liancourt et le général
Schramm obtinrent des sauf-conduits pour les élèves. L'École
dut être transférée à Angers dans l'ancien couvent de Ron-
ceray. « J'avoue, écrivait Liancourt à Molard le 20 mai, que
je n'ouvrais pas une de vos lettres sans inquiétude. Elle ne
me quittera même pas jusqu'à ce que le personnel de l'École,
nos élèves avant tout, et le mobilier ensuite aient passé la
Loire.. . "
En juin, ses anxiétés redoublent : " On dit que l'empereur
part demain... Je suis persuadé que dans ces circonstances
vous faites tout ce qu'il faut pour maintenir le bien-être des
élèves et soulager les employés. "
Autre lettre sans date (du 20 ou 21 juin?) : « Vous avez
appris les premières victoires de l'empereur. On attend tous
les jours des détails. Je m'en réjouis de tout cœur comme
bien vous pensez, mais je déplore cet acharnement qui amène
des massacres et qui éloigne d'autant plus la paix tant désirée
et tant nécessaire... Je vois bien en noir pour nos écoles...
(1) GUKTTIER, p. 88.
(2) Aich. nat , F'^ 1089.
(3) L'Kcolo de Beaupréau, créée par un dét»rel du 19 mars 1804, était des-
tinée à former des chefs d'atelier et des ouvriers. Le règlement datait de 1807. On
devait y enseifjner la construction des métiers de filature, des machines hydrau-
liques, des manè{^es, des transmissions de mouvement. L'outillage en resta tou-
jours médiocre et incomplet. Il n'existait que des simulacres d'ateliers. Elle
végéta jus((u'en 1811. Malgré l'opposition de l^iancourt, soixante élèves partirent
de Chàlons le 12 novembre 1811, sur l'ordre du ministre de l'intérieur, M. de
Montalivet, pour lui infuser un sanj; nouveau. M. .Molard en fut nommé provi-
seur le 14 janvier 1812. M. Dauban en fut directeur de 1831 à 1849. (GrEiriER,
p. 86 et 117.)
I-ES ECOLES D'ARTS ET MÉTIERS 405
Tout va s'y désorjpnlscr. Ouiiizc aimées de soins, de peines,
de sacrifices vont être perdues... (1) »
IV
La dernière période de l'Empire n'avait pas élé favorable
à l'industrie. Malgré l'impulsion donnée aux sciences positives,
malgré le développement des filatures et des tissages, mal-
gré les efforts des Hichard-Lenoir et des Oberkampf pour
faire sortir de nouvelles industries du système continental,
les manufactures languissaient, le commerce s'étiolait. Dans
la France appauvrie, les Écoles d'arts et métiers étaient
changées en casernes. Enseignement, tenue, discipline, tout
était tourné vers la guerre. Malgré Liancourt, la Restau-
ration, subie par une nation affamée de paix, ne comprit
jamais le parti quelle pouvait tirer des Écoles pour la prospé-
rité économique du pays. Elle n'y vit que des foyers d'oppo-
sition politique. A peine installée, elle procéda par taquineries ;
on renvoya les professeurs suspects, on remplaça, sur les
boutons, les abeilles par les fleurs de lis; on effaça les orne-
ments et les inscriptions qui rappelaient l'empire.
Il Beaucouj) de travail et pas d'idées militaires '> , tel fut le
mot d'ordre donné [)ar Liancourt, en 1815, aux [)roviseurs de
Ghâlons et d'Angers.
" Beaucoup de travail » , car la caisse de l'École était vide.
Le département de la guerre devait 60,000 francs pour ses
caissons et ne voulait les payer qu'au bout de plusieurs années.
« Depuis mars 1815, tout a été paralysé; les ateliers de l'École
ont été occupés par les armées étrangères. Pour équilibrer le
budget de l'École, soit 260,000 francs, il faut que le bénéfice
fait sur l'École soit versé dans la caisse des ateliers pour leur
rendre leur activité accoutumée (2) .
(1) GiTEïTiEB, p. 120 et suiv.
(2) Ai'ch. de l'École de Chàlons. Mémoire cité.
406 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
" Pas d idées militaires » : le 17 juillet 1816, on supprimait
d'urgence les exercices ; shakos, fusils, baïonnettes étaient
déposés dans les magasins : Tinstructeur militaire prenait le
titre de surveillant. En février 1817, un nouveau règlement
substituait le titre de directeur à celui de proviseur, celui de
sous-directeur à celui de directeur des travaux.
La Restauration laissa provisoirement à La Ilochefoucauld
son titre d'inspecteur général, mais elle ne fit rien pour
seconder ses vues. De son côté, le duc, absorbé [)ar la pairie
et fatigué par Tàge, s'en occupait de plus haut et de plus loin.
Il aurait fallu une organisation industrielle sérieuse, des pro-
fesseurs savants et des contre maîtres instruits. Les écoles res-
tèrent exclusivement livrées à l'arbitraire administratif. En
septembre 1817, un jury composé par Liancourt avait été
chargé d examiner les élèves gratuits. Mais le personnel
s'abaissait : aux enfants de larmée avaient succédé des " fils
de frottcurs, de palefreniers, de cuisiniers, choisis dans la
domesticité de la cour, qui apportaient dans les classes la plus
crasse ignorance, de ridicules prétentions et une grande indis-
cipline (1) " .
Les réformes pédagogiques ne furent pas très heureuses;
on mit à la tète du nouvel atelier d horlogerie un homme peu
capable; les ateliers étaient négligés [)Our les classes : les nou-
veaux professeurs tlonnérent trop d importance aux études
mathématiques, aux cours de rhétorique et de littérature, au
détriment des études techniques.
Il ne restait guère à Liancourt que 1 action morale. Ses dis-
cours de distribution de prix étaient toujours personnels,
familiers et affectueux, u J'ai voulu, dit-il dans une note
manuscrite, commencer par quelque chose de bien simple, de
bien paternel, de bien fait pour des enfants dont on se dit
l'ami. Non ftiniam ex fulgore, c est la grantle règle des arts. "
« Votre âge, disait-il aux élèves, est principalement destiné
à être pour vous le grand, le décisif apprentissage de votre
(1) GUETTIEH, p. VO.
LES EflOLES IVAMTS ET MÉTIERS 407
vie morale dans le monde; de cette vie de 1 homme et du
citoyen qui, malgré toutes vos bonnes qualités, resterait sans
bonheur et sans gloire si le tissu de nos jours n'était pas
également tissé d'or et de pourpre, je veux dire de la pourpre
des talents et de l'or des vertus... Vous devez vous pénétrer
de bonne heure de tout ce que vous devez à votre roi et à
votre patrie, mais si bien, si profondément, que ces deux
«grands objets de notre amour dominent pour toujours vos
antres aflections, inspirent, électrisent vos cœurset en fassent
jaillir, comme de la source la plus pure, tous vos devoirs de
lidèles sujets de l'État et du prince; voilà, chers enfants, en
j>eu de mots, les rè(;les de votre morale; elle a la triple sanc-
lion de la société, de la reli{jion et de la nature... »
« O heureuse France, heureuse nation, si tu savais profiter
de tous tes avantages! Mais vous, du moins, chers élèves,
vous les précurseurs et partie vous-mêmes d'une g;énération
qui, par des secours que nous n'avions point encore, s'élèvera
j)lus haut que nous, ne laissez pas sans développement les
{jermes précieux que notre tendresse dépose avec tant de
plaisir et d'espoir dans votre esprit et dans votre cœur. Nous
les confions à votre honneur et à votre reconnaissance (1). "
Liancourt tient, pour son École, à rester en termes corrects
avec les puissances ; peut-être force-t-il la note quand il
s'a^jit de Louis XVIII. « Je vous le demande : tout ce que vous
aurez un jour, de succès, de bonheur, peut-être même de
richesses, à qui devrez-vous l'attribuer .' Il me semble vous
entendre. Au roi, direz-vous, à notre bon roi, à notre bon
père. Oui. chers élèves, mes amis, mes enfants... Cet élan
dans votre àme est le cri de la vérité. Qu'il y reste gravé à
jamais. A côté de ce grand nom du roi, gardez aussi la place
d'un souvenir pour vos excellents maîtres qui vous chérissent et
quisontaussi vos bienfaiteurs. Il y aura toujours quelque gloire
à pouvoir dire : " J'ai été de la grande École de Chàlons 2). h
(l) Arch. de l'Ecole de Châlnnis. Discours manuscrit (1820).
,2) Id., id.
(le discoms, léyèrcinent inoditié, a ét«'' prononcé le l"'' septembre 1820 : Lian-
408 LA liOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Malgré le peu de crédit qu'elle avait à la cour, l'École de
Chàlons travaillait; elle ne faisait pas seulement des travaux
d'apparat, un bureau pour le ministre de la justice, une hor-
loge pour le prince Aldobrandini, petit-gendre de Lian-
court (1). Au contraire, l'Ecole d'Angers végétait; on ne trou-
vait pas, dans le budget de 1817, 1,000 francs pour payer
son aumônier i2i. On y faisait de la sculpture sur bois pour
les églises, des buffets d'orgues, u Je vous fais mon compli-
ment, écrivait Liancourtà Molard, sur le succès de vos chaires
à prêcher. " Molard fut remplacé en 1817 et l'École con-
tinua à décliner.
Les raisons qui attachaient Liancourt aux écoles techniques
les rendaient suspectes aux ultras. Il tenait à son œuvre parce
qu'elle consacrait le relèvement des professions mécaniques
et la revanche des a classes ouvrières dédaignées autrefois si
injustement... — C est peut-être chez les artisans, ajoutait-il,
qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la
sap^acité de 1 esprit humain, de sa patience et de ses res-
sources. La philosophie avait déjà pressenti ce résultat, et à
l'épreuve il s'est confirmé... Plusieurs de nos sciences mêmes
ne sont que des arts lorsqu'on les envisage par le côté pra-
tique " . Comment ne pas voir a la liaison des découvertes
entre elles, le secours que les sciences et les arts se prêtent
mutuellement et par conséquent la chaîne fraternelle qui les
unit? Les beaux-arts ne font pas ici une exception. Apelle
sans doute s'immortalisait par ses tableaux avant que les
sciences dans la Grèce n'eussent fait de grands progrès. Mais
la chimie un jour fournira des couleurs impérissables au pin-
ceau d'un autre Apelle (3) » .
court l'a complété par rélof;e oMigatoire de la Charte « qui assure les droits de
tous les citoyens, nui leur ouvre indistinctement à tous l'entrée de tous les emplois
selon leurs talents et leurs vertus. » Pièce (^^Hibl. de Liancourt, n" 4940, in-V).
(1) Le prince ALDOBnANDiNi-BoRGiiKSE, né en 1777, colonel du 4* cuirassiers
en 1809, blessé à Wapram, général en 1812, avait épousé la Hlle du comte
Alexandre de La llocliefoucauld ; elle avait été dame du palais de Marie-l>ouise.
H était revenu en l'rance en 1816.
:2) Gl'kttikr, p. 130 à 138.
(3) Arch. de l'école de Cliàlons. Discours cité.
l
LES ECOLES D'AUTS ET METIERS 409
C'est miracle (|uc la Restauration n'ait pas supprimé les
Ecoles d'arts et métiers. Le ministère Yillèle les atteignit en
frappant leur fondateur : '. 11 y avait contre Chàlons une sorte
de conjuration jésuitique. •• Le clergé convoitait les bâtiments
pour y installer le grand séminaire. Parla brutale ordonnance
du 2t> juin 1823, TÉcole était transférée à Toulouse, siège du
collège électoral du ministre; Tinspection générale était sup-
primée et 1 inspecteur remplacé par un directeur général à
gros traitement.
La Rochefoucauld — plus sensible au danger qui menaçait
l'École qu à la perte de sa place — chercha à empêcher une
translation funeste : la brochure qu il publia ne se fondait
que sur des considérations pratiques (1). "Deux déménage-
ments équivalent à un incendie " ; de Compiègne à ("ihà-
lons, la translation avec laugmeutation du nombie des ate-
liers et l'agrandissement des dortoirs a coûté 2 41,000 francs;
à Toulouse, il faudra dépenser 525,000 francs; avec cette
somme, on bâtirait un vaste séminaire et on économiserait
300,000 francs à l'État. Que deviendront les élèves dont
1 instruction sera interrompue pendant six mois? Que sera
l'avenir économique de l'École? a Les ateliers sont comme
une vaste manufacture qui doit se soutenir j)ar ses produits:
ils perdront leur clientèle, le garde-meuble, les gens riches
de la capitale. Les chefs de l'instruction ne pourront plus
venir chercher à Paris les nouvelles formes. L atelier d hor-
logerie, établi sous la direction du savant M. Hréguet, ne se
soumettra pas à ces longs voyages. Les cent pensionnaires
qui payent leurs pensions ou qui sont boursiers partiront dans
la proportion des trois quarts. Les élèves, à leur sortie, se
placeront moins facilement, le midi de la France n'étant pas
abondant en manufactures. " Si l'on tient à faire quelque
chose à Toulouse, qu'on y crée pour deux cents élèves une
(1^ Reflexions de M. Ir duc de l.a Rucliefoucuuld sur lu translation à Tou-
louse de l'École royale des arts et métiers de Chàlons 1823), 0 fr. 75, au profit
des pauvres. « Cet écrit, disait la Revue en<yclo/)edi(/ue, a déjà produit le seul
effet auipiel son auteur pût s'attendre : quelques bienfaits de plus ont soulagé
plus d'infortunes. « (T. XIX, p. 425.)
1
410 I-A ROCHEFOUCAL'I.D-T.IANCOL'RT
succursale Je l'École de Ghàlons; un certain nombre crélèves
de Ghàlons formeront le noyau de la nouvelle école, ainsi
qu'il en a été usé pour Beaupréau, u autrement lEcole de
Ghàlons sera anéantie » . L'École fut sauvée...
L'année suivante, nouvel assaut : les partisans de la pro-
priété rurale voulaient encourager Tagriculture ; la commis-
sion du budget supprima les crédits pour les employer « aux
parties nécessiteuses du budget » , c'est-à-dire à l'augmenta-
tion de l'élève des bestiaux. Cette fois, ce fut Gharles Dupin
qui défendit l'École. Il cita les contremaîtres quelle avait
formés, les inventeurs qui avaient profité de son enseigne-
ment, M. Fresnel, ses horloges économiques et ses phares ;
M. Pecqueur et ses horloges astronomiques, M. Gambey et
ses instruments d'optique. Quant aux calomnies dirigées
contre l'esprit de l'École, «ne dirait-on pas qu'elle remplit
nos cours d'assises d'assassins, de voleurs, de perturbateurs
de l'ordre social?.,. Les éléments des sciences ne peuvent être
dangereux... (1) ».
La Restauration n'aimait pas les Écoles d'arts et métiers
qui la payaient de retour. Dès 1822, on y chantait des chan-
sons séditieuses et les élèves arrachaient les fleurs de lis des
collets de leurs habits ; on le vit plus nettement encore dans
le procès de 182(3 et aux obsèques du duc 2; .
Dans la suite, on reprocha à Liancourt d avoir peuplé d'an-
ciens élèves les entrepôts de tabacs, les contributions indi-
rectes, les douanes, les octrois et même le bureau des nour-
rices et la maison d'accouchement.
La Rochefoucauld était, il est vrai, la providence des maîtres
et celle des élèves. Fondait-il en 182 4, dans son château, un
cours de géométrie et de mécanique appliquées aux arts,
c'était à un ancien élève — qu'il aimait comme un fils — à
Junius Pérot, (ju'il en confiait la (Hrection. Il y assistait tous ^
les soirs pendant les dernières années de sa vie, encourageant
(1^ Dl'I'IN, a l'atita (feu sociaux d'un eificitjin'tnriit public iippli'^ue à l'industrie
(1824), daté (le Lon<lre«.
(2) Voir plu» haut le cbap. vin.
I,KS KCOLES H'AUTS ET METIERS 411
par sa présence le professeur et 1 auditoire 1 . Les nus deve-
naient horlo.'jers de précision, d'aiilres mécaniciens on injjé-
nieurs; plusieurs lurent placés par le duc à la télé d hôpi-
taux ou d'hospices, à Saint-Louis, à l'hôpital du Midi, à
la Salpètrière, à Beaujon, à 1 hospice des Ménages.
Quand, en 1822, les élèves voulurenl fonder une société
d utilité récipro(jue, c'est à lui qu ils s'adressèrent : il s agis-
sait surtout d'assurer leur placement et de créer entre eux et
les chefs des grands étahlissements indusiriels des liens dura-
hles et utiles. <■<■ Sur quatre-vingts élèves qui sortent annuelle-
ment, disait un mémoire explicatif, quelques-uns doivent à
la protection et à la bienveillance de M. l'inspecteur général
et de leurs supérieurs d être placés convenahlement aux con-
naissances qu'ils ont ac([uises; les autres cherchent en vain
des emplois (2) . "
Malgré le patronage de La lîochefoucauld ou peut-être à
cause de lui, la société ne put se constituer. Le 5 no-
vembre 1822, Delavau, préfet de police, refusa son autorisa-
tion (3j. Il fallut attendre vingt ans pour que cette association
pût se former; la famille La lîochefoucauld Tencouragea, et
elle est aujourd'hui prospère.
La piété des élèves envers leur bienfaiteur ne s est jamais
démentie. Depuis le 6 octobre I8()l, sa statue s élève an
milieu de son village. Louis Poilleu, l'am^ien directeur de ses
fabriques, avait laissé 400,000 francs à Ihospice à condition
qu'un monument fût érigé à son ancien patron dans 1 église
paroissiale. L évéché ayant refusé l'autorisation, on choisit la
place principiile de la ville. La statue, ouvre de 1 élève Main-
dron qui avait travaillé avec David d'Angers, avait été fondue
(1) Junius Pki'.ot, Notice sur La RoclwfoticuHld-IÀanioial. [E^xiriùlàxi Bulletin
adiiiinistnitif (le ta Société cl ex anciens élèves des Ecoles d'arts et métiers.^
(2) Arch. du Conservatoire îles Arts et Métiers, ii" 51. Cette note manus-
crite est suivie d un mémoire (rArmonville, ancien élève de l'école. 11 retrace
l'histoire des écoles et les bienfaits du duc, » le zélé protecteur et le père de tous
ces enfants » . Quand il arrive à 1814, il appelle Napoléon " le {jénie infernal
de la destruction » . (Jetait le style de l'époque.
(3) /(/. — GtEirihU, ouvrage cité^ p. 253.
412 LA IIOCHEFOLCALLD-LIANCOURÏ
à Anpers le 10 août 1861. Les sept descendants du duc assis-
taient à linauguration. Le vieux Charles Dupin avait alors
quatre-vingt-quatorze ans; il envoya son discours : il rappela
la part prise par Liancourt à la diffusion de la science dans
les masses populaires : u Nous Tavons prié, dit-il, d'assister
lui-même en plein amphithéâtre à notre séance d'ouverture
avec ses amis les plus illustres, c'est-à-dire les plus bienfai-
sants. "
Le maire Chevallier parla des souvenirs des habitants :
u Vin.»t ans après sa mort, son souvenir était dans tous les
cœurs, son image dans toutes les maisons; il était la divinité
tutélalre, le génie protecteur du foyer domestique. Les vieil-
lards racontaient les belles actions, les nombreux traits de
bienfaisance dont ils avaient été les témoins, souvent même
les intermédiaires. Ils pleuraient en pensant à leur bon
duc (1) . "
Le 8 août 1880 fut célébré le centenaire de la fontkition
des Écoles; des inscriptions furent placées à 1 entrée de la
ferme de la Faïencerie; le monument fut inauguré le l G juil-
let 1882 ; c'est un obélisque avec les armes des villes de Chà-
lons, d'Angers et d'Aix, et les noms des villes de Liancourt,
de Compiègne et de Beaupréau. Juniiis Térot, alors âgé de
quatre-vingts ans, célébra la mémoire de son bienfaiteur (2).
Depuis cent ans, le progrés de l'enseignement technique a
marché de pair avec le développement des transports, de
l'éclairage, de l'électricité, de l'agriculture. Aux quatre
écoles de Châlons, d'Angers, de Lille et d Aix, complétées
bientôt par celle de Paris '3), s'ajoutent les écoles de tissage,
d horlogerie, de teinture, les écoles professionnelles des villes,
des départements et des syndicats. En trente ans, le budget
des écoles techniques s'est élevé de 150,000 francs à i mil-
lions et demi; le nombre des élèves est de 13,275. Les pro-
(1) Le Semeur (le fOisr, (5 octobre 1860. — Lucis, Moiiot/raftliir, p. 26;i.
(2; Lrcis, p. 273.
(3) Cette école doit s'élever boulevard de l'Hôpital; elle ne recevra que des
externes et comprendra quatre années d'études. (Le Temps du 12 septembre
1902.)
T,E r.ONSERVATOir.E 4(3
grammes sont j)liis pratiques, la discipline s'est allégée ; parmi
les jeunes gens diplômés, les uns complètent leur instruction
dans des instituts spéciaux, d autres deviennent mécaniciens
de la flotte, beaucoup appliquent dans l'industrie leurs con-
naissances en dessin. Pour lutilisation des forces naturelles,
de l'énergie électrique et de la > houille blanche > , il faudra
(les armées de mécaniciens, de fondeurs, de cliauffeurs,
d'ajusteurs, d'électriciens. Liancourt a eu le pressentiment
de ce que pourrait la science appliquée pour aider au protli-
gieux essor du travail humain : de la modeste ferme de la
Faïencerie, de Compiégne et de (Jhàlons, sa pensée rayonne
et, continuée par ses successeurs, réalise des prodiges 1).
Le 26 floréal an III (10 octobre 1794), la Convention ins-
tallait le Conservatoire des arts et métiers dans l'abbave de
8aint-Martin-aux-Champs, malgré Fabre de lAude, qui
i< trouvait le local beaucoup trop vaste et trop précieux " .
L'idée remontait à Louis XVI. a Cet excellent prince, disait
Liancourt au conseil de perfectionnement, — dont les rares
vertus et les grandes qualités eussent été plutôt et plus géné-
ralement reconnues s'il n'eût toujours cherché à les cacher
par une invincible modestie, — avait voulu réunir les machines
et les instruments utiles à la culture et à la propagation des
arts (2) . »
1) Liancourt semait l'importance du mouvement scientifique. En avril 1819,
il félicitait Charles Dupin tlu discours que celui-ci venait de prononcer dans la
séance des quatre .Vcadéiiiies sur « l'influence des sciences sur Ihumanité des
peuples B ; Dupin avait répondu à Fontanes. « Il serait plus aisé, dit Liancourt,
de prouver que les sciences ont plus influé que les lettres sur la civili.'^ation
générale... les pro(;rès des sciences ont laissé de nos jours bien loin ilerrirri; eu.v
ceux des lettres... et ne sont pas à leur terme. » ^Lettre coinmunicpiée par M. le
duc de La Roche-Guyon.)
[-) Arch. du Conservatoire. (Discours du 10 juillet 1817.) Délibérations du
Conseil de perfectionnement.
41V LA HOC HEF01CAI:T,D-LI ACCOURT
Dès 1782, Yaucanson avait laissé à l'État sa collection de
machines. A sa rentrée en France, La Piochefoucauld retrou-
vait au Conservatoire son ami, le citoyen Molard. Nommé
administrateur le 12 thermidor an IV, Molard avait créé une
petite école où les jeunes gens apprenaient le dessin, « ce
sixième sens de l'ouvrier " , et la géométrie élémentaire.
En 18 14, l'inspection de Liancourt s'étendit au Conserva-
toire.
11 dut intervenir pour défendre l'œuvre de Grégoire. On en
contestait l'utilité; les familles des anciens propriétaires vou-
laient reprendre les objets déposés dans les collections. Le
€uré de Saint-Nicolas-des-Champs cherchait à installer dans
le choHir une école de quatre cents enfants. Liancourt pro-
testa, (i Le chœur était occupé par des machines de grand
volume, telles que chariots, machines à couper de la paille,
aérostats. " Le ministre fut convaincu : " Le prétendu
évéque de (jhàlons en fut pour ses prétentions ( I j. »
Le conseil de perfectionnement fut réorganisé le
IG avril 1817. Liancourt fut désigné pour le présider : Chris-
tian était directeur et Molard, sous-directeur. Ce fut un
président modèle; il ne manquait pas une séance. Après la
disgrâce de 182:i, Delessert n'accepta que le titre de prési-
dent provisoire (2). Dès le début, La Rochefoucauld insistait
sur la nécessité ^ d'un catalogue méthodique qui joignit à
l'avantage de mettre à la connaissance du public les richesses
du Conservatoire, celui de pouvoir servir de guide, d'indica-
teur aux artistes, aux ouvriers... " » La première partie du
catalogue des machines est déjà publiée en 1817: les
autres suivent; les directeurs dressent des inventaires exacts
non seulement des machines, mais des plans, des des-
(1) Lettre autographe du 18 janvier 1815. (^Arcli. du Conservatoire.)
(2) Le rp{;istre manuscrit des séances du conseil commence le 10 juillet 1817 :
le 29 janvier 1822, lirnsque interruption. Les séances reprennent en 1828, après
i'ordonnance du 23 août qui reconnaît que les dispositions des ordonnances de.-*
25 novembre 1819 et 22 mars 1820 sont devenues inexécutables par la suppres-
sion de rins|)ection {jénérale et » par diverses circonstances " . Le registre va jus-
<pj'an 26 mai 1S48. j^^Arch. du Conservatoire.)
I.E CONSERVATOIRE 415
sins, des mémoires manuscrits, des livres, des maj^asins. (1)"
La Rochefoucauld s occupait des détails, surveillait les
devis des travaux nouveaux : il cherchait surtout à organiser
dos cours publics de sciences appliquées aux arts et à l'indus-
trie. Une ordonnance du 25 avril 1819 créait Fcnsei^Tnement
secondaire industriel. Pendant et après la Révolution, il s'était
réfugié dans quelques établissements privés tels que le Lycée
ou l'Athénée. La fondation des trois premières chaires marque
une renaissance ou plutôt une naissance : Charles Dupin ensei-
o^nait la géométrie et la mécanique, Clément Desormes la
chimie, J.-H. Sav l'économie industrielle 2).
Une ordonnance du 15 décembre 1819 groupait autour du
duc, dans le conseil de perfectionnement reconstitué, des
membres de l'Académie des sciences, Berthollet, Chaptal,
Mirbel, Gay-Lussac, Arago ; des économistes, de grands
industriels, Ternaux, Darcet, l'élève de Vauquelin, Scipion
Perier, Widmer, de Jouy, neveu d'Oberkampf. Le dévelop-
pement fut rapide. Cinq ans après, six cents auditeurs, chefs
d'atelier, artistes, ouvriers, se pressaient au cours de Dupin;
le duc y assistait fréquemment. « Le Collège de France de
l'agriculture, du commerce et de l'industrie était fondé (3). »
Le succès fut tel qu'il effraya le ministère Corbière- Villèle.
Le cabinet se défiait de la science, comme des lettres, comme
de l'Académie. Tout ce qui pensait était dans l'opposition.
Jamais on ne vit se former a contre un gouvernement pareille
coalition des intelligences " . En 182 4 et en 1825, le Conser-
vatoire fut surveillé comme un nid de factieux par la police
de Delavau (A), a Le cours de Dupin, disent les rapports de
(1) Discours du président. 10 juillet 1817. ^Arcli. du Conservatoire.)
2) Clément Desormes fut titulaire de la chaire de chimie appliquée aux arts,
jusqu'à 1841; il fut remplacé par Péligot; Ch. Dupin eut, en 1873, Laussedat
pour successeur; Jean-Baptiste Say occupa sa chaire jusqu'en 1832; après lui, vint
J.-B. Bianqui.
(3) Pompée, Rapport à l'Exposition de 1867, classe 8i)-î)0. t. XIII, p. 307. —
HcGUET, Notice historiiiue, revue par Levasseur.
(4) Arch. nat.. F', 6965. n" 12391. Rapports de police des 26 et 27 octohre,
15, 17, 28 décembre 1824; 14 janvier, 13, 14, 19 mars et 29 octobre 1825. En
I
41G LA ROCHEFOCCAULD-LIANCOURT
police, est fréquenté par des personnes dont les opinions
sont très mauvaises, qui n\ vont pas dans le but de s ins-
truire. Parmi les deux mille auditeurs, on compte beaucoup
déjeunes gens appartenant aux manufactures, des étudiants
et aussi quelques personnes qui semblent appartenir à la
haute classe de la société. » Au cours de J.-B. Say, les audi-
teurs forment des .«roupes " qui peuvent fournir à la malveil-
lance l'occasion d'y semer les germes d'un mauvais esprit ^' .
On y prêche » des maximes aussi antimonarchiques qu irré-
ligieuses... il y a des insinuations perfides contre la famille
royale... » En 1825, ce sont <i de vrais conciliabules tenus
par les révolutionnaires habitués des cabinets littéraires les
plus démagogues... A la faveur des ténèbres, les individus les
plus mal famés, les intrigants de toute espèce s'assemblent de
tous les coins de Paris sous divers déguisements et s'érigent
en orateurs... On v raconte qu un roi n est le plus souvent
qu'un homme ignorant et injuste dont on a toujours quatre-
vingt-dix-neuf coups à redouter... La loi en faveur des
émigrés, que l'on ne désigne que sous le nom de la caste nobi-
liaire, est représentée comme illégale et prédisant le retour
des anciens privilèges ; on attire les ouvriers dans les cafés,
on annonce le rétablissement des maîtrises et des jurandes " .
Les professeurs ne valent pas mieux que leurs auditeurs, " ils
trouAcnt toujours moyen de glisser dans leurs leçons des cen-
sures sur quelques-unes de nos institutions et sur certaines
mesures adoptées par le gouvernement " . En mars 1825,
" les propos deviennent tous les jours plus hostiles: les décla-
mations contre les prêtres, les nobles, les émigrés, les minis-
tres, s'enveniment " . Pourtant, les cours sont maintenus sans
interruption.
Du Conseil de perfectionnement sortit lidéc des exposi-
tions périodiques : c'était, écrit La Rochefoucauld au sous-
1828, les dispositions sont clianj'ées; Charles Dupin fait un voyage d'ôtude dans les
Hautes-Pyrénées. Ordre au préfet de lui fournir tous les renseignements néces-
saires. INous soiiinies depuis le 5 janvier sous le ministère Martignac.
LES EXPOSITIONS 417
secrétaire d'Etat de 1 Intérieur, » un moyen d'activer et
d'étendre 1 industrie " . Il y en avait eu quatre : celle de
lan Yl, orjjanisée par François de Neufcliùteau ; celles de
l an IX et de l'an X organisées par Ghaptal, qui avaient respec-
tivement coûté 71,658 francs et 27I,i)22 francs; Champagny
avait j)résidé celle de I80G, dont les frais n'avaient été que
de 30,000 francs. Dccazes et Liancourt préparèrent celle de
1819.
On n'était d'accord ni sur l'emplacement ni sur la pério-
dicité : les uns proposaient la place Louis XV, d'autres la
cour du Louvre, puis le palais de la Bourse. Les uns voulaient
une exposition annuelle, les autres un intervalle de quatre
années. Une ordonnance du l'.i janvier fixa l'ouverture au
mois de septembre et décida que les expositions seraient
périodiques, à des intervalles n'excédant pas quatre années.
La Rochefoucauld s était chargé du travail préparatoire; il fut
nommé président du jury central avec Berthollet, Bréguet,
Brongniart, Gérard, Héron de Villefosse, Ternaux, Arago, et
Mérimée pour secrétaire (1).
Le 25 septembre 1819, l'Exposition fut ouverte au Louvre
par le roi. La Rochefoucauld célébra » lalliance de 1 industrie
du peuple avec la grandeur et la majesté du trône. . . , les chefs-
d'œuvre de la peinture et des produits des arts industriels...,
le progrès des sciences exactes et des nouvelles découvertes en
physique, en chimie et en mécanique... » Ce ne fut pas
le discours d'un courtisan : il fit l'éloge de » la législation
fondée sur les principes de la raison, de la justice et de l'ad-
ministration qui, pendant vingt-cinq ans, avait donné à la
France les industries qui lui manquaient ' . Louis XVIII
répondit avec bonhomie : « Dés mon enfance, j'étais jaloux
de la prospérité dont Tindustriejouissait chez quelques nations
voisines : il était réservé à ma vieillesse de voir l'indus-
trie française s'élever au plus haut degré de gloire... Dites
à mes fidèles fabricants qu'ils peuvent toujours compter
(1) Procès-verbaux des séances du conseil des 27 août, 10, 14 di'cendjre 1818,
des 7 janvier (Ghaptal y assiste), cl 10 janvier 1819. (Arch. du Conservatoire.)
27
418 T.A ROGHEFODCAULD-I-IANCOLUT
sur moi comme je compterai toujours sur eux (1). "
Il y eut, suivant T usage, des médailles d'or, d'argfent, de
bronze, des mentions et des citations. Ternaux et Oberkampf
furent créés barons. Le vieux président s'était mis hors con-
cours; il ne réclama aucune récompense pour ses fabriques;
la carderie de Liancourt avait obtenu des médailles de
bronze aux Expositions de l'an X et de ISOfi; le jury déclara
« qu'elle méritait toujours ces distinctions» .Les porcelaines de
Sèvres, les faïences de Sarreguemines, les cristaux de Bac-
carat, les toiles peintes d'Alsace, furent admirés; la France
affirma la supériorité de son goût (2) .
L'École de Châlons avait exposé des produits d'ébénisterie,
de serrurerie et de mécanique, notamment une pompe à feu
avec fourneau et une machine de Wolf. Sept élèves vinrent
visiter l'exposition en détail. " Les disciples qu'elle forme,
disait le rapporteur Costaz, répandent la connaissance des
meilleures pratiques des arts et deviennent très utiles à l'in-
dustrie nationale. " Sur les deux médailles d'or attribuées à
la section des arts mécaniques, l'École en obtint une; l'autre
fut décernée à Jacquart qui n'avait eu qu'une médaille de
bronze à l'Exposition de l'an X. Liancourt fut glorieux de
cette récompense ex œquo. " Ces mots : École de Chàlons,
disait-il, non sans emphase, se joignent toujours à ce que j'ai
encore d'heureux moments au couchant de ma carrière; je
les ai moi-même entendus retentir dans les vastes salons du
Louvre et des Tuileries et c'est dans une circonstance éter-
nellement mémorable. Que n'avez-vous pu être toujours
comme moi les témoins de ces spectacles imposants, où tous
les produits de nos manufactures, de nos métiers et de nos
arts étaient réunis dans le plus beau palais de la terre et
l'éclipsaient en magnificence; où ces produits étalaient en
même temps à nos regards étonnés une telle masse de richesses
(1) Bibl. nat., L'V8, ;îi25, pi.-cc.
(2) Rapport (lu jury central sur les produits de l'industrie française, par
L. Costaz, membre de l'InstiUir d'Egypte et rapporteur tin jury central. Pans,
Imprimerie royale, 1819. (Bilil du ministère du commerce, 81' , 437.)
I
LES CONSEILS TECIlMOnES 419
que jamais l'œil de 1 homme n'avait rien vn de semblable, et
de tels miracles d'éléj;ance, de bon goût et de perfection de
travail, que cette Exposition pouvait défier et toutes les nations
actuelles de la terre et tout ce que l'histoire et la fable réunies
ont pu rapporter de richesses ponqienses de quelques empires
de rOrient... (1) »
La seconde Exposition eut lieu en 1823. Ce fut cette fois
le duc de Doudeauville, qui présida le jury. Liancourt ne fut
même pas appelé à y siéger.
Tout se tient dans le développement industriel d'un ^'irand
pays, il ne s'agissait pas seulement de former des ingénieurs,
il fallait suivre de près le mouvement commercial.
Liancourt s'était, dés le début, intéressé à la Société d en-
couragement pour l'industrie nationale. Le 9 brumaire an X
(1" novembre IHOlj, quelques savants, dont Chaptal, Monge,
Bertliollet, Ternaux, Fourcroy, s'étaient réunis dans le salon
de François Delessert pour fonder une association sur le
modèle de celle qui, à Londres, encourageait les arts, les
manufactures et le commerce. Bonaparte, premier consul,
avait souscrit pour cinq parts ; Chaptal la présida pendant
trente et un ans: de Gérando fut secrétaire général pendant
quarante-deux ans. Il y avait cinq commissions : fonds, arts
mécaniques, arts chimiques, agriculture, commerce et arts
économiques. C'est dans ce dernier comité que siégeait Lian-
court avec Chaptal, Perier, lluzard et Lasteyrie. Il fut cen-
seur de 1817 à 1827; il y suivait le prog^rès des arts mécani-
ques. En 1825, il présentait à ses collègues le devis du pont
suspendu de Liancourt; ce pont lui avait coûté 1,400 francs;
construit en bois, il serait revenu à 5,000 francs (2).
Liancourt fit aussi partie pendant treize ans du Conseil des
fabriques et manufactures établi le 2(5 juin 1810, et composé
(1) Discours manuscrit. Ardi. ilc l'Ecole de Chàlons.) Ce discours, dont
nous avons vu le lirouillon, n'a peut-être jamais été |>rononcé.
2) Arch. de la Société, i>ullelin n" 248, février 1815. Après Chaptal, Tlié-
nard, Duiuas, Becquerel, llaton de la Goupillière présidèreut la Société.
420 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
de soixante représentants de tous les genres d'industrie
nommés par le ministre de l'Intérieur : manufacturiers, com-
merçants, hommesd'affaires, LaRochefoucauldétaitunassidu.
Interrompues du 16 mars au 2 décembre 1815, les séances
reprirent assez régulièrement le 5 janvier 1815 : il avait été
nommé vice-président. On discutait les questions de tarifs de
douanes, de marques de fabrique ; on préparait des projets
de loi sur les conseils de prud'hommes, sur la propriété indus-
trielle; on s'occupait de la répression de la fraude aux fron-
tières et des moyens d'empêcher la contrefaçon.
Le 23 août 1819, le Conseil fut réorganisé sous la prési-
dence du ministre de l'intérieur. La Rochefoucauld présida
plusieurs fois les séances. Les débats portaient sur les moyens
d'étendre la consommation des produits industriels, sur les
tarifs des cotons, sur la restitution des droits à la sortie. Le
24 juillet 1823, le vice-président donnait lecture d'une lettre
de M. de Castelbajac, conseiller d'Etat, notifiant la révoca-
tion du duc (1). Mention de cette lettre fut insérée au pro-
cès-verbal; c'était peu pour le départ d un ancien prési-
dent. Le Conseil des manufactures tenait prudemment à
éviter les manifestations et se renfermait dans ses attribu-
tions.
(i) Arch. nat., F*'", 194 à 197. Il y a trois registres : le premier va du
24 août 1810 au 6 novembre 1816; le deuxième, du 16 janvier 1817 au 17 dé-
ceuibrc 1818; le troisième, du 7 janvier 1819 au 27 septemlire 1821. Les noms
des grands manufacturiers de l'époque se retrouvent dans les procès-verbaux :
Aul)ertot, Darcet, de Cretot, Salleron, Schlumberger, d'Ocagne, Feray, etc.
1
CHAPITRE X
LES ŒUVRES fsuitej
ASSISTANCE ENSEIGNEMENT PRÉVOYANCE
(1815-1823)
I. — Le mouvement social sous la Restauration. — Le rôle de Liancourt. — Les
nobles, les savants, les producteurs, les moralistes.
n. — Le conseil général des hôpitaux de 1815. — Le compte moral ; l'adminis-
tration quotidienne; le concours de l'internat; la profession médicale; la bou-
lanjjerie des hospices; le pain des prisons. — Les enfants trouvés; suppression
des meneurs.
IH. — L'enseignement populaire. — Carnot et ses collaborateurs. — Liancourt
traduit l'ouvrage de Lancaster sur l'enseignement mutuel. — L'école d'essai de
la rue Jean-de-Beauvais. — La Société pour l'instruction élémentaire.
IV. — L'enseignement populaire [suite). — Opposition des ultras. — L'école de
la Halle aux Draps; Liancourt président de la Société élémentaire. — Les
écoles de sa commune. — L'enseignement civique selon la Charte. — La pro-
pagande par l'almanach — Le Bonheur du peuple.
V. — La caisse d'épargne et de prévoyance de Paris. — Les œuvres de pré-
voyance anglaises et allemandes. — La caisse d'épargne de 1818; rapports
annuels; l'ouvrier propriétaire; force de l'esprit d'association. — Propagande
populaire. — Alexandre et Benoît. — Entretien d'un curé avec ses paroissiens.
Les douze dernières années de Liancourt sont les mieux
remplies de sa longfue carrière : il exerce en dehors et au-
dessus des partis une magistrature originale que personne ne
lui dispute, celle du bien public. Il est le Franklin de la Res-
tauration; amis ou adversaires lui confèrent une sorte de
dignité nouvelle, de dictature incontestée, celle de la charité :
sa mission pendant la Révolution, son exil, ses voyages, ses
422 I,A ROCHEFOLCAUJ.D-J.IA^COUUT
expériences industrielles et agricoles, son âge, sa naissance,
sa fortune, son crédit, lui donnent les connaissances et l'au-
torité nécessaires pour mener la lutte avec une opiniâtre per-
sévérance contre tous les fléaux sociaux, la maladie, la misère,
l'ignorance, le vice, Fintolérance, la dégradation physique ou
morale de ses semblables.
Cette lutte, il n'est pas le seul à 1 entreprendre et à la sou-
tenir, mais il en est le champion le plus illustre : assistance,
hygiène, enseignement populaire, enseignement technique,
prévoyance, prophylaxie pénitentiaire, propagande morale,
partout se retrouvent des traces durables de son labeur.
Rœderer, dans un portrait malveillant, parle de lui comme
d'un brouillon <i qui voulait avoir de l'importance, se mêlait
de tout et était président partout... Mais, dit-il, il était sans
préjugés, il avait une raison solide et éclairée... Il aimait la
liberté en tout; personne ne la demanda plus entière, ne sut
mieux l'établir : liberté dans l'impôt, dans le commerce,
dans la Constitution; liberté de la presse, liberté de reli-
gion... (Il !) . Sous cette plume acérée, Téloge n'est point
banal et fait aisément excuser linnocente manie des prési-
dences.
Par sa naissance, Liancourt était issu de l'aristocratie; par
ses amitiés de 89, il était allié aux libéraux et se rapprochait
des doctrinaires : ses goûts et son métier l'avaient mis en con-
tact avec les philanthropes professionnels, les médecins, les
savants, les industriels et les agriculteurs. Dès cette époque,
dans une France que dominait le sentiment de l'égalité, où
s'abaissaient insensiblement les cloisons entre les classes, tous
ces mondes se coudoyaient et se pénétraient. D'un peu par-
(1) RoF.DEnKR, OEiivres puMiées par son hls, 1854, III, p. 175 et suiv. Le parti
pris de Rœderer éclate (|uand il représente la maison de Liancouit « comme un
rendez-vous d'intrigants et son nom comme un manteau d'intrigues; il était
comme les moyeux dorés <|ui, sans se tacher, roulent des jantes dans la boue " .
Rœderer ne donne aiu-une preuve do ces alléjjations. Son imagination lui dicte des
anecdotes comme celle-ci démentie par l'iiistoire : " Liancourt souffrait encore,
depuis l'abolition des titres, qu'on l'apiiolàt monsieur le duc : il s'apercevait
moins qu'un autre, dans le temps des titres, qu'on ne l'appelât que monsieur. »
ASSISTANCE — KN S KIG N KMENT — PUEVOYANCE V2;i
lout siir^jissalent tics hommes de bonne volonté (jui, fatigués
(le la gloire des armes, se tournaient vers l'action pacifique.
