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Full text of "Un philanthrope d'autrefois: La Rochefoucauld-Liancourt, 1747-1827"

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UN    PHILANTHROPE   D  AUTREFOIS 


LA  UOCllEFOl'CAULD-LlAXCOURT 


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L'auteur  et  le»  éditeur»  déclarent  réserver  leur»  droit»  de  reproduction  et  île 
traduction  en  France  et  dan»  tous  les  pays  étrangers,  y  compris  la  Suède  et  la 
Norvc{;e. 

Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère  de  i'int'''rieur  (section  de  la  librairie)  en 
octoi.n-  1903. 


Di'  mi;me  auteur 

Manuel  populaire  du  conseiller  municipal. 

L'arbitrage  international.  ((Jiivr;i(;'-  couronné  par  l'Académie  rrançiiise.] 

Études  et  Discours,  l'ftitf  Histoire  /ie  la  coir.muue  française  —  Syndicats  de 
communes  —  Instruction  criminelle  —  Varji.bonduje  et  mendicité  —  Brvision  —  Prési- 
dence .  ) 

Vauban  économiste,  (ouvrage  couronné  par  l'Acadéniir  tics  sciences  moral' s  et 
|iiililii|iies.  j 

Misères  sociales  et  Études  historiques.  L'Enfance  devant  la  juitice  répressive 

--  la  l'iaite  itrs  hlanclifs  —  la  llifininr  du  casier  judiciaire  —  Mendiants  et  Vai/a- 
lionils  —  lei  Juifs  et  la  Hevoiution  —  la  Uecenti  alisation  —  Mictii-tet.  (Ouvrage  Cou- 
roiiuc  par  l'Acaiiéniic  française.) 


F*ni*.     l>f.      I-LOM-SOI-BBIT     kT    c",     8,     Bl'K    CAn*>(°.l  KIIK     (f)''.     •♦•♦01. 


i,K  i>i<;   i>i    II  \  N  (.1)  I  II  1    I  N    I  TH!> 

I)'a|irt;s    I.-    .Icssin    .)ii(jiii.il    il.-    .M..r.an    Ir    .Inii 
(libl   liât.,  K»taiii|iPii.  collcjlioii  Ocjabiii.  X  a  ii"^, 


UN  PHILANTHROPE  D'AUTREFOIS 


LA  LiOCUEFOlCAULD-LlANCOLRT 


1747-1827 


PAR 


FERDINAND-DREYFUS 


PARIS 

librairie:   plon 

PLON-KOURIUT   et   C",   I  M  P  U  I  M  E  U  RS- ÉD  1  TE  U  US 

8,    RU  F.   r.  AnA>cikRR    —   6« 


1903 

Tous   ilioits   réservés 


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llNTRODLCTIOrS   BIBLIOGKAPIIIOUE 


La  Rocliefoucauld-Liancourla  rté  siR-cessivenieiit  };iand  niailre  de  la 
{i[arde-robe  duc  et  pair,  sous  Louis  XV  et  sous  Louis  XVI,  membre  de 
rAssoinblre  provinciale  du  Soissonnais  de  1787,  de  rAsseniblée  de  la 
noblesse  du  lieauvoisis  et  de  celle  du  bailliage  de  Troyes  en  1789,  de 
la  Cbambre  de  la  noblesse  aux  Ktats  Généraux,  de  l'Assemblée  natio- 
nale, lieutenant  général  commandant  la  15' division  militaire,  émi{;ré, 
inspecteur  {jénéral  des  Ecoles  d'arts  et  métiers  de  1800  à  1823, 
membre  de  la  Cbambre  des  représentants  de  1815  et  de  la  Cliambi(> 
des  pairs  sous  les  deux  l{estauiations. 

11  a  fait  partie  depuis  1815  de  la  plupart  des  conseils  consultatifs 
des  administrations  publiques  et  des  Sociétés  pbilantliropiques. 

Les  sources  consultées  se  divisent  en  quatre  parties  : 

1.    —    (UJVHAGES    ET    ÉClU  TS    DK     LA    ROCHE  KOl  G  \  rLD-LIANCOUllT. 

A.  —  Ouvraj;es  publiés  |)ar  lui  de  son  vivant. 

B.  —  Opinions,  discours  et  rapports  imprimés. 

C.  —  Manuscrits  et  lettres. 

II.     _    NOTICES,    mOGRAPUlES    ET    PORTRAITS. 
111.     —    SOURCES    CONTEMPORAINES. 

^.  —  Arcbives  nationales. 

y;    _  Arcbives  départementales  et  municipales. 

C.  —  Arcbives  des  ministères,  des  administrations  publicpies  etdes 
corps  savants. 

J).  —  Arcbives  des  particuliers. 

E.  —  Annuaires  et  documents  des  sociétés  privées. 

IV     SOURCES    IMPRIMÉES    CONTEM  POKAINES    OU     POSTÉRIEURES. 

^   —  lîil)lio{jrapbies  et  collections. 

£,  —  Ouvrafjes  {généraux  et  mémoii-es. 

C.  —  Ouvra^jes  spéciaux;  biblio{^frapbie  par  cbapitres. 

a 


II  INTRODUCTION    15 1  BLIOGR  A  1' H  I  QU  E 

I 

0UVRA(;ES   et  écrits  de  la   ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT  (1) 

.4.   ouvrages   publiés    par    lui  de  son   vivant. 

Finances,  crédit  national,  intérêt  politujne  et  commerce.  Forces 
militaires  de  la  France,  s.  d.  (1789),  deux  parties  en  un  vol.  in-S". 

Notice  sur  t impôt  territorial  et  foncier  en  Angleterre  ;  (l'^"  édition, 
1790;  2"  édition,  1801.  ln-8".) 

Lettre  de  Monsieur  de  La  Rochefoucaidd-Liancourt  à  Monsieur  de 
Malcserbes  (sic)  défenseur  du  roy.  Londre,  se  vend  chez  Isaac  Her- 
bert, libraire,  n"  6,  Pallmail,  1793,  in-8°  (lîritisli  Muséum,  T.   1 104  (4). 

Prisons  de  Philadelphie,  par  un  Européen.  (1"  édition,  Philadelphie 
et  Paris,  1796;  2"  édition,  aïKjmenfée  de  renseignements  ultérieurs  snr 
l'admi/iistralion  éconoini(jue  de  cette  institution,  et  de  quehjues  idées 
sur  les  moyens  d'abolir  en  Europe  la  peine  de  mort.  Amsterdam, 
1799,  in-8";  3«  édition,  an  Vlll  (1800),  in-12;  A'  édition^  1819,  in-8", 
avec  préface  de  24  paj^jes.) 

Voyages  dans  les  Etats-Unis  d'Ami-'rique  fait  en  1795,  1796  et  1797. 
(Paris,  l'an  VI II  de  la  Képui)li({ue,  8  vol.  in-8".) 

Extrait  d'un  ouvraffe  ayant  pour  titre  :  Etat  des  pauvres  ou  His- 
toire des  classes  travaillantes  de  la  Société  en  Angleterre,  depuis  la 
confptéie  jusqu'à  l'époque  actuelle,  par  sir  François  Morton  Eden 
(dans  le  Rectieil de  mémoires  sur  les  établissements  d'humanité,  traduits 
de  l'allemand  et  de  l'anfjlais,  publiés  par  ordre  du  Ministre  de  l'Inté- 
rieur. Paris,  an  VU  de  la  llépuhlique,  t.  VII,  n"  21  et  24.) 

Notes  sur  ta  UujisLition  anglaise  des  chemins.  (Paris,   1801,  in-8".) 

Recherches  sur  le  nombre  des  habitants  de  la  Grande-Breta (jne ,  tra- 
duction de  l'ouvrage  anjiflais  d'Eden  Morton.  (Paris,  1802,  in-8".) 

Système  an(jlais  d' instruction  ou  Recueil  complet  des  améliorations 
et  inventions  mises  en  pratique  aux  Ecoles  royales  en  Angleterre,  par 
J()S('|)li  Lancasïeu.  (Paris,  1815,  in-8'%  traduction.) 

Dialogues  s7ir  les  objets  d'utililc-  f)uldi(jue  :  Dialogue  premier,  sur  les 
chemins.  —  Dialogue  second,  sur  les  caisses  d'épargne.  —  Dialogue 
troisième,  sur  l'enseignement  pr-imaire.  (32  pages,  s.  d.  n.  1.,  in-S".) 
Ces  trois  dialogues  ont  été  publiés  .séparément  en  1819. 

Entret'en  d'un  curé  avec  ses  paroissiens  sur  les  caisses  d'épargne. 
(Paris,  1819,  in-8%  pièce.) 

Le  Bonheur  du  peuple  :  almanach  à  l'usaqe  de  tout  le  monde  ou 
Avis  du  père  Bonhomme  aux  habitants  de  la  campagne  sur  les  avan- 
tages de  la  caisse  d'épargne.  (Paris,  1819,  in-16.) 

(1)    Ln  i)il)lio(;ra|)liic  dauuée   par  Gaetam,   dans  la   Vie  dit  duc,  p.  409,  est  incomplc-te. 


INTllODUCilON    lUHLlOGIlAPHIQUK  m 

Réflexions  sur  la  tramlalion  à  Toulouse  de  l'École  royale  des  arts  et 
tnéUers  de  Ciiàlons.  (S.  1.,  1823,  in-8».) 

Slatktiqne  industrielle  du  canton  de  Creil  à  l'usa fje  des  manufactu- 
riers de  ce  canton.  (Senlis,  182(3,  in-8".) 


B.     —    OPINIONS,     DISCOURS     ET     RAPPOIITS    IMPHIMI.S 

Pour  los  discours  prononces  ou  lus  à  l.i  Chambre  de  la  nol)lcssc, 
nous  avons  consulté  le  procès-verbal  imprimé,  Versailles,  imprimerie 
Pierres,  1781),  in-4''(Hil)l.  nat.,  Le  27  5),  le  procès-verbal  manuscrit 
rédijjé  par  Camus  (Anii.  nat.,  G*  1,  2),  et  les  Archives  de  l'Oise  à  la 
série  indiquée  plus  loin. 

Pour  les  discours  prononcés  ou  lus  à  l'Assemblée  nationale,  nous 
avons  contrôlé  les  Arclnves  parlementaires,  dont  il  convient  de  se 
défier,  par  le  Procès-verbal  qui  reproduit  les  discours  présidentiels 
d(>  Li;incourt,  par  le  Moniteur  et  par  le  Point  du  jour,  journal  de 
liarère,  membre  du  Comité  de  Mendicité. 

Pour  la  Chambre  des  représentants  et  la  Chambre  des  pairs,  les 
Archives  parlementaire'^  sont  exactement  rédi(j,ées;  quehiues  «  opi- 
nions ont  été  communiquées  après  la  séance  »>  sans  avoir  été  pro- 
noncées; nous  indiquons  cette  particularité. 

Xous  avons  trouvé  dans  la  bibliothèque  de  Liancourt  (n"  3398  du 
<"atalo,<;ue)  une  proposition  «  de  former  un  jurv  d'accusation  dans 
la  Chambre  des  pairs  constituée  en  cour  criminelle  "  (août  1820),  qui, 
n'ayant  pas  été  imprimée  par  ordre  de  la  Chambre,  ne  fi{;ure  pas  aux 
A rchii > es  parlementaires . 

l^es  rapports  les  plus  célèbres  de  Liancourt  sont  ceux  (ju  il  a  faits 
en  1790  et  en  1791,  soit  au  nom  du  Comité  de  Mendicité,  soitaunoni 
de  plusieurs  comités  réunis. 

Ces  rapports  ont  été  d'abord  distribués  séparément,  puis,  réim- 
primés au  procès-verbal,  t.  XX[,  XXIL  XfJV  et  LXXV.  {La  Révolu- 
tion françake,  article  de  Chai'les  Rist,  1895,  p.  205  et  suiv.) 

En  voici  l'éiiumération  : 

Plan  de  travail  du  Comité  pour  l'extinction  de  la  uwndicité,  pré- 
senté à  l'Asemblée  nationale  en  conformité  de  son  décret  du  21  jan- 
vier, par  M.  DE  LiANCoi  HT,  député  de  Clermont-en-Beauvoisis.  Paris, 
Imprimerie  Nationale,  1790,  in-8".  .Irc//. /Jar/,  XVI,  p.  12()  (séance 
du  0  |uin  1790;. 

l'remier  rapport  du  Comité  de  Mendicité  :  Exposé  des  principes 
(jénéraux  qui  ont  diriyé  son  travail,  par  M.  le  duc  de  La  Rochkfou- 
CAri.D-LiANcouKT,  1790.  Arcli.  pari.,  XVI,  p.  182  (séance  du  12  juin 
1790).  —  Instruction  du  Comité  de  Mendicité' à  MM.  les  administrateurs 
des  départements,  XVII,  p.  34  (séance  du  10  juillet  1790).  —  Second 
rapport  du  Comité  de  Mendicité  :  Etat  actuel  de  la  léijidaiion  du 
royaume   relativement   aux  hôpitaux   et   à  la  mendicité,  XVII,  p.   99 


IV  INTRODUCTION    BIBLIOGRAPHIQUE 

(séance  du  15  juillet  1790).  —  Troisième  rapport  du  Comité  de  Men- 
dicité :  Sur  les  bases  de  réparlition  des  secours  dans  les  dlfféretits 
départements,  districts  et  umnicipalite's,  de  leur  administration  et  dit 
système  (jénéral  qui  lie  cette  hran<  he  de  législation  et  d' administration 
à  la  Constitution,  par  M.  ue  La  llocHEFOUCArLD-LiANCOiiHT,  XV^II, 
p.  105  (séance  du  15  juillet  1790).  —  Rapport  fait  au  nomdu  Conntéde 
Mendicité  des  visites  faites  dans  divers  linpi(aiix\  hospices  et  maisons  de 
charité  de  Paris-,  par  M.  di,  La  Uochffoucaiild-Liaxcoliht,  XVII, 
p.  111  (séance  du  15  juillet  1790). — Suite  du  même  rapport.  XXII, 
p.  377  (séance  du  21  janvier  1791).  —  Seconde  suite  du  même  lappoit, 
XXII,  p.  391  (même  séance).  —  Rapport  du  Conu'té  de  Mendicité  sur 
télahlissement  de  la  charité  maternelle  de  Paris,  1790,  XX H,  p.  397 
(séance  du  21  janvier  1791).  —  (Quatrième  rapport  du  Comité  de 
Mendicité  :  Secours  à  donner  à  la  classe  indigente  dans  les  différents 
âges  et  dans  les  différentes  circonstances  de  la  vie,  par  31.  de 
La  Rochefoucauld-Liancouivt,  XVlll,  p.  438  (séance  du  31  août 
1790).  —  Cinquième  rapport  du  Comité  de  Mendicité  :  Estimation  (/es 
fonds  à  accorder  au  département  des  secours  publics,  par  M.  i>e 
La  RocHEFOt'CAULD-LiANCOURT,  XVlll,  p.  473  (séance  du  1"  sep- 
tembre 1790).  —  Troisième  rapport  du  Comité  de  Mendicité  :  Hases 
constitutionnelles  du  système  général  de  la  législation  et  de  l'administra- 
tion des  secours,  par  M.  de  La  Kochefoucai  ld-Liancoi-rt  (le  troisième 
rapport  du  Comité,  distribué  en  juillet  1790  et  qui  est  refondu  dans 
celui-ci,  devient  sans  objet),  XXll,  p.  368  (séance  du  21  janvier  1791). 
—  Sixième  rapport  du  Comité  de  Mendicité  :  Sur  la  Répression  de  la 
mendicité,  XXII,  p.  597  (séance  du  31  janvier  1791).  —  Septième 
rapport  au  Comité  de  Mendicité,  ou  :  Résumé  sommaire  du  travail 
qu'il  a  présenté  à  l'Assemblée,  XXll,  p.  608  'séance  du  31  janvier 
1791),  signé  :  Prieur,  Liancourt,  Bonnefoy,  Massieu,  évêque  du 
département  de  l'Oise,  de  Crétot,  avec  quatre  tableau.\  annexes.  — 
Projet  de  décret  présenté  à  l'Assemblée  nationale  par  le  Comité  de 
Merulicité,  XXll,  p.  621  (séance  du  31  janvier  1791). 

Il  faut  ajouter  : 

Rapport  fait  au  nom  des  Comités  des  Rapports,  de  31endicité  et  des 
Reclicrclies,  sur  la  situation  de  la  mendicité  de  Paris,  par  M.  de  Lian- 
court, le  30  mai  1790; 

Rapport  au  nom  des  mêmes  Comités  sur  la  lettre  du  premier 
ministre  des  finances  à  IWsseudylée  nationale,  le  12  juin  1790; 

l\a|)pott  fait  au  nom  des  Comités  des  Finances,  d'Ajjriculture  et  de 
Commerce,  des  Domaines  et  de  ^lendicité,  par  M.  de  Liancourt,  sur 
les  secours  à  répandre  dans  les  départements  ; 

Rappoi't  fait  au  nom  des  mêmes  Comités  le  14  juin  1791  ; 

Rapport  fait  au  nom  des  Comités  de  Mendicité,  des  Finances,  des 
Domaines,  d'A{jriculture  et  du  Commerce,  sur  la  distribution  des 
5,760,000  livres  restant  des  15  millions  décrétés  en  décembre  1790^ 
pour  ateliers  de  secours,  Paris,  25  septembre  I79I  ; 


INTRODUCTION    IH  15 IJ  0(;  Il  A  P  H  IQ  UE  v 

Rapport  sur  lu  nniwcllf  (listrlhittloii  des  secours  proposés  dans  le 
département  de  l'avis  pur  le  Comité  (/e  Mendicité  ;  Paris,  1791. 

C    MANUSC.IUTS    ET    LETTRES. 

La  lîil)liotliè(nic>  de  lArsenal  l'eiifiTiiie  : 

l"  La  relation  anonvnie  et  incomplète,  dont  TattributioTi  à  Lian- 
court  est  certaine,  de  la  mort  de  Louis  XV  (ms.  64:20),  publiée  par 
Sainte-IU'uve  (Portraits  littéraires,  t.  III)  et  par  la  Revue  rétrospective 
(t.  II,  1885,  p.  l-3i;; 

2"  Un  manuscrit  lui  ayant  appartenu  et  relié  à  ses  armes  :  «  Prin- 
cipes d'ajjricultuie  et  de  vé(|étation,  par  l'rancois  Home,  président 
<lu  Collé};e  roial  de  Médecine  et  lun  des  médecins  de  Sa  Majesté  " 
(ms.  250i;; 

3°  Des  pièces  relatives  à  la  restitution  de  sa  hibliotlièque  (ms.  6478)  ; 

4»  Une  ordonnance  du  roi  du  10  juillet  1780  relative  à  son  régi- 
ment de  dra{;ons  (ms.  603:2,  f°  239). 

Il  y  a  des  lettres  autO(;raphes  de  Liancourtaux  Arcliives  nationales, 
série  A  A  50,  n""  1431,  1433,  1435,  et  à  la  liibliotbètiue  nationale, 
nouvelles  acquisitions  françaises,  mss.  fr.  6565,  p.  57  à  139  etn"  1305. 

JNous  avons  consulté  les  cataloyiies  des  collections  et  ventes  de 
MM.  IMatlion  de  Beauvais,  Paul  et  Guillemin,  Voisin,  Gharavay, 
spécialement  celui  de  Tiniportante  collection  dont  la  vente  a  eu  lieu 
le  12  décembre  1862  et  jours  suivants.  (Paris,  1862,  in-8".) 

Ouebjues  lettres  autojfrapbes  de  Liancourt  font  partie  de  notre  col- 
lection particulière,  ainsi  que  plusieurs  documents  manuscrits  <ju  il 
avait  reçus  comme  président  du  Comité  de  Mendicité. 


II 

NOTICES,  BIOGRAPHIES   ET    PORTRAITS 

La  [)rincipale  bio{;raphie  a  été  publiée  par  son  Fils  ;  elle  est  intitulée  : 
Vie  du  duc  de  La  Roche foncaiild-Liancourt  {François-Alexandre- 
Frédéric)^  par  M.  Frédéric-Gaétan,  marcjuis  de  La  Rochefoucauld- 
Liancourt,  son  fils.  (Paris,  de  Timp.A.  Henry,  rue  Git-le-Cœur,  n"  8, 
1831.)  Otte  notic(î  est  capitale  pour  l'Iiistoire  des  idées,  la  connais- 
sance du  milieu  et  de  l'Iiomme;  les  dates  et  les  détails  ont  sou- 
vent besoin  d'être  rectifiés.  A  la  suite  se  trouvent  quelques  frajjments 
empiuntés  aux  mémoires  écrits  à  deux  reprises  par  le  duc  et  qui 
paiaissent  avoir  été  détruits  par  lui  de  son  vivant.  Une  1"  édition  a 
paru  en  1827  sous  le  titre  :  \'ie  du  duc  de  La  Rochefoncauld-Lian- 
eonrt,  par  Frédéric-Gaétan,  comte  de  La  Hochefoucauld,  son  fils. 
(Paris,  Delaforest,  1827,  in-8».) 

Des  élojjes  et  des  notices  ont  été  publiés,   soit  en  1827,  soit  au 


VI  INTRODUCTION'    BIBLI0GUA1>I1IQUE 

moment  de  riiiaujfuratioii  de  sa  statue  à  Liancourt  (1863)  ou  du  Cen- 
tenaire de  la  fondation  des  Ecoles  d  arts  et  métiers  (I8S();.  Plusieurs 
se  trouvent  dans  le  recueil  factice  formé  par  lluzard  et  lé(^;ué  par  lui 
à  la  Bibliothèque  de  l'Institut  (H.  R.). 

Citons  les  notices  ou  élo(fes  en  prose,  par  de  Gérando  (fonds  lluzard, 
t.  VI.  n°  t)0,  et  Bulletin  dt'.  la  Société  d' encouragement  à  l'industrie 
nationale^  n»  275)  ;  —  par  Dupin,  fonds  lluzard.  t.  VI,  n"  (il  ;  —  par 
de  Brojjlie,  Société  de  morale  chrétienne,  26  avril  1827;  —  par 
Fau{jère  (Paris,  1835.  in-8",  pièce);  —  par  Mollien,  à  la  Chambre 
des  pairs,  le  18  avril  1827  (Arcli.  pari.,  LI,  p  260,  );  —  par  Doublet 
de  Bois-Thibault  (Paris,  1830,  in-8",  pièce);  —  par  Tremblay  (Beau- 
vais,  1856,  in-8");  —  par  Sorvan  de  Suffuy  (Paris.  1830,  in-8");  — 
par  Junius  Pérot  (Paris,  1885,  in-8'');  —  l'essai  de  M.  le  mar<juis  de 
Castellane,  Genlilshomines  démocrates  (Pnvis,  1898,  in-18i:  — et  les 
éloges  en  vers  par  Dottin,  Ode  et  notice  (Glermont,  1861,  in-12,  pièce)  ; 
—  par  Chavant,  Apologie  d'un  homme  célèbre,  ornée  de  son  portrait 
(Paris,  1845,  in-12j;  —  parle  comte  Daru,  Epitre  sur  les  progrès 
de  la  civili-<ation  (Paris,  1824,  in-8"). 

Le  fonds  lluzard  contient  de  nombreux  extraits  de  journaux  sur  le 
scandale  des  funérailles. 

Au  point  de  vue  iconographi((ue  la  Bibliothèque  nationale  ^départe- 
ment des  estampes)  renfermedes  vues  de  l'hôtel  de  la  rue  de  Seine  aux 
diverses  époques  {Topographie  de  la  France,  V»271),  la  collection  des 
portraits  de  31M.  les  députés  à  l'Assemlilée  nationale  de  1789  (IN"  41). 
L'original  du  portrait  de  Liancourt  est  au  t.  IV,  n°  104;  il  est  dessiné 
par  Moreau  et  {jravé  par  Voyez.  Il  y  a  aussi  une  collection  de  trente- 
sept  portraits  de  Liancourt  en  grand  maître  de  la  garde-robe,  en 
député  de  la  noblesse,  en  «  vaccinateurde  S.  M.  le  roi  de  Home",  etc. 

Nous  en  possédons  quchpies  autres,  ainsi  (]ue  plusieurs  vues  du 
château  de  Liancourt,  gravées  par  Israël  Silvcstre. 


m 

SOURCES    CONTE.Ml'OUALNES 

A.    ARCHIVES    NATION.4LES. 

Chambre  de  la  noblesse  :  |)lumitifs,  minutes,  C.  26,  C.  27,  B.  111.  48,. 
B.  32,  procès-verl)aI  de  Camus,  (î*  1,  2. 

Comité  de  Mendicité  :  Procès-verbal  AFI*,  15;  et  rapports  annexes 
AU,  XV^llI'-  153.  Le  registre  des  lettres  aux(|uelles  renvoie  le  procès- 
verbal  a  disparu. 

Division  endéptirtements  :  Ct)mité  de  division,  1)  IV»'",  1,  dossier  2; 
12,  dossier  248;  29,  dossier  412;  34,  dossier  493;  52,  dossier  58;  69, 
dossier  2;  100,  dossier  5. 


INTRODUCTION    P,  IlîL  I  0  G  il  A  P  H  IQDE  vu 

Médaille  du  4  août  :  D,  VI,  6,  ir  4-7. 

Séquestres  :  T  575  !-:>;  T*  575  1-3;  radiation  P  5i44,  V  6986, 
dossier  n°  13007. 

Arrérés  et  décrets  :  AI"  iv,  \)\mi  300-302,  366,  404,  436,  546,  613, 
917,  [406. 

Agriculture  :  F""  275-303. 

Manufacturer   (procès-verbaux  du  conseil  général)  :  F'-*  194-197. 

Arts  et  métiers  (Écoles)  :  F'^  1084-1227. 

École  de  Liancourt  :  F'^*366,  F'^  63017,  1001  à  1344,  1144,  4280, 
4281. 

Manufactures  de  Liancourt  :  F'-  562  et  F'-  sans  cote,    14  pluviôse 

an  VI. 

Prisons  :  FM341,  F"'  101-118. 

Élection  de  La  Rochefoucauld  à  la  Chambre  des  représentants  : 
F'^'",  Oise  3. 

Dossiers  de  la  police  politique  :  V  6986,  dossier  13607;  6960,  dos- 
sier 12024;  6963,  dossier  12228;  6978,  dossier  13186;  6807,  dossier 
1432;  6934,  dossier  9944. 

JJ.    ARCHIVES     DÉI'AUTEME\T.\l.i:S    ET    MUNICIPALES. 

a)  Archives  de  TOisi;  :  procès-verbaux  de  l'Assemblée  de  la  noblesse 
et  comptes  rendus  de  Liancourt  à  ses  commettants  juscju  au  10  juillet 
1789.  Série U,  baillia{^;e  de  Clermont,  États Généiaux  de  I  789,  noblesse. 
Série  Q,  séquestre  :  émi{;ivs.  —  Histoire  locale  :  collection  des  annuaires 
du  département,  Bulletin  administratif  et  mémoires  de  la  Société 
arcbéolof'icjue. 

b)  Archives  de  la  Seine-Inférieure  :  commandement  militaire  de 
Rouen;  événements  du  18  août;  correspondance  avec  le  Directoire  du 
département  eit  avec  le  ministère  de  la  guerre. 

c)  Archives  communales  de  Liancourt  :  acte  de  divorce  du 
3  décembre  1792. 

(/)  Archives  communales  de  Châlons-sur-Marne  :  procès  des  élèves 
de  l'École  des  arts  et  métiers;   factum  de  M.  Garinet,  avocat,  G  340. 

e)  lîil)liothè(|ue  Carnavalet  :  rejjistre  des  séances  de  la  Société 
de  Charité  maternelle,  1791-1793;  documents  sur  l'histoire  des 
sociétés  charitables,  calendrier  philanthropique  (4369);  rapports 
médicaux  sur  les  dispensaires  de  i'aris,  par  Parmentier,  Delessert 
et  Candolle  (4374)  :  soupes  à  la  Rumford  (6916  et  6916'). 

/■)  Archives  de  la  Seine  :  pièces  relativesaux  iinmeublesséquestrés. 
Domaines  :  cartons  607,  823. 

g)  Archives  de  la  Charente  :  séquestre  du  château  de  la  Rochefou- 
cauld. 

C.  ARCHIVES  DES  MINISTERES,    DES    ADMINISTRATIONS    l'UliLIQUES,  ETC. 

a)  Ministère  delà  {'uerre.  —  Archives  administratives:  dossiers  du 
duc  de    La    Rochefoucauld-Liancourt,    lieutenant    général;    du    duc 


VIII  I]N'TRODDCTIO>;    BIBLIOGRAPHIQUE 

d'Estissac,  et  des  principaux  personnages  mêlés  à  la  vie  militaire  de 
Liancourtou  aux  événements  politiques  de  1792:  Amabert,  Boisgelin, 
Drummond  de  Melfort,  de  la  Ferronays,  Grimoard,  Lefort,  Poyanne, 
et  des  officiers  du  régiment  suisse  de  Salis-Samade. 

Archives  historiques.  —  Régiment  des  dragons  La  Rochefoucauld; 
régiment  de  Salis-Samade;  correspondance  générale  de  juillet,  août 
et  septembre  1792. 

b)  Ministère  de  l'intérieur.  —  Nos  recherches  pour  retrouver  les 
registres  et  les  procès-verbaux  du  Conseil  royal  des  Prisons  (1817- 
1823)  n'ont  pas  abouti.  Au("un  bulletin  ne  mentionne  le  versement  de 
ces  pièces  aux  Archives  nationales. 

c)  Assistance  publique.  —  Inventaire  sommaire;  délibérations  du 
Conseil  général  des  hôpitaux  ;  procès-verbaux  manuscrits  ;  fiches  de 
M.  Mauger,  bibliothécaire;  dossier  Péligot. 

d)  Académie  des  sciences.  —  Procès-verbaux  de  l'élection  de  Lian- 
court  et  de  l'élection  de  son  successeur. 

e)  Académie  de  médecine.  —  Fondation  et  travaux  du  Comité  de 
vaccination. 

/)  Conservatoire  des  arts  et  métiers.  —  Registres  des  procès-verbaux 
du  conseil;  correspondance  de  Liancourt  au  sujet  de  son  inspection 
générale. 

fj)  Ecole  des  arts  et  métiers  de  Chàlons-sur-Marne.  —  Rapports  et 
discours,  pour  la  plupart  manuscrits  (1814-1823). 

D.    ARCHIVES    DES     PARTICULIERS. 

a)  Les  papieis  de  la  famille  Carnot,  obligeamment  communiqués 
par  M.  le  capitaine  Carnot,  se  rapportent  au  ministère  de  son  bisaïeul, 
aux  réunions  du  conseil  amical  dont  Liancourt  fit  partie  en  1815,  et 
à  la  fondation  du  journal  populaire  connu  sous  le  nom  de  la  FeiiiUe 
du  villa  (je. 

b)  Les  documents  que  iM.  l'inspecteur  général  Granier  a  mis  à 
notre  disposition  se  rapportent  à  la  fondation  de  la  Société  royale  des 
Prisons  :  on  y  trouve  plusieurs  rapports  inédits  rédigés  par  Lian- 
court, au  nom  de  la  Commission  des  prisons  de  la  Seine. 

c)  Mme  Calmann  Lévy,  propriétaire  de  l'hôtel  du  duc  de  Lian- 
court, rue  de  Varennes,  58,  nous  a  permis  de  consulter  ses  titres  de 
propriété. 

£.    ANNUAIRES    ET    COMPTES    RENDUS    DES    SOCIÉTÉS    PRIVÉES. 

La  plupart  de  ces  documents  sont  imprimés;  ils  contiennent  des 
renseignements  sur  l'histoire  du  mouvement  social  et  économique 
sous  l'Empire  et  sous  la  Restauration. 

Nous  avons  consulté  les  annuaires  et  comptes  rendus  de  la  Société 
royale  dWgricultuie,  de  la  Caisse  d'épargne  de  Paris,  de  la  Société 
dt+s   anciens    élèves    des  écoles   nationales    d'arts  et  métiers,   de   la 


INTRODUCTION    1!  1 15  L  lOGR  APH  I  QUE  ix 

Société  de  Charité  maternelle,  de  la  Société  pour  rencoura^jernent  à 
l'industrie  nationale,  de  la  Société  pour  l'instruction  élémentaire,  de 
la  Société  de  morale  chrétienne,  de  la  Société  de  patronajje  des 
jeunes  détenus  et  des  jeunes  libérés  du  département  de  la  Seine,  de 
la  Société  philanthiopiciue. 

IV 

SOURCES  IMPRIMÉES  CONTEMPORAINES  OU  POSTÉRIEURES 

A.    niBLIOGUAPHlES    ET    COLLECTIONS. 

Nous  avons  consulté  les  deux  recueils  indispensables  à  tout  histo- 
rien de  la  Révolution  :  la  Bibliographie  de  l'histoire  de  Paris  pendant 
ta  Révolution  française,  par  Maurice  ïourneux  (Paris,  1890  et  suiv., 
3  vol.  parus,  in-i"),  et  le  liéperloire  général  des  sources  manuscrites 
de  l'histoire  de  Paris  pendant  la  Révolution  française,  par  Alexandre 
TcETEY  (Paris,  1890  et  suiv.,  6  vol.  parus,  in-d"). 

Nous  avons  eu  recours  à  quatre  collections,  dont  trois  sont  pré- 
cieuses pour  l'histoire  de  l'assistance  publique  : 

1"  La  collection  connue  sous  le  nom  de  Recueilde  mémoires  sur  les 
établissements  d'humanité,  traduits  de  l'allemand  et  de  Tany  lais,  pul)l  iés 
par  ordre  du  ministre  de  l'intérieur  (Paris,  an  Vil  à  an  XI,  15  vol. 
in-S").  liibl.  de  l'Institut,  M  269«. 

2"  La  série  du  fonds  Pastoret  intitulée  Hôpitaux^  prisons^  mendi- 
cité ;  recueil  factice,  12  vol.  in-S",  qui  appartient  à  l'Ecole  libre  des 
sciences  politiques  et  fait  partie  des  308  volumes  intitulés  :  Mélanges 
de  législation  et  de  politique^  formés  par  M.  Pastoret.  «  Bien  que  plu- 
sieuis  de  ces  pièces  aient  trait  au  premier  Empire  et  à  la  Restaura- 
tion, la  majeure  partie  est  contemporaine  de  la  Révolution  et  plusieurs 
sont  fort  rares  (1).  » 

3"  Le  fonds  .lourdan,  qui  se  trovive  à  la  Bibliotliéque  de  l'ordre  des 
avocats  à  la  Cour  de  Paris  et  comprend  environ  150  volumes  sur 
l'assistance  et  sur  la  bienfaisance. 

4"  La  bil)liothèque  du  duc  a  été  conservée  pendant  la  Révolution. 
A  sa  mort,  elle  a  été  placée  dans  des  caisses;  dans  le  courant  de  1902, 
elle  a  été  transportée  de  Liancourt  au  château  de  la  Rochefoucauld 
(Charente)  où  elle  occupe  deux  salles  du  rez-de-chaussée. 

Elle  renferme  environ  12,000  volumes  reliés  et  catalogués;  elle  est 
très  complète  en  ce  qui  touche  les  premières  années  de  la  Révolution. 
Liancourt  conservait  avec  soin  tous  les  projets  et  rapports  distribués 
et  les  réunissait  dans  des  recueils  factices  cartonnés  en  bleu,  intitulés  : 
Etats  généraux,  Assemblée  nationale.  Mémoires  à  l'Assemblée  natio- 
nale. On  y  trouve  la  collection  du  Journal  des  débats  et  décrets,  du 

(1)  ToUR.NF.ux,  Bibliofjrapliie  de  CJdiloiie  de  Paris.  Introduction,  p.  XL. 


X  I^sTllODUCTION    BIBLIOGRAPHIQUE 

Point  dtijour,  du  Journal  de  Paris^  de  divers  journaux  américains, 
les  publications  hospitalières  de  l'Empire  et  de  la  Restauration,  les 
opuscules  de  Liancourt  en  éditions  originales  et  des  pièces  en  vers  et 
en  prose  consacrées  à  sa  mémoire. 

B.    —    OUVRAGES    GÉNÉRAUX     ET    MÉMOIRES. 

Outre  les  ouvrages  généraux,  nous  avons  consulté  plus  spéciale- 
ment, tant  pour  la  période  antérieure  à  1789  que  pour  la  période 
postérieure,  les  correspondances,  lettres  et  mémoires  suivants  :  les 
Mémoires  particuliers  de  Bertrand  de  Mollcville  potir  servir  à  la  fin 
du  rèijne  de  Louis  XVI  (Paris,  1816,  2  vol.  in-8'')  ;  les  Mémoires  du 
baron  de  Bésenval  {Bihliothècjue  des  mémoires  relatifs  à  C Histoire  de 
France  pendant  le  dix-huitième  siècle,  par  Barrière,  Paris,  1846 
à  1848,  12  vol.  in-8");  les  Mémoires  du  comte  Beucjnot,  ancien 
ministre  (1783-1815),  publiés  par  le  comte  Alb.  Beuxjnot  son  petit- fils 
(Paris,  1866,  2  vol.  in-8»);  les  Souvenirs  du  duc  de  Broijlie  (Paris, 
1886,  4  vol.  in-8")  ;  les  Mémoires  sur  Carnot,  par  son  fils  (Paris,  1893, 
2  vol.  in-8");  Mes  Souvenirs  sur  JSapoléon,  par  Chaptal  (Paris^  1893, 
in-8');  les  Mémoires  de  madame  de  Chastenay  (Paris,  1896,  2  vol. 
in-8')  ;  les  Mémoires  d'outre-tombe,  par  Chateaubiuand  (Paris,  édition 
Pénot,  s.  d.,  6  vol.  in-8'');  les  Lettres  de  madame  du  Deffand  à 
Horace  Walpole  (Paris,  1812,  4  vol.  in-8')  ;  la  Correspondance  de 
Diderot  (OLuvres,  édition  Assézat  et  Tourneux,  Paris,  1875-1877, 
20  vol.  in-8'');  le  Journal  d'Adrien  Duquesnoy,  dépxité  du  Tiers  Etat 
de  Bar-le-Duc,  sur  l'Assemblée  constituante,  publié  par  Crevecckur 
(Paris,  1894,  2  vol.  in-8");  les  Souvenirs  d'Etienne  Dumont  sur  Mira- 
beau (l^aris,  1832,  in-8");  les  Lettres  adressées  au  baron  François 
Gérard  (Paris,  1886,  2  vol.  in-8");  les  Mémoires,  Souveiiirs  et  Corres- 
pondance de  J.a  Fayette  (Paris,  1837-1838,  6  vol.  in-8'');  les  Mé- 
moires de  Malouel,  publiés  par  son  petit-fils  (Paris,  1868,  2  vol. 
in-8")  ;  la  Correspondance  entre  AJirabeau  et  le  comte  de  la  Marck 
(Paris,  1851,  3  vol.  in-8»);  la  Correspondance  de  Napoléon  1"  (Paris, 
32  vol.  in-8'');  les  Mémoires  de  madame  de  Rémusat  (Paris,  1879- 
1880,  3  vol.  in-8');  la  Correspondance  de  Charles  de  Rémusat  pen- 
dani  les  premières  aniiées  de  la  Restauration  (Paris,  1883-1886,  6  vol. 
in-8");  les  Mémoires  de  La  Rochefoucatdd,  duc  de  Voudeauville 
(Paris,  1861,  2  vol.  in-8");  les  OEuvres  de  Rœderer,  publiées  par  son 
fils  (3  vol.  in-8",  édition  Didot)  ;  les  Mémoires  de  Talleyrund,  publiés 
avec  des  notes  par  le  duc  de  Broglie  (Paris,  1891-1892,  5  vol. 
in-8");  les  Mémoires  de  Tliibawleau  sur  le  Consulat  (Paris,  1826, 
in-8");  les  Mémoires  et  correspondance  du  comte  de  Villèle  (Pai'is, 
1787-1790,  5  vol.  in-8");  les  Souvenirs  contemporains  d'histoire  et  de 
littérature,  par  Vili.e.main  (Paris,  1862,  2  vol.  in-8");  la  Correspon- 
dance de  Voltaire  (édition  d(!  Kelil,  1784);  les  Vie,  correspondance  et 
écrits  de  Washington,  pui)liés  pai-  G lizot  (Paris,  1839-1840,  6  vol.  in-8"). 


INTRODUCTIOiS    F.I  F.  L  I  00  H  A  l' FI  1  Q  U  E  xi 

C.     —    OUVHAGI-S     SPÉCIAl'X. 

La  l)il)liojyra|)liio  a  rit'  (Ircssrc  pai'  cliaiiitics.  mais  pliisicursouvraf^es 
ont  cHr  consul tt's  à  propos  dv  cliapilics  (lirrcrciits  :  ils  ne  sont  indi- 
(jués  quuni'  tois. 

GIIAPITRI':   PUKMIEK.  —    UN  duc  i:t  paih  i-hiiosopiii      1717-1789). 
Allif.k,  la  Cahule  des  c/évnis  (Paris,  1902.  in- 12);  Auaoo,  Biogra- 
phie de  Condorcet  (OEuvres  de  Co'if/orce/,  édition  O'Connoi- ot  Arajfo. 
Paris,  1847-1849,   12  vol,  in-8%  tome  I");  Uabeau,    La  vie   inililaire 
sons  l'ancien  ré(jinie   (l'aris,    1899,   2  vol.    in-I2)  ;  Jules  Clèrf,    His- 
toire  de   l'École  de   la  Ftèclie  (Paris,  1853.   in-l8);  Didkhot,  Salons 
(Paris,  édition  Assezat  et  Toui-neux,  1875,  20  vol.   in-8")  ;  lieutenant 
DoxATX,  Le  Prjtanre  national  militaire  dr  la  Flèche  (la  Flèche,  1895, 
in-4'');  FrzK.T,  les  Jansénistes  du  dix-septième  siècle^  leur  histoire  et 
Ltir  dernier  historien,  M.  Sainte-Beuve  (Paris,  1877,  in-8»)  ;  Gilbkrt, 
JS'otice  hùujraphitfue  sur  La   Rochefoucauld  (tome    1"    des    OEuvres 
de   La    lîochefoiicau'd,   édition   Gilbert  et  Gourdaiilt,    Paris,    18B8- 
187i,  3  vol.  in-8");  Goncourt,  la  Femme  audix-tuiiiième  siècle  (Paris, 
1878,  in-12);  la  Duharry   (Paris,    1880,  in-12)  ;  Kenxet,  les  Compa- 
(jni's  de  cadels-f/entilshnmmes   et  les    écoles  militaires  (Paris,    1889, 
in-8");  IIenxi.v,  Histoire  numismatique  de  la  liévolulinn  (Paris,    1826^ 
2  vol.    in-4");    Louis    Hubert,   Crèuecœur  le    Grand  (Saint-Ouentin, 
1870,  in-8");   Léonce   de  Lavergne,  les  Assemblées  provinciales  sous- 
Louis  XVI  (Paris,  1879,  in-12);  deLescure,  Riuarolet  la  société  fran- 
çaise  pendant    la   Révolution    et    l'éunyration    (Paris,     1883,    in-8"); 
Lichtenberger,  le  Socialisme  et  la  Révolution  française  (Paris,  1899^ 
in-8");  Licis,  Mono(jraptiie  du  canton  de  Liancourt  (Clermont,  189i, 
in-12);  îMai'gras,  la  Disgrâce  du  duc  et  de  la  duchesse   de    ChoUeut 
(Paris,     1903);    de    Mont/ky,    Institutions    d'éducation    militaire  jus- 
qu'en  1789  (Paris,  18(î(î,  in-8")  ;  Procès-verbal  des  séances  de  l'Assem- 
blée provinciale  du   Soissonnais,  lenue   à  Soissons  en  1787  (Soissons, 
1788,  in-4");  Kabaut  Saint-Étienne.  Procès  historique  de  la  Révolu- 
tion française.   Assemblée   constituante  (Paris,    1813,  in-32);    Hknée, 
Louis  XVI  et  sa  cour  (Paris,    1858,    in-8");    Félix   Uocoiain,  l'Esprit 
révolutionnaire  avant  la  Révolution  (Paris,  1878.  in-8";;  l'Emile  Iîous.'^e, 
La  Roche-Guyon  (Paris,   1892,  in-12);  abbé  Seillier,  Mémoires  de 
la  Société  académiqut-  de  l'Oise  (1895);  Sainte-Beuve,  Portraits  li'té- 
raires  (t.   111.    Paris,    18Hi,    in-12);   Wai.pole,    Lettres  et  mémoires, 
publiés  par  le  comte  de  Bâillon  TParis,   1872,  in-8");  Young,  Voyages 
en  France  pendant  les  années  1787,  1788,   1789  (Paris,  1860,  2  vol. 
in-12). 

CIlAPrPBE      IL      —      LA     CHAMBRE     DE     I.A      NORt.ESSE.     LA     CONSTI- 
TUANTE.        LA    DOCTRINE    POLITIQUE    (1789-1791). 

L'Abeille  aristocrate  ou  Etrenws  des  honnêtes  (jens.  A  Rome  et  se 
trouve  à   Paris   chez   les   libraires  qui  vendent   les   nouveautés  (1790.^ 


XII  INTRODUCTION    BIBLIOGRAPHIQUE 

in-S")  ;  Almaniich  des  aristocrati's  ou  Chronnlofjie  épifjrtimmniûiiie  cla 
apôtres  de  l'Assemblée  naliona/e.  A  lîome^  l'an  III  delà  Birnavocratie 
(in-l2);  Aui.ARD,  Histoire  politique  de  la  Révolution  française  (Paris, 
1901,  in-8");  Aulard,  Etudes  et  leçons  (Paris,  1"  srrio,  1893;  2*  série, 
1897.  in-12  ;  Aulard,  la  Société  des  Jacobins  (Paris.  1891  et  suiv., 
()  vol.  iii-8")  ;  Brette,  Recueil  des  aces  relatifs  à  la  convocation 
des  Etats  (jénéranx  (Paiis,  1895-1896,  2  vol.  in-8 ")  ;  Buf.ttf,,  Histoire 
(les  édifices  où  ont  siéijé  les  Assemblées  parle  me  ni  aire  ■<  de  la  Révolu- 
tion française  et  de  la  première  RépnbTupfe  (Paris,  1902,  in-4")  ; 
15ri  TTK,  les  Consti'uants  (Paris,  1892,  iii-8'>)  ;  Chai.i.a.\if,i.,  Its  Chdjs 
c'intre-revolut/onnaires  (Paris,  1895,  in-8");  Champion,  la  France 
d  après  les  cahiers  de  1789  (Paris,  1897,  in-12);  Chassix,  les  Elections 
et  les  cahiers  de  Paris  en  1789  (Paris,  1889,  4  vol.  in-8»);  Df,s.iar- 
BiNs,  le  Beauvoisis,  le  Valois^  le  Vexin  français,  le  ISoyonnais  en  1789 
(Beauvais,  18()9,  in-8»)  ;  Glagau,  Die  franzosische  Letjislative  iind 
der  Ursprnny  der  Revohitionskriege,  1791-1792  (Berlin,  1896,  in-8°); 
Si;;.  Lacroix,  Actes  de  la  Commune  de  Paris  pendant  la  Révolution, 
\"  et  2'  séries  (Paris,  1894  et  suiv.  ;  9  vol.  parus,  in-8");  Lasvignfs, 
l'Assemblée  constituanie  et  la  conscription  (Paiis,  Revue  Blanche, 
15  avril  1902);  Robiouft,  le  Personnel  nuin'cipal  de  Paris  pendant  la 
Révolution  (Paris,  1890,  in-8");  M"""  Uoi,ANn,  Lettres  (édition  Perroud, 
Paris,  1900,  2  vol.  in-8"). 

CHAPITRIl    III.  —  l'action  ponTiorE.  —  la  lif.uten.a  vcf  génékale 

DE    NORMANDIE.     LE     PROJET     DE     DÉPAP.T    DU     lîOI.    LA    FUITE    DE 

LIANCODRT     (1791-1792). 

UiRÉ,  les  Défenseurs  de  Louis  XVI  (Lyon,  1896,  in-12);  l'hélix  Clé- 
REMBRAY,  la  l'erreur  à  Rouen  (Rouen,  1901,  in-8");  Laciîetelle,  Dix 
ans  d'épreuves  (Paris,  1842,  in-8");  Piiaisond,  le  Duc  de  La  Roche- 
foncauld  au  Crofo y  ^le  ÎMaiis,  1889,  in-12);  Koederer,  Chronique  des 
cinquan'e  jours  (Pavh,  1838,   in-8'j. 

CllAPlTRI^l  IV.  —  UN   PLAN    d'assistance  sociale.   —   le    comité  de 

MENDicini  (1789-1791). 

Actes  de  la  Société  internationale  des  quest'ons  d'assistance  (Paris, 
1892  a  I90I)  ;  Actes  du  Congrès  international (T assistance piibli(jite  et  de 
bienfaisance  privée  (Paris,  1900,5  vol.  in-8'');  l  Assistance  publique  en 
1900  (s.  d.  n.  1.,  pul)licatioii  oKicielle,  in-i")  ;  Woywww,  les  Coujréga- 
lions  et  l'assistance  {Ilevue  pol/t'(iue  et  parL  uientaire,  191)2);  Léon 
Bourgeois,  Solidarité  (Paris,  189(5,  in-12i,  et  les  Applications  de  la 
.solidarité  sociale  {Revue  pi>liti(pie  et  parlementaire,  1902)  ;  Brièle, 
Collection  (Je  documents  pour  servir  èi  l'histoire  des  hôpitaux  de  Paris 
(Paris,  1881-188i,  4  vol.  in-8");  Daru  et  Bournat,  Adoption,  éduca- 
t  on  et  correction  des  enfants  pauvres,  abandonnés,  orphelins  ou 
vicieux  (Paris,  1875,  in-8");  de  Citawsuo,  Rienfaisance  pub'icpie  (Vavh, 
1839,  -4  vol.  in-8");  On. les,  la  Société  de  Charité  materuelle  de  Paris 
(l'aris,  1887,  in-8'');    IIurert-Valleroux,  la   Cliarité  avant  et  depui-i 


IISÏRODUCTION    nil5M0GUAPHIQ(lE  xiii 

1789  (I*aris,  1890,  iii-8");  Lai.lejiano,  la  [icvolnVon  et  les  pauvres 
(P;ii-is,  1898,  iii-8'0;  Lf-coq,  /'Assistance  parle  travail  (Paris,  190'), 
in-8")  ;  Mac-Al'likfe,  la  lie'volution  et  les  hôpitaux  de  Paris  (l^aris, 
1901,  iii-8")  ;  iNaville,  De  la  charité  léçjale,  de  ses  effets  et  de  ses 
causes,  et  spécialement  des  niai\on-;  de  travail  et  de  la  jiroseri/itinn  de 
la  niendic/tc'  (Paris,  183(5,  2  vol.  iii-8");  Pautliui  ii,  t Assistance  à 
Paris  sous  Caneien  ré(/iine  et  pendant  la  /i"vnlntion  (I*aris,  1897, 
iii-8")  ;  Picot,  Discours  an  Con(/rès  (T assistance  puhlifpie  et  de  hlenfid- 
sance  jn-ivée  de  1900;  Pœvue  philanthropique^  aimées  190)  et  1901; 
SriiAi'ss,  As<isiance  sociale  (Paris,  1901,  in-8");  Tuetey,  l'Assistance 
publique  à  Paris  pendant  la  Jir'volut'on  (Paris,  1895  et  suiv.,  îî  vol. 
in  i").  ÎNous  devons  une  mention  s[)é('iale  à  cet  ouvraj;e,  non  seiile- 
iiient  à  raison  des  documents  publiés  pour  la  première  lois,  mais 
aussi  pour  1  admirahle  introduction  [)lacée  en  tête  du  tome  I. 

GIlAPirUIC     V.     I.  ÉMUJIt  AIION    AIX     ÉTATS-UNIS.     l,E     ItKTOI   II     ET 

LA     KADIATION   (1792-1800). 

Henri  Oauhf.,  les  Emigrés  français  en  Au\éri<jiie  (lievue  de  Pari,. 
15  mai  1898);  Charavav,  le  General  La  Fayette  (Paris,  1898,  in-8''); 
CiîoizET,  Observations  justificatives  sur  l'Ecole  nationale  de  Liancourt 
depuis  son  origine  juupi'à  ce  jour  (1"  vendémiaire  an  Vil,  pièce); 
Daudet,  les  Enuyres  et  la  seconde  coalition  (Paris,  188(5,  in-8");  Ton- 
NhRON,  Histoire  générale  des  én)i(jrés  (Paris,  1884,  :2  vol.  in-8"); 
llENNiNcis,  Bilder  ans  veryamjener  Zeit  ans grossentlieils  unijedrucliten 
Familienpapieren  (llambui-j; ,  A;;entur  d(\s  Raulien  Ihiuses.  1881, 
2  vol.  in-8";;  Mapei.in,  Fouché  (Paris,  1900,  iu-8");  Sagnac,  la  Léjis- 
la'ion  civile  de  la  Hevolution  française  (Paris,  1898,  in-8");  Vandal, 
l'Avènement  de  Bonaparte  (Paris.  1902,  in-8") 

CllAPlTIŒ    VI.    UN    indépendant    sous     LE    CONSULAT    ET     l'e.MPIHE 

(1800-1815). 

AuLAitD.  Eiat  de  la  France  en  tan  VIII  et  l'an  /X  (Paris,  1897, 
in-8°);  Cambiu,  Description  du  département  de  l'Oise  (Paris,  an  XI, 
in-8")  ;  DuGLAU.v,  /7/>'(y/V'/r  soe'ale  (Paris,  1901,  in-8'');  Henri  Hous- 
SAVE,  il  1814  »  (Paris,  1901),  iii-12;;  Husson,  liecherches  hisloricjues  et 
médicales  sur  la  vaccine  (Paiis,  1801,  in-S»)  ;  Masson,  Joséphine,  impé- 
ra'riee  et  rei'ie  (Paris,  1899,  in-8°);  Péan  de  Saint-Oilles,  la  Maison 
phiinntitropijjue  de  Paris  (Paris,  1892,  in-12);  Louis  Rivii'iie,  Men- 
diants et  v(((jabonds  (Piivh,  1902.  in- 12);  Rapport  du  Comité  eeulral 
de  vaccine  établi  à  Paris  par  la  Société  des  souscripteurs  pour  l'examen 
de  celte  découverte  (Paris,  an  .\1,  180:5.  in-8"). 

GHAP1TU1-:   Vil.  —   UN   i'aiiî   libfhal.   —   vie  locale  (1815-1823). 

et    CllAPrrKI'2    Vlll.    la    DISGRACE    ET    LES    DERNlÈHES    ANNEES.   

LA    .MORT   ET    LES   OBSÈQUES   (1823-1827). 

Année,  le  livre  noir  de  MM.  Uelavau  et  Franchet  ou  Réper- 
toire alphabéti(jue  de  la  police  politi(/ue  sous  le  ministère  déplorable^. 


XIV  INTRODUCTION    BIBLIOGRAPHIQUE 

ouvrage  imprimé  (raprès  les  re{;istres  do  l'administration  (Paris,  1829, 
2  vol.  in-8");  Geoffroy  de  Gka>jdmaisox,  la  Comjréijation  (Paris, 
1889,  in-8»);  Laya,  Élude  sur  M.   Thiers  (Paris,  1846,  2  vol.  in-8°). 

—  yotice s  parues  dans  les  comptes  rendus  de  C Académie  des  sciences  et 
de  [Académie  des  sciences  morales  et  politiques  :  Académie  des 
:S(iences  :  I'eourens,  Chaptal,  1835,  t.  XV,  2"  série,  p.  1  ;  Jussieu, 
1838,  t.  XVll,  2«  série,  p.  1;  Delessert,  1850,  t.  XXII.  2^  série,  p.  119. 

—  Académie  des  sciences  morales  :  Charton,  Hippolyle  Carnot, 
t.  CXXIX,  p.  892;  PicOT,  Raynouard,  1902;  Hemusat,  Notice  sur 
Casimir  Perier  en  tète  des  discours  (Paris,  1838,  3  vol.  in-8");  Revue 
encyclopéditjue  ou  Analyse  raisonnée  des  productions  les  plus  remar- 
^juabL's  dans  la  littérature,  les  sciences  et  les  arts,  par  une  réunion 
<le  membres  de  l'Institut  et  d'autres  hommes  de  lettres,  Jullien, 
de  Paris,  diiecteur  (Par-is,  1819  et  suiv.,  4  vol.  pai-  an);  Thireau- 
Da.xgin,  le  Parti  libéral  .>.o//v  la  Restauration  (Paris,  187(),  in-8»); 
AV'elschinger,  le  Procèi  du  maréchal  Ney  (Paris,  1893,  in-8°). 

GIlAPITllE    IX.  —  les   oeuvres.  —   i.a  création  de   l'enseignement 

TECHNIQUE.     —    LES    ÉCOLES    DES    ARTS    ET    METIER».    LE    CONSERVA- 
TOIRE.     LES  EXPOSITIONS.   LES  CONSEILS   TECHNIQUES  (1800-1823). 

C0-.TAZ,  Rapport  du  jury  ce?itral  sur  les  produits  de  l'industrie  fran- 
çaise (Paris,  1819,  in-8°);  Dupin,  Avantacjes  sociaux  d'un  en^eifjne- 
uicnl  public  appli(jué  à  l'industrie  (Paris,  1824,  in-8',  pièce);  L'Ensei- 
gnement te<hiù(/iie  en  France  (1900,  in-4",  publication  officielle); 
EuvRAiu>,  Hisioricjue  de  l'Ecole  nationale  d'arts  et  métiers  de  Chàlons- 
sur-i\Iarne^  depids  sa  fondation  jusqu'il,  nos  jours  (Chàlons-sur-Marne, 
1895,  in-8»);  Glettiek,  Histoire  des  Eco'es  nationales  d'arts  et  mét'ers 
(Paris,  1880,  in-8");  Hui^uet,  Notice  liistoritjue  sur  le  Conservatoire 
des  arts  et  métiers,  revue  par  Levasseur,  en  tète  du  catalojjue  des  col- 
lections (Paris,  in-12,  1511)1.  du  Conservatoire,  Xa  29);  Pompée,  Rap- 
ports à  l'Exposition  de  1867  sur  l'enseùjnement  secondaire  des  adultes 
et  les  cours  polytechniques^  et  sur  l'enseit/nement  technifpie,  classes  89 
et  110  (Paris,  publication  officielle,  I8H7,  in-8";;  Piecueil  des  lois, 
ordonnances,  elc.^  relatifs  au  Conservatoire  des  arts  cl  m('tiers  et  à  la, 
création  des  cours  publics  de  cet  établissement  (Paris,  1889,  in-8"). 

CIlAPITIiE  X.     LES    OEUVRES    {suite).    ASSISTANCE.    KNSEIGNK- 

3IENT.    PRÉVOYANCE   (1815-1823). 

ET     CIIAI*lTRI'j     XI.    LES    0..UVRES    {fin).    RÉFORMES    PÉNITEN- 
TIAIRES.          SOCIÉTÉ    DE    MORALE   CHRÉTIENNE    (1815-1827). 

Appert,  Journal  des  prisons,  hospices,  écoles  j)rlmalres  et  établisse- 
ments philantliropi(/ues  (l\ins,  1825-1831,9  vol.  in-8")  ;  A.ppei\t, Ra(jnes, 
priions,  crinùnels  {Viiv'is,  1836,  in-8");  Bayard,  la  Caisse  d'éparyne  et 
de  prévoyance  de  Paris  (Paris,  1901,  in-8°)  ;  Hérenger,  Des  moyens 
projn-es  à  (jénéraliser  en  France  le  système  pénitentuùre  (Paris,  1836, 
in-8");  Heaumont  et  Tocqueville,  le  Système  pénitentiaire  aux  Etats- 
Unis  (i*aris,  1845,  in-12);  Bournat  et  Daru,  la  Société  royale  des pri- 


INTRODUCTION    T,  1  HL  lOG  U  A  P  II I  Q  UE  xv 

sons.  Bévue  pc'nUentiaire  {Bulletin  de  la  Soriclc  tjencrale  des  prisons 
J878);  Crnlennire  (/e  r  Internat  (le  Bro<jrèsniciUcal,'.\\  mai  190:2;;  Ciiak- 
Lr.T\,  Histoire  du  Sainl-Simonisme  [Viu'\!>,  I89(j,  in-li)  ;  Clavkau,  De  la 
police  de  Paris  et  de  ses  abus  (l»aiis,  1831,  iii-8");  Enquête  parlemen- 
taire sur  le  rëtjime  des  établissements  pénitentiaires,  rapports  de 
MM.  l>iRi.NGKu,  d'ITaussonvii.i.k  et  Voisin  (Paris.  I87G,  iii-8%  t.  VI, 
Vil.  VIII);  G  H  AMI  u.  Un  Béformatoire  en  1814  [Bévue  péniten'iaire, 
1898);  Giu.Aiii),  Kdueatlon  et  instruction,  en>.ei;jneinent  primaire 
(Paris,  1887,  iu-12);  Mme  de  NinoviT,  De  la  réforme  du  système 
pénitentiaire  en  France  (Paris,  18;}8,  iii-8'):  Michkc,  l'Idée  de  l'Etat 
(Paris,  189(),  in-8'')  ;  Benseujnements  pour  servir  à  t histoire  d'une 
Société  de  charité  ou  de  bonnes  a'uvres  fondée  par  l'abbé  Lecjris-Duval 
(anonyme,  du  D"-  Pi<;nier,  Paris.  18<)l,  pièce  in-8".);  (anonyme), 
JSotice  sur  l'abhé  Arnonx  (Pai-is,  pièce  in-8')  ;  lilélanyes.  compienant 
les  rapports  laits  au  roi,  au  Conseil  {jénéral  des  prisons  de  Paris,  par 
Decazes,  lUjjot  de  Préameneu,  La  Rochefoucauld,  Jac(|uinot  de  J*am- 
pelune,  Try  ;  les  statuts  de  la  Société  royale,  la  list(;  des  fondateurs, 
le  rè{;lement  spécial  des  j)i'isons  du  royaume;  les  visites  dans  les  [)ii- 
sons  de  l'Eure,  de  la  Seine-Inférieure;  recueil  factice  (Paiis,  1819, 
in-4");  Bévue  occidentale,  articles  d'Au{îuste  Comte,  t.  VHI  et  X\l 
(Paris,  188i,  in-8');  Saint-Simon,  l'Industrie  ou  Discus^iions  poUticpies, 
morales  et  philosophiques  dans  l'intérêt  de  tous  les  hommes  livrés  à  des 
travaux  utiles  et  indépendants  (Vavis,  1817,  in-8"  et  in-4');  G.  Weill. 
l'École  saint-simonienne  :  son  Ins'oire,  son  influence  jusqzi'à  nos  jours 
(Paris,  1896,  in- 18). 


Amis  connus  ou  inconnus,  tous  ceux  à  qui  nous  nous  sommes 
adressé  nous  ont  libéralement  ouvert  l'accès  des  dépots  publics  et 
privés  et  ont  facilité  nos  recherches  avec  une  inépuisai)le  complai- 
sance. Nos  correspondants  nous  permettront  de  les  unir  dans  un 
même  sentiment  de  profonde  {fiatitude.  Ce  sont  :  M.  Aulard,  profes- 
seur à  la  Kaculté  des  lettres;  —  Mme  lîaras,  veuve  de  M.  IJaras, 
auteur,  sous  le  nom  de  Lucis,  de  la  mono{;raphie  du  canton  de  Lian- 
court;  —  MM.  Bavard,  agent  {général  de  la  Caisse  d'épaqpie  et  de 
prévovanc(;  de  Paris;  —  de  Beaurepaire,  archiviste  départemental  de 
la  Seine-Inférieure:  —  Be{;ouen,  ancien  bâtonnier  au  Havri';  — 
Beliii,  directeur  de  la  Caisse  d'éparjfiie  de  Liancourt;  —  lîonneville 
<le  Marsanj;v,-  —  Bournon,  arcliivisti-  paléoj;iaphe  ;  —  Bietle,  membre 
de  la  Société  de  riiistoire  de  la  Révolution  française;  — Brun,  chaq;é 
du  service  des  Archives  historiques  du  ministère  de  la  {fuerrc;;  — 
Cahen,  ajfréjjé  d'histoire;  —  le  capitaine  Carnot,  dépositaire  des  pré- 
<;ieux  papiers  de  sa  famille; —  Casimii-Perier;  —  Caudel,  bibliothé- 
caire à  l'Ecole  des  sciences  politiques;  —  Chandèze,  directeur  du 
Conservatoire    des    arts  et  métiers;   —  l'abbé  Chaptal;  —  Adolphe 


XVI  IISTRODUCTION    BIBLIOGRAPHIQUE 

Golm,  professeur  à  l'Université  de  Colunibia  ;  —  de  Gorny,  secré- 
taire {{énéral  de  la  Société  de  patronajje  des  jeunes  détenus;  — 
Couard,  arcliiviste  départemental  de  Seine-et-Oise;  —  Goyecque, 
archiviste  aux  Archives  de  la  Seine;  —  Cuvinot,  sénateur  de  l'Oise; 

—  Dahert,  bihliotiiécaire  de  la  ville  de  IJeauvais;  —  Dehérain, 
hil)liotliécaire  de  l'Institut;  — Delmas,  élève  de  l'Idole  des  chartes; 

—  Dorel,  employé  aux  Archives  de  l'Assistance  })ul)li(|ue;  —  Dioz, 
avocat;  —  D'^  Durand-Kardel,  secrétaire  ;;énéral  de  la  Commission 
du  centenaire  de  l'internat;  —  D"^  Dureau,  bibliothécaire  de  1  Aca- 
démie de  médecine;  —  iJuvand,  publiciste;  —  Fidière  des  Prin- 
veaux,  criticjue  d'art;  —  Aujfustin  Filon  ;  —  Fleury,  secrétaire  de 
la  mairie  de  Liancourt;  —  comte  Fov  ;  —  Gamblon,  ancien  maire, 
notaire  honoraire  à  Liancourt  ;  —  Gilbert-IJoucher  ;  —  l'abbé  Goilin. 
vicaire  à  Liancourt;  — Granier,  inspecteur  général  des  services  admi- 
nistratifs; —  Othon  Guerlac,  professeur  à  Cornliill  Fniversitv;  — 
llennet,  chaque  du  service  des  Archives  administratives  du  minis- 
tère de  la  {fuerre;  —  de  Ilérédia,  bibliothécaire  de  l'Arsenal;  — 
llusson,    petit-Hls    de    l'ancien    directeur   de    l'Assistance    publique; 

—  Si{fismond  Lacroix,  historien;  —  Léon  Lallemand,  correspondant 
de  l'Institut;  —  Lamaure,  professeur  à  l'école  de  Saint-Cloud  ;  — 
Lanfjlois,  bibliothécaire  adjoint  à  Beauvais;  —  le  comte  Aymery  de 
La  Kocbefoucauld;  —  le  duc  de  La  Rochefoucauld;  —  le  duc  de 
La  I>()(  he-Guyon  ;  —  Laurent,  directeur  de  l'I^cole  des  arts  et  métiers 
de  Châlons  ;  —    Lucien  La/ard,  archiviste  aux  Archives  de  la  Seiue; 

—  Lemari(|nier,  secrétaire  {général  de  la  Société  pour  Finstruction 
élémentaire;  —  Levasseur.  membre  de  l'Institut;  —  Edouard  Lockroy  ; 

—  Albert  Malet;  —  Malvin,  professeur  de  français  à  Londres;  — 
Mastier,  préfet  des  Bouches-du-Uhône  ;  —  Mauner,  archiviste  de 
l'Assistance  publi(]ue;  —  INlazeroUe,  archiviste  à  l'Administration  des 
monnaies  et  médailles;  —  iMesséan,  ami  de  la  famille  de  M.  Thi(Ms; 

—  Metman,   secrétaire  {jéiu'ral  de  la   Société  de  Charité  maternelle; 

—  Ilenrv  Michel,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres;  — llené  Millet; 

—  Monod,  directeur  de  l'Assistance  publique;  —  Péan  de  Saint- 
Gilles,  vice-président  de  la  Société  philanthropi(iue  ;  —  Pouillet. 
bibliothécaire  de  la  ville  de  Clermont  (Oise;  ;  —  liais,  attaché  à  la 
bibliothèque  de  la  Chambre  des  députés; —  Kebelliau,  bibliothécaire 
de  l'Institut;  —  Renaud,  économe  de  l'hospice  de  Liancourt;  — 
Albert  Rivière,  secrétaire  [fénéral  de  la  Société  ffénérah;  des  prisons; 

—  Roslin,  petit-Hls  du  peintre;  —  Roussel,  archiviste  départemental 
de  l'Oise;  —  Schmidt,  archiviste  aux  Archives  nationales,  qui  nous 
a  {grandement  facilité  nos  recherches;  —  l'abbé  Seillier.  chanoine 
honoraire; —  Simiand,    i)ibliothécaire  du  ministère  du    commerce; 

—  Tuetey,  sous-chef  de  section  aux  Archives  nationales;  —  Van 
llamel,  professeur  à  l'Université  d'Amsterdam;  —  et  Welschinjjer, 
bibliothécaire  au  Sénat. 


UN    PHILANTHROl'E    D'AUTREFOIS 


LA  IIOCHEIOUCALLII-LIA^COURT 

(1747-1827) 


CHAPITRE  PREMIER 

UN    DUC    ET     PAIR     PHILOSOPHE 
^^1747-1789; 

I.  —  La  vie  et  l'œuvre  :  un  véritable  ami  des  hommes. 

II.  —  La  famille  :  les  ancêtres.  —  Les  grands-parents;  le  duc  Alexandre  et  la 
duchesse  de  Chàteauroux  :  indépendance  de  caractère,  goût  des  nouveautés, 
esprit  de  liienfaisance. 

III.  —  Première  éducation.  —  L'hôtel  La  Rochefoucauld.  —  La  duchesse  d'En- 
ville.  —  Le  monde  et  les  philosophes.  —  Formation  intellectuelle  et  morale. 
—  Choiseul.  —  Voyages  en  Angleterre. 

IV.  —  Liancourt  et  la  Duharry.  —  Le  grand  maitre  de  la  garde-rolie  :  le  récit 
de  la  dernière  maladie  de  Louis  XV. 

V.  —  Le  régiment  des  dragons  La  Rochefoucauld.  —  Un  colonel  sous  l'ancien 
régime. 

VI.  —  La  vie  rurale  à  Liancourt.  —  Premiers  essais  agricoles  et  industriels  ; 
débuts  de  l'enseignement  technique.  —  L'école  de  Liancourt. 

VIL  —  Relations  avec  Louis  XVI.  —  Sensibilité  de  la  société  française.  —  [Pre- 
mières réformes  hospitalières,  premières  sociétés  charitables. 

VIII.  —  L'assemblée  provinciale  de  Soissons.  —  La  question  des  chemins.  — 
Les  débuts  de  l'homme  d'Etat  :  Finances  et  crédit;  le  budget  d'un  plivsio- 
crate.  —  Un  privilégié  ennemi  des  privilèges. 


I 


La  RochefoucauId-LiancGurt  n'aimait  pas  le  titre  de  philan- 
thrope. 

«  Ceux  qui  croiront  me  traiter  favorahlement,  écri\  ait-il  en 
1819(1) ,  m'accuseront  d'une  philanthropie  universelle  qui  ne 

l'I)    Les  Prisons  de  Philadelphie,  par  un  Européen,  4"  édition.   Préface. 

1 


2  LA    ROCHEFOUCAULD-T>IANCOURT 

ressemble  pas  mal  à  une  rêverie...  Le  mot  de  philanthrope, 
qui,  dans  sa  véritable  acception,  est  assurément  un  titre  très 
honorable,  a  été  depuis  longtemps  si  ridiculement  employé, 
si  banalement  appliqué,  qu'il  est,  dans  Tesprit  de  beaucoup 
de  personnes,  svnonvme  de  celui  de  visionnaire  ou  de  sœur 
du  pot,  comme  celui  d'homme  à  idées  libérales  est,  pour 
d'autres  esprits,  svnonvme  de  révolutionnaire  ou  de  jacobin.  " 
Ce  nom  de  philanthrope  est  pourtant  celui  qui  convient  à 
La  Rochefoucauld-Liancourt.  ^  L'ami  des  hommes  "  ,  il  mérite 
mieux  ce  titre  que  le  marquis  de  Mirabeau,  physiocrate 
bilieux,  tyran  domestique  et  geôlier  de  son  fils.  La  Roche- 
foucauld-Liancourt a  vécu  quatre-vingts  ans.  Né  à  côté  du 
trône,  il  trouve  dans  son  berceau  un  duché-pairie  et  une  des 
charges  les  plus  enviées  de  la  cour  de  Versailles.  Gentilhomme 
et  non  courtisan,  il  se  détourne  avec  répugnance  des  tlésordres 
de  rOEil-de-Bœuf.  Quand  u  léternité  sonne  89  "  ,  la  Révolu- 
tion le  trouve  debout  et  prêt  à  servir  le  peuple  sans  aban- 
donner le  Roi.  Il  est  royaliste  et  démocrate  :  à  la  Consti- 
tuante, il  ne  sépare  pas  la  monarchie  de  la  nation,  la  liberté 
de  la  constitution.  Quand  la  Révolution  devient  sanguinaire, 
il  fuit  l'échafaud,  il  se  détourne  de  l'armée  de  Coudé;  émigré, 
mais  patriote,  il  se  réjouit  des  victoires  françaises  et  va  cher- 
cher sur  la  terre  d'Amérique  des  lumières  et  des  exemples. 
Le  Consulat  le  rappelle;  Napoléon  se  borne  à  utiliser  son 
expérience  pour  la  direction  de  ses  écoles  techniques.  La 
Restauration  le  retrouve  tel  que  la  monarchie  lavait  laissé  :  il 
lutte  contre  les  ultras;  à  la  Chambre  des  pairs,  il  siège  dans 
les  rangs  des  libéraux.  Il  paye  de  sa  disgrâce  son  indépen- 
dance, et  le  scandale  de  ses  obsèques  annonce  les  journées  de 
Juillet. 


II 


François-Alexandre-Frédéric,    d'abord    duc  de  Liancourt, 
ensuite  duc  de  La  Rocliefoucauld,  naquit  à  la  Roche-Guyon  le 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  3 

mercredi  11  janvier  1747.  11  fut  ondoyé  le  même  jour  «au 
château  de  ce  lieu  })ar  permission  de  Mgr  l'archevêque  de 
Rouen  »  .  Il  était  né  «  du  légitime  mariage  de  très  haut  et  très 
puissant  seigneur,  M.  Louis-Armand-Francois  de  La  Roche- 
foucauld, duc  d  Estissac,  brigadier  des  armées  du  Roi  et  gou- 
verneur de  Bapaume,  et  de  très  haute  et  très  illustre  dame, 
Mme  Marie  de  La  Rochefoucauld,  duchesse  d'Estissac,  les  père 
et  mère  '  .  Les  témoins  furent  M.  Charles  Garnier,  prêtre- 
vicaire,  et  le  "  sieur  2^icolat  Grantet,  maître  de  pension  et  élève 
de  cette  paroisse  (1)  »  .  L'enfant  fut  baptisé  le  lundi  treizième 
jour  de  mars  de  la  même  année.  Le  parrain  et  la  marraine 
étaient  de  petites  gens  :  1  un  s'appelait  Pierre  Alexandre; 
l'autre,  Marie  de  Montreuil  a  de  cette  paroisse  "  et  M.  Dubosq, 
curé,  qui  reçoit  l'acte,  ajoute  :  «  Le  parrain  a  signé  et  la  mar- 
raine a  déclaré  ne  savoir  signer.  » 

Le  père  et  la  mère  de  Liancourt  (tel  est  le  nom  qu'il  porta 
jusqu'à  la  mort  du  duc  de  La  Rochefoucauld,  son  cousin)  (2) 
étaient  issus  tous  deux  de  la  famille  La  Rochefoucauld.  Deux 
des  branches  s'étaient  détachées  au  seizième  siècle  de  ce  tronc 
touffu  pour  se  réunir  dans  la  personne  du  duc  d'Estissac,  son 
père,  et  de  Mlle  de  La  Roche-Guyon,  sa  mère. 

L'historien,  — plus  soucieux  de  ses  ancêtres  qu'il  ne  1  était 
lui-même,  —  tient  à  retrouver  chez  eux  les  traits  caractéris- 
tiques du  philanthrope.  D'Hozier  appelle  la  maison  de  La 
Rochefoucauld  "  la  plus  illustre,  la  plus  noble,  la  plus  grande, 
la  plus  ancienne  de  Saintonge  et  d'Angoumois  »  .  Elle  remonte 
au  onzième  siècle  et  à  Foucauld  I",  seigneur  de  la  Roche-en- 


(1)  Arcli.  adin.  de  la  Guerre,  n"  1289,  dossier  de  Lian<;ourl.  (Appen- 
dice n"  I.) 

(2)  Après  cette  mort  tra{{ique  (4  septembre  1792)  le  titre  de  duc  de  La  Roche- 
foucauld revint  au  duc  de  Liancourt.  11  ne  le  porta,  ni  pendant  rémi{;ration,  ni 
sous  le  Consulat  et  l'Empire.  Il  ne  le  reprit  que  quand  il  rede\int  pair  de  Franie. 
Même  à  cette  époque,  il  se  fit  de  préférence  appeler  duc  de  La  Rochefoucauld- 
Liancourt.  C'est  sous  ce  nom,  avec  ou  sans  le  titre  de  duc,  qu'ont  paru  ses 
ouvraf;es.  C'est  sous  ce  nom  que  le  connaît  l'histoire. 

La  biojjraphie  que  son  fils  a  publiée  en  1831  est  intitulée  :  Vie  du  duc  de  La 
Bochefouc(culd- Liancourt  [^François- Alexandre-Frédéric)^  par  Frédéric-Gaétan , 
marquis  de  La  Rochefoucauld-Liancourt,  son  fils. 


4  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Aiigoumois  sous  le  roi  Robert.  Aliénor  de  Guyenne,  première 
femme  de  Louis  VII,  descendait  de  Foucauld  P'.  Louis  XL  en 
1468,  appelait  Jean  de  La  Rochefoucauld  "  son  féal  et  amé 
cousin  »,  et,  quatre  siècles  plus  tard,  l'ordonnance  de 
Louis  XVIII  qui  révoquait  le  duc  de  toutes  ses  fonctions  le 
saluait  du  même  titre.  François,  fils  de  Jean,  fut  le  parrain 
du  roi  François  I"  qui,  pour  le  remercier,  érigea  en  comté  la 
seigneurie  et  baronnie  de  la  Rochefoucauld.  François  III, 
petit-fils  du  comte  François,  embrassa  la  religion  réformée. 
Le  2-4  août  1572,  Charles  IX,  "  qui  avait  badiné  avec  lui 
jusqu'à  onze  heures  du  soir  »  ,  lui  envoya  six  hommes  mas- 
qués qui  le  tuèrent  à  coups  de  poignard.  Ce  huguenot  s'était 
signalé  à  la  défense  de  Metz,  en  1552,  et  avait  été  fait  pri- 
sonnier à  Saint-Quentin.  Il  est  le  quadrisaïeul  de  Liancourt. 
C'est  à  ce  moment  que  se  détachent  les  deux  branches  qui  se 
réuniront  par  le  mariage  du  duc  d'Estissac  et  de  Mlle  de  La 
Roche-Guyon. 

Du  côté  paternel,  les  La  Rochefoucauld  dits  de  Roye  ser- 
vent vaillamment  la  France  :  Frédéric-Charles  est  lieutenant 
général  en  1676;  il  est  ensuite,  avec  la  permission  du  roi  de 
France,  grand  maréchal  de  Danemark,  pair  d'Irlande.  Il 
épouse  sa  cousine  Elisabeth  de  Durfort  qui,  en  1688,  "  entre 
en  religion  réformée  "  .  Son  fils  Charles,  grand-père  paternel 
de  Liancourt,  tient  son  rang  à  la  façon  classique.  11  est  colonel 
du  régiment  de  Guyenne,  lieutenant  général  et  gouverneur 
de  Bapaume. 

Du  côté  maternel,  c'est  la  glorieuse  lignée  des  François  : 
François  IV,  l'ami  de  Henri  IV,  est  tué  par  les  ligueurs 
en  1591  ;  François  V  épouse  Gabrielle  du  Plessis,  fille  du  sei- 
gneur de  Liancourt;  François  VU,  <■  plus  riche  d'amis  que  de 
biens  "  ,  épouse,  en  1659,  la  fille  du  comte  de  La  Roche-Guyon, 
Ciiarlotle  du  Plessis-Liaiicourt,  mariage  qui,  selon  la  grande 
Mademoiselle,  "  rétablit  la  maison  de  La  Rochefoucauld, 
b'Kjuclle  n'était  pas  aisée  »  .  La  famille  s'installe  alors  dans 
ladmirable  hôtelule  la  rue  de  Seine  qui  avait  jadis  appartenu 
à  Louis  III  de  Bourbon,  comte  de  Montpensier,  et  dont  les 


UN    DUC    ET    PAIll    PHILOSOPHE  5 

parterres,     dessinés    par     Kobert,     émerveillaient   les    Pari- 
siens (1). 

François  VII,  après  avoir  eu  l'épaule  fracassée  au  pas- 
sage du  Rhin,  meurt  g^rand  veneur  etgrand  maître  de  la  garde- 
robe  en  17  14.  François  VIII,  arrière-grand-père  maternel  de 
Liancourt,  obtient  l'érection  de  la  Rochc-Giiyon  en  duché- 
pairie  :  il  est  duc  et  j)air,  maréchal  de  camp,  chevalier  des 
ordres;  ses  fonctions  de  cour  sont  le  prix  de  ses  services  mili- 
taires :  il  se  bat  à  Fleurus,  à  Steinkerque  ;  à  Neerwinden,  il  a 
le  pied  cassé,  et  meurt  chargé  d'honneurs  en  1728. 

Parmi  ces  soldats.  Fauteur  des  Maxime?,,  François  VI,  dore 
le  vieux  blason  «  burelé  d'argent  et  d'azur  à  trois  chevrons  de 
gueules  "   d'un  rayon  de  gloire  littéraire. 

Dans  la  vie  du  grand-père  maternel,  Alexandre,  duc  de  La 
Rochefoucauld  et  de  La  Roche-Guyon,  se  retrouvent  les  qua- 
lités caractéristiques  du  petit-fils  :  les  qualités  intellectuelles, 
le  goût  des  sciences,  la  hardiesse  d'esprit  que  n'effrave  aucune 
nouveauté;  —  les  qualités  morales,  la  bonté,  le  courage  civil, 
l'indépendance,  la  fierté  qui  ne  se  courbe  ni  devant  les 
caprices  des  favorites,  ni  devant  les  fantaisies  du  souverain. 

A  dix-sept  ans,  il  sert  comme  enseigne.  Sous  Forbin,  pen- 
dant la  guerre  de  la  succession  d'Espagne,  il  fait  partie  de 
l'escadre  qui  tente  une  pointe  sur  l'Ecosse  en  faveur  de 
Jacques  III;  pendant  vingt  ans,  il  guerroie  sur  terre  et  sur 
mer;  il  prend  part,  sous  Villars,  aux  sièges  de  Douai,  du 
Quesnoy,  de  Rouchain;  il  fait  campagne  avec  Berwick  sur  le 
Rhin  et  dans  le  Guipuzcoa. 

A  trente-huit  ans,  il  est  chevalier  des  ordres,  duc  et  pair, 
grand  maître  de  la  garde-robe.  Il  réunit  sur  sa  tête  tous  les 
titres  de  la  famille;  mais  il  n'a  pas  de  fils.  Le  duché  de  la 
Rochefoucauld  et  celui  de  la  Roche-Guyon  vont  s'éteindre  à 
sa  mort:  en  février  17:J2,  des  lettres  patentes  lui  accordent,  à 

(1)  Bibl.  nat.,  Fslampes,  Topograpliic  de  la  France,  V»  271.  Ce  recueil  ren- 
ferme des  plans  de  l'hôtel,  des  coupes  des  appartements,  des  vues  du  parterre. 
Mercier,  architecte  du  roi,  avait  construit  l'hôtel.  Une  gravure  d'Israël  Silvestre 
(à  Paris,  chez  Henriet.  rue  de  l'Arbre-Sec)  donne  une  idée  de  la  splendeur  de 
r  «  hôtel  de  Liancourt"  . 


6  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

défaut  de  mâle,  «  de  continuer  et  d'étendre  ladite  pairie  en 
faveur  d'une  de  ses  filles  et  de  sa  descendance  mâle  seule- 
ment, pourvu  qu'elle  eût  contracté  mariage  de  notre  agré- 
ment avec  une  personne  du  nom  et  de  la  maison  de  La  Roche- 
foucauld... et  par  la  juste  espérance  où  nous  sommes  que 
ceux  du  nom  de  La  Rochefoucauld  que  notre  dit  cousin  choi- 
sira pour  épouser  ses  dites  filles,  marchant  sur  les  traces  de 
leurs  ancêtres,  mériteront  aussi  les  mêmes  honneurs  (1)  »  . 
—  u  Cette  grâce,  dit  Saint-Simon,  fut  hien  autre  que  celle  que 
le  vieux  duc  de  La  Rochefoucauld  avait  arrachée  du  feu  roi  et 
telle  qu'elle  ne  fut  jamais  imaginée  ni  conçue.  " 

Aussitôt  après  les  lettres,  les  deux  filles  du  duc  Alexandre 
se  marient  :  l'aînée  épouse  son  cousin,  le  marquis  de  Roucy, 
qui  est  créé  duc  d'Enville;  la  cadette,  trois  ans  après,  épouse 
Armand  de  La  Rochefoucauld  de  Roye,  qui  est  fait  duc  d'Es- 
tissac. 

Le  duc  Alexandre  est  en  grand  crédit  auprès  du  roi,  si 
grand  qu'en  1740  il  lui  fait  des  représentations  sur  la  misère 
des  provinces  (2) .  Sa  franchise  finit  par  le  mettre  en  vilaine 
posture.  Louis  XV  tombe  malade  à  Metz,  la  peur  de  l'enfer  le 
rend  à  la  reine,  il  se  réconcilie  avec  elle,  chasse  la  duchesse 
de  Châteauroux  et  demande  pardon  à  la  cour  de  ses  scan- 
dales. Mais,  le  péril  passé,  "  la  même  faiblesse  qui  lui  avait  fait 
traiter  Mme  de  Châteauroux  avec  tant  d'ignominie  le  ramène 
à  ses  pieds  (3)  »  .La  Rochefoucauld  s'était  déclaré  contre  elle. 
La  favorite,  mortellement  offensée,  «  emploie  les  premiers 
instants  du  retour  de  son  crédit  à  la  vengeance"  .  »  Surtout, 
écrivait-elle,  ne  laissez  jamais  le  roi  en  tète  à  tête  avec  M.  de 
La  Rochefoucauld,  cela  m'inquiète.  «  Mais  ces  instructions  ne 
lui  suffisant  pas,  elle  obtient  le  renvoi  du  duc.  M.  de  Maure- 
j)as,  raconte  Besenval  dont  il  était  l'ami,  lui  dit,  de  la  part 
du  roi,  de  s'en  aller  à  la  terre  de  la  Roche-Guvon.   "  Cet  ordre 


(i)  Emile    Roussk,    La  Boclie-Guyon,   châtelains,   cliâteau   et   bojtrg,  p.    252 
et  suiv. 

(2)  D'Argenson,  cité  par  RoiSSK,  p.  2.Ï.5. 

(3)  Besesval,  Mémoires,  I,  p.  191. 


UN    DUC    ET    PAIP,    PHILOSOPHE  7 

manquait  de  la  formalité  nécessaire.  Il  n'était  donné  que  ver- 
balement à  M.  de  Maurcpas,  au  lieu  qu'il  est  nécessaire  qu'il 
soit  accompagné  dune  lettre  de  cachet.  M.  de  Maurepas  le  Ht 
remarquer  au  duc  de  La  Rochefoucauld  et  lui  offrit,  en  fai- 
sant faire  cette  attention  à  Sa  Majesté,  de  lui  parler  en  sa 
faveur  et  de  tâcher  de  faire  limiter  le  temps.  M.  de  La  Roche- 
foucauld le  remercia,  lui  dit  qu'il  se  tenait  pour  dûment  exilé; 
que,  ses  enfants  étant  en  bas  âge,  il  pourrait,  en  dix  ans,  leur 
procurer  dans  sa  terre  l'éducation  dont  ils  avaient  besoin  (1)  ; 
qu'à  cette  époque,  il  aviserait  à  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  con- 
venable à  faire  (2).  » 

La  disgrâce  du  parti  de  l'austérité  et  la  cabale  de  Metz 
révoltèrent  tout  Paris.  Le  duc  reçut  la  nouvelle  avec  séré- 
nité. 

Il  passa  dix  ans  à  la  Roche-Giivon,  y  recevant  tous  les 
gens  «  qui  voulurent  l'y  aller  voir  "  .  Il  venait  à  Paris  toutes 
les  fois  que  ses  affaires  l'exigeaient,  il  y  couchait  plusieurs 
nuits  avec   "  l'attention  seulement  de  n'y  voir  personne...  " 

Il  répara  son  château  et  partagea  son  temps  entre  la  Roche- 
Guyon  et  la  terre  de  Liancourt,  une  des  plus  magnifiques  de 
France.  Il  étudia  la  géographie,  l'astronomie,  la  physique. 
Curieux  de  science  et  confiant  dans  le  progrès,  il  fit  vacciner, 
en  17G0,  malgré  la  Faculté,  son  petit-fils  d'Enville,  âgé  dedix- 
scpt  ans.  C'était,  à  cette  époque,  une  grande  hardiesse  et  fort 
coûteuse  ^3; .  Il  pensait  aussi  à  son  village;  il  assainit  le  bourg, 
construisit  un  aqueduc,  un  réservoir,  un  lavoir  et  une  fon- 
taine et  amena  l'eau  d'une  distance  de  près  de  quatre  milles  : 
atjuam  hanc,  dit  llnscription,  variis  cannlibus  ductani  piiblicœ 
utiliiati;  il  refit  les  routes,  et  reconstitua  les  bois  par  des  plan- 
tations méthodiques. 

C'était  un  bon  cliâtclain,  actif,  industrieux,  agronome,  phi- 

(1)  H  s'agit  sans  doute  de  ses  petits-enfants.  Ses  deux  filles  sont  mariées,  l'une 
depuis  douze  ans,  l'autre  depuis  neuf  ans.  La  troisième,  Adélaïde,  est  morte  au 
couvent  de  la  Visitation  en  1737.  L'ordre  d'exil  est  de  novembre  1744. 

(2)  Bese^val,  I,  p.  192.  —  lloissE,  ouv.  cité,  p.  264. 

'3)  RoLSSE,  ouv.  cité,  p.  292.  Le  mémoire  des  «  frais  et  cadeaux  »  s'élève  à 
1,106  livres. 


8  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOUliT 

lanthrope,  «  fort  honnête  homme  »  ,  selon  Barbier,  «  et  un  peu 
philosophe  "    . 

«  M.  le  duc  de  La  Rochefoucauld,  dit  Diderot,  était,  en  ces 
derniers  temps,  presque  le  seul  qui  vécut  dans  ses  terres  en 
p^rand  seigneur...  Son  rang  se  montrait,  non  dans  la  hauteur 
de  ses  manières,  mais  par  d'éminentes  vertus.  Sa  fortune 
immense  servait  à  répandre  des  bienfaits,  à  encourager  Tin- 
dustrie,  à  mettre  le  pauvre  en  état  de  gagner  sa  vie  par  son 
travail.  Cet  esprit  de  bienfaisance  et  de  bonté  s'est  perpétué 
dans  sa  famille.  »  Pendant  la  disette  de  1757,  il  avait  sacrifié 
60,000  livres  î\  faire  travailler  tous  les  habitants  de  sa  terre. 
«  On  donnait  six  liards,  deux  sous  aux  enfants  de  cinq  ans  qui 
ramassaient  des  pierres  dans  des  petits  paniers  (1).  »  Si 
Diderot  avait  été  consulté,  c'est  cette  scène  qu'il  eut  voulu 
immortaliser  sur  la  toile,  au  lieu  du  sec  et  froid  tableau  de 
Roslin. 

Le  duc  Alexandre  ne  fit  aucune  démarche  pour  reparaître  à 
la  cour.  Au  bout  des  dix  ans  d'exil  qu'il  s'était  imposés,  il 
revint,  sans  permission,  s'établir  avec  sa  famille  à  Paris  : 
en  1752,  pendant  la  crise  du  jansénisme,  il  intervint  auprès 
de  l'archevêque  de  Paris,  M.  de  Beaumont,  pour  »  faire  envi- 
sager les  conséquences  et  les  rigueurs  du  clergé  "  .  Ce  fut  son 
seul  acte  d'intervention  publique.  «  Sa  conduite,  ajoute 
Besenval,  n'a  pas  été  celle  que  tient  ordinairement  un  exilé.  « 

Liancourt,  enfant,  connut  son  aïeul.  Il  avait  quinze  ans  à 
la  mort  du  duc.  Pas  plus  que  lui,  il  ne  devait  fléchir  ni  devant 
le  roi  ni  devant  sa  maîtresse.  Lorsque,  quatre-vingts  ans  plus 
tard,  il  fut  frappé  par  la  Restauration,  cette  injustice  n'arracha 

(J)  Salon  de  1765.  —  Édition  GaRmer,  Beinix-Ait.<!,  I,  p.  316  et  suiv.  Sous  ce 
titre  :  «  Un  père  arrivant  à  sa  terre  oiî  il  est  reçu  par  sa  famille  »  ,  le  peintre 
Roslin  avait  représente  le  duc,  mort  en  1762,  et  ses  deux  tilles,  les  duchesses 
d'Enville  et  d'Estissac,  suivies  de  leurs  enfants.  »  Greuze  avait  été  en  concurrence 
avec  Roslin  pour  ce  tableau;  il  voulait  rassembler  la  famille  dans  un  salon,  le 
matin,  les  hommes  étant  occupés  à  de  la  physique  expérimentale,  les  femmes  a 
travailler  et  les  enfants  turbulents  à  désespérer  les  uns  et  les  autres.  » 

Diderot  est  sévère  pour  Roslin;  il  critique  la  platitude  et  la  tristesse  de  la  com- 
position, la  raideur  des  figures  qui  l'a  fait  surnommer  «  le  jeu  de  qudles  de 
Roslin   ». 


UN    DUC    ET    PAir.    PHILOSOPHE  9 

ni  une  plainte,  ni  une  faiblesse  au  pelit-Hls  du  chevalier  des 
ordres  de  Louis  XV. 


III 


Du  père  et  de  la  mère  de  Liancourt,  l'histoire  n"a  pas 
retenu  beaucoup  de  détails.  Le  duc  d  Estissac  était,  parait-il, 
fort  aimé  du  roi  Louis  XV,  dont  sa  charge  de  grand  maître 
de  la  garde-robe  l'approchait  chaque  jour.  En  17G2,  il  devint 
chef  des  nom  et  armes  de  sa  maison  (1). 

La  première  instruction  de  Liancourt  fut  incomplète  :  a  J'ai 
reçu,  dans  mon  enfance,  dit-il,  léducation  accoutumée  alors, 
celle  du  collège  où  huit  à  neuf  cents  élèves  étaient  unique- 
ment employés  à  apprendre  le  latin  que  bien  souvent  on  ne 
savait  pas  en  sortant.  Sans  être  un  aigle  dans  mes  études,  je 
n'y  étais  pas  un  des  écoliers  les  moins  distingués,  c'est-à- 
dire  que  je  savais  un  peu  mieux  le  latin  que  quelques-uns  de 
mes  camarades,  et,  quoique  la  connaissance  de  cette  langue 
soit  une  base  solide  et  essentielle  de  l'instruction,  elle  est,  pour 
des  jeunes  gens  destinés  à  vivre  dans  le  monde,  plutôt  un 
moven  de  faciliter  les  études  auxquelles  on  veut  ultérieure- 
ment se  livrer  qu'une  science  acquise  et  isolément  utile  (2).  » 

«  Mes  parents,  dit-il  plus  loin,  étaient  vertueux  jusqu  à  la 
sévérité;  je  dois  à  leurs  bons  exemples,  à  la  sévérité  de  leurs 
mœurs,  et  même  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  de  l'exagération 
dans  leurs  principes  en  les  conq)arant  à  la  douce  facilité  des 


(1)  Louis-Armnnd-Franoois  de  L\  IIochefoucaild,  duc  d'Estissac,  avait,  sui- 
vant l'usaf^c,  (les  jetons  de  jeu  frappés  à  ses  armes.  En  voici  la  description  d'après 
V  Armoriai  (lu  jeUiiiophilc  pultWé  pai  M.  Fleuranjje  en  1901  :  "La  Piocliefoucauld 
(L.-A.-F),  duc  d'Estissac,  grand  niaitre  de  la  jjarde-robe  du  roi  et  {jrand  veneur 
de  France.  Écusson  entouré  des  colliers  des  ordres  du  roi  sur  un  manteau  sur- 
monté d'une  couronne  ducale  avec  la  Mélusine;  revers,  écusson  h  son  chifire  sur 
un  manteau  surmonté  d'une  couronne  ducale;  au-dessous  :  1753.  » 

(2)  Frcujmeiils  de  mémoires  à  la  suite  île  sa  Vie,  par  Gaétan,  p.  99. 


10  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

mœurs  d'alors,  d'avoir  été  préservé  de  grands  écueils  dans 
ma  jeunesse.  " 

Le  13  janvier  1763,  son  père  le  présentait  comme  mous- 
quetaire au  régiment  des  carabiniers  (1).  "  A  seize  ans, 
j'étais  déjà  dans  le  service.  A  dix-sept  ans,  j'étais  marié  : 
c'était  l'usage  du  temps  (2).  »  Il  épousait,  le  10  septembre  1764, 
Félicité-Sophie  de  Lannion,  plus  âgée  que  lui  de  deux  ans; 
elle  était  née  le  19  octobre  17  45  du  mariage  du  comte  de 
Lannion  et  de  Marie  de  Glermont-Tonnerre  (3) . 

Sentant  les  lacunes  de  son  instruction,  Liancourt  se  décida 
à  la  reprendre  et  à  l'achever,  u  La  société  de  ma  mère  et 
celle  de  ma  tante  (4),  dit-il,  étaient  graves.  Les  conversations 
V  roulaient  toujours  sur  des  objets  sérieux,  et  quoique  mon 
ip^norance  à  mon  âge  se  cachât  sous  le  silence,  je  sentais  sou- 
vent que  ce  silence  était  forcé.  J'éprouvais  cette  triste  con- 
viction dans  d'autres  sociétés  d'hommes  instruits  que  j'avais 
grand  plaisir  à  rechercher,  et  j'en  étais  honteux.  " 

La  duchesse  d'Enville  tenait  une  grande  place  dans  la 
société  du  dix-huitième  siècle  :  Liancourt  était  trop  timide 
pour  se  mêler  aux  savants  entretiens  de  Paris  ou  de  La  Roche- 
Guyon  ;  mais  en  les  écoutant  il  apprenait  à  réfléchir.  Sur  la 
châtelaine  se  reportaient  u  la  considération  acquise  par  les  La 
Rochefoucauld,  l'estime  des  vertus  et  de  la  bienfaisance  héré- 
ditaires dans  ce  noble  sang,  dans  cette  famille  que  les  dignités, 
les  places  n'avaient  pu  corrompre...  "  Mme  d'Euville  avait  la 
passion  du  bien,  ou  plutôt  du  mieux  public.  ^  Son  cœur,  dit 
Concourt,  était  à  toutes  les  utopies,  son  esprit  à  tous  les  sys- 

(1)  Note  manuscrite  jointe  à  l'expédition  de  son  acte  de  baptême.  (Arch.  adm. 
de  la  Guerre,  n"  1289.) 

;2'    Frafjincnts  de  ménioirca,  p.  99. 

(3)  Contrat  passe  devant  M'  Dumoulin  et  son  collègue.  La  comtesse  de  Lan- 
nion donne  .'i  sa  HUc  la  moitié  de  ses  domaines  do  Picardie  et  lui  remet  le  fidéi- 
commis  de  l'autre  moitié.  Mémoires  de  la  Société  ucadénitt/tte  dr  l'Oise,  notice 
de  M.  l'abbé  Sellier,  1895,  p.  216.) 

(4^  La  r.ociiEFoicAULD  (Marie-Louise-Élisabeth-JNicole  de),  duchesse  d'En- 
viLLE,  1716-1794,  arrière-pctite-tille  de  l'auteur  des  Maximes,  fille  du  duc 
Alexandre  de  La  Rochefoucauld,  {jrand  maitre  de  la  garde-robe,  épouse  ;'1732), 
puis  veuve  1746)  de  .Iean-Baptiste-Louis-Fré(b'ric  de  La  Rochefoucauld  de  Roye, 
marquis  de  R(Micy,  duc  d'Enville,  lieutenant  général  des  armées  navales. 


UN    DUC    ET    PAIR    PHIT,OSOPHE  11 

tèmes  d'illusions  (l).  »  Ce  que  Goncourt  appelle  des  utopies, 
c'est  son  ardeur  à  seconder  Voltaire  dans  la  défense  du  che- 
valier de  la  Barre  et  de  M.  d'Étallonde  de  Morival.  Ses  illu- 
sions, c'est  son  goût  pour  les  philosophes,  —  on  l'appelait 
leur  sœur  du  pot  —  son  enthousiasme  pour  leurs  doc- 
trines. 

Elle  ohticnt  un  sauf-conduit  pour  Voltaire;  elle  lutte  à  côté 
de  lui  contre  le  fanatisme,  pour  l'innocence  et  l'humanité. 
«  Je  ne  doute  pas,  madame,  lui  écrit  Voltaire,  que  vous  ne 
fassiez  entendre  enfin  la  pitié,  la  raison,  la  justice;  tout  cela 
est  digne  de  vous,  tout  cela  sera  votre  ouvrage  (2).»  Il 
remercie  son  fils,  le  jeune  duc  Alexandre  (3i  :  «  Si  l'aventure 
du  chevalier  de  la  Barre  vous  a  fait  frémir  d'horreur,  la  pro- 
tection que  vous  et  Mme  la  duchesse  d'Enville  donnerez  à  son 
ami  infortuné  nous  fera  verser  des  larmes  de  joie  (4).  "  Il  met 
«  le  peu  d'âme  qui  lui  reste  aux  pieds  de  l'âme  de  la 
duchesse  "  .  Mme  du  Deffand  partage  son  enthousiasme. 
Il  J'adore,  lui  écrit-elle,  le  cœur  de  Mme  la  duchesse  de  La 
Rochefoucauld  :  je  ne  l'appelle  point  Mme  d'Enville.  Ce  nom 
de  La  Rochefoucauld  m'est  cher  depuis  qu'un  de  ses  ancêtres 
fut  égorgé  à  la  Saint-Barthélémy.  » 

Quel  joli  portrait  elle  trace  de  son  amie  dans  une  lettre  h 
Horace  Walpo^e  : 

«  Cette  femme  ne  vous  déplairait  pas,  elle  n'a  pas  les 
grands  airs  de  nos  grandes  dames,  elle  a  le  ton  assez  animé, 
elle  est  un  peu  entichée  de  la  philosophie  moderne,  mais 
elle  la  pratique  plus  qu'elle  ne  la  prêche...  Cette  maison 
de  La  Rochefoucauld  est  une  trihu  d'Israël,  ce  sont  d'hon- 
nêtes et  honnes  gens;  il  n'y  a  point  de  morgue  dans  toute 

(1)  GoscouRT,  La  femme  au  dix-huitième  siècle,  p.  71. 

(2)  Voltaire,  Con-.,  année  1774.  —Ed.  de  Kehl,  t.  LXII,  p.  396. 

(3)  La  RocHEForcAULD  d'Exville  (Louis-Alexandre,  duc  de  La  Roche-Guyon 
et  de),  174-Î-1792,  membre  de  l'Assemblée  des  nota!)le,s  (1787\  député  de  la 
noblesse  de  Paris  aux  Etats  Généraux  (1789),  président  de  l'administration  dépar- 
tementale de  l'aris,  proscrit,  après  avoir,  le  20  juin  1791,  pris  un  arrêté  suspen- 
dant Pétion  et  ^L'^nuel ,  périt  à  Gisors,  le  3  septemijrc  1792.  frappé  d'un  coup  de 
pierre.  Il  était  mendjre  de  l'Académie  des  sciences  depuis  1782. 

(4)  Voltaire,  Cow.,  année  1775. 


12  LA    ROCHEFOUCAUI.D-LIANCOURT 

cette  famille,  il  y  a  du  bon  sens  et  de  la  simplicité   (I).   « 

Même  note  chez  Diderot  ;  il  la  déclare  »  une  des  plus  excel- 
lentes femmes  qu'il  ait  connues.  Ce  qu'elle  a  fait  pour 
secourir,  soutenir,  protéger  la  malheureuse  famille  Calas  est 
incroyable  (2)  »  .  Pour  Grimm,  elle  est  »  la  femme  de  France 
qu'il  aime  et  respecte  le  plus  "  . 

Les  philosophes  n'étaient  point  les  seuls  à  fréquenter  chez 
la  duchesse.  Mlle  de  Lespinasse,  liée  de  tendre  amitié  avec  le 
jeune  duc,  s'assevait  souvent  «  à  ces  dîners  d'une  heure  d'où 
la  société  se  levait  pour  aller  à  l'Académie  »  .  Des  savants,  des 
chimistes,  des  médecins,  que  la  duchesse  avait  vus  en  1762  à 
Genève,  quand  elle  était  allée  consulter  Tronchin,  étaient  ses 
correspondants  et  venaient  la  voir  à  l*aris. 

Ce  voyage  de  Genève  avait  été  un  voyage  d'étude.  Suivant 
un  usage  fréquent,  le  duc  Louis-Alexandre  en  avait  écrit  la 
relation.  En  route,  il  avait  visité  les  hôpitaux.  A  Lyon,  il 
s'était  intéressé  à  la  Charité  où  l'on  mettait  tous  les  mendiants. 
"  On  y  fait  travailler  tous  les  pauvres  à  différents  ouvrages; 
tout  le  monde  est  occupé  et  l'est  utilement.  »  A  Genève, 
il  avait  étudié  "  l'histoire  du  gouvernement,  des  mœurs, 
usages  et  lois  "  .  Cet  abrégé  était  dédié  à  sa  mère  (3). 

Toute  la  «  tribu  »  était  du  parti  Ghoiscul.  Liancourt  était 
accueilli  par  le  ministre  «  presque  comme  un  fils.  Il  semblait 
que  ce  fût  à  cause  du  ministre  qu'il  faisait  assidûment  sa 
cour  au  roi  (4)  »  . 

"  La  grand'maman,  Mme  de  Ghoiseul,  s'accommoda  fort 
de  Mme  d'En  ville.  » 

En  décembre  1770,  après  la  disgrâce,  leurs  carrosses  sont 
de  ceux  qui  suivent  le  chemin  de  Chanteloup.  Liancourt  n'a 
que  vingt-trois  ans;  depuis  deux  ans,  il  est  adjoint  à  la  charge 
de  grand  maître.  Il  prend  parti  contre  la  Dubarrv.  comme 
jadis  son  grand-père  à  Metz  contre  la  duchesse  de  Chàteau- 


(1)  Mme  DU  Defianii,  Lcttrrx  a  Horace    W'alpole,  I.  p.  215. 

(2)  Salon  de  170,"),  I,  p.  316. 

(3)  Ribl.  nat.   i.Mss.  fr.,  n"  14657).  —  llorssE,  ouv.  cité,  p.  310  et  siiiv. 

(4)  Vie  (lu  (lue,  p.  13. 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  13- 

roux;  il  iic  consent  jamais  à  paraître  cliez  la  fille  Vauhcrnicr, 
il  va  rarement  à  Versailles  u  où  le  roi  lui  montrait  un  visag^e- 
sévère  et  mécontent...  Peut-être,  ajoute  son  fils,  trouva-t-il- 
dès  lors  quil  y  avait  quelque  chose  de  noble  dans  ces  sortes 
de  positions  (I)  "  .  Versailles  le  reverra  pourtant  quatre 
années  plus  tard  dans  des  heures  tragiques  :  au  chevet  du 
roi  moribond.  Pour  le  moment,  il  se  partage  entre  Chante- 
loup,  l'hôtel  d'Enville,  le  Uoyal-dragons  et  la  terre  de  Lian-^ 
court.  A  Chanteloup,  il  est  de  ceux  qui,  suivant  le  mot  de 
Lacretelle,  «  se  déclarent  par  une  étrange  nouveauté  pour 
celui  qu'abandonnaient  la  fortune  et  la  faveur,  et  viennent  se 
purifier  de  l'air  de  Versailles  (2)  "  . 

C'est  le  moment  où  le  salon  de  la  duchesse  dEnville  s'ouvre 
aux  économistes,  Quesnay,  l'abbé  Bandeau,  Young,  Turgot. 
A  l'exemple  des  encyclopédistes,  ils  fondent  un  corps  de 
système  »  destiné  à  renverser  tous  les  principes  reçus  en  fait 
de  gouvernement  et  à  élever  un  nouvel  ordre  de  choses  (3}  "  . 
Leurs  auditeurs  sont  ces  jeunes  hommes  dont  parle  Grimni 
qui,  au  sortir  du  collège,  forment  le  projet  d'établir  un  nou- 
veau système  politique.  Par  l'abbé  Bandeau,  par  Dupont  de 
Nemours,  par  de  Vaines  (4),  Liancourt  s'initie  à  la  science 
des  faits  économiques,  aux  questions  de  taxes,  aux  réformes, 
hospitalières. 

En  1768,  à  vingt  et  un  ans,  il  a  fait  son  premier  voyage  en 
Angleterre  «  avec  l'affectation  daller  chercher  de  l'autre  côté 
de  la  Manche  un  gouvernement  libre  »  .  Liancourt  partait 
surtout  pour  s'instruire  et  pour  voir  une  société  moins  frivole 
que  celle  de  Versailles.  Bien  qu'il  ne  fût  pas  un  «  Caton  (5)  »  , 

(1;     Vie  du  duc,  p.   13. 

(2)  llist.  de  France,  IV,  p.  260. 

(3)  Bachacmost,  III,  p.  318.  — Félis  Woc^iviiis,  i Esprit  révolutionnaire  uvaiU 
la  Révolution. 

(4)  Vaines  (Jean  de),  né  à  Bellesme,  1733-1803,  administrateur  du  domaine 
public,  receveur  général  et  commissaire  du  Trésor.  Emprisonné  pendant  la  Ter- 
reur, il  recouvra  la  liberté  après  la  ciiute  de  llobespierre,  et,  après  le  18  bruuiaire, 
fut  nommé  mendjre  du  Conseil  d'Etat.  Deux  mois  avant  sa  mort,  il  entra  à  l'Ins- 
titut. 

(5)  Fragments  de  7néinoires,  p.   100   ;    »  Car  j'étais  loin  d'être  un  Caton...   »• 


J4  LA    KOCHEFOL'CAUl.D-LIAiSCOUUT 

il  aimait  peu  la  société  des  petits-maitres  et  des  coureurs 
d  aventures  :  il  rechercliait  «  la  conversation  des  gens  instruits 
où  son  esprit  juste  et  droit  trouvait  un  aliment  plus  solide  (1)  "  . 
Son  fils  conte  qu'à  la  cour  on  le  jugeait  un  jeune  homme  de 
peu  de  capacité  "  parce  qu'un  défaut  de  prononciation,  un 
embarras  dans  Tor^jane  de  la  parole,  une  faible  éducation  et 
trop  de  réflexion  peut-être  lui  étaient  cette  conversation  vive 
et  piquante  qui  est  en  France  le  seul  caractère  reconnu  de 
Tesprit  et  de  l'habileté  "  .  —  "  Il  était  souvent,  écrivait  Rœderer, 
arrêté  par  la  difficulté  de  prononcer  un  mot,  mais  il  regagnait 
le  temps  par  la  précision  de  son  raisonnement.  "  Il  eut  plus 
de  succès  à  Londres  qu'à  Versailles.  Walpole  l'avait  recom- 
mandé à  Mme  du  Deffand  :  »  C'est  de  tous  vos  Français,  dit-il, 
celui  qui  me  revenait  le  plus.  Il  a  beaucoup  d'âme  et  point 
d'affectation.  Je  me  moque  de  ceux  qui  le  croient  sot.  Il  peut 
le  devenir  en  perdant  son  naturel  et  en  pratiquant  les  sots.  Il 
est  vrai  qu'il  v  a  peu  d'apparence  qu'il  y  tombe.  " 

Mme  du  Deffand  le  reçoit  à  son  retour,  a  Tout  le  bien  que 
vous  m'avez  dit  de  M.  de  Liancourt  m'a  donné  envie  de  le 
connaître.  Je  l'ai  trouvé  fort  naturel,  fort  simple.  Je  ne  sais 
d'où  il  vient  qu'il  passe  ici  pour  un  sot:  j'ai  plus  de  foi  à  vos 
jugements  qu'à  ceux  de  nos  compatriotes  (2).  " 

Ce  voyage  lui  révèle  sa  vocation.  Il  fuit  les  cercles  brillants 
de  Londres  :  il  passe  ses  journées  dans  les  manufactures  à 
examiner  les  machines,  à  interroger  les  maîtres  et  les  ouvriers  ; 
il  visite  les  fermes,  s'informe  des  "  procédés  en  usage  pour  le 
travail  des  champs,  la  production  des  pâturages,  l'éducation 
des  bestiaux  "  .  L'Angleterre  plait  au  jeune  homme,  à  ses 
goûts  d'agronome,  déjà  féru  de  l'amour  de  la  terre,  soucieux 
d'améliorer  ses  domaines,  d'augmenter  le  bien-être  de  ses 
vassaux  d'aujourd'hui,  ses  concitoyens  de  demain;  de  les 
tourner    vers    l'industrie,   qui    sait?   d'y   venir   lui-même.    Il 

(1)  Vie  et  bienfaits,  par  FaugÈhe,  1835,  p.  12. 

(2)  24  mai  1769.  — Lettres  à  inudatne  tlu  Deffand,  cdilion  Didot,  I.  p.  191- 
195.  Liancourt  avait  réili{;é  ses  notes  de  voyage  en  3  volumes  in-4-".  Le  manus- 
crit, séquestré  le  21  septembre  1793,  n'a  pas  été  retrouvé. 


U>i    DLC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  15 

est  de  1  avis  de  Voltaire  :  <;  Celui  qui  fait  croître  deux  brins 
d'herbe  là  où  il  n'en  croissait  qu  un  rend  un  grand  service  à 
l'État.  .. 


IV 


11  devait  cependant  reparaître  de  temps  en  temps  à  la  cour. 
Les  nécessités  de  sa  charge  l'y  rappelaient.  Il  devait  aussi  s'oc- 
cuper du  régiment  des  dragons  de  La  Rochefoucauld  dont  il 
avait  le  commandement  depuis  le  3  janvier  1770. 

Sa  fonction  de  grand  maitre  lui  valut  d'assister  à  un  tragique 
spectacle.  Elle  lui  ouvrait  les  portes  de  la  chambre  rovale. 
Dans  le  rituel  du  cérémonial  monarchique,  le  grand  maitre 
de  la  garde-robe  jouait  un  important  personnage  :  il  comman- 
dait à  quatre  premiers  valets,  à  un  valet  de  garde-robe  ordi- 
naire, à  seize  valets  de  garde-robe  par  quartiers,  à  quatre 
garçons  de  garde-robe  ordinaire  sans  compter  les  titulaires  en 
survivance,  les  porte-malles,  cravatins,  tailleurs,  porte-mail, 
empeseurs,  lavandiers,  en  tout  cent  quatre-vingt-dix-huit  per- 
sonnes chargées  d'avoir  soin  des  habits,  du  linge,  de  la  chaus- 
sure. 

Le  titulaire  ou  son  adjoint  avait  une  mission  plus  intime 
dans  la  cérémonie  du  lever.  Il  figurait  à  la  grande  entrée 
immédiatement  après  l'entrée  familière  des  enfants  de  France 
et  «  avant  l'entrée  des  Brevets,  avec  le  grand  chambellan  et 
les  premiers  gentilshommes  de  la  chambre  "  .  Quand  le  roi 
commençait  à  se  vêtir,  c'est  le  grand  maitre  qui  lui  tirait  sa 
camisole  de  nuit  par  la  manche  droite;  quand  il  s'habillait, 
c'est  le  grand  maitre  qui  lui  |)assait  la  veste  et  le  justaucorps, 
lui  attachait  le  cordon  bleu,  lui  agrafait  Tépée  (I). 

Le  27  avril  1774  au  matin,  le  roi  Louis  XV  tomba  malade. 
«  Tous  les  princes,  tous  les  grands  officiers  arrivèrent.  J'ar- 

(1)  Taine,  Ancien  régime,  p.  91-1)2.  —  Le  Passe-lenips,  biofjraphic  impriiiiée 
de  Liancourt.  (Bibl.  nat.,  Mss.  fr.,  n°  6565.) 


16  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT 

rivai  comme  les  autres,  dit  Liancourt,  mais  sans  beaucoup 
d'empressement,  parce  que  je  voulais  voir  avant  de  partir  de 
Paris  une  personne  qui  me  tenait  plus  au  cœur  que  le  roi  et 
toute  sa  cour  et  que,  par  parenthèse,  je  ne  vis  pas  (1).  » 

Le  :28,  sur  le  conseil  de  Lamartinière  {:2 ; ,  le  roi  fut  mis  en 
carrosse  et  ramené  au  pas  de  Trianon  à  Versailles.  Le  29,  on 
lui  faisait  trois  saignées;  le  30,  on  apercevait  sur  son  visage  des 
boutons  de  petite  vérole.  Le  2  mai,  1  archevêque  de  Paris  le 
visitait;  mais,  sur  la  prière  de  Richelieu,  par  crainte  du  parti 
Ghoiseul  et  pour  ménager  la  Dubarry,  il  ne  lui  parlait  pas  de 
confession.    «  Tandis  que  l'Eucharistie  errait   dans   les   cor- 

(i)  Relation  anonyme  de  la  cleniièie  maladie  de  Louis  XV.  (Ms.  de  la  Biljl. 
de  l'Arsenal,  fragment.) 

Sur  le  premier  feuillet  on  lit  :  "  Récit  manuscrit  de  la  maladie  du  roi  Louis  XV 
faisant  partie  des  papiers  de  3L  le  marquis  de  Paulmy  »  ,  et  d'une  autre  main  : 
«  Ce  récit  n'a  pas  été  copié  jusqu'au  bout;  il  s'arrête  à  l'endroit  le  plus  intéres- 
sant. »  Le  manuscrit  semble  être  une  copie  commencée  par  l'auteur;  il  est  du 
dix-huitième  siècle,  n'a  point  de  rature  et  s'arrête  brusquement  au  milieu  d'une 
phrase.  En  1845  ou  1846.  il  fut  communiqué  à  Sainte-Beuve  par  M.  Varin, 
bibliothécaire  de  l'Arsenal.  Sainte-Beuve  le  porta  à  la  Revue  des  Deux  Mondes. 
Le  manuscrit  était  déjà  coinpo.sé  quand,  sur  le  désir  de  Louis-Philippe,  la 
publication  fut  ajournée.  L'imprimeur  conserva  quelques  épreuves  tjui  furent  dis- 
tribuées à  ses  amis. 

Sai>te-Bkl've  le  publia  à  la  suite  de  son  article  du  15  février  1846  (réimprimé, 
Porti-ait:^  littéraires,  III,  p.  513).  La  Revue  rétrospective  l'a  reproduit  inté- 
gralement [\\.  p.  1885^  Les  GocouRT  s'en  servent  dans  leur  livre  sur  la 
Duharry,  p.  182  et  suiv.  ;  Jobez,  dans  son  His-toire  de  la  France  sous  Louis  XV, 
VI,  p.  590. 

Tous  les  critiques  attribuent,  sans  aucune  réserve,  cette  relation  au  duc  de 
Liancourt,  «  personnage,  dit  la  Revue  rétrospective,  parfaitement  placé  pour 
bien  observer  "  . 

Sainte-Beuve  déduit  du  texte  du  récit  les  raisons  qui  en  déterminent  l'auteur  : 
le  passage  où  il  est  parlé  successivement  de  M.  d'Aumont,  gentilhomme  de  la 
chandire  et  de  M.  de  Bouillon,  grand  chambellan,  est  décisif  :  "  telles  étaient, 
dit  l'auteur  du  manuscrit,  les  dispositions  de  mon  père,  les  miennes,  celles  de 
M.  d(!  Boisgelin,  l'un  des  maîtres  de  la  garde-robe,  de  M.  de  Bouillon,  grand 
chambellan...  »  Liancourt  se  trahit  en  citant  ainsi  son  père,  titulaire  de  la 
charge,  et  l'autre  adjoint,  M.  de  Boisgelin. 

(2)  Lam.autimkre  Germain  Piciiaui.t  de),  1696-1783,  chirurgien  françai.s, 
agrégé  en  1728  au  collège  de  Saint-Come,  servit  à  partir  de  1733  dans  les  armées; 
choisi,  en  1747,  par  L'juis  XV  pour  être  son  premier  chirurgien;  auteur  de 
Mémoires  (pii  aidèrent  à  délivrer  la  i;liirurgie  de  la  tvrannie  de  la  Faculté  de 
médecine. 

Liancourt  cite  de  lui  cette  saillie  devenue  célèbre.  Quelque  tenips  avant  sa 
dernière  maladie,  le  roi  lui  dit  :  «  Je  sens  qu'il  faut  enrayer.  —  Sentez  plutôt, 
répondit-il,  (|u'il  faut  dételer.  » 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  17 

ridors  "  ,  le  roi  se  couvrait  d  une  sorte  de  lèpre.  Le  3  mal  au 
soir,  après  un  nouvel  entretien  avec  rarchevéque,  il  disait  à 
voix  basse  à  la»  courtisane  adorée  »  :  —  "  Madame,  je  suis 
mal,  je  sais  ce  qui  me  reste  à  faire.  Je  ne  veux  pas  recom- 
mencer la  scène  de  Metz,  il  faut  nous  séparer.  "  Elle  partait 
le  5  mai,  à  trois  heures.  Le  10,  à  deux  heures,  le  roi  rendait 
le  dernier  soupir. 

Ce  qui  nous  a  été  conservé  du  récit  de  Liancourt  ne  va  que 
jusqu'au  30  avril.  Cette  narration  tient,  comme  le  dit  Sainte- 
Beuve,  de  Suétone,  de  Danj|eau  et  de  Burchard. 

Liancourt  est  un  timide;  sa  famille  sert  la  monarchie  depuis 
cinq  siècles  :  comment  s'expliquer  sa  colère,  son  mépris  pour 
le  maître,  son  dé^joiit  pour  les  intrigues  qui  s'entre-croisent 
dans  la  chambre  du  mourant,  son  indifférence  narquoise 
devant  ce  corps  qui  déjà  se  décompose? 

Lisez  certains  passages  des  Caractères,  la  Dime  royale,  la 
lettre  de  Fénelon  à  Louis  XIV.  Devant  les  souffrances  de  la 
nation,  un  Vauban,  un  La  Bruyère,  un  Fénelon,  un  Racine 
.sentent  leur  cœur  s'émouvoir;  c'est  pitié  de  voir  la  France 
qui  sue  sang  et  eau  pour  satisfaire  aux  caprices  du  souverain. 
Devant  les  hontes  de  Versailles,  un  jeune  homme  de  vingt- 
sept  ans,  instruit,  sensible,  frotté  de  philosophie,  déjà  patriote, 
assiste  en  témoin  curieux  »  à  la  maladie  d'un  roi  qui  a 
une  maîtresse  et  une  c...  pour  maîtresse,  un  roi  dont  les 
ministres  et  les  courtisans  n'existent  que  par  cette  maîtresse, 
dont  les  enfants  sont  opposés  d'intérêt  et  d'inclination  à  cette 
maîtresse  >'  . 

11  soufflette  la  Dubarry  de  ses  gros  mots  comme  plus  tard, 
de  sa  main,  la  soufflettera  le  bourreau.  «  Cette  femme,  comme 
les  trois  quarts  de  celles  de  son  espèce,  n'avait  jamais  eu  de 
volonté.  Toutes  ses  volontés  se  bornaient  à  des  fantaisies,  et 
toutes  ses  fantaisies  étaient  des  diamants,  des  rubans,  de 
l'argent.  Elle  était  ennuyée  de  toutes  les  affaires  dont  son 
odieux  favori  voulait  qu'elle  se  mélàt,  et  n'avait  de  plaisir 
qu'à  gaspiller  en  robes  et  en  bijoux  les  millions  que  la  bassesse 
du  contrôleur  général  lui  fournissait  avec  profusion.  " 

■3 


18  LA    ROCHEFOUCAULn-LIANCOURT 

C'est  Bordeu  (1),  son  médecin,  que,  sur  sa  demande,  le  roi 
fait  quérir  le  29.  «  Il  Famusait  par  ses  contes  et  par  sa  gaieté 
et  avait  alors  plus  de  crédit  que  personne  sur  son  esprit.  C'est 
encore  assez  le  propre  des  fdles  :  les  confidences  qu'elles  sont 
obligées  de  faire  à  leur  médecin  leur  donnent  presque  tou- 
jours une  entière  confiance  en  eux  et  on  en  voit  peu  n'en  pas 
raffoler.  Les  conseils  de  Bordeu  lui  firent  dans  le  moment 
assez  d'impression.  Mais  comme  elle  était  fille  dans  toute 
l'acception  du  terme  et  que  les  filles  ne  réfléchissent  ni  ne 
calculent  et  n'ont  aucune  suite,  après  avoir  un  instant  pleuré, 
elle  dit  qu'elle  verrait  et  parut  peu  inquiète  de  la  santé  du 
roi    (2) .  " 

«  Les  voluptueux,  dit  Sainte-Beuve,  savent  souvent  finir 
avec  fermeté  et  courage.  »  Louis  XV  fut  lâche  devant  la  mort. 
Liancourt  note  les  terreurs  du  malade.  Il  sténographie  ses 
propos  entrecoupés  :  "  —  Une  troisième  saignée...  c'est  donc 
une  maladie  ;  une  troisième  saignée  me  mettra  bien  bas.  Je 
voudrais  bien  qu'on  ne  fit  pas  une  troisième  saignée.  Pour- 
quoi une  troisième  saignée?...  Vous  me  dites  que  je  serai 
bientôt  guéri,  mais  vous  n'en  pensez  pas  un  mot,  vous  devez 
me  le  dire.  «Dans  un  coin  de  la  chambre  royale,  le  gentil- 
homme assiste  au  spectacle  comme  de  sa  place  au  parterre. 
«J'étais  déterminé  par  le  désir  et  le  projet  d'observer  un  évé- 
nement aussi  curieux  et  de  démêler  les  intrigues  qu'il  ferait 
nécessairement  naître  en  abondance.  ^  Il  note  les  propos 
des  courtisans,  les  enfantillages  du  malade  et  jusqu'à  ses 
hoquets.  »  Le  roi  montra  sa  langue  à  tous  les  médecins  qui 
témoignaient  chacun  à  leur  manière  la  satisfaction  qu'ils 
avaient  de  la  beauté  et  de  la  couleur  de  ce  précieux  et  royal 
morceau...  Il  en  fut  de  même  un  moment  après  pour  son 
ventre  qu'il  fallut  tàter  et  il  fit  défiler  chaque  médecin,  chaque 
chirurgien,  chaque  apothicaire,  se  soumettant  avec  joie  à  la 
visite  et  les  appelant  toujours  l'un  après  l'autre  et  par  ordre...  » 

(1)  BoBDKi)  (Tliéophilc  de),  né  à  Izeste    Pn'ani),  étal)li  à  l'aiis  en  1752,  colla- 
borateur de  VE}tryclopddie,  inspecteur  de  l'iiôpital  de  la  Cliarilé. 

(2)  Relation  manuscrite,  passiin. 


U?i    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  19 

—  Sommes-nous  à  Versailles  ou  sur  les  tréteaux  de  Tlllustre 
Théâtre?  S'agit-il  de  Louis  le  Bien-Aimé,  d'Argan  vêtu  de  sa 
camisole  rouge,  en  bonnet  de  nuit  avec  sa  coiffe  de  dentelle, 
ou  de  Pourceaugnac  avec,  à  ses  trousses,  les  matassins  armés 
de  seringues  (1)? 

Il  La  petite  vérole,  à  soixante-quatre  ans,  avait  dit  Bordeu, 
avec  le  corps  du  roi,  c'est  une  terrible  maladie.  »  Un  débat 
s'enp"age  entre  les  gentilshommes  de  la  chambre  :  doit-on  le 
dire?  Liancourt,  le  plus  jeune,  est  questionné  le  premier. 
Il  Je  fus  interpellé  et  je  dis  que  je  ne  mettais  pas  en  doute  que 
si  le  roi  apprenait  qu'il  avait  la  petite  vérole,  cette  nouvelle 
ne  fût  pour  lui  le  coup  de  la  mort.  »  Le  «  bon  »  duc  se  hâte 
d'ajouter  qu'il  désirait  être  battu.  Le  «bon"  duc  devient  féroce; 
il  trouvait  juste  que  le  "  roi  se  minât  d'inquiétude  et  savourât 
sa  mort  "  .  L'autre  opinion,  en  lui  donnant  la  certitude  qu'il 
avait  une  maladie  aussi  dangereuse,  «  le  déterminerait  à  rece- 
voir les  saerements,  à  renvoyer  tout  cet  odieux  tripot,  toute 
cette  infâme  et  honteuse  clique  «  .  Que  les  courtisans  offrent 
leurs  bras,  leur  vie,  peu  lui  chault.  «  J'entendais  cette  scène 
dans  un  coin  et,  trouvant  ma  sensibilité  bien  au-dessous  de  la 
leur,  je  me  taisais  et  me  contentais  de  ne  pas  rire.  » 

<i  Le  roi  est  tellement  avili,  tellement  méprisé  que  rien  de 
ce  qu'on  pouvait  faire  pour  lui  n'avait  droit  d'intéresser  le 
public.  Quelle  leçon  pour  les  rois  !  Il  faut  qu'ils  sachent  que, 
comme  nous  sommes  obligés,  malgré  nous,  de  leur  donner 
des  marques  extérieures  de  respect  et  de  soumission,  nous 
jugeons  à  la  rigueur  leurs  actions  et  nous  nous  vengeons  de 
leur  autorité  par  le  plus  profond  mépris  quand  leur  conduite 
n'a  pas  pour  but  notre  bien  et  ne  mérite  pas  notre  admira- 
tion... " 

Le  mot  mépris  revient  à  chaque  phrase.  Liancourt  s'asso- 
cierait volontiers  à  la  joie  du  peuple  de  Paris.  Versailles  était 


(1)  «  Vous  ne  sauriez  croire,  écrivait  le  comte  Xavier  de  Saxe  à  sa  sœur, 
toutes  les  cabales  et  intrigues  indécentes  et  indignes  qui  se  passent  ici  et  qui  font 
horreur.  »  >  Cité  par  Gaston  .Maugras,  La  disgrâce  du  duc  et  de  la  duchesse  de 
Choiseul,  p.  296.) 


20  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

a  le  pays  du  déouisement  «  ;  mais,  à  Paris,  tout  avait  l'air 
tranquille,  tout  était  joyeux  et  content.  «  La  philosophie  du 
peuple  avait  fait  de  g^rands  profjrès  et  la  conduite  avilie  du 
roi,  les  infamies  faites  en  son  nom  et  auxquelles  sa  faihlesse 
apathique  s'était  prêtée  avaient  fort  aidé  à  cette  philoso- 
phie (1) .  " 

Pour  juger  le  récit  de  Liancourt,  il  faut  se  reporter  au 
moment,  à  la  scène,  à  l'écrivain.  C'est  une  pièce  terrible  du 
dossier  de  Louis  XV,  un  effroyable  acte  d'accusation  contre 
«  le  plus  nvd,  le  plus  vil,  le  plus  lâche  des  cœurs  de  roi,  qui, 
durant  son  long  l'égne  énervé,  a  accumulé  comme  à  plaisir, 
pour  les  léguer  à  sa  race,  tous  les  malheurs...  C'est  de  la  sorte 
qu'on  s'explique  la  chute  des  vieilles  races  et  la  facilité  avec 
laquelle,  au  jour  soudain  des  colères  divines  et  populaires, 
l'orage  les  déracine,  sans  que  la  voix  tardive  des  sages,  sans 
que  les  intentions  les  plus  pures  des  innocentes  victimes 
puissent  rien  conjurer  (2i .  " 

Tout  n'était  pas  pourri  autour  du  trône.  Liancourt  faisait 
partie  de  cette  noblesse  généreuse  qui,  devinant  89,  se  for- 
mait à  l'amour  du  bien  public.  De  l'effet,  elle  remontait  à 
la  cause.  Comment  les  turpitudes  d'un  pareil  règne  ne  l'au- 
raient-elles  pas  inclinée  à  rechercher  les  conditions  d'un  meil- 
leur gouvernement?  Et  quelles  angoisses  dans  ces  consciences 
impuissantes  à  concilier  la  foi  monarchique  avec  le  dégoût  du 
monarque!  Dans  la  chambre  du  palais  de  Versailles,  ce 
n'était  pas  seulement  un  roi  qui  agonisait,  mais  la  royauté. 
Quinze  ans  plus  tard,  dans  la  nuit,  le  même  Liancourt 
s'échappait  de  la  salle  des  Menus,  où  siégeait  la  Constituante; 
il  se  faisait  ouvrir  —  de  par  les  droits  que  lui  conférait  sa 
charge  —  la  chambre  royale,  et  réveillait  Louis  XVI  pour  lui 

(1)  Saikte-Beiive,  p.  537.  On  chantait  dans  les  rues  le  quatrain  suivant  : 

Ami  des  propos  libertins, 
IJuvear  fameux  et  roi  célèbie 
Par  la  chasse  et  par  les  c..., 
Voilà  toQ  oraison  funèbre. 

^Mémoires  de  Besenvat,  II,  p.  89.) 

(2)  Sainte-Bedve,  article  cité. 


UN    DUC    ET    r.VIll    PHILOSOPHE  21 

annoncer  la  prise  de  la  Bastille.  Les  deux  scènes  se  complè- 
tent, non  par  un  rapprochement  factice,  mais  comme  deux 
conséquences  nécessaires  de  la  faillite  des  Bourbons. 

C'est  la  France  qui  dicte  le  récit  de  1774;  c'est  la  France 
qui  inspire  le  mot  de  1780  :  "  C'est  une  g^rande  révolte?  — 
Non,  sire!  c'est  une  grande  révolution!  » 


Liancourt,  au  dire  de  son  fils,  était  «  doué  d'une  belle 
figure,  d'un  maintien  noble  et  d'une  haute  taille...  "  C'est 
au  régiment  des  carabiniers  que  son  père  le  présenta,  pour 
faire  son  éducation  militaire,  le  13  janvier  1763.  Le  régiment 
tenait  garnison  à  la  Flèche  :  la  ville  était  agitée.  Huit  mois 
plus  tôt,  les  jésuites,  chassés  par  Choiseul,  avaient  quitté  le 
collège  à  cheval,  au  milieu  «  d'une  population  attristée  de  leur 
départ  »  .  On  les  avait  remplacés  par  des  laïques  et  des  prêtres 
séculiers  dont  le  plus  distingué  était  l'abbé  Donjon,  mathé- 
maticien et  historien. 

Le  régiment  de  Liancourt  était  commandé  par  M.  de 
Poyanne,  favori  de  la  Pompadour  (1).  On  y  menait  joyeuse 
vie  et  on  y  méprisait  fort  les  bourgeois.  Sans  la  résistance  des 
notables,  Poyanne  se  serait  emparé  du  collège  pour  loger 
ses  soldats,  «i  La  ville,  dit  M.  Clère  (2),  souffrit  de  la  licence 
des  officiers  de  ce  corps,  et  une  décadence  dans  l'antique  aus- 
térité des  mœurs  fléchoises  fut  le  résultat  de  leur  séjour.  "  Le 


(1)  PoYAXNK  (Charles-Léonard  de  Raylkns,  marquis  de),  mousquetaire  en  1733, 
capitaine  au  Iloval-Étranger  en  173 V,  mestre  de  camp  en  17H,  maréchal  de 
camp  en  17li-8,  inspecteur  {jénéral  de  la  cavalerie  et  des  dra{;ons  en  1754,  lieu- 
tenant j'énéral  en  1758,  inspecteur  du  réj;iinent  des  carabiniers  la  même  année, 
employé  à  l'armée  d'Allemajjne  en  1759,  Idessé  à  Minden,  employé  en  Nor- 
mandie et  en  lîrctagne  en  1778.  Il  mourut  en  scptouduo  1781.  lArcli.  adm.  de 
la  Guerre,  dossier  n°  907. 

(2)  Jules  Cliire,  Histoire  de  l'Ecole  de  la  Flèche  (1853),  p.   176. 


22,  LA    IIOCHEFOUCAULD-LIAMCOUUT 

voisinap^e  de  ces  officiers  turbulents  n'était  guère  favorable  à 
la  bonne  tenue  de  l'école,  transformée  en  séminaire  prépara- 
toire à  l'école  du  Ghamp-de-Mars  pour  quinze  cents  gentils- 
hommes. On  se  liait  entre  officiers  de  la  garnison  et  élèves  du 
collège,  et  c'est  là  que  Liancourt  connut  Aubert  du  Petit- 
Thouars,  le  futur  héros  d'Aboukir,  qu'il  devait  retrouver, 
aux  États-Unis,  vingt  ans  plus  tard,  pendant  l'émigration  (1). 

Pour  célébrer  l'arrivée  de  Liancourt,  M.  de  Poyanne  ordonna 
un  exercice  à  la  suite  duquel  on  dansa  sur  le  champ  de  bataille 
au  son  des  trompettes  et  des  clairons.  «  Tout  était  de  luxe, 
même  le  service  de  l'État  (2).  » 

Le  régiment  sentait  le  libertinage.  "  Les  officiers  étaient 
obligés  d'aller  à  la  messe,  mais  ce  n'était  pour  eux  qu'un 
rendez-vous  de  désœuvrement...  lis  s'étalaient  dans  l'église 
sur  des  chaises  comme  à  la  promenade;  1  un  d  eux  met  ses 
pieds  sur  une  autre  chaise  et  caresse  son  chien-loup  assis  sur 
une  troisième;  le  prédicateur,  indigné,  les  apostrophe  sur 
leur  tenue;  ils  lui  répondent  par  des  éclats  de  rire  et  il  faut 
toute  l'autorité  du  colonel  pour  les  rappeler  à  la  bien- 
séance (3) .  " 

Liancourt  ne  retrouvait  pas  à  la  Flèche  les  traditions  d'ur- 
banité de  l'hôtel  de  La  Rochefoucauld  ;  mais  il  y  retrouvait  les 
mêmes  idées  d'indépendance  à  l'égard  du  clergé,  suite  surtout 
des  pratiques  imposées  par  l'usage  et  «  parfois  contraires  à  la 
conscience  des  officiers  (4)  »  .  Quant  à  la  discipline  morale, 
elle  valait  la  discipline  militaire.  Sa  jeune  femme  ne  paraît 
guère  s'en  être  souciée  ;  c'était  aussi  sans  doute  «  l'usage  du 
temps  "  . 

Ses  états  de  service  sont  brillants.  Le  28  avril  1765,  il  est 
capitaine  commandant;  le  3  janvier  1770,  il  est  mestre  de 
camp   et  commandant  du    régiment  de  La  Rochefoucauld; 

(1}  Hennkt,  les  Compagnies  de  cadets-qentilslwnnnes  et  les  écoles  ))tilitai?-cs. 
—  Dk  Mo>TziiY,  Histoire  des  écoles  militaires.  — Lieutenant  Donati,  Prytanée 
national  militaire  ;  Revue  prytanéenne  (llobert,  éditeurj. 

(2)  Vie  du  duc,  p.  9. 

(3)  Babeau,  Vie  militaire  sous  l'ancien  régime  :  les  officiers,  p.  221. 

(4)  Id.,  p.  226. 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  23 

le  5  décembre  1781,  brigadier;  le  i  juin  1783,  {gouverneur 
de  Bapaume;  le  i)  mars  1788,  maréchal  de  camp;  le 
1"  avril  1788,  inspecteur  des  troupes  à  cheval  dans  la 
â""  division  d'Alsace  (1). 

Comment,  pendant  ces  vingt-trois  ans,  conciliait-il  ses 
quatre  mois  de  présence  obligée  sous  les  drapeaux  avec  les 
devoirs  de  sa  charge;  avec  ses  voyages,  ses  études,  la  direc- 
tion de  sa  maison,  la  gestion  de  ses  domaines,  ses  premières 
fondations  philanthropiques?  C'est  un  mystère,  même  pour 
qui  se  rappelle  le  relâchement  de  la  discipline  et  l'abus  des 
congés  sous  lancien  régime. 

Quoi  qu'il  en  soit,  jusquen  178G,  c'était  un  officier  actif, 
zélé  et  bienveillant.  En  1765,  il  sortait  des  mousquetaires 
avec  un  excellent  certificat  (2j .  Il  ne  se  piquait  pourtant  ni 
de  vie  exemplaire,  ni  d'économie  et,  plus  d'une  fois  plus  tard, 
il  fit  allusion  aux  dépenses  et  aux  intrigues  de  sa  vie  de  gar- 
nison. 

Il  s'occupait  beaucoup  des  bas  officiers,  des  officiers  de  for- 
tune. L'avancement  n'était  soumis  à  aucune  règle,  à  aucune 
condition  :  tout  dépendait  de  la  volonté  changeante  du  souve- 
rain et  des  ministres;  Liancourt  cherchait  à  remédier  à  ces 
vices  organiques  par  son  équité  personnelle  :  il  appuyait  avec 
insistance  les  demandes  de  gratifications,  de  fonctions  dans  le 
service  des  places;  de  croix  de  Saint-Louis  dont  le  prestige 
«  répondait  déjà  à  l'instinct  le  plus  caractéristique  de  la 
nation  (3)  "  . 

(1)  Arch.  adm.  de  la  Guerre,  dossier  n"  1289. 

(2)  29  avril  1765.  Son  congé  était  du  30  décembie  1764  :  »  Je  meurs  de  peur, 
écrivait-il  à  Pontchartrain  le  28  mai  1765,  que  cette  lacune  de  quatre  mois  ne 
me  soit  nuisible  dans  quelque  temps  et  que  je  m'expose  à  me  voir  passer  sur  le 
corps  par  deus  cadets.  »   (Arch.  adm.  de  la  Guerre,  lettre  autographe.) 

;3)  Le  17  juin  1776,  il  sollicite,  au  nom  du  sieur  Torte,  la  croix  de  Saint- 
Louis  «  pour  toute  retraite  "  ,  auprès  du  comte  de  Saint-(iermain.  Le  18  septembre 
1776,  il  demande  une  gratification  pour  un  sieur  de  Bohan,  capitaine  «  réformé»  . 
H  ajoute  ce  jeu  de  mots  médiocre  :  «  Ce  n'en  est  pas  un.  »  Le  8  octobre  1779, 
il  appuie  la  demande  de  retraite  du  chevalier  d'Indy.  «  Cet  officier  a  été  toute  sa 
vie  du  plus  grand  exen)ple,  a  très  bien  fait  la  guerre,  est  très  infirme  et  très 
pauvre.  »  Le  7  septembre  1781,  il  demande  un  certificat  pour  Sauvai,  dit  Fleur- 
d'Épine.    En    1779,  sur   le   rapport  d'inspection,  figure    la   note  suivante  :    «  Le 


24  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

C'est  en  1770  qu'il  a  remplacé  le  marquis  d'Autichamp  à 
la  tête  de  son  régiment.  Le  titre  change  avec  le  titulaire  et  le 
réfiment  reprend  son  ancien  nom  de  La  Rochefoucauld.  Les 
rapports  d'inspection  permettent  de  noter  les  étapes  et  les 
changements  de  garnison  :  en  1776,  il  est  à  Nancy  ;  en  1779, 
à  Neufchàtel  près  du  Havre;  en  1780  et  1782,  à  Melun;  de 
1784  à  1787,  à  Pont-à-Mousson. 

Liancourt  est  présent  à  toutes  les  revues  :  à  celle  du 
29  septembre  17  70  passée  par  le  comte  de  Stainville,  com- 
mandant en  chef  de  la  Lorraine;  à  celle  de  1778  passée  par 
le  comte  d'Egmont;  à  celles  de  1780  à  1783  passées  par  le  duc 
de  Guines;  à  celles  de  1785  à  1787  passées  par  le  marquis 
d'Autichamp. 

Jusqu'en  1786,  ses  notes  sont  excellentes.  iVprès  sa  pre- 
mière année  de  commandement,  le  marquis  de  Choiseul  écrit  : 
»  Le  régiment  est  beau  en  hommes  et  très  bien  en  chevaux  ;  il 
est  bien  tenu,  fort  instruit  et  manœuvre  avec  beaucoup  d'exac- 
titude et  de  légèreté.  M.  le  duc  de  Liancourt  s'en  occupe  beau- 
coup et  avec  zèle  :  les  officiers  sont  fort  unis  et  ce  régiment 
est  très  bien  composé  ;  les  bas  officiers  ont  de  l'intelligence 
et  de  la  bonne  volonté  (1).  " 

Au  rapport  de  1782  :  «  On  ne  peut,  dit  le  duc  de  Guines, 
faire  trop  d'éloges  de  la  manière  dont  M.  le  duc  de  Liancourt 
tient  ce  régiment;  il  n'y  a  point  de  compagnie  qui  ne  se  suf- 
fise à  elle-même  pour  toute  espèce  d'instruction.  » 

Le  6  août  1783,  à  Pont-à-Mousson,  il  loue  "  l'espèce  des 
hommes  très  distinguée,  surtout  pour  la  tournure,  l'équita- 
tion,  militairement  bien  établie.  La  tenue  est  belle,  telle  qu'il 
la  faut  pour  être  maintenue  dans  toutes  les  circonstances.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans  l'armée  un  régiment  de  dragons 

duc  de  Liancourt  ne  se  console  pas  de  ne  pas  avoir  le  brevet  de  capitaine  pour 
M.  Torte.  »  (Arch.  liist.  de  la  Guerre,  dossier  du  régiment  des  dragons  La  Roche- 
foucauld, nOSSl.) 

(1)  Arch.  hist.  de  la  Guerre,  dossier  n"  581.  Le  ra|)p<)rt  non  daté  se  termine 
ainsi  :  •  Le  noinhie  des  congé.s  expirés  à  partir  est  de  tlix-sept  dans  chacune  des 
années  1771  et  1772.  «  Il  est  donc  de  tin  1770.  Liancourt  était  colonel  du 
•i  janvier. 


UiN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  25 

mieux  Instruit  pour  la  (jucrre  ni  plus  en  état  de  la  faire... 
M.  le  duc  de  Liancourt  l'a  d'autant  mieux  conduit  qu  il  y  a 
toujours  sacrifié  le  |)lus  brillant  au  plus  utile  et  qu'il  en  a  fait 
ainsi  le  vrai  modèle  ties  régiments  de  son  arme  il)  »  . 

Quand  le  duc  est  nommé  brigadier,  on  lui  donne  au  minis- 
tère la  note  suivante  :  *  Très  occupé  de  son  régiment,  le  com- 
mande bien,  est  plein  d'excellentes  qualités,  a  la  tête  irop  vive, 
est  rempli  de  zélé  pour  son  métier  [2).  "  Il  est  nommé  gouver- 
neur de  Bapaume,  à  la  mort  du  duc  d'Estissac,  son  père,  le 
2  juin  1783.  C'est  le  ministre  lui-même  qui  lui  annonce  la 
nouvelle  :  «  Cette  grâce  est  d'autant  plus  flatteuse  que  Sa 
Majesté,  dans  cette  occasion,  a  témoigné  rendre  toute  la 
justice  due  à  votre  zélé  pour  son  service  et  être  très  satis- 
faite des  preuves  que  vous  avez  toujours  clierché  à  en 
donner.. .  i3)  " 

Liancourt  avait  eu  à  triomplicr  de  redoutables  concurrents  : 
Tilly;  le  comte  de  Montboissier  appuyé  par  sa  belle-sœur,  la 
comtesse  de  La  Roclie-Lambert;  le  comte  de  La  Ferronnays. 
Il  l'avait  emporté,  grâce  sans  doute  à  l'amitié  personnelle  de 
Louis  XVI  et  »  sans  l'avoir  sollicité  (i)  "  . 

Avec  les  inspections  du  marquis  d  Auticliamp,  les  notes 
deviennent  moins  bonnes.  Peut-être  le  régiment  avait-il  à 
souffrir  des  absences  et  des  trop  nombreuses  occupations  de 
son  chef.  Dés  1780,  une  ordonnance  du  roi  avait  prescrit 
"  au  commandant  du  régiment  de  La  Rochefoucauld-dragons 
de  défendre  de  sa  part  aux  officiers  dudit  régiment  de  venir 
solliciter  les  grâces  à  la  cour...  L'intention  de  Sa  Majesté 
étant  que  ledit  duc  de  Liancourt  ait  seul  la  liberté  de  suivre 

(1)   Arch.  liist.  de  la  (liieric,  dossier  n"  581. 

^2)    Arch.  adin.  de  la  (Juerre,  ii"  J289.  États  de  service. 

(3)   Ici.,  Versailles,  le  2  juin  1783,  minute  non  signée. 

^4)  La  place  de  {jouverneur  de  Hapaunie  rapportait  7,398  livres  d'appointe- 
ments et  607  livres  d'émoluments.  Le  30  octobre  1789,  Liancourt  donna  sa 
démission  qui  fut  acceptée  le  17  novembre  1789. 

Il  écM'it  qu'il  remet  le  {gouvernement  de  Bapaume  «  qu  il  tenait  des  bontés  de 
Sa  Majesté  sans  l'avoir  sollicité  »  ,  cl  demande  <jue  son  nom  «soit  retranclié  de  la 
liste  de  ceux  qui  possèdent  des  gouvernements  »  .  (Lettre  autO{^raphe,  Arcli.  adm. 
de  la  Guerre,  dossier  cité.)  Mais  il  reste  inspecteur  divisionnaire. 


26  LA    IIOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

à  la  cour  les  objets  concernant  le  régiment  qu'il  com- 
mande (1)  "  . 

En  1785,  linspecteur  trouve  le  régiment  "beau  en  hommes 
et  en  chevaux  »  ,  mais  le  prix  en  est  trop  cher;  "  je  n'ai  pu 
encore,  ajoute-t-il,  juger  des  mérites  militaires  des  officiers 
supérieurs  »  .  La  critique  se  précise  au  rapport  de  1786  :  "  Le 
régiment  servirait,  je  crois,  fort  bien  à  la  guerre  et  il  pourrait 
dans  peu  de  temps  être  au  pair  des  mieux  à  la  paix,  mais  ce 
qui  lui  manque  tient  à  la  manière  dont  il  est  dirigé  et  instruit 
et  cela  ne  peut  éprouver  de  changement  qu'avec  une  mutation 
dans  les  chefs  (2j .  " 

La  mutation,  Liancourt  l'accepta  avec  joie  sous  la  forme  du 
brevet  de  maréchal  de  camp  qu'il  reçut  le  9  mars  1788.  Son 
régiment  passa  au  comte  d'Artois,  qui  le  lui  paya  80,000  livres, 
et  prit  le  nom  de  Dragons  d  Angouléme  (3) . 

De  sa  vie  militaire,  Liancourt  emporta  des  enseignements 
qu'il  utilisera  plus  tard  :  labus  '^  des  grivelées  et  des  passe- 
^olants»  ,  le  "  chaos  effrayant"  du  ministère,  le  nombre  excessif 
des  colonels  et  des  officiers  à  la  suite,  la  vénalité  des  grades, 
1  arbitraire  dans  l'avancement,  les  régiments  et  les  compa- 
gnies transmis  par  vente  ou  par  succession  ;  l'impossibilité 
de  corriger  ces  vices,  malgré  son  esprit  de  justice  et  sa  bien- 
veillance personnelle  envers  les  bas  officiers,  lui  démontrait  la 
nécessité  de  transformer  radicalement  les  institutions  mili- 
taires. 


(ij   Ordonnance    du    10    juillet    1780,    sijjiiée   Louis    et  prince   de  Monlbarey. 
(Bihl.  de  l'Arsenal,  n.ss.  n"  60;}2,  M.  239  et  240.) 

(2)  19  août  1786.  Si{|né  d'Aiiticliainp.  (Ai'ch.  hist.  de  la  jjuei'i-e,  dossier  cité.) 
(•">)  Lettres  autographes  de.s  10  et  10  mai  1788.  Certificat  des  ofHcicrs  du  conseil 
d'adiuiniîitration  du  1'''  mars  1788,  constatant  que  le  <;olonel  ne  doit  rien  à  la 
caisse.  Dossier  cité.)  ])ans  la  cavalerie,  la  pluj)art  des  régiments  valaient 
100,000  livres.  En  1783.  on  estime  à  937  millions  la  valeur  totale  des  {jrades; 
les  46,804,000  francs  d'appointements  touchés  par  les  officiers,  représentent 
l'intérêt  tles  sommes  avancées  pour  l'achat  de  leurs  grades.  (Babeau,  ouv.  cité, 
p.  144.) 


UN    DUC    KT    l'Air.    PUIF.OSOI'IIK 


VI 


Liancourt  n'était  passionné  ni  pour  la  vie  de  garnison 
ni  pour  la  vie  de  cour.  Au  séjour  de  Melun  ou  de  Pont-à- 
Mousson,  il  préférait  un  voyage  d'études  à  Genève  ou  à  Man- 
chester. Les  splendeurs  du  Salon  des  glaces  ne  valaient  pas  les 
horizons  de  sa  Picardie.  Dès  1770,  il  se  prenait  de  goût  pour 
la  grande  vie  rurale,  à  la  mode  anglaise.  Après  la  Grande-Bre- 
tagne, il  avait  visité  la  Suisse,  ses  pâturages  et  ses  prairies, 
parcourant  à  pied  le  massif  d'Appenzell,  Saint-Gall;  interro- 
geant les  magistrats  «  avec  cette  simplicité  et  cette  affabilité 
qui  plaisaient  aux  bonnes  gens  de  tous  les  pays  (1)  »  . 

Les  paysages  et  les  mœurs  de  la  Suisse  lui  avaient  plu  Infi- 
niment. On  volt  encore  à  Liancourt  des  malsons  qu'il  a  fait 
construire  et  dont  les  façades  à  bossages  frustes  rappellent 
certaines  maisons  de  Glaris. 

Dans  les  trente  dernières  années  du  dix-huitième  siècle,  il 
y  avait  une  véritable  renaissance  de  vie  bucolique  et  pastorale. 
«  Aimez  vos  femmes  et  vos  châteaux  "  ,  disait  le  duc  de  Bro- 
glie  à  ses  amis.  Jean-Jacques  inspirait  à  ses  lecteurs  le  sens 
pittoresque  de  la  nature.  Dès  le  printemps,  Paris  désertait  ses 
salons  et  "tenait  sous  les  charmilles  ses  familiers  décamérons. 
Noblesse  de  robe  ou  d'épée,  financiers  enrichis  d'hier  ou 
d'avant-hier,  chacun  avait  sa  résidence  préférée.  Les  jardins 
anglais  rivalisaient  avec  les  parcs  de  Le  Nôtre,  comme  Gluck 
avec  Piccini.  Langlomanie  était  à  la  mode  :  on  se  passion- 
nait pour  les  belles  pelouses  du  parc  de  StraAvborry  Hill, 
domaine  d'Horace  Walpole,  aussi  ardemment  ([ue  pour  les 
deux  Chambres  ou  pour  V/mbeas  corpus    2)  "  . 

(1)  Vingt  ans  après,  vers  1789,  à  Hérisau,  les  enfants  du  landammaii  Vetter 
montrèrent  à  Gaétan  quelques  lij^nes  précieusement  conservées  de  l'écriture  du 
duc  :  ils  le  nommaient   «  le  plus  bon  seigneur  de  France  »  .  Vie  du  duc,  p.  21. 

(2)  Lescuhk,  Jiiuarol  et  lu  société  française  pendant  l'émifjiation,  p.  280 
et  suiv. 


28  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA.NCOURT 

Le  duc,  un  des  premiers,  donna  Texemple;  mais,  comme 
c'était  un  convaincu,  il  ne  se  fit  pas  campagnard  par  manière 
de  jeu  ou  de  passe-temps,  il  se  voua  à  la  terre  :  ce  fut  un 
mariage  d'amour  et  de  raison.  Il  la  cultiva  non  en  grand  sei- 
pueur,  mais  en  agronome  soucieux  de  faire  le  bien  et  d'amé- 
liorer à  la  fois  le  sol  et  le  paysan. 

Le  domaine  de  Liancourt  était  un  merveilleux  champ  d'ex- 
périences. Aujourd'hui  encore  on  peut  se  faire  une  idée  de  son 
ancienne  magnificence.  Le  paysage  n'a  pas  changé.  La  vallée 
Dorée,  toujours  aussi  fraiche  qu'autrefois,  est  arrosée  par  les 
eaux  de  la  Brèche  et  de  la  Béronnelle.  Le  sol  est  fertile,  coupé 
de  jardins  et  de  vergers;  planté  de  cerisiers,  de  merisiers,  de 
noyers,  de  pommiers.  Du  haut  de  la  colonne  commémorative 
de  la  fondation  des  Écoles  d'arts  et  métiers,  à  côté  de  la  ferme 
de  la  Faïencerie,  l'œil  embrasse  la  vallée  de  l'Oise,  les  massifs 
de  la  forêt  d'Hallatte,  et,  au  premier  plan,  des  coteaux  boisés, 
des  champs  et  des  pâturages. 

La  désillusion  commence  quand  on  entre  dans  ce  qui  reste 
du  parc.  Une  aile  du  château  en  médiocre  état,  des  communs 
assez  beaux,  un  joli  pavillon  du  temps  de  Louis  XVI  devenu 
logis  de  jardinier,  des  fossés  et  des  étangs  desséchés,  le  reste 
en  culture  :  c'est  tout  ce  qui  subsiste  extérieurement  de  cette 
résidence  quasi  royale.  On  voit  encore  sur  la  façade  les  bustes 
de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette  et,  dans  les  pièces  du 
rez-de-chaussée,  quelques  portraits.  La  bibliothèque  a  été 
transportée  à  la  Rochefoucauld,  dans  la  Charente;  le  château 
est  loué  à  une  école  fondée  sur  le  modèle  des  collèges  des 
Roches  et  de  Normandie.  Cette  application  de  la  pédagogie 
anglo-saxonne  n  aurait  pas  déplu  au  duc. 

Au  dix-huitième  siècle,  le  parc  et  le  château  rivalisaient 
avec  les  splendeurs  de  Vaux  et  de  Versailles. 

Autrefois,  Jeanne  de  Schombcrg,  duchesse  du  Plessis-Lian- 
court,  avait  consacré  sa  fortune  à  embellir  le  domaine.  Son 
mari  était  querelleur  et  débauché,  au  point  d'avoir  provoqué 
son  beau-frère,  de  Schombcrg,  dans  la  chambre  du  roi,  pour 
une  inlri'ruc  damour.  Elle  essava  de  le  i-elenir  à  Liancourt. 


UN    DUC    ET    PAIll    PIIILOSOPIIK  29 

Elle  y  fit,  dit  Tallcmant  des  lléaiix,  tout  ce  qu'on  pouvait  faire 
do  beau  pour  les  eaux,  pour  les  allées,  pour  les  prairies.  Elle 
donna  de  sa  main  les  dessins  des  jardins  el  des  machines.  Dans 
son  poème  des  Jardins,   le  Père    Kapin   chantait   en    latin   la 
nymphe  de  Liancourt  :   «  ces  fontaines  distribuées  en  milliers 
de  petits  ruissc;iux  »  .  Israël  Sylvestre  (l)  dessinait  et  gravait 
a  le  pré  des  fontaines  en  face,  le  grand  quarré  d'eau  » —  ffun- 
drilateruin  stagnantium  aquarum   conceplaculuni,  —   le  jeu   de 
longue  paume  — Indiferum  gailis.  — Les  vingt-cinq  fontaines, 
les    chandeliers,  grands  jets   d'eau  parallèles    retombant  en 
cascade,  tentaient  le  burin  de  Nicolas  de  Poilly.  Les  parterres 
en  arabesques,  les  terrasses,  les  charmilles,  les  futaies  rappe- 
laient  Fontainebleau.    Au  milieu  de  la   grande    pièce   d'eau 
fermée  par  des  arbres  dont  les  feuillages  formaient  des  ar- 
cades était  une  ile  avec  une  salle  verte.  Le  château  lui-même 
était  entouré  de  fossés.  A  gauche,  un  corps  do  logis  dont  le 
haut  était  occupé  par  une  longue  galerie  couverte  ornée  de 
pilastres  et  de  frontons  :  au  fond,  deux  ailes  donnant  sur  le 
grand  parterre;  aux  quatre  coins,   des  pavillons  carrés.    Au 
dix-septième   siècle,    l'hospitalité  du    château   de   Liancourt 
était  célèbre.  On  y  avait  reçu,  en   1()4G,  le  jeune  Louis  XIV, 
la  régente  et  Mazarin,  ce  qui  avait  valu  à  Jeanne  de  Schom- 
berg  l'érection  de  la  terre  de  la  Roche-Guyon  en  duché-pairie. 
Plus  tard,  les  hôtes  du  domaine  y  accueillirent  Messieurs 
de  Port-Royal  et  leur  offrirent  un  asile  contre  leurs  persécu- 
teurs.  Saint  Vincent   de  Paul   fut  même  obligé  d'intervenir 
dans  les  querelles  du  duc  de  Liancourt  avec  son  confesseur  et 
avec  le  curé  de  Saint-Sulpice  (2). 

(1)  Israël  Sylvestre  était  le  graveur  attitré  de  la  famille.  De  la  iiiëiiie  épo(|ue, 
nous  avons  des  estampes  représentant  le  moulin  de  Montville,  d'après  un  dessin 
de  Lesueur,  et  «  une  vue  et  perspective  de  chasteau  »  du  graveur  l'oilly,  d'après 
un  dessin  de  Pérelle. 

(2)  Abbé  Fi-ZET,  les  Jansénistes  du  dix-septième  siècle.  —  Li  cis,  ouv.  cité, 
p.  197.  —  Le  duc  de  Liancourt  avait  fait  partie  de  la  célèbre  confrérie  du  Saint 
Sacrement  connue  sous  le  nom  de  «  la  Cabale  des  dévots  ».  En  1656,  «  les  purs 
de  la  coterie  parvinrent  à  chasser  celui  qu'ils  tenaient  pour  un  complice  plus  ou 
moins  naïf  du  calvinisme  de  l'ort-Royal  ».  (Raoul  Allikb,  la  Cabale  des  dévots, 
p.  183.) 


30  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT 

Dès  sa  jeunesse,  le  duc  s'attacha  à  son  domaine.  «  Il  l'habita, 
dit  son  fils,  plus  souvent  que  son  père  et  aussi  souvent  que  son 
service  militaire  le  lui  permettait,  "  Il  y  recevait  ses  voisins, 
ses  amis  ;  il  y  rendait  les  politesses  reçues  au  cours  de  ses 
voyages.  Lord  et  lady  Spencer  et  leur  fille  Georgina,  depuis 
duchesse  de  Devonshire,  y  vinrent  en  1773.  Arthur  Young  y 
résida  souvent.  Il  v  avait  entre  le  duc  et  lui  grand  commerce 
d'amitié.  En  1770,  les  deux  fils  de  Liancourt,  François  et 
Alexandre,  l'un  âgé  de  quatorze  ans  et  l'autre  de  douze, 
étaient  allés  avec  leur  précepteur,  Lazowski,  passer  quelque 
temps  à  Bury-Saint-Edmonds,  à  Blackfields-Hall.  Nouveau 
voyage  en  1785  et  1786.  Ils  envoient  de  Bury  à  leur  père, 
avant  de  partir  pour  Edimbourg,  «  le  plus  superbe  mémoire 
sur  l'agriculture  des  deux  royaumes  qui  puisse  se  lire  (1)  "  . 

Young  était  le  commensal  et  le  conseil  de  toute  la  famille. 
Il  fréquentait  à  Paris  chez  la  duchesse  d'Enville  ;  il  fréquentait 
à  Brasseuse,  non  loin  de  Liancourt,  chez  la  sœur  de  la 
duchesse,  la  vicomtesse  de  Pons,  u  qui,  disait-il,  fait  probable- 
ment plus  de  luzerne  que  qui  que  ce  soit  en  Europe  »  . 

Liancourt  le  consultait  sur  les  moindres  détails  de  son 
exploitation.  Y  avait-il  une  invasion  de  mans  ou»  moeres  "  , 
«  vers  gros  à  peu  près  comme  le  petit  doigt,  blancs,  à  tète  brune, 
produits  du  hanneton  et  redevenant  hannetons  eux-mêmes 
après  deux  années  d'état  de  ver  »  ,  c'était  à  Young  qu'on  s'adres- 
sait pour  se  débarrasser  de  l'ennemi. 

li  Ce  ver  détruit  les  blés,  les  prairies,  les  jeunes  plantations; 
il  coupe  les  racines  à  un  pouce  sous  terre  et  l'on  ne  s'aper- 

(1)  Lettre  manustrite,  26  avril  1786.  British  Muséum,  inss.  addition  35-126, 
fol.  335.^  —  Lazi)\v.-<ki  .nvait  un  frère  (|ui  fut  plus  tard  un  révolutionnaire 
célèbre,  prit  part  au  20  juin  et  au  10  août  :  devenu  l'adversaire  des  Girondins, 
il  fut  défendu  par  Robespierre.  A  sa  mort,  la  Commune  lui  rota  des  funérailles 
puldiqaes  et  adopta  sa  fille.  Il  fut  enterré  en  face  des  Tuileries.  —  En  mai  1784, 
Liancourt  l'avait  fait  nommer  inspecteur  ambulant  des  manufactures  à  Soissons 
à  8,000  livres  d'appointements.  Mme  Roland  en  parle  souvent  dans  ses  lettres  et 
dans  ses  Mémoires  :  "  Polonais  d'origine,  venu  en  France,  on  ne  sait  comment, 
sans  fortune,  mais  protégé  par  le  duc  de  Liancourt...,  vif,  entreprenant,  qui 
s'offrait  lui-même  comme  un  homme  d'esprit.  »  {^Mémoires,  édition  lîarrère, 
p.  400.)  Dans  sa  lettre  du  21  mai  1784,  elle  se  plaint  à  son  mari  de  la  nomina- 
tion   de    quatre   inspecteurs    ambulants   :     "    C'est  ainsi    que    l'on  complique   la 


UN    DUC    ET    PAU!    PHILOSOPHE  31 

çolt    du    mal   (jull    a    fait   (jue    par    la    mort    de    la   plante. 

«  La  manière  la  plus  ordinaire,  la  seule  même  de  parer  en 
partie  aux  maux  qu'il  fait  à  la  culture,  est  de  fouiller  la  terre; 
on  le  fait  venir  à  la  surface  de  la  terre  en  versant  du 
brou  de  noix.  On  rassemble  les  vers  dans  des  paniers  et  on 
les  brûle.  (Jiielqucs  agriculteurs,  pour  encourag^er  cette  des- 
truction, donnent  autant  de  sacs  de  .'^rain  qu'on  leur  apporte 
de  sacs  de  «  mans  on  moeres  "  :  mais  cette  manière  de  les 
détruire  est  chère  et  lonjjue  et  ne  j)eut  avoir  lieu  que  dans 
les  plantations  et  les  cultures  de  pois,  de  racines  :  dans  les 
prés  on  ferait  autant  de  mal  que  si  on  labouroit  le  pré.  Les 
récoltes  seroient  absolument  perdues  et  le  mal  pire  que  le 
remède. 

"  Je  désirerois  donc  savoir  si  en  An^jleterre  on  connaît  cette 
espèce  de  vers,  et  quels  moyens  on  prend  pour  les  détruire 
quand  ils  font  du  mal,  ou  pour  empocher  qu'ils  s'établissent 
dans  une  terre. 

«Vous  voyez  combien  je  compte  sur  votre  complaisance 
pour  vous  troubler  de  ma  question,  mais  vous  êtes  ami  du 
bien,  ami  de  l'humanité  autant  que  savant,  et  à  qui  pourrais-je 
madresser?  (1)  i> 

Au  printemps  de  1787,  Young  partit  en  poste  avec  un  des 
fils  de  la  duchesse  d'Enville;  il  allait  rejoindre  aux  eaux  de 
Ludion  le  duc  Louis-Alexandre  «  célèbre  par  son  goût  pour 
l'histoire  naturelle  "  et  la  duchesse,  sa  femme,  née  Chabot. 
A  la  Roche-Guyon,  à  Versailles,  à  l'hôtel  de  la  rue  de  Varennes 
ou  à  celui  de  la  rue  de  Seine,  il  était  reçu  en  ami.  Il  passa 
trois  semaines  à  Liancourt  en  septembre  1787.  Grâce  à 
lui,  la  vie  du  château  nous  est  connue  dans  ses  détails  jour- 
naliers. Le  domaine  avait  été  transformé;  les  collines  aban- 
données converties  en  jardins  et  en  bosquets,  allées  sinueuses, 
bancs  de  verdure  et  tonnelles.   «  Le  site  est  très  heureux  :  les 

machine  sans  l'ombre  du  bon  sens;  qu'on  mulliplic  les  dépenses  et  les  sources  de 
sottises,  de  bévues,  de  contradictions.  "      Lettres,   édition   Perroud,   I,   p.  425). 
On  a  souvent  confondu  Claude  Lazowski,   inspecteur  des   manufactures,  devenu 
démagogue  en  1792,  avec  Lazowski,  précepteur  des  Hls  de  Liancourt. 
(1)  Lettre  manuscrite  citée.  (British  Muséum,  mss.  35-126.) 


32  l.A    r.OCMEFOUCAULD-LlANCOURT 

sentiers  ornés  suivent  le  l)orcl  des  pentes  pendant  trois  ou 
quatre  milles.  Les  vues  qu'ils  offrent  sont  agréables  :  dans 
(juelques  endroits,  elles  ont  de  la  grandeur.  Au  château,  un 
ameublement  commode,  sans  faste  et  sans  recherche,  a  rem- 
placé les  dorures,  les  sphinx  et  les  magots.  Tout  à  côté,  la 
duchesse  a  fait  construire  une  ménagerie  et  une  laiterie  d'un 
goût  charmant.  Le  boudoir  et  l'antichambre  sont  fort  jolis,  le 
salon  élégant;  la  laiterie  elle-même  est  tout  en  marbre,  luxe 
que  se  reprochait  comme  un  gros  péché  le  sage  proprié- 
taire (1).  "  A  côté  de  ces  amusettes  à  la  Trianon,  il  v  avait  des 
changements  plus  sérieux.  Le  premier  soin  du  duc  avait  été 
d'établir  une  ferme  anglaise  et  de  naturaliser  les  méthodes 
qu  il  avait  vu  pratiquer  avec  succès  chez  nos  voisins.  "  Les 
coteaux  de  Liancourt,  dit  Young,  sont  jolis,  couverts  d'une 
culture  ({ue  je  n'avais  pas  vue  auparavant,  mélange  de  vignes, 
de  jardins  et  de  champs,  une  pièce  de  blé,  une  autre  de 
luzerne,  un  morceau  de  trèfle  ou  de  vesce,  un  carré  de 
\  ignés,  des  cerisiers  et  d'autres  arbres  à  fruits,  le  tout  cultivé 
à  la  bêche.  " 

Il  Les  coteaux,  dit  Lacretelle,  étaient  chargés  d'arbres  frui- 
tiers sans  clôture,  où  le  propriétaire  recueillait  quelque 
chose,  non  sans  reconnaissance  pour  ceux  qui  lui  laissaient 
une  part  assez  belle.  » 

La  ferme  servit  de  ferme-école.  L'agriculture  n'était  pas 
pour  Liancourt  un  sujet  d'entretien  ou  une  distraction;  il 
était  agriculteur  pratiquant.  Le  système  des  jachères  fut  rem- 
placé par  celui  des  prairies  artificielles,  «  genre  de  culture 
juscpi'alors  inconnu  parmi  nous  "  .  Liancourt  importa  d'An- 
gleterre un  navet  «  nommé  turnepqui,  cultivé  sur  une  grande 
échelle,  fournit  un  excellent  pâturage  pendant  l'hiver  "  .  "  Je 
me  rappelle,  dit  son  fils,  avec  quelle  douce  satisfaction  il  par- 
courait ses  vastes  champs  chargés  d  une  richesse  nouvelle  et 


(i)  Yorxc,  Voyages  en  France,  I,  p.  101  et  suiv.  —  Vie  (lu  duc,  p.  14  et 
suiv.  —  Lesci:ri:,  ouv.  cité,  p.  293.  —  Faugère,  Vie  et  hienfaits,  p.  14.  — 
Précis  statistique  sur  le  canton  de  Liancourt  (extrait  de  V Annuaire  du  départe- 
ment de  l'Oise  de  1837).  —  Lacreteli.e,  Dix  années  d'épreuves,  p.  59. 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  33 

avec  quelle  complai^ancc  infati,']able  il  expliquait  les  sources 
(le  cette  richesse  aux  habitants  qu  il  enjjageait  à  limiter"  (1). 
<i  Une  découverte,  ajoute  Faugère,  n'avait  de  prix  à  ses  yeux 
qu'autant  qu'il  pouvait  en  faire  jouir  les  autres.  »  Comme 
sa  belle-sœur  et  sa  voisine,  Mme  de  l*ons,  il  auj^mentait  ses 
luzernes  et  faisait  des  semis  de  trèlle  rouge  ;  «  ces  fourrages 
prenaient  place  dans  la  rotation  des  assolements.  »  De  Suisse 
et  d'Angleterre,  il  faisait  venir  les  races  de  bestiaux  les  plus 
fécondes.  En  1772,  à  Ghanteloup,  il  avait  vu  Choiseul  rece- 
voir en  grande  pompe  quinze  vaches  expédiées  par  faveur  du 
canton  d'Unterwald  (2).  Louis  XVI  lui-même  avait  facilité 
l'introduction  d  un  troupeau  de  moutons  mérinos  chez  son 
cousin  ;  les  vaches  suisses  paissaient  sous  la  conduite  d'un 
"  jeune  pâtre  et  de  sa  femme,  dignes,  dit  Lacretelle,  par 
leurs  belles  couleurs  et  leurs  mœurs  de  lâge  d'or,  du  pinceau 
de  Gessner  leur  compatriote  i»  .  En  1787,  des  béliers  conduits 
par  des  bergers  de  la  Gerdagne  répandaient  dans  le  pavs  la 
race  espagnole.  La  culture  de  la  pomme  de  terre  était  essavée 
dés  1780. 

Economiste  autant  qu'agriculteur,  Liancourt  comprit  avant 
la  vente  des  biens  nationaux  que  la  division  des  grands 
domaines  était  la  condition  du  progrès.  Ses  terres  furent  par- 
tagées en  lots  qu'il  afferma  aux  personnes  de  son  voisinage. 
Il  De  la  sorte,  dit  Faugére,  il  trouva  le  moven  de  mettre 
dans  l'aisance  des  familles  indigentes  et  de  se  procurer  une 
augmentation  de  revenu  qui  devint  dans  ses  mains  linslru- 
ment  d  un  nouveau  bienfait.  " 

il  avait  été  un  des  premiers  fondateurs  de  la  Société  rovale 
d'agriculture,    instituée  pour  donner  une    direction  scienti- 


1  Taink  est  surpris  de  voir  [Ancien  régime,  p.  62)  que  Younj;  ayant  eu  Lesoin 
(le  rensei;;neiiients,  on  lui  ait  envoyé  le  réjjisseur  :  «  La  difféience  des  nianièieé, 
la  séparation  des  intérêts,  la  distance  des  idées  sont  si  grandes,  qu'entre  les  plus 
exempts  de  iiioi{;ue  et  les  tenan;:iers  dii-ects  les  contacts  sont  rares  et  loin- 
tains ".  Les  généralisations  de  Taine  sont  excessives.  Quoi  d'étonnant  que,  pour 
les  détails  à  donner  sur  son  exploitation,  Liancourt  s'en  soit  remis  à  son  régis- 
seur '? 

(2'   Mauobas,  ouv.  cité,  p.  221. 


34  LA   ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT 

fique  au  mouvement  de  régénération  agricole  et,  suivant  le 
mot  de  son  président,  le  marquis  de  Guerclies,  <i  pour  venir 
au  secours  de  la  culture  négligée  des  provinces  éloignées...  " 
En  1785,  il  était  un  des  vingt  iTiembres  du  bureau  et  commu- 
niquait un  mémoire  de  Broussonnet  (1)  "  sur  la  culture  des 
turneps,  sur  les  moyens  de  les  conserver  et  de  les  rendre 
propres  à  la  nourriture  des  bestiaux  (2)  »  . 

Pour  réaliser  le  progrès  scientifique,  la  Société  demandait 
le  concours  "  des  chimistes,  des  mécaniciens,  des  natura- 
listes »  ;  elle  organisait  des  comices  ;  pour  propager  les  nouvelles 
espèces  elle  fournissait  gratuitement  des  béliers  au  troupeau 
commun  dans  chaque  canton.  Il  faut,  disait  Liancourt,  forcer 
les  paysans  à  devenir  riches  malgré  eux  (3) .  "  La  fondation 
de  sociétés  d'agriculture  dans  les  provinces  a  le  double  objet 
d'aider  le  cultivateur  par  les  conseils  prévoyants  de  la 
méthode  réfléchie,  et  de  faire  connaître  dans  toutes  les  par- 
ties de  la  province  ce  que  les  expériences  de  quelques  culti- 
vateurs pouvaient  présenter  de  neuf  et  d'utile.  »  Quatre  ans 
avant  la  Révolution,  le  futur  fondateur  de  l'école  mutuelle 
écrit  ces  lignes  prophétiques  :  "  On  néglige  trop  en  Fi-ance 
l'instruction  du  peuple;  on  a  mis  même  souvent  en  question 
s'il  fallait  le  laisser  ignorant,  comme  si  la  connaissance  de  ses 
vrais  intérêts  ne  devait  pas  le  rendre  meilleur.  On  imprimera 
tous  les  quinze  jours  une  feuille  dans  laquelle  seront  consi- 

(1)  Broussonnet  (PieiTe-Marie-Auj;uste\  né  à  Montpellier  en  1761,  mort 
en  1807,  suppléant  de  Daubenton  au  Collège  de  France  et  son  adjoint  à  l'École 
vétérinaire,  membre  de  la  Société  royale  de  Londres  et  de  l'Académie  des 
sciences,  électeur  de  Paris  en  1789,  député  de  Paris  à  la  Léjjislative  ^1791^ 
secrétaire  de  cette  assendjlée,  arrêté  à  Montpellier  comme  Girondin  en  1792.  s'évada, 
s'enfuit  en  Espagne  d'où  il  fut  expulsé,  en  Portugal  où  il  fut  dénoncé  comme 
franc-maçon,  au  Maroc  où  il  devint  médecin  et  chargé  d'affaires  des  Etats-Unis. 
Après  le  18  brumaire,  il  fut  nommé  consul  de  France  à  Mogador,  puis  aux  iles 
Canaries,  liappelé  en  France  par  son  parent  Cliaptal,  il  devint  professeur  de  bota- 
nique à  Montpellier,  puis  directeur  du  Jardin  des  Plantes. 

(2)  Mémoires  (Vafjricullure,  d'économie  rurale  et  (lomcsti</ue,  publiés  par  la 
Société  royale  d'agriculture  de  Paris.  (Archives  de  la  Société  nationale  d'agri- 
culture.; Ce  recueil  substantiel  et  vivant  est  divisé  en  trimestres  de  printemps, 
d'été,  d'automne  et  d'hiver. 

(3)  Jaurks,  Histoire  socialiste  de  la  Hévolutioii  française,  p.  82.  «  Le  mot, 
ajoute  l'historien,  est  d'une  philanthropie  un  peu  hautaine!  » 


UN    DUC    ET    PAIi;    PIULUSUPIIE  35 

gnécs  toutes  les  expériences  utiles  aux  habitants  des  cam- 
pagnes; cette  feuille  sera  envoyée  à  tous  les  curés,  à  tous  les 
syndics  de  village,  prêtée  à  ceux  qui  voudraient  la  lire, 
envoyée  gratis  aux  cabarets  principaux  (l).  »  La  presse 
périodique  à  bon  marché,  la  presse  populaire  et  rurale  est 
entrevue  comme  un  moyen  d'éducation  «  du  peuple  cultiva- 
teur ))  . 

L'année  suivante,  nouvelle  communication  ;  ce  sont  les 
débuts  du  philanthrope  :  il  s'agit  d'une  marmite  dite  améri- 
caine, destinée  à  la  cuisson  «  des  légumes,  plantes  potagères 
et  autres  substances  végétales,  telles  que  le  navet,  le  panais, 
la  carotte,  la  betterave,  la  pomme  de  terre...  de  manière  à  les 
rendre  plus  sapides,  point  essentiel  pour  ceux  qui  font  de  la 
pomnu^  de  terre  leur  principale  nourriture  (2)  »  .  C'est  l'ap- 
plication d'une  idée  de  Parmentier.  L'usage  en  est  nécessaire 
"  à  cette  classe  d'hommes  habitués  à  ne  pas  déguiser  par 
divers  assaisonnements  les  présents  de  la  nature.  Elle  rend 
l'eau  la  plus  dure  égale  à  la  meilleure  eau.  Les  neuf 
dixièmes  des  hommes  relégués  dans  les  terres  n'ont  à  leur 
disposition  que  des  eaux  crues  chargées  de  sélénite  :  or  une 
eau  séléniteuse  racornit  les  légumes;  on  les  mange  coriaces 
et  insipides;  ils  sont  venteux,  d'une  digestion  difficile  et  ne 
peuvent  fournir  qu  un  chyle  qui  s'élabore  mal  »  . 

Hygiène,  assistance,  instruction  du  peuple,  les  idées  direc- 
trices de  la  vie  de  Liancourt  commencent  à  se  préciser.  Il  va 
au  peuple  :  l'esprit  de  89  est  en  lui. 

11  installe  dans  la  ferme  de  la  Faïencerie,  au  haut  de  la 
montagne  de  Liancourt,  la  première  école  d'instruction 
technique  de  France. 

On  a  beaucoup  discuté  sur    la    date    de   cette   fondation. 

(1)  Méinoirrs  (rii</rit:ultuie,  1786,  trimestre  de  printemps,  p.  20  et  suiv. 
L'idée  d'une  (iazette  du  peuple,  d'un  Journal  des  Campa<j)ics  et  des  t'amilles,  a 
été  souvent  reprise,  notamment  en  1807  par  Cadet  de  Vaux,  en  1815  par  le{;rand 
Carnot,  avec  la  collalioratioti  de  Liancourt.  (Voir  appendice  n"  IX.) 

(2;  Mémoire!:,  1786.  —  Rapport  sur  les  usages  et  les  avantages  de  la  marmite 
américaine,  par  .M.M.  le  duc  dk  LuxcotRT,  S.\ixt-Jkax  de  GrÈvecoeijr  et  C.\det 
DE  Vaux,  p.  113  et  suiv. 


36  LA   ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

L'année  1780  a  été  adoptée  au  moment  des  fêtes  du  cente- 
naire (1) .  C'est  à  cette  époque,  après  ses  voyages  en  Angleterre 
et  en  Suisse,  que  Liancourt  songea  à  organiser  une  maison 
d'enseignement  professionnel  :  il  s'agissait  de  faire  élever, 
dans  une  ferme  inutilisée,  une  vingtaine  d  orphelins  d'anciens 
militaires  de  son  régiment  de  dragons.  L'idée  de  recueillir 
dans  un  établissement  permanent  les  fils  de  soldats  morts  au 
service  avait  été  mise  en  pratique,  dès  1777,  par  le  chevalier 
irlandais  Pawlet  (2) ,  rue  Popincourt. 

Ce  qui  était  nouveau  dans  la  création  de  Liancourt,  c'était 
l'idée  d'enseigner  un  métier  utile.  L'école  était  ouverte,  non 
seulement  aux  orphelins,  mais  aux  enfants  des  militaires 
pauvres,  vieux  et  infirmes.  L'école  de  la  Montagne  était  à  la 
fois  professionnelle  et  militaire.  L'arbre  a  porté  deux  bran- 
ches :  les  écoles  d'arts  et  métiers,  les  écoles  d'enfants  de 
troupe. 

Au  lieu  de  soldats  indigents  et  ignorants,  Liancourt  vou- 
lait «  former  pour  l'État  des  citoyens  instruits  et  laborieux  «  . 
Il  prenait  plaisir  à  surveiller,  parfois  à  diriger  les  travaux  de 
l'école  :  c'était  sa  famille  adoptive.  "  Souviens-toi,  mon 
enfant,  disait-il  au  paresseux,  que  lorsque  tu  sauras  ton 
métier,  ta  fortune  sera  faite  (3).  » 

Eu  1780,  1  école  comptait  environ  cent  enfants.  Louis  XVI 
la  prit  sous  sa  protection.  Elle  ne  se  recrutait  pas  uniquement 
dans  le  régiment  de  dragons  de  La  Rochefoucauld.  Liancourt 

(1)  GiiETTiEn,  Histoire  des  écoles  nationales  d\ii-ts  et  métiers,  préface.  —  La 
date  (le  1780  a  été  fixée  sur  les  renseignements  d'un  ancien  élèvenonmié  Auphan, 
sorti  de  l'école  d'Angers  en  1820,  et  après  une  enquête  orale  auprès  delà  famille 
et  des  anciens  iial)itants  de  Liancourt.  C'est  celle  qui  figure  sur  le  piédestal  de  la 
statue  érij'éo  en  1861  et  sur  la  colonne  comméraorative  du  centenaire  de  la  fon- 
dation (1880). 

(2'  I'awi.kt  él:ut  dcjniis  ([iielque  temps  fixé  en  France  lorsiju'il  résolut  en  1777 
de  fonder  un  établissement  d'éducation  pour  les  fils  des  militaires  morts  nu 
hlcssés  au  service  de  l'Etat  et  d'employer  la  méthode  de  l'enseignement  mutuel 
déjà  essayée  par  Ilerhault,  à  la  Pitié,  en  1747.  Des  familles  distinguées  s'empres- 
sèrent de  mettre  leurs  enfants  dans  cette  école  d'oîi  sortirent  de  fort  remar- 
(lual)les  élèves.  Louis  XVI  protégea  l'awlet  et  lui  fit  don  de  3(),0l)0  livres  pouc 
accroiti'c    la  prospérité  de  l'établissement 

(3)  Vie  du  duc,  p.  16.  —  lie  et  bienfaits,  parFAUOÈnii,  p.  15.  —  Dk  Momzev^ 
ouv.  cité,  p.  182.  —  GiETTiER,  ouv.  cité,  p.  25  et  suiv. 


UN    DUC    ET    PAIR    PII  IT>OSOPHE  37 

en  était  l'inspecteur  .«jénéral;  d'accoid  avec  le  fjouvernenr 
des  Invalides,  il  devait  choisir  les  pensionnaires  parmi  les 
orphelins,  puis  parmi  »  les  plus  dénués  de  ressources,  les  plus 
sains  et  les  mieux  constitués  "  .  Le  personnel  se  composait 
d'un  capitaine,  d'un  lieutenant,  de  deux  sergents,  de  quatre 
caporaux,  de  dix  sous-officiers  invalides. 

L'école  coûtait  18,000  livres  par  an.  L'entretien  de  chaque 
enfant  était  évalué  à  I  4(5  livres.  Outre  les  Instructeurs,  il  y 
avait  un  maître  armurier,  un  tailleur  et  un  cordonnier.  Les 
enfants  man^jeaient  à  la  j'jamelle,  ils  étaient  menés  militaire- 
ment; Ils  avaient  un  habit,  une  veste  et  une  culotte  en  tricot 
bleu  de  roi,  revers,  collets,  parement  et  doublure  de  même 
couleur,  boutons  blancs  portant  fleurs  de  lis  entourés  de  ces 
mots  :  «  Enfants  de  l'armée  »  . 

A  seize  ans,  ils  étaient  incorporés  pendant  huit  ans  :  les 
corps  payaient  100  livres,  dont  50  pour  la  caisse  de  l'école, 
50  pour  rhabillementet  les  frais  de  route.  En  1787,  le  nombre 
des  élèves  était  de  130;  en  1789,  de  160. 

Nous  verrons  plus  tard  comment  grandit  et  se  développa  la 
petite  école  de  la  Montagne  :  dès  le  début,  elle  fut  imitée  par 
l'Angleterre,  et  Georges  III  fonda  à  Ghelsea,  à  côté  de  la 
maison  de  retraite  des  vieux  soldats,  un  établissement  destiné 
à  l'entretien  et  à  l'éducation  de  leurs  enfants. 

Comme  Turgot,  Llancourt  estimait  que  la  noblesse  pouvait, 
sans  déroger,  se  livrer  aux  arts  mécaniques;  les  philosophes, 
en  entrant  aux  affaires,  avaient  proclamé  la  liberté  du  travail 
«  comme  la  propriété  la  plus  sacrée  et  la  plus  imprescriptible 
de  toutes  »  .  Avec  d'Alembert  et  Diderot,  notre  gentilhomme 
pensait  que  dans  la  société  transformée  «  les  viles  professions 
mécaniques  »  avalent  droit  à  une  place  d'honneur.  Il  j)rècha 
d'exemple.  Près  de  son  château,  dans  son  parc  même,  s'élevè- 
rent deux  manufactures.  L'une  était  une  fabrique  de  cardes, 
l'autre  une  filature  de  coton.  Le  duc  s'était  associé  avec  un 
négociant  irlandais,  nommé  Leclerc.  Un  ouvrier  très  habile, 
Metcalff,  qu'il  avait  fait  venir  d'Angleterre,  resta  dans  le  pays 
et  fonda  dix  ans  plus  tard,  pour  son  compte,  une  manufacture 


38  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

à  Chantilly.  La  rivière  de  la  Béronnelle  qui  ne  servait  jusque-là 
qu'à  alimenter  les  eaux  jaillissantes  des  «  chandeliers  "  du  parc, 
se  fit,  elle  aussi,  industrielle.  On  y  construisit  un  moulin  à 
eau;  des  ateliers  s'élevèrent  non  loin  du  jeu  de  paume  et  de 
la  laiterie,  avec  trente-quatre  métiers  appelés  jeannettes,  les 
seuls  connus  pour  remplacer  le  travail  à  la  main.  Dès  1775, 
le  duc  avait  créé  à  Ranti^orny  une  tuilerie  et  une  briqueterie.  En 
1783,  la  contrée  était  transformée.  Mais  "  comme  la  filature 
n'était  faite  que  pour  les  enfants,  et  particulièrement  les 
petites  filles,  aucun  bras  n'a  été  enlevé  à  l'agriculture  (1)  ».  A 
Liancourt,  il  y  avait  ime  filature  de  laine,  fabriquant  des 
serges  connues  sous  le  nom  de  Blicourt  :  elle  occupait  quatre 
ouvriers  au  métier,  gagnant  chacun  6  livres  par  semaine,  deux 
trameurs  et  vingt  et  un  fileurs  ou  fileuses.  Dans  les  autres  vil- 
lages étaient  installés  des  métiers  pour  la  fabrication  d'étoffes 
mêlées  de  lin  et  de  coton,  parfois  aussi  de  chanvre,  sorte 
de  tricota  côtes  alors  inconnu  en  France;  ils  fonctionnaient 
sous  la  direction  de  quatre  contre  maîtres  venus  de  Saint- 
Quentin  et  de  Cambrai.  A  l'hôpital,  on  distribuait  du  chanvre 
en  botte  pour  les  vieilles  femmes  sans  ouvrage  :  «  on  leur 
payait  la  main-d'oîuvre  à  raison  de  la  finesse  du  travail.  » 
Il  y  avait  aussi  une  manufacture  de  tissus  de  vingt-cinq  mé- 
tiers où  étaient  reçues  les  filles  pauvres  :  on  leur  enseignait 
la  lecture,  l'écriture  et  le  tissage  du  coton;  elles  y  res- 
taient jusqu'à  leur  mariage  et  on  leur  donnait  pour  dot  une 
quote-part  de  leur  gain  (2).  La  surveillance  des  métiers 
était  confiée  au  curé  dans  chaque  village.  «Il  était  chargé 
de  la  police  de  cette  école,  de  recevoir  et  de  distribuer  les 
matières  à  filer;  l'on  ne  peut  trop  se  louer  du  zèle  et  de 
l'exactitude  qu'ont  mis  les  curés  pour  seconder  les  vues 
qu'on  avait  dans  cet  établissement  :  ils  ont  employé  pour 
exciter  l'émulation  au  travail  tous  les  moyens  qui  étaient 
en  eux  et  particulièrement  de  refuser  les  secours  de  charité 

(1)  Arch.  nat.,  F'-,  562.  Mémoire  de  Liancourt  au  contrôleur  général. 

(2)  Lucis,  Monographie,  p.  75  et  suiv.  Gaétan  indi([ue  par  erreur  dans  la    Vie 
du  duc  la  date  de  1790  pour  la  fondation  des  ateliers  de  Liancourt. 


U]N    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  39 

aux  familles  où  il  restait  encore  quelques  fainéants  (1).» 
Cette  sorte  d'assistance  par  le  travail  industriel  n'allait  pas 
sans  de  gros  sacrifices.  Liancourt  avait  désaffecté  «  deux 
grandes  fermes  très  considérables  qui  étaient  au  moment 
d'être  vendues  ;iO,000  livres  et  qu'il  avait  fallu  rendre  propres 
par  des  réparations  à  l'usage  auquel  on  les  destinait  »  .  La 
fabrication  de  la  laine  n'était  pas  lucrative.  Aussi  le  IH  jan- 
vier 1784,  il  se  faisait  accorder  par  le  contrôleur  général  une 
gratification  de  G, 000  livres  (2).  En  1789,  il  se  faisait  prêter 
par  le  Conseil  du  commerce  trois  métiers  à  bas  qu'il  s'enga- 
geait à  rendre  au  bout  de  trois  ans  (3) . 

Le  duc  ne  menait  pas  une  vie  oisive.  «  L'opulence,  suivant 
le  style  du  temps,  était  sanctifiée  par  le  génie  des  bonnes 
œuvres.  »  La  duchesse,  sa  femme,  se  partageait  entre  la  rési- 
dence de  son  mari  et  sa  seigneurie  de  Crèvecœur-le-Grand. 
Sympathique  et  spirituelle,  elle  groupait  autour  d'elle  une 
cour  nombreuse.  A  Crèvecœur,  ce  n'étaient  que  fêtes  et  festins. 
Dans  certaines  circonstances  on  dressait  au  milieu  de  la  cour 
d'honneur  d'immenses  tables  où  tous  venaient  s'asseoir,  a  La 
plus  aimable  des  fées  y  mettait  le  couvert...  Après  ces  agapes 
populaires,  la  foule  se  répandait  dans  les  allées  du  vaste  parc 
et,  à  la  lueur  des  lampions,  se  livrait  au  plaisir  de  la  danse  : 
la  duchesse,  heureuse  du  bonheur  des  autres,  se  mêlait  aux 
groupes,  suivie  d'un  essaim  d'enfants  qu'elle  inondait  de 
dragées  et  de  bonbons  (4) .  »  Parfois  on  jouait  la  tragédie.  En 
1789,  on  monta  VHamlet  de  Ducis.  La  duchesse  joua  Ger- 
trude.  Quant  au  rôle  d'Hamlet,  il  fut  tenu  par  un  jeune 
étranger  de  passage,  qui  n'était  autre  que  Talma  (5). 

A  Liancourt,  la  vie  était  moins  folâtre,  et  les  promenades 
plus  sérieuses.  On  visitait  les  fabriques,  on  s'intéressait  aux 


(1)  Arch.   nat.,  Mi'moire  cité. 

(2)  Id.,   Mt'inoire  cité. 

(3)  Procès-verbaux  du  Conseil  du  couiinerce.    Inventaire,  p.  466,  1"  colonne.) 

(4)  Louis  Hubert,  Crèvecœur  le  Grand,  p.  170  et  suiv. 

(5)  Id.,  p.  175.  «  La  présence  inopinée  de  Talma  à  Crèvecœur  expliquerait 
assez  la  maladie  suliite  de  l'acteur  char{]é  du  rôle  d'Ilauilet.  ^Liis  le  secret, 
malgré  tout,  fut  bien  yardc.  >> 


40  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

cultures,  aux  plantations,  à  l'hospice  "  où  la  charité  chré- 
tienne donnait  la  main  aux  vœux  les  plus  éclairés  de  la  phi- 
lanthropie "  . —  u  La  promenade  à  cheval,  dit  Young,  la  chasse, 
les  plantations,  le  jardinage  mènent  jusqu  au  diner  que  Ton 
ne  sert  qu'à  deux  heures  et  demie,  au  lieu  de  Tancienne  habi- 
tude de  midi  ;  la  musique,  les  échecs,  ainsi  que  les  autres 
passe-temps  ordinaires  d\in  salon  de  compagnie  et  une  biblio- 
thèque de  sept  ou  huit  mille  volumes,  permettent  d'employer 
agréablement  les  loisirs  qui  restent  (1).  » 

Le  duc  croyait  trop  à  la  nécessité  de  l'éducation  pour 
négliger  celle  de  ses  enfants  :  leur  précepteur,  Lazowski,  était 
fort  lié  avec  Young  et  avec  les  philosophes;  laine  de  ses  fils, 
François,  était  né  le  8  septembre  1765;  le  second,  Alexandre, 
en  1767.  En  1782,  ils  firent  leur  tour  de  France:  ils  allèrent 
en  Bourgogne,  en  Suisse,  à  la  Grande-Chartreuse,  en  Pro- 
vence. En  1783,  ils  visitèrent  la  Normandie,  le  Mont-Saint- 
Michel.  Ils  voyageaient  simplement  a  Nous  sommes,  disent 
leurs  notes  de  voyage,  M.  de  Lazowski,  mon  frère  et  moi,  à 
cheval.  Un  domestique  dans  une  voiture  à  deux  chevaux  et  un 
palefrenier  composent  notre  suite.  "  On  visitait  les  écoles,  les 
manufactures,  les  ports.  Leur  récit,  un  peu  naïf,  montre  de 
jeunes  hommes  élevés  librement.  A  Genève,  accoutumés  à  un 
état  monarchique,  «  ils  trouvent  tout  étonnant  de  compter 
le  peuple  pour  quelque  chose  ".  Au  Mont-Saint- Alichel , 
ils  frémissent  »  dans  le  cachot  obscur  où  a  été  enfermé  le 
gazetier  de  Hollande  "  .  —  "  Je  ne  conçois  pas,  dit  le  narra- 
teur, comment  Louis  XIV  a  pu  faire  une  chose  si  petite  après 

(i)  Young,  I,  p.  103.  —  Lacretelle  (ouv.  cité}  parle  de  dix  à  douze  mille 
volumes   ■  sans  jurisprudence  et  sans  théologie  »  . 

Il  ne  parait  pas  que  Liancourt  se  soit  personnellement  adonné  à  la  chasse. 
D'après  des  traditions  orales,  les  faisans  étaient  si  nombreux  que  les  cultivateurs 
limitrophes  du  parc  se  plaij^naient  de  leurs  défjàts.  On  sait  ce  que  la  chasse  sous 
l'ancien  régime  représentait  de  vexations.  L'oncle  de  I>iancourt,  le  cardinal  de 
La  Rochefoucauld,  nommé  archevêque  de  Rouen  en  1769,  détruisit  la  garenne 
de  Gaiilon,  dont  les  lapins  ravageaient  les  terres  des  riverains.  (  Vie  du  duc, 
p.  23.  (!et  acte  lui  fit  grand  honneur.  Young  déplore  la  conduite  des  grands 
seigneurs  qui  laissent  en  friche  leurs  immenses  domaines  pour  ne  s'occuper  tpie 
de  leur  {jibier.  "  Quel(jues-uns,  dit-il,  font  exception,  comme  le  duc  de  Lian- 
court, comme  sa  belle-sœur,  Mme  de  Pons.  »  (Babeau,  Classes  rurales,  p.  360.) 


UN    DUC   ET    PAIIl    PHILOSOPHE  41 

toutes  les  actions  de  g^randeur  qui  lont  rendu  célèbre  (1)." 
Les  fils  avaient  reçu  une  éducation  libérale  et,  suivant  le 
mot  de  Diderot,  exclusivement  civile. 


YII 


Dès  l'avènement  de  Louis  XVI,  Liancourt  se  rapprocha  non 
de  la  cour,  mais  du  roi.  Il  devint  son  ami  et  le  resta  toujours,  ne 
profitant  de  son  crédit  que  pour  diriger  les  vues  du  monarque 
«  vers  l'encourag^ement  du  commerce  et  de  l'industrie  et  les 
réformes  utiles  au  bien-être  de  la  société  (2)  "  .  Il  aurait  pu 
dire  comme  Turgot  :  «  Ce  n'est  pas  au  roi  que  je  me  donne, 
c'est  à  l'honnête  homme.  "  «  Notre  famille,  écrivait-il  à  sa  bru, 
a  toujours  eu  un  égal  éloignement  et  pour  l'état  de  domesti- 
cité et  pour  l'état  dintrigue.  >  Son  intimité  lui  servit  pour- 
tant à  obtenir  plus  facilement  «  les  avancements  militaires 
auxquels  ses  qualités,  ses  mérites  et  ses  services  pouvaient  lui 
donner  des  titres  "  . 

Mais  il  n'aimait  guère  Marie-Antoinette.  Jaloux  de  la 
faveur  de  la  duchesse  de  Polignac,  les  La  Rochefoucauld 
—  comme  les  Montmorency,  les  Noailles,  les  Clermont- 
Tonnerre  —  faisaient  à  la  reine  une  guerre  acharnée  (3). 
Quand  celle-ci  demanda  la  duchesse  de  Liancourt  pour  dame 
d'honneur,  le  duc  d'Estissac  refusa  tout  net.  «  Nous  eûmes, 
lui  et  moi,  à  cet  égard,  une  explication  avec  la  reine,  dont 
nous  eûmes  lieu  d'être  complètement  satisfaits  et  qui  entra 
avec  bonté  dans  nos    raisons   (4).    "    La  reine  fut-elle   aussi 


(1)  '<  Les  nioiiies,  ajoute  le  voyageur,  ont  43,000  livres  de  rente,  avec  les- 
quelles ils  mangent  et  boivent  bien  toute  l'année.  " 

Journal  de  mon  voyage  dans  les  provinces  méridionales  de  France  dans 
l'année  1782  et  1783,  I,  p.  152.  ^Bibl.  de  la  Chambre  des  députés,  mss.  E*,  25.) 
Voir  Appendice,  n"  IL 

(2)  FaioÈhk,  Vie  et  bicufaitx,  p.  16. 

(3)  RknÉk,  Louis  XVI  et  S(t  cour,  p.  260. 

(4)  Vie  du  duc,  p.  20. 


42  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÎS'COURT 

satisfaite  que  le  prétend  le  duc?  Il  est  permis  d'en  douter.  Ce 
refus,  "  bien  qu'il  ne  fût  pas  seulement  de  caprice  ou  de 
vanité»  ,  n'était  pas  pour  la  flatter.  «Une  femme,  ditLiancourt, 
n'a  à  la  cour  aucune  ambition  personnelle  à  satisfaire  :  elle  ne 
peut  donc  y  être  que  dans  un  état  de  domesticité  qui  la  rend 
purement  passive  et  dont  elle  ne  peut  sortir  que  par  l'in- 
trigue. "  Bonne  raison  pour  un  lecteur  des  Caractères  ou  des 
Maximes,  mais  dont  les  reines,  même  au  dix-huitième  siècle, 
ne  devaient  guère  s'accommoder. 

Liancourt  n'eut  jamais  la  faveur  de  Marie-Antoinette.  Il 
s'en  consola  par  l'affection  de  Louis  XYI.  Turgot  et  Males- 
herbes  étaient  ses  amis.  On  comprend  sa  joie  quand  il  les 
vit  aux  affaires.  «  L'hôtel  de  La  Rochefoucauld  fut  tout 
ministériel.  "  C'est  à  la  Roche-Guyon  qu'en  1776  Turgot  se 
consolait  de  sa  chute  en  lisant  YArioste  et  en  faisant  des  expé- 
riences de  physique  (1).  Là,  fréquentaient  aussi  d'Alembert, 
Mably;  Condorcet,  l'ami  intime  du  duc  Alexandre,  possédait 
à  Dennemont,  en  face  de  Mantes,  une  propriété  de  campagne. 
Cette  liberté  de  relations  ne  nuisait  pas  au  grand  maître  de 
la  garde-robe,  devenu  titulaire  de  la  charge  paternelle.  Il 
était  à  la  cour  un  des  représentants  du  parti  des  réformes. 
Necker  le  séduisit  par  sa  droiture  et  sa  capacité.  Il  applaudit 
au  Compte-rendu  qui  établit  en  France  la  première  publicité 
des  revenus  et  des  dépenses  de  l'État.  Au  voyage  de  Cher- 
bourg, en  juin  1786,  il  accompagnait  le  roi.  On  était  au 
lendemain  de  l'affaire  du  Collier.  La  nation  malgré  tout  se 
reprenait  à  espérer.  La  garde  bourgeoise  eut  partout  la  droite 
sur  les  troupes  de  ligne;  sur  l'arc  de  triomphe  que  le  cardinal 
de  La  Rochefoucauld  (2)  fit  élever  à  Rouen,  était  inscrite  la 


(1)  KousSE,  ouv.  cité,  p.  331.  —  Condorcet  :  lettre  du  6  octobre  1776.  — 
Une  caricature  du  temps  représente  la  duchesse  et  le  contrôleur  j'énéral  dans  un 
cabriolet  culbutant  sur  un  clianip  de  blé.  Sur  les  jupes  de  Mme  d'Enville,  on  lit  : 
"  Liberté,  liberté  tout  entière.  »  (Goncourt,  la  Femme  au  (lix-liidliètne  siècle.) 
2  La  Ho(^iiKi-oiJGAii,D  (Dominique  dk),  né  à  Saint-llpizo  (Haute-Loire),  1712- 
1800,  débuta  dans  le  liaut  clerjjé  en  1747  comme  évèquc  d'Albi;  archevêque  de 
Rouen  en  1759,  cardinal  en  1778,  élu  le  23  avril  178!)  député  ilu  clerjjé  aux  Ktats 
Généraux  par  le  bailliage  de  Rouen,  il  se  prononça  contre  la  Révolution  et  signa 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  43 

raison  du  voyage  :  "  Pour  I  utilité  publiquo  :  uiiliiatis  publicse 
causa.  »  Ce  mot  inspiré  par  Liancourt  à  son  oncle  fit  une  g^rande 
impression.  Arrivés  au  Havre,  Louis  XVI  et  sa  suite  montè- 
rent à  Injjouville  et  visitèrent  la  villa  Uégouen  (1),  «  pour 
jouir  de  la  superbe  vue  de  la  terrasse  où  le  roi  se  promena 
trois  quarts  d'heure  ». —  «  Nous  fûmes,  écrivait  la  mère  de 
Mme  l]é.'j()uen,  averties  à  cinq  heures  et  demie  du  matin  du 
bonheur  (jue  nous  allions  avoir.  Nous  étions  en  ville  où  nous 
avions  couché  pour  être  plus  à  portée  de  voir  les  illuminations  : 
vous  jugez  comme  quoi  nous  accourûmes  faire  préparer  le 
logis.  Il  ne  s'y  rendit,  pour  nous  accompagner  dans  cette 
visite,  que  Mmes  de  Puységur  et  Foiiche  avec  leurs  maris.  Nos 
quatre  enfants  bondissaient  sur  les  gazons.  Le  peuple  entou- 
rait nos  claires-voies  et  criait  à  qui  mieux  mieux  :  u  Vive  le 
«  roi  !  "  Nous  avons  joui,  comme  vous  le  voyez,  tout  à  notre 
aise,  de  la  présence  de  ce  bon  prince,  qui  fit  nombre  de 
questions  sur  la  position  de  différents  points  de  la  IManche,  et, 
en  général,  avait  l'air  de  prendre  grand  plaisir  à  considérer 
tout  ce  qu'il  voyait  (2) .  » 

A  Cherbourg,  il  y  eut  un  grand  enthousiasme  quand  le  roi 
s'installa  sur  un  des  cônes  de  M.  de  Cessart,  pour  voir 
immerger  un  des  autres  cônes  destinés  à  former  la  digue  (3) . 


la  protestation  du  12  septeinl)re  1791.  Après  le  10  août,  il  émijjra  en   Allenia{;ne 
et  se  retira  à  Munster  où  il  mourut. 

(1)  BÉGOUKX  ^Jacques-François),  né  en  1743  à  Saint-Domingue,  mon  en  1831. 
Riche  armateur  au  Havre,  il  fut  député  du  tiers  pour  le  bailliage  de  Gaux  :  il 
intervint  dans  les  débats  sur  le  conimerce  et  les  colonies.  Arrêté  sous  la  Terreur, 
il  fut  libéré  après  le  *.)  thermidor.  Conseiller  d'Etat  en  1803,  il  prit  part  à  la 
rédaction  du  Code  de  commerce .  Commissaire  extraordinaire  à  Rouen  à  la  pre- 
mière Restauration,  il  rentra  au  Conseil  d'Etal  après  les  Cent-Iours,  et  fut  élu 
député  en  1816.  Il  a  laissé  une  intéressante  correspondance  manuscrite  «  avec 
les  ofHciers  municipaux  du  Havre,  de  juin  1789  à  fin  septembre  1791  ».  ^Arcliives 
du  Havre.) 

(2)  Journal  de  Normandie,  n"  54,  8  juillet  178().  La  villa  Régouen  a  été  con- 
servée et  appartient  à  la  famille  Quesnel.  Napoléon  v  vint  comme  Premier  Consul 
et  comme  Empereur. 

(3)  Cessart  (Louis-Alexandre  de),  1719-1806,  inspecteur  général  des  ponts 
et  chaussées;  d'abord  ingénieur  de  la  généralité  de  Tours  ^1751),  de  celle  de  Rouen 
(1775),  exécuta  le  pont  tournant  du  Havre;  chargé  des  travaux  de  la  rade  de 
Cherbourg,  il  démissionna  à  raison  de  difficultés  financières.  Il  donna  le  plan  du 


44  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Les  années  qui  précédèrent  la  Révolution  furent  marquées 
par  une  singulière  contradiction.  Tandis  que  la  lutte  des  classes 
8'ap.<Travait,  que  le  tiers  état  humilié  se  préparait  à  devenir  la 
nation,  on  ne  parlait  que  de  bienfaisance.  La  philanthropie 
peu  à  peu  se  sécularisait.  A  la  formule  religieuse  de  l'aumône 
se  substituait  la  formule  moderne  devinée  par  le  génie  de 
Molière  :  »  Je  te  donne  pour  l'amour  de  Ihumanité.  »  On  deve- 
nait sentimental  par  mode  et  par  amourdugenre humain.  «Nous 
étions  éblouis,  dit  un  contemporain,  par  le  prisme  des  idées 
€t  des  doctrines  nouvelles,  rayonnants  d'espérance;  brûlants 
d'ardeur  pour  toutes  les  gloires,  d'enthousiasme  pour  tous  les 
talents  et  bercés  des  rêves  séduisants  d'une  philosophie  qui 
voulait  assurer  le  bonheur  du  genre  humain  (1).  »  On  parlait 
avec  exaltation  "  d'indépendance  dans  les  camps,  de  démo- 
cratie chez  les  nobles,  de  philosophie  dans  les  bals  et  de 
morale  dans  les  boudoirs  »    {'2) . 

Liancourt  jouait  sa  partie  dans  ce  concert;  Talleyrand,  non 
sans  ironie,  parle  de  ses  réceptions  fort  à  la  mode.  "  On  ne 
dinait  guère  chez  M.  de  Yaudreuil,  chez  M.  de  Liancourt, 
sans  être  obligé  d  entendre  ou  le  Mariage  de  Figaro,  ou  le 
poëme  des  Jardins  ou  le  Connétable  de  Bourbon  ou  quelques 
contes  de  Chamfort,  ou  ce  qu'on  appelait  alors  la  Révolu- 
tion de  Russie...  Les  prétentions  avaient  déplacé  tout  le 
monde.  Les  carrières,  ce  grand  soutien  de  la  hiérarchie  et  du 
bon  ordre,  se  détruisaient...  Dclille  dînait  chez  Mme  de 
Polignac  avec  la  reine;  l'abbé  de  Balivier  jouait  avec  M.  le 
comte  d'Artois;  M.  de  Vianes  serrait  la  main  de  M.  de  Lian- 
court (3) .  " 

Dans  ce  lohu-bohu  encyclopédique  d'idées  et  de  réformes, 
on  parlait  beaucoup  de  mendicité,  d  hôpitaux,  de  paupé- 
risme,   il  Le  pays,   disait  Voltaire,  où  la  gueuserie,  la  men- 

pont  (les  Arts,  premier  pont  de  fer  excruté  en  France.  —  Voir  Vie  du  duc,  p.  23. 
—  Henri  Martin,  Histoire  de  France,  t.  XVI,  p.  559. 

(1)  Mémoires  de  Ségur,  dans  Taixe,  Ancien  régime,  t.  1,  p.  391. 

(2)  Pierre  de  Ségur,  Un  grand  homme  de  unions.  {^Hevue  de  l'uris,  15  avril 
1903.) 

(3)  Mémoires,  I,  p.  47  et  60. 


UN    DUC    ET    PAU'.    l'IIILOSOPHK  45 

diclté  est  une  profession,  est  mal  {gouverné.  La  gueuserie  est 
une  vermine  qui  s'attache  à  l'opulence  :  oui,  mais  il  faut  la 
secouer.  Il  faut  que  l'opiileuce  fasse  travailler  la  j)auvreté  : 
que  les  hôpitaux  soient  pour  les  iiuiladics  et  la  vieillesse,  les 
ateliers  pour  la  jeunesse  saine  et  vigoureuse.  «  Le  philosophe 
de  Ferney  s'était  passionné  pour  la  réforme  de  "  lllotel- 
Dieu  de  Paris,  celui  où  l'on  reçoit  journellement  le  plus 
de  pauvres  malades...  le  réceptacle  de  toutes  les  horrihles 
misères  humaines,  et  le  temple  de  la  vraie  vertu  qui  consiste 
à  les  secourir  ».  Quel  contraste  entre  "  une  fête  de  Versailles, 
un  opéra  de  Paris  où  tous  les  plaisirs,  toutes  les  magnifi- 
cences sont  réunis  avec  tant  d'art,  et  un  Hùtel-Dieu  où  toutes 
les  douleurs,  tous  les  dégoûts  et  la  mort  sont  entassés  avec 
tant  diiorreur  "  ! 

Chamousset,  l'un  des  meilleurs  citoyens  et  des  plus  atten- 
tifs au  hien  public,  avait  proposé  de  créer  plusieurs  hospices 
mieux  situés,  plus  aérés,  plus  salutaires.  "  L'argent  a 
manqué  pour  cette  entreprise...  (1).  On  en  trou\e  toujours 
quand  il  s'agit  de  faire  tuer  les  hommes  ;  il  n'y  en  a  plus  quand 
il  faut  les  sauver.  »  Le  même  Chamousset  voulait  former  une 
compagnie  privée  qui  se  serait  chargée  d'administrer  l'Hotel- 
Dieu.  Ce  projet  bizarre  échoua. 

Liancourt  accompagna  Malesherbes  dans  ses  visites  à 
Bicétre  en  1775.  11  suivait  les  efforts  de  Necker  pour  réformer 
les  prisons  et  les  hôpitaux;  il  lisait  les  livres  de  l'abbé  Ban- 
deau sur  les  "  besoins,  les  droits  et  les  devoirs  des  vrais 
pauvres  "  .  Il  se  souvint  plus  tard,  à  la  Constituante,  des  ate- 
liers de  charité  de  Turgot  à  Limoges.  Ne  fut-il  pas  l'inspira- 
teur de  la  lettre  curieuse  de  Louis  XVI  sur  les  mendiants  : 
«  aux  valides,  le  travail  ;  aux  invalides,  les  hôpitaux;  et  les  mai- 
sons de  force  à  tous  ceux  qui  résistent  aux  bienfaits  de  la 
loi  (2)  "? 

(1)  Dict.  pliilosopliiijiic,  art.  Cliarité.  iMlitioii  «le  Kelil,  XXXVIII,  p.  457 
et  suiv.} 

(2)  8  juin  1777,  citée  par  Rcnét!  (Louis  XVI  il  sa  tour,  p.  255}.  Un  arrêt  du 
conseil  du  roi  du  2  décembre  1788  permet  de  ramasser  des  matériaux  même  dans 
les  l)ois  du  roi,  des  communautés  ecclésiastiques   et  laïques,  seigneurs  et  particu- 


46  LA    KOCHEFOUGAULIVLIANCOURT 

C'est  répoque  où  se  fondent  les  premières  sociétés  mon- 
daines de  charité,  la  Société  de  charité  maternelle  en  1784, 
pour  «  empêcher  l'exposition  des  enfants  légitimes  aux 
Enfants  trouvés,  et  assister  à  domicile  les  femmes  en  couches  »  ; 
la  Société  des  philanthropes  de  Strasbourg  en  1 77(3.  La  maison 
philanthropique  de  Paris,  fondée  en  1780,  compta  Liancourt 
parmi  ses  premiers  associés  (l).  Sur  ses  conseils,  le  roi  s'en 
déclara  le  protecteur  en  1787. 


VIII 


A  Paris,  Liancourt  s  initiait  aux  théories  de  l'assistance,  et 
à  la  pratique  de  la  bienfaisance.  A  Clermont  et  à  Soissons,  il 
faisait  son  apprentissage  de  constituant.  Sa  tournure  d'esprit 
le  poussait  à  s'associer  à  tout  ce  qu'on  tentait  pour  alléger  le 
despotisme  et  le  transformer  en  monarchie  constitutionnelle. 
En  septembre  1787,  il  présida  l'assemblée  de  l'élection.  "  Le 
duc,  dit  Young,  m'invita  au  diner  de  l'assemblée  où  se  trou- 
vaient plusieurs  agriculteurs  en  renom...  Il  s'y  trouvait  trois 
grands  cultivateurs,  non  pas  propriétaires,  mais  fermiers. 
J'examinai  avec  attention  leur  attitude  en  présence  d'un  sei- 
gneur du  premier  rang  :  à  ma  grande  satisfaction,  ils  s'en 
tirèrent  avec  un  mélange  d'aisance  et  de  réserve  fort  conve- 
nable, d'un  air  ni  trop  dégagé,  ni  trop  obséquieux,  exprimant 
leur  opinion  librement  et  modérément,  à  la  manière 
anglaise  {2).  » 

liers,  pour  les  ouvrajjes  entrepris  dans  les  ateliers.   ^I)il)l.  Carnavalet.  Recueil   ilc 
pièces  sur  l'assistance,  série  128.) 

(1)  L'Annuaire  de  1786  porte  :  «  IN"  18.j,  M.  le  duo  de  Liancourt.  »  La  Maison 
philanthiojnrjuc  est  devenue  la  Société  philcDilhropiquc .  Ses  sept  fondateurs 
furent  Savalette  de  Langes,  administrateur  du  Trésor  royal;  Tavaniics,  inestre  de 
camp;  Le  Camus  de  Pontcarrc,  premier  président  du  parlement  de  Normandie; 
lilin  de  Sainuiore,  censeur  royal;  de  Saint-Martin;  les  docteurs  Girard  et 
Le  Jeanroy,  membres  de  la  Société  de  médecine  d'Edimbourg  et  de  la  Société 
royale.  »  (Pkan  de  SàiNT-GiLLES,  Maison  pliilantluopif/uc  de  Paris,  p.  8  et  suiv.y 

(2)  Cité    par  Lavergxk,    les   Assemblées  provinciales  sous  Louis  XVI,  p.  140. 


CN    DUC    ET    FAIll    PHILOSOPHE  47 

De  Clcrmont,  Liancoiirt  alla  sié^'jer  à  rasseml)lée  de  la 
généralité  de  Soissons.  Elle  comptait  trente-six  membres.  La 
session  dura  du  18  novembi-e  au  17  décembre  1788.  Les  pro- 
cureurs-syndics élus  furent,  pour  les  deux  premiers  ordres, 
le  comte  d'Allouville,  et  pour  le  tiers,  Ulln  delaCbaussée  (1), 
avocat;  «  des  propriétaires  ruraux,  des  laboureurs  »  ,  disent 
les  procès  verbaux,  siég^eaient  à  côté  des  ducs. 

Le  président  nommé  par  le  roi  était  le  comte  d'Egmont- 
Pignatelli,  gouverneur  de  Saumur.  L'Assemblée  se  divisa  en 
quatre  bureaux  :  impôts,  fonds  et  comptabilité;  travaux 
publics;  agriculture;  commerce  et  bien  public.  Le  bureau  des 
travaux  publics  était  présidé  par  Llancourt.  En  sa  qualité 
d'agriculteur,  il  s'intéressait  à  la  voirie  rurale.  Il  inspira  ou 
rédigea  le  rapport  sur  le  projet  alors  préparé  par  le  Conseil 
du  roi  et  annoncé  pour  1780  (2). 

L'idée  maîtresse  du  nouveau  règlement  était  qu'aucune 
localité  ne  devait  concourir  aux  frais  d'une  route,  qu'en  pro- 
portion de  l'intérêt  qu'elle  y  avait  :  les  fonds  payés  par 
chaque  province  devaient  être  dépensés  dans  la  province 
elle-même.  Liancourt  approuve  cette  pensée  de  décen- 
tralisation. (1  Ce  n'est  plus  ici,  dit-il,  une  loi  qui,  consi- 
dérant les  travaux  des  routes  comme  une  dette  commune  à 
acquitter  par  toute  la  province,  en  répartit  la  charge  dans 
une  proportion  uniforme  pour  tous  les  contribuables  :  c'est 
une  loi  qui,  descendant  dans  l'examen  de  l'intérêt  de  chacun, 
ordonne  qu'il  serve  de  proportion  à  sa  contribution,  ne  veut 
exiger  de  tribut  que  pour  le  rendre  utile  aux  tributaires  et 

Laverjide  appelle  le  duc  «  un  des  homincô  les  plus  passionnes  de  son  temps 
pour  la  liberté,  la  justice  et  la  bienfaisance  ».  —  Le  règlement  du  23  juin  1787 
sur  les  assemblées  {jénérales  des  communautés  d'habitants  conférait  le  droit  de 
vote  aux  nobles  et  non  nobles  ayant  vingt-cinq  ans  accomplis.  Le  sei;;neur  et  le 
curé  en  faisaient  partie  de  droit.  (Babeau,  Assciiihlécs  générales,  p.  255.) 

(i)  Allonville  (Amand-François,  comte  d  ),  1764-1832,  fut  plus  tard  officier 
ilans  l'armée  de  Condé. 

Blin  (Louis-Mathieu),  né  en  1763,  fils  du  procureur  au  bailliage  provincial: 
élu  en  1806  comme  candidat  au  Corps  législatif,  n'y  siégea  pas. 

(2)  Proces-vcibal  des  séances  de  l' Assemblée  provinciale  du  Soissonnais, 
p.  363. 


48  LA    ROCHEFOUCAULD-LlANCOUllT 

cherche  à  appliquer  dans  tous  les  rapports  et  dans  tous  les 
détails,  les  vues  d'équité  qu'elle  annonce.  » 

Les  municipalités  obtiendraient  une  grande  économie  dans 
l'emploi  des  fonds  en  surveillant  de  près  1  exécution  des 
marchés;  elles  augmenteraient  le  plus  souvent  leurs  contri- 
butions volontaires,  si  elles  étaient  sûres  de  les  dépenser  à 
leur  gré.  Les  idées  du  rapport  de  1788  inspireront  la  loi  de 
183G  sur  les  chemins  vicinaux. 

L'assemblée  fit  aussi  bon  accueil  au  projet  ingénieux  conçu 
par  M.  de  la  Milliére  (1),  directeur  des  ponts  et  chaussées,  à 
l'exemple  de  l'Angleterre,  pour  fixer  la  largeur  des  bandes  de 
roues  de  charrette,  et  ménager  ainsi  les  chevaux.  L'essieu 
des  roues  de  devant  devait  être  plus  long  que  celui  des  roues 
de  derrière,  afin  que  les  deux  roues  ne  suivissent  pas  la  même 
voie  (2).  «  L'usage  des  roues  à  larges  bandes,  disait  le  rap- 
porteur, pourrait  être  rendu  plus  utile  en  exigeant  que  l'essieu 
sur  lequel  tournent  les  roues  de  devant  soit  plus  court  que 
l'essieu  sur  lequel  les  roues  de  derrière  sont  montées.  L'effet 
de  cette  inégalité  dans  les  essieux  est  que  les  roues  de  derrière 
comblent  le  bord  extérieur  de  Tornière  faite  par  les  roues  de 
devant  et  font  roider  la  voiture  sur  une  base  plus  large  et  par 
conséquent  plus  utile  à  la  conservation  des  chemins  (3) .  » 

Les  États  Généraux  avaient  été  convoqués  d'abord  pour  le 
27  avril,  puis  pour  le  4  mai  1789.  Comment  seraient-ils  com- 
posés? Quelles  seraient  leurs  attributions?  Brienne  avait 
invité  les  corps  du  royaume  et  les  sociétés  savantes  à  lui 
adresser  leurs  mémoires.  Les  brochures  j)leuvaieut.  Chacun 
avait  en  poche  son  plan  de  constitution. 

Celui  de  Liancourt  est  intitulé  :  Finances,    crédit  national, 

(1)  Mii.LiKRE  (Antoine-Louis  Chavmont  de  i.a),  né  à  Paris,  174G-1803,  avocat 
{général  au  Parlement   de  JNancy  (1767;,    niaitre   des    requêtes   au    Conseil   d'Etat 

1769),  intendant  des  ponts  et  chaussées  i  1781\  des  mines  1787}  et  des 
finances  (1787),  Ht  améliorer  les  ports  de  Gherl)our{;  et  de  Dieppe,  rentra  dans  la 
vie  privée  après  le  10  ain'it.  fut  ouiptisuniié  sous  la  Terreur,  déporté  en  1798  et 
rentra  en  France  en  1800. 

(2)  LAVEncNE,  ouv.  cité,  p.  142. 

3)  Prorès-t'crbcil,  p  210  et  211.  Ce  rapport  est  certainement  de  Liancourt, 
mais  les  noms  des  rapporteurs  ne  sont  pas  au  procès-verbal. 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  49 

intérêt  politique  et  commer'ce,  forces  militaires  de  la  Fj-atice  [\) . 
C'est  un  plan  complet  de  reconstruction.  Il  s'agit  de  «  porter 
rapidement  la  nation  au  plus  haut  degré  de  force,  à  la  plus 
heureuse,  à  la  plus  immuable  prospérité  »  . 

«  Je  n'ai  en  vue,  ni  mes  amis,  ni  moi  un  prix  acadé- 
mique; j'ai  pensé  dans  l'intérêt  général  ;  il  s'agit  moins  d'exa- 
miner si  jai  bien  dit  que  si  j'ai  bien  calculé.  Il  faut  éviter 
la  banqueroute  qui  serait  pour  nous  la  fin  de  Caton  mourant 
en  déchirant  ses  entrailles  (2) .  » 

Liancourt  remonte  aux  principes  :  l'idée  de  l'égalité  des 
droits  dérive  de  l'idée  monarchique.  La  monarchie  ne  peut 
admettre  aucune  différence  de  pouvoir  et  de  régime  :  «  Le 
monarque  est  un,  son  royaume  est  un,  ses  provinces  sont 
une.  "  Les  sujets  d'un  même  État  ne  peuvent  donc  prétendre 
à  des  exemptions  incompatibles  avec  la  justice  et  l'intérêt 
commun  qui  doivent  former  les  liens  d'une  grande  société  ; 
les  privilèges  sont  «  plus  onéreux  à  l'État  et  lui  coûtent 
plus  de  morts  et  d'esclaves  qu'une  guerre  (3j  ;  s'ils  sont 
contraires  à  l'intérêt  général,  il  faut  les  supprimer;  s'ils  sont 
conformes  à  l'intérêt  général,  ils  doivent  être  communs  à  tous 
et,  dés  lors,  cesser  d'être  des  privilèges  "  . 