Les survivants de la noblesse de la Constituante, \ Ictimes
volontaires de la nuit du i août, reprenaient leur rêve inter-
lompu de monarchie démocratique. A côté d'eux, des fonc-
tionnaires formés à l'administration dans le Conseil d État ou
dans les préfectures impériales; des savants comme Guvier,
préoccupés d instruire le peuple; des moralistes comme de
Gérando et Laborde voulant lui apprendre à penser et à se
faire une conscience. Il y avait aussi le groupe grandissant
des producteurs, des industriels, des banquiers, des agro-
nomes. Ces grands bourgeois étaient devenus ' par la Restau-
ration et malgré elle " les chefs de la nation laborieuse. " De
1815 à 18:25, les fortunes j)articulières s accrurent avec une
étonnante rapidité, le crédit se perfectionna et la richesse
générale profita de l'enrichissement des nouveaux privilégiés.
u De toutes les passions des Français, lisait-on dans un des
premiers Cahiers de Saint-Simon, il ne leur en reste que
deux : la liberté et l'industrie. » Plus la Restauration, pour-
suivant sa chimère « de recomposition sociale sans concur-
rence (1) ", les rejetait dans l'opposition, plus l'opinion
joyeuse et confiante facilitait leur ascension, jusqu'au moment
où, en trois jours, le peuple de Paris leur permit, en 18;î0,
de replâtrer la monarchie.
Derrière eux, à côté d'eux, toute une jeunesse vivace et
ambitieuse se passionnait pour la tribune et pour la presse,
s entliousiasmait pour le généi'al Foy et pour Paul-Louis
Courier, et menait la bataille contre la Congrégation en chan-
tant les refrains de Déranger. Ainsi dans les bureaux du
Constitutionnel, dans les séances des sociétés littéraires et cha-
ritables, parfois dans les loges maçonniques, les futurs
ministres du régime de Juillet se j)réparaient au pouvoir.
Ces couches sociales entremêlées fournirent à Liancourt
dos collaborateurs et des associés. Avec les uns, il assainit les
(1) Charles de RÉmusat, Notier sur Casimir Pcrier.
424 LA ROCHEFOUCAUI.D-LIANCOIJRT
hôpitaux et propagea la vaccine ; avec les autres, il vulgarisa
les écoles mutuelles et l'enseignement du peuple : ceux-ci le
secondèrent dans l'organisation de l'enseignement technique
et des premières Expositions; ceux-là appliquèrent ses idées
de prévovance sociale dans les Caisses d'épargne. La Société
de morale chrétienne fut le rendez-vous commun de tous ceux
qui cherchaient dans une religion épurée un instrument de
moralité sociale en même temps qu'une garantie contre les
retours du fanatisme.
Comités publics et comités privés: conseils des hôpitaux,
de la vaccine, des arts et manufactures, du Conservatoire,
d'agriculture, des prisons, de la Caisse d'épargne de Paris;
sociétés d'instruction élémentaire, d'encouragementà l'indus-
trie nationale: sociétés philanthropiques... on s'expliquerait
mal chez un septuagénaire un pareil miracle d'activité si l'on
ne connaissait son désir inassouvi d'apporter aux humbles et
aux souffrants un peu de justice et de joie. L'homme le plus
heureux, c'était sa maxime favorite, est celui qui fait le bon-
heur d'un plus grand nombre d'autres.
II
Le 13 pluviôse an IX, Liancourt avait été nommé membre
du Conseil général d'administration des hôpitaux de Paris. Il
n'y siégea pas avant I8I4, sans qu'on puisse démêler les rai-
sons de son abstention. De 1814 à 1823, il fut un des plus
assidus.
Les comptes rendus ne sont pas signés; à notre avis, ils
sont le plus souvent de sa main fl). Quand il ne les rédige
(1) Le fonds Huzard BibL «le l'Institut, H. R., 5^ est intitulé : « Pièces déta-
fhées, publiées séparément par l'Institut ou par ses membres. » Le tome IX ren-
ferme les comptes moraux et administratifs du Conseil {général des hôpitaux de
1815 à 1819; il est imprimé cbez .Mme Iluzard, imprimeur des hospices civils,
rue de l'Éperon; à la table se trouve la mention manuscrite suivante : « Toutes
ASSISTANCE — ENSEIGÎNEMKNT — PREVOYANCE V25
pas, il les inspire. Ce ne sont plus les exposés à larjje envolée
du président du Comité de mendicité; le temps des vastes
constructions est passé; il s'a^jit d aménager le mieux possible
les abris qui ont subsisté.
Au lendemain des désastres de 1814 et de 1815, le Conseil
général poursuit une œuvre de réparation et de simplification.
Il faut tout remettre en ordre, refaire la comptabilité, trouver
des ressources, équilibrer le budget de l'Assistance publique
parisienne. En 1816, Liancourt fait décider que chaque con-
seiller présentera chaque année, en avril, un compte sommaire
des établissements confiés à sa surveillance. C'est à l'aide de
ces comptes moraux que sera rédigé le compte général. Il
comprendra le mouvement des malades par établissement, la
durée de leur séjour, les dépenses comparées avec celles de
l'année précédente, les améliorations réalisées et les amélio-
rations désirables. C est Liancourt qui rédige sur ce modèle le
rapport général de 1815 (1). En 181(3, il y joint l'indication
les pièces de ce volume sojit île M. de La Rochefoucauld, duc de Liancourt, l'un
des administrateurs p,énéraux des hospices et correspondant de l'Institut de
France, Académie rovale des sciences. "
Le t. X, supplément (H. R., 5 comprend les comptes moraux et adminis-
tr.Ttifs de 1819, 1820. 1821, 1822. En tète de la table se trouve la mention
manuscrite suivante : " Toutes les pièces de ce volume sont aussi de M. le duc
de La KoL-liefoucauhl, duc de Liancourt « ; méuie mention en tète du compte
rendu de 1820
L'ne délibération du Conseil {»énéral des bo5|)ices du 5 février 1823 ^Arch.
de l'Assistance publique porte (|ue, « pour cette année 1823, M. le duc de
1-a Rochefoucauld, charjjéde la rédaction du compte moral, appelle l'attention sur
diverses f|uestion8, notamment sur rétablissement des quartiers séparés dans les
hospices de Ricètre et de la Salpètrière pour y placer les enfants atteints d'alié-
nation mentale ». M. Léon Lallemand, correspondant de I Institut, dont la corn-
|îétence est connue, affirme que ces rapports (au moins ceux de 1814) seraient de
l'astoret. Gaétan {Biographie, p. 65) met en note: " Rapports rédigés par M. le
marquis de Pastoret. » Nous croyons à cette affirmation pouvoir opposer le triple
témoijjnajre de Huzard, parent de l'imprimeur et collectionneur patient des
ouvraj^es de ses collègues; son exactitude et sa véracité peuvent être difficilement
contestées. Aucun dimte n'est possible en ce qui touche le rapport de 1823
dont Liancourt fut authentiquement chargé.
;_1) Fond.s Huzard, t. IX. — Résume des comptes moraux et administratifs des
hôpitaux et hos-pices de Paris et des divers établi<:::ements de charité et d'adminis-
tration qui en dépendent, p. 7. Une note de la main de Liancourt du 31 jan-
vier 1816 Arch. de l'Assistance publique) porte " que dans les di\ premières
semaines de chaque année les membres de l'administration des hospices ren-
426 LA ROCHEFODr.AUI-D-T,IA^'COr?,T
des maladies, les professions et âges des malades, le relevé
des admissions par le bureau central ou par urgence, le pla-
cement des enfants par l'hospice des enfants trouvés, celui
des orphelins, la comptabilité générale. En 1818, il résume
la situation financière composée de ;i,iOO comptes différents
en 10,000 articles appuyés de 45,000 pièces comptables.
En 1819, il constate avec joie que le déficit est comblé, que
les capitaux que l'administration des hôpitaux avait engagés
au Mont-de-Piété sont retirés, et quau moyen d'un échange
avec la Ville l'Assistance publique a repris la libre disposition
de ses ressources.
Le nom de Liancourt reparait presque à chaque page des
délibérations du Conseil : il est chargé des Incurables-hommes
du faubourg Saint-Martin et des Incurables-femmes où plu-
sieurs lits avaient été fondés par ses ancêtres; il gère aussi la
boulangerie générale dite Maison Scipion, la pharmacie; il
surveille l'hôpital Saint-Antoine et celui des vénériens (1).
Changement d'affectation de certains quartiers, améliorations
pratiques des systèmes d'éclairage, des fourneaux écono-
miques pour les cuisines, du mode de transport des malades,
enquêtes souvent délicates sur les abus signalés : règlements
nouveaux sur le service de santé, sur la comptabilité des
pharmaciens des hôpitaux, nécessité de construire un vaste
hôpital d'aliénés, — son activité personnelle se porte sur les
moindres détails de cette administration 12) .
On s'en rend compte quand on parcourt sa correspondance
droru un compte moral et justificatif de chacune des maisons ou établissements
dont la direction leur est conKée. MM. Fastoret et de la P.onaidière examineront
les comptes déjà faits par M. le duc de La Rochefoucauld des hôpitaux confiés à
sa surveillance » .
(1) 13 septembre 1815, 13 mai 1818. (Arch. de l'Assistance publique.)
(2) Arch. de l'Assistance publique. Les collè{;ues de Liancourt lui confient
parfois des missions délicates : le 24- avril 1816, il est charfjé d'examiner la plainte
du préfet de police contre trois emplovés du bureau de la direction des nourrices
accusés « de professer des opini(Mis contraires au gouvernement " . Le 24 février
1819, avec Bigot de Préameneu et Séguicr, il est chargé du rapport • sur l'usage
qui paraît s'être introduit dans plusieurs liospice.s et hôpitaux ilans lesquels des
personnes étrangères à l'administration s'occupent habituellemont à diriger 1 exer-
cice du culte ». (Minutes des délil)érations du Conseil.)
1
ASSISTANCE — E.NS i:iG NEM KNT P T. KVO Y AN CE -V27
avec Péllgot, membre de la commission administrative, cjni
lui sert de factotum et de confident, l'éliyot lui demande des
(Conseils sur l'inspection des enfants trouvés, sur la direction
dos nourrices, sur Thospice des orphelins dont il est char^jé
en IHIî». Liancourt traite avec lui les questions de marchés.
Les fabriques de l'Oise — sans excepter celles du duc —
fournissent les couvertures de molleton, les bonnets de
coton " à trois fils bons et forts ' , les calicots croisés, les
bonnets d'enfanls (2,000 en 1818 pour 800 francs), et même
les lits de fer (jui remplacent les lits en bois de 1820 à 1828.
Liancourt en revoit et en corrige le modèle : a L armature
de deux tringles soutenues au plafond par des tire-fonds occa-
sionnerait un ;<Trand emploi de fer et par conséquent unt^
dépense additionnelle assez considérable... En songeant à la
solidité, ménageons la dépense. " Par moments, Liancourt
s'impatiente des lenteurs administratives : « Nous ne finissons
lien au sujet des lits de Saint-Antoine, écrit-il en 1819; ce
n'est pas ainsi que j'aime à traiter les affaires même petites...
.lamais premier ministre n'a été aussi difficile à approcher
que vous... Je ne puis avoir une réponse de vous et vous m'en
devez trois ou (juatre... Il est certain (jue votre activité ne se
développe pas magnifiquement dans votre correspondance
avec moi... Je suis toujours réduit à vous mendier ce que
vous devriez me donner... Nos rôles sont déplacés (1). "
Il aimait à présider les concours de l'internat par goût
pour la jeunesse et par amour de la science. La profession
médicale lui paraissait une des plus belles. " Toutes les
sciences naturelles font partie de son domaine; toutes les
infirmités humaines réclament son succès... L'art de guérir,
(i) Péli{>ot ne lui tint p.TS r.Tncune et lui resta fidiMe .iprès Kt révocation.
« Vous avez occupé votre silence, lui écrivait Liancourt le 7 janvier 1824, ei»
plaçant des jeunes gens au Jjonheur descpiels je ne puis jamais être étranger »
(les anciens élèves de Cl)àlons\ Le 7 août 1825, il admettait dans son service
« une pauvre petite tille à peu près imbécile » recomuiandée par le duc, I)iei>
que ses parents «n'eussent pas été domiciliés dans Paris ». (Arcli. de l'Assis-
tance publir|ue. Dossier Péligot'. Les lettres du duc sont ou autographes ou
signées «le lui et corrigées de sa main.
428 LA ROCHEFOUCALLD-LIANCOUUT
abandonnant les systèmes et les délires de rimagination, ne
fonde plus sa doctrine et ses succès que sur l'observation et
1 expérience. C'est dans l'observation exacte et scrupuleuse
des phénomènes qui caractérisent les maladies ; c'est en vivant
au milieu des malades, en cherchant ces nuances fugitives
que l'œil le plus exercé peut apercevoir; c'est en interrog^eant
les morts, c'est en cherchant dans leur dissection la sûreté
des pronostics que votre jujjement pourra se former et
s affermir (1) . »
Mais le médecin n'est point seulement un homme de
science : il a une mission morale de consolateur. « Sa sensi-
bilité agfit sur l'esprit du malade : il en éloigne les craintes, il
en calme les inquiétudes, il en bannit la terreur. Et quand
son art est insuffisant pour rappeler à la vie celui que tous ses
efforts ont inutilement voulu conserver, son intérêt amical et
compatissant le fait arriver à la mort dans les bras de l'espé-
rance (2) ».
Après ces envolées, viennent les conseils pratiques. Pen-
dant les dernières années de l'Empire, les cahiers confiés aux
internes ont été mal tenus. Le vice-président recommande à
ses auditeurs plus de régularité : a Le recueil de vos observa-
tions sera la véritable histoire médicale et chirurgicale de
tous nos établissements. "
En 1817, il préside de nouveau le concours de l'internat et
le jury nommé pour l'examen des registres d'observation
tenus par les internes pendant Tannée 1816. La chose, dès
cette époque, n'allait pas sans défiance. Le 10 novembre 1817,
il met en garde les candidats contre les " injustes soupçons de
la malveillance ou du mécontentement... Que les élèves se
présentent avec confiance, ils trouveront dans leurs juges des
hommes convaincus que la justice rigoureuse est leur premier
devoir; que cette justice rigoureuse serait blessée s'ils comp-
(1) Concours des élèves en médecine et en chirurjjie des hôpitaux et hospice."!
civils de l'aris : Discoun; prononcé au nom du Conseil général d'administration
des hôpitaux cl hospices, dans sa séance du 10 noveniljre 1814, [lar M. le duc
de La Rochefoucauld-Liancourt. (BiLl. de Liancourt, n" 3398.)
(2) Id.
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PRÉVOYANCE 429
talent pour quelque chose la faveur, les reconimandatioiis,
les protections ou les affections particulières; qu'enfin, en
fait de concours, où le mérite seul doit faire obtenir la préfé-
rence, tout ce qui n'est pas de rig^oureuse justice est injuste.
Approchez-vous donc avec confiance des hommes dont vous
avez l'habitude de suivre les leçons, d'estimer le talent et
d'apprécier le mérite : vous trouverez en eux autant de bien-
veillance que d'impartialité ; et tenez-vous pour avertis de ne
faire parvenir aucune sollicitation, ni recommandation en
votre faveur au jury ni au membre du conseil qui le préside.
Vos examens n'en seraient pas moins scrupuleusement faits;
mais nous verrions dans cette démarche 1 opinion que vous
auriez vous-mêmes de votre faiblesse, puisque vous appelle-
riez la faveur à l'appui de vos moyens personnels (1) » .
En 1820, Liancourt établit des ouvroirs à rhosj)ice de la
Pitié et du Midi. Les filles honnêtes sont séparées des filles
publiques, au moins pendant les promenades. Il fait nommer
un aumônier à la Pitié; " les plus mauvaises tètes se rendent
à la messe parce qu'on les laisse entièrement libres de le faire
ou de s'en abstenir (2) n .
En 1818, il réalise une réforme hardie dans la {jestion de la
boulangerie dos hospices; à l'entreprise il substitue la régie
directe, ce qu'il appelle le régime paternel, pour la fabrication
et la fourniture du pain. En 18U), la boulangerie Scipion est
également chargée des j)risons parisiennes. Il économise
ainsi ai, 791 fr. 15 en 1818, G;J,124 fr. 88 en 1819, grâce
à la baisse de 16 francs par sac de farine. En 1820, le boni
est de 59G sacs 38 kilos, soit, avec la diminution des frais de
manutention, de 38,932 fr. 11. La panification est meil-
leure; « les sacs de farine première qualité, dont l'entrepre-
neur ne devait rendre que i20 livres, en donnent 134 livres
10 onces sous le régime paternel. Mêmes résultats pour les
prisons. L'administration des hospices se refuse à toute spé-
'1) Arch. de l'Assistance publi(jue, Discours du 10 noveiiibie 1817. Les
ineiiibres du jury étaient Geoffroy, Diiméril, .Mural et Ilus.son.
(2) Mme DE NiBOYET, héfonne du récjiuie pénilcntiaire.
430 LA ROGHEFOUCAULD-LIANCOCRT
culation et les bénéfices sont comptés de clerc à maître à
cette administration. "
Il y a deux espèces de pain pour les prisonniers; les farines
destinées à cette fabrication sont mises dans des locaux dis-
tincts de ceux des farines pour le service des hospices ; il y a
des brigades particulières de boulangers, un four séparé, une
paneterie, une comptabilité spéciales.
Grâce aux précautions prises, on évite les gaspillages; on
obtient avec les farines de la réserve des hôpitaux du pain de
meilleure qualité et en plus grande quantité.
En 1820, on emploie 112 sacs de farine de moins que sous
le régime de Tentreprise et 1 économie est de 15,259 fr. IG.
Le pain des prisons i^ n'aurait pas été l'an dernier trouvé bon
pour des animaux » . Le nouveau système est à la fois plus
humain et plus économique (Ij .
Ces détails minutieux montrent le soin scrupuleux que
Liancourt apportait aux moindres besognes dont il se char-
«yeait. Personne n'aurait pu assumer la direction d'une pareille
entreprise avec plus de compétence : ce duc et pair est agri-
culteur, minotier, meunier, boulanger, comptable ; il connaît
le prix et le rendement des farines, les moyens de transport,
la fabrication. Que de vigilance et d'assiduité pour ménager
le trésor des pauvres et pour donner aux malades et aux
détenus du pain un peu plus blanc!
Chaque année, Liancourt s'attachait à améliorer le service
des enfants trouvés. Ils étaient, en 1815), 22,000, sans compter
les 8,000 à Paris gardés à la direction des nourrices. Quoi de
plus pressant « que de pourvoir à la conservation, à l'exis-
(1) Happort (lu (■) janvier 18J1) l'ait au Conseil jjénéral par le membre du Conseil
<;har{;c spécialement de la boidanjjcrie générale des hospices pendant l'année
1818; Rapport de 1820 par le niètne membre; Rapport s,uv l'administialion
paternelle de la boulanjjeric en 1S20; Rapport de 1819 au Conseil {jénéral des
prisons de Paris sur la fourniture ilu pain dans les prisons dont la boulanjjeric
;;éncrale des hospices est chargée depuis le 1"^' jnillel 1819 ; Rapport sur le même
sujet pour l'année 1820. Fonds Pastoret. (Bibliothèque de l'Ecole lii)re de»
sciences politiques, série : hôpitaux, prisons, mendicité, t. VIII.) Liancourt étant
char(;c de la boulangerie Scipion depuis 181C, l'identité de l'auteur de ces rap-
ports est incontestablement établie.
ASSISTA^CK — ENSEIGNEMENT — PREVOYANCE 431
tence, à l' éducation, au placement de ces malheureux,
méconnus par les auteurs de leurs jours, ne pouvant avoir
jamais à réclamer d'intérêt de personne au monde, et
voués, dès le premier moment de leur existence, à périr de
misère, de froid et de faim si la charité ne leur ouvrait ses
bras " ? Ils sont confiés à des mercenaires disséminés autour
de Paris dans un ravon de cinquante à soixante lieues. Un
cin([uième n'atteint pas le premier mois, un dixième à peine
parvient à la douzième année ; ils partent dans des charrettes
encombrées de femmes, de hardes, de marchandises; ils
périssent en route : les vêtements sont vendus par les nour-
rices. Quant à ceux qui survivent, " faute d éducation, ils
deviennent des sujets quelquefois dangereux, presque tou-
jours inutiles à la société (l) ».
Comment réorjjaniser ce service? En assurant d'abord le
transport des nourrissons. A titre d essai, Liancourtcornmande
cinq voitures suspendues appropriées à la conduite des
enfants et des nourrices. A leur arrivée, des préposés spé-
ciaux constateront leur existence et payeront le salaire des
nourrices.
Jusque-là, cette paye était confiée à des meneurs choisis
parmi les gens de la campagne, sans autre surveillance que
celle de deux inspecteurs à cheval; de là, beaucoup d'irrégu-
larités et souvent " une entente avec les nourrices pour
frauder l'administration en faisant passer pour vivant un
enfant décédé (2) » .
L'achninistration était dépositaire des sommes versées j)ar
les parents pour les nourrices; c'est elle qui était débitrice
des sommes reçues et qui garantissait l'intégralité des salaires
promis par les parents sous son autorisation. Deux cent cin-
fjuante médecins et chirurgiens soignaient les enfants moyen-
nant ;5 francs par an et par enfant; les orphelins mis en
apprentissa/je étalent surveillés ; le chaos du bureau des nour-
rices était débrouillé.
(1) Bapport Jt'lSl!), p. 13,
(2) L' Assistance publique en 1900 publicalion ofHcielle, p. 338\
432 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOLUT
Rien enfin n'était négligé « pour assurer tout le bien-être
possible à ces misérables créatures, depuis le moment où elles
sont déposées à Thospice jusqu'à celui de leur décès ou jus-
qu'à la fin de leur apprentissage » .
En 1823, quand Liancourt sortit du Conseil général des
hospices, l'ordre était rétabli, les finances prospères et les
services assurés.
III
Tout était à faire en 1815 pour l'enseignement populaire.
L'empire ne s'était occupé que de ses lycées, où se formaient
ses fonctionnaires et ses officiers. Quant aux écoles primaires,
il n'y avait ni méthodes, ni matériel, ni personnel : l'institu-
teur était « un pauvre diable gagnant péniblement son pain
à faire épeler quelques enfants " . Carnot comprit que la
démocratie resterait à létat inorganique tant qu'elle ne s'ap-
puierait pas sur un système complet d enseignement national :
u Hàtons-nous, disait-il à la Convention, d'éclairer la géné-
ration qui nous suit, afin qu'elle soit en état de jouir des
i)ienfails de la liberté. " Démocrate d'instinct et de raison,
Liancourt fut un auxiliaire de Carnot : il connaissait en
Angleterre les écoles rivales de Bell et de Lancaster, les
unes d'esprit tory et de tendances cléricales, les autres sou-
tenues par les wighs et par les non conformistes (1). Dès 17 47,
Herbault avait fait un essai d'éducation commune dans une
école de trois cents enfants à l'hospice de la Pitié. En 1780,
Pawlet l'avait pratiquée dans son orphelinat de Vincennes,
(1) La première école de Lancaster s'ouvrit à Londres en 1801, Borougli-lload.
C'est en 1811 que fut fondc'e par l'Eglise d'Angleterre la National society for
promoliiKj the éducation of the poor in the principles of the Established C/iurch.
La religion nationale « devait être la première et principale chose enseignée aux
pauvres ». (Langlois, La loi anjjlaise sur Vensei(jncmcnt, Revue de Paris, {."' et
15 avril 1903. j
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PllliVOYANCE 433
et LiancoLiit lui-même dans sa fondation primitive (1).
Après la paix de 1814, il v eut un mouvement en faveur de
la méthode lancastrienne. Le 29 mars 1815, de Gérando sou-
mettait à la Société d encouragement pour l'industrie natio-
nale un projet « d'école pour les pauvres » ; une députation
devait apporter au ministre de l'intérieur ses vœux « sur
l'adoption de procédés propres à régénérer l'instruction pri-
maire " . Si une société volontaire se formait, la Société d'en-
couragement offrait 1,200 francs, son local et trois commis-
saires (2). Au même moment, Alexandre de Laborde publiait
son plan d éducation pour les enfants pauvres, d'après les
deux méthodes de Bell et de Lancaster, et de Lasteyrie faisait
paraître son nouveau svstème d'éducation pour les écoles pri-
maires avec cette devise tirée du Deutéronome : Populus intel-
ligens et sapiens gens magna. Liancourt, soucieux de docu-
ments exacts, traduisait l'ouvrage de Lancaster (3). « On dési-
rerait dans cet ouvrage, dit de Gérando, plus de clarté et de
précision. » Le reproche est injuste. L'ouvrage de Lancaster
est un manuel détaillé de pédagogie pratique : salles d'écoles,
bancs, pupitres, enseignement gradué de l'écriture menante
celui de la lecture, de l'arithmétique, tout est prévu et réglé.
Nos pédagogues modernes s'accommoderaient mal du chapitre
des punitions, du billot en bois servant de pilori, du " panier
au plafond " , de la caravane qui consistait à faire défiler les
indisciplinés attachés les uns aux autres par un joug en fer;
mais ils approuveraient les règles sur la tenue des enfants, les
îj habitudes d'ordre qui leur sont données — une place pour
i] chaque chose et chaque chose à sa place — l'organisation
des moniteurs, la division du travail, les précautions contre
(1) Rapport de Carnot à l'empereur du 27 avril 1815. — Lemarionier, Bulletin
de la Société irinstritction élémeiituirc, avril 1902. — GrÉard, Education et
instiuctioii , l'Ecole, p. 35 et sniv.
(2) l'apiers de la famille Carnot.
(3) Système anglais d'instruction ou Recueil complet des améliorations et
inventions mises en pratiffue aux écoles royales, en Angleterre, par Joseph Lak-
CASTER, traduit de l'anglais. Paris, imprimerie Iluzard, in-8". (Bibl. de l'Institut,
M, 386.) Sur le faux titre est écrit : « Traduit de l'anglais, M. de La Rochefou-
cauld-Liancour » (^sic).
28
L
434 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
riiniformité qui produit le dégoût, — « la variété au contraire
commandant presque toujours l'attention " ; — enfin la réci-
procité de l'enseignement entre les écoliers, le plus capable
servant de maître à celui qui l'est le moins. Dans sa préface,
Liancourt déclare la méthode lancastrlenne supérieure aux
autres " pour instruire un grand nombre d'enfants réunis » ;
elle établit un ordre qui peut faire enseigner à la fois dans
la même salle huit classes de forces différentes et chacune
selon sa force. " En employant les enfants eux-mêmes à
l'instruction des autres, sans même qu'il soit nécessaire que
ces petits instructeurs soient beaucoup plus habiles que leurs
camarades qu'ils enseignent, elle excite, elle entretient une
émulation qui assure les progrès. Ainsi un maître payé suffit
à l'instruction de trois à quatre cents enfants qui peuvent être
conduits inclusivement jusqu'à la connaissance des quatre
règles d'arithmétique, et plus loin encore s'il était nécessaire;
par la substitution habituelle des ardoises au papier, elle
diminue beaucoup la dépense (l) . »
Carnot s'installe au ministère de l'intérieur le 22 mars 1 8 1 5 ;
dès le 25, il confère avec de Gérando au sujet des sociétés
anglaises d'enseignement. Il communique à " son Conseil
bénévole d'industrie et de bienfaisance » un rapport de
Jomard. Il prépare en avril un premier décret établissant
dans tous les chefs-lieux de département « des écoles Cen-
trales pour l'éducation gratuite et primaire d'après la méthode
d'instruction des enfants par eux-mêmes " .
u Cette découverte, écrit-il à l'empereur, a pour objet de
donner à l'éducation primaire le plus grand degré de sim-
plicité, de rapidité et d'économie, en lui donnant également
tout le degré de perfectionnement convenable pour les classes
inférieures de la société et aussi en y portant tout ce qui
peut faire naître et entretenir dans le cœur des enfants le
sentiment du devoir, de la justice, de l'honneur et le respect
pour Tordre établi... Des philanthropes français ont saisi avec
(1) OuvTa{;e cité, Préface du traducteur.
ASSISTANCE — EN SEIG M.M ENT — PREVOYANCE 435
ardeur les premiers moments où la paix a rétabli nos com-
munications pour recueillir et étudier les procédés qui la
composent... Cette réfrénera tion de l'éducation primaire com-
plétera le système des institutions libérales que Votre Majesté
prépare pour son empire. Elle lui donnera j)our Tavcnir la
première et la plus sûre des ijaranties. "
Le projet crée cinq inspecteurs sans traitement personnel
et approuve la Société de souscripteurs volontaires qui venait
de se former « pour l'amélioration de l'enseignement élémen-
taire » . Au décret étaient joints un sommaire des procédés
particuliers à la méthode nouvelle sur la disposition du local
en vue de recevoir huit à douze classes; des rè{jles sur le rôle
des élèves à la fois surveillés et surveillants, sur renseigne-
ment simultané de l'écriture et de la lecture, sur l'emploi du
sable et des ardoises sans plume ni papier. Deux tableaux
évaluaient les dépenses de premier établissement d'une école
gratuite de mille élèves à la ville et à la campagne (1,700 francs
pour la première et GOO francs pour la seconde).
Pour l'école urbaine, les frais annuels étaient de 1,550 francs
dont 1,200 francs à l'instituteur; pour l'école rurale, ils
étaient de 850 francs dont (JOO francs à l'instituteur (1).
Le plan était trop vaste. Le 27 avril, Garnot se contenta
d'un décret sur l'ouverture à Paris d une école d'essai, orga-
nisée de manière à pouvoir servir de modèle et à devenir
École normale. Liancourt était cité parmi les hommes « qui
chez nous ont saisi et propagé avec le plus de zèle les idées
sur l'éducation primaire " .
« Quand j exposerai à Votre Majesté qu'il y a en France
deux millions d'enfants qui réclament l'éducation primaire, et
({ue cependant, sur ces deux millions, les uns n'en reçoivent
qu'ime très imparfaite, les autres n'en reçoivent aucune. Votre
Majesté ne trouvera point minutieux ni indigne de son atten-
tion les détails que je vais avoir l'honneur de lui présenter sur
les procédés déjà employés dans certaines éducations pri-
(1) Papier» de la famille Carnot.
4;}6 LA ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT
maires, puisqu'ils sont les moyens mêmes par lesquels on peut
arriver à faire jouir la plus grande portion de la génération
qui s'avance du bienfait de l'éducation primaire, seul et véri-
table moyen d élever successivement à la dignité d'homme
tous les individus de l'espèce humaine. Il s'agit ici, non pas
de former des demi-savants ni des hommes du monde ; il s'agit
de donner à chacun des lumières appropriées à sa condition ;
de former de bons cultivateurs, de bons ouvriers, des hommes
vertueux, à l'aide des premiers éléments des connaissances
indispensables et des bonnes habitudes qui inspirent l'amour
du travail et le respect des lois.
Il Le grand art est de faire le plus avec le moins de moyens.
Tel est le principe qui a dirigé plusieurs philanthropes qu'on
peut regarder comme créateurs et directeurs de l'éducation
primaire ; ils ont voulu élever le plus grand nombre d'enfants
avec le moins de dépense possible et avec le concours du plus
petit nombre de maîtres. Voilà leur idée principale. Voici
maintenant leur moyen pour obtenir ce résultat : c'est de
rendre les enfants instituteurs les uns des autres, pour la con-
duite morale comme pour l'enseignement intellectuel, par la
rapide communication, parla transmission presque électrique
de tous les commandements qui partent d'un seul maître. Ce
maître se trouve ainsi multiplié sur tous les points d'une
classe considérable par ses jeunes représentants revêtus des
différents noms d'inspecteurs, de moniteurs et de tuteurs; et
cette représentation d'un seul par tous et dans tous est assez
positive et assez siire pour qu'un seul maître puisse suffire à
diriger jusqu'à mille élèves; tandis qu'un maître d'école ordi-
naire ne peut guère aller au delà du nombre de quarante.
Cette règle de surveillance mutuelle, chose remarquable, on
la trouve dans les institutions de Lycurgue ; elle est ici la clef
de tous les procédés dont l'instituteur primaire fait usage.
Ce qu'il y a ici de plus heureux encore, c'est que, dans le pro-
cédé qui épargne le nombre des maîtres, en créant à l'ins-
tant des suppléants par la pratique sur le lieu même et
pour le besoin de l'école qu'ils dirigent, — dans ce procédé,
I
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PREVOYANCE 4:î7
dis-je, se trouve un principe générateur de nouveaux maîtres.
" Ce ne serait donc pas concevoir une trop haute idée de la
noble et philantliropique institution des écoles primaires
d'espérer que, portée au dernier terme de son exécution la
plus incontestable, elle ne peut manquer d'exercer une grande
amélioration sur le sort de l'espèce humaine, puisqu'elle doit
finir par faire j)arliciper tous les individus des classes les
moins fortunées au bienfait de la première éducation. Ainsi
l'institution de bonnes écoles primaires peut être considérée
comme l'une des bases les plus positives de ce système, que
les cœurs sensibles ont pu concevoir trop indéfiniment, mais
que des esprits justes ont pu défendre dans ses limites natu-
relles : le système de la perfectibilité humaine (1). »
L'école d'essai s'ouvrit rue Saint-Jean-de-Beauvais. Jomard
avait formé les premiers moniteurs. Liancourt la surveillait
avec Benjamin Delessert, Francœur, Basset, l'abbé Gaultier.
Le 18 juin 1815, le jour même de Waterloo, la Société pour
l'Instruction élémentaire s'était formée avec de Gérando
comme président, Lasteyrie et J.-B. Say comme vice-prési-
dents, et Laborde comme secrétaire général. — En juillet,
1 école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais comptait trois cents
élèves. Les alliés interrompirent la classe. Le 16 juillet, Muf-
fling enfonçait les portes de l'école pour y installer sa cava-
lerie ; les clous des tableaux de lecture servirent à attacher
les licous des chevaux cosaques (2).
IV
Sous la Restauration, l'enseignement mutuel fut adopté par
les libéraux et combattu par les ultras. Ceux-ci lui repro-
chaient détre copié sur l'étranger et patronné par Carnot,
(1) Rapport cité, du 27 aviil 1815.
(2) Lemarignier, Rapport cité, p. 27. — Mémoires de Carnot, par soir fil».
438 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÎNCOURT
(i ce qui, dit Doudeauville (Ij, lui donnait une défaveur que
rien n'a pu détruire » . Ils Taccusaient d'ébranler l'ordre
social en déléguant à des enfants un pouvoir qui ne devait
appartenir qu'à des hommes. En J820, le député Cornet
d'Incourt demanda la suppression des 50,000 francs que
Louis XVIII, plus sage que ses conseillers de droite, avait
accordés sur sa liste civile, à la demande de Cuvier, pour éta-
blir des écoles modèles : » Que l'on me cite, disait-il, un seul
ennemi de la religion et de la monarchie qui ne soit pas un
partisan fanatique de l'enseignement mutuel, i- Le clergé
avait refusé de s'en occuper : il allait jusqu'à priver de la
communion les enfants qui fréquentaient les écoles mutuelles
et à enlever à leurs parents les secours de la charité.
La gauche les défendait, parfois avec l'appui du ministère.
he Moniteur de 1816 essayait de rassurer a les personnes rai-
sonnables et les bons esprits » . Le parti libéral, fidèle à
l'esprit de 89, voulait arracher le peuple u à la crasse de
l'ignorance " . — u II y a, disait Royer-Gollard en 1821, des
personnes d'ailleurs respectables qui croient que l'ignorance
est bonne, qu'elle dispose les classes inférieures au respect et
à la soumission, en un mot qu'elle est un principe d'ordre...
Quand j'entends ces choses, je suis tenté de me demander s'il
y a deux espèces humaines. " — » Je me félicite, écrivait
en 1810 Carnot exilé, d'avoir pu vous léguer au moins le
mode d'instruction lancastérien. Je sais que la légion des
éteijtTuoirs fait tous ses efforts pour l'étouffer au berceau (2). "
— « Je vois, disait de Laborde, les partisans des progrès de
l'ignorance lever contre lui leurs cornes menaçantes. "
Malgré la réaction, l'enseignement mutuel prospérait.
Cuvier l'étudiail en Hollande, de Lasteyrie en Angleterre et en
Ecosse. Dans le conseil d honneur nommé pour propager la
méthode siégeaient Llancourt , Pastoret, de Gérando, de
Laborde, de Lastcvrie, Delessert, l'abbé Gaultier; il y avait
("1) Mémoires, II, p. 31. « Cette société fort irréligieuse (la Société pou
l'Instruction élémentaire) taisait passer à l'abbé Gaultier de pénibles moments. »
(2) CAn!«OT, Mémoires, II, p. 475. — Grkard, ouv. cité, p. 38 et euiv.
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PREVOYANCE V39
dix-sept écoles modèles à Paris, (lellc de la Halle aux Draps
comprenait un asile, un ouvroir, une école de filles et
d'adultes-femmes, deux classes normales, deux préaux, une
école de garçons et d'adultes-hommes. C'était un groupe
scolaire complet. On se plaisait nà voir les enfants se partager
le pain de la science et s'évangéliser pour ainsi dire les uns
les autres. On pensait aussi les accoutumer à obéir en les
exerçant à commander; on espérait même leur inculquer
les principes de l'équité en les habituant à rendre entre eux
la justice. A certains jours, la classe était érigée en tribunal' .
La mise en scène militaire satisfaisait l'amour-propre des
familles. Il y avait quatre moniteurs généraux et des moni-
teurs particuliers pour chaque exercice. Des enfants plus
âgés étaient attachés à leurs camarades plus jeunes en qualité
de tuteurs ou de mentors. La pédagogie encore rudimentaire
n'apercevait pas les défauts de la méthode, 1 insuffisance des
moniteurs, l'exagération du sentiment de l'amour-propre, la
faiblesse de l'enseignement moral « qui, comme la vie intel-
lectuelle, ne peut venir que du maître, parce que lui seul en
possède la règle (l) ».
Le progrès était néanmoins incontestable. A cette époque,
l'enseignement collectif était la forme naturelle et nécessaire
de l'enseignement primaire. L'enseignement simultané suivi
par les associations religieuses ne profitait qu à quelques-uns,
les autres s'engourdissaient dans la paresse; pour ceux-là, la
méthode lancastrienne » fut une œuvre de réparation sociale.
A ces natures incultes, il fallait l'entraînement du nombre, le
stimulant de l'exemple, l'attrait de l'imitation, le mouvement
de la leçon générale... L'esprit d'ordre qui plaît en France
s'accommodait à des cadres où les plus humbles trouvaient
leur place de commandement... (2) » .
De 1816 à 1820 furent créés quinze cents établissements;
le nombre des élèves s'éleva de 165,000 à 1,123,000. Ce fut
ensuite " une sorte de sombre hiver » qui dura jusqu'au minis-
(1) GnKAnD, onv. tilé, p. 38 et suiv. — Cf. CAR^OT, Mémoires, II, p. -VT5.
(2) GnÉARD, loc. cit.
440 I-^ ROCIIEFOLICAULD-LÎAISCODHT
tère Martignac. Pendant quinze ans, la Société pouiTInstruc-
tion élémentaire demeura le rendez-vous des amis de l'école
mutuelle. « De 1816 à 1820, tout était à faire; sous Corbière
et Frayssinous, tout était à sauver. » Liancourt la présida deux
fois, en 1818 et en 1821. En 1819, la Société introduisait
dans ses écoles le chant et la musique enseignés par la
méthode Wilhem, malgré les ultramontains qui l'accusaient de
former des cantatrices pour les chœurs de l'Opéra. En 1818,
elle avait créé l'enseignement de la gymnastique, malgré ses
ennemis qui lui reprochaient de former " des saltimbanques
et des brigands habiles à l'escalade (1) " .
On enseignait la géographie, le dessin linéaire, l'histoire ;
on organisait des cours du soir; 30,000 hommes suivaient les
écoles régimentaires.
Saint-Simon, un des premiers souscripteurs de la nouvelle
SociéWé, aurait voulu attirer dans l'école non seulement u les
enfants en guenilles, mais les petits bourgeois qui procure-
raient à l'œuvre les adhésions pécuniaires indispensables " .
Au-dessus de l'école primaire, il y aurait une école secon-
daire professionnelle " qui fournirait un personnel d'élite
pour l'industrie (2) >' . — Les idées qu'il exprimait étaient
celles de Liancourt sur l'enseignement technique.
Les femmes de l'aristocratie libérale, Mmes de Duras,
de Pastoret, Haudry de Souci, encourageaient le mouvement.
Mme de Duras installait une école dans son hôtel du fau-
bourg Saint-Germain. Mme la baronne de Curnieu faisait
suivre à son fils les cours de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.
Dans sa terre de Beaurepaire, elle se faisait, dit Liancourt,
institutrice et directrice, son fils lui servant de moniteur :
vingt-cinq enfants étaient réunis dans une des chambres du
château ; » les ardoises sur lesquelles ils écrivaient sont celles
destinées à la couverture du château et qui en sont tombées ;
(1) LEMAntOMKii, Rapport cité, p. 37.
(2) Quclf/ues idées .loumises pai- Saint-Simon à V assemblée générale de la
Société pour l'Instruction élémentaire, 1816. (Voir Weill, Saint-Simon et son
muvre, p. ill.)
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PUÉVOYANCE 441
la plupart des crayons sont des clous (l) " . Malgré ce matériel
primitif, et grâce à l'excellence de la méthode, en quatre
mois les progrès furent rapides.
En 1818, il y avaità Liancourtquatre écoles mutuelles, dont
une pour les ouvriers adultes. Le duc avait installé la pre-
mière dans les bâtiments de son hospice; il l'avait aménagée
et en avait fourni le mobilier. Sous son influence, le préfet
de Germiny créa dans chaque canton des commissions spé-
ciales ; ces commissions durèrent jusqu'à la chute du minis-
tère Decazes, malgré " l'esprit de parti qui, s'attaquant aux
meilleures choses, voyait dans cette méthode des semences
d'athéisme et un retour aux idées révolutionnaires (2) '> .
L'école de filles de Liancourt était pourtant confiée aux reli-
gieuses de la congrégation de Nevers; l'école de garçons, à un
M. Capron, formé à l'école normale de la Société d'Instruc-
tion élémentaire » dont la capacité, la moralité, l'instruction
sont très authentiquement certifiées par des magistrats de la
plus grande considération de la ville de Paris » .
Il y avait trois classes d'enfants pavant 3, 2 et I francs par
mois, et une quatrième classe pour les " indigents reconnus
incapables de payer aucune contribution -i . Le traitement de
l'instituteur était de 1,200 francs, son indemnité de logement
de 100 francs, u On y remarque, dit le duc, beaucoup plus
d'ordre que précédemment. Le curé fait le catéchisme deux
fois par semaine, le maire aide ces écoles de son influence, et
tout fait espérer un succès complet (3). »
Liancourt aidait la nouvelle méthode de sa bourse et de sa
(1) LiANCorRT, Rapport. — Journal d'éducation publié par la SociéJé d'Ins-
truction élémentaire, III, p. I9G. ^Octoitre 1816 à mars 1817.1
(2) l'ÉnON", Notice sur M. de Germiny. — At/teiiée du Beauvaisis, 1843,
p. 146.
^3^ Journal d'éducation, IV, p. 16. — Vie du due, p. 75. — Licis, Mono-
tjruphie, p. 150. — Délibération du conseil municipal du 24 septembre 1816 et
délibération de la commission de riios[)ice de Liancourt de 1817 : « il est procédé
à la réfection dun vieux bâtiment pour servir d'école de garçons. » Délibérations
des 29 octobre 1818, 20 février 1823, 8 août 1824.
En 1828, l'Ecole de Liancourt compte quatre-vingt-quatre élèves, dont le jeune
Lacretelle, âgé de onze ans.
442 LA KOCIIEFOUCAULD-LIANCOURT
parole. En 1817, il offrait un prix de 1,000 francs " pour
développer les facultés de la classe inférieure du peuple et lui
inspirer le g^oût de la vertu (l) " . Sa politique était d'assurer
aux écoles mutuelles l'appui du roi et des Chambres. Aussi
ménageait-il les pouvoirs établis : u Vous avez voulu, disait-
il en 1817, que, quand les yeux et les doigts de vos élèves
apprendraient à connaître et à tracer des caractères, leur
esprit et leur cœur fussent à la fois pénétrés des vérités utiles,
des principes sacrés de religion et de morale. Dans nos
écoles, tout respire l'amour de Dieu et du roi ; le buste du
bon roi Louis XVIII est sous le Christ (2) . "
8on programme d'enseignement civique est monarchique.
Il 11 faut familiariser les enfants avec leurs différents devoirs,
les pénétrer des éternelles vérités aussi utiles pour eux que
pour la société, de l'influence de la religion sur leur bonheur;
de l'influence non moins douteuse des bonnes mœurs, de la
probité, de l'accomplissement de leurs devoirs sous les rap-
ports de sujet, de père, de fils, de mari, de maître, de domes-
tique ; des immenses avantages pour la France du dogme
sacré de la légitimité dans les héritiers du trône; des bien-
faits de la Charte constitutionnelle qui assure les droits des
Français et protège leurs propriétés, de quelque nature
qu'elles soient; enfin de la nécessité des lois et de leur exacte
observance pour que chacun puisse jouir entièrement et avec
sécurité des biens de la liberté et delà propriété. »
Ainsi se formeront de » bons citoyens amis de leur pays, de
leur roi; francs zélateurs de la Charte, des droits et des devoirs
qu'elle assure et qu'elle impose (3) » . La religion, la foi
monarchique font partie du vade-mecum nécessaire à l'ensei-
gnement mutuel pour qu'il n'offusque personne. Liancourt
veut avant tout arracher à l'ignorance une classe nombreuse
" qui paraissait y être à jamais condamnée » . L'enseigne-
(1) Journal d'e'ducution, III, p. 259.
(2) Journal de la Société de inorale chrétienne, t. V, [>. 48. " André et
Bastien, dialotjue entre deux inslituteiirs, l'un partisan de r ancienne méthode,
l'autre de la nouvelle. «
(3) Journal d'éducation, III, p. 259.
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PREVOYANCE 44;i
ment mutuel remplit et surpasse ses promesses; ses bienfaits
sont tous les jours mieux sentis et plus appréciés; ses écoles
se répandent jusque dans les possessions françaises d Afrl(jue
et d'Asie. " C'est, disait La Favette, le plus grand pas fait
depuis la découverte de l'imprimerie. "
Partout s'élève une nation plus éclairée qui sera demain
maîtresse d'elle-même. « L'instruction du peuple, écrit hardi-
ment Liancourt, n'était jusqu'ici parmi nous qu'un vœu philan-
thropique; elle est maintenant re.'j^ardée comme un droit [)our
les nations, comme un devoir pour les {gouvernements... et,
lorsqu un jour 1 Instruction sera universelle, il n y aura plus
de degré d amélioration que les sociétés humaines ne puissent
atteindre... Donner du pain à ceux qui en manquent est un
devoir du gouvernement, mais les besoins moraux ne sont-ils
pas aussi des besoins qu'il n'est pas permis de négliger? Une
école d'enseignement vaut mieux qu'un dépôt de mendicité...
Sans l'instruction, un individu quelconque, qu il soit né sous
le dais ou sous le chaume, n'est qu'un être physique et maté-
riel : c'est l'éducation qui en fait un être raisonnable et sen-
sible... Le pauvre est l'orphelin moral de la société... Tout
pauvre qu'il est, la nature l'a peut-être favorisé de ses dons ;
peut-être, sans examiner si le vase était d'argile ou de bronze,
elle a mis en lui ses plus riches trésors. Apprenons-lui à les
rechercher, à les découvrir. Peut-être un jour ces trésors,
aujourd'hui inconnus, feront-ils la richesse et la gloire de
notre patrie. »
Ainsi le devoir social « de bienfaisance mutuelle » est
affirmé; l'instruction est un droit pour le peuple. Il faut
aider ceux des enfants que la nature a doués, dans leur
ascension légitime ; la pénétration des divers ordres d'ensei-
gnement, les bourses données aux enfants du peuple, toutes
les réformes précisées depuis par l'effort des générations
sont indiquées. La Charte même sert d'argument à Lian-
court : " Chaque individu ne peut recueillir la portion des
avantages de la société que s'il a les moyens de se les appro-
prier. L'homme tenu dans lignorance serait exclu de ce par-
444 LA IIOCHEI-OUCAITLD-LIANCOURT
tage, et la Charte, qui appelle indistinctement tous les Français
à tous les emplois selon leur capacité et leur mérite, n'aurait
fait qu'une promesse illusoire. "
]S'est-ce point, du reste, l'intérêt du gouvernement chargé
de l'ordre de « prévenir les infractions " ? Liancourt affirme
l'utilité d'un enseignement moral : « Entre l'homme, écrit-il,
auquel l'école fait entendre ses principes, et les fautes que
celui-ci serait tenté de commettre, l'instruction morale inter-
pose la conscience (1). "
Depuis les bibliothèques populaires destinées aux ouvriers
jusqu'aux almanachs destinés aux paysans, tous les moyens
lui étaient bons pour faire pénétrer ces vérités dans les can-
tons les plus reculés. Le Bonheur du peuple, ahnanuch à l'usage
de tout le inonde, renferme sous sa signature un avis du Père
Bonhomme aux habitants de la campagne (2 , véritable caté-
chisme civique d'un démocrate royaliste. L'enseignement
mutuel, déjà établi dans huit cents écoles, a pour lui le roi
« qui veut comme un bon père que tous ses enfants sachent
lire 1) . Ses ennemis, ce sont ceux qui voudraient « tenir le
peuple toujours dans l'ignorance, toujours disposé à être
trompé et avili..., toujours aveugle et dans la servitude...
Jadis, disent-ils, les riches et les prêtres seuls savaient lire et
écrire et tout allait bien. — C'est, qu'en effet, tout allait bien
pour eux, parce que tout allait à leur volonté, parce que le
peuple ignorant croyait tout ce qu'on lui disait, supportait
tout, ne défendait pas ses droits et ne s'en croyait même
aucun. Dieu merci et grâce à notre bon roi, ce n'est plus de
(1) Journal d'éducation, VIII, p. 3.
(2) Chez Mme Huzard, Paris, 1819. Trois de ces dialojjues familiers ont été
publiés à part sous le titre de Dialogue.t sur les objets d'utilité publique (32 p.,
Ilibliothèque de Liancourt, n" 8202). Le premier est une leçon de solidarité. I..e
maire obtient de >L André, conseiller munici|)al, qu'il cède à la commune six
pieds de terre nécessaires à l'élargissement d'un chemin. « Votre père et votre
grand-père les ont empiètes sur la route... ils ne le.'? avaient pas achetés... Vous
hésitez à les rendre? Vous seriez en contradiction avec l'honnêteté que vous pro-
fessez et la loi contraindrait à cette restitution le récalcitrant qui s'y refuserait. »
M. André finit par consentir. Le second dialogue est sur les caisses d'épargne,
le troisième sur l'enseignement primaire.
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PHÉVOVANCE 4V5
même aujourd'hui... La loi est pour tous, elle protège le
pauvre comme le riche; chaque citoveu a ses devoirs et ses
droits.. .
" D autres diseut que le peu[)le u a pas hesoin desavoir lire
et écrire pour travailler; que, s'il est instruit, il obéira moins
aisément; que, si tout le monde sait lire et écrire, tout le
monde voudra être receveur, notaire, ou tout au moins
commis ; enfin qu'on ne trouvera plus personne pour être
ouvrier, pour conduire la charrue et les chevaux, pour faire
des souliers, du pain, des étoffes, des maisons... »
On prétend que « l'instruction nuit à la religion » . Pas à
'celle de Liancourt. « Si vous savez lire, vous lisez dans la
Bible la parole de Dieu lui-même : vous y verrez la religion
telle qu'elle est, toujours douce, toujours consolante, toujours
offrant un aj)pui au malheur ; vous y verrez que la première
de ses lois est que chacun doit aimer son prochain, lui rendre
service et faire pour lui ce que nous voudrions qu il fit pour
nous...
« L'instruction permet au paysan de se débattre contre les
notaires, les mauvaises gens qui lui prêtent de l'argent à gros
intérêt, ou qui voudraient lui faire croire que la loi lui
demande ce qu'elle ne lui demande pas. .. >^e peut-on pas vous
faire payer plus d impositions que vous ne devez en payer? Ne
peut-on pas, lors du tirage, oublier de vous rappeler quel-
ques dispositions favorables à votre position, à celle de vos
enfants et de vos frères?... La loi en main, on est bien
fort...
« Vous pourrez vous passer des hommes de loi, faire votre
affaire avec votre voisin, écrire et signer vos conventions...
I Tandis qu'après bien des lenteurs il reste toujours quelque
chose dans les mains de ces messieurs, et souvent beaucoup,
quelquefois tout. Vous dis-je vrai ou non (1)? »
Les paysans de France aiment ceux qui causent avec eux
sans apprêt. Ce simple discours leur convenait. Ils y retrou-
(1) Le Bonheur du peuple, p. 13.
446 LA ROCIIEFODCALLD-LIANCOUnT
valent l'écho de leurs lointaines revendications, de ces cahiers
qu'ils avaient jadis chargé les hommes du tiers de porter à
Versailles, ils y sentaient le respect de l'égalité civile, désor-
mais intangible.
<i Si tous les enfants du village sont instruits à une école
commune, ils en sauront tous à peu près autant : l'égalité ne
sera pas rompue entre eux ; ils suivront, sachant lire et écrire,
l'état de leurs pères, leurs occupations laborieuses... Ceux qui
voudraient que le peuple ne sût ni lire ni écrire sont ceux
qui voudraient que le peuple ne pût pas avoir d'autre avis que
le leur; qui voudraient se servir de son ignorance pour
l'empêcher de faire usage de son intelligence naturelle, pour
le tromper, pour le tenir toujours dans leur dépen-
<lance (l) . "
En 1822, Liancourt vantait encore 1 excellence d'une
méthode qui rendait l'étude des premières connaissances plus
aisée, plus courte et moins dispendieuse et» dont l'objet était
de provoquer et de fixer l'attention des enfants par plus de
moyens à la fois et par des moyens irrésistibles ; de fournir à
leur mémoire de tels appuis et de tels jalons qu'elle ne pût les
oublier; et de donner à leur intelligence, par un spectacle
nouveau, une excitation, un élancement qui influe sur notre
vie entière " .
Sous le ministère Villèle, les mauvais jours vinrent pour la
Société et pour renseignement mutuel. Les subventions
furent rayées du budget ; les écoles du dépôt de répression
de Saint-Denis, du Grand Commun de Versailles, delà maison
de Beaulieu furent supprimées -. celles de Paris durèrent, grâce
à Chabrol, alors préfet de la Seine, et aux maires d'arrondisse-
ment.
Quand Liancourt fut frappé, la Société déplora sa disgrâce
et plus tard elle pleura sa mort. Elle ne crut pas pouvoir
mieux célébrer sa mémoire qu' " en continuant ses soins aux
écoles dues à sa philanthropie (2) " .
(1) Le Bonheur du peuple, p. 15.
(2) Journal, IX, 4 avril 1827. — Éloge, par Tkrnaux. — Le duc de La Roche-
I
ASSISTAINCE — ENSEIGNEMENT — PHKVOYANCE 447
C'est le 29 juillet 1818 que fut fondée la Caisse d'épargne
et de prévoyance de Paris. Liancourt fut le président élu
par les premiers directeurs, le baron de Staël, Ducros ,
régent de la Banque, Rothschild et Reiset. Les fondateurs
étaient Delessert, LafHtte, 8cipion Périer, llottinguer, Davil-
lier, Pillet-Will et Hentsch (1). Dès le Comité de mendicité,
Liancourt ne séparait j)as la prévoyance de l'assistance : on
se rappelle les études poursuivies avec le concours de Con-
dorcet et de l'Académie des sciences sur le plan Lafarge et le
discours prophétique de Mirabeau sur l'avenir de la mutua-
lité.
Aux Etats-Unis, en Angleterre, il avait étudié le dévelop-
pement des institutions d'épargne populaire. A son retour de
l'émigration, il avait été frappé à Hambourg du fonctionne-
ment de la caisse destinée à recevoir les économies des
foucaulJ fut remplacé à la présidence par le duc de Tarentc; parmi ses succes-
seurs, on remarfjue Mollien ^1827), de Lasteyrie (1828\ L'assemhlée générale du
20 avril fut présidée par Doudeauville. Bien que fort lié avec l'abbé I^egris-Duval,
un des fondateurs de la Congrégation, Doudeauville eut des velléités lil)érales,
surtout après sa démission de ministre. Il aimait les réunions de la Société d'Ins-
truction élémentaire, réunions «très libérales et très pou religieuses... On y ren-
contrait, dit-il, de fort jolies femmes" . Dans son discours du 20 avril, il proteste
de sa sympathie pour l'œuvre :
" llentré dans la vie privée, dont je ne veux plus sortir, je serai toujours
consumé, comme on a bien voulu le dire queI(|uefois, du désir d'utiliser au milieu
de vous et des autres sociétés qui m'ont admis dans leur sein le reste de jours que
le ciel m'accordera. Je le dis du fond du cœur, je n'y attacherai quelque prix
qu'autant que je pourrai servir encore dans la retraite et jusqu'à mon dernier
soupir mon pays, mon prince, ma famille, mes compatriotes et les amis de l'hu-
manité, comme les ennemis de ma personne si j'étais assez malheureux pour en
avoir et surtout pour en mériter, h
Après de lasteyrie, les présidents furent Francœur, Dupin, Carnot, Marie, Jules
Simon, Leblond, Jules Terry, etc. La Société est reconnue d'utilité publique
depuis 1831.
(1) Bayahd, la Caisse d'epcuf/ne et de piévujance de Paris, p. 17 et suiv.
4VS LA ROCHEFOUCAULr)-LIA?sCOUl\T
il ouvriers et domestiques. » En vingt ans, elle avait amassé
deux millions de inarks. Quatre ans plus tard, il saisissait
Journu-Aubert, censeur de la Banque de France, d'un projet
analog^ue destiné au personnel de ses fabriques. « A la tête
d'une manufacture ou sont employés beaucoup d'enfants, je
voudrais, par une économie journalière sur le gain de la
semaine, leur procurer par accumulation un petit capital au
bout de quelques années (1). "
Les débuts de la Caisse d'épargne furent modestes. A l'imi-
tation de celle de Genève, fondée en 181G, il s'agissait » de
recevoir en dépôt les petites sommes confiées par les cultiva-
teurs, ouvriers, artisans, domestiques et autres personnes
économes et industrieuses » . Le minimum de chaque dépôt
était de un franc. Les principaux négociants de Paris, les
régents de la Banque, les agents de change, les membres des
deux Chambres connus pour leur philanthropie, tenaient à
honneur de figurer dans le conseil des directeurs ou sur la
liste des administrateurs (2).
Tous les ans, au nom du conseil des directeurs, Liancourt
présentait le rapport gfénéral sur les opérations de la Caisse.
On y suit pas à pas les progrès de l'institution, les efforts faits
pour la vulgariser, pour dissiper les méfiances et les préjugés.
Liancourt est toujours l'homme qui, dès son premier livre,
Finances et crédit, voulait, par la vente des grands domaines,
aider au développement de la petite propriété. La diffusion
du capital le rend lyrique. " L'ouvrier, 1 artisan, le domes-
tique qui contracte l'habitude d'apporter à la Caisse ce qu'il
peut ménager de ses salaires s'attache à la conservation de ce
superflu... Il se préserve d'avance des besoins de l'aumône,
il s'est fait lui-même un avenir, il s'est créé un avoir... Le
mot de propriété a retenti dans son cœur; il est maintenant
entouré de ce lien magique et puissant qui attache si fortement
(1) Journal di- la Société de morale chrétienne, 1832, p. 27 et 29.
(2) On relève sur cette liste des noms il'orijjine {jénevoise et protestante :
Mallet, J.-B. Say et son fils, Vernes, Ilottinguer, André fils, flentsch, et
deux Israélites, Rothschild et Worras de Uoruilly.
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PRÉVOYANCE 449
l'homme .m pays qui Ta vu uaitro, qui j'jaranlit sa soumission
aux lois, sou attachement aux institutions de sa patrie, aux
droits, aux libertés dont elles lui promettent la jouissance,
au trône qui les lui assure. »
« 11 faut assurer le honlieur de cette précieuse classe
ouvrière longtemps négligée mais que l'on commence à consi-
dérer et à respecter... A son travail, sont liées la fortune et la
prospérité publiques. Il faut l'arracher au vice qui consom-
mait auparavant les fruits de ses travaux..., à la dissipation,
à la débauche, aux dangers excitants de cette pernicieuse
loterie, dont le résultat le plus certain est d'immoler des dupes
et d'enfanter des fripons (1). »
Ceux qui sont en haut de l'échelle, ou qui sont en train d'en
gravir les degrés, doivent faciliter l'ascension sociale de ceux
qui sont en bas. Ils leur persuaderont ainsi « que le plaisir de
faire du bien est un des plus doux que puisse éprouver celui
qui en a la faculté ; qu'il y trouve un ample dédommagement
à ses sacrifices, et qu'il finit par se trouver lui-même loblipé
de ceux qu'il oblige utilement'» . La gestion de l'établissement
était alors entièrement gratuite ; un grand nombre d'employés
des maisons de commerce et des administrations publiques
s'étaient empressés de se faire inscrire pour concourir à tour
de rôle au service de la Caisse : « Nous sommes de par nos
jouissances, dit Liancourt, associés à tous les travaux de l'in-
dustrie ; associons-nous aussi à ses maux et à ses dan.fyers en
cherchant à les prévenir. Montrons à la classe ouvrière que
pour elle l'épargne est déjà la richesse; apprenons-lui qu'une
partie des fruits de son travail peut être réservée pour d'autres
temps, 1 aider dans ses maladies, suppléer à son manque d'ou-
vrage quand l'offre de son travail ne trouve pas de salaires,
enfin s'accumuler suffisamment pour la mettre dans sa vieil-
lesse à l'abri des rigueurs de l'indigence. En faisant pour le
déposant un emploi productif, la Caisse lui prépare un petit
pécule qui peut devenir important, qui peut faire monter
(1) Arcli. de la Caisse d'épargne de l'aris. Rapports du 24janvicr 1820, p. 5, et
du 18 juin 1822.
29
450 LA T'.OCHEFOUCAULD-LIA^COURT
l'ouvrier au rang des petits rentiers, des petits propriétaires,
et le soustraire à la sollicitation, à la dépendance forcée des
secours que Tindig^ence n'obtient pas toujours (1). »
Chaque année revient l'éloge du travail que fait fructifier
l'association : " Notre ordre et nos lois, nos cités, nos monu-
ments, l'agriculture et la navigation, les sciences, les arts, le
commerce, tout a été, tout est et tout sera l'ouvrage du tra-
vail de l'homme... L'esprit d'association fait agir en commun
pour le même but et par le même travail, les talents, les soins,
les capitaux et les bras d'un grand nombre d'individus, pour
faire réussir par la réunion d'efforts communs ce qui n'eût
pas même pu être tenté d aucune autre manière... Parvenue
à ce point, une nation agit elle-même dans le domaine de sa
liberté. C'est de ses propres mains qu'elle fonde l'édifice de
sa grandeur. . . Les spéculations des capitalistes se tournent
vers des objets d'utilité publique; des sociétés se forment
pour garantir tous les genres de propriétés contre tous les
p^enres de périls : les richesses particulières sont devenues,
pour le bien de l'État, de secondes finances, un second trésor
et celui-là est inépuisable (2). "
La Caisse d'épargne n'est qu'une application spéciale de
cette loi générale, une association morale entre la philan-
thropie et le travail... " une de ces douces et saintes alliances
entre la richesse et l'indigence... »
Gomme pour l'école mutuelle, Liancourt recourait à la pro-
pagande par l'almanach. De petits écrits répandus gratuite-
ment, des " tracts " à la mode américaine portaient la convic-
tion dans les esprits. A l'exemple de Berquin, il aimait la
forme dialoguée. Alexandre rencontre Benoit; il lui prêche la
sobriété et l'épargne : ^ Paresseux, vois la fourmi, con-
temple ses œuvres et sois sage... Va trouver ces messieurs de
la Caisse d'épargne, rue de la Yrillière. Ils te garderont ton
argent, t'en paieront l'intérêt et te le rendront quand tu le
(1) Arch. (le la Caisse d'cparjjne. Hapports cités.
(2) Id. Rapports du 18 juin 1822 et du 23 août 1823.
ASSISTANCE — EN SEIGN KMEiN T — PREVOYANCE 451
voudras. Celui qui mol dans cette caisse 20 sous par semaine
reçoit, au bout de six ans, 322 francs (1). »>
L'opuscule le plus intéressant a paru sous le titre d'un
Entretien d'un curé avec ses paroissiens sur la Caisse
(Tt'pnrgne (2) . Le curé que Liancourt met en scène et le
vicaire savoyard sortent du même séminaire, celui où la Révo-
lution française a été annoncée et précliée. Ce brave curé est
l'arbitre de tous les différends, le soutien des pauvres, la
consolation des affligés; ses prônes sont les conseils d'un bon
et vertueux père de famille. Il est l'auii et le .«juide de quelques
familles protestantes et de " deux familles juives établies depuis
longtemps dans la commune » . 11 engage tous les parents à
envoyer leurs enfants dans les écoles, même à celles d ensei-
gnement mutuel, « ce qui est aujourd'hui assez remarquable
pour un curé et ce qui pourrait le mettre mal avec ses supé-
rieurs, si un supérieur, quel qu'il soit, osait blâmer hautement
un homme d'une vertu aussi reconnue » .
Écoutons-le causer avec Simon et Thomas à propos de la
Caisse d'épargne. — Thomas se défie : « C'est une attrape de
ces messieurs de Paris qui voudraient avoir de notre argent
pour se moquer de nous après. » Le curé le rassure : » C'est
une des meilleures inventions que Dieu ait permis à l'esprit
humain de concevoir : c'est un germe d'aisance, de richesse
même, jeté parmi vous; c'est à votre travail à le faire fruc-
tifier, c est à votre sagesse à le recueillir. »
Le curé est un économiste et un financier. Simon ne s'ex-
plique pas que le journalier qui gagne trente, vingt-cinq et
quelquefois vingt sous par jour puisse épargner. Le curé,
décidément en avance sur son temps, répond par une leçon
d'anti-alcoolisme :
i> Li; Curé. — Ils vont boire la goutte chez l'épicier et le
dimanche au cabaret. Je suppose qu'ils ne boivent au cabaret
que pour six sous et ils en boivent plus souvent pour douze :
(1) Dialogue d' Alexandre et de Benoît, — Journal de la Société de morale
chrétienne, 1834, p. 358.
(2) Almanach de 1819, p. 29 i 71.
452 LA TlOCflEFOUCAULD-LIAISr.OLTRT
le petit verre d eau-de-vie leur coûte deux sous tous les jours
ou quatorze sous par semaine : voilà donc au moins vingt sous
qu'ils dépensent hors des besoins de leur ménage et qu'ils
pourraient épargner. » Et comme Thomas objecte que " Teau-
de-vie donne la force à ces braves gens " , le curé répond :
<i Quanta la goutte, c'est une habitude; cette eau-de-vie ne
donne pas de force; elle fait plutôt du mal tôt ou tard. » Puis
il reprend son calcul : " Qu'un domestique place sur ses gages
5 francs par mois et qu il commence à vingt ans, il trouvera à
soixante une somme de 7,663 francs pour ses vieux jours et, si
la mort l'atteint avant ce temps, ses parents jouissent du fruit
de ses économies. »
Les cabaretiers, les préteurs sur gages, les » coureurs qui
font tirer à de petites loteries " , disent du mal de la Caisse
d'épargne. IN en ayons cure. Si " ces messieurs de Paris don-
nent leur argent et leur temps, c'est que Dieu a placé dans
tous nos cœurs le désir de faire du bien aux autres... C'est
aussi, ajoute, en guise de morale, le curé qui a sans doute lu
Bentham, que « la bienfaisance n'est autre chose que l'intérêt
personnel appliqué au besoin de faire ce bien aux autres (1)» .
Une propagande si persévérante devait porter ses fruits. La
Caisse d'épargne s'enrichit rapidement. Au 30 juin 1819,
elle doit aux déposants 299,135 francs représentés par
22,075 francs de rentes ; son capital propre est de
35,352 francs. Le 24 janvier 1820, ses dépôts sont de
1,041,332 francs. D'autres caisses se créent à Bordeaux,
à Lyon, à Metz. — Le 1" mai 1820, les dépôts sont de
1,528,194 francs; le 20 novembre, de 2,833,096 francs;
le 29 mai 1821, de 4,898,299 francs. Au 31 mars 1822,
elle a reçu 1 1,577,547 francs depuis la fondation.
La II classe aisée " prenait trop de goût à se faire servir un
intérêt de 5 pour 100. Pour empêcher cet abus, Liancourt
fit réduire le maximum de chaque dépôt et ramena chaque
inscription de rente achetée pour le compte du déposant au
(1) Entretien d'un curé, etc. : Almnnacli de 1819, p. 66.
ASSISTANCE — ENSEIGNEMENT — PREVOYANCE 453
chiffre de 10 francs. Il y eut, la même année, une alerte
causée par le projet de conversion du 5 pour 100 déposé par
M. de yillèle. Les déposants s'inquiétèrent, retirèrent leurs
fonds; les petits rentiers vendirent leurs titres; les jrros ren-
tiers, pairs, ([énéraux, administrateurs, se montrèrent peu
disposés à décréter une réduction qui les atteignait dans leur
fortune ou dans celle de leurs amis (1).
Sans prendre parti sur le principe de l'opération, Liancourt
demanda que les rentes déposées aux caisses d'épargne fus-
sent exceptées de la conversion; il y avait soixante-seize mille
rentiers titulaires d'un revenu de 1,000 francs. L'archevêque
de Paris, Mjjr de Quélen, intervint dans rintérèt des vieux
domestiques, des employés retirés, des veuves, des orphelins,
et aussi du clerg^é pour qui, dit Vaulabelle, » la rente, pro-
priété invisible, ignorée, réalisable silencieusement et secrète-
ment..., était le placement le plus commode, le plus sur».
Devant l'opposition des salons et des sacristies, le projet
échoua et la Caisse d'épargne fut sauvée. Elle recommença à
s emplir des épargnes lentement accumulées : elle devint de
plus en plus le trésor de la prévoyance française. Un an avant
sa mort, Liancourt, soucieux de chaque détail, provoquait
une ordonnance destinée à faciliter les transferts (2). A cette
époque, les dépôts en caisse, malgré la crise, étaient encore
de 3,625,985 francs.
Liancourt ne fut remplacé à la présidence qu'en 1829 par
Delessert : « Son nom, disait ce dernier, restera à côté de celui
des Jenner, des HoAvard, des Vincent de Paul, des Mon-
tyon. " Son buste figure dans la salle des séances de la
rue Coq-Héron. Ce n'est que justice. Au 30 juin 1819, le
capital de la Caisse d'épargne de Paris est de 2,214 francs de
rente; les sommes versées, de 299,135 francs. En 1900 —
quatre-vingt-vm ans plus tard — l'actif de cette caisse est de
140 millions. Il y a en France 546 caisses en activité avec
(1) Vailahelle, VII, p. ,38 et siiiv. Pour 5 francs de rente, l'iltat donnait du
3 pour 100 à 75 francs : c'était une réduction d'un cinqnièine.
(2^ Ordonnance du 14 mai 1826. — Rapport du 16 mai 1826.
454 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
1,:223 succursales et 338 perceptions dont le concours est
utilisé. Les versements effectués en 1901 s'élèvent à
743,398,253 francs, les intérêts touchés par les déposants à
100 millions environ.
Quant à la Caisse d'épargne de Paris, depuis l'origine, elle
a reçu 2,467,696,3.47 francs et ouvert 2,138,350 livrets.
Ajoutez à cela les caisses d'épargne postales, les caisses
d'épargne scolaires et vous arriverez pour toute la France à
une somme de 3 milliards 334 millions représentés par
7,243,995 livrets (1).
Liancourt et ses amis avaient entrevu et deviné la toute-
puissance de l'épargne complétée par la mutualité, gage et
garantie de prog^rès social.
(1) fidppoiis et comptes rendus de la Caisse d'épargne et de prévoyance de
Paris pendant Vannée 1900. — Rapport du ministre du comme?ce sur la situa-
tion des Caisses d'épargne au 31 décembre 1901. — INeymarck, la Richesse delà
France, l'aris, 1900.
CHAPITRE XI
LES ŒUVHES [fin)
RÉFORMES PÉNITENTIAIRES PROPAGANDE MORALE
LA SOCIÉTÉ DE MORALE CHRÉTIENNE
I. — La réforme pénitenliaire. — Les Prisons de Pliilddclphic. — La prison
de Wallnut-street : solltary confinement, travail, discipline intérieure, visites
aux prisonniers. — Optimisme de Liancourt. — En l'an VI, il demande au
Directoire une prison d'essai et une loi sur la libération conditionnelle. — Il
combat la peine de mort.
II. — La réforme pénitentiaire (suite). — Liancourt directeur de la prison d'essai
projetée en 1814. — Ordonnance des 9 .septembre-7 octobre 1814. — Mémoire
de Liancourt. — L'amendement des détenus. — Caractère de la détention. —
Indétermination de la peine, costume, hygiène, chambrées restreintes, disci-
pline; fonctions de l'aumônier, des inspecteurs, de l'administrateur, du direc-
teur; travail à l'entreprise; pécule du prisonnier; suppression de la cantine;
budget de la prison d'e.*sai. — Caractère de la réforme : elle tient le milieu
entre le système auburnien et le système de Philadelphie.
III. — Les Cent- Jours ajournent la prison d'essai. — La maison de la rue des
Grès de 1817. — L'abbé Arnoux et l'abbé Legris-Duvai. — Les réformes de
Decazes en 1819. — La Société royale des prisons. — Le Conseil général et le
Conseil spécial des prisons de Paris. — L'ordonnance du 9 avril 1819. — La
séance de la Société royale du 14 juin. — L'enquête de de Laborde. — Le
rapport de La Rochefoucauld : bien-être physique , travail , remplacement
de la cantine. — Le règlement général du 26 décembre 1819 et le rapport
de Bigot de Préameneu. — Régularité des registres d'écrou, vêtements,
nourriture, aumôniers et instituteurs. — Un essai de littérature pénitentiaire.
— Le prix fondé par La Rochefoucauld. — Laurent ou les deux prisonniers;
Antoine et Maurice. — La prétendue réforme du Conseil général.
V. — La Rochefoucauld et Saint-Simon. — L'Industrie. — Les C«/ae;-5- d'octobre
1817. — Auguste Comte cause la rupture. — La Revue encyclopédique de
Jullien.
VI. — La Société de morale citrétienne. — La Rochefou(;auld président de 1821
à 1824, puis président honoraire. — Elle réunit le futur personnel de Juillet
au personnel libéral de la Restauration. — Un essai de coopération des idées
.■iur le terrain cvangélique — Distinction entre l'assistance et la charité. —
Les concours de la Société. — La Société de morale chrétienne et la police.
— Persistance du souvenir et de l'influence morale de La Rochefoucauld.
VII. — Conclusion.
456 LA P.OCHEFOUCAULD-LIANCOURT
L homme ne naît pas méchant : il le devient. La misère,
l'imprévoyance, l'ignorance sont souvent les causes du crime;
s'il y avait plus d'écoles, plus de bien-être, plus d'institu-
tions d épargne, il y aurait moins de prisons et elles seraient
moins pleines. Quand Liancourt, délégué de la Constituante,
visita Bicêtre, la Salpètrière ou la Force, il fut frappé de voir
les malades, les pauvres et les prisonniers de tout âge et de
toute condition confusément entassés : hospice, hôpitaux,
prisons, les mêmes maisons servaient à toutes fins.
a Les anciennes prisons, a écrit M. René Bérenger, avaient
toutes été bâties dans un but d'intimidation. Le corps souf-
frait; il y était fréquemment chargé de chaînes. La nourriture
était insuffisante ou malsaine ; on y était mal vêtu ; on y cou-
chait d'ordinaire sur la paille ; on y endurait le froid ou la
faim. Toutes les précautions de l'hygiène étaient méconnues
d'une manière inhumaine ; la mortalité était très grande (1) » .
Avec Howard, Liancourt croyait que l'isolement du con-
damné était un puissant agent de moralisation ; mais, avec
Beccaria, il pensait que tout châtiment inutile était odieux.
Son humanité s'indigna contre les cachots immondes de
Bicêtre qu'il fit combler. Son sens de la justice s'irritait
contre l'arbitraire dans l'exécution des peines. Dès 1791, il
aurait voulu une maison de correction par département. « La
prison, disait-il, ne doit être qu un lieu de passage. La société
ne peut vouloir qu'elle soit douloureuse... » A la Constituante,
Liancourt avait demandé avec Guillotin l'égalité de tous
devant la loi pénale, la suppression des supplices, de la marque
et de la confiscation (2).
(1) Enf/uête parlementaire sur le réaime des étahlissemeiiLs pénitentiaires,
t. VII.
(2i Voir chap. ii.
PUISONS — MORALE CUnETlENN?: 457
De son voyage aux États-Unis, Liancourt rapporta un livre
sur les prisons de Philadelphie (1). Dès 1786, les Quakers
avaient demandé l'aholition de la peine de mort, de la muti-
lation et du fouet. Le Gode de 1793 ne maintenait la mort que
pour les meurtres commis " avec malice et préméditation " .
La loi appliquait lomprisonnement solitaire dans une cellule
pendant le jour et la nuit à tous les coupables de crimes
capitaux : toute peine devait avoir pour objet la conversion
ou au moins 1 amélioration du coupable.
« Pimir de mort, fût-ce pour un meurtre prémédité, est
toujours une vengeance quand le criminel peut être gardé
avec sûreté et qu'on peut se flatter de son amendement. La
peine de mort, ajoute Liancourt, doit être réservée à la puni-
tion des coupables de haute trahison au premier degré, des
chefs d'un parti, quand la seule idée de leur destruction peut
ramener le calme. " En vrai révolutionnaire, cet abolition-
niste ne maintient la peine de mort qu'en matière poli-
tique (2) .
Dans la prison de Walnut-Street — celle que visita Lian-
court — les condamnés étaient classés suivant la nature de
leurs crimes; » les cellules y étaient construites pour ren-
fermer ceux que les cours de justice condamnaient à l'iso-
lement absolu et pour corriger les récalcitrants (3 " .
L'isolement absolu (solitnry confinement) remplaçait la
peine de mort : le juge le fixait à une durée qui ne devait pas
excéder la moitié de la peine. « Éloigné de tous les autres,
(1) Des Pri<:o)is de Pfiifitdelphie, par tut Européen, aïKjmcnté de quelques
idées sur les moyens d'abolir prompteinent en Europe la peine de mort. La pre-
mière édition est de 1796. Une deuxième et une troisième parurent à Amster-
dam en septembre 1798; une quatrième, à Paris, chez Mme lluzard, en jan-
vier 1819, avec une préface de 24 pa{;es. (BibL de l'Ecole des sciences
politiques. Fonds Pastoret, t. XL^ Li' Voyage aux Etats-Unis renferme un
extrait du même ouvra(;e (VI, p. 244 à 269. Lois criminelles, prisons).
(2) K Abolissez la peine de mort pour tous les délits privés, disait Gondorcet
à la Convention le 19 janvier 1793, en vous réservant d'examiner s'il faut la
conserver pour les délits contre l'État, parce qu'ici les (juestions sont différentes, s
(AuLARD, Histoire politique, p. 399. "i
ri) Be.\ijmont et ToCQDEViLLE, Système pénitentiaire aux Etats-Unis. Paris,
1845. p. 85 et suiv.
458 LA ROCHEFOUCAULD-LIAPsCOURT
livré à la solitude, aux réflexions et aux remords, le condamné
n'a de communication avec personne et ne voit le porte-clefs
qu'une fois par jour. » Les convicis qui n'étaient point con-
damnés au soUtdvy confinement étaient employés à des tra-
vaux productifs : a II y a dans la maison des métiers de tisse-
rands, des établis et des outils de menuisiers, des boutiques
de cordonniers, de tailleurs. D'autres broyent du plâtre,
cardent la laine et battent du chanvre, du crin et de l'étoupe. »
Chaque convict est payé à raison de son travail, déduction
faite de sa nourriture, de sa part dans l'entretien de la maison
et des frais de son procès. Les comptes de chacun sont ins-
crits sur un petit livre et sur un registre général et arrêtés
tous les trois mois en présence des inspecteurs (1) .
Liancourt jugeait avec trop d'optimisme les résultats
obtenus. D'après lui, en quatre années, deux cents personnes
furent rendues à la société; la distinction humiliante entre
les blancs et les hommes de couleur avait disparu en 1797;
aucun convict sorti de Walnut-Street n'y était rentré : presque
tous étaient devenus des ouvriers paisibles et laborieux.
« Sur cent convicis qui sortent de la prison, deux n'y sont pas
ramenés pour récidive, tandis que, dans l'ancien système,
les prisons étaient peuplées de criminels d'habitude... Sous
l'ancien régime, de janvier 1787 à juin 1791, il y avait eu
527 condamnations, dont 9 pour assassinat et 39 pour vol de
grand chemin; sous le nouveau, de juin 1791 à mars 1795,
il n'y avait eu que 205 condamnations, dont aucune pour
assassinat et 3 seulement pour vol de grand chemin (2) . "
Liancourt ne tarit pas d'éloges sur le régime intérieur de la
prison, le dévouement des inspecteurs, l'ordre et la régularité
du service. « La liberté de religion est entière : cependant,
comme presque tous les habitants de l'État sont chrétiens, la
lecture est la Bible. Les sermons sont plus moraux que reli-
gieux et appliqués autant qu'il est possible à la situation de
(1) Dex Prisons de Philadelphie, p. 8, 42, 37. — Voyage aux Etats-Unis, VI,
p. 250.
(2) Id., id., taMeau, p. 267.
PRISONS — MORALE C II II KTI EN NE 459
ceux tlevanl qui ils sont prêches. Deux cent quatre-vingts pri-
sonniers sont {>ardés par (juatre hommes sans armes, sans
bâtons et sans chiens: il n'arrive que quatre fois lan ([ue les
prisonniers soient punis. Les Quakers visitent tous les jours
les détenus ; grâce à lun d eux, Caleb Lownes, la douceur,
la fermeté et la raison ont remplacé les fers et les coups : " II
s'est laissé patiemment traiter de visionnaire. »
L'ouvrage de Liancourt remit à la mode les questions péni-
tentiaires. Après comme avant la Terreui". l'opinion restait
humanitaire et sensible. « Les prisons de Philadelphie, disait
le Journal de Paris fl), sont devenues des maisons de tra-
vail, de repentir et d'amendement... L'auteur s'est peint
dans cet ouvrage dont toutes les pages respirent l'amour de
l'humanité. "
De Walnut-Street Liancourt avait surtout vu les beaux
côtés. La réforme de Pensvlvanie confondait l'abolition delà
peine de mort avec un système pénitentiaire complet, ce
n'en était que la préface. Gustave de Beaumont et Alexis de
Tocqueville jugent sévèrement les opinions de Liancourt.
« Il déclara, disent-ils, que Philadelphie avait un excellent
système de prisons et tout le monde le répéta. - La vérité est
que Liancourt sut intéresser le public; comme dans tous ses
ouvrages, ses renseignements étaient précis, ses descriptions
minutieuses, ses chiffres contrôlés; ses conclusions seules
étaient hasardées.
En fructidor an VI (septembre 1798), il adresse sa préface
au Directoire. Il demande une prison cellulaire pour trois
cents condamnés qui ne seront " ni les plus invétérés, ni les
plus coupables )> . Un bâtiment isolé renfermera les cellules :
« Les murs seront chargés de sentences sévères et conso-
lantes. » Il semble que, dans sa pensée, le régime en commun
doive subsister pour certaines catégories de criminels, mais
à condition de chang^er souvent la composition des dortoirs;
les détenus seront emplovés à certains travaux : à Londres,
(l^ 11 floréal an VIII, n" 221, p. !)80.
460 LA ROCHEFOUCADLD-LIANCOURT
le capitaine Bentham, parent de Jérémie, les utilise à u faire
mouvoir les roues » .
La réforme pénitentiaire est liée à la réforme pénale.
Comme le droit de g^ràce n'existe plus, que le Directoire fasse
voter une loi abrégeant le temps de détention pour les pri-
sonniers à Tamendement desquels on pourrait croire : « Qu'il
y ait un comité composé de membres des deux Conseils visi-
tant la prison deux à trois fois chaque année, mais surtout
qu'on supprime la peine de mort, inutile et injuste " . " L'écha-
faud est une grande erreur, on peut même dire un crime...
L exécution n'est qu'un spectacle pour le peuple, il ne
s'occupe pas du crime qui est puni. Il n'est frappé que de la
contenance du condamné qui obtient son intérêt, en quelque
sorte son admiration ou son mépris, selon qu'il se présente à
la mort avec courage ou avec faiblesse (1). » Quant au cou-
pable, comme il n'a presque toujours aucune idée religieuse,
il préfère une mort peu douloureuse à une rigoureuse déten-
tion.
La société n'a rien à redouter de la conservation des cri-
minels jusqu'ici destinés au supplice. La Hollande, qui a déjà
aboli la question, ferait bien de supprimer la peine capitale et
la marque, « signe durable de flétrissure qui rend à jamais
présent au condamné le souvenir de son crime " . Le Direc-
toire s'honorerait en la rayant de ses codes. En prouvant par
lexpérience que la France peut s'en passer, il serait considéré
comme " un bienfaiteur de l'espèce humaine " .
II
[iOrs de la Hestauration de 1814, Liancourt ne tiemanda à
ses amis qu'une faveur, celle d'être nommé inspecteur des
(I) Préface de 1798, p. i.xvin et suiv.
PRISONS — MORALE CHRETIENNE 461
prisons. L abbé de Montesqiiiou, ministre de l'intérieur, Ht
signer par Louis XVIII une première ordonnance créant une
prison d'essai pour cent jeunes condamnés (1). Le svstéme
de Pblladel])liie devait u devenir le régime général de toutes
les prisons du royaume... De grandes dépenses furent faites
pour l'arrangement convenable d'une maison... Des citoyens
recommandables s'offrirent en foule pour y sacrifier leurs
soins et leur temps... » L'ouverture en avait été fixée au
1" mai 1815, « quand le funeste 20 mars arriva, et avec lui
dut disparaître toute idée d'amélioration... (2) " .
Dès le 16 août 1814, Liancourt avait été désigné comme
directeur de la prison d'essai. Le Moniteur rendait justice à
son initiative. « On peut voir, disait le rédacteur (3), dans
l'ouvrage de M. le duc de Liancourt, aujourd'hui duc de La
Rochefoucauld, la description des méthodes qu'on emploie
aux Etats-Unis pour ramener vers le bien les hommes endurcis
qui peuplent ordinairement les prisons.. . Le généreux patriote
qui ne s'est occupé dans ses voyages qu'à étudier les institu-
tions sages et à recueillir les pratiques utiles dans la vue d'en
enrichir son pays... a eu aussi l'idée d'essayer en France le
pouvoir de Ihabitude et du régime sur les passions des
hommes, et d éprouver jusqu'à quel point des traitements
sagement combinés peuvent parvenir à modifier les natu-
rels les plus réfractaires et les caractères les plus éner-
giques. 1»
La première ordonnance était faite pour cent jeunes gens
condamnés criminellement ou correctionnellement par sen-
tence des tribunaux et n'ayant pas atteint vingt-cinq ans :
il était difficile de les amender tant qu'ils étaient disséminés
dans divers établissements et réunis à d'autres condamnés.