Liancourt  est  pour  la  monarchie  démocratique  :  "  Les  abus 
aristocratiques  sont  pires  que  les  abus  monarchiques;  le  des- 
potisme a  parfois  fourni  de  grands  princes  à  la  terre;  l'aris- 
tocratie la  toujours  surchargée  de  tyrans,  et  cela  doit  être  : 
attendu  que  les  corps  sont  permanents,  ils  ne  peuvent  plus 
s'y  régénérer...  »  Il  faut  une  révolution  pour  ramener  les 
choses  à  leurs  principes.  Les  sujets  d'un  même  empire,  éga- 
lement chers  et  précieux  à  leur  souverain,  ne  doivent  avoir 
qu'un  droit  commun  :  si  les  Bretons,  les  Gascons,  les  Proven- 
çaux, les  Lorrains  veulent  conserver  leurs  privilèges,  il  faut 

^1)  L'ouvrajie  a  paru  sans  nom  d'auteur.  Mais  toutes  les  biographies  l'indiquent 
comme  étant  (le  Liancourt.  Gukttier,  ouv.  cité,  271.)  L'exemplaire  de  laBil)lio- 
thèque  nationale,  Li)''/ll390,  porte  au  dos  de  la  reliure  :  «  La  lloclicfoucauld- 
Liancourt.  »  L'ouvrage  est  en  deux  parties;  chacune  a  sa  pagination  spéciale. 

(2)  I,  p.   167. 

(3)  II,  p.  22. 

4 


50  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

que  le  roi  étende  ces  mêmes  privilèges  à  tout  le  royaume.  De 
là  dérive  Tép^alité  :  égalité  dans  Fimpôt,  égalité  sous  une  loi 
uniforme...  Il  faut  renoncer  à  des  privilèges  qui  rejettent  sur 
le  pauvre  la  part  que  le  riche  doit  supporter,  à  des  formes 
antiques  qui  ont  multiplié  les  abus;  s'en  tenir  aux  distinctions 
personnelles  fondées  sur  le  mérite  ou  la  naissance,  et  con- 
fondre toutes  les  facultés  foncières  :  »  Qui  aura,  payera  dans 
une  proportion  générale  et  uniforme.  " 

Les  trois  ordres  sont  maintenus,  mais  ils  ne  conservent 
qu'une  vie  apparente  :  c'est  la  nation  qui  consent  l'impôt  à 
l'avance  pour  un  certain  nombre  d'années  au  moyen  des  Etats 
Généraux.  L'impôt  est  fixé  mathématiquement  suivant  les 
facultés  du  contribuable  :  une  taxe  générale,  uniforme,  inva- 
riable, pèse  sur  la  propriété;  personne  n'en  est  exempt.  «  Le 
clergé  la  payera  :  si  les  pères  de  famille  la  payent,  pourquoi 
les  prélats,  les  abbés,  les  bénédictins,  les  bernardins,  les 
chartreux  ne  la  payeraient-ils  pas?...  »  La  noblesse  doit  s'y 
soumettre  :  dans  les  pays  de  taille  réelle,  la  différence  des 
charges  est  peu  de  chose  ;  dans  les  pays  d'élection,  il  y  a 
des  cotes  si  disproportionnées  aux  revenus  «  qu'on  n'ose  en 
citer  des  exemples  "  . 

La  répartition  et  le  recouvrement  des  taxes  seront  confiés  à 
une  Cour  nationale  composée  des  princes,  des  pairs  de  la 
Orand'Chambre  et  de  quatre  députés  élus  par  les  états  pro- 
vinciaux, à  raison  d'un  seul  pour  le  clergé  et  la  noblesse,  et 
de  deux  pour  le  tiers  état;  mais  cette  Cour  ne  pourra  disposer 
que  des  u  fonds  libres  "  sans  jamais  excéder  la  mesure;  sinon, 
elle  convoquera  les  États  Généraux.  «  Aucun  emprunt  ne  sera 
légal  s'il  n'est  consenti  par  un  comité  issu  de  cette  Cour  et 
chargé  de  l'entretien  des  routes,  du  soulagement  des  pauvres, 
de  l'extinction  de  la  mendicité.  »  S'il  y  a  des  excédents  de 
recettes,  le  roi  seul  en  décidera  :  le  monarque  et  la  nation 
seront  préservés  ainsi  de  "  tout  abus  ministériel  ainsi  que  de 
la  confusion  aristocratique  de  treize  parlements  encore  plus 
séparés  j)ar  la  diversité  des  opinions  que  par  la  distance  des 
lieux  »  .  La  Cour  nationale,  réunie  à  la  commission  générale 


UN    DUC    ET    PAIR    PHILOSOPHE  51 

des  députés,  sera    «  un  mur  ••  entre  les  ministres  et  le  crédit 
national. 

Au-dessous  du  roi,  de  la  Cour  nationale  et  du  Comité  per- 
manent, les  États  provinciaux  répartiront  les  charges  d'après 
rétablissement  du  cadastre  des  facultés  foncières  de  chacun. 
Les  suffrages  seront  calculés  d'après  le  revenu  foncier,  chacun 
ayant  autant  de  voix  qu'il  a  de  fois  500  livres  de  revenu  ; 
les  fractions  se  cumuleront  pour  donner  une  voix.  La 
totalité  des  voix  étant  arrêtée,  il  y  aura  dans  chaque  paroisse 
un  rôle  séparé  pour  chaque  ordre;  à  l'assemblée  du  district, 
chaque  ordre  aura  ses  délégués  qui  exerceront  un  droit  de 
suffrage  proportionnel  :  même  système  de  délégation  dans  les 
États  provinciaux;  chaque  député  établira  sa  créance  et  la 
quantité  dos  voix  de  son  district  afin  que  sa  voix  y  soit  inva- 
riablement comptée  sur  le  même  pied...  En  somme,  les 
ordres  ne  seront  plus  maintenus  que  pour  la  forme  :  c'est  la 
«  totalité  des  voix  des  trois  ordres  qui  doit  supporter  la  tota- 
lité de  la  charge  et  la  part  de  chacun  y  est  toute  faite  en 
raison  du  nombre  des  voix  (1)  "  . 

Les  États  provinciaux  s'occuperont  de  l'administration 
intérieure,  des  routes,  de  la  réforme  des  dépôts  de  mendicité. 
Il  faut  fournir  du  travail  aux  pauvres  et  leur  ôter  la  ressource 
des  aumônes  recueillies  sur  le  pavé.  Les  mendiants  sont 
livrés  dans  les  dépôts  à  l'avidité  de  subalternes  qui  rognent 
leur  pitance  et  leur  maigre  salaire.  On  doit  non  seulement 
défendre  de  mendier,  mais  aussi  défendre  de  donner  aux 
mendiants.  *'  En  vain  criera-t-on  du  haut  d'une  chaire  que 
les  hommes  sont  frères  et  que  la  charité  mène  au  ciel  ;  si  le 
père  commun  qui  est  le  souverain  n'exige  la  part  des  pauvres, 
ils  en  seront  certainement  frustrés,  et  celui  qui  prêche  est 
souvent  de  tous  les  frères  le  plus  dénaturé  (2).  » 

Liancourt  attaque  les  privilèges  du  clergé,  «  destructif  du 
droit  commun  qui  le  rend  étranger  au  milieu  de  la  république 
et  pourrait  lui  devenir  funeste  "  .  Le  nombre  des  monastères 

(1)  I,p.  61,  63  et  suiv. 

(2)  II,  p.  8. 


52  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOUr.T 

devra  être  réduit  au  profit  des  pauvres.  «  Il  ne  faut  pas  que 
le  clergé  nous  fasse  souvenir  qu'il  ne  doit  point  y  avoir  d'hé- 
ritage en  Israël.  Les  dignités  personnelles  n'ont  rien  de 
commun  avec  la  terre  dont  toute  la  dignité  consiste  à  être 
bien  cultivée  et,  pour  cet  effet,  un  laboureur  lui  est  bien  plus 
nécessaire  qu'un  prélat  ou  un  noble  (1).  v 

Ces  principes  établis,  Liancourt  dresse  le  budget  de  la 
France.  Les  recettes  reposeront  sur  la  taxe  territoriale.  Pour 
la  rendre  proportionnelle  aux  facultés  du  contribuable,  il  faut 
connaître  le  revenu  global  du  pays,  le  total  des  impots  actuels 
et  le  total  de  la  dépense  des  Français.  Le  revenu  brut  des 
terres  est  de  1,791  millions  de  livres;  celui  des  maisons,  de 
142  millions.  Total  :  I  milliard  93G  millions.  Les  25  millions 
d'habitants  dépensent  par  an  8  milliards  267  millions  pour 
leur  nourriture,  plus  4  milliards  pour  leurs  vêtements  ;  total  : 
12  milliards.  Liancourt  divise  les  Français  en  dix  catégories, 
dont  la  première  dépense,  pour  sa  nourriture,  4  sols  par  tête 
et  par  jour,  et  la  dernière,  composée  de  300,000  personnes, 
dépense  5  livres  ;  «  ce  sont  ceux  qui  se  font  servir,  dans  un 
seul  repas,  du  gibier,  de  la  volaille,  du  poisson,  des  légumes, 
des  vins,  des  fruits,  des  glaces,  du  café,  des  liqueurs  (2)  "  . 
Les  impôts  perçus,  soit  600  millions,  absorbent  les  trois 
quarts  du  revenu  de  la  propriété  et  un  soixante-dixième  de  la 
dépense  totale.  Ils  sont  tellement  excessifs  que  "  les  proprié- 
taires sont  sur  le  point  d'abandonner  les  maisons  et  les 
champs  »  . 

Toutes  les  impositions  foncières  et  personnelles  seront  sup- 
primées et  remplacées  par  la  taxe  territoriale  :  cette  taxe,  des- 
tinée à  payer  les  intérêts  de  la  dette  publique,  "  de  la  nation  à 
la  nation  »  ,  sera  de  275  millions,  y  compris  6  millions  de  frais 
de  recouvrement  et  8  millions  de  réserve  «  pour  les  remises  à 
faire  aux  cultivateurs  à  raison  des  intenq)éries  qu'ils  sont 
dans  le  cas  d'éprouver»  .  Cet  impôt  représente  3  sols  par  livre 
du  revenu  net  des  propriétés  foncières,  il  sera  rigoureusement 

(1)  I,  p.  55. 

(2)  I,  p.  94  et  suiv. 


UN    DUC    ET    PAIll    PHILOSOPHE  53 

proportionnel.  Celui  qui,  dans  les  campagnes,  ne  possédei'a 
aucun  bien-fonds,  n'aura  rien  de  fixe  ni  d'exigible  à  payer. 
La  capitation,  «  tribut  d'esclaves  "  ,  est  supprimée.  On  peut  dire 
au  journalier  :  n  Travaille  pour  vivre  »,  mais  non  pas  :  «Travaille 
pour  rien.  » 

l'ius  de  taille,  plus  de  vingtièmes,  plus  de  corvée,  plus  de 
dons  gratuits  du  clergé  et  de  la  noblesse.  Comme  il  n'est  pas 
juste  que  le  journalier  soit  affranchi  de  "  toute  redevance 
envers  la  société  ",  il  ne  payera  qu'un  léger  impôt  sur  la  mou- 
ture. 

L'idée  de  la  progression  n'effraie  pas  Liancourl,  il  la  trouve 
même  assez  équitable;  pourtant,  il  la  rejette.  «  Celui  qui  a 
beaucoup  plus  que  le  nécessaire  pourrait  payer  de  son 
superflu  dans  une  proportion  différente  de  celui  dont  les 
facultés  sont  au-dessous  du  besoin  absolu...  Cette  distinction 
trop  métaphysique  pouvant  prêter  à  l'arbitraire,  il  parait  plus 
sûr  de  n'admettre  qu'un  principe  simple.  Au  moins  faut-il 
que  la  grande  aisance  et  l'énorme  superflu  soient  taxés  comme 
le  nécessaire  des  pauvres  et  dans  la  même  proportion.  Des 
privilèges  dont  l'objet  est  de  payer  moins,  à  proportion  qu'on 
a  plus,  et  d'exiger  du  pauvre  dans  une  proportion  toujours  plus 
forte  à  mesure  que  ses  facultés  diminuent,  sont  bien  certaine- 
ment le  renversement  des  idées  sociales  (1).  " 

Des  impôts  existants,  Liancourt  ne  conserve  qu'un  petit 
nombre  :  la  gabelle  est  réduite  de  15  millions  par  l'abolition 
du  «  sel  de  devoir  "  ;  sur  1,800  galériens,  «  il  y  a  1,200  faux 
saulnicrs  qui  auraient,  sur-le-champ,  droit  à  la  liberté  »  .  Un 
impôt  d'un  denier  par  livre  sur  la  mouture  du  blé,  du  seigle, 
du  sarrazin  produira  58  millions,  déduction  faite  de  9  millions 
aux  meuniers  chargés  du  recouvrement;  sur  ces  58  millions, 
8  millions  seront  donnés  en  secours  ^>  aux  familles  trop  nom- 
breuses et  non  aux  mendiants  de  profession  »  .  Un  im[)ôt  de 
100  livres  par  an  et  par  cabaret  produira  15  millions.  Les 
douanes  sont  maintenues.  »  Toutes  exemptions  ou  modérations 

(1)  I,  p.  171. 


54  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÏNCOLRT 

en  faveur  des  bourgeois,  seigneurs,  magistrats,  hôpitaux 
mêmes  sont  révoquées.  II  y  aura  un  impôt  de  G  millions  sur 
les  voitures  et  gens  de  livrée,  mais  on  l'affermera  afin 
«  d'éviter  les  sollicitations  des  gens  en  place  "  . 

Le  budget  en  recettes  ainsi  établi ,  reste  le  budget  des 
dépenses. 

La  caisse  nationale  ou  caisse  générale  des  rentes  sera 
chargée  du  service  de  la  Dette.  Ce  sera  une  Banque  d'Etat; 
elle  émettra  des  billets  par  séries  de  dix  divisions  de  100 
livres  chacun,  véritables  actions  remboursables  avec  primes 
par  amortissements  et  au  moyen  de  tirages  mensuels.  Cette 
loterie  ^"ratuite  "  dédommagera  le  peuple  des  loteries  de  mal- 
heur où  on  l'invite  à  jouer  (1)  "  .  La  caisse  nationale  escompte 
le  papier  de  commerce  à  4  pour  100  et  prête  à  3  pour  100 
aux  cultivateurs,  jusqu'à  concurrence  de  100  millions;  elle 
est  banque  d'escompte  et  banque  de  crédit  agricole;  la  nation 
touchera  par  ses  soins  un  revenu  de  138  millions  qui  dimi- 
nuera d'autant  les  charges  publiques. 

Le  roi,  représentant  des  intérêts  permanents  de  l'Etat,  dis- 
pose de  308  millions;  il  entretient  les  armées  de  terre  et  de 
mer;  il  pourvoit  aux  dépenses  secrètes  diplomatiques,  à  celles 
de  sa  maison  et  de  la  maison  des  princes,  aux  pensions,  aux 
dépenses  des  ponts  et  chaussées,  des  intendants,  des  officiers 
du  point  d'honneur,  des  mines,  des  haras,  de  la  police,  des 
académies,  des  bibliothèques,  du  jardin  du  roi,  du  cabinet 
d'histoire  naturelle,  de  l'imprimerie  royale,  des  monnaies  et 
médailles.  C'est  tout  le  budget  de  l'ancienne  France  qui  défile, 
chapitre  par  chapitre.  Le  roi  doit  avoir  la  pleine  liberté  deses 
mouvements,  surtout  pour  les  dépenses  militaires.  Cela  vaut 
mieux  que  les  «  rognures  qui  ont  tant  occupé  les  notables  »  . 
La  force  de  nos  armées  et  la  profusion  de  nos  moyens  de 
défense  peuvent  seules  nous  dégager  du  péril  imminent  où 
nous  a  conduits  le  désordre  de  nos  finances.  Chemin  faisant, 
Liancourt  blâme  les  abus  du  recrutement  militaire  :  «  La  con- 

(1)  II,  p.  144. 


LN    DLTC    ET    l'AIR    PHILOSOPHE  55 

trainte  et  le  châtiment  peuvent  faire  agir  les  plus  débiles, 
mais  ils  ne  leur  donneront  ni  la  force,  ni  le  courage,  ni  le 
désir  de  vaincre...  On  a  profondément  réfléchi  sur  la  compo- 
sition de  leurs  uniformes,  mais  on  s'est  peu  inquiété  de  leur 
sort  (1) .  » 

Liancourt  croit  à  la  réalisation  immédiate  de  ses  idées.  Il 
voit  les  abus  supprimés,  les  finances  reconstituées.  .^  Dans 
vingt  ans,  la  prospérité  de  la  France  serait  telle,  à  tous 
égards,  qu'il  serait  difficile  à  l'imagination  d'en  suivre  les 
progrès.  » 

Il  finit  comme  il  a  commencé,  par  la  guerre  aux  privilèges  : 
«  Les  hommes  vertueux  de  tous  les  pays  se  joindront  aux 
provinces  contre  les  ordres  dont  les  prétentions  choquent 
l'équité  et  le  patriotisme.  Qu'on  mette  à  côté  des  privilèges 
le  mal  et  l'injustice  qui  en  résultent,  les  grands  avantages  qui 
auraient  lieu  s'ils  étaient  abolis,  on  verra  combien  ils  sont 
odieux  et  qu'il  nous  faut  y  renoncer  (2j .  " 

Telle  est  cette  brochure,  hâtivement  composée  et  hâtive- 
ment écrite,  dans  la  fièvre  de  89  :  réformes  constitutionnelles, 
financières,  administratives,  militaires;  c'est  un  mélange  dis- 
parate d'idées  justes  et  dutopies  où  bouillonne  la  Révolution. 
<i  Pas  de  ménagement,  dit-il  au  début;  il  me  reste  des  monstres 
à  combattre  et  je  ne  puis  employer  contre  eux  que  les  armes 
de  la  vérité...  " 

Tout  Liancourt  est  dans  ces  pages,  le  Liancourt  de  la  Cons- 
tituante et  celui  de  la  Restauration,  l'ami  de  Louis  XVI  et 
l'ami  du  peuple,  le  libéral  monarchiste  et  le  démocrate 
avide  de  justice  sociale.  Cet  aristocrate  est  prêt  pour  la 
nuit  du  4  août.  De  Quesnay  et  des  physiocrates  vient  la  pri- 
mauté donnée  à  la  terre,  principale  matière  imposable.  Il  a 
étudié  Yauban;  il  a  vu  de  près  les  abus  de  la  taille,  de  la 
gabelle,  de  la  capitation;  de  là  l'idée  de  contributions  sim- 
plifiées et  proportionnelles  aux  facultés  du  contribuable.  Il 
rougit  des  privilèges  de  sa  caste;  il  s'indigne  contre  ceux  du 

(1)  II,  p.  67. 

(2)  II,  p.  167. 


56  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT 

clerpé,  d'où  Taffirmation  de  Tégalité  sociale  de  tous  devant 
l'impôt. 

Au-dessus  des  trois  ordres  apparaît  la  nation  une,  sans 
distinction  de  provinces,  sans  douanes  intérieures,  dont  la 
constitution  résulte  de  la  volonté  exprimée  par  tous  les  contri- 
buables fonciers.  Cette  volonté,  il  est  vrai,  les  Français  ne 
l'exprimeront  qu'à  l'état  fragmentaire,  proportionnellement 
à  leur  intérêt  constaté  par  leur  propriété.  Liancourt  ne  voit 
que  la  nation  censitaire;  sa  conception  ne  s'élargit  pas  jus- 
qu'à l'idée  de  la  souveraineté  complète,  mais  laisse  entrevoir 
confusément  au-dessus  des  privilégiés  l'homme  jouissant  de 
certains  droits  propres,  et  garanti  contre  l'arbitraire.  La  foi 
monarchi(jue  l'arrête  au  pied  du  trône.  Le  roi  demeure, 
intangible,  respecté  et  inattaquable,  incarnant  en  lui  la  nation 
française,  interprète  de  sa  souveraineté,  chargé  d'en  exercer 
les  attributs  sans  en  rendre  compte  à  personne.  Tel  le  prince 
dont  parle  La  Bruyère  :  "  Berger  soigneux  et  attentif  debout 
auprès  de  ses  brebis...  il  les  nourrit,  il  les  défend...  quels 
soins!  quelle  vigilance,  quelle  servitude  !...  " 

Donnez  au  peuple  assemblé  le  droit  de  consentir  l'impôt; 
qui  tient  la  bourse  tient  tout,  le  reste  viendra  par  surcroit. 


CHAPITRE   II 

LA     ClIAMliRE    DE    LA     NOBLESSE    LA     CONSTITUANTE 

LA    DOCTRINE     POLITIQUE 
(1789-1791) 


I.  —  L'assemblée  de  la  noblesse  du  Beauvoisis.  —  Les  trois  ordres  unis,  mais  non 
réunis.  —  Le  cahier  de  la  nol)lesse  :  les  articles  obligatoires,  le  vote  parordre  ; 
vœux  politi(|uo?,  vœux  administratifs,  vœux  philanthropiques. 

II.  —  Liancourt  à  la  Chambre  de  la  noblesse.  —  Son  rôle  de  conciliateur;  il 
pousse  à  la  réunion,  mais  il  n'est  pas  des  quarante-sept  nobles  réunis.  —  Ses 
hésitations  après  la  motion  du  17  juin.  —  Son  discours  du  26  juin.  —  II  sièjje 
le  30;  il  demande  de  nouveaux  pouvoirs.  —  L'assendjlée  de  la  noblesse  du 
bailliage  du  10  juillet. 

m.  —  Son  rôle  dans  les  journées  du  11  au  15  juillet  1789.  —  Un  mot  histo- 
rique. —  Il  préside  l'Assemblée  nationale  du  20  juillet  au  3  août. 

IV.  —  Liancourt  à  la  Constituante  :  ses  idées  directrices,  son  attachement  à  la 
Constitution  ;  ses  o|)inions  sur  le  veto  absolu,  sur  l'inviolabilité  personnelle,  sur 
la  tolérance,  sur  les  peines,  sur  les  biens  du  clergé,  sur  les  institutions  mili- 
taires. —  Ses  interventions  généreuses.  —  Son  humanité. 


Un  jour,  à  Versailles,  devant  le  roi,  on  plaisantait  les  futurs 
États  Généraux,  u  Chacun  déclara  qu  il  serait  honteux  d  y 
siéger.  Au  milieu  de  ces  moqueries,  le  roi  dit  :  "  Et  vous, 
duc  de  Liancourt,  vous  fcrez-vous  élire? —  Oui,  sire  »  ,  répon- 
dit-il, «  avec  votre  consentement...    1).  » 

Tout  désijjnait  Liancourt  au  choix  de  son  ordre  :  son  rang, 
les  réformes  dont  il  était  le  promoteur,  le  bien  qu'il  avait  fait, 

(1)    Vie  du  duc,  p.  2'f. 


58  LA    ROCHEFOLCALLD-LIA^sCOURT 

les  services  qu  il  avait  rendus.  La  noblesse  du  bailliage  de 
Clermont-en-Beauvoisis  se  réunit  le  9  mars.  Avant  de  rédiger 
son  cahier,  elle  prononça  «  par  acclamation  le  vœu  solennel 
de  supporter  dans  une  parfaite  égalité  et  chacun  en  propor- 
tion de  sa  fortune  les  impôts  et  contributions  ».  —  «  Consi- 
dérant, disait  la  délibération  de  Tordre,  que  les  membres 
sont  citoyens  avant  d'être  nobles,  et  voulant  donner  à  ses 
concitoyens  du  tiers  état  une  preuve  du  désir  loyal  et  franc 
qu'il  a  de  cimenter  lunion  entre  tous  les  ordres  (Ij...  » 

Dès  le  début  s'affirmait  l'idée  dominante  de  Finances  et 
crédit  :  l'égalité  devant  l'impôt.  Le  même  jour,  le  vœu  fut 
porté  au  clergé,  puis  au  tiers  par  une  députation  dont  Lian- 
court  faisait  partie.  Le  tiers  envoya  à  la  noblesse  une  déléga- 
tion de  douze  membres  : 

«  Connaissant  les  sentiments  généreux  qui  animent  le 
clergé  et  la  noblesse,  il  n'a  point  été  surpris  d'apprendre  le 
résultat  de  leur  délibération...  Très  sensible  cependant 
d'avoir  vu  que  c'est  le  premier  emploi  qu'ils  avaient  fait  de 
leur  réunion,  et  de  1  attention  que  les  deux  ordres  ont  eue  de 
l'en  instruire  sur-le-champ,  le  tieré  lui  adresse  la  présente 
députation  pour  leur  en  faire  ses  remerciements  et  les  assurer 
([ue  cette  espèce  d  association  avec  le  tiers   ne  fait  qu'aug- 


(1)  Arch.  de  l'Oise;  série  B,  hailliage  de  Clermont  :  assemblée  particulière, 
cahier. 

Liancourt,  après  avoir  assisté  à  l'assemblée  de  la  noblesse  de  Clermont,  assista 
à  celle  du  bailliage  de  Troyes  :  il  y  a  aux  Archives  nationales  (AA,  50,  n"  1435, 
H  II,  613)  une  lettre  sifjnée  de  lui  adressée  sans  doute  à  Pierre  de  Mes{;ri{;ny, 
commissaire  royal,  pour  la  répartition  de  la  capitation  de  la  noblssee  du  bail- 
liage. 

"  A  Paris,  le  19  mars  1789. 

«  Au  moment  de  partir  pour  l'assemblée  du  baillliajje  de  Troyes,  instruit  que 
vous  avez  eu  l'intention,  d'après  la  demande  des  trois  ordres,  de  faire  accorder  à 
ce  ijailliajje  une  double  députation,  permettez-moi,  monsieur,  d'avoir  l'honneur 
de  vous  en  demander  une  explication  plus  précise  dans  une  lettre  que  vous  auriez 
la  bonté  de  m'écrire,  l'expression  du  règlement  imprimé  pouvant  laisser  quehpie 
incertitude  dans  l'interprétation.  Muni  de  cette  lettre,  je  résoudrais  les  doutes 
qui  pourraient  s'élever  dans  l'asscaddée  sur  ce  point  important  et  la  solution  en 
serait  très  satisfaisante.    » 

Le  cahier  de  la  noblesse  du  bailliage  de  Troyes,  arrêté  le  4  avril  1789,  porte 
sa  signature. 


LA    CONSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       59 

menter  sa  vénération  pour  le  clerg^é  et  la  noblesse,  et  qu  il  ne 
s'écartera  jamais  de  ce  qu'il  doit  au  ranxj  et  à  la  nais- 
sance... (1   .  ' 

Liancourt  fit  naturellement  partie  de  la  commission  chargée 
de  rédiger  le  cahier  :  le  \2  uiars,  il  était  clioisi  par  la  noblesse 
au  premier  tour  de  scrutin  par  35  voix  surGii  (2).  Le  limars, 
les  représentants  des  trois  ordres  prêtaient  serment  (3). 

C'étaient,  pour  le  clergé,  François-Joseph  de  La  Rochefou- 
cauld (4),  évéque-comte  de  Beauvais,  \  idame  de  Gerberoy, 
pair  de  France;  pour  le  tiers  état,  Meurinue  (5),  conseiller 
du  roi,  élu  en  lélection  de  Clermont-en-Beauvoisis,  et 
Dauchv  G; ,  propriétaire-cultivateur,  membre  de  l'assemblée 
intermédiaire  de  Montdidier.  L  accord  régnait  entre  les 
trois  ordres.  En  marge  du  cahier  de  la  noblesse,  on  lit  celte 
mention  manuscrite  signée  Dauchy  et  Meurinue  :  "  L  ordre 
du  tiers  n  a  reconnu  cette  noble  générosité  et  ce  loyal  attache- 
ment au  tiers  qui  sont  les  qualités  distinctives  de  la  noblesse. 
Aussi  l'ordre  du  tiers  s'empresse-t-il  d  y  adhérer  en  tout  (7) .  " 
De  son  côté,  Tordre  de  la  noblesse  accepte  le  cahier  du 
clergé  et  "  prescrit  à  son  député  de  s'entendre  et  de  s  unir  à 
lui  »  .  Même  adhésion  "  aux  vues  pleines  de  sagesse  et  de 
patriotisme  dont  les  cahiers  du  tiers  sont  remplis,  à  la  réserve 

(1)  Desjardixs,  la  Bniuvoisis,  le  Valois,  etc.,  en  17S9 :  p.  512  et  suiv. 

(2)  Arch.  de  l'Oise,  série  B,  procès-verbal. 

(3)  Arch.  nat.,  B  III,  fol.  203. 

(4)  La  Rocukfoucaild-Bayers  François-Josepli  de\  né  à  Anjjoulêine  (Clia- 
rente},  1727-1792,  évèque  de  Beauvais  en  1772,  fit  une  opposition  constante  a  la 
Révolution.  Dénoncé  comme  faisant  partie  d'un  (Comité  antirévolutionnairc.  il 
fut  enfermé  aux  Carmes  et  massacré  le  2  septemlire  1792. 

(5)  Meurixne  (François-Anne-JoseplO,  né  à  Léglantiers  (Oise)  le  14  juillet 
1742. 

(6)  Dauchy  (Luc-Jacques-Edouard,  comte),  né  à  Saint-Just  (Oise),  1757-1817. 
propriétaire-cultivateur,  puis  maître  de  la  poste  aux  chevaux,  président  de  la 
Constituante  le  6  juin  1791.  Élu,  le  25  vendémiaire  an  IV,  député  de  l'Oise  aux 
Cin(j-Cents,  il  fut  proscrit  après  le  18  fructidor,  adhéra  au  coup  d'Etat  de  Bona- 
parte, devint  préfet  de  l'Aisne  (11  ventôse  an  VIII),  préfet  de  Marenjjo  (14  floréal 
an  VIII),  conseiller  d'État  (27  fructidor  an  X),  administrateur  {;énéral  des 
finances  et  domaines  des  États  annexés  de  Venise  (8  février  1806),  comte  de 
l'Empire  (3  mai  1810).  En  1814.  il  adhéra  à  la  déchéance  de  l'Empereur  et, 
le  10  mai  1815,  fut  élu  par  l'Oise  représentant  à  la  Chambre  des  Gent-Jours. 

(7)  Arch.  de  l'Oise,  série  1!,  procès-verbal. 


60  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

seulement  de  Tarticle  concernant  la  manière  de  voter  »  .  Il 
recommande  à  son  député  de  se  réunir  à  ceux  du  tiers  état 
pour  soutenir  les  intérêts  du  bailliage,  de  TEtat  et  du  roi  ;  il 
est  charmé  de  pouvoir  donner  au  tiers  cette  preuve  de  plus 
d'union  et  de  concorde  (1). 

Liancourt  a  été  certainement  Tinspirateur  et  probablement 
le  rédacteur  du  cahier  de  son  ordre.  C  est,  à  peu  de  chose 
près,  le  programme  royal  délibéré  en  conseil  et  contenu  dans 
le  rapport  rédigé  le  27  décembre  1788  par  Necker,  directeur 
général  des  Finances  (2).  Droit  de  consentir  Timpôt  restitué 
à  la  nation;  —  périodicité  des  États  fixée  parles  États  eux- 
mêmes;  —  établissement  d'un  budget  soustrait  à  l'arbitraire 
ministériel;  —  fixité  de  la  liste  civile;  —  réforme  des  lettres 
de  cachet;  — liberté  de  la  presse;  —  États  provinciaux;  — 
simplification  des  rouages  administratifs;  —  égalité  de  tous 
(levant  l'impôt  :  ces  idées  directrices  sont  celles  de  Finances  et 
<:  redit  ;  elles  circulent  dun  bout  à  l'autre  du  royaume,  elles 
inspirent  la  plupart  des  rédacteurs  des  cahiers,  Liancourt  plus 
(ju'un  autre,  puisqu'il  est  le  partisan  de  Necker  et  le  conseiller 
réformateur  du  roi.  Ce  qui  manque  à  son  cahier,  c'est  le  vote 
par  tète,  c  est-à-dire  l'article  essentiel,  l'outil  dont  le  tiers 
s'empara  pour  abattre  les  cloisons  entre  les  ordres  et  consti- 
tuer la  luition.  La  noblesse  a  fait  ses  réserves,  mais  le  diffé- 
rend n'est  pas  aussi  grave  qu'il  le  sera  deux  mois  plus  tard. 
"  La  noblesse  n'est  pas  aussi  intraitable  qu'on  l'a  dit,  puisque 
sur  les  cent  cinquante  cahiers  que  nous  connaissons,  cent  vingt 
environ  demandent  ou  autorisent  le  vote  par  tète  (o).  »  Celui 
de  Liancourt  inscrit  l'opinion  par  ordre  au  nombre  des  arti- 
cles obligatoires;  mais  dans  les  instructions,  que  de  réserves! 


(l>  Cdliicr  des  plaintes^  représentations  et  demandes  (jtie  l' assemblée  de 
l'ordre  de  la  noidessc  du  liailliage  de  Clermonl-en-Beauvoisis  a  remis  à  M.  le 
duc  de  Liancourt,  son  député  aux  Étttts  Généraux.  (Bibl.  de  la  Clianihrc  des 
(If'putés.)  Cet  imprimé  ne  renferme  aucune  luenlion  manuscrite.  Il  y  en  a  un 
;iutre  exemplaire  aux  Arcli.  nat.,  15''  !Î2. 

(2)  AvLARD,  le  l'ror/riimme  royal  aux  élections  de  1789  \  l-tudes  et  leçons, 
I,  p.  41. 

(3)  CuAMriON,  la  France  d'après  les  cahiers,  p.  95-96. 


LA    CONSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       61 

Le  vote  par  ordre  n'est  prescrit  que  pour  la  première  tenue  : 
il  pourra  même  y  être  dérogfê  en  matière  d'impôt,  dans  cer- 
taines conditions  prévues;  le  vote  par  tête  est  le  plus  logique. 
Dans  toute  assemblée,  les  opinions  du  plus  fjrand  nombre 
doivent  former  la  détermination  jjénérale.  Pour  Je  moment, 
les  têtes  sont  exaltées  :  a  11  ne  semble  pas  sage  d'exposer  l'es- 
poir d'une  bonne  et  convenable  constitution  à  la  vraisem- 
blance que  la  pluralité  des  suffrages,  entrainée  ou  par  la  force 
de  l'éloquence  ou  par  l'amour  peu  raisonné  des  novations, 
adopterait  de  préférence  des  propositions  qui  la  rendraient 
impossible.  On  doit  espérer  qu'à  la  tenue  suivante  des  Etats 
Généraux  les  esprits  seront  assez  refroidis,  les  préventions 
assez  dissipées,  l'intérêt  de  l'État  assez  reconnu,  l'intérêt  des 
différents  ordres  assez  solidement  établi  pour  qu'alors  la 
raison  puisse  rentrer  dans  tous  ses  droits  et  l'opinion  par  tête 
prévaloir.  »  Si  pour  cette  première  tenue  le  vote  par  ordre  est 
indiqué,  c'est  par  un  motif  de  sentiment  :  il  faut  que  la 
noblesse  et  le  clergé,  en  renonçant  spontanément  à  toutes 
exemptions  pécuniaires,  démontrent  au  tiers  qui  a  "  un  prin- 
cipe d'indisposition  contre  les  deux  autres  ordres  "  ,  que  sa 
méfiance  est  sans  fondement.  Mais,  comme  il  faut  tout  pré- 
voir, le  député  a  devrait  solliciter  l'opinion  par  tête  en 
matière  d'impôt  seulement  "  ,  dans  le  seul  cas  où  l'un  des 
deux  premiers  ordres  opposerait  son  veio  à  la  répartition 
des  charges  de  l'État,  proportionnée  aux  facultés  de 
chacun  (1) . 

Outre  le  vote  par  ordre,  il  y  a  cinq  articles  obligatoires  : 
des  États  Généraux  périodiques,  des  ministres  responsables, 
les  lettres  de  cachet  abolies,  la  personne  des  députés  invio- 
lable, la  durée  des  impôts  bornée  à  l'intervalle  des  Etats 
Généraux  sous  peine  de  concussion.  Ces  mesures  précéderont 
nécessairement  la  moindre  levée  ou  prorogation  d'impôts. 
Ces  demandes  ne  sont-elles  pas  celles  que  le  roi,  avec  «  géné- 
rosité et  bonté  »  ,  a  acceptées  le  22  décembre  dernier? 

(1)    Cahier  des  plaintes,  etc.  Opinions  par  ordre  ou  par  tète. 


02  LA    ROCIIEFOUCArLD-LIANCOURT 

Au  reste,  le  roi  et  la  nation  ne  font  qu'un;  le  mal  estg^rand, 
la  dette  énorme,  le  crédit  nul,  mais  les  ressources  sont 
entières  et  «  la  nation  française  est  plus  capable  qu'aucune 
nation  du  monde  de  générosité,  de  dévouement  à  la  chose 
pu])lique  "  .  L'établissement  d'une  constitution  est  indispen- 
sable; c'est  l'affaire  essentielle,  qui  doit  anéantir  la  division 
des  corps,  les  querelles  des  ordres,  sans  laquelle  aucun  autre 
bien  ne   peut   s  opérer. 

(le  préambule  est  suivi  d'un  projjramme  de  réformes.  Plus 
de  lettres  de  cachet  :  n  La  liberté  civile  est  le  droit  de  tous 
les  citoyens.  Le  crime  est  un  et  la  loi  qui  condamne  ne  peut 
faire  exception  de  personne.  » 

La  dette  publique  est  a  sacrée  comme  toute  propriété,  à 
([uelque  proportion  que  le  besoin  de  l'État  ou  la  maladresse 
des  ministres  aient  élevé  les  intérêts  de  leurs  prêts  "  .  La  dette 
du  clergé  est  divisée  en  deux  parties  :  Tune,  résultant  d'em- 
prunts faits  par  le  roi  sous  sa  sanction,  doit  être  soldée  par  la 
nation;  l'autre,  faite  au  nom  du  clergé,  doit  rester  à  sa 
charge  :  «  Peut-être  la  vente  d'une  portion  de  ses  biens 
acquitterait-elle  cette  dette  promptement  pour  le  clergé  et 
avantageusement  pour  la  nation...  » 

Les  impôts  et  les  dépenses  fixés,  les  fonds  de  l'État  seront 
versés  dans  deux  caisses,  c  est  l'idée  de  Finances  et  crédit. 
Celle  du  roi,  destinée  à  sa  dépense,  "  suffisamment  pourvue 
pour  soutenir  avec  dignité  les  forces  nécessaires  à  la  France  "  ; 
l'autre,  chargée  de  la  dette  et  des  dépenses  d'administration, 
reste  entre  les  mains  de  la  nation.  Les  ministres  "  répondront 
à  la  nation  de  la  gestion  des  finances  >'  . 

Y  aura-t-il  une  Chambre  haute  et  une  "  Chambre  infé- 
rieure »?  La  question  ne  semble  pas  assez  approfondie  pour 
qu'on  puisse  avoir  un  avis  arrêté.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
le  clergé,  «  n'étant  qu'un  corps  de  magistrature  religieuse  »  , 
ne  doit  point  faire  un  ordre  à  part  dans  l'État. 

L'électorat  est  attaché  à  la  propriété;  c'est  la  conception 
des  j)hysiocrates  ;  mais  tout  le  monde  est  éligible  :  "  Pour  être 
député,  il  suffit  d'avoir  la  confiance  de  ses  commettants.  » 


LA    CONSTITL'ANTE   —    LA    DOCTUINE    POLITIQUE       63 

Contrairement  à  l'opinion  commune ,  une  commission 
intermédiaire  des  États  Généraux  ne  serait  qu'un  «  fantôme 
de  représentation  nationale  "  facilement  corruptible  :  il 
suffit  d  assurer  leur  retour  périodique  et  ra])proché,  sans  cour 
d  enregistrement,  "  le  droit  de  faire  des  lois  étant  reconnu 
l'apanage  do  la  nation  assemblée  et  sanctionnée  par  le 
roi  T>  . 

La  liberté  de  la  presse  est  nécessaire  "  pour  l'instruction 
des  citoyens  et  la  censure  des  ministres  »  .  Pourquoi  ne  serait- 
elle  pas  entière,  sauf  à  répondre  de  ses  excès? 

Les  États  provinciaux  doivent  remplacer  les  intendants, 
»  mais  sans  se  regarder  comme  séparés  du  reste  du 
royaume  »  . 

Après  les  vœux  politiques,  viennent  les  réformes  adminis- 
tratives et  financières.  La  machine  est  démontée  pièce  à  pièce, 
puis  reconstruite.  Des  lois  fixes  pour  les  impositions,  l'impôt 
des  chemins  supporté  par  ceux  qui  en  font  usage,  les  terres 
incultes  partagées,  1  entretien  des  routes  assuré,  le  droit  de 
parcours  aboli,  l'augmentation  du  revenu  des  curés  «  pour 
leur  procurer  le  moven  de  vivre  honnêtement  et  de  soulager 
les  pauvres  de  leurs  paroisses  »  ,  le  clergé  chargé  des  enfants 
trouvés,  «  de  bonnes  écoles  dans  les  villages  où  les  maîtres 
sont  généralement  mauvais  "  ;  ce  qui  touche  au  progrès  du 
peuple,  au  bien-être  des  pavsans,  au  soulagement  des  malheu- 
reux est  surtout  mis  en  lumière. 

Les  réformes  philanthropiques  sont  précisées,  comme  il 
convient  au  futur  président  du  Comité  de  Mendicité;  les  gros 
décimateurs  non  résidants  dans  les  paroisses  a  auront  la 
charge  des  pauvres  domiciliés  »  :  une  ou  deux  maisons  de 
correction  ou  de  travail  par  province  recueilleront  les  gens 
sans  aveu  et  les  mendiants  étrangers  qui,  en  cas  de  récidive, 
seront  transportés  outre-mer.  Il  y  aura  dans  chaque  canton 
des  chirurgiens  et  sages-femmes  instruits  nommés  au  con- 
cours »  pour  traiter  les  pauvres  gratis,  visiter  les  enfants 
trouvés,  traiter  les  épidémies  et  inoculer  les  villages  qui  vou- 
dront l'être  "  . 


64  LA    ROCHEFOQCAULD-LIANCOUUT 

Ce  cahier  traite  de  tout,  depuis  luniformité  des  poids  et 
mesures  jusqu'à  la  réforme  des  codes,  jusqu'à  l'esclavage.  Le 
marquis  de  Condorcet,  président  de  la  Société  des  amis  des 
noirs,  avait  envoyé  à  Liancourt  une  adresse  dénonçant  «  aux 
citoyens  assemblés  pour  choisir  leurs  représentants  ces  crimes 
de  la  force  autorisés  par  les  lois,  excusés  par  les  préjugées,  — 
car  un  homme  libre  qui  a  des  esclaves  ou  qui  approuve  que 
ses  concitoyens  en  aient  s'avoue  coupable  d'une  injus- 
tice (1)  "  .  L'assemblée  glisse  sur  la  question  en  invoquant  son 
incompétence  :  elle  recommande  à  son  député  d'y  apporter 
»  toute  l'attention  qu'exige  le  genre  humain  n  .  Elle  hésite 
aussi  sur  la  liberté  de  conscience  ;  "  persuadée  que  la  diffé- 
rence des  opinions  religieuses  ne  doit  jamais  désunir  les 
hommes,  pourvu  que  la  morale  et  les  principes  qui  intéressent 
essentiellement  l'ordre  de  la  société  soient  les  mêmes  »  ,  elle 
se  contente  d'assimiler  l'état  civil  des  non-catholiques  à  celui 
de  tous  les  autres  citoyens.  Avec  presque  toute  la  noblesse, 
avec  une  grande  partie  du  tiers,  elle  garde  à  la  religion  catho- 
lique sa  primauté.  Cette  déclaration  ne  l'empêche  pas  de 
réclamer  de  profondes  réformes  dans  le  gouvernement  de 
l'Eglise,  mais  elle  ne  va  pas  jusqu'au  respect  égal  de  toutes 
les  confessions.  Elle  se  borne  à  demander  l'émancipation 
civile  des  protestants,  déjà  commencée  par  ledit  de  1787. 
De  cette  timide  déclaration,  Liancourt,  conséquent  avec  lui- 
même,  fera  sortir  plus  tard  l'entière  liberté  de  conscience. 

Que  pensait  Louis  XVI  du  mandat  accepté  par  son  grand 
maitre  de  la  garde-robe?  Liancourt  voulut  s'en  assurer.  II 
lui  envoya  son  cahier  avec  une  longue  lettre  confidentielle. 
Si  ses  engagements  déplaisaient  au  roi,  il  ferait  le  sacrifice  de 
sa  place.  Il  tient  avant  tout  à  «  1  estime  de  soi-même,  bien 
incomparable  "  . 


(1)  1"  mars  1781)  :  assernijlée  tenue  à  Paris,  hôtel  île  Lussan,  rue  Croix-des- 
l'clits-Chairips.  (Aicli.  de  l'Oise,  li.)  Cette  lettre  imprimée  a  dû  être  envoyée  à 
d'autres  bailliages.  La  Société  des  amis  des  noirs  avait  été  fondée  par  lîrissot  en 
1778  :  .<  II  n'y  a  pas,  disait-il,  de  noblesse  de  peau.  "  (Aii..\Rr),  HiUoire  poliliijite, 
p.  406.) 


LA    CONSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       65 

Voici  le  texte  de  cette  lettre  qui  f;iit  honneur  au  caractère 
(le  Liancourt  : 

«  L'ordre  de  la  noblesse  du  bailliage  de  Glermont-en-Beau- 
voisis  m'a  fait  l'honneur  de  m'élire  pour  son  député  aux  États 
Généraux.  Les  cahiers,  pouvoirs  et  instructions  qui  m  ont  été 
remis  sont,  dans  ma  conscience,  appropriés  aux  circonstances 
actuelles,  dirigés  vers  la  gloire  de  l'avantage  de  votre 
royaume,  le  bonheur  et  la  tranquillité  de  Votre  Majesté  ;  ils 
sont  conformes  aux  vues  qu'ElIe  a  daigné  faire  connaître  Elle- 
même.  J'ai  fait  en  conséquence  serment  d'en  suivre  fidèle- 
ment lesprit  et  de  solliciter  l'obtention  des  demandes  qui  y 
sont  contenues  dans  les  termes  qui  m'ont  été  imposés. 

u  Mais,  Sire,  une  grande  charge  m'attache  à  votre  per- 
sonne. Je  dois  plus  particulièrement  qu'un  autre,  à  ce  titre, 
compte  à  Votre  Majesté  de  ma  conduite.  Votre  Majesté 
me  traite  avec  bonté;  je  m'en  crois  digne  par  mon  attache- 
ment bien  sincère  et  bien  véritable  pour  Elle,  et  par  la  droi- 
ture de  mes  sentiments.  Je  ne  pourrais  supporter  l'idée  que 
ma  conduite  fût  jamais  interprétée  auprès  de  Votre  Majesté 
autrement  qu'elle  mérite  de  l'être  et  que  j'ai  la  confiance  de 
penser  qu'elle  le  méritera  toujours. 

Il  J'ose  donc  lui  adresser  les  cahiers,  pouvoirs  et  instruc- 
tions auxquels  j'ai  fait  serment  de  me  conformeravec  fidélité. 
Elle  daignera  en  prendre  lecture.  Si  Elle  pense  que  j  ai  pris 
des  engagements  qui  ont  droit  de  Lui  déplaire.  Elle  voudra 
bien  m'en  faire  instruire.  Je  suis.  Sire,  permettez-moi  de  le 
dire,  attaché  à  Votre  Majesté  par  des  sentiments  personnels 
d  affection  respectueuse,  d'estime  et  de  vénération  pour  Ses 
vertus;  j  ose  me  flatter  qu'Elle  n'en  doute  pas,  je  suis  profon- 
dément flatté  et  reconnaissant  de  la  bonne  opinion  dont  Elle 
me  permet  de  croire  qu'Elle  m'honore.  Je  [)ossède  auprès  de 
A^otre  Majesté  une  place  dont  je  suis,  comme  il  est  facile  de 
le  penser,  heureux  et  glorieux,  et  que  j'ai  extrêmement  à 
cœur  de  voir  perpétuer  dans  ma  famille.  Mais,  Sire,  toutes  les 

5 


66  LA    ROCHEFOLCAULD-LIANCOLiUT 

puissantes  considérations  ne  sont  rien  auprès  de  ma  délica- 
tesse. Votre  Majesté  m'approuvera;  quelque  pénible  qu'en 
fût  le  sacrifice,  je  le  ferais  sans  hésiter,  si  j'avais  lieu  de 
craindre  que  la  conduite  que  devra  me  dicter  dans  le  courant 
des  affaires  ma  fidélité  à  mon  serment  pouvait  vous  être  pré- 
sentée comme  contraire  aux  devoirs  de  ma  place  et  comme 
coupable  d'in^jratitude.  Après  le  bien  incomparable  à  aucun 
autre  de  l'estime  de  soi-même,  qui  plus  que  Votre  Majesté 
sait  qu'aucun  autre  n'est  aussi  précieux  que  l'estime  des  per- 
sonnes honnêtes  et  estimables?  C'est  à  ce  titre  plus  qu'à  aucun 
autre  que  je  ne  pourrais  souffrir  qu'il  fût  porté  la  plus  légère 
atteinte  à  l'opinion  que  Votre  Majesté  daigne  avoir  de   moi. 

il  Pardonnez-moi,  Sire,  cette  effusion  de  mes  sentiments 
que  je  prends  la  liberté  de  déposer  aux  pieds  de  Votre 
Majesté;  elle  lui  semblera  peut-être  superflue,  mais  Elle  en 
verra  le  motif,  Elle  en  excusera  la  hardiesse  et  daignera  se 
rappeler  la  bonté  qu'Elle  me  témoigne  et  dont  Elle  a  déjà  bien 
voulu  accueillir  la  confiance  avec  laquelle  j'ai  osé  m'adresser 
à  Elle.  Elle  pensera  à  mon  profond  attachement  pour  sa  per- 
sonne, et  ma  démarche  trouvera  grâce  auprès  d'elle. 

«  D'ailleurs,  Sire,  cette  lettre  n'est  et  ne  sera  connue  que 
de  Votre  Majesté;  personne  ne  m'en  soupçonne  le  projet.  J'en 
ai  trouvé  la  nécessité  dans  mon  cœur.  Cette  démarche  ne 
pourra  donc  être  interprétée  ni  comme  mouvement  d'exalta- 
tion, ni  comme  prétendant  à  aucun  effet  public;  ce  but  ne 
conviendrait  jamais  ni  au  respect  profond  que  je  dois  à  Votre 
Majesté  et  que  je  porte  dans  mon  cœur,  ni  aux  sentiments  de 
franchise  et  de  droiture  dont  je  fais  profession. 

«  Je  suis  de  Votre  Majesté,  Sire,  le  plus  humble,  le  plus 
dévoué  et  le  plus  fidèle  sujet. 

«    Le    duc    DE    LiANCOURT. 
«  Glcnnont,  le  14  mars  1789.  » 

fEn  martje  :)  «  Ces  cahiers  et  instructions  étant  les  seuls 
signes  que  j'aie  en  ma  possession,  je  supplierai  Votre  Majesté 
de  ne  pas  les  laisser  s'égarer,   u 


LA    CONSTITUANTE  —    LA   DOCTRINE    POLITIQUE       07 

La  réponse  du  roi  est  caractéristique  : 

«  Je  vous  envoie,  monsieur  le  duc,  les  papiers  que  vous 
m'avez  envoyés  hier  ;  je  ne  les  avais  pas  encore  achevé  de  lire 
ce  matin  quand  je  vous  ai  vu;  je  connais  votre  cœur  et  j'ai 
toujours  eu  lieu  de  compter  sur  votre  attachement  pour  moi; 
je  ne  doute  pas  que  dans  l'assemblée  de  Clermont  vous  n'ayez 
agi  en  raison,  àme  et  conscience;  quand  j'ai  ordonné  la  con- 
vocation des  Etats  Généraux,  j'ai  permis  à  tous  mes  sujets  de 
me  dire  tout  ce  qu'ils  pensaient  être  le  bien  de  l'État;  quand 
les  États  seront  rassemblés,  je  traiterai  avec  eux  de  tous  les 
grands  objets  qui  y  sont  présentés,  et,  avant  ce  temps-là,  je 
ne  dois  pas  faire  connaître  ma  façon  de  penser  sur  les  délibé- 
rations particulières  quand  elles  sont  faites  dans  les  règles 
prescrites;  ne  doutez  pas,  monsieur  le  duc,  de  toute  mon 
estime  pour  vous  (1).  " 

Déjà  ballotté  et  indécis,  Louis  XVI  ne  voulait  pas  se  com- 
promettre :  il  se  tenait  sur  la  défensive. 


îi 


La  Chambre  de  la  noblesse  siégea  à  Versailles  du  6  mai  au 
27  juin  1780,  date  de  sa  réunion  au  tiers  état.  Pendant  ces 
cinquante  jours,  Liancourt  chercha  à  être  un  conciliateur  :  il 
ne  fut  pas  des  quarante-sept  qui  se  réunirent  au  tiers  le  25juiu. 
«parce  qu'il  pensa  que  la  charge  qu'il  remplissait  à  la- cour  el 
sans  doute  aussi  l'attachement  qu'il  portait  à  Louis  XVI  hii- 

(1)  Arch.  nat.,  K  679,  n"  10.  La  lettre  de  Louis  XVI  est  un  brouillon  écrit 
de  sa  main  ;  elle  couvre  la  moitié  de  la  première  page  de  la  lettre  de  Liancourt. 
Cette  pièce  a  figuré  longtemps  au  musée  des  Archives.  Elle  a  été  publiée  par 
M.  Brette  dans  la  Révolution  Jrançuise,  t.  XXXII,  p.  430.  M.  Brette  appelle 
Liancourt  "  le  plus  sage  et  le  plus  clairvoyant  des  amis  de  Loui.s  XVI  "  .  Sa 
lettre,  dit-il,  est  une  des  premières  manifestations  «  de  la  responsabilité  moiale 
entre  électeurs  et  élus  " . 


C8  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOURT 

même  Tobligeaient  à  ne  pas  se  mettre  en  opposition  directe 
avec  la  volonté  du  roi  (1)  "  ;  mais  il  agit  et  vota  constamment 
avec  la  minorité  libérale  (2) . 

Le  6  mai,  dès  la  première  séance,  se  posa  la  question  de  la 
vérification  des  pouvoirs.  Les  commissaires,   pris  seulement 


(1)  Vie  du  duc,  p.  20. 

(2)  Pour  le  compte  rendu  de  la  Chambre  de  la  noblesse,  les  Archives  de 
l'Oise  (série  B,  bailliage  de  Clermont,  Etats  Généraux  de  1789,  noblesse)  nous  ont 
fourni  les  documents  suivants  : 

1"  Opinions  qu'a  eues  le  député  de  Clermont-en-Beauvoisis  dans  les  différentes 
affaires  traitées  jusqu'à  ce  jour  (du  lundi  11  mai  au  jeudi  25  juin  1789); 

2°  Opinion  lue  en  séance  du  27  juin  au  matin  dans  la  Chambre  de  la 
noblesse  ; 

3°   Lettre  imprimée  du  28  juin  ; 

4°  Compte  rendu  à  l'assemblée  de  la  noblesse  du  bailliaye  de  Clermont-en- 
Beauvoisis  par  le  député  de  cet  ordre,  le  vendredi  10  juillet  1789  (dix  feuilles 
cotées  et  paraphées). 

Le  procès-verbal  des  séances  de  l'ordre  de  la  noblesse  existe  aux  Archives 
nationales  (C,  26),  minutes  originales  et  plumitifs  des  séances  de  la  noblesse. 
11  comprend  trente  et  une  pièces,  jusques  et  y  compris  la  séance  du  27  juin. 

Le  premier  cahier  renferme  le  compte  rendu  des  trois  premières  séances  : 
6  mai,  11  mai,  12  mai.  Le  discours  de  M.  de  Montbolssier  est  rcmjjlacé  par  des 
blancs.  Le  plumitif  des  séances  suivantes  est  sur  des  feuillets  séparés.  Celui  de  la 
seizième  séance,  jeudi  28  mai,  a  disparu. 

Dans  le  même  carton  se  trouvent  des  bulletins  des  séances  de  la  noblesse 
trente-six  pièces  jusqu'au  19  juin).  Ce  sont  des  minutes  écrites  sur  papiers  de 
format  différent  et  renfermant  un  très  court  abrégé  des  décisions  prises  avec  des 
ap[)réciations  sur  les  discours.  Ces  minutes  mises  au  net,  forment  plusieurs 
cahiers  intitulés  :  Journal  des  Etats  Généraux  de  1789  :  tiohlesse.ha  dernière 
séance  dont  il  est  rendu  compte  est  celle  du  17  juin. 

Le  procès-verbal  authentique  a  été  recopié  par  Camus.  Il  constitue  la  troisième 
pièce  du  volume  intitulé  "  Procès-verbaux  des  assemblées  particulières  de  l'ordre 
du  clergé,  de  l'ordre  de  la  noblesse  et  des  communes  avant  la  constitution  de 
l'Asscndjlée  nationale  et  procès-verbal  des  conférences  tenues  pour  la  vérification 
des  pouvoirs.  »  C'est  un  gros  livre  relié  en  maroquin  rouge.  Cette  pièce  est  inti- 
tulée :  «  Procès-verijal  des  séances  et  observations  de  MM.  les  députés  de  l'ordre 
de  la  noblesse  aux  Etats  Cénéraux,  dont  l'ouverture  s'est  faite  en  la  ville  de  Ver- 
sailles, par  le  roi,  à  l'hùtel  des  Menus,  le  Ô  mai  1789.  "  Elle  est  paginée  de  1  à 
273.  A  la  lin  se  trouve  la  mention  suivante  :  «  Collationné  et  trouvé  conforme 
aux  minutes  déposées  aux  Archives  nationales,  registre  A,  fol.  42,  n°  180.  Aux 
Archives,  le  20  septembre  1790.  Signé  :  Chairs.  " 

Le  procès-verbal  a  été  imprimé,  ainsi  que  le  dit  Camus  Al'lard,  Récit  des 
séances  des  communes,  avertissement,  p.  IV),  sous  ce  titre  :  Procès-verhal  des 
séances  de  la  Chambre  de  V ordre  de  la  noblesse  aux  Etats  Généraux,  tenues  à 
Versailles  eu  1789.  Versailles,  imprimerie  Pierres.  II  y  a  des  différences  entre 
le  texte  collationné  par  Camus  et  le  texte  imprimé.  Dans  le  texte  imprimé,  le 
procès-verbal  de  la  douzième  séance  ^samedi  23  mai  1789)  manque;  il  existe 
clans  le  texte  île  Camus  reproduit  d'après  le  plumitif.  Par  contre,  le  procès-verbal 


LA    CONSTITL  ANÏE   —    LA    POCTRINE   POLITIQUE       69 

dans  l'orclre  de  la  noblesse,  s'occuperaient-ils  uniquement  de 
la  vérification  des  pouvoirs  de  la  noblesse?  Avec  Gastellane, 
La  Fayette  et  d'autres,  Liancourt  soutint  la  vérification  par 
des  commissaires  pris  dans  les  trois  ordres.  "  La  plus  grande 
partie  de  nos  cahiers  nous  prescrivent  impérieusement  de 
voter  par  ordre  ;  mais  des  ministres  politiques  dans  un  con- 
grès, de  quelque  titre  différent  qu'ils  soient  revêtus,  se  com- 
muniquent leurs  lettres  de  créance  avant  d'entrer  en  affaires. 
D'ailleurs,  à  toutes  les  raisons  de  droit,  on  doit  ajouter  plus 
puissamment  encore  les  motifs  de  la  concorde  et  de  l'union 
avec  les  autres  ordres,  sans  lesquelles  l'État  ne  pourrait  se 
promettre  aucun  bien  des  États  Généraux.  Destinés  à  trouver 
dans  la  carrière  qui  va  s'ouvrir  des  obstacles  de  toute  espèce 
que  nous  aurons  peut-être  beaucoup  de  peine  à  vaincre,  n'en 
élevons  pas  volontairement  d'inutiles  qui,  semant  entre  les 
ordres  la  désunion  dès  les  premiers  pas,  rendraient  plus  insur- 
montables les  difficultés  que  nous  pourrions  éviter  dans  la 
suite  (1) .  » 

Au  vote,  il  fut  parmi  les  quarante-six  membres  qui  se  pro- 
noncèrent contre  la  vérification  par  ordre  (2) . 

Le  7  mai,  le  clergé  proposa  de  nommer  des  commissaires  à 
l'effet  de  discuter  à  l'amiable  sur  les  moyens  de  procéder  à 
la  vérification  des  pouvoirs.  Liancourt  jugea  sévèrement  les 
motifs  de  cette  détermination  :  "  Le  clergé,  selon  sa  constante 

manuscrit  (p.  86  du  recueil  de  Camus)  ne  renferme  pas  la  séance  du  jeudi  28  mai 
qui  existe  dans  le  procès-verbal  imprimé.  Le  procès-verbal  imprimé  est  plus 
résumé.  Mais  il  renferme  en  pièces  annexes  les  propositions,  opinions,  protesta- 
tions des  membres  qui  en  demandaient  "  l'annexion  au  registre  »  .  Ni  dans  le 
procès-verbal  imprimé,  ni  dans  le  procès-verbal  manuscrit  ne  se  trouve  le  nom 
des  opinants  :  on  les  appelle  «  un  des  messieurs  »  ;  on  ne  les  nomme  que  quand 
ils  rendent  compte  de  leurs  démarches  auprès  des  deux  autres  ordres.  Une 
seconde  édition  du  Procès-verbal  a  paru  en  1792.  (lîibl.  nat.;  Le  ^'/ôa  )  Elle 
renferme  en  supj)lément  le  conipte  renilu  des  séances  tenues  les  3,  8,  9  et 
11  juillet  1789  par  les  nobles  irréductibles.  V.  BnETTE,  les  Constituants,  avertis- 
sement, p.  XIII  et  suiv.,  p.  xxviii,  et  Recueil  de  documents  relatifs  à  la  Convo- 
cation des  Etals  Généraux,  introd.,  p.  cxlii. 

(1)  Opinion  qu'a  eue  le  député  de  Clermont-en-Beauvoisis  dans  les  différentes 
affaires  traitées  jusqu'à  ce  jour.   (Archives  de  l'Oise,  B.) 

(2)  Ce  chiffre  est  celui  de  son  compte  rendu.  Il  y  eut  8  abstentions  et  188  voix 
pour  la  motion.  Le  procès-verbal  imprime  ne  parle  pas  du  discours  de  Liancourt. 


70  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT 

habitude,  se  dispose  à  prendre  celui  des  deux  avis  qui  prévau- 
drait, n'en  faisant  connaître  aucun  et  attendant  les  événe- 
ments (1).  " 

Néanmoins,  il  fut  des  cent  vingt-trois  membres  qui,  le 
12  mai,  acceptèrent  cette  proposition.  Dès  le  II  mai,  il  était 
des  deux  cent  trente-sept  membres  dont  »  les  pouvoirs  ont 
été  jug^és  incontestables  »  . 

Le  13,  avec  le  duc  de  Praslin,  Deschamps,  le  marquis  de 
Grillon,  Saint-Mexent,  Sari'azin,  le  marquis  d'Avaray,  le  prince 
de  Poix,  il  se  rendit  dans  la  salle  des  États  et  communiqua 
aux  communes  les  procès-verbaux  de  la  noblesse  ;  mais,  comme 
il  était  hostile  à  la  vérification  par  ordre,  il  ne  fit  pas  partie 
des  commissaires  désignés,  le  19,  par  la  noblesse.  Il  n'assista 
donc  pas  à  ce  dialogue  où,  suivant  le  mot  de  M.  Aulard, 
«  tantôt  au  nom  de  l'histoire,  tantôt  au  nom  de  la  raison, 
l'ancienne  France  et  la  nouvelle  échangèrent  leurs  arguments 
devant  l'opinion  et  devant  la  postérité  avant  de  commencer 
leur  duel  »  . 

«  Ces  conférences,  a  dit  plus  tard  Liancourt,  n'ont  servi 
qu'à  aigrir  les  esprits...  ces  commissaires  conciliateurs  étant 
choisis  parmi  les  personnes  le  plus  fermement  pénétrées  des 
opinions  opposées  (2).  » 

Les  22  et  23  mai,  11  appuya  la  proposition  d'Antraigues  : 
«  Les  commissaires  conciliateurs  seront  autorisés  à  annoncer 
à  ceux  du  tiers  état  la  renonciation  de  la  noblesse  à  ses  privi- 
lèges pécuniaires  quand  la  constitution  sera  faite.  »  Son  cahier 
qui  lui  enjoint  le  vote  par  ordre  lui  a  u  impérieusement  pres- 
crit de  solliciter  ardemment  le  vote  par  tète  en  matière  d'im- 
pôts, si  l'un  des  deux  ordres  privilégiés  opposait  son  veto  à  la 
renonciation  aux  exemptions  pécuniaires  »  .  Les  commissaires 
doivent  "  l'annoncer  dans  le  moment  qu'ils  jugeront  le  plus 
propice.  Nous  les  avons  choisis  ;  nous  ne  pouvons  trop  leur 


(1)  Compte  rendu  à  rasscinljlée  (te  la  noblesse  du  bailliage  de  Ciermont-en- 
Beauvoisis  par  le  député  de  cet  ordre  le  vendredi  10  juillet  1789.  (Fol.  2,  Arch. 
de  l'Oise,  B.) 

(2)  Ih.,  id.  (Fol.  3,  Arch.  de  l'Oise,  B.) 


LA    CONSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       71 

donner  de  moyens  de  réussir  dans  riniportante  commission 
dont  nous  les  avons  chargés,  car  il  faut  vouloir  ce  que  nous 
voulons  (1)  »  • 

La  conférence  commença  le  23  mai  au  soir  et  se  continua  le 
lundi  25  mai  (treizième  séance);  après  quoi,  on  s'ajourna  sùie 
die  :  »  Il  est  dit  que,  s'il  y  a  lieu  de  la  reprendre,  les  assem- 
blées s'avertiront  mutuellement.  " 

Le  28  mai,  à  l'ouverture  de  la  séance  de  la  Chambre  de  la 
noblesse,  M.  de  Bouthillier  demanda  de  déclarer  «  que  la 
délibération  par  ordre  et  la  faculté  d'empêcher,  qu'ils  ont  tous 
divisément,  sont  constitution  de  la  monarchie,  et  qu'il  (l'ordre 
de  la  noblesse)  professera  constamment  les  principes  conser- 
vateurs du  trône  et  de  la  liberté  "  . 

Liancourt  s'abstint  sur  le  vote  (2).    «  Mes  cahiers  et  mon 


(1)  Arch.  de  l'Oise,  B.  Opinions,  p.  8. 

La  délibération  fut  très  vive  et  occupa  les  séances  du  vendredi  22  et  du  sauïcdi 
23  mai.  «  On  nomme  hautement  partout,  dit  le  bulletin  manuscrit  intitulé  Journal 
des  Etats  Généraux,  noblesse,  les  tjuarante-cinq  membres  de  la  Chambre  qui  pen- 
chent vers  la  réunion  des  trois  ordres  et  l'opinion  par  tête  et  le  désir  de  faire 
scission  si  le  tiers  état  les  appelle  dans  son  sein  en  se  constituant  la  nation.  »  (Arch. 
nat.,  C,  26,  15"  séance.)  La  proposition  liait  l'abandon  des  privilèges  pécuniaires 
au  vote  par  ordre  et  au  consentement  exigé  de  chaque  ordre  pris  séparément  sui- 
vant la  forme  antique  et  la  loi  constitutive  de  lÉtat.  «  On  procéda  à  l'appel  suc- 
cessif des  différents  bailliages.  »  Il  résulta  du  compte  rendu  que  la  très  grande 
majorité  des  cahiers  contenait  l'abandon  des  privilèges  pécuniaires  en  matière 
d'impôt,  «ce  qui  n'a  pas  empêché  plusieurs  de  MM.  les  députés  de  s'élever  contre 
la  proposition  faite  comme  prématurée  "  .  La  discussion  fut  reprise  le  lendemain 
23  mai.  Le  résultat  de  la  majorité  fut  «  que  l'ordre  de  ia  noblesse  autorise  les 
commi.ssaires  qu'il  a  chargés  de  se  concerter  avec  ceux  des  autres  ordres  d  an- 
noncer au  tiers  état  que  la  presque  totalité  des  cahiers  les  autorisait  à  voter  la 
renonciation  et  qu'ils  rendront  ce  décret  après  que  chaque  ordre,  délibérant 
librement,  aura  pu  fixer  par  des  lois  invariables  les  bases  de  la  constitution  »  . 
(Procès-verbal  manuscrit,  p.  62.) 

En  marge  du  plumitif  est  la  répartition  des  voix,  mais  l'indication  des  motifs 
des  votants  a  été  raturée  :  il  y  aurait  eu  143  voix  pour,  2  seulement  contre; 
66  approuvèrent  sous  réserve  ou  s'abstinrent.  D'après  Liancourt,  il  y  eut  169  voix 
contre  19  et  39  abstentions. 

Les  Archives  parlementaires  indiquent  que  le  vote  aurait  eu  lieu  le  vendredi 
22  mai;  sur  la  séance  du  23,  elles  contiennent  cette  mention  étonnante  : 
«  Noblesse  :  il  ne  s'est  rien  passé  d'intéressant  dans  la  séance  de  la  noblesse.  » 
Liancourt,  d'accord  avec  le  procès-verbal  manusciit,  indique  avec  raison  la  date 
du  samedi  23  mai. 

(2)  Pour,  202;  contre,  16;  22,  point  de  voix.  (Arch.  de  l'Oise,  B.)  Opinions, 
p.  11  et  12. 


72  LA    R0CHEF0LCAULD-L1A>,C0URT 

opinion  sont  connus,  mais  je  pense  que  la  démarche  qui  décla- 
rerait dans  ce  moment  ce  vœu  serait  sans  aucune  nécessité, 
semblerait  l'effet  du  ressentiment  que  la  démarche  inconsi- 
dérée du  tiers  aurait  excitée  en  nous  (1),  et  qu'elle  serait 
sans  dip^nité  et  sans  noblesse.  "  Après  le  scrutin,  il  demanda 
que  l'arrêté,  voté  malgfré  lui,  ne  fût  pas  communiqué  au 
clergé. 

Pour  bien  caractériser  les  motifs  de  son  abstention,  il  fit 
annexer  au  procès-verbal  la  déclaration  suivante  : 

«  En  n'ayant  point  pris  de  voix  dans  la  délibération  pré- 
sente, quoique  mes  mandats  et  mon  opinion  soient  formels 
pour  lopinion  par  ordre,  j'ai  prétendu  ne  pas  vouloir,  par 
mon  adhésion  à  l'arrêté,  donner  un  moyen  déplus  à  la  proba- 
bilité de  la  communication  de  l'arrêté  que  je  crois,  dans  ce 
moment,  du  plus  jjrand  danger  et  qui  pourrait  porter  obstacle 
aux  vues  de  conciliation  dont  Sa  Majesté  a  fait  connaître  l'in- 
tention... (2)  " 

Ses  relations  avec  ^  les  coryphées  du  tiers  (3)  i>  ,  Sieyès, 
Rabaut-Saint-Étienne,  Mirabeau  peut-être,  le  rendaient-elles 
déjà  suspect  à  ses  collègues  de  la  noblesse?  On  peut  le  croire 
quand  on  l'entend  dénoncer  «  une  sorte  d'inquisition  tendant 
à  rechercher  et  à  blâmer  ceux  de  cet  ordre  qui  communiquent 
avec  l'ordre  du  tiers  état,  publiquement  ou  en  particulier... 
inquisition  encore  bien  éloignée  des  principes  de  liberté  dont 
chacun  de  nous  est  particulièrement  chargé  de  réclamer  la 
jouissance  (4)  "  . 

(1)  Il  s'agit  de  la  proposition  de  Mirabeau  votée  par  les  communes  le  mer- 
credi 27  mai  «  .sur  la  fixation  d'un  terme  très  court  pour  la  reprise  de  la  confé- 
rence ». 

A  la  suite  de  cette  proposition,  une  députation  «  très  solennelle  et  très  nom- 
breuse »   avait  été  envoyée  au  clergé. 

(2)  l'rocès-verhal  imprimé,  p.   132. 

(3)  Le  rédacteur  anonyme  da  Journal  de  la  Noblesse  emploie  cette  expression 
dès  le  19  mai.  (Arcb.  nat.,  C,  26,  12"  séance.) 

(4)  Opinions,  p.  12.  Peut-être  faisait-il  paitic  de  cette  association  de  la  noblesse 
qui  avait  loué  une  maison  au  bout  de  l'avenue  de  Versailles,  à  Viroflay.  «  On  y 
donnait  des  dîners  à  divers  députés  de  la  noblesse  et  des  communes...  «  On  y 
avait  rédigé  un  petit  écrit  renfermant  tous  les  éléments  des  cahiers;  on  y  prêtait 
un  serment  qui,  pour  assurer  l'inviolabilité   du  secret,   donnait  à   la  société  tous 


LA    CONSTITIAME   —    LA    DOCTl\I?sE   POLITIQUE       73 

Le  roi  ayant  invité,  le  28  mai,  les  commissaires  concilia- 
teurs à  reprendre  les  conférences,  le  lendemain,  à  luiit  heures 
du  soir,  Liancourl  fit  ce  qu'il  put  pour  orienter  la  noblesse 
vers  Tunion  :  <i  Je  n'ai  pas  à  me  reprocher,  écrivait-il  le 
10  juillet  à  ses  commettants,  d'avoir  tenu  d'autres  propos  que 
des  propos  de  conciliation  :  souvent,  j'ai  eu  le  malheur  de 
n'être  pas  de  l'avis  du  plus  grand  nombre,  parce  que —  ce 
grand  nombre  ne  voyait  pas  le  bien  comme  je  le  voyais  moi- 
même,  ou  était  entraîné  par  des  craintes  fantastiques  que  lui 
suggéraient  quelques  personnes  dont  les  intentions  n'étaient 
pas  celles  du  bien  (1).  " 

Les  conférences  reprirent  en  présence  du  garde  des  sceaux 
et  durèrent  du  30  mai  au  9  juin.  Necker  proposa  de  faire  véri- 
fier les  pouvoirs  par  des  commissaires  des  trois  ordres  qui,  au 
besoin,  en  référeraient  au  roi.  La  noblesse  n'adopta  cette  pro- 
position qu'avec  des  restrictions  et  en  s'opposant,  dès  le 
30  mai,  à  1  insertion  du  mot  u  communes  "  au  procês- 
verbal  (2). 

C'est  alors  que  le  10  juin,  sur  la  motion  de  Sicyès,  le  tiers 
décida  d'adresser  une  invitation  aux  deux  autres  ordres  et  de 
leur  déclarer  que  l'appel  se  ferait  dans  le  jour,  «  tant  en  pré- 
sence qu'en  l'absence  des  classes  privilégiées,  défaut  donné 
contre  les  non-comparants  (3)  "  . 

Le  vendredi  12  juin,  la  noblesse  reçut  la  députation  des 
communes  chargée  de  lui  communiquer  cette  décision  :  par 
186  voix  contre  70,  les  commissaires  aux  conférences  furent 
chargés  de  rédiger  la  réponse  (4) . 

Le  13  juin,  Liancourt  poussa  à  la  réunion,  au  moins  provi- 
soire :  <i  Les  principes  de  la  Chambre  ne  seront  point  altérés 


pouvoirs,  uiêuie  les  plus  illégaux,  sur  cliacun  de  ses  membres.  ^'Lametu,  Histoire 
de  l^ Assemblée  constituante,  p.  35.}  En  faisant  la  part  de  rexajjcralion  d'un  con- 
temporain, l'histoire  de  cette  association,  moitié  clid)  et  moitié  lojre  maçonnique, 
mériterait  d'être  élucidée. 

(1)  Compte  rendu.  (Folio  7,  Archives  de  l'Oise,  B.) 

(2)  Journal  de  la  J^'ohlesse.  (Arch.  nat.,  C,  26.) 

(3)  Procès-vcri)al  manuscrit,  p.  190. 

(4)  Procès-vrrlial  imprimé,  p.  219. 


7'*  LA    ROCHEFOUCALLD-LIANCOLRT 

par  cette  conduite,  mais  seulement  suspendus.  "  Il  faut  éviter- 
avant  tout  la  nullité  des  États  Généraux...  «  Nos  commettants 
seraient  bien  étonnés  d'apprendre  que  quand  ils  se  sont 
reposés  sur  nous  de  leurs  plus  grands  intérêts,  du  salut  de  la 
Patrie,  une  querelle  d'amour-propre,  une  vaine  dispute  de 
mots  arrête  encore,  après  six  jours,  nos  mouvements,  et  les 
expose  au  danger  de  nous  voir  revenir  vers  eux  chargés  du 
malheur  et  de  la  honte  de  notre  impuissance  (1) .  "  Il  fut  dans 
la  minorité  des  soixante-six  qui  demandèrent  qu'on  acceptât 
la  proposition  du  tiers  (2). 

La  résistance  de  la  noblesse  s'accentua  après  le  13  juin; 
le  17,  le  roi  déclara  "  qu'il  la  voit  avec  peine  persister  dans  les 
réserves  et  les  modifications  au  plan  de  conciliation...  Plus 
de  déférence  aurait  peut-être  amené  la  conciliation  que  j'ai 
désirée  (3)  »  . 

Le  19,  la  noblesse  vota  une  adresse  de  protestation  contre 
les  décisions  des  députés  du  tiers  qui  avaient  cru  pouvoir 
«convertir  leurs  décrets  en  loi...  détruire  et  recréer  des 
impôts,  s'attribuer  les  droits  du  roi  et  des  trois  ordres  "  . 

Liancourt  est  avec  la  minorité  qui  '>  voudrait  écarter  toute 
idée  d'une  funeste  division  »  .  Son  discours  est  d'une  éton- 
nante énergie  :  "  Toute  action  qui,  posant  une  barrière  de  plus 
entre  les  ordres,  mettrait  un  nouvel  obstacle  à  la  tenue  des 
États  Généraux,  est  un  crime...  Nous  parlons  de  nos  serments. 
N'avons-nous  pas  fait  celui  de  concourir  au  bien  de  l'État,  de 
rétablir  nos  concitovens  et  nous  dans  l'exercice  du  droit  de 
liberté  et  de  propriété  qui  nous  appartiennent,  de  consolider 
la  dette,  d'entretenir  la  paix  et  l'union  entre  tous  les 
ordres?...  " 

Il  blâme  la  n  conduite  de  roideur  "  qui  a  fait  attribuer  à  la 
noblesse  «  l'espèce  d'immobilité  des  États  Généraux...  »  . 

(i)   Opinions,  etc.,  13  juin,  p.  18.  (^Arcli.  de  l'Oise,  B.) 

(2)  66  contre  186  et  4  abstentions  (d'après  Liancourt). 

(3)  C'est  dans  la  séance  du  17  juin  que  le  duc  d'Orléans  proposa  «  de  nommer 
des  bureaux  dans  chaque  ordre  pour  travailler  à  la  Constitution  »  .  Le  rédacteur 
du  Journal  de  la  Noblesse  ajoute  :  "  Le  prince  mit  tant  de  chaleur  à  celte  motion 
qu'il  se  trouva  mal.  »  (Arch.  nat.  C,  26.) 


LA    CONSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       75 

«  On  dit  que  cette  Chambre,  composée  de  gens  de  la  cour 
vivant  d'abus  ou  voulant  en  vivre,  de  membres  du  Parlement 
dont  une  bonne  tenue  des  États  Généraux  pourrait  peut-être 
diminuer  l'influence,  de  députés  de  provinces  à  privilèges,  ne 
veut  point  d'États  Généraux,  préfère  des  intérêts  particuliers 
aux  grands  intérêts  de  l'État  et  ne  tend,  par  ses  démarches 
publiques  et  cachées,  qu'à  rendre  la  tenue  présente  impos- 
sible.. .  (1)  " 

Malgré  ce  langage  courageux,  Liancourt  ne  crut  pas  devoir 
suivre  ceux  de  ses  collègues  que  le  Journal  delà  Noblesse ix^^e- 
lait,  dès  le  23  mai  «  le  parti  des  quarante-cinq  "  et  qui,  le 
25  juin,  se  réunirent  au  tiers  (2).  La  proposition  votée  par 
les  communes,  le  17  juin,  de  s'appeler  l'Assemblée  nationale, 
lui  parut  tout  d  abord  extraordinaire  :  "  Aucun  de  ceux  qui 
dirigeaient  le  tiers,  pas  même  M.  l'abbé  Sievès  (il  écrit  Sycis"! 
lui-même,  auteur  de  la  motion  pour  se  constituer,  ne  l'avait 
proposée  que  sous  le  nom  des  représentants  vérifiés  et  réunis 
de  la  nation...  Beaucoup  de  gens  sages  du  tiers  s'étaient  for- 
tement élevés  contre  elle.  " 

Il  ne  tarda  pas  à  l'accepter.  Ses  relations  personnelles  avec 
certains  membres  du  tiers  le  préparaient  à  suivre  La  Roche- 
foucauld d'Enville  et  Glermont-Tonnerre  (3) .  D'autre  part,  son 
attachement  pour  le  roi  le  retenait  et  le  gênait.  Louis  XVI 
tergiversait,  hésitait;  il  n'avait  ni  opinion,  ni  programme  : 
c'était  un  fantôme  de  roi.  «  Le  17  juin,  dit  très  justement 
M.  Aulard,  son  intérêt  aurait  été  d'accepter  le  fait  accompli 
et  de  se  débarrasser  de  l'aristocratie,  son  ennemie  historique.  " 


^1)  Opinions,  etc.,  p.  25.  (Arch.  de  l'Oise,  B.) 

(2)  37  d'après  le  Procès-verbal  imprimé,  p.  264-;  39,  d'après  le  Procès-verbal 
manuscrit,  p.  247.  —  M.  Aulard  donne  le  cliiffre  de  47.  {^Histoire  générale, 
t.  VIII,  p.  61.)  C'est  le  chiffre  historique.  Il  y  eut  sans  doute  des  adhésions 
postérieures  à  la  rédaction  du  procès-verbal  de  la  séance  de  la  noblesse  du 
24  juin. 

■  3)  Le  15  juin,  Yoiing  dina  au  château  chez  Liancourt,  dans  son  appartement, 
cour  royale,  n"  56;  Rabaut  était  au  nombre  de»  convives  :  «  Tous  parlent  avec 
une  égale  confiance  de  la  chute  du  despotisme.  »  Le  22  juin,  autre  dîner  avec 
Sieyès,  le  duc  d'Orléans,  l'évèque  de  Rodez.  (Journal,  I,  p.  210,  et  Brette, 
Histoire  des  édifices,  p.  308.) 


76  LA    ROCHEFOLTCAULD-LIAxNCOURT 

Au  lieu  de  devenir  le  directeur  et  le  régulateur  du  nouvel 
ordre  de  choses,  il  s'allia  avec  la  noblesse  :  de  là,  le  serment 
du  Jeu  de  Paume  et  la  séance  royale  du  23  juin. 

u  En  cédant  le  27  juin,  il  consacra  l'arrêté  du  17  qu'il  avait 
cassé  le  23.  "  —  "  C'est  ainsi,  aurait  dit  tout  bas  Mirabeau, 
qu'on  mène  les  rois  à  l'échafaud.  » 

Entre  son  prince  et  ses  amis  du  tiers,  que  pouvait  Lian- 
court?  Il  était  éncrgiquement  décidé  à  faire  aboutir  les  États 
Généraux,  mais  il  aurait  voulu  ne  rien  brusquer.  Le  jeudi 
25  juin,  en  réponse  à  la  déclaration  royale  du  24  juin,  il 
approuva  l'arrêté  suppliant  le  roi  de  convoquer  la  noblesse 
des  bailliages  dont  les  députés  se  jugeraient  liés  par  leurs 
mandats  impératifs.  Il  demanda  que,  séance  tenante,  cet 
arrêté  fût  porté  au  roi  :  »  Il  faut  lui  offrir  toutes  les  démar- 
ches que,  comme  père  de  la  patrie,  comme  notre  ami,  il 
jugera  convenable  que  fasse  la  noblesse  dans  cette  circons- 
tance décisive  (t).  » 

Il  demanda  acte  au  procès-verbal  du  consentement  qu'il 
avait  dans  sa  conscience  cru  devoir,  par  l'empire  des  circons- 
tances, donner  à  lacceptation  totale  et  sans  réserves  de  la 
déclaration  (2; . 

Ci'est  lui  qui,  le  vendredi  26,  communiqua  à  l'Assemblée 
nationale  cet  arrêté.  On  l'avait  choisi  parce  qu'après  le 
départ  des  quarante-sept,  il  était  devenu  le  représentant  le  plus 
autorisé  du  parti  de  l'entente.  Il  ne  parla  que  du  «  désir  de  la 
conciliation  de  la  noblesse,  de  son  vœu  pour  que  les  ordres 
soient  ramenés  à  la  concorde  "  .  C'est  à  lui  que  Bailly  répondit  : 
"  L'Assemblée  nationale  n'a  pu  vous  recevoir  et  ne  peut  vous 
reconnaître  que  comme  des  députés  nobles  non  réunis,  comme 


(1)  Motion  laite  le  25  juin.  (Arcli.  de  l'Oise,  H)  :  «  Le  Roi  permet  aux  dépiitcs 
(\ni  se  croiront  gênés  par  leurs  mandats  de  demander  à  leurs  commettants  un 
nouveau  pouvoir;  mais  Sa  Majesté  leur  enjoint  de  rester  en  attendant  aux  États 
Généraux  pour  assister  à  toutes  les  délil)érations  sur  les  affaires  pressantes  de 
l'Etat  et  y  donner  un  avis  consultatif.  »  (Déclaration  du  23  juin,  art.  5.)  I^e 
proces-verbai  manuscrit  ne  parle  plus  que  de  messieurs  les  députés  aux  Etats 
Généraux  :  à  dater  du  25,  la  mention  ordre  de  la  Jioblesse  a  disparu,  p.  247, 

(2)  l'rocès-verbul  imprimé,  p.  273. 


Il 


LA    CONSTITUAN^TE   —    LA    DOCTRINE   POLITIQUE       77 

des  gentilshommes,  nos  concitoyens  el  nos  frères,  et  elle  s'est 
portée  à  vous  admettre  avec  d'autant  plus  de*  plaisir  quelle 
désire  que  vous  soyez  les  témoins  des  vœux  que  nous  ne 
cessons  de  faire  pour  votre  réunion  à  cette  auguste  Assemblée 
et  que  vous  semblez  nous  laisser  espérer.  » 

La  réponse  de  Bailly  ne  fut  })as  agréable  à  la  noblesse. 
Quand  Liancourt  la  lut  à  son  ordre,  dit  Duquesnoy,  un  sen- 
timent profond  d'indignation  a  éclaté  dans  l'Assemblée  :  plu- 
sieurs nobles  ont  par  un  mouvement  involontaire  mis  la  main 
sur  la  garde  de  leur  épée,  tous  se  sont  élevés  contre  ces- 
expressions  à  la  vérité  peu  convenables  :  «  Elle  s'est  portée  à 
vous  admettre.  >'  Le  procès- verbal  porte  trace  de  cette  émo- 
tion :  "  Plusieurs  députés  ont  demandé  qu'on  s'en  occupât 
tout  de  suite  et  sans  déplacer,  d'autres  ont  prétendu  qu'il 
était  plus  prudent  de  la  remettre  au  lendemain.  -  Ce  der- 
nier avis  fut  adopté  par  154  voix  contre  45  ;  7  n'ont  point  eu 
de  voix  (1). 

Grâce  aux  comptes  rendus  de  Liancourt,  on  peut  suivre 
jour  par  jour,  heure  par  heure,  les  tâtonnements  de  la  noblesse. 
Le  26  au  matin,  il  y  avait  eu  plusieurs  assemblées  partielles. 
On  V  avait  été  instruit  des  a  détails  fâcheux  »  des  journées  de 
Paris  des  2  4  et  25  juin.  »  Beaucoup  d'entre  nous  se  déter- 
minèrent à  ouvrir  le  lendemain  27  l'avis  de  se  réunir  dans  la 
chambre  des  communes,  d'y  porter  la  communication  de  nos 
pouvoirs  et  prirent  la  résolution  d'en  donner  l'exemple,  s'ils 
ne  persuadaient  pas  la  plus  grande  majorité  de  la  chambre  de 
la  noblesse.  Je  fus  de  ces  avis  en  voyant  la  chambre  réduite  â 
l'alternative  ou  du  parti  de  se  dissoudre  d'elle-même...  ou, 
en  nous  réunissant  aux  autres  ordres,  de  calmer  l'horrible 
fermentation  de  la  capitale.  " 

Soit  qu'il  fut  avisé  des  intentions  du  roi,  soit  qu'il  voulut 
lui  forcer  la  main,  Liancourt  prévint  la  déclaration  royale. 
Le  27  juin,  dans  la  séance  du  matin,  il  coupa  le  câble  pour 
son  compte  personnel  :  <>  L'État  est  dans  le  plus  grand  danger  : 

^l)   DuQUESSOY,  Journal,  p.  13V.  —  Procès-verbal  iinpriiné,  p.  298. 


78  LA    ROCHEFOUCALLD-LIANCOURT 

jamais  TEmpiie  français   n'a   été  menacé  de  malheurs  aussi 
redoutables. 

<i  La  salle  nationale  est  occupée  par  Tordre  entier  du  tiers, 
par  la  plus  grande  partie  de  celui  du  clergé,  par  un  assez 
grand  nombre  de  nobles  pour  que  l'assemblée  à  laquelle  ils 
sont  réunis  ne  puisse  plus  être  appelée  la  chambre  du  tiers. 
Le  parti  à  prendre  ne  peut  plus  être  aujourd'hui  que  celui  de 
nous  porter  tous  dans  la  salle  nationale... 

"  Quelque  attaché  que  je  sols  aux  droits  de  la  noblesse, 
j  avoue  que,  si  je  croyais  leur  sacrifice  nécessaire  au  bien  de 
l'État,  si  je  croyais  qu'il  dût  sauver  la  patrie  de  la  crise  dan- 
gereuse dans  laquelle  elle  se  trouve,  je  penserais  servir  fidè- 
lement le  vœu  de  mes  commettants  en  consommant  en  leur 
nom  ce  sacrifice,  et  il  m'est  bien  doux  de  répéter  ici  qu'une 
des  instructions  les  plus  précieuses  qu'ils  m'ont  données  est 
de  ne  jamais  oublier  qu'avant  d  être  nobles  ils  sont  citoyens.. . 

Il  ...  Pour  moi,  messieurs,  convaincu  que  cette  démarche 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  proposer  est  nécessaire  et  instante, 
je  désire  la  persuader  à  la  Chambre  de  la  noblesse.  C'est  sous 
ses  auspices,  c'est  sous  son  guide,  que  je  voudrais  entrer  dans 
la  salle  nationale  ;  mais  je  crois  cette  démarche  si  essentielle 
et  si  pressante  pour  le  salut  de  la  patrie,  pour  l'avantage  du 
roi  pour  lequel  mon  attachement  est  connu,  pour  le  bien  de 
tous,  que  je  suis  déterminé  à  la  faire  aujourd  hui,  dussé-je  la 
faire  seul...  (1).  " 

Ce  discours  paraissait  bien  destiné,  comme  il  le  dit,  «  à 
servir  efficacement  les  vues  du  monarque  "  .  Il  ne  précéda  que 
de  quelques  instants  la  communication  de  la  lettre  royale 
engageant  la  fidèle  noblesse  à  se  réunir  sans  délai  avec  les 
deux  autres  ordres,  a  Une  lettre  du  roi,  dit  Liancourt  dans 
son  compte  rendu,  détermina  notre  chambre  après  quelques 
débats  à  se  rendre  à  l'Assemblée  nationale.  " 

La  dernière  séance  de  l'ordre  fut  indiquée  pour  le  mardi 
30  juin,  neuf  heures  du  matin,  dans  la  salle  particulière  de 

(1)  Opinion  lue  en  séance  du  27,  le  matin  (p.  4  et  t;uiv.).  I>e  p^ocès-^eI•ltal 
parle  d'une  discussion  coinuieucce  sans  citer  aucune  opinion. 


LA    COiNSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIOl  E       79 

l'ordre  de  hi  noblesse  et  «  pour  dix  heures  dans  la  salle 
commune,  heure  indiquée  parcillemenl  par  messieurs  les 
présidents  pour  la  réunion  des  deux  autres  ordres  »    (1). 

Une  note  manuscrite  écrite  par  Liancourt  à  Versailles  le 
25  juin  1789  décèle  son  embarras  et  son  émotion  :  «  Nous 
sommes  dans  une  crise  violente,  aucun  des  ordres  ne  sont 
complets  [sic]  ;  l'Assemblée  nationale  n'est  que  très  imparfai- 
tement composée,  de  façon  qu'il  est  impossible  de  deviner  ce 
que  tout  ceci  deviendra.  Je  voudrais  pour  beaucoup  n'être  pas 
dans  cette  affaire  (2) .  » 

Mais  comme  il  y  était,  il  alla  jusqu'au  bout.  Dès  le  lende- 
main, il  était  calmé  :  "Je  ne  suis  point  effrayé,  écrit-il,  des 
craintes  que  quelques  personnes  témoignent  sur  cette  réunion 
que  les  circonstances  ont  rendue  indispensable...  et  d'où  il 
faut  tirer  pour  l'État,  le  roi  et  la  noblesse  le  parti  le  plus 
avantageux.  »  Ce  sera  du  reste  à  ses  commettants  à  juger  sa 
conduite. 

"  Bien  déterminé  à  ne  pas  prendre  de  voix  dans  l'As- 
semblée générale  {sic)  et  persuadé  d'ailleurs  de  l'urgence  de  la 
démarche,  jetais  décidé  à  vous  la  soumettre  et  à  vous  remettre 
la  députation  si  vous  blâmiez  ma  conduite  (3).  »  L'honnête 
homme  ne  se  croyait  pas  dégagé  du  serment  par  la  déclaration 
du  roi.  «  Ma  conscience  s'oppose,  écrivait-il  en  déposant  au 
bailliage  la  lettre  royale  le  27  juin,  à  ce  que  je  fasse  aucun 
acte  qui  n'y  serait  pas  conforme  jusqu'à  ce  que  j'en  aie  été 
relevé  par  mes  commettants.  »  Tel  était  le  sens  de  la  déclara- 
tion qu'il  rédigeait  dans  la  salle  des  États  le  30  juin  :  «  Le 
mandat  de  député  de  Clermont-en-Beauvoisis  étant  impé- 
ratif pour  l'opinion  par  ordre,  il  doit,  d'après  le  vœu  exprimé 


(1)  Procès-verbal  manuscrit,  p.  27:».  Il  y  eut  après  le  ."ÎO  juin  quatre  séances, 
in  cxt7cmis,  auxquelles  Liancourt  n'assista  pas. 

^2)  Arch.  de  lOise,  !!.  Note  de  sa  main  jointe  à  la  lettre  du  28  juin.  —  On 
peut  la  rapprocher  du  passaf[e  de  la  lettre  écrite  le  26  juin  par  Béjjouen  à  MM.  les 
officiers  municipaux  de  la  ville  du  Havre  :  «  De  quelque  manière  que  ce  soit,  les 
Etats  Généraux  seront  furieusement  orajjeux  et  je  voudrais  pour  beaucoup,  je  vous 
l'avoue,  y  voir  un  autre  à  ma  place.  »   (Manuscrit  communiqué.) 

(3)    Compte  rendu  du  10  juillet.    Fol.  8  et  9.) 


80  LA    UOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

clans  ce  méine  mandat,  protester  contre  toute  délibération 
par  tête  et  en  demander  acte  à  l'Assemblée  des  États  Géné- 
raux. Le  duc  de  Liancourt  a  Thonneur  en  conséquence  de 
demander  cet  acte  à  l'Assemblée .  »  Il  ajoutait  en  posi-scrip- 
iuin  :  «  Il  a  demandé  de  nouveaux  pouvoirs  et  restera  sans 
voix  jusqu'à  ce  qu'il  les  ait  reçus  (l).  »  En  effet,  dés  le  24,  il 
avait  prié  le  garde  des  sceaux  de  convoquer  le  plus  tôt  pos- 
sible la  noblesse  du  bailliage  :  "  Les  clauses  impératives,  écri- 
vait-il, contenues  dans  mon  mandat  relativement  à  l'opinion 
par  ordre  et  relativement  aussi  à  plusieurs  articles  de  la  Cons- 
titution m'obligent  à  avoir  recours  à  de  nouveaux  pouvoirs  : 
il  me  semble  que  dans  les  circonstances  actuelles  un  bon 
citoyen  ne  doit  pas  perdre  volontairement  une  seule  minute 
qu'il  pourrait  employer  au  service  de  l'Etat  et  à  répondre  aux 
intentions  si  grandes  et  si  bienfaisantes  de  8a  Majesté  (2) .  » 
Pour  qu'il  puisse  en  donner  des  preuves,  des  pouvoirs  nou- 
veaux sont  nécessaires. 

L'assemblée  de  la  nojjlesse  se  réunit  à  Clermont  le  10  juillet. 
Liancourt  fit  un  compte  rendu  sincère  et  complet  des  faits  : 
tous  les  jours,  du  reste,  depuis  le  5  mai,  il  envoyait  au  bail- 
liage un  procés-verbal  des  séances,  la  copie  de  ses  opinions 
sur  toutes  les  affaires  «  où  il  disait  plus  de  deux  phrases,  et 
l'état  des  délibérations,  où  il  était  dans  la  minorité  ou  la 
majorité  »  .  C'était  aux  mandants  à  juger  souverainement  la 
conduite  de  leur  mandataire.  «  Si  je  me  suis  abusé  dans  mes 
calculs,  j'en  suis  affligé  mais  non  pas  repentant  et  vous  êtes 
le  maître  de  me  retirer  aujourd'hui  votre  confiance...  A 
ra\enir  le  roi  et  les  États  Généraux  ne  recevront  point  de 
députés  chargés  de  pouvoirs  limités. 

il  Je  dois  vous  assurer  que  si  vous  croyez  devoir  me  conti- 
nuer votre  confiance,  je  la  demande  sans  bornes...  la  moindre 

(i;    Arch.  IN.nt.,  (J,  27. 

(2)  LeUrc  autO{;raplie.  ^Aixli.  ikU.,  A  A  50,  n"  IWi  H",  p.  495.)  lleproduitc 
Bill,  48,  fol.  225  et  220.  —  Le  garde  des  sceaux  lui  accuse  réception  le  25  juin  : 
«  .le  vais  mettre  votre  demanilc  sous  les  youv  du  roi  pour  prendre  ses  ordres 
relativement  à  une  nouvelle  convocation  de  volie  bailliaj;e.  »  (Arcli.  nat.,  B", 
32.) 


LA    CONSTITUAISTE  —    LA    DOCTRINE   POLITIQUE       81 

limitation  me  rendrait  impossible  de  continuer  les  fonctions 
honorables  de  votre  représentant...  (1).  » 

La  noblesse  du  bailliage  se  résigna  :  «  En  reconnaissant 
les  inconvénients  des  mandats  impératifs,  elle  n'en  persiste 
pas  moins  dans  le  vœu  qu'elle  avait  formé  et  qu'elle  forme 
encore  pour  l'opinion  par  ordre...  Sa  reconnaissance  pour 
la  déclaration  que  le  roi  a  bien  voulu  faire  de  ses  intentions 
bienveillantes  est  le  seul  motif  qui  la  détermine  à  se  prêter 
à  des  circonstances  qui  n'auraient  jamais  existé  si  tous  les 
principes  n'étaient  bouleversés. . .  Ce  n'est  qu'au  roi  seul  qu'elle 
fait  le  sacrifice  des  mandats  impératifs  qu'elle  retire   (2) .  » 

Liancourt  était  libre  :  il  siégeait  à  l'Assemblée  depuis  le 
30  juin,  il  y  vota  à  partir  du  10  juillet.  Suivant  le  mot  de 
Bailly,  la  famille  était  complète. 


III 


Liancourt  avait  compris  l'importance  nationale  de  la  Révo- 
lution parisienne  du  lA  juillet.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui, 
comme  le  dit  son  fils,  prirent  «  le  parti  le  plus  mauvais  de 
tous,  celui  de  la  combattre  et  de  l'adopter  à  demi.  Il  désirait 
que  le  roi  adoptât  franchement  les  principes  de  cette  Révolu- 
tion pour  qu'elle  se  fît  avec  lui  et  par  lui,  seul  moyen  d'em- 
pêcher qu'elle  ne  se  fit  contre  lui...  Aussi  le  seul  moment 
d'espoir  et  de  consolation  que  ce  monarque  rencontra  dans 
son  cours  eut  lieu  le  seul  jour  où  il  suivit  les  conseils  du  duc 
de  Liancourt  (3)  »  . 

[[)  La  minute  de  cette  séance  (Arch.  de  l'Oise,  R)  porte  les  signatures  des 
duc  de  Liancourt,  duc  de  Fitz-Jaines,  comte  de  l'Iahault,  de  la  iiillardrie,  comte 
de  Franclieu,  comte  de  Berrietz,  de  Guillebon  de  Wavigny,  de  Guillebon-Fume- 
chon,  Chrétien  de  Sainte-Bertlie  père  et  fils,  de  Sessevalle,  de  La  Ilochefoucauld 
du  Bieuil,  Joly  de  Failly,  Chrestien  de  Beauminie,  etc. 

^2)   Arch.  nat.,  B%  32.  L'arrêté  est  signé  par  tous  les  membres  présents. 

(3)    Vie  du  duc,  p.  27. 


82  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

On  sait  ce  que  furent,  à  Paris  et  à  Versailles,  les  journées 
des  11,  12  et  13  juillet  :  le  1 1 ,  le  renvoi  de  Necker  ;  le  12, 
le  soulèvement  de  Paris,  la  charge  du  prince  de  Lambesc, 
les  rixes  entre  les  troupes  de  ligne  et  les  gardes-françaises; 
le  13,  le  pillage  des  canons  des  Invalides  et  la  formation  des 
milices  ;  à  Versailles,  l'Assemblée  en  permanence,  la  déclara- 
tion en  faveur  de  Necker,  le  maintien  des  arrêtés  précédents, 
les  députations  allant  coup  sur  coup  réclamer  du  roi  l'éloigne- 
ment  des  troupes  et  la  formation  d'une  garde  bourgeoise  (1). 

Les  ministres  restaient  indifférents,  les  réponses  du  roi 
étaient  vagues  :  la  cour  ne  voulait  pas  croire  à  la  prise  de  la 
Bastille,  "  car  de  tout  temps  elle  avait  été  jugée  imprenable  »  . 
La  nuit  du  14  au  15  juillet  fut  terrible.  «Les  députés,  dit 
Rabaut,  la  passèrent  dans  une  inquiétude  aussi  grande  que  la 
précédente,  moins  affectés  de  leur  danger  personnel  que  des 
maux  auxquels  la  France  allait  être  livrée  s'il  leur  arrivait  le 
moindre  mal.  Tandis  que  la  plupart  cherchaient  sur  des  bancs, 
sur  des  tables,  sur  des  tapis,  le  sommeil  que  demandait  la 
nature  et  qui  fuyait  de  leurs  yeux,  AL  de  Liancourt,  l'un 
d'eux,  sauvait  l'État...  Il  était  grand  maître  de  la  garde-robe, 
estimé  du  roi  et  de  tous  les  honnêtes  gens  et  portait  la  patrie 
dans  son  cœur  (2).  "  Il  traversa  la  Cour  royale,  le  Salon  de  la 
Guerre,  la  Grande  Galerie,  le  Cabinet  du  Conseil,  pénétra 
jusqu'à  la  porte  de  la  chambre  royale;  sa  charge  lui  en  per- 
mettait l'accès;  il  entre  et  va  droit  à  l'alcôve.  Le  roi  dort; 
il  l'éveille  et  lui  apprend  les  événements  de  la  capitale  : 
«  C  est  une  grande  révolte,  lui  dit  Louis  XVI.  —  Non,  Sire, 
lui    répondit   Liancourt,    c'est    une    grande   Révolution...    » 

(1)  Le  1 1  juillet,  les  nobles  non  réunis  jirotestaient  auprès  de  Louis  XVI 
contre  l'adresse  sur  le  renvoi  des  troupes  et  (contre  la  présence  de  membres  de 
leur  ordre  dans  les  députations  de  «  l'Assemblée  prétendue  nationale  "  .  Le  roi 
leur  répondait  »  qu'il  était  fort  content  de  la  conduite  de  la  noblesse  et  de  toutes 
les  démarches  qu'elle  avait  faites  jusqu'à  ce  jour.  »  (Proc«-iir;A«/,  édition  de  1792, 
supplément,  p.  374  et  375). 

(2)  Rabaiit-Saint-Etiknne,  Histoire  de  C Asscmlilée  coiislitua/ite,  p.  169  et 
8uiv.  —  Droz,  Histoire  de  Louis  XVI,  II,  p.  321.  —  Falloux,  Louis  XVI, 
p.  207.  —  Lachetelle,  Histoire  de  France,  VII,  p.  97.  —  Adrien  Duquesnot, 
Journal^  I,  p.  221  et  suiv.  —  Besenval,  Mémoires,  p    417. 


LA    CO.NSTITUANTE  —   LA   DOCTRINE   POLITIQUE       83 

Personne,  jusque-là,  n'avait  voulu  raconter  au  roi  l'en- 
semble de  cette  funeste  journée;  il  ne  savait  les  événements 
que  par  des  lambeaux  de  récits. 

Que  se  dirent,  dans  cette  entrevue  tra^jiquc,  le  roi  et  le 
constituant? 

«  Liancourt,  dit  Duquesnoy,  lui  a  indiqué  comme  le  seul 
moyen  de  sauver  l'État  celui  qu'il  a  pris  de  venir  seul  à 
l'Assemblée  nationale  et  de  renvoyer  les  troupes.  Il  paraît 
que  le  roi  le  lui  a  promis;  il  est  au  moins  certain  que  c'est  ce 
conseil  qui  l'a  déterminé.  »  Les  choses  n'allèrent  pas  aussi 
simplement.  Cette  nuit-là,  Liancourt  fut  éloquent  et  oublia  de 
bégaver.  Il  exposa  la  situation  de  Paris,  l'exaltation  du  peuple, 
la  défection  des  troupes,  les  progrès  de  l'esprit  public.  Il 
donna  au  roi  l'assurance  qu'au  milieu  des  excès  son  nom 
avait  toujours  été  respecté  ;  il  peignit  les  dangers  qu'une 
obstination  prolongée  ferait  courir  au  roi  et  à  la  famille 
royale  ;  des  hommes  hardis,  habiles,  allaient  tenter  de  faire 
proclamer  un  lieutenant  général  du  royaume  :  ce  que  Lacre- 
telle  (1)  appelle  la  faction  si  dangereuse  et  déjà  si  coupable 
du  duc  d'Orléans.  Le  roi,  toujours  perplexe,  fit  appeler  ses 
frères.  ^  Prince,  dit  Liancourt  au  comte  d'Artois  qui  entra 
avec  Monsieur,  votre  tête  est  mise  à  prix,  j'ai  lu  l'affiche  de 
cette  terrible  proscription.  "  En  présence  de  la  famille  royale, 
Liancourt  insista  :  "  Il  ne  faut  pas  prolonger  une  lutte  qui 
menace  la  France  de  la  guerre  civile  et  peut  mettre  le  trône 
en  péril...  »  Monsieur  appuya  sa  manière  de  voir  et  le  comte 
d'Artois  ne  la  combattit  pas. 

Le  roi  céda  et  s'engagea  à  se  rendre  à  l'Assemblée  dans 
la  journée  (2). 


(1)  Lacbeteli.k  jeune  (Charles  de;,  1769-1855,  débuta  aux  DébaU  sou»  la 
Constituante  ;  secrétaire  de  Liancourt,  il  fut  proscrit  au  13  vendémiaire,  empri- 
sonné au  18  fructidor,  remis  en  liberté  au  18  brumaire,  nommé  en  1801  membre 
du  bureau  de  la  presse  et  censeur  dramatique  en  1810,  professeur  d'histoire  à  la 
Faculté  de  Paris  de  1809  à  1853,  membre  de  l'Académie  française  en  1811,  se 
rallia  à  la  Restauration,  perdit  sa  place  de  censeur  en  1827,  à  la  suite  de  la  péti- 
tion pour  la  liberté  de  la  presse. 

(2;    D'après  Alexandre  de  Lameth  {Histoire  de  la  Constituaiile,  p.  58\  le  roi. 


84  I.A    IIOCHEFOUCAULD-LIANCOLUT 

Il  V  eut  sans  doute  encore  quelques  hésitations  dans  la 
matinée  du  15.  La  démarche  de  Liancourt  était  connue  de 
ses  collègues  :  on  le  désigna,  le  second  après  Lafayette,  pour 
faire  partie  de  la  députation  des  24,  qui  devait  porter  au  roi 
l'adresse  du  marquis  de  Slllery  amendée  par  Mirabeau. 
Lafayette  n  sera  chargé  d'exprimer  les  sentiments  de  l'Assem- 
blée, d'exposer  tous  les  objets  qui  font  naître  sa  douleur  et 
ses  inquiétudes  (I)  »  .  Les  membres  de  la  délégation  se  dis- 
posaient à  sortir  lorsque  Liancourt  demanda  la  parole  : 
il  dit  qu'il  était  autorisé  à  annoncer  à  l'Assemblée  que  le  roi, 
de  son  propre  mouvement,  s'était  déterminé  à  venir  au  milieu 
des  représentants  de  la  nation  et  que  M.  le  grand  maître  des 
cérémonies  allait  paraître  pour  l'annoncer  officiellement. 
"  A  ces  paroles  de  M.  de  Liancourt,  la  majeure  partie  des 
membres  de  l'Assemblée  fait  retentir  la  salle  d'applaudisse- 
ments réitérés  (2) .  » 

Le  rôle  de  Liancourt  grandissait,  il  était  l'intermédiaire 
nécessaire  entre  l'Assemblée  et  le  roi  ;  par  son  intervention 
personnelle,  énergique  et  hardie,  il  avait  dessillé  les  yeux  de 
Louis  XVI;  on  lui  devait,  comme  le  dit  Lacretelle,  "  un 
dénouement  plus  pacifique  qu'on  n'aurait  pu  l'espérer  "  . 

Le  15  juillet,  à  trois  heures,  il  partit  pour  Paris  avec  la 
députation  chargée  de  rétablir  le  calme  dans  la  capitale.  Ce 
fut  lui  qui  annonça  à  l'Assemblée  des  électeurs,  à  l'Hôtel-de- 
Ville,  le  rétablissement  de  la  milice  bourgeoise.  Il  commit 
une  imprudence  en  parlant  du  pardon  accordé  aux  gardes- 
françaises.  M.  le  comte  de  Clermont-Tonnerre  répara  ce  mot 
"échappé"  et  fut  fort  applaudi. 

Le  17  juillet,  il  accompagna  Louis  XVI  à  Paris,  dans  cette 
journée  mémorable  où,  après  avoir  passé  sous  la  voûte  d'acier 
et  accepté  la  cocarde  tricolore,  le  roi  vaincu  put  à  peine,  en 

apprenant  la  déinolition  de  la  Bastille,  aurait  dit  à  Liancourt  :  «  C'est  un  peu 
fort,  mais  puisque  vous  l'avez  cru  nécessaire  au  rétablissement  de  la  paix,  à  la 
bonne  heure.  »  Ce  mot  serait  plutôt  du  15.  Voir  Appendice  n'III,  Histoire  d'un 
mot  lii.ilovirjuc.') 

(1)    l'roccs-vcrhal  n"  24.  p.  3. 

(2;   iir/i.  pari.,  VIII,  p.  236. 


LA    CONSTITUANTE  —    LA    DOCTRINE   POLITIQUE       85 

réponse  à  Baillv  et  à  Lally-Tollendal,  articuler  ces  quelques 
mots  ;  "  Mon  peuple  peut  toujours  compter  sur  mon  amour.  » 

Liancourt  avait  rendu  à  la  nation  un  service  «  inappré- 
ciable "  .  L'Assemblée  Ten  récompensa  en  le  nommant  pré- 
sident (1).  L'élection  n'alla  pas  toute  seule.  Quelques-uns  ne 
lui  croyaient  pas  assez  de  force  pour  présider  cette  réunion 
de  1 ,200  membres.  "Je  crains  beaucoup,  écrivait  Duquesnoy, 
que  son  cordon  bleu  ne  soit  une  des  causes  de  sa  nomination, 
non  seulement  parmi  ses  pairs,  mais  encore  parmi  les  com- 
munes, où  ce  n'est  pas  encore  sans  une  sorte  de  crainte  que 
bien  des  gens  envisagent  un  homme  titré  et  décoré.  »  (Je 
commentaire  explique  les  trois  tours  de  scrutin  qui  furent 
nécessaires.  Les  concurrents  de  Liancourt  étaient  son  cousin 
d'Enville,  de  Montesquiou  et  de  Clermont-Tonnerre.  Le 
18  juillet  au  matin,  dans  les  trente  bureaux,  personne  n'eut 
la  majorité  absolue.  Au  second  scrutin,  le  plus  grand  nombre 
des  voix  se  partagea  entre  les  deux  cousins.  On  procéda 
incontinent  à  un  troisième  tour,  et  Liancourt  réunit  600 
voix  sur  800  (2) . 

Le  20  juillet,  il  s'installa  au  fauteuil.  Il  remercia  avec 
modestie.  «  Présider  l'Assemblée  la  plus  auguste  du  monde 
entier  »  ,  c'était  une  tâche  au-dessus  de  son  mérite.  Mais  per- 
sonne ne  portait  plus  sincèrement  au  fond  du  cœur  »  le  res- 
pect pour  les  décrets  de  l'Assemblée,  le  dévouement  sans 
bornes  pour  le  bien  de  notre  commune  patrie,  une  disposi- 
tion plus  entière  à  tous  les  sacrifices  qui  pourraient  l'assurer, 
un  attachement  plus  fidèle  au  roi,  et  plus  d'horreur  pour  les 
mauvais  citoyens  (3)  »  .  Pendant  ces  quinze  jours  de  prési- 
dence, les  députations  se  pressèrent  à  la  barre,  respectueuses, 
reconnaissantes  et  confiantes.  A  chacune  Liancourt  fit  la 
réponse  appropriée  :  au  Grand  Conseil,  il  parla  «  de  la  véri- 
table prospérité  du  royaume,  du  bien  du  peuple  et  du  bon- 

(1)  Le  3  juillet,  il  avait  été  élu  président  du  quatorzième  bureau  (procès- 
verbal,  n"  13,  p.  3)  ;  —  le  iV-,  luenibre  du  Comité  des  Finances.  [Ibid.,  n"  23, 
p.  3.)  —  Il  avait  été  validé  dès  le  1"' juillet.  (Iliid.,  n"  1,  p.   il  et  15.) 

(2)  Arch.  pari.,  VIII,  p.  248.  —  l'rocès-verbal,  n"  27,  p.  51. 

(3)  Ane.  Moniteur,  I,  175.  —  l'rocès-veri)^\l,  n"^28,  p.  3. 


86  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOUUT 

heur  du  roi  "  ;  —  à  la  Caisse  d'escompte,  félicitée  pour 
n'avoir  pas  suspendu  ses  payements,  de  "  la  consolidation  de 
la  Dette  »  qui  suivrait  le  vote  de  la  Constitution;  —  au  Par- 
lement de  Paris,  de  «  la  justice  et  du  respect  »  qu'il  mani- 
festait pour  les  décrets  de  l'Assemblée  et  «  du  g^rand  œuvre 
de  la  régénération  de  l'Empire...  aucune  classe  de  citoyens 
ne  devant  laisser,  par  des  considérations  particulières,  étouffer 
en  elle  le  sentiment  pur  et  généreux  du  patriotisme  "  ;  —  à 
la  juridiction  consulaire,  des  moyens  de  prévenir  les  faillites 
compromettantes  "  pour  la  réputation  de  loyauté»  de  la  nation 
française;  —  au  Chàtelet  de  Paris,  de  la  fermeté  qu'il  avait 
opposée  «  aux  attentats  portés  Tannée  dernière  aux  droits  de 
la  nation  »  ;  —  à  l'Université  de  Paris,  du  plan  d'éducation 
nationale  nécessaire  <t  pour  assurer  l'ouvrage  de  lAssemblée 
eu  liant  le  sort  des  générations  futures  à  la  sagesse  de  ses 
décrets  (1)  "  . 

Mais  son  principal  souci  fut  d'essayer  de  calmer  Paris. 
Comme  l'Assemblée,  la  capitale  tenait  au  rappel  de  Necker, 
promis  par  le  roi  dès  le  1(3  juillet.  Un  sieur  Dufresne  Saint- 
Léon  était  parti  pour  Bruxelles  avec  une  lettre  du  roi  et 
une  dépêche  de  l'Assemblée  :  Necker  avait  quitté  la  ville. 
Liancourt  s'empressa,  dès  le  20  juillet  au  matin,  avant  la 
séance,  d'en  instruire  «  en  son  propre  nom  "  messieurs  du 
comité  permanent  de  la  ville  de  Paris,  "  pensant  que,  si  Paris 
l'ignorait,  il  pourrait  être  inquiet  de  ne  point  voir  arriver  le 
ministre  qui  fait  aujourd  liui  le  regret  et  1  espoir  de  la 
nation  (2)  »  .  Il  se  tenait  en  relations  constantes  avec  La  Fayette; 
celui-ci  lui  rendait  compte,  dans  des  billets  familiers,  des 
mesures  pjises  pour  rétablir  la  circulation,  assurer  les  subsis- 
tances, prévenir  les  accidents  dans  les  théâtres  qui  rouvrirent 
dès  le  21  juillet  (3j . 

Quand,  le  20  juillet,  Necker  se  présenta  à  l'Assemblée  pour 

(1)  IVocès-veibal,  II"  28,  p.  8,   p.   10;  n"  iiO,   p.  7;  u"  32,  p.   G;  n"  33,  p.  6; 
n»  35,  p.  10. 

(2)  Arch.  nai.,  Autog.  AA  50,  n"  1433,  B"  551. 

(3)  Ménioircs  de  La  l'uyetle,  II,  p.  311).  La  leUre  se  teriniue  ainsi  :    «  Bonjour, 
mon  cher  Liancourt,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  » 


LA    CONSTITl  ANTE   —    LA    DOCTRINE    l'OLITIQLE       87 

la  remercier,  Liancourt  le  félicita  "  d'avoir  cédé  aux  instances 
du  roi,  d'avoir  ainsi  préféré  le  péril  aux  remords  »  ;  il  profita 
de  l'occasion  pour  affirmer  le  principe  de  la  responsabilité 
ministérielle,  «  précieuse  sauvegarde  de  la  liberté,  rempart 
certain  contre  le  despotisme...  Peut-il  être  offert  à  la  nation 
un  présa^je  plus  certain  de  bonheur  que  la  réunion  tles  volontés 
d'un  roi  prêt  à  tout  sacrifier  pour  l'avantage  de  son  peuple, 
d'une  Assemblée  nationale  qui  fait  à  la  félicité  publique  le 
sacrifice  des  Intérêts  privés  de  tous  les  membres  qui  la  com- 
posent et  d'un  ministre  éclairé  qui,  aux  sentiments  d'honneur 
qui  lui  rendent  le  bien  nécessaire,  joint  encore  la  circonstance 
particulière  d'une  position  qui  le  lui  rend  indispensable  (1)  "? 
Le  30,  en  recevant  Bailly  et  une  députation  des  communes 
de  la  capitale,  «  il  recommandait  aux  représentants  parisiens, 
à  leur  vigilance  et  à  leur  patriotisme  le  soin  d'établir,  d  en- 
tretenir le  calme  (2)  »  . 

La  dernière  séance  qu'il  présida  fut  marquée  par  un 
incident.  Un  curé,  dont  le  Moniteur  ne  donne  pas  le  nom, 
ayant  demandé  la  parole  pour  une  affaire  "de  son  métier»  , 
s'exprima  ainsi  :  "  Avant  la  réunion  des  ordres,  ne  devrait-on 
pas  élever  un  autel  dans  la  chapelle  de  1  Assemblée  nationale  ? 
Eh!  à  quel  dieu  aurait-il  été  consacré?  vSerait-ce  à  un  dieu 
inconnu,  deo  ignoio?  [On  l'it.)  !Xon,  messieurs,  nous  sommes 
toujours  les  vrais  enfants  de  l'Église  catholique,  apostolique 
et  romaine.  »  La  discussion  pouvait  mener  loin.  Liancourt 
l'interrompit  par  ces  simples  mots  :  "  Je  rappelle  monsieur 
le  curé  à  l'ordre  et  au  fait.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  questions 
de  religion.  »  Et  le  curé  ayant  voulu  continuer,  parler  d'un 
aumônier  pour  la  salle,  faire  une  citation  d'Horace,  Liancourt 
observa  qu'il  était  tard  et  que  le  comité  des  rapports  ayant 
différents  objets  à  mettre  sous  les  yeux  de  l'Assemblée,  «  on  se 
réunirait  à  sept  heures  et  demie  (3).  »  C'était  couper  court 
à  un  débat  périlleux  et  affirmer  sans  phrase  que  la  Révolu- 

(1)  Ane.  Moniteur,  réimpression.  I,  246.  —  Procès-verba!  n"  ;i5,  p.  18. 

(2)  Procès-verbal  n"  37,  p.  10. 

(3)  Ane.  Moniteur,  I,  p.  269 


88  LA    ROCHEFOLCAULD-I.IANCOUllT 

tion  s'émancipait.  Le  4  août,  Liancourt  terminait  i;  ses  glo- 
rieuses fonctions  »  (1);  il  cédait  la  place  "  la  plus  honorable 
du  monde  entier  "  à  Le  Chapelier,  élu  la  veille  à  une  grande 
majorité  (2) . 


IV 


Liancourt  avait  désormais  la  pleine  liberté  de  ses  mouve- 
ments, il  entrait  dans  la  Révolution  dégagé  de  tout  mandat 
impératif.  Il  a  expliqué,  dans  un  fragment  de  ses  Mémoires, 
les  raisons  de  sa  conduite  ultérieure.  "  Les  causes,  dit-il,  je 
les  connais  moins  que  bien  d'autres...  Jamais  je  n'ai  été 
immiscé  dans  les  secrets  des  meneurs,  quoique  j'aie  été  cons- 
tamment du  côté  gauche  de  l'Assemblée  et  jamais  je  n'ai 
cherché  à  Tétre...  Mon  plan  de  conduite  qui  devait  exprimer 
à  la  fois  mon  amour  pour  la  liberté,  pour  la  réforme  des 
monstrueux  abus  qui  environnaient  la  législation  et  l'admi- 
nistration françaises  et  qui,  dans  plus  d'un  point,  offensaient 
la  justice  et  la  raison;  ce  plan  qui  devait  aussi  exprimer  mon 
dévouement  à  la  monarchie,  mon  respect  pour  les  propriétés, 
mon  horreur  de  l'injustice,  ce  plan...  m'attirait  des  blâmes 
de  toutes  parts  :  tandis  que  j'étais  traité  de  tiède,  de  modéré 
douteux  par  les  exagérés  du  côté  oi'i  je  siégeais,  les  exagérés 
du  côté  droit  me  proclamaient  jacobin,  révolutionnaire,  traître 
au  roi  et,  ce  qui  pour  eux  était  pis  encore,  traître  à  la 
noblesse  (3).  " 

Liancourt  avait  l'àme  trop  haute  pour  s'inquiéter  des  calom- 

(1)    Point  du  jour,  n"  du  5  avril  1789. 

(2^'  Liancourt  présida  plus  tard  deux  fois  l'Asseinhlée  :  le  16  août  1790,  en 
l'absence  de  Dupont  de  jNemours  (Procès-verbal,  p.  17),  — le  24  juin  1791, 
en  l'absence  de  lîeauharnals  [Procès-verbal,  7'  séance,  suite,  p.  1). 

(3)  Vie  (lu  duc,  Mémoires,  p.  105.  Les  derniers  mots  font  penser  à  ce  que 
disait  un  homme  de  la  cour  au  moment  de  la  réunion  des  quarante-sept  membres 
de  la  noblesse  au  tiers  état  :  «  Que  je  les  plains!  Voilà  quarante-sept  familles 
déshonorées  et  auxquelles  personne  ne  voudra  s'allier.  «  (IUbaut,  p.  144.)  Les 
almanachs  n'épargnaient  pas  Liancourt.  V^oici  son  portrait  |)ublié  pai-  V Almanach 


LA    CO^STITCAISTE   —    LA    DOCTllINE   POLITIQUE       89 

nies.  «  Je  crois,  a-t-il  dit,  ma  vie  politique  sans  reproche.  Je 
l'ai  sévèrement  scrutée  bien  des  fois.  Je  crois  avoir  rempli 
tous  mes  devoirs,  et  comme  honnête  homme  et  comme  bon 
Français.  " 

La  suppression  des  privilèges  était  son  plus  cher  désir.  «  Il 
considérait,  dit  llœderer,  l'abolition  de  la  noblesse  comme 
une  des  conditions  delà  liberté  française.  »  On  comprend  avec 
quelle  joie  spontanée  il  prit  sa  part  de  la  nuit  du  4  août.  Il 
fut  de  ceux  qui  lavaient  préparée  dans  ces  réunions  fami- 
lières, où  les  hommes  du  tiers  et  les  hommes  de  la  noblesse 
libérale  échangeaient  leurs  idées  et  leurs  espérances.  Lors- 
qu'on brûla,  au  Champ  de  Mars,  les  titres  du  dépôt  des  Augus- 
tins  :  a  Je  suis  fâché  de  n'avoir  pas  ma  généalogie,  dit-il  à 
Rœderer;  je  l'aurais  donnée  ici;  mais  je  n'en  ai  jamais 
eu  (1).  »  Le  sacrifice  consommé,  ce  fut  lui  qui  fit  inscrire  dans 
le  décret  des  4,  6,  7,  8  et  11  août  un  article  XVI  ainsi  conçu  : 
«  L'Assemblée  nationale  décrète  qu'en  mémoire  des  grandes 
et  importantes  délibérations  qui  viennent  d'être  prises  pour 
le  bonheur  de  la  France  une  médaille  sera  frappée  et  qu'il 
sera  chanté  en  actions  de  grâces  un  Te  Deiim  dans  toutes  les 
paroisses  et  églises  du  royaume  (2).  "  "  C'est,  dit-il,  le  moyen 
d'éterniser  l'union  sincère  de  tous  les  ordres,  l'abandon  de 
tous  les  privilèges.  " 

Le  12  août,  au  nom  du  Comité  des  finances,  il  proposa 
d'arcorder  un  traitement  égal  à  tous  les  députés  et  de  les 
indemniser  de  leurs  frais  de  voyage.  «  Tous  les  bureaux 
étaient  d'accord  pour  ne  faire  aucune  distinction  ji  et  «  la 
très  grande  pluralité  >  adopta  le  chiffre  de  18  livres  par  jour 

des  Aristocrates  ou  Chronologie  épigrammatique  des  apôtres  de  l'Assemblée 
nationale,  l'an  III  de  la  Barnavocralie  (p.  19)    : 

Kpais  <le  corps,  épais  d'esprll. 
Sans  caractère,  sans  uaissauce, 
Liaticourt  emprunte  ce  (ju'il  <lit 
Et  demande  tout  ce  (ju'il  pense. 

(1)  RoEDEnER,  OEuvrcs,  éd.  Didot,  III,  p.  275. 

2)  DcvEnciER,  I,  p.  41.  Voir  Appendice  n"  IV,  «<  la  médaille  du  4  août  et  le 
marché  de  ht  gravure  "   passé  par  Liancourt. 


90  LA    IlOCHEFOUCAULD-LIANCOUllT 

et  de  "  5   livres  par  poste   pour   l'aller  et    le   retour  (1)  ». 

Nous  consacrons  un  chapitre  spécial  à  l'action  de  Lian- 
court  comme  président  du  Comité  de  Mendicité.  Ce  labeur 
gigantesque  ne  l'absorba  pas  au  point  de  l'empêcher  de 
prendre  part  aux  débats  politiques.  Les  jours,  en  ce  temps, 
valaient  des  années.  A  l'Assemblée,  Liancourt  participa  acti- 
vement à  la  formation  des  départements.  A  la  cour,  c'étaient 
les  devoirs  de  sa  charge  qu'il  ne  voulait  pas  négliger;  à 
Liancourt,  ses  domaines  et  ses  fabriques  réclamaient  sa  sur- 
veillance. 

Pour  dégager  les  idées  directrices  de  sa  conduite,  il  faut 
se  rappeler  son  origine,  sa  famille,  son  éducation,  les  milieux 
qu'il  a  fréquentés.  Ce  n'est  ni  un  philosophe,  ni  un  penseur; 
c'est  un  homme  d  action  qui  cherche  pratiquement  le  bien 
public.  »  Il  était  sans  préjugés,  disait  Rœderer  :  il  avait  une 
raison  solide  et  éclairée.  »  Par  sa  naissance,  il  est  monar- 
chique; par  ses  idées,  il  est  constitutionnel;  ses  sentiments 
le  rapprochent  du  peuple. 

Pour  lui,  comme  pour  Mably  et  Mirabeau,  le  pouvoir  royal 
empêche  la  tyrannie  d'une  classe  ou  d  un  parti.  Le  roi  est  la 
clef  de  voûte  de  l'unité  française,  l'adversaire  de  l'aristocratie 
et  de  ce  qui  reste  du  régime  féodal;  le  sort  de  la  Constitution 
est  attaché  à  la  monarchie  :  "  Plus  on  est  révolutionnaire  en 
1789,  dit  M.  Aulard,  plus  on  est  monarchiste.  » 

Chez  Liancourt,  la  religion  monarchique  se  double  de 
son  affection  pour  Louis  XVI.  Jusqu'à  Yarennes,  tous  les 
Français  partagent  ce  sentiment;  ce  n  est  qu  à  leur  insu 
qu'ils  se  sont  républicanisés.  Le  3  juillet  1791,  le  mot  Répu- 
blique, dit  Real,  épouvante  les  fiers  Jacobins.  En  1789,  Camille 
Desmoulins  compare  Louis  XYI  à  Trajan.  "  C'est  vers  le  trône 
consolateur,  écrit  Rabaut,  que  se  tournent  toujours  les  yeux 
des  peuples  affligés.  "  —  u  L'Assemblée  idolâtre  son  roi   », 

(1)  Arcli.  nnt.,  C,  27.  IJnsultat  du  vote  des  Lureaux  pour  le  traitement  des 
députô.s  :  "  432  |)ersoiines  "  sont  pour  18  livres  par  cliaque  jour  de  résidence  à 
Versailles,  28(5  pour  1.5  livres,  28  pour  12  livres,  57)  pour  20  livres,  une  pour 
16  livres,  une  pour  21  livres,  19  pour  2V  livres...  «  Signé  :  ahbé  de  Bahmo^d.  » 
^secrétaire  de  l'Assemblée 


LA    CONSTITL  AM'K   —    J.A    I>0CTR1>'E    l'OI.ITlQl  E       91 

dit  Grégoire.  ^  G  est,  à  tout  prendre,  écrit  Marat,  le  roi  qu'il 
nous  faut;  nous  devons  remercier  le  ciel  de  nous  l'avoir 
donné  (1).  » 

Marat  est  monarchiste.  Comment  Liancourt  ne  le  serait-il 
pas?  Il  connaît  Louis  XVI,  il  l'approche  familièrement;  il 
essaie  de  l'arracher  aux  influences  de  cour,  d'alcôve  et  de  con- 
fessionnal, à  ses  frères,  à  la  reine  et  à  1  Eglise.  Par  quel  moven 
prendre  et  retenir  ce  roi  flasque,  sans  initiative,  sans  pouvoir, 
sans  volonté;  cet  incapable  sur  la  tète  duquel  »  le  soleil  ne  se 
lève  pas  trois  jours  pour  éclairer  le  même  avis  "  ?  Dans  cette 
lutte,  Liancourt  sera  battu;  il  le  sentira  après  Varennes, 
quand  la  nation  se  verra  abandonnée,  orpheline,  >i privée  de 
son  talisman  préservateur  ^  .  Il  continuera  la  lutte  par  loya- 
lisme, mais  sans  espoir,  et  cherchera  une  paix  impossible 
entre  la  nation  souveraine  devenue  méfiante  et  le  roi  asservi 
devenu  complice  de  l'étranger.  Jusqu  à  la  fin  il  restera 
l'homme-lige  de  la  Constitution,  et  jusqu'à  la  fin  aussi  il  res- 
tera "  l'ami  du  roi  »  .  Vingt-cinq  ans  plus  tard,  il  en  parlera 
encore  avec  émotion  :  "  Mon  attachement  poul-  notre  aug^uste 
et  malheureux  maître,  écrivait-il  le  27  avril  1816,  est  et 
demeurera  au  fond  de  mon  cœur  tant  qu  il  y  restera  un  batte- 
ment ['2).  n  II  voudrait  faire  de  Louis  XVI  le  guide  de  la 
Révolution,  le  roi  national,  le  défenseur  de  la  Constitu- 
tion. Le  14  juillet,  il  lui  avait  fait  accepter  la  prise  de  la 
Bastille;  le  7  octobre,  alors  qu  on  délibérait,  en  présence  de 
Marie-Antoinette,  sur  un  projet  de  fuite,  il  entre  au  conseil 
sans  se  faire  annoncer  et  détermine  le  roi  à  ne  pas  quitter 
Versailles,   "  ce  qui  était  synonyme  d'aller  à  Paris  (3)  »  . 

Une  démocratie    rovale,    telle    est  son   idée   maîtresse.   II 


(1)  Ami  du  peuple,  n"  374,  cité  par  Aulard,  Histoire  politique,  p.   107. 

(2)  LeUre  à  Bertrand  de  Molleville.  Catalogue  d'autoj;.,  Noël  Charavav, 
n»  1707. 

(3)  DuQUESXOY,  Jou;-;j«/,  I,  [).  407.  Le  24  octobre,  après  la  mort  du  houlaiijjer 
François,  ce  fut  Liancourt  qui  remit  à  sa  veuve  6,000  livres  de  la  part  du  roi  et 
de  la  reine.  «  Cette  démarclie,  écrit  Duquesnoy,  a  produit  le  meilleur  effet  dans 
la  dernière  classe  du  pcu[)le,  et  cet  acte  de  bienfaisance  et  de  justice  l'a  extrême- 
ment touchée.  » 


92  LA    ROCHEFOUCALLD-LIAÎNCOURT 

défend  contre  la  majorité  le  veto  absolu  ;  il  demande  pour  le 
monarque  un  pouvoir  exécutif  plein  et  entier  :  le  roi  doit 
intervenir  dans  le  vote  de  la  loi  "  comme  partie  essentielle  et 
intégrante  "  .  Sans  cette  condition,  »  le  pouvoir  exécutif  ne 
serait  que  Tombre  d'un  grand  corps,  un  fantôme  bon,  tout  au 
plus,  pour  en  imposer  à  la  multitude,  mais  réellement  fait 
pour  être  le  jouet  des  partis...  La  nation  ne  peut,  sans  déna- 
turer le  gouvernement,  déclarer  toutes  les  lois  affranchies  de 
la  sanction  :  dans  tous  les  temps,  nos  rois  Tout  eue  et  elle  est 
de  l'essence  de  la  monarchie.  Pour  donner  une  autre  forme 
de  gouvernement  à  la  patrie,  il  faudrait  une  Convention 
nationale  »  . 

Le  pouvoir  royal  ne  doit  point  être  tenu  en  tutelle  par  l'As- 
semblée; il  est  l'arbitre  des  partis,  non  un  arbitre  de  droit 
divin,  mais  une  sorte  de  représentant  perpétuel  de  la  nation 
souveraine  (1) . 

La  Constitution  adoptée,  Liancourt  la  défend;  11  l'accepte 
tout  entière,  mais  sans  la  dépasser.  ^  Les  amis  delà  Constitu- 
tion sont  tous  ceux  quil  aiment  telle  qu'elle  existe,  qui  veulent 
qu'elle  soit  fermement  établie  et  maintenue;  ceux-là,  au  con- 
traire, qui  veulent  v  ajouter  ou  en  retrancher  quelque  chose 
en  sont  les  seuls  ennemis  :  ce  sont  des  factieux  (2) .  "  Après 
V^arennes,  sa  foi  politique  est  mise  à  une  rude  épreuve.  Le 
1  4  juillet  1791,  quand  Pétion  demande  que  Louis  XYI  soit  tra- 
duit en  jugement,  Liancourt  est  peut-être  le  seul  à  défendre  la 
cause  de  l'inviolabilité  royale.  Il  est  loin  d' «  approuver  le 
mémoire  du  roi  »  .  Sa  fuite  l'a  désolé.  Il  plaide  coupable:  "Le 
roi  a  devancé  la  Révolution  ;  si.  dans  la  suite,  il  en  a  vu  les  dan- 
gers pour  le  peuple  avec  une  exagération  qui  a  motivé  son 
départ,  je  vois  son  erreur,  mais  je  ne  vois  pas  ses  torts...  Une 
seule  chose  pouvait  rendre  notre  Constitution  éternelle,  c'était 
que  le  roi,  placé  hors  de  Paris,  put  rectifier  librement  son  accep- 
tation. 1)  L'inviolabilité  doit  s'étendre  sans  distinction  à  toutes 

(i)  Séance  du  i"  septembre  1789.  {Arch .  pari.,  VIII,  p.  529;  IX,  p.  79.^ 
—  Ari.AnD,  Histoire  politique,  p.  55. 

(2)   29  .ivril  1791;  affaire  de  Wisscmbouq;.  [Arch.  pari.,  XXV,  p.  4V3.) 


LA    CONSTITUANTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       9:^, 

les  actions  du  roi  :  clic  est  constitutionnelle  et  personnelle, 
sinon  on  s'expose  à  le  décréter  de  prise  de  corps.  «Oiieceuxqui 
veulent  une  Républi({ue  attaquent  cette  inviolabilité,  cela  n'est 
pas  étonnant;  mais  que,  du  moins,  ils  reconnaissent  de  bonne 
foi  qu'ils  veulent  établir  par  cela  même  une  Constitution  diffé- 
rente de  la  notre.  "  (l'est  le  roi  ({u'oii  altacjue,  c'est  à  la 
royauté  qu'on  en  veut. 

il  C'est  un  plaidoyer  de  {>rand  maitre  de  la  garde-robe,  lui 
répond  M.  Ricard,  rappelé  à  l'ordre  pour  cette  insolence  (1) .  » 
M.  Ricard  était  injuste.  Liancourt  était  plus  qu'un  avocat, 
plus  qu'un  ami"  défendant  quelqu'un  parce  qu'il  est  mallieu- 
reux  »  ;  c'était  un  monarcliiste  clairvovant  qui,  devinant  la 
République  à  l'horizon,  cherchait,  en  sauvant  le  roi,  à  sauver 
la  Constitution  (2) . 

Cette  Constitution,  il  l'avait  acceptée  et  défendue  sans 
hésiter.  L  un  des  premiers,  un  an  avant  le  A  août,  il  avait 
sacrifié  ses  privilèges,  réclamé  l'égalité  devant  l  impôt.  Ce 
qu'il  déteste  surtout  et  partout,  c'est  l'arbitraire,  et,  dans 
le  débat  sur  la  Déclaration  des  droits,  il  appuie  la  motion 
Guillotin  :  »  Les  délits  du  même  genre  seront  punis  par 
le  même  genre  de  peine,  quels  que  soient  le  rang  et  l'état 
du  coupable.  »  Il  faut  se  presser,  «  un  instant  de  retard  pou- 
vant livrer  un  grand  nombre  de  citoyens  à  la  barbarie  des 
supplices  que  l'humanité  presse  d'abolir  "  .  Point  de  peines 
inutiles,  point  de  travaux  publics,  point  de  chaines,  spec- 
tacle   dégradant   et   ignominieux,   point  de  marque;    il  faut 

(1)  II  s'agit  soit  de  Ricard,  (lé|)iité  de  la  sénéchaussco  de  Castres,  soit  de  Ricard, 
député  du  tiers  état  deNimes  et  de  Reaucaire.  Le  compte  rendu  du  Point  du  jour 
montre  que  la  {rauche  était  divisée.  Quand  Liancourt  dit  :  «  II  portait  encore  en 
partant  et  nourrissait  dans  son  cœur  l'espérance  du  bonheur  du  peuple...  «  ,  de  vio- 
lents murmures  s'élèvent  dans  la  partie  jjauche  ;  on  entend  quelques  voix  :  "  Cela 
est  trop  fort.  »  Quand  Ricard  rjnterrompt,  plus  de  vingt  membres  de  la  partie 
gaucbe  se  lèvent  en  criant  :  «  A  l'ordre,  monsieur!  Cela  est  abominai>le  !  » 
(N^ISS,  15  juillet,  p.  236  et  237.) 

(2^  Arch.  pari.,  XXVIII,  p.  255  et  suiv.  Rien  ([u'on  eût  refu.sé  de  remettre  eu 
question  la  ("onstitution  même  aux  Jacobins,  quelques  Constituants  se  républica- 
nisaicnt.  I5œderer  était  pour  "  une  monarchie  sans  un  roi  héréditaire  ».  L'apo- 
logie de  la  Républifpie,  par  Condorcet,  au  Cercle  social,  est  du  3  juillet  1791. 
(.AiiAnD,  p.  121  et  suiv.) 


9V  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

humaniser  la  répression,  poursuivre   «  la  réhabilitation  et  la 
réintégration  du  condamné  (1)  ». 

C'est  par  humanité  aussi  qu'il  défend  la  tolérance  reli- 
meuse. Non  qu'il  s'élève  tout  d'abord  jusqu'à  la  conception 
de  la  liberté  de  conscience  que  Mirabeau  fut  le  seul  à  affirmer. 
Il  ne  va  pas  plus  loin  que  le  timide  article  10  :  "  Nul  ne  doit 
être  inquiété  pour  ses  opinions,  même  religieuses,  pourvu 
que  leur  manifestation  ne  trouble  pas  l'ordre  public  établi  par 
la  loi.  "  Il  ne  veut  pas  se  brouiller  avec  Rome  et,  dans  l'affaire 
du  Comtat,  il  s'oppose  tout  d'abord  à  la  prise  de  possession 
a  peu  généreuse,  impolitique  et  dangereuse  ».  Il  s'abstient 
sur  le  vote,  «  ne  voulant  pas  préjuger  les  droits  que  la  nation 
française  a  sur  le  territoire  d'Avignon  (2)"  .  Dans  l'affaire  des 
juifs  portugais,  il  donne  de  sa  personne,  il  obtient  de  l'As- 
semblée qu'elle  ne  se  sépare  pas  sans  voter  leur  admission 
au  titre  de  citoyens.  A  cinq  heures  du  soir,  au  milieu  «  du 
tapage  épouvantable  de  l'aristocratie  »  ,  qui  veut  l'ajourne- 
ment indéfini,  il  prend  la  parole  et  observe  que  tout  cela  est 
inutile,  puisque  le  règlement  veut  qu'on  fasse  l'appel.  L'appel 
nominal  n'est  que  la  continuation  de  la  délibération  :  «  Il  faut 
se  hâter  de  délibérer  sur  une  question  qui  a  déjà  pris  un 
temps  précieux.  "  —  «Après  deux  épreuves  incertaines,  raconte 
Duquesnov,  le  président  ordonne  de  nouveau  l'appel.  Alors 
on  lui  reproche  de  céder  à  M.  de  Liancourt,  parce  qu'il  est  de 
son  parti.  On  fait  des  reproches,  des  menaces  à  M.  de  Lian- 
court. M.  de  Digoine  (3)  lui  parle  très  durement.  Le  duc  de 
Liancourt,  très  bouillant,  lui  répond  avec  aigreur  et  empor- 
tement. Ils  se  font  un  défi  et  il  est  probable  qu'ils  se  battront  (4).  » 

(1)  Arch.  pari.,  X,  p.  346  (l"  déceinl.re  1789  ;  XXVI,  p.  710,  721  (i"  juin 
1791). 

(2)  Arch.  pari.,  XXV,  p.  499  (2  mai  1791). 

(3)  Digoine  du  I'ai.ais  (Ferdinand-Alphonsc-Honoré,  soijjnenr  de  Mailly, 
marquis  de),  1750-1832,  alcade  de  la  noblesse  de  lîourgogne,  député  de  la 
nolilesse  au  bailliage  d'Autun  aux  États  Généraux  de  1789,  émigré  en  1791, 
aide  de  camp  du  comte  d'Artois,  rentré  en  France  en  l'an  X,  ingénieur  en  chef 
du  cadastre  dans  l'Ardèche,  puis  dans  Vaucluse,  nommé  chevalier  de  Saint-T-.ouis 
et  maréchal  de  camp  par  Louis  XVIII  en  1814.  admis  à  la  retraite  en  1815. 

(4)  DuQrESNOY,  Journal,    I,    p.    329.    —  Arch.    pari.,   X,    p.  365  (28  janvier 


LA    CONSTITIAINTE   —    LA    DOCTRINE    POLITIQUE       95 

Liancourt  fut  un  partisan  énergique  du  prog^ramme  écono- 
mique (le  la  Révolution.  Catholique  par  politique,  il  ne  veut 
ni  d  un  clergé  privilégié,  ni  d  un  clergé  propriétaire.  Le 
retour  des  biens  du  clergé  à  la  nation  est  la  condition  néces- 
saire de  son  programme  d'assistance,  il  est  pour  la  suppres- 
sion des  congrégations  monastiques,  sauf  à  laisser  à  chaque 
religieux  cloitré  une  pension  viagère  de  800  livres. 

C'est  dans  ce  trésor  des  biens  restitués  qu'il  trouvera  les 
ressources  nécessaires  à  1  exécution  de  sou  plan  d  assistance. 
"  Les  biens  qui  ont  été  ou  qui  seront  destinés  à  des  services 
d'utilité  publique  ou  aux  dépenses  du  culte  appartiennent  à 
la  nation  et  seront  dans  tous  les  temps  à  sa  disposition  (1  .  » 
Il  n'y  a  aucune  distinction  à  faire  entre  les  uns  et  les  autres. 
La  vente  des  biens  nationaux  par  lots  et  parcelles  est  le  meil- 
leur moyen  d'affranchir  la  terre,  de  multij)lier  les  proprié- 
taires, 'i  de  fournir  ainsi  à  la  nourriture  meilleure  d'un  plus 
grand  nombre  de  consommateurs  et  de  consolider  la  Révolu- 
tion '  .  Cette  division  est  nécessaire  :  la  loi  sur  u  lesémigrants  » 
peut  Tentraver  et  la  retarder.  C  est  une  des  raisons  qui 
décident  Liancourt  à  la  combattre  (2).  Dés  1700,  il  acquiert 
dans  l'Oise  des  terres  provenant  de  la  liquidation  des  biens 
du  clergé,  pour  affirmer  la  légitimité  de  la  mesure  qu'il  a 
votée. 

Liancourt  était  maréchal  de  camp  en  1789;  il  cherclia  à 
faire  prévaloir  ses  idées  personnelles  sur  la  réforme  des  iiisti- 

1790).  —  Le  Point  du  jour,  n»  CCIII,  3  février  1790.  p.  266,  et  Comment  les 
juifs  sont  devenus  citoyens  français,  dans  notre  livre.  Misères  sociales,  p.  240  et 
fiiiv.  —  Liancourt  eut  une  autre  affaire  d'honneur  avec  Mirabeau-Tonneau, 
(ju  il  avait  fait  inscrire  au  procès-verbal  pour  avoir  manqué  de  respect  à  l'Assem- 
blée en  se  précipitant  sur  la  tribune  occupée  par  Robespierre.  Mirabeau  pro- 
voqua le  duc;  mais  le  marquis  de  La  Tour-Maubonrg  réclama  la  priorité  pour 
une  ancienne  querelle  et  le  cloua  au  lit  d'un  coup  d'cpée.  (Pixgaud,  les  Der- 
nières Campagnes  de  Mirabeau  cadet.  Revue  de  Paris,  !"■  décembre  1902.) 

(1)  Arch.  parl.,\ï],  p.  239  ^19  mars  1790  ,  et  XIX,  p.  299    9  août  1791).— 
Vie  du  duc,  p.  30  et  32. 

2)  Arch.  part.,  XXVIII.  p.  89  9juillet  1791  .  En  1790,  le  Comité  d'a{;ricul- 
ture  reçut  "  des  pétitions  pavsannes  qui  demandaient  <|u'on  cassât  les  baux  et 
qu'on  interdit  les  grandes  fermes...  »  «  Vin{;t  millions  de  pauvres  approuveront  les 
législateurs  ",  dit  une  pétition  du  9  avril.  (LiciiTENBEncKB,  le  Socialisme  et  la 
Révolution  française,  p.  160.) 


96  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

talions  militaires.  Il  combattit  la  conscription  et  soutint  le 
recrutement  volontaire  "  dont  il  fallait  seulement  corriger  les 
vices»  .  Son  discours,  note  Duquesnoy,  écrit  d'un  style  très  pur 
et  avec  une  grande  facilité,  a  été  fort  applaudi...  surtout  lors- 
qu'il a  dit  qu'il  n'y  avait  pas  dans  l'armée  un  seul  régiment  où 
l'on  ne  trouvât  des  hommes  dignes  de  l'estime  publique  .  «  La 
délicatesse  et  l'honneur,  ajoutait-il,  sont  les  vertus  caractéris- 
tiques du  militaire  français.  C'est  sur  la  fidélité  de  ce  corps 
que  repose  votre  tranquillité  ;  pour  lui,  le  mépris  de  la  vie  est 
à  tel  point  une  condition  qu'à  peine  il  compte  pour  une  qua- 
lité. »  Il  faut  à  la  Fr.ince  une  armée  a  constituée  de  manière  à 
défendre  son  indépendance  politique,  à  faire  respecter  et 
suivre  les  lois,  à  opposer  une  forte  résistance  aux  projets  des 
puissances  ennemies  »  .  Le  service  personnel  obligatoire  ne 
sera  possible  que  quand  la  Constitution  aura  changé  les 
mœurs.  Tout  homme  est  né  soldat  pour  la  défense  de  ses 
foyers;  mais  c'est  à  cette  défense  prochaine  qu'est  borné  le 
devoir  des  citoyens.  La  conscription  militaire  ne  serait  juste 
que  si  elle  comprenait  tous  les  mâles  valides  depuis  dix-huit 
jusqu'à  cinquante  ans,  "  car  nul  ne  doit  exposer  ses  jours  ni 
pour  un  prêtre,  ni  pour  un  magistrat,  ni  pour  un  père  de 
famille  à  la  fleur  de  son  âge,  ni  pour  l'homme  de  commerce 
ou  d'industrie,  ni  pour  aucun  homme  enfin  en  état  de  se 
défendre  par  lui-même  "  .  La  conscription  entraînerait  le  rem- 
placement qui  favoriserait  l'aristocratie  des  richesses.  "  La  fai- 
blesse dans  l'armée,  la  discorde  entre  les  provinces  chargées 
d'acquitter  chacune  son  contingent,  l'oppression,  la  gène, 
l'inquiétude  dans  tous  les  états,  la  désolation  dans  les 
familles  :  tels  seraient  les  résultats  d'un  projet  qui  nous  ren- 
drait libres  de  nom,  mais  esclaves  dans  l'effet...  » 

Il  faut  donc  maintenir  les  enrôlements  volontaires,  mais  en 
délivrant  le  soldat  «  de  la  tourmentante  instabilité  de  la  disci- 
pline et  des  exercices,  de  l'arbitraire  des  châtiments  et  de  leur 
dureté...,  de  la  ruse  et  de  l'avidité  des  recruteurs»  .  Une  édu- 
cation vraiment  nationale  doit  pénétrer,  dès  leur  enfance, 
tons  les  citovens  des  j)rincipes  et  des  sentiments  du  patrio- 


LA    CONSTITUANTE  —   LA    DOCTRINE   POLITIQUE       97 

tisme.  «  Des  soldats  habitant,  domiciliés  pour  la  plupart  au 
canton  où  est  établi  leur  régiment,  passant  dix  mois  par  an 
dans  leurs  foyers,  pouvant  s  y  marier...  seront  citoyens  eux- 
mêmes  et  deviendront,  par  leurs  propres  intérêts,  le  plus  sûr 
obstacle  à  l'usurpation  de  l'arbitraire  et  du  despotisme...  »  A 
côté  de  Tarmée  soldée,  le  Comité  de  Constitution  organisera 
des  milices  nationales  à  raison  d'un  régiment  par  départe- 
ment. 

En  cas  de  guerre,  on  appellera  60,000  hommes  de  bonne 
volonté  ayant  contracté  par  anticipation  l'engagement  de 
servir  et  qui,  pendant  toute  la  paix,  auraient  touché  sans  faire 
aucun  service  une  modique  rétribution  (1). 

Il  V  a,  dans  les  vues  de  Liancourt,  un  mélange  d'idées 
justes  et  d'utopies.  Comment  son  armée  de  volontaires, 
composée  de  soldats  de  deux  mois,  aurait-elle  pu  opposer, 
suivant  son  désir,  «  aux  armées  de  la  Prusse  et  de  l'Empereur, 
des  troupes  instruites  et  disciplinées  "  ?  Son  double  souci  est 
d  avoir  une  armée  solide,  prête  à  marcher,  chargée  en  même 
temps  d'assurer  la  liberté  générale  en  conservant  la  liberté 
de  chaque  individu.  La  Constituante  n'a  pas  le  temps  de 
donner  aux  forces  militaires  une  organisation  régulière.  En 
décembre  1789,  elle  abolit  la  conscription.  Le  12  juin  1790 
et  le  4  mars  1791,  les  milices  et  les  troupes  provinciales  sont 
supprimées;  il  ne  reste  plus  que  l'armée  de  ligne  dite  royale. 
Par  décret  du  9  mars,  le  recrutement  est  maintenu;  les 
engagements  contractés  dans  l'ivresse,  par  surprise  ou  par 
violence,  sont  annulés;  en  1790  et  1791,  les  troupes  de  ligne 
restent  suspectes  :  on  les  considère  comme  l'armée  royale, 
soutien  du  despotisme.  Tant  que  le  roi  est  présent,  l'Assem- 
blée se  refuse  à  incorporer  les  gardes  nationaux.  "  Elle  veut 
garder  intacte,  à  côté  de  l'armée  de  l'ancien  régime,  l'armée 
de  la  nation.  En  1792,  pour  repousser  l'invasion,  elle  fit  apj)el 
lises  202  bataillons  de  volontaires  qui,  par  voie  d'enrôlement, 
passaient  du  service  sédentaire  au  service  actif  sans  se  con- 

(1)    Arc/i.    pari.,    X,    |).    579   (15  décembre    1789). 


98  LA    EOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

fondre  avec  l'armée  de  ligne...  L'héroïsme  de  la  nation 
suppléa  aux  lacunes  de  la  loi  (1).  " 

Liancourt  intervint  rarement  dans  les  querelles  de  per- 
sonnes. "  Sa  loyauté  chevaleresque  lui  avait  concilié,  dit 
Duquesnoy,  l'estime  de  ceux  pour  qui  cette  tournure  de  carac- 
tère a  quelque  chose  d'attachant...  »  Cette  loyauté  n'allait  pas 
sans  quelque  vivacité  qui  lui  valut  plusieurs  duels.  «  Dans  ses 
propos,  dit  Rœderer  (2),  il  y  avait  quelquefois  de  l'insolence, 
mais  ce  n'était  jamais  que  dans  la  colère.  A  la  vérité,  il  s'y 
mettait  souvent ,  mais  ce  n'était  jamais  que  dans  les  débats 
d'intérêt  public.  Il  était  brusque,  rude,  mais  jamais  grossier... 
Dans  la  colère,  on  se  fait  le  plus  mauvais  qu'on  peut;  il  fallait 
donc  bien  que,  pour  ses  accès,  La  Rochefoucauld  mit  en  dehors 
tout  ce  qui  pouvait  être  en  lui  du  duc  et  pair  de  France  (3) .  » 

Liancourt  était  parfois  trop  franc.  Un  jour,  Robespierre 
ayant  voulu  parler  sur  un  mémoire  des  princes  du  cercle  du 
Bas-Rhin  relatif  aux  droits  féodaux,  il  lui  témoigna  son  éton- 
nement  de  ce  qu'il  se  hasardait  à  traiter  cette  question  «  sans 
avoir  jamais  rien  lu,  rien  appris.  Mais,  lui  dit-il,  connaissez- 
vous  au  moins  le  traité  de  Ryswick?  —  Non.  —  Avez-vous 
étudié  le  droit  public  d'Allemagne?  —  Non  (4)  »  . 

Sa  générosité  lui  fit  défendre  les  premiers  suspects.  Dans 
l'affaire  des  troubles  de  Toulon  il  obtint  de  l'Assemblée  un 
décret  de  non-lieu  en  faveur  du  comte  d'Albert  de  Rioms  qui 
avait  prohibé  à  Toulon  la  cocarde  tricolore  ;  il  avait  défendu 


(1)  AuLABD,  Histoire  générale,  VIII,  p.  132.  —  Lasvignes,  l'Assemblée 
constituante  et  la  conscription.  (^Revue  Blanche,  15  avril  1902.) 

(2)  RœoEBEn,  OEuvres,  III,  p.  275. 

(3)  Pour  le  pi(juer  et  le  mettre  hors  de  lui  V Abeille  aristocrate  ou  Etrennes  des 
honnêtes    i/ens   le  traitait   de    «  lâche  et  de  poltron  »    (p.  11}  et  lui  lançait  cette 

épigraminc  (p.  56)  : 

Si  l'on  achetait  du   couraf;c 
Comme  l'on  achùte  de  l'esprit, 
Liancourt  aurait  l'avantage 
De  se  battre  Comme  il  écrit. 

Le  Guide  national  ou  Almanach  des  adresses  indi<juait  ainsi  son  domicile 
(p.  xxiii)  :  «  ex-duc  de  Liancourt,  cul-de-sac  de  la  poltronnerie,  derrière  le 
faubourg  Saint-Marceau,  à  l'hôtel  de  toutes  les  députations.  » 

(4)  Duquesnoy,  I,  p.  379. 


I.A    CONSTITIANTE   —    LA   DOCTRINE    POLITIQUE       99 

à  la  fois  le  gouverneur  et  le  Comité  permanent  :  «  Une  aussi 
grandeRévolutionnepeut  s'opérer  sans  de  {jrandes  secousses. .. 
Si  les  actions  du  j)euple  ne  sont  pas  toujours  bonnes,  ses 
intentions  sont  toujours  pures  (1).  »  Le  baron  de  Bcsenval 
était  son  adversaire  politique.  Quand  il  fut  décrété  d'arresta- 
tion, Liancourt  s'offrit  lui-même  pour  caution  et  le  fit  élargir, 
«  chose  d'autant  plus  noble,  dit  Bcsenval,  que  notre  façon  de 
penser  était  fort  opposée  »  . 

En  juin  1791,  l'Assemblée  voulait  mettre  en  accusation  le 
cardinal  La  Rochefoucauld  pour  avoir  cherché  à  continuer  ses 
fonctions  d'archevêque  en  écrivant  aux  marguilliers  de  Triel 
après  la  nomination  de  lévêque  constitutionnel  de  Versailles. 
Liancourt  invoqua  «  quatre-vingts  ans  de  vertus,  l'absence 
d'intentions  séditieuses,  la  vie  entière  de  l'accusé  "  .  Après 
une  épreuve  douteuse,  le  décret  du  Comité  des  Rapports 
fut  rejeté  par  28G  voix  contre  271  (2). 

(1)  Pomt  du  jour,  n"  CLXXXVIII  (18  janvier  1790),  p.  75  et  suiv.  —  Le 
comte  (I'Albert  de  Rioms,  1838-1806,  avait  fait  partie  en  1781  de  l'escadre  du 
comte  de  Grasse.  II  émigra  à  Coblentz.  «  II  faut  passer  au  fil  de  l'épée,  disait- 
il,  tout  Français  qui  s'est  déclaré  en  faveur  de  l'infâme  Assemblée  constituante.  « 

(2^    Fie  du  duc,  DuQUESSOY,  I,  p.  447. 


CHAPITRE    III 

l'action   politique 

la  lieutenange   générale   de   normaindie 

le   projet   de   départ   du   roi 

,  la   fuite   de   liancourt 

(1791-1792) 

I.  —  Vie  mondaine.  —  Relations  avec  Condorcet.  —  Rapports  politiques  avec 
Mirabeau.  —  Le  projet  de  ministère  d'octobre  1789.  —  Correspondance 
personnelle  avec  le  roi. 

II.  —  Travaux  administratifs  :  la  formation  du  département  de  l'Oise. 

III.  —  L'automne  et  l'iiiver  de  1791  à  Liancourt  :  constituants  et  émigrés.  — 
Rentrée  au  service. 

IV.  —  Le  commandement  de  la  15°  division  et  la  lieulenance  générale.  —  Le 
projet  de  départ  du  roi.  —  Entente  avec  La  Fayette.  —  Rertrand  de  Molle- 
ville.  —  Les  préparatifs.  —  Le  projet  éclioue.  —  Causes  de  cet  échec.  —  Les 
hésitations  de  juillet.  —  L'affaire  des  canons  du  Havre.  —  La  revue  du 
11  août.  - —  (^.ontre-coup  du  10  août  :  la  démission.  —  L'affaire  de  Rouen 
devant  la  Législative.  —  L'ordre  d'arrestation. 

V.  —  Une  fuite  romanesque. —  Liancourt  à  Abbeville  et  au  Crotoy.  —  Le  pilote 
Vadunthun. 


En  dehors  de  T Assemblée  comme  dans  l'Assemblée,  Lian- 
court déployait  ses  qualités  de  générosité  coutumiére.  Le 
1(»  octobre  178Î),  11  versait  un  don  patriotique  de  40,000  li- 
vres «  excédant  le  quart  de  ses  revenus  nets,  proportion  déter- 
minée par  le  décret  »  ,  et  les  représentants  de  la  Commune 
"  reçoivent  cette  déclaration  avec  les  applaudissements  que 
mérite  cette  nouvelle  preuve  de  patriotisme  (1)  "  .Les  sociétés 

(1)   xVicli.  de  l'Oise.  Déclarationdclrèshautettrèsillustreseigneur  Mgr  François- 


l'action    politique   —    LE    P1\0JET    DE    ROUEN       101 

philanthropiques  naissantes  étaient  ses  chentes;  la  Charité 
maternelle,  la  Maison  philanthropique  atteintes  par  la  crise 
économique  et  l'émigration  commençante  le  chargeaient 
auprès  de  TAssemblée  de  leurs  doléances  et  de  leurs  demandes 
de  subventions. 

Sa  vie  publique  et  sa  vie  intime  se  confondaient.  Dès  1781), 
il  figurait  parmi  les  six  cent  seize  membres  du  ckib  de  Valois 
fondé  le  11  février  1780  au  Palais-Royal,  avec  d'Enville, 
<i  l'homme  le  plus  vertueux,  le  plus  français,  le  plus  respec- 
table que  j'aie  connu"  ,  dit  Barère  dansses  Mémoires,  al'élève 
des  philosophes  qui,  dit  Mme  de  Chastenay,  avait  pris  de  leur 
doctrine  tout  ce  qui  s'accordait  réellement  avec  les  vertus  de 
son  cœur  »  .  Avec  La  Fayette,  avec  Malouet,  Virieu,  11  prenait 
part  aux  pourparlers  en  vue  de  fondre  le  club  de  Valois  et  le 
club  des  Impartiaux  fondé  pour  résister  aux  Jacobins.  Il 
assistait  aux  deux  conférences  de  janvier  1790  chez  d'Enville  : 
ses  amis  et  lui  acceptaient  de  »  rendre  au  pouvoir  exécutif 
toute  l'étendue  et  toute  la  force  nécessaires»  ;  mais  «ce  cha- 
pitre devait  être  le  dernier  de  la  Constitution,  parce  que  le 
pouvoir  exécutif  est  la  clef  de  voûte  qui  ne  peut  être  placée 
que  lorsque  toutes  les  autres  parties  ont  reçu  leur  forme  et 
leur  disposition  »  . 

Entre  eux  et  les  «  Impartiaux  »  ,  il  y  avait  plus  qu'un  désac- 
cord de  forme  :  ils  ne  pouvaient  admettre  ni  l'article  VIII  delà 
déclaration  des  Impartiaux  assurant  à  la  religion  catholique 
seule  la  jouissance  «  à  titre  de  religion  nationale  de  la  solen- 
nité du  culte  public  «  ,  —  ni  l'article  IX  qui  conservait  aux 
églises  1'  une  dotation  territoriale  "  et  prohibait  «  toute  aliéna- 
tion ultérieure  des  biens  du  clergé  (1)  »  . 

Alexandre-Frédéric  de  La  Rochefoucauld,  duc  de  Liancourt,  etc..  demeurant  à 
Paris,  en  son  hùtel,  rue  de  Varennes,  fauLourji;  Saint-Gernnain,  paroisse  Saint- 
Sulpicc,  16  octobre  1789  (vSi{;ismond  Lacroix,  Actes  de  la  Commune  de  Patis,  I, 
p.  349).  L'acte  notarié  est  remis  par  Jacques  Asseline,  avocat. 

(i)  Mai.odkt,  Mémoire.'!,  I,  p.  380.  —  Ciiallamki,,  les  Clubs  révolutionnaires, 
p.  102  et  suiv. —  I>ans  sa  lettre  du  10  mars  1790  au  Mercure  de  France,  publiée 
par  la  Gazette  nationale  (n"  69l,  La  Rochefoucauld  d'Enville  raconte  ces  pour- 
parlers; il  termine  ainsi  :  «  Tout  en  rendant  justice  aux  membres  du  club,  tout 
en  adoptant  plusieurs  de  leurs  principes,  il  y  en  a  quelques-uns  sur  lesquels  nous 


102  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

On  se  sépara  sans  s'entendre,  et,  le  12  avril  1790,  Lian- 
coLirt  et  ses  amis  fondaient  la  Société  de  1789.  Si  l'on  veut 
connaître  exactement  son  "  groupe  politique  »  ,  c'est  là  qu'il 
faut  le  chercher.  II  y  siège  avec  La  Fayette,  Bailly,  Mirabeau, 
Rœderer,  Talleyrand,  Sieyès,  Chénier,  Roucher,  Condorcet, 
Pastoret.  On  défend  la  Constitution  et  le  roi  :  plusieurs 
députés  font  d'abord  partie  des  Jacobins  et  du  club  de  1789  ; 
mais  le  club  de  89  devient  bientôt  dissident.  "Maudit soit,  dit 
Camille  Desmoulins,  l'hérésiarque  qui  a  fondé  1789.  "  On 
célèbre,  le  17  juin  1790,  l'anniversaire  de  la  réunion  des 
trois  ordres  en  Assemblée  nationale.  A  la  mort  de  Franklin, 
sur  la  motion  de  Liancourt,  la  société  prend  le  deuil  et  place 
le  buste  du  grand  citoyen  dans  la  salle  de  ses  séances  :  c'est 
elle  qui,  le  1 1  novembre  suivant,  prend  l'initiative  du  trans- 
fert des  cendres  de  Voltaire  (1). 

Dans  son  hôtel  de  la  rue  de  Varennes,  dans  son  apparte- 
ment du  pavillon  de  Marsan  aux  Tuileries,  Liancourt  avait 
d'avance  réalisé  la  fusion  des  trois  ordres.  La  maison  se  dis- 
tinguait, dit  Etienne  Dumont,  par  l'indépendance  et  la  pureté 
des  principes  :  les  membres  de  la  noblesse  qui  la  fréquen- 
taient s'étaient  de  bonne  heure  déclarés  "  pour  tout  ce  qui 
favorisait  le  peuple  "  .  On  y  voyait  au  début,  à  Versailles,  le 
duc  d'Orléans,  «  esprit  de  mauvais  aloi  et  air  moqueur  »  . 
Il  semble  qu'à  Paris  ses  visites  fussent  devenues  plus  rares. 
Deux  fois  par  semaine,  il  y  avait  table  ouverte  :  "  Il  venait 
de  vingt  à  quarante  députés.  On  avait  fixé  trois  heures  et 
demie;  mais  on  attendait  parfois  jusqu'à  sept  heures,  que 
le  duc  arrivât  avec  le  reste  des  convives.  »  Young  y  ren- 
contra Le  Chapelier,  Mounier,  Volney,    le  prince  de  Poix,  le 


soiiiiiies  certainement  d'avis  différent  :  aussi  leur  profession   de  foi  politique  n'a- 
t-clle  été  ni  adoptée  ni  signée  par  aucun  de  nous,  n 

(1)  Ghali.amel,  les  Clubs  coiitrc-tévolutionnaircs,  p.  391  et  suiv.  La  Société 
de  89  disparut  (fin  1791)  et  fut  le  noyau  du  club  des  Feuillants.  Condorcet  avait 
vaineuient  e8?ayé,  u  pour  (|ue  le  public  ne  se  méprît  pas  sur  leur  civisme  »  ,  de 
forcer  ses  membres  à  opter  entre  elle  et  le  club  monarchique  (2  janvier  1791);  il 
quitta  bientôt  la  Société  de  89  pour  entrer  aux  Jacobins.  (Ghai.i.amkl,  p.  438 
et  suiv.) 


I/ACTION    POLITIQUE   —    LE    PROJET    DE    ROUEN      103 

comte  de  Montmorency.  «  La  plupart  des  députés  étaient 
habillés  en  «  polissons  »  ,  beaucoup  sans  poudre  et  quelques- 
uns  en  bottes.  »  C'était  ce  que  La  Fayette  appelait  l'ère  améri- 
caine. «Auprès  d'un  homme  en  habit  français,  dit  Chateau- 
briand, tête  poudrée,  épée  au  côté,  chapeau  sous  le  bras, 
escarpins  et  bas  de  soie,  marchait  un  hominc  cheveux  coupés 
et  sans  poudre,  portant  le  frac  anglais  et  la  cravate  améri- 
caine. "  Les  dames  faisaient  aussi  de  la  politique.  Mais 
Younjj  constate  «  l'amoindrissement  de  rénorme  pouvoir  du 

sexe  (1)  »  . 

Gondorcet  resta  l'ami  de  Liancourt  jusqu'après  Varennes. 
A  ce  moment,  il  rompit  brusquement  et  «  se  donna  de  nou- 
veaux amis  comme  s'il  avait  oublié  sa  vie  entière  et  comme  si 
les  autres  avaient  dû  aussi  l'oublier  »  .  Est-il  exact  qu'il  y  ait 
eu  à  cette  époque  dans  l'entourage  de  La  Rochefoucauld 
d'Enville,  peut-être  chez  Dupont  de  Nemours  et  chez  La 
Fayette  lui-même  (2),  des  velléités  républicaines?  Ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'il  y  eut  des  réunions  où  l'on  discuta  «  les 
moyens  d'établir  la  République  sans  de  trop  violentes 
secousses  »  ;  mais  ce  ne  fut,  chez  la  plupart  des  Constituants, 
qu'une  velléité  politique,  qu'une  pensée  fugitive.  Seul,  Gon- 
dorcet se  détacha,  et,  le  8  juillet  1701,  «  le  plus  grand  pen- 
seur du  temps,  le  disciple  et  l'héritier  des  encyclopédistes,  le 
dernier  patriarche  de  la  philosophie  »  ,  comme  l'appelle 
Lacretelle,  prononça  au  Cercle  social  sa  célèbre  apologie  de  la 
République.  Ses  amis  regardèrent  cette  lecture  «  comme  une 
indiscrétion"  .A  leurs  yeux,  Gondorcet,  membre  actif  des  réu- 
nions tenues  chez  La  Rochefoucauld,  était  tenu  à  garder  le 

(1)  Youso,  p.  199,  351.  —  DuMûST,  Souvenirs  sur  Mirabeau,  p.  37.  La  tra- 
dition recueillie  par  M.  Lcopold  Lacour  et  citée  par  M.  Hervieu,  rapporte  que 
Liancourt  frc(|ucntait  chez  Théroigne  de  Méricourt  avec  de  Broglie,  Sicyès,  Mira- 
beau et  le  duc  d'Orléans.  (llEnviKU,  Tliéroif/ne,  p.  19,  note) 

(2)  Mémoires  cités  par  Ai'lard,  Histoire  politique,  p.  121,  note.  Laniarck  est 
sévère  pour  Gondorcet.  «  Ce  Gondorcet,  dit-il  ,111,  277),  est  un  scélérat  d'une 
espèce  bien  extraordinaire.  Il  rompt  sur-le-champ  et  à  volonté  tous  les  liens 
d'une  ancienne  amitié,  se  donne  de  nouveaux  amis,  pris  dans  la  boue... 

La  colère  des  monarchistes  fut  telle,  dit  M.  Aulard  (p.  138;,  qu'ils  calomniè- 
rent Gondorcet  et  insultèrent  sa  femme. 


104  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAîsCOURT 

secret.  «  De  ce  moment,  ajoute  Arago,  date  la  rupture  qui, 
brusquement  et  sans  retour,  sépara  notre  confrère  de  ses 
meilleurs,  de  ses  plus  anciens  amis  (1).  " 

Jusqu'où  allèrent  les  rapports  entre  Mirabeau  et  Liancourt? 
Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  y  eut  entre  eux  quelque  chose 
de  plus  que  des  relations  amicales.  Par  Liancourt,  Mirabeau 
pouvait  avoir  accès  auprès  du  roi,  l'incliner  à  accepter  les 
projets  qu'il  préparait  d'accord  avec  le  comte  de  La  Marck. 
En  octobre  1789,  ils  lièrent  partie  pour  essayer  d'imposer 
au  roi  un  ministère  pris  dans  la  gauche  de  l'Assemblée.  Il 
y  eut  plusieurs  entrevues  avec  Talleyrand,  des  diners  chez 
le  comte  de  La  Marck  ;  on  pressa  La  Fayette  d'appuyer  ce 
plan.  Mirabeau,  en  octobre  1789,  était  fort  endetté.  "Des 
embarras  pécuniaires  entravaient  sa  marche,  dit  La  Marck; 
les  avances  que  je  lui  faisais  le  soulageaient,  mais  ne  guéris- 
saient pas  le  mal.  Il  fallait  à  Mirabeau  un  grand  secours; 
pour  l'obtenir  et  surtout  pour  arriver  à  une  position  qui  le 
mît  à  même  de  développer  tous  ses  talents,  il  chercha  d'abord 
à  entrer  dans  le  ministère.  La  Fayette  fut  le  confident  de  ses 
projets...  Les  subsistances  manquaient  alors  ;  le  désordre  était 
à  son  comble  dans  toute  l'administration  :  Mirabeau  se  prépa- 
rait à  attaquer  le  ministère;  M.  Necker  devait  se  retirer;  la 
commotion  serait  sans  doute  très  forte;  mais  c'est  ce  que 
Mirabeau  désirait,  car  lui  seul  serait  alors  capable  d'affronter 
la  tempête.  Malheureusement,  tous  ses  projets  furent  décon- 
certés par  le  décret  du  7  novembre  1789,  qui  interdit  aux 
membres  de  l'Assemblée  l'entrée  dans  le  ministère...  » 

Une  note  personnelle  de  Mirabeau  confiait  les  fonctions  de 
premier  ministre  à  Necker,  la  marine  à  La  Marck,  les  finances 
à  Talleyrand,  et  la  guerre  à  Liancourt,  «  parce  qu'il  a  de 
l'honneur,  de  la  fermeté  et  de  l'affection  personnelle  pour  le 
roi,  ce  qui  lui  donnera  la  sécurité    2)  "  .  Mirabeau  se  plaçait 

(1,  Arago,  Biographie  de  Gondorcet  en  tète  des  OEiivrc.;,  p.  GV.  M.  lious.se 
ajoute  :  "  Gondorcet  montra  plus  tard  qu'il  n'était  pas  un  ami  des  mauvais 
jours.  »    {La  Roclie-Gujoii^  p.  129.) 

(2)  La  Marck,  Corr.,  1,  p.  411.  Dans  un  Mémoire  du  15  octobre  (_!,  p.  364), 
Mirabeau  8U{;gère  l'idée  d'un  départ  du  roi   pour  Rouen,  départ    "  en  plein  jour, 


L'ACTION    POLITIQUE  —    LE   PROJET    DE    UOl  EN      105 

au  conseil  du  roi  sans  département.  «  Les  petits  scrupules 
du  respect  humain  ne  sont  plus  de  saison  ;  le  {gouvernement 
doit  afficher  tout  haut  que  ses  premiers  auxiliaires  seront 
désormais  les  bons  principes,  le  caractère  et  le  talent.  » 

A  la  fin  d'octobre,  Uancourt  et  Mirabeau  dînèrent  ensemble 
chez  le  comte  de  La  Marck.  C'était  un  dincr  préparé.  «Il  nous 
faut,  écrivait  Mirabeau,  le  25,  concerter  cette  conversation-là 
d'avance,  afin  que,  sans  nous  mener  plus  loin  que  nous  ne 
voulons,  elle  ait  lair  de  l'abandon.  Si  on  peut  ou  violer  la 
volonté  de  Tliomme  ou  obtenir  de  lui  un  secret,  en  vérité  il 
n'y  a  plus  rien  de  difficile  dans  votre  marche.  «  Ce  passage 
obscur  semble  signifier  qu  on  comptait  sur  Liancourt  pour 
être  renseigné  sur  les  vraies  intentions  du  roi. 

Après  avoir  songé  pour  lui-même  au  ministère,  Mirabeau 
parut  y  renoncer  u  pourvu  qu  il  y  influât  »  .  D'après  Duques- 
nov,  il  refusa  toutes  les  offres  d'argent,  même  celles  de  Lian- 
court, afin  d'être  plus  libre,  plus  indépendant,  plus  inaitre  de 
son  projet  (1). 

Dans  ce  dessein  comme  dans  le  reste  de  sa  conduite,  Lian- 
court continue  sa  mission  de  conciliateur  :  il  veut  rapprocher 
le  roi  de  la  nation.  Il  lutte  contre  les  conseillers  malavisés 
qui  poussent  la  monarchie  à  l'abniie.  La  calomnie  ne  l'épargne 
pas,  les  courtisans  minent  son  crédit  pour  ébranler  son  auto- 
rité. Les  conseils  prudents  qu'il  a  donnés  sont  taxés  de 
trahison  (2). 

Il  ne  se  décourage  ni  ne  s'irrite  ;  il  avertit  le  roi  des  périls 
qui  le  menacent  et  le  met  en  garde  contre  la  cour.  Quand  il 
ne  peut  pénétrer  jusqu'à  lui,  il  lui  adresse  des  billets  familiers, 
pressants  et  précis.  Les  formules  cérémonieuses  ne  sont  plus 
de  saison.  »  Il  a  été  dit  avant-hier,  écrit-il  le  28  décembre  1790, 
que  vous  empruntiez,  faisiez  chercher  ou  autorisiez  person- 

(le  façon  à  prouver  qu'on  n'a  aucun  projet  de  fuite  et  (|u'on  veut  se  rappi(jrlier 
des  provinces  « .  L'idée  sera  reprise  par  Liancourt  en  1792. 

(1)  Journal,  I,  p.  108  :  «  Cela  est  si  certain  qu'hier  il  a  emprunté  d'un  homme 
très  connu  à  Paris  1,000  livres  parce  qu'il  est  pressé  de  toutes  parts  par  ses 
créanciers.  » 

(2'   Mme  DE  Chastenav,  Mémoires,  I,  p.  106. 


106  LA    ROCHEFOLTCAULD-LIANCOURT 

nellement  qu'on  cherchât  de  l'argent  pour  vous  ou  la  reine, 
sans  employer  le  moyen  de  vos  ministres.  J'en  ai  fortement 
nié  la  possibilité,  me  réservant  de  vous  en  instruire...  Si  le 
propos  est  sans  fondement,  il  est  mauvais  et  il  faudrait  pou- 
voir le  faire  démentir  (1).  " 

Quelques  mois  plus  tard,  Liancourt  était  obligé  de  se 
défendre  contre  des  attaques  cachées,  dont,  disait-il,  «  la 
grande  droiture  de  ma  conduite  ne  doit  pas  me  préserver... 
et  me  console...  Mais,  Sire,  il  est  une  atrocité  à  laquelle  je 
ne  pourrais  résister,  c'est  celle  par  laquelle  on  calomnierait 
auprès  de  Votre  Majesté  mon  profond  et  entier  dévouement 
pour  Elle.  Je  crois  Lui  en  avoir  donné  des  preuves,  je  Lui  en 
donnerai  toujours  jusqu'à  la  mort,  parce  que  ce  sentiment  est 
celui  de  mon  devoir  et  de  mon  cœur.  On  me  dit,  peut-être 
sans  fondement,  qu'on  cherche  à  me  présenter  à  Votre 
Majesté  sous  d'autres  couleurs,  et  je  ne  puis  tenir  à  cette 
idée...  " 

«  A  ces  titres,  j'ose  répéter  à  Votre  Majesté  que  je  suis 
convaincu  qa'Elle  peut,  par  l'influence  de  ses  vertus  et  de  son 
amour  du  bien,  donner  aux  affaires  dans  ce  moment  une 
direction  et  une  accélération  bien  nécessaires.  Votre  Majesté 
est  aimée  plus  qu'Elle  ne  le  croit,  et  si  chacun  sait  qu'Elle  ne 
veut  que  le  bien,  chacun  de  l'Assemblée  se  réunira  à  Elle 
pour  y  concourir.  C'est  le  vœu  d  un  bon  Français  et  d  un 
bon  et  fidèle  sujet  de  Votre  Majesté  qui  n'a  d'autre  projet, 
d  autre  ambition,  que  celui  de  conserver  votre  estime  qu'il 
mérite  (2j .  » 

«  Je  suis  libre,  ajoutait-il,  de  situation  et  de  caractère;  mes 
goûts  me  portent  à  donner  à  une  retraite  que  je  chercherai  à 


^i)  Pier.es  imprimées  d'après  le  décret  de  la  Convention  nationale  du 
5  décembre  1792,  déposées  à  la  Coiniiussion  extraordinaire  des  Douze  établie 
pour  le  dépouillement  des  papiers  trouvés  dans  l'armoire  de  fer  du  ch>àteau  des 
Tuileries.  (I,  p.  191  à  194,  n"  CXV.) 

(2)  Pièces  imprimées,  etc.,  n"  CXVII  :  la  réponse  écrite  de  la  main  du  roi 
est  ainsi  conçue  :  «  Répondu  verbalement  que  je  n'y  avais  pas  fait  de  réponse, 
n  entrant  point  dans  les  conduites  particulières  ;  que  je  m'en  étais  expliqué  avec 
lui  :iu  commencement  de  1  Assemblée.  •> 


T/ACTION    politique   —    LE    PROJET    DE    HOUEN      107 

rendre  utile  tous  ceux  de  mes  soins  que  vous  ne  jugerez  pas 
devoir  vous  être  consacrés.  Mais  ceux  que  vous  croirez  pou- 
voir vous  être  utiles  seront  les  plus  précieusement  employés, 
selon  ma  religion  et  selon  mon  cœur,  w 

Le  pauvre  T.iancourt  avait  beau  s  évertuer,  Louis  XVI 
répondait  vaguement.  Quand,  eu  mai  ITîll,  l'Assemblée 
décréta  qu'aucun  membre  de  la  législature  ne  pourrait  rece- 
voir de  dons,  pensions  ou  places  pendant  deux  ans,  Liancourt, 
privé  momentanément  de  sa  fonction  de  grand  maître,  aurait 
voulu  demeurer  parmi  les  gardes  du  corps  :  «  J'ai  besoin, 
écrivait-il,  que  vous  le  désiriez  :  j'ai  besoin  d'être  sûr  que  je 
ne  suis  pas  vu  par  Sa  Majesté  et  par  la  reine  sous  des  cou- 
leurs qui  ne  sont  et  qui  ne  furent  jamais  les  miennes  (I).  " 
Louis    XVI  ne  daigna  même  pas   accéder  à  cette  demande. 


II 


Malgré  ses  soucis,  Liancourt  ne  délaissait  pas  ses  commet- 
tants; il  ne  se  regardait  plus  comme  le  représentant  de  la 
noblesse  de  Glermont,  mais  comme  celui  de  la  nation.  Quand 
il  s'agit  de  diviser  la  France  en  départements,  le  Comité  de 
Constitution  fit  appel  à  ses  lumières.  Liancourt  prépara  la  for- 
mation du  département  de  Beauvais  devenu  celui  de  l'Oise. 
On  s'entendit  assez  vite  sur  les  limites.  Mais  on  se  disputa 
sur  le  clioix  des  villes  où  seraient  placés  les  chefs-lieux  de 
département  et  de  district.  Toutes  les  ambitions,  toutes  les 
jalousies  de  clocher  étaient  éveillées  :  u  Chaque  localité  espé- 
rait du  nouvel  ordre  de  choses  un  accroissement  de  pros- 
périté :  les  bourgades  aspiraient  à  devenir  des  chefs-lieux  de 
canton  ;  les  villes  de  moyenne  importance  réclamaient  l'éta- 
blissement d  un   chef-lieu   de  district  ou  d'un  tribunal,   les 

(1)    Pièces  imprimée.!,  etc.,  n"  CXVI,  15  septeinbie  1791. 


108  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAjSCOURT 

grandes  cités  ne  voulaient  laisser  échapper  aucun  des  avan- 
tages dentelles  avaient  joui  (1).  » 

Adresses  et  réclamations  étaient  transmises  par  milliers  à 
Il  nos  seigneurs  "  de  l'Assemblée.  Liancourt  était  sollicité  de 
toutes  parts.  Il  semble  qu'il  ait  eu  raison  des  mécontente- 
ments locaux.  Il  fut  commissaire  pour  le  département  de 
Beauvais  et,  à  ce  titre,  arrêta  les  limites  entre  Beauvais,  Ver- 
sailles, Amiens,  Rouen  et  Soissons,  ainsi  que  la  démarcation 
des  districts.  Le  département  de  Beauvais  ne  contenant  pas 
300  lieues,  on  lui  adjoignit  des  communes  prises  sur  ceux  de 
Soissons,  de  Meaux  et  de  Melun  (2).  Beauvais  l'emporta  sur 
Noyon  et  sur  Gompiègne  et  garda  le  chef-lieu.  Beauvais  invo- 
quait des  titres  multiples  et  vénérables  :  <i  un  évéché,  une 
cathédrale  nombreuse  (quarante-deux  chanoines  sans  les 
dignitaires),  trois  paroisses,  un  collège  renommé,  un  sémi- 
naire, trois  abbayes  d'hommes;  quatre  couvents  de  jacobins, 
de  cordeliers,  de  capucins  et  de  minimes;  une  manufacture 
royale  de  tapisserie  qui  le  dispute  à  celle  des  Gobelins  et  qui 
souvent  la  surpasse  "  . 

Compiégne  eut  beau  faire  valoir  a  la  beauté  de  son  local, 
l'agrément  de  sa  forêt  et  surtout  la  pureté  de  l'air  qu'on  y 
respirait  "  :  le  bailliage  n'avait  pas  de  député  à  l'Assemblée  ; 
d  n'obtint  que  le  siège  du  district  et  le  maintien  de  son  tri- 
bunal consulaire,  à  raison  de  sa  situation  sur  l'Oise  au  con- 
fluent de  l'Aisne  et  »  pour  augmenter  son  commerce,  dégagé 
désormais  des  entraves  de  la  féodalité  (3)  "  . 

Quant  au  bailliage  de  Clermont,  grâce  aux  efforts  de  son 
député,  il  ne  fut  point  compris  dans  le  département  de  Yer- 

(1)  Aich.  nal.,  Comité  de  Division,  D  IV '"%  Georges  Daimet,  Introduction 
manuscrite.  Le  f'omité  de  Division  fut  créé,  par  la  Lé{;islalive,  le  13  octobre  1791, 
(JOur  achever  le  travail  du  Comité  de  Constitution  :  il  fut  maintenu  par  la  Con- 
vention. 

(2)  l.*)  janvier  1790.  (Arcli.  nal.,  D  IV'',  I,  Dossier  2,  décembre  1789  à 
février  1790.)  Une  note  du  30  janvier  1790,  de  la  main  de  Liancourt,  demande 
qu'on  ne  touche  pas  aux  limites  des  districts,  telles  qu'elles  ont  été  arrêtées. 

(3)  4  déceuibre  1790.  Signé:  l'oilleu,  conmiis  adjoint,  en  l'absence  du  secré- 
taire général.  (Arch.  nat.,  D  IV'"%  34,  dossier  493)  Poilleu  dcNint  plus  tard 
associé  de  Liancourt. 


(I 


L'ACTION    POLITIQUE   —    LE    PROJET    DE    ROUEN      109 

saillcs  avec  Pontoise  et  Saint-Germain  et  resta  «  réuni  avec 
Ijeauvais,  Senlis  et  (jompièjj^ne  "  . 

La  constitution  définitive  du  dé|)artenicnt  ne  fut  pas 
achevée  avant  la  Kn  de  1792;  elle  resta  telle  que  Liancourt 
l'avait  demandée,  avec  ses  9  districts,  ses  7(3  cantons,  ses 
798  bourgfs  et  villages  (l).  Son  nom,  dans  la  mémoire  des 
habitants,  est  inséparable  de  1  individualisation  du  départe- 
ment, de  son  avènement  à  la  vie  politique  de  la  France 
moderne. 


III 


Tant  que  dura  l'Assemblée  nationale,  Liancourt  resta  popu- 
laire. En  1790,  lors  d  un  incendie  qui  dévora  à  Crèvecœur 
cinq  cents  maisons,  il  offrit  son  château  aux  plus  nécessiteux. 
Les  pauvres  de  la  ville  s'emparèrent,  avec  son  aveu,  de  ter- 
rains incultes  qui  lui  appartenaient.  Young,  en  janvier  1790, 
vit  des  ouvriers  occupés  à  les  couper  en  petites  divisions  par 
des  haies  et  à  les  niveler  :  «  Le  duc,  ne  voyant  pas  leur  indus- 
trie avec  déplaisir,  n'y  mit  pas  obstacle  (2) .  » 

Pour  s'associer  à  la  liquidation  des  biens  du  clergé,  il 
acquit  la  ferme  dÉreuse  465,400  livres  (3)  ;  il  rachetait  les 
droits  féodaux  et  casuels  dont  étaient  grevées  certaines  de 
ses  terres  (-4). 

Après  la  séparation  de  l'Assemblée,  il  passa  quelques  mois 

(i)  Arch.  nat.,  D  IV'''%  69,  dossiers  2  et  52,  dossier  58.  Un  tableau  dressé  le 
28  nivôse  an  II  indique  par  districts,  cantons,  munii  ipalités,  villes  et  bourgs,  la 
population,  les  naissances,  mariafjes,  décès,  le  chiffre  des  assemblées  primaires, 
(les  votants  et  des  électeurs,  et  aussi  les  foires  et  marchés.  Les  foires  de  Lian- 
court se  tiennent,  dit  le  tableau,  à  la  Passion  et  à  la  Saint-Martin  d'hiver. 

(2)  Younj;  l'approuve;  il  trouve  une  injustice  criante  à  voir  «  un  homme  garder 
inutilement  de  la  terre  qu'il  ne  peut  ni  cultiver  ni  laisser  cultiver  auv  autres  ». 
(P.  351.) 

(•î)  Le  5  janvier  1791,  un  corp»  de  ferme  de  120  muids  de  terre,  un  moulin  à 
veut,  maison,  bâtiments,  à  Ereuse,  commune  de  Hailleuil-Ie-Soc.  (Arch.  de 
l'Oise,  Q,  émigrés.) 

(4)    Arch.  de  l'Oise,  Q,  émigrés,  11  et  29  février  1792.  —  Vie  du  duc,  p.  32. 


110  LA    ROCHEFOUCAULD-]. lA^iCOCRT 

à  Liancourt  avec  Lacretelle  devenu  son  secrétaire  etLazovvskl, 
le  précepteur  de  ses  enfants.   C'était  pendant  Tautomne    et 
Thiver  de  1791.  Le  duc  développait  ses  fabriques  de  cardes 
et  ses  métiers  à  coton,  surveillait  ses  domaines,  accumulait  les 
brochures  sur  le  commerce,  les  colonies,  les  finances.  Il  écri- 
vait ses  Mémoires  qu  il  devait  brûler  plus  tard;   «  il  ne  s'y 
épargnait  pas  sur  ses  folies  de  jeunesse  "  .  En  même  temps,  il 
poursuivait  ses  études  sociales.  "  La  pensée  des  pauvres,  des 
prisonniers,  des  malades,   était,  dit   Lacretelle,  la   première 
qui  s'offrait  à  cet  homme  heureux.  •>  Parfois  venaient  d'an- 
ciens Constituants,  Le  Chapelier,  Duport,  les  deux  Lameth, 
Beauharnais,    Barnave,    "   frémissant    d'être    désarmé  de   la 
parole  »  ;  des  émigrants  passaient,  en  route  pour   Coblentz. 
(i  Des  souvenirs  d'amitié  ou  de  reconnaissance  les  attiraient 
pour  un  moment  chez  un   homme  dont  ils  connaissaient  le 
cœur,  mais  dont  les  opinions  étaient  condamnées  par  leur  parti 
avec  une  jacrimonie  implacable.   Peu  s'en  fallait  qu'ils  ne  se 
regardassent  comme   des   héros   de   l'amitié   pour   avoir  fait 
cette  visite.  »  Liancourt  condamnait  leur  conduite  :   «  Vous 
aggravez  les  dangers  du  roi,  disait-il;  on  le  croira  toujours  au 
moins  un   complice   timide  de   vos  efforts,   de    votre   désas- 
treuse entreprise.  En  restant  auprès  de  lui,  je  crois  mieux  lui 
prouver  ma  fidélité,   et  mon  pays  n'aura  nul  reproche  à  me 
faire.  » 

On  se  querellait.  Le  duc  défendait  la  Constituante  et  son 
œuvre  ;  Lazovvski  apportait  des  nouvelles  de  Paris  et  les 
prédictions  sinistres  de  son  frère,  jadis  protégé  du  duc, 
«  coryphée  du  parti  révolutionnaire  »  .  Les  fronts  se  rem- 
brunissaient, a  Le  roi  m'appelle  auprès  de  lui,  disait 
Liancourt,  et  je  quitterai  tant  de  douces  et  bonnes  occupa- 
tions avec  la  pensée  cruelle  de  ne  les  reprendre  peut-être 
jamais.  » 

L'orage  grondait  parfois  autour  du  château.  On  accu- 
sait Liancourt  d'accaparement.  Liancourt,  pour  sejustificr, 
réclamait  une  visite  officielle  de  ses  greniers  sous  la 
«lirection  tlu   commissaire  du  district,   assisté  de  la  munici- 


L'ACTION    POLITIOLE   —    LE    PROJET    DE   ROUEN       lil 

palité  et  de  toutes  les  personnes  qui  voudraient  s'y  réunir  (1). 
Le  12  janvier  1792,  Liancourt  rentrait  au  service  :  il  était 
maréchal  de  camp  employé  dans  la  lo*"  division,  il  tenait  à  y 
rester  afin  d'être  plus  près  du  roi.  Le  lieutenant  général 
s'appelait  M.  de  Melfort  (2).  L'absence  de  ce  dernier  et  celle 
de  Liancourt,  devenu  député,  avaient  laissé  le  commande- 
ment à  M.  de  Boisgelin  Ç,i) .  Liancourt  réclama  «à  raison  de 

(1)  Lettre  au  Directoire  du  district  de  Clertnont  (20  février  1792),  Bibl.  com- 
munale de  Clerinont,  4,  réserve  36,  pièce  7.  En  voici  le  texte  : 

«  Je  suis  informé,  messieurs,  que  depuis  quelque  temps  où  les  factieux  de 
toutes  les  couleurs  se  plaisent  à  animer  les  peuples  des  campagnes  sur  les  subsis- 
tances, quelques-uns  d'eux  affectent  de  répandre  dans  les  marchés  que  je  m'oc- 
cupe du  commerce  des  graines  et  même  d'accaparement.  Je  sais  bien  cpi'aucune 
personne,  je  ne  dis  pas  seulement  honnête  mais  tant  soit  peu  raisonnable, 
n'ajoutera  foi  à  des  bruits  aussi  d(|)ourvus  de  sens  et  de  vraisendjlance,  et  dont 
la  première  origine  est  due  aux  services  importants  <|ue  j'ai  été  assez  heureux  pour 
rendre,  en  1789,  à  la  ville  de  GIcrmont,  et  qu'on  a  voulu  faire  tourner  contre 
moi.  Quoi  qu'il  en  soit,  messieurs,  comme  je  ne  voudrais  pas  laisseraux  hommes 
honnêtes  mais  crédules  le  plus  léger  prétexte  d'ajouter  foi  à  une  opinion  si 
éloignée  de  toute  a[>parence  de  vérité,  ni  aux  factieux  un  moyen  de  plus  d'égarer 
le  peuple,  j'ai  l'honneur  de  vous  prier,  de  vous  requérir  même,  au  nom  de  la 
paix  du  district,  au  nom  de  celle  du  canton,  d'ordonner  qu'une  visite  scrupuleuse 
soit  faite  de  tous  mes  greniers,  par  un  commissaire  du  district,  assisté  de  la 
munici[)alité  de  Liancouit  et  de  toutes  celles  que  vous  voudrez  y  réunir  ;  vous 
jugez  que  je  désire  et  vous  demande  la  plus  grande  authenticité  à  cette  visite  et  à 
ses  suites;  les  troubles  et  les  mouvements  populaires  sont  essentiels  à  prévenir  de 
très  loin,  dans  un  moment  surtout  oîi  l'on  cherche  à  remuer  le  peuple  et  à  le 
tromper  sur  tous  ses  intérêts  les  plus  vrais. 

«  Vous  me  peruicttrez  d'ajouter  qu'il  est  essentiel  aussi  à  un  des  hommes  les 
plus  attachés  depuis  toute  sa  vie  aux  intérêts  du  peuple,  de  se  montrer  à  ses  yeux 
tel  qu'il  est  réellement;  cette  visite  que  je  vous  prie  d'ordonuer  dans  le  plus 
court  délai  ne  me  fera  pas  renoncer  au  droit  et  à  la  résolution  ferme  oii  je  suis  de 
poursuivre  au  criminel,  devant  les  tribunaux,  ceux  que  je  pourrai  prouver 
répandre  ou  répéter  d'aussi  infâmes  absurdités.  J'invoque  donc,  dans  ce  moment, 
messieurs,  pour  le  prompt  droit  à  faire  à  ma  demande,  votre  justice,  votre  solli- 
citude générale,  et  votre  patriotisme  bien  connu. 

«  J'ai  l'honneur  d'être  avec  une  véritable  considération, 
"  Messieurs, 

t  Votre  très  hundjle  et  très  obéissant  serviteur, 

«  Signe  :  La  Rochefoucauld-Liascouut.  » 
(Sans  nom  d'imprimeur.) 

(2)  De  DnuMMOND  de  Memout  (Louis-Jean-Edouard  Drummond  de  PEnuii, 
couite)  était  né  en  1709  :  il  avait  été  capitaine  en  1734,  lieutenant-colonel  en 
1745,  lieutenant  général  en  1780.  (Arch.  adm.    de  la  Guerre,  dossier  1075.) 

(3)  BoisCELiN  DE  Kerdc  (Gilles-Dominiquc-Jean-Marie  ,  maréchal  de  camp  le 
30  juin  1791  ;  il  refusa  d'aller  à  l'aruiée  de  Luckner,  en  alléguant  une  blessure  du 
genou;  suspendu  en  septembre  1792  par  le  pouvoir  exécutif,  il  fut  arrêté  et  exé- 
cuté pendant  la  Terreur.  (Arch.  adm.  de  la  Guerre,  n"  3758.) 


112  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOIJRT 

son  ancienneté  de  grade  et  de  nomination.  Le  ministre  répon- 
dit d'abord  par  un  refus.  «  Le  zèle  et  le  talent  de  Liancourt 
nous  sont  nécessaires  sur  les  frontières  (1)  "  . 

Liancourt  insista  et  finit  par  l'emporter.  Le  26  janvier,  il 
était  à  Amiens,  comme  maréchal  de  camp  commandant  le 
département  de  la  Somme  ;  il  y  apaisait  une  émeute  «  causée 
par  le  grand  haussement  du  savon...  et  la  haine  des  accapa- 
reurs »  .  L'escadron  de  chasseurs  et  la  garde  nationale  à  cheval 
s'étaient  bien  conduits.  «  Mais  la  garde  nationale  à  pied,  qui  a 
manifesté  hautement  son  opinion  contre  ceux  qu'elle  appelait 
des  accapareurs,  ne  s'est  pas,  à  beaucoup  près,  aussi  bien 
montrée,  au  chef  près,  dont  la  conduite  a  été  excellente  (2).  » 


IV 


Melfort  avait  assigné,  le  15  avril,  à  Liancourt  la  résidence 
d  Amiens  et  le  commandement  dans  la  Somme  ;  Boisgelin 
devait  commander  la  place  du  Havre,  les  districts  de  Gany  et 
de  Montivilliers;  Grimoard,  l'Eure  et  les  districts  intéressant 
la  navigation  de  la  Seine,  avec  résidence  à  Rouen  ou  à 
Evreux.  Ces  dispositions  ne  satisfaisaient  pas  Liancourt  :  il 
visait  la  résidence  de  Rouen  et  voulait  remplacer  Melfort  plus 
qu'octogénaire  et  couvert  de  blessures. 

Dès  le  10  avril,  il  fait  valoir  ses  droits  d  ancienneté  de  maré- 
chal de  camp  sur  M.  de  Grimoard  (3) .  "  Lorsque  vos  ordres 
m'appelleront  à  Rouen,  il  est  bon  que  j'y  aie  sous  vous  et  de 

(1)  Lettre  du  12  janvier  1792.  Réponse  de  février.  (Arch.  adui.  de  la  Guerre, 
dossier  cité.) 

(2)  /(/.,  lettre  manuscrite. 

(3)  GniMOvnD  (Philippe-Henri,  comte  de),  1753-181,5,  travailla  d'abord  dans 
le  cabinet  de  Louis  XVI;  en  septembre  1792,  il  fut  charfjé  par  Servan  et  par  le 
(>in)ité  de  Salut  public  delà  défense  des  frontières  de  la  Meuse,  malgré  la  dénon- 
ciation de  Lindet  <jui  l'accusait  de  royalisme.  En  1814,  il  demanda  à  reprendre 
son  grade  de  lieutenant  général  en  alléguant  la  promesse  que  Louis  XVI  lui  avait 
faite  le  5  avril  1792.  (Arch.  adm.  de  la  Guerre,  dossier  50.) 


L'ACTION    POMTIOLE   —    T-E    PROJET    DE   ROUEN      113 

préférence  à  tout  autre,  le  commandement  que  mon  grade 
doit  me  donner  et  que  j'exercerai  toujours  sous  vos  ordres 
avec  un  {^rand  plaisir  et  l'obéissance  entière  que  je  vous  dois.  " 
Le  13,  il  insiste  auprès  du  ministre  :  "  Le  commandement 
actif  de  la  15^  division  peut  devenir  dans  les  circonstances 
actuelles  très  intéressant.  J'ai  l'amour-propre  de  croire  que  je 
suis  en  état  de  le  remplir...  j'ose  m'en  flatter  sans  peine.  " 
Le  14  mai,  il  touche  an  but.  Melfort  demande  sa  retraite 
fondée  sur  les  infirmités  que  «  quatorze  campagnes  de  guerre, 
des  blessures,  soixante-cinq  ans  de  services  militaires  et  son 
âge  ont  occasionnées  (1)  "  .  Il  sollicite  comme  le  plus  ancien 
maréchal  de  camp  la  lieutenance  générale  :  «  Tous  ces  titres 
me  font  espérer,  écrit-il  au  ministre,  que  vous  voudrez  bien 
terminer  promptement  cette  affaire  dont  je  désire  le  succès 
comme  un  moven  de  pouvoir  être  utile  à  la  chose  publique 
si,  comme  on  le  prétend,  les  côtes  de  Normandie  pouvaient 
être  attaquées  par  quelques  puissances  du  Nord...  » 

Il  a,  du  reste,  la  confiance  des  corps  administratifs  de  la 
Seine-Inférieure  et  de  la  Somme.  «  S'ils  avaient  connaissance 
de  la  démission  de  M.  de  Melfort,  ils  écriraient  au  ministre 
en  ma  faveur. . .  (2) .  » 

Ce  n'était  pas  sans  un  secret  dessein  que  Liancourt  insistait 
pour  obtenir  la  lieutenance  générale  de  Normandie  et  de 
Picardie.  Il  s'agissait  de  préparer  un  plan  de  retraite  pour 
le  roi.  Avant  et  après  le  20  juin,  il  y  eut  en  ce  sens  de  nom- 
breux projets.  Dès  le  30  mai,  Stanislas  de  Girardin  (3)  con- 
seillait au  roi  de  se  mettre  à  la  tête  de  sa  garde,  de  gagner 
Rouen  et  de  prononcer  la  dissolution  de  rx\ssemblée.  Mme  de 
Staël  proposait  d'emmener  le  roi  à  Dieppe.  Malgré  les  bruits 
qui  prêtaient  à  La  Fayette  des  intentions  analogues,  le  général 
restait  constitutionnel  (4)  :    »  Je  souhaitais  depuis  longtemps, 

(1)   La  déinissiou  fut  acceptée  le  22  mai.  Melfoi  t  mourut  en  septembre  1792. 

(2'  Lettre  du  12  janvier  1792.  (Arcli.  a«lm.  de  la  Guerre,  dossier  Lian- 
court.} 

(Z)' Journal,  I,  p.   131. 

(4)  On  prétendait,  dès  février  1792,  que  La  Fayette  voulait  dissoudre  l'Assem- 
blée  et    emmener   le  roi  au   milieu  de  ses  troupes  dans  une  province  éloignée  : 

8 


114  LA    ROCHEFOUCAULD-I.IANCOURT 

écrivait-il  le  25  août  1792,  que  le  Corps  législatif  en  secouant 
le  joug  des  tribunes,  que  le  roi  en  s'éloignant  pour  quelque 
temps  à  la  distance  constitutionnelle  (Fontainebleau  ou  Com- 
piègne),  pussent  démontrer  aux  puissances  étrangères  leur 
liberté,  prendre  avec  elles  le  ton  qui  convient  à  notre  indé- 
pendance nationale,  détruire  notre  anarchie,  notre  licence 
intérieure  (1).  t  Le  roi  aurait  même  au  besoin  commandé 
l'armée,  marché  à  l'ennemi,  à  »  l'avant-garde  de  la  Révo- 
lution »  . 

Narbonne  avait  accepté  le  ministère  de  la  guerre  pour  le 
compte  de  la  monarchie  aux  abois.  Après  son  départ 
(10  mars  1792),  Liancourt  se  rapprocha  de  Bertrand  de 
Molleville  et  de  Malouet.  Il  s'ouvrit  à  eux  du  projet  qu'il  avait 
conçu  1'  de  servir  Sa  Majesté  en  Normandie  "  où  il  était  par- 
venu à  gagner  entièrement  la  confiance  des  régiments  sous 
ses  ordres  et  des  autorités  constituées.  La  Normandie  était 
«  la  province  de  France  où  le  roi  serait  le  mieux  reçu,  le  plus 
en  sûreté'^  ,  et  d'ailleurs  la  seule  où  il  pouvait  se  réfugier  sans 
outrepasser  la  distance  prescrite  par  la  Constitution. 

D'après  Malouet,  le  projet  était  arrêté  d'accord  avec  Mont- 
morin.  Les  quatre  régiments  n  seraient  portés  à  Pontoise  où 
les  gardes-suisses  pourraient  conduire  Leurs  Majestés.  M.  de 
Mistral,  ordonnateur  de  la  marine,  aurait  reçu  la  famille 
royale  à  Rouen  à  bord  d'un  vacht  qui  l'eût  portée  d'abord  au 
Havre  et,  à  la  dernière  extrémité,  en  Angleterre  "  ,  ce  qui 
n'était  plus  constitutionnel. 

Liancourt  aurait  ainsi  expliqué  ses  sentiments  à  Bertrand 

«  Pliitùl  que  (le  laisser  assassiner  la  reine  et  le  roi,  écrivait  l'ellenc  à  La  Marck 
le  24  juin,  il  faudrait  sans  cloute  les  placer  à  deux  lieues  de  Paris  et  l'on  aurait 
toujours  soit  assez  de  force  pour  les  y  conduire,  soit  assez  de  moyens  pour  les  y 
{jarder;  mais  jamais  l'on  ne  prendra  ce  parti.  »  (Glagau,  Die  franzœsische  Légis- 
lative iind  (1er  Urspriiittj  dcr  Bevolutionskricge.  Berlin,  1896.)  L'auteur  a 
dépouillé  les  Archives  impériales  et  royales  de  Vienne.  —  Aux  Archives  histo- 
riques de  la  Guerre  (Correspondance  militaire  générale,  juillet  1792)  se  trouve 
une  note  anonyme  sur  la  lettre  de  La  Fayette  relative  au  20  juin  :  «  Il  serait  très 
dangereux  que  les  généraux  d'armée  se  crussent  permis  de  faire  ainsi  la  censure 
du  pouvoir  législatif,  car  bientôt  ce  pouvoir  passerait  tout  entier  dans  l'armée,  et, 
au  lieu  d'une  Constitution  libre,  on  aurait  une  aristocratie  militaire.  » 
(1)  La  Fayette,  Mémoires,  III,  p.  -V67. 


L'ACTION    POLITIQUE  —    LE   PROJET    DE   ROUEN      115 

de  Molleville  :  "  Vous  avez  peut-être  cru,  comme  beaucoup 
d'autres,  que  j'étais  démocrate  parce  que  j'ai  été  du  côté 
gauche.  Mais  le  roi  qui  a  connu  jour  par  jour  mes  senti- 
ments, ma  conduite  et  mes  motifs,  et  qui  les  a  toujours 
approuvés,  sait  mieux  que  personne  que  je  n'étais  pas  plus 
démocrate  qu'aristocrate,  mais  que  j'étais  tout  uniquement 
un  franc  et  loyal  royaliste...  Je  ne  vous  dirai  pas  que  je  n'aie 
désiré  plusieurs  réformes  que  je  croyais  utiles,  mais  je  n'ai 
jamais  voulu  une  révolution,  et,  quoique  je  fusse  toujours 
placé  du  côté  gauche,  je  défie  qu'on  puisse  dire  que  j'aie 
jamais  appuyé  une  motion  violente  ou  que  je  me  sois  jamais 
levé  pour  faire  passer  un  décret  contraire  aux  véritables 
intérêts  du  roi  ou  à  son  autorité  que  j  ai  toujours  distinguée 
de  l'abus  que  pouvait  en  faire  un  ministre. 

i<  Si  je  me  suis  trompé,  c'est  la  faute  de  mon  esprit  ou  de 
mon  jugement,  mais  ce  n'est  certainement  pas  celle  de  mon 
cœur  que  le  roi  sait  bien  lui  être  et  lui  avoir  été  toujours 
entièrement  dévoué  (1).  " 

Pour  faciliter  l'exécution  de  son  projet,  Liancourt  offrait 
au  roi  toute  sa  fortune  à  l'exception  de  cent  louis  de  rente  : 
il  avait  déjà  prêté  190,000  livres  sur  une  simple  reconnais- 
sance, il  promettait  900,000  livres  pour  la  première  quinzaine 
d'août. 

Le  terrain  était  préparé.  Rouen,  dit  Lacretelle,  manifestait 
une  horreur  assez  vive  pour  l'anarchie  révolutionnaire.  «  Le 
nom  du  roi  y  était  prononcé  avec  amour.  »  Beaucoup  de 
royalistes  s'y  étaient  réfugiés. 

Mme  de  Ghastenay  v  passa  plusieurs  mois  à  cette  époque 
avec  son  oncle  d'Herbouville.  "  Le  peuple  de  l'arrondisse- 
ment, dit-elle,  composé  de  fermiers  riches  et  de  cultivateurs 
aisés,  était  modéré  et  paisible;  il  goûtait  la  Révolution,  ou 
bien  plutôt  son  idée  primitive,  c'est-à-dire  l'égalité  civile 
devenue  légale,  le  partage  des  charges  pécuniaires,  le  choix 
libre  de  plusieurs  agents  secondaires  de  l'autorité...  Pour  lui, 

(1)   Bertrand  dk  Molleville,  Mémoires,  II,  p.  134. 


116  LA    ROCHEFOUCAULD-MANCOLTRT 

la  Révolution  était  faite...  Les  hommes  de  la  campagne  ne 
portaient  déjà  plus  de  cocardes...  Le  peuple  de  Rouen,  les 
carabots  étaient  honnêtes  et  doux.  La  morgue  et  le  méconten- 
tement des  familles  parlementaires  étaient  sans  mesure  (1).  » 
La  p^arde  nationale,  après  celle  de  Paris,  était  »  ce  que  1  on 
(i  pouvait  voir  de  plus  beau  et  de  mieux  tenu  "  ;  très  consti- 
tutionnelle, elle  paraissait  vouloir  et  pouvoir  maintenir 
Tordre. 

Le  régiment  suisse  de  Salis-Samade,  le  régiment  de  cava- 
lerie de  Royal-Rourgogne,  étaient  «  monarchiques  sans  être 
contre-révolutionnaires»  .  Le  régiment  de  Salis-Samade,  qu'on 
appelait  "  le  régiment  jaune  »  ,  avait  été  mêlé  à  la  prise  de  la 
Bastille.  Vingt-huit  grenadiers  envoyés  pour  renforcer  la  gar- 
nison avaient  été  tués  par  les  embrasures  des  bastions.  Les 
onze  autres  avaient  été  sauvés  par  les  gardes  françaises. 
Depuis  janvier  1 792,  le  1"  bataillon  était  au  Havre,  le  reste  du 
régiment  à  Rouen;  il  comptait  53  officiers  et  953  hommes 
divisés  en  n  nations  "  ,  705  Suisses,  229  étrangers,  19  sujets 
du  roi  2).  Le  corps  d'officiers  du  Roval-Bourgogne  avait  été 
en  partie  renouvelé  depuis  1  émigration. 

En  dix  heures,  le  roi  sortaitclandestinement  de  Paris,  arri- 
vait à  Rouen.  «  Paris  se  réveillait  de  son  oppression.  L'esprit 
constitutionnel  trouvait  un  ralliement.  De  Paris  pouvait  dif- 
ficilement sortir  une  armée  tumultueuse  de  Jacobins 
qui  n'avaient  pour  armes  que  des  piques.  L'élite  de 
la  garde  nationale  soutenue  par  les  bataillons  suisses  rede- 
venait maîtresse  de  la  capitale  et  appuyait  auprès  de  la 
craintive  Assemblée   les  conditions  que   le   roi,   sans  s'écar- 

(1)  Mme  DE  Ghastenay,  Mémoires,  I,  p.  156. 

(2^  Revue  passée  à  Rouen,  par  Boisgelin,  le  18  janvier  1792.  Ce  régiment  était 
le  deuxième  des  régiments  suisses  capitules  par  Pierre  Stuppa  le  17  février  1762. 
Son  colonel  Vincent-Guy  Salis-Samade  avait  remplacé  Boccard  en  1782  :  il  était 
né  en  1708  dans  le  canton  de  Grisons,  brigadier  depuis  1767,  maréchal  de  camp 
depuis  1780.  (Arch.  liist.  delà  Guerre,  dossier  des  régiments  suisses.  On  y  trouve 
une  relation  manuscrite  de  la  Campagne  de  1789  prise  de  la  Bastille},  par  Loui* 
DE  Flue,  lieutenant  de  grenadiers,  compagnie  Boccard.)  —  (Arch.  adm.,  con- 
trôle du  régiment,  1756-1791.)  —  Le  colonel  avait  prêté  le  serment  civique  le 
7  février  1790. 


L'ACTIO>i    POLITIQUE   —    LE    PROJET    DE    ROUEN      117 

ter  de  Tordre  constitutionnel,  mettait  à  son  retour  (1).  » 
Liancourt  s'était  fait  chérir  des  Normands.  «  C'était,  dit 
Mme  de  Chastenav,  un  excellent  homme.  Son  nom,  son  titre 
et  son  ancienne  fortune  lui  permettaient  de  se  rendre  aussi 
hour.jjeois  (ju'il  pouvait  lui  convenir  de  l'être.  Il  n'avait  pas 
attendu  le  moment  fixé  par  la  Révolution  pour  sympathiser 
■dans  ses  terres  avec  les  agriculteurs...,  dans  les  villes  avec  les 
bourgeois.  Ses  manières  avaient  le  naturel,  non  l'élégance 
d'un  grand  seigneur...  Personne  mieux  que  lui  n'eut  l'ins- 
tinct et,  si  l'on  veut,  la  vanité  d  un  vrai  patriotisme  (2).  " 

Il  agissait  d'accord  avec  les  gardes  nationales.  Les  com- 
mandants, négociants  et  manufacturiers,  étaient  reçus  à  sa 
table.  "  Ils  admiraient  son  esprit  de  sagesse,  sa  conversation 
nourrie  de  choses  utiles  et  intéressantes  au  pays.  »  Sa  sincérité 
augmentait  sa  popularité.  Il  saisissait  toutes  les  occasions 
d'affirmer  la  Révolution.  Un  interlocuteur  officiel  l'ayant 
salué  du  titre  de  duc,  il  l'interrompit  avec  vivacité  en  disant  : 
»  Il  n'v  a  plus  de  duc...  (3).  » 

il  De  leur  côté,  les  royalistes  exaltés  se  mettaient  volontiers 
aux  ordres  d'un  grand  seigneur  dont  ils  honoraient  le  carac- 
tère et  condamnaient  les  principes.  "  L'Assemblée  législative 
n'ignorait  pas  la  situation.  Le  directoire  de  la  Seine-Inférieure 
fut  de  ceux  qui,  après  le  20  juin,  se  signalèrent  par  la  véhé- 
mence de  leurs  adresses  contre-révolutionnaires.  Les  citoyens 
actifs  adjuraient  l'Assemblée  "  de  punir  les  auteurs  des  for- 
faits commis  aux  Tuileries,  et  de  ne  plus  tolérer  l'insolence 
■des  tribunes  (4)  »  . 

Vers  le  mois  de  juin,  le  plan  de  Liancourt  prenait  des 
apparences  de  complot,  mais  de  complot  à  ciel  ouvert,  mené 
d'une  manière  si  peu  discrète  que  toute  la  ville  était  dans  le 
secret. 

(1)  Lacretelle,  Histoire  de  Fiance,  IX,  p.  158.  —  Dix  (utnces,  p.  93 
•et  suiv. 

(2)  Mme  de  Cuastexay,  Mémoires,  I,  loc.  cit.  —  RoEDi;nEn,  III,  p.  275. 

(3)  Facgère,  p.  17.  —  Vie  du  duc,  p.  35. 

(4)  Arch.  adjii.  Ju  ministère  de  la  justire.  —  Tuetev,  Répertoire,  W, 
i)"  928. 


118  LA    ROCHEFODCAULD-LIANCOURT 

D'Herbouville  et  lui  «  conféraient  sans  cesse,  les  fenêtres 
ouvertes  et  parlant  assez  haut  pour  être  entendus  de  toutes 
i)arts  »  .  Ils  avaient  armé  au  Havre  un  navire  nommé  le  For- 
tune, prénom  de  d'Herbouville  (1);  ils  voulaient,  selon 
Mme  de  Chastenay,  «  préparer  l'opinion  et  le  moyen  était  mal 
choisi;  sans  prévoyance,  sans  précaution,  ils  allaient  devant 
eux  en  aveugles,  annonçant  le  roi  avant  de  savoir  s'il  viendrait 
réellement  à  eux,  s'il  y  viendrait  en  fugitif  ou  en  prince  qui 
visite  et  parcourt  ses  États.  On  ne  pensait  même  pas  à  tout 
cela;  le  cas  d'une  défense,  d'une  résistance,  rien  n'était  mis 
en  question,  et  l'on  faisait  publiquement  après  le  whist  un 
certain  nombre  de  patiences  afin  de  savoir,  tout  en  riant,  si 
les  Jacobins  seraient  vaincus  »  . 

Liancourt  entretenait  avec  les  Tuileries  une  correspondance 
secrète  par  l'intermédiaire  d'une  Mme  de  Boulogne  qui 
demeurait  dans  une  maison  de  campagne  proche  de  Rouen. 
<i  C'était  une  femme  d'une  beauté  rare,  douée  des  grâces  les 
plus  attrayantes;  mais,  dit  Lacreteile,  les  nouvelles  reçues  de 
i*aris,  surtout  depuis  l'arrivée  des  Marseillais,  n'étaient  pas  de 
nature  à  rendre  l'entretien  aussi  aimable  qu'il  aurait  pu  l'être 
auprès  de  telles  personnes...  (2)  » 

Les  bruits  qui  venaient  de  Normandie  commençaient  à 
inquiéter  Paris  :  les  journaux  révolutionnaires  appelaient 
Rouen  «  le  Goblentz  des  Feuillants  »  .  Après  le  20  juin  arri- 
vèrent des  pétitions,  dont  l'une  était  couverte  de  trente-sept 
pages  de  signatures.  «  Dévouez  à  1  inexorable  sévérité  des 
lois,  disait-on  à  la  Législative,  et  ceux  qui  proposeraient 
d'ajouter  ou  d'ôter  une  syllabe  à  l'acte  constitutionnel,  et  les 
audacieux  <|ui  insulteraient  la  Majesté  nationale,  soit  dans  la 

il)  nLÉRKMiniAY,  la  Teneur  à  Rouen,  ji.  19.  La  note  ajoute  :  «  D'après  les 
allégations  de  Musquinot  de  la  Pagne,  maire  d'Ingouville.  "  Le  député  Begouen, 
l'ami  de  1786,  était  sans  doute  dans  le  "  secret  »  . 

(2)  Mme  de  Boulogne  était-elle  parente  de  M.  de  Boulogne  que  Liancourt 
retrouva  en  Amérique  et  qui  fut  l'agent  de  la  compagnie  du  Scioto?  Mme  de  Bou- 
logne [)artagea  la  fortune  de  Liancourt  pendant  son  séjour  eu  Angleterre.  Le 
*,)  juin  iSil,  il  n^stituait  à  une  Mme  de  Garneuve  "  douze  couverts  et  une 
grande  cuiller  d'argent  lai.<Ȏs  par  Mme  de  Boulogne  quand  elle  quitta  l'Angle- 
terre "  .  (Bilj.  nat.,  n»ss.  fran(;ais,  n"  0565,  p.  82.) 


L'ACTION    l'Ol.lTlOLE   —    LE    PROJET    DE    llOUEiN      119 

personne  de  ses  représentants  élus,   soit  dans  celle    de  son 
représentant  héréditaire  (1).  " 

Autour  des  Tuileries,  on  était  divisé.  Dans  une  séance 
secrète  tenue  le  4  août,  les  constitutionnels  Duport,  Lally- 
Tollendal,  Malouct  poussaient  le  roi  à  accepter  les  offres  de 
Liancourt  et  à  partir  pour  Gaillon.  ^  Nous  résolûmes,  dit 
Malouet,  qu  il  fallait  que  le  roi  sortit  de  l*aris  à  quelque  prix 
que  ce  fût,  escorté  par  les  Suisses,  par  nous  et  par  nos  amis 
qui  étaient  en  bon  nombre  (2).  »  Le  maréchal  de  camp 
Lefort  était  revenu  de  Normandie  le  5  août  (3).  L'opinion, 
disait-il,  était  en  faveur  du  roi;  le  département  et  la  munici- 
palité étaient  composés  de  gens  honnêtes  et  raisonnables, 
u  cédant  à  la  Révolution  en  aimant  le  roi,  pourvu  que  Sa 
Majesté  ne  vint  pas  s'établir  à  Rouen,  parce  qu'ils  crai^jnaient 
par-dessus  tout  que  les  Parisiens  ne  vinssent  assiéger  leur 
ville  "  . 

Suivant  son  habitude,  le  roi  hésitait.  Par  une  disposition 
malheureuse  de  son  caractère,  il  n'avait  "  qu'une  demi-con- 
fiance pour  tous  ceux  de  ses  serviteurs  qu'il  estimait.  Il  était 
par  là  dupe  de  ceux  qui  le  poussaient  à  la  méfiance  (4)  "  .  La 
reine  le  pressait  de  refuser,  par  aversion  pour  Liancourt. 
«  M.  Bertrand  n'a  pas  pensé,  disait-elle,  qu'il  nous  mettait 
entre  les  mains  des  constitutionnels.  —  Nous  sommes,  disait 
Mme  Elisabeth,  engagés  dans  d'autres  mesures.   " 

Dans  un  entretien  avec  Hue,  Marie-Antoinette  donna  la 
vraie  raison  de  sa  résistance  : 

u  On  a  voulu  nous  persuader  d  aller  en  Normandie,  parce 
qu'en  général  les  adresses  envoyées  de  cette  province  expri- 
ment de  bons  sentiments.  Mais  si,  comme  on  n'aurait  que 
trop  à  le  craindre,  les  Marseillais  et  les  gens  des  faubourgs 

yl)  Cité  par  Uc»;derer,  III,  p.  113. 

(2)  Malocet,  Mémoires,  II,  p.  IGl. 

(3)  Lefort  (Frédéric-Antoine)  appartenait  à  l'Eglise  réformée  de  Strasbourjj  : 
il  était  né  en  1754  ;  il  était  capitaine  depuis  1778,  colonel  coininandant  du  régi- 
ment d'Esterhazy  depuis  1788,  maréchal  de  camp  depuis  1792,  «  absent  sans 
congé  le  15  septembre  1792  ».  (Arch.  adm.,  dossier  n"  3854.) 

1^4)  RœDEBER,  III,  p.  113,  et  Maloueï,  II,  p.  154. 


120  LA    ROCHEFOLCAULD-LIA^COLHT 

venaient  nous  y  chercher,  jamais  on  ne  tirerait  des  maisons 
ni  des  charrues  du  pays  un  nombre  d'hommes  suffisant  pour 
repousser  leurs  attaques.  11  faudrait  s'évader  dans  un  bateau 
de  pécheur,  et  peut-être  aurions-nous  le  sort  du  roi  Jacques. 
Autant  vaut  périr  ici.  Quel  que  soit  le  danger  qui  menace  nos 
jours,  le  roi  et  moi  restons  à  Paris;  c'est  l'avis  du  duc  de 
Brunswick.  Son  plan  qu'il  nous  a  fait  communiquer  est  de 
venir  dans  ces  murs  mêmes  nous  délivrer  (1).  « 

Au  fond,  la  fuite  resta  ouverte  jusqu'au  10  août.  La  reine 
n'avait  qu'à  se  placer  au  centre  d'un  carré  de  Suisses  et  de 
gentilshommes.  Elle  ne  voulut  pas  (2j . 

Les  Prussiens  et  les  Autrichiens  étaient  en  marche.  L'inso- 
lent manifeste,  daté  du  25  juillet,  était  connu  à  Paris  le  28. 
Paris  était  menacé  d'une  »  exécution  militaire  "  et  d'une 
u  subversion  totale  »  .  Il  y  répondit  le  10  août  en  jetant 
Louis  XVI  à  bas  de  son  trône. 

En  repoussant  le  projet  des  constitutionnels,  Louis  XVI 
perdait  sa  dernière  chance  de  salut;  il  avouait  sa  trahison 
latente,  il  justifiait  les  mesures  de  défense  que  la  Législative 
prenait  contre  lui.  Plusieurs  le  sentirent.  «  Le  roi  est  perdu, 
dit  Montmorin  (3),  et  nous  le  sommes  tous.  Vous  vous  êtes 
moqué  de  moi  quand  je  vous  ai  dit,  il  y  a  six  mois,  que  nous 
passerions  par  la  République...  Si  le  roi  est  assassiné,  la 
République  ne  tiendra  pas  longtemps;  s'il  est  jugé  et  par 
conséquent  condamné,  vous  n'aurez  pas  de  sitôt  un  gouverne- 
ment monarchique.  ^ 

(1)  Berthand  de  MoLLiiviLLE,   II,   f).    132.  —  Lacretklle,    llist.,  IX,  p.  lÔU. 