Plus tard, disait la seconde ordonnance des 0 septembre-
7 octol)re 18 M, ce régime s'a[)pliquerait aux « criminels con-
(1) Ordonnance des 16 aoiit-9 septembre 1814.
(2) Préface de 1819, p. ix.
(3) C'était sans doute Agasse, éditeur de plusieurs ouvrage.*? de Liancourt et
imprimeur du Moniteur.
462 LA ROCHEFOUCAULD-LIA^'COURT
damnés aux fers qui par l'ordre, le travail et les instructions
religieuses deviendraient des citoyens paisibles et utiles à la
société (Ij " . L'âge fut abaissé de vingt-cinq à vingt et un ans :
(i La plupart des hommes de vingt-cinq ans, écrivait à Lian-
court l'inspecteur Costebelle, ont déjà subi plusieurs juge-
ments et sont depuis longtemps endurcis dans le crime... Le
choix que le second décret ordonne de faire parmi les jeunes
gens au-dessous de vingt et un ans laisse plus d espoir d'opérer
quelque bien... (2j . »
On renonçait donc aux condamnés correctionnels . Les
détenus pouvaient être pris dans les prisons de Paris ou des
environs. Toutes les fonctions d administrateur étaient gra-
tuites. Le duc de La Rochefoucauld était nommé directeur
général avec Delessert comme adjoint (art. 9 et 10). L'immix-
tion de 1 autorité locale était absolument écartée. Un rapport
mensuel au roi, un compte annuel moral et financier au
ministre de l'intérieur, une inspection bisannuelle par une
commission composée de conseillers à la Cour de cassation et
de maîtres des requêtes au Conseil d État, tel était le seul
contrôle imposé par lordonnance, et encore était-il expressé-
ment déclaré que les commissaires devaient prévenir le direc-
teur général et les inspecteurs de leurs visites (3).
Liancourt précisa ses vues dans des lettres, dans des
mémoires adressés au ministre : il chercha des emplacements,
il dressa des plans détaillés (4j .
(1) Monitciii-, p. 1049. — L'ordonnance qui nomme le duc de La Rocliefou-
cauld directeur est au Mo)iifciir du 4 septembre, p. 992; sa nomination est con-
tirmée comme directeur général par l'article 9 de l'ordonnance des 9 septembre-
7 octol)re 1814.
(2) Gkamkr, Un flefonnatoii-c en 1814. Revue pénitentinire, 1898, p. 225.
r>'après une lettre manuscrite du 20 septembre qui appartient à M. Granier,
Costebelle avait demandé à faire partie du conseil : ■< Je suis connu, disait-il,
de la famille de Vintimille, de Dupont de ^^emours, de M. le baron l'asquier, de
M. de Sémonville... »
i3l Moniteur, p. 1049. — Gramer, ouv. cité. [Revue pénitentiaire, p. 226.)
(4) Lettres autof[rapiies du 22 septembre 1814, catalogue Cliaravay, Hches 478
et 251. — Mémoire inédit, analysé par M. Granier. Ce mémoire se compose de
huit feuilles doubles écrites au verso et au recto, divisées en deux colonnes : il
paraît avoir été dicté ; la colonne de gauche renferme les observations ; il y a des
PlUSOMS — MORALE CHRÉTIENNE 463
Il rédi^jea un règlement complet. « Les condamnés sont
étrangers à toute reli^j^ion, à tout lien de parenté; ils ne con-
naissent la société que pour la troubler; ils n'ont d'autre idée
que le crime ; ce sont des sujets pernicieux, danjjereux et
malheureux... Ce sont ces êtres ainsi dépravés qu'il faut
ramener au bien pour la sûreté, pour l'avantage de la société
et pour leur propre bonheur. Il s'agit do leur faire perdre
toutes les habitudes vicieuses, de les remplacer par des habi-
tudes douces, ordonnées, laborieuses; de leur faire oublier
toutes les idées qu'ils ont, et de leur donner tous les principes
qu'ils nont pas (I) . "
Sous l'Empire, hommes, femmes, vieillards, enfants, con-
damnés criminels et correctionnels, ont été confondus dans
les maisons centrales. Les détenus, de quelques crimes qu ils
se soient rendus coupables, sont livrés aux exactions, aux
brutalités, à l'arbitraire du geôlier.
" Sort-il d'une prison ainsi conduite une proportion mar-
quante de prisonniers corrigés ? Au contraire ! La proportion
de ceux qui, sortis de la prison, y sont ramenés pour des
crimes nouveaux, n'est-elle pas effrayante ? Pourquoi donc un
système contraire, un système de justice, de travail, ne serait-
il pas tenté?
« Ceux qui rangent les criminels dans la classe des luna-
tiques ou idiots ne se trompent pas beaucoup. Les uns comme
les autres doivent être surveillés contre eux-mêmes... Il ne
faut jamais leur parler de la cause de leur détention, il faut
leur faire oublier ce qu'ils ont été. Pour quelques-uns, parler
corrections (le la main de Liaiicourt. En tète de la première pafje, on lit ees mois
de la main du duc : « Projet de règlement pour la prison d'essay. "
(1) Mémoire, p. 2 : toutes les citations qui suivent sont tirées soit de la
publication de M. Granier, soit du mémoire lui-njème, dont une partie est
inédite.
11 y a dans la l)ibliothè(|ue de Liancourt, n" 9357, in-4", un exemplaire du
règlement annoté par le comte de Rreteuil qui fut préfet d'Eure-et-Loir et pair
de France en 1824. Breteuil propose d'appeler la maison : « Prison d'amende-
ment. » Liancourt répond : « Le nom de prison d'essai n'est pris que dans le sens
administratif. Ce nom ne peut donc induire les détenus à aucune erreur : mais il
n'y a aucun inconvénient à donner à la maison celui de maison d'amende-
ment. "
464 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÎNCOUP.T
de leur crime passé pourrait être une sorte de plaisir... »
Liancourt se prononce quatre-vingts ans avant la science
moderne pour les peines indéterminées. Que faire à l'égard
des incorrigibles? " Il serait utile que le prisonnier qui, après
une ou deux années de détention dans la maison d'amende-
ment, démontrerait toujours un penchant réel aux vices
et aux crimes ; qui aurait enfin épuisé tous les secours de
correction que lui auraient apportés les conseils, les bons
traitements, l'offre du travail, les instructions religieuses et
morales, enfin les punitions, put être renvoyé aux travaux
forcés.
« Le renvoi de la prison d'amendement aurait le double
avantage et de dénoncer un tel homme comme devant être
un fléau pour la société, et celui })lus grand encore de
l'exemple pour les autres détenus dans la maison. On ne se
dissimule pas que l'exécution de cette mesure présente beau-
coup de difficultés, parce qu'elle toucherait à la jurispru-
dence criminelle; parce qu'elle soumettrait des détenus à
une augmentation, à un prolongement de la peine à laquelle
leur sentence les avait condamnés...
» Il faut que les bonnes idées, que les bons principes que
l'on veut inculquer à ces malheureux, que les habitudes utiles
que 1 on veut leur faire contracter leur arrivent tous les jours,
à tous les moments du jour, dans chacune de leurs occupa-
tions, dans leurs rares moments de loisir. Il faut en émailler
leur existence par tous les moyens physiques et moraux, et
que leurs travaux, leurs punitions, leur repos, la contenance
de tous ceux qui les approchent, v concourent, comme les
instructions religieuses et morales qui doivent leur être don-
nées graduellement, sagement et habilement. Il faut que les
idées saines, utiles, dont on cherche à les pénétrer, leur
entrent pour ainsi dire par tous les pores sans qu'ils s'en
doutent. "
Costume, hygiène, surveillance, discipline, enseignement,
pécule, organisation du travail, cantine, patronage, c'est un
programme complet. « Deux pièces d étoffe de couleurs très
Pr>ISOi\S — MORALE CHRETIENNE 465
distinctes sont placées aux parties les plus évidentes du cos-
tume. Ces pièces en sont successivement enlevées à mesure
que le prisonnier inspire plus de confiance dans sa conduite,
et rétablies quand sa conduite est moins bonne... Moyen petit
et minutieux, soit! mais il concourra avec les autres, il don-
nera à tous et recevra de tous une plus grande force ; c est un
roseau du faisceau... »
La recherche de la propreté donne l'habitude de l'ordre.
« L'homme habitué à la propreté se respecte par lui-même;
il se compte plus pour quelque chose, et c'est un sentiment
utile à donner à des prisonniers qui sont disposés à croire
qu'ils sont un objet de mépris et dans lesquels cette opinion
entretient le découragement et l'abjection. «
La cellule de jour sans travail sera un suprême moyen de
discipline, n Cet isolement de tous les êtres vivants, cette
absence de tous moyens de distraction ; cet abandon entier où
le prisonnier ainsi renfermé, séparé de toute la nature, est
forcé au recueillement, amènent le repentir. Partout où cette
punition est employée, elle est plus redoutée que les coups. »
Les cellules doivent être saines. On ne peut malheureuse-
ment, pour des raisons financières, arriver à la séparation
individuelle complète. " Il serait préférable que chacun des
prisonniers put avoir une cellule à part. Il y aurait plus de
sûreté pour les mœurs, plus d'obstacles aux complots, plus de
facilité pour la discipline. Mais il est difficile d'espérer trouver
un local qui prête à une aussi grande division. D'ailleurs,
cette maison en est une d'essai qui doit servir de modèle à
toutes les prisons du rovaume, et alors cette utile séparation
devient plus difficile encore. » Il faut donc se contenter de
chambrées peu nombreuses, de huit à dix hommes, dissoutes
et changées chaque mois.
La surveillance doit être incessante. Il faut que le prison-
nier soit traité avec justice, avec humanité, avec bonté; mais
il faut qu'il sente toujours le but de sa détention ; « il faut ne
l'exposer à aucune séduction parce qu'il n'aurait pas la force
d'y résister; il doit être surveillé contre lui-même » .
30
466 LA ROCHEFOUCACLD-LIAjNCOLRT
Les conversations des surveillants avec les prisonniers
doivent être courtes et très rares ; les surveillants ne doivent
pas toutefois se refuser à écouter les prisonniers, s'ils ont
quelques plaintes à formuler ou quelques demandes à faire.
Le refus pourrait paraître du mépris ou de l'insouciance.
« Une prison où le détenu serait dans un état absolu de
jouissance tel qu'il en préférerait le séjour à l'usage de la
liberté serait la plus absurde, la plus impolitique de toutes les
institutions. Mais ne compte-t-on pour rien cette soumission
constante de tous les moments aux ordres donnés, aux heures
prescrites, le silence obligé, cette surveillance continuelle qui
ne laisse jamais l'homme avec lui-même, qui marque à tout
instant et son état de captivité et la méfiance qu'il inspire? "
Le détenu doit être traité avec une égale et continuelle jus-
tice : " Les mauvais traitements abrutissent, l'injustice révolte,
et quel amendement peut-on espérer d'êtres abrutis ou
révoltés ? On ne peut en faire que des hypocrites et par con-
séquent les détériorer encore. Ainsi toute punition corpo-
relle, tous jurements, toutes invectives, toute parole mépri-
sante, tout reproche étranger à la faute du moment et qui
rappellerait la faute passée, sont absolument interdits dans
les prisons.
« Il est défendu aux surveillants de frapper un prisonnier,
de l'injurier, de jurer après lui et même de le tutoyer.
» L'instruction est un moyen puissant de relever à leurs
propres yeux les êtres dégradés... Il serait bon que l'aumo-
nier, s'il en a la patience, fût chargé d'apprendre à lire et à
écrire aux prisonniers. Il nest pas seulement choisi pour dire
la messe; c'est un consolateur, un ami, un conseiller intime.
Il aura la libre entrée dans les ateliers, dans les cours, par-
tout, excepté dans les cellules solitaires. La religion chez les
criminels et plus encore chez les jeunes criminels est plutôt
effacée que détruite. Il réveillera les idées religieuses dans la
conscience des détenus, mais il se gardera de tout zèle irré-
fléchi. » Il ne s'immiscera ni dans l'administration ni dans le
contrôle de la prison.
IMUSONS — MOIIAI.K C inU':ïI E.N NE 467
Les six inspecteurs, choisis parmi les citoyens bénévoles,
c'est-à-dire les boiir,<}eois aisés, visiteront à tour de rôle et
tous les jours la maison. L'initiative des g^râces leur est laissée.
Le directeur général se réserve un droit de veto. Le libéré se
trouve ainsi assuré « d'une sorte de caution morale " .
Un compte est ouvert à chaque détenu : « Le premier
article de ce compte sera la transcription des renseignements
qu'on aura obtenus de sa conduite, des circonstances de son
procès, de sa famille, de son domicile avant son arrivée à la
prison. Ces renseignements doivent accompagner les détenus
dans la prison modèle ; ils sont indispensables pour se faire
un plan de conduite vis-à-vis de chacun d'eux.
» Toutes les punitions que le prisonnier aura subies depuis
sa détention, toutes les fautes qu'il aura commises seront ins-
crites à son doit.
« Les récompenses, distinctions et bonnes notes qu'il aura
obtenues seront inscrites à son avoir, n
La prison est une maison de travail et non une maison de
commerce. Les ateliers seront composés de dix détenus au
plus avec un chef responsable du travail, des matières pre-
mières et des outils. Dans les premiers temps, des ouvriers
étrangers seront introduits dans la prison pour Instruire les
prisonniers.
Le travail choisi devra : 1° ne pas exiger un longtemps
d'apprentissage avant d'être productif; 2" pouvoir être utile-
ment pratiqué par le prisonnier à la fin de sa détention;
3° être suffisant pour défrayer la maison d'une partie au
moins de ses dépenses. Liancourt préfère l'entreprise à la régie
directe. « Des ouvriers en ville fourniront la matière, d'après
un marché fait; la chose travaillée aura son prix. "
Pourra-t-on se rembourser des frais de journée des détenus
évalués à 0 fr. 55 ? Liancourt l'espère, tout en laissant au pri-
sonnier un pécule. « Il sera prélevé tous les jours, dit-il, sur
le travail de chaque prisonnier une somme fixe au profit de la
maison. La retenue sera également faite au prisonnier pour
les jours où, mis dans la cellule solitaire, il n'aurait pas la
468 T>A llOCHEl'OUCAtlLD-LIANCOURT
faculté de travailler. Elle sera faite aussi au prisonnier mis
à rinfirmerie par suite de batterie. Le restant du gain du pri-
sonnier est sa propriété. A la fin de la détention, une légère
partie de la somme laissée au prisonnier lui sera donnée. Le
reste lui sera délivré trois mois après, sur un certificat du
maire de la commune ou de Farrondissement de Paris où il
aura été s'établir, du maître pour lequel il aura travaillé et de
trois notables. >)
Si le prisonnier se conduit bien, il pourra, pendant sa
détention, disposer d'un tiers de son pécule au profit de ses
père et mère, de ses frères ou de ses enfants. " Cette assis-
tance peut être regardée comme une première réconciliation
avec les siens. "
Il n'y aura pas de cantine. On ne pourra vendre aux pri-
sonniers ni nourriture, ni boisson, ni vêtements autres que ce
qui leur est donné par la maison.
Le patronage n'est pas oublié. Ce sera au conseil des ins-
pecteurs, au directeur général à améliorer le sort des libérés,
à leur procurer de l'emploi, à se faire instruire de leur con-
duite, à les rappeler à eux-mêmes par de bons conseils qu'ils
pourront leur faire parvenir.
Sous les ordres du directeur général, il y aura un adminis-
trateur choisi parmi les hommes d'une bonne éducation, de
bonne famille et bonnes mœurs; des surveillants, un médecm,
un aumônier, un commis chef et un expéditionnaire.
Liancourt est un précurseur; que de réformes aujourd hui
réalisées, alors nouvelles et originales ! Que d'autres à étudier,
telles que la retenue du pécule au moment de la libération, le
système des punitions! Les Beaumont, les Tocqueville, les de
Metz, les Bérenger reprendront les conceptions éparses dans
ces projets et essaieront de les faire passer dans les lois. Sous
le gouvernement de Juillet, la rivalité éclatera entre le sys-
tème d'Auburn avec travail en commun et séparation noc-
turne, et l'isolement absolu avec travail solitaire usité à
Gherry-llill.
Pressé d'aboutir, soucieux d'éviter la trop grande dépense
PRISONS — MORALE CHRETIENNE 469
qui était déjci récuoil du système cellulaire, Liancourt se con-
tente de la chambrée à petit effectif; c'est par la loi du
silence, par l'organisation d'une discipline forte et juste, par
un système gradué de peines et de récompenses, par le
patronage à la prison qu'il compte arriver à l'amendement du
détenu.
Il est regrettable qu'il n'ait pas été appelé à mettre ces
idées en pratique. C eût été un spectacle intéressant que de
voir le pair de France, l'ancien Constituant finir ses jours à la
tête d une prison déjeunes détenus. Les Ont-Jours en déci-
dèrent autrement.
III
Au retour du roi, la fondation de la prison d'essai fut
ajournée ; les ministres eurent d'autres soucis. Il ne s'agis-
sait pas de réformer les prisons, mais de les remplir. « C'était
le temps des dénonciations (1) ». M. Laine avait remplacé
M. de Vaublanc, le 7 mai, comme ministre de l'intérieur.
Il y eut, en juillet, des velléités de reprendre le projet : la
maison de l'entrepôt des laines, non loin du quai de Bercy,
avait été aménagée. Lainez, inspecteur des prisons, s'était
entendu avec Richard Lenoir, manufacturier au faubourg
Saint- Antoine, pour qu'il occupât les enfants : il offrait
un franc par jour et par enfant, sous une retenue de 25 cen-
times pour paver 1 achèvement des bâtiments. Il offrait
même 1 fr. 50 pour tous les prisonniers de Paris. « La
maison du dépôt des laines, dit Lainez, est d'autant plus
propre à cela que déjà on a fait une très grande dépense
(1) Prisons de Philadelphie, 4° édition, préface, X. — La justice était tioj)
expéditive pour s'occuper de ces détails. A Grenoble seulement, il y eut, entre le
7 et le 12 niai, vinjjt-quatre condamnations à mort suivies de (|uatorze exécutions,
« On est charme dans le pays, écrivait Mme de llémusat, de la sévérité du
roi, » {Lettres de province^ Revue de Paris, septembre 1902.)
470 LA ROCIIEFOUGAULD-MANCOURT
pour cet objet; elle se trouverait aujourd'hui utilisée (1) » .
Ces arguments ne touchèrent pas le ministre qui abandonna
ridée ; elle fut recueillie par l'initiative privée confession-
nelle.
Une société de charité inspirée par l'abbé Arnoux et par
l'abbé Legris-Duval, membres de la Congrégation, installa
rue des Grès une maison de refuge où étaient envoyés les
jeunes condamnés au-dessous de seize ans, soit à l'expiration
de leur peine, soit plus tôt au moyen de lettres de grâce. Les
libérés y recevaient une éducation dont le but était de les
ramener » à la religion et à la morale " .
Liancourt n'a jamais été enthousiaste de cette fondation.
« Assurément, aucune intention n'est plus louable. Je ne
connais pas le régime de cette maison et je ne doute pas qu'il
ne réponde au respectable objet de son institution : ses fonda-
teurs font assurément tout ce qu'ils peuvent faire; mais ne
serait-il pas de beaucoup préférable que les soins donnés à
l'amélioration de ces jeunes gens sortis de prison fussent pris
dans la prison même et pendant le temps de leur détention ?
Ils ne s y seraient pas confirmés dans les vices qui alors
eussent été plus faciles à détruire, et ils auraient été plus tôt
rendus sans danger à la société (2). »
La maison de la rue des Grès était une émanation de la
Société des bonnes œuvres qui comprenait en outre un hôpital,
une section des petits ramoneurs et une section des prisons.
L'abbé Arnoux avait fondé cette section en 1816 dans le salon
du chancelier Dambray avec le concours de Bellart; du comte
(1) Arch. nat., F^, 6807, n" 1432, 15 juillet 1814. — Le dossier renferme de
volumineux rapports de Lainez au préfet de police et du préfet de police au
ministre sur l'état afHi{;eant des prisons.
(2) Préface citée, p. x. — Sur la maison de la rue des Grès, rapport de
Hijjot de Préameneu au (lonseil général de la Société royal*; pour l'auiélioration
des prisons. Recueil factice, p. 39. — Notice anonyiur sur Vahbé Arnoux. ^Bibl.
nat., Ln 27, 670.) — Docteur I'ignieii, Hcnscicjncments pour servir à l'Itistoirc
d'une société de charité ou tic bonnes œuvres, fondée et dirigée par l'abbé Legris-
Duval. — Voisin, Rapport à l' Assemblée nutionalc. [linr/uètc parlementaire ,
t. VIII, p. 17.) — BÉnKNCER, Piscours de 1843 " 1(1 Société des jeunes libérés,
— Geoffroy DEGnASDMAisoN, la Congrégation, p. 204 et 375.
IMUSOiNS — MOUAi.E G H U KTI ENNE 471
Angeles, préfet de police, et surtout de l'abbé Le^jrls-Duval : ce
groupe religieux comprenait Alexis de àNoailles, Martial de
Loménie, Mathieu de Montmorency et Tévêque Feutrier,
devenu plus tard l'adversaire des Jésuites. La baronne Pas-
(juier, la marquise de Roiipé, la vicomtesse Dambray étaient
membres de l'association. En J81G, le j)résident était un
congréganiste, le substitut Emmery. La Société de charité
célébrait ses cérémonies dans l'église souterraine des Missions
étrangères, La maison de la rue des Grès était donc contraire
au projet primitif qui confiait à des laïques l'assistance péni-
tentiaire et l'éducation correctionnelle.
La fondation de Tœuvre n'alla })as sans résistance de la
part de l'administration : u En vain l'enfer s'est élevé, dit
l'abbé Arnoux; en vain des entraves ont été mises à son
zèle de la part des prisonniers et de la part de leurs surveil-
lants, de la part de ceux-là mêmes qui auraient dû favo-
riser cette œuvre... (l) " L'historien de l'œuvre s'applaudit
que l'ordonnance de 181 i soit restée lettre morte. » La phi-
lanthropie mondaine, ajoute-t-il, en faisant allusion à la con-
ception de Liancourt, avait tenté vainement d'établir la
maison de refuge; n'ayant pour soutien et pour appui que la
Providence, elle s'élève comme un exemple remarquable de
ce que peut la religion, de ce que fait la charité chré-
tienne (2) . »
La maison de refuge réalisa un progrès. A Sainte-Pélagie,
les enfants acquittés comme ayant agi sans discernement
étaient confondus avec les détenus : la nuit, il y avait
quatre ou six lits par chambre ; les enfants détenus par voie de
correction paternelle étaient seuls dans une sorte de corridor
particulier, mais fort mal installés, tout proches de la cour
des grands détenus et de la Pitié, habitée par les prosti-
tuées.
La maison fut ouverte dans une })ortion des bâtiments de
(1) Rapport du 26 déceiiibie 1819, lu en présence du cardinal de Périgord. —
Docteur Fignieh, lienseigitcments, p. 47.
(2) Docteur Pignier, ouv. cité, p. 48.
472 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Tancien couvent des dominicains de la rue Saint-Jacques.
L inaup^uration eut lieu le 8 avril 1817, en présence du garde
des sceaux Pasquier, du premier président Séguier, du procu-
cureur p^énéral Bellart, du préfet de la Seine Chabrol et du
préfet de police Angles ; ce devait être un établissement intermé-
diaire entre la prison et le monde. Les prédicateurs les plus
célèbres en faisaient l'apologie dans leurs sermons. Les enfants
étaient surveillés par les frères des écoles chrétiennes : ils
étaient dix en 1817 ; leur nombre fut porté ensuite à quarante.
De 1817 à 1832, deux cent cinquante jeunes délinquants,
choisis parmi les meilleurs sujets, passèrent par les ateliers; on
projeta pour les détenus de la correction paternelle une
maison spéciale. On enseignait le métier de tailleur, de cor-
donnier, de menuisier : les parents s engageaient à laisser
leurs enfants jusqu'à la fin de l'apprentissage; à la sortie,
chacun avait un protecteur attitré. En vingt-cinq ans, la
récidive ne dépassa pas 10 pour 100 (Ij.
Liancourt avait conçu l'établissement, il en avait fait le
;1) Décision du ministre de rintéiieur du 1" février 1817 (arrêté du préfet de
!;i Seine du 27 février). Contrairement à l'assertion de M. Bigot de Préameneu
[Rapport cité, p. 39, note) la maison recevait une subvention de 1,200 francs
(lu préfet de police, de 3,600 francs du ministère, et de 4,000 francs du Conseil
{jénérai de la Seine en 1818. Elle fut le premier essai d'éducation correction-
nelle. Après la révolution de Juillet 1830, les enfants furent retirés et placés aux
Madelonnettes juscju'en 1836; à ce moment, ils furent transférés à la Petite-
Roquette qui venait d'être construite. Après 1830, l'entrée des prisons fut inter-
dite, sans doute pour raisons politiques, aux membres du conseil de la maison
(le refuge. Le Conseil général de la Seine raya la subvention. Elle fut supprimée
le 27 août 1832, sous le ministère de M. de Montalivet ,• les bâtiments furent
rendus à la préfecture de la Seine le 10 décembre 1832; l'abbé Arnoux était
mort le 4 juin 1820 : le 8 décembre, il avait été exhumé et enterré à la maison de
refuge.
Le 17 mars 1833, la Société de patronage des jeunes libérés du département de
la Seine était fondée sous la présidence de Bérenger, par \Ioreau-(jliristopbe,
Ilippolyte Lucas, Hollard, Luttroth, Hippolyte Carnot, Demetz, Berville, de
Gérando ; on revenait aux inspirations de Liancourt : son tils, le marquis —
adversaire du régime cellulaire pour les jeunes délinquants — était au nondire
des fondateurs. [Archiver de la Société de patronage de la rue de Alézieres. Dis-
cours de Béretujer du 29 mai 1833 et de 1843.) En 1839, Brelignères de Cour-
teilles et Demetz fondèrent Mcttray ; quelques années après, Charles Lucas ins-
tallait le Val-d'Yèvre ; c'était, suivant le mot du comte d'Haussonville,
« l'amcndemcnl do l'enfant par la terre et de la terre par l'enfant » .
PRISOINS — MORALE CHRETIENNE 473
plan : ce fut un autre qui le dirigea (l), mais dans un esprit
différent.
IV
C'est Decazes qui créa la Société royale et le Conseil
général des prisons. En 1819, il appela l'attention du roi sur
linsuffisance des locaux, sur la confusion des catégories de
prisonniers, sur les marchés faits sans intelligence et sans pré-
voyance, sur les rapports entre geôliers et détenus. Presque
partout, les bâtiments étaient exigus, mal disposés, insalubres.
Les 50,000 francs accordés sur les fonds des secours généraux
du ministère de l'intérieur avaient été insuffisants. Quelques
améliorations avaient pu être effectuées dans la nourriture, le
coucher et le vêtement des détenus ; il importait de les généra-
liser, (i Quand les lois infligent une peine, ce n'est point une
vengeance qu'elles exercent... Comme le degré de perversité
du coupable et, par suite, l'étendue des craintes que sa liberté
peut faire concevoir ne peuvent se mesurer que d'après la gra-
vité du crime ou du délit qu'il a commis, la loi gradue pro-
portionnellement la durée de sa détention... >' De là, deux
conséquences : on ne doit infliger au détenu aucune peine qui
dépasse celle que la loi a voulu lui faire subir en le privant de
sa liberté ; il est du devoir comme de l'intérêt de la société
d'exiger qu'aucun soin ne soit négligé pour opérer la réforme
morale de celui qui doit rentrer un jour dans son sein. Il ne
faut point que 1 existence matérielle du détenu soit meilleure
qu'elle ne le serait s'il était libre ; il ne faut pas non plus qu'elle
soit douloureuse. La société lui doit une nourriture suffisante,
(1) Examen par le marquis de la Jiocliefoticanld-Liaiicourt du rapport de
M. Béreuger, Chambre des député.'!, session de ISW. « Ce fut, dit le marquis,
à M. le duc Mathieu de Montinorcncv que la direction fut donnée. » C'est une
erreur. M. de Montmorencv fut un des fondateurs, un des inspirateurs de
l'œuvre; mais le directeur effectif fut l'aijbé Arnoux.
474 I.A R0CHEF0UGAU1.D-IJA>C0DRT
une demeure saine, des vêtements qui le préserveront de 1 in-
tempérie des saisons, les secours nécessaires en cas de
maladie : surtout une protection vigilante contre les vexations
et les abus dont il pourrait être Tobjet.
" Si le détenu est exposé dans sa prison à des souffrances
que la loi qui le condamne n'a ni ordonnées, ni même pré-
ALies, il V a lieu de craindre que, loin d'arriver à reconnaître
l'équité du jugement qu il a encouru, il ne contracte une nou-
velle haine contre la société et l'autorité qui le tourmentent
inutilement ou cessent de prendre soin de son sort. On sait,
d'ailleurs, que les souffrances physiques, surtout quand l'iso-
lement vient s'y joindre, détruisent bientôt dans l'homme
toute énergie, tout sentiment de dignité morale et le plongent
dans une sorte d'abattement stupide dont l'espoir même de la
liberté ne saurait plus le tirer (1). " G étaient les idées de
Liancourt, Dans sa préface de 1819, il avait rappelé l'ordon-
nance du 6 février 1818 qui promet leur grâce aux con-
damnés de bonne conduite ; mais que pouvait-il résulter
Il des libérations accordées sur des signes très incertains,
souvent par le seul sentiment de pitié, quelquefois par simple
protection»? Il fallait faire du prisonnier un homme nouveau
« par le travail, par l'instruction, par l'hygiène, comme, dans
les maladies, on voit la température de la chambre, le renou-
vellement de l'air, le calme, la propreté concourir avec l'ad-
ministration des remèdes à la guérison » .
La Société royale pour l'amélioration des prisons date du
1) avril 1819. La liste des premiers fondateurs de la Société
devait être soumise au roi. Pour y être admis dans la suite,
il fallait être présenté par quatre de ses membres et être
ajjréé par le roi. La Société tenait chaque année, indépen-
damment de ses séances mensuelles, une séance générale.
Un Conseil général des prisons, composé de vingt-quatre
membres, était chargé » de dresser, sous l'approbation du
ministre , les règlements généraux destinés à servir de base
(1) Rapport au roi : Appert, Bagnes, prisons, ciiminels, W , p. 149.
PUISONS — MOI'. A LE CIlllÉTIKNME 475
soit à la discipline et au ré.tjiin(> inlrrieur des prisons, soit
aux améliorations à y introduire, et de recueillir tous les
renseignements et documents sur Tétat des prisons départe-
mentales, " afin de chercher, par la connaissance exacte et
complète des faits, le moyen d'établir et de maintenir invaria-
blement l'application des mêmes principes et d'un système
uniforme " .
Dans toutes les villes qui renferment une ou plusieurs mai-
sons d'arrêt ou de détention, il y a\ ait une commission dépar-
tementale. Il y avait aussi, pour les prisons de Paris, un
conseil spécial d'administration et de surveillance choisi parmi
les membres du Conseil (général. Ce (.lonscil, qui fonctionnait
depuis 1816 à la Préfecture de la Seine, devait compter à
l'avenir douze membres.
« L'établissement d'un Conseil de ce g^enre pour l'adminis-
tration des hôpitaux de Paris a produit de grands et incontes-
tables avantages. Le Conseil spécial des prisons ne pourra sans
doute être complètement assimilé au Conseil des hospices. La
diversité des matières introduira nécessairement quelques dif-
férences, soit dans les attributions, soit dans l'organisation et
les règlements; mais il n'en existera pas moins entre les deux
institutions une analogie réelle, et 1 une pourra, à beaucoup
d'égards, servir utilement de modèle à l'autre. " Les prisons
parisiennes étaient placées sous l'autoiité du préfet de police.
Les membres de ce conseil spécial continuaient à faire partie
du Conseil général.
Le roi était le haut protecteur de la Société royale des pri-
sons, le duc d Angouléme en était le président. Parmi les pre-
miers membres du Conseil général il y avait, outre Liancourt,
Bellart, Bigot de Préameneu, de Broglie, Chaptal, Chabrol,
Daru, Benjamin Delessert, Ouizot, de Labordc. Mollien,
Pasquier, Séguier. Des hommes de tous les partis avaient tenu
à s'inscrire sur la liste des fondateurs de la Société rovale,
depuis le duc de Damas et Brézé jusqu'à La Fayette, Laf-
fitte et Casimir Perier, en passant par de Barante et Royer-Col-
lard. Des avocats comme Dupin, des manufacturiers comme
476 l-A ROCHEFOUCAIJLD-LIAISCOURT
Feray ; des banquiers comme Hottinguer, Rothschild et Mallct;
des artistes comme le peintre Gérard, tous les ministres, les
présidents des syndicats des agents de change, des bouchers,
des boulangers, des courtiers de commerce; des membres de
la Société d'enseignement élémentaire, de la chambre des
avoués, de celle des commissaires-priseurs étaient au nombre
des trois cent vingt fondateurs.
Le 4 mai 1819, le Conseil général se divisa en sept com-
missions : correction paternelle, mesures de police judiciaire
et administrative, santé, instruction religieuse et morale, ins-
truction primaire, travail, livres et écrits utiles.
Le L4 juin, la Société royale était installée à l'archevêché.
L'évéque de Samosate officia, l'abbé de Frayssinous prêcha :
la quête fut faite par les duchesses d'Albuféra, de Dino, de
Plaisance; les comtesses Alfred de Noailles, de Sainte-Aulaire
et de Lariboisiére. Après l'échange des compliments offi-
ciels entre le duc d'Angouléme et le duc de Plaisance, doyen
(les membres de la Société, le roi fit annoncer qu'il souscri-
rait pour 50,000 francs; le duc d'Angouléme parla de la néces-
sité " d'apporter dans les prisons les consolations et les prin-
cipes de la religion " , d'avoir du pain de meilleure qualité et
(le procurer aux détenus des vêtements convenables. » Son
Altesse Royale a remarqué que les prisonniers ne recevaient
qu'un vêtement de toile pour l'hiver comme pour l'été.
L'humanité lui paraît réclamer qu'ils reçoivent pour l'hiver un
vêtement de laine. » Il y en a dans les hospices qui ne coûtent
que 40 francs et durent deux ans. A l'occasion de l'installa-
tion, a Sa Majesté a daigné promettre la grâce d'un prisonnier
par prison « . Le maréchal duc d'Albuféra profite de cette
touchante déclaration pour solliciter l'indulgence « en fa-
veur de trois des militaires détenus à l'Abbaye " . A la fin
de la séance, Liancourt demande qu'on lise une lettre
« qu'il a reçue d'un anonyme » . Il s'agit d'un prix de 1,000
francs pour le meilleur ouvrage destiné aux prisonniers. Le
duc d'Angouléme accepte « l'offre généreuse d'un inconnu
qu'on reconnaît toujours facilement au bien qu'il fait,
PUISONS — MORALE C II II ET I EN IN E 477
même lorsqu il le cache sous le voile de Tanonyme (l) ».
(1 Le roi, dit Bigot de Préameneii, avait été touché de Thor-
reur du séjour de presque toutes les prisons du royaume. »
Une eufjuéte administrative poursuivie par Alexandre de
Lahorde, alors maître des requêtes, avait révélé d'affreux
ahus. L'ordonnance du 2 avril 1817 sur la classification des
diverses espèces de détenus était restée lettre morte (2). A
la Force, deux cents individus en haillons étaient entassés
dans une salle basse ; à Sainte-Pélagie, les prisonniers pour
dettes étaient mêlés aux malfaiteurs et aux galeux; à Bicétre,
les condamnés aux travaux forcés étaient oisifs; à Saint-
Lazare, toutes les catégories étaient confondues, femmes
détenues par autorité administrative, jeunes filles au-dessous
de seize ans arrêtées pour débauche, femmes condamnées à
la réclusion et aux travaux forcés; il n'y avait ni école ni
chapelle.
M. de Laborde était au-dessous de la vérité. Lu M. Riou,
magistrat, avait visité Bicétre. <i II n'avait pas fait un pas dans
ce dédale des cruautés humaines sans frissonner et sans
acquérir la preuve que le concierge de la maison et les dépo-
sitaires du pouvoir sont plus coupables que les malheureux
qu'ils renferment. Ils gardent sans les rendre 1 or et les bijoux
des détenus (3). >' Une grande partie de ces abus venait
des conflits d'autorité entre les deux préfets de I*aris, conflits
que fit cesser l'ordonnance d'avril 1819.
Les instructions pour les commissions départementales sont
rédigées par Liancourt : « Pour les trois quarts des hommes,
la morale est dans les habitudes... Il faut donner aux con-
damnés la régularité et l'ordre : il faut éviter tout arbitraire ;
le détenu j)ar condamnation a droit à la justice comme
l'homme libre; elle ouvrira son âme aux idées jusqu'alors
méconnues, le relèvera à ses propres yeux en le sortant de
(1) Prorès-veihal de l'installation de la Société royale pour l'amélioration des
prisons. ^Arcli. nat., F^, 4341.)
(2) Arch. nat., F'', 6807, n» 1432. Rapport de l'inspecteur Lainez.
(3) Arch. nat.. F", 6807, n» 1432. (ûjote de police du 27 juin 1819.)
1
478 LA IIOCHEFOUCAULD-LIANCOURT
cette dégradation dans laquelle est toujours l'homme conti-
nuellement opprimé par l'injustice, l'homme auquel on semble
ne reconnaître aucun des droits de l'humanité. ' On ne peut
sans injustice négliger le bien-être physique du détenu. "Mais
le sentiment de charité et de bienfaisance doit être éclairé par
la réflexion : la sensibilité exclusivement écoutée par des
administrateurs de prisons serait une erreur... La prison où le
prisonnier serait assez bien pour ne pas souhaiter d'en sortir
serait par cela même un désordre dans l'intérêt social... Si nous
ne devons pas nous livrer à l'espérance illusoire de faire des
honnêtes gens de tous les criminels, nous ne devons pas non
])lus perdre celle de ramener au bien une partie au moins de
ceux auprès desquels nous en tenterons les moyens. "
a La cantine a été jusqu'ici un moven de vexation et d'exac-
tion laissé aux concierges sur les prisonniers; presque toutes
les cantines sont regardées par les concierges comme leur
propriété et, dans les maisons populeuses, elle est pour eux
ini moyen de fortune indécente... Le concierge a intérêt de
vendre, puisque cette vente fait son gain; il vend à des prix
immodérés: le prisonnier qui se plaindrait serait mal reçu;
peut-être serait-il mis au cachot, peut-être aux fers, là où il
en existe encore. Le prisonnier sobre nest pas vu de meilleur
oeil; une partie de la masse des prisonniers travailleurs, mise
sagement en réserve pour leur être donnée à 1 expiration de
leur détention, est souvent consommée d'avance à la cantine
où on leur tient un compte ouvert. Il est mauvais que le con-
cierge qui, parla nature de ses fonctions, doit avoir une auto-
rité presque absolue sur les prisonniers, ait, par la cantine, la
faculté de les voler, de les corrompre et de leur faire dissiper
d avance la réserve de leurs tra\aux. La commission de chaque
prison pourrait confier la vente des objets dont elle permet-
trait la consommation k une personne qui arriverait à une
heure fixe entre les guichets de la prison; qui vendrait les
objets permis, sur un tarif arrêté par la commission. Les geô-
liers, les porte-clefs surveilleraient la régularité de cette
vente, et ceux qui seraient coupables de vouloir s immiscer
PUISONS — MORALE CHRETIENNE V79
dans ces ventes seraient renvoyés ipso fado. Dans les prisons
plus populeuses, radmlnistration approvisionnerait à ses frais
la cantine. Le débit on serait confié à un préposé qui ne
pourrait vendre que sur un tarif affiché. Les liqueurs, les spiri-
tueux, le vin même, doivent être prohibés, excepté pour les
malades. Il faut calmer les sens et surtout ne pas les Irriter. •>
Propreté, bains, école élémentaire, asslstimce d'un bon
prêtre, « capable de sentir et de bien remplir son utile et hono-
rable tache, surtout le dimanche " : Llancourt applique aux
prisons départementales la plupart des réformes qu'il avait
conçues pour sa prison d'essai.
Le Conseil général était disposé à subventionner les com-
missions départementales, mais il voulait connaître 1 état
exact de chaque prison. Cette enquête fut l'objet d'un ques-
tionnaire en trente articles envoyé par Decazes aux préfets,
le 21 décembre 1819 (l).
Le Conseil g^énéral des prisons ne fut point un simple
comité consultatif; il exerça avec suite des fonctions sérieuses.
Il ne désarma pas les critiques, même chez les amis de La
Rochefoucauld : l'avocat Claveau lui reprochait injustement
« déjouer la comédie de la bienfaisance ^ , et plaisantait ces
singuliers philanthropes « en habits dorés et dont le moindre
avait dix ou douze cordons ces cousins de Tartufe, qui ont
changé de religion, ces hvpocrites du règne de riiumanité 2) " .
Les annales du Conseil le justifient de ces reproches. Il se réu-
nissait tous les mardis soir : il correspondait avec les commis-
sions départementales. La France pénitentiaire était divisée
en vingt-huit arrondissements inspectés chacun par un con-
seiller : Llancourt avait l'Oise, la Somme et la Marne (3;. Le
Conseil spécial des prisons de Paris se réunissait aussi une
(1) Arch. nat., F^, 4341. Karhé-Marhois visita les départements de l'Eure et
de la Seine-Inférieure (rapport du 23 novembre 1819.)
(2) De la police de Pai-is et <lc scsnhus, p. 240. "Malheureux, ajoute-t-il, c'est
dans un cachot qu'il aurait fallu siéger! " Il reproche au Conseil général de mul-
tiplier les chapelles : « On fourrait des aumôniers partout et on n'accordait de
grâces (ju'au.v détenus qui avaient communié. » (Même ouvrage, p. 238. J
(3) Arrêté du 7 août 1819. (Arch. nat., F', 6807, n" 1432.)
480 LA TIOCHEFOUCAULD-LIAISCOUUT
fois par semaine à l'exemple du Conseil des hospices pour
qui « ce devoir a été tellement sacré que, depuis vingt ans qu'il
existe, on ne citerait pas une seule semaine sans qu'il l'ait
rempli " . Chaque prison était confiée à la surveillance d'un
membre. La Rochefoucauld-Liancourt avait Saint-Lazare.
Deux fois par semaine, il venait visiter les détenues : a 11 les
connaissait presque toutes par leurs noms, dit de Laborde, et
il avait orjmnisé leurs travaux. " Les inspecteurs placés sous
ses ordres se rendaient compte dans des visites journalières
des motifs de chaque entrée et de chaque sortie ; ils véri-
fiaient la bonne qualité des fournitures; ils entendaient les
plaintes des prisonniers; ils surveillaient la conduite des
employés et agents généraux; ils faisaient leurs rapports au
préfet de police. Parfois ils lui demandaient de goûter au pain
(le la prison, i^ Vous serez frappé, dit un rapport de 1816, du
mauvais goût qu'il laisse après qu'on le mâche (1). » Ils saisis-
saient directement le Conseil de certaines questions, " afin que
sur-le-champ elles soient décidées, les plaintes exposées, les
ordres nécessaires donnés " .
Le Conseil spécial discutait et arrêtait les budgets, passait
les marchés, choisissait les aumôniers; désignait les candi-
dats aux fonctions d'économe, de médecin, d'architecte.
Suivant le mot de Charles Lucas, le Conseil général des
prisons était une émanation de l'autorité royale et non une
œuvre d'initiative sociale. Le gouvernement avait tenu à asso-
cier l'action administrative et l'initiative privée, à les sur-
veiller, à les contrôler, et à les compléter l'une par l'autre (2).
Bigot de Préameneu résuma les vues du Conseil général
dans le règlement du 2(> décembre 181Î). Les registres d'écrou
seront tenus de façon à éviter les détentions arbitraires. Les
sexes seront séparés; les enfants de la correction paternelle,
les détonus pour dettes, les condamnés au-dessous de seize
ans, les condamnés à une peine afflictive ou infamante ces-
(1) Arch. nat., F', 6807, n" 1432.
(2) Arrêté du 7 août 1819 et Rapport {jéncral de Bigot dl PrÉamekeu, p. 132.
(Arch. nat., F', 4341.)
PUISONS — MOr.AI.E CHRETIENNE 481
seront (rétrc confondus. Lisolcmcnt absolu doit être évité à
Tenfaiit; il altère sa santé et supprime 1 émulation. Les cachots
— et tous les logements que leur situation au-dessous ou
même au niveau du sol rend insalubres — sont interdits ;
les ceps et autres instruments de correction violente sont
supprimés. Suivant le désir du duc d'An^ouléme, les détenus
auront deux vêtements, l'un d été et l'autre d'hiver, et des
sabots en tout temps. Le pain sera composé pour un quart
de seif^le, pour trois quarts de froment bluté à 15 [)()iir 100.
La ration journalière sera de i\ onces. <i On a \u, en effet,
des prisonniers tourmentés par la faim qui voulaient se tuer...
Il est naturel qu'ils prennent en haine ceux qui les laissent
périr d inanition et que leur coeur se ferme à toute idée de
morale. » L'usagée de l'eau-de-vie est interdit; les femmes
et les enfants n'ont pas droit an vin. Les femmes enceintes
seront placées à linfirmerie pendant les Iroi-s dei'niers mois
de leur grossesse. Elles pourront allaiter leurs enfants et les
{jarder jusqu'à trois ans. Le travail devra se faire sans léser
1 indtistrie locale : on fabriquera surtout des tissas de laine
ou de chanvre et des chaussures. Il y aura un aumônier par
prison au-dessus de cent détenus. Pour les détenus non catho-
liques, un ministre de leur culte leur donnera l'instruction et
les secours reli(}ieux. Les leçons relijrieuses et morales seront
données aux catholiques par 1 aumônier, les leçons élémen-
taires par l'instituteur. On adoptera la méthode de l'enseigne-
ment mutuel dans laquelle les élèves divisés en [groupes " sont
mis perpétuellement en action les uns à l'égard des autres » .
Cette méthode, du reste, fonctionnait à Glermont, à Mehin et
à Saint-Denis. « L'instruction religieuse consiste à instruire
les détenus de leurs devoirs envers Dieu; 1 instruction morale,
dans le développement du principe fondé sur l'intérêt de celui
qui ladopte : » Faites à autrui ce que vous voudriez (|u'on
(i vous fit à vous-même » ; l instruction primaire, dans la lec-
ture, l'écriture et le calcul (I). »
(1) Rapport cité tle Bigot de PnÉAMENEU, passim. (Arcli. nal., F^, 4341.)
31
482 LA ROCHEFOUCAULD-LIA?y^COURT
Par moments, la Société royale des prisons se délassait de
ses sévères travaux. Le concours fondé par La Rochefoucauld
fut jugé en 1821. Dix ouvrages avaient été soumis auiury(l).
Cinq furent écartés, « soit parce que le vice et la vertu ny
sont pas présentés sous les couleurs qui leur appartiennent,
soit parce que l'énumération des crimes épouvantables et les
moyens employés pour les commettre en rendent la lecture
dangereuse. " Deux furent récompensés : l'un s'appelait
Laurent ou les Deux Prisonniers ; c'était un drame en dialogue
et en récit. L'auteur était M. Achard, conseiller à la cour de
Lyon. » L'action commence et finit dans une prison; les
interlocuteurs sont quelques prisonniers, les administrateurs,
aumôniers, employés de la prison, portant chacun dans son
état le caractère le plus estimable ; une sœur Marthe, sœur de
la Charité, personnage que l'on pourrait dire idéal dans sa
profession, si nos hôpitaux ne nous montraient pas souvent
des êtres semblables (2). »
L'autre ouvrage couronné, Antoine et Maurice, était de
L.-P. de Jussieu (3), lauréat de la Société de l'enseignement
mutuel.
<i C'est l'histoire du fils d'un maçon, perverti par un de ses
camarades, Maurice Robineau, et devenu voleur et valet de
voleurs. " Condamné à dix ans de réclusion sur la dénoncia-
tion de Maurice pour un crime qu'il n'a pas commis, il est
transféré dans une maison de détention a qui ressemble plus
à une vaste manufacture qu'à un lieu de réclusion... Ln
(V) Rapport ini'dit avec corrections manuscrites de la tnain (hi duc Analyse de
rouvrage intitulé Antoine et Maurice et observations sur cet ouvraj'e. — Rap-
port du Conseil général au duc d'Angoulèine, collection de M. l'inspecteur
{'énéral Granier. — Voir aus>i le compte rendu de la séance de la Société roya!e
dans le Journal <lc la Société d'enseignement élémentaire, t. XI, p. 233. —
Bigot dk l'nKAMKKKU, p. 97, cite comme fondateur du prix un des meudjres delà
société « qui, celant son nom. n'a été reconnu que comme servant lui-même
d'exemple du dévouement le plus entier à la hienlaisance » . (En note : M. le duc
de La Rochefoucauld.)
(2) Rapport cité : l'analyse est de Liancourl.
(3) Jrssiiiu (Laurent-l'ierre dk), neveu d'Antoine-Lnurent, né en 1792, fut
plus tard secrétaire général de la Seine (1831), inailre des requêtes, député du
X° arronilissement de l'aris (1839).
IMUSONS — MORALE C II H lÏTl EN N E 483
prêtre vénérable, pasteur de ce troupeau captif, laide à sur-
monter le décourajjement. Il entre à Tatelier des forjjcs et
devient surveillant. Maurice, Tauleur de ses maux, le rejoint;
mais il reçoit ses conseils avec mépris » . An bout de six ans,
Antoine obtient sa jjràce ; il retourne che/. son père (jui lui
pardonne. Un ami, dont il épouse la petitc-Fille, lui cède son
fonds de serrurerie; ^Maurice périt sur récliafaud.
« Les caractères, dit Liancourt, sont naturels et bien
tracés ; celui de 1 aumônier de la prison surtout est un modèle
de piété, de vertu et de cette charité chrétienne qui devrait
toujours être le caractère distinctif des apôtres de TEvanj-file. "
Il re^jrette que, par un anachronisme inexplicable, l'auteur
suppose l'existence en 1815 d'une Société royale dont l'insti-
tution ne date que de 18 li).
C'étaient d'innocentes berquinades. « Ce qu'il faut pour les
prisonniers, disait Liancourt, ce sont des ouvragées de mœurs
qui puissent, en amusant leurs loisirs, émouvoir leurs cœurs,
souvent si âpres et si durs; leur présenter des leçons ou des
exemples capables de les faire réfléchir sur eux-mêmes; leur
montrer les avantages du repentir en leur en faisant voir la
facile possibilité et en leur en offrant les moyens. »
Liancourt voulait avec raison combattre dans le détenu l'es-
prit de révolte et d'ironie. 11 n'y a en somme qu'un enseig^ne-
ment moral, le même pour l'homme libre et pour l'homme
momentanément privé de sa liberté. Quant aux livres de
lecture, c'est affaire d'espèce. Suivant l'âge, le sexe, la
nature de l'infraction, tel récit patriotique ou militaire con-
viendra pour préparer l'engagement du futur soldat; tel récit
de voyages, tel manuel d'agriculture intéressera le futur colon.
Les romans de Mauzoni sont lus dans les prisons de la Suisse
italienne, ceux de Dumas dans les prisons françaises. La
tentative de 18lî> fait lionneur aux sentiments d'humanité de
celui qui rins|)ira, un peu aussi à sa candeur. Il la confesse
et s'attend à " être traité d homme à illusions et à rêveries » .
La Société rovale des j)risous dura jusqu'en 1830. De 1815
à 1828, on dépensa en améliorations la somme énorme de
484 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT
27,680,623 fr. Dès 1823, La Rochefoucauld s'était retiré à la
suite du renouvellement brutal de la moitié du Conseil. Ce
fut l'occasion de sa révocation et de la disg-ràce qui honora
SCS dernières années (!)•
La Société royale continua à se réunir sous la présidence du
dauphin; celui-ci contrebalançait Tinfluence de Corbière.
Pour se venp"er, Corbière refusait l'entrée des prisons aux pro-
tégés du dauphin. Liancourt était convoqué aux séances. « C'est
avec regret, dit Appert, que l'absence du doyen des philan-
thropes français a été remarquée à la séance du 24 juin 1825.
Nous ne connaissons pas la raison qui a privé l'assemblée de
la présence de ce vénérable citoyen, caria disgrâce du ministre
de 1 intérieur n'a rien de commun avec les sentiments qu ins-
pire sans doute à S. A. R. Mgr le dauphin et à MM. les membres
de la Société son constant amour de l'humanité '2). » Mais,
même épuré, le Conseil royal des prisons était vu avec défiance.
Corbière ne le réunissait plus, de crainte d'être importuné
par les plaintes de ses membres. Décapité par la révocation
de Liancourt, il n'eut plus d'histoire.
(1) Voir clin|i. viii.
(2) Appert, Journal des priions, hospices, écoles primaires et établissements
philanthropiques (182.5). Appert était des amis de Liancourt et des ennemis <lii
('al)iiiet Villèle. Né en 1797, il avait fondé des écides régimentaires denseijjnement
mutiiel. En 1827, il passa trois mois à la Force « ;ivec ties voleurs, des jjaiériens
et lies faux monnayeurs" . Son journal est violent contre le ministère : " Les vrais
pliilantliropcs doivent s'unir pour faire entendre la vérité au monar(|ue et pro-
tester vigoureusement contre la violation des droits constitutionnels con'-acrés par
la Charte.. 11 faut que le ministère .soit bien corrompu ou bien aveugle, car, s'il
voulait perdre la royauté, il ne suivrait certainement pas une autre route. » Il
compte sur les linnières de la Chatrdjie haute. En 1827 il pleure Liancourt avec
emphase : " Prends le deuil, ô uia pairie! » s'écrie-t-il, et il 1 appelle un " homme
extraordinaire » .
Le scand.de des obsèqrros l'a indi{;né : « Plusieurs personne.-* ont été ble.^sées.
Paris est dans la constcrnatioti, tous les cœurs généreux crient vengeance.
L'obliendrons-nous? » Le 25 août 182T, au moment où la censure est rétablie, le
Journal des prisons srtspend sa publication. » La défense des malheureux ne peut
s'allier avec l'esclavage tle la presse... Les ministres sont des malades incurables
qu on ne peut guérir de la soif de l'arbitraire. » Le journal parait de nouveau
80US le iiiinistcre de Martignac; en 1828, il popularise les actes de libéralité de la
famille d'Orléan».
Apres 1830, Appert est nonuné secrétaire des commandemtmts de la reine
Marie-Amélie.
PRISONS — MORALE CHRETIENNE 485
Pendant la Ilcstauralion, les plus intellif^ents d'entre les
libéraux cherchèrent à mettre d'accord leurs doctrines poli-
tiques et leurs croyances morales; il leur fallait un idéal
religieux qui servit de {juide à leur conduite dans les affaires
publiques. Beaucoup avaient passé par des crises de cons-
cience qui les avaient laissés désemparés.
Jadis ils avaient appris à lire dans l'Encvclopédie. En 89, ils
s'étaient accommodés de la constitution civile du clerjjé et
avaient caressé la chimère d'une Eglise nationale et révolu-
tionnaire. Le Concordat leur était apparu comme un traité
de paix indispensable entre deux puissances dont l'une
devait être soumise à l'autre pour le temporel. Au besoin, ils
auraient accepté le catholicisme comme religion de l'État, si
le clergé et les congrégations n'avaient pas voulu tout absorber
et supprimer les conquêtes de la Révolution. Ces préten-
tions leur furent insupportables. Et comme les plus incré-
dules, tels que Liancourt, croyaient à la nécessité sociale d'un
frein religieux, ils se mirent en quête d'un christianisme nou-
veau, dégagé des dogmes, faisant sa part au libre examen,
renonçant à la pro|)agande, vivant en paix avec tous les cultes,
sans mainmise ni sur les consciences ni sur les fonctions publi-
ques.
Ce christianisme « centre-gauche » s'exprima dans cer-
tains écrits d'Henri de Saint-Simon et trouva sa formule défi-
nitive dans la Société de morale chrétienne.
Il v eut dans Saint-Simon trois tendances étroitement
liées, i. Il cherche d'abord à déterminer les relations de la
polilicjue avec la science, c'est-à-dire à trouver le point de
jonction entre le monde physique et le monde moral. Il va
ensuite au plus pressé, à la prati([ue ; il se met en quête des
486 LA ROCHEFOUCAULD-LIA>COURT
conditions politiques de la rénovation sociale; enfin, dédaigné
par les industriels auxquels il s'était adressé, il songe qu'il a
né.fflif'^é une force considérable, le sentiment, la foi, et il fait
appel au sentiment moral et religieux (1). "
Les Cahiers de Vindusirie parurent en 1817; ils sont de la
seconde manière. Liancourt s'intéressa à un ouvrage qui,
a répondant à son titre et au plan communiqué, aurait pour
objet de développer les grands avantages de cette branche
inépuisable de richesses et de prospérité pour la France
et pour le monde entier (2j. » Avec lui, Périer frères, Ilot-
tinrruer, Gros-Davillier et d'autres grands financiers subven-
tionnèrent la publication. Le premier fascicule était un tra-
vail sur les finances et sur la nécessité pour le gouvernement
de tenir ses engagements; il était de Saint-Aubin, ancien
membre du Tribunat; le second, écrit par Augustin Thierry
qui signai! a fils adoptif de Saint-Simon » , était relatif à la
vie nationale et à ses conditions d'existence et de défense; le
troisième, œuvre de Saint-Simon lui-même, débutait par des
lettres à un Américain, et se terminait par un essai ano-
nyme « sur les trois époques " . Il y avait un peu d'incohé-
rence dans les doctrines, mais une véritable puissance d'ac-
tion personnelle (3) .
Saint-Simon, champion des industriels, leur demanda aide
et soutien; il était pour la Chaussée-d'Antln contre le faubourg
Saint-Germain ; « le svstème sera établi le jour où le roi aura
confié aux industriels les plus importants la haute direction
de la fortune publique, en les chargeant de préparer le
budget et de surveiller l'emploi des crédits (i). "
Ces idées n'étalent pas pour déplaire h Liancourt : il goûtait
dans les premiers Caliicrs létude de C^ha])tal sur les progrès
des nuinufaclures, le dilhvrambe de M. X... en Ihonncur
(1) Henry Ml(:ili:i,, lldrr dr /l'iat, p. 273.
(2) Lettre autographe du 30 octobre 1817.
(3) RnvHP oixidfiitalr, t. XH, p. 121; t. XIII, j». 173 et siiiv. M. Pierre
Laflitte a publie inté{;r;ilcruent celles de ces études qui sont d'.\u(;uste Comte.
(4) ]^' Industrie on difu-iission^ politiijucs, morales et pliilosop/iic/iiea dans l in-
térêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants. Paris, 1817.
PUISONS — MORALE C II II ETI EN?s E 487
de 1 industrie a."ricole, » profession nnorale, essentiellement
reli.'rieuse, puissance d'un dieu réjfulaleur de cet ordre admi-
rable qui ré([it lunivcrs l) >' . Il y trouvait de temps en
temps quelques hardiesses, mais acceptables, tel le tableau
de la France révolutionnaire « sans troupes, sans armes,
sans munitions, sans argent, sans pain... 800,000 {;ucrrlers
semblent sortir tout armés de dessous terre; partagées en qua-
torze armées, partout ils font tête à l'ennemi, opposant au
coura,f}e et à la discipline le coura.<[e et lenthousiasme ; ils
combattent et meurent en chaulant (2) » .
Avec les tomes III et IV de rindusirie, les choses se gâtent
par rintervention d'Au{}uste Comte.
Saint-Simon avait jeté an vent, sur la similitude du déve-
loppement de l'individu et de la société, sui- ramélioration
de Tor^ranisation sociale, certaines vues qu'Au,<|uste Coffnte
devait plus tard systématiser. Saint-Simon éliminait de la
société ridée de justice pour la rem[)lacer par Tidée de frater-
nité chrétienne; Aug^uste Comte fondait le positivisme sur la
morale scientifi([ue. a Tout est relatif, voilà la seule chose
absolue : tout est relatif, on peut le dire surtout du temps
pour ce ([ui concerne les institutions sociales. '>
Le gouvernement parlementaire est un régime transitoire :
il est le meilleur possible, a parce qu il existe et que nous
avons besoin de loisir pour préparer un régime plus parfait,
un régime de bonheur social...
i. L'Angleterre tue un roi, elle trouve un Cromwell; la
France perd le sien, il se présente un llobcspierre. C'est que
ni l'Angleterre ni la France n'avaient remplacé l'idée-roi par
aucune autre idée générale et que le dix-huitiéme siècle
s'était rué en étourdi à la poursuite d'une liberté vague, sans
principe et sans constitution (3). "
Toute réforme politique repose sur une réforme morale. Le
(1) L'Industrie, p. 331.
(2) L'Industrie, p. 33'l-. Nous regrettons, dit Saint-Simon, (jne la inotleslie de
l'auteur ne nous permette pas <le le nommer.
(^3) Article reproduit par la Revue occidcnlale, Xlll, p. 173.
I
488 LA ROGHEFOUCAULD-LIANCOURT
monde marche et les idées changent : « Ce n'est plus une
conduite immorale de compter pour quelque chose la vie
présente et de se préparer franchement un établissement sur
la terre; le ciel n'a plus toutes nos pensées; les ministres du
ciel ne sont plus en toutes choses nos arbitres et nos maîtres ;
le travail n'est plus considéré comme une peine originelle où
la foule des hommes soit condamnée pour la .«jloire de Dieu
et pour la prospérité de ses saints (1)... En rejetant le poly-
théisme pour le théisme, lespèce humaine a fait un pas
immense vers le bonheur; aujourd'hui elle en va faire un
second, pour le moins aussi g-rand, en rejetant tout le sys-
tème théologique pour embrasser un système terrestre et
positif (2)... Il faut passer de la morale céleste à la morale
terrestre... De fait, les idées surnaturelles sont détruites
presque partout; l'espoir du paradis et la crainte de lenfer
ne peuvent plus servir de base à la conduite des hommes. Le
christianisme a fait faire un grand pas à la morale : il serait
injuste et absurde de le nier; mais on doit reconnaître avec la
même bonne foi que son régne est fini, que le temps pen-
dant lequel il a été utile est déjà loin de nous. L'ère des idées
])ositivcs conuncnce. Voilà le grand pas que va faire la civi-
lisation : il consistera dans l'établissement de la morale ter-
restre et positive (3). »
(1) Hcvuc occidculnlc, XIII, p. 173.
(2) lieuue oaiileiildlr, XII, p. 157.
(3) Bévue occuicitlale, XII, p. 127. L'annôe suivante, an inoincnt de sa rup-
ture avec SnlfitSiinou, dans la lettre «d'une personne qui se nommera plus tard»,
Auguste Comte justiliait ainsi ses vues : « Je pense (|ue la morale est une seuence
;i faire tout comme la politi(|ue. Et, en effet, sans avoir nullement l'intention de
combattre les principes de morale très respectables et très utiles qui se trouvent
en circulation, il est permis d'observer que ces principes sont insuffisants. I.e
plus larjjc et le plus rc|)anilu d(ï tous ces principes, celui de l'amour du prochain,
Il est en réalité que l'expression d'un sentiment et non une règle de conduite;
presque tous les autres sont dans le même cas... Il me semble donc que, sans
mériter d'clre accusé du désir de bouleverser l'ordre social, on peut très bien
penser et même dire des [)rincipes di' morale (jui sont en circulation que ces prin-
t ipcs sont tout à fait insuffisants parce qu'ils ne sont tous que des sentiments, et
<|uc, par suite, en admettant que tous ces principes sans distinction soient con-
formes en tous points aux vrais intérêts de la société, on peut désirer la forma-
tion dune science morale positive. .. Quel examen intéressant que celui de toutes
Pr. ISO.NS — MoltALE CIIl\ETlEN^^E
1.89
(le fut iiii coni) (Ir lomicne. I.;i ( lliaussée-d'Antin et le faii-
l)oiii-;; Saiiit-(ierinain en iTéiniront ensemble. Les Cahiers
piii)licieril la liste des souscripleiirs de la nouvelle Encyclo-
pédie. En tète, le dtic de La Rochefoucauld avait versé
1.000 francs; après lui, \{'nau'ul les hanrpiiers PeiTejfaux,
l)a\illiers, Uelessert., l'erier, Hoy; les chels du libéralisme, de
Broylie, La Fayette, Chaptal.
Ce procédé mit le comble au mécontentement des patrons
de l'a^uA le : les formes de leur déplaisir varièrent suivant
leur caractère ou leurs intérêts de ]>arti. Les banquiers —
pour la plupart — j^rotestérent tlans une lettre adressée le
30 octobre 1817 au ministre de la police (jénérale.
li M. Sainl-Simon s est présenté chez cliacun de nous, il y
fl environ un an, en annom;ant qu'il avait l'intentiou de
publier des obser\ations sur les proji^rès du commerce et de
1 industrie : sa situation pécuniaii-e ne lui permettant pas d'en
faire l'avance, nous avons cédé à ses instances réitérées en
exerçant à son éj<^ard un acte de pure libéralité (l). "
Enfantin qualifie cette épitre de ridicule : elle n'était que
timorée; Laffltte, Perreg^aux et Ternaux refusèrent de la
signer; La Fayette et de Broylie .«jardèrent le silence; Lian-
court s"al)stint é{{alement : il ne trouNait pas di<jne d'un phi-
lanthrope de publier ses bienfaits à son de trompe et de faire
amende honorable; mais il signifia sa rupture par une lettre
privée dont voici le texte :
«' Je m'étais expliqué avec vous sur certaines j)hrases qui,
dans lui des premiers volumes déjà parus, semblaient toucher
des matières étrangères à votre plan et j)réter à des interpré-
tations dangereuses; vous vous rappelez même que vous
m'avez entièrement rassuré sur ce point pour Tavenir et que
j ai fait de cette assurance la condition de mon abonnement.
<Juel est mon étounemcnt et ma peine, lorsque aujourd hui,
les coiiltimes cl (!lS[)(p^ilions inornlcs, coimiii' |).ii- exemple, I.i cIiMi-ité, considérées
<laDS ce point tic vue et par consc<juent jugées pour la pieinière fois sans déclama-
lions et d'une manière tout à fait positive! »
^^1) Lettre re|uodiiite par la JicLuc urcidcntalc, t. XII, article cité.
490 LA ROCIIEFOUCAULD-LIA^'COURT
ouvrant les cahiers in- 4" que vous venez de faire paraitre et
que je n'avais pas encore eu le temps de couper, j'y trouve
des principes assurément étranjjers au titre de l'ouvragée, des
principes que je ne me permets pas de qualifier ici; des prin-
cipes enfin qui n'ont été, ne sont, ni ne seront jamais les
miens. J'ai lieu d'être personnellement blessé de trouver de
tels principes, de telles assertions dans cet ouvragée, dans
lequel vous avez pris avec moi l'en^jagement de ne rien écrire
qui ne put être approuvé par les amis de l'ordre et du .gouver-
nement sous lequel nous vivons. J'ai donc l'honneur de vous
prier, monsieur, de ne plus me considérer comme souscrip-
teur de votre ouvragée, titre que je désavouerai hautement, car
il m'est profondement pénible de voir mon nom à la tète d'un
ouvrajje où sont énoncés des principes que je blâme de toute
force comme désorf^anisateurs de tout ordre social.
ma
comme incompatibles avec la liberté telle que je la conçois et
que je l'aime.
a J'ai l'honneur, monsieur, de vous saluer sincèrement.
(i LiANCOURT.
.. 20 octuLre 1817 (J). -
Saint-Simon comprit que son disciple était allé trop loin r
au tome IV, il déclara, non sans regret, qu'il revenait aux
études de politique appliquée et au.x réformes affricoles. Il
était trop tard. Le divorce était consommé entre la nouvelle
école et le libéralisme doctrinaire. La Société de morale
chrétienne rendit la rupture définitive en couronnant des
ouvrages destinés à réfuter la doctrine saint-slmonienne « qui
avait séduit beaucoup déjeunes âmes (2) " .
Tue autre Ilevue répondait mieux au goût de Liancourt.
(1) Cette leUtc l'ait partie de notre colloctinn jUTSonnelle.
(2) CiiAKTON, Connnttnicalioii sur Ilippolytr Carnot. Acadciiiie tics sciences
morales, 24 mars 1888. — Vuir, sur cette première cri.se du saint-siinouisme,
l'article de Pierre Laliiltc, déjà cité. — Ciiablety, Histoire du saint-simonisiiic,
cliap. I et II. — Gcor{^es Wkii.i., S<nnt-Sitnnii et son œuvre, p. 28 et suiv., 199
et suiv. — Henry MiCHici,, l'Jdec de l'Étal, p. 172 et suiv.
PRISONS — MOHAI.K CHRETIENNE 491
C'était la licviie oncydopcdiijue fondée cii 1819 par .liillioii de
Paris (1). Ce .lullien était le Hls du (■oiiveiitioiiiicl .Iiillicn de
la Drôme : à dix-huit ans, il était commissaire des jjuerres et
chargé d une mission en Vendée. 11 avait été un des fonda-
teurs du Consiiiuiionnel ; Liancoiirt était à la tète du comité
de rédaction de la Revue. Il v retrouvait les hommes de son
groupe, Lanjuinais, Laborde, Ilœderer, Jomard et Dupin.
C'était, dit un rapport de police, un ouvrage juridique con-
sacré à rirréligion et à la Révolution (2). On v traitait les
questions économiques et agricoles; on y suixait le mouve-
ment littéraire ; tous les ouvrages français et étrangers de
quchjue inqiortauce étaient aualvsés et critiqués. Liancourt
était chargé du compte rendu des livres de morale et de
science : malheureusement ses articles sont anonvmes, par-
tant impossibles à retrouver. 11 est certainement 1 auteur
d'une notice scientifique sur les ponts suspendus. En eflet,
dans une lettre autographe du 20 janvier 182 4, il accuse récep-
tion à Julliende l'envoi " d'un bel ouvrage de M. Navier... il est
savant et d'une excellente trempe d'esprit (3) " . La notice de
Liancourt est une analyse technique v. de ce système flexible
qui peut se prêter, sans qu aucune pièce soit exposée à se
rompie, à tous les changements de figure que des causes
quelconques tendraient à ])roduire (i) " .
Trois ans auparavant. Jullien avait projeté un dictionnaire
des sciences morales et politiques.
Ce devait être <i un répertoire et \\\\ dépôt des faits les j)lus
importants relatifs à ces sciences qui exercent une si puissante
(i) Jullien avait été élevé au collè;;e de Montaijru pnr Crouzet, l'ami <te Lian-
court : il était le {;raii(J-père de M. Edouard Lockroy qui possède sa correspon-
dance avec Jefferson, Rosciuszko, Carnot, etc. l^a Revue cncyclopé d'jue ou
Analyse raisonnéc det productions- Ic.i plus icmarquahles dans la littfriUuie,
les sciences et les arts, par une réunion de memlires de l'Inttitut et d'autres
hommes de lettres paraissait tous les mois et formait quatre volumes par an.
(2) Rapport du 29 août 1823. (Arch. nat., F', 69()0. n" 1202'|. )
(3) P.ibl. nat., niss. fr. (5565, fol. 116 et IIS.
(4) JSotice sur les ponti suspendus, e.xlrait tlu rapport adressé à .M. le directeur
général des ponts et cliaussées par M. ISavikp.. i^Jlcvue enrjclopédi<iue, t. XXII,
p. 21, 1824.)
I
492 LA KOCHEFOUCAULD-LIANCOUUT
influence sur le bien-être des particuliers et sur la propriété
des États » . Le plan comprenait cinq divisions : 1" idéologie
et physiologie intellectuelle; 2° éducation; 3" législation et
])olitique générale ; 4" économie politique, statistique etadmi-
nistration publique; 5" géographie civile et politique et his-
toire. " Ce n'était |)oint un ouvrage systématique ni un recueil
destiné à faire prévaloir telle ou telle doctrine. C'était un
monument consacré, comme le veut Bacon, à la dignité et à
1 utilité de 1 homme et de l'espèce humaine (1). "
Liancourt avait approuvé l'idée : » Vous avez jugé, écri-
vait-il le 24 août 1821, que la sagesse et la modération jointes
à la force des choses étaient des conditions essentielles au
succès d'un pareil ouvrage publié dans les circonstances
actuelles, où l'on ne peut pas trop réunir de lumières pour
combattre l'ignorance que tant de gens voudraient encore
mettre en principe, mais où il est prudent en même temps de
ne pas choquer les passions (2). "
Le dictionnaire n'a jamais paru.
YI
La Société de morale chrétienne fut fondée le 19 novcm-
])rc 1821. La première séance se tint rue de Lille, chez les
Hbraires Trcuttel et Wurtz connus par leur libéralisme. Les
fondateurs se réclamaient de l'Évangile qui, ^ avant d'être gâté
par les hommes, avait civilisé le monde, détruit l'esclavage, jeté
les fondements de régallté " . " lîcligion, vertu domestique,
vertu civique, amour du ti-avail, amoui- des hommes, résistance
à ses propres passions, obéissance aux lois, respect aux auto-
rités, soumission et dévouement au prince, tout, dit Lian-
court, est dans le Livre sublime. " H faut laisser de côté tout ce
(1) lievuc eiicy<:!o/>e<li(iiic, t. 11, p. 2o3, 1S21.
(2) liibl. nat.^ mss. fr. ()5()5, fol. 107 et 108.
é
IMU s 0 N s — M 0 R A L K C II I'. l'.T I EN N E VDO
qui est clo{jmc pour n'en recueillir que a la partie morale sur
laquelle toutes les coinuuiuious clirétieuues sont cl accord et
que l'on pourrait appeler la raison même au plus haut de^jré
de perfection (1) ». La Société se propose « d'exposer et de
rappeler les préceptes du christianisme dans toute leur pureté,
de faire remarquer 1 heureuse inilueuce que ces préce[)tes
exercent sur le honheur du j'jcure humain, de contribuer à
faire naitre ou à ranimer de plus en plus des sentiments de
charité et de commune bienveillance si propres à faire ré^jner
la paix sur la terre [2) » .
La Uochefoucauld-Liancourt préside de 1821 à 1825; à
cette époque, d se retire; » à raison de son séjour constant à
la campagne" , il lui répugnerait d être revêtu plus lon[]tcmj)s
d'un titre dont il ne peut remplir les fonctions, mais il reste
président honoraire. Jusqu'à sa mort il sui\ra les travaux de
la Société, « simple et modeste comme cette adorable charité,
base première de la morale qu elle veut propa{yer (3) » .
Au début, il a à ses côtés La Vaug^uyon, de Lasteyrie, le
baron de Turckheim ; tie Laborde est secrétaire général,
Charles de llémusat et Cli. Coquerel secrétaires, DelesserL
et P. Périer censeurs. Le bulletin est rédigé par de Gérando,
Stapfer, Guizot et Goepp, chef du consistoire de la confession
d'Augsbourg ; Dominique André, ban({uier, est trésorier.
Protestants et catholiques se confondent sur la liste des
cent cinquante-six premiers sociétaires. En 1823, s v ren-
contrent Oberlin, pasteur du Ban de La Roche; Marron, pré-
sident du consistoire de l'Église réformée; Llorente, histo-
rien de l Inquisition, déjà mis à liiidex par Rome et qui allait
se faire chasser de France pour ses portraits politi({ues des
papes. Ils s'y uniront de plus en plus dans le commun désir
de combattre » le fanatisme persécuteur qui voudrait faire de
la religion et de la morale la plus douce un pacte de (lomi-
;'l) 19 (léceml)re 1821. Discours à la première afsenihlee tjéiiéralc, brochure
(Hibl. de Liancourt, n"3398;, et Vh.i.ekavk, Journal Je la .<!ociécè,\l,p. 62.
i2) 1,1., id.
(3) Discours du 10 mai 1824.
494 LA ROCHEFODCAULD-LIA^^'COURT
nation tyrannique sur les âmes et sur les consciences (1) » .
Il fallait déjouer " les tentatives ultramonlaines et celles de
la contre-Révolution 21 « . Villenave retraça plus tard au
milieu de " quelles douleurs et de quel danger était née la
Société : une paix douloureuse à l'orgueil national, une
dynastie remise sur le pavois par les Cosaques; l'émigration
rentrée avec ses préjugés, ses prétentions et le sentiment hai-
neux de ses longues souffrances ; les congrégations qui avaient
été détruites réorganisées en ateliers politiques et dans le
sanctuaire (3) » .
Le tableau date de 1834, c'est-à-dire d'après la victoire : il
€xplique l'hostilité du gouvernement de la veille et la sympa-
thie du p^ouvernement du lendemain. Dans la salle de la rue
Taranne, tout le futur personnel du régime de Juillet se forme
à l'action par la charité sociale. Dès 1823, le duc d'Orléans y
est entré avec son fils, le duc de Chartres. De Broglie, Guizot
et Benjamin Constant se succèdent à la présidence ; Vivien,
Dufaure, Tocqueville y publient leurs premiers essais. Lamar-
tine y fait son apprentissage d'homme d'État et son éducation
de démocrate. Pour le futur historien des Girondins, c'est
l'Évangile qui rattache la société à la Ilévolution : « S'il est
possible de distinguer un princi{)e dominant et, pour ainsi
dire, l'âme de ce grand mouvement social, à coup sur, c'est le
principe chrétien, c'est le principe de l'assistance mutuelle,
de la fraternité humaine, de la charité légale. On le voit sortir,
jaillir à chaque loi de l'Assemblée constituante et briller
même au milieu de tant de ténèbres, dans les orages de la
Convention... Alors on faisait des lois politiques barbares et
des lois sociales douces et humaines (4) " .
Avec Victor Hugo, le poète s'attaque à l'échafaud qu'à
la différence de Liancourt il abolira plus tard en matière
politique. <i Les législations primitives tuent ; les législations
(1) Journal Je tu Société^ X, p. 199.
(2' Ilippolyte CAit>OT, Discours du 18 avril 183fi. l'apiers de famille.
(•i \ ii.i.Kswy:, Notice, Annuaire de la Société, VI, p. 62.
1^4) Discours du M avril 1838.
PRISONS — MORALE C II R KTI EN'IN E 495
chrétiennes et avancées retranchent le (jlaivc ou le font l)iiller
plus rarement à l'œil du j)eu|)le, puis enfin le hrisent tout à
fait et substituent au supplice sanglant la délcnlion qui pré-
serve la société, la honte qui marque au front le coupable,
la soHtude qui le force à réfléchir, l'enseignement qui l'écIaire,
le ti'avail qui dompte la chair et l'esprit du criminel, le
repentir enfin qui le régénère (1). "
En 183 4, dans un article sur les caisses d'épargne, Lamar-
tine plaide la cause des " prolétaires". En 1838, il éludie
les lois sur les enfants trouvés, les mendiants, les ivrognes :
« Votre législation, dit-il, est faite contre le crime; elle
n'est pas encore faite contre les vices. »
Les idées exprimées par Liancourt dans son st\le de brave
homme se retrouvent traduites ici avec l'ampleur et la magni-
ficence du génie.
Mais les oeuvres valent encore mieux que les idées : et, dans
la Société de la morale chrétienne, on agissait par rexemj)le
plus encore que par le livre. Peuples ou individus, on s'y
occupait de tous les persécutés. On y soutenait les Grecs et les
réfugiés polonais ; il y avait des comités pour le placement
des orphelins, pour les secours, pour les mendiants; des
femmes généreuses, Mmes de La t'ayette, Say, Belloc, collabo-
raient avec ces jeunes gens animés de l'esprit de charité sociale
pour r " amélioration évangélique de 1 espèce humaine " .
La Société de morale chrétienne, disait Mippolyle Garnot
en 183l2, ne fait pas la charité. " Il v a quelque chose de faux
et d'antisocial dans le principe sur lequel reposent nos insti-
tutions de bienfaisance et qui sert de mobile à la charité
privée; c'est la supposition qu à tout jamais il doit exister
une classe pauvre vivant des libéralités du riche. La réci-
procité des ser\"iccs est la base et la vie de toule société,
nous le reconnaissons et nous aimons à le proclamer; mais
1 aumône na point ce caractère; loin d'avoir pour tendance
le rétablissement de l'égalité, c'est une assistance qui se
(1) Discours du 17 avril 1837 à propos du concours ouvert par la Sociélé.
496 LA ROCHEFOUCAULD-LIA>;COURT
limite au strict nécessaire afin d être toujours implorée. Il
faut que la prévoyance sociale, qui ne place nul homme dans
la dépendance d'un autre homme, mais chacun sous la pro-
tection de tous, s'attache à ne laisser aucun citoyen inutile
dans rÉtat, aucun sans les moyens de se créer à soi-même
un avenir. Alors, nous oserons dire sans craindre de com-
primer un élan honorable : au nom de l'humanité, cessez
de faire l'aumône... Les fléaux à combattre sont ceux que
laisse toujours échapper le crible mal tissu de notre éducation
publique, la misère et la corruption (1). "
Treize ans auparavant, en 182 4, sous la présidence de La
Rochefoucauld, Louis de Guizard distingfuait » la pliilan-
thropie , c'est-à-dire la méthode philosophique d'aimer et de
servir 1 humanité, de la charité qui est le devoir chrétien
d'aimer et de secourir son prochain. Il y a plus de dévoue-
ment dans la charité, tandis que la philanthropie, qui consi-
dère d un point de vue plus vaste les maux qu'elle combat
ou le bien-être rjuclle procure, est moins aidée par les émo-
tions de la sympathie ou de la pitié... Mais les bienfaits de
la philanthropie sont plus généreux et plus durables. La
société est moins jalouse de provoquer les bonnes actions dans
une conscience isolée que de répandre ces idées salutaires
qui améliorent la conscience publique... Enlevons à laumône
son caprice et sa léjjèrelé trop ordinaires, et qu elle soit
encore dirigée selon la science et pratiquée avec méthode 2j " .
Les sujets que la Société met au concours révèlent ses
j)réoc('upalions. On y combat 1 esclavage, la loterie, les jeux,
" ces lèjires de la société humaine » . Vivien remporte le prix
contre les jeux en 1824, Lucas le prix contre la peine de mort.
En 1828, on étudie « les meilleurs moyens de faire pénétrer
dans les transactions et relations politiques les règles de morale
(pu président aux relations et aux transactions sociales » .
(1 I7;ivril 1837. l'apiers de f:miille. Flippolvle Cnrnot a contrihiié en 1870
h la fondation de l'Assistance par le travail due à -M. .Manioz, (|ui a eu tant
d imitateurs.
(2) Séanee du 10 mai 1824.
PRISONS — MO 11 A LE CHRKTIF:NINE 497
En 1838, on accepte le prix offert par M. ()ré{;oire, «ancien
évèque de Blois et membre de lu Convention nationale, sur
les moyens d'unir dans nos armées les vertus civiques aux
vertus militaires (l) ».
Ouand Liancourt mourut, la Société prit le deuil; le duc de
Broylie rappela sa révocation : " Châtiment singulier, dont
riiomme de bien, Thomme utile à ses semblables, le bon
citoyen est le seul (jui puisse être atteint; châtiment redou-
table en même temps, puisqu il a frappé bien douloureuse-
ment et peut-être sans retour une âme que tant de fortunes
diverses avaient jusque-là trouvée inébranlable... La place,
ajoula-t-il. (pi il occupe couiuie j)hilosophe pratique, comme
ami éclairé de Ihunianité dans le cœur des gens de bien
de Tun et l'autre héuiisplière n'est point de celles qu'on
donne ou qu'on enlève d un trait de plume, et le culte rendu
à sa mémoire dans la chaumière du pauvre, dans l'atelier de
l'artisan, sur le lit de douleur du malade, n'est pas non plus,
grâce au ciel, à la merci d'un caprice (2) . "
La Société resta fidèle à son fondateur. On retrouve dans
les Annuaires le texte des dialogues familiers qui lui servaient
à combattre 1 ivrognerie, à conseiller l'épargne et la pré-
voyance, à défendre 1 école mutuelle, à fonder les biblio-
thèques populaires. La Société créa des bourses à 1 Ecole
de Châlons. En 18 40, elle encouragea à Mulhouse des écoles
])our les jeunes ouvriers imitées de celles de Liancourt. Sa
vie fut citée en exemple; on raconta ses relations avec ses
amis les humbles : tel Pierre Desloges qu'il avait connu pen-
dant la Révolution "bon pauvre » à Bicètre, salle Saint-Mayeul,
sourd et presque muet, qui lui servait de correspondant et
(1} Le premier prix fut décerné ù Pecrmeur; le di'uxième, à M. Rarau de la
Manche. « Le patriotisme, disait Hippolyte Carnot, c'est la religioa politique des
peuples, c'est le boulevard de leur indépendance, c'est le {;age de leur liberté
et de leur sécurité intérieure, c'est le conservateur de la morale civique. Le
patriotisme, c'est l'anneau qui relie la famille à l'humanité, car la patrie est la
mère de toutes les familles, comme Dieu est le pcre de toutes les nations. >>
(Papiers de la famille Carnot.)
^2) Journal de la Société, année 1827.
32
498 LA I\0CHEF0UCAULD-LIA^G0LT1'.T
le rcnseigfnait sur les abus. Le » bon pauvre " devint plus
tard relieur, étudia la méthode de Tabbé de TÉpée, créa une
société de sourds-muets, connut Condorcet et, malp-ré ses
relations puissantes, n'évita pas Tbôpital. Le duc de son
côté n'avait pas évité l'exil, ils se retrouvèrent après la tour-
mente (1) .
Cette popularité posthume valut à Liancourt une sorte de
canonisation. Ses lointains clients, les nègres de la Guyane,
transfigfurèrent leur bienfaiteur et lui attribuèrent un pou-
voir surnaturel. Un planteur nommé Lcblond raconta " que
sa belle àme quittait parfois le séjour des saints pour venir
sur la terre et que son apparition miraculeuse avait sauvé un
nèfTre d'une accusation de vol (2) » . Ces simples étaient
encore loin du ciiristianisme épuré de M. Guizot.
La Société de la morale chrétienne piqua la curiosité de la
police de la Restauration. Delavau prescrivit ce qu'il appelait
" des explorations » et Franchet d'Esperev ne la perdit pas
de vue. Avait-elle, oui ou non, l'autorisation régulière qu'exi-
geait l'article 291 du Code pénal? Le règlement adopté le
19 décembre 1821 annonçait qu'une demande avait été
adressée au comte Siméon ; « mais, dit un rapport de police
du 31 août 1824, on est fondé à croire le contraire, attendu
qu'il n'en existe aucune trace au ministère de l'intérieur (3) » .
En mai 1823, l'existence de la Société est révélée officielle-
ment par l'ouvrage de Charles Coquerel, " véritable traité
contre la religion catholique et contre les doctrines monar-
chiques (4) " ; " elle est, dit le rapport du 6, composée d'an-
(1) Journal de la Sociclé, t XXIII, p. 252. Le 21 (Iccei.ihre 1792, le
Comité des Secours puhlies de la Convention sur le rapport de Vadicr accorde à
Il Pierre Deslojjes, sourd et luuet, une somme de 300 livres sur le fonds destiné
à récompenser les services (|uc des citoyens auront rendus à la chose publique ».
(Arch. nat., AF* ii, 39, fol" 108 r".)
(2) Journal, 1841, t. XX, p. 255.