(2)  Dans  sa  lettre  adressée  en  1814  au  «  comité  chargé  île  juger  les  récla- 
iiialions  des  ofHcùers  généraux",  Griinoard  raconte  qu'il  vit  le  roi  le  5  août.  On 
discuta  les  suites  d'une  attaque  projetée  du  9  au  il  août  contre  les  Tuileries  ; 
«Concertez-vous,  dit  Louis  XVI,  avec  M.  de  Vioniénil  (jui  me  conduira  jusi|u'à 
Manies  avec  les  Suisses  et  les  Français  qui  me  resteront  fidèles  :  depuis  Mantes 
jusqu'à  Quilleheuf  vous  ferez  les  arrangements  nécessaires  pour  ma  sûreté  et  celle 
de  ma  famille.  Parlez  sans  délai  quand  vous  aurez  vu  M.  de  Vioménil.  Je 
vous  prendrai  l'un  et  l'autre  sur  mon  bâtiment.  «  (Arch.  adm.  de  la  Guerre, 
dossier  Grimoard,  n"50.) 

(3)  MoNrMoniN-SAiNT-IlKREM  (1745-1792)  fut  accusé  d'avoir  délivré  de  faux 
passeports  à  la  famille  royale  lors  de  la  fuite  à  Varennes;  après  le  10  août,  il 
fut  écroué  à  l'Abbaye  et  périt  dans  les  massacres  du  2  septemiire  1792. 


L'ACTIUM    POLITIQUE   —    I-E    PIUJJET    DE    ROUEN      121 

Il  semble  qu'à  partir  de  la  fin  de  juillet  Liancourt  ait  perdu 
sa  foi  au  succès.  Il  avait  contre  lui  le  commandant  en 
second,  M.  de  Grimoard,  qui,  n  ayant  reçu  aucune  confidence 
directe,  envoyait  des  rapports  au  ministre  de  la  {jucrre  et 
jouaitdoublejeu  (1).  Son  unique  souci  fut  de  maintenirTordrc, 
d'accord  avec  les  pouvoirs  administratifs  (2).  Le  8  août,  le 
département  protestait  contre  les  velléités  de  violation  de  la 
Constitution  par  l'Assemblée  et  contre  les  pétitions  deman- 
dant la  déchéance  (3).  Liancourt  envoya  au  Havre  et  à  Dieppe 
les  Suisses  arrivés  de  Paris.  «  Au  Havre,  ils  concourront  à  la 
sûreté  de  la  navigation  de  la  rivière  pour  l'approvisionnement 
de  Paris,  et  au  service  des  batteries.  »  A  Dieppe,  ils  seront 
bien  accueillis  :  "  ]Sous  recevrons  les  Suisses  comme  des 
frères,  écrivaient  les  officiers  municipaux,  parce  que  nous 
aimons  à  penser  que  notre  liberté  n'aura  rien  à  redouter  de 
leur  présence  (4) .  » 

Le  2  août,  sur  la  demande  de  la  municipalité,  il  faisait 
venir  du  Havre  huit  pièces  de  canon  pour  l'instruction  des 
compagnies  de  canonniers  de  la  garde  nationale.  Cette  affaire 
faillit  lui  jouer  un  mauvais  tour  :  on  la  présenta  au  conseil  du 
roi  comme  a  inconsidérée,  comme  faite  pour  animer  ce  pays- 
ci  et  Paris  contre  le  roi,  comme  compromettant  sa  sûreté, 
et  —  ce  qui  est  assez  contradictoire  —  comme  devant 
donner  l'idée  que  je  voulais,  par  de  tels  moyens,  assurer  sa 
venue  (5).  "  Liancourt  protesta  et  se  fit  couvrir  par  une  déli- 
bération du  conseil  du  département.  Il  semble  pourtant  qu  il 
V  ait  eu  de  ce  chef  certaine  inquiétude  dans  la  population, 

(1)  Mme  DE  Ghastenay,  Mémoires,  I,  p.  160. 

(2)  Lacretelle  est  d'un  avis  différent  (IX,  p.  203)  ;  il  pense  que  jus([u'au 
10  août  Liancourt  avait  espéré  recevoir  le  roi  :  trois  cents  Suisses  envoyés  sur  la 
route  par  le  roi  send)laient  justifier  cet  espoir  nial{;ré  l'opposition  de  la  reine. 
Les  assertions  de  Lacretelle  ne  doivent  être  accueillies  qu'avec  défiance:  il  était 
déjà  contre-révolutionnaire,  et  prenait  ses  désirs  pour  des  réalités;  c'est  ainsi  que 
l'arrivée  des  canons  du  Havre  lui  parait  une  mesure  concertée  pour  faciliter  le 
voyage  royal;  la  suite  du  réi-it  montre  ce  que  cette  assertion  a  de  téméraire. 

(3)  Clérembray,  la  Terreur  à  Jioueit,  p.  20. 

(4)  Arch.  adni.  de  la  Guerre.  La  lettre  des  officiers  de  l)ieppe  est  du  12  août. 

(5)  8  août  1792,  lettre  aux  adinini.-strateurs  du  directoire  de  la  Seine-Inférieure. 
(Arch.  de  la  Seine-Inférieure.)  Appendice  n°  V. 


122  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOLRT 

car,  d'accord  avec  les  corps  réunis,  les  pièces  furent  déposées 
à  la  maison  commune,  gardées  par  des  troupes  de  ligne  et 
par  la  garde  nationale.  Liancourt  et  le  commandant  de  la 
garde  nationale  conservaient  chacun  une  clef  du  magasin  où 
les  armes  étaient  déposées  (1). 

Contrairement  à  l'opinion  de  Lacretelle,  cette  correspon- 
dance   atteste   l'avortement  du  fameux  projet.   Ce    ne    sont 
point  des  lettres  de  conspirateur,  ce  sont  des  lettres  de  com- 
mandant militaire  responsable  de  la  sécurité,  préoccupé  de 
rester  en  bonne  harmonie  avec  les  autorités  civiles. 
Le  11  août  arrivent  les  premières  nouvelles  de  Paris. 
«  Le  11  août,  dit  Lacretelle,  le  duc  sort  à  cheval,  je  vais 
au-devant  de  lui  :  »  Tout  est  perdu  »  ,  me  dit-il  en  descendant 
de   cheval.     «  Je   ne   puis   parler,    l'horreur  me   suffoque... 
a  Tenez...  lisez...  »    Liancourt  profère   des    exclamations   : 
"  Un  asile  au  milieu  de  ses  ennemis  !  Un  asile  sur  la  Mon- 
"   tagne  !  Un  asile  dans  la  loge  d'un  journaliste!  Voilà  où  l'a 
(1  conduit  sa  tendresse  pour  les  siens.  Le  roi  ne  devait-il  pas 
a  passer  avant  l'époux,  le  frère  et  le  père  de  famille?  Pour 
"  arrêter,  ce  qui  ne  se  pouvait  plus,  l'effusion  du  sang,  il  a 
«  livré  le  sang  le  plus  précieux,  celui  de  ses  défenseurs,  celui 
Il  d'un  nombre  immense  de  Français!...  » 

"  Arrive  le  major  Bachmann ,  commandant  le  régiment 
des  Suisses  Salis  à  Rouen  (2) .  Liancourt  se  jette  dans  ses 
bras  :  «Vengeance!  mon  cher  major!  Vengeance  pour  tous  les 

(1)  9  août  1792,  lettre  au  ministre.  (Arch.  de  la  Seine-Inférieure.) 
(2j  Ha(;iim\isn-Anderlotz  (INict)la.s-Franiois,  baron  dk',  né  en  Suisse  en  1740, 
vint  en  France  à  l'âge  de  neuf  ans,  prit  du  service,  fit  la  guerre  de  Sept  ans 
comme  capitaine,  devint  major  en  1768  et,  en  1788,  colonel  du  régiment  de 
Salis.  Après  le  10  août,  les  deux  bataillons  furent  envoyés  à  Arras.  Glavière 
donna  des  ordres  pour  qu  ils  ne  fussent  pas  molestés  dans  leur  marche.  Bachmann 
i-ctourna  eu  Suisse,  muni  de  l'autorisation  de  Boisgelin  par  ordre  du  ministre.  Les 
soldats  de  son  régiment  furent  libres  de  prendre  du  service  dans  l'infanterie 
ligère.  Il  devint  en  1794  major-général  à  la  solde  du  roi  de  Sardai{;ne,  passa  en 
.\ngleterre  <|uand  le  Piémont  devint  français,  commanda  en  1800  l'avant-garde 
du  corps  intermédiaire  du  Tyrol  et  de  la  Suisse,  puis,  en  1814,  les  troupes 
suisses  au  service  de  Louis  XVI II  ;  ouvrit  aux  Autrichiens  l'entrée  de  la  Fiance 
en  1815,  puis  se  retira  à  Claris,  son  pays  natal.  (Arch.  hist.  de  la  Guerre.)  — 
.Son  frère  (Jacques-Joseph-Antoine-Léger),  1733-1792,  major-général,  défendit 
les  Tuileries  au  10  août,  et  fui  exécuté  le  18. 


L'ACTION    POLITIOUE   —    LE   PROJET    DE   ROUEN      123 

u  vôtres!  (Son  frère  avait  coniinanclé  les  jjardes  suisses  à  Tat- 
«  taquedcs  Tuileries  et  avait  été  blessé.)  Et  voyons  si  nouspou- 
(i  vons  encore  forcer  la  prison  du  roi  et  de  votre  frère...  (1)  « 

«   On  assemble  la  garnison   et  la  garde    nationale.   Après 
une  allocution  de  Llancourt,  le  serment  de  tidélité  est  renou- 
velé. Plusieurs  oftlcicrs  du  Koyal-Cravate  crient  ;k  A  Paris! 
«  Sauvons  le  roi  !  »  Les  Suisses  sont  résolus,  la  garde  nationale 
indécise.  Des  envoyés  des  Jacobins  entrent  dans  la  ville.  Une 
émeute  éclate  à  la  pointe  du  jour  sous  prétexte  de  la  cherté 
du  pain.  Les  autorités  civiles  font  tout  rentrer  dans  le  devoir, 
mais  la  répugnance  de  la  garde  nationale  augmente.  Ce  jour- 
là,  Liancourt  donne  à  diner  aux  magistrats  et  aux  comman- 
dants des  corps.  On  y  feignit  d'abord  plus  de  confiance  qu'on 
lien  éprouvait,  mais  on  se  parlait  bas  et  les  figures  semblaient 
s  assombrir.  On  me  presse  d  avertir  Liancourt  de  prendre  ses 
mesures  pour  la  fuite  la  plus  prompte.  On  nous  laisse  seuls  de 
bonne  heure.  Je  pressais  les  mains  du  duc   en   silence.  »  Je 
K  vous  entends,  dit-il,  mon  parti  est  pris,  mais  il  me  perce  le 
"  cœur.  J'avais  quelque  faible   espoir  mais  un  désir  ardent 
«  de  sauver  le  roi.   Nos  mesures  avortent;  mais  j'aurai  du 
«  moins  sauvé  riionneur  de  mon  nom  et  montré  qu'un  consti- 
«  tutionnel  peut  être  un  ami  sincère  et  dévoué  de  son  roi.  " 

Il  faut  rapprocher  de  ce  récit  celui  du  marquis  : 

«  Bientôt  on  apprit  la  journée  du  10  août.  Le  duc  essaya 
de  résister  :  il  fit  prêter  à  haute  voix  dans  le  Champ  de  Mars 
de  Rouen  à  toutes  les  troupes  un  nouveau  serment  de  fidélité 
au  roi  et  à  la  Constitution.  J'étais,  quoique  enfant,  à  cheval  à 
ses  côtés;  je  me  souviens  des  acclamations  des  troupes  et  du 
silence  du  peuple  de  la  ville.  Mon  père  prévit  qu'il  n'avait  plus 
que  peu  d'heures  à  rester  en  France  et  son  chagrin  fut  grand. 
Mais  que  pouvait-il  faire  (2  ?  " 

Il  n'apparait  pas,  à  l'honneur  du  duc,  qu  il  ait  sérieusement 
pensé  à  la  guerre  civile.  La  Société  populaire  des  Amis  de  la 

(1)  Le  ton  de  ce  récit  cadre  peu  avec  les  sentiments  de  Liancourt  attestés 
par  sa  démission. 

^^2)    Vie  du  duc,  p.  :i7. 


124  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOCRT 

Constitution  de  Rouen  fut  saisie  le  1 1  août  de  ces  événe- 
ments. La  Société  était  en  bons  termes  avec  Liancouit,  il 
avait  assisté  le  14  juillet  dans  la  salle  des  États  à  la  fête  de 
la  Fédération  (1).  Elle  ne  paraît  pas  avoir  pris  au  tragique 
l'affaire  du  serment  et  les  arrêts  imposés  «  au  frère  Lefévre 
qui  avait  refusé  de  crier  :  "  Vive  le  Roi!  »  Deux  commissaires 
furent  dépéchés  chez  Lefévre.  «  Étant  de  retour,  dit  le  procès- 
verbal,  ils  ont  fait  leur  rapport  et  ont  dit  que  M.  Liancourt 
accompagné  de  tous  les  officiers  de  la  garnison,  sergents  et 
caporaux,  sont  entrés  dans  le  directoire  du  département  et  ont 
réitéré  le  serment  qui  avait  été  prêté  au  Champ  de  Mars;  après 
quoi  ils  ont  crié  :  "  Vive  la  Nation,  la  Loi  et  le  Roi!  »  M.  Lian- 
court a  adressé  la  parole  à  M.  Lefévre  qui  était  de  planton  au 
département  et  qui  criait  :  u  Vive  la  Nation  !  n  au  lieu  de  crier  : 
»  Vive  le  Roi  !  »  M.  Lefévre  a  répété,  ainsi  que  son  peloton  : 
"  Vive  la  Nation!  »  Après  quoi  M.  Liancourt  lui  a  dit  :  «  Je 
<i  vous  mets  aux  arrêts.  "  MM.  les  commissaires  ont  ajouté  que 
M.  Lefévre  n'était  point  inquiet  de  cet  ordre  et  qu'il  priait  la 
Société  de  ne  pas  s'en  occuper  (2).  »  A  neuf  heures,  un 
caporal  envoyé  par  Liancourt  venait  lever  les  arrêts. 

Liancourt  ne  songea  donc  pas  un  instant  à  résister.  Son  fils 
d'Estissac  était  arrivé  le  11  au  soir  à  bride  abattue,  »  ivre 
de  douleur,  d'émotion  et  de  fatigue  "  .  Il  avait  accompagné 

(1)  On  y  chanta  des  couplets  : 

Que  cet  anuiversaire 
A  de  charmes  jiour  uos  cœurs, 

Liberté  cjai  m'est  chère 
'l'a  promets  mille  douceurs. 
Il  faudrait  élre  de  maibre 
l'.t  n'avoir  point  de  {jaieté 
Pour  ne  point  danser   à  l'arbre  (J)is) 
A  l'arbre  de  la  Liberté  ! 

(Journal  de  Rouen  du  21  juillet  1792.) 

(2)  Arch.  de  la  Seine-Inférieure.  Extrait  des  re{;istres  de  la  Société  popu- 
laire. D'après  Mme  de  Chastenay,  le  grenadier  aurait  interpellé  le  commandant 
«ur  les  événements  de  Paris.  «  Il  dit  qu'avant  de  s'engager  par  un  nouveau  ser- 
ment la  garde  nationale  avait  besoin  de  savoir  si  le  roi  régnait  encore,  et  il 
démontra  avec  une  concision  sévère  et  une  froide  audace  que  les  anciens  ser- 
ments étaient  annulés.  »  ^Mémoires,  I,  p.  i(il.)  Le  récit  parait  dramatisé. 
Mme  de  (>liastenay  aime  les  effets  de  style. 


L'ACTION    POMTIQl^E  —   LE    PROJET    DE    ROUEN      125 

Jjouis  XVI  jusqu'à  l'Assemblée  nationale;  après  avoir  couru 
bien  des  dan^orers,  il  était  sorti  de  Paris  le  pistolet  à  la 
main  (l).  La  monarcbie  était  perdue.  Pourquoi  Liancourt 
aurait-il  sacrifié  sa  vie  qui  pouvait,  qui  devait  être  profitable 
à  son  pays?  Il  n'aimait  pas  les  héroïsmes  inutiles  :  sa  foi 
monarchique  n  allait  pas  jusqu  à  risquer  la  (guillotine. 

L'n  mandat  d'arrêt  avait  été  décerné  coutre  d'Enville  et 
contre  lui,  et,  ajoute-t-il,  i<  notre  arrestation  n'était  pas  le 
seul  ordre  émané  de  ses  auteurs  à  notre  sujet.  Il  ne  voulut 
point  quitter  la  France.  Moins  confiant,  moins  vertueux  que 
lui,  j'ai  fui  les  poig^nards  et  il  y  a  succombé  (2),  " 

Avant  de  partir,  Liancourt  voulut  se  mettre  en  règle  avec 
le  ministre  de  la  ,<juerre.  Le  14,  «  l'an  A''  de  la  liberté  «,  il 
lui  envoya  sa  démission  : 

<i  Ma  conduite  pendant  toute  la  Iié\"olution  et  les  principes 
que  j'ai  constamment  et,  j  ose  le  dire,  bien  loyalement  suivis 
pendant  tout  ce  temps,  se  trouvant  entièrement  différents 
des  lois  nouvelles  que  la  force  des  circonstances  a  forcé 
l'Assemblée  nationale  à  rendre,  il  m'est  impossible  d'espérer 
pouvoir  continuer  d'être  utile  dans  la  place  que  j'occupe,  où 
la  confiance  est  un  des  plus  sûrs  movens  d  ajjir  efficacement. 
J'ai  donc  1  honneur  de  vous  prier  de  vouloir  bien  me  rem- 
placer dans  les  fonctions  de  commandant  de  la  15'  division. 
Vous  êtes  trop  juste  pour  vouloir  tenir  constamment  un  hon- 
nête homme  placé  entre  sa  conscience  et  ce  que  les  circons- 
tances rendent  son  devoir,  et  trop  éclairé  pour  ne  pas  recon- 
naître qu'un  tel  parti  nuirait  aux  intérêts  de  l'État. 

«  J'attends  votre  réponse  avec  impatience. 

«  Le  commandant  de  la  15"  division, 
«  Ll\ncourt  (3) .  » 

(1)  LeUce  du  1"  sejjteinljre  1815  à  >L  le  maréchal  tninistri' de  la{;uerre.  (Arcli. 
adm.  de  la  Guerre,  dossier  n"  2026.)  «  J'ai  toujours  été,  .ijoute-t-il,  un  des  plus 
tidèles  à  la  cause  rovale.  Je  n'ai  pas  quitté  S.  M.  Louis  XVI  la  dernière  année  de 
son  règne.  » 

(2)  Voyage  en  Amérique .  Avertissement,  p.  5. 

(3j   Arch.  adm.  de  la  Guerre,  lettre  autograplie.  La  démission  a  été   acceptée 


126  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Les  décrets  dont  parle  Liancourt  étaient  cevix  qui  avaient 
autorisé  les  fédérés  à  venir  à  Paris  malgré  le  veto  royal,  levé 
la  suspension  de  Pétion  et  de  Manuel  prononcée  par  le  dépar- 
tement, déclaré  la  patrie  en  danger,  accordé  aux  Parisiens  la 
permanence  des  sections,  et  facilité  ainsi,  du  2  au  25  juillet, 
le  succès  de  la  révolution  à  la  fois  communale  et  nationale  du 
10  août.  »  Il  y  avait,  dit  Sainte-Beuve,  une  volonté  générale 
unanime  :  il  y  avait  une  organisation  terrible  pour  la  former, 
la  confirmer,  la  manifester,  la  faire  exécuter;  en  un  mot,  il 
existait  une  démocratie  ou,  si  Ton  veut,  une  ochlocratie  redou- 
table, résidant  en  vingt-six  mille  clubs  correspondant  ensemble 
et  soutenus  par  un  million  de  gardes  nationales  (1).  » 

Liancourt  ne  pouvait  accepter  ni  les  mesures  qui  avaient 
précédé  ni  celles  qui  avaient  suivi  le  10  août,  c'est-à-dire  la 
suspension  du  roi,  prélude  de  la  déchéance  demandée  dès  le 
9  par  Condorcet,  la  convocation  d'une  Convention  nationale 
et  la  formation  d'un  conseil  exécutif  provisoire,  préface  de 
l'abolition  de  la  rovauté;  sa  lettre  achève  de  démontrer  qu'il 
n'avait  rien  d'un  conspirateur  et  qu'il  détestait  la  guerre 
civile  :  c'est  pour  l'éviter  qu'il  quitte  son  commandement;  il 
ne  critique  même  pas  «  les  lois  nouvelles  que  l'Assemblée 
nationale  a  été  forcée  de  rendre  »  .  Il  se  retire  parce  que  sa 
conscience  lui  interdit  de  les  appliquer,  et  son  dernier  mot 
est  une  allusion  aux  intérêts  de  l'État  qui  seuls  dictent  sa  con- 
duite. C'est  la  démission  d'un  royaliste  qui  ne  veut  pas  servir 
la  République  imminente  et  d'un  patriote  qui  brise  son  épée 
pour  ne  pas  la  tourner  contre  son  pays. 

En  .ègle  avec  son  chef,  il  n'avait  plus  qu'à  sauver  sa  vie. 
Sans  doute  il  n'attendit  pas  la  réponse  de  Paris;  il  s'enfuit, 

le  18  août.  Le  19,  le  ministre  en  avise  le  directoire  du  département  delà  Seine- 
Inféricure.  (Arcli.  de  la  Seine-Inférieure,  extrait  des  registres,  i"  septembre  1792.) 
D'Ahancourt  avait  remplacé  Lajard  le  23  juillet.  Décrété  d'accusation  par  l'As- 
semblée, pour  sa  résistance  au  10  août,  il  fut  remplacé  par  Clavière,  puis  par 
Monge,  ministre  intérimaire;  puis,  le  21  août,  par  Servan.  Le  décret  qui 
nommait  Monge  avait  été  rapporté  le  11  août;  c'est  Clavière  qui  reçut  la  démis- 
sion. 

(1)  Causeries  du  lundi.  VIII,  p.  343.  —  Ailaud,  Histoire  politique,  p.  187 
et  suiv. 


L'ACTION    POLITIOt'E  —   T,E   PROJET    DE   ROUEN      127 

emportant  deux  ou  trois  cents  louis.  Son  fils  aîné,  François, 
resta  au  château  de  Maunv  jusqu'au  ^  xjerminal  an  II,  et  il 
s'échappa  à  la  nouvelle  que  les  couirnissaires  de  la  Conven- 
tion allaient  venir  pour  l'arrêter. 

Son  second  fils  Alexandre  et  Lazowski  restaient  à  Paris. 
Lacretelle  demeurait  à  Rouen,  muni  de  sa  ])rocuration  pour 
essayer  de  sauver  les  déhris  de  sa  fortune.  Il  passa  six  semaines 
en  Normandie;  vendit  les  hijoux,  les  chevaux,  et  tira  du  nau- 
frage 80,000  livres.  "  Liancourtsut  vivre  huit  ans  avec  1  inté- 
rêtdece  capital.  "  Les  autorités  de  la  ville  et  du  département 
veillèrent  sur  la  sécurité  de  Lacretelle.  Elles  appréhendaient, 
du  reste,  d'être  compromises  dans  laffaire  du  départ  du  roi. 
Le  maire Fontenai,  Mollien,  directeur  des  domainesde  l'Eure, 
avaient  été  dans  la  confidence,  et  craignaient  pour  leur  liberté. 
Pour  donner  des  gages  de  civisme,  la  municipalité,  le  22  août, 
décidait  de  n'accorder  de  passeports  qu'à  ceux  qui  n'avaient 
pas  de  parents  émigrés.  Le  département,  présidé  par  d'Her- 
bouville,  ordonna  la  transcription  des  nouveaux  décrets,  mais 
ce  ne  fut  que  le  10  septembre  que  le  conseil  général  de  la 
Commune  protesta  contre  n  les  calomnies  qui  accusaient  les 
officiers  rouennais  de  favoriser  la  retraite  de  Louis  XVI  »  .  Le 
25,  les  parents  d'émigrés  étaient  consignés  chez  eux;  ceux 
qui  n'avaient  pas  leur  domicile  à  Rouen  avaient  huit  jours 
pour  rentrer  fl).  Lacretelle  avait  eu  tout  le  temps  nécessaire 
pour  briller  les  papiers  et  vendre  une  partie  des  meubles  avant 
la  mise  sous  séquestre  (2).  Il  retourna  à  Paris. 

L'affaire  de  Rouen  eut  son  dénouement  devant  l'Assemblée 
législative.  En  juillet  et  en  août,  le  bruit  du  départ  du  roi 
pour  cette  ville  avait  été  répandu.  Au  ministère  de  la  guerre, 
les  ordres  s'entre-croisaient  et  se  contredisaient.  On  différait 
jusqu'au  i:}  août  le  départ  du  IT'  escadron  de  cavalerie  de 
Rouen  pour  l'armée  du  centre,  départ  décidé  dès  le  15  juillet. 


(1}  Clérkmbray.  p.  67. 

(2")  Des  aftifhes  de  ventes  de  mobiliers  d'éinigi-c's  entrent  pour  819  livres  dans 
le  nfiémoire  des  frais  d'impression  du  citoyen  Le  Boullcnger,  imprimeur  :  elles 
concernent  vingt-cinq  émigrés  paiiiii  lesquels  Liancourt.  (GLÉnEMBRAY,  p.  73.) 


128  I.A    ROCHEFOUCALI.D-LIA^sCOURT 

Quant  aux  Suisses,  on  ne  savait  qu'en  faire  :  le  2,  on  les 
envoyait  à  Évreux;  le  7,  sur  les  réclamations  de  la  garde 
nationale,  on  les  arrêtait  à  Mantes;  le  9,  on  les  dirigeait  sur 
Dieppe,  pour  être  employés  au  service  des  batteries  de  la  côte  ; 
d  Abancourt,  dès  le  2  août,  conseillait  à  Liancourt  de  les 
diviser  en  plusieurs  contingents.  L'Assemblée  les  prenait  sous 
sa  protection,  a  11  n'est  pas  prudent,  écrivait  Glavière  le 
H  août,  de  les  tenir  réunis  à  raison  de  la  fermentation  et  des 
défiances  que  leur  conduite  a  excitées  par  les  propos  les  plus 
inconsidérés  et  les  moins  tolérables.  "  Le  13,  le  ministre 
demandait  les  motifs  de  la  démission  des  trois  officiers 
patriotes.  Le  15,  il  communiquait  à  Roland  la  lettre  impéra- 
tive  qu'il  envoyait  à  Liancourt  : 

(1  Gomme  je  l'avais  prévu,  la  réunion  des  Suisses  qui  vous  a 
paru  convenable  est  non  seulement  cause  de  l'inquiétude  et 
de  la  fermentation,  mais  elle  expose  visiblement  leur  sûreté. 
Il  est  étonnant,  monsieur,  que  vous  ne  l'ayez  pas  senti.  Je 
vous  ordonne  de  procéder  incessamment  à  la  division  des  trois 
cents  hommes  composant  le  détachement  du  régi  ment  ci-devant 
garde-suisse  qui  se  trouve  dans  votre  division.  Vous  en  enverrez 
trente  à  Dieppe,  cinquante  à  Saint-Yalery,  cinquante  à 
Fécamp,  cent  cinquante  au  Havre,  et,  s'il  est  parmi  les  offi- 
ciers des  hommes  d'un  caractère  turbulent  ou  suspect,  je  vous 
charge,  sous  votre  responsabilité,  de  les  mettre  hors  d  état  de 
troubler  la  tranquillité,  et  de  nuire,  comme  ils  l'ont  fait 
jusqu'ici,  à  leurs  soldats  (1)  "  . 

Les  affaires  de  Rouen  avaient  aussi  préoccupé  les  Jacobins. 
fiC  8  août,  Merlin  avait  dénoncé  la  proposition  que  le  lende- 
main les  députés  du  côté  droit  devaient  présenter  à  l'Assem- 
blée; il  s'agissait  de  transporter  l'Assemblée  nationale  à 
Rouen.  Chabot  avait  flétri  u  l'infâme  députation  de  la  Seine- 
Inférieure  "  ,  1  esprit  public  et  les  intentions  de  la  munici- 
palité de  Rouen  disj)osée  »  à  se  prêter  à  1  évasion  du  roi  et 

(1  Voir  potir  toute  t-ette  période  aux  Arch.  Iiist.  «le  la  (luerie  la  Corres- 
ponrlanre  {jénérale  militaire,  le  re{^istre  sommaire  ties  dépêches  reçues  du 
1*' juillet  au  10  août,  et  le  cahier  n"  3  du  11  août  au  6  septembre. 


L'ACTION    POLITIQUE   —    LE    l'HOJET    DE    ROUEN      129 

à  lui  faire  un  rempart  Je  ses  écharpes  municipales  (1)  ->  . 
Le  13  août,  la  Léfjislative  reçut  avis  du  Conseil  du  dépar- 
tement que  la  loi  sur  la  suspension  du  roi  avait  été  transcrite 
sur  les  rejjistres.  Tartanac  remarqua  le  laconisme,  la  séche- 
resse et  comme  la  contrainte  des  administrateurs.  Gensonné 
rapporta  les  termes  dime  lettre  que  vouait  de  recevoir  de  Baie 
le  ministre  des  affaires  étrangères  :  Rouen  devait  devenir 
le  foyer  de  la  contre-révolution;  trois  officiers  patriotes, 
MM.  Buxtorff,  Bourcard  et  Salis-Séevis  avaient  été  contraints, 
à  force  de  mauvais  traitements,  à  donner  leur  démission.  Ils 
passaient,  dit  le  ministre,  pour  être  les  victimes  de  leur  civisme 
et  M.  Bachmann  est  soupçonné  d'être  dans  des  sentiments 
infiniment  opposés  {"2).  Broussonnet  fit  à  l'Assemblée  le  récit 
de  la  scène  du  samedi  1 1  août  et  de  la  mise  aux  arrêts  de 
Lefèvre.  On  parla  de  Tachât  des  huit  pièces,  de  l'acquisition 
de  dix-huit  canons  et  de  trois  mille  fusils,  de  cinq  mille 
prêtres  réfractaires  qui  faisaient  l'exercice  :  les  bruits  les  plus 
invraisemblables  trouvaient  créance.  Bref  l'Assemblée  décréta 
que  le  ministre  de  la  guerre  rendrait  compte  des  motifs  de  la 
démission  des  trois  officiers.  Le  procureur  général  syndic 
Thieullen  devait  se  présenter  à  la  barre  dans  les  vingt-quatre 
heures  de  la  remise  du  décret,  et  apporter  l'expédition  en 
forme  de  la  délibération  sur  la  suspension  du  roi  (3). 


(1)  AuLARD,  Société  des  Jacobin.';,  IV,  p.  189-190. 

(2)  Il  y  a  sur  le  contrôle  du  régiment  deux  Piuxtorff  du  même  prénom  (Jean\ 
nés  à  Bàle,  l'un  en  1773,  l'autre  eu  1739.  L'un  d'eux  —  le  patriote  — était  lieu- 
tenant en  1763;  le  11  floréal  an  II,  comme  fondé  de  procuration  des  capitaines 
propriétaires,  il  réclamait  à  la  Convention  le  complément  des  indemnités  pro- 
mises aux  Suisses  licenciés  par  la  loi  du  22  août  1792.  Le  18  vendémiaire  an  III, 
la  conunission  dos  secours  publics  lui  alloue  7,285  livres  13  sous  6  deniers. 
(Arch.  hist.  de  la  Guerre,  dossier  des  régiments  suisses.) 

On  trouve  aussi  sur  le  contrôle  plusieurs  Bourcard,  dont  deux  nés  à  Bàle  : 
l'un  en  1746,  l'autre  en  1749;  le  premier,  capitaine  depuis  1784;  le  second, 
soldat  et  sous-ofticier  en  1768,  lieutenant  en  1791,  et  deux  Salis-Séevis, 
du  pays  des  Grisons  :  l'un,  né  en  1767,  sous-lieuteu,iiit  depuis  1787;  l'autre, 
né  en  1762,  capitaine  depuis  1786. 

A  la  revue  du  18  janvier  1792,  un  seul  Bourcard  est  présent  :  c'est  Jacques  ; 
les  deux  autres  (Nicolas  et  Rodolphe)  sont  u  absents  pour  congé  à  la  cour  >•  ;  un 
des  Buxtorff  est  absent  pour  le  nȏme  motif. 

1^3)  Arcli.  pari,  XLVIII,  p.  103  et  suiv. 

9 


130  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Le  Conseil  du  département  fut  inquiet.  "  Témoin  des  tra- 
vaux considérables  qui  avaient  affaibli  sa  santé,  craignant 
qu'il  ne  pût  obéir  au  décret  s'il  succombait  à  sa  faiblesse,  "  il 
fit  accompagner  Thieullen  par  M.  Rondeaux,  «  tant  à  cause 
de  sa  santé  que  pour  le  suppléer  (1).  » 

La  comparution  de  ce  magistrat  eut  lieu  le  16  août.  Il  jus- 
tifia le  Conseil  du  département.  Tous  les  décrets  de  l'Assem- 
blée depuis  le  10  août  avaient  été  enregistrés.  «  Nous  jurons, 
dit-il,  de  maintenir  la  liberté  et  l'égalité  ou  de  mourir  à  notre 
poste.  "  On  l'admit  aux  honneurs  de  la  séance,  puis  on  le 
rappela  pour  qu'il  précisât  certains  faits  :  un  courrier,  por- 
teur de  dépêches  secrètes,  avait  été  envoyé  le  5  chez  M.  Du- 
castel,  député  de  la  Seine-Inférieure,  au  département  de  Paris 
et  au  ministère  de  la  justice...  Pourquoi  le  département  avait- 
il  voulu  faire  désigner  par  les  municipalités  des  commissaires 
des  communes  prêts  à  se  rendre  à  Rouen?  Le  président  Dela- 
croix demanda  des  détails  sur  le  transport  des  huit  canons, 
sur  le  serment  que  Liancourt  avait  fait  prêter  aux  troupes, 
sur  le  projet  de  l'enlèvement  du  roi,  sur  le  rassemblement 
des  «  prêtres  réfractaires  et  fanatiques  auxquels  les  Suisses 
apprenaient  l'exercice  »  .  Le  procureur  général  syndic  se 
défendit  médiocrement.  On  l'avait  surnommé  «  l'orateur  du 
sentiment  «  .  Les  émotions  n'étaient  pas  de  nature  à  raffermir 
sa  santé.  Il  plaida  l'ignorance,  il  tergiversa  :  «  il  avait  blâmé  la 
démarche  de  Liancourt  »  qui  avait  fait  prêter  aux  troupes,  le 
11,  un  autre  serment  que  celui  du  10  août.  Mais  «  il  avait 
dû  se  taire  comme  les  membres  du  directoire  »  .  Il  allégua 
l'arrêté  pris  par  le  département  dès  juillet  1791  contre  les 
prêtres  insermentés;  il  ne  se  rappelait  pas  si  les  Suisses  leur 
avaient  appris  l'exercice,  ni  s'il  avait  signé  le  message  com- 
promettant peut-être  adressé  à  M.  Ducastel.  On  craignait 
1  invasion  des  Autrichiens  et  la  descente  des  Anglais.  Il  igno- 
rait si  le  courrier  avait  des  dépêches  particulières  :  il  n'a 
jamais  été  question  au  département  que  l'on  dût  amener  le 

(1)    CLKnEMBRAY,  p.    18. 


L'ACTION    POLITIQUE   —    LE   PR0J1:T    DE    ROUEN      131 

roi  à  Rouen.  C'est  un  projet  que  Thicullcn  »  n'aurait  pu 
entendre  sans  horreur...  "  «  Je  suis  atteint,  dit-il,  de  maladie 
chronique  et  dans  les  moments  où  je  souffre,  c'est  mon  subs- 
titut qui  me  remplace  "  .  Là-dessus  on  murmura  et  un  député 
resté  inconnu  inculpa  «  M.  de  Liancourt,  M.  La  Fayette  et 
un  membre  du  département  de  la  Seine-Inférieure  (1)  »  . 
L'interrofjatoire  terminé,  le  procureur  général  syndic  protesta 
une  fois  de  plus  de  son  civisme,  de  son  zèle  pour  la  chose 
publique  et  de  la  pureté  de  ses  intentions. 

L'Assemblée  renvoya  les  pièces  au  Comité  de  Surveillance 
et  manda  à  sa  barre  le  président  du  département  de  l*aris  et 
l'ex-ministre  de  la  justice  de  Joly  (2).  Dans  la  séance  du  soir 
du  17  août,  le  président  du  département  de  Paris  déclara 
n'avoir  reçu  dans  la  nuit  du  5  au  G  août  aucune  misssive. 
Quant  à  M.  de  Joly,  il  ne  comparut  pas  :  l'Assemblée  renvoya 
l'interrogatoire  et  la  lettre  que  le  département  avait  écrite  au 
roi  après  le  20  juin  à  la  Commission  des  Douze  (îî). 

Aucune  suite  judiciaire  ne  fut  donnée  à  l'affaire  de  Rouen, 
ni  par  la  Commission  de  Surveillance,  ni  par  la  Commission 
des  Douze.  Le  procès-verbal  de  l'Assemblée  ne  mentionne 
aucun  rapport  d'aucune  des  deux  commissions. 

A  Rouen,  le  directoire  du  département  fut  informé  de  la 
démission  de  Liancourt  le  19  août.  «  Au  nom  de  la  patrie  " 
le  ministre  de  la  guerre  l'interrogea  sur  l'affaire  des  canons 
et  sur  le  lieu  de  résidence  des  trois  officiers  généraux  de  la 
15^  division,  MM.  de  Liancourt,  de  Boisgelin  et  de  (^rimoard. 
<i  II  faut  sauver  la  chose  publique.   "    —    a  M.   de  Liancourt, 


(1)  Asseiiihlée  létjislative,  procès-verbal  du  10  août,  XII,  p.  306  et  siiiv. 
—  Clérembray,  p.  19. 

(2^  Joly  i^ Etienne-Louis-Victor  de),  1756-1837,  avocat  aux  conseils  ilu  roi 
(1786),  secrétaire  des  représentants  de  la  Commune  (1787),  lieutenant  de  marine 
à  Paris  (1790);  avoué  près  le  tribunal  de  cassation  en  1792,  il  était  ministre 
depuis  le  3  juillet. 

(3;   Procès-verbal,  p.  368. 

De  Joly  toujours  introuvable  n'ayant  pas  comparu,  l'Asscmbléo,  sur  la  propo- 
sition de  Choudieu,  décréta  (|ue  la  {gendarmerie  nationale  ferait  la  rccliercbe  de 
sa  personne  ainsi  que  de  celle  tle  Montmorin.  De  Jolv  ne  reparut  pas.  (.Lc/i.  pari., 
XLVIII,  p.  556.) 


132  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

répond  le  directoire,  a  annoncé  de  vive  voix,  le  jour  de  l'ar- 
rivée des  ci-devant  gardes-suisses  (le  13  août),  qu'il  allait 
partir  pour  faire  sa  tournée  des  côtes  de  la  division,  afin 
d'examiner  les  batteries  et  armes  et  qu'il  serait  de  retour 
dans   trois  jours  :  depuis,  il   n'a  donné  aucune  nouvelle.   » 

«  On  dit  publiquement  dans  Rouen,  écrivit  Amabert  au 
ministre,  qu'il  ne  reviendra  plus,  qu'il  est  passé  en  Angle- 
terre. Je  n'en  ai  aucune  certitude  et  personne  de  ses  gens  n'en 
a  avis  parce  qu'il  n'a  emmené  avec  lui  que  des  Anglais  (1).  " 
Le  19,  M.  de  Boisgelin  ayant  éprouvé  quelques  dangers  au 
Havre  "  par  rapport  aux  déplacements  d'artillerie,  revint  à 
Rouen  assurer  le  service  »  .  Le  20,  Amabert  s'entendit 
avec  la  municipalité  pour  mettre  toutes  les  troupes,  sauf 
celles  de  ligne,  sous  les  ordres  du  commandant  de  la  garde 
nationale.  Le  1"  septembre,  le  conseil  général  du  départe- 
ment fut  saisi  d'une  demande  à  fin  de  séquestre  de  chevaux 
et  chariot  appartenant  à  Liancourt  :  il  décida  que  ces  objets 
seraient  séquestrés  par  provision  et  u  qu'il  serait  écrit  au 
ministre  de  l'intérieur  "  pour  savoir  si  M.  de  Liancourt  était 
émip^ré  (2).  Dès  le  lendemain  du  10  août,  toutes  les  autorités 
de  la  Seine-Inférieure  rivalisèrent  de  civisme.  Grimoard  à. 
Paris,    Boisgelin   à  Rouen,    étaient  aux  ordres  du   ministre. 

u  Je  ne  puis,  écrivait  Amabert  le  20,  vous  exprimer  combien, 
toutes  les  villes  de  ce  département  ont  à  cœur  actuellement  de 
plaire  aux  ministres  qui  ont  la  confiance  de  la  nation  et  de 
l'Assemblée  (3).  »  Au  Havre,  l'émeute  fut  apaisée  par  la  garde 
nationale  qui  se  fit  rendre  les  pièces  de  canon  et  les  munii- 


(1)  ArcU.  hist.  delà  (iiierre,  Corresp.  {jénérale,  cahier  n"  3  <lu  11  aoûtauôspp- 
Icinbn-.  —  Amabert  était  adjudant  {jénéral  de  la  15'  division  :  entré  au  service 
le  i"^"^  mai  1769,  adjudant  d'état-niajor  en  1787,  adjudant  général,  colonel 
le  23  mai  1792,  commandant  du  Ilavre-Marat  en  1793,  suspendu  le  13  vendé- 
miaire an  II,  réintégré  le  11  brumaire  an  III,  envoyé  à  l'armée  des  côtes  de  Brest. 
«  Officier  très   distingué,  dit  une  note   manuscrite  de  Lazare  Hocbe;  connu  du 

|»ouvernemcnt,  il  est  du  nombre  de  ceux  qui  meritte  {sic)  de  la  patrie  et  de  l'hu- 
manité. >'   (Arch.  adm.  de  la  Guerre,  dossier  Amabert.)  Voir  l'Appendice  n"  V. 

(2)  Arch.  de  la  Seine-Inférieure.  Extraits  des  registres.  Délibérations  des  18^ 
19  août  et  i*^'  septembre. 

(3)  Arch.  adin.  de  la  Guerre,  do.ssi<'r  AmaberU, 


L'ACTION    PniJTIOLE   —    T-E   PROJET    DE   ROUEN      133 

lions  déplacées  clans  la  nuit  du  14  août  (1).  A  Fécamp,  on 
refusa  de  loger  les  cinquante  Suisses  qui  devaient  y  rester 
jusqu'à  nouvel  ordre  (2) .  Le  directoire  de  la  ville  de  Rouen,  le 
tribunal  envoyèrent  des  adresses  enthousiastes  (3) .  Il  fallait 
faire  oublier  les  démonstrations  royalistes  de  juin.  Tliicullen 
repartit  pour  Rouen,  reprit  ses  fonctions  de  procureur  général 
syndic  qu'il  conserva  jusqu'au  29  novembre  1792,  et  présida 
la  Société  des  Amis  de  la  Constitution,  en  attendant  qu'il  devint 
ie  plu«  haut  magistrat  de  la  Cour  Impériale. 


Un  ordre  d'arrestation  avait  été  lancé  contre  Llancourt  le 
16  août  :  «  Ordre  à  notre  concitoyen  Bonnet  d'arrêter  et  saisir 
partout  où  il  se  trouvera  le  sieur  Llancourt,  ci-devant  membre 
de  l'Assemblée  constituante,  demeurant  ordinairement  rue  de 
Varennes,  faubourg  Saint-Germain,  et  d'apposer  les  scellés 
sur  ses  papiers;  requérons  les  commandants  du  peuple  armé 
et  le  peuple  lui-même  de  prêter  main-forte  pour  l'exécution 
du  présent  ordre.  Fait  à  la  mairie  le  seize  août  mil  sept  cent 
quatre-vingt-douze,  l'an  A  de  la  Liberté  et  1"  de  l'Egalité. 

«  Les  adniinùtrateiirs  de  police  et  surveillance, 

«  Signé  :  Duffort,  François,  Cailly  et  Chartrey  (4).  " 

Llancourt  était  encore  à  Rouen  le  14.  Il  dut  partir  de  grand 

(1^1  Dénonciation  du  citoyen  Bériarde.  Arch.  hist.  de  la  Guerre.  (Corr. 
militaire  générale).  Il  signe   «  un  citoyen  qui  aime  sa  patrie  »  . 

(2}  Arch.  de  la  Seine-Inférieure,  séance  du  conseil  du  département  du 
20  août. 

(3)  Arch.  pari.,  XLVIII,  p.  333,  368,  (564,  316.  636,  695.  Dés  le  13  août,  la 
ville  de  Dieppe  avait  protesté  contre  la  nomination  des  commissaires  de  commune 
et  félicité  l'Assemblée  nationale.  (Arch.  pari.,  XLVIII,  p.  93.) 

4)  Municipalité  de  Paris,  département  de  police  et  de  garde  nationale,  n"  167. 
(Arch.  nat.,  F",  n°  5444.) 


134  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT 

matin.  Le  15,  il  était  à  Abbeville.  ■'  Il  errait  sur  le  bord  de  la 
mer  sans  guide,  sans  savoir  même  où  il  oserait  en  chercher 
un.  Heureusement,  il  retrouva  deux  amis  qui  se  souvenaient 
de  services  jadis  rendus  et  s'employèrent  à  le  sauver.  L'un 
était  Delattre  (1)  l'aîné,  député  du  tiers  état  de  la  sénéchaussée 
de  Ponthieu,  négociant  à  Abbeville;  l'autre,  M.  du  Bellay, 
alors  chef  de  l'amirauté  et  depuis  juge  au  tribunal  d'Abbe- 
ville.  »  Le  duc,  déguisé  en  matelot,  fut  conduit  au  Crotoy, 
chez  M.  Delahaye,  employé  de  l'amirauté,  à  qui  il  savait  pou- 
voir se  confier  (2). 

«  M.  le  duc,  dit-il,  n'a  rien  à  craindre;  j'espère  trouver  au 
Crotoy  les  moyens  de  le  faire  transporter  en  Angleterre  sans 
danger.  "  On  s'adressa  sans  succès  d'abord  à  un  capitaine 
nommé  Desgardins,  puis  au  patron  d'un  bateau  plat,  Jean 
Raymond,  qui  s'excusa  sur  la  nature  de  son  bateau  et  sur  le 
danger  de  se  perdre  en  pleine  mer.  »  Mais,  ajoute-t-il,  Nicolas 
Yadunthun  doit  sortir  du  port  dans  un  sloop  en  charge  pour 
Boulogne;  il  est  pilote  et  capable  de  faire  la  commission.  »  On 
se  rendit  chez  Vadunthun.  «  La  proposition  n'était  pas  faite 
que  le  brave  pilote  avait  compris  et  accepté  »  ,  et  tout  était 
convenu  avec  le  capitaine  du  sloop  :  on  lui  payait  1 ,000  livres 
pour  déposer  en  Angleterre  un  «  Monsieur»  qui  désirait  con- 
server l'incognito;  et  le  pilote  ne  devait  pas  quitter  le  pas-^ 
sager  avant  qu'il  ne  fut  débarqué  en  Angleterre. 

Trois  jours  et  trois  nuits  s'écoulèrent  avant  le  départ.  Pour 
détourner  les  soupçons,  un  des  fils  de  M.  Delahaye  conduisit 
les  deux  chevaux  du  duc  et  son  domestique  à  Bernay.  Les 

(1)  Delattrk  (FrarK'ois-PnscIml,  l);iion\  1749-1834,  négociant,  élu  député  du 
tiers  par  la  sénôchausséc  de  Poiilliieii  aux  Etats  Généraux  de  1789,  reprit  son 
coiniiierec,  son  mandat  expiré,  fut  élu  député  de  la  Somme  aux  Cinq-Cents 
(au  VIII),  entra  au  Corps  iéjjisiatif  (an  VIII),  fut  réélu  en  1811,  devint  préfet  de 
Vaucluse,  vota  la  dédiéanee  de  Napoléon.  Elu  pendant  les  Cent-Jours  mcmhre 
de   la    Chambre  des    représentants,   il  fut  créé  baron  par  Louis  XVIII  en  1816. 

(2^  l'nAnoND,  le  Duc  de  La  Rntlicfoucduld  au  Crotoy,  reproduit  dans  la  Heinie 
littéraire  de  Picardie.  — ■  Vie  du  duc,  p.  39.  —  Lrcis,  Monographie,  p.  207. 
—  Gaétan  ne  nomme  que  M.  Delattre.  Prarond,  qui  avait  recueilli  les  tradi- 
tions orales  du  pays,  est  plus  précis  ;  nous  condiinons  les  deux  récits  sans 
nous  dissimuler  ce  qu'il  y  a  de  hasardé  dans  ces  anecdotes  dramatisées  après 
coup. 


L'ACTION    POLITIQUE   —    LE   PROJET    DE   ROUEN      135 

choses  allèrent  bien,  sauf  une  alerte  qui  faillit  tout  gâter.  Le 
duc  fut  réveillé  un  matin  par  le  tambour;  il  croit  qu'on  vient 
pour  le  tuer,  s'élance  de  son  lit  et  saisit  les  pistolets.  "Arrêtez, 
lui  dit  M.  Delahaye,  vous  n'avez  rien  à  craindre  chez  moi.  » 

Quatre  familles  du  Crotoy  savaient  tout;  d'autres  n'igno- 
raient pas  qu'un  noble  s'était  réfugié  clic/:  Delahaye.  Connais- 
sant parfaitement  l'esprit  de  la  population,  celui-ci  avait 
répondu  au  duc  de  la  complicité  au  moins  tacite  de  tous. 

Le  moment  du  départ  arriva.  Déjà  les  caisses  du  duc  avaient 
été  transportées  par  une  voie  détournée,  pour  tromper  la  vigi- 
lance de  la  douane,  dans  la  petite  embarcation  de  Jean 
Raymond  qui  devait  rejoindre  le  sloop  en  mer,  ce  qui  avait 
été  convenu  particulièrement  avec  Vadunthun.  On  allait 
mettre  à  la  voile.  "  M.  de  La  Rochefoucauld  avait  revêtu  son 
costume  de  marin,  par  crainte  non  des  habitants,  mais  de  la 
douane. 

"  Les  adieux  étaient  faits  lorsque  le  capitaine  du  sloop  entra  ; 
il  vint  dire  qu'il  ne  pouvait  prendre  le  passager  à  son  bord 
sans  s'exposer  aux  plus  graves  inconvénients.  On  leva  la  diffi- 
culté en  ajoutant  un  supplément  à  la  somme  déjà  donnée;  le 
duc  remercia  avec  effusion  M.  Delahaye.  «Tirant  de  sa  poche 
la  moitié  d'une  carte  à  jouer,  coupée  en  zigzag  (l'as  de 
cœur)  :  u  Lorsqu'on  vous  apportera  la  moitié  de  cette  carte, 
«  dit-il  à  M.  Delahaye,  vous  direz  que  je  suis  sauvé,  et  je 
«  vous  prie  de  la  faire  passer  à  Mme  de  La  Rochefoucauld; 
«  elle  demeure  au  château  de  Crèvecœur.  » 

u  II  était  nuit.  Nicolas  Vadunthun  s'achemine  vers  le  port. 
L'ancre  est  levée  et  le  sloop  fait  route  pour  l'Angleterre.  A 
un  mille  à  peine,  la  petite  embarcation  aborde  le  navire  : 
c'était  la  chaloupe  de  Jean  Raymond  qui  apportait  les  caisses 
du  duc.  Les  matelots  du  bord  crurent  qu'elles  contenaient  de 
l'argent.  Assurés  de  l'impunité  à  cette  époque  de  révolu- 
tion et  de  proscription,  les  malheureux  conçurent  le  projet 
de  tuer  le  passager,  supposé  porteur  de  richesses,  et  de  le 
dépouiller  avant  d'arriver  en  Angleterre.  Ce  projet  est  sour- 
dement discuté  ;  mais  avant  qu'il  n'éclate,  Nicolas  Vadunthun, 


136  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA?sCOURT 

qui  avait  remarqué  et  entendu,  saute  dans  la  chambre  du 
capitaine  où  M.  de  La  Rochefoucauld  s'adonnait  aux  pensées 
d'un  homme  qui  quitte  sa  patrie,  sa  fortune,  ses  amis,  pour 
des  jours  sans  nombre.  «  Monsieur,  lui  dit-il,  on  veut  vous 
il  tuer,  mais  ne  craignez  rien,  je  suis  assez  brave  pour  vous 
(i  défendre.  « 

Il  Aussitôt  il  s'empare  des  pistolets  du  duc  déposés  sur  la 
table  et,  debout  sur  le  pont,  un  pistolet  dans  chaque  main, 
prêt  à  faire  feu  :  "  Malheur,  s'écrie-t-il,  à  qui  m'approche, 
<i  malheur  à  qui  fait  la  moindre  démonstration,  malheur  à  qui 
«  n'obéit  pas  au  moindre  commandement.  "  La  peur  saisit 
l'équipage;  le  navire  vogue  vers  l'Angleterre,  et  le  pilote 
Vadunthun  garde  son  attitude  menaçante  jusqu'à  ce  qu'une 
des  chaloupes  anglaises  qui  couraient  en  tous  sens  dans 
l'espoir  intéressé  de  recueillir  quelques  Français  fugitifs  ait 
accosté  le  sloop  (1).  " 

Une  demi-heure  après,  Liancourt  débarquait  en  Angle- 
terre. 

Aussitôt  après,  Nicolas  Vadunthun  revint  au  Grotoy. 
u  Avant  d'embrasser  sa  femme,  il  porta  à  M.  Delahaye  la 
moitié  de  l'as  de  cœur  que  M.  de  La  Rochefoucauld  lui  avait 
remise  en  posant  le  pied  sur  la  chaloupe  anglaise;  il  revint 
alors  dans  sa  maison  et  dit  en  entrant  :  «  Femme,  je  viens  de 
me  conduire  en  honnête  homme,  et  si  un  jour  les  temps 
changent,  nous  serons  honorés.  » 

Pour  compléter  ce  récit  naïf,  il  convient  d'ajouter  que  le 
duc  n'oublia  pas  ses  sauveurs.  Après  sa  rentrée  en  France, 
une  colonne  commémorative  fut  élevée  à  Liancourt  en  l'hon- 
neur de  MM.  du  Bellay,  Delahaye  et  Vadunthun.  Celui-ci  reçut 
une  pension  viagère  de  400  livres.  Le  brave  pilote  vécut  jus- 
qu'en 1825,  au  milieu  de  l'estime  générale  :  tous  les  ans  il 
allait  passer  quinze  jours  soit  au  château,  soit  à  Paris;  il  avait 
un  domestique  attaché  à  sa  personne  et  une  voiture.  Le  duc 
ne   1  apj)elait   que  "  mon  sauveur  "  et  lui  donnait  la   place 

(1)   PnAnosD,  ouv.  cité. 


L'ACTION    POLITIQUE   —    LE   PHOJET    DE   IIOIIEN      137 

d'honneur.  En  1819,  le  duc  le  recommandait  au  ministre  de 
la  marine.  «  Permettez-moi,  lui  écrivait-il,  d'avoir  l'honneur 
de  vous  adresser  une  lettre  que  je  reçois  d'un  pauvre  homme 
qui  m'a  donné  asile  en  1792,  dans  le  moment  où  ma  tête  était 
mise  à  prix.  Je  ne  sais  à  quel  point  est  fondée  la  réclamation 
qu'il  fait  pour  ses  enfants,  mais  je  sais  que  je  m'y  intéresse 
beaucoup;  que  j'ai  le  droit  d'être  son  avocat  et  que  je  vous 
serai  sensiblement  obligé  de  tout  ce  qu  il  vous  sera  possible  de 
faire  pour  lui  (1) .  » 

(1)   Lettre  <lu  23  septembre  1819.  Bévue  littéraire  de  Picardie,   15  mai  1885, 
n"  5. 


CHAPITRE   IV 

UN     PLAN     d'assistance    SOCIALE 
LE    COMITÉ    DE    MENDICITÉ 

(1789-1791) 

I.  —  Le  mouvement  charitable  en  1789.  —  La  misère.  —  L'état  des  hôpitaux. 

—  Les  doléances. 

n.  —  Le  Comité  de  Mendicité.  — Son  orijjine.  —  Travail  intérieur.  —  Enquêtes. 

—  Vi.sites. 

III.  —  Les  ateliers  de  charité.  —  Les  décrets  du  30  mai  1790,  du  31  août 
1790,  du  16  décembre  1790. 

IV.  —  Le  plan  du  Comité.  —  Les  rapp<jrts  et  les  décrets  proposés.  —  Affirma- 
tion et  limites  du  droit  à  l'assistance.  —  Orjjanisation  des  secours  publics.  — 
Malades  dans  les  campaj^nes,  malades  dans  les  villes,  enfants  abandonnés, 
vieillards  et  infirmes  valides,  domicile  de  secours,  vues  de  prévoyance  sociale. 

—  Le  premier  budfjet  d'assistance.  —  Mesures  contre  la  mendicité. 

V.  —  La  Constituante  n'aboutit  pas.  —  Coup  d'œil  sur  les  décrets  de  la  Légis- 
lative et  de  la  Convention.  —  Le  Directoire  abandonne  les  conceptions  du 
comité. 

VI.  —  Critique  du  plan  de  La  l'iOchofoucauld-Liancourt.  —  Les  idées  fonda- 
mentales; les  erreurs  de  conduite;  les  difficulté.'*  d'application.  —  Ce  que  notre 
époque  en  a  retenu,  ce  qu'elle  en  a  abandonné.  —  Caractère  de  l'assistance 
dans  la  démocratie  française. 


La  philanthropie  fjti.sait  partie  du  patrimoine  de  la  famille 
La  Rochefoucauld;  elle  avait  fondé  des  hôpitaux,  elle  consa- 
crait 40,000  livres  par  an,  dit  Mme  de  Ghastcnay,  à  pensionner 
et  à  soutenir  de  pauvres  gentilshommes.  Chez  Liancourt,  la 
hienfaisance  était  une  tradition.  Son  milieu,  ses  voyages,  ses 
œuvies  de  Liancourt  et  de  Crcvecœur  le  pré})araient  au  rôle 
que  lui  réservait  la  Révolution. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  139 

A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  la  bienfaisance  devient  plus 
pratique  :  on  s'attendrit  moins  sur  les  maux  de  riiumanité, 
on  s  occupe  plus  activement  de  les  soulajjer.  L'abhé  Baudcau, 
auteur  des  Pm-oles  d  un  bon  citoyen,  s  occupe  de  léducation 
des  enfants,  do  la  réforme  des  hôpitaux.  Pierron  de  Cha- 
mousset,  plus  tard  inspecteur  des  hôpitaux  sédentaires  de 
l'armée,  soigne  à  ses  frais  dans  son  hospice  de  la  barrière  de 
Sèvres  les  maladies  conta^jieuses.  Dans  sa  maison  d'associa- 
tion, chaque  associé,  au  moyen  de  versements  modiques, 
s'assure  en  cas  de  maladie  "  toutes  sortes  de  secours  que  l'on 
peut  désirer  "  .  Chamousset  dépense  en  œuvres  charitables 
un  patrimoine  de  cinq  cent  mille  livres.  En  17  77,  l'Aca- 
démie de  Châlons  reçoit  cent  mémoires  sur  la  lutte  contre 
la  mendicité.  De  17  79  à  1784,  Gochin  (1),  Beaumont  cons- 
truisent leurs  hôpitaux.  En  1788,  Mme  Necker,  qu'on  sur- 
nomnuïit  «  la  Mère  des  pauvres  » ,  établit  après  une  période 
d'essai  de  douze  années  l'hospice  Saint-Sulpice,  suivant  les 
règles  de  l'hygiène  du  temps  :  chaque  malade  y  est  isolé, 
V-  toutes  les  salles  avaient  des  croisées  opposées,  les  corridors 
tempéraient  les  ardeurs  de  l'été  et  modéraient  en  hiver  la 
rigueur  du  froid  (2)  »  . 

L'Hôtel-Dieu  brûla  en  partie  le  30  décembre  1772.  Le  feu 
embrasa  en  un  clin  d'œil  les  boucheries,  les  écuries  et  les  salles 
des  malades  :  ou  eut  à  peine  le  temps  d'évacuer  quatre  cent 
cinquante  malades  à  Notre-Dame  (3) .  L'Académie  des  sciences 
fut  chargée  d'examiner  les  projets  de  reconstruction.  Ce  fut 
toute  la  question  des  secours  publics  que  discutèrent  Poyet  (4) , 

(1)  CocuiN  (Jacques-Denis\  1726-1783,  curé  de  Saint-Jacques-du-IIaut-Pas, 
fonda  en  1780,  au  moyen  de  souscriptions  volontaires,  l'hospice  qui  porte 
son  nom. 

^2;  Journal  de  médecine,  février  1790,  cité  pai-  Mac-Auliffe,  la  Itévolution 
et  les  Hôpitaux  de  Parix,  p.  193.  Malgré  les  précautions,  la  mortalité  en  six  ans 
était  d'un  sixième  :  ce  quasi  échec  fut  très  douloureux  pour  la  fond:itrice. 

(3)  TcETEV,  V Assistance  publique  à  Paiis  pendant  la  Révolution.  Intr.,  p.  30. 

(4)  Poyet  (Bernard),  né  à  Dijon  en  1742,  mort  à  Paris  en  1824,  architecte, 
élève  de  de  Wailly,  pensionnaire  du  roi  à  Home,  puis  appelé  à  Naples,  nommé 
à  son  retour  à  Paris  architecte  du  duc  d'Orléans,  puis  de  la  ville  et  de  l'arche- 
vêché; il  dirigea  des  tra\aux  d'utilité  puMique,  construisit  les  écuries  d'Orléans, 
le  péristyle  du  Palais-Hourbon,  etc.,  etc. 


140  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA>COURT 

Cocqueau  (1),  labbé  Recalde  chanoine  de  Comines,  Dupont 
de  Nemours,  Rondonneau  de  la  Motte,  Chirol  (2).  On  était 
unanime  à  signaler  l'insuffisance  de  remplacement,  Texi- 
,"uïté  des  salles,  l'accumulation  dans  les  mêmes  bâtiments  des 
cuisines,  des  buanderies,  des  étuves,  des  tueries,  des  fonderies 
de  suif.  Povet  présenta  un  plan  complet  :  l'Hotel-Dieu  devait 
être  transféré  dans  l'île  des  Cygnes  où  l'on  édifierait  un  hôpital 
en  rotonde  pour  cinq  mille  malades  (3).  L'auteur  insistait  sur 
l'insalubrité  permanente  de  l'ancien  hôpital;  le  chiffre  normal 
des  malades  par  lit  était  de  trois,  et,  le  15  mars  1785,  il  y 
en  avait  trois  ou  quatre,  "  nous  en  avons  compté  cinq  et  six 
dans  plusieurs  »  .  Il  y  avait  jusqu'à  quatre  files  de  lits  dans 
la  même  salle,  joints  bout  à  bout,  côte  à  côte,  pressés  comme 
dans  un  garde-meuble.  Les  salles  mêmes  étaient  placées  entre 
les  deux  bords  de  la  rivière,  dans  un  terrain  allongé  et  borné 
par  des  rues  étroites  et  par  des  murs  mitoyens.  L'air  le  plus 
pur  ne  tardait  pas  à  se  corrompre  :  les  déplacements  mul- 
tipliés désolaient  les  malades  et  tourmentaient  leur  imagina- 
lion  déjà  trop  alarmée.  "  Aussi  combien  d'infortunés,  victimes 
d'un  préjugé  funeste  et  d'une  imagination  trop  sensible, 
aiment  mieux  périr  chez  eux  faute  de  secours  que  d  aller 
braver  à  cet  hôpital  une  mort  qu'ils  se  croiraient  sûrs  d'y 
trouver  (4) .  » 


(1)  CoQUKAi:  ou  Cocqueau  (Claude-Philibert \  né  à  Dijon,  1755-1794,  archi- 
tecte et  musiLO{;raphe,  étudia  les  principes  de  l'ordonnance  et  de  la  construction 
des  temples,  des  hôpitiiux,  des  salles  de  spectacle  et  de  concert  ;  archiviste  à 
Dijon,  chef  de  division  au  ministère  de  l'intérieur  sous  l'aduiinistration  de  Roland. 
Emprisonne  pendant  la  Terreur,  il  périt  sur  l'échafaud. 

(2)  TocnxErx,  Bihl.  de  l'histoire  de  Paris-  pendant  la  Révolution,  t.  III, 
11'"  15137  à  15158.  Le  17  août  1773,  le  roi  nomme  en  conseil  d'Etat  une  com- 
mission pour  exauiiner  les  hôpitaux.  L'arrêt  pour  l'étahlisseuient  de  ([uatre  nou- 
veaux hôpitaux  est  du  22  juin  1787.   (Rihl.  Carnavalet,  série  128,  n"  31.) 

(3)  Ce  mémoire,  rédljié  sous  l'inspiration  de  l'oyet,  a  été  faussement  attribué  à 
(Cocqueau  (Tournkux,  t.  III,  n"  15141).  Il  est  intitulé  :  »  Mémoire  sur  la  néces- 
sité de  transférer  et  de  reconstruire  riiôtel-i>ieu  de  Paris,  suivi  d'un  projet  de 
translation  de  cet  hôpital  proposé  par  le  sicnr  l'oyel,  architecte  et  contrôleur  des 
bâtiments  de  la  ville.  »    1785.  (l?ibl.  de  l'ordre  des  avocat>,   fonds  Jourdan.) 

(4)  Mémoire,  p.  4  et  8. —  Voir  aussi  l'article  de  d'Alembert,  dans  VEncyclo- 
pédie  :  «  Qu'on  se  représente  l'air  infecté  des  exhalations  de  cette  multitude  de 
corps  malsains  portant  les  uns  aux  autres  les  germes  pestilentiels  de  leurs  infir- 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  141 

M.  de  Brcteull,  alors  secrétaire  d'État  de  la  maison  du  roi^ 
mit  ce  mémoire  sous  les  yeux  de  Louis  XM  qui  le  renvoya  à 
l'Académie;  Laplace,  Daubenton,  Lavoisier,  firent  partie  de 
la  commission.  La  Société  royale  d'agriculture,  1  Académie 
royale  de  chirurgie  furent  consultées.  Les  doléances  se  répé- 
taient :  accouplcmentet  infection  des  salles,  multiplication  des 
pièces  de  desserte,  mauvaise  disposition  des  escaliers,  accu- 
mulation des  matières  combustibles,  mauvaises  conditions  des 
opérations  chirurgicales.  »  On  mettait  ensemble  ceux  qu'on 
opérait,  ceux  qui  étaient  opérés  et  ceux  qui  devaient  l'être;" 
les  fiévreux,  les  contagieux  étaient  confondus. 

Tenon,  dans  son  mémoire,  divisa  les  quaranle-huit  hôpi- 
taux de  Paris  en  hôpitaux  pour  malades,  pour  pauvres  valides 
et  pour  orphelins.  Il  conclut  à  la  création  d'établissements 
spéciaux  pour  les  fous,  les  blessés,  les  femmes  enceintes,  les 
convalescents,  à  l'isolement  des  varioleux  et  des  galeux  (1). 
Médecins  et  philanthropes  insistèrent  sur  le  chiffre  effroyable 
de  la  mortalité  :  dix-neuf  cent  six  décès  par  an,  soit  20  pour 
100  environ  à  l'Hôtel-Dieu;  cent  mille  personnes  en  cin- 
quante-deux ans  (2) .  Régnier,  secrétaire  de  l'évéque  de  Rodez 
Golbert  de  Gastle-Hill  (3) ,  le  futur  membre  du  Comité  de 
Mendicité,  signala  les  déprédations  des  subalternes  portées  à 
un  tel  excès  que  les  revenus  ne  suffisaient  pas  à  l'entretien 
des  deux  mille  quatre  cents  malades  (4) .  Railly,  le  futur  maire 

mités...  et  le  ."spectacle  de  la  douleur  et  de  l'afjonie  de  tous  les  côtés  offert  et 
reçu.  Voilà  l'Ilùtel-Dieu.  » 

(i)  Mémoire  de  Tenon,  1786.  —  Arch.  nat.  AD,  XIV,  4.  —  Rapports  de 
l'Académie  des  sciences  (7  septembre  1787),  de  la  Société  royale  d'agriculture 
(24  juillet  1788  ,  de  l'Académie  de  chirurfjie.  (Lassus  et  l'elletau,  il  juillet  1788.) 

>^2)  La  mortalité  s'élevait  à  13,30  pour  100  à  la  Cliarité,  à  31  pour  100  auv 
Hospitalières  de  la  place  Rovale,  à  45  pour  100  à  celles  de  la  rue  Mouffetard. 
—  Un  siècle  plus  tard,  en  1896,  elle  est  pour  l'ensemble  des  hôpitaux  parisiens- 
de  9,7  pour  100.  (.VIac-Auliikk,  ouvrajjc  cité,  p.  231  et  232/ 

(3)  Colb?:rt  s.  de  Castlk-Mill  ok  Skignklay],  1736-1813,  né  au  cliàteau  de 
Castle-Hill  (Ecosse),  évoque  de  Rodez  en  1781,  député  auv  Etats  (iénéraux,  se 
prononça  pour  la  réunion  du  clerjjé  au  tiers,  fut  nommé  questeur,  protesta  contte 
la  constitution  civile  du  clerj'é  et  cmigra  en  Angleterre  après  la  clôture  de  la 
Constituante.  Il  refusa  de  reconnaître  le  Concordat  et  mourut  à  Londres. 

(4)  Dénonciation  des  principaux  abus  de  l'Hàtel-Dieu  de  Paris  à  l'assemblée 
générale  des  citoyens.    Paris,    1789.     Ribl.  de  l'Ecole   des    sciences   politiques. 


142  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

de  Paris,  énuméra  les  causes  permanentes  d'insalubrité  : 
«  Fair  infecté  par  des  fièvres  conta(;ieuses;  des  latrines  com- 
munes et  à  ceux  qui  ont  des  dysenteries,  et  à  ceux  qui  n'en 
sont  pas  attaqués;  l'échange  des  draps,  des  chemises,  le  plus 
souvent  mal  lessivés,  des  linges  que  l'on  chauffe  en  grand 
nombre  et  qui,  retirés  d'un  malade,  sont  portés  à  un  autre, 
des  pots  à  boire  rincés  à  la  hâte,  et  qui,  dans  la  distribution, 
passent  d'un  malade  galeux  à  l'un  qui  ne  l'est  pas.  « 

Le  même  lit  renfermait  souvent  deux  femmes  sur  le  point 
d'accoucher:  une  saine,  une  qui  ne  l'était  pas  ;  un  agonisant  y 
expirait  à  côté  de  celui  qui  allait  être  convalescent.  Il  n'y  as  ait 
presque  pas  de  nuit  qu'il  n'y  en  eût  huit  à  dix  étouffés  (1). 

Par  intervalles  apparaissait  l'idée  de  sécularisation.  «  La 
plupart  des  anciens  établissements  de  charité,  dit  le  collabo- 
rateur de  Povet,  sont  dus  à  des  fondations  privées,  à  des  vues 
pieuses  et  individuelles.  La  religion  s'était  approprié  cet  objet; 
uni  de  trop  près  avec  elle,  il  a  dû  souffrir  de  la  révolution 
qu'ont  éprouvée  les  devoirs  religieux;  ce  n'est  pas  de  vertu 
qu'il  s'agit,  c'est  d'un  besoin  public.  Tandis  que  les  trésors  de 
l'État  sont  ouverts  pour  encourager  les  arts  et  les  cultures, 
pour  embellir  nos  villes,  perfectionner  les  haras  et  le  soin  des 
troupeaux,  il  est  bien  juste  qu'ils  s'ouvrent  aussi  pour  la  con- 
servation de  l'espèce  humaine  (2).  » 

Aucun  de  ces  projets  n'aboutit.  L'Académie  des  sciences 
condamne  rHôtel-Dieu;  mais  elle  rejette  le  plan  Poyet  et 
conclut   à   la    fondation    de   quatre    hôpitaux,    chacun    pour 

fonds  Pasloret  ,  t.  1,  p.  252,  et  Tourneux  (III,  n"  15219).  —  De  temps  immé- 
morial, écrivait  l'avocat  Nicolson,  un  administrateur  roule  équipage  à  la  révolu- 
tion de  sa  première  année.  (Mac-Auliffe,  ouv.  cité,  p.  51.) 

(1)  PASTOiiET,  Rapport  au  Conseil  cjénéral  des  hospices  par  un  de  ses  membres 
sur  l'état  des  hôpitaux,  des  hospices  et  des  secours  à  domicile  à  Paris,  depuis  le 
l*"' janvier  i^O'f  jusqu  au  {"janvier  1814.  Paris,  1816.  (Bibl.  de  l'ordre  des 
avocats,  fonds  Jourdan,  p.  12  et  13.)  — Mac-Acliffe,  ouv.  cité,  p.  51. 

(2^  Établissement  des  hôpitaux  dans  les  grandes  villes,  par  l'auteur  du 
Mémoire  sur  la  nécessité  de  transformer  et  de  reconstruire  l'Hôtel- Dieu  de 
Paris.  (Fonâs.  Pastoret,  t.  I,  p.  1  à  160),etTourneux(III,  n"15152). — «C'est  le 
cas,  disait  Nicolson  le  17  mai  1790,  de  prendre  les  maisons  monacales  qui 
viennent  d'être  offertes  à  la  nation  pour  en  former  des  hospices  sains  et  com- 
modes. »   (TcETEY,  ouv.  cit.  I,  [>.   m.) 


UN   PLAN    D'ASSISTANCE  SOCIALE  143 

onze  cents  malades,  à  Salnt-Louls,  Sainte-Anne,  aux  Gélestins 
et  près  l'Ecole  militaire.  On  ouvre  des  listes  de  souscription  : 
les  noms  des  souscripteurs  de  plus  de  10,000  livres  seront 
inscrits  sur  des  tables  de  bronze  à  l'entrée  des  nouveaux  bâti- 
ments. On  réunit  ainsi  2,113,217  livres  12  sous  4  deniers, 
versés  par  trois  cent  cinquante  et  un  souscripteurs.  Gondé 
donne  30,000  livres,  Beauvau  12,000,  rarchevêque  de 
Paris  Christophe  de  Beaumont  50,000,  les  fermiers  géné- 
raux 264,000,  les  u  comédiens  français  de  Sa  Majesté  » 
12,000  (1). 

Que  deviennent  ces  fonds?  En  1789,  Desault,  chirurgien 
en  chef  de  l'Hôtel-Dieu,  qui,  dès  1767,  avait  institué  les  pre- 
mières écoles  cliniques  suivies  par  six  cents  auditeurs,  n'a 
réalisé  que  quelques  améliorations  de  détail,  dont  la  princi- 
pale est  la  diminution  de  la  chapelle  au  profit  des  malades; 
encore  faut-il  que  }^ecker  intervienne  de  sa  personne  contre 
les  sœurs  Augustines  qui  prétendent  "  s'arroger  une  autorité 
temporelle  »  .  Liancourt,  l'année  suivante,  signalera  au  nom 
du  Comité  de  Mendicité  les  périls  de  ces  empiétements   (2) . 

Les  États  Généraux  se  réunissent  au  lendemain  d'un  hiver 
terrible,  "  après  qu'une  grêle  désastreuse  a  dévasté  les  cam- 
pagnes et  réduit  leurs  tristes  habitants  aux  dernières  extré- 
mités de  l'indigence  (3).  »  La  récolte  de  1788  avait  été  mau- 
vaise, et  les  expédients  imaginés  par  Necker  impuissants  à 
empêcher  le  renchérissement  des  grains.  A  Paris,  le  pain  de 
quatre  livres  valait  1  4  à  15  sols.  «  On  mourait  dans  les  gre- 
niers, dit  Michelet,  on  mourait  dans  les  rues.  Des  proces- 
sions infinies  de  convois  s'allongeaient  vers  les  cimetières.  » 

"  Nos  paysans,  dit  Mme  Roland,  sont  misérables  cent  fois 

(1)  Etat  des  personnes  qui  ont  souscrit  pour  10,000  livres  et  plus  Jonds  Pas- 
toret,  t.  IV.  Prospectas  de  souscription),  2',  3%  4*,  5%  6',  7"  listes  de  personnes 
([ui  ont  fait  leur  déclaration.  Tourneux  (III,  n'"  1.5150  et  15151).  La  2«  liste  est 
(lu  22  février  1787,  la  7''  va  jusqu'au  21  septembre. 

^2)  ÏUGTKV,  l'Assistance  publique  a  Paris  pendant  la  dévolution,  introduction, 
p.  32  et  33.  — Sur  les  démêlés  entre  Desault  et  les  Sœurs,  voir  Mac-Auliffe, 
ouv.  cité,  p.  77  et  suiv. 

(3)  Lettre  pastorale  de  Juigsé,  archevêque  de  Paris.  (Bibl.  de  la  Chambre  de» 
députés,  fonds  Portiez  de  l'Oise,  t.  XXX.) 


144  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT 

plus  que  les  Caraïbes,  les  Groënlandais  ou  les  Esquimaux.  " 
A  Rocquencourt,  la  misère  est  si  grande  qu'on  ne  peut  pas 
avoir  de  pain.  —  «  Réduits  à  la  plus  affreuse  indigence,  disent 
les  gens  de  Pontcarré,  nous  n'entendons  que  les  cris  d  une 
famille  affamée  à  laquelle  nous  regrettons  presque  d'avoir 
donné  lejour.  »  —  "  Sire,  disent  ceux  de  Gulmont,  nous  vous 
avons  donné  jusqu'ici  une  partie  de  notre  pain  et  il  va  bientôt 
nous  manquer  si  cela  continue.  »  A  Ghâtellerault,  les  habi- 
tants manquent  du  pain  noir  «  que  les  chiens  affamés  dédai- 
p^nent  »  et  dont  ils  sont  d'ordinaire  réduits  à  se  nourrir  exclu- 
sivement. A  Suresnes,  sur  trois  cents  feux,  cent  cinq  chefs  de 
famille  ont  besoin  de  secours.  Il  n'y  a  pas  la  vingtième  partie 
dont  la  vieillesse  ne  soit  condamnée  aux  horreurs  de  la 
misère  la  plus  profonde  (I). 

Les  cahiers  sont  unanimes  à  dénoncer  le  mal  :  la  mendicité, 
«  fléau  destructeur,  lèpre  hideuse  du  royaume  "  ,  qui  remplit 
les  villes  de  vagabonds  et  les  campagnes  de  voleurs  et  d'incen- 
diaires. Les  routes  sont  sillonnées  d'hommes  menaçants  qu'il 
faut  loger,  nourrir  et  secourir.  Les  cahiers  les  appellent  «  des 
brigands,  le  fretin  de  la  société  »  .  Le  glanage  devient  une  pro- 
fession pour  les  fainéants  et  les  vagabonds  ;  "  non  seulement 
ils  n'attendent  point  que  les  grains  soient  plies  ou  rentrés, 
mais  ils  prennent  aux  javelles  et  aux  gerbes  et  vont  nuitam- 
ment en  enlever  (2)  "  .  Sous  la  misère  classée,  il  y  a  une 
misère  n  errante  et  celle-ci  est  pour  celle-là  un  objet  de  mépris 
et  de  terreur  (3)  »  . 

Les  trois  ordres  sont  d'accord  pour  réclamer  l'extirpation 
de  la  mendicité.  Ils  demandent  une  meilleure  administration 
des  hôpitaux,  des  asiles  pour  les  misérables  et  les  fous,  des 
établissements  publics  consacrés  au  soulagement  des  pauvres, 
des  ateliers  de  charité  où  l'on  occuperait  les  mendiants  valides 
et  où  l'on  soulagerait  ceux  que  1  âge  ou  les  infirmités  éloignent 


(1)  Cahiers    du  tiers  état.  —   Air.h.  pari .,  V,    p.    52;   V,  p.  40;    II,   p.    695; 
V,  p.  126. 

(2)  Callicr  lie  la  noblesse  du  Boulonnais.  Jai  rks,   Histoire  socialiste,   p.    187. 
(3^  hl.,  p.  274. 


Ui\    PLAN    D'ASSISTA:Nr.E   SOCIALE  145 

(lu  travail;  des  caisses  de  charité  pour  empêcher  les  abus  de 
la  mendicité  tels  que  fainéantise,  rapines,  violences;  des  i.ren- 
fermeries  »  par  provinces,  où  les  mendiants  seraient  contraints 
par  discipline  exacte  à  l'habitude  du  travail  (1).  La  ville  de 
Vienne  en  Dauphiné  réclame  une  bonne  législation  pour  les 
pauvres,  la  ressource  du  travail  pour  la  pauvreté  labo- 
rieuse, des  secours  pour  la  vieillesse  et  les  infirmités,  «  le 
mépris  et  une  police  pour  l'oisiveté  (2)  »  .  Plusieurs  cahiers 
demandent  un  fonds  des  pauvres,  soit  général,  soit  par  pro- 
vinces ou  paroisses,  et  que  ce  fonds  soit  pris  surtout  dans 
chaque  district  «  sur  les  revenus  des  bénéfices  simples,  des 
abbayes  et  des  communautés  religieuses  susceptibles  de  sup- 
pression dans  l'étendue  de  chacun  d'eux  "  .  D'autres  insistent 
sur  la  suppression  des  ordres  mendiants,  >.  la  mendicité  étant 
trop  humiliante  pour  les  hommes  revêtus  du  sacerdoce  »  .  Sur 
le  prix  de  leurs  acquisitions,  les  acheteurs  de  biens-fonds 
pourraient  prélever  un  vingtième  dont  il  serait  fait  un  fonds 
dans  chaque  paroisse.  Les  dépôts  de  mendicité  doivent  être 
fermés  comme  coûteux,  inutiles,  contraires  à  l'humanité. 
Certains  veulent  les  conserver  comme  lieux  de  correction,  de 
façon  à  ce  que  le  pauvre  n'y  puisse  être  confondu  avec  le 
scélérat  (3) . 

Liancourt,  dans  son  cahier,  est,  nous  l'avons  vu,  un  de 
ceux  qui  précisent  le  mieux  les  moyens  de  détruire  la  mendi- 
cité :  Il  1°  en  donnant  la  charge  des  pauvres  domiciliés  dans 
les  villages  aux  gros  décimateurs  non  résidents  dans  les  parois- 
ses ;  2"  en  établissant,  par  province,  une  ou  deux  maisons  de 

'l     Caliieis  du  clergé  d'Ajien  i^Aich.  pari.,    I,   p.  676),  du  tiers  de  Doinfront 

I,  p.    72t5),    du    bailliaj;e    d'Amiens     (I,    p.    ~35),    de    la    noblesse    d'Artois 

II,  p.  S^.")  Le  cahier  (l'un  seigneur  Jf  Aormandie  rédigé  en  vers  s'exprime  ainsi: 

Des  ateliers  publics  ouverts  aux  mendiants 
Les  empêcheront  tous  d'être  des  fainéants. 

(LiCUTENBERCER,  OUV.    cité,  p.   36). 

(2)  Cahier  de  doléances  de  la  ville  de  Vienne.  [Arch.  pari.,  III,  p.  86.) 

(3)  Gabiers  de  Meudon  (Chassix,  les  Ficelions  et  les  colliers  de  Paris  en  1789, 
IV,  p.  171),  de  Cbàteau-Tbierry  (II,  p.  666\  de  Longpont  {Arcli.  pari.,  IV, 
p.  661),  de  la  noblesse  de  Dourdan  et  du  tiers  état  de  Melun  Arcli.  pari.,  III, 
p.  7't6},  de  Bagnolet    An:li.  pari.,  IV,  p.  231}. 

10 


146  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

correction  on  de  travail;  3°  en  établissant  dans  les  campagnes 
des  chirurgiens  et  des  sages-femmes,  pour  traiter  les  pauvres 
gratis  (1) . 


II 


Le  Comité  de  Mendicité,  né  d'un  accident,  est  dû  à  l'ini- 
tiative de  l'Assemblée  des  représentants  de  la  Commune  de 
Paris.  Le  2  décembre  1789,  une  députation  du  district  de 
Saint-Etienne-du-Mont  demanda  à  la  Commune  de  provoquer 
un  décret  de  l'Assemblée  nationale  au  sujet  des  pauvres,  des 
ouvriers  et  mendiants  f2) .  Le  A  décembre,  l'Assemblée  rece- 
vait communication  d'un  ouvrage  sur  la  nécessité  et  les  moyens 
«  d'occuper  avantageusement  tous  les  gros  ouvriers  »  .  C'était 
un  mémoire  de  Boncerf  (3),  membre  de  la  Société  royale 
d'agriculture,  trésorier  du  district,  connu  par  ses  brochures 
contre  les  droits  féodaux  et  sur  les  dessèchements  des  marais 
de  la  vallée  d'Auge  ;  ce  mémoire,  fort  hardi,  fut  imprimé  dès 
le  20  août  1789  et  réimprimé  par  l'ordre  de  l'Assemblée 
nationale  :  »  Les  premiers  créanciers  de  la  nation  sont  les 
bras  qui  demandent  de  l'ouvrage  et  la  terre  qui  attend  des 
bras.  Or,  les  travaux  à  accomplir  sont  immenses  :  ce  sont  nos 
forêts  à  replanter,  nos  marais  à  dessécher,  nos  étangs  à  mettre 
en  culture,  nos  landes  à  défricher.  L'Assemblée  nationale  a 
appelé  les  habitants  des  campagnes  les  créanciers  de  la  terre 
et  de  la  nature.  Ils  composent  les  neuf  dixièmes  de  la  nation. 
Ils  ne  sont  plus  serfs;  qu  v  ont-ils  gagné?  S'ils  ne  sont  plus 


(1)  Arch.  pari.,  II,  p.  749. 

(2)  Si{;isuioiul  Lacboix,  Aclea  de  la   Commune  de  Paris,  III,  p.  96. 

(3)  HoNCEUF  (Pierre-François  ,  1745-1794.  Sa  brochure  intitulée  les  Inconvé- 
nients des  droits  féodaux  (1776}  condamnée  à  être  lnûlée  ne  fut  pas 
étrangère  aux  décrets  du  4  août.  Employé  à  l'administration  des  domaines  du 
duc  d'Orléans,  officier  municipal  de  Paris  en  1789,  lîonccrf  fut  traduit  devant 
le  triliunai  révolutionnaire;  il  n'échappa  à  la  mort  qu'à  la  majorité  d'une  seule 
voix. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  147 

attachés  à  la  glèbe,  s'ils  ne  sont  plus  meubles  d'im  maître  qui, 
quel  qu'il  fut,  avait  du  moins  intérêt  à  leur  conservation,  s  ils 
sont  libres  et,  par  conséquent,  citoyens,  de  quel  avantage  ce 
beau   titre,  cette  apparente  liberté  sont-ils  pour  eux  (1)?  » 

Dans  un  autre  mémoire,  Lambert,  inspecteur  des  apprentis 
des  différentes  maisons  de  l'Hôpital  général,  appuyé  par  Fré- 
teau  de  Saint-Just,  ancien  président  de  la  Constituante, 
demandait  la  formation  d  un  comité  chargé  «  d'appliquer 
d'une  manière  spéciale  à  la  protection  et  à  la  conservation  de 
la  classe  non  propriétaire  les  grands  principes  de  justice 
décrétés  dans  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  et  dans  la 
Constitution.  Au  nom  de  la  religion,  de  l'humanité  et  de  la 
patrie,  il  faut  encourager  les  travaux  utiles,  prévenir  les  émi- 
grations, faire  régner  l'union  dans  les  établissements  de  cha- 
rité (2)  ')  . 

Le  18  décembre  1789,  la  Commune  de  Paris  envoyait  six 
députés  à  l'Assemblée  nationale  pour  la  supplier,  au  nom  de 
la  tranquillité,  du  repos  public,  et  du  bonheur  des  ouvriers  et 
des  indigents,  de  prendre  en  considération  les  mémoires  de 
MM.  Boncerf  et  Lambert  (3).  La  députation  se  présente  à  la 
barre  le  22  décembre  :  le  comte  de  Virieu  propose  un  comité 
de  sept  membres  qui  examineront  ces  documents  et  en  ren- 
drontcompte.  C'estl'embrvon  du  Comité  de  Mendicité.  Pétion 
observe  «  que  la  fondation  de  ce  comité  serait  dangereuse..., 
qu'étant  dépourvue  de  moyens  actifs  pour  secourir  utilement 
les  pauvres,  l'Assemblée  ne  doit  pas  se  mêler  de  projets  étran- 
gers à  son  pouvoir...  "  Gillet  de  la  Jacqueminière  ouvre 
l'avis  de  laisser  provisoirement  à  chaque  municipalité  le  soin 
de  pourvoir  à  la  subsistance  des  pauvres.  Le  mémoire  de  la 
Commune  est  renvoyé  au  Comité  d'Agriculture  (4). 

(i)   Bil)l.  de  l'Ecole  des  sciences  politi(jnes.  (Fonds  l'astoret;,  t.  I,  p.  15  à  120. 

(2)  Id.,  id.,  p.  380etsuiv. 

(3)  Sigismond  Lacroix,  III.  p.  203. 

yk)  Arch.  pari.,  X,  p.  718  et  suiv.  Le  Moniteur  ne  parle  pas  do  cette  discus- 
sion. Le  mémoire  Boncerf  fut  discuté  le  7  février  1790  en  mcinc  temps  qu'un 
rapport  du  vicomte  Heurtault  de  la  Merville,  qui  aboutit  au  décret  du  24  décembre 
1790  sur  le  dessèchement  des  marais. 


1V8  LA    ROCHEFOLCAUI.D-LIANCOURT 

Le  1  1  janvier  1790,  Lambert  revient  à  la  charge  clans  une 
pétition  à  l'Assemblée  :  «  Est-ce  l'arbitraire  qui  réglera  les 
pauvres  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre,  ou  bien  une  salutaire 
uniformité  de  vues  et  de  principes  fixera-t-elle  à  cet  égard  les 
incertitudes?...  Substituer  l'obéissance  à  l'insubordination,  le 
bon  ordre  à  l'insurrection  et  à  lanarchie,  par  un  régime  à  la 
fois  bienfaisant  et  sévère  dont  la  justice  et  la  miséricorde 
soient  la  base...,  tel  serait  lobjct  du  comité  en  question.  Pour 
peu  qu'on  daigne  réfléchir  combien  ceux  qui  n'ont  rien  sont 
plus  nombreux  que  les  riches,  encore  une  fois  on  ne  dira  cer- 
tainement pas  que  ce  comité  ne  puisse  être,  dans  le  sein  de 
l'Assemblée,  qu  un  hors-d'œuvre  (1).  "  Le  19  janvier,  il  fait 
imprimer  son  mémoire  et  la  lettre  de  Fréteau  de  Saint-Just. 
et  Si  les  circonstances  de  l'hiver,  dit  l'ancien  président,  les 
craintes  dont  ou  a  été  justement  agité,  le  danger  de  voir  com- 
promis par  les  efforts  des  capitalistes  l'antique  patrimoine  des 
pauvres,  entin  1  opportunité  du  moment  de  la  première  réunion 
de  la  nation,  si  tout  cela  ne  prépare  pas  le  succès  des  démarches 
d'un  corps  aussi  imposant  que  la  Commune  de  Paris,  la  chose 
est  peut-être  manquée  ou  au  moins  reculée  pour  long- 
temps (2) .  » 

L'Assemblée  nationale  fait  la  sourde  oreille.  Le  16  jan- 
vier 1790,  elle  ajourne  une  proposition  de  M.  Boutteville- 
Dumetz  sur  la  nomination  d'un  comité  chargé  «  d'appli- 
quer à  la  classe  indigente  les  principes  de  la  déclaration  des 
droits,  et  de  déterminer  l'organisation  du  régime  le  plus 
propre  à  assurer  les  secours  dus  à  cette  classe  et  l'établisse- 
ment des  ateliers  de  charité  (3)  "  .  C'est  le  même  projet  que 
celui  de  M.  de  Viricu. 

il  faut  que  Bailly  intervienne  au  nom  de  la  misère  pari- 
sienne. Le  20  jan\ier  1790,  il  recommande  "  ses  pauvres  à 
la  charité  de  MM.  les  députés;  ils  seront  touchés  de  ces  maux 
el  comme  hommes  d'Etat  et  comme  hommes  sensibles  »  .   Il 

1)  TuETEY,  ouv.  cité,  I,  n"  3. 

(2)  Sigismond  Lacroix,  III,  p.  487. 

(3)  Arch.parl.,  IX    p.  224. 


IJM    PLA^    d'assistance   SOCIALE  149 

s'agit  (le  rocLicillir  des  fonds  «  pour  soulajfor  rindifjcnce  sans 
favoriser  la  paresse,  et,  comme  les  hommes  oui  des  ateliers  de 
charité,  d'appliquer  ces  bienfaits  aux  femmes  qui  n'ont  pas 
encore  été  secourues  dans  les  filatures  "  .  Lui-même  s  est  ins- 
crit pour  dix  louis  j)eudant  janvier,  février  et  mais.  L'Assem- 
blée se  contente  d  abord  d  une  approbation  {)lat()nique.  Le 
lendemain,  21  janvier,  Barnave  demande  la  nomination  de 
quatre  commissaires  pour  recevoir  les  dons  individuels  de 
leurs  collègues.  L'évêque  d'Oléron,  de  Yilloutreix  deFaye  fl) , 
propose  que  chaque  député  abandonne  le  quart  de  ses  hono- 
raires au  profit  des  pauvres  de  la  caj)ltale.  Liancourt  généra- 
lise le  débat  :  «  Toute  taxation  serait  une  injustice;  la  (juotité 
de  secours  doit  être  proportionnée  aux  moyens  et  par  consé- 
quent à  la  volonté  de  chaque  individu.  "  Il  propose  par  amen- 
dement que  les  commissaires  présentent  des  vues  sur  les 
moyens  de  détruire  la  mendicité.  La  motion  est  adoptée  ainsi 
complétée  et,  le  30  janvier  1790,  le  scrutin  désigne  MM.  le 
duc  de  Liancourt,  de  Coulmiers,  abbé  d'Abbecourt,  Prieur  et 
Massieu,  curé  de  Cergy  (2). 

(1)  Arch.  pari.,  XI,  p.  224,  258,  264,398.—  Chraniauc  de  Paris,  lOjanvier, 
1790.  —  Sigismond  Lacroix,  III,  p.  489. 

ViLLOCTRKix  DK  Faye  (Jean-Baptiste-Auguste),  1739-1792,  chanoine-chance- 
lier de  l'église  de  Toulouse,  vicaire  général  de  l'évêché  de  cette  ville,  évêque 
d'Oléron,  député  du  clergé  pour   le  pay.s  de  Soûle  aux  Etats  Généraux  de  1789. 

(2)  Voici  ([uclques  détails  biographiques  sur  les  coUèj'ues  de  Liancourt  au 
Comité  de  Mendicité  :  Coulmikiis  i^François  Simonnkt,  seigneur  d'Escolmieus, 
dit  de),  1741-1818,  alibc  d "Abbecourt,  ordre  des  Préaiontrés,  élu  député  du 
clergé  aux  Etats  Généraux  de  1789  par  la  prévôté  et  vicomte  de  Paris,  prêta  le 
serment  civitjue,  entra  le  4  nivùsc  an  VIII  au  Coips  législatif  comme  député  de 
la  Seine,  siégea  jus(|u'en  1808,  devint  ensuite  directeur-administrateur  de  l'hos- 
pice de  Charenton. 

Prieur  (Pierre-Louis),  1756-1827,  avocat  au  parlement  de  Ghàlons-sur-Mai  ne, 
député  de  ce  bailliage  aux  Etats  Généraux  de  1789,  membre  de  la  (Convention,  vota 
la  mort  du  roi.  Ht  partie  des  ctjmités  île  Sûreté  générale  et  de  Salut  public,  fut 
décrété  d'arrestation  le  12  {jerminal  an  III,  parvint  à  s'échapper  et  mourut 
en  exil. 

Massieu  (Jean-Baptiste),  né  à  Pontoise,  1743-1818,  curé  de  Cergy,  élu  le 
21  mars  1789  député  du  clei'gé  aux  États  Généraux  par  le  bailliage  de  Sentis, 
siégea  à  gauche;  secrétaire  de  la  Constituante  (22  déceinijre  1789),  prêta  le  ser- 
ment civirpie  ;  rnendjre  de  la  Société  des  Amis  de  la  Constitution,  élu  évêque 
constitutionnel  de  l'Oise  le  22  février  1791  et  membre  de  la  Convention  le  4  sep- 
tcndjre  1792.  H  vota  la  mort  du  roi,    résigna  ses   fonctions  cpisco[)al(:s   en  1793, 


150  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Le  17  mars,  Massieu  fait  décider  l'adjonction  de  six  nou- 
veaux membres;  le  14  avril,  leurs  noms  sont  communiqués 
en  séance.  Ce  sont  :  MM.  de  Cretot,  Guillotin,  David,  curé, 
l'abbé  de  Bonnefoy,  de  Colbert-Seignelay,  évéque  de  Rodez. 
MM.  Barère  de  Vieuzac  et  de  Virieu  sont  suppléants  (1). 

Le  Comité  de  Mendicité  est  constitué.  Il  est  issu  de  la 
motion  du  district  de  Saint-Étienne-du-Mont  et  de  la  lettre 
de  quête  de  Bailly;  grâce  à  Liancourt,  et  en  dépit  de  cette 
origine  modeste,  sa  compétence  va  s'élargir  avec  le  cycle  de 
ses  travaux  :  et  la  crise  révolutionnaire  fera  de  lui  un  des 
organes  essentiels  de  l'Assemblée  (2). 

C'est  le  2G  avril  qu'il  désigne  ses  "  officiers  "  .  Le  duc  de 
Liancourt  est  président,  l'évéque  de  Rodez  vice-président. 
Prieur  et  l'abbé  de  Bonnefoy  secrétaires.  Il  y  a  des  auxiliaires 
bénévoles  ;  M.  de  Montlinot,  inspecteur  du  dépôt  de  Soissons; 
M.  Thouret,  inspecteur  général  des  hôpitaux  civils,  agrégés 


se  inaiia,  fut  envoyé  en  mission  dans  les  Aideiines  et  dans  la  Marne.  Déci'été 
d'arrestation  roinnie  terroriste,  il  fut  amnistie  et  remis  en  liberté.  Archiviste  au 
bureau  de  la  guerre  jusqu'en  1815,  puis  professeur  à  rÉcole  centrale  de  Ver- 
sailles, il  vota  l'acte  additionnel,  dut  quitter-  la  France  en  181(5  et  se  retira  à 
Bruxelles. 

(1)  Arch.  pari.,  XII,  p.  205  et  751.  Le  procès-verbal  de  l'Assemblée  ne 
donne  que  les  cinq  noms  ci-dessus  pour  les  membres  titulaires,  —  Le  sixième 
dont  le  nom  se  trouve  au  procès-verbal  du  Comité  (séance  du  1"  a\ril),  est  l'évé- 
que d'Oléron.  (Arch.  nat.,  AF*  i,  15. "i 

Dk  Cretot  (Jean-Baptiste),  né  à  Louviers  (Eure),  1743-1817,  néjjociant,  asses- 
seur en  la  ville  et  communauté  de  Louviers  :  1772),  élu  député  du  tiers  aux  Etats 
Généraux  par  le  bailliage  de  Rouen  (23  avril  1789),  entra  à  la  Société  des  Amis 
de  la  Con.stitution  (1790\  devint  administrateur  de  la  caisse  d'amortissement 
(9  frimaire  an  VIII)  et  chevalier  de  l'Empire  (1809). 

D.wiD  (Lucien),  né  à  Beauvais  (Oise)  le  13  octobre  1730,  était  curé  de  Lor- 
maison  cpiand  il  fut  élu  le  19  mars  1789  député  du  clergé  aux  États  Généraux  par 
le  bailliage  de  Beauvais.  Son  mandat  expiré,  il  éniigra. 

BoNMiFOY  (Louis  dk),  1748-1797,  chanoine  de  Saint-Genès  de  Thiers,  élu 
député  du  clergé  aux  Etats  (Généraux  de  1789  par  la  sénécliaussée  de  Riom,  se 
réunit  un  des  premier.?  au  tiers,  prêta  le  serment  civi(ju(>  et  accepta  la  constitution 
civile  du  clergé. 

GriLi.OTis,  1738-1814,  fut  plus  lard  avec  Liancourt  un  des  cliampions  de  la 
vaccine. 

(2)  Liancourt  était  jaloux  de  son  œuvre  :  le  12  septembre  1790,  Guillotin 
avait  obtenu  la  création  d'un  comité  de  salubrité  ou  de  santé,  conq)Osé  de  seize 
médecins  :  Liancourt  Ht  décider  par  décret  que  ce  comité  ne  priverait  le  Comité 
<lc  Mendicité  il'aucune  de  ses  attributions. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  151 

externes  aux  travaux  du  Comité  (Ij;  M.  de  la  Millière,  chef 
du  département  des  travaux  publics.  Le  secrétariat  comprend 
douze  scribes  salariés  avec  un  chef  de  bureau  nommé  Vieillie; 
un  sous-chef,  Hccquart;  huit  commis  dont  un  nommé 
Agasse,  "  jeune  homme  distin^jué  "  .  Les  frais  s  élèvent, 
pour  toute  la  durée  des  travaux,  à  7,200  livres  de  pratifica- 
tion  et  16,320  livres  d'appointements  (2). 

Il  y  a  environ  trois  séances  par  semaine,  du  2  février  1790 
au  25  septembre  1791  :  on  se  réunit  d'abord  9,  place  Ven- 
dôme, dans  un  des  deux  hôtels  loués  [)ar  l'Assemblée  pour  y 
installer  ses  comités.  Le  28  novembre,  on  se  transporte  à  la 
maison  des  capucins  Saint-Honoré,  mise  à  la  disposition  de 
l'Assemblée  par  décret  du  30  juillet  (3j . 

Il  serait  chimérique  de  vouloir  suivre  jour  par  jour  le  tra- 
vail du  Comité.  Qu'on  s'imagine  l'état  social  de  Paris  et  de  la 
France  pendant  ces  dix-huit  mois  :  la  crise  politique  compli- 
quée de  la  crise  économique,  la  cherté  des  subsistances,  les 
craintes  de  disette,  les  fureurs  provoquées  par  les  accapare- 
ments, tout  un  peuple  passant  du  délire  patriotique  aux  affres 
de  la  faim,  une  nation  naïve  et  confiante  en  proie  aux  souf- 
frances les  plus  cruelles  ;  Paris  bouillonnant  tour  à  tour  de 
joie  et  de  colère;  les  ateliers  de  secours  impuissants  à  pré- 
venir le  chômage,  servant  de  refuge  aux  vagabonds,  sans  cesse 
dissous  et  sans  cesse  reformés,  menace  permanente  pour 
l'ordre  de  la  cité;  et,  au  milieu  de  ce  chaos  d'intérêts,  de 
complots,  de  périls,  la  Constituante  en  gestation  de  la  France 

(1)  MONTLIXOT  (Cliai  les- Antoine  Lkclerc  de),  1732-1821,  docteur  en  théologie 
et  en  médecine,  chanoine  à  Lille,  puis  libraire  à  Paris,  relégué  à  Soissons  par 
une  lettre  de  cachet,  fut  placé  par  l'intendant  à  la  tète  d'un  dépôt  de  mendicité. 

TuouRET(Michel-Augustin),  né  à  l'ont-l'Évôque  ^^1748-1810),  médecin,  membre 
de  la  Société  de  médecine  de  l'aris  (1776),  directeur  de  l'École  de  santé  de  la 
ville  de  Paris  (1794),  administrateur  des  hospices  et  du  Mont-de-Piété,  membre 
du  tribunal  (an  X),  conseiller  à  l'Université  (1809),  doyen  de  la  Faculté  de  méde- 
cine. 

(2)  t'rocès-verbal,  Arch.  nat.,  AF'  i,  15,  séances  des  26  mars  et  12  avril 
1790. 

(3)  Armand  Brkttk,  Histoire  des  édifices,  p.  293  et  297.  L'hôtel  de  la  place 
Vendôme  est  loué  4,446  livres  pour  six  mois  et  demi.  (Compte  rendu  des  com- 
missaires du  30  août  1791.) 


152  LA    ROCHEFOUCAULD-LIxVNCOURT 

moderne.  Tout  était  à  faire  ou  à  corriger.  A  Paris,  d'accord 
avec  la  Commune,  il  fallait  chercher  à  débarrasser  la  capitale 
des  mendiants;  détruire  les  abus  des  hôpitaux,  d  où  sortait  à 
certains  jours  ^  un  immense  cri  de  révolte,  un  sinistre  hurle- 
ment de  folie,  de  misère,  de  désespoir  (1)  "  ;  dissoudre  les 
ateliers  de  secours,  protéger  l'Assemblée  contre  les  hordes  des 
sans-travail.  Dans  le  reste  du  territoire,  l'antique  organisation 
charitable  craquait  de  partout;  il  fallait  réorganiser  les  secours 
publics  et,  dans  la  liquidation  des  biens  du  clergé,  faire  la  j)art 
des  pauvres,  bénéficiaires  d'une  partie  des  fondations  pieuses. 
De  toutes  parts  on  s'adressait  au  Comité  :  des  hôpitaux 
atteints  dans  leurs  revenus,  des  congrégations  menacées  dans 
leurs  privilèges,  des  sociétés  philanthropiques  privées  de  res- 
sources, des  intendants  de  l'ancien  régime,  des  directoires  et 
municipalités  du  nouveau.  Des  villes,  des  villages,  des  hos- 
pices, des  salles  de  malades,  les  plaintes  affluaient,  les  dos- 
siers s  accumulaient,  les  plans  des  spécialistes  et  des  philan- 
thropes s'amoncelaient  dans  les  cartons  du  Comité  (2).  Du 
fond  des  cabanons  de  liicétre  ou  des  cachots  de  la  Salpétrière 
montait  la  lamentation  des  malheureux,  oubliés  depuis  tant 
d'années  et  qui  venaient  de  s'éveiller  à  la  chute  de  la  Bastille. 
Dès  le  26  avril,  on  se  divise  en  sept  sections.  Le  même  jour, 
on  décide  de  visiter  les  hôpitaux  et  les  prisons  de  Paris.  Le 
2  4  mai,  Liancourt  demande  qu'on  étudie  l'administration  des 
pauvres  en  France  et  en  Angleterre.  Le  21  juin,  il  trace  les 
lignes  du  plan  général  du  Comité  et  les  cadres  de  ses  rap- 
ports. Ressources  actuelles  et  ressources  nécessaires,  répres- 
sion, secours  de  santé  et  secours  à  domicile,  enfants  trouvés 
et  abandonnés,  travail  aux  pauvres  valides,  secours  aux  vieil- 
lards infirmes,  répression  des  mendiants  :  les  sept  étages  de 
l'édifice  sont  indiqués  avec  leurs  com[)artiments,  leur  distri- 
bution intérieure.  Il  ne  reste  plus  qu  à  construire. 

(1)  JAunÈs,  Hixtoire  socialiste,  p.  446. 

(2)  Ce  ne  sont  pas  seulement  des  mémoires  comme  celui  de  lîéfjnier  contre  la 
mendicité  ou  de  >!icolson  sur  la  suppression  de  rilôtel-Dieu  ;  on  y  trouve  jus- 
(|u'à  des  réclames  d'inventeurs,  d'un  nommé  Véra,  auteur  d'une  étoffe  de  feutre 
pour  mendiants;    d'un  nommé   Volant   cpii  a  trouvé  un  taffetas  aj;{;lntin:ilir,  etc. 


IN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  153 

Llancourt  est  l'àme  du  Comité.  Il  agit,  il  interroge,  il 
rédige  les  questionnaires,  il  dirige  les  enquêtes,  il  écrit  ces 
rapports  scientifiques  et  doctrinaux  où  rien  n'est  laissé  au 
hasard  de  ce  que  Texpérience,  l'observation,  l'amour  de 
l'humanité  lui  ont  révélé.  En  mai,  il  va  à  Bicétre,  à  la  Pitié, 
à  Scipion,  à  Sainte-Pélagie,  dans  toutes  les  maisons  de 
l'Hôpital  général,  aux  Petites-Maisons,  à  la  Trinité.  En  août, 
au  Mont-de-Piété;  en  septembre,  à  la  Salpétrière,  aux 
Enfants-Trouvés.  Ses  collègues,  pendant  ce  temps,  visitent 
l'Hôtel-Dieu,  Sainte-Anne,  la  Charité,  les  Convalescents,  la 
Maison  royale  de  santé,  l'hospice  Saint-Sulpice.  Les  adminis- 
trateurs de  chaque  hôpital  fournissent  leur  règlement,  l'état 
de  leurs  malades,  la  déclaration  de  leurs  biens  et  revenus. 
De  l'étranger  parviennent  des  notes  sur  les  hôpitaux  de  fous 
des  Etats-Unis,  sur  les  maisons  anglaises  de  "  bâtards  "  .  On 
correspond  avec  le  Domaine,  avec  les  hôpitaux  de  province, 
de  Rouen,  de  Bar,  du  Calvados  (1).  On  s'adresse  aux  inten- 
dants pour  déterminer  le  nombre  maximum  des  pauvres  à 
assister. 

Il  y  avait  à  Paris,  en  1789,  deux  classes  d'hôpitaux.  Le 
bureau  de  l'Hôtel-Dieu  administrait  ceux  qui  étaient  plus 
particulièrement  destinés  au  soulagement  des  malades  ; 
1  Hôtel-Dieu,  l'hôpital  Saint-Louis,  les  Incurables,   la  Santé. 


(1)  Procès-verbal,  1"  novemlire  1790.  Les  papiers  et  la  correspondance  du 
Comité  ne  sont  pas  aux  Archives  nationales.  Nous  avons  retrouvé  récemment 
une  liasse  de  documents  qui  permettent  de  jujjer  du  soin  qu'il  apportait  à  sa 
vaste  enquête.  Ce  sont  des  copies  de  règlements  sur  les  Maisons  iVindustrie  du 
comté  de  Suffolk  puMii's  en  1759  (en  tète  on  lit  :  pour  M.  de  Liancourt),  des 
observations  sur  les  Loix  pour  lex  pauvres,  par  \\.  Pottku  (en  tète  se  trouvent 
ces  mots  :  pour  les  archives,  remis  par  M.  de  I^iancourl},  des  copies  des  chartes 
de  Georges  II  sur  les  liôpitaux  pour  enfants  abandonnés  et  sur  les  maisons  de 
travail  du  comté  de  Suffolk.  Le  document  le  plus  curieux  est  un  rapport  sur 
une  confrérie  parisienne  placée  sous  l'invocation  de  saint  Jean-Baptiste  et  auto- 
risée par  une  bulle  du  pape  Alexandre  VII  du  3  mai's  1658  :  En  17G(i,  il  v 
avait  cent  associés,  devant  professer  la  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine,  payant  un  droit  d'entrée  de  l',i6'  et  versant  tous  les  mois  l',4'  à  la 
bourse  commune  :  en  cas  de  maladie,  ils  avaient  droit  à  9'  par  semaine  pendant 
neuf  semaines.  C'est  une  des  premières  combinaisons  connues  de  la  mutua- 
lité «  ayant  pour  but,  dit  la  note,  de  donner  des  secours  aux  malades  et  des 
pensions  aux  vieillards  et  aux  infirmes  «  . 


154  LA    ROCHEFOUCALLD-LIANCOURT 

Il  était  présidé  par  l'archevêque  de  Paris  et  comprenait  des 
membres  de  droit  et  dix  laïques.  Le  bureau  de  l'Hôpital 
général  s'occupait  des  établissements  pour  l'indigence  et  la 
vieillesse,  de  la  Pitié,  de  Bicétre,  de  la  Salpêtrière,  des 
Enfants-Trouvés,  des  maisons  du  faubourg  Saint- Antoine,  de 
Vaugirard,  du  Saint-Esprit,  de  l'hôpital  Scipion,  etc.  Il  était 
administré  par  les  mêmes  membres-nés  que  l'Hôtel-Dieu, 
plus  dix-huit  laïques. 

Le  Grand-Bureau  des  Pauvres,  présidé  par  le  procureur 
général  du  Parlement  était  le  seul  organe  de  l'assistance  à 
domicile.  Il  consacrait  52,000  livres  à  l'entretien  de  onze  cent 
soixante-doLize  vieillards  et  de  quatre  cent  quatre-vingt-douze 
enfants.  Il  avait  deux  hôpitaux,  les  Petites-Maisons  pour  les 
vieillards,  la  Trinité  pour  les  enfants. 

C'est  Liancourt  qui  rédige,  au  nom  du  Comité,  le  rapport 
sur  ses  visites  (1).  A  l'Hôtel-Dieu,  il  signale,  après  Tenon, 
l'entassement,  l'insalubrité,  la  confusion  des  convalescents, 
des  malades  et  des  agonisants  ;  la  distribution  arbitraire  des 
aliments,  les  embarras  financiers,  u  Les  souffrances  de  l'enfer 
devaient  surpasser  à  peine  celles  des  malheureux  serrés  les 
uns  sur  les  autres,  étouffés,  brûlants,  sentant  quelquefois  un 
ou  deux  morts  entre  eux  pendant  des  heures  entières  (2) .  » 
Malheureusement,  les  religieuses  s'opposent  aux  réformes, 
d  où  «  une  espèce  de  guerre  intestine  qui  a  banni  de  ce  séjour 
la  soumission  et  la  paix  (3)  »  .  Les  pensionnaires  des  Incurables 
se  plaignent  »  de  la  dureté,  du  despotisme  des  sœurs  "  ,  de  la 
"  négligence  et  de  la  mauvaise  volonté  des  domestiques  »  , 
de  la  monotonie  de  l'alimentation  (4) .  Ils  demandent  »  à  ne 

n^  TuKTiiY,  Inlr.;  et  troisièiiK'  nnnexe  à  la  séance  du  15  juillet  1790,  rapport. 
Arcii.  pari.,  XVII,  p.  111,  et  XXII,  p.  377. 

('2)  GrviEn,  cité  par  Mac-Auuffe,  la  liévolntioii  et  les  hôpilan.x,  p.  69. 

(3)  Cette  opposiiion  aboutit  en   1791   à  une   lutte   entre  les  hospitalières  et  les 

155  domestiques  des  deux  sexes  (|u'elles  appelaient  "  des  mercenaires  de  toutes 
religions  »  .  Les  religieuses  furent  obligées  de  désavouer  ces  expressions.  (Tcetky, 
Intr.,  p.  32.) 

(4)  Observations  sur  le  régime  de  lliopital  îles  Incurables  présentées  par  lc.< 
pensionnaires  de  cet  établissement  à  l'Asseiublée  nationale  le  3  décembre  1790. 
TuETEY,  I,  n"  GO. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIAF.E  155 

plus  être  considérés  comme  des  prisonniers,  mais  comme  des 
hommes  libres  »  .  Le  Comité  conclut  à  la  suppression  de  cet 
hôpital  et  à  l'aliénation  de  ses  biens. 

A  la  Pitié,  il  y  avait  treize  cent  cjuatre-vin.j;t-seize  enfants  de 
quatre  à  dou/c  ans,  répartis  en  sept  divisions  et  couchés  dans 
onze  cents  lits.  Liancourt  blâme  les  lits  à  tiroir  qui  ne  per- 
mettent pas  une  aération  suffisante.  L'instruction  religieuse 
prenait  tro[)  de  temps  (cinq  heures  par  jour  pendant  douze 
ans);  "  les  enfants  destinés  à  être  théologiens  pourraient  être 
très  utilement  instruits  de  cette  manière,  mais  il  vaudrait 
mieux  leur  apprendre  un  métier  sérieux  »  .  Le  principal  tra- 
vail des  plus  grands  était  de  figurer  aux  enterrements.  Après 
leur  première  communion,  ils  étaient  placés  en  apprentissage, 
sous  la  surveillance  d  un  inspecteur  unique  ;  plus  des  trois 
quarts  désertaient,  devenaient  des  vagabonds,  des  mendiants, 
des  recrues  pour  Bicétre .  Au  moment  de  la  visite  de  Lian- 
court, il  y  avait  cent  galeux  et  cent  trente-six  teigneux.  Faute 
d'infirmerie,  on  envoyait  les  malades  mourir  à  THôtel-Dieu. 
Les  commissaires  se  prononcent,  séance  tenante,  pour  le  rem- 
placement de  l'hôpital  par  cinq  ou  six  maisons  à  la  cam- 
pagne. 

Les  Enfants-Trouvés  se  composaient  de  trois  maisons.  La 
crèche  établie  prés  du  pont  Notre-Dame  recevait  cinq  à  six 
mille  nouveau-nés  par  an,  et  les  gardait  jusqu  au  moment 
de  les  remettre  à  des  nourrices  :  plus  des  deux  tiers  mouraient 
dans  le  premier  mois,  les  autres  allaient  se  perdre  à  douze 
lieues  de  Paris  entre  les  mains  de  mauvaises  nourrices  mal 
surveillées  par  vingt-deux  meneurs.  La  maison  du  faubourg 
Saint-Antoine  se  chargeait  de  leur  éducation  à  partir  de  cinq 
ou  six  ans.  L  hospice  de  Yaugirard  recevait  les  petits  véné- 
riens ;  des  nourrices  vénériennes  étaient  chargées  chacune  de 
son  enfant  et  d'un  enfant  recueilli;  on  guérissait  ainsi  les 
nourrices  et  on  sauvait  un  tiers  des  enfants,  i'  Pour  la  première 
fois,  dit  le  (comité,  on  rend  la  corruption  utile  à  1  innocence." 
L'hôpital  des  Enfants-Trouvés  était  tenu  avec  ordre  et  pro- 
preté, malgré  l'énorme  mortalité  de  85  pour  100.  Louis  XVI 


156  LA    ROCHEFOlJCALîLD-LIAiNGOURT 

y  avait  été  reçu  par  Bailly  le  10  février  1790.  Le  Comité 
lendit  justice  aux  soins  charitables  de  tous  les  instants 
u  rendus  par  les  sœurs  (I)  "  . 

A  l'hôpital  Saint-Esprit,  il  v  avait  quatre  cents  enfants  dont 
cent  vingt  orphelins.  Le  Comité  n'approuve  pas  l'obligation 
d'un  dépôt  préalable  de  2  40  livres.  Il  critique  le  système  d'édu- 
cation. "  Pourquoi  ces  messes  nombreuses  servies  par  les 
enfants  en  soutane  bleue  et  en  calotte  violette?  v  Leur  habil- 
lement rappelle  le  temps  «où  l'espoir  de  leur  éducation  était  la 
tonsure  "  .  Les  petites  filles  y  deviennent  d'excellentes  ména- 
-jjères  ;  mais,  pour  les  garçons,  il  est  regrettable  «  que  l'Etat  con- 
tinue à  élever  à  g^rands  frais  des  sujets  dont  le  plus  grand 
nombre  doit  troubler  l'ordre  public,  tandis  qu'il  serait  facile 
lien  faire  des  citoyens  laborieux,  utiles  et  heureux»  .  L'hôpital 
fut  supprimé  en  avril  1792. 

Bicétre  était  à  la  fois  un  hospice,  une  maison  de  force,  un 
pensionnat  et  un  hôpital,  il  renfermait,  le  19  avril  1790, 
trois  mille  neuf  cent  soixante-dix-neuf  individus  paralytiques, 
écrouelleux,  épileptiques,  fous,  vénériens;  mêlés  à  eux  et 
aux  prostituées,  des  enfants  pauvres,  orphelins,  abandonnés. 
L'horreur  fut  telle  que  les  députés  firent  sortir  immédiate- 
ment les  enfants.  Les  «  bons  pauvres  »  ,  c'est-à  dire  les  vieil- 
lards et  les  infirmes  reçus  de  droit  en  vertu  de  ledit  de  1656, 
étaient  mêlés  aux  pensionnaires  ;  ils  étaient  entassés  dans  les 
dortoirs  et,  s'ils  étaient  malades,  on  les  empilait  dans  un  tom- 
bereau non  suspendu,  ou  on  les  confiait  à  des  vieillards  qui 
les  portaient  à  bras  sur  des  brancards  découverts  à  l'Hôtel- 
Dicu  distant  d'une  lieue.  <>  Aussi  assure-t-on  que  le  nombre  de 
ceux  qui  meurent  en  chemin  est  très  grand.  »  Au  milieu  des 
deux  cent  dix-neuf  fous,  le  Comité  trouva  dix-huit  épileptiques 
et  trente-deux  hommes  sains  arrêtés. 

Les  quatre  cent  vingt-deux  prisonniers  détenus  pour  incon- 
duite tenaient  école  de  vices  et  de  crimes,  d  où  les  craintes  de 
J3ailly  si   on    les  mettait  en  liberté,   a  ^ous  sommes  toujours 

[i)   L'AlIcinaiid  de  llaloin  et  Kot/.ebue  qui  le  visitèrent  en  1790  en  louèrent  la 
bonne  tenue.    Tletky,  Intr. ,  p.  50.) 


UN    PI. AN    D'ASSISTANCE    SOCIAT,E  157 

exposés,  écrivait  run  d'eux,  à  être  assassinés  à  coups  de  fusil 
ou  assommés  à  coups  de  bâton.  "Le  18  février,  les  prisonniers 
de  1  infirmerie  et  du  (Jrand-Puits  s'étaient  mutinés  ;  il  avait 
fallu  l'éner^'ie  de  Diiport-Dutertre  et  la  menace  de  la  loi 
martiale  pour  les  soumettre.  Le  Comité  fut  terrifié  en  visitant 
les  cachots  ;  il  y  en  avait  huit  »  placés  sous  la  chapelle,  à 
quinze  pieds  sous  terre,  resserrés  dans  un  espace  de  trois  pieds 
sur  cinq,  et  ne  recevant  la  lumière  que  par  des  trous  percés 
en  zigzags  et  prolongés  dans  une  profondeur  oblique  de  vingt 
pieds  »  .  Un  compagnon  de  Cartouche  y  avait  passé  trente-sept 
ans,  plusieurs  autres  douze  à  quinze  ans.  Liancourt  instruisit 
Louis  XVI  "  de  l'existence  de  ces  abimes  affreux  »  ;  le  roi  les 
fit  combler  à  ses  frais,  c  était  i>  une  preuve  nouvelle  de  sa 
justice  et  de  son  humanité  personnelle,  et  une  certitude  que 
le  mal  fait  en  son  nom  n'était  pas  à  sa  connaissance  »  . 

Au  quartier  de  la  Force,  les  commissaires  traversèrent  les 
salles  d'infirmerie.  Rien  ne  présentait  un  aspect  plus  hideux 
que  toutes  ces  salles  de  traitement  où  régnaient  la  malpro- 
preté, le  désordre,  »  les  vices  en  pratique  et  les  crimes  en  pré- 
dication »  .Tous  les  âges  y  étaient  réunis,  u  celui  qui  a  vieilli 
dans  le  crime  à  côté  du  malheureux  enfant  coupable  d'une 
légère  faute  »  .  L'oisiveté  y  était  la  règle  ;  il  n  y  avait  «  ni 
soins,   ni  bienfaisance,  ni  véritables  principes  d'humanité  "  . 

Le  spectacle  de  la  Salpétrière  n'était  pas  plus  satisfaisant  : 
la  maison  était  infectée  par  les  miasmes  de  la  rivière  qui  char- 
riait les  détritus  des  Gobelins  et  du  boulevard  Saint-Marcel. 
La  vieillesse  y  était  «  chagrine  et  malpropre  "  ;  comment  bien 
administrer  une  maison  qui  entretient  sept  mille  individus?  Il 
y  a  pourtant  un  employé  pour  cinq  ou  six  pauvres  :  les  femmes 
y  sont  despotes  et  tracassières  ;  sur  les  six  cents  filles  de  mau- 
vaise vie,  deux  cents  sont  atteintes  de  la  gale  et  de  la  teigne  ; 
une  centaine  d'autres  sont  en  butte  à  des  châtiments  odieux; 
les  folles  sont  brutalisées.  «  Dans  ces  maisons  de  charité,  la 
charité  n'est  jamais  gratuite  :  seize  filles  sont  chargées  des 
quêtes  et  doivent  rapporter  1(3  sols  par  mois;  l'excédent  leur 
est  alloué.  L'aumône  est  en  régie  et  la  mendicité  en  emploi.  » 


158  LA    ROCHEFOUCAULD-I.IAT^COURT 

Parmi  les  seize  cents  enfants,  il  y  a  des  distinctions  révoltantes  ; 
les  sœurs  officières  prennent  chacune  sous  sa  protection  parti- 
culière huit  ou  neuf  pensionnaires  nommées  "  bijoux  »  (1). 
Ces  enfants,  mieux  vêtues  que  les  autres,  sont  aussi  mieux 
nourries,  plus  soignées.  Il  s'établit  une  sorte  de  rivalité  de 
parure  entre  ces  enfants  pauvres,  au  milieu  de  la  pauvreté. 

Celles  qui  n'ont  pas  deux  liards  à  donner  sont  obligées  de 
chercher  leur  vie  dans  des  détritus  de  choux,  d'oignons,  de 
légumes;  celles  qu'on  punit  sontjetées  dans  les  loges  des  folles 
furieuses. 

La  maison  de  force  pour  les  femmes  est  un  séjour  d'hor- 
reur. <i  De  quelle  utilité  peut-il  donc  être  d'ajouter  à  la  priva- 
lion  de  la  liberté  tout  ce  qui  peut  la  rendre  encore  plus  insou- 
tenable? Que  l'humanité  est  encore  peu  réfléchie,  qu'elle  est 
même  encore  inconnue  dans  les  prisons  françaises!  » 

La  supérieure  exigeait  des  billets  de  confession.  En 
avril  1700,  un  chapelain,  l'abbé  d'Estanges  ou  Chaix  d'Es- 
tanges,  en  avertit  l'abbé  Faachet,  membre  de  la  Commune 
de  Paris.  La  Commune,  puis  l'Assemblée  nationale,  se  sai- 
sirent de  l'affaire .  Le  département  des  hôpitaux  approuva 
l'usage  des  billets  de  confession  :  la  Commune  les  supprima. 
L'abbé  d'Estanges,  le  dénonciateur,  fut  suspendu  par  le 
vicaire  général.  La  Commune  décida  que  tous  les  prêtres,  au 
nombre  de  quatorze,  quitteraient  l'hôpital.  Le  22  novembre, 
Liancourt,  au  nom  du  Comité,  'ratifia  cette  décision  : 
«  c'était  le  seul  moyen  de  rétablir  l'ordre  et  de  terminer  les 
qiioielles.  »  Le  23  novembre,  la  Constituante  donnera 
raison  à  son  Comité  (2) . 

Le  Comité  prit  en  main  la  cause  des  détenus  de  Bicêtre  et 
de  la  Salpétrière.  Dans  une  lettre  admirable  à  Duport-Dutertre, 
Liancourt  demanda  qu'on  revisât  la  situation  particulière  de 
chacun  d  eux  et  (|u  on  améliorât  leiu' sort  :  o  La  nouvelle  légis- 
lation distinguera  le  crime  commis  dans  l'âge  mûr  de  celui 

(1)  Mémoire  du  9  septembre  à  l'Assemblée.  Tuktey,  I,  p.  786  et  Intr.,  p.  81. 

(2)  l'ioccs-verbal,  22    novembre.    Tcetey,  Intr.,  p,    8V;     Arch.    pari..,  XIX, 
p.   089. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  159 

échappé  à  la  jeunesse  imprudente  ;  elle  examinera  la  vie 
entière  du  coupable  pour  juger  le  degré  de  perversité  qui  a 
déterminé  le  crime;  elle  fixera  les  regards  des  juges  sur  la 
situation  morale  et  physique  de  Taccusé.  Les  lois  qui  con- 
damnent encore  semblent  chercher  un  coupable  ;  les  lois  qui 
se  préparent  chercheront  la  vérité,  et  les  juges,  adoucis  par 
un  meilleur  système  de  gouvernement,  craindront  de  trouver 
un  coupable.  La  société  n'oubliera  pas  celui  qu'elle  aura 
puni;  elle  veillera  sur  lui  et  s'occupera  de  le  rendre  meil- 
leur (1) .  " 

Le  Comité  fut  plus  satisfait  de  sa  visite  à  Sainte-Pélagie;  il 
n'y  trouva  que  cinq  prisonnières  détenues  par  ordre  du  roi, 
et  treize  femmes  repentantes  qui  y  venaient  chercher  des  con- 
solations et  le  secret.  11  constata  le  ton  »  honnête,  décent  et 
gai  "  de  la  maison. 

A  la  maison  de  Scipion  qui  servait  de  magasin  général  des 
vivres,  il  s'étonna  de  voir  qu'on  achetait  les  mèches  filées,  au 
lieu  de  les  faire  fabriquer  par  les  pauvres. 

Les  Petites-Maisons  lui  parurent  bien  organisées,  sauf  les 
préférences  accordées  à  certains  indigents,  moyennant  un  ver- 
sement de  1,500  ou  de  2,400  livres. 

Les  frères  de  la  Charité  obtinrent  des  éloges.  Ils  devan- 
çaient leur  époque  comme  hygiénistes  en  interdisant  Taccès 
de  leurs  salles  aux  malades  atteints  de  maladies  contagieuses, 
notamment  aux  tuberculeux  '2).  Baillv,  le  8  mars,  avait 
demandé  à  l'Assemblée  qu'ils  fussent  conservés.  Il  est  à  désirer, 
disait  le  Comité,  "  que  leurs  successeurs  héritent  de  leur  zèle 
et  de  leur  habileté  »  . 

Le  lecteur  se  fatiguerait  à  suivre  Liancourt  dans  ces  visites 
minutieuses  aux  Convalescents  où  il  jugea  la  dépense  exces- 
sive, à  Saint-.Tacques-du-IIaut-Pas,  à  Saint-Merri,  à  Gharenton. 
Le  régime  des  Quinze-Vingts  lui  parut  "  gothique  »  .  Les 
dépenses  «  d  ordre  ecclésiastique  "  y  étaient  de  21,016  livres 
par  an  :   «  Si  dans  l'empire  français,  disait  le  Comité,  les  frais 

(1)  TuETEY,  I,  n"  87;  5  ilcccmlire  1790. 

(2)  Mac-Ailiffe,  ouv.  cité,  p.  169. 


1(10  LA    ROCHEFOL'CALLD-LIANCOURT 

(lu  culte  étaient  calculés  d'après  cette  base,  ils  reviendraient 
à  plus  de  630,480,000  livres  par  an,  et  c'est  une  maison  de 
charité  qui  nous  présente  cet  incroyable  calcul  (1).  "  Il  fallait, 
pour  être  admis,  être  catholique,  jurer  d'assister  aux  offices, 
se  confesser  six  fois  par  an.  Un  frère  aveugle  ne  pouvait 
épouser  qu'une  sœur  vovante  qui  le  guidait  dans  la  rue,  la 
mendicité  étant  le  revenu  le  plus  net  de  l'hôpital. 

Vu  le  grand  nombre  d'aveugles  étrangers  au  département, 
le  Comité  se  prononça  pour  la  suppression  de  la  maison  et 
l'allocation  de  pensions  aux  aveugles. 

En  résumé,  iHôpital  général  ne  lui  parut  pas  répondre  aux 
vues  de  ses  fondateurs.  Son  objet  était  d'élever  les  enfants 
abandonnés,  de  leur  donner  un  métier,  de  les  surveiller  dans 
leur  apprentissage,  de  marier  les  filles  ou  de  les  placer,  d'ac- 
cueillir et  de  consoler  la  vieillesse  pauvre.  Il  y  avait  trop 
d  employés,  des  gouvernants  mal  choisis,  une  mortalité  exces- 
sive, des  abus  criants.  Dès  le  début,  le  Comité  marqua  sa  pré- 
férence pour  les  secours  à  domicile  qui  "  répandent  les  bienfaits 
sur  toute  la  famille  du  secouru  et  resserrent  les  affections 
naturelles,  en  le  laissant  entouré  de  tout  ce  (jui  lui  est  cher"  . 

Cette  longue  enquête  aboutit  à  un  plan  complet  de  réforme 
des  secours  publics  à  Paris.  La  Constituante  n'eut  pas  le  temps 
de  le  discuter;  mais,  le  2()  septembre  1791,  elle  en  ordonna 
l'impression  sur  la  proposition  de  Le  Chapelier.  Elle  le  léguait 
à  ses  successeurs  (2) . 

Voici  en  quoi  consistait  ce  plan.  Sur  000,000  habitants, 
Paris  peut  compter  00,000  pauvres,  dont  une  moitié  de 
pauvres  valides,  un  dixième  de  malades,  »  le  reste  en  enfants, 
vieillards,  vagabonds  à  réprimer  "  .  Les  hospices  ne  doivent 
contenir  que  de  150  à  200  lits;  14  hospices  à  175  malades 
donnent  2,450  lits.  Deux  grands  Hôtels-Dieu  à  750  lits 
donnent  1,500  lits:  total  :  3,950  lits.  Deux  mille  cinquante 
pauvres  pourront  être  traités  à  domicile  :  les  deux  grands 
hôpitaux   serviront   aux    études   médicales   et   "    offriront   le 

(i)  Arch.  pari.,  XVII,  p.   ;i92 

(2J    Arch.  nat.,  AD,  XVIII's  15V;  Arcli.  pari.,  XXXI,  p.  734  et  340. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  161 

moyen  de  placer  plus  d  honiiiies  célèbres  »  .  Il  faudra  deux 
maisons  de  convalescents  ;  deux  hôpitaux  pour  les  véné- 
riens avec  un  bâtiment  séparé  où  les  personnes  aisées  seront 
reçues  en  payant  leurtraitement  ;  deux  hôpitaux  pour  la  folie, 
«  la  maladie  la  plus  affligeante,  la  plus  humiliante  pour  1  huma- 
nité, celle  dont  la  jjiiérison  offre  au  cœur  et  à  Tesprit  une  plus 
entière  satisfaction  "  ,  avec  une  maison  payante  à  l'exemple  de 
l'hôpital  d'York,  et  un  asile  pour  les  incurables  ;  trois  mai- 
sons de  retraite  et  de  santé  pour  les  vieillards  et  infirmes  des 
deux  sexes  ;  un  hôpital  d  inoculation  qui  servira  de  modèle 
aux  départements.  Deux  maisons  de  ré[)resslon  recevront  les 
vagabonds,  mais  «  le  bas  prix  de  la  main-d'œuvre  donné  à  des 
hommes  qui  sont  logés  et  nourris  pour  rien  ne  devra  pas  nuire 
au  travail  de  ceux  qui  n'ont  pas  ces  avantages  »  .  Les  secours 
à  domicile  seront  assurés  par  sections  ainsi  que  la  distribution 
des  "  drogues  «  déterminée  par  la  division  des  hospices.  Les 
trois  ou  quatre  cents  enfants  trouvés  seront  de  préférence 
confiés  à  des  familles  rurales.  Paris  ne  gardera  que  ceux  dont 
les  dispositions  réclament  «  une  éducation  plus  soignée  »  ,  mais 
la  maison  de  la  Pitié  et  autres  semblables  seront  supprimées. 
Jl  faut  aussi  une  maison  de  prévoyance  n  où  des  fonds  long- 
temps placés  d'avance  et  plus  ou  moins  forts,  selon  l'âge  de 
ceux  qui  placeraient,  assureraient  à  ceux  qui  y  auraient  recours 
une  retraite  douce  ou  certaine  pour  la  fin  de  leurs  jours  "  . 

Des  comités  de  surveillance  de  quatre  personnes,  placés 
auprès  de  chaque  établissement  charitai)le,  assureront  une 
équitable  distribution  des  secours  publics.  Une  agence  de 
huit  personnes  sera  désignée  par  le  directoire  du  département 
parmi  <>  celles  qui  réunissent  à  la  philosophie  la  plus  philan- 
thropique le  plus  de  connaissances  en  médecine,  en  phy- 
sique, en  fabrication,  en  travail  de  toute  espèce  »  . 

Les  moindres  détails  sont  prévus,  les  emplacements  des 
hôpitaux  et  hospices  sont  indiqués  :  le  budget  est  fixé,  et 
variera  de  3,400,000  livres  à  5  millions  de  livres  pour  trente- 
six  mille  assistés.  Des  états  détaillés  indiquent  le  nombre  des 
fous  et  des  épileptiques  enfermés. 

11 


162  LA    nOCllEFOUCAULD-I.IArsCOUHÏ 

Ia\  bienfaisance  particulière  a  sa  place  clans  cette  org^anisa- 
tion  :  elle  encourage  les  souscriptions  volontaires  «  par 
lesquelles  TAng^leterre  a  fait  et  fait  encore  habituellement  de 
si  grandes  choses  "  ;  elle  s'exerce  déjà  par  la  Charité  mater- 
nelle et  la  Société  philanthropique  :  «  elle  soulage  le  Trésor, 
elle  anime  et  développe  1  esprit  public  "  . 

Ces  encouragements  ne  restèrent  pas  platoniques.  La 
Société  de  la  Charité  maternelle  en  fit  l'expérience.  Elle  avait 
été  fondée  en  1784  par  Mme  de  Fougeret  (1),  fille  d'un  admi- 
nistrateur des  hôpitaux,  pour  u  empêcher  l'exposition  des 
enfants  légitimes  à  l'hospice,  assister  à  domicile  les  femmes 
en  couches  et  les  seconder  dans  les  premiers  soins  à  donner 
aux  enfants  "  .  Ce  fut  un  des  premiers  essais  d'associations  cha- 
ritables de  femmes  du  monde,  "  supérieur  par  ses  avantages 
pratiques  aux  associations  exclusivement  composées  de  prê- 
tres ou  de  religieux  (2)  »  .  De  mai  1  788  au  2  juillet  1790,  elle 
a\ait  reçu  147,537  livres,  et  admis  neuf  cent  quatre-vingt- 
onze  enfants.  A  la  fin  de  1789,  la  reine  avait  accepté  le  titre 
de  fondatrice  :  l'assemblée  générale  s'était  tenue  aux  Tuile- 
ries, le  4  janvier  1790  (3),  et  le  roi  lui  avait  accordé  2,000  li- 
vres par  mois  sur  le  produit  de  la  loterie.  Mais  l'Assemblée, 
dans  sa  séance  du  3  juillet,  ne  maintint  cette  subvention  qu'à 
titre  provisoire.  Le  Comité  de  Mendicité  fut  chargé  «  de 
rendre  compte  de  cet  établissement  "  .  Il  y  eut  des  confé- 
rences entre  Liancourt  et  les  dames  commissaires,  Mmes 
de  Mesgrigny,  de  Vergennes,  Lavoisier  (4)  et  Poivre.  Les 
députés  manifestèrent  le  désir  de  connaître  plus  particulière- 
ment les  détails  de  l'administration  de  la  Société.  La  Société 
répondit  n  qu'elle  recevrait  avec  reconnaissance  les  encoura- 

(1)  Foi  (;eiiei  (Mme  Anne- Françoise  de),  née  D'Ori.TRKMO:«T,  mariée  à 
M.  de  Foujjeret,  receveur  {[énéral  des  finances.  Elle  mourut  en  iSlo. 

(2)  Dahu  et  BounxAT,  Eiliiattion,  correction  des  enfants  pauvres,  p.  43. 

(3)  Bil)l.  Carnavalet.  Hegistrc  manuscrit  de  la  Société  maternelle,  1791  à  1793. 

(4)  Mme  Lavoisier,  née  I'aclze,  fille  d'un  fermier  f,énéral,  épousa  à  quatorze 
ans  Lavoisier,  âgé  de  vingt-huit  ans.  Très-vive,  intelligente  et  instruite,  elle  s'as- 
socia à  l'œuvre  de  son  mari,  traduisit  pour  lui  les  travaux  des  savants  anglais 
et  publia  en  1788  une  traduction  de  l'ouvrage  de  Kirwan  sur  la  phlogislique  avec 
une  réfutation. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  163 

gements  auxquels  son  utilité  lui  donnait  des  droits,  pourvu 
que  sa  liberté  fût  toujours  respectée  (1)  »  .  Le  Comité  proposa 
15,000  livres  à  prendre  pendant  trois  ans  sur  les  revenus  de 
l'Hôpital  général.  Ces  dames  refusèrent.  «  La  délicatesse  leur 
faisait  craindre  que  si  elles  acceptaient,  ce  ne  fût  de  leur  part 
une  atteinte  au  patrimoine  des  pauvres,  dans  un  temps  sur- 
tout où  leur  nombre  et  celui  des  charges  de  rHùpital  est  pro- 
digieusement augmenté.  »  Si  les  15,000  livres  étaient  assi- 
gnées sur  des  fonds  nationaux  autres  que  les  revenus  de 
l'Hôpital  général  et  conservaient  la  forme  de  souscription,  elles 
les  recevraient  avec  reconnaissance;  sinon,  u  la  société  ne 
croyait  pas  pouvoir  en  conscience  les  accepter  (2)  '»  .  Liancourt 
approuva  ces  scrupules  et,  le  21  janvier  l"})!,  il  Ht  décréter 
que  «  la  Charité  maternelle  continuerait  de  jouir  provisoire- 
ment des  2,000  livres  par  mois  sur  la  loterie  »  .  Le  Comité 
s'était  contenté  de  distribuer  à  l'Assemblée  le  mémoire  exact 
et  vérifié  rédigé  par  la  Société  (3). 

D'autres  sociétés,  moins  élégantes  peut-être  ou  moins 
appuyées,  furent  moins  heureuses.  Mme  Moy-Chcvallier, 
administratrice  du  Pain  des  prisonniers  de  la  Concierperie, 
ne  put  obtenir  qu'une  lettre  de  Liancourt  au  procureur 
général  du  Parlement  et  au  Comité  des  Domaines  (4). 

La  Société  philanthropique  de  Paris,  que  présidait  Béthune- 
Charost  (5)  et  dont  Liancourt  était  membre  depuis  1786, 
demanda  30,000  livres.  «  Ces  sociétés,  répondit  le  Comité, 

(1)  BiLl.  Cainavalet.  Registre  manuscrit  de  la  Société  maternelle,  p.  29; 
23  juillet  1790. 

(2)  LL.p.  31;  20  août  1790. 

(3)  Gilles,  la  Société  de  Charité  maternelle  de  Paris.  —  Ardu  pari.,  XVI, 
p.  683;  XXII,  p.  397  et  suiv.  —  Tietey,  I,n»  21.  —  Sig.  Lacroix,  VII,  p.  242 
et  suiv. 

(4)  TuETEY,  Intr.,  p.  8. 

(5)  BÉTHuxE-CuAROST  (Armand-Joseph,  duc  de),  1728-1800,  descendant  de 
Sully,  officier  général  et  philanthrope  célèbre;  abolit,  avant  1789,  les  droits  sei- 
gneuriaux dans  ses  terres.  Il  fonda  des  œuvres  pour  les  femmes  en  couches,  les 
orphelins,  les  agriculteurs  ruinés  par  le  feu  ou  par  la  {jrêle  ;  il  canalisa  le  Cher  et 
fit  creuser  le  canal  du  Bec-d'Allier;  il  perfectionna  la  (  ultuic  dans  trois  provinces. 
11  fit,  pendant  la  Révolution,  un  don  volontaire  de  100,000  livres  ;  iM'ut  en 
I  an  VII  nommé  maire  du  XH'  arrondissement  de  Paris.  En  1800,  il  contracta  le 
germe  de  la  petite  vérole  en  soignant  les  sourds-muets  et  en  mourut. 


164  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

économisent  infiniment  les  secours  publics  ;  mais  ce  genre 
d'association  doit  exister  par  lui-même,  ou  il  n'est  plus  éta- 
blissement charitable  et  volontaire  (1).  " 


III 


Il  y  a  deux  parties  dans  lœuvre  législative  du  Comité  de 
Mendicité  :  la  première  consiste  à  proposer  des  expédients 
pour  pourvoir  aux  nécessités  du  moment;  la  seconde  à  pré- 
parer, dans  une  série  de  décrets,  un  plan  rationnel  et  métho- 
dique d'organisation  des  secours  publics.  Il  est  difficile  d'isoler 
les  lois  de  circonstance  de  l'ensemble  des  réformes  accomplies. 
La  secousse  qui  ébranlait  l'ordre  social  tout  entier  avait  sur 
les  organismes  charitables  une  répercussion  forcée.  Le  déficit 
tarissait  les  sources  de  la  charité  publique;  la  défiance,  la 
crainte,  l'émigration  diminuaient  celles  de  la  charité  privée. 
On  V  pourvoyait  comme  on  pouvait,  au  jour  le  jour,  sans 
méthode,  par  des  mesures  confuses,  souvent  contradictoires. 

Dès  décembre  1789,  les  administrations  de  département 
étaient  chargées  sous  l'autorité  et  l'inspection  du  roi  "  du  sou- 
lagement des  pauvres,  de  la  police  des  mendiants,  des  hôpi- 
taux, Hùtels-Dieu,  établissements  et  ateliers  de  charité,  pri- 
sons/maisons  d'arrêt  et  de  correction  »  ,  ainsi  que  de  la  gestion 
des  fonds  de  la  bienfaisance  publique.  A  Paris,  la  Municipa- 
lité conserva  jusqu'au  \  1  avril  1791  la  direction  des  hôpitaux 
confiée  à  M.  de  Jussieu  (2),  savant  «  et  judicieux  médecin  "  . 


,1)    l'ro(:ès-vcrl)al,  l"  noveinlire  1790. 

^2)  Décrets  des  14  décembre  1789,  22  décembre  1789,  30  mai  1790.  — 
Ju.ssiKU  (Antoine-Laurent  dk),  né  à  Lvon,  1748-1836.  élève  de  son  oncle  Joseph 
de  Jussieu,  i-eçu  docteur  en  médecine  (1770),  suppléant  de  Lemoiinier,  profes- 
seur de  botanique  au  Jardin  du  roi,  reçu  à  l'Académie  des  sciences  ^i77•»),  créa 
la  science  des  clussilication.s.  Nommé  sous  la  Convention  directeur  du  Muséum 
d'iiistoirc  naturelle,  puis  chargé  de  l'administration  des  hôpitaux  de  Paris,  il  entra 
a  I  inslilnt,  lut  nommé  professeur  à  la  Faculté  de  médecine  (1804),  et  membredu. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  165 

Le  bureau  de  l'Hôtel-Dieu  et  celui  de  l'Hôpital  général  conti- 
nuaient à  assurer  les  services.  Le  1 1  avril  1701.  le  directoire 
du  département  nomma  cinq  directeurs,  Montlinot,  (Jiousin, 
Thouret,  Cabanis,  Aubry-Dumesnil  (1). 

Le  grand  bureau  des  Pauvres  passa  comme  les  liôpitaux 
sous  la  gestion  successive  de  la  Municipalité  et  du  Département  ; 
mais,  le  25  mai  1791,  l'Assemblée  chargea  la  Municipalité  de 
nommer  une  commission  municipale  de  bienfaisance  qui  fit 
"  beaucoup  de  bien  (2)  »  . 

L'action  de  l'Assemblée  s'exerça  dans  les  départements  par 
des  décrets  isolés.  Les  enfants  trouvés,  qui  étaient  aux  soins 
des  seigneurs  haut-jusdcicrs,  furent  mis  à  la  charge  des  hos- 
pices (3).  Quand  tous  les  biens  possédés  par  les  corporations 
et  communautés  furent  déclarés  propriété  de  la  nation,  la 
Constituante  en  laissa  l'administration  provisoire  aux  hôpitaux, 
maisons  de  charité  et  autres  "  où  sont  reçus  les  malades  (4)  «  . 
Elle  maintint  jusqu'au  ["janvier  1702  les  rentes  et  dîmes 
sur  les  biens  nationaux  u  dues  en  vertu  de  titres  authentiques 
el  constatés  (5)  »  . 

Les  autres  mesures  furent  des  expédients  financiers.  «  Un 
grand  nombre  d  hôpitaux,  disait  Liancourt,  privés  des 
aumônes  qu'ils  recevaient,  perdant  par  la  suppression  des 
octrois  la  plus  grande  partie  de  leurs  revenus,  manquent  de 
moyens  pour  l'entretien  des  pauvres  (6).  »  Les  décrets  des 
10-22  septembre  1790  avaient  supprimé  à  partir  du  1"  jan- 
vier suivant  tout  secours  accordé  aux  établissements  de 
charité   par   le  Trésor,  y   compris  le    traitement  des   méde- 

conseil  de  l'Université.  Devenu  aveugle,  il  se  démit  en  1826  de  sa  chaire  de  bota- 
nique en  faveur  de  son  fils  Adrien  de  Jussieu. 

(1^  BriÈle,  Documents  pour  servi}-  à  l'histoire  de  l'Hôtel-Dieu  de  Paris,  II, 
p.  485. 

(2)  Dx^OL-ESXOY,  Rapport  du  1"  ijermiital  au  XI,  |).  14.  Cette  couimission 
existait  depuis  le  9  avril  ;  elle  fonctionna  jusqu'au  31  août  1793;  elle  était  aidée 
par  33  commissions  de  paroisse,  qui  furent  remplacées  le  25  juillet  1793  par 
48  comités  de  section.     Note  inédite  de  M.  Sigismonil  Lacroix.) 

^3     Décret  du  17  novembre  1790. 

(4)    Décret  du  5  novembre  1790. 

(5;"  Décret  des  5-10  avril  1791. 

(6^  7'  Rapport.  Arcli.  purl..  XVIIl,  p.  473. 


166  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

cins.  Il  devait  être  pourvu  à  leurs  besoins  par  les  munici- 
palités et  les  départements.  A  Paris,  THôpital  général  perdit 
par  la  suppression  des  octrois  556,366  livres  10  sous, 
3  deniers  (1).  Le  patrimoine  de  THùtel-Dieu  fut  diminué  de 
moitié. 

Le  19  décembre  1790,  on  vota  15  millions  dont  6,640,000  li- 
vres furent  immédiatement  distribués  aux  départements.  Il 
fallait  coûte  que  coûte  combler  les  vides  causés  par  ces  défi- 
cits. Le  29  mars  1791,  on  vota  4,058,204  livres  pour  les 
enfants  trouvés,  les  dépôts  et  certains  hôpitaux. 

En  juillet  1791,  3  millions  furent  accordés  «pour  les  besoins 
pressants  et  momentanés  des  hôpitaux  du  royaume  "  .  En 
septembre,  nouvelle  avance  de  1,500,000  livres  (2). 

Le  plus  grand  souci  du  Comité  fut  l'affaire  des  ateliers  de 
secours.  C'était  un  legs  de  l'ancien  régime.  Louis  XIII  et 
Louis  XIV  renfermaient  les  mendiants  dans  des  maisons  spé- 
ciales, où  ils  étaient  astreints  au  travail.  Sous  Louis  XVI 
s'étaient  ouverts  de  petits  ateliers  de  charité,  destinés  à 
occuper  et  à  fixer  les  ouvriers  et  ouvrières  valides.  Dans  sa 
généralité  de  Limoges,  Turgot  avait  organisé  des  travaux  de 
terrassement  pour  les  hommes,  de  filature  à  domicile  pour 
les  femmes.  L'expérience  avait  réussi,  grâce  aux  précautions 
prises  pour  éviter  la  concurrence  au  travail  privé  et  l'exploi- 
tation des  fileuses  (3) . 

A  Paris,  dès  décembre  1788,  à  la  suite  de  la  grêle  du 
1  3  juillet,  des  ateliers  avaient  été  ouverts  au  quai  d'Orsay,  au 
pont  Nicolas,  au  quai  de  la  Tournelle.  En  mai,  il  fallut  en 
ouvrir  d'autres  à  raison  de  l'afflux  des  paysans.  En  août,  il  y 
avait  à  Montmartre  dix-huit  mille  travailleurs  de  toute  condi- 

(i)    Atw.  Moniteur,  IX,  p.  73. 

(2)  Arc/i.  pari.,  X.XI,  p.  413;  XXIV,  p.  445.  —  Déi-ret  des  8-25  juillet 
1791.  —  Cf.  Parturikk,  l' Assistance  à  Paris  sous  l'ancien  régime  et  pendant  la 
Révolution,  p.  202  et  suiv.  — Lallemand,  la  Révolution  et  les  pauvres,  p.  53  et 
suiv. —  Hi^bkrt-Valleroux,  la  Charité  avant  et  depuis  1789. 

(3)  Strauss,  Assistance  sociale,  p.  70.  —  Gaijfrks,  Mémoires  de  la  Société 
internationale  pour  l'étude  des  questions  d'assistance  (1892),  p.  174  et  suiv.; 
431  et  suiv.  —  Lecoq,  l' Assistance  par  le  travail;  et  notre  livre  :  Misères 
sociales;  le  Vagabondage  et  la  mendicité  dans  les  campagnes,  p.  97  et  suiv. 


UN    PLAN    D'AvSSISTANCE   SOCIALE  167 

tion  sociale,  depuis  des  terrassiers  jusqu'à  des  orfèvres  et  des 
merciers  (1). 

L'imajjination  populaire  s'alarma,  craiguit  que  les  travaux 
de  la  Butte  ne  servissent  à  dos  fortifications  menaçantes  pour 
les  Parisiens.  Parmi  les  ouvriers,  il  y  avait  beaucoup  d'Ita- 
liens. "  C'était  une  horde  de  sauvages  à  la  porte  de  la  ville  la 
plus  civilisée  qui  existât  (2) .  »  Le  15  août,  La  Fayette  arrêta  mi 
commencement  de  mutinerie.  Le  31,  l'atelier  fut  dissous. 
Mais  les  ouvriers,  renvoyés  par  une  porte,  rentraient  par  une 
auti'e  :  il  fallut  en  décembre  ouvrir  de  nouveaux  chantiers 
pour  dix  mille  hommes;  on  en  détacha  six  cents  au  canal  de 
Bourgogne,  on  étudia  un  projet  de  canalisation  de  l'Ourcq. 
La  municipalité  avait  beau  délivrer  quatre  mille  passeports  à 
des  ouvriers  inoccupés,  elle  était  débordée.  En  mai  1790,  il  y 
avait  onze  mille  huit  cents  ouvriers  sur  les  chantiers  pari- 
siens. 

Le  Comité  de  Mendicité  fit  décréter  le  renvoi  des  mendiants 
étrangers,  «  parce  qu'ils  mangent  sans  travailler  la  subsistance 
des  pauvres  français  "  ,  mais  sans  priver  les  particuliers  du 
droit  d'emplover  les  ouvriers  qu'ils  jugeraient  à  propos  (3). 
Il  était  surpris  qu'aucun  ouvrage  utile  n'eût  été  entrepris.  Un 
salaire  de  20  sols  au  lieu  de  15  était  un  appât  sérieux.  Pour- 
quoi ne  pas  entreprendre  le  curage  de  la  Seine  ou  le  canal  de 
jonction  entre  l'Oise,  la  Seine  et  la  Marne,  proposé  par 
Bruslé  (4j  et  soumis  â  l'Académie  des  sciences?  Pourquoi  ne 
pas  ouvrir  de  chantiers  pour  le  dessèchement  des  marais? 

Au  fond,  ce  que  voulaient  Liancourt,  le  Comité  et  l'As- 
semblée, c'était  débarrasser  le  royaume  des  pauvres  qui 
n'étalent  pas  nés  français,  et  assurer  la  sécurité  de  la  rue. 
«L'État  n'a  aucun  droit  de  requérir  l'assistance  d'un  étranger; 
cet  étranger  n'a  donc  pas  le  droit  de  requérir  de  cet  État  de 
lui  assurer  du  travail  on  sa  subsistance.  »  De  nouveaux  ate- 


(1)  TuETEY,  Intr.,  p.  143. 

(2)  Le  Patriote  franco ix,  cité  par  Tuetky,  p.  l'«-4. 
(V)  Procès-verbal,  28  juin  1790. 

(4)  Procès-verbuil,  10  mai  1790.  Point  du  jour,  l'^  juin  1790,  [..  299. 


168  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT 

liers  seront  ouverts  dans  la  ville  et  dans  les  environs  pour  les 
pauvres  français.  Les  mendiants  étrangers  quitteront  le 
rovaume;  les  mendiants  français  qui  refuseront  l'ouvrage 
offert  rentreront  dans  leurs  municipalités.  Trente  mille  livres 
sont  accordées  à  chaque  département  pour  être  employées 
en  travaux  utiles. 

Le  maintien  des  ateliers  n'était,  dans  l'esprit  de  Lian- 
court,  qu'un  palliatif;  ce  n'était  point  un  remède.  Il  a  maintes 
fois  fixé  les  limites  de  cette  forme  d'assistance.  "  Si  le  travail 
est  offert  au  pauvre  valide  à  chaque  fois  qu'il  se  présente,  et 
dans  le  lieu  le  plus  prochain,  et  de  la  nature  la  plus  facile, 
la  société  le  dispense  par  là  de  la  nécessité  de  chercher  lui- 
même  à  s'en  procurer;  elle  tombe  dans  l'inconvénient  qu'elle 
voulait  éviter  en  se  refusant  aux  secours  gratuits  :  elle  favorise 
la  paresse,  l'incurie;  si  elle  ne  donne  que  des  travaux  inu- 
tiles, elle  fait  encore  le  mal  d'autoriser  la  fainéantise,  car 
l'homme  travaille  mal  à  un  ouvrage  dont  l'inutilité  lui  est 
démontrée.  Sans  doute,  il  se  trouvera  des  moments  où  la 
nécessité  contraindra  de  sortir  de  la  rigueur  exacte  de  ces 
principes  :  alors  ces  secours  seront  encore  un  bien  et  un 
devoir;  ils  vaudront  toujours  mieux  que  des  secours  sans 
travail  (1) .  » 

Dans  la  pensée  de  Liancourt  et  des  Constituants,  les  ateliers 
n  étaient  qu Une  mesure  philanthropique  :  »  ÎNulle  part,  a  dit 
M.  Jaurès,  ils  ne  sont  compris  à  la  mode  de  Louis  Blanc 
comme  un  moven  d'émancipation  progressive  des  salariés.  » 
"  I*oint  de  mendiants,  point  de  vagabonds  dans  la  France 
entière,  avait  dit  le  prétendu  socialiste  Fauchet,  et  pour  cela 
des  ateliers  de  charité  partout,  en  sorte  que  chaque  homme 
qui  a  des  bras  puisse  trouver  de  l'ouvrage  pour  gagner  son 
pain.  "  Le  salaire  y  sera  inférieur  au  salaire  des  entreprises 
privées.  "  Il  s'agit  simplement,  ajoute  M.  Jaurès,  d'une  sauve- 
garde contre  la  mendicité  et  d'une  meilleure  utilisation  des 
forces  vagabondes  du  système  social.  La  hardiesse  du  prédi- 

(1)   1"  Rapport,  p.  7  et  10. 


UIS'    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  169 

cateur  tumultueux  (Fauchet)  qui  fera  peur  aux  révolution- 
naires ne  se  hausse  pas  au-dessus  de  ce  piètre  idéal  et  rien  ne 
marque  mieux  l'humilité  générale  de  la  pensée  proléta- 
rienne (1).  » 

Liancourt  n'est  donc  aucunement  un  socialiste.  Le  droit 
à  l'assistance  tel  qu'il  le  conçoit  n'est  pas  le  droit  au  travail. 
«  Ce  n'est  pas  par  des  movens  privés,  individuels,  disait-il, 
qu'un  grand  État  peut  donner  du  travail  à  ceux  de  ses 
membres  qui   en   manquent  (2) .  5) 

Le  décret  du  30  mal  ne  fut  pas  exécuté.  Dans  la  séance  du 
12  juin,  Liancourt  insista  pour  que  les  mendiants  fussent  dis- 
tribués dans  les  ateliers  proposés  par  llntendant  des  travaux 
publics  et  sur  les  diverses  routes  de  la  généralité  de  Paris. 

Le  31  août,  les  ateliers  de  secours  étaient  remplacés  par  des 
ateliers  de  deux  espèces  différentes  :  les  uns  pour  les  valides 
travaillant  à  la  tâche  ;  les  autres  pour  les  hommes  d'une 
capacité  de  travail  Inférieure,  payés  à  la  journée.  Le  salaire 
devait  toujours  être  au-dessous  du  salaire  normal. 

Cette  nouvelle  mesure  resta  lettre  morte,  malgré  les  récla- 
mations du  Comité  et  les  efforts  de  Bailly.  Il  avait  fallu  faire 
procéder  à  un  triage  par  les  districts  pour  sassurer  de  l  iden- 
tité de  vingt-sept  mille  individus  inscrits  sur  les  listes.  On 
avait  beau  improviser  des  travaux,  continuer  les  quais  de 
la  Seine,  la  construction  de  Sainte-Geneviève,  la  démolition 
de  la  Bastille  :  l'encombrement  existait  toujours,  "  les  ateliers 
de  fainéantise  affligeaient  les  regards  dans  toutes  les  avenues 
de  la  capitale  (3)  »  . 

Les  abords  de  l'Assemblée  étaient  obstrués  par  les  men- 
diants (4).  Malgré  l'organisation  d'un  service  d'inspection,  la 
division  des  ouvriers  en  brigades,  llnstallatlon  d'ateliers  de 
correction,  les  désordres  continuaient  :  c'était  tantôt  une 
maison  de  Vauglrard  mise  à  sac,  tantôt  la   maison  de  Beau- 

(i)  Jaurès,  Histoire  socialiste,  p.  I  VO  et  141. 

(2)  4*^  Rapport. 

(3)  Rapport  de  Garnier  au  dircrtoire   du  département  du  16  novembre  1791; 
Lecoq,  ouv.  cité,  p.  111. 

(4)  TuETEY,  Rép.  générul,  III,  n'SSSS. 


170  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT 

marchais  menacée  (1).  L'Assemblée  s'inquiétait;  dans  plu- 
sieurs ateliers  composés  de  plus  de  huit  cents  hommes,  disait 
l'abbé  Gouttes  le  11  septembre,  il  y  en  a  deux  cents  au 
plus  qui  travaillent;  le  reste  est  composé  de  jardiniers,  de 
maçons  occupés  ailleurs  la  semaine  et  venant  le  samedi  à 
l'appel  recevoir  G  livres  sur  lesquels  ils  donnent  20  sous  à 
l'inspecteur  (2). 

Le  8  novembre,  le  Comité  dans  une  séance  extraordinaire 
se  montra  favorable  au  projet  du  canal  de  Saint-Maur.  Le  10, 
il  accueillit  la  demande  du  Directoire  de  Seine-et-Oise  en  vue 
de  la  création  de  trente  ateliers  pour  faire  une  route  à  travers 
les  districts  de  Pontoise,  Mantes,  Saint-Germain,  Montfort  (3) . 

En  décembre  1790,  on  dépensait  900,000  livres  par  mois 
pour  trente  et  un  mille  ouvriers.  Plus  leur  nombre  devenait 
considérable,  plus  l'ouvrage  donné  était  facile,  plus  le  travail 
devenait  nul  et  la  surveillance  des  administrateurs  malaisée. 
Rompre  les  ateliers,  comme  on  disait,  en  plein  hiver,  c'était 
impossible.  Le  décret  du  16  décembre  répartit  6,  400,000  francs 
entre  les  quatre-vingt-trois  départements  pour  défrichements, 
dessèchements,  repeuplement  des  forêts.  En  plusieurs  points, 
les  fonds  furent  distribués  en  aumônes;  ailleurs,  ils  furent 
partagés  entre  les  districts  et  subdivisés  ensuite  dans  la  même 
proportion  entre  les  municipalités  par  sommes  au-dessous  de 
6  livres  (4) . 

Au  début  de  1791,  les  ateliers  étaient  devenus  une  très 
lourde  charge  pour  l'État.  M.  Smith,  comptable  général, 
réclamait  au  Trésor  pour  une  seule  semaine  17  2,000  livres 
dont  10,000  livres  pour  frais  généraux.  En  avril,  il  proposa 
tout  lui  plan  de  réformes  :  il  supprimait  trois  chefs  par  chantier; 
il  voulait  occuper  les  ouvriers  au  balayage,  à  l'enlèvement 
des  boues  et  des  immondices,  à  l'élargissement  et  à  la  forma- 
tion des  quais. 


(1)  Lecoq,  p.  110  et  114. 

(2)  Gaufiiks,  article  cité,  p.  177. 

(3)  l'roc("-s-verl>al,  10  novembre. 

(4)  Discours  de  Liancourt,  25  septembre  1791,  Ane.  Mou.,  IX,  p.  777. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  171 

Les  ateliers  étaient  condamnés.  Les  ateliers  de  Paris, 
disait  Montesquieu,  rapporteur  du  Comité  des  finances,  le 
6  février  171)1,  paraîtront  une  dépense  très  inutile;  jusqu  ici 
malheureusement  elle  a  été  très  nécessaire  (I) .  Le  20  mai  1791 , 
on  discula  leur  fennclureet  on  la  décréta  le  H)  juin,  à  rexcop- 
tion  des  ateliers  de  filature  et  des  chantiers  de  Sainte-Gene- 
viève (2).  On  accorda  un  million  pour  les  ouvriers  parisiens, 
«  malgré  les  cris  des  membres  du  côté  droit  (;î)  "  .  Liancourt 
avait  montré  "le  patrimoine  des  pauvres  dissipé  sans  fruit  par 
des  hommes  qui,  laborieux  autrefois,  s'habituent  à  la  fainéan- 
tise, ne  tiennent  plus  compte  de  la  chose  publique,  des  secours 
qu'ils  reçoivent,  regfardant  ce  bienfait  comme  une  dette,  et  ne 
se  croient  nullement  obligés  au  travail  dont  ils  reçoivent  le 
salaire  »  . 

A  partir  du  l"  juillet,  le  Trésor  public  cessa  d'entretenir 
les  ateliers  de  Paris.  «  Pères  de  la  Patrie,  s'écriaient  leurs 
délégués,  voudriez-vous  nous  laisser  mourirde  faim,  nous  qui 
sommes  vos  enfants?  "  Malgré  cette  supplique,  l'Assemblée 
maintint  sa  décision  (4). 

Les  causes  de  l'échec  sont  faciles  à  démêler.  Les  ateliers  de 
Turgot  avaient  réussi  parce  que  les  effectifs  en  étaient  res- 
treints, le  recrutement  choisi,  et  parce  qu'ils  étaient  soumis 
à  une  discipline  sévère.  Ceux  de  1789  étaient  insuffisants 
contre  un  chômage  aussi  terrible.  Sans  direction,  sans  ordre, 
sans  compétence  chez  les  chefs,  ils  rcce^aient  indistincte- 
ment tous  ceux  qui  se  présentaient.  «  L'assistance  sous  la 
forme  d'ateliers  de  travail,  dit  M.  Gaufrés,  ne  peut  se  passer 
de  discernement,  de  précautions,  d'ingéniosité.  Sinon,  elle 
fait  un  métier  de  dupe  et  aggrave  le  mal  qu'elle  prétend 
guérir.  "  Les  années  1789  et  1790  n'étaient  guère  propices  à 
cette  expérience.  On  ne  saurait  sans  injustice  rendre  respon- 
sables de  son  insuccès  ni  Liancourt  ni  l'Assemblée.  Au  total, 


(1)  Avch.  pari.,  XXIII,  p.  23. 

(2)  TcETEY,  Inlr.,  p.  15(). 

(3)  Point  du  Joui-,  niitnéro  du  17  juin,  p.  233. 

(4)  TuETEY,  Intr.,  p     157,  et  ii,  n"  !)."). 


172  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

d'après  Delessart  (1),  minisire  de  rintérieiir,  les  fonds 
décrétés  pour  l'assistance  par  rAssemblée  nationale  s'étaient 
élevés  à  26,854,430  livres,  dont  5,306,226  livres  pour  les 
hôpitaux  civils,  1,960,001  livres  pour  les  enfants  trouvés, 
1,291.977  livres  pour  les  34  dépôts  de  mendicité,  806,226 
livres  pour  certains  hôpitaux  en  remplacement  d'anciens 
secours  et  17,490,000  livres  pour  les  ateliers  de  travail. 


IV 


"  Aucun  des  moyens  de  secourir  1  humanité  malheureuse  et 
souffrante  ne  semble  devoir  être  étranger  à  nos  recherches. 
Les  décrets  de  l'Assemblée  nationale  doivent  embrasser  l'uni- 
versalité des  malheureux  et  la  suite  des  générations...  (2)  Le 
soin  de  veiller  à  la  subsistance  du  pauvre  n'est  pas  un  devoir 
moins  sacré  que  celui  de  veiller  à  la  conservation  de  la  pro- 
priété du  riche.  "  Le  travail  du  Comité  est  expérimental  et 
doctrinal.  Il  faut  d'abord  s'éclairer  sur  le  passé,  retracer  l'his- 
toire de  l'ancienne  législation,  signaler  les  abus,  comparer  le 
régime  des  secours  publics  en  France  et  en  Angleterre,  dresser 
—  si  possible  —  un  dénombrement  exact  des  indigents  et  des 
malades.  Sur  ces  bases  solides  vient  s'édifier  le  monument 
élevé  par  la  science  à  la  charité.  Fixer  létendue  et  les  limites 
<lu  droit  à  l'assistance,  déterminer  le  droit  du  pauvre  et  l'obli- 
gation corrélative  de  la  société  et  de  l'État;  ces  principes  une 
fois  établis,  les  appliquer  aux  différentes  catégories  de  malheu- 
reux, préciser  les  dépenses  et  les  recettes  dont  l'ensemble 
{•onstitue  le  j)remier  budget  d'assistance  que  la  France  ait 
<lressé,  faire  sa  place  à  la  prévovance,  compléter  les  mesures 
j)réventives  par  la  répression  :  ainsi  apparait  l'effort  le  plus 

(1)  Tliipjiort  sur  les  ilivcrses  parties  de  son  dépai  teiiii.'nt,  1"  novembre.  [Arch. 
pari.  XX.MV,  p.  575.^ 

(2)  Plan  de  travail,  Arch.  pari.,  XVI,  p.  126 


UN    l'LAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  173 

colossal  croi{|aiii8alioii  sociale  de  1  assistance  (|ui  ait  jamais 
été  tenté. 

L'Assemblée  nationale  déclare  «  (luellc  met  an  lan^j  des 
devoirs  les  plus  sacrés  de  la  nation  1  assistance  des  pauvres 
dans  tous  lesàges  et  dans  toutesles  circonstances  delà  vie  (Ij  "  . 
Cette  assistance  n'est  pas  un  bienfait  :  elle  est  le  devoir  strict 
et  indispensable  de  tout  homme  qui  n  est  pas  lui-même  dans 
la  pauvreté;  elle  ne  peut  être  avilie  ni  par  le  nom  ni  par  le 
caractère  de  laumône,  elle  est  pour  la  société  une  dette  invio- 
lable. 

Tout  homme  a  droit  à  sa  subsistance  :  quand  celle-ci  lui 
manque,  la  société  doit  intervenir  en  lui  donnant  du  travail. 
Le  travail  est  le  seul  moyen  de  subsistance  légitime.  Un 
homme  sain  et  robuste  qui  n'a  que  ses  bras  pour  subsister  est 
pauvre,  mais  il  n'est  pas  misérable  lorsque  les  moyens  de  tra- 
vail lui  sont  fournis.  Le  pauvre  valide  que  le  vice  éloignerait 
du  travail  n'a  droit  qu'à  ce  qu'il  lui  faut  strictement  de  subsis- 
tance pour  qu'en  la  lui  refusant  la  société  ne  se  rende  pas 
coupable  de  sa  mort.  «  Si  celui  qui  existe  a  le  droit  de  dire  à 
la  société  :  "  Faites-moi  vivre  »  ,  la  société  a  également  le 
droit  de  lui  répondre  :  «  Donne-moi  ton  travail.  «  Mais  ce 
n'est  pas  par  des  moyens  privés,  individuels  qu'un  grand  Etat 
peut  donner  de  l'ouvrage  à  ceux  de  ses  membres  qui  en  man- 
quent: une  organisation  méthodique  est  nécessaire. 

Toute  législation  sur  les  pauvres  doit  avoir  pour  fondement 
la  justice  :  "  Là  où  il  existe  une  classe  d'hommes  sans  subsis- 
tance, là  existe  une  violation  des  droits  de  l'humanité;  là 
l'équilibre  social  est  rompu.  »  Il  est  de  plus  de  l'intérêt  public 
de  corriger  par  une  bienfaisance  réfléchie  les  maux  résultant 
des  nuuivaises  institutions,  de  prévenir  les  désordres  d'hommes 
sans  ressources  qui  pourraient,  «  par  l'excès  de  leur  misère, 
servir  les  entreprises  des  ennemis  de  l'ordre  public  "  . 

La  limite  est  délicate  à  tracer;  insuffisance  de  secours,  c'est 

(1)  Le  projet  de  la  coimuission  contenait  les  mots  :  '  Au  rang  de  ses  obligations 
les  plus  .sacrées.  »  La  minute  corrigée  de  la  main  de  Liancourt  porte  :  «  Au  rang  des 
devoirs  les  plus  sacres  de  la  nation.  »  Arch.  nat.,   l'"'  1)36,  carton  2V,   n"  XLIX. 


174  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

cruauté;  assistance  superflue,  c'est  désordre  et  c'est  injustice, 
puisque  «  c'est  employer  des  fonds  publics  par  delà  l'exacte 
nécessité.  Les  secours  donnés  à  la  pauvreté  ne  doivent  pas 
devenir  des  primes  a  la  paresse,  à  la  débauche  et  à  l'impré- 
voyance )). 

La  bienfaisance  publique  diffère  de  l'aumône;  sans  doute 
elle  propose  aussi  le  soulagement  des  malheureux,  mais  elle 
considère  avant  tout  l'intérêt  social  ;  elle  n'est  pas  «  une 
vertu  compatissante;  elle  est  un  devoii',  elle  est  la  justice  "  . 

Si  l'assistance  publique  est  une  dette,  qui  est  le  débiteur? 
Liancourt  répond  :  >i  La  nation.  "L'assistance  ne  doit  pas  être 
communale  :  sinon  elle  mène  à  la  taxe  des  pauvres  comme  en 
Angfleterre.  Toute  taxe  locale  est  forcément  inégale  ;  le  pays  le 
plus  pauvre  est  celui  où  les  secours  sont  le  plus  nécessaires  ; 
il  y  aurait  donc  ou  assistance  insuffisante  pour  les  pauvres  ou 
charge  intolérable  pour  les  citoyens.  Si  lassistance  est  une 
charge  nationale,  le  malheureux  "mis  sous  la  providence  unique 
(le  l'État  reçoit  une  assistance...  plus  digne  de  la  grandeur  de 
la  nation  qui  le  secourt...  "  . 

De  cette  définition,  il  résulte  que  "  les  biens  dont  les  revenus 
sont  destinés  à  l'entretien  des  hôpitaux,  maisons  de  cha- 
rité, etc.,  sont  déclarés  biens  nationaux  v  .  Il  en  est  de  même 
de  toutes  fondations  particulières  d  hôpitaux  ou  de  charité  (1). 
Le  Comité  de  Mendicité  applique  la  doctrine  générale  de  la 
Constituante  ;  l'Église  n'a  reçu  des  terres,  des  immeubles 
que  pour  remplir  certaines  fonctions,  notamment  de  charité 
et  d'assistance.  La  nation  a  le  droit  de  saisir  les  ressources  en 
assumant  la  charge.  "  Le  clergé,  dit  Tallevrand,  n'est  pas  pro- 
[)riétaire  à  l  instar  des  autres  propriétaires,  puisque  les  biens 
dont  il  jouit  et  dont  il  ne  peut  disposer  lui  ont  été  donnés  non 
pour-  l'intérêt  des  [)ersojmes,  mais  pour  le  service  des  fonc- 
tions. )! 

«  Quaut  aux   fondations  de   biens  ecclésiastiques,   ajoute 
l'évêque  d'Autun,  si  la  nation  assure  soigneusement  à  chaque 

(1)   Prujf.ts  de  décrets,  tiuc  l",  art.  22  et  23. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  175 

titulaire  sa  subsistance  honnête,  elle  ne  touchera  point  à  sa 
])ro})riété  individuelle;  et  si  en  même  temps  elle  se  char^jc, 
comme  elle  en  a  sans  doute  le  droit,  de  1  administration  du 
reste,  si  elle  prend  sur  son  compte  les  autres  oblig^ations  atta- 
chées à  ces  biens,  telles  que  renlretien  des  hôpitaux,  des 
ateliers  de  charité,  des  réparations  de  1  Église,  des  frais  de 
l'éducation  publique...  si  surtout  elle  ne  puise  dans  ces  biens 
qu'au  moment  d'une  calamité  (générale,  il  me  semble  que 
toutes  les  intentions  des  fondateurs  sont  remplies  et  que  toute 
justice  se  trouvera  avoir  été  sévèrement  accomplie  (I).  »  Et, 
quelques  jours  après,  il  reprenait  :  a  Ces  biens  ont  été  destinés 
particulièrement  aux  pauvres;  or  ce  qui  n'est  pas  donné  à 
tel  pauvre  en  particulier ,  mais  ce  qui  est  destiné  à  perpétuité 
aux  pauvres,  peut-il  n'être  pas  donné  à  la  nation  qui  peut 
seule  combiner  les  vrais  moyens  de  soulagement  pour  tous 
les  pauvres  ?  « 

En  face  des  corporations,  "  personnes  morales  et  fictions  "  , 
se  dresse  l'Etat  sécularisé,  affranchi  en  même  temps  que  lin- 
dividu  des  sujétions  et  des  privilèges. 

La  doctrine  se  formule  dans  la  célèbre  motion  votée  sur  la 
proposition  de  Mirabeau  :  >.  Les  biens  ecclésiastiques  sont  à  la 
disposition  de  la  nation,  à  la  charge  de  pourvoir  d'une  manière 
convenable  aux  frais  du  culte,  à  l'entretien  de  ses  ministres  et 
au  soulagement  des  pauvres,  sous  la  surveillance  et  d'après 
les  instructions  des  provinces  (2) .   » 

C'est  ce  décret  que  le  Comité  reprend  et  applique;  les  biens 
des  pauvres  étant  en  immeubles  et  en  général  d'un  petit  revenu, 
il  vaut  mieux  les  rendre  à  la  circulation  :  les  fonds  seront  mieux 
employés  et  rapporteront  davantage.  Quant  aux  fondations 
futures,  elles  ne  dureront  que  cinquante  ans  :  elles  rentreront 
ensuite  dans  les  mains  de  la  nation.  «  Pour  consoler  les  sous- 
cripteurs ou  donateurs,  on  gravera  leur  nom  sur  le  mur  (3).  » 

Il  y  aura  deux  fonds  de  secours  :  le  premier  —  fonds  de 

(1)  Motion  du  10  octobre  1789. 

(2)  Séance  du  2  novembre  1789. 

(3)  l  rejets  de  décrets,  titre  I",  art.  11  et  12. 


176  LA    ROCHEFOUCAUT.D-LIANCOURT 

secours  normal  —  sera  réparti  entre  les  départements,  les 
districts  et  les  municipalités,  d'après  :  1"  la  proportion  des 
citoyens  actifs  avec  le  nombre  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ; 
2"  les  trois  bases  combinées  de  la  représentation  nationale, 
population,  contribution,  étendue.  Les  sommes  à  répartir 
seront  fixées  sur  le  prix  commun  des  journées  de  travail.  Le 
second  —  fonds  de  réserve  —  sera  destiné  à  subvenir  aux 
malheurs  imprévus  dans  ces  circonstances  extraordinaires.  Le 
premier  fonds  pourvoit  aux  dépenses  des  enfants  abandonnés, 
des  malades,  des  vieillards,  des  infirmes  et  des  maisons  de 
correction  :  une  partie  sera  affectée  à  l'entretien  des  éta- 
blissements permanents;  une  partie,  augmentée  de  la  con- 
tribution des  départements ,  aux  ateliers  temporaires  de 
secours. 

Il  y  aura  une  agfence  de  quatre  membres  par  département, 
de  deux  membres  par  district  ;  des  comités  de  quatre  per- 
sonnes, dont  les  fonctions  seront  gratuites,  surveilleront  les 
maisons  de  correction  et  les  hospices;  six  commissaires, 
nommés  par  le  roi.  seront  chargés  de  l'inspection  géné- 
rale (1). 

Pour  être  inscrit  sur  les  rôles,  il  faudra  ne  payer  aucune 
imposition  au-dessus  du  prix  d'une  journée  d  ouvrier,  n'être 
aux  gages  de  personne,  faire  certifier  son  besoin  de  secours 
publics  par  deux  citoyens.  Un  second  rôle  comprendra  ceux 
qui  ne  payent  que  deux  ou  trois  journées  d'ouvrier  {2). 

Les  malades  dans  les  campagnes  ont  été  toujours  sacrifiés; 
les  quatre  cinquièmes  d'entre  eux  ne  sont  pas  secourus  ;  il  n'y 
a  ni  médecins,  ni  drogues;  toutes  les  ressources  sont  pour  les 
villes.  Il  y  aura  désormais  un  médecin  par  canton,  payé 
500  livres  par  an;  il  traitera  les  malades,  les  infirmes,  les 
blessés;  il  veillera  sur  les  enfants  trouvés  et  sur  les  nourrices; 
il  inoculera  les  enfants  et  les  personnes  inscrites  sur  la  liste  des 
pauvres;  il  fera  parvenir  tous  les  ans  au  directoire  du  district 
"  ses  réflexions  sur  le  climat  et  le  sol  du  canton,  les  épidé- 

(1)    Pn>jil<  de  décrets,  litre  I",  art.  1'*  à  21. 
(2;  /</.,art.  26  à  28. 


\ 


UN    PLAN    D  ASSISTANCE   SOCIALE  177 

mies,  et  sur  la  comparaison  des  naissances,  mariages  et  mor- 
talités (1)  "  . 

Des  sages-femmes,  approuvées  par  l'agence  Je  santé  du 
département,  seront  payées  des  soins  donnés  aux  femmes 
accouchées.  Un  dépôt  de  médicaments  sera  établi  dans  le  lieu 
le  plus  central  du  canton;  la  distribution  des  secours  en  ali- 
ments, bouillons  et  médicaments  se  fera  »  d'après  les  mesures 
les  plus  convenables,  suivant  les  lieux,  pour  la  plus  grande 
exactitude  et  économie  de  ce  service  (2)  "  .  Les  aumônes  par- 
ticulières sont  toujours  arbitraires.  Elles  seront  remplacées 
par  des  secours  prompts,  gratuits,  certains  et  complets,  car 
«la  volonté  libre  des  bienfaiteurs  ne  dispense  pas  la  société  de 
ses  devoirs  »  .  Pour  diminuer  l'indigence,  il  faut  compter  aussi 
sur  rétablissement  de  la  liberté  civile,  sur  la  suppression  "  des 
exceptions,  des  privilèges,  des  impositions  arbitraires,  des 
distinctions  entre  citoyens  (3)  "  . 

Dans  les  villes,  l'administration  des  hôpitaux  est  restée  trop 
longtemps  "  purement  ecclésiastique  »  .  Les  diacres  et  les 
prêtres  ne  reconnaissent  d'autre  juridiction  que  celle  de  leur 
évéque...  «  Le  clergé  n'y  porta  pas  toujours  l'esprit  de  charité 
et  de  désintéressement...  La  puissance  civile  ne  semblait 
avoir  aucune  part  à  la  direction  de  ces  pieux  établissements 
qu'on  regardait  sans  doute  comme  n'ayant  rien  de  commun 
avec  les  choses  de  ce  monde  (4) .  » 

Il  sera  établi  pour  les  pauvres  malades  un  traitement  gra- 
tuit et  à  domicile.  Au-dessous  de  i,000  âmes,  les  villes  par- 
tageront avec  les  campagnes  les  secours  de  santé;  de  4,000 
à  12,000  âmes,  il  y  aura  un  médecin  ou  chirurgien;  au-dessus 
de  12,000  âmes,  il  v  aura  des  médecins  par  arrondissement 
ou  quartier.  Dans  les  villes  de  plus  de  4,000  âmes,  des  mai- 


(1)  Projets  de  décrets,  titre  II,  ait.   1  à  4.   Procès-verbal,  6  août  1790. 
,2)  Id.,  art.  26  à  28. 

(3)  Plan  de  travail,  Arrh.  pari.,  XVI,  128. 

(4)  2'' Piapport,  Arch.  ;j(n7. ,  p.  99  et  suiv.  Ailleurs,  Liancourt  rend  lioinma{>c 
aux  sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul  et  de  Saint-Charles  de  Nevers,  «  dont  le  nom 
demeurera  à  jamais  consacré  dans  les  fastes  de  l'humanité  ».  4"  Rapport,  Arch. 
pari.,  XVIII,  p.  442. 

lî 


178  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

sons  communes  ou  hospices  recevront  ceux  qui  ne  peuvent 
être  soigfnés  à  domicile;  dans  les  grandes  villes,  des  hôpitaux 
seront  établis  pour  les  pauvres  non  domiciliés,  pour  les  mala- 
dies contagieuses,  les  maladies  vénériennes,  la  folie  curable, 
(1  la  plus  grande,  la  plus  redoutable  des  misères  humaines  qui 
puissent  atteindre  des  infortunés  dégradés  dans  la  plus  noble 
portion  d'eux-mêmes  »  ,  les  grandes  opérations  de  chirurgie, 
les  accouchements.  Trois  agents  de  secours  surveilleront  les 
hospices  particuliers  (1). 

Les  enfants  abandonnés  ont  droit  à  une  place  de  prédilec- 
tion. Liancourt  en  parle  avec  tendresse  :  »  Fixez  vos  regards 
sur  cette  classe  d'enfants  qui,  comme  perdus  sur  la  terre, 
n  ont  jamais  connu  les  auteurs  de  leurs  jours;  qui,  sans 
parents,  sans  appui,  sans  aucun  être  qu'ils  intéressent,  se 
trouvent  seuls  au  milieu  du  monde  entier,  n'appartiennent 
qu'à  l'espèce  humaine.  »  Le  devoir  social  consiste  non  seule- 
ment à  pourvoir  à  leur  existence  phvsique,  mais  à  assurer  leur 
•existence  civile,  à  remplacer  les  soins  paternels,  à  "  les  faire 
participer  aux  bienfaits  de  l'instruction  publique,  à  les  for- 
tifier contre  les  vices  par  la  connaissance  de  leurs  devoirs  et 
l'amour  du  travail  (2)  »  . 

Tout  enfant  abandonné  sera  porté  à  la  maison  commune  : 
le  procureur  de  la  commune,  comme  son  curateur-né,  est 
chargé  de  le  faire  inscrire.  Si  la  clameur  publique  dénonce 
ses  parents  légitimes,  ils  sont  forcés  soit  de  le  reprendre,  soit 
de  lui  choisir  un  tuteur  en  le  laissant  à  la  charge  publique. 
Dès  que  les  enfants  sont  sevrés,  ils  sont  confiés  à  des  familles, 
jusqu'à  quatorze  ans  pour  les  filles  et  quinze  ans  pour  les 
garçons;  les  pensions  payées  pour  leur  éducation  n'excéde- 
ront pas  90  livres  pour  la  première  année,  40  livres  pour  les 
années  suivantes.  Ils  devront  profiter  de  l'instruction  publique 
de  façon  à  devenir  des  citoyens  bons  et  utiles  à  l'État  :  ils 
seront  inscrits  à  l'âge  requis  sur  le  tableau  civique.  A  dix-huit 

(1)  Titre    II.    ihap.    i",   p.    553,    art.    1-21;    4M'>apport,  Arch.  pnrl.,   XVIII, 

p.  442. 

(2]    V  Rapport,  Arch.  pari.,  XVIII,  p.  445  et  suiv. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  179 

ans,  ils  seront  libres  de  travailler  à  leur  compte  et  de  changer 
de  maison  ;  leurs  économies  seront  placées  dans  les  caisses 
nationales.  Les  parents  ue  pourront  reprendre  leurs  enfants 
qu  en  remboursant  les  charges  avancées  par  le  département. 
Quant  aux  enfants  des  pauvres  dont  l'entretien  ne  peut  être 
supporté  par  leurs  pai'ents ,  il  y  esl  pourvu  par' de  modiques 
pensions  payées  aux  familles  (1). 

L'adoption  rendra  un  foyer  aux  abandonnés.  En  introdui- 
sant un  nouveau  eonimereede  bienfaisance  entre  les  hommes, 
elle  unira  les  familles  «  par  des  liens  d'autant  plus  sûrement 
respectés  qu'ils  seront  l'effet  du  choix  »  .  Marié  ou  non,  tout 
citoyen  pourra  adopter  un  ou  plusieurs  enfants  nés  de  parents 
inconnus.  Les  personnes  mariées  n  eu  pourront  ado[)tei"  plus 
de  deux  ;  les  hommes  veufs  ou  garçons  ne  pourront  adopter 
que  des  enfants  de  leur  sexe;  il  en  est  de  même  des  veuves 
ou  filles.  Les  père  et  mère  adoptifs  prendront  l'engagement 
de  nourrir  l'enfant;  de  lui  inspirer  les  sentiments  d'honneur, 
de  probité,  de  patriotisme,  de  respect  pour  la  (lonstitution. 
L'enfant  qui  aura  particulièrement  à  se  louer  des  soins  et  des 
bienfaits  de  ses  parents  adoptifs  sera  «  autorisé  à  en  témoi- 
gner publiquement  sa  reconnaissance;  il  portera  le  nom  de 
son  père  ou  de  sa  mère  adoptive  (2)  »  , 

Pour  les  vieillards  et  les  infirmes,  le  secours  à  domicile  est 
préférable  au  secours  dans  les  asiles  publics;  il  laisse  intact  le 
premier  de  tous  les  sentiments,  le  respect  filial;  astreindre  le 
vieillard  à  vivre  où  il  ne  se  plaît  pas,  c  est  le  chagriner  sans 
nécessité.  Le  secours;»  domicile  sera  gradué  suivant  «la  dégra- 
dation des  facultés  de  travail  de  celui  à  qui  il  sera  donné  :  le 
montant  n'en  pourra  dépasser  120  livres»  .  Le  secours  dans 
les  asiles  publics  sera  réservé  aux  vieillards  de  soixante-dix 
ans  sans  famille,  aux  infirmes,  aux  malheureux  mutilés  ou 
défigurés  par  un  accident:  il  v  aura  un  hospice  par  départe- 
ment, et  un  en  sus  dans  les  villes  de  cent  mille  âmes.  Les 
enfants  ou  parents  jusqu'au  troisième  degré  seront  tenus  de 

(1)  Projets  Je  (If'crets,  cliap.  il,  §1",  art.  J  à  J7. 

(2)  Jd.,  §2,  art.  1  à  20. 


180  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

fournir  des  aliments;  sinon,  ils  seront  déclins  du  droit  de 
citoyen  et  rayés  du  tableau  civique  (1). 

Avec  les  secours  aux  valides  se  pose  la  question  du  chô- 
mage. Le  pauvre  valide  n'est  autre  chose  que  l'ouvrier  sans 
propriété  qui  n  a  pas  de  travail  ;  le  travail  est  la  seule  assis- 
tance qu'un  gouvernement  sage  puisse  lui  donner.  En  pra- 
tique, pour  que  l'Etat  put  procurer  du  travail  individuelle- 
ment à  ceux  qui  en  manquent,  il  faudrait  qu  il  connût  avec 
précision  ceux  qui  ne  peuvent  pas  en  trouver;  il  faudrait 
encore  "  qu'il  eût  des  ouvrages  utiles  à  procurer,  selon  le 
besoin  du  nombre  de  bras  qui  voudraient  en  solliciter  et  selon 
le  temps  où  ils  le  solliciteraient  »  .  Or,  le  travail  utile  est  celui 
qui  "  ajoute  à  la  valeur  de  l'objet  sur  lequel  il  s'opère  »  ;  il 
demande  de  grands  capitaux  que  l'Etat  n'est  pas  toujours  à 
même  de  fournir.  Les  ateliers  de  charité  ne  seront  jamais 
qu'un  soulagement  partiel  et  secondaire.  "  Ces  tentatives  rui- 
neuses pour  le  pays,  désastreuses  pour  les  entreprises  parti- 
culières et  toujours  impuissantes,  n'auront  pour  effet  que 
d'entretenir  dans  la  classe  indigente  la  dangereuse  idée  que  le 
.'jouvernement  doit  la  débarrasser  de  l'inquiétude  et  de  l'ac- 
tivité nécessaires  pour  assurer  sa  subsistance  (2).  »  Le  travail 
donné  par  l'État  n'est  qu  un  travail  d'attente,  moins  rémunéré 
que  le  travail  libre;  il  ne  doit,  en  aucun  cas,  le  remplacer. 

Le  devoir  de  l'État  est  de  susciter  les  initiatives,  de  faire 
appel  à  l'énergie  de  1  individu  ;  car,  s'il  ne  doit  pas  être  pré- 
voyant pour  chacun,  il  a  le  devoir  de  l'être  pour  tous.  «  Le 
nombre  des  propriétaires  pourrait  être  augmenté  par  la  distri- 
bution de  20  millions  d'arpents  de  biens  communaux,  notam- 
ment des  landes  et  des  marais.  "  L'idée  de  secourir  l'indigence 
par  des  distributions  de  terre  était  à  la  mode.  Le  plan  du 
Comité  avait  été  discuté  aux  Jacobins  le  25  juin  1790.  Un 
membre  de  la  Société  avait  proposé  de  distraire  de  la  vente 
des  biens  nationaux  1,200  millions  de  terres  »  pour  les  distri- 
buer à   petits   bénéfices  et  les  faire  cultiver  par  des  familles 

(1)    Projets  de  décrets,  chap.  ni,  art.  1  à  22. 
(2j  .'1-"=  Rapport,  Arch.  pari.,  XVIII,  p.  453. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  181 

pauvres  »  ;  dès  le  l  1  juin,  au  Comité,  s'était  posée  la  question 
de  savoir"  si,  dans  les  biens  du  clergé  qui  seraient  vendus,  il 
ne  serait  pas  utile  de  réserver  les  terrains  vagues  d'une  cer- 
taine étendue  pour  être  mis  un  jour  en  valeur  et  devenir  une 
propriété  »  . 

Au-dessus  de  quatre  enfants,  toute  famille  indigente  est 
inscrite  au  premier  rôle  ;  au-dessus  de  six  enfants,  toute 
famille  inscrite  au  second  rôle  recevra  la  pension  attribuée  aux 
«nfants  abandonnés.  Soixante  mille  livres  par  an,  augmentées 
de  la  contribution  du  quartfournie  par  les  départements,  seront 
distribuées  par  département  "  pour  des  ouvrages  reconnus 
utiles  "  -  Des  ateliers  de  secours  municipaux  pourront  être 
ouverts  du  15  novembre  au  15  février;  le  salaire  des  ouvriers 
sera  fixé  au-dessous  du  prix  commun  des  journées;  "  dans  les 
temps  morts  au  travail  »  ,  les  districts  et  les  départements 
pourront  faciliter  les  ouvrages  sédentaires  au  moyen  d'avances 
garanties  par  les  municipalités  (1). 

Le  Comité  est  très  hostile  aux  aumônes  distribuées  aux 
portes  des  maisons  et  sur  les  places.  Le  nombre  énorme  des 
fêtes  publiques  le  préoccupe  ;  «  elles  favorisent  par  le  défaut  de 
travail  les  querelles,  la  débauche,  l'ivrognerie;  aussi,  dans 
l'ancien  régime  de  finances,  les  intéressés  aux  droits  d'aide 
étaient-ils  les  plus  forts  opposants  à  la  suppression  des  fêtes. 
En  les  diminuant,  on  ne  lilesse  pas  la  religion,  car  elles  ne 
sont  pas  d'institution  divine;...  on  préserve  l'artisan,  le  culti- 
vateur, l'indigent,  du  dégoût  du  travail,  de  l'oisiveté,  du 
dérangement,  de  la  misère...  »  Des  vingt-trois  fêtes  célébrées 
dans  le  diocèse  de  Paris,  dix-neuf  sont  supprimées  ou  remises 
au  dimanche,  et  quatre  sont  conservées  :  l'Ascension,  la  Fête- 
Dieu,  la  Toussaint  et  INoël  (2). 


(1)  l'rocès-verbal,  il  juin  1790.  —  Aulard,  Société  des  Jacohins  ;  Opinion  de 
M.  de  Polverel,  I,  p.  155;  Arch.  pari.,  XVIII,  p.  440,  107;  Projets  de  décrets, 
chap.  IV,  art.  1  à  14.  Les  ateliers  de  sec-ours  sont  deaiandi's  aussi  par  Fauchet  et 
par  Marat  :  «  Ouvrez  des  travaux  publics  pour  occuper  la  quantité  innombrable 
d'hommes  qui  n'ont  rien  à  faire  et  qui  encombrent  les  bùpitaux,  où  la  plupart 
périssent.  "   <Aini  du  Peuple,  n"  81  \ 

(2l   Arch.  nat.,  F''',  936.  —  Ia-  mémoire  est  de  Liancourt,  (|ui  le  communique 


182  LA    ROGHEFOUCAULD-LIANCOUllT 

Il  importe  de  fixer  le  lieu  où  riiomme  a  droit  aux  secours 
publics.  C'est  ce  que  le  Comité  appelle  d'un  nom  qui  a  duré, 
le  domicile  de  secours.  Ce  domicile  est  fixé  de  manière  à  ne 
pas  entraver  la  liberté  de  l'individu,  à  subordonner  l'assis- 
tance à  la  bonne  conduite  de  l'assisté;  à  empêcher  les  dépar- 
tements, les  districts  et  les  municipalités  de  "  multiplier  leurs 
demandes  au  delà  du  nécessaire  "  .  Il  sera  donc  le  lieu  de  nais- 
sance de  l'assisté,  à  moins  que  celui-ci  ne  se  fixe  pendant  deux 
ans  dans  une  autre  municipalité.  Néanmoins  le  droit  au  domi- 
cile de  secours  lui  sera  conservé  pendant  vingt  ans  à  partir  de 
sa  majorité  dans  sa  commune  d'origine.  En  cas  de  mariage, 
ce  domicile  sera  transféré  là  où  se  formera  son  nouvel  établis- 
sement. Après  six  ans  de  service  a  sans  reproches»  ,  tout  soldat 
pourra  choisir  son  domicile  de  secours  dans  toute  l'étendue 
du  royaume.  Les  vieillards  qui  n  auront  pas  de  domicile 
seront  admis  à  l'asile  des  non-domiciliés.  Les  hommes  que  des 
accidents,  "  suite  de  leur  travail  "  ,  auront  mis  hors  d'état  de 
gagner  leur  vie,  seront  reçus  dans  1  asile  des  domiciliés. 
Domicilié  ou  non,  tout  malade  sans  ressources  a  droit  aux 
secours  gratuits  (I). 

L'assistance  ne  doit  pas  nuire  "  aux  vues  de  la  prévoyance  »  . 
Toutes  les  fois  que  la  société  met  un  de  ses  membres  en  état 
de  se  passeï"  de  secours,  elle  s'enrichit  et  de  ceux  qu  elle  ne 
donne  pas  et  de  ceux  plus  complets  qu'elle  peut  accorder  aux 
malheureux  sans  moyens.  Le  30  octobre  1790,  l'abbé  Gouttes 
avait  saisi  la  Constituante  du  projet  du  sieur  Lafarge  (2),  sur 
le   remboursement    des  rentes  perpétuelles.    Il    s'agissait  de 


au  Coinilé  tragiicuiturc  et  do  coiiunerce;  il  demande  aussi  l'avis  du  Comité ecclé- 
siastiquc,  Arcli.  nat.,  F"'  28V,  n"  Oîiô. 

(1)  Projetr,  de  ilécrets,  f.liap.  )v,  art.  1  à  19. 

(2)  LAi'AnCK  (JoachimJ,  économiste  de  la  seconde  moitié  du  dix-iiuitième  siècle, 
créateur  de  la  caisse  d'éparjjiie  connue  sous  le  nom  de  "  Tontine  viagère  et  d'amor- 
tissement »  qui  commença  à  fonctionner  le  26  mars  1791,  malgré  la  décision 
né{;ative  do  la  Constituante,  Cette  caisse  eut  à  l'orijjine  un  grand  succès  et  aboutit 
à  de  graves  mécomptes.  Des  décrets  du  1'''  avril  1809  s(jumirent  les  associations 
toniinicres  à  l'autorisation  du  gouvernement  et  retirèrent  la  gestion  de  la  caisse 
Lafarge  aux  fondateurs,  pour  la  remettre  à  des  administrateurs  nommés  par  le 
préfet  de  la  Seine.  Cette  tontine  existait  encore  en  18G1. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  183 

libérer  l'État  de  sa  dette  par  la  création  de  rentes  viagères  et, 
au  moyen  des  bénéfices  réalisés,  de  >>  procurer  à  la  classe  indi- 
gente du  peuple,  une  ressource  dans  la  vieillesse  et  les  infir- 
mités qui  en  sont  la  suite.  Ceux  qui  dans  leur  jeunesse 
auraient  épargné  9  livres  par  an  pour  les  placer  dans  cet 
emprunt  seraient  assurés  d'avoir  une  subsistance  honnête  s'ils 
venaient  dans  un  âge  avancé  «  .  Liancourt  appuya  le  projet 
qui  fut  renvoyé  aux  Comités  des  Finances  et  de  Mendi- 
cité (1). 

Le  Comité  étendit  son  champ  d'étyides.  M.  Duvillard  (2)  lui 
communiqua  ses  travaux  sur  les  divers  modes  de  placement 
destinés  à  la  classe  "  indigente  et  laborieuse  »  .  Propriété  du 
fonds  conservée  à  celui  qui  place  ou  à  ses  héritiers;  fonds 
perdus  par  la  mort  de  celui  qui  a  placé,  mais  se  bonifiant  par 
la  chance  des  mortalités;  renonciation  à  l'intérêt  du  place- 
ment en  vue  de  l'avantage  des  membres  de  la  famille  des  sur- 
vivants; assurance  en  vue  de  secours  en  cas  de  maladie  ou  de 
vieillesse  :  les  diverses  combinaisons  de  l'assurance,  de  la  pré- 
voyance, de  la  mutualité,  furent  essayées  dès  le  lendemain 
de  la  Révolution.  M.  Lafarge  proposa  des  actions  de  1)0  livres, 
payables  en  dix  ans  à  raison  de  9  livres  par  an.  Les  arré- 
rages dus  aux  actionnaires  seraient  suspendus  pendant  dix 
ans.  Les  capitaux  serviraient  à  rembourser  les  contrats  sur 
rilùtel-de-\  ille  moyennant  un  intérêt  de  5  pour  100  payé  par 
l'État.  Les  actionnaires  survivants  au  bout  de  dix  ans  auraient 
seuls  part  à  ces  actions  divisées  en  lots  de  50  et  de  100  livres 
de  rente.  Sur  un  million  supposé  d'actionnaires  primitifs, 
9,000  auraient  joui  après  dix  ans  de  50  livres  de  rente  et 
25,498  de  150  livres.  Cette  distribution  et  ce  remplacement 
se  faisaient  par  la  voie  du  sort  ;  les  morts  de  la  classe  de 
150  livres  étaient  remplacés  par  les  actionnaires  de  la 
classe  de  50  livres,  les  morts  de  cette  dernière  classe  par  des 

iVi    Arch.  pari.,  XX,  p.  128  et  suiv. 

(2)  Duvillard  de  Durand  Emmanuel-Etienne),  1755-1832,  attaché  au  Trésor 
public,  entra  au  Corps  législatif  le  4  nivôse  an  VIII,  comme  député  du  Léman, 
8ié{;ea  jusqu'en  l'an  X,  devint  en  iSOC  sous-clief  au  ministère  de  l'intérieur,  et 
en  1812  sous-chef  de  l'administration  générale. 


184  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

actionnaires  expectants.  Le  maximum  de  chaque  action  était 
fixé  à  30,000  livres;  après  quoi,  l'État  hériterait. 

Le  Comité  voulut  s'éclairer  de  l'avis  de  l'Académie  des 
sciences.  Le  rapport  signé  Condorcet,  Lagrange,  Van  dcr 
Monde,  Coulomb  et  Laplace,  ne  fut  pas  favorable.  L'idée 
était  sans  doute  utile  et  le  projet  de  faire  servir  à  cet 
usage  une  portion  de  la  dette  nationale  avait  l'avantage 
d'offrir  aux  actionnaires  un  gage  assuré  de  leur  créance;  mais 
le  plan  de  M.  Lafarge  étant  limité  à  un  seul  genre  de  place- 
ment et  à  une  seule  époque  était  désavantageux  aux  action- 
naires d'un  âge  avancé  et  renfermait  une  partie  des  inconvé- 
nients attachés  aux  loteries  (1). 

L'abbé  Gouttes  fit  son  rapporta  la  séance  du  3  mars  1791, 
et  proposa  l'approbation  du  projet.  Mirabeau  l'appuya  par 
des  considérations  générales  : 

it  J'appellerais  volontiers  l'économie  la  seconde  providence 
du  genre  humain;  la  nature  se  perpétue  par  des  reproduc- 
tions, elle  se  détruit  par  les  jouissances.  Faites  que  la 
subsistance  même  du  pauvre  ne  se  consomme  pas  tout  entière. 
Obtenez  de  lui  non  par  des  lois,  mais  par  la  toute-puissance 
de  l'exemple,  qu'il  dérobe  une  très  petite  portion  de  son  tra- 
vail pour  la  confier  à  la  reproduction  du  temps  et  par  cela 
seul  vous  doublerez  les  ressources  de  l'espèce  humaine.  Une 
nouvelle  carrière  s'ouvre  à  la  bienfaisance  comme  une  nou- 
velle chance  s'ouvre  à  la  pauvreté.  En  est-il  de  plus  douce? 
Elle  embrasse  l'avenir,  elle  est  accordée  au  malheur,  elle  a 
pour  base  l'espérance.  » 

Il  proposa  même  que  cinq  jours  du  traitement  de  chaque 
dé[)uté  fussent  prélevés  par  le  Trésor  public  pour  former 
douze  cents  actions  sur  la  tête  de  douze  cents  familles  pau- 
vres. 

L'Assemblée  se  défia  de  cette  éloquente  tirade.  Sous  les 
dehors  de  la  bienfaisance  apparaissait  la  loterie.  «  Il  faut,  dit 
Buzot,    que   le    malheureux  prenne   sur  son   nécessaire   une 

(1)    l'rocès-i'vrhal ,  2  décembre  1790. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIAJ-E  185 

somme  annuelle  de  9  livres  pour  nourrir  ses  actions  ;  si  dans  le 
cours  des  dix  années  il  en  arrive  une  seule  où  il  ne  puisse 
pas  l'entretenir,  tout  ce  qu'il  a  mis  jusqu'alors  est  absolument 
perdu  (1) .  » 

L'Assemblée,  malgré  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angelv,  vota 
la  question  préalable,  ce  cjui  n'empêcha  pas  Lafarge  d'ouvrir 
vingt  et  un  jours  plus  tard  une  société  privée  de  survie,  sous 
le  titre  de  «  Caisse  d'épargne  et  de  bienfaisance  »  . 

Ce  débat  refroidit  Liancourt  et  le  Comité.  Ils  restèrent  dans 
les  généralités.  Une  caisse  d'épargne  serait  instituée  par 
département  :  ces  caisses  seraient  administrées  aussi  écono- 
miquement que  possible  ;  elles  pourraient  consentir  des 
prêts  à  terme  à  l'agriculture.  Des  exemples  nombreux  indi- 
quaient" ce  que,  dans  un  certain  nombre  d'années,  l'épargne 
d'un,  deux,  dix  sols  par  jour  peut  procurer  d'avantap^es; 
quelle  somme,  placée  à  tel  ou  tel  âge,  peut  à  tel  autre  donner 
à  celui  qui  la  place  la  certitude  de  n'avoir  jamais  recours  à 
l'assistance  publique  ;  quelle  mise  doit  faire  une  fois  et  annuel- 
lement renouveler  celui  qui  veut  assurer  à  lui  enfant  un  éta- 
blissement; combien  un  certain  nombre  d'individus  réunis 
doivent  placer  d'argent  pour  s'assurer  des  secours  de  maladie 
ou  de  convalescence  ;  quelle  épargne  assure  aux  jveuves  de 
quoi  subsister  (2)  »  . 

C'étaient  là  de  simples  «  vues  de  prévovancc  "  ;  vingt-huit 
ans  plus  tard,  Liancourt  devait  les  réaliser  par  la  fondation 
de  la  Caisse  d'épargne  de  Paris. 

Le  plan  était  achevé.  Où  trouverait-on  les  ressources  néces- 
saires à  la  construction  de  l'édifice? 

Au  total,  il  faut  dépenser  51  millions  et  demi  par  an  : 
12  pour  cinq  cent  mille  malades  à  raison  de  12  à  15  sous  par 
jour;  27  millions  et  demi  pour  les  enfants,  les  infirmes  et  les 
vieillards,  à  raison  de  50  à  GO  livres  par  an;  5  uiillions  pour 
les  ateliers  de  secours,  à  raison  de  60,000  livres  par  dépar- 
tement;  3   millions  pour  réprimer  la  mendicité,   construire 

(1)  Arch.  pari.,  XXIII,  p.  654. 

(2)  4'  Rapport.  Arch.  pari.,  XVIII,  p.  46V. 


186  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT 

des  malsons  de  force  et  de  correction  ;  4  millions  pour  la 
caisse  de  réserve,  et  les  frais  d'administration  (1). 

D'après  les  expériences  de  Lille  et  de  Soissons,  d'après  les 
rapports  des  corps  administratifs,  sur  une  population  de 
20,288,827  habitants  (Paris  et  la  Corse  exceptés),  il  y  aurait 
3,207,073  individus  ayant  besoin  d'assistance ,  soit  du  huitième 
au  neuvième.  Sur  ce  total,  les  enfants  au-dessous  de  qua- 
torze ans  seraient  1,886,935,  soit  plus  de  la  moitié;  les 
infirmes  et  vieillards,  804,775,  ou  presque  un  quart;  les 
pauvres  valides,  515,363,  à  peu  près  un  sixième.  On  éva- 
luait les  malades  à  42,519  (2).  Pour  subvenir  à  ces  dépenses, 
on  aura  les  biens  des  hôpitaux  évalués  à  30  ou  32  millions; 
les  biens  11  ecclésiastiques  charitables»  ,  6  millions;  les  biens 
donnés  aux  pauvres  et  détournés  de  leur  destination,  tels 
qu'offices  claustraux,  biens  des  ordres  hospitaliers,  rentes 
élémosynaires  imposées  aux  bénéficiers  et  communautés 
ecclésiastiques,  10  millions;  plus  les  revenus  des  fondations 
particulières  et  le  produit  des  ateliers  de  charité.  Des  tableaux 
annexes  indiquent  les  revenus  des  hôpitaux  en  1764  et  ces 
revenus  en  1791,  après  la  suppression  de  leurs  droits  et  pri- 
vilèges. Malgré  cette  suppression  ces  revenus,  qui  étaient 
de  13,073,161  livres  en  1764  pour  957  hôpitaux,  sont  de 
13,987,788  livres  en  1791  pour  1,438  hôpitaux. 

Quelle  qu'en  soit  la  provenance,  tous  ces  fonds  seront 
réunis  en  une  masse  commune,  «  appartenant  à  la  nation  "  , 
pour  être  reversés  là  où  elle  le  jugera  nécessaire.  Puisque  la 
nation  prétend  répandre  partout  des  secours  complets,  les 
villes  —  même  pourvues  d'hôpitaux  —  n'ont  aucun  intérêt  à 
réclamer  contre  cette  réunion  (3) . 

Les  décrets  sur  les  mendiants,  les  maisons  de  correction,  la 
transportation,  sont  inspirés  par  I  humanité  et  par  la 
prudence.  Le  nombre  des  mendiants  arrêtés  est  évalué  à 
nt'ut  mille  cinq  cent  trente-neuf.    «  Ces  hordes  de  vagabonds 

(1)  5"^  Rapport.  Anii.  pm/  ,  XVIII,  p.  477. 

(2)  Tableaux  3  et  4  annexés  au  7''  rapport.  Arch.  pari.,  XV'Ill,  p.  619  et  620. 

(3)  3*  Rapport.  Arch.  pari.,  XVII,  p.  105  et  $u;v. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  187 

sont  le  fléau  le  plus  redoutable  des  campagnes,  menaçant  les 
fermiers  d'incendier  leurs  maisons,  s'ils  se  refusent  à  les 
nourrir  et  à  leur  douuer  asile.  Ils  assurent  l'impunité  de  leurs 
délits  par  limpudence  altière  de  leurs  deuiandes  (1).  » 

Les  trente-quatre  dépots  de  mendicité  renfeiinent  (),Gr>0 
détenus  et  coûtent  par  an  1,353,81)4  livres.  En  vinp^t- 
deux  ans,  230,000  individus  y  ont  été  détenus  et  ont  coûté 
29,700,000  livres.  Le  régime  habituel  des  dépôts  est  le  vice, 
la  corruption  et  1  oisiveté. 

La  mendicité  est  un  délit  antisocial.  «  Le  mendiant  semble 
dire  au  milieu  de  la  société  :  "Je  veux  vivre  oisif.  (Jédcz- 
«  moi  gratuitement  une  portion  de  votre  propriété.  Travaillez 
"  pour  mol.  »  <i  Celui  cjul  donne  à  un  vagabond  conspire  contre 
une  partie  de  la  société,  car  il  se  met  en  association  de  mal- 
veillance contre  la  chose  publique.  »  La  mendicité  est  punie 
de  la  peine  de  la  détention  qui,  à  la  quatrième  récidive,  peut 
aller  jusqu'à  un  an.  C'est  le  tribunal  de  paix  qui  jjrononce. 
Cette  peine  pourra  être  diminuée,  selon  que  le  mendiant  don- 
nera plus  ou  moins  d'espoir  de  devenir  laborieux  etde  pouvoir 
gagner  sa  vie. 

Dans  les  maisons  de  correction,  le  traitement  dépend  du 
travail.  Une  partie  du  salaire  appartient  au  détenu;  une  autre 
partie,  ne  pouvant  excéder  trois  sous  par  jour,  ap|)artient  à  la 
maison.  D'après  les  principes  de  Beccaria  et  d'Howard,  il  faut 
éviter  l'arbitraire,  la  dureté  qui  irrite  les  détenus,  les  avilit  à 
leurs  yeux  et  les  confirme  dans  le  vice.  »  Mieux  vaut,  même 
pour  des  hommes  brutaux  et  féroces,  un  extérieur  froid,  un 
silence  soutenu,  un  maintien  sévère,  que  des  reproches  inju- 
rieux et  des  coups,  n 

La  prison  n'est  qu'un  lieu  de  passage;  la  société  ne  veut  et 
ne  peut  vouloir  qu'elle  soit  douloureuse.  Quant  aux  enfants 
arrêtés  avec  les  vagabonds,  ils  seront  traités  en  enfants 
trouvés,  et  ne  seront  rendus  qu  à  leurs  parents. 

Les  mendiants  «  repris  en  tierce  récidive  "   ou    u  dont  les- 

[l)   6' Rapport.  Arch.  pari.,   XXII,  p.  599. 


188  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

vices  troublent  Tordre  public  et  mettent  la  société  en  danger» 
seront  relégués  dans  des  contrées  assez  éloignées  et  assez  peu 
fréquentées  pour  rendre  leur  retour  sinon  impossible,  du 
moins  difficile.  Des  projets  sans  nombre  avaient  été  soumis  au 
Comité.  Un  nommé  Lamiral,  employé  dans  les  prisons,  avait 
proposé  la  formation  dans  l'archipel  de  Boulam,  sur  la  côte 
occidentale  d  Afrique,  d'une  colonie  agricole  et  commer- 
çante :  "  Il  faut  ne  pas  laisser  les  malfaiteurs  toujours  réunis  et 
concentrés;  il  faut  les  diviser.  »  On  répartirait  les  bannis 
dans  les  iles  en  quantité  proportionnée  à  leur  étendue.  Ils 
nommeraient  une  espèce  de  magistrature.  Tous  travailleraient 
en  commun  et  partageraient  les  fruits.  Boulam  serait  le  chef- 
lieu  de  la  colonie  ;  "  on  y  garderait  les  bannis  non  coupables 
de  crimes  capitaux  (l)  ». 

L'attention  de  l'Assemblée  est  appelée  sur  la  Corse  récem- 
ment conquise,  dont  il  faut  s'assurer  le  dévouement  par  l'ins- 
Ijuction,  l'amour  du  travail,  le  bonheur  et  la  richesse.  Elle 
n'a  que  cent  soixante-dix  mille  habitants.  Elle  appelle  par  an 
pour  ses  défrichements  neuf  à  dix  mille  Italiens  «  que  vos 
deniers  payent  »  .  Elle  pourrait  offrir  à  des  familles  françaises 
pauvres  et  laborieuses  des  propriétés  dont  l'avantage  serait 
plus  certain  que  les  romanesques  illusions  du  Scioto  (2) .  Les 
îiansportés  défricheront  le  pays,  d'abord  pour  l'État,  puis 
pour  leur  compte  quand  leur  conduite  les  aura  rendus  dignes 
d'une  certaine  liberté  (3). 


V 


Le  Comité  croyait  à  l'efficacité  des  décrets  qu  il  avait  j)ré- 
parés  et  il  en  souhaitait  l'adoption,  u  II  semble,  disait-il,  que 

(1)  Mémoire  autograplic  du  10  septembre   175)0,  eollection  <le  M.  l'inspecteur 
.{;énéral  Granier. 

(2)  Voir  Henri  CahrÉ,  la  Compagnie  ilu  Scioto.  (Eevue  de  Paris,  15  mai  1898.) 
(•i)  6'  Rapport.  Arch.  pari.,  XXI 1,  p.  605.  —  Projets  de  décrets  et   Plau   de 

■itavail,  Arch.  pari.,  XVI,  p.  130. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  189 

l'Assemblée  nationnle  aura  ainsi  rempli  tous  les  devoirs  que 
la  politique  et  l'humanité  lui  imposent,  et  qu'elle  aura  donné 
cl  la  bienfaisance  publique  tout  Tcssor  qui  peut  utilement  lui 
appartenir.  La  bienfaisance  j)articulière  achèvera  le  reste.  jSe 
nous  permettons  pas  un  instant  de  craindre  qu'une  seule 
famille,  un  seul  houmie  digne  d'être  secouru  demeure  un 
seul  jour  sans  assistance  (I).  » 

C'étaient  de  généreuses  illusions.  Absorbée  par  d  autres 
soucis  —  la  France  à  constituer  et  la  llévolution  à  défendre 
—  l'Assemblée  semait  les  idées.  L'avenir  les  fera  germer.  ^  Il 
sera  créé  et  organisé,  disait  la  Constitution  du  Ji  sep- 
tembre 1791,  un  établissement  général  de  secours  publics 
pour  élever  les  enfants  abandonnés,  soulager  les  pauvres 
infirmes  et  fournir  du  travail  aux  pauvres  valides  qui  n'au- 
raient pas  pu  s'en  procurer.  " 

Le  25  septembre,  on  distribua  encore  2,760,000  livres  aux 
départements  pour  défrichements  et  dessèchements.  Ce 
secours  se  dispersa  en  poussière.  Le  26,  Liancourt  demanda 
de  mettre  à  l'ordre  du  jour  les  projets  sur  l'assistance  publique. 
«  Les  hôpitaux,  disait-il,  sont,  par  la  suppression  des  octrois^ 
privés  de  leurs  revenus.  Aucun  secours  de  bienfaisance  n'a 
été  versé  dans  le  sein  des  communes  (2) .  "  L'affaire  revint 
dans  la  séance  du  27  ;  Liancourt  rappela  les  principes  du 
Comité,  I'  les  droits  sacrés  et  imprescriptibles  du  malheur, 
de  l'infirmité  indigente  et  de  l'enfance  abandonnée  »  ,  l'état 
des  hôpitaux  dont  les  revenus  étaient  diminués  d'un  tiers  par 
les  décrets  de  rAsseud)lée.  Andrieu  demanda  l'ajourne- 
ment. «  Nous  voulons  tous  secourir  les  pauvres,  mais  ce  serait 
une  bien  mauvaise  preuve  de  l'intérêt  que  nous  leur  portons 
que  de  décréter  de  confiance  un  projet  très  compliqué.  Le 
Comité  veut  affecter  annuellement  50  millions  à  cette  dépense, 
y  compris  les  revenus  des  hôpitaux,  maisons  de  charité,  etc.; 
mais  il  nous  a  dit  lui-même  que  le  montant  de  ces  biens  ne 
lui  était  pas  connu,  qu  il  n  avait  reeu  <ju  une  partie  des  ren- 

(1)  V  Rapport.  Arch.  pari.,  XVIII,  p.  456. 

v2)  Ane.  Moniteur,  t.  I\,  p    779  et  791.  Arch.  pari.,  XXXI,  p.  319  et  373. 


190  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAJNCOURT 

seignements  nécessaires.  "  Liancourt  se  résigna  et  1  Assemblée 
nationale,  «  considérant  avec  peine  que  l'immensité  de  ses 
travaux  l'a  empêchée  dans  cette  session  de  s'occuper  de  l'orga- 
nisation des  secours  dont  elle  a  dans  la  Constitution  ordonné 
l'établissement  »  ,  laissa  "  à  la  législature  suivante  l'honorable 
soin  de  remplir  cet  important  devoir  »  . 

L'Assemblée  législative  eut  une  carrière  trop  courte  et  trop 
orageuse  pour  aboutii-  là  où  la  Constituante  avait  échoué.  Le 
projet  de  sa  commission  organisait  sur  le  même  plan  que  le 
Comité  de  Mendicité  des  secours  à  domicile,  des  maladreries, 
des  hôpitaux,  des  hospices  d'enfants  et  de  vieillards,  des 
secours  pour  accidents  imprévus,  des  ateliers  de  charité,  des 
maisons  de  répression  et  la  transportation.  Il  n'en  différait 
guère  que  par  les  bases  de  la  répartition  des  secours,  fondée 
r  sur  la  population  individuelle  des  départements  comparée 
avec  le  nombre  de  leurs  citoyens  imposés  à  une  contribution 
égale  à  dix  journées  de  travail;  2"  sur  le  prix  commun  de  la 
jouî-née  de  travail  dans  chaque  département.  En  d'autres 
termes  et  d'après  la  Législative,  au-dessous  de  dix  journées  de 
travail  et  non  plus  d'une  ou  de  trois,  on  était  présumé  indi- 
gent (1).  Ce  projet  en  dix-sept  articles  fut  voté  en  seconde 
lecture,  le  28  juillet  1792;  la  troisième  lecture  n'eut  jamais 
lieu. 

La  Convention  inscrivit  le  droit  au  travail  dans  la  Déclara- 
tion des  droits  de  l'homme  :  "  Les  secours  publics  sont  une 
dette  sacrée.  La  société  doit  la  subsistance  aux  citoyens  mal- 
heureux, soit  eu  leur  procurant  du  travail,  soit  en  assurant 
les  moyens  d'existerà  ceux  qui  sont  hors  d'état  de  travailler.  " 
C'est  dans  le  rapport  de  Barére  du  22  floréal  an  II  que  se 
trouve  résumée  sa  pensée.  Les  citoyens  malheureux  auront 
comme  les  riches  leur  grand-livre,  "  le  livre  de  Bienfaisance 
nationale  pour  faire  le  peiulanl  du  livre  de  la  Dette  publique  »  . 

Pour  être  inscrit  comme  agriculteur  invalide,  il  faudra  être 
âgé  de  soixante  ans,  avoir  travaillé  à  la  terre  ou  à  1  éducation 

(1)   Rapport  de    Bernard,  Arcfi.  pari.,   XLV,  p.  137  et  suiv.  (13  juin  1792); 
2"  Lecture,  XLVII,  p.  233  (18  juillet  1792). 


UN    PLAN    d'assistance   SOCIALE  191 

des  troupeaux  j)eiHlant  vingt  ans.  Viennent  ensuite  les  arti- 
sans, vieillards  ou  infirmes,  puis  les  nrières  ou  veuves,  puis  les 
secours  à  domicile.  «  Plus  d'aumônes,  plus  d'hôpitaux,  ces 
deux  mots  doivent  être  effacés  du  vocabulaire  républicain.  » 
Le  jour  de  la  «  Fête  du  Mallieur  »  ,  le  nom  des  inscrits  sera 
proclamé.  Ce  plan  chimérique  ne  fut  jamais  appliqué.  Le 
23  messidor  an  II,  la  Convention  avait  ordonné  la  réunion  au 
domaine  national  pour  «  être  vendus  »  des  biens  appartenant 
aux  hospices  ou  autres  fondations.  Le  20  fructidor  an  III, 
elle  ordonna  heureusement  qu'il  serait  sursis  à  cette  vente. 
"  Il  semble,  disait  le  rapporteur  Dcledoy,  que  tous  les 
spéculateurs  en  bienfaisance  aient  pris  à  tâche  de  pousser 
sans  mesure  toutes  les  classes  du  peuple  vers  le  Trésor 
national.  Qu'est-il  résulté  de  ce  chaos  d'idées?  Une  série  de 
dépenses  illimitées,  des  lois  stériles  et  impossibles  à  exécuter. 
Il  faut  bien  se  garder  de  briser  le  ressort  de  la  bienfaisance 
particulière  (1) .  " 

Le  Directoire  alla  plus  loin.  Les  établissements  charitables 
reprirent  la  propriété  de  leurs  biens  non  vendus.  Ceux  qui 
avaient  été  aliénés  durent  être  remplacés  par  d'autres  de 
même  valeur  pris  sur  le  domaine  public  (2) .  Les  redevances 
dont  ces  établissements  jouissaient  sur  les  biens  nationaux 
devaient  être  payées  par  le  Trésor.  En  même  temps,  les 
bureaux  de  bienfaisance  étaient  fondés.  Tout  le  système  de 
centralisation  et  de  répartition  des  fonds  de  secours  aux 
mains  de  l'État  disparaissait.  Il  n'v  avait  plus  ni  obligation 
sociale  ni  charité  légale.  Les  établissements  de  bienfaisance 
reprenaient  leur  existence  propre.  Le  plan  du  Comité  de 
Mendicité  était  abandonné. 

(1     Hubert  Valleiioux,  la  Cliarité  avant  cl  depuis  1790,  p.  95  et  suiv. 
(2)  Id..  p.  100.  (locrets  des  27  avril  et  7  octobre  1796. 


192  LA    r.OCIIEFOUCAULD-LIAlNGOURT 


VI 


Que  reste-t-il  de  cette  œuvre  après  un  siècle?  La  doctrine 
subsiste  :  l'assistance  donnée  par  la  puissance  publique  doit 
être  fraternelle,  nationale,  indépendante  de  toute  confes- 
sion. Pendant  de  longs  siècles,  l'assistance  a  été  un  mono- 
pole de  droit  et  de  fait  aux  mains  de  l'Église.  Dans  l'hôpital, 
maison  religieuse,  la  chapelle  précède  la  salle  des  malades. 
L'idée  d'assistance  séculière  est  en  germe  dans  les  luttes  des 
rois  contre  l'omnipotence  de  l'Église.  C'est  Henri  III  et  non 
la  Convention  qui  <i  exclut  de  l'administration  des  hôpi- 
taux les  ecclésiastiques,  leurs  serviteurs  et  personnes  inter- 
posées (1)  "  .  L'Église  défend  son  domaine  pied  à  pied;  elle 
veut  garder  l'énorme  clientèle  des  malades,  des  orphelins,  des 
vieillards. 

La  Constituante  hérite  des  traditions  de  la  monarchie  ;  elle 
continue,  non  sans  brusquerie,  le  travail  de  sécularisation; 
elle  a  pour  mandat  de  nationaliser  les  biens  de  l'Église  :  la 
France  est  un  peuple  de  citoyens  égaux,  soumis  à  une  règle 
uniforme;  l'Iiomme  et  la  terre  sont  affranchis  de  tout  privi- 
lège; ni  corps,  ni  associations,  ni  mainmorte  :  des  individus 
libres  dans  l'État  libre.  Ce  besoin  d'égalité  mène  par  une 
logique  outrée  à  l'assistance  nationalisée  mise  à  la  charge 
de  l'État,  par  suite  à  la  rentrée  dans  la  masse  commune 
de  tous  les  biens  hospitaliers. 