(,3) Arch. n:it., F^, 6960, n" 12024. — Ce dossier renferme neuf rapports, des
lettres du préfet de police Delavau, des notes du directeur de la |)olice jjénc-
rale Franchet d'Esperev. Les raj)ports sont anonymes. Le premier est de
mai 1823, le dernier du 13 novembre 1824. Les citations qui suivent sont extraites
de ce dossier.
^^4) Il est intitule Tableaux pliilo'^nphinucs de iltiatoire du chrislianiame.
PRISONS — MORALE CHRETIENNE 499
ciens et de nouveaux révolulioniialres, mais elle a des res-
sources et l'ait tirer certaines brochures à dix mille exem-
plaires " .
Les 10 et 20 mai nouvel émoi : le Co/ji7/////?'o/;//e/ publie deux
articles de M. de Laborde, député et membre du Conseil
(]^énéral des prisons, à propos du procès Kœcblin et de l'af-
faire Magalon (H. Il s'agissait des odieux traitements infligées
aux détenus politiques traités comme criminels de droit
commun ; des jeunes f^ens s étaient jpoupés à la Société de
morale chrétienne autour de M. Odier, fils du banquier, pour
aller visiter les prisons. Franchet, le 22 mai, demande des
rensei{Tnements à Delavau. En juin et juillet, chaque numéro
du journal est analysé et passé au crible. Franchet et
Delavau renseignent le ministre sur les agissements des
associés. Le but apparent de la Société est radoucissement
au sort des malheureux et des prisonniers et l'amélioration de
l'espèce humaine par la propagation des préceptes de l'Évan-
gile. Mais " les principes connus de ses fondateurs et de ses
membres les plus influents, l'examen suivi de ses travaux
depuis sa fondation, tout concourt à établir que la philan-
thropie n'est qu'un manteau dont elle se couvre pour échapper
aux regards de lautorité, que son but est essentiellement
politique et que sa doctrine est à la fois antireligieuse et
antimonarchique » . Elle n'est autre chose « qu'une agré-
gation de libéraux protestants et de libéraux qui ne sont ni
protestants ni catholiques. F^ir elle-même et par son union
avec toutes les sociétés bibliques et des traités religieux,
c'est une vaste ligue formée depuis peu par les protestants et
nos libéraux nés catholiques pour décailwliciser la France (2)
et V faire régner une parfaite tolérance religieuse fondée sur
la profession d'une morale convenue et dégagée de tout
dogme... Cette Société nest pas chrétienne et ne professe
pas la morale chrétienne, mais une espèce de morale indé-
pendante des dogmes chrétiens, par conséquence une morale
(1) Coiiftitiitioniirl, 19 et 20 mai. Voir cli.np. VMII.)
^2 Rapport (lu 29 janvier 182V. — Le mot est soulijjné dans l'orijjinal.
500 LA ROGHEFOUCAULD-LIA^CODRT
toute humaine, toute philosophique... Les philosophes et les
protestants sont tous d'accord pour attaquer la religion catho-
lique dans sa base fondamentale, la nécessité de la soumis-
sion à l'autorité de FÉglise en matière de foi, et pour déclarer
cette soumission contraire aux droits de la raison et au pro-
grès du siècle (1) " .
C'est une société « d'incrédules, d'indifférents, de déistes
hypocrites... Elle respecte tout au plus deux dogmes, la foi
au Rédempteur et la divinité de sa morale... Or, la morale
chrétienne sans les mystères est une morale stérile, une beauté
idéale et vaine » . Et l'on cite des passages de Guizot et de
Kératry sur la morale issue de la raison, « que la raison est
appelée à peser et forcée d'approuver dans le cas seulement
où elle aurait reconnu son excellence (2) " . La morale de
M. Guizot est » factice, adaptée aux passions du temps, favo-
rable aux révolutionnaires et aux révolutions. Si on l'écoutait,
il y aurait bientôt autant de codes de morale que d'indi\ idus ;
voyez où ce droit d'interprétation privilégiée a déjà mené les
sectes protestantes... »
Tout cela sent le fagot. On veut « fonder une nouvelle reli-
gion, opposer des missionnaires de morale aux missionnaires
de dogme, appeler à soi toutes les sectes et les incrédulités
pour les tourner contre lancienne religion " .
Les discours de Liancourt sont jugés en une ligne :
" Quelle argumentation! Tout ce qui gène les passions divise
les hommes; donc il faudrait, pour être conséquent, livrer à
l'oubli la morale comme le dogme {',1;,. »
Le policier appelle l'attention de qui de droit sur les inspi-
rateurs. La personne même de Liancourt n'est pas attaquée ;
mais les trente-sept membres du conseil sont « les faiseurs
([ui donnent l'impulsion aux autres». Et quel milieu! "Le
philanthrope baron " , M. de Gérando; Jullien, dit de Paris,
(1) r\apport (lu 16 (l("Oftnl)rc 1823.
{2i Journal de la Société, t. XI, p. K6, cité dans le rapport de police du
30 août 182:î.
(3) Rapport du 30 août 182:î.
PUISOS — MORALE CHRETIENNE 501
« nom horriblement fameux dans la Révolution, fils du
réjjicide Jullion, un des séides de Robespierre... Quel insti-
tuteur de la jeunesse ! " , des députés d'extrême gauciie, des
rédacteurs d' écrits jiériodiques supprimés, « Scheffer, connu
par ses opinions révolutionnaires et par ses rapports avec
La Fayette dont il a été le secrétaire ; Etienne, ex-député,
nom hostile; tous les rédacteurs des Tablettes universelles,
Rémusat, Thiers, Mignct! Voilà la {jénération que la Société
forme pour 1 avenir de la France ! "
On V compte aussi douze professeurs, parmi lesquels « les
sieurs Villemain et Guizot » . Sur ceux-là on peut agir. Le
ministre de lintérieur les dénonce en février 1824 au grand
maître de l'Université ; outre Guizot, il y a Patin, Artaud,
Trognon, Pradel, etc. L'évéque d'Hermopolis remercie pour
cette communication « dont il fora un usage convenable » .
Pradel seul échappera à la répression, n il est mort depuis
quelques mois " .
Sur les autres, il faut avoir l'reil ouvert. « N'a-t-il pas
fallu à la philosophie moderne cinquante ans de prédication
pour faire une révolution dans les esprits? et le gouverne-
ment qui n'avait pas su ou qui n'avait pas voulu arrêter
à temps cette révolution put-il arrêter la révolution maté-
rielle qui eu fut la conséquence? » Toutes les anarchies se
tiennent; celle du dogme mène à celle de la morale et de
la politique. Dans les publications de la Société, il n'y a
Il pas un mot pour le roi et pour la famille royale; mais
l'éloge particulier d'un prince qui, depuis quelques années,
est loué à l'envi dans toutes les feuilles et dans toutes les
brochures libérales » .
Delavau insiste sur le dévouement que les membres les
plus marquants professent pour la personne du duc d'Orléans ;
il cite leurs phrases » sur la Charte et les principes libé-
raux. Le duc d'Orléans est entré dans la Société avec son
fils; avec Rroval, secrétaire de ses commandements; avec
Oudard, officier de sa maison. Le trésorier Cassin est fort
avant dans sa faveur. L influence que ces noms doivent avoir
502 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
sur les progrès de l'association est aisément sentie (1). "
Et quelle est la besogne de ces « deux cent soixante-dix-
neut" individus »? Contrairement à la Genèse et à l'Evangile,
ils combattent la peine de mort. » Lors du procès des carbo-
nari, M. Guizota publié un écrit où il refuse philantbropique-
ment ce droit à la société. " Ils s'occupent des orphelins :
peut-on espérer que « sous la direction de pareils maîtres,
ceux-ci deviendront de bons chrétiens et de fidèles sujets du
roi " ? Dans leurs livres, on enseigne le " déisme philoso-
phique; on n'y outrage pas la religion de l'Etat directement
et positivement. Mais, à l'outrage près, tout y est mis en usage
pour séduire le peuple et le détacher des croyances catho-
liques " . Ce qui indigne le plus les agents de la sûreté, c'est
qu'on ait osé n consacrer à un concours sur la liberté des
cultes un don de M. d'Outrepont, légataire du comte Lam-
brecht " . Une ordonnance de 1824 n'avait pas permis à l'Ins-
titut d'accepter ce legs, « c'eût été faire appel aux passions
ennemies de la religion de l'État. Et voilà qu'une autre société
se croit le droit de le faire » . L'auteur de la note cite le pro-
gramme du concours : " S'il existe ou peut exister des
croyances religieuses qui, par leur nature même et indépen-
dammentde toutes passions ou de toutes prétentions humaines,
repoussent invinciblement la liberté de conscience ou des
cultes, ou ne puissent l'admettre sans déroger à plusieurs
principes fondamentaux. » Et il ajoute avec conviction : « Il
n'existe point d'autres croyances religieuses sur la terre que
la croyance catholique qui repousse invinciblement la liberté
de conscience ; l'Église catholique est la seule qui s'at-
tribue une autorité infaillible et qui commande de croire
sans examen tout ce qu'elle enseigne. C'est l'outrager que
de mettre en question si c'est chez elle passions ou préten-
tions humaines (2). »
Cette fois, Franchet trouve la mesure comble. « La ques-
tion est de savoir si le gouvernement n'a pas le droit de dire à
(i) Lettre du .30 juin 182-î. 'Arcli. nat. DossiiT cité.)
(2) Rapport du 3 novembre 1824-.
PU ISO:SS — MORALE CM T. ETIENNE 503
une sociélé qui n'existe ou ne peut exister que par lui : Vons
cesserez d être ou vous rétracterez votre proxjranimc. Il faut,
ou la dissoudre en vcrlu de l'article 2î)l, on, si elle a une
autorisation, lui ap[)liqner 1 article 292 (1). "
IMus prudent que son directeur, Corbière écrit en nuirg-e :
l' Il faut attendre. "
La Congréjjation voyait dans la Société de la morale chré-
tienne une concurrente et une rivale dont la conception
morale, opposée à la sienne, préparait une conception poli-
tique nouvelle. Les deux Frances se heurtaient dans le monde
des idées, en altendant qu'elles se heurtassent dans la rue.
11 ne serait pas juste de dire que, de part et d'autre, on ne
luttât que pour la conquête du pouvoir; on luttait aussi pour
la conquête des esprits. Ce que Liancourt et son groupe
social avaient mis en commun, c'étaient leur désir de cons-
tituer une démocratie instruite et émancipée sous une dvnastie
populaire ; leur volonté de réconcilier la foi et la liberté par
la reli^jion naturelle, leur respect pour les droits de la cons-
cience et de la pensée. » Être intolérant, disait Liancourt,
c'est penser que la justice de Dieu est insuffisante... Trop
souvent on adore le dieu de son pays plus que celui de sa
conscience... Les prêtres se disent les mandataires de celui
qui n'en a pas (2) . »
VII
Telles furent la vie et l'œuvre de La Rochefoucauld-Lian-
court.
Il eut sa place spéciale dans la phalan^je des « serviteurs
de l'État... qui ont fait, dit M. Sorel (3), la Révolution
de 1789 contre les privilég^iés, celle de 1794 contre les
(1) Rapport du 31 août 1824. Les articles 291 et 292 du Code pcii.il subor-
donnaient la formation des associations à l'agrément du {;ouvernernenl, et piT-
inetiaient de dissoudre les associations formées sans autorisation.
(2) Journal de la Société, 1832, t. III, p. 22.
(3) SonEL, L'Europe et la Hévolution française, 5"^ partie, p. 466 et 467.
sot LA ROCHEFOUCAULD-LIAr^COURT
démagog^ues... Ils ont préparé confusément une constitution
faite par eux, pour eux et qu'ils appliqueraient; une liberté
modérée qu'ils ménageront au peuple; de bonnes lois, de
bonnes finances qu'ils lui feront... Ils vont se retrouver,
après 1830, à la Chambre des pairs, où fusionnent les zélés
de Brumaire et les mécontents, les débris du Sénat impérial
et des Conseils de Fructidor ; à l'Académie des sciences
morales ressuscitée, qui rassemble en une sorte d'école
d'Athènes, les survivants de l'idéologie et ceux du matéria-
lisme... On pourrait ajouter, poursuit l'historien, ceux qui
moururent avant l'heure et suivirent les mêmes voies. » Lian-
court est de ceux-là. Comme eux, il n'aime ni l'ancien réprime
ni les Bourbons et rêve de la « meilleure des Républiques " ,
de la monarchie de Juillet qu'il aperçoit à l'horizon. Mais, à
la différence de la plupart de ses contemporains, il ne craint
pas » la poussée aveugle et profonde de la démocratie » . C'est
par là qu'il se distingue des grands bourgeois, des grands
industriels au milieu desquels il vit.
Ses écrits souvent diffus, parfois médiocres, ont été sauvés
de l'oubli par ses œuvres, œuvres variées, pratiques, fécondes
dans lesquelles il s'est révélé administrateur énergique et
avisé. Car la philanthropie pour lui, c'est l'action ; c'est sur-
tout des hommes qu'il attend une bumanité meilleure. Faire
tout le bien qu'on peut, disait-il, c'est la destinée de l'homme
sur la terre. Sa philosophie repose sur l'idée de la perfectibi-
lité de l'espèce et des devoirs qu'elle a envers elle-même.
Ce livre aura rempli son objet si, en évoquant l'homme et
son époque, il est arrivé à séparer dans une existence aussi
pleine et aussi tourmentée ce qui est transitoire, " gothique " ,
comme disait Liancourt, de ce qui mérite de durer, les parties
caduques des parties solides, l'action éphémère et [)olitique
de l'action permanente et sociale de bienfaisance, d'ensei-
gnement, de prévoyance et d'éducation.
FIN
APPENDICE^)
I
Acte de rai'Tkme di: Liancourt. (ArcU. adm. de la guerre.
Dossier n" I2SÎ).)
E.xtrait des rc(jistrcs de Baptême, inarituje'^ et Inliuinations de la Paroisse
de La Roche (ju y 0)1.
Le lundi treizième jour de mars mil sept cent tjuarante sept, dans
la chapelle du château de ce lieu et par permission de iMonsei{;neur
l'Archevêque; Nous prêtre Curé de la Rochejjuvon, soussi^fné avons
suppléé les cérémonies du Baptême à un fils né le mercredi onze jan-
vier mil sept cent quarante sept et ondoyé le dit jour par permission
de Mon dit Seigneur l'Archevêque ainsi (|u'il est porté sur l'acte
d'ondoyennement, du léjjitime mariajje du très haut et près puissant
Seijjneur, M. Louis-Armand-François De La liochefoucauld Duc
d Estissac, Brijjadier des Armées du Roi et Gouverneur de Itapeaume,
et de très haute et très illustre Dame i\L 3Iarie de La Rochefoucauld
duchesse d'Estissac, lequel a été nommé dans les dittes cérémonies,
François Alexandre-Frédéric; Le parrain, Pierre-Alexandre et la
marraine Marie de Montreuil, de cette paroisse; le parrain a sijjné
et la marraine a déclaré ne savoir sijpier, en présence de Monsieur
Charles Garnier prêtre vicair-e et de Monsieur Nicolas Grantet clerc
de cette paroisse qui ont si(;nés avec très haut et ties Puissant Sei-
gneur. Monsieur Alexandi-e Duc de La Rochefoucauld, {jrand Maitre
de la (jarde robe du Roy. Si{}né La Rochefoucauld, N. Granlet, Gar-
nier, vicaire de la Rochejfuyon, Pierre Alexandre, Duhostj curé.
Je soussigné I*rêtre (Uiiv de la Rochej;uyt)n, certilie le présent
extrait conforme à l'original à La Roche(;uyon ce dix-S(;pt janvier mil
sept cent soixante trois.
Denis.
(1) Nous avons cru devoir conserver l'orllioyrajilie des pièces originale».
506 LA ROCFIEFOUCAULD-LIA^^COURT
Extrait des registres de Baptêmes mariages et inliumalio?is de la Paroisse
de La liocheguyon.
Le mercredi onzième jour de janvier mil sept cent quarante sept,
par permission de Monseig^neur l'Arclievêque de Rouen a été ondoyé
au cliàteau de ce lieu un fils né de ce jour du lé(;itime mariaffe de
très haut et très puissant Seiffuour, Monsieur Loiiis-Armand-Fran-
cois De La Rochefoucauld Duc d'Estissac, Brigadier des années du
Rov et Gouverneur de Bapcaume, et des très haute et très illustre
dame. Madame Marie De La Rocliefoucauld duchesse d'Estissac, les
père et mère, par nous Jean Duboscq, prêtre curé de ce lieu, assiste
de Monsieur Charles Garnier prêtre vicaire et du sieur ÎN'icolas
Grantet, maitre de Pension et élève de cette Paroisse, qui ont si{;nés
avec nous Tan et jour susdit ainsi (jue mon dit Seijfueur d'Estissac
De La Rochefoucauld; si(jné le Duc d'Estissac, Garnier, vicaire de
La Rocheffuyon; Duboscq, curé; N. Grantet.
Je soussigné Prêtre et curé de La Rocheniiyon, certifie le présent
extrait conforme à l'original. A La Rocheguyon, ce dix-sept janvier
mil sept-cent soixante trois.
Denis.
Nous Mathi(Hi Gouttard avocat au parlement, bailly du Duché de
La Rocheguyon, certifions (jue les deux signatures Denis à la fin des
extraits cy dessus et de l'autre part sont celles de M. Mauville-Fran-
cois Denis, curé de la Roclieguyon. En foy de quoi nous avons signé
à la Roclieguyon, ce dix-se[>t janvier mil sept cent soixante trois.
Gouttard.
II
Le xManuscrit intitulé : » Journal dk mon voyage dans les pro-
vinces MÉRIDIONALES DE LA FRANCE DANSL'aNNEE 17S2eT 1783. »
{Bi l. de la Chambre des députés, £"" 25) (1).
C(; manuscrit est en trois volumes : il y a deux exemplaires du pre-
mier volume dont l'un paraît écrit par l'auteur. Sur celui-ci on lit
après le titre : u Section première », et entre parenthèses d'une autre
main : a l*ar le duc de la Rochefoucauld-Liancourt. » L'autre exem-
(1) Eu 1793, Id hihlioiliùijue do Li:iiiO()iirt fui mise sous soijuesire. Ce manuscrit (igure
dans 1' « Eial ilcs livres (]ni ont lilé ch lisis pu- le cil. Aincilhon, membre fie la (Jommis-
siou des iiiotiumcnts, dans la bibli()thè(|ue de réniif;ré Liancourt, rue de Vareunes, fau-
liourj; Saint-Germain, n" 458, pour ê{re transportés au dépôt de l'Hôtel de Nesle (21 sep-
tembre 1"'J3) ». Ameilhou, à tort suivant nous, l'attribue à Liancourt.
APPENDICE SOT
plaire présente sur le verso de la couverture ces mots impriuirs :
Il 4» Emi};. Liiincourt ", le titre est modifié en ces termes : u Jdutiial
de mon voia{|e dans les Provinces de France dans les années 178±
et 1783 ». Le mot nicric/ionales est effacé.
Le tome II répète le titre, y ajoute : i< Section secon(l(; ». et. entre
parenthèses et dune autre écriture : " Par le duc de la Uoclielou-
cauld-Liancourt » .
Le tome III est intitulé : « .Journal de mon voïaj;e en Xorniandic;
des années 1781 à 1782. »
Le manuscrit du premier volume ne paraît pas être l'œuvre de
Liancourt. Après avoir décrit son é(|uipa;;e, parlé de son frère et d»;
Lazowski. Tauteur a|oute : « C'est ainsi (|ue nous sommes sortis de
Paris le 28 t)ctol)re 1782. ^(otre première jouiiiée a été à Melun. ou
était le réjjiment de nu)n père. »
Il ne peut donc s'ajfir cpie d'un (ils de Liancourt, puisipie le duc
d Estissac, père du notre, mort eu 1783, n'a jamais servi dans les
carabiniers.
Le stvle est d'un tout jeune homme ([ui paile à cha(|ue instant
de Lazowski, son précepteur.
L ouvrajje doit donc être attribué non à Liancourt, suivant les
indications ajoutées sur l'exemplaire, nuiis à son fils aine Fran-
çois, alors à(;é de dix-sept ans (il était né le 8 septembre 1765), vova-
(jeant avec son frère cadet Alexandre, né en 17()7. Telle était du
reste l'opinion du lejjfietté M. Laurent, bibliothécaire du Palais-
Bourbon.
Le premier volume est un récit du vova{;e à travers l' Ile-de-
France, la Bouqjojfue, la République de Genève, le Dauphiné et le
Languedoc.
Le second commence le 20 février 1783 (?) et finit le 30 mai; Fau-
teur parcourt cette fois le Lanjjuedoc, laSaintonjje, rAnjjoumois et la
Touraine.
Le vovajje en Normandie raconté dans le tome UI commence le
9 novembre 1781 : les fils de Liancourt passent 1 hiver à liouen; ils
visitent Evreux, le Tréport. Dieppe, le Havre-de-Gràce, Lisieux,
Caen, Cherboui",';, Coutances, riranville, le iMont Saint- !Michel, Saiut-
3Ialo, Rennes, et rentrent par Laval, Mayenne, Alencon, la Trappe,
Laifjle, Dreux, Ivrv et lloudan. De lloudan ils reviennent à Paris par
la (jueue, Pontchartrain et Versailles. Ils arrivent le 20 juin 1782.
Ce sont des notes de vova{;e. rédi{;ées pour leur famille par des
jeunes {;ens à l'esprit ouvert et désireux de s'insti'uirc*. Ils visitent les
écoles, les manufactures, les machines, les nu)numeiits.
La République de Genève leur offr(> un spectacle nouveau.
Il Accoutumé à un Etat monarchi(jue, dit le narrateur, je trouvai tout
étonnant de compter le peuple pour quelquechose ; les assemblées me
firent rire d abord : mais Ihistoire des troubles qui viennent d'v
arriver montre bien l'état que 1 on y fait du peuple et qu'il s y met
508 LA T\OCHEFOUCAUr,D-LIANCOURT
bien sur les ranf;s... Les mœurs de Genève sont très simples : on ne
voit pas chez eux de magnificence... On est étonné en sortant de
Paris de voir des gens plus considérables et plus riciies que dans cette
ville avoir plus de simplicité que les Français les moins opulents. »
Les touristes vont aux environs visiter la maison de Voltaire, u petite,
mais assez commode (1) ».
A Carcassonne ils rencontrent des « pénitenls de toutes les cou-
leurs. Quatre confréries remplissent la ville entière. Ce sont gens
(|ui parcourent la ville et les environs, le visage couvert de telle
manière (ju'on ne peut les reconnaître, et, sous le masque de la reli-
gion, ils se permettent toutes sortes d'extravagances. Il y a quelques
années que cet esprit avait rempli tout le diocèse de Carcassonne et
que ces jyens animés d'un fanatisme faux avaient commis les plus
grands désordres. Ils tombent à présent un peu dans le mépris (2). »
A Bordeaux, ce qui les frappe, c'est le luxe : « Le plafond du théâtre
est peint. Il représente le lever du soleil. Toute la salle est dorée. Elle
est même si brillante que les femmes qui sont dans les loges ne parais-
sent pas parées... C'est du luxe que proviennent les baïKjueroutes
sans nombre qui se font ici. Cette manière malhonnête de faire
devient une branche de commerce (3). n
Chemin faisant, ils visitent les intendants, les savants, les négociants,
les fabricants de drap d'Elbeuf et de Louviers; M. Delessart, ingé-
nieur en chef à Dieppe.
En Provence, ils constatent qu' « Arles a été longtemps en Répu-
blique et en conserve aujourd'hui l'esprit. Le peuple n'v connaii (jue
ses consuls (4) » .
A Aix ils dînent chez rarchevêque. u H nous a fait faire connais-
sance avec des gens savants <|ui nous ont donné des i-enseijfnements
sur la Provence et son administration, entre autres M. Portails (ils
écrivent Portaris) qui est un avocat d'un talent bien reconnu. Quoique
jeunes, il a bien voulu nous en parler pendant (juehjue temps (5). »
Portails, né le I" avril 1746, avait alors trente-sept ans. Il était déjà
un des avocats les plus occupés du parlement d'Aix. Le mot jeunes
^ appli(jue donc aux voyageurs et confirme notre attribution.
(I) I, j). 61 (*l siiiv.
Ci) I, p. -iSi.
i'-i) II, p /lO et 44.
(4) I, p. 233.
^5J I, p. nob».
APPENDICE 50<>
IIÎ
HiSTOliiK d'un mot HiSTOniQUK. (C'est une grande révolte. — To«,
sire, cest une grande révolution.)
Le 24 janvier 1833. le (jouverncment de Juillet présenta aux
Cliambres un projet tendant à accorder une pension annuelle et via-
jfère de 250 francs aux vain(|ueurs de la Bastille. Le iiiai(|nis Gaétan
de La Ilocliefoucauld attaqua le projet. Le {général La Lavette lui
répv>ndit : « J'ai un devoir plus {;rand à remplir, c'est de défendi'e la
l'évolution de Juillet et ce fameux 14 Juillet qui fut le siynal de la
révolution européenne. Je ne l'appellerai pas une émeute, mais je
citerai à monsieur le préopinant les paroles de son illustre père, lors-
(|u'en apprenant la prise de la Bastille, le malheureux Louis XVI
s écria : « C'est une {fraude émeute. — Non, sire, lui répondit
La Roclieloucauld, c est une jurande révolution. » (Séance du 23 jan-
vier 1833. Arch. pari, t. LX.XIX, p. 120.) Le projet de loi fut adopté
jiar 150 voix contre 8(3.
Il vint devant la Chambre des pairs le 9 mars 1833. M. le marquis
de Dreux-Hrézé, fils de l'ancien maître des cérémonies, attatjua la
Révolution. « Non, dit-il, la liberté française n'est 1 œuvre ni des
hommes du Jeu de paume, ni des combattants de la Bastille : ils n'ont
fait que détruire l'œuvre de la raison publique et du vœu national
pour lui substituer le principe de la révolte et la volonté arbitraire
des factions. » — M. Villemain rappela le 20 juin 1789 et " les ter-
ril)les et foudrovantes paroles prononcées par un fjrand orateur » .
« Cette insurrection, a|outa-t-il, était-elle légitime et nécessaire? Je
n'hésite pas à répondre : oui ! — Oui, elle était légitime et nécessaire...
Toutes les Chambres des députés et la Chambre des pairs doivent se
souvenir à jamais que c'est à de telles insurrections, à ces glorieux
commencements de la Révolution que nous devons tous l'honneur de
sié{;er dans cette assemblée et que M. le marquis de Dreux-Brézé doit
l'honneur d'v [)arler à son tour, comnu! portion du pouvoiretromme
représentant national. » (9 mars 1833. Arch. pari, t. LXXX,
p. 764.)
Dans la séance du 15 mars, nouveau débat, après renvoi à la com
mission. M. le comte de Pontécoulant cita encore Liancourt :
« Un illustre, et je ne prodigue pas cette é|)ithète. un illustre titovcn.
M. de La Rochefoucauld, a caractérisé dès 89 le jour du 1 4 Juillet en
l'appelant une grande révolution. Il revenait de Paris à Versailles;
le roi courut à lui et s'écria : u Ah! monsieur de Liancourt, quelle
« affreuse révolte. — Non, sire, lui répondit ^I. de Liancourt, c'est
«une grande révolution. » (Arch. pari, t. LXX.Xl, p- 227.) Le projet
510 LA ROCHEFOOCADLD-LIANCOURT
de loi amendé fut voté par 86 voix contre 62 et revint devant la
Chambre.
jM. Gaétan de La Rochefoucauld tint à s'expliquer sur « les faits
personnels auxquels il avait été en butte ». Il cita un passage des
manuscrits de son père. [Que sont-ils devenus? et comment se fait-il
(lue, dans la bio(;raphie publiée en 1831, le même Gaétan écrive :
a Le duc a écrit deux fois dans sa vie des mémoires sur sa vie poli-
tique : deux fois il les a brûlés. N'oici le seul fra{;ment que nous
ayons retrouvé. » {Vie du duc, p. 98.]
Le passage cité par Gaétan dans son discours du 21 avril 1833 est
ainsi conçu :
u On sait que le 14 Juillet j'allai dans la nuit réveiller le roi pour
le désai)user de rijjnorance où ses ministres le laissaient des événe-
ments (jui avaient eu lieu dans cette fatale journée et je dois direcjue
je vis le i-oi afiliyé profondément de mes récits, mais beaucoup plus
occupé des conséquences de cette journée pour Paris et la France que
pour lui. " Qu'ai-je fait, disait-il, pour que le peuple soit contre moi?
Il Je n'ai jamais voulu que lui faire du bien. — <juelle révolte ",
disait-il encore. Et c'est alors que je lui répondis : « Ah ! sire, dites
« révolution. "
Le marquis Gaétan ajouta à titre de commentaire : " Ainsi, ce fut
en s'afdigeant avec le roi pendant la nuit des désastres de cette
journée que mon père l'avertissait <jue ce n'était pas une révolte, mais
une révolution danj;oreuse [épithète ajoutée] à lacjuelle il y avait de
.;;rand(^s mesures à prendre. »
i^a Fayette répondit : " On vcnit proscrire la révolution du
14 Juillet et surtout le régiment qui, en ne consentant pas à chasser
l'Assemblée constituante, fut un principal nioteur de cette révolu-
tion...
u Je n'étais pas dans le téte-à-tète de M . de Liancourt ; mais je .sais que
loiscpu; le roi se servit de l'expression : u C'est une grande révolte! n
il répliqua : a Non, sire, c'est une {fraude révolution. » Je n'ai pas
dit qu'il se fût servi du mot glorieuse ; mais pour l'autre expression, je
la tiens de lui-même, et il en a toujours accepte les compliments. »
{Arch.parL, t. LXXX.II1, p. 51.)
M. (jaétati de La Hochefoucauld prit de nouveau la parole le len-
demain 23 avril 1833. Il proposa un amcndementadiDettant à titre de
pièces justilicatives, non comme au projet, les hicvets accordés par
décret du 19 juin 1790, mais 1(> pr-océs-vcihal de la Conuuission des
vainqueurs de la IJasiillc oiivcri le 22 mars 1 790 et clos Ic 17 juin
suivant. Cet amendement fut rejeté par- la (piestion ])réalabl(> et le
projet voté par 165 voix contre 81. {Arcli. pari., t. LXXXIII, p. 103.)
AlM'ENniCE 511
IV
La MimAii.i.K DU 4 août et lk marchk dk la gravure passk
PAR Liancourt. (Arch. nat., D. VI, G, n" 47.)
La ni(''(lai Ile avait été décrétée par Farticlc WI du décret des 4, 0,
7, 8 et 11 août 1789 (1).
Un décret du 30 septembre 1790 prescrit : a 1" (jue les deux coins
seront payés au moyen d'une contribution établie sur lesmembresde
TAsseinblée ; ''1° que les dits coins seront apportés et mis en dépôt aux
Arcliivos de rAsseinblée (jui se réserve de statuer sur Tusajje qu'il
conviendra d'en faire (2). »
Le marché de la gravure fut si{;né, le 2i octobre 1789, par Lian-
court, Duvivier et Gatteaux (3).
Duvivier était l'auteur de la plupart des médailles bistoricjues du
rèfjne de Louis XVI (4). Il fit l'avers. Gatteaux était .;;raveur des
médailles tlu roi dés 1781 : il était l'auteur de la médaille du corps
des marcliands à ravènenient de Louis XVI (5). Il fut cbaqjé du
revers.
Le marché était ainsi conçu :
<( Marché de la gravure des coins de la médaille vot('"e par l'AsscMii-
blée nationale le 4 aoust 1789.
« Il a été convenu entre 3Ionsieur le Duc de Liancourt député à
l'Assemblée nationale et charjfé de veiller à l'exécution de la médaille
décrétée le quatre aoust 1789 d'une part et les sieurs Duvivier et Gat-
teaux {graveurs des médailles du Roy d'autre part de ce qui suit, scavoir
<juele s' Duvivier s'enf|a{fe de (graver un coin de médaille de 28 lijjnes
de diamètre représentant le buste du Uoy avec cette léjjende :
Il Louis XVI restaurateur de la liberté française " ; et le s"^ Gatteaux
s'en{fa(}e de {;raver pour le reviM-s un coin de la même {grandeur
représentant l'Assemblée nationale votant auprès de l'autel de la
patrie le renoncement à tous les privilèjjes avec cette léjjende :
<iAl)and()n de tous les privilégies", età l'exeqfue « : Asssemblée natio-
nale IV aoust MDGCLXXXIX»; de livrer les ditscoins bien trempés et en
état de monnoier et de répondre de leur succès jusqu'à la fabiication
de douze cents médailles et, dans le cas d'accidents de cassure desdits
coins ou autre avant ladite fabrication, Ils promettent d'en refaire et
fournir d'autres pareils aux premieis respectivement et soumis à la
(1) cf. .Armand Bueitf., Recueil ne documenls relatifs à la convocaùon des Ktats Céné-
ruux. P.iiis, 1891), II, p. 573.
(-2) Collection Bi-auiloin, VI, p. 176
(3) Anh. nat., DVI"*, u" 47 : 0)milé <lcs liiiaiices.
(4) Il est né en 1730, mort en 1819 : académicieu en I774-.
(5) Né eu 17ÔI, mort eu I83'2; il fut einplovc à la confection des assignats.
512 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCODRT
même épreuve; le tout pour la somme de six milles (sic) livres,
scavoir 3000' pour le côté de la teste du Roi et 3000' pour le
revers que le s"' Duc de Liancourt s'enj<>a(;e de faire payer aux dits
sieurs après les cent premières médailles frappées, qui est une
épreuve suffisante pour présumer la dureté des coins. Fait double
entre nous à Paris ce vin^jt quatre octobre mil sept cent quatre vinjjt
neuf. Celui cy est destiné à rester entre les mains de Monsieur le Duc
de Liancourt.
« Si<jiié :
" B. Du ViviEH, Gatteai'x.
(Plus bas :)
« Ap'"' le marche,
u Le d. DE Liancourt, »
Voici maintenant la description de la médaille (1) :
Il Abandon des privilèges.
u Louis XVI restaurateui' de la liberté française ».
Au l)as : u B. Duvivier s. Gravé par Benjamin Duvivier. n Buste de
Louis XVI tète nue, en costume de son temps, recouvert d'un man-
teau doublé d'bermine a^frafé sur la poitrine, le grand cordon en sau-
toir.
Revers : » Abandon de tous les privilèges » . Exergue : « Assemblée
nationale IV aoust MDCCLXXXIX. » Au-dessus de laplintlie à {;aucbe :
i< Gatteaux » si{;nature du graveur. Les députés des tiois ordres réunis
dans la salle de l'Assemblée nationale à Versailles sont groupés autour
d'un autel où on lit : "A la Patrie » en trois lignes, et font le serment
d'abandonner tous leurs privilèges dont les titres sont jetés au pied
de l'autel.
Module : 03 millimètres.
C'est, dit ll<!nnin dans Vllisloire ninnismafiqiie de la Révolution, la
plus remarquable de cette épo([ue par sa dimension et le soin de son
exécution (2).
Il y eut des difficultés au moment de la frappe.
Par un décret des 8 et 9 décernbie 1 790. sanctionné l(> 1 5 décembre (3),
1 Assemblée décide que « les médailles en cuivre qui doivent être
frappées en mémoire de l'abandon de tous les privilèges seront exé-
cutées jusqu'au nombre de 1200, y compris les 130 qui sont déjà
frappées. Qu'à cet effet les coins ainsi que les médailles actuellemtMit
déposées aux Arcliivcs de l'Assemblée nationale en seront retirés pour
(1) Catalogue des coins du miiséi" iiionclairc, p. 'JOO. Voir aussi Uelmiociif. et Dupont,
Trésor de numismatique, médailles de la Hévolulion, ji. 1 j.
(2) Paris, 1«2(>, in-i", planche VIII, n» 59
(3) Di'VKRCuui, ColUclion ûei lois, I, p. 441,
APPENDICE .-,i3
(Hre remis à la Monnaie et aux artistes charjfés de rexécutiou jus(ju'à
l'entière perfection de l'ouvrage: ces médailles seront distriJDuées à
chacun de MM. les députés; après quoi les coins seront brisés en pré-
sence des commissaires. . . Ordonne en outre que le prix de ces médailles
sera pavé par une retenue faite sur le montant des premiers mandats
à délivrer à c!ia(|ue député ».
Il semble bien, comme le dit 31. Brettc, que l'Assemblée n'ait pas
été satisfaite du travail préparatoire de Gatteaux, chargé du revers.
On lit en effet au procès-verbal du lendemain, 9 décembre : «Après
la lecture du procès-verbal de la séance précédente, il s'est élevé une
contestation relativement au décret concernant les médailles... Les
uns voulaient que les coins en fussent déposés aux Archives natio-
nales; les autres prétendaient au contraire (juils devaient être ])risés
afin qu'il ne fût plus frappé de semblables médailles qui rappelaient
unedistinction d'ordres et de costumes inconstitutionnels. L'Assemblée
consultée a décrété (ju'ils seraient brisés en la présence de commis-
saires, n
Ces coins sont conservés aux Archives nationales (AE VI"}. Ils n'ont
pas été à proprement parler brisés, — comme le dit M. Brette.
Mais, à l'avers, on distingue sur le buste de Louis XVI la trace d'un
violent coup de marteau cjui lui fait une sorte de balafre longitudi-
nale : le revers a été épargné et aurait pu être (jravé sur le coin ori-
;;inal.
Lîn exemplaire en or avait été offert au roi et a été trouvé dans
l'armoire de fer : il est aux Archives nationales.
La 3Ionnaie de Paris possède des coins intacts de la même
médaille (1). Gomment expliquer cette entorse donnée au décret du
9 décembre qui en ordonnait la destruction? Félix ciilpa. La médaille
du 4 août ne figure pas au catalogue de 1833, mais elle figure à l'in-
ventaire dressé en 1837. Dans l'intervalle, l'administration a fait
relever des poinçons sur les coins des Archives. L'avers a été gravé
en 1835 par le graveur Tiolier qui a corrijjé la fissure sur la face de
Louis XVI. Le poinçon du revers a été relevé en 1834 par E. Gat-
teaux, fils du graveur, qui a refait le coin en 1835. Nous avons pu
préciser ces dates grâce à l'obligeance de M. Martin, conservateur du
musée, et de M. Mazcrolle.
Dans l'ouvrage déjà cité, M. Armand lîrette a reproduit, d'après un
manuscrit des Archives nationales (G, L33), le fac-similé de distribu-
tion avec la liste particulière des 24 planches composant l'état de dis-
tribution (2).
Get état a été dressé dans le courant d'août I79I : 1,157 députés
avaient été inscrits, les signatures formant reçu s'élèvent à 1,018.
Quand le prix total de la dépense fut connu, une retenue de
(1) Catalogue : Lomïs XVI, p. -409.
(2) Ouv. cité, II, p. 581 et suiv.
33
514 LA IIOCHEFOUCAULD-LIA^COURT
12 livres fut fciite à chaque député, ainsi que t-ela résulte du reçu
délivré à M. de Sainte-Aldegonde (1).
Uancourt faisait partie du deuxième bureau; il est inscrit sur
l'état : de Liancourt; il éiuar(;e en signant : Liancourt (±).
L'Affaihk dks canons dl' Havre. (Correspondayice de Liancourt
avec leDirecloire du départetnent et avec le ministre de la guerre.
Arch. dép. de la Seine-Inférieure, Arcli. adm. de la Guerre.)
Lettre de Liancourt à MM. les Administrateurs du Directoire
du Département de la Seine-Inférieure.
15' DIVISION
— lîouen, le 1Î aoiil I"92, l'an 'i« ilc la liherté.
Messieurs,
Je reçois la lettre par hujuelle, ainsi ([ue vous me l'aviez annoncé
hier, vous me demandez de faire venir du Havre iiuit pièces de
canon pour l'instruction des compagnies de canonniers de la };arde
nationale... Votre lettre porte qu'elles seraient ainsi prêtées à la muni-
cipalité et à notre disposition lorsque nous en aurions besoin. J ai
l'honneur de vous rappeler que je vous annonçais hier, que, disposé
à user du pouvoir que j'ai de déplacer ces pièces d'vine place à une
autre dans la division, je n'étais pas autorisé du ministre à les confier
à la garde d'aucune municipalité, mais «jue ces pièces déposées au
quartier de Martinville serviraient à Finstruction de la {jarde natio-
nale tous les jours et toutes les fois que cela conviendrait à la muni-
cipalité, et cet arrangement a été convenu par vous, Messieurs, et par
les Commissaires du District et du Conseil Général de la Commune,
je vous dcmiande bien pardon d'insister de nouveau sur cette clauses
<|ue vous n'avez pas oubliée, mais comme j ai à cœur de ne m engager
qu'à ce que je puis faire et de faire tout ce à quoi je m'engage, il
vous paraîtra simple <|ue je vous rappelle cet article de convention
dont votre lettre par son expression pourrait paraître s'écarter.
La garde des quatre pièces déjà prêtées depuis longtemps à la
municipalité y resteraient comme elles le sontaujourd'hui (s/c) jus(ju à
ce (jue celles quelle a commandées à M. Perriei- lui soient délivrées.
Le transport des huit pièces et caissons (jue vt)us désirez ici, exi-
geant un nombn; assez considérable de chevaux, j ai 1 honneur de
(1) Oii\. cii(-, plaiiclie XXIV.
(-2) Irl., planche 11.
APPENDICE 515
vous prier (1(^ donner des ordres à la Municipalitr du Havre [)our<jue
la quantité nécessaire en soit fourni»» [)oui- la première jouinéo, à
celle de liolhee pour la seconde et celle d'Vvetot pour la troisième, .le
pense ipie ces pièces pourront être mises en route Dimanclie pro-
chain si elles sont absolument prêtes au Havre.
Le Lieutenant Général
commandant la 15' Division,
LiANCOl HT.
{Arch. dép. de la Seine-Inférieure. Extrait des registres.)
Autre lettre du même aux mêmes :
lioueti, le 8 aoiii 1"<)2, l'an 4'= de la lilierté.
Messieurs,
J"ai appris hier dans une petite course (|ue j"ai laite d"aj)rès l'ordre
précis du Ministie de la Guerre i\t que Texcès de ma piudence m'a
empêché de .pousser jusqu'à Paris, qu'il avait été dit au Ministre de
la Guerre et parvenu au Conseil du Roi que j'avais provoqué de vous
des mesures de défense contre les brigands (|ue l'on annonçait pou-
voir venir de Paris, et l'arrivée de canons du Havre; cette démarche
de ma part a été présentée comme inconsidérée, comme faite pour
animer ce pays-ci et Paris contre le Koi, comme comprouKîttant sa
sûreté, comme devant donner l'idée que je voulais par de tels moyens
assurer sa venue. .. .le serais bien loin d'avoir vu dans cette proposition
(jui est entièrement venue du département, que je n'ai fait que con-
sentir à l'arrivée des canons qui m'ont été demandés pour l'instruc-
tion des {fardes nationales, je désire que vous veuillie/ bien le certi-
fier au bas de cette lettre, afin que l'exposition simple d(; la vérité
puisse me .servir à déjouer toutes les intrij;ues. C'est toujours ainsi
<|ue j'espère en triompher.
Attaché à la royauté, comme tout bon français, attaché personnel-
lement au Roi comme connaissant personnellemcMit ses (jualités et ses
vertus, je déclare avec toute la loyauté dont je suis capable, n'avoir
aucune coiniaissance de ces proj(!ts, s'il y en a, et je mets cette pi-ofes-
sion de foi à coté de celle de le servir de tous mes movens dans toutes
les démarches qui ne blesseraient pas la constitution.
Le Lieutenant Général
convnandant la 15" Division,
Sifjné : Li.AXCorr.T.
J'our copie conforme :
F.f.\xcoi;rt.
516 LA ROCHEFOUCAULD-LIA^COURÏ
Copie de la déclaration du Conseil (jëntral du département
de la Seine-Inférieure .
Nous, Administrateurs composant le Conseil Général du départe-
ment de la Seine-Inférieure,
Attestons qu'il est absolument faux (jue M. de Liancourt, Lieute-
nant général, commandant la 15* Division, nous ait provoqué directe-
ment ou indirectement, collectivement ou individuellement pour faire
venir des canons du Havre ni d'aucun autre lieu ; que c'est nous qui,
de concert et en présence du District et de la municipalité de Rouen,
l'avons requis de faire venir du Havre huit pièces de campagne pour
les faire servir à l'instruction des canonniers de la Garde Nationale
de Kouen. (Jue nous aurions cru nous rendre coupables de né;;li-
jjence, si, dans le temps où la patrie est déclarée en danger, nous n'eus-
sions pas pris toutes les mesures propres à rendre nos gardes natio-
nales utiles. Que nous étions d'autant plus en droit de faire cette
réquisition que la ville de Rouen est autorisée par la loi du 18 Mars
1 792 à avoir !2i pièces d'artillerie ; (ju'elle a pris une délibération pour
en faire fondre vingt-quatre; que par notre homologation sur l'avis
du district nous l'avons autorisée provisoirement à en faire fondre
douze et que nous l'avons renvoyée devant le corps législatif pour
obtenii- l'autorisation d'acquérir les douze autres. Que ces douze
pièces se fondent maintenant chez M3I. Perrier, à Paris et que les
huit canons c[ue nous avons requis M. de Liancourt de faire venir ne
sont que pour exercer nos canonniers en attendant ({u'ils aient ces
douze pièces et qu'il a été convenu qu'elles seraient déposées à la
commune de Rouen.
Nous répétons donc (jue l'imputation faite à M. de Liancourt est de
toute; fausseté et nous l'autorisons à faire de la présente déclaration
l'usage qu'il jugera convenable ainsi ([u'à lui donner toute la publi-
cité qu'il voudra.
A Rouen, en Conseil Général, le huit août 1792, l'an 4* de la
liberté.
Signé :
HeRBOI VILLE, DE CoRNEILLE, LeVAVASSEUR, RoiDEAU,
Michel Ebrax, M. 3Iorel, Vauqlelix, Fouquet,
II. GotRDEL, Le Rreton, Levieux, Goube. Dela-
MARRE et ThIEULLEX.
Pour copie conforme :
LiAXCOl RT.
{Arcli. dé/), de la Seine-Inférieure. E.xlrait de^i registres.)
APPENDICE 517
Roucu, le !» aoiil l'd'2, laii 4" de la lilierlé.
ÏMessicurs,
En vous adiessiint mes remerciements sur l'empressement que vous
avez bien voulu mettre à rendre liomma{je à une vérité (|u"il m'était
précieux de mettre au jour, je joins la copie d'une lettie <|ue j'écris
aujourd'hui au Ministre et qui lui rend compte de la nouvelle dispo-
sition que, d'après vos représentations, j'ai faite pour le lieu de dépôt
des pièces do canon que nous attendons.
Le Lieutenant Général
commandant la 15" Division,
IjIAXCOI'KT.
P. -S. — Je joins ici, IMessieurs, la copie de la lettre <|ue j'ai eu
l'honneur de vous écrire hier et de l'arrêté que vous avez bien voulu
prendre en conséquence.
{Arch. dép. de la Seine-Inférieure . Extrait des registres.)
Lettre de 31. de Lianconrt à M. le Ministre de la Guerre.
Houen, le 9 aoi'il 1792, l'an 4*^ de la liberté.
Monsieur,
J'ai eu 1 honneur de vous rendre compte (jue, sur la demande qui
m'avait été faite par le Département de l'arrivée ici de huit canons du
Havre pour l'instruction plus prompte de la garde nationale de cette
ville, j'avais représenté aux corps administratifs qu'ayant la faculté
de les faire venir en vous en instruisant, je ne pouvais les faire
déposer que dans un lieu absolument à la disposition du départe-
ment de la Guerre et que le quartier de ÎMartainville me semblait être
le lieu propice ; (|ue tous les corps réunis avaient acquiescé sans
aucune difficulté à cette condition, dont le département m'avait
même donné l'assurance par écrit; peu de jours après, différents
membres de tous les corps administratifs m'avant fait connaître qu'ils
avaient quehjues intjuiétudes récentes, que la faction qui cherche à
répandre partout le désordre ne parvint à donner de l'inquiétude à
la partie du peuple facile à égarer, sur le lieu de dépôt de ces huit
pièces de canon, ainsi que déjà elle avait commencé à y essayer; et
m'avant demandé si je ne verrais pas d'inconvénient à les laisser
déposer à la maison commune, j'ai cru devoir v consentir et je le fis
en assemblée générale, aux conditions que les clefs des magasins où
seraient déposées ces armes resteraient entre mes mains, le Gomman-
518 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
clant de la Garde Nationale pouvant en avoirune autre — qu'une [;arde
de troupes de liyne serait réunie à la maison commune à celle de la
j'^arde nationale et qu'enfin ces canons qui ne seraient prêtés que
pour les exercices de la garde nationale demeureraient ainsi cons-
tamment au Département de la Guerre. — J'ai été déterminé à cette faci-
lité : 1' parce que, dans un temps comme celui-ci, tout ce qui, sans
compromettre, peut tendre à la conciliation et à l'éloignement de
toute méfiance, me semble un devoir; 2" parce que la proposition
m'en a été faite dans l'intention la plus évidemment bonne, sans que
je fusse le moins du monde contraint dans ma réponse et avec l'en-
tière assurance des corps administratifs que, quelque fût le parti que
je croirais devoir prendre, ils emploieraient tous leurs moyens pour
qu il nen résultat aucun inconvénient pour la tranquillité publique
ni aucun désagrément pour la partie militaire; — 3" parce quelabonne
intelligence est entière entre les corps administratifs, la garde natio-
nale et les troupes de ligne ; — 4" Enfin, parce que nous n'avons pointde
magasins à Martainville ni dans aucune dépendance du département
de la Guerre, tandis qu il y en a à la maison commune où ces canons
seront en sûreté.
J'espère que vous approuverez cette disposition. Toute autre, dans
les circonstances, eût eu des inconvénients.
Le Lieutenant Générai
commandant la 15° Division.
Siijnc : LiANCOLT.T.
(Àrch. Iiist. de la Guerre. Correspondance (jénérale., août 1792.
La copie de cette lettre est aux Arch. dép. de la Seine-Inférieure .)
Réponse du Directoire du département à une demande d'explications
du Ministre delà Guerre. (20 août 1792, E.xtrait.)
Il a été nouvellement transporté huit canons du Havre à Rouen;
on les avait fait venir dans cette ville pour servir à l'instruction de la
garde nationale et pour exciter les citoyens à former les compagnies
de canonniers ordonnées par la loi.
L'administration a désiré d'autant plus vivement (|ue ces compa-
{fnies se formassent, que notre Département, frontière du côté de la
mer, pouvait être exposé à <juel([u'entreprise de la part des Anglais,
et comme ce n'est qu'avec des canons qu'on peut empêcher un débar-
(juement, comme il n'y avait au Havre qu'une demi-compagnie d'ar-
tillerie, comme nous n'avons plus de compagnies ,<;arde-côtes, qui,
dans les guerres précédentes faisaient le service des batteries, nous
avons désiré ([ue les canonniers nationaux qui doivent être attachés à
chaque bataillon fussent promptement assez instruits pour se porter
sur les c«>tes au moment où elles seraient attaquées.
APPKNDICK 51!)
On doit i(Mii;u(|iu'r ciicoie (|iK' les canons appoitt'S à Uouon
<le\aiont t'tre plus à porU-e d'ôtio transportes an besoin sur toute la
eùte d Eu et du Tréport et de protéjfcr ainsi la sûreté du départe-
ment. D'une autre part, la loi autorisait à armer de canons les {^ardes
nationales et à former pi-omptc^ment des compajpiies de canonniers.
Le zèle des citovens était rallenti à cet éf^ard par le défaut de canons
dans llouen. La municipalité de cette ville (|ui était en droit, suivant
la loi, d avoii' 24 canons à raison de ses 12 bataillons, avait pris une
délibération pour obtenir notre autorisation, nous avions cru par la
considération de la dépense ne devoir la donner que pour 12 pièces
et nous avions renvové la municipalité se pourvoir par devant le corps
lé[;islatif pour les 12 autres.
Cependant, la déclaiation du danger de la patrie, la nécessité de
mettre nos {jardes nationales en activité permanente et la faculté
donnée au.x généraux de requérir dans le département le quart ou
la moitié des canonniers nous faisaient une loi de nous disposer de
telle sorte que cette faculté ne fut pas illusoire, il fallait donc favo-
riser des exercices nécessaires, et par ces diverses raisons nous avons
désiré que la {jarde nationale ol)tînt du département de la guerre
fautorisation de transporter 12 pièces de 1 arsenal du Havre en atten-
dant qu'elle fût en possession des 12 pour lesquelles nous avions
homologué la délibération de la municipalité.
Il V avait d'autant moins de difficulté à faire venir à Rouen les
H nouveaux canons (|ue sur une demande de la municipalité de Cau-
debec, ^I. Servan, ministre de la ,",ueri-e, par sa lettre^ du 4 juin der-
nier avait lui-même manjué (|ue l'artillerie tenait au Havre un petit
é([uipage de campagne destiné à la défense des côtes qu'on pourrait
cinplovcr dans l'intérieur en cas de besoin.
Enfin, il est à observer, 31% que les 12 pièces de canon,
savoii" : les 8 nouvellement apportées et 4 autres prêtées à la munici-
palité de Rouen depuis 1789, ont toujours été confiées à la vigi-
lance de la garde national; et déposées dans Thôtel commun de cette
ville.
Voilà, 'M% les motifs de ce transport d'artillerie de 8 canons
qui s'est fait sous l'escorte de la garde jiationale et des troupes de
lis;ne.
(Arcli. dc'/j. (le la Seinc-înférieiire. Extrait des re(jistres.)
Rapport de l'adjudant Amahert an Ministre de la (rucry-e (août 1792).
Extrait :
Les armements de FAugleterre et ceux de la Russie ayantexcité des
allarmes parmi le Commerce de Rouen et du llàvre, les Corps admi-
nistratifs eurent plusieurs conférences à ce sujet avec les officiers
520 LA IIOCHEFOUCAULD-LIAISCOGUÏ
{jénéraux, à la suite desquelles 31. Liaucourt me demanda connue
chargé par mes fonctions de tous les ordres et détails généraux, de lui
dresser un Etat détaillé de tout ce qu'il falloit demander de l'arsenal
du Havre, pour avoir à Rouen un petit train de huit pièces de canon
(|ui devoit avoir le double objet : 1" de servir à linstruction de la
Garde Nationale de Rouen, en attendant que les pièces de canon que
la 3Iunicipalité de Rouen avoit commandées fussent achevées ; 2" de
servir comme force centrale qui seroit prête à marcher sur Dieppe,
Kécamp ou S'-Valery dans le cas ou les côtes seroient attaquées.
Je fis en conséquence une minute du nombre et du calibre des pièces
dont il devoit être composé, mais j'observai qu'avant de déterminer
les quantités de munitions et outils dont elles dévoient être accom-
pagnées, il étoit nécessaire de connaître exactement celles que la
municipalité de Rouen possédoit actuellement à la IMaison commune
ou dans les magasins du vieux Palais dont elle s'étoit emparé en ma
présence en ]789, et je demandai qu'il fut nommé un officier muni-
cipal pour constater cet examen, ce qui fut accordé. M. Rabasse fut
choisi, et de concert avec lui et M. Le llantier, officier d'artillerie
venu du Havre pour des épreuves de poudre, on vérifia qu'il y avoit
entre les mains du garde-magasin de la commune une assez {;rande
quantité de boites à mitraille et de boulets de 4 et de 8, mais qu'il
n'y avoit qu'envii-on <S0 gargousses à poudre pour canon de 4,
45,000 cartouches à balle et aucune espèce d'outils. D'après cela,
M. de Liancourt donna ordre à M. de Ruzelet, directeur de l'artil-
lerie au Havre, denvover dabord 30,000 cartouches à balles et
800 gar(;ousses à poudre, dont 400 pour calibre de 4 et 400 pour
calibre de 8, et je fus chargé de reconnoitre un emplacement où ces
munitions pussent être déposées, celui de la commune au vieux
palais se trouvant rempli.
M. de Ruzelet avant mandé à M. de JJancourt ([u'il seroit plus
facile et plus économique denvover des sacs à gargousses vuides avec
les cartouches, et de les faire remplii- à Rouen par un artificier <ju"il
enverroit, M. Liancourt autorisa cette disposition, les cartouches
arrivèrent avec l'artificier; on détermina qu'il seroit logé et qu'il tra-
vailleroit dans la caserne de Saint-Sever et que les munitions seroient
déposées dans une salle isolée sous la surveillance de la garde du
poste et que les clefs en seroient remises au s"^ Vannier, casernier de
la JMunicipalité, avec ordre de ne délivrer aucune des munitions quiv
seroient déposées que sur un ordre par é'crit de M. I.,iancourt. Ce der-
nier donna un ordre pour délivrer L300 livres de poudre seulement
à l'artificier qui en demandoit 1,600 poui- remplir les gargou.sses.
Le L' août, M. Liancourt me chargea d'adresser à 3L Ruzelet l'état
(|ue j'avois dressé pour ce ([ui devoit être envoyé de l'arsenal du
Havre à la municipalité de Rouen, j'exécutai ses ordres sur-le-champ
en ajoutant à I\L liuzelet qu'il seroit le maître d'y retrancher ce qui
seroit inutile ou cpii ne pourroit être prêt; le Département donna des
APPENDICE 521
ordres pour faire préparer de?: clievaux de transport sur la route de
Rouen au Havre, mais comme il v avoit à Rouen des chevaux pour
1 artillerie de larmée, qui nétoient pas prêts à s'y rendre, M. l.ian-
court crut pouvoir se servir de (]uelqucs-uns pour éparjfner la
dépense, et on donna ordre à une conipaj;nie de Salis Saniade. d es-
cortei' ce train d artillerie ius(|u à Rouen.
Je suis parti le 2 août pour Amiens, etc., et n étant revenu à
Rouen que le 12, jignoie tout ce qui s'y est passé depuis cet inter-
valle. Ce jour-là, le train d'artillerie arriva sans accidentel futdéposé
dans la cour et les jardins de la Commune.
Le 13. l'arrivée des Gardes suisses et les propos imprudents d un
jjrenadier de Salis occasionnèrent un mouvement populaire à Rouen,
qui m'occupa une partie de la matinée pour l'apaiser et en prévenir
les suites, et comme M. Liancourt venoit de m'annoncer qu il partoit
pour se rendre sur les côtes qu'il avoit reçu ordre de faire armer, je
me rendis à la séance générale de la Commune pour demander que
Ion dressât procès-verbal de tous; les effets d artillerie et des muni-
tions qui étoient arrivés, et j indi([uai (ju on devoit y comprendre
ceux qu'on avoit fait préparer à S'-Sever.
Le même jour, ayant fait ma visite dans le (juartier de S'-Sever,
le canonnier artificier m apprit qu'il avait eu ordre pendant mon
absence, de faire 30.000 cartouches à balles de plus. Je pris sur moi
de suspendre son travail et lui enjoijjiiis d'en prévenir les Commis-
saires de la Commune qui dévoient venir faire 1 inventaire des muni-
tions.
Depuis cette époi[ue. la fermentation avant augmenté les alarmes,
et la conduite de 31. Liancourt le 10 ayant inspiré la méfiance {féné-
rale. la Municipalité a cru devoir, pour dissiper les fausses impres-
sions répandues sur cet objet et sur les agents militaires, recevoir des
dépositions sur la conduite de M. Liancourt à cet égard, et elle m'a
demandé une déclaration que je lui ai donnée hier par écrit, laquelle
exprime avec un peu moins de détails ce que j ai l honneur de vous
mander.
\oilà. Monsieur, tout ce (jue je sais au sujet de ce mouvement
d artillerie et de ses motifs.
[Arcli. adm. de la Guerre. Dossier Ainabert.)
VI
L'.\CTE DE unoncE DC 3 DÉCEMBRE 1792. fArchires de la commune
de Liancourt.)
Le Lundv trois Décembre mil Sept cent (juatre vingt douze, l'an
premier de la républicjuc française, dix heures du matin, en la sale
publique de la maison commune de Liancourt devant nous Ch" 1*"=
522 LA ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT
(jout membre du conseil {fénéral de la commune dudit Liancourt,
département de l'Oise, district de Clermont, canton dud. Liancourt,
Officier public demeui'ant aud. Liancourt, nommé et commis exprés
par délibéra"" du Conseil {général de lad' commune du Vingt huit
Octobre dernier, pour, en exécution delà loy du Vinjjt septembre de,
tenir le rej;istres et rédiger les actes destinés à (-onstater les nais-
sances, mariajfes, décès;
S'est présenté François Gabriel Gastineau Citoyen demevirant audit
Liancourt au nom et comme fondé de la procuration générale et spé-
ciale de félicité Sophie Lannion Epouse françois Alexandre Frédéric
La Rochefoucauld Liancourt, domicilié de droit en cette commune
et de fait absent lad' Lannion, dem' à Monileury Municipalité de
Verxois, district de Gex, département de Lain, présentement résident
à Paris, icelle procu"" passée devant Pean du S'-Gilles et son confrère
no'" en ladite ville le vingt deux novembre dernier, dûment enre-
gistrée le même jour, accompagné des citoyens françois rcmiMaupin,
notaire public, Vaast françois Liévois Officier municipal, chartes
Julien Lhotellier, lîoucber, et Allexandre Simphorien Lbotellier, tail-
leur, tous quatre majeurs et témoins amenés exprés et demeurant
audit Liancourt.
Lequel nous a dit que sur l'exposé a nous par lui fait audit nom
le vingt trois novembre d" que lad'= félicité Sophie Lannion entten-
doit demander et faire prononcer le divorce d'avec ledit La Roche-
foucauld Liancourt son mai'y Emigré pour cause de lad' Emigration,
avant obtenu de nous cédule à leffet de sommer led. La Rochefou-
cauld Liancourt de comparoitre cejourd'huy lieu et heure présent
par devant nous pour voir prononcer led. divorce, il avoit par acte de
Goutart huissier dud. jour Vingt trois Novembre dernier enregistré
et en vertu de notre ditte cédule fait sommer ledit La Rochefoucauld
Liancourt en son dit domicile aud. Liancourt de comparoir cedit
jourd'huy lieu et heure présent par devant nous à l'effet de ce que
dessus; l'original de laquelle somma"" il nous a à l'instant représenté
duement en forme et portant décla"" aud. La Rochefoucauld Liancourt
c|U(; la ditte Lannion n'entendoit nullement se servir de l'acte de
divorce prononcé et rédigé par led. Louis Guibet l'un des officiers de
lad' municipalité de Liancourt le seize Novembre dernier en notre
absence pour les causes reprises en la cédule dud. jour Vingt-trois
Novembre dernier dont copie avoit été donnée en tête de lad' som-
mation; il nous ré([uer()it de prononcer, soit en absence soit en pré-
sence dud. La Rochefoucauld Liancourt, le divorce par elle demandé
en vertu de l'artic-hMjuatre du para(;rafe premier de la loy du même
jour vinjft septembre mil sept cent (juatre vinjjt douze, et ce pour la
cause sus énoncée.
SuHjuoy nous Officier publiqvu', après avoir attendu jus([u'à midy
sonné sans (|ue led. Alexandre frédéric La Rochefoucauld Liancourt
se soit présenté, ([uoi (jue sommé, et Vu :
Al' PEND] CE 523
1° La piocuratioii sustUitU'C <'t iiieiitioiint'O, autlioiisaiit !<■ (•oiii|)a-
rant à l'effet spéciale des présentes.
2" Le certificat délivré par tliomas LeToniunir inédccindc la l'acuhé
de Paris inserré en un acte en foriiie de procuration passée en miiiuttc;
devant M" Peau do S'-Gilles et son confrère, notaires à Paris le (|ua-
torze dudit mois de novembre dernier duement enrej-istré.
3» L'acte en forme délivré par les citoyens administrateurs compo-
sant le directoire du département d(! l'Oise, le Vin;;! et un Novembre
dernier portant certifficat de ri':nii{;ration déclaré dudit La Roche-
foucauld Liaiicourt et de la confiscation pr»)cianié en conséquence par
mandement dud. Directoire du Vin^jt trois Octobre aussi d".
Lesquels procuration, certifficat et acte seront cy après transcrits
pour annexes.
En Vertu de la ioy ci-dessus citée, concernant les causes, le mode
et les effets du divorce, et attendu cjue les formes prescrites pai- la
section cin(i de celle qui détermine le mode de constater Tétat civile
des Citoyens ont été observé, Nous déclarons le mariage d'entre
francois Alexandre frédéric T.a Rochefoucauld Liancourt et félicité
Sophie Lannion dissous par le divorce pour cause de l'Emiffration du
mary duement constaté et vériffié. donnons acte au surplus au com-
parant à sa ré(juisition expresse, de ce qu'il déclare d'abondant pour
lad« Lannion sa commetante n'entendre se servir de l'acte de divorce
dud. jour seize Novembre dernier, comme n'ayant pas été précédé
des citation et délais quelle à quoi (|ue surhabondamment peut-être,
été conseillée d'emploier, et de ce quelle entend en conséquence que
led. acte soit déclaré comme non avenu au iiioven des présentes.
Ce fut fait et prononcé lesd. jour et en présence des témoins sus-
nommés, lesquels ainsi que le comparant aud. nom ont siffné avec
nous.
Ont sifjne : Maui'in, Liévoxs, Alexandre Lhotei.mer,
Charles Julien Lhotelié, Gastineat, Ooit.
VII
Lettre du 20 décembiie I "!):> poi ii la dkfknse du r.oi [l] . l^British
Muséum, T. I 104 (4).
Lettre de M. de La Ilochefoiicauld-LJancouvt à Monsieur
de Maleserbes.
Monsieur,
Tout homme impartial (jui pense connoitre les devoirs des Rois, et
qui les croit aussi ri;;oureux <[u'ils le sont réellement, voit dans l'acte
(1) Les imionibrables fautes (jiii émailloiit celte lettre (sillable pour syllabe, etc.)
524 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
('iionciatif des crimes de T.ouis XVI la matière complette dune Apo-
logie de ce Prince infortuné.
Les réponses simples, claires, précises a faire cliaqu'un des articles,
lui démontrent que quand le vœu de la Nation n'était manifesté que
par les cahiers, Louis XYI a pris ce guide pour la direction de sa
conduite; que cjuand après le 5 Octobre il a cru voir dans le silence
général du Royaume une adhésion à l'acte d'insurrection et de force
qui l'avoit amené malgré lui à Paris, il ne s'est plus occupé qu'à faci-
liter la marche de l'assemblée en appellant son attention sur ce qu'il
crovoit le véritable intérêt national, en cherchant à raprocher les
partis, a détruire les haines, servant enfin le bonheur public des
moyens qui lui restoient; que depuis qu'il a accepté la Constitution,
il ne s'est plus attaché qu'a la faire exécuter et à la défendre, et
<ju'enfiii toutes les pensées de son cœur, toutes les actions de sa vie
nont eu depuis le commencement de la Révolution, comme avant,
pour but que le bien du Peuple.
Les accusations dirigées contre le Roy sont telles que le plus
simple bon sens suffit pour en faire sortir avec évidence les preuves les
plus indubitables que la France n"a jamais eu un Roy plus occupé de
son bonheur ; et les fabricateurs de cet acte se fussent sans doute
efforcés a le rendre au moins plus spécieux, si le projet d'immoler
Louis XVI d'après certains principes énoncés à la tribune neleureut
pas fait juger ce soin même superflu.
Puisse cette horrible inquiétude être sans fondement puisse-t'elle
être la terreur vaine d'un ami de l'humanité et de la justice, d'un
Français qui tient encore a ce ({ue son pays ne comble pas aussi
atrocement son déslionneur, d'un de ces hommes les plus attachés à
Louis XVI parce qu il la vu dans toutes les positions depuis qu'il
règne, et parce qu'il ne croit pas que plus de droiture, d'honnêteté,
de dévouement à la chose publique, plus d'oubli de soi-même, puis-
sent honorer le cœur d'un homme quel qu'il soit.
C est à ce titre que sans prétendre me placer a côté des grands
talents qui devaient s'offrir pour défendre Louis XVI, j'avais cepen-
dant osé me proposer pour son défenseur, dans une lettre en date du
19 Novembre, que j'ai prié M. Barere alors président de lui faire par-
venir.
Plus heureux ijue tous ceux que les proscriptions ont forcé de
([uitter la France, vous avez pu. Monsieur, être accepté en vous pro-
posant pour faire valoir les droits de cet illustre accusé.
s expliiniont par Ir l:iit i|ii'elle a l'ti- Imprimée très hâtivement en Angleterre (chez Isaac
HerbtTt, libraire, n" (i, l'ail Mail, 1703).
Al'l'E.MdCE 525
Moins d'habilcU' que la votre mettraient en évidence linnocence
du Koi: et votre honnêteté, votre coura^je, celui de vos recomman-
dables associés ont la confiance de tout ce qui s'intéresse a ce vertueux
et malheureux Prince, c'est à dire, de toute l'Europe, du monde
entier, moins une horde de cannibales, é{;arés, peut être par uiu;
vinjftaine de scélérats et certainement pour l'intérêt d'un seul.
Tout travail [nmy la défense du Koi préparé loin de lui a dû être
suspendu, dès qu'il a eu cboisi ses deffenseurs; car quoique l'évi-
dence naisse de partout, Tesprit de la défense doit être un, et les
hommes qui donneraient leur vie pour sauver le Roi, parce qu'ils le
savent exempt de tache, doivent faire taire, même leur zèle pour ne
pas {jènerla marche de ses avocats. La brièveté du tems donné pour
sa défense serait encore un obstacle a tout espoir de répandre à tems
des mémoires faits ici.
Je j<;arde donc comme note pour l'histoire, le commencement du
travail que j'avais fait : et m'en rapportant à tout ce (jue vous pouvez
dire sur le fond de la question, permettez-moi de vous déposer
(;omme témoin, deux faits importants, dans mon opinion, pour con ■
courir a cette preuve jfeneralement irrécusable du caractère suivi
d'un homme et par laquelle il est presque sans aucune preuve, jujyé
par la justice et la raison, incapable d'aucune action fortement dis-
parate.
On se rappelle la journée du li Juillet 1789; on sait que le Koi
ignorait le soir a onze heures quand les Ministres le quittèrent, la
prise de la Bastille et tout ce qui se passoit a Paris, (|ue chacun d'eux
ou voulait lui cacher, ou peut être ignorait lui même. J'avais eu la
certitude de l'ignorance ou en était le Roi, puisque j'avais entendu
ces Messieurs avec qui je sortis de chez lui, l'assurer qu'ils n'en
avaient pas la moindre connaissance. Revenu à l'Assemblée, j'en
acfjuis la certitude par deux députés qui en avaient été témoins, et
qui en faisaient le récit à haute voix. Je crus de mon devoir d'en
instruire le Roi; je sentais l'importance pour mon pays et pour lui
qu'il en fut informé, et le danger de l'ignorance ou on le tenait; j'v
courus a l'instant : il était une heure dans la nuit. Je lui peignis,
avec la vivacité naturelle a la circonstance, l'état de Paris et les
menaces atroces ([ue M"' de Vimphen avait dit à l'Assemblée être les
discours d'une partie du peuple et qui devaient effrayer le Roi pour
tout ce qui l'entourait.
Qu\ii-je donc fait pour (jiie le peuple s'eleve contre /no«, dit-il, avec
une douleur profonde mais calme, qu'il lise avec moi ma conscience et
il verra si jamais il a eti un meilleur ami, si depuis (/ue j'ai le droit de
m'occuper de son bonheur, mon cœur a jamais eu une autre pensée.
Je jure qu aucun sentiment, de colère, de ressentiment, d"in(juiétude
526 LA BOCHEFOUCAULD-LIANCOUUT
i)ersonnollo ne troublait la peine profonde qu il éprouvait en voyant
ses bonnes intentions si méconnues, et (juil trouva seulement dans
ce cœur ami du peuple, dans cette constante horreur de faire répandre
du sany, pour ce qu'on pouvait croire être sa cause, dans sa disposi-
tion a sacrifier de son autorité, ce (pii était utile au bien de l'état, le
conseil d'aller se réunir a l'Assemblée; parti que, malgré les avis
contraires, il adopta fortement paice qu'il vit dans cette nouvelle
alliance du trône avec le peuple, un moyen certain d'étouffer sur le
cliamp des germes de discorde capables de compromettre la liberté
publique. Des expressions si calmes et si sensibles au récit de tels
evenemens prouvent-elles vme ame avide d'autorité et de sang? et
<[uelle preuve plus positive au contraire peut exister jamais de l'im-
perturbable bonté du caractère le plus digne de reconnaissance et
d'amour?
Il faut se rappeller qu'a cet époque chacun regardait encore la con-
vocation des Etats Généraux comme un bienfait du Roi, et que plus
il pouvait lui même partager cette idée, plus sa démarche avait de
générosité; et plus surtout est inapréciable le mouvement de son
cœur, qui ne lui laissant voir son intérêt que dans celui du peuple,
lui en faisait un devoir.
Le second trait que |e vais vous fouiiiir, a pt'ut être (juelque chose
de plus frappant, et de plus caractéristi(|ue encor. Le Roi arrivait de
Varennes ; il avait été ramené, prisonnier par le peuple, couvert
d insultes, et ceux qui avaient pjvsidé a son retour, a son entrée dans
Paris, a son arrivée aux Thuilleries, semblaient préparer d'avance la
destruction de la Monarchie, en avilissant la royauté par toutes les
recherches imaginables : enfin ce mallieureux Prince avait été tour-
menté par les plus continuelles inquiétudes pour tout ce qui l'entou-
rait, abreuvé d'humiliations et d'amertumes. C est dans le moment de
son arrivée, dans ce premier moment ou abandonné par la foule des
Gardes Nationales, et des députés qui avaient depuis sa descente de
voitui'e favorisé sa marche et celle de sa famille, que je me trouvai seul
avec lui : Pressé du désir de lui faire connaitre combien mon cœur
était malheureux de sa peine, mais n'osant par cette peine même,
par mon respect qui redoublait pour lui par son malheur proférer
une parole : y\li! me dit-il, fjue j'ai souffert depuis six jours : si j'eus
atteint le but de mon voyaye, le peuple aurait vu si je méritais ses
soupçons et son injustice ; j'ai vu tuer, massacrer autour de moi; plu-
sieurs hommes honnêtes et innocens sont compromis pour moi; que j'ai
souffert et (jue j'ai de peines!
Dans le peu de mots (|ue ma douleur me permit de lui répliquer,
je lui dis que les hommes qui lui avaient conseillé un tel parti, s'étaient,
même dans leur propre sens, cruellement trompés a son desavantage,
puisqu il ("tait évident aux veux de tout homme raisonnable «|ue
A l' P i; M > I C E 527
rAsscnibh'c. ([110 dans leur calculs ils voulaient pçrdio, était, il y a
huit jours, sans crédit dans le Uovaunie, et <ju elle avait, pai' le départ
du Kui, acquis dans l'opinion publique une autoiité telle qu'elle
n en avait jamais eu encore, u AU tant mieux, me dit-il, tju'elle la
garde cette autorité, et qu'elle la fasse tourner au bonheur du peuple,
au retour de la paix, de la tranfpùlUté, de la sûreté publii/îte /e la
bénirai le premier. »
C'est à ses ennemis i|ue je demande, si le lloi capable d'un tel sou-
hait dans un moment où 1 impression de toutes ses souffrances lui
donnaient au moins momentanément le droit à tous les ressentimens,
n'est peut être pas le sîhiI homme sur la terre capable de tant de
bonté, et j(! jure, sur ce <ju il y a de pi us sacré pour un honnét(> homme,
que je n'altère pas de la moindre sillable la vérité de cette réponse :
elle était faite pour être a jamais (jravée dans l'espi'it et dans le cœur
de tout homme qui l'aurait entendue. Dévoué au bonheur de mon
pays, et a l'intérêt du peuple, le Roi connaissait sans doute mon atta-
chement poui' ma patrie, et je m'en honorais à ses yeux; mais il con-
naissait aussi mon indissoluble attachement pour lui (|ui en était
inséparable, et certes en cet instant il pouvait en douter moins (jue
jamais. Osera-ton dire que le v(eu fait devant celui qu'il avait pris
pour le moment pour confident de ses peines, n'était pas l'expression
de son cieur ; et voila 1 homme (|ue l'on accuse, à la vérité sans
le croire, d'avoir vouler verser le san;; du [)euple.
Combien de fois depuis la révolution, dans les moments ou la foule
ejfarée menaçait les Thuilleries, ne lui ai-je pas oui dïvc, Ah, si le
sacrifice de ma vie est utile au bonheur de la l'rance, .l'y suis pré-
paré. Enfin si les deux faits <|ue je viens de vous rapporter, ont
(|uelque chose de plus imposant que beaucoup d'autres en faveur de
Louis XVI, chacune des personnes (|ui l'ont aproché, tous ses
Ministres, même ceux que les Jacobins ont fourni, en pourraient citer
(|ui ne laisseraient aucun doute sur la constante di'oiture de ses inten-
tions. Toutes les actions de sa vie consultées huont connaitre son
caractère moral, ses principes et serviraient elles seules a sa défense,
en le montrant incapable des desseins dont ses ennemis se plaisent à
l'accuser.
Les dangers de Louis XVI sont dans la rajje de ses ennemis, dans
re;;arement d'une partie du peu[)le, dans la faiblesse des bons
citoyens. Encore une fois, son accusation ne j)resente rien cjuinesoit
aisé à détruire : mais en fùt-il autrement, ce ne serait pas la première
fois que des soupçons difficiles à combattre, seseraientaccumuléssur la
tète d'un homme vraiment innocent; car on peut re^jarder comme tel
celui (|ui peut repondre à ces soupçons par toute sa vie, celui dont on
a toujours dit (ju'il était le plus honnête homme de son royaume,
celui dont les accusateurs, dont les ennemis d';iujourd liui ne profé-
528 LA ROCHEFOLTCAULr)-LIA>;COUirr
raient pas le nom, soit dans leurs ouvra;;es, soit clans leurs discours,
sans reconnaitre et vanter les vei'tus, celui que tous les cahiers com-
blaient d'éloges et de bénédictions, celui que l'Assemblée Constituante
elle même a décoré du beau titre de Restaurateur de la Liberté; celui
enfin dont aujourd'hui on demande le supplice comme nécessaire à
la politi(|ue, à la preuve de la légitimité de la Republique en recon-
naissant toutes fois que pour le condamner il faut violer toutes les
règles de la justice.
Mais il existe une autre preuve irréplicable, par la([uelle il sera
démontré que toutes les actions de Louis XVI, que toutes ses pensées
sont favorables à sa justification, et cette preuve que la modestie du
Roi ne lui permettra peut-être pas d'indi(juer à ses défenseurs, je le
leur indique. Elle est dans les mains de la Convention Nationale, <|ui
peut, qui doit et qui voudra sans doute la faire connaître. Elle a été
trouvée dans les Papiers des ïhuilleries. C'est un mémoire du Roi,
dans lequel il s'est peint lui-même avec son caractère, ses qualités et
ses défauts; dans lequel il expose les efforts qu'il a fait pour sur-
monter les obstacles qui s'opposaient on lui même à ce qu'il fut tout
ce qu'il voulait être, dans lequel il a développé toutes les vues qu'il
a apporté sur le trône, les projets aux quels il a résisté, ceux qu'il n a
pu remplir, ceux (|u iln'a pas osé entreprendre et ou, en avouant ses
(îrreurs, il se retrouve sans cesse pénétré de l'amour inaltérable de
la justice et de l'intention constante de faire du bien au peuple.
Il n'est pas un seul homme que la lecture de cet ouvrage ne rendit
l'ami de celui qui écrivant ainsi pour lui et faisant j)Our ainsi dire
son testament de mort et la confession de sa vie toute entièi'e, a
laissé de lui même un portrait que la calomnie ne pourra jamais
altérer.
Voila Monsieur quelques faits que j'ai crvt devoir vous faire par-
venir a la hâte et qui me semblent présenter un Corps de preuves
capables de détruire des inculpations même plausibles. Ces faits ne
sont pas tous inconnus; je me suis plu a répandre ceux qui
m'étaient pour ainsi dire personnels. Monsieur Bertrand a cité suc-
cinctement un de ces faits dans une lettre qu'il a dernièrement écrite
au Président de la Convention Nationale.
IMais j'ai pensé (jue mon affirmation, mon serment de leur vérité
fait en vos mains et dans celles de vos estimables collègues, dans la
plus scrupuleuse pureté de ma conscience, pourrait donner quelque
chose de plus authenti(|ue et de plus fort à la connaissance vague
(ju'en ont déjà plusieurs personnes. Vous les recevrez. Monsieur,
avec l'intention (|ui vous les envoyé, et dites-vous sans cesse dans la
belle carrière (|ue vous remplisses (pie vous êtes l'objet de radmira-
tion, du respect et de l'envie de tous les h^rancais ([ui ne sont pas
APPENDICE 529
encore pervertis, de tout ce qui d'un boni du inonde^ à l'antre met
<]uelque prix à l'Iiuinanité et à la justice.
La Rochefoucauld Liangourt.
Bury, Suffolk, ce 20 (léceml)ic, 1792.
VIII
ÀRRÉTli DE RADIATION PROVISOIRE DE l'aDMINISTRATION CENTRALE
DE l'oise,non daté. [Pluviôse an Vlff, janvier ou février 1800.
Arch. nat.^ F^ 5444.)
Vu la Pétition présentée à L'administration Central par françois-
Alexandre-frederic Larochefoucaithl Liancourt dans laquelle il expose
qu'il à été obligé de quitter la France pour se soustraire à la fureur
des bourreaux qui se présentoient et qui ont immolé sa famille;
qu'ayant obtenue une mise en surveillance qui [jui a permis de rentrer
pour suivre sa demande en radiation do La Liste Général des Emi-
jjrés ou il à été inscrit à la date du 16 IHuviose an 2, Il s'adresse à
L'administration du Département, a ]\>fl(!t d'obtenir sa radiation Pro-
visoire.
Vu la Copie Certifiée d'un manda d'arrêt décerné par la Municipa-
lité de I^aris contre le dit Citoyen Larocliefoucauld. le 16 Aoustl792,
conçu en ces termes :
« Municipalité de Paris en marge.
<( Département de Police et Garde N"'" N" 167.
« Ordre à notre Concitoyen Bonnet d'arrêter et saisir partout où il
« Le trouvera le S' Liancourt ci devant membre de I/assembléeCons-
« tituante, demeurant ordinairement rue de Varennes. f. M. S' Ger-
" main et d'apposer les scellés sur ses papiers, re<{uérons les Com-
<( mandans du peuple armé et le peuple Lui-même de prêter main
« forte pour l'Exécution du Présent ordre, fait à la Mairie le Seize
« Aoust, mil sept cent quatre vingt douze. L'an 4 de la Liberté et le
" I" de I/égalité, les Administrateurs de Police et surveillance.
(( Sifjnés, DuFFORT, françois, Caili.y et Chartrey. »
Vu la copie certifiée à La Lettre, Ecrite par le iMinist?-edela Police
Général de la Répul)li(ju(> au Ministre des Relations l"2xtérieurs, Le
6 frimaire demie i" dont la Teneur suit :
« Paris Le 6 frimaire, an 8. de la Répubiicpie une et indivisible, le
3*
530 LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT
« Ministre de la Police Général de la République au Ministre des
(I Relations Extérieurs.
<( Je reçois mon cher Collèj^ue votre lettre en faveur du Citoyen
« Liancourt et je donne ordre qu'il soit expédié sur le champ une
« surveillance; Je le fait parceque j'ai le sentiment profond que J'ai
u rendu justice à un homme de bien, à un Citoyen qui a toujours
« bien mérité de son Pays. Aucune considération particulière, aucune
u crainte Pusillanime ne peut m'empêcher de remplir ce devoir, et
a je me contente de plaindre les hommes qui ne sont pas assés forts
« pour être justes.
u Salut et fraternité. " Signé : Foughé. n
Vu aussi plusieurs Extraits de Procès Verbaux du Conseil général
du Département de L'oise des mois d'Aoust et T""" 1792 ci joints :
Considérant qu'il est étal)li par ces Procès Verbaux que vers la fin
d'Aoust et au commencement de """^ 1792, diverses Bandes dliommes
armés et étrangers au Département de L'oise se sont répandus princi-
palem' dans les Environs de Clermont, que, dirigés par des Chefs qui
n'avoient reçu aucune autorisation Le{;itime, ces hordes de Brigands
et d'Assassins ont fait des perquisitions dans plusieurs Châteaux, et
ont enlevé des effets précieux, après avoir massacré ceux qui ont tenté
de s'y opposer; que des Ecclésiastiques ont été enlevés à force ouverte
et conduits à Paris où ils ont péri dans les journées des 2 et 3 7''".
Considérant que le nommé Gauthier Coutance l'un des Chefs de
ces Bandes armées, à fait dans le Château de Liancourt une perquisi-
tion violente pour y trouver le Pétitionnaire; que le dit Gauthier
Coutance était alors chargé par la Commune de Paris de faire arrêter
des nobles, des Prêtres, et notamment le Pétitionnaire ainsi que son
respectable parent La Kochefoucault-Ex Président du Dép' de Paris.
Considérant qu'il est évident que si le Pétitionnaire à cette Epoque
eut été trouvé dans ses foyers il eut été arrêté et mis à mort par les
Assassins «jui le poursuivoient avec acharnement, que le Pétitionnaire
étoit d'autant plus fondé à craindre, que sa famille entière paroissoit
alors Proscrite, à en juger par le massacre de l'Ex Président du
Département de Paris, à cinq Lieues de la Commune de Beauvais et
de deux autres Membres de la famille des Larochefoucauh, l'un
loveque de cette Commune et l'autre Évê(iue de Saintes, tous doux
massacrés dans les I^'isons de Paris; ainsi que Charles Rohan
Chabot, Parent du Pétitionnaire.
Considérant que les Loix des 22 Germinal et 22 Prairial An 3, ont
consacré le principe, que l'absence du territoire français occasionnée
par la nécessité de se soustraire aux poij;iiards des assassins, et de
mettre sa vie en sûreté, n'est point crinunelle et qu'elle emporte
APPENDICE 531
L'esprit de retour sur sa patrie à laquelle on conserve de L'attache-
ment par des relations de parenté; de Domicile et de Propriété.
Considérant que le Pétitionnaire à été obligé de fuir pour dérober
ses jours au fer des Assassins — Jusqu'à ce que le retour à L'ordre et
la Proclamation des Principes qui animent le Gouvernement l'aient
assuré qu'il y avoit sûreté pour sa vie.
Considérant que le Gouvernement Précédant n"a point rejjardé le
réclamant comme un véritable Emigré, banni à perpétuité du teri-
toire français de la Répuldique; puis qu'il est de notoriété que c'est
d'après une autorisation du Directoire, que le Pétitionnaire est resté
eu Batavie, lorsque les lîimigrés français ont été obligés d'en sortir.
Considérant que les Consuls de la République en permettant au
Pétitionnaire de rentrer sur son téritoir, l'ont regardé comme un
français qui n'avait point abjuré sa Patrie, mais au contraire qui dans
son Exil n'avoit cessé d'aspirer après le moment favorable de son
retour.
Considérant que le Réclamant avoit formé dans le Département de
L'oise d'utiles Etablissements de Culture etde diverses fabricjues, qui
lui ont valu la Reconnaissance et l'attachement des llabitans dont il
à vivifié les Communes; qu'il à toujours bien mérité de son pays
auquel il n'a cessé d'être attaché par ses sentimens de bon Citoyen
qu'il a manifesté dans tous les tems.