Là  est  la  double  erreur. 

L'assistance  est  une  dette  de  la  société  à  l'égard  des  pauvres  ; 
mais,  d'accord  sur  la  créance,  on  peut  différer  sur  la  désigna- 
tion du  débiteur.  La  société  re])résentée  par  la  nation  n'est 

(1)  Edit  (le  mai  1579.  Isambkrt,  Ancieniic.i  Lois  françaises,  XIV,  p.  399.  — 
BoMi'Ano,  les  CoïKjrctjations  et  Va:;sistance  {lievue  politique  et  parlementaire, 
1901,  p.  476;. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  193 

pas  l'État;  elle  délè(;iic  le  soin  (rassurer  ses  services  à  des 
collectivités  diverses,  hiérarchisées,  dont  chacune  a  des  res- 
sources propres.  La  dette  à  payer  doit  se  partager  suivant  des 
règles  définies  entre  l'État,  les  départements,  les  communes 
et  les  fondations  particulières. 

Liancourt  se  laisse  emporter  par  le  mouvement  centraliste 
de  la  Révolution,  et  cette  exagération  entraîne  l'erreur  de 
conduite  —  l'aliénation  brutale  des  biens  hospitaliers  —  qui 
ruine  les  hôpitaux  et  (jue  la  Convention  elle-même  arrêtera. 
Pour  remplir  le  coffre-fort  des  pauvres,  il  cherche  des  res- 
sources où  il  peut,  sans  voir  qu'il  anéantit  les  fondations  en 
les  ruinant.  Son  budget  d'assistance  —  si  magnifique  et  si 
complet  —  demeure  en  suspens,  faute  de  recettes  certaines. 

Ces  réserves  faites,  il  ne  reste  qu'à  s'incliner  devant  la 
grandeur  de  cette  conception.  Du  berceau  à  la  tombe  l'homme 
n'est  plus  un  être  isolé  —  niidus  in  nuda  humo  ;  —  il  fait 
partie  intégrante  d  une  société  maternelle  et  prévoyante  : 
enfant,  elle  le  recueille  et  l'assiste  s'il  est  abandonné;  adulte, 
elle  le  soigne  s'il  est  malade,  elle  le  secourt  s'il  est  infirme, 
elle  le  fait  travailler  s'il  chôme;  vieillard,  elle  adoucit  ses  der- 
niers jours  par  l'épargne  dont  elle  a  su  lui  inspirer  le  goût. 
Le  plan  embrasse  le  cycle  complet  de  la  vie  humaine,  et,  dans 
le  rêve  grandiose  de  Liancourt,  la  société  future  est  délivrée 
du  cauchemar  de  la  misère. 

Que  l'assistance  soit  plus  qu  un  devoir,  une  dette  sociale, 
qui  le  conteste?  Elle  apparaît  de  la  part  de  la  société  comme 
une  de  ces  obligations  que  le  droit  reconnaît  sans  les  consa- 
crer par  une  sanction  positive.  L'assistance  est  une  obligation 
naturelle  dérivant  du  quasi-contrat  de  solidarité.  Il  y  a  un 
minimum  d'existence  que  la  société  doit  assurer  à  chacun  de 
ses  membres.  «  Il  n'est  pas  tolérable  qu'un  homme  meure  de 
faim  à  côté  du  superflu  des  autres  hommes.  Le  secours  de  la 
force  commune  est  dû  pour  garantir  le  minimum  de  l'exis- 
tence à  tout  associé  qui  se  trouve  d'une  façon  permanente, 
par  suite  de  son  âge  ou  de  ses  infirmités,  dans  l'impossibilité 
physique  ou  intellectuelle  de  se  conserver  par  ses  seules  forces. 

13 


194  LA    ROGHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Il  est  dû  aussi  à  tout  associé  rendu  temporairement  incapable 
de  se  suffire  soit  par  la  maladie,  soit  par  les  accidents  du 
travail,  soit  par  le  chômage  forcé.  Augmentés  par  la  com- 
plexité croissante  de  l'état  économique,  les  risques  dépassent 
la  prévision  et  la  prudence  individuelle;  la  charge  doit  être, 
en  partie  tout  au  moins,  supportée  par  la  collectivité  (1) .  " 

La  difficulté  consiste  à  limiter  la  proportion,  à  préciser  par 
quels  organes,  par  quels  moyens  la  société  doit  les  atténuer. 

a  Elle  aura  fait  quelque  chose  si  elle  a  diminué  les  inéga- 
lités de  conditions  qui  sont  le  fait  des  hommes  eux-mêmes,  de 
leur  ignorance,  de  leur  égoisme,  de  leur  àpreté  au  gain,  de 
leur  violence  (2).  "  Mais  son  action  est  insuffisante  si  elle  ne 
vient  pas  directement  au  secours  de  ceux  qui  sont  »  temporai- 
rement ou  définitivement  "  dans  l'impossibilité  physique  de 
pourvoir  aux  nécessités  de  la  vie. 

Le  devoir  social  sera  assuré  soit  par  l'assistance  privée,  soit 
par  l'assistance  publique;  dans  les  deux  cas,  il  repose  sur  la 
solidarité  nationale.  Il  doit  donc  s'exercer  non  seulement  de 
la  société  à  l'individu,  mais  de  groupe  à  groupe,  les  com- 
munes riches  venant  au  secours  des  communes  pauvres  (3) . 
L'école  moderne  reprend  l'idée  d'un  fonds  de  secours  commun 
à  toute  la  nation,  réparti  suivant  les  besoins  de  la  popu- 
lation indigente  et  suivant  les  ressourcés  de  la  population 
aisée.  Mais  elle  s'écarte  des  idées  de  Liancourt  quand  il  s'agit 
de  déterminer  les  organes  de  la  distribution.  Dans  la  pensée 
du  Comité,  les  fonds  provenant  de  la  masse  commune  étaient 
répartis  successivement  entre  les  départements,  les  districts 
et  les  numicipalités  avant  d'arriver  aux  indigents,  comme  des 
eaux  qui,  provenant  d  un  réservoir,  arrivent  par  des  biefs  de 
plus  en  plus  restreints  aux  parcelles  qu'elles  doivent  irriguer  : 
le  danger  est  qu'en  route  elles  ne  se  divisent  en  gouttelettes 
infinitésimales  et  ne  s'évaporent.  Pour  être  efficace,  l'assis- 

(1)  Léon  BouncEois,  les  Applications  de  la  xoliditrité  sociale  (Revue  polili<iue 
et  parlementaire,  1902,  p.  11  cl  suiv.),  discours  du  17  juin  1902,  cuiiniie  prési- 
dent de  I.T  Chambre  des  députés. 

K^)   W  ,  P;   7. 

(•3)   Conseil  supérieur  de  l'Assistance  puJjlique,  séance  du  19  mars  1898. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  195 

tance  publique  doit  être  communale.  La  commune  est  la  cel- 
lule primaire  de  l'assistance;  elle  est  la  plus  rapprochée  de 
rindi(jent,  la  plus  apte,  par  suite,  à  discerner  le  vrai  pauvre  du 
faux,  l'indigent  accidentel  du  professionnel,  à  appli({uer  à 
chaque  catégorie  le  traitement  approprié. 

L'État  lui  confiera  donc  la  distribution  des  secours  à  domi- 
cile, l'assistance  médicale  gratuite,  la  surveillance  des.  hôpi- 
taux et  des  hospices  redevenus  maîtres  de  leurs  biens.  La 
constitution  du  fonds  de  secours  et  la  détermination  des  con- 
ditions nécessaires  pour  y  participer  seront  dévolues  aux 
bureaux  de  bienfaisance,  liéritiers  des  agences  de  secours  du 
Comité  de  Mendicité. 

Du  département,  organe  supérieur,  relèveront  les  enfants 
temporairement  secourus;  les  enfants  trouvés,  abandonnés; 
les  orphelins  pauvres  et,  depuis  la  loi  Roussel,  les  enfants 
maltraités,  délaissés,  moralement  abandonnés,  pupilles  de 
l'assistance;  les  aliénés,  les  mendiants  valides. 

L'État  a  sa  mission  d'éducation,  de  relèvement,  de  patro- 
nage social.  Il  intervient  comme  tuteur  suprême  par  ses  lois 
et  ses  subventions,  et  puisque,  même  avec  l'aide  des  départe- 
ments et  des  communes,  ses  ressources  sont  insuffisantes,  il 
fait  appel  à  l'assistance  privée.  C'est  elle  qui,  plus  souple  et 
plus  rapide,  applique  ses  ressources  à  l'infinie  complexité  des 
misères  humaines.  Aux  enfants  du  peuple,  elle  ouvre  ses 
œuvres  scolaires,  ses  patronages,  ses  Amicales,  ses  colonies  de 
vacances;  aux  enfants  menacés  par  la  maladie  ou  la  corrup- 
tion, ses  œuvres  de  protection,  de  préservation  et  de  sauve- 
tage; aux  soldats,  pendant  leurs  années  de  régiment,  un  foyer 
qui  remplace  la  famille.  L'adolescent,  ladulte  se  réconforte, 
s'instruit  et  s'élève  par  les  mutualités,  les  associations,  les 
cercles  d'ouvriers,  les  universités  populaires,  les  sociétés  d'ins- 
truction et  d'éducation.  Les  multiples  combinaisons  de  la  |)ré- 
voyance  facilitent  l'épargne,  et,  peu  à  peu,  troj)  lentement, 
les  taudis  font  place  à  des  habitations  plus  hygiéniques. 

En  cas  de  détresse  ou  de  chômage  s'ouvrent  les  ateliers 
d'assistance  par  le  travail;  la  misère  noire  trouve  un  toit  et  un 


196  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

lit  dans  les  asiles  de  nuit;  distribution  d'aliments,  de  vête- 
ments, secours  de  loyers,  des  œuvres  de  toute  catégorie  s'in- 
xrénient  à  empêcher  cette  monstruosité  :  un  être  sans  pain  ou 
sans  abri  dans  la  France  du  vingtième  siècle;  maisons  de 
retraite,  hôpitaux  privés,  dispensaires  —  et  Liancourt  se 
retrouve  à  l'origine  de  ces  fondations  —  s'ouvrent  à  toutes 
les  maladies  et  à  toutes  les  infirmités,  et  il  n'est  pas  de  plaie, 
si  affreuse  qu'elle  soit,  qui  ne  trouve  une  main  féminine  pour 
la  panser. 

En  présence  de  tant  d'efforts,  «  nous  devons  être  à  la  fois 
très  fiers  de  notre  pays  et  très  humbles.  Beaucoup  a  été  fait. 
Si  nous  mesurons  l'oeuvre  aux  misères,  nous  sommes  très 
au-dessous  de  notre  tâche  (1)  »  . 

Notre  budget  d'assistance  publique,  État,  départements  et 
communes,  est  de  243  millions.  Nous  voilà  loin  du  chiffre  de 
50  millions  prévu  par  le  Comité,  et  pourtant  personne  n'en 
conteste  l'insuffisance. 

Il  a  fallu  cent  ans  pour  que  la  loi  du  15  juillet  1893  orga- 
nisât 1  assistance  médicale  gratuite  à  tout  malade  privé  de 
ressources,  avec  l'obligation  de  la  commune  à  la  base  et  la 
solidarité  subsidiaire  et  graduée  du  département.  Pour  les 
enfants,  la  République  a  repris  à  son  compte  la  belle  for- 
mule de  M.  Fouillée  :  "  Il  n'y  a  pas  de  cadets  dans  une  nation.  " 
Si  la  famille  fait  défaut,  il  reste  au-dessus  d'elle  la  grande 
famille  nationale.  Le  service  des  enfants  assistés  absorbe 
27  millions  de  francs.  Des  hommes,  dont  les  noms  méritent 
d  être  rapprochés  de  celui  de  La  Ilochefoucauld-Liancourt, 
ont  assuié  la  protection  des  enfants  et  la  déchéance  de  leurs 
bourreaux  (2j .  Asiles,  maternités,  crèches  municipales  ou  pri- 


(1)  Georjjes  Picot,  Congiè.';  d' (insistance  publique  et  de  hienfaisance  privée, 
I,  p.  40.  —  Pour  l'assistance  publique  en  France,  discours  de  M.  Monod,  I, 
p.  15.  —  Pour  les  secours  à  domicile,  rapports  de  MM.  Ilerniann  Sabran,  I, 
p.  49,  et  Louis  Hivière,  L  p-  !-'<-•  —  Pour  l'assistance  par  le  travail,  mon 
rapport,  H,  p.  97. 

(2)  Lois  des  2()  décembre  1874,  contre  la  mendicité  des  enfants;  24  juillet 
1889,  sur  la  di'chéance  de  la  puissance  paternelle;  du  19  avril  1898,  sur  la 
répression  des  violence»  contre  les  enfants. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  197 

vées,  sociétés  (rallailement,  défendent  les  enfants  du  premier 
à{je  contre  la  néjjli^^ence  ou  l'ignorance;  et  Tenfant  malheu- 
reux—  faussement  baptisé  coupable  —  trouve  dans  ses  juges 
des  patrons  bénévoles  qui,  avec  la  collaboration  des  pouvoirs 
publics,  cherchent  à  Tarracher  du  ruisseau  pour  en  faire  un 
honnête  homme,  a  un  citoyen  utile  >  ,  comme  disait  Lian- 
•court  (l). 

L'assistance  aux  vieillards  et  aux  incurables  indigents 
n'est  pas  encore  réalisée.  La  loi  de  finances  de  1897  oblige 
l'État  à  prendre  à  sa  charge  une  partie  de  toute  pension 
constituée  à  cet  effet  par  les  communes  ou  par  les  départe- 
ments. Une  loi  nouvelle  actuellement  soumise  au  Parlement 
est  nécessaire  pour  rendre  cette  assistance  obligatoire  sans 
nuire  au  développement  des  œuvres  de  prévoyance;  mais, 
pas  plus  aujourd'hui  qu'il  y  a  cent  ans,  on  ne  peut  admettre 
que  "  des  vieillards,  des  incurables,  incapables  de  gagner 
leur  vie,  souffrent  et  meurent  faute  d'assistance  (2)  »  . 

Le  problème  de  la  répression  de  la  mendicité  est  encore 
sans  solution.  La  doctrine  que  Liancourt  indiquait  n'a  pas  de 
contradicteurs.  En  théorie,  la  division  en  malades  et  infirmes 
relevant  de  l'hospice,  en  travailleurs  de  bonne  volonté  rele- 
vant du  refuge,  et  en  professionnels  relevant  de  la  prison,  est 
classique.  Tout  le  monde  est  d'accord  pour  demander  des 
mesures  préventives  et  de  police,  un  classement  rationnel  des 
mendiants  et  vagabonds,  l'organisation  d'ateliers  d'assistance 
par  le  travail.  Mais  la  société  n'a  le  droit  de  prendre  des 
mesures  de  préservation  sociale  contre  le  mendiant  que  si  elle 
s'est  acquittée  de  son  devoir  d'assistance  envers  les  invalides, 
les  infirmes  et  les  chômeurs  accidentels.  La  difficulté  com- 
mence quand  il  faut  organiser  les  refuges;  les  dépôts  de  men- 
dicité sont  condamnés,  sans  qu'on  sache  avec  précision  com- 
ment les  remplacer. 

L'assistance  par  le  travail  en    est  à  sa  période  detàtonne- 

(i  Rapport  des  Comités  de  défense  des  enfants  traduits  en  justice.  —  Paris, 
1900;  Bordeaux,  Marseille,  le  Havre,  etc. 

2)   Sahraii,  r;i|)i)i>it  .tu  Conseil  supérieur  de  l'Assistance  publicjue. 


198  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

ments.  Pas  plus  que  Liancourt,  l'école  moderne  ne  refuse  aux 
pouvoirs  publics  le  droit  de  venir  au  secours  d'un  chômage 
extraordinaire  par  l'ouverture  de  grands  chantiers  :  elle  dif- 
fère du  Comité  de  Mendicité  en  laissant  à  l'assistance  par  le 
travail  son  caractère  d'œuvre  privée,  ces  ateliers  ne  pouvant 
être  utiles  que  s'ils  servent  de  couloirs  au  placement.  Mais 
elle  est  d'accord  avec  lui  pour  éviter  la  concurrence  au  tra- 
vail libre  (1). 

Dans  son  Histoire  socialisic,  après  avoir  exposé  l'œuvre  de 
"  l'admirable  Comité  de  Mendicité  »,  M.  Jaurès  s'écrie  : 
»  Qu'est  devenu  le  droit  à  la  vie  dans  une  société  où  tant 
d'êtres  humains  succombent  encore  à  l'excès  des  privations  ? 
Qu'est  devenu  le  droit  au  travail  dans  une  société  où  le  chô- 
mage condamne  à  la  misère  tant  d'hommes  de  bonne  volonté? 
Oui,  le  prolétariat  a  le  droit,  après  plus  d'un  siècle,  de  cons- 
tater la  terrible  disproportion  entre  l'œuvre  accomplie  par  la 
société  bourgeoise  et  le  solennel  engagement  pris  par  la  bour- 
geoisie révolutionnaire.  Il  y  a  là,  au  profit  des  dépossédés,  un 
titre  historique  et  social  que  nous  ne  laisserons  point 
périmer.  "  Cette  apostrophe  gagnerait  à  être  précisée.  A  cette 
protestation  véhémente,  à  cet  appel  aux  dépossédés  répondent 
les  réalités  de  l'assistance  organisée  par  la  société  dans  laquelle 
nous  vivons;  aux  doctrines  de  l'anéantissement  de  l'individu, 
celles  de  la  solidarité  nationale.  C'est  le  dix-neuvième  siècle 
tout  entier  qui  se  lève  pour  se  défendre,  pour  montrer  ce  qu'il 
a  fait,  ce  qu'il  a  préparé  afin  de  diminuer  la  part  de  la  misère 
et  de  la  souffrance. 

Dans  le  champ  des  douleurs  humaines,  chacun  a  ses  parcelles 
à  défricher.  L'État  a  ses  obligations  définies  et  limitées  par  la 
nature  et  parla  justice  :  à  côté  de  son  domaine,  de  celui  du 
département  et  de  la  commune,  est  le  domaine  privé,  réservé 
aux  hommes  librement  associés  sous  le  contrôle  de  la  Puis- 


(1)  Misères  sociales,  p.  137  et  suiv.  —  Discussions  de  la  4''  section  du  Congres 
d'assislance  publique  et  de  bienfaisance  privée,  t.  IV.  —  La  Maison  du  travail, 
fondée  en  1903  par  les  magistrats  du  parquet  de  la  Seine,  est  une  tentative  inté- 
ressante pour  humaniser  la  répression. 


UN    PLAN    D'ASSISTANCE   SOCIALE  199 

sance  publique,  suivant  l'infinie  complexité  de  leurs  compé- 
tences et  (le  leurs  facultés.  Là  aussi  est  la  place  de  la  charité 
individuelle  immédiate,  généreuse,  parfois  irréfléchie,  parfois 
éclairée  et  avertie,  prenant  en  charge  une  misère  à  soutenir, 
une  famille  à  relever,  une  âme  à  consoler.  Aucune  des  forces 
sociales  n'a  le  droit  de  rester  étrangère  à  Tœuvre  de  frater- 
nité, puisqu'il  s'agit  d'assurer  à  tousleurpart  de  bonheur,  et, 
plus  tard,  quand  germera  la  moisson  future  de  justice,  la 
démocratie  se  souviendra  que  Liancourt  fut  un  de  ceux  qui 
jetèrent  dans  le  sillon  la  bonne  semence. 


CHAPITRE   V 

l'émigration      aux      ÉTATS-UNIS 

LE    RETOUR    ET    LA    RADIATION 

(1792-1800) 


I.  —  Liancourt  à  Londres  :  il  est  accueilli  par  Young.  —  Installation  à  Bury- 
Saint-Ednionds.  —  La  {jène.  —  La  duchesse  et  le  divorce.  —  Le  procès  du 
roi.  —  La  lettre  à  Barère.  —  La  lettre  à  Malesherbes.  —  Le  départ  pour  les 
États-Unis. 

IL  —  L'émigration  française  aux  Etats-Unis.  —  Journal  de  voyage.  —  La 
méthode  d'observation  de  Liancourt.  —  Ses  compagnons.  —  Compatriotes 
retrouvé.s.  —  Amis  d'Amérique. 

III.  —  La  démocratie  américaine  en  1795.  —  Les  constitutions.  —  La  trans- 
mission des  pouvoirs.  —  L'armée  et  les  milices.  —  L'agriculture.  —  L'instruc- 
tion populaire.  — L'assistance.  —  Le.s  «  city  dispensaries  ».  —  li'inoculation. 

—  L'esclavage  et  les  Indiens.  —  Les  institutions  judiciaires  :  le  jury.  —  Le 
sentiment  de  la  nature.  —  Les  mœurs;  la  spéculation.  —  L'esprit  religieux 
et  les  sectes.  —  La  femme  américaine  et  la  femme  françai.se.  —  Patriotisme 
de  Liancourt.  —  Les  Français  du  Canada.  —  La  politique  américaine.  —  La 
seconde  disgrâce.  —  Vengeance  du  parti  de  Coblentz. 

IV.  —  La  citoyenne  Lannion  à  Versoix-Ia-Raison  :  les  suites  du  divorce  et  la 
liquidation  des  biens  séquestrés.  —  Les  trois  Hbs  de  Liancourt.  —  Démarches 
prématurées  de  Liancourt  pour  obtenir  sa  radiation.  —  Le  domaine  et  le 
château;  ce  que  devient  l'école  de  la  Montagne.  —  Wilhem  et  Crouzet. 

V.  —  Retour  en  Europe.  —  Hambourg.  —  La  famille  Sieveking.  —  Amsterdam. 

—  Réapparition  à  Paris  après  le  18  Brumaire.  —  Radiation  provisoire  :  appui 
de  Talleyrand  et  de  Fouché.  —  Radiation  définitive. 


Liancourt  débarqua  en  Angleterre  vers  le  20  août  et  se 
rendit  à  Londres.  Il  y  logea  Bate's  hôtel  Adelphi.  Les  émigrés 
l'accueillirent  en  suspect.  Dès  son  arrivée,  il  s'adressa  à  Young 


L'EMIGRATION   —    LES    ETATS-UNIS  201 

qui  dirigeait  paisiblement  son  petit  domaine  de  Bradfield- 
Hall,  près  de  Biiry-Saiiit-Edmonds,  dans  le  Suffolk. 

Liancourt  avait  hâte  de  s'installer  près  do  son  ami.  Le 
1*'  septembre,  il  Ini  écrivait  (1)  :  »  Échappé  depuis  quelques 
jours  ici  des  fureurs  qui  me  menaçaient  en  France,  je  me 
reprocherais,  monsieur,  de  ne  pas  a^ous  avoir  donné  avis  de 
mon  arrivée  à  Londres,  si  l'inquiétude  dans  laquelle  je  suis 
et  l'incertitude  même  de  ma  position  ne  me  servaient  à  moi- 
même  d'excuse.  J'ai  depuis  longtemps  perdu  de  vue  notre 
ami  commun,  l'excellent  Lazowski  ;  11  est  sûrement  caché  à 
Paris,  bien  malheureux  et  de  son  malheur  et  du  nôtre; 
donnez-moi  de  vos  nouvelles;  si  je  puis  aller  passer  quelques 
moments  avec  vous,  j  irai  vous  demander  l'hospitalité  pour 
trois  jours,  mais  je  ne  sais  quand.  Quoi  qu'il  en  soit,  partout 
où  je  me  trouverai,  je  n'oublierai  jamais  les  services  que 
vous  m'avez  rendus  dans  le  bien  que  je  voulais  faire  à  mon 
pays  et  les  témoignages  réitérés  d'amitié  que  j'ai  reçus  de  vous. 

"  Recevez  l'expression  de  la  mienne  et  de  l'estime  avec 
laquelle  j'ai  l'honneur  d'être  votre  dévoué  serviteur. 

"  Ll\ncourt. 

"  Londres,  Bate's  hôtel  Adelpfii.  Sept.   i".   « 

C'est  à  Londres  que,  le  7  septembre,  il  apprenait  les  mas- 
sacres :  «  Les  nouvelles  horribles  que  nous  recevons  aujour- 
d'hui de  massacres  nouveaux  faits  à  Paris  le  3  de  ce  mois  ne 
me  laissent  pas  une  goutte  de  sang  dans  les  veines,  d'inquié- 
tude pour  Alexandre  et  sa  femme,  LazoAvski  et  quelques 
autres  amis;  nous  ignorons  encore  les  détails,  et  ce  que  nous 
savons  déjà  nous  les  fait  craindre. 

«  Mandez-moi,  je  vous  prie,  quand  vous  serez  revenu  de 
vos  courses,  et  insiruisez-moi  si  vous  avez  reçu  des  nouvelles 
de  Lazowski  et  quand  vous  en  recevrez  (2) .  « 

(i)   Collection  dii  British  Muséum.  (Additions  lo  manuscripts,  35,127,  f.  190.) 
Nous  ne  reproduisons  pas  l'orthojiraplie  de  Liancourt. 
(2)    British  Muséum,  mss.  35,127,  f.  194. 


202  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Les  craintes  de  Llancourt  se  confirmaient.  Il  apprenait 
successivement  le  10  septembre  la  mort  de  son  petit-cousin, 
Ilohan-Chabot  (1),  massacré  le  2  septembre  à  l'Abbaye,  et 
celle  de  son  parent  Alexandre  La  Rocliefoucauld-d'Enville.  Il 
était  ce  jour-là  convié  à  dîner  chez  Bentham.  «  La  nouvelle 
horrible  que  je  viens  d'apprendre  de  l'assassinat  de  M.  de  La 
Rochefoucauld,  mon  cousin  et  mon  ami,  le  plus  digne  et  le 
plus  respectable  des  hommes,  le  plus  fidèle  ami  de  la  justice 
et  du  bien  public,  me  met  dans  une  telle  affliction  qu'il 
m'est  impossible  de  me  rendre  aujourd'hui  à  l'honneur  de 
votre  obligeante  invitation  dont  je  me  faisais  un  plaisir  véri- 
table (2) .  " 

On  sait  que  le  malheureux  d'Enville,  arrêté  à  Forges-les- 
Eaux  le  4  septembre  par  Bouffard,  envoyé  de  la  munici- 
palité de  Paris,  fut  tué  à  coups  de  pierres  presque  sous  les 
yeux  de  sa  femme  et  de  sa  mère  à  Gisors.  Cette  mort  impres- 
sionna vivement  Liancourt  :  jamais  il  ne  put  en  parler  sans 
colère.  "  Moins  confiant,  moins  vertueux  que  lui,  écrivait-il 
sept  ans  plus  tard,  j'ai  fui  les  poignards,  et  il  y  a  succombé. 
Son  âme  était  indépendante  et  libre  ;  il  professait  le  culte 
de  la  liberté  longtemps  avant  que  1  on  en  prononçât  le  nom 
en  France. 

"  Et  il  est  mort  assassiné  sous  les  yeux  de  la  plus  tendre 
des  mères,  de  la  plus  respectable  des  femmes,  par  des 
monstres  qui  se  disaient  patriotes  (3) .  « 


(1)  Rouax-Ghabot  (^Annand-Cliarles-Just  de),  1767-1792,  petit-HIs  de  la 
duclipsse  d'Enville  par  sa  mère  Elisabeth-Louise  de  La  llochefoucauld- 
d'Enville,  garde  national  et  aide  de  camp  de  La  Fayette,  puis  capitaine  au 
réjjiinent  des  {lardes  françaises,  avait  été  arrêté  le  10  août  endormi  sur  une 
banquette  dans  le  corridor  qui  conduisait  à  la  tribune  du  logojjraplie  et  traduit 
le  12  août  à  la  barre  de  l'AssemJjlée,  [)uis  au  Comité  de  la  section. 

(2)  liritish  Muséum,  mss.  33,541,  f.  363. 

(3)  Voyaç/e  ilans  /es-  Etats-Unis,  VI,  p.  334,  et  Avertissetnent.  —  RousSk, 
La  lioclie-Cjuyon,  p.  369  et  suiv.  —  Vie  du  duc,  p.  40.  —  «  Le  duc  de  Lian- 
court, ajoute  Gaétan,  fut  vivement  affligé  de  la  mort  de  son  cousin  et  porta  dès 
lors  sans  concurrence  le  titre  de  duc  de  La  Rochefoucauld.  «  En  1799,  trois 
médailles  commémoratives  furent  frappées  en  mémoire  de  d'Enville,  «  assassiné 
en  septembre  1792  sur  la  route  de  Rouen  » .  I)elaroche  et  HENRiQUEL-Drpo>'ï, 
Trésor  de  iiumismatiifue,  médailles  de  la  Révolution,  p.  43.) 


L'ÉMIGRATION    —    LES    ÉTATS-UNIS  203 

L'indignation  du  reste  fut  générale  :  même  sous  la  Conven- 
tion le  crime  fut  regardé  comme  un  malheur  public,  comme 
un  forfait  sans  excuse.  En  mars  171);i,  le  géologue  Dolomieu, 
qui  était  dans  la  même  voiture  que  d'Enville,  flétrit  les  assas- 
sins dans  le  Journal  de  physique  et  rendit  hommage  au  courage 
tranquille  que  n'avaient  pu  troubler  a  des  hurlements  de 
cannibales.  Je  m'honorerai  de  leur  haine,  ajoutait-il,  et  mon 
horreur  pour  les  forfaits  surpassera  toujours  l'effroi  qu'ils 
pourraient  m'inspirer  "  .  Malgré  la  violence  du  récit,  Dolo- 
mieu ne  fut  pas  inquiété. 

Quelques  jours  après,  Liancourt  se  rendit  à  Bury.  Young 
lui  avait  trouvé  un  petit  logement  pour  lui,  une  maison  plus 
grande  pour  ses  compagnons.  Il  y  arriva  le  jeudi  20  sep- 
tembre. Mme  Young  l'avait  accueilli  avec  bonté.  Young  servait 
d'intermédiaire  entre  le  duc  et  Lazowski  resté  à  Paris,  u  Avez- 
vous  reçu,  écrivait-il  en  septembre  1792,  un  billet  pour  moi 
de  Lazowski?  Il  m'annonça  vous  l'avoir  adressé  il  y  a  quelque 
temps;  il  aura  été  perdu  à  la  poste.  C'était  une  lettre  de 
change  de  500  francs  ou  à  peu  près...  Voulez -vous  bien 
mander  aujourd'hui  à  Lazos  que  vous  n'avez  pas  reçu  les 
billets  pour  solde  de  compte  qu'il  annonce  vous  avoir 
envoyés  (1)?  » 

A  Bury-Saint-Edmonds,  Liancourt  vécut  très  simplement 
«  par  goût,  mais  aussi  par  nécessité  »  .  Après  les  sacrifices  faits 
à  Louis  XVI,  il  était  à  court  d'argent.  Peut-être  la  duchesse 
hii  faisait-elle  passer  quelque  subside.  La  loi  du  18  sep- 
tembre 1792  exigeait  qu'il  justifiât  de  sa  résidence  :  faute  de 
cette  justification,  le  séquestre  de  ses  biens  avait  été  pro- 
clamé le  23  octobre  par  mandement  du  directoire  de  l'Oise  à 
lui  signifié  à  Liancourt  le  3  novembre  1792  (2). 


1)  Rriiisli  Muséum,  nis.  35,127,  f.  188  et  195.  Malgré  tous  ses  tracas,  malgré 
sa  douleur,  la  honliomie  naturelle  de  Liancourt  reprend  le  dessus,  témoin  ce 
post-scriptu7n  :  «  Présentez  mes  hommages  à  Mme  Young  et  à  Mlle  Bariiet  : 
on  dit  que  votre  fille  a  très  bien  dansé  l'autre  jour.  » 

(2;  Le  23  février  1793,  il  touchait  pourtant  par  procuralion  2317'  16%  à  la 
caisse  du  ministère  de  l'intérieur.  Arch.  nat.,  F*''  5,  fol.  148. )  Cette  somme 
représentait  les  intérêts   restant  dus  par  la  caisse   de   l'extraordinaire  sur  le  prix 


■204  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAJNCOURT 

Pour  sauver  les  débris  de  sa  fortune,  le  ménage  suivit 
Texemple  de  beaucoup  de  nobles  couple?  dont  les  scrupules 
religieux  s'inclinèrent  devant  la  nécessité.  Le  16  octobre,  la 
duchesse  demanda  sa  séparation  de  biens  pour  cause  d'émi- 
gration. Suivant  la  loi  du  20  septembre  1792,  un  tribunal  de 
famille  se  réunit  à  Paris;  Samson,  Duperron,  Berryer  étaient 
ses  arbitres;  Gavral  et  de  Normandie  (1)  occupaient  d'office 
pour  Liancourt.  Le  0  novembre,  le  tribunal  du  6^  arrondisse- 
ment de  Paris  autorisait  la  requérante  à  gérer  ses  biens  per- 
sonnels; mais  les  lois  révolutionnaires  obligeaient  la  duchesse 
à  une  mesure  plus  cruelle  :  le  décret  du  20  septembre  1792 
supprimait  la  séparation  de  corps;  l'émigration  devenait  une 
cause  dirimante  de  divorce  ;  l'officier  de  létat  civil  devait  le 
prononcer  de  piano.  La  duchesse  en  prit  son  parti.  Le  23  no- 
vembre, elle  commençait  son  instance;  le  3  décembre,  l'offi- 
cier de  l'état  civil  de  Liancourt  déclarait  le  mariage  dis- 
sous (2) . 

(les  forêts  de  Camos  et  Floranjjes  vendues  au  roi  le  20  juillet  1785.  Un  décret 
de  la  Constituante  du  20  uiars  1791  i  procès-verbal,  n"  569,  p.  3)  avait  Kxé 
l'arriéré  dû  à  Liancourt  à  400,000  livres.  —  Le  31  mai  1791,  il  avait  touché 
8855'  6œ  7"  d'intérêt  et  le  6  juin  J792,  2317'.  (Arch.  nat.,  F*'-'  4,  fol.  148.) 

(1)  Samson  (Claude-Nicolas),  avocat  au  parlement,  inscrit  le  4  janvier  1745, 
bâtonnier  en  1788. 

DiPERRON  (Jean-François-Samson),  avocat  au  parlement,  inscrit  le  29  août 
1763. 

lÎKnnYKR  (Pierre-Nicolas),  1757-1841,  mort  doyen  de  l'ordre  des  avocats,  Ht 
partie  souvent  des  tribunaux  de  famille  or^janisés  par  la  loi  d'août  1790;  sous- 
agent  du  Trésor  puldic  en  1793;  conseil,  en  1798,  de  grandes  sociétés  financières  ; 
piailla  des  affaires  de  prises  maritimes;  défenseur  du  maréchal  Ney  et  de  Fauclie- 
Rorel  (1816);  père  du  grand  Berryer. 

Gayral  (Jean-André),  1763-1834,  inscrit  le  3  avril  1787,  avocat  consultant 
célèbre  :  «J'ai  vécu  avocat,  disait-il,  et  je  mourrai  avocat.  »  Marie  a  prononcé 
son  éloge  en  1834  à  la  Conférence  des  avocats. 

DKNonMAXDiP:  (Claude-Ernest),  1756-1815,  procureur  du  roi  <hi  Châtelet;  après 
la  suppression  des  offices  ministériels,  attaché  à  la  liquidation  générale  de  la 
Dette  publique,  juge  au  tribunal  de  la  Seine,  secrétaire  général  de  l'administra- 
tion des  forêts,  maitre  des  requêtes  au  conseil  de  Monsieur. 

(2)  Archives  communales  de  Liancourt.  Voir  Appendice  n"  VL  —  Abbé 
Sellier,  Mémoires  de  la  Société  acadétnitpte  de  l'Oise,  XV,  p.  543  et  suiv.  — 
Ph.  Sag;sac,  Lé(jislation  civile  de  la  Révolution,  p.  289.  —  Le  divorce  pour 
cause  d'émigration  fut  fréquemment  pratiqué  avant,  pendant  et  après  la  Terreur. 
Le  grand  Carnot  y  eut  recours,  en  1798,  après  le  18  fructidor.  Voici  conunent  la 
chose  est  racontée  dans  ses  Mémoires  (II,  p.   198)  :   «  Mon  beau-père  proposa  .'i 


L'EMIGRATION    —   LES    ÉTATS-UNIS  205 

C'est  à  Bury-Saint-Edmoiids  que  Liancourt  apprit  la  mise  en 
ju{;emcnt  de  Louis  XVI.  Le  (j  novembre  Yala/é,  dans  son  rap- 
port, énuméra  les  charges  établies  par  les  papiers  des  Tuile- 
ries, et,  le  7,  Mailhe  proposa  de  faire  juger  le  roi  par  la 
Convention.  Liancourt  fut  avec  Lally-Tollendal,  Malouet, 
Mounier,  Nicolas  Bergasse,  Ca/alès,  Narbonne,  au  nombre  des 
Constituants  qui  sollicitèrent  la  défense  du  roi  :  ..  Sans  pré- 
tendre me  placer  à  côté  des  grands  talents  qui  devaient  s'offrir 
pour  défendre  Louis  XVI,  j'avais  osé  me  proposer  pour  être 
son  défenseur  dans  une  lettre  en  date  du  19  novembre,  que 
j'ai  prié  M.  Barére,  alors  président,  de  lui  faire  parvenir.  » 
Défenseur  ou  témoin,  il  aurait  voulu,  disait-il  plus  tard  à  sou 
fils,  révéler  toutes  les  secrètes  pensées  du  roi,  les  projets 
qu'il  formait  sans  cesse  dans  les  jours  de  la  puissance  pour 
le  bonheur  de  ses  sujets  :  «  Il  est  possible,  ajoutait-il,  que 
cette  révélation  de  confidences  si  vertueuses  eût  fait  impres- 
sion. »  Barére  avait  été  le  collaborateur  du  duc  au  Comité  de 
Mendicité  :  il  garda  la  lettre  pour  lui  et  n'en  parla  jamais  à 
la  Convention. 

Liancourt  ne  s'en  tint  pas  là;  il  rédigea  sous  forme  de 
lettre  à  M.  de  Malesherbes  un  Mémoire  qu'il  envoya  au 
défenseur  du  roi,  puis  il  le  fit  imprimer  et  répandre  (1).  C'est 

sa  tille  un  moyen  de  salut  employé  par  quelques  émigrés  et  auquel  nous  savions 
que  le  ménage  Lanjuinais  avait  eu  recours  pendant  la  proscription  des  Girondins  : 
un  divorce  simulé  on  plutôt  une  dissolution  <le  mariage  fondée  sur  la  condamna- 
tion de  l'un  des  époux  à  une  peine  afHictive.  Elle  céda,  noire  séparation  fut 
légalement  prononcée,  le  peu  que  j'avais  personnellement  demeura  séquestré  et, 
rentrée  dans  la  possession  de  sa  dot,  il  fut  possible  à  ma  femme  de  me  faire 
passer  en  secret  des  ressources.  Quand  les  portes  de  la  France  se  rouvrirent, 
ma  femme  accourut  se  jeter  dans  mes  bras,  me  rapportant  notre  enfant  et  sa  for- 
tune conservée.  Je  lui  intentai  un  procès  en  nullité  de  divorce;  grâce  à  des  jupes 
complaisants,  je  regagnai  ma  femme  et  nous  avons  vécu  plus  unis  que  jamais.  » 

A  la  différence  de  M.  et  Mme  Carnot.  le  duc  et  la  duchesse  de  Liancourt 
n  ont  jauiais  fait  annuler  le  divorce  de  1792;  l'acte  de  décès  du  duc,  en  date  du 
29  mars  1827,  porte  la  mention  :  «  Epoux  divorcé  de  dame  Félicité-Sophie 
de  Lannion.  » 

{i)  Lettre  de  monsieur  de  La  Rocitefoucdiild-Lutiicourt  a  monsieur  de  Males- 
herbes, défenseur  du  Roy.  Londres.  Se  vend  ciiez  Isaac  Herbert,  libraire,  6  l'ail 
Mail.  [Lettre  datée  de  Bury-Saint-Edmonds,  20  décembre  1792.  Londres,  1793, 
in-8',  Rritish  .Muséum,  T  1104  (4).] 

Cette  lettre  parait  avoir  jusqu'ici  échappé  aux  historiens  du   procès    <lu  roi.    Il 


-206  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA^COURT 

le  récit  d'un  témoin  oculaire  des  trois  grandes  années.  C'est 
aussi  la  déposition  d'un  témoin  à  décharge.  Il  a  préparé  un 
travail  complet,  mais  comme  "  l'esprit  de  la  défense  doit  être 
un  et  qu'il  ne  faut  pas  gêner  la  marche  des  avocats,  il  le  garde 
comme  note  pour  l'histoire  "  et  se  contente  de  déposer  sur 
deux  faits  importants  :  le  14  juillet  et  le  retour  de  Varennes. 
Le  1  i  juillet,  dans  la  nuit  qui  décida  du  succès  de  la  Révo- 
lution, le  roi  protesta  de  son  amitié  pour  le  peuple;  ses 
paroles  et  sa  réunion  à  l'Assemblée  montrent  "  une  impertur- 
bable bonté  de  caractère  ■>  ,  et  la  peine  profonde  qu'il  éprou- 
vait en  voyant  ses  opinions  si  méconnues. 

Au  retour  de  Varennes,  Liancourt  se  trouvant  seul  avec  le 
roi  recueillit  ses  plaintes,  l'écho  de  ses  souffrances;  il  n'hésita 
pas,  avec  son  indépendance  habituelle,  à  blâmer  le  projet  qui 
avait  échoué,  à  montrer  a  l'autorité  que  l'Assemblée  en  reli- 
rait •^  .  —  a  Ah!  tant  mieux!  lui  aurait  répondu  Louis  XVI; 
qu'elle  la  garde,  cette  autorité,  et  qu'elle  la  fasse  tourner  au 
bonheur  du  peuple,  au  retour  de  la  paix,  de  la  tranquillité, 
de  la  sûreté  publique  ;  je  la  bénirai  encore,  i' 

Que  valait  le  témoignage  de  Liancourt  en  présence  des 
papiers  de  l'armoire  de  fer,  des  preuves  d'une  partie  des 
intrigues  ourdies  autour  du  roi  et  de  son  aveu?  Ce  que  plai- 

iiest  fait  iiienlion  d'aijciin  iiu'inoire  signé  Liancourt,  ni  dans  le  catalogue  de 
M.  Tourneux  (Biblioc/.  de  l'histoire  de  Paris,  cliap.  iv,  p.  309  et  suiv.),  ni  dans 
la  collection  Portiez  de  l'Oise  (Bibl.  de  la  Chambre  des  députés,  t.  CCLXXVIl- 
CCLXXVIII  et  t.  CCCLXXXII-CCCLXXXV\  Cette  collection  très  complète 
renferme  ^t.  CCLXXVIII.  n'  44,  et  t.  CCCLXXXV,  n"  7)  un  «  court  plaidoyer 
pour  J^ouis  XVI  adressé  à  la  Convention  nationale  sous  la  présidence  du  citoyen 
Rarère,  le  26  décembre  1792  .  .  Cet  écrit  a  été  imprimé  à  Mâle  en  1796;  il  a  été, 
dit  la  note,  écrit  à  Londres.  L'auteur  anonyme  parle  du  voyaf'C  à  Cherbourg  : 
"  De  quels  vœux,  de  quels  applaudissements  toute  la  route  de  Normandie  retentit 
(piand  Louis  XVI  visita  cette  province  !  "  ÏNous  avons  été  tout  d'abord  tente 
d'attribuer  cette  lettre  à  Liancourt,  mais  elle  figure  dans  les  œuvres  de  Cazalès 
[Discours  et  opiitions,  p.  239  .  Dans  son  livre  intitulé  les  Défenseurs  de 
Louis  XVI  (Lyon,  1876;,  -M.  Edmond  Biré  énumère  les  membres  de  la  Consti- 
tuante qui  ont  écrit  à  la  Convention  en  novembre  et  décembre  1792,  les  anciens 
ministres  qui  ont  demandé  à  défendre  le  roi;  les  écrits  signés  ou  anonymes  qui, 
d'octobre  1792  à  janvier  1793,  ont  paru  en  faveur  du  roi.  Le  nom  de  Liancourt 
ne  s'y  trouve  pas. 

La  lettre  no  figure  pas   davantage  au   catalogue  de    la    liibliothéque  nationale. 
Nous  avon.';   cru   devoir  la   reproduire   intégralement.   (Voir   Appendice  n"   \II.) 


L'EMIGHATIOjS    —    LES    ÉTATS-UNIS  207 

dait  le  duc,  c  était  la  droiture  des  intentions,  la  part  prise  par 
le  roi  à  la  Révolution,  part  attestée  par  les  élo^jes  des  cahiers 
et  le  vote  de  la  Constituante.  Pour  cette  apologie,  il  ren- 
voyait à  Louis  XVI  lui-même.  Dans  son  mémoire  personnel, 
le  roi  s'était  dépeint  avec  son  caractère,  ses  qualités,  ses 
défauts,  "  les  efforts  qu'il  avait  faits  pour  surmonter  les  obs- 
tacles qui  s'opposaient  en  lui-mémo  à  ce  qu  il  fut  tout  ce  qu'il 
voulait  être  "  ,  son  amour  inaltérable  de  la  justice  et  l'inten- 
tion constante  de  faire  du  bien  au  peuple.  Ce  qu'il  n'avait  pas 
dit,  c'est  que  la  douceur  même  de  ses  affections  l'avait  mis 
dans  la  dépendance  de  la  reine,  et  sa  dévotion  dans  celle  de 
l'Église.  »  Il  ne  voyait,  dit  Rœderer,  dans  ses  royales  obliga- 
tions que  les  commandements  de  sa  religion;  dans  ses  fautes, 
que  des  péchés,  et,  ne  pouvant  se  figurer  le  moindre  danger 
pour  sa  couronne,  il  n'en  voyait  que  pour  sa  conscience  (1).  » 

Malesherbes  ne  lut  pas  la  lettre  du  duc  à  la  Convention  : 
mais  il  la  lut  au  roi.  "  J'en  ai  fait,  écrivait-il  à  Liancourt  le 
26  janvier  1793,  l'usage  que  vous  désiriez  sans  doute.  Je  1  ai 
lue.  et  celui  qui  n'est  plus  a  été  bien  touché  de  cette  mar(jue 
de  votre  zélé  (2) .  " 

Le  21  janvier  frappa  Liancourt  au  cœur  :  il  ne  cessa  jamais 
de  regarder  Louis  XVI  comme  le  restaurateur  de  la  liberté. 
Il  Je  l'ai  vu,  écrit  Bertrand  de  Molleville,  un  an  après  la  mort 
de  ce  malheureux  prince,  verser  les  larmes  les  plus  améres 
sur  son  sort,  ne  penser,  ne  parler  que  de  lui,  s'occuper  uni- 
quement d'un  travail  destiné  à  venger  sa  mémoire  (3) .  55 

La  douleur  qu'il  ressentit  fut  si  vive  qu'elle  altéra  sa  santé. 
Il  prit  tout  en  dégoût,  dit  un  de  ses  biographes,  jusqu'à  sa 

(1)  RCEDERER,   OEllVreS,  m.    J).   49. 

(2)  Vie  du  duc,  p.  43. 

(3)  Mémoires,  II,  p.  135.  En  1816,  Hcrlianil  de  Molleville  ayant  écrit  au  dm; 
au  sujet  d'une  nouvelle  édition  de  ses  mémoires,  celui-ci  lui  répondit  :  «  Quant 
à  la  proposition  (jue  vous  voulez  bien  me  faire,  de  rétablir  dans  votre  nouvelle 
édition  la  note  ([ui  vous  atteste  mon  profond  et  constant  attacliemciit  pour 
i.ouis  XVI,  je  vous  prie  de  me  permettre  de  vous  laisser  le  maitre  de  faire  à  cet 
éfjard  tout  ce  (|ue  vous  croirez  devoir  faire.  Mon  attachement  pour  notre  aufjusle  et 
tnalheureux  maitre  est  et  demeure  au  fond  de  mon  cteur  tant  qu'il  y  restera  un 
l)attement.  "     Catalogue  d'autographes  Noël  Charavay,  u°  1707.) 


20S  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

propre  existence  (Ij.  L'exil  lui  pesait  :  «  Il  ne  pouvait  sup- 
porter d'être  inutile  dans  le  monde;  il  était  dévoré  dune 
tristesse  continuelle.  "  En  France,  le  tribunal  révolutionnaire 
le  guettait.  Ce  n'est  que  le  16  pluviôse  an  II  (4  février  1794), 
qui!  fut  régulièrement  porté  sur  la  liste  générale  des  émigrés 
pour  le  département  de  l'Oise  et  le  15  germinal  an  II  (4  avril 
179  4,  pour  le  département  de  la  Seine  (2j .  Mais  à  Londres 
les  intrigues  de  l'émigration  répugnaient  à  son  patriotisme. 
Il  aimait  la  liberté  :  il  résolut  d'aller  visiter  les  Etats-Unis. 


11 


Depuis  La  Fayette  —  et  son  expédition  d'Amérique  —  la 
noblesse  libérale  s'était  passionnée  pour  la  cause  des  »  insur- 
gents  "  .  Tout  ce  qui  venait  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique 
était  populaire.  On  s'entbousiasmait  pour  les  paysages  du 
nouveau  monde,  pour  les  contrées  inexplorées;  on  s'atten- 
drissait sur  les  Peaux-Kouges,  et,  depuis  Voltaire,  les  Hurons 
étaient  à  la  mode.  Avant  la  Ré\olution,  vingt-quatre  jeunes 
hommes  nobles  de  robe  ou  d'épée  avaient  formé  une  com- 
pagnie dite  du  Scioio  pour  coloniser  les  Montagnes  bleues  et 


(1)  Serval  de  Siosy,  Eloge  hi.<iloii(/ue,  p.  41. 

(2)  Dans  le  département  de  la  Seine,  la  liste  fut  dressée  les  12,  13,  14  et 
15  germinal.  Liancourt  y  fut  porté  à  la  lettre  L  à  deux  endroits  différents  aux 
articles  La  Rochefoucauld  et  Liani'ourt  (Arch.  de  la  Seine,  carton  607,  dossier 
860  :  arrêté  du  bureau  de  la  liquidation  des  dettes  des  émigrés  du  16  germinal 
an  V.; 

Il  était  encore  à  Londres  le  29  décembre  1793,  ainsi  qu'en  témoigne  la  lettre 
affectueuse  qu'il  écrivait  à  Arthur  Young  eu  lui  offrant  "  ses  boutons  de  man- 
chettes »  . 

"Ces  boutons  de  manchettes  sont  faits  avec  des  fragments  de  la  pierre  qui  sert 
de  piédestal  à  la  statue  de  Pierre  le  Grand,  érigée  il  y  a  quelques  années  par  l'im- 
pératrice de  Russie.  I^e  prince  de  Ligne,  à  qui  l'impératrice  elle-même  a  donné 
quelques-uns  de  ces  fragments,  m'a  donné  ceux-ci  à  mon  tour,  à  son  retour  de 
Russie.  Ces  boutons  sont  réputés  un  monument  histori(|ue.  Je  me  permets  de 
les  offrir  comme  tels  à  mon  ami,  Artliur  Young.  Et  quoi(juc  mon  ccinir  ne  soit 
pas  aussi  dur  que  cette  pierre  {^lieart-hnrd,  jeu  de  mots),  je  prie  Voung  de  croire 
que  mon  amitié  a  la  solidité  d'un  roc.  »   (British  Muséum,  ms.  35127,  f.  297.) 


L'EMIGRATION    —    LES    ÉTATS-LNIS  209 

la  région  de  TOliio;  il  y  avait  là  d'Éprémesnil,  conseiller  au 
Parlement,  le  marquis  de  Marnésia,  Lally-Tollendal,  et  aussi 
Mounier  et  Malouet  :  c'étaient  des  rêveurs  ou  des  brasseurs 
d'affaires  en  quête  d'aventures  et  de  colonisation  fructueuse. 
En  1790,  ils  achetèrent  en  Virginie  2  4,000  acres  de  terres 
continues.  Les  chefs  de  la  Révolution  américaine,  Washing- 
ton, Adams,  Hamilton,  Jefferson,  Madison  avaient  accueilli  à 
bras  ouverts  ces  premiers  émigrants  :  Marnésia  voulait  former 
«  au  cœur  des  États-Unis  un  État  nouveau  avec  des  Français 
énergiques,  éprouvés,  riches  de  leur  industrie,  de  leur  science, 
de  leur  courage  et  de  leur  sociabilité  »  .  On  fonda  deux  villes, 
l'une  agricole  et  militaire,  l'autre  administrative  et  indus- 
trielle (I).  Leurs  tentatives  échouèrent  et  plusieurs  rentrè- 
rent en  France. 

Pour  un  homme  comme  Liancourt,  l'exemple  était  tentant. 
Son  ami  La  Fayette  écrivait  à  la  même  époque  :  «  Dans  le  cas 
où  le  despotisme  et  l'aristocratie  d'une  part,  de  l'autre  les 
factions  ou  la  désorganisation  me  feraient  perdre  l'espoir  de 
voir  ma  patrie  libre,  je  redeviendrai  uniquement  améri- 
cain (2).  ')  Agriculteur,  commerçant,  industriel,  peut-être 
songeait-il  à  fonder  un  établissement  sérieux,  peut-être  sim- 
plement à  s'abriter  contre  la  tourmente,  a  La  seule  pensée 
qu'il  allait  contempler  de  près  un  peuple  né  d'hier,  mais  déjà 
paisible  et  heureux  à  l'abri  des  lois  et  des  institutions  qu'il 
s'était  données,  avait  pour  lui  un  charme  indéfinissable,  et  il 
s'est  plu  souvent  à  répéter  depuis  que  c'avait  été  une  des  plus 
vives  jouissances  qu'il  eût  goûtées  en  sa  vie  (3).  " 

Les  Français  qui  se  réfugièrent  en  Amérique  pour  éviter 
l'échafaud  n'étaient  pas,  comme  ceux  de  Londres  ou  de 
Coblentz,  des  complices  de  la  coalition,  toujours  prêts  aux 
intrigues    a  louches  et  lucratives  (4)   "  .  Les  émigrés  d'Amé- 

(1)  Henri  Carré,  lea  Emigrés  français  en  Amérii/nc.  Revue  Je  Paris,  15  mai 
1898.)  La  compagnie  du  Scioto  échoua  après  la  mort  de  d'Éprémesnil,  exécuté  le 
22  avril  1794. 

(2     GilARAVAV,   La  Fajellr,  p.  .335. 

(3)  Servan  de  Sugnv,  Éloge  cite',  p.  44. 

(4)  Dacdet,    les  Émigrés   et   la  seconde  coalition,   p.  27.  —   Abbé   de  I'radt, 

14 


210  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

rique  restaient  patriotes;  ils  avaient  fui;  mais,  tout  proscrits 
qu'ils  étaient,  ils  gardaient  leur  foi  dans  les  institutions  libres 
qu'ils  avaient  voulu  acclimater  en  France.  Il  y  eut  des  Fran- 
çais qui,  détestant  la  Terreur,  applaudirent  à  Jemmapes  et  à 
Valmy  et  se  refusèrent  à  confondre  la  Révolution  avec  ceux 
qui  l'ensanglantèrent. 

Liancourt  fut  de  ceux-là.  Il  passa  quatre  années  aux  États- 
Unis  et  au  Canada.  Le  récit  de  son  voyage  est  précieux  pour 
l'histoire  de  ses  idées  et  de  ses  scrupules  (1).  Il  est  dédié  «  à 
sa  chère  et  malheureuse  tante,  la  citoyenne  La  Rochefoucauld- 
d'Enville  » .  Elle  mourut  au  moment  même  où  l'ouvrage 
allait  paraître  (2).  Liancourt  maintint  la  dédicace  :  «  Les 
hommes,  dit-il,  qui  sentent  que  la  mort  ne  rompt  les  liens  ni 
de  l'amitié  ni  de  la  reconnaissance  pour  celui  qui  survit,  com- 
prendront aisément  de  quelle  douceur,  toute  mélancolique 
qu'elle  soit,  est  pour  moi  un  tribut  public  que  j'offrais  à  la 
personne,  que  je  paye  du  moins  à  la  mémoire  de  celle  qui 
avait  tant  de  droits  à  tous  mes  sentiments.  " 

Ne  cherchons  dans  ces  volumes  ni  l'ordre,  ni  la  méthode, 
ni  l'éclat  du  style.  L  homme  s'y  montre  sans  apprêts  dans  sa 
sincérité  coutumière.  Il  v  fait  sa  confession  quotidienne.  Un 
Chateaubriand  décrira  en  langage  magnifique  les  mœurs,  les 
grands  fleuves   majestueux  et  les  forêts  mystérieuses   :   cin- 

la  France,  l'émigration  et  les  colonies  (1824).  —  Forneron,  Histoire  des émi(/rés 
(1884). 

(1)  Voyage  dans  les  Etats-Unis  d' Amérique  fait  en  1795,  1796  et  1797,  par 
La  Hochefoucauld-Liancourt.   Paris,  l'an  VII  île  la  République,  8  volumes  : 

Première  partie  :  I,  Voyage  au  nord-ouest  et  au  nord  en  1795;  II,  suite, 
Excursion  dans  le  haut  Canada;  TII,  suite,  Voyarje  dans  le  district  de  Maine  et 
retour  à  Philadelphie.  —  Seconde  partie  :  IV,  Voyage  au  sud  en  1796  :  V,  suite  du 
Voyage  au  sud.  —  Troisième  et  quatrième  parties  :  VI,  Voyage  à  Fédéral  City 
en  1797,  séjour  à  Philadelphie;  Tableau  de  l'État  de  Pensylvanie;  VII,  Voyage 
à  Bethléem  dans  le  Jersey  en  juin  1797,  Séjour  à  New-York  en  août  1797, 
Description  de  l'État  de  Neiv-Vork,  Observations  générales  sur  les  États-Unis; 
VIII,  Suite  des  Observations  générales  ;  tables  des  matières  à  la  fin  du  t.  III,  à  la 
fin  du  t.  V,  et  à  la  fin  du  t.   VIII,  cartes  à  la  fin  du  t.  I. 

^2)  Elle  avait  été  mise  en  liberté  par  arrêté  du  Comité  de  sûreté  générale  du 
10  vendémiaire  an  III  (1*''  octobre  1794.^  Le  sé(juestre  sur  ses  biens  dans  la 
Charente  avait  été  levé  par  arrêté  du  1"  frimaire  (21  novembre  1794)  (Arcli.  de 
la  Charente).  Le  29  ventôse  an  III  (19  mars  1795),  le  Comité  de  législation  la 
rayait  de  la  liste  de«  émigrés.  (Arch.  nat.,  F",  n°  5988.) 


L'EMIGRATION   —   LES    ETATS-UNIS  211 

quante  ans  plus  tard,  un  Tocqucvillc  démontera  pièce  à  pièce 
les  ressorts  des  institutions,  et,  libéral  désenchanté,  il  cher- 
chera à  faire  profiter  la  démocratie  française  de  rapproche- 
ments parfois  trop  ing^énieux.  Ici,  c'est  un  <i  honnête  homme  »  , 
un  des  auteurs  de  la  Révolution,  qui  tâche  de  faire  tourner 
les  loisirs  de  sa  proscription  à  Tutilitè  (j^énérale.  Il  ne  voyage 
pas  en  dilettante,  il  songe  au  lendemain  de  loxil  :  il  continue 
sa  mission  de  philanthropie  et  d'humanité.  Au  contact  du  nou- 
veau monde,  il  se  défait  peu  à  peu  de  ce  goût  d'abstraction 
qui,  au  dire  de  Talleyrand,  caractérisait  les  Constituants. 
Observations  personnelles,  faits  extérieurs,  entretiens  avec 
les  hommes  d'Etat  ou  avec  les  passants,  tout  accroît  le  bagage 
de  ses  connaissances. 

En  1796,  il  visita  Charlestown,  les  deux  Carolines,  la  Vir- 
ginie, la  Géorgie  et  le  Tennessee.  Un  second  voyage  le  con- 
duisit dans  le  Massachusetts,  le  Connecticut,  le  Maryland,  la 
Pensylvanie  ;  il  poussa  une  pointe  dans  le  haut  Canada  et 
séjourna  à  Philadelphie.  L'année  suivante,  il  partait  pour 
Federal-City,  devenue  depuis  Washington,  visitait  le  Jersey 
et  restait  plusieurs  mois  à  New-York  :  c'est  là  qu'en  1798  il 
s'embarquait  pour  Hambourg. 

«  M.  de  Liancourt  est  ici,  écrivait  Talleyrand  à  Mme  de 
Genlis,  faisant  des  notes,  demandant  des  pièces,  écrivant  des 
observations,  et  plus  questionneur  mille  fois  que  le  voyageur 
inquisitif  dont  parle  Sterne  (1).  »  Il  voulait  tout  voir  et  tout 
connaître.  "  J'ai  fait,  dit-il  dans  sa  préface,  tout  ce  qu'il  était 
en  mon  pouvoir  pour  ne  consigner  dans  mon  journal  que  des 
renseignements  certains.  J'ai  interrogé  sur  le  même  objet  plu- 
sieurs hommes  différant  d'opinion  et  d'intérêts  divers.  Je  me 
suis,  autant  que  je  l'ai  pu,  dépouillé  de  toute  prévention  par- 
ticulière (2).  »  Chacun  est  bon  pour  le  renseigner;  il  cause 
dans  les  auberges  et  dans  les  fermes,  cherchant  à  pénétrer 
dans  tous  les  milieux   sociaux.   Ses  informations,   il  le    sait, 

(1}    Vie  du  duc,  p.  45. 

(2)    Préface,  X.  Tontes  nos  citations  sont  extraites  des  huit  volumes  du  Voyage; 
nous  ne  renvoyons  aux  pages  (jue  pour  les  plus  importantes. 


212  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOdRT 

sont  provisoires.  Dans  un  pays  tout  en  croissance,  ce  qui  est 
vrai  aujourd'hui  ne  l'était  pas  il  y  a  six  mois  et  ne  le  sera  plus 
six  mois  plus  tard.  «  C'est  un  jeune  homme  sortant  de  Fen- 
fance  pour  entrer  dans  l'âge  de  la  puberté,  dont  les  traits  ne 
seront  plus  dans  une  année  semblables  au  portrait  fidèle  que 
l'on  vient  d'en  faire.  "  Ses  renseignements  ne  sont  donc  que 
des  "  points  de  souvenir  "  ,  des  moyens  de  comparaison  pour 
les  années  futures. 

Il  voyage  en  médiocre  équipage.  A  son   arrivée,  il   passe 
cinq   mois  à  Philadelphie  ;  il  y  vit   pauvrement,   «  recevant 
sans  cesse  des  honnêtetés  sans  pouvoir  en  rendre.    Je  paye 
peu  de  mine,  j'ai  l'air  de  ce  qu'on  appelle  en  Amérique  valoir 
peu  de  chose  »  .  Un  certain  Thomas,  ancien  consul  de  France 
qui  voyage  avec  deux  amis,  conçoit  de  lui,  à  Ellicots-Mill,  une 
si  piètre   opinion  qu'ils  couchent  trois   dans  une  chambre, 
plutôt  que  de  cohabiter  avec  a  un  pauvre  diable  de  si  mau- 
vaise mine  "  .  —  "  J'ai  ri,  ajoute  le  duc,  en  pensant  au  temps 
où  le  dédaigneux  M.  Thomas  n'aurait  probablement  pas  tant 
eu  peur  de  ma  compagnie.  "  Bien  que  fort  jaloux  de  son  indé- 
pendance, il  ne  recherche  pas  la  solitude;  il  fréquente  Talley- 
rand  jusqu'au  décret  de  la  Convention  qui  autorise  celui-ci  à 
rentrer  en  France.   «  Je  me   séparai  avec  peine,   dit  Talley- 
rand,  deM.  de  La  Rochefoucauld  à  qui  j'étais  fort  attaché  (1) .  n 
Dans  son  premier  voyage,  il  a  pour  compagnon  un  jeune 
Guillemard,   «  d'une  de  ces  familles  jadis  françaises  dont  nos 
absurdes  querelles    de   religion  ont    enrichi   l'Angleterre   »  . 
A   Vsylum  (2),  colonie  française  fondée  par  MM.  Talon  et  de 
Noaillcs,   il  retrouve  beaucoup  de  compatriotes,  notamment 
Gerbier,    «   triste,  abattu,   mais  sans  haine   "  ,  et  Aubert  du 
Petit-Thouars,  que  la  Constituante  avait  envoyé  à  la  recherche 
de  La  Pérouse.  Il  l'emmène,  ainsi  que  M.   de  Blacons,   son 
ancien  collègue,  qui  tient  un  store  ou  magasin  de  comestibles. 


(1)  Talleyraxo,  Mémoires,  I,  p.  247. 

(2'l  C'est,  pensons-nous,  un  autre  Asylum  que  celui  fondé  par  de  Marnésia 
près  de  la  \Ionon{;atelIa,  non  loin  de  Pittsburj;  (Carré,  ouv.  cité,  p.  331).  Plu» 
d'une  colonie  française  fut  baptisée  du  même  nom. 


L'EMIGUATION    —    LES    ETATS-LiNlS  2i:i 

"Quand  il  est  seul,  au  milieu  d  inconnus,  il  s'attriste;  parfois, 
il  reste  trois  mois  sans  nouvelles  de  personne  qui  Tintéresse. 
Puis  il  reprend  goût  à  la  vie.  Rien  ne  vaut  le  voyage  à  cheval 
à  travers  les  forêts  non  frayées  de  Pensylvanie,  au  milieu 
des  arbres  abattus,  des  marais  fangeux,  des  rochers  non 
coupés,  des  pierres  mouvantes,  avec  les  rencontres  impré- 
vues, les  accidents,  les  aventures  qui  égayentle  chemin  et  font 
oublier  les  peines. 

Liancourt  était  bien  accueilli  comme  ami  de  La  Fayette  et 
de  Franklin.  Son  nom,  ses  œuvres,  ses  travaux  avaient  traversé 
l'Atlantique.  La  commune  de  Newhaven  lui  avait  jadis  décerné 
le  titre  de  citoyen.  Il  y  retrouva  un  des  aldermen  qu'il  avait 
reçus  à  Liancourt  douze  ans  auparavant  (1).  Knox,  l'ami  de 
Washington,  Sullivan,  Jefferson  aimaient  la  société  de  l'exilé. 
Leurs  entretiens  portaient  sur  la  Révolution,  sur  les  dangers 
qu'elle  courait,  sur  l'avenir  de  la  liberté  en  France.  Aux  envi- 
rons de  Boston,  il  vit  John  Adams  qui  vivait  éloigné  de  toute 
intrigue  «  dans  une  petite  maison  qu'un  avocat  de  Paris  de 
sixième  ordre  dédaignerait  pour  sa  maison  de  campagne  »  . 
A  New- York,  il  se  lia  avec  le  chimiste  Priestley,  Edouard 
Livingston,  Kosciusko,  «  dont  le  regard  étincelant  de  génie  et 
de  feu  décèle  une  àme  qu'aucune  circonstance  ne  peut  rendre 
dépendante  »  .  Liancourt  vante  l'hospitalité  qui  lui  était 
offerte;  on  l'accueillait  en  ami,  on  l'aidait;  malade,  on  le 
soignait  avec  dévouement. 

Il  écrivit  à  Washington  pour  le  presser  d'intervenir  en 
faveur  de  La  Fayette,  prisonnier,  et  de  transmettre  une  lettre 
•à  Georges-Washington  La  Fayette.  Le  président  lui  fit  une 
réponse  confidentielle,  diplomatique  et  embarrassée.  «  Le  nom 
du  duc  de  Liancourt,  lui  écrivait-il  le  8  août  1796,  ne  m'était 
pas  inconnu  avant  son  arrivée  dans  ce  pays,  et  si  des  considé- 
rations politiques  me  privent  de  l'honneur  de  lui  être  pré- 


(1)  «  J'y  étais  ;i  table  avec  noinl>reuse  compagnie  au  inornent  où  il  désirait  voir 
les  appartements,  et  il  avait  regardé  comme  une  grande  jxditesse  de  ma  part  la 
permission  que  je  lui  avais  donnée  de  rester  (juelques  moments  dans  la  salle  où 
nous  étions  à  dîner.  »     III,  p.  24-t.  ' 


214  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

sente,  je  n'en  professe  pas  moins  le  plus  profond  respect  pour 
son  caractère.  »  11  connaît  la  justice  et  la  pénétration  de  son 
correspondant.  Il  regrette  de  ne  pouvoir  obéir  aux  mouve- 
ments de  son  cœur,  mais  "  les  hommes  placés  dans  une  haute 
position  politique  ne  peuvent  agir  comme  ceux  qui  ne  vivent 
que  pour  eux.  Malgré  l'extrême  circonspection  de  ma  con- 
duite à  l'égard  des  gentilshommes  de  votre  nation  qui  ont 
quitté  la  France  après  s'être  rendus  suspects  à  leur  gouverne- 
ment, l'appui  que  je  leur  ai  donné  a  été  allégué  par  le  Direc- 
toire comme  cause  de  mécontentement  envers  les  États- 
Unis  (!)  ". 

Chemin  faisant,  il  rencontre  des  compatriotes  de  toute  con- 
dition ;  à  Asylum,  ce  sont  surtout  des  nobles,  des  officiers, 
des  prêtres;  un  M.  Colin,  ancien  prêtre  de  Toul,  "  homme 
d'une  grande  activité,  intelligent  et  bon  "  ;  un  M.  Bec-de- 
Lièvre,  chanoine,  devenu  épicier;  un  M.  Brévost,  bourgeois 
de  Paris,  membre  de  toutes  les  sociétés  bienfaisantes,  tréso- 
rier de  la  Maison  philanthropique.  D'autres  sont  fonctionnaires 
comme  M.  Pourcheresse-Bourguignon,  jadis  officier  au  Royal- 
Suédois,  assistant  du  directeur  de  l'arsenal  à  Springfield. 
Tous  ne  rêvent  que  de  la  France  ;  «  ils  aimeraient  mieux  y 
vivre  misérables,  que  d'habiter  dans  tout  autre  pays  où  ils 
seraient  riches  »  .  Tous  demandent  des  nouvelles  des  armées. 
Liancourt  partage  leur  patriotisme.  Il  ne  proteste  pas  quand 
de  braves  gens  pris  de  vin  le  serrent  dans  leurs  bras  en  l'appe- 
lant bon  républicain.  Un  soir,  dans  le  comté  de  Prince 
Georges,  il  soupe  chez  un  vieux  jésuite  de  quatre-vingt-dix 
ans  qui  s'indigne  contre  la  Révolution,  traite  Voltaire  et  Rous- 
seau de  grands  vauriens  et  le  peuple  français  de  mécréant  et 
de  lie  des  nations  :  '<  C'est  pour  la  punition  de  ses  })échés,  dit- 
il,  que  Dieu  a  [)ermi8  la  Révolution.  C'est  un  fouet  qu  il  a  en 
main...  »  Le  pauvre  Liancourt  a  beau  lui  représenter  que  le 
peuj)le  français  pouvait  aussi  être  considéré  «  comme  un 
fouet  dont  Dieu  se  servait  pour  flageller  quelques  autres  puis- 

(1)    Concspoiidiince  publiéapjiiGvi/.OT  {t.  VI,  p.  50),  et  Cuaravay,  La  Fayette, 
p.  387. 


i 


L  EMIGRATION    —    LES    ÉTATS-UNIS  2t5 

sances,  telles  que  l'empereur...  et  que  notre  Saint-Père  le 
Pape  qui  courait  à  présent  de  grands  risques  et  qui  n'était 
sûrement  pas  un  pécheur...  »  Le  bonhomme  n'écoutait  rien. 
»  Il  fallut,  dit  Liancourt,  déplorer  un  peu  avec  lui  la  destruc- 
tion d'une  aussi  sainte  société  et  reconnaître  la  vraie  cause 
de  la  Révolution  française  dans  l'abolition  des  jésuites  où 
j'avais  été  assez  peu  clairvoyant  pour  ne  pas  la  chercher  (1).  .. 


III 


Politique,  constitutions,  organisation  judiciaire,  armée, 
agriculture,  population,  industrie,  statistique,  assistance 
publique,  mœurs,  enseignement,  la  curiosité  de  Liancourt 
s'étend  à  tout;  rien  ne  lui  échappe  de  la  vie  d'une  nation 
jeune,  libre,  en  plein  développement. 

La  constitution  de  l'Union,  celle  des  divers  États  dont  elle 
se  compose,  lui  offraient  des  points  précieux  de  comparaison 
entre  l'organisation  du  corps  législatif,  celle  du  pouvoir  exé- 
cutif, l'ordre  judiciaire,  les  systèmes  d'élection  dans  chaque 
État;  viennent  ensuite  les  statistiques  &ur  les  taxes,  les  ban- 
ques, les  budgets,  les  droits  d'importation.  Il  est  très  frappé 
de  la  facilité  avec  laquelle  s'opère  la  transmission  des  pou- 
voirs. Le  4  mars  1797,  il  assiste  à  la  proclamation  de  John 
Adams  et  de  Jefferson  en  qualité  de  président  et  de  vice- 
président  de  la  République.  «  Le  président,  qui  n'avait  rien 
d'extraordinaire  dans  sa  manière  simple  de  vêtements  qu'une 
cocarde  noire  à  son  chapeau  et  une  épée  à  son  côté,  a  lu  un 
discours  où  il  a  fait  sa  profession  de  foi  politique  et  très  répu- 
blicaine. Ce  changement  total  de  gouvernement  fait  avec  si 
peu  de  formes,  qui  met  avec  une  telle  absence   de   pompe 

(1)  VI,  p.  115.  «  Nous  étions,  ajoute-t-il,  au  mercredi  de  la  semaine  de  la 
Passion  (1797)  ;  le  dîner  a  donc  été  très  chétif,  tout  à  fait  catholique  et  par  con- 
séquent peu  restaurant  pour  un  voyageur,  b 


216  LA    ROCHEFOLFCAULD-LIANCOURT 

l'homme  qui  n  était  la  veille  que  citoyen  comme  les  autres  à 
la  première  place  de  l'État  et  qui  renvoie  dans  la  classe  ordi- 
naire des  citoyens  celui  qui,  la  veille,  était  le  chef,  est  impo- 
sant et  plein  d'une  vraie  majesté.  "  La  présence  de  l'ancien 
président,  confondu  avec  les  autres  spectateurs,  ajoutait 
encore  à  l'intérêt  de  la  scène. 

Dans  ses  observations  sur  les  milices,  il  relève  le  manque 
de  discipline,  les  fautes  d'instruction  et  de  tenue,  l'ignorance 
des  corps  d'officiers  composés  d'hommes  de  tous  pays.  Au 
Canada,  il  se  borne  à  signaler  la  nécessité  de  restreindre  le 
gouvernement  militaire  à  l'enceinte  des  forts. 

Ce  qui  l'intéresse  davantage,  c'est  l'agriculture;  il  se  remé- 
more ses  expériences  de  Liancourt,  ses  visites  aux  fermes 
anglaises;  presque  à  chaque  page,  il  parle  de  cultures,  de 
rendements,  d'assolements,  de  machines,  de  labours,  d'en- 
grais, de  races  de  bestiaux.  Ici,  ce  sont  des  détails  sur  les 
moulins  à  scies  où  tout  se  fait  par  mécanique,  «  au  blutage 
près  »  .  Chez  Jefferson,  il  donne  une  description  technique 
d'une  dj'illing  machine  ou  machine  à  semer  en  paquets;  c'est 
au  fermier  qu'il  rend  hommage  avant  d'admirer  l'auteur  de 
la  Déclaration  de  l'Indépendance,  «  chef-d  œuvre  de  raison, 
de  noblesse  et  de  fierté  "  .  Il  ne  ménage  pas  les  critiques  aux 
cultivateurs  canadiens  :  <i  Ils  se  bornent  à  herser,  ne  labou- 
rent pas  et  sèment  du  blé  sur  cette  première  égratignure.  •>•> 
La  culture  du  riz  ne  lui  plaît  guère;  en  juin,  le  planteur  est 
o!)ligé  de  fuir  les  exhalaisons  marécageuses  et  pestilentielles, 
si  bien  que  ^  le  plus  grand  plaisir  de  l'agriculture,  celui  de 
voir  croître  et  mûrir  les  moissons,  est  perdu  pour  lui  "  .  H 
pense  à  ses  plaines  et  à  ses  coteaux  du  Beauvoisis,  à  ses  blés 
jaunissants  et  drus,  à  ses  luzernes  orgueilleuses,  à  ses  vignes. 
il  Quelle  différence  du  travail  grave  de  ce  peuple  et  de  l  ac- 
tivité gaie,  riante,  chantante  des  moissonneurs  dans  mon 
pays!  Tout  le  monde  y  était  content...  Les  rires,  quoique 
perpétuels,  n'y  dérangeaient  pas  le  travail...  Et  les  foins,  et 
les  vendanges!  Quel  peuple  au  monde  sait  plus  jouir  du  bon- 
houi-  (]ue    cet  aimable  peuple  français!   Hélas!    ne   verrai-je 


L'EMIGKATION    —    LES    ÉTATS-UNIS  217 

doiic  plus  jamais  de  récoltes  que  sur  un  sol  étranger  (1)?  " 
En  Géorgie,  il  étudie  la  culture  du  coton  et  celle  de  l'indigo  ; 
il  compare  les  diverses  machines  employées  au  nettoyage  des 
coques.  Il  parle  du  commerce  des  fourrures,  de  la  valeur  des 
peaux,  du  prix  du  transport  par  le  Mississipi,  de  la  j)éche  de 
la  baleine,  de  celle  de  la  morue,  de  tout  ce  (jui  touche  au 
traité  de  commerce  entre  les  États-Unis  et  T Angleterre. 

On  serait  surpris  que,  dans  Tétude  de  la  démocratie  améri- 
caine, Liancourt  oubliât  rinstruction  populaire  ou  le  soula- 
gement de  la  misère.  Que  d'observations  utiles  dont  plus  tard 
bénéficiera  son  pays!  Dans  le  Massachusetts,  l'instruction 
générale  rend  les  moeurs  meilleures  qu  ailleurs,  le  peuple 
plus  attaché  aux  lois  et  les  crimes  plus  rares.  A  Beaufort, 
dans  la  Caroline,  une  société  charitable  subventionnée  réserve 
dans  un  collège  des  places  gratuites  aux  enfants  hors  d'état  de 
payer  ;  ceux  qui  ne  peuvent  pas  payer  la  pension  entière  en 
payeront  la  moitié  ou  le  quart  (2).  A  New-\ork,  il  v  a  des 
écoles  gratuites  qui  coûtent  50,000  dollars  par  an.  Il  y  a  aussi 
un  ciiy  dispensdry  qui  pourvoit  par  souscription  au  secours 
des  pauvres  malades.  Un  médecin,  un  chirurgien  et  un  apo- 
thicaire, payés  par  la  société,  donnent  des  conseils  aux 
malades  envoyés  par  un  des  membres  de  la  société.  En  cas 
d'urgence,  ils  les  visitent  chez  eux  et  les  inoculent  s'ils  le  dési- 
rent. Chaque  membre  de  la  société  paye  5  dollars  par  an  et  a 
droit  à  deux  malades  sur  la  liste  du  dispensary.  La  société 
secourt  annuellement  sept  cents  à  huit  cents  malades.  «  C  est 
un  genre  d'établissement  commun  à  presque  toutes  les 
grandes  villes  des  Etats-Unis  et  il  j)eut  être  regardé  comme 
très  utile  (3) .  " 

En  matière  d'inoculation,  il  constate  avec  plaisir  la  supé- 
riorité de  la  France.  En  Virginie,  il  blâme  la  loi  «  gothique  " 
qui  défend  à  toute  personne  de  se  faire  inoculer,   lui   ou  les 


yi)   II,  p.  278. 

(2)  IV,  p.  145. 

(3)  Les  dispensaires   qu'avec  le  concours  de   la  Société  philanthropique  Lian- 
court fondera  en  1800  ont  été  certainement  inspirés  par  cette  institution. 


218  LA    ROGHEFOUCAULD-LIAINCOLHT 

siens,    «  sans  la  permission  de  tous  les  juges  du  comté   »  . 

«  On  entend  souvent  murmurer  contre  cette  loi  absurde, 
mais  elle  est  exactement  suivie,  et  l'on  ne  saurait  donner  pour 
prétexte  à  ce  préjugé  la  crainte  que  les  Virginiens  ont  de 
tenter  Dieu,  ainsi  que  le  disaient  en  France  nos  prêtres  qui 
ont  fait  à  cet  égard,  comme  dans  beaucoup  d'autres,  tout  le 
mal  qu  ils  ont  pu.  "  Les  adversaires  «  de  cette  admirable 
découverte  »  opposent  la  crainte  de  la  propagation,  le  danger, 
les  dépenses.  »  On  est  étonné  d'entendre  sortir  de  la  bouche 
d  hommes  éclairés  ces  raisonnements  que  les  vieilles  femmes 
d'Europe  ne  répètent  plus  (1).  » 

Dans  la  société  de  Condorcet  et  de  Turgot,  Liancourt  avait 
appris  à  détester  l'esclavage.  Les  Etats-Unis  ne  le  réconci- 
lient pas  avec  cette  plaie  :  chaque  fois  qu'il  assiste  à  une 
vente  d'esclaves  ou  qu'il  rencontre  un  convoi  de  nègres,  il 
condamne  sans  déclamation,  sans  faux  sentimentalisme,  mais 
avec  fermeté,  cet  état  de  choses  «  horrible  dans  tous  les  pays, 
mais  plus  particulièrement  dans  un  pays  libre,  dans  un  pays 
républicain  »  .  L'esclavage  est  inconciliable  avec  «  le  respect 
des  droits  de  l'homme  et  la  jouissance  de  la  liberté  »  .  Quand 
il  voit  à  Gharleston  les  nègres  vendus  au  marché  comme  les 
chevaux  et  les  bœufs,  il  s'indigne  contre  les  sophistes  qui 
regardent  le  trafic  du  bétail  humain  comme  un  libre  usage  du 
droit  de  propriété  :  «  Quels  mots  sacrés,  grands  dieux,  pour 
justifier  cette  barbare  et  vile  coutume  !  "  Il  ne  comprend  pas 
le  préjugé  qui  couvre  d'une  sorte  de  mépris  toute  alliance, 
même  temporaire,  avec  des  personnes  de  couleur.  L'abolition 
de  lesclavage  est  la  loi  de  l'avenir,  à  condition  d'être  pro- 
gressive, «  sinon  ce  serait  le  rêve  d'une  philanthropie  trom- 
peuse et  mal  combinée  »  .  Il  faut,  comme  dans  le  Massa- 
chusetts, préparer  les  nègres  par  une  sorte  d'éducation  à 
user  utilement  de  leur  liberté,  car  «  les  nègres  peuvent, 
comme  les  blancs,  vivre  honnêtes  et  libres  (2)  »  . 

La  sympathie  de  Liancourt  va  à  toutes  les  races  mallieu- 

(1)  IV,  p. 314. 

(2)  V,  p.  178. 


L'EMIGl!  ATKtN    —    LKS    ETATS-UNIS  219 

reuses.  Il  décrit  les  mœurs  des  Indiens,  leurs  lois,  leur  police, 
leurs  jeux,  leur  costume.  Il  conte  avec  attendrissement  les 
aventures  de  M.  Johnston,  pris  en  1700  par  les  Indiens  du 
Kentucky.  Malgré  quelques  traits  de  férocité,  il  est  pour  eux 
contre  l'envahisseur,  d'abord  parce  qu'ils  aiment  les  Français. 
«  Leur  nation  a  toujours  été  bien  traitée  par  la  nôtre  et  sans 
hauteur.  Les  autres  blancs,  par  leur  basse  et  barbare  poli- 
tique, apprennent  aux  Indiens  à  les  mépriser.  "  Tant  qu'ils 
n'étaient  que  sauvages,  ils  étaient  guerriers,  indépendants, 
féroces  peut-être,  mais  ils  étaient  des  hommes;  aujourd'hui, 
on  les  capte,  on  les  séduit,  on  les  abrutit  avec  du  rhum  et  du 
whiskey.  La  civilisation  les  disperse  et  les  chasse  devant  elle. 
«  Quand  on  réfléchit  à  quels  vils  et  odieux  moyens  les  nations 
policées  ont  recours  pour  amener  tout  à  leur  intérêt,  on  est 
tenté  d'apprécier  bien  peu  leur  prétendue  supériorité.  " 

Liancourt  étudie  les  institutions  judiciaires.  Le  jugement 
parjurés  est  un  des  articles  de  foi  du  credo  révolutionnaire  : 
Liancourt  restera  toute  sa  vie  partisan  du  jury  criminel.  »  On 
s'applaudit  de  voir  l'honneur,  la  vie,  les  intérêts  des  hommes 
soumis  au  jugement  d'hommes  que  la  passion  n'aveugle  pas, 
que  les  demi-connaissances  des  vieilles  lois  n'entêtent  ni 
n'égarent,  et  qui,  n'ayant  à  se  prononcer  que  sur  le  fait, 
n'ont  besoin  communément,  pour  ne  pas  se  tromper,  que 
des  lumières  du  bon  sens  (1).  »  Après  avoir  admiré  les  lois 
pénales  de  Pensylvanie,  il  rapporte  de  Philadelphie  un  ouvrage 
spécial  consacré  à  la  réforme  pénitentiaire  (2) . 

Liancourt  aime  la  nature.  Il  ne  dispose  pas  de  la  palette 
d'un  Bernardin  de  Saint-Pierre  ni  même  d'un  Volney  ;  ce  n'est 
qu'un  touriste,  mais  consciencieux,  intelligent  et  informé. 
Devant  le  Niagara,  il  note  le  volume  des  eaux,  leur  couleur, 
la  largeur  et  la  violence  du  courant;  comme  «  la  curiosité  a 
sa  folie  »  ,  il  descend  jusqu'au  pied  de  la  cataracte  en  se 
traînant  sur  les  mains.  Il  est  fier  de  son  exploit  dalpiniste; 
"  l'amour-propre  d  y  avoir  atteint  compense  seul  les  efforts 

(1)  VI,  p.  66,67. 

(2)  Voir  chap.  xi. 


220  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANGOURT 

que  le  succès  a  coûtés.  Il  est  plus  d  une  situation  pareille  dans 
la  vie  "  .  Arrivé  au  but,  les  mots  lui  manquent.  «  Ce  n'est  pas 
de  l'agréable,  ni  du  sauvage,  ni  du  romantique,  ni  du  beau; 
c'est  du  surprenant,  du  merveilleux,  de  ce  sublime  qui  saisit 
à  la  fois  toutes  les  facultés.  » 

C'est  en  forestier  qu  il  parcourt  les  forêts  vierges.  Près  du 
lac  Érié,  dans  le  New-Hampshire,  dans  le  Connecticut,  il  cite 
les  essences,  les  chênes  rouges  et  gris,  les  variétés  de  cèdre, 
d'érable,  de  peuplier,  et  les  arbres  autochtones,  les  magno- 
lias, les  thuyas,  les  sassafras,  les  baumiers,  les  frangiers,  les 
cyprès  à  feuilles  d'acacia,  les  sophoras  «  que  l'on  paye  si  cher 
en  Europe  et  qu'on  ne  voit  jamais  s'élever  d  vuie  grande  hau- 
teur  ') . 

Quand  Liancourt  passe  aux  mœurs,  il  les  juge  sans  com- 
plaisance. Il  y  a  dans  la  classe  inférieure  trop  d  ivrognerie  :  à 
Harrisburg,  on  compte  38  tavernes  sur  300  maisons  ;  le  défaut 
de  la  race  est  une  "  excessive  avidité  de  fortune,  un  penchant 
à  s'enrichir  par  tous  les  moyens;  l'amour  du  jeu  qui  nivelle 
tout,  un  goût  effréné  de  spéculation.  Il  n'y  a  ni  classes,  ni 
conditions  sociales  distinctes  "  .  "  Philosophe,  prêtre,  homme 
de  lettres,  prince,  arracheur  de  dents,  homme  d'esprit  ou 
idiot,  le  lendemain  à  peine  ce  fêté  de  la  veille  est-il  reconnu 
dans  la  rue.  "  Tout  le  monde  spécule,  trafique,  agiote  dans 
les  ventes  de  terres,  dans  l'achat  des  marchandises,  des  lettres 
de  change,  dans  les  prêts  à  2  ou  3  pour  100  par  mois.  La 
passion  de  largent  affaiblit  les  notions  morales.  Les  banque- 
routes sont  usuelles;  le  négociant  qui  a  suspendu  ses  paye- 
ments n  en  est  pas  moins  reçu  à  la  Bourse,  même  dans  les 
sociétés,  dans  les  emplois  publics;  «  il  est  considéré  comme 
un  homme  (jui  a  mal  joué,  qui  a  joué  malheureusement  »  .  Il 
y  a  pourtant  d'assez  nombreuses  exceptions,  et  Liancourt  cite 
plus  d'une  maison  dont  la  ^  solidité,  la  sagesse,  la  ponctualité 
ne  le  cèdent  à  aucune  des  maisons  justement  famées  d'Eu- 
rope »  . 

Ce  (jui  louche  aux   relations  des  Églises  avec  les  pouvoirs 
publics  était  fait  pour  passionner  un  Coustiluant.  Quelle  place 


L'EMIGRATION    —    LES    ETATS-UNIS  221 

doit  tenir  l'esprit  relijjieux  dans  une  démocratie?  Comment 
assurer  la  liberté  de  conscience  et  la  liberté  des  cultes  sans 
permettre  à  aucun  d'eux  de  dominer  rÉtat?  Dans  quelle 
mesure  le  clergé  —  ou  les  clergés  — peuvent-ils  être  proprié- 
taires ou  salariés?  La  Révolution  française  s'est  heurtée  à  ce 
problème  que  la  démocratie  américaine  a  résolu.  Liancourt 
—  sans  conclure  —  se  borne  à  des  observations  souvent 
hardies.  Dans  certains  districts,  à  Reading,  à  Providence, 
chacun  paye  les  ministres  du  culte  qu'il  j)réfère.  «  Comme  les 
[)rètres  ne  sont  rien  en  politique,  ils  sont  religieux,  humains 
et  tolérants.  S'ils  se  conduisaient  mal,  on  en  changerait  comme 
d'un  cordonnier  qui  ferait  mal  des  souliers.  Sur  les  dix  enfants 
de  M.  Read,  deux  seulement  ont  été  baptisés,  les  autres  ne 
le  sont  pas;  ils  choisiront  leur  culte  eux-mêmes,  s'ils  en  veu- 
lent un,  quand  ils  seront  plus  âgés  (l;.  » 

D'innombrables  sectes  pullulent  déjà  sur  le  territoire  des 
États-Unis.  Liancourt  visite  les  Dunkers,  «  moines  d'autant 
plus  connus  pour  leur  vie  solitaire  que  l'espèce  en  est  rare. 
Leur  maison  ressemble  à  un  couvent  de  capucins;  partout 
l'ostentation  de  la  pauvreté  à  côté  d'un  lit  de  plumes  que  l'on 
cache. . . ,  partout  les  hommes  qui  établissent  leur  vie  sur  l'illu- 
sion des  autres  sont  imposteurs  (2)  "  .  Les  Quakers  ne  lui 
plaisent  pas,  malgré  leurs  qualités  d  ordre,  d'activité  et  de 
droiture...  Près  du  lac  Seneca,  il  rencontre  la  prophétesse 
dissidente  Germaine  ^Vilkinson  :  c'est  une  hypocrite  n  haineuse 
pour  tout  ce  qui  n'est  pas  sa  secte,  qui  brouille  les  familles  et 
enlève  les  successions  aux  héritiers  naturels  (3j  »  .  Au  Canada, 
les  prêtres  catholiques  sont  "  intrigants,  bas  adorateurs  et 
soutiens  du  pouvoir  arbitraire,  parce  que,  comme  l'Église,  il 
ne  permet  ni  réflexion  ni  raisonnement  (4)  »  .  Sur  la  rivière 
Penobscot,  un  prêtre  français  prêche  aux  frais  du  gouverne- 
ment;  il   démontre    aux    Indiens    "  l'évidence    de   la   trans- 


(1)  I,  p.  30,  45. 

(2)  I,  p.  65. 

(3)  I,  p.  202. 

(4)  II,  p.  210. 


222  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

substantiation  au  lien  de  leur  enseigner  la  sobriété  et  les  prin- 
cipes de  la  culture  (1)  "  . 

Dans  certains  États,  le  contraste  est  flag^rant  entre  la  loi  et 
les  mœurs;  la  lettre  de  la  loi  protège  la  liberté  de  conscience; 
mais  dans  le  Connecticut,  »  le  presbytérianisme  règne  avec 
toute  son  intolérance  ;  tout  homme  qui  nierait  Texistence  d'un 
Dieu  ou  de  la  Trinité,  ou  la  vérité  des  Ecritures,  est  inca- 
pable de  posséder  aucun  emploi  "  .  En  Floride  et  en  Loui- 
siane, "  la  philosophie  française  attirerait  beaucoup  d'ennemis 
à  ceux  qui  voudraient  l'introduire"  .  C'est  en  Pensylvanie  que 
la  religion  et  ses  ministres  ont  le  moins  d'influence,  malgré 
la  tendance  des  ministres  »  à  faire  corps  "  .  La  Constitution  de 
1790  V  a  fondé  la  liberté  religieuse  :  "  Tout  homme  a  un 
droit  naturel  et  dont  il  ne  peut  être  privé  d'adorer  Dieu  selon 
le  vœu  de  sa  conscience.  Aucun  homme  ne  peut  de  droit  être 
forcé  à  suivre  aucun  culte  et  à  aucune  dépense  à  cet  égard. 
Aucune  autorité  humaine  ne  peut  dans  aucun  cas  gêner  les 
consciences,  et  aucune  préférence  ne  sera  donnée  par  la  loi  à 
aucun  établissement  religieux  ou  culte  particulier  (2).  " 

L'état  d'esprit  de  Liancourt  n'est  pas  difficile  à  analyser. 
Ce  n'est  pas  une  àmc  compliquée  :  exilé,  malheureux,  il  est 
parfois  pris  de  mélancolie,  de  découragement,  de  nostalgie. 
Sa  pauvreté  le  gêne,  non  pour  lui,  mais  parce  qu'elle  l'em- 
pêche d'aider  un  compatriote,  M.  de  Rieux,  et  «  d'avancer  le 
rétablissement  de  son  aisance  sans  blesser  sa  délicatesse.  La 
privation  d'une  jouissance  de  cette  espèce  n'est  pas  la  moins 
fâcheuse  conséquence  d'un  grand  revers  de  fortune  »  .  Le  lec- 
teur, devenu  son  confident,  pénètre  tout  droit  dans  l'intimité 
de  ses  souvenirs,  dans  son  passé  sentimental.  Liancourt  s'in- 
cline devant  la  vertu  irréprochable  de  la  femme  américaine; 
«  dès  que  la  jeune  fille  trouve  un  mari,  elle  l'aime  parce  qu'il 
est  le  mari...  par  une  espèce  de  religion  d'état  qui  ne  se 
dément  jamais  (3)  »  .  Mais  il  regrette  la  femme  française,   »  le 

(1)  III.  p.  71. 

(2)  VI,  p.  272. 

(3)  VIII,  p.   160.   Liancourt  rite    un     usa{»e    singulier.     "   Qu'^ntî  w  voyageur 


L'EMIGRATION   —    LES    ETATS-UNIS  223 

charme  de  sa  société  qui  nous  vaut  une  suite  si  longue  de 
moments  heureux...  Oui,  qui  n'a  pas  connu  Tamitié  des 
femmes,  n'a  pas  connu  toute  la  douceur,  tous  les  délices  de 
l'amitié...  »  Sans  doute,  les  hommes  sont  capahles  de  g^rands 
sacrifices,  "  c  est  au  dévouement  généreux  de  deux  amis  (1) 
que  je  dois  la  conservation  de  mes  jours  "  ,  mais  l'amitié  des 
femmes  est  capable  aussi  du  plus  touchant  dévouement. 
«  Une  amie  véritable  sait  s'exposer  à  tous  les  dangfers,  et  elle 
sait  encore  par  une  douceur  inaltérable,  par  des  soins  cons- 
tants, par  une  occupation  de  son  ami  dont  rien  ne  peut  la 
distraire,  embellir  tous  les  moments  de  sa  vie...  Elle  sait 
résister  à  tous  les  obstacles,  à  tous  les  événements,  à  l'absence 
même;  enfin,  c'est  un  sentiment  céleste,  c'est  le  charme  de 
la  vie,  dont  les  souvenirs  donnent  encore  des  moments  bien 
doux  quand  les  malheurs  en  ont  enlevé  la  jouissance  (2).  » 
Liancourt,  émigré,  reste  fidèle  à  la  France  de  la  Révolu- 
tion. Son  culte  pour  la  patrie  a  quelque  chose  de  religieux. 
Au  Canada,  il  note  les  souvenirs  impérissables  laissés  par  la 
France  :  «  Un  Français  est  quelque  chose  de  très  supérieur  à 
un  Anglais  qui  est  son  ennemi  :  les  Canadiens  se  croient 
Français,  la  France  est  leur  patrie.  Le  peuple  canadien  est 
actif,  brave  et  ardent;  il  aime  les  Français,  ne  les  oublie  pas, 
les  désire,  les  espère  ;  il  ne  veut  pas  faire  partie  de  la  milice  : 
pourrions-nous  nous  battre  contre  nos  frères  ?  "  Liancourt 
déplore  la  perte  de  la  Louisiane  :  «  Les  ressources  qu'elle 
pourrait  fournir  au  commerce  d'une  nation  active  et  intelli- 
gente sont  immenses;  la  France  y  trouverait  un  débouché 
pour  une  multitude  de  familles  qui  manquent  de  tout,  qui 
sont  disposées  par  la  Révolution  à  une  agitation  inquiétante, 
et  que  la  donation  de  terres  rendrait  aisées  et  par  conséquent 
bonnes.  » 

arrivait  dans  une  maison  et  que  les  lits  de  la  famille  étaient  occupés,  il  partageait 
la  chambre  des  jeunes  Hiles  :  l'idée  du  désordre  n'entrait  pas  plus  dans  la  tète 
des  parents  que  dans  celle  des  Hlles  et  de  l'hôte  admis  à  l'hospitalité;  aussi  ne 
remarquait-on  point  qu'il  en  arrivât  d'inconvénient.  » 

(1)  Lacretelle  et  Lazowski. 

(2)  I,  p.  290. 


224  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Il  constate  avec  joie  la  popularité  de  l,a  Fayette  et  de 
Rochambeau.  Les  Américains  parlent  d'eux  les  larmes  aux 
yeux,  (t  Les  chérir,  les  plaindre,  les  vénérer,  est  une  sorte  de 
religion.  Que  le  marquis  vienne,  disent-ils,  et  nous  le  ren- 
drons riche.  C'est  par  lui  que  la  France  nous  a  rendus  libres; 
nous  ne  ferons  jamais  tant  pour  lui  qu'il  a  fait  pour  nous.  " 
La  haine  pour  l'Angleterre  est  durable,  u  La  mort  de 
Louis  XVI  et  les  crimes  qui  Font  suivie  sont  aussi  détestés  que 
l'Angleterre.  Mais  la  cause  de  la  France,  celle  de  la  vraie 
liberté,  a  autant  de  partisans  qu'il  v  a  de  gens  qui  en  parlent.  " 
La  nouvelle,  vraie  ou  fausse,  d'une  victoire  du  pavillon 
anglais  le  trouble  et  l'afflige.  "  Ce  pavillon  sous  lequel  je 
navigue  sur  des  lacs  où  a  si  longtemps  flotté  le  pavillon  fran- 
çais, ces  forts,  ces  canons  enlevés  à  notre  puissance...  me 
gênent,  m'accablent  et  me  donnent  un  excès  d'embarras,  de 
honte  que  je  ne  puis  trop  bien  démêler  et  moins  encore 
définir...  Les  succès  que  lord  Howe  a  eus  l'année  dernière..., 
tous  ces  sujets  habituels  dune  conversation  dans  laquelle 
l'intention  de  nos  hôtes  semble  toujours  bonne,  ont  quelque 
chose  d'autant  plus  pénible  qu'il  faut  cacher  sa  pensée  dans  le 
silence,  qu'en  la  disant  on  passerait  pour  un  sot  aux  yeux  du 
très  petit  nombre  par  qui  on  ne  serait  pas  jugé  un  Jacobin, 
un  Robespierre,  et  qu  on  en  est  pour  ainsi  dire  embarrassé 
avec  soi-même.  »  Il  est  trop  clairvoyant  pour  ne  pas  voir  ce 
que  poursuit  l'Angleterre  en  combattant  la  Révolution  : 
«  Croire  que  le  ministère  anglais  a  jamais  eu  en  vue  de  rétablir 
l'ordre  en  France  ou  même  de  travailler  au  rétablissement  de 
la  monarchie,  c'est  donner  dans  une  stupide  erreur;  il  a 
voulu  la  ruine  de  la  France...  L'argent  anglais  a  provoqué 
tous  nos  premiers  malheurs.  M.  Pitt  a  protégé  les  Français 
auxquels  il  a  cru  le  plus  de  dispositions  à  se  prêter  à  ses  vues 
de  conquête  :  c'est  à  ce  titre  qu'il  les  a  secourus,  soudoyés, 
enrégimentés,  et  en  cela  il  s'est  encore  trompé,  car  j'ai  peine 
à  croire  que,  malgré  la  passion  de  l'esprit  de  parti,  beaucoup 
de  Français  se  fussent  prêtés  à  enrichir  l'Angleterre.  Il  les  fait 
tuer  à  Quiberon,  il  v  fait  égorger  les  officiers  de  notre  pré- 


l'émigration    —    LES    KTATS-L'NIS  J25 

cieux  corps  de  la  marine,  de  peur  que  la  marine  française  ne 
se  rétablisse  ;  il  abuse  de  l'honneur  ég^aré  de  ces  braves  g^ens 
pour  les  envoyer  à  une  boucherie  certaine,  sans  espoir  de 
succès,  sans  plan  concerté,  sans  moyens  (1).  » 

Même  clairvoyance  dans  ses  appréciations  sur  la  politique 
américaine.  Il  la  jug^e  du  point  de  vue  français  :  »  Je  ne  me 
disculperai  pas  d'un  fort  attachement  pour  mon  pavs,  pour 
tous  ses  intérêts.  Ce  sentiment  est  indépendant  de  tous  les 
gouvernements  que  ma  nation  aurait  pu  se  donner  comme  de 
tous  les  malheurs  dont  j'ai  pu  et  je  pourrais  encore  être  la 
victime.  »  Aussi  est-il  pour  le  parti  antifédéraliste,  partisan 
du  système  républicain  français,  contre  le  j)arti  fédéraliste 
qui  veut  »  monarchiser  «  la  Constitution  et  tourner  les 
États-Unis  vers  l'Angleterre .  Malgré  son  admiration  pour 
Washington,  il  blâme  dans  sa  proclamation  un  éloignement 
affecté  de  la  France,  «  plus  conforme  à  l'esprit  de  parti  qu'à 
l'esprit  de  justice  "  . 

On  ne  peut  demander  à  Liancourt  d'admirer  la  Terreur;  il 
stigmatise  "  les  exécrables  guillotines,  les  fusillades,  les 
noyades  qui  déshonorent  à  jamais  deux  années  de  la  Révo- 
lution, dont  le  souvenir  fera  frissonner  la  postérité  la  plus 
reculée  "  .  Mais  "  ce  n'est  là  qu'une  frénésie  passagère  «  ;  il 
exècre  Robespierre,  mais  «  il  dégage  entièrement  la  nation 
française  ».  —  «  Des  ressentiments  personnels  prennent  pour 
chacun  la  couleur  de  l'esprit  public...  Cette  vérité  doit  con- 
duire à  la  tolérance.  »  Certes,  il  regrette  l'époque  où  son  pays 
lui  permettait  de  le  servir,  ses  établissements,  ses  terres  où 
il  répandait  l'industrie  :  "  Je  voulais  rendre  le  pays  riche  et 

(1)  Quand  le  livre  fut  publié,  il  fut  mal  accueilli  à  Londres.  Liancourt  n'en 
fut  pas  surpris.  Le  23  février  1806,  il  écrivait  à  Young  :  u  La  partie  du  peuple 
anglais  qui  m'a  regarde  cl'un  uiauvais  (L'il  à  cause  de  mes  Voyages  ui'a  jugé  au  point 
de  vue  ministériel  cl  très  injustement.  Je  n'ai  écrit  pour  aucun  parti,  mais  selon 
mes  sentiments  et  mon  jugement,  et  des  informations  très  précises.  Je  n'ai  jamais 
supposé  que  M.  Pitt  ou  le  lord  chancelier  donneraient  leur  assentiment  à  mon 
livre,  mais  j'ai  espéré  obtenir  le  suffrage  des  esprits  indépendants  et  calmes.  Si 
vous,  dans  votre  bon  sens  et  votre  sang-froitl,  vous  avez  trouvé  dans  mes  pages 
(juelque  clio.se  de  vrai  et  d'utile,  je  suis  couiplètement  indemnisé  du  blâme  fies 
autres.  »  Rritish  Museiun,  mss.  35,129,  fol.  307. 

15 


226  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOCRT 

instruit,  j'espérais  ajouter  au  bonheur  de  ma  situation  par  le 
bonheur  de  tout  ce  qui  m'entourait...  et  j'ai  été  obligé  de 
fuir  ce  pays  que  j'avais  si  bien  servi.  J'en  suis  banni.  Toutes 
mes  espérances  se  sont  évanouies  comme  l'ombre  et  je  suis 
errant,  isolé,  sans  patrie.  La  vie  est-elle  donc  entièrement 
finie  pour  moi  (1)?  "Plainte  touchante  où  n'entre  aucune 
amertume  :  "  La  Révolution  et  ses  malheurs  ne  m'ont  laissé 
aucune  haine  personnelle...  C'est  un  bonheur  dont  je  sens 
tout  le  prix...  Il  faut,  sans  méconnaître  les  crimes  de  la  Révo- 
lution, les  attribuer  aux  factions  et  s'indigfner  autant  de  la 
conduite  des  puissances  combinées  que  de  celle  des  terro- 
ristes... Le  combat  est  aujourd'hui  entre  la  liberté  et  le  des- 
potisme. Si  la  cause  de  la  liberté  prévaut,  elle  pourra  s'orga- 
niser, se  régulariser,  cesser  d'être  anarchie.  Si  le  despotisme 
triomphe,  il  ne  s'organisera  que  pour  enchaîner  l'univers.  « 

Liancourtjuge  sévèrement  les  hommes  de  sa  caste,  les  cons- 
pirateurs de  Coblentz  et  de  Quiberon  :  «  Il  est  en  moi,  il  est 
profondément  en  moi  de  préférer  de  garder  toute  ma  vie  mon 
état  de  banni,  de  pauvre  diable,  à  me  voir  rappeler  dans  mon 
pays  et  dans  mes  biens  par  l'influence  des  puissances  étran- 
gères et  par  l'orgueil  anglais.  Je  n'entends  pas  parler  d'une 
défaite  des  troupes  françaises  sans  une  grande  peine,  de  leur 
succès  sans  un  sentiment  d'amour-propre  satisfait  que  je  ne 
cherche  pas  toujours  assez  à  cacher.  » 

Ce  sentiment,  loin  de  le  cacher,  il  l'étalé,  il  s'en  glorifie. 
Les  victoires  des  armées  républicaines  le  transportent:  son 
ton  devient  épique  :  "  C'est  à  cette  époque  que  se  formait  la 
confédération  des  rois  de  l'Europe  contre  la  France,  et  il  était 
permis  de  croire  que  cette  coalition  contre  une  anarchie  inté- 
rieure de  sang  et  de  crimes,  assaillie  par  les  armées  d'élite 
de  toutes  les  puissances  formidables  de  l'Europe,  n'ayant  à  y 
opposer  que  quelques  troupes  de  ligne  dépourvues  de  leurs 
anciens  officiers,  et  des  milices  de  nouvelles  levées  dont  la 
plupart  des  soldats  ne  marchaient  que  malgré  eux,  et  n'ayant 

(1)  1,  p.  2:». 


l'émigration    —    IJ:S    ETATS-UiSIS  227 

pour  subvenir  aux  dépenses  énormes  d'une  telle  guerre  qu'un 
papier-monnaie  en  discrédit,  serait  suivie  de  succès.  Quel 
Français,  même  ami  de  sa  patrie  et  pleurant  sur  ses  erreurs 
et  sur  ses  infortunes,  eût  alors  osé  espérer  ce  que  les  événe- 
ments nous  ont  montré  possible?...  Qui  oùf  cru  que  des  géné- 
raux anciens  et  nouveaux  seraient  tout  à  coup  sortis  du  néant 
pour  étonner  lunivers  de  leurs  exploits?  Qui  eut  cru  que 
parmi  eux  et  au-dessus  de  tous  ceux  que  Tbistoire  a  fait  con- 
naître jusqu'ici  il  existât  un  Buonaparte  (1)  ?  » 

Après  le  9  tbermidor,  il  est  bien  disposé  pour  l'ordre 
nouveau  :  «  Puisse  la  nation  être  aussi  beureuse,  aussi  bien 
ordonnée  qu'elle  est  grande  !  Puisse-t-elle  profiter  avec  sagesse, 
modération,  de  ses  immenses  et  surprenants  succès  ! . . .  Le  sen- 
timent de  la  patrie,  si  pénible  et  si  contradictoire  avec  ma 
position,  domine  tous  les  autres.  " 

Ses  idées  conciliantes  percent  dans  1  approbation  qu  il 
donne  à  la  lettre  de  Benjamin  Franklin  sur  la  Constitution. 
Franklin,  battu  sur  la  question  de  la  Gbambre  unique  et  d'un 
pouvoir  exécutif  limité,  sacrifie  ses  opinions  au  bien  public. 
«  Eh  !  qui  peut  oser  croire  que,  parce  que  même  l'expérience 
des  siècles  passés  semble  montrer  plus  d'avantages  dans  telle 
ou  telle  forme  de  gouvernement,  plus  d'inconvénients  dans 
telle  ou  telle  autre,  cette  expérience  soit  une  règle  siire  et 
infaillible?...  jX"est-il  pas  certain,  comme  le  dit  Franklin, 
qu'il  n'est  pas  de  forme  de  gouvernement  qui,  administrée 
par  les  gouvernants  et  obéie  par  les  gouvernés  avec  une 
entière  et  constante  sincérité,  avec  le  zèle  religieux  du  bien 
public,  avec  le  désir  de  la  faire  réussir,  ne  puisse  opérer  le 
bonheur  des  peuples,  seul  but  des  gouvernements  (2)?...  » 
N'est-ce  point  sous  une  forme  voilée  une  adhésion  au  Direc- 
toire ?  «  Le  zèle  du  bien  public,  le  désir  de  l'opérer  de  tous 
ses  moyens,  n'est-il  pas  le  devoir  de  conscience  de  tout 
citoyen  et  aussi  son  intérêt  le  mieux  entendu  ?  " 

Le  fossé  se  creusait  entre  Liancourt  et  la  légitimité.  Gelle- 

(1)  VII,  p.  237. 

(2)  VII,  p.  202. 


228  LA    BOCHEFOUCAULD-LIAiSCOURT 

ci  fut  assez  maladroite  pour  rendre  la  scission  manifeste. 
En  1795,  quand  il  errait  dans  les  contrées  sauvages  du  haut 
Canada,  "  bien  éloigné  de  fait  et  de  pensée  de  toutes  les  gran- 
deurs de  ce  monde  "  ,  il  reçut  une  lettre  de  Louis  XYIII  qui 
lui  demandait  sa  démission  de  la  charge  de  grand  maître  de 
la  garde-robe.  <■  Cette  démarche,  dit  Gaétan,  avait  été  mal 
inspirée  à  un  prince  alors  détrôné,  qui  ordonnait  lorsqu'il 
n'était  pas  assez  fort  pour  contraindre  à  obéir,  et  qui  rede- 
mandait une  charge  acquise  à  prix  d'argent  lorsqu'il  n  avait 
pas  les  moyens  de  la  rembourser.  «  Liancourt  refusa  :  il  avait 
été  heureux  pendant  vingt  ans  d'être  attaché  par  cette  charge 
«  au  vertueux  Louis  XVI  "  ,  il  ne  reconnaissait  pas  à  un  autre 
le  droit  de  le  contraindre  à  la  conserver  ou  à  la  rendre.  La 
riposte  ne  tarda  pas.  Lord  Dorchester,  gouverneur  des  posses- 
sions anglaises,  lui  fit  signifier  par  son  secrétaire  une  défense 
formelle  d'entrer  dans  le  bas  Canada.  «  Il  n'a  pas  même  pris, 
dit  Liancourt,  la  peine  de  signer  la  lettre,  et  a  ajouté  ainsi  la 
grâce  des  formes  à  l'agrément  de  la  chose.  »  Notre  philosophe 
ne  s'étonnait  plus  de  rien.  En  arrivant  au  Canada,  il  était 
comblé  d'honneurs;  quelques  mois  plus  tard,  il  était  chassé 
comme  »  un  vaurien  ».  —  «  On  me  dit  pour  me  consoler  que 
Son  Excellence  est  un  radoteur,  que  sans  doute  quelque 
prêtre  français  émigré  m'aura  rendu  ce  bon  office  auprès 
de  quelque  secrétaire  ou  de  sa  maîtresse  :  cela  est  possible  ; 
car,  quoique,  grâce  au  ciel,  je  n'aie  jamais  fait  de  mal  à  per- 
sonne, je  ne  laisse  pas  de  trouver  des  gens  qui  voudraient 
m'en  faire  (1) .  » 

Cette  seconde  disgrâce  ne  lui  fit  guère  plus  d'effet  que  la 
première  —  vieille  de  vingt  ans  — ;  elle  ne  devait  pas  être  la 
dernière.  «L'on  ne  peut  être,  ajoute  le  duc,  honoré  ou  mor- 
tifié que  par  le  sentiment  de  soi-même.  »  Sa  conscience 
relevait  au-dessus  des  humiliations  du  roi  de  Coblentz  et  des 
persécutions  de  ses  alliés,  les  Anglais. 

(1)   III,  p.  167.  —   Vie  du  duc,  p.  46. 


1, 'EMIGRATION   —   LES    ETATS-UNIS  22 


9 


IV 


Pendant  ces  quatre  années,  qu'étaient  devenus  les  siens? 
Où  était  la  duchesse?  Où  étaient  ses  fils?  Les  domaines 
avaient-ils  été  vendus  ?  Les  œuvres  commencées  avaient-elles 
disparu  ? 

L'hùtel  de  la  rue  de  Varennes  avait  été  séquestré  et  mis  à 
la  disposition  du  ministre  de  la  g^uerre  ;  le  commissaire- 
ordonnateur  de  la  17*  division  militaire  et  les  commissaires 
de  la  section  des  routes  s'y  étaient  installés.  La  Commission 
des  monuments  nommée  par  la  Convention  avait  fait  son  choix 
parmi  les  livres  et  le  mobilier.  Sur  le  rapport  d'Ameilhon,  les 
volumes  les  plus  intéressants,  parmi  lesquels  les  manuscrits 
de  ses  voyages  et  de  ceux  de  ses  fils,  furent  transportés  au 
dépôt  de  l'hôtel  de  Nesle.  Les  commissaires  Boizot  et  Le 
Blond  firent  mettre  en  réserve  plusieurs  (groupes  de  marbre  et 
deux  «  cabarets  de  porcelaine  de  beau  saxe  »  .  Liancourt  pos- 
sédait aussi,  rue  Plumet,  n"  951,  une  maison  qui  renfermait 
son  cabinet  d'histoire  naturelle  et  son  cabinet  de  physique  ; 
tous  deux  furent  réservés  et  exceptés  de  la  vente  (1). 

(1)  Archives  nationales,  F'^,  1263.  Procès-verbaux  de  la  Commission  des 
monuments  publiés  par  M.  Jean  Tuetey  (t.  II,  pièces  annexes,  p.  179  et  185). 
Les  manuscrits  des  Voyages  de  1782  et  de  1783  et  du  Voyage  en  Normandie  sont 
à  la  Bibliothèque  de  la  Chambre  des  députés  (voir  Appendice  n"  II).  Nous 
n'avons  pas  retrouvé  les  autres  manuscrits  dont  parle  Ameilhon. 

L'agent  du  domaine  de  la  section  du  Bonnet-Rouge  tirait  de  ces  immeubles 
tout  le  parti  possible.  En  1790,  la  valeur  locative  de  l'hôtel  de  la  rue  de 
Varennes  était  estimée  6,000  livres,  —  6,500  en  l'an  VI.  Le  11  pluviôse  an  II, 
le  département  se  servait  d'une  des  pièces  comme  salle  de  vente.  Le  4  frimaire, 
un  appartement  avait  été  loué  125  livres,  pour  six  mois;  le  11  frimaire,  trois 
chambres  étaient  louées  30  livres  par  terme  ;  le  22  prairial,  le  Domaine  recevait 
100  livres  «  provenant  de  la  vente  des  fruits  et  gazons  du  jardin  de  la  maison  de 
la  rue  de  Sèvres  »  .  Le  22  floréal  an  IV,  Zangiacomi,  membre  du  Comité  des 
secours  publics  de  la  Convention,  occupait  dans  l'hôtel  de  la  rue  de  Varennes  un 
appartement  de  450  francs.  ;  Archives  de  la  Seine,  Domaines,  carton  607,  dos- 
sier 860;  et  Etat  des  bâtimcntu  nationuux  affectés   a    un   service   militaire  quel- 


230  LA    ROCMEFOUCAULD-LIANCOURT 

Après  son  divorce,  la  duchesse,  devenue  la  citoyenne  Lan- 
nion,  s'était  réfugiée  à  Versoix-la-Raison,  département  de 
l'Ain,  district  de  Nantua.  La  maison  qu'elle  occupait  était  sur 
les  deux  territoires  —  français  et  suisse  —  de  façon  qu'à  la 
moindre  alerte  elle  se  mettait  en  sûreté.  Elle  vécut  là  très 
simplement,  presque  dans  la  gêne,  s'aidant  de  travaux  à  l'ai- 
guille. Aussi,  plus  tard  »  recommandait-elle  aux  enfants  de 
s'instruire  et  de  travailler,  afin  d  être  en  mesure,  dans  les 
moments  de  crise,  de  lutter  contre  le  sort  (1)  n  . 

G  était,  à  en  juger  par  ses  procédures,  une  femme  avisée, 
conseillée  par  des  procureurs  madrés.  Le  22  décembre  1792, 
d  accord  avec  son  fils  Alexandre-François,  stipulant  "  comme 
divorcée,  mère  et  administratrice  des  biens  de  Frédéric- 
Gaétan  "  ,  elle  se  déclarait  créancière  d  un  douaire  de 
10,000  livres  de  rente  viagère,  et  demandait  au  district  de 
distraire  des  biens,  avant  toute  aliénation,  des  immeubles 
productifs  de  la  même  somme  :  son  fils  déclarait  à  la  même 
époque  au  district  de  Grandvilliers  (Oise)  qu'il  était  créan- 
cier de  son  père,  «  actuellement  émigré,  de  600,000  livres  en 
principal,  afin  qu'il  ne  soit  rien  revendu  ni  aliéné  desdits 
biens  (2)  "  .  Les  autorités  de  l'Oise  gardaient  un  souvenir  trop 
profond  des  bontés  de  Liancourt  pour  ne  pas  se  prêter  à  la 
réussite  de  ces  démarches  :  l'émigré  était  resté  populaire,  sur- 
tout pour  sa  conduite  pendant  la  Révolution  et  pour  la  part 
qu'il  avait  prise  à  la  formation  du  département.  «  Il  passait 
pour  bon  patriote,  dit  Pierre  Bouchez  dans  une  pétition  du 
9  septembre  1703  à  la  Convention,  il  en  faisait  tous  les  actes 

conipie  de  terre  et  de  mer  :  ans   VII  à  XII  (Domaines,  rejj.    327,  n"  provisoire). 

I^a  maison  de  la  rue  l'iuinet  fut  vendue  par  le  Domaine  600,100  livres  le 
26  thermidor  an  III.  L'hôtel  de  la  rue  de  Varennes,  458,  portait  en  1809  le 
n"  12  :  il  fut  vendu  par  le  duc,  le  8  février  1809,  au  {jénéral  comte  Rampon, 
moyennant  1 25,000  fiancs;  il  était  {;revé  de  plus  de  3  millions  d'hy|)otiu'ques  : 
la  dernière  était  prise  parle  Trésor  public  pour  sûreté  d'une  jrénnce  de248  fr.  90  ; 
l'hôtel  avait  été  acheté,  le  16  mars  1764,  par  le  duc  d'Estissac  aux  créanciers  de 
Mme  la  marquise  de  Feuquières,  iÔO.OOO  livres;  il  porte  aujourd'lmi  le  n"  58. 

,^1)  Louis  JIinERT,  Crèvectrur-le-Grand.  p.  176.  —  Abbé  Ski.likr,  Mémoire 
cité,  p.  543  et  suiv. 

(2)  Archives  de  l'Oise.  Émigrés,  portefeuille  4,  et  Archives  nationales,  F^, 
n"  5444. 


L'EMIGRATION    —    LES    ETATS-UNIS  231 

extérieurs,  achetant  des  biens  nationaux  (1).  >'  Des  domaines 
aussi  considérables  ne  pouvaient  se  Hquider  en  un  jour  :  1  actif 
était  de  1,711,086  livres,  il  y  avait  un  énorme  passif;  une 
partie  des  biens  nationaux  achetés  par  Liancourt  avaient  été 
revendus  par  lui,  sans  doute  pour  fournir  à  la  contribution 
volontaire  quil  avait  offerte  au  roi.  D'autres,  sur  lesquels 
il  avait  payé  des  acomptes  de  78,263  livres,  furent  revendus 
sur  folle  enchère  le  25  juin  1793.  Le  18  avril  avait  eu  lieu 
l'estimation  des  meubles  »  appartenant  à  la  nation  "  .  Le  châ- 
teau devait  avoir  été  préalai)lement  vidé.  On  n'y  trouvait  que 
des  instruments  de  mathématiques,  quelques  gravures,  des 
{jouaches,  deux  vues  du  champ  de  la  Fédération,  un  portrait 
de  Washington  estimé  5  livres  et  un  tableau  de  Fragonard 
estimé  60  livres.  Les  belles  collections  d'art  avaient  dis- 
paru; les  livres  étaient  sans  doute  restés,  car,  le  17  sep- 
tembre, le  citoyen  Genaille  faisait  1  inventaire  de  la  biblio- 
thèque. La  citoyenne  Lannion  avait  fait  liquider  ses  reprises 
à  2,537,035  livres;  pour  s'en  couvrir,  elle  se  fit  auto- 
riser à  acheter  des  meubles  provenant  de  la  liquidation  pour 
150,000  livres  (2). 

La  citoyenne  Lannion  vécut  assez  tranquille  à  Versoix.  Le 
5  pluviôse  an  II  (24  janvier  1794),  la  municipalité  lui  décer- 
nait un  certificat  «  du  plus  pur  civisme  ;  depuis  sa  résidence, 
elle  avait  donné  des  marques  de  son  amour  pour  la  patrie,  la 
liberté,  l'égalité,  et  n'avait  cessé  d'exercer  des  actes  de  bien- 


(1)  Pierre  Bouchez,  juge  de  paix  à  Liancourt,  deinanilait  qu'une  acquisition 
faite  par  lui  en  1791  d'un  bâtiment  appartenant  à  Liancourt  fut  confirmée.  (Arch. 
nat.,  Police  générale.  Emigrés,  F',  3399.)  Avant  son  émigration,  Liancourt  avait 
disposé  d'une  partie  de  ses  propriétés  tant  par  vente  que  par  échange  au  profit 
de  plusieurs  particuliers.  Lettre  des  administrateurs  du  district  de  Clermont  du 
11  juin  1793.   Arch.  de  l'Oise,  Emigrés,  portefeuille  4.) 

(2)  Archives  de  l'Oise.  Emigrés,  portefeuille  ■'<■,  pièces  relatives  à  l'indemnité 
due  en  vertu  de  la  loi  du  27  avril  1825.  Aux  termes  du  bordereau,  l'actif  du 
duc  se  montait  à  2,022,036  fr.  25.  11  fallait  en  déduire  1,940,353  fr.  67  dont 
1,551,190  francs  .'i  titre  de  dettes  payées  à  sa  décharge.  Il  n'eut  à  loucher  que 
81,682  fr.  58.  La  ferme  d'Ereuse,  bien  national,  achetée  le  5  janvier  1791 
465,000  francs,  avait  été  revendue  802,500  francs  en  assignats,  soit,  en  numéraire, 
par  suite  de  la  réduction  de  48,50  pour  100  au  cours  du  jour  de  la  vente, 
389,212  fr    50. 


232  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

faisance  envers  les  indigents  »  .  La  bienfaisance  était  de  tra- 
dition dans  le  ménage,  même  désuni  et  dispersé.  Du  fond  de 
son  exil,  Liancourt  recommandait  encore  de  prendre  en  con- 
sidération les  nécessiteux,  »  d  employer  la  plus  grande  dou- 
ceur et  les  ménagements  les  plus  humains  pour  faire  ren- 
trer les  recouvrements  arriérés  (1)  »  .  Malgré  son  civisme,  la 
citovenne  Lannion  fut  décrétée  darrestation  les  20  germinal 
et  18  floréal  an  II  (10  avril  et  8  mai  1794);  elle  se  réfugia  de 
l'autre  côté  de  son  jardin,  en  Suisse;  mais,  le  28  messidor 
an  III  (IG  juillet  1795),  un  arrêté  du  directoire  de  l'Ain  lui 
rendait  l'administration  de  ses  propriétés,  et,  le  25  pluviôse 
an  V  (13  février  1797),  un  arrêté  signé  Reubell,  «  considérant 
qu'elle  avait  légalement  justifié  de  sa  résidence  sur  le  terri- 
toire de  la  République  depuis  le  29  avril  1792  jusqu'au 
13  floréal  an  III  f  ,  la  rayait  définitivement  de  la  liste  des 
émigrés  :  elle  partagea  désormais  sa  vie  entre  Paris  et  Grève- 
cœur  (2) . 

Liancourt  avait  trois  fils.  L'ainé,  François-Armand-Frédéric, 
était,  au  moment  de  la  Révolution,  lieutenant-colonel  de  dra- 
gons; après  le  10  août,  il  s'était  caché  à  Rouen,  il  était  parti 
ensuite  pour  la  Hollande  et  s'était  engagé  dans  le  corps  des  hus- 

(1)  Louis  Hubert,  Crèvecœur-le-Gra»d,  p.  163  (note). 

(2)  Archives  nationales.  Police  générale,  F',  n°  5444.  (Émigration  ;  certiK- 
cats  d'amnistie  et  de  maintenue.) 

La  citoyenne  Lannion  fut  sous  tous  les  régimes  pourchassée  par  le  Hsc.  Le 
3  prairial  an  V,  Barbie,  sur  l'invitation  du  directeur  des  Domaines,  la  poursuivait 
pour  moitié  d'une  rente  de  250  francs  qu'elle  devait  comme  codébitrice  solidaire 
de  son  mari  émigré,  aux  termes  de  l'article  73  de  la  loi  du  l"  floréal  an  111. 
En  1811,  la  loi  de  floréal  n'était  pas  abrogée;  le  11  décembre,  contrainte  contre 
>'  la  dame  Félicité-Sophie  Lannion  et  son  mari  pour  la  validité  »  pour  payement 
de  la  même  rente  et  des  arrérages,  dus  du  l''"'  juillet  1792  au  1"''  pluviôse  an  V, 
date  de  l'arrêté  de  lifjuidation.  Le  11  décendjre  1812,  contraintes  multiples  pour 
moitié  d'une  rente  de  3,980  fr.  65,  —  pt)ur  8,716  fr.  62  dus  aux  époux  Duval 
(de  la  Roche-Guyon),  —  pour  5,153  fr.  95  dus  h  la  veuve  Minies.  —  La  pour- 
suite pour  la  créance  Duval  avait  été  autorisée  le  16  germinal  an  V.  De  l'an  V 
à  1812,  le  directeur  des  Domaines  avait  sommeillé.  ^Archives  de  la  Seine, 
carton  607,  dossier  860,  passim  :  pièces  du  bureau  de  la  liquidation  des  dettes 
des  émigrés  condamnés  et  déportés  du  département  de  la  Seine.)  La  duchesse 
demeura  à  Paris,  d'abord  31,  rue  de  liabvlone,  puis  rue  des  Saints-Pères,  n"  1194  ; 
elle  mourut  le  2  mars  1830;  sa  vie,  même  après  le  retour  du  duc,  fut  peu  mêlée 
À  celle  de  son  mari  :  nous  la  retrouverons  de  temps  en  temps  associée  à  ses  bien- 
faits. 


L'ÉMIGllATION   —   LES    ETATS-UNIS  233 

sards  de  Ghoiseul  au  service  anglais.  Licencié  le  26  avril  1790, 
il  {jagfua  Âltona.  On  oublia  tout  d'abord  de  le  porter  sur  la 
liste  des  émigrés  et,  le  25  ventôse  an  Yl,  il  figura  à  un  acte  de 
partage  entre  sa  mère  et  lui,  passé  devant  l'administration  du 
département  de  l'Ain.  Mais,  sur  une  réclamation  malheu- 
reuse, il  fut  inscrit  sur  une  liste  supplémentaire,  le  24  flo- 
réal an  VIII  (1).  Il  ne  fut  rayé  que  le  8  fructidor  an  IX 
(26  août  1801),  grâce  aux  démarches  de  sa  mère,  des 
membres  de  la  députation  de  la  Seine,  lluguet  (des  Anciens), 
Leroux,  Faure  (des  Cinq-Cents)  et  de  Portiez  (de  l'Oise) . 

Le  second  fils,  François-Alexandre,  avait  été  porté,  dès  le 
début,  sur  la  liste  de  l'Oise  comme  domicilié  à  Mello;  cadet- 
gentilhomme  à  l'École  militaire,  puis  aide  de  camp  de  son 
père,  il  avait  servi  sous  La  Fayette  comme  lieutenant-colonel 
du  O*"  régiment  de  chasseurs  à  cheval  et  donné  sa  démission  le 
20  mars  1793;  propriétaire  à  Saint-Domingue,  il  y  alla  sans 
doute  pendant  la  Terreur  et,  en  qualité  de  colon,  il  pré- 
tendit «  n'avoir  jamais  émigré  »  .  Dès  le  15  ventôse  an  V 
(5  mars  1797j  il  obtint  sa  radiation,  comme  ayant  justifié  de 
sa  résidence  du  9  mars  1792  au  5  thermidor  an  III  et  ayant  été 
provisoirement  rave  par  les  administrations  de  Pont-Audemer 
et  de  Senlis.  Il  était  qualifié  «  fabricant  de  siamoise  et  de 
toile  de  coton  (2)  "  .  C'est  en  cette  qualité  que,  le  23  pluviôse 
an  YI  (Il  février  1798),  Letourneux,  ministre  de  l'intérieur, 
lui  accorda  l'autorisation  de  conserver  4«  quatre  prisonniers 
anglais,  ouvriers  de  la  fabrique,  qui  lui  sont  très  utiles  et  qui 

1)  Arch.  nat.,  F',  n"  54V4.  Lettre  «lu  commissaire  du  directoire  exécutif  de 
l'Oise  au  citoyen  ministre  de  la  police  générale  (15  nivôse  an  VIII).  La  7*^  liste 
supplémentaire  est  formée  en  vertu  de  l'article  5  de  la  section  l^'  du  titre  III 
de  la  lui  du  25  brumaire  an  III.  L'arrêté  du  24  floréal  an  VII  y  déclare  inscrits 
La  Rochefoucauld  fils  et  son  épouse.  Le  13  nivôse  an  VIII,  il  était  placé  en  sur- 
veillance. La  citoyenne  Lannion  demeurait  alors  rue  Notre-Dame-des-Champs, 
n»  1481. 

(2)  Jd.,  F'.  4235,  3399  et  5988.  L'arrêté  de  la  radiation  est  signé  Reuliell. 
Le  21  messidor  au  VI,  Fortin,  homme  de  loi,  demande  au  ministre  île  la  police 
expédition  des  mandats  d'arrêt  et  de  mise  en  liberté  de  François  et  de  son  frère 
«  pour  faire  statuer  sur  la  radiation  "  ;  le  3  thermidor,  la  demande  est  renouvelée 
et  les  ordonnances  de  mise  en  liberté  sont  expédiées.  Le  17  pluviôse  an  VU, 
François-Alexandre  demande  copie  de  sa  radiation  définitive. 


23'f  LA    IlOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

demandent  à  rester  en  France  "  .  Il  envoie  avec  sa  pétition 
des  échantillons  de  «  basins  et  de  mousselinettes  (1)  "  . 

Le  troisième  fils,  Gaétan,  ou  u  Gayetan  "  (2),  suivant  la 
correspondance  administrative,  n'émigra  pas.  Il  habita  avec 
sa  mère;  appelé  comme  conscrit  de  la  première  classe,  il 
partit  pour  les  armées  (3) . 

Liancourt,  on  l'a  constaté,  avait  laissé  des  traces  ineffa- 
çables dans  le  cœur  des  populations  de  l'Oise  :  il  y  avait  chez 
elles  un  secret  espoir  de  le  revoir,  de  profiter  de  nouveau  de 
son  activité  intelligente  et  avisée.  Cette  gratitude  inspira  aux 
autorités  révolutionnaires  la  volonté  de  conserver,  sans  y 
toucher,  le  château  et  le  parc. 

Ils  échappèrent  ainsi  à  la  destruction.  "  Le  protecteur  pou- 
vait y  revenir.  »  Le  moyen  choisi  fut  aussi  simple  qu'efficace. 
On  prétexta  «  que  les  grands  développements  que  la  République 
procurait  à  tous  les  établissements  de  bienfaisance  avaient 
accru  l'école  des  arts  et  métiers  de  Liancourt"  ,  et  que,  son  local 
ne  suffisant  plus,  il  était  naturel  de  lui  attribuer  les  bâtiments 
inhabités  du  château .  Le  parc  fut  respecté  dans  l'intérêt 
de  la  santé  des  élèves.  Le  l*"'  novembre  1792,  Pache,  ministre 
de  la  guerre,  demanda  à  la  Convention  28,000  livres  par  an 
pour  une  maison  d'éducation  destinée  à  cent  soixante  enfants 
choisis  parmi  ceux  des  officiers  invalides  ou  militaires  peu  for- 
tunés... Il  rappelait  leur  ancien  titre  :  "  Enfants  de  l'armée  '> 
et  le  nom  du  fondateur,  le  «  ci-devant  citoyen  Liancourt  i»  . 
La  lettre  fut  renvoyée  au  Comité  d'Instruction  publique  qui 
nomma  Massieu  rapporteur  (4) . 

(1)  Arcli.  nat.,    F'*,  sans  coXe.  La  demande  est  du  i4  pluviôse. 

(2)  L,\  llociiKFOUCAUi.D-LiAscoL'RT  (Frédéric-Gaélan ,  marquis  de),  1779-1863, 
sous-préfet  de  Clermont  (Oise)  et  des  Andelys  sous  le  premier  Empire,  démis- 
sionnaire; rallié  aux  Bourbons,  il  orjjanisa  pendant  les  Cent-.Tours  une  insurrec- 
tion royaliste  en  Franche-Comté;  cliarjjc  de  missions  particulières  eu  Allemagne, 
il  fut,  en  1827,  représentant  ilu  Cher  à  la  Chaiidire  des  députés,  partisan  de  la 
lilxM'té  parlementaire  et  de  la  souveraineté  résidant  dans  l'Assemblée  législative  ; 
il  fut  constamment  réélu  sous  la  monarchie  de  Juillet  et  rentra  en  1848  dans  la 
vie  privée.  La   Vie  du  duc  si  souvent  citée  dans  cet  ouvrajje  est  de  lui. 

(3)  Lettre  citée  du  commissaire  de  l'Oise  du  15  nivùse  an  VII. 

(4)  Arch.  nat.,  F'^,  1144. — Guii.i.aumk,  Procès-verbaux  du  Comité d'Instruc- 
lion  puhlitjue,  séance  du  6  novembre  1792,  p.  42.  —  Vie  du  duc,  p.  55.  —  La  loi 


L'EMIOr.ATION    —    LES    KTAT5-IMS  235 

Mal{jré  le  bon  vouloir  de  la  Convention,  l'école  passa  par 
une  série  de  transformations  malheureuses.  L'École  de  Mars 
avait  été  supprimée  le  18  thermidor  an  II  (:25  juillet  17î)4); 
une  partie  des  élèves  furent  transférés  à  Liancourt.  Léonard 
Bourdon  avait  fondé,  dès  la  fin  de  1791,  la  Société  des  Jeunes 
Français  dans  le  monastère  des  ci-devant  reli^'jieux  de  Saint- 
Martin-des-  Champs.  Ils  y  recevaient,  outre  l'éducation  intel- 
lectuelle et  morale,  une  instruction  professionnelle.  Un  décret 
du  18  brumaire  an  II  avait  réuni  à  cette  société  les  Orphelins 
des  Défenseurs  de  la  Patrie  dont  jadis  le  chevalier  Pawlet 
avait  été  1  éducateur  l.  Le  13  germinal  an  III  (2  avril  1795), 
la  Société  avait  été  dissoute  et,  le  12  prairial.  Bourdon  avait 
été  arrêté  comme  complice  de  l'insurrection.  Ses  pension- 
naires, «  bien  nourris,  bien  vêtus  et  bien  portants  »  ,  suivant 
Bourdon,  furent  transportés  à  Liancourt  (2).  Le  23  floréal  et 
le  9  prairial  an  III,  la  Convention  vota  pour  eux  deux  secours 
provisoires  de  15,000  livres  chacun  (3).  Que  pouvait-on  faire 
de  cette  réunion  incohérente  d'enfants  d  âges  divers,  élevés 
suivant  des  méthodes  différentes?  La  Convention  song^ea  à  la 
transformer  en  une  école  de  sous-officiers  et  d'officiers.  Le 
régime  militaire  y  fut  en  vigueur.  On  adopta  l'uniforme  et 
l'équipement  des  élèves  de  l'Ecole  de  Mars.  D'après  un  pal- 
marès de  l'an  IV  (29  mars  179G),  on  leur  enseignait  la  lec- 
ture, l'écriture,  le  calcul,  la  grammaire  française,  les  mathé- 
matiques, un  peu  de  tactique  et  la  musique  instrumentale. 
Deux  hommes  s'efforcèrent  de  mettre  un  peu  d  ordre  dans  ce 
chaos.  Wilhem  (4  ,  soldat  à  dix  ans,  caporal-sapeur  à  quatorze 

relative  à  l'école  de  Liancourt  est  tlu  3  ventlémiaire  an  IV.  Le  sous-directeur  et 
les  professeurs  sont  nommés  par  le  Comité  d'Instruction  publique;  la  compagnie 
des  vétérans  chargés  de  l'instruction  est  de  vingt-cintj  hommes.  La  loi  est  signée 
Baudin  des  Ardennes,  président.  (Arch.  nat.,  F'',  114V,  n"  32.) 

(1)  TiETKY,   L'As.-iistance  puhfu/ue  à  Paris,  III,  p.  568. 

(2)  Catalogue  Charavav  de  la  vente  de  1862,  n"  152.  Pétition  de  Léonard 
Bourdon  du  29  ventôse  an  VIL 

(3)  TcETEY,  ouv.  cité,  III,  p,  573. 

(4)  Wilhem  ^Guillaume-Louis  Bocqlkvili.k.  dit),  né  à  Paris,  1781-1842,  devint 
ensuite  répétiteur  de  mathématiques  et  de  grammaire  au  prytanée  de  Saint-Cyr; 
il  V  fut  chargé  de  leçons  sur  l'art  musical.  Vm  1815,  Wilhem,  d'accord  avec 
Carnet,    voulut    introduire    la    musique   dans    le    programme    de    l'enseignement 


236  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

ans,  enseignait  la  musique.  «  Un  grain  de  musique  Tavait 
frappé  au  front,  un  autre  lui  tomba  sur  le  cœur.  Il  n'avait 
d'autre  maître  que  la  nature,  d'autres  secours  que  quelques 
livres  de  la  bibliothèque.  " 

Crouzet  (1)  avait  été  principal  au  collège  du  Panthéon  fran- 
çais, puis  directeur  de  l'institut  Léonard-Bourdon  depuis  le 
13  germinal  an  II.  Quand  il  arriva  à  Liancourt  avec  deux  cent 
cinquante  enfants,  dont  plusieurs  attaqués  de  la  gale,  de  la 
teigne  et  du  scorbut,  le  château  était  dans  un  triste  état.  "  Des 
dortoirs  encombrés  de  plâtras,  la  plupart  sans  porte  et  sans 
vitrage;  des  bâtiments  dégradés  par  le  séjour  successif  des 
réquisitionnaires,  des  détenus  et  des  prisonniers  de  guerre; 
point  de  tables,  point  de  bancs,  point  de  lits,  excepté  quel- 
ques couchettes  chargées  sur  les  voitures  et  tellement  infec- 
tées de  punaises  qu'on  ne  pouvait  s'en  servir...  (2).  Quarante 
enfants  étaient  restés  dans  les  hôpitaux  de  Paris;  leurs  effets 
étaient  imprégnés  de  virus  galeux.  "  Ce  n'est  qu'en  l'an  IV 
qu'on  obtint  deux  cents  paires  de  souliers  :  comme  leurs 
pères,  les  orphelins  de  la  patrie  allaient  pieds  nus.  Grâce  à 
Crouzet,  à  sa  femme  qui  se  dévoua  gratuitement  au  service  de 
la  lingerie  ;  grâce  à  Benezech,  »  ministre  sensible  et  ami  de 
l'humanité  "  ,  tout  changea  peu  à  peu.  L'école  fut  réparée  de 
façon  à  loger  six  cents  élèves;  on  commença  à  payer  les 
agents  qui,  depuis  quinze  ou  dix-huit  mois,  n'avaient  rien 
reçu.  Crouzet  recevait  deux  centimes  en  numéraire,  par  jour 
et  par  élève.  Avec  ces  faibles  ressources,  il  fit  des  miracles,  ce 

mutuel.  Le  premier  essai  eut  lieu  à  l'école  de  la  rue  Saint-Jean-de-Beauvais. 
lui  J835,  il  fut  nonuné  directeur  inspecteur  général  de  l'enseignement  du  chant 
dans  les  écoles  primaires  de  la  Seine,  puis  délégué  général  pour  l'enseignement 
universitaire  du  ciiant. 

(1)  Crouzet  (Pierre),  directeur  du  collège  de  Couipiègne  (1800  ,  du  prytanéc 
de  Saint-Cyr  (1801),  transféré  à  La  Flèche  en  1808,  et  enfin  pioviseur  au 
lycée  Charlemagne  (1809). 

(2)  Gnou/KT,  Observations  jusli/icatives  sur  l'école  nationale  de  Liancourt, 
flrpuis  son  orifjine  jusfjij'à  ce  jour  i"  vendémiaire  an  VIII.  —  Buisson,  Dict.  de 
pédagofjic,  articles  Crouzet  et  Wilhem.  —  Jûmatid,  Discours  sur  Wilhem  à  la 
Société  d'instruction  élémentaire,  1842.  (RihI.  de  l'Institut.  Mélanges  biogr.n- 
phiques,  AA.  2410  B.) —  I'ompkk,  liapport  sur  i eiiseijjnement  techniriue  à  l'Ex- 
position de  1867.  —  GuETTiEn,  Histoire  des  écoles  d'arts  et  métiers,  passim. 


L'EMIGRATION    —    LES    ÉTATS-UNIS  23T 

qui  ne  l'empéclia  pas  d'être  dénoncé.  Il  répondit  par  l'exposé 
des  progrès  réalisés  dans  rensei{|nement,  dans  la  discipline, 
dans  l'administration  :«J'ai  travaillé,  disait-il,  péniblement, 
sans  relâche  et  presque  sans  aide,  au  milieu  des  décombres.  i> 
Le  citoyen  Lardinois,  capitaine  des  vétérans  nationaux, 
u  homme  sn^e  et  judicieux»  ,  ensei.<[nait  l'exercice  aux  élèves. 
Mal  habillés  et  mal  nourris,  ils  n'en  étaient  que  plus  vail- 
lants. Ils  chantaient  les  chœurs  de  Crouzet  sur  la  musique  de 
Wilhem  ou  de  Gossec. 

Bénissons  l'I'^trc  suprême. 
Il  veille  à  notre  destin, 
Il  nous  protèfjc,  il  nous  aime, 
Il  est  le  Dieu  de  l'orphelin. 

Que  Tasyle  où  notre  jeunesse 
Trouva  des  soins  consolateurs 
Soit  une  école  de  sa^jesse, 
Du  travail  et  de  saintes  mœurs. 

Le  «  ci-devant"  Liancourt  eût  applaudi  à  leurs  ébats  s'il  les 
avait  vus,  chaque  décade,  se  mêler  aux  danses  publiques  dans 
son  parc  transformé  en  promenade  nationale  et  sous  les  fenêtres 
mêmes  de  son  antique  demeure. 

Le  livre  de  recettes  et  de  dépenses  de  l'agent  comptable,  le 
citoyen  Chapelle  (I),  est  intéressant  à  parcourir.  Les  comptes 
sont  tenus  avec  méthode.  On  arrive,  en  l'an  YIII,  à  avoir  un 
excédent  de  recettes  de  31,692  fr.  22.  On  vend  les  produits 
agricoles.  On  afferme  le  droit  de  pêche  dans  les  canaux;  les 
employés  sont  payés  plus  régulièrement.  Crouzet  touche 
6,000  livres  (en  assignats) ,  chaque  professeur  4,000  livres, 
sauf  Mazella,  professeur  d'écriture,  (jui  ne  touche  que 
2,000  francs.  En  l'an  YIII,  le  Directoire  nomme  commissaire, 
aux  appointements  de  1,000  francs  par  an,  le  citoyen  La 
Romiguière.  Le  nom  de  Liancourt  reparait  pour  la  première 

(1)  Arch   nat.,  F",  366,  4280,  4281. 


238  LA    P.OCHEFOUCAULD-LIAINCOURT 

fois  le  5  thermidor  an  VIII.  On  lui  vend  un  poulain,  estimé 
par  le  maréchal  75  franes. 

Une  école  ne  s'administre  pas  comme  un  domaine  princier. 
Ces  eaux,  ces  fontaines  jaillissantes,  ces  aqueducs,  ces  cas- 
cades qui  faisaient  à  la  fois  l'embellissement  et  la  salubrité 
du  domaine  <'  en  tenant  l'air  dans  une  agitation  continuelle»  , 
étaient  devenus,  faute  d'entretien,  «  d'immondes  grenouil- 
lères, des  réceptacles  d'eaux  croupissantes  d'où  s'exhalent 
des  vapeurs  méphitiques  et  des  miasmes  contagieux  et 
putrides  »  .  Le  28  prairial  an  VII,  le  ministre  ouvre  un  crédit 
de  6,000  francs  pour  curer  les  bassins  et  dégager  les  massifs 
de  haute  futaie  qui  interceptent  le  soleil  et  augmentent  l'humi- 
dité (Ij. 


V 


A  la  fin  de  1797,  Liancourt  s'embarqua  pour  l'Europe.  Il 
rejoignit  son  fils  aîné  à  Altona.  Le  1 1  février  171)8,  Liancourt 
était  auprès  de  lui,  juste  à  temps  pour  assister  à  la  naissance 
de  son  petit-fils  Olivier.  François-Armand  avait  passé  par 
de  durs  moments.  Quand  il  arriva  à  Hambourg,  «  il  n'avait  pas 
de  matelas;  il  en  chercha  partout,  entre  autres  chez  Sieveking 
où  un  capitaine  en  avait  mis  en  vente  quelques-uns  qu  il  ne 
pouvait  remporter.  La  Rochefoucauld  acce})ta  avec  joie  et  y 
trouva  du  bon  coton;  il  le  carda,  le  nettoya,  le  recouvrit  lui- 
même  et  obtint  ainsi  de  beaux  matelas.  Il  en  garda  deux  pour 
son  usage  et  vendit  les  autres.  C'est  ainsi  que  l'un  des  plus 
grands  noms  de  France  apprit  à  se  tirer  d'affaire  lui-même  2).  » 

(1)  Piappoit  du  bureau  des  l)âtltnents  civils,  !•''',  4280.  Les  comptes  sont 
tenus  avec  une  précision  telle  que  l'on  y  porte  240  livres  payées  au  citoyen  Collin 
pour  avoir  lavé  et  soufré  les  habits  de  quarante-huit  élèves  traités  de  la  (jale. 

(2)  Hensirgs,  liilder  (iiis  ver(jaii/jeiier  Zeit  nacli  Mittheiluugen  ans  qrossen- 
iheib  ungediuckten  F<imilienpaf)icicii,  I,  p.  57. 

La  famille  Sieveking   était  une   des  plus  considérées  de   Hambourg.   Le  père, 


LE    RETOUR    —    I,A    RADIATION  239 

En  1798,  Liancourt  se  partagea  entre  rAlIemagne  et  la 
llollande.  A  JIambour.[j,  des  relations  affectueuse^  s'étaient 
établies  entre  les  bourgeois  de  la  ville  libre  et  les  émigrés.  La 
famille  Sieveking  avait  accueilli  la  Révolution  avec  enthou- 
siasme, on  y  célébrait  toutes  les  grandes  journées.  Le 
14  juillet  1790,  raconte  Piter  Poel  (1),  on  chanta  un  hymne 
qui  commençait  par  ces  mots  :  »  Vingt-cinq  million?  d'hommes 
célèbrent  aujourd'hui  la  fête  de  la  Fédération  qui  ne  fait  trem- 
bler que  les  trônes  des  despotes  et  les  esclaves.  »  Les  jeunes 
filles,  toutes  vêtues  de  blanc,  avaient  à  leurs  chapeaux  de 
grands  nœuds  aux  couleurs  nationales  et  sur  l'épaule  des 
écharpes  rayées  bleu,  blanc,  rouge.  Les  jeunes  femmes  les 
portaient  autour  de  la  taille.  Tout  le  monde  se  réunit  à  Ilar- 
vestehude  pour  déjeuner,  et,  à  midi  trente  midi  à  l'heure  de 
Paris),  trois  salves  furent  tirées.  »  Les  jeunes  femmes  se  pla- 
cèrent en  demi-cercle  et  entonnèrent  un  chant,  d'abord 
quelques-unes  seulement,  bientôt  toutes,  et  tous  les  yeux  se 
mouillèrent  de  larmes;  c'était  comme  si  1  on  avait  touché  une 
corde  à  l'unisson  (2)    " 

Dans  la  maison  hospitalière  de  Neumùhlen,  des  Français 
des  partis  les  plus  opposés  venaient  oublier  leurs  haines  poli- 
tiques :  le  terroriste  Léonard  Bourdon,  chargé  de  surveiller 
l'émigration  (3)  ;  Charles  et  Alexandre  deLameth,  d'Aiguillon, 
l'abbé    Louis,    Dumouriez,    Talleyrand,    Bourgoing,    Lehoc, 

Jean-Georges  Sievekinf;  (1751-1799),  était  un  gros  négociant  :  il  avait  voyagé  en 
France,  en  Angleterre,  aux  États-Unis  et  en  Rus.^e.  En  1796,  il  avait  été  chargé 
par  ses  concitoyens  d'une  mission  à  Paris  au  sujet  des  difficultés  causées  par  le 
refus  du  sénat  de  Hambourg  de  reconnaître  le  ministre  français  Reinhard.  Ses  fils 
Charles  et  Frédéric  Sieveking  devinrent,  l'un  syndic,  l'autre  maire  de  Ham- 
bourg. Sa  nièce  Amélie  Sieveking  est  connue  par  sa  philanthropie. 

(1)  Piter  i'oel,  l'auteur  des  lettres  et  souvenirs  (|ui  ont  servi  à  la  rédaction  des 
BUder  ans  verejaiif/ener  Zeit  par  son  parent  Hennings,  né  à  Arkhangel  le  17  juin 
1760,  mourut  à  Altona  le  3  octobre  1837  ;  il  avait  épousé  en  1787  la  fille  ainée 
du  professeur  Buscli,  dont  la  fille  cadette  avait  épousé  le  frère  du  ministre  fran- 
çais Reinhard.  Le  fils  de  Buscli  était  l'asssocié  de  Reimarus,  beau-frère  de  Sieve- 
king et  de  Matthiessen  ;  les  trois  familles  Poel,  Sievekinjj  et  Matthiessen  acquirent 
en  commun  en  1793  la  propriété  située  à  Neumiihlen,  près  Alloua,  dont  il  sera 
question  plus  loin. 

(2)  Bililer,  etc.,  I,  p.  48. 

(3)  Ses  rapports  sont  aux  Archivée  nationales.  F",  G151. 


240  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAjSCOURT 

Durand,  Grouvelle,  Montjoye-Vaufrey,  Bureaux  de  Pusy,  Mme 
de  Genlis,  et  son  gendre  le  général  de  Valence,  Mme  de  Flahaut, 
Mathieu,  Dumas,  Portails,  etc.  "  La  famille  La  Rochefoucauld, 
ajoute  Piter  Poel,  se  lia  cordialement  avec  la  nôtre,  surtout  son 
chef  respecté,  le  philanthrope  Liancourt,  dévoré,  pendantson 
séjour  d'un  an  à  Altona,  par  le  désir  de  revoir  sa  patrie  bien- 
aimée,  les  œuvres  de  bienfaisance  qu'il  y  avait  fondées  et 
auxquelles  manquaient  ses  soins,  et  le  désir  d  en  créer  de  nou- 
velles. Mes  relations  confiantes  presque  quotidiennes  avec  lui 
me  devinrent  bientôt  inappréciables,  non  pas  tant  à  cause  de  ses 
qualités  d'intelligence  que  par  sa  grande  bonté  et  par  tous  les 
souvenirs  qu'il  avait  recueillis,  avant  et  pendant  la  Révolu- 
tion, à  la  cour  et  loin  de  la  cour  de  France  et  en  Amé- 
rique (1).  " 

Les  Allemands  prisaient  chez  Liancourt  la  cordialité  des 
manières,  "  sa  façon  toute  simple  de  se  placer  parmi  ses 
enfants  et  petits-enfants  »  .  Toujours  passionné  de  philan- 
thropie, il  visitait  les  écoles  industrielles,  il  s'initiait  au  méca- 
nisme charitable  que  le  Sénat  de  Hambourg  avait  perfec- 
tionné, il  étudiait  les  dispensaires  et  l'organisation  des  secours 
à  domicile.  En  avril  1798,  il  se  faisait  envoyer  par  son  vieil 
ami  Young,  son  directeur,  son  maître  es  sciences  agricoles,  la 
collection  des  Annales  (T agriculiure  ;  la  caisse  devait  être 
adressée  à  Matthiessen  (2),  allié  aux  Sieveking. 

Quel  que  soit  l'endroit  où  il  est  destiné  à  finir  ses  jours,  en 
France  ou  en  Amérique,  u  il  a  l'intention  de  vivre  en  rural  »  . 
Mais  le  pauvre  duc  n'a  pas  d'argent.  «  Je  vous  écris  en  men- 
diant »  ,  ainsi  commence  sa  lettre.  Il  faut  que  Young  garan- 
tisse à  l'éditeur  propriétaire  de  l'ouvrage  que  le  paiement  sera 
effectué  au  moment  convenu.  «  Ne  m'offrez  pas,  ajoute-t-il, 
de  me  faire  présent  de  ces  livres  maintenant,  je  ne  consenti- 

(1)  £iU,;;  etc.,  I,p.   5,3. 

^2)  Matthiesskx  (.lean-Gonrad),  né  à  Ilamboiiry  le  25  juillet  1751,  mort  à 
Paris  le  23  janvier  1822,  associé  à  la  maison  Matthiessen  et  Silleni  de  Hambourg 
avait  épousé  une  nièce  de  Mme  de  Genlis,  la  comtesse  Henriette  de  Sercey. 
A  sa  njort,  on  apprit  qu'il  visitait  et  entretenait  à  lui  seul  quatre-vingts  familles 
pauvre»  dont  il  i  liargea  par  testament  un  seul  de  ses  amis. 


LE   RETOUR   —    LA    RADIATION  241 

rais  pas  à  les  accepter  et  vous  blesseriez  mes  sentiments  qui 
sont  bien  à  Taise  avec  vous.  "  Il  voudrait  aussi  des  rcnsei{;nc- 
ments  sur  les  »  friendly  societies  »  (sociétés  des  amis,  quakers). 
Il  Les  nations,  au  lieu  de  se  faire  la  {juerre  Tune  à  l'autre, 
devraient  s'aider  réciproquement  en  se  communiquant  ce  qui 
peut  accroître  le  bonheur  et  le  pro.grcs  de  1  humanité,  mais  le 
progrès  moral  et  la  politique  ne  vont  pas  ensemble.  La  pauvre 
humanité  est  un  jouet  dans  les  mains  de  ceux  (jui  la  {gou- 
vernent, quels  qu  ils  soient... 

il  Quant  à  mes  voya^^es  (le  récit  du  vovage  aux  États-Unis), 
je  re^jrettc  la  peine  que  vous  vous  êtes  donnée  à  ce  sujet.  Je 
renonce  à  les  vendre  en  Angleterre,  et,  quand  ils  seront 
imprimés  en  France,  on  pourra  les  traduire  et  les  mutiler 
comme  on  voudra:  mais  alors,  j'espère,  sans  y  mettre  mon 
nom.  Mon  livre  est  mon  ouvrage,  tel  qu'il  est.  Il  se  peut  qu'il 
y  ait  des  épisodes,  des  dissertations  ; ...  ils  font  partie  du  tout.  Il 
est  possible  que  c'eût  été  mieux  autrement,  mais  je  ne  lais- 
serai jamais  avec  mon  assentiment  quelqu'un  le  faire  pour 
moi...  Quand  il  sera  imprimé  en  France,  je  vous  en  enverrai 
un  exemplaire...  (1)  » 

En  septembre  1798,  Liancourt  était  à  Amsterdam.  Ses  ten- 
tatives pour  obtenir  sa  radiation  n'avaient  pas  encore  réussi. 
Une  première  demande  formée  le  26  messidor  an  V  (14  juil- 
let 1797),  c'est-à-dire  avant  son  retour  d'Amérique,  était 
restée  sans  réponse.  Il  la  renouvela  le  17  prairial  an  VI. 
Malgré  Talleyrand,  le  Directoire  fut  inflexible. 

Un  arrêté  du  17  brumaire  an  YIl  (17  novembre  1798)  le 
maintenait  sur  la  liste,  déclarait  confisqués  ses  biens  meubles 
et  immeubles,  et  lui  défendait  de  rentrer"  sous  peine  d'être 
traité  comme  émigré  avant  enfreint  son  bannissement  »  . 

"  Considérant,  disait  l'arrêté,  (jue  le  pétitionnaire,  parti  de 
France  en  1792,  n'a  réclamé  que  longtemps  après  l'expira- 
tion de  tous  les  délais  accordés  par  les  lois,  et  qu'il  est  for- 

(1)  British  Muséum,  inss.  additions,  etc.,  35128,  f.  33.  La  lettre  autojjraphc 
est  en  anglais  :  il  y  a  quelques  mots  qui  manquent  ;  nous  les  avons  suppléés  d'après 
le  sens. 

16 


242  LA    ROCHEFOUCAULD-LlAiSCOURT 

mellement  compris  dans  la  déchéance  qu'elles  ont  pronon- 
cée (1).  » 

Néanmoins,  quand,  à  la  suite  de  la  formation  de  la  Répu- 
blique batave,  vassale  mal  déguisée  de  la  République  fran- 
çaise, les  émigrés  furent  obligés  de  quitter  la  Hollande,  le 
Directoire  autorisa  Liancourt  à  rester  en  Batavie  ["2) . 

C'est  à  Amsterdam  qu'il  rédigea  la  préface  de  la  troisième 
édition  des  Piisona  de  Philadelphie  ;  ï\  y  visita  les  prisons  et  v 
étudia  la  réforme  pénale;  c'est  de  là  que,  le  8  mai  1790 
(19  floréal  an  VII) ,  il  envoya  à  François  de  Neufchàteau  sa 
traduction  de  1  ouvrage  de  l'économiste  Morton  Eden.  Entre 
temps,  il  avait  fait  une  apparition  à  Paris,  apparition  dis- 
crète et  non  sans  danger,  bien  que  son  ami  Talleyrand,  alors 
ministre,  protégeât  sa  retraite  (3). 

Après  le  18  brumaire  flO  novembre  1799^,  il  se  cacha 
moins.  Le  8  frimaire  28  novembre;,  le  3/o/nVe//?- annonçait  sa 
rentrée.  «  Le  citoyen  La  Rochefoucauld-Liancourt,  connu  par 
sa  philanthropie,  et  qui  a  passé  à  vovager  dans  les  États-Unis  le 
temps  pendant  lequel  la  Terreur  le  repoussait  de  son  pays,  vient 
d'obtenir  la  permission  d'y  rentrer  avec  une  surveillance.  » 
Le  16  frimaire  (8  décembre),  Auger,  le  régisseur  de  Crévecœur, 
écrivait  à  la  duchesse  qu'  a  il  avait  appris  par  les  gazettes  le 
retour  prospère  de  M.  Liancourt  en  France  »  .  On  donnait  même 
son  adresse  :  rue  Saint-Honoré,  en  face  de  celle  de  Saint- 
Florentin,  place  de  la  Madeleine,  309.  Un  matin,  au  com- 
mencement de  1800,  au  point  du  jour,  Lacretelle,  alors 
député,  le  vit  entrer  chez  lui.  "  Je  ne  puis,  dit-il,  exprimer 
avec  quelle  allégresse,  quelle  effusion  de  tendres  sentiments, 
nous  nous  revîmes  après  huit  ans  d'une  absence  beaucoup 
plus  cruelle  pour  moi  (pic  pour  lui.  Liancourt  rapportait  ses 
80,000  francs  intacts,  preuve  qu'une  économie  judicieuse  est 
la  plus  solide  colonne  de  la  bienfaisance...  (4).  » 

(1)  Arch.  nat.,  F",  5444.  Réponse  du  ministre  à  la  lettre  du  15  nivôse  an  j^'ll 
(division  des  érnifjrés,  1^'' bureau).  L'arrêté  de  maintenue  se  trouve  F',  5988. 

(2)  Le  fait  est  attesté  par  un  des  considérants  de  l'arrêté  de  radiation  provisoire. 

(3)  Vie  du  duc,  p.  50. 

(4)  Le    7    novembre    1811,    (punid  Lacretelle  fut    élu    "  dans  la  classe  de  la 


LE    UETOL'H    —    1,A    UADIATION  243 

Les  émigrés  rentraient  en  grand  nombre  à  Paris.  La  Consti- 
tution de  l'an  VIII  continuait  à  interdire  l'entrée  de  la  France 
à  ceux  (jui  en  étaient  sortis  volontairement  pour  combattre 
leur  patrie,  mais  la  loi  du  3  nivôse  autorisait  à  laisser  rentrer 
sous  les  conditions  de  surveillance  tous  ceux  qui  avaient  été 
condamnés  sans  jugement.  On  vit  arriver  peu  à  peu  des  fruc- 
tidorisés,  d'anciens  conventionnels,  Barère  et  Vadicr;  d'an- 
ciens constituants  libéraux  «  qui  croyaient  que  Bonaparte  avait 
vaincu  pour  eux,  que  les  baïonnettes  avaient  rouvert  le 
chemin  aux  principes,  et  que,  dans  l'après-midi  du  lî)  bru- 
maire, au  milieu  de  la  bagarre  de  Saint-Gloud,  la  liberté  pros- 
crite était  rentrée  par  effraction  (1)  ». 

C'étaient  La  Fayette,  Latour-Maubourg,  les  trois  Lameth, 
Valence,  Dolomieu,  le  vicomte  de  Noailles,  Montmorency- 
Luxembourg.  «  Il  paraissait  juste,  écrivait  Rœderer,  de  distin- 
guer entre  ceux  qui  étaient  sortis  de  France  quand  tout  était 
calme  ou  du  moins  régulier,  et  qui  étaient  sortis  pour  com- 
battre, et  ceux  qui  s'étaient  échappés  par  nécessité  pour  se 
dérober  à  la  captivité  ou  à  la  mort.  »  Bonaparte  ne  se  laissait 
pas  facilement  attendrir,  u  il  tenait  éloignés  inexorablement 
ceux  qu'il  soupçonnait  n'être  pas  résignés  à  la  défaite  de  leur 
parti.  La  Fayette  notamment  reçut  un  accueil  méfiant  et 
presque  sévère  »  .  Le  premier  consul,  désirant  rappeler  les 
proscrits,  n  admettait  point  qu'ils  rentrassent  d'eux-mêmes  et 
par  rupture  de  ban  ;  ces  démarches  intempestives  le  gênaient 
dans  sa  politique  de  temporisation  à  l'égard  des  proscrip- 
teurs  et  l'obligeaient,  comme  il  le  disait  lui-même,  à  «  serrer 
le  vent  (2)  "  . 

La  liste  générale  des  émigrés  avait  été  déclarée  close  à 
partir  du  5  nivôse  an  VIII  (25  décembre  1799),  jour  de  la 
mise  en  vigueur  de  la  Constitution  ;  elle  comprenait  cent  qua- 
rante-cinq mille  individus  dont  neuf  membres  de  la  famille 

langue  et  (le  littérature  française  »  de  l'Institut,  il  envoya  son  discours  à  Lian- 
Cdurt  avec  cette  dédicace  :  «  Au  plus  ancien  et  au  plus  chéri  de  ses  patrons.  » 
^Bilil.  de  Liancourt,  n"  .3782.) 

(1)  Vandal,  V Avènement  de  Bonaparte,  p.  477. 

(2)  /</.,  p.  478. 


244  LA    ROCKEFOUCAULD-LIANCOLr.T 

La  Rochefoucauld,  et  formait  neuf  volumes.  A  dater  de  ce 
jour,  les  individus  prévenus  d'émigration  ne  pouvaient  plus  y 
être  inscrits  qu'en  vertu  de  décisions  judiciaires.  »  Une  com- 
mission, dit  Thibaudeau,  fut  nommée  pour  examiner  les 
demandes  en  radiation,  et  les  membres  de  l'Assemblée  cons- 
tituante furent  placés  en  première  ligne  pour  être  rayés.  "  Le 
désir  de  mettre  fin  aux  anciennes  proscriptions  était  sincère. 
Mais  il  y  avait  des  questions  de  personnes  fort  délicates.  Les 
émigrés  pouvaient  se  trouver  en  face  de  ceux  qui  les  avaient 
persécutés,  ou  en  présence  des  acquéreurs  de  leurs  biens.  Les 
individus  omis  sur  la  liste  revinrent  presque  tous  et  vécurent 
tranquilles.  Les  autres  demandaient  d'abord  des  surveillances, 
c'est-à-dire  la  faculté  de  rentrer  temporairement  sous  la  sur- 
veillance de  la  haute  police,  en  attendant  la  radiation. 

Ils  y  restaient  quelquefois  longtemps,  comme  ce  membre 
de  la  famille  La  Rochefoucauld  que,  malgré  Lebrun,  le  pre- 
mier consul  retint  à  Calais  jusqu'en  1802.  D'autres  étaient 
plus  heureux.  «  On  mettait  autant  d'étourderie  à  radier  qu'on 
en  avait  mis  à  inscrire,  et  les  émigrés  étaient  par  milliers 
rétablis  dans  tous  leurs  droits.  Les  uns,  dont  les  biens  n'avaient 
pas  été  encore  vendus,  s  adressaient  aux  membres  du  gouver- 
nement pour  obtenir  la  levée  du  séquestre;  ils  sollicitaient, 
suivant  l'usage,  les  hommes  qu'ils  injuriaient  la  veille,  qu'ils 
devaient  injurier  le  lendemain...  lis  allaient  pour  cela  chez 
Mme  Bonaparte...  solliciteurs  empressés  pendant  qu'ils  s'y 
trouvaient,  s'excusant  fort  d'y  avoir  paru  dès  qu'ils  en  étaient 
sortis,  et  faisant  valoir  pour  excuse  le  désir  d'obliger  des 
amis  malheureux...  Tout  ce  qu'on  faisait  pour  eux  était,  à 
leurs  veux,  chose  due...     1).  » 

Liancourt  mit  en  mouvement  ses  anciens  amis.  Talleyrand 
le  recommanda  à  Fouché.  «  Le  proconsul  de  la  Terreur  com- 
mençait à  jouer  au  protecteur  de  la  noblesse  et  rej)résentait 
vis-à-vis  des  sévérités  tlu  premier  consul  la  cause  de  la  récon- 

(1)  Founkros,  Histoire  fies  Emigrés,  II,  p,  369.  —  Saixte-Bklvk,  Causeries 
(lu  lundi,  VIII,  p.  353.  —  Daudet,  les  Emiijrés  et  la  seconde  coalition,  p.  38(5. 
—  Madelin,  Fauche',  passim.  —  Thibaudeac,  Mémoires,  p.  93. 


LE  i;et()i:u  —  la  radiation  245 

ciliation  nationale.  »  G  est  au  quai  Voltaire  qu'aboutissaient 
toutes  les  requêtes.  D'après  M.  Madelin,  son  dernier  historien, 
c'est  à  Fouclié,  contrairement  à  la  légende,  que  revient  l'idée 
humanitaire  et  polili([ue  de  l'amnistie  par  caté.'jories.  Mme  de 
Ciiastenay,  Mme  de  Staël  obtenaient  radiations  sur  radiations. 
Fouché  semait  pour  récolter  :  cette  attitude  est  démontrée 
en  ce  qui  touche  la  radiation  de  Liancourt.  La  correspon- 
dance entre  Tallevrand  et  Fouché  démontre  sa  ferme  volonté 
défaire  gfràce.  «Je  reçois,  écrivait  Fouché  à  son  collègue  le 
G  frimaire  an  VIII  (27  novembre  1799),  votre  lettre  en  faveur 
du  citoven  Liancourt  et  je  donne  ordre  qu'il  lui  soit  expédié 
sur-le-champ  une  surveillance;  je  le  fais  parce  que  j'ai  le  sen- 
timent profond  que  j'ai  rendu  justice  à  un  homme  de  bien,  à 
un  citoven  qui  a  toujours  bien  mérité  de  son  pays.  Aucune 
considération  particulière,  aucune  crainte  pusillanime  ne 
peut  m'empêcher  de  remplir  ce  devoir,  et  je  me  contente  de 
plaindre  des  hommes  qui  ne  sont  pas  assez  forts  pour  être 
justes.  Salut  et  fraternité...  (1)  " 

C'était  un  pas  vers  la  radiation  définitive.  Liancourt  en 
remercia  Fouché  en  lui  envoyant  copie  de  la  radiation  provi- 
soire obtenue  du  département  de  l'Oise  :  »  Je  ne  veux  pas 
différer  plus  longtemps,  citoyen  ministre,  lui  écrivait-il  le 
13  pluviôse  an  VIII  (2  février  1800),  de  vous  faire  parvenir 
mes  sincères  remerciements  pour  le  rapport  plein  d'obligeance 
que  vous  avez  bien  voulu  faire  sur  ma  radiation  définitive  :  le 
retard  de  son  succès  ne  peut  pas  atténuer  ma  reconnaissance. 
Salut  et  respect  (2).  "Le  6  ventôse  an  VIII  (25  février  1800  , 
il  assistait  à  la  soirée  donnée  par  Talleyrand  pour  essayer  de 
rallier  autour  du  premier  consul  le  personnel  de  l'ancien 
régime  et  celui  du  nouveau  (3). 

L'arrêté  de  radiation  provisoire  fut  envoyé  par  Tadminis- 
tration  centrale  de  l'Oise  au  ministre  de  l'intérieur;  il  semble 

(1)  Le  ministre  de  la  police  {jénérale  de  la  République  au  ministre  des  rela- 
tions extérieures.  (Arcli.  nat.,  l-^  54'f4.  Arrêté  de  radiation  provisoire.  Appen- 
dice n"  Vin.) 

(2)  Arch.  de  l'Oise,  Q,  n»  0909. 

(3)  AuLARD,  llistoiie  politi'/uc,  p.  720. 


246  1-A    UOCHEFOUCAUI.D-LIAINCOLRT 

qu  en  reproduisant  la  requête  du  pétitionnaire  on  cherchât  à 
justifier  son  départ  :  s'il  a  quitté  la  France,  ça  été  unique- 
ment pour  échapper  aux  bandes  armées  de  Gauthier-Goutance 
qui  voulaient  le  tuer;  s'il  a  été  obligé  de  fuir,  c'était  pour 
se  dérober  au  fer  des  assassins,  jusqu  à  ce  que  «  le  retour  à 
l'ordre  et  à  la  proclamation  des  principes  de  justice  qui 
animent  le  gouvernement  l'aient  assuré  qu  il  y  avait  sûreté 
pour  sa  vie ')  .  Du  reste,  le  Directoire  ne  l'a  pas  regardé  comme 
un  véritable  émigré  puisqu  il  lui  a  donné  1  autorisation  de  rester 
en  Batavie  quand  les  émigrés  français  ont  été  obligés  d'en 
sortir.  Les  consuls  ont  vu  en  lui  un  Français  "  qui  n'avait 
point  abjuré  sa  patrie  et  qui,  dans  sou  exil,  n'avait  jamais 
cessé  d'aspirer  après  le  moment  favorable  à  son  retour  »  .  Il 
faut  enfin  se  rappeler  la  reconnaissance  et  l'attachement  des 
habitants  de  l'Oise  pour  le  créateur  u  d'utiles  établissements 
de  culture  et  de  diverses  fabriques  (1)  ». 

En  attendant  sa  radiation  (léfinitl\e,  Liancourt  ne  perdit 
pas  son  temps.  Il  se  mit  immédiatement  en  quête  de  ses 
livres  disparus.  Le  citoyen  Chaptal,  ministre  de  lintérieur, 
en  ordonna  la  restitution.  Malheureusement,  les  recherches 
restèrent  momentanément  infructueuses  (2) .  Il  obtint  aussi,  le 
22  pluviôse  an  VIII  (Il  février  1800),  une  ordonnance  du 
grand  juge  Régnier  pour  qu  on  suspendit  la  vente  de  ceux 
de  ses  biens  qui  n'avaient  pas  été  aliénés.  <i  La  chose  est 
d'autant  plus  urgente,  écrit-il  le  7  pluviôse,  que  j'ai  reçu 
encore  hier  soir  avis  qu'on  arpente  quelques  mesures  de  prés 
qui  restent  prés  de  Liancourt  pour  les  mettre  en  vente  (3 j .  » 


(1)  Arrêté  de  radiation  provisoire.  (Arcli.  iiat.,  F",  5444.) 

(2)  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  niss.  n"  6478.  —  ].,e  18  nivôse  an  VIII  (8  jan- 
vier 1800),  le  citoyen  Delattre,  membre  du  Corps  législatif,  vient  pour  savoir  où 
en  est  le  trieiiient  des  livres.  Le  28  nivôse  an  IX,  (Jhaptal  invite  Liancourt  à 
désigner  une  personne  de  confiance  pour  reconnaître  dans  les  dépôts  littéraires 
de  Paris  «  les  livres  qui  appartiennent  à  ce  citoyen  »  .  Le  13  ventôse  an  IX,  l'ad- 
ministrateur des  dépôts  littéraires,  Chemin,  annonce  que  les  livres  des  biblio- 
thèques des  émigrés  sont  dispersés  dan»  les  bibliothèques  de  Paris,  des  dépacte- 
ments  et  même  en  É{;ypte  et  à  Constantinople. 

(3)  Lettre  adressée  à  M.  Rarrème  (?  .  (Piiid.  nat..  mss.  n"  6565,  fol.  58, 
n"  62.) 


I.E    IIKTOUH    —    1.  A    r>  Ain  AT  ION  247 

Enfin,  le  I"  Horéal  an  VIII  (21  avril  1800  ,  un  arrêté  des 
consuls  contresig^né  Foucho  le  ravait  cléfinilivement  de  la 
liste  (les  émigrés  (I).  Dès  le  5,  Frochot,  préfet  delà  Seine, 
faisait  mainlevée  du  séquestre  sur  ses  biens  invendus  (2). 

(1)  Archives  de  l'Oise,  Q,  portefeuille  4.  Dans  un  rapport  du  ministre  des 
hnances  au  premier  consul,  du  26  prairial  ah  XI  (  Arch.  nat.,  arrêtés  et  décrets, 
plaquette  n"  540,  n"  8),  la  date  indiquée  est  celle  du  8  floréal  an  X.  C'est  on 
lapsus.  En  avril  1802,  Liaucourl  était  rentré  en  pleine  possession  de  ses  droits. 

(2)  Arch.  de  la  Seine,  carton  607,  dossier  860;  le  21  lioréal,  il  donnait  au 
citoyen  Dulraisse   "  procuration  de  retirer  ses  titres  et  papiers  »  . 


GHAPITUE   VI 

UN     INDÉPENDANT     SOUS    LE     CONSULAT     ET     l'eMPIRE 
(1800-1815) 

I.  —  Liancourt  et  le  premier  consul.  —  Un  pacte  tacite.  —  Napoléon  et  l'in- 
dustrie. —  Loyalisme  de  Liancourt.  —  Ses  fils  et  l'Empire. 

II.  —  Napoléon  et  les  pauvres.  —  L'organisation  de  la  charité  à  Hambour;;.  — 
Collaboration  de  Liancourt  au  recueil  des  Établissements  d'humanité;  traduc- 
tion de  l  État  des  pauvres,  par  sir  Eden  Morton.  —  La  taxe  des  pauvres.  — 
Les  sociétés  de  prévoyance.  —  L'Etat  et  l'assistance. 

III.  —  Renaissance  des  sociétés  charitables  :  la  Charité  maternelle.  —  La  Maison 
philanthropif|ue  :  soupes  économiques.  —  Les  premiers  dispensaires. 

IV.  —  La  vaccine.  —  Une  souscription  privée.  —  Le  Comité  central  de  vaccina- 
tion. —  Liancourt  aux  assendjlées  {jénérales. 

V.  —  Liancourt  reprend  la  vie  rurale.  —  La  fête  de  l'an  VIIL  —  Ce  qui  reste 
du  domaine  —  La  donation  de  la  duchesse.  —  L'héritage  de  mistress  Dave.  — 
Exploitation  utilitaire  :  expériences  de  plantage  du  blé.  —  Un  mémoire  sur  l'état 
du  canton.  —  La  vicinalité  :  Notes  sur  la  léijislation  anglaise  des  chemins.  — 
La  Garderie,  la  filature  de  coton  :  mémoire  à  Crélet  sur  la  prohibition  des  fils 
anglais.  —  L'hospice  de  Liancourt  :  démêlés  avec  le  curé. 

VL  —  1814.  —  Ni  héros,  ni  homme  de  parti.  —  L'administration  hospitalière  et 
les  batailles  .sous  Paris.  —  Liancourt  accepte  la  première  Restauration.  —  Sa 
mission  à  Hartwell.  —  Son  rôle  à  la  Chambre  des  pairs  de  1814.  —  Loi  sur  la 
presse.  —  Loi  sur  l'exportation  des  grains.  —  Loi  sur  les  fers  étrangers.  —  Il 
ne  renie  rien  de  la  Révolution.  —  Loi  sur  la  Banque  de  France. 

VIL  —  Les  Cent-Jours.  —  Opinion  de  Liancourt.  —  Il  est  élu  membre  de  la 
Chambre  des  représentants.  A-t-il  voté  l'acte  additionnel?  —  Liancourt  et 
Carnet.  —  Une  conférence  d'idéalisle.s.  —  Projets  sur  l'enseignement  mutuel, 
sur  les  écoles  centrales,  sur  la  réforme  pénitentiaire.  —  Liancourt  et  les 
blessés.  —  Rapport  de  juin  1815. 


Ni  l'exil  ni  les  souffrances  n'avaient  dégoûté  Liancourt  de 
la  liberté.  Même  sous  le  Consulat,  il  ne  renia  pas  sa  foi  poli- 


UN    INDEPEM>ANT    SOUS    L  KMIMII  F.  249 

tique.  Mais  il  aspirait  au  repos.  Un  (jrand  nombre  de  ses  aniis 
s'étaient  ralliés  à  Bonaj)arte  par  besoin  de  sécurité  et  aussi 
parce  qu'ils  le  croyaient  décidé  à  consolider  les  conquêtes 
civiles  de  la  Révolution.  LorsquVn  nivôse  les  consuls  com- 
posèrent le  Conseil  d  Etat  et  nommèrent  la  moitié  du  Sénat, 
appelé  lui-même  à  choisir  le  Corps  législatif  et  le  Tribunal, 
on  vit  reparaître  en  {jrand  nombre  les  membres  des  Assem- 
blées révolutionnaires.  «  Cet  extrait  concentré  des  anciennes 
assemblées,  dit  M.  Vandal,  servit  de  base  à  la  matière  séna- 
toriale. "  «  Beaucoup  d'hommes,  ardents  ennemis  du  18  Bru- 
maire, étaient  déjà  fort  apaisés;  beaucoup  de  ces  incertains 
qui  ne  se  décident  qu  après  le  succès  commençaient  à  se  pro- 
noncer hautement.  »  "  Que  de  fiers  républicains  de  l'an  VII, 
disait  le  Moniteur,  se  font  petits  pour  arriver  jusqu'à  l'homme 
puissantqui  peut  les  placer!  Que  de  j)elits  talents  on  exalte, 
que  de  taches  sanglantes  on  déguise!  "  Sur  la  première  liste 
des  vin,<jt-ncuf  sénateurs  figuraient  Berthollet,  d'Aillv,  Ducis, 
Kelleruiann,  Lacépède,  Laplace,  Monge,  Volney;  sur  la  liste 
choisie  par  cooptation,  Choiseul-Praslin,  Gornudet,  Dau- 
benton,  François  de  Neufchàteau,  Lagrange,  Rœderer  (I);  en 
tout  cinq  ex-constituants,  plusieurs  anciens  ministres,  les 
savants  les  plus  célèbres  :  pour  les  lettres  et  les  arts,  Ducis  et 
Yien.  Daubenton  étant  mort  le  13  nivôse  an  VIII,  le  Sénat 
pour  le  remplacer  eut  à  choisir  entre  le  candidat  présenté  par 
le  Tribunat  et  Barthélémy,  ancien  directeur,  présenté  par  le 
premier  consul.  Ce  fut  Barthélemv  qui  fut  élu  (2).  D'après 
Gaétan,  Bonaparte  aurait  longtemps  hésité  entre  Barthélémy 
et  Liancourt.  Le  choix  de  Liancourt,  duc  et  pair,  ancien  ami 
personnel  de  Louis  XYI,  "  lui  aurait  semblé  trop  hardi  »  : 
il  est  permis  de  penser  que  l'omnipotence  du  premier  consul 
ne  se  serait  pas  laissé  arrêter  par  ces  scrupules;  s'il  préféra 
Barthélémy,  c'est  qu'il  connaissait  l'indépendance  et  la  fierté 
de  Liancourt  et  qu  il  ne  se  souciait  pas  de  l'avoir  dans  ses 
conseils. 

(1)  Arch.  pari.  2'  série,  I,  p.  .5. 

(2)  Id.  2'  série,  21,  23,  192.  —  Vie  du  duc,  p.  53. 


250  LA    ROGHEFOLCAULn-MANCOlllT 

Quand  Liancourt  revint  en  France,  il  étuil  prêt  à  se  consa- 
crer de  nouveau  aux  œuvres  d'assistance;  mais  la  Révolution 
lui  imposait  un  changement  d  attitude  :  rang,  fortune, 
influence,  il  avait  tout  perdu.  Il  n'était  plus  le  président  d'un 
important  comité  d  une  assemblée  souveraine,  il  rentrait  en 
banni  à  la  recherche  de  son  foyer;  il  ne  savait  ce  qu  il  allait 
retrouver  de  sa  famille  dispersée,  de  ses  biens  séquestrés,  de 
ses  amis  disparus  ou  ralliés.  A  l'égard  du  premier  consul,  il 
hésitait  entre  son  horreur  pour  les  coups  de  force  et  son 
admiration  pour  le  génie. 

Il  n'était  pas  de  ces  émigrés  qui  u  ruinés  par  leurs  courses 
à  travers  le  continent  et  par  les  confiscations,  forcés  de  se 
créer  une  position  et  une  nouvelle  fortune,  avaient  demandé 
et  obtenu  des  places,  des  emplois  qu'ils  n'avaient  garde  de 
compromettre.  Les  plus  illustres  par  la  naissance  s'étaient 
glissés  dans  les  salons  et  dans  les  antichambres  de  la  famille 
impériale...  De  nouvelles  générations,  d'ailleurs,  arrivaient, 
et  les  plus  obstinés,  s'ils  tenaient  personnellement  rigueur  au 
nouvel  ordre  de  choses,  se  montraient  plus  faciles  pour  leurs 
enfants.  A  la  fin  de  1809,  il  n'était  pas  une  seule  des  familles 
les  plus  anciennes  qui  ne  comptât  quelqu'un  de  ses  membres 
les  plus  jeunes  dans  la  diplomatie  ou  dans  l'armée  impé- 
riale (l)  ». 

Liancourt  ne  prit  personnellement  aucune  part  à  la  curée. 
Si  un  de  ses  fils  entra  dans  la  carrière  diplomatique,  si  sa  bru 
devint  dame  d'honneur  de  Joséphine,  lui  ne  parut  que  rare- 
ment à  la  cour,  bien  qu'il  y  ait  eu  ses  entrées  en  1809;  il  ne 
demanda  aucune  fonction,  il  ne  sollicita  aucune  place  lucra- 
tive. L'empereur  ne  lui  rendit  pas  son  titre  de  duc.  Après  lui 
avoir  montré  des  dispositions  favorables,  il  s'écarta  de  celui 
(jul  n'avait  jamais  su  le  métier  de  courtisan;  il  y  eut  entre 
eux  comme  un  pacte  tacite.  "  M.  de  La  Rochefoucauld  se  ser- 
vait de  l'aptitude  de  l'empereur  à  reconnaître  que  ce  qui  est 
utile  est  toujours  glorieux...  le  chef  du  gouvernement  se  scr- 

(1)  VAi!i,ABiiLi,E,  llist.  des  Deux  liestauratioiix,  I,  p.  119  cl  suiv.  —  Beickot, 
Mémoires,  II,  p.  107. 


UIN    lM>i:i'i:iNI>ANT    sous    1/K\1PII\K  251 

vait  de  TactiN  ilé  bienfaisante  de  M.  de  La  Kochefoucatild  j)oiii- 
augmenter  les  gloires  de  son  rè.'yne  (  l).  u  Si,  le  H  janvier  1810, 
Liancourt  est  nommé  membre  de  la  Légion  d'honneur,  c'est 
comme  manufacturier  (2)  ;  s'il  est  placé  à  la  tète  du  Comité 
central  de  vaccination,  c'est  parce  qu'en  1800  il  a  pris  1  ini- 
tiative de  la  souscription  publique  pour  propager  l'inocula- 
tion :  s'il  est  nommé  inspecteur  général  des  écoles  d'arts  et 
métiers,  c  est  qu'il  est  le  fondateur  de  l'Ecole  de  Liancourt 
transférée  à  Conipiégne  ;  son  nom  est  inséparable  de  l'ensei- 
gnement technique,  il  en  est  le  restaurateur  nécessaire  et  le 
patron  naturel. 

Liancourt  avait  aux  Tuileries  un  ami  puissant,  Chaptal, 
ministre  de  l'intérieur  depuis  le  15  brumaire  an  IX  (6  novem- 
bre 1800).  C'était  un  des  collaborateurs  que  Bonaparte  au 
début  écoutait  le  plus  volontiers,  u  Pendant  quatre  ans,  dit 
Chaptal,  Napoléon  chercha  à  s  entourer  des  esprits  les  plus 
forts  dans  chaque  parti.  Bientôt  le  choix  de  ses  agents  com- 
mença à  lui  paraître  indifférent  :  il  appelait  indistinctement 
ceux  que  la  faveur  ou  1  intrigue  lui  présentaient,  se  croyant 
assez  fort  pour  gouverner  et  administrer  par  lui-même;  il  lui 
fallait  des  valets  et  non  des  conseillers,  de  sorte  qu'il  était 
parvenu  à  sisoler  complètement.  Tout  ce  qui  l'entourait  était 
liniide  et  passif  (3).  "  Entre  Chaptal  et  Liancourt,  il  v  avait 
plus  d  une  analogie  :  tous  deux  étaient  fils  du  dix-hui- 
tiéme  siècle;  tous  deux  croyaient  h  à  une  certaine  Providence 
amie  de  1  humanité,  et  surtout  infiniment  induljjenle  à  ses 
faiblesses;  leur  cœur  leur  avait  pour  ainsi  dire  dicté  leur  philo- 
sophie (4)  "  .  Comme  Liancourt.  Cha[)tal  s'intéressait  aux 
hôpitaux  qu  il  améliora,  aux  aliénés  qu'il  fit  transporter  de 

I  Ilôtel-Dieu  à   Bicètre,  aux   prisons  ([u  il  chercha    «  à   régé- 

(1)  Vie  (lu  duc,  p.  58. 

(2)  Arcli.  nat.  AF  iv,  plaq.  3207,  ii»  7,  —  Le  décret  porte  seulement  :  "  I.e 
sieur  La  lîocliefoucauld-Liancourt  est  nommé  nienil)rede  la  Légion  d'iionncur.    " 

II  eût  été  intéressant  de  consulter  le  dossier  de  l,iancourt  à  la  (;rande  ciiancel- 
lerie,  mais  ce  dossier  a  péri  dans  l'incenilie  du  palais  en  1871. 

(3)  Chaptal,  Souvenirs  sur  JSapolc'on,  p.  227. 

(4)  La  Vie  et  iOEuvre  de  Chaptal,  par  son  arrière-pelit-tils,  p.   124  etsuiv. 


252  LA    ROCIIEFOIJCALIJVLIA^COURT 

nérer  »  .  Il  poussait  Napoléon  à  encourager  1  industrie  manu- 
facturière, et  regrettait  le  peu  d'estime  que  l'empereur 
professait  pour  les  commerçants  (l). 

Mais  Chaptal  était  plus  souple  et  plus  ambitieux  que  Lian- 
court.  Chaptal  voulait  rester  ministre.  Liancourt  se  souciait 
peu  des  honneurs.  Il  fut  un  fonctionnaire  correct  et  désinté- 
ressé, un  inspecteur  général  modèle,  et,  comme  le  moment 
était  passé  des  vastes  plans  d'assistance  d'autrefois,  il  se  voua 
au  rôle  plus  modeste  de  philanthrope  pratiquant,  de  bon  ser- 
viteur des  malheureux. 

Il  était  lovai  à  l'égard  du  gouvernement.  Après  l'attentat 
de  la  machine  infernale  du  3  nivôse  an  IX  (2  4  décembre  1 800) , 
il  adressa  une  protestation  au  premier  consul  au  nom  de  sa 
commune.  Il  applaudit  à  la  paix  de  Lunévillc.  «  C'est  une 
belle  et  puissante  vengeance  exercée  par  le  consul  contre 
l'Angleterre,  écrivait-il  à  Crouzet  le  28  pluviôse  an  IX 
(17  février  1801),  que  cette  belle,  glorieuse  et  sage  paix  qu'il 
vient  de  conclure  avec  l'Empereur  et  l'Empire,  puisqu'en 
rendant  à  nos  forces  les  moyens  de  se  réunir  toutes  contre 
les  ennemis  du  genre  humain,  elle  donne  au  gouvernement  la 
force  de  détruire  toutes  les  factions  auxquelles  elle  ne  laisse 
plus  d  aliment...  Avant  six  mois  nous  obtiendrons  la  paix 
générale,  ou  avant  un  mois  nous  l'aurons  conquise.  Quel 
homme  que  Bonaparte!  il  est  grand  parmi  les  grands  (2).  » 

Le  20  prairial  an  XI  (9  juin  1803),  il  proclame  publique- 
ment au  nom  du  conseil  d'arrondissement  de  Clermont  son 
attachement  au  gouvernement.  Chaque  fois  qu'il  préside  une 
distribution  des  prix  à  1  École  de  Chàlons,  il  commence  par 
l'éloge  de  l'empereur,  u  qui  a  ])ourva  avec  largesse  à  l'ins- 
truction, à  l'entretien,  aux  besoins  des  élèves"  .  En  leur  nom, 
il  envoie  ses  vœux  à  l'armée,  à  l'empereur  "  qui  se  j)récipite 
vers  l'Escaut,  brûlant  de  combattre  corps  à  corps  l'Anglais 

(i)  «  Napoléon  disait  (|iie  le  ('oinnierce  dessèche  l'àme  par  une  àpreté  cons- 
tante au  gain  :  il  ajoutait  (jue  le  comnicrçant  n'a  ni  foi  ni  patrie.  "  Chaptal,  Sou- 
venirs sur  ISnpuléoii,  p.  274. 

(2)  Lettre  autographe  au  citoven  Crouzet,  directeur  du  prytanée,  à  Compiègne. 
(Collection  personnelle.) 


UN    INDÉPKNDAA'T    SOUS    I/KMIMUK  25:i 

téméraire  qui  semblait  prétendre  à  toucher  le  sol  français  (l)  "  . 
«  Vous  aimez  la  {gloire,  mes  enfants,  dit-il  en  1812,  vous  êtes 
Français;  elle  sera  aussi  votre  récompense...  Que  d'autres, 
ajoute-t-il,  se  bornent  à  admirer  Sa  Majesté.  2^()us,  jeunes 
élèves,  nous  devons  encore  la  servir  (2).  "  Mais  un  peu 
d  inquiétude  se  luéle  à  son  admiration.  «  11  faudra  bien,  dit-il 
dés  ISOÎ),  que  cette  gfuerre  que  souffle  el  uounil  sans  cesse  la 
rage  meurtrière  de  notre  ennemi  ait  un  terme  (3j .  » 

Ce  n'était  pas  seulement  par  Cbaptal  que  Liancourtse  ratta- 
chait à  Napoléon.  Ses  tiois  fils  s  étaient  ralliés  avec  des  nuances 
diverses  au  nouNcau  ré{]ime.  Gaétan  était  fonctionnaire  : 
(1  abord  sous-préfet  de  Glermont,  le  i^  1  janvier  IHOG,  il  devint 
sous-préfet  des  Andelys,  le  ;il  mai  ISIO.  Sur  la  désijjnation 
du  Sénat,  Tainé,  François,  celui  qui  avait  attendu  si  longtemps 
sa  radiation,  entra  au  Corps  législatif  le  (>  juin  1801)  (4), 
comme  membre  de  la  troisième  série  devant  sortir  eu 
1813  5  .  Le  20  avril  1810,  le  Corps  législatif  le  présentait 
comme  un  des  candidats  à  la  présidence  ((3j . 

Le  cadet,  Alexandie-François,  eut  une  carrière  brillante.  A 
peine  radié,  il  fut  nommé  préfet  de  Seine-et-Marne  le  1 1  ven- 
tôse an  Ylll  (2  mars  1800),  chargé  daf-faires  à  Dresde 
fmars  1801),  puis  ministre,  ambassadeur  à  Vienne  et  en  Hol- 
lande. En  juin  1805,  il  fut  envoyé  en  Autriche  pour  échanger 
la  Légion  d  honneur  contre  les  ordres  autrichiens.  En  1811, 
l'empereur  songea  à  lui  pour  l'ambassade   de   Saint-Péters- 


^1)   Moniteur  du  22  septembre  1809. 

(2)  Id.,  9  octol)re  1812. 

(3)  Id.  Discours  du  15  scptcudire  1809. 

(4)  Il  avait  été  présenté  par  les  collèges  électoraux  de  l'Oise  en  1808  comme 
candidat  au  Corps  léf;islatif.  11  fut  désigné  au  premier  tour  par  74  voix  sur 
79  votants  et  l.ôô  inscrits.  La  note  du  préfet  porte  :  «  Maire  de  la  commune  de 
Liancourt,  il  s'acquitte  avec  un  véritable  zèle  des  fonctions  de  la  place.  »  Il  est 
indiqué  pour  un  revenu  de  15,000  francs.  Frédéric-Gaétan  faisait  partie  des 
membres  du  collège  électoral.  Le  30  août  1813,  Liancourt.  le  père,  figurait  avec 
le  n"  3  sur  la  liste  des  six  cents  contribuables  les  plus  imposés  du  département, 
liste  dressée  conformément  à  l'article  25  du  sénatus-consultc  du  10  tlicrmidor 
anX.   (Arcb.  nat.,  F'Ciii^  Qise,  3.) 

(5)  Moniteur,  1809,  p.  623. 

(6)  Arc/i.  pari.,  XI,  p.  223.  —  Moniteur,  1810,  21  avril,  p.  442. 


254  LA    ROCHEFOLÎCAULD-LIAJNCOURT 

bourg.  Il  aA'ait  à  Vienne  un  traitement  de  160,000  francs, 
40,000  de  gratification  annuelle  et  80,000  de  frais  d'établis- 
sement. 

C  était  un  agent  médiocre  qui  dut  sa  carrière  à  son  nom,  à 
sa  femme  et  à  Joséphine.  Mme  de  La  Rochefoucauld  était  une 
demoiselle  Pyvart,  cousine  d  Alexandre  de  Beauharnais.  José- 
phine ne  l'appelait  que  "  sa  chère  cousine  (1)  »  .  a  C'était 
une  petite  femme  contrefaite,  point  jolie,  mais  dont  le  visage 
ne  manquait  pas  d'agrément.  Elle  était  distinguée  par  son 
éducation  et  ses  manières  et  riait  de  ses  passions  éteintes.  Elle 
avait  de  grands  yeux  bleus,  ornés  de  deux  sourcils  noirs  qui 
lui  allaient  très  bien,  de  la  vivacité,  de  la  hardiesse  et  de 
l'esprit  de  conversation,  un  peu  de  sécheresse,  mais,  au  fond, 
de  la  bonté,  de  l'indépendance  et  de  la  gaieté  dues  à  l'esprit. 
Elle  n'aimait  ni  ne  haïssait  personne  à  la  cour,  vivait  bien 
avec  tous,  ne  regardait  sérieusement  à  rien.  Elle  pensait  avoir 
fait  honneur  à  Bonaparte  en  rentrant  dans  sa  cour  et,  à  force 
de  le  dire,  elle  vint  à  bout  de  le  persuader,  ce  qui  fit  qu'on 
eut  des  égards  pour  elle.  Elle  s'occupait  beaucoup  du  soin  de 
réparer  sa  fortune  qui  était  fort  délabrée.  Elle  obtint  plusieurs 
ambassades  pour  son  mari  et  maria  sa  fille  au  cadet  des 
princes  de  la  maison  de  Borghèse.  L'empereur  trouvait  qu'elle 
manquait  de  dignité  et  il  n'avait  point  tort;  mais  il  éprouvait 
quelque  embarras  devant  elle,  parce  qu'elle  lui  répondait 
assez  vertement  et  qu'il  n'avait  nulle  idée  du  ton  qu'il  fallait 
conserver  avec  une  femme.  L'impératrice  la  craignait  un  peu  ; 
sa  légèreté  habituelle  avait  comme  une  nuance  impérieuse. 
Elle  conserva  au  milieu  de  cette  cour  une  grande  fidélité  à 
d  anciens  amis  qui  avaient  des  opinions  opposées,  si  ce  n'est 
aux  siennes,  du  moins  à  celles  qu  on  devait  lui  supposer,  vu 
le  rang  qui  la  décorait  i::^) .  » 

(1)  Masson,  Josépliine  impératrice  et  reine,  p.  126.  —  Corr.  de  Napoléon  J'\ 
n"  17366. 

(2)  Mme  DE  Rkml'.sat,  Méntoires,  t.   II,  p.  -M'i. 


UN    INr)EPE>DANT    SOUS    L'EMI'IUE 


II 


De  1800  à  ISl'i,  Liaiicoiirt  préféra  la  campagne  au  séjour 
de  Paris.  II  se  plaisait  peu  dans  cette  société  mondaine,  tout 
absorbée  par  Téclat  des  victoires  impériales  et  le  désir  de 
plaire  au  maitre.  Il  n'y  venait  qu'appelé  par  la  réunion  d  un 
des  comités  ou  des  conseils  qu'il  présidait. 

Au  début  du  siècle,  la  France  charitable  n'existait  pas.  Les 
hôpitaux,  les  hospices  semblaient,  en  l'an  VI  et  l'an  VII,  à  la 
veille  de  se  fermer  dans  vingt-neuf  villes  ou  départements. 
Les  enfants  assistés  périssaient  d'inanition  entre  les  mains  des 
femmes  de  la  campagne  auxquelles  on  les  avait  donnés  à 
élever.  A  Marseille,  sur  550  enfants  naturels  déposés  à  l'hos- 
pice d'humanité  en  l'an  VII,  il  en  était  mort  54îi  (1).  A  Paris, 
les  hôpitaux  s'étaient  améliorés,  malgré  l'instabilité  des  lois 
et  des  gouvernants,  et  la  pénurie  d  argent  occasionnée  par  les 
profusions,  les  dilapidations  et  la  guerre  (2  :  "  l'institut  de 
Valentin  Hauy  se  soutenait  ;  l'œuvre  de  l'abbé  Sicard  avait  sur- 
vécu à  la  proscription  de  son  auteur;  à  Beaujon  se  trouvaient 
réunies  toutes  les  ressources  de  la  science,  un  progrès  de  bien- 
faisance dû  à  cet  élan  d  humanité  et  à  ce  branle-bas  d'acti- 
vité généreuse  que  la  Ilé\olution  a  d  abord  imprimés  aux 
esprits  (3) .  " 

lionaparte  ne  s'occupa  de  lassistance  que  dans  la  mesure 
où  elle  touchait  à  la  police  et  à  la  sûreté  publique;  tout  le  reste 
était  abandonné  aux  ministres  et  aux  préfets.  Les  bureaux  de 
bienfaisance,  les  conseils  des  hôpitaux  étaient  à  la  nomi- 
nation des  délégués  du  pouvoir  central.    Un  régime   de  fer 


;i^   Uallemand,    /(/  Ilcfolutioit  et   les  pauvres,   p.   205  à  208,   235,    250,   310 
et  376. 

(2;   J.-B.  Say,  Décade  pfiiloso/)hi>/iic,  20  floiéal  an  A',  t.  XXIX.  p.  260  à  206. 
(3)   Vandai,,  onvra{;e  cité,  p.  449,   d'.iprès  Cli.  de  t^lonstant,  p.  67. 


256  LA    ROCHEFOUCAULn-LIA>'COUUT 

livrait  les  sociétés  privées  à  la  discrétion  du  gouvernement. 

Une  seule  question  intéressa  Bonaparte,  celle  de  la  répres- 
sion de  la  mendicité.  Là,  en  effet,  il  s'agissait  d  ordre  social. 
En  échange  de  sa  liberté  et  de  son  sang,  la  France  avait  droit 
à  la  sécurité.  A  Bavonne,  le  5  juillet  1808,  il  dictait  au  duc 
de  Bassano  son  fameux  décret  sur  l'extirpation  de  la  mendi- 
cité. Il  était  indulgent  pour  le  mendiant  dont  il  assurait  l'hos- 
])italisation;  il  était  impitoyable  pour  le  vagabond  qu  il  con- 
sidérait comme  dangereux.  Peut-être  parmi  ces  hommes  y 
avait-il  des  réfractaires,  des  conspirateurs  ou  des  émissaires 
de  sociétés  secrètes.  Les  cinquante-neuf  dépôts  seraient  des 
asiles  où  les  indigents  devaient  trouver  la  subsistance  et  le 
travail;  «  dans  ces  établissements  paternels,  la  bienfaisance 
tempérera  la  contrainte  par  la  douceur  "  .  L'édifice  était  bien 
conçu,  mais  il  fut  mal  construit;  »  il  lui  manqua  un  mur 
intérieur  formant  cloison  étanche  entre  les  diverses  catégo- 
ries 1)  .  Détournés  de  leur  destination ,  les  dépots  ne  purent 
ni  réprimer,  ni  relever,  ni  assister.  Le  vainqueur  de  l'Eu- 
rope ne  réussit  pas  à  débarrasser  la  France  de  la  mendi- 
cité (I). 

Pendant  son  exil,  la  curiosité  de  Liancourt  s'était  portée 
de  préférence  sur  les  établissements  d  assistance ,  sur  le 
régime  des  pauvres,   sur  l'organisation  de  la  charité  privée. 

Aux  États-Unis,  nous  l'avons  vu  attentif  à  étudier  l'instal- 
lation des  hôpitaux,  les  progrés  de  l'inoculation,  l'assiette  et 
les  effets  des  taxes  d  assistance.  A  Philadelphie,  il  avait  visité 
les  prisons;  en  Hollande,  il  avait  suivi  la  discussion  de  la 
réforme  pénale;  c'est  Hambourg  surtout  qui  l'avait  captivé 
par  ses  «  établissements  d'humanité  »  .  A  la  suite  d'une  crise 
de  misère  survenue  dix  ans  auparavant,  la  ville  avait  été 
divisée  en  cinq  quartiers  de  22,000  individus  chacun,  chaque 
quartier  en  sections,  chaque  section  en  rues  ou  petits  arron- 
dissements. Cha(]ue  (juarlier  était  sons  la  surveillance  chari- 
table d'un  directeur,  aidé  d'inspecteurs,  de  commissaires  et 

(1)  CnÉTET,  Circulaire  sur  le  décret  de  1808.  —  Louis  Rivikre,  Mendiants  et 
Vagabonds,  p.  32  et  suiv.  —  V.  notre  livre,  Misères  sociales,  p.  100  el  suiv. 


UN    INDEPENDANT    SOI  S    L'KMPIUE  257 

d'agents  particuliers.  Les  aj»ents  visitaient  les  pauvres,  s'in- 
formant  auprès  des  voisins  de  leur  conduite,  de  leur  moralité, 
«  et  s'assLirant  de  la  ^  éracité  ou  de  la  fausseté  de  leur  exposé 
lorsqu'ils  réclament  des  soulagements  »  .  Un  tableau  général 
indiquait  les  pauvres  de  chaque  quartier,  différenciés  par  le 
sexe,  1  âge,  la  faiblesse  ou  la  force.  Les  fabricants  inscrits  sur 
un  autre  tableau  embauchaient,  suivant  leur  profession,  les 
ouvriers  sans  ouvrage  au  salaire  d'usage.  Le  travail  était  orga- 
nisé pour  les  femmes  et  mères  de  famille  avec  salaire  propor- 
tionnellement plus  fort  ([ue  le  salaire  ordinaire.  «  Tantôt  on 
confiaitaux  enfants  des  matériaux  qu'ils  rapportaient  ouvragés, 
tantôt  on  les  faisait  travailler  en  commun  dans  la  maison  de 
l'hospice;  les  vêtements  qu  ils  confectionnaient  étaient  distri- 
bués aux  plus  nécessiteux.  »  Du  F""  juillet  1789  au  l"  juil- 
let 1790,  4,03()  malades  avaient  été  secourus  avec  une 
dépense  moyenne  de  2  marks  9  schellings  par  malade.  Une 
caisse  d'avances  et  une  caisse  d'épargne  avaient  été  fondées, 
en  1797,  comme  «  le  moyen  le  plus  efficace  d'intéresser  l'ar- 
tisan à  la  prospérité  de  l'Etat,  d'entretenir  dans  son  àme  le 
généreux  désir  de  n'avoir  obligation  qu  à  lui-même  de  son 
aisance  et  la  certitude  d'en  avoir  la  faculté  »  .  L'établissement 
était  géré  par  des  citoyens  zélés  et  aisés  qui  se  faisaient  un 
devoir  d'abandonner  leurs  affaires  particulières  pour  se  livrer 
tout  entiers,  dans  des  heures  déterminées  de  la  journée,  «  à 
l'honorable  occupation  de  servir  l'humanité  (1)  «  .  Cet  essai 
d'organisation  devait  plus  tard  se  généraliser  sous  le  nom  de 
système  d'Elberfeld.  Les  secours  à  domicile  y  étaient  com- 
plétés par  des  institutions  de  prévoyance  dont  La  Rochefou- 
cauld ne  perdit  pas  le  souvenir. 

En  France  les  sociétés  de  bienfaisance  renaissaient  de 
leurs  ruines.  L'administration  s'occupait  de  les  restaurer  et  de 

(1)  Notices  liistoriques  et  écoiioniujiies  sur  l'établissement  d  liuinanité  de  ILmi- 
hourg ,  fondé  en  1788.  (Lettre  ilu  citoyen  Pioberjot.  riunistre  plénipotentiaire  à 
Rastadt,  au  minisitre  de  l'intérieur.)  Recueil  de  mémoires  sur  les  établissements 
d'humanité,  t.  II,  p.  41  à  327,  Hoberjot,  ancien  coinniissaire  à  l'armée  de 
Pichegru,  puis  andjassadeur  près  des  villes  lianséatiques,  fut  assassiné  en  1799 
par  les  hussards  autrichiens. 

17 


258  T,A    ROCIIEFOUCAULD-I.IAINCOUIIT 

les  ramener  sous  une  direction  centrale  (1).  Sous  ce  patro- 
nage, elles  se  spécialisaient  et  s'occupaient  des  assistés  par 
catégories.  En  1799,  François  de  Neufchàteau,  l'ancien  Direc- 
teur redevenu  ministre  de  l'intérieur,  conçut  le  projet  de 
faire  recueillir,  traduire  et  publier  en  France,  aux  frais  du 
gouvernement,  les  documents  les  plus  instructifs  «  sur  les 
établissements  d'humanité  que  possédaient  les  nations  labo- 
rieuses »  .  Ce  fut  Duquesnoy  qui  commença  cette  publication 
sous  sa  direction  et  qui  l'acheva  après  sa  chute  (2). 

L'intention  du  ministre  était  d'introduire  dans  les  hospices 
«  une  organisation  depuis  longtemps  désirée  par  les  bons 
citoyens.  Il  est  évident  que  les  pauvres  sont  mal  ;  il  estévident 
qu'ils  peuvent  être  mieux. ..  Il  faut  qu  ils  bénissent  la  liberté 
dans  leurs  chaumières;  ils  rencontreront  dans  leurs  amis, 
dans  leurs  frères,  ce  que  trop  longtemps  on  a  cru  que  la 
superstition  seule  pouvait  leur  procurer...  » 

u  Les  fondements  de  la  société  étant  à  nu  "  ,  on  peut  facile- 
ment distinguer  ce  qui  est  factice  de  ce  qui  est  naturel.  «  On 
ne  confondra  pas  l'inégalité  naturelle  des  conditions,  cette 
absurde  et  barbare  chimère,  insulte  permanente  à  la  dignité 
de  l'homme,  avec  la  différence  individuelle  des  facultés  et 
des  fortunes  qui  est  un  des  éléments  nécessaires  de  l'ordre 
social...  "  Partout,  avait  dit  Mirabeau,  où  le  travail  est  en 
honneur,  les  pauvres  sont  rares,  (i  est  le  travail  qui  constitue 
une  nation.  La  Révolution  1  ayant  débarrassé  de  toute  entrave, 
«  la  mendicité  doit  à  la  longue  devenir  plus  rare  et  moins 
audacieuse.  Ce  ne  sera  pas  un  des  moindres  biens  que  la 
llévolution  aura  produits,  mais  il  ne  peut  être  aussi  prompt 
({u'on  le  désire  ;  il  ne  faut  pas  envier  au  temps  ses  succès, 
(j'est  beaucoup,  sans  doute,  d'avoir  aboli  ces  absurdes  institu- 
lious  qui  encourageaient  la  mendicité  en  en  faisant  une  pro- 
fession honorable,  en  présentant  l'oisiveté  comme  un  moyen 
tie  parvenir  à  la  fortune  et  aussi  comme  un  titre  à  la  protec- 

(1)   ])k  Gkiia.ndo,  Bienjuisancc  pub/iifue,  introduction. 

(2^   Hecueil  de  mémoires  sur  les  établissements  d'hutnaiiilé,  publiés  par  ordre 
du  riiiiiistrc  de  l'intérieur,  fiiez  Ajjasse. 


UN    INDEPENDANT    SOIS    F.  I.MPIl'.K  259 

tion  spéciale  de  la  l'rovidence  ;  c  est  beaucoup  d'avoir  détruit 
ces  professions  oisives  que  l'on  regardait  comme  un  titre 
d  honneur,  parce  qu'on  pouvait  vivre  sans  travail,  vivre 
noblement,  disait-on,  c'est-à-dire  consommer  et  ne  pas  pro- 
duire. 

"  ...  Ceux  qui  sont  sincèrement  attachés  à  la  Révolution 
doivent  la  faire  aimer  en  faisant  du  bien;  hélas!  pourquoi 
ceux  mômes  qui  la  voient  avec  le  plus  de  peine  ne  s'efforce- 
raient-ils pas  d'en  adoucir  les  maux  en  répandant  autour 
d  eux  quelques  bienfaits  (1)  d  ? 

Assistance,  hygiène,  économie  politique,  pédagogie,  pri- 
sons, les  trente-neuf  mémoires  publiés  de  l'an  VII  à  l'an  XI 
forment  une  encyclopédie  charitable.  Les  traducteurs  étaient 
des  amis  du  ministre  et  de  Duquesnov,  Barbé-Marbois,  Gré- 
goire, Gallois,  etc.  On  chargea  Liancourt  d'abréger  l'ou- 
vrage anglais  de  sir  Morton  Eden  sur  l'état  des  pauvres  ou 
1  Histoire  des  classes  travaillatiles  de  la  société  en  Angleterre 
depuis  la  conquête  jusqu'il  l'époque  actuelle.  C'est  d'Amsterdam 
qu'il  envoya  son  manuscrit  à  Duquesnoy.  Celui-ci  le  commu- 
niqua à  Rœderer.  «  Je  vous  adresse,  lui  écrivait-il,  un  manus- 
crit que  m'a  fait  passer  un  de  nos  anciens  collègues,  un  des 
membres  de  cette  Assemblée  constituante  dont  il  faut  bien 
que  le  nom  s'associe  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'utile,  de  libéral  et 
de  patriotique.  Il  m'a  défendu  de  le  nommer,  et  je  respecte 
son  secret;  mais  vous  le  devinerez  sans  peine  à  sa  manière 
décrire  et  à  la  philanthropie  de  ses  idées.  »  —  «  Je  l'ai  lu, 
répondait  Rœderer  le  12  brumaire  an  VIII  (3  novembre  179Î)), 
avec  l'intérêt  qu'inspire  le  sujet,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi 
vous  ne  diriez  pas  qu'il  est  de  Liancourt.  Assez  d'hommes 
calomnient  les  gens  de  bien  et  les  citoyens  utiles  :  il  faut 
les  venger  de  la  seule  manière  convenable  en  publiant  leurs 
œuvres.  Pour  moi,  je  saisirai  la  première  occasion  de  rendre 
justice  à  Liancourt  et  je  vous  engage  à  y  concourir  en  publiant 
promptement  son  ouvrage...  (2).  » 

(i)  Bccueil  de  mémoires,  t.  I,  introduction. 

(2)  /</.,  t.  r,  introduction;  t.  II,  n"  12,  p.  3  et  suiv. 


260  T.A    ROCHEFOUCAULD-LIANCOLRT 

Liancourl  ne  se  perd  pas  dans  les  détails  sur  cent  dix-huit 
villes  ou  villa^oes  d'Angleterre  qui  remplissent  l'ouvrage.  Il 
laisse  de  côté  les  chartes,  les  tableaux  de  la  population  et  des 
valeurs  monétaires.  Ce  qu'il  fait  connaître  au  lecteur  fran- 
çais, c'est  le  système  de  législation  pour  les  pauvres  depuis 
la  conquête  jusqu'à  nos  jours.  Il  expose  les  conséquences  de 
la  taxe.  "  Le  législateur  pourra  éviter  cet  écueil  dangereux... 
Les  écrivains  philanthropes  y  apprendront  que  la  sagacité  de 
la  prévoyance  et  les  considérations  de  la  politique  doivent 
dirip^er  leur  bienveillance  et  éclairer  leur  humanité.  ;>  Lian- 
court  cite  des  faits  :  «car  les  faits  guident  le  jugement  avec 
plus  de  sûreté  que  les  opinions  d'un  écrivain,  quelque  sages 
et  quelque  modérées  qu'elles  soient  » .  Il  décrit  les  sociétés 
de  prévoyance  répandues  en  Angleterre  et  en  Ecosse.  A 
Galston,  il  y  a  un  club  de  cinquante  membres  dit  de  sols 
ou  demi-sols.  Quand  un  membre  est  malade,  chaque  associé 
donne  un  penny  par  semaine;  quand  il  n'est  qu'empêché 
de  travailler,  il  donne  un  demi-penny.  A  Nuneam,  dans  le 
comté  d'Oxford,  les  paysans  payent  à  la  masse  chacun  un  sol 
par  semaine.  Le  propriétaire,  lord  Ilarcourt,  ajoute  un  sol. 
Ces  deux  mises  forment,  pour  chaque  associé,  un  fonds  dont  il 
peut  disposer  en  cas  de  nécessité;  si  lord  Harcourt n'approuve 
pas  l'emploi,  1  homme  n'emporte  que  »  sa  propre  mise  "  .  Dans 
les  villes,  les  sociétés  de  prévoyance  sont  plus  nombreuses.  Il 
y  en  a  une  entre  cordonniers  à  Newcastle  depuis  1791;  une 
autre  entre  petits  boutiquiers  dans  une  paroisse  de  Londres 
depuis  1789;  une  autre  entre  cordonniers  et  tailleurs  à  la 
journée  dans  une  paroisse  prés  de  Londres,  depuis  1790. 

Liancourt  souhaite  que  des  sociétés  pareilles  s'établissent 
en  France.  On  y  éviterait  les  dépenses  extraordinaires  de 
boisson  et  les  frais  excessifs  d'enterrement,  «  la  beauté  d'un 
cercueil  étant,  en  Angleterre,  un  point  essentiel  de  vanité 
jusque  dans  les  classes  les  moins  aisées  de  la  nation  "  .  Il  est 
d'avis,  comme  Eden  Morton,  que  le  sort  des  sociétaires  est 
meilleur  que  celui  des  personnes  «  (jui,  se  reposant  sur  le 
secours     des    paroisses,    vivent    dans    l'ordure    et    dans    la 


UN    INDÉPENDANT    SOUS    LUMPIRU  261 

misère!...  '"  .  L  liomme,  devenu  réellement  indépendant,  sait 
que  les  secours  pour  ses  maladies  et  pour  sa  vieillesse  lui  sont 
assurés,  qu'il  n'a  pas  besoin  de  les  solliciter,  qu'il  ne  les  doit 
qu'à  lui-même.  "  Ces  sociétés  ne  seront  prospères  que  si  elles 
sont  libres.  11  ne  faut  pas  forcer  les  paroisses  à  les  établir    l).  » 

Faut-il  des  établissements  nationaux  pour  les  pauvres?  S  il 
s'afjita  des  enfants,  des  infirmes  et  des  vieux  "  ,  auteur  et  tra- 
ducteur s'accordent  pour  reconnaître  la  nécessité  des  secours 
publics.  S'il  s'agit  des  valides,  Eden  Morton  est  contre  l'obli- 
gation :  (i  la  certitude  de  cette  assistance  des  pauvres  ordonnée 
par  la  loi  affaiblit  les  principes  de  la  compassion  naturelle 
et  détruit  un  des  liens  les  plus  puissants  de  la  société,  en  ren- 
dant l'exercice  des  devoirs  domestiques  et  sociaux  moins  indis- 
pensablement  nécessaire...  La  taxe  des  pauvres  est  onéreuse 
et  inégale.  La  distribution  des  fonds  publics  très  considérable 
étant  confiée,  comme  elle  doit  l'être,  à  un  petit  nombre  d  offi- 
ciers revêtus  nécessairement  dun  pouvoir  impossible  à  limiter, 
doit  toujours  être  une  source  féconde  de  partialité,  d'injustice 
et  de  dilapidation  (2).  »  Liancourt  ne  se  prononça  pas.  Peut- 
être  avait-il  déjà  quelques  doutes  sur  l'application  de  ses 
anciennes  doctrines  et  sur  la  centralisation  administrative  des 
fonds  de  l'assistance  obligatoire. 

Ses  amis  saluèrent  avec  joie  son  retour.  Le  Moniteur,  que 
publiait  alors  Agasse,  proclama  les  droits  qu'il  avait  acquis 
à  la  reconnaissance  de  son  pays  :  "  L  estime  publique,  en  le 
séparant  de  nos  ennemis,  n'a  fait  sans  doute  que  devancer 
la  justice  nationale...  Ses  beaux  rapports  à  la  Constituante 
ont  attaché  le  nom  du  citoyen  Liancourt  au  souvenir  des  plus 
utiles  travaux  de  cette  mémorable  assemblée...  La  postérité 
dira  de  lui  comme  dlloward  et  de  quelques  autres  bienfaiteurs 
de  l'humanité  :  Perii-ansut  benefaciendo[^) .  " 

(Ij  Klitl  des  pauinea  ou  Histoire  des  classes  travaiUantes  de  la  société  en  Angle- 
terre depuis  la  conr/uéte  jnsf/u'à  répoque  actuelle  (extrait  (le  l'ouvrage  publié  en 
anglais  par  sir  Morton  Eclen\  par  La  Rociiefoucauld-Liancourt,  à  Paris,  Agasse, 
an  VIII  (i(î  la  Hépul)li(juc.  I. 'ouvrage  anglais  forme  trois  volumes  in-4". 

(2)  Liv.  II,  chap.  i",  p.  207. 

(3)  Moniteur.  8  ventôse  an  VIII,  p.  63. 


262  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOURT 


III 


Parmi  les  sociétés  privées,  la  Maison  philanthropique  de 
Paris  et  la  Société  de  charité  maternelle  furent  les  premières 
à  se  réveiller  de  leur  léthargfie.  Liancourt  avait  sa  place 
marquée  dans  leurs  conseils.  Dix  ans  auparavant,  n'avait-il 
pas  sauvé  la  Charité  maternelle  en  la  faisant  subventionner 
par  la  Constituante?  En  1811,  il  est  un  de  ses  conseillers  avec 
Gambacérès,  Laplace,  Ségur,  Pastoret,  Chaptal.  L'impératrice 
la  préside  avec  Mmes  de  Ségur  et  de  Pastoret  comme  vice-pré- 
sidentes. C'était  Mme  de  Pastoret  qui,  en  1  801,  avait  ouvert  à 
ses  frais  la  première  salle  d'asile  pour  les  enfants  en  bas  âge. 
Mme  Lannion  de  La  Rochefoucauld,  qu'on  appelle  aussi  dans 
les  annuaires  Lannion-Liancourt,  fait  partie  du  conseil  (1). 

La  Maison  philanthropique  était  restée  inactive  depuis  que 
la  Convention  lui  avait  supprimé  toute  subvention,  «  les  lois 
ayant  suffisamment  pourvu  aux  moyens  de  secourir  les  indi- 
gents de  la  République  (2)  »  .  En  se  reconstituant,  elle  modifia 
son  action;  avant  la  Révolution,  elle  distribuait  surtout  des 
secours  en  argent,  permanents  pour  les  vieillards,  tempo- 
raires pour  les  enfants;  pendant  le  cours  du  dix-neuvième 
siècle,  elle  organisa  des  secours  en  nature  sous  forme 
d'aliments  pour  les  indigents  et  de  médicaments  pour  les 
malades  (3) .  Dés  le  début  de  cette  période  apparurent  deux 
essais   devenus    des   institutions  durables.  Les  soupes  écono- 


(1)  Archives  de  la  Société,  années  1811  et  1812,  et  Arch.  nat. ,  F*'^,  2,  fol.  :U9. 
Ce  registre,  qui  provient  sans  doute  du  ministère  de  l'Intérieur,  porte  :  Mme  Lan- 
nion (Félicité-Sophie),  épouse  divorcée,  grand'mère  de  Mme  la  princesse  Alclo- 
brandini-Horghèse.  Oise,  Crèvecduir. 

(2)  Hécret  du  29  prairial  an  H.  Par  un  précédent  décret  du  13  pluviôse,  la 
Convention  avaif  revendiqué  pour  l'État  le  droit  exclusif  de  recueillir  tous  les 
dons  «  des  amis  de  l'humanité  »  . 

(3)  Pkan  de  Saint-Gili.es,  la  Maison  pliilantliiopupie  de  Paris,  p.  57  et  suiv. 


UN    INDEI'KMtANT    SOLS    L'EMPIRE  263 

miques,  dites  soupes  à  la  llumforJ  (1),  étaient  populaire* 
en  Bavière  et  à  Genève  avant  d'être  expérimentées  à  l*aris. 
Le  21  pluviôse  an  VIII  (10  février  1800),  s'ouvrit  18,  rue  du 
Mail,  un  premier  fourneau  qui  distribua  vin^t  mille  soupes. 
Une  soupe  coûtait  six  liards;  elle  se  composait  de  beurre,  de 
pois,  de  farine,  d'orfife,  d'herbes  potafjèrcs,  »  chacune  des 
substances  qui  entrent  dans  sa  composition,  bonne  et  savou- 
reuse par  elle-même,  le  devient  davantajje  par  leur  assaison- 
nement (:2)  1'.  L'année  suivante,  il  y  avait  sept  fourneaux; 
c'était  pour  la  Société  philanthropique  une  occasion  de  se 
reformer  sous  son  ancien  nom.  C'est  ce  qu'elle  fit  dans  une 
assemblée  du  IG  brumaire  an  XI,  sur  l'initiative  de  Pastoret, 
de  Delessert  (3),  de  Cadet  de  Vaux  (4j,  de  Mathieu  de  Mont- 
morency, de  Deleuze    5)  et  de  Candolle  ((>).  Au  même  moment 


(1)  Ru.MFORi)  (Benjamin  Thompson,  comte  de),  né  à  1753  à  lUiinford,  anjoui- 
d'hui  Conconl  (lNe\v-Hainpsliirc\  mort  en  1814  à  Autouil,  pliysicien  et  philan- 
thrope, se  déchira  pour  la  métropole  (Lins  la  guerre  de  rindé[)endant-e,  prit  ensuite 
du  service  auprès  de  l'Electeur  de  Bavière,  cpiitta  la  I5avière  à  la  mort  de  l'Élec- 
teur (1799),  s'établit  en  France  (1802),  et  épousa  en  1804  la  veuve  de  Lavoisier. 

(2)  Décade  philosophir/ue,  30  Horéal  an  VIII.  Les  soupes  économiques  furent 
très  à  la  mode.  L'administration  s'en  occupa;  les  journaux  les  annoncèrent.  Voir 
le  rapport  de  Parmentier  et  Souhart  au  ministre  de  l'intérieur  au  nom  du 
Comité  général  de  bienfaisance  sur  les  soupes  de  légumes  dites  à  la  Rumford, 
2d  floréal  an  VIII;  l'avis  sur  les  fourneaux  économiques  et  portatifs  et  les  tables 
de  santé  inventés  par  le  sieur  Nivert,  perfectionnés  par  le  sieur  Drapé;  le  rap- 
port de  Delessert  et  de  Candolle.  (Bibl.  Carnavalet,  recueil  de  pièces  concer- 
nant la  bienfaisance,  6916.)  Un  fourneau  avait  été  fondé  rue  Miromesnil  par 
Mme  Bonaparte,  un  autre  au  grand  séminaire  Saint-Snipice  par  le  Sénat  conser- 
vateur. 

(3)  Dklessert  Jules-Paui-Benjamiii,  baron\  né  à  Lyon  (Rhône),  1773-1847, 
s  enrôla  en  1790;  ca|)itainc  d'artillerie,  il  quitta  l'année  pour  prendre  la  direction 
de  la  banque  de  son  père,  devint  maire  du  III''  arrondissement  de  Paris,  régent 
de  la  Bantpie  de  France  (an  X),  fut  élu  représentant  de  la  Seine  à  la  Chambre 
des  Cent-Jours  (1815)  et  réélu  député  de  la  Seine  aux  élections  de  1822  à  1839. 

(4)  C.VDET  DE  Vaux,  1743-1828,  fonda  en  1785  les  premiers  comices  agricoles 
avec  Turgot  et  Malesherbes;  administrateur  de  Seine-et-Oise  en  1791,  fondateur 
du  Journal  de  Paris,  censeur  de  la  Société  royale  d'agriculture  en  1814. 

(5)  Deleuze  (Jean-PhiIippe-F\ançois),  1753-1835,  sous-lieutenant  dans  un 
régiment  d'infanterie,  puis  aide-naturaliste  (1795),  et  bibliothécaire  au  Muséum 
(1828). 

(6)  Canholle  (Augustin-Pyrame  de),  né  à  Genève,  1778-1841,  botaniste,  sup- 
pléant de  Cuvier  .'i  la  cliaire  d'histoire  naturelle  du  Collège  de  France  (1802), 
docteur  à  la  Faculté  de  médecine  de  Paris  1804),  chargé  en  1806  par  le  duc  de 
Cadore,  ministre  de  l'intérieur,  d'observer  l'état  de  l'agriculture   sur   le  territoire 


Î64  LA    R0CHEF0UCAULD-LIA?^C01JRT 

mourut  le  citoyen  Béthune-Charost  qui  avait  été  si  longtemps 
l'âme  de  la  Société  (1).  C'est  Liancourt  qui,  avec  Benjamin 
Delessert,  fonda  les  premiers  dispensaires.  «  Un  collègue, 
disait  Mathieu  de  Montmorency,  que  nous  avons  l'heureuse 
obligation  de  citer  en  première  ligne  toutes  les  fois  qu  il  s'agit 
de  fonder  une  nouvelle  chose  utile,  nous  proposa  de  natura- 
liser parmi  nous  les  dispensaires  d'un  peuple  avec  lequel  il 
serait  trop  heureux,  pour  le  bien  de  1  humanité,  que  nous  pus- 
sions n'avoir  jamais  que  ce  genre  de  rivalité  2).  "  D  après  ses 
nouveaux  statuts, la  Société  devait  mettre  en  pratique  "tout ce 
qui  peut  concourir  à  soulager  les  besoins  actuels  du  pauvre  '>  . 
Gomment  aurait-elle  oublié  «une  classe  d'hommes  intéressants 
qui,  placés  sur  les  limites  de  1  indigence,  sont  menacés  d'y 
tomber  toutes  les  fois  qu'une  maladie  vient  paralyser  leurs 
forces  et  consommer  les  modiques  fruits  de  leurs  pénibles 
économies  (3)  "  ?  —  u  Cette  classe  de  la  société,  ajoutait 
Deleuze,  celle  qui  vit  de  son  travail  ou  d  un  modique  revenu, 
a  droit  à  une  considération  particulière  pour  les  services 
qu'elle  rend  par  ses  mœurs  domestiques.  »  Chaque  souscrip- 
teur a  le  droit  de  recommander  un  malade  :  pour  25  francs, 
on  peut  donner  successivement  à  plusieurs  malades  la  facilité 
de  recevoir  tous  les  secours  de  la  médecine  sans  (juitter  leur 
maison,  sans  se  séparer  de  leur  famille,  "  sans  être  exposés  à 
cette  espèce  d'humiliation  que  les  personnes  bien  élevées 
éprouvent  à  accepter  les  ressources  gratuites  destinées  aux 
indigents  »  .  De  là,  des  relations  morales  «  entre  les  hommes 
qui  ont  de  l'aisance  et  ceux  qui  vivent  d'un  travail  journa- 
lier, en  ce  que  les  uns  rendent  à  peu  de  frais  un  service 
essentiel  et  les  autres  sont  liés  par  la  reconnaissance  "  . 

(le  l'Empire  français.  Il  consacra  .six  ans  à  cette  mission,  et  fut  professeur  tic 
botanique  à  Montpellier  d'où  il  retourna  à  Genève. 

(1)  11  fut  remplacé  par  Liancourt  dans  l'administration  des  sourds-muets. 
(Mercure  de  France,  brumaire  an  IX,  p.  315/* 

(2)  Rapports  et  compta;  rendus  de  la  Société  p/ti/aiitltropiiiur  de  l'aris  pen- 
dant l'an  A'/ (l'aris,  an  XII.  1804),  rapports  de  Mathieu  de  Montmorency,  de 
Deleuzc  (assemblée  du  11  frimaire  an  XII).  Le  Moniteur  du  29  prairial  an  XI 
publie,  p.  1221,  le  prospectus  et  les  règlement.^  des  dispensaires. 

(3)  Rapports  cités,  p.  4. 


UN    INDKPKNDANT    SOTS    T/I'.M  1' 1 11  K  265 

Le  6  prairial  anXI  (2(5  mai  1803),  cinq  dispensaires  étaient 
ouverts  à  Paris  :  trois  sur  la  rive  droite  de  la  Seine,  rue  des 
Moulins  548,  rue  des  Écus  4G(),  place  des  Vosges  280;  deux 
sur  la  rive  {jauche,  rue  de  la  Bùcherie,  et  en  face  de  l'ancienne 
École  de  médecine.  Parmi  les  médecins  consultants,  il  y  avait 
Gorvisart  et  Thouret;  parmi  les  chirurgiens,  Lassus,  Boyer, 
Dubois.  Pendant  les  cinq  premiers  mois,  on  traita  cent 
quatre-vingt-deux  malades  dont  soixante  à  domicile  ;  on 
n'eut  à  regretter  que  treize  décès.  La  dépense  n  avait  été  que 
de  7,150  livres.  Du  I"  vendémiaire  an  XI  au  15  brumaire 
an  XII,  on  dépensa  7.5()î)  livres  (j  sous.  Liancourt  avait  versé 
l'obole  du  fondateur,  25  livres  (>  sous.  Bonaparte  s'inscrivit 
magnifiquement  pour  1,822  livres,  le  gouvernement  pour 
8,60G  livres  (1). 

Liancourt  proposa  également  à  la  Société  un  modèle  de  lit 
économique,  inventé  par  M.  Rumford,  c  destiné  surtout  à  être 
utilisé  dans  les  prisons  ou  dans  les  familles  pauvres  qui  ont 
plusieurs  enfants  à  coucher  sans  pouvoir  leur  fournir  des  draps 
ni  des  matelas  (2   »  .  Le  lit  ne  coûtait  que  17  fr.  75. 

Dès  les  premières  années  de  sa  reconstitution,  la  Société 
mit  aussi  à  l'étude  les  institutions  de  prévoyance,  celles  que 
les  Anglais  appelaient  des  sociétés  d'amis.  L'action  personnelle 
de  Liancourt,  sa  traduction  du  livre  d  Eden  Morton  ne  furent 
pas  étrangères  à  ce  mouvement.  Il  est  cité  dans  les  rapports 
et  dans  les  discours.  En  l'an  XII,  la  Société  fit  une  enquête 
sur  la  caisse  de  secours  formée  dans  la  manufacture  de 
MM.  Jacquemart  et  Bénard,  successeurs  de  M.  Réveillon. 
«  Elle  réunit,  dit  le  rapport,  tout  ce  que  M.  de  Liancourt 
désire,  le  travail  le  plus  aisé  et  la  plus  grande  facilité  à  con- 
naitre  la  fidélité  ou  l'infidélité  des  comptes.  »  La  Société 
remettra  à  toute  association  d'oux  riers  formée  dans  les  mêmes 
vues,  aussitôt  que  le  nombre  des  sociétaires  sera  de  soixante, 
une  somme  de  100  à  200  francs  (3). 


(1)  Rapports  cités,  p.  45. 

(2)  I<1.,  p,  4. 

(3)  Séance  du   2  thenniclor  an   XII   (21  juillet   1804'.    Pastoret  est   président, 


266  LA    ROCHEFOUCAULD-I.IAiNCOLr.T 


IV 


Par  ses  fondations,  Liancourt  secourait  1  indigence  ou  pro- 
posait aux  travailleurs  des  movens  de  s  en  préserver;  par  la 
vaccine,  il  rendait  service  à  rhumanité.  C'est  en  1775  que 
Jenner  s'était  installé  dans  le  Gloucestershire,  à  Berkeley; 
c'est  en  179()  qu'il  avait  commencé  ses  essais  officiels.  La 
Aaccinifère  était  une  jeune  paysanne  qui  s'était  inoculé  le 
cow-pox  à  la  main  en  travant  ses  vaches;  le  vacciné,  un  gros 
garçon  de  huit  ans,  auquel  on  inocula  plus  tard  la  variole  à 
deux  reprises  sans  succès.  Sous  Louis  XVI,  la  vaccine  avait 
été  d'abord  mal  accueillie  en  France.  La  Faculté  la  traitait  de 
pratique  criminelle,  meurtrière  et  magique  ;  les  inoculateurs 
étaient  des  "  bourreaux  et  des  imposteurs  »  ,  les  inoculés  des 
"  dupes  et  des  imbéciles  »  .  Sans  La  Gondamine,  l'inocu- 
lation eut  échoué.  Sur  le  rapport  d'Antoine  Petit,  la 
Faculté  se  rétracta;  on  put,  u  sans  renouveler  l'animadversion 
des  prêtres  et  ses  décrets  flétrissants,  chercher  des  prosé- 
lytes (I)  "  .  Louis  XVI,  ses  frères,  ses  enfants,  les  membres 
des  familles  philosophes,  parmi  lesquelles  les  La  Roche- 
foucauld, se  firent  inoculer. 

En  ventôse  an  VIII  (février  1800),  Liancourt  proposa  une 
souscription  pour  fonder  un  établissement  destiné  à  «  renou- 
veler et  épurer  les  observations  des  Anglais  "  .  H  tenait  à 
répandre  eu  France  le  goùt  de  ces  appels  uaumovcu  desquels 

Matliieu  de  Montmorency,  secrétaire.  En  l'an  XIII,  il  y  a  des  rapports  de  Dupont 
de  iNciMours  sur  la  Société  des  garçons  de  chantier  de  l'ile  Loiiviers;  sur  les 
«  Amis  de  réjjaiité»  ,  autrefois  Bourse  des  malades.  l,c  18  janvier  1806,  M.  Petit 
étudie  la  Société  de  prévoyance  formée  à  (Miaillot  «  à  l'effet  de  porter  des  secours 
à  leurs  frères  malades  ou  blessés  "  .  —  Le  21  février  1808,  Rostand,  président  de 
la  Société  de  bienfaisance  de  Marseille,  se  réfère  à  rouvra{{e  de  Morton  dans  son 
discours.  (HiUI.  de  Liancourt,  recueil  factice,  rapport  par  Dupont  de  Nemours, 
n"  36-46.) 

(1)    Hussox,  Recherches  hislori(jur.^  et  médicules  sur  lu  vaccine,  1801. 


UN    INDÉPENDANT    SOCS    l/l'.MPIUE  267 

tant  (le  bien  se  fait  chez  le  peuple  angolais  et  qui  sont  le  vrai 
mode  de  la  bienfaisance  publique  et  particulière  (1)  ».  La 
première  réunion  des  souscripteurs  eut  lieu  le  21  floréal.  En 
tète  do  la  liste  fijjuraicnt  Lebrun,  consul  ;  Lucien  Bonaparte, 
Tallevrand.  Le  citoven  Colon  avait  offert  une  maison  î\  \  au- 
ofirard.  On  décida  d'v  envover  les  enfants. 

Un  comité  médical  devait  suivre  les  observations  ;  on  y 
voyait  les  principaux  médecins  de  Tépoquo,  j)armi  lescpiels 
Pinel,  Guillotin,  qui,  dès  le  9  floréal  an  VIII,  avait  ouvert 
sa  maison  de  Montparnasse  à  quelques  élèves,  et  cinq  délé- 
,<Tués  des  souscripteurs,  Delessert ,  Glavareau ,  Lasteyrie, 
Tliouret  et  Liancourt.  Thouret,  directeur  de  TÉcole  de  méde- 
cine, était  chargée  du  dépôt  et  de  la  distribution  des  sommes. 
Le  Journal  de  Paris  publiait  les  communications  (2).  Ce  comité 
multiplia  les  vaccinations,  réitéra  les  contre-épreuves,  «cher- 
cba  la  vérité  à  travers  les  déclamations  exagérées  des  anti- 
vaccinateurs  et  la  trop  active  pétulance  des  partisans  de  cette 
nouvelle  pratique  (3)  "  . 

Le  7  prairial  an  VIII  était  arrivé  le  premier  fluide  vaccin  de 
Londres.  Les  recettes  de  l'année  furent  de  2,544  livres,  les 
frais  de  nourriture  et  d'entretien  des  enfants  dans  la  maison 
d'expérience  de  Vaugirard  furent  de  2,267  livres  18  sous 
et  4  deniers.  Le  18  pluviôse  an  IX,  Frochot,  préfet  de  la 
Seine,  fonda  un  hospice  central,  dont  la  gestion  fut  confiée 
au  comité.  La  Société  de  médecine  du  Louvre  vaccinait  gra- 
tuitement tous  les  pauvres. 

Les  bureaux  de  bienfaisance  des  douze  municipalités  sui- 
virent l'impulsion.  A  Reims,  un  comité  se  forma  sur  le  modèle 
de  celui  de  Paris,  au  cours  d'une  terrible  épidémie  de  variole. 
A  l'école  de  Compièg^ne,  Liancourt  fit  vacciner  deux  élèves  : 

(1)  Premier  rapport  du  Comité  central  de  vaccine  établi  à  Paris  par  la  Société 
des  soitarripteiir.';  pour  l'examen  de  cette  découverte.  Paris,  chez  Mme  V.  Richard, 
an  XI,  180;}.  (I5il)l.  de  l'Académie  de  médecine,  n"  8  ter,  p.  6.) 

(2    Journal  de  Paris,  n°  236,  26  floréal  an  VIII,  p.  1068. 

(3)  IlrssOK,  ouv.  cité,  p.  27.  —  Le  Journal  de  Paris-  est  rempli  de  polémiques 
entre  certains  souscripteurs  et  un  antivacciniste  nommé  Vanne  (numéro  du 
27  prairial  an  XII). 


268  LA    nOCHEFOUCAULD-IJANGOURT 

it  Presque  toutes  les  villes  de  France,  dit  Hiisson  en  1801, 
sont  à  présent  des  foyers  de  vaccine.  Déjà  on  est  parvenu  à 
un  dejjré  de  conviction  tel  qu'on  peut  prédire  que,  dans  quel- 
ques années,  la  petite  vérole  sera  inconnue  dans  toutes  les 
villes  où  la  vaccine  aura  été  propagée.  » 

Le  Comité  central  fonctionna  régulièrement  jusqu'en  1823. 
Un  arrêté  du  4  avril  180  4  lui  donna  une  existence  officielle, 
sous  la  surveillance  du  ministre  de  1  intérieur.  Liancourt  pré- 
sida plusieurs  réunions  annuelles.  Il  se  défendait  contre  les 
éloges  excessifs  :  "Je  n'aime  pas  à  me  parer  des  plumes  du 
paon.  Le  mérite  du  rapport  m'est  absolument  étranger,  et 
le  petit  mérite  que  j'ai  pu  avoir  en  pressant  la  première 
souscription  est  tellement  effacé  par  le  vieil  et  grand  mérite 
des  travaux  du  Comité  que  je  ne  puis  plus  compter  pour 
rien.  Je  n'en  reste  pas  moins  un  des  plus  ardents  zélateurs 
de  cette  admirable  découverte,  un  des  plus  chauds  partisans 
de  tous  les  moyens  qui  pourront  en  propager  et  en  étendre 
les  avantages,  et  un  des  plus  grands  admirateurs  des  travaux 
du  Comité  (1).  » 

Chaque  réunion  générale  était  une  occasion  de  rappeler 
son  initiative.  Guillotin,  en  1804,  saluait  le  a  patriotisme 
éclairé  de  l'excellent  citoyen  qui  avait  fondé  le  Comité  '  . 
«  Le  zèle  de  la  médecine,  disait  en  1812  Bourdois,  médecin 
des  enfants  de  France,  a  été  devancé  par  celui  d'un  de  ces 
hommes  précieux  qu'enflamme  l'amour  de  ses  semblables  et 
dont  le  nom  illustre,  également  cher  aux  sciences,  aux  arts  et 
à  la  morale,  se  rattache  à  tout  ce  qui  est  grand,  noble  et 
utile.  » 

La  pratique  de  l'inoculation  se  répandait.  Dès  1801,  deux 
mille  personnes  étaient  vaccinées  en  Allemagne.  La  décou- 
verte se  propagea  dans  toute  l'Europe,  dans  l'Inde,  en  Chine, 
aux  Philippines.  On  pouvait  croire  à  la  disparition  de  la 
variole.  «La  vaccine  ne  compte  plus  d'opposants  qu'on  puisse 
estimer,  disait  Liancourt  le  0  juin  1812.  La  vaccine  a  vaincu 

(1}  Lettre  autographe  du  21  prairial  à  M.  Ilussoii.  (Collection  de  M.  le  doc- 
teur Durcaii.) 


UN    INDÉPENDANT    SOUS    U'KMPIRU  269 

les  obstacles  suscités  par  les  préjugés,  rignoianco,  la  disposi- 
tion à  tout  nier  sans  vouloir  rien  approfondir.  Elle  dément 
les  calculs  faits  jusqu'ici  sur  les  probabilités  de  la  vie  humaine  : 
elle  a  reculé  les  bornes  de  la  mort.  "  Son  discours  finissait  par 
m\c  apolofjie  de  lempereur,  protecteur  de  la  vaccine  : 
"  L  exemple  le  plus  éclatant,  la  leçon  la  plus  solennelle  ont 
été  donnés  à  la  France  et  à  1  Kui'ope  entière  ])ar  la  vaccina- 
tion de  Sa  Majesté  le  roi  de  llonie.  Car  (pii  pourrait  jamais 
méconnaitrc  dans  la  marche  du  ;;ouvernement  la  volonté 
positive  du  génie  qui  nous  gouverne  et  (jui,  sans  toujours 
vouloir  se  montrer  partout,  voit  tout  et  dirige  tout  (1)?"  Le 
maître  donnait  rexemple.  Chaptal  suivait  ;  il  propageait  la 
découverte  nouvelle  à  Chanteloup,  et  montrait  i<  avec  une 
vanité  touchante  »  la  médaille  reçue  à  cette  occasion  (2) . 
Vinj;t-cinq  dépôts  s'ouvraient  dans  les  départements;  l'inocu- 
lation s'étendait  à  la  Hollande,  à  la  Belgique,  aux  États  han- 
séatiques,  au  Rhin,  à  la  Savoie,  au  Piémont,  à  l'Italie  tout 
entière.  «  Les  bienfaits  de  la  philanthropie  française  suivaient 
les  pas  de  la  victoire.  La  France  victorieuse  avait  créé  la  vac- 
cine comme  un  monument  de  sa  gloire  et  de  son  humanité, 
pour  propager  dans  son  sein  et  chez  vingt  peuples  amis  un 
bienfait  que  le  paganisme  eut  récompensé  par  des  autels  (3)  »  . 
La  Restauration  laissa  Liancourt  à  la  tête  du  Comité  de 
vaccination.  En  novembre  1815,  Chabrol,  préfet  de  la  Seine, 
«  en  présence  des  médecins  des  armées  alliées  »  ,  proclamait 
son  zèle  ardent  pour  le  bien  public,  son  dévouement  sans 
bornes  "  à  tout  ce  qui  peut  contribuer  au  bonheur  des 
hommes  "  .  Nous  verrons  plus  loin  comment  il  fallut  sup- 
primer le  Comité  central  pour  lui  enlever  sa  présidence.  L'Aca- 

^1)  Comité  central  de  la  vaccine  établi  près  le  ministère  de  l'intérieur  (rapports 
«le  1801  à  181  Ij.  Bibliothèque  de  l'Ecole  de  médecine,  n"  18  ter,  p.  7  et  suiv. 
Une  estampe  du  temps  représente  Lianconrt  assis,  avec  ce  titre  :  «  Vaccinateur  de 
S.  M.  le  roi  de  Home.  »  (^Bibl.  nat.,  estampes.  Collection  des  portraits.)  Le 
petit-fils  de  M.  Husson  a  conservé  la  minute  du  procès-verbal  autlienticjue  de  vac- 
cination du  roi  de  Rome,  «avec,  enveloppées  à  part,  des  parcelles  de  la  croûte  du 
bouton  suppurant  du  roi  »  .  (Uenseigncments  personnels  fournis  par  .M.  Husson.) 

(2)  La  Vie  et  VOEuvre  de  Chaptal,  par  son  arrière-petit-Hls,  p.  124  et  suiv. 
.    ,:î;    Elo(/e,  par  Dvpin,  30  mars  1827. 


270  LA    ROCHErOLCALLD-LIA>COLTllï 

demie  de  médecine  est  restée  chargée  depuis  1823  du  service 
des  vaccinations  gratuites.  Gomme  du  temps  de  Liancourt, 
les  médecins  vaccinateurs  sont  «  aux  prises  avec  la  résis- 
tance des  uns,  le  mauvais  vouloir  des  autres,  l'insouciance 
d'un  très  grand  nombre  «  .  Nos  hygiénistes  réclament  la  vacci- 
nation obligatoire  que  le  Comité  de  mendicité,  quoique  par- 
tisan de  l'assistance  d'Etat,  n'avait  pas  osé  prescrire  (1) .  Deux 
chiffres  sont  à  retenir.  Dans  les  vingt  dernières  années  du 
dix-huitième  siècle,  la  mortalité  variolique  était  de  9  pour  100 
de  la  mortalité  générale.  En  1895,  en  Allemagne,  grâce  à  la 
vaccination  obligatoire,  la  variole  n  a  fait  que  vingt-sept  vic- 
times. Ces  chiffres  eussent  plus  réjoui  Liancourt  que  les  éloges 
les  plus  hyperboliques. 


<c  Je  commence  par  vous  dirC;,  écrivait  Liancourt  à  son  ami 
Voung  le  2G  mars  1802,  que  je  suis  redevenu  «  farmer  »  et 
même  u  english  farmer  ».  Tous  mes  biens  ont  été  vendus; 
aussi  je  suis  un  pauvre  agriculteur...  Mais  le  parc  de  Lian- 
court existait  encore  et  m'a  été  rendu.  J'ai  abattu  tous  les 
bois,  tous  les  arbres,  et  j'ai  mis  la  charrue  où  vous  avez  vu 
des  allées,  des  cascades  et  des  jets  d'eau.  J'habite  continuelle- 
ment ma  ferme  et,  depuis  deux  ans,  elle  a  fait  des  progrès 
satisfaisants  (2) .  " 

Seuls,  le  château  et  le  parc  lui  avaient  été  restitués.  Du 
parc,  il  n'avait  conservé  qu'un  petit  jardin  anglais.  Le  reste, 
comme  il  le  dit,  avait  été  converti  en  terres  labourables,  en 
prairies  qui  existent  encore  aujourd'hui.  N'ayant  plus  de  parc, 


(1)  Rapport  nu  iniiu'xtre  de  l'intérieur  par  l' Académie  de  médecine  sur  les 
vaccinations  et  revaccinations  pendant  l'année  1889.  —  Duclaux,  l'Hygiène 
sociale,  p.  14. 

(2)  liritish  Miiseiiiii,  luss.  Adilitions,  35128,  fol.  425.  L'ijrigiiial  est  en  anjjlai». 


UN    INDKPKNDAM    SOLS    1/KMPIRF,  271 

Liaiicourt  n'avait  plus  besoin  de  château  :  il  abattit  hi  façade, 
une  des  ailes,  il  ne  conserva  que  sa  chère  bibliothèque.  "  Il 
s'est  établi  dans  les  communs  réservés  autrefois  à  ses  nom- 
breux domestiques  et  où  ceux-ci  se  plaignaient  quelquefois  de 
n'être  pas  convenablement  logés.  Pour  lui,  grâce  à  une  sage 
et  assez  élégante  distribution,  il  s'v  sentait  plus  à  l'aise  que 
dans  ces  magnifi(jucs  appartements  qui  avaient  reçu  la  visite 
de  plusieurs  rois.  Il  y  vivait  plus  heureux  que  le  vieillard  dont 
Virgile  a  célébré  le  bonheur  champêtre  (1).  »  Il  s'était  installé 
dans  une  petite  chambre  de  deux  mètres  de  haut,  au  milieu 
de  ses  papiers  et  de  ses  livres. 

Son  premier  souci  fut  de  montrer  qu  il  ne  rapportait  de 
l'exil  aucune  des  passions  d'un  émigré. 

Le  25  messidor  an  YIII  (14  juillet  1800),  il  prit  part  à  une 
fête,  présidée  par  le  citoyen  Leclerc.  On  se  rendit  au  temple 
décadaire  avec  la  garde  nationale,  la  musique  de  l'école,  la 
compagnie  des  vétérans;  on  y  célébra  1  anniversaire  de  la  prise 
de  la  Bastille  et  "  les  mânes  du  général  Desaix,  tué  à 
Marengo  »  .  «  Le  cortège,  dit  le  procès-verbal,  avec  une  décence 
des  plus  honnêtes,  quitta  ledit  temple  décadaire  pour  se 
rendre  sur  la  montagne,  au  bruit  des  boites  tirées  à  ce  sujet, 
à  un  obéliste  [sic]  placé  sur  icelle  dans  un  des  jardins  de  ladite 
commune  appelé  le  Parterre  anglais,  appartenant  au  citoyen 
F. -A. -F.  La  Rocheloucauld-Liancourt,  demeurant  audit  Lian- 
court  à  ce  présent,  et  accompagnant  le  cortège  qui  a  fait  écrire 
sur  celui-ci  :  «  Aux  mânes  du  général  Desaix  et  à  tous  nos 
(i  braves  concitoyens  morts  pour  la  défense  de  la  patrie. 

L'auguste  liberté  siu-  leur  tombe  s'élève. 
Par  leur  noble  trépas  leur  tiioniphc  s  achève. 
Puiss(;-t-L'll(',  à  travers  les  siècles  à  venir, 
Suivre  de  ces  Ik'tos  1  ininiortel  souvenir. 

Il  25  messidor  an  VIII  (14  juillet)  "  ,  lesquels  ont  été  lus  et 
relus  par  tous  ceux  et  celles  qui  accompagnaient  ledit  cortège 

(1)  Lacretkllk,  Dix  années,  p.  75;  et  renseignements  transmis  par  .M.  Gam- 
Iilon,  notaire  de  la  famille. 


272  LA    UOCIlEFOLCAULD-l.IANCOURT 

avec  une  joie  dont  personne  ne  peut  le  plus  exprimer  (1).  » 
Les  premières  années  se  passèrent  pour  Liancourt  à 
recueillir  les  débris  de  sa  richesse.  Les  pertes  énormes  qu'il 
avait  éprouvées  lui  avaient  laissé,  dit-il,  «  plus  de  dettes  que 
de  fortune  (2)  "  .  Le  28  vendémiaire  an  X,  il  s'excusait  de 
ne  pouvoir  rend)ourser  au  citoven  Plainval  une  rente  de 
l,12()  francs.  Il  ne  lui  restait  en  nature  que  des  parties  de 
bois  de  moins  de  300  arpents.  La  duchesse  invoqua  son 
divorce  pour  chercher  à  faire  annuler  par  le  conseil  de  pré- 
fecture du  Morbihan  les  ventes  faites  le  25  pluviôse  an  \  II 
des  moulins  qui  lui  appartenaient;  elle  perdit  son  procès  et, 
le  28  fructidor  an  X  (15  septembre  1802),  le  Conseil  d'Etat 
confirma  l'arrêté  attaqué  (3).  Elle  ne  fut  pas  plus  heureuse 
dans  sa  réclamation  en  paiement  de  3,306  fr.  50  pour  prix 
de  coupes  vendues  à  son  détriment  (4). 

Le  1()  pluviôse  an  IX  (5  février  1801),  dans  l'acte  de  liqui- 
dation après  divorce,  les  créances  et  reprises  de  la  demoiselle 
de  Lannion  avaient  été  fixées  à  1,651,400  francs.  Pour  se 
libérer,  Liancourt  lui  abandonnait  tout  ce  qui  lui  restait  de 
ses  domaines,  mais  elle  demeurait  encore  créancière  de 
601,400  francs.  La  ruine  du  duc  aurait  été  consommée  si,  par 
acte  sous  seing  privé  du  même  jour,  la  duchesse,  a  à  titre  de 
pacte  et  d  arrangement  de  famille  "  ,  ne  lui  avait  fait  remise 
de  ses  dettes  personnelles  et  ne  lui  avait  rétrocédé,  «  pour  son 
avantage  particulier,  la  terre  de  Liancourt  et  dépendances  "  ; 

"  considérant,  disait  l'acte,  que  M.  de  La  Rochefoucauld 
allait  demeurer  chargé  d  une  masse  de  dettes,  déficit  causé 

par  les  pertes  considérables  qu  il  avait  faites  pendant  la  Révo- 
lution... ",  il  était  juste  de  l'indemniser  de  la  «  surcharge 
éprouvée  par  suite  de  la  dépréciation  des  immeubles   (5)  »  . 


[i)  Lrcis,  J\lono(/rapliie,  p.  236.  —  Cet  obélis(|ue  existe  encore  dans  le  par- 
terre an(»lais  devenu  la  propriété  Latour. 

(2)  Bibliothèque  nationale,  niss.  6565,  n"  68. 

(3)  Arch.  nat.,  arrêtés  et  décrets;  phicj.  404,  n"  46. 

(4)  Décret  du  20  pluviôse  an   XIII.  (Arcli.    nat.,    arrêtés    et    décrets;    plaq. 
917,  n»  12.) 

(5)  Bulletin  de  la  Cour  de  cassation,  1835,   p.  154.  —   Cet  acte  ne   fut  cnrc- 


UN    INDEPENDANT    SOUS    L'EMPIRE  273 

Cette  restitution  généreuse  lui  rendit  son  foyer,  quelques 
parcelles  de  ses  fermes,  quelques  débris  de  ses  fal)riques;  une 
fois  réinstallé,  il  se  remua  pour  arracher  au  fisc  les  bribes  non 
vendues  de  ses  domaines.  Il  demanda  que  l'acte  de  liquida- 
tion des  reprises  et  créances  de  son  épouse  divorcée  fût 
transcrit  et  enregistré  en  débet,  c'est-à-dire  gratis;  il  sollicita 
la  remise  définitive  des  droits  d  enregistrement  :  «  cet  acte 
de  liquidation,  dit-il,  est  le  complément  de  sa  ruine  totale; 
dépouillé  de  toutes  parts,  il  n  a  et  n'aura  jamais  les  moyens 
d'acquitter  les  droits  dont  il  est  débiteur  ;  tous  ses  biens  ont 
été  séquestrés   :    le  produit  d'un  >.  mobilier  très  riche  a  été 

"  versé  à  la  Trésorerie  "  ;  il  ne  lui  reste  que  les  parties  de  bois 
au-dessus  de  300  arpents  (1).  Le  24  juillet  1806,  il  fit  inscrire 
au  grand-livre  de  la  liquidation  faite  à  son  profit  une  rente  via- 
gère de  27,000  francs  qu'il  possédait  sur  les  têtes  genevoises. 

<i  Ce  sera,  dit-il,  un  moven  de  servir  l'industrie  nationale  en 


gistré  que  le  3  avril  1828,  après  la  mort  du  duc;  il  donna  lieu  à  des  difficultés  et 
à  un  procès  dont  il  convient  de  ne  parler  qu'au  point  de  vue  historique.  Par  une 
transaction  du  14  avril  1828,  les  trois  tils  héritiers  avaient  déclaré  ratifier  l'acte 
du  16  pluviiise  an  IX  et  reconnu  que  la  terre  de  Liancourt,  qui  paraissait  appar- 
tenir ostensiblement  à  Mlle  de  Lannion,  n'avait  jamais  cessé  de  faire  partie  de  la 
fortune  du  duc.  Le  2  mars  1830,  la  duchesse  mourait,  léjjuant  à  ses  deux  pre- 
miers fds  le  quart  disponible  de  ses  biens  et  partageant  le  surplus  entre  ses  trois 
enfants  :  la  succession  s'élevait  à  près  de  4-  millions  :  on  plaida  sur  l'acte  du  16  plu- 
viôse an  IX;  s'agissait-il  d'un  acte  de  libéralité,  ou  d'un  acte  de  rétrocession? 
L'abandon  et  la  rétrocession  devaient-ils  être  Imputés  sur  la  portion  dont  la  loi 
permettait  à  la  duchesse  de  disposer?  en  conséquence,  le  legs  fait  aux  deux  pre- 
miers tils  était-il  caduc?  Le  tribunal  par  jugement  du  15  juillet  1831,  et  la  Cour 
par  arrêt  du  13  juillet  1832  décidèrent  qu'il  s'agissait  d'  «  un  pacte  de  famille 
fondé  sur  des  motifs  de  justice  et  de  conscience  » .  La  Cour  de  cassation,  par  arrêt 
du  5  mai  1835,  au  rapport  de  M.  le  conseiller  Rérenger,  décida  au  contraire  que 
"  quelques  motifs  généreux  que  pût  avoir  Mlle  de  Lannion  pour  faire  un  tel 
abandon,  elle  n'y  était  tenue  par  aucun  lien  de  droit  et  qu'il  n'y  avait  de  sa  part 
aucune  obligation  de  justice  et  de  conscience,  puisqu'elle  n'était  nullement  cause 
ni  des  pertes  que  M.  de  La  Rochefoucauld  avait  éprouvées  pendant  la  Révolution, 
ni  de  la  dé[)réciation  de  ses  immeubles  »  . 

L'affaire  fut  renvovée  devant  la  Cour  de  Rouen.  X  ayant  pas  retrouvé  son 
arrêt,  nous  en  concluons  qu'il  y  eut  une  transaction. 

^1)  Arch.  nat.,  arrêtés  et  décrets;  plaq.  546,  n"  8,  26  prairial  an  XI  (17  juin 
1803\  Rapport  du  ministre  des  finances  au  premier  consul  (non  suivi  d'arrêté) 
autorisant  la  compensation  des  sommes  dues  par  le  citoyen  La  Rochefou- 
c.mlil-Liancourt  à  la  régie  des  domaines  avec  le  produit  de  ses  coupes  de  bois  perçu 
par  elle  en  l'an  YIII. 

18 


274  LA   ROCIIEFOUCAULD-LIAXCOURT 

lui  procurant  des  ressources  pour  augmenter  ses  manufac- 
tures. "  Un  décret  impérial  déclara  que  cette  liquidation  se 
ferait  d'après  les  dispositions  de  la  loi  du  8  nivôse  an  YIII  (1)-. 

Liancourt  se  faisait  même  plus  pauvre  qu'il  n'était  :  il  passait 
sous  silence  l'acte  de  libéralité  réparateur  qui  avait  échappé  à 
l'enregistrement,  il  ne  parlait  que  de  la  liquidation  à  titre 
onéreux.  Même  ardeur  dans  la  défense  de  ses  droits.  Bien 
que  d'esprit  conciliant,  il  plaidait  contre  son  voisin  Isoré  (2  , 
conventionnel  utilitaire,  agriculteur  comme  lui,  qui  avait 
profité  de  la  Terreur  pour  acheter  comme  bien  national  sa 
ferme  de  Louveaucourt.  >i  La  citovenne  Lannion  et  lui, 
conjointement  demandeurs,  obtiennent  du  Conseil  d'Etat,  le 
22  brumaire  an  XII  (13  novembre  1804  ,  la  clé  de  la  vanne 
du  canal  de  la  Béronnelle,  nécessaire  au  service  de  la  fila- 
ture du  coton  (3) .  "  Il  est  allé  en  appel  malgré  lui  a  car  il 
n'aime  pas  les  procès  "  .  En  1  an  XII  1804},  toujours  comme 
riverain  de  la  Béronnelle,  il  plaidait  pour  la  démolition  d'un 
moulin  :  »  Les  juges,  dit-il,  ne  doivent  rien  croire  comme 
hommes;  ils  ne  doivent  juger  que  sur  des  faits,  que  sur  des 
preuves,  que  sur  des  titres  (4  .  " 

Il  avait  conservé  des  biens  en  Anjou;  en  l'an  Vllf,  il  était 
allé  les  défendre  contre  u  quelques  chouans  devenus  décidé- 
ment voleurs  de  grand  chemin   (5)    ;  .  En    1801  ou   1802,    il 


(1)  Arcli.  nat.,  arrêtes  et  décrets;  plac[.  1406,  n"  38.  Avant  la  Révolution, 
riitat  contractait  des  emprunts  viagers  au  moyen  de  tontines,  notamment  sur  les 
létes  dites  {jenevoises  ;  un  décret  du  8  nivôse  an  VI  força  les  propriétaires  de  ces 
rentes  à  les  reporter  sur  eux-mêmes  ou  sur  d'autres  têtes  à  leur  choix. 

(2)  IsoRÉ  (Jacques),  1758-1839,  président  du  district  de  Clermont,  en  1790  ; 
député  de  l'Oise  à  la  Convention,  charge  de  missions  et  préposé  aux  approvision- 
nements des  armées  du  INord,  de  Sambre,  Meuse  et  de  Paris,  il  devint  commis- 
saire central  de  l'administration  de  l'Oise  (an  VII\  vécut  ignoré  sous  l'Em- 
pire, s'expatria  en  1816  par  suite  de  la  loi  sur  les  régicides,  fut  gracié  en 
1818  et  mourut  à  Liancourt.  (Biograpliie  par  Baudon  :  liévoliUion  françauc, 
tome  23,  p.  76). 

(3)  Arch.  nat.,  arrêtés  et  décrets;  pifuj.  013,  n"  3.  Arch.  de  l'Oise,  lettre  du 
19  pluviôse  an  XL 

(4)  16  floréal  an  XII  (6  mai  180V\  Brouillon  d'une  lettre  à  son  avocat.  Bihi. 
nat.,  mss.  6565,  n"71.) 

(5)  «  A  cela  près,  tout  est  tranquille  et  altaciié  au  gouvernement.  "  28  plu- 
viôse aH  VIII    17  février  1800).    Bihl.    nat..    mss.   6565,  n"'  66-67. 


UN    INDEPENDANT    SOi:s    L'EMPIRE  275 

rachetait  dans  des  conditions  mal  définies  le  château  de  La 
llochefoufoucauld,  dans  la  Charente,  vieux  domaine  de 
famille  qui  avait  appartenu  à  la  duchesse  d'Enville  (1). 

Quelques  années  plus  tôt,  malgré  sa  gêne,  il  avait  prouvé 
son  désintéressement  dans  Talfaire  de  la  succession  Dave. 
Une  vieille  dame,  parente  assez  éloignée  de  la  famille 
Devonshire ,  Mrs  Dave,  qui  lavait  connu  à  Bury-8aint- 
lulmonds,  lui  avait  lé[jué  tous  ses  hiens  par  son  testament. 
Elle  n'avait  pas  d'héritiers  directs.  8a  succession  se  mon- 
tait, suivant  Servan  de  Sugny,  à  i(),000  francs  de  revenus. 
Il  fut  avisé  du  legs  à  son  retour  d'Amérique.  Bien  qu'il  fut 
presque  sans  ressources,  il  fit  rechercher  les  parents  éloignés 
qu'avait  laissés  cette  dame,  renonça  au  legs,  «  et  de  tout 
l'héritage  il  ne  garda  qu'un  shelling  pour  ne  pas  tout  à  fait 
effacer  la  trace  du  bien  qu'on  avait  voulu  lui  faire  «  . —  »  Je  suis 
très  heureux,  écrivait-il  à  Young  le  23  février  1806  (2),  que 
vous  ayez  approuvé  ma  conduite,  mais  vous  en  parlez  avec 
l)eaucoup  trop  d'éloges.  J'ai  agi  comme  un  homme  d  honneur 
et  de  délicatesse  ne  pouvait  pas  ne  pas  agir.  J'ai  agi  comme 
l'ami  de  Mrs  Dave,  comme  un  homme  plein  de  reconnais- 
sance pour  sa  bonté  pour  moi,  pour  son  amicale  hospita- 
lité, et  je  dois  plus  que  jamais  à  son  amitié  pulsqu  elle  m'a 
donné  l'occasion  de  lui  prouver  que  je  lui  étais  attaché  par 
une  gratitude  dévouée.  Nul  autre  qu'un  homme  indélicat 
n'aurait  pu,  dans  ma  situation,  se  conduire  autrement  que  je 
ne  l'ai  fait,  et  je  ne  mérite  aucune  louange  pour  cela.  D'ail- 
leurs, j'aime  Sir  Charles  (descendant  de  mistress  Dave),  je 
connais  la  situation  de  sa  famille  et  les  préjugés  de  feue  mon 
amie  contre  les  enfants.  Ce  point  est  secondaire,  mais  eût  pu 

(1)  En  l'an  II  et  en  l'un  III  le  château  mis  sous  séquestre  avait  servi  de 
mafiasin  à  fourrnjjes  et  de  prison  :  il  devint  la  propriété  d'une  bande  noire  et  fut 
revendu  judiciairement  à  Paris  (rensei{',ncnients  fournis  par  M.  Lamaure,  pro- 
fesseur à  l'Ecole  de  Saint-Cloud,  ancien  ilève  de  l'école  de  Chàlons). 

\^2)  British  Muséum,  mss.  35129,  f"  307  (le  texte  est  en  anglais).  —  Vie  du 
duc,  p.  41.  —  FAtcÈRK,  Vie  et  bienfaits,  p.  32.  —  La  date  de  cet  acte  {jénéreux 
est  fixée  par  Faugère.  ■<  De  retour,  dit-il,  de  son  voyage  aux  Etats-Unis.  » 
Gaétan  place  la  mort  de  la  vieille  dame  piîu  de  mois  après  le  départ  de 
Bury . 


276  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

être  essentiel  si  l'impulsion  des  sentiments  de  mon  cœur 
n'avait  fait  taire  toute  réflexion,  » 

(1  Je  n'étais  rien  à  Liancourt,  écrit-il  à  Young  à  la  mérae 
époque,  je  ne  suis  pas  grand'chose  aujourd'hui...  Je  ne  vous 
parlerai  pas  de  Paris.  Je  suis  à  peu  près  abandonné.  J'aime  la 
vie  solitaire  et  occupée  que  je  mène  ici.  C'est  celle  qui  con- 
vient à  tous  mes  goûts,  et  j'ai  le  plaisir  d'éprouver  que  j'y  suis 
bien  vu.  »  Il  se  retrouve  agriculteur,  manufacturier,  commer- 
çant; l'amour  de  la  terre,  tenace  chez  ceux  qui  ont  été  élevés 
aux  champs,  ressaisit  ce  déraciné  malgré  lui  :  il  a  dit  adieu  à 
la  culture  de  dilettante,  à  l'industrie  d'amateur;  il  faut 
joindre  les  deux  bouts,  dresser  des  inventaires  rigoureux,  et 
obtenir  des  comptes  de  profits  et  pertes  avantageux.  Lian- 
court, redevenu  cultivateur,  reste  quand  même  agronome  ;  il 
a  retrouvé  M.  Reeve  que  Young  lui  avait  donné  autrefois 
comme  gérant. 

"  Il  était  très  pauvre.  Je  ne  puis  le  rendre  riche,  mais  je 
l'empêche  de  mourir  de  faim.  Il  parait  content  de  moi  et  je  le 
suis  de  lui.  Nous  lisons  ensemble  vos  annales;  nous  y  trouvons 
souvent  trop  de  politique  et  pas  assez  d'agriculture  pratique. 
Nous  ramassons  les  miettes  qui  tombent  de  votre  table  et  nous 
les  digérons  de  notre  mieux.  Je  serais  heureux  si  vous  reveniez 
constater  les  progrès  de  votre  élève.  Les  lits,  la  table,  ne  sont 
plus  aussi  confortables  aujourd'hui  qu'autrefois,  mais  la  diffé- 
rence pourrait  vous  fournir  le  sujet  d'un  article  assez  curieux 
pour  la  seconde  édition  de  votre  voyage  (I).  " 

Liancourt  reste  le  conseil  de  ses  voisins,  même  de  ceux  qui 
ont  acquis  ses  biens,  à  l'exception  de  quelques  mauvais  cou- 
cheurs comme  Isoré  (2) .  Il  soigne  les  plus  belles  races  d'ani- 

1)  LeUre  à  Young,  26  mars  1802.  (Biilish  Muséum,  mss.  35128,  fol.  425.) 
I-a  lettre  autographe  est  en  anglais:  elle  se  termine  parce  post-scriptum  :  «  Veuil- 
lez, je  vous  prie,  faire  savoir  à  la  mère  de  Reeve  que  son  Hls  est  de  nouveau  avec 
moi  et  désirerait  que  la  pauvre  femme  vînt  auprès  de  lui.  Nous  la  mettrons 
aussi  à  l'aise  que  possililc.  » 

Le  Liancourt  de  1802  est  aussi  charitahle  que  celui  de  1780;  malheureusement 
Reeve  se  gale;  le  28  février  1806,  Liancourt  se  plaint  «qu'il  soit  devenu  un 
éternel  ivrogne,    un  fainéant   ".   (W.,mss.    35129,  f"  307.) 

(2)    Isoré  était,  dit  M.  Baudon,  qui  l'a  connu,  grand,  énergique  et  dur. 


UN    INDÉPEiNDANT   SOUS    L'EMPIRE  277 

maux  :  «Mes  moutons  espagnols  vont  très  bien;  j'en  ai  une 
centaine  de  pure  race  mérinos  ;  j'ai  de  très  belles  vacbes  du  pays, 
des  normandes  et  des  flamandes,  avec  un  taureau  décorné  »  , 
écrit-il  en  ISOG.  —  «  Je  puis  me  flatter,  dit-il  ailleurs,  que 
le  troupeau  espagnol  et  anglais  que  j'avais  formé  avant  la 
Révolution  a  été  la  souche  do  plusieurs  améliorations.  »  Le 
croisement  des  races  avait  en  effet  donné  des  toisons  de  qualité 
supérieure.  En  1802,  quand  La  Fayette  s'installa  à  Ghavagnac, 
c'est  à  Liancourt  qu'il  s'adressa  pour  se  former  un  troupeau, 
pour  acheter  des  béliers  et  des  brebis  de  la  bergerie  de  Ram- 
bouillet; c'est  Liancourt  qui  fut  chargé  de  lui  procurer  un 
régisseur  par  l'entremise  de  Young.  Liancourt  n'avait  pas  d'illu- 
sions sur  les  capacités  agricoles  de  son  correspondant  :  «  M.  de 
La  Fayette,  écrit-il  à  Young,  sera  sûrement  un  maître  doux, 
agréable  à  servir;  mais  il  ignore  presque  jusqu'au  nom  de 
l'agriculture,  et  il  lui  faut  un  homme  qui  puisse  se  conduire 
et  le  conduire.  Il  lui  donnera  cinquante  louis,  un  cheval  et  le 
logera;  il  aura  en  outre  les  petits  avantages  que  l'on  peut  se 
procurera  la  campagne;  c'est  dans  un  pays  où  il  va  beaucoup 
plus  de  terrain  que  de  bons  cultivateurs  que  cet  homme  sera 
envoyé.  S'il  est  intelligent,  il  pourra  améliorer  son  sort;  on 
serait  fort  aise  qu'il  eût  sa  femme  et  ses  enfants.  M.  de  La 
Fayette  prendrait  toute  la  famille  à  son  service  ;  comme  il 
veut  faire  tenir  sa  maison  à  l'anglaise,  une  famille  de  quatre 
ou  cinq  personnes  lui  conviendra  très  bien.  M.  Young  fera  les 
conditions  qu'il  croira  raisonnables  (1).  » 

Le  duc  avait  rapporté  d'Angleterre  l'araire  ou  charrue 
anglaise.  "  11  se  sert  de  la  charrue  dite  de  Suffolk,  connue 
sous  le  nom  de  charrue  nageante  ou  swimming  plough,  et  s'en 
trouve  bien.  »  En  l'an  IX,  en  l'an  X,  il  essaya  du  plantage  du 
blé  ;  il  substitua  aux  plantoirs  de  bois  des  plantoirs  de  fer 
de  même  forme,  dont  les  dents  étaient  appesanties  par  du 
plomb.  «  L'ouvrier  n'a  besoin  que  de  laisser  tomber  cet  instru- 
ment ainsi  fait.  »  Le  Moniteur  publia  le  résultat  de  ses  expé- 

(i)   Lettre  non  datée.  British  Muséum,  mss,  ,35127,  n"  121.  —  Cf.  Charavay 
{La  Fayette,  p.  387).  La  lettre  doit  être  de  1802, 


278  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT 

riences  sur  cinq  pièces  de  terre,  avec  le  nombre  de  gerbes  par 
verp^e,  et  des  détails  sur  la  préparation  et  les  façons  de  charrue. 
"  Les  grains  placés  sur  le  sommet  aplati  du  sillon  sont  hors 
de  danger  d'être  submergés  par  des  pluies  abondantes;  par 
elle,  tous  les  grains  confiés  à  la  terre  germent  et  fructifient. 
On  peut  juger  de  la  quantité  de  grains  perdus  dans  la  manière 
ordinaire  de  semer,  puisque  le  champ  planté  donne  autant  de 
récolte  que  celui  qui  a  été  semé,  en  supposant  une  égalité 
entière  dans  la  nature  et  l'état  de  la  terre  dans  les  deux 
champs  (1).  5> 

En  1809,  la  Société  impériale  d'agriculture  dont  Liancourt 
était  membre  associé  lui  décerna  une  mention  très  hono- 
rable, à  raison  des  utiles  renseignements  qu'il  avait  envoyés 
sur  les  progrès  de  l'agriculture  dans  l'arrondissement  de  Cler- 
mont  (2) . 

Le  mémoire  qu'il  adresse  à  la  Société  en  1814  donne  une 
idée  exacte  des  transformations  économiques  de  ce  coin  de 
France.  La  grande  culture  est  remplacée  parla  petite  culture; 
les  ventes  de  terres  ont  été  faites  par  petites  parties  de  terrain 
et  à  vil  prix,  «  tant  par  le  désir  immodéré  qu'avait  le  gouver- 
nement de  les  vendre  promptement  que  par  la  dépréciation 
subite  et  presque  inconcevable  des  assignats  »  .  Les  produits 
se  sont  accrus  du  quart,  grâce  au  perfectionnement  des 
méthodes  et  aussi  aux  défrichements.  On  a  défriché  avec  une 
espèce  de  fureur.  Le  désir  immodéré  a  fait  perdre  de  vue  les 
intérêts  de  l'avenir.  «  On  a  coupé,  arraché  tous  les  bois 
qui  ont  été  vendus  par  la  nation  et  ceux-là  ne  se  replantent 
pas.  Les  terrains  que  les  cultivateurs  instruits  auraient  jugés 
indignes  d  être  travaillés  ont  été  retournés  avec  des  peines 
qui  ont  été  rarement  récompensées  par  aucun  profit  réel  pour 
celui  qui  les  donnait.  L'amour  de  la  propriété,  naturel  et 
avantageux  pour  le  bien  d'un  État,  a  détourné,  exalté  toutes 
les  têtes  dans  ces  moments  d  ivresse  de  la  Révolution.  Chacun 
a  voulu  être  propriétaire,  et  la  plupart,  courant  après  l'indé- 

(1)  Moniteur,  Sli-  fructidor  an  X,  p.  2116. 

(2)  Mémoires  de  la  Société,  Xll,  p.  57. 


U>;    INDEl'E.NDANT    SOLS    L'EMPIRE  279 

pendancc  et  le  bonheur,  abandonnant  le  jjain  sur  que  leur 
procurait  leur  travail  chez  les  fermiers,  n'ont  trouvé  que  de 
la  misère;  trompés  dans  leurs  calculs,  ils  sont  devenus  des 
voisins  incommodes  et  dangereux,  et,  pour  luc  servir  de  lex- 
pression  énergique  de  l'un  de  mes  correspondants,  ne  sont,  à 
l'égard  de  leur  canton,  que  de  vrais  déserteurs  qui  maraudent 
pour  soutenir  leur  existence.  " 

Autour  de  Liancourl.  les  propriétés  sont  tellement  divisées 
que,  dans  ce  qui  est  vallon  et  surtout  coteau,  on  trouverait 
difficilement  des  propriétés  d'un  arpent,  et  que  beaucoup 
n'ont  que  dix,  douze  verges,  quelquefois  deux,  couvertes 
d'arbres,  noyers,  cerisiers,  guigniers,  pruniers.  «  L'arbre 
d'une  propriété  couvre  une  partie  de  la  propriété  voisine 
dont  les  arbres  couvrent  à  leur  tour  celle  du  voisin.  Ces 
empiétements  réciproques  se  tolèrent  sans  murmure  et  obli- 
gent seulement  celui  qui  voudrait  tenir  sans  arbre  sa  petite 
portion  de  terre,  à  1  en  planter.  »  Les  maisons  des  cultiva- 
teurs sont  plus  spacieuses,  plus  élevées,  beaucoup  plus  pro- 
prement tenues  ;  ils  ont  généralement  reçu  une  meilleure 
éducation  que  leurs  pères  :  "  Ils  sont  plus  qu'eux  en  état  de 
réfléchir,  de  combiner,  un  peu  moins  éloignés  de  toute  inno- 
vation; ils  sont,  par  la  lecture,  plus  au  courant  des  améliora- 
tions qui  se  font  ailleurs:  ils  vivent  mieux,  moins  mêlés  qu'au- 
trefois avec  leurs  domestiques.  » 

On  ne  s'écarte  guère  des  assolements  triennaux.  Toute  la 
culture  est  dirigée  vers  la  production  du  grain;  les  jachères 
ont  diminué  d'un  sixième,  les  races  de  vaches  sont  médiocres  : 
«  Le  partage  indiscret  des  biens  communaux  a  réduit  la  quan- 
tité des  pâturages.  »  Engrais,  plantes  céréales,  racines, 
légumes,  prairies  naturelles  ou  artificielles,  vignes,  dessèche- 
ments, irrigations,  Liancourt  mêle  à  ses  observations  géné- 
rales le  lécit  de  ses  expériences  et  aussi  de  ses  déboires. 
Il  a  du  abandonner  le  plantage  du  blé  à  cause  du  hache- 
paille,  parce  que  la  paille  des  blés  plantés  étant  plus  duie 
est  refusée  par  la  plupart  des  chevaux,  u  Or,  les  préjugés 
et    l'entêtement   des   domestiques    contre    la    nourriture    de 


280  LA    ROCHEFOnCAULD-LIA^'COLRT 

la  paille  hachée  exigeraient  une  surveillance  constante.  » 
Liancourt  savait  quel  mal  la  chasse  avait  fait  à  Fancien 
régime  :  il  en  parle  avec  sagesse,  plutôt  en  propriétaire  inquiet 
du  braconnage  qu'en  chasseur  jaloux  de  son  droit.  Depuis  la 
suppression  des  capitaineries,  le  lapin  se  reproduit  dans  une 
proportion  infiniment  moindre  qu'autrefois,  "  parce  que  le 
propriétaire,  qui  veille  de  plus  près  à  ses  intérêts,  sait  que  le 
lapin,  qui  peut  grignoter  les  récoltes  de  ses  voisins,  mange 
ses  propres  bois  »  ;  avant  la  Révolution,  on  chassait  peu,  parce 
que  peu  de  personnes  avaient  le  droit  de  chasser.  «  Aujour- 
d'hui qu'il  n'y  a  pas  de  gibier,  tout  le  monde  chasse  ou,  du 
moins,  une  quantité  de  vagabonds  par  commune,  malgré  les 
lois  sur  le  port  d'arme  et  sur  l'étendue  de  propriété  exigée 
pour  chasser,  battent  toutes  les  plaines  sans  que  personne 
les  en  empêche.  Les  luzernes,  les  trèfles,  en  sont  foulés;  les 
échalas  de  vignes  en  sont  cassés.  Les  collets  se  trouvent  par- 
tout, et  l'autorité  est  aussi  muette  sur  cette  violation  de  la  loi 
que  sur  celle  relative  à  la  pêche  (1) .  » 

Toute  sa  vie,  Liancourt  s'était  intéressé  aux  chemins  si 
nécessaires  aux  charrois  agricoles.  A  l'Assemblée  provinciale 
de  1787,  il  avait  débuté  par  un  mémoire  sur  la  vicinalité.  Il 
publia  en  Tan  IX  ses  notes  sur  la  législation  anglaise  des  che- 
mins (2) . 

Il  approuve  l'emploi  des  fourgons  à  deux  ou  quatre  roues, 
attelés  de  deux  chevaux  de  front,  et  l'introduction  «  salutaire  " 
des  roues  à  larges  jantes.  Il  demande  «quelques  points  fixes  de 
règlement"  pour  les  chemins  vicinaux.  Ces  points,  il  les  a  indi- 
qués dès  1801.  La  charge  contributive  doit  être  répartie  sur 
toutes  les  classes,  «  selon  les  degrés  différents  d'utilité  dont 
les  routes  peuvent  être  à  chacune  d'elles  "  .  Il  faut  se  garder 
de  faire  revivre  l'odieuse  distinction  des  personnes,  injuste 
sous  tout  gouvernement,  intolérable  dans  un  Etat  libre.  La 
législation  anglaise  mérite  d'être  étudiée  avec  sa  division  en 

(1)  Société  royale  d'agriculture.  (Mémoires,  1814,  p.  179  à  121.) 

(2)  ^'oles  sur  lu  législation  aiifjlaisc  des  chemins,  par  l'auteur  des  Notes  sur 
l'impôt  territorial  en  An<jleterre.  Paris,  Agasse,  an  IX. 


UN    INDEPENDANT    SOUS    L'KMPIRK  281 

high  ways  et  turnpike  ronds,  ses  surveyors  (inspecteurs  des 
g^rantls  chemins),  ses  juges  de  paix  char^j^és  de  surveiller  Ten- 
tretien,  son  système  de  prestations  facultatives  proportion- 
nant la  charge  au  degré  d'avantages  que  chacun  est  censé  en 
retirer,  ses  collecteurs  et  taxes  extraordinaires,  ses  droits  de 
péage  aux  barrières  fixés  par  des  commissaires,  ses  précau- 
tions contre  l'excès  des  chargements;  ses  règlements  sur  le 
nombre  des  chevaux,  le  mode  d'attelage  et  la  dimension  des 
bandes  des  roues.  L'important  serait  do  faire  un  code  com- 
plet, de  façon  à  réparer  le  mauvais  état  de  nos  grandes  routes 
et  l'état  plus  détestable  encore  de  nos  chemins  vicinaux.  En 
Angleterre,  les  charges  de  la  construction  et  de  l'entretien 
sont  sagement  calculées;  "  l'esprit  public  habitue  les  particu- 
liers à  des  sacrifices  pour  l'intérêt  général  i»  .  Le  principal,  en 
France,  est  d'établir  des  prestations  facultatives.  »  Comme 
tout  travail  personnel  est  une  charge  pesante  pour  Thabitant 
sans  fortune,  la  charge,  même  la  plus  légère,  imposée  à  celui 
qui  n'a  que  ses  bras  ne  peut  être  d'aucune  proportion  avec 
une  charge  considérable  imposée  à  l'homme  riche.  » 

Pendant  l'émigration,  les  industries  créées  par  Liancourt 
avaient  souffert  de  son  absence.  La  manufacture  des  cardes 
avait  été  dirigée  par  Leclerc,  aidé  d'un  contremaître  nommé 
Pelhiard.  Elle  ne  travaillait  plus  que  sur  commandes  et 
n'occupait  que  six  ouvriers  et  une  douzaine  d'enfants  bou- 
teurs.  Pelluard  importa  des  États-Unis  deux  machines  à  faire 
les  «  dents  qui  réalisaient  d'un  seul  mouvement  des  opérations 
pour  lesquelles  les  machines  anglaises  en  exigeaient  deux  »  . 
En  1801,  Liancourt  acheta  une  machine  construite  par  Lesvier, 
dcTroyes,  qui  exécutait  des  perçures  régulières;  il  en  acquit 
successivement  quatre,  puis  trente-six  (1).  En  1803,  il  établis- 
sait une  corroierie.  En  1810,  avec  des  ouvriers  de  Laiglc,  il 
fondait  une  tréfilerie  mue  par  un  manège  et  destinée  exclusi- 
vement au  travail  de  l'usine  :  «  Cet  atelier  accessoire  occupa 
un    blanchisseur,    trente-six   petits  métiers  et  six  bobines  à 

(1)  Précis  statisti'iuc,  p.  133.  —  Vie  du  duc,  p.  57.  —  Cambrv,  Description 
de  l'Oise,  an  IX. 


282  LA    ROGHEFOLCACLD-LIANGOUIIT 

redresser  et  à  éclaircir.  Il  obtint  ainsi  une  finesse  égale  dans 
le  même  numéro,  ce  qui  ne  se  trouve  pas  toujours  même  dans 
les  meilleurs  fils  de  fer  de  Laigle.  »  La  fabrique  de  cardes  put 
ainsi  se  suffire  à  elle-même. 

La  filature  de  coton  n'avait  guère  prospéré.  Leclerc  n'en 
tirait  que  des  fils  inégaux  qu'il  vendait  difficilement  et  à  très 
bas  prix.  En  1800,  la  stagnation  était  complète.  La  société 
formée  en  1792  entre  Liancourt  et  Leclerc  allait  expirer.  Elle 
ne  fut  pas  renouvelée.  Liancourt  eut  pour  sa  part  dans  la 
liquidation  les  macliines  dites  jeannettes  et  les  vendit  à  vil 
prix.  Il  les  remplaça  par  des  "  mull-jennies  "  et  par  des  «troffels 
ou  continues  »  .  Pendant  quatorze  ans,  il  dirigea  personnelle- 
ment ses  fabriques.  En  1806,  il  occupait,  dit-il  dans  sa  lettre 
à  Young,  six  cents  personnes  dont  les  neuf  dixièmes  étaient 
des  enfants.  Sa  signature  sociale  était  Pelluard  et  C'%  Il  rédi- 
geait lui-même  sa  correspondance  commerciale ,  la  signant 
souvent  de  son  nom,  commandant  ses  peaux  de  veau,  discu- 
tant les  prix  (1) . 

A  Rantigny,  il  fabrique  des  bas  ;  il  a  quarante  métiers, 
dont  dix-liuit  à  l'anglaise;  il  occupe  trente  ouvrières  et 
dépense  2,000  livres  par  mois.  En  1805,  il  introduit  une  nou- 
velle méthode  de  rouissage  du  chanvre  «  dans  l'intérêt  de  la 
conservation  de  la  santé  des  femmes  ».  Des  échantillons 
figurent  à  l'exposition  de  180G.  En  1808,  il  demande  à  con- 
courir pour  un  des  prix  décennaux  destinés  à  "  couronner  les 
grandes  découvertes  dans  l'industrie  et  l'agriculture  »  ;  il  sol- 
licite la  visite  de  ses  établissements  (2). 

Parfois  Liancourt  sortait  de  sa  retraite  pour  donner  au 
gouvernement  une  consultation  d'ordre  économique.  En 
décembre  180i,  le  Conseil  préparait  un  décret  sur  la  prohibi- 
tion absolue   des  fils  et  tissus   de   coton   anglais.    Liancourt 

(1)  Lettres  du  26  juillet  à  Sallerou  frères,  tanneurs,  rue  de  l'Ourcine,  n"  2. 
(I5il>l.  nat.,  niss.  6565,  n"*  76  à  81.)  D'après  un  rapport  de  police,  Salleron  occu- 
|)ait,  en  1823,  dix-neuf  ouvriers  divisés  en  quatre  classes  et  payés  de  3  fr.  50  à 
2  francs.  (AxxÉk,  le  Livre  noir  de  MM.  Delavau  et  Franchct  (ouvrage  imprimé 
d'après  les  registres  de  l'administration,  l'aris,  1829.) 

(2)  Lettre  manuscrite  au  préfet,  du  20  août  1808.  (Arch.  de  l'Oise.) 


UX    INDÉPEND A>T    SOLS    L'EMPIRE  283 

envoya  à  Crétot  un  mémoire  approbatif.  Cette  prohibition  ne 
compromet  point  «  l'existence  et  les  profits  légaux  de  ceux 
mêmes  qui  réclament,  les  fabricants  de  toile  peinte  qui  ne 
voulaient  pas  payer  plus  cher  leurs  matières  premières  :  elle 
concentrera  parmi  nous  les  nombreux  millions  dont  nous  nous 
rendons  volontairement  tributaires  pour  l'avantage  de  nos 
ennemis  :  l'Angleterre,  du  reste,  ne  se  gène  pas  pour  prohiber 
les  toiles  dont  nous  nous  fournissons  dans  ses  magasins,  quoi- 
qu'elles soient  le  fruit  de  ses  colonies  et  que  le  transport  soit 
un  des  éléments  de  son  commerce. 

«  Et  nous  sommes  les  ennemis  de  l'Angleterre,  et  nous 
soutenons  aujourd'hui  dans  presque  tous  les  points  du  monde 
une  guerre  agressive,  injuste,  qu'elle  nous  a  faite  et  suscitée 
en  violant  les  traites  et  le  droit  des  gens,  et  qui  n'a  pour 
objet  que  l'extension  illimitée  de  son  commerce  et  la  ruine 
totale  du  nôtre  (1)  »  . 

Le  mémoire  est  accompagnée  d'une  lettre  adressée  à 
Crétet:  "Je  sais,  monsieur,  que  dans  la  séance  du  Conseil  d'État 
à  laquelle  quelques  propriétaires  de  filatures  ont  été  admis  à 
faire  entendre  leur  demande  vous  vous  êtes  montré  avec  la 
justice  et  la  libéralité  d'opinions  qui  vous  caractérisent.  Vous 
savez  sans  doute  que,  depuis  cette  époque,  et  malgré  le  dou- 
blement de  droit  à  l'entrée  des  toiles,  la  condition  des  fileurs 
et  des  fabricants  de  toile  a  beaucoup  empiré;  que,  d'un  autre 
côté,  les  fabricants  de  toiles  peintes  ont  publié  dans  un 
mémoire  imprimé  leur  réclamation  contre  le  doublement  de 
droits;  de  leur  côté  aussi,  les  tisserands  et  fileurs  demandent  la 
prohibition  entière.  —  Je  suis  aussi  fileur;  c'est  donc  à  ce 
i  titre  que  j'ai  aussi  le  droit  d'être  entendu.  Mais  je  ne  mettrais 
pas  {sic)  celui  déparier  d'intérêt  privé  et  de  traiter  ou  soutenir 
la  question  autrement  que  sous  le  rapport  de  l'intérêt  général, 
auprès  duquel  tous  les  intérêts  particuliers  doivent  s'amor- 
tir (2) .  » 

C'est  par  souci  de  l'Intérêt  général  qu'en  1809  il  deman- 

i;    Arch.  nat.,  F'-,  533. 
,2)  /(/.,  id.  (Lettre  datée  du  13  frimaire  an  XIII,  4  décembre  1804.) 


284  LA    ROCHEFOUCALLD-LIANCOLRT 

dait  au  directeur  général  des  douanes  Collin  de  Sussy  Tad- 
mission  en  franchise  des  cotons  d'Amérique  :  il  cherchait  à 
corriger  les  effets  désastreux  du  blocus  continental.  "L'état 
de  choses  actuel  est  pénible,  parce  que  les  charges  du  com- 
merce ne  profitent  qu'aux  contrebandiers,  et  il  n'est  pas  dou- 
teux que  cet  état  de  choses  ne  soit  contraire  aux  intentions  de 
Sa  Majesté  qui  veut  avec  raison  soustraire  son  empire  à  la 
tyrannie  usurpatrice  des  Anglais,  mais  qui,  en  maintenant  la 
dignité  de  son  empire  et  de  ses  sujets,  veut  alimenter  le  com- 
merce par  tous  les  moyens  qui  ne  contrarient  pas  les  vues 
grandes,  élevées  et  que  tout  bon  Français,  quelque  état  qu'il 
suive,  ne  peut  qu'approuver  (1).  " 

Llancourt  venait  à  Paris  quand  il  y  était  appelé  par  ses 
fonctions  publiques.  Il  siégeait  au  Comité  central  d  agricul- 
ture que  Montalivet  avait  réorganisé  en  1810  :  c'était  un 
embryon  de  représentation  officielle  agricole.  Il  assistait  aux 
séances  de  la  Société  royale,  à  celles  du  Conseil  général  des 
manufactures.  Le  G  septembre  1806,  il  avait  accepté  l'ins- 
pection générale  des  écoles  d'arts  et  métiers.  Au  milieu  de 
tant  de  travaux  ce  fut,  pendant  cette  période  de  sa  vie,  son 
oeuvre  de  prédilection  (2).  Les  amitiés  qu'il  avait  conservées 
lui  servaient  à  faire  du  bien  :  Duquesnoy,  les  deux  Molard  (3), 

(1)  Arch.  nat.,  F'-,  533.  | 

(2)  Voir  chap.  ix. 

(Z)  Molard  (Claude-Pierre),  infjénieur  mécanicien,  membre  de  l'Académie  des 
sciences  (1816),  né  aux  Cernoises  (Jura)  en  1758,  mort  à  Paris  le  13  février 
1837,  directeur  de  la  collection  de  machines  léguée  à  l'Etat  par  Vaucanson;  l'un 
des  fondateurs  et  des  administrateurs  du  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  dont  il 
devint  en  1821  administrateur  en  chef,  inventeur  de  nombreux  procédés  indus- 
triels et  de  machines  (métier  à  tisser  le  lin^e  damassé,  moulin  à  meules  plates, 
machines  à  forer  plusieurs  canons  de  fusils  à  la  fois,  pétrin  tournant,  etc.). 

MoL\Ri)  (François-Emmanuel),  son  frère,  in{]énieur-mécanicien,  né  aux  Cer- 
noises en  1771i-,  mort  à  Paris  le  12  mars  1829.  Après  avoir  fait  deux  campagnes 
comme  sous-lieutenant,  il  devint  sous-directeur  de  lEcole  des  aérostiers  de 
Meudon,  entra  en  1797  à  l'Ecole  polytechnique,  fut  nommé  après  la  paix 
d'Amiens  directeur  de  l'Ecole  des  arts  et  métiers  de  Compiègne,  organisa  en  1811 
l'Ecole  d'Angers,  fut  nommé  en  1817  sous-directeur  du  Conservatoire  des  arts  et 
métiers,  et  chargé,  en  1819,  d'une  mission  en  Angleterre,  et,  à  son  retour,  de  la 
surveillance  de  la  construction  des  machines  modèles  à  filer  et  à  carder.  11  inventa 
ou  perfectionna  les  vis  à  bois,  les  freins  à  vis  et  à  leviers  pour  voitures;  un  méca- 
nisme pour  débiter  des  jantes  de  roues,  des  courbes,  etc. 


UN    INDEPE>DANT    SOI  S    L'KMPIRE  285 

Crouzet,  Gouloii.  chef  de  division  à  la  (guerre;  et,  dans  le 
gouvernement,  Chaptal,  Talleyrand,  étaient  ses  correspon- 
dants habituels.  Ses  relations  avec  les  autorités  étaient  cor- 
diales. «Je  ne  pense  pas,  écrivait-il  en  Tan  XU,  en  deman- 
dant un  passeport  pour  le  beau-frère  de  son  associé  Leclerc, 
que  personne  puisse  me  soupçonner  de  solliciter  l'intérêt  du 
gouvernement  pour  im  homme  que  je  ne  regarderais  pas 
pour  l'ami  de  mon  pays  (1).  » 

Dans  1  Oise,  il  est  la  providence  des  habitants.  En  l'an  XI, 
aidé  du  citoyen  Guerbois  —  qu'en  1800  il  recommandera  à 
Fontanes  pour  un  rectorat  a  à  raison  de  sa  sagacité  et  de  ses 
connaissances  "  —  il  inocule  lui-même  les  enfants  de  la  com- 
mune de  Clermont.  En  1801,  il  lutte  contre  lépidémie  vario- 
lique  de  Catenov;  sur  ses  conseils,  les  habitants  se  font  vac- 
ciner :  la  petite  vérole  cesse  et  <  cet  événement  dissipe  toutes 
les  préventions  "  .  Il  est  président  du  Comité  particulier  de 
Clermont  et  rédige  lui-même  des  instructions  pour  la  propa- 
gation du  procédé  vaccinatoirc.  En  1812,  il  assure,  lors  d'une 
crise  de  misère,  la  subsistance  des  ouvriers  par  une  distribu- 
tion méthodique  de  secours  dans  son  canton  (2).  En  1811,  il 
fonde  un  comité  pour  la  distribution  des  bandages  contre  les 
hernies;  sa  femme  et  son  fils  François  en  font  partie  (3).  Le 
26  mars  1813,  il  est  commissaire  pour  la  cotisation  «  ayant 
pour  objet  la  levée  de  trois  hommes  montés  par  canton  (4)  »  . 
Il  reste  membre  du  conseil  d'organisation  de  la  garde  natio- 
nale jusqu  au  29  avril.  Il  commence  à  trouver  que  la  gloire  de 
l'empereur  coûte  cher  à  son  canton  et  à  la  France.   «  Gomme 

(1)  Lettre  manuscrite  du  8  fructidor  an  XII.  (I5ihl.  nat.,  niss.  6565,  n"  72.) 
Une  autrefois  20  prairial  an  XIII),  c'est  la  place  de  concierge  du  château  de 
Couipiègne  fju'il  sollicite  pour  la  femme  de  -M.  Duvivier,  médecin  des  hospices. 
(Gatalo;;ue  d'autoj;.  Gharavav,  n"  180.) 

(2  Mémorial  aelniinistratif,  numéros  du  21  thermidor  an  X,  du  5  thermidor 
an  XI,  du  10  juillet  1810,  19  mai  1812.  (Circulaire  du  baron  de  Val-Suzenay, 
préfet  de  l'Oise.^ 

(3)  Compte  rendu  du  12  novembre  1811  (Arch.  de  l'Oise);  les  souscriptions 
s'élèvent  à  766  fr.  15  :  le  nombre  des  banda{;es  distribués  est  de  cinquante  et 
un,  ayant  coi'ité  274  fr.  75. 

(4;  Bibl.  nat.,  mss.  6565,  n"  88;  il  envoie  ses  comptes  à  M.  de  Pomereul,  sous- 
préfet,  et  au  receveur. 


286  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOLRT 

particulier  attaché  au  gouvernemeut  et  à  sou  chef,  je  gémis, 
dit-il.  de  voir  toutes  ces  mesures  successives  contradictoires... 
Pardonnez  cette  digression;  elle  n'est  point  d'un  mécontent, 
mais  d'un  homme  attaché  sincèrement  à  l'empereur,  qui  ne 
voudrait  pas  voir  de  mécontents  et  qui  voit  avec  douleur  qu'il 
y  en  a  beaucoup,  qu'on  semble  les  faire  avec  dessein...  (1).  » 

L'hospice  de  la  ville  occupe  beaucoup  Liancourt.  Le 
30  thermidor  an  YIII  (18  août  J800),  il  siège,  avec  les 
citovens  Lemembre  et  Verny,  à  la  commission  administrative  ; 
il  [)réte  serment  à  la  Constitution  de  lan  YIII  et  «  de  suite,  il 
est  installé  "  .  Immédiatement  après,  il  est  élu  président. 

Le  15  prairial  an  XI  (i  juin  1803),  il  amène  deux  sœurs  de 
la  congrégation  des  sœurs  hospitalières  de  Nevers  ;  c'est  à 
cette  cong^régation  qu'est  confiée,  le  30  thermidor  (18  août), 
l'instruction  des  jeunes  filles.  Le  30  ventôse  an  XIII  (21  mars 
1805j ,  il  aménage  une  partie  des  bâtiments  situés  en  face  de  la 
g^rande  porte  de  l'église  pour  y  loger  "  des  jeunes  gens  des- 
tinés aux  travaux  de  ses  manufactures  »  . 

Le  29  prairial  18  juin  1805),  il  établit  une  petite  infir- 
merie destinée  exclusivement  aux  enfants  de  l'hospice  de  la 
Patrie  de  Paris  «  qu'il  emploie  dans  ses  manufactures  ;  il  fera 
construire  à  ses  frais  un  autre  local  plus  propre  à  la  conser- 
vation des  provisions  ;  il  payera  une  rétribution  de  60  centimes 
par  jour  pour  chaque  enfant;  quand  ils  seront  trois  ou  quatre, 
il  fournira  une  garde  à  ses  frais,  pour  décharger  du  travail  les 
sœurs  et  domestiques  de  1  hospice;'  .Le  15  prairial  (i  juin  1805), 
la  commission  donne  un  avis  favorable  :  «  Les  enfants  dont  il 
s'agit  sont  sous  la  protection  spéciale  du  gouvernement  ;  étant 
sortis  d'un  hospice  national  pour  contribuer  par  leurs  travaux 
à  l'agrandissement  et  à  la  prospérité  desdites  manufactures 
qui  font  subsister  un  très  grand  nombre  de  familles  indigentes, 
ils  semblent  avoir  quelques  droits  à  la  bienfaisance  des  fon- 
dateurs et  à  la  sollicitude  des  administrateurs  (2).  » 

(1)  Hil>l.  nat.,  iiiss.  6.565,  n"  136.  Broiiillcja  d'une  IcUre  adressée  sans  doute 
au  sous-préfet  de  Clennont. 

(2)  Arcli.  de  l'Oise,  série  X,  liosjiicc  de  Liancourt. 


UN    INKKPENDANT    80US    I, 'EMPIRE  287 

L'hospice  de  Liaiicouit  fait  partie  de  son  patrimoine; 
«  c'est  à  peu  près  le  seul  hérita^je  que  la  Révolution  m'a  laissé 
intact  de  mes  pères.  »  Il  y  reçoit,  à  partir  de  180(>,  des 
enfants  de  familles  indigentes.  En  1811,  il  a  une  cpierelle 
avec  son  curé  qui  réclame  100  francs  de  rente,  leg^s  des  fonda- 
teurs, les  frais  d'enterrement  des  vieillards  décédés  à  l'hos- 
pice, le  payement  des  messes  en  totalité.  Liancourt  résiste 
au  nom  de  la  commission  administrative.  Elle  a  cru  «  suivre 
l'esprit  véritable  de  religion  des  fondateurs,  religion  qui, 
dans  les  temps  reculés,  se  vovait  dans  les  prêtres,  et,  comme 
le  dit  M.  le  curé,  dans  leurs  salaires  consacrés  avant  et 
de  préférence  au  soulagement  des  pauvres,  etqui,  bien  qu'elle 
doive  se  voir  toujours  dans  le  culte  et  dans  le  juste  salaire 
donné  à  ceux  qui  le  desservent,  se  volt  aussi  dans  l'exercice 
de  la  charité  que  la  religion  prescrit  avant  et  de  préférence  à 
tout  (1).  " 

Si  Liancourt  ne  cède  pas  à  son  curé,  il  ne  cède  pas  davan- 
tage au  fisc,  il  refuse  le  payement  d'une  taxe  annuelle  de 
750  francs  à  verser  dans  la  caisse  de  l'hospice  de  Beauvais 
pour  contribuer  à  l'entretien  des  enfants  abandonnés  :  «  Je 
suis  réellement  affligé  de  tout  cela,  non  par  vanité  d'ancêtres, 
mais  parce  que  vous  nous  ôtez  ainsi,  par  une  taxation  qui  ne 
devrait  pas  nous  toucher,  les  moyens  de  faire  du  bien  autour 
de  nous  (2).  »  La  réclamation  est  d'autant  plus  juste  que  les 
recettes  de  Ihospice  (17,1(35  francs  en  18  lî^  ne  se  composent 
que  des  revenus  des  immeubles  des  fondateurs  et  qu'il  ne 
touche  aucune  subvention  du  gouvernement. 

(1)  Arcli.  de  l'Iiospicc,  séance  du  oi  déceuibre  iSll.  Le  21  mars  1S13,  le 
sous-préfet  renvoie  le  curé  à  se  pourvoir  devant  le  conseil  de  fabrique,  seul  com- 
pétent pour  réclamer. 

(2)  Id.,   lettre  autographe  du   12  juin    1812  à  M.   le  baron   de  Val-Susenay. 


288  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 


VI 


En  1814  et  en  1815,  Liancourt  ne  fut  ni  un  héros  ni  un 
homme  de  parti.  Les  factions  n'étaient  rien  pour  lui;  la 
France  lui  apparaissait  au-dessus  de  ses  gouvernements,  avec 
ses  intérêts  de  grande  nation,  désireuse  de  paix  et  de  liberté.  Si 
jamais  Liancourt  avait  cru  au  droit  divin,  sa  foi  était  morte  : 
il  n'avait  aucune  relation  avec  les  Bourbons;  mais  il  voyait 
avec  effroi  les  écoles  et  les  fabriques  dépeuplées,  les  forces 
vives  de  la  jeunesse  absorbées,  gaspillées  par  la  conscription  : 
«  Tous  les  anciens  partis  politiques,  dit  Vaulabelle,  étaient 
effacés  ou  dissous,  et  la  population,  prise  dans  sa  généralité 
active  ou  influente,  aspirait  uniquement  ii  réparer  dans  la 
])aix  les  forces  qu'elle  avait  perdues.  " 

Liancourt  accepta  la  première  Restauration  sans  enthou- 
siasme. Le  retour  de  File  d'Elbe  l'inquiéta.  Ces  événements, 
suivant  le  mot  de  Gaétan,  avaient  de  quoi  exciter  son  étonne- 
ment.  Quand  une  nation  a  été  secouée  par  tant  de  crises  suc- 
cessives, ceux-là  mêmes  qui  sont  chargés  de  la  diriger  ne 
savent  plus  où  est  le  devoir;  ni  La  Fayette,  ni  (Jarnot  lui- 
même  qui  Fentrevit,  ne  surent  l'accomplir  jusqu'au  bout. 

Liancourt  comprit  du  moins  sou  devoir  social.  En  mars 
1814,  quand  la  capitale  essaya  avec  Mortier  et  INIoncey  de 
défendre  ses  barrières,  il  organisa  les  secours  aux  blessés.  Il 
était  dans  la  logique  de  sa  vie.  Ce  fut  lui  qui  centralisa  les 
efforts  individuels  de  la  population  parisienne. 

On  sait  quel  fut  le  rôle  de  l'administration  hospitalière  : 
les  hôpitaux  militaires,  les  hôpitaux  civils  eux-mêmes  étaient 
insuffisants.  Les  blessés  arrivaient  en  charrettes,  en  bateaux, 
«  à  })icd,  isolément  ou  par  petits  groupes,  fantassins  qui 
s'appuyaient  sur  leur  fusil  en  guise  de  béquille;  cavaliers 
(jui,  la  tête  couverte  sous  le  casque  de  linges  ensanglantés  et 


UN    1^■|»EPENDA^T    SOUS    1/EMPlKE  289 

le  bras  passé  dans  la  bride,  cheminaient  lentement  à  côté  de 
leurs  chevaux  blessés  comme  eux  v  . 

a  Refusés  dans  les  hôpitaux  qui  regforgeaient,  dans  les 
casernes  où  le  règlement  défendait  de  les  recevoir,  ils  erraient 
par  les  rues,  demandant  du  pain  (1).  ..  Daru  avait  proposé  de 
créer  des  hôpitaux  hors  des  murs.  Le  désarroi  régnait  dans  les 
services;  les  corridors,  les  chapelles,  les  salles  de  bains,  les 
appartements  des  directeurs  étaient  encombrés.  Du  15  janvier 
au  10  mars,  le  nombre  des  soldats  malades  s'était  élevé  de 
1,685  à  8,375.  Les  blessés  croupissaient  dans  les  charrettes 
sans  paille,  dans  les  bateaux  sans  toile,  cloaques  flottants  où 
ils  gisaient,  écrasés  parfois  par  les  survivants  ou  noyés  par  les 
eaux  infectes.  Il  n'y  avait  ni  ling^es,  ni  bandes,  ni  charpie. 
Pour  comble  de  malheur,  le  typhus  éclata. 

Le  dévouement  de  la  capitale  fut  admirable.  «  Les  méde- 
cins, les  pharmaciens,  les  sœurs,  les  chapelains,  les  infirmiers 
tombaient  victimes  du  typhus  comme  les  malades  qu'ils  soi- 
gnaient :  7  46  en  furent  atta([ués,  204  en  moururent;  et 
chacun,  uniquement  occupé  de  la  sainteté  du  devoir  qu'il  avait 
à  remplir,  semblait  méconnaître  le  danger  auquel  il  s'expo- 
sait :  la  mort  de  ceux  qui  périssaient  n'apportait  dans  les 
autres  ni  découragement,  ni  froideur;  les  remplaçants  se 
présentaient  à  l'envi.  On  eût  dit  qu'ils  ^poursuivaient  des 
places,  d'où  devait  dépendre  la  certitude  de  leur  fortune  (2).  » 
La  Société  philanthropique  distribua  pendant  deux  mois 
des  soupes  à  cinq  cents  familles,  dans  deux  fourneaux  placés 
près  de  l'hôtel  de  la  Guerre.  Trois  de  ses  agents  furent  atteints 
par  la  contagion.  Les  maires,  les  quarante-huit  comités  de 
bienfaisance  prodiguaient  leur  dévouement.  «  La  classe  la 
moins  fortunée  retranchait  de  son  nécessaire  pour  en  faire 

(1)  Henry  Houssaye,  1814,  p.  447. 

(2)  Rapport  de  Camet  de  la  HonnardiÈue  au  Conseil  général  <los  bùpitaux, 
p.  11.  Camkt  de  i.a  BonnardiÈre  (Jean-l'hilippe-Gaspard,  haron),  1769-1842,  con- 
seiller au  Gliàtelet  en  1789,  se  tint  à  l'écart  pendant  la  liévolution,  devint  maire 
du  W  arrondissement  de  Paris  en  l'an  XII,  en  1807  administrateur  duMont-de- 
Piété.  Sous  Louis  XV'III,  il  fut  élu  député  de  la  Seine  en  1815.  Il  fut  nommé 
maître  des  requêtes  au  Conseil  d'État  en  1816. 

19 


290  LA    HOCHEFOUCAULD-LIAISCOURT 

l'offrande.  »  Des  malheureux,  logés  dans  des  greniers,  étaient 
des  matelas  de  leurs  lits  pour  les  offrir  à  la  mairie  :  «  On  les 
voyait  s'offenser  du  refus  bienveillant  que  faisait  le  maire 
d'accepter  les  dons  de  l'indig^ence,  et  se  retirer  en  laissant 
leur  offrande  sans  permettre  que  leur  nom  fût  connu...  Tel 
soumissionne  pour  deux  chemises,  qui  attend  le  retour  du 
blanchissage  pour  les  apporter.  Une  pauvre  veuve  de  la  rue 
Cassette  donne  un  matelas,  un  traversin,  une  paire  de  draps. 
«  Je  suis  fâchée,  dit-elle,  de  ne  pas  donner  davantage;  c'est 
mon  lit  que  je  partage  (1).  "  Après  Craonne,  Soissons  et  Laon, 
1,200  blessés,  tant  français  qu'ennemis,  furent  logés  dans  les 
cours  de  la  Salpètrière,  de  Saint-Louis  et  des  Vénériens.  Le 
28  mars,  les  alliés  forcent  le  pont  de  Meaux.  «  Trois  mille  mili- 
taires sortent  des  hôpitaux,  les  uns  cherchent  à  gagner  les  bar- 
rières opposées,  ils  ne  veulent  pas  devenir  prisonniers;  d'au- 
tres, moins  faibles,  courent  à  1  ennemi  ;  malades,  exténués,  ils 
retrouvent  le  courage  du  soldat...  On  voit  avec  certitude  la 
fin  d'un  gouvernement  auquel  on  doit  le  malheur  aussi  cruel 
qu'inouï  de  voir  l'ennemi  aux  portes  de  la  capitale  ;  mais 
l'orgueil,  mais  l'honneur  français  parlent  plus  haut  que  tout 
autre  sentiment,  ils  ne  peuvent  endurer  que  des  armées 
étrang^ères  pénètrent  dans  Paris  sans  résistance  (2).  » 

Dans  le  Gouvernement  provisoire  du  2  avril  1814,  siégeaient 
plusieurs  des  amis  de  Liancourt;  le  plus  influent,  Talleyraud, 
songea  à  l'utiliser.  Monsieur  était  entré  à  Paris  derrière  les 
alliés  —  en  fourrier  de  son  frère;  les  intrigants  qui  l'entou- 
raient, furieux  de  voir  les  bourbons  rappelés  par  les  hommes 
de  la  Révolution,  luttaient  contre  le  Gouvernement  provi- 
soire.  «  Par  leurs   illusions   et  leurs  allures  fanfaronnes,  les 

(1)   Rapjjort  du  maire  du    Vt^  (crrondissemenl,  et  Rapport  cité,  p.  29-31. 

(2"!  Rapport  cité,  p.  16.  Le  ton  chaiifie  après  la  bataille  du  30  mars  et  la  capi- 
tulation de  l'aris.  Le  rapporteur  sourit  aux  alliés  et  célèl>re  Alexandre,  le  jeune 
empereur  «  qui,  au  milieu  des  séductions  de  la  plus  vaste  puissance,  donna  au 
inonde  un  grand  exemple...  Les  vieilles  haines,  les  rivalités,  l'ambition,  tout  fut 
oublié.  Dès  ce  moment,  il  n  y  eut  plu.s  d'ennemis.  Paris  ne  reçut  dans  ses  murs 
que  des  alliés  ».  D'après  Servan  de  Sugny  (V^oir  Eloijr,  p.  80),  Alexandre  écrivit 
à  Liancourt  une  lettre  flatteuse  dans  laquelle  il  se  plaisait  à  reconnaître  "  tou« 
les  services  que  ce  digne  Français  avait  rendus  à  1  liumanité  "  . 


UN    INDEPENDANT    SOUS    L'EMPIRE  291 

émig^rés  avaient  lassé  jusqu'aux  alliés.  »  11  ("allait  presser  le 
retour  du  roi;  Talleyrand  fit  partir  Liancourt  pour  Ilartvvcll, 
malgré  la  cour  et  l'émifj, ration  mécontentes  du  choix  de 
l'ambassadeur.  La  probité  de  Liancourt  servait  à  Talleyrand 
de  bouclier,  d  écran  derrière  lequel  il  cachait  ses  intrigues. 
Le  duc,  de  son  côté,  comptait  sur  ce  voyage  pour  retrouver 
sa  charge  de  maître  de  la  garde-robe,  celle  que  son  père  avait 
payée  400,000  francs,  et  que  jadis,  du  fond  du  Canada,  il 
avait  refusé  de  rendre  sans  indemnité.  Beugnot,  ([ui  travaillait 
avec  Talleyrand,  fut  assez  surpris  de  ce  choix.  "Je  demandai  à 
M.  de  Talleyrand  s'il  y  avait  bien  pensé  et  si  M.  de  Liancourt 
était  bien  propre  à  une  pareille  mission.  Je  rappelai  les  torts 
que  le  parti  royaliste  lui  reprochait,  et  ceux  que  peut-être  les 
princes  avaient  le  droit  de  lui  reprocher.  »  — u  Je  sais  tout 
cela  mieux  que  vous,  répondit  M.  de  Talleyrand,  mais  il  ne 
faut  pas  qu'il  en  reste  de  trace  dans  l'esprit  du  roi,  et  c'est 
pour  que  1  oubli  soit  patent  que  j'ai  choisi  le  duc  de  Lian- 
court ;  c'est  l'homme  du  pays,  il  y  fait  du  bien  à  tout  le  monde  ; 
il  est  placé  pour  en  faire  au  roi,  et  je  vous  proteste  qu'il  sera 
bien  reçu.  »  Cette  fois,  Talleyrand  échoua  dans  une  de  «  ses 
manœuvres  selon  le  vent  "  .  Liancourt  ne  vit  même  pas 
Louis  XVIIL 

M.  de  Blacas  qui  venait  d'hériter  de  sa  charge  de  grand 
maitre,  "  le  congédia  avec  la  politesse  froide  qui  ne  lui 
manque  jamais»  .  Liancourt  repartit  immédiatement,  "n'étant 
pas  d'humeur  à  humilier  devant  des  émigrés,  de  quelque  rang 
qu'ils  fussent,  sa  haute  naissance,  ses  lumières  et  son  hono- 
rable vie  »  . 

De  retour  à  Paris,  il  ne  fit  pas  mystère  de  ses  désillusions. 
Beugnot,  le  rencontrant,  lui  demanda  comment  il  avait  été 
reçu  :  «  Mal,  très  mal,  ou,  pour  mieux  dire,  pas  du  tout.  Il  y 
a  là  un  certain  M.  de  Blacas  qui  garde  les  avenues,  et  vous 
croyez  bien  que  je  ne  me  suis  pas  abaissé  à  lutter  contre;  au 
reste,  je  crains  fort  que  M.  de  Talleyrand  nait  donné  dans  un 
piège.  Les  princes  vont  nous  revenir  les  mêmes  ({uc  lorsqu'ils 
nous   ont  quittés.   "  Quant  à  Talleyrand,   il   fallait   (|uc    cet 


292  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOURT 

insuccès  lui  eut  donné  beaucoup  à  penser,  car  il  n'en  parla  à 
personne,  (l). 

Le  7  juin  1814  (2) ,  Liancourt  figura  au  nombre  des  cent  cin- 
quante-quatre pairs  nommés  à  vie.  Le  30  août,  il  accepta  la 
direction  d'une  maison  créée  pour  recevoir  les  jeunes  con- 
damnés de  moins  de  vingt-cinq  ans,  maison  qui  ne  fonctionna 
pas.  C'était  peu  demander  au  nouveau  régime,  à  une  époque 
où  "  le  trafic  des  places,  des  titres,  des  décorations,  se  prati- 
quait publiquement  au  profit  des  amis  du  roi  (3)  »  . 

Liancourt  parla  plusieurs  fois  pendant  la  session,  surtout 
sur  les  questions  agricoles,  industrielles  et  financières. 

Il  n  admit  la  loi  qui  rétablissait  la  censure  qu'à  titre  excep- 
tionnel et  provisoire.  11  fit  un  éloge  platonique  de  la  liberté 
de  la  presse  «  qui  réprime  elle-même  ses  propres  abus...  » 
C'est  en  laissant  un  libre  cours  à  toutes  les  opinions  poli- 
tiques qu'on  les  combat  les  unes  par  les  autres.  La  loi  est 
une  loi  de  circonstance.  Il  est  prudent  de  s'en  rapporter  au 
jugement  du  pouvoir  exécutif.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que 
la  nation  tient  à  la  Gbarte,  «  qu'elle  en  redoute  la  violation 
avec  une  méfiance  inquiète;  que  vingt  ans  de  désordres,  de 
mallieur,  d'anarcbie,  de  despotisme  semblent  l'attacher 
davantage  à  une  Constitution  libre  et  régulière  "  .  L'article  6, 
qui  institue  une  commission  de  revision  des  opérations  de  la 
censure,  est  attentatoire  à  la  prérogative  royale  (4). 

Liancourt  se  contredit  en  essayant  de  concilier  ses  convic- 
tions libérales  et  sa  crainte  du  désordre.  Il  est  plus  sur  de  lui 
quand  il  ne  parle  pas  politique. 

Le  8  novembre,  à  propos  d'un  projet  sur  les  grains,  il  sou- 
tient la  libre  exportation.  Il  savait  quel  rôle  avait  joué  pen- 

(1)  Vie  (lu  duc,  p.  59.  —  Beugnot,  Mémoires,  II,  p.  121  et  suiv.  —  Thiers, 
XVIII,  p.  81.  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  XIV.  p.  358.  —  La  biu- 
jjraphie  universelle  de  Michaud  prêle  à  Liancourt  un  rôle  ridicule.  Capefigue. 
auteur  de  l'article,  le  représente  voyageant  avec  son  cordon  Lieu  en  sautoir; 
celte  attitude  contraste  trop  avec  la  simplicité  du  duc  pour  cire  exacte.  Le 
biojjraphe,  dureste,  le  confond  plusieurs  fois  avec  son  fils. 

(2)  Moniteur,  4  septembre  1814,  p.  922. 

(3)  VAULAitKLLE,  II,  p.   125.  —  Voir  (  iiap.  xi. 

(4)  Arch.  pari.,  XH,  p.  420,  27  août  1814. 


UN    INDEPENDANT    SOCS    E'EMPIRE  293 

dant  la  Révolution  la  question  des  subsistances.  «Les  pré- 
jugés du  peuple,  disait-il,  ont  plus  d  une  fois  servi  à  l'égarer.  « 
Le  projet  suspendait  l'exportation  quand  le  blé  atteignait 
24.  francs  l'hectolitre.  Ce  n'était  encore  là  qu'une  mesure  de 
circonstance.  «  Le  cultivateur  doit  vivre  des  produits  de  sa 
terre.  C'est  par  eux  qu'il  doit  parvenir  à  payer  son  lover,  ses 
frais  de  main-d'œuvre,  ses  avances  et  enfin  ses  pesantes  impo- 
sitions. S'il  ne  trouve  pas  dans  le  prix  de  son  blé  un  produit 
suffisant  pour  rcmj)lir  ces  conditions  nécessaires,  il  change  de 
culture  et  se  livre  à  celle  où  il  voit  son  gain  plus  assuré...  5) 

L'intérêt  de  la  classe  laborieuse  ne  se  trouve  même  pas 
dans  l'avilissement  du  prix  des  grains  :  '<  elle  pave  à  la  vérité 
son  pain  moins  cher,  mais  elle  ne  trouve  plus  de  salaires  ni 
chez  le  cultivateur  ni  chez  le  propriétaire  ruinés  par  ces  prix 
avilis  et  qui  ne  peuvent  lai  donner  de  travail.  » 

Comme  M.  Bccquey,  directeur  de  l'agriculture,  il  vou- 
drait, non  une  limite  unique,  mais  des  taux  différents,  de  façon 
à  atténuer  les  secousses  et  les  variations;  en  effet,  le  prix  de 
l'hectolitre  variait  de  21  fr.  29  dans  les  Basses-Pyrénées  à 
12  fr.  08  dans  la  Marne.  "  Il  faut  de  toute  nécessité,  disait  le 
commissaire  du  gouvernement,  appliquer  des  règles  diffé- 
rentes aux  pays  où  la  cherté  est  habituelle,  à  ceux  où  l'on  jouit 
du  bon  marché,  à  ceux  enfin  où  les  prix  se  maintiennent  entre 
ces  deux  extrémités  (1).  " 

Dans  le  débat  sur  l'importation  des  fers  étrangers,  Lian- 
court  oppose  la  prohibition  modérée  à  la  liberté  absolue  du 
commerce.  «  En  administration  comme  en  physique,  rien 
n'est  absolument  vrai  en  théorie  qui  n'ait  été  démontré  tel  par 
l'expérience  de  la  pratique.  Aujourd'hui,  les  nations  ne  sont 
pas  plus  disposées  qu'en  aucun  autre  temps  à  cet  esprit  de 
fraternité  sur  lequel  peut  reposer  l'accord  d  une  liberté  géné- 
rale du  commerce...  Nous  regardons  I  esprit  national  comme 
le  principe  de  tout  ce  que  l'amour  du  bien  public  peut  ins- 
pirer de  noble,  d'utile  et  de  grand.  Tout  porte  les  nations  à 

(1)    Arch.  pari.,  XIII,  p.  455. 


294  LA    ROCIlEFOUCAULD-LIAîsCOURT 

l'égoïsme...  La  liberté  doit  être  conservée  à  Tintérieur  du 
royaume.  C'est  à  la  destruction  entière  de  ce  régime  régle- 
mentaire qui  a  si  longtemps  enchaîné  lindustrie  française; 
c'est  à  la  suppression  des  corporations,  des  jurandes,  des 
marques,  des  inspections,  des  gènes  de  toute  espèce,  que 
l'on  doit  les  progrès  inouïs  que  nous  avons  faits  depuis  vingt- 
cinq  ans  en  France  dans  toutes  les  branches  de  l'industrie... 
Qui  de  nous  peut  méconnaître  que  l'état  de  la  France  sous  le 
rapport  industriel  ne  soit  entièrement  changé  depuis  1789?... 
Que  de  millions  d'ouvriers  ne  vivent  aujourd'hui  que  de 
l'extension  donnée  à  nos  travaux?  " 

Il  accepte  dans  l'intérêt  des  usines  nationales  une  certaine 
protection  contre  les  fers  étrangers.  Ce  qui  le  préoccupe, 
c'est  le  tort  que  le  renchérissement  peut  causer  à  l'agricul- 
ture. «  Le  fer  à  30  francs  produira  pour  les  700,000  charrues 
ou  charrettes  une  augmentation  annuelle  de  8  francs,  l'usure 
étant  par  an  de  40  kilogrammes  de  fer,  y  compris  les  instru- 
ments accessoires  et  les  ferrages  des  chevaux.  " 

La  répercussion  n'amènerait  qu'une  augmentation  de 
0  fr.  09  par  hectolitre  de  grains,  «  ce  qui  n'est  pas  un  sacrifice 
oppressif  pour  l'agriculture  »  .  Quant  aux  constructions 
navales,  l'augmentation  du  prix  de  revient  ne  serait  pour  une 
frégate  que  de  6i,!258  francs  et  pour  un  ])àtiment  marchand 
de  300  tonneaux  que  de  3,700  francs.  Son  ami  Molard,  direc- 
teur du  Conservatoire,  a  fait  démonter  et  peser  quatre  des 
charrues  les  plus  chargées  en  fer;  cette  expérience  est  con- 
firmée par  les  résultats  de  l'exploitation  agricole  de  Lian- 
court;  le  directeur  des  ports  et  des  arsenaux  lui  a  fourni  des 
états  comparatifs  par  vaisseaux,  frégates,  corvettes  et  bricks, 
de  la  quantité  des  fers  et  clous  employés  pour  la  coque,  la 
mâture,  le  gréement,  l'armement  et  l'artillerie  des  bâti- 
ments de  guerre  ;  la  direction  du  commerce  a  apporté  la 
statistique  de  la  fabrication  des  fers  en  1789,1811  et  1814: 
enfin,  ses  corrcsj)()ndants  commerciaux,  Marchai  de  Londres, 
les  Ilomberg  du  Havre,  les  Johansen  de  Stockholm,  lui  ont 
adressé  des    renseignements    sur    le    prix   d'achat  des    fers. 


UIN    INDÉPENDANT    SOUS    L'EMPIRE  295 

des  aciers  et  des  aciers  corroyés.  René  Burenbach,  d'Ams- 
terdam, lui  a  envoyé  des  certificats  sur  le  prix  des  fers  de 
Suède  (1).  Ces  documents  donnent  une  précision  scienti- 
fique à  l'argumentation  de  lorateur.  Il  conclut  à  la  nécessité 
de  protéger  lacier  «  qui  fournit  des  instruments  à  nos  métiers 
les  plus  grossiers  comme  à  nos  arts  les  plus  délicats  »  . 

it  ...  Sous  le  raj)port  de  lindustrie  nationale,  on  peut  com- 
parer un  gouvernement  à  un  père  de  famille  qui,  tandis  qu  il 
tient  à  la  lisière  celui  de  ses  enfants  qui  ne  marche  point 
encore,  tient  par  la  main  celui  de  deux  ou  trois  ans,  guide  les 
pas  de  ceux  d'un  âge  plus  avancé  et  ne  cesse  l'activité  de  sa 
surveillance  que  pour  celui  qui,  ayant  atteint  l'âge  d'homme, 
peut  sans  danger  se  passer  de  son  appui  (2).  " 

Son  discours  sur  la  Banque  de  France  est  d'un  économiste 
sagace  ;  la  loi  trace  la  limite  entre  l'indépendance  nécessaire 
à  la  Banque  pour  ses  transactions  et  la  surveillance  protec- 
trice que  le  gouvernement  doit  exercer  dans  l'intérêt  de  tous. 
Libre  association  de  capitalistes,  la  Banque  doit  être  maîtresse 
de  ses  opérations.  Elle  place  ses  fonds  sous  le  contrôle  de  ses 
actionnaires  et  elle  en  dispose;  mais  comme  elle  émet  des 
billets  et  que  l'intérêt  des  porteurs,  c'est-à-dire  du  public,  est 
distinct  de  celui  des  actionnaires,  le  gouvernement,  «  qui  lui 
a  donné  ce  grand  privilège,  a  le  droit  de  la  surveiller  "  :  elle 
contribuera  par  un  escompte  modéré  à  faire  baisser  autour 
d  elle  le  taux  de  l'argent.  Elle  payera  toujours  à  vue  et  en 
espèces  à  la  volonté  du  porteur  les  billets  qu'elle  a  en  émis- 
sion :  K  Le  gouvernement  en  cette  matière  est  responsable  des 
accidents.  "  Ce  n  est  })lus  une  affaire  de  famille;  le  crédit 
public  v  est  intéressé,  c'est  une  affaire  d'ordre  général;  aussi 


(1)  Lettre  du  28  novemlne  1814.  lîiirenbacli  appelle  aussi  l'attention  du  duc 
sur  la  nécessité  d'exempter  d'impôt  le  sel  appartenant  aux  Hollandais  qui  se 
trouve  dans  les  entrepôts  i'rançais.  «  Je  suis  persuadé,  dit-il,  que  dès  lorsque  vous 
vous  en  occuperez,  vous  ne  procéderez  point  à  la  légère  et  l'examinerez  à  fond.  » 
(Lettre  autoj^raphe,  Bibl.  de  Liancourt,  n°  3728,  in-4".  C'est  un  recueil  factice 
comprenant  des  mémoires  sur  les  soudes,  les  potasses,  etc.  II  a  pour  titre  :  Droita 
réunis.^ 

(2)  Arcli.  pari.,  XIII,  p.  711  et  suiv.    29  novembre  181.'i-. 


t96  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOLiRT 

est-il  bon  que  le  ministre  des  finances  empêche  les  opérations 
contraires  aux  statuts,  qu'il  ait  le  droit  d'inviter  la  Banque  à 
diminuer  ses  escomptes,  qu'il  soit  tenu  au  courant  de  la 
situation  journalière,  qu'il  désigne  les  censeurs,  a  ces  choix 
ne  pouvant  jamais  être  des  choix  de  corruption  ni  de 
parti  (1)  ». 


YII 


Le  1"  mars,  Napoléon  débarquait  au  golfe  Juan  ;  le  20  mars, 
il  était  aux  Tuileries.  A  la  tête  de  douze  cents  hommes,  il 
avait  repris  la  France  en  vingt  jours.  Le  changement  était  un 
peu  brusque  pour  Liancourt  alors  âgé  de  soixante-huit  ans.  Il 
ne  fut  point  favorable  au  gouvernement  des  Cent-Jours  :  «  Il 
ne  trouva  pas  légitime  cette  reprise  de  possession,  dit  son 
fils.  On  l'a  vu  arriver  à  Beauvais  aux  élections,  se  refusant  à 
tout  acte  qui  tendit  à  reconnaître  le  gouvernement  impérial. 
Il  pensait  qu'un  homme  n'est  pas  en  droit  de  reprendre  une 
nation  de  vive  force,  et  que,  s'il  y  a  volonté  dans  la  nation 
de  se  soumettre,  cette  volonté  doit  être  exprimée  légale- 
ment (2) .  " 

L'Acte  additionnel  maintenait  les  collèges  électoraux  de 
département  et  d'arrondissement  institués  par  le  sénatus- 
consulte  du  1()  thermidor  an  X.  Le  département  de  l'Oise 
avait  sept  députés  :  quatre  nommés  par  les  collèges  d'arron- 
dissement, trois  par  le  collège  du  département. 

Le  9  mai  1815,  se  réunit  le  collège  électoral  de  l'arron- 
dissement de  Clermont.  Liancourt  n'assista  pas  à  la  séance  ; 
il  ne  figure  ni  sur  la  feuille  d'inscription  ni  sur  celle  d'émar- 
gement des  votants  ;  il  ne  figure  pas  davantage  sur  la  liste  des 
électeurs  du  département.  Il  n'eut  donc  pas  à  prêter  le  ser- 
ment d'obéissance  aux  Constitutions  de  l'Empire  et  de  fidélité 

(1)  Arch.  pari.,  XIV,  p.   16.3  et  suiv.    17  décembre  1814. 

(2)  Vie  du  duc,  p.  60. 


UN    IMtÉPKNDANT    SOIJS    L'EMPIRE  297 

à  l'empereur.  Il  obtint,  quoique  absent,  45  voix  sur  i)l  votants 
au  premier  tour  de  scrutin.  Le  procès-verbal  porte  :  «  La 
Rochefoucaulcl-Liancourt,  ex-membre  de  l'Assemblée  cons- 
tituante, domicilié  à  Liancourt.  »  Au  second  tour,  il  fut  élu 
par  64  voix  contre  20  au  comte  Dauchy  ;  celui-ci,  du  reste, 
fut  nommé  par  le  collège  du  département.  Le  10  mai,  le 
procès-verbal  fut  approuvé;  le  président  écrivit  à  M.  de  La 
Rochefoucauld-Liancourt  pour  lui  faire  part  de  son  élection  et 
l'engager  à  faire  parvenir  au  préfet  son  acte  de  naissance  et 
une  expédition  de  sa  carte  civique  ;  cet  envoi  est  du  11  mai. 
La  carte  est  extraite  du  registre  civique  de  l'arrondissement  de 
Clermont,  sur  lequel  le  duc  figure  depuis  le  5  décembre  1806 
avec  la  qualification  de  propriétaire  (1).  Le  préfet,  baron  de 
Châteaubourg,  eut  quelque  peine  à  démêler  le  sens  du  vote. 
tt  Le  nombre  des  électeurs  dans  chacun  des  quatre  collèges, 
écrit-il  le  12  mai,  s'est  trouvé  au-dessous  de  la  moitié;  cette 
différence  est  en  grande  partie  l'effet  d'une  coalition  qui 
paraît  avoir  pour  principe  l'attachement  à  l'ancien  gouverne- 
ment. La  plupart  des  nobles  du  collège  du  département  ne 
sont  point  venus  ;  quelques  autres,  au  nombre  de  quinze  ou 
seize,  avaient  d'abord  paru  à  cette  assemblée,  mais  la  forma- 
lité du  serment  les  en  a  éloignés.  Du  reste,  les  choix  faits  par 
tous  les  collèges  indiquent  assez  le  bon  esprit  qui  animait  les 
membres  de  chaque  assemblée  (2) .  " 

Liancourt  vota-t-il  pour  ou  contre  l'Acte  additionnel?  La 
réponse  est  impossible,  les  sept  cent  dix-huit  registres  nomi- 
naux des  votes  du  collège  électoral  de  l'Oise  ayant  disparu  (3). 
On  sait  seulement,  parle  relevé  faità  Beauvaisle  2  4mai  1815, 
qu'il  y  eut  14,091  *'  oui  "  contre  27  «  non  »  .  Liancourt  fut-il 
dans  les  vingt-sept  bulletins  négatifs  ou  se  contenta-t-il  de 
s'abstenir?  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne  fit  pas  partie  de  la 
députatlon  des  cinq  qui  portèrent  aux  Tuileries  une  adresse 

yi)  Arch.  nat.,  F  "^'".  Oise  3.  (Procès-verijal  de  l'élection.) 

(2)  1(1.,  pi^"',  Oise  3. 

yi)  Iil .  :  les  registres  manquent  à  la  série  des  votes  populaires  B  '  ;  on  n'y 
trouve  que  le  re<;u  du  ministère  de  l'intérieur  si{;né  du  président  du  collège 
électoral  et  daté  du  28  mai  1815. 


298  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

<le  dévouement  et  de  fidélité  (son  ami  Poilleu  et  son  concur- 
rent Isoré  en  étaient),  ni  des  cent  soixante-dix-neuf  électeurs 
qui  se  rendirent  au  Champ  de  Mai  (1). 

Gaétan  a,  cette  fois,  très  exactement  indiqué  l'état  d'âme 
de  son  père.  «  Il  avait  estimé  les  élections  nécessaires  pour 
reconnaître  le  vœu  de  la  nation  française  :  un  citoyen  ne  doit 
jamais  se  refuser  à  faire  partie  d'une  assemblée  législative  et 
encore  moins  d'une  assemblée  constituante.  »  11  accepta  le 
mandat  en  prenant  avec  ses  électeurs  le  solennel  engagement 
"  de  porter  à  l'assemblée  un  cœur  vraiment  français  et  de 
n'écouter  d'autre  intérêt  que  celui  de  la  patrie  (2)  »  . 

La  Chambre  des  représentants  était  l'œuvre  de  Fouché. 
«  Pendant  qu'il  (Napoléon)  bat  le  rappel,  disait-il,  je  lui  pré- 
pare une  Chambre  où  il  y  aura  de  tout...  Je  ne  lui  épargnerai 
même  pas  Barére  et  Cambon,  ni,  vous  le  jugez  bien,  La 
Fayette;  cela  forme  le  caractère.  «  —  «  La  Chambre  de  1815 
était  un  pêle-mêle  de  jacobins,  de  libéraux,  de  conventionnels 
de  la  veille,  d'orléanistes  du  lendemain,  de  républicains,  de 
constitutionnels,  le  plus  propre  à  constituer  un  corps  législatif 
fort  peu  favorable  à  l'empereur  personnellement,  au  césa- 
risme  et  à  toute  restauration  du  pouvoir  personnel  (3).  « 

Liancourt  retrouva  parmi  ses  collègues  La  Fayette,  Lan- 
juinais,  Roy,  Benjamin  Delessert,  Flaugergues  et  surtout 
Carnot  que  Napoléon  avait  fait  ministre  de  l'intérieur.  Fouché 
avait  beau  le  railler  pour  son  «  empressement  "  à  organiser  la 
garde  nationale,  à  activer  l'instruction  primaire.  «  Il  ne  veut 
plus  même,  disait  Fouché,  qu'on  décachette  les  lettres  à  la 
poste,  l'excellent  homme  !...   (4).  »    Le  i^  grand   citoyen  opi- 

(1)  Arcli.  nat.,  F^^^'",  Oise  3. 

(2)  Mémorial  tidniiniUralif,  16  mai  1815,  n"  638.  Le  15  mars  1815,  \e  Moni- 
teur mentionne  parmi  les  adresses  de  fidélité  eide  dévouement  »  déposées  au  pied 
<lu  trône  de  Louis  XVIII  «  celle  des  maire,  adjoints  et  habitants  de  la  commune  de 
I^iancourt.  Dix-ncuFjours  après,  le  mc\\\c  Moniteur  cnmuhre  «  les  fcliiitations  et 
expressions  de  dcvoucinent  et  lidélité  "  envoyées  à  l'empereur.  Dans  la  liste  figu- 
raient celles  des  haliitant.s  de  Liancourt.  {^Moniteur,  p.  293  et  381.)  Ab  uno  disce 
ovines. 

(3)  MADhi.iN,  Foiiclié,  II,  p.  36. 

(4)  ViLLEMAlN,  Souvenirs,  p.  224. 


UN    INDÉPENDANT    SOUS    L'EMPIllE  299 

nlàlrc  »  ,  selon  le  mol  de  Villemaln,  .ivall  réuni  "  un  conseil 
bénévole  pour  le  progrès  de  l'industrie  et  pour  l'amélioration 
des  établissements  de  bienfaisance  "  .  Il  avait  groupé  d'an- 
ciens Constituants,  des  savants,  des  pbilanthropes,  et  aussi, 
«  au  lieu  des  traineurs  de  sabre  et  des  chambellans  galonnés, 
des  gagneurs  d'argent  ambilionnanl  la  gloire  du  progrès  paci- 
fique (1)  »  .  On  se  réunissait  tous  les  jeudis  de  huit  heures  à 
dix  heures  du  soir.  Outre  Liancourt,  il  y  avait  Monge,  Ber- 
thollet,  Chaptal,  bosc,Tessier,  Raynouard,  Visconti,  Huzard, 
Delessert,  Ternaux,  Gros-Davillier  (2).  Le  programme  rédigé 
par  Chaptal  comprenait  tout  un  plan  d'éducation,  de  législa- 
tion et  de  réformes  sociales.  On  devait  discuter  les  questions 
ouvrières  :  juridiction  des  prud'hommes,  rapports  entre  chefs 
d'industrie  et  ouvriers,  corporations,  apprentissage,  pré- 
voyance et  assurance  mutuelle,  fonds  communs  de  secours 
dans  les  villes  de  fabriques,  assainissement  des  habitations. 
On  y  parlait  de  la  réforme  pénitentiaire  et  delà  prison  d  essai 
qui  allait  être  organisée  dans  une  maison  voisine  du  pont 
d'Austerlitz,  occupée  par  l'entrepôt  des  laines.  On  s'entre- 
tenait de  la  fondation  d'une  école  normale  des  arts  méca- 
niques, de  la  possibilité  d'appliquer  «  la  vapeur  à  la  naviga- 
tion et  à  la  traction  des  voitures  !)  .  Un  décret  futpréparé  pour 
appeler  Fulton  en  France. 

C'était  une  conférence  d'idéalistes  —  Napoléon  eût  dit 
d'idéologues  —  qui  poursuivaient  obstinément  leur  rêve  de 
liberté  et  d'émancipation  sociale. 

Liancourt   prenait   part  à  l'élaboration  de    ces   réformes, 


(1)  Mémoires,  par  son  fit';,  II,  ji.  483.  —  Société'  pour  rinstruction  élémen- 
taire, avril  1902  :  Exposé  liistorii/ne  de  M.  Ekmarionier.  —  Papiers  de  famille 
coininuniqucs  par  M.  le  capitaine  Carnot. 

(2)  Ce»  noms  se  retrouvent  fi'éipeinment  à  côté  de  celui  de  Liancourt.  Bosc, 
tuteur  de  Mlle  Roland,  fut  en  1825  professeur  au  .lardin  des  Plantes;  Tessieu 
devint  professeur  au.'c  Ecoles  centrales  et  insjjecfeur  ties  berjjcrics;  lÎAYNOUAnD, 
auteur  de.'^  Templiers,  devint  député  du  Var  ;  Visconti  adinini.stra  le  musée  des 
Anticpjes;  Hizard,  inspecteur  des  écoles  vétérinaires,  introduisit  en  Erance  les 
mérinos  d'Espaj^ne  et  laissa  ses  papiers  à  l'Institut;  Tkrnaux  fut  fabricant  de 
cachemires  et  député  de  Paris  ;  Davillier  iit  partie  de  la  Chambre  des  pairs.  Sauf 
Ternaux  et  Davillier,  ils  furent  tous  membres  de  l'Institut. 


300  LA    ROCHEFOUCAULD-LI  ANGOURT 

notamment  à  la  diffusion  de  l'enseignement  mutuel.  Par 
décret  du  27  avril,  Carnot  chargeait  un  nouveau  conseil  d'étu- 
dier les  réformes  de  l'enseignement  primaire.  Liancourt  était 
un  des  zélateurs  des  méthodes  nouvelles  :  il  y  travailla  avec 
ardeur  (1) . 

Avec  Carnot,  de  Gérando,  Say,  de  Laborde,  de  Lasteyrie, 
Jomard,  Guvier  et  Hachette  (2),  il  fonda  la  Société  pour  l'ins- 
truction élémentaire. 

Ce  ministère  des  Cent-Jours  fut  fécond  en  projets.  Carnot 
voulut  établir  dans  tous  les  chefs-lieux  des  écoles  centrales 
pour  l'éducation  gratuite  et  primaire.  Le  27  avril,  s'ouvrit 
l'école  d'essai  destinée  à  devenir  une  école  normale  d'insti- 
tuteurs. Un  prix  de  50,000  francs  devait  être  décerné  dans  le 
courant  de  l'année  à  celui  qui  aurait  le  plus  contribué  aux 
progrès  de  l'industrie  nationale,  "  soit  par  Tinvention,  soit  par 

(1)    Voir  chap.  x. 

(2j  GÉRANDO  (Joseph-Marie,  baron  de),  1772-1842,  secrétaire  du  bureau  con- 
sultatif (les  arts  et  du  commerce,  puis  secrétaire  {jénéral  du  ministère  de  l'inté- 
rieur (an  XII);  maître  des  rer|uètes  au  Conseil  d'Etat  (1808  ,  conseiller  d'État 
(1810),  intendant  de  la  Catalogne  et  baron  de  l'Empire  ^1812).  En  1814, 
Louis  XVIII  le  maintint  an  Conseil  d'Etat;  aux  Cent-Jours,  il  fut  chargé  de  la 
défense  du  département  de  la  Moselle,  rentra  au  Conseil  d'État,  obtint  en  1819 
une  chaire  de  droit  administratif  à  la  Faculté  de  Paris,  se  rallia  à  la  monarchie  de 
Juillet,  fut  nommé  membre  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques 
créée  en  1832,  et  pair  de  France  en  1837. 

Say  (Jean-Baptiste)  (1767-1832  ,  rédacteur  sous  la  direction  de  Mirabeau  au 
Courrier  de  Provence  (1789,  secrétaire  de  Clavière  (1792\  fondateur  avec 
Champfort  et  Ginguené  de  la  Décade  philosophique,  littéraire  et  politique 
(1794),  membre  du  Tribunatde  1800  à  1804;  directeur  d'une  filature  de  coton: 
receveur  en  1812  des  droits  réunis  de  l'Allier;  professeur  d'économie  politique 
au  Conservatoire  des  arts  et  métiers  (1821  ,  et,  en  1830,  au  Collège  de 
France. 

Labordk  (Alexandre-Louis-Joseph,  comte  de),  1773-1842,  émigra  en  Autriche, 
rentra  en  France  dès  1797,  accompagna  en  Espagne  Lucien  Bonaparte,  fut  attaché 
au  Conseil  d'État,  fut  élu  député  en  1822,  contribua  à  la  révolution  de  1830,  fut 
un  instant  préfet  de  la  Seine,  puis  aide  de  camp  de  Louis-Philippe  et  questeur 
de  la  Chambre  des  députés;  meml)re,  depuis  1813,  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions, il  fut  élu  en  1832  membre  de  l'Académie  des  sciences  morales. 

JoMAiiD  (Edme-Francois.  1777-1862,  ht  partie  de  la  première  promotion  à 
l'Ecole  polytechnique  en  1794,  j)rit  part  à  l'expédition  d'Egypte  et  au\  travaux  geo- 
désiques,  fut  nommé  en  1828  conservateur  de  la  Hibliothè(jue  rovale. 

IIaciiktte  (Pierre),  géomètre,  1769-1834,  professeur  à  l'École  jioly technique 
dès  sa  fondation  (1794),  membre  de  l'expédition  d'Egypte,  professeur  à  la  Faculté 
des  sciences  de  Paris  en  1816  et  membre  de  l'Institut  en  1830. 


UN    INDEPENriA^sT    SOUS    L'EMPIRE  301 

le  perfectionnement,  soit  par  l'importation  de  quelque 
machine  ou  de  quelque  procédé  utile  dans  les  arts  méca- 
niques, les  métiers  ou  les  manufactures  "  . 

Pour  Carnot  comme  pour  Liancourl.  la  [)resse  populaire 
était  un  puissant  moyen  d'éducation  :  le  1"  juin  parut  la 
Feuille  villageoise  rédig^ée  par  un  nommé  Colas,  réédition  de  la 
Gazette  du  peuple  que  Cadet  de  Vaux,  s  inspirant  des  idées 
de  Franklin,  avait  fait  paraître  en  1807  (1). 

Pressés  par  le  temps,  Carnot  et  ses  amis  sèment  les  idées 
généreuses,  les  nobles  initiatives.  Ils  s'en  remettent  aux 
hommes  de  l'avenir  du  soin  de  recueillir  la  moisson.  En  face 
de  l'ennemi,  en  pleine  invasion,  ils  poursuivent  l'éducation  de 
la  démocratie.  On  se  croirait  revenu  à  laiirore  de  I78î). 
C'est  l'esprit  de  la  Constituante  qui  anime  ces  réformateurs 
avec,  de  plus,  la  crainte  des  menaces  dirigées  contre  la  Révo- 
lution et  le  ferme  propos  de  la  rendre  intangible.  Tandis 
que  l'empereur,  despote  repentant,  incarne  la  Révolution 
armée  pour  la  défense  du  sol,  ils  représentent  la  Révolution 
pensante,  revenue  à  sa  première  étape,  la  monarchie  démo- 
cratique. Encore  quelques  jours,  et  leurs  rêves  vont  se  dis- 
siper au  canon  de  Ligny  et  de  Waterloo,  et  ils  se  disperseront 
de  nouveau,  les  uns,  comme  Carnot,  pour  retourner  en  exil; 
les  autres,  comme  Liancourt,  pour  recommencer  avec  le  roi 
de  Gand  l'épreuve  vainement  tentée  avec  1  empereur  de  l'île 
d  Elbe,  l'impossible  réconciliation  entre  la  monarchie  et  la 
Révolution. 

Liancourt  parla  rarement  à  la  Chambre  des  représentants. 
Qu'avait-il  à  se  mêler  à  ces  débats  sans  grandeur  et  sans 
dignité?  Le  22  juin,  après  l'abdication,  alors  quon  discutait 
sur  la  formation  du  gouvernement  provisoire  proposé  par 
Dupin  et  sur  la  nomination  d'une  commission  proposée  par 
Fouché,  il  fit  allusion  »  à  celui  que  la  France  devait  choisir 
pour  chef...  »  —  «  Il  est  choisi  »  ,  lui  répondirent  une  foule 
de   voix.    Et   le    président  Lanjuinais   l'interrompit    par  ces 

(!">   Papiers    de    la   famille    (Carnot.    Rapports    manuscrits    de   Cadet  de    Vaux 
et  de  Colas.  ^Voir  Appendice  n"  ix.) 


302  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÎSCOURT 

mots  :  "  L'Assemblée  n'est  point  assez  nombreuse  pour  de 
telles  discussions  (1).  »  Ces  propos  interrompus  et  obscurs 
trahissent  le  désordre  des  esprits,  la  lutte  entre  ceux  qui  vou- 
laient l'appeler  Louis  XVIII  et  ceux  qui  se  réservaient.  Lian- 
court  n'était  pas  des  premiers.  Son  allusion  au  droit  que  la 
France  avait  de  choisir  son  chef  ne  le  montre-t-elle  pas  enclin 
à  faire  intervenir  dans  ce  choix  les  représentants  de  la  nation"? 

Liancourt  se  retrouva  à  son  rany  et  à  son  poste  quand,  le 
30  juin,  il  fut  chargé  d'aller  visiter  les  blessés.  Le  1"  juillet, 
il  rendit  compte  de  sa  mission  :  30,650  francs  avaient  été 
remis  à  la  caisse  des  hospices;  2,838  blessés  militaires  étaient 
soignés  dans  neuf  maisons  ;  les  abattoirs  du  Roule  et  de  Ménil- 
montant  pouvaient  en  recevoir  i,000.  Les  blessures  n'étaient 
pas  graves,  «  les  militaires  n'éprouvent  d  elles  que  le  regret 
d'être  empêchés  de  se  trouver  dans  les  rangs  et  n'aspirent  à 
leur  prompte  guérison  que  pour  aller  défendre  l'indépendance 
nationale...»  Quant  à  Paris,  il  était  admirable;  a  des  familles 
pauvres  détachent  de  leurs  malheureuses  couchettes  le  seul 
matelas  sur  lequel  elles  reposent,  le  portent  à  la  mairie  et  se 
réjouissent  de  leur  sacrifice  qui  les  réduit  à  coucher  sur  la 
paille  (2)   »  . 

Ce  rapport  fut  envoyé  aux  armées  et  affiché  dans  Paris. 
Liancourt  ne  joua  pas  de  rôle  plus  actif;  il  eut  la  consolation 
de  ne  pas  être  appelé  à  traiter  avec  l'ennemi  (3) .  Uniquement 
soucieux  des  soins  à  donner  aux  braves  tombés  pour  la 
défense  du  territoire,  il  songeait  à  la  France,  et  à  ses  plaies 
saignantes  dont  la  vue  douloureuse  aurait  du  réconcilier  les 
fils  acharnés  à  se  combattre. 

(1)  Arch.  pari.,  XIV,  p.  517. 

(2)  Id.,  XIV,  p.  588. 

(3)  Hainel  (Histoire  île  la  Restauration,  I,  p.  265}  prétend  à  tort  qu'en 
juillet  1815  Liancourt  fit  partie,  avec  La  Fayette,  Sorbier,  Dupont  de  l'Eure  et 
Laffitte,  de  la  députation  envoyée  aux  monarques  alliés  ;  son  nom  ne  Ii;;ure  pas 
au  procès-verbal.  'Arch.  pari.,  XIV.   p.  614,  6  juillet.) 


CHAPITRE  VII 

UN     l'AlU     LIBliRAL    VIK    PIUVËE    ET     VIL    LOCALE 

(1815-1823) 


I.  —  Liancouit  exclu  du  cortège  royal.  —  Sa  politi(|uc  iléHnie  par  son  fils.  — 
De  1815  à  1820,  il  est  avec  le  parti  libéral  et  veut  la  uionarchie  selon  la  Charte  ;^ 
après  la  chute  de  Decazes,  son  opposition  devient  agressive.  —  Contre-coup  de 
ses  tendances  philosophiques  sur  ses  opinions. 

II.  —  Il  se  réserve  pendant  la  Terreur  blanche.  —  lléforme  judiciaire  :  il  est 
contre  les  commissions  temporaires.  —  Liberté  de  la  presse  :  il  est  pour  le 
jury  et  contre  la  censure.  —  Liberté  électorale  :  il  combat  la  proposition  Bar- 
thélémy et  le  double  vote.  —  Budget  de  1817  :  il  est  contre  le  clergé  propiié- 
taire.  —  Liberté  de  conscience  :  artiile  8  de  la  loi  de  1819.  —  Voles  écono- 
miques :  le  budget,  la  liberté  du  travail  et  les  droits  de  douane  modérés. —  Loi 
Gouvion-Saint-Cyr.  —  Il  est  opposé  à  la  guerre  d'Espagne.  —  La  Haute  Cour 
et  son  projet  de  jury  d'accusation. 

III.  —  Vie  à  Paris  :  conseils  et  comités,  honneurs  académiques.  —  Vie  locale  : 
conseil  général  de  l'Oise.  —  Améliorations  agricoles,  conseil  d'agriculture.  — 
Progrès  industriels.  —  Statistique  industrielle  du  canton  de  Creil.  —  Essor 
économique. 

IV.  —  La  Rochefoucauld  et  le  patronat.  —  Écoles  mutuelles  et  hospice  de  Lian- 
couit. 


Liaiicouit  (I)  avait  figuré  sur  la  liste  des  cent  cinquante- 
quatre  pairs  désignés  par  le  roi  le  ijuin  iSl4.  Il  reprit  son 
siège  le  9  octobre  1815.  L'ordonnance  du  24  juillet,  contresi- 
gnée par  Talleyrand,  ne  rayait  que  les  vingt-neuf  pairs  qui 
avaient  siégé  dans  la  «  soi-disant  Chambre  des  pairs  nommée 

(1)  A  partir  de  1815,  le  dut;  reprend  officiellement  le  titre  de  duc  de  La  Roche- 
foucauld; comme  beaucoup  de  ses  contemporains,  nous  continuerons  à  l'appeler 
le  plus  souvent  Liancourt. 


304  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

et  assemblée  par  riiomme  qui  avait  usurpé  le  pouvoir  »  ; 
mais  elle  ne  touchait  pas  ceux  qui,  comme  Liancourt,  avaient 
accepté  le  mandat  de  représentant.  «  On  ne  le  raya  point,  dit 
Gaétan,  on  crut  n'en  avoir  point  le  droit,  parce  qu'il  était, 
comme  duc  de  La  Rochefoucauld,  ancien  pair.  »  Il  était  pour- 
tant mal  en  cour  ;  le  parti  des  émigrés  ne  pardonnait  rien  à  ce 
libéral  incorrigible. 

A  l'ouverture  des  Chambres,  le  roi  invita  dans  son  cortège 
les  chevaliers  des  ordres.  Liancourt  fut  exclu  ;  cette  humiliation 
luifutmoins  sensible  qu'à  ses  fils.  Vainement  Gaétan  demanda 
au  duc  Decazes,  "  le  ministre  alors  le  plus  en  faveur  »  ,  de 
faire  revenir  la  cour  sur  cette  décision,  a  Je  ne  crains  pas  les 
disgrâces,  écrivait  le  duc,  je  ne  changerai  pas  ma  conduite 
qui  est  celle  d  un  bon  Français.  On  peut  jouir  de  l'estime 
publique  en  étant  mal  à  la  cour  :  c'est  une  ancienne  maladie 
de  famille  qui  ne  m  empêchera  pas  de  servir  les  intérêts  du 
roi  de  mon  mieux  (1).  »  Liancourt  assista  à  la  cérémonie, 
mais  à  son  rang  parmi  les  pairs;  "  son  cordon  bleu,  dit  son 
fils,  seul  au  milieu  d  eux,  n'avait  jamais  paru  plus  honorable 
ou  plus  honoré.  » 

Au  Luxembourg,  Liancourt  resta  l'homme  de  89  et  de  la 
Constitution  de  1791.  Un  document  peu  connu  sur  son  état 
d'esprit,  c'est  le  discours  que,  sans  doute  sous  son  inspira- 
tion, son  fils,  le  duc  d  Estissac,  pourtant  moins  libéral  que 
lui,  prononça  devant  le  collège  électoral  de  l'arrondisse- 
ment de  Clermont,  le  14  août  1815  :  «  La  France  et  le  roi, 
voilà  désormais  notre  cri  de  ralliement...  Dès  le  commence- 
ment de  cette  longue  Révolution,  que  voulait  le  roi?  que 
voulaient  les  Français?...  Une  Constitution  monarchique  qui, 
assurant  les  droits  d'une  sage  liberté,  mit  chacun  à  l'abri  de 
tout  arbitraire  et  donnât  à  chacun  la  loi  pour  égide...  Le 
passé  ne  sera  pas  pour  nous  une  leçon  perdue  ;  ce  que 
voulait  la  France  en  1789,  elle  le  veut  encore  en  1815  : 
liberté,    ordre,    affranchissement    de   toute   entrave   dans   la 

(1)    Vie  du  duc,  p.  61. 


LN    PAIll    LIHEUAL  :505 

propriété,  monarchie  reposant  sur  une  Constitution  libérale. . .  " 
Suit  1  apolojjie  de  la  (iharle  "  qui  assure  irrévocablement  à 
chacun  la  tranquille  jouissance  Je  ses  propriétés  "  ;  le  candidat 
rassure  les  électeurs  contre  le  retour  des  institutions  "  annihi- 
lée» pendant  1  absence  du  roi  "  ;  il  blâme  les  erreurs  et  fausses 
démarches  n  échappées  peut-être  à  quelques  ministres  de  8a 
Majesté  "  pendant  la  j)remiére  Restauration.  "  Qui  de  nous, 
dit-il,  a  été  tourmenté,  incpiiété  dans  ses  propriétés?  Quel 
acte  du  {jouvernement  a  pu  faire  croire  au  rétablissement  des 
dimes  et  de  la  féodalité  (1)  ?  » 

De  1815  à  18:27,  il  v  a  deux  périodes  dans  la  ^ie  publique 
de  Liancourl.  Tant  ({ue  la  monarchie  légitime  reste  fidèle  à 
l'esprit  de  la  Charte,  il  est  modéré,  il  s'associe  aux  lois  libé- 
rales. Après  la  chute  du  ministère  Decazes  (21  février  1820j, 
il  devient  plus  ardent  ;  il  combat  la  réaction  qui  mène  la 
Restauration  à  sa  ruine  ;  il  est  contre  les  ultras.  Il  tient  son 
rang  dans  la  phalange  dont  les  chefs  s'appellent  de  Broglie, 
Royer-Collard,  LaFavette,  Benjamin  Constant,  Camille  Jordan. 
Il  combat  la  Congrégation.  Il  défend  contre  les  attaques 
directes  ou  détournées  les  conquêtes  de  89 ,  les  libertés 
civiles,  les  droits  de  la  conscience,  la  constitution  de  la  pro- 
priété révolutionnaire.  «  C'est  de  1820  à  1823,  écrivait  Charles 
de  Rémusat  en  1838  (2;,  qu'éclatèrent  les  grandes  luttes; 
c'est  alors  qu'elles  devinrent  des  luttes  de  systèmes.  L'op- 
position pour  avoir  trop  exigé,  le  pouvoir  pour  avoir  trop 
refusé,  furent  amenés  à  une  dissidence  profonde  qui,  sous  les 
formes  constitutionnelles,  cachait  la  guerre  civile.  »  Ce  qui 
donne  à  l'opposition  de  Liancourt  sa  marque  originale,  c'est 
qu'elle  a  des  tendances  démocratiques.   Il  croit  à  l'émanci- 

,1;  Arch.  nat.,  F  '  ^ '",  Oise  3.  —  François,  tluc  d'Esti.ssac,  fut  désigné  au 
premier  tour  par  le  collèjje  d'arrondissement  par  96  voix  sur  103  suffrages 
exprimés  et  159  inscrits.  Gaétan  fut  désijjné  au  deuxième  tour  par  6S  voix  sur 
100  votants  :  ni  l'un  ni  l'autre  ne  furent  choisis  par  le  colièjje  du  département. 
(Arcli.  pur/.,  liste  des  députés,  XV^,  p.  VS.  '  François  ne  fut  élu  que  le  4  octoi)re 
1816  et  siégea  le  4  noveniljre  1816.  ^Arch.  ptcil.,  XVII,  p.  473.)  Le  ministère 
de  la  {{uerre  lui  alloua,  le  27  novcndjie  1816,  2,400  francs  d'indemnité  pour  avoir 
présidé  le  collège  électoral  de  l'Oise.  (Arcli.  adm.  de  la  Guerre,  dossier  n"  2026.) 

(2     Notice  sur  Casimir  Perier,  p.  22. 

20 


306  LA    ROCHEFOLCALLD-LIA.NCOURT 

pation  intellectuelle  du  peuple  par  l'école,  à  son  émancipa- 
tion économique  par  la  prévoyance  ;  s  il  a  abandonné  ses 
plans  d'assistance  sociale  pour  s'en  tenir  à  la  philanthropie 
expérimentale,  il  reste  soucieux  d  assurer  aux  déshérités  le 
pain  et  le  bien-être  :  ses  œuvres  sociales  sont  des  jalons  qui 
marquent  la  route  de  ses  successeurs. 

Liancourt  n'était  pas  un  métaphysicien  ;  son  activité,  tout 
humaine,  ne  lui  laissait  guère  le  temps  de  songer  à  1  au-delà. 
Il  respectait  l'idée  religieuse,  mais  comme  une  force  sociale, 
comme  un  postulat  nécessaire  pour  permettre  à  l'État  de 
s'acquitter[de  sa  fonction.  Il  était  chrétien  à  la  façon  des  phi- 
losophes du  salon  d'Enville.  Son  christianisme  convenait  à 
son  siècle  :  il  ne  prétendait  ni  à  la  domination  des  âmes,  ni  à 
la  puissance  temporelle;  c'était  une  religion  sans  dogme, 
bien  voisine  du  déisme  de  Voltaire.  Il  était  l'ami  de  Béranger 
et,  en  1818,  à  Liancourt,  il  faisait  chanter  pour  la  première 
fois  la  Sainte-Alliance  des  peuples,  sur  1  air  du  Dieu  des  Bonnes 
Gens  il] . 


Oui,  lil)n>  oiiFin,  (juo  le  monde  respire; 
Sur  le  passé  jetez  un  voile  épais. 
SenK'z  vos  cliamps  aux  accords  de  la  Ivre; 
L'encens  des  arts  doit  brider  pour  la  paix. 
L'espoir  riant,  au  sein  de  l'abondance, 
Accueillera  les  doux  fruits  de  llivnien. 
l'euples,  formez  une  sainte  alliance, 
Et  donnez-vous  la  main. 


II 


Le  15  juillet    1815,  Liancourt  offrait  ses  services  au  duc 
Decazes,    ministre    de    la    police    :     «    Je   ne   sollicite  rien, 

(1)  La  Sainte- Alliance  des  peuples,  chanson  chanlée  à  Liancourt  pour  la  fête 
donnée  par  AL  le  duc  de  La  Rochefoucauld  en  réjouissance  de  l'évacuation  du 
territoire  français,  au  mois  d'octohre  1818,  air  du  Dieu  des  Bonnes  Gens.  (^Chan- 
sons de  Béranqer,  II,   p.  202.) 


IJM    PAIR    LI15KKAL  307 

rien  surtout  de  lucratif  et  d  lioiioridque  ;  mais  cliarjjé,  il 
paraît,  (Tune  partie  du  département  de  l'intérieur,  si  vous 
pensez  que  je  puis  être  utile  dans  l'inspection  générale  ou  la 
direction  générale  des  hôpitaux  et  des  prisons,  je  suis  disposé 
à  me  consacrer  à  cette  œuvre  qui,  comme  vous  le  savez,  a  été 
l'occupation  de  toute  ma  vie.  Cette  fonction,  qui  n'a  pour 
objet  que  le  désir  et  l'espoii-  de  faire  du  bien,  n'a  rien  (jui  ne 
soit  compatible  avec  la  dignité  de  pair,  et  je  l'exercerai  avec 
plaisir  sous  vos  ordres. 

"  Je  reste  à  la  campagne  quelques  jours  encore,  attendant 
les  événements,  car  on  me  dit  que  la  cour  ou  au  moins  une 
partie  de  la  cour  persiste  à  voir  d'un  mauvais  œil  ceux  qui 
ont  été  membres  de  la  dernière  Chambre  des  représen- 
tants (I)   "  . 

Il  y  eut  en  1815  une  éclipse  de  la  conscience  française. 
Liancourt  ne  sut  point  v  échapper;  il  ne  trouva  pas  en  lui- 
même  la  force  de  protester,  au  moins  publiquement,  contre 
la  Terreur  blanche,  ses  massacres,  ses  cours  prévùtales  et  ses 
assassinats  juridiques.  Pendant  le  procès  du  maréchal  Ney,  il 
laissa  au  duc  de  Broglie  l'honneur  de  voter  seul  contre  l'incul- 
pation de  haute  trahison.  Son  nom  figure  parmi  les  139  votants, 
partisans  de  la  peine  de  mort  suivant  les  lois  militaires  (2). 
Il  aurait  mieux  fait  en  cette  circonstance  d'oublier  ses  théo- 
ries sur  la  peine  capitale,  que  cet  abolitionniste,  illogique  à 
l'exemple  des  Girondins,  ne  conservait  que  pour  les  crimes 
politiques.  L'ancien  Liancourt  se  retrouva  le  30  décembre, 
quand  il  combattit  la  suppression  de  l'inamovibilité  de  la 
magistrature.  Il  fut  accueilli  avec  respect.  «  Chacun  a  ses 
lumières,  disait-il  dans  un  de  ses  discours;  quand  il  les 
soumet  à  cette  Chambre  avec  franchise,  il  est  assuré  d'être 
écouté  avec  cette  tolérance  et  cette  justice  qui  sont  les  carac- 
tères essentiels  de  l'amour  de  la  vérité  (3) .  » 


(l)   Ribl.  nat.,  inss.  6505.  fol.  94. 

y2)  Welscuinger,  Procès  du  maréchal  Ney,  p.  407.   Fastoret,  MoIé,  Sq^uier, 
Cliateaubrianil  et  cinq  maréchaux  votèrent  comme  lui. 
(^3)    Vie  du  duc,  p.  64. 


308  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA^'COURT 

L'article  58  de  la  Charte  conférait  Tinamovibilité  auxjuges 
nommés  par  le  roi.  Le  28  novembre  1815,  la  Chambre  avait 
demandé  que  les  juges  nommés  dans  Tannée  ne  fussent  ina- 
movibles qu'un  an  après.  «  Cette  mesure,  dit  Liancourt,  est 
contraire  à  la  Charte.  La  nomination  des  magistrats  appar- 
tient au  roi;  mais,  une  fois  nommés,  ils  doivent  être  irrévo- 
cables. Le  gouvernement  despotique  est  le  seul  où  le  pouvoir 
déjuger  ne  soit  que  temporaire.  Autrement  le  juge  ne  serait 
plus  qu'un  serviteur  à  gages,  un  instrument  passif  des  volontés 
de  celui  qui  l'institue. 

u  L'établissement  des  commissions  temporaires  pour  rendre 
des  jugements  a  toujours  été  regardé  comme  un  des  plus 
grands  excès  auxquels  la  tyrannie  ait  pu  se  porter...  On  ne 
destitue  pas,  dit-on,  on  éprouve  et  puis  ensuite  on  épure... 
Combien  de  malheurs  a  déjà  causés  à  la  France  le  mot  d'épu- 
ration!... Il  a  été  déjà,  n'en  doutons  pas,  le  signal  de  beau- 
coup de  maux;  il  nous  a  mis,  contre  notre  propre  intérêt,  en 
guerre  les  uns  contre  les  autres...  <i  En  dénonçant,  je  montre 
a  du  zèle,  le  zèle  donne  droit  à  des  emplois  :  il  ne  reste 
a  qu'à  faire  vaquer  une  place  et  je  l'aurai  moi-même.  "  Voilà 
la  logique  des  temps  où  les  passions  sont  déchaînées  (1).  " 

Gomme  M.  Thiers  quarante  ans  plus  tard,  il  est  pour  les 
libertés  nécessaires.  Le  mot  se  trouve  dans  son  discours  du 
28  mai  1819  (2).  La  liberté  de  la  presse  est  indispensable  au 
gouvernement  représentatif;  elle  seule  crée  un  esprit  public; 
elle  est  la  défense  et  la  garantie  de  la  liberté  politique. 

Telle  est  la  thèse  de  Liancourt  dans  les  discussions  de  jan- 
vier et  décembre  1817,  de  1819,  de  1820,  de  1822;  il  la 
réserve  même  quand  il  se  croit  obligé  de  voter  provisoirement 
le  maintien  de  l'autorisation  préalable.  Liancourt  n'accepte 
le  projet  de  1817  que  movcnnant  la  promesse  d'une  loi  orga- 
nique :  «  8i  les  ministres  oubliaient  leur  engagement  volon- 
taire et  solennel,  la  Chambre  des  pairs  saurait  le  leur  rap- 
peler... "  La  liberté  de  la  presse  est  une  c  condition  première 

(1)  Arch.  pari.,  30  déceinl)io  1815,  XV,  p.  474. 

(2)  Iil..,  30  «Jéccmbie  1815,  XXIV,  p.  027. 


UN    PAIR    LIRKRAT,  309 

et  absolue  du  ^gouvernement  représentatif»  ,  c'est  un  «  moteur 
que  rien  ne  saurait  remplacer  "  .  Les  journaux  u  sont  un  des 
moyens  les  plus  actiis  de  la  civilisation  .;;énérale,  un  lien  nou- 
veau entre  les  peuples,  une  source  d'instruction  de  tout 
{jonre,  et  surtout,  mais  seuleuient  ([uand  les  journaux  sont 
libres,  1  un  des  orjjanes  des  vœux  dners,  des  sentiments 
opposés  dont  la  manifestation  est  indispensable  pour  que 
l'opinion  publique  puisse  se  former  et  se  faire  reconnaître... 
La  masse  des  idées  d'une  ualiou  est  dans  les  riches  ouvrages 
que  produisent  ses  écrivains,  mais  les  journaux  sont  en  quoi- 
que sorte  la  monnaie  courante  de  ces  richesses  (l)  »  . 

Au  lieu  d'apporter  la  loi  promise,  le  ministre  demauda  à 
proroger  jusqu'à  la  fin  de  la  session  prochaine  la  nécessité  de 
l'autorisation.  Liancourt  ne  conteste  pas  l'utilité  d'une  loi 
répressive:  mais  il  veut  la  presse  libre  pour  avoir  un  esprit 
public  formé  a  du  concours  de  toutes  les  opinions,  du  froisse- 
ment des  idées,  de  ce  combat  perpétuel  d  où  jaillira  1  é\i- 
dence...  La  liberté  des  journaux  est  de  la  plus  prande  impor- 
tance pour  un  gouvernement  bienveillant  et  juste;  elle  avertit 
les  ministres  des  abus  que  tant  de  petites  intrigues  dérobent  à 
leur  connaissance,  elle  est  utile  au  trône  et  au  chef  même  de 
l'État  ))  .  C'est  par  elle  que  l'instruction  peut  devenir  géné- 
rale, "  avantage  d'autant  plus  inappréciable  que  les  lumières 
appellent  toujours  la  soumission  aux  lois,  et  qu'elles  sont 
autant  les  ennemis  irréconciliables  de  l'anarchie  que  l'igno- 
rance en  est  le  constant  auxiliaire.  Jamais  nation  ne  s'est 
montrée  plus  aisément  gouvernable  par  les  lois  :  sa  raison  a 
profité  des  malheurs  effrovables  qui  l'ont  déchirée  depuis 
trente  ans...  Fatiguée  des  touruientcs  révolutionnaires,  elle 
n'aspire  f[u'aprés  le  repos,  mais  elle  veut  l'exécution  de  la 
Charte...  Elle  veut  la  Charte  avec  toutes  ses  conséquences, 
selon  la  lettre  dans  laquelle  elle  a  été  écrite,  selon  l'intention 
qui  la  dictée...  sans  restrictions  (2)  "  . 

Même  note  dans  la  discussion  de   1819  :  «  Aucun  de  nos 

(1)    Arrli.  pari.,  24  février  1817,  XIX,  p.    117. 
^2j  yr/.,24tl6ceii.bre  1817,  XV,  p.  164. 


310  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

droits  politiques  n'a  plus  besoin  d'être  bien  compris.  N'est-il 
consacré  qu'à  servir  les  intérêts  publics,  il  est  sans  restrictions 
et  sans  limites  :  celui  qui  l'exerce  y  trouve  alors  plus  que  la 
/f^loirc,  il  ()])ticnt  restimc  de  ses  concitoyens  et  la  reconnais- 
sance de  son  pays.  "  Liancourt  admet  la  jjarantie  du  caution- 
nement, mais  il  n'approuve  pas  l'article  7  qui  défend  de 
rendre  compte  des  séances  secrètes  sans  l'autorisation  des 
Chambres. 

La  chute  du  ministère  Decazes  (21  février  1820)  marque  le 
début  de  la  lutte  entre  la  légitimité  et  la  nation  :  royalistes  et 
libéraux  ne  sont  plus  des  adversaires,  mais  des  ennemis;  le 
duel  durera,  sauf  la  trêve  du  ministère  Martignac,  jusqu'aux 
journées  de  juillet  1830.  «  La  monarchie,  dit  Charles  de 
Rémusat,  se  repliant  de  plus  en  plus  vers  la  contre-révolution, 
la  liberté  retournait  à  la  Révolution.  La  Charte  qui,  pour  les 
uns,  n'était  plus  qu'un  masque,  risquait  de  n'être  plus  qu'une 
arme  pour  les  autres.  "  Le  duc  de  Richelieu  se  compromit  en 
acceptant  la  présidence  du  conseil.  Liancourt  n'avait  pas  de 
préventions  contre  lui  :  il  avait  voté,  en  1819,  le  majorât  en 
sa  faveur  «  comme  un  acte  de  justice  et  de  reconnaissance 
toute  française  (1)  ».  11  n'hésita  pas  pourtant  à  combattre, 
dans  le  nouveau  projet  sur  la  presse,  l'autorisation  royale  et 
la  censure.  "L'attentat  de  l'infàmc  Louvel  n'est  qu'un  prétexte. 
L'arbitraire  n  est  pas  plus  un  moyen  de  puissance  que  la 
finesse  un  moyen  de  gouvernement  :  la  censure  met  en  péril 
le  régime  représentatif;  elle  supprime  un  des  droits  reconnus 
par  la  Charte  ;  le  gouvernement  deviendra  responsable  des 
fautes  commises  par  ses  agents  subalternes.  S'il  y  a  des  abus, 
c'est  par  des  mesures  législatives  régulières,  constitution- 
nelles, qu'il  faut  v  remédier  (2).  » 

Deux  ans  plus  tard,  le  cabinet  de  Villèle-Corbière  déposa 
son  projet  sur  la  police  des  journaux.  L'opposition  de  Lian- 

(1)  Arcli.  pari., '2  février  1819,  .WII,  p.  702.  Discours  inséré  au  procès-ver- 
bal. Liancourt,  vu  son  grand  .'njc,  aborda  rarement  la  tribune  et  se  servit  de 
ce  pro(;édé,  fort  usité  d'ailleurs  sous  la  Ile.stauration. 

(2)  /</.,  23  et  28  février  1820,  XXVI,  p.  23V-28i. 


IN    l'Ain    l.ir.EllAl,  311 

court  devint  plus  é'ucr(>lque.  "  Ce  sont  les  actes  des  ministres 
et  de  leurs  agents  qu'on  veut  couvrir  de  Fauguste  et  néces- 
saire inviolabdité  du  Irone.  il  nv  a  d  auloiité  du  i"0i  que  si 
elle  est  constitutionnelle  ;  le  roi,  par  la  Charte,  a  limité  ses 
pouvoirs.  Le  délit  d'excitation  à  la  haine  et  au  mépris  du  gou- 
vernement est  inconq)atible  avec  le  droit  de  libre  discussion  : 
les  lois  ne  doivent  pas  être  des  énigmes.  Ce  délit  aurait  réduit 
au  silence  La  Bruyère,  Vauvenargues,  Molière,  et  même 
l'Évangile  qui  n'a  pas  épargné  les  erreurs  des  scribes,  des 
pharisiens  et  des  publicains.  »  Le  jury  lui  apparaissait  comme 
\e  palladiitm  des  libertés  publiques  :  «  Avec  lui,  avait  dit  Rover- 
Collard,  l'arbitraire  devient  inoffensif  parce  qu'il  est  désinté- 
ressé ;  dirigé  par  la  société  elle-même,  il  ne  se  tournera  ni 
contre  elle,  ni  contre  ses  libertés...  "  —  »  Quelle  différence, 
dit  Liancourt,  entre  la  magistrature  et  le  jury  !...  Les  jurés 
sont  tirés  du  sein  de  la  nation  et  une  nation  n'est  pas  un 
parti...  Les  cours  royales  livrées  à  elles-mêmes  seront  conti- 
nuellement excitées  par  la  partie  publique...  Le  magistrat  le 
plus  honoré,  le  plus  attaché  à  ses  devoirs,  n  étant  retenu  par 
aucune  définition,  condamnera  comme  criminel  ce  qui  lui 
])araitra  dangereux,  tout  ce  qui  ne  sera  pas  conforme  à  ses 
propres  opinions  politiques...;  sa  conscience  sera  un  écueil 
pour  l'impartialité  de  son  jugement.  De  juge,  il  deviendra 
censeur  de  la  librairie  politique  (I).  » 

Il  V  a  parfois  de  la  naïveté  dans  cette  éloquence,  tel 
1  éloge  de  la  découverte  de  l'imprimerie  "  qui  a  changé  la 
face  du  monde  »  .  Dans  1  armée  libérale,  Liancourt  est  un 
vétéran.  Royer-Collard  apporte  dans  la  lutte  plus  de  gravité 
philosophique,  le  général  Foy  plus  d'élan.  Benjamin  Constant 
plus  de  finesse,  Casimir  Perier  plus  de  rudesse  incisive,  le 
duc  de  Broglie  plus  d  élévation.  Aucun  d'eux  ne  met  plus  de 
fermeté,  plus  de  persévérance  tranquille  au  service  de  ses 
convictions. 

Comme  il  est  pour  la   liberté  de  la  presse,  il  est  pour  la 

,'l)   Arch.  pari,  25  février  et  5  mars  1822,  XXXIV,  p.  727,  et  XXXV,  p.  233. 


i 


312  LA    ROCHEFOUCACLD-LIAiNCOURT 

liberté  électorale.  La  Restauration  le  trouve  devant  elle 
chaque  fois  qu'elle  essaye  de  se  créer  des  majorités  fictives. 
En  1816,  la  Chambre  des  députés  avait  cherché  à  assurer 
dans  les  élections  la  prépondérance  à  la  grande  propriété. 
Liancourt  ne  veut  pas  d'électeurs  de  droit,  «  élément  aristo- 
cratique dans  le  sein  même  d'une  institution  populaire  -  . 
»  Sous  l'apparence  d'une  élection  libre,  le  gouvernement  ne 
doit  pas  nommer  les  députés  représentants  des  intérêts  du 
peuple...  (1).  " 

L'opinion  libérale,  peu  exigeante,  s'était  passionnée  pour  le 
projet  qui  conférait  l'électorat  à  tout  Français  âgé  de  trente 
ans  et  payant  300  francs  de  contributions;  c'était  un  moyen 
de  diminuer  la  prédominance  des  riches  propriétaires  fon- 
ciers. <i  Plus  est  grand,  disait  Liancourt,  dans  un  gouverne- 
ment représentatif  le  nombre  des  citoyens  qui  prennent  part 
à  l'élection  des  députés,  plus  le  ciioix  de  ceux-ci  manifeste  le 
vœu  national...  L'influence  des  grandes  propriétés  doit  être 
uniquement  morale  :  naitre  du  mouvement  qu'elles  répandent 
autour  d'elles,  de  l'étendue  des  relations  qu'elles  procurent, 
des  services  qu'elles  donnent  le  moven  de  rendre...  Les  petits 
propriétaires  de  campagne  n'apporteront  nullement  comme 
on  le  craint,  dans  les  élections,  uu  esprit  de  désordre  et  de 
turbulence...  Cette  classe  dont  les  soins  laborieux  occupent 
toutes  les  journées,  dont  la  simplicité  et  la  frugalité  sont  les 
iiabitudes,  est  attachée  par  la  propriété  au  maintien  de 
l'ordre...  Les  grandes  assemblées  d'électeurs  seront  des 
moyens  d'union,  de  rapprochement  et  de  bienveillance 
mutuelle...  La  sage  politique  d'un  gouvernement  consiste  à 
associer  à  ses  opérations  le  plus  grand  nombre  d'intérêts... 
IjC  projet  conforme  à  l'opinion  formera  lanneau  le  plus  fort 
de  la  chaine  salutaire  qui  doit  unir  la  nation  à  la  cou- 
ronne (2) .  « 

Le  souci  de  la  ])aix  publique  lui  dicte  son  opposition  à  la 
«  funeste  v    résolution  Barthélémy    sur   la    modification  des 

(1)  Arch.  pari.,  2  avril  1816,  XVIII,  p.  27. 

(2)  I<t..,  23  janvier  1817,  XVIII,  p.  227. 


UN    l'AIR    LIBÉRAL  313 

collèges  électoraux.  «  Toucher  à  la  loi  des  élections,  c'est 
semer  la  méfiance  et  les  alarmes...  C'est  jeter  au  milieu  des 
Français  un  nouveau  brandon  de  discorde...  11  ne  s'a^^it  plus 
de  fixer  les  droits  des  .{jrandes  masses  du  peuple,  mais  d'ar- 
racher des  droits  accordés,  des  droits  déjà  exercés,  de  se 
placer  en  opposition  avec  la  majorité  de  la  nation     1).  » 

8a  joie  est  {jrande  quand  il  apprend  le  rejet  de  la  loi  : 
«  Je  vous  écris,  écrit-il  le  24  mai  à  Decazes,  dans  la  joie 
du  rejet  de  cette  odieuse  proposition  de  l'innocent  M.  Bar- 
thélémy. Je  croyais  moi-même  à  Paris  qu'on  exagérait  l'effet 
dans  les  départements.  On  y  était  au-dessous  de  la  vérité, 
à  en  juger  j)ar  le  département  le  plus  tranquille  et  le  moins 
à  imagination  de  tous  les  départements  du  rovaume  (2).  " 

Il  fut  naturellement  contre  la  loi  du  double  vote  :  »  Les 
pairs  ne  doivent  pas  exercer  d  action  directe  sur  la  composi- 
tion de  la  Chambre  :  ils  ont  une  part  distincte  et  héréditaire 
dans  l'exercice  des  droits  politiques,  ils  doivent  être  exclus  du 
partage  des  fonctions  électorales  (3) .  » 

L'œuvre  sociale  de  la  Révolution  trouve  dans  Liancourt  un 
défenseur  inébranlable.  La  constitution  de  la  propriété  terri- 
toriale nouvelle  doit  être  intangible.  Un  clergé  à  l'état  de 
corporation,  un  clergé  propriétaire  serait  un  danger.  La  reli- 
gion, affaire  de  conscience  individuelle  et  de  for  intérieur, 
dépasse  la  portée  des  lois  humaines.  Les  divers  cultes  ont 
droit  à  une  égale  protection.  ^  Les  prêtres  ne  doivent  être 
que  des  fonctionnaires  salariés.  ) 

Il  ne  faut  pas,  comme  le  demande  la  Chambre  le  24  fé- 
vrier 1810,  que  le  clergé  puisse  recevoir  des  donations  entre 
vifs  ou  par  testament,  qu  il  puisse  acquérir  ou  posséder  des 
biens  à  perpétuité. 

«  Qu  on  restaure  la  religion,  qu'on  rétablisse  son  empire 
sur  l'esprit  des  peuples,  ([ue  les  ministres  de  l'Église  aient 
plus  d  aisance,  soit;  mais  1  indépendance  du  clergé  n'est  pas 

(1^   Arch.  pari.,  26  février  1819.   \XII1,  p     98;  2  mars   1819,  \.\III,  p.  131. 

(2)  Bibl.  nat.,  mss.  6565,  fuL  135. 

(3)  Arch.  pari.,  28  juin  1820,  XXIX,  p.  70. 


314  LA    llOCHEFOUGAULr)-LIA>COURT 

attachée  à  la  possession  de  biens-fonds.  Les  traitements  ecclé- 
siastiques sont  des  salaires  comme  tous  les  autres.  L'E^jlise  n'a 
trouvé  aucun  déshonneur  à  vivre  de  salaires  pendant  lonjj- 
temps;  le  sacerdoce  est  une  fonction  publique  c[ui  rentre  dans 
le  temporel  et  par  conséquent  dans  le  cercle  des  choses  de  ce 
monde...  Le  projet  proposé  est  un  moyen  incertain,  partiel, 
insuffisant,  contraire  aux  intérêts  de  la  relioion  et  de  ses 
ministres,  entre  lesquels  il  crée  une  inégalité  révoltante..., 
dangereux  pour  les  finances  publiques.  «  Ce  qui  fait  aimer  et 
respecter  la  reli(]ion,  "  ce  n'est  pas  la  richesse  de  ses  minis- 
tres, ce  n'est  même  pas  non  plus  la  richesse  de  ses  autels, 
c'est  l'observance  exacte  par  ses  pasteurs  des  principes  qu'elle 
recommande  à  tous...  Un  parent,  un  fils,  ne  verront  pas 
approcher  de  la  maison  de  leur  parent,  de  leur  père  malade, 
un  prêtre  consolateur  sans  croire  y  voir  pénétrer  celui  qui 
peut-être  va  spolier  sa  fortune...  Une  fois  redevenu  proprié- 
taire, le  clergé  sera  forcément  une  corporation...  Parvenu  à 
être  un  grand  corps  dans  l'État,  pourquoi  ne  deviendrait-il 
pas  un  ordre?  Pourquoi  alors  serait-il  le  seul?...  " 

L'existence  de  tout  autre  grand  corps  que  ceux  institués 
par  la  Charte  est  incompatible  avec  le  gouvernement  repré- 
sentatif...  Enfin,  il  faut  prendre  garde  à  ne  pas  altérer  la 
confiance  dans  la  possession  des  domaines  nationaux  prove- 
nant de  l'Église,  "  dont  le  roi  a,  par  sa  Charte,  garanti  la  pro- 
priété (1)  "  • 

Quand,  au  budget  de  1817,  le  ministère  proposa  de  vendre 
50,000  hectares  de  forêts  ayant  jadis  appartenu  au  clergé,  il 
v  eut  un  soulèvement  chez  les  membres  de  l'ancienne  majo- 
rité... La  Congrégation  était  déjà  puissante.  En  mai  1810,  elle 
avait  fait  voter  par  la  Chambre  introuvable  des  résolutions 
qui  plaçaient  les  collèges  sous  la  surveillance  du  clergé  et  lui 
rendaient  la  tenue  des  actes  de  l'état  civil.  Malgré  l'action  de 
M.  Jules  de  Polignac,  inspecteur  général  des  gardes  natio- 
nales et  aide  de  camp  du  comte  d'Artois,  dont  les  bureaux 

(l)    Arch.  pari.,  tk  février  181(),  XVI,  p.  275. 


UN    l'Ali;    I.IHKRAL  :il5 

étaient  une  succursale  de  la  Cong^rég^ation,  les  élections  de  18  I  7 
ne  lui  avaient  pas  été  favorables  (l). 

L'aliénation  des  forêts  parut  aux  congréganistes  une  spo- 
liation. L'un  de  leurs  amis,  l'abbé  Clausel  de  Montais,  plus 
tard  aumônier  de  la  ducbesse  d'Angouléme,  mêlant  le  profane 
au  sacré,  cita  la  formule  d'imprécations  que  l'on  publiait  à 
Delpbes  contre  les  violateurs  des  biens  consacrés  aux  dieux. 
Il  Ce  langage  n'est  pas  nouveau,  dit  Liancourt  ;  il  est  de})uis 
plusieurs  milliers  d  années  le  langage  de  tous  les  cultes.  La 
religion  ne  peul  être  considérée  que  dans  ses  rapports  politi- 
(|ues...  Le  clergé  est  salarié,  il  a  perdu  tous  ses  biens  avec 
le  concours  formel  de  deux  puissances.  Le  Concordat  est  un 
traité  qui  ne  peut  être  violé  (2).  " 

Liancourt  a  appris  la  tolérance  dans  les  œuvres  de  Voltaire. 
Quand,  en  1819,  le  duc  de  Fitz-James  proposa  de  punir  les 
outrages  à  la  religion  chrétienne,  Liancourt  dénonça  l'empié- 
tement de  la  loi  sur  l'intimité  de  la  conscience.  "  La  religion 
est  toute  divine,  concentrée  dans  le  cœur  de  l'iioinme  ;  pour 
qu'elle  sorte  de  cet  état  secret  entre  l'homme  et  la  divinité, 
il  faut  particulariser  son  acception,  et  alors  le  mot  de  religion 
veut  dire  le  culte  rendu  à  la  divinité  selon  la  croyance  de 
celui  qui  la  rend.  Les  cultes  sont  en  France  indistinctement 
protégés  par  la  loi.  Au  contraire,  les  différentes  croyances 
font  à  leurs  ministres  un  devoir  de  présenter  comme  erronée 
toute  autre  croyance  que  la  leur...  Elles  s'outragent  les  unes 
les  autres  (3.  "  —  «  Est-il  possible,  dit-il  en  1822,  que  celui 

(1)  L'ablx»  Legris-Duval,  prêtre  attaché  à  la  iiiaisuii  de  Doudeauville,  en  était 
le  directeur  )-eli|;ieux.  Les  réunions  se  tenaient  à  l'hôtel  des  Missions  étran- 
gères. 

J  (2)  24  mars  1817.   [Arc/t.  p,nl.,  XIX,  p.  581.; 

il  (3)   13  mai    1819.     [At-ch.     pari.,   XXIV.    p.    361.'    —    Ces    idées   se   retrou- 

\\  vent  trente  ans  plus  tard  dan.s  une  pafje  tie  (Juinet  sur  l'enscicnemenl  du 
peuple  :  «  Pour  moi,  j'ai  toujours  prétenilu  que  la  société  ujodcrnc  possrdc 
un  principe  (pie,  seule,  elle  est  en  état  de  professer,  et  i''est  sur  «-e  principe  qu'est 
fondé  Son  droit  ajjsolu  d  i-nseijjnement  en  matière  civile.  Ce  ()ui  fait  le  fond  de 
cette  société,  ce  (lui  la  rend  possible,  ce  qui  I  empêche  de  se  décompo.^ei',  est  pré- 
cisément un  point  qui  ne  peut  être  ensei{>né  avec  la  même  autorité  par  aucun 
des  cultes  ofhcif.'ls.  Cette  société  vit  sur  le  principe  de  l'amour  des  citoyens  les  uns 
pour  le»  autres,  indépendamment  de  leurs  croyances.  Or,  dites-moi,  qui  profes- 


316  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA^'COUllT 

qui  enseigne,  qui  prêche  ou  qui  écrit  sur  sa  religion,  ne  com- 
batte pas  les  dogmes  des  autres  religions  ?  " 

On  sait  quelle  importance  prit  sous  la  Restauration  le  déve- 
loppement économique  du  pays.  Liancourt  était  un  protec- 
tionniste modéré.  En  matière  de  grains,  la  circulation  inté- 
rieure doit  être  libre;  mais  le  commerce  extérieur  supporte 
des  restrictions  graduelles  :  c'est  le  système  de  Téchelle 
mobile  (l).  Dans  la  session  de  1818,  fidèle  à  sa  doctrine  de 
1809,  il  combat  le  maintien  des  droits  sur  les  cotons.  «  La 
législation  des  douanes  doit  protéger  1  industrie  nationale  et 
fournir  une  partie  des  revenus  du  Trésor...  Les  4  à  5  mil- 
lions produits  par  la  taxe  sur  les  cotons  sont  une  prime  pour 
nos  voisins.  L'intérêt  des  fabricants  est  ici  d'accord  avec  notre 
intérêt.  »  La  filature  est  la  base  de  toutes  les  opérations  dans 
l'industrie  du  coton.  Elle  fournit  à  la  fabrication  des  toiles  et 
à  tous  les  autres  emplois  de  ce  lainage.  C'est  donc  par  le 
prix  du  coton  filé  que  l'on  peut  juger  des  prix  de  tous  les 
autres  produits  de  l'industrie  cotonnière  (2) . 

Sa  politique  financière  était  prudente;  il  estimait  que  la 
Chambre  des  pairs  avait  le  droit  d'amender  le  budget,  au 
moins  "  pour  diminuer  les  contributions  »  .  Un  budget  bien 
établi  lui  paraissait  un  excellent  moyen  de  se  concilier  »  la 
classe  utilement  agissante  des  propriétaires,  des  hommes 
industrieux  et  laborieux...  qui  soutient  l'État  par  ses  sacrifices 
et  ne  le  trouble  jamais  par  ses  prétentions  et  ses  passions  "  . 
Les  emprunts  ne  l'effrayaient  pas  à  condition  qu'ils  fussent 


sera,  non  seulement  en  paroles,  niais  en  actions,  cette  doctrine  qui  est  le  pain 
de  vie  du  monde  moderne?  Qui  onseifjnera  au  catholique  la  fraternité  avec  le 
juif?  Est-ce  celui  qui,  par  sa  croyance  même,  est  obligé  de  maudire  la  croyance 
juive?  Qui  onseij^nera  à  Lutlier  l'amour  du  papiste?  Est-ce  Luther?  Qui  ensei- 
gnera au  papiste  l'anionr  de  Luther?  Est-ce  le  pape?  Il  faut  pourtant  que  ces  trois 
ou  quatre  mondes  dont  la  loi  est  de  s'exécrer  nuituellement  soient  réunis  dans  une 
même  amitié.  Qui  fera  va:  miracle?  Qui  réunira  ces  trois  ennemis  acharnés,  irré- 
conciliables ?  Evidemment,  un  principe  supérieur  et  ]ilus  universel.  Ce  principe, 
qui  n'est  celui  d'aucune  Eglise,  voilà  la  pierre  de  fondation  de  renseignement 
laïque.  »    (Cité  par  Miciikl;  le  Centciiuire  d'Edfjdr  Ouiiict,  p.  19.) 

(1)  Arch.  pari.,  XXV,  p.  660.  15  juillet  18li). 

(2)  /r/.,16  avril  1818,  XXII,  p.  1:L 


U>'    l'AIR    I.  ll'.KHAI,  317 

nécessaires  et  «  affranchis  par  lévidence  des  gages  de  la  con- 
dition de  payer  anx  prêteurs  un  intérêt  démesuré  "  .  Un  appel 
à  tous  les  capitalistes  français,  dit-il  en  181  G,  peut  être  un 
moyen  «  d'associer  toutes  les  fortunes  de  la  France  au  sort 
de  la  dette  "  ,  d'imposer  silence  à  l'esprit  de  ])arti  et  de 
(■  rallier  autour  du  trône  une  plus  {jrande  masse  d'intérêts 
partiels  (1)  »  . 

Les  mêmes  raisons  le  déterminèrent  à  défendre,  en  181Î), 
la  prorogation  juscju'en  I82(j  {]c  limpot  sur  le  tabac  :  »  La 
liberté  de  la  fabrication  ferait  perdre  au  fisc  20  millions  néces- 
saires à  l'équilibre  budgétaire  et  à  la  sûreté  des  engagements 
pris  par  la  nation  envers  les  créanciers  de  l'État  (2).  " 

Dans  la  discussion  du  projet  de  loi  sur  la  Banque  de  France, 
il  défendit  le  privilège  et  combattit  la  liberté  des  banques  avec 
ses  souvenirs  d'Amérique,  i^  Le  crédit  de  la  Banque  est  néces- 
saire au  gouvernement,  la  sécurité  en  est  la  vie  (3)  »  , 

La  loi  Gouvion  8aint-Cyr  sur  le  recrutement,  loi  militaire 
et  politique,  mit  aux  prises  les  «  deux  armées,  les  deux 
nations  "  .  L'une,  au  nom  d'un  passé  glorieux,  réclamait  la 
justice  dans  l'avancement  ;  l'autre  reconnaissait  aux  seuls 
gentilshommes  le  droit  de  porter  l'épée  et  l'épaulette,  et,  plus 
royaliste  que  le  roi,  letiraitu  de  la  giberne  du  simple  soldat 
le  bâton  de  maréchal  de  France"  .  Après  des  débats  acharnés, 
la  loi  fut  votée  à  la  Chambre  des  députés  par  L47  voix 
contre  92,  et  à  la  Chambre  des  pairs  par  i)G  voix  contre  75. 

Liancourt  l'approuva.  Le  recrutement  régulier  était  assuré 
au  moyen  d'un  contingent  annuel  désigné  par  voie  de  tirage 
au  sort.  Si  la  Charte  déclarait  la  conscription  abolie,  elle 
1  n'avait  pas  entendu  défendre  "  l'institution  d  un  service 
obligé  »  .  Elle  ne  parlait  que  de  l'ancienne  conax^ription,  de 
lodieux  mode  de  recrutement,  «  la  plaie  la  plus  sensible  et 
la  plus  cruelle  de  la  France  »  ,  le  moyen  par  lequel  «  le  tyran 
foulait  aux  pieds  les  sentiments  de  la  nature,   comme  ceux 

îi)   Arclt.  pari.,  27   avril    1816,  XVII,  p.  460.  Opinion  non  prononcée. 

(2)  Jfl.,  24  avril  1819,  XXIV,  p.  3. 

(3)  Id..  20  avril  1818,  XXII,  p.  73. 


:5J8  1,A    ROCHEFOUGAULD-LIA^'GOLTRT 

de  la  justice,  comme  ceux  de  riiumanité  "  .  Liancourt  n'est 
pas  très  partisan  des  levées  forcées  :  il  préférerait  le  recrute- 
ment volontaire.  "  Mon  sentiment,  dit- il,  est  ce  qu'il  était 
en  1789;  mais  la  nécessité  commande,  et  je  dois  m'y  sou- 
mettre. »  Les  dispositions  sur  l'avancement  ne  touchent  pas 
à  la  prérog^ative  royale.  Le  roi  qui,  aux  termes  de  la  Charte, 
nomme  à  tous  les  emplois  d'administration  publique,  est 
maître  de  s'imposer  à  lui-même  une  règle  et  un  principe 
pour  le  mode  d'avancement.  «  La  Charte  est  notre  véritable 
boussole  et  le  soldat  ne  doit  pas  avoir  d'autre  borne  à  son 
honorable  carrière  que  celle  de  ses  talents  et  de  ses  ser- 
vices. " 

Quant  aux  légionnaires  vétérans,  ils  constituent  une  réserve 
indispensable  :  les  licenciés  de  1815  ne  demandent  qu'à  »  être 
rappelés  au  sei'vice  de  la  patrie.  Les  vieux  guerriers  couverts 
de  cicatrices  sont  les  remparts  vivants  qui  couvriront  nos 
frontières...  Comment  craindre  de  les  mécontenter  en  leur 
parlant  gloire  et  patrie?  La  France  tient  à  la  disposition  du 
monarque  une  armée  entière,  grande,  toute  formée,  une 
armée  encore  tressaillante  de  courage  et  toujours  éclatante  de 
son  ancienne  gloire  "  . 

Ainsi  Liancourt  accepte  le  drapeau  blanc  à  condition  qu'il 
réunisse  "  les  enfants  de  la  même  patrie  contre  le  danger 
commun...  Le  concours  de  ce  qu'on  voudrait  appeler  deux 
armées  différentes  est  un  puissant  moyen  d'union...  Union  et 
oubli,  cette  devise  commande  à  tous  les  Français  tous  les 
efforts  et  tous  les  sacrifices...  La  nécessité  pour  la  France 
d'avoir  une  armée  n'est  un  doute  pour  aucun  de  nous...  La 
loi  assure  et  garantit  lindépendancc  du  nom  français,  elle 
consolide  la  paix  par  tous  les  moyens  que  nous  conseillent 
notre  dignité  et  notre  prudence  (I).  " 

Mais  l'armée  ne  doit  pas  être  employée  à  des  besognes 
louches,  Liancourt  est  l'adversaire  de  l'expédition  d'Espagne, 
qui  dévoile  la  tendance  à  l'absolutisme  du  ministère  Villèle  ; 


(1)   Arch.  pari.,  2  mars  1818,  XXI,  p.  92. 


UN    PAIi;    I.IIîKHAl,  ;ji'.» 

«  en  constatant,  en  forliHaiit  an  dedans  l'empire  du  parti 
royaliste,  elle  le  montrait  restaurant  avec  or^jueil  au  dehors 
le  despotisme  et  1  inquisition  (1).  "  Dans  la  discussion  de 
l'adresse  devant  les  pairs,  M.  de  Harante  avait  demandé 
qu'on  éparjjnàt  au  pavs  les  calaiTiités  d  une  guerre  qui  »  pour- 
rait mettre  en  danger  les  plus  chers  intérêts  de  la  patrie  "  . 
Liancourt  appuya  cet  amendement  avec  une  gravité  patrio- 
tique :  "  Aux  considérations  de  sagesse  et  de  prudence, 
j'ajouterai,  dit-il,  celle  de  l'intérêt  de  l'Etat  que.  dans  ma 
religion  politique,  je  ne  séparerai  jamais  de  l'intérêt  du  trône. 
Tout  serait  compromis  par  cette  funeste  guerre,  peut-être 
jusqu'à  notre  indépendance  nationale   2)  "  . 

Entre  181,")  et  1822.  la  Chainhre  des  pairs  fut  plus  d'une 
fois  appelée  à  exercer  ses  attributions  judiciaires  :  constituée 
en  haute  cour  de  justice,  elle  était,  comme  le  Sénat  d'aujour- 
d'hui, maîtresse  de  sa  procédure.  Liancourt  aurait  voulu 
qu'avant  d'entendre  le  rapport  des  commissaires  instructeurs 
elle  formât  dans  son  sein  un  jurv  d  accusation  de  trente 
membres  distinct  du  jury  de  jugement.  Cette  proposition  fut 
imprimée  à  1  occasion  de  la  conspiration  militaire  d'août  1820. 
Soixante-quinze  prévenus,  presque  tous  officiers,  étaient 
accusés  de  complot  contre  la  sûreté  de  1  Etat.  L  instruction 
ouverte  le  21  août  avait  duré  quatre  mois.  "  Il  s'agit,  dit 
Liancourt,  d  une  conspiration  qu'on  dit  être  vaste,  compli- 
quée, annoncée  au  moins  dans  le  public  comme  ayant  été 
conçue  dans  les  desseins  les  plus  funestes  et  les  plus  effroya- 
bles »  . 

Le  projet  est  conforme  aux  règles  du  droit  criminel  qui 
divise  la  poursuite  en  trois  actes  :  l'instruction,  l'accusation  et 
le  jugement.  La  mise  en  accusation  est  un  premier  jugement, 
«  une  première  condamnation,  savoir  :  la  condamnation  à  être 
jugé...,  une  expression  formelle  de  la  conviction  du  juge 
contre  le  coupable  "  .  Il  faut  qu'elle  soit  distincte  du  jug^e- 
ment  :  car  l'accusé  ne  doit  avoir  pour  juges  que  des  hommes 

(i)    RÉmusat,  Notice  sur  Casimir  l'ericr,  p.  2-î. 
2)   Ar<:li.  pari,  WWIW,  |).  27V.  8  février  1823.  Opinion  non  prononcée. 


320  LA    110CHEF0UCAUL1)-LIA>C0UKT 

dont  l'impartialité  est  entière.  Le  jury  d'accusation  ne  pourra 
interroger  ni  les  accusés  ni  les  témoins  :  il  renverra  les  accusés 
devant  la  cour  ou  devant  les  tribunaux  inférieurs,  ou  les 
mettra  hors  de  cause.  La  majorité  sera  des  deux  tiers  pour  la 
mise  en  accusation,  mais  10  voix  sur  30  suffiront  pour  que  les 
prévenus  soient  mis  en  jugement.  Pour  justifier  cette  diffé- 
rence, Liancourt  fait  remarquer  que  Talternative  n'est  pas  ici 
entre  la  vie  et  la  mort,  entre  une  condamnation  définitive  et 
un  acquittement,  mais  »  entre  un  acquittement  immédiat  et 
un  jugement  à  subir  (I)  »  . 

Cette  proposition  aurait  mérité  les  honneurs  d  un  débat 
public  :  elle  était  inspirée  par  le  noble  souci  d'appliquer,  au 
moins  en  partie,  le  droit  commun  à  la  plus  haute  juridiction 
politique  du  pays;  partant,  d'augmenter  les  garanties  des 
accusés  et  de  limiter  l'arbitraire  du  juge. 


III 


Liancourt  ne  fréquentait  guère  les  salons,  sauf  ceux  de 
Mme  de  Pastoret  et  de  Delessert,  l'ami  de  Berquin,  auquel 
Jean-Jacques  avait  appris  la  botanique.  C'était  le  rendez- 
vous  des  hommes  supérieurs  et  des  hommes  de  bien;  Hum- 
boldt,  Saussure,  Candolle  y  retrouvaient  Camille  Jordan,  le 
général  Foy  et  Casimir  Perier  (:2).  Aux  salons,  il  préférait  les 
salles  des  Incurables,  les  cellules  de  la  Conciergerie  et, 
pour  se  délasser,  l'amphithéâtre  du  Conservatoire  des  arts 
et  métiers  ou  les  séances  de  la  Société  de  morale  chré- 
tienne (3j . 

(1)  «  Proposition  de  fnrmcr  un  jurv  d'accusation  dans  la  Chambre  des  pairs 
constituée  en  cour  ciitninelie.  »  (^ette  proposition  ne  h{;ure  pas  dans  les  Archives 
purleuieiitaires  :  elle  fut  imprimée  aux  frais  de  -son  auteur;  elle  est  sans  date, 
mais  se  place  évide iciit  en  août  1820.  (Hihl.  de  Liancourt,  n°  3398.) 

(2)  Fi.ounENs,  Éloge  de  Delessert  (ISôOy. 
(3j    Voir  dia]).  ix  à  xi. 


UN    PAIR    LIP.EUAL  321 

Sans  qu  il  les  recherchât,  les  hoimcurs  académiques  vinrent 
à  lui.  Le  20  décembre  1820,  l'Académie  de  médecine  le  nom- 
mait associé  libre,  comme  premier  propagateur  de  la  vaccine. 
Depuis  le  20  fé\rier  180  4,  il  était  correspondant  de  l'Aca- 
démie des  sciences;  le  G  juin  1808,  il  était  classé  dans  la 
O*'  section  (art  \étérinaire  et  économie  rurale).  Le  3  sep- 
tembre 1821,  il  fut  élu  titulaire  en  remplacement  de 
dubières  (J);  mais  il  siéjjea  rarement  et  ce  fut  une  des  rares 
compagnies  où  il  ne  parla  pas  (2). 

La  vie  locale  et  la  vie  rurale  la  valent  repris.  Le  3  l  mars  1819, 
Liancourt  était  nommé  membre  du  conseil  général  de  l'Oise  en 
remplacement  de  Cassini,  démissionnaire.  Le  préfet,  M.  de 
(Tcrminy,  s'y  était  opposé,  si  ou  en  juge  par  la  lettre  manus- 
crite du  14  février  où  la  question  des  cabarets  se  mêle  à  la 
question  personnelle,  u  Vous  n  avez  pas  cru  devoir  me  pré- 
senter au  conseil  général,  puisque  j'ai,  dites-vous,  la  réputa- 
tion d'être  dans  roppositiou,  et,  tranchons  le  mot,  jacobin. 
L"oj)iuion  est  assez  étrange,  mais  je  ne  chercherai  pas  à  m'en 
justifier.  Il  y  a  beaucoup  de  billards.  (11  s'agissait  sans  doute 
de  cabarets.)  Ces  maisons  sont  la  plaie  des  villages.  Je  ne  sais 
si  la  loi  autorise  rétablissement  et  le  maintien  de  ces  maisons 


(1)  CuiiiKRES  (Siluon-Pierre,  marquis  de),  1747-1821,  capitaine  de  cavalerie, 
pane  de  Louis  XV,  écuver  de  Louis  XVI,  n'émigra  pas,  fut  un  des  commissaires 
envoyés  à  Rome  sous  le  Directoire  pour  cliuisir  les  objets  d'art  cédés  à  la  France, 
devint  conservateur  des  statues  du  jardin  de  Versailles,  et  en  1814,  écuver  de 
Louis  XVIIL 

(2)  Procès-verbaux  manuscrits  de  l'Académie  des  sciences  (Archives  de 
l'Institut).  Etaient  présents  Charles,  Laplace,  Fourier,  Lamarck,  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  Delalande,  lierthoUet,  Du  Petit-Thouars,  Lacépède,  Huzard,  Ampère, 
Vauquelin,  Rronjjniart,  Cauchy,  Dclauibre,  Bréguet,  Delessert,  Guvier,  etc. 

Gaétan  (p.  72'  place  l'élection  de  sou  père  au  lendemain  de  sa  révocation 
,1823),  et  il  saisit  l'occasion  de  rendre  hommage  à  l'indépendance  des  académies 
u  organes  de  l'opinion  publique  ».  Cette  erreur  est  inexjjlicable  dans  une  biogra- 
phie écrite  si  peu  de  temps  après  l'événement;  nos  dates  sont  continuées  par 
VoTiQVET,  r Institut  national  de  France,  p.  88,  108,  276,  326.  La  Rochefoucauld- 
Liancourt  fut  remplacé,  le  7  mai  1827,  par  M.  Cassini,  élu  au  second  tour  de 
scrutin  contre  M.  Daru,  par  31  voix  contre  30.  Cassini  J 784-1832}  avait  été 
employé  au  dépôt  de  la  guerre,  juge,  puis  conseiller  à  la  Cour  de  Paris  et  à  la 
Cour  de  cassation,  et  pair  de  France  en  1830.  C'est  Liancourt  qui  lavait  rem- 
placé au  conseil  général  de  l'Oise  en  1819.  C'est  lui  qui  succéda  à  Liancourt  à 
l'Institut. 

21 


322  LA    ROCHEFOCCAULD-LIANCOURT 

de  perdition.  Le  maire  doit  avoir  l'hoiineur  de  vous  en  écrire. 
T>('y  a-t-il  pas  quelque  indice  de  jacolùnisme  à  avoir  peur  de 
l'écouter  (1)  ?  » 

Ce  fut  sans  doute  à  l'influence  de  Decazes  quil  dut  sa  nomi- 
nation. Il  fut  élu  président  le  6  août  18U).  Dans  son  remercie- 
ment, il  ne  distinguait  pas  les  intérêts  du  roi  de  ceux  de  la 
nation  :  "  Le  conseil  général  devait  être  également  éloigné 
de  cette  odieuse  inflexibilité  qui  le  disposerait  à  rejeter  les  pro- 
positions de  l'autorité  et  de  cette  coupable  faiblesse  qui  le 
porterait  à  les  accueillir  sans  un  profond  examen  et  l'aide 
actif,  calculé  et  bienveillant  de  l'administration.  Il  n'y  a  plus 
heureusement  aujourd'hui  dautres  marches  sures  en  admi- 
nistration comme  en  gouvernement  que  la  tlroiture  et  la 
franchise,  et,  nous  ajouterons,  la  constance  dans  les  plans; 
elles  seules  appellent  la  confiance,  et  la  confiance  des  peuples 
est  la  plus  grande  force  des  gouvernements  et  le  plus  grand 
ressort  des  administrations  (2j .  "  Les  sessions  ne  duraient  que 
deux  à  trois  jours  et  les  procès-verbaux  sont  sans  intérêt  :  on 
remarque  pourtant  que  Liancourt  s'occupait  spécialement 
des  hospices  et  des  enfants  trouvés. 

Il  continuait  à  suivre  le  mouvement  agricole.  A  Paris,  il 
s'associait  aux  efforts  de  Decazes  pour  organiser  une  repré- 
sentation spéciale.  En  1810,  Montalivet,  nous  l'avons  vu, 
avait  cherché  déjà  à  reconstituer  l'ancien  bureau  d'agricul- 
ture en  y  nommant  dix  agronomes.  En  1819,  Decazes  reprend 
ce  projet;  il  adjoint  aux  inspecteurs  des  agriculteurs;  il 
nomme  dix  membres  résidents  à  Paris;  des  correspondants 
avec  voix  facultative  seront  choisis  dans  les  départements 
parmi  les  cultivateurs  les  plus  instruits  et  possédant  au  moins 
50  hectares,  dont  les  exploitations  devaient  devenir  des 
fermes  modèles.  La  Rochefoucauld  est  le  vice-président  de  ce 
conseil;  les  autres  membres  résidents  sont  :  Morel  de  Vindé, 
Chaptal,    Ramond,    Tessier,    Lasteyrie;    Huzard,    inspecteur 

(1)  Aïoh.  de  l'Oise,  Mémorial  administratif,  dossier  n"  31,  mars  1819, 
n"  504  du  secrétariat.  Lettre  autographe. 

(2)  /(/.,  session  de  1819,  procès-verbal  manuscrit. 


/ 


UIS    l'A  m    F^lhKllAL  323 

général  des  pépinières;   rliouiii,   Hachette;  de  Mirbel,  secré- 
taire, remplacé  en  1  S20  par  de  Lasteyrle  (1). 

Il  y  a  l'M)  correspondants  en  ISIil,  -212  en  IH2();  on  se 
donne  beaucoiij)  de  mal  pour  pousser  à  la  Formation  des 
comices.  Mal^jré  ces  efforts,  le  conseil  dis[)arait  en  juillet  182ii. 
On  décide  rétrospectivement  (jue  les  fonctions  des  membres 
de  cette  assemblée  ne  sont  conférées  que  j)Our  trois  ans,  et, 
comme  les  nominations  remontent  à  18  li),  les  mendjres 
cessent  de  se  réunir. 

C'était  l'époque  de  la  révocation  de  Liancourt.  Le  coup 
était  dirigé  contre  lui;  le  conseil  était  sacrifié  en  môme  temps 
que  son  vice-président. 

Il  était  plus  heureux  dans  son  action  agricole  locale.  Il 
continuait  à  vivre  en  bon  voisin  avec  tout  le  monde.  «  Si 
chaque  canton  de  la  France,  avait  dit  le  préfet  Cambry 
dès  1803,  possédait  un  homme  aussi  tourmenté  de  l'amour 
du  bien,  faisant  pour  lopérer  d  aussi  grands  sacrifices,  la 
terre  de  France,  aidée  dans  sa  fécondité  naturelle  par  tous  les 
moyens  de  l'industrie,  effacerait  bientôt  les  récits  vrais, 
quoique  étonnants,  de  la  prospérité  de  l'agriculture  en  Angle- 
terre. '  La  culture  des  pommes  de  terre  occupait  dans  le 
canton  plusieurs  centaines  d  hectares.  «  On  n  y  trouvera  pas, 
disait-il,  quatre  pieds  de  terres  incultes  et  l'on  verra  le  terri- 
toire couvert  partout  des  cidtures  les  plus  variées,  les  mieux 
soignées  et  des  récoltes  les  plus  abondantes  (2).  » 

La  statistique  du  canton  de  Creil  est  un  essai  des  plus  inté- 
ressants de  monographie  industrielle  et  rurale.  Liancourt 
veut  suggérer  l'idée  d'un  pareil  tra^ail  dans  toute  la  France 
<•  [)our  lui  donner  des  lumières  sur  son  existence  sociale  »  .  La 
statistique  est  la  science  des  faits;  bien  préparée,  «  elle  empê- 
cherait les  erreurs  sur  le  rôle  de  la  monnaie,  sur  la  balance 
du  commerce,  sur  le  système  colonial  »  .  La  décentralisation 


(1)   MoRKL  DE  Vi>'DÉ  et  Tiiouis   furent  membres  de  l'Académie  des    Sciences; 
Ramond  dk  Caiibonnikriîs  était  conseiller  d'Etat;  dk  Miiibel  fut  professeur  de  bota- 
nique au  Muséum  et  à  la  Faculté  (\cs  Sciences. 
2     Statistif/ue  industrielle,  1826,  p.  93. 


;124  LA    ROCHEFOl  CAi:i,D-I.IAlSCOl  RT 

rendra  les  dénombrements  et  les  enquêtes  faciles.  Il  faudrait 
que  les  annuaires  des  départements  indiquassent  les  terres 
incultes,  les  étangs,  les  marais,  les  terrains  communaux.  Le 
développement  industriel  doit  être  aidé  par  le  progrès  des 
sciences  positives.  Il  faut  s'inspirer  des  statistiques  générales 
annuelles  présentées  au  Congrès  des  Etats-Unis.  «  La  France, 
un  peu  par  caractère  et  beaucoup  par  la  faute  de  son  gouver- 
nement, n'a  jamais  cherché  à  se  bien  connaître.  •> 

Ce  que  Liancourt  dit  de  l'industrie  manufacturière  dans 
son  canton  se  mêlait  naturellement  aux  renseignements  qu'il 
donne  sur  ses  établissements.  Dans  un  rayon  de  deux  lieues 
autour  de  Creil,  il  comptait  17!)  établissements  industriels  et 
51  moulins.  En  1823,  Liancourt  s'était  séparé  de  Poilleu 
pour  s'associer  avec  trois  jeunes  gens  sous  la  raison  sociale 
u  Philippe  et  C"  "  .  En  1826,  sa  filature  de  coton  employait 
;î2  machines  à  carder,  32  métiers  mull-jenny,  1  l  troffels  ou 
continues,  formant  en  tout  7.000  broches.  On  y  filait  par 
jour  250  livres  de  coton  d'Amérique  dit  louisiane,  on  y  con- 
sommait 250  balles  ou  38,000  kilos  de  coton  par  an;  on 
occupait  26  hommes,  40  femmes,  AA  enfants,  en  tout  110  ou- 
vriers "  laborieux,  tranquilles  et  sobres  »  .  Le  prix  moyen  de 
leur  salaire  était  de  30  sous  ;  les  bons  tileurs  payés  à  la  tâche 
avec  prime  gagnaient  de  A  à  5  francs  par  jour,  «  ce  qui  leur 
procure  plus  que  le  double  de  ce  qu'ils  gagneraient  au 
champ  (l)  ".  On  retenait  un  ciufjuantième  sur  la  paye  de 
chaque  ouvrier  dont  le  salaire  excédait  0  fr.  75.  Ces  retenues 
formaient  une  masse  sur  laquelle  les  ouvriers  malades  rece- 
\aient,  pour  chacun  des  jours  où  ils  n'avaient  pu  travailler, 
le  tiers  de  leur  paye  présumée  :  c'est  un  des  jiremiers  exem- 
ples de  mutualité  pratique. 

La  manufacture  de  cardes  employait,  en  I  826,  4,000  peaux 
de  veaux  et  15,000  bottes  de  fil  de  fer  tirés  en  gros  numéros 
des  usines  du  Jura.  Elle  occupait  446  ouvriers,  dont  près  de 
400  enfants.  Le  travail  était  calculé  de  manière  à  permettre 

(1)   Statistique  industrielle,  1826,  p.  47.  —  Précis  statistique,  p.  139. 


UN    l'Ail".    LIHHllAI,  325 

aux  femmes  cl  y  concoui'ir  sans  quitter  leur  uiéna^je,  et  aux 
enfants  de  cinq  ans  de  (ja^Tner  plus  ([ue  leur  nourriture.  Pour 
un  philanthrope,  c'était  faire  travailler  les  enfants  trop  tôt. 
Afin  d'avoir  plus  de  bras,  il  employait  une  trentaine  de 
jeunes  ^fyarrons  des  hospices  logés  et  nourris  à  ses  frais  en 
atteudautqu  ils  pussent,  après  leur  apprentissa^'^e,  pajjner  leur 
vic  comme  ouvriers  de  fabriques;  ils  étaient  habillés  avec  les- 
défroques  des  élèves  de  Ghàlons;  le  directeur  de  la  filature, 
M.  Paneton,  leur  enseignait  la  musique:  j)lusieurs  se  pla- 
cèrent avantageusement;  on  les  appelait  les  enfants  de  la 
Pitié  (l). 

11  utilisait  à  Paris  la  uiain-dd'uvre  hospitalière.  Le  2i  juin 
1822,  il  écrivait  à  Péligot  :  "J'ai,  pour  ma  fabrique  de  cardes, 
beaucoup  plus  d'ouvrage  que  je  nen  puis  faire,  quoique  j  em- 
ploie 360  ouvriers  seulement  ])our  celte  fabrique  ;  c'est  de  hon- 
teuses, c'est-à-dire  d'enfants  qui  mettent  les  dents  dans  les 
cuirs  dont  j'ai  besoin;  il  me  semble  qu'on  fait  de  pareils 
ouvrages  aux  Orphelins  —  pourrait-on  employer  pour  moi 
une  cinquantaine  de  bouteurs?  je  les  voudrais  propres  et 
bons,  car  je  tiens  à  fournir  toujours  d'aussi  bons  ouvrages 
que  ceux  qui  font  une  si  bonne  réputation  à  ma  fabrique. 
J'enverrais  de  l'ouvrage  dici  et  même  un  ou  deux  petits 
bouteurs  pour  montrer  aux  vôtres.  »  En  1825,  il  occupait 
ainsi  400  petits  ouvriers  des  cardes  (2) . 

Sur  les  446  ouvriers,  il  v  en  avait  5  pour  la  corroierie, 
17  pour  la  tréfilerie,  K»  hommes  et  \\  femmes  pour  les 
cardes,  iOU  enfants  dont  100  en  atelier  pour  bouter.  Les 
deux  fabriques  réunies  versaient  dans  le  canton  200,000  francs 

(1)  Junius  PÉnOT,  Xote  sia-  diverses  fondations  de  Liancourt,  p.  31. 

(2)  En  juillet  1825,  il  songea  à  en  augmenter  le  nombre;  mais  il  refusa  les 
nouveaux  tarifs  :  "  Je  ne  voudrais  pas  cxi{;er  tle  l'hospiie  qu'il  travaillât  à  meil- 
leur marché  pour  moi  c|u  il  ne  pourrait  trouver  en  travaillant  pour  un  autre  de 
mes  confrères...  Or,  les  prix  fpie  propose  le  tarif  sont  plus  élevés  que  ceux  que  je 
donne.  l>'ailleurs  la  nécessité  d'envoyer  un  contremaître  pour  un  si  petit  nombre 
d'enfant»  d'ailleurs  paresseux  et  indociles  auj;menterait  beaucoup  mes  frais.  Je 
vais  faire  de  nouveaux  efforts  pour  recruter  dans  des  villa{;es  plus  éloignés  d'ici 
et   y  étaidir   un   nouvel  atelier...  »    (Arcli.    de  l'Assistance  publiipie.    Dos.    l'éli- 


326  LA    r.OCHEFOUCAULD-LIANCOLUT 

de  salaires  par  an.  Sous  cette  impulsion,  ce  coin  de  terre  était 
devenu  le  centre  industriel  du  département.  En  1805,  le  duc 
d'Estissac  avait  fondé  une  faïencerie;  à  Chantilly,  on  fabri- 
quait la  toile,  la  porcelaine,  la  faïence  anglaise,  les  blondes- 
dentelles;  à  Gouvieux,  à  Royaumont,  à  Mello,  avec  M.  Seil- 
lière,  le  coton,  la  laine  peignée  et  cardée,  les  lacets;  à  Senlis, 
le  calicot,  le  café-chicorée;  à  Apremont,  les  boutons;  à 
Villers-Saint-Paul,  les  clous  d'épingles;  à  Mouchy,  les  car- 
reaux étrusques,  les  tabatières  de  corne;  à  Montataire,  les 
laminoirs  et  des  boutons.  Le  canton  de  Creil  était  une  sorte 
de  microcosme  de  l'industrie  française.  L'activité  de  Lian- 
court  avait  corrigé  la  médiocrité  du  sol.  "  Ce  petit  canton 
rural,  dit-il  modestement,  a  sa  part  dans  l'industrie  natio- 
nale. "  Il  y  compte  8,000  ouvriers  produisant  pour  16  mil- 
lions de  francs  et  touchant  i  millions  de  salaires.  Qu'on  ne 
dénonce  pas  l'industrie  comme  une  source  de  désordres.  «Les 
ouvriers  sont  soumis,  laborieux,  assidus;  l'ivrognerie  proscrite, 
le  lundi  aboli,  sauf  dans  les  ateliers  qui  emploient  les  étran- 
gers... Offrez  aux  familles  malheureuses  un  travail,  elles  l'ac- 
cepteront avec  empressement;  un  travail  régulier  détruira  en 
elles  les  habitudes  de  vice,  conséquence  trop  naturelle  de  la 
misère.  Ces  malheureux  qui  cherchaient  dans  la  crapule  à 
s'étourdir  sur  leur  état  de  dénuement  auront  un  intérêt  de 
tous  les  jours  à  bien  se  conduire.  Bientôt  ils  s'efforceront  de 
faire  sur  leur  gain  des  réserves  pour  leur  avenir...  " 

A  Liancourt  même,  la  population  avait  passé  de  810  à 
1,350  âmes;  70  maisons  nouvelles  avaient  été  construites 
depuis  1800,  et  —  ce  qui,  dans  les  petites  villes,  est  un  signe 
(le  prospérité  —  le  marché  du  mercredi,  fréquenté  par 
200  personnes,  produisait  5,200  francs  pour  le  prix  de  la 
location  des  places. 


UN    PAIR    LIRIiRAL  327 


IV 


Liancourl  fut  un  des  premiers  à  s'occuper  du  bien-être  de 
ses  ouvriers,  de  leur  instruction  professionnelle,  de  leur  édu- 
caliou  morale.  La  Société  d  instruction  élémentaire  lui  four- 
nissait ses  méthodes,  ses  livres  et  ses  maîtres.  Choron,  depuis 
directeur  du  Conservatoire  de  musique  relif^ieuse,  avait  intro- 
duit renseignement  mutuel  à  Liancourl.  La  caisse  d'éjjargne 
fondée  à  1  exemple  de  celle  de  Paris  recevait  non  seulement 
les  versements  des  ouvriers  économes,  mais  aussi  les  retenues 
destinées  à  l'assistance  des  ouvriers  malades  (1). 

L'hospice  occupa  constamment  le  duc  pendant  les  douze 
dernières  années  de  sa  vie.  "  Il  se  faisait,  disent  les  procès- 
verbaux,  un  devoir  d'assister  aux  délibérations  qu'il  dirigeait 
par  sa  sajjesse  et  qu  il  ne  forçait  jamais  par  l'influence  de  sa 
position.  "  Les  indigents  des  quinze  communes  composant 
1  ancien  marquisat  de  Liancourt  venaient  y  chercher  des 
secours  alimentaires  pendant  la  santé,  des  moyens  de  guérison 
dans  le  cas  de  maladie.  Les  vieillards  valides  hospitalisés 
étaient  astreints  au  travail.  C'était  un  établissement  modèle, 
ayant  un  revenu  de  18,000  francs;  il  possédait  une  ferme  à 
Éloge-les-Bois,  des  terres  à  Catenoy,  un  bois  à  La  Bruyère  ; 
les  baux  étaient  à  long  terme.  Il  v  avait  vingt-quatre  lits  pour 
les  vieillards  des  deux  sexes  et  quatre  lits  [)our  les  orphelins  ; 
les  vivres,  les  secours,  les  remèdes  étaient  distribués  à  domi- 
cile. Les  drogues  de  la  pharmacie  étaient  vendues  à  des  prix 
modérés.  L'école  en  dépendait  ainsi  que  le  presbytère  qui 
était  loué  à  la  commune.  Liancourt  était  le  modèle  des  prési- 
dents. Son  hospice,  disait-il.  le  dédommageait  de  ce  que  la 
Uévolution  lui  avait  fait  perdre.  En  1818,  il  avait  en  caisse 

(d)   Voir  chap.  x. 


328  LA  rochefoucauld-lia:n'COi:rt 

14,948  francs  :  on  achetait  500  francs  de  rente;  on  plaçait 
600  francs  à  la  caisse  d'épargne  de  Paris.  En  1823,  on 
acquérait  la  maison  curiale  moyennant  7,000  francs.  Lian- 
court  versait  3,000  francs  de  ses  deniers;  Fhospice  débour- 
sait 4,000  francs.  En  1824,  on  achetait  encore,  moyennant 
3,054  francs,  150  francs  de  rente  5  pour  100  consolidés  Ij. 
Quand  Liancourt  mourut,  la  commission  lui  rendit  le  plus 
bel  hommage  que  puisse  recevoir  un  administrateur  local. 
«  Ce  grand  œuvre,  dit-elle  en  parlant  de  Tensemble  de  ses 
bienfaits,  en  doublant  dans  l'espace  de  peu  d'années  la  popu- 
lation de  Liancourt,  en  a  banni  la  mendicité.  » 

(1)    Arch.  de  l'hospice. 


y 


CHAPITRE   VIII 

LA    DlSGliACi;    KT    I.KS    DERMÈRES    ANNEES 
1823-1827) 


I.  —  Le  transfert  de  l'Ecnle  de  Clii'ilcMis.  —  La  prétendue  réorganisation  du 
conseil  général  des  prisons.  —  Ordonnance  du  25  juin  1823.  —  Lettre  «lu 
14  juillet.  —  Ordonnance  de  révocation  du  14  juillet;  effets  de  cette  mesure 
sur  l'opinion. 

IL  —  Les  actes  politiques.  —  Discour.s  contre  la  septennalité,  contre  le  sacrilège. 
—  L'indemnité  de.s  émigrés.  —  Le  sacre.  —  Le  droit  d'aînesse. 

III.  —  L'ami  des  pei'sécutés.  —  Aide  aux  détenus  politiques.  —  La  révolte  des 
élèves  de    Gliàlons  :    la  [)olice  de  M.  de  lioi.ssel;    le  procès;  l'avocat  Claveau. 

IV.  —  Bienfaisance  individuelle  —  Ilossini,  Thiers.  —  Relations  avec  la  famille 
d'Orléans.  —  Occupations  littéraires.  —  La  loi  de  Justice  et  d'amour.  —  Les 
derniers  moments.  —  La  mort. 

V.  —  Les  ohsèques.  —  Le  conflit.  —  A  Liancourt.  —  La  séance  du  28  mars  au 
Luxembourg,  du  31  au  i'alais-Bourbon.  —  Indignation  des  journaux.  —  La 
séance  du  2  avril.  —  L'instruction  judiciaire  n'aboutit  pas.  —  Retrait  de  la 
loi  sur  la  presse. 

VI.  —  Les  éloges. 


11  On  se  demandera,  dit  Lacretclle,  comment  La  Iloche- 
foucauld-Liancourt,  qui  avait  sacrifié  la  plus  belle  existence 
au  désir  de  sauver  Louis  XVI,  put  être  très  froidement 
accueilli  par  la  Restauration  ;  comment  il  fut  puni  d'une 
opposition  modérée  et  toute  rationnelle  par  la  destitution 
prononcée  en  un  seul  jour  et  dans  lui  seid  arrêté  de  dix-sept 
emplois  gratuits,  dont  les  titres  consacraient  ses  droits  à  la 
reconnaissance  de  son  pays  et  de  riiuniaullé;  au  fond,  il  fut 
sacrifié     aux    vieilles    r.incunes    des    compagnons   d  exil   de 


330  LA    ROCHEFOUCAOLD-LIA.NCOURT 

Charles  X  (1  ) .  "  Le  ministère  Villèle  "  croyait  sauver  la  Restau- 
ration :  il  la  perdait...  Pour  juger  la  conduite  des  gouvei- 
nants,  on  doit  toujours  interroger  ceux  qui,  partisans  du 
régime,  s  en  détachent  à  regret  sous  le  coup  de  fautes  qui 
les  blessent  (2)  "  .  u  Le  pouvernement  de  la  France  était  confié 
à  des  hommes  qui  répugnaient  à  ce  que  l'on  instruisît  le 
peuple;  qui  ne  voulaient  pas  être  contrariés  dans  leurs  impru- 
dents desseins  contre  les  libertés  du  pays  et  aux  yeux  desquels 
rindépendance  des  fonctionnaires,  même  gratuits,  était  un 
crime  (3) .  "  A  la  fin  de  l'année  1822,  l'École  normale  était 
dissoute,  l'Ecole  de  médecine  de  Paris  fermée,  le  cours  de 
Cousin  interdit,  ceux  de  Guizot  et  de  Royer-CoUard  suspendus, 
Paul-Louis  Courier  et  Déranger  poursuivis.  Partout  a  l'en- 
seignement mutuel  fuyait  devant  la  toge  des  frères  de  la  Doc- 
trine chrétienne  "  . 

Tout  désignait  Liancourt  aux  foudres  de  M.  de  Corbière  : 
son  rôle  au  Luxembourg,  sa  liaison  avec  les  chefs  de  l'op- 
position libérale,  sa  propagande  pour  les  écoles  du  peuple. 
De  plus,  le  ministère  comptait  transformer  les  fonctions  gra- 
tuites qu'il  occupait  en  fonctions  salariées  au  profit  de  ses 
amis. 

On  commença  par  frapper  1  École  de  Chàlons.  Au  fond,  la 
Restauration  voulait  supprime!"  les  écoles  d'arts  et  métiers 
comme  infectées  de  libéralisme;  à  Angers,  on  avait  essayé, 
dès  1817,  du  remplacement  de  Molard  par  Billet.  «L'École, 
disait  une  dénonciation  anonyme,  est  un  des  leviers  de  la 
révolution  qui  peut  tôt  ou  tard  agiter  la  France.  Il  faut  donner 
à  cet  établissement  une  trempe  nouvelle  si  l'on  ne  veut  pas 
que  la  jeunesse  fougueuse  qu'on  y  élève  devienne  limmora- 
lité  entée  sur  la  licence.  Le  directeur  est  un  homme  de  talent 
et  d'esprit,  mais  imbu  d'idées  philosophiques,  indifférent  en 
religion  et  en  politique    ij.  "   Liancourt  avait  senti  le  danger 


(1)  Lacrktki.i.k.  Dix  (innées,  p.  7(5. 

(2)  G.  Picot,  Eloge  de  Raynounrd^  p.  25. 

(3)  F.^ifïKnK,   Vie  et  f>ienfiiilx,  p.  30. 

(4)  Arch.  de  l'Kcolc  de  (MiAlons. 


LKS    DERNIKUES    ANNEES  3:U 

sans  pouvoir  le  conjurer.  «  Vous  êtes,  écrivait-il  à  MolarcI, 
dans  un  pays  religieux.  Aussi,  sans  rien  augmenter  des  pra- 
tiques accoutumées  ou  ordonnées  pour  nos  écoles,  sans  rien 
faire  de  ce  qui  peut  avoir  lair  de  1  hvpocrisie ,  ne  vous 
relâchez  pas  de  vos  lial)itudes  religieuses.  En  un  mot,  ne 
donnez  pas  prise  aux  oppositions  intéressées  ou  malveil- 
lantes... (1).  » 

Le  26  juin  IHi;},  une  ordonnance  prescrivait  la  translation 
à  Toulouse  de  1  École  de  Chàlons.  Cette  ordonnance  ne  fut 
jamais  exécutée  :  ce  n'était  qu  un  subterfuge  pour  sup- 
primer l'inspection  générale.  Le  î)  juillet,  un  directeur  à  gros 
traitement  remplaçait  Liancourt  (2). 

Il  fallait  maintenant  lui  enlever  ses  fonctions  pénitentiaires. 
Par  ce  temps  de  délations  et  de  procès,  on  l'accusait  de  s'oc- 
cuper du  sort  des  détenus  politiques  et  d'être  impitoyable  aux 
abus.  Le  contrôle  des  libéraux  qui  siégeaient  au  Conseil 
général  des  prisons  et  à  celui  des  prisons  de  Paris  était  insup- 
portable au  ministère.  Ces  témoins  gênants  de  l'arbitraire 
administratif  s'étaient  permis  de  protester  contre  le  traite- 
ment infligé  à  M.  Magalon,  condamné  pour  délit  de  presse, 
qu'on  avait  accouplé  à  un  galérien,  malade  de  la  gale,  pen- 
dant le  trajet  de  Paris  à  Poissy  (3j .  Dans  le  Constitutionnel, 
de  Laborde  avait  dénoncé  les  neuf  aggravations  de  peine, 
«  dont  chacune  est  plus  cruelle  que  la  sentence  elle-même  »  , 
subies  par  Magalon.  Il  y  avait  trois  cents  détenus  politiques 
en  prison,  dont  cinquante  à  Poissy;  le  Monitcnr  avait  répondu 
que.  la  loi  n'avant  fait  aucune  distinction  entre  les  délits, 
1  autorité  ne  devait  en  faire  aucune.    4). 

Le  25  juin  parut  l'ordonnance  sur  la  réorganisation  du 
Conseil  général  des  prisons.  "  Tout  le  monde,  disait  le  Consti- 
tutionnel, a  été  persuadé  que  ce  dev;iit  être  quelque  mesure 
pour  assurer  le  bien-être  des  prisoimiers  et  effacer  le  souvenir 

(1)   GrKTTiKn,  Histoire  (tes-  croies  iiatiniiales  cl'crtx  et  métiers,  p.  133. 
2     Moniteur,  n"  197,  p.  8Ô5. 

(3)  Vaulabei.i.k,  VI,  p.  463,  note.  —  Dorni.Ei  de  Hois-TiiiBAui/r,  Eloge,  p.  38. 

(4)  Conslitulioiinel.  19  et  20  mai  1823.  (L'article  fut  soumis  au  ministre  de 
l'intérieur.)  —  Arch.  nat.,  F",  6960.  n"  12024. 


332  LA    UOCHEFOUCAIJLD-IJANCOLRT 

des  scènes  pénibles  dont  nous  avons  rendu  compte,  mais  on  a 
été  promptement  détrompé  (1  ;.  i> 

Tout  était  bouleversé  :  les  membres  du  Conseil  devaient 
être,  à  l'avenir,  renouvelés  tous  les  cinq  ans;  le  prochain 
renouvellement  était  fixé  au  F'janvier  1824  :  les  membres  des 
commissions,  ceux  du  Conseil  spécial  des  prisons  de  Paris 
seraient  désignés  par  le  ministre  de  lintérieur.  C'en  était  fait 
de  rindé})endance  de  l'ancien  Conseil  :  rester  dans  cette 
assemblée,  c'était  pour  Liancourt  s'exposer  à  v  rencontrer 
<i  les  hommes  nouveaux  choisis  par  le  ministère  dans  des  opi- 
nions opposées  aux  siennes  {"2)  "  . 

Comme  le  disait  son  ami  Jullien  tlans  la  Revue  encyclopc- 
dique,  «  les  ennemis  acharnés  des  libertés  publiques  n'épar- 
gnaient point  cet  homme  supérieur  à  toutes  les  influences 
qui  auraient  pu  gêner  sa  conscience  »  . 

Le  4  juillet,  en  réponse  à  l'envoi  de  l'ordonnance  royale,  il 
écrivit  au  préfet  de  police  :  "Je  reçois  à  la  campagne  la  lettre 
que  vous  me  faites  l'honneur  de  m'écrire  en  m'adressant 
l'ordonnance  de  Sa  Majesté  relative  au  Conseil  spécial  des 
prisons  de  Paris.  Il  v  a  longtemps  que  je  m'attendais  à  la 
suppression  de  ce  Conseil,  dont  1  acti\  ité  et  la  vigilance  pou- 
vaient gêner  les  vues  secrètes  et  les  actes  auxquels  sa  créa- 
tion lui  imposait  le  devoir  de  s'opposer  de  tous  les  moyens. 

«  L'inutilité  évidente  ])Our  moi  de  ce  fantôme  de  nouveau 
Conseil  me  détermine  à  vous  prier  d'accepter  ma  démission  et 
de  ne  plus  me  compter  j)armi  ses  membres  (îi) .  " 

Le  15  juillet  arrive  la  réponse  du  ministre  : 

«  Monsieur  le  duc, 

<'  J'ai  1  honneur  de  vous  informer  que  par  ordonnance  en 
date  d'hier,  motivée  sur  la  lettre  que  vous  avez  écrite  le  4  de 
ce  mois  au  préfet  de  police,  le  roi  vous  a  retiré  les  fonctions 

(1)  Constitution  H  et,  29  juin  1823. 

(2)  Vie  du  duc,  p.  69. 

(3)  Moniteur,  n"  199,  p.  86:5.  —  Vie  du  dur,  p.  09 


LES    D  EU  M  i:  Il  ES    ANNÉES  333 

d  inspecteur  .;;énéral  du  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  de 
membre  du  Conseil  général  des  prisons,  du  Conseil  général 
des  manufactures,  du  Conseil  d'agriculture,  du  Conseil  général 
des  hospices  de  Paris  et  du  Conseil  général  du  département  de 
l'Oise. 

u  Le  ininistre,  scoéUiire  d'Élat  de  l'iuléricur, 

il  Si'f/iié  :  CoiuuKltE.  » 

La  riposte  ne  se  fit  pas  attendre  :  Corbière  la  reçut  le  len- 
demain. Elle  était  ainsi  conçue  : 

Il  Monsieur  le  comte,  j'ai  reçu  la  lettre  (jue  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'écrire  en  date  d'hier,  m'annoncant  que  j)ar  un 
ordre  du  roi,  dont  l'amplialion  n'est  pas  jointe  à  votre  lettre, 
.Sa  Majesté  m'a  retiré  les  fonctions  d'inspecteur  général  du 
Conservatoire  des  arts  et  métiers,  de  membre  du  Conseil  des 
prisons,  du  Conseil  général  des  manufactures,  du  Conseil 
d'agriculture,  du  Conseil  général  des  hospices  de  Paris  et  du 
Conseil  général  du  département  de  l'Oise.  Je  ne  sais  comment 
les  fonctions  de  président  du  Comité  pour  la  propagation  de 
la  vaccine,  que  j'ai  introduite  en  France  en  1800.  ont  pu 
échapper  à  Votre  Excellence  à  laquelle  je  me  fais  un  devoir  de 
les  rappeler.  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

«  Le  duc  de  La  Rochefoucauld  (1) .  » 

Corbière  n'aimait  pas  qu'on  lut  spirituel  à  ses  dépens. 

Le  U)  juillet,  le  Comité  de  la  vaccination  était  supprimé. 
L'Académie  de  médecine  héritait  de  ses  attributions,  u  On 
portait  peu  d'intérêt  à  laisser  faire  le  bien:  on  en  portait 
beaucoup  à  ne  pas  le  laisser  faire  par  le  duc  de  La  Rochefou- 
cauld, w 

Certains  des  Conseils  dont  il  faisait  partie,  plus  indéj)en- 
dants,  marquèrent  leur  surprise  et  leur  mécontentement;  les 
autres,    plus  souples,  plièrent  l'échiné  et  se  résignèrent.  Le 

(1)    Vie  du  duc,  p.  69  et  70. 


334  LA    UOCHEFOUCALTLD-LIAINCOURT 

Conseil  de  perfectionnement  du  Conservatoire  ne  fut  réor- 
ganisé que  le  31  août  1828.  Son  fauteuil  y  resta  vide,  et 
Delessert  n'accepta  qu'une  vice-présidence  provisoire  (1).  Le 
Conseil  général  des  hôpitaux  reçut,  le  1(5  juillet,  une  lettre  de 
lui,  annonçant  qu  il  ne  prendrait  plus  part  aux  délibérations, 
a  Je  n'ai  pas  besoin,  ajoutait-il,  de  ^  ous  exj)rimer  mes  regrets 
de  ne  plus  faire  partie  d'une  administration  à  laquelle  j'étais 
si  fortement  attaché  et  où  j'avais  tant  de  bonheur  à  coopérer 
au  bien  qui  y  est  fait.  Les  auteurs  de  l'ordonnance  ont  frappé 
juste;  je  le  suis,  je  l'avoue,  dans  la  partie  la  plus  sensible  de 
moi-même  (2) .  "  Le  Conseil  ne  se  contenta  pas  de  l'assurer 
de  ses  regrets.  Le  2  4  décembre  1823,  il  eut  le  courage  de  le 
proposer  comme  premier  candidat  au  choix  du  ministre  : 
inutile  d'ajouter  que  le  duc  ne  fut  pas  nommé  3).  Au  Conseil 
général  des  manufactures,  sa  révocation  fut  notifiée  pure- 
ment et  simplement  par  M.  de  Castelbajac  et  mentionnée  au 
procés-verbal  de  la  séance  du  2i  juillet  (i  . 

A  la  même  date,  le  préfet  de  l'Oise  recevait  un  extrait  de 
l'ordonnance  royale  de  révocation  : 

it  Sur  le  rapport  de  notre  ministre,  secrétaire  d'Etat  du 
département  de  l'intérieur.  Yu  la  lettre  écrite  le  4  de  ce  mois 
par  notre  cousin,  le  duc  de  la  Rochefoucauld,  au  préfet  de 
police  : 

Article  premier.  —  Sont  retirées  à  notre  cousin,  le  duc  de 
La  Rochefoucauld,  les  fonctions  de  membre  du  Conseil 
général  de  l'Oise,  etc.,  etc." 

Le  3  septembre  1823,  le  sous-préfet  de  Clermont  présen- 
tait pour  le  remplacer  MM.  de  Broë,  Boulard  et  le  vicomte 
d'Andlau,  qui  a  paraissaient  offrir  au  gouvernement  et  aux 
intérêts  locaux  une  garantie  suffisante  "  .  M.  lioulard,  député, 
maire  du  XT  arrondissement,  remj)Ia(;ait  définitivement  M.  le 
duc  de  La  Rochefoucauld,   ^  destitué    5;  "  .  Trente-quatre  ans 

(1)  Arcli.  du  Conservatoire.  Registre  tics  procès-verbaux. 

(2)  Arch.  de  l'Assistance  publique.  Dossier  Pébgot. 

(3)  Arch.  du  Conseil  de  l'Assistance  publi(pic.  Procès-verbaux. 

(4)  Arch.  nat.,  F'%  194-197. 

(5)  Arch.  de  l'Oise,  série  M. 


LES    1)ER>MK11ES    ANNEES  3:î5. 

après  la  prise  de  la  lîaslille,  le  \  ieii.v  (loiisliliiant,  1  ami  de 
Louis  XVI,  se  Aoyait  hnitaleiueiil  IVappé  par  le  Irère  de  celui 
qu  il  avait  voulu  sauver. 

La  Coiigrtv|alion  n'avait  pu  dépouiller  Lianeoiirl  de  toutes 
ses  fonctions.  Il  restait  à  la  Chambre  i\c>^  pairs,  à  la  Caisse 
d'épargne,  à  la  Société  d  instrnclion  élémenlairc,  à  la  Société 
(le  morale  chi'étienne. 

Il  accepta  sa  disgrâce  le  iront  haut,  mais  il  était  frappé  au 
vif.  i.  Il  supportait  mal,  a  dit  Mollien,  la  condition  de  n'avoir 
plus  à  s'occuper  que  de  lui.  "  C'était  un  deuil  pour  les  mal- 
heureux. «  On  a  voulu,  écrivait-il  à  M.  JuUien  le  9  août  I8:2;i, 
m'enlever  des  occasions  de  faire  encore  du  bien,  et  il  est 
honorable  pour  moi  que  mes  ennemis  aient  cru  que  c'était 
la  peine  la  plus  sensible  qu'ils  pouvaient  me  faire.  Cet  acte 
de  leur  part  est  un  éloge.  Ces  messieurs  ne  frappent  pas  tou- 
jours juste  et,  quoi  qu'ils  fassent,  j'espère  encore  faire  quelque 
bien  (1 1 .  » 

Il  écrit  au  peintre  Gérard  qui  lui  avait  témoigné  sa  svm- 
pathie  :  '*  Mon  cher  monsieur  Gérard,  mexcuserez-vous  d'être 
si  importun?  Mais  veuillez  vous  rappeler  que  mon  importunité 
date  de  loin;  quelleest  fondée  sur  l'intérêt  personnel  que  vous 
avez  bien  voulu  me  témoigner  toujours,  lequel  n'est  pas 
amoindri  par  ma  condition  honorable  de  proscrit.  Votre  santé 
vous  a-t-elle  permis  de  vous  occuper  de  mon  Espérance?  Il 
s'agit  sans  doute  d'un  tableau  allégorique.]  La  branche  de 
pécher  est-elle  fleurie?  Les  traits  de  ce  charmant  visage  sont- 
ils  dé\eloppés?  Ma  retraite  sera-t-elle  bientôt  parée  dun 
témoignage  de  voti-e  souvenir?  Encore  une  fois,  pardonnez- 
moi  de  vous  rappeler  vos  promesses,  (pii  me  sont  d  autant 
plus  précieuses  que  je  les  tiens  de  votre  estime  et  de  \otre 
affection.  Je  n'en  dis  pas  plus,  de  peur  d  en  dire  trop;  mais 
c{uoi  ([u  il  en  aniv(>,  comptez-moi  au  premier  rang  de  ceux 
qui  honorent  votre  cœur  et  votre  esprit;  parler  de  vos  talents, 
ce  serait  en  vérité  trop  commun  (2).   " 

(1)  Bibl.  nal.,  mss.  6565,  fol.  114. 

(2)  Correspondance  du  peintre  Gérard,  II,  p.  2-56. 


336  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOLllT 

De  partout  lui  arrivaient  des  témoignages  de  regret.  "  Le 
dauphin  lui-même,  dit  un  biographe,  ne  cessa  pas  de  s'en- 
tourer de  ses  lumières.  "  Il  le  fit  convoquer  à  la  séance  de  la 
Société  des  prisons  du  2  4  juin  1825. 

Les  journau.x  de  l'opposition  ne  ménagèrent  pas  le  minis- 
tère. Le  Consiùiitioiinel,  dès  le  Itî  juillet,  avait  protesté  contre 
la  destitution  :  "  Sans  doute,  on  a  cru  dissimuler  ce  qu'il  y 
avait  de  personnel  dans  sa  disgrâce;  mais  rien  ne  pourra  lui 
ravir  l'estime  des  hommes  de  bien  dont  il  fut  toujours  le 
modèle,  et  la  tendresse  des  orphelins  auxquels  il  servit  de 
père.  "  Le  lendemain,  nouvel  article,  peut-être  d'Adolphe 
Thiers  :  a  Son  âge,  ses  immenses  services,  ses  vertus  univer- 
sellement reconnues,  le  plaçaient  en  dehors  des  partis...  Il 
était  du  petit  nombre  de  ces  grands  qui  ne  firent  pas  de  la 
philosophie  un  jeu  d'esprit,  un  babil  de  cour;  mais  qui  crurent 
devoir  réaliser  par  des  sacrifices  les  sages  opinions  qu'ils 
avaient  embrassées... 

«  Tous  ceux  qui  ont  vu  ce  citoyen  respectable  et  presque 
octogénaire  travaillant  sans  relâche ,  abrégeant  même  les 
heures  de  son  sommeil,  pour  suffire  aux  travaux  si  divers 
qui  remplissaient  sa  vie,  et  faisant  au  bien  public  non  seule- 
ment des  sacrifices  de  fortune,  mais,  ce  qui  est  bien  plus  rare, 
celui  de  son  temps  et  de  ses  forces,  n'ont  pu  s'empêcher  de 
lui  vouer  un  respect  profond...  Sa  participation  à  toutes  les 
améliorations  sociales  qui  ont  honoré  notre  siècle  est  si 
connue  que  son  nom  est  devenu  cher  à  toutes  les  nations 
civilisées. 

u  Ce  ministère,  ajoutait  le  rédacteur,  marche  à  grands 
pas  dans  une  carrière  dont  il  n  a  pas  aperçu  tous  les 
écueils  (1) .  ') 

La  presse  périodique  ne  fui  pas  la  seule  à  rappeler  les  ser- 
vices rendus  par  Liancourl  à  riiumanité.  Le  comte  Daru, 
son  collègue  à  l'Institut  et  à  la  (Ihambrc  des  pairs,  le  tra- 
ducteur d'Horace,  lui  consacra  une  épitre.  Toute  la  vie  de 

(1)    Constiliitiniiiiel,   16  et  17  juillet  1823. 


LKS    DERNIERES    ANNEES  3:57 

Liancourt  est   lonjjiicinont  décrite  on   vers   didactiques  (Ij. 
S'afpt-il  (le  la  vaccine  : 

GonKdent  du  secret  par  Jenner  aperçu, 

D'un  venin  salutaire,  à  la  France  inconnu, 

il  porte  pariTii  nous  les  jfouttes  précieuses... 

Va  son  art,  [lar  vos  soins  voyageant  sur  les  ondes, 

Vain(|ueui-  des  pivjuîfcs,  va  repeupler  deux  mondes. 

Les  hôpitaux,  lÉcoIe  de  Ghàlons,  les  prisons,  la  statistique 
industrielle  du  canton  de  Creil,  rien  néchappe  à  la  Muse  aca- 
démique : 

L  infortune  a  des  droits  sur  les  cœurs  {jénéreux  ; 

Les  dons  de  la  pitié  cherchaient  les  malheureux  : 

Mais  votre  bienfaisance,  éclairée,  attentive, 

Vint  offiir  du  travail  à  rindi{;encc  oisive. 

Un  asile  au  vieillard,  à  Tenfant  des  leçons. 

Gérés  vous  dut  souvent  de  plus  riches  moissons! 

Le  pauvre,  dans  Thospice  ouvei't  à  sa  détresse, 

Bénissait  cette  main,  soutien  de  sa  faiblesse. 

Sous  vos  veux,  un  essaim  d(!s  fils  de  nos  ;;uerriers, 

l'ormés  pour  la  patrie  à  d  utiles  métiers. 

Maniait  la  varlope  et  le  cravon  rapide. 

Les  marteaux  de  Vulcain  et  le  compas  d  Euclide. 

Sur  les  portes  de  fer  (|ui  jjardent  les  cachots, 

Jadis  l'œil  effravé  crovait  lire  ces  mots  :... 

<i  ...  Va  blasphémer  Dieu  même,  et  laisse  tout  espoir!  " 

Par  vous,  dans  cet  asile,  où  le  crime  s'expie, 

Descendent  la  morale  et  la  philanthropie. 

Quel  plus  beau  ministère  offert  à  la  vertu  ? 

Aujourd'hui  cependant  que  vous  l'avez  perdu. 

De  vos  nobles  bienfaits  la  source  est  dans  vous-même. 

Oh!  que  si  quehjue  roi,  di(>ne  du  diadème, 

Pierre  ou  notre  Henri,  s'éloi{;nant  de  sa  cour. 

Venait  de  l'œil  d'un  sa{>e  observer  Liancourt; 

Au  lieu  de  vieux  donjons  et  d'un  faste  {;othi(jue. 

Il  verrait  l'appareil  d'une  fête  rustique, 

(1)  Kpttre  a  M.  de  La  Boche joncuuld  sur  les  progrès  de  la  civilisation,  par 
M.  Dari',  de  l'Académie  fran<;ai8e.  Paris,  Didot,  1824.  ^^Bibl.  de  Liancourt, 
n"  2638.) 

22 


338  LA    l'.OCHEFOUCALLD-LIAîSCOL  RT 

La  vapeur  condensée  et  fuyant  au  dehors 

D'une  vaste  machine  animer  les  ressorts; 

La  féconde  Gérés  et  l'active  Industrie, 

Riches  l'une  par  l'autre,  enricliir  la  patrie; 

Un  homme  présidant  à  ces  sa[;es  lalxuirs. 

Qui  chassent  l'indi^fence  et  protègent  les  mœurs  : 

Oh  !  comme  il  s'écrierait  :  «  Hienfaisantes  merveilles, 

Croissez  ;  de  la  science  interrogez  les  veilles  ; 

L'homme,  plus  éclairé,  mérite  d'autres  lois. 

Et  gloire  au  citoyen,  simple  et  grand  à  la  fois, 

En  qui  nous  retrouvons,  par  un  rare  assemblage. 

Les  lumières  du  siècle  et  les  mœurs  du  vieil  âge.   d 

(les  vers  ne  méritent  d'échapper  à  Fonbli  que  parce  qu'ils 
montrent  quelle  place  Liancourt,  clis(jracié,  occupait,  comme 
auraient  dit  ses  amis,  dans  «  le  Panthéon  contemporain  "   : 

En  lui,  l'homme  de  bien  créa  l'homme  d'Etat. 


II 


En  1823,  Liancourt  avait  soixante-seize  ans.  Encore  debout 
et  vigoureux,  il  n  hésita  pas  à  défendre  la  liberté.  Il  était 
d'accord  avec  les  dix-sept  députés  de  son  groupe  que  les  élec- 
tions de  1824  avaient  seuls  laissés  debout.  Il  ne  s'agissait  plus 
de  convertir  la  majorité,  encore  moins  de  reprendre  le  pou- 
voir; il  s'agissait  de  défendre  les  libertés  publiques  contre  les 
extravagances  des  exaltés.  On  a  pu  écrire  que  leur  pro- 
gramme consistait  à  "  refondre  la  société,  à  effacer  l'œuvre 
des  trente-cinq  dernières  années,  à  revenir  autant  que  pos- 
sible à  l'état  antérieur;  à  remplacer  les  préfectures  par  les 
trente-trois  anciennes  généralités,  les  conseils  généraux  par 
les  assemblées  provinciales,  les  cours  et  tribunaux  par  les 
vieux  parlements  ;  à  remettre  le  clergé  en  la  possession  des 
actes  de  l'état  civil;...  à   supprimer  l'Université,  à  attribuer 


LES    DEKNIEI'.ES    a:NNEES  339 

tout  renseig^nement  aux  conjjrégations  religieuses,  à  con- 
damner la  liberté  de  la  presse  et  à  charger  1  autorité  ecclé- 
siastique de  la  censure  préalable;  à  rendre  à  la  noblesse  le 
privilège  des  grades  militaires,  à  constituer  l'aristocratie  terri- 
toriale avec  monopole  de  l'administration  locale  :  à  abroge 
le  code  civil,  notamment  dans  les  articles  réglant  la  propriété, 
les  successions  et  le  mariage;  à  présenter  le  souverain  comme 
une  sorte  de  propriétaire  omnipotent  qui  ne  pouvait  être  lié 
par  aucune  charte  (l)  »  . 

En  1824,  Liancourt  est  des  soixante-sept  pairs  qui  repous- 
sent le  projet  sur  la  septennalité.  Ce  projet  viole  l'article  37 
<le  la  Charte.  Suivant  Pastoret,  '<  toutes  les  fois  que  la  Charte 
n'offrait  pas  une  disposition  précise,  c'était  au  trône  qu'il  fal- 
lait remonter  [)our  trouver  1  autorité  qui  doit  régler,  décider, 
prescrire»  .  Liancourt  fait  appel  «  àla  Chambre  héréditaire  ins- 
tituée pour  défendre  les  droits  également  précieux  et  insépa- 
rables du  trône  et  de  la  nation...  Le  Parlement  français  n'a 
pas  le  pouvoir  constituant;  la  Charte  est  le  code  de  notre  exis- 
tence politique  ;  elle  serait  révocable  si  elle  n'était  pas  invio- 
lable: elle  ne  peut  être  revisée  qu'en  vertu  d  un  pouvoir  spé- 
cial donné  par  le  roi  et  à  une  majorité  plus  forte  que  la 
majorité  ordinaire...  » 

Le  projet  en  lui-même  est  favorable  à  la  corruption  :  >i  Pou- 
vons-nous nous  dissimuler  qu'il  existe  dans  une  partie  de  la 
nation  un  besoin  ou  une  soif  d  argent  qui  peut  être  un  écueil 
pour  des  hommes  naturellement  probes  (2)?  » 

La  loi  sur  le  sacrilège  choqua  ses  convictions  de  philosophe. 
Trop  fatigué  pour  monter  à  la  tribune,  il  fit  imprimer  et  dis- 
tribuer son  il  opinion  »  :  «  Ce  n  est  point  à  la  justice  humaine 
à  devancer  ni  à  remplacer  les  jugements  de  Dieu.  Elle  n'a 
point  à  venger  la  divinité...  Ce  qui  est  péché  dans  un  culte 
n  est  pas  toujours  péché  dans  un  autre. . .  Ce  n'est  point  comme 
péchés  que  sont  punies  les  actions  coupables,  c'est  comme 
délits   ou   comme  crimes...   Les  théologiens   disent  :    «  Qui 

(1)  TnL'nKAU-DAsniN,  le  Parti  libéral  sous  la  Restauration,  p.  284. 

(2)  Arch.  pari.,  5  mai  1824,  XL,  p.  308. 


:U0  LA    ROCHEFOLCAULD-LIAiNCOURT 

"  offense  Dieu  l'outrage,  et  c'est  l'outrage  direct  de  la  Divi- 
«  nité   qui   constitue  le   sacrilège...   »    C'est  cette  prétention 
qui,  chez  tous  les  peuples,  pendant  de  longs  siècles  d'igno- 
rance et  de  barbarie,   a  couvert   la  terre  de  bûchers  et  l'a 
inondée  de  sang. . .  " 

u  Tous  les  anciens  crimes  d'irréligion  doivent  rentrer  dans 
le  Code  si  on  en  replace  un  seul.  L'hérésie,  le  blasphème, 
seront  punis...  Lorsque  le  crime  de  lèse-majesté  divine  est 
admis,  comment  tolérer  qu'il  y  ait  autel  contre  autel  dans  un 
État  catholique?  Aux  yeux  d  une  certaine  théologie,  le  prin- 
cipe de  la  tolérance  est-il  autre  chose  qu'une  profession  d'im- 
piété? Dans  ce  même  système,  l'Inquisition  était  non  seule- 
ment une  bonne  institution,  mais  un  tribunal  indispensable. 
La  poursuite  et  la  destruction  des  hérétiques  était  l'un  des 
devoirs  de  la  royauté...  Détestons  l'impiété,  mais  sachons 
aussi  craindre  le  fanatisme...  (1)  " 

Dans  la  discussion  de  la  loi  sur  les  émigrés,  l'acquéreur  de 
biens  nationaux  l'emporte  en  lui  sur  le  propriétaire  de  biens 
séquestrés.  Pellenc  lui  envoie  des  documents;  il  veut  par  des 
amendements  rendre  la  loi  «  moins  détestable,  moins  dan- 
gereuse, moins  injuste  "  .  Il  veut  enlever  toute  espèce  d'in- 
(juiétude  aux  acquéreurs  :  «  Je  n'entends  pas  approuver  la 
loi...  Je  ne  veux  que  l'amener  à  être  une  loi  conciliatrice  si 
la  chose  est  possible,  et  qui  mette  acquéreurs  et  possesseurs 
en  toute  sécurité,  en  sécurité  inaltérable  (2i.  » 

Personnellement,  le  résultat  l'intéressait  j)eu.  Son  indem- 
nité fut  liquidée,  suivant  avis  du  Conseil  de  préfecture  de 
l'Oise  en  date  du  25  novembre  1825,  à  1()7,025  fr.  49.  Le 
capital  servant  de  base  était  de  1,71 1,080  fr.  75,  mais  il  avait 
fallu  en  déduire  l,5ii,0()l  fr.  2(J  pour  le  passif  (3). 

En  mai  1825,  eut  lieu  le  sacre  de  Charles  X.  Liancourt  y 
réclama   sa    place.    Il   voulut   figurer   dans   cette    cérémonie 


(1}  Arc/i.  pari.,  12  février  1825,  XLIII,  p.  1  ;37  et  suis. 

(2)  Bibl.  nat.,  i.iss.  6565,  fol.  130  à  132. 

(3)  Arch.    de    l'Oise,     avis    du    préfet    en    conseil    de    préfecture    ('26    novem- 
)re  1826). 


LES   DERNIERES    ANNEES  341 

surannée  où,  selon  le  mot  de  Victor  Hugo,  <i  toutes  les  formes 
du  hasard  étalent  rej)résentées  »  .  Eu  face  de  la  uionarchio  qui 
venait  de  le  révoquer,  il  tenait  à  affirmer  les  droits  que  lui 
conférait  sa  naissance.  Il  défila  dans  la  procession  du  2î)  mai, 
derrière  le  niar(|ui,s  de  Dreux-Brézé,  g^rand  maître  des  céré- 
monies, après  le  roi  d  armes,  les  hérauts  hahillés  "  en  valets 
de  jeu  de  cartes  »  ,  les  gardes  à  pied  et  la  musique;  les  quatre 
chevaliers  de  l'ordre  du  Saint-Esprit  portaient  les  offrandes  ; 
(1  M.  le  duc  de  La  Vauguyon,  le  vin  dans  un  vase  d  or;  M.  le 
duc  de  La  Rochefoucauld,  le  pain  d'argent;  M.  le  duc  de 
Luxembourg,  le  pain  d'or;  M.  le  duc  de  Gramont,  l'aiguière 
d'or  remplie  de  médailles  "  .  Pendant  la  messe,  les  quatre 
chevaliers  furent  placés  dans  le  chœur.  Le  30  mai,  à  la  réu- 
nion du  chapitre  du  Saint-Esprit,  Liancourt  siégea  à  côté  de 
Tallevrand  fli.  «  On  pourrait  dire  que  tout  en  Talleyrand 
boitait  comme  lui  :  la  noblesse  qu  il  avait  faite  servante  de  la 
République;  la  prêtrise  qu'il  avait  traînée  au  Champ  de  Mars, 
puis  jetée  au  ruisseau;  le  mariage  qu'il  avait  rompu  par 
vingt  scandales,  l'esprit  qu  il  déshonorait  j)ar  la  bas- 
sesse (2) .  " 

Ce  fut  une  parade.  «  J'aurais  compris,  dit  Chateaubriand, 
le  sacre  tout  autrement.  L'église  nue,  le  roi  à  cheval,  deux 
livres  ouverts  :  la  Charte  et  l'Évangile,  la  reli.<jion  rattachée  à 
la  liberté...  Au  lieu  de  cela,  nous  avons  eu  des  tréteaux  (3).  » 

Le  sacre  n'adoucit  pas  l'opposition  de  Liancourt.  Son 
«  opinion  "  contre  la  loi  de  182(5  sur  le  droit  d'ainesse  fut 
son  testament  politique.  Il  fit  appel  à  la  paix  civile,  à  la  paix 
des  familles  et  des  consciences.  Le  régime  du  Code  avait 
habitué  les  enfants  d'un  même  père  à  se  considérer  comme 

(1)  Moniteur,  .31  mai  J825,  p.  833.  —  Une  estampe  du  tctnps  (Bibl.  nat., 
1"*  58)  montre  Talleyrand  en  manteau  de  velours  et  d'hermine,  en  culottes 
courtes,  coiffé  d'un  chapeau  empanaché  à  la  Henri  IV,  tenant  une  ai{{uière  d'or, 
une  jamhe  appuyée  sur  le  dejjré  d'un  escalier  pour  dissimuler  sa  claudication. 
La  Ciialcographie  du  Louvre  possède  une  série  de  planches  tlestinées  à  un  ouvrai'c 
d'ensemhle  sur  le  sacre;  les  lettres  n'ont  pas  été  {jravées,  ce  qui  rend  les  attri- 
butions difficiles.  La  révolution  de  Juillet  a  arrêté  la  commande. 

(2)  Victor  Ilrco,  Choses  vues. 

(3j   Cité  dans  Victor  Uuyo  raconté  par  un  témoin  de  su  vie,  p.  83. 


342  LA    ROCHEFOLCAULD-LIANCOURT 

égaux  eii  droits.  Comment  rétablir  Tiiiégalité  sans  blesser  la 
justice,  sans  éveiller  les  jalousies?  "  Ce  sont  des  castes  que 
Ton  crée  au  foyer  domestique  et  sous  le  toit  paternel.  Les 
enfants  seront  à  s'observer,  à  s'épier,  les  uns  pour  empêcher, 
les  autres  pour  provoquer  la  détermination  de  leur  père...  " 

Quelle  carrière  ouverte  aux  procès,  «  la  plus  grande  plaie 
des  mauvaises  lois!  »...  «  Dans  diverses  lois  qui  nous  ont  été 
présentées  depuis  quelques  années,  les  ministres  ont  malheu- 
reusement touché  à  nos  institutions  politiques,  mais  ils 
n'avaient  encore  touché  qu  à  elles.  Les  peuples  ne  sentent 
qu'avec  le  temps  ce  genre  de  mal.  Les  institutions  civiles,  au 
contraire,  règlent  leurs  intérêts  privés,  leurs  intérêts  de  tous 
les  jours  :  altérer  ces  intérêts,  c'est  les  toucher  immédiate- 
ment, c'est  le  point  sensible  de  la  plaie... 

u  La  monarchie  trouverait  une  base  au  moins  aussi  solide  et 
plus  large,  une  garantie  aussi  certaine  dans  l'attachement 
qui  lierait  à  elle  cinq  millions  de  propriétaires  unis  par  leurs 
propres  intérêts  que  dans  celui  de  deux  millions  de  posses- 
seurs de  propriétés  plus  étendues...  (1).  i? 


111 


Aj)rès  sa  révocation,  le  duc  ne  quitta  plus  guère  Liancourt  : 
il  aimait  à  visiter  ses  écoles,  ses  manufactures,  ses  malades;  il 
causait  avec  ses  voisins.  Parfois,  il  allait  s'asseoir  à  Beauvais 
dans  la  boutique  de  limprimeur  Tremblay  :  il  évoquait  avec 
lui  le  souvenir  du  j)assé. 

u  On  le  \ osait,  dit  Léonce  de  Laver.<jnc  (jiii  Ta  connu, 
activement  occupé  d  a.<|riculture,  d'industrie;  s  attachant  à 
répandre  les  nouveautés  utiles,  comme  la  vaccine  et  l'ensei- 
gnement mutuel;  gardant  jusqu'au  bout  une  imperturbable 

(1)    Arcli.  pari.,  8  avril  1826.   XLVII,  p.  128.    Opinion  non  prononcée.) 


r.F.S    DEllMKUES    ANNEES  343 

confiance  dans  l  avenir,  nn  amour  exclusir  de  la  popularité, 
les  convictions  ardentes  et  jusqu  a»i.\  illusions  de  sa  jeu- 
nesse (1) .  » 

En  1826,  survinreul  les  troubles  de  l'École  de  Ghàlons.  Le 
["  novembre  1824,  le  directeur  Labàte  avait  été  remplacé  par 
le  vicomte  de  Boissel.  Labàte  était  très  aimé  ;  ancien  membre 
de  la  commission  scientifique  de  1  expédition  d  É;;vpte,  il  avait 
délVndu  les  élèves  aux  jours  sombres  de  181  i  et  de  18  15.  Le 
vicomte  de  Boisset-Glassac  avait  été  préfet  de  la  Cong^régation 
en  1821  ;  un  de  ses  premiers  actes  fut  de  refuser  l'entrée  de 
l'Ecole  à  un  juif  nomuié  Brisac,  fils  d'un  fabricant  de  draps 
de  Lunéville   (2  . 

"  Il  v  avait  là  comme  partout,  dit  1  a\ocat  Claveau,  un  chef 
bijoot  et  obstiné...  Il  préférait  les  sournois  et  les  rapporteurs, 
et  il  voulait  absolument  que  Ton  allât  à  la  messe,  aux  offices 
et  surtout  à  la  Mission  (3) .  » 

«  Le  système  d'induljoence  et  de  condescendance  de 
M.  Labàte,  dit  dans  son  mémoire  manuscrit  l'avocat  Gari- 
net  (4  récemment  excommunié  pour  ses  publications  irréli- 
j<yieuses,  fit  place  à  un  autre  tout  différent.  Le  bal,  le  spec- 
tacle furent  proscrits  sans  retour.  Il  fut  permis  aux  élèves,  en 
forme  de  compensation,  de  se  livrer  à  l'oraison  mentale  et  aux 
effusions  d'un  cœur  contrit  et  pénitent.  On  convient  que  le 
si{3fnal  de  cette  réforme  ne  fut  pas  donné  sans  exciter  de  fer- 
mentation... Les  grâces,  les  faveurs,  l'avancement  devinrent 
le  partage  exclusif  de  ceux  qui  pratiquèrent  à  l'extérieur  les 

(1)  Les  Assemblées  provinciales,  j).  14V. 

(2)  EUVRARD,  OUV.  cité,  p.  63.  GuKTTIEn,   ouv.  cité,  p.   10.5. 

i3)  Ci-AVEAU,  De  la  police  générale  et  de  sa  abus,  1831,  p.  464.  Claveai 
(Antoine-Gilbert).  1788-1835,  avocat  à  Paris,  défendit  entre  autres  le  gardien  de 
la  Conciergei-ie  accusé  d'avoir  favorisé  l'évasion  de  La  Valette  (1815^,  deux 
fourriers  accusés  de  complot  contre  le  comte  d'Artois,  Bouton  accusé  d'avoir 
lancé  des  pétards  sous  le  {;uichet  du  Carrousel,  etc. 

,41  Garinet  Jules},  17S)7-I877,  nû  à  Gliàlonssur-.Marne,  avocat,  littérateur, 
plus  tard  conseiller  de  préfecture,  se  lia  avec  Collin  de  Plancy,  collabora  à  ses 
puJjlications  antireligieuses  sous  le  pseudonyme  de  .lullien  de  Saint-Acheul  ;  il 
fit  amende  honorable  à  Rome.  Ce  «  Factum  /jour  les  élèves  »  est  à  la  Biblio- 
thèque communale  de  Chàlons,  mss.  G,  340.  Garinet  fut  sans  doute  chargé  de 
préparer  le  dossier  pour  Claveau. 


344  LA    ROCHEFOITCACLD-LIA^'COL'RT 

devoirs  du  culte  catholique...  "  On  évitait  les  châtiments,  on 
paonait  les  faveurs  en  allant  à  confesse.  "  J'ai  été  placé,  dit  le 
témoin  Gravier,  ancien  élève,  entre  la  porte  et  le  confes- 
sionnal. J'ai  commis  une  faute  pour  laquelle  je  devais  être 
renvoyé.  J'allai  à  confesse,  et,  au  Heu  d'être  renvoyé,  j'ai  été 
nommé  caporal...  " 

M.  de  Boisset  se  faisait  zélé  dénonciateur  des  élèves  et  des 
professeurs,  notamment  d'un  sieur  Varin,  u  athée  et  jacobin  "  . 

a  Tout  ce  qu'on  a  pu  vous  dire,  mon  cher  ami,  écrivait-il  à 

Franchet  d'Esperey,  de  sa  rage  démagogique,  est  au-dessous 
de  la  vérité...  11  affiche  les  plus  mauvais  sentiments  dans  la 
ville,  quoiqu'il  sobserve  depuis  six  mois.  "  On  n'ose  pas 
encore  le  révoquer,  par  crainte  du  i;  préfet  qu'on  va  créer 
pair  de  France  et  du  président  du  tribunal...  La  philanthropie 
de  ces  fidèles  serviteurs  du  roi  chercherait  à  faire  excuser  les 
erreurs  d'un  malheureux  père  de  famille...  "  Mais  on  réunit 
contre  lui  un  dossier  formidable  (1  .  A  Paris,  au  ministère, 
on  s'effraye.  Le  ministre  demande  qu'on  remplace  «  ce  mau- 
vais sujet  "  .  Le  comte  Alexandre  de  Damas  vient  parler  au 
ministre  «  des  profanations,  des  impiétés,  des  propos  de  93 
qui  se  commettent  et  se  tiennent  chaque  jour  "  .  —  «  En  effet, 
(lit  Claveau,  en  récompensant  les  hypocrites  et  en  persécutant 
les  élèves  qui  avaient  le  malheur  de  ne  pas  croire,  on  avait 
presque  rendu  la  religion  exécrable  et  odieuse.  » 

Boisset  croyait  gouverner  par  la  terreur.  <>  Le  bien,  écri- 
vait-il le  U  mai  1825,  s'opère  ici  plus  facilement  que  je  ne 
lavais  espéré.  Cette  maison  d'éducation  deviendra  en  peu  de 
temps  la  meilleure  de  France  si  l'on  m'accorde  les  moyens 
nécessaires   (2; .  " 

L'échauffourée  du  I"  avril  IS2(;  le  détrompa.  "  Depuis 
quelques  jours,  dit  le  rai)p(>rt  du  capitaine  de  gendarmerie,  il 
V  avait  une  coalition  composée  des  élèves  les  plus  robustes... 
La  prière  fut  assez  tranquille,  ainsi  que  le  souper.  Les  élèves 
étaient  dans  la  cour  de  récréation.  Tout  à  coup,  à  huit  heures 

(1)    Arch.  nat.,  F,  6978.  Dossier  318G. 

f2)  /</. 


LES    KEl'.MI.IîES    ANNEES  3V5 

et  clciiiie,  la  poile  du  ^o^CM•  tics  siu\  tMllaiils  csl  renversée  par 
une  vingtaine  de  foreenés.  Les  lumières  sont  éteintes  aussitôt 
et  les  surveillants  reçoivent  dans  1  ombre  une  jjrèle  de  pierres 
dont  plusieurs  sont  blessés  assez  ^<p-iévcment.  Au  premier 
bruit,  toutes  les  lumières  furent  éteintes  dans  le  corridor  et 
les  salles  de  réciéation.  et  les  lampes  l)risées.  La  plii[)art  des 
élèves  reconnurent  d  abord  1  autorité  de  M.  le  directeur  et, 
se  raufjeant  à  sa  voix,  restèrent  calmes  ;  quelques-uns  criaient 
seulement  :  .-  A  bas  Gaillet  !  Il  faut  le  pendre!  »  Le  sieur 
(laillet  est  effectivement  le  surveillant  le  plus  actif  de 
1  École  (1).  »  Son  activité  consistait  surtout  à  se  servir  de 
menottes  pour  mener  les  élèves  à  la  salle  de  discipline.  C'était 
un  ancien  gendarme. 

Il  v  eut  des  cloisons  démolies,  des  pavés  arrachés;  on 
se  barricada  dans  les  dortoirs,  ou  crénela  les  murs,  on  jeta 
dehors  trente-cinq  boisseaux  de  haricots  :  eu  somme,  il  ne 
s'agissait  que  de  peccadilles  d  enfants  indisciplinés,  indignés 
aussi  par  des  entreprises  de  leur  directeur  contre  leur  cons- 
cience. Ou  avait  vu,  pendant  le  siège,  un  colonel  de  hussards, 
envoyé  en  parlementaire,  oublier  sa  mission  et,  riant  de  bon 
cœur,  donner  aux  rebelles  une  leçon  dans  l'art  de  se  forti- 
fier... «  A  la  suite  de  son  expédition,  il  avait  été  décidé,  en 
conseil  de  gueri-e  et  les  voix  recueillies,  qu'il  faudrait  attendre 
1  heure  du  déjeuner  afin  de  vaincre  plus  sûrement;  ce  qui, 
du  reste,  avait  réussi  parfaitement,  car  les  insurgés  étaient 
complètenu'ut  déj)ourvus  de  vivres,  et  ils  s'étaient  retranchés 
sans  emporter  un  seul  morceau  de  pain.  Ils  furent,  pendant 
douze  heures,  entièrement  réduits  à  un  sac  de  pruneaux  qu'ils 
avaient  trouvé  dans  un  .<;reuier  et  dont  ils  lancèrent  les  noyaux 
à  la  tète  des  troupes  ennemies  {'2).  " 

L'acte  d'accusation  renvoya  huit  élèves  de\ant  la  cour 
d'assises  sous  la  prévention  de  rébellion  à  main  armée,  de 
voies  de  fait,  violences,  destruction  de  denrées,  menaces  ver- 

1     liapport  du  capitaine  I^arlliélemv,  commandant  la  {gendarmerie  rovale  de 
la  Marne  :  3  avril  1826.  (Arcli.  nat.,  F',  6978.  Dossier  3186.) 
(2j  Cl\ve.\u,  ouv.  cité,  p.  473. 


3!i,6  I.A    ROC  HEFOLCAULD-LIAÎN  COURT 

baies  d'incendie  sous  condition.  Le  plus  âgé  n'avait  pas  vingt 
ans.   Il  y  eut   dans  l'instruction   des  rigueurs   odieuses.    On 
traita  ces  enfants  comme  des  assassins.  On  leur  milles  pou- 
cettes.  Enchaînés  deux  à  deux,  sous  lescorte  de  la  gendar- 
merie, ils  furent  transférés  de  la  Conciergerie  à  Reims.   «  Ils 
parcoururent  trente  lieues  à  pied  pendant  la  saison  la  plus 
ripoureuse,   sous  des  torrents  de  pluie,    couchant   dans   des 
cachots  et  réduits  à  se  nourrir  avec  les  vivres  des  prisons.  " 
Liancourt  choisit  Claveau  pour  avocat.    Celui-ci  dénonça 
dans  les  journaux  cette  violation  des  règles  de  l'humanité.   A 
dix  lieues  de  Reims,  des  voitures  attendaient  les  détenus  et, 
quand  ils  arrivèrent  dans  cette  ville,  la  population  était  dehors 
pour  les  recevoir.  Grâce  à  leurs  deux  défenseurs,  ils  reçurent 
dans  leur  prison  et  dans  leur  triste  voyage   «  les  fonds  néces- 
saires pour  subvenir  à  leurs  besoins  et  adoucir  leur  pénible 
situation  »  .    "  On  vous  a  dit,  s'écria  Claveau  dans  son  plai- 
doyer, qu'un  traitement  plus  doux  avait  succédé;  mais  à  qui 
le  doit-on?  A  l'intervention  généjeuse  d'un  citoyen  illustre, 
du  vénérable  M.  de  La  Rochefoucauld-Liancourt,  qui  veille 
encore  sur  les  enfants  de  la  tutelle  desquels  il  a  été  interdit  : 
il  les  protège,  les  nourrit.  C'est  lui  qui  a  mis  mon   zèle  en 
œuvre.  Heureux  si  je  puis  m'associer  dignement  à  sa  noble 
mission  !  » 

Il  M.  de  La  Rochefoucauld,  écrivit-il  plus  tard  au  Courrier 
français,  les  nourrissait  dans  les  fers.  Quand  ils  ont  été  déli- 
vrés, il  a  veillé  au  sort  de  ciiacun  deux,  sachaut  bien  qu'ils 
ne  trouveraient  que  des  rigueurs  au  dehors.  Sa  fortune,  ses 
(lémaiclies,  ses  veilles,  il  prodigua  tout  pour  les  sauver  :  il 
oubliait  ses  quatre-vingt-un  ans  et  n'éprouvait  que  les  souf- 
frances de  ces  enfants...  Je  possède  un  grand  nombre  de 
lettres  qu  il  m'écrivait  et  dans  lesquelles  se  peint  son  ardent 
amour  de  l'humanité,  la  hauteur  de  ses  idées,  son  respect 
pour  l'ordre,  son  culte  pour  les  libertés  publiques  et  sa  haine 
contre  la  faction  hypocrite  qui  nous  opprime    11  » 

(1)    Courrier  français,    i"    avril     1827.      Hihl.    de    rinslilul,    fonds    Iluzard. 


LES    DKUMKHES    ANNEES  347 

Liancourt  observait  sa  discrétioii  arcoiitumée  :  «  Je  vous 
(leiiiando  ou  grâce,  écrivait  il  à  ('-Ia\caii,  que  mou  uoui  ne  soit 
pas  prouoncé.  1)  al)or(l  il  serait  absoluiueut  possible  qu  il 
uuisit  au  succès  (jtie  iu)us  \onlous  obteuir.  et  pui>  j  ai  une 
répujjuance  iuviucible  poui-  les  élo.'jes  [)ublics.  Je  cherche  à 
reujplii-  mes  devoirs  daus  toutes  les  positions  et  j  al  assez  du 
témoi{jua{je  de  uia  conscience...  (lest  encore  une  lois  bleu 
sincèrement  (jue  |e  xous  conjure  de  ne  pas  parler  de  moi...  " 

Les  débats  durèrent  du  20  au  24  décembre,  devant  la  cour 
d'assises  présidée  par  un  majjistrat  Indépendant,  M..  Debé- 
rain  (li.  Le  principal  accusé,  Cbrlstopbe,  comparut  en  bus- 
sard,  porteur  d  une  médaille  d'argent  ((uil  avait  gagnée  en 
sauvant  buit  cuirassiers  qui  allaient  se  noyer  dans  la  Marne 
le  10  juillet  1S21.  Juges,  gendarmes,  geôliers  cédèrent  au 
mouvement  de  sympathie  qui  entraînait  tout  Reims  vers  les 
accusés.  Les  élèves  qu'on  avait  fait  venir  comme  témoins  à 
charge  allèrent  retrouver  leurs  camarades  daus  leiii'  prison. 
L  un  des  accusés  apj)artenait  à  une  puissante  famille:  de  hauts 
protecteurs  le  catéchisèrent,  "  afin  qu  il  se  séparât  de  ses  con- 
disciples et  qu  il  témoignât  quelque  repentir  de  sou  indocilité 
passagère  ".  On  lui  avait  enlevé  le  costume  de  l'Ecole;  il 
parut  à  l'audience  revêtu  de  l'uniforme  qu'il  avait  emprunté 
à  un  des  témoins  à  charge  et  se  déclara  solidaire  de  ses  cama- 
rades (2). 

Les  élèves  de  Châlons  furent  acquittés  à  1  unanimité. 
u  Pour  éviter  vingt  duels,  dit  Claveau,  je  les  emmenai  avec 
les  avocats  â  six  lieues  de  là,  chez  moi,  où  ils  étaient  attendus 
et  où  ils  firent  quelques  autres  folies  qui  n'étaient  pas  dange- 
reuses... »  Ce  fut  la  dernière  victoire  de  Liancourt  sur  la  Con- 
grégation. 

Siipj).  67.)  —  Gazette  des  Tiihiinuitx,  3  iioveiultrc,  18  et  20  (liH-einlire  1820.  — 
Vie  du  duc,  p.  74.  —  Faitgkrk,   Vie  et  liiciifuitf:,  p.  33. 

(1)  M.  Deliérain  est  mort,  le  26  août  1837,  président  de  la  loar  royale  de 
l'aris.  Il  avait  épousé  la  fille  dti  iiiédeciii  Leniiiiiier. 

(2    Clavkau,  ouv.  liié,  j).  468. 


3i8  LA    r.0f:riEF0(:CAULD-l,IA^i(:0lTI5T 


IV 


Sa  charité  se  moalre  jusqu'à  la  fin  efficace  et  éclairée.  Il 
s'intéresse  surtout  aux  jeunes,  aux  humbles,  à  ceux  qu'il 
av^ait  connus  au  temps  de  sa  grandeur.  Le  15  mars  I82(j, 
il  invoque  auprès  de  son  cousin  Doudeauville  le  titre  de 
j;rand  maitre  de  la  garde-robe  pour  lui  demander  de  nommer 
M.  Dubois  adjoint  au  maître  d'hôtel  du  roi.  «  En  vous  préve- 
nant de  mon  intérêt  pour  lui,  je  remplis  par  continuation 
mon  devoir  comme  ancien  grand  mailre  de  la  garde-robe  du 
roi,  et  comme,  à  ce  titre,  protecteur  de  ceux  qui,  sous  mes 
ordres,  ont  rempli  dignement  et  honorablement  leurs  fonc- 
tions (1  .  " 

Il  recommande  à  Decazes  M.  de  Pomereul  "  quia  été  sept  ans 
sous-préfet  de  Clermont  et  a  emporté  l'estime  et  l'attachement 
de  tous  ses  administrés  quand  l'orage  de  1815  est  arrivé  (2)  »  . 

Parmi  les  jeunes  gens  qu'il  aida  de  ses  conseils  et  de  sa 
bourse,  il  en  est  deux  qui,  plus  tard,  lui  firent  honneur.  L'un 
s'appelait  Rossini,  1  autre  Adolphe  Thiers.  Rossini  fréquentait 
chez  les  libéraux  et  jouait  souAcnt  chez  Mme  Merlin,  la 
femme  du  Conventionnel.  Thiers  était  arrivé  à  Paris  en 
septembre  1821  ;  il  logeait  avec  son  ami  Mignet  passage  Mon- 
tesquieu, au  quatrième.  Il  avait  été  recommandé  au  député 
Manuel,  à  Etienne.  Ce  fut  sans  doute  à  la  recommandation  de 
Manuel  ou  de  Laffitte,  dont  il  fréquentait  le  salon,  qu'il  dut 
d'être  reçu  chez  le  duc  :  il  devint  son  secrétaire  et  le  suivit  à 
Liancourt  en  octobre  1821  (3). 


fl)  15ii)l.  nat.,  inss.  6565,  loi.  102.  —  Doudeauville  était  sans  rancune  :  en 
1822,  il  avait  accepté  la  place  de  directeur  général  des  postes  "  pour  remettre  ses 
affaires  »  .  "  Je  rcjjrette,  lui  dit  Liancourt,  le  temps  où  nos  ancêtres  ne  savaient 
pas  lire.  »  (Voir  dk  Broche,  Souvenirs,  p.  266.)  Doudeauville  démissionna  en 
avril  1827,  peu  «le  jours  après  le  scandale  des  obsèques. 

(2)   Ribl.  nat.,  mss.  6565,  fol.  134. 

(3j    Sur    l{o8sini,    voir    le    rapport    de    police    dans    Annkr,     Le     livre    noir 


LKS    DEI'.NIKIÎES    ANNEES  349 

Il  Une  de  ses  maximes,  a  dit  son  fils,  était  qu'on  n'a  jamais 
fait  assez  quand  on  n'a  fait  (jiie  son  devoir.  Mais  il  dédai.o^nail 
tout  ce  qui  rcssend)lait  à  de  rostcntation,  et  il  a  fallu  sa  mort 
])()ur  révéler  le  bien  (ju  il  avait  fait  pendant  sa  vie.  » 

En  181S,  une  dame  propriétaire  d'une  filature  avait  tout 
perdu  dans  un  incendie  :  il  lui  fallait  un  prêt  de  25,000  francs 
remboursable  en  vingt  ans  pour  relever  sa  fabrique.  Decazes, 
alors  ministre,  lui  fit  consentir  le  prêt  sous  la  caution  du 
duc  :  elle  toucha  une  première  avance  de  5,000  francs.  Le 
ministère  tomba  et  le  nouveau  ministre  refusa  de  ratifier  Ten- 
{jagement  de  son  prédécesseur.  «J'ai  le  chagrin,  lui  écrivit  le 
duc,  de  ne  pas  douter  que  je  sois  la  cause  principale  de  1  in- 
justice atroce  que  vous  éprouvez  :  je  ne  suis  pas  dans  la 
triste  et  fausse  politique  de  ces  messieurs:  ils  ne  veulent  que 
des  valets,  je  ne  puis  l'être.  Je  vous  prie  à  genoux  de  me 
permettre  de  vous  prêter  les  20,000  francs  qui,  avec  les 
5,000  francs  du  don  du  ministre,  compléteront  la  somme.  '  Et 
il  ajoutait  en  post-sa^iptum  :  u  }\ous  déjouerons  ainsi  la  malice  et 
l'infamie  de  ces  messieurs.  Répondez-moi,  consolez-moi  (l).  " 

Quand  il  venait  h  Paris  après  sa  révocation,  c'était  pour 
placer  une  orpheline,  pour  faire  augmenter  un  ancien  élève 

fie  MM.  Délavait  et  Fianchct,  III,  p.  227.  —  Sur  Thiers,  M.  le  comte  Aymery 
(le  La  Hochcfoucauld  a  bien  voulu  nous  écrire  le  9  novembre  1901  :  "  Mon 
arrièrc-{;ran(l-|)('re  eut,  au  château  de  Liancourt,  coiiiine  secrétaire  particulier, 
M.  Thiers  2,400  fr.  d'appointements,  table  et  logement).  »  —  Le  fait  nous  a 
<';té  confirmé  par  une  lettre  de  M.  Messéant,  ami  de  Mlle  Dosnc.  "  Bien  que  les 
opinions  politiipies  de  ces  messieurs  fussent  divergentes,  leurs  relations  ont 
toujours  été  marquées  au  coin  de  la  plus  jjrande  courtoisie.  M.  Thiers  tenait  en 
très  haute  estime  M.  de  La  Rochefoucauld-Liancourt  et  professait  pour  lui  le  plus 
profond  respect.  »  (Lettre  du  7  janvier  1902,  communi(|uée  par  M.  René 
Millet.)  La  date  de  l'entrée  de  Thiers  chez  Liancourt  est  fixée  par  une  lettre 
adressée  par  M.  Amie,  frère  de  Mme  Thiers  à  M.  Gustave  de  La  Tour,  dont  la 
mère  était  née  II.  de  Chénier,  et  publiée  par  M.  .Toseph  d'Arçay  (Notes  inédites 
iiir  M.  Thiers).  «  J'ai  reçu,  écrit  M.  Amie  de  l'ile  Maurice  le  18  avril  1822, 
une  lettre  de  ma  sœur  du  24  octobre,  (jui  m'apprend  que  son  fils  est  à  Pari.s 
auprès  de  M.  de  La  Uochefoucanld-Liancourt.  "  «  C'était,  ajoute  M.  d'Arçay, 
une  position  bien  mince  pour  son  ambition  :  aussi  ne  la  garda-t-il  que  quelques 
mois.»  En  1822,  Thiers  entrait  au  Constilutionvel.  Sur  ses  démêlés  avec  la  police 
de  la  Restauration,  voir  notre  article  Î^Revue  politique  et  pari.,  10  mai  1903.) 
(1)  1"  mai  1820.  —  Voir  le  Constitutionuel  du  13  avril  1827.  ^  15ibl.  de  l'Ins- 
titut, fonds  lluzard.  Supplément  67,  p.  235.) 


350 


LA    R  0  C  1 1 E  F  0  L  C  A  U  L  D-  T  J  A  ;«i  (  :  0  C  H  T 


de  Chàlons,  «  soutien  de  vieux  parents  septuagénaires  "... 
Afin  de  ne  pas  nuire  à  ses  protéjoés,  il  agissait  souvent  à  Tinsu 
du  ministère.  "  Il  allait  la  nuit  solliciter  une  admission  à 
rhospice,  une  place  modique,  une  faible  pension,  auprès  de 
quelque  administrateur,  son  ancien  collègue,  chez  lequel  il 
n'aurait  pas  voulu  qu'on  le  vît  entrer  le  jour    Ij.  » 

De  Liancourt,  il  suivait  les  travaux  du  Conseil  général  des 
hospices,  a  Je  désire,  écrivait-il  à  Péligot  le  :23  septembre 
1825,  que  vous  soyez  tout  à  fait  quitte  d  inquiétude  de  la 
convoitise  que  nos  soi-disant  pieuses  gens  ont  du  Val-de- 
Gràce  et  qui  tendrait  à  l'envahissement  de  Saint-Louis.  Les 
bonnes  raisons  ne  sont  pas  toujours  celles  qui  gagnent  les 
procès,  surtout  quand  il  est  question  de  ce  que  les  hypocrites 
veulent  appeler  lieligion.  Un  grand  bonheur  pour  les  hôpitaux, 
c'est  la  profonde  sagesse  de  M.  l'archevêque  de  Paris.  »  Le 
7  août,  il  déplorait  la  perte  de  Bigot  de  Préameneu,  »  la 
Minerve  du  conseil,  telle  que  nous  l'a  dépeinte  Fénelon... 
Jamais  on  n'a  réuni  plus  de  savoir  et  plus  de  simplicité, 
plus  de  douceur  et  plus  de  caractère,  plus  déraison  et  de  faci- 
lité de  travail.  A'oilà  une  perte  irréparable.  Il  sera  sans  doute 
remplacé  par  un  homme  de  la  Congrégation  qui  vous  sau- 
vera tous...  "  —  a  Est-il  donc  vrai,  écrivait-il  en  septembre, 
que  les  prêtres  s'emparent  du  Val-de-Gràce  et  que  dessus 
cela  Saint-Louis  devient  hôpital  militaire  quoique  sagement 
établi  pour  hôpital  spécial  des  dartrcux,  galeux,  scrofuleux; 
que  ces  bijoux  de  M.  Alibert  vont  être  répandus  dans  les 
divers  hôpitaux  de  Paris.'*  Je  remercie  M.  Corbière  de  son 
courroux...  •'  11  alla  trouver  les  ducs  de  Montmorency  et  de 
Doudeauville  et  Ht  échouer  le  projet. 


^1  Vie  lin  iliic^  6'J.  "  .l'ai  su  j)ar  mon  jtrotéjjô,  ôcrivait-il  le  27  mai  1826,  (|ue 
M.  Dii[>lay  administrateur  des  liospiccs]  avait  enfin  terminé  la  petite  affaire 
<|u'il  aurait  pu,  aux  niènies  conditions,  terminer  il  y  a  quatre  ans  et  qu'il  m  a 
promise  depui.s  six.  .Mais  M.  Duplav.  trop  occupé  sans  doute,  n'a  pas  cru  devoir 
m'en  prévenir  lui-même  ni  répondre  à  aucune  de  mes  lettres,  .llionore  sa  pru- 
dence... »  (Arcli.  de  l'Assistance  publique.  Dossier  Péligot.^  "  Je  tâcherai,  dit-il 
ailleurs,  d'arriver  jusqu'à  lui  par  les  frères  de  la  doctrine  chrétienne  et  par  l'au- 
guste Congrégation.  >' 


LES    DERNIERES    ANNEES  351 

Son  dernier  acte  fut  une  lettre  par  laquelle  il  sollicitait 
M.  Desportes,  administrateur  des  hospices,  en  faveur  de  deux- 
mères  de  famille  dans  rindijjence     1). 

Politiquement  aussi,  11  resta  le  même  jiis(ju'à  la  (in.  Il 
s'était  brouillé  avec  Lacretelle  au  siijcl  de  \  Histoire  de  la 
Coiistitianiic,  u  trop  sévère  à  son  jjré  pour  la  Révolution  '2)  "  . 
Ils  se  réconcilièrent  quand  Lacretelle,  censeur  dramatique, 
fut  révoqué  pour  avoir  protesté,  avec  dix-huit  académiciens, 
contre  la  loi  de  justice  et  d'amour.  Vlllemaiu,  un  des  trois 
rédacteurs  de  l'adresse,  avait  été  rayé  de  la  liste  des  maîtres 
des  requêtes.  Le  IS  janvier  1827,  Liancourt  lui  envoya  ce 
billet  : 

"Liancourt,  le  I  S  janvier  1827. 

«  Retenu  pour  quelcjues  moments  encore  à  la  campag^ne, 
permettez-moi,  monsieur,  de  céder  au  besoin  de  vous  féliciter 
de  riionorable  disgrâce  que  vous  venez  d'éprouver.  Depuis 
longtemps  votre  beau  talent,  votre  aussi  beau  caractère  et 
l'estime  générale  qui  les  couroiuie  n  avaient  pas  besoin  d  il- 
lustration. Ils  reçoivent  cependant  un  nouvel  éclat  de  la  dis- 
grâce d'un  ministère  qui,  ne  pouvant  que  flétrir  par  ses 
faveurs,  conserve  au  moins  la  faculté  tout  entière  d  honorer 
par  ses  persécutions. 

"  Veuillez  bien,  monsieur,  me  compter  au  premier  rang  de 
ceux  de  vos  nombreux  amis  qui  se  trouveraient  heureux  de 
vous  honorer  des  preuves  de  leur  estime  profonde  et  tle  leur 
sincère  attachement. 

"  Le  duc  de  L\  IÎ()Ciu:fouf.\uld. 

«  Ne  prenez  pas  la  peine  de  me  réponthc:  je  serai  dans  deux 
jours  à  Paris  (3; .  " 

(1)  Fonds  Huzard,  suppléaient,  p.  2:35. 

(2)  LAcnETELLE,  Dix  (limées,  p.  7G. 

(3)  Cette  lettre  inédite  fait  partie  de  notre  collection.  Le  troisième  disgracié 
était  Micliaud,  lecteur  du  roi.  M.  de  Villèle  (Voir  Corr.,  V,  p.  261  |>arle 
d'une  lettre  <jue  Mgr  de  Quélen  écrivit  à  Charles  X  pour  f|ue  le  roi  rendit  ses 
bonnes  grâces  à  «  ces  trois  confrères  ^Michaud,  Lacretelle  et  Villemain'  qu'une 
erreur  trop  généreuse  a  entraînés  hors  des  bornes,   mais  dont  le  respect  et  1  atta- 


352  LA    ROCIIEFOUCALT.D-LIANCOCRT 

Dans  les  dernières  années,  Liancourt  se  rapprocha  du  duc 
d'Orléans;  celui-ci  justifiait  le  mot  de  Louis  XYIII  :  u  II  ne 
remue  pas  et  pourtant  je  m'aperçois  qu'il  chemine.  "  Sa 
maison  était  ouverte  aux  représentants  de  Topposition;  il  les 
recevait  sans  étiquette  et  familièrement;  il  présentait  son  fils 
encore  enfant  à  Laffitte:  il  avait  recueilli  Casimir  Delavif^ne 
destitué.  «  De  prince,  disait  Paul-Louis,  il  s  est  fait  homme 
de  hien.  Je  voudrais  qu  il  fût  maire  de  la  commune.  •'  Son 
absence  de  morgue  plaisait  à  Liancourt.  Le  vieux  duc  n'avait- 
il  pas  enfin  trouvé  le  prince  démocrate  rêvé  quarante  ans  plus 
tôt?  Il  lui  fallait  un  Louis  XYl  sans  préjugés,  un  roi  citoyen, 
instruit  et  non  irrité  par  l'émigration,  connaissant  le  peuple, 
connu  de  lui  et  paraissant  I  aimer,  u  un  prince,  suivant  le 
mot  de  M.  Albert  Sorel,  au-dessus  de  tous  les  partis,  mais 
suscité  par  eux,  dépendant  d'eux,  ni  trop  grand,  ni  trop  fort, 
ni  trop  populaire  surtout  pour  leur  échapper  et  assez  fin  pour 
les  servir  en  ayant  1  air  de  les  emplover  (1)  "  . 

11  y  avait  longtemps,  suivant  le  mot  de  Rémusat,  que  pour 
tous  les  esprits  politiques  le  duc  d'Orléans  était  le  roi  de 
l'avenir.  Le  Constituant  et  le  fils  de  Philippe-Égalité  se  retrou- 
vèrent et  se  comprirent. 

Après  sa  destitution,  le  l"  août  18:23,  Liancourt  reçut  la 
visite  du  duc,  accompagné  de  ses  deux  fils  aines.  En 
août  182G,  ils  revinrent  à  Liancourt.  ^  Le  gazetier  de  Lian- 
court vous  apprendra  l'heureux  et  bienfaisant  passage  de 
Mgr  le  duc  d  Orléans  dans  notre  commune.  Son  appari- 
tion a  été  courte  pour  le  visité  auquel  elle  a  rendu  la  joie 
et  le  mouvement.  Monseigneur  a  bien  voulu  lui  apporter 
de    nouvelles    paroles    de     bonté   des    augustes    princesses. 


clieriient  au  roi  ne  sont  pas  doutenx".  L'arclievrqne  de  Paris  échoua  dans  sa 
démarche. 

En  1824,  le  jjéoniètre  Lc{;endre,  àjjé  de  soixante-douze  ans,  fut  privé  d'une 
pension  de  3,000  francs,  »  parce  qu'il  s'était  permis,  dans  une  élection  à  l'Aca- 
démie des  sciences,  de  voter  contre  un  candidat  de  la  Conj;régation  malgré  l'in- 
jonction d'un  chef  de  division  du  ministère  de  l'Intérieur  »  .  V^iel-Gastei,,  XIV, 
P   291.) 

(1)    J.' Europe  et  la  Révolution  franruisc,  V''  partie,  p.  466. 


LES    DERMKllES    AÎNINKES  353 

Mgr  le    iluc   (1  Orléans     el    elles   sont    adorés    paiioul    (1).    » 

"  C'était,  (lisait  Mollien,  un  éclair  de  bonheur  quand  une 
princesse  auguste  venait  le  \isiler.  Le  ["mars  18:27,  il  recom- 
mandait au  secrétaire  des  comniandenients  du  prince  son 
petit-fils,  le  comte  Jules,  >.  pour  lequel  le  duc  lui  avait  promis 
«  une  place  dans  sa  maison  militaire  (2;.  » 

Le  dimanche  17  février  1827,  Liaucourt  assistait,  malgré 
ses  quatre-vingts  ans,  dans  le  grand  amphithéâtre  du  Conser- 
vatoire des  arts  et  métiers,  à  l'ouverture  du  cours  de  méca- 
nique de  Ch.  Dupin,  dont  la  fondation  lui  était  due    ii  . 

Il  revint  à  Paris  en  mars  pour  combattre  la  loi  de  justice  et 
d'amour.  Il  voulait  monter  à  la  tribune  pour  soutenir  la 
cause  de  la  presse.  Il  n  attendait  que  le  rehait  du  projet  pour 
repartir,  a  8i  cela  est  aujourd'hui,  disait-il,  je  pars  demain.  » 
Peut-être  vivrait-il  encore,  ajoute  son  fils,  s'il  fût  retourné  à 
Liancourt. 

Le  23  mars  1827,  il  tomba  malade.  Il  avait  à  son  chevet 
quatre  médecins  :  (jolson  et  Le  Helloco,  ses  médecins  de 
Liancourt  ;  Husson,  son  vieux  collaborateur  du  Comité  de 
la  vaccine;  Guerbois,  qu'il  avait  jadis  soutenu,  alors  chirur- 
gien du  collège  Louis-le-Grand.  Il  mourut  simplement.  »  Il 
faut,  dit-il,  que  tout  se  passe  le  plus  naturellement  du 
monde.  "  Il  avait  à  côté  de  lui  l'évêque  de  Beauvais, 
Mgr  Feutrier,  dont  a  la  ])iété  tolérante  se  rapprochait  beau- 
coup des  opinions  religieuses  de  l'illustre  philanthrope. 
C'était,  a  dit  le  duc  de  Hroglie,  un  prélat  modeste,  pieux, 
conciliant,   d'un    esprit  élevé,  d'une  société    douce  (4)  »    et, 

(1)  26  août  1826.  (Autoj;.  Charavay.  Catalogue  n"  983.) 

(2)  Ribl.  nat.,  inss.  6565,  p.  138.  Le  destinataire  ajoute  :  «  DcrnicMc  lettre  à 
moi  écrite  du  bon  duc  de  La  llochefoucaidd,  mort  vers  la  Un  de  mars.  » 

(3)  Dl'pix,  Di.icourx  aux  ohsèijitvs. 

(4)  A  vingt-deux  ans,  l'ablié  i'eutrier,  en  sortant  du  séminaire,  avait  fait  partie 
de  la  Congrégation;  il  avait  été  consacré  par  le  P.  l)elpuits  le  20  septembre  1807. 
Il  s'occupait  surtout  de  visiter  les  malades  à  Ibôpilal  de  la  Charité.  (Geoffkoy 
DE  Cu.\NDMAisos,  la  Congrégation,  p  97  et  349.)  Il  avait  été  ilepuis  vicaire 
général  de  la  grande  aumônerie,  curé  de  la  Madeleine,  évoque  de  lîeauvais.  En 
1827,  il  refusa  de  présider  le  collège  électoral  de  l'Oise,  <c  (|ui  laisait  dire  à 
Charles  X  :  «  Je  ne  reviens  pas  de  l'évêque  de  Dcauvais;  cela  est  bien  sot  ou  bien 
orgueilleux.   «    (8  novembre  1827,    Corr.   de    Villèlc,   V,   p.  281.     Le   12  février 

23 


354  l.A    UOCHEFOUCAUI.D-LIANCOUllT 

ajouterons-nous,  d'après  son  portrait,  d'une  admirable  pliv- 
sionomie. 

Ils  étaient  faits  pour  s  entendre.  Le  prélat  respecta  scrupu- 
leusement les  convictions  du  moribond. 

«Le  duc  de  La  Rochefoucauld,  dit  Gaétan,  pénétré  des 
sages  principes  de  la  tolérance  religieuse,  s'était  accoutumé  à 
côté  de  Louis  XVI,  quoique  ne  pratiquant  pas  les  mêmes 
dévotions  que  ce  a  ertueux  monarque,  à  donner,  partout  où  il 
a  résidé,  non  seulement  les  preuves  de  sa  croyance  sincère 
aux  vérités  fondamentales  de  la  religion,  mais  encore  lexemple 
de  son  respect  pour  les  cérémonies.  Aussi,  disait-il  peu  de 
moments  avant  de  mourir  :  u  Plus  on  est  honnête  homme, 
'i  plus  on  est  religieux;  mais  on  garde  sa  foi  pour  soi  et  on  est 
u  indulgent  pour  les  autres.  "  Il  est  vrai  que,  comme  il  avait  été 
impossible  autrefois  de  l'égarer  dans  la  société  de  d'Alem- 
bert,  du  baron  d'Holbach  et  de  Condorcet,  de  même  il  était 
impossible  de  le  porter  à  un  zèle  de  dévotion  au  delà  de  celui 
qu'il  jugeait  convenable.  Les  consolations  de  la  religion  ont 
entouré  le  duc  de  La  Rochefoucauld.  Elles  lui  ont  été  offertes 
par  le  respectable  évêque  de  Beauvais,  mais  aussi  par  ses 
enfants,  qui  sont  tons  [)énétrés,  comme  il  l'était,  des  vérités 
éternelles  si  consolantes  pour  ceux  que  Dieu  rappelle  à  lui. 
Et,  comme  il  se  refusa  jusqu'à  son  dernier  soupir  à  celles  des 
pratiques  auxquelles  il  ne  croyait  point,  il  dit  :  «  Ce  n'est 
-  point  là  la  vraie  foi,  ce  sont  les  erreurs  humaines.  "  Il 
ajouta,  quelques  moments  après  :  a  H  est  plus  d  un  catholitjue 
u  qui  meurt  intérieurement  convaincu  des  vérités  du  protes- 

1828.  il  lemplara  M};r  de  Fravssinous  comme  ministre  des  afFaires  ecclésiastiques 
dans  le  calùnct  Martij(nac.  Le  10  juin,  il  sijjna  l'ordonnance  qui  fixait  le  nombre 
des  petits  séminaires  et  celui  "  des  jeunes  lévites  qu  ils  pourraient  élever  ".  H 
s'associa  à  la  mesure  prise  par  l'ortaiis  pour  soumettre  au  contrôle  de  l'Univer- 
sité les  huit  établissements  dirij;és  |)ar  les  membres  d'une  congrégation  non 
autorisée  (les  jésuites)  :  "On  peut  dire  sans  rien  exagérer,  a  écrit  le  duc  de  Hroglie, 
qu'il  a  payé  de  sa  vie  ces  qualités  que  son  appel  au  ministère  mit  aux  prises  avec 
des  circonstances  plus  fortes  que  lui  et  des  adversaires  qui  l'accablèrent  sans 
l'éi)ranler. . .  I,e  pauvre  évêque  de  Heauvais  devint  une  brebis  galeuse  :  le  ministre 
des  cultes  ne  vit  plus  trace  de  l'épiscopat;  c'était  à  qui  montrerait  du  doigt 
1  apostat.  »  (Voir  DK  Hrogi.ie,  Souvenirs,  111.  p.  l'î'î  à  ]^S,  passim.)  Il  mourut 
en  1830,  en  proie  à  une  tristesse  incurable. 


LA    MO  HT    ET    LES    OBSÈQUES  35") 

"  tantismc.  »  Il  dif  une  autre  fois  :  ^  Je  sais  où  on  veut  nie 
.i  mener,  et  je  ne  veux  pas  v  aller.  Je  ne  passerai  jamais  les 
a  bornes  de  mes  opinions  religieuses.  "  Il  ajouta  :  «  Je  suis 
"  d'accord  sur  le  fond,  mais  non  pas  sur  la  forme.  " 

«  Il  était  dl^'jne  du  duc-  de  La  llochcfoucauld,  après  avoii- 
conservé  pendant  toute  sa  vie  le  caractère  le  plus  noble  et  le 
plus  franc,  de  repousser  avec  constance  jusqu'à  sa  dernière 
lieure  tout  acte  d'une  dévotion  incompatible  avec  ses  opi- 
nions et  qui,  par  conséquent,  eut  été  de  sa  part  un  acte 
d'hypocrisie  (1) .  » 

Tous  les  biojjraphes  sont  d'accord  sur  le  caractère  de  ses 
derniers  moments.  ^  Sa  mort,  a  dit  M.  de  Castellane,  donne  la 
note  exacte  de  la  liberté  de  ces  grands  seigneurs  convaincus 
(jue  l'axe  social  et  religieux  de  la  société  française  devait  être 
déplacé  2  »  .  u  II  fut,  dit  Lucis  (3) ,  entouré  des  consolations 
de  la  religion,  mais  il  refusa  jusqu'à  son  dernier  soupir  celles 
des  pratiques  auxquelles  il  ne  croyait  point.  » 

Le  duc  de  La  Rochefoucauld  mourut  le  mardi  27  mars,  à 
quatre  heures  du  soir. 


La  lettre  d  invitation  aux  obsèques  était  ainsi  conçue  : 
«  Vous  êtes  prié  d'assister  aux  convoi,  service  et  enterre- 
ment de  M.  François-Alexandre-Frédéric  duc  de  La  Rochefou- 
cauld, pair  de  France,  chevalier  des  ordres  du  roi,  de  Saint- 
Jjouis  et  de  la  Légion  d'honneur,  membre  de  l'Académie  des 
Sciences,  décédé  en  son  hôtel  rue  Royale-Saint-llonoré,  n"  9, 
qui  se  feront  le  vendredi  30  mars  1827,  à  neuf  heures  du 
matin,  en  l'église  de  la  Madeleine,  sa  paroisse. 

(i  De  Profundis  (i)  !  » 

(i)    Vir  du  duc,  |).  85-87. 

(2)  Geiitilsitoiniiics  déinorrales.  p.    172. 

(3)  Monograpliic.  p.  252. 

(^4)   Bibl.  de  l'Institut,  fonds  lliizard.  —  La  lettre  est  adressée  à  AL  le  ilicva- 


356  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT 

La  lettre  était  signée  de  la  duchesse,  de  ses  trois  fils  :  le  duc 
d'Estissac,  le  comte  Alexandre  et  le  comte  Gaétan,  et  de  ses 
douze  petits-enfants. 

Il  y  eut  aux  obsèques  une  foule  considérable.  «  Le  noble  et 
le  plébéien,  dit  le  Constitutionnel,  le  magistrat  et  l'artisan  y 
étaient  presque  confondus.  Parmi  les  assistants,  les  pairs,  les 
députés,  les  artistes  qu'il  avait  obligés,  et  surtout  les  élèves  de 
Chàlons  qui  perdaient  en  lui  plus  qu'un  protecteur,  un  patron 
et  un  père...  Ces  jeunes  gens  avaient  d'abord  demandé  à  jeter 
de  l'eau  bénite;  ils  y  renoncèrent,  leur  demande  n'ayant  pas 
été  prévue  par  la  famille .  Mais  ils  obtinrent  du  duc  de  Dou- 
deauville,  ministre  de  Charles  X  et  proche  parent  du  mort,  de 
porter  le  cercueil  à  bras  à  l'église  de  l'Assomption.  Ce  fut, 
parmi  les  jeunes  gens  élevés  par  ses  soins  et  souvent  à  ses 
frais,  à  qui  s'empresserait  de  lui  rendre  ce  dernier  honneur.  " 

«Je  n'oublierai  de  ma  vie,  dit  le  duc  de  Broglie,  l'étrange 
contraste  qui  se  rencontrait  entre  les  armoiries  du  défunt  et  la 
draperie  funèbre  dont  le  cercueil  était  enveloppé... 

«  On  y  voyait  en  broderie  rendue  saillante  par  l'éclat  des 
couleurs  l'image  de  la  fée  Mélusine,  tenant  en  main  un  petit 
miroir  où  elle  se  regardait  en  souriant,  et,  au-dessous,  la 
devise  de  la  famille  :  "  C'est  mon  plaisir  (Ij.  " 

Jusque-là  tout  allait  sans  encombre.  «  Un  silence  religieux, 
une  marche  lente  et  triste,  des  sentiments  profonds,  tout,  dit 
son  fils,  détachait  l'assistance  de  toutes  les  pensées  humaines  ; 
rien  ne  pouvait  inspirer  la  crainte  d'un  mouvement  dange- 
reux pour  l'état  social.  "  La  cérémonie  funèbre  célébrée,  les 
jeunes    gens    s  avancent  pour   rc[)rcii(lrc    lo    fardeau.    A  ce 

lier  liuzard,  ineiiil)r('  de  l'Institut,  rue  de  rEpcron-Sainl-André-des-Arts,  ii"  7. 
Il  s'agit  de  l'éjjlise  diî  rAssoniptioii,  coiistrnite  en  1670,  rue  Saint-llonoré,  et 
désifjnée  lors  du  rétahlisseujent  officiel  du  culte  pour  le  service  de  la  paroisse  de 
la  Madeleine.  L'église  actuelle  de  la  Madeleine;  ne  fut  achevée  qu'en  1843. 

(1)  Souvenirs,  111,  p.  92.  —  Dans  un  houitnage  "  aux  niàiies  de  la  Roclie- 
foucauld",  un  contemporain,  sans  doute  un  élève  de  Chàlons,  compare  ce 
miroir  à  un  réflecteur,  et  s'en  sert  pour  «  déceler  les  traits  hideux  de  ce  génie  per- 
turbateur, dont  les  lèvres  livides  reflétèrent  à  sa  naissance  la  clarté  sinistre  des 
torches  ensanglantées  qui  précèdent  les  pas  du  prêtre  Ijourreau...  dans  les  réduits 
de  l'Inquisition  «.  (lîihl.  de  Liancourt,  n"  3396,  in  fine.) 


LA    MOUT    ET    LES    ORSKQUES  :J57 

moment,  un  inconnu,  sans  Insignes,  sans  monlrcraucun  ordre, 
se  place  devant  eux  et  crie  :  «  Des  porteurs!  «  On  sut  depuis 
que  c'était  un  commissaire  de  police  nommé  Mazugues  (1). 
"  Pas  de  porteurs!   »  répliquent  les  élèves.   Le  commissaire 
fait  observer  que  la  famille  s'oppose  au  transport  du  cercueil 
autrement  que  par  le  mode  ordinaire,  ce  qui  était  faux  :  la 
famille  avait  simplement  déclaré  qu'elle  n'avait  ni  consente- 
ment à  donner  aux  ordres,  ni  opposition  à  former  à  leur  exé- 
cution. «  Les  jeunes  gens   se   soumettent,    puis  apercevant 
Gaétan  et  Alexandre  qui  s'avancent  pour  prendre  place  der- 
rière le  corps  :  «  Eh  quoi,  messieurs,  leur  disent-ils,  la  famille 
nous  refuse  de  porter  les  restes  de  notre  bienfaiteur?  —  La 
famille,   loin  de  s'y  opposer,   vous  y  a  autorisés,  répond  le 
comte  Gaétan,  et  elle  y  consent  encore.  "  Ces  mots  prononcés 
devant  les  porteurs  arrêtent  ceux-ci.  Ils  remettent  le  cercueil 
aux  élèves,  qui  le  placent  sur  leurs  épaules,  sortent  de  l'église, 
traversent  la  cour  située  en  avant  de  cet  édifice  et  entrent  dans 
la  rue  Salnt-IIonoré.  "  Le  cortège  se  reforme  :  les  fils  du  défunt, 
un  grand   nombre  de  pairs  de  France  et  de  personnages  de 
haut  rang,  parents  ou  alliés,  prennent  successivement  place 
derrière  le  corps.  Le  duc  étant  lieutenant  général,  une  escorte 
d'honneur  avait  été  donnée  à  ses  restes.  L'individu  qui  déjà 
était  intervenu  dans  l'église  s'approche  du  commandant  de 
cette  troupe  et,  faisant  connaître  ses  qualités  de  commissaire 
de  police,  lui  enjoint  de  forcer  les  jeunes  gens  à  déposer  le 
cercueil    sur   le   corbillard    destiné   à    le    conduire    hors    de 
Paris  (2).  "  Cet  ordre,  dit  le  Journal  des  Débats,  parut  si  inex- 
plicable que  les  jeunes  gens  ne  crurent  pas  devoir  déférer  à 
une  intimation  verbale  émanée  de  l'autorité  militaire,  que  ne 
confirmait  aucune  loi  promulguée,  aucune  ordonnance  connue 
de  police,  et  qui  était  contraire  à  une  foule  d'exemples  récents. 
Un  autre  ordre  secret,  suivant  Gaétan,  enjoignait  à  la  troupe 

(1)  Ce  Mazugues  était  un  maladroit  :  on  lui  reproche  dans  un  rapport  secret  de 
ne  pas  savoir  maintenir  l'ordre  dans  son  quartier.  (Année,  Le  livre  d'or  de 
MM.  Delavau  et  Fraiichet,  t.  IV,  p.  177.) 

(2)  Vaulabkli.k,  VII,  p.  291. 


358  LA    llOCHEl'OUCAULD-LIANCOURT 

a  de  tomber  sur  les  huit  jeunes  gens  »  .  L  officier  commandant 
hésite.  Le  commissaire  de  poHce  devient  pkis  impérieux, 
l'ordre  d'abandonner  le  corps  est  donné  aux  élèves  qui  décla- 
rent vouloir  le  garder.  Les  baïonnettes,  demeurées  jus- 
qu'alors dans  le  fourreau,  sont  mises  au  bout  des  fusils;  à  la 
vue  des  soldats  qui  s'avancent  pour  s'emparer  du  cercueil,  les 
assistants  les  plus  proches  entourent  les  jeunes  porteurs;  on  se 
mêle,  on  se  pousse,  une  sorte  de  lutte  s'engage,  le  cercueil 
oscille  à  plusieurs  reprises  sur  les  épaules  des  élèves  ;  mille  voix 
s'adressent  au  commandant  de  l'escorte  pour  qu'il  fasse  cesser 
ce  conflit  impie.  <>  J'ai  des  ordres  formels,  s'écrie-t-il,  voulez- 

II  vous  que  je  me  fasse  destituer?  »  Tout  à  coup,  un  cri  perçant 
s'échappe  de  toutes  les  fenêtres  placées  au-dessus  du  lieu  tie 
la  scène  et  qu'encombre  une  foule  de  curieux;  un  bruit  sourd 
se  fait  entendre,  c'est  le  cercueil  qui  tombe  sur  le  pavé.  Il 
s'ouvre,  à  la  grande  horreur  de  la  famille  éplorée  et  du  cor- 
tège éperdu,  laissant  le  cadavre  barboter  dans  le  ruisseau.  On 
ypourvoit  de  toutes  mains  et  tant  bien  que  mal  (l).  Le  vide  se 
fait  autour  des  soldats  qui  relèvent  le  cercueil  à  demi  brisé, 
ramassent  dans  le  ruisseau  de  la  rue  les  insignes  du  définit  et 
son  manteau  de  pair  souillés  de  boue  et  le  placent  sur  le  cor- 
billard que  le  commissaire  de  police  avait  fait  approcher...  » 
«  On  n'eut,  dit  Gaétan,  aucun  respect  ni  pour  les  hommes, 
ni  pour  la  mort  même...  jamais  un  plus  sauvage  attentat  n'a 
été  commis  au  sein  d'une  nation  civilisée,  jamais  il  n'y  eutuu 
acte  plus  illégal,  plus  révoltant  et  plus  impie.  " 

On  se  remit  en  marche  pour  la  barrière  de  Glichy.  Là, 
(Charles  Dupin  —  dont  la  chaire  avait  été  fondée  par  Lian- 
court  — prononça  l'éloge  funèbre.  Quand  il  rappela  les  peines 
que  le  duc  se  donnait  pour  ouvrir  à  des  jeunes  gens  ^  une  car- 

(1)  De  Broche,  Souvenirs,  III,  p.  92.  D'après  une  note  de  Vaulabelle 
(VIII,  p.  293},  on  aurait  passé  une  partie  de  la  nuit  à  Liancourt  non  seulement  à 
réparer  le  cercueil,  mais  encore  à  rétablir  dans  leur  position  naturelle  une  partie 
des  membres  qui  s'étaient  détachés  du  corps.  Ce  détail  macabre  n'est  pas  confirmé 
par  les  traditions  orales  que  nous  a  transmises  M.  Oamblon,  notaire  honoraire  et 
ancien  maire.  Celui-ci  tient  d'un  menuisier  nommé  l'ontliieu,  qui  fut  plus  tard 
son  adjoint,  quon  répara  siiiq)lement  le  cercueil. 


\.\    M  OUI     Kl     LES    OP.SKOUES  359 

rlère  avantageuse  "  ,  beaucoup  uiiront  la  uuiin  sur  leur  cœur 
pour  se  désigner;  d'autres  pleuraient.  "  Vos  larmes,  dit  l'ora- 
teur, valent  mieux  que  mes  paroles  pour  louer  le  grand  et  bon 
citoyen  que  nous  avons  tous  perdu...  C'est  bien  vrai,  répé- 
taient à  rni-voix  des  camarades,  c  est  an  duc  ([ii  ds  doivent 
leur  état  (1 1 .  » 

A  Liancourl,  dit  son  Hls,  nous  n'avons  trouvé  qu'affection, 
resj)ect  et  reconnaissance.  On  arriva  à  neuf  beures  du  soir.  Le 
cercueil  était  suivi  du  duc  d'Estissac,  du  comte  Alexandre,  de 
Gaétan,  Franck,  Olivier,  Frédéric.  Jules  de  La  Rochefoucauld, 
du  prince  Aldobrandini  et  du  comte  Montant.  Tout  le  canton 
était  là,  tous  ceux  aussi  des  communes  éloignées  qu'il  avait 
conseillés  ou  servis.  "  Il  y  avait  cent  dix  hommes  sous  les 
armes  ;  toutes  les  maisons  étaient  pavoisées  de  drapeaux  noirs. 
La  pluie  tombait  à  torrents  :  des  cris  douloureux  retentirent  ; 
tous  voulurent  passer  la  nuit;  ils  ne  se  retirèrent  qu'à  onze 
heures  "  parce  qu'il  fallait  rétablir  le  cercueil  qui  avait  été 
«  brisé  dans  sa  chute  à  Paris    2j  »  . 

(1)    Vlpdu  duc.  p.  91. 

Ce  récit  peut  être  comparé  à  celui  qu'avaient  préparé  les  anciens  élèves  de 
Chàlons  et  d'Anijers  :  le  projet  qu'ils  avaient  rédijjé  est  aux  Arciiives  de  l'Assis- 
tance publique  (dossier  Péligot).  En  voici  le  passajje  caractéristique  : 

«  Forts  du  sentiment  qui  les  anime;  convaincus  qu'ils  ne  commettent  aucun 
acte  de  résistance  aux  règlements,  aux  lois  qu'on  veut  leur  opposer,  les  anciens 
('•lèves  persistent  dans  leur  résolution.  Ce  n'est  pas  alors  une  injonction  qui  leur 
est  faite,  c'est  un  combat  qu'on  leur  livre  à  la  porte  même  de  l'église  où  les 
prières  retentissent  encore;  et  quel  combat,  grand  Dieu!  puisque  ce  n'est  qu'au 
milieu  d'une  nuée  de  baïonnettes  et  au  bruit  des  vociférations  que  les  anciens 
élèves  parviennent  à  franchir  les  portes  de  la  cour  en  portant  toujours  le  cer- 
cueil. 

«  Mais  le  moment  est  venu  de  l'abandonner. 

«  La  plume  se  refuse  à  décrire  ce  qui  se  passe  dans  ce  funeste  instant  où,  séparés 
de  leurs  frères  par  une  troupe  obéissante  et  furieuse,  les  élèves  qui  portaient  le 
corps  furent  abandonnés  à  leurs  seules  forces.  Frappes  inhumainement,  arrachés 
sans  pudeur  de  tous  côtés,  ils  sont  contraints  de  fuir  à  leur  tour  pour  mettre 
leur  vie  en  sûreté.  Un  seul  reste,  non  pour  braver  lorage,  non  par  un  sentiment 
hostile;  il  soutient  ;i  lui  seul  le  cercueil  qui,  déjà  d'un  bout,  trempe  dans  le  ruis- 
seau; il  supplie,  il  conjure  les  soldats  d'éviter  à  .ses  concitoyens  irrités  limage 
d'une  dernière  et  outrageante  profanation;  mais  il  n'est  pas  compris,  et,  tout  en 
parant  les  coups  qu'on  tente  de  lui  porter,  il  jette  un  cri  d'indignation  en  vovant, 
malgré  ses  efforts,  le  cercueil  rouler  à  ses  côtés  et  foulé  aux  pieds  des  .-soldats  et 
du  cheval  de  leur  commandant.  » 

2     Lettre  de  M.  Ferry,  curé  de  Liancourt,  du  2  avril  1827.    lievitr  eiiryclope- 


360  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOUUT 

Les  obsèques  eurent  lieu  le  lendemain.  Le  corps,  dit  le  curé 
Ferry,  fut  porté  à  sa  dernière  demeure  qui  est  dans  le  parc,  à 
un  endroit  appelé  Tlle-d' Amour.  «  Si  le  lieu  de  ma  sépulture, 
avait  écrit  le  duc  dans  son  testament,  répugne  à  mes  enfants, 
bien  que  je  pense  que  c'est  un  préjugé,  je  consens  néanmoins 
à  être  porté  au  cimetière  de  Liancourt  (1;.  "  Ses  enfants  res- 
pectèrent sa  volonté.  C'est  dans  son  parc  que  repose  ce  fils  du 
dix-huitième  siècle,  au  milieu  des  arbres,  à  deux  pas  de  ses 
fabriques,  de  son  école  mutuelle  et  de  son  hôpital  (2).  Jus- 
qu'à la  fin  de  la  Restauration,  on  y  fit  des  pèlerinages  poli- 
tiques. 

La  scène  des  obsèques  souleva  un  douloureux  émoi.  «  Un 
cri  d'indignation,  dit  de  Broglie,  s'éleva  dans  la  rue  d'abord, 
puis  dans  la  ville,  puis  dans  toute  la  France.  » 

Le  gouvernement  essaya  d'étouffer  le  scandale,  la  presse 
et  l'opposition  de  le  grossir  et  d'aviver  les  regrets.  On  en 
fit  une  arme  contre  le  ministère.  Le  préfet  de  police  Delavau 
tâcha  de  tout  rejeter  sur  le  comte  Alexandre  : 

"  Les  élèves  refusèrent  de  se  rendre  aux  injonctions  réité- 
rées du  commissaire  de  police.  M.  Alexandre  de  La  Roche- 
foucauld, témoin  de  cette  altercation,  s'emporta  contre  le 
commissaire  de  police  jusqu  à  le  menacer  de  la  manière 
la  plus  iucou\  enante.  Cette  scène  contribua  tellement  à  irriter 
les  élèves  de  l'École  de  Chàlons  et  le  peuple  que  la  troupe  de 
ligne  qui  entourait  le  corbillard  laissa  forcer  trois  fois  ses 
rangs  et  (jue  le  commissaire  de  j)olice,  saisi  et  maltraité,  vit 
son  autorité  entièrement  méconnue.  Toutefois,  la  fermeté  du 
lieutenant-colonel  du  MV  régiment  de  ligne  prévint  un  plus 
grand  scandale.   Le  corps  fut  enfin  abandonné  par  les  élèves 


fhi/ur,  t.  XXXIV,  p.  222.)  »  Sa  moi' t,  dit-il,  a  porté  un  coup  funeste  à  mon  bonlieur.  » 
En  t828,  le  curé  Ferry  établissait  à  Liancourt  une  école  du  dimanche.  (Rapport 
de  Gérando  à  la  Société  d'instruction  élémentaire.  Hevue  encyclopédique. 
t.  XXXVIIL  j).  541  ) 

(1)  Vie  du  duc,  p.  94. 

(2)  Le  monument  est  très  modeste  :  c'est  un  petit  édicule  en  pierre  entouré  de 
verdure;  il  a  été  réédité  en  1864  par  les  soins  du  duc  Françoi.s.  On  y  lit  cette 
épitaphe  :   «  Heureux  celui  (jui  a  compris  le.s  besoins  du  pauvre.  » 


I,.\    MOr.T    KT    LES    OHSKOUKS  361 

fjiii  le  laissèrent  tomber  à  terre;  il  fut  remis  dans  le  corbil- 
lard et  conduit  à  la  barrière  de  Clichy  malgré  quebjues  efforts 
faits  pour  larrétcr  encore  :  l).  » 

Les  journaux  furent  violents.  «La  journée  de  l'Assomption, 
dit  le  Jounntl  des  Débats,  compte  parmi  les  plus  belles  victoires 
du  ministère  :  il  a  cbar^é  un  cadavre  défendu  par  toutes  les 
vertus  de  lliomme,  du  grand  seigneur  et  du  citoyen...  Le  san^r 
a  coulé  et,  dans  ce  désordre  affreux,  le  cercueil  d'un  ami  de 
l'humanité  a  été  précipité  et  est  resté  quelque  temps  dans  le 
ruisseau.  »  —  u  Un  pouvoir  ombrageux  et  cruel,  disait  le  Cons- 
titutionnel dans  son  numéro  du  ;îl  mars,  avait  vainement  voulu 
élever  une  barrière  entre  les  pauvres  et  leur  noble  ami...  Une 
tète  octogénaire  et  chargée  de  cheveux  blancs  n'a  pas  arrêté 
la  brutalité  de  cette  colère  basse  et  honteuse,  frappant  sans 
retard  toutes  les  illustrations  qui  ne  s'humilient  point,  toutes 
les  probités  qui  nacceptent  pas  le  joug  de  la  flétrissure.  " 
Ailleurs,  le  rédacteur  parlait  "  de  l'horrible  vertige,  de  la  folie 
stupide  qui  avait  poussé  les  furies  de  la  police»,  et,  «des 
Jésuites  qui  avaient  répondu  par  des  baïonnettes  à  l'expres- 
sion du  deuil  national  »  . 

«  La  voix  des  tombeaux,  dit  le  Courrier  français,  se  join- 
drait à  celle  de  la  population  tout  entière  pour  accuser  un 
ministère  dont  la  mort  même  n'aurait  pas  désarmé  les  impla- 
cables ressentiments.  M.  Franchetet  les  Jésuites  devaient  être 
satisfaits.  » 

L'indignation  gagna  la  province.  A  Toulouse,  à  Tarbes,  à 
Auch,  à  Perpignan,  à  Mulhouse,  on  accusa  la  police,  le  minis- 
tère, la  Congrégation.  Les  fils  et  les  gendres  du  duc  avaient 
lait  insérer  au  Moniteur  du  28  mars  une  note  sévère.  On  se 
répétait  le  mot   du  comte   Alexandre   à   M.    de   Puymaigre, 

(1)  Rapport  du  30  mars  1827.  Arcli.  nat.,  F',  6986.  n°  13607.)  La  police  se 
préoccupa  longtemps  de  cette  histoire  oxx  son  rôle  n'avait  pas  été  brillant.  L«; 
3()  mai  1828,  le  préfet  de  j)olice  l)el)c!lcyme  si{;nala  au  ministère  de  l'intérieur  un 
tableau  de  18  pouces  de  loiiy  sur  15  pouces  de  lnr;;e,  représentant  la  Sortie  du 
corps  de  feu  M.  te  duc  de  La  Rochefoucauld  de  l'éfjlise  de  l'Assomption,  au 
motnent  où.  le  cercueil  tombe  sur  le  pavé,  qui  se  vend  chez  les  sieurs  Benoit  et 
Villaine-Jame,  passajje  Vivienne. 


;}62  LA    F.OCHEFOUCAL:LD-JJA>;COrRT 

préfet  de  l'Oise,  qui  lui  demandait  sa  voix  :  «  Jamais  je  ne 
voterai  pour  les  candidats  dun  ministère  qui  a  fait  traîner 
dans  la  boue  le  cercueil  de  mon  père  (1) .  ;> 

Les  deux  Chambres  s'émurent  aussi.  Dès  le  28  mars,  le 
duc  de  Ghoiseul  dénonça  à  la  Chambre  des  pairs  a  un 
attentat  inouï  contre  le  respect  dû  à  la  cendre  d'un  de  ses 
membres  les  plus  vénérables,  d'un  grand  et  vertueux 
citoyen...  Il  est  de  l'honneur,  dit-il,  et  de  l'intérêt  de  la  pairie 
de  ne  pas  laisser  passer  inaperçu  un  outrage  fait  à  un  de  ses 
membres  les  plus  respectables,  de  demander  des  explications 
précises  sur  un  aussi  étrange  abus  de  la  force,  et  de  prendre 
des  mesures  pour  qu'à  l'avenir  les  insignes  de  la  pairie  ne 
puissent  plus  être  exposés  à  une  pareille  injure  »  .  Le  grand 
référendaire  devait  être  officiellement  chargé  de  prendre  des 
renseignements  sur  les  faits  et  de  rendre  compte  à  la  Chambre 
du  résultat  de  son  enquête. 

La  proposition  fut  appuyée  par  le  baron  Pasquier.  Le  mar- 
quis de  Sémonville,  grand  référendaire,  observa  qu'il  avait 
quitté  l'église  après  l'absoute  sans  que  rien  annonçât  aucun 
désordre.  Il  n'avait  appris  qu'à  1  ouverture  de  la  séance  la 
scène  affligeante  qui  avait  eu  lieu  à  la  sortie  de  l'église.  Il  était 
prêt  à  exécuter  les  ordres  de  la  Chambre,  n  II  est  permis  à 
tout  citoyen,  dit  le  duc  de  Choiseul,  de  faire  porter  le  corps 
de  son  père  à  sa  dernière  demeure  de  la  manière  qu'il  juge 
convenable.  Pourquoi  cette  liberté  a-t-elle  reçu  une  première 
atteinte  alors  quelle  ne  s'exerçait  que  pour  rendre  un  tou- 


(t)  Comme  exemple  de  polémi([ue,  il  faut  citer  ce  passajje  àeV Hommii(je  aux 
mânes  de  La  Rochefoiu-nulil . 

IV 

Oui,  I.H  U...  LSt  iKilif  père,  oui  I.a  11 ...  fui  iintii-  ami,  cl  Toulraji'  (|ui  a  été  faii  à  ses 
restes  floit  ri'tonibcr  sur  la  lête  de  ceux  ipii  le  poursuivirent  jiis(]ue  sous  le  lioceui,  oit 
le  silence  et  le  repos  ne  sont  troublés  «pie  dans  les  temps  où  Dieu,  pour  châtier  les 
peuples,  irouhlc  la  têle  des  inéchans,  et  les  j)i)usse  vers  ces  sccues  d'horreur  dont  nolri- 
histoire  moderne  n'offre  (jue  trop  d'exemples... 

VII 

Kh  bien  !  ipie  nous  déposions  nous-mêmes,  i-l  sur  la  pl.K  c  publique,  les  restes  de  nos 
concitoyens,  si  les  porli^s  du  temple  nous  soni  fermées,  el  ipie  nous  abandonnions  aux 
constablcs  la  dépouille  cjuils  auronl  lléirie,  pour  «(u'ils  s'en   repaissent  connue   le  chacal 


LA    MORT    ET    LES    OBSEQUES  36^ 

chant  liommajje  à  Icminonte  verlu  iliiii  pair  de  France?  La 
(li»nité  (le  la  pairie  tout  entière  y  est  intéressée.  Elle  exi{]e 
({ue  cette  affaire  soit  éclaircie  autant  quelle  peut  l'être.  " 
La  proposition  fut  adoptée  sans  contestation    1). 

Le  31  mars,  à  la  Chambre  des  députés,  à  l'occasion  d  une 
pétition,  Casimir  Perier  protesta  contre  une  administration 
..  qui  laissait  outrager  jusqu  au  pied  des  autels  les  restes  ina- 
nimés de  ceux  qui  ont  mérité  pendant  leur  vie  l'amour  et 
la  vénération  de  leurs  concitoyens  "  .  Il  qualifia  le  fait  d  at- 
tentat inouï.  i<  Laissons  à  la  Chambre  des  pairs,  dit-il  au 
milieu  d'une  vive  agitation,  le  soin  de  demander  vengeance 
(le  l'insulte  faite  à  l'un  de  ses  membres  les  plus  distingués; 
et,  en  annonçant  à  la  France  cette  profanation  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  sacré  parmi  les  hommes,  bornons-nous 
pour  aujourd  hui  à  unir  notre  voix  à  celle  de  tous  les  cœurs 
généreux  et  de  tous  les  amis  de  leur  pays,  pour  déplorer  la 
perte  du  noble  duc  de  Liancourt,  qui  fut  à  la  fois  l'honneur 
de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  France  et  le  bienfaiteur  de 
liiumanité    2  .  » 

Dans  la  séance  suivante,  à  propos  du  procès-verbal.  Ben- 
jamin Constant  demanda  à  la  Chambre  de  s'associer  à  lin- 
(lignation  générale.  Au  nom  de  la  minorité,  il  protesta 
contre  les  tentatives  de  «  cette  police  qui  ne  respecte  rien 
de  ce  qui  est  sacré,  de  cette  police  qui  semble  destinée 
à  provoquer  chaque  jour  quelque  désordre  pour  être 
mieux  à  même  de  nous  enlever  à  la  fois  toutes  ces  libertés 

(lu  désiTt,  et,    si  le  cli.inip  du  repos  nous  est   interdit,  ;ib;indouiioiis  au  ciel  la  veiijjeaiice 
i|iii  devra  tonihcr  sur  la  It-te  de  ccu\  i|ui  n'ont  pas  été  émus  à  la  vue  d'un  cercueil  ! 

\  1 

Cependant  au  scaudali-  a  eu  lieu,  et  l'affrout  fait  à  la  dt-pouilie  d'un  pair  s'est  cou- 
sominé  près  du  palais  d'un  n)iuistrc  soupçonneux.  Hélas!  à  Dieu  ne  plaise  (|ue  j'ose  faire 
retomber  sur  lui  la  rcsjjonsaljililé  d'un  tel  attentat.  Mais  si  une  assignalioM,  à  tant  de 
jours,  l'était  donnée  par  une  illustre  victime,  o  V*'*  [Villèle],  crois-ta  ()u'entouré  des 
liens,  le  cortè{;e  (|ui  se  |)resserait  autour  de  les  restes...  Je  m'arréie.  car  des  larmes 
s'échappent  <le  mes  paupières  et  la  liaine  ne  saurait  m'aniiiier  ipiand  je  pleure  In  perle 
A  un  père  et  d'un  hicnfaileiir. 

(15il)l.  de  Liaiu^ouri.  u"  :5396.) 
(1'   Arch.  pari..  L,  p.  G.3T-638. 
(2;  Id.,  L,  p.  655. 


364  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAINCOUr.T 

contre    lesquelles    le    ministère    conspire    en    détail    (1)    ". 

A  la  séance  du  2  avril,  M.  de  Sémonville,  'i grande  utilité, 
ci-devant  courtier  de  Mirabeau  (2;  »  ,  fit  son  rapport  à  la 
Chambre  des  pairs.  C'était  un  personnage  rusé,  cauteleux, 
insinuant,  préoccupé  avant  tout  de  ména^jer  les  dépositaires 
du  pouvoir  sans  blesser  ceux  qui  avaient  quelque  chance  d'y 
arriver.  Chateaubriand  résuma  son  discours  en  ces  termes  : 
«  Soyez  tranquilles,  messieurs,  je  vous  conduirai  moi-même 
au  cimetière...  " 

Le  grand  référendaire  rappela  les  règlements  relatifs  aux 
inhumations  et  les  atteintes  qui  y  avaient  été  portées,  avec  ou 
sans  autorisation,  aux  obsèques  du  D'  Béclard,  de  l'acteur 
Philippe,  du  général  Foy  et  du  comte  de  Girardin.  Après 
un  récit  mouvementé  des  faits,  il  chercha  à  excuser  "  les 
ardeurs  d'un  zèle  imprudent,  soit  qu'il  provint  des  agents  de 

I  autorité,  soit  qu'il  entraînât  les  jeunes  gens  au  nom  du  plus 
touchant  des  devoirs  "  .  Une  instruction  avait  été  ordonnée 
afin  de  découvrir  a  si  des  manœuvres  perfides  n'ont  point 
mêlé  quelque  chose  de  coupable  à  des  actes  dont  l'innocente 
origine  et  la  sainte  manifestation  commandaient  le  respect  de 
tous  les  hommes  de  bien...  Jusqu'à  présent,  dit-il,  je  m'étais 
dispensé  de  suivre  le  cortège  jusqu  au  lieu  de  la  sépulture.  Ce 
que  je  me  reprocherai  éternellement  de  n'avoir  point  fait  jus- 
qu'ici, je  prends  devant  vous  l'engagement  de  le  faire  désor- 
mais. La  visite  fréquente  des  tombes  ne  messied  déjà  plus  à 
mon  âge.  Les  richesses  éteintes  du  temps  passé  se  retrouvent 
dans  leur  profondeur  :  3)  »  . 

Le  duc  de  Doudeauville  parla  après  le  grand  référendaire. 

II  était  à  la  fois  membre  du  ministère  et  de  la  famille.  Il  avait 
autorisé  les  élèves  de  Châlons  à  porter  le  cercueil  de  la  maison 
il  l'église.  Il  regretta  de  ne  pas  avoir  eu  connaissance  de  la 
consultation  f[ui  avait  eu  lieu  d;uis  la  sacristie.  »  J'aurais  faci- 
lement pris  sur  moi,  dit-il,  de  laisser  transporter  ces  précieux 

(i)    Discours  de  Benjamin  Constiint,  H,  p.  ÔS.'ï. 

(2)  SonKL,  l'Europe  et  la  lic'volution,  V"  partie,  p.  -V30. 

(3)  Arch.  part.,  L,  p.  G73  et  suiv. 


1,A    MORT    ET    LES    OBSEQUES  365 

restes,  comme  cela  avait  eu  liou  jusque-là,  par  les  jeunes 
{jens  qui  y  mcttaicut  un  si  grand  prix...  '  Il  n'avait  pas  vu  la 
scène,  étant  parti  inimédiatcMucnl  après  la  cérémonie.  «  Le 
roi,  (lit-il,  après  le  conseil,  ma  charjjé  de  témoigner  à  la 
Famille  et  combien  il  était  affligé  de  ces  scènes  et  combien  il 
prenait  j)art  à  ses  peines.  Avec  empressement,  ajoiita-t-il.  je 
me  suis  accjuitté  de  ce  message  consolateur.  " 

M.  Pasquier  fit  un  discours  juridique.  C'était  au  préfet  de 
police  à  veiller  à  l'cvécution  des  règlements.  A  Paris,  le  trans- 
port des  corps  devait  s  opérer  au  moyen  de  chars  funèbres, 
contrairement  à  l'ancien  usage.  Mais  des  exceptions  nom- 
breuses avaient  été  autorisées  non  seulement  ])our  les  per- 
sonnes indiquées  au  rapport,  mais  j)()ur  labbé  Delillc;  pour 
M.  Emery,  supérieur  de  Saint-Sulpice;  pour  M.  Hallé, 
médecin  et  professeur  célèbre.  L'occasion  de  se  départir  de 
cette  tolérance  avait-elle  été  bien  choisie?  Était-ce  pour  les 
funérailles  d'un  homme  si  justement  vénéré  qu'il  convenait 
de  s'armer  d'une  telle  sévérité?  L'autorité  avait  agi  sans  pré- 
voyance, avec  précipitation,  de  manière  à  faire  naître  le 
désordre...  Si  elle  est  tenue  à  la  prudence,  c'est  quand  elle 
agit  au  milieu  d'une  population  nombreuse,  quand  elle 
s'adresse  à  des  sentiments  qui  ont  droit  à  des  ménagements  et 
qu'il  serait  odieux  d'affliger  sans  nécessité...  S'il  est  un  droit 
commun  dans  le  monde,  c'est  celui  qui  commande  le  respect 
pour  la  cendre  de  tous  les  morts.  Partout  elle  est  et  doit  être 
lobjet  le  plus  sacré...  >' 

M.  de  Corbière,  ministre  de  l'intérieur,  fut,  dit  de  Broglie, 
«vigoureusement  houspillé,  et  je  ne  mV  épargnai  pas»  . —  "Si 
on  s  était  borné,  dit  le  ministre,  à  (>xprimer  les  sentiments 
j)énibles  que  vous  partagez  tous,  c  eut  été  par  mon  silence 
que  j'eusse  témoigné  mon  respect  pour  votre  douleur;  mais 
ou  ajoute  à  ces  sentiments  légitimes  quelques  plaintes  envers 
1  administration. ..  " 

Le  commissaire  de  police  avait  agi  avec  prudence,  le 
préfet  de  police  n'avait  rien  à  se  reprocher  et  le  désordre 
était  du  à  ceux  qui  n'avaient  pas  voulu  se  soumettre  à  lau- 


366  LA    ROCHEFODCAULD-MANCOURT 

torité  et  qui  avaient  commis  une  plus  grande  faute,  celle  de 
résister  à  des  ordres  donnés  par  un  coinmissaire  revêtu  de  son 
écharpe. 

M.  de  Lally-ToUendal  combattit  la  conduite  du  ministère  et 
conclut  en  sa  faveur.  En  présence  du  scandale  d'une  sépul- 
ture violée,  il  ne  pouvait  être  question  de  rè^jlements  de 
police.  Il  cita  longuement  les  lois  romaines  et  anglaises.  Les 
autorités  supérieures  auraient  dû  prévoir  et  le  mélange  adul- 
tère et  dangereux  de  vertus  et  de  vices,  de  loyauté  et  de  sédi- 
tion. L  administration  devait  craindre  que  quelques  camps 
volants  de  factieux  ne  cherchassent  à  pénétrer  dans  cette 
phalange  respectable  composée  de  vertueux  pères  de  famille 
et  d'une  jeunesse  édifiante  »  .  Le  cercueil  de  l'illustre  et  bien- 
faisant personnage  «  devait  être  entouré  et  suivi  de  larmes, 
des  vo'ux  de  la  reconnaissance  "  .  En  même  temps,  des  appels 
positifs  adressés  directement  à  tous  les  ouvriers  de  la  capitale 
les  assignaient  à  jour  et  à  heure  fixes  pour  remplir  «  le  devoir 
d  accompagner  au  lieu  de  la  sépulture  les  restes  d  vin  de»  nos 
{)lus  grands  citoyens...  " 

Les  autorités  secondaires  ont  manqué  de  prévoyance  et  de 
capacité.  Le  préfet  de  police  aurait  dû  reconnaître  "  qu'après 
<ivoir  laissé  porter  à  bras  le  cercueil  de  la  maison  mortuaire  à 
l'église,  c'était  une  inconséquence  absurde  de  ne  pas  laisser 
la  même  procession  funéraire  s'avancer  avec  la  même  douleur 
de  la  porte  de  l'église  à  celle  de  la  capitale.  Eût-il  persisté  à 
vouloir  faire  replacer  le  cercueil  sur  le  corbillard,  c  est  par  la 
persuasion  qu  il  aurait  du  obtenir  ce  sacrifice  de  la  famille  et 
des  pieux  orphelins  qui  pleuraient  comme  elle  un  chef  et  un 
père.  Eûl-il  cru  plus  sûr  d'exécuter  par  la  force  ce  qu'il  eût 
douté  d'obtenir  par  la  persuasion,  il  aurait  dû  faire  entourer 
le  char  d'une  triple  haie  de  fusiliers  avec  ou  sans  baïonnettes, 
et  faire  maintenir  le  passage  libre  par  la  gendarmerie...  Le 
char  eût  été  ainsi  préservé  de  toute  entreprise  et,  une  fois 
sorti  de  Paris,  il  fût  arrivé  intact  à  la  ville  où  dix-huit  curés 
avec  toute  la  |»()pulation  de  leurs  paroisses  attendaient  la 
dépouille  mortelle  du  bienfaiteur  de  leur  contrée...  Les  véri- 


T,A    MORT    KT    LES    ORSKOUES  367 

tables  violateurs  de  séjiulturo  étaient  ceux  qui  avaient  fait 
indistinctement  un  appel  public  aux  classes  ouvrières... 
N'était-on  pas  allé  jusqu  à  dire  que  les  baïonnettes  croisées 
sur  un  cercueil  ont  seules  appris  aux  Aulricbiens,  aux  Prus- 
siens et  aux  Anglais  qu'il  v  avait  en  France  une  force  armée?  " 
L'orateur  proposait  de  surseoir  à  toute  délibération  jus- 
qu'après le  résultat  de  1  enquête  judiciaire. 

Après  ce  discours  incobérent,  le  duc  de  Broglie  précisa  les 
laits  :  la  Chambre  des  pairs  étant  le  corps  délibérant  le  plus 
élevé  en  di.'jnité,  tous  les  actes  de  ladministratlon  tombaient 
de  plein  droit  sous  son  contrôle.  Quant  aux  règlements  sur  les 
inbumatiouh  —  ou  la  police  les  ignorait,  et  alors  elle  n'est 
pas  en  droit  de  reprocher  aux  élèves  de  Chàlons  de  ne  pas  les 
connaître.  —  ou  elle  jugeait  sage  d'y  déroger  par  respect 
pour  la  mémoire  d  hommes  illustres,  et  alors  y  en  eut-il 
jamais  un  qui  méritât  mieux  de  faire  exception?  ^  Y  eut-il 
jamais  hommage  plus  pur,  plus  sérieux,  plus  exempt  de  parti 
ou  d  idées  turbulentes?  Si  l'administration  voulait  revenir  à 
la  stricte  exécution  des  règles,  elle  devait  le  déclarer  haute- 
ment et  non  donner  un  ordre  verbal  à  un  commissaire  de 
police.  Celui-ci  était  arrivé  quand  le  convoi  était  déjà  en 
marche  et,  sur  le  parvis  de  l'église,  en  présence  de  la  foule, 
sans  même  être  revêtu  de  ses  insignes,  il  avait  signifié  aux 
jeunes  gens  d'un  ton  hautain  de  résigner  leur  pieux  ministère 
et  de  faire  place  aux  employés  subalternes  des  pompes 
funèbres...  S  il  v  a  eu  tumulte,  qui  la  provoqué,  si  ce  n'est 
la  police  par  son  inconcevable  imprévoyance?  8  il  v  a  eu 
désordre,  qui  l'a  rendu  inévitable,  si  ce  n'est  la  police  parsou 
inconcevable  obstination?  S  il  a  été  offert  aux  hommes  un 
spectacle  horrible,  un  spectacle  aboniinahh'  et  dont  les  clie- 
veux  dressent  sur  la  tête,  qui  en  est  responsable,  je  le 
demande  ^1)?  »  Loin  de  blâmer  la  résistance  des  jeunes  gens, 
M.  de  Broglie  demamla  quel  était  '^  I  homme  portant  un  cœur 
d  homuie  "  qui  ne  les  eut  pas  imités?  «Je  ne  dis  rien,  ajouta- 

1)   Al  cil.  pari.,  L,  p.   681  cl  suiv. 


368 


LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 


t-il,  de  l'officier  qui  a  figuré  clans  cette  scène  déplorable.  On 
nous  assure  qu'il  n'a  agi  que  sur  la  réquisition  de  1  autorité 
civile,  et,  en  ce  cas,  il  était  dans  son  droit...  Par  quelle  fata- 
lité arrive-t-il  que  toutes  les  fois  que  les  volontés  ou  les 
amours-propres  de  l'administration  se  trouvent  en  jeu,  l'em- 
ploi de  la  force  ou  le  maintien  de  Tordre  soit  toujours  préci- 
pité, violent  et  accompagné  de  désastres?  Je  ne  puis,  je 
l'avoue,  contempler  froidement  ce  mépris  de  lliumanité... 
ces  procédés  d  une  administration  à  la  fois  insouciante  et  fan- 
tasque qui  traite  des  populations  paisibles  et  régulières 
comme  un  bagne  de  forçats  dont  on  ne  peut  rien  obtenir  que 
le  sabre  au  poing  et  la  menace  à  la  bouche...  » 

M.  le  comte  de  Saint-Roman  voulutjustifier  1  autorité  :  "Ce 
n'est  pas  en  prenant  toujours  parti  contre  elle,  en  cherchant  à 
avilir  ses  agents  qu'on  peut  espérer  de  maintenir  l'ordre  et  la 
paix  dans  un  pays  où  les  passions  sont  si  vives...  " 

Le  ministre  de  la  guerre,  M.  de  Clermont-Tonnerre,  jus- 
tifia le  commandant  de  1  escorte  qui,  «  après  tout,  n'était 
responsable  que  de  1  exécution  de  sa  consigne  »  . 

Quelques  pairs  demandant  l'ordre  du  jour,  M.  le  vicomte 
Laine  s'y  opposa,  s'étonnant  «  que  l'on  voulût  égaler  à  l'au- 
torité des  lois  celle  des  règlements...  La  publication  de  ces 
règlements  est  nécessaire  pour  expliquer  aux  provinces  com- 
ment, dans  une  grande  capitale,  on  est  réduit  à  sacrifier  à 
l'ordre  public  les  sentiments  les  plus  naturels;  pour  faire 
comprendre  pourquoi  la  [)olice  a  le  droit  de  venir  près  du 
sanctuaire  épier  la  douleur,  compter  les  larmes  et  donner  la 
mesure  des  regrets  et  des  hommages.. .  «  Sur  sa  proposition, 
la  Chambre  décida  d'attendre  le  résultat  des  informations  (1). 

Comme  les  pairs,  comme  les  députés,  le  roi  fut  ému  de 
!  incident.  Il  n'aimait  pas  Liancourt  :  il  v  avait  entre  eux  une 
anlij)alhie  d'un  demi-siècle;  mais  a  tout  chssentiment  s  éteint 
sur  un  cercueil  "  .  Il  avait  montré  à  MM.  de  Villèle  et  de  Cor- 


(1)  Arch.  part.,  L,  p.  68;5  et  siiiv.  —  VAri.AnEi.LE,  VII,  p.  291.  —  Vikl- 
Castei.,  XVI,  p.  413.  —  CiiATEAunniAMi,  Menwi/es  d'outre-toDibi',  IV,  p.  21.  — 
\hu-  DK  lîiiocLiK,  Souvenirs,  II,  [t.  i)2. 


LA    MOr.T    ET    r.ES    OIîSEQUES  369 

bière  le  projet  d'une  lettre  qu'il  voulait  écrire  à  la  famille  ; 
ceux-ci  n'approuvèrent  pas  son  dessein.  Sans  les  consulter 
davantage,  il  en\oya  le  baron  de  Yalser\  porter  ses  regrets  à 
ses  fds  et  chargea  Doudeauville  d  une  mission  analogue. 
Villèle  et  Corbière  furent  très  contrariés  de  cette  double 
démarche  qui  fournissait  des  armes  à  l'opposition.  Yillèlc  y 
vit  le  résultat  d  une  intrigue  de  cour  (1 1.  Le  roi  ne  s  en  tint 
pas  là;  il  manda  le  duc  d'Estissac  aux  Tuileries;  l'entrevue 
fut  peu  chaleureuse,  et  le  duc  ne  remit  plus  les  pieds  au 
château   (2  . 

L'instruction  judiciaire  n'aboutit  pas.  MM.  Franchet  et 
Delavau  ne  donnèrent  pas  leur  démission.  L'administration 
confessa  son  erreur  en  autorisant  dans  d  autres  circonstances 
le  transport  à  bras  du  cercueil.  On  eut  voulu  un  peu  plus  de 
lumière  sur  les  causes  secrètes  de  la  scène  du  27  mars, 
et  sur  les  véritables  instigateurs  de  ce  scandale. 

La  mort  de  Liancourt  eut  un  contrecoup  politique.  Le 
duc  de  Broglie  qualifia  d  infamie  la  conduite  des  autorités  : 
"  Risquer  après  une  telle  équipée  la  discussion  de  la  loi 
Peyronnet,  c'eût  été  ultra-Corbière  et  ultra-Peyronnet  lui- 
même.  "  Le  9  avril,  Villèle  apprit  qu  il  y  avait  vingt-et-un 
amendements  acceptés  par  la  commission.  Le  17,  le  projet  de 
loi  fut  retiré,  et  le  même  jour,  Villemain,  sous  la  coupole, 
célébrait  «  le  droit  de  penser  et  d  écrire  que  personne  ne 
pourrait  désormais  arracher  à  la  France  »  .  A  Paris,  on  illu- 


^1)  Journal  de  Paris^  29  mars  1827,  numéro  88.  —  Viel-CaStp:l,  XVI, 
p.  424. 

(2)  Marquis  de  Castellask,  Gentilshommes  démocrates,  p.  124.  «  Charles  X, 
pour  atténuer  rainerturne  de  ce  sacriloye,  manda  auprès  de  lui  le  fils  aine 
du  duc  de  Liancourt,  lequel  s'était  fait  remarquer  par  des  idées  diamétrale- 
ment opposées  à  celles  de  son  père  :  «  Demandez-moi  une  faveur,»  dit  le  roi  à  La 
Rochefoucauld,  «je  vous  la  donnerai.  —  Sire,  je  suis  maréchal  de  camp,  faites- 
«  moi  lieutenant  général.»  Le  roi  ouvre  un  annuaire  militaire  f|ui  est  sur  la  table  : 
B  Mais,  dit-il,  vous  n'êtes  maréchal  de  camp  que  depuis  1816.  —  Mais,  sire,  où 
«  serait  sans  cela  la  faveur?  —  Vous  n'avez  donc  pas  servi  sous  Bonaparte?  — 
«Moi,  sire?  quelle  injure!  —  Vous  auriez  mieux  fait,  vous  seriez  plus  ancien.  » 
Sur  ce  dernier  mol,  le  fils  du  duc  de  Liancourt  sortit  sans  prendre  coujjc  du 
prince.  Il  ne  fut  jamais  lieutenant  j'énéral.  »  (Anecdote  de  famille  communi- 
quée.) 

24 


370  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAjNCOURT 

mina,  on  cria  ;  «  Vive  le  roi  !  Vivent  les  pairs  !  A  bas  les 
ministres!  A  bas  les  jésuites!...  "  On  alla  danser  le  18  autour 
de  la  Colonne,  en  face  de  Thôtel  du  garde  des  sceaux.  Le  lî), 
on  fut  obligé  de  déployer  la  force  armée.  Partout,  en  France, 
on  fêta  la  victoire  de  la  presse  et  la  défaite  du  ministère. 

En  culbutant  dans  la  boue  le  cercueil  du  duc,  on  avait  fait 
culbuter  du  même  coup  la  loi  de  justice  et  damour. 

Ils  l'ont  destitué  des  honneurs  de  la  vie, 

Ils  veulent  le  priver  des  honneurs  du  trépas... 


Le  fer  brille.  Devant  ses  coups, 
Le  peuple  en  frémissant  prés  du  cercueil  se  range. 
Le  cercueil  tombe  dans  la  fanjje. 
La  fange  a  rejailli  sur  vous...  (I). 


VI 


"  Je  n'ai  pas  de  vanité,  "  disait  d'iiabitude  Liancourt.  Sa 
modestie  eût  été  mise  à  une  rude  épreuve  s'il  avait  prévu  les 
dithyrambes  hyperboliques  qui  suivirent  sa  mort.  Les 
assemblées,  les  associations,  les  comités  qu'il  avait  présidés 
ou  dirigés  vinrent  tour  à  tour  déposer  leur  hommage  sur 
ce  cercueil  profané.  Mollien,  Dupin,  de  Gérando,  de  Broglie, 
Delessert,  Ternaux,  tous  rendirent  justice  à  sa  bonté,  à  sa 
curiosité,  à  son  désir  de  faire  servir  la  science  au  progrès 
social.  Beaucoup  le  comparèrent  à  saint  Vincent  de  Paul  (2). 

(1)  Boulay-Patv,  Ode  (1827). 

(2)  Voir  appendice  n"  X  l'apologie    en  vers    piibh'ée  en    1845  par  M.  Marins 
Gliavaut.  Dix-huit  ans  après  sa  niorl,  ses  œuvres  (Uaient  plus  vivaces  que  jamais. 


CHAPITRE   IX 

LES     ŒUVRKS 

LA     CRKATION     DE    l' KNSEIG NKMENT    TECHNIQUE 

LES    ÉCOLES    d'arts     ET    MÉTIERS 

LE     CONSERVATOIRE    LES    EXPOSITIONS 

LES    CONSEILS    TECHNIQUES 
(1800-1823) 

I.  —  L'Ecole  de  Liancourt,  transférée  à  (Jt)iiipiègnc,  ilevient  une  section  du  Pry- 
tanée.  —  Le  premier  consul  la  transforme  en  école  industrielle  :  décret  du 
0  ventôse  an  XI;  décret  du  16  frimaire  an  XIV.  —  Orjjanisation  militaire.  — 
La  Rochefoucauld,  inspecteur  bénévole  depuis  1800.  —  L'école  transférée  à 
Chàlons    1806\  —  La  Rociiefoucauld,  inspecteur  général  jusqu'en  1823. 

IL  —  Caractère  de  son  administration;  divergences  entre  ses  idées  et  celles  de 
Napoléon.  —  Direction  :  but  de  l'école;  différence  avec  les  lycées;  nécessité 
d'un  plan  d'études.  —  Fonctions  du  proviseur,  du  directeur  des  travaux,  des 
professeurs,  des  maîtres  d'étude  ;  congés  du  jeudi.  —  Origine  et  recrute- 
ment des  élèves  :  âge  d'admission  :  les  commençants.  —  Moyens  de  rétablir 
la  discipline.  —  Durée  et  caractère  des  études;  division  des  classes  :  carac- 
tère de  l'enseinnemenl  ;  examens;  trousseaux.  —  Avantages  aux  élèves  sor- 
tants. —  Produits  de  fabrication.  —  Organisation  des  ateliers.  —  Participa- 
tion des  élèves  aux  bénéfices. 

III.  —  Action  morale  de  Liancourt.  —  Les  discours.  —  Loyalisme  impérial.  — 
Conseils  techniques.  —  Conseils  patriotiques.  — Deux  années  difficiles  :  181V 
et  1815.  —  Abeilles  et  Heurs  de  lis.  —  Les  écoles  et  la  conscri|)tion  ;  les  écoles 
et  l'invasion.  —  L'Ecole  de  Beaupréau  tranférée  à  Angers.  —  Les  écoles 
et    la  seconde  Restauration. 

IV.  —  Règlement  de  1817.  —  Défauts  de  recrutement.  —  Insuflisance  des 
réformes  pédagogiques.  —  L'école  suspecte  aux  «  ultras  "  ;  l'ordonnance  du 
20  juin  1823.  —  Le  projet  de  transfert  à  Toulouse.  —  Les  attaques  de  1826, 
de  1827,  de  1832.  —  Charles  Dupin.  —  La  Hochefoucauld,  protecteur  des 
élèves.   —  La   Société  d'utilité  réciprotpie  de  1852.  —  Le  centenaire  de  1880. 

V.  —  Le  Conservatoire  des  arts  et  métiers.  —  Le  conseil  de  pcrfeitionncment  ; 
le  catalogue.  —  L'enseignement  secondaire  industriel.  —  Les  cours  de  1819. 
—  L'Exposition  de  1819.  —  Le  Conseil  des  fabri(|ues  et  manufactures.  — 
La  Société  d'encoura.'jement  à  1  industrie  nationale. 


C'est  en  août  et  septembre  1800  que  l'École  de  Liancourt 
fut  transportée  à  Compiègne.  L'ancienne  École  de  la  Montagne 


372  LA  rochefoucauld-lia:ncourt 

ne  répondait  plus  aux  intentions  de  son  fondateur  :  ce  qu'il 
avait  voulu  créer,  c'était  a  une  école  de  métiers  pour  les 
enfants  des  soldats  qui,  par  leur  admission,  recevaient  la  des- 
tination exclusive  d'entrer  dans  1  armée  >  .  lis  devaient  y 
former  "  une  précieuse  classe  >  d  ouvriers  habitués  au  travail 
dès  leur  enfance,  et  de  sous-officiers. 

Transféré  à  Compiègne,  le  Prytanée  continuait  à  se  recruter 
parmi  les  enfants  des  militaires  de  tous  grades  ;  mais  le  tra- 
vail manuel  en  avait  été  exclu  comme  u  trop  subalterne  pour 
les  enfants  de  beaucoup  d'officiers  et  comme  blessantl'amour- 
propre  des  proviseurs  et  autres  employés...  C'était  un  très 
mauvais  lycée...  (1)  " 

Le  Prytanée  français  s'était  augmenté  des  élèves  de  l'École 
des  tambours  de  Versailles.  Il  se  divisait  en  quatre  sections 
ou  collèges  établis  l'un  à  Paris,  le  second  à  Saint-Gyr,  le  troi- 
sième à  Saint-Germain,  le  quatrième  à  Compiègne.  Le  nombre 
des  élèves  était  de  iOO  pour  Compiègne,  de  300  pour 
les  autres  établissements.  Le  collège  de  Compiègne  était  plus 
industriel.  La  section  élémentaire  comprenait  huit  divisions  de 
25  élèves  chacune;  on  v  enseignait  l'arithmétique,  la  gram- 
maire, la  géographie,  le  dessin.  La  deuxième  section  était 
partagée  en  deux  divisions,  1  une  composée  de  jeunes  gens 
destinés  aux  arts  mécaniques,  l'autre  de  jeunes  gens  destinés 
à  la  marine  :  les  premiers  commençaient  à  quatorze  ans  un 
apprentissage  de  trois  années  ;  ils  devaient  être  ensuite  placés 
dans  les  manufactures  de  1  État  ;  les  seconds  étaient  à  l'âge  de 
quinze  ans  mis  à  la  disposition  de  la  marine  (2) . 


(1)  Mémoire  inédit,  non  daté  (novembre  ou  décembre  1815),  de  la  main  de 
Liancouit.  (Arcli.  de  l'École  de  Chàlons.)  La  date  du  transfèrement  n'est  pas 
exactement  déterminée.  L'école  et  les  vétérans  étaient  encore  à  Liancourt  le 
14  juillet  1800,  ainsi  qu'en  témoigne  le  procès-verbal  de  la  fête  nationale  con- 
servé dans  les  Archives  de  la  commune.  Le  3  messidor  an  VIII  ^22  juin  1800), 
le  ministre  de  la  guerre  avait  ordonné  à  la  compaiyiie  des  vétérans  de  suivre 
l'école  dans  sa  nouvelle  résidence.  Le  21  septembre  1800,  l'école  figurait  à  Com- 
piègne au  cortège  organi.sé  pour  célébrer  l'anniversaire  de  la  proclamation  de  la 
République,  «  sous  les  ordres  du  citoyen  Crouzet  "  .  (Voir  Benaut,  Histoire  fie 
Compiègne  ;  Lijcts,  Monographie,  p.  240.) 

;2)   GuETTiEn,    Iliatoire    des    Kcolex   d'arl!;   et   métiers,    p.   29.   —   Règlement 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  373 

La  réforme  était  due  au  premier  consul.  A  la  suite  d'une 
partie  de  chasse,  Bonaparte  était  un  jour  arrivé  à  l'improvistc. 
11  interrojjea  les  élèves  sur  les  mathématiques  ;  deux  d'entre 
eux  répondirent  bien  et  furent  immédiatement  nommés  sous- 
officiers  ;  mais  quand  Bonaparte  apprit  la  destination  des 
élèves  qui  sortaient  de  l'École,  il  s'impatienta  :  «  L'État  fait 
des  frais  considéral)les  pour  élever  ces  jeunes  gens  et,  quand 
leurs  études  sont  terminées,  ils  ne  sont,  à  l'exception  des 
militaires,  d  aucune  utilité  au  pavs.  Il  n'en  sera  plus  ainsi. 

"J'ai  trouvé  dans  le  Nord  des  contremaîtres  distingués... 
mais  presque  aucun  qui  fût  en  état  de  faire  un  tracé...  C'est 
une  lacune  dans  l'industrie.  Je  veux  la  combler  ici.  Plus  de 
latin  —  on  l'apprendra  dans  les  lycées  qui  vont  s'organiser 
—  mais  le  travail  des  métiers  avec  la  théorie  nécessaire  pour 
leur  progrès.  On  formera  ici  d'excellents  contremaîtres  pour 
les  manufactures  (1).  » 

Bonaparte  venait  de  visiter  les  principaux  établissements 
industriels  de  Paris;  il  avait  remarqué  qu'on  manquait  d'ou- 
vriers instruits  pouvant  faire  de  bons  contremaîtres  capables 
de  rendre  leur  pensée  par  un  dessin  et  de  calculer  les  élé- 
ments des  machines. 

Ces  préoccupations  étaient  celles  de  Chaptal  et  de  Lian- 
court.  Chaptal  aurait  voulu  être  l'homme  sorti  du  sein  des 
académies  dont  parle  Diderot,  qui  descend  dans  les  ateliers 
pour  y  recueillir  les  phénomènes  des  arts  et  les  exposer, 
"  pour  qu'enfin  les  artistes  lisent  et  les  philosophes  pensent 
utilement  (2)  »  .  On  tâtonnait  autour  du  premier  consul.  Vou- 
lait-on préparer  des  ouvriers  pour  les  ports,  pour  les  ateliers 
militaires,  pour  les  colonies?  Voulait-on  former  des  contre- 
maîtres civils,  ce  que  Bonaparte  appelait  des  sous-officiers 
pour  l'industrie?  Chaptal  fut  frappé  en   180;i  de  la  mauvaise 

général  du  Prytanée  français  du  27  messidor  an  IX  ^'15  juillet  1801),  si);né 
Chaptal,  ici.,  p.  299. 

[i)  GuETTiER,  p.  30.  —  Pompée,  Rapport  à  l'Exposition  de  1867. —  La  visite 
est  de  1800. 

(2)  Floureics,  Notice  sur  Chaptal.  —  Mémoire^!  de  i Académie  des  sciences, 
XV,  p.  1. 


374  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA^'COURT 

marche  de  l'École  :  il  fut  frappé  plus  encore  «  de  Tincon- 
venance  de  cette  éducation  pour  les  neuf  dixièmes  des  enfants 
qui  la  recevaient,  et  qui,  dussent-ils  en  profiter  tous  au  delà 
de  toute  espérance,  entreraient  dans  la  société  sans  fortune, 
sans  moyens  de  pourvoir  à  leur  subsistance,  et  avec  des 
idées  et  des  prétentions  très  supérieures  à  l'existence  qu'ils 
pourraient  se  procurer.  Le  Prytanée  redeviendrait  une  école 
d'arts  et  métiers,  où  des  élèves  instruits  à  la  pratique  des 
principales  professions  seraient  encore  éclairés  par  une  théorie 
analogue  fjui  en  ferait  des  sujets  aussi  instruits  qu  adroits  (1)  "  . 

Ces  réflexions  aboutirent  au  décret  du  0  ventôse  an  XI 
(25  février  1803).  Le  Prytanée  de  Gompièj'jne  était  érigé  en 
école  d'arts  et  métiers.  Le  programme  fut  arrêté  par  une 
commission  composée  de  Monge,  de  Berthollet,  de  Laplace, 
de  Gostaz  et  de  Conté.  Les  maréchaux,  forgerons,  cor- 
donniers, tailleurs,  au  service  de  l'armée,  sont  transformés 
en  fondeurs,  tourneurs,  menuisiers,  ébénistes,  répondant  aux 
besoins  de  la  paix.  «  11  faut,  disait  le  premier  consul,  rap- 
procher les  extrémités  du  centre  et  donner  un  esprit  national, 
ce  qui  ne  se  trouve  pas  dans  les  apprentissages  particuliers. 

«  Il  faut  étendre  le  système  des  lycées  à  la  classe  inférieure, 
établir  deux  autres  écoles  à  Beaupréau  et  à  Pontivv,  y  placer 
des  enfants  des  départements  réunis  pour  leur  apprendre  le 
français.  C'est  là  qu'on  prendra  un  jour  des  ouvriers  pour  nos 
ports,  pour  nos  ateliers  militaires,   pour  nos  colonies  (2).  » 

Le  19  mars  180i  est  créée  en  Anjou  une  école  pour  les 
jeunes  gens  de  l'Ouest  et  du  Centre. 

Outre  les  élèves  entretenus  aux  frais  de  la  llépublique,  il  y 
a  des  pensionnaires  à  400  francs.  Par  décret  du  IG  frimaire 
an  XIV  (7  décembre  1805),  l'empereur  adopte  pour  les  faire 
entrer  à  l'école  les  enfants  des  généraux,  officiers  et  soldats 
tués  à  Austerlitz.  Les  élèves  sont  distribués  en  compagnies 
de  27  commandées  par  un  sergent  et  divisées  en  deux  sec- 
tions, d'un  caporal  et  de  12  élèves  chacune.  Chaque  année, 

(1)  LiANCOLUT,  Mémoire  inétlit.     Arcli.  de  l'Ecole  de  Chàlons.) 

(2)  TiiiUAVDEAL",  Mémoires  sur  le  Cunsulat. 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  375 

les  examinateurs  choisissent  5  aspirants  :  ils  sont  logées  à  part 
et  plus  libres;  la  seconde  année,  ils  sont  entretenus  à  Paris 
auprès  du  Conservatoire  et  places  dans  les  principaux  ateliers 
de  la  capitale.  Après  un  examen,  ils  reçoivent  un  l)revet  de 
capacité  et  sont  employés  de  préférence  dans  les  travaux  ou 
ateliers  au  compte  de  l'État  (1). 

L'enseignement  du  latin  est  supprimé,  les  cours  de  mathé- 
matiques augmentés,  l'enseignement  du  dessin  industriel 
prescrit;  l'instruction  pratique  est  en  principe  dirigée  vers  la 
fabrication  des  tissus;  on  organise  quelques  ateliers  de  forge, 
de  tour,  d'ajustage,  de  charpentage,  de  menuiserie.  Les 
40U  élèves  sont  partagés  en  trois  divisions  :  la  division  des 
artistes  composée  des  plus  âgés,  la  division  des  commen- 
çants, la  division  des  «  petits  des  femmes  »  composée  d'en- 
fants en  bas  âge  et  des  orphelins  de  1  armée.  Aux  travaux 
théoriques  et  pratiques  sont  ajoutées  des  manœuvres  et  des 
instructions  militaires  :  «  Tous  ceux  qui  tendaient  à  se  diriger 
franchement  vers  la  carrière  des  armes  étaient  sinon  aidés  et 
encouragés  par  le  chef  de  l'État,  du  moins  absous  de  leur 
infidélité  à  l'industrie  et  recevaient  aisément  à  leur  sortie  de 
l'école  des  grades  de  sous-officiers  et  même  des  brevets  d'offi- 
ciers (2) .  » 

En  1805,  Chaptal  invita  Liancourt  à  aller  inspecter  Gom- 
piègne.  "  Tous  les  chefs,  dit  celui-ci,  s'y  entre-accusaient 
réciproquement  des  torts  les  plus  graves.  J'y  trouvai  une  cin- 
quantaine d'enfants  au-dessous  de  l'âge  de  huit  ans,  —  il  y  en 
avait  qui  n'en  avaient  pas  trois;  —  une  demi-douzaine  de 
bonnes  et  de  gouvernantes  étaient,  sous  les  ordres  du  provi- 
seur, chargées  de  la  direction  de  cette  section.  Ma  visite  avait 
pour  objet  de  voir  si  l'école,  dans  l'état  de  désordre  dans 
lequel  le  ministre  la  jugeait,  devait  être  détruite  de  suite  ou  si 
elle  pouvait  être  conservée.  L'établissement  me  paraissait 
avoir  dans  son  institution  trop  d'avantages  pour  l'industrie 
française  pour  ne  pas  me  faire  envisager  sa  destruction  avec 

(1)   PoMPÉK,  rapport  cité,  j).  5S5. 
(2^  GuF.Tiitn,  j).  33. 


376  l^A    ROCHEFOLCAULD-LIANCOURT 

une  p^rande  peine.  Le  désordre  y  était  grand,  les  vices  du 
rèplement  évidents  et  multipliés  ;  la  composition  des  élèves 
était  un  des  principaux;   aucune  autre    condition   que   celle 
d'être    fils   de  soldat  n'étant  exigée,    la  plupart  arrivaient  à 
l'école  à  l'âge  de  quinze  à  seize  ans  sans  savoir  lire  ;  aussi  le 
nombre  des  maîtres  élémentaires  y  était-il  excessif.  Aucun 
ordre  de  comptabilité  n'était  prescrit.   Le  proviseur  est  à  la 
fois  ordonnateur  et  caissier.   Aucun  fonds  n'était  annuelle- 
ment prévu    pour   l'entretien   de    l'école.    Les    ordonnances 
étaient  envoyées  sur  la  demande  du  proviseur.  Les  dépenses 
s'élevaient  jusqu'à  500,000  francs  par  an.  Aucun  ouvrage  ne 
se  faisait  encore  bien  dans  les  ateliers.   On  ne  voyait  aucun 
espoir  de  diminuer  par  la  vente  des  produits  cette  dépense 
excessive:  d'ailleurs,  un  grand  esprit  d'indiscipline  parmi  les 
professeurs    et   parmi  les  élèves,  des  révoltes  fréquentes  et 
toujours   la    plus   clioquante   grossièreté.   Aucune  apparence 
d'instruction  morale  ni  religieuse  (1).  » 

Lors  d'une  nouvelle  visite.  Napoléon  condamna  l'installa- 
tion de  l'école  dans  le  château.    Reims,   Troyes,  Ghâlons  la 
demandèrent;  on  proposa  aussi  l'abbaye  de  Saint-Denis.  Ghâ- 
lons fut  choisi,  à  raison  de  sa  proximité  des  villes  populeuses 
de  Reims  et  de  Troyes  et    u  de  la  facilité  des  transports  par  la 
rivière  de  Marne»  .  Un  arrêté  du  5  septembre  1806  y  transféra 
l'école  dans  les  bâtiments  de  l'ancien  séminaire,  des  couvents 
de   Toussaint  et  de   la  Doctrine  ;    on    ouvrit    un    crédit  de 
I06,;i21  francs  pour  les  frais  d'installation  et  pourl'exécution 
du  canal  alimentant  une  roue  hydraulique  destinée  aux  ate- 
liers. Le  8  décembre  1806,  les  élèves  quittaient  Gompiègne; 
ils   se  dirigèrent  par  Reims  et  les  Petites-Loges  vers  Ghâlons 
u  où  ils    furent   très   bien    reçus,  le    Li    décembre,    à    leur 
arrivée    (2)  ".    Dès   le    4  juillet    1806,    Liancourt    avait    été 
nommé  inspecteur  général  sans  autre  traitement  que  ses  frais 
de    déplacement.    "  Le  chef  du  gouvernement  aurait   voulu 
faire  beaucoup  plus;  mais  ce  n'était  pas  par  inimitié  contre 

(1)  Mémoire  inédit.  (Arcli.  de  Cbàlons.) 
2;    Ei'viiARD, /'/'.fo/e  des  arts  et  métiers  de  Châlons^  p.  S  et  16. 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  377 

le  pouvoir  public  que  Liaucourl  semblait  se  refuser  à  ce  qu'on 
nomme  des  faveurs  :  il  était  à  son  égard  aussi  loin  de  l'hos- 
tilité que  de  la  complaisance;  mais  il  voulait  que  les  jUj'^e- 
ments  qu'il  pourrait  porter  sur  les  actes  de  1  autorité  fussent 
affranchis  et  dégagés  de  toute  influence  (I).  » 

Depuis  1800,  Liancourt  inspectait  de  fait  lécole  de  Com- 
piègne;  il  conserva  ces  fonctions  pendant  vingt-trois  ans. 


Il 


Sous  l'empire,  Liancourt  s'était  interdit  l'accès  des  grands 
emplois.  L'École  de  Ghâlons  l'absorba  pendant  dix  années. 
Ce  fut  son  œuvre  de  prédilection.  Elle  dura,  malgré  les 
défiances  des  ministres,  soucieux  avant  tout,  dit  un  mémoire 
de  1822,  de  ne  pas  déplaire  au  chef  du  gouvernement  (2).  Les 
rapports  manuscrits  de  Liancourt,  ses  notes  d'inspection,  ses 
mémoires,  sa  correspondance  journalière,  montrent  ce  qu'il  y 
avait  dans  ce  prétendu  idéologue  d'esprit  pratique,  de  saga- 
cité, d'expérience  et  de  connaissances  techniques. 

«  M.  de  La  Rochefoucauld,  a  dit  Gaétan,  a  été,  depuis  son 
retour  en  France,  l'inspecteur  général  de  cette  école  pendant 
Aingt-trois  ans.  Il  est  assez  connu  qu'il  ne  se  bornait  pas  aux 
fonctions  d'administrateur.  Il  répétait  assez  souvent  qu'on  ne 
fait  point  assez  lorsqu'on  ne  fait  que  sou  devoir,  et  il  le  prou- 
vait par  ses  actions.  Quoique  son  esprit  de  sagesse  eût  assez 
paru  pendant  vingt-trois  années  dans  le  cours  desquelles  il  n'y 
a  pas  eu  le  plus  léger  désordre  dans  cette  école,  sa  bienfai- 
sance paternelle  a  été  encore  mieux  prouvée  par  la  reconnais- 
sance des  élèves  (3).  »  Il  faut  pardonnera  l'optimisme  d'un 
fils;  Liancourt  a^ait  comme  la  pudeur  de  son  école  :  il  dissi- 

(1)   Discours  nécrologique  de  Moliien.  i^Arch.  part.,  LI,  p.  260.) 
^2)   Arch.  du  Conservatoire  des  arts  et  nicliers,  n"  51. 
(3)    Fie  du  duc,  p.  58. 


378  I.A    r.OCHEFOUCAUI.D-LIANCOlTllT 

mulait  au  public  ses  tares,  les  faits  de  désordre,  les  fautes  de 
direction.  C'est  par  ses  rapports  inédits  quon  peut  juger  des 
obstacles  qu'il  avait  à  surmonter  et  des  résistances  contre 
lesquelles  il  se  heurtait.  Il  a  des  idées  d'ensemble  et  un  pro- 
gramme méthodique  :  direction,  répartition  des  fonctions 
entre  le  proviseur,  le  directeur  des  travaux,  les  professeurs  et 
les  maîtres  d'études,  origine  et  recrutement  des  élèves,  durée 
des  études,  division  des  classes,  discipline,  instruction  géné- 
rale et  morale,  instruction  professionnelle,  avantages  à 
accorder  aux  élèves  sortants,  trousseaux,  budget,  diminution 
des  dépenses,  utilisation  des  produits,  perfectionnement  du 
travail  des  objets  fabriqués,  vente,  participation  des  élèves 
aux  bénéfices.  Certaines  réformes  sont  exécutées,  d  autres 
restent  à  1  état  de  projets  par  crainte  de  déplaire  au  maître. 
L'affection  de  Liancourt  pour  l'école  est  si  ardente  qu'il  n'hé- 
siterait pas  à  se  sacrifier  pour  elle.  «  J  aurais  Thonneur, 
monsieur,  écrit-il  au  ministre  le  15  février  1808,  de  vous 
exposer  que  je  suis  constamment  disposé  à  faire  exécuter 
toutes  les  mesures  que  vous  prescrivez;  que,  tout  étonné  que 
je  sois  d'être  quelque  chose  dans  cet  établissement,  je  serais 
le  premier  à  vous  prier  d'investir  de  votre  confiance  tout  autre 
que  moi,  si  vous  l'en  jugez  plus  capable  ;  car,  tout  dévoué 
que  je  sois  à  donner  les  soins  qui  dépendront  de  moi,  c'est  le 
but  de  l'établissement,  ce  sont  ses  succès,  ce  sont  les  vôtres, 
monsieur,  que  je  désire  avant  tout,  sans  amour-propre,  sans 
ambition,  sans  vue  ultérieure.  Je  désire  avec  force  qu'une 
idée  aussi  grande,  aussi  faite  pour  être  nationalement  utile 
que  celle  qu'a  eue  l'empereur  en  instituant  l'Ecole  de  Chà- 
lons  soit  conduite  sûrement  à  toute  la  perfection  que  je  crois 
que  l'on  a  droit  d'en  attendre.  " 

Le  but  de  l'École  est  de  substituer  des  ouvriers  instruits, 
habiles,  capables  de  raisonner  leurs  ouvrages,  aux  ouvriers 
grossiers  travaillant  machinalement;  «  de  leur  donner  une 
bonne  méthode  de  travail  manuel,  de  leur  apprendre  par  la 
théorie  les  ressources  que  les  sciences  doiiucnt  aux  arts.  C'est 
pourquoi  ils  apprennent  non  seulement  les  mathématiques  et 


LES    ECOLES    D'AllTS    ET    METIERS  :î79 

les  sciences  physiques  et  chimiques,  mais  encore  la  gram- 
maire et  le  dessin...  Il  est  inqiortant  que  ces  diverses  études 
concordent  avec  l'objet  de  l'instruction  des  ateliers,  qu'elles 
aillent  aussi  loin,  mais  pas  plus  loin  qu'il  n'est  néces- 
saire... (1)  "  . 

A  Gompiègne,  il  n'y  avait  jamais  eu  d'unité  de  direction  : 
les  professeurs  étaient  indépendants,  isolés;  ils  faisaient  leurs 
])roprcs  programmes,  les  remettaient  au  proviseur  et  pou- 
vaient s'en  écarter. 

i.  Cette  disparité  n'existe  pas  dans  les  Ivcécs.  L'empereur 
a  même  très  sagement  cru  devoir  ordonner  un  catéchisme 
universel  pour  renseignement  de  la  religion.  Pourquoi  n'a-t-on 
pas  cette  unité  de  plan  d'études  dans  lEcoIe  des  arts?  Il  est 
naturel  (jue  les  professeurs  —  6t  je  parle  particulièrement  de 
ceux  de  mathématiques  récemment  sortis,  pour  la  plupart, 
des  meilleures  écoles,  s'y  étant  distingués  —  aient  la  passion 
de  leur  science  et  le  désir  d'en  porter  l'instruction  aussi  loin 
qu'ils  le  peuvent;  mais  cela,  qui  pourrait  être  un  hicn  par- 
tout, est,  à  l'Ecole  des  arts,  un  grand  inconvénient...  " 

«  Il  y  a  assez  de  bons  et  zélés  citoyens,  parmi  les  savants, 
pour  faire  un  cours  d'études  des  sciences  appliquées  à  l'indus- 
trie, surtout  quand  les  deux  autres  écoles  projetées  seront 
établies,  et  peut-être  un  plus  grand  nombre  encore.  Le  chef 
de  renseignement  doit  être  le  directeur  des  travaux,  car, 
encore  une  fois,  les  ateliers  sont  le  principal  objet  de  l'éta- 
blissement... " 

"  Ainsi  Tordre  hiérarchique  serait  paifaitement  établi,  car 
il  est  entendu  que  le  directeur  des  travaux,  chef  de  l'enseigne- 
ment, serait  subordonné  au  chef  de  la  maison;  et  jusqu'ici 
cet  ordre  hiérarcliique  n'existe  pas  pour  les  professeurs  qui 
forment  une  petite  république  à  part,  indépendante,  ou  se 
croyant  telle...  » 

(1^  Arch.  nat.,  V'',  1085,  !.">  janvier  1807.  Les  manustrils  tirés  de  ce  fonds 
ont  des  titres  divers:  "  rapports,  observations,  quelques  idées  soumises  au  ministre, 
réponses.  "  Souvent  ce  sont  des  lettres  écrites  sur  papier  ofticicl,  .idressées  au 
ministre  de  lintérieur  ;  nous  les  désignons  par  l'indication  de  la  liasse  et  par 
leur  date. 


:j80  LA    r.OCHEFOLCADLD-IJANCOUirr 

il  il  faut  que  le  proviseur  ait  toute  l'autorité,  mais  il  faut 
qu'il  soit  déchargé  de  tout  maniement  des  fonds  par  la  créa- 
tion d'un  agent  comptable  et  fournissant  caution.  Le  chef  de 
l'établissement  doit  être  à  Tabri  de  tout  soupçon  en  matière 
d'argent.  Obligé  de  tenir  tous  ses  subordonnés  dans  l'ordre, 
il  doit  se  faire  des  ennemis;  il  doit  donc  être  préservé  de 
toutes  dénonciations  contre  sa  délicatesse,  qui  laissent  souvent 
des  traces  dans  ceux  auxquels  elles  sont  faites,  quoique 
dénuées  de  preuves,  et  dont  l'honnête  homme  est  toujours 
tracassé  quand  il  sait  qu'il  en  est  lobjet  (1)...  " 

u  La  hiérarchie  des  pouvoirs  est  indécise,  non  pour  la  con- 
duite des  ateliers,  mais  pour  celle  de  l'Ecole  en  général  :  il 
serait  bon  de  prononcer  à  quelle  personne  elle  doit  être  délé- 
guée en  l'absence  du  proviseur...  " 

«  Au  commencement  de  chaque  mois,  le  proviseur  devrait 
envoyer  au  ministre  : 

«  Un  compte  exact  et  détaillé  des  principaux  événements 
de  l'Ecole  pendant  le  mois  précédent  :  maladies,  morts  ; 
études;  nombre  de  pains  secs  et  de  prisonniers;  permissions 
d'absence  au  delà  de  trois  jours,  cause;  recettes,  dépenses; 
ajîprovisionnemcnts  ;  état  de  la  caisse;  travail  des  ateliers; 
matières  employées;  matières  confectionnées,  n 

Le  proviseur  est  le  chef  de  l'administration  et  de  la  police, 
et  les  professeurs  doivent  se  considérer  non  pas  comme  ses 
collaborateurs,  mais  comme  ses  subordonnés  :  «  Dans  les 
établissements  de  ce  genre,  il  se  trouve  assez  d'esprits  enclins 
par  dispositions  ou  par  circonstances  à  s'échapper  à  l'autorité 
pour  qu  elle  soit  prononcée  de  manière  que  personne  ne 
puisse  douter  de  sa  réalité.  Un  chef  ainsi  investi  n'aura  plus 
d  excuse  pour  sa  faiblesse  ou  ses  complaisances  (2),  » 

Le  proviseur  doit  être  instruit  de  tous  les  ouvrages  qui  se 
font  aux  ateliers  :  il  doit  tenir  un  compte  exact  des  com- 
mandes faites.  Les  professeurs  doivent  être  rappelés  à  l'obser- 
vation du  règlement.   Ils  ne   signalent  pas   au  proviseur  les 

(i)   Arcli.  nat.,  F'-,  1085.  Non  daté;  sans  doute,  septembre  1806. 
(2)  /</.,  F'^  1085.  11  juillet  1806. 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  3SI 

élèves  manquants  :  ^  1  '  parce  que  ce  sont  souvent  des  sujets 
peu  distingués  et  que  les  professeurs  ne  les  regrettent  pas  ; 
2"  parce  que  MM.  les  professeurs  se  plient,  au  moins  pour  la 
plupart,  très  difficilement  à  Tidée  de  subordination;  (ju'ainsi 
le  proviseur,  n'étant  pas  informé  de  ces  absences,  ne  peut  y 
remédier...  Ces  élèves  courent  ou  se  caclient  pendant  le  temps 
des  classes  ou  vont  aux  ateliers.  Ils  ne  devraient  pas  y  être 
reçus;  mais  le  clief  d  atelier  (jui  ne  voit  que  sa  boutique  est 
bien  aise  d'avoir  un  ouvrier  de  plus,  qui  ordinairement  a  de 
bonnes  dispositions  pour  le  travail  d'atelier,  puisqu'il  lui 
donne  la  préférence    I   .  " 

Le  directeur  des  travaux  devrait  faire  au  proviseur  la 
demande  des  matières  dont  il  a  besoin  et  qui  lui  seraient  pro- 
curées de  suite...  «  Les  maîtres  d'études  sont  trop  jeunes  pour 
surveiller  les  élèves  artistes  qui  se  moquent  deux;  ils  sont  des 
espèces  de  machines,  des  jeunes  gens  propres,  tout  au  plus,  à 
tenir  la  police  des  commençants.  "  Il  faut  les  réduire  à  trois  et 
ne  pas  les  accepter  mariés,  "  car  devant  être  constamment 
avec  les  élèves,  manger  avec  eux,  coucher  dans  leur  dortoir, 
les  surveiller  dans  tous  les  moments  où  ils  ne  sont  pas  en 
classe,  une  femme  n'est  pour  eux  qu'une  distraction  de 
leurs  devoirs,  une  occasion  de  jalousie,  de  querelle,  etc.  (2)  " . 

Une  chaire  de  phvsique  et  de  chimie  est  nécessaire  :  le 
sous-directeur  des  travaux  se  propose  pour  donner  cet  ensei- 
gnement. «  Il  en  est  très  capable,  et  en  a  le  zèle  et  les  moyens. 
Cette  instruction  donnée  par  lui  le  sera  dans  le  sens  conve- 
nable aux  professions  enseignées  dans  les  ateliers,  avantage 
que  l'on  ne  pourrait  se  promettre  d'un  professeur  de  chimie 
ad  hoc.  Cette  classe  se  tiendra  le  jeudi.  C'est  un  cours  auquel 
plusieurs  séries  pourront  participer  et  dont  l'application  sera 
donnée  aux  ateliers  (13) .  » 

Les  cong^és  du  jeudi  doivent  être  supprimés,  soit  pour 
les  professeurs,   soit  pour  les  élèves.  Il  y  a  une  différence 

(1)  Arch.  nat.,  E'-,  1085.  Septembre  ISOfi. 

(2)  Id.,  F'*,  1085. 

(3)  Id.,  F'-,  1085.  18  mars  1807. 


382  LA    T'iOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

absolue  entre  les  lycées  où  les  élèves  ne  font  que  des 
études  théoriques  et  FÉcole  de  Chàlons,  dont  les  élèves  sont 
avant  tout  de  futurs  ouvriers,  et,  en  attendant,  des  apprentis. 
u  Les  ateliers  doivent  marcher  au  moins  une  partie  du  jeudi. 
Leur  local  ne  permettant  pas  d'y  réunir  tous  ceux  des  élèves 
qui  y  sont  admis,  il  faut  bien  que  ceux-là  soient  ailleurs,  et 
ils  ne  peuvent  être  que  dans  les  classes  (1).  "  Les  congés  du 
dimanche  et  des  jours  de  fête  suffisent. 

Quand  Liancourt  avait  fondé  l'École  de  la  Montagne,  il  était 
colonel  de  dragons.  Il  songeait  avant  tout  à  former  des  ouvriers 
militaires  et  des  sous-officiers.  En  vingt-cinq  ans,  ses  idées  se 
sont  modifiées.  "  C'est  assurément  une  bienfaisance  bien 
entendue  dans  un  gouvernement  que  celle  qui,  soulageant  des 
pauvres  sans  fortune  des  frais  de  l'éducation  de  leurs  enfants, 
a  pour  but  de  donner  à  ceux-ci  les  moyens  certains  de  pour- 
voir par  le  travail  à  la  subsistance  de  leur  vie;  qui,  éminem- 
ment charitable  pour  ceux  envers  lesquels  elle  l'exerce,  fait, 
par  le  perfectionnement  de  l'industrie,  profiter  la  société 
entière  de  ces  bienfaits  particuliers;  et  qui  lie  ainsi  la  prospé- 
rité nationale  aux  secours  qu'elle  donne  à  un  certain  nombre 
de  familles  (2) .  » 

C'est  l'enseignement  technique  qui  désormais  le  préoccupe. 
L'École,  autrefois  privée,  est  devenue  une  institution  d'État. 
Chaptal  est  d'accord  avec  lui  pour  en  élargir  la  destination, 
mais  il  ne  veut  pas  en  modifier  le  recrutement;  au  contraire, 
Liancourt,  pour  diminuer  la  dépense,  voudrait  des  élèves  à 
moitié  et  à  quart  de  pension.  «  Vous  sentez,  écrit-il  au  ministre 
Crétet  le  18  avril  1809,  que  si  la  proche  parenté  avec  les 
militaires  est  une  condition  essentielle  à  l'admission,  il  est 
plus  difficile  de  trouver  des  enfants  qui  payent  quart  de  pen- 
sion. Il  serait  très  utile  au  but  de  l'institution  de  les  prendre 
[)armi  les  fils  d'artistes,  ou  du  moins  de  citoyens  aisés,  qui 
peuvent  bien  n'avoir  ni  n'avoir  jamais  eu  de  militaires  daus 
leur  famille.  " 

(1)  Arch.  nat.,  F'-,  1085.  J"aoùt  1807. 

(2)  Arch.  (le  l'École  de  Ghâlons.   Mcinoire  de  1815. 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  383 

Même  préoccupation  dans  la  correspondance  quotidienne. 
Il  faut  éviter  que  «  les  Ecoles  d  arts  et  métiers  ne  soient  rem- 
plies que  d'enfants  mis  en  dépôt  par  leurs  parents,  dans  la  vue 
de  faire  payer  au  gouvernenient  les  frais  de  leur  première 
éducation,  sans  avantagée  pour  lÉtat  et  au  faraud  préjudice  de 
rétablissement  (Ij  »  . 

Dés  lo  début,  Liancourt  voudrait  séparer  les  commençants 
des  autres  élèves.  On  les  lojjera  dans  une  maison  distincte  de 
l'autre  côté  de  la  rue.  Il  ne  faut  pas  «  encombrer  l'École  d'en- 
tants inutiles  et  de  bonnes  "  .  Là  {je  de  l'admission  ne  devrait 
pas  être  abaissé  au-dessous  de  douze  ans...  «  L'empereur, 
dans  sa  bienveillance  pour  les  familles  des  militaires,  avait 
fait  placer  à  l'Ecole  des  arts  des  enfants  dès  I  âge  de  deux 
ans...  " 

«  Le  mélange  d  enfants  de  huit  ans  avec  des  jeunes  gens  de 
vingt  et  vingt-deux  est  toujours  d'un  grand  inconvénient.  Il 
l'est  moins  dans  les  lycées  et  collèges,  parce  que,  l'instruction 
étant  graduelle,  les  enfants  du  même  âge  sont  toujours 
ensemble,  qu  ils  arrivent  insensiblement  et  périodiquement 
aux  classes  plus  élevées  en  avançant  en  âge,  et  que  ce  plus 
grand  degré  d'enseignement  n'est  qu'un  point  plus  avancé 
dans  la  route  sur  laquelle  ils  s'acheminent  déjà.  Il  n'en  est 
pas  de  même  à  l'Ecole  des  arts.  La  distinction  est  entière 
entre  les  commençants  et  les  artistes.  Ceux-ci  vont  aux  ate- 
liers, les  autres  toujours  en  classe;  les  Commençants  aspirent 
toujours  à  entrer  aux  ateliers  qu'ils  ont  sous  les  veux  et  aux- 
quels beaucoup  d'entre  eux,  même  à  treize  ans,  ne  sont  pas 
propres  par  leur  extrême  faiblesse.  Ils  s'ennuient  aux  classes, 
se  mutinent,  sont  punis,  le  sont  fréquemment,  s'exaspèrent 
de  ces  punitions  que,  de  fait,  ils  ont  bien  méritées,  se  cor- 
rompent par  la  fréquence  de  1  habitation  des  salles  de  disci- 
pline et  des  prisons,  et  deviennent  épidémiquement  des  sujets 
vicieux  et  incorrigibles... 

1)  Arcli.  nat.,  F'-,  1089.  11  octobre  1813  :  à  propos  de  l'élève  Bardel  que 
son  père  réclamait  pour  en  faire  un  pharmacien  après  plusieurs  années  passées 
à  l'Ecole. 


384  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAjSCOURT 

Il  Cette  observation  renforce  la  nécessité  de  n'admettre  que 
des  élèves  de  làge  de  douze  ans;  ils  auraient  alors  l'expecta- 
tive prompte  d'entrer  aux  ateliers  et  une  grande  partie  des 
causes  de  leur  mauvaise  couduite  et  de  leur  désertion  n'exis- 
terait plus.  Il  serait  même  très  à  désirer  qu'aujourd'hui  les 
commençants  au-dessous  de  cet  âge  fussent  mis  dans  une 
maison  entièrement  séparée  et  Châlons  en  offrirait  les 
moyens.  Cette  maison,  sous  le  gouvernement  des  chefs  de 
l'École,  serait  enseignée  par  deux  ou  trois  professeurs  et  rece- 
vrait tous  les  enfants  en  bas  âge,  que  la  bonté  et  la  justice  de 
l'empereur  destine  à  l'École  des  arts,  en  récompense  des  ser- 
vices de  leurs  pères.  Ces  enfants  seraient  là  comme  dans  une 
école  primaire,  n'ayant  aucun  rapport,  aucun  point  de  con- 
tact avec  les  élèves  de  l'École  des  arts  et  entreraient  à  l'École 
à  leur  douzième  année...  (1   .  '' 

La  discipline  n'était  pas  brillante  à  l'École  de  Chàlons  : 
vols,  mutineries,  sorties  nocturnes  sans  autorisation,  insubor- 
dination, désertions,  l'esprit  était  détestable.  Liancourt  avait 
fort  à  faire  pour  concilier  les  nécessités  de  l'ordre  et  ses  sen- 
timents d  indulgence. 

«  Les  parents  n'ont  pas  une  bonne  intluence  sur  leurs 
enfants...  Beaucoup  de  parents  viennent  voir  leurs  enfants  à 
l'École;  ils  demandent  au  proviseur  la  permission  de  les 
amener  à  leur  auberge,  souvent  de  les  y  garder  une  nuit  ou 
deux;  cette  permission  est  rarement  refusée;  elle  me  semble 
un  inconvénient,  au  moins  pour  la  nuit.  On  ne  peut,  on  ne 
doit  même  pas  refuser  aux  parents  la  satisfaction  de  voir 
leurs  enfants,  de  causer  avec  eux,  de  les  connaître;  mais  ce 
temps  passé  avec  eux  au  cabaret  est  un  mauvais  goût  à  leur 
faire  prendre,  ils  ne  j)euvent  qu'y  entendre  des  discours  peu 
faits  pour  leur  âge...  Les  élèves  artistes  vont  aux  fêtes  de  vil- 
lage; la  danse  n'est  certes  pas  un  exercice  condamnable,  mais 
ces  réunions  font  fermenter  dans  ces  élèves  des  idées  qu'il 
faudrait  plutôt   chercher  à  endormir  :  elles  font  la  conversa- 

(i)    Arch.  nat.,  F'*,   1085.  6  mars  1807. 


LES    ÉCOLES    D'AIITS    ET    MKTIERS  38.-) 

tion  de  la  semaine;  cette  année  il  y  a  en,  une  fois  on  dcnx, 
des  qnerellcs  entre  les  élèves  et  les  habitants,  et  ces  querelles 
ont  été  an  moment  de  devenir  sérieuses  (1) .  '» 

Il  faut  faire  appel  au  sentiment  de  l'honneur  chaque  fois 
(jn'on  le  peut.  Mais  «  il  y  a  une  bonne  partie  des  élèves  qui 
sont  réfractaires  à  toutes  ces  punitions,  ce  sont  les  com- 
mençants; les  petits  g-arnements,  la  plupart  sans  parents  ou 
né{]li(jés  par  eux,  sans  ressource  aucune,  n'aspirent  qu'à  sortir 
de  l'École,  sans  savoir  où  ils  iront  »  .  La  meilleure  punition 
pour  eux  serait  aie  séjour  d"  un  mois  ou  deux  dans  une  maison 
de  réclusion  (2; .  » 

En  mars  1807,  il  y  avait  eu  des  incidents  graves  entre 
élèves  et  surveillants.  Les  jeunes  g^ens  punis  de  prison  avaient 
refusé  de  s'y  rendre.  Le  ministre  voulut  introduire  dans 
l'École  la  discipline  militaire.  Liancourt  lui  écrivit  de  Chà- 
lons  : 

»  Vous  entendez  sans  doute  par  discipline  militaire  celle 
qui  assure  l'exécution  stricte  et  prompte  des  ordres  donnés... 
Dès  le  lendemain  de  mon  arrivée,  j'avais  engagé  M.  le  provi- 
seur à  faire  nommer  chaque  jour  un  peloton  de  dix  à  douze 
élèves  commandé  par  le  sergent  et  le  caporal  de  semaine  et 
sous  les  ordres  de  l'instructeur  militaire,  lequel  peloton,  au 
premier  signal  de  tambour,  se  rassemblerait,  prêterait  force 
à  l'exécution  de  l'ordre  et  enlèverait  ainsi  aux  supérieurs  l'in- 
convénient et  le  scandale  de  mettre  eux-mêmes  la  main  sur 
ces  élèves  désobéissants... 

"  Je  n'ai  pas  été  peu  surpris  d'entendre  de  cet  instructeur 
que  cette  mesure  n'était  pas  sûre,  parce  qu'il  connaissait  assez 
l'esprit  des  élèves  pour  ne  pas  douter  que  le  peloton  assemblé 
se  refuserait  à  saisir  un  élève  et  resterait  immobile...,  langage 
auquel  ont  adhéré  le  proviseur,  le  chef  de  l'enseignement,  et 
j'avoue  que  j'ai  tancé  fortement  ces  messieurs  d'avoir  une 
telle  opinion  et  de  supposer  que  des  élèves  militairement  com- 
mandés se  refusassent  à  l'exécution  d'un  ordre;  je  leur  ai 


(1)  Ar.li.  nat.,  F'-,    lOS.'j.  Scpternljrc  180G. 

(2)  IiL,  !••'%  1085.  6  mars  1807. 


25 


386  LA    ROCHEFOIJCAULD-LIANCOURT 

ajouté  qirune  telle  opinion  de  leur  part  m'en  donnait  une  très 
mauvaise  de  l'esprit  de  l'Ecole,  et  par  conséquent  de  son  gou- 
vernement, et  n'en  ai  pas  moins  prescrit  l'exécution  de  la 
mesure  que  j'avais  ordonnée. 

ic  Néanmoins,  cette  opinion  des  chefs  sur  la  possibilité 
d'un  refus  d'obéissance  des  élèves,  auquel  toutefois  j'ai  peine 
à  croire  s'ils  sont  bien  commandés,  m'a  persuadé  plus  encore 
de  la  nécessité  d'établir  un  ordre  tel  que  la  désobéissance  soit 
rendue  impossible  par  la  certitude  d'une  punition  prompte  et 
exemplaire... 

il  II  faudrait  former  une  espèce  de  conseil  militaire  composé 
du  proviseur,  président;  du  directeur  des  travaux,  chef  de 
l'enseignement;  de  l'instructeur  militaire  et  de  deux  sergents 
pris  parmi  les  élèves,  devant  lequel  passerait  tout  élève 
coupable  d'une  désobéissance  formelle,  comme  celle  de 
refuser  d'arrêter  un  de  ses  camarades  ;  et  qui  aurait  droit  de 
prononcer,  non  l'exclusion  du  coupable —  car  bien  des  élèves 
prendraient  ce  moven  de  sortir  de  l'Ecole  —  mais  de  le  con- 
damner à  une  réclusion  d  un  mois  ou  deux  dans  une  maison 
(le  détention  du  département.  L'appareil  du  jugement,  la  sévé- 
rité de  la  peine,  feraient,  je  n'en  doute  pas,  un  tel  effet  que  son 
annonce  seule  préviendrait  la  faute.  "  La  substitution  de 
sous-inspecteurs  militaires  aux  maîtres  d'étude  concourra 
encore  à  la  discipline.  "  Les  élèves  ont  pour  les  militaires 
plus  de  respect  et  de  déférence  que  pour  les  maîtres  d  étude, 
presque  toujours  aussi  jeunes  qu'eux  (1).  » 

En  1809,  la  situation  ne  s'est  guère  améliorée.  Le  25  jan- 
vier, à  la  suite  d'une  rixe  entre  élèves  et  conscrits,  le  maire 
j)ropose  de  ne  pas  laisser  sortir  les  élèves  en  armes,  et,  le 
i  février,  le  sabre  est  interdit. 

Le  3  juin,  Liancourt  approuve  un  arrêté  préfectoral  enjoi- 
gnant d'arrêter  tous  élèves  trouvés  dans  la  ville,  dans  les  fau- 
bourgs, dans  les  communes  voisines,  sans  une  permission 
signée   du   proviseur.  Il   leur    est  interdit  de  fréquenter  les 

(1)  Arcli.  nat.,  F'S  1084.  13  mais  1807. 


LES    ECOLES    D'AUTS    ET    METIERS  387 

aubergistes  et  maîtres  de  danse  ;  s  ils  contreviennent  le  soir  à 
cette  défense,  ils  seront  arrêtés  et  enfermés  dans  les  prisons 
de  la  ville  (1). 

L'exclusion,  efficace  quand  il  s'agit  des  Ivcées,  n'est  pas 
une  punition  sérieuse  pour  les  élèves  de  Ghâlons  «dont  la  plus 
grande  proportion  est  composée  d'enfants  de  militaires,  la 
plupart  morts  on  dont  le  lieu  de  retraite  est  ignoré,  ou  encore 
au  service;  l'inlluencc  des  reproches  de  leur  famille  est  nulle 
pour  eux.  De  plus,  ils  espèrent  toujours  gagner  leur  vie  en 
sortant  de  l'Ecole,  et  s'embaucher  dans  les  boutiques,  ce  qui 
arrive.  Jusqu'ici  les  déserteurs  ont  circulé  librement  à  l^aris, 
ou  dans  les  départements  »  .  Les  punitions  proposées  sont  :  la 
juùvation  des  promenades  pendant  plusieurs  mois,  la  défense 
de  porter  le  grand  uniforme  pendant  ce  temps,  la  prison  en 
cas  de  récidive;  la  perte  de  leur  grade,  de  la  masse  de  poche 
en  tout  ou  en  partie. 

«  Ces  jeunes  gens  appartiennent  au  gouvernement  qui  les 
élève.  Ils  peuvent  encore  être  considérés  comme  des  apprentis 
d'un  maître  qui  est  le  gouvernement...  Personne  n'est  plus 
porté  que  moi  à  la  bienveillance  pour  les  élèves.  Tous  mes 
soins  ont  été  portés,  et  avec  succès,  à  améliorer  leur  sort, 
mais  je  sens  fortement  l'importance  de  la  discipline  et  des 
mesures  suffisantes  pour  la  maintenir  (2).  » 

Malgré  ces  efforts,  les  délits  sont  fréquents.  En  1809,  jilu- 
sieurs  élèves  sont  détenus  pour  fautes  graves;  il  y  a  neuf  vols 
en  1813,  sans  compter  plusieurs  faits  d'immoralité  :  il  faut 
prendre  des  précautions  rigoureuses  contre  les  désertions,  mul- 
tiplier les  appels  et  priver  les  douteux  de  la  promenade  (3). 

Liancourt  examine  par  moments,  mais  pour  la  rejeter,  l'éven- 
tualité des  châtiments  corporels.  »  Si  je  n'avais  vu  moi-même 
à  quel  point  ils  sont  effrontés,  je  ne  me  figurerais  pas  qu'il 
existât  autant  de  vices  dans  un  âge  aussi  tendre... 

(1)  EUVRARD,  ouv.  cité,  p.  24. 

(2)  Arch.  nat.,  E'-,  1084,  [-avril  1809. 

(3)  /</.,  F'-,  1084  (3  novembre).  La  lettre  du  24  mai  1809  que  l'on  trou- 
vera à  l'Appendice  n"  XI  est  un  résumé  des  idées  de  Liancourt  sur  la  discipline  ; 
il  n'a  jamais  été  donné  suite  à  son  projet  d»  tribunal  intérieiu'. 


388  LA    ROCIIËFOUCAULD-I.IANCOURT 

Il  Les  enfants,  très  indisciplinés,  se  livrent  souvent  au  vol  ; 
ils  brisent  les  tiroirs  de  ceux  de  leurs  camarades  qu  ils  savent 
avoir  de  l'argent,  forcent  les  chambres  des  professeurs  et  des 
maîtres  d'étude.  Ce  sont  surtout  les  enfants,  les  commen- 
çants, qui  se  livrent  aux  actes  de  vol  et  d'indicipline  :  il  n'est 
pas  rare  de  les  voir  se  réunir  à  cinq  ou  six  et  plus  et  se  jeter 
sur  le  maître  et  le  frapper.  Les  punitions  sont  :  le  pain  sec, 
la  salle  de  discipline,  la  prison.  Elles  ne  sont  d'aucun  effet; 
au  contraire,  la  prison  achève  de  les  corrompre.  On  ne  peut 
autoriser  les  maîtres  à  les  frapper  :  les  conséquences  de  cette 
autorisation,  qui  pourrait  favoriser  l'humeur  et  la  brutalité  de 
quelques  maîtres,  sont  trop  grandes  ;  d'ailleurs,  un  tel  ordre 
ne  peut  pas  émaner  de  l'autorité.  Cependant  je  suis  réduit  à 
penser,  d'après  ce  que  je  vois  et  ce  que  j'entends  de  ces  petits 
drôles-là,  qu'un  châtiment  corporel  appli(:[ué  à  propos  et  for- 
tement serait  le  seul  moven  d'arrêter  leur  impudence...; 
mais,  encore  une  fois,  une  telle  extrémité  ne  peut  être 
ordonnée...  Il  resterait  donc  le  moyen  de  chasser  les  plus 
mutins,  les  plus  vicieux,  les  chefs  de  bande  (1).  " 

L'instruction  doit  être  théorique  et  pratique;  il  doit  y  avoir 
direction  unique  dans  les  leçons  données.  ^  J  entendrais  que 
toutes  les  leçons,  depuis  celles  de  lecture  données  aux  com- 
mençants jusqu'à  celles  de  mathématiques,  fussent  dirigées 
sur  un  plan  invariablement  suivi;  que  le  commençant  apprit 
à  lire  dans  des  livres  où  ses  devoirs  de  fils,  de  citoyen, 
d'homme,  seraient  sagement  et  fortement  tracés,  où  les  élé- 
ments des  arts  qu'ils  sont  destinés  à  apprendre  seraient  expli- 
qués... Pourquoi  perdre  pour  linstruction  désirée  aucun 
moment,  aucune  leçon?  Pourquoi  les  maîtres  d'écriture,  au 
lieu  de  donner  pour  exemples  des  mots  vides  de  sens,  des 
phrases  tronquées,  ne  seraient-ils  pas  astreints  à  faire  trans- 
crire aux  élèves  de  bonnes  sentences  ;  des  traits  de  bienfai- 
sance, de  courage,  de  dévouement,  d'honneur,  pris  dans 
toutes  les  histoires,  particulièrement  la  nôtre,  et  plus  par- 
ti) Arch.  liât.,  F'^  1084.  8  novembre  1808. 


i 


I,ES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIEllS  389 

ticiilièrement  encore  dans  celle  de  nos  contemporains?  des 
descriptions  d'outils,  de  machines,  de  procédés  d'art,  des 
leçons  de  chimie?  Leur  main  se  formerait  également  au  talent 
d'écriture...  Les  leçons  de  grammaire  se  donneraient  dans 
la  même  direction  qui  serait  aussi  celle  des  classes  de 
dessin...  » 

Mais  on  ne  doit,  en  physique,  en  chimie,  en  dessin,  en 
grammaire  même,  enseigner  aux  élèves  que  ce  qui  peut  leur 
être  utile,  en  tant  qu'ouvriers  :  «  Il  serait  aussi  contraire, 
aussi  dangereux  au  hut  de  l'inslitulion  de  vouloir  en  faire  des 
savants  que  de  se  horncr  à  les  instruire  à  manier  machinale- 
ment leurs  outils...  Ce  ne  sont  pas  des  cours  ordinaires... 
mais  des  leçons... 

«  Il  est  évident  qu'elles  ne  pourraient  se  donner  que  peu  à 
peu,  par  degrés  et  successivement  ;  ainsi  le  dessin  se  borne- 
rait d  abord  à  l'imitation  d'outils  simples  :  marteaux,  ciseaux, 
outils  de  forge,  de  menuiserie,  etc..  Tous  les  problèmes 
d'arithmétique  auraient  pour  objet  des  unités  prises  dans  les 
arts.  La  classe  de  chimie  ferait  connaître  aux  élèves  les 
axiomes,  les  vérités  constantes,  la  propriété  des  corps  consi- 
dérés jusqu'à  ce  jour  comme  principe.  Les  classes  d'écriture 
répéteraient  et  les  solutions  de  ces  problèmes  et  la  description 
de  ces  outils  ou  machines;  et  les  leçons  de  chimie,  celles  de 
grammaire  en  enseigneraient  la  définition,  les  descriptions, 
l'énoncé,  en  un  langage  convenable  et  soigné...  » 

«  Les  leçons  de  ces  diverses  classes  s'étendraient  et  s'appro- 
fondiraient selon  le  progrès  des  élèves  et  marcheraient  con- 
curremment et  à  la  fois  au  même  objet  d'instruction;  ainsi, 
par  exemple,  il  s'agirait  de  faire  connaître  aux  élèves  l'origine 
et  les  divers  procédés  du  fer;  tandis  que  la  classe  de  chimie  et 
de  physique  en  expliquerait  l'extraction  des  mines,  les  pro- 
priétés, les  usages,  les  divers  procédés  pour  le  travailler  en 
grand  et  l'amener  dans  l'état  de  vente,  le  professeur  de  dessin 
ferait  copier  dans  sa  classe  les  galeries  souterraines  des  mines, 
les  élévations  des  charpentes  qui  les  soutiennent,  leur  projec- 
tion dans  tous  les  sens,  les  pompes  à  feu,  laminoirs,  machines 


390  LA    ROCIIEFOUCALJ.D-LIANCOURT 

soufflantes,  grues,  etc..  Le  maître  crécriture  préparerait  pour 
exemples  les  descriptions  de  tous  ces  beaux  résultats  des 
calculs,  des  combinaisons  et  de  l'expérience,  et  le  professeur 
de  mathématiques  ferait  connaître  à  ses  élèves  les  puissances 
et  résistances,  la  force  et  la  combinaison  des  leviers.  Ainsi  il 
y  aurait  ensemble  dans  Finstruction,  but  certain,  marche 
simultanée,  et,  par  conséquent,  probabilité,  certitude  même 
du  succès.  » 

Mais  il  faut  un  centre  de  direction,  tandis  que  chaque  pro- 
fesseur u  est  isolé,  suit  sa  méthode  particulière,  l'auteur  qui 
lui  convient  le  mieux,  s'attache  de  préférence  à  tel  ou  tel 
élève  qui  montre  plus  de  disposition...  »  Le  professeur  de 
mathématiques  enseigne  comme  dans  un  lycée  et  se  montre 
satisfait  si,  sur  trente  élèves,  deux  peuvent  être  présentables 
au  concours  de  l'École  polytechnique.  Il  y  a  quatre  ou  cinq  pro- 
fesseurs de  grammaire  et  pas  deux  élèves  sachant  l'ortho- 
graphe. Comme  conclusion,  Liancourt  propose  au  ministre 
de  créer  un  chef  d'enseignement  (1). 

Il  ne  veut  pas  exclure  trop  facilement  des  classes  de  mathé- 
matiques, de  grammaire  et  de  dessin  les  élèves  peu  aptes  aux 
travaux  intellectuels.  Il  ne  faut  pas  prononcer  à  la  légère 
cette  «  sentence  contre  l'intelligence  »  .  Il  n'a  pas  eu  le  temps 
d'examiner  à  fond  les  élèves  pour  voir  s'ils  méritaient  tous 
qu'on  prît  cette  mesure  contre  eux,  et  il  craint  bien  a  que  non, 
étant  donné  leur  nombre.  Ces  élèves,  travaillant  du  matin  au 
soir,  sont  plus  habiles  de  la  main  que  les  autres,  mais  cet 
avantage  est  peu  de  chose  car  ils  ne  seront  jamais  des  ouvriers 
selon  l'esprit  de  l'École...  Ils  n'ont  pas  concouru  pour  les  prix, 
ils  en  ont  paru  un  peu  humiliés;  peut-être  cela  leur  donnera- 
t-il  le  désir  de  suivre  les  classes  l'année  prochaine  (2)  »  . 

Les  examens  doivent  être  modifiés  suivant  la  nature  des 
classes. 

«  L'examen  des  classes  de  mathématiques,  par  exemple,  ne 
peut  être  fait  (ju'au   tableau...  "  Mais  quelquefois  l'élève  le 

(i)   Arch.  nat.,  F'-,   1085.    15  janvier  1807.  V 

;2)   1(1.,  F",   1085.  Septembre  1806.  ^'■' 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  391 

plus  instruit  étant  timide,  celui  ([ui  l'est  moins  étant  plus 
assuré,  le  résultat  ne  correspondrait  pas  à  la  réalité;  il  faut 
donc  corri^oer  cette  inégalité  par  l'examen  des  notes  du  pro- 
fesseur sur  le  travail  et  les  projjrès  faits  par  l'élève  pendant 
l'année. 

"  Pour  la  grammaire  et  le  dessin  on  peut  se  contenter  de 
concours.  Pour  la  physique  et  la  chimie,  il  faut  agir  comme 
pour  les  mathématiques,  en  combinant  1  interrogation  au 
tableau  et  l'examen  des  notes  de  l'année  entière.  Il  est  bon 
qu'on  distribue  des  prix  aux  classes  de  physique  et  de  chimie, 
bien  qu'elles  ne  renferment  que  ceux  des  élèves  qui  n'ont  pas 
paru  propres  à  recevoir  une  instruction  supérieure. 

('  Le  concours  de  prix  pour  les  ateliers  doit  avoir  lieu  aux 
ateliers  mêmes,  sans  cependant  en  exclure,  comme  moyen  de 
classement,  le  travail  des  élèves  pendant  rannée  qui  finit. 
Dans  la  composition  d'un  bon  ouvrier,  il  entre  l'exactitude  au 
travail,  la  célérité,  la  perfection,  le  ménagement  des  matières 
et  les  connaissances  théoriques,  j'entends  ici  celles  de  chimie 
et  de  physique  dans  leur  rapport  avec  l'ouvrage  fait  à  l'ate- 
lier. L'examen  des  artistes  devrait  donc,  dans  mon  opinion, 
être  fait  à  l'atelier.  L'examinateur  se  ferait  représenter  les 
notes  des  élèves,  les  derniers  ouvrages  qu'ils  auraient  faits 
dans  le  mois  précédent,  en  tout  ou  en  partie;  il  pourrait  juger 
de  leur  dextérité,  il  les  interrogerait  sur  le  nom  des  divers 
instruments  ou  outils,  sur  leur  usage,  sur  la  manière  de  les 
employer,  sur  la  nature,  la  propriété  des  matières  qu'ils 
emploient,  sur  l'action  des  éléments,  sur  les  métaux,  sur  leurs 
combinaisons  (tout  ceci  selon  la  nature  de  l'atelier  examiné); 
enfin  il  interrogerait  le  chef  d'atelier  sur  les  soins  et  l'adresse 
qu'a  l'élève  pour  économiser  les  matières,  sur  son  zèle  et  son 
activité  au  travail,  sur  le  soin  qu'il  apporte  à  conserver  et  à 
ménager  les  outils.  »  11  serait  bon  aussi  de  distribuer  un  ou 
deux  prix  de  bonne  conduite. 

Enfin,  la  distribution  des  prix  devra  être  confiée  à  l'inspec- 
teur général  :  ce  sera  un  plaisir  pour  lui  en  même  temps 
qu'une  récompense  pour  le  soin  qu'il  donne  à  l'École,  et,  pour 


392  LA    IIOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

TÉcoIe  elle-même,  un  grand  avantage,  car  l'inspecteur,  »  con- 
naissant le  fort  et  le  faible  de  l'École,  pourra,  dans  le  petit 
discours  d'ouverture,  donner  quelquefois  des  leçons  appro- 
priées aux  circonstances,  avertir  les  élèves  sur  telle  ou  telle 
disposition  générale  bonne  à  redresser,  encourager  telle  ou 
telle  autre  bonne,  animer  le  zèle,  blâmer  l'inertie,  enfin 
donner  à  cette  distribution  une  utilité  plus  grande  encore  que 
cette  distribution  elle-même  (1)  "  . 

L'attention  de  Liancourt  est  attirée  sur  les  trousseaux,  sur 
la  masse  de  chaussures,  de  poche  et  de  petit  équipement.  Un 
projet  d'arrêté  de  1809  disait  que  ceux  des  élèves  qui  ne  four- 
niraient pas  le  trousseau  exigé  seraient  soumis  à  certaines 
retenues.  Or,  sur  les  quarante-neuf  élèves  arrivés,  un  seul  a 
apporté  la  valeur  de  son  trousseau  ;  deux  espèrent  le  com- 
pléter, les  autres  n'ont  que  quelques  chemises  en  lambeaux. 
Il  résulte  de  ces  calculs  que  la  caisse  de  l'École  sera  en  déficit 
de  G2  francs  par  trousseau  d'élève.  »  La  charge  imposée  aux 
parents  qui  ne  fournissent  pas  de  trousseaux  de  présenter 
annuellement  un  certificat  de  pauvreté  est  illusoire.  Ces  cer- 
tificats s'obtiendront  facilement;  un  quart  des  parents  ne  les 
demanderont  pas,  d'abord  parce  qu'aucune  peine  ne  les 
attend  s'ils  n'en  envoient  pas,  et  puis  parce  que  les  trois 
({uarts  des  parents  sont  inconnus  de  l'École,  ne  correspondent 
jamais  avec  elle;  que  le  proviseur  ne  sait  où  les  prendre; 
(ju'un  grand  nombre  d'élèves  sont  ou  sans  parents,  les  ayant 
perdus,  ou  suivant  les  régiments  auxquels  ils  tiennent,  ou  fils 
de  domestiques,  changeant  de  condition,  etc..  " 

«  Je  sais  bien  et  je  suis  tous  les  jours  à  portée  de  recon- 
naître, par  la  composition  des  élèves  de  1  École,  que  la  plupart 
des  enfants  ne  peuvent  pas  payer  leur  trousseau,  le  plus 
grand  nombre  étant  enfants  de  pères  militaires  tués  au  service 
de  l'État,  ou  exposant  journellement  leur  vie;  je  me  rendrai 
volontiers  leur  avocat,  pour  obtenir  de  Sa  Majesté  le  complé- 
ment de  la  faveur  (piil  leur  accorde,  de  les  admettre  à  l'Lcole 

(i)  Arcli.  nat.,  F'*,  1085.  Septembre  1806. 


1,ES    ECOLES    D'ARTS    ET    METIERS  ^93 

en  les  cxcinptant  de  fournir  leur  trousseau  ;  mais  Votre 
l^xcellence  reconnaîtra  aisément  que  la  somme  attribuée  aux 
dépenses  de  l'Ecole  n'est  pas  susceptible  d'une  chargée 
annuelle  et  nouvelle  de  15  à  18,000  francs;  il  me  semble  que 
c'est  sur  les  f<mds  de  secours  ou  de  charité  rju'elle  pourrait 
être  imputée  (I).  » 

Liancourt  revient  souvent  sur  l'état  de  dénuement  d'un 
jjrand  nombre  d'élèves  :  beaucoup  partent  sans  avoir  aucun 
moyen  de  faire  leur  route.  Le  proviseur  est  autorisé  à  donner 
"à  ceux  dont  les  familles  seraient  pauvres  et  qui  n'auraient  rien 
à  leur  masse  une  somme  de  12  livres  qui  les  conduira  à  Paris 
où  ils  pourront  trouver  à  se  placer  (2)  »  . 

Quant  à  ceux  qui  entrent  dans  l'armée,  le  ministre  de  la 
j'^uerre  devrait  leur  conférer,  comme  aux  élèves  des  lycées, 
le  g^rade  de  serjjent-major  dans  l'organisation  qui  se  fait  à 
Bayonne  3  .  Liancourt  aurait  d'abord  désiré  que  les  aspi- 
rants ouvriers  habiles  fussent  exempts  de  la  conscription.  Le 
nombre  ne  pourrait  en  excéder  quatre  dans  la  même  année. 
Incorporés  soldats  dans  l'armée,  ces  jeunes  gens  feraient 
perdre  à  1  Etat  le  prix  des  dépenses  de  leur  éducation  et  les 
espérances  qu  il  a  le  droit  de  fonder  sur  leur  talent  et  leur 
savoir  pour  lindustrie  nationale.  Cette  exemption  serait  d'ail- 
leurs un  moyen  puissant  d'émulation  pour  toute  l'École. 
Quant  aux  élèves  qui  tireraient  à  la  conscription,  il  serait  à 
désirer  que,  si  on  les  comprend  dans  larmée  active,  ils  soient 
envoyés  dans  le  corps  des  ouvriers  de  l'artillerie,  où  l'État 
retrouverait  le  bénéfice  de  leur  éducation  et  où  ils  seraient 
aussi  utilement  pour  l'armée  que  pour  eux  employés  aux 
professions  pour  lesquelles  ils  ont  été  élevés  (i) . 

Un  conseil  d'administration  régulièrement  tenu  prendra 
connaissance  de  toutes  les  recettes  et  dépenses.  «  Il  serait  un 
moyen  de  satisfaction  pour  tout  ordonnateur  exact  et  délicat 


(1)   Arch.  de  l'École  de  Cliàlons.  17  scpteml)rc  1808. 
v2)   Arcli.  nat.,  F'-,  1084.  6  août  1808. 
3)    Arch.  de  l'École  de  Chàlons.  Rapport  de  1806. 
(4)   Arch.  nat.,  F'»,  1085.  11  juillet  1806. 


;î9  V  L  A    K  0  ( ;  H  E F  0  LT  C  A  U  L  Tt-L  I A  ^'  C  0  XT  R  T 

qui  aura  ainsi  la  certitude  qu  aucun  soupçon  ne  s'arrêtera  sur 
lui,  qu'aucun  propos  clésap,réable,  fruit  du  mécontentement 
et  de  la  jalousie,  ne  pourra  l'atteindre,  et  il  sera  un  moyen  de 
contenir  celui  dont  la  délicatesse  serait  moins  entière  (I).  » 

Jusqu'à  présent  le  directeur  des  travaux  a  eu  pleins  pou- 
voirs sur  la  vente  des  objets  fabriqués.  Le  proviseur  désire 
beaucoup  que  les  produits  se  vendent.  "  Le  directeur  des  tra- 
vaux, qui  reçoit  pour  ses  ateliers  des  fonds  quand  il  en  a 
besoin,  ou  plutôt  qui  est  sur  que  les  matières  qu'il  achète,  que 
les  ouvriers  qu'il  emploie,  seront  payés,  n  a  pas  le  même 
intérêt  à  faire  rentrer  des  fonds  et  est  retenu  d'ailleurs  par 
une  sorte  d'amour-propre  qui  lui  ferait  désirer  ne  mettre  en 
vente  que  des  objets  parfaits,  ne  s'empresse  pas  de  vendre  et 
ne  s'en  occupe  même  pas.  Aussi  peut-on  dire  avec  vérité 
qu'aux  objets  près  commandés  à  l'École  qui  ont  donné  un 
produit  de  45,000  francs  environ,  depuis  son  établissement 
rien  n'a  été  vendu;  et,  quoique  le  magasin  soit  beaucoup 
moins  fourni  qu'il  ne  semblerait  devoir  l'être,  il  renferme 
cependant  encore  pour  7  à  8,000  francs  d'objets  à  vendre, 
et  il  se  ferait  plus  d'ouvrage  dans  les  ateliers  de  l'École  s'il 
était  pris  des  moyens  certains  et  prompts  d  avoir  des  débouchés 
pour  les  objets  fabriqués,  ce  qui  est  aisé... 

"  8  il  y  avait  un  conseil  d'administration,  le  directeur  des 
travaux  lui  donnerait  tous  les  mois  1  état  détaillé  de  l'emploi 
des  matières,  soit  qu'elles  aient  servi  à  confectionner  des 
commandes  ou  des  objets  pour  le  magasin,  soit  qu'elles 
aient  servi  à  la  fabrique  des  outils,  machines,  ustensiles  pour 
la  maison.  Il  me  semble  que  la  vente  serait  ainsi  suffisamment 
activée  (2) .  v 

La  question  d'économie  préoccupe  beaucoup  l'inspecteur 
général.  Il  est  en  lutte  avec  Molard.  D'après  celui-ci,  l'empe- 
reur attache  peu  d'importance  à  ce  que  les  ateliers  produisent 
un  bénéfice  pourvu  qu  il  en  sorte  de  bons  ouvriers.  Liancourt 
répond  que,  si  le  gain  n'est  pas  le  but  essentiel  de  l'établisse- 

(1)  Arch.  nat.,  F'S   I  1  juillet  tSOG. 

(2)  Id.,  F'^   Il  j,.ill,.|    ISOti. 


LES    ECOLES    D'ARTS    ET    IMÉTIEllS  .l')^ 

ment,  ;'  le  travail  pourtant  doit  être  j)ro(luctif,  comme  tout 
travail  d  un  bon  ouvrier  si  la  machine  est  bien  menée  (1)  "  . 

Sur  un  budget  de  240,000  francs,  les  salaires  et  traite- 
ments s'élèvent  à  7  7.000  francs,  c'est-à-dire  au  tiers;  les  ate- 
liers ne  produisent  que  3G,000  francs.  Il  faut  restreindre  le 
nombre  des  employés  recevant  gratis  la  nourriture  et  le  bois: 
il  faut  supprimer  les  nourritures  à  pension,  u  prétexte  à  que- 
relles, faveurs  et  plaintes  ^  .  Le  1  7  mars  1806,  Liancourt  est 
fier  d'avoir  retranché  cinq  employés;  le  3  avril,  il  demande 
que  les  gardes-magasins,  chargés  des  achats  et  de  la  récep- 
tion des  marchandises,  ne  reçoivent  aucun  n  présent  "  en 
argent  ou  en  nature  des  fournisseurs,  n  Tout  ce  (jui  est  au 
delà  du  salaire  fixé  jiar  l'autorité  supérieure  n'est  plus 
juste  (2).  » 

La  vente  des  protluits  doit  alléger  les  dépenses  de  l'établis- 
sement. "  Sans  doute,  on  ne  peut  prétendre  à  ce  que  les  ate- 
liers de  l'Ecole  produisent  comme  ceux  d  un  particulier;  il  v 
a  toujours  un  nombre  d'élèves  apprentis  qui  gaspillent  la 
matière,  et  l'emploi  utile  et  productif  de  trois  cent  cinquante 
ouvriers  n'est  pas  une  chose  très  facile  (3) ...»  —  u  Je  pense 
que  les  ateliers  doivent  être  occupés  à  la  fabrication  de  plu- 
sieurs genres  d'instruments,  d'outils,  de  machines,  dont  le 
besoin  soit  général  ;  que,  quand  les  ouvrages  seront  bien  faits, 
ils  se  vendront  facilement.  Ainsi,  l'atelier  de  charronnage 
peut  faire  des  roues,  des  fragments  de  roues,  des  bran- 
cards, etc..  Je  pense  de  même  pour  tous  les  autres  produits 
de  différents  ateliers...  On  v  fait  aujourd'hui  des  limes  dont 
je  ne  puis  juger  encore  la  bonté,  mais  qui  sont  très  bien  tail- 
lées ;  peut-être  n*est-on  pas  encore  arrivé  dans  ces  ateliers  au 
premier  degré  de  la  cémentation  et  de  la  recuite,  mais  on  v 
parviendra.  Ces  limes  bien  faites,  tenues  à  un  prix  raison- 
nable, doivent  avoir  de  la  vente.  H  en  est  de  même  des  vis  à 
bois  qui  paraissent  assez  bien  faites.  Les  ateliers  ont  fait  aussi 

(1)  Arch.  nat.,  F'-,  18  juillet  1807. 

(2)  Id.,  F'-,  1085.  Lettre  au  ministre. 

(3)  Id  ,  F'*,  1085.  15  février  1808. 


396  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT 

quelques  machines  pour  la  filature  de  coton,  dont  on  est  con- 
tent. Cette  branche  doit  encore  donner  de  la  vente,  si  elle  est 
conduite  avec  prudence... 

«  La  fabrication  des  métiers  à  bas  serait,  je  crois,  aussi 
d'un  grand  avantage  dans  un  moment  où  la  bonneterie  prend 
un  si  grand  essor  ;  mais  tous  ces  ouvrages  doivent  être  faits 
bien  soigneusement  et  propres  à  donner  de  la  réputation  aux 
ateliers. .. 

«  J'ai  cité  particulièrement  la  fabrication  des  métiers  à  bas 
parce  que  la  rareté  des  bons  fabricants  de  ces  métiers  s'oppose 
à  l'extension  entière  à  laquelle  tend  la  bonneterie  française, 
et  élève  le  prix  du  métier  fort  au-dessus  de  ce  qu  il  devrait 
être  s'il  v  avait  concurrence  suffisante,  en  laissant  toutefois  un 
très  grand  profit  à  l'ouvrier.  Je  désirerais  bien,  pour  la  répu- 
"tation  de  l'établissement,  que  les  produits  mis  en  vente  aient 
un  grand  degré  de  perfection  ;  mais  il  est  impossible  de  se  le 
promettre  pour  la  totalité  des  ateliers  dans  lesquels  il  y  aura 
toujours  un  grand  nombre  d'apprentis  et  d'ouvriers  inférieurs  : 
au  moins,  je  voudrais  que  ces  produits  fussent  classés  selon 
leur  perfection,  classés  sévèrement  par  le  directeur  et  sous- 
directeur  des  travaux,  marqués  et  vendus  comme  tels.  Cette 
loyauté  dans  la  vente  augmenterait  le  nombre  des  chalands, 
et  la  comparaison  rendue  publique  de  la  masse  des  ouvrages 
des  différentes  classes  d'une  année  avec  la  précédente  serait 
un  moyen  d'émulation  pour  les  élèves,  les  chefs  d'atelier  et 
les  directeurs  eux-mêmes.  Le  prix  serait  marqué  sur  chaque 
objet  et  le  garde-magasin  responsable  serait  chargé  de  la 
vente.  " 

11  ne  faut  pas  que  les  produits  fassent  concurrence  à  l'in- 
dustrie libre.  La  question  est  la  même  que  dans  les  prisons 
ou  dans  les  ateliers  publics  d'assistance.  «  Il  nest  pas  ques- 
tion de  calculer  ici,  comme  dans  les  ateliers  particuliers,  ce 
que  coûte  tel  ou  tel  ouvrage  pour  les  prix  de  la  matière,  du 
charbon,  du  temps  employé,  et  d'ajouter  au  calcul  la  part 
que  l'ouvrage  doit  avoir  à  supporter  des  divers  salaires  de 
l'établissement.  Le  prix  des  objets  de  nature  et  de  perfection 


LES    l':COLES    D'AUTS    ET    METIERS  397 

pareilles  dans  les  marchés  doit  faire  la  base  de  restimatiou 
à  donner  aux  produits  que  TÉcole  met  en  vente,  et  je  crois 
que  son  prix  doit  être  tenu  toujours  un  peu  inférieur  pour 
assurer  un  débit  j)lus  courant.  Je  dis  un  peu  inférieur,  car  il 
V  aurait  un  jjrand  inconvénient  pour  l'industrie  française  en 
^^{énéral,  si  un  établissement  soutenu  par  le  (gouvernement 
donnait  ses  ouvra^'jcs,  surtout  quand  ils  sont  nombreux,  à  un 
prix  auquel  ne  pourraient  pas  le  donner  les  ateliers  particu- 
liers sans  perte  ou  même  sans  un  bon  profit.  L  École,  insti- 
tuée pour  enrichir  un  jour  l'industrie  nationale  en  lui  donnant 
de  sûrs  moyens  d'amélioration,  ne  doit  pas  1  écraser  dans  ses 
ressources  en  rempéchant  d'obtenir  de  ses  ventes  un  gain 
raisonnable  (1).  » 

A  raison  des  conditions  variables  du  travail,  le  nombre  des 
élèves  à  employer  dans  chaque  atelier  sera  réglé  d  après  la 
quantité  d'ouvrage  à  faire,  et  non  fixé  par  le  règlement.  "  La 
forge  comporte  bien  l'emploi  d'une  compagnie  entière  ;  c'est 
pour  ainsi  dire  l'atelier  nourrisseur  de  tous  les  autres;  il  tra- 
vaille plus  ou  moins  pour  tous  et  peut  encore,  selon  les 
demandes,  être  occupé  à  des  ouvrages  pour  personnes  étran- 
gères à  la  maison,  et  qui  en  sortent  sans  passer  dans  d  autres 
ateliers,  tels  que  bandes  de  roues,  essieux,  outils  ara- 
toires, etc. 

a  L'ajustage  peut  employer  une,  même  deux  compagnies 
par  la  multiplicité  de  ses  branches  de  travail,  par  la  longueur 
des  finissages.  Il  en  est  de  même  de  l'ébénisterie.  Pour  le 
charronnage,  douze  ou  (juinze  ouvriers  suffisent.  Il  n'en  faut 
que  dix  à  la  fonderie.  La  célérité  de  ce  travail  est  telle  que 
dans  de  grands  ateliers  de  construction  on  ne  fond  qu'un  jour 
ou  deux  par  mois,  avec  deux  ou  quatre  autres  jours  de  prépa- 
ration pour  le  moulage;  le  nombre  des  fondeurs  est  par  cela 
même  peu  considérable  en  France  comme  ailleurs,  et  une 
grande  quantité  d'élèves,  habiles  fondeurs,  ne  trouveraient  pas 
tous  de  l'emploi  dans  leur  état,  en  sortant  de  l'École,  condi- 

(1)   Arch.  nat.,  F'-,  1085.  Il  juillet  1806. 


i 


398  LA    ROCHEFOLCAULD-LIANCOURT 

tion  qui  doit,  ce  me  semble,  entrer  pour  beaucoup  dans  la 
composition  des  ateliers  (1).  " 

Ces  recommandations  ne  paraissent  pas  avoir  eu  un  prompt 
résultat.  Le  18  juillet  1807,  Liancourtest  mécontent  de  l'état 
(les  ateliers;  la  plupart  n'ont  pas  de  travail;  Tatelier  de  tis- 
sage, dont  les  produits  étaient  excellents  et  recherchés,  est 
forcé  de  s'arrêter  faute  de  commande,  ce  qui  arrive  surtout 
parce  que  cet  atelier  n'est  pas  approvisionné  par  suite  de 
limprévoyance  des  chefs.  L'atelier  d'ajustage  manque  de  tra- 
vail. Un  bon  nombre  d'élèves,  les  bras  croisés,  «  dorment 
sur  l'établi.  Ils  n  apprennent  rien  ou  n'apprennent  qu'à  ne 
rien  faire...;  d  autres  demandent  à  changer  d'atelier,  parce 
que  ceux  auxquels  ils  sont  attachés  manquent  de  travail  suffi- 
sant. ..  1' 

Un  des  moyens  de  les  intéresser  serait  de  leur  donner  une 
rétribution  sous  forme  d'encouragement.  Un  tarif  pour  chaque 
sorte  d'ouvrage  sera  présenté  au  ministre.  Seuls  les  élèves 
admis  à  la  première  classe  des  artistes  v  participeront.  En 
■conséquence,  les  élèves  admis  aux  ateliers  seront  divisés  en 
deux  classes  :  la  première,  composée  d  artistes  reconnus 
adroits,  actifs,  déjà  habiles,  jouira  du  bénéfice  du  tarif;  dans  la 
seconde  seront  tous  ceux  que  l'examen  de  leurs  travaux  ou  de 
leur  conduite  n'aura  pas  fait  juger  propres  à  être  admis  dans 
la  première;  ceux-là  ne  participeront  pas  au  tarif. 

«  Les  ouvrages  imparfaits  des  artistes  de  première  classe 
seront  diminués  dans  leur  prix.  Tous  les  trois  mois,  il  sera 
lait,  par  le  proviseur  et  le  directeur  des  travaux,  un  examen 
des  élèves  dont  le  résultat  sera  de  faire  monter  à  la  première 
classe  ceux  des  élèves  de  la  deuxième  qui  en  seront  reconnus 
capables,  comme  aussi  de  faire  descendre  à  la  deuxième 
classe  ceux  des  élèves  de  la  première  que  1  imperfection  de 
leur  ouvrage  ou  leur  nonchalance  au  tra\ail  ne  feraient  pas 
juger  dignes  d'y  rester  toujours...  Le  conq^te  des  élèves  sera 
fait  le   1"  de  chaque  mois.  Le  tiers  de   leur  gain  sera  mis 

(1)   Arch.  liai.,  F'-,  1085,  18  mars  1807. 


LES    ECOLES    D'A  HT  S    ET    M  ET  lE  II  S  :î99 

ensuite  à  leur  disposition:  les  deux  autres  seront  mis  en 
réserve  pour  leur  être  donnés  à  leur  sortie  de  TÉcole.  Les  prix 
des  outils  brisés  par  la  faute  des  élèves  leur  seront  retenus... 
La  niasse  de  réserve  des  élèves  morts  à  l'École  sera  remise  à 
leurs  père  et  mère;  à  défaut  de  ceux-ci,  à  leurs  frères  et 
sœurs;  à  défaut  de  père,  mère,  frère,  sœur,  cette  masse  sera 
versée  dans  la  caisse  des  ateliers.  Sera  pareillement  versée 
dans  la  caisse  des  ateliers  la  masse  de  réserve  de  ceux  des 
élèves  (jue  leur  mauvaise  conduite  ferait  renvoyer  de  l'Ecole, 
ou  qui  en  sortiraient  sans  1  autorisation  du  ministre.  Les  ser- 
gents recevront,  indépendamment  de  la  part  due  à  leurs  tra- 
vaux selon  le  tarif,  une  part  proportionnelle  du  produit  des 
travaux  du  mois,  dans  1  atelier  qu'ils  auront  surveillé.  Les 
chefs  d  ateliers  dont  les  ateliers  auront  produit  les  ouvrages 
les  plus  parfaits  et  en  quantité  plus  grande,  proportionnelle- 
ment au  nombre  d'élèves  qu  ils  ont  sous  leur  direction,  rece- 
A  ront  une  gratification  (1).  " 

La  comptabilité  sur  ce  point  sera  claire  et  précise;  car  »  il 
est  important  de  prévenir  l'idée  que  les  élèves  pourraient 
avoir  d  être  trompés  soit  par  eux-mêmes,  soit  par  des  sugges- 
tions étrangères  ;  dès  que  le  gouvernement  veut  bien  leur 
allouer  le  produit  net  des  ventes,  il  faut  qu'ils  connaissent  ce 
produit  net  et  ses  éléments.  Il  est  si  commode,  si  bon  pour 
une  administration  j)ure  de  se  soumettre  au  jour  en  matière 
d  argent!  C'est,  ce  me  semble,  une  nécessité  pour  elle  (2j  "  . 

Les  efforts  de  Liancourt  n'aboutirent  pas  à  rendre  l'École 
aussi  prospère  qu  il  le  désirait.  Il  n'était  pas  suffisamment 
secondé.  Les  fonctions  de  chacun  n  étaient  pas  précisées  :  le 
proviseur  était  le  chef  de  rétablissement;  le  directeur  des 
travaux  était  ou  croyait  être  le  chef  des  ateliers.  Molard 
était  actif  et  capable,  mais  «  trop  iiwentif,  trop  vif,  et  trop 
remuant  :  il  donne  mal  ses  ordres;  du  moins,  il  ne  les  donne 
pas  par  écrit,  ce  qui  fait  qu'ils  sont  mal  entendus,  mal  exé- 
cutés; enfin  il  ne  rend  pas  exactement  ses  comptes  au  conseil 

(1)  Aïoli.  nat.,  F'-,  1085.   10  octobre  1807. 

(2)  Id..  E'S  1085.  11  juillet  1806. 


400  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

de  dépenses  "  .  M.  Labâte,  «  homme  de  talent  et  d  honneur, 
aime  la  paix  et  ne  veut  point  se  mêler  du  travail  des  ateliers 
tant  qu'il  n'aura  pas  d'instructions  plus  précises.  Tout  cela 
manque  de  méthode.  Dès  qu'arrive  une  commande  nouvelle, 
on  quitte  le  travail  qu'on  était  en  train  de  faire  pour  exé- 
cuter cette  commande,  qu'on  abandonne  ég^alement  dès  qu'il 
en  survient  une  autre;  ce  qui  fait  que  le  travail  n'avance  pas, 
ou  n'avance  que  très  lentement  "  . 

Liancourt  est  surtout  frappé  du  manque  de  zèle  de  ses 
subordonnés  :  "  Je  désire  m'cxprimer  de  manière  à  ce  que  le 
ministre  n'entende  pas  plus  que  je  n'en  veux  dire  à  cet  ég^ard. 
Le  reproche  porte  sur  tout  l'établissement,  depuis  les  chefs 
jusqu'aux  petits  élèves,  et  est  aussi,  comme  de  raison,  sus- 
ceptible d'exception.  On  ne  peut  pas  dire  que  les  chefs,  que 
les  professeurs,  que  les  employés  manquent  à  leur  devoir, 
même  avec  une  sorte  d'exactitude  ;  mais  cette  espèce  de  zèle 
que  donne  le  besoin  de  succès,  qui  tient  toujours  dans  l'active 
recherche  des  moyens  d  v  parvenir  et  qui  se  communique  si 
bien,  n'est  pas  là,  au  moins  aussi  généralement  qu'il  devrait 
être  dans  un  établissement  de  cette  grande  importance  et  qui 
va  servir  de  modèle  à  ceux  qui  doivent  être  établis  (1).  " 


III 


Si  Liancourt  tenait  à  présider  les  distributions  de  prix, 
c'était  pour  résumer  les  progrès  accomplis  et  les  progrès  à 
faire.  Tantôt,  il  donnait  des  conseils  techniques.  En  1808,  il 

(1)  Arch.  nul.,  F'"*,  1085  (1806).  l'anni  les  faits  de  laisser-aller,  il  cite  le 
cas  d'un  chef  d'atelier,  M.  S...,  (|ui  ne  rentrait  pas  d'un  mois  n'ayant  que  quinze 
jours  de  permission,  et  invitait  chez  lui  les  élèves;  »  si  bien  que  l'un  d'eux  s'est 
épris  éperdument  de  sa  fille  et  veut  l'épouser  :  mariage  malheureux,  parce  que 
<e  jeune  homme  n'a  rii'u  et  n'a  (|iic  vingt  et  un  ans  ».  (Arch.  nat.,  F'-,  1084. 
8  novcndjre  1808.) 


T,ES    ÉCOLES    D'ARTS    ET    METIERS  401 

insistait  sur  renseifjnemcnt  do  la  géométrie,  do  la  ])hysiqne, 
de  la  chimie  et  surtout  do  la  mécanique,  «  cette  fille  dos  autres 
sciences,  qui  doit  assurer  aux  élèves  un  jour  dans  la  société 
un  ran^j  et  une  existence  honorables  autant  qu'utiles  »  . 
Tantôt,  il  saluait  u  lojjénie  do  remjioreur»  :  «  Élèves  de  1  Ecole 
inq)èriale,  rendez  do  nouvelles  .<;ràces  à  Sa  Majesté  qui  a 
pourvu  avec  larg^esse  à  votre  instruction,  à  votre  entretien, 
à  tous  vos  besoins.  » 

Parfois  il  fait  un  retour  ])orsonnol  sur  l'époque  où  il  était 
émigré  :  «  Amour  de  la  l*atrie,  amour  de  la  France,  sentiment 
inséparable  d'une  àme  bien  née...  qui  voyage  avec  nous, 
s'exile  avec  nous,  se  peint  tristement  sur  le  front  du  proscrit 
au  bruit  des  victoires  de  l'étranger  qui  raccueille,  et  l'enor- 
gueillit du  triomphe  des  compatriotes  égarés  qui  le  repous- 
sent. "  Ses  vœux  suivent  l'armée,  »  créée  en  un  instant  et 
qui  se  précipite  vers  l'Escaut,  brûlant  de  combattre  corps  à 
corps  l'Anglais  téméraire  qui  semblait  prétendre  à  toucher  le 
territoire  français.  "  Sa  fierté  et  son  patriotisme  ne  l'empê- 
chent pas  de  souhaiter  une  paix  prochaine.  «  11  faudra  bien 
que  cette  guerre  que  souffle  et  nourrit  sans  cesse  la  rage 
meurtrière  de  notre  ennemi  ait  un  terme...  Alors,  les  ouvrages 
(\o  nos  ateliers  se  répandront  sur  tous  les  marchés  de  l'Eu- 
rope... Après  la  paix,  l'empereur  préparera  des  conquêtes  sur 
lindustrie  de  notre  éternelle  ennemie...   (1)  » 

En  1812,  il  place  ses  plans  d'économie  sous  le  patronage 
du  maître.  «  Sa  Majesté  veut  que  les  produits  de  vos  travaux 
couvrent  par  leur  vente  les  frais  de  vos  ateliers,  qu'ils  dimi- 
nuent s'il  est  possible  encore  le  montant  des  sommes  que 
cette  École  coûte  à  l'État.  Les  vues  d'économie  do  Sa  Majesté 
ne  sont  que  l'effet  de  sa  constante  générosité...  Que  d'autres 
se  bornent  à  l'admirer.  Nous,  jeunes  élèves,  nous  devons 
encore  le  servir...  Vous  aimez  la  gloire,  mes  enfants;  vous 
êtes  Français,  elle  sera  aussi  votre  récompense  (2)  !  » 

En    1810,   l'École  était  en    progrès,   la    discipline   y   était 

.      il)  Moniteur  du  22  septeinhre  1809. 

(2)  IJ. 

26 


402  LA    ROGHEFOUCAULD-LIAjNCOURT 

exacte,  les  instructions  rég^ulières  :  «  L'esprit  des  élèves,  seule- 
ment trop  militaire,  y  était  d'ailleurs  excellent;  les  dépenses 
étaient  régularisées  par  un  budget  annuel  et  réduites  à 
270,000  francs;  la  comptabilité  était  dans  un  grand  ordre,  et 
les  produits  du  tra\ail  fait  par  les  élèves  dans  les  ateliers 
balançaient  avec  avantage  les  dépenses  que  les  ateliers  occa- 
sionnaient (1).  )' 

Alors  survinrent  «  les  malheurs  de  la  France  "  .  Liancourt 
juge  les  événements  d'un  point  de  vue  spécial.  «  La  cam- 
pagne de  Moscou,  dit-il,  qui  avait  détruit  notre  armée,  déter- 
mina les  levées  extraordinaires  d'hommes  qui,  faites  sous  des 
noms  différents,  enlevèrent  à  l'École  la  presque  totalité  des 
élèves  les  plus  instruits  et  les  plus  habiles  au  travail;  une  cen- 
taine, jugée  par  les  généraux  en  état  de  porter  les  armes,  fut, 
en  1814,  incorporée  dans  la  jeune  garde  sans  acception  d'âge 
ou  d'aucune  autre  considération.  "  En  1813,  il  y  avait  cin- 
quante-huit sujets  à  l'armée,  il  y  en  avait  quatre-vingt-un  en 
1814:  à  grandpeine,  Liancourt  obtint  qu'on  lui  en  laissât 
huit,  employés  au  service  des  caissons  et  de  la  préparation 
des  fusils  (2) .  i-  Toute  représentation  auprès  des  ministres, 
des  généraux  était  rejetée  :  elle  donnait  à  celui  qui  la 
faisait  le  caractère  d'un  mauvais  citoyen...  "  »  Quatre  cents 
de  ces  jeunes  gens  ont  succombé  dans  les  combats  par  suite 
de  leurs  blessures  ou  de  leurs  fatigues...  Après  l'invasion,  ils 
furent  exclusivement  employés  à  travailler  pour  les  armées 
conquérantes.  Le  travail  fait  par  les  troupes  amies  ou  enne- 
mies ne  leur  était  pas  payé  ou  ne  l'était  qu'incomplètement, 
et  leurs  magasins  étaient  mis  en  réquisition.  " 

On  sait  que  Liancourt  désapprouva  les  Gent-Jours;  sa  chère 
École  faillit,  en  effet,  sombrer  dans  la  tourmente...  Après  le 
retour  du  roi,  "  l'École,  dit-il,  commençait,  sous  un  règne 
paternel,  à  cicatriser  ses  plaies,  et  elle  voyait  avec  certitude 
1  espoir  de  réparer  ses  pertes  et  ses  calamités,  quand  l'appari- 
tion du  météore  sanglant  et  dévastateur  l'a  replongée  comme 

(1)  Arch.  (le  IKcole  de  Châlons.  Mémoire  manuscrit. 

(2)  Arcli.  nat.,  F'-,   1084.  Note  ilii  23  déceml)re  1813. 


LES    ÉCOI.KS    D'ai;TS    KT    METIERS  403 

toute  la  France  dans  l'abime  du  malheur  i>  .  Les  généraux  de 
Bonaparte,  sans  mission  écrite,  sans  ordre,  ont  occupé  les 
élèves  (.  aux  travaux  les  plus  ridicules,  fortifications,  etc.,  et 
aux  exercices  militaires  •  .  La  réparation  des  fusils  était  le 
seul  ouvrajje  industriel  permis  aux  élèves...  Les  représenta- 
tions n'étaient  pas  tolérées;  on  y  répondait  par  des  menaces. . . 
<i  La  défense  insensée  de  Chàlons  provoqua  le  pillage,  pen- 
dant quatre-vingt-dix-neuf  heures,  de  la  ville  et  compromit 
l'existence  de  1  Ecole,  parce  que  les  élèves  que  le  général 
Rigaud  avail  mis  sous  ses  ordres  furent  contraints  par  lui  de 
])rendrc  part  à  cette  défense.  La  conduite  à  la  fois  ferme  et 
prudente  du  proviseur  et  la  modération  du  général  russe  pré- 
servèrent 1  Ecole  de  sa  ruine  entière  (1).  d 

Liancourt  était  pour  la  paix  à  tout  prix:  il  ne  comprenait 
pas  la  lutte,  surtout  désespérée,  contre  l'invasion.  Ses  élèves 
moins  prudents  avaient  demandé  à  partir  :  ils  avaient  pro- 
posé au  général  Loison  de  former  une  compagnie  franche  de 
cent  hommes.  Le  général  ayant  refusé,  ils  s'enrôlèrent  dans  la 
garde  nationale  ;  ils  y  firent  vaillamment  leur  devoir  et  ver- 
sèrent leur  sang  au  Moulin-Picot,  hors  des  murs  de  Chà- 
lons (2).  A  l'exception  d  un  petit  nombre  qui  purent  s'échap- 
per, les  Cosaques  les  firent  prisonniers.  Le  général  russe 
Czernicheff  les  rendit  le  lendemain,  sauf  deux  aspirants  offi- 
ciers gardés  comme  otages. 

Liancourt  fit  tout  ce  qu  il  put  pour  protéger  ses  élèves 
contre  la  Terreur  blanche.  Le  4.  novembre  1815,  il  sollicitait 
la  réintégration  d'Aimé  Frémont  et  de  Vauteillard  :  .-  Ils 
s'étaient  enrôlés  dans  un  corps  qui  ne  s'était  pas  armé  pour 
son  légitime  souverain  »  .  Le  ministre  refusa  et  fit  rayer  ces 
deux  jeunes  gens  pour  désertion  (3). 

Labâte  aussi  défendit  son  personnel  :  «  .le  vous  recom- 
mande Adam,  écrivait-il  à  Molard,  proviseur  de  l'Ecole  d  An- 
gers, en  novembre  1815...   La  situation  que  les  élèves   ont 

(1)  Arch.  de  l'Ecole  de  Châlons.  Mémoire  cité. 

(2)  GtîETTIEB,  ouv.   cilé,  p.   87. 
(3}   Arch.  nat.,  F'»,  1088. 


404  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT 

prise  pendant  le  siège  de  Chàlons  ne  doit  pas  attirer  sur  eux 
les  sévérités  du  nouveau  gouvernement.  Ces  jeunes  gens  ont 
songé,  avant  tout,  à  la  défense  de  la  patrie  (1).  »  L'année 
précédente,  Liancourt  avait  été  plus  sévère  en  renvoyant 
rélève  Taine,  coupable  de  rébellion,  qui  avait  parcouru  les 
rues  de  Chàlons  en  criant  :    «  Vive  I  empereur!  (2)  » 

Comme  pour  Chàlons,  les  années  1814  et  1815  furent  pour 
Beaupréau  des  années  terribles  (3) .  L'Ecole  était  mal  vue  des 
royalistes  de  Vendée.  En  mai  1814,  ils  l'assiégèrent,  pillèrent 
le  matériel  et  enlevèrent  les  matelas.  Liancourt  et  le  général 
Schramm  obtinrent  des  sauf-conduits  pour  les  élèves.  L'École 
dut  être  transférée  à  Angers  dans  l'ancien  couvent  de  Ron- 
ceray.  «  J'avoue,  écrivait  Liancourt  à  Molard  le  20  mai,  que 
je  n'ouvrais  pas  une  de  vos  lettres  sans  inquiétude.  Elle  ne 
me  quittera  même  pas  jusqu'à  ce  que  le  personnel  de  l'École, 
nos  élèves  avant  tout,  et  le  mobilier  ensuite  aient  passé  la 
Loire.. .  " 

En  juin,  ses  anxiétés  redoublent  :  "  On  dit  que  l'empereur 
part  demain...  Je  suis  persuadé  que  dans  ces  circonstances 
vous  faites  tout  ce  qu'il  faut  pour  maintenir  le  bien-être  des 
élèves  et  soulager  les  employés.  " 

Autre  lettre  sans  date  (du  20  ou  21  juin?)  :  «  Vous  avez 
appris  les  premières  victoires  de  l'empereur.  On  attend  tous 
les  jours  des  détails.  Je  m'en  réjouis  de  tout  cœur  comme 
bien  vous  pensez,  mais  je  déplore  cet  acharnement  qui  amène 
des  massacres  et  qui  éloigne  d'autant  plus  la  paix  tant  désirée 
et  tant  nécessaire...  Je  vois  bien  en  noir  pour  nos  écoles... 

(1)  GUKTTIER,    p.    88. 

(2)  Aich.  nat  ,  F'^  1089. 

(3)  L'Kcolo  de  Beaupréau,  créée  par  un  dét»rel  du  19  mars  1804,  était  des- 
tinée à  former  des  chefs  d'atelier  et  des  ouvriers.  Le  règlement  datait  de  1807.  On 
devait  y  enseifjner  la  construction  des  métiers  de  filature,  des  machines  hydrau- 
liques, des  manè{^es,  des  transmissions  de  mouvement.  L'outillage  en  resta  tou- 
jours médiocre  et  incomplet.  Il  n'existait  que  des  simulacres  d'ateliers.  Elle 
végéta  jus((u'en  1811.  Malgré  l'opposition  de  l^iancourt,  soixante  élèves  partirent 
de  Chàlons  le  12  novembre  1811,  sur  l'ordre  du  ministre  de  l'intérieur,  M.  de 
Montalivet,  pour  lui  infuser  un  sanj;  nouveau.  M.  .Molard  en  fut  nommé  provi- 
seur le  14  janvier  1812.  M.  Dauban  en  fut  directeur  de  1831  à  1849.  (GrEiriER, 
p.  86  et  117.) 


I-ES    ECOLES    D'ARTS    ET    MÉTIERS  405 

Tout  va  s'y  désorjpnlscr.  Ouiiizc  aimées  de  soins,  de  peines, 
de  sacrifices  vont  être  perdues...  (1)  » 


IV 


La  dernière  période  de  l'Empire  n'avait  pas  élé  favorable 
à  l'industrie.  Malgré  l'impulsion  donnée  aux  sciences  positives, 
malgré  le  développement  des  filatures  et  des  tissages,  mal- 
gré les  efforts  des  Hichard-Lenoir  et  des  Oberkampf  pour 
faire  sortir  de  nouvelles  industries  du  système  continental, 
les  manufactures  languissaient,  le  commerce  s'étiolait.  Dans 
la  France  appauvrie,  les  Écoles  d'arts  et  métiers  étaient 
changées  en  casernes.  Enseignement,  tenue,  discipline,  tout 
était  tourné  vers  la  guerre.  Malgré  Liancourt,  la  Restau- 
ration, subie  par  une  nation  affamée  de  paix,  ne  comprit 
jamais  le  parti  quelle  pouvait  tirer  des  Écoles  pour  la  prospé- 
rité économique  du  pays.  Elle  n'y  vit  que  des  foyers  d'oppo- 
sition politique.  A  peine  installée,  elle  procéda  par  taquineries  ; 
on  renvoya  les  professeurs  suspects,  on  remplaça,  sur  les 
boutons,  les  abeilles  par  les  fleurs  de  lis;  on  effaça  les  orne- 
ments et  les  inscriptions  qui  rappelaient  l'empire. 

Il  Beaucouj)  de  travail  et  pas  d'idées  militaires  '>  ,  tel  fut  le 
mot  d'ordre  donné  [)ar  Liancourt,  en  1815,  aux  [)roviseurs  de 
Ghâlons  et  d'Angers. 

"  Beaucoup  de  travail  »  ,  car  la  caisse  de  l'École  était  vide. 
Le  département  de  la  guerre  devait  60,000  francs  pour  ses 
caissons  et  ne  voulait  les  payer  qu'au  bout  de  plusieurs  années. 
«  Depuis  mars  1815,  tout  a  été  paralysé;  les  ateliers  de  l'École 
ont  été  occupés  par  les  armées  étrangères.  Pour  équilibrer  le 
budget  de  l'École,  soit  260,000  francs,  il  faut  que  le  bénéfice 
fait  sur  l'École  soit  versé  dans  la  caisse  des  ateliers  pour  leur 
rendre  leur  activité  accoutumée  (2) . 

(1)  GiTEïTiEB,  p.  120  et  suiv. 

(2)  Ai'ch.  de  l'École  de  Chàlons.  Mémoire  cité. 


406  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

"  Pas  d  idées  militaires  »  :  le  17  juillet  1816,  on  supprimait 
d'urgence  les  exercices  ;  shakos,  fusils,  baïonnettes  étaient 
déposés  dans  les  magasins  :  Tinstructeur  militaire  prenait  le 
titre  de  surveillant.  En  février  1817,  un  nouveau  règlement 
substituait  le  titre  de  directeur  à  celui  de  proviseur,  celui  de 
sous-directeur  à  celui  de  directeur  des  travaux. 

La  Restauration  laissa  provisoirement  à  La  Ilochefoucauld 
son  titre  d'inspecteur  général,  mais  elle  ne  fit  rien  pour 
seconder  ses  vues.  De  son  côté,  le  duc,  absorbé  [)ar  la  pairie 
et  fatigué  par  Tàge,  s'en  occupait  de  plus  haut  et  de  plus  loin. 
Il  aurait  fallu  une  organisation  industrielle  sérieuse,  des  pro- 
fesseurs savants  et  des  contre  maîtres  instruits.  Les  écoles  res- 
tèrent exclusivement  livrées  à  l'arbitraire  administratif.  En 
septembre  1817,  un  jury  composé  par  Liancourt  avait  été 
chargé  d  examiner  les  élèves  gratuits.  Mais  le  personnel 
s'abaissait  :  aux  enfants  de  larmée  avaient  succédé  des  "  fils 
de  frottcurs,  de  palefreniers,  de  cuisiniers,  choisis  dans  la 
domesticité  de  la  cour,  qui  apportaient  dans  les  classes  la  plus 
crasse  ignorance,  de  ridicules  prétentions  et  une  grande  indis- 
cipline (1)  "  . 

Les  réformes  pédagogiques  ne  furent  pas  très  heureuses; 
on  mit  à  la  tète  du  nouvel  atelier  d  horlogerie  un  homme  peu 
capable;  les  ateliers  étaient  négligés  [)Our  les  classes  :  les  nou- 
veaux professeurs  tlonnérent  trop  d  importance  aux  études 
mathématiques,  aux  cours  de  rhétorique  et  de  littérature,  au 
détriment  des  études  techniques. 

Il  ne  restait  guère  à  Liancourt  que  1  action  morale.  Ses  dis- 
cours de  distribution  de  prix  étaient  toujours  personnels, 
familiers  et  affectueux,  u  J'ai  voulu,  dit-il  dans  une  note 
manuscrite,  commencer  par  quelque  chose  de  bien  simple,  de 
bien  paternel,  de  bien  fait  pour  des  enfants  dont  on  se  dit 
l'ami.  Non  ftiniam  ex  fulgore,  c  est  la  grantle  règle  des  arts.  " 
«  Votre  âge,  disait-il  aux  élèves,  est  principalement  destiné 
à  être  pour   vous  le  grand,   le  décisif  apprentissage  de  votre 

(1)    GUETTIEH,  p.    VO. 


LES    EflOLES    IVAMTS    ET    MÉTIERS  407 

vie  morale  dans  le  monde;  de  cette  vie  de  1  homme  et  du 
citoyen  qui,  malgré  toutes  vos  bonnes  qualités,  resterait  sans 
bonheur  et  sans  gloire  si  le  tissu  de  nos  jours  n'était  pas 
également  tissé  d'or  et  de  pourpre,  je  veux  dire  de  la  pourpre 
des  talents  et  de  l'or  des  vertus...  Vous  devez  vous  pénétrer 
de  bonne  heure  de  tout  ce  que  vous  devez  à  votre  roi  et  à 
votre  patrie,  mais  si  bien,  si  profondément,  que  ces  deux 
«grands  objets  de  notre  amour  dominent  pour  toujours  vos 
antres  aflections,  inspirent,  électrisent  vos  cœurset  en  fassent 
jaillir,  comme  de  la  source  la  plus  pure,  tous  vos  devoirs  de 
lidèles  sujets  de  l'État  et  du  prince;  voilà,  chers  enfants,  en 
j>eu  de  mots,  les  rè(;les  de  votre  morale;  elle  a  la  triple  sanc- 
lion  de  la  société,  de  la  reli{jion  et  de  la  nature...  » 

«  O  heureuse  France,  heureuse  nation,  si  tu  savais  profiter 
de  tous  tes  avantages!  Mais  vous,  du  moins,  chers  élèves, 
vous  les  précurseurs  et  partie  vous-mêmes  d'une  g;énération 
qui,  par  des  secours  que  nous  n'avions  point  encore,  s'élèvera 
j)lus  haut  que  nous,  ne  laissez  pas  sans  développement  les 
{jermes  précieux  que  notre  tendresse  dépose  avec  tant  de 
plaisir  et  d'espoir  dans  votre  esprit  et  dans  votre  cœur.  Nous 
les  confions  à  votre  honneur  et  à  votre  reconnaissance  (1).  " 

Liancourt  tient,  pour  son  École,  à  rester  en  termes  corrects 
avec  les  puissances  ;  peut-être  force-t-il  la  note  quand  il 
s'a^jit  de  Louis  XVIII.  «  Je  vous  le  demande  :  tout  ce  que  vous 
aurez  un  jour,  de  succès,  de  bonheur,  peut-être  même  de 
richesses,  à  qui  devrez-vous  l'attribuer .'  Il  me  semble  vous 
entendre.  Au  roi,  direz-vous,  à  notre  bon  roi,  à  notre  bon 
père.  Oui.  chers  élèves,  mes  amis,  mes  enfants...  Cet  élan 
dans  votre  àme  est  le  cri  de  la  vérité.  Qu'il  y  reste  gravé  à 
jamais.  A  côté  de  ce  grand  nom  du  roi,  gardez  aussi  la  place 
d'un  souvenir  pour  vos  excellents  maîtres  qui  vous  chérissent  et 
quisontaussi  vos  bienfaiteurs.  Il  y  aura  toujours  quelque  gloire 
à  pouvoir  dire  :  "  J'ai  été  de  la  grande  École  de  Chàlons   2).  h 

(l)    Arch.  de  l'Ecole  de  Châlnnis.  Discours  manuscrit  (1820). 

,2)   Id.,  id. 

(le  discoms,  léyèrcinent  inoditié,  a  ét«''  prononcé  le  l"''  septembre  1820   :  Lian- 


408  LA    liOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Malgré  le  peu  de  crédit  qu'elle  avait  à  la  cour,  l'École  de 
Chàlons  travaillait;  elle  ne  faisait  pas  seulement  des  travaux 
d'apparat,  un  bureau  pour  le  ministre  de  la  justice,  une  hor- 
loge pour  le  prince  Aldobrandini,  petit-gendre  de  Lian- 
court  (1).  Au  contraire,  l'Ecole  d'Angers  végétait;  on  ne  trou- 
vait pas,  dans  le  budget  de  1817,  1,000  francs  pour  payer 
son  aumônier  i2i.  On  y  faisait  de  la  sculpture  sur  bois  pour 
les  églises,  des  buffets  d'orgues,  u  Je  vous  fais  mon  compli- 
ment, écrivait  Liancourtà  Molard,  sur  le  succès  de  vos  chaires 
à  prêcher.  "  Molard  fut  remplacé  en  1817  et  l'École  con- 
tinua à  décliner. 

Les  raisons  qui  attachaient  Liancourt  aux  écoles  techniques 
les  rendaient  suspectes  aux  ultras.  Il  tenait  à  son  œuvre  parce 
qu'elle  consacrait  le  relèvement  des  professions  mécaniques 
et  la  revanche  des  a  classes  ouvrières  dédaignées  autrefois  si 
injustement...  —  C  est  peut-être  chez  les  artisans,  ajoutait-il, 
qu'il  faut  aller  chercher  les  preuves  les  plus  admirables  de  la 
sap^acité  de  1  esprit  humain,  de  sa  patience  et  de  ses  res- 
sources. La  philosophie  avait  déjà  pressenti  ce  résultat,  et  à 
l'épreuve  il  s'est  confirmé...  Plusieurs  de  nos  sciences  mêmes 
ne  sont  que  des  arts  lorsqu'on  les  envisage  par  le  côté  pra- 
tique "  .  Comment  ne  pas  voir  a  la  liaison  des  découvertes 
entre  elles,  le  secours  que  les  sciences  et  les  arts  se  prêtent 
mutuellement  et  par  conséquent  la  chaîne  fraternelle  qui  les 
unit?  Les  beaux-arts  ne  font  pas  ici  une  exception.  Apelle 
sans  doute  s'immortalisait  par  ses  tableaux  avant  que  les 
sciences  dans  la  Grèce  n'eussent  fait  de  grands  progrès.  Mais 
la  chimie  un  jour  fournira  des  couleurs  impérissables  au  pin- 
ceau d'un  autre  Apelle  (3)  »  . 

court  l'a  complété  par  rélof;e  oMigatoire  de  la  Charte  «  qui  assure  les  droits  de 
tous  les  citoyens,  nui  leur  ouvre  indistinctement  à  tous  l'entrée  de  tous  les  emplois 
selon  leurs  talents  et  leurs  vertus.  »    Pièce  (^^Hibl.   de  Liancourt,   n"  4940,  in-V). 

(1)  Le  prince  ALDOBnANDiNi-BoRGiiKSE,  né  en  1777,  colonel  du  4*  cuirassiers 
en  1809,  blessé  à  Wapram,  général  en  1812,  avait  épousé  la  Hlle  du  comte 
Alexandre  de  La  llocliefoucauld  ;  elle  avait  été  dame  du  palais  de  Marie-l>ouise. 
H  était  revenu  en  l'rance  en  1816. 

:2)  Gl'kttikr,  p.  130  à  138. 

(3)    Arch.  de  l'école  de  Cliàlons.  Discours  cité. 


l 


LES    ECOLES    D'AUTS    ET    METIERS  409 

C'est  miracle  (|uc  la  Restauration  n'ait  pas  supprimé  les 
Ecoles  d'arts  et  métiers.  Le  ministère  Yillèle  les  atteignit  en 
frappant  leur  fondateur  :  '.  11  y  avait  contre  Chàlons  une  sorte 
de  conjuration  jésuitique.  ••  Le  clergé  convoitait  les  bâtiments 
pour  y  installer  le  grand  séminaire.  Parla  brutale  ordonnance 
du  2t>  juin  1823,  TÉcole  était  transférée  à  Toulouse,  siège  du 
collège  électoral  du  ministre;  Tinspection  générale  était  sup- 
primée et  1  inspecteur  remplacé  par  un  directeur  général  à 
gros  traitement. 

La  Rochefoucauld  —  plus  sensible  au  danger  qui  menaçait 
l'École  qu  à  la  perte  de  sa  place  —  chercha  à  empêcher  une 
translation  funeste  :  la  brochure  qu  il  publia  ne  se  fondait 
que  sur  des  considérations  pratiques  (1).  "Deux  déménage- 
ments équivalent  à  un  incendie  "  ;  de  Compiègne  à  ("ihà- 
lons,  la  translation  avec  laugmeutation  du  nombie  des  ate- 
liers et  l'agrandissement  des  dortoirs  a  coûté  2  41,000  francs; 
à  Toulouse,  il  faudra  dépenser  525,000  francs;  avec  cette 
somme,  on  bâtirait  un  vaste  séminaire  et  on  économiserait 
300,000  francs  à  l'État.  Que  deviendront  les  élèves  dont 
1  instruction  sera  interrompue  pendant  six  mois?  Que  sera 
l'avenir  économique  de  l'École?  a  Les  ateliers  sont  comme 
une  vaste  manufacture  qui  doit  se  soutenir  j)ar  ses  produits: 
ils  perdront  leur  clientèle,  le  garde-meuble,  les  gens  riches 
de  la  capitale.  Les  chefs  de  l'instruction  ne  pourront  plus 
venir  chercher  à  Paris  les  nouvelles  formes.  L  atelier  d  hor- 
logerie, établi  sous  la  direction  du  savant  M.  Hréguet,  ne  se 
soumettra  pas  à  ces  longs  voyages.  Les  cent  pensionnaires 
qui  payent  leurs  pensions  ou  qui  sont  boursiers  partiront  dans 
la  proportion  des  trois  quarts.  Les  élèves,  à  leur  sortie,  se 
placeront  moins  facilement,  le  midi  de  la  France  n'étant  pas 
abondant  en  manufactures.  "  Si  l'on  tient  à  faire  quelque 
chose  à  Toulouse,  qu'on  y  crée   pour  deux  cents  élèves  une 

(1^  Reflexions  de  M.  Ir  duc  de  l.a  Rucliefoucuuld  sur  lu  translation  à  Tou- 
louse de  l'École  royale  des  arts  et  métiers  de  Chàlons  1823),  0  fr.  75,  au  profit 
des  pauvres.  «  Cet  écrit,  disait  la  Revue  en<yclo/)edi(/ue,  a  déjà  produit  le  seul 
effet  auipiel  son  auteur  pût  s'attendre  :  quelques  bienfaits  de  plus  ont  soulagé 
plus  d'infortunes.  «    (T.  XIX,  p.  425.) 


1 


410  I-A    ROCHEFOUCAL'I.D-T.IANCOL'RT 

succursale  Je  l'École  de  Ghàlons;  un  certain  nombre  crélèves 
de  Ghàlons  formeront  le  noyau  de  la  nouvelle  école,  ainsi 
qu'il  en  a  été  usé  pour  Beaupréau,  u  autrement  lEcole  de 
Ghàlons  sera  anéantie  »  .   L'École  fut  sauvée... 

L'année  suivante,  nouvel  assaut  :  les  partisans  de  la  pro- 
priété rurale  voulaient  encourager  Tagriculture  ;  la  commis- 
sion du  budget  supprima  les  crédits  pour  les  employer  «  aux 
parties  nécessiteuses  du  budget  »  ,  c'est-à-dire  à  l'augmenta- 
tion de  l'élève  des  bestiaux.  Cette  fois,  ce  fut  Gharles  Dupin 
qui  défendit  l'École.  Il  cita  les  contremaîtres  quelle  avait 
formés,  les  inventeurs  qui  avaient  profité  de  son  enseigne- 
ment, M.  Fresnel,  ses  horloges  économiques  et  ses  phares  ; 
M.  Pecqueur  et  ses  horloges  astronomiques,  M.  Gambey  et 
ses  instruments  d'optique.  Quant  aux  calomnies  dirigées 
contre  l'esprit  de  l'École,  «ne  dirait-on  pas  qu'elle  remplit 
nos  cours  d'assises  d'assassins,  de  voleurs,  de  perturbateurs 
de  l'ordre  social?.,.  Les  éléments  des  sciences  ne  peuvent  être 
dangereux...  (1)  ». 

La  Restauration  n'aimait  pas  les  Écoles  d'arts  et  métiers 
qui  la  payaient  de  retour.  Dès  1822,  on  y  chantait  des  chan- 
sons séditieuses  et  les  élèves  arrachaient  les  fleurs  de  lis  des 
collets  de  leurs  habits  ;  on  le  vit  plus  nettement  encore  dans 
le  procès  de  182(3  et  aux  obsèques  du  duc    2; . 

Dans  la  suite,  on  reprocha  à  Liancourt  d  avoir  peuplé  d'an- 
ciens élèves  les  entrepôts  de  tabacs,  les  contributions  indi- 
rectes, les  douanes,  les  octrois  et  même  le  bureau  des  nour- 
rices et  la  maison  d'accouchement. 

La  Rochefoucauld  était,  il  est  vrai,  la  providence  des  maîtres 
et  celle  des  élèves.  Fondait-il  en  182  4,  dans  son  château,  un 
cours  de  géométrie  et  de  mécanique  appliquées  aux  arts, 
c'était  à  un  ancien  élève  —  qu'il  aimait  comme  un  fils  —  à 
Junius  Pérot,  (ju'il  en  confiait  la  (Hrection.  Il  y  assistait  tous  ^ 
les  soirs  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  encourageant 

(1^  Dl'I'IN,  a l'atita (feu  sociaux  d'un  eificitjin'tnriit  public  iippli'^ue  à  l'industrie 
(1824),  daté  (le  Lon<lre«. 

(2)   Voir  plu»  haut  le  cbap.  vin. 


I,KS    KCOLES    H'AUTS    ET    METIERS  411 

par  sa  présence  le  professeur  et  1  auditoire  1  .  Les  nus  deve- 
naient horlo.'jers  de  précision,  d'aiilres  mécaniciens  on  injjé- 
nieurs;  plusieurs  lurent  placés  par  le  duc  à  la  télé  d  hôpi- 
taux ou  d'hospices,  à  Saint-Louis,  à  l'hôpital  du  Midi,  à 
la  Salpètrière,   à  Beaujon,   à  1  hospice  des  Ménages. 

Quand,  en  1822,  les  élèves  voulurenl  fonder  une  société 
d  utilité  récipro(jue,  c'est  à  lui  qu  ils  s'adressèrent  :  il  s  agis- 
sait surtout  d'assurer  leur  placement  et  de  créer  entre  eux  et 
les  chefs  des  grands  étahlissements  indusiriels  des  liens  dura- 
hles  et  utiles.  <■<■  Sur  quatre-vingts  élèves  qui  sortent  annuelle- 
ment, disait  un  mémoire  explicatif,  quelques-uns  doivent  à 
la  protection  et  à  la  bienveillance  de  M.  l'inspecteur  général 
et  de  leurs  supérieurs  d  être  placés  convenahlement  aux  con- 
naissances qu'ils  ont  ac([uises;  les  autres  cherchent  en  vain 
des  emplois  (2) .  " 

Malgré  le  patronage  de  La  lîochefoucauld  ou  peut-être  à 
cause  de  lui,  la  société  ne  put  se  constituer.  Le  5  no- 
vembre 1822,  Delavau,  préfet  de  police,  refusa  son  autorisa- 
tion (3j.  Il  fallut  attendre  vingt  ans  pour  que  cette  association 
pût  se  former;  la  famille  La  lîochefoucauld  Tencouragea,  et 
elle  est  aujourd'hui  prospère. 

La  piété  des  élèves  envers  leur  bienfaiteur  ne  s  est  jamais 
démentie.  Depuis  le  6  octobre  I8()l,  sa  statue  s  élève  an 
milieu  de  son  village.  Louis  Poilleu,  l'am^ien  directeur  de  ses 
fabriques,  avait  laissé  400,000  francs  à  Ihospice  à  condition 
qu'un  monument  fût  érigé  à  son  ancien  patron  dans  1  église 
paroissiale.  L  évéché  ayant  refusé  l'autorisation,  on  choisit  la 
place  principiile  de  la  ville.  La  statue,  ouvre  de  1  élève  Main- 
dron  qui  avait  travaillé  avec  David  d'Angers,  avait  été  fondue 


(1)  Junius  Pki'.ot,  Notice  sur  La  RoclwfoticuHld-IÀanioial.  [E^xiriùlàxi  Bulletin 
adiiiinistnitif  (le  ta  Société  cl  ex  anciens  élèves  des  Ecoles  d'arts  et  métiers.^ 

(2)  Arch.  du  Conservatoire  îles  Arts  et  Métiers,  ii"  51.  Cette  note  manus- 
crite est  suivie  d  un  mémoire  (rArmonville,  ancien  élève  de  l'école.  11  retrace 
l'histoire  des  écoles  et  les  bienfaits  du  duc,  »  le  zélé  protecteur  et  le  père  de  tous 
ces  enfants  »  .  Quand  il  arrive  à  1814,  il  appelle  Napoléon  "  le  {jénie  infernal 
de  la  destruction  »  .    (Jetait  le  style  de  l'époque. 

(3)  /(/.  —  GtEirihU,  ouvrage  cité^  p.  253. 


412  LA    IIOCHEFOLCALLD-LIANCOURÏ 

à  Anpers  le  10  août  1861.  Les  sept  descendants  du  duc  assis- 
taient à  linauguration.  Le  vieux  Charles  Dupin  avait  alors 
quatre-vingt-quatorze  ans;  il  envoya  son  discours  :  il  rappela 
la  part  prise  par  Liancourt  à  la  diffusion  de  la  science  dans 
les  masses  populaires  :  u  Nous  Tavons  prié,  dit-il,  d'assister 
lui-même  en  plein  amphithéâtre  à  notre  séance  d'ouverture 
avec  ses  amis  les  plus  illustres,  c'est-à-dire  les  plus  bienfai- 
sants. " 

Le  maire  Chevallier  parla  des  souvenirs  des  habitants  : 
u  Vin.»t  ans  après  sa  mort,  son  souvenir  était  dans  tous  les 
cœurs,  son  image  dans  toutes  les  maisons;  il  était  la  divinité 
tutélalre,  le  génie  protecteur  du  foyer  domestique.  Les  vieil- 
lards racontaient  les  belles  actions,  les  nombreux  traits  de 
bienfaisance  dont  ils  avaient  été  les  témoins,  souvent  même 
les  intermédiaires.  Ils  pleuraient  en  pensant  à  leur  bon 
duc  (1) .  " 

Le  8  août  1880  fut  célébré  le  centenaire  de  la  fontkition 
des  Écoles;  des  inscriptions  furent  placées  à  1  entrée  de  la 
ferme  de  la  Faïencerie;  le  monument  fut  inauguré  le  l G  juil- 
let 1882  ;  c'est  un  obélisque  avec  les  armes  des  villes  de  Chà- 
lons,  d'Angers  et  d'Aix,  et  les  noms  des  villes  de  Liancourt, 
de  Compiègne  et  de  Beaupréau.  Juniiis  Térot,  alors  âgé  de 
quatre-vingts  ans,  célébra  la  mémoire  de  son  bienfaiteur  (2). 

Depuis  cent  ans,  le  progrés  de  l'enseignement  technique  a 
marché  de  pair  avec  le  développement  des  transports,  de 
l'éclairage,  de  l'électricité,  de  l'agriculture.  Aux  quatre 
écoles  de  Châlons,  d'Angers,  de  Lille  et  d  Aix,  complétées 
bientôt  par  celle  de  Paris  '3),  s'ajoutent  les  écoles  de  tissage, 
d  horlogerie,  de  teinture,  les  écoles  professionnelles  des  villes, 
des  départements  et  des  syndicats.  En  trente  ans,  le  budget 
des  écoles  techniques  s'est  élevé  de  150,000  francs  à  i  mil- 
lions et  demi;  le  nombre  des  élèves  est  de  13,275.  Les  pro- 

(1)   Le  Semeur  (le  fOisr,  (5  octobre  1860.  —  Lucis,  Moiiot/raftliir,  p.  26;i. 

(2;  Lrcis,  p.  273. 

(3)  Cette  école  doit  s'élever  boulevard  de  l'Hôpital;  elle  ne  recevra  que  des 
externes  et  comprendra  quatre  années  d'études.  (Le  Temps  du  12  septembre 
1902.) 


T,E   r.ONSERVATOir.E  4(3 

grammes  sont  j)liis  pratiques,  la  discipline  s'est  allégée  ;  parmi 
les  jeunes  gens  diplômés,  les  uns  complètent  leur  instruction 
dans  des  instituts  spéciaux,  d  autres  deviennent  mécaniciens 
de  la  flotte,  beaucoup  appliquent  dans  l'industrie  leurs  con- 
naissances en  dessin.  Pour  lutilisation  des  forces  naturelles, 
de  l'énergie  électrique  et  de  la  >  houille  blanche  >  ,  il  faudra 
(les  armées  de  mécaniciens,  de  fondeurs,  de  cliauffeurs, 
d'ajusteurs,  d'électriciens.  Liancourt  a  eu  le  pressentiment 
de  ce  que  pourrait  la  science  appliquée  pour  aider  au  protli- 
gieux  essor  du  travail  humain  :  de  la  modeste  ferme  de  la 
Faïencerie,  de  Compiégne  et  de  (Jhàlons,  sa  pensée  rayonne 
et,  continuée  par  ses  successeurs,  réalise  des  prodiges    1). 


Le  26  floréal  an  III  (10  octobre  1794),  la  Convention  ins- 
tallait le  Conservatoire  des  arts  et  métiers  dans  l'abbave  de 
8aint-Martin-aux-Champs,  malgré  Fabre  de  lAude,  qui 
i<  trouvait  le  local  beaucoup  trop  vaste  et  trop  précieux  "  . 
L'idée  remontait  à  Louis  XVI.  a  Cet  excellent  prince,  disait 
Liancourt  au  conseil  de  perfectionnement,  —  dont  les  rares 
vertus  et  les  grandes  qualités  eussent  été  plutôt  et  plus  géné- 
ralement reconnues  s'il  n'eût  toujours  cherché  à  les  cacher 
par  une  invincible  modestie,  —  avait  voulu  réunir  les  machines 
et  les  instruments  utiles  à  la  culture  et  à  la  propagation  des 
arts  (2) .  » 


1)  Liancourt  semait  l'importance  du  mouvement  scientifique.  En  avril  1819, 
il  félicitait  Charles  Dupin  tlu  discours  que  celui-ci  venait  de  prononcer  dans  la 
séance  des  quatre  .Vcadéiiiies  sur  «  l'influence  des  sciences  sur  Ihumanité  des 
peuples  B  ;  Dupin  avait  répondu  à  Fontanes.  «  Il  serait  plus  aisé,  dit  Liancourt, 
de  prouver  que  les  sciences  ont  plus  influé  que  les  lettres  sur  la  civili.'^ation 
générale...  les  pro(;rès  des  sciences  ont  laissé  de  nos  jours  bien  loin  ilerrirri;  eu.v 
ceux  des  lettres...  et  ne  sont  pas  à  leur  terme.  »  ^Lettre  coinmunicpiée  par  M.  le 
duc  de  La  Roche-Guyon.) 

[-)  Arch.  du  Conservatoire.  (Discours  du  10  juillet  1817.)  Délibérations  du 
Conseil  de  perfectionnement. 


41V  LA    HOC  HEF01CAI:T,D-LI  ACCOURT 

Dès  1782,  Yaucanson  avait  laissé  à  l'État  sa  collection  de 
machines.  A  sa  rentrée  en  France,  La  Piochefoucauld  retrou- 
vait au  Conservatoire  son  ami,  le  citoyen  Molard.  Nommé 
administrateur  le  12  thermidor  an  IV,  Molard  avait  créé  une 
petite  école  où  les  jeunes  gens  apprenaient  le  dessin,  «  ce 
sixième  sens  de  l'ouvrier  "  ,  et  la  géométrie  élémentaire. 
En  18 14,  l'inspection  de  Liancourt  s'étendit  au  Conserva- 
toire. 

11  dut  intervenir  pour  défendre  l'œuvre  de  Grégoire.  On  en 
contestait  l'utilité;  les  familles  des  anciens  propriétaires  vou- 
laient reprendre  les  objets  déposés  dans  les  collections.  Le 
€uré  de  Saint-Nicolas-des-Champs  cherchait  à  installer  dans 
le  choHir  une  école  de  quatre  cents  enfants.  Liancourt  pro- 
testa, (i  Le  chœur  était  occupé  par  des  machines  de  grand 
volume,  telles  que  chariots,  machines  à  couper  de  la  paille, 
aérostats.  "  Le  ministre  fut  convaincu  :  "  Le  prétendu 
évéque  de  (jhàlons  en  fut  pour  ses  prétentions  (  I  j.  » 

Le  conseil  de  perfectionnement  fut  réorganisé  le 
IG  avril  1817.  Liancourt  fut  désigné  pour  le  présider  :  Chris- 
tian était  directeur  et  Molard,  sous-directeur.  Ce  fut  un 
président  modèle;  il  ne  manquait  pas  une  séance.  Après  la 
disgrâce  de  182:i,  Delessert  n'accepta  que  le  titre  de  prési- 
dent provisoire  (2).  Dès  le  début,  La  Rochefoucauld  insistait 
sur  la  nécessité  ^  d'un  catalogue  méthodique  qui  joignit  à 
l'avantage  de  mettre  à  la  connaissance  du  public  les  richesses 
du  Conservatoire,  celui  de  pouvoir  servir  de  guide,  d'indica- 
teur aux  artistes,  aux  ouvriers...  "  »  La  première  partie  du 
catalogue  des  machines  est  déjà  publiée  en  1817:  les 
autres  suivent;  les  directeurs  dressent  des  inventaires  exacts 
non    seulement    des    machines,    mais   des    plans,    des    des- 

(1)  Lettre  autographe  du   18  janvier  1815.  (^Arcli.  du  Conservatoire.) 

(2)  Le  rp{;istre  manuscrit  des  séances  du  conseil  commence  le  10  juillet  1817  : 
le  29  janvier  1822,  lirnsque  interruption.  Les  séances  reprennent  en  1828,  après 
i'ordonnance  du  23  août  qui  reconnaît  que  les  dispositions  des  ordonnances  de.-* 
25  novembre  1819  et  22  mars  1820  sont  devenues  inexécutables  par  la  suppres- 
sion de  rins|)ection  {jénérale  et  »  par  diverses  circonstances  "  .  Le  registre  va  jus- 
<pj'an  26  mai  1S48.  j^^Arch.  du  Conservatoire.) 


I.E   CONSERVATOIRE  415 

sins,  des  mémoires  manuscrits,  des  livres,  des  maj^asins.  (1)" 
La  Rochefoucauld  s  occupait  des  détails,  surveillait  les 
devis  des  travaux  nouveaux  :  il  cherchait  surtout  à  organiser 
dos  cours  publics  de  sciences  appliquées  aux  arts  et  à  l'indus- 
trie. Une  ordonnance  du  25  avril  1819  créait  Fcnsei^Tnement 
secondaire  industriel.  Pendant  et  après  la  Révolution,  il  s'était 
réfugié  dans  quelques  établissements  privés  tels  que  le  Lycée 
ou  l'Athénée.  La  fondation  des  trois  premières  chaires  marque 
une  renaissance  ou  plutôt  une  naissance  :  Charles  Dupin  ensei- 
o^nait  la  géométrie  et  la  mécanique,  Clément  Desormes  la 
chimie,  J.-H.  Sav  l'économie  industrielle    2). 

Une  ordonnance  du  15  décembre  1819  groupait  autour  du 
duc,  dans  le  conseil  de  perfectionnement  reconstitué,  des 
membres  de  l'Académie  des  sciences,  Berthollet,  Chaptal, 
Mirbel,  Gay-Lussac,  Arago  ;  des  économistes,  de  grands 
industriels,  Ternaux,  Darcet,  l'élève  de  Vauquelin,  Scipion 
Perier,  Widmer,  de  Jouy,  neveu  d'Oberkampf.  Le  dévelop- 
pement fut  rapide.  Cinq  ans  après,  six  cents  auditeurs,  chefs 
d'atelier,  artistes,  ouvriers,  se  pressaient  au  cours  de  Dupin; 
le  duc  y  assistait  fréquemment.  «  Le  Collège  de  France  de 
l'agriculture,  du  commerce  et  de  l'industrie  était  fondé  (3).  » 
Le  succès  fut  tel  qu'il  effraya  le  ministère  Corbière- Villèle. 
Le  cabinet  se  défiait  de  la  science,  comme  des  lettres,  comme 
de  l'Académie.  Tout  ce  qui  pensait  était  dans  l'opposition. 
Jamais  on  ne  vit  se  former  a  contre  un  gouvernement  pareille 
coalition  des  intelligences  "  .  En  182  4  et  en  1825,  le  Conser- 
vatoire fut  surveillé  comme  un  nid  de  factieux  par  la  police 
de  Delavau  (A),   a  Le  cours  de  Dupin,  disent  les  rapports  de 


(1)   Discours  du  président.  10  juillet  1817.  ^Arcli.  du  Conservatoire.) 
2)   Clément  Desormes  fut  titulaire  de  la  chaire  de  chimie  appliquée  aux  arts, 
jusqu'à  1841;  il  fut  remplacé   par   Péligot;   Ch.    Dupin  eut,  en   1873,  Laussedat 
pour  successeur;  Jean-Baptiste  Say  occupa  sa  chaire  jusqu'en  1832;  après  lui,  vint 
J.-B.  Bianqui. 

(3)  Pompée,  Rapport  à  l'Exposition  de  1867,  classe  8i)-î)0.  t.  XIII,  p.  307.  — 
HcGUET,   Notice  historiiiue,    revue  par  Levasseur. 

(4)  Arch.  nat..  F',  6965.  n"  12391.    Rapports  de  police  des  26  et  27  octohre, 
15,  17,  28  décembre  1824;  14  janvier,  13,  14,  19  mars  et  29  octobre  1825.  En 


I 


41G  LA    ROCHEFOCCAULD-LIANCOURT 

police,  est  fréquenté  par  des  personnes  dont  les  opinions 
sont  très  mauvaises,  qui  n\  vont  pas  dans  le  but  de  s  ins- 
truire. Parmi  les  deux  mille  auditeurs,  on  compte  beaucoup 
déjeunes  gens  appartenant  aux  manufactures,  des  étudiants 
et  aussi  quelques  personnes  qui  semblent  appartenir  à  la 
haute  classe  de  la  société.  »  Au  cours  de  J.-B.  Say,  les  audi- 
teurs forment  des  .«roupes  "  qui  peuvent  fournir  à  la  malveil- 
lance l'occasion  d'y  semer  les  germes  d'un  mauvais  esprit  ^'  . 
On  y  prêche  »  des  maximes  aussi  antimonarchiques  qu  irré- 
ligieuses... il  y  a  des  insinuations  perfides  contre  la  famille 
royale...  »  En  1825,  ce  sont  <i  de  vrais  conciliabules  tenus 
par  les  révolutionnaires  habitués  des  cabinets  littéraires  les 
plus  démagogues...  A  la  faveur  des  ténèbres,  les  individus  les 
plus  mal  famés,  les  intrigants  de  toute  espèce  s'assemblent  de 
tous  les  coins  de  Paris  sous  divers  déguisements  et  s'érigent 
en  orateurs...  On  v  raconte  qu  un  roi  n  est  le  plus  souvent 
qu'un  homme  ignorant  et  injuste  dont  on  a  toujours  quatre- 
vingt-dix-neuf  coups  à  redouter...  La  loi  en  faveur  des 
émigrés,  que  l'on  ne  désigne  que  sous  le  nom  de  la  caste  nobi- 
liaire, est  représentée  comme  illégale  et  prédisant  le  retour 
des  anciens  privilèges  ;  on  attire  les  ouvriers  dans  les  cafés, 
on  annonce  le  rétablissement  des  maîtrises  et  des  jurandes  "  . 
Les  professeurs  ne  valent  pas  mieux  que  leurs  auditeurs,  "  ils 
trouAcnt  toujours  moyen  de  glisser  dans  leurs  leçons  des  cen- 
sures sur  quelques-unes  de  nos  institutions  et  sur  certaines 
mesures  adoptées  par  le  gouvernement  "  .  En  mars  1825, 
"  les  propos  deviennent  tous  les  jours  plus  hostiles:  les  décla- 
mations contre  les  prêtres,  les  nobles,  les  émigrés,  les  minis- 
tres, s'enveniment  "  .  Pourtant,  les  cours  sont  maintenus  sans 
interruption. 

Du  Conseil   de  perfectionnement  sortit  lidéc  des  exposi- 
tions périodiques  :  c'était,   écrit  La   Rochefoucauld  au  sous- 

1828,  les  dispositions  sont  clianj'ées;  Charles  Dupin  fait  un  voyage  d'ôtude  dans  les 
Hautes-Pyrénées.  Ordre  au  préfet  de  lui  fournir  tous  les  renseignements  néces- 
saires. INous  soiiinies  depuis  le  5  janvier  sous  le  ministère  Martignac. 


LES    EXPOSITIONS  417 

secrétaire  d'Etat  de  1  Intérieur,  »  un  moyen  d'activer  et 
d'étendre  1  industrie  "  .  Il  y  en  avait  eu  quatre  :  celle  de 
lan  Yl,  orjjanisée  par  François  de  Neufcliùteau  ;  celles  de 
l  an  IX  et  de  l'an  X  organisées  par  Ghaptal,  qui  avaient  respec- 
tivement coûté  71,658  francs  et  27I,i)22  francs;  Champagny 
avait  j)résidé  celle  de  I80G,  dont  les  frais  n'avaient  été  que 
de  30,000  francs.  Dccazes  et  Liancourt  préparèrent  celle  de 
1819. 

On  n'était  d'accord  ni  sur  l'emplacement  ni  sur  la  pério- 
dicité :  les  uns  proposaient  la  place  Louis  XV,  d'autres  la 
cour  du  Louvre,  puis  le  palais  de  la  Bourse.  Les  uns  voulaient 
une  exposition  annuelle,  les  autres  un  intervalle  de  quatre 
années.  Une  ordonnance  du  l'.i  janvier  fixa  l'ouverture  au 
mois  de  septembre  et  décida  que  les  expositions  seraient 
périodiques,  à  des  intervalles  n'excédant  pas  quatre  années. 
La  Rochefoucauld  s  était  chargé  du  travail  préparatoire;  il  fut 
nommé  président  du  jury  central  avec  Berthollet,  Bréguet, 
Brongniart,  Gérard,  Héron  de  Villefosse,  Ternaux,  Arago,  et 
Mérimée  pour  secrétaire  (1). 

Le  25  septembre  1819,  l'Exposition  fut  ouverte  au  Louvre 
par  le  roi.  La  Rochefoucauld  célébra  »  lalliance  de  1  industrie 
du  peuple  avec  la  grandeur  et  la  majesté  du  trône. . . ,  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  peinture  et  des  produits  des  arts  industriels..., 
le  progrès  des  sciences  exactes  et  des  nouvelles  découvertes  en 
physique,  en  chimie  et  en  mécanique...  »  Ce  ne  fut  pas 
le  discours  d'un  courtisan  :  il  fit  l'éloge  de  »  la  législation 
fondée  sur  les  principes  de  la  raison,  de  la  justice  et  de  l'ad- 
ministration qui,  pendant  vingt-cinq  ans,  avait  donné  à  la 
France  les  industries  qui  lui  manquaient  '  .  Louis  XVIII 
répondit  avec  bonhomie  :  «  Dés  mon  enfance,  j'étais  jaloux 
de  la  prospérité  dont  Tindustriejouissait  chez  quelques  nations 
voisines  :  il  était  réservé  à  ma  vieillesse  de  voir  l'indus- 
trie française  s'élever  au  plus  haut  degré  de  gloire...  Dites 
à    mes    fidèles    fabricants    qu'ils   peuvent    toujours   compter 

(1)  Procès-verbaux  des  séances  du  conseil  des  27  août,  10,  14  di'cendjre  1818, 
des  7  janvier  (Ghaptal  y  assiste),  cl  10  janvier  1819.  (Arch.   du   Conservatoire.) 

27 


418  T.A    ROGHEFODCAULD-I-IANCOLUT 

sur  moi  comme  je  compterai  toujours  sur  eux  (1).  " 
Il  y  eut,  suivant  T usage,  des  médailles  d'or,  d'argfent,  de 
bronze,  des  mentions  et  des  citations.  Ternaux  et  Oberkampf 
furent  créés  barons.  Le  vieux  président  s'était  mis  hors  con- 
cours; il  ne  réclama  aucune  récompense  pour  ses  fabriques; 
la  carderie  de  Liancourt  avait  obtenu  des  médailles  de 
bronze  aux  Expositions  de  l'an  X  et  de  ISOfi;  le  jury  déclara 
«  qu'elle  méritait  toujours  ces  distinctions»  .Les  porcelaines  de 
Sèvres,  les  faïences  de  Sarreguemines,  les  cristaux  de  Bac- 
carat, les  toiles  peintes  d'Alsace,  furent  admirés;  la  France 
affirma  la  supériorité  de  son  goût  (2) . 

L'École  de  Châlons  avait  exposé  des  produits  d'ébénisterie, 
de  serrurerie  et  de  mécanique,  notamment  une  pompe  à  feu 
avec  fourneau  et  une  machine  de  Wolf.  Sept  élèves  vinrent 
visiter  l'exposition  en  détail.    "  Les  disciples  qu'elle  forme, 
disait  le   rapporteur  Costaz,   répandent  la  connaissance   des 
meilleures  pratiques  des  arts  et  deviennent  très  utiles  à  l'in- 
dustrie nationale.  "  Sur  les  deux  médailles  d'or  attribuées  à 
la  section  des  arts  mécaniques,  l'École  en  obtint  une;  l'autre 
fut  décernée  à  Jacquart  qui   n'avait  eu  qu'une  médaille  de 
bronze   à  l'Exposition  de  l'an  X.    Liancourt  fut  glorieux  de 
cette  récompense  ex  œquo.    "  Ces  mots   :   École  de  Chàlons, 
disait-il,  non  sans  emphase,  se  joignent  toujours  à  ce  que  j'ai 
encore  d'heureux  moments  au  couchant  de  ma  carrière;  je 
les  ai  moi-même  entendus  retentir  dans  les  vastes  salons  du 
Louvre  et  des  Tuileries  et  c'est  dans  une  circonstance   éter- 
nellement   mémorable.    Que    n'avez-vous    pu    être   toujours 
comme  moi  les  témoins  de  ces  spectacles  imposants,  où  tous 
les  produits  de  nos  manufactures,  de  nos  métiers  et  de  nos 
arts   étaient   réunis  dans  le   plus  beau  palais  de  la  terre  et 
l'éclipsaient   en   magnificence;  où   ces  produits  étalaient  en 
même  temps  à  nos  regards  étonnés  une  telle  masse  de  richesses 

(1)  Bibl.  nat.,  L'V8,  ;îi25,  pi.-cc. 

(2)  Rapport  (lu  jury  central  sur  les  produits  de  l'industrie  française,  par 
L.  Costaz,  membre  de  l'InstiUir  d'Egypte  et  rapporteur  tin  jury  central.  Pans, 
Imprimerie  royale,  1819.  (Bilil    du  ministère  du  commerce,  81' ,  437.) 


I 


LES    CONSEILS    TECIlMOnES  419 

que  jamais  l'œil  de  1  homme  n'avait  rien  vn  de  semblable,  et 
de  tels  miracles  d'éléj;ance,  de  bon  goût  et  de  perfection  de 
travail,  que  cette  Exposition  pouvait  défier  et  toutes  les  nations 
actuelles  de  la  terre  et  tout  ce  que  l'histoire  et  la  fable  réunies 
ont  pu  rapporter  de  richesses  ponqienses  de  quelques  empires 
de  rOrient...  (1)  » 

La  seconde  Exposition  eut  lieu  en  1823.  Ce  fut  cette  fois 
le  duc  de  Doudeauville,  qui  présida  le  jury.  Liancourt  ne  fut 
même  pas  appelé  à  y  siéger. 

Tout  se  tient  dans  le  développement  industriel  d'un  ^'irand 
pays,  il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  former  des  ingénieurs, 
il  fallait  suivre  de  près  le  mouvement  commercial. 

Liancourt  s'était,  dés  le  début,  intéressé  à  la  Société  d  en- 
couragement pour  l'industrie  nationale.  Le  9  brumaire  an  X 
(1"  novembre  IHOlj,  quelques  savants,  dont  Chaptal,  Monge, 
Bertliollet,  Ternaux,  Fourcroy,  s'étaient  réunis  dans  le  salon 
de  François  Delessert  pour  fonder  une  association  sur  le 
modèle  de  celle  qui,  à  Londres,  encourageait  les  arts,  les 
manufactures  et  le  commerce.  Bonaparte,  premier  consul, 
avait  souscrit  pour  cinq  parts  ;  Chaptal  la  présida  pendant 
trente  et  un  ans:  de  Gérando  fut  secrétaire  général  pendant 
quarante-deux  ans.  Il  y  avait  cinq  commissions  :  fonds,  arts 
mécaniques,  arts  chimiques,  agriculture,  commerce  et  arts 
économiques.  C'est  dans  ce  dernier  comité  que  siégeait  Lian- 
court avec  Chaptal,  Perier,  lluzard  et  Lasteyrie.  Il  fut  cen- 
seur de  1817  à  1827;  il  y  suivait  le  prog^rès  des  arts  mécani- 
ques. En  1825,  il  présentait  à  ses  collègues  le  devis  du  pont 
suspendu  de  Liancourt;  ce  pont  lui  avait  coûté  1,400  francs; 
construit  en  bois,  il  serait  revenu  à  5,000  francs  (2). 

Liancourt  fit  aussi  partie  pendant  treize  ans  du  Conseil  des 
fabriques  et  manufactures  établi  le  2(5  juin  1810,  et  composé 

(1)    Discours    manuscrit.      Ardi.    ilc   l'Ecole   de   Chàlons.)  Ce  discours,    dont 
nous  avons  vu  le  lirouillon,  n'a  peut-être  jamais  été  |>rononcé. 

2)   Arch.  de  la  Société,    i>ullelin  n"  248,   février  1815.    Après   Chaptal,  Tlié- 
nard,  Duiuas,  Becquerel,  llaton  de  la  Goupillière  présidèreut  la  Société. 


420  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

de  soixante  représentants  de  tous  les  genres  d'industrie 
nommés  par  le  ministre  de  l'Intérieur  :  manufacturiers,  com- 
merçants, hommesd'affaires,  LaRochefoucauldétaitunassidu. 
Interrompues  du  16  mars  au  2  décembre  1815,  les  séances 
reprirent  assez  régulièrement  le  5  janvier  1815  :  il  avait  été 
nommé  vice-président.  On  discutait  les  questions  de  tarifs  de 
douanes,  de  marques  de  fabrique  ;  on  préparait  des  projets 
de  loi  sur  les  conseils  de  prud'hommes,  sur  la  propriété  indus- 
trielle; on  s'occupait  de  la  répression  de  la  fraude  aux  fron- 
tières et  des  moyens  d'empêcher  la  contrefaçon. 

Le  23  août  1819,  le  Conseil  fut  réorganisé  sous  la  prési- 
dence du  ministre  de  l'intérieur.  La  Rochefoucauld  présida 
plusieurs  fois  les  séances.  Les  débats  portaient  sur  les  moyens 
d'étendre  la  consommation  des  produits  industriels,  sur  les 
tarifs  des  cotons,  sur  la  restitution  des  droits  à  la  sortie.  Le 
24  juillet  1823,  le  vice-président  donnait  lecture  d'une  lettre 
de  M.  de  Castelbajac,  conseiller  d'Etat,  notifiant  la  révoca- 
tion du  duc  (1).  Mention  de  cette  lettre  fut  insérée  au  pro- 
cès-verbal; c'était  peu  pour  le  départ  d  un  ancien  prési- 
dent. Le  Conseil  des  manufactures  tenait  prudemment  à 
éviter  les  manifestations  et  se  renfermait  dans  ses  attribu- 
tions. 

(i)  Arch.  nat.,  F*'",  194  à  197.  Il  y  a  trois  registres  :  le  premier  va  du 
24  août  1810  au  6  novembre  1816;  le  deuxième,  du  16  janvier  1817  au  17  dé- 
ceuibrc  1818;  le  troisième,  du  7  janvier  1819  au  27  septemlire  1821.  Les  noms 
des  grands  manufacturiers  de  l'époque  se  retrouvent  dans  les  procès-verbaux  : 
Aul)ertot,  Darcet,  de  Cretot,  Salleron,  Schlumberger,  d'Ocagne,  Feray,  etc. 


1 


CHAPITRE   X 

LES    ŒUVRES    fsuitej 

ASSISTANCE     ENSEIGNEMENT     PRÉVOYANCE 

(1815-1823) 


I.  —  Le  mouvement  social  sous  la  Restauration.  —  Le  rôle  de  Liancourt.  — Les 
nobles,  les  savants,  les  producteurs,  les  moralistes. 

n.  —  Le  conseil  général  des  hôpitaux  de  1815.  —  Le  compte  moral  ;  l'adminis- 
tration quotidienne;  le  concours  de  l'internat;  la  profession  médicale;  la  bou- 
lanjjerie  des  hospices;  le  pain  des  prisons.  —  Les  enfants  trouvés;  suppression 
des  meneurs. 

IH.  —  L'enseignement  populaire.  —  Carnot  et  ses  collaborateurs.  —  Liancourt 
traduit  l'ouvrage  de  Lancaster  sur  l'enseignement  mutuel.  —  L'école  d'essai  de 
la  rue  Jean-de-Beauvais.  —  La  Société  pour  l'instruction  élémentaire. 

IV.  —  L'enseignement  populaire  [suite).  —  Opposition  des  ultras.  —  L'école  de 
la  Halle  aux  Draps;  Liancourt  président  de  la  Société  élémentaire.  —  Les 
écoles  de  sa  commune.  —  L'enseignement  civique  selon  la  Charte.  —  La  pro- 
pagande par  l'almanach    —  Le  Bonheur  du  peuple. 

V.  —  La  caisse  d'épargne  et  de  prévoyance  de  Paris.  —  Les  œuvres  de  pré- 
voyance anglaises  et  allemandes.  —  La  caisse  d'épargne  de  1818;  rapports 
annuels;  l'ouvrier  propriétaire;  force  de  l'esprit  d'association.  —  Propagande 
populaire. —  Alexandre  et  Benoît. —  Entretien  d'un  curé  avec  ses  paroissiens. 


Les  douze  dernières  années  de  Liancourt  sont  les  mieux 
remplies  de  sa  longfue  carrière  :  il  exerce  en  dehors  et  au- 
dessus  des  partis  une  magistrature  originale  que  personne  ne 
lui  dispute,  celle  du  bien  public.  Il  est  le  Franklin  de  la  Res- 
tauration; amis  ou  adversaires  lui  confèrent  une  sorte  de 
dignité  nouvelle,  de  dictature  incontestée,  celle  de  la  charité  : 
sa  mission  pendant  la  Révolution,  son  exil,  ses  voyages,  ses 


422  I,A    ROCHEFOLCAUJ.D-J.IA^COUUT 

expériences  industrielles  et  agricoles,  son  âge,  sa  naissance, 
sa  fortune,  son  crédit,  lui  donnent  les  connaissances  et  l'au- 
torité nécessaires  pour  mener  la  lutte  avec  une  opiniâtre  per- 
sévérance contre  tous  les  fléaux  sociaux,  la  maladie,  la  misère, 
l'ignorance,  le  vice,  Fintolérance,  la  dégradation  physique  ou 
morale  de  ses  semblables. 

Cette  lutte,  il  n'est  pas  le  seul  à  1  entreprendre  et  à  la  sou- 
tenir, mais  il  en  est  le  champion  le  plus  illustre  :  assistance, 
hygiène,  enseignement  populaire,  enseignement  technique, 
prévoyance,  prophylaxie  pénitentiaire,  propagande  morale, 
partout  se  retrouvent  des  traces  durables  de  son  labeur. 

Rœderer,  dans  un  portrait  malveillant,  parle  de  lui  comme 
d'un  brouillon  <i  qui  voulait  avoir  de  l'importance,  se  mêlait 
de  tout  et  était  président  partout...  Mais,  dit-il,  il  était  sans 
préjugés,  il  avait  une  raison  solide  et  éclairée...  Il  aimait  la 
liberté  en  tout;  personne  ne  la  demanda  plus  entière,  ne  sut 
mieux  l'établir  :  liberté  dans  l'impôt,  dans  le  commerce, 
dans  la  Constitution;  liberté  de  la  presse,  liberté  de  reli- 
gion... (Il  !)  .  Sous  cette  plume  acérée,  Téloge  n'est  point 
banal  et  fait  aisément  excuser  linnocente  manie  des  prési- 
dences. 

Par  sa  naissance,  Liancourt  était  issu  de  l'aristocratie;  par 
ses  amitiés  de  89,  il  était  allié  aux  libéraux  et  se  rapprochait 
des  doctrinaires  :  ses  goûts  et  son  métier  l'avaient  mis  en  con- 
tact avec  les  philanthropes  professionnels,  les  médecins,  les 
savants,  les  industriels  et  les  agriculteurs.  Dès  cette  époque, 
dans  une  France  que  dominait  le  sentiment  de  l'égalité,  où 
s'abaissaient  insensiblement  les  cloisons  entre  les  classes,  tous 
ces  mondes  se  coudoyaient  et  se  pénétraient.  D'un  peu  par- 


(1)  RoF.DEnKR,  OEiivres  puMiées  par  son  hls,  1854,  III,  p.  175  et  suiv.  Le  parti 
pris  de  Rœderer  éclate  (|uand  il  représente  la  maison  de  Liancouit  «  comme  un 
rendez-vous  d'intrigants  et  son  nom  comme  un  manteau  d'intrigues;  il  était 
comme  les  moyeux  dorés  <|ui,  sans  se  tacher,  roulent  des  jantes  dans  la  boue  "  . 
Rœderer  ne  donne  aiu-une  preuve  do  ces  alléjjations.  Son  imagination  lui  dicte  des 
anecdotes  comme  celle-ci  démentie  par  l'iiistoire  :  "  Liancourt  souffrait  encore, 
depuis  l'abolition  des  titres,  qu'on  l'apiiolàt  monsieur  le  duc  :  il  s'apercevait 
moins  qu'un  autre,  dans  le  temps  des  titres,  qu'on  ne  l'appelât  que  monsieur.  » 


ASSISTANCE   —    KN  S  KIG  N  KMENT   —    PUEVOYANCE      V2;i 

lout  siir^jissalent  tics  hommes  de  bonne  volonté  (jui,  fatigués 
(le  la  gloire  des  armes,  se  tournaient  vers  l'action  pacifique. 
Les  survivants  de  la  noblesse  de  la  Constituante,  \  Ictimes 
volontaires  de  la  nuit  du  i  août,  reprenaient  leur  rêve  inter- 
lompu  de  monarchie  démocratique.  A  côté  d'eux,  des  fonc- 
tionnaires formés  à  l'administration  dans  le  Conseil  d  État  ou 
dans  les  préfectures  impériales;  des  savants  comme  Guvier, 
préoccupés  d  instruire  le  peuple;  des  moralistes  comme  de 
Gérando  et  Laborde  voulant  lui  apprendre  à  penser  et  à  se 
faire  une  conscience.  Il  y  avait  aussi  le  groupe  grandissant 
des  producteurs,  des  industriels,  des  banquiers,  des  agro- 
nomes. Ces  grands  bourgeois  étaient  devenus  '  par  la  Restau- 
ration et  malgré  elle  "  les  chefs  de  la  nation  laborieuse.  "  De 
1815  à  18:25,  les  fortunes  j)articulières  s  accrurent  avec  une 
étonnante  rapidité,  le  crédit  se  perfectionna  et  la  richesse 
générale  profita  de  l'enrichissement  des  nouveaux  privilégiés. 
u  De  toutes  les  passions  des  Français,  lisait-on  dans  un  des 
premiers  Cahiers  de  Saint-Simon,  il  ne  leur  en  reste  que 
deux  :  la  liberté  et  l'industrie.  »  Plus  la  Restauration,  pour- 
suivant sa  chimère  «  de  recomposition  sociale  sans  concur- 
rence (1)  ",  les  rejetait  dans  l'opposition,  plus  l'opinion 
joyeuse  et  confiante  facilitait  leur  ascension,  jusqu'au  moment 
où,  en  trois  jours,  le  peuple  de  Paris  leur  permit,  en  18;î0, 
de  replâtrer  la  monarchie. 

Derrière  eux,  à  côté  d'eux,  toute  une  jeunesse  vivace  et 
ambitieuse  se  passionnait  pour  la  tribune  et  pour  la  presse, 
s  entliousiasmait  pour  le  généi'al  Foy  et  pour  Paul-Louis 
Courier,  et  menait  la  bataille  contre  la  Congrégation  en  chan- 
tant les  refrains  de  Déranger.  Ainsi  dans  les  bureaux  du 
Constitutionnel,  dans  les  séances  des  sociétés  littéraires  et  cha- 
ritables, parfois  dans  les  loges  maçonniques,  les  futurs 
ministres  du  régime  de  Juillet  se  j)réparaient  au  pouvoir. 

Ces  couches  sociales  entremêlées  fournirent  à  Liancourt 
dos  collaborateurs  et  des  associés.  Avec  les  uns,  il  assainit  les 

(1)    Charles  de  RÉmusat,  Notier  sur  Casimir  Pcrier. 


424  LA    ROCHEFOUCAUI.D-LIANCOIJRT 

hôpitaux  et  propagea  la  vaccine  ;  avec  les  autres,  il  vulgarisa 
les  écoles  mutuelles  et  l'enseignement  du  peuple  :  ceux-ci  le 
secondèrent  dans  l'organisation  de  l'enseignement  technique 
et  des  premières  Expositions;  ceux-là  appliquèrent  ses  idées 
de  prévovance  sociale  dans  les  Caisses  d'épargne.  La  Société 
de  morale  chrétienne  fut  le  rendez-vous  commun  de  tous  ceux 
qui  cherchaient  dans  une  religion  épurée  un  instrument  de 
moralité  sociale  en  même  temps  qu'une  garantie  contre  les 
retours  du  fanatisme. 

Comités  publics  et  comités  privés:  conseils  des  hôpitaux, 
de  la  vaccine,  des  arts  et  manufactures,  du  Conservatoire, 
d'agriculture,  des  prisons,  de  la  Caisse  d'épargne  de  Paris; 
sociétés  d'instruction  élémentaire,  d'encouragementà  l'indus- 
trie nationale:  sociétés  philanthropiques...  on  s'expliquerait 
mal  chez  un  septuagénaire  un  pareil  miracle  d'activité  si  l'on 
ne  connaissait  son  désir  inassouvi  d'apporter  aux  humbles  et 
aux  souffrants  un  peu  de  justice  et  de  joie.  L'homme  le  plus 
heureux,  c'était  sa  maxime  favorite,  est  celui  qui  fait  le  bon- 
heur d'un  plus  grand  nombre  d'autres. 


II 


Le  13  pluviôse  an  IX,  Liancourt  avait  été  nommé  membre 
du  Conseil  général  d'administration  des  hôpitaux  de  Paris.  Il 
n'y  siégea  pas  avant  I8I4,  sans  qu'on  puisse  démêler  les  rai- 
sons de  son  abstention.  De  1814  à  1823,  il  fut  un  des  plus 
assidus. 

Les  comptes  rendus  ne  sont  pas  signés;  à  notre  avis,  ils 
sont  le  plus  souvent  de  sa  main  fl).   Quand  il  ne  les  rédige 

(1)  Le  fonds  Huzard  BibL  «le  l'Institut,  H.  R.,  5^  est  intitulé  :  «  Pièces  déta- 
fhées,  publiées  séparément  par  l'Institut  ou  par  ses  membres.  »  Le  tome  IX  ren- 
ferme les  comptes  moraux  et  administratifs  du  Conseil  {général  des  hôpitaux  de 
1815  à  1819;  il  est  imprimé  cbez  .Mme  Iluzard,  imprimeur  des  hospices  civils, 
rue  de  l'Éperon;  à  la  table  se  trouve   la   mention   manuscrite  suivante  :    «  Toutes 


ASSISTANCE  —  ENSEIGÎNEMKNT   —   PREVOYANCE      V25 

pas,  il  les  inspire.  Ce  ne  sont  plus  les  exposés  à  larjje  envolée 
du  président  du  Comité  de  mendicité;  le  temps  des  vastes 
constructions  est  passé;  il  s'a^jit  d  aménager  le  mieux  possible 
les  abris  qui  ont  subsisté. 

Au  lendemain  des  désastres  de  1814  et  de  1815,  le  Conseil 
général  poursuit  une  œuvre  de  réparation  et  de  simplification. 
Il  faut  tout  remettre  en  ordre,  refaire  la  comptabilité,  trouver 
des  ressources,  équilibrer  le  budget  de  l'Assistance  publique 
parisienne.  En  1816,  Liancourt  fait  décider  que  chaque  con- 
seiller présentera  chaque  année,  en  avril,  un  compte  sommaire 
des  établissements  confiés  à  sa  surveillance.  C'est  à  l'aide  de 
ces  comptes  moraux  que  sera  rédigé  le  compte  général.  Il 
comprendra  le  mouvement  des  malades  par  établissement,  la 
durée  de  leur  séjour,  les  dépenses  comparées  avec  celles  de 
l'année  précédente,  les  améliorations  réalisées  et  les  amélio- 
rations désirables.  C  est  Liancourt  qui  rédige  sur  ce  modèle  le 
rapport  général  de  1815  (1).  En  181(3,  il  y  joint  l'indication 

les  pièces  de  ce  volume  sojit  île  M.  de  La  Rochefoucauld,  duc  de  Liancourt,  l'un 
des  administrateurs  p,énéraux  des  hospices  et  correspondant  de  l'Institut  de 
France,  Académie  rovale  des  sciences.  " 

Le  t.  X,  supplément  (H.  R.,  5  comprend  les  comptes  moraux  et  adminis- 
tr.Ttifs  de  1819,  1820.  1821,  1822.  En  tète  de  la  table  se  trouve  la  mention 
manuscrite  suivante  :  "  Toutes  les  pièces  de  ce  volume  sont  aussi  de  M.  le  duc 
de  La  KoL-liefoucauhl,  duc  de  Liancourt  «  ;  méuie  mention  en  tète  du  compte 
rendu  de  1820 

L'ne  délibération  du  Conseil  {»énéral  des  bo5|)ices  du  5  février  1823  ^Arch. 
de  l'Assistance  publique  porte  (|ue,  «  pour  cette  année  1823,  M.  le  duc  de 
1-a  Rochefoucauld,  charjjéde  la  rédaction  du  compte  moral,  appelle  l'attention  sur 
diverses  f|uestion8,  notamment  sur  rétablissement  des  quartiers  séparés  dans  les 
hospices  de  Ricètre  et  de  la  Salpètrière  pour  y  placer  les  enfants  atteints  d'alié- 
nation mentale  ».  M.  Léon  Lallemand,  correspondant  de  I  Institut,  dont  la  corn- 
|îétence  est  connue,  affirme  que  ces  rapports  (au  moins  ceux  de  1814)  seraient  de 
l'astoret.  Gaétan  {Biographie,  p.  65)  met  en  note:  "  Rapports  rédigés  par  M.  le 
marquis  de  Pastoret.  »  Nous  croyons  à  cette  affirmation  pouvoir  opposer  le  triple 
témoijjnajre  de  Huzard,  parent  de  l'imprimeur  et  collectionneur  patient  des 
ouvraj^es  de  ses  collègues;  son  exactitude  et  sa  véracité  peuvent  être  difficilement 
contestées.  Aucun  dimte  n'est  possible  en  ce  qui  touche  le  rapport  de  1823 
dont  Liancourt  fut  authentiquement  chargé. 

;_1)  Fond.s  Huzard,  t.  IX.  —  Résume  des  comptes  moraux  et  administratifs  des 
hôpitaux  et  hos-pices  de  Paris  et  des  divers  établi<:::ements  de  charité  et  d'adminis- 
tration qui  en  dépendent,  p.  7.  Une  note  de  la  main  de  Liancourt  du  31  jan- 
vier 1816  Arch.  de  l'Assistance  publique)  porte  "  que  dans  les  di\  premières 
semaines   de   chaque  année    les  membres   de  l'administration  des    hospices  ren- 


426  LA    ROCHEFODr.AUI-D-T,IA^'COr?,T 

des  maladies,  les  professions  et  âges  des  malades,  le  relevé 
des  admissions  par  le  bureau  central  ou  par  urgence,  le  pla- 
cement des  enfants  par  l'hospice  des  enfants  trouvés,  celui 
des  orphelins,  la  comptabilité  générale.  En  1818,  il  résume 
la  situation  financière  composée  de  ;i,iOO  comptes  différents 
en  10,000  articles  appuyés  de  45,000  pièces  comptables. 
En  1819,  il  constate  avec  joie  que  le  déficit  est  comblé,  que 
les  capitaux  que  l'administration  des  hôpitaux  avait  engagés 
au  Mont-de-Piété  sont  retirés,  et  quau  moyen  d'un  échange 
avec  la  Ville  l'Assistance  publique  a  repris  la  libre  disposition 
de  ses  ressources. 

Le  nom  de  Liancourt  reparait  presque  à  chaque  page  des 
délibérations  du  Conseil  :  il  est  chargé  des  Incurables-hommes 
du  faubourg  Saint-Martin  et  des  Incurables-femmes  où  plu- 
sieurs lits  avaient  été  fondés  par  ses  ancêtres;  il  gère  aussi  la 
boulangerie  générale  dite  Maison  Scipion,  la  pharmacie;  il 
surveille  l'hôpital  Saint-Antoine  et  celui  des  vénériens  (1). 
Changement  d'affectation  de  certains  quartiers,  améliorations 
pratiques  des  systèmes  d'éclairage,  des  fourneaux  écono- 
miques pour  les  cuisines,  du  mode  de  transport  des  malades, 
enquêtes  souvent  délicates  sur  les  abus  signalés  :  règlements 
nouveaux  sur  le  service  de  santé,  sur  la  comptabilité  des 
pharmaciens  des  hôpitaux,  nécessité  de  construire  un  vaste 
hôpital  d'aliénés,  —  son  activité  personnelle  se  porte  sur  les 
moindres  détails  de  cette  administration    12) . 

On  s'en  rend  compte  quand  on  parcourt  sa  correspondance 

droru  un  compte  moral  et  justificatif  de  chacune  des  maisons  ou  établissements 
dont  la  direction  leur  est  conKée.  MM.  Fastoret  et  de  la  P.onaidière  examineront 
les  comptes  déjà  faits  par  M.  le  duc  de  La  Rochefoucauld  des  hôpitaux  confiés  à 
sa  surveillance  »  . 

(1)  13  septembre  1815,  13  mai  1818.  (Arch.  de  l'Assistance  publique.) 

(2)  Arch.  de  l'Assistance  publique.  Les  collè{;ues  de  Liancourt  lui  confient 
parfois  des  missions  délicates  :  le  24-  avril  1816,  il  est  charfjé  d'examiner  la  plainte 
du  préfet  de  police  contre  trois  emplovés  du  bureau  de  la  direction  des  nourrices 
accusés  «  de  professer  des  opini(Mis  contraires  au  gouvernement  "  .  Le  24  février 
1819,  avec  Bigot  de  Préameneu  et  Séguicr,  il  est  chargé  du  rapport  •  sur  l'usage 
qui  paraît  s'être  introduit  dans  plusieurs  liospice.s  et  hôpitaux  ilans  lesquels  des 
personnes  étrangères  à  l'administration  s'occupent  habituellemont  à  diriger  1  exer- 
cice du  culte  ».  (Minutes  des  délil)érations  du  Conseil.) 


1 


ASSISTANCE  —   E.NS  i:iG  NEM  KNT  P  T.  KVO  Y  AN  CE      -V27 

avec  Péllgot,  membre  de  la  commission  administrative,  cjni 
lui  sert  de  factotum  et  de  confident,  l'éliyot  lui  demande  des 
(Conseils  sur  l'inspection  des  enfants  trouvés,  sur  la  direction 
dos  nourrices,  sur  Thospice  des  orphelins  dont  il  est  char^jé 
en  IHIî».  Liancourt  traite  avec  lui  les  questions  de  marchés. 
Les  fabriques  de  l'Oise  —  sans  excepter  celles  du  duc  — 
fournissent  les  couvertures  de  molleton,  les  bonnets  de 
coton  "  à  trois  fils  bons  et  forts  '  ,  les  calicots  croisés,  les 
bonnets  d'enfanls  (2,000  en  1818  pour  800  francs),  et  même 
les  lits  de  fer  (jui  remplacent  les  lits  en  bois  de  1820  à  1828. 
Liancourt  en  revoit  et  en  corrige  le  modèle  :  a  L  armature 
de  deux  tringles  soutenues  au  plafond  par  des  tire-fonds  occa- 
sionnerait un  ;<Trand  emploi  de  fer  et  par  conséquent  unt^ 
dépense  additionnelle  assez  considérable...  En  songeant  à  la 
solidité,  ménageons  la  dépense.  "  Par  moments,  Liancourt 
s'impatiente  des  lenteurs  administratives  :  «  Nous  ne  finissons 
lien  au  sujet  des  lits  de  Saint-Antoine,  écrit-il  en  1819;  ce 
n'est  pas  ainsi  que  j'aime  à  traiter  les  affaires  même  petites... 
.lamais  premier  ministre  n'a  été  aussi  difficile  à  approcher 
que  vous...  Je  ne  puis  avoir  une  réponse  de  vous  et  vous  m'en 
devez  trois  ou  (juatre...  Il  est  certain  (jue  votre  activité  ne  se 
développe  pas  magnifiquement  dans  votre  correspondance 
avec  moi...  Je  suis  toujours  réduit  à  vous  mendier  ce  que 
vous  devriez  me  donner...  Nos  rôles  sont  déplacés  (1).  " 

Il  aimait  à  présider  les  concours  de  l'internat  par  goût 
pour  la  jeunesse  et  par  amour  de  la  science.  La  profession 
médicale  lui  paraissait  une  des  plus  belles.  "  Toutes  les 
sciences  naturelles  font  partie  de  son  domaine;  toutes  les 
infirmités  humaines  réclament  son  succès...  L'art  de  guérir, 


(i)  Péli{>ot  ne  lui  tint  p.TS  r.Tncune  et  lui  resta  fidiMe  .iprès  Kt  révocation. 
«  Vous  avez  occupé  votre  silence,  lui  écrivait  Liancourt  le  7  janvier  1824,  ei» 
plaçant  des  jeunes  gens  au  Jjonheur  descpiels  je  ne  puis  jamais  être  étranger  » 
(les  anciens  élèves  de  Cl)àlons\  Le  7  août  1825,  il  admettait  dans  son  service 
«  une  pauvre  petite  tille  à  peu  près  imbécile  »  recomuiandée  par  le  duc,  I)iei> 
que  ses  parents  «n'eussent  pas  été  domiciliés  dans  Paris  ».  (Arcli.  de  l'Assis- 
tance publir|ue.  Dossier  Péligot'.  Les  lettres  du  duc  sont  ou  autographes  ou 
signées  «le  lui  et  corrigées  de  sa  main. 


428  LA    ROCHEFOUCALLD-LIANCOUUT 

abandonnant  les  systèmes  et  les  délires  de  rimagination,  ne 
fonde  plus  sa  doctrine  et  ses  succès  que  sur  l'observation  et 
1  expérience.  C'est  dans  l'observation  exacte  et  scrupuleuse 
des  phénomènes  qui  caractérisent  les  maladies  ;  c'est  en  vivant 
au  milieu  des  malades,  en  cherchant  ces  nuances  fugitives 
que  l'œil  le  plus  exercé  peut  apercevoir;  c'est  en  interrog^eant 
les  morts,  c'est  en  cherchant  dans  leur  dissection  la  sûreté 
des  pronostics  que  votre  jujjement  pourra  se  former  et 
s  affermir  (1) .  » 

Mais  le  médecin  n'est  point  seulement  un  homme  de 
science  :  il  a  une  mission  morale  de  consolateur.  «  Sa  sensi- 
bilité agfit  sur  l'esprit  du  malade  :  il  en  éloigne  les  craintes,  il 
en  calme  les  inquiétudes,  il  en  bannit  la  terreur.  Et  quand 
son  art  est  insuffisant  pour  rappeler  à  la  vie  celui  que  tous  ses 
efforts  ont  inutilement  voulu  conserver,  son  intérêt  amical  et 
compatissant  le  fait  arriver  à  la  mort  dans  les  bras  de  l'espé- 
rance (2)  ». 

Après  ces  envolées,  viennent  les  conseils  pratiques.  Pen- 
dant les  dernières  années  de  l'Empire,  les  cahiers  confiés  aux 
internes  ont  été  mal  tenus.  Le  vice-président  recommande  à 
ses  auditeurs  plus  de  régularité  :  a  Le  recueil  de  vos  observa- 
tions sera  la  véritable  histoire  médicale  et  chirurgicale  de 
tous  nos  établissements.  " 

En  1817,  il  préside  de  nouveau  le  concours  de  l'internat  et 
le  jury  nommé  pour  l'examen  des  registres  d'observation 
tenus  par  les  internes  pendant  Tannée  1816.  La  chose,  dès 
cette  époque,  n'allait  pas  sans  défiance.  Le  10  novembre  1817, 
il  met  en  garde  les  candidats  contre  les  "  injustes  soupçons  de 
la  malveillance  ou  du  mécontentement...  Que  les  élèves  se 
présentent  avec  confiance,  ils  trouveront  dans  leurs  juges  des 
hommes  convaincus  que  la  justice  rigoureuse  est  leur  premier 
devoir;  que  cette  justice  rigoureuse  serait  blessée  s'ils  comp- 

(1)  Concours  des  élèves  en  médecine  et  en  chirurjjie  des  hôpitaux  et  hospice."! 
civils  de  l'aris  :  Discoun;  prononcé  au  nom  du  Conseil  général  d'administration 
des  hôpitaux  cl  hospices,  dans  sa  séance  du  10  noveniljre  1814,  [lar  M.  le  duc 
de  La  Rochefoucauld-Liancourt.  (BiLl.  de  Liancourt,  n"  3398.) 

(2)  Id. 


ASSISTANCE  —   ENSEIGNEMENT  —   PRÉVOYANCE     429 

talent  pour  quelque  chose  la  faveur,  les  reconimandatioiis, 
les  protections  ou  les  affections  particulières;  qu'enfin,  en 
fait  de  concours,  où  le  mérite  seul  doit  faire  obtenir  la  préfé- 
rence, tout  ce  qui  n'est  pas  de  rig^oureuse  justice  est  injuste. 
Approchez-vous  donc  avec  confiance  des  hommes  dont  vous 
avez  l'habitude  de  suivre  les  leçons,  d'estimer  le  talent  et 
d'apprécier  le  mérite  :  vous  trouverez  en  eux  autant  de  bien- 
veillance que  d'impartialité  ;  et  tenez-vous  pour  avertis  de  ne 
faire  parvenir  aucune  sollicitation,  ni  recommandation  en 
votre  faveur  au  jury  ni  au  membre  du  conseil  qui  le  préside. 
Vos  examens  n'en  seraient  pas  moins  scrupuleusement  faits; 
mais  nous  verrions  dans  cette  démarche  1  opinion  que  vous 
auriez  vous-mêmes  de  votre  faiblesse,  puisque  vous  appelle- 
riez la  faveur  à  l'appui  de  vos  moyens  personnels  (1)  »  . 

En  1820,  Liancourt  établit  des  ouvroirs  à  rhosj)ice  de  la 
Pitié  et  du  Midi.  Les  filles  honnêtes  sont  séparées  des  filles 
publiques,  au  moins  pendant  les  promenades.  Il  fait  nommer 
un  aumônier  à  la  Pitié;  "  les  plus  mauvaises  tètes  se  rendent 
à  la  messe  parce  qu'on  les  laisse  entièrement  libres  de  le  faire 
ou  de  s'en  abstenir  (2)  n  . 

En  1818,  il  réalise  une  réforme  hardie  dans  la  {jestion  de  la 
boulangerie  dos  hospices;  à  l'entreprise  il  substitue  la  régie 
directe,  ce  qu'il  appelle  le  régime  paternel,  pour  la  fabrication 
et  la  fourniture  du  pain.  En  18U),  la  boulangerie  Scipion  est 
également  chargée  des  j)risons  parisiennes.  Il  économise 
ainsi  ai, 791  fr.  15  en  1818,  G;J,124  fr.  88  en  1819,  grâce 
à  la  baisse  de  16  francs  par  sac  de  farine.  En  1820,  le  boni 
est  de  59G  sacs  38  kilos,  soit,  avec  la  diminution  des  frais  de 
manutention,  de  38,932  fr.  11.  La  panification  est  meil- 
leure; «  les  sacs  de  farine  première  qualité,  dont  l'entrepre- 
neur ne  devait  rendre  que  i20  livres,  en  donnent  134  livres 
10  onces  sous  le  régime  paternel.  Mêmes  résultats  pour  les 
prisons.  L'administration  des  hospices  se  refuse  à  toute  spé- 

'1)   Arch.    de    l'Assistance    publi(jue,    Discours   du    10    noveiiibie  1817.    Les 
ineiiibres  du  jury  étaient  Geoffroy,  Diiméril,  .Mural  et  Ilus.son. 
(2)   Mme  DE  NiBOYET,  héfonne  du  récjiuie  pénilcntiaire. 


430  LA    ROGHEFOUCAULD-LIANCOCRT 

culation  et  les  bénéfices  sont  comptés  de    clerc  à  maître   à 
cette  administration.  " 

Il  y  a  deux  espèces  de  pain  pour  les  prisonniers;  les  farines 
destinées  à  cette  fabrication  sont  mises  dans  des  locaux  dis- 
tincts de  ceux  des  farines  pour  le  service  des  hospices  ;  il  y  a 
des  brigades  particulières  de  boulangers,  un  four  séparé,  une 
paneterie,  une  comptabilité  spéciales. 

Grâce  aux  précautions  prises,  on  évite  les  gaspillages;  on 
obtient  avec  les  farines  de  la  réserve  des  hôpitaux  du  pain  de 
meilleure  qualité  et  en  plus  grande  quantité. 

En  1820,  on  emploie  112  sacs  de  farine  de  moins  que  sous 
le  régime  de  Tentreprise  et  1  économie  est  de  15,259  fr.  IG. 
Le  pain  des  prisons  i^  n'aurait  pas  été  l'an  dernier  trouvé  bon 
pour  des  animaux  »  .  Le  nouveau  système  est  à  la  fois  plus 
humain  et  plus  économique  (Ij . 

Ces  détails  minutieux  montrent  le  soin  scrupuleux  que 
Liancourt  apportait  aux  moindres  besognes  dont  il  se  char- 
«yeait.  Personne  n'aurait  pu  assumer  la  direction  d'une  pareille 
entreprise  avec  plus  de  compétence  :  ce  duc  et  pair  est  agri- 
culteur, minotier,  meunier,  boulanger,  comptable  ;  il  connaît 
le  prix  et  le  rendement  des  farines,  les  moyens  de  transport, 
la  fabrication.  Que  de  vigilance  et  d'assiduité  pour  ménager 
le  trésor  des  pauvres  et  pour  donner  aux  malades  et  aux 
détenus  du  pain  un  peu  plus  blanc! 

Chaque  année,  Liancourt  s'attachait  à  améliorer  le  service 
des  enfants  trouvés.  Ils  étaient,  en  1815),  22,000,  sans  compter 
les  8,000  à  Paris  gardés  à  la  direction  des  nourrices.  Quoi  de 
plus  pressant  «  que  de  pourvoir  à  la  conservation,  à  l'exis- 

(1)  Happort  (lu  (■)  janvier  18J1)  l'ait  au  Conseil  jjénéral  par  le  membre  du  Conseil 
<;har{;c  spécialement  de  la  boidanjjcrie  générale  des  hospices  pendant  l'année 
1818;  Rapport  de  1820  par  le  niètne  membre;  Rapport  s,uv  l'administialion 
paternelle  de  la  boulanjjeric  en  1S20;  Rapport  de  1819  au  Conseil  {jénéral  des 
prisons  de  Paris  sur  la  fourniture  ilu  pain  dans  les  prisons  dont  la  boulanjjeric 
;;éncrale  des  hospices  est  chargée  depuis  le  1"^'  jnillel  1819  ;  Rapport  sur  le  même 
sujet  pour  l'année  1820.  Fonds  Pastoret.  (Bibliothèque  de  l'Ecole  lii)re  de» 
sciences  politiques,  série  :  hôpitaux,  prisons,  mendicité,  t.  VIII.)  Liancourt  étant 
char(;c  de  la  boulangerie  Scipion  depuis  181C,  l'identité  de  l'auteur  de  ces  rap- 
ports est  incontestablement  établie. 


ASSISTA^CK  —  ENSEIGNEMENT  —   PREVOYANCE     431 

tence,  à  l' éducation,  au  placement  de  ces  malheureux, 
méconnus  par  les  auteurs  de  leurs  jours,  ne  pouvant  avoir 
jamais  à  réclamer  d'intérêt  de  personne  au  monde,  et 
voués,  dès  le  premier  moment  de  leur  existence,  à  périr  de 
misère,  de  froid  et  de  faim  si  la  charité  ne  leur  ouvrait  ses 
bras  "  ?  Ils  sont  confiés  à  des  mercenaires  disséminés  autour 
de  Paris  dans  un  ravon  de  cinquante  à  soixante  lieues.  Un 
cin([uième  n'atteint  pas  le  premier  mois,  un  dixième  à  peine 
parvient  à  la  douzième  année  ;  ils  partent  dans  des  charrettes 
encombrées  de  femmes,  de  hardes,  de  marchandises;  ils 
périssent  en  route  :  les  vêtements  sont  vendus  par  les  nour- 
rices. Quant  à  ceux  qui  survivent,  "  faute  d  éducation,  ils 
deviennent  des  sujets  quelquefois  dangereux,  presque  tou- 
jours inutiles  à  la  société  (l)  ». 

Comment  réorjjaniser  ce  service?  En  assurant  d'abord  le 
transport  des  nourrissons.  A  titre  d  essai,  Liancourtcornmande 
cinq  voitures  suspendues  appropriées  à  la  conduite  des 
enfants  et  des  nourrices.  A  leur  arrivée,  des  préposés  spé- 
ciaux constateront  leur  existence  et  payeront  le  salaire  des 
nourrices. 

Jusque-là,  cette  paye  était  confiée  à  des  meneurs  choisis 
parmi  les  gens  de  la  campagne,  sans  autre  surveillance  que 
celle  de  deux  inspecteurs  à  cheval;  de  là,  beaucoup  d'irrégu- 
larités et  souvent  "  une  entente  avec  les  nourrices  pour 
frauder  l'administration  en  faisant  passer  pour  vivant  un 
enfant  décédé  (2)  »  . 

L'achninistration  était  dépositaire  des  sommes  versées  j)ar 
les  parents  pour  les  nourrices;  c'est  elle  qui  était  débitrice 
des  sommes  reçues  et  qui  garantissait  l'intégralité  des  salaires 
promis  par  les  parents  sous  son  autorisation.  Deux  cent  cin- 
fjuante  médecins  et  chirurgiens  soignaient  les  enfants  moyen- 
nant ;5  francs  par  an  et  par  enfant;  les  orphelins  mis  en 
apprentissa/je  étalent  surveillés  ;  le  chaos  du  bureau  des  nour- 
rices était  débrouillé. 

(1)  Bapport  Jt'lSl!),  p.  13, 

(2)  L' Assistance  publique  en  1900    publicalion  ofHcielle,  p.  338\ 


432  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOLUT 

Rien  enfin  n'était  négligé  «  pour  assurer  tout  le  bien-être 
possible  à  ces  misérables  créatures,  depuis  le  moment  où  elles 
sont  déposées  à  Thospice  jusqu'à  celui  de  leur  décès  ou  jus- 
qu'à la  fin  de  leur  apprentissage  »  . 

En  1823,  quand  Liancourt  sortit  du  Conseil  général  des 
hospices,  l'ordre  était  rétabli,  les  finances  prospères  et  les 
services  assurés. 


III 


Tout  était  à  faire  en  1815  pour  l'enseignement  populaire. 
L'empire  ne  s'était  occupé  que  de  ses  lycées,  où  se  formaient 
ses  fonctionnaires  et  ses  officiers.  Quant  aux  écoles  primaires, 
il  n'y  avait  ni  méthodes,  ni  matériel,  ni  personnel  :  l'institu- 
teur était  «  un  pauvre  diable  gagnant  péniblement  son  pain 
à  faire  épeler  quelques  enfants  "  .  Carnot  comprit  que  la 
démocratie  resterait  à  létat  inorganique  tant  qu'elle  ne  s'ap- 
puierait pas  sur  un  système  complet  d  enseignement  national  : 
u  Hàtons-nous,  disait-il  à  la  Convention,  d'éclairer  la  géné- 
ration qui  nous  suit,  afin  qu'elle  soit  en  état  de  jouir  des 
i)ienfails  de  la  liberté.  "  Démocrate  d'instinct  et  de  raison, 
Liancourt  fut  un  auxiliaire  de  Carnot  :  il  connaissait  en 
Angleterre  les  écoles  rivales  de  Bell  et  de  Lancaster,  les 
unes  d'esprit  tory  et  de  tendances  cléricales,  les  autres  sou- 
tenues par  les  wighs  et  par  les  non  conformistes  (1).  Dès  17  47, 
Herbault  avait  fait  un  essai  d'éducation  commune  dans  une 
école  de  trois  cents  enfants  à  l'hospice  de  la  Pitié.  En  1780, 
Pawlet  l'avait  pratiquée  dans   son  orphelinat  de  Vincennes, 

(1)  La  première  école  de  Lancaster  s'ouvrit  à  Londres  en  1801,  Borougli-lload. 
C'est  en  1811  que  fut  fondc'e  par  l'Eglise  d'Angleterre  la  National  society  for 
promoliiKj  the  éducation  of  the  poor  in  the  principles  of  the  Established  C/iurch. 
La  religion  nationale  «  devait  être  la  première  et  principale  chose  enseignée  aux 
pauvres  ».  (Langlois,  La  loi  anjjlaise  sur  Vensei(jncmcnt,  Revue  de  Paris,  {."'  et 
15  avril  1903. j 


ASSISTANCE   —   ENSEIGNEMENT    —    PllliVOYANCE      433 

et  LiancoLiit  lui-même  dans  sa  fondation  primitive  (1). 
Après  la  paix  de  1814,  il  v  eut  un  mouvement  en  faveur  de 
la  méthode  lancastrienne.  Le  29  mars  1815,  de  Gérando  sou- 
mettait à  la  Société  d  encouragement  pour  l'industrie  natio- 
nale un  projet  «  d'école  pour  les  pauvres  »  ;  une  députation 
devait  apporter  au  ministre  de  l'intérieur  ses  vœux  «  sur 
l'adoption  de  procédés  propres  à  régénérer  l'instruction  pri- 
maire "  .  Si  une  société  volontaire  se  formait,  la  Société  d'en- 
couragement offrait  1,200  francs,  son  local  et  trois  commis- 
saires (2).  Au  même  moment,  Alexandre  de  Laborde  publiait 
son  plan  d  éducation  pour  les  enfants  pauvres,  d'après  les 
deux  méthodes  de  Bell  et  de  Lancaster,  et  de  Lasteyrie  faisait 
paraître  son  nouveau  svstème  d'éducation  pour  les  écoles  pri- 
maires avec  cette  devise  tirée  du  Deutéronome  :  Populus  intel- 
ligens  et  sapiens  gens  magna.  Liancourt,  soucieux  de  docu- 
ments exacts,  traduisait  l'ouvrage  de  Lancaster  (3).  «  On  dési- 
rerait dans  cet  ouvrage,  dit  de  Gérando,  plus  de  clarté  et  de 
précision.  »  Le  reproche  est  injuste.  L'ouvrage  de  Lancaster 
est  un  manuel  détaillé  de  pédagogie  pratique  :  salles  d'écoles, 
bancs,  pupitres,  enseignement  gradué  de  l'écriture  menante 
celui  de  la  lecture,  de  l'arithmétique,  tout  est  prévu  et  réglé. 
Nos  pédagogues  modernes  s'accommoderaient  mal  du  chapitre 
des  punitions,  du  billot  en  bois  servant  de  pilori,  du  "  panier 
au  plafond  "  ,  de  la  caravane  qui  consistait  à  faire  défiler  les 
indisciplinés  attachés  les  uns  aux  autres  par  un  joug  en  fer; 
mais  ils  approuveraient  les  règles  sur  la  tenue  des  enfants,  les 
îj  habitudes  d'ordre  qui  leur  sont  données  —  une  place  pour 
i]  chaque  chose  et  chaque  chose  à  sa  place  —  l'organisation 
des  moniteurs,  la  division  du  travail,  les  précautions  contre 


(1)  Rapport  de  Carnot  à  l'empereur  du  27  avril  1815.  —  Lemarionier,  Bulletin 
de  la  Société  irinstritction  élémeiituirc,  avril  1902.  —  GrÉard,  Education  et 
instiuctioii ,  l'Ecole,  p.  35  et  sniv. 

(2)  l'apiers  de  la  famille  Carnot. 

(3)  Système  anglais  d'instruction  ou  Recueil  complet  des  améliorations  et 
inventions  mises  en  pratiffue  aux  écoles  royales,  en  Angleterre,  par  Joseph  Lak- 
CASTER,  traduit  de  l'anglais.  Paris,  imprimerie  Iluzard,  in-8".  (Bibl.  de  l'Institut, 
M,  386.)  Sur  le  faux  titre  est  écrit  :  «  Traduit  de  l'anglais,  M.  de  La  Rochefou- 
cauld-Liancour  »  (^sic). 

28 


L 


434  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

riiniformité  qui  produit  le  dégoût,  —  «  la  variété  au  contraire 
commandant  presque  toujours  l'attention  "  ;  —  enfin  la  réci- 
procité de  l'enseignement  entre  les  écoliers,  le  plus  capable 
servant  de  maître  à  celui  qui  l'est  le  moins.  Dans  sa  préface, 
Liancourt  déclare  la  méthode  lancastrlenne  supérieure  aux 
autres  "  pour  instruire  un  grand  nombre  d'enfants  réunis  »  ; 
elle  établit  un  ordre  qui  peut  faire  enseigner  à  la  fois  dans 
la  même  salle  huit  classes  de  forces  différentes  et  chacune 
selon  sa  force.  "  En  employant  les  enfants  eux-mêmes  à 
l'instruction  des  autres,  sans  même  qu'il  soit  nécessaire  que 
ces  petits  instructeurs  soient  beaucoup  plus  habiles  que  leurs 
camarades  qu'ils  enseignent,  elle  excite,  elle  entretient  une 
émulation  qui  assure  les  progrès.  Ainsi  un  maître  payé  suffit 
à  l'instruction  de  trois  à  quatre  cents  enfants  qui  peuvent  être 
conduits  inclusivement  jusqu'à  la  connaissance  des  quatre 
règles  d'arithmétique,  et  plus  loin  encore  s'il  était  nécessaire; 
par  la  substitution  habituelle  des  ardoises  au  papier,  elle 
diminue  beaucoup  la  dépense  (l) .  » 

Carnot  s'installe  au  ministère  de  l'intérieur  le  22  mars  1 8 1 5  ; 
dès  le  25,  il  confère  avec  de  Gérando  au  sujet  des  sociétés 
anglaises  d'enseignement.  Il  communique  à  "  son  Conseil 
bénévole  d'industrie  et  de  bienfaisance  »  un  rapport  de 
Jomard.  Il  prépare  en  avril  un  premier  décret  établissant 
dans  tous  les  chefs-lieux  de  département  «  des  écoles  Cen- 
trales pour  l'éducation  gratuite  et  primaire  d'après  la  méthode 
d'instruction  des  enfants  par  eux-mêmes  "  . 

u  Cette  découverte,  écrit-il  à  l'empereur,  a  pour  objet  de 
donner  à  l'éducation  primaire  le  plus  grand  degré  de  sim- 
plicité, de  rapidité  et  d'économie,  en  lui  donnant  également 
tout  le  degré  de  perfectionnement  convenable  pour  les  classes 
inférieures  de  la  société  et  aussi  en  y  portant  tout  ce  qui 
peut  faire  naître  et  entretenir  dans  le  cœur  des  enfants  le 
sentiment  du  devoir,  de  la  justice,  de  l'honneur  et  le  respect 
pour  Tordre  établi...  Des  philanthropes  français  ont  saisi  avec 

(1)   OuvTa{;e  cité,   Préface  du  traducteur. 


ASSISTANCE   —    EN  SEIG  M.M  ENT   —   PREVOYANCE      435 

ardeur  les  premiers  moments  où  la  paix  a  rétabli  nos  com- 
munications pour  recueillir  et  étudier  les  procédés  qui  la 
composent...  Cette  réfrénera tion  de  l'éducation  primaire  com- 
plétera le  système  des  institutions  libérales  que  Votre  Majesté 
prépare  pour  son  empire.  Elle  lui  donnera  j)our  Tavcnir  la 
première  et  la  plus  sûre  des  ijaranties.  " 

Le  projet  crée  cinq  inspecteurs  sans  traitement  personnel 
et  approuve  la  Société  de  souscripteurs  volontaires  qui  venait 
de  se  former  «  pour  l'amélioration  de  l'enseignement  élémen- 
taire »  .  Au  décret  étaient  joints  un  sommaire  des  procédés 
particuliers  à  la  méthode  nouvelle  sur  la  disposition  du  local 
en  vue  de  recevoir  huit  à  douze  classes;  des  rè{jles  sur  le  rôle 
des  élèves  à  la  fois  surveillés  et  surveillants,  sur  renseigne- 
ment simultané  de  l'écriture  et  de  la  lecture,  sur  l'emploi  du 
sable  et  des  ardoises  sans  plume  ni  papier.  Deux  tableaux 
évaluaient  les  dépenses  de  premier  établissement  d'une  école 
gratuite  de  mille  élèves  à  la  ville  et  à  la  campagne  (1,700  francs 
pour  la  première  et  GOO  francs  pour  la  seconde). 

Pour  l'école  urbaine,  les  frais  annuels  étaient  de  1,550  francs 
dont  1,200  francs  à  l'instituteur;  pour  l'école  rurale,  ils 
étaient  de  850  francs  dont  (JOO  francs  à  l'instituteur  (1). 

Le  plan  était  trop  vaste.  Le  27  avril,  Garnot  se  contenta 
d'un  décret  sur  l'ouverture  à  Paris  d  une  école  d'essai,  orga- 
nisée de  manière  à  pouvoir  servir  de  modèle  et  à  devenir 
École  normale.  Liancourt  était  cité  parmi  les  hommes  «  qui 
chez  nous  ont  saisi  et  propagé  avec  le  plus  de  zèle  les  idées 
sur  l'éducation  primaire  "  . 

«  Quand  j  exposerai  à  Votre  Majesté  qu'il  y  a  en  France 
deux  millions  d'enfants  qui  réclament  l'éducation  primaire,  et 
({ue  cependant,  sur  ces  deux  millions,  les  uns  n'en  reçoivent 
qu'ime  très  imparfaite,  les  autres  n'en  reçoivent  aucune.  Votre 
Majesté  ne  trouvera  point  minutieux  ni  indigne  de  son  atten- 
tion les  détails  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  lui  présenter  sur 
les  procédés  déjà   employés   dans   certaines  éducations   pri- 

(1)   Papier»  de  la  famille  Carnot. 


4;}6  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAISCOURT 

maires,  puisqu'ils  sont  les  moyens  mêmes  par  lesquels  on  peut 
arriver  à  faire  jouir  la  plus  grande  portion  de  la  génération 
qui  s'avance  du  bienfait  de  l'éducation  primaire,  seul  et  véri- 
table moyen  d  élever  successivement  à  la  dignité  d'homme 
tous  les  individus  de  l'espèce  humaine.  Il  s'agit  ici,  non  pas 
de  former  des  demi-savants  ni  des  hommes  du  monde  ;  il  s'agit 
de  donner  à  chacun  des  lumières  appropriées  à  sa  condition  ; 
de  former  de  bons  cultivateurs,  de  bons  ouvriers,  des  hommes 
vertueux,  à  l'aide  des  premiers  éléments  des  connaissances 
indispensables  et  des  bonnes  habitudes  qui  inspirent  l'amour 
du  travail  et  le  respect  des  lois. 

Il  Le  grand  art  est  de  faire  le  plus  avec  le  moins  de  moyens. 
Tel  est  le  principe  qui  a  dirigé  plusieurs  philanthropes  qu'on 
peut  regarder  comme  créateurs  et  directeurs  de  l'éducation 
primaire  ;  ils  ont  voulu  élever  le  plus  grand  nombre  d'enfants 
avec  le  moins  de  dépense  possible  et  avec  le  concours  du  plus 
petit  nombre  de  maîtres.  Voilà  leur  idée  principale.  Voici 
maintenant  leur  moyen  pour  obtenir  ce  résultat  :  c'est  de 
rendre  les  enfants  instituteurs  les  uns  des  autres,  pour  la  con- 
duite morale  comme  pour  l'enseignement  intellectuel,  par  la 
rapide  communication,  parla  transmission  presque  électrique 
de  tous  les  commandements  qui  partent  d'un  seul  maître.  Ce 
maître  se  trouve  ainsi  multiplié  sur  tous  les  points  d'une 
classe  considérable  par  ses  jeunes  représentants  revêtus  des 
différents  noms  d'inspecteurs,  de  moniteurs  et  de  tuteurs;  et 
cette  représentation  d'un  seul  par  tous  et  dans  tous  est  assez 
positive  et  assez  siire  pour  qu'un  seul  maître  puisse  suffire  à 
diriger  jusqu'à  mille  élèves;  tandis  qu'un  maître  d'école  ordi- 
naire ne  peut  guère  aller  au  delà  du  nombre  de  quarante. 
Cette  règle  de  surveillance  mutuelle,  chose  remarquable,  on 
la  trouve  dans  les  institutions  de  Lycurgue  ;  elle  est  ici  la  clef 
de  tous  les  procédés  dont  l'instituteur  primaire  fait  usage. 
Ce  qu'il  y  a  ici  de  plus  heureux  encore,  c'est  que,  dans  le  pro- 
cédé qui  épargne  le  nombre  des  maîtres,  en  créant  à  l'ins- 
tant des  suppléants  par  la  pratique  sur  le  lieu  même  et 
pour  le  besoin  de  l'école  qu'ils  dirigent,  —  dans  ce  procédé, 


I 


ASSISTANCE  —  ENSEIGNEMENT   —    PREVOYANCE     4:î7 

dis-je,  se  trouve  un  principe  générateur  de  nouveaux  maîtres. 

"  Ce  ne  serait  donc  pas  concevoir  une  trop  haute  idée  de  la 
noble  et  philantliropique  institution  des  écoles  primaires 
d'espérer  que,  portée  au  dernier  terme  de  son  exécution  la 
plus  incontestable,  elle  ne  peut  manquer  d'exercer  une  grande 
amélioration  sur  le  sort  de  l'espèce  humaine,  puisqu'elle  doit 
finir  par  faire  j)arliciper  tous  les  individus  des  classes  les 
moins  fortunées  au  bienfait  de  la  première  éducation.  Ainsi 
l'institution  de  bonnes  écoles  primaires  peut  être  considérée 
comme  l'une  des  bases  les  plus  positives  de  ce  système,  que 
les  cœurs  sensibles  ont  pu  concevoir  trop  indéfiniment,  mais 
que  des  esprits  justes  ont  pu  défendre  dans  ses  limites  natu- 
relles :  le  système  de  la  perfectibilité  humaine  (1).  » 

L'école  d'essai  s'ouvrit  rue  Saint-Jean-de-Beauvais.  Jomard 
avait  formé  les  premiers  moniteurs.  Liancourt  la  surveillait 
avec  Benjamin  Delessert,  Francœur,  Basset,  l'abbé  Gaultier. 
Le  18  juin  1815,  le  jour  même  de  Waterloo,  la  Société  pour 
l'Instruction  élémentaire  s'était  formée  avec  de  Gérando 
comme  président,  Lasteyrie  et  J.-B.  Say  comme  vice-prési- 
dents, et  Laborde  comme  secrétaire  général.  —  En  juillet, 
1  école  de  la  rue  Saint-Jean-de-Beauvais  comptait  trois  cents 
élèves.  Les  alliés  interrompirent  la  classe.  Le  16  juillet,  Muf- 
fling  enfonçait  les  portes  de  l'école  pour  y  installer  sa  cava- 
lerie ;  les  clous  des  tableaux  de  lecture  servirent  à  attacher 
les  licous  des  chevaux  cosaques  (2). 


IV 


Sous  la  Restauration,  l'enseignement  mutuel  fut  adopté  par 
les  libéraux  et  combattu  par  les  ultras.  Ceux-ci  lui  repro- 
chaient détre  copié  sur  l'étranger  et  patronné  par  Carnot, 

(1)  Rapport  cité,  du  27  aviil  1815. 

(2)  Lemarignier,  Rapport  cité,  p.   27.  —   Mémoires  de   Carnot,  par  soir  fil». 


438  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÎNCOURT 

(i  ce  qui,  dit  Doudeauville  (Ij,  lui  donnait  une  défaveur  que 
rien  n'a  pu  détruire  »  .  Ils  Taccusaient  d'ébranler  l'ordre 
social  en  déléguant  à  des  enfants  un  pouvoir  qui  ne  devait 
appartenir  qu'à  des  hommes.  En  J820,  le  député  Cornet 
d'Incourt  demanda  la  suppression  des  50,000  francs  que 
Louis  XVIII,  plus  sage  que  ses  conseillers  de  droite,  avait 
accordés  sur  sa  liste  civile,  à  la  demande  de  Cuvier,  pour  éta- 
blir des  écoles  modèles  :  »  Que  l'on  me  cite,  disait-il,  un  seul 
ennemi  de  la  religion  et  de  la  monarchie  qui  ne  soit  pas  un 
partisan  fanatique  de  l'enseignement  mutuel,  i-  Le  clergé 
avait  refusé  de  s'en  occuper  :  il  allait  jusqu'à  priver  de  la 
communion  les  enfants  qui  fréquentaient  les  écoles  mutuelles 
et  à  enlever  à  leurs  parents  les  secours  de  la  charité. 

La  gauche  les  défendait,  parfois  avec  l'appui  du  ministère. 
he  Moniteur  de  1816  essayait  de  rassurer  a  les  personnes  rai- 
sonnables et  les  bons  esprits  »  .  Le  parti  libéral,  fidèle  à 
l'esprit  de  89,  voulait  arracher  le  peuple  u  à  la  crasse  de 
l'ignorance  "  .  —  u  II  y  a,  disait  Royer-Gollard  en  1821,  des 
personnes  d'ailleurs  respectables  qui  croient  que  l'ignorance 
est  bonne,  qu'elle  dispose  les  classes  inférieures  au  respect  et 
à  la  soumission,  en  un  mot  qu'elle  est  un  principe  d'ordre... 
Quand  j'entends  ces  choses,  je  suis  tenté  de  me  demander  s'il 
y  a  deux  espèces  humaines.  "  —  »  Je  me  félicite,  écrivait 
en  1810  Carnot  exilé,  d'avoir  pu  vous  léguer  au  moins  le 
mode  d'instruction  lancastérien.  Je  sais  que  la  légion  des 
éteijtTuoirs  fait  tous  ses  efforts  pour  l'étouffer  au  berceau  (2).  " 
—  «  Je  vois,  disait  de  Laborde,  les  partisans  des  progrès  de 
l'ignorance  lever  contre  lui  leurs  cornes  menaçantes.  " 

Malgré  la  réaction,  l'enseignement  mutuel  prospérait. 
Cuvier  l'étudiail  en  Hollande,  de  Lasteyrie  en  Angleterre  et  en 
Ecosse.  Dans  le  conseil  d  honneur  nommé  pour  propager  la 
méthode  siégeaient  Llancourt ,  Pastoret,  de  Gérando,  de 
Laborde,   de  Lastcvrie,  Delessert,  l'abbé  Gaultier;  il  y  avait 

("1)   Mémoires,    II,    p.    31.     «   Cette   société   fort  irréligieuse    (la   Société   pou 
l'Instruction  élémentaire)  taisait  passer  à  l'abbé  Gaultier  de  pénibles  moments.  » 
(2)  CAn!«OT,  Mémoires,  II,  p.  475.  —  Grkard,  ouv.  cité,  p.  38  et  euiv. 


ASSISTANCE  —    ENSEIGNEMENT   —    PREVOYANCE      V39 

dix-sept  écoles  modèles  à  Paris,  (lellc  de  la  Halle  aux  Draps 
comprenait  un  asile,  un  ouvroir,  une  école  de  filles  et 
d'adultes-femmes,  deux  classes  normales,  deux  préaux,  une 
école  de  garçons  et  d'adultes-hommes.  C'était  un  groupe 
scolaire  complet.  On  se  plaisait  nà  voir  les  enfants  se  partager 
le  pain  de  la  science  et  s'évangéliser  pour  ainsi  dire  les  uns 
les  autres.  On  pensait  aussi  les  accoutumer  à  obéir  en  les 
exerçant  à  commander;  on  espérait  même  leur  inculquer 
les  principes  de  l'équité  en  les  habituant  à  rendre  entre  eux 
la  justice.  A  certains  jours,  la  classe  était  érigée  en  tribunal'  . 

La  mise  en  scène  militaire  satisfaisait  l'amour-propre  des 
familles.  Il  y  avait  quatre  moniteurs  généraux  et  des  moni- 
teurs particuliers  pour  chaque  exercice.  Des  enfants  plus 
âgés  étaient  attachés  à  leurs  camarades  plus  jeunes  en  qualité 
de  tuteurs  ou  de  mentors.  La  pédagogie  encore  rudimentaire 
n'apercevait  pas  les  défauts  de  la  méthode,  1  insuffisance  des 
moniteurs,  l'exagération  du  sentiment  de  l'amour-propre,  la 
faiblesse  de  l'enseignement  moral  «  qui,  comme  la  vie  intel- 
lectuelle, ne  peut  venir  que  du  maître,  parce  que  lui  seul  en 
possède  la  règle  (l)  ». 

Le  progrès  était  néanmoins  incontestable.  A  cette  époque, 
l'enseignement  collectif  était  la  forme  naturelle  et  nécessaire 
de  l'enseignement  primaire.  L'enseignement  simultané  suivi 
par  les  associations  religieuses  ne  profitait  qu  à  quelques-uns, 
les  autres  s'engourdissaient  dans  la  paresse;  pour  ceux-là,  la 
méthode  lancastrienne  »  fut  une  œuvre  de  réparation  sociale. 
A  ces  natures  incultes,  il  fallait  l'entraînement  du  nombre,  le 
stimulant  de  l'exemple,  l'attrait  de  l'imitation,  le  mouvement 
de  la  leçon  générale...  L'esprit  d'ordre  qui  plaît  en  France 
s'accommodait  à  des  cadres  où  les  plus  humbles  trouvaient 
leur  place  de  commandement...  (2)  »  . 

De  1816  à  1820  furent  créés  quinze  cents  établissements; 
le  nombre  des  élèves  s'éleva  de  165,000  à  1,123,000.  Ce  fut 
ensuite  "  une  sorte  de  sombre  hiver  »  qui  dura  jusqu'au  minis- 

(1)  GnKAnD,  onv.  tilé,  p.    38   et  suiv.  —   Cf.   CAR^OT,    Mémoires,  II,   p.  -VT5. 

(2)  GnÉARD,  loc.  cit. 


440  I-^    ROCIIEFOLICAULD-LÎAISCODHT 

tère  Martignac.  Pendant  quinze  ans,  la  Société  pouiTInstruc- 
tion  élémentaire  demeura  le  rendez-vous  des  amis  de  l'école 
mutuelle.  «  De  1816  à  1820,  tout  était  à  faire;  sous  Corbière 
et  Frayssinous,  tout  était  à  sauver.  »  Liancourt  la  présida  deux 
fois,  en  1818  et  en  1821.  En  1819,  la  Société  introduisait 
dans  ses  écoles  le  chant  et  la  musique  enseignés  par  la 
méthode  Wilhem,  malgré  les  ultramontains  qui  l'accusaient  de 
former  des  cantatrices  pour  les  chœurs  de  l'Opéra.  En  1818, 
elle  avait  créé  l'enseignement  de  la  gymnastique,  malgré  ses 
ennemis  qui  lui  reprochaient  de  former  "  des  saltimbanques 
et  des  brigands  habiles  à  l'escalade  (1)  "  . 

On  enseignait  la  géographie,  le  dessin  linéaire,  l'histoire  ; 
on  organisait  des  cours  du  soir;  30,000  hommes  suivaient  les 
écoles  régimentaires. 

Saint-Simon,  un  des  premiers  souscripteurs  de  la  nouvelle 
SociéWé,  aurait  voulu  attirer  dans  l'école  non  seulement  u  les 
enfants  en  guenilles,  mais  les  petits  bourgeois  qui  procure- 
raient à  l'œuvre  les  adhésions  pécuniaires  indispensables  "  . 
Au-dessus  de  l'école  primaire,  il  y  aurait  une  école  secon- 
daire professionnelle  "  qui  fournirait  un  personnel  d'élite 
pour  l'industrie  (2)  >' .  —  Les  idées  qu'il  exprimait  étaient 
celles  de  Liancourt  sur  l'enseignement  technique. 

Les  femmes  de  l'aristocratie  libérale,  Mmes  de  Duras, 
de  Pastoret,  Haudry  de  Souci,  encourageaient  le  mouvement. 
Mme  de  Duras  installait  une  école  dans  son  hôtel  du  fau- 
bourg Saint-Germain.  Mme  la  baronne  de  Curnieu  faisait 
suivre  à  son  fils  les  cours  de  la  rue  Saint-Jean-de-Beauvais. 
Dans  sa  terre  de  Beaurepaire,  elle  se  faisait,  dit  Liancourt, 
institutrice  et  directrice,  son  fils  lui  servant  de  moniteur  : 
vingt-cinq  enfants  étaient  réunis  dans  une  des  chambres  du 
château  ;  »  les  ardoises  sur  lesquelles  ils  écrivaient  sont  celles 
destinées  à  la  couverture  du  château  et  qui  en  sont  tombées  ; 

(1)  LEMAntOMKii,  Rapport  cité,  p.  37. 

(2)  Quclf/ues  idées  .loumises  pai-  Saint-Simon  à  V assemblée  générale  de  la 
Société  pour  l'Instruction  élémentaire,  1816.  (Voir  Weill,  Saint-Simon  et  son 
muvre,  p.  ill.) 


ASSISTANCE  —    ENSEIGNEMENT   —    PUÉVOYANCE     441 

la  plupart  des  crayons  sont  des  clous  (l)  "  .  Malgré  ce  matériel 
primitif,  et  grâce  à  l'excellence  de  la  méthode,  en  quatre 
mois  les  progrès  furent  rapides. 

En  1818,  il  y  avaità  Liancourtquatre  écoles  mutuelles,  dont 
une  pour  les  ouvriers  adultes.  Le  duc  avait  installé  la  pre- 
mière dans  les  bâtiments  de  son  hospice;  il  l'avait  aménagée 
et  en  avait  fourni  le  mobilier.  Sous  son  influence,  le  préfet 
de  Germiny  créa  dans  chaque  canton  des  commissions  spé- 
ciales ;  ces  commissions  durèrent  jusqu'à  la  chute  du  minis- 
tère Decazes,  malgré  "  l'esprit  de  parti  qui,  s'attaquant  aux 
meilleures  choses,  voyait  dans  cette  méthode  des  semences 
d'athéisme  et  un  retour  aux  idées  révolutionnaires  (2)  '>  . 
L'école  de  filles  de  Liancourt  était  pourtant  confiée  aux  reli- 
gieuses de  la  congrégation  de  Nevers;  l'école  de  garçons,  à  un 
M.  Capron,  formé  à  l'école  normale  de  la  Société  d'Instruc- 
tion élémentaire  »  dont  la  capacité,  la  moralité,  l'instruction 
sont  très  authentiquement  certifiées  par  des  magistrats  de  la 
plus  grande  considération  de  la  ville  de  Paris  »  . 

Il  y  avait  trois  classes  d'enfants  pavant  3,  2  et  I  francs  par 
mois,  et  une  quatrième  classe  pour  les  "  indigents  reconnus 
incapables  de  payer  aucune  contribution  -i  .  Le  traitement  de 
l'instituteur  était  de  1,200  francs,  son  indemnité  de  logement 
de  100  francs,  u  On  y  remarque,  dit  le  duc,  beaucoup  plus 
d'ordre  que  précédemment.  Le  curé  fait  le  catéchisme  deux 
fois  par  semaine,  le  maire  aide  ces  écoles  de  son  influence,  et 
tout  fait  espérer  un  succès  complet  (3).  » 

Liancourt  aidait  la  nouvelle  méthode  de  sa  bourse  et  de  sa 


(1)  LiANCorRT,  Rapport.  —  Journal  d'éducation  publié  par  la  SociéJé  d'Ins- 
truction élémentaire,  III,  p.  I9G.  ^Octoitre  1816  à  mars  1817.1 

(2)  l'ÉnON",  Notice  sur  M.  de  Germiny.  —  At/teiiée  du  Beauvaisis,  1843, 
p.  146. 

^3^  Journal  d'éducation,  IV,  p.  16.  —  Vie  du  due,  p.  75.  —  Licis,  Mono- 
tjruphie,  p.  150.  —  Délibération  du  conseil  municipal  du  24  septembre  1816  et 
délibération  de  la  commission  de  riios[)ice  de  Liancourt  de  1817  :  «  il  est  procédé 
à  la  réfection  dun  vieux  bâtiment  pour  servir  d'école  de  garçons.  »  Délibérations 
des  29  octobre  1818,  20  février  1823,  8  août  1824. 

En  1828,  l'Ecole  de  Liancourt  compte  quatre-vingt-quatre  élèves,  dont  le  jeune 
Lacretelle,  âgé  de  onze  ans. 


442  LA    KOCIIEFOUCAULD-LIANCOURT 

parole.  En  1817,  il  offrait  un  prix  de  1,000  francs  "  pour 
développer  les  facultés  de  la  classe  inférieure  du  peuple  et  lui 
inspirer  le  g^oût  de  la  vertu  (l)  "  .  Sa  politique  était  d'assurer 
aux  écoles  mutuelles  l'appui  du  roi  et  des  Chambres.  Aussi 
ménageait-il  les  pouvoirs  établis  :  u  Vous  avez  voulu,  disait- 
il  en  1817,  que,  quand  les  yeux  et  les  doigts  de  vos  élèves 
apprendraient  à  connaître  et  à  tracer  des  caractères,  leur 
esprit  et  leur  cœur  fussent  à  la  fois  pénétrés  des  vérités  utiles, 
des  principes  sacrés  de  religion  et  de  morale.  Dans  nos 
écoles,  tout  respire  l'amour  de  Dieu  et  du  roi  ;  le  buste  du 
bon  roi  Louis  XVIII  est  sous  le  Christ  (2) .  " 

8on  programme  d'enseignement  civique  est  monarchique. 
Il  11  faut  familiariser  les  enfants  avec  leurs  différents  devoirs, 
les  pénétrer  des  éternelles  vérités  aussi  utiles  pour  eux  que 
pour  la  société,  de  l'influence  de  la  religion  sur  leur  bonheur; 
de  l'influence  non  moins  douteuse  des  bonnes  mœurs,  de  la 
probité,  de  l'accomplissement  de  leurs  devoirs  sous  les  rap- 
ports de  sujet,  de  père,  de  fils,  de  mari,  de  maître,  de  domes- 
tique ;  des  immenses  avantages  pour  la  France  du  dogme 
sacré  de  la  légitimité  dans  les  héritiers  du  trône;  des  bien- 
faits de  la  Charte  constitutionnelle  qui  assure  les  droits  des 
Français  et  protège  leurs  propriétés,  de  quelque  nature 
qu'elles  soient;  enfin  de  la  nécessité  des  lois  et  de  leur  exacte 
observance  pour  que  chacun  puisse  jouir  entièrement  et  avec 
sécurité  des  biens  de  la  liberté  et  delà  propriété.  » 

Ainsi  se  formeront  de  »  bons  citoyens  amis  de  leur  pays,  de 
leur  roi;  francs  zélateurs  de  la  Charte,  des  droits  et  des  devoirs 
qu'elle  assure  et  qu'elle  impose  (3)  »  .  La  religion,  la  foi 
monarchique  font  partie  du  vade-mecum  nécessaire  à  l'ensei- 
gnement mutuel  pour  qu'il  n'offusque  personne.  Liancourt 
veut  avant  tout  arracher  à  l'ignorance  une  classe  nombreuse 
"  qui  paraissait  y  être  à  jamais  condamnée  »  .  L'enseigne- 

(1)  Journal  d'e'ducution,  III,  p.  259. 

(2)  Journal  de  la  Société  de  inorale  chrétienne,  t.  V,  [>.  48.  "  André  et 
Bastien,  dialotjue  entre  deux  inslituteiirs,  l'un  partisan  de  r ancienne  méthode, 
l'autre  de  la  nouvelle.  « 

(3)  Journal  d'éducation,  III,  p.  259. 


ASSISTANCE  —  ENSEIGNEMENT   —    PREVOYANCE       44;i 

ment  mutuel  remplit  et  surpasse  ses  promesses;  ses  bienfaits 
sont  tous  les  jours  mieux  sentis  et  plus  appréciés;  ses  écoles 
se  répandent  jusque  dans  les  possessions  françaises  d  Afrl(jue 
et  d'Asie.  "  C'est,  disait  La  Favette,  le  plus  grand  pas  fait 
depuis  la  découverte  de  l'imprimerie.  " 

Partout  s'élève  une  nation  plus  éclairée  qui  sera  demain 
maîtresse  d'elle-même.  «  L'instruction  du  peuple,  écrit  hardi- 
ment Liancourt,  n'était  jusqu'ici  parmi  nous  qu'un  vœu  philan- 
thropique; elle  est  maintenant  re.'j^ardée  comme  un  droit  [)our 
les  nations,  comme  un  devoir  pour  les  {gouvernements...  et, 
lorsqu  un  jour  1  Instruction  sera  universelle,  il  n  y  aura  plus 
de  degré  d  amélioration  que  les  sociétés  humaines  ne  puissent 
atteindre...  Donner  du  pain  à  ceux  qui  en  manquent  est  un 
devoir  du  gouvernement,  mais  les  besoins  moraux  ne  sont-ils 
pas  aussi  des  besoins  qu'il  n'est  pas  permis  de  négliger?  Une 
école  d'enseignement  vaut  mieux  qu'un  dépôt  de  mendicité... 
Sans  l'instruction,  un  individu  quelconque,  qu  il  soit  né  sous 
le  dais  ou  sous  le  chaume,  n'est  qu'un  être  physique  et  maté- 
riel :  c'est  l'éducation  qui  en  fait  un  être  raisonnable  et  sen- 
sible... Le  pauvre  est  l'orphelin  moral  de  la  société...  Tout 
pauvre  qu'il  est,  la  nature  l'a  peut-être  favorisé  de  ses  dons  ; 
peut-être,  sans  examiner  si  le  vase  était  d'argile  ou  de  bronze, 
elle  a  mis  en  lui  ses  plus  riches  trésors.  Apprenons-lui  à  les 
rechercher,  à  les  découvrir.  Peut-être  un  jour  ces  trésors, 
aujourd'hui  inconnus,  feront-ils  la  richesse  et  la  gloire  de 
notre  patrie.  » 

Ainsi  le  devoir  social  «  de  bienfaisance  mutuelle  »  est 
affirmé;  l'instruction  est  un  droit  pour  le  peuple.  Il  faut 
aider  ceux  des  enfants  que  la  nature  a  doués,  dans  leur 
ascension  légitime  ;  la  pénétration  des  divers  ordres  d'ensei- 
gnement, les  bourses  données  aux  enfants  du  peuple,  toutes 
les  réformes  précisées  depuis  par  l'effort  des  générations 
sont  indiquées.  La  Charte  même  sert  d'argument  à  Lian- 
court :  "  Chaque  individu  ne  peut  recueillir  la  portion  des 
avantages  de  la  société  que  s'il  a  les  moyens  de  se  les  appro- 
prier. L'homme  tenu  dans  lignorance  serait  exclu  de  ce  par- 


444  LA    IIOCHEI-OUCAITLD-LIANCOURT 

tage,  et  la  Charte,  qui  appelle  indistinctement  tous  les  Français 
à  tous  les  emplois  selon  leur  capacité  et  leur  mérite,  n'aurait 
fait  qu'une  promesse  illusoire.  " 

]S'est-ce  point,  du  reste,  l'intérêt  du  gouvernement  chargé 
de  l'ordre  de  «  prévenir  les  infractions  "  ?  Liancourt  affirme 
l'utilité  d'un  enseignement  moral  :  «  Entre  l'homme,  écrit-il, 
auquel  l'école  fait  entendre  ses  principes,  et  les  fautes  que 
celui-ci  serait  tenté  de  commettre,  l'instruction  morale  inter- 
pose la  conscience  (1).  " 

Depuis  les  bibliothèques  populaires  destinées  aux  ouvriers 
jusqu'aux  almanachs  destinés  aux  paysans,  tous  les  moyens 
lui  étaient  bons  pour  faire  pénétrer  ces  vérités  dans  les  can- 
tons les  plus  reculés.  Le  Bonheur  du  peuple,  ahnanuch  à  l'usage 
de  tout  le  inonde,  renferme  sous  sa  signature  un  avis  du  Père 
Bonhomme  aux  habitants  de  la  campagne  (2  ,  véritable  caté- 
chisme civique  d'un  démocrate  royaliste.  L'enseignement 
mutuel,  déjà  établi  dans  huit  cents  écoles,  a  pour  lui  le  roi 
«  qui  veut  comme  un  bon  père  que  tous  ses  enfants  sachent 
lire  1)  .  Ses  ennemis,  ce  sont  ceux  qui  voudraient  «  tenir  le 
peuple  toujours  dans  l'ignorance,  toujours  disposé  à  être 
trompé  et  avili...,  toujours  aveugle  et  dans  la  servitude... 
Jadis,  disent-ils,  les  riches  et  les  prêtres  seuls  savaient  lire  et 
écrire  et  tout  allait  bien.  —  C'est,  qu'en  effet,  tout  allait  bien 
pour  eux,  parce  que  tout  allait  à  leur  volonté,  parce  que  le 
peuple  ignorant  croyait  tout  ce  qu'on  lui  disait,  supportait 
tout,  ne  défendait  pas  ses  droits  et  ne  s'en  croyait  même 
aucun.  Dieu  merci  et  grâce  à  notre  bon  roi,  ce  n'est  plus  de 


(1)  Journal  d'éducation,  VIII,  p.  3. 

(2)  Chez  Mme  Huzard,  Paris,  1819.  Trois  de  ces  dialojjues  familiers  ont  été 
publiés  à  part  sous  le  titre  de  Dialogue.t  sur  les  objets  d'utilité  publique  (32  p., 
Ilibliothèque  de  Liancourt,  n"  8202).  Le  premier  est  une  leçon  de  solidarité.  I..e 
maire  obtient  de  >L  André,  conseiller  munici|)al,  qu'il  cède  à  la  commune  six 
pieds  de  terre  nécessaires  à  l'élargissement  d'un  chemin.  «  Votre  père  et  votre 
grand-père  les  ont  empiètes  sur  la  route...  ils  ne  le.'?  avaient  pas  achetés...  Vous 
hésitez  à  les  rendre?  Vous  seriez  en  contradiction  avec  l'honnêteté  que  vous  pro- 
fessez et  la  loi  contraindrait  à  cette  restitution  le  récalcitrant  qui  s'y  refuserait.  » 
M.  André  finit  par  consentir.  Le  second  dialogue  est  sur  les  caisses  d'épargne, 
le  troisième  sur  l'enseignement  primaire. 


ASSISTANCE   —    ENSEIGNEMENT   —   PHÉVOVANCE      4V5 

même  aujourd'hui...  La  loi  est  pour  tous,  elle  protège  le 
pauvre  comme  le  riche;  chaque  citoveu  a  ses  devoirs  et  ses 
droits.. . 

"  D  autres  diseut  que  le  peu[)le  u  a  pas  hesoin  desavoir  lire 
et  écrire  pour  travailler;  que,  s'il  est  instruit,  il  obéira  moins 
aisément;  que,  si  tout  le  monde  sait  lire  et  écrire,  tout  le 
monde  voudra  être  receveur,  notaire,  ou  tout  au  moins 
commis  ;  enfin  qu'on  ne  trouvera  plus  personne  pour  être 
ouvrier,  pour  conduire  la  charrue  et  les  chevaux,  pour  faire 
des  souliers,  du  pain,  des  étoffes,  des  maisons...  » 

On  prétend  que  «  l'instruction  nuit  à  la  religion  »  .  Pas  à 
'celle  de  Liancourt.  «  Si  vous  savez  lire,  vous  lisez  dans  la 
Bible  la  parole  de  Dieu  lui-même  :  vous  y  verrez  la  religion 
telle  qu'elle  est,  toujours  douce,  toujours  consolante,  toujours 
offrant  un  aj)pui  au  malheur  ;  vous  y  verrez  que  la  première 
de  ses  lois  est  que  chacun  doit  aimer  son  prochain,  lui  rendre 
service  et  faire  pour  lui  ce  que  nous  voudrions  qu  il  fit  pour 
nous... 

«  L'instruction  permet  au  paysan  de  se  débattre  contre  les 
notaires,  les  mauvaises  gens  qui  lui  prêtent  de  l'argent  à  gros 
intérêt,  ou  qui  voudraient  lui  faire  croire  que  la  loi  lui 
demande  ce  qu'elle  ne  lui  demande  pas. ..  >^e  peut-on  pas  vous 
faire  payer  plus  d  impositions  que  vous  ne  devez  en  payer?  Ne 
peut-on  pas,  lors  du  tirage,  oublier  de  vous  rappeler  quel- 
ques dispositions  favorables  à  votre  position,  à  celle  de  vos 
enfants  et  de  vos  frères?...  La  loi  en  main,  on  est  bien 
fort... 

«  Vous  pourrez  vous  passer  des  hommes  de  loi,  faire  votre 

affaire  avec  votre  voisin,  écrire  et  signer  vos  conventions... 

I    Tandis  qu'après  bien  des  lenteurs  il  reste   toujours  quelque 

chose  dans  les  mains  de  ces  messieurs,  et  souvent  beaucoup, 

quelquefois  tout.  Vous  dis-je  vrai  ou  non  (1)?  » 

Les  paysans  de  France  aiment  ceux  qui  causent  avec  eux 
sans  apprêt.  Ce  simple  discours  leur  convenait.  Ils  y  retrou- 

(1)  Le  Bonheur  du  peuple,  p.  13. 


446  LA    ROCIIEFODCALLD-LIANCOUnT 

valent  l'écho  de  leurs  lointaines  revendications,  de  ces  cahiers 
qu'ils  avaient  jadis  chargé  les  hommes  du  tiers  de  porter  à 
Versailles,  ils  y  sentaient  le  respect  de  l'égalité  civile,  désor- 
mais intangible. 

<i  Si  tous  les  enfants  du  village  sont  instruits  à  une  école 
commune,  ils  en  sauront  tous  à  peu  près  autant  :  l'égalité  ne 
sera  pas  rompue  entre  eux  ;  ils  suivront,  sachant  lire  et  écrire, 
l'état  de  leurs  pères,  leurs  occupations  laborieuses...  Ceux  qui 
voudraient  que  le  peuple  ne  sût  ni  lire  ni  écrire  sont  ceux 
qui  voudraient  que  le  peuple  ne  pût  pas  avoir  d'autre  avis  que 
le  leur;  qui  voudraient  se  servir  de  son  ignorance  pour 
l'empêcher  de  faire  usage  de  son  intelligence  naturelle,  pour 
le  tromper,  pour  le  tenir  toujours  dans  leur  dépen- 
<lance  (l) .  " 

En  1822,  Liancourt  vantait  encore  1  excellence  d'une 
méthode  qui  rendait  l'étude  des  premières  connaissances  plus 
aisée,  plus  courte  et  moins  dispendieuse  et»  dont  l'objet  était 
de  provoquer  et  de  fixer  l'attention  des  enfants  par  plus  de 
moyens  à  la  fois  et  par  des  moyens  irrésistibles  ;  de  fournir  à 
leur  mémoire  de  tels  appuis  et  de  tels  jalons  qu'elle  ne  pût  les 
oublier;  et  de  donner  à  leur  intelligence,  par  un  spectacle 
nouveau,  une  excitation,  un  élancement  qui  influe  sur  notre 
vie  entière  "  . 

Sous  le  ministère  Villèle,  les  mauvais  jours  vinrent  pour  la 
Société  et  pour  renseignement  mutuel.  Les  subventions 
furent  rayées  du  budget  ;  les  écoles  du  dépôt  de  répression 
de  Saint-Denis,  du  Grand  Commun  de  Versailles,  delà  maison 
de  Beaulieu  furent  supprimées  -.  celles  de  Paris  durèrent,  grâce 
à  Chabrol,  alors  préfet  de  la  Seine,  et  aux  maires  d'arrondisse- 
ment. 

Quand  Liancourt  fut  frappé,  la  Société  déplora  sa  disgrâce 
et  plus  tard  elle  pleura  sa  mort.  Elle  ne  crut  pas  pouvoir 
mieux  célébrer  sa  mémoire  qu'  "  en  continuant  ses  soins  aux 
écoles  dues  à  sa  philanthropie  (2)  "  . 

(1)  Le  Bonheur  du  peuple,  p.  15. 

(2)  Journal,  IX,  4  avril  1827.  —  Éloge,  par  Tkrnaux. —  Le  duc  de  La  Roche- 


I 


ASSISTAINCE   —    ENSEIGNEMENT   —   PHKVOYANCE      447 


C'est  le  29  juillet  1818  que  fut  fondée  la  Caisse  d'épargne 
et  de  prévoyance  de  Paris.  Liancourt  fut  le  président  élu 
par  les  premiers  directeurs,  le  baron  de  Staël,  Ducros , 
régent  de  la  Banque,  Rothschild  et  Reiset.  Les  fondateurs 
étaient  Delessert,  LafHtte,  8cipion  Périer,  llottinguer,  Davil- 
lier,  Pillet-Will  et  Hentsch  (1).  Dès  le  Comité  de  mendicité, 
Liancourt  ne  séparait  j)as  la  prévoyance  de  l'assistance  :  on 
se  rappelle  les  études  poursuivies  avec  le  concours  de  Con- 
dorcet  et  de  l'Académie  des  sciences  sur  le  plan  Lafarge  et  le 
discours  prophétique  de  Mirabeau  sur  l'avenir  de  la  mutua- 
lité. 

Aux  Etats-Unis,  en  Angleterre,  il  avait  étudié  le  dévelop- 
pement des  institutions  d'épargne  populaire.  A  son  retour  de 
l'émigration,  il  avait  été  frappé  à  Hambourg  du  fonctionne- 
ment  de    la   caisse    destinée    à    recevoir   les    économies  des 


foucaulJ  fut  remplacé  à  la  présidence  par  le  duc  de  Tarentc;  parmi  ses  succes- 
seurs, on  remarfjue  Mollien  ^1827),  de  Lasteyrie  (1828\  L'assemhlée  générale  du 
20  avril  fut  présidée  par  Doudeauville.  Bien  que  fort  lié  avec  l'abbé  I^egris-Duval, 
un  des  fondateurs  de  la  Congrégation,  Doudeauville  eut  des  velléités  lil)érales, 
surtout  après  sa  démission  de  ministre.  Il  aimait  les  réunions  de  la  Société  d'Ins- 
truction élémentaire,  réunions  «très  libérales  et  très  pou  religieuses...  On  y  ren- 
contrait, dit-il,  de  fort  jolies  femmes"  .  Dans  son  discours  du  20  avril,  il  proteste 
de  sa  sympathie  pour  l'œuvre  : 

"  llentré  dans  la  vie  privée,  dont  je  ne  veux  plus  sortir,  je  serai  toujours 
consumé,  comme  on  a  bien  voulu  le  dire  queI(|uefois,  du  désir  d'utiliser  au  milieu 
de  vous  et  des  autres  sociétés  qui  m'ont  admis  dans  leur  sein  le  reste  de  jours  que 
le  ciel  m'accordera.  Je  le  dis  du  fond  du  cœur,  je  n'y  attacherai  quelque  prix 
qu'autant  que  je  pourrai  servir  encore  dans  la  retraite  et  jusqu'à  mon  dernier 
soupir  mon  pays,  mon  prince,  ma  famille,  mes  compatriotes  et  les  amis  de  l'hu- 
manité, comme  les  ennemis  de  ma  personne  si  j'étais  assez  malheureux  pour  en 
avoir  et  surtout  pour  en  mériter,  h 

Après  de  lasteyrie,  les  présidents  furent  Francœur,  Dupin,  Carnot,  Marie,  Jules 
Simon,  Leblond,  Jules  Terry,  etc.  La  Société  est  reconnue  d'utilité  publique 
depuis  1831. 

(1)   Bayahd,  la  Caisse  d'epcuf/ne  et  de  piévujance  de  Paris,  p.   17  et  suiv. 


4VS  LA    ROCHEFOUCAULr)-LIA?sCOUl\T 

il  ouvriers  et  domestiques.  »  En  vingt  ans,  elle  avait  amassé 
deux  millions  de  inarks.  Quatre  ans  plus  tard,  il  saisissait 
Journu-Aubert,  censeur  de  la  Banque  de  France,  d'un  projet 
analog^ue  destiné  au  personnel  de  ses  fabriques.  «  A  la  tête 
d'une  manufacture  ou  sont  employés  beaucoup  d'enfants,  je 
voudrais,  par  une  économie  journalière  sur  le  gain  de  la 
semaine,  leur  procurer  par  accumulation  un  petit  capital  au 
bout  de  quelques  années  (1).  " 

Les  débuts  de  la  Caisse  d'épargne  furent  modestes.  A  l'imi- 
tation de  celle  de  Genève,  fondée  en  181G,  il  s'agissait  »  de 
recevoir  en  dépôt  les  petites  sommes  confiées  par  les  cultiva- 
teurs, ouvriers,  artisans,  domestiques  et  autres  personnes 
économes  et  industrieuses  »  .  Le  minimum  de  chaque  dépôt 
était  de  un  franc.  Les  principaux  négociants  de  Paris,  les 
régents  de  la  Banque,  les  agents  de  change,  les  membres  des 
deux  Chambres  connus  pour  leur  philanthropie,  tenaient  à 
honneur  de  figurer  dans  le  conseil  des  directeurs  ou  sur  la 
liste  des  administrateurs  (2). 

Tous  les  ans,  au  nom  du  conseil  des  directeurs,  Liancourt 
présentait  le  rapport  gfénéral  sur  les  opérations  de  la  Caisse. 
On  y  suit  pas  à  pas  les  progrès  de  l'institution,  les  efforts  faits 
pour  la  vulgariser,  pour  dissiper  les  méfiances  et  les  préjugés. 
Liancourt  est  toujours  l'homme  qui,  dès  son  premier  livre, 
Finances  et  crédit,  voulait,  par  la  vente  des  grands  domaines, 
aider  au  développement  de  la  petite  propriété.  La  diffusion 
du  capital  le  rend  lyrique.  "  L'ouvrier,  1  artisan,  le  domes- 
tique qui  contracte  l'habitude  d'apporter  à  la  Caisse  ce  qu'il 
peut  ménager  de  ses  salaires  s'attache  à  la  conservation  de  ce 
superflu...  Il  se  préserve  d'avance  des  besoins  de  l'aumône, 
il  s'est  fait  lui-même  un  avenir,  il  s'est  créé  un  avoir...  Le 
mot  de  propriété  a  retenti  dans  son  cœur;  il  est  maintenant 
entouré  de  ce  lien  magique  et  puissant  qui  attache  si  fortement 


(1)  Journal  di-  la  Société  de  morale  chrétienne,  1832,  p.  27  et  29. 

(2)  On  relève  sur  cette  liste  des  noms  il'orijjine  {jénevoise  et  protestante  : 
Mallet,  J.-B.  Say  et  son  fils,  Vernes,  Ilottinguer,  André  fils,  flentsch,  et 
deux  Israélites,  Rothschild  et  Worras  de  Uoruilly. 


ASSISTANCE   —    ENSEIGNEMENT    —    PRÉVOYANCE      449 

l'homme  .m  pays  qui  Ta  vu  uaitro,  qui  j'jaranlit  sa  soumission 
aux  lois,  sou  attachement  aux  institutions  de  sa  patrie,  aux 
droits,  aux  libertés  dont  elles  lui  promettent  la  jouissance, 
au  trône  qui  les  lui  assure.  » 

«  11  faut  assurer  le  honlieur  de  cette  précieuse  classe 
ouvrière  longtemps  négligée  mais  que  l'on  commence  à  consi- 
dérer et  à  respecter...  A  son  travail,  sont  liées  la  fortune  et  la 
prospérité  publiques.  Il  faut  l'arracher  au  vice  qui  consom- 
mait auparavant  les  fruits  de  ses  travaux...,  à  la  dissipation, 
à  la  débauche,  aux  dangers  excitants  de  cette  pernicieuse 
loterie,  dont  le  résultat  le  plus  certain  est  d'immoler  des  dupes 
et  d'enfanter  des  fripons  (1).  » 

Ceux  qui  sont  en  haut  de  l'échelle,  ou  qui  sont  en  train  d'en 
gravir  les  degrés,  doivent  faciliter  l'ascension  sociale  de  ceux 
qui  sont  en  bas.  Ils  leur  persuaderont  ainsi  «  que  le  plaisir  de 
faire  du  bien  est  un  des  plus  doux  que  puisse  éprouver  celui 
qui  en  a  la  faculté  ;  qu'il  y  trouve  un  ample  dédommagement 
à  ses  sacrifices,  et  qu'il  finit  par  se  trouver  lui-même  loblipé 
de  ceux  qu'il  oblige  utilement'»  .  La  gestion  de  l'établissement 
était  alors  entièrement  gratuite  ;  un  grand  nombre  d'employés 
des  maisons  de  commerce  et  des  administrations  publiques 
s'étaient  empressés  de  se  faire  inscrire  pour  concourir  à  tour 
de  rôle  au  service  de  la  Caisse  :  «  Nous  sommes  de  par  nos 
jouissances,  dit  Liancourt,  associés  à  tous  les  travaux  de  l'in- 
dustrie ;  associons-nous  aussi  à  ses  maux  et  à  ses  dan.fyers  en 
cherchant  à  les  prévenir.  Montrons  à  la  classe  ouvrière  que 
pour  elle  l'épargne  est  déjà  la  richesse;  apprenons-lui  qu'une 
partie  des  fruits  de  son  travail  peut  être  réservée  pour  d'autres 
temps,  1  aider  dans  ses  maladies,  suppléer  à  son  manque  d'ou- 
vrage quand  l'offre  de  son  travail  ne  trouve  pas  de  salaires, 
enfin  s'accumuler  suffisamment  pour  la  mettre  dans  sa  vieil- 
lesse à  l'abri  des  rigueurs  de  l'indigence.  En  faisant  pour  le 
déposant  un  emploi  productif,  la  Caisse  lui  prépare  un  petit 
pécule   qui    peut  devenir  important,    qui    peut  faire   monter 

(1)    Arcli.  de  la  Caisse  d'épargne  de  l'aris.  Rapports  du  24janvicr  1820,  p.  5,  et 
du  18  juin  1822. 

29 


450  LA    T'.OCHEFOUCAULD-LIA^COURT 

l'ouvrier  au  rang  des  petits  rentiers,  des  petits  propriétaires, 
et  le  soustraire  à  la  sollicitation,  à  la  dépendance  forcée  des 
secours  que  Tindig^ence  n'obtient  pas  toujours  (1).  » 

Chaque  année  revient  l'éloge  du  travail  que  fait  fructifier 
l'association  :  "  Notre  ordre  et  nos  lois,  nos  cités,  nos  monu- 
ments, l'agriculture  et  la  navigation,  les  sciences,  les  arts,  le 
commerce,  tout  a  été,  tout  est  et  tout  sera  l'ouvrage  du  tra- 
vail de  l'homme...  L'esprit  d'association  fait  agir  en  commun 
pour  le  même  but  et  par  le  même  travail,  les  talents,  les  soins, 
les  capitaux  et  les  bras  d'un  grand  nombre  d'individus,  pour 
faire  réussir  par  la  réunion  d'efforts  communs  ce  qui  n'eût 
pas  même  pu  être  tenté  d  aucune  autre  manière...  Parvenue 
à  ce  point,  une  nation  agit  elle-même  dans  le  domaine  de  sa 
liberté.  C'est  de  ses  propres  mains  qu'elle  fonde  l'édifice  de 
sa  grandeur. . .  Les  spéculations  des  capitalistes  se  tournent 
vers  des  objets  d'utilité  publique;  des  sociétés  se  forment 
pour  garantir  tous  les  genres  de  propriétés  contre  tous  les 
p^enres  de  périls  :  les  richesses  particulières  sont  devenues, 
pour  le  bien  de  l'État,  de  secondes  finances,  un  second  trésor 
et  celui-là  est  inépuisable  (2).  " 

La  Caisse  d'épargne  n'est  qu'une  application  spéciale  de 
cette  loi  générale,  une  association  morale  entre  la  philan- 
thropie et  le  travail...  "  une  de  ces  douces  et  saintes  alliances 
entre  la  richesse  et  l'indigence...  » 

Gomme  pour  l'école  mutuelle,  Liancourt  recourait  à  la  pro- 
pagande par  l'almanach.  De  petits  écrits  répandus  gratuite- 
ment, des  "  tracts  "  à  la  mode  américaine  portaient  la  convic- 
tion dans  les  esprits.  A  l'exemple  de  Berquin,  il  aimait  la 
forme  dialoguée.  Alexandre  rencontre  Benoit;  il  lui  prêche  la 
sobriété  et  l'épargne  :  ^  Paresseux,  vois  la  fourmi,  con- 
temple ses  œuvres  et  sois  sage...  Va  trouver  ces  messieurs  de 
la  Caisse  d'épargne,  rue  de  la  Yrillière.  Ils  te  garderont  ton 
argent,  t'en  paieront  l'intérêt  et  te  le  rendront  quand  tu  le 


(1)  Arch.  (le  la  Caisse  d'cparjjne.   Hapports  cités. 

(2)  Id.  Rapports  du  18  juin  1822  et  du  23  août  1823. 


ASSISTANCE  —  EN  SEIGN  KMEiN  T   —    PREVOYANCE     451 

voudras.  Celui  qui  mol  dans  cette  caisse  20  sous  par  semaine 
reçoit,  au  bout  de  six  ans,  322  francs  (1).  »> 

L'opuscule  le  plus  intéressant  a  paru  sous  le  titre  d'un 
Entretien  d'un  curé  avec  ses  paroissiens  sur  la  Caisse 
(Tt'pnrgne  (2) .  Le  curé  que  Liancourt  met  en  scène  et  le 
vicaire  savoyard  sortent  du  même  séminaire,  celui  où  la  Révo- 
lution française  a  été  annoncée  et  précliée.  Ce  brave  curé  est 
l'arbitre  de  tous  les  différends,  le  soutien  des  pauvres,  la 
consolation  des  affligés;  ses  prônes  sont  les  conseils  d'un  bon 
et  vertueux  père  de  famille.  Il  est  l'auii  et  le  .«juide  de  quelques 
familles  protestantes  et  de  "  deux  familles  juives  établies  depuis 
longtemps  dans  la  commune  »  .  11  engage  tous  les  parents  à 
envoyer  leurs  enfants  dans  les  écoles,  même  à  celles  d  ensei- 
gnement mutuel,  «  ce  qui  est  aujourd'hui  assez  remarquable 
pour  un  curé  et  ce  qui  pourrait  le  mettre  mal  avec  ses  supé- 
rieurs, si  un  supérieur,  quel  qu'il  soit,  osait  blâmer  hautement 
un  homme  d'une  vertu  aussi  reconnue  »  . 

Écoutons-le  causer  avec  Simon  et  Thomas  à  propos  de  la 
Caisse  d'épargne.  —  Thomas  se  défie  :  «  C'est  une  attrape  de 
ces  messieurs  de  Paris  qui  voudraient  avoir  de  notre  argent 
pour  se  moquer  de  nous  après.  »  Le  curé  le  rassure  :  »  C'est 
une  des  meilleures  inventions  que  Dieu  ait  permis  à  l'esprit 
humain  de  concevoir  :  c'est  un  germe  d'aisance,  de  richesse 
même,  jeté  parmi  vous;  c'est  à  votre  travail  à  le  faire  fruc- 
tifier, c  est  à  votre  sagesse  à  le  recueillir.  » 

Le  curé  est  un  économiste  et  un  financier.  Simon  ne  s'ex- 
plique pas  que  le  journalier  qui  gagne  trente,  vingt-cinq  et 
quelquefois  vingt  sous  par  jour  puisse  épargner.  Le  curé, 
décidément  en  avance  sur  son  temps,  répond  par  une  leçon 
d'anti-alcoolisme  : 

i>  Li;  Curé.  —  Ils  vont  boire  la  goutte  chez  l'épicier  et  le 
dimanche  au  cabaret.  Je  suppose  qu'ils  ne  boivent  au  cabaret 
que  pour  six  sous  et  ils  en  boivent  plus  souvent  pour  douze  : 

(1)  Dialogue  d' Alexandre  et  de  Benoît,  —  Journal  de  la  Société  de  morale 
chrétienne,  1834,  p.  358. 

(2)  Almanach  de  1819,  p.  29  i  71. 


452  LA    TlOCflEFOUCAULD-LIAISr.OLTRT 

le  petit  verre  d  eau-de-vie  leur  coûte  deux  sous  tous  les  jours 
ou  quatorze  sous  par  semaine  :  voilà  donc  au  moins  vingt  sous 
qu'ils  dépensent  hors  des  besoins  de  leur  ménage  et  qu'ils 
pourraient  épargner.  »  Et  comme  Thomas  objecte  que  "  Teau- 
de-vie  donne  la  force  à  ces  braves  gens  "  ,  le  curé  répond  : 
<i  Quanta  la  goutte,  c'est  une  habitude;  cette  eau-de-vie  ne 
donne  pas  de  force;  elle  fait  plutôt  du  mal  tôt  ou  tard.  »  Puis 
il  reprend  son  calcul  :  "  Qu'un  domestique  place  sur  ses  gages 
5  francs  par  mois  et  qu  il  commence  à  vingt  ans,  il  trouvera  à 
soixante  une  somme  de  7,663  francs  pour  ses  vieux  jours  et,  si 
la  mort  l'atteint  avant  ce  temps,  ses  parents  jouissent  du  fruit 
de  ses  économies.  » 

Les  cabaretiers,  les  préteurs  sur  gages,  les  »  coureurs  qui 
font  tirer  à  de  petites  loteries  "  ,  disent  du  mal  de  la  Caisse 
d'épargne.  IN  en  ayons  cure.  Si  "  ces  messieurs  de  Paris  don- 
nent leur  argent  et  leur  temps,  c'est  que  Dieu  a  placé  dans 
tous  nos  cœurs  le  désir  de  faire  du  bien  aux  autres...  C'est 
aussi,  ajoute,  en  guise  de  morale,  le  curé  qui  a  sans  doute  lu 
Bentham,  que  «  la  bienfaisance  n'est  autre  chose  que  l'intérêt 
personnel  appliqué  au  besoin  de  faire  ce  bien  aux  autres  (1)»  . 

Une  propagande  si  persévérante  devait  porter  ses  fruits.  La 
Caisse  d'épargne  s'enrichit  rapidement.  Au  30  juin  1819, 
elle  doit  aux  déposants  299,135  francs  représentés  par 
22,075  francs  de  rentes  ;  son  capital  propre  est  de 
35,352  francs.  Le  24  janvier  1820,  ses  dépôts  sont  de 
1,041,332  francs.  D'autres  caisses  se  créent  à  Bordeaux, 
à  Lyon,  à  Metz.  —  Le  1"  mai  1820,  les  dépôts  sont  de 
1,528,194  francs;  le  20  novembre,  de  2,833,096  francs; 
le  29  mai  1821,  de  4,898,299  francs.  Au  31  mars  1822, 
elle  a  reçu  1 1,577,547  francs  depuis  la  fondation. 

La  II  classe  aisée  "  prenait  trop  de  goût  à  se  faire  servir  un 
intérêt  de  5  pour  100.  Pour  empêcher  cet  abus,  Liancourt 
fit  réduire  le  maximum  de  chaque  dépôt  et  ramena  chaque 
inscription  de  rente  achetée  pour  le  compte  du  déposant  au 

(1)   Entretien  d'un  curé,  etc.  :  Almnnacli  de  1819,  p.  66. 


ASSISTANCE   —   ENSEIGNEMENT   —   PREVOYANCE      453 

chiffre  de  10  francs.  Il  y  eut,  la  même  année,  une  alerte 
causée  par  le  projet  de  conversion  du  5  pour  100  déposé  par 
M.  de  yillèle.  Les  déposants  s'inquiétèrent,  retirèrent  leurs 
fonds;  les  petits  rentiers  vendirent  leurs  titres;  les  jrros  ren- 
tiers, pairs,  ([énéraux,  administrateurs,  se  montrèrent  peu 
disposés  à  décréter  une  réduction  qui  les  atteignait  dans  leur 
fortune  ou  dans  celle  de  leurs  amis  (1). 

Sans  prendre  parti  sur  le  principe  de  l'opération,  Liancourt 
demanda  que  les  rentes  déposées  aux  caisses  d'épargne  fus- 
sent exceptées  de  la  conversion;  il  y  avait  soixante-seize  mille 
rentiers  titulaires  d'un  revenu  de  1,000  francs.  L'archevêque 
de  Paris,  Mjjr  de  Quélen,  intervint  dans  rintérèt  des  vieux 
domestiques,  des  employés  retirés,  des  veuves,  des  orphelins, 
et  aussi  du  clerg^é  pour  qui,  dit  Vaulabelle,  »  la  rente,  pro- 
priété invisible,  ignorée,  réalisable  silencieusement  et  secrète- 
ment..., était  le  placement  le  plus  commode,  le  plus  sur». 
Devant  l'opposition  des  salons  et  des  sacristies,  le  projet 
échoua  et  la  Caisse  d'épargne  fut  sauvée.  Elle  recommença  à 
s  emplir  des  épargnes  lentement  accumulées  :  elle  devint  de 
plus  en  plus  le  trésor  de  la  prévoyance  française.  Un  an  avant 
sa  mort,  Liancourt,  soucieux  de  chaque  détail,  provoquait 
une  ordonnance  destinée  à  faciliter  les  transferts  (2).  A  cette 
époque,  les  dépôts  en  caisse,  malgré  la  crise,  étaient  encore 
de  3,625,985  francs. 

Liancourt  ne  fut  remplacé  à  la  présidence  qu'en  1829  par 
Delessert  :  «  Son  nom,  disait  ce  dernier,  restera  à  côté  de  celui 
des  Jenner,  des  HoAvard,  des  Vincent  de  Paul,  des  Mon- 
tyon.  "  Son  buste  figure  dans  la  salle  des  séances  de  la 
rue  Coq-Héron.  Ce  n'est  que  justice.  Au  30  juin  1819,  le 
capital  de  la  Caisse  d'épargne  de  Paris  est  de  2,214  francs  de 
rente;  les  sommes  versées,  de  299,135  francs.  En  1900  — 
quatre-vingt-vm  ans  plus  tard  —  l'actif  de  cette  caisse  est  de 
140   millions.   Il  y  a  en  France  546  caisses  en  activité  avec 

(1)  Vailahelle,  VII,  p.  ,38  et  siiiv.  Pour  5  francs  de  rente,  l'iltat  donnait  du 
3  pour  100  à  75  francs  :  c'était  une  réduction  d'un  cinqnièine. 
(2^    Ordonnance  du  14  mai  1826.  —  Rapport  du  16  mai  1826. 


454  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

1,:223  succursales  et  338  perceptions  dont  le  concours  est 
utilisé.  Les  versements  effectués  en  1901  s'élèvent  à 
743,398,253  francs,  les  intérêts  touchés  par  les  déposants  à 
100  millions  environ. 

Quant  à  la  Caisse  d'épargne  de  Paris,  depuis  l'origine,  elle 
a  reçu  2,467,696,3.47  francs  et  ouvert  2,138,350  livrets. 
Ajoutez  à  cela  les  caisses  d'épargne  postales,  les  caisses 
d'épargne  scolaires  et  vous  arriverez  pour  toute  la  France  à 
une  somme  de  3  milliards  334  millions  représentés  par 
7,243,995  livrets  (1). 

Liancourt  et  ses  amis  avaient  entrevu  et  deviné  la  toute- 
puissance  de  l'épargne  complétée  par  la  mutualité,  gage  et 
garantie  de  prog^rès  social. 


(1)  fidppoiis  et  comptes  rendus  de  la  Caisse  d'épargne  et  de  prévoyance  de 
Paris  pendant  Vannée  1900.  —  Rapport  du  ministre  du  comme?ce  sur  la  situa- 
tion des  Caisses  d'épargne  au  31  décembre  1901.  — INeymarck,  la  Richesse  delà 
France,  l'aris,  1900. 


CHAPITRE   XI 

LES     ŒUVHES      [fin) 

RÉFORMES     PÉNITENTIAIRES     PROPAGANDE    MORALE 

LA    SOCIÉTÉ     DE     MORALE     CHRÉTIENNE 


I.  —  La  réforme  pénitenliaire.  —  Les  Prisons  de  Pliilddclphic.  —  La  prison 
de  Wallnut-street  :  solltary  confinement,  travail,  discipline  intérieure,  visites 
aux  prisonniers.  —  Optimisme  de  Liancourt.  —  En  l'an  VI,  il  demande  au 
Directoire  une  prison  d'essai  et  une  loi  sur  la  libération  conditionnelle.  —  Il 
combat  la  peine  de  mort. 

II.  —  La  réforme  pénitentiaire  (suite).  —  Liancourt  directeur  de  la  prison  d'essai 
projetée  en  1814.  —  Ordonnance  des  9  .septembre-7  octobre  1814.  —  Mémoire 
de  Liancourt.  —  L'amendement  des  détenus.  —  Caractère  de  la  détention.  — 
Indétermination  de  la  peine,  costume,  hygiène,  chambrées  restreintes,  disci- 
pline; fonctions  de  l'aumônier,  des  inspecteurs,  de  l'administrateur,  du  direc- 
teur; travail  à  l'entreprise;  pécule  du  prisonnier;  suppression  de  la  cantine; 
budget  de  la  prison  d'e.*sai.  —  Caractère  de  la  réforme  :  elle  tient  le  milieu 
entre  le  système  auburnien  et  le  système  de  Philadelphie. 

III.  —  Les  Cent- Jours  ajournent  la  prison  d'essai.  —  La  maison  de  la  rue  des 
Grès  de  1817.  —  L'abbé  Arnoux  et  l'abbé  Legris-Duvai.  —  Les  réformes  de 
Decazes  en  1819.  —  La  Société  royale  des  prisons.  —  Le  Conseil  général  et  le 
Conseil  spécial  des  prisons  de  Paris.  —  L'ordonnance  du  9  avril  1819.  —  La 
séance  de  la  Société  royale  du  14  juin.  —  L'enquête  de  de  Laborde.  —  Le 
rapport  de  La  Rochefoucauld  :  bien-être  physique ,  travail ,  remplacement 
de  la  cantine.  —  Le  règlement  général  du  26  décembre  1819  et  le  rapport 
de  Bigot  de  Préameneu.  —  Régularité  des  registres  d'écrou,  vêtements, 
nourriture,  aumôniers  et  instituteurs.  —  Un  essai  de  littérature  pénitentiaire. 

—  Le  prix  fondé  par  La  Rochefoucauld.  —  Laurent  ou  les  deux  prisonniers; 
Antoine  et  Maurice.    —  La  prétendue  réforme   du   Conseil  général. 

V.  — La  Rochefoucauld  et  Saint-Simon.  —  L'Industrie.  — Les  C«/ae;-5- d'octobre 
1817.  —  Auguste  Comte  cause  la  rupture.  —  La  Revue  encyclopédique  de 
Jullien. 

VI.  —  La  Société  de  morale  citrétienne.  —  La  Rochefou(;auld  président  de  1821 
à  1824,  puis  président  honoraire.  —  Elle  réunit  le  futur  personnel  de  Juillet 
au  personnel  libéral  de  la  Restauration.  —  Un  essai  de  coopération  des  idées 
.■iur  le  terrain  cvangélique  —  Distinction  entre  l'assistance  et  la  charité.  — 
Les  concours  de  la  Société.  —  La  Société  de  morale  chrétienne  et  la   police. 

—  Persistance   du   souvenir    et  de  l'influence    morale   de   La    Rochefoucauld. 

VII.  —  Conclusion. 


456  LA    P.OCHEFOUCAULD-LIANCOURT 


L  homme  ne  naît  pas  méchant  :  il  le  devient.  La  misère, 
l'imprévoyance,  l'ignorance  sont  souvent  les  causes  du  crime; 
s'il  y  avait  plus  d'écoles,  plus  de  bien-être,  plus  d'institu- 
tions d  épargne,  il  y  aurait  moins  de  prisons  et  elles  seraient 
moins  pleines.  Quand  Liancourt,  délégué  de  la  Constituante, 
visita  Bicêtre,  la  Salpètrière  ou  la  Force,  il  fut  frappé  de  voir 
les  malades,  les  pauvres  et  les  prisonniers  de  tout  âge  et  de 
toute  condition  confusément  entassés  :  hospice,  hôpitaux, 
prisons,    les   mêmes  maisons  servaient  à  toutes  fins. 

a  Les  anciennes  prisons,  a  écrit  M.  René  Bérenger,  avaient 
toutes  été  bâties  dans  un  but  d'intimidation.  Le  corps  souf- 
frait; il  y  était  fréquemment  chargé  de  chaînes.  La  nourriture 
était  insuffisante  ou  malsaine  ;  on  y  était  mal  vêtu  ;  on  y  cou- 
chait d'ordinaire  sur  la  paille  ;  on  y  endurait  le  froid  ou  la 
faim.  Toutes  les  précautions  de  l'hygiène  étaient  méconnues 
d'une  manière  inhumaine  ;  la  mortalité  était  très  grande  (1)  »  . 

Avec  Howard,  Liancourt  croyait  que  l'isolement  du  con- 
damné était  un  puissant  agent  de  moralisation  ;  mais,  avec 
Beccaria,  il  pensait  que  tout  châtiment  inutile  était  odieux. 
Son  humanité  s'indigna  contre  les  cachots  immondes  de 
Bicêtre  qu'il  fit  combler.  Son  sens  de  la  justice  s'irritait 
contre  l'arbitraire  dans  l'exécution  des  peines.  Dès  1791,  il 
aurait  voulu  une  maison  de  correction  par  département.  «  La 
prison,  disait-il,  ne  doit  être  qu  un  lieu  de  passage.  La  société 
ne  peut  vouloir  qu'elle  soit  douloureuse...  »  A  la  Constituante, 
Liancourt  avait  demandé  avec  Guillotin  l'égalité  de  tous 
devant  la  loi  pénale,  la  suppression  des  supplices,  de  la  marque 
et  de  la  confiscation  (2). 

(1)  Enf/uête  parlementaire  sur  le  réaime  des  étahlissemeiiLs  pénitentiaires, 
t.  VII. 

(2i  Voir  chap.  ii. 


PUISONS    —    MORALE    CUnETlENN?:  457 

De  son  voyage  aux  États-Unis,  Liancourt  rapporta  un  livre 
sur  les  prisons  de  Philadelphie  (1).  Dès  1786,  les  Quakers 
avaient  demandé  l'aholition  de  la  peine  de  mort,  de  la  muti- 
lation et  du  fouet.  Le  Gode  de  1793  ne  maintenait  la  mort  que 
pour  les  meurtres  commis  "  avec  malice  et  préméditation  "  . 
La  loi  appliquait  lomprisonnement  solitaire  dans  une  cellule 
pendant  le  jour  et  la  nuit  à  tous  les  coupables  de  crimes 
capitaux  :  toute  peine  devait  avoir  pour  objet  la  conversion 
ou  au  moins  1  amélioration  du  coupable. 

«  Pimir  de  mort,  fût-ce  pour  un  meurtre  prémédité,  est 
toujours  une  vengeance  quand  le  criminel  peut  être  gardé 
avec  sûreté  et  qu'on  peut  se  flatter  de  son  amendement.  La 
peine  de  mort,  ajoute  Liancourt,  doit  être  réservée  à  la  puni- 
tion des  coupables  de  haute  trahison  au  premier  degré,  des 
chefs  d'un  parti,  quand  la  seule  idée  de  leur  destruction  peut 
ramener  le  calme.  "  En  vrai  révolutionnaire,  cet  abolition- 
niste  ne  maintient  la  peine  de  mort  qu'en  matière  poli- 
tique (2) . 

Dans  la  prison  de  Walnut-Street  —  celle  que  visita  Lian- 
court —  les  condamnés  étaient  classés  suivant  la  nature  de 
leurs  crimes;  »  les  cellules  y  étaient  construites  pour  ren- 
fermer ceux  que  les  cours  de  justice  condamnaient  à  l'iso- 
lement absolu  et  pour  corriger  les  récalcitrants  (3   "  . 

L'isolement  absolu  (solitnry  confinement)  remplaçait  la 
peine  de  mort  :  le  juge  le  fixait  à  une  durée  qui  ne  devait  pas 
excéder  la  moitié  de  la  peine.   «  Éloigné  de  tous  les  autres, 

(1)  Des  Pri<:o)is  de  Pfiifitdelphie,  par  tut  Européen,  aïKjmcnté  de  quelques 
idées  sur  les  moyens  d'abolir  prompteinent  en  Europe  la  peine  de  mort.  La  pre- 
mière édition  est  de  1796.  Une  deuxième  et  une  troisième  parurent  à  Amster- 
dam en  septembre  1798;  une  quatrième,  à  Paris,  chez  Mme  lluzard,  en  jan- 
vier 1819,  avec  une  préface  de  24  pa{;es.  (BibL  de  l'Ecole  des  sciences 
politiques.  Fonds  Pastoret,  t.  XL^  Li'  Voyage  aux  Etats-Unis  renferme  un 
extrait  du  même  ouvra(;e   (VI,  p.  244  à  269.  Lois  criminelles,  prisons). 

(2)  K  Abolissez  la  peine  de  mort  pour  tous  les  délits  privés,  disait  Gondorcet 
à  la  Convention  le  19  janvier  1793,  en  vous  réservant  d'examiner  s'il  faut  la 
conserver  pour  les  délits  contre  l'État,  parce  qu'ici  les  (juestions  sont  différentes,  s 
(AuLARD,  Histoire  politique,  p.  399. "i 

ri)  Be.\ijmont  et  ToCQDEViLLE,  Système  pénitentiaire  aux  Etats-Unis.  Paris, 
1845.  p.  85  et  suiv. 


458  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAPsCOURT 

livré  à  la  solitude,  aux  réflexions  et  aux  remords,  le  condamné 
n'a  de  communication  avec  personne  et  ne  voit  le  porte-clefs 
qu'une  fois  par  jour.  »  Les  convicis  qui  n'étaient  point  con- 
damnés au  soUtdvy  confinement  étaient  employés  à  des  tra- 
vaux productifs  :  a  II  y  a  dans  la  maison  des  métiers  de  tisse- 
rands, des  établis  et  des  outils  de  menuisiers,  des  boutiques 
de  cordonniers,  de  tailleurs.  D'autres  broyent  du  plâtre, 
cardent  la  laine  et  battent  du  chanvre,  du  crin  et  de  l'étoupe.  » 
Chaque  convict  est  payé  à  raison  de  son  travail,  déduction 
faite  de  sa  nourriture,  de  sa  part  dans  l'entretien  de  la  maison 
et  des  frais  de  son  procès.  Les  comptes  de  chacun  sont  ins- 
crits sur  un  petit  livre  et  sur  un  registre  général  et  arrêtés 
tous  les  trois  mois  en  présence  des  inspecteurs  (1) . 

Liancourt  jugeait  avec  trop  d'optimisme  les  résultats 
obtenus.  D'après  lui,  en  quatre  années,  deux  cents  personnes 
furent  rendues  à  la  société;  la  distinction  humiliante  entre 
les  blancs  et  les  hommes  de  couleur  avait  disparu  en  1797; 
aucun  convict  sorti  de  Walnut-Street  n'y  était  rentré  :  presque 
tous  étaient  devenus  des  ouvriers  paisibles  et  laborieux. 
«  Sur  cent  convicis  qui  sortent  de  la  prison,  deux  n'y  sont  pas 
ramenés  pour  récidive,  tandis  que,  dans  l'ancien  système, 
les  prisons  étaient  peuplées  de  criminels  d'habitude...  Sous 
l'ancien  régime,  de  janvier  1787  à  juin  1791,  il  y  avait  eu 
527  condamnations,  dont  9  pour  assassinat  et  39  pour  vol  de 
grand  chemin;  sous  le  nouveau,  de  juin  1791  à  mars  1795, 
il  n'y  avait  eu  que  205  condamnations,  dont  aucune  pour 
assassinat  et  3  seulement  pour  vol  de  grand  chemin  (2) .  " 
Liancourt  ne  tarit  pas  d'éloges  sur  le  régime  intérieur  de  la 
prison,  le  dévouement  des  inspecteurs,  l'ordre  et  la  régularité 
du  service.  «  La  liberté  de  religion  est  entière  :  cependant, 
comme  presque  tous  les  habitants  de  l'État  sont  chrétiens,  la 
lecture  est  la  Bible.  Les  sermons  sont  plus  moraux  que  reli- 
gieux et  appliqués  autant  qu'il  est  possible  à  la  situation  de 

(1)  Dex  Prisons  de  Philadelphie,  p.  8,  42,  37.  —  Voyage  aux  Etats-Unis,  VI, 
p.  250. 

(2)  Id.,  id.,  taMeau,  p.  267. 


PRISONS    —    MORALE    C  II  II  KTI  EN  NE  459 

ceux  tlevanl  qui  ils  sont  prêches.  Deux  cent  quatre-vingts  pri- 
sonniers sont  {>ardés  par  (juatre  hommes  sans  armes,  sans 
bâtons  et  sans  chiens:  il  n'arrive  que  quatre  fois  lan  ([ue  les 
prisonniers  soient  punis.  Les  Quakers  visitent  tous  les  jours 
les  détenus  ;  grâce  à  lun  d  eux,  Caleb  Lownes,  la  douceur, 
la  fermeté  et  la  raison  ont  remplacé  les  fers  et  les  coups  :  "  II 
s'est  laissé  patiemment  traiter  de  visionnaire.  » 

L'ouvrage  de  Liancourt  remit  à  la  mode  les  questions  péni- 
tentiaires. Après  comme  avant  la  Terreui".  l'opinion  restait 
humanitaire  et  sensible.  «  Les  prisons  de  Philadelphie,  disait 
le  Journal  de  Paris  fl),  sont  devenues  des  maisons  de  tra- 
vail, de  repentir  et  d'amendement...  L'auteur  s'est  peint 
dans  cet  ouvrage  dont  toutes  les  pages  respirent  l'amour  de 
l'humanité.  " 

De  Walnut-Street  Liancourt  avait  surtout  vu  les  beaux 
côtés.  La  réforme  de  Pensvlvanie  confondait  l'abolition  delà 
peine  de  mort  avec  un  système  pénitentiaire  complet,  ce 
n'en  était  que  la  préface.  Gustave  de  Beaumont  et  Alexis  de 
Tocqueville  jugent  sévèrement  les  opinions  de  Liancourt. 
«  Il  déclara,  disent-ils,  que  Philadelphie  avait  un  excellent 
système  de  prisons  et  tout  le  monde  le  répéta.  -  La  vérité  est 
que  Liancourt  sut  intéresser  le  public;  comme  dans  tous  ses 
ouvrages,  ses  renseignements  étaient  précis,  ses  descriptions 
minutieuses,  ses  chiffres  contrôlés;  ses  conclusions  seules 
étaient  hasardées. 

En  fructidor  an  VI  (septembre  1798),  il  adresse  sa  préface 
au  Directoire.  Il  demande  une  prison  cellulaire  pour  trois 
cents  condamnés  qui  ne  seront  "  ni  les  plus  invétérés,  ni  les 
plus  coupables  )>  .  Un  bâtiment  isolé  renfermera  les  cellules  : 
«  Les  murs  seront  chargés  de  sentences  sévères  et  conso- 
lantes. »  Il  semble  que,  dans  sa  pensée,  le  régime  en  commun 
doive  subsister  pour  certaines  catégories  de  criminels,  mais 
à  condition  de  chang^er  souvent  la  composition  des  dortoirs; 
les  détenus  seront  emplovés  à  certains  travaux  :  à  Londres, 

(l^   11  floréal  an  VIII,  n"  221,  p.  !)80. 


460  LA    ROCHEFOUCADLD-LIANCOURT 

le  capitaine  Bentham,  parent  de  Jérémie,  les  utilise  à  u  faire 
mouvoir  les  roues  »  . 

La  réforme  pénitentiaire  est  liée  à  la  réforme  pénale. 
Comme  le  droit  de  g^ràce  n'existe  plus,  que  le  Directoire  fasse 
voter  une  loi  abrégeant  le  temps  de  détention  pour  les  pri- 
sonniers à  Tamendement  desquels  on  pourrait  croire  :  «  Qu'il 
y  ait  un  comité  composé  de  membres  des  deux  Conseils  visi- 
tant la  prison  deux  à  trois  fois  chaque  année,  mais  surtout 
qu'on  supprime  la  peine  de  mort,  inutile  et  injuste  "  .  "  L'écha- 
faud  est  une  grande  erreur,  on  peut  même  dire  un  crime... 
L  exécution  n'est  qu'un  spectacle  pour  le  peuple,  il  ne 
s'occupe  pas  du  crime  qui  est  puni.  Il  n'est  frappé  que  de  la 
contenance  du  condamné  qui  obtient  son  intérêt,  en  quelque 
sorte  son  admiration  ou  son  mépris,  selon  qu'il  se  présente  à 
la  mort  avec  courage  ou  avec  faiblesse  (1).  »  Quant  au  cou- 
pable, comme  il  n'a  presque  toujours  aucune  idée  religieuse, 
il  préfère  une  mort  peu  douloureuse  à  une  rigoureuse  déten- 
tion. 

La  société  n'a  rien  à  redouter  de  la  conservation  des  cri- 
minels jusqu'ici  destinés  au  supplice.  La  Hollande,  qui  a  déjà 
aboli  la  question,  ferait  bien  de  supprimer  la  peine  capitale  et 
la  marque,  «  signe  durable  de  flétrissure  qui  rend  à  jamais 
présent  au  condamné  le  souvenir  de  son  crime  "  .  Le  Direc- 
toire s'honorerait  en  la  rayant  de  ses  codes.  En  prouvant  par 
lexpérience  que  la  France  peut  s'en  passer,  il  serait  considéré 
comme  "  un  bienfaiteur  de  l'espèce  humaine  "  . 


II 


[iOrs  de  la  Hestauration  de  1814,  Liancourt  ne  tiemanda  à 
ses  amis  qu'une  faveur,  celle  d'être  nommé  inspecteur  des 

(I)    Préface  de  1798,  p.  i.xvin  et  suiv. 


PRISONS    —    MORALE   CHRETIENNE  461 

prisons.  L  abbé  de  Montesqiiiou,  ministre  de  l'intérieur,  Ht 
signer  par  Louis  XVIII  une  première  ordonnance  créant  une 
prison  d'essai  pour  cent  jeunes  condamnés  (1).  Le  svstéme 
de  Pblladel])liie  devait  u  devenir  le  régime  général  de  toutes 
les  prisons  du  royaume...  De  grandes  dépenses  furent  faites 
pour  l'arrangement  convenable  d'une  maison...  Des  citoyens 
recommandables  s'offrirent  en  foule  pour  y  sacrifier  leurs 
soins  et  leur  temps...  »  L'ouverture  en  avait  été  fixée  au 
1"  mai  1815,  «  quand  le  funeste  20  mars  arriva,  et  avec  lui 
dut  disparaître  toute  idée  d'amélioration...  (2)  "  . 

Dès  le  16  août  1814,  Liancourt  avait  été  désigné  comme 
directeur  de  la  prison  d'essai.  Le  Moniteur  rendait  justice  à 
son  initiative.  «  On  peut  voir,  disait  le  rédacteur  (3),  dans 
l'ouvrage  de  M.  le  duc  de  Liancourt,  aujourd'hui  duc  de  La 
Rochefoucauld,  la  description  des  méthodes  qu'on  emploie 
aux  Etats-Unis  pour  ramener  vers  le  bien  les  hommes  endurcis 
qui  peuplent  ordinairement  les  prisons.. .  Le  généreux  patriote 
qui  ne  s'est  occupé  dans  ses  voyages  qu'à  étudier  les  institu- 
tions sages  et  à  recueillir  les  pratiques  utiles  dans  la  vue  d'en 
enrichir  son  pays...  a  eu  aussi  l'idée  d'essayer  en  France  le 
pouvoir  de  Ihabitude  et  du  régime  sur  les  passions  des 
hommes,  et  d  éprouver  jusqu'à  quel  point  des  traitements 
sagement  combinés  peuvent  parvenir  à  modifier  les  natu- 
rels les  plus  réfractaires  et  les  caractères  les  plus  éner- 
giques. 1» 

La  première  ordonnance  était  faite  pour  cent  jeunes  gens 
condamnés  criminellement  ou  correctionnellement  par  sen- 
tence des  tribunaux  et  n'ayant  pas  atteint  vingt-cinq  ans  : 
il  était  difficile  de  les  amender  tant  qu'ils  étaient  disséminés 
dans  divers  établissements  et  réunis  à  d'autres  condamnés. 

Plus  tard,  disait  la  seconde  ordonnance  des  0  septembre- 
7  octol)re  18  M,  ce  régime  s'a[)pliquerait  aux  «  criminels  con- 


(1)  Ordonnance  des  16  aoiit-9  septembre  1814. 

(2)  Préface  de  1819,  p.  ix. 

(3)  C'était  sans  doute  Agasse,  éditeur  de  plusieurs  ouvrage.*?  de  Liancourt  et 
imprimeur  du  Moniteur. 


462  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA^'COURT 

damnés  aux  fers  qui  par  l'ordre,  le  travail  et  les  instructions 
religieuses  deviendraient  des  citoyens  paisibles  et  utiles  à  la 
société  (Ij  "  .  L'âge  fut  abaissé  de  vingt-cinq  à  vingt  et  un  ans  : 
(i  La  plupart  des  hommes  de  vingt-cinq  ans,  écrivait  à  Lian- 
court  l'inspecteur  Costebelle,  ont  déjà  subi  plusieurs  juge- 
ments et  sont  depuis  longtemps  endurcis  dans  le  crime...  Le 
choix  que  le  second  décret  ordonne  de  faire  parmi  les  jeunes 
gens  au-dessous  de  vingt  et  un  ans  laisse  plus  d  espoir  d'opérer 
quelque  bien...  (2j .  » 

On  renonçait  donc  aux  condamnés  correctionnels .  Les 
détenus  pouvaient  être  pris  dans  les  prisons  de  Paris  ou  des 
environs.  Toutes  les  fonctions  d  administrateur  étaient  gra- 
tuites. Le  duc  de  La  Rochefoucauld  était  nommé  directeur 
général  avec  Delessert  comme  adjoint  (art.  9  et  10).  L'immix- 
tion de  1  autorité  locale  était  absolument  écartée.  Un  rapport 
mensuel  au  roi,  un  compte  annuel  moral  et  financier  au 
ministre  de  l'intérieur,  une  inspection  bisannuelle  par  une 
commission  composée  de  conseillers  à  la  Cour  de  cassation  et 
de  maîtres  des  requêtes  au  Conseil  d  État,  tel  était  le  seul 
contrôle  imposé  par  lordonnance,  et  encore  était-il  expressé- 
ment déclaré  que  les  commissaires  devaient  prévenir  le  direc- 
teur général  et  les  inspecteurs  de  leurs  visites  (3). 

Liancourt  précisa  ses  vues  dans  des  lettres,  dans  des 
mémoires  adressés  au  ministre  :  il  chercha  des  emplacements, 
il  dressa  des  plans  détaillés  (4j . 


(1)  Monitciii-,  p.  1049.  —  L'ordonnance  qui  nomme  le  duc  de  La  Rocliefou- 
cauld  directeur  est  au  Mo)iifciir  du  4  septembre,  p.  992;  sa  nomination  est  con- 
tirmée  comme  directeur  général  par  l'article  9  de  l'ordonnance  des  9  septembre- 
7  octol)re  1814. 

(2)  Gkamkr,  Un  flefonnatoii-c  en  1814.  Revue  pénitentinire,  1898,  p.  225. 
r>'après  une  lettre  manuscrite  du  20  septembre  qui  appartient  à  M.  Granier, 
Costebelle  avait  demandé  à  faire  partie  du  conseil  :  ■<  Je  suis  connu,  disait-il, 
de  la  famille  de  Vintimille,  de  Dupont  de  ^^emours,  de  M.  le  baron  l'asquier,  de 
M.  de  Sémonville...  » 

i3l   Moniteur,  p.  1049.  —  Gramer,   ouv.  cité.   [Revue  pénitentiaire,  p.   226.) 

(4)   Lettres  autof[rapiies  du  22  septembre  1814,  catalogue  Cliaravay,  Hches  478 

et  251.  —  Mémoire  inédit,  analysé  par  M.  Granier.  Ce  mémoire  se  compose  de 

huit  feuilles  doubles  écrites  au  verso  et  au  recto,  divisées  en  deux  colonnes  :  il 

paraît  avoir  été  dicté  ;  la  colonne  de  gauche  renferme  les  observations  ;  il  y  a  des 


PlUSOMS    —    MORALE   CHRÉTIENNE  463 

Il  rédi^jea  un  règlement  complet.  «  Les  condamnés  sont 
étrangers  à  toute  reli^j^ion,  à  tout  lien  de  parenté;  ils  ne  con- 
naissent la  société  que  pour  la  troubler;  ils  n'ont  d'autre  idée 
que  le  crime  ;  ce  sont  des  sujets  pernicieux,  danjjereux  et 
malheureux...  Ce  sont  ces  êtres  ainsi  dépravés  qu'il  faut 
ramener  au  bien  pour  la  sûreté,  pour  l'avantage  de  la  société 
et  pour  leur  propre  bonheur.  Il  s'agit  do  leur  faire  perdre 
toutes  les  habitudes  vicieuses,  de  les  remplacer  par  des  habi- 
tudes douces,  ordonnées,  laborieuses;  de  leur  faire  oublier 
toutes  les  idées  qu'ils  ont,  et  de  leur  donner  tous  les  principes 
qu'ils  nont  pas  (I) .  " 

Sous  l'Empire,  hommes,  femmes,  vieillards,  enfants,  con- 
damnés criminels  et  correctionnels,  ont  été  confondus  dans 
les  maisons  centrales.  Les  détenus,  de  quelques  crimes  qu  ils 
se  soient  rendus  coupables,  sont  livrés  aux  exactions,  aux 
brutalités,  à  l'arbitraire  du  geôlier. 

"  Sort-il  d'une  prison  ainsi  conduite  une  proportion  mar- 
quante de  prisonniers  corrigés  ?  Au  contraire  !  La  proportion 
de  ceux  qui,  sortis  de  la  prison,  y  sont  ramenés  pour  des 
crimes  nouveaux,  n'est-elle  pas  effrayante  ?  Pourquoi  donc  un 
système  contraire,  un  système  de  justice,  de  travail,  ne  serait- 
il  pas  tenté? 

«  Ceux  qui  rangent  les  criminels  dans  la  classe  des  luna- 
tiques ou  idiots  ne  se  trompent  pas  beaucoup.  Les  uns  comme 
les  autres  doivent  être  surveillés  contre  eux-mêmes...  Il  ne 
faut  jamais  leur  parler  de  la  cause  de  leur  détention,  il  faut 
leur  faire  oublier  ce  qu'ils  ont  été.  Pour  quelques-uns,  parler 

corrections  (le  la  main  de  Liaiicourt.  En  tète  de  la  première  pafje,  on  lit  ees  mois 
de  la  main  du  duc  :   «  Projet  de  règlement  pour  la  prison  d'essay.  " 

(1)  Mémoire,  p.  2  :  toutes  les  citations  qui  suivent  sont  tirées  soit  de  la 
publication  de  M.  Granier,  soit  du  mémoire  lui-njème,  dont  une  partie  est 
inédite. 

11  y  a  dans  la  l)ibliothè(|ue  de  Liancourt,  n"  9357,  in-4",  un  exemplaire  du 
règlement  annoté  par  le  comte  de  Rreteuil  qui  fut  préfet  d'Eure-et-Loir  et  pair 
de  France  en  1824.  Breteuil  propose  d'appeler  la  maison  :  «  Prison  d'amende- 
ment. »  Liancourt  répond  :  «  Le  nom  de  prison  d'essai  n'est  pris  que  dans  le  sens 
administratif.  Ce  nom  ne  peut  donc  induire  les  détenus  à  aucune  erreur  :  mais  il 
n'y  a  aucun  inconvénient  à  donner  à  la  maison  celui  de  maison  d'amende- 
ment.  " 


464  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÎNCOUP.T 

de  leur  crime  passé  pourrait  être  une  sorte  de  plaisir...  » 
Liancourt  se  prononce  quatre-vingts  ans  avant  la  science 
moderne  pour  les  peines  indéterminées.  Que  faire  à  l'égard 
des  incorrigibles?  "  Il  serait  utile  que  le  prisonnier  qui,  après 
une  ou  deux  années  de  détention  dans  la  maison  d'amende- 
ment, démontrerait  toujours  un  penchant  réel  aux  vices 
et  aux  crimes  ;  qui  aurait  enfin  épuisé  tous  les  secours  de 
correction  que  lui  auraient  apportés  les  conseils,  les  bons 
traitements,  l'offre  du  travail,  les  instructions  religieuses  et 
morales,  enfin  les  punitions,  put  être  renvoyé  aux  travaux 
forcés. 

«  Le  renvoi  de  la  prison  d'amendement  aurait  le  double 
avantage  et  de  dénoncer  un  tel  homme  comme  devant  être 
un  fléau  pour  la  société,  et  celui  })lus  grand  encore  de 
l'exemple  pour  les  autres  détenus  dans  la  maison.  On  ne  se 
dissimule  pas  que  l'exécution  de  cette  mesure  présente  beau- 
coup de  difficultés,  parce  qu'elle  toucherait  à  la  jurispru- 
dence criminelle;  parce  qu'elle  soumettrait  des  détenus  à 
une  augmentation,  à  un  prolongement  de  la  peine  à  laquelle 
leur  sentence  les  avait  condamnés... 

»  Il  faut  que  les  bonnes  idées,  que  les  bons  principes  que 
l'on  veut  inculquer  à  ces  malheureux,  que  les  habitudes  utiles 
que  1  on  veut  leur  faire  contracter  leur  arrivent  tous  les  jours, 
à  tous  les  moments  du  jour,  dans  chacune  de  leurs  occupa- 
tions, dans  leurs  rares  moments  de  loisir.  Il  faut  en  émailler 
leur  existence  par  tous  les  moyens  physiques  et  moraux,  et 
que  leurs  travaux,  leurs  punitions,  leur  repos,  la  contenance 
de  tous  ceux  qui  les  approchent,  v  concourent,  comme  les 
instructions  religieuses  et  morales  qui  doivent  leur  être  don- 
nées graduellement,  sagement  et  habilement.  Il  faut  que  les 
idées  saines,  utiles,  dont  on  cherche  à  les  pénétrer,  leur 
entrent  pour  ainsi  dire  par  tous  les  pores  sans  qu'ils  s'en 
doutent.  " 

Costume,  hygiène,  surveillance,  discipline,  enseignement, 
pécule,  organisation  du  travail,  cantine,  patronage,  c'est  un 
programme  complet.  «  Deux  pièces  d  étoffe  de  couleurs  très 


Pr>ISOi\S   —   MORALE   CHRETIENNE  465 

distinctes  sont  placées  aux  parties  les  plus  évidentes  du  cos- 
tume. Ces  pièces  en  sont  successivement  enlevées  à  mesure 
que  le  prisonnier  inspire  plus  de  confiance  dans  sa  conduite, 
et  rétablies  quand  sa  conduite  est  moins  bonne...  Moyen  petit 
et  minutieux,  soit!  mais  il  concourra  avec  les  autres,  il  don- 
nera à  tous  et  recevra  de  tous  une  plus  grande  force  ;  c  est  un 
roseau  du  faisceau...  » 

La  recherche  de  la  propreté  donne  l'habitude  de  l'ordre. 
«  L'homme  habitué  à  la  propreté  se  respecte  par  lui-même; 
il  se  compte  plus  pour  quelque  chose,  et  c'est  un  sentiment 
utile  à  donner  à  des  prisonniers  qui  sont  disposés  à  croire 
qu'ils  sont  un  objet  de  mépris  et  dans  lesquels  cette  opinion 
entretient  le  découragement  et  l'abjection.  « 

La  cellule  de  jour  sans  travail  sera  un  suprême  moyen  de 
discipline,  n  Cet  isolement  de  tous  les  êtres  vivants,  cette 
absence  de  tous  moyens  de  distraction  ;  cet  abandon  entier  où 
le  prisonnier  ainsi  renfermé,  séparé  de  toute  la  nature,  est 
forcé  au  recueillement,  amènent  le  repentir.  Partout  où  cette 
punition  est  employée,  elle  est  plus  redoutée  que  les  coups.  » 

Les  cellules  doivent  être  saines.  On  ne  peut  malheureuse- 
ment, pour  des  raisons  financières,  arriver  à  la  séparation 
individuelle  complète.  "  Il  serait  préférable  que  chacun  des 
prisonniers  put  avoir  une  cellule  à  part.  Il  y  aurait  plus  de 
sûreté  pour  les  mœurs,  plus  d'obstacles  aux  complots,  plus  de 
facilité  pour  la  discipline.  Mais  il  est  difficile  d'espérer  trouver 
un  local  qui  prête  à  une  aussi  grande  division.  D'ailleurs, 
cette  maison  en  est  une  d'essai  qui  doit  servir  de  modèle  à 
toutes  les  prisons  du  rovaume,  et  alors  cette  utile  séparation 
devient  plus  difficile  encore.  »  Il  faut  donc  se  contenter  de 
chambrées  peu  nombreuses,  de  huit  à  dix  hommes,  dissoutes 
et  changées  chaque  mois. 

La  surveillance  doit  être  incessante.  Il  faut  que  le  prison- 
nier soit  traité  avec  justice,  avec  humanité,  avec  bonté;  mais 
il  faut  qu'il  sente  toujours  le  but  de  sa  détention  ;  «  il  faut  ne 
l'exposer  à  aucune  séduction  parce  qu'il  n'aurait  pas  la  force 
d'y  résister;  il  doit  être  surveillé  contre  lui-même  »  . 

30 


466  LA    ROCHEFOUCACLD-LIAjNCOLRT 

Les  conversations  des  surveillants  avec  les  prisonniers 
doivent  être  courtes  et  très  rares  ;  les  surveillants  ne  doivent 
pas  toutefois  se  refuser  à  écouter  les  prisonniers,  s'ils  ont 
quelques  plaintes  à  formuler  ou  quelques  demandes  à  faire. 
Le  refus  pourrait  paraître  du  mépris  ou  de  l'insouciance. 

«  Une  prison  où  le  détenu  serait  dans  un  état  absolu  de 
jouissance  tel  qu'il  en  préférerait  le  séjour  à  l'usage  de  la 
liberté  serait  la  plus  absurde,  la  plus  impolitique  de  toutes  les 
institutions.  Mais  ne  compte-t-on  pour  rien  cette  soumission 
constante  de  tous  les  moments  aux  ordres  donnés,  aux  heures 
prescrites,  le  silence  obligé,  cette  surveillance  continuelle  qui 
ne  laisse  jamais  l'homme  avec  lui-même,  qui  marque  à  tout 
instant  et  son  état  de  captivité  et  la  méfiance  qu'il  inspire?  " 
Le  détenu  doit  être  traité  avec  une  égale  et  continuelle  jus- 
tice :  "  Les  mauvais  traitements  abrutissent,  l'injustice  révolte, 
et  quel  amendement  peut-on  espérer  d'êtres  abrutis  ou 
révoltés  ?  On  ne  peut  en  faire  que  des  hypocrites  et  par  con- 
séquent les  détériorer  encore.  Ainsi  toute  punition  corpo- 
relle, tous  jurements,  toutes  invectives,  toute  parole  mépri- 
sante, tout  reproche  étranger  à  la  faute  du  moment  et  qui 
rappellerait  la  faute  passée,  sont  absolument  interdits  dans 
les  prisons. 

«  Il  est  défendu  aux  surveillants  de  frapper  un  prisonnier, 
de  l'injurier,  de  jurer  après  lui  et  même  de  le  tutoyer. 

»  L'instruction  est  un  moyen  puissant  de  relever  à  leurs 
propres  yeux  les  êtres  dégradés...  Il  serait  bon  que  l'aumo- 
nier,  s'il  en  a  la  patience,  fût  chargé  d'apprendre  à  lire  et  à 
écrire  aux  prisonniers.  Il  nest  pas  seulement  choisi  pour  dire 
la  messe;  c'est  un  consolateur,  un  ami,  un  conseiller  intime. 
Il  aura  la  libre  entrée  dans  les  ateliers,  dans  les  cours,  par- 
tout, excepté  dans  les  cellules  solitaires.  La  religion  chez  les 
criminels  et  plus  encore  chez  les  jeunes  criminels  est  plutôt 
effacée  que  détruite.  Il  réveillera  les  idées  religieuses  dans  la 
conscience  des  détenus,  mais  il  se  gardera  de  tout  zèle  irré- 
fléchi. »  Il  ne  s'immiscera  ni  dans  l'administration  ni  dans  le 
contrôle  de  la  prison. 


IMUSONS   —   MOIIAI.K    C  inU':ïI  E.N  NE  467 

Les  six  inspecteurs,  choisis  parmi  les  citoyens  bénévoles, 
c'est-à-dire  les  boiir,<}eois  aisés,  visiteront  à  tour  de  rôle  et 
tous  les  jours  la  maison.  L'initiative  des  g^râces  leur  est  laissée. 
Le  directeur  général  se  réserve  un  droit  de  veto.  Le  libéré  se 
trouve  ainsi  assuré  «  d'une  sorte  de  caution  morale  "  . 

Un  compte  est  ouvert  à  chaque  détenu  :  «  Le  premier 
article  de  ce  compte  sera  la  transcription  des  renseignements 
qu'on  aura  obtenus  de  sa  conduite,  des  circonstances  de  son 
procès,  de  sa  famille,  de  son  domicile  avant  son  arrivée  à  la 
prison.  Ces  renseignements  doivent  accompagner  les  détenus 
dans  la  prison  modèle  ;  ils  sont  indispensables  pour  se  faire 
un  plan  de  conduite  vis-à-vis  de  chacun  d'eux. 

»  Toutes  les  punitions  que  le  prisonnier  aura  subies  depuis 
sa  détention,  toutes  les  fautes  qu'il  aura  commises  seront  ins- 
crites à  son  doit. 

«  Les  récompenses,  distinctions  et  bonnes  notes  qu'il  aura 
obtenues  seront  inscrites  à  son  avoir,  n 

La  prison  est  une  maison  de  travail  et  non  une  maison  de 
commerce.  Les  ateliers  seront  composés  de  dix  détenus  au 
plus  avec  un  chef  responsable  du  travail,  des  matières  pre- 
mières et  des  outils.  Dans  les  premiers  temps,  des  ouvriers 
étrangers  seront  introduits  dans  la  prison  pour  Instruire  les 
prisonniers. 

Le  travail  choisi  devra  :  1°  ne  pas  exiger  un  longtemps 
d'apprentissage  avant  d'être  productif;  2"  pouvoir  être  utile- 
ment pratiqué  par  le  prisonnier  à  la  fin  de  sa  détention; 
3°  être  suffisant  pour  défrayer  la  maison  d'une  partie  au 
moins  de  ses  dépenses.  Liancourt  préfère  l'entreprise  à  la  régie 
directe.  «  Des  ouvriers  en  ville  fourniront  la  matière,  d'après 
un  marché  fait;  la  chose  travaillée  aura  son  prix.  " 

Pourra-t-on  se  rembourser  des  frais  de  journée  des  détenus 
évalués  à  0  fr.  55  ?  Liancourt  l'espère,  tout  en  laissant  au  pri- 
sonnier un  pécule.  «  Il  sera  prélevé  tous  les  jours,  dit-il,  sur 
le  travail  de  chaque  prisonnier  une  somme  fixe  au  profit  de  la 
maison.  La  retenue  sera  également  faite  au  prisonnier  pour 
les  jours  où,  mis  dans  la  cellule  solitaire,  il  n'aurait  pas  la 


468  T>A    llOCHEl'OUCAtlLD-LIANCOURT 

faculté  de  travailler.  Elle  sera  faite  aussi  au  prisonnier  mis 
à  rinfirmerie  par  suite  de  batterie.  Le  restant  du  gain  du  pri- 
sonnier est  sa  propriété.  A  la  fin  de  la  détention,  une  légère 
partie  de  la  somme  laissée  au  prisonnier  lui  sera  donnée.  Le 
reste  lui  sera  délivré  trois  mois  après,  sur  un  certificat  du 
maire  de  la  commune  ou  de  Farrondissement  de  Paris  où  il 
aura  été  s'établir,  du  maître  pour  lequel  il  aura  travaillé  et  de 
trois  notables.  >) 

Si  le  prisonnier  se  conduit  bien,  il  pourra,  pendant  sa 
détention,  disposer  d'un  tiers  de  son  pécule  au  profit  de  ses 
père  et  mère,  de  ses  frères  ou  de  ses  enfants.  "  Cette  assis- 
tance peut  être  regardée  comme  une  première  réconciliation 
avec  les  siens.  " 

Il  n'y  aura  pas  de  cantine.  On  ne  pourra  vendre  aux  pri- 
sonniers ni  nourriture,  ni  boisson,  ni  vêtements  autres  que  ce 
qui  leur  est  donné  par  la  maison. 

Le  patronage  n'est  pas  oublié.  Ce  sera  au  conseil  des  ins- 
pecteurs, au  directeur  général  à  améliorer  le  sort  des  libérés, 
à  leur  procurer  de  l'emploi,  à  se  faire  instruire  de  leur  con- 
duite, à  les  rappeler  à  eux-mêmes  par  de  bons  conseils  qu'ils 
pourront  leur  faire  parvenir. 

Sous  les  ordres  du  directeur  général,  il  y  aura  un  adminis- 
trateur choisi  parmi  les  hommes  d'une  bonne  éducation,  de 
bonne  famille  et  bonnes  mœurs;  des  surveillants,  un  médecm, 
un  aumônier,  un  commis  chef  et  un  expéditionnaire. 

Liancourt  est  un  précurseur;  que  de  réformes  aujourd  hui 
réalisées,  alors  nouvelles  et  originales  !  Que  d'autres  à  étudier, 
telles  que  la  retenue  du  pécule  au  moment  de  la  libération,  le 
système  des  punitions!  Les  Beaumont,  les  Tocqueville,  les  de 
Metz,  les  Bérenger  reprendront  les  conceptions  éparses  dans 
ces  projets  et  essaieront  de  les  faire  passer  dans  les  lois.  Sous 
le  gouvernement  de  Juillet,  la  rivalité  éclatera  entre  le  sys- 
tème d'Auburn  avec  travail  en  commun  et  séparation  noc- 
turne, et  l'isolement  absolu  avec  travail  solitaire  usité  à 
Gherry-llill. 

Pressé  d'aboutir,  soucieux  d'éviter  la  trop  grande  dépense 


PRISONS  —  MORALE   CHRETIENNE  469 

qui  était  déjci  récuoil  du  système  cellulaire,  Liancourt  se  con- 
tente de  la  chambrée  à  petit  effectif;  c'est  par  la  loi  du 
silence,  par  l'organisation  d'une  discipline  forte  et  juste,  par 
un  système  gradué  de  peines  et  de  récompenses,  par  le 
patronage  à  la  prison  qu'il  compte  arriver  à  l'amendement  du 
détenu. 

Il  est  regrettable  qu'il  n'ait  pas  été  appelé  à  mettre  ces 
idées  en  pratique.  C  eût  été  un  spectacle  intéressant  que  de 
voir  le  pair  de  France,  l'ancien  Constituant  finir  ses  jours  à  la 
tête  d  une  prison  déjeunes  détenus.  Les  Ont-Jours  en  déci- 
dèrent autrement. 


III 


Au  retour  du  roi,  la  fondation  de  la  prison  d'essai  fut 
ajournée  ;  les  ministres  eurent  d'autres  soucis.  Il  ne  s'agis- 
sait pas  de  réformer  les  prisons,  mais  de  les  remplir.  «  C'était 
le  temps  des  dénonciations  (1)  ».  M.  Laine  avait  remplacé 
M.  de  Vaublanc,  le  7  mai,  comme  ministre  de  l'intérieur. 

Il  y  eut,  en  juillet,  des  velléités  de  reprendre  le  projet  :  la 
maison  de  l'entrepôt  des  laines,  non  loin  du  quai  de  Bercy, 
avait  été  aménagée.  Lainez,  inspecteur  des  prisons,  s'était 
entendu  avec  Richard  Lenoir,  manufacturier  au  faubourg 
Saint- Antoine,  pour  qu'il  occupât  les  enfants  :  il  offrait 
un  franc  par  jour  et  par  enfant,  sous  une  retenue  de  25  cen- 
times pour  paver  1  achèvement  des  bâtiments.  Il  offrait 
même  1  fr.  50  pour  tous  les  prisonniers  de  Paris.  «  La 
maison  du  dépôt  des  laines,  dit  Lainez,  est  d'autant  plus 
propre  à   cela   que    déjà  on   a  fait  une  très  grande  dépense 

(1)  Prisons  de  Philadelphie,  4°  édition,  préface,  X.  —  La  justice  était  tioj) 
expéditive  pour  s'occuper  de  ces  détails.  A  Grenoble  seulement,  il  y  eut,  entre  le 
7  et  le  12  niai,  vinjjt-quatre  condamnations  à  mort  suivies  de  (|uatorze  exécutions, 
«  On  est  charme  dans  le  pays,  écrivait  Mme  de  llémusat,  de  la  sévérité  du 
roi,  »    {Lettres  de  province^  Revue  de  Paris,  septembre  1902.) 


470  LA    ROCIIEFOUGAULD-MANCOURT 

pour  cet  objet;  elle  se  trouverait  aujourd'hui  utilisée  (1)  »  . 

Ces  arguments  ne  touchèrent  pas  le  ministre  qui  abandonna 
ridée  ;  elle  fut  recueillie  par  l'initiative  privée  confession- 
nelle. 

Une  société  de  charité  inspirée  par  l'abbé  Arnoux  et  par 
l'abbé  Legris-Duval,  membres  de  la  Congrégation,  installa 
rue  des  Grès  une  maison  de  refuge  où  étaient  envoyés  les 
jeunes  condamnés  au-dessous  de  seize  ans,  soit  à  l'expiration 
de  leur  peine,  soit  plus  tôt  au  moyen  de  lettres  de  grâce.  Les 
libérés  y  recevaient  une  éducation  dont  le  but  était  de  les 
ramener  »  à  la  religion  et  à  la  morale  "  . 

Liancourt  n'a  jamais  été  enthousiaste  de  cette  fondation. 
«  Assurément,  aucune  intention  n'est  plus  louable.  Je  ne 
connais  pas  le  régime  de  cette  maison  et  je  ne  doute  pas  qu'il 
ne  réponde  au  respectable  objet  de  son  institution  :  ses  fonda- 
teurs font  assurément  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire;  mais  ne 
serait-il  pas  de  beaucoup  préférable  que  les  soins  donnés  à 
l'amélioration  de  ces  jeunes  gens  sortis  de  prison  fussent  pris 
dans  la  prison  même  et  pendant  le  temps  de  leur  détention  ? 
Ils  ne  s  y  seraient  pas  confirmés  dans  les  vices  qui  alors 
eussent  été  plus  faciles  à  détruire,  et  ils  auraient  été  plus  tôt 
rendus  sans  danger  à  la  société  (2).  » 

La  maison  de  la  rue  des  Grès  était  une  émanation  de  la 
Société  des  bonnes  œuvres  qui  comprenait  en  outre  un  hôpital, 
une  section  des  petits  ramoneurs  et  une  section  des  prisons. 
L'abbé  Arnoux  avait  fondé  cette  section  en  1816  dans  le  salon 
du  chancelier  Dambray  avec  le  concours  de  Bellart;  du  comte 


(1)  Arch.  nat.,  F^,  6807,  n"  1432,  15  juillet  1814.  —  Le  dossier  renferme  de 
volumineux  rapports  de  Lainez  au  préfet  de  police  et  du  préfet  de  police  au 
ministre  sur  l'état  afHi{;eant  des  prisons. 

(2)  Préface  citée,  p.  x.  —  Sur  la  maison  de  la  rue  des  Grès,  rapport  de 
Hijjot  de  Préameneu  au  (lonseil  général  de  la  Société  royal*;  pour  l'auiélioration 
des  prisons.  Recueil  factice,  p.  39.  —  Notice  anonyiur  sur  Vahbé  Arnoux.  ^Bibl. 
nat.,  Ln  27,  670.)  —  Docteur  I'ignieii,  Hcnscicjncments  pour  servir  à  l'Itistoirc 
d'une  société  de  charité  ou  tic  bonnes  œuvres,  fondée  et  dirigée  par  l'abbé  Legris- 
Duval.  —  Voisin,  Rapport  à  l' Assemblée  nutionalc.  [linr/uètc  parlementaire , 
t.  VIII,  p.  17.) —  BÉnKNCER,  Piscours  de  1843  "  1(1  Société  des  jeunes  libérés, 
—  Geoffroy  DEGnASDMAisoN,  la  Congrégation,  p.  204  et  375. 


IMUSOiNS    —    MOUAi.E    G  H  U  KTI  ENNE  471 

Angeles,  préfet  de  police,  et  surtout  de  l'abbé  Le^jrls-Duval  :  ce 
groupe  religieux  comprenait  Alexis  de  àNoailles,  Martial  de 
Loménie,  Mathieu  de  Montmorency  et  Tévêque  Feutrier, 
devenu  plus  tard  l'adversaire  des  Jésuites.  La  baronne  Pas- 
(juier,  la  marquise  de  Roiipé,  la  vicomtesse  Dambray  étaient 
membres  de  l'association.  En  J81G,  le  j)résident  était  un 
congréganiste,  le  substitut  Emmery.  La  Société  de  charité 
célébrait  ses  cérémonies  dans  l'église  souterraine  des  Missions 
étrangères,  La  maison  de  la  rue  des  Grès  était  donc  contraire 
au  projet  primitif  qui  confiait  à  des  laïques  l'assistance  péni- 
tentiaire et  l'éducation  correctionnelle. 

La  fondation  de  Tœuvre  n'alla  })as  sans  résistance  de  la 
part  de  l'administration  :  u  En  vain  l'enfer  s'est  élevé,  dit 
l'abbé  Arnoux;  en  vain  des  entraves  ont  été  mises  à  son 
zèle  de  la  part  des  prisonniers  et  de  la  part  de  leurs  surveil- 
lants, de  la  part  de  ceux-là  mêmes  qui  auraient  dû  favo- 
riser cette  œuvre...  (l)  "  L'historien  de  l'œuvre  s'applaudit 
que  l'ordonnance  de  181  i  soit  restée  lettre  morte.  »  La  phi- 
lanthropie mondaine,  ajoute-t-il,  en  faisant  allusion  à  la  con- 
ception de  Liancourt,  avait  tenté  vainement  d'établir  la 
maison  de  refuge;  n'ayant  pour  soutien  et  pour  appui  que  la 
Providence,  elle  s'élève  comme  un  exemple  remarquable  de 
ce  que  peut  la  religion,  de  ce  que  fait  la  charité  chré- 
tienne (2) .  » 

La  maison  de  refuge  réalisa  un  progrès.  A  Sainte-Pélagie, 
les  enfants  acquittés  comme  ayant  agi  sans  discernement 
étaient  confondus  avec  les  détenus  :  la  nuit,  il  y  avait 
quatre  ou  six  lits  par  chambre  ;  les  enfants  détenus  par  voie  de 
correction  paternelle  étaient  seuls  dans  une  sorte  de  corridor 
particulier,  mais  fort  mal  installés,  tout  proches  de  la  cour 
des  grands  détenus  et  de  la  Pitié,  habitée  par  les  prosti- 
tuées. 

La  maison  fut  ouverte  dans  une  })ortion  des  bâtiments  de 

(1)  Rapport  du  26  déceiiibie  1819,  lu  en  présence  du  cardinal  de  Périgord.  — 
Docteur  Fignieh,  lienseigitcments,  p.  47. 

(2)  Docteur  Pignier,  ouv.  cité,  p.  48. 


472  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Tancien  couvent  des  dominicains  de  la  rue  Saint-Jacques. 
L  inaup^uration  eut  lieu  le  8  avril  1817,  en  présence  du  garde 
des  sceaux  Pasquier,  du  premier  président  Séguier,  du  procu- 
cureur  p^énéral  Bellart,  du  préfet  de  la  Seine  Chabrol  et  du 
préfet  de  police  Angles  ;  ce  devait  être  un  établissement  intermé- 
diaire entre  la  prison  et  le  monde.  Les  prédicateurs  les  plus 
célèbres  en  faisaient  l'apologie  dans  leurs  sermons.  Les  enfants 
étaient  surveillés  par  les  frères  des  écoles  chrétiennes  :  ils 
étaient  dix  en  1817  ;  leur  nombre  fut  porté  ensuite  à  quarante. 
De  1817  à  1832,  deux  cent  cinquante  jeunes  délinquants, 
choisis  parmi  les  meilleurs  sujets,  passèrent  par  les  ateliers;  on 
projeta  pour  les  détenus  de  la  correction  paternelle  une 
maison  spéciale.  On  enseignait  le  métier  de  tailleur,  de  cor- 
donnier, de  menuisier  :  les  parents  s  engageaient  à  laisser 
leurs  enfants  jusqu'à  la  fin  de  l'apprentissage;  à  la  sortie, 
chacun  avait  un  protecteur  attitré.  En  vingt-cinq  ans,  la 
récidive  ne  dépassa  pas  10  pour  100  (Ij. 

Liancourt  avait  conçu  l'établissement,   il  en  avait  fait  le 


;1)  Décision  du  ministre  de  rintéiieur  du  1"  février  1817  (arrêté  du  préfet  de 
!;i  Seine  du  27  février).  Contrairement  à  l'assertion  de  M.  Bigot  de  Préameneu 
[Rapport  cité,  p.  39,  note)  la  maison  recevait  une  subvention  de  1,200  francs 
(lu  préfet  de  police,  de  3,600  francs  du  ministère,  et  de  4,000  francs  du  Conseil 
{jénérai  de  la  Seine  en  1818.  Elle  fut  le  premier  essai  d'éducation  correction- 
nelle. Après  la  révolution  de  Juillet  1830,  les  enfants  furent  retirés  et  placés  aux 
Madelonnettes  juscju'en  1836;  à  ce  moment,  ils  furent  transférés  à  la  Petite- 
Roquette  qui  venait  d'être  construite.  Après  1830,  l'entrée  des  prisons  fut  inter- 
dite, sans  doute  pour  raisons  politiques,  aux  membres  du  conseil  de  la  maison 
(le  refuge.  Le  Conseil  général  de  la  Seine  raya  la  subvention.  Elle  fut  supprimée 
le  27  août  1832,  sous  le  ministère  de  M.  de  Montalivet  ,•  les  bâtiments  furent 
rendus  à  la  préfecture  de  la  Seine  le  10  décembre  1832;  l'abbé  Arnoux  était 
mort  le  4  juin  1820  :  le  8  décembre,  il  avait  été  exhumé  et  enterré  à  la  maison  de 
refuge. 

Le  17  mars  1833,  la  Société  de  patronage  des  jeunes  libérés  du  département  de 
la  Seine  était  fondée  sous  la  présidence  de  Bérenger,  par  \Ioreau-(jliristopbe, 
Ilippolyte  Lucas,  Hollard,  Luttroth,  Hippolyte  Carnot,  Demetz,  Berville,  de 
Gérando  ;  on  revenait  aux  inspirations  de  Liancourt  :  son  tils,  le  marquis  — 
adversaire  du  régime  cellulaire  pour  les  jeunes  délinquants  —  était  au  nondire 
des  fondateurs.  [Archiver  de  la  Société  de  patronage  de  la  rue  de  Alézieres.  Dis- 
cours de  Béretujer  du  29  mai  1833  et  de  1843.)  En  1839,  Brelignères  de  Cour- 
teilles  et  Demetz  fondèrent  Mcttray  ;  quelques  années  après,  Charles  Lucas  ins- 
tallait le  Val-d'Yèvre  ;  c'était,  suivant  le  mot  du  comte  d'Haussonville, 
«  l'amcndemcnl  do  l'enfant  par  la  terre  et  de  la  terre  par  l'enfant  »  . 


PRISOINS   —   MORALE   CHRETIENNE  473 

plan  :  ce  fut  un  autre  qui  le  dirigea  (l),  mais  dans  un  esprit 
différent. 


IV 


C'est  Decazes  qui  créa  la  Société  royale  et  le  Conseil 
général  des  prisons.  En  1819,  il  appela  l'attention  du  roi  sur 
linsuffisance  des  locaux,  sur  la  confusion  des  catégories  de 
prisonniers,  sur  les  marchés  faits  sans  intelligence  et  sans  pré- 
voyance, sur  les  rapports  entre  geôliers  et  détenus.  Presque 
partout,  les  bâtiments  étaient  exigus,  mal  disposés,  insalubres. 
Les  50,000  francs  accordés  sur  les  fonds  des  secours  généraux 
du  ministère  de  l'intérieur  avaient  été  insuffisants.  Quelques 
améliorations  avaient  pu  être  effectuées  dans  la  nourriture,  le 
coucher  et  le  vêtement  des  détenus  ;  il  importait  de  les  généra- 
liser, (i  Quand  les  lois  infligent  une  peine,  ce  n'est  point  une 
vengeance  qu'elles  exercent...  Comme  le  degré  de  perversité 
du  coupable  et,  par  suite,  l'étendue  des  craintes  que  sa  liberté 
peut  faire  concevoir  ne  peuvent  se  mesurer  que  d'après  la  gra- 
vité du  crime  ou  du  délit  qu'il  a  commis,  la  loi  gradue  pro- 
portionnellement la  durée  de  sa  détention...  >'  De  là,  deux 
conséquences  :  on  ne  doit  infliger  au  détenu  aucune  peine  qui 
dépasse  celle  que  la  loi  a  voulu  lui  faire  subir  en  le  privant  de 
sa  liberté  ;  il  est  du  devoir  comme  de  l'intérêt  de  la  société 
d'exiger  qu'aucun  soin  ne  soit  négligé  pour  opérer  la  réforme 
morale  de  celui  qui  doit  rentrer  un  jour  dans  son  sein.  Il  ne 
faut  point  que  1  existence  matérielle  du  détenu  soit  meilleure 
qu'elle  ne  le  serait  s'il  était  libre  ;  il  ne  faut  pas  non  plus  qu'elle 
soit  douloureuse.  La  société  lui  doit  une  nourriture  suffisante, 

(1)  Examen  par  le  marquis  de  la  Jiocliefoticanld-Liaiicourt  du  rapport  de 
M.  Béreuger,  Chambre  des  député.'!,  session  de  ISW.  «  Ce  fut,  dit  le  marquis, 
à  M.  le  duc  Mathieu  de  Montinorcncv  que  la  direction  fut  donnée.  »  C'est  une 
erreur.  M.  de  Montmorencv  fut  un  des  fondateurs,  un  des  inspirateurs  de 
l'œuvre;  mais  le  directeur  effectif  fut  l'aijbé  Arnoux. 


474  I.A    R0CHEF0UGAU1.D-IJA>C0DRT 

une  demeure  saine,  des  vêtements  qui  le  préserveront  de  1  in- 
tempérie des  saisons,  les  secours  nécessaires  en  cas  de 
maladie  :  surtout  une  protection  vigilante  contre  les  vexations 
et  les  abus  dont  il  pourrait  être  Tobjet. 

"  Si  le  détenu  est  exposé  dans  sa  prison  à  des  souffrances 
que  la  loi  qui  le  condamne  n'a  ni  ordonnées,  ni  même  pré- 
ALies,  il  V  a  lieu  de  craindre  que,  loin  d'arriver  à  reconnaître 
l'équité  du  jugement  qu  il  a  encouru,  il  ne  contracte  une  nou- 
velle haine  contre  la  société  et  l'autorité  qui  le  tourmentent 
inutilement  ou  cessent  de  prendre  soin  de  son  sort.  On  sait, 
d'ailleurs,  que  les  souffrances  physiques,  surtout  quand  l'iso- 
lement vient  s'y  joindre,  détruisent  bientôt  dans  l'homme 
toute  énergie,  tout  sentiment  de  dignité  morale  et  le  plongent 
dans  une  sorte  d'abattement  stupide  dont  l'espoir  même  de  la 
liberté  ne  saurait  plus  le  tirer  (1).  "  G  étaient  les  idées  de 
Liancourt,  Dans  sa  préface  de  1819,  il  avait  rappelé  l'ordon- 
nance du  6  février  1818  qui  promet  leur  grâce  aux  con- 
damnés de  bonne  conduite  ;  mais  que  pouvait-il  résulter 
Il  des  libérations  accordées  sur  des  signes  très  incertains, 
souvent  par  le  seul  sentiment  de  pitié,  quelquefois  par  simple 
protection»?  Il  fallait  faire  du  prisonnier  un  homme  nouveau 
«  par  le  travail,  par  l'instruction,  par  l'hygiène,  comme,  dans 
les  maladies,  on  voit  la  température  de  la  chambre,  le  renou- 
vellement de  l'air,  le  calme,  la  propreté  concourir  avec  l'ad- 
ministration des  remèdes  à  la  guérison  »  . 

La  Société  royale  pour  l'amélioration  des  prisons  date  du 
1)  avril  1819.  La  liste  des  premiers  fondateurs  de  la  Société 
devait  être  soumise  au  roi.  Pour  y  être  admis  dans  la  suite, 
il  fallait  être  présenté  par  quatre  de  ses  membres  et  être 
ajjréé  par  le  roi.  La  Société  tenait  chaque  année,  indépen- 
damment de  ses  séances  mensuelles,  une  séance  générale. 
Un  Conseil  général  des  prisons,  composé  de  vingt-quatre 
membres,  était  chargé  »  de  dresser,  sous  l'approbation  du 
ministre ,  les  règlements  généraux  destinés  à  servir  de  base 

(1)  Rapport  au  roi  :  Appert,  Bagnes,  prisons,  ciiminels,  W ,  p.  149. 


PUISONS   —   MOI'.  A  LE    CIlllÉTIKNME  475 

soit  à  la  discipline  et  au  ré.tjiin(>  inlrrieur  des  prisons,  soit 
aux  améliorations  à  y  introduire,  et  de  recueillir  tous  les 
renseignements  et  documents  sur  Tétat  des  prisons  départe- 
mentales, "  afin  de  chercher,  par  la  connaissance  exacte  et 
complète  des  faits,  le  moyen  d'établir  et  de  maintenir  invaria- 
blement l'application  des  mêmes  principes  et  d'un  système 
uniforme  "  . 

Dans  toutes  les  villes  qui  renferment  une  ou  plusieurs  mai- 
sons d'arrêt  ou  de  détention,  il  y  a\  ait  une  commission  dépar- 
tementale. Il  y  avait  aussi,  pour  les  prisons  de  Paris,  un 
conseil  spécial  d'administration  et  de  surveillance  choisi  parmi 
les  membres  du  Conseil  (général.  Ce  (.lonscil,  qui  fonctionnait 
depuis  1816  à  la  Préfecture  de  la  Seine,  devait  compter  à 
l'avenir  douze  membres. 

«  L'établissement  d'un  Conseil  de  ce  g^enre  pour  l'adminis- 
tration des  hôpitaux  de  Paris  a  produit  de  grands  et  incontes- 
tables avantages.  Le  Conseil  spécial  des  prisons  ne  pourra  sans 
doute  être  complètement  assimilé  au  Conseil  des  hospices.  La 
diversité  des  matières  introduira  nécessairement  quelques  dif- 
férences, soit  dans  les  attributions,  soit  dans  l'organisation  et 
les  règlements;  mais  il  n'en  existera  pas  moins  entre  les  deux 
institutions  une  analogie  réelle,  et  1  une  pourra,  à  beaucoup 
d'égards,  servir  utilement  de  modèle  à  l'autre.  "  Les  prisons 
parisiennes  étaient  placées  sous  l'autoiité  du  préfet  de  police. 
Les  membres  de  ce  conseil  spécial  continuaient  à  faire  partie 
du  Conseil  général. 

Le  roi  était  le  haut  protecteur  de  la  Société  royale  des  pri- 
sons, le  duc  d  Angouléme  en  était  le  président.  Parmi  les  pre- 
miers membres  du  Conseil  général  il  y  avait,  outre  Liancourt, 
Bellart,  Bigot  de  Préameneu,  de  Broglie,  Chaptal,  Chabrol, 
Daru,  Benjamin  Delessert,  Ouizot,  de  Labordc.  Mollien, 
Pasquier,  Séguier.  Des  hommes  de  tous  les  partis  avaient  tenu 
à  s'inscrire  sur  la  liste  des  fondateurs  de  la  Société  rovale, 
depuis  le  duc  de  Damas  et  Brézé  jusqu'à  La  Fayette,  Laf- 
fitte  et  Casimir  Perier,  en  passant  par  de  Barante  et  Royer-Col- 
lard.  Des  avocats  comme  Dupin,  des  manufacturiers  comme 


476  l-A    ROCHEFOUCAIJLD-LIAISCOURT 

Feray  ;  des  banquiers  comme  Hottinguer,  Rothschild  et  Mallct; 
des  artistes  comme  le  peintre  Gérard,  tous  les  ministres,  les 
présidents  des  syndicats  des  agents  de  change,  des  bouchers, 
des  boulangers,  des  courtiers  de  commerce;  des  membres  de 
la  Société  d'enseignement  élémentaire,  de  la  chambre  des 
avoués,  de  celle  des  commissaires-priseurs  étaient  au  nombre 
des  trois  cent  vingt  fondateurs. 

Le  4  mai  1819,  le  Conseil  général  se  divisa  en  sept  com- 
missions :  correction  paternelle,  mesures  de  police  judiciaire 
et  administrative,  santé,  instruction  religieuse  et  morale,  ins- 
truction primaire,  travail,  livres  et  écrits  utiles. 

Le  L4  juin,  la  Société  royale  était  installée  à  l'archevêché. 
L'évéque  de  Samosate  officia,  l'abbé  de  Frayssinous  prêcha  : 
la  quête  fut  faite  par  les  duchesses  d'Albuféra,  de  Dino,  de 
Plaisance;  les  comtesses  Alfred  de  Noailles,  de  Sainte-Aulaire 
et   de   Lariboisiére.   Après   l'échange    des   compliments   offi- 
ciels entre  le  duc  d'Angouléme  et  le  duc  de  Plaisance,  doyen 
(les  membres  de  la  Société,  le  roi  fit  annoncer  qu'il  souscri- 
rait pour  50,000  francs;  le  duc  d'Angouléme  parla  de  la  néces- 
sité "  d'apporter  dans  les  prisons  les  consolations  et  les  prin- 
cipes de  la  religion  "  ,  d'avoir  du  pain  de  meilleure  qualité  et 
(le   procurer  aux  détenus  des  vêtements  convenables.   »  Son 
Altesse  Royale  a  remarqué  que  les  prisonniers  ne  recevaient 
qu'un    vêtement    de    toile   pour    l'hiver   comme    pour   l'été. 
L'humanité  lui  paraît  réclamer  qu'ils  reçoivent  pour  l'hiver  un 
vêtement  de  laine.  »  Il  y  en  a  dans  les  hospices  qui  ne  coûtent 
que   40  francs  et  durent  deux  ans.  A  l'occasion  de  l'installa- 
tion, a  Sa  Majesté  a  daigné  promettre  la  grâce  d'un  prisonnier 
par  prison  «  .  Le  maréchal   duc  d'Albuféra   profite   de  cette 
touchante   déclaration   pour   solliciter   l'indulgence    «  en  fa- 
veur de  trois  des  militaires  détenus  à  l'Abbaye  "  .   A  la  fin 
de     la    séance,    Liancourt   demande   qu'on    lise    une     lettre 
«  qu'il  a  reçue  d'un  anonyme  »  .  Il  s'agit  d'un  prix  de  1,000 
francs  pour  le  meilleur  ouvrage  destiné  aux  prisonniers.  Le 
duc   d'Angouléme  accepte   «  l'offre  généreuse  d'un  inconnu 
qu'on     reconnaît  toujours    facilement  au     bien     qu'il    fait, 


PUISONS   —   MORALE   C  II  II  ET  I  EN  IN  E  477 

même   lorsqu  il  le  cache  sous  le  voile  de  Tanonyme  (l)  ». 

(1  Le  roi,  dit  Bigot  de  Préameneii,  avait  été  touché  de  Thor- 
reur  du  séjour  de  presque  toutes  les  prisons  du  royaume.  » 
Une  eufjuéte  administrative  poursuivie  par  Alexandre  de 
Lahorde,  alors  maître  des  requêtes,  avait  révélé  d'affreux 
ahus.  L'ordonnance  du  2  avril  1817  sur  la  classification  des 
diverses  espèces  de  détenus  était  restée  lettre  morte  (2).  A 
la  Force,  deux  cents  individus  en  haillons  étaient  entassés 
dans  une  salle  basse  ;  à  Sainte-Pélagie,  les  prisonniers  pour 
dettes  étaient  mêlés  aux  malfaiteurs  et  aux  galeux;  à  Bicétre, 
les  condamnés  aux  travaux  forcés  étaient  oisifs;  à  Saint- 
Lazare,  toutes  les  catégories  étaient  confondues,  femmes 
détenues  par  autorité  administrative,  jeunes  filles  au-dessous 
de  seize  ans  arrêtées  pour  débauche,  femmes  condamnées  à 
la  réclusion  et  aux  travaux  forcés;  il  n'y  avait  ni  école  ni 
chapelle. 

M.  de  Laborde  était  au-dessous  de  la  vérité.  Lu  M.  Riou, 
magistrat,  avait  visité  Bicétre.  <i  II  n'avait  pas  fait  un  pas  dans 
ce  dédale  des  cruautés  humaines  sans  frissonner  et  sans 
acquérir  la  preuve  que  le  concierge  de  la  maison  et  les  dépo- 
sitaires du  pouvoir  sont  plus  coupables  que  les  malheureux 
qu'ils  renferment.  Ils  gardent  sans  les  rendre  1  or  et  les  bijoux 
des  détenus  (3).  >'  Une  grande  partie  de  ces  abus  venait 
des  conflits  d'autorité  entre  les  deux  préfets  de  I*aris,  conflits 
que  fit  cesser  l'ordonnance  d'avril  1819. 

Les  instructions  pour  les  commissions  départementales  sont 
rédigées  par  Liancourt  :  «  Pour  les  trois  quarts  des  hommes, 
la  morale  est  dans  les  habitudes...  Il  faut  donner  aux  con- 
damnés la  régularité  et  l'ordre  :  il  faut  éviter  tout  arbitraire  ; 
le  détenu  j)ar  condamnation  a  droit  à  la  justice  comme 
l'homme  libre;  elle  ouvrira  son  âme  aux  idées  jusqu'alors 
méconnues,   le  relèvera  à  ses  propres  yeux  en  le  sortant  de 


(1)  Prorès-veihal  de  l'installation  de  la  Société  royale  pour  l'amélioration  des 
prisons.  ^Arcli.  nat.,  F^,  4341.) 

(2)  Arch.  nat.,  F'',  6807,  n»  1432.  Rapport  de  l'inspecteur  Lainez. 

(3)  Arch.  nat..  F",  6807,  n»  1432.  (ûjote  de  police  du  27  juin  1819.) 


1 


478  LA    IIOCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

cette  dégradation  dans  laquelle  est  toujours  l'homme  conti- 
nuellement opprimé  par  l'injustice,  l'homme  auquel  on  semble 
ne  reconnaître  aucun  des  droits  de  l'humanité.  '  On  ne  peut 
sans  injustice  négliger  le  bien-être  physique  du  détenu.  "Mais 
le  sentiment  de  charité  et  de  bienfaisance  doit  être  éclairé  par 
la  réflexion  :  la  sensibilité  exclusivement  écoutée  par  des 
administrateurs  de  prisons  serait  une  erreur...  La  prison  où  le 
prisonnier  serait  assez  bien  pour  ne  pas  souhaiter  d'en  sortir 
serait  par  cela  même  un  désordre  dans  l'intérêt  social...  Si  nous 
ne  devons  pas  nous  livrer  à  l'espérance  illusoire  de  faire  des 
honnêtes  gens  de  tous  les  criminels,  nous  ne  devons  pas  non 
])lus  perdre  celle  de  ramener  au  bien  une  partie  au  moins  de 
ceux  auprès  desquels  nous  en  tenterons  les  moyens.  " 

a  La  cantine  a  été  jusqu'ici  un  moven  de  vexation  et  d'exac- 
tion laissé  aux  concierges  sur  les  prisonniers;  presque  toutes 
les  cantines  sont  regardées  par  les  concierges  comme  leur 
propriété  et,  dans  les  maisons  populeuses,  elle  est  pour  eux 
ini  moyen  de  fortune  indécente...  Le  concierge  a  intérêt  de 
vendre,  puisque  cette  vente  fait  son  gain;  il  vend  à  des  prix 
immodérés:  le  prisonnier  qui  se  plaindrait  serait  mal  reçu; 
peut-être  serait-il  mis  au  cachot,  peut-être  aux  fers,  là  où  il 
en  existe  encore.  Le  prisonnier  sobre  nest  pas  vu  de  meilleur 
oeil;  une  partie  de  la  masse  des  prisonniers  travailleurs,  mise 
sagement  en  réserve  pour  leur  être  donnée  à  1  expiration  de 
leur  détention,  est  souvent  consommée  d'avance  à  la  cantine 
où  on  leur  tient  un  compte  ouvert.  Il  est  mauvais  que  le  con- 
cierge qui,  parla  nature  de  ses  fonctions,  doit  avoir  une  auto- 
rité presque  absolue  sur  les  prisonniers,  ait,  par  la  cantine,  la 
faculté  de  les  voler,  de  les  corrompre  et  de  leur  faire  dissiper 
d  avance  la  réserve  de  leurs  tra\aux.  La  commission  de  chaque 
prison  pourrait  confier  la  vente  des  objets  dont  elle  permet- 
trait la  consommation  k  une  personne  qui  arriverait  à  une 
heure  fixe  entre  les  guichets  de  la  prison;  qui  vendrait  les 
objets  permis,  sur  un  tarif  arrêté  par  la  commission.  Les  geô- 
liers, les  porte-clefs  surveilleraient  la  régularité  de  cette 
vente,   et  ceux  qui  seraient  coupables  de  vouloir  s  immiscer 


PUISONS   —   MORALE    CHRETIENNE  V79 

dans  ces  ventes  seraient  renvoyés  ipso  fado.  Dans  les  prisons 
plus  populeuses,  radmlnistration  approvisionnerait  à  ses  frais 
la  cantine.  Le  débit  on  serait  confié  à  un  préposé  qui  ne 
pourrait  vendre  que  sur  un  tarif  affiché.  Les  liqueurs,  les  spiri- 
tueux, le  vin  même,  doivent  être  prohibés,  excepté  pour  les 
malades.  Il  faut  calmer  les  sens  et  surtout  ne  pas  les  Irriter.  •> 

Propreté,  bains,  école  élémentaire,  asslstimce  d'un  bon 
prêtre,  «  capable  de  sentir  et  de  bien  remplir  son  utile  et  hono- 
rable tache,  surtout  le  dimanche  "  :  Llancourt  applique  aux 
prisons  départementales  la  plupart  des  réformes  qu'il  avait 
conçues  pour  sa  prison  d'essai. 

Le  Conseil  général  était  disposé  à  subventionner  les  com- 
missions départementales,  mais  il  voulait  connaître  1  état 
exact  de  chaque  prison.  Cette  enquête  fut  l'objet  d'un  ques- 
tionnaire en  trente  articles  envoyé  par  Decazes  aux  préfets, 
le  21  décembre  1819  (l). 

Le  Conseil  g^énéral  des  prisons  ne  fut  point  un  simple 
comité  consultatif;  il  exerça  avec  suite  des  fonctions  sérieuses. 
Il  ne  désarma  pas  les  critiques,  même  chez  les  amis  de  La 
Rochefoucauld  :  l'avocat  Claveau  lui  reprochait  injustement 
«  déjouer  la  comédie  de  la  bienfaisance  ^  ,  et  plaisantait  ces 
singuliers  philanthropes  «  en  habits  dorés  et  dont  le  moindre 

avait  dix  ou  douze  cordons ces  cousins  de  Tartufe,  qui  ont 

changé  de  religion,  ces  hvpocrites  du  règne  de  riiumanité  2)  "  . 
Les  annales  du  Conseil  le  justifient  de  ces  reproches.  Il  se  réu- 
nissait tous  les  mardis  soir  :  il  correspondait  avec  les  commis- 
sions départementales.  La  France  pénitentiaire  était  divisée 
en  vingt-huit  arrondissements  inspectés  chacun  par  un  con- 
seiller :  Llancourt  avait  l'Oise,  la  Somme  et  la  Marne  (3;.  Le 
Conseil  spécial  des  prisons  de  Paris  se  réunissait  aussi  une 


(1)  Arch.  nat.,  F^,  4341.  Karhé-Marhois  visita  les  départements  de  l'Eure  et 
de  la  Seine-Inférieure  (rapport  du  23  novembre  1819.) 

(2)  De  la  police  de  Pai-is  et  <lc  scsnhus,  p.  240.  "Malheureux,  ajoute-t-il,  c'est 
dans  un  cachot  qu'il  aurait  fallu  siéger!  "  Il  reproche  au  Conseil  général  de  mul- 
tiplier les  chapelles  :  «  On  fourrait  des  aumôniers  partout  et  on  n'accordait  de 
grâces  (ju'au.v  détenus  qui  avaient  communié.  »    (Même  ouvrage,  p.  238. J 

(3)  Arrêté  du  7  août  1819.  (Arch.  nat.,  F',  6807,  n"  1432.) 


480  LA    TIOCHEFOUCAULD-LIAISCOUUT 

fois  par  semaine  à  l'exemple  du  Conseil  des  hospices  pour 
qui  «  ce  devoir  a  été  tellement  sacré  que,  depuis  vingt  ans  qu'il 
existe,  on  ne  citerait  pas  une  seule  semaine  sans  qu'il  l'ait 
rempli  "  .  Chaque  prison  était  confiée  à  la  surveillance  d'un 
membre.  La  Rochefoucauld-Liancourt  avait  Saint-Lazare. 
Deux  fois  par  semaine,  il  venait  visiter  les  détenues  :  a  11  les 
connaissait  presque  toutes  par  leurs  noms,  dit  de  Laborde,  et 
il  avait  orjmnisé  leurs  travaux.  "  Les  inspecteurs  placés  sous 
ses  ordres  se  rendaient  compte  dans  des  visites  journalières 
des  motifs  de  chaque  entrée  et  de  chaque  sortie  ;  ils  véri- 
fiaient la  bonne  qualité  des  fournitures;  ils  entendaient  les 
plaintes  des  prisonniers;  ils  surveillaient  la  conduite  des 
employés  et  agents  généraux;  ils  faisaient  leurs  rapports  au 
préfet  de  police.  Parfois  ils  lui  demandaient  de  goûter  au  pain 
(le  la  prison,  i^  Vous  serez  frappé,  dit  un  rapport  de  1816,  du 
mauvais  goût  qu'il  laisse  après  qu'on  le  mâche  (1).  »  Ils  saisis- 
saient directement  le  Conseil  de  certaines  questions,  "  afin  que 
sur-le-champ  elles  soient  décidées,  les  plaintes  exposées,  les 
ordres  nécessaires  donnés  "  . 

Le  Conseil  spécial  discutait  et  arrêtait  les  budgets,  passait 
les  marchés,  choisissait  les  aumôniers;  désignait  les  candi- 
dats aux  fonctions  d'économe,  de  médecin,  d'architecte. 

Suivant  le  mot  de  Charles  Lucas,  le  Conseil  général  des 
prisons  était  une  émanation  de  l'autorité  royale  et  non  une 
œuvre  d'initiative  sociale.  Le  gouvernement  avait  tenu  à  asso- 
cier l'action  administrative  et  l'initiative  privée,  à  les  sur- 
veiller, à  les  contrôler,  et  à  les  compléter  l'une  par  l'autre  (2). 

Bigot  de  Préameneu  résuma  les  vues  du  Conseil  général 
dans  le  règlement  du  2(>  décembre  181Î).  Les  registres  d'écrou 
seront  tenus  de  façon  à  éviter  les  détentions  arbitraires.  Les 
sexes  seront  séparés;  les  enfants  de  la  correction  paternelle, 
les  détonus  pour  dettes,  les  condamnés  au-dessous  de  seize 
ans,  les  condamnés  à  une  peine  afflictive  ou  infamante  ces- 

(1)  Arch.  nat.,  F',  6807,  n"  1432. 

(2)  Arrêté  du  7  août  1819  et  Rapport  {jéncral  de  Bigot  dl  PrÉamekeu,  p.  132. 
(Arch.  nat.,  F',  4341.) 


PUISONS    —    MOr.AI.E    CHRETIENNE  481 

seront  (rétrc  confondus.  Lisolcmcnt  absolu  doit  être  évité  à 
Tenfaiit;  il  altère  sa  santé  et  supprime  1  émulation.  Les  cachots 
—  et  tous  les  logements  que  leur  situation  au-dessous  ou 
même  au  niveau  du  sol  rend  insalubres  —  sont  interdits  ; 
les  ceps  et  autres  instruments  de  correction  violente  sont 
supprimés.  Suivant  le  désir  du  duc  d'An^ouléme,  les  détenus 
auront  deux  vêtements,  l'un  d  été  et  l'autre  d'hiver,  et  des 
sabots  en  tout  temps.  Le  pain  sera  composé  pour  un  quart 
de  seif^le,  pour  trois  quarts  de  froment  bluté  à  15  [)()iir  100. 
La  ration  journalière  sera  de  i\  onces.  <i  On  a  \u,  en  effet, 
des  prisonniers  tourmentés  par  la  faim  qui  voulaient  se  tuer... 
Il  est  naturel  qu'ils  prennent  en  haine  ceux  qui  les  laissent 
périr  d  inanition  et  que  leur  coeur  se  ferme  à  toute  idée  de 
morale.  »  L'usagée  de  l'eau-de-vie  est  interdit;  les  femmes 
et  les  enfants  n'ont  pas  droit  an  vin.  Les  femmes  enceintes 
seront  placées  à  linfirmerie  pendant  les  Iroi-s  dei'niers  mois 
de  leur  grossesse.  Elles  pourront  allaiter  leurs  enfants  et  les 
{jarder  jusqu'à  trois  ans.  Le  travail  devra  se  faire  sans  léser 
1  indtistrie  locale  :  on  fabriquera  surtout  des  tissas  de  laine 
ou  de  chanvre  et  des  chaussures.  Il  y  aura  un  aumônier  par 
prison  au-dessus  de  cent  détenus.  Pour  les  détenus  non  catho- 
liques, un  ministre  de  leur  culte  leur  donnera  l'instruction  et 
les  secours  reli(}ieux.  Les  leçons  relijrieuses  et  morales  seront 
données  aux  catholiques  par  1  aumônier,  les  leçons  élémen- 
taires par  l'instituteur.  On  adoptera  la  méthode  de  l'enseigne- 
ment mutuel  dans  laquelle  les  élèves  divisés  en  [groupes  "  sont 
mis  perpétuellement  en  action  les  uns  à  l'égard  des  autres  »  . 
Cette  méthode,  du  reste,  fonctionnait  à  Glermont,  à  Mehin  et 
à  Saint-Denis.  «  L'instruction  religieuse  consiste  à  instruire 
les  détenus  de  leurs  devoirs  envers  Dieu;  1  instruction  morale, 
dans  le  développement  du  principe  fondé  sur  l'intérêt  de  celui 
qui  ladopte  :  »  Faites  à  autrui  ce  que  vous  voudriez  (|u'on 
(i  vous  fit  à  vous-même  »  ;  l  instruction  primaire,  dans  la  lec- 
ture, l'écriture  et  le  calcul  (I).   » 

(1)   Rapport  cité  tle  Bigot  de  PnÉAMENEU,  passim.  (Arcli.  nal.,  F^,  4341.) 

31 


482  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA?y^COURT 

Par  moments,  la  Société  royale  des  prisons  se  délassait  de 
ses  sévères  travaux.  Le  concours  fondé  par  La  Rochefoucauld 
fut  jugé  en  1821.  Dix  ouvrages  avaient  été  soumis  auiury(l). 
Cinq  furent  écartés,  «  soit  parce  que  le  vice  et  la  vertu  ny 
sont  pas  présentés  sous  les  couleurs  qui  leur  appartiennent, 
soit  parce  que  l'énumération  des  crimes  épouvantables  et  les 
moyens  employés  pour  les  commettre  en  rendent  la  lecture 
dangereuse.  "  Deux  furent  récompensés  :  l'un  s'appelait 
Laurent  ou  les  Deux  Prisonniers  ;  c'était  un  drame  en  dialogue 
et  en  récit.  L'auteur  était  M.  Achard,  conseiller  à  la  cour  de 
Lyon.  »  L'action  commence  et  finit  dans  une  prison;  les 
interlocuteurs  sont  quelques  prisonniers,  les  administrateurs, 
aumôniers,  employés  de  la  prison,  portant  chacun  dans  son 
état  le  caractère  le  plus  estimable  ;  une  sœur  Marthe,  sœur  de 
la  Charité,  personnage  que  l'on  pourrait  dire  idéal  dans  sa 
profession,  si  nos  hôpitaux  ne  nous  montraient  pas  souvent 
des  êtres  semblables  (2).  » 

L'autre  ouvrage  couronné,  Antoine  et  Maurice,  était  de 
L.-P.  de  Jussieu  (3),  lauréat  de  la  Société  de  l'enseignement 
mutuel. 

<i  C'est  l'histoire  du  fils  d'un  maçon,  perverti  par  un  de  ses 
camarades,  Maurice  Robineau,  et  devenu  voleur  et  valet  de 
voleurs.  "  Condamné  à  dix  ans  de  réclusion  sur  la  dénoncia- 
tion de  Maurice  pour  un  crime  qu'il  n'a  pas  commis,  il  est 
transféré  dans  une  maison  de  détention  a  qui  ressemble  plus 
à   une  vaste   manufacture   qu'à    un   lieu    de    réclusion...    Ln 

(V)  Rapport  ini'dit  avec  corrections  manuscrites  de  la  tnain  (hi  duc  Analyse  de 
rouvrage  intitulé  Antoine  et  Maurice  et  observations  sur  cet  ouvraj'e.  —  Rap- 
port du  Conseil  général  au  duc  d'Angoulèine,  collection  de  M.  l'inspecteur 
{'énéral  Granier.  —  Voir  aus>i  le  compte  rendu  de  la  séance  de  la  Société  roya!e 
dans  le  Journal  <lc  la  Société  d'enseignement  élémentaire,  t.  XI,  p.  233.  — 
Bigot  dk  l'nKAMKKKU,  p.  97,  cite  comme  fondateur  du  prix  un  des  meudjres  delà 
société  «  qui,  celant  son  nom.  n'a  été  reconnu  que  comme  servant  lui-même 
d'exemple  du  dévouement  le  plus  entier  à  la  hienlaisance  »  .  (En  note  :  M.  le  duc 
de  La  Rochefoucauld.) 

(2)  Rapport  cité  :  l'analyse  est  de  Liancourl. 

(3)  Jrssiiiu  (Laurent-l'ierre  dk),  neveu  d'Antoine-Lnurent,  né  en  1792,  fut 
plus  tard  secrétaire  général  de  la  Seine  (1831),  inailre  des  requêtes,  député  du 
X°  arronilissement  de  l'aris  (1839). 


IMUSONS   —   MORALE    C  II  H  lÏTl  EN  N  E  483 

prêtre  vénérable,  pasteur  de  ce  troupeau  captif,  laide  à  sur- 
monter le  décourajjement.  Il  entre  à  Tatelier  des  forjjcs  et 
devient  surveillant.  Maurice,  Tauleur  de  ses  maux,  le  rejoint; 
mais  il  reçoit  ses  conseils  avec  mépris  »  .  An  bout  de  six  ans, 
Antoine  obtient  sa  jjràce  ;  il  retourne  che/.  son  père  (jui  lui 
pardonne.  Un  ami,  dont  il  épouse  la  petitc-Fille,  lui  cède  son 
fonds  de  serrurerie;  ^Maurice  périt  sur  récliafaud. 

«  Les  caractères,  dit  Liancourt,  sont  naturels  et  bien 
tracés  ;  celui  de  1  aumônier  de  la  prison  surtout  est  un  modèle 
de  piété,  de  vertu  et  de  cette  charité  chrétienne  qui  devrait 
toujours  être  le  caractère  distinctif  des  apôtres  de  TEvanj-file.  " 
Il  re^jrette  que,  par  un  anachronisme  inexplicable,  l'auteur 
suppose  l'existence  en  1815  d'une  Société  royale  dont  l'insti- 
tution ne  date  que  de  18  li). 

C'étaient  d'innocentes  berquinades.  «  Ce  qu'il  faut  pour  les 
prisonniers,  disait  Liancourt,  ce  sont  des  ouvragées  de  mœurs 
qui  puissent,  en  amusant  leurs  loisirs,  émouvoir  leurs  cœurs, 
souvent  si  âpres  et  si  durs;  leur  présenter  des  leçons  ou  des 
exemples  capables  de  les  faire  réfléchir  sur  eux-mêmes;  leur 
montrer  les  avantages  du  repentir  en  leur  en  faisant  voir  la 
facile  possibilité  et  en  leur  en  offrant  les  moyens.  » 

Liancourt  voulait  avec  raison  combattre  dans  le  détenu  l'es- 
prit de  révolte  et  d'ironie.  11  n'y  a  en  somme  qu'un  enseig^ne- 
ment  moral,  le  même  pour  l'homme  libre  et  pour  l'homme 
momentanément  privé  de  sa  liberté.  Quant  aux  livres  de 
lecture,  c'est  affaire  d'espèce.  Suivant  l'âge,  le  sexe,  la 
nature  de  l'infraction,  tel  récit  patriotique  ou  militaire  con- 
viendra pour  préparer  l'engagement  du  futur  soldat;  tel  récit 
de  voyages,  tel  manuel  d'agriculture  intéressera  le  futur  colon. 
Les  romans  de  Mauzoni  sont  lus  dans  les  prisons  de  la  Suisse 
italienne,  ceux  de  Dumas  dans  les  prisons  françaises.  La 
tentative  de  18lî>  fait  lionneur  aux  sentiments  d'humanité  de 
celui  qui  rins|)ira,  un  peu  aussi  à  sa  candeur.  Il  la  confesse 
et  s'attend  à  "  être  traité  d  homme  à  illusions  et  à  rêveries  »  . 

La  Société  rovale  des  j)risous  dura  jusqu'en  1830.  De  1815 
à  1828,  on   dépensa  en  améliorations  la   somme  énorme  de 


484  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOUUT 

27,680,623  fr.  Dès  1823,  La  Rochefoucauld  s'était  retiré  à  la 
suite  du  renouvellement  brutal  de  la  moitié  du  Conseil.  Ce 
fut  l'occasion  de  sa  révocation  et  de  la  disg-ràce  qui  honora 
SCS  dernières  années  (!)• 

La  Société  royale  continua  à  se  réunir  sous  la  présidence  du 
dauphin;  celui-ci  contrebalançait  Tinfluence  de  Corbière. 
Pour  se  venp"er,  Corbière  refusait  l'entrée  des  prisons  aux  pro- 
tégés du  dauphin.  Liancourt  était  convoqué  aux  séances.  «  C'est 
avec  regret,  dit  Appert,  que  l'absence  du  doyen  des  philan- 
thropes français  a  été  remarquée  à  la  séance  du  24  juin  1825. 
Nous  ne  connaissons  pas  la  raison  qui  a  privé  l'assemblée  de 
la  présence  de  ce  vénérable  citoyen,  caria  disgrâce  du  ministre 
de  1  intérieur  n'a  rien  de  commun  avec  les  sentiments  qu  ins- 
pire sans  doute  à  S.  A.  R.  Mgr  le  dauphin  et  à  MM.  les  membres 
de  la  Société  son  constant  amour  de  l'humanité  '2).  »  Mais, 
même  épuré,  le  Conseil  royal  des  prisons  était  vu  avec  défiance. 
Corbière  ne  le  réunissait  plus,  de  crainte  d'être  importuné 
par  les  plaintes  de  ses  membres.  Décapité  par  la  révocation 
de  Liancourt,  il  n'eut  plus  d'histoire. 

(1)  Voir  clin|i.  viii. 

(2)  Appert,  Journal  des  priions,  hospices,  écoles  primaires  et  établissements 
philanthropiques  (182.5).  Appert  était  des  amis  de  Liancourt  et  des  ennemis  <lii 
('al)iiiet  Villèle.  Né  en  1797,  il  avait  fondé  des  écides  régimentaires  denseijjnement 
mutiiel.  En  1827,  il  passa  trois  mois  à  la  Force  «  ;ivec  ties  voleurs,  des  jjaiériens 
et  lies  faux  monnayeurs"  .  Son  journal  est  violent  contre  le  ministère  :  "  Les  vrais 
pliilantliropcs  doivent  s'unir  pour  faire  entendre  la  vérité  au  monar(|ue  et  pro- 
tester vigoureusement  contre  la  violation  des  droits  constitutionnels  con'-acrés  par 
la  Charte..  11  faut  que  le  ministère  .soit  bien  corrompu  ou  bien  aveugle,  car,  s'il 
voulait  perdre  la  royauté,  il  ne  suivrait  certainement  pas  une  autre  route.  »  Il 
compte  sur  les  linnières  de  la  Chatrdjie  haute.  En  1827  il  pleure  Liancourt  avec 
emphase  :  "  Prends  le  deuil,  ô  uia  pairie!  »  s'écrie-t-il,  et  il  1  appelle  un  "  homme 
extraordinaire  »  . 

Le  scand.de  des  obsèqrros  l'a  indi{;né  :  «  Plusieurs  personne.-*  ont  été  ble.^sées. 
Paris  est  dans  la  constcrnatioti,  tous  les  cœurs  généreux  crient  vengeance. 
L'obliendrons-nous?  »  Le  25  août  182T,  au  moment  où  la  censure  est  rétablie,  le 
Journal  des  prisons  srtspend  sa  publication.  »  La  défense  des  malheureux  ne  peut 
s'allier  avec  l'esclavage  tle  la  presse...  Les  ministres  sont  des  malades  incurables 
qu  on  ne  peut  guérir  de  la  soif  de  l'arbitraire.  »  Le  journal  parait  de  nouveau 
80US  le  iiiinistcre  de  Martignac;  en  1828,  il  popularise  les  actes  de  libéralité  de  la 
famille  d'Orléan». 

Apres  1830,  Appert  est  nonuné  secrétaire  des  commandemtmts  de  la  reine 
Marie-Amélie. 


PRISONS   —   MORALE    CHRETIENNE  485 


Pendant  la  Ilcstauralion,  les  plus  intellif^ents  d'entre  les 
libéraux  cherchèrent  à  mettre  d'accord  leurs  doctrines  poli- 
tiques et  leurs  croyances  morales;  il  leur  fallait  un  idéal 
religieux  qui  servit  de  {juide  à  leur  conduite  dans  les  affaires 
publiques.  Beaucoup  avaient  passé  par  des  crises  de  cons- 
cience qui  les  avaient  laissés  désemparés. 

Jadis  ils  avaient  appris  à  lire  dans  l'Encvclopédie.  En  89,  ils 
s'étaient  accommodés  de  la  constitution  civile  du  clerjjé  et 
avaient  caressé  la  chimère  d'une  Eglise  nationale  et  révolu- 
tionnaire. Le  Concordat  leur  était  apparu  comme  un  traité 
de  paix  indispensable  entre  deux  puissances  dont  l'une 
devait  être  soumise  à  l'autre  pour  le  temporel.  Au  besoin,  ils 
auraient  accepté  le  catholicisme  comme  religion  de  l'État,  si 
le  clergé  et  les  congrégations  n'avaient  pas  voulu  tout  absorber 
et  supprimer  les  conquêtes  de  la  Révolution.  Ces  préten- 
tions leur  furent  insupportables.  Et  comme  les  plus  incré- 
dules, tels  que  Liancourt,  croyaient  à  la  nécessité  sociale  d'un 
frein  religieux,  ils  se  mirent  en  quête  d'un  christianisme  nou- 
veau, dégagé  des  dogmes,  faisant  sa  part  au  libre  examen, 
renonçant  à  la  pro|)agande,  vivant  en  paix  avec  tous  les  cultes, 
sans  mainmise  ni  sur  les  consciences  ni  sur  les  fonctions  publi- 
ques. 

Ce  christianisme  «  centre-gauche  »  s'exprima  dans  cer- 
tains écrits  d'Henri  de  Saint-Simon  et  trouva  sa  formule  défi- 
nitive dans  la  Société  de  morale  chrétienne. 

Il  v  eut  dans  Saint-Simon  trois  tendances  étroitement 
liées,  i.  Il  cherche  d'abord  à  déterminer  les  relations  de  la 
polilicjue  avec  la  science,  c'est-à-dire  à  trouver  le  point  de 
jonction  entre  le  monde  physique  et  le  monde  moral.  Il  va 
ensuite  au  plus  pressé,  à  la  prati([ue  ;  il  se  met  en  quête  des 


486  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA>COURT 

conditions  politiques  de  la  rénovation  sociale;  enfin,  dédaigné 
par  les  industriels  auxquels  il  s'était  adressé,  il  songe  qu'il  a 
né.fflif'^é  une  force  considérable,  le  sentiment,  la  foi,  et  il  fait 
appel  au  sentiment  moral  et  religieux  (1).  " 

Les  Cahiers  de  Vindusirie  parurent  en  1817;  ils  sont  de  la 
seconde  manière.  Liancourt  s'intéressa  à  un  ouvrage  qui, 
a  répondant  à  son  titre  et  au  plan  communiqué,  aurait  pour 
objet  de  développer  les  grands  avantages  de  cette  branche 
inépuisable  de  richesses  et  de  prospérité  pour  la  France 
et  pour  le  monde  entier  (2j.  »  Avec  lui,  Périer  frères,  Ilot- 
tinrruer,  Gros-Davillier  et  d'autres  grands  financiers  subven- 
tionnèrent la  publication.  Le  premier  fascicule  était  un  tra- 
vail sur  les  finances  et  sur  la  nécessité  pour  le  gouvernement 
de  tenir  ses  engagements;  il  était  de  Saint-Aubin,  ancien 
membre  du  Tribunat;  le  second,  écrit  par  Augustin  Thierry 
qui  signai!  a  fils  adoptif  de  Saint-Simon  »  ,  était  relatif  à  la 
vie  nationale  et  à  ses  conditions  d'existence  et  de  défense;  le 
troisième,  œuvre  de  Saint-Simon  lui-même,  débutait  par  des 
lettres  à  un  Américain,  et  se  terminait  par  un  essai  ano- 
nyme «  sur  les  trois  époques  "  .  Il  y  avait  un  peu  d'incohé- 
rence dans  les  doctrines,  mais  une  véritable  puissance  d'ac- 
tion personnelle  (3) . 

Saint-Simon,  champion  des  industriels,  leur  demanda  aide 
et  soutien;  il  était  pour  la  Chaussée-d'Antln  contre  le  faubourg 
Saint-Germain  ;  «  le  svstème  sera  établi  le  jour  où  le  roi  aura 
confié  aux  industriels  les  plus  importants  la  haute  direction 
de  la  fortune  publique,  en  les  chargeant  de  préparer  le 
budget  et  de  surveiller  l'emploi  des  crédits  (i).  " 

Ces  idées  n'étalent  pas  pour  déplaire  h  Liancourt  :  il  goûtait 
dans  les  premiers  Caliicrs  létude  de  C^ha])tal  sur  les  progrès 
des  nuinufaclures,    le  dilhvrambe  de  M.    X...    en   Ihonncur 

(1)  Henry  Ml(:ili:i,,   lldrr  dr  /l'iat,  p.  273. 

(2)  Lettre  autographe  du  30  octobre  1817. 

(3)  RnvHP  oixidfiitalr,  t.  XH,  p.  121;  t.  XIII,  j».  173  et  siiiv.  M.  Pierre 
Laflitte  a  publie  inté{;r;ilcruent  celles  de  ces  études  qui   sont  d'.\u(;uste  Comte. 

(4)  ]^' Industrie  on  difu-iission^  politiijucs,  morales  et  pliilosop/iic/iiea  dans  l  in- 
térêt de  tous  les  hommes  livrés  à  des  travaux  utiles  et  indépendants.   Paris,   1817. 


PUISONS   —   MORALE   C  II  II  ETI  EN?s  E  487 

de  1  industrie  a."ricole,  »  profession  nnorale,  essentiellement 
reli.'rieuse,  puissance  d'un  dieu  réjfulaleur  de  cet  ordre  admi- 
rable qui  ré([it  lunivcrs  l)  >' .  Il  y  trouvait  de  temps  en 
temps  quelques  hardiesses,  mais  acceptables,  tel  le  tableau 
de  la  France  révolutionnaire  «  sans  troupes,  sans  armes, 
sans  munitions,  sans  argent,  sans  pain...  800,000  {;ucrrlers 
semblent  sortir  tout  armés  de  dessous  terre;  partagées  en  qua- 
torze armées,  partout  ils  font  tête  à  l'ennemi,  opposant  au 
coura,f}e  et  à  la  discipline  le  coura.<[e  et  lenthousiasme  ;  ils 
combattent  et  meurent  en  chaulant  (2)  »  . 

Avec  les  tomes  III  et  IV  de  rindusirie,  les  choses  se  gâtent 
par  rintervention  d'Au{}uste  Comte. 

Saint-Simon  avait  jeté  an  vent,  sur  la  similitude  du  déve- 
loppement de  l'individu  et  de  la  société,  sui-  ramélioration 
de  Tor^ranisation  sociale,  certaines  vues  qu'Au,<|uste  Coffnte 
devait  plus  tard  systématiser.  Saint-Simon  éliminait  de  la 
société  ridée  de  justice  pour  la  rem[)lacer  par  Tidée  de  frater- 
nité chrétienne;  Aug^uste  Comte  fondait  le  positivisme  sur  la 
morale  scientifi([ue.  a  Tout  est  relatif,  voilà  la  seule  chose 
absolue  :  tout  est  relatif,  on  peut  le  dire  surtout  du  temps 
pour  ce  ([ui  concerne  les  institutions  sociales.  '> 

Le  gouvernement  parlementaire  est  un  régime  transitoire  : 
il  est  le  meilleur  possible,  a  parce  qu  il  existe  et  que  nous 
avons  besoin  de  loisir  pour  préparer  un  régime  plus  parfait, 
un  régime  de  bonheur  social... 

i.  L'Angleterre  tue  un  roi,  elle  trouve  un  Cromwell;  la 
France  perd  le  sien,  il  se  présente  un  llobcspierre.  C'est  que 
ni  l'Angleterre  ni  la  France  n'avaient  remplacé  l'idée-roi  par 
aucune  autre  idée  générale  et  que  le  dix-huitiéme  siècle 
s'était  rué  en  étourdi  à  la  poursuite  d'une  liberté  vague,  sans 
principe  et  sans  constitution  (3).  " 

Toute  réforme  politique  repose  sur  une  réforme  morale.  Le 


(1)  L'Industrie,  p.  331. 

(2)  L'Industrie,  p.  33'l-.  Nous  regrettons,  dit  Saint-Simon,  (jne  la  inotleslie  de 
l'auteur  ne  nous  permette  pas  <le  le  nommer. 

(^3)   Article  reproduit  par  la  Revue  occidcnlale,  Xlll,  p.  173. 


I 


488  LA    ROGHEFOUCAULD-LIANCOURT 

monde  marche  et  les  idées  changent  :  «  Ce  n'est  plus  une 
conduite  immorale  de  compter  pour  quelque  chose  la  vie 
présente  et  de  se  préparer  franchement  un  établissement  sur 
la  terre;  le  ciel  n'a  plus  toutes  nos  pensées;  les  ministres  du 
ciel  ne  sont  plus  en  toutes  choses  nos  arbitres  et  nos  maîtres  ; 
le  travail  n'est  plus  considéré  comme  une  peine  originelle  où 
la  foule  des  hommes  soit  condamnée  pour  la  .«jloire  de  Dieu 
et  pour  la  prospérité  de  ses  saints  (1)...  En  rejetant  le  poly- 
théisme pour  le  théisme,  lespèce  humaine  a  fait  un  pas 
immense  vers  le  bonheur;  aujourd'hui  elle  en  va  faire  un 
second,  pour  le  moins  aussi  g-rand,  en  rejetant  tout  le  sys- 
tème théologique  pour  embrasser  un  système  terrestre  et 
positif  (2)...  Il  faut  passer  de  la  morale  céleste  à  la  morale 
terrestre...  De  fait,  les  idées  surnaturelles  sont  détruites 
presque  partout;  l'espoir  du  paradis  et  la  crainte  de  lenfer 
ne  peuvent  plus  servir  de  base  à  la  conduite  des  hommes.  Le 
christianisme  a  fait  faire  un  grand  pas  à  la  morale  :  il  serait 
injuste  et  absurde  de  le  nier;  mais  on  doit  reconnaître  avec  la 
même  bonne  foi  que  son  régne  est  fini,  que  le  temps  pen- 
dant lequel  il  a  été  utile  est  déjà  loin  de  nous.  L'ère  des  idées 
])ositivcs  conuncnce.  Voilà  le  grand  pas  que  va  faire  la  civi- 
lisation :  il  consistera  dans  l'établissement  de  la  morale  ter- 
restre et  positive   (3).  » 


(1)  Hcvuc  occidculnlc,  XIII,  p.   173. 

(2)  lieuue  oaiileiildlr,  XII,  p.    157. 

(3)  Bévue  occuicitlale,  XII,  p.  127.  L'annôe  suivante,  an  inoincnt  de  sa  rup- 
ture avec  SnlfitSiinou,  dans  la  lettre  «d'une  personne  qui  se  nommera  plus  tard», 
Auguste  Comte  justiliait  ainsi  ses  vues  :  «  Je  pense  (|ue  la  morale  est  une  seuence 
;i  faire  tout  comme  la  politi(|ue.  Et,  en  effet,  sans  avoir  nullement  l'intention  de 
combattre  les  principes  de  morale  très  respectables  et  très  utiles  qui  se  trouvent 
en  circulation,  il  est  permis  d'observer  que  ces  principes  sont  insuffisants.  I.e 
plus  larjjc  et  le  plus  rc|)anilu  d(ï  tous  ces  principes,  celui  de  l'amour  du  prochain, 
Il  est  en  réalité  que  l'expression  d'un  sentiment  et  non  une  règle  de  conduite; 
presque  tous  les  autres  sont  dans  le  même  cas...  Il  me  semble  donc  que,  sans 
mériter  d'clre  accusé  du  désir  de  bouleverser  l'ordre  social,  on  peut  très  bien 
penser  et  même  dire  des  [)rincipes  di'  morale  (jui  sont  en  circulation  que  ces  prin- 
t  ipcs  sont  tout  à  fait  insuffisants  parce  qu'ils  ne  sont  tous  que  des  sentiments,  et 
<|uc,  par  suite,  en  admettant  que  tous  ces  principes  sans  distinction  soient  con- 
formes en  tous  points  aux  vrais  intérêts  de  la  société,  on  peut  désirer  la  forma- 
tion dune  science  morale  positive. ..  Quel  examen  intéressant  que  celui  de  toutes 


Pr.  ISO.NS    —    MoltALE    CIIl\ETlEN^^E 


1.89 


(le  fut  iiii  coni)  (Ir  lomicne.  I.;i  ( lliaussée-d'Antin  et  le  faii- 
l)oiii-;;  Saiiit-(ierinain  en  iTéiniront  ensemble.  Les  Cahiers 
piii)licieril  la  liste  des  souscripleiirs  de  la  nouvelle  Encyclo- 
pédie. En  tète,  le  dtic  de  La  Rochefoucauld  avait  versé 
1.000  francs;  après  lui,  \{'nau'ul  les  hanrpiiers  PeiTejfaux, 
l)a\illiers,  Uelessert.,  l'erier,  Hoy;  les  chels  du  libéralisme,  de 
Broylie,  La  Fayette,  Chaptal. 

Ce  procédé  mit  le  comble  au  mécontentement  des  patrons 
de  l'a^uA  le  :  les  formes  de  leur  déplaisir  varièrent  suivant 
leur  caractère  ou  leurs  intérêts  de  ]>arti.  Les  banquiers  — 
pour  la  plupart  —  j^rotestérent  tlans  une  lettre  adressée  le 
30  octobre   1817   au   ministre   de   la  police  (jénérale. 

li  M.  Sainl-Simon  s  est  présenté  chez  cliacun  de  nous,  il  y 
fl  environ  un  an,  en  annom;ant  qu'il  avait  l'intentiou  de 
publier  des  obser\ations  sur  les  proji^rès  du  commerce  et  de 
1  industrie  :  sa  situation  pécuniaii-e  ne  lui  permettant  pas  d'en 
faire  l'avance,  nous  avons  cédé  à  ses  instances  réitérées  en 
exerçant  à  son  éj<^ard  un  acte  de  pure  libéralité  (l).  " 

Enfantin  qualifie  cette  épitre  de  ridicule  :  elle  n'était  que 
timorée;  Laffltte,  Perreg^aux  et  Ternaux  refusèrent  de  la 
signer;  La  Fayette  et  de  Broylie  .«jardèrent  le  silence;  Lian- 
court  s"al)stint  é{{alement  :  il  ne  trouNait  pas  di<jne  d'un  phi- 
lanthrope de  publier  ses  bienfaits  à  son  de  trompe  et  de  faire 
amende  honorable;  mais  il  signifia  sa  rupture  par  une  lettre 
privée  dont  voici  le  texte  : 

«'  Je  m'étais  expliqué  avec  vous  sur  certaines  j)hrases  qui, 
dans  lui  des  premiers  volumes  déjà  parus,  semblaient  toucher 
des  matières  étrangères  à  votre  plan  et  j)réter  à  des  interpré- 
tations dangereuses;  vous  vous  rappelez  même  que  vous 
m'avez  entièrement  rassuré  sur  ce  point  pour  Tavenir  et  que 
j  ai  fait  de  cette  assurance  la  condition  de  mon  abonnement. 
<Juel  est  mon  étounemcnt  et  ma  peine,  lorsque  aujourd  hui, 


les  coiiltimes  cl  (!lS[)(p^ilions  inornlcs,  coimiii'  |).ii-  exemple,  I.i  cIiMi-ité,  considérées 
<laDS  ce  point  tic  vue  et  par  consc<juent  jugées  pour  la  pieinière  fois  sans  déclama- 
lions  et  d'une  manière  tout  à  fait  positive!  » 

^^1)    Lettre  re|uodiiite  par  la  JicLuc  urcidcntalc,  t.  XII,  article  cité. 


490  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIA^'COURT 

ouvrant  les  cahiers  in- 4"  que  vous  venez  de  faire  paraitre  et 
que  je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps  de  couper,  j'y  trouve 
des  principes  assurément  étranjjers  au  titre  de  l'ouvragée,  des 
principes  que  je  ne  me  permets  pas  de  qualifier  ici;  des  prin- 
cipes enfin  qui  n'ont  été,  ne  sont,  ni  ne  seront  jamais  les 
miens.  J'ai  lieu  d'être  personnellement  blessé  de  trouver  de 
tels  principes,  de  telles  assertions  dans  cet  ouvragée,  dans 
lequel  vous  avez  pris  avec  moi  l'en^jagement  de  ne  rien  écrire 
qui  ne  put  être  approuvé  par  les  amis  de  l'ordre  et  du  .gouver- 
nement sous  lequel  nous  vivons.  J'ai  donc  l'honneur  de  vous 
prier,  monsieur,  de  ne  plus  me  considérer  comme  souscrip- 
teur de  votre  ouvragée,  titre  que  je  désavouerai  hautement,  car 
il  m'est  profondement  pénible  de  voir  mon  nom  à  la  tète  d'un 
ouvrajje  où  sont  énoncés  des  principes  que  je  blâme  de  toute 
force    comme    désorf^anisateurs    de    tout  ordre    social. 


ma 


comme  incompatibles  avec  la  liberté  telle  que  je  la  conçois  et 
que  je  l'aime. 

a  J'ai  l'honneur,  monsieur,  de  vous  saluer  sincèrement. 

(i    LiANCOURT. 
..  20  octuLre  1817  (J).   - 

Saint-Simon  comprit  que  son  disciple  était  allé  trop  loin  r 
au  tome  IV,  il  déclara,  non  sans  regret,  qu'il  revenait  aux 
études  de  politique  appliquée  et  au.x  réformes  affricoles.  Il 
était  trop  tard.  Le  divorce  était  consommé  entre  la  nouvelle 
école  et  le  libéralisme  doctrinaire.  La  Société  de  morale 
chrétienne  rendit  la  rupture  définitive  en  couronnant  des 
ouvrages  destinés  à  réfuter  la  doctrine  saint-slmonienne  «  qui 
avait  séduit  beaucoup  déjeunes  âmes  (2)  "  . 

Tue  autre  Ilevue   répondait   mieux  au  goût  de   Liancourt. 

(1)  Cette  leUtc  l'ait  partie  de  notre  colloctinn  jUTSonnelle. 

(2)  CiiAKTON,  Connnttnicalioii  sur  Ilippolytr  Carnot.  Acadciiiie  tics  sciences 
morales,  24  mars  1888.  —  Vuir,  sur  cette  première  cri.se  du  saint-siinouisme, 
l'article  de  Pierre  Laliiltc,  déjà  cité.  —  Ciiablety,  Histoire  du  saint-simonisiiic, 
cliap.  I  et  II.  —  Gcor{^es  Wkii.i.,  S<nnt-Sitnnii  et  son  œuvre,  p.  28  et  suiv.,  199 
et  suiv.  —  Henry  MiCHici,,  l'Jdec  de  l'Étal,  p.  172  et  suiv. 


PRISONS   —    MOHAI.K    CHRETIENNE  491 

C'était  la  licviie  oncydopcdiijue  fondée  cii  1819  par  .liillioii  de 
Paris  (1).  Ce  .lullien  était  le  Hls  du  (■oiiveiitioiiiicl  .Iiillicn  de 
la  Drôme  :  à  dix-huit  ans,  il  était  commissaire  des  jjuerres  et 
chargé  d  une  mission  en  Vendée.  11  avait  été  un  des  fonda- 
teurs du  Consiiiuiionnel ;  Liancoiirt  était  à  la  tète  du  comité 
de  rédaction  de  la  Revue.  Il  v  retrouvait  les  hommes  de  son 
groupe,  Lanjuinais,  Laborde,  Ilœderer,  Jomard  et  Dupin. 
C'était,  dit  un  rapport  de  police,  un  ouvrage  juridique  con- 
sacré à  rirréligion  et  à  la  Révolution  (2).  On  v  traitait  les 
questions  économiques  et  agricoles;  on  y  suixait  le  mouve- 
ment littéraire  ;  tous  les  ouvrages  français  et  étrangers  de 
quchjue  inqiortauce  étaient  aualvsés  et  critiqués.  Liancourt 
était  chargé  du  compte  rendu  des  livres  de  morale  et  de 
science  :  malheureusement  ses  articles  sont  anonvmes,  par- 
tant impossibles  à  retrouver.  11  est  certainement  1  auteur 
d'une  notice  scientifique  sur  les  ponts  suspendus.  En  eflet, 
dans  une  lettre  autographe  du  20  janvier  182  4,  il  accuse  récep- 
tion à  Julliende  l'envoi  "  d'un  bel  ouvrage  de  M.  Navier...  il  est 
savant  et  d'une  excellente  trempe  d'esprit  (3)  "  .  La  notice  de 
Liancourt  est  une  analyse  technique  v.  de  ce  système  flexible 
qui  peut  se  prêter,  sans  qu  aucune  pièce  soit  exposée  à  se 
rompie,  à  tous  les  changements  de  figure  que  des  causes 
quelconques  tendraient  à  ])roduire  (i)  "  . 

Trois  ans  auparavant.  Jullien  avait  projeté  un  dictionnaire 
des  sciences  morales  et  politiques. 

Ce  devait  être  <i  un  répertoire  et  \\\\  dépôt  des  faits  les  j)lus 
importants  relatifs  à  ces  sciences  qui  exercent  une  si  puissante 


(i)  Jullien  avait  été  élevé  au  collè;;e  de  Montaijru  pnr  Crouzet,  l'ami  <te  Lian- 
court :  il  était  le  {;raii(J-père  de  M.  Edouard  Lockroy  qui  possède  sa  correspon- 
dance avec  Jefferson,  Rosciuszko,  Carnot,  etc.  l^a  Revue  cncyclopé d'jue  ou 
Analyse  raisonnéc  det  productions-  Ic.i  plus  icmarquahles  dans  la  littfriUuie, 
les  sciences  et  les  arts,  par  une  réunion  de  memlires  de  l'Inttitut  et  d'autres 
hommes  de  lettres  paraissait  tous   les    mois  et  formait  quatre  volumes  par  an. 

(2)  Rapport  du  29  août  1823.  (Arch.  nat.,  F',  69()0.  n"  1202'|.  ) 

(3)  P.ibl.  nat.,  niss.  fr.  (5565,  fol.  116  et  IIS. 

(4)  JSotice  sur  les  ponti  suspendus,  e.xlrait  tlu  rapport  adressé  à  .M.  le  directeur 
général  des  ponts  et  cliaussées  par  M.  ISavikp..  i^Jlcvue  enrjclopédi<iue,  t.  XXII, 
p.  21,  1824.) 


I 


492  LA    KOCHEFOUCAULD-LIANCOUUT 

influence  sur  le  bien-être  des  particuliers  et  sur  la  propriété 
des  États  »  .  Le  plan  comprenait  cinq  divisions  :  1"  idéologie 
et  physiologie  intellectuelle;  2°  éducation;  3"  législation  et 
])olitique  générale  ;  4"  économie  politique,  statistique  etadmi- 
nistration  publique;  5"  géographie  civile  et  politique  et  his- 
toire. "  Ce  n'était  |)oint  un  ouvrage  systématique  ni  un  recueil 
destiné  à  faire  prévaloir  telle  ou  telle  doctrine.  C'était  un 
monument  consacré,  comme  le  veut  Bacon,  à  la  dignité  et  à 
1  utilité  de  1  homme  et  de  l'espèce  humaine  (1).  " 

Liancourt  avait  approuvé  l'idée  :  »  Vous  avez  jugé,  écri- 
vait-il le  24  août  1821,  que  la  sagesse  et  la  modération  jointes 
à  la  force  des  choses  étaient  des  conditions  essentielles  au 
succès  d'un  pareil  ouvrage  publié  dans  les  circonstances 
actuelles,  où  l'on  ne  peut  pas  trop  réunir  de  lumières  pour 
combattre  l'ignorance  que  tant  de  gens  voudraient  encore 
mettre  en  principe,  mais  où  il  est  prudent  en  même  temps  de 
ne  pas  choquer  les  passions  (2).  " 

Le  dictionnaire  n'a  jamais  paru. 


YI 


La  Société  de  morale  chrétienne  fut  fondée  le  19  novcm- 
])rc  1821.  La  première  séance  se  tint  rue  de  Lille,  chez  les 
Hbraires  Trcuttel  et  Wurtz  connus  par  leur  libéralisme.  Les 
fondateurs  se  réclamaient  de  l'Évangile  qui,  ^  avant  d'être  gâté 
par  les  hommes,  avait  civilisé  le  monde,  détruit  l'esclavage,  jeté 
les  fondements  de  régallté  "  .  "  lîcligion,  vertu  domestique, 
vertu  civique,  amour  du  ti-avail,  amoui- des  hommes,  résistance 
à  ses  propres  passions,  obéissance  aux  lois,  respect  aux  auto- 
rités, soumission  et  dévouement  au  prince,  tout,  dit  Lian- 
court, est  dans  le  Livre  sublime.  "  H  faut  laisser  de  côté  tout  ce 

(1)  lievuc  eiicy<:!o/>e<li(iiic,  t.  11,  p.  2o3,  1S21. 

(2)  liibl.  nat.^  mss.  fr.  ()5()5,  fol.  107  et  108. 


é 


IMU  s  0 N  s    —    M 0  R  A  L  K    C  II  I'.  l'.T  I  EN  N  E  VDO 

qui  est  clo{jmc  pour  n'en  recueillir  que  a  la  partie  morale  sur 
laquelle  toutes  les  coinuuiuious  clirétieuues  sont  cl  accord  et 
que  l'on  pourrait  appeler  la  raison  même  au  plus  haut  de^jré 
de  perfection  (1)  ».  La  Société  se  propose  «  d'exposer  et  de 
rappeler  les  préceptes  du  christianisme  dans  toute  leur  pureté, 
de  faire  remarquer  1  heureuse  inilueuce  que  ces  préce[)tes 
exercent  sur  le  honheur  du  j'jcure  humain,  de  contribuer  à 
faire  naitre  ou  à  ranimer  de  plus  en  plus  des  sentiments  de 
charité  et  de  commune  bienveillance  si  propres  à  faire  ré^jner 
la  paix  sur  la  terre  [2)  »  . 

La  Uochefoucauld-Liancourt  préside  de  1821  à  1825;  à 
cette  époque,  d  se  retire;  »  à  raison  de  son  séjour  constant  à 
la  campagne"  ,  il  lui  répugnerait  d  être  revêtu  plus  lon[]tcmj)s 
d'un  titre  dont  il  ne  peut  remplir  les  fonctions,  mais  il  reste 
président  honoraire.  Jusqu'à  sa  mort  il  sui\ra  les  travaux  de 
la  Société,  «  simple  et  modeste  comme  cette  adorable  charité, 
base  première  de  la  morale  qu  elle  veut  propa{yer  (3)  »  . 

Au  début,  il  a  à  ses  côtés  La  Vaug^uyon,  de  Lasteyrie,  le 
baron  de  Turckheim  ;  tie  Laborde  est  secrétaire  général, 
Charles  de  llémusat  et  Cli.  Coquerel  secrétaires,  DelesserL 
et  P.  Périer  censeurs.  Le  bulletin  est  rédigé  par  de  Gérando, 
Stapfer,  Guizot  et  Goepp,  chef  du  consistoire  de  la  confession 
d'Augsbourg  ;  Dominique  André,  ban({uier,  est  trésorier. 
Protestants  et  catholiques  se  confondent  sur  la  liste  des 
cent  cinquante-six  premiers  sociétaires.  En  1823,  s  v  ren- 
contrent Oberlin,  pasteur  du  Ban  de  La  Roche;  Marron,  pré- 
sident du  consistoire  de  l'Église  réformée;  Llorente,  histo- 
rien de  l  Inquisition,  déjà  mis  à  liiidex  par  Rome  et  qui  allait 
se  faire  chasser  de  France  pour  ses  portraits  politi({ues  des 
papes.  Ils  s'y  uniront  de  plus  en  plus  dans  le  commun  désir 
de  combattre  »  le  fanatisme  persécuteur  qui  voudrait  faire  de 
la  religion  et  de  la  morale  la  plus  douce  un  pacte  de  (lomi- 


;'l)    19  (léceml)re  1821.  Discours  à  la  première  afsenihlee  tjéiiéralc,  brochure 
(Hibl.  de  Liancourt,  n"3398;,  et  Vh.i.ekavk,  Journal  Je  la  .<!ociécè,\l,p.  62. 
i2)  1,1.,  id. 
(3)    Discours  du  10  mai  1824. 


494  LA    ROCHEFODCAULD-LIA^^'COURT 

nation  tyrannique  sur  les  âmes  et  sur  les  consciences  (1)  »  . 
Il  fallait  déjouer  "  les  tentatives  ultramonlaines  et  celles  de 
la  contre-Révolution  21  «  .  Villenave  retraça  plus  tard  au 
milieu  de  "  quelles  douleurs  et  de  quel  danger  était  née  la 
Société  :  une  paix  douloureuse  à  l'orgueil  national,  une 
dynastie  remise  sur  le  pavois  par  les  Cosaques;  l'émigration 
rentrée  avec  ses  préjugés,  ses  prétentions  et  le  sentiment  hai- 
neux de  ses  longues  souffrances  ;  les  congrégations  qui  avaient 
été  détruites  réorganisées  en  ateliers  politiques  et  dans  le 
sanctuaire  (3)  »  . 

Le  tableau  date  de  1834,  c'est-à-dire  d'après  la  victoire  :  il 
€xplique  l'hostilité  du  gouvernement  de  la  veille  et  la  sympa- 
thie du  p^ouvernement  du  lendemain.  Dans  la  salle  de  la  rue 
Taranne,  tout  le  futur  personnel  du  régime  de  Juillet  se  forme 
à  l'action  par  la  charité  sociale.  Dès  1823,  le  duc  d'Orléans  y 
est  entré  avec  son  fils,  le  duc  de  Chartres.  De  Broglie,  Guizot 
et  Benjamin  Constant  se  succèdent  à  la  présidence  ;  Vivien, 
Dufaure,  Tocqueville  y  publient  leurs  premiers  essais.  Lamar- 
tine y  fait  son  apprentissage  d'homme  d'État  et  son  éducation 
de  démocrate.  Pour  le  futur  historien  des  Girondins,  c'est 
l'Évangile  qui  rattache  la  société  à  la  Ilévolution  :  «  S'il  est 
possible  de  distinguer  un  princi{)e  dominant  et,  pour  ainsi 
dire,  l'âme  de  ce  grand  mouvement  social,  à  coup  sur,  c'est  le 
principe  chrétien,  c'est  le  principe  de  l'assistance  mutuelle, 
de  la  fraternité  humaine,  de  la  charité  légale.  On  le  voit  sortir, 
jaillir  à  chaque  loi  de  l'Assemblée  constituante  et  briller 
même  au  milieu  de  tant  de  ténèbres,  dans  les  orages  de  la 
Convention...  Alors  on  faisait  des  lois  politiques  barbares  et 
des  lois  sociales  douces  et  humaines  (4)  "  . 

Avec  Victor  Hugo,  le  poète  s'attaque  à  l'échafaud  qu'à 
la  différence  de  Liancourt  il  abolira  plus  tard  en  matière 
politique.    <i  Les  législations  primitives  tuent  ;  les  législations 


(1)  Journal  Je  tu  Société^  X,   p.   199. 

(2'  Ilippolyte  CAit>OT,   Discours  du  18  avril  183fi.  l'apiers  de  famille. 

(•i  \ ii.i.Kswy:,  Notice,  Annuaire  de  la  Société,  VI,  p.  62. 

1^4)  Discours  du  M  avril  1838. 


PRISONS    —    MORALE    C  II  R  KTI  EN'IN  E  495 

chrétiennes  et  avancées  retranchent  le  (jlaivc  ou  le  font  l)iiller 
plus  rarement  à  l'œil  du  j)eu|)le,  puis  enfin  le  hrisent  tout  à 
fait  et  substituent  au  supplice  sanglant  la  délcnlion  qui  pré- 
serve la  société,  la  honte  qui  marque  au  front  le  coupable, 
la  soHtude  qui  le  force  à  réfléchir,  l'enseignement  qui  l'écIaire, 
le  ti'avail  qui  dompte  la  chair  et  l'esprit  du  criminel,  le 
repentir  enfin  qui  le  régénère  (1).  " 

En  183  4,  dans  un  article  sur  les  caisses  d'épargne,  Lamar- 
tine plaide  la  cause  des  "  prolétaires".  En  1838,  il  éludie 
les  lois  sur  les  enfants  trouvés,  les  mendiants,  les  ivrognes  : 
«  Votre  législation,  dit-il,  est  faite  contre  le  crime;  elle 
n'est  pas  encore  faite  contre  les  vices.  » 

Les  idées  exprimées  par  Liancourt  dans  son  st\le  de  brave 
homme  se  retrouvent  traduites  ici  avec  l'ampleur  et  la  magni- 
ficence du  génie. 

Mais  les  oeuvres  valent  encore  mieux  que  les  idées  :  et,  dans 
la  Société  de  la  morale  chrétienne,  on  agissait  par  rexemj)le 
plus  encore  que  par  le  livre.  Peuples  ou  individus,  on  s'y 
occupait  de  tous  les  persécutés.  On  y  soutenait  les  Grecs  et  les 
réfugiés  polonais  ;  il  y  avait  des  comités  pour  le  placement 
des  orphelins,  pour  les  secours,  pour  les  mendiants;  des 
femmes  généreuses,  Mmes  de  La  t'ayette,  Say,  Belloc,  collabo- 
raient avec  ces  jeunes  gens  animés  de  l'esprit  de  charité  sociale 
pour  r  "  amélioration  évangélique  de  1  espèce  humaine  "  . 

La  Société  de  morale  chrétienne,  disait  Mippolyle  Garnot 
en  183l2,  ne  fait  pas  la  charité.  "  Il  v  a  quelque  chose  de  faux 
et  d'antisocial  dans  le  principe  sur  lequel  reposent  nos  insti- 
tutions de  bienfaisance  et  qui  sert  de  mobile  à  la  charité 
privée;  c'est  la  supposition  qu  à  tout  jamais  il  doit  exister 
une  classe  pauvre  vivant  des  libéralités  du  riche.  La  réci- 
procité des  ser\"iccs  est  la  base  et  la  vie  de  toule  société, 
nous  le  reconnaissons  et  nous  aimons  à  le  proclamer;  mais 
1  aumône  na  point  ce  caractère;  loin  d'avoir  pour  tendance 
le   rétablissement    de   l'égalité,    c'est   une   assistance   qui    se 

(1)   Discours  du  17  avril  1837  à  propos  du  concours  ouvert  par  la  Sociélé. 


496  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA>;COURT 

limite  au  strict  nécessaire  afin  d  être  toujours  implorée.  Il 
faut  que  la  prévoyance  sociale,  qui  ne  place  nul  homme  dans 
la  dépendance  d'un  autre  homme,  mais  chacun  sous  la  pro- 
tection de  tous,  s'attache  à  ne  laisser  aucun  citoyen  inutile 
dans  rÉtat,  aucun  sans  les  moyens  de  se  créer  à  soi-même 
un  avenir.  Alors,  nous  oserons  dire  sans  craindre  de  com- 
primer un  élan  honorable  :  au  nom  de  l'humanité,  cessez 
de  faire  l'aumône...  Les  fléaux  à  combattre  sont  ceux  que 
laisse  toujours  échapper  le  crible  mal  tissu  de  notre  éducation 
publique,  la  misère  et  la  corruption  (1).  " 

Treize  ans  auparavant,  en  182  4,  sous  la  présidence  de  La 
Rochefoucauld,  Louis  de  Guizard  distingfuait  »  la  pliilan- 
thropie ,  c'est-à-dire  la  méthode  philosophique  d'aimer  et  de 
servir  1  humanité,  de  la  charité  qui  est  le  devoir  chrétien 
d'aimer  et  de  secourir  son  prochain.  Il  y  a  plus  de  dévoue- 
ment dans  la  charité,  tandis  que  la  philanthropie,  qui  consi- 
dère d  un  point  de  vue  plus  vaste  les  maux  qu'elle  combat 
ou  le  bien-être  rjuclle  procure,  est  moins  aidée  par  les  émo- 
tions de  la  sympathie  ou  de  la  pitié...  Mais  les  bienfaits  de 
la  philanthropie  sont  plus  généreux  et  plus  durables.  La 
société  est  moins  jalouse  de  provoquer  les  bonnes  actions  dans 
une  conscience  isolée  que  de  répandre  ces  idées  salutaires 
qui  améliorent  la  conscience  publique...  Enlevons  à  laumône 
son  caprice  et  sa  léjjèrelé  trop  ordinaires,  et  qu  elle  soit 
encore  dirigée  selon  la  science  et  pratiquée  avec  méthode   2j  "  . 

Les  sujets  que  la  Société  met  au  concours  révèlent  ses 
j)réoc('upalions.  On  y  combat  1  esclavage,  la  loterie,  les  jeux, 
"  ces  lèjires  de  la  société  humaine  »  .  Vivien  remporte  le  prix 
contre  les  jeux  en  1824,  Lucas  le  prix  contre  la  peine  de  mort. 
En  1828,  on  étudie  «  les  meilleurs  moyens  de  faire  pénétrer 
dans  les  transactions  et  relations  politiques  les  règles  de  morale 
(pu   président    aux   relations   et   aux    transactions  sociales  »  . 


(1  I7;ivril  1837.  l'apiers  de  f:miille.  Flippolvle  Cnrnot  a  contrihiié  en  1870 
h  la  fondation  de  l'Assistance  par  le  travail  due  à  -M.  .Manioz,  (|ui  a  eu  tant 
d  imitateurs. 

(2)   Séanee  du  10  mai  1824. 


PRISONS  —   MO  11  A  LE   CHRKTIF:NINE  497 

En  1838,  on  accepte  le  prix  offert  par  M.  ()ré{;oire,  «ancien 
évèque  de  Blois  et  membre  de  lu  Convention  nationale,  sur 
les  moyens  d'unir  dans  nos  armées  les  vertus  civiques  aux 
vertus  militaires  (l)  ». 

Ouand  Liancourt  mourut,  la  Société  prit  le  deuil;  le  duc  de 
Broylie  rappela  sa  révocation  :  "  Châtiment  singulier,  dont 
riiomme  de  bien,  Thomme  utile  à  ses  semblables,  le  bon 
citoyen  est  le  seul  (jui  puisse  être  atteint;  châtiment  redou- 
table en  même  temps,  puisqu  il  a  frappé  bien  douloureuse- 
ment et  peut-être  sans  retour  une  âme  que  tant  de  fortunes 
diverses  avaient  jusque-là  trouvée  inébranlable...  La  place, 
ajoula-t-il.  (pi  il  occupe  couiuie  j)hilosophe  pratique,  comme 
ami  éclairé  de  Ihunianité  dans  le  cœur  des  gens  de  bien 
de  Tun  et  l'autre  héuiisplière  n'est  point  de  celles  qu'on 
donne  ou  qu'on  enlève  d  un  trait  de  plume,  et  le  culte  rendu 
à  sa  mémoire  dans  la  chaumière  du  pauvre,  dans  l'atelier  de 
l'artisan,  sur  le  lit  de  douleur  du  malade,  n'est  pas  non  plus, 
grâce  au  ciel,  à  la  merci  d'un  caprice  (2) .  " 

La  Société  resta  fidèle  à  son  fondateur.  On  retrouve  dans 
les  Annuaires  le  texte  des  dialogues  familiers  qui  lui  servaient 
à  combattre  1  ivrognerie,  à  conseiller  l'épargne  et  la  pré- 
voyance, à  défendre  1  école  mutuelle,  à  fonder  les  biblio- 
thèques populaires.  La  Société  créa  des  bourses  à  1  Ecole 
de  Châlons.  En  18  40,  elle  encouragea  à  Mulhouse  des  écoles 
])our  les  jeunes  ouvriers  imitées  de  celles  de  Liancourt.  Sa 
vie  fut  citée  en  exemple;  on  raconta  ses  relations  avec  ses 
amis  les  humbles  :  tel  Pierre  Desloges  qu'il  avait  connu  pen- 
dant la  Révolution  "bon  pauvre  »  à  Bicètre,  salle  Saint-Mayeul, 
sourd  et  presque  muet,  qui  lui  servait  de  correspondant  et 


(1}  Le  premier  prix  fut  décerné  ù  Pecrmeur;  le  di'uxième,  à  M.  Rarau  de  la 
Manche.  «  Le  patriotisme,  disait  Hippolyte  Carnot,  c'est  la  religioa  politique  des 
peuples,  c'est  le  boulevard  de  leur  indépendance,  c'est  le  {;age  de  leur  liberté 
et  de  leur  sécurité  intérieure,  c'est  le  conservateur  de  la  morale  civique.  Le 
patriotisme,  c'est  l'anneau  qui  relie  la  famille  à  l'humanité,  car  la  patrie  est  la 
mère  de  toutes  les  familles,  comme  Dieu  est  le  pcre  de  toutes  les  nations.  >> 
(Papiers  de  la  famille  Carnot.) 

^2)   Journal  de  la  Société,  année  1827. 

32 


498  LA    I\0CHEF0UCAULD-LIA^G0LT1'.T 

le  rcnseigfnait  sur  les  abus.  Le  »  bon  pauvre  "  devint  plus 
tard  relieur,  étudia  la  méthode  de  Tabbé  de  TÉpée,  créa  une 
société  de  sourds-muets,  connut  Condorcet  et,  malp-ré  ses 
relations  puissantes,  n'évita  pas  Tbôpital.  Le  duc  de  son 
côté  n'avait  pas  évité  l'exil,  ils  se  retrouvèrent  après  la  tour- 
mente (1) . 

Cette  popularité  posthume  valut  à  Liancourt  une  sorte  de 
canonisation.  Ses  lointains  clients,  les  nègres  de  la  Guyane, 
transfigfurèrent  leur  bienfaiteur  et  lui  attribuèrent  un  pou- 
voir surnaturel.  Un  planteur  nommé  Lcblond  raconta  "  que 
sa  belle  àme  quittait  parfois  le  séjour  des  saints  pour  venir 
sur  la  terre  et  que  son  apparition  miraculeuse  avait  sauvé  un 
nèfTre  d'une  accusation  de  vol  (2)  »  .  Ces  simples  étaient 
encore  loin  du  ciiristianisme  épuré  de  M.  Guizot. 

La  Société  de  la  morale  chrétienne  piqua  la  curiosité  de  la 
police  de  la  Restauration.  Delavau  prescrivit  ce  qu'il  appelait 
"  des  explorations  »  et  Franchet  d'Esperev  ne  la  perdit  pas 
de  vue.  Avait-elle,  oui  ou  non,  l'autorisation  régulière  qu'exi- 
geait l'article  291  du  Code  pénal?  Le  règlement  adopté  le 
19  décembre  1821  annonçait  qu'une  demande  avait  été 
adressée  au  comte  Siméon  ;  «  mais,  dit  un  rapport  de  police 
du  31  août  1824,  on  est  fondé  à  croire  le  contraire,  attendu 
qu'il  n'en  existe  aucune  trace  au  ministère  de  l'intérieur  (3)  »  . 

En  mai  1823,  l'existence  de  la  Société  est  révélée  officielle- 
ment par  l'ouvrage  de  Charles  Coquerel,  "  véritable  traité 
contre  la  religion  catholique  et  contre  les  doctrines  monar- 
chiques (4)  "  ;  "  elle  est,  dit  le  rapport  du  6,  composée  d'an- 

(1)  Journal  de  la  Sociclé,  t  XXIII,  p.  252.  Le  21  (Iccei.ihre  1792,  le 
Comité  des  Secours  puhlies  de  la  Convention  sur  le  rapport  de  Vadicr  accorde  à 
Il  Pierre  Deslojjes,  sourd  et  luuet,  une  somme  de  300  livres  sur  le  fonds  destiné 
à  récompenser  les  services  (|uc  des  citoyens  auront  rendus  à  la  chose  publique  ». 
(Arch.  nat.,  AF*  ii,  39,  fol"  108  r".) 

(2)  Journal,  1841,  t.  XX,  p.  255. 

(,3)  Arch.  n:it.,  F^,  6960,  n"  12024.  — Ce  dossier  renferme  neuf  rapports,  des 
lettres  du  préfet  de  police  Delavau,  des  notes  du  directeur  de  la  |)olice  jjénc- 
rale  Franchet  d'Esperev.  Les  raj)ports  sont  anonymes.  Le  premier  est  de 
mai  1823,  le  dernier  du  13  novembre  1824.  Les  citations  qui  suivent  sont  extraites 
de  ce  dossier. 

^^4)    Il  est  intitule   Tableaux  pliilo'^nphinucs  de  iltiatoire  du  chrislianiame. 


PRISONS  —  MORALE   CHRETIENNE  499 

ciens  et  de  nouveaux  révolulioniialres,  mais  elle  a  des  res- 
sources et  l'ait  tirer  certaines  brochures  à  dix  mille  exem- 
plaires  "  . 

Les  10  et  20  mai  nouvel  émoi  :  le  Co/ji7/////?'o/;//e/ publie  deux 
articles  de  M.  de  Laborde,  député  et  membre  du  Conseil 
(]^énéral  des  prisons,  à  propos  du  procès  Kœcblin  et  de  l'af- 
faire Magalon  (H.  Il  s'agissait  des  odieux  traitements  infligées 
aux  détenus  politiques  traités  comme  criminels  de  droit 
commun  ;  des  jeunes  f^ens  s  étaient  jpoupés  à  la  Société  de 
morale  chrétienne  autour  de  M.  Odier,  fils  du  banquier,  pour 
aller  visiter  les  prisons.  Franchet,  le  22  mai,  demande  des 
rensei{Tnements  à  Delavau.  En  juin  et  juillet,  chaque  numéro 
du  journal  est  analysé  et  passé  au  crible.  Franchet  et 
Delavau  renseignent  le  ministre  sur  les  agissements  des 
associés.  Le  but  apparent  de  la  Société  est  radoucissement 
au  sort  des  malheureux  et  des  prisonniers  et  l'amélioration  de 
l'espèce  humaine  par  la  propagation  des  préceptes  de  l'Évan- 
gile. Mais  "  les  principes  connus  de  ses  fondateurs  et  de  ses 
membres  les  plus  influents,  l'examen  suivi  de  ses  travaux 
depuis  sa  fondation,  tout  concourt  à  établir  que  la  philan- 
thropie n'est  qu'un  manteau  dont  elle  se  couvre  pour  échapper 
aux  regards  de  lautorité,  que  son  but  est  essentiellement 
politique  et  que  sa  doctrine  est  à  la  fois  antireligieuse  et 
antimonarchique  »  .  Elle  n'est  autre  chose  «  qu'une  agré- 
gation de  libéraux  protestants  et  de  libéraux  qui  ne  sont  ni 
protestants  ni  catholiques.  F^ir  elle-même  et  par  son  union 
avec  toutes  les  sociétés  bibliques  et  des  traités  religieux, 
c'est  une  vaste  ligue  formée  depuis  peu  par  les  protestants  et 
nos  libéraux  nés  catholiques  pour  décailwliciser  la  France  (2) 
et  V  faire  régner  une  parfaite  tolérance  religieuse  fondée  sur 
la  profession  d'une  morale  convenue  et  dégagée  de  tout 
dogme...  Cette  Société  nest  pas  chrétienne  et  ne  professe 
pas  la  morale  chrétienne,  mais  une  espèce  de  morale  indé- 
pendante des  dogmes  chrétiens,  par  conséquence  une  morale 

(1)    Coiiftitiitioniirl,  19  et  20  mai.     Voir  cli.np.   VMII.) 

^2     Rapport  (lu  29  janvier  182V.  —  Le  mot  est  soulijjné  dans  l'orijjinal. 


500  LA    ROGHEFOUCAULD-LIA^CODRT 

toute  humaine,  toute  philosophique...  Les  philosophes  et  les 
protestants  sont  tous  d'accord  pour  attaquer  la  religion  catho- 
lique dans  sa  base  fondamentale,  la  nécessité  de  la  soumis- 
sion à  l'autorité  de  FÉglise  en  matière  de  foi,  et  pour  déclarer 
cette  soumission  contraire  aux  droits  de  la  raison  et  au  pro- 
grès du  siècle  (1)  "  . 

C'est  une  société  «  d'incrédules,  d'indifférents,  de  déistes 
hypocrites...  Elle  respecte  tout  au  plus  deux  dogmes,  la  foi 
au  Rédempteur  et  la  divinité  de  sa  morale...  Or,  la  morale 
chrétienne  sans  les  mystères  est  une  morale  stérile,  une  beauté 
idéale  et  vaine  »  .  Et  l'on  cite  des  passages  de  Guizot  et  de 
Kératry  sur  la  morale  issue  de  la  raison,  «  que  la  raison  est 
appelée  à  peser  et  forcée  d'approuver  dans  le  cas  seulement 
où  elle  aurait  reconnu  son  excellence  (2)  "  .  La  morale  de 
M.  Guizot  est  »  factice,  adaptée  aux  passions  du  temps,  favo- 
rable aux  révolutionnaires  et  aux  révolutions.  Si  on  l'écoutait, 
il  y  aurait  bientôt  autant  de  codes  de  morale  que  d'indi\  idus  ; 
voyez  où  ce  droit  d'interprétation  privilégiée  a  déjà  mené  les 
sectes  protestantes...  » 

Tout  cela  sent  le  fagot.  On  veut  «  fonder  une  nouvelle  reli- 
gion, opposer  des  missionnaires  de  morale  aux  missionnaires 
de  dogme,  appeler  à  soi  toutes  les  sectes  et  les  incrédulités 
pour  les  tourner  contre  lancienne  religion  "  . 

Les  discours  de  Liancourt  sont  jugés  en  une  ligne  : 
"  Quelle  argumentation!  Tout  ce  qui  gène  les  passions  divise 
les  hommes;  donc  il  faudrait,  pour  être  conséquent,  livrer  à 
l'oubli  la  morale  comme  le  dogme  {',1;,.  » 

Le  policier  appelle  l'attention  de  qui  de  droit  sur  les  inspi- 
rateurs. La  personne  même  de  Liancourt  n'est  pas  attaquée  ; 
mais  les  trente-sept  membres  du  conseil  sont  «  les  faiseurs 
([ui  donnent  l'impulsion  aux  autres».  Et  quel  milieu!  "Le 
philanthrope  baron  "  ,  M.  de  Gérando;   Jullien,   dit  de  Paris, 


(1)    r\apport  (lu  16  (l("Oftnl)rc  1823. 

{2i  Journal   de  la    Société,    t.    XI,    p.    K6,   cité   dans  le   rapport   de  police  du 
30  août  182:î. 

(3)  Rapport  du  30  août  182:î. 


PUISOS   —    MORALE    CHRETIENNE  501 

«  nom  horriblement  fameux  dans  la  Révolution,  fils  du 
réjjicide  Jullion,  un  des  séides  de  Robespierre...  Quel  insti- 
tuteur de  la  jeunesse  !  "  ,  des  députés  d'extrême  gauciie,  des 
rédacteurs  d'  écrits  jiériodiques  supprimés,  «  Scheffer,  connu 
par  ses  opinions  révolutionnaires  et  par  ses  rapports  avec 
La  Fayette  dont  il  a  été  le  secrétaire  ;  Etienne,  ex-député, 
nom  hostile;  tous  les  rédacteurs  des  Tablettes  universelles, 
Rémusat,  Thiers,  Mignct!  Voilà  la  {jénération  que  la  Société 
forme  pour  1  avenir  de  la  France  !  " 

On  V  compte  aussi  douze  professeurs,  parmi  lesquels  «  les 
sieurs  Villemain  et  Guizot  »  .  Sur  ceux-là  on  peut  agir.  Le 
ministre  de  lintérieur  les  dénonce  en  février  1824  au  grand 
maître  de  l'Université  ;  outre  Guizot,  il  y  a  Patin,  Artaud, 
Trognon,  Pradel,  etc.  L'évéque  d'Hermopolis  remercie  pour 
cette  communication  «  dont  il  fora  un  usage  convenable  »  . 
Pradel  seul  échappera  à  la  répression,  n  il  est  mort  depuis 
quelques  mois  "  . 

Sur  les  autres,  il  faut  avoir  l'reil  ouvert.  «  N'a-t-il  pas 
fallu  à  la  philosophie  moderne  cinquante  ans  de  prédication 
pour  faire  une  révolution  dans  les  esprits?  et  le  gouverne- 
ment qui  n'avait  pas  su  ou  qui  n'avait  pas  voulu  arrêter 
à  temps  cette  révolution  put-il  arrêter  la  révolution  maté- 
rielle qui  eu  fut  la  conséquence?  »  Toutes  les  anarchies  se 
tiennent;  celle  du  dogme  mène  à  celle  de  la  morale  et  de 
la  politique.  Dans  les  publications  de  la  Société,  il  n'y  a 
Il  pas  un  mot  pour  le  roi  et  pour  la  famille  royale;  mais 
l'éloge  particulier  d'un  prince  qui,  depuis  quelques  années, 
est  loué  à  l'envi  dans  toutes  les  feuilles  et  dans  toutes  les 
brochures  libérales  »  . 

Delavau  insiste  sur  le  dévouement  que  les  membres  les 
plus  marquants  professent  pour  la  personne  du  duc  d'Orléans  ; 
il  cite  leurs  phrases  »  sur  la  Charte  et  les  principes  libé- 
raux. Le  duc  d'Orléans  est  entré  dans  la  Société  avec  son 
fils;  avec  Rroval,  secrétaire  de  ses  commandements;  avec 
Oudard,  officier  de  sa  maison.  Le  trésorier  Cassin  est  fort 
avant  dans  sa  faveur.  L  influence  que  ces  noms  doivent  avoir 


502  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

sur  les  progrès  de  l'association  est  aisément  sentie  (1).  " 
Et  quelle  est  la  besogne  de  ces  «  deux  cent  soixante-dix- 
neut"  individus  »?  Contrairement  à  la  Genèse  et  à  l'Evangile, 
ils  combattent  la  peine  de  mort.  »  Lors  du  procès  des  carbo- 
nari,  M.  Guizota  publié  un  écrit  où  il  refuse  philantbropique- 
ment  ce  droit  à  la  société.  "  Ils  s'occupent  des  orphelins  : 
peut-on  espérer  que  «  sous  la  direction  de  pareils  maîtres, 
ceux-ci  deviendront  de  bons  chrétiens  et  de  fidèles  sujets  du 
roi  "  ?  Dans  leurs  livres,  on  enseigne  le  "  déisme  philoso- 
phique; on  n'y  outrage  pas  la  religion  de  l'Etat  directement 
et  positivement.  Mais,  à  l'outrage  près,  tout  y  est  mis  en  usage 
pour  séduire  le  peuple  et  le  détacher  des  croyances  catho- 
liques "  .  Ce  qui  indigne  le  plus  les  agents  de  la  sûreté,  c'est 
qu'on  ait  osé  n  consacrer  à  un  concours  sur  la  liberté  des 
cultes  un  don  de  M.  d'Outrepont,  légataire  du  comte  Lam- 
brecht  "  .  Une  ordonnance  de  1824  n'avait  pas  permis  à  l'Ins- 
titut d'accepter  ce  legs,  «  c'eût  été  faire  appel  aux  passions 
ennemies  de  la  religion  de  l'État.  Et  voilà  qu'une  autre  société 
se  croit  le  droit  de  le  faire  »  .  L'auteur  de  la  note  cite  le  pro- 
gramme du  concours  :  "  S'il  existe  ou  peut  exister  des 
croyances  religieuses  qui,  par  leur  nature  même  et  indépen- 
dammentde  toutes  passions  ou  de  toutes  prétentions  humaines, 
repoussent  invinciblement  la  liberté  de  conscience  ou  des 
cultes,  ou  ne  puissent  l'admettre  sans  déroger  à  plusieurs 
principes  fondamentaux.  »  Et  il  ajoute  avec  conviction  :  «  Il 
n'existe  point  d'autres  croyances  religieuses  sur  la  terre  que 
la  croyance  catholique  qui  repousse  invinciblement  la  liberté 
de  conscience  ;  l'Église  catholique  est  la  seule  qui  s'at- 
tribue une  autorité  infaillible  et  qui  commande  de  croire 
sans  examen  tout  ce  qu'elle  enseigne.  C'est  l'outrager  que 
de  mettre  en  question  si  c'est  chez  elle  passions  ou  préten- 
tions humaines  (2).  » 

Cette  fois,  Franchet  trouve  la  mesure  comble.    «  La  ques- 
tion est  de  savoir  si  le  gouvernement  n'a  pas  le  droit  de  dire  à 

(i)  Lettre  du  .30  juin  182-î.  'Arcli.  nat.  DossiiT  cité.) 
(2)  Rapport  du  3  novembre  1824-. 


PU  ISO:SS   —    MORALE    CM  T.  ETIENNE  503 

une  sociélé  qui  n'existe  ou  ne  peut  exister  que  par  lui  :  Vons 
cesserez  d  être  ou  vous  rétracterez  votre  proxjranimc.  Il  faut, 
ou  la  dissoudre  en  vcrlu  de  l'article  2î)l,  on,  si  elle  a  une 
autorisation,  lui  ap[)liqner  1  article  292  (1).  " 

IMus  prudent  que  son  directeur,  Corbière  écrit  en  nuirg-e  : 
l' Il  faut  attendre.  " 

La  Congréjjation  voyait  dans  la  Société  de  la  morale  chré- 
tienne une  concurrente  et  une  rivale  dont  la  conception 
morale,  opposée  à  la  sienne,  préparait  une  conception  poli- 
tique nouvelle.  Les  deux  Frances  se  heurtaient  dans  le  monde 
des  idées,  en  altendant  qu'elles  se  heurtassent  dans  la  rue. 
11  ne  serait  pas  juste  de  dire  que,  de  part  et  d'autre,  on  ne 
luttât  que  pour  la  conquête  du  pouvoir;  on  luttait  aussi  pour 
la  conquête  des  esprits.  Ce  que  Liancourt  et  son  groupe 
social  avaient  mis  en  commun,  c'étaient  leur  désir  de  cons- 
tituer une  démocratie  instruite  et  émancipée  sous  une  dvnastie 
populaire  ;  leur  volonté  de  réconcilier  la  foi  et  la  liberté  par 
la  reli^jion  naturelle,  leur  respect  pour  les  droits  de  la  cons- 
cience et  de  la  pensée.  »  Être  intolérant,  disait  Liancourt, 
c'est  penser  que  la  justice  de  Dieu  est  insuffisante...  Trop 
souvent  on  adore  le  dieu  de  son  pays  plus  que  celui  de  sa 
conscience...  Les  prêtres  se  disent  les  mandataires  de  celui 
qui  n'en  a  pas  (2) .  » 


VII 


Telles  furent  la  vie  et  l'œuvre  de  La  Rochefoucauld-Lian- 
court. 

Il  eut  sa  place  spéciale  dans  la  phalan^je  des  «  serviteurs 
de  l'État...  qui  ont  fait,  dit  M.  Sorel  (3),  la  Révolution 
de    1789   contre   les    privilég^iés,    celle    de    1794   contre   les 

(1)  Rapport  du  31  août  1824.  Les  articles  291  et  292  du  Code  pcii.il  subor- 
donnaient la  formation  des  associations  à  l'agrément  du  {;ouvernernenl,  et  piT- 
inetiaient  de  dissoudre  les  associations  formées  sans  autorisation. 

(2)  Journal  de  la  Société,  1832,  t.   III,  p.  22. 

(3)  SonEL,  L'Europe  et  la  Hévolution  française,  5"^  partie,  p.  466  et  467. 


sot  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAr^COURT 

démagog^ues...  Ils  ont  préparé  confusément  une  constitution 
faite  par  eux,  pour  eux  et  qu'ils  appliqueraient;  une  liberté 
modérée  qu'ils  ménageront  au  peuple;  de  bonnes  lois,  de 
bonnes  finances  qu'ils  lui  feront...  Ils  vont  se  retrouver, 
après  1830,  à  la  Chambre  des  pairs,  où  fusionnent  les  zélés 
de  Brumaire  et  les  mécontents,  les  débris  du  Sénat  impérial 
et  des  Conseils  de  Fructidor  ;  à  l'Académie  des  sciences 
morales  ressuscitée,  qui  rassemble  en  une  sorte  d'école 
d'Athènes,  les  survivants  de  l'idéologie  et  ceux  du  matéria- 
lisme... On  pourrait  ajouter,  poursuit  l'historien,  ceux  qui 
moururent  avant  l'heure  et  suivirent  les  mêmes  voies.  »  Lian- 
court  est  de  ceux-là.  Comme  eux,  il  n'aime  ni  l'ancien  réprime 
ni  les  Bourbons  et  rêve  de  la  «  meilleure  des  Républiques  "  , 
de  la  monarchie  de  Juillet  qu'il  aperçoit  à  l'horizon.  Mais,  à 
la  différence  de  la  plupart  de  ses  contemporains,  il  ne  craint 
pas  »  la  poussée  aveugle  et  profonde  de  la  démocratie  »  .  C'est 
par  là  qu'il  se  distingue  des  grands  bourgeois,  des  grands 
industriels  au  milieu  desquels  il  vit. 

Ses  écrits  souvent  diffus,  parfois  médiocres,  ont  été  sauvés 
de  l'oubli  par  ses  œuvres,  œuvres  variées,  pratiques,  fécondes 
dans  lesquelles  il  s'est  révélé  administrateur  énergique  et 
avisé.  Car  la  philanthropie  pour  lui,  c'est  l'action  ;  c'est  sur- 
tout des  hommes  qu'il  attend  une  bumanité  meilleure.  Faire 
tout  le  bien  qu'on  peut,  disait-il,  c'est  la  destinée  de  l'homme 
sur  la  terre.  Sa  philosophie  repose  sur  l'idée  de  la  perfectibi- 
lité de  l'espèce  et  des  devoirs  qu'elle  a  envers  elle-même. 

Ce  livre  aura  rempli  son  objet  si,  en  évoquant  l'homme  et 
son  époque,  il  est  arrivé  à  séparer  dans  une  existence  aussi 
pleine  et  aussi  tourmentée  ce  qui  est  transitoire,  "  gothique  "  , 
comme  disait  Liancourt,  de  ce  qui  mérite  de  durer,  les  parties 
caduques  des  parties  solides,  l'action  éphémère  et  [)olitique 
de  l'action  permanente  et  sociale  de  bienfaisance,  d'ensei- 
gnement, de  prévoyance  et  d'éducation. 


FIN 


APPENDICE^) 


I 

Acte    de   rai'Tkme    di:    Liancourt.    (ArcU.   adm.    de   la   guerre. 
Dossier  n"  I2SÎ).) 


E.xtrait  des  rc(jistrcs  de  Baptême,  inarituje'^  et  Inliuinations  de  la  Paroisse 
de  La  Roche (ju y 0)1. 

Le  lundi  treizième  jour  de  mars  mil  sept  cent  tjuarante  sept,  dans 
la  chapelle  du  château  de  ce  lieu  et  par  permission  de  iMonsei{;neur 
l'Archevêque;  Nous  prêtre  Curé  de  la  Rochejjuvon,  soussi^fné  avons 
suppléé  les  cérémonies  du  Baptême  à  un  fils  né  le  mercredi  onze  jan- 
vier mil  sept  cent  quarante  sept  et  ondoyé  le  dit  jour  par  permission 
de  Mon  dit  Seigneur  l'Archevêque  ainsi  (|u'il  est  porté  sur  l'acte 
d'ondoyennement,  du  léjjitime  mariajje  du  très  haut  et  près  puissant 
Seijjneur,  M.  Louis-Armand-François  De  La  liochefoucauld  Duc 
d  Estissac,  Brijjadier  des  Armées  du  Roi  et  Gouverneur  de  Itapeaume, 
et  de  très  haute  et  très  illustre  Dame  i\L  3Iarie  de  La  Rochefoucauld 
duchesse  d'Estissac,  lequel  a  été  nommé  dans  les  dittes  cérémonies, 
François  Alexandre-Frédéric;  Le  parrain,  Pierre-Alexandre  et  la 
marraine  Marie  de  Montreuil,  de  cette  paroisse;  le  parrain  a  sijjné 
et  la  marraine  a  déclaré  ne  savoir  sijpier,  en  présence  de  Monsieur 
Charles  Garnier  prêtre  vicair-e  et  de  Monsieur  Nicolas  Grantet  clerc 
de  cette  paroisse  qui  ont  si(;nés  avec  très  haut  et  ties  Puissant  Sei- 
gneur. Monsieur  Alexandi-e  Duc  de  La  Rochefoucauld,  {jrand  Maitre 
de  la  (jarde  robe  du  Roy.  Si{}né  La  Rochefoucauld,  N.  Granlet,  Gar- 
nier, vicaire  de  la  Rochejfuyon,  Pierre  Alexandre,  Duhostj  curé. 

Je  soussigné  I*rêtre  (Uiiv  de  la  Rochej;uyt)n,  certilie  le  présent 
extrait  conforme  à  l'original  à  La  Roche(;uyon  ce  dix-S(;pt  janvier  mil 
sept  cent  soixante  trois. 

Denis. 

(1)   Nous  avons  cru  devoir  conserver  l'orllioyrajilie  des  pièces  originale». 


506  LA    ROCFIEFOUCAULD-LIA^^COURT 


Extrait  des  registres  de  Baptêmes  mariages  et  inliumalio?is  de  la  Paroisse 
de  La  liocheguyon. 

Le  mercredi  onzième  jour  de  janvier  mil  sept  cent  quarante  sept, 
par  permission  de  Monseig^neur  l'Arclievêque  de  Rouen  a  été  ondoyé 
au  cliàteau  de  ce  lieu  un  fils  né  de  ce  jour  du  lé(;itime  mariaffe  de 
très  haut  et  très  puissant  Seiffuour,  Monsieur  Loiiis-Armand-Fran- 
cois  De  La  Rochefoucauld  Duc  d'Estissac,  Brigadier  des  années  du 
Rov  et  Gouverneur  de  Bapcaume,  et  des  très  haute  et  très  illustre 
dame.  Madame  Marie  De  La  Rocliefoucauld  duchesse  d'Estissac,  les 
père  et  mère,  par  nous  Jean  Duboscq,  prêtre  curé  de  ce  lieu,  assiste 
de  Monsieur  Charles  Garnier  prêtre  vicaire  et  du  sieur  ÎN'icolas 
Grantet,  maitre  de  Pension  et  élève  de  cette  Paroisse,  qui  ont  si{;nés 
avec  nous  Tan  et  jour  susdit  ainsi  (jue  mon  dit  Seijfueur  d'Estissac 
De  La  Rochefoucauld;  si(jné  le  Duc  d'Estissac,  Garnier,  vicaire  de 
La  Rocheffuyon;  Duboscq,  curé;  N.  Grantet. 

Je  soussigné  Prêtre  et  curé  de  La  Rocheniiyon,  certifie  le  présent 
extrait  conforme  à  l'original.  A  La  Rocheguyon,  ce  dix-sept  janvier 
mil  sept-cent  soixante  trois. 

Denis. 


Nous  Mathi(Hi  Gouttard  avocat  au  parlement,  bailly  du  Duché  de 
La  Rocheguyon,  certifions  (jue  les  deux  signatures  Denis  à  la  fin  des 
extraits  cy  dessus  et  de  l'autre  part  sont  celles  de  M.  Mauville-Fran- 
cois  Denis,  curé  de  la  Roclieguyon.  En  foy  de  quoi  nous  avons  signé 
à  la  Roclieguyon,  ce  dix-se[>t  janvier  mil  sept  cent  soixante  trois. 

Gouttard. 
II 

Le  xManuscrit  intitulé  :  »  Journal  dk  mon  voyage  dans  les  pro- 
vinces MÉRIDIONALES  DE  LA  FRANCE  DANSL'aNNEE  17S2eT  1783.  » 
{Bi  l.  de  la  Chambre  des  députés,  £""  25)  (1). 

C(;  manuscrit  est  en  trois  volumes  :  il  y  a  deux  exemplaires  du  pre- 
mier volume  dont  l'un  paraît  écrit  par  l'auteur.  Sur  celui-ci  on  lit 
après  le  titre  :  u  Section  première  »,  et  entre  parenthèses  d'une  autre 
main  :   a  l*ar  le  duc  de  la  Rochefoucauld-Liancourt.   »  L'autre  exem- 

(1)  Eu  1793,  Id  hihlioiliùijue  do  Li:iiiO()iirt  fui  mise  sous  soijuesire.  Ce  manuscrit  (igure 
dans  1'  «  Eial  ilcs  livres  (]ni  ont  lilé  ch  lisis  pu-  le  cil.  Aincilhon,  membre  fie  la  (Jommis- 
siou  des  iiiotiumcnts,  dans  la  bibli()thè(|ue  de  réniif;ré  Liancourt,  rue  de  Vareunes,  fau- 
liourj;  Saint-Germain,  n"  458,  pour  ê{re  transportés  au  dépôt  de  l'Hôtel  de  Nesle  (21  sep- 
tembre 1"'J3)  ».  Ameilhou,  à  tort  suivant  nous,  l'attribue  à  Liancourt. 


APPENDICE  SOT 

plaire  présente  sur  le  verso  de  la  couverture  ces  mots  impriuirs  : 
Il  4»  Emi};.  Liiincourt  ",  le  titre  est  modifié  en  ces  termes  :  u  Jdutiial 
de  mon  voia{|e  dans  les  Provinces  de  France  dans  les  années  178± 
et  1783  ».  Le  mot  nicric/ionales  est  effacé. 

Le  tome  II  répète  le  titre,  y  ajoute  :  i<  Section  secon(l(;  ».  et.  entre 
parenthèses  et  dune  autre  écriture  :  "  Par  le  duc  de  la  Uoclielou- 
cauld-Liancourt  » . 

Le  tome  III  est  intitulé  :  «  .Journal  de  mon  voïaj;e  en  Xorniandic; 
des  années  1781  à  1782.  » 

Le  manuscrit  du  premier  volume  ne  paraît  pas  être  l'œuvre  de 
Liancourt.  Après  avoir  décrit  son  é(|uipa;;e,  parlé  de  son  frère  et  d»; 
Lazowski.  Tauteur  a|oute  :  «  C'est  ainsi  (|ue  nous  sommes  sortis  de 
Paris  le  28  t)ctol)re  1782.  ^(otre  première  jouiiiée  a  été  à  Melun.  ou 
était  le  réjjiment  de  nu)n  père.  » 

Il  ne  peut  donc  s'ajfir  cpie  d'un  (ils  de  Liancourt,  puisipie  le  duc 
d  Estissac,  père  du  notre,  mort  eu  1783,  n'a  jamais  servi  dans  les 
carabiniers. 

Le  stvle  est  d'un  tout  jeune  homme  ([ui  paile  à  cha(|ue  instant 
de  Lazowski,  son  précepteur. 

L  ouvrajje  doit  donc  être  attribué  non  à  Liancourt,  suivant  les 
indications  ajoutées  sur  l'exemplaire,  nuiis  à  son  fils  aine  Fran- 
çois, alors  à(;é  de  dix-sept  ans  (il  était  né  le  8  septembre  1765),  vova- 
(jeant  avec  son  frère  cadet  Alexandre,  né  en  17()7.  Telle  était  du 
reste  l'opinion  du  lejjfietté  M.  Laurent,  bibliothécaire  du  Palais- 
Bourbon. 

Le  premier  volume  est  un  récit  du  vova{;e  à  travers  l' Ile-de- 
France,  la  Bouqjojfue,  la  République  de  Genève,  le  Dauphiné  et  le 
Languedoc. 

Le  second  commence  le  20  février  1783  (?)  et  finit  le  30  mai;  Fau- 
teur parcourt  cette  fois  le  Lanjjuedoc,  laSaintonjje,  rAnjjoumois  et  la 
Touraine. 

Le  vovajje  en  Normandie  raconté  dans  le  tome  UI  commence  le 
9  novembre  1781  :  les  fils  de  Liancourt  passent  1  hiver  à  liouen;  ils 
visitent  Evreux,  le  Tréport.  Dieppe,  le  Havre-de-Gràce,  Lisieux, 
Caen,  Cherboui",';,  Coutances,  riranville,  le  iMont  Saint- !Michel,  Saiut- 
3Ialo,  Rennes,  et  rentrent  par  Laval,  Mayenne,  Alencon,  la  Trappe, 
Laifjle,  Dreux,  Ivrv  et  lloudan.  De  lloudan  ils  reviennent  à  Paris  par 
la  (jueue,   Pontchartrain  et  Versailles.    Ils  arrivent  le  20  juin  1782. 

Ce  sont  des  notes  de  vova{;e.  rédi{;ées  pour  leur  famille  par  des 
jeunes  {;ens  à  l'esprit  ouvert  et  désireux  de  s'insti'uirc*.  Ils  visitent  les 
écoles,  les  manufactures,  les  machines,  les  nu)numeiits. 

La  République  de  Genève  leur  offr(>  un  spectacle  nouveau. 
Il  Accoutumé  à  un  Etat  monarchi(jue,  dit  le  narrateur,  je  trouvai  tout 
étonnant  de  compter  le  peuple  pour  quelquechose  ;  les  assemblées  me 
firent  rire  d  abord  :  mais  Ihistoire  des  troubles  qui  viennent  d'v 
arriver  montre  bien  l'état  que  1  on   y  fait  du  peuple  et  qu'il  s  y  met 


508  LA    T\OCHEFOUCAUr,D-LIANCOURT 

bien  sur  les  ranf;s...  Les  mœurs  de  Genève  sont  très  simples  :  on  ne 
voit  pas  chez  eux  de  magnificence...  On  est  étonné  en  sortant  de 
Paris  de  voir  des  gens  plus  considérables  et  plus  riciies  que  dans  cette 
ville  avoir  plus  de  simplicité  que  les  Français  les  moins  opulents.  » 
Les  touristes  vont  aux  environs  visiter  la  maison  de  Voltaire,  u  petite, 
mais  assez  commode  (1)  ». 

A  Carcassonne  ils  rencontrent  des  «  pénitenls  de  toutes  les  cou- 
leurs. Quatre  confréries  remplissent  la  ville  entière.  Ce  sont  gens 
(|ui  parcourent  la  ville  et  les  environs,  le  visage  couvert  de  telle 
manière  (ju'on  ne  peut  les  reconnaître,  et,  sous  le  masque  de  la  reli- 
gion, ils  se  permettent  toutes  sortes  d'extravagances.  Il  y  a  quelques 
années  que  cet  esprit  avait  rempli  tout  le  diocèse  de  Carcassonne  et 
que  ces  jyens  animés  d'un  fanatisme  faux  avaient  commis  les  plus 
grands  désordres.  Ils  tombent  à  présent  un  peu  dans  le  mépris  (2).  » 

A  Bordeaux,  ce  qui  les  frappe,  c'est  le  luxe  :  «  Le  plafond  du  théâtre 
est  peint.  Il  représente  le  lever  du  soleil.  Toute  la  salle  est  dorée.  Elle 
est  même  si  brillante  que  les  femmes  qui  sont  dans  les  loges  ne  parais- 
sent pas  parées...  C'est  du  luxe  que  proviennent  les  baïKjueroutes 
sans  nombre  qui  se  font  ici.  Cette  manière  malhonnête  de  faire 
devient  une  branche  de  commerce  (3).  n 

Chemin  faisant,  ils  visitent  les  intendants,  les  savants,  les  négociants, 
les  fabricants  de  drap  d'Elbeuf  et  de  Louviers;  M.  Delessart,  ingé- 
nieur en  chef  à  Dieppe. 

En  Provence,  ils  constatent  qu'  «  Arles  a  été  longtemps  en  Répu- 
blique et  en  conserve  aujourd'hui  l'esprit.  Le  peuple  n'v  connaii  (jue 
ses  consuls  (4)  »  . 

A  Aix  ils  dînent  chez  rarchevêque.  u  H  nous  a  fait  faire  connais- 
sance avec  des  gens  savants  <|ui  nous  ont  donné  des  i-enseijfnements 
sur  la  Provence  et  son  administration,  entre  autres  M.  Portails  (ils 
écrivent  Portaris)  qui  est  un  avocat  d'un  talent  bien  reconnu.  Quoique 
jeunes,  il  a  bien  voulu  nous  en  parler  pendant  (juehjue  temps  (5).  » 

Portails,  né  le  I"  avril  1746,  avait  alors  trente-sept  ans.  Il  était  déjà 
un  des  avocats  les  plus  occupés  du  parlement  d'Aix.  Le  mot  jeunes 
^  appli(jue  donc  aux  voyageurs  et  confirme  notre  attribution. 

(I)  I,  j).  61  (*l  siiiv. 

Ci)  I,  p.  -iSi. 

i'-i)  II,  p    /lO  et  44. 

(4)  I,   p.  233. 

^5J  I,  p.  nob». 


APPENDICE  50<> 


IIÎ 


HiSTOliiK  d'un  mot  HiSTOniQUK.  (C'est  une  grande  révolte.  —  To«, 
sire,  cest  une  grande  révolution.) 

Le  24  janvier  1833.  le  (jouverncment  de  Juillet  présenta  aux 
Cliambres  un  projet  tendant  à  accorder  une  pension  annuelle  et  via- 
jfère  de  250  francs  aux  vain(|ueurs  de  la  Bastille.  Le  iiiai(|nis  Gaétan 
de  La  Ilocliefoucauld  attaqua  le  projet.  Le  {général  La  Lavette  lui 
répv>ndit  :  «  J'ai  un  devoir  plus  {;rand  à  remplir,  c'est  de  défendi'e  la 
l'évolution  de  Juillet  et  ce  fameux  14  Juillet  qui  fut  le  siynal  de  la 
révolution  européenne.  Je  ne  l'appellerai  pas  une  émeute,  mais  je 
citerai  à  monsieur  le  préopinant  les  paroles  de  son  illustre  père,  lors- 
(|u'en  apprenant  la  prise  de  la  Bastille,  le  malheureux  Louis  XVI 
s  écria  :  «  C'est  une  {fraude  émeute.  —  Non,  sire,  lui  répondit 
La  Roclieloucauld,  c  est  une  jurande  révolution.  »  (Séance  du  23  jan- 
vier 1833.  Arch.  pari,  t.  LX.XIX,  p.  120.)  Le  projet  de  loi  fut  adopté 
jiar  150  voix  contre  8(3. 

Il  vint  devant  la  Chambre  des  pairs  le  9  mars  1833.  M.  le  marquis 
de  Dreux-Hrézé,  fils  de  l'ancien  maître  des  cérémonies,  attatjua  la 
Révolution.  «  Non,  dit-il,  la  liberté  française  n'est  1  œuvre  ni  des 
hommes  du  Jeu  de  paume,  ni  des  combattants  de  la  Bastille  :  ils  n'ont 
fait  que  détruire  l'œuvre  de  la  raison  publique  et  du  vœu  national 
pour  lui  substituer  le  principe  de  la  révolte  et  la  volonté  arbitraire 
des  factions.  »  —  M.  Villemain  rappela  le  20  juin  1789  et  "  les  ter- 
ril)les  et  foudrovantes  paroles  prononcées  par  un  fjrand  orateur  » . 
«  Cette  insurrection,  a|outa-t-il,  était-elle  légitime  et  nécessaire?  Je 
n'hésite  pas  à  répondre  :  oui  !  —  Oui,  elle  était  légitime  et  nécessaire... 
Toutes  les  Chambres  des  députés  et  la  Chambre  des  pairs  doivent  se 
souvenir  à  jamais  que  c'est  à  de  telles  insurrections,  à  ces  glorieux 
commencements  de  la  Révolution  que  nous  devons  tous  l'honneur  de 
sié{;er  dans  cette  assemblée  et  que  M.  le  marquis  de  Dreux-Brézé  doit 
l'honneur  d'v  [)arler  à  son  tour,  comnu!  portion  du  pouvoiretromme 
représentant  national.  »  (9  mars  1833.  Arch.  pari,  t.  LXXX, 
p.  764.) 

Dans  la  séance  du  15  mars,  nouveau  débat,  après  renvoi  à  la  com 
mission.  M.  le  comte  de  Pontécoulant  cita  encore  Liancourt  : 
«  Un  illustre,  et  je  ne  prodigue  pas  cette  é|)ithète.  un  illustre  titovcn. 
M.  de  La  Rochefoucauld,  a  caractérisé  dès  89  le  jour  du  1  4  Juillet  en 
l'appelant  une  grande  révolution.  Il  revenait  de  Paris  à  Versailles; 
le  roi  courut  à  lui  et  s'écria  :  u  Ah!  monsieur  de  Liancourt,  quelle 
«  affreuse  révolte.  —  Non,  sire,  lui  répondit  ^I.  de  Liancourt,  c'est 
«une  grande  révolution.  »  (Arch.  pari,  t.  LXX.Xl,  p-  227.)  Le  projet 


510  LA    ROCHEFOOCADLD-LIANCOURT 

de  loi  amendé  fut   voté    par  86  voix  contre  62  et  revint  devant   la 
Chambre. 

jM.  Gaétan  de  La  Rochefoucauld  tint  à  s'expliquer  sur  «  les  faits 
personnels  auxquels  il  avait  été  en  butte  ».  Il  cita  un  passage  des 
manuscrits  de  son  père.  [Que  sont-ils  devenus?  et  comment  se  fait-il 
(lue,  dans  la  bio(;raphie  publiée  en  1831,  le  même  Gaétan  écrive  : 
a  Le  duc  a  écrit  deux  fois  dans  sa  vie  des  mémoires  sur  sa  vie  poli- 
tique :  deux  fois  il  les  a  brûlés.  N'oici  le  seul  fra{;ment  que  nous 
ayons  retrouvé.  »  {Vie  du  duc,  p.  98.] 

Le  passage  cité  par  Gaétan  dans  son  discours  du  21  avril  1833  est 
ainsi  conçu  : 

u  On  sait  que  le  14  Juillet  j'allai  dans  la  nuit  réveiller  le  roi  pour 
le  désai)user  de  rijjnorance  où  ses  ministres  le  laissaient  des  événe- 
ments (jui  avaient  eu  lieu  dans  cette  fatale  journée  et  je  dois  direcjue 
je  vis  le  i-oi  afiliyé  profondément  de  mes  récits,  mais  beaucoup  plus 
occupé  des  conséquences  de  cette  journée  pour  Paris  et  la  France  que 
pour  lui.  "  Qu'ai-je  fait,  disait-il,  pour  que  le  peuple  soit  contre  moi? 
Il  Je  n'ai  jamais  voulu  que  lui  faire  du  bien.  —  <juelle  révolte  ", 
disait-il  encore.  Et  c'est  alors  que  je  lui  répondis  :  «  Ah  !  sire,  dites 
«  révolution.  " 

Le  marquis  Gaétan  ajouta  à  titre  de  commentaire  :  "  Ainsi,  ce  fut 
en  s'afdigeant  avec  le  roi  pendant  la  nuit  des  désastres  de  cette 
journée  que  mon  père  l'avertissait  <jue  ce  n'était  pas  une  révolte,  mais 
une  révolution  danj;oreuse  [épithète  ajoutée]  à  lacjuelle  il  y  avait  de 
.;;rand(^s  mesures  à  prendre.  » 

i^a  Fayette  répondit  :  "  On  vcnit  proscrire  la  révolution  du 
14  Juillet  et  surtout  le  régiment  qui,  en  ne  consentant  pas  à  chasser 
l'Assemblée  constituante,  fut  un  principal  nioteur  de  cette  révolu- 
tion... 

u  Je  n'étais  pas  dans  le  téte-à-tète  de  M .  de  Liancourt  ;  mais  je  .sais  que 
loiscpu;  le  roi  se  servit  de  l'expression  :  u  C'est  une  grande  révolte!  n 
il  répliqua  :  a  Non,  sire,  c'est  une  {fraude  révolution.  »  Je  n'ai  pas 
dit  qu'il  se  fût  servi  du  mot  glorieuse  ;  mais  pour  l'autre  expression,  je 
la  tiens  de  lui-même,  et  il  en  a  toujours  accepte  les  compliments.  » 
{Arch.parL,  t.  LXXX.II1,  p.  51.) 

M.  (jaétati  de  La  Hochefoucauld  prit  de  nouveau  la  parole  le  len- 
demain 23  avril  1833.  Il  proposa  un  amcndementadiDettant  à  titre  de 
pièces  justilicatives,  non  comme  au  projet,  les  hicvets  accordés  par 
décret  du  19  juin  1790,  mais  1(>  pr-océs-vcihal  de  la  Conuuission  des 
vainqueurs  de  la  IJasiillc  oiivcri  le  22  mars  1 790  et  clos  Ic  17  juin 
suivant.  Cet  amendement  fut  rejeté  par-  la  (piestion  ])réalabl(>  et  le 
projet  voté  par  165  voix  contre  81.  {Arcli.  pari.,  t.  LXXXIII,  p.  103.) 


AlM'ENniCE  511 


IV 

La   MimAii.i.K   DU  4   août  et  lk   marchk   dk   la  gravure  passk 
PAR  Liancourt.  (Arch.  nat.,  D.  VI,  G,  n"  47.) 

La  ni(''(lai Ile  avait  été  décrétée  par  Farticlc  WI  du  décret  des  4,  0, 
7,  8  et  11  août  1789  (1). 

Un  décret  du  30  septembre  1790  prescrit  :  a  1"  (jue  les  deux  coins 
seront  payés  au  moyen  d'une  contribution  établie  sur  lesmembresde 
TAsseinblée  ;  ''1°  que  les  dits  coins  seront  apportés  et  mis  en  dépôt  aux 
Arcliivos  de  rAsseinblée  (jui  se  réserve  de  statuer  sur  Tusajje  qu'il 
conviendra  d'en  faire  (2).  » 

Le  marché  de  la  gravure  fut  si{;né,  le  2i  octobre  1789,  par  Lian- 
court, Duvivier  et  Gatteaux  (3). 

Duvivier  était  l'auteur  de  la  plupart  des  médailles  bistoricjues  du 
rèfjne  de  Louis  XVI  (4).  Il  fit  l'avers.  Gatteaux  était  .;;raveur  des 
médailles  tlu  roi  dés  1781  :  il  était  l'auteur  de  la  médaille  du  corps 
des  marcliands  à  ravènenient  de  Louis  XVI  (5).  Il  fut  cbaqjé  du 
revers. 

Le  marché  était  ainsi  conçu  : 

<(  Marché  de  la  gravure  des  coins  de  la  médaille  vot('"e  par  l'AsscMii- 
blée  nationale  le  4  aoust  1789. 

«  Il  a  été  convenu  entre  3Ionsieur  le  Duc  de  Liancourt  député  à 
l'Assemblée  nationale  et  charjfé  de  veiller  à  l'exécution  de  la  médaille 
décrétée  le  quatre  aoust  1789  d'une  part  et  les  sieurs  Duvivier  et  Gat- 
teaux {graveurs  des  médailles  du  Roy  d'autre  part  de  ce  qui  suit,  scavoir 
<juele  s'  Duvivier  s'enf|a{fe  de  (graver  un  coin  de  médaille  de  28  lijjnes 
de  diamètre  représentant  le  buste  du  Uoy  avec  cette  léjjende  : 
Il  Louis  XVI  restaurateur  de  la  liberté  française  "  ;  et  le  s"^  Gatteaux 
s'en{fa(}e  de  {;raver  pour  le  reviM-s  un  coin  de  la  même  {grandeur 
représentant  l'Assemblée  nationale  votant  auprès  de  l'autel  de  la 
patrie  le  renoncement  à  tous  les  privilèjjes  avec  cette  léjjende  : 
<iAl)and()n  de  tous  les  privilégies",  età  l'exeqfue  «  :  Asssemblée  natio- 
nale IV  aoust  MDGCLXXXIX»;  de  livrer  les  ditscoins  bien  trempés  et  en 
état  de  monnoier  et  de  répondre  de  leur  succès  jusqu'à  la  fabiication 
de  douze  cents  médailles  et,  dans  le  cas  d'accidents  de  cassure  desdits 
coins  ou  autre  avant  ladite  fabrication,  Ils  promettent  d'en  refaire  et 
fournir  d'autres  pareils  aux  premieis  respectivement  et  soumis  à  la 

(1)  cf.  .Armand  Bueitf.,  Recueil  ne  documenls  relatifs  à  la  convocaùon  des  Ktats  Céné- 
ruux.  P.iiis,  1891),  II,  p.  573. 

(-2)   Collection  Bi-auiloin,  VI,  p.   176 

(3)  Anh.  nat.,  DVI"*,  u"  47  :  0)milé  <lcs  liiiaiices. 

(4)  Il  est  né  en  1730,  mort  en  1819  :  académicieu  en  I774-. 

(5)  Né  eu   17ÔI,  mort  eu   I83'2;  il  fut  einplovc  à  la  confection   des  assignats. 


512  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCODRT 

même  épreuve;  le  tout  pour  la  somme  de  six  milles  (sic)  livres, 
scavoir  3000'  pour  le  côté  de  la  teste  du  Roi  et  3000'  pour  le 
revers  que  le  s"'  Duc  de  Liancourt  s'enj<>a(;e  de  faire  payer  aux  dits 
sieurs  après  les  cent  premières  médailles  frappées,  qui  est  une 
épreuve  suffisante  pour  présumer  la  dureté  des  coins.  Fait  double 
entre  nous  à  Paris  ce  vin^jt  quatre  octobre  mil  sept  cent  quatre  vinjjt 
neuf.  Celui  cy  est  destiné  à  rester  entre  les  mains  de  Monsieur  le  Duc 
de  Liancourt. 

«  Si<jiié  : 
"  B.  Du  ViviEH,  Gatteai'x. 
(Plus  bas  :) 
«  Ap'"'  le  marche, 

u  Le  d.  DE  Liancourt,  » 


Voici  maintenant  la  description  de  la  médaille  (1)  : 

Il  Abandon  des  privilèges. 

u  Louis  XVI  restaurateui'  de  la  liberté  française  ». 

Au  l)as  :  u  B.  Duvivier  s.  Gravé  par  Benjamin  Duvivier.  n  Buste  de 
Louis  XVI  tète  nue,  en  costume  de  son  temps,  recouvert  d'un  man- 
teau doublé  d'bermine  a^frafé  sur  la  poitrine,  le  grand  cordon  en  sau- 
toir. 

Revers  :  »  Abandon  de  tous  les  privilèges  » .  Exergue  :  «  Assemblée 
nationale  IV  aoust  MDCCLXXXIX.  »  Au-dessus  de  laplintlie  à  {;aucbe  : 
i<  Gatteaux  »  si{;nature  du  graveur.  Les  députés  des  tiois  ordres  réunis 
dans  la  salle  de  l'Assemblée  nationale  à  Versailles  sont  groupés  autour 
d'un  autel  où  on  lit  :  "A  la  Patrie  »  en  trois  lignes, et  font  le  serment 
d'abandonner  tous  leurs  privilèges  dont  les  titres  sont  jetés  au  pied 
de  l'autel. 

Module  :  03  millimètres. 

C'est,  dit  ll<!nnin  dans  Vllisloire  ninnismafiqiie  de  la  Révolution,  la 
plus  remarquable  de  cette  épo([ue  par  sa  dimension  et  le  soin  de  son 
exécution  (2). 

Il  y  eut  des  difficultés  au  moment  de  la  frappe. 

Par  un  décret  des  8  et  9  décernbie  1 790.  sanctionné  l(>  1 5  décembre  (3), 
1  Assemblée  décide  que  «  les  médailles  en  cuivre  qui  doivent  être 
frappées  en  mémoire  de  l'abandon  de  tous  les  privilèges  seront  exé- 
cutées jusqu'au  nombre  de  1200,  y  compris  les  130  qui  sont  déjà 
frappées.  Qu'à  cet  effet  les  coins  ainsi  que  les  médailles  actuellemtMit 
déposées  aux  Arcliivcs  de  l'Assemblée  nationale  en  seront  retirés  pour 

(1)  Catalogue  des  coins  du  miiséi"  iiionclairc,  p.  'JOO.  Voir  aussi  Uelmiociif.  et  Dupont, 
Trésor  de  numismatique,  médailles  de  la  Hévolulion,  ji.  1  j. 

(2)  Paris,  1«2(>,  in-i",  planche  VIII,  n»  59 

(3)  Di'VKRCuui,  ColUclion  ûei  lois,  I,  p.  441, 


APPENDICE  .-,i3 

(Hre  remis  à  la  Monnaie  et  aux  artistes  charjfés  de  rexécutiou  jus(ju'à 
l'entière  perfection  de  l'ouvrage:  ces  médailles  seront  distriJDuées  à 
chacun  de  MM.  les  députés;  après  quoi  les  coins  seront  brisés  en  pré- 
sence des  commissaires. . .  Ordonne  en  outre  que  le  prix  de  ces  médailles 
sera  pavé  par  une  retenue  faite  sur  le  montant  des  premiers  mandats 
à  délivrer  à  c!ia(|ue  député  ». 

Il  semble  bien,  comme  le  dit  31.  Brettc,  que  l'Assemblée  n'ait  pas 
été  satisfaite  du  travail  préparatoire  de  Gatteaux,  chargé  du  revers. 

On  lit  en  effet  au  procès-verbal  du  lendemain,  9  décembre  :  «Après 
la  lecture  du  procès-verbal  de  la  séance  précédente,  il  s'est  élevé  une 
contestation  relativement  au  décret  concernant  les  médailles...  Les 
uns  voulaient  que  les  coins  en  fussent  déposés  aux  Archives  natio- 
nales; les  autres  prétendaient  au  contraire  (juils  devaient  être  ])risés 
afin  qu'il  ne  fût  plus  frappé  de  semblables  médailles  qui  rappelaient 
unedistinction  d'ordres  et  de  costumes  inconstitutionnels.  L'Assemblée 
consultée  a  décrété  (ju'ils  seraient  brisés  en  la  présence  de  commis- 
saires, n 

Ces  coins  sont  conservés  aux  Archives  nationales  (AE  VI"}.  Ils  n'ont 
pas  été  à  proprement  parler  brisés,  —  comme  le  dit  M.  Brette. 
Mais,  à  l'avers,  on  distingue  sur  le  buste  de  Louis  XVI  la  trace  d'un 
violent  coup  de  marteau  cjui  lui  fait  une  sorte  de  balafre  longitudi- 
nale :  le  revers  a  été  épargné  et  aurait  pu  être  (jravé  sur  le  coin  ori- 
;;inal. 

Lîn  exemplaire  en  or  avait  été  offert  au  roi  et  a  été  trouvé  dans 
l'armoire  de  fer  :  il  est  aux  Archives  nationales. 

La  3Ionnaie  de  Paris  possède  des  coins  intacts  de  la  même 
médaille  (1).  Gomment  expliquer  cette  entorse  donnée  au  décret  du 
9  décembre  qui  en  ordonnait  la  destruction?  Félix  ciilpa.  La  médaille 
du  4  août  ne  figure  pas  au  catalogue  de  1833,  mais  elle  figure  à  l'in- 
ventaire dressé  en  1837.  Dans  l'intervalle,  l'administration  a  fait 
relever  des  poinçons  sur  les  coins  des  Archives.  L'avers  a  été  gravé 
en  1835  par  le  graveur  Tiolier  qui  a  corrijjé  la  fissure  sur  la  face  de 
Louis  XVI.  Le  poinçon  du  revers  a  été  relevé  en  1834  par  E.  Gat- 
teaux, fils  du  graveur,  qui  a  refait  le  coin  en  1835.  Nous  avons  pu 
préciser  ces  dates  grâce  à  l'obligeance  de  M.  Martin,  conservateur  du 
musée,  et  de  M.  Mazcrolle. 

Dans  l'ouvrage  déjà  cité,  M.  Armand  lîrette  a  reproduit,  d'après  un 
manuscrit  des  Archives  nationales  (G,  L33),  le  fac-similé  de  distribu- 
tion avec  la  liste  particulière  des  24  planches  composant  l'état  de  dis- 
tribution (2). 

Get  état  a  été  dressé  dans  le  courant  d'août  I79I  :  1,157  députés 
avaient  été  inscrits,  les  signatures  formant  reçu  s'élèvent  à  1,018. 

Quand    le    prix    total  de  la  dépense   fut  connu,  une  retenue  de 

(1)  Catalogue  :  Lomïs  XVI,  p.  -409. 

(2)  Ouv.  cité,  II,  p.  581  et  suiv. 

33 


514  LA    IIOCHEFOUCAULD-LIA^COURT 

12  livres  fut  fciite   à  chaque  député,   ainsi  que  t-ela  résulte  du  reçu 
délivré  à  M.  de  Sainte-Aldegonde  (1). 

Uancourt    faisait    partie   du  deuxième   bureau;   il  est  inscrit  sur 
l'état  :  de  Liancourt;  il  éiuar(;e  en  signant  :  Liancourt  (±). 


L'Affaihk  dks  canons  dl'  Havre.  (Correspondayice  de  Liancourt 
avec  leDirecloire  du  départetnent  et  avec  le  ministre  de  la  guerre. 
Arch.  dép.  de  la  Seine-Inférieure,  Arcli.  adm.  de  la  Guerre.) 

Lettre    de    Liancourt    à    MM.     les     Administrateurs    du     Directoire 
du  Département   de  la  Seine-Inférieure. 

15'      DIVISION 

—  lîouen,  le  1Î  aoiil  I"92,  l'an  'i«  ilc  la  liherté. 

Messieurs, 

Je  reçois  la  lettre  par  hujuelle,  ainsi  ([ue  vous  me  l'aviez  annoncé 
hier,  vous  me  demandez  de  faire  venir  du  Havre  iiuit  pièces  de 
canon  pour  l'instruction  des  compagnies  de  canonniers  de  la  };arde 
nationale...  Votre  lettre  porte  qu'elles  seraient  ainsi  prêtées  à  la  muni- 
cipalité et  à  notre  disposition  lorsque  nous  en  aurions  besoin.  J  ai 
l'honneur  de  vous  rappeler  que  je  vous  annonçais  hier,  que,  disposé 
à  user  du  pouvoir  que  j'ai  de  déplacer  ces  pièces  d'vine  place  à  une 
autre  dans  la  division,  je  n'étais  pas  autorisé  du  ministre  à  les  confier 
à  la  garde  d'aucune  municipalité,  mais  «jue  ces  pièces  déposées  au 
quartier  de  Martinville  serviraient  à  Finstruction  de  la  {jarde  natio- 
nale tous  les  jours  et  toutes  les  fois  que  cela  conviendrait  à  la  muni- 
cipalité, et  cet  arrangement  a  été  convenu  par  vous,  Messieurs,  et  par 
les  Commissaires  du  District  et  du  Conseil  Général  de  la  Commune, 
je  vous  dcmiande  bien  pardon  d'insister  de  nouveau  sur  cette  clauses 
<|ue  vous  n'avez  pas  oubliée,  mais  comme  j  ai  à  cœur  de  ne  m  engager 
qu'à  ce  que  je  puis  faire  et  de  faire  tout  ce  à  quoi  je  m'engage,  il 
vous  paraîtra  simple  <|ue  je  vous  rappelle  cet  article  de  convention 
dont  votre  lettre  par  son  expression  pourrait  paraître  s'écarter. 

La  garde  des  quatre  pièces  déjà  prêtées  depuis  longtemps  à  la 
municipalité  y  resteraient  comme  elles  le  sontaujourd'hui  (s/c)  jus(ju  à 
ce  (jue  celles  quelle  a  commandées  à  M.  Perriei-  lui  soient  délivrées. 

Le  transport  des  huit  pièces  et  caissons  (jue  vt)us  désirez  ici,  exi- 
geant un  nombn;  assez  considérable  de  chevaux,  j  ai  1  honneur  de 

(1)  Oii\.  cii(-,  plaiiclie  XXIV. 
(-2)    Irl.,  planche  11. 


APPENDICE  515 

vous  prier  (1(^  donner  des  ordres  à  la  Municipalitr  du  Havre  [)our<jue 
la  quantité  nécessaire  en  soit  fourni»»  [)oui-  la  première  jouinéo,  à 
celle  de  liolhee  pour  la  seconde  et  celle  d'Vvetot  pour  la  troisième,  .le 
pense  ipie  ces  pièces  pourront  être  mises  en  route  Dimanclie  pro- 
chain si  elles  sont  absolument  prêtes  au  Havre. 

Le  Lieutenant  Général 
commandant  la  15'  Division, 

LiANCOl  HT. 

{Arch.  dép.  de  la  Seine-Inférieure.  Extrait  des  registres.) 
Autre  lettre  du  même  aux  mêmes  : 

lioueti,  le  8  aoiii  1"<)2,  l'an  4'=  de  la  lilierté. 

Messieurs, 

J"ai  appris  hier  dans  une  petite  course  (|ue  j"ai  laite  d"aj)rès  l'ordre 
précis  du  Ministie  de  la  Guerre  i\t  que  Texcès  de  ma  piudence  m'a 
empêché  de  .pousser  jusqu'à  Paris,  qu'il  avait  été  dit  au  Ministre  de 
la  Guerre  et  parvenu  au  Conseil  du  Roi  que  j'avais  provoqué  de  vous 
des  mesures  de  défense  contre  les  brigands  (|ue  l'on  annonçait  pou- 
voir venir  de  Paris,  et  l'arrivée  de  canons  du  Havre;  cette  démarche 
de  ma  part  a  été  présentée  comme  inconsidérée,  comme  faite  pour 
animer  ce  pays-ci  et  Paris  contre  le  Koi,  comme  comprouKîttant  sa 
sûreté,  comme  devant  donner  l'idée  que  je  voulais  par  de  tels  moyens 
assurer  sa  venue. ..  .le  serais  bien  loin  d'avoir  vu  dans  cette  proposition 
(jui  est  entièrement  venue  du  département,  que  je  n'ai  fait  que  con- 
sentir à  l'arrivée  des  canons  qui  m'ont  été  demandés  pour  l'instruc- 
tion des  {fardes  nationales,  je  désire  que  vous  veuillie/  bien  le  certi- 
fier au  bas  de  cette  lettre,  afin  que  l'exposition  simple  d(;  la  vérité 
puisse  me  .servir  à  déjouer  toutes  les  intrij;ues.  C'est  toujours  ainsi 
<|ue  j'espère  en  triompher. 

Attaché  à  la  royauté,  comme  tout  bon  français,  attaché  personnel- 
lement au  Roi  comme  connaissant  personnellemcMit  ses  (jualités  et  ses 
vertus,  je  déclare  avec  toute  la  loyauté  dont  je  suis  capable,  n'avoir 
aucune  coiniaissance  de  ces  proj(!ts,  s'il  y  en  a,  et  je  mets  cette  pi-ofes- 
sion  de  foi  à  coté  de  celle  de  le  servir  de  tous  mes  movens  dans  toutes 
les  démarches  qui  ne  blesseraient  pas  la  constitution. 

Le  Lieutenant  Général 
convnandant  la  15"  Division, 

Sifjné  :  Li.AXCorr.T. 

J'our  copie  conforme  : 
F.f.\xcoi;rt. 


516  LA    ROCHEFOUCAULD-LIA^COURÏ 


Copie    de    la    déclaration    du    Conseil    (jëntral   du    département 
de  la  Seine-Inférieure . 

Nous,  Administrateurs  composant  le  Conseil  Général  du  départe- 
ment de  la  Seine-Inférieure, 

Attestons  qu'il  est  absolument  faux  (jue  M.  de  Liancourt,  Lieute- 
nant général,  commandant  la  15*  Division,  nous  ait  provoqué  directe- 
ment ou  indirectement,  collectivement  ou  individuellement  pour  faire 
venir  des  canons  du  Havre  ni  d'aucun  autre  lieu  ;  que  c'est  nous  qui, 
de  concert  et  en  présence  du  District  et  de  la  municipalité  de  Rouen, 
l'avons  requis  de  faire  venir  du  Havre  huit  pièces  de  campagne  pour 
les  faire  servir  à  l'instruction  des  canonniers  de  la  Garde  Nationale 
de  Kouen.  (Jue  nous  aurions  cru  nous  rendre  coupables  de  né;;li- 
jjence,  si,  dans  le  temps  où  la  patrie  est  déclarée  en  danger,  nous  n'eus- 
sions pas  pris  toutes  les  mesures  propres  à  rendre  nos  gardes  natio- 
nales utiles.  Que  nous  étions  d'autant  plus  en  droit  de  faire  cette 
réquisition  que  la  ville  de  Rouen  est  autorisée  par  la  loi  du  18  Mars 
1 792  à  avoir  !2i  pièces  d'artillerie  ;  (ju'elle  a  pris  une  délibération  pour 
en  faire  fondre  vingt-quatre;  que  par  notre  homologation  sur  l'avis 
du  district  nous  l'avons  autorisée  provisoirement  à  en  faire  fondre 
douze  et  que  nous  l'avons  renvoyée  devant  le  corps  législatif  pour 
obtenii-  l'autorisation  d'acquérir  les  douze  autres.  Que  ces  douze 
pièces  se  fondent  maintenant  chez  M3I.  Perrier,  à  Paris  et  que  les 
huit  canons  c[ue  nous  avons  requis  M.  de  Liancourt  de  faire  venir  ne 
sont  que  pour  exercer  nos  canonniers  en  attendant  ({u'ils  aient  ces 
douze  pièces  et  qu'il  a  été  convenu  qu'elles  seraient  déposées  à  la 
commune  de  Rouen. 

Nous  répétons  donc  (jue  l'imputation  faite  à  M.  de  Liancourt  est  de 
toute;  fausseté  et  nous  l'autorisons  à  faire  de  la  présente  déclaration 
l'usage  qu'il  jugera  convenable  ainsi  ([u'à  lui  donner  toute  la  publi- 
cité qu'il  voudra. 

A  Rouen,  en  Conseil  Général,  le  huit  août  1792,  l'an  4*  de  la 
liberté. 

Signé  : 

HeRBOI  VILLE,  DE  CoRNEILLE,  LeVAVASSEUR,    RoiDEAU, 

Michel  Ebrax,  M.   3Iorel,   Vauqlelix,   Fouquet, 
II.  GotRDEL,  Le  Rreton,  Levieux,  Goube.  Dela- 

MARRE  et  ThIEULLEX. 

Pour  copie  conforme  : 

LiAXCOl RT. 


{Arcli.  dé/),  de  la  Seine-Inférieure.  E.xlrait  de^i  registres.) 


APPENDICE  517 


Roucu,   le  !»  aoiil  l'd'2,  laii  4"  de  la  lilierlé. 

ÏMessicurs, 

En  vous  adiessiint  mes  remerciements  sur  l'empressement  que  vous 
avez  bien  voulu  mettre  à  rendre  liomma{je  à  une  vérité  (|u"il  m'était 
précieux  de  mettre  au  jour,  je  joins  la  copie  d'une  lettie  <|ue  j'écris 
aujourd'hui  au  Ministre  et  qui  lui  rend  compte  de  la  nouvelle  dispo- 
sition que,  d'après  vos  représentations,  j'ai  faite  pour  le  lieu  de  dépôt 
des  pièces  do  canon  que  nous  attendons. 

Le  Lieutenant  Général 
commandant  la  15"  Division, 

IjIAXCOI'KT. 

P. -S.  —  Je  joins  ici,  IMessieurs,  la  copie  de  la  lettre  <|ue  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  écrire  hier  et  de  l'arrêté  que  vous  avez  bien  voulu 
prendre  en  conséquence. 

{Arch.  dép.  de  la  Seine-Inférieure .  Extrait  des  registres.) 


Lettre  de  31.  de  Lianconrt  à  M.  le  Ministre  de  la  Guerre. 

Houen,  le  9  aoi'il  1792,  l'an  4*^  de  la  liberté. 

Monsieur, 

J'ai  eu  1  honneur  de  vous  rendre  compte  (jue,  sur  la  demande  qui 
m'avait  été  faite  par  le  Département  de  l'arrivée  ici  de  huit  canons  du 
Havre  pour  l'instruction  plus  prompte  de  la  garde  nationale  de  cette 
ville,  j'avais  représenté  aux  corps  administratifs  qu'ayant  la  faculté 
de  les  faire  venir  en  vous  en  instruisant,  je  ne  pouvais  les  faire 
déposer  que  dans  un  lieu  absolument  à  la  disposition  du  départe- 
ment de  la  Guerre  et  que  le  quartier  de  ÎMartainville  me  semblait  être 
le  lieu  propice  ;  (|ue  tous  les  corps  réunis  avaient  acquiescé  sans 
aucune  difficulté  à  cette  condition,  dont  le  département  m'avait 
même  donné  l'assurance  par  écrit;  peu  de  jours  après,  différents 
membres  de  tous  les  corps  administratifs  m'avant  fait  connaître  qu'ils 
avaient  quehjues  intjuiétudes  récentes,  que  la  faction  qui  cherche  à 
répandre  partout  le  désordre  ne  parvint  à  donner  de  l'inquiétude  à 
la  partie  du  peuple  facile  à  égarer,  sur  le  lieu  de  dépôt  de  ces  huit 
pièces  de  canon,  ainsi  que  déjà  elle  avait  commencé  à  y  essayer;  et 
m'avant  demandé  si  je  ne  verrais  pas  d'inconvénient  à  les  laisser 
déposer  à  la  maison  commune,  j'ai  cru  devoir  v  consentir  et  je  le  fis 
en  assemblée  générale,  aux  conditions  que  les  clefs  des  magasins  où 
seraient  déposées  ces  armes  resteraient  entre  mes  mains,  le  Gomman- 


518  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

clant  de  la  Garde  Nationale  pouvant  en  avoirune  autre —  qu'une  [;arde 
de  troupes  de  liyne  serait  réunie  à  la  maison  commune  à  celle  de  la 
j'^arde  nationale  et  qu'enfin  ces  canons  qui  ne  seraient  prêtés  que 
pour  les  exercices  de  la  garde  nationale  demeureraient  ainsi  cons- 
tamment au  Département  de  la  Guerre.  —  J'ai  été  déterminé  à  cette  faci- 
lité :  1'  parce  que,  dans  un  temps  comme  celui-ci,  tout  ce  qui,  sans 
compromettre,  peut  tendre  à  la  conciliation  et  à  l'éloignement  de 
toute  méfiance,  me  semble  un  devoir;  2"  parce  que  la  proposition 
m'en  a  été  faite  dans  l'intention  la  plus  évidemment  bonne,  sans  que 
je  fusse  le  moins  du  monde  contraint  dans  ma  réponse  et  avec  l'en- 
tière assurance  des  corps  administratifs  que,  quelque  fût  le  parti  que 
je  croirais  devoir  prendre,  ils  emploieraient  tous  leurs  moyens  pour 
qu  il  nen  résultat  aucun  inconvénient  pour  la  tranquillité  publique 
ni  aucun  désagrément  pour  la  partie  militaire; — 3"  parce  quelabonne 
intelligence  est  entière  entre  les  corps  administratifs,  la  garde  natio- 
nale et  les  troupes  de  ligne  ;  —  4"  Enfin,  parce  que  nous  n'avons  pointde 
magasins  à  Martainville  ni  dans  aucune  dépendance  du  département 
de  la  Guerre,  tandis  qu  il  y  en  a  à  la  maison  commune  où  ces  canons 
seront  en  sûreté. 

J'espère  que  vous  approuverez  cette  disposition.  Toute  autre,  dans 
les  circonstances,  eût  eu  des  inconvénients. 

Le  Lieutenant  Générai 
commandant  la  15°  Division. 

Siijnc  :  LiANCOLT.T. 

(Àrch.   Iiist.   de   la   Guerre.    Correspondance    (jénérale.,   août   1792. 
La  copie  de  cette  lettre  est  aux  Arch.  dép.  de  la  Seine-Inférieure .) 


Réponse  du  Directoire  du  département  à  une  demande  d'explications 
du  Ministre  delà  Guerre.  (20  août  1792,  E.xtrait.) 

Il  a  été  nouvellement  transporté  huit  canons  du  Havre  à  Rouen; 
on  les  avait  fait  venir  dans  cette  ville  pour  servir  à  l'instruction  de  la 
garde  nationale  et  pour  exciter  les  citoyens  à  former  les  compagnies 
de  canonniers  ordonnées  par  la  loi. 

L'administration  a  désiré  d'autant  plus  vivement  (|ue  ces  compa- 
{fnies  se  formassent,  que  notre  Département,  frontière  du  côté  de  la 
mer,  pouvait  être  exposé  à  <juel([u'entreprise  de  la  part  des  Anglais, 
et  comme  ce  n'est  qu'avec  des  canons  qu'on  peut  empêcher  un  débar- 
(juement,  comme  il  n'y  avait  au  Havre  qu'une  demi-compagnie  d'ar- 
tillerie, comme  nous  n'avons  plus  de  compagnies  ,<;arde-côtes,  qui, 
dans  les  guerres  précédentes  faisaient  le  service  des  batteries,  nous 
avons  désiré  ([ue  les  canonniers  nationaux  qui  doivent  être  attachés  à 
chaque  bataillon  fussent  promptement  assez  instruits  pour  se  porter 
sur  les  c«>tes  au  moment  où  elles  seraient  attaquées. 


APPKNDICK  51!) 

On  doit  i(Mii;u(|iu'r  ciicoie  (|iK'  les  canons  appoitt'S  à  Uouon 
<le\aiont  t'tre  plus  à  porU-e  d'ôtio  transportes  an  besoin  sur  toute  la 
eùte  d  Eu  et  du  Tréport  et  de  protéjfcr  ainsi  la  sûreté  du  départe- 
ment. D'une  autre  part,  la  loi  autorisait  à  armer  de  canons  les  {^ardes 
nationales  et  à  former  pi-omptc^ment  des  compajpiies  de  canonniers. 
Le  zèle  des  citovens  était  rallenti  à  cet  éf^ard  par  le  défaut  de  canons 
dans  llouen.  La  municipalité  de  cette  ville  (|ui  était  en  droit,  suivant 
la  loi,  d  avoii'  24  canons  à  raison  de  ses  12  bataillons,  avait  pris  une 
délibération  pour  obtenir  notre  autorisation,  nous  avions  cru  par  la 
considération  de  la  dépense  ne  devoir  la  donner  que  pour  12  pièces 
et  nous  avions  renvové  la  municipalité  se  pourvoir  par  devant  le  corps 
lé[;islatif  pour  les  12  autres. 

Cependant,  la  déclaiation  du  danger  de  la  patrie,  la  nécessité  de 
mettre  nos  {jardes  nationales  en  activité  permanente  et  la  faculté 
donnée  au.x  généraux  de  requérir  dans  le  département  le  quart  ou 
la  moitié  des  canonniers  nous  faisaient  une  loi  de  nous  disposer  de 
telle  sorte  que  cette  faculté  ne  fut  pas  illusoire,  il  fallait  donc  favo- 
riser des  exercices  nécessaires,  et  par  ces  diverses  raisons  nous  avons 
désiré  que  la  {jarde  nationale  ol)tînt  du  département  de  la  guerre 
fautorisation  de  transporter  12  pièces  de  1  arsenal  du  Havre  en  atten- 
dant qu'elle  fût  en  possession  des  12  pour  lesquelles  nous  avions 
homologué  la  délibération  de  la  municipalité. 

Il  V  avait  d'autant  moins  de  difficulté  à  faire  venir  à  Rouen  les 
H  nouveaux  canons  (|ue  sur  une  demande  de  la  municipalité  de  Cau- 
debec,  ^I.  Servan,  ministre  de  la  ,",ueri-e,  par  sa  lettre^  du  4  juin  der- 
nier avait  lui-même  manjué  (|ue  l'artillerie  tenait  au  Havre  un  petit 
é([uipage  de  campagne  destiné  à  la  défense  des  côtes  qu'on  pourrait 
cinplovcr  dans  l'intérieur  en  cas  de  besoin. 

Enfin,  il  est  à  observer,  31%  que  les  12  pièces  de  canon, 
savoii"  :  les  8  nouvellement  apportées  et  4  autres  prêtées  à  la  munici- 
palité de  Rouen  depuis  1789,  ont  toujours  été  confiées  à  la  vigi- 
lance de  la  garde  national;  et  déposées  dans  Thôtel  commun  de  cette 
ville. 

Voilà,  'M%  les  motifs  de  ce  transport  d'artillerie  de  8  canons 
qui  s'est  fait  sous  l'escorte  de  la  garde  jiationale  et  des  troupes  de 
lis;ne. 

(Arcli.  dc'/j.  (le  la  Seinc-înférieiire.  Extrait  des  re(jistres.) 


Rapport  de  l'adjudant  Amahert  an  Ministre  de  la  (rucry-e  (août  1792). 

Extrait  : 

Les  armements  de  FAugleterre  et  ceux  de  la  Russie  ayantexcité  des 
allarmes  parmi  le  Commerce  de  Rouen  et  du  llàvre,  les  Corps  admi- 
nistratifs eurent   plusieurs   conférences   à  ce  sujet  avec   les  officiers 


520  LA    IIOCHEFOUCAULD-LIAISCOGUÏ 

{jénéraux,  à  la  suite  desquelles  31.  Liaucourt  me  demanda  connue 
chargé  par  mes  fonctions  de  tous  les  ordres  et  détails  généraux,  de  lui 
dresser  un  Etat  détaillé  de  tout  ce  qu'il  falloit  demander  de  l'arsenal 
du  Havre,  pour  avoir  à  Rouen  un  petit  train  de  huit  pièces  de  canon 
(|ui  devoit  avoir  le  double  objet  :  1"  de  servir  à  linstruction  de  la 
Garde  Nationale  de  Rouen,  en  attendant  que  les  pièces  de  canon  que 
la  3Iunicipalité  de  Rouen  avoit  commandées  fussent  achevées  ;  2"  de 
servir  comme  force  centrale  qui  seroit  prête  à  marcher  sur  Dieppe, 
Kécamp  ou  S'-Valery  dans  le  cas  ou  les  côtes  seroient  attaquées. 
Je  fis  en  conséquence  une  minute  du  nombre  et  du  calibre  des  pièces 
dont  il  devoit  être  composé,  mais  j'observai  qu'avant  de  déterminer 
les  quantités  de  munitions  et  outils  dont  elles  dévoient  être  accom- 
pagnées, il  étoit  nécessaire  de  connaître  exactement  celles  que  la 
municipalité  de  Rouen  possédoit  actuellement  à  la  IMaison  commune 
ou  dans  les  magasins  du  vieux  Palais  dont  elle  s'étoit  emparé  en  ma 
présence  en  ]789,  et  je  demandai  qu'il  fut  nommé  un  officier  muni- 
cipal pour  constater  cet  examen,  ce  qui  fut  accordé.  M.  Rabasse  fut 
choisi,  et  de  concert  avec  lui  et  M.  Le  llantier,  officier  d'artillerie 
venu  du  Havre  pour  des  épreuves  de  poudre,  on  vérifia  qu'il  y  avoit 
entre  les  mains  du  garde-magasin  de  la  commune  une  assez  {;rande 
quantité  de  boites  à  mitraille  et  de  boulets  de  4  et  de  8,  mais  qu'il 
n'y  avoit  qu'envii-on  <S0  gargousses  à  poudre  pour  canon  de  4, 
45,000  cartouches  à  balle  et  aucune  espèce  d'outils.  D'après  cela, 
M.  de  Liancourt  donna  ordre  à  M.  de  Ruzelet,  directeur  de  l'artil- 
lerie au  Havre,  denvover  dabord  30,000  cartouches  à  balles  et 
800  gar(;ousses  à  poudre,  dont  400  pour  calibre  de  4  et  400  pour 
calibre  de  8,  et  je  fus  chargé  de  reconnoitre  un  emplacement  où  ces 
munitions  pussent  être  déposées,  celui  de  la  commune  au  vieux 
palais  se  trouvant  rempli. 

M.  de  Ruzelet  avant  mandé  à  M.  de  JJancourt  ([u'il  seroit  plus 
facile  et  plus  économique  denvover  des  sacs  à  gargousses  vuides  avec 
les  cartouches,  et  de  les  faire  remplii-  à  Rouen  par  un  artificier  <ju"il 
enverroit,  M.  Liancourt  autorisa  cette  disposition,  les  cartouches 
arrivèrent  avec  l'artificier;  on  détermina  qu'il  seroit  logé  et  qu'il  tra- 
vailleroit  dans  la  caserne  de  Saint-Sever  et  que  les  munitions  seroient 
déposées  dans  une  salle  isolée  sous  la  surveillance  de  la  garde  du 
poste  et  que  les  clefs  en  seroient  remises  au  s"^  Vannier,  casernier  de 
la  JMunicipalité,  avec  ordre  de  ne  délivrer  aucune  des  munitions  quiv 
seroient  déposées  que  sur  un  ordre  par  é'crit  de  M.  I.,iancourt.  Ce  der- 
nier donna  un  ordre  pour  délivrer  L300  livres  de  poudre  seulement 
à  l'artificier  qui  en  demandoit  1,600  poui-  remplir  les  gargou.sses. 

Le  L'  août,  M.  Liancourt  me  chargea  d'adresser  à  3L  Ruzelet  l'état 
(|ue  j'avois  dressé  pour  ce  ([ui  devoit  être  envoyé  de  l'arsenal  du 
Havre  à  la  municipalité  de  Rouen,  j'exécutai  ses  ordres  sur-le-champ 
en  ajoutant  à  I\L  liuzelet  qu'il  seroit  le  maître  d'y  retrancher  ce  qui 
seroit  inutile  ou  cpii  ne  pourroit  être  prêt;  le  Département  donna  des 


APPENDICE  521 

ordres  pour  faire  préparer  de?:  clievaux  de  transport  sur  la  route  de 
Rouen  au  Havre,  mais  comme  il  v  avoit  à  Rouen  des  chevaux  pour 
1  artillerie  de  larmée,  qui  nétoient  pas  prêts  à  s'y  rendre,  M.  l.ian- 
court  crut  pouvoir  se  servir  de  (]uelqucs-uns  pour  éparjfner  la 
dépense,  et  on  donna  ordre  à  une  conipaj;nie  de  Salis  Saniade.  d  es- 
cortei'  ce  train  d  artillerie  ius(|u  à  Rouen. 

Je  suis  parti  le  2  août  pour  Amiens,  etc.,  et  n  étant  revenu  à 
Rouen  que  le  12,  jignoie  tout  ce  qui  s'y  est  passé  depuis  cet  inter- 
valle. Ce  jour-là,  le  train  d'artillerie  arriva  sans  accidentel  futdéposé 
dans  la  cour  et  les  jardins  de  la  Commune. 

Le  13.  l'arrivée  des  Gardes  suisses  et  les  propos  imprudents  d  un 
jjrenadier  de  Salis  occasionnèrent  un  mouvement  populaire  à  Rouen, 
qui  m'occupa  une  partie  de  la  matinée  pour  l'apaiser  et  en  prévenir 
les  suites,  et  comme  M.  Liancourt  venoit  de  m'annoncer  qu  il  partoit 
pour  se  rendre  sur  les  côtes  qu'il  avoit  reçu  ordre  de  faire  armer,  je 
me  rendis  à  la  séance  générale  de  la  Commune  pour  demander  que 
Ion  dressât  procès-verbal  de  tous;  les  effets  d  artillerie  et  des  muni- 
tions qui  étoient  arrivés,  et  j  indi([uai  (ju  on  devoit  y  comprendre 
ceux  qu'on  avoit  fait  préparer  à  S'-Sever. 

Le  même  jour,  ayant  fait  ma  visite  dans  le  (juartier  de  S'-Sever, 
le  canonnier  artificier  m  apprit  qu'il  avait  eu  ordre  pendant  mon 
absence,  de  faire  30.000  cartouches  à  balles  de  plus.  Je  pris  sur  moi 
de  suspendre  son  travail  et  lui  enjoijjiiis  d'en  prévenir  les  Commis- 
saires de  la  Commune  qui  dévoient  venir  faire  1  inventaire  des  muni- 
tions. 

Depuis  cette  époi[ue.  la  fermentation  avant  augmenté  les  alarmes, 
et  la  conduite  de  31.  Liancourt  le  10  ayant  inspiré  la  méfiance  {féné- 
rale.  la  Municipalité  a  cru  devoir,  pour  dissiper  les  fausses  impres- 
sions répandues  sur  cet  objet  et  sur  les  agents  militaires,  recevoir  des 
dépositions  sur  la  conduite  de  M.  Liancourt  à  cet  égard,  et  elle  m'a 
demandé  une  déclaration  que  je  lui  ai  donnée  hier  par  écrit,  laquelle 
exprime  avec  un  peu  moins  de  détails  ce  que  j  ai  l  honneur  de  vous 
mander. 

\oilà.  Monsieur,  tout  ce  (jue  je  sais  au  sujet  de  ce  mouvement 
d  artillerie  et  de  ses  motifs. 

[Arcli.  adm.  de  la  Guerre.  Dossier  Ainabert.) 


VI 

L'.\CTE  DE  unoncE  DC  3  DÉCEMBRE  1792.  fArchires  de  la  commune 

de  Liancourt.) 

Le  Lundv  trois  Décembre  mil  Sept  cent  (juatre  vingt  douze,  l'an 
premier  de  la  républicjuc  française,  dix  heures  du  matin,  en  la  sale 
publique   de  la  maison  commune  de  Liancourt  devant  nous  Ch"  1*"= 


522  LA    ROCIIEFOUCAULD-LIANCOURT 

(jout  membre  du  conseil  {fénéral  de  la  commune  dudit  Liancourt, 
département  de  l'Oise,  district  de  Clermont,  canton  dud.  Liancourt, 
Officier  public  demeui'ant  aud.  Liancourt,  nommé  et  commis  exprés 
par  délibéra""  du  Conseil  {général  de  lad'  commune  du  Vingt  huit 
Octobre  dernier,  pour,  en  exécution  delà  loy  du  Vinjjt  septembre  de, 
tenir  le  rej;istres  et  rédiger  les  actes  destinés  à  (-onstater  les  nais- 
sances, mariajfes,  décès; 

S'est  présenté  François  Gabriel  Gastineau  Citoyen  demevirant  audit 
Liancourt  au  nom  et  comme  fondé  de  la  procuration  générale  et  spé- 
ciale de  félicité  Sophie  Lannion  Epouse  françois  Alexandre  Frédéric 
La  Rochefoucauld  Liancourt,  domicilié  de  droit  en  cette  commune 
et  de  fait  absent  lad'  Lannion,  dem'  à  Monileury  Municipalité  de 
Verxois,  district  de  Gex,  département  de  Lain,  présentement  résident 
à  Paris,  icelle  procu""  passée  devant  Pean  du  S'-Gilles  et  son  confrère 
no'"  en  ladite  ville  le  vingt  deux  novembre  dernier,  dûment  enre- 
gistrée le  même  jour,  accompagné  des  citoyens  françois  rcmiMaupin, 
notaire  public,  Vaast  françois  Liévois  Officier  municipal,  chartes 
Julien  Lhotellier,  lîoucber,  et  Allexandre  Simphorien  Lbotellier,  tail- 
leur, tous  quatre  majeurs  et  témoins  amenés  exprés  et  demeurant 
audit  Liancourt. 

Lequel  nous  a  dit  que  sur  l'exposé  a  nous  par  lui  fait  audit  nom 
le  vingt  trois  novembre  d"  que  lad'=  félicité  Sophie  Lannion  entten- 
doit  demander  et  faire  prononcer  le  divorce  d'avec  ledit  La  Roche- 
foucauld Liancourt  son  mai'y  Emigré  pour  cause  de  lad' Emigration, 
avant  obtenu  de  nous  cédule  à  leffet  de  sommer  led.  La  Rochefou- 
cauld Liancourt  de  comparoitre  cejourd'huy  lieu  et  heure  présent 
par  devant  nous  pour  voir  prononcer  led.  divorce,  il  avoit  par  acte  de 
Goutart  huissier  dud.  jour  Vingt  trois  Novembre  dernier  enregistré 
et  en  vertu  de  notre  ditte  cédule  fait  sommer  ledit  La  Rochefoucauld 
Liancourt  en  son  dit  domicile  aud.  Liancourt  de  comparoir  cedit 
jourd'huy  lieu  et  heure  présent  par  devant  nous  à  l'effet  de  ce  que 
dessus;  l'original  de  laquelle  somma""  il  nous  a  à  l'instant  représenté 
duement  en  forme  et  portant  décla""  aud.  La  Rochefoucauld  Liancourt 
c|U(;  la  ditte  Lannion  n'entendoit  nullement  se  servir  de  l'acte  de 
divorce  prononcé  et  rédigé  par  led.  Louis  Guibet  l'un  des  officiers  de 
lad'  municipalité  de  Liancourt  le  seize  Novembre  dernier  en  notre 
absence  pour  les  causes  reprises  en  la  cédule  dud.  jour  Vingt-trois 
Novembre  dernier  dont  copie  avoit  été  donnée  en  tête  de  lad'  som- 
mation; il  nous  ré([uer()it  de  prononcer,  soit  en  absence  soit  en  pré- 
sence dud.  La  Rochefoucauld  Liancourt,  le  divorce  par  elle  demandé 
en  vertu  de  l'artic-hMjuatre  du  para(;rafe  premier  de  la  loy  du  même 
jour  vinjft  septembre  mil  sept  cent  (juatre  vinjjt  douze,  et  ce  pour  la 
cause  sus  énoncée. 

SuHjuoy  nous  Officier  publiqvu',  après  avoir  attendu  jus([u'à  midy 
sonné  sans  (|ue  led.  Alexandre  frédéric  La  Rochefoucauld  Liancourt 
se  soit  présenté,  ([uoi  (jue  sommé,  et  Vu  : 


Al' PEND]  CE  523 

1°  La  piocuratioii  sustUitU'C  <'t  iiieiitioiint'O,  autlioiisaiit  !<■  (•oiii|)a- 
rant  à  l'effet  spéciale  des  présentes. 

2"  Le  certificat  délivré  par  tliomas  LeToniunir  inédccindc  la  l'acuhé 
de  Paris  inserré  en  un  acte  en  foriiie  de  procuration  passée  en  miiiuttc; 
devant  M"  Peau  do  S'-Gilles  et  son  confrère,  notaires  à  Paris  le  (|ua- 
torze  dudit  mois  de  novembre  dernier  duement  enrej-istré. 

3»  L'acte  en  forme  délivré  par  les  citoyens  administrateurs  compo- 
sant le  directoire  du  département  d(!  l'Oise,  le  Vin;;!  et  un  Novembre 
dernier  portant  certifficat  de  ri':nii{;ration  déclaré  dudit  La  Roche- 
foucauld Liaiicourt  et  de  la  confiscation  pr»)cianié  en  conséquence  par 
mandement  dud.  Directoire  du  Vin^jt  trois  Octobre  aussi  d". 

Lesquels  procuration,  certifficat  et  acte  seront  cy  après  transcrits 
pour  annexes. 

En  Vertu  de  la  ioy  ci-dessus  citée,  concernant  les  causes,  le  mode 
et  les  effets  du  divorce,  et  attendu  cjue  les  formes  prescrites  pai-  la 
section  cin(i  de  celle  qui  détermine  le  mode  de  constater  Tétat  civile 
des  Citoyens  ont  été  observé,  Nous  déclarons  le  mariage  d'entre 
francois  Alexandre  frédéric  T.a  Rochefoucauld  Liancourt  et  félicité 
Sophie  Lannion  dissous  par  le  divorce  pour  cause  de  l'Emiffration  du 
mary  duement  constaté  et  vériffié.  donnons  acte  au  surplus  au  com- 
parant à  sa  ré(juisition  expresse,  de  ce  qu'il  déclare  d'abondant  pour 
lad«  Lannion  sa  commetante  n'entendre  se  servir  de  l'acte  de  divorce 
dud.  jour  seize  Novembre  dernier,  comme  n'ayant  pas  été  précédé 
des  citation  et  délais  quelle  à  quoi  (|ue  surhabondamment  peut-être, 
été  conseillée  d'emploier,  et  de  ce  quelle  entend  en  conséquence  que 
led.  acte  soit  déclaré  comme  non  avenu  au  iiioven  des  présentes. 

Ce  fut  fait  et  prononcé  lesd.  jour  et  en  présence  des  témoins  sus- 
nommés, lesquels  ainsi  que  le  comparant  aud.  nom  ont  siffné  avec 
nous. 

Ont  sifjne  :  Maui'in,   Liévoxs,  Alexandre  Lhotei.mer, 
Charles  Julien  Lhotelié,  Gastineat,  Ooit. 


VII 

Lettre  du  20  décembiie  I  "!):>  poi  ii  la  dkfknse  du  r.oi  [l] .  l^British 
Muséum,  T.  I  104  (4). 

Lettre  de  M.  de  La  Ilochefoiicauld-LJancouvt  à  Monsieur 
de  Maleserbes. 
Monsieur, 

Tout  homme  impartial  (jui  pense  connoitre  les  devoirs  des  Rois,  et 
qui  les  croit  aussi  ri;;oureux  <[u'ils  le  sont  réellement,  voit  dans  l'acte 

(1)  Les    imionibrables    fautes  (jiii  émailloiit    celte    lettre     (sillable   pour    syllabe,    etc.) 


524  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

('iionciatif  des  crimes  de  T.ouis  XVI  la  matière  complette  dune  Apo- 
logie de  ce  Prince  infortuné. 

Les  réponses  simples,  claires,  précises  a  faire  cliaqu'un  des  articles, 
lui  démontrent  que  quand  le  vœu  de  la  Nation  n'était  manifesté  que 
par  les  cahiers,  Louis  XYI  a  pris  ce  guide  pour  la  direction  de  sa 
conduite;  que  cjuand  après  le  5  Octobre  il  a  cru  voir  dans  le  silence 
général  du  Royaume  une  adhésion  à  l'acte  d'insurrection  et  de  force 
qui  l'avoit  amené  malgré  lui  à  Paris,  il  ne  s'est  plus  occupé  qu'à  faci- 
liter la  marche  de  l'assemblée  en  appellant  son  attention  sur  ce  qu'il 
crovoit  le  véritable  intérêt  national,  en  cherchant  à  raprocher  les 
partis,  a  détruire  les  haines,  servant  enfin  le  bonheur  public  des 
moyens  qui  lui  restoient;  que  depuis  qu'il  a  accepté  la  Constitution, 
il  ne  s'est  plus  attaché  qu'a  la  faire  exécuter  et  à  la  défendre,  et 
<ju'enfiii  toutes  les  pensées  de  son  cœur,  toutes  les  actions  de  sa  vie 
nont  eu  depuis  le  commencement  de  la  Révolution,  comme  avant, 
pour  but  que  le  bien  du  Peuple. 

Les  accusations  dirigées  contre  le  Roy  sont  telles  que  le  plus 
simple  bon  sens  suffit  pour  en  faire  sortir  avec  évidence  les  preuves  les 
plus  indubitables  que  la  France  n"a  jamais  eu  un  Roy  plus  occupé  de 
son  bonheur  ;  et  les  fabricateurs  de  cet  acte  se  fussent  sans  doute 
efforcés  a  le  rendre  au  moins  plus  spécieux,  si  le  projet  d'immoler 
Louis  XVI  d'après  certains  principes  énoncés  à  la  tribune  neleureut 
pas  fait  juger  ce  soin  même  superflu. 

Puisse  cette  horrible  inquiétude  être  sans  fondement  puisse-t'elle 
être  la  terreur  vaine  d'un  ami  de  l'humanité  et  de  la  justice,  d'un 
Français  qui  tient  encore  a  ce  ({ue  son  pays  ne  comble  pas  aussi 
atrocement  son  déslionneur,  d'un  de  ces  hommes  les  plus  attachés  à 
Louis  XVI  parce  qu  il  la  vu  dans  toutes  les  positions  depuis  qu'il 
règne,  et  parce  qu'il  ne  croit  pas  que  plus  de  droiture,  d'honnêteté, 
de  dévouement  à  la  chose  publique,  plus  d'oubli  de  soi-même,  puis- 
sent honorer  le  cœur  d'un  homme  quel  qu'il  soit. 

C  est  à  ce  titre  que  sans  prétendre  me  placer  a  côté  des  grands 
talents  qui  devaient  s'offrir  pour  défendre  Louis  XVI,  j'avais  cepen- 
dant osé  me  proposer  pour  son  défenseur,  dans  une  lettre  en  date  du 
19  Novembre,  que  j'ai  prié  M.  Barere  alors  président  de  lui  faire  par- 
venir. 

Plus  heureux  ijue  tous  ceux  que  les  proscriptions  ont  forcé  de 
([uitter  la  France,  vous  avez  pu.  Monsieur,  être  accepté  en  vous  pro- 
posant pour  faire  valoir  les  droits  de  cet  illustre  accusé. 

s  expliiniont  par  Ir  l:iit  i|ii'elle  a  l'ti-  Imprimée  très  hâtivement  en  Angleterre  (chez  Isaac 
HerbtTt,  libraire,  n"  (i,   l'ail  Mail,  1703). 


Al'l'E.MdCE  525 

Moins  d'habilcU'  que  la  votre  mettraient  en  évidence  linnocence 
du  Koi:  et  votre  honnêteté,  votre  coura^je,  celui  de  vos  recomman- 
dables  associés  ont  la  confiance  de  tout  ce  qui  s'intéresse  a  ce  vertueux 
et  malheureux  Prince,  c'est  à  dire,  de  toute  l'Europe,  du  monde 
entier,  moins  une  horde  de  cannibales,  é{;arés,  peut  être  par  uiu; 
vinjftaine  de  scélérats  et  certainement  pour  l'intérêt  d'un  seul. 

Tout  travail  [nmy  la  défense  du  Koi  préparé  loin  de  lui  a  dû  être 
suspendu,  dès  qu'il  a  eu  cboisi  ses  deffenseurs;  car  quoique  l'évi- 
dence naisse  de  partout,  Tesprit  de  la  défense  doit  être  un,  et  les 
hommes  qui  donneraient  leur  vie  pour  sauver  le  Roi,  parce  qu'ils  le 
savent  exempt  de  tache,  doivent  faire  taire,  même  leur  zèle  pour  ne 
pas  {jènerla  marche  de  ses  avocats.  La  brièveté  du  tems  donné  pour 
sa  défense  serait  encore  un  obstacle  a  tout  espoir  de  répandre  à  tems 
des  mémoires  faits  ici. 

Je  j<;arde  donc  comme  note  pour  l'histoire,  le  commencement  du 
travail  que  j'avais  fait  :  et  m'en  rapportant  à  tout  ce  (jue  vous  pouvez 
dire  sur  le  fond  de  la  question,  permettez-moi  de  vous  déposer 
(;omme  témoin,  deux  faits  importants,  dans  mon  opinion,  pour  con  ■ 
courir  a  cette  preuve  jfeneralement  irrécusable  du  caractère  suivi 
d'un  homme  et  par  laquelle  il  est  presque  sans  aucune  preuve,  jujyé 
par  la  justice  et  la  raison,  incapable  d'aucune  action  fortement  dis- 
parate. 

On  se  rappelle  la  journée  du  li  Juillet  1789;  on  sait  que  le  Koi 
ignorait  le  soir  a  onze  heures  quand  les  Ministres  le  quittèrent,  la 
prise  de  la  Bastille  et  tout  ce  qui  se  passoit  a  Paris,  (|ue  chacun  d'eux 
ou  voulait  lui  cacher,  ou  peut  être  ignorait  lui  même.  J'avais  eu  la 
certitude  de  l'ignorance  ou  en  était  le  Roi,  puisque  j'avais  entendu 
ces  Messieurs  avec  qui  je  sortis  de  chez  lui,  l'assurer  qu'ils  n'en 
avaient  pas  la  moindre  connaissance.  Revenu  à  l'Assemblée,  j'en 
acfjuis  la  certitude  par  deux  députés  qui  en  avaient  été  témoins,  et 
qui  en  faisaient  le  récit  à  haute  voix.  Je  crus  de  mon  devoir  d'en 
instruire  le  Roi;  je  sentais  l'importance  pour  mon  pays  et  pour  lui 
qu'il  en  fut  informé,  et  le  danger  de  l'ignorance  ou  on  le  tenait;  j'v 
courus  a  l'instant  :  il  était  une  heure  dans  la  nuit.  Je  lui  peignis, 
avec  la  vivacité  naturelle  a  la  circonstance,  l'état  de  Paris  et  les 
menaces  atroces  ([ue  M"'  de  Vimphen  avait  dit  à  l'Assemblée  être  les 
discours  d'une  partie  du  peuple  et  qui  devaient  effrayer  le  Roi  pour 
tout  ce  qui  l'entourait. 

Qu\ii-je  donc  fait  pour  (jiie  le  peuple  s'eleve  contre  /no«,  dit-il,  avec 
une  douleur  profonde  mais  calme,  qu'il  lise  avec  moi  ma  conscience  et 
il  verra  si  jamais  il  a  eti  un  meilleur  ami,  si  depuis  (/ue  j'ai  le  droit  de 
m'occuper  de  son  bonheur,  mon  cœur  a  jamais  eu  une  autre  pensée. 
Je  jure  qu  aucun  sentiment,  de  colère,  de  ressentiment,  d"in(juiétude 


526  LA    BOCHEFOUCAULD-LIANCOUUT 

i)ersonnollo  ne  troublait  la  peine  profonde  qu  il  éprouvait  en  voyant 
ses  bonnes  intentions  si  méconnues,  et  (juil  trouva  seulement  dans 
ce  cœur  ami  du  peuple,  dans  cette  constante  horreur  de  faire  répandre 
du  sany,  pour  ce  qu'on  pouvait  croire  être  sa  cause,  dans  sa  disposi- 
tion a  sacrifier  de  son  autorité,  ce  (pii  était  utile  au  bien  de  l'état,  le 
conseil  d'aller  se  réunir  a  l'Assemblée;  parti  que,  malgré  les  avis 
contraires,  il  adopta  fortement  paice  qu'il  vit  dans  cette  nouvelle 
alliance  du  trône  avec  le  peuple,  un  moyen  certain  d'étouffer  sur  le 
cliamp  des  germes  de  discorde  capables  de  compromettre  la  liberté 
publique.  Des  expressions  si  calmes  et  si  sensibles  au  récit  de  tels 
evenemens  prouvent-elles  vme  ame  avide  d'autorité  et  de  sang?  et 
<[uelle  preuve  plus  positive  au  contraire  peut  exister  jamais  de  l'im- 
perturbable bonté  du  caractère  le  plus  digne  de  reconnaissance  et 
d'amour? 

Il  faut  se  rappeller  qu'a  cet  époque  chacun  regardait  encore  la  con- 
vocation des  Etats  Généraux  comme  un  bienfait  du  Roi,  et  que  plus 
il  pouvait  lui  même  partager  cette  idée,  plus  sa  démarche  avait  de 
générosité;  et  plus  surtout  est  inapréciable  le  mouvement  de  son 
cœur,  qui  ne  lui  laissant  voir  son  intérêt  que  dans  celui  du  peuple, 
lui  en  faisait  un  devoir. 

Le  second  trait  que  |e  vais  vous  fouiiiir,  a  pt'ut  être  (juelque  chose 
de  plus  frappant,  et  de  plus  caractéristi(|ue  encor.  Le  Roi  arrivait  de 
Varennes  ;  il  avait  été  ramené,  prisonnier  par  le  peuple,  couvert 
d  insultes,  et  ceux  qui  avaient  pjvsidé  a  son  retour,  a  son  entrée  dans 
Paris,  a  son  arrivée  aux  Thuilleries,  semblaient  préparer  d'avance  la 
destruction  de  la  Monarchie,  en  avilissant  la  royauté  par  toutes  les 
recherches  imaginables  :  enfin  ce  mallieureux  Prince  avait  été  tour- 
menté par  les  plus  continuelles  inquiétudes  pour  tout  ce  qui  l'entou- 
rait, abreuvé  d'humiliations  et  d'amertumes.  C  est  dans  le  moment  de 
son  arrivée,  dans  ce  premier  moment  ou  abandonné  par  la  foule  des 
Gardes  Nationales,  et  des  députés  qui  avaient  depuis  sa  descente  de 
voitui'e  favorisé  sa  marche  et  celle  de  sa  famille,  que  je  me  trouvai  seul 
avec  lui  :  Pressé  du  désir  de  lui  faire  connaitre  combien  mon  cœur 
était  malheureux  de  sa  peine,  mais  n'osant  par  cette  peine  même, 
par  mon  respect  qui  redoublait  pour  lui  par  son  malheur  proférer 
une  parole  :  y\li!  me  dit-il,  fjue  j'ai  souffert  depuis  six  jours  :  si  j'eus 
atteint  le  but  de  mon  voyaye,  le  peuple  aurait  vu  si  je  méritais  ses 
soupçons  et  son  injustice  ;  j'ai  vu  tuer,  massacrer  autour  de  moi;  plu- 
sieurs hommes  honnêtes  et  innocens  sont  compromis  pour  moi;  que  j'ai 
souffert  et  (jue  j'ai  de  peines! 

Dans  le  peu  de  mots  (|ue  ma  douleur  me  permit  de  lui  répliquer, 
je  lui  dis  que  les  hommes  qui  lui  avaient  conseillé  un  tel  parti,  s'étaient, 
même  dans  leur  propre  sens,  cruellement  trompés  a  son  desavantage, 
puisqu  il    ("tait   évident  aux   veux   de  tout   homme    raisonnable    «|ue 


A  l'  P  i;  M  >  I  C  E  527 

rAsscnibh'c.  ([110  dans  leur  calculs  ils  voulaient  pçrdio,  était,  il  y  a 
huit  jours,  sans  crédit  dans  le  Uovaunie,  et  <ju  elle  avait,  pai' le  départ 
du  Kui,  acquis  dans  l'opinion  publique  une  autoiité  telle  qu'elle 
n  en  avait  jamais  eu  encore,  u  AU  tant  mieux,  me  dit-il,  tju'elle  la 
garde  cette  autorité,  et  qu'elle  la  fasse  tourner  au  bonheur  du  peuple, 
au  retour  de  la  paix,  de  la  tranfpùlUté,  de  la  sûreté  publii/îte  /e  la 
bénirai  le  premier.   » 

C'est  à  ses  ennemis  i|ue  je  demande,  si  le  lloi  capable  d'un  tel  sou- 
hait dans  un  moment  où  1  impression  de  toutes  ses  souffrances  lui 
donnaient  au  moins  momentanément  le  droit  à  tous  les  ressentimens, 
n'est  peut  être  pas  le  sîhiI  homme  sur  la  terre  capable  de  tant  de 
bonté,  et  j(!  jure,  sur  ce  <ju  il  y  a  de  pi  us  sacré  pour  un  honnét(>  homme, 
que  je  n'altère  pas  de  la  moindre  sillable  la  vérité  de  cette  réponse  : 
elle  était  faite  pour  être  a  jamais  (jravée  dans  l'espi'it  et  dans  le  cœur 
de  tout  homme  qui  l'aurait  entendue.  Dévoué  au  bonheur  de  mon 
pays,  et  a  l'intérêt  du  peuple,  le  Roi  connaissait  sans  doute  mon  atta- 
chement poui'  ma  patrie,  et  je  m'en  honorais  à  ses  yeux;  mais  il  con- 
naissait aussi  mon  indissoluble  attachement  pour  lui  (|ui  en  était 
inséparable,  et  certes  en  cet  instant  il  pouvait  en  douter  moins  (jue 
jamais.  Osera-ton  dire  que  le  v(eu  fait  devant  celui  qu'il  avait  pris 
pour  le  moment  pour  confident  de  ses  peines,  n'était  pas  l'expression 
de  son  cieur  ;  et  voila  1  homme  (|ue  l'on  accuse,  à  la  vérité  sans 
le  croire,  d'avoir  vouler  verser  le  san;;  du  [)euple. 

Combien  de  fois  depuis  la  révolution,  dans  les  moments  ou  la  foule 
ejfarée  menaçait  les  Thuilleries,  ne  lui  ai-je  pas  oui  dïvc,  Ah,  si  le 
sacrifice  de  ma  vie  est  utile  au  bonheur  de  la  l'rance,  .l'y  suis  pré- 
paré. Enfin  si  les  deux  faits  <|ue  je  viens  de  vous  rapporter,  ont 
(|uelque  chose  de  plus  imposant  que  beaucoup  d'autres  en  faveur  de 
Louis  XVI,  chacune  des  personnes  (|ui  l'ont  aproché,  tous  ses 
Ministres,  même  ceux  que  les  Jacobins  ont  fourni,  en  pourraient  citer 
(|ui  ne  laisseraient  aucun  doute  sur  la  constante  di'oiture  de  ses  inten- 
tions. Toutes  les  actions  de  sa  vie  consultées  huont  connaitre  son 
caractère  moral,  ses  principes  et  serviraient  elles  seules  a  sa  défense, 
en  le  montrant  incapable  des  desseins  dont  ses  ennemis  se  plaisent  à 
l'accuser. 

Les  dangers  de  Louis  XVI  sont  dans  la  rajje  de  ses  ennemis,  dans 
re;;arement  d'une  partie  du  peu[)le,  dans  la  faiblesse  des  bons 
citoyens.  Encore  une  fois,  son  accusation  ne  j)resente  rien  cjuinesoit 
aisé  à  détruire  :  mais  en  fùt-il  autrement,  ce  ne  serait  pas  la  première 
fois  que  des  soupçons  difficiles  à  combattre,  seseraientaccumuléssur  la 
tète  d'un  homme  vraiment  innocent;  car  on  peut  re^jarder  comme  tel 
celui  (|ui  peut  repondre  à  ces  soupçons  par  toute  sa  vie,  celui  dont  on 
a  toujours  dit  (ju'il  était  le  plus  honnête  homme  de  son  royaume, 
celui  dont  les  accusateurs,  dont  les  ennemis  d';iujourd  liui  ne  profé- 


528  LA    ROCHEFOLTCAULr)-LIA>;COUirr 

raient  pas  le  nom,  soit  dans  leurs  ouvra;;es,  soit  clans  leurs  discours, 
sans  reconnaitre  et  vanter  les  vei'tus,  celui  que  tous  les  cahiers  com- 
blaient d'éloges  et  de  bénédictions,  celui  que  l'Assemblée  Constituante 
elle  même  a  décoré  du  beau  titre  de  Restaurateur  de  la  Liberté;  celui 
enfin  dont  aujourd'hui  on  demande  le  supplice  comme  nécessaire  à 
la  politi(|ue,  à  la  preuve  de  la  légitimité  de  la  Republique  en  recon- 
naissant toutes  fois  que  pour  le  condamner  il  faut  violer  toutes  les 
règles  de  la  justice. 

Mais  il  existe  une  autre  preuve  irréplicable,  par  la([uelle  il  sera 
démontré  que  toutes  les  actions  de  Louis  XVI,  que  toutes  ses  pensées 
sont  favorables  à  sa  justification,  et  cette  preuve  que  la  modestie  du 
Roi  ne  lui  permettra  peut-être  pas  d'indi(juer  à  ses  défenseurs,  je  le 
leur  indique.  Elle  est  dans  les  mains  de  la  Convention  Nationale, <|ui 
peut,  qui  doit  et  qui  voudra  sans  doute  la  faire  connaître.  Elle  a  été 
trouvée  dans  les  Papiers  des  ïhuilleries.  C'est  un  mémoire  du  Roi, 
dans  lequel  il  s'est  peint  lui-même  avec  son  caractère,  ses  qualités  et 
ses  défauts;  dans  lequel  il  expose  les  efforts  qu'il  a  fait  pour  sur- 
monter les  obstacles  qui  s'opposaient  on  lui  même  à  ce  qu'il  fut  tout 
ce  qu'il  voulait  être,  dans  lequel  il  a  développé  toutes  les  vues  qu'il 
a  apporté  sur  le  trône,  les  projets  aux  quels  il  a  résisté,  ceux  qu'il  n  a 
pu  remplir,  ceux  (|u  iln'a  pas  osé  entreprendre  et  ou,  en  avouant  ses 
(îrreurs,  il  se  retrouve  sans  cesse  pénétré  de  l'amour  inaltérable  de 
la  justice  et  de  l'intention  constante  de  faire  du  bien  au  peuple. 

Il  n'est  pas  un  seul  homme  que  la  lecture  de  cet  ouvrage  ne  rendit 
l'ami  de  celui  qui  écrivant  ainsi  pour  lui  et  faisant  j)Our  ainsi  dire 
son  testament  de  mort  et  la  confession  de  sa  vie  toute  entièi'e,  a 
laissé  de  lui  même  un  portrait  que  la  calomnie  ne  pourra  jamais 
altérer. 

Voila  Monsieur  quelques  faits  que  j'ai  crvt  devoir  vous  faire  par- 
venir a  la  hâte  et  qui  me  semblent  présenter  un  Corps  de  preuves 
capables  de  détruire  des  inculpations  même  plausibles.  Ces  faits  ne 
sont  pas  tous  inconnus;  je  me  suis  plu  a  répandre  ceux  qui 
m'étaient  pour  ainsi  dire  personnels.  Monsieur  Bertrand  a  cité  suc- 
cinctement un  de  ces  faits  dans  une  lettre  qu'il  a  dernièrement  écrite 
au  Président  de  la  Convention  Nationale. 

IMais  j'ai  pensé  (jue  mon  affirmation,  mon  serment  de  leur  vérité 
fait  en  vos  mains  et  dans  celles  de  vos  estimables  collègues,  dans  la 
plus  scrupuleuse  pureté  de  ma  conscience,  pourrait  donner  quelque 
chose  de  plus  authenti(|ue  et  de  plus  fort  à  la  connaissance  vague 
(ju'en  ont  déjà  plusieurs  personnes.  Vous  les  recevrez.  Monsieur, 
avec  l'intention  (|ui  vous  les  envoyé,  et  dites-vous  sans  cesse  dans  la 
belle  carrière  (|ue  vous  remplisses  (pie  vous  êtes  l'objet  de  radmira- 
tion,  du   respect  et  de  l'envie  de   tous  les  h^rancais  ([ui  ne  sont  pas 


APPENDICE  529 

encore   pervertis,   de   tout  ce  qui  d'un  boni  du  inonde^  à  l'antre  met 
<]uelque  prix  à  l'Iiuinanité  et  à  la  justice. 

La  Rochefoucauld  Liangourt. 

Bury,  Suffolk,  ce  20  (léceml)ic,  1792. 


VIII 

ÀRRÉTli    DE    RADIATION    PROVISOIRE    DE    l'aDMINISTRATION    CENTRALE 

DE  l'oise,non  daté.  [Pluviôse  an  Vlff,  janvier  ou  février  1800. 
Arch.  nat.^  F^  5444.) 

Vu  la  Pétition  présentée  à  L'administration  Central  par  françois- 
Alexandre-frederic  Larochefoucaithl  Liancourt  dans  laquelle  il  expose 
qu'il  à  été  obligé  de  quitter  la  France  pour  se  soustraire  à  la  fureur 
des  bourreaux  qui  se  présentoient  et  qui  ont  immolé  sa  famille; 
qu'ayant  obtenue  une  mise  en  surveillance  qui  [jui  a  permis  de  rentrer 
pour  suivre  sa  demande  en  radiation  do  La  Liste  Général  des  Emi- 
jjrés  ou  il  à  été  inscrit  à  la  date  du  16  IHuviose  an  2,  Il  s'adresse  à 
L'administration  du  Département,  a  ]\>fl(!t  d'obtenir  sa  radiation  Pro- 
visoire. 

Vu  la  Copie  Certifiée  d'un  manda  d'arrêt  décerné  par  la  Municipa- 
lité de  I^aris  contre  le  dit  Citoyen  Larocliefoucauld.  le  16  Aoustl792, 
conçu  en  ces  termes  : 

«  Municipalité  de  Paris  en  marge. 

<(  Département  de  Police  et  Garde  N"'"  N"  167. 

«  Ordre  à  notre  Concitoyen  Bonnet  d'arrêter  et  saisir  partout  où  il 
«  Le  trouvera  le  S'  Liancourt  ci  devant  membre  de  I/assembléeCons- 
«  tituante,  demeurant  ordinairement  rue  de  Varennes.  f.  M.  S'  Ger- 
"  main  et  d'apposer  les  scellés  sur  ses  papiers,  re<{uérons  les  Com- 
<(  mandans  du  peuple  armé  et  le  peuple  Lui-même  de  prêter  main 
«  forte  pour  l'Exécution  du  Présent  ordre,  fait  à  la  Mairie  le  Seize 
«  Aoust,  mil  sept  cent  quatre  vingt  douze.  L'an  4  de  la  Liberté  et  le 
"   I"  de  I/égalité,  les  Administrateurs  de  Police  et  surveillance. 

((  Sifjnés,  DuFFORT,  françois,  Caili.y  et  Chartrey.  » 


Vu  la  copie  certifiée  à  La  Lettre,  Ecrite  par  le  iMinist?-edela  Police 
Général  de  la  Répul)li(ju(>  au  Ministre  des  Relations  l"2xtérieurs,  Le 
6  frimaire  demie i"  dont  la  Teneur  suit  : 

«  Paris  Le  6  frimaire,  an  8.  de  la  Répubiicpie  une  et  indivisible,  le 

3* 


530  LA    ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT 

«  Ministre  de  la  Police  Général  de   la  République  au  Ministre  des 
(I  Relations  Extérieurs. 

<(  Je  reçois  mon  cher  Collèj^ue  votre  lettre  en  faveur  du  Citoyen 
«  Liancourt  et  je  donne  ordre  qu'il  soit  expédié  sur  le  champ  une 
«  surveillance;  Je  le  fait  parceque  j'ai  le  sentiment  profond  que  J'ai 
u  rendu  justice  à  un  homme  de  bien,  à  un  Citoyen  qui  a  toujours 
«  bien  mérité  de  son  Pays.  Aucune  considération  particulière,  aucune 
u  crainte  Pusillanime  ne  peut  m'empêcher  de  remplir  ce  devoir,  et 
a  je  me  contente  de  plaindre  les  hommes  qui  ne  sont  pas  assés  forts 
«  pour  être  justes. 

u  Salut  et  fraternité.  "  Signé  :  Foughé.   n 


Vu  aussi  plusieurs  Extraits  de  Procès  Verbaux  du  Conseil  général 
du  Département  de  L'oise  des  mois  d'Aoust  et  T"""  1792  ci  joints  : 

Considérant  qu'il  est  étal)li  par  ces  Procès  Verbaux  que  vers  la  fin 
d'Aoust  et  au  commencement  de  """^  1792,  diverses  Bandes  dliommes 
armés  et  étrangers  au  Département  de  L'oise  se  sont  répandus  princi- 
palem'  dans  les  Environs  de  Clermont,  que,  dirigés  par  des  Chefs  qui 
n'avoient  reçu  aucune  autorisation  Le{;itime,  ces  hordes  de  Brigands 
et  d'Assassins  ont  fait  des  perquisitions  dans  plusieurs  Châteaux,  et 
ont  enlevé  des  effets  précieux,  après  avoir  massacré  ceux  qui  ont  tenté 
de  s'y  opposer;  que  des  Ecclésiastiques  ont  été  enlevés  à  force  ouverte 
et  conduits  à  Paris  où  ils  ont  péri  dans  les  journées  des  2  et  3  7''". 

Considérant  que  le  nommé  Gauthier  Coutance  l'un  des  Chefs  de 
ces  Bandes  armées,  à  fait  dans  le  Château  de  Liancourt  une  perquisi- 
tion violente  pour  y  trouver  le  Pétitionnaire;  que  le  dit  Gauthier 
Coutance  était  alors  chargé  par  la  Commune  de  Paris  de  faire  arrêter 
des  nobles,  des  Prêtres,  et  notamment  le  Pétitionnaire  ainsi  que  son 
respectable  parent  La  Kochefoucault-Ex  Président  du  Dép'  de  Paris. 

Considérant  qu'il  est  évident  que  si  le  Pétitionnaire  à  cette  Epoque 
eut  été  trouvé  dans  ses  foyers  il  eut  été  arrêté  et  mis  à  mort  par  les 
Assassins  «jui  le  poursuivoient  avec  acharnement,  que  le  Pétitionnaire 
étoit  d'autant  plus  fondé  à  craindre,  que  sa  famille  entière  paroissoit 
alors  Proscrite,  à  en  juger  par  le  massacre  de  l'Ex  Président  du 
Département  de  Paris,  à  cinq  Lieues  de  la  Commune  de  Beauvais  et 
de  deux  autres  Membres  de  la  famille  des  Larochefoucauh,  l'un 
loveque  de  cette  Commune  et  l'autre  Évê(iue  de  Saintes,  tous  doux 
massacrés  dans  les  I^'isons  de  Paris;  ainsi  que  Charles  Rohan 
Chabot,  Parent  du  Pétitionnaire. 

Considérant  que  les  Loix  des  22  Germinal  et  22  Prairial  An  3,  ont 
consacré  le  principe,  que  l'absence  du  territoire  français  occasionnée 
par  la  nécessité  de  se  soustraire  aux  poij;iiards  des  assassins,  et  de 
mettre  sa  vie  en  sûreté,  n'est  point  crinunelle  et  qu'elle  emporte 


APPENDICE  531 

L'esprit  de  retour  sur  sa  patrie  à  laquelle  on  conserve  de  L'attache- 
ment par  des  relations  de  parenté;  de  Domicile  et  de  Propriété. 

Considérant  que  le  Pétitionnaire  à  été  obligé  de  fuir  pour  dérober 
ses  jours  au  fer  des  Assassins  —  Jusqu'à  ce  que  le  retour  à  L'ordre  et 
la  Proclamation  des  Principes  qui  animent  le  Gouvernement  l'aient 
assuré  qu'il  y  avoit  sûreté  pour  sa  vie. 

Considérant  que  le  Gouvernement  Précédant  n"a  point  rejjardé  le 
réclamant  comme  un  véritable  Emigré,  banni  à  perpétuité  du  teri- 
toire  français  de  la  Répuldique;  puis  qu'il  est  de  notoriété  que  c'est 
d'après  une  autorisation  du  Directoire,  que  le  Pétitionnaire  est  resté 
eu  Batavie,  lorsque  les  lîimigrés  français  ont  été  obligés  d'en  sortir. 

Considérant  que  les  Consuls  de  la  République  en  permettant  au 
Pétitionnaire  de  rentrer  sur  son  téritoir,  l'ont  regardé  comme  un 
français  qui  n'avait  point  abjuré  sa  Patrie,  mais  au  contraire  qui  dans 
son  Exil  n'avoit  cessé  d'aspirer  après  le  moment  favorable  de  son 
retour. 

Considérant  que  le  Réclamant  avoit  formé  dans  le  Département  de 
L'oise  d'utiles  Etablissements  de  Culture  etde  diverses  fabricjues,  qui 
lui  ont  valu  la  Reconnaissance  et  l'attachement  des  llabitans  dont  il 
à  vivifié  les  Communes;  qu'il  à  toujours  bien  mérité  de  son  pays 
auquel  il  n'a  cessé  d'être  attaché  par  ses  sentimens  de  bon  Citoyen 
qu'il  a  manifesté  dans  tous  les  tems. 

Après  avoir  entendu  le  Commissaire  du  Gouvernement,  L'admi- 
nistration central  de  L'oise  arrête. 

1"  Le  nom  de  françois  Alexandre  frédéric  Larochefoucault-Lian- 
court  sera  rave  provisoirement  de  la  Liste  général  dos  Emigrés  où  il 
se  trouve  porté  à  La  l*a{;e  79  —  sous  la  date  du  16  Pluviôse  an  2. 

2°  Tous  séquestres  qui  par  suite  de  son  inscription  sur  la  Liste  des 
Emigrés  auroient  pu  être  apposés  sur  ses  Riens  invendus  situés  dans 
le  Département  de  L'oise  sont  levés. 

3'  Le  présent  Arrêté  sera  adressé  au  Ministre  de  la  Police  Générale 
et  au  Conseiller  d'Etat  ayant  le  Département  des  Domaines  Natio- 
naux. 

A"  Il  ne  recevra  néanmoins  son  Exécution  qu'après  qu'il  aura  été 
approuvé  par  L'autorité  supérieure. 


IX 

Les  essais  de  presse  populaire  sous  le  ministère  Carkot.  fD' après 
les  papiers  communiqués  par  M.  le  capitaine  Carnot.) 


En  mai  1815,  Cadet  de  Vaux  soumit  à  Carnot  l'idée  d'une  Gazette 
populaire  :  elle  devait  d'abord  s'appeler  le  Dimanche  des  bonnes  gens^ 


5n2  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÎsCOCÎlT 

ou  Semaine  française, ou  Revue  hebdomadaire  des  progrès  de  la  morale, 
de  la  législation  et  de  l  instruction  publique. 

Dès  1787,  le  projet,  écrit  Cadet  de  Vaux,  avait  été  soumis  à  Fran- 
klin :  celui-ci  «  secoua  la  tête,  sourit,  prit  la  plume  et  écrivit  : 
u  Journal  des  campagnes  »  :  la  seule  classe  du  peuple,  dit-il,  suscep- 
tible d'instruction,  c'est  le  propriétaire  rural  si  ignorant  en  France 
et  si  instruit  dans  les  Etats-Unis.  » 

En  1807,  nouvel  essai.  La  Gazette  du  peuple  paraît  le  14  octobre 
1807.  Cadet  de  Vaux  envoie  à  Carnot,  le  27  mai  1815,  les  onze  pre- 
miers numéros  :  suivant  la  prédiction  de  Franklin,  on  n'en  venditpas 
un  seul  exemplaire  à  Paris.  Sauf  quelques  conseils  d'économie  domes- 
tique ou  ménagère,  le  journal  manque  d'intérêt. 

Cadet  de  Vaux  soumet  au  ministre  un  nouveau  prospectus  rédigé  par 
Franklin  et  lui  : 

u  Adages,  Proverbes,  Traits  d'histoire,  Nouvelles  politiques,  Nou- 
velles de  l'intérieur,  Evénements,  Lois,  Art  Militaire  (une  fois  par 
mois).  De  la  capitale.  Education  physique,  De  la  Santé  du  Peuple 
(objets  économiques,  aliments,  combustibles).  Des  Animaux,  Éduca- 
tion morale  (de  la  religion,  une  fois  par  mois  un  article  consacré  à  la 
religion,  c'est-à-dire  à  la  morale,  aux  vertus  religieuses,  surtout  à 
l'amour  du  prochain  qu'il  aime  peu),  Erreurs  et  Préjugés  (prédesti- 
nation, divination,  sortilèges,  revenants),  (ce  qui  est  erreur  pour 
l'bomme  libéral  est  conte  pour  le  peuple).  Chansons  guerrières  ou 
!)acbiques  au  lieu  des  chansons  ordurièrcs  ou  scandaleuses.  » 

On  dirait  à  la  fois  un  almanach  et  un  dictionnaire. 

u  Votre  Excellence,  dit  Cadet  de  Vaux,  apparaît  aux  amis  de  la 
science  et  de  1  humanité  comme  leur  étoile  polaire,  et  sous  son  minis- 
tère les  id/^es  heureuses  conçues  en  France  n'iront  plus  se  réaliser 
chez  l'étranger;  combien  ont  émigré!  n 

Carnot  relient  l'idée,  la  met  à  l'étude.  11  note  en  marge  du  rapport  : 
<i  Lettre  obligeante.  Me  rendre  les  pièces.  » 

Le  22  mai,  autre  projet  d'un  M.  Lemaire,  homme  de  lettres,  auteur 
de  Bonhomme  Richard,  et  du  pamphlet  :  //  fait  trop  chand,  vous 
n'aurez  pas  votre  père  de  Gand.  «  Les  maudits  royalistes  dont  la 
l)liipart  font  encore  des  feuilles  sans  énergie  travaillent  tellement  le 
peuple  et  les  armées  qu'il  fout  des  écrivains  sages  mais  sincèrement 
dévoués  pour  paralyser  les  poisons  qu'ils  répandent  dans  la  classe 
laborieuse  des  villes  et  des  campagnes.  » 

Le  7  juin,  Rousselin,  agent  secret,  pense  (ju  un  bon  moyen  à 
employer  pour  déjouer  les  projets  des  agitateurs  serait  de  rétablir 
aux  frais  du  {fouvernement  la  Feuille  villageoise,  journal  qui,  au 
commencement  de  la  Révolution,  était  spécialement  destiné  aux  cam- 
pagnards. 

Fouché  approuve  l'idée  et  recommande  comme  rédacteuis  Cin- 
{fuéné  et  Jullien  de  la  Drome.  —  Carnot  prescrit  de  faire  la  liste  des 
communes   rurales  auxquelles  doit  être  envoyé  le  Journa^l  des  Çam- 


APPENDICE  533 

ptujnes  et  d'éciiie  aux  maires  de  ces  communes  que  «  le  journal  doit 
être  tenu  chez  eux  à  la  disposition  de  tous  les  citoyens  » . 

Les  26  et  29  mai,  unarrauffement  intervient  entre  un  nommé  Colas 
et  le  ministre.  Celui-ci  prendrai  à  3,000  abonnements  à  12  francs,  et 
le  1"  juin  Colas  fera  paraître  la  Feuille  vilUujcoise.  «  Elle  sera  le 
journal  du  ^linistrc  Carnot  en  (jui  je  vois  riioiiiieur  de  la  Patrie  et 
non  pas  le  journal  du  IMinistère  de  rintérieur  passé  en  d'autres 
mains.  » 

\]n  rapport  anonyme  à  prétentions  philosophiques  montre  ce  que 
doit  être  cette  «  feuille  des  bonnes  {jens,  à  l'usage  des  villes  comme 
des  campa[;neset  dérivant  du  contrat  politi(iue;  elle  aura  quatre  par- 
ties :  morale  —  politi(|ue  —  science  et  art  —  industrie  française.  » 

Les  auteurs  se  proposent  : 

<<  ...  Comme  unique  réponse  à  tous  les  calomniateurs  des  idées  et 
des  institutions  nouvelles,  non-seulement  de  recueillir  tout  ce  que  la 
Fiance  et  le  siècle  ont  dans  ces  moments  de  fécondité  révolutionnaire 
pi'oduit  de  plus  grand  et  de  plus  utile,  mais  encore  de  présenter  suc- 
cessivement et  sous  une  vue  synoptique  tout  ce  que  la  France  et  le 
siècle  paraîtront  donner  hebdomadairement  et  annuellement  de  pro- 
grès véritables  depuis  le  degré  où  la  Révolution  a  trouvé  les  choses  et 
les  personnes  jusqu'à  celui  où  elle  les  a  portées  et  les  porte  successi- 
vement. » 

Resterait  à  savoir  comment  1  idée  fut  réalisée  dans  le  court  laps  de 
temps  qui  s'écoula  entre  le  l"juin  et  le  28,  et  comment  Xa.  Feuille 
villageoise  apprécia  les  événements;  malheureusement  les  numéros 
en  sont  introuvables. 


X 

Un  poème  posthume  svrLia^covrt  .  CApologie  d'un  hommecélèhre, 
ornée  de  son  portrait  et  suivie  de  notes  tirées  de  la  meilleure 
source,  poème  par  Marins  Chavant,  prix  50  centimes.  Paris, 
chez  Philippe  Cordier,  éditeur,  rue  du  Ponceau,  2i,  1845, 
in-12.  Bibliothèque  de  Liancourt,  n°  7188.) 


Le  poème  commence  par  l'historique  de  la  race;   puis  arrivé  à  la 
jeunesse  de  Liancourt  : 

Evitant  les  sentiers  où  l'honneur  n'a  pas  cours. 
Tu  sus  gagner  les  cœurs  sans  prendre  aucuns  détours. 
En  vain  la  Du  Barry  recherche  ton  suffrajje 
Espérant  dans  1  intrigue  engager  ton  jeune  âge    . 
Tu  traversas  les  flots  de  ce  monde  éperdu 
Sans  que  l'affreux  contact  ébranlât  ta  vertu... 


534  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCODRT 

L'intrigue,  où  s'appuyaient  tant  de  vieux  courtisans, 
Chancelait  devant  toi  qui  n'avais  pas  vingt  ans... 

Lorsqu'en  quatre-vingt-neuf  éclata  la  tempête, 
Tu  conjuras  l'orage  au  péril  de  ta  tête; 
Tu  bravas  les  dangers  accumulés  sur  toi, 
En  forçant  la  consigne  à  la  porte  du  roi. 
Qu'un  ministre  indolent  tenait  dans  l'ignorance 
Des  maux  qui  menaçaient  et  le  trône  et  la  France! 
Le  monarque,  éveillé  dans  cette  affreuse  nuit. 
Par  ta  voix  seule  apprend  la  révolte  et  le  bruit; 
Ton  récit  véridique  et  l'émeut  et  le  touche. 
Il  gémit  sur  son  peuple  et  sa  royale  bouche 
S'informe  du  signal  de  la  sédition. 
(<  Sire,  dites  plutôt  :  la  révolution...  » 

L'on  applaudit  encore  à  ton  courage  humain 
Lorsque  tu  défendis  ce  célèbre  marin 
Qu'accusait  méchamment  une  ville  en  furie. 
En  demandant  sa  tête  aux  lois  de  la  patrie. 

Quand  la  Parque  eut  tranché  les  jours  de  Mirabeau, 
Quand  ce  grand  orateur  fut  si  jeune  au  tombeau. 
Tu  prias  l'Assemblée,  en  ce  jour  déplorable, 
D'accompagner,  en  corps,  sa  dépouille  honorable  (1). 

Pour  le  salut  de  tous  travaillant  nuit  et  jour. 
Au  pauvre  abandonné  tu  créas  un  séjour. 
Ton  esprit  bienveillant  fit  sortir  de  ta  plume 
Sur  l'indigence  entière  un  généreux  volume... 

L'on  te  fut  redevable,  en  ces  temps  d'infamies, 
De  la  réunion  de  nos  Académies  (2). 

L'auteur  parle  du  projet  de  Rouen  : 

...  Tu  conjures  Louis  pour  sa  sûreté  même 
D'accourir  aussitôt  près  d'un  peuple  qui  l'aime. 
Le  monarque  attendri  semblait  prêt  à  céder 
Quand  la  reine  soudain  vint  l'en  dissuader. 
Hélas!  par  ce  conseil  échoua  l'entreprise 
Qui  sauvait  à  jamais  sa  tête  compromise... 

(1)  Le  2  avril  1791,  il  demanda  qu»  l'Assemblée  nationale  assistât  en  corps  aux  funé- 
railles de  Mirabeau.    (Note  du  poète.) 

'2)  A  la  (in  de  la  session  de  l'Assemblée  constituante,  il  proposa,  pour  remplacer  les 
anciennes  académies,  l'Institut  national.   ^Note  du  poète.) 


APPENDICE  535 

...  Tu  fis  bien  plus  encor!  Tu  prias  .MoIK^n  illc; 

D'offrir  pour  secourir  la  royale  famille 

Ton  [t.'itrimoino  entier,  quatorze  millions!... 

...  Mais  les  hommes  de  san(}  après  tant  de  carna^je, 

Ne  pouvant  soutenir  l'aspect  de  l'homme  sa{;e, 

Mirent  ta  tête  à  prix  dans  ces  jours  de  malheurs, 

Te  forcèrent  à  fuir  accablé  de  douleurs, 

A  chercher  un  abri  sur  la  terre  ètran^jère 

Pour  éviter  le  jou(j  de  l'horreur  sanguinaire. 

Alors  l'Anjjlais  te  vit  sans  refuge  et  sans  bien 

Et  voulut  secourir  un  si  grand  citoyen! 

Mais  ton  orgueil  jaloux  de  Thonneur  de  la  France 

Jamais  de  l'étranger  n  accepta  l'assistance... 

Vient  ensuite  l'énumération  des  œuvres.  L'auteur  visite  avec  Lian- 
court  les  détenues  de  Saint-Lazare  : 


...  Et  toutes  à  genoux  d'une  commune  voix 
Jurèrent  d'obéir  aux  moindres  de  tes  loix... 
Jusque-là  l'indolence  avait  grandi  leurs  maux, 
Mais  quand  ta  propre  main  leur  créa  des  travaux, 
Où  chaque  prisonnière,  au  bout  de  sa  semaine 
Put  recueillir  les  fruits  d'une  honorable  peine... 
L'on  ne  vit  plus  alors  dans  cette  triste  enceinte 
Qu'une  même  pensée  en  tous  les  cœurs  empreinte. 
...  Et  tu  fus  vénéré  comme  un  vertueux  père 
Qui  reçut,  après  Dieu,  leur  fervente  prière... 

Qui  l'eût  jamais  pensé,  que  ton  sublime  cœ'ur 
Eprouverait  un  jour  une  indigne  rigueur! 
Qu'un  ministre  en  voyant  une  aussi  belle  vie 
En  ait  borné  le  cours  par  sa  jalouse  envie. 
Sans  s'inquiéter  du  sort  de  tant  de  malheureux, 
Qui  n'avaient  pour  soutien  que  ton  cœur  généreux 

...  Quinze  lustres  déjà  faisaient  courber  ton  front 
Quand  ton  humanité  te  valut  cet  affront! 
Oui,  ton  humanité  qui  ne  pouvait  entendre 
Le  récit  des  abus  sans  vite  les  défendre. 
Le  conseil  des  prisons  se  basait  sur  ta  foi 
Et  s'enorgueillissait  d'un  appui  tel  que  toi... 
Lorsqu'il  apprend,  un  jour,  qu'un  ordre  de  police 
Enfreint  ton  règlement  aux  condamnés  propice  : 
Tolère  à  cha(jue  sbire  un  pouvoir  inhumain 
En  livrant  le  malheur  à  sa  brutale  main. 


536  LA    ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT 

Tu  voulus  t'opposer  à  cet  ordre  sévère 
Qu'avait  sanctionné  le  ministre  Corbière... 

...  C'est  ainsi  qu'en  un  jour  six  conseils  différents 
Perdirent  à  la  fois  le  roi  des  présidents  : 
Prison,  Conservatoire,  hospice,  a[;riculture, 
Et  jusqu'à  la  vaccine  et  la  manufacture... 


XI 

LlAKCOURT  ET  LA   DISCIPLINE   DANS    LES   ÉcOLES  d'aRTS  ET  MÉTIERS. 

(Lettre    au    ministre   de    t intérieur    du    24   mai   1809.    Arch. 
nat.,  F'-,  1084.  Extrait.) 

24  mai  1809. 
Liancourt  à  S.  E.  le  Minisire  de  i' Intérieur . 

Le  ministre  lui  a  demandé  son  avis  sur  les  punitions  pour  fautes 
(jraves;  il  répond  point  par  point  à  ses  questions  : 

"  1"  Désertion.  —  Vous  avez  prononcé  que  les  déserteurs  seraient 
"  recherchés  partout  où  l'on  pourrait  les  trouver,  même  dans  le  sein 
«  de  leui's  familles;  que  les  maîtres  qui  les  emploieraient  seraient 
«  poursuivis  comirie  ceux  qui  prennent  des  ouvriers  sans  livret  et  que 
«  les  déserteurs  seraient  reconduits  à  l'école  où  ils  seraient  punis  de 
«  prison  et  surtout  de  la  privation,  pour  un  temps  déterminé,  des 
«  promenades  communes.  Vous  avez  ainsi  fait  droit  aux  représenta- 
«  tions  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire.  Je  n'ai  donc  rien  à  vous 
«  présenter  de  nouveau,  rien  à  ajouter  sur  cet  article. 

«  2°  Insubordination  portée  an  point  d'injurier  et  même  de  menacer 
«  leurs  supérieurs.  —  Il  me  semble,  comme  à  vous,  que  ce  cas  mérite 
«  l'exclusion.  Mais,  comme  vous  aussi,  Monsieur,  je  pense  que  pour 
«  mériter  cette  peine  cette  insubordination  et  révolte  doit  être  bien 
«  caractérisée,  car  il  est  arrivé  et  il  peut  arriver  encore  que  dessous- 
«  instructeurs  provoquent  par  leur  mauvaise  manière,  par  leur  bru- 
«  talité,  ce  genre  d'insubordination. 

<(  Une  mauvaise  réponse  d'un  élève,  ripostée  par  un  propos  inju- 
II  rieux  ou  humiliant  d'un  sous-instructeur,  peut  faire  perdre  la  tête 
(I  à  un  jeune  homme,  l'entraîner  même  à  une  menace,  sans  que  réel- 
«  Icnuint  il  soit  coupable  d'un  tort,  que  l'on  sent  que  l'on  aurait  eu 
<i  comme  lui.  Votre  Excellence  sait  combien  je  suis  d'opinion  opposée 
"  à  l'exclusion  et  par  quels  motifs,  je  ne  les  répète  pas  ici,  puisque 
«  je  les  ai  développés  daiis  une  de  mes  lettres  précédentes  dont  Votre 
«  Excellence  conserve  le  souvenir.  Elle  sentira  encore  que  les  supé- 
«  rieurs  de  l'Ecole  désirant  la  tranquillité  de  la  maison  sont  très 
«  enclins  à  l'exclusion  des  sujets  qui   ne  sont  pas  tout  à  fait  bons, 


APPENDICE  537 

<  qu'il  leur  sera  facile  de  caractériser  plus  ou  moins  {j^ravem'  l'in- 
(  subordination  d'un  élévo,  (ju'il  sera  facile  aux  sous-instructeurs  de 
i  la  provoquer  dans  tel  ou  tel  sujet  (|u'ils  n'aimeront  pas  et  ainsi  de 
f  déterminer  son  exclusion,  et  cependant  ce  moyen  doit  être  extrem' 
(  ménajjé  et  parce  <[u'il  convient,  ainsi  (jue  j'ai  eu  llionnciur  devons 

<  l'exposer,  à   un  {>rand   nombre  d'élèves,  quand  surtout  ils  appro- 

<  chent  de  l'âf^^e  où  leur  yoût  les  appelle  ou  à  l'indépendance  ou  aux 
(  armées,  (ju'ainsi  l'exclusion  n'est  pas  pour  eux  une  punition,  et 
(  aussi  parce  que  l'Etat  pour  les  dépenses  qu'il  a  faites,  l'industrie 
(  par  la  partie  d'éducation  qu'a  déjà  reçue  l'élève,  ont  à  souffrir  de 
(  cette  exclusion.  Cependant  aussi  il  n'est  pas  douteux  que  l'exclu- 
(  sion  ne  doive  être  prononcée  pour  les  cas  d'insubordination,  de 
(  révolte.  Mais  je  penserais  que  pour  ce  cas  et  tous  ceux  où  elle 
(  pourrait  être  ordonnée  elle  devrait  être  précédée  d'un  séjour  de 
i  deux  ou  trois  mois  dans  les  prisons  de  la  ville.  Alors  elle  seraitd'un 
i  f;rand  exemple;  alors,  loin  d'être  désirée  comme  elle  l'est  (juebjue- 

<  fois  aujourd'hui,  elle  serait  crainte,  alors  elle  serait  punition. 

«  3"  Le  Vol.  — J'admets  bien  que  les  vols  comme  tous  les  crimes  ont 

<  des  nuancées,  qu'il  est  possible  d'espérer  qu'un  jeune  homme  qu'un 
(  moment  d'égarement  a  rendu  coupal)le  d'une  telle  bassesse,  s'en 
(  corrigera  et  qu'il  est  pénible  de  perdre  un  élève  (ju'on  peutespérer 

<  l'amener  au  bien.  J'ai  souvent  usé  d'indulgence  dans  des  cas  pareils 
i  pour  des  enfants  de  mes  atteliers.  Mais  je  ne  sais  si  dans  un  établiss' 

<  public,  impérial,  où  le  mot  honneur  doit  être  celui  de  ralliement 
ï  général,  où  il  est  important  d'en  faire  naître  et  d'en  nourrir  le  sen- 
I  timent,  une  telle  indulgence  n'aurait  pas  plus  d'inconvénients  que 
1  d'avantages.  C'est  alors,  ce  me  semble,  que  les  considérations  par- 
I  ticulières  doivent  céder  aux  considérations  d'intérêt  public.  Un 
I  voleur  doit  être  regardé  avec  horreur  de  tous  ses  camarades,  et 
:  avec  une  horreur  d'autant  plus  violente  que  les  camarades  sont 
:  jeunes.  Un  petit  voleur  reconnu  pour  tel  ne  devrait  pas  trouver  de 

camarades  avec  qui  causer,  avec  qui  jouer.  Cet  esprit  serait  très 
honorable  pour  cette  Ecole  et  je  crois  qu'il  convient  de  l'y  faire 
naître  et  de  l'y  entretenir.  Les  cliefs  de  l'Ecole  auront  toujours  la 
faculté  de  paraître  ne  pas  croire  à  ce  tort  q"*  il  sera  très  lejer,  de 
l'attribuer  à  distraction,  étourderie  etc.  et  de  se  borner  à  appeler 
l'élève  et  de  l'admonester  fortement  à  huis-clos;  mais  cjuand  le  vol 
sera  public,  soit  qu'il  ait  pour  objet  des  effets  appartenant  à 
d'autres  élèves  ou  des  effets  delà  maison,  l'exclusion,  et l  exclusion 
ignominieuse  doit  avoir  lieu... 

<i  4'  Tentatives  de  corrompre  les  mœurs  des  antres  élèves.  —  Ceci, 
indépendamment  d'être  un  vice,  est  un  principe  de  corruption, 
d'immoralité.  C'est  une  peste  que  nulle  considération  ne  peut  faire 
conserver  une  seule  minute,  quand  on  la  connaît.  Il  me  semble 
impossible  de  ne  pas  prononcer  dans  ce  cas  l'exclusion  même  du 
sujet  le  meilleur  de  l'école  sous  d'autres  rapports. 


538  LA    ROCHEFOUCADLD-LIANCOURT 

«  5"  Sorties  de  jour  et  de  nuit  pour  aller  voir  des  femmes  de  mau- 
vaise vie.  —  Cet  article  demande  un  peu  plus  d'explication.  Quand 
l'école  de  Clialon  ne  fermait  pas,  ou  qu'au  moins  son  enceinte  don- 
nait par  le  peu  d'élévation  de  ses  murs,  facilité  à  l'évasion,  les  sor- 
ties nocturnes  ou  de  jour  pouvaient  avoir  lieu  sans  qu'on  imputât 
rien  à  leurs  surveillants.  Depuis  deux  ans  j'ai  réclamé  contre  cet 
1  état  de  choses  qui  ne  donnait  aucune  sécurité  pour  la  police  de  la 
1  maison.  Aujourd  luii  le  Ministre  a  assigné  des  fonds  pour  ces  répa- 
(  rations  indispensables,  elles  doivent  être  faites  ou  le  seront  bientôt, 
1  il  y  a  six  sous-instructeurs  au  lieu  de  quatre,  les  sorties  sans  per- 
t  mission  ne  peuvent  donc  plus  avoir  lieu,  sans  un  manque  de  sur- 
[  veillance,  et  dès  lors  les  chefs  peuvent  en  être  responsables.  Je  sais 
[  bien  qu'en  allant  ou  revenant  des  promenades,  qu'à  la  promenade 
1  même,  les  Elèves  peuvent  s'écarter  avec  plus  de  facilité  et  que  la 
I  surveillance  est  alors  plus  difficile,  mais  elle  n'est  pas  impossible  et 
1  elle  doit  être  exijjée.  Si  deux  sous-instructeurs  ne  sont  pas  suffi- 
1  sants  pour  surveiller  les  élèves,  quatre  doivent  y  aller,  car  il  faut 
I  qu'ils  soient  surveillés.  Mais  dans  le  cas,  ou  ils  s'éloigneront  de  la 
i  troupe,  la  conviction  qu'ils  ont  été  chez  des  femmes  de  mauvaise 
1  vie  sera  très  difficile  à  acquérir.  Il  faudrait  pour  cela  un  concours 
1  de  la  police  de  la  ville  avec  celle  de  la  maison,  que  j'ai  toujours 
(  sollicité,  sans  avoir  pu  encore  l'obtenir.  Le  commissaire  de  police 
I  de  Chalon  est  au  moins  très  faible,  il  est  très  insoucieux  pour  la 
i  discipline  de  l'école,  il  craint  de  faire  punir  les  élèves  et  ce  sera  à 
I  peu  près  toujours  le  cas  des  commissaires  de  police.  Il  faut  avouer 
1  d'ailleurs  que  jamais  ville  n'a  été  peuplée  d'une  aussi  grande  pro- 
i  portion  de  mauvaises  femmes,  que  l'est  celle  de  Ghâlons.  Elles  se 

<  montrent  avec  une  impudence  particulière  et  le  quartier  où  est 
i  l'école  est  encore  celui  où  cette  vermine  pullule  davantage.  C'est 
I  une  des  raisons  pour  lesquelles,  d'accord  avec  M'  le  Préfet  de  la 
(  Marne,  j'avais  demandé  au  ministre  d'acheter  plusieurs  maisons 
1  qui  feraient  de  l'Ecole  un  lieu  fermé  et  isolé,  tandis  qu'aujour- 
i  d'hui  les  divers  bàliments  qui  composent  son  ensemble  se  trouvent 
(  mêlés  avec  les  habitations  de  la  classe  la  plus  misérable  et  la  plus 
(  corrompue,  de  sorte  qu'on  ne  peut  sortir  de  l'école  proprem'  dite 
(  pour  aller  aux  logem"  des  professeurs,  sans  être  provoqué  par  des 
(  filles.  Je  pense  bien  qu'il  pourrait  y  avoir  plus  de  régularité,  plus 

<  de  salutaire  sévérité  dans  la  police  de  la  ville  et  que  des  tentations 
(  de  cette  nature  pourraient,  comme  elles  devraient  l'être,  écartées 
1  de  la  demeure  de  jeunes  gens,  que  leur  âge  rend  plus  susceptibles 

<  d'y  succomber.  Mais  encore  une  fois,  à  moins  que  la  fréquentation 
i  de  ces  femmes  n'attaque  la  santé  de  quelques  élèves,  la  conviction 

<  qu'ils  les  ont  fréquentées  sera  très  difficile,  et  alors  je  ne  sais  s'il 

<  serait  prudent  de  comprendre  ce  cas  dans  ceux  d'exclusion,  d'en 
(  parler  même  dans  le  code  des  délits  des  élèves.  Il  est  d'abord  cer- 

<  tain  par  l'expérience  même  de  chacun  de  nous,   que  ce  genre  de 


APPENDICE  539 

«  tentation  et  de  faute  n'est  pas  arrêté  dans  un  jeune  lionime  bien 
i(  portant  par  la  crainte  du  cliàtinient,  et  il  est  convenu  (jue  l'exclu- 
'(  sion  n'en  est  pas  un  pour  un  {jrand  nombre  d'entre  eux.  C'est  la 
«  surveillance  (|ui  est  le  jjrand  et,  j'oserai  dire,  le  seul  remède  à  ce 
«  désordre  :  il  faut  le  rendre  impossible  pour  ((u'il  n'arrive  pas, 
«  et  quand  il  arrivera,  à  moins  de  maladies  (;a{;nées,  il  n'y  aura 
<i  jamais  de  preuve  suffisante  pour  punir  avec  justice.  Je  penserais 
«  que  cet  article  devrait  être  un  article  secret  du  code  des  punitions, 
«  et  que  les  tentations  et  la  faculté  d'y  succomber  doivent  être  évitées 
<(  par  un  redoublement  de  surveillance,  (jue  le  ministre  ne  peut  pas 
«  trop  recommander,  par  une  intelli^;ence  entre  la  police  du  deliors 
u  et  celle  du  dedans,  par  une  meilleure  police  de  la  ville  sur  l'article 
Il  des  femmes  de  mauvaise  vie,  enfin  par  l'isolement  de  l'Ecole  En 
»  résumant  mon  opinion  sur  ce  point,  je  dirai  que  mon  avis  est  que 
"  des  sorties  nocturnes  et  de  jour  doivent  être  punies  sévèrement  et 
«  de  diverses  manières,  car  elles  sont  toujours  manque  de  discipline, 
(i  et  que  les  mauvaises  visites  bien  constatées  doivent  être  punies 
(1  d'exclusion,  surtout  à  la  récidive,  mais  il  ne  faut  pas  se  dissimuler 
<c  (jue  l'enquête  peut  donner  lieu  à  des  scandales,  qu'elle  sera  sou- 
«  vent  infructueuse,  qu'enfin  le  Gode  de  Punitions  n'en  doit  pas 
<i  parler  et  que  le  Ministre  doit  en  faire  l'objet  d'une  lettre  au  provi- 
"  seur.  Je  prendray  la  liberté  de  rappeler  ici  que  dans  le  cas  où  l'ex- 
"  clusion  aura  lieu,  elle  doit  être  ignominieuse,  pénible,  précédée  de 
"  prison  à  la  ville,  ainsi  elle  sera  exemplaire,  la  nécessité  en  deviendra 
"  rare,  autrement  elle  ne  sera  pas  souvent  même  une  punition,  dans 
«  les  cas  surtout  où  les  Elèves  ne  voient  pas  leur  honneur  blessé  par 
«  la  conviction  de  la  faute  qui  sera  ainsi  punie.  Mais  par  qui  cette 
«  exclusion  sera-t-elle  prononcée,  pour  qu'elle  le  soit  avec  évidence 
«  de  justice,  avec  certitude,  avec  sévérité  et  avec  un  bon  effet  pour 
«  ses  conséquences?  Je  paraîtrai  peut-être  extraordinaire  à  Votre 
«  Excellence,  en  lui  proposant  la  création  d'un  tribunal  intérieur, 
«  que  je  n'ose  appeler  Cour  martiale,  quoiqu'il  en  ait  l'intention  et 
"  que  je  voulusse  lui  en  donner  les  fonctions.  Ce  tribunal,  (jui  serait 
<i  présidé  par  le  proviseur  serait  composé  des  directeur  et  sous-direc- 
<t  teur  de  l'Ecole,  de  deux  professeurs,  de  deux  chefs  d'attelier,  de 
(i  deux  sergents-élèves,  de  deux  caporaux  et  de  deux  élèves  :  l'ins- 
«  tructeur  militaire  y  serait  le  rapporteur.  Le  tribunal  ne  prononce- 
«  rait  que  sur  les  cas  qui  sont  l'objet  de  cette  lettre,  les  graves  et 
«  prononcerait  pour  l'application  graduée  de  la  peine  que  le  petit 
u  Code  aurait  désignée  pourchacjue  faute.  J'ay  la  conviction  que  cet 
(1  établissement  opérerait  un  grand  bien.  Il  montrerait  l'évidence  delà 
<i  faute,  préserverait  des  murmures  trop  usités  contre  l'autorité  qui 
Il  punit,  intéresserait  les  élèves  eux-mêmes  au  maintien  du  bon  ordre. 
<i  II  n'est  pas  à  craindre  que  la  partie  du  Conseil  ou  du  Tribunal  com- 
(I  posée  d'élèves  fût  disposée  à  passer  sur  les  fautes;  peut-être  y  au  rait- 
«  il  à  craindre  de  sa  part  trop  de  sévérité;  mais  elle  serait  mitigée 


540  LA    ROCHEFOUCAULD-LIAÎN^COURT 

par  les  autres  membres  :  le  propre  des  subalternes  est  d'être  trop 
sévères  dans  le  jugement  de  leurs  semblables  et  le  propre  de  la 
jeunesse  est  encore  un  degré  de  plus  de  sévérité.  Le  proviseur  ne 
serait  pas  toujours  l'bomme  punissant  et  peut-être  encore  y  a-t-il 
de  la  sagesse  à  ne  pas  rendre  un  seul  bomme  juge  et  investigateur 
quand  il  s'a;;it  de  peines  graves  et  que  la  faiblesse  ne  peut  pas  être 
le  résultat  d'un  autre  moyen. 

"  Si(jné  :  La  R.  Liancourt.   » 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction  biiiliocraphique. 


CHAPITRE    1'  R  E  M I E  R 

DN     DUC     ET     PArn     PHILOSOPHE 

(1747-1789) 

I.  La  vie  et  l'œuvre  :  un  véritable  ami  des  liotnnies.  —  II.  La  famille  :  les 
ancêtres.  —  Les  grands-parents;  le  duc  Alexaiulre  l't  la  ducliesse  de  Château- 
roux  :  indépendance  de  caractère,  goût  des  nouveautés,  esprit  de  liienfaisance. 

—  III.  Première  éducation. — L'hôtel  La  Rochefoucauld.  —  La  ducliesse  d'Kn- 
ville.  —  Le  monde  et  les   philosophe*;.  —  Lormation  intellectuelle   et  morale. 

—  Choiseul.  —  Voyages  en  Angleterre.  —  IV.  Liancourt  et  la  Dubarry.  — 
Le  grand  maitre  de  la  garde-robe  :  le  récit  de  la  dernière  maladie  de  Louis  XV. 

—  V.  Le  régiment  des  dragons  La  Rochefoucauld.  —  Un  colonel  sous  l'ancien 
régime.  —  VI  La  vie  rurale  à  Liancourt.  —  Premiers  e.ssais  agricoles  et 
industriels  ;  débuts  de  l'enseignement  technique.  —  L'école  de  Liancourt.  — 
VIL  Relations  avec  Louis  XVI.  —  Sensibilité  de  la  société  française.  —  Pre- 
mières réformi's  hospitalières,  premières  sociétés  charitables.  —  VIII.  L'assem- 
blée provinciale  de  Soissons.  —  La  question  des  chemins.  —  Les  débuts  de 
l'homme  d'État  :  Finances  et  crédit;  le  budget  d'un  phvsiocrate.  - —  Un 
privilégié  ennemi  des  privilèges 1 


CHAPITRE    II 

LA     CHAMBRE     DE     LA     NOBLESSE     LA     CONSTITIANTE 

LA     DOC  I  RI  NE     POLITIQUE 
(1789-1791) 

I.  L'asseridilée  de  la  ncjhlesse  du  Reauvoisis.  —  Les  trois  ordres  unis,  mais  non 
réunis.  —  Le  cahier  de  la  noblesse  :  les  articles  obligatoires,  le  vote  par 
ordre  ;  vœux  politiques,  vœn.x  administratifs,  vœux  philanthropiques.  — 
IL  Liancourt  à  la  Ghand)rc  de  la  noblesse.  - —  Son  rôle  <le  conciliateur;  il 
pousse  à  la  réunion,  mais  il  n'est  pas  des  quarante-sept  noliles  réunis.  —  Ses 
hésitations  aprè.s  la  motion  du  17  juin.  —  Son  discours  du  26  juin.  —  Il  siège 


542  TABLE  DES    MATIERES 

le  30;  il  demande  de  nouveaux  pouvoirs.  —  L'assemblée  de  la  noblesse  du 
Ijailliafje  du  10  juillet.  —  IIL  Son  rôle  dans  lesjournées  du  11  au  15  juillet  1789. 
—  Un  mot  liistorique.  —  Il  préside  l'Assemblée  nationale  du  20  juillet  au 
3  août.  —  IV.  Liancourt  à  la  Constituante  :  ses  idées  directrices,  son  atta- 
chement à  la  Constitution;  ses  opinions  sur  le  veto  absolu,  sur  l'inviolabilité 
personnelle,  sur  la  tolérance,  sur  les  peines,  sur  les  biens  du  clerfjé,  sur  les 
institutions  militaires.  —  Ses  interventions  généreuses.  —  Son  humanité.        57 


CHAPITRE    III 

1,'action    politique 

la  lieutenance  gener. \  le  de  normandie 

le  projet  de  depart  du  roi 

la  fuite  de  liancourt 

(1791-1792) 

I.  Vie  mondaine.  —  Relations  avec  Condorcet.  —  Rapports  politiques  avec 
Mirabeau.  —  Le  projet  de  ministère  d'octobre  1789.  —  Corre.spondance  per- 
sonnelle avec  le  roi.  —  II.  Travaux  administratifs  :  la  formation  du  départe- 
ment de  l'Oise.  —  III.  L'automne  et  l'hiver  de  1791  à  Liancourt  :  constituants 
et  émigrés.  —  Rentrée  au  service.  —  IV.  Le  commandement  de  la  15''  divi- 
sion et  la  lieutenance  générale.  —  Le  projet  de  départ  du  roi.  —  Entente 
avec  La  Fayette.  —  Bertrand  de  Molleville.  —  Les  préparatifs.  —  Le  projet 
échoue.  —  Causes  de  cet  échec.  —  Les  hésitations  de  juillet.  —  L'affaire  de,s 
canons  du  Havre.  —  La  revue  du  11  août.  —  Contre- coup  du  10  août  :  la 
démission.  —  1/affaire  de  Rouen  devant  la  Législative.  —  L'ordre  d'arres- 
tation. —  V.  Une  fuite  rouianes(|ue.  —  Liancourt  à  Abbeville  et  au  Crotoy. 
—  Le  pilote  Vadunthun 100 


CHAPITRE    IV 

UN     PLAN     d'assistance     SOCIALE 
LE     COMITÉ     DE     MENDICITE 

(1789-1791) 

I.  Le  mouvement  charitable  en  1789.  —  La  misère.  —  L'état  des  hôpitaux.  — 
Les  doléances.  —  IL  Le  Comité  de  Mendicité.  — Son  origine.  —  Travail  inté- 
rieur. —  Enquêtes.  —  Visites.  —  III.  Les  ateliers  de  charité.  —  Les  décrets 
du  30  mai  1790,  du  31  août  1790,  du  16  décembre  1790.  —  IV.  Le  plan  du 
Comité.  —  Les  rapports  et  les  décrets  proposés.  - —  Affirmation  et  limites  du 
droit  à  l'assistance.  —  Organisation  des  secours  publics.  —  Malades  dans  les 
campagnes,  malades  dans  les  villes,  enfants  abandonnés,  vieillards  et  infirmes 
valides,  domicile  de  secours,  vues  de  prévoyance  sociale.  — Le  premier  budget 
d'assistance.  —  Mesures  contre  la  mendicité.  —  V.  La  Constituante  n'aboutit 
pas.  —  Coup  d'œil  sur  les  décrets  de  la  Législative  et  de  la  Convention,  — 
Le  Directoire  abandonne  les  conceptions  du  Comité.  —  VI.  Critique  du  plan 
de  La  Rochefoucauld-Lianoourt.  —  l.es  idées  fondamentales;  les  erreurs  de 
conduite;  les  difficultés  d'application.  —  Ce  que  notre  époque  en  a  retenu,  ce 
qu'elle  en  a  a!»andonné.  —  Caractère  de  l'assistance  dans  la  démocratie  fran- 
«:aise 138 


TABLE   DES    MATIERES  5^3 


CHAPITRE    V 

l'ÉMIORATION     aux     ÉTATS-UNIS 
LE     RETOUR     ET     LA     RADIATION 

(1792-1800) 

I.  Liancourt  à  Londres  :  il  est  accueilli  par  Young.  —  Listallation  à  Bury- 
Saint-Ediiionds.  —  La  {jène.  —  La  duchesse  et  le  divorce.  —  Le  procès  du 
roi.  —  La  lettre  à  Barère.  —  La  lettre  à  MalesherLes.  —  Le  départ  pour  les 
Etats-Unis.  —  IL  L'énn'{îration  française  aux  États-Unis.  —  Journal  de 
voyage.  —  La  méthode  d'ohservation  de  Liancourt.  —  Ses  compagnons.  — 
Compatriotes  retrouvé.s.  —  Amis  d'Amérique.  —  III.  La  démocratie  amé- 
ricaine  en    1795.    —    Les    constitutions.    —    La    transmission    des    pouvoirs. 

—  L'armée  et  les  milices.  —  L'agriculture.  —  L'instruction  populaire.  — 
L'assistance.  —  Le.s  «  city  dispensaries  ».  —  L'inoculation.  —  L'esclavage  et 
les  Indiens.  —  Les  institutions  judiciaires  :  le  jury.  —  Le  sentiment  de  la 
nature.  —  Les  mœurs;  la  spéculation.  —  L'esprit  religieux  et  les  sectes.  — 
La  femme  américaine  et  la  femme  française.  —  Patriotisme  de  Liancourt.  — 
Les  Français  du  Canada.  —  La  politique  américaine.  —  La  seconde  disgrâce. 

—  Vengeance  du  parti  de  Coblentz.  —  IV.  La  citoyenne  Lannion  à  Versoix- 
la-Raison  :  les  suites  du  divorce  et  la  liquidation  des  biens  séquestrés.  —  Les 
trois  fils  de  Liancourt.  —  Démarches  prématurées  de  Liancourt  pour  obtenir 
sa  radiation.  —  Le  domaine  et  le  château;  ce  que  devient  l'école  de  la  Mon- 
tagne. —  Wilhem  et  Crouzet.  —  V.  Retour  en  Europe.  —  Hambourg.  —  La 
famille  Sieveking.  —  Anisterdam.  —  Réapparition  à  Paris  après  le  18  Bru- 
maire. —  Radiation  provisoire  :  appui  de  Talieyrand  et  de  Fonché.  —  Radia- 
tion définitive 200 


CHAPITRE    VI 

UN     INDÉPENDANT     SOUS     LE     CONSULAT     ET     l'eMPIRE 

(1800-1815) 

Liancourt  et  le  premier  consul.  —  Un  pacte  tacite.  —  Napoléon  et  l'in- 
dustrie. —  Loyalisme  de  Liancourt.  —  Ses  Hls  et  l'Empire.  —  IL  Napoléon 
et  les  pauvres.  —  L'organisation  de  la  charité  à  Hambourg.  —  Collaboration 
de  Liancourt  au  recueil  des  Etablissements  d' humanité  ;  traduction  de  iÊtat 
des  pauvres,  par  sir  Eden  Morton.  —  La  taxe  des  pauvres.  —  Les  sociétés 
de  prévoyance.  —  L'Etat  et  l'assistance. —  III.  Renaissance  des  sociétés  chari- 
tables :  la  Charité  maternelle.  —  La  Maison  philanthropique  :  soupes  écono- 
miques. —  Les  premiers  dispensaires.  —  IV.  I<a  vaccine.  —  Une  souscription 
privée.  —  Le  Comité  central  de  vaccination.  —  Liancourt  aux  assendjlées  géné- 
rales. —  V.  Liancourt  reprend  la  vie  rurale.  —  La  fête  de  l'an  VIII.  —  Ce 
qui  reste  du  domaine.  —  La  donation  de  la  duchesse.  —  L'héritage  de  mistrcss 
Dave.  — Exploitation  utilitaire  :  expériences  de  plantage  du  blé. —  Un  mémoire 
sur  l'état  du  canton.  —  La  vicinalité  :  Notes  sur  la  léijislatioii  anrjlaise  drs 
chemins.  —  La  carderie,  la  filature  de  coton  :  mémoire  à  Crétet  sur  la  prohi- 
bition   des  fils  anglais.   —  L  hospice    de   Liancourt    :    démêlés    avec    le  curé. 


544  TABLE   DES    MATIERES 

—  VI.  1814.  Ni  héros,  ni  liomnie  de  parti.  —  L'administration  Iiospitalière  et 
les  batailles  sous  Paris.  —  Linnoourt  accepte  la  première  Restauration.  —  Sa 
mission  à  Hartwell.  —  Son  rôle  à  la  Chambre  des  pairs  de  1814.  —  L<ji  sur  la 
presse.  —  Loi  sur  l'exportation  des  grains.  —  Loi  sur  les  fers  étrangers.  —  Il 
ne  renie  rien  de  la  Révolution.  —  Loi  sur  la  Banque  de  France.  —  VII.  Les 
Cent-Jours.  —  Opinion  de  Liancourt.  —  Il  est  élu  meudjre  de  la  Chatnbre 
des    représentants.    A-t-il   voté    l'acte  additionnel?   —   Liancourt    et    Garnot. 

—  Une  conférence  d'idéalistes.  —  Projets  sur  l'enseignement  mutuel,  sur  les 
écoles  centrales,   sur    la    réforme  pénitentiaire.   —   Liancourt  et    les   blcs>és. 

—  Rapport  de  juin  1815 248 


CHAPITRE   VII 

UN     PAIR     LIBÉRAL     VIE     PRIVEE     ET     VIE     LOCALE 

(1815-1823) 

I.  Liancourt  exclu  du  cortège  royal.  — Sa  politique  définie  par  son  fils.  —  De 
1815  à  1820,  il  est  avec  le  parti  libéral  et  veut  la  monarchie  selon  la  Charte  : 
après  la  chute  de  Decazes,  son  opposition  devient  agressive.  —  Contre-coup  de 
ses  tendances  philosopliiques  sur  ses  opinions.  —  11.  Il  se  réserve  pendant  la 
Terreur  blanche.  —  Réforme  judiciaire  :  il  est  contre  les  commissions  tempo- 
raires. —  LilxMté  de  la  presse  :  il  est  pour  le  jury  et  contre  la  censure.  — 
Liberté  électorale  :  il  combat  la  proposition  BarthéhMny  et  le  double  vote.  — 
Budget  de  J817  :  il  est  contre  le  clergé  propriétaire.  —  Liberté  de  conscience  : 
article  8  de  la  loi  de  1819.  —  Votes  économiques  :  le  budget,  la  liberté  du 
travail  et  les  droits  de  douane  modérés.  —  Loi  Gouvion-Saint-Cyr.  —  Il  est 
opposé  à  la  guerre  d'Espagne.  —  La  Haute  Cour  et  son  projet  de  jury  d'accu- 
sation. —  111.  Vie  à  l'aris  :  conseils  et  comités,  honneurs  académiques.  — 
Vie  locale  :  conseil  général  de  l'Oise.  —  Améliorations  agricoles,  conseil 
d'agricivUure.  —  Progrès  industriels.  —  Statistique  industrielle  du  canton  de 
Greil.  —  Essor  économique.  — IV.  La  Rochefoucauld  et  le  patronat.  — Ecoles 
mutuelles  et  hospice  de  Liauc"urt 303 


CHAPITRE    VIII 

LES     DERNIÈRES     ANNEES 
LA     MORT     ET     LES     OBSEQUES 

(1823-1827) 

I.  Le  transfert  de  l'Ecole  de  Ghàlons.  — La  prétendue  réorganisation  du  Conseil 
général  des  prisons.  —  Ordonnance  du  25  juin  1823.  —  Lettre  du  14  juillet. 
—  Ordonnance  de  révocation  du  14  juillet;  effets  de  cette  mesure  sur  l'opi- 
nion. —  II.  Les  actes  politi(pies.  —  Discours  contre  la  scptennalité,  contre  le 
sacrilège.  —  L'indemnité  des  émigrés.  —  Le  sacre.  —  Le  droit  d'aînesse.    — 

III.  L'ami  des  [X'rsécutés.  —  .Aide  aux  détenus  politiques.  —  La  révolte  des 
élèves  de  Ghàlons  :  la  police  de  M.  de  Boisset;  le  procès;  l'avocat   Claveau  — 

IV.  Bienfaisance  individuelle.  —  Rossini,  Thiers.  — Relations  avec  la  famille 
d'Orbans.  —  Occupations  littéraires.  —  La  loi  de  justic-e  et  d'amour.  —  Les 
derniers  moments.  —  La  mort.  —  V.  Les  obsèques.  —  Le  conflit.  —  A  Lian- 


TABLE    DES    MATIERES  545 

court.  —  La  séance  du  28  uiars  au  Luxembourg,  du  31  au  Palai!<-Hourl)on.  — 
Indignation  de»  journaux.  —  La  séancH?  du  2  avril.  —  L  instruction  judiciaire 
n'aboutit  pa.s.  —  Retrait  de  la  \o\  sur  la  pres.se.  —  VI.  Les  éloges 329 


CHAPITRE    IX 

L  K  s     CE  U  V  R  E  S 

L.\     CIlÉATIOS     DE     l'eNSEIGNEMENT     TECHNIQUE 

LES     ÉCOLES     d'aKTS     ET     METIERS 

LE     CONSERVATOIRE     LES     EXPOSITIONS 

LES     CONSEILS     TECHNIQUES 

(1800-1823) 

I.  L'Ecole  de  Liancourt,  transférée  à  Coni|ii('gne,  devient  une  section  du  Pry 
tanée.  —  Le  |ireinier  consul  la  transforme  en  école  industrielle  :  décret  du 
6  ventôse  an  XI;  décret  du  16  frimaire  an  XIV.  — Organisation  militaire.  — 
La  Rochcloucauld,  inspecteui-  bénévole  depuis  1800.  —  L'Ecole  transférée  à 
(Jhàlons  (1806).  —  La  Rochefoucauld,  in.specteur  général  jusqu'en  1823.  — 
II.  Caractère  de  son  administration;  diverjjences  entre  ses  idées  et  celles  de 
JSapoléon.  —  Direction  :  but  de  l'École;  différence  avec  les  lycées;  nécessité 
d'un  plan  d'études.  —  Fonctions  du  proviseur,  du  directeur  des  travaux,  des 
professeurs,  des  maîtres  d'étude;  congés  du  jeudi.  —  Origine  et  recrutement 
des  élèves  :  âge  d'admission  ;  les  commençants.  —  Moyens  de  rétablir  la  dis- 
cipline. —  Durée  et  caractère  des  études;  division  des  classes  :  caractère  de 
l'enseignement;  examens  ;  trous.-^eaux.  —  Avantages  aux  élèves  sortants.  — 
Produits  de  fabrication.  —  Organisation  des  ateliers.  —  Participation  des 
élèves  aux  bénéfices.  —  III.  Action  morale  de  Liancourt.  —  Les  discours.  — 
Loyali.suie  impérial.  — Conseils  technirpies.  —  Conseils  patriotiques. —  Deux 
années  difficiles  :  1814  et  1815.  —  Abeilles  et  fleurs  de  lis.  —  Les  Ecoles  et  la 
conscription;  les  écoles  et  l'invasion.  —  L'Ecole  de  Reaupréau  transférée  à 
Angers.  —  Les  écoles  et  la  seconde  Restauration.  —  IV.  Règlement  de  1817. 

—  Défauts  de  recrutement.  —  lusuftisance  des  réformes  pédagogiques.  — 
L'Ecole  suspecte  aux  «  ultras  "  ;  l'ordonnance  du  20  juin  1823.  —  Le  projet  de 
transfert  à  Toulouse.  —  Les  attaques  de  1826,  de  1827,  de  1832.  —  Charles 
Dupin.  —  La  Rochefoucauld,  protecteur  des  élèves.  —  La  Société  d'utilité 
réciproque  de  1852.  —  Le  centenaire  de  1880.  —  V.  Le  Conservatoire  des 
arts  et  métiers.  —  Le  conseil  de  perfectionnement  ;  le  catalojjue.  —  L'ensei- 
gnement secondaire  industriel.  —  Les  cours  de  1819.  —  L'Exposition  de  1819. 

—  Le  Conseil  des  fabriques  et  manufactures.  —  La  Société  d'encouragement  à 
l'industrie  nationale 371 


CHAPITRE   X 

LES     OEUVRES     (suite) 
ASSISTANCE     ENSEIGNEMENT     PREVOYANCE 

(1815-1823) 

l.  Le  mouvement  social  .sous  la  Restauration.  —  Le   rôle   de   Liancourt.  —  Les 
nobles,  les  savants,  les  producteurs,  les  moralistes.  —  IL    Le  Conseil  général 

35 


546  TABLE   DES    MATIERES 

des  hôpitaux  de  1815.  —  Le  compte  moral;  l'aduiinistration  quotidienne  ;  le 
concours  de  l'internat;  la  profession  médicale;  la  boulanfierie  des  hospices;  le 
pain   des    prisons.    —    Les    enfants    trouvés;    suppression    des    meneurs.     — 

III.  L'enseignement  populaire.  —  Carnot  et  ses  collaborateurs.  —  Liancourt 
traduit  l'ouvrage  de  I.ancaster  sur  l'enseignement  mutuel.  —  L'école  d'essai  de 
la    rue    Jean-de-Beauvais.    —  La  Sotiété    pour   ITnstruciion    élémentaire.    — 

IV.  L'enseignement  populaire  (suite).  —  Opposition  des  ultras.  —  L'école  de 
la  Halle  aux  Draps;  Liancourt  président  de  la  Société  élémentaire.  —  Les 
écoles  de  sa  commune.  —  L'enseignement  civique  selon  la  Charte.  —  La  pro- 
pagande par  l'almanach.  —  Le  Bonheur  du  peuple.  —  V.  La  caisse  d'épargne 
et  de  prévoyance  de  Paris.  —  Les  œuvres  de  prévoyance  anglaises  et  alle- 
mandes.—  La  caisse  d'épargne  de  1818;  rapports  annuels;  l'ouvrier  pro- 
priétaire; force  de  l'esprit  d'association.  —  Propagande  populaire.  —  Alexandre 
et  Benoît.  —  Entretien  d'un  curé  avec  ses  paroissiens 421 


CHAPITRE    XI 

LES     OEUVRES     [fin) 

RÉFORMES     PÉMTENTIAIRES     PROPAGANDE     MORALE 

LA     SOCIÉTÉ     DE     MORALE     CURÉTIENXE 

I.  La  réforme  pénitentiaire.  —  Les  Prisons  de  Philadelphie.  —  La  prison  de 
Wallnut-street  :  Solitary  confinement,  travail,  discipline  intérieure,  visites 
aux  prisonniers.  —  Optimisme  de  Liancourt.  —  En  l'an  VI,  il  demande  au 
Directoire  une  prison  d'essai  et  une  loi  sur  la  libération  conditionnelle.  —  Il 
combat  la  peine  de  mort.  —  II.  La  réforme  pénitentiaire  (^ujVe).  — Liancourt 
directeur  de  la  prison  d'essai  projetée  en  1814.  —  Ordonnance  des  9  septendire- 
7  octobre  1814.  —  Mémoire  de  Liancourt.  —  L'amendement  des  détenus.  — 
Caractère  de  la  détention.  —  Indétermination  de  la  peine,  costume,  hygiène, 
chambrées  restreintes,  discipline;  fonctions  de  l'aumônier,  des  inspecteurs,  de 
l'administrateur,  du  directeur;  travail  à  l'entreprise;  pécule  du  prisonnier; 
suppression  de  la  cantine;  budget  de  la  prison  d'essai.  —  Caractère  de  la 
réforme  ;  elle  tient  le  milieu  entre  le  système  auburnien  et  le  système  de  Phi- 
ladelphie. —  III.  Les  Cent-Jours  ajournent  la  prison  d'essai.  —  La  maison  de 
la  rue  des  Grès  de  1817.  —  L'abbé  Arnoux  et  l'abbé  Legris-Duval.  —  Les 
réformes  de  Decazes  en  1819.  —  La  Société  royale  des  prisons.  —  Le  Conseil 
général  et  le  Conseil  spécial  des  prisons  de  Paris.  —  L'ordonnance  du 
9  avril  1819.  —  La  séance  de  la  Société  royale  du  14  juin.  —  L'enquête  de 
de  Laborde.  —  Le  rapport  de  La  Rochefoucauld  :  bien-être  physique,  travail, 
reu)placement  de  la  cantine.  —  Le  règlement  général  du  20  décembre  1819  et 
le  rapport  de  Bigot  de  Préameneu.  —  Régularité  des  registres  d'écrou,  vête- 
ments, nourriture,  aumôniers  et  instituteurs.  —  Un  essai  de  littérature  péni- 
tentiaire. —  Le  prix  fondé  par  La  Rochefoucauld.  —  Laurent  ou  les  Deux 
Prisonniers  ;  Antoine  et  Maurice.  —  La  prétendue  réforme  du  Conseil  général. 
—  V.  La  Rochefoucauld  et  Saint-Simon.  —  L'Industrie.  —  Les  Cahiers 
d'octobre  1817.  —  Auguste  Comte  cause  la  rupture.  —  La  Bévue  encyclopé- 
dique de  .lullien.  —  VI.  La  Société  de  morale  chrétienne.  —  La  Rochelou- 
cauld  président  de  1821  à  1824,  puis  président  honoraire.  —  Elle  réunit  le 
futur  personnel  de  Juillet  au  personnel  libéral  de  la  Restauration.  —  Un 
essai  de  coopération  des  idées  sur  le  terrain  évangélique.  —  Distinction   entre 


TABLE   DES    MATIERES  547 

l'assistance  et  la  charité.  —  Les  concours  de.  la  Société.  —  La  Société  de 
morale  chrétienne  et  la  police.  —  Persistance  du  souvenir  et  de  l'influence 
morale  de  La  Hocheroucauld.  —  VIL  Conclusion 450 


Appendice  :  I.  Acte  de  hapténie  de  Liancourl.  —  IL  Le  manuscrit  intitulé 
u  Journal  de  cnon  voyajije  dans  les  provinces  méridionales  de  la  Franco  dans 
l'année  1782  et  1783  «  .  —  111.  Histoire  d'un  mot  historique  (C'est  une  grande 
révolte.  —  Non,  sire,  c'est  une  grande  révolution).  —  IV.  La  médaille  du 
4  août  et  le  marché  de  la  gravure  passé  par  Liancourt.  —  V.  L'affaire  des 
canons  du  Havre.  —  VI.  L'acte  de  divorce  du  3  décembre  1792.  — 
VIL  Lettre  du  20  décembre  1792  pour  la  défense  du  roi.  —  VIII.  Arrêté  de 
radiation  provisoire  de  l'administration  centrale  de  l'Oise,  non  daté.  — 
IX.  Les  essais  de  presse  populaire  sous  le  ministère  Carnot.  —  Un  poème 
posthume  sur  Liancourt.  —  X.  Liancourt  et  la  discipline  dans  les  écoles  d'arts 
et  métiers 50o 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES 


ERRATA 


Page  II,  noie    ;{),  1.  5  :  -:^  septembre  au  lieu  ilc  3. 
Page  273,  I.  13  :  au-dessous  et  non  au-dessus  de  300  arpents. 
Page  274,  note  (1),  1.  3,  8  nivôse  an  VIII  el  non  an  VI. 
Page  324,  1.  31  :  ??>eetnon  tirés. 


PARIS.    TYPOGRAPHIE    PLON-SOUBRIT    ET    0'%     8,     HLK    CARANCIKIIE.     45|0J. 


0 


BINDING  SECT.  JUN 1     Wti 


DC       Ferdinand- Dreyfus,  Jacques 
131         Un  philanthrope  d'autrefois 

.9 
L28F4. 


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