Après avoir entendu le Commissaire du Gouvernement, L'admi-
nistration central de L'oise arrête.
1" Le nom de françois Alexandre frédéric Larochefoucault-Lian-
court sera rave provisoirement de la Liste général dos Emigrés où il
se trouve porté à La l*a{;e 79 — sous la date du 16 Pluviôse an 2.
2° Tous séquestres qui par suite de son inscription sur la Liste des
Emigrés auroient pu être apposés sur ses Riens invendus situés dans
le Département de L'oise sont levés.
3' Le présent Arrêté sera adressé au Ministre de la Police Générale
et au Conseiller d'Etat ayant le Département des Domaines Natio-
naux.
A" Il ne recevra néanmoins son Exécution qu'après qu'il aura été
approuvé par L'autorité supérieure.
IX
Les essais de presse populaire sous le ministère Carkot. fD' après
les papiers communiqués par M. le capitaine Carnot.)
En mai 1815, Cadet de Vaux soumit à Carnot l'idée d'une Gazette
populaire : elle devait d'abord s'appeler le Dimanche des bonnes gens^
5n2 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÎsCOCÎlT
ou Semaine française, ou Revue hebdomadaire des progrès de la morale,
de la législation et de l instruction publique.
Dès 1787, le projet, écrit Cadet de Vaux, avait été soumis à Fran-
klin : celui-ci « secoua la tête, sourit, prit la plume et écrivit :
u Journal des campagnes » : la seule classe du peuple, dit-il, suscep-
tible d'instruction, c'est le propriétaire rural si ignorant en France
et si instruit dans les Etats-Unis. »
En 1807, nouvel essai. La Gazette du peuple paraît le 14 octobre
1807. Cadet de Vaux envoie à Carnot, le 27 mai 1815, les onze pre-
miers numéros : suivant la prédiction de Franklin, on n'en venditpas
un seul exemplaire à Paris. Sauf quelques conseils d'économie domes-
tique ou ménagère, le journal manque d'intérêt.
Cadet de Vaux soumet au ministre un nouveau prospectus rédigé par
Franklin et lui :
u Adages, Proverbes, Traits d'histoire, Nouvelles politiques, Nou-
velles de l'intérieur, Evénements, Lois, Art Militaire (une fois par
mois). De la capitale. Education physique, De la Santé du Peuple
(objets économiques, aliments, combustibles). Des Animaux, Éduca-
tion morale (de la religion, une fois par mois un article consacré à la
religion, c'est-à-dire à la morale, aux vertus religieuses, surtout à
l'amour du prochain qu'il aime peu), Erreurs et Préjugés (prédesti-
nation, divination, sortilèges, revenants), (ce qui est erreur pour
l'bomme libéral est conte pour le peuple). Chansons guerrières ou
!)acbiques au lieu des chansons ordurièrcs ou scandaleuses. »
On dirait à la fois un almanach et un dictionnaire.
u Votre Excellence, dit Cadet de Vaux, apparaît aux amis de la
science et de 1 humanité comme leur étoile polaire, et sous son minis-
tère les id/^es heureuses conçues en France n'iront plus se réaliser
chez l'étranger; combien ont émigré! n
Carnot relient l'idée, la met à l'étude. 11 note en marge du rapport :
<i Lettre obligeante. Me rendre les pièces. »
Le 22 mai, autre projet d'un M. Lemaire, homme de lettres, auteur
de Bonhomme Richard, et du pamphlet : // fait trop chand, vous
n'aurez pas votre père de Gand. « Les maudits royalistes dont la
l)liipart font encore des feuilles sans énergie travaillent tellement le
peuple et les armées qu'il fout des écrivains sages mais sincèrement
dévoués pour paralyser les poisons qu'ils répandent dans la classe
laborieuse des villes et des campagnes. »
Le 7 juin, Rousselin, agent secret, pense (ju un bon moyen à
employer pour déjouer les projets des agitateurs serait de rétablir
aux frais du {fouvernement la Feuille villageoise, journal qui, au
commencement de la Révolution, était spécialement destiné aux cam-
pagnards.
Fouché approuve l'idée et recommande comme rédacteuis Cin-
{fuéné et Jullien de la Drome. — Carnot prescrit de faire la liste des
communes rurales auxquelles doit être envoyé le Journa^l des Çam-
APPENDICE 533
ptujnes et d'éciiie aux maires de ces communes que « le journal doit
être tenu chez eux à la disposition de tous les citoyens » .
Les 26 et 29 mai, unarrauffement intervient entre un nommé Colas
et le ministre. Celui-ci prendrai à 3,000 abonnements à 12 francs, et
le 1" juin Colas fera paraître la Feuille vilUujcoise. « Elle sera le
journal du ^linistrc Carnot en (jui je vois riioiiiieur de la Patrie et
non pas le journal du IMinistère de rintérieur passé en d'autres
mains. »
\]n rapport anonyme à prétentions philosophiques montre ce que
doit être cette « feuille des bonnes {jens, à l'usage des villes comme
des campa[;neset dérivant du contrat politi(iue; elle aura quatre par-
ties : morale — politi(|ue — science et art — industrie française. »
Les auteurs se proposent :
<< ... Comme unique réponse à tous les calomniateurs des idées et
des institutions nouvelles, non-seulement de recueillir tout ce que la
Fiance et le siècle ont dans ces moments de fécondité révolutionnaire
pi'oduit de plus grand et de plus utile, mais encore de présenter suc-
cessivement et sous une vue synoptique tout ce que la France et le
siècle paraîtront donner hebdomadairement et annuellement de pro-
grès véritables depuis le degré où la Révolution a trouvé les choses et
les personnes jusqu'à celui où elle les a portées et les porte successi-
vement. »
Resterait à savoir comment 1 idée fut réalisée dans le court laps de
temps qui s'écoula entre le l"juin et le 28, et comment Xa. Feuille
villageoise apprécia les événements; malheureusement les numéros
en sont introuvables.
X
Un poème posthume svrLia^covrt . CApologie d'un hommecélèhre,
ornée de son portrait et suivie de notes tirées de la meilleure
source, poème par Marins Chavant, prix 50 centimes. Paris,
chez Philippe Cordier, éditeur, rue du Ponceau, 2i, 1845,
in-12. Bibliothèque de Liancourt, n° 7188.)
Le poème commence par l'historique de la race; puis arrivé à la
jeunesse de Liancourt :
Evitant les sentiers où l'honneur n'a pas cours.
Tu sus gagner les cœurs sans prendre aucuns détours.
En vain la Du Barry recherche ton suffrajje
Espérant dans 1 intrigue engager ton jeune âge .
Tu traversas les flots de ce monde éperdu
Sans que l'affreux contact ébranlât ta vertu...
534 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCODRT
L'intrigue, où s'appuyaient tant de vieux courtisans,
Chancelait devant toi qui n'avais pas vingt ans...
Lorsqu'en quatre-vingt-neuf éclata la tempête,
Tu conjuras l'orage au péril de ta tête;
Tu bravas les dangers accumulés sur toi,
En forçant la consigne à la porte du roi.
Qu'un ministre indolent tenait dans l'ignorance
Des maux qui menaçaient et le trône et la France!
Le monarque, éveillé dans cette affreuse nuit.
Par ta voix seule apprend la révolte et le bruit;
Ton récit véridique et l'émeut et le touche.
Il gémit sur son peuple et sa royale bouche
S'informe du signal de la sédition.
(< Sire, dites plutôt : la révolution... »
L'on applaudit encore à ton courage humain
Lorsque tu défendis ce célèbre marin
Qu'accusait méchamment une ville en furie.
En demandant sa tête aux lois de la patrie.
Quand la Parque eut tranché les jours de Mirabeau,
Quand ce grand orateur fut si jeune au tombeau.
Tu prias l'Assemblée, en ce jour déplorable,
D'accompagner, en corps, sa dépouille honorable (1).
Pour le salut de tous travaillant nuit et jour.
Au pauvre abandonné tu créas un séjour.
Ton esprit bienveillant fit sortir de ta plume
Sur l'indigence entière un généreux volume...
L'on te fut redevable, en ces temps d'infamies,
De la réunion de nos Académies (2).
L'auteur parle du projet de Rouen :
... Tu conjures Louis pour sa sûreté même
D'accourir aussitôt près d'un peuple qui l'aime.
Le monarque attendri semblait prêt à céder
Quand la reine soudain vint l'en dissuader.
Hélas! par ce conseil échoua l'entreprise
Qui sauvait à jamais sa tête compromise...
(1) Le 2 avril 1791, il demanda qu» l'Assemblée nationale assistât en corps aux funé-
railles de Mirabeau. (Note du poète.)
'2) A la (in de la session de l'Assemblée constituante, il proposa, pour remplacer les
anciennes académies, l'Institut national. ^Note du poète.)
APPENDICE 535
... Tu fis bien plus encor! Tu prias .MoIK^n illc;
D'offrir pour secourir la royale famille
Ton [t.'itrimoino entier, quatorze millions!...
... Mais les hommes de san(} après tant de carna^je,
Ne pouvant soutenir l'aspect de l'homme sa{;e,
Mirent ta tête à prix dans ces jours de malheurs,
Te forcèrent à fuir accablé de douleurs,
A chercher un abri sur la terre ètran^jère
Pour éviter le jou(j de l'horreur sanguinaire.
Alors l'Anjjlais te vit sans refuge et sans bien
Et voulut secourir un si grand citoyen!
Mais ton orgueil jaloux de Thonneur de la France
Jamais de l'étranger n accepta l'assistance...
Vient ensuite l'énumération des œuvres. L'auteur visite avec Lian-
court les détenues de Saint-Lazare :
... Et toutes à genoux d'une commune voix
Jurèrent d'obéir aux moindres de tes loix...
Jusque-là l'indolence avait grandi leurs maux,
Mais quand ta propre main leur créa des travaux,
Où chaque prisonnière, au bout de sa semaine
Put recueillir les fruits d'une honorable peine...
L'on ne vit plus alors dans cette triste enceinte
Qu'une même pensée en tous les cœurs empreinte.
... Et tu fus vénéré comme un vertueux père
Qui reçut, après Dieu, leur fervente prière...
Qui l'eût jamais pensé, que ton sublime cœ'ur
Eprouverait un jour une indigne rigueur!
Qu'un ministre en voyant une aussi belle vie
En ait borné le cours par sa jalouse envie.
Sans s'inquiéter du sort de tant de malheureux,
Qui n'avaient pour soutien que ton cœur généreux
... Quinze lustres déjà faisaient courber ton front
Quand ton humanité te valut cet affront!
Oui, ton humanité qui ne pouvait entendre
Le récit des abus sans vite les défendre.
Le conseil des prisons se basait sur ta foi
Et s'enorgueillissait d'un appui tel que toi...
Lorsqu'il apprend, un jour, qu'un ordre de police
Enfreint ton règlement aux condamnés propice :
Tolère à cha(jue sbire un pouvoir inhumain
En livrant le malheur à sa brutale main.
536 LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT
Tu voulus t'opposer à cet ordre sévère
Qu'avait sanctionné le ministre Corbière...
... C'est ainsi qu'en un jour six conseils différents
Perdirent à la fois le roi des présidents :
Prison, Conservatoire, hospice, a[;riculture,
Et jusqu'à la vaccine et la manufacture...
XI
LlAKCOURT ET LA DISCIPLINE DANS LES ÉcOLES d'aRTS ET MÉTIERS.
(Lettre au ministre de t intérieur du 24 mai 1809. Arch.
nat., F'-, 1084. Extrait.)
24 mai 1809.
Liancourt à S. E. le Minisire de i' Intérieur .
Le ministre lui a demandé son avis sur les punitions pour fautes
(jraves; il répond point par point à ses questions :
" 1" Désertion. — Vous avez prononcé que les déserteurs seraient
" recherchés partout où l'on pourrait les trouver, même dans le sein
« de leui's familles; que les maîtres qui les emploieraient seraient
« poursuivis comirie ceux qui prennent des ouvriers sans livret et que
« les déserteurs seraient reconduits à l'école où ils seraient punis de
« prison et surtout de la privation, pour un temps déterminé, des
« promenades communes. Vous avez ainsi fait droit aux représenta-
« tions que j'ai eu l'honneur de vous faire. Je n'ai donc rien à vous
« présenter de nouveau, rien à ajouter sur cet article.
« 2° Insubordination portée an point d'injurier et même de menacer
« leurs supérieurs. — Il me semble, comme à vous, que ce cas mérite
« l'exclusion. Mais, comme vous aussi, Monsieur, je pense que pour
« mériter cette peine cette insubordination et révolte doit être bien
« caractérisée, car il est arrivé et il peut arriver encore que dessous-
« instructeurs provoquent par leur mauvaise manière, par leur bru-
« talité, ce genre d'insubordination.
<( Une mauvaise réponse d'un élève, ripostée par un propos inju-
II rieux ou humiliant d'un sous-instructeur, peut faire perdre la tête
(I à un jeune homme, l'entraîner même à une menace, sans que réel-
« Icnuint il soit coupable d'un tort, que l'on sent que l'on aurait eu
<i comme lui. Votre Excellence sait combien je suis d'opinion opposée
" à l'exclusion et par quels motifs, je ne les répète pas ici, puisque
« je les ai développés daiis une de mes lettres précédentes dont Votre
« Excellence conserve le souvenir. Elle sentira encore que les supé-
« rieurs de l'Ecole désirant la tranquillité de la maison sont très
« enclins à l'exclusion des sujets qui ne sont pas tout à fait bons,
APPENDICE 537
< qu'il leur sera facile de caractériser plus ou moins {j^ravem' l'in-
( subordination d'un élévo, (ju'il sera facile aux sous-instructeurs de
i la provoquer dans tel ou tel sujet (|u'ils n'aimeront pas et ainsi de
f déterminer son exclusion, et cependant ce moyen doit être extrem'
( ménajjé et parce <[u'il convient, ainsi (jue j'ai eu llionnciur devons
< l'exposer, à un {>rand nombre d'élèves, quand surtout ils appro-
< chent de l'âf^^e où leur yoût les appelle ou à l'indépendance ou aux
( armées, (ju'ainsi l'exclusion n'est pas pour eux une punition, et
( aussi parce que l'Etat pour les dépenses qu'il a faites, l'industrie
( par la partie d'éducation qu'a déjà reçue l'élève, ont à souffrir de
( cette exclusion. Cependant aussi il n'est pas douteux que l'exclu-
( sion ne doive être prononcée pour les cas d'insubordination, de
( révolte. Mais je penserais que pour ce cas et tous ceux où elle
( pourrait être ordonnée elle devrait être précédée d'un séjour de
i deux ou trois mois dans les prisons de la ville. Alors elle seraitd'un
i f;rand exemple; alors, loin d'être désirée comme elle l'est (juebjue-
< fois aujourd'hui, elle serait crainte, alors elle serait punition.
« 3" Le Vol. — J'admets bien que les vols comme tous les crimes ont
< des nuancées, qu'il est possible d'espérer qu'un jeune homme qu'un
( moment d'égarement a rendu coupal)le d'une telle bassesse, s'en
( corrigera et qu'il est pénible de perdre un élève (ju'on peutespérer
< l'amener au bien. J'ai souvent usé d'indulgence dans des cas pareils
i pour des enfants de mes atteliers. Mais je ne sais si dans un établiss'
< public, impérial, où le mot honneur doit être celui de ralliement
ï général, où il est important d'en faire naître et d'en nourrir le sen-
I timent, une telle indulgence n'aurait pas plus d'inconvénients que
1 d'avantages. C'est alors, ce me semble, que les considérations par-
I ticulières doivent céder aux considérations d'intérêt public. Un
I voleur doit être regardé avec horreur de tous ses camarades, et
: avec une horreur d'autant plus violente que les camarades sont
: jeunes. Un petit voleur reconnu pour tel ne devrait pas trouver de
camarades avec qui causer, avec qui jouer. Cet esprit serait très
honorable pour cette Ecole et je crois qu'il convient de l'y faire
naître et de l'y entretenir. Les cliefs de l'Ecole auront toujours la
faculté de paraître ne pas croire à ce tort q"* il sera très lejer, de
l'attribuer à distraction, étourderie etc. et de se borner à appeler
l'élève et de l'admonester fortement à huis-clos; mais cjuand le vol
sera public, soit qu'il ait pour objet des effets appartenant à
d'autres élèves ou des effets delà maison, l'exclusion, et l exclusion
ignominieuse doit avoir lieu...
<i 4' Tentatives de corrompre les mœurs des antres élèves. — Ceci,
indépendamment d'être un vice, est un principe de corruption,
d'immoralité. C'est une peste que nulle considération ne peut faire
conserver une seule minute, quand on la connaît. Il me semble
impossible de ne pas prononcer dans ce cas l'exclusion même du
sujet le meilleur de l'école sous d'autres rapports.
538 LA ROCHEFOUCADLD-LIANCOURT
« 5" Sorties de jour et de nuit pour aller voir des femmes de mau-
vaise vie. — Cet article demande un peu plus d'explication. Quand
l'école de Clialon ne fermait pas, ou qu'au moins son enceinte don-
nait par le peu d'élévation de ses murs, facilité à l'évasion, les sor-
ties nocturnes ou de jour pouvaient avoir lieu sans qu'on imputât
rien à leurs surveillants. Depuis deux ans j'ai réclamé contre cet
1 état de choses qui ne donnait aucune sécurité pour la police de la
1 maison. Aujourd luii le Ministre a assigné des fonds pour ces répa-
( rations indispensables, elles doivent être faites ou le seront bientôt,
1 il y a six sous-instructeurs au lieu de quatre, les sorties sans per-
t mission ne peuvent donc plus avoir lieu, sans un manque de sur-
[ veillance, et dès lors les chefs peuvent en être responsables. Je sais
[ bien qu'en allant ou revenant des promenades, qu'à la promenade
1 même, les Elèves peuvent s'écarter avec plus de facilité et que la
I surveillance est alors plus difficile, mais elle n'est pas impossible et
1 elle doit être exijjée. Si deux sous-instructeurs ne sont pas suffi-
1 sants pour surveiller les élèves, quatre doivent y aller, car il faut
I qu'ils soient surveillés. Mais dans le cas, ou ils s'éloigneront de la
i troupe, la conviction qu'ils ont été chez des femmes de mauvaise
1 vie sera très difficile à acquérir. Il faudrait pour cela un concours
1 de la police de la ville avec celle de la maison, que j'ai toujours
( sollicité, sans avoir pu encore l'obtenir. Le commissaire de police
I de Chalon est au moins très faible, il est très insoucieux pour la
i discipline de l'école, il craint de faire punir les élèves et ce sera à
I peu près toujours le cas des commissaires de police. Il faut avouer
1 d'ailleurs que jamais ville n'a été peuplée d'une aussi grande pro-
i portion de mauvaises femmes, que l'est celle de Ghâlons. Elles se
< montrent avec une impudence particulière et le quartier où est
i l'école est encore celui où cette vermine pullule davantage. C'est
I une des raisons pour lesquelles, d'accord avec M' le Préfet de la
( Marne, j'avais demandé au ministre d'acheter plusieurs maisons
1 qui feraient de l'Ecole un lieu fermé et isolé, tandis qu'aujour-
i d'hui les divers bàliments qui composent son ensemble se trouvent
( mêlés avec les habitations de la classe la plus misérable et la plus
( corrompue, de sorte qu'on ne peut sortir de l'école proprem' dite
( pour aller aux logem" des professeurs, sans être provoqué par des
( filles. Je pense bien qu'il pourrait y avoir plus de régularité, plus
< de salutaire sévérité dans la police de la ville et que des tentations
( de cette nature pourraient, comme elles devraient l'être, écartées
1 de la demeure de jeunes gens, que leur âge rend plus susceptibles
< d'y succomber. Mais encore une fois, à moins que la fréquentation
i de ces femmes n'attaque la santé de quelques élèves, la conviction
< qu'ils les ont fréquentées sera très difficile, et alors je ne sais s'il
< serait prudent de comprendre ce cas dans ceux d'exclusion, d'en
( parler même dans le code des délits des élèves. Il est d'abord cer-
< tain par l'expérience même de chacun de nous, que ce genre de
APPENDICE 539
« tentation et de faute n'est pas arrêté dans un jeune lionime bien
i( portant par la crainte du cliàtinient, et il est convenu (jue l'exclu-
'( sion n'en est pas un pour un {jrand nombre d'entre eux. C'est la
« surveillance (|ui est le jjrand et, j'oserai dire, le seul remède à ce
« désordre : il faut le rendre impossible pour ((u'il n'arrive pas,
« et quand il arrivera, à moins de maladies (;a{;nées, il n'y aura
<i jamais de preuve suffisante pour punir avec justice. Je penserais
« que cet article devrait être un article secret du code des punitions,
« et que les tentations et la faculté d'y succomber doivent être évitées
<( par un redoublement de surveillance, (jue le ministre ne peut pas
« trop recommander, par une intelli^;ence entre la police du deliors
u et celle du dedans, par une meilleure police de la ville sur l'article
Il des femmes de mauvaise vie, enfin par l'isolement de l'Ecole En
» résumant mon opinion sur ce point, je dirai que mon avis est que
" des sorties nocturnes et de jour doivent être punies sévèrement et
« de diverses manières, car elles sont toujours manque de discipline,
(i et que les mauvaises visites bien constatées doivent être punies
(1 d'exclusion, surtout à la récidive, mais il ne faut pas se dissimuler
<c (jue l'enquête peut donner lieu à des scandales, qu'elle sera sou-
« vent infructueuse, qu'enfin le Gode de Punitions n'en doit pas
<i parler et que le Ministre doit en faire l'objet d'une lettre au provi-
" seur. Je prendray la liberté de rappeler ici que dans le cas où l'ex-
" clusion aura lieu, elle doit être ignominieuse, pénible, précédée de
" prison à la ville, ainsi elle sera exemplaire, la nécessité en deviendra
" rare, autrement elle ne sera pas souvent même une punition, dans
« les cas surtout où les Elèves ne voient pas leur honneur blessé par
« la conviction de la faute qui sera ainsi punie. Mais par qui cette
« exclusion sera-t-elle prononcée, pour qu'elle le soit avec évidence
« de justice, avec certitude, avec sévérité et avec un bon effet pour
« ses conséquences? Je paraîtrai peut-être extraordinaire à Votre
« Excellence, en lui proposant la création d'un tribunal intérieur,
« que je n'ose appeler Cour martiale, quoiqu'il en ait l'intention et
" que je voulusse lui en donner les fonctions. Ce tribunal, (jui serait
<i présidé par le proviseur serait composé des directeur et sous-direc-
<t teur de l'Ecole, de deux professeurs, de deux chefs d'attelier, de
(i deux sergents-élèves, de deux caporaux et de deux élèves : l'ins-
« tructeur militaire y serait le rapporteur. Le tribunal ne prononce-
« rait que sur les cas qui sont l'objet de cette lettre, les graves et
« prononcerait pour l'application graduée de la peine que le petit
u Code aurait désignée pourchacjue faute. J'ay la conviction que cet
(1 établissement opérerait un grand bien. Il montrerait l'évidence delà
<i faute, préserverait des murmures trop usités contre l'autorité qui
Il punit, intéresserait les élèves eux-mêmes au maintien du bon ordre.
<i II n'est pas à craindre que la partie du Conseil ou du Tribunal com-
(I posée d'élèves fût disposée à passer sur les fautes; peut-être y au rait-
« il à craindre de sa part trop de sévérité; mais elle serait mitigée
540 LA ROCHEFOUCAULD-LIAÎN^COURT
par les autres membres : le propre des subalternes est d'être trop
sévères dans le jugement de leurs semblables et le propre de la
jeunesse est encore un degré de plus de sévérité. Le proviseur ne
serait pas toujours l'bomme punissant et peut-être encore y a-t-il
de la sagesse à ne pas rendre un seul bomme juge et investigateur
quand il s'a;;it de peines graves et que la faiblesse ne peut pas être
le résultat d'un autre moyen.
" Si(jné : La R. Liancourt. »
TABLE DES MATIÈRES
Introduction biiiliocraphique.
CHAPITRE 1' R E M I E R
DN DUC ET PArn PHILOSOPHE
(1747-1789)
I. La vie et l'œuvre : un véritable ami des liotnnies. — II. La famille : les
ancêtres. — Les grands-parents; le duc Alexaiulre l't la ducliesse de Château-
roux : indépendance de caractère, goût des nouveautés, esprit de liienfaisance.
— III. Première éducation. — L'hôtel La Rochefoucauld. — La ducliesse d'Kn-
ville. — Le monde et les philosophe*;. — Lormation intellectuelle et morale.
— Choiseul. — Voyages en Angleterre. — IV. Liancourt et la Dubarry. —
Le grand maitre de la garde-robe : le récit de la dernière maladie de Louis XV.
— V. Le régiment des dragons La Rochefoucauld. — Un colonel sous l'ancien
régime. — VI La vie rurale à Liancourt. — Premiers e.ssais agricoles et
industriels ; débuts de l'enseignement technique. — L'école de Liancourt. —
VIL Relations avec Louis XVI. — Sensibilité de la société française. — Pre-
mières réformi's hospitalières, premières sociétés charitables. — VIII. L'assem-
blée provinciale de Soissons. — La question des chemins. — Les débuts de
l'homme d'État : Finances et crédit; le budget d'un phvsiocrate. - — Un
privilégié ennemi des privilèges 1
CHAPITRE II
LA CHAMBRE DE LA NOBLESSE LA CONSTITIANTE
LA DOC I RI NE POLITIQUE
(1789-1791)
I. L'asseridilée de la ncjhlesse du Reauvoisis. — Les trois ordres unis, mais non
réunis. — Le cahier de la noblesse : les articles obligatoires, le vote par
ordre ; vœux politiques, vœn.x administratifs, vœux philanthropiques. —
IL Liancourt à la Ghand)rc de la noblesse. - — Son rôle <le conciliateur; il
pousse à la réunion, mais il n'est pas des quarante-sept noliles réunis. — Ses
hésitations aprè.s la motion du 17 juin. — Son discours du 26 juin. — Il siège
542 TABLE DES MATIERES
le 30; il demande de nouveaux pouvoirs. — L'assemblée de la noblesse du
Ijailliafje du 10 juillet. — IIL Son rôle dans lesjournées du 11 au 15 juillet 1789.
— Un mot liistorique. — Il préside l'Assemblée nationale du 20 juillet au
3 août. — IV. Liancourt à la Constituante : ses idées directrices, son atta-
chement à la Constitution; ses opinions sur le veto absolu, sur l'inviolabilité
personnelle, sur la tolérance, sur les peines, sur les biens du clerfjé, sur les
institutions militaires. — Ses interventions généreuses. — Son humanité. 57
CHAPITRE III
1,'action politique
la lieutenance gener. \ le de normandie
le projet de depart du roi
la fuite de liancourt
(1791-1792)
I. Vie mondaine. — Relations avec Condorcet. — Rapports politiques avec
Mirabeau. — Le projet de ministère d'octobre 1789. — Corre.spondance per-
sonnelle avec le roi. — II. Travaux administratifs : la formation du départe-
ment de l'Oise. — III. L'automne et l'hiver de 1791 à Liancourt : constituants
et émigrés. — Rentrée au service. — IV. Le commandement de la 15'' divi-
sion et la lieutenance générale. — Le projet de départ du roi. — Entente
avec La Fayette. — Bertrand de Molleville. — Les préparatifs. — Le projet
échoue. — Causes de cet échec. — Les hésitations de juillet. — L'affaire de,s
canons du Havre. — La revue du 11 août. — Contre- coup du 10 août : la
démission. — 1/affaire de Rouen devant la Législative. — L'ordre d'arres-
tation. — V. Une fuite rouianes(|ue. — Liancourt à Abbeville et au Crotoy.
— Le pilote Vadunthun 100
CHAPITRE IV
UN PLAN d'assistance SOCIALE
LE COMITÉ DE MENDICITE
(1789-1791)
I. Le mouvement charitable en 1789. — La misère. — L'état des hôpitaux. —
Les doléances. — IL Le Comité de Mendicité. — Son origine. — Travail inté-
rieur. — Enquêtes. — Visites. — III. Les ateliers de charité. — Les décrets
du 30 mai 1790, du 31 août 1790, du 16 décembre 1790. — IV. Le plan du
Comité. — Les rapports et les décrets proposés. - — Affirmation et limites du
droit à l'assistance. — Organisation des secours publics. — Malades dans les
campagnes, malades dans les villes, enfants abandonnés, vieillards et infirmes
valides, domicile de secours, vues de prévoyance sociale. — Le premier budget
d'assistance. — Mesures contre la mendicité. — V. La Constituante n'aboutit
pas. — Coup d'œil sur les décrets de la Législative et de la Convention, —
Le Directoire abandonne les conceptions du Comité. — VI. Critique du plan
de La Rochefoucauld-Lianoourt. — l.es idées fondamentales; les erreurs de
conduite; les difficultés d'application. — Ce que notre époque en a retenu, ce
qu'elle en a a!»andonné. — Caractère de l'assistance dans la démocratie fran-
«:aise 138
TABLE DES MATIERES 5^3
CHAPITRE V
l'ÉMIORATION aux ÉTATS-UNIS
LE RETOUR ET LA RADIATION
(1792-1800)
I. Liancourt à Londres : il est accueilli par Young. — Listallation à Bury-
Saint-Ediiionds. — La {jène. — La duchesse et le divorce. — Le procès du
roi. — La lettre à Barère. — La lettre à MalesherLes. — Le départ pour les
Etats-Unis. — IL L'énn'{îration française aux États-Unis. — Journal de
voyage. — La méthode d'ohservation de Liancourt. — Ses compagnons. —
Compatriotes retrouvé.s. — Amis d'Amérique. — III. La démocratie amé-
ricaine en 1795. — Les constitutions. — La transmission des pouvoirs.
— L'armée et les milices. — L'agriculture. — L'instruction populaire. —
L'assistance. — Le.s « city dispensaries ». — L'inoculation. — L'esclavage et
les Indiens. — Les institutions judiciaires : le jury. — Le sentiment de la
nature. — Les mœurs; la spéculation. — L'esprit religieux et les sectes. —
La femme américaine et la femme française. — Patriotisme de Liancourt. —
Les Français du Canada. — La politique américaine. — La seconde disgrâce.
— Vengeance du parti de Coblentz. — IV. La citoyenne Lannion à Versoix-
la-Raison : les suites du divorce et la liquidation des biens séquestrés. — Les
trois fils de Liancourt. — Démarches prématurées de Liancourt pour obtenir
sa radiation. — Le domaine et le château; ce que devient l'école de la Mon-
tagne. — Wilhem et Crouzet. — V. Retour en Europe. — Hambourg. — La
famille Sieveking. — Anisterdam. — Réapparition à Paris après le 18 Bru-
maire. — Radiation provisoire : appui de Talieyrand et de Fonché. — Radia-
tion définitive 200
CHAPITRE VI
UN INDÉPENDANT SOUS LE CONSULAT ET l'eMPIRE
(1800-1815)
Liancourt et le premier consul. — Un pacte tacite. — Napoléon et l'in-
dustrie. — Loyalisme de Liancourt. — Ses Hls et l'Empire. — IL Napoléon
et les pauvres. — L'organisation de la charité à Hambourg. — Collaboration
de Liancourt au recueil des Etablissements d' humanité ; traduction de iÊtat
des pauvres, par sir Eden Morton. — La taxe des pauvres. — Les sociétés
de prévoyance. — L'Etat et l'assistance. — III. Renaissance des sociétés chari-
tables : la Charité maternelle. — La Maison philanthropique : soupes écono-
miques. — Les premiers dispensaires. — IV. I<a vaccine. — Une souscription
privée. — Le Comité central de vaccination. — Liancourt aux assendjlées géné-
rales. — V. Liancourt reprend la vie rurale. — La fête de l'an VIII. — Ce
qui reste du domaine. — La donation de la duchesse. — L'héritage de mistrcss
Dave. — Exploitation utilitaire : expériences de plantage du blé. — Un mémoire
sur l'état du canton. — La vicinalité : Notes sur la léijislatioii anrjlaise drs
chemins. — La carderie, la filature de coton : mémoire à Crétet sur la prohi-
bition des fils anglais. — L hospice de Liancourt : démêlés avec le curé.
544 TABLE DES MATIERES
— VI. 1814. Ni héros, ni liomnie de parti. — L'administration Iiospitalière et
les batailles sous Paris. — Linnoourt accepte la première Restauration. — Sa
mission à Hartwell. — Son rôle à la Chambre des pairs de 1814. — L<ji sur la
presse. — Loi sur l'exportation des grains. — Loi sur les fers étrangers. — Il
ne renie rien de la Révolution. — Loi sur la Banque de France. — VII. Les
Cent-Jours. — Opinion de Liancourt. — Il est élu meudjre de la Chatnbre
des représentants. A-t-il voté l'acte additionnel? — Liancourt et Garnot.
— Une conférence d'idéalistes. — Projets sur l'enseignement mutuel, sur les
écoles centrales, sur la réforme pénitentiaire. — Liancourt et les blcs>és.
— Rapport de juin 1815 248
CHAPITRE VII
UN PAIR LIBÉRAL VIE PRIVEE ET VIE LOCALE
(1815-1823)
I. Liancourt exclu du cortège royal. — Sa politique définie par son fils. — De
1815 à 1820, il est avec le parti libéral et veut la monarchie selon la Charte :
après la chute de Decazes, son opposition devient agressive. — Contre-coup de
ses tendances philosopliiques sur ses opinions. — 11. Il se réserve pendant la
Terreur blanche. — Réforme judiciaire : il est contre les commissions tempo-
raires. — LilxMté de la presse : il est pour le jury et contre la censure. —
Liberté électorale : il combat la proposition BarthéhMny et le double vote. —
Budget de J817 : il est contre le clergé propriétaire. — Liberté de conscience :
article 8 de la loi de 1819. — Votes économiques : le budget, la liberté du
travail et les droits de douane modérés. — Loi Gouvion-Saint-Cyr. — Il est
opposé à la guerre d'Espagne. — La Haute Cour et son projet de jury d'accu-
sation. — 111. Vie à l'aris : conseils et comités, honneurs académiques. —
Vie locale : conseil général de l'Oise. — Améliorations agricoles, conseil
d'agricivUure. — Progrès industriels. — Statistique industrielle du canton de
Greil. — Essor économique. — IV. La Rochefoucauld et le patronat. — Ecoles
mutuelles et hospice de Liauc"urt 303
CHAPITRE VIII
LES DERNIÈRES ANNEES
LA MORT ET LES OBSEQUES
(1823-1827)
I. Le transfert de l'Ecole de Ghàlons. — La prétendue réorganisation du Conseil
général des prisons. — Ordonnance du 25 juin 1823. — Lettre du 14 juillet.
— Ordonnance de révocation du 14 juillet; effets de cette mesure sur l'opi-
nion. — II. Les actes politi(pies. — Discours contre la scptennalité, contre le
sacrilège. — L'indemnité des émigrés. — Le sacre. — Le droit d'aînesse. —
III. L'ami des [X'rsécutés. — .Aide aux détenus politiques. — La révolte des
élèves de Ghàlons : la police de M. de Boisset; le procès; l'avocat Claveau —
IV. Bienfaisance individuelle. — Rossini, Thiers. — Relations avec la famille
d'Orbans. — Occupations littéraires. — La loi de justic-e et d'amour. — Les
derniers moments. — La mort. — V. Les obsèques. — Le conflit. — A Lian-
TABLE DES MATIERES 545
court. — La séance du 28 uiars au Luxembourg, du 31 au Palai!<-Hourl)on. —
Indignation de» journaux. — La séancH? du 2 avril. — L instruction judiciaire
n'aboutit pa.s. — Retrait de la \o\ sur la pres.se. — VI. Les éloges 329
CHAPITRE IX
L K s CE U V R E S
L.\ CIlÉATIOS DE l'eNSEIGNEMENT TECHNIQUE
LES ÉCOLES d'aKTS ET METIERS
LE CONSERVATOIRE LES EXPOSITIONS
LES CONSEILS TECHNIQUES
(1800-1823)
I. L'Ecole de Liancourt, transférée à Coni|ii('gne, devient une section du Pry
tanée. — Le |ireinier consul la transforme en école industrielle : décret du
6 ventôse an XI; décret du 16 frimaire an XIV. — Organisation militaire. —
La Rochcloucauld, inspecteui- bénévole depuis 1800. — L'Ecole transférée à
(Jhàlons (1806). — La Rochefoucauld, in.specteur général jusqu'en 1823. —
II. Caractère de son administration; diverjjences entre ses idées et celles de
JSapoléon. — Direction : but de l'École; différence avec les lycées; nécessité
d'un plan d'études. — Fonctions du proviseur, du directeur des travaux, des
professeurs, des maîtres d'étude; congés du jeudi. — Origine et recrutement
des élèves : âge d'admission ; les commençants. — Moyens de rétablir la dis-
cipline. — Durée et caractère des études; division des classes : caractère de
l'enseignement; examens ; trous.-^eaux. — Avantages aux élèves sortants. —
Produits de fabrication. — Organisation des ateliers. — Participation des
élèves aux bénéfices. — III. Action morale de Liancourt. — Les discours. —
Loyali.suie impérial. — Conseils technirpies. — Conseils patriotiques. — Deux
années difficiles : 1814 et 1815. — Abeilles et fleurs de lis. — Les Ecoles et la
conscription; les écoles et l'invasion. — L'Ecole de Reaupréau transférée à
Angers. — Les écoles et la seconde Restauration. — IV. Règlement de 1817.
— Défauts de recrutement. — lusuftisance des réformes pédagogiques. —
L'Ecole suspecte aux « ultras " ; l'ordonnance du 20 juin 1823. — Le projet de
transfert à Toulouse. — Les attaques de 1826, de 1827, de 1832. — Charles
Dupin. — La Rochefoucauld, protecteur des élèves. — La Société d'utilité
réciproque de 1852. — Le centenaire de 1880. — V. Le Conservatoire des
arts et métiers. — Le conseil de perfectionnement ; le catalojjue. — L'ensei-
gnement secondaire industriel. — Les cours de 1819. — L'Exposition de 1819.
— Le Conseil des fabriques et manufactures. — La Société d'encouragement à
l'industrie nationale 371
CHAPITRE X
LES OEUVRES (suite)
ASSISTANCE ENSEIGNEMENT PREVOYANCE
(1815-1823)
l. Le mouvement social .sous la Restauration. — Le rôle de Liancourt. — Les
nobles, les savants, les producteurs, les moralistes. — IL Le Conseil général
35
546 TABLE DES MATIERES
des hôpitaux de 1815. — Le compte moral; l'aduiinistration quotidienne ; le
concours de l'internat; la profession médicale; la boulanfierie des hospices; le
pain des prisons. — Les enfants trouvés; suppression des meneurs. —
III. L'enseignement populaire. — Carnot et ses collaborateurs. — Liancourt
traduit l'ouvrage de I.ancaster sur l'enseignement mutuel. — L'école d'essai de
la rue Jean-de-Beauvais. — La Sotiété pour ITnstruciion élémentaire. —
IV. L'enseignement populaire (suite). — Opposition des ultras. — L'école de
la Halle aux Draps; Liancourt président de la Société élémentaire. — Les
écoles de sa commune. — L'enseignement civique selon la Charte. — La pro-
pagande par l'almanach. — Le Bonheur du peuple. — V. La caisse d'épargne
et de prévoyance de Paris. — Les œuvres de prévoyance anglaises et alle-
mandes.— La caisse d'épargne de 1818; rapports annuels; l'ouvrier pro-
priétaire; force de l'esprit d'association. — Propagande populaire. — Alexandre
et Benoît. — Entretien d'un curé avec ses paroissiens 421
CHAPITRE XI
LES OEUVRES [fin)
RÉFORMES PÉMTENTIAIRES PROPAGANDE MORALE
LA SOCIÉTÉ DE MORALE CURÉTIENXE
I. La réforme pénitentiaire. — Les Prisons de Philadelphie. — La prison de
Wallnut-street : Solitary confinement, travail, discipline intérieure, visites
aux prisonniers. — Optimisme de Liancourt. — En l'an VI, il demande au
Directoire une prison d'essai et une loi sur la libération conditionnelle. — Il
combat la peine de mort. — II. La réforme pénitentiaire (^ujVe). — Liancourt
directeur de la prison d'essai projetée en 1814. — Ordonnance des 9 septendire-
7 octobre 1814. — Mémoire de Liancourt. — L'amendement des détenus. —
Caractère de la détention. — Indétermination de la peine, costume, hygiène,
chambrées restreintes, discipline; fonctions de l'aumônier, des inspecteurs, de
l'administrateur, du directeur; travail à l'entreprise; pécule du prisonnier;
suppression de la cantine; budget de la prison d'essai. — Caractère de la
réforme ; elle tient le milieu entre le système auburnien et le système de Phi-
ladelphie. — III. Les Cent-Jours ajournent la prison d'essai. — La maison de
la rue des Grès de 1817. — L'abbé Arnoux et l'abbé Legris-Duval. — Les
réformes de Decazes en 1819. — La Société royale des prisons. — Le Conseil
général et le Conseil spécial des prisons de Paris. — L'ordonnance du
9 avril 1819. — La séance de la Société royale du 14 juin. — L'enquête de
de Laborde. — Le rapport de La Rochefoucauld : bien-être physique, travail,
reu)placement de la cantine. — Le règlement général du 20 décembre 1819 et
le rapport de Bigot de Préameneu. — Régularité des registres d'écrou, vête-
ments, nourriture, aumôniers et instituteurs. — Un essai de littérature péni-
tentiaire. — Le prix fondé par La Rochefoucauld. — Laurent ou les Deux
Prisonniers ; Antoine et Maurice. — La prétendue réforme du Conseil général.
— V. La Rochefoucauld et Saint-Simon. — L'Industrie. — Les Cahiers
d'octobre 1817. — Auguste Comte cause la rupture. — La Bévue encyclopé-
dique de .lullien. — VI. La Société de morale chrétienne. — La Rochelou-
cauld président de 1821 à 1824, puis président honoraire. — Elle réunit le
futur personnel de Juillet au personnel libéral de la Restauration. — Un
essai de coopération des idées sur le terrain évangélique. — Distinction entre
TABLE DES MATIERES 547
l'assistance et la charité. — Les concours de. la Société. — La Société de
morale chrétienne et la police. — Persistance du souvenir et de l'influence
morale de La Hocheroucauld. — VIL Conclusion 450
Appendice : I. Acte de hapténie de Liancourl. — IL Le manuscrit intitulé
u Journal de cnon voyajije dans les provinces méridionales de la Franco dans
l'année 1782 et 1783 « . — 111. Histoire d'un mot historique (C'est une grande
révolte. — Non, sire, c'est une grande révolution). — IV. La médaille du
4 août et le marché de la gravure passé par Liancourt. — V. L'affaire des
canons du Havre. — VI. L'acte de divorce du 3 décembre 1792. —
VIL Lettre du 20 décembre 1792 pour la défense du roi. — VIII. Arrêté de
radiation provisoire de l'administration centrale de l'Oise, non daté. —
IX. Les essais de presse populaire sous le ministère Carnot. — Un poème
posthume sur Liancourt. — X. Liancourt et la discipline dans les écoles d'arts
et métiers 50o
FIN DE LA TABLE DES MATIERES
ERRATA
Page II, noie ;{), 1. 5 : -:^ septembre au lieu ilc 3.
Page 273, I. 13 : au-dessous et non au-dessus de 300 arpents.
Page 274, note (1), 1. 3, 8 nivôse an VIII el non an VI.
Page 324, 1. 31 : ??>eetnon tirés.
PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-SOUBRIT ET 0'% 8, HLK CARANCIKIIE. 45|0J.
0
BINDING SECT. JUN 1 Wti
DC Ferdinand- Dreyfus, Jacques
131 Un philanthrope d'autrefois
.9
L28F4.
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY