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Full text of "Œuvres"

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Mk'^ 


ŒUVRES 


DE 


A.  V.  ARNAULT. 


]M1>K1MK     PAA     LACHEVARDIERE     FILS^ 

RUI   DV    COlOHBlia,   R.  3o. 


ŒUVRES 


DE 


A.  V.  ARNAULT, 


DE     i/aITCXEK      institut     de     FRANCE,     ETC.,      ETC. 


MÉLANGES. 


<rco\' j•'i•''T> 


V. 

PARIS, 

A.    BOSSANGE,    LIBRAIRE, 

RDI     CAXETTB,     IT.    93. 

LEIPZIG, 

MÊME  MAISON,  REICnS  STRASS^.'     ".     ' 


1827. 


•  •    • 

.  -     •  -     •  •       •  • 

... 

•        .  •  •      •  •         •  .  • 

•  •  «        •        •     » 


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•     » 


•    • 


.•' .    * 


•  •     • 


AVERTISSEMENT. 


Ce  volume  est  composé  de  cinq  parties 
très    distinctes  :    Mélanges   académiques i     , 
Débats  judiciaires  y  Instruction  publique  ; 
Correspondances    politique    et    littéraire  y 
Notices  sur  quelques  contemporains. 

On  trouvera  en  tête  de  celles  de  ces  di- 
visions qui  en  exigent,  des  renseignements 
sur  les  occasions  et  les  circonstances  qui 
ont  donné  naissance  aux  pièces  dont  elles 
se  composent. 


1. 


II  AVERTISSEMENT. 

t 

Personne  moins  que  leur  auteur  n'a  la 
prétention  d'être  propre  à  tout  ;  mais ,  par 
TefiPet  du  mouvement  que  la  révolution  a 
imprimé  aux  hommes  et  aux  choses ,  il  s'est 
trouvé  en  rapport  avec  bien  des  choses  et 
bien  des  hommes.  Ce  volume  se  rattache  à 
toutes  les  époques  de  cette  longue  période  ; 
c'est  un  résumé  de  ce  que  son  auteur  a  vu , 
pensé  et  fait. 

La  première  de  ces  divisions  se  forme 
surtout  de  travaux  faits  pour  I'Institut. 

M.  Arnault  a  appartenu  dix-sept  ans  à 
ce  corps  illustre. 

Appelé  le  27  septembre  1799,  par  le  suf- 
frage des  trois  classes  qui  alors  faisaient  les 
élections  en  commun,  à  remplacer,  dans 
la  section  de  poésie  française  ,  Antotnb 
-Leblanc,  il  y  a  siégé  jusqu'au  24  mars 
1-816,  époque  où  une  ordonnance  a  détruit 


I 


AVERTISSEMENT.  m 

cette  institution,  qui  avait  été  créée  par 
une  loi. 

Cette  ordonnance,  très  claire  dans  son 
but ,  contenait  un  article  assez  obscur.  On 
en  pouvait  inférer  que,  se  contentant  de 
dépouiller  les  membres  non  compris  dans 
le  nouvel  Institut,  de  leur  titre,  le  réfor- 
mateur leur  conservait  le  traitement  atta- 
ché par  la  loi  à  ce  titre. 

M.  Arnault,  alors  exilé,  adressa  au  mi- 
nistre sur  le  rapport  duquel  l'ordonnance 
avait  été  rendue ,  la  lettre  suivante  : 


A  M.    DE  VAUBLANC, 


MINISTRE    DE    t/ INTERIEUR. 


BraxeUes,  le  19  mars  i8i(>. 


Monsieur  le  ministre, 


J'apprends  que,  dans  Fordonnance  rendue  le  21  mars 


A. 


IV  AVERTISSEMENT. 

dernier,  stir  votre  proposition ,  mon  nom  n'est  pas  inscrit 
parmi  ceux  des  membres  de  Flnstitut.  Cela  ne  m'étonne 
ni  ne  m'afOige.  Je  laisse  au  public  à  juger  si  j'ai  été  juste- 
ment admis,  il  y  a  dix-sept  ans,  dans  ce  corps  illustre, 
ou  si  aujourd'hui  j'en  suis  injustement  exclu,  et  si  l'hon- 
neur d'y  avoir  été  appelé  par  les  suffrages  libres  de  la 
majorité  de  ses  membres ,  peut  être  atténué  par  l'exclu- 
sion que  je  ne  dois  qu'à  la  volonté  d'un  ministre. 

Je  veux  vous  parler  d'un  objet  plus  important;  de  la 
disposition  énoncée  dans  l'article  24  de  votre  ordon- 
nance :  il  y  est  dit  que  les  membres  qui  ont  appartenu 
jusquà  ce  jour  à  l'une  des  quatre  classes  de  V Institut 
conserveront  la  totalité  de  leur  traitement. 

Quel  peut  être  le  but  de  cet  article ,  monsieur  le  mi- 
nisitre ,  sinon  d'avilir ,  par  ce  feint  ménagement ,  des  ' 
hommes  que  vos  persécutions  ne  font  qu'honorer? 

Il  est  moins  facile  que  vous  ne  croyez  de  réussir  en  ce 
projet ,  du  moins  avec  moi  :  dépouillé  de  tout,  excepté 
de  mon  honneur,  je  saurai  le  conserver  intact  ;  je  saurai 
le  soustraire  à  l'injure  de  vos  bienfaits,  et  ne  pas  vous 
laisser  le  plaisir  de  g&ter  mon  malheur. 

Trouvez  donc  bon  que  je  vous  déclare  que  je  rejette 


AVERTISSEMENT.  v 

le  droit  qui  m'est  attribué  par  Tordonnance  royale  du 

21  mars  i8i6,  et  ne  vous  étonnez  pas  que  je  donne  à 

ce  refus  toute  la  publicité  possible. 

J'ai  l'honneur  d'être , 

Arnault, 

de  l'ancien  Institut ,  et  l'un  des  trente-huit  Français 
exilés  par  l'ordonnance  da  a4  juillet  i8 15. 

M.   le  comte  de  Vaublanc ,  comme  on 
sait,  ne  s'entête  pas  dans  ses  erreurs;  il 
s'empressa  de  rectifier  celle-ci  ;  et  une  note 
explicative ,  insérée   au  Moniteur  peu  de 
jours  après ,   prouva   bientôt  combien   on 
avait  calomnié  cette  excellence  en  lui  prê- 
tant quelques  sentiments  de  modération.  , 
La  première  pièce  qu'on  trouvera  dans 
les  Mélanges  académiques  répond  à  une 
lettre  qui  fut  distribuée  en  i8o4  à  l'Insti- 
tut,  par  le  docteur  Pelletan.  Pour  com- 
prendre cette  réfutation,  il  faut  connaître 
la  proposition  qui  l'a  provoquée;  la  voici  : 


\ 
I 


VI  AVERTISSEMENT. 

M.  PELLETAN, 

MEMBRE    DE    l'iNSTITUT    NATIONAL    DES   SCIENCES    ET    ARTS, 

A  SES  HONORABLES  COLLÈGUES. 

Messieurs, 

Tai  beaucoup  réfléchi  sur  une  proposition  faite  par 
notre  collègue  Desessarts,  dans  une  des  dernières  séances 
de  ITnstitut,  et  à  laquelle  vous  n'avez  pas  cru,  en  ce 
moment,  devoir  donner  de  suite.  Il  était  question  de 
mettre  hors  de  rang,  parmi  nous,  l'homme  qui  depuis 
long-temps  n'a  pas  d'égal ,  et  que  des  circonstances  im- 
périeuses, moins  encore  que  l'amour  et  la  reconnaissance 
des  Français,  viennent  d'élever  à  une  suprématie  qui  ne 
peut  rien  ajouter  à  sa  gloire,  mais  qui  cimente,  pour 
nous,  le  grand  œuvre  de  la  paix  et  du  bonheur. 

Aujourd'hui,  messieurs,  je  porte  plus  loin  les  vues 
qui  vous  étaient  présentées,  et  je  demande  que  l'Institut 
national  sollicite  la  faveur  de  changer  son  titre  en  celui 
d'Institut  impérial  des  sciences  et  des  arts.  Je  suis  per- 
suadé que  le  développement  de  mes  motifs  entraînera 
votre  sentiment. 


AVERTISSEMENT.  vu 

En  effet,  on  opposerait  en  vain  l'égalité  qui  doit  ré- 
gner entre  les  membres  d  une  société  savante  :  trop  long- 
temps nous  avons  été  victimes  de  cette  idée  prétendue 
philosophique,  et  nous  savons  que  la  véritable  égalité 
ne  consiste  pas  plus  à  entasser  les  hommes  péle-méle, 
qu  a  les  soumettre  à  la  mesure  du  tyran  de  Sicile  ;  mais 
qu'elle  existe  là  où  chacun  remplit  les  devoirs  qui  lui 
sont  prescrits ,  et  jouit  des  récompenses ,  des  honneurs 
et  de  la  considération  que  lui  ont  mérités  ses  travaux , 
ses  vertus ,  l'opinion  publique ,  et  même ,  si  l'on  veut , 
les  dons  de  la  nature  et  la  faveur  des  circonstances. 

Pierre-le-Grand 5  a-t-on  dit  dans  l'assemblée,  n'a  pas 
dédaigné  de  prendre  place  dans  l'académie  des  sciences , 
et  son  nom  a  été  inscrit  dans  l'ordre  de  sa  réception.  Il 
est  bien  étonnant  que  personne  n'ait  relevé  ce  que  ce 
.  rapprochement  a  d'inexact.  L'académie  dont  Pierre-le- 
Grand  voulut  être  membre  honoraire ,  n'était  pas  dans 
ses  propres  états.  Etranger  à  Paris,  sans  doute  la  place 
la  plus  honorable  pour  lui  était  d'y  être  assis  au  milieu 
de  vous;  et  il  ne  dédaigna  pas  d'être  membre  d'une aca- 
demie  dont  le  roi  de  France  était  protecteur  immédiat. 
La  liberté  dont  les  gens  de  lettres  doivent  jouir  est 


vm  AVERTISSEMENT. 

encore  une  de  ces  objections  de  circonstances  qui  cédera 
au  plus  léger  examen.  Sans  doute  les  gens  de  lettres  sont 
libres,  lorsqu'isolés  dans  leurs  cabinets  ils  s'occupent  à 
loisir,  et  suivant  leur  volonté  ou  leur  goût  individuel, 
les  uns  à  résoudre  un  problème  de  mathématique,  ou  à 
faire  les  échos  confidents  de  leurs  amours;  d'autres  à 
commenter  les  Aphorismes  d*Hippocrate ,  ou  chanter  les 
victoires  des  héros  de  la  Fable  :  ceux-ci,  à  travestir  à 
leur  gré  l'auguste  philosophie;  ceux-là,  en  insultant  la 
Divinité ,  à  n'encourir  que  le  mépris  d'un  gouvernement 
sage  et  tolérant  :  mais  aussitôt  que  ces  gens  de  lettres 
se  réunissent  et  forment  une  corporation  sous  l'autorité 
du  gouvernement,  ils  perdent  leur  liberté  poUtique,  et 
reçoivent,  en  échange,  une  protection  vivifiante,  sous 
laquelle  nos  pères  ont  vu  fleurir  ce  siècle  étonnant  de 
gloire  et  de  prospérité  qui  nous  a  précédés.  Quel  diffé- 
rence entre  les  productions  immortelles  du  génie  dans 
ce  siècle  àiesclas^agey  et  l'apathie,  l'engourdissement  et 
la  stupeur  qu'a  produit,  parmi  nous,  la  liberté  révolu* 
tionnaire! 

Descendons,  messieurs,  à  des  motifs  moins  nobles 
peut-être,  mais  non  moins  importants  :  n'en  doutez  pas, 


AVERTISSEMENT.  ix 

votre  liberté  tient  à  vos  besoins.  L'Institut  dépose  sa 
liberté  politique  entre  les  mains  du  gouvernement  qui 
paie  ses  travaux.  Nous  recevons  un  salaire  commun  ; 
mais  chacun  de  nous  n*occupe-t-il  pas  des  placer  plus 
ou  moins  lucratives  ;  et  cette  dernière  condition  n'est- 
elle  pas  le  soutien  très  heureux  des  honneurs  que  ces 
places  répandent  sur  nous?  Supposez  un  moment  que 
le  gouvernement  consentît  à  nous  Uvrer  à  la  noblesse , 
non  de  notre  origine,  mais  de  nos  prétentions;  nous 
serions  bientôt  dans  le  cas  de  ces  nobles  campagnards 
!    bretons,  qui,  dit-on,  demandaient  Taumône  le  chapeau 

0 

sur  la  tête.  Concluons,  messieurs,  que  le  savant  et 
lliomme  de  lettres  qui  veulent  jouir  d'une  liberté  idéale 
et  sans  limites ,  doivent  renoncer  aux  académies  et  aux 
places;  que  les  autres  peuvent  se  contenter  de  cette 
noble  liberté  qui  les  soumet  aux  lois  :  un  gouvernement 
protecteur  ne  gêne  point  leurs  opinions,  parcequ'elles 
sont  s^ges  et  sans  intolérance ,  n'avilit  point  leurs  senti- 
ments, parcequ'ils  sont  purs  et  nobles  de  leur  nature; 
n arrête  point  les  élans  de  leur  génie,  parceque,  dirigeant 
toutes  leurs  facultés  vers  la  véritable  science ,  ils  ne  trou- 
blent point  Tordre  social  par  les  écarts  d'une  imagination 


X.  AVERTISSEMENT. 

turbulente ,  et  qu  ils  cultivent  cette  vraie  philosophie  qui 
nous  rend  sévères  pour  nous-mêmes ,  indulgents  pour 
les  autres;  ne  s*occupe  que  du  bonheur  commun,  et 
respecte  même  les  préjugés  si  souvent  nécessaires  à  ce 
bonheur  :  voilà  Thomme  libre.  De  même  que  Tordre  et 
l'économie  sont  le  principe  de  la  richesse ,  la  modéra- 
tion dans  les  désirs,  la  source  du  bonheur,  un  esprit 
droit  et  un  cœur  pur  sont  les  bases  de  la  Uberté  indi- 
viduelle. 

Je  passe ,  messieurs ,  à  une  dernière  objection  qui 
pourrait  être  faite  à  mon  projet.  Aurions-nous  de  la 
peine  à  renoncer  à  ce  titre  d'Institut  national?  Serait-il 
possible  que  ces  mots  fatals  et  de  pouvoir  magique, 
liberté  j  égalité  y  Dolonté  nationale  y  eussent  encore  sur 
nous  quelque  influence,  et  quelque  attrait  pour  notre 
cœur  ?  Avons-nous  oublié  que  c'est  sous  cet  étendard 
que  notre  patrie  a  été  ravagée  par  elle-même  ?  que  ces 
mots  ont  servi  de  ralUement  pour  -soulever,  de  tous  les 
points  de  la  France,  cette  populace  effrénée  et  cruelle, 
dont  les  excès  nous  ont  mis  à  deux  doigts  de  notre 
perte  ?  Nos  cœurs  gémissent  encore  des  précieuses  vic- 
times que  l'académie  a  fournies  à  l'hydre  révolution- 


AVERTISSEMENT.  xi 

naire  :  tous  osez  à  peine  soulever  le  manteau  dont  vous 
TOUS  étiez  enveloppés  pour  vous  soustraire  à  cet  hor- 
rible  spectacle.  Oublions,  oublions,  s'il  se  peut,  que 
l'Institut  lui-même  a  dû  son  origine  et  son  organisation 
à  ce  gouvernement  ennemi  de  toute  liberté ,  et  dont  le 
génie  était  celui  de  la  destruction. 

Une  aurore  se  lève  pour  nous,  déjà  plus  brillante  que 
le  soleil  à  son  zénith.  Unissons-nous  à  la  France  ancienne 
et  nouvelle ,  pour  bénir  la  Providence  qui  a  produit  ce 
miracle  en  notre  faveur  :  serrons-nous  autour  de  Thomme 
supérieur  à  tous  qu'elle  nous  a  suscité  :  méritons  sa  pro- 
tection et  soUicitons  sa  bienveillance.  Tai  donc  Thon- 
neur,  mes  honorables  collègues,  de  vous  proposer  le 
projet  d'arrêté  qui  suit  : 

I®  L'Institut  national  des  sciences  et  arts ,  voulant  à 
la  fois  témoigner  son  amour  pour  les  sciences  et  les  arts 
qu'il  cultive,  et  son  respectueux  et  inviolable  attache- 
ment à  la  personne  de  l'empereur  Napoléon,  sollicite, 
auprès  de  sa  majesté,  l'honneur  et  l'avantage  de  sa  pro- 
tection immédiate.  L'Institut  demande,  en  conséquence, 
Jétre  appelé  Institut  impérial  des  sciences  et  des  arts. 

2*  L'empereur  sera  supplié  de  sanctionner  son  adhé- 


XII  AVERTISSEMENT. 

sion  au  vœu  de  Tlnstitut  par  sa  présence  auguste ,  dans 
une  séance  générale  convoquée  à  cet  effet,  et  au  jour 
que  sa  majesté  l'ordonnera. 

3^  UInstitut  sollicitera  de  sa  majesté  l'honneur  de  lui 
présenter  cet  arrêté  eh  corps,  ou  par  députation,  ou 
même  par  la  voie  du  ministre  de  l'intérieur. 

4*  L'empereur  ayant  agréé  la  demande  de  l'Institut, 
il  sera  imprimé  une  liste  de  ses  membres,  en  tête  de 
laquelle  on  lira  :  Napoléon,  empereur,  protecteur  de 
l'Institut. 

5^  La  place  restée  vacante  dans  la  classe  des  sciences 
physiques  et  mathématiques ,  section  de  mécanique ,  par 
la  sortie  du  consul  Bonaparte,  sera  donnée  par  la  voie 
du  scrutin,  suivant  les  règlements  de  l'Institut. 

Je  termine,  en  invitant  monsieur  le  président  à  pro- 
voquer une  séance  générale  de  l'Institut,  dans  le  plus 
prochain  délai,  ^  l'effet  de  prei^dre  en  considération 

l'objet  de  ma  lettre. 

Pelletàn. 

Parmi  les  pièces  relatives  au  concours 
pour  les  prix  décennaux ,  on  trouvera  Tin- 
troduction  qui  précède ,  et  les  conclusions 


AVERTISSEMENT.  xiii 

qui  termiDent  le  rapport  présenté  sur  cet 
objet  à  r empereur  au  nom  de  la  classe. 

Ces  pièces  ^  qui  renferment  des  obserya- 
tions  assez  curieuses  sur  la  position  de  la 
littérature  française  à  Tépoque  où  elles  ont 
été  écrites ,  appartenaient  en  effet  à  M.  Ar- 
uault  :  il  avait  été  chargé,  en  conséquence 
d'un  arrêté  pris  par  la  classe ,  et  consigné 
dans  ce  volume,  de  la  rédaction  générale 
du  travail  auquel  elles  se  rattachent. 


^ 


MÉLANGES 

ACADÉMIQUES. 


1. 


MÉLANGES 

ACADÉMIQUES. 


'^'^'^«'«'v%<^/«««>»,-^«.^-%«^«/^«,'«/<k«/«/»«/»^%/«/^«<>%^w  ^%.'^%^k^»'^'»^<«/ik%/^^»'«'%  «-«/»%<%'« •/^«/% 


OBSERVATIONS 

SUR  QUELQURS  UNES  DES  PROPOSITIONS 

CONTENUES     DANS     UNE     LETTRE     ADRESSÉE     PAR      M.     PELLETAI! 

A  l'institut  national. 


Messieurs, 

La  lettre  adressée  à  chacun  de  nous  par  notre  collègue 
Pelletan  contient  de  graves  erreurs.  Avant  de  discuter 
la  proposition  à  laquelle  elles  servent  de  base ,  qu'il  me 
soit  permis  de  relever  les  plus  frappantes  dans  Tordre 
où  elles  sont  présentées. 

Notre  collègue  est  d'avis  surtout  que  l'Institut  sollicite 
la  faveur  de  changer  en  celui  d'impérial  le  titre  d'Institut 
national. 

Je  conçois  peu,  je  l'avouerai,  la  nécessité  de  ce  chan- 
gement. Ce  qui  est  national  n'est-il  pas  impérial?  ce  qui 
est  impérial  n'est-il  pas  national?  , 

Sous  le  rapport  politique ,  cette  proposition  est-elle 

autre  chose  qu'une  vaine  question  de  mots  ?  Bonaparte 

1. 


4  MÉLANGES 

appelé  à  l'empire  par  le  vœu  de  la  nation ,  Bonaparte 
exerçant  un  pouvoir  déféré  et  non  conquis,  n'est -il 
pas  lui-même  national  ?  Pourquoi  les  institutions  qu'il 
protège  cesseraient-elles  de  l'être  ?  Sous  le  rapport  de 
notre  existence  positive ,  ce  changement  peut  avoir  quel- 
ques inconvénients,  ceux  au  moins  qu'entraîne  une  dé*- 
nomination  inexacte. 

Le  mot  national  exprime  en  effet  ce  que  le  mot  impé^ 
na/ n'exprimerait  pas ,  c'est-à-dire  une  réunion  d'hommes 
choisis  dans  toute  la  nation.  National  signifie  ce  que  si- 
gnifiait sous  les  rois  l'épithète  Ae  française  donnée  à  la 
première  des  académies  qu'ils  aient  fondées. . 

Un  corps  ne  doit  pas  admettre  sans  motifs  un  chan- 
gement, même  dans  sa  dénomination.  C'est  par  cette 
considération  ,  et  non  par  appréhension  de  l'atteinte 
qu'il  porterait  à  l'égalité  qui  règne  chez  nous,  que  je 
repousse  le  changement  proposé. 

Qu'importe  ce  changement  aux  partisans  de  l'égalité, 
dont  M.  Pelletan  semble  redouter  l'opposition  ? 

Le  maintien  de  l'égalité  académique  ne  nous  est-il  pas 
garanti  d'ailleurs  par  l'intérêt  du  gouvernement  lui- 
même  ? 

m 

Egaux  entre  nous  en  droits,  et  plût  à  Dieu  que  nous 
le  fussions  en  mérite!  égaux  en  droits,  dis-je,  comme 
les  membres  de  toute  société  savante  bien  organisée , 
ne  sommes-nous  pas  soumis  au  gouvernement,  quelque 
dénomination  qu'il  reçoive  de  la  volonté  publique?  Sous 
tous  les  gouvernements  cette  égalité   se  maintiendra 


ACADÉMIQUES.  5 

entre  des  hommes  associés  au  même  titre,  et  aucun  gou- 
vernement n  aura  intérêt  à  la  détruire,  car  son  effet  n'est 
pas  de  nous  distraire  de  Tobéissance  due  à  l'autorité  lé- 
gitime ,  mais  de  nous  garantir  de  la  domination  de  nos 
propres  collègues,  domination  attentatoire  aux  droits 
de  l'autorité  comme  à  ceux  de  la  liberté ,  aux  droits 
du  gouvernement  comme  aux  nôtres. 

Mais  passons  à  ce  que  l'auteur  de  la  lettre  qui  désire 
que  l'empereur  soit  mis  hors  de  rang  parmi  nous  y  ce  qui 
voudrait  dire  rayé  de  la  liste  des  membres  de  l'Institut, 
répond  à  ceux  qui  lui  opposeraient  l'exemple  de  Pierre- 
le-Grand,  inscrit  d'après  sa  propre  demande  sur  la  liste 
des  membres  de  l'académie  des  sciences,  dans  l'ordre 
de  sa  réception.  Celte  réponse  prouve-t-elle  dans  celui 
qui  l'a  faite  une  connaissance  bien  approfondie  de  l'his- 
toire et  du  caractère  du  grand  homme  dont  il  croit  inter- 
préter la  pensée? 

Est-ce  l'honneur  d'appartenir  à  un  corps  protégé  par 
le  roi  de  France ,  que  Pierre  recherchait  quand  il  voulut 
s'asseoir  entre  les  Fontenelle  et  les  Varignon ,  les  Réau- 
mur  et  les  Jussieu  ? 

Je  crois ,  messieurs,  que  cet  homme  fait  pour  le  trône 
auquel  il  eût  été  porté  s'il  n'y  fût  pas  né ,  ambitionnait 
une  tout  autre  gloire.  Mettant  au  premier  rang  des  dis- 
tinctions celles  qui  étaient  fondées  sur  le  mérite,  tout 
monarque  qu'il  était ,  il  voulut  passer  par  tous  les  grades 
de  son  armée  de  terre  et  de  mer,  servir  sous  les  géné- 
raux qu'il  avait  nommés,  et  il  se  maintint  subalterne  tant 


6  MELANGES 

qu'il  crut  rencontrer  des  supérieurs  dans  ses  propres 
sujets  ;  mais  quels  sont  les  rois  dont  il  se  soit  reconnu 
rinférieur  ? 

Croyez  donc  que  quand  il  vint  siéger  parmi  vos  pré- 
décesseurs, cet  académicien  couronné  se  fit  moins  le 
protégé  d  un  monarque  au  berceau ,  que  le  collègue  des 
premiers  génies  de  l'Europe  savante;  que  le  collègue 
des  Bemouilli  et  des  Newton ,  dont  le  nom  enrichissait 
sdors  vos  fastes. 

L'auteur  de  la  lettre  ne  me  semble  pas  plus   heureux, 
dans  l'article  loù  il  traite  de  la  liberté  des  gens  de  lettres. 
Après  avoir  employé,  à  propos  du  siècle  passé  et  du  siècle 
présent ,  tous  les  lieux  communs  épuisés  depuis  quatre 
ans  par  les  folliculaires,  outrageant  tout  à  la  fois  et  la 
sagesse  du  gouvernement,  et  la  dignité  de  notre  institu- 
tion ,  il  affirme  que  la  protection  de  l'autorité  ne  nous 
est  accordée  qu'en  échange  de  notre  renonciation  à  la 
liberté  politique.  Ainsi ,  dans  l'Institut ,  on  ne  jouirait    ' 
pas  de  la  plénitude  de  liberté  conservée  au  citoyen  par 
la  loi ,  ou  bien,  hors  de  l'Institut,  la  liberté  du  citoyen    • 
pourrait  s'étendre  au-delà  des  limites  que  la  loi  a  posées.    > 
Mais  c'est  peu:  non  seulement,  à  l'entendre,  tout  mëm-    i 
bre  de  l'Institut  aurait  renoncé  à  sa  liberté  politique,    «: 
mais  il  l'aurait  vendue  ;  le  traitement  que  nous  recevons    v 
annuellement  ne  serait  point,  comme  vous  le  pensez,    . 
le  prix  de  vos  travaux  passés, l'indenuiité  de  vos  travaux   \ 
présents ,  l'effet  de  la  munificence  nationale ,  qui  veut    ?, 
mettre  à  l'abri  des  premiers  besoins  des  hommes  utiles,   ^if^ 


j 


ACADÉMIQUES.  7 

revêtus  d  une  honorable  distinction ,  mais  bien  le  salaire 
de  la  plus  honteuse  servitude. 

Ah!  loin  de  nous  ces  étranges  idées!  Il  s*avouerait 
trop  méprisé,  celui  qui  croirait  sa  servitude  payée  à  si 
vil  prix;  comme  il  s'avouerait  trop  méprisable,  celui  qui 
croit  pouvoir  aliéner  sa  liberté  à  quelque  prix  que  ce  soit. 
Parlant  ensuite  de  l'organisation  de  notre  société , 
l'auteur  de  la  lettre  confond,  à  plaisir,  les  hommes  et  les 
époques ,  indistinctement  frappés  par  lui  d'anathème.  La 
publique  horreur,  à  l'entendre,  doit  poursuivre  égale- 
ment les  créateurs  de  l'Institut,  et  les  destructeurs  des 
académies. 

Il  7  a  plus  que  de  l'injustice  dans  cette  proscription  ; 
et  vous  seriez  vous-mêmes  absurdes  et  barbares  si  vous 
ne  reconnaissiez  pas  de  différence  entre  la  fin  de  la  tem- 
pête et  son  commencement ,  entre  Vépoque  qui  a  détruit 
et  celle  qui  a  régénéré,  entre  les  hommes  ignorants  et 
féroces ,  auteurs  de  notre  naufrage ,  et  les  hommes  habi- 
les et  humains  qui  vous  ont  sauvés  sur  ses  débris.  Que 
la  honte  et  le  mépris  poursuivent ,  s'il  en  existe ,  les  des- 
tructeurs des  anciens  corps  savants  ;  mais  que  l'estime  et 
la  reconnaissance  soient  le  partage  de  ceux  qui  les  ont 
ressuscites  sous  un  autre  nom  ! 

Mais  il  est  temps  d'en  venir  à  l'importante  question  à 
laquelle  on  voudrait  rattacher  les  différentes  opinions 
que  nous  venons  de  passer  en  revue. 

C'est  après  une  longue  réflexion  que  celui  qui  la  pro- 
pose nous  presse  de  solliciter  le  chef  de  l'empire  à  re- 


8  MÉLANGES 

noncer  à  la  condition  qu'il  a  cru  deroir  se  conserver  au 
milieu  de  nous  jusqu  a  ce  jour. 

Une  lon^e  réflexion  derait ,  ce  me  semUe,  détour- 
ner notre  collègue  de  la  pensée  de  tous  faire  une  pro- 
position si  inconyenante;  proposition  non  moins  £adte 
pour  blesser  riDustre  membre  qui  en  est  Fobjet,  que 
ITnstitut  lui-même. 

Comment  une  longue  réflexion  n  a-t*elle  pas  fait  re- 
connaître à  notre  collègue  deux  hommes  dans  Bonaparte? 
rhomme  privé  et  lliomroe  public,  le  membre  de  Flnsti- 
tut  et  le  chef  du  gouvernement? 

Le  chef  du  gouvernement  n*est41  pas,  de  droit  et  de 
fût ,  le  protecteur  de  tous  les  établissements  publics  ? 

Proposer  à  l'empereur  de  prendre  le  titre  de  protecteur 
de  l'Institut ,  n'est-ce  pas  lui  offrir  ce  qu'il  possède  déjà? 
Solliciter  Bonaparte  à  sortir  des  rangs  de  l'Institut , 
n'est-ce  pas  le  solliciter  à  se  dépouiller  de  l'un  des  titres 
les  plus  flatteurs  qui  lui  appartiennent  ?  oui ,  des  plus 
flatteurs,  puisqu'il  le  doit  à  lui-même,  aux  droits  du 
génie ,  et  non  à  ceux  de  la  puissance. 

Dans  les  états  où  la  puissance  est  héréditaire  ,  elle 
n'est  pas  toujours  transmise  à  l'homme  supérieur  ;  mais 
comme  ses  prérogatives  sont  immuables,  le  prince  inepte, 
le  monarque  ignorant  n'en  est  pas  moins  le  protecteur>né 
des  institutions  savantes  et  littéraires  de  Tempire. 

Que  proposerions-nous  donc  à  Bonaparte,  si  ce  n'est 
de  ne  vouloir  être  que  ce  qu'ont  été  tant  d'hommes  mé- 
diocres; de  renoncera  une  qualification  qui  le  distingue 


ACADÉMIQUES.  9 

entre  tous  les  souverains ,  pour  ne  conserver  que  celle 
qui  lui  est  commune  avec  tous? 

Est-il  beaucoup  de  souverains  qui ,  passant  par  la  con- 
dition privée,  eussent  mérité  d'être  appelés,  par  le  suf- 
frage libre  et  unanime  de  l'Institut,  à  s'asseoir  parmi  • 
vous?  Et,  bien  que  devenu  le  chef  de  l'état,  le  collègue 
de  tant  d'hommes  célèbres  se  rabaisserait-il  en  se  main- 
tenant à  leur  niveau? 

Si  riustitut,  comme  l'académie  française  ,  dans  les 
temps  voisins  de  sa  création,  se  trouvait  sons  la  protec- 
tion d'un  particulier ,  sans  doute  il  serait  inconvenant  de 
voir  le  chef  de  l'état  conserver  un  titre  qui  le  rangerait 
sous  la  protection  de  son  inférieur;  mais  cette  inconve- 
nance existe-t-elle  quand  le  protecteur  de  l'Institut  n'est 
autre  que  Bonaparte  lui-même  ? 

Loin  de  le  penser,  messieurs,  je  regarderais  la  démar^ 
che  à  laquelle  on  voudrait  vous  porter  comme  un  ou- 
trage envers  Bonaparte,  comme  une  injurieuse  révoca- 
tion de  votre  propre  choix. 

Frédéric  II  resta  toute  sa  vie  membre  de  l'académie 
de  Berlin ,  dont  il  était  protecteur  comme  roi.  Mais  sans 
ofibir  un  exemple  à  celui  qui  servira  d'exemple ,  cher- 
chons ,  dans  la  conduite  de  l'empereur,  la  règle  de  l'opi- 
nion à  laquelle  nous  devons  nous  rallier.  Chef  des  mili- 
taires de  l'empire ,  supérieur  à  tous  les  grades  auxquels 
il  est  successivement  parvenu  par  d'éclatants  services,  le 
souvenir  de  ces  services  nïéme  Ivii  rend  tous  ces  «jrades 
également  chers.  Chacun  des  habits  qui  divStinguc  chacun 


10  MELANGES 

de  ces  grades  lui  rappelle  le  titre  auquel  il  Ta  revêtu; et, 
loin  d'en  dédaigner  un  seul,  il  se  décore  plus  souvent 
.  du  modeste  uniforme  de  simple  officier  que  de  l'habit 
somptueux  qui  n'appartient  qu'au  chef  de  l'empire. 

Les  deux  qualités  que  notre  collègue  croit  exclusives 
l'une  de  l'autre  ne  sont  donc  pas  inconciliables  dans  le 
chef  du  gouvernement ,  du  moins  devons-nous  le  penser, 
tant  que  l'ordre  de  choses  existant  n'aura  pas  été  changé 
par  celui  qui  a  eu  l'occasion  de  le  faire ,  et  qui  ne  Ta 
point  fait  à  l'époque  récente  de  notre  réorganisation. 

Le  corps  qui  entreprendrait  de  tracer  sa  conduite  à 
celui  qui  règle  les  destinées  de  l'Europe  s'exposerait ,  ce 
me  semble,  à  se  voir  taxer  de  quelque  présomption.  Je 
regrette  qu'un  de  nos  collègues  se  soit  exposé  à  ce  re- 
proche ,  et  demande  qu'il  ne  soit  donné  aucune  suite  à 
sa  proposition. 


— tfiiï — 


.1— 


1 


U 


ACADÉMIQUES.  ii 


RAPPORT 

A  LA  CLASSE  DE  LA  LANGUE  ET  DE  LA  LITIÉRATURE 

FRANÇAISE. 

Messieurs, 

Vous  avez  renvoyé  à  une  commission  Texamen  de 
ces  deux  questions  : 

1®  La  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature  française 
publiera-t-elle  des  mémoires  ? 

2*  De  quelles  pièces  ces  mémoires  seront- ils  com- 
posés ? 

La  première  question  a  d'abord  été  discutée. 

Si  vous  voulez  vous  borner  à  acquitter  strictement 
vos  dettes ,  vous  ne  publierez  point  de  mémoires.  Les 
obligations  que  plus  d  un  intérêt  imposent  aux  autres 
classes  de  l'Institut  ne  s'étendent  pas  à  vous.  Des  mé- 
moires ne  sont  pas  la  preuve  nécessaire  de  votre  utilité. 
Qui  ne  sait  qu  im  travail  spécial  vous  est  confié  ?  que  la 
confection  du  Dictionnaire  occupe  presque  tous  vos 
moments  ?  que  les  résultats  de  ce  travail ,  lent  et  pénible 
comme  la  formation  de  la  langue ,  dont  vous  discutez , 
dont  vous  écrivez  l'histoire,  ne  peuvent  paraître  qu'à 
des  époques  séparées  par  un  long  intervalle  ? 


12  MÉLANGES 

Si  long  que  puisse  être  cet  intervalle ,  le  travail  exigé 
par  une  nouvelle  édition  du  Dictionnaire  de  la  langue 
Taura  toujours  rempli.  A  combien  de  recherches  labo- 
rieuses ,  à  combien  de  discussions  savantes  n*a-t-il  pas 
donné  lieu ,  le  moindre  article  de  cet  ouvrage ,  qui  doit 
dissiper  tous  les  doutes,  qui  ne  peut  contenir  que  des 
assertions  ?  Chaque  définition ,  chaque  décision ,  dont  le 
propre  est  d'unir  la  brièveté  à  la  clarté ,  est  souvent  le 
résumé  de  plusieurs  dissertations ,  dans  lesquelles  la 
question  a  été  envisagée  sous  toutes  les  faces ,  dans  les^ 
quelles  les  opinions  des  grammairiens  ont  été  oppo- 
sées, analysées,  appréciées.  Que  de  travaux  pour  un 
mot  !  travaux  que  le  public  ne  peut  deviner  dans  leur 
résidtat,  et  qui  deviendraient  le  premier  aliment  de 
vos  mémoires;  travaux  dont  la  publication  ne  serait 
pas  moins  utile  peut-être  que  celle  du  Dictionnaire,  - 
auquel  ils  serviraient  de  commentaire  et  de  justifies-  ^ 
tion. 

Le  plus  sûr  moyen  de  donner  de  l'autorité  à  un  juge-  j, 
ment  est  de  publier  les  pièces  sur  lesquelles  ce  jugement  :.^ 
est  fondé ,  d'instruire  le  procès  sous  les  yeux  du  lecteuTi  t^ 
de  le  mettre  à  portée  de  se  faire  par  lui-même  une  opi-  v^ 
nion  à  laquelle  il  s'attachera ,  moins  parcequ'elle  est  li 
vôtre,  que  parceque  vous  l'avez  rendue  la  sienne.  Que  =, 
de  doutes  résolus  par  vos  devanciers  vous  sont  joumet*  "^ 
lement  représentés  comme  insolubles ,  parceque  la  mé- . 
thode  que  nous  vous  proposons  n'a  pas  été  pratiquée., 
par  eux,  parceque  l'on  ne  connaît  point  les  bases  qu'ib;. 


•.I 


j 


ACADÉMIQUES.  i5 

ont  données  à  leurs  décisions ,  parcequ'en  ces  matières 
l'esprit  répugne  à  la  confiance  et  ne  cède  qu'à  la  con- 
viction. 

Si  vous  reconnaissez  que  la  confection  de  yos  mé- 
moires peut  marcher  de  front  avec  la  révision  du  Dic- 
tionnaire ;  que ,  loin  d'être  le  sujet  d'un  surcroît  de  tra- 
vail, elle  vous  fournit  le  moyen  d'employer  un  travail 
jusqu'à  ce  jour  perdu  ,  votre  détermination  est  déjà 
prise.  Les  considérations  suivantes  sont  peut-être  pro- 
pres à  la  fortifier. 

Il  est  dans  la  nature  des  choses  que  rarement  un  par- 
ticulier obtienne  sa  part  de  gloire  dans  le  succès  de 
l'ouvrage  publié  par  une  société,  quelle  que  soit  la  pro- 
portion dans  laquelle  il  a  contribué  à  cet  ouvrage.  Il  est 
aussi  dans  la  nature  des  choses  que  l'ouvrage  produit 
1  par  ime  société  appartienne  à  l'époque  à  laquelle  il  a 
J  été  publié ,  qui  certes  n'est  pas  pour  le  Dictionnaire  l'é- 
I  poque  à  laquelle  l'ouvrage  a  été  composé. 
I      La  publication  de  vos  mémoires  remédierait  à  cette 
double  injustice.  Le  Dictionnaire  ne  cesserait  pas  d'être 
l'ouvrage  de  l'académie;  mais  dans  les  mémoires  seraient 
;   les  ouvrages  des  académiciens  ;  il  suffirait  de  les  ouvrir 
pour  faire,  avec  connaissance  de  cause,  la  part  des 
temps  et  des  hommes;  pour  déterminer  les  époques 
auxquelles  les  différentes  parties  du  travail  appartien- 
draient ;  pour  assigner  enfin ,  d'après  la   portion   que 
chaque  particulier  aurait  apportée  à  ce  travail,  devenu 
de  jour  en  jour  plus  difficile  et  plus  nécessaire,  la  por- 


i4  MELANGES 

tion  qui  lui  reTiendrait  dans  la  gloire  que  réclame  aussi 
le  traTail  utile. 

En  oflfrant  une  base  eertaine  à  la  répartition  de  l'es- 
time publiqut'  «  la  dasse  aura  créé  uu  nouveau  et  puis* 
sant  moyen  d^émulation  entre  ses  membres.  On  peut 
donc  affirmer  qu'il  est  sinon  nécessaire,  du  moins  utile 
qu'dle  consente  à  publier  des  mémoires. 

De  quelles  pièces  ces  mémoires  seront4k  composés  ? 
teUe  est,  messieurs^  la  seconde  question.  Nous  y  avons 
presque  répondu  en  discutant  la  première.  , 

Déjà  TOUS  connaissez  une  partie  de  vos  ressources. 
Connaissez-les  toutes.  Elles  sont  plus  nombretises  qu'on 
ne  Timagine  d^abord.  Aux  discussions  engendrées  par  la 
révisicm  du  Dictionnaire .  se  joindraient  d^autres  pièces   '\ 
dont  la  publication  ne  serait  pas  moins  utile* 

Plusieiu^  de  nos  collègues,  retenus  loin  de  nous  par  , 
le  devoir,  ne  peuvent  «ils  pas«  quoique  de  loin,  s*asso*  >, 
cier  à  nos  travaux^  nous  transmettre  par  écrit  le^  opi-  ^. 
nions  qu'ils  ne  peuvent  apporter  dans  nos  séances  ?  Mat*  ^ 
gré  les  temps  et  les  distances ,  la  scieuce  commmiiqne  . 
avec  la  sciem^e,  lesprit  avec  Tesprit,  le  génie  avec  le  . 
génie.  StimuUa  l'activité  de  ce  noble  commerce  :  ouvra . 
des  mag-asins  à  ses  utiles  produits*  Si  Tobjet  de  la  pro* , 
position  qui  se  discute  eût  £ùt  partie  des  obligations  de  , 
racadémie  française  dès  son  origine^que  de  travaux  éga*  ,, 
rés  ou  perdus  eussent  été  recueillis  dans  vos  mémoiree! . 
C<ombien  de  tmvaux  même  ces  mémoires  n*auraienlp . 
ils  pas  prt>voi]ués  !  I^^  et^rivains  les  plus  célèbres  les 


ACADÉMIQUES.  iS 

eussent  enrichis  à  Tenvi  les  uns  des  autres.  Du  fond  de 
sa  retraite,  Fënelon  vous  eût  écrit  plus  d'une  lettre;  du 
fond  de  son  exil ,  Voltaire  eût  entretenu  avec  vous  sur- 
tout cette  correspondance  qu'il  dissémina  quelquefois 
au  hasard  ;  cette  correspondance  qui  fût  devenue  plus 
utile  encore,  parcequ'elle  eût  été  plus  sévère.  Trente  ans 
de  plus ,  ce  grand  homme  eût  contribué  aux  travaux  de 
l'académie ,  pour  laquelle  il  a  été  mort  aussitôt  qu'il  en 
a  été  séparé. 

Aux  pièces  que  la  correspondance  entre  les  membres 
de  l'académie  peut  fournir,  ajoutez  celles  que  fournirait 
la  correspondance  du  dehors. 

Des  questions  de  littérature  et  de  granmiaire  vous 
sont  journellement  adressées  :  pourquoi  refuser  d'y  ré- 
pondre ?  Pourquoi  montrer  moins  de  confiance  en  votre 
autorité ,  que  ceux  qui  s'y  soumettent  ?  A  quel  tribunal 
renvoyer  la  décision  des  questions  sur  lesquelles  vous 
n'osez  prononcer? 

Vos  moments  sont  comptés.  Mais  si  toutes  les  ques- 
tions de  cette  nature  ne  peuvent  pas  être  admises ,  toutes 
ne  doivent  pas  être  écartées.  Après  avoir  pris  contre  l'in- 
discrétion les  précautions  commandées  par  la  prudence , 
accordez  quelques  moments  à  l'examen  des  questions 
qui  vous  auront  paru  dignes  de  votre  attention.  Les  so- 
lutions qu'elles  obtiendraient  ne  seraient  pas  retrouvées 
sans  intérêt  dans  vos  mémoires. 

Vos  mémoires  recueilleraient  aussi  les  ouvrages  cou- 
ronnés, les  extraits  des  pièces  mentionnées,  et  même 


I 


i6  MELANGES 

les  extraits  des  pièces  qui ,  trop  faibles  pour  obtenir  la 
mention  honorable,  offriraient,  sur  le  sujet  proposé, 
des  aperçus  qui  auraient  échappé  aux  heureux  concur- 
rents. 

La  commission  pense  que  par  ce  moyen  on  parvien  • 
drait  àof&ir  sur  le  sujet  du  concours  un  travail  complet; 
à  réunir  tout  ce  qui  peut  être  dit  sur  ce  sujet,  condition 
que  ne  remplit  pas  toujours  l'ouvrage  couronné. 

Objecterait-on  que  vos  mémoires  ne  doivent  rien  con- 
tenir qui  n'appartienne  à  l'académie  ?  Des  ouvrages  com- 
posés sur  des  sujets  donnés  par  elle,  des  ouvrages  adoptés 
par  elle,  lui  seraient-ils  tout-à-fait  étrangers  ?  Pourquoi 
refuserait-on  de  placer  parmi  les  ouvrages  des  académi-    ' 
ciens ,  des  ouvrages  lus  au  miheu  des  académiciens  dans  ; 
la  plus  solennelle  de  vos  séances?  Ce  nouvel  honneur 
n'est-il  pas  une  conséquence  de  l'autre ,  dont  il  prolonge  :* 
la  durée ,  et  auquel  il  donne  de  la  solidité  ?  Ne  refusez  .  • 
pas  au  talent  une  récompense  de  plus.  Les  mémoires  de  ^ 
l'académie  seront  les  archives  de  la  langue,  et  ne  péri-    '■ 
ront  qu'avec  elle.  Etendez  aux  pièces  que  vous  couron-  -^ 
nez  ce  privilège  qu  elles  ne  peuvent  attendre  des  feuillet 
légères  auxquelles  les  vainqueurs  ont  jusqu'à  ce  jour-  ' 
confié  le  dépôt  de  leur  gloire.  '- 

Vous  placeriez  aussi  dans  vos  mémoires  les  discours  '  > 
de  réception,  les  pièces  lues  par  les  académiciens  aux  — 
séances  pubUques,  le  procès- verbal  lu  par  votre  secré*  '.-^ 
taire  perpétuel  en  la  séance  publique  du  mois  de  nîvAse.  > 
Ce  procès- verbal  serait  le  sommaire  de  vos  mémoires  -, 


ï 


ACADÉMIQUES.  17 

de  l'année ,  puisqu'il  est  le  précis  de  yos  opérations  de 
Tannée. 

Enfin  la  notice  des  livres  qui  vous  auraient  été  envoyés 
par  leurs  auteurs  dans  le  courant  de  Tannée  terminerait 
le  recueil. 

Telles  sont  les  considérations  d'après  lesquelles  la  com- 
mission vous  propose  d'arrêter  que  la  classe  de  la  langue 
et  de  la  littérature  française  publiera  des  mémoires  qui 
se  composeront  des  différents  travaux  dont  nous  venons 
de  faire  Ténumération  et  l'analyse. 

Ainsi,  messieurs,  vous  continuerez  ce  que  vos  prédé- 
cesseurs ont  commencé  ;  vous  suivrez  la  route  qui  vous 
a  été  ouverte  par  les  Pélisson ,  les  d'Olivet  et  les  d'Alem- 
bert.  Que  dis-je  !  vous  donnerez  même  plus  d'étendue  à 
l'idée  qu'ils  ont  conçue,  plus  de  développement  au  plan 
sur  lequel  ils  ont  travaillé  ;  car  vous  ne  vous  bornerez 
pas  à  ofirir  dans  l'histoire  des  académiciens  la  simple 
note  de  leurs  travaux,  mais  vous  rappellerez  l'existence 
des  académiciens  par  la  publication  de  leurs  travaux 
mêmes. 

Ne  vous  refusez  pas  à  cette  noble  tâche;  elle  intéresse 
trop  votre  gloire  :  elles  ne  l'intéressent  pas  moins  les 
dernières  propositions  qui  nous  restent  à  vous  faire. 

Les  collections  où  sont  contenus  les  éloges  des  aca- 
démiciens s'arrêtent  en  1782  :  décidez  que  les  éloges 
composés  depuis  cette  époque  seront  recueillis  dans  les 
mémoires  de  la  classe.  Décidez  aussi  qu'un  travail  ho- 
norable, interrompu  par  les  malheurs  publics,  sera  repris 


i8  MELANGES 

pour  être  continué  jusqu  au  jour  marqué  par  notre 
nier  deuil.  Des  morts  illustres  attendent  de  vous 
fleurs  qu'ils  ont  jetées  sur  les  tombeaux  de  leurs 
vanciers.  Atroce  envers  quelques  uns ,  cet  âge  a  eu 
juste  pour  tous;  ne  soyons  complices  ni  de  son  in 
titude  ni  de  son  oubli.  Faisons  disparaître  la  déploi 
lacune  qui  sépare  le  moment  de  la  dispersion  de  1 
demie  de  celui  de  sa  réunion.  Si  les  travaux  de  Tac 
mie  ont  été  interrompus ,  que  son  histoire  ne  le  soit 
La  mémoire  de  vos  prédécesseurs  vous  est  recomn 
dée  par  la  nation ,  qui ,  en  vous  reconnaissant  pour  1 
tiers  de  tant  d'hommes  célèbres,  n ajoute  pas  moii 
vos  devoirs  qu  a  vos  droits. 

Ces  propositions ,  reponssées  par  deux  membres  de  Fancienne  i 
mie  française,  comme  non  conformes  à  P usage,  forent  adoptées] 
reste  de  la  classe ,  et  l'on  des  contradicteurs  fat  chargé ,  en  qualité  < 
crétaire  perpétuel ,  d'en  surveiller  l'exécution.  Le  premier  volamede 
moires  de  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature  française  n'a  poc 
pas  encore  pam.  A  quoi  cela  tient-il  ? 

Opposant  la  force  d'inertie  à  la  volonté  générale ,  sans  refuser  d'c 
M.  le  perpétuel  snt  ne  pas  obéir;  il  sut  empêcher  la  classe  de  déro^ 
l'usage,  an  point  de  prouver  qu'elle  pouvait  être  plus  utile  que 
demie. 


ACADÉMIQUES.  19 


DISCOURS 

PRONONCÉ  APRÈS  LA  PAIX  DE  PRESBOURG, 

PAR  M.  ARNAULT, 


PRBSIDEITT    DE    L  INSTITUT    NATIONAL , 
DE    SA    MAJESTÉ    l'eMPE 
LE    ^9    JANVIER     1806. 


A  l'audience  de  sa  majesté  l'empereuii   et  roi  , 


Sire, 


Permettez  à  Flnstitut  de  payer  aussi  à  votre  majesté 
le  tribut  de  son  admiration. 

Il  le  doit  à  la  manière  dont  vous  avez  fait  la  guerre , 
et  à  la  manière  dont  vous  avez  fait  la  paix;  à  ce  génie 
qui  vous  fait  vaincre  vos  ennemis  dans  les  combats  et 
même  sans  les  combattre ,  et  à  cette  modération  qui 
souscrit  des  traités  quand  vous  pouvez  dicter  des  lois. 
Vos  victoires  ont  chassé    les  barbares  de  l'Europe 
i    civilisée  ;  vos  traités  leur  en  ferment  à  jamais  Tentrée. 
Gloire  au  vainqueur  et  au  pacificateur  du  continent! 
Gloire  au  protecteur  des  lettres! 

Les  lettres,  sire,  ne  seront  point  ingrates  envers  vous. 

Déjà  les  prodiges  sans  nombre  qui  caractérisent  la  plus 

[  mémorable  des  campagnes  ont  été  recueillis  ;  déjà  ils 

sont  consignés  dans  les  fastes  de  Thistoire ,  dont  vous 

a. 


20  MÉLANGES 

avez  étendu  le  domaine,  en  reculant  les  bornes  du  pos- 
sible; de  rhistoire,  à  qui,  depuis  dix  ans,  il  suffit  de  ra- 
.    conter  pour  étonner,  et  d'être  exacte  pour  être  sublime. 

L'Institut ,  en  anticipant  sur  les  éloge«w  que  l'histoire 
vous  réserve,  est,  comme  elle,  l'organe  de  la  vérité. 
Parmi  tant  d'hommages,  puisse  votre  majesté  distin- 
guer ceux  que  vous  ofifre  un  corps  qui  vous  parle  au 
nom  des  arts,  des  sciences  et  des  lettres  ! 

Ces  hommages  ont  cela  de  commun  avec  le  jugement 
que  portera  de  vous  la  postérité,  qu'ils  sont  le  résultat 
de  la  réflexion  et  de  la  raison,  que  vous  forcez  à  prendre 
le  caractère  de  l'enthousiasme. 


ACADÉMIQUES.  ai 


AUTRE  DISCOURS. 

Le  bureau  de  F  Institut  ayant  été  admis,  le  3  mars 
1806,  à  l'audience  de  sa  majesté,  M.  Amault,  prési- 
dent de  rinstitut ,  s'exprima  ainsi  : 

Sire  , 

Permettez-nous  de  vous  exprimer  notre  reconnais- 
sance pour  les  deux  faveurs  nouvelles  dont  vous  avez 
honoré  l'Institut.  Vous  avez  défendu  que  les  statues  des 
grands  hommes  qui  décorent  la  salle  de  nos  séances 
nous  fussent  enlevées ,  et  vous  nous  avez  permis  de 
placer  au  miUeu  d'elles  celle  de  votre  majesté  :  nous 
vous  remercions,  sire,  de  nous  conserver  nos  pénates, 
et  de  nous  autoriser  à  en  augmenter  le  nombre. 


22  MÉLANGES 


RÉPONSE 

Al^  DISCOUKS  PRONONCÉ  DANS  LA  SÉANCE  PUBLIQUE 

TBIfUE    PAR    LA    CLASSB    DE    LA  LAITOUS  ET  DE  LA  LITTERATURE  FRAITÇAXSE 
DE    L*XIfSTXTnT    NATIOXTAL,    LE    1 3    AOUT     1806, 

PAR   M.  DARU, 

éLC    A    LA    PLACE    VACANTE    PAR    LA    MORT 
DE   M.  COLLIN  D*HARLEVILLE. 


MONSIBUR, 

Que  pourrai-je  ajouter  à  ce  qui  a  été  dit  sur  Tillustre 
collègue  auquel  vous  succédez?  Avant  que,  dans  cette 
assemblée,  vous  eussiez  acquitté  le  tribut  d'estime  dû  à 
ses  talents,  une  dette  non  moins  sacrée  avait  été  payée 
sur  sa  tombe  :  un  de  ses  amis ,  un  des  nôtres ,  avait  re- 
tracé en  peu  de  mots  les  vertus  de  Thomme  que  la  société 
vient  de  perdre.  La  vie  littéraire  et  privée  de  M.  Collin 
se  trouve  tout  entière  dans  ces  deux  discours ,  dans  celui 
de  M.  Andrieux  et  dans  le  vôtre  :  Vun  contient  l'histoire 
de  son  cœur,  l'autre  celle  de  son  esprit  ;  et  la  réunion  de 
ces  deux  ouvrages  forme  le  plus  complet  comme  le  plus 
véridique  de  tous  les  éloges. 

Nous  pouvons  donc  détourner  im  instant  notre  atten- 


ACADEMIQUES.  aS 

tion  (le  la  perte  que  nous  avons  faite ,  pour  la  porter  sur 
lacquisition  qui  la  répare.  Plus  heureuses  que  les  fa- 
milles ,  les  sociétés  se  renouvellent  sous  la  faux  de  la 
mort ,  et  leur  consolation  est  une  conséquence  de  leur 
malheur  même. 

Depuis  long-temps,  monsieur,  nos  vœux  vous  £^pe- 
laient  à  cette  place  où  la  grande  majorité  des  suffrages 
vous  a  porté.  Si  nous  regrettons  de  ne  pas  vous  y  avoir 
vu  arriver  plus  tôt ,  Tutilité  que  nous  eussions  retirée  de 
votre  commerce  n  est  pas  la  seule  cause  de  ce  regret. 
Depuis  que  votre  nom  s'est  trouvé  pour  la  première  fois 
sur  la  liste  des  candidats,  l'honorable  et  rapide  avance- 
ment de  votre  fortune  a  changé  votre  condition  civile.- 
Aux  yeux  de  quelques  gens  n'aurait-elle  pas  changé  vos 
droits  ?  Telle  est  du  moins  notre  appréhension ,  d'après 
laquelle  il  nous  a  fallu  quelque  courage  pour  être  justes. 
Jouissez,  monsieur,  de  la  victoire  que  vous  remportez 
sur  tant  d'estimables  concurrents;  vous  ne  la  devez  qu'à 
vous-même.  Vous  leur  avez  été  préféré ,  non  par  ce  que 
vous  êtes ,  mais  quoique  vous  soyez  dans  une  place  im- 
portante. Votre  admission  parmi  nous  est  une  des  plus 
éclatantes  preuves  de  notre  impartiaUté. 

Ce  n'est  pas  que  l'homme  en  place,  qui  même  ne  se 
serait  pas  Uvré  à  des  occupations  spécialement  littéraires, 
ne  pût  entrer  à  juste  titre  dans  la  société  qui  vous  adopte. 
Cette  société  aurait  moins  de  droit  au  respect  si,  com- 
posée exclusivement  d'hommes  illustrés  par  des  ouvrages 
de  littëratiu*e  ou  d'imagination ,  elle  repoussait  ceux  qui , 


24  MÉLANGES 

à  la  tribune ,  au  barreau ,  dans  les  conseils ,  auraient  ap- 
pliqué l'art  d'écrire  à  des  matières  plus  graves.  Elles  ne 
durent  point  être  fermées  aux  d'Aguesseau,  aux  Séguier, 
les  portes  de  cette  académie,  où  Racine  siégea  entre 
Colbert,  ministre  d'état,  et  Novion,  premier  président 
du  parlement  de  Paris  ;  de  cette  académie  dont  la  liste 
peut  être  regardée  comme  le  nobiliaire  de  la  France 
éclairée,  et  se  compose  des  noms  les  plus  illustres  dans 
toutes  les  professions  qui  ne  commandent  pas  la  barba- 
rie dans  le  style,  permettent  l'esprit,  et  ne  croient  pas 
leur  dignité  incompatible  avec  les  charmes  de  Télo- 
quence. 

Peut-être  même  nos  illustres  prédécesseurs  ont-ils 
porté  trop  loin  la  bienveillance  qu'ils  ne  pouvaient  refu- 
ser à  ceux  qui  parlaient  avec  élégance  la  langue  dont 
ils  voulaient  conserver  et  propager  la  pureté.  Plus  d'une 
fois  ils  ont  admis  dans  leurs  rangs  des  hommes  qui  avaient 
le  mérite  de  posséder  ce  langage  léger  et  facile  de  la  cour 
la  plus  aimable  et  la  plus  polie  de  l'Europe,  mais  qui 
n'avaient  que  ce  mérite.  Ils  ne  se  sont  pas  toujours 
aperçus  à  temps  que  l'art  de  dire  agréablement  des 
riens  n'est  guère  étudié  que  par  celui  qui  n'a  que  des 
riens  à  dire,  et  que  l'homme  qui  s'exprimait  avec  tant 
de  grâce  et  d'aisance  mettait  rarement  la  main  à  la 
plume  sans  compromettre  son  purisme  par  des  négli- 
gences ou  des  hardiesses  qui  n'étaient  pas  toujours  heu- 
reuses. 

Au  reste,  le  sort  de  ces  académiciens  nommés  sur 


ACADÉMIQIUES.  aS 

parole  a  été  de  n'occuper  qu'une  fois  l'attention  publi- 
que :  sans  gloire  au  milieu  des  honneurs ,  et  loin  de  ré- 
fléchir réclat  du  corps  dont  ils  complétaient  le  nombre , 
ils  y  ont  existé  sans  paraître;  tels  que  ces  pièces  de  rem- 
plissage employées  par  Timprimerie  à  figurer  des  lacu- 
nes, espèce  de  vides  matériels  qui  font  corps  avec  les 
caractères  y  mais  ne  concourent  pas  comme  eux  à  la  pro- 
pagation des  idées. 

Je  m'étendrai  peu ,  monsieur ,  sur  vos  titres  acadé- 
miques. Insister  sur  des  éloges  que  vous  seriez  obligé 
d'entendre,  ce  serait  vous  faire  un  supplice  de  votre 
triomphe. 

La  poésie  française  vous  doit  une  traduction  complète 
des  œuvres  d'Horace.  C'est  à  ceux  qui  connaissent  le 
poète  latin  à  apprécier  le  poète  français ,  qui  a  suivi 
dans  toutes  ses  excursions  l'un  des  génies  les  plus  variés 
1 1  qui  aient  existé ,  et  reproduit  dans  notre  langue  cet  au- 
rl  leur,  qui,  tour  à  tour  gracieux,  mordant,  enjoué,  su- 
blime et  toujours  philosophique ,  a  chanté  sur  tous  les 
tons ,  a  fait  résonner  toutes  les  cordes  de  la  lyre. 

Et  qui  le  croirait  !  cette  entreprise,  qui  semble  avoir 
été  l'objet  de  votre  unique  occupation ,  n'est  que  le  fruit 
de  vos  amusements  :  c'est  dans  vos  moments  de  loisir 
que  vous  avez  terminé  un  travail  qui  aurait  rempli  la  vie 
d'un  autre;  et  ce  travail  enfin  n'était  pour  vous  qu'un 
délassement  des  fonctions  administratives  ! 

La  culture  des  lettres  est  donc  compatible  avec  les  oc- 
cupations les  plus  sévères  et  les  plus  arides.  Rien  donc 


il 
L 
i- 
À- 


Li: 


26  MELANGES 

de  plus  absurde  que  le  préjugé,  tant  accrédité  parcequil 
est  dans  l'intérêt  de  tant  de  gens,  le  préjugé  d'après 
lequel  quiconque  a  fait  preuve  de  supériorité  dans  les 
lettres,  aurait  dès  lors  manifesté  son  incapacité  pour 
tout  travail  moins  difficile  ;  le  préjugé  d'après  lequel  on 
interdirait  à  l'homme  de  génie  les  prétentions  permises 
au  commun  des  hommes. 

Votre  existence  politique  et  celle  d'un  grand  nombre 
de  nos  collègues,  qui  n'ont  pas  trouvé  dans  leurs  talents 
des  obstacles  à  leur  élévation ,  prouvent  heureusement 
que  cette  opinion  n'est  pas  sur  le  trône.  Elle  n'est  ja- 
mais entrée  que  dans  les  têtes  étroites ,  dont  elle  ne  sor- 
tira jamais.  En  effet ,  ceux  qui  suffisent  à  peine  à  une 
chose  concevront-ils  qu'on  en  puisse  entreprendre  plu- 
sieurs avec  succès  ?  Mais  que  disent-ils  donc  du  prince 
qui,  tout  en  gouvernant  la  France,  embrasse  par  son 
génie  tous  les  intérêts  du  monde ,  les  règle  par  sa  vo* 
lonté,  et  trouve  encore  des  moments  à  donner  à  l'étude 
des  sciences  et  à  la  ciUture  des  beaux-arts.^ 

Encore  un  mot.  Vous  pensez,  monsieur,  que  l'amitié 
a  pu  influer  sur  votre  nomination.  Cette  présomption  est 
fondée;  mais  elle  ne  doit  pas  être  accompagnée  de  crainte. 
La  préférence  que  vous  obtenez,  vous  ne  la  devez  point 
à  un  sentiment  aveugle.  Vous  comptez ,  il  est  vrai ,  parmi 
nous  plusieurs  personnes  qui  se  sont  plu  à  fortifier  par 
im  nouveau  lien  celui  qui  les  unissait  à  vous  ;  mais  no« 
tre  premier  lien  n'avait-il  pas  été  formé  par  vos  talents 
mêmes  ?  Ne  sont-ce  pas  les  qualités  de  votre  esprit  qui 


ACADÉMIQUES.  27 

ont  attiré  vers  vous  ceux  que  les  qualités  de  votre  cœur 
TOUS  ont  attachés.  Oui,  monsieur,  j'aime  à  le  répéter  ici, 
c'est  à  l'amitié  que  vous  êtes  redevable  de  notre  choix  ; 
mais  c'est  à  l'estime  que  vous  avez  dû  notre  amitié. 


28  MÉLANGES 


A  LA  CLASSE 

DE  LA  LANGUE  ET  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE, 

kV    SUJET    DU    DÉSORDRE    QUI    REGNAIT    DANS    SA    DERNiiRB 

SÉANCE    PUBLIQUE. 


Je  demande  à  la  classe  la  permission  de  lui  commi 
quer  quelques  observations  sur  notre  dernière  séani 
Elles  ont  été  rédigées  au  milieu  du  désordre  qui  y 
gnait  ;  elles  s'en  ressentent  peut-être ,  et  ne  l'en  peindi 
qu'avec  plus  de  vérité. 

Où  sont,  me  demandais-je ,  les  membres  de  l'Instil 
Entre  cinq  rangs  de  personnes  vêtues  de  toutes  coulei 
je  démêle,  d'espace  en  espace,  des  hommes  couv< 
d'un  habit  particulier,  et  qui  semblent  s'être  mêlés 
la  foule  pour  y  faire  disparate  avec  elle. 

Ces  hommes  ne  sont  pas  les  maîtres  du  lieu.  Les 
très  du  lieu  seraient  placés  de  manière  à  être  distingua 
et  ceux-ci  sont  à  peine  aperçus  ;  les  maîtres  du  lieu 
feraient  les  honneurs ,  et  ceux-ci  ne  peuvent  ni  Içs 
ni  les  recevoir. 

Sur  les  bancs  de  derrière,  qui  ne  sont  pas  entière] 
remplis,  des  hommes ,  des  femmes ,  dont  je  ne  vois  qudi 
tête  ;  sur  les  bancs  de  devant ,  des  hommes ,  des  femmOÉ^r 
que  je  vois  de  la  tête  aux  pieds,  et  qui,  dans  leur  toij^. 


i 


ACADÉMrQUE&  29 

lette ,  ne  seraient  pas  admis ,  n  oseraient  pas  se  présenter 
dans  la  moins  imposante  des  réunions. 

C*est  entre  tous  ces  bancs  qtie  siègent  les  académiciens^ 
ceux  que  le  public  vient  chercher  sont  cachés  par  ceux 
qui  là  ne  sont  que  le  public  même. 

Le  public  ne  viendrait-il  à  nos  assemblées  que  pour 
satisfaire  un  seul  genre  de  curiosité?  Ses  yeux  ne  sont- 
ils  pas  avides  de  voir  ceux  des  aadémiciens  qu  il  ne 
pourra  pas  entendre;  de  reconnaîtra  la  tête  de  laquelle 
sont  sortis  les  ouvrages  qu  il  admira  ;  d'étudier  les  rap- 
ports qui  se  trouvent  entre  le  génie  e:  la  physionomie  des 
auteurs;  d'apprendre,  enfin,  quel  3ortrait  sa  mémoire 
doit  substituer  désormais  à  celui  cfxe  son  imagination 
tvait  placé  à  la  tête  du  poème  des  iardins ,  de  la  tragé<> 
die  d'OEdipe ,  ou  de  l'histoire  de  Rul  et  Virginie  ? 

Tavoue  que  je  ne  concevais  pas  eue  de  pareils  incon- 
vénients dussent  résulter  d'une  louable  civilité,  et  qu'une 
proposition  qui  avait  pour  objet  ce  réserver  au  milieu 
de  nous  des  places  honorables  à  des  personnes  à  qui  les 
circonstances  donnaient  droit  à  de$  égards  particuliers , 
ouvrirait  l'entrée  de  notre  sanctuaire  à  quiconque  aurait 

« 

la  Csmtaisie  de  la  demander. 

Quel  motif  pourrait  justifier  la  tdérance  d'un  pareil 
àms? 

Quelles  personnes  occupaient  les  jlaces  qui  couvraient 
les  nôtres.^  Des  gens  qui  avaient  déiaigné  les  places  vi- 
des laissées  aux  moins  empressés,  ou  qui  ont  eu  si  peu 
d'empressement  qu'ils  n'ont  pas  m^me  trouvé  de  places 


3o  MÉLANGES 

vides.  Nous  ne  devons  rien  à  ces  gens-là ,  nec  erunt  no*  . 
{fissimi primi;  et  je  pense  que,  par  justice  pour  eux,, 
comme  par  respect  pour  nous ,  le  scandale  contre  lequd 
je  m'élève  ne  se  reiouvellera  plus.  j 

Certes ,  j'insiste  toujours  sur  la  convenance ,  la  néces» 
site  même ,  de  réserver  des  places  aux  parents  des  aca- 
démiciens dont  rélcge  doit  être  prononcé  dans  la  séancCi 
et  à  la  famille  de  Tiuteur  quon   y  doit  couronner;  je 
demande  que  Ton  |renne  les  mesures  les  plus  propreft; 
à  satisfaire  à  ces  oUigations  ;  je  reconnais  enfin  que  It: 
difficulté  que  Toratmr  éprouve  à  se  faire  entendre  dantf 
tous  les  coins  de  h  salle  immense  où  nous  siégeons  '  \ 
exige  que  l'on  rapjroche  de  la  tribune  le  plus  grandi 
nombre  possible  d'aiditeurs  ;  mais,  sous  quelque  prétexte., 
que  ce  soit ,  je  pens  que  l'intervalle  qui  se  trouve  entie 
deux  membres  de  llnstitut,  si  grand  qu'il  puisse  étre|. 
ne  doit  pas  être  occupé  par  des  étrangers. 

Encore  une  observation ,  et  je  finis. 

Dans  la  dernière  séance  ,  le  temps  n'a  pas  permis  à. 
M.  Morellet  de  lire  une  des  pièces  promises  par  le  pro<-» 
gramme,  l'éloge  de  Marmontel. 

Nous  devons  le  legretter  sous  plus  d'uii  rapport.  No; 
aurions  entendu  ui  ouvrage  intéressant,  judicieux 
piquant,  comme  toit  ce  qui  sort  de  la  plume  i 
de  notre  Nestor ,  a  nous  aurions  commencé  à  ren^pBiff 
l'engagement  que  nxis  avons  pris  avec  le  public  et  ayefi 
nous-mêmes,  l'engagement  d'honorer  d'un  tribut  d'éloge 

>  L*Iii8titnt  tenait  alors  les  séances  dans  la  grande  salJe  du  LooTr«. 


ACADÉMIQUES.  3i 

la  mémoire  de  ceux  de  nos  prédécesseurs  envers  les- 
quels ce  devoir  n'a  point  encore  été  acquitté.  Le  défaut 
de  temps  s'y  est  opposé. 

Le  nombre  des  éloges  à  faire  est  trop  considérable , 
au  fait,  pour  que,  dans  l'état  actuel  des  choses,  nous 
puissions  espérer  les  prpnoncer  tous  en  séance  publique. 
Il  serait  à  souhaiter  cependant  que  cela  fi\t  ;  la  gloire 
de  nos  devanciers  n'y  perdrait  pas,  et  la  nôtre  y  ga- 
gnerait. ' 

Le  moyen  d'y  parvenir  ne  serait -il  pas  d'ajouter  à 
notre  séance  annuelle  et  à  nos  séances  accidentelles 
deux  séances  supplémentaires  uniquement  consacrées  à 
l'acquittement  de  notre  dette  ? 

La  lecture  de  deux  éloges  qui  tireraient  leur  variété 
de  la  nature  même  de  leur  sujet ,  quelques  morceaux  de 
littérature  ou  de  poésie,  suffiraient  à  Taliment  de  ces 
séances,  qui  ne  seraient  pas  d'un  moindre  intérêt  que  les 
autres  pour  les  amis  des  lettres. 

En  adoptant  cette  mesure  ou  telle  autre  qui  attein- 
drait le  même  but,  en  trois  ou  quatre  ans  nous  aurions 
rempli  le  vide  qui  se  trouve  dans  l'histoire  de  l'acadé- 
mie, et  satisfait  à  notre  propre  honneur,  comme  à  l'im- 
patience de  la  nation ,  qui  semble  d'autant  plus  avide  des 
jouissances  paisibles  que  procurent  les  lettres,  qu'elle  en 
acte  plus  long-temps  détournée  par  les  turbulentes  dis- 
tractions dont  elle  a  besoin  de  se  reposer  '. 

*  Cette  proposition  fut  adoptée. 


32  MÉLANGES 


INSTITUT  DE  FRANCE. 

CLASSE  DE  LA  LANGUE  ET  DE  LA  LITTÉRATURE 

^RAIICAISE. 

i 

Paris ,  le  24  octobre  1810. 

Le  secrétaire  perpétuel  de  la  classe  certifie  que  ce  qui 
suit  esl^  extrait  du  procès-verbal  de  la  séance  extraordi* 
naire  du  jeudi  18  octobre  1810. 

Le  secrétaire  perpétuel  ayant  contribué,  comme  ré- 
dacteur de  l'opinion  du  jury ,  au  travail  publié  sur  les 
prix  décennaux,  et  ne  croyant  pas,  d'après  cette  consi- 
dération ,  devoir  se  charger  de  la  rédaction  du  rapport 
que  la  classe  doit  présenter  sur  le  même  objet, 
La  classe  arrête  que  : 

1  **  Un  secrétaire  ad  hoc  sera  chargé  de  la  rédaction 
générale  du  travail  de  la  classe  relatif  au  concours  pour 
les  prix  décennaux. 

2®  Les  rapports  particuliers  déjà  adoptés  par  la  classe 
seront  remis  au  secrétaire  ad  hoc ,  qui  les  réunira  dans 
l'ordi^e  indiqué  par  le  décret ,  et  en  présentera  la  rédac- 
tion définitive  à  l'approbation  de  la  classe. 

3®  Les  rapports  approuvés  par  la  classe  devenant  l'ex- 


.      ACADÉMIQUES.  33 

pression  de  ropinion  générale,- nul  membre  ne  sera  ad- 
mis à  signer  au  rapport  général ,  si  ce  n'est  le  président , 
pour  attester  qu*il  a  été  délibéré  en  séance ,  et  le  secré» 
taire  ad  hoc  y  pour  constater  l'identité  du  rapport  publié, 
qui  restera  déposé  dans  les  archives  de  la  classe. 

Certifié  conforme  : 

Le  secrétaire  perpétuel, 
SuARD. 


Li  classe  ,  nonobstant  cet  arrêté ,  ayant  permis  à  M.  Chénier  de  signer 
wn  rapport  sur  le  Cours  de  littérature  de  M.  de  Laharpe ,  et  Tancien 
Inititat  n'existant  pins ,  j'ai  pensé  qne  chacun  de  ses  membres  rentrait 
iliDs  le  droit  de  réclamer  ce  qui  lui  appartient  dans  le  rapport  général. 


A.  V.  A. 


34  MÉLANGES 


INTRODUCTION 

AU  RAPPORT  DEMANDÉ  PAR  S.  M.  L'EMPEREUR  ET  ROI 

A     T.A    CXASSB,    SUR    LES    PRIX    DECENNAUX. 

Sire, 

Vous  avez  chargé  la  classe  de  la  langue  et  de  la  lit- 
térature française  de  faire  un  examen  critique  des  ou- 
vrages de  poésie ,  de  littérature  et  de  philosophie  qui 
ont  été  présentés  au  concours  pour  les  prix  décennaux. 

Un  pareil  travail  a  déjà  été  fait  par  un  jury  spécial 
tiré  du  sein  même  de  l'Institut. 

La  classe,  en  s'empressant  d'exécuter  les  intentions 
de  votre  majesté,  ne  s'est  pas  dissimulé  les  difficultés 
qu'elle  éprouverait  à  remplir  une  tâche  aussi  délicate. 
Est-ce  sur  les  auteurs  seuls  qu'elle  va  prononcer  ?  L'exa- 
men critique  de  tant  d'ouvrages  déjà  jugés  ne  semblera- 
t-il  pas  quelquefois  être  celui  des  jugements  dont  ils  on€ 
été  l'objet?  Mais,  comme  en  ceci  la  différence  ou  la  con* 
formité  des  opinions  ne  peut  tourner  qu'au  profit  de  )m 
littérature  ;  comme  le  résultat  de  ces  discussions  est  de 
mettre  en'] évidence  nos  richesses  littéraires,   d'en  dé-* 
terminer  la  juste  valeur ,  d'éclairer  l'estime  publique  s\tM 
ce  qu'elle  doit,  quant  à  cette  époque,  soit  à  la  littérature 


ACADÉMIQUE?.  55 

eu  général ,  soit  à  des  littérateurs  en  particulier ,  nous 
n'aurons  pas  moins  de  courage  que  le  jury ,  et  nous  ré- 
pondrons par  une  même  franchise  à  la  confiance  dont 
votre  majesté  nous  honore. 

La  classe,  en  reconnaissant  que  la  httérature  présente 
n'obtient  pas  du  public  toute  la  faveur  qu'elle  pourrait 
ambitionner,  est  loin  de  penser  que  cette  rigueur  puisse 
être  justifiée  par  la  disette  de  talents  ou  par  leur  dégé- 
nération. 

Le  rapport  qu  elle  a  fait  à  votre  majesté  sur  l'état  des 
lettres  en  France,  pendant  les  vingt  années  qui  viennent 
de  s'écouler,  prouve  assez  qu'au  milieu  des  troubles  les 
Muses  n'ont  point  été  stériles ,  et  que ,  dans  la  multitude 
(les  ouvrages  publiés  pendant  ce  laps  de  temps ,  le  nom- 
bre de  ceux  auxquels  un  goût  impartial  ne  peut  re- 
fuser son  suffrage  est  assez  considérable  pour  permettre 
d'affirmer  que  la  décadence  des  lettres ,  qu'on  affecte 
de  déplorer,  n'est  qu'imaginaire. 

Le  moyen  le  plus  sûr  de  reconnaître  si  cette  déca- 
dence est  réelle  serait ,  non  pas  de  fixer  exclusivement 
son  attention  sur  les  ouvrages  médiocres  ou  mauvais 
dont  la  littérature  abonde  à  toutes  les  époques ,  mais  de 
▼oir  si  une  époque  n'a  produit  que  des  ouvrages  mé- 
diocres ou  mauvais;  de  comparer,  soit  sous  le  rapport 
du  nombre ,  soit  sous  le  rapport  de  la  valeur ,  les  ou- 
vrages remarquables  de  cette  époque  avec  les  ouvrages 
remarquables  des  époques  antérieui^es. 

Peut-être  cette  comparaison ,  faite  entre  les  vingt  an- 

3. 


36  MELANGES 

nées  qui  viennent  de  s*écouler  et  les  vingt  années  qui 
le"^  ont  précédées,  ne  nous  serait- elle  pas  entièrement 
défavorable  ;  peut-être  ferait-elle  reconnaître  que ,  pen- 
dant les  vingt  années  auxquelles  nous  touchons ,  Thon- 
neur  de  notre  littérature,  maintenu  dans  les  parties  oh 
elle  excellait ,  a  été  relevé  dans  celles  où  il  était  déchu , 
et  s'est  accru  de  celles  qui  nous  manquaient  ;  que  la  mo- 
rale ,  le  goût  et  la  philosophie  leur  sont  redevables  de. 
j^usieurs  ouvrages  importants,  vainement  désirés  jus- 
qu'alors ;  que  de  grands  progrès  ont  été  faits  dans  Tart 
du  raisonnement  et  dans  l'art  de  la  parole  ;  que  la  chaire 
apostolique  n'a  pas  été  tout-à-fait  silencieuse  ;  que,  dans 
ces  temps ,  l'éloquence  de  la  tribune  ,  créée  par  de 
grands  intérêts ,  animée  par  de  grandes  passions ,  a  été 
portée  par  plus  d^'un  orateur  à  cette  hauteur  dont  l'an- 
tiquité seule  offrait  des  modèles;  et  qu'enfin  les  esprits 
ont  eu  communément  un  caractère  plus  grave,  et  les 
ouvrages  une  direction  plus  marquée  vers  l'utilité. 

On  pourra  reconnaître  aussi  que  le  talent  d'écrire 
élégamment  en  vers  est  devenu  plus  général.  Si  l'on  ob- 
serve que  c'est  peut-être  pour  cela  qu'il  a  perdu  de  son 
prix,  nous  ferons  remarquer  qu'employé  par  quelques 
hommes  doués  d'une  âme  forte ,  d'un  esprit  juste,  d'une 
imagination  brillante,  il  a  enrichi  la  France,  dans  plus 
d'un  genre  de  poésie,  d'ouvrages  dignes  d'être  placés 
auprès  de  ceux  des  maîtres. 

Sire,  si  ces  vérités,  qui  ne  sont  pas  méconnues,  sont 
encore  contestées ,  c'est  qu'on  est  généralement  porté 


ACADÉMIQUES.  Î7 

à  estimer  peu  ce  qui  ne  s'est  pas  emparé  d'abord  de 
l'attention,  ou  que  le  changement  des  circonstances  ne 
réforme  pas  toujours  les  jugements  que  des  circonstan- 
ces ont  influencés. 

Avant  l'époque  de  votre  glorieux  avènemeiit  à  l'em- 
pire, la  littérature,  comme  la  France,  était  asservie 
aux  factions  ;  l'esprit  de  parti ,  qui  leur  survit ,  comptait 
le  talent  pour  peu  et  les  opinions  pour  tout.  Quel  que 
fût  le  mérite  réel  d'un  ouvrage,  ce  mérite  devait  être 
contesté,  sinon  méconnu.  L'ouvrage  accueilli  par  un 
parti  était ,  pour  cela  seul ,  repoussé  par  le  parti  con- 
traire, et  repoussé  par  tous  les  deux  s'il  ne  flattait  au- 
cune des  ambitions  rivales. 

Ajoutons  à  ces  considérations  qu'une  portion  nom- 
breuse de  la  société ,  occupée  d'intérêts  et  de  malheurs 
privés ,  soit  hors  de  France ,  soit  en  France  même ,  n'ac- 
corda long-temps  aucune  attention  aux  productions  de 
l'esprit;  qu'un  grand  nombre  de  personnes,  qui,  dans 
les  temps  calmes ,  en  avaient  fait  leurs  délices ,  repous- 
saient des  jouissances  inconciliables  avec  leur  infortune 
présente.  Or,  parmi  cette  classe  trop  nombreuse,  les 
uns  regardent  aujourd'hui  conïme  stérile  une  époque 
dont  les  productions  ne  leur  sont  pas  connues  ;  et  les 
autres,   dont  les  ressentiments  se  prolongent  au-delà 
des  circonstances  qui  les  ont  fait  naître ,  s'obstinant  à 
penser  que  le  temps  de  leurs  souffrances  n'a  rien  dû 
produire  qui  pût  mériter  grâce ,  réprouvent  comme  fruit 
de  la  révolution  tout  ce  qui  est  né  pendant  la  révolution, 


38  MÉLANGES 

Les  sciences,  sous  ce  rapport,  sire,  ont  été  plus  heu- 
reuses que  les  lettres  :  cela  devait  être.  L*esprit  de  parti 
même  ne  pouvait  pas  contester  l'utilité  de  tant  de  tra- 
vaux ,  prouvée  par  la  prompte  application  qui  s'en  faisait 
aux  besoins  publics.  Cette  utilité  a  dû  servir  de  mesure 
à  la  reconnaissance.  Archimède  était  l'homme  par  ex- 
cellence dans  Syracuse  assiégée.  Mais  un  temps  vint  où 
les  vers  de  Pindare  et  de  Théocrite ,  les  leçons  de  Pla- 
ton  et  d'Aristippe,  oubliés  pendant  le  tumulte  de  la 
guerre ,  fiirent  remis  en  honneur  dans  les  murs  où  Ar- 
chimède ne  trouva  pas  un  tombeau.  Dieu  préserve  la 
France  d'une  telle  ingratitude  !  Mais  un  temps  peut 
venir  où  la  postérité,  comparant  l'état  des  sciences  et 
celui  des  lettres  pendant  la  révolution ,  sera  plus  juste 
envers  ces  dernières  que  Tâge  présent ,  et  ne  s'étonnera 
pas  moins  de  ce  que  les  lettres  n'ont  pas  reculé  de- 
vant tant  de  sujets  de  découragement,  que  de  ce  que 
les  sciences  ont  justifié  tant  de  faveurs  par  tant  de 
services. 

La  partialité  que  nous  reprochons  à  cet  âge,  nous 
avons  mis  tous  nos  soins  à  nous  en  garantir. 

C'est  d'après  les  règles  d'une  saine  littérature  que  la 
classe  a  prononcé  ses  jugements.'  Les  opinions  qu'elle  a 
blâmées  ou  louées  sont  celles  qui  sont  blâmables  ou 
louables  dans  tous  les  temps  :  ce  sont  celles  qui  se  trou- 
vent dans  les  ouvrages,  et  non  celles  qui ,  indépendam- 
ment des  ouvrages ,  peuvent  appartenir  aux  auteurs. 
La  classe  a  suivi  en  cela  les  intentions  de  votre  ma- 


ACADÉMIQUES.  Sg 

jesté.  £lle  a  cru  les  suivre  aussi  en  ne  se  montrant  pas 
trop  rigoureuse ,  en  quelques  occasions  ,^dans  la  distri- 
bution des  encouragements.  Le  décret  de  votre  majesté 
porte,  en  effet,  que  les  prix seront{donnés]aux||meiIleurs 
des  ouvrages  faits,  pendant  le  temps  déterminé,  siu* 
des  matières  déterminées ,  et  non  au  meilleur  ouvrage 
qui  puisse  se  faire  sur  ces  matières.  La  classe  avoue 
toutefois  qu'elle  n'aurait  jamais  étendu  l'application  de 
ce  principe  jusqu'à  demander  une  récompense  pour 
le  moins  mauvais  des  ouvrages  d'un  concours  qui  n'en 
aurait  produit  que  de  mauvais. 

Une  telle  indulgence  serait  plus  propre  à  entretenir 
l'engourdissement  qu'à  exciter  l'émulation.  Encourager 
les  efforts  du  talent ,  provoquer  le  développement  du 
génie ,  tel  est  le  but  que  votre  majesté  se  propose.  Ce 
serait  le  méconnaître  que  de  placer  les  couronnes  à  une 
hauteur  où  là  médiocrité  pourrait  atteindre. 

Sire ,  l'institution  des  prix  décennaux ,  qui  doit  main- 
tenir la  gloire  des  sciences ,  qui  ranimerait  la  gloire  des 
lettres  et  la  gloire  des  arts ,  si  ces  gloires  étaient  étein- 
tes ,  en  assure  l'accroissement.  Sur  tous  les  points  de  ce 
vaste  empire  déjà  redouble  l'activité ,  qui  ne  s'était  pas 
ralentie;  déjà  se  méditent  les  chefs-d'œuvre  que  tant 
de  générosités^!  promettent  aux  années  qui  vont  suivre. 
Et  quels  prodiges  votre  majesté  n'est-elle  pas  en  droit 
d'attendre  des  lettres ,  des  arts ,  aux  travaux  desquels 
elle  offre  à  la  fois  et  la  matière  et  la  récompense  :  la 
matière ,  dans^  cette  multitude  de  faits  héroïques  qui 


4o  MÉLANGES 

signalent  chaque  ëpoque  de  sa  vie  ;  la  récompense , 
dans  une  institution  dont  l'histoire  ne  présente  aucun 
ei^emple,  et  dont  Teffet  sera  de  donner  le  même  éclat 
aux  différents  rayons  dont  vous  voulez  composer  la 
gloire  de  votre  règne  ! 


i 


ACADÉMIQUES.  41 


TROISIÈME  GRAND  PRIX 


DE  DEUXIÈME  CLASSE, 


» 


A     LAUTKUR    DU    MEILLEUR    POEME    EU     PLUSIEURS   CHANTS,    DIDACTIQUE, 
DESCRIPTIF,   ET    EN    GENERAL    D*UN    STYLE    ELEVE. 


L  HOMME    DES    CHAMPS,    PAR    M.    DELILLE. 

Le  poète  qui  s  était  rendu  si  célèbre  par  sa  traduc- 
tion en  vers  des  Géorgiques  latines  chante  les  Géorgie 
ques  françaises  y  et  semble  regarder  cette  tâche  comme 
Facquittement  d  une  obligation  qu'il  a  contractée  avec 
les  lettres ,  d'un  engagement  qu'il  a  pris  avec  sa  propre 
gloire. 

L'entreprise  était  hardie  ;  rien  ne  paraissait  plas  re- 
doutable pour  M.  Delille,  devenu  l'émule  de  Virgile, 
après  avoir  été  son  interprète,  que  cette  comparaison 
d'un  nouvel  ouvrage  avec  celui  qui  le  premier  fit  sa  ré- 
putation, que  cette  nouvelle  concurrence  avec  le  poème 
le  plus  parfait  que  les  anciens  nous  aient  laissé. 

Pour  éviter  le  danger  d'un  tel  rapprochement ,  il  a 
adroitement  pris  une  autre  marche  que  son  modèle;  il 
a  donné  un  tour  nouveau  aux  emprunts  qu'il  lui  a  faits , 


I 


42  MÉLANGES 

il  a  présenté  sous  d'autres  rapports  les  pensées ,  les  ima- 
ges ,  les  descriptions  qui  appartiennent  à  ce  genre  ;  et  il 
a  su  atteindre  ce  but  sans  blesser  les  convenances ,  en 
saisissant  avec  un  admirable  talent  les  ressources  que  lui 
fournissait  la  différence  des  mœurs  et  des  époques. 

Ainsi,  aux  détails  que  le  fond  du  sujet  présente,  il,a 
ajouté  ceux  que  lui  fournit  l'art  de  décorer  les  paysages, 
rétablissement  des  manufactures ,  la  naturalisation  des 
productions  et  des  races  étrangères ,  la  construction  des 
canaux,  le  dessèchement  des  marais ,  etc..  Il  développe 
de  préférence  les  matières  qui  lui  permettent  l'emploi 
des  teintes  aimables,  riches  et  savantes  qu'exigeait  un 
poème  conçu  dans  un  siècle  moderne  et  composé  pour 
un  peuple  instruit  et  ami  du  luxe  et  des  plaisirs. 

Il  faut  l'avouer  pourtant  :  malgré  tous  les  efforts  de 
son  talent ,  M.  Delille ,  en  rassemblant  dans  son  poème 
tant  de  tableaux  piquants  et  variés ,  n'a  pu  réussir  à  en 
faire  un  tout  f  l'ouvrage  manque  d'ensemble ,  parceque 
les  détails  ne  se  rattachent  pas  à  une  idée  principale. 

Mais  ce  défaut  dans  la  conception  est  au  moins  com- 
pensé par  l'habileté  de  l'exécution ,  par  une  diction  élé- 
gante, harmonieuse,  qui,  abondante  en  pensées,  enseiH 
timents  ,  en  imagés  ,  en  mouvements ,  joiiit  la  force  à'  ta 
doticeur,  le  travail  à  la  facilité,  la  verve  à  l'abandon; 
revêt  les  créations  de  l'esprit  de  tous  les  charmes  que 
peuvent  leur  prêter  toutes  les  ressources  de  l'art,  tous 
les  secrets  du  mécanisme  des  vers ,  et  qui ,  famiKère 
sans  bassesse ,    comme    élevée    sans    enflure ,  sait    se 


ACADÉMIQUES.  43 

.  conformer  aux  tableaux  différents  qu'elle  colore  ;  elle 
brille  surtout  dans  les  morceaux  étendus ,  où  une  car- 
rière plus  vaste  permet  au  poëte  de  s'abandonner  à  tout 
rélan  de  son  enthousiasme. 

On  pourrait  bien  y  reprendre  quelques  expressions 
trop  vulgaires ,  quelques  traits  d'espi^it  maniérés ,  quel- 
ques vers  négligés ,  enfin  quelques  images  d'un  goût 
un  peu  hasardé;  mais  ces  taches  ne  se  perdent-elles 
pas  dans  les  beautés  nombreuses  qui  les  environnent? 
sont-elles  assez  fortes  enfin  pour  distraire  l'imagination 
de  l'effet  général  des  peintures  gracieuses  et  des  heu- 
reuses digressions  dont  ce  poëme  est  rempli  ? 


b 

n 

m 

fit 


L.   IMAGINATION,     PAR    M.    OELILLE. 

Le  poëme  de  l'Imagination  n'est  pas  un  poëme  didac- 
tique, c'est-à-dire  un  poëme  destiné  à  dicter  des  pré- 
ceptes sur  une  science  ou  sur  un  art  ;  ce  n'est  pas  non 
plus  un  poëme  descriptif,  c'est-à-dire  un  poëme  com- 
posé dans  le  but  unique  de  décrire,  La  classe  demande 
ionc  que  cette  désignation  soit  supprimée  :  elle  ne  pour- 
rit admettre  la  dénomination  de  poëme  descriptif  sans 
consacrer  une  erreur,  celle  de  faire  im  genre  à  part 
de  ce  qui  n'en  est  point  un  ,  de  ce  qui  appartient  à 
tous.  I^  talent  de  décrire  est  une  partie  du  talent  du 
poëte ,  qui  est  obligé  de  l'employer  dans  presque  tous 


44  MÉLANGES 

les  genres  de  poésie.  Il  entre  des  descriptions  dans  le 
poëme  épique,  héroïque,  didactique,   pastoral,   etc., 
quelquefois  même  dans  le  poëme  dramatique.  Mais  il 
est  facile  de  comprendre  qu'une  série  de  descriptions 
ne  formerait  pas  un  poëme ,  quelque  différents  que  fus- 
sent les  objets  décrits;  il  n'aurait  point  d'ensemble'^ 
point  de  lien  commun,  point  d'unité  d'intérêt,  point 
d'unité  d'action,  et  manquerait  par  conséquent  d'une 
des  conditions  les  plus  essentielles  de  toute  composî^ 
tion  poétique  ou  oratoire.  Ce  genre  aurait  encore  le 
désavantage  d'être  privé  de  la  peinture  des  passions  et 
de   l'expression  des  sentiments  qui  doivent  animer  la 
poésie.  Aussi  ce  nom  de  poème  descriptif  y  employé  seu-  | 
lement  par  quelques  critiques ,  n'a-t-il  jamais  été  donné  J 
par  aucun  de  nos  poètes  a  son  propre  ouvrage;  nousi 
n'avons  pas  encore  eu  de  poëme  que  l'auteur  ait  lui-]  \ 
même  appelé  poème  descriptif.  f^ 

Le  poëme  de  V Imagination  roule  sur  la  nature,  kj 
pouvoir,  le  bienfait  de  cette  faculté  de  notre  entende-f^ 
ment.  Il  traite  des  impressions  que  les  objets  physiquei 
font  sur  elle ,  de  la  manière  dont  elle  se  crée  à  elle-méml 
des  jouissances  ou  des  peines  ;  et  le  poëte  ne  manqnl 
pas  de  tirer  d'un  sujet  si  fécond  et  si  varié  les  précept* 
d'une  utile  morale.  Ce  poëme  est  donc  un  poëme j»Ailb»[ 
sophiquCy  comme  celui    de  Lucrèce  y  comme    celui  de   " 
Pope  :  cette  qualification  est  la  seule  qui  lui  convienne^ 
et  c'est  aussi  celle  que  le  poëte  lui  a  donnée  dans  la 
face  de  l'ouvrage. 


ACADÉMIQUES.  45 

On  peut  demander  d'abord  si  rimagination ,  mère  de 
tous  les  poèmes,  peut  elle-même  fournir  un  sujet  de 
poème.  Sans  doute  un  sujet  pareil  offrait  des  difficultés 
qu'un  talent  du  premier  ordre  était  seul  capable  de  vain- 
cre; mais  il  en  contenait  aussi  d'insurmontables,  puisque 
M.  Delille  n'en  a  pas  complètement  triomphé. 

Quel  plan  former  en  traitant ,  dans  un  poème  de 
longue  haleine,  ce  sujet,  si  fécond  pour  les  détails,  si 
stérile  pour  le  fond?  quelle  ordonnance  choisir  de  pré- 
férence ? 

La  classe  se  gardera  de  la  prétention  de  certains  cri- 
tiques, qui  veulent  savoir  mieux  que  l'auteur  comment 
il  aurait  dû  traiter  son  sujet,  c'est-à-dire  qui  veulent 
mieux  savoir  que  lui  ce  qui  convient  à  son  génie ,  à  son 
aptitude.  Quand  il  s'agit  d'un  poète  habile ,  on  peut  dire 
que  le  meilleur  plan  est  celui  qui  lui  a  paru  fournir  le 
plus  de  matière  au  développement  de  son  talent. 

Qu'a  donc  fait  M.  Delille  en  traitant  le  sujet  de  l'ima- 
gination? 

Il  a  commencé  par  rechercher  et  par  dire  comment 
se  forme  en  nous  cette  faculté  :  elle  naît  de  la  mé- 
inoire;  et  ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  anciens  ap- 
pelaient les  Muses  filles  de  mémoire.  Mais  la  mémoire 

^tte-même  se  forme  des  idées  acquises  par  les  sens  : 

Tout  entre  dans  IVsprit  par  la  porte  des  sens , 

fil  le  poète,  après  Aristote,après  Locke;  et  son  premier 
chant  est  consacré  à  la  métaphysique  du  sujet.  Mais  la 


46  MÉLANGES 

métaphysique  chez  M.  Delille  n*est  ni  obscure  ni  f 
gante;  elle  est  toujours  revêtue  des  couleurs,  dt 
poésie,  embellie  de  ses  charmes;  et  le  poète  ,  plus  s 
que  beaucoup  de  philosophes ,  sait  s'arrêter  aux  bor 
que  rintelligence  humaine  ne  peut  franchir. 

Il  parcourt,  dans  les  chants  qui  suivent,  Vinflue 
de  l'imagination  sur  le  bonheur,  les  impressions  qu< 
reçoit  des  objets  extérieurs,  et  particulièrement 
lieux  et  des  sites  différents;  ce  que  lui  doivent  les  i 
et  les  sciences;  comment  nous  pouvons  la  régler  el 
diriger  pour  notre  félicité  :  il  traite  de  F  usage  qu< 
politique  en  doit  faire  pour  gouverner  et  conduire 
hommes ,  et  enfin  de  la  puissance  qu'exercent  sur  < 
les  croyances  religieuses  et  les  cultes  divers. 

On  conçoit  que,  sous  ces  grandes  divisions,  vienn 
se  ranger,  à  la  volonté  du  poète,  tous  les  objets,  i 
par  la  forme ,  soit  par  la  nature ,  soit  par  nos  illusio 
tous  les  êtres  réels  ou  fantastiques ,  toutes  les  passi< 
du  cœur  humain,  tous  les.  événements,  matières  que 
poète  rassemble  ou  qu'il  crée  selon  qu'il  en  a  besoin  p< 
appuyer  ou  justifier  sa  doctrine  et  ses  opinions.  Un  si 
pareil  n'a  de  bornes  que  celles  du  jugement  de  l'auti 
et  de  son  goût  ;  c'est  à  lui  de  choisir  dans  cette  vari 
infinie  de  matériaux  qu'il  peut  employer  ou  doit  rçjet 
c'est  ce  que  M.  Delille  a  fait  avec  un  vrai  talent, 
pourrait  presque  dire  avec  un  grand  bonheur  :  car  n'es 
pas  heureux  d'occuper ,  d'intéresser ,  de  plaire  toujoi 
et  de  ne  lasser  jamais  dans  un  poème  de  sept  à  huit  m 


ACADÉMIQUES.  4; 

vers,  qui  n offre  ni  action,  ni  événements,  et  par  con- 
séquent  n'a,  pour  exciter,  entretenir  ou  réveiller  la  cu- 
riosité du  lecteur,  aucun  des  moyens  qui  font  le  succès 
d'un  poème  épique  ou  dramatique? 

Mais  il  résulte  aussi  de  là  un  défaut  de  suite  et  de 
liaison  entre  les  différentes  parties  de  l'ouvrage  ;  il  n  a 
pas ,  si  Ton  peut  s'exprimer  ainsi ,  une  marche  nécessaire 
et  forcée  ;  la  conduite ,  s'il  y  en  a  une ,  est  incertaine 
et  vagabonde ,  comme  la  brillante  faculté  qui  est  le  sujet 
du  poème ,  et  qui  Tanime  d  un  bout  à  l'autre. 

Il  ne  faut  donc  pas  chercher  dans  la  composition  de 
ce  poème  un  genre  de  mérite  qui  ne  peut  s  y  trouver, 
ou  il  faut  le  réduire  au  choix  et  à  la  disposition  des  ma- 
tériaux employés  par  le  poète;  mais,  ainsi  réduit,  ce 
mérite  est  encore  très  grand,  puisque,  de  l'invention 
et  de  la  disposition  de  toutes  les  parties  du  poème ,  il 
résulte  un  ouvrage  qu'on  lit  avec  le  plus  grand  plaisir. 

L'exécution  est  toujours  la  partie  la  plus  brillante  du 
talent  de  M.  Delille;  aucun  poète  n'a  eu  plus  d'esprit, 
de  facilité,  de  souplesse,  de  variété:  on  sait  quels  im- 
menses services  il  a  rendus  à  notre  langue  poétique,  en 
lui  apprenant  à  rendre  noblement  des  détails  vulgaires,  et 
l'enrichissant  d'une  foule  d'expressions  que  les  poètes 
ses  prédécesseurs  n'auraient  pas  osé  employer,  et  dont 
il  a  fait  le  plus  heureux  usage.  On  doit  lui  savoir  gré 
d'une  quantité  infinie  de  créations  en  ce  genre. 

Sa  manière ,  étincelante  de  beautés ,  n'est  pas  exempte 
de  défauts;  on  y  rencontre  une  espèce  de  coquetterie  de 


48  MÉLANGES 

style  qui  devient  de  l'afifectation  ;  il  éblouit  et  il  surprend 
par  des  traits  quelquefois  trop  recherchés  :  il  faut  avertir 
les  jeunes  gens  de  mettre  des  bornes,  non  pas  à  leur  ad- 
miration pour  un  talent  si  grand  et  si  rare,  mais  au  désir 
qu  ils  pourraient  avoir  de  Timiter.  Cette  imitation  ne  se- 
rait pas  sans  danger ,  car  elle  reproduirait  plus  aisément 
les  fautes  que  les  beautés.  Enfin  M.  Delille  est  fait  pour 
créer  une  école,  et  Ton  peut  dire  que  déjà  il  en  a  une; 
mais  cette  école  peut  nuire  à  Tart ,  si  les  élèves  ne  sont 
pas  attentifs  à  se  défendre  des  défauts  trop  attrayants 
de  leur  maître. 

C'est  une  séduction  presque  irrésistible  que  celle  d'une 
si  charmante  poésie;  et  lepoëmede  r Imagination  mérite 
un  prix,  comme  celui  de  l'Homme  des  champs  et  celui 
des  Trois  règnes  en  sont  également  dignes;  et,  dans  ce 
concours,  M.  Delille  n'a  pu  être  vaincu  que  par  lui- 
même. 


LES    TROIS    REGNES,    PAR    M.    DELILLE. 

Si  le  poëme  des  Twis  règnes  n'existait  pas ,  si  l'auteur, 
encore  dans  le  doute  sur  les  ressources  et  les  inconvé- 
nients d'un  tel  sujet,  demandait  conseil,  on  croirait 
peut-être  devoir  le  détourner  de  traiter  une  matière  qui, 
au  premier  coup  d'oeil,  paraît  si  rebelle  à  la  poésie.  On 
lui  objecterait  qu'il  serait  presque  impossible ,  en  exé- 
cutant un  tel    projet,   de  satisfaire  les  savants    et  les 


ACADÉMIQUES.  49 

ignorants  ;  que  le  poète  en  dirait  nécessairement  trop 
peu  pour  les  uns  et  trop  pour  les  autres  ;  que  les  charmes 
de  la  versification  ne  rachèteraient  pas ,  pour  les  pre-^ 
miers,  les  sacrifices  commandés  par  la  langue  poétique; 
et  que,  pour  les  seconds,  les  formes  poétiques  se  con- 
cilieraient peu  avec  la  précision  et  la  clarté  qu  exigent 
l'exposition  et  la  discussion  des  théories  scientifiques. 

Mais  ne  regrettons  pas  que  Fauteur  de  ce  poëme  n  ait 
consulte  que  ses  propres  forces  pour  l'entreprendre;  un 
conseil  timide  aurait  peut-être  privé  notre  littérature 
d'un  phénomène  dont  le  talent  si  souple,  si  varié,  si 
fécond  de  M.  Delille,  pouvait  seul  l'enrichir. 

N'examinons  donc  les  difficultés  que  le  poète  a  ren- 
contrées dans  l'exécution ,  que  pour  faire  ressortir  le  suc- 
cès avec  lequel  il  les  a  presque  toujours  surmontées. 

L'aridité  des  principes  disparaît  sous  la  grâce  des  for- 
mes avec  lesquelles  il  les  a  exposés.  Des  comparaisons , 
tantôt  riantes,  tantôt  majestueuses  et  toujours  justes, 
rendent  sensible  à  l'imagination  ce  que  l'intelligence  au- 
rait pu  ne  pas  saisir  d'abord;  et  la  prodigalité  avec  la- 
quelle toutes  les  ressources  de  la  poésie  ont  été  em- 
ployées dans  cet  ouvrage,  étonne  en  raison  de  l'idée 
qu'on  s'est  faite  de  la  pénurie  et  de  la  difficulté  du  sujet. 
On  est  amusé  et  délassé  par  d'heureuses  digressions,  par 
des  descriptions  non  moins  exactes  que  poétiques ,  par 
des  épisodes  attachants ,  et  que  le  sujet  même  a  fournis. 

C'est  aux  savants  qu'il  appartient  de  prononcer  sur  le 
parti  que  M.  DeUUe  a  cru  devoir  prendre ,  en  conservant 


5o  MELANGES 

le  nom  d'éléments  aux  quatre  substances  désignées  sous 
ce  nom,  antérieurement  aux  découvertes  de  la  chimie 
nouvelle.  M.  Delille  a  composé  le  plan  de  son  poème 
d  après  cette  ancienne  division  de  la  matière  simple ,  et 
la  classification  en  trois  règnes  de  la  matière  combinée. 
Un  prosateur,  qui,  avec  les  mêmes  opinions,  aurait  écrit 
sur  un  pareil  sujet,  aurait  probablement  adopté  le  même 
ordre  ;  ce  que  le  poète  a  intitulé  chant  y  il  Teùt  intitulé 
chapitre.  Il  résulte  de  cette  obser^'ation  que,  poétique* 
ment  parlant,  louvrage  de  M.  Delille  manque  d'inven- 
tion;  on  y  cherche  vainement  ces  combinaisons  qui,  dans 
un  poème,  règlent  ordinairement  la  distribution  de  la 
matière ,  et  dont  le  but  est  d* exciter,  de  soutenir  ou  de 
réveiller  Tintérét. 

La  vérité ,  qui  force  à  faire  cette  observation ,  veu^ 
aussi  que  Ton  ajoute  que  le  poème  des  Trois  règneê^ 
enrichi  de  tout  le  luxe  qui  caractérise  le  style  de  M.  Do- 
lille,  n  est  pas  exempt  de  défauts  inhérents  à  la  manièrt  -! 
de  ce  poète;  mais,  dans  cet  ouvrage  comme  dans  kf  ~1 
autres  du  même  auteur,  les  taches  sont  rares,  et  kf  j 
beautés  sans  nombre. 

Il  faut  avouer  encore  que  les  néologismes  se  renooftp 
trent  fréquemment  dans  ce  poème;  mais  s*il  existe  « 
écrivain  qui  ait  le  droit  de  créer  des  mots,  n  est-ce  pli. 
Tauteur  de  tant  d'ouvrages  déjà  classiques?  La  monniilr^ 
frappée  à  son  coin  sera  rarement  refusée.  / 

Les  mots  créés  par  M.  Delille  sont  presque  tous  dlli 
privatifs  dont  le  radical  appartenait  déjà  à  la  langue.  Ou^ 


I 


ACADÉMIQUES.  5i 

sont  tous  demandés  par  le  besoin;  et  Ton  ne  pourrait 
leur  substituer  la  périphrase  qu'ils  suppléent,  sans  pri- 
ver le  style  de  sa  rapidité  et  de  son  énergie.  Ces  nou* 
veaux  mots  enfin ,  non  moins  accueillis  par  le  goût  que 
par  rintelligence ,  sont  presque  tous  tirés  du  latin,  et 
particulièrement  de  Virgile. 


LE    POEMB    DB    LA    NAVIGATION,    PAR    M.    ESMÉNARD. 

D'après  Topinion  du  jury,  «  on  ne  sait  dans  quelle 
classe  ranger  le  poème  de  la  Nai^igation.  Ce  n'est  ni  un 
poème  didactique,  car  l'auteur  n'y  donne  pas  les  pré- 
ceptes d'un  art  ou  d'une  science  ;  ni  un  poème  épique , 
car  il  n'y  chante  pas  les  actions  d'un  héros.  »  De  quel 
genre  est-il  donc  ?  «  Tout  est  séparé ,  dit  le  jury,  dans  nos 
classifications  arbitraires  de  genres  et  de  pièces,  mais 
tout  est  imi ,  ou  tout  se  tient  de  près ,  dans  la  nature  ou 
dans  les  créations  du  génie  ;  ce  qui  rapproche  les  genres 
ne  les  confond  pas:  les  beaux  poèmes  de  Thompson,  de 
Saint-Lambert  et  de  M.  Delille,  sont  aussi  des  poèmes 
d  un  genre  composé ,  comme  celui  de  M.  Esménard.  » 

Tout  poème  est  composé  de  récits  et  de  descriptions  ; 
mais  tout  poème  composé  de  récits  et  de  descriptions 
doit-il  être  mis  sur  la  même  ligne  P  Cela  ne  nous  semble 
I  pas  prouvé. 

Au  mérite  de  peindre  les  effets  des  différentes  saisons 

4. 


5s  -  MÉLANGES 

dans  les  diyerses  parties  du  globe  y  les  poèmes  de  Saint- 
Lambert  et  de  Thompson  rémiissent  layantage  de  traiter 
un  sujet  dont  la  proportion  est  déterminée  par  son  cadre 
même.  Du  premier  coup  d'œil  on  voit  le  point  d'où  part 
Fauteur,  et  le  point  où  il  s'arrêtera  ;  condition  qui  nous 
paraît  essentielle  dans  un  poème ,  et  qui  distingue  spé- 
cialement le  poème  de  l'histoire. 

L'application  de  ce  principe  ne  peut  être  favo|p|ble  au 
poème  de  la  Navigation,  Prendre  cet  art  depuis  son  ori- 
gine jusqu'à  nos  jours,  le  peindre  dans  toutes  ses  varia- 
tions, le  suivre  dans  toutes  ses  excursions,  est-ce  faire 
autre  chose,  quelle  que  soit  la  forme  sous  laquelle  on 
rend  ses  idées,  qu'écrire  l'histoire  de  la  navigation? 
Et  si,  ce  qu'il  est  facile  de  concevoir,  le  choix  d'un  tel 
sujet  n'est  pas  heureusement  choisi  comme  sujet  de 
poème ,  les  formes  poétiques  sont-elles  plus  heureuse- 
ment appliquées  à  un  sujet  aussi  vaste  ? 

D'une  part,  que  de  volumes  doit  comporter  l'his- 
toire de  la  navigation ,  si  l'auteur  lui  donne  tous  les  dé- 
veloppements demandés  par  l'instruction  du  lecteur! 
D'autre  part ,  que  de  notions  utiles ,  que  de  faits  impor» 
tants,  de  discussions  nécessaires,  manqueront  à  cette 
histoire ,  si  le  poète ,  arrêté  par  la  difficulté ,  l'impossi* 
bilité  même  de  traiter  toutes  ces  matières  en  vers  har- 
monieux, renferme  dans  l'étroit  intervalle  de  six  chants 
une  série  d'actions  dont  la  durée,  non  terminée  encorCf 
commence  presque  avec  le  monde,  et  dont  le  globe  en»  ^ 
tier  est  le  théâtre  ! 


j 


ACADÉMIQUES.  53 

Une  série  de  faits  classés  chronologiquement ,  racontés 
avec  exactitude ,  avec  élégance  même,  fussent-ils  versi- 
fiés, n'est  toujours  qu'une  histoire.  L'intérêt  que  pro- 
duit ce  genre  de  récit  est  tout-à-fait  différent  de  celui 
qu'on  exige  d'un  poème,  et  ne  satisfera  pas  l'imagination , 
qui,  dans  un  poème ,  veut  être  intéressée  à  une  action  dont 
le  résultat  lui  est  annoncé  d'avance  par  un  fait  principal 
auquel  tous  les  autres  se  rattachent;  but  unique  que 
l'auteur  atteint  plus  ou  moins  promptement  à  travers 
des  obstacles  plus  ou  moins  nombreux. 

L'auteur  d'un  poème,  loin  d'être  asservi  à  cette  exac- 
titude dans  laquelle  l'histoire  range  les  faits ,  doit  les 
disposer  dans  l'ordre  qu'il  juge  le  plus  nécessaire  pour 
l'accroissement  de  l'intérêt ,  et  ne  craint  pas  même  d'a- 
cheter des  beautés  par  des  anachronismes.  Cette  habile 
disposition  des  diverses  parties  d'un  sujet  est  aussi  une 
espèce  d'invention.  Se  retrouve-t-elle  dans  la  marche 
méthodique  du  poème  de  la  Nai^igation  ? 

Un  des  privilèges  du  poète  est  l'emploi  du  merveilleux, 
que  l'historien  n'admet  point.  L'auteur  de  la  Navigation 
n'a  pas  repoussé  le  merveilleux  :  en  conclura-t-on  que 
son  ouvrage  est  plutôt  un  poème  qu'une  histoire  ?  N'y 
(aut-il  pas  plutôt  reconnaître  quelque  empreinte  de  poésie 
dans  une  histoire  P  Sans  prolonger  la  discussion  sur  ce 
point ,  examinons  la  source  où  ce  merveilleux  est  puisé 
et  le  parti  qu'en  tire  l'auteur.  Ici ,  c'est  un  ange  qui  des- 
cend du  ciel  et  conseille  à  Constantin  de  transporter  le 
siège  de    l'empire  à  Byzance;  là,  c'est  une  naïade  qui 


54  MÉLANGES 

sort  des  glaces  de  la  Neva  pour  annoncer  à  Pierre- 
le-Grand  qu'il  b&tira  Pétersbourg  au  lieu  même  où  il  se 
trouve. 

Indépendamment  de  la  stérilité  d'invention  que  la 
trop  grande  ressemblance  de  ces  deux  fictions  donne 
lieu  de  remarquer ,  ne  peut-on  pas  reprocher  à  Tauteur 
un  dé&ut  de  goût  et  même  de  raison  P 

Le  merveilleux  lui-même  est  soumis  aux  lois  de  la 
vraisemblance.  La  raison  permet  à  l'imagination  de  s'en 
amuser ,  quand  il  ne  présente  rien  de  contradictoire  avec 
les  bases  qui  lui  ont  été  données  d'abord. 

Si  le  poète  tire  son  merveilleux  de  \à  fable  y  la  raison 
n  aura  point  droit  de  s'en  plaindre  tant  qu'il  continuera 
de  puiser  à  cette  source.  Ainsi  en  est-il  du  merveiUeux 
que  l'on  puiserait  dans  notre  religion.  Mais  la  raison  ne 
peut  pardonner  le  mélange  de  ces  deux  moyens  quand 
le  poète  n'a  pris  aucune  précaution  pour  le  justifier. 

Le  Tasse,  que  ses  précautions  mêmes  n'ont  pas  misi  ^: 
l'abri  de  toute  critique,  emploie,  dans  son  épopée, les 
nymphes  et  les  anges,  les  saints  et  les  enchanteurs,  les 
illusions  les  plus  riantes  de  la  mythologie,  les  miracles 
les  plus  révérés  du  christianisme.  Mais  l'emploi  de  ces 
ressources  opposées  peut  trouver  grâce  devant  la  raison 
dans  son  poème ,  où  l'enfer  est  en  guerre  avec  le  cieL   - 

Tous  ces  prestiges  de  la  Fable  ne  sont-ils  pas  l'ouvrage    \ 
des  anges  déchus,  de  ces  étemels  ennemis  de  l'homme» 
dont  l'existence  est  pour  tout  chrétien  un  point  de 
croyance ,  et  à  qui  cette  croyance  attribue  un  pouvoir    : 

\ 

I 
i 

4 


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j 


ACADÉMIQUES.  55 

sans  borne  pour  feire  le  mal  ?  On  ne  peut  donc  pas  re- 
procher au  merveilleux  du  Tasse  de  manquer  de  vrai- 
semblance, n  n'en  est  pas  ainsi  du  merveilleux  employé 
dans  le  poème  de  la  Navigation, 

Pourquoi  se  servir  d  une  nymphe  avec  Pierre-le- 
Grand,  après  avoir  employé  un  ange  auprès  de  Con- 
stantin? Ne  fallait-il  pas  choisir  entre  le  profane  et  le 
sacré?  ou  plutôt  ne  fallait  il  pas  exclure  le  merveilleux 
tire  du  profane ,  d*un  sujet  où  Vauteur,  chrétien  et  écri- 
vant pour  des  chrétiens ,  se  proposait  de  décrire  nos 
pratiques  religieuses ,  et  peint ,  même  avec  succès ,  Fau- 
mônier  d'un  vaisseau  faisant  la  prière  du  soir? 

Ces  considérations  écartées ,  on  peut  donner  des  élo- 
ges à  la  fiction  par  laquelle  une  nymphe  est  changée  en 
pierre  d'aimant ,  en  observant  que  dans  cette  fiction ,  du 
genre  de  celles  d'Ovide ,  le  géant  du  pôle  rappelle  Ada- 
mastor,  autre  géant  que  le  Camoëns  fait  régner  au  cap 
des  Tempêtes. 

Quant  à  la  Liberté  personnifiée  dans  ce  poëme ,  et 
empruntant  la  figure  de  Franklin  pour  demander  à 
Louis  XVI  des  secours  en  faveur  des  Américains,  cette 
fiction,  relative  à  un  seul  homme  et  à  des  événements' 
contemporains,  blesse  un  peu  trop  la  raison  pour 
que  l'imagination  la  plus  complaisante  puisse  s'y  prêter. 
Le  poëme  de  la  Nas^igation  ne  rachète  donc  pas  par 
l'invention  ce  qui  lui  manque  sous  le  rapport  de  l'ordon- 
nance. 
On  a  dit  que  ce  poème  était  national  :  cet  éloge  n'est 


56  MÉLANGES 

pas  plus  juste  que  ne  le  serait  le  reproche  opposé.  Pour 
qu*il  fût  national,  il  faudrait  que  ce  poëme  fût  consacra 
à  chanter  exclusivement  la  gloire  de  la  France ,  qu'il  eût 
pour  objet  d'élever  la  France  au-dessus  de  toutes  lei-^j 
autres  nations.  Tel  n'a  pas  été  le  but  d'un  poème  où  Ton  j 
fait  rénumération  des  progrès  d'un  art  auquel  divea 
peuples   ont    dû    successivement    leur   splendeur.  Ce 
poëme,  où  l'auteur  chante 'et  a  dA  chanter  lestrioiii*{ 

I 

phes  qui  ont  illustré  tour  à  tour  la  marine  des  PhéiUK^ 
ciens ,  des  Carthaginois ,  des  Romains ,  des  HoUandaUf 
des  Anglais ,  des  Français ,  n'est  pas  plus  national  poui . 
aucun  de  ces  peuples  que  ne  le  serait  une  histoire  udI- 
verselle. 

Il  nous  reste  à  parler  du  style.  On  ne  pourrait  sans 
injustice  accuser  l'auteur  d'avoir  négligé  cette  partie.  Le 
style  de  la  Navigation  est  travaillé ,  mais  le  travail  s'y 
fait  trop  sentir;  s'il  est  élégant  quelquefois,  il  est  sou^ 
vent  recherché  jusqu'à  devenir  énigmatique;  il  offre  des 
hardiesses  qui  ne  sont  pas  toutes  des  beautés,  et  des  res- 
semblances qui  pourraient  passer  pour  des  réminiscences; 
certains  mots  et  certaines  figures  affectionnées  par  l'au-  • 
teur  se  reproduisent  assez  fréquemment  sous  sa  plume 
pour  répandre  dans  son  ouvrage  une  monotonie  fati- 
gante. 

L'on  ne  peut  nier  cependant  que  ce  poëme  n'offre 
plusieurs  morceaux  exempts  des  défauts  que  nous  venons 
de  relever ,  et  écrits  d'un  bout  à  l'autre  avec  élégance  et 
pureté. 


ACADÉMIQUES.  67 

Cette  dernière  considération  a  sans  doute  déterminé 
k  jury  à  assigner ,  dans  son  rapport ,  au  poëme  de  la 
Navigation  la  première  place  après  les  poëmes  de  M.  De- 
lille,  place  que  cependant  la  classe  n'hésiterait  pas  à 
ioDner  au  poëme  des  Amours  épiques ,  par  M.  Parseval- 
rrand-Maison ,  si  elle  ne  considérait  que  le  mérite  du 
!yle.  La  Navigation  ayant  toutefois ,  sur  ce  dernier 
oéme ,  qui  n  est  qu'une  réunion  de  diverses  imitations 
eureuses ,  Tavantage  de  l'invention ,  la  classe  croit 
evoir  conserver  à  l'ouvrage  de  M.  Esménard  le  rang 
li  lui  a  été  assigné. 


»8  MËLA^'6ES 


GRAND  PRIX 

BE  DECXIÈVE  CrASSB, 


,v 


xr  SKKcmc  4vm  mr  hk  vos  eauLXBS 


B'êuit  pcwiiiidù|»e  de  cft  «nrMBajnoMBt.  L'opén  ticit 
à  iâ  ^n»  à  Ijot  <irftnuiiqxie  par l^MPdkwuncr  et  pir  b 
d]jtla<«w^  <et  à  U  pMsîe  Irrôjae  |Uff  les  duoits,  tuitAt 
iaohliBft»  «  tintiM  ^«cM^ajoL  «  que  c£«ipciit«nt  ses  dueait 
ei  i^es  iatemèfk^  :  If*  pi>fle  qui  pnMiuirùt  un  Atf^ 
diigwre  aans  oe  psuy^  joirùt  fait  praire  de  sopérioiM  ' 
djois  phxsieciis. 

Qnaanh^  ipi<«i  peut  ly^jfairder  ccwHHie  le  cxtntear de 
r<^«en«  jifiMMe^  dès  «k^i  c«i|*iBe«  fa^vùr  poité  à  sa  per- 
fectkoi  ^  par  T  jkii^Mis^  Jiv^r  IwpBieDe  il  âàsait  oonoouriri 
pd«ir  on  hoi  «izÙ4]ue^  TenpkM  de  tjoit  d^aits  diflRérenla. 
Sc«$rrlesiiilic>iiine$tan«K%dH^dejTio»et<^  i 

ii<.mr—iiiits  iinidiytsetpassmuMïs^  lespenw^in^èBieusei^ 
<t  :v!f—i  ii^  ^^«t  ei^mnes  ^  par  c^  pcMte^  «n  Teis  qoi  , 
jvflrt  déjà  de  la  wosàqoe^ 

3ijàs«  <m  lùuait  les  iMlInars  «Manm^ies  de  Qoiiianlly 
icw  $mrt  ^11  <ftttt  pc%»iiMe  de  onKmtwr  la  tiâgeJie  Ij<-» 
liqoe  de  sumèrr  à  dKwmer  à  T^tmi  phu  d  mlnrèl  et  de' 
rapidùe. 


ACADÉMIQUES.  69 

Quinault ,  travaillant  pour  une  cour  à  laquelle  on  ne 
pouvait  plaire  qu'en  épuisant  toutes  les  recherches  de  la 
magnificence  et  de  la  galanterie,  et  pour  un  roi  qui 
Toulait  que  ses  plaisirs  portassent  l'empreinte  de  sa  puis- 
sance et  de  ses  sentiments ,  dut  traiter  de  préférence  les 
sujets  qui,  par  leur  nature,  semblaient  plus  propres  à 
satisfaire  ce  double  besoin  :  il  a  épuisé  les  ressources  de 
la  mythologie ,  de  la  féerie ,  et  s'est  emparé  de  ce  que 
limagination  des  poètes  et  des  romanciers  a  produit  de 
plus  brillant.  Ses  opéras  oflrent  sans  contredit  le  spec- 
tacle le  plus  étonnant  que  Ton  puisse  concevoir;  mais 
peut-étre  un  inconvénient  résulte-t-il  de  cette  splendeur 
même,  peut-être  l'attention  qu'elle  obtient  des  yeux 
porte-t-elle  une  trop  grande  distraction  au  plaisir  de 
l'âme. 

Un  autre  défaut  qui  se  reproduit  souvent  dans  Qui- 
nault résulte  aussi  des  goûts  de  la  cour  et  du  monarque. 
De  la  galanterie  du  prince  s'était  formé  un  certain  lan- 
gage mêlé  d'affectation  et  d'exagération,  sans  lequel 
on  ne  croyait  pas  pouvoir  parler  d'amour.  Quinault,  qui, 
dans  tant  de  circonstances,  a  prouvé  que ,  quand  on  feit 
parler  les  passions ,  l'expression  la  plus  simple  est  aussi 
la  plus  heureuse ,  ne  put  pas  se  garantir  tout-à-fait  de  la 
contagion  ;  et  de  là  les  traits  plus  ingénieux  que  naturels 
tpà  déparent  trop  souvent  ses  plus  belles  scènes. 

Ces  défauts ,  qui  avaient  frappé  plusieurs  hommes  de 
talent,  leur  parurent  moins  appartenir  au  genre  qu'au 
système  particulier  de  Quinault;  ib  pensèrent  que  la 


6o  MÉLANGES 

tragédie  lyrique,  comme  la  tragédie  déclamée,  deraie 
tirer  ses  principaux  effets  du  déyeloppement  des  pas» 
sions;  que  ce  qui  frappe  les  sens  ne  devait  pas. être  pr^  , 
féré  à  ce  qui  touche  le  cœur;  qu'enfin  toute  cette  pompa^ 
que  comporte  le  théâtre  de  l'opéra  devait  être  Taccei» 
soire  et  non  le  principal  dans  les  pièces  qu'on  y  représenta 
Le  succès  de  plusieurs  tragédies  lyriques ,  soit  composéei|' 
soit  réformées  d'après  ce  système ,  en  a  démontré  la  jus* 
tesse. 

Quoique  les  critiques  se  soient  élevés  contre  Mar- 
montel  quand  il  a  eu  le  courage  d'élaguer  les  opém 
d'Atys  et  de  Roland,  les  défauts  qui  les  déparent  et 
les  beautés  qui  s'y  trouvent  déplacées,  il  n'est  pasiiA 
homme  un  peu  versé  dans  la  Uttérature  qui  ne  convienne 
que  ces  chefs-d'œuvre  ne  pourraient  pas  se  soutenir  an 
théâtre ,  de  nos  jours ,  sans  cette  utile  réforme. 

Ce  même  poète  prouva,  dans  Didon,  qu'on  pouvik 
remplir  la  scène  lyrique  par  le  seul  développement  del 
passions;  que  ces  traits  spirituels  et  galants,  qui  dès  lonf^ 
temps  étaient  regardés  comme  le  style  caractéristique 
genre ,  pouvaient  être  remplacés  avec  avantage  par  1' 
pression  simple  des  sentiments  vrais,  ce  qui  a  été 
montré  aussi  par  le  succès  constant  de  l'Iphigénie  en  T 
ride,  et  de  l'Œdipe  de  M.  Guillard.On  inféra  bientôt 
là  que  la  plupart  des  sujets  tragiques  pouvaient  ètlÉ 
transportés  avec  avantage  sur  la  scène  lyrique.  L'em| 
merveilleux  des  grandes  machines  de  l'opéra  fiit 
donné  presque  entièrement  aux  ballets  ;  et  si  dans  qu 


ACADÉMIQUES.  61 

ques  drames  lyriques  on  use  encore  aujourd'hui  des 
ressources  particulières  à  ce  théâtre  y  ce  n  est  que  pour 
ajouter  à  la  pompe  de  la  représentation.  Nous  ne  croyons 
pas  que  l'intérêt  y  ait  perdu.  Cette  pompe ,  appliquée  à  la 
peinture  des  mœurs,  des  usages,  des  solennités  civiles, 
religieuses  et  militaires,  en  un  mot  à  la  peinture  de  ce 
qui  existe,  ne  satisfait  pas  moins  les  yeux  que  ces  efforts 
de  la  mécanique  employée  à  figurer  des  merveilles  qui 
Il  ont  jamais  existé;  et  le  plaisir  ici  tourne  peut-*être  à 
l'avantage  de  l'instruction. 

Entre  les  opéras  représentés  dans  l'intervalle  déterminé 
pour  le  concours ,  la  Vestale  est  sans  contredit  celui  dans 
lequel  les  différents  genres  de  mérite  dont  nous  venons 
d'ofiftîr  l'analyse  se  font  le  plus  remarquer.  Il  était  dif- 
ficile de  choisir  un  sujet  plus  heureux,  de  le  disposer 
avec  plus  d'art,  et  de  l'écrire  d'une  manière  plus  conve- 
nable. Cet  ouvrage  est  trop  connu  pour  que  nous  en  fas- 
sions l'analyse  ;  nous  nous  bornerons  à  remarquer  qu'il 
est  combiné  de  manière  à  produire  les  plus  grands  effets, 
sans  que  les  moyens  dont  l'auteur  s'est  servi  sortent  de 
Tordre  naturel.  Exceptons-en  toutefois  le  dénouement, 
qui  eût  été  trop  afiQigeant  si,  pour  sauver  son  héroïne, 
l'auteur  n'eût  pas  usé  des  ressources  que  lui  offraient  les 
traditions,  ressources  presque  naturelles  d'ailleurs  sur  le 
théâtre  où  il  les  emploie. 

.  Le  style  de  la  Vestale  est  généralement  élégant  et 
.  facile  ;  il  a ,  dans  le  dialogue ,  la  vérité  qu'exige  le  genre 
^dramatique,  et,  dans  les  morceaux  lyriques,  de  la  grâce 


l 


63  MÉLANGES 

et  de  rélévation ,  suivant  le  sujet  ;  il  a  particulièrenu 
le  mérite  d'être  coupé  de  la  manière  la  plus  favorai 
à  la  musique. 

Le  succès  éclatant  et  soutenu  de  cette  tragédie  proi 
rinfluence  que  le  poète  peut  avoir  sur  le  sort  des  prodv 
d  une  association  dans  laquelle  on  est  accoutumé  à 
tribuer  une  trop  grande  part  au  musicien.  La  musique 
la  Vestale  est  digne  du  poème  ;  mais  Tonne  peut  nier  q 
les  morceaux  heureux  et  brillants  dont  cet  ouvrage 
semé  ne  doivent  pas  moins  leur  effet  à  l'art  du  poète,  i 
les  a  préparés ,  qu'au  talent  du  musicien ,  qui  a  su  1< 
donner  l'expression  convenable. 

La  classe  croit  devoir  présenter  le  poème  de 
Festale,  par  M.  de  Jouy ,  comme  l'ouvrage  digne 
prix. 

L'opéra  qui,  après  la  f^estale,  a  paru  à  la  classe  lep 
digne  d'être  mentionné ,  est  celui  S  Adrien ,  par  M.  H 
mann.  Ce  poète,  connu  par  de  nombreux  succès  d 
plus  d'un  genre ,  a  enrichi  la  scène  lyrique  de  plusie 
ouvrages  dont  les  amateurs  de  la  bonne  littérature  n't 
pas  perdu  le  souvenir.  L'étude  qu'il  a  faite  des  lyriqi 
italiens ,  et  particulièrement  de  Métastase ,  se  reconr 
dans  ses  opéras,  où  les  situations  les  plus  pathétiqi 
se  trouvent  fortifiées  de  tous  les  accessoires  que 
pompe  de  ce  théâtre  peut  leur  offrir.  Son  talent  flexi 
s'applique  avec  un  égal  succès  à  l'expression  des  sei 
ments  énergiques  et  à  celle  des  sentiments  tendres 
gracieux.  TA.  Hoffmann,  après  avoir  donné  au  put 


ACADÉMIQUES.  65 

les  opéras  de  Nephté^  Phèdre  et  Médée^  lui  a  présenté 
^m  à! Adrien  y  dont  le  fond  est  imité  de  Métastase. 

Adrien,  vainqueur  des  Parthes,  va  triompher  dans 
Antioche j  Émyrène ,  fille  de  Gosroès ,  roi  des  Parthes , 
et  promise  à  Pbamace,  prince  de  la  même  nation,  est 
aimée  de  l'empereur ,  déjà  lié  par  un  premier  amour  à 
Sabine,  dame  romaine,  qui  devint  son  épouse.  Gosroès, 
dont  la  haine  contre  les  Romains  est  implacable,  et 
Phamace ,  enflammé  par  la  jalousie ,  conjurent  la  perte 
d'Adrien ,  qui  refuse  de  recevoir  la  rançon  d'Emyrène. 
Le  triomphe  de  l'empereur  est  en  effet  troublé  par  Tex- 
plosion  de  cette  conspiration  :  on  combat.  Pharnace  est 
pris  les  armes  à  la  main  ;  Gosroès  échappe ,  mais  il  a  con- 
servé l'espérance  de  se  venger  du  vainqueur.  Trahi  par 
sa  propre  fille ,  qui  le  méconnaît  sous  le  déguisement 
qu'il  a  pris  pour  consommer  plus  sûrement  sa  vengeance, 
il  est  lui-même  chargé  de  fers ,  et  son  caractère  inflexi- 
ble ,  qui  ne  se  dément  pas  en  présence  de  la  mort ,  lui 
£iit  rejeter  la  grâce  qui  lui  est  offerte  s'il  veut  consentir 
au  mariage  d'Adrien  avec  Emyrène.  Sa  perte  alors  sem- 
Ue  certaine.  L'arrêt  est  prononcé  ;  mais  l'intervention 
de  Sabine ,  qui  vient  annoncer  à  Adrien  la  résolution 
qu'elle  a  prise  de  retourner  à  Rome  ;  mais  la  désertion 
des  amis  de  l'empereur,  qui  ne  veulent  pas  rester  té- 
moins de  la  faiblesse  de  ce  prince  ;  mais  enfin  l'accession 
de  Flammius  à  cette  résolution ,  qui  prive  à  la  fois  l'em- 
pereur de  celle  qui  dut  être  son  épouse  et  de  celui  qui 
fut  son  .meilleur  ami,  le  rappellent  à  sa  première  gêné- 


64  MÉLANGES 

rosité  :  il  triomphe  de  lamour  et  de  la  vengeanct 
non  seulement  il  pardonne  à  Gosroès  et  à  Phari 
mais  encore  il  consent  à  l'union  de  ce  dernier 
Émyrène. 

L'analyse  de  cette  production  rend  inutile  cel 
l'opéra  de  Trajan^  par  M.  Esraénard.  Cet  auteur,  ; 
puisé  à  la  même  source  que  M.  Hoffmann ,  a  dû  r 
sairement  reproduire  dans  son  Trajan  la  plus  gi 
partie  du  plan  d'Adrien ,  avec  cette  différence  poi 
que  Plautine  jouit  tranquillement  de  la  gloire  d< 
époux ,  et  que  Trajan  n'est  pas  tourmenté  par  un  a 
malheureux.  La  conspiration  contre  cet  emperei 
formée  par  les  Daces,  et  dans  Rome  même;  ce  qui 
ni  dans  la  vérité  ni  dans  la  vraisemblance.  Les  Ro: 
n'ont  jamais  laissé  à  leurs  prisonniers  ime  liberté 
qu'ils  pussent  se  rassembler  au  centre  de  la  répul 
et  mettre  l'état  en  danger.  Les  prisonniers  ne  vei 
à  Rome  que  chargés  de  fers,  et  pour  figurer  da 
triomphe ,  qui  trop  souvent  se  terminait  par  la  mo 
captifs.  M.  Esménard  semble  donc  avoir  outre -pa 
liberté  accordée  aux  auteurs  qui  travaillent  pour  la 
lyrique ,  en  nous  offrant  une  conspiration  de  ce  gen 
en  nous  montrant  un  consul  qui  la  soupçonne ,  et  c 
dant  néglige  de  s'assurer  de  ceux  qui  le  font  tre 
pour  la  vie  de  l'empereur. 

M.  Esménard  a  cru  devoir  enrichir  son  opéra  de 
jan  de  l'imitation  d'une  des  plus  belles  scènes  de  / 
mence  de  Titus  y  par  Métastase  ;  mais  cette  imitatio 


ACADÉMIQUES.  65 

elle  à  sa  place  ?  Que  Titus  n'oppose  que  la  confiance  de 
Tainitié  à  la  perfidie  d*un  favori  qui,  comblé  de  ses  bien- 
faits ,  a  osé  conspirer  contre  ses  jours ,  cela  se  conçoit  ) 
d'après  le  caractère  du  prince  et  la  position  respective 
des  deux  personnages;  car,  si  lun  est  empereur,  l'autre 
est  revêtu  de  la  dignité  consulaire.  Titus  peut  conserver 
s  formes  de  Tamitié  avec  un  ami  ingrat  ;  mais  Trajan 
a-^il  pu  former  amitié  avec  un  barbare  dont  il  a  triom- 
phé ,  et  doit-il  prendre  avec  lui  un  autre  ton  que  celui 
d*une  supériorité  que  la  générosité  modère?  Nous  ne 
doutons  pas  que ,  si  M.  Esménard  réformait  cette  scène 
d après  ces  observations,  il  ne  remplaçât,  par  des  vers 
plus  convenables  à  la  situation ,  les  très  beaux  vers  qu'il 
a  empruntés  à  de  Belloy,  qui  lui-même  a  imité  la  pièce 
italienne  d'où  cette  scène  est  tirée. 

En  n'employant,  dans  son  Trajan^  qu'une  des  deux  in- 
trigues amoureuses  qui  marchent  de  front  dans  lopéra 
S  Adrien  j  M.  Esménard  a  donné  plus  de  simplicité  à 
Taction;  mais  l'intérêt  du  drame  n'y  perd-il  pas  trop? 
Trajan ,  en  pardonnant  à  son  assassin,  dont  il  fîit  le  bien- 
fiûteur,  est  généreux  sans  doute;  mais  Adrien  n'est-il  pas 
plus  généreux  encore ,  quand  Tassassin  auquel  il  par- 
^donne  est  aussi  le  père  qui  la  contrarié  dans  son  amour? 
^fin,  nous  ne  savons  pas  si  cette  suppression,  qui  sem- 
[Ue  avoir  pour  but  de  donner  moins  d'étendue  au  drame , 
m'y  laisse  point  du  vide.  L'opéra  de  Trajan  est  moins 
■ong  que  celui  à! Adrien;  mais  la  marche  en  est  assuré- 
ment plus  lente. 


I. 


66  MÉLANGES 

Le  style  de   cet  opéra  est   pur   et  élégant  ;   on 
trouve  des  vers  qui  figureraient  heureusement  dans  is. 
poème;  mais  Ton  ne  peut  disconvenir   qu'il  manqui.* 
habituellement  des  qualités  qui  conviennent  au  genri 
dramatique  et  au  genre  lyrique.  Il  n'offre  ni  cette  sim- 
plicité noble ,  également  éloignée  de  l'emphase  et  de  h 
bassesse ,  qui  caractérise  le  style  de  la  tragédie ,  ni  cette 
souplesse   de   style  qui   n'est  pas  la  lâcheté ,   et  sans 
laquelle  le  vers  lyrique  est  rebelle  aux  efforts  du  mu- 
sicien. 

Mais  ces  défauts  sont  plus  que  compensés ,  pour  des  ; 
spectateurs  ou  des  lecteurs  français ,  par  les  grands  soii- 1 
venirs  que  réveille  la  représentation  du  Triomphe  dei 
Trajan,  Quand  on  y  applaudit  l'héroïsme  du  courage  et  ' 
de  la  clémence ,  ce  n'est  pas  à  des  fictions  que  l'on  ac-  j 
corde  son  enthousiasme ,  mais  à  des  réalités.  j 

On  admire  depuis  plus  d'un  siècle^  dans  la  tragédie  de  j 
Sertorius,  la  prudence  avec  laquelle  Pompée  livre  au 
flammes  les  écrits  où  sont  renfermées  les  preuves  dt 
l'intelligence  de  plusieurs  sénateurs  avec  les  ennemis 
la  république;  à  plus  forte  raison  doit-on  admirer 
grandeur  d'âme  d'un  empereur  qui  se  sert  des  mi 
moyens  pour  s'ôter  le  droit  de  punir  une  conspiratii 
dont  il  devait  être  la  victime,  et  par  sa  générosité 
détruit  les  preuves  ;  action  sublime ,  qui  suffirait  à  K 
mortalité  d'un  prince ,  et  qui  n'est  pas  cependant  la 
éclatante  de  celles  qui  doivent  remplir  l'histoire  du 
ros  à  qui  il  a  été  donné  de  ressembler,  dans  le  coi 


i 


ACADÉMIQUES.  67 

espace  de  la  vie  d'un  homme ,  ce  qu  il  y  a  de  plus  glo- 
rieux dans  Tespace  des  siècles. 

La  classe  pense  que  le  Triomphe  de  Trajan  a  droit  à 
une  mention  honorable. 


CONCLUSIONS. 


IRE, 

Telle  est  la  manière  dont  la  classe  a  pensé  que  les 
prix  fondés  par  votre  décret  pouvaient  être  répartis. 

Persuadée  qu'elle  pouvait  user  de  la  liberté  que  votre 
majesté  a  donnée  au  jury  de  lui  présenter  les  moyens  de 
remplir  les  lacunes  qui  se  trouvent  dans  ce  décret ,  elle 
a  déjà  proposé  à  votre  majesté  de  créer  un  prix  de  se- 
conde classe  pour  les  comédies  en  quatre  ou  trois  actes  ; 
lui  sera-t-il  permis ,  sire  ,  d'appeler  aussi  votre  attention 
sur  plusieurs  genres  de  compositions  littéraires  qui  ne 
sont  pas  encore  admises  aux  encouragements  accordés 

\   par  votre  munificence ,  et  à  laquelle  leur  utilité  leur 

ï  donne  quelques  droits  .>^ 

m 

[^  lui  poésie  lyrique,  qui  comprend  Tode,  le  dithy- 
raiid[)e ,  la  cantate ,  n  est  pas  Farticle  le  moins  impor- 

[rtant  de  ceux  qui  ont  été  omis.  Ce  genre,  qui ,  depuis 

^Malherbe  jusqu'à  Lebrun,  a  enrichi  notre  littérature  de 

deurs  chefs-d'œuvre,  nous  paraît  d'autant  plus  digne 

de  votre  attention ,  que  son  élévation  le  rend  plus  propre 

5. 


68  MELANGES 

que  tout  autre  à  célébrer  les  époques ,  les  actions  et  les 
hommes  mémorables. 

La  poésie  légère  a  aussi  contribué  à  la  gloire  de  notre 
littérature  ;  dans  ce  genre,  qui  renferme  tous  les  poèmes 
de  peu  d'étendue ,  il  en  est  quelques  uns  qui  peuvent 
recevoir  une  importance  réelle  de  la  direction  qu'on 
leur  donnerait. 

Ceci  s'applique  particulièrement  à  l'épître ,  au  conte 
et  à  la  fable. 

Une  seule  production  dans  l'un  de  ces  genres ,  si  par» 
faite  qu'elle  soit,  ne  saurait  prétendre  sans  doute  à  la 
récompense  promise  aux  conceptions  les  plus  vastes, 
aux  créations  les  plus  importantes  du  génie  ;  mais  une 
collection  d'épîtres  aussi  fortement  pensées  que  les  | 
poèmes  philosophiques  de  Voltaire ,  aussi  supérieure-  ^ 
ment  écrites  que  les  épîtres  de  Boileau  ;  mais  un  recueil  | 
de  contes  qui,  au  mérite  de  présenter,  comme  ceux  de  i^ 
Marmontel ,  l'instruction  sous  la  forme  de  l'amusement, 
joindrait  celui  de  la  versification ,  et  dans  lequel  k 
poète  ferait  tourner  au  profit  de  la  morale  un  talent  qui 
ne  l'a  que  trop  souvent  outragée  ;  mais  enfin  un  recueil 
de  fables  qui ,  tel  que  celm  de  Florian ,  se  ferait  eocoTe  ^ 
lire  après  l'inimitable  fabuliste ,  doivent-ils  être  relégués  i  ; 
dans  la  classe  des  pièces  Ailes  Ju^itiveSj  et  dépareraien^ 
ils  la  liste  des  poésies  auxquelles  votre  majesté  accorde 
des  récompenses  ?  ., 

n  est  encore  un  genre  qui  fixe  aujourd'hui  Fatten-Â 
tion  du  public ,  et  dont  le  décret  ne  fait  pas  mention.    \ 

i 


i 


ACADÉMIQUES.  69 

G*est  le  poème  en  prose ,  genre  qu'on  n*ose  pas  ré- 
prouver, parcequ'il  se  met  sous  la  protection  de  Télé^ 
maque ;  mais  qu'on  tremble  d'encourager,  quand  on 
songe  à  la  quantité  d'imitations  malheureuses  que  Télé- 
maque  a  produites.  Soit  que  ce  genre  ait  été  inventé 
par  des  hommes  qui ,  ayant  la  volonté  de  produire  un 
poëme, n'en  avaient  pas  tous  les  moyens;  soit  qu'il  l'ait 
été  par  des  hommes  qui,  doués  de  toutes  les  facultés 
poétiques,  n'ont  pas  eu  le  loisir  de  les  employer,  la 
classe  pense  qu'il  y  aurait  des  inconvénients  à  favoriser, 
par  la  création  d'un  prix  spécial ,  un  genre  qui  confond 
les  limites  de  la  prose  et  de  la  poésie ,  et  qui  prouve 
IQoins  le  talent  d'écrire  en  prose  que  l'impossibilité  d'é- 
crire en  vers  ;  ces  inconvénients  seraient  d'autant  plus 
grands,  que,  dans  ces  sortes  de  productions,  les  succès, 
sont  plus  faciles. 

Cependant,  comme  il  est  prouvé  qu'un  genre  réputé 
médiocre  peut  produire  un  ouvrage  supérieur,  et  que, 
3oit  dans  cette  espèce  de  composition,  soit  dans  plu- 
sieurs autres  auxquelles  le  décret  n'assigne  aucune  ré- 
compense, il  peut  naître  des  ouvrages  dignes  de  l'estime 
publique,  dignes  de  celle  de  votre  majesté,  la  classe 
croit  devoir  vous  proposer  de  fonder  un  prix  qui  serait 
donné  au  meilleur  des  ouvrages  de  littérature  apparte- 
nant aux  genres  qui  ne  sont  pas  déterminés  par  le  dé- 
cret :  ce  prix  ,  d'après  l'opinion  des  juges  ,  serait  de 
première  ou  de  seconde  classe ,  suivant  l'importapce  dç 
l'ouvrage. 


70  MELANGES 

A  ce  prix ,  et  aux  prix  déjà  fondés ,  la  classe ,  en  con- 
séquence des  motifs  qu'elle  a  exposés  précédemment ,  a 
l'honneur  de  proposer  à  votre  majesté  d'ajouter, 

1®  Un  prix  de  première  classe  pour  un  recueil  de 
poésies  lyriques  ; 

sj"  Un  prix  de  première  classe  qui  serait  donné,  soit  à 
un  recueil  d'épîtres  philosophiques ,  soit  à  un  recueil  de  , 
contes  moraux  en  vers ,  soit  à  un  recueil  de  fables  en  vers. 

Le  recueil  de  poésies  lyriques  devrait  être  composé 
au  moins  de  vingt-cinq  pièces ,  le  recueil  d'épîtres  de 
dix ,  le  recueil  des  contes  de  vingt  au  moins ,  et  celui 
des  fables  de  cent.  î 

Ces  additions  semblent  nécessaires  au  complément  i 
d'une  institution  qui  a  pour  but  de  donner  une  égale 
activité  à  toutes  les  parties  utiles  de  la  littératiu^.  Pour 
en  apprécier  l'importance ,  il  suffit  de  faire  aux  temps 
antérieurs  l'application  des  dispositions  actuelles  d'un 
décret  dont  l'honorable  libéralité  ne  pourrait  s'étendre 
ni  sur  Lesage,  ni  sur  J.-6.  Rousseau,  ni  sur  MassilloD, 
ni  sur  Fénelon ,  ni  sur  La  Fontaine. 

Ici  se  termine  le  travail  de  la  classe. 

Sire  ,  si  nous  ne  sommes  point  entrés  aussi  ayant 
dans  l'examen  des  ouvrages  que  votre  majesté  semblait 
le  prescrire,  c'est  au  défaut  de  temps,  et  non  au  dé- 
faut de  zèle ,  qu'il  faut  l'imputer. 

Dans  une  circonstance  célèbre,  aux  premiers  jours 
de  son  établissement,  l'académie  française  fut  chargée 
de  l'examen  d'un  ouvrage  recommandé  par  l'estime  p** 


ACADÉMIQUES.  71 

blique  :  il  ne  Vagissait  de  juger  qu  une  seule  tragédie  ; 
toutefois  la  critique  détaillée  qu'en  fit  l'académie  exi- 
gea et  consuma  beaucoup  plus  de  temps  qu'il  ne  nous 
en  a  été  accordé  pour  un  travail  qui  embrasse  presque 
toute  la  littérature  présente. 

La  classe ,  dans  l'impossibilité  où  elle   se  trouvait 
d'étendre   sa  critique  à   tous    les  détails  sur  lesquels 
porte  l'examen  de  la  tragédie  du  Cidy  s'est  attachée  à 
relever  ,    dans  les  ouvrages   qu'elle   a  examinés  ,   les 
défauts  les  plus  importants,  et  particulièrement  ceux 
qui  sont  ou  qui  peuvent  devenir  contagieux.  Il  en  est 
qui  caractérisent  cette  époque ,  et  qui  résultent  de  l'a- 
bus de  certaines  formes ,  inventées  par  des  hommes  ha- 
biles, et  affectées  avec  moins  de  succès  par  leurs  imi- 
tateurs. Les  esprits  supérieurs  sont  portés ,  par  leur  gé- 
nie même ,  à  chercher  la  réputation  par  des  moyens  qui 
leur  soient  propres  :  destinés  à  devenir  modèles ,  ils 
tentent  quelquefois  à  s'écarter  des  modèles  ;  mais  cette 
noble  hardiesse  n'a  pas  été  plus  tôt  justifiée  par  le  suc- 
cès, que  tant  de  gens  qui  se  croient  inventeurs,  parce- 
qu  ils  sont  exagérateurs ,  s'emparent  de  ces  créations  du 
génie ,  les  emploient  sans  mesure  ,  les  imitent  sans  goût , 
et,  par  une  indiscrète  prodigalité,  les  vieillissent  dès 
leur  jeunesse  même.  Ces  innovations  d'ailleurs  ne  sont 
pas  toutes  heureuses  ;  c'est  dans  sa  source  alors  que  le 
Dial  devait  être  attaqué ,  et  nous  n'avons  pas  hésité  à  si- 
pisder  les  défauts  dans  les  ouvrages  où  ils  se  cachaient 
sous  l'éclat  des  beautés. 


7»  MÉLANGES 

La  classe  s*est  appliquée  surtout  à  rappeler  y  dans 
toute  occasion ,  les  principes  généraux  qui  doivent  pré- 
sider aux  compositions  littéraires,  et  à  faire  tourner  la 
louange  et  le  blâme  au  profit  du  talent  et  de  Fart. 

C'est  servir  l'intérêt  général ,  c'est  répondre  aux  li« 
bérales  intentions  de  votre  majesté ,  c'est  suivre ,  autant 
qu'il  nous  est  possible ,  le  glorieux  exemple  que  nous 
oflre  chacune  de  ses  actions. 

Nous  sommes  avec  le  plus  profond  respect , 

Sire, 

De  votre  majesté 

Les  très  humbles  et  très  fidèles 
serviteurs  et  sujets , 

Le  président  de  la  clnsse  de  la  langne  et  de  la  littérature  françaiMi 

Le  comte  Regnàult  de  Sàint-Jban-d'Angblt; 

Le  secrétaire  ad  hoe, 

Arnaui^t.         Î 


ACADÉMIQUES.  73 


.    'li 


DISSERTATION 

LITE  A  MESSIEURS  DE  LA   CLASSE  DE  LA  LITTÉRATUHE 

BT    DB    LA    LAirOUB    VRAITÇAISB    BH    l8l3. 

Qu'est'^e  que  le  drame? 

Telle  est ,  messieurs,  la  question  que  nous  nous  som- 
mes faite  en  examinant  la  définition  qui  vous  a  été  pré- 
sentée de  ce  mot  par  votre  commission  du  Dictionnaire. 
Cette  définition,  tout  exacte  qu'elle  est,  ne  tous  a  pas 
paru  complète. 

La  définition  du  drame  n*est  pas  en  effet  aussi  facile 
à  faire  que  celle  de  la  tragédie  et  de  la  comédie ,  entre 
I  lesquelles  il  vit,  soit  des  emprunts  qu'il  semble  leur 
&ire ,  et  qu'il  emploie  dans  des  combinaisons  que  lune 
ni  lautre  n'admettraient ,  soit  des  éléments  que  toutes 
deux  semblent  rejeter,  et  qui  cependant  sont  suscep- 
tibles d'accroître  nos  richesses  dramatiques,  pour  peu 
qu'ils  soient  mis  en  œuvre  avec  talent. 

Pour  parvenir  à  faire  une  bonne  définition  du  drame , 
essayons  d'analyser,  soit  les  éléments  particuliers  dont 
il  se  compose ,  soit  les  diverses  manières  dont  il  com- 
bine ou  modifie  les  emprunts  qu'il  fait  à  la  tragédie  et 
à  la  comédie ,  qui  long-temps  se  sont  partagé  la  scène 
française  à  l'exclusion  de  tout  autre  genre. 


74  MÉLANGES 

La  tragédie  agrandit ,  embellit ,  ennoblit  tout.  Les  in- 
térêts des  peuples ,  les  passions  des  grands ,  les  inalbeurs 
des  béros ,  les  grands  événements  développant  de  grands 
caractères ,  voilà  son  domaine. 

Si  la  tragédie  n*est  pas  toujours  dans  la  vérité ,  du 
moins  ne  doit-elle  pas  sortir  de  la  vraisemblance.  Tout 
y  doit  paraître  étonnant,  rien  n'y  doit  paraître  incroya- 
ble. La  nature  est  plutôt  sa  base  que  son  modèle  ;  celle 
qui  lui  est  propre  n'étant  qu'une  nature  de  convention , 
dont  les  proportions  sont  établies  sur  celles  de  la  na- 
ture positive.  La  tragédie  est  le  colosse  de  l'homme 
moral.  Si  toutes  les  parties  de  ce  colosse  sont  liées  entre 
elles  par  de  justes  rapports,  j'applaudis  à  l'homme 
agrandi;  s'il  blesse  au  contraire  les  immuables  règles 
du  beau,  je  ne  vois  dans  cette  masse  qu'une  difforme 
exagération. 

Une  mauvaise  tragédie  est  un  monstre  :  c'est  le  simu- 
lacre gigantesque  qui,  ébauché  par  un  barbare,  fait  rire 
ceux  qu'il  n'épouvante  pas.  C'est  la  statue  de  saint  Chris- 
tophe ou  le  mannequin  du  Suisse  de  la  rue  aux  Ours. 

Une  bonne  tragédie  est  le  chef-d'œuvre  du  beau  idéal. 
Dans  ce  produit  merveilleux  de  l'alliance  du  goût  et  du 
génie ,  j'admire  l'homme  plus  beau  qu'il  ne  Test ,  mais 
non  qu'il  ne  peut  l'être.  C'est  l'Hercule  Farnèse ,  c'est 
l'Apollon  du  Belvédère. 

La  comédie  est  une  imitation  de  la  nature,  sous  une 
face  opposée  à  celle  que  saisit  la  tragédie.  Les  ridicules 
dans  tous  les  événements ,  dans  tous  les  états,  dans  toutes 


ACADÉMIQUES.  yi 

les  conditions,  dans  tous  les  hommes,  sont  ses  richesses. 
La  comédie  couvre  de  mépris  le  vice ,  que  la  tragédie 
charge  d'horreur.  Son  but  est  de  corriger  l'homme  en 
lui  faisant  pitié  de  ce  qull  est ,  comme  celui  de  la  tragé- 
die est  de  Faméliorer  en  lui  donnant  l'eflFroi  de  ce  qu'il 
pourrait  être.  Mais  la  vraisemblance  suffit  à  la  tragédie 
pour  cet  effet ,  tandis  que  la  comédie  manque  le  sien  si 
elle  ne  réunit  pas  la  vérité  à  la  vraisemblance. 

n  est  important  de  remarquer  que  la  tragédie,  comme 
la  comédie,  n'envisage  la  nature  que  sous  un  aspect  ; 
tout  ce  qui  n'est  pas  plaisant  dans  un  caractère  ou  dans 
un  fait  disparaît  aux  yeux  de  l'auteur  comique,  comme 
tout  ce  qui  n'est  pas  pathétique  ou  sublime  n'est  pas 
aperçu  de  lauteur  tragique. 

Voilà  des  domaines  bien  distincts;  et  Ton  sait  que 
les  lois  du  govit  défendaient  à  ces  genres  d'empiéter  l'un 
sur  l'autre. 

Mais  voyons  si  ces  lois  n'étaient  pas  trop  sévères  ;  si 
les  genres  qu'elles  protégeaient  exclusivement  suffisent 
à  l'imitation  de  la  nature ,  s'ils  la  suivent  dans  toutes 
ses  combinaisons,  et  si  certaines  complications  de  faits, 
de  situations  et  de  développements  où  ces  genres  se 
fondent  naturellement  l'un  dans  l'autre,  n'ont  pas  né- 
cessité la  création  d'un  genre  mixte. 

n  est  des  événements  qui ,  par  leur  importance  et 
celle  des  personnages  qu'ils  mettent  en  action ,  ne  per- 
mettent de  les  considérer  que  sous  l'aspect  tragique  ;  il 
en  est  aussi  de  tellement  plaisants  par  eux  et  par  les 


76  MÉLANGES 

caractères  qu'ils  développent,  que  la  comédie  seule  peut 
s*en  emparer.  Maïs  qui  niera  que  la  marche  ordinaire 
des  choses  ne  présente  mille  circonstances  où  le  terri- 
ble se  trouve  si  étroitement  lié  au  risible ,  soit  par  la 
bigarrure  des  faits,  soit  par  la  disparate  des  caractères  , 
et  des  conditions,  qu'on  ne  sait  si  elles  sont  du  domaine 
tragique  ou  comique  ? 

Que  la  tragédie  et  la  comédie  s'emparent  à  la  foisd*im 
tel  sujet,  elles  n'en  produiront  séparément  qu'une  im-  j 
parfaite  imitation;  elles  ne  rendront,  chacune  de  leur   | 
côté ,  que  la  moitié  du  tableau  que  la  nature  leur  a  of-   ^ 
fert  ;  car,  dans  ce  mélange  fortuit  du  terrible  et  du  ri- 
dicule, une  moitié  des  détails  répugne  au  caractère  de  . 
chacune  d'elles. 

Il  est,  d'une  autre  part,  des  événements  et  des  af* 
fections  tragiques  qui  appartiennent  journellement  à  des 
personnages  comiques.  Un  artisan,  un  bourgeois  même, 
semblent  ne  pouvoir  figurer  que  de  mauvaise  grâce  dans 
une  tragédie.  Leurs  habitudes  y  contrasteraient  en  ridi- 
cule avec  la  noblesse  du  genre  et  la  pompe  du  langage. 
Cependant  les  erreurs  d'un  fils,  l'infidélité  d'une  épouse^ 
des  passions  peu  élevées  dans  leur  objet  et  étrangère!  ^ 
à  ces  grands  intérêts  de  la  société  qui  ennoblissent  tout  fi 
dans  la  tragédie,  mais  néanmoins  sublimes  dans  leuit 
effets,  peuvent  jeter  ces  personnages  dans  des  situationt 
fortes  et  touchantes ,  et  offrir  des  modèles  d'un  grand 
intérêt  à  l'imitation  dramatique.  '^ 

Qui  portera  ces  richesses  sur  la  scène  qui  les  reclame  ? 


J 


ACADÉMIQUES.  77 

La  tragédie  ?  Mais  les  personnages  ne  sont  pas  dignes 
d'elles.  La  comédie?  Mais  le  fond  est  si  abondant  en 
situations  pathétiques  ou  terribles,  que  je  trouve  là 
cent  motifs  pour  pleurer  ou  pour  frémir,  contre  une 
occasion  de  rire. 

Ces  nouvelles  manières  d'envisager  la  nature  en  de*- 
vaient  donc  produire  de  nouvelles  imitations  ?  Un  troi- 
sième genre,  enrichi  du  superflu  dés  deux  autres,  a 
donc  pu  s'élever  entre  la  comédie  et  la  tragédie ,  et  nous 
oflnr  raisonnablement  de  nouvelles  jouissances. 
Ce  troisième  genre  est  le  drame. 
Ce  root  drame ,  qui ,  pris  dans  son  sens  général ,  dé- 
signe une  pièce  de  théâtre  quelconque,  pris  dans  un 
sens  particulier  désigne  le  nouveau  genre  d'ouvrage 
dramatique  dont  nous  faisons  l'analyse  et  dont  nous 
cherchons  la  définition. 

Le  drame  est  à  la  tragédie  et  à  la  comédie  ce  que  le 
roman  est  au  poème  épique ,  ce  que  le  tableau  de  famille 
est  au  tableau  d'histoire ,  et  le  portrait  à  la  tête  de  ca- 
ractère. 

n  ofiBre  moins  une  heureuse  réunion  de  beautés  em- 
pruntées à  différents  modèles ,  que  la  scrupuleuse  imita- 
tion des  traits  quelquefois  contradictoires  dont  la  na- 
ture se  plait  à  composer  une  physionomie.  Il  tire  son 
principal  mérite  de  l'exacte  vérité,  comme  le  portrait 
tire  le  sien  de  l'exacte  ressemblance.  L' action ,  les  ca- 
ractères ,  le  dialogue ,  doivent  y  être  calqués  sur  la  na- 
ture. 


78  MÉLANGES 

Le  drame  est  la  tragédie  du  peuple. 

Une  action  simple  me  semble  préférable  dans  le  drame 
à  une  action  complexe,  non  seulement  parceque  la  sim- 
plicité caractérise  le  plus  souvent  la  marche  naturelle 
des  choses ,  mais  parceque  c'est  par  la  simphcité  d^action . 
qu'un  auteur  se  mettra  le  plus  facilement  à  la  portée  de  ' 
1  mtelligence  commune. 

Les  caractères  doivent  être  vrais  dans  le  drame  ;  mais- 
la  vérité  qui  lui  convient  diffère  de  celle  de  la  tragédie 
et  de  la  comédie.  Elle  n'admet  ni  cette  continuité  de  ^ 
sublime,  qui  ne  permet  que  d'admirer  dans  la  pre-  v 
mière,  ni  cette  cumulation  de  ridicules  par  laquelle 
la  seconde  provoque  continuellement  le  rire.  La  vérité 
du  drame  consiste  dans  une  peintiu^e  exacte  de  la  nature 
modifiée  par  la  condition ,  les  intérêts  et  les  habitudes 
du  personnage  mis  en  scène.  Ce  personnage  peut  être 
à  la  fois  pathétique  et  plaisant  ;  mais  il  ne  doit  pas  être 
tragique  ou  comique  exclusivement  :  l'on  n'aurait  fait 
alors  que  mêler  des  acteurs  de  genres  opposés  dans  une 
action  qui  prendrait  le  nom  de  drame  sans  en  avoir  le 
caractère. 

C'est  de  cette  exacte  vérité  que  le  drame  tire  ses  ef-  * 
fets  les  plus  piquants;  c'est  à  elle  qu'il  doit  sa  naïveté,  par 
qui  la  situation  la  plus  intéressante  peut  en  même  tempf 
provoquer  le  rire  et  les  larmes  ;  c'est  elle  qui  fait  le  m- 
blinie  et  le  plaisant  de  ce  trait ,  /W  quinze  cents  liçresJe 
rente!  si  vivement  applaudi  dans  le  Père  de  famille;  et  de 
cet  autre ,  non  moins  original ,  que  Sedaine  met  dans  la 


ACADÉMIQUES.  79 

bouche  de  l'ami  de  son  déserteur,  Mes  amis  y  ne  le  man- 
quez pas  ! 

Je  crois  que  le  drame  doit  être  écrit  en  prose  :  ou  les 
vers  dénatureraient  le  vStyle  qui  lui  est  propre,  en  le 
rapprochant  de  la  tragédie  ;  ou  le  drame  dégraderait  la 
dignité  du  vers ,  en  le  rabaissant  à  la  modeste  simplicité 
de  la  prose. 

Dans  l'un  et  dans  l'autre  cas  l'écrivain  aurait  à  perdre, 
et  le  public  ne  gagnerait  rien  :  car,  ou  l'ouvrage  sera  écrit 
(iun  style  ridiculement  pompeux,  et  contrastera  avec 
la  condition  des  personnages;  ou,  si  Ton  a  cherché  à  con- 
server sous  la  forme  du  vers  le  naturel  convenable  au 
sujet ,  on  n'aura  fait  que  se  mettre  à  la  g^ne  pour  gâter 
de  la  prose. 

D'ailleurs  on  ne  peut  disconvenir  que  les  inversions, 
les  périphrases ,  les  métaphores ,  l'exclusion  des  expres- 
sions triviales,  qu'enfin  ce  choix  de  figures  et  de  mots 
qui  constitue  le  style  poétique ,  ne  rende  la  langue  de 
la  tragédie  et  de  la  haute  comédie  presque  inintelligible 
pour  l'homme  dénué  d'instruction.  S'ils  étaient  la  lan- 
gue du  vulgaire,  les  vers  ne  s'appelleraient  pas  la  langue 
des  dieux.  Le  peuple ,  qui  est  avide  de  spectacle ,  doit  être 
cependant  pris  en  considération  par  ceux  qui  travaillent 
pour  le  théâtre.  Leur  complaisance  ne  leur  permettrait- 
elle  de  déroger  jusqu'à  la  prose  que  pour  lui  offrir  sur 
les  petits  théâtres  des  farces  où  l'on  flatte  la  grossièreté 
de  ses  goûts ,  sans  songer  à  épurer  ses  mœurs  ? 
Cet  intérêt  me  paraît  pourtant  digne  d'occuper  un 


8o  MÉLANGES 

écrivain  dramatique,  pour  peu  quil  soit  philosophe. 
Qu  il  fasse  du  drame  la  tragédie  de  ceux  pour  qui  il  ne 
peut  en  exister  d'autre;  qu*en  présentant  à  la  multitude 
l'homme  tel  qu  elle  le  connaît ,  en  l'intéressant  à  des 
malheurs  qui  peuvent  l'atteindre,  il  rende  le  drame 
utile  à  la  société ,  en  y  présentant  des  leçons  de  mo- 
rale dans  les  formes  sous  lesquelles  la  langue  est  com- 
prise du  peuple. 

Le  drame  doit  être  écrit  en  style  familier.  Ce  moyen  | 
de  réussite  fut  indiqué  par  Molière.  Il  s'est  abstenu  ' 
d'écrire  en  vers  V Avare  ^  le  Bourgeois  gentilhomme  et  "i 
le  Malade  imaginaire,  comédies  qui  doivent  à  la  prose 
leur  naturel,  et  au  naturel  leur  popularité;  comédies  { 
également  applaudies  de  toutes  les  classes  ;  succès  que  ne  i 
pourraient  pas  obtenir  les  autres  chefs-d'œuvre  de  ce 
grand  homme. 

Les  lettres  et  le  goût  tireront  aussi  un  grand  avantage 
de  cette  déférence.  On  verra  bientôt  s'élever  jusqu'à  ■ 
soi  ceux  vers  lesquels  on  se  sera  baissé  momentané-  - 
ment.  Le  propre  de  l'esprit  humain  est  de  toujours  ten* 
dre  au  mieux.  Familiarisés  avec  les  illusions  dramati*  .* 
ques,  par  l'imitation  de  la  nature  vulgaire,  vos  specta*  ^ 
teurs  en  viendront  insensiblement  à  mieux  apprécier  1 
l'imitation  de  la  nature  choisie  ;  le  drame  leur  fera  dé*  . 
sirer  la  tragédie ,  et  les  aura  préparés  à  en  sentir  les  j 
beautés. 

Ainsi  Molière,  en  se  mettant  à  la  portée  de  la  multi- 
tude, dans  V  Avare  y  a  développé  dans  plusieurs  le  sen- 


ACADÉMIQUES.  8i 

liment  du  beau,  et  les  a  amenés  à  entendre  et  à  applau*- 
dir  Tartufe  et  Je  Misanthrope.  ^ 

Loin  de  partager  Topinion  de  ceux  qui  proscrivent 
le  drame ,  je  pense  donc  que  le  drame ,  conçu  d  après 
ces  principes ,  peut  être  également  utile  au  goût  et  à  la 
morale.  Je  ne  yois  pas  que  ce  soit  un  mélange  de  tra-* 
gédie  et  de  comédie ,  mais  plutôt  qu'il  subsiste  entre 
Tune  et  l'autre  des  beautés  qui  lui  sont  propres.  C'est 
le  complément  de  nos  richesses  dramatiques. 

n  a  long-temps  manqué  à  notre  scène.  Les  étrangers , 
moins  nobles  que  nous',  pouvaient  nous  reprocher  d'être 
moins  riches  qu'eux.  Ce  reproche  tombe  aujourd'hui. 
En  nous  appropriant  et  en  régularisant  les  effets  qu'ils 
doivent  au  mélange  des  genres  ^  le  drame  nous  a  donné 
mieux  que  leur  tragédie;  mais  le  goût  ne  les  a  pas  encore 
enrichis  de  la  nôtre.  Plusieurs  de  nos  drames  balancent 
leurs  chefs-d'œuvre,  tandis  qu'ils  n'ont  rien  à  opposer 
aux  merveilles  de  Racine  ^  de  Corneille  et  de  Voltaire, 

L'admission  du  drame  sur  notre  scène  ne  prouve 
pas  la  décadence  de  lart,  comme  certains  critiques 
l'ont  avancé.  N'annonce-t-il  pas  au  contraire  ses  pro- 
grès, puisqu'il  est  le  résultat  de  nouvelles  observa- 
tions? Les  inventeurs  du  drame  ressemblent  à  ces  chi- 
mbtes  qui  forment  une  substance  nouvelle  de  la  combi- 
naison de  deux  substances  simples  \  ou  à  ces  hommes 
industrieux  qui  ont  l'art  de  convertir  en  objets  utiles 
|ëes  matières  dédaignées  comme  superflues. 

On  pourrait  craindre  pourtant  que  le  drame  n'amenât 


82  MELANGES 

insensiblement  la  décadence  de  Tart,  si  les  bons  esprits 
négligeaient  Fart  difficile  de  la  tragédie  et  de  la  comé- 
die, pour  les  succès  que  promet  le  drame,  genre  dans 
lequel  il  n*est  pas  aisé  d'être  supérieur,  mais  dans  lequel 
la  médiocrité  est  moins  impatienunent  supportée  que 
dans  les  autres. 

Heureusement  Tamour-propre  de  tout  auteur  qui  aura 
le  sentiment  de  ses  forces  et  attachera  quelque  prix  à  la  i 
gloire  durable  sauvera-t-il  notre  littérature  de  ce  dan«  i 
ger.  Le  génie  dédaigne  les  triomphes  faciles.  U  sentira  i 
toujours  que  leur  mérite ,  f&t-il  égal  sous  le  rapport  de  j 
TefFet  théâtral,  la  tragédie  et  la  comédie  ont  sur  1«  ', 
drame  cet  avantage  ,  d'être  à  la  fois  ouvrages  de  théâ*  'i. 
tre  et  de  littérature  ^  qu'aux  succès  passagers  de  la  scèaM  ^ 
elles  peuvent  unir  les  succès  immortels  que  les  beau* 
tés  du  style  et  le  charme  de  la  poésie  obtiennent  dans 
le  cabinet;  que  l'on  apprend  par  cœur  ceux  même  dei. 
ouvrages  de  nos  grands  maîtres  qui  ne  sont  plus  i^^ 
présentés ,  tandis  que  l'on  retient  à  peine  quelques  traiti  l, 
des  drames  applaudis  tous  les  jours  à  la  scène,  qui  seuk  : 
peut  les  préserver  de  l'oubli.  Jamais  un  drame  ne  de-  ''. 
viendra  im  ouvrage  classique. 

Ces  observations  9  qui  doivent  rassurer  les  zélateurs 
du  grand  genre,  leur  prouveront,  j'espère,  que  si  je  suis 
le  défenseur  du  drame,  je  n'en  suis  pas  le  panégyriste* 
J'ai  essayé  de  fixer  les  idées  sur  im  genre  qui  me  sembla 
injustement  couvert  du  mépris  qu'on  ne  doit  qu'aux 
œuvres  médiocres  qu'il  a  produites.  Je  crois  que  nous 


-   4 


ACADÉMIQUES.  83 

avons  de  bons  drames.  Je  crois  qu  un  bon  drame  n*est 
pas  un  mauvais  ouvrage  ;  mais  je  crois  que  le  meilleur 
de  tous  les  ouvrages  dramatiques  est  celui  dont  Tauteur, 
bornant  ses  imitations  à  celles  d'une  nature  choisie ,  en- 
richit de  grandes  conceptions  tout  le  prestige  de  la 
poésie. 

C'est  ce  qui  assure  à  la  tragédie  et  à  la  comédie  leur 
étemelle  supériorité  sur  le  drame,  genre  plus  favorisé 
qu'estimé  ;  genre  qui,  par  un  effet  de  ces  contradictions 
dont  l'esprit  humain  offre  plus  d'un  exemple ,  semble 
condamné  au  sort  des  comédiens ,  qui  sont  tout  à  la  fois 
applaudis  et  excommuniés. 

Mais  je  vous  ai  promis  une  définition  du  drame  ;  elle 
.  doit  être  le  résumé  de  cette  dissertation ,  et  peut ,  je 
crois,  être  rédigée  ainsi  : 

Le  drame  est  une  pièce  de  théâtre  dont  l'action ,  sé- 
,. rieuse  par  le  fond,  familière  par  la  forme,  admet  tous 
r  les  sentiments,  tous  les  tons,  et  peut  être  fondée  sur 
l' des  intérêts  de  tous  les  genres ,  développés  entre  per- 
sœinages  de  toutes  les  classes. 


6. 


84  MÉLANGES 


DISCOURS 

PRONONCÉ  A  L'ACADÉMIE  ESPAGNOLE  DE  MADRID, 

LE     l3    JANVIER     x8oX  , 

PAR  LE  CITOYEN  ARNAULT, 

MEMBRE    DE    l'iNSTITUT    NATIONAL    DB    FRANCE^ 
ET  CHEF  DE  L  INSTRUCTION   PUBLIQUE. 


Messieurs, 

Une  amitié  solide,  une  paix  fondée  sur  des  intérêts  , 
mutuels,  réunissent  depuis  cinq  ans  nos  deux  nations. 
Les  liens  politiques  ont  été  renoués  ;  les  rapports  com* 
merciaux  ont  été  rétablis;  la  guerre  même,  qui  divise  ^ 
les  peuples,  semble  s'être  prolongée  en  Europe  pour 
resserrer  Tintimité  de  TEspagne  et  de  la  France  :  rOcéan  - 
voit  nos  vaisseaux  ne  former  qu'une  même  flotte,  le 
continent  voit  nos  soldats  ne  former  qu'une  armée. 

Pourquoi  donc  différer  plus  long-temps  d'étendre  aux 
sciences  et  aux  lettres  l'alliance  qui  réUnit  nos  négocia* 
teurs  ,  nos  commerçants  et  nos  guerriers  ? 

Que  dis-je,  messieurs?  cette  alliance  a-t-elle  jamais 
été  rompue  ?  peut-elle  jamais  se  rompre  ?  Établie  sur 
des  intérêts  immuables,  sur  d'inaltérables  affections | 
sur  l'amour  de  la  vérité ,  de  l'humanité ,  sur  le  besoin  de 


ACADEMIQUES.  85 

la  gloire  utile ,  lalliance  de  la  pensée  à  la  pensée ,  de 
l'esprit  à  T esprit,  du  génie  au  génie,  n'est-elle  pas  in- 
destructible comme  leurs  œuvres  ? 

Quand  grondent  les  tempêtes  politiques,  quand  les 
discordes  éclatent  entre  les  peuples,  les  hommes  de  tous 
les  états  et  de  toutes  les  conditions  se  réfugient  dans 
leur  patrie  respective  :  la  force  repousse  d'une  terre  en- 
nemie celui  à  qui  la  prudence  ne  l'a  pas  fait  abandonner  : 
hommes  publics,  hommes  privés,  tous  sont  également 
compris  dans  l'expulsion  générale,  qui  rejette  les  pro- 
ductions de  l'industrie  et  les  richesses  du  négoce;  qui 
ne  respecte  rien ,  que  les  œuvres  du  génie. 

Ainsi ,  dans  ces  jours  de  malheurs ,  où  l'Espagne  était 
fermée  à  la  France ,  où  la  France  était  fermée  à  l'Espa- 
gne, l'une  ni  l'autre  nation  ne  rétracta  l'adoption  qui 
lui  avait  approprié  dans  leurs  œuvres  les  génies  du  peu- 
ple ennemi.  Calderon  et  Molière  régnèrent  paisibles  au 
milieu  de  vous  comme  au  milieu  de  nous.  Ainsi,  même 
aujourd'hui,  qu'une  interminable  guerre  va  tout-à-fait 
séparer  l'Angleterre  de  tout  le  continent, Milton,  Pope, 
Thompson,  Shakespear,  ne  cessent  pas  d'être  les  amis  de 
la  France ,  les  citoyens  de  toutes  nos  bibliothèques. 

Le  commerce  des  idées,  l'échange  des  lumières,  bien 
qu'il  devienne  plus  difficile  par  les  circonstances,  ne  de- 
vient jamais  impossible  ;  les  bienfaits  de  la  philosophie , 
comme  l'air ^  plus  subtil  encore  que  la  lumière,  s'intro- 
duisent et  s'insinuent  jusque  dans  les  lieux  où  le  jour  ne 
saurait  pénétrer. 


86  MÉLANGES 

Nous  n*avons  pas  cessé  de  recevoir  les  résultats  de 
vos  travaux,  comme  les  productions  réellement  bien- 
faisantes du  génie  firançais  n*ont  jamais  dû  cesser  de 
vous  parvenir.  i 

Donnons,  s  il  se  peut,  plus  d'activité  à  ce  noble  trafic,    l 

Vous  nous  avez  fourni  des  héros  et  des  modèles.  Le  t 
Cid ,  ce  héros  de  la  Gastille ,  avait  été  immortalisé  par  i 
un  poète  castillan  avant  que  le  génie  de  Corneille  Yeùï  r 
naturalisa  français.  Notre  théâtre  doit  au  vôtre  l'un  de 
ses  chefs*d  œuvre  :  mais  ne  nous  avez-vous  pas ,  mes-  ) 
sieurs,  quelques  obligations  de  ce  genre?  mais  les  em-  \ 
prunts  qui  sont  faits  journellement  par  vos  auteurs  dra«  > 
matiques  aux  Voltaire ,  aux  Molière ,  aux  Racine ,  à  \ 
Corneille  enfin,  n'acquittent-ils  pas  la  dette  que  nous  : 
avouons  envers  Calderon,  Lope  de  Véga,  et  quelques  , 
autres  de  vos  poètes ,  dont  les  ouvrages  sont  des  mines  - 
aussi  riches  qu'inépuisables  ,^ 

Et  combien  ces  obligations  réciproques  se  multiplie* 
raient ,  si  je  comparais  entre  eux  les  historiens  et  les 
romanciers  de  nos  deux  nations ,  comme  je  compare  - 
leurs  tragiques! 

Avouons-les  avec  franchise  ces  emprunts  qui  nous 
ont  mutuellement  enrichis.  Avouons  publiquement  cette 
conununauté  de  gloire  :  plus  que  jamais  autorisée  par 
l'intime  union  de  nos  gouvernements  ,  elle  peut  s'aug* 
menter.  Bientôt  nous  aurons,  nous  avons  déjà  de  nou* 
veaux  présents  à  Vous  faire.  Ne  croyez  pas,  messieurs, 
que  les  années  qui  viennent  de  s'écouler,  ces  années  si 


ACADÉMIQUES. 


87 


fécondes  pour  ma  patrie  en  gloire  militaire,  aient  été 
stenles  en  gloire  littéraire.  L'importance  et  Téclat  des 
travaux  guerriers  a  dû  dérober  à  l'attention  des  travaux 
d  une  utilité  moins  instante  ;  mais  ces  travaux  n*en  ont 
pas  été  moins  actifs.  Le  moment  approche  où  l'Europe 
pourra  les  apprécier.  Le  moment  approche  où  la  France 
pacifique  aura  aussi  sa  gloire.  Pendant  que  le  soldat  agis- 
sait, l'écrivain  ne  se  reposait  pas.  Des  ouvrages  dirigés 
vers  un  but  plus  utile ,  empreints  d'un  caractère  plus 
énergique,  ont  retenti  dans  nos  lycées,  à  nos  tribunes  et 
sur  notre  scène.  La  morale,  l'éloquence,  la  poésie,  n'ont 
pas  cessé  de  payer  leur  tribut.  L'histoire  seule  a  tardé 
d'acquitter  sa  dette:  non  parceqiie  l'historien  nous  man- 
que, mais  parcequ'il  observe  ;  parceque  l'histoire  ne  s'é- 
crit pas  quand  elle  se  fait;  parceque  les  récits  naissent 
des  actions  ;  parceque  les  grands  écrivains  ne  viennent 
qu'après  les  grands  événements. 

La  majeure  partie  des  hommes  que  j'indiquerais  à 
votre  estime,  messieurs,  appartient  à  TInstitut  natio- 
HÂi.  DE  Frange  ,  création  bienfaisante  et  régénératrice , 
qui  a  offert  un  asile  honorable  aux  sciences ,  à  la  philo- 
sophie, à  la  littérature,  aux  beaux-arts;  institution  qui, 
au  milieu  des  guerres  intérieures  et  extérieures ,  a  été 
pour  le  philosophe ,  pour  le  littérateur,  pour  l'artiste ,  ce 
que  la  planche  salutaire  est  pour  les  passagers  du  vais- 
seau entr'ouvert  par  la  tempête. 

C'est  comme  membre  de  ce  corps  illustre  que  j'ose 
me  présenter  parmi  vous,  messieurs j  c'est  à  ce  titre 


88  MÉLANGES 

que  je  réclame  la  confidence  de  vos  travaux  :  me  Tac — 
corder,  c'est  me  créer  des  droits  réels  à  la  considératiors^ 
de  mes  collègues. 

Le  dépôt  de  la  langue  espagnole  vous  est  confié.  C'est 
le  feu  de  Yesta  que  vous  conservez  dans  toute  sa  pureté, 
sans  cependant  l'empêcher  de  s'étendre.  Les  littérateurs 
français  seront  incessamment  appelés  à  de  semblables 
fonctions.  De  nouveaux  intérêts ,  un  nouveau  gouver- 
nement, sont  le  résultat  de  nouvelles  idées,  et  ont  dû 
produire  de  nouveaux  mots.  Mais  combien  il  faut  être 
difficile  pour  la  naturalisation  de  ces  étrangers ,  qui  ne 
se  peut  justifier  que  par  leur  nécessité  pour  la  plus 
prompte  et  plus  précise  expression  de  la  pensée,  que 
par  leur  conformité  avec  le  génie  de  la  langue  qui  les 
adopte  ! 

C'est  d'après  ces  principes  que  vous  complétez  votre 
dictionnaire;  c'est  d après  votre  exemple,  messieurs ^ 
que  nous  devons  étendre  le  nôtre. 

Qu'il  me  soit  permis  d'éclairer  mon  inexpérience  par 
mon  assiduité  à  suivre  vos  discussions.  Je  ne  serais  pas 
digne  du  corps  auquel  j'appartiens ,  je  ne  serais  pas 
digne  de  l'honneur  que  vous  lui  accordez  en  moi ,  si  je 
quittais,  sans  avoir  profité,  un  pays  où  le  peuple  aime 
les  arts,  où  les  grands  les  cultivent,  où  le  souverain  les 
honore, 


ACADÉMIQUES.  89 

DISCURSO 

PftONUNCIADO   EN    LA  REAL    ACADEMIA   ESPASoLA, 

BL    nik     I  3    DE    BNBRO, 

POR  EL  CIUDADANO  ARNAULT, 

MIBMBRO    DBL    IN8TITUTO    NACIOITAL    DE    FRAUCIA, 
T    DIRBGTOR    DE    LA    INSTRUGCION    PUBLICA. 

Senores, 

Cinco  anos  ha  que  una  amistad  solida  y  una  paz  fun* 
dada  en  mutuos  intereses,  reunen  nuestras  dos  naciones: 
se  han  restablecido  las  relaciones  de  comercio;  y  la 
misma  guerra  que  divide  los  pueblos,  parece  que  solo 
se  ha  prolongado  en  la  Europa  para  estrechar  la  intima 
union  de  la  Espana  y  de  la  Francia.  Mira  el  Océano 
nnestros  baxeles  formando  una  esquadra  sola,  y  mira 
et  continente  nuestros  soldados  en  solo  un  exército 
reunidos. 

j  Porque  pues  diferirémos  mas  largo  tiempo  el  exten- 
der  à  las  ciencias  y  a  las  letras  la  aUanza  que  reune  nues- 
tros negociadores ,  comerciantes  y  guerreros? 

^  Pero  que  digo  ?  ^  acaso  esta  alianza  se  ha  roto  ja- 
mas,  6  sera  posible  que  sç  rompa  en  algun  tiempo  ?  Es- 
tablecida  sobre  inroutables  intereses ,  sobre  inaltérables 
afectos  ,  sobre  el  amor  de  1^  verdad  y  de  la  humanidad , 


go  MÉLANGES 

sobre  la  necesidad  de  la  gloria  util  ;  ^  acaso  la  alianza 
del  entendimiento  con  el  entendimiento ,  del  talento  con 
el  talento,  del  ingenio  con  el  ingenio,  no  sera  indestruc- 
tible como  lo  son  sus  obras  ? 

Es  verdad  que  quando  se  levantan  tempestades  poli- 
ticas ,  y  se  manifiesta  entre  los  pueblos  la  discordia ,  se 
ven  obligados  los  hombres ,  de  qualquier  estado  y  con- 
dicion  que  sean,  a  refugiarse  a  sus  respecti^as  patrias,  y 
la  fîierza  arroja  de  una  tierra  enemiga  al  que  no  la  aban- 
donô  movido  de  la  prudencia.  Las  personas  pùblicas  y 
los  particulares  son  comprehendidos  igualmente  en  li 
expulsion  gênerai  que  aleja  las  producciones  de  la  in*  ' 
dustria  y  las  riquezas  del  comercio ,  sin  respetar  mas 
que  las  obras  del  ingenio. 

Asi  pues  en  aquellos  dias  infaustos,  en  que  la  Es* 
paîla  estaba  cerrada  para  la  Francia,  y  la  Franda  paît 
la  Espana,  ninguna  de  las  dos  naciones  revoeô  la  adop»  , 
cion  que  habia  hecho  de  los  ingenios  del  pueblo  ene-  ^ 
migo ,  quando  se  apropiô  sus  obras.  Reynaron  padficft» 
mente  entre  vosotros  y  entre  nosotros  GalderoD  y 
Molière  :  asi  tambien  hoy  dia  que  una  guerra  intermi* 
nable  ya  à  separar  enteramente  la  Inglaterra  del  contî- 
nente  todo,  no  dexaran  por  eso  Milton,  Pope,  Tômpson, 
Shakespear  de  ser  amigos  de  la  Francia ,  y  habitadores 
de  todas  nuestras  bibliotecas. 

Podràn  las  circunstancias  dificultar  el  comercio  dé 
las  ideas  y  el  cambio  de  las  luces ,  pero  jamas  podril 
imposibilitarle  :  semejantes  los  benéficos  efectos  de  li 


ACADÉMIQUES.  91 

filosofia  al  ayre  mas  subtil  que  la  luz,  se  introducen  y 
peuetran  hasta  los  lugares  a  que  no  paede  Uegar  la  cla- 
ridad  del  dia. 

Como  nosotros  hemos  recibido  sin  intemipcion  el 
firuto  de  vuestros  trabajos ,  asi  tambien  las  producciones 
realmente  utiles  del  ingenio  frances  han  debido  Uegar 
ûempre  a  vuestras  manos. 

Demos,  si  es  posible,  mayor  actividad  à  este  noble 
trafico. 

Vosotros  nos  habeis  suministrado  héroes  y  modelos  : 
ya  un  poeta  castellano  habia  inmortalizado  al  Cid ,  este 
berce  de  Gastilla,  àntes  que  el  ingenio  de  Corneille  le 
hubiese  naturalizado  en  Francia  :  nuestro  teatro  debe  al 
vuestro  una  de  sus  obras  maestras.  ^  Pero  por  yentura, 
senores,  no  habeis  contraido  alguna  obligacion  seme- 
jante  para  con  nosotros  P  ^  Por  ventura  con  lo  que  to- 
man dîariamente  de  Voltaire,  de  Molière,  de  Racine,  y 
de  Corneille  vuestros  autores  draniaticos ,  no  queda  pa- 
gida  la  deuda  que  i*econocemos  con  Calderon,  Lope  de 
Vega ,  y  alguh  otro  poeta  espanol ,  cuyas  obras  son  unas 
minas  tan  ricas  como  inagotables? 

;  Quanto  se  multiplicaria  esta  reciproca  obligacion ,  si 
como  hemos  comparado  los  tràgicos  de  las  dos  naciones, 
oomparasemos  tambien  entre  si  los  historiadores  y  los 
escritores  de  novelas  ! 

Gonfesémoslo  con  ingenuidad  :  estos  cambios  que  a 
«nos  y  à  oCros  nos  han  enriquecido  :  confesëmoslo  pù<* 
bBcamente  :  esta  reciproca  comunicacion  de  gloria  maa 


93  MÉLANGES 

autorizada  hoy  que  nunca  por  la  intima  union  de  nues- 
tros  gobiemos,  puede  todavia  acrecentarse.  Tendremos 
muy  pronto ,  tenemos  ya  nuevos  présentes  que  ofreoe* 
ros.  No  créais,  senores,  que  estos  anos  que  acaban  de 
pasar,  estos  anos  tan  fecundos  en  gtoria  militar  para  nd 
patria,  hayan  sido  estériles  de  gloria  literaria.  La  îm- 
portancia  y  la  brillantez  de  los  trabajos  marciales  lua 
podido  distraer  la  atencion  de  otros  trabajos  de  ménos. 
urgente  utilidad  ;  pero  que  no  por  eso  se  han  desem-    ■ 
penado  con  ménos  eficacia  :  ya  Uega  el  niomento  en  que   j 
la  Europa  podrà  darles  su  justa  estimacion  :  U^a  el   j 
niomento  en  que  la  Francia  pacifica  tambien  tendra  sa    \ 
gloria.  No  descansaba  el  escritor  miéntras  trabajaba  d    : 
guerrero  :  han  resonado  en  nuestros  liceos ,  en  nàestras 
tribunas,  y  sobre  nuestra  escena,  obras  dirigidas  a  un 
fin  mas  util,  y  marcadas  con  un  caracter  mas  enérgico: 
jamas  han  dexado  de  pagar  su  tribu to  la  moral,  la  elo* 
quencia  y  la  poesia  :  solo  la  historia  ha  tardado  en  Mi* 
tisfacer  su  deuda  ;  no  porque  falten  historiadores ,  sino 
porque  estan  observando;  porque  la  historia  se  escribe 
despues  de  los  hechos;  porque  las  narraciones  nacen  de 
las  acciones;  y  porque  los  grandes  escritores  son  poste» 
riores  à  los  grandes  sucesos. 

La  mayor  parte  de  los  sugetos  que  pienso  nombraros, 
como  dignos  de  yuestra  estimacion ,  son  individuos  del 
Jnstituto  nacional  de  Francia  ,  establecimiento  be* 
néfico  y  regenerador  que  ha  ofrecido  un  honroso  aâlo 
à  las  ciencias,  à  la  filosofïa,  à  la  literatura  y  a  las  beUas 


ACADÉMIQUES.  gS 

artes  :  establecimiento  que  ha  sido  para  el  fiiôsofo,  para 
el  literato,  j  para  el  artista,  en  medio  de  las  guerras 
intestinas  y  extemas  ,  lo  que  la  saludable  tabla  es  para 
el  navegante ,  cuyo  baxel  esta  abierto  por  la  (uria  de  la 
tempestad. 

Gomo  miembro  de  este  ilustre  cuerpo  me  atrevo  a 
presentarme  en  medio  de  vosotros ,  senores  :  con  este 
titulo  pido  que  useis  conmigo  la  confianza  de  poder 
intervenir  en  vuestros  trabajos  ;  y  si  me  lo  concedeis , 
me  daréis  derechos  positivos  al  aprecio  de  mis  com- 
pneros. 

Se  os  ha  confiado  el  depôsito  de  la  lengna  castellana  ; 
este  es  el  fiiego  de  Vesta  que  conservais  en  toda  su  pu- 
reza,  pero  sin  estorbar  que  se  difunda.  Pronto  se  en- 
cargaràn  semejantes  funciones  à  los  literatos  de  la  Fran- 
cia  :  de  las  nuevas  ideas  han  resultado  nuevos  intereses 
y  gobiemo  nuevo,  y  han  producido  necesariamente 
nuevas  palabras.  Pero  con  quanto  rigor  no  se  debe  pro- 
céder en  la  naturalizacion  de  estos  extrangeros,  a  la 
quai  no  tienen  mas  derecho  que  la  necesidad  de  ex- 
presar  los  pensamientos  con  mayor  prontitud  y  pré- 
cision, y  su  conformidad  con  la  indole  de  la  lengua 
que  los  adopta. 

Baxo  estos  principios  complétais,  senores,  vuestro 
diccionario ,  y  baxo  estos  mismos  debemos  nosotros  ex- 
tender  el  nuestro. 

Permitidme  que  ilustre  mi  falta  de  experiencia ,  con- 
tinuando  en  asistir  à  vuestras  discusiones.  Séria  indigno 


g4  MÉLANGES 

del  cuerpo  de  que  soy  miembro;  séria  indigno  delho* 
nor  que  haceis  à  este  cuerpo  en  mi  persona  si  partiese 
sin  haberme  aprovechado  de  'un  pais  en  que  el  pueblo 
ama  las  artes,  en  que  los  grandes  las  culùVan,  y  en  que 
el  soberano  las  honra. 


ACADÉMIQUES. 


95 


RESPUESTA 


DE  LA  REAL  ACADEMIA  ESPANOLA 

Af,    DISCtTRSO    QUE    PROKUKCIÀ    EK    SU    JVItTK    DE     l3    DE    ENERO    DE     1 80 1 

EL  CIUDADANO  ARNAULT, 

MIRMBRO    DEL    INSTITUTO    KACÏOKA1,    DE    FEAIfClA, 
Y    DIRBCTOR    DE    LA    IIT  ST  R  UCC  10  IT    POBLXCA, 

POR  DON  JUAN  DE  SYLVA. 


^  Quien  sera  capaz  de  expresar  las  alegres  lisonjeras 
ideas,  y  los  dulces  halagùeîios  afectos  que  Uenàron  à 
nuestros  académicos  al  escuchar  vuestro  discurso ,  ilus- 
tre  ciudadano  ?  Solo  el  miraros  en  nuestra  sala,  el  veros 
ocupar  un  asiento  entre  los  individuos  de  la  real  acade- 
mia  espanola,  bastô  para  representamos  renovada  la  an« 
tigua  union  y  confraternidad  que  tuvimos  con  aquella 
asamblea  de  sabios ,  que  empleada  en  la  ciencia  de  las 
palabras ,  fixô  por  este  medio  en  Francia  las  ideas  exàc- 
tas ,  y  franqueô  la  entrada  à  los  descubrimientos  y  pro- 
gresos  que  ha  hecho  aquella  sabia  nacion  en  las  ciencias 
y  las  artes. 

Pudo  el  trastomo  de  los  negocios  pùblicos ,  pudo  la 
ceguedad  y  confusion  que  produce  necesariamente  la 
mutacion  total  de  un  gobierno ,  pudo  la  agitacion ,  que 
en  el  momento  de  una  crisis  universal  altéra  todos  los 


g6  MÉLANGES 

corazones ,  estorbando  las  reflexîones  del  entendiiniento 
confundir  al  literato  con  el  partidario ,  y  mirar  a  los 
cuerpos  cientificos  no  por  su  esencia ,  sino  por  sus  re- 
laciones  ;  pudo  destruir  la  academia  francesa ,  pudo  se- 
parar  y  esparcir  sus  miembros ,  pero  no  pudo  agotar  su 
espiritu.  Este  se  ha  visto  renacer,  6,  por  mejor  decir, 
manifestarse  de  nuevo  en  el  Instituto  nacional  de  Fran- 
cia  :  ^  que  se  yo  si  dîga  con  mayor  brillo  que  en  la  an- 
tigua  academia  ?  Pues  asi  como  pasados  los  rïgidos  hie- 
los  del  inviemo ,  se  manifiestan  en  la  primayera  las 
hermosas  flores  con  tanta  mas  lozania ,  quanto  mas  tiem- 
po  estuviéron  escondidas  en  el  seno  de  la  tierra  ;  asi  pa- 
sado  el  riguroso  inviemo  de  aquella  época  triste  para 
las  ciencias,  se  han  dexado  ver  en  la  primayera  de  un 
gobierno  sabio  y  prudente ,  las  flores  de  los  conocimien- 
tos  cientificos  con  mas  lozania  y  fragancia  que  àntes , 
recreando  sus  nuevas  producciones  à  todo  el  mundo ,  i 
todos  los  cuerpos  literarios ,  y  particularmente  a  la  real 
academia  espanola. 

Y  si  la  guerra,  enemigo  cruel  de  los  progresos  cien- 
tificos, intercepté  algun  tiempo  el  importante  comerdo 
de  las  ideas  entre  las  dos  naciones  francesa  y  espanola; 
la  paz ,  que  las  reuniô  con  nuevos  vinculos ,  volviô  i 
estimularnos  al  restablecimiento  de  tan  importantes  ne- 
gociaciones.  Viéronse  inmediatamente  las  primicias  de 
esta  union  en  la  junta  que  se  tuvo  en  Paris  para  el  arre» 
glo  de  pesos  y  medidas ,  quando  la  muerte  cruel ,  pri* 
vandola  de  uno  de  los  primeros  sabios  que  conocia  la 


ACADÉMIQUES.  97 

Francia,  dexô  desocupado  un  asiento  mas  respetable 
que  el  tripode  de  Apolo ,  y  aquella  sabia  y  respetable 
asâmblea  mandô  que  le  ocupase  un  joven  Espaiiol. 

Aplaudan  otros  la  union  de  nuestras  esquadras  al  yer 

que  no  acierta  ya  Neptuno  a  distinguir  el  pabellon  fran- 

ces  del  espanol  ;  admiren  otros  a  nuestros  guerreros , 

quando  vean  vestir  un  propio  âmes  a  los  habitadores  de 

las  Galias ,  y  a  los  que  beben  las  caudalosas  aguas  del 

Duero  y  del  Tajo  ;  celebren  otros  la  intima  union  y  acor- 

des  providencias  de  los  dos  gabinetes  espanol  y  frances  : 

que  entre  tanto  la  academia,  que  solo  conoce  à   los 

diestros  y  arrojados  marin eros  para  aplaudir  la  ciencia 

con  que  han  transformado  en  firme  y  seguro  camino  las 

a^tadas  olas  ;  la  academia ,  que  ùnicamente  conoce  a 

los  guerreros  para  cantar  sus  triumphos  ;  la  academia  , 

que  no  o;sa  entrar  en  el  sagrado  de  los  gabinetes,  se 

emplearâ  en  coger  el  fruto  que  le  ofrecen  todos  estos 

lazos  de  estrecha  union  entre  la  Espana  y  la  Francia  ; 

pero  sobre  todos  la  amistosa  correspondencia  de  sus 

gobiemos.  Si  esta,  apoyando  el  comercio  literario  de 

las  dos  naciones ,  fomenta  las  artes  y  las  ciencias ,  tam- 

bien  las  ciencias  y  las  artes  pagaràn  con  mucha  ventaja 

d  gobiemo  el  tributo  de  tan  util  comercio  en  el  au- 

niento  de  luces  y  conocimientos ,  que  es  el  mas  firme 

tpoyo  de  un  gobiemo  justo. 

jY  entre  estas  considéraciones  podra  la  academia  es- 
panola  mirar  con  indiferencia  en  su  recinto  a  un  ilustre 
idividuo  del  Institut©  nacional  de  Francia?  ^  Podrà 


1. 


98  MÉLANGES 

dexar  de  mirarle  como  el  mensagero  del  Pamaso^  que 
con  el  caduceo  de  su  eloqùencia  anuncia  el  nuevo  vin- 
culo  literario  por  el  quai  ha  suspirado  tanto  tiempo 
nuestro  cuerpo  ? 

Senalemos,  senalemos  este  dia  cou  piedra  blanca  en 
los  fastos  académicos;  y  lean  los  venideros  en  el  actade 
esta  sesion  el  principio  de  los  uuevos  progresos  litera- 
rîos  que  ilustrarân  à  nuestros  sucesores. 

La  comparacion  de  dos  lenguas  hermanas  descubrini 
mas  claramente  el  origen  de  las  voces  ;  la  uueva  nomen- 
clatura  que  exîgen  las  ideas  nuevas  se  comunicarâ  de 
una  nacion  à  otra  sin  alterar  la  pureza  de  cada  una.  El 
método  analitico  de  exâminar  no  solo  los  discursos^  sino 
tambien  los  modos  de  expresarlos  y  franquearâ  à  la  elo- 
qùencia una  fuente  limpia,  para  que  hermoseando  h 
oracioii  con  frases  nacidas  de  la  verdad ,  no  la  ofusque 
con  sutilezas  fundadas  ùnicamente  en  la  mentira  ;  hdU 
larâ  la  poesïa  en  las  reflexîones  filosôficas  materiales.sé-*' 
lidos  con  que  dar  peso  à  los  versos  ^  sin  contentaise  coi|r 
aquella  yana  hermosura  que  se  Ueva  el  viento.  ElntoaoQfr. 
▼erëmos  que  un  historiador ,  aunque  aro€»o  y  florido^y:  i 
no  incurre  en  las  artificiosas  afectaciones  de  SoUs  ;  ^ipifCi 
un  poeta  dramatico,  feeundo  en  ideas  como  Lope,  j,tmnf^^ 
tural  en  la  sucesion  de  los  acaecimientos  como  CSaldtc«£ 
ron  y  no  abandona  como  ellos  las  reglas  q«ie  ha  dicla4|ill 
la  razon^  6,  por  mejor  decir,  la  naturalesa.  Y.<le  tù^jtt^'* 
estas  ventajas  mirarénios  como  manantial  >eL  restablMqd 
miento  de  nuestro  coniercio  literario  con  la  Francîai^^r 


ACADÉMIQUES.  gg 

de  tanto  bien  conocerémos  que  fiié  el  mas  seg^uro  anun- 
cio  la  yenida  a  la  real  academia  espanola  del  ciudadano 
Amault,  mietnbro  del  Instituto  nacional  de  Francia. 

Digase  con  permiso  de  vuestra  moderacion,  ilustre 

individuo  de  aquel  sabio  cuerpo ,  no  solo  recibe  gran 

contento  la  real  academia  al  considérar  restablecida  su 

comunicacion  con  I09  sabios  de  la  Francia ,  sino  que  este 

gozo  se  le  aumenta  al  ver  que  en  tan  importante  nego- 

ciacion  literaria  sirve  de  medianero  el  suave  y  erudito 

poeta  Arnault ,  à  quien  ha  confiado  Melpômene  su  tra- 

gico  punal ,  para  que  en  sus  obras  haga  revivir  sobre  la 

escena  fraiicesa  à  Corneille,  a  Racine,  a  Voltaire,  y  aun 

a  los  poetas  de  la  antigua  Grecia.  No  puede  rnënos  de 

acordarse  la  academia  de  que  los  versos  de  Arnault 

interrumpiéron  suavemente  los  marciales  cuidados  de 

aquel  hërôë ,  que  habiendo  gahado  en  la  guerra  sus  lau- 

reles ,  nàda  estima  tanto  como  la  pacifica  oliva.  Y  si  el 

romane  conquistador  de  las  Galias ,  esgfimiendo  la  es- 

p»la  poT  el  dia ,  consagraba  las  noches  à  las  lettras ,  el 

pio  conquistador  de  la  Italia ,  por  descanso  de  las  mi- 

litarés  fktigas ,  escuchabà  los  versos  del  tragico  Arnault, 

y^niàbà  en  el  éxîto  de  sus  coraposicîonesim  interes  se- 

Hiejante  al'cjuè  ténia  en  subjugar  los  Alpes. 

En  rano  me  empeno  en  explicar  el  contento  de  la 
'  irèàl  academia  espanola  en  este  dia  ;  contento  que  solo 
{rdède  itfedirsé  con  el  aprecio  que  hace  de  la  literàtura , 
y  con  la  persuasion  en  que  vive  de  que  esta  se  acrecen- 
tiri  ^bbremanera  en  Espafia  por  su  correspondencia  li- 


loo  MÉLANGES 

teraria  con  el  Instituto  nacional  de  Francia  ^  y  por  h 
estimable  adquisicion  que  acaba  de  hacer  este  cuerpo 
recibiendo  por  su  académico  al  famoso  poeta  Amault ,  a 
quien  el  sabio  gobierno  frances  ha  confiado  el  mayor  de 
los  cargos,  que  es  la  instruccion  pùblica. 

RÉPONSE 

y  DE  L'ACADÉMIE  ROYALE  ESPAGNOLE 

AU    DISCOURS    PRONONCÉ,    DANS    SA    SEANCE    DU     t3    JANVIER     180I, 

PAR  LE  CITOYEN  ARNAULT, 


» 


MEMRRE    DE    L  INSTITUT    NATIONAL    DE    FRANCE, 
ET    CHEF    DE    l'i  N  ST  RUCT  ION    PURLIQUE, 

PAR  DON  JUAN  DE  SYLVA. 

Il  serait  impossible  de  vous  peindre ,  illustre  citoyen , 
les  doux  sentiments  et  les  idées  flatteuses  que  nous  in- 
spire le  discours  que  vous  venez  de  prononcer.  Il  suf- 
fisait de  vous  voir  au  milieu  de  nous  occuper  une  place 
parmi  les  membres  de  cette  royale  académie ,  pour  nous 
rappeler  l'union  et  la  fraternité  qui  nous  liait  autrefois 
à  cette  assemblée  de  savants ,  dont  les  travaux  consacrés 
à  l'étude  de  Tart  de  la  parole  fixèrent  en  France  l'exac- 
titude dans  les  idées ,  frayèrent  le  chemin  qui  conduisit 
à  d'importantes  découvertes,  et  favorisèrent  les  progrès 
d'une  nation  éclairée  dans  la  carrière  des  sciences  et  des 
arts. 

Le  changement  du  système  politique,  l'aveuglement 


ACADÉMIQUES.  loi 

et  la  confusion  inséparables  des  révolutions ,  la  fermen- 
tation qui  agite  les  esprits  dans  les  moments  de  crise 
universelle,  et  ne  laisse  aucune  place  à  la  réflexion,  ces 
causes  réunies  ne  permirent  point ,  à  la  vérité ,  de  dis- 
tinguer l'homme  de  lettres  d*avec  Fhomme  de  parti; 
les  sociétés  savantes  ne  furent  point  considérées  sous  le 
point  de  vue  de  leur  constitution,  mais  sous  des  rap- 
ports particuliers;  les  membres  de  Facadémie  française 
furent  dispersés;  cette  assemblée  fut  détruite:  mais  l'es- 
prit qui  l'animait  ne  pouvait  l'être;  nous  l'avons  vue  se 
ranimer  de  nouveau  et  briller  dans  l'Institut  national  de 
France  (  et  me  sera-t-il  permis  de  le  dire) ,  avec  plus 
dëclat  peut-être  que  dans  l'ancienne  académie.  Comme 
on  voit ,  après  les  rigueurs  de  l'hiver,  les  fleurs ,  long- 
temps cachées  dans  le  sein  de  la  terre ,  reparaître  avec 
des  couleurs  nouvelles  aux  premiers  jours  de  la  belle 
saison ,  ainsi ,  après  cette  époque  funeste  pour  les  scien- 
ces ,  nous  voyons ,  à  la  faveur  des  beaux  jours  que  ra- 
mène en  France  la  sagesse  du  nouveau  gouvernement , 
renaître  avec  plus  d'éclat,  et  des  parfums  plus  doux, 
les  fleurs  de  la  littérature,  ces  productions  immortelles 
du  génie ,  si  intéressantes  pour   le  monde   éclairé  ,  et 
surtout  pour  l'académie  espagnole. 

Et  si  la  guerre ,  ce  fléau  destructeur  des  sciences ,  a 
pu  faire  cesser  le  commerce  d'idées  qui  existait  entre 
les  deux  nations,  la  paix  qui  les  réunit  aujourd'hui  nous 
fait  un  devoir  de  travailler  avec  plus  de  zèle  à  renou- 
veler cette  union  précieuse,  La   commission   formée  à 


los  MÉLANGES 

Paris  pour  fixer  la  règle  générale  des  poids  et  mesures 
nous  en  a  fait  voir  les  prémices  lorsque  la  mort  enlera 
à  la  France  Tun  des  savants  dont  elle  s'honorait  le  plus; 
sa  place,  demeurée  vacante,  cette  place,  plus  respectable 
que  le  trépied  d'Apollon,  fut  confiée  à  un  jeune  Espagnol 
par  le  choix  de  cette  réunion  de  savants. 

Que  d'autres  chantent  l'union  de  nos  escadres  com- 
binées et  l'embarras  de  Neptune,  qui  ne  distingue  plus 
le  pavillon  français  du  pavillon  espagnol  ;  qu'ils  chan- 
tent nos  guerriers ,  et  nous  présentent  couverts  du  même 
harnais  militaire  l'habitant  de  la  Gaule  et  celui  des 
rives  du  Tage  ;  qu'ils  nous  fassent  admirer  l'union  in- 
time ,  les  mesures  concertées  des  deux  cabinets.  L'aca- 
démie ne  voit  le  marin  aussi  éclairé  qu'intrépide,  qui 
se  fraye  une  route  assurée  au  milieu  des  flots  agités, 
que  pour  applaudir  aux  combinaisons  savantes  de  son 
art  ;  l'académie  ne  connaît  les  guerriers  que  pour  cé- 
lébrer leurs  victoires.  Aussi  n'en trera-t- elle  point  dans 
le  sanctuaire  sacré  de  la  poUtique  ;  elle  se  borne  à  re- 
cueillir les  fruits  de  cette  nouvelle  aUiance,  de  cette 
amitié  réciproque  qui  unit  les  deux  gouvernements.  Et 
tandis  ^que  ce  rapprochement  des  deux  nations  favo- 
rise leur  commerce  littéraire ,  ainsi  que  les  progrès  des 
sciences  et  des  arts ,  les  arts  et  les  sciences  à  leur  tour 
paieront  avec  usure  le  tribut  d'un  commerce  aussi  avan- 
tageux, par  l'augmentation  des  lumières,  qui  sont  le  plus 
ferme  appui  d'un  gouvernement  fondé  sur  la  justice. 

Pénétrée  de  ces  considérations,  l'académie  verrait- 


ACADÉMIQUES.  io3 

«lie  avec  indifférence  dans  son  enceinte  un  illustre 
membre  de  l'Institut  national  de  France  ?  Ne  doit-elle 
pas  le  regarder  comme  un  messager  du  Parnasse ,  cjui 
vient ,  le  caducée  de  leloquence  à  la  main ,  nous  an- 
noncer la.  nottV^eUe  alliance  littéraire  que  nos  cœurs  dé- 
siraient depuis  si  long-temps? 

Marquons ,  messieurs  ^  marquons  ce  jour  avec  la  pierre 
blanche  dans  les  fastes  de  notre  académie  ;  et  que  nos 
successeurs  venant,  dans  le  procès-verbal  de  cette  séance, 
laurore  des  progrès  de  notre  littérature ,  dont  le  beau 
jour  va  luire  pour  eux. 

La  comparaison  de  deux  langues  qui  sont  soeurs  fera 
voir  plus  diairement  l'origine  des  paroles  dont  elles  se 
composent.  La  nouvelle  nomenclature  qu'exigent  les 
idées  nouvelles  sera  communiquée  par  ime  nation  à 
l'autre ,  sans  qu'aucune  des  deux  perde  de  la  pureté  qui 
lui  est  propre.  La  méthode  analytique  à  laquelle  seront 
soumises,  non. seulement  les  pensées,  mais  aussi  la  ma- 
nière de  les  exprimer,  offre  une  source  pure  à  l'élo- 
qaenCe,  et  le  discours,  embelli  par  des  phrases  fondées 
sur  l'exactitude  des  idées ,  ne  sera  plus  obscurci  par  des 
subtilités  chimériques;  les  méditations  philosophiq\ies 
offiriront  à  la  poésie  des  matériaux  solides,  au  lieu  de 
cette  vaine  harmonie  dont  le  bruit  se  perd  dans  les  airs. 
Alors  nous  oonnaitrons  qu'un  écrivain  agréable  et  fleuri 
ne  doit  cependant  pas  avoir  l'art  affecté  de  Solis;  qu'un 
poète  dramatique ,  plein  d'imagination  comme  Lope ,  ou 
qui  sait  lier  sans  effort  Faction  de  ses  pièces  comme 


io4  MELANGES 

Galderon,  ne  doit  point ,  ainsi  qu'ils  l'ont  £aiit,  abandoi 
ner  les  règles  que  dicta  la  raison  ou  plutôt  la  nature.  I 
c'est  le  renouvellement  de  notre  commerce  littérai] 
avec  la  France  qui  sera  pour  nous  la  source  de  tous  e^ 
avantages;  c'est  l'entrée  du  citoyen  Amault,  membi 
de  l'Institut  national  de  France ,  dans  cette  académ 
qui  nous  en  offire  im  gage  assuré. 

Qu'il  me  soit  permis  de  le  dire  sans  blesser  votre  m 
destie,  illustre  citoyen,  l'académie  se  félicite  de  vc: 
renaître  ses  rapports  avec  les  savants  de  la  France ,  ni2 
surtout  que  vous  soyez  le  médiateur  de  cette  négoci 
tion  littéraire ,  vous  dont  les  ouvrages  pleins  de  grà 
rappellent  sur  la  scène  française  les  Corneille,  les  R> 
cine,  les  Voltaire,  et  même  les  poètes  de  l'anciem 
Grèce.  L'académie  n'oubliera  point  qu'au  milieu  des  Zi 
vaux  militaires  votre  muse  offirit  plus  d'une  fois  ixi 
douce  distraction  à  ce  héros  qui,  tout  couronné  de  la 
riers  acquis  dans  les  combats,  n'a  pourtant  rien  de  pb 
cher  que  la  bienfaisante  oUve  de  la  paix.  Et  si  le  Romai 
fameux  qui  conquit  les  Gaules ,  après  avoir  combatti 
tout  le  jour,  consacrait  la  nuit  à  l'étude  des  belles- 
lettres  ,  le  Français  qui  conquit  l'Itahe  se  délassait  des 
fatigues  de  la  guerre  en  écoutant  la  lecture  des  tragédies 
d'Amault  ;  et  son  cœur  sensible  n'était  pas  moins  agit( 
par  l'intérêt  qu'elles  lui  inspiraient  en  faveur  de  l'humsb 
nité,  qu'il  ne  l'était  par  l'amour  de  la  gloire  lorsqui 
franchissait  les  Alpes. 

Je  ne  chercherai  point  à  vous  peindre  le  sentimen 


m 


ACADÉMIQUES.  loS 

d'allégresse  que  racadëmie  éprouve  aujourd'hui  ;  ce  sen- 
timent n'a  d'autre  mesure  que  celle  du  prix  qu'elle  at- 
tache aux  sciences  et  aux  belles-lettres,  et  elle  est  bien 
persuadée  que  sa  correspondance  avec  l'Institut  natio- 
nal de  France ,  ainsi  que  l'estimable  acquisition  qu'elle 
bk  dans  la  personne  du  citoyen  Amault ,  chargé  par  un 
gouvernement  éclairé  du  soin  le  plus  important,  de  ce- 
lui de  l'instruction  publique ,  ne  peuvent  qu'en  assurer 
les  progrès. 


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io6  MELANGES 


DISCOURS 

PRONONCÉ  SUR  LA  TOMBE  DE  M.  CHÉNIER, 

MEHBaE    DE    LA  CLASSE    DE  LA  LANGUE  ET  DE  LA  LlTXÉaATURE  VRAHC 

ê 

£N   PRÉSENCE  DE  l'iNSTITUT  , 

PAR    M.    ARNAULT, 

KBMIBB   DE    LA    MÊKB   CLAME. 

Mbssiburs, 

Entre  les  pertes  nombreuses  que  nous  avons  à 
plorer  depuis  peu  de  temps ,  il  n'en  est  pas  de 
difficile  à  réparer  que  celle  qui  nous  rappelle  dan 
lieu  funèbre.  La  mort  ne  saurait  frapper  au  miliei 
vous  que  les  lettres  n  aient  à  gémir ,  que  nous  n'ayo 
regretter  un  orateur,  un  philosophe,  un  littérateui 
un  poëte  ;  combien  ses  coups  ne  sont-ils  pas  cruels  qi 
toutes  ces  douleurs  se  renouvellent  par  la  chute  d 
seule  tête  ! 

Il  est  inutile ,  je  crois ,  de  faire  devant  vous  Ténu 
ration  des  droits  de  M.  Chénier  aux  regrets  de  qui< 
que  aime  ou  cultive  les  lettres. 

Doué  d'un  esprit  aussi  étendu  que  délié ,  d'un  ji 
ment  aussi  pénétrant  que  juste  ;  doué  d'une  âme  1 
lante  et  de  la  plus  ardente  imagination,  il  excella  < 


ACADÉMIQUES.  107 

toutes  les  parties  où  les  succès  durables  ne  s^obtiennent 
l^pe  par  la  réunion  si  rare  de  facultés  si  diverses. 

La  tribune  et  le  théâtre  retentissent  encore  de  ses 
triomphes;  la  littérature  et  la  philosophie  lui  sont  re- 
fleyables  de  plusieurs  écrits  dictés  par  la  critique  la  plus 
Hudicieuse ,  par  le  goût  le  plus  délicat.  Aux  ouvrages 
9^il  a  publiés  il  a  dû  en  ajouter  beaucoup  d'autres ,  si 
poû  en  juge  par  Tinsatiable  amour  qu'il  avait  pour  lîé- 
|4iKle,  par  Tinfatigable  activité  de  sa  tête ,  dans  laquelle , 
llendant  la  maladie  qui  le  travaillait  depuis  onze  ans ,  sa 
'^e  semblait  s'être  réfugiée.  Et  combien  n  eût-il  pas 
^«ugmenté  le  nombre  des  productions,  du  génie  si  la  ré- 
^iution,  qui  Ta  saisi  dans  la  fougue  de  sa  jeunesse,  si 
'  4QS  dissensions-  civiles ,  au  n^ilieu  desquelles  un  esprit 
\M  ardent  ne  pouvait  demeurer  neutre ,  n'étaient  venues 
leidisputer  à>  ses  travaux  littéraires  à  Tinstant  même  où 
fis j  livrait  avec  cette  passion  que  justifie  un  premier 
IHiccès,  avec  cette  impétuosité  qui  le  caractérisa  dans 
toutes  les  circonstances  de  sa  vie. 
•  Les  questions  qui  divisaient  alors  la  France  sont  dé- 
âdées  par  l'expérience  et  la  raison.  De  trop  longs  mal- 
leurs  nous  ont  fait  connaître  quel  système  de  gouver- 
lement  convenait  au  génie  et  aux  intérêts  de  notre 
Mtion  j  entpe  les  systèmes  que  }es  partis  opposés  tou- 
bient  ou  conserver  ou  établir  dans  notre  malheureuse 
patrie. 

Si  Chénier  erra  en  politique,  il  n'erra  point  en  mo- 
ide.  Le  parti  qu'il  embrassra  ne  fut  pas  favorable  à  l^^ 


io8  MÉLANGES 

monarchie;  mais  dans  ce  parti,  divisé  aussitôt  apr 
son  déplorable  triomphe ,  Ghénier  fut  du  petit  nombi 
des  hommes  qui  osèrent  élever  la  voix  en  faveur  d 
Tordre  et  de  Thumanité. 

Des  lois  et  lion  du  sang  y  s'écriait-il  à  cette  époque  (H 
les  tables  de  la  loi  disparaissaient  sous  les  tables  ai 
proscription. 

A  cette  époque ,  c'était  être  rebelle  qu  être  raison 
nable ,  et  traître  que  de  n'être  pas  cruel.  Ghénier  fut  pro 
mis  à  Féchafaud  ;  mais  le  coup  qui  n'eût  frappé  que  In 
n'eût  pas  satisfait  à  la  vengeance  de  ses  féroces  enneuM 
Sa  tête  ne  devait  tomber  qu'après  que  son  cœur  aurd 
été  déchiré  par  les  plus  cruelles  tortures.  Ghénier  vit  1 
fureur  qu'il  avait  si  noblement  provoquée  s'étendre  su 
toute  sa  famille.  Son  orgueil ,  que  rien  jusqu'alors  n*a 
vait  pu  briser,  s'humilia  devant  les  bourreaux ,  et  slu 
milia  en  vain.  Son  frère,  dont  il  admirait  les  talent! 
tout  en  combattant  ses  principes ,  tomba  sous  la  hack 
des  décemvirs.  N'espérant  plus  pour  son  frère ,  il  na 
pérait  plus  que  la  mort,  quand  une  révolution  imprévu 
mit  un  terme  à  la  plus  sanglante  des  tyrannies  dont  lliia 
toire  des  hommes  ait  offert  l'exemple. 

Mais  ses  tourments  n'étaient  pas  finis.  Echappé  à  1 
hache ,  Ghénier  n'échappa  point  à  la  calonmie.  Des  gai 
que  le  malheur  rendait  injustes  confondirent  dans  lea 
haine  tous  les  membres  d'une  assemblée  qui  elle-méni 
avait  été  décimée  par  la  tyrannie  exercée  en  son  nom* 

Ghénier  fut  désigné  comme  complice  d'un  meurtn 


ACADÉMIQUES.  109 

(|a'il  n'avait  pas  pu  empêcher,  le  meurtre  de  son  frère! 

C'était  une  consolation  pour  des  âmes  exaspérées  que 

doutrager  la  nature  pour  trouver  un  crime  de  plus  dans 

le  parti  contraire  :  on  osa  ordonner  le  remords  à  un 

cœur  déchiré  de  regrets. 

Si  ces  regrets ,  que  Chénier  exprima  depuis  en  vers  si 
touchants,  laissaient  encore  quelques  doutes  sur  son 
innocence  ;  s*il  était  encore  besoin  de  le  justifier,  après 
one  justification  aussi  éloquente ,  j*ajouterais...  Maià 
non;  laissons  là  de  froids  raisonnements,  qui  ne  feraient 
ique  provoquer  des  raisonnements  plus  froids  encore; 
Un  seul  fait  en  dira  plus  que  tout  ce  quon  a  dit,  que 
tout  ce  qu'on  pourrait  dire. 

Dans  sa  douleur ,  Chénier  se  réfugia  entre  les  bras  de 
lamère,  qui  a  vécu,  qui  est  morte  dans  les  siens.  Mères, 
c'est  vous  que  j'en  atteste  !  Le  sein  d'une  mère  n'eût-il 
pas  été  pour  jamais  fermé  au  repentir  même  d'un  fils 
ipi  l'aurait  si  atrocement  déchiré  ? 

Depuis  l'époque  du  9  thermidor  jusqu'à  celle  du  18 
brumaire,  Chénier  continua  à  se  livrer  presque  exclusif 
Tement  à  la  politique.  Mais  s'il  s'occupa  peu  des  lettres 
pour  sa  gloire ,  il  s'en  occupa  beaucoup  pour  leur  uti- 

i.  Membre  du  comité  d'instruction  publique ,  il  fut 
TuD  des  plus  ardents  provocateurs  de  ces  décrets  par 
^lesquels  le  gouvernement  de  cette  époque  signala  son 
retour  vers  les  idées  sociales,  de  ces  décrets  par  lesquels 
Tétat  vint  au  secours  de  tant  d'hommes  célèbres ,  tombés 
dans  une  pénurie  déshonorante  pour  l'état  lui  seul  ;  de 


no  MELANGES 

ces  décrets  qui  ont  rendu  les  professeurs  aux  écoi 
Tinstruction  aux  élèves;  de  ces  décrets  enfin  par  I 
quels  rinstitut  a  été  créé. 

L'anarchie  avait  succédé  à  la  tyrannie.  Dans  la  grai 
journée  qui  mit  un  terme  à  tous  les  désordres,  d; 
cette  journée  du  18  brumaire,  où  tout  bon, citoyen 
soldat,  Qiénier,  sans  quitter  la  toge,  marcha  sous 
drapeaux  du  libérateur  que  la  Provid^ice  nous  ramei 
du  fond  de  l'Egypte. 

La  vérité  veut  que  nous  le  confessions  :  il  servit  irn 
vivement  depuis  la  cause  qu'il  avait  d'abord  embra; 
avec  tout  l'enthousiasme  que  lui  inspirait  le  héros 
quel  il  s'était  rallié.  Imprudemment  passionné  pour  c< 
liberté  absolue  que  tant  de  législateurs  ont  rêvée 
qui'  n*a  existé  réellement  chez  aucun  peuple,  il  n'< 
pas  encore  suffisamment  désabusé  par  la  triste  éprt 
à'  laquelle  la  France  avait  été  soumises 

Les  malheurs  qu'il  s'attira  en  quelques  circonstai 
par  des  écarts  auxquels  soa  talent  n'a  donné  que  1 
d'éclat  furent  bientôt  réparés  par  les  bienfaits  que 
talent  lui  obtint.    . 

Ces  bienfaits  du  souverain  l'arrachèrent  à  l'absolu 
nuement  dans  lequel  était  tombé  un  homme  qui  a 
participé  pendant  dix  ans  à  la  législation  et  au  goui 
nement  de  la  France,  un  homme  qui  avait  joui  penc 
la  majeure  partie  de  ce  temps  d'un  crédit  sans  bon 
dont  il  n'usa  que  pour  l'intérêt  de  quiconque  l'a  récla 

Indépendamment  de  l'honorable  pension  qu'elle 


ai 


ACADÉMIQUES.  m 

H^il  avait  accordée  sur  son  épargne,  sa  majesté  a  youId,  par 
de  nouveaux  témoignages  d'estime  et  de  bienveillance^ 
adoucir  les  derniers  moments  de  notre  illustre  et  mal- 
lieureux  confrère. 

La  reconnaissance  dont  il  était  pénétré  pour  tant  de 
générosité  l'a  suivi  jusque  dans  ce  tombeau.  Il  se  plai- 
sait à  l'exprimer  de  sa  voix  afiaiblie;  et,  dans  Timpos- 
ttlnlité  où  ses  doigts  glacés  étaient  d'en  tracer  Texpres- 
flon,  il  priait  les  amis  qui  l'assistaient  dans  ses  douleurs 
dacquitter  pour  lui  cette  dette  sacrée.  Je  le  fais. 

U  n'est  pas  mort  ingrat  non  plus  envers  l'amitié.  Bien 
de  plus  doux,  rien  de  plus  affectueux  dans  son  intimité 
que  cet  homme  si  impétueux,  si  violent  quelquefois 
dfflis  ses  relations  publicpies;  cet. homme  qui,  passionné 
en  tout,  et  non  moins  sensible  an  bienfait  qu'irritable  à 
f injure,  tirait  ses  défauts  du  principe  même  de  ses  qua* 
Htes,  ou  chez  qui,  pour  mieux  dire v' les  défauts  n'é- 
lûent  que  des  qualités  exagérées.  Ses  dernières  paroles 
int  été  des  bénédictions  pour  les  amis  de  toutes  les 
dasses  dont  son  lit  de  mort  fut  entouré,  et  quand  la 
parole  lui  manqua,  ses  derniers  regards  achevèrent  les 
acticms  de  grâces  que  son  cœur  ne  cessa  de  leur  adres- 
ser que  lorsqu'il  a  cessé  de  battre. 
M.  Chénier  avait  à  peine  quarante-sept  ans. 
Regrettons-le,  messieurs,  pour  notre  gloire  plus  en- 
core que  pour  la  sienne  :  il  avait  fait  assez  pour  lui , 
joais  il  pouvait  faire  plus  pour  nous.  Regrettons-le  par- 
ticulièrement,  nous  qui  sommes  entrés  dans  l'une  des 


lis  MÉLANGES 

carrières  que  cet  homme,  dont  tant  d'aptitudes  diy< 
ont  multiplié  Texistence ,  a  parcourues  si  glorieusen 
Regi'ettons-le ,  parcequ'il  s'y  montra  supérieur  à  n 
regrettons-le,  parcequ'il  pouvait  s  y  montrer  supéi 
à  lui-même. 

Après  une  vie  orageuse,  qu'il  dorme  en  paix 
cette  enceinte,  que  notre  choix  a  indiquée  pour  i 
dernière  réunion  !  Que  la  terre  lui  soit  légère  !  Que 
adieux,  que  nos  regrets  lui  portent  la  consolation  ji 
dans  ce  froid  asile ,  où  toutes  les  passions  viennen 
teindre;  jusque  sous  la  pierre  funèbre,  contre  laq 
toutes  les  haines  doivent  se  briser  !  Que  les  caloi 
teurs  surtout  s'en  écartent  et  respectent  le  somm( 
leur  victime  !  Que  dis-je  ?  eh  !  que  lui  importent  d 
mais  la  calomnie  et  ses  clameurs  !  La  voix  de  la  cale 
peut-elle  s'élever  au-dessus  de  la  grossière  atnios] 
qui  environne  cette  terre  de  douleur  ?  peut-elle  l'ai 
dre  jusque  dans  ces  régions  célestes  où ,  dans  le  se 
Dieu  de  Fénelon,  votre  collègue  oublie  les  inju 
des  hommes  entre  la  mère  qu'il  a  tant  chérie  et  le 
qu'il  a  tant  pleuré  ? 


ACADÉMIQUES. 


ii3 


DISCOURS 


PROKOHCi     PAR     M.     ARNAULT, 


SUR  LA    TOMBE    DE    TALMA. 


Mis 


SIBURS, 


Si  le  droit  de  servir  d'interprète  à  la  douleur  publi- 
que n  était  attaché  aujourd'hui  qu  à  la  supériorité  du 
talent ,  ma  voix  ne  se  ferait  pas  entendre  dans  cette  en- 
ceinte. Mais  on  a  cru  que  c'était  au  doyen  des  auteurs 
tragiques  qu'il  convenait  d'exprimer ,  sur  le  cercueil  du 
plus  grand  des  acteurs  tragiques ,  les  regrets  de  tous  les 
hommes  qui  apprécient  la  perte  irréparable  que  vient 
de  faire  le  premier  des  arts.  J'accepte ,  en  l'absence  de 
l'auteur  S Agamemnon y  ce  douloureux  honneur,  mais  à 
legret.  Le  poète  qui  a  fait  parler  à  Talma  un  langage  si 
sublime  en  aurait  parlé  si  dignement  ! 

C'est  moins,  au  reste,  Tacteur  que  je  veux  faire  con- 
naître ici  que  l'homme  privé.  Depuis  cinq  mois  que 
Helpomène  est  menacée  d'un  étemel  veuvage ,  depuis 
cinq  mois  que  la  mort  est  restée  suspendue  sur  la  tête 
du  moderne  Esopus,  tout  a  été  dit  sur  son  talent,  qui 
était  d'autant  mieux  apprécié  qu'on  se  voyait  plus  près 
d'en  être  privé.  Mais  on  a  peu  parlé  de  son  caractère. 


1. 


8 


ii4  MÉLANGES 

Sous  ce  rapport  aussi  qu'il  est  digne  de  regrets!  qu*^ 
était  fait  aussi  pour  être  aimé ,  celui  qui  s*est  tant  fa^ 
admirer  ! 

Quarante  ans  d'une  amitié  mutuelle  m'ont  mis  à  niéibL 
de  connaître  à  fond  cet  excellent  homme.  Ardent  et  g: 
néreux,  son  cœur  passionné  pour  le  bien,  comme  s^ 
esprit  rétait  pour  le  beau ,  son  cœur  fut,  autant  que  &.^ 
génie ,  le  foyer  d'un  talent  sublime. 

Il  n'y  a  point  d'exagération  en  ceci.  Quoique  ce  ^oit 
un  de  ses  amis  qui  parle ,  ce  n'est  pas  en  ami  qu'on  en 
parle. 

Notre  amitié,  qui  date  des  premiers  teitips  de  la  révo* 
lution ,  se  forma  en  dépit  d'elle.  Je  pensais  alors  que  rien 
ne  devait  être  changé  à  l'ordre  ancien  ;  il  pensait ,  lui , 
qu'il  y  fallait  tout  changer.  L'opinion  raisonnable  était 
entre  nos  deux  opinions ,  et  c'est  à  elle  que  l'expérience 
et  la  réflexion  devaient  nous  ramener. 

En  attendant  le  changement  qui  s'est  depuis  opéré 
dans  notre  pensée ,  notre  enthousiasme  pour  un  art  où 
nous  cherchions  chacun  une  illustratiotii  différente,  et 
où  il  devait  trouver  la  gloire ,  hâta  notre  rapproche» 
ment.  D'ailleurs ,  nous  ne  différions  pas  dé  sentiments 
en  morale ,  point  sur  lequel  les  âmcîs  honnêtes  seront 
toujours  d'accord.  Sous  ce  rapport ,  nous  avons  tou* 
jours  été  du  même  parti  :  j'eus  bientôt  occasion  de  le  re- 
connaître. 

Déplorant  les  malheurs  de  la  révolution,  exécrant 
ses  fureurs,  sans  néanmoins  abjurer  ses  principes,  il  ne 


ACADÉMIQUES.  ii5 

^ssimulait  pas  son  horreur  pour  les  hommes  qui  firent 
jaiUir  tant  de  mal  d  une  source  d'où  il  attendait  tant  de 
bien.  Au  milieu  de  ia  guerre  que  se  Uvraient,  au  nom  de 
la  liberté,  les  oppresseurs  de  cette  liberté,  s*attachant 
au  parti  qu'il  regardait  comme  le  moins  incompatible 
a^ec  rhumanité ,  il  se  trouva  bientôt  en  butte  à  la  haine 
des  proscripteurs ,  contre  laquelle  il  n'eut  de  protecteur 
que  son  talent. 

Le  pouvoir ,  dont  les  plus  forts  s'étaient  armés  contre 
W,  se  tourna  enfin  contre  eux-mêmes.  Proscrits  à  leur 
tour,  ils  lui  demandèrent  alors  la  protection  qu'avaient 
déjà  trouvée  chez  lui  les  infortunés  qu'ils  avaient  pro- 
scrits. 

La  porte  de  sa  maison  ne  se  ferma  jamais  aux  sup- 
pliants :  aussi  les  héros  des  partis  les  plus  opposés  se 
rencontrèrent-ils  plus  d'une  fois  dans  ce  refuge  ouvert  à 
toutes  les  infortunes. 

Les  contre-révolutionnaires  n'avaient  pas  été  moins 
malveillants  pour  Talma  que  les  ultra-révolutionnaires. 
hf^  la  journée  de  vendémiaire ,  qui  renversa  les  espé- 
rances des  ennemis  de  la  liberté,  un  d'eux  chercha  chez 
cet  ami  de  la  liberté  un  abri  contre  le  sort  qui,  dans  les 
révolutions  y  menace  toujours  les  vaincus.  Cependant, 
par  suite  d'une  conspiration  tramée  en  prairial ,  dans  un 
but  tout  contraire ,  mais  par  une  fureur  toute  sembla- 
ble, se  cachait  chez  Talma  un  autre  ennemi  du  système 
de  modération  auquel  les  bons  esprits  commençaient  à 
86  rallier.  Ces  hommes  habitèrent  quelque  temps  à  i'insii 

8. 


ii6  MÉLANGES 

Tun  de  lautre  sous  le  même  toit,  sous  le  toit  de  rhomn: 
dont  l'un  et  lautre  avaient  également  voulu  la  perte;  ^ 
étaient  admis  alternativement  à  sa  table.  Un  jour  mên 
je  les  vis  s'y  asseoir  ensemble  à  côté  de  Talma ,  qui  « 
trouvait  entre  ses  deux  ennemis,  avec  lesquels  leur  i; 
fortune  l'avait  réconcilié ,  mais  qu'elle  ne  réconcilia  p 
entre  eux.  Ces  deux  hommes,  auxquels  il  pardonnail 
loin  de  suivre  ce  généreux  exemple ,  recommencèrent  h 
guerre  dans  l'asile  ouvert  à  leur  commun  danger  ;  et 
Talma  fut  obligé  de  les  sauver  l'un  de  l'autre ,  tout  en 
les  sauvant  de  la  vengeance  d'un  gouvernement  qui  les 
poursuivait  tous  les  deux. 

Sa  vie  est  pleine  de  faits  qui ,  pour  être  moins  pi- 
quants ,  ne  sont  pas  moins  honorables.  Jamais  âme  ne 
fiit  plus  absolument ,  plus  constamment  ouverte  aux 
affections  généreuses  ;  jamais  on  ne  sollicita  sa  pitié 
en  vain.  A  l'époque  même  où  le  malheur  pesait  sui 
lui  comme  sur  tout  le  monde ,  quand  il  voyait  un 
malheureux ,  il  oubliait  ses  propres  besoins  pour  sou- 
lager ceux  d'autrui ,  et ,  dans  sa  noble  imprévoyance , 
il  prodiguait  l'argent  que  bientôt  après  il  était  obUgé 
d'emprunter  pour  lui-même.  Dans  le  malheur  comme 
dans  ]a  prospérité ,  il  n'est  pas  un  bienÊEiit  public  au- 
quel il  n'ait  contribué  ,  indépendamment  du  bien  qu'il 
faisait  en  secret. 

Facile  jusqu'à  la  faiblesse  dans  les  habitudes  de  la  vie, 
il  n'en  était  pas  moins  ferme  dans  les  circonstances  ex- 
traordinaires. Incapable  de  transaction  en  fait  d'hon* 


ACADÉMIQUES.  117 

iieur,  c'est  dans  la  conviction  intime  de  bien  faire  qu'il 

trouvait  le  principe  de  sa  fermeté. 

Aimable  par  ses  qualités,  par  ses  défauts  même,  pou- 
vait-il n'être  pas  aimé  ?  Son  caractère  lui  faisait  bientôt 
un  ami  de  l'admirateur  que  lui  avait  fait  son  talent. 

De  ce  nombre  ont  été  presque  tous  les  hommes  qui 
ont  illustré  la  France  à  l'époque  où  elle  resplendis- 
sait de  tant  de.  gloires  diverses.  A  commencer  par  Mi- 
rabeau, qui  le  premier  nous  fit  connaître  le  pouvoir 
de  l'éloquence  tribunitienne  ;  par  Dumouriez ,  qui  le 
premier  attacha  la  victoire  à  notre  nouvel  étendard; 
par  Chénier,  qui  prouva  que ,  sans  suivre  servilement 
la  trace  des  grands  maîtres  ,  on  pouvait  obtenir  sur  la 
scène  des  succès  avoués  de  la  raison  ;  par  David ,  qui , 
tout  en  rendant  à  la  peinture  française  une  vérité 
qu'elle  avait  perdue  avec  Lesueur,  lui  a  donné  une 
énergie  qu'elle  n'avait  jamais  possédée  ;  par  Méhul , 
qui,  cherchant  dans  l'accent  de  la  nature,  la  base  de 
sa  mélodie ,  a  souvent  produit  des  effets  sublimes  en 
notant  la  déclamation  de  Talma  ;  il  est  peu  d'orateurs , 
de  guerriers  ,  de  poètes  et  d'artistes  célèbres  qui  n'aient 
recherché  le  commerce  de  cet  homme,  dont  l'âme  était 
au  niveau  des  âmes  les  plus  .hautes,  dont  l'intelligence 
était  au  niveau  des  génies  les  plus  sublimes,  et  qui  n'ex- 
primait avec  tant  de  vérité  les  sentiments  les  plus  éle- 
vés, et  avec  tant  de  clarté  les  pensées  les" plus  profon- 
des ,  que  parceque  sa  nature  était  en  harmonie  avec  tou^ 
ce  qu'il  y  a  de  parfait. 


i8  MÉLANGES 

L'homme  du  siècle ,  Thomme  des  siècles ,  qui  Tavai 
connu  comme  ami  ayant  les  jours  de  sa  puissance: 
s'honora  de  le  conserver  comme  favori  aux  jours  de 
gloire. 

Hélas  !  que  reste-t-il  d'eux  ?  Des  cendres  qui  dormer'i^HQt 
dans  cette  enceinte  où  va  dormir  la  sienne. 

Mais  ne  lui  reste-t-il  pas  comme  à  eux  une  rëpi 
tacion  immense ,  une  réputation  immortelle  comme  m 
tre  civiliisation  ? 

Dans  un  pays  où  la  civilisation  est  portée  à  un     ^i 
haut   degré  qu'en  notre  belle   France,   ce   sont  d.^is 
besoins  de  première  nécessité  que  les  plaisirs  de  Fe^- 
prit ,  parmi  lesquels  ceux  que  donne  le  théâtre  tien- 
nent le  premier  rang.  L'homme   qui  en  a  étendu  la 
puissance   a   bien    mérité   de    la  patrie.  Jouis   donc, 
cher  ami ,  des  larmes  que  ta  mort  obtient  de  la  plus 
aimable   des   nations.   Très  différentes  de   celles  qui 
coulent  à  la  mort  des  grands ,  mort  cpii  n'afflige  pas 
toujours  ceux    qui  les  pleurent ,    elles   sont   sincères 
les  larmes  que  nous  donnons  à  la  mort  de  l'homme 
qui  ne  nous  donna  que  des  plaisirs.  Mesurés  à  ton 
talent ,  nos  regrets  sont  sans  bornes.  Dans  la  capi- 
tale des  arts ,  la  mort  d'un  grand  artiste  est  une  ca- 
lamité publique. 

Puisse-t-il  bientôt  s'élever  le  monument  qui   doit 
constater  la  mesure  et  la  durée  de  ces  regrets  !  puisse 
t-il  bientôt,  entre  les  tombes  des  héros,  à  la  hauteu 
desquels  tes  élans  te  portaient ,  et  celles  des  homm 


ACADÉMIQUES.  119 

simples ,  au  niveau  descpiels  te  ramenaient  la  sim- 
plicité de  tes  mœurs  ,  prouver  que  la  génération  pré- 
sente n'est  pas  ingrate ,  que  la  reconnaissance  publi- 
que n'est  pas  stérile ,  et  que  la  France  a  encore  un 
Panthéon  ! 


<• 


DÉBATS  JUDICIAIRES. 


ÉBATS  JUDICIAIRES. 


-%/m,W^%^^<.«»^<.«»^%^V%%/»^^'»>»^'%^%/*'^^''V%.>i'%^%/^'%  •«*»%.%»%»*.*'««^%^'^%««»^' 


PROCES  DU  MIROIR. 


AVERTISSEMENT. 

Liteur  de  ces  discours  était  un  des  collaborateurs  à 
action  du  journal  de  ce  nom.  Appelé  à  deux  re- 
devant le  tribunal  de  police ,  à  F  occasion  de  deux 
s  qu'on  leur  intenta  collectivement,  il  composa 
la  défense  commune  les  discours  suivants, 
premier,  seul ,  a  été  prononcé  en  audience  pu- 
^« 

tribunal,  après  avoir  entendu  le  plaidoyer  de  Ta- 
,  dans  la  seconde  affaire,  s  étant  déclaré  suffisam- 
instruit ,  le  second  discours  ne  sortit  pas  du  porte- 
e  de  Fauteur. 

ne  Ten  tire  aujourd'hui  que  parcequ'ii  contient, 
pe  le  système  d'interprétation  qu'on  veut  donner 
:  base  à  la  jurisprudence  des  juges  dans  les  affaires 
ogues  à  celles  dont  il  s'agit,  des  arguments  d'une 
'lication  utile. 


i«4  DÉBATS 


PREMIER  PROCES. 


Messieurs, 


On  peut  être  conduit  ici  par  de  nobles  causes.  Un  i 
mes  enfants,  justement  puni  puisque  ses  propres  ayei 
ont  confirmé  l'accusation  qui  lui  a  été  intentée ,  un  < 
mes  enfants  a  trouvé  de  nouveaux  titres  d'honneur  dai 
la  sentence  rendue  contre  lui  par  votre  justice  '  :  je  çi' 
pas  honte  de  m'asseoir  à  sa  place.  Cependant ,  je  nç  pu 
me  le  dissimuler,  les  causes  portées  à  votre  tribun 
ont ,  par  leur  nature ,  peu  de  gravité.  Pardonnez-m 
donc  d'avouer,  d'après  cette  considération ,  que  j'aun 
quelque  dépit  de  m'y  voir  appelé ,  si  le  délit  dont  je  0 
trouve  responsable ,  et  qui  pèse  sur  toute  Tassociatii 
dont  je  m'honore  de  faire  partie,  si  le  délit  dont  je  pi 
porter  la  peine  m'était  personnel,  et  surtout  s'il  perd 
le  plus  léger  caractère  du  mépris  ou  de  l'oubli  des  k 
éternelles  de  la  morale. 

Après  avoir  traversé  avec  quelque  dignité  plus  4 
deux  tiers  présumés  de  la  vie  humaine,  quand  je  dl 
vois  cité  pour  la  première  fois  devant  des  juges,  il  serti 
humiliant  que  ce  fût  pour  une  étourderie  peu  cotnf 
tible  avec  des  cheveux  blancs.  Il  est  de  certaines  fî^ufc 

>   Le  second  Je  mes  fils ,  cite  devant  le  tribanal ,  en   1 8 1 7  ,  à  ^* 
qii^te  da  siear  Martainville. 


JUDICIAIRES.  ia5 

[ue  la  jeunesse  atténue.  Mon  âge,  à  moi,  les  aggraverait, 
;t  je  m'estimerais  malheureux  si,  même  en  leur  faisant 
[race,  on  pouvait  m  en  convaincre. 

Mais  le  délit  pour  lequel  je  suis  solidaire  n'est  pas 
le  cette  nature.  Ce  n'est  pas  même  pour  une  indiscrète 
spièglerie,  pour  une  imprudente  plaisanterie,  que  les 
édacteurs  du  journal  connu  sous  le  nom  de  Miroir  sont 
ssis  sur  le  banc  des  accusés  :  c'est  pour  avoir  contre- 
enu  à  une  loi  transitoire,  c'est  pour  avoir  traité  de  ma- 
lères  politiques  sans  y  être  légalement  autorisés. 

Je  n'ajouterai  rien  à  ce  quia  été  répondu  par  l'illustre 
vocat  qui  nous  honore ,  j'allais  dire  qui  nous  absout , 
n  se  faisant  notre  défenseur.  Une  logique  moins  forte 
jue  la  sienne,  une  éloquence  moins  puissante,  eussent 
néanti  cette  accusation,  vraie  bulle  de  savon  qui  se  re- 
luit à  rien  dès  qu'on  la  touche,  et  sur  laquelle  il  a  suffi 
le  soufEler  pour  la  voir  s'évanouir.  Mais ,  messieurs , 
plus  la  base  de  cette  accusation  est  futile ,  plus  doit  être 
grave  l'intérêt  dans  lequel  elle  est  intentée.  C'est  ce  qu'il 
vous  importe  d'apprendre,  à  vous  qui  siégez  ici  poiu* 
nous  juger.  C'est  ce  qu'il  m'importe  de  vous  découvrir  > 
|àmoi  qui'  suis  appelé  ici  pour  me  voir  condamner. 
Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  voient  de  la  perversité  en 
iut;  mais  il  est  peu  de  choses,  où  je  n'aperçoive  Tem- 

Ipeinte  de  l'erreur.  Nulle  part,  et  jamais  son  influence 

,^  ïn*a  paru  plus  évidente  que  dans  l'affaire  qui  nous 
occupe. 

^cite  influence  agit  depuis  long- temps  contre  moij 


i 


126  DEBATS 

depuis  long-temps  elle  a  exercé  sur  moi  des  effets 
cruels.  Pour  vous  mettre  à  même  d*en  juger,  je  suis 
obligé  de  reprendre  les  faits  d\m  peu  haut  et  de  re- 
monter à  une  époque  déjà  éloignée.  Permettez-moi  cette 
excursion ,  elle  n  a  pour  but  que  d'éclairer  votre  jus- 
tice. 

I 

Après  la  première  occupation  de  la  France  par  lèi 
étrangers,  vers  le  commencement  de  i8i5,  quelques 
hommes  de  lettres  se  réunirent  et  publièrent,  sous  le 
titre  de  Journal  des  arts,  un  petit  ouvrage  périodique ^  I 
plus  connu  sous  le  nom  de  Nain  Jaune ,  ouvrage  dont.'ls 
le  caractère  était  tant  soit  peu  satirique,  et  dont  la  cri*.' 
tique  embrassait  toutes  les  matières,  mais  qui  n'a  jamail  l: 
paru  qu'après  avoir  été  examiné  par  des  censeurs.  Ap» 
prouvé  par  eux,  il  le  fut  aussi  par  tou^  ses  lecteurs) 
oui,  par  tous,  excepté  ceux  qui  ne  pouvaient  se  réscMN 
dre  à  rire  de  quelques  épigramraes  qui  portaient  phÉ 
encore  le  caractère  de  la  gaieté  que  celui  de  la  maliiw 
Jusque  là  il  n  y  a  pas  de  mal.  U  est  permis  de  ne  pif 
rire  de  ce  dont  rit  tout  le  monde ,  quand  c'est  de  yûH 
que  tout  le  monde  rit. 

Mais  l'amour-propre  blessé  n'est  que  trop  souvett 
implacable;  trop  souvent  il  se  venge  de  piqûres  d'épin» 
gles  par  des  coups  de  poignard. 

Quelques  circonstances  depuis  1816  servirent  la  rail* 
cune  des  hommes  que  la  feuille  en  question  avait  iiri* 
tés.  Mais  comn\e  les  rédacteurs  de  cette  feuille  n'étaient 
pas  connus ,  ses  ennemis  imputèrent  ses  offenses  à  des 


JUDICIAIRES.  187 

iiommes  ^*il$  connaissaient,  et  que  les  premiers  peut- 
Itre  ils  avaient  offensés.  Une  liste  des  rédacteurs  du 
Nain  jaune  fut  publiée  ;  yéritable  liste  de  dénonciation, 
ç[ui  a  depuis  été  consultée  quand  on  en  a  rédigé  une 
autre  que  je  pourrais  désigner  du  nom  de  table. 

G* est  sur  cette  liste  que  j'ai  été  signalé  y  moi ,  comme 
collaborateur  du  Journal  des  arts^  quoique  je  n  aie  con- 
tribué ni  directement  ni  indirectement  à  la  rédaction  de 
œ  trop  fameux  journal.  Me  demandera-t^on  des  garants 
de  cette  assertion  ^  J'en  appelle  au  témoignage  de  cer- 
taines gens  qui ,  autrefois  rédacteurs  du  Nain  jaune , 
Seraient  bien  coupables  si  le  Nain  jaune  n'était  pas  in- 
nocent; de  ces  gens  qui  le  dénoncent  aujourd'hui  en 
jmtîfiant  leurs  dénonciations  par  les  articles  qu'ils  y  ont 
insértési  Quoique  ces  gens-là  n'aient  ni  conscience  politi- 
que ni  ccmscience  littéraire  ;  quoique ,  semblables  à  ces 
ipirbans  qui ,  munis  de  tous  les  pavillons ,  écument  les 
mers )  tout  à  la  fois  amis  et  ennemis,  ces  gens-là  soient 
également  disposés  à  insulter  ou  à  saluer,  au  gré  de  leur 
iitérét,  le  bâtiment  qu'ils  rencontrent;  quoiqu'ils  ne 
connaissent  d'autre  foi  que  celle  qu'ils  ont  jurée  à  la 
fortune;  quoique,  s'enrichissant  entre  les  deux  partis, 
ils  aient  pour  principe,  dès  que  la  victoire  a  prononcé, 
de  désavouer  le  plus  faible,  après  les  avoir  servis  et  tra*- 
liis  tous  les  deux  pendant  le  combat;  j'en  appelle  à  leur 
conscience  ;  je  les  défie  de  me  démentir.  Mais  non,  j'en 
atteste   ma  parole  :  ma  vie  entière  me  donne  le  droit 
d'en  être  cru  sur  cette  garantie. 


ia8  DÉBATS 

Cet  exposé ,  messieurs ,  n'est  pas  étranger  à  la  csam 
qui  vous  occupe.  Accordez-moi  encore  un  moment  d*at 
tention^  et  vous  verrez  qu'il  s  y  rattache. 

Six  ans  de  malheurs  n  ont  pas  satisfait  les  ressenti- 
ments dont  l'erreur  que  je  signale  m'a  rendu  l'objet 

Une  nouvelle  association  se  forme  pour  la  rédactior 
d'un  journal  essentiellement  littéraire,  pour  la  rédactioi 
du  Miroir  y  des  hommes  de  lettres  recommandables  pa 
des  succès  de  différentes  natures  me  font  l'honneur  à 
m'admettre  dans  leur  entreprise;  aussitôt  on  s'écrie 
C'est  le  Journal  des  arts  y  c'est  le  Nain  Jaune  qui  ressu» 
cite  '  !  et  l'on  en  donne  pour  preuve  mon  nom  inscri 
sur  la  liste  des  rédacteurs.  Dès  lors  on  renouvelle,  a 
sujet  du  Miroir  y  les  calomnies  fabriquées  contre  le  Jaut 
nal  des  arts.  Lui  attribuant  autant  d'esprit  qu*on  loi  a 
refuserait  si  en  le  louant  on  n'espérait  pas  nous  perdi» 
on  cherche  un  but  caché  à  chacun  de  ses  articles;  CN 
donne  une  double  intention  à  chacune  de  ses  phrases 
on  en  tord  toutes  les  expressions ,  on  en  décompose  toiii 
les  mots;  et,  se  prévalant  même  des  sons  pour  dénfr 
turer  le  sens ,  on  lui  prête  des  calembourgs  pour  lui 
prêter  des  crimes. 

Gela  fait  pitié!  Et  c'est  pourtant,  messieurs,  c'est  siff 
de  si  misérables  bases  que  l'action  qu'on  nous  intenM 

'    Ceux  qai  douteraient  qu'on  ait  songé  à  établir  des  rapports  entre 
Nain  jaune  et  le  Miroir ,  sont  invités  à  lire  le  compte  rendu  de  ce  < 
a  été  dit  à  la  tribune  de  la  chambre  des  députés  le  12  mai  i8ai. 


JUDICIAIRES.  1S9 

devait  d'abord  être  fondée.  La  feiblesse  de  ces  bases 
ayant  été  reconnue ,  on  leur  a  substitué  celles  que  notre 
défenseur  vient  de  renverser. 

Votre  discernement,  messieurs,  saura  reconnaître  la 
réalité  sous  lapparence.  Démêlant  le  véritable  motif 
pour  lequel  nous  sommes  amenés  devant  vous ,  il  se  re- 
fusera à  venger  des  torts  que  nous  n'avons  pas  eus ,  et 
qui ,  pourtant ,  n'ont  été  que  trop  vengés  !  Il  ne  nous 
déclarera  pas  coupables  d'un  délit  qui  n'existe  pas ,  et 
qu'on  substitue  à  un  délit  qui  n'a  pas  existé. 

La  nécessité  me  force  à  parler  de  moi.  Quand  j'attends 
YQtre  arrêt,  peut-être  m'est-il  permis  de  vous  dire  qu'on 
ne  saurait  apporter  trop  de  circonspection  à  prononcer 
sur  un  bomme  qui ,  personnellement  irréprochable ,  est 
de  plus  protégé  par  un  long  malheur  ;  sur  un  homme 
qu'une  persécution  sourde  et  trop  active  s'efforce  de 
maintenir,  en  dépit  même  de  la  volonté  du  souverain, 
dans  un  étemel  état  de  proscription  ;  sur  un  père  de 
tunille  dans  lequel  on  frappe  six  individus,  en  le  met- 
tant dans  l'impossibilité  de  tirer  parti  de  son  industrie, 
seule  fortune  qui  lui  reste. 

Oui,  messieurs,  tout  me  le  prouve;  non  contents  de 

01  avoir  privé  de  la  fortune  que  mes  travaux  passés  m'a- 

HÎent  acquise,  mes  ennemis  veulent  m'empécher  de  me 

«àir  du  fruit  de  mes  travaux  présents;  ils  tentent  tous 

les  nioyens  pour  me  maintenir  dans  l'abîme  de  détresse 

<>i  ils  m'ont  plongé.  En  vain  j'use  de  toute  mon  activité 

P^uren  sortir;  en  vain  j'ai  consacré  le  temps  de  mon 

».  9 


i5o  DÉBAtS 

exil  en  composant  d'utiles  ouvrages.  Le  thé&tre,  ou 
quelques  succès  m'avaient  fait  connaître,  m'est  interdit; 
et,  pour  m'enlever  toutes  les  ressources  qitelà  littëratuie 
pouvait  m'ofïrir,  toute  entreprise  qui  ose  m'admettre 
au  tiombre  de  ses  collaborateurs ,  est  aussitôt  signalée 
comme  pernicieuse. 

Le  moins  utile  des  artisans ,  le  plus  ignoble  des  spé- 
culateurs ,  est  plus  favorisé  que  moi  dans  Texercice  de 
sa  vile  profession ,  dans  l'exploitation  de  ses  honteux 
trafics. 

Il  me  semble,  messieurs ,  qu'en  cela  mes  persécuteurs 
connaissent  et  servent  bien  mal  les  intérêts  de  la  société. 
On  les  compromettrait  sans  doute  en  favorisant  les  dé- 
veloppements d'une  industrie  qui  lui  serait  nuisible;  mais 
les  blesse-t-on  moins  grièvement  en  contrariant  les  dé- 
veloppements d'une  industrie  qui  lui  est  utile  ?  Celle  qae 
j'exerce  est  une  des  branches  de  la  gloire  nationale.  Je 
ne  suis  pas  tout-à-fait  déshérité  de  cette  gloire.  Mon 
nom ,  connu  en  France ,  n'est  pas  inconnu  en  Europe  ; 
il  m'a  obtenu  quelques  honneurs  chez  l'étranger,  k  pa- 
trie lui  a  quelquefois  souri  ;  et ,  sans  trop  de  vanité,  peu^ 
être  m'est-il  permis  de  me  croire  l'égal  de  tel  homme  qui 
parcourt ,  au  miUeu  des  encouragements  ,  la  carrière  ' 
fermée  même  à  ceux  de  mes  ouvrages  dont  la  repré*  " 
sentation  pourrait  importer  à  l'intérêt  de  la  grande  so- 
ciété. 

Cependant  je  lui  suis  signalé  comme  ennemi.  Pourji*** 
tifier  quelques  individus  qui  me  détestent,  on  m'acci^^ 


JUDICIAIRES.  i3i 

comme  détestant  la  sodëté  entière;  on  me  suppose  d'im- 
placables ressentiments,  parcequon  m'a  fait  des  maux 
irréparables.  Tout  ce  qui  porte  mon  nom  est  proscrit  ; 
car  c'est  mon  nom  qu'où  persécute  dans  l'association  sur 
les  intérêts  de  laquelle  vous  allez  décider. 

Plus  éclairés  que  nos  dénonciateurs^  vous  serez  justes, 
vous  9  messieurs.  Ce  n'est  pas  d'après  le  nom  de  l'auteur, 
mais  d'après  la  nature  de  l'écrit  que  vous  prononcerez. 
Nous  sommes  tranquilles. 

Au  reste ,  pour  vous  mettre  à  même  d'agir  en  toute 
certitude,  renouvelant  ici  la  déclaration  qui  a  été  con- 
signée dans  le  Miroir  y  je  n'hésite  pas  à  lever  le  masque 
c[ue  j'ai  emprunté  jusqu'à  ce  jour  pour  plaisanter  peut- 
être  avec  plus  de  liberté,  mais  non  pour  offenser  impu- 
nément et  lâchement  sous  la  protection  de  X incognito , 
mais  non  pour  rien  dire  que  je  ne  puisse  avouer  à  vi- 
sage découvert. 

Dénonciateurs,  étudiez  de  nouveau  le  journal  incri- 
miné !  Si  dans  les  articles  intitulés  Biographie  dramati* 
(juèy  si  dans  les  notes  signées  VEplucheur^  vous  trouvez 
I  matière  à  la  moindre  accusation,  qu'elle  retombe  sur 
moi  seul.  Mais  quoi  !  ces  articles-là  ne  sont-ils  pas  aussi 
étrangers  à  la  poUtique  qu'aucun  autre  de  ceux  dont  se 
compose  notre  journal ,  et  dont  je  ne  prétends  pas  dé- 
cïner  la  responsabilité  ? 

I^n  mot  encore.  Je  n'ai  aucune  inquiétude  sur  l'issue 
(l'un  procès  qui  ne  touche  pas  mon  honneur.  Quelle 
Çi  elle  puisse  être,  je  regarde  niéme  cette  circonstance 

9- 


i32  DÉBATS 

comme  heureuse,  puisqu'elle  m*a  donné  Toccasi 
faire  connaître  à  la  société  et  à  l'autorité  suprém< 
sans  doute  l'ignore  aussi,  l'état  d'oppression  qui  pè 
un  des  citoyens  les  plus  paisibles,  et  la  cause  à  lai 
il  faut  surtout  l'attribuer. 


JUDICIAIRES.  i33 

SECOND  PROCÈS. 

Messieurs, 

Si  je  n*étais  ici  responsable  que  de  mes  œuvres,  je  ne 
prendrais  pas  la  parole.  Aucun  de  mes  articles  ne  se 
trouve  dans  les  articles  incriminés  :  mais  on  nous  atta- 
que collectivement;  c'est  dans  notre  intérêt  collectif 
que  je  vais  parler. 

Six  hommes  de  lettres ,  arrachés  à  leurs  travaux  à  la 
requête  du  ministère  public,  attendent  devant  vous  leur 
jugement. 

Ceux  qui  veillent  à  la  sûreté  générale  sont  excusa- 
bles même  quand  ils  portent  la  sollicitude  trop  loin. 
Peut-être  le  ministère  public  est-il  aujourd'hui  égaré 
par  son  zèle;  je  ne  crois  pas  impossible  de  le  démon- 
trer. 

De  quoi  nous  accuse-t-il?  d  avoir  parlé  de  politique 
dans  une  feuille  à  qui  ce  droit  n'était  pas  attribué  par 
la  loi.  La  loi  ne  nous  défend  pas  de  traiter  la  morale. 

Je  demanderai  donc  qu'on  détermine  la  ligne  qui  sé- 
pare la  politique  spéculative  de  la  morale.  lia  morale 
qui  dicte  à  l'homme  des  règles  de  conduite  devient-elle 
politique  lorsqu'elle  étend  à  la  société  les  conseils  quelle 
d.onne  aux  individus  ?  Comme  la  morale ,  l'histoire  est 
de  notre  domaine.  Qui  précisera  les  points  où  l'histoire 


i 


i54  DEBATS 

est  et  n'est  pas  en  contact  avec  la  politique,  soit  absofue, 
soit  relative  ? 

Si  par  politique  la  loi  entend  ce  qui  concerne  direc- 
tement les  rapports  actuels  des  gouyemements ,  soit 
entre  eux ,  soit  avec  les  peuples ,  il  est  évident  que  le 
Miroir  ne  contient  aucun  article  de  cette  nature;  il 
ny  est  question  ni  des  lois,  ni  des  traités,  ni  des  or- 
donnances,, ni  des  firmans,  ni  des  ukases,  ni  de  la 
marche  des  armées,  ni  des  actes  de  l'administration, 
ni  des  actes  des  tribunaux;  nous  n'y  avons  pas  même 
consigné,  l'année  dernière,  le  texte  des  jugements  qui 
nous  ont  absous,  quoique  la  loi,  dans  le  cas- contraire, 
nous  eût  astreints* à  y  consigner  le  texte  des  jugements 
qui  nous  eussent  condamnés. 

Mais ,  dira-t-on  y  si  vous  n'avez  pas  traité  ces  objets 
directement,  du  ioioins  les  avez-vous  traités  d'une  ma- 
nière indirecte  et  par  allusion;  puis isui vent  les  mter^ 
prétations. 

Que  prouvent  ces  interprétations,  messieurs,  sinon 
que.  le  ministère  public  veut  vous  faire  voir  dans  nos  ar* 
ticles  ce  qu'il  y  a  titmvé  ?  Ainsi,  dans  les  nuages,  chacun 
se  plaît  à  montrer  les  objets  qu'y  dessine  sa  fantaisie; 
ainsi,  dans  le  son  des  cloches,  chacun  veut  qu'on  en- 
tende ce  qu'il  croit  entendre  lui-même. . 

Juger  d'après  les  sens  d'autrui  peut  entraîner  dans 
de  graves  inconvénients  les  hommes  qui,  comme  vous, 
messieurs,  prononcent  sur  le  sort  des  hommes.  Ds  s'ex- 
poseraient à  punir  bien  des  innocents  s'ils  imputaient 


JUDICIAIRES.  i35 

à  celui  qui  a  écrit  ou  prononcé  une  phrase  le  sens  vi- 
cieux que  la  malice  ou  la  prévention  du  lecteur  ou  de 
l'auditeur  a  prêté  à  cette  phrase. 

Dans  ces  horribles  temps  où  la  terreur  était  à  Tordre  du 
jour,  une  fection  sans  pudeur  comme  sans  raison,  comme 
sans  humanité,  mettant  ses  intérêts  à  la  place  de  ceu^ 
delà  nation,  et  nous  imposant,  à  la  faveur  du  nombre, 
des  lois  favorables  à  sa  seule  tyrannie,  avait  pris  ou  reçu 
Udénoniination  de  montagne.  Gomme  toutes  les  factions 
dominantes,  la  montagne  était  très  irritable.  Sous  son 
règne,  car  elle  régnait,  on  représenta  un  jour  au  Théâtre- 
Français  (jy  étais)  la  comédie  intitulée  le  Somnambule  y 
comédie  où  figure  un  de  ces  innocents  maniaques  dont 
la  passion  est  de  remuer  la  terre  et  de  bouleverser  une 
contrée  entière  poiu*  faire  un  jardin.  Une  idée  surtout 
occupe  ce  personnage  :  la  vue  de  son  château  est  mas- 
quée par  une  montagne.  «  Que  déplacerai'-jey  du  château 
Oïl  de  la  montagne?  décidtémenty  s  écrie-t-il,  la  montagne 
sautera,  »  Ces  mots ,  qui  depuis  cinquante  ^ns  n  avaient 
pas  été  remarqués,  sont  aussitôt  relevés  par  le  public, 
^  se  croit  libre  au  théâtre,  et  les  applaudissements 
qaon  leur  donne  expriment  le  désir  que  Ton  avait  de 
yoir  sauter  une  autre  montagne.   Quen  résulta- 1- il, 
messieurs  ?  Impuissante  contre  le  parterre,  qui  avait  eu 
le  temps. de  .se  séparer,  la  faction  s'en  prit  aux  comé- 
diens. On  les  rendit  riçsponsables  de  la  malice  des  inter*- 
prétateurs.  Le  premier  théâtre  de  la  France  fut  fermé , 
et  tous  les  meo^bres  de  la  société  fondée  par  Molière 


i36  DEBATS 

furent  jetés  dans  un  cachot,  d'où  ils  ne  seraient  fts 
sortis  pour  figurer  sur  les  planches  d'un  théâtre  si 
une  heureuse  révolution  ne  les  eût  sauvés, avec  la 
France  entière ,  le  9  thermidor. 

Voilà  où  peut  mener  une  détermination  prisé  d'après 
l'interprétation  d'autrui.  1 

Adopter  le  système  d'interprétation,  messieurs,  c'est     | 
sortir  du  positif  pour  se  perdre  dans  l'arbitraire.  Mais 
nous  somme$  devant  la  justice,  et  ce  serait  l'outrager 
que  de  redouter  qu'elle  donnât  dans  un  pareil  écart. 

Dans  quel  labyrinthe  ne  s'engagerait-il  pas  le  tribunal 
qui  ne  repousserait  pas  l'insidieux  système  à  l'aide  du- 
quel on  s'efforce  de  nou^  rendre  coupables  ? 

Que  de  phrases ,  que  de  mots  à  double  sens  dans  ton- 
tes les  langues!  Et  n'est-ce  pas  dans  la  nôtre  surtout 
qu'abondent  ces  locutions  ambiguës  ?  L'art  de  les  éviter 
n'est-il  pas  un  des  premiers  mérites  que  nous  aimions  à 
rencontrer  dans  nos  écrivains,  qui  ne  les  évitent  pas 
toujours?  N'y  pas  réussir  désormais,  ce  ne  serait  donc 
plus  seulement  commettre  une  faute  de  style ,  mais  en- 
core un  crime  d'état  ! 

Prendre  les  expressions  dans  leur  acception  la  plus 
directe  et  la  plus  naturelle  est  le  seul  parti  qui  con- 
vienne à  votre  équité  :  toute  autre  interprétation  peut 
avoir  d'effroyables  conséquences  ;  un  simple  fait  vous  en 
convaincra  mieux  que  la  plus  rigoureuse  démonstration* 

Quand  Dioctétien,  qui  n'était  pas  dépourvu  de  sa- 
gesse ,  servait  comme  simple  officier  dans  une  légion 


JUDICIAIRES.  i57 

des  Gaules,  une  devineresse  lui  prédit  qu  il  posséderait 
Fempire  dès  qu*il  aurait  tué  un  sanglier,  en  latin  aper. 
Pendant  les  vingt  années  qui  s'écoulèrent  entre  cette 
prédiction  et  son  exaltation  au  trône ,  Tambitieux  Dio- 
détien  ne  fit  grâce  à  aucun  des  sangliers  qu*il  rencontra. 
Jusqu'ici  il  n'y  a  pas  de  mal.  Mais ,  ayant  été  proclamé 
empereur  à  la  place  de  Numérien  assassiné ,  et  le  meur- 
tre de  ce  prince  étant  imputé  au  préfet  Arius  Aper^  qui , 
très  innocent  peut-être,  attendait  au  pied  du  tribunal 
que  des  juges  instruisissent  son  procès,  Dioclétien  tire 
son  épée,  et,  jurant  qu'il  va  faire  un  grand  acte  de  justice, 
il  perce  le  prévenu,  non  pour  punir  un  assassin,  mais 
pour  tuer  un  individu  qui  s'appelait  Aper.  Voilà  où  con- 
duit le  système  d'interprétation. 

Et  à  quelles  études  ne  vous  faudrait-il  pas  descen- 
dre ,  messieurs ,  si  vous  vouliez  vous  mettre  à  même 
de  prononcer  en  matière  d'équivoque,  et  de  découvrir 
i'épigramme  que  peut  receler  une  phrase  ambiguë  ! 
N^on ,  juges,  vous  ne  compromettrez  pas  à  ce  point  la 
dignité  de  la  toge  ;  non ,  vous  ne  suspendrez  pas  un  seul 
moment  vos  graves  fonctions  pour  étudier  la  théorie 
lu  quolibet  et  la  science  du  calembourg. 

Biais  il  est  un  rapport',  bien  autrement  grave,  sous 
equel  vous  dérogeriez  à  la  majesté  de  vos  fonctions  en 
10U&  jetant  dans  ce  misérable  système. 

Près  d'une  autorité  qui  diffère  en  cela  surtout  de  la 
«r6tre  qu'elle  est,  de  sa  nature,  soupçonneuse  et  com- 
pressive,  il  a  existé  quelque  temps  un  semblant  de  tri- 


i38  DEBATS 

bunal  9  qui,  délibérant  dans  F  ombre ,  soumettait  les  jour-  , 
naux  à  son  examen  quotidien,  les  épluchait,  les  disse-  ] 
quait,  en  analysait  toutes  les  phrases,  en  décomposait  ] 
tous  les  mots,  les  tournait,  les  retournait,  les  rappio-  j 
chait,  lés  séparait,  interrogeait  tou^  l^es  sons  qu'ils ipeap 
vent  rendre,  pour  découvrir  tous  les  sens  qu'ils  peuvent  ^ 
cacher,  et  qui,  condamnant  comme  dangereuse  lafdkme 
qu'il  ne  comprenait  pas ,  condamnait  comme  dangereiiae 
aussi  la  phrase  qu'il  croyait  ayoir  comprise.  Cette  jiiii- 
diction,  sans  appel  comme  sans  responsabilité,  c'était  ^ 
la  censure. 

Et  l'on  voudrait  vous  rabaisser ,  ministres  de  la  jus- 
tice ,  au  niveau  de  ces  suppôts  de  l'arbitraire  !  Ne  seraitp 
ce  pas  vous  ravaler  au-dessous  du  rang  que  l'opinion 
assignait  à  ce  tribunal  vexatoire  ? 

Vos  interprétations,  au  fait,  n'auraient«lles  pas  dei 
conséquences  bien  autrement  graves  que  celles  qui  Ini 
sont  reprochées? 

Un  censeur  pouvait  du  moins  trouver  dans  sa  Uen- 
veillance  pour  le  censuré  l'excuse  des  vexations  qu'il 
lui  faisait  subir.  «  Les  passages  que  j'ai  condanmés  dans  . 
votre  écrit,  pouvait-il  lui  dire,  renfermaient  un  sens* 
coupable.  Mon  interprétation  vous  a  sauvé  un  ciiine;.J 
bien  plus ,  elle  vous  a  sauvé  de  la  peine  dcmt  ce  crinM  ^ 
aurait  été  frap|)é.  Et  vous  vous  plaignez,  ingrat!  Rendeip , 
moi  plus  de  justice.  Rendez  grâce  à  ma  pénétration  J 
par  laquelle  vous  échappez  à  l'amende  et  à  la  prison.» 

Un  honnête  censeiur,  car  il  y  a  des  honnêtes  gens  par*  j 


JUDICIAIRES.  iSg 

tout  y  pouTàit  parler  ainsi  dans  la  sincérité  de  son  cœur. 
Ilpouvait ,  en  conscience ,  se  comparer  au  chirurgien  qui , 
pour  rendre  la  vie  à  un  msdade ,  l'a  soumis  à  une  doulou- 
relise  mutâlation.  Mais  tous  ,  messieurs ,  s'il  était  pos- 
sible que  vous  répondissiez  à  l'attente  du  ministère  pu- 
blie, si  vous  pouviez,  ainsi  qu'il  vous  en  presse,  nous 
trouver  coupables  à  l'aide  des  interprétations ,  pourriez- 
^OQsnoiJtô  dire,  Je  vous  ai  sauvé  l'amende  et  la  prison? 
-     Ces  observations  ne  sont  pas  indignes,  je  crois,  d'être 
méditées  par  des  magistrats.  Il  en  est  une  dernière  que 
j'ose  vous  soumettre,  et  qui,  peut-être,  ne  mérite  pas 
moins  d'être  prise  en  considération. 

Un  tribunal  qui ,  sortant  du  cercle  qui  lui  est  tracé  par 
la  prudence  comme  par  la  justice ,  entrerait  dans  le  sys- 
tème de  l'interprétation,  ne  perdrait-il  pas  son  indépen- 
ààhce  par  cela  même  qu'il  aurait  perdu  son  caractère  ? 
Dès  lors  qu'il  aurait  trouvé  une  fois  le  crime  là  où  il 
Ttait  possible  de  ne  pas  le  voir,  lui  serait-il  permis  de 
le  pas  lé  voir  là  où  Ton  croirait  utile  qu'il  le  trouvât? 

Dès  lors  ce  tribunal  ne  serait  plus  qu'ime  commis- 
ion  ;  et  vous  n'ignorez  pas ,  messieurs ,  ce  que  pensent 
les  commissions  les  puissances  qui  les  emploient.  Quand 
a  commission  instituée  par  le  cardinal  de  Richelieu 
lour  juger  le  maréchal  de  Marillac  vint  annoncer  à  cette 
aninence  que  l'accusé  était  condamné  à  la  peine  capi- 
ale  :  «Il/aitt,  dit  ce  ministre,  que  les  Juges  reçowent 
Ven  haut  des  lumières  priifilégiées ,  car  je  n^  aurais  jamais 
ru  que  le  maréchal  pût  être  condamné  à  mort.  » 


i4o  DÉBATS  JUDICIAIRES. 

Nous  n'avons  rien  à  craindre  de  semblable.  Nous 
sommes  devant  un  tribunal.  Nous  savons,  messieurs, 
quels  sont  vos  principes.  L'acte  par  lequel  nous  en  avons  , 
appelé  à  votre  justice  vous  est  une  preuve  de  notre  con- 
fiance '.  Nous  ne  redoutons  pas  le  jugement  que  vous 
allez  rendre  ;  mais  quand  il  devrait  être  prononcé  par 
nos  accusateurs,  nous  ne  le  redouterions  pas  non  plus. 

Juges ,  leur  dirions-nous ,  vous  êtes  comme  nous  jus- 
ticiables d'mi  tribunal  permanent  et  sans  appel ,  celui  de 
Topinion.  Ses  arrêts  seuls  absolvent  ou  flétrissent.  Des 
bomroes  qui  ont  vieilli  dans  l'honneur  ne  sauraient  les 
craindre.  Quand  je  n'ai  changé  ni  de  principes ,  ni  de 
conduite ,  si  je  me  trouve  accusé ,  c'est  probablement 
parceque  quelque  chose  a  changé  autour  de  moi;  et 
certes  ce  n'est  pas  la  morale.  La  morale  est  immuabki 
Pour  n  être  pas  en  harmonie  parfaite  avec  ce  je  ne  sail 
quoi  qui  n'est  pas  la  morale ,  il  ne  s'ensuivrait  donc  pM 
que  je  fusse  coupable  ?  Ce  n'est  donc  pas  à  mon  hoa^ 
neur^  ajouterais-je,  qu'importe  ma  condamnation. 

>   Le  miroir  avait  été  condamné  en  première  instance. 


i 


INSTRUCTION 
PUBLIQUE. 


INSTRUCTION 
PUBLIQUE. 


AVERTISSEMENT. 

Un  précis  de  Thistoire  de  Tinstruction  publique  en 
France,  de  1791  à  1808,  c'est-à-dire  depuis  la  destruc- 
tion des  anciennes  universités  jusqua  la  création  de  la 
nouvelle ,  ne  sera  pas  déplacé  ici. 

L'assemblée  constituante,  qui  se  proposait  de  tout 
régénérer ,  n'avait  pas  atteint  ce  but  à  beaucoup  près , 
[  îè6d  qu'elle  n'ait  laissé  de  précieux  documents  même  sur 
hs  parties  de  l'administration  qu'elle  n'a  pas  régularisées 
par  des  lois,  mais  parceque  tous  ces  documents  n'ont 
été  mis  à  profit  que  long-temps  après  leur  publication. 
Les  circonstances  favorables  pour  détruire  ne  le  sont 
pas  toujours  pour  réédifier. 

'  Au  mois  de  septembre  1791  ,  quelques  jours  avant 
la  clôture  de  la  glorieuse  session  de  cette  assemblée, 
Ftiiden  évêque  d'Autun,  M.  de  Talleyrand,  y  avait  lu, 
ta  nom  du  comité  de  constitution,  dont  il  était  l'or- 
gane, un  rapport  très  étendu  sur  l'instruction  publique. 
Ce  travail  excellent ,  à  la  confection  duquel  contribuè- 
rent les  têtes  les  plus  fortes  et  les  bommes  les  plus 
expérimentés,  avait  pour  objet  de  coordonner  avec  le 


i44  INSTRUCTION 

système  d'administration  générale  du  royaume ,  la  clas- 
sification des  établissements  d'instruction  publique ,  et 
de  proportionner  la  mesure  de  renseignement  que  cha- 
cun d'eux  distribuerait ,  au  degré  d'importance  du  lieu 
où  ils  seraient  placés.  Il  embrassait  tout,  depuis  les 
écoles  primaires  jusqu'à  l'Institut ,  qui ,  dans  ce  plan , 
n'était  pas  une  réunion  d'académies  stériles  y  mais  d'é- 
coles de  perfectionnement  dans  tous  les  genres,  où 
l'enseignement  devait  être  donné  par  les  hommes  les 
plus  savants  et  les  plus  habiles  dans  chacune  de  ces 
facultés. 

Rien  de  plus  vaste ,  rien  de  mieux  conçu  que  ce  plan, 
où  l'on  a  pris ,  en  1 795,  tout  ce  qui  a  été  fait  de  bon,  mais 
où  l'on  n'a  pas  assez  pris.  Excellent  même  par  le  style, 
le  rapport  dans  lequel  il  est  exposé  est  écrit  avec  uMt   j 
admirable  clarté.  On  conçoit ,   en  le  lisant ,  la  grande.  [ 
réputation  qu'il  a  faite  au  prélat  qui^  dans  cette  circon-  '. 
stance,  a  prêté  sa  voix,  tjoj:  clamantisy  à  la  commissioB. 

C'était  à  l'assemblée  législative  qu'il  appartenait  de 
convertir  ce  projet  en  loi. 

Dominée  par  les  ennemis  de  la  constitution  en  vertu  ;. 
de  laquelle  elle  existait,  cette  législature  s'occupa  moins  ^ 
d'achever  ce  que  la  constituante  lui  laissait  à  faire,  qui.  L 
de  renverser  ce  qu'elle  avait  établi.  Le  plan  d'instruction 
publique  ne  fut  pas  mis  à  exécution  sous  cette  législature. 

Cependant  on  avait  détruit  les  universités  et  les  cor^  j 
porations  enseignantes.  Les  biens  des  collèges  furem*' 
vendus  comme  biens  nationaux.  Ces  établissements,  ipk 


ï 


i- 


i 


PUBLIQUE.  145 

n  avaient  pour  soutien  que  le  produit  des  pensions  payëes 
par  les  élèves,  se  fermèrent  successivement,  faute  de 
pensionnaires. 

Pendant  toute  la  durée  du  règne  de  la  convention  , 
rinstruction  publique  fut  à  peu  près  anéantie  en  France; 
quoique,  sur  les  rapports  de  Condorcet,  de  Daunou, 
de  Romme  et  de  Lakanal,  cette  turbulente  assemblée 
ait  rendu  plusieurs  décrets  dans  le  but  de  la  soutenir. 

La  seule  école  nationale  qui  ait  été  mise  en  activité 
pendant  sa  longue  session ,  est  celle  des  élèifes  de  la  pa^ 
trie  y  établie  d'abord  à  Paris ,  dans  le  prieuré  Saint-Mar- 
tin, et  depuis  transférée  à  Liancourt.  La  direction  en 
avait  été  confiée  d  abord  au  conventionnel  Léonard 
Bourdon.  Ce  n*e.st  que  lorsqu'elle  passa  entre  les  mains 
de  l'estimable  M.  Crouzet  qu'elle  devint  une  école  ;  jus- 
que là  ce  n'avait  été  qu'une  caserne  de  marmots. 

Le  collège  de  Louis^le^Grand y  qui,  après  le  10 août, 
avait  pris  la  dénomination  de  Collège  de  l'égalité  ^  n'a- 
vait cependant  pas  été  absolument  détruit.  Quoiqu'il 
eût  été  converti  en  prison  pendant  la  terreur,  quel- 
ques professeurs  avaient  obtenu  de  la  commune  de  Paris 
la  permission  d'occuper  les  bâtiments  de  la  première 
cour  et  ils  y  avaient  conservé  quelques  élèves. 

Cette  ombre  de  collège,  dont  un  ancien  professeur 
de  l'université ,  M.  Champagne ,  avait  pris  la  direc- 
I  ûon  devint  par  la  suite  le  noyau  de  la  nouvelle  in- 
fraction publique.  Converti  d'abord ,  sous  le  nom  de 

Collège  des  boursiers ,  en  collège  national ,  où  les  enfants 

10 
I. 


i46  INSTRUCTION 

des  citoyens  qui  ayaient  bien  mérité  de  la  patrie  étaient 
élevés  aux  frais  de  Tétat ,  destination  qu'il  conserva  sous  le 
nom  plus  noble  de  Prytanéej  c'est  de  son  sein  que  furent 
tirés  les  premiers  élèves  qui  peuplèrent  les  établissements 
de  la  même  nature ,  à  mesure  qu'on  les  organisa. 

En  1 795 ,  la  France  tendait  donc  à  tomber  dans  la 
barbarie ,  quand  ,  moins  agitée  au  dedans ,  et  moins 
inquiétée  au  dehors,  la  convention  eut  enfin  le  loisir  de 
s'occuper  activement  du  premier  des  besoins  de  toute 
société.  Un  comité,  choisi  dans  son  sein,  fut  chargé  de 
présenter  un  système  général  d'instruction  publique. 

S'associant  à  cet  effet  l'éUte  des  hommes  éclairés ,  œ 
comité  produisit  le  plan  qui  fut  converti  en  loi  le  % 
brumaire  an  IV  (  aS  octobre  1 796  ).  \ 

Modelée,  à  quelque  différence  près,  sur  lé  projet  pro-;  i 
posé  à  l'assemblée  constituante ,  cette  loi  établissait  des  f. 
écoles  primaires ,  des  écoles  centrales ,  une  école  nor-  «. 
maie  et  un  institut.  i. 

Les  écoles  primaires ,  où  l'on  reçoit  l'instruction  né-  ^ 
cessaire  au  commun  des  hommes ,  étaient  accordées  à 
toutes  les  communes ,  dans  un  nombre  réglé  sur  cehd 
de  la  population. 

Les  écoles  centrales,  où  l'on  avait  étabU  des  chaini  T 
pour  l'enseignement  des  lettres  et  des  sciences,  créé»  î 
en  nombre  égal  à  celui  des  départements,  étaient  pli»  \ 
cées  dans  les  chefs-lieux. 

L'école  normale,  instituée  pour  enseigner  l'art  d'en»  \ 
seigner,  et  pour  former  dés  professeurs,  siégeait  à  Pin- 


PUBLIQUE.  i47 

ris ,  où  fiit  établi  aussi  Tlnstitut  national  des  sciences 
et  des  arts ,  qui ,  dans  cette  organisation  du  corps  en- 
seignant, composé  de  dignitaires  et  non  de  profes- 
seurs, n'est  quune  grande  académie,  formée  des  débris 
de  celles  qui  existaient  avant  la  révolution.  Plus  d'utilité 
lui  eût  encore  donné  plus  d'éclat. 

Ce  plan ,  mis  à  exécution ,  n'eut  pas  les  bons  eCEets 
qu'on  en  attendait  ;  et  cela  ne  doit  pas  être  exclusi- 
vement attribué  à  la,  méfiance  qu'on  avait  généralement 
alors  pour  les  institutions  nées  de  la  révolution. 

Tout  en  donnant ,  sous  certains  rapports ,  au-delà 
des  besoins ,  ce  plan  ne  les  satisfaisait  pas  tous.  Il  don- 
nait trop  et  trop  peu  :  trop ,  parceque  dans  les  écoles 
centrales  l'enseignement  embrassait  plus  d'objets  que  ne 
l'exigeaient  les  intérêts  de  la  majeure  partie  des  étu- 
diants ,  et  qu'il  s'y  donnait  sous  des  formes  qui  le  met- 
taient hors  de  la  portée  de  l'intelligence  des  enfaut^^ 
trop  peu,  parceque,  entre  les  écoles  primaires,  où  l'on 
enseignait  à  lire  et  à  écrire  ,  c'est-à-dire  les  moyens  de 
s'instruire^  et  les  écoles  centrales,  où  l'on  enseignait 
tout  ce  qui  peut  être  enseigné ,  il  n'y  avait  pas  d'écoles 
intermédiaires  où  l'on  reçût  l'instruction  élémentaire, 
Imstruction  préparatoire  aux  cours  de  l'école  centrale. 
Kien  ne  remplaçait  léè  anciens  collèges  dans  cette  orga- 
nisation, qui  d'ailleurs  n'avait  pas  établi  de  pensionnats 
auprès  des  écoles,  où  les  étudiants  n'étaient  assujettis  à 
aucune  discipline  et  les  professeurs  à  aucune  méthode. 

Par  suite  de  ces  diverses  causes,  les  écoles  publiques. 


10. 


i48  INSTRUCTION 

inutilement  onéreuses  pour  Fétat,  étaient  moins  firé* 
quentées  que  les  écoles  particulières,  où  des  directeurs, 
qui  spéculaient  sur  Taversion  qu'en  général  on  avait 
pour  le  gouvernement ,  dirigeaient  l'éducation  de  la 
manière  la  plus  propre  à  flatter  la  passion  des  parents. 
Les  inconvénients  d'un  pareil  ordre  de  choses  ne 
sont  pas  les  derniers  auxquels  le  premier  consul  ait  cru 
devoir  remédier  après  la  révolution  du  18  brumaire; 
son  attention  se  porta  d'abord  sur  le  Prytanée,  qui 
était  devenu  une  espèce  d'hospice ,  où  des  pensionnai- 
res, admis  pour  faire  leur  éducation,  se  croyaient  en 
droit  de  rester  tant  que  durerait  cette  éducation ,  qui 
ne  devait  jamais  finir.  Il  détermina  par  de  sages  r^le* 
ments  non  seulement  les  titres  auxquels  y  seraient  ad-  [ 

mis  les  enfants  des  hommes  qui  avaient  servi  l'état,  ^ 

i- 

mais  l'âge  où  ils  y  entreraient,  ainsi  que  l'âge  auqudik  | 
en  sortiraient. 

Un  seul  prytanée  ne  suffisaiit  pas  à  l'acquittement 
de  la  dette  publique ,  le  premier  consul  décréta  la  créa- 
tion de  trois  autres  établissements  du  même  genre.  Un 
seul  toutefois  fut  formé,  le  prytanée  de  Saint-Cyr. 

Eussent  ils  été  portés  au  nombre  indiqué,  les  piy* 
tanées  n'eussent  encore  satisfait  ni  aux  promesses  dtt 
gouvernement  ni  aux  droits  des  particuliers.  Cest  ea  l 
convertissant  les  écoles  centrales  en  lycées  qu^  le  cdn»  • 
sut  satisfit  atout.  Ces  écoles,  auxquelles  on  adjoignîl  '■'^ 
des  pensionnats ,  tinrent  ouvertes  aux  enfiemts  des  ci»  ^ 
toyens  comme  à  ceux  que  le  gouvernement  adoptait  en 


i 


PUBLIQUE.  i49 

récompense  des  services  de  leurs  pères.  Les  élèves  j 
reçurent  à  la  fois  l'éducation  et  l'instruction.  Le  cadre 
dans  lequel  se  renferma  l'enseignement,  moins  étendu 
que  celui  des  écoles  centrales ,  y  était  plus  proportionné 
aux  intérêts  de  la  majeure  partie  des  étudiants.  L'état 
satisfaisait  cependant  à  toutes  les  exigences,  l'enseigne- 
ment supérieur  étant  offert  dans  les  écoles  spéciales  à 
quiconque  voulait  le  recevoir. 

Des  bourses  et  des  demi-bourses  furent  fondées  dans 
ces  lycées,  et  le  gouvernement  en  disposa  en  propor- 
tion des  droits  que  les  impétrants  pouvaient  avoir  à  ses 
feveurs. 

De  sages  règlements  déterminèrent  les  devoirs  des 
élèves,  des  professeurs  et  des  administrateurs,  et,  sous 
le  rapport  de  la  discipline ,  comme  de  l'économie ,  tous 
les  lycées ,  assujettis  à  un  mode  uniforme ,  furent  régis 
à  peu  près  militairement. 
[        Les  lycées  ren^plaçaient  les  collèges  de  plein  exercice. 

Des  collèges  d'un  ordre  inférieur ,  créés  sous  le  nom 
d  écoles  communales ,  et  remplissant  la  lacune  qui  exisr 
tait  entre  les  écoles  primaires  et  les  écoles  centrales , 
par  le  défaut  d*écoles  secondaires ,  furent  accordés  ajax 
villes  qui  n'avaient  pas  de  lycées. 

Des  écoles  spéciales  furent  ouvertes  dans  plusieurs 
villes,  pour  l'enseignement  du  droit  et  de  la  médecine, 
et  renseignement  perfectionné  des  hautes  sciences  fut 
réservé  au  Collège  de  France  et  au  Muséum  d'histoire 
paturelle. 


i5o  .  INSTRUCTION 

Six  inspecteurs  généraux  ,  au  nombre  desquels  se 
trouvaient  les  Delambre,  les  Chénier,  les  Cuvier,  tra- 
vaillèrent pendant  six  ans  ,  de  concert  avec  Fillustre  et 
savant  Fourcroy ,  directeur  de  l'instruction  publique ,  à 
organiser  ces  divers  établissements ,  qui  furent  réunis , 
en  1 808 ,  sous  l'administration  de  Vuniifersité  impériale. 

Ce  n'est  pas  de  prime  abord  et  sans  de  longues  dis- 
cussions que  Ton  donna  à  l'instruction  publique  l'orga- 
nisation qu'elle  conserve  encore,  organisation  la  plus 
énergique  qu'elle  ait  jamais  reçue ,  et  la  plus  propre  à 
former  dans  la  jeunesse  un  esprit  national ,  si  cet  esprit 
domine  dans  le  corps  enseignant. 

Jusqu'à  l'époque  de  son  organisation  définitive,  indé- 
pendamment des  prix  qui  étaient  distribués  dans  chaque 
établissement  particulier,  des  prix  d'excellence  étaient 
donnés,  dans  la  salle  de  l'Institut,  aux  deux  prytanées 
(  que  remplacèrent  depuis  les  lycées  de  Paris  )  et  aul 
écoles  spéciales ,  par  le  ministre  de  l'intérieur ,  assisté 
du  directeur  de  l'instruction  publique  et  du  président 
de  l'Institut.  C'est  dans  ces  distributions  que  les  quatre 
discours  suivants,  où  l'on  rend  compte  des  progrès  an- 
nuels de  cette  organisation  et  de  l'esprit  dans  lequel  elle 
s'opérait ,  ont  été  prononcés  par  M.  Amault ,  alors 
membre  de  l'Institut,  et  chef  de  la  division  de  l'instruc- 
tion publique  au  ministère  de  l'intérieur. 


PUBLIQUE.  i5i 


DISTRIBUTION  GÉNÉRALE 

DES   PRIX. 

i8o3. 

« 

CiTOYBNS, 

Si  je  lève  les  yeux  sur  cette  assemblée ,  je  vois  les 
anciens  de  la  nation ,  les  orateurs  du  peuple  et  ses  ma- 
gistrats 9  les  auteurs  de  la  loi  et  ses  interprètes ,  les 
membres  de  ce  conseil  où  se  forme  la  volonté  de  Tétat^ 
les  mini&tres  qui  concourent  à  son  exécution ,  réunis  au 
corps  illustre  de  l'Institut,  se  presser  dans  cette  en- 
ceinte, devenue  trop  étroite.  L'élite  de  la  France  m'en- 
vironne :  je  suis  épouvanté  de  la  tâche  que  je  dois 
remplir,  de  la  tâche  qu'un  excès  de  bienveillance  m'a 
confiée ,  et  qui  n'est  acceptée  que  par  un  excès  de  ré- 
signation. 

Je  dois  parler  de  l'état  de  l'instruction  en  France  ; 
des  .différences  qui  existent  entre  le. système  actuel  et 
ceux  qui  l'ont  précédé;  de  ses  avantages  présents,  des 
améliorations  qu'il  peut  recevoir  de  l'avenir;  de  l'union 
qu'il  établit  entre  les  sciences  et  les  lettres  ;  de  l'utilité 
de  cette  union  pour  l'intérêt  public  et  particulier. 

Riche  matière ,  dont  l'exploitation  demanderait  des 


i5a  INSTRUCTION 

talents  moins  faibles  que  les  miens  !  sujet  imposant, 
qui  exigerait  toute  la  perspicacité  du  philosophe,  toute 
l'éloquence  de  l'orateur! 

C'était  à  ces  hommes  célèbres  que  l'estime  du  gouver- 
nement a  chargés  de  la  régénération  de  l'enseignement 
qu'il  convenait  de  repdre  compte  de  ce  qu'on  a  fait, 
de  ce  qu  on  doit  faire.  Mais  le  moment  où  Ton  agit  n'est 
pas  celui  où  l'on  peut  écrire.  Depuis  le  jour  où  com- 
mença l'exercice  de  leurs  nobles  fonctions ,  les  inspec- 
teurs de  l'instruction  publique  n'ont  connu  ni  loisir  ni 
repos  :  opiniâtres  dans  leurs  travaux,  ils  les  poursuivent 
sans  s'étonner.  Vous  apprécierez  leur  modestie^  car  je 
vais  être  historien  fidèle.^ 

Déjà  la  moitié  de  la  France  a  été  parcourue  par  eux; 
des  bords  du  Rhin  aux  extrémités  du  Morbihan ,  des 
rives  de  l'Escaut  au  pied  des  I^énées ,  et  loin  encore 
par-delà  les  Alpes ,  ils  ont  laissé  des  traces  consolantes 
de  leur  passage ,  des  résultats  utiles  de  leur  mission. 

Tandis  que  les  anciens  collèges,  ces  établissements 
qui   doivent  former   l'intermédiaire  entre   les   écoles 
primaires  et  les  écoles  de  perfectionnement ,  se  repro»  *" 
duisent  sur  tous  les  points  de  la  république,  sous  le 
nom  d! Écoles  secondaires ,  (jue  des  règlements  communs  \ 
y  déterminent  la  nature  et  l'étendue  de  l'enseignement, 
les  inspecteurs  poursuivent  l'organisation  des  lycées,  \ 
où  l'instruction  supérieure  doit  être  reçue ,  et  que  les  •• 
sujets  les  plus  distingués  des  écoles  secondaires  doivent 
alimenter.  i 


! 


PUBLIQUE.  i53 

Douze  Ijcées  devaient  être  établis  dans  le  courant  de 
cette  année,  douze  lycées  seront  en  activité  à  Touver* 
ture  de  la  prochaine  année  scolaire. 

C*est  un  travail  peu  attrayant  et  peu  facile  que  celui 
auquel  ces  organisations  multipliées  ont  donné  lieu. 

Par  une  suite  de  l'esprit  de  justice  qui  préside  même 
à  la  distribution  des  grâces  ,  une  partie  des  places  d'é« 
lèves  et  toutes  les  places  de  professeurs  ont  dû  appar- 
tenir aux  plus  instruits.  Le  concours  des  aspirants  de 
l'une  et  l'autre  classe  a  été  nombreux.  Rien  n'a  pu  re- 
buter la  constance  des  examinateurs.  Depuis  Témérité 
qui  s'est  rendu  propres  les  langues  d'Homère  et  de  Ci- 
céron  jusqu'à  l'enfant  qui  à  peine  en  balbutie  les  pre- 
miers mots;  depuis  le  philosophe  familiarisé  avec  les 
plus  sublimes. secrets  de  la  science  jusqu'à  l'écolier  en- 
core effarouché  des  éléments  du  calcul  ;  se  rabaissant  à 
la  petitesse  des  ims ,  s'élevant  à  la  hauteur  des  autres  , 
[ils ont  apprécié  toutes  les  prétentions,  classé  tous  les 
droits.  Leurs  jugements  ont  réglé  les  choix  du  gouver- 
Dînent ,  et  la  prospérité  précoce  de  plusieurs  lycées  a 
^fidt  l'apologie  de  cette  confiance. 

Elle  ne  pouvait  être  mieux  placée.  Des  hommes  éga^' 

sment  illustrés  par  des  travaux  scientifiques  et  litté- 

pouvaient  seuls  remplir  l'intention  du  réforma- 

',  qui  veut  que  les  études  de  la  jeunesse  se  partagent 

armais  entre  les  lettres  et  les  sciences. 

Oui ,  citoyens ,  tel  est  le  but  du  nouveau  système 
ilnstruction.  Ce  système,  très  différent  à  la  vérité  de 


i54  INSTRUCTION 

celui  qui  régnait'  avant  la  révolution ,  n  est  pourtant 
point  le  produit  hasardeux  de  Tesprit  d'innovation  :  en- 
fanté par  la  force  des  choses ,  il  est  la  conséquence  né- 
cessaire d'un  ordre  meilleur  ;  adopté  par  l'intérêt  gé- 
néral ,  il  concorde  si  bien  avec  l'intérêl;  particulier, 
qu'il  était  en  vigueur  dans  un  grand  nombre  d'écoles 
privées  y  avant  que  le  gouvernement  l'eut  inti*oduit  dam-: 
les  écoles  publiques. 

Les  causes  de  ce  changement  dans  l'éducation  ne  soot 
pas  plus  difficiles  à  concevoir  qu'à  développer. 

Qu'on  se  rappelle  la  nature  et  la  durée  des  anciennes 
études ,  on  sera  étonné  de  cette  longue  suite  d'années  , 
consumées  dans  l'acquisition  de  l'intelligence  de  deux 
langues  ;  on  ne  se  souviendra  pas  sans  surprise  qu'après 
huit  SUIS  d'un  commerce  exclusif  avec  les  muses  greo^ 
ques  et  romaines,  l'adolescent  entrait  souvent  dans  k 
monde  étranger  aux  premiers  éléments  des  sciences 
éléments  insuffisamment  enseignés  dans  ces  classas 
nues  sous  le  nom  de  philosoptde ,  où  l'art  de  Yi 
mentation  et  la  vieille  dialectique  usurpaient  le 
sur  les  connaissances  physiques ,  naturelles  et  ma 
matiques. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  déprimer  ici  le 
rite  d'un  corps  long-temps  utile ,  et  dont  la  méi 
sera  toujours  vénérée  ;  d'un  corps  dont  la  gloire  est 
à  celle  des  RoUin ,  des  Lebeau ,  et  de  tant  d'autres 
la  reconnaissance  publique  a  consacré  les  noms  ! 

J'examine  les  choses  et  non  les  hommes.  Je  p^oii^ 


PUBLIQUE.  i55 

que,  d après  la  marche  donnée  au  siècle,  renseigne- 
ment de  l'université  avait  besoin  de  s'étendre  pour  se 
perfectionner  ;  que  propre  à  former  des  érudits ,  il  ne 
rétait  point  assez  à  former  des  hommes  instruits  ;  qu'on 
pouvait  désirer  plus  de  libéralité  dans  le  système ,  mais 
non  plus  d'habileté  dans  les  professeurs  auxquels  il  a  dû 
ion  lustre. 

Tout  est  ici  la  faute  des  temps.  Commandés  par  les 
institutions  contemporaines ,  ces  études  bornées  suffi- 
saient aux  besoins  de  la  majorité  des  individus  à  qui  la 
seule  connaissance  des  langues  anciennes  était  nécessaire 
pour  l'apprentissage  et  l'exercice  du  petit  nombre  de 
professions  qu'il  leur  fût  permis  d'embrasser. 

L'inégalité  des  conditions  établissant  des  droits  divers 

à  l'obtention  des  emplois,  était-il  si  nécessaire  de  fendre 

propre  à  tout  un  homme  qui  ne  pouvait  pas  prétendre 

ik  tout?  L'éducation  devait  être  relative  à  la  nature  d'am- 

flition  permise  par  la  naissance.    Les  parents  détermi- 

■tient  fecilement  le  but  vers  lequel  les  pas  de  l'enfant 

;Ae?aient  être  dirigés,  et  ne  lui  permettaient  que  rare- 

nent  de  s'en  écarter.  L'étude  des  sciences ,  dans  leur  ma- 

ûèrede  voir,  n'eût  offert  au  jeune  élève  que  des  fatigues 

itiles  ou  des  distractions  dangereuses.  Pourquoi  sur- 

er  sa  mémoire  d'objets  qu'il  eût  été  forcé  d'oublier, 

pourquoi  développer  en  lui  des  goûts  nuisibles  à  sa 

îrité  future  ? 

Heureusement   l'obstacle  n'était-il  pas  toujours  plus 
paissant  que  l'instinct  :  Pascal  inventait  ce  qu'il  lui  était 


i56  INSTRUCTION 

défendu  d*apprendre,  et,  par  ses  succès  précoces,  il 
obtint  la  permission  de  devenir  le  premier  mathématicien 
de  son  siècle. 

La  chute  de  l'ancien  régime  dut  entraîner  celle  d'un 
système  d'enseignement  qui  ne  pouvait  convenir  qai 
lui.  L'égalité  de  droits  rétablie,  l'accès  de  toutes  les 
places  ouvert  à  tous ,  l'ambition  des  pères  a  dû  changer 
la  base  de  l'éducation.  Moins  pressés  de  choisir ,  parce- 
qu'ils  n'étaient  plus  circonscrits  dans  leurs  choix,  ils 
ont  attendu  le  développement  des  dispositions  de  l'é- 
lève pour  déterminer  la  direction  qu'il  conviendrait  de 
donner  à  ses  travaux.  Ils  ont  interrogé  successivement 
toutes  ses  facultés,  pour  découvrir  en  lui  la  faculté  do- 
minante. Ils  ont  offert  le  choix  entre  toutes  les  études  à 
celui  à  qui  il  était  permis  de  choisir  entre  toutes  lespro- 
fessions. 

Ces  idées  ont  donné  naissance  aux  écoles  centrales; 
conception  digne  des  savants  qui  la  proposèrent  à  l'ap- 
probation des  législateurs!  conception  mesurée  à  la 
grandeur  de  la  nation  qui  l'adopta  dans  sa  munificence! 
Des  débris  même  accumulés  par  le  vandalisme  dans  le 
centre  de  chacun  de  nos  départements ,  on  voit  s'éle- 
ver ,  s'ouvrir  à  la  fois ,  cent  temples  où  toutes  les  muses 
ont  leurs  prêtres  et  leurs  autels.  Tous  les  genres  d'in- 
struction sont  offerts  à  tous;  et  l'enseignement  des 
sciences  sublimes ,  qui  naguère  ne  se  trouvait  que  dans 
la  capitale,  va  chercher  des  adeptes  jusqu'au  fond  de 
nos  provinces  les  plus  reculées. 


PUBLIQUE.  157 

Faut-il  que  l'esprit  de  parti  ait  rendu  ces  belles  insti- 
tutions presque  inutiles!  Ces  sanctuaires  de  la  science 
ont  été  peu  fréquentés.  Des  préventions  confondirent 
les  régénérateurs  des  lettres  et  leurs  destructeurs  :  on 
refusa  les  dédommagements  offerts  par  la  main  à  qui 
Ion  imputait  ses  pertes  ;  on  repoussa  un  bienfait  émané 
dune  assemblée  où  Ton  s'opiniàtrait  à  voir  les  hommes 
féroces  dont  elle  s'était  purgée. 

Après  six  ans  d'essais ,  éclairé  par  une  sage  attente, 
le  gouvernement  consulaire  sentit  que  la  prospérité  de 
l'instruction  exigeait  encore  des  changements. 

Les  écoles  centrales  avaient  été  répandues  peut-être 
avec  plus  de  prodigalité  que  de  prudence.  Ecoles  uni- 
Yerselles ,  elles  avaient  peiit-étre  été  multipliées  au-delà 
de  leur  juste  proportion  avec  la  population.  A  l'exemple 
de  la  nature,  non  moins  étonnante  dans  sa  profusion 
qae  dans  sa  fécondité,  on  avait  porté  la  lumière  là  où. 
des  yeux  ne  s'étaient  jamais  ouverts  ;  mais  ce  qui  fait 
reconnaître  dans  la  nature  un  pouvoir  immense  ferait 
bientôt  rencontrer  les  bornes  de  la  puissance  humaine. 
L'économie  est  la  vie  des  états ,  et  la  sagesse  ne  permet 
pas  à  un  gouvernement  d'entretenir  les  ressources  là 
où  ne  sont  pas  les  besoins. 

Enfin  le  défaut  d'écoles  élémentaires  laissait  entre  les 
écoles  primaires  et  les  écoles  centrales  une  lacune  qu'il 
importait  de  remplir,  et  Ton  ne  pouvait  satisfaire  à 
cette  nécessité  qu'en  accroissant  une  dépense  déjà  ex- 
cessive. 


i58  INSTRUCTION 

Alors  fut  conçu  le  plan  qui  s'exécute.  Instruit  par 
rexpérience,  on  s*est  étudié  à  l'enrichir  de  tous  les  aTan* 
tages  des  deux  premiers  systèmes,  et  à  le  présenrerde 
leurs  inconvénients.  Plus  libéral  que  celui  desuniverâtiê, 
moins  prodigue  que  celui  des  écoles  centrales,  il  soffit 
à  tou^  les  besoins ,  il  satisfait  toutes  les  spéculatîoiis.  Les 
quatre  écoles  dont  il  se  compose  forment  rensemUe  le 
plus  parfait  qu'il  soit  possible  de  concevoir.  Dans  kl 
écoles  primaires ,  l'enfant  apprend  à  connaître  les  signes 
et  à  les  tracer  ;  dans  les  écoles  secondaires ,  on  lui  en- 
seigne les  éléments  des  belles-lettres  et  des  scienees 
exactes  ;  il  pousse  aussi  avant  qu'il  est  possible  cette 
double  étude  dans  les  lycées;  et  si  des  dispositions pa^ 
ticulières ,  ou  le  choix  d'un  état ,  exigent  qu'il  ajoute  à  g 
celles  qu'il  possède  des  connaissances  d'un  ordre  pbi 
élevé ,  elles  lui  sont  offertes  dans  les  écoles  spédaki, 
de  toute  espèce,  et  dont  le  nombre  doit  être  encoii 
augmenté. 

A  cette  classification  des  écoles ,  à  cette  graduatk» 
de  l'enseigîDement,  se  joint  un  avantage  qui  achève  de  . 
caractériser  le  système  que  je  développe  ;  c'est  la  pro»  « 
portion  établie  entre  le  nombre  des  diverses  écoles  <l  . 
celui  des  élèves  appelés  à  les  fréquenter.  H  est  difiEdh 
d'en  proposer  de  plus  justes.  L'enseignement  nécessaire  ^ 
à  tous  se  trouve  partout ,  et  le  nombre  des  écoles  pri* 
maires  égale,  en  France,  celui  des  municipalités.  Les 
écoles  secondaires ,  nécessaires  à  moins  d'individus,  9ûtà  i 
moins  multipliées,  et  ne  sont  pas  dans  toutes  les  villeii 


PUBLIQUE.  iSg 

Trente  cités  seulement  possèdent  des  lycées  ;  et  les  écoles 
spéciales ,  dépositaires  de  secrets  à  la  révélation  desquels 
toutes  les  intelligences  ne  sont  pas  appelées ,  achèvent  de 
constater  la  suprématie  du  petit  nombre  de  villes  qui  les 
possèdent. 

L'enseignement  ainsi  distribué  peut  être  comparé  à 
ces  beaux  monuments  de  Tarchitecture  qui.  deviennent 
phis  élégants  à  mestire  qu'ils  s'élèvent;  à  une  grande  py- 
ramide dont  les  études  vulgaires  forment  la  base,  et  les 
sciences  sublimes  le  sommet. 

Ce  n'était  pas  assez  que  d'avoir  fait  entrer  dans  le 
nouveau  plan  d'instruction  publique  les  parties  qui  avaient 
concouru  à  l'illustration  de  ceux  auxquels  il  est  substitué, 
il  fallait  en  confier  l'exécution  aux  hommes  les  plus  pro- 
pres à  le  faire  réussir.  Les  formes  qui  accompagnent  la 
nomination  des  professeurs,  les  examens  auxquels  les 
candidats  sont  assujettis,  le  discernement  et  l'impartialité 
qui  règlent  les  rangs ,  ont  assuré  au  mérite  la  préférence 
qui  lui  a  été  promise  par  l'autorité,  et  font  afBuer  dans 
nos  lycées  l'élite  des  instituteurs  de  tout  genre,  les  su- 
jets les  plus  distingués  des  universités,  des  écoles  cen- 
trales et  des  anciens  corps  enseignants.  Pouvait-on  rendre 
un  hommage  plus  éclatant  aux  soutiens  de  l'ancienne 
instruction ,  que  de  leur  confier  l'honneur  et  la  prospérité 
de  la  nouvelle  ! 

L'avenir  fera  ressortir  avec  plus  d'éclat  encore  et  l'ex- 
cellence de  ces  choix,  et  celle  des  bases  données  aux  nou- 
velles études. 


i6o  INSTRUCTION 

Le  propre  de  cette  culture  simultanée  des  sciences  et 
des  lettres  est  de  former  la  raison  en  exerçant  Tesprit, 
de  fortifier  le  jugement  en  enrichissant  l'imagination)  de 
mettre  en  œuvre  les  dons  les  plus  heureux  que  la  nature 
ait  départis  aux  hommes ,  de  bien  mériter  de  la  jeunesse 
en  multipliant  ses  moyens  de  succès,  de  bien  mériter  de 
la  patrie  en  augmentant  le  nombre  des  moyens  qui  doi- 
vent concourir  à  l'accroissement  de  sa  gloire* 

Le  moment  est  arrivé  où  la  célébrité  que  les  lettres  et 
les  sciences  obtenaient  séparément  semble  exiger  leur 
réunion ,  où  le  littérateur  n'est  plus  excusable  d'ignorer, 
où  le  savant  est  tenu  d'écrire. 

Avant  cette  alliance  réciproquement  utile ,  la  science, 
renfermée  entre  les  savants ,  était  un  héritage  qu'ils  se 
transmettaient  comme  par  substitution.  Plus  jaloux  d'ae 
croître  leurs  richesses  que  de  les  répandre,  ils  semblaienl 
redouter  les  moyens  de  communiquer  avec  le  reste  de) 
hommes.  L'art  d'écrire  se  bornait  pour  eux  à  l'exactitudi 
dans  les  définitions ,  à  la  clarté  dans  les  raisonnements 
à  l'usage  des  formes  les  plus  concises  de  la  dialectique 
Ce  style  pouvait  suffire  à  celui  qu'animait  le  seul  déni 
d'apprendre;  mais  à  quel  point  ne  rebutait-il  pas,  pai 
sa  sécheresse,  la  multitude  des  lecteurs ,  qui  veut  l'amu 
sèment ,  même  dans  l'instruction  P 

Si  chaque  propriété  de  Tesprit  était  exclusive  des  au 
très ,  si  la  faculté  qui  doit  décrire  repoussait  la  facult 
qui  doit  peindre,  si  l'imagination  qui  compose  était  in 
conciliable  avec  Tesprit  qui  analyse ,  une  route  nouvel! 


PUBLIQUE.  161 

Q  eût  pas  été  ouverte  au  génie ,  et  le  dix-huitième  siècle 
06  s'enorgueillirait  pas  d*une  gloire  qui  lui  est  propre. 

Un  homme  qui  réunissait  les.  qualités  dont  je  viens  de 
£ûre  rénumération,  Fontenelle,  dut  le  premier  à  cet 
heureux  rapprochement  des  sciences  et  des  lettres ,  de 
brillants  succès  et  une  renommée  durable.  Arrêtons- 
nous  un  moment  devant  ce  centenaire ,  qui  appartient 
aux  deux  grands  siècles  de  la  littérature  française  ;  de- 
vant ce  neveu  des  Corneille ,  ce  jeune  homme  contem- 
porain de  Racine,  ce  vieillard  contemporain  de  Voltaire; 
illustre  pendant  l'interrègne  qui  sépare  ces  deux  grands 
hommes ,  illustre  même  à  côté  d'eux  ! 

Après  quelques  essais  en  divers  genres  de  littérature , 
Fontenelle  reconnut  que  les  plus  belles  palmes  que  pût 
envier  le  poète ,  l'orateur  et  le  moraUste ,  avaient  été 
moissonnées  par  cette  foule  d'hommes  illustres  au  mi- 
lieu desquels  il  était  né  ;  que  Boileau ,  La  Fontaine , 
Quinault ,  ne  pouvaient  pas  être  dépossédés  de  la  pre- 
mière place  ;  que  Corneille ,  Racine  et  Molière  laissaient 
le  théâtre  presque  inaccessible  ;  que  l'analyse  du  cœur 
humain  serait  difficilement  tentée  avec  succès  api'ès  La 
Bruyère  et  La  Rochefoucauld;  que  Bourdaloue ,  Mas- 
sillon,  Fléchier,  avaient  porté  l'éloquence  sacrée  à  une 
hauteur  qu'il  était  difficile  d'égaler,  et  Bossuet  à  une 
sublimité  qu'il  n'était  pas  permis  d'atteindre.  Mais  il 
sentit  en  même  temps  que  de  nouveaux  succès  pou- 
vaient être  obtenus  par  de  nouveaux  moyens  ;  que  les 
vastes  champs  de  la  science  étaient  couverts  de  niois- 
1.  Il 


i62  INSTRUCTION 

sous  intactes,  abondaient  en  mines  fécondes,  où  For 
n'attendait ,  pour  briller ,  que  la  main  habile  qui  sau- 
rait le  mettre  en  œuvre  :  il  publia  les  Mondes;  les  igno- 
rants furent  étonnés  de  leur  intelligence  ;  les  femmes 
trouvèrent  des  grâces  à  la  science,  et  la  sévère  Uranie, 
coquette  pour  la  première  fois ,  sourit  aux  fleurs  qo'uo 
art  ingénieux  avait  mariées  aux  étoiles  de  sa  couronne. 

Fontenelle  porta  le  même  goût  et  le  même  esprit 
dans  la  composition  des  éloges  académiques  :  ceux  qnll 
a  laissés,  malgré  notre  richesse  en  ce  genre,  sont  tou- 
jours des  modèles. 

Mais  quel  est  celui  qui  s'avance  d'un  pas  ferme  et  gi- 
gantesque dans  cette  route  encore  infréquentée?  C'est 
un  poète,  c'est  un  orateur,  c'est  un  philosophe ,  c'est 
Buffon  !  Buffon ,  dont  la  tête  est  vaste  comme  le  monde, 
dont  l'imagination  est  féconde  comme  la  nature.  Les 
siècles  qui  se  sont  écoulés,  les  siècles  qui  s'écouleront, 
lui  sont  présents  :  ni  la  hauteur  des  cieux ,  ni  les  pro* 
fondeurs  de  la  terre ,  ni  l'immensité  que  le  regard  hih 
main  ne  peut  embrasser,  ni  l'exiguité  qu'il  ne  peut  sai- 
sir ,  ne  dérobent  un  secret  à  son  génie.  Confident  dt 
l'origine  et  de  la  fin  des  choses ,  il  voit ,  il  devine ,  3 
explique.  Depuis  l'énorme  quadrupède  qui  pèse  aoili 
globe  jusqu'au  chétif  animal  dont  l'herbe  abrite  la  pe- 
titesse ,  ses  yeux  ont  tout  observé ,  sa  plume  a  tout  dé- 
crit. Exact  et  magnifique ,  majestueux  et  simple ,  il  scB* 
ble  imaginer,  quand  il  définit;  quand  il  peint,  il  senUl 
créer.  Un  idiome  vulgaire  n'eût  traduit  qu'im 


1 


PUBLIQUE.  i63 

ment  les  conceptions  de  cet  esprit  supérieur.  Cette  lan- 
gue neuve  et  sublime  comme  ses  idées ,  cette  langue  que 
pirle  Buffon ,  il  se  lest  faite. 

L'impulsion  donnée  aux  esprits  par  Fontenellc ,  et 
augmentée  par  Buffon,  a  été  entretenue  jusqu'à  nos 
jours.  D*Alembert,Condorcet,Vicq-d'Azyr,  écrivains  et 
savants  également  célèbres ,  ont  été  Thonneur  de  deux 
académies. 

Tu  es  le  regret  de  toutes  les  trois ,  modeste  et  mal- 
heureux Bailly  !  toi  qui  réunissais  à  la  science  d'Âristote 
leloquence  de  Platon,  le  stoïcisme  de  Zenon,  la  simpli- 
cité de  Socrate.  D'un  œil  également  tranquille  tu  envi- 
sageas les  dignités  où  l'estime  nationale  t'a  porté  et  l'é- 
chafaud  où  te  traîna  la  fureur  populaire  :  au  milieu  des 
atrocités ,  ta  mort  parut  atroce  ;  elle  fut  une  époque  de 
deuil  pour  les  sciences ,  les  lettres  et  la  vertu  ;  elle  ap- 
pellera l'horreur  sur  tes  bourreaux,  l'admiration  sur 
leur  victime ,  tant  que  ma  patrie  ne  sera  pas  redevenue 
la  proie  de  l'ignorance  et  de  la  férocité. 

Si  des  considérations  faciles  à  apprécier  ne  m'inter- 
disaient de  parler  des  hommes  qui  existent ,  que  de 
noms  viendraient  s'associer  aux  noms  que  j'ai  cités  !  que 
de  preuves  vivantes  de  la  célébrité  obtenue  par  la  réu- 
nion des  sciences  et  des  lettres  ! 

Je  n'oublierais  pas  ceux  qui ,  faisant  une  utile  appli- 
cation de  la  science  aux  différents  genres  d'industrie , 
ont  su ,  sans  rabaisser  leur  style ,  mettre  leurs  écrits  à 
la  portée  de  toutes  les  intelligences ,  et  conserver  leur 


1 1. 


i64  INSTRUCTION 

noblesse  ,  en  commerçant  avec  toutes  les  classes  d. 
lecteurs. 

Je  n'oublierais  pas  ces  esprits  faciles  et  féconds  (je 
ont  transporté  l'éloquence  dans  nos  amphithéâtres,  qu 
joignent  au  talent  d'écrire  le  talent  de  parler;  qui,  sani 
eiforts ,  sans  préparation ,  trouvent  sur  leurs  lèvres  €:es 
phrases  heureuses ,  ces  expressions  élégantes ,  que  le 
travail  et  la  réflexion  ne  placent  ordinairement  que  sous 
la  plume.  La  foule  se  porte  à  des  leçons  qui  promet- 
tent le  plaisir  et  l'utilité;  et  celui  qui  ne  peut  compren- 
dre Euclide  ,  Hippocrate  ou  Pline  ,  court  applaudir  à 
Démosthène. 

Suivez  les  traces  de  ces  maîtres ,  jeunes  gens  que  je 
vois  se  presser  autour  d'eux ,  écoliers  appelés  à  devenir 
maîtres  à  votre  tour.  Aux  études  qui  donnent  la  science, 
joignez  celles  qui  forment  le  style.  Alors  même  que  vous 
seriez  indifférents  à  la  gloire  littéraire ,  ne  laissez  pas  de 
la  rechercher,  pour  vous  saisir  plus  sûrement  de  h 
gloire  que  vous  préférez.  Quel  moyen  plus  sûr  de  con- 
stater vos  droits  à  la  propriété  d'une  découverte ,  que  11 
pubhcité  qu'elle  peut  recevoir  par  l'impression  ?  Mais 
l'idée  oiferte  au  public  n'est  pas  encore  publiée.  Si 
l'écrivain  ne  se  trouve  pas  dans  le  savant ,  le  néant  peut 
engloutir ,  dès  sa  naissance ,  le  livre  dépositaire  de  vo- 
tre réputation.  Que  de  germes  féconds,  enfouis  dans 
un  style  barbare ,  ont  été  stériles  pour  la  gloire  de 
leur  auteur ,  et  ne  sont  sortis  de  l'obscurité  que  pour  • 
illustrer  l'adroit  et  discret  plagiaire  qui  a  su  se  les  ap- 


PUBLIQUE.  i65 

proprier  par  les  formes  heureuses  sous  lesquelles  son  in- 
dustrie les  déguise  ! 

Enfin ,  songez  que  ,  par  une  suite  de  cette  marche 
toujours  progressive  des  découvertes ,  la  célébrité  dans 
la  science  ne  se  partage  guère  qu'entre  ceux  par  qui 
elle  a  fait  son  premier  et  son  dernier  pas.  Que  d'hom- 
mes de  génie  ont  existé  entre  Arcliimède  et  Newton , 
tpii ,  pour  n'avoir  point ,  à  l'exemple  de  Buifon ,  appuyé 
leur  immortalité  sur  les  lettres ,  sont  éclipsés  par  leur 
devancier  et  leur  successeur ,  sont  étouffés  entre  deux 
réputations  ! 

En  échange  des  grands  services  que  les  savants  doi- 
vent aux  lettres ,  les  sciences  peuvent  rendre  de  grands 
services  aux  littérateurs.  Si  elles  ne  leur  sont  pas  d'une 
nécessité  absolue ,  du  moins  peuvent-elles  leur  être 
d  une  grande  utilité.  Il  est  facile ,  je  le  sais ,  d'éviter 
leur  rencontre  dans  les  ouvrages  d'imagination  ;  mais  le 
peut-on  sans  diminuer  ses  ressources ,  sans  dénoncer 
son  ignorance  par  sa  timidité  !  Quel  avantage  d'aborder 
un  sujet  avec  la  réunion  des  forces  nécessaires  pour  l'at- 
taquer sous  ses  divers  aspects  !  Quel  avantage  de  pou- 
voir ajouter  de  nouvelles  richesses  à  celles  qu'il  offre 
de  lui-même  !  L'esprit ,  l'imagination  ,  le  génie ,  nous 
viennent  de  la  nature  ;  c'est  de  nous  que  nous  vient  la 
science.  C'est  par  la  science  que  l'homme  de  lettres 
peut  rompre  l'égalité  que  la  nature  avait  établie  entre 
lui  et  ses  rivaux  ;  c'est  par  la  science  qu'il  se  fait  supé^ 
rieur  à  ceux  qui  avaient  été  créés  ses  égaux.  Bien  loin 


i66  INSTRUCTION 

que  rétude  de  la  science  refroidisse  lactiTité  de  son 
génie,  elle  en  augmentera  Imtensité.  Ce  génie  est  la 
flamme  qui  rencontre  un  nouvel  aliment  et  devient  plus 
dévorante  à  mesure  que  la  matière  se  présente  à  son 
avidité. 

Rappelons-nous  les  ouvrages  de  Rousseau ,  de  Dide^ 
rot ,  de  cet  universel  Voltaire.  Que  de  trésors  dérobés 
aux  sciences  n*ont-ils  pas  importés  en  littérature  !  par 
combien  de  comparaisons  empruntées  d'elles  n'ont>ils 
pas  rajeuni ,  éclairci ,  ennobli  de  pensées  surannées , 
obscures  ou  vulgaires  !  Quelle  variété  d'intérêts  et  d'in- 
struction le  dernier  surtout  n'a-t-il  pas  jetée  dans  ses 
plus  légers  badinages ,  grâce  à  cette  avidité  qui  avait 
voulu  tout  connaître,  grâce  à  cette  habileté  qui  savait  à 
tout  employer!  j- 

Les  sciences  et  les  lettres  doivent  donc ,  pour  leur  ) 
commun  intérêt,  être  en  rapports  continuels  de  prêts  et  t 
d'emprunts.  Ces  échanges  sont  faits  pour  réconcilier  ^ 
avec  les  unes  et  les  autres  les  différents  esprits  dont  la  :; 
société  se  compose.  Ils  rendront  les  sciences  aimables  i^ 
aux  esprits  légers,  les  lettres  attrayantes  pour  les  esprits  [m 
solides  :  ceux-ci  ne  seront  plus  effarouchés  par  les  théo-  j^ 
ries  savantes,  embellies  des  parures  que  l'esprit  peut  leur  ^ 
prêter  ;  ceux-là  goûteront  moins  difficilement  des  prodao-  \^ 
tions  ingénieuses  qui  ne  consacreront  plus  des  erreurs.    ;, 

Profitez  donc  des  divers  genres  d'instruction  qui  vom  i^ 
sont  prodigués,  enfants  à  qui  les  services  de  vos  pèrei  #_ 
ou  d'heureuses  dispositions  ont  ouvert  l'accès  des  éco*  \^ 


i 


PUBLIQUE.  167 

les  nationales  ;  vous  qui  avez  été  appelés  dans  les  pry ta<* 
nées ,  dans  les  lycées ,  par  la  reconnaissance  publique  , 
par  la  munificence  consulaire.  Dans  votre  éducation, 
l'état ,  qui  tous  tient  lieu  de  père ,  vous  donne  un  patri- 
moine. C'est  de  cette  source  que  découleront  pour  vous 
rhonneur  et  la  fortune ,  quelle  que  soit  la  carrière  que 
TOUS  soyez  appelés  à  parcourir. 

Quand,  du  seuil  de  lasile  où  votre  enfance  aura  été 
instruite ,  tous  hésiterez  entre  les  routes  nombreuses 
qui  conduisent  à  la  gloire  utile ,  consultez  bien  votre 
génie  avant  de  faire  un  choix  ;  mais  ce  choix  fait,  ne  né- 
gligez pas ,  dans  l'intervalle  de  vos  travaux ,  celles  de 
Tos  premières  études  qui  même  ne  sembleraient  plus 
nécessaires  à  vos  succès.  Le  temps  n'est  plus  où  la  fré- 
quentation des  lettres  et  des  sciences  était  à  redouter 
pour  l'ambitieux  :  aujourd'hui  elles  s'associent  avec 
toutes  les  professions ,  elles  sympathisent  avec  toutes 
les  dignités.  Us  sont  bien  loin  de  nous  ces  préjugés  bar- 
bares, qui  emprisonnaient,  pour  ainsi  dire,  les  savants 
et  les  littérateurs  dans  les  académies ,  qui  mesuraient 
lor  l'aptitude  prouvée  pour  les  travaux  des  Muses ,  Tin- 
capacité  qu'on  apporterait  dans  l'exercice  des  fonctions 
publiques. 

Ces  préjugés ,  trop  souvent  ressuscites  par  l'ambition 
jalouse,  et  trop  long-temps  accrédités  par  l'ignorance  en- 
Tieuse ,  n'étaient  pas  l'opinion  du  fondateur  de  nos  aca- 
démies, de  ce  Richelieu,  qui  à  la  réputation  de  grand 
administrateur,  de  grand  politique,  de  grand  militaire 


i68  INSTRUCTION 

même  qu*il  tenta  de  conquérir  sous  les  murs  de  La  Rc 
chelle^  voulut  joindre  celle  de  grand  poète.  Il  ne  pen&si 
pas,  ce  ministre  qui  marchandait  avec  Corneille  la  gloi.: 
du  Cidy  que  la  renommée  qui  provient  des  lettres  £) 
messéante  à  celle  que  doit  ambitionner  Thomme  d'éta^K. . 
ne  Tavait  pas  pensé  non  plus,  ce  Démosthène  qui  cherc/i, 
dans  les  lettres  la  source  de  sa  puissance ,  et  qui  par  lew 
culture  alimentait  cette  éloquence  arbitre  des  destinées 
de  la  Grèce  ;  ce  Cicéron  qui ,  dans  Fart  de  la  parole ,  trou- 
vât les  moyens  de  déconcerter  l'imperturbable  dissimula* 
tion  de  Catilina,  et  de  mettre  un  terme  aux  crimes  et  à 
l'impunité  de  Verres.  Dans  Athènes,  Périclès  aUiaît 
le  commerce  des  lettres  et  de  la  philosophie  aux 
soins  des  intérêts  publics.  A  Rome ,  le  conquérant 
des  Gaules  ,  le  vainqueur  de  Pompée ,  le  maître  du 
monde  ,  César ,  était  à  la  fois  orateur ,  historien  el 
poète.  N'était-ce  donc  pas  un  homme  d'état  que  ce 
Bacon,  qui ,  savant  dans  toutes  les  sciences ,  honora  suo 
cessivement  les  plus  hautes  dignités  de  l'empire  bri< 
tannique  ?  N'était-ce  donc  pas  un  savant  que  cet  Oxen* 
stiern ,  grand  ministre  sous  un  grand  roi  ?  Les  L'Hô* 
pital,  les  d'Aguesseau,  les  Malesherbes,  les  Turgot. 
étaient  l'honneur  des  lettres  comme  celui  de  la  magi» 
trature  et  de  la  vertu  !  Enfin ,  quelle  branche  de  con< 
naissances  n'a-t-il  pas  cultivée  ce  Frédéric ,  qui  philoso- 
phait au  milieu  des  affaires,  qui  versifiait  sur  le  chami 
de  bataille  ! 

Chercherons-nous  dans  les  temps  présents  de  nou- 


PUBLIQUE.  169 

velles  preuves  de  Fabsurdité  de  l'opinion  que  je  combats  ? 
portons  les  yeux  surles  chefs  de  Tëtat.  Des  hommes  illus- 
trés par  des  travaux  littéraires  ou  scientifiques  s'offrent 
à  moi  de  toutes  parts,  siègent  aux  premières  places, 
dirigent  les  administrations,  négocient  les  traités.  Les 
dignités  littéraires  sont  recherchées  par  les  hommes 
d'état  ;  les  hommes  de  lettres  sont  appelés  aux  dignités 
politiques.  Dans  le  sénat ,  ouvert  à  tous  les  genres  de 
mérite,  les  sciences,  les  lettres,  les  arts,  ont  leurs  re- 
présentants. Cousin ,  Darcet  et  Dauhenton  s'y  sont  assis 
auprès  du  patriarche  de  la  peinture ,  entre  les  magistrats, 
les  administrateurs,  les  législateurs  et  les  généraux, 
pères  de  la  patrie. 

Cette  estime  accordée  à  tous  les  genres  d'utilité ,  ces 
konneurs  partagés  entre  tous  les  mérites,  ont  toujours 
caractérisé  les  époques  de  la  régénération  des  peuples 
et  le  gouvernement  de  l'homme  supérieur.  Tacite  était 
consul  sous  Nerva  ;  Pline  commandait  sous  Trajan  ;  Sué- 
tone vivait  dans  sa  familiarité  et  dans  celle  d'Adrien.  Les 
ttoîciens  composaient  la  cour  du  seul  empereur  qui  n'ait 
pas  voulu  de  courtisans,  de  ceMarc-Aurèle,  auprès  du- 
(piel  l'humanité  et  la  philosophie  s'assirent  sur  le  trône 
isL  monde. 

Au  contraire,  quand  les  peuples  sont  tombés  dans  l'ab- 
jection et  dans  le  malheur ,  quand  l'ignorance  et  la  bru- 
,tilité  ont  tenu  les  rênes ,  le  savoir  est  devenu  une  source 
^Infortune  et  de  persécution.  Pour  ces  hommes  imbé- 
Joies,    insensés  ou  abrutis,  que  le  hasard  a  trop  sou- 


170  INSTRUCTION 

vent  portés  à  la  tête  des  nations,  Faspect  du  phîloso»  . 
phe  est  un  reproche ,  celui  de  l'écrivain  une  menace  : 
laustérité  de  Fun  offense;  la  pénétration  de  l'autre  épou- 
vante. Quiconque  peut  observer,  quiconque  peut  écrire, 
est  coupable ,  aux  yeux  d'un  tyran ,  d'espionnage  ou  i» 
délation. 

Telles  sont  les  causes  qui,  sous  les  Domitien,  les  i 
Commode,  les  Néron,  ont  amené  l'exil  et  la  mort  de 
tant  d'hommes  célèbres.  Et,  chose  déplorable!  de  II 
science ,  la  proscription  s'étendait  bientôt  à  la  verttt. 
La  disgrâce  de  Sénèque  précéda  de  bien  peu  la  morl 
de  Thraséas. 

Après  avoir  avancé  que  les  qualités  de  l'homme  d'état 
peuvent  se  rencontrer  dans  l'homme  de  lettres  et  dans 
le  savant,  je  ne  crains  pas  d'affirmer  que  les  connaît* 
sances  littéraires  et  scientifiques  doivent  se  trouver  dam 
l'homme  d'état  :  autrement  quelle  justesse  apporterait^! 
à  l'appréciation  de  ce  qu'il  ne  connaîtrait  pas  ?  Dttfr 
quelle  mesure  encouragerait-il  ce  qu'il  ne  pourrait  pal 
apprécier  ? 

L'honune  d'état  instruit  obtiendra  des  sciences  et  dfll 
lettres  des  résultats  d'autant  plus  certains  qu'il  aura  it 
ce  qu'il  en  pouvait  exiger.  Pendant  la  guerre,  il  leni 
demandera  de  nouveaux  moyens  de  victoire  ;  après  Ift 
guerre,  il  en  attendra  la  continuation  de  la  gloire  firaii»|  ^ 
çaise  :  et,  comme  tout  ce  qui  concourt  à  augmenter  cetli 
gloire  devient  par  cela  même  l'objet  de  ses  soins,  les  beaux* 
arts  fixeront  aussi  son  attention  ;  les  beaux-arts ,  enfimU 


^ 


PUBLIQUE.  171 

delà  paix ,  qui  leur  doit  ses  plus  doux  charmes  !  les  beaux- 
arts,  dont  la  prospérité  fut  de  tout  temps  liée  à  celle  des 
peuples  qui  les  cultivent! 

Illustre  époque  où  nous  sommes  arrivés  à  travers  tant 
de  malheurs ,  où  nous  avons  été  conduits  par  tant  de 
victoires  !  Quel  pouvoir  régénérateur  a  réveillé  toutes 
les  industries,  ressuscité  tous  les  génies?  quelle  éton- 
nante impulsion  enfante  le  mouvement  qui  se  manifeste 
ie  toutes  parts?  Le  bien  s'opère  avec  la  célérité  du  mal. 
Des  prodiges,  auxquels  la  puissance  de  Thomme  sem- 
)lerait  ne  pouvoir  sufBre  que  successivement ,  illustrent 
imultanément  toutes  les  parties  de  Tadministration  :  les 
outes  sont  rouvertes,  des  canaux  sont  creusés,  des 
onts  sont  suspendus,  des  palais  s'achèvent  pour  être 
abités  par  nos  bibliothèques;  des  musées  s'agrandissent 
9ur  recevoir  tous  les  chefs-d'œuvre ,  et  la  Vénus  de  Flo- 
nce  vient  s'y  placer  près  de  l'Apollon  de  Rome,  tandis 
lie,  dans  nos  arsenaux  et  dans  nos  chantiers,  jour  et 
nit  se  fabrique  la  ruine  de  la  moderne  Carthage.  Et 
ourtant  l'activité  physique  ne  surpasse  point  encore 
ictivité  morale.  Pendant  que  ces  grands  travaux  se 
oursuivent,  les  lois  se  réforment,  les  finances  se  réta- 
lissent ,  la  morale  publique  se  régénère  ;  et  toutes  ces 
hoses  sont  opérées  dans  le  même  instant  par  le  même 
énie ,  par  celui  qui  fatigue  toutes  les  voix  de  la  renonw 
lée,  qui  assiège  toutes  les  avenues  de  la  gloire. 

Non  content  d'assurer  aujourd'hui  la  grandeur  de  la 
tation,  il  la  veut  préparer  pour  l'avenir;  il  veut  que 


172  INSTRUCTION 

Tâge  qui  suivra  le  nôtre  lui  doive  aussi  son  illustra- 
tion. A  la  discipline  qui  fait  les  soldats,  à  rinstruction 
qui  fait  les  savants,  il  veut  réunir  Témulation  qui  £ût 
les  grands  hommes;  il  veut  que,  dès  l'en£ance  même, 
la  gloire,  présentée  aux  regards  de  lliomme,  allume 
en  lui  cette  noble  ambition  qui  double  les  efforts  et  les 
moyens  ;  qui  produit  les  actions  héroïques  et  les  ou-  i 
vrages  immortels. 

Aux  récompenses  annuellement  réparties  dans  l'in- 
térieur de  chaque  étabhssement,  il  a  joint  des  récom* 
penses  plus  éclatantes,  dont  la  distribution  est  l'dbjet  i 
de  cette  solennité.  Ces  récompenses  diverses  n  auront  Ê 
pas  été  obtenues  aux  mêmes  titres.  Les  premières  ont  W 
été  données  à  un  succès ,  les  secondes  sont  promises  à  j 
une  suite  de  succès.  Les  unes  sont  le  prix  d*un  effort  | 
heureux ,  les  autres  d'un  effort  constant.  Les  unes  cou-  j 
ronnent  le  travail  d'un  moment,  les  autres  les  travataj 
d'une  année ,  et  vont  signaler ,  non  celui  qui  a  été  uoi 
fois  vainqueur ,  mais  celui  qui  l'a  été  le  plus  souveit 
Cette  équité  dans  la  répartition  de  la  gloire  n'avait  Vf» 
partenu ,  jusqu'à  présent^  qu'à  la  postérité,  qui  ne  jugl| 
pas  sur  une  action,  mais  sur  des  habitudes;  qui  nepio*| 
nonce  pas  d'après  un  jour,  mais  d'après  la  vie;  qui 
connaît  pour  héros ,  non  celui  qui  fut  ime  fois 
mais  celui  qui  n'a  pas  cessé  de  l'être. 

Mais  c'est  trop  retarder  le  moment  souhaité.  Vous,  à 
qui  les  succès  ont  frayé  l'accès  de  cette  auguste  enceintVi 
je  n  ai  plus  qu'un  mot  à  vous  dire.  Dans  ce  temple  chotfi 


PUBLIQUE.  173 

pour  théâtre  de  votre  triomphe,  remarquez  les  témoins 
qui  lui  sont  domiés  :  devant  vous ,  ce  corps  fameux , 
l'honneur  de  l'âge  présent  ;  autour  de  vous^  les  grands 
hommes  des  siècles  passés.  Vous  êtes  dans  le  sanc- 
tuaire de  la  gloire;  elle  se  révèle  à  vous.  Entendez-la 
s'écrier  9  en  vous  montrant  l'élite  des  devanciers  et  des 
contemporains  :  «  Enfants ,  vous  me  devez  des  hommes 
«  illustres.  Les  prix  que  vous  obtenez  sont  beaux  ;  mais 
<  que  sont-ils  9  comparés  aux  prix  réservés  aux  travaux 
«qui  accroissent  la  gloire  nationale!  Voyez!  pendant  la 
«Tie ,  une  place  dans  ces  rangs ,  et  l'estime  des  peuples  ; 
«après  la  mort,  un  marbre  sous  ces  voûtes,  et  l'im- 
I  mortalité  !  » 


174  INSTRUCTION 


a» 


DISTRIBUTION  GÉNÉRALE 

DES  PRIX. 
1804. 

Messieurs, 

Chargé  une  seconde  fois  de  rendre  compte  de  letit 
de  rinstruction  publique ,  ce  n*est  pas  sans  plaisir  que 
je  remplis  cette  tâche.  Je  n*ai  que  des  succès  à  vous 
annoncer,  que  des  résultats  heureux  à  vous  préseniter. 

Depuis  que  la  jeunesse  dont  les  efforts  vont  être 
couronnés  a  repris  ses  travaux ,  Tactivité  d'un  gouver- 
nement régénérateur  s'est  encore  accrue.  La  nou- 
velle organisation  de  l'instruction  publique  a,  plus 
que  jamais,  occupé  sa  sollicitude.  Les  hommes  recom* 
mandables  choisis  par  sa  juste  confiance  pour  lexécQ- 
tion  d'une  utile  réforme,  ont  redoublé  de  zèle;  Us  ont 
rempli  plus  des  deux  tiers  de  leur  honorable  et  blxh 
rieuse  mission.  Trente-quatre  lycées  seront  ouverts  m 
renouvellement  de  l'année  scolaire.  Quelques  mois  eiM 
core,  et  aucune  des  villes  qui  doivent  posséder  un  del 
ces  étabUssements  n'aura  de  vœux  à  former.  La  France  1 
nouvelle  n'enviera  plus  rien  à  l'ancienne;  et  l'instrao 
tion ,  répartie  sans  parcimonie  comme  sans  prodigalité, 


PUBLIQUE.  175 

sera  offerte  à  tous  les  Français  sur  tous  les  points  de 
l'empire. 

Le  plan  du  nouveau  système  d*instruction  est  connu. 
Nous  avons  essayé  de  le  développer  Tannée  dernière, 
letude  simultanée  des  sciences  et  des  lettres  étant  le 
principal  but  que  se  soit  proposé  celui  qui  Ta  conçu, 
ce  dut  être  aussi  l'objet  de  notre  première  attention. 
Nous  nous  sommes  attachés  à  faire  sentir  Texcellence  de 
cette  idée,  la  &cilité  de  son  exécution,  les  avantages 
I    sans  nombre  qu'elle  promet  à  la  société  comme  aux  in- 
dividus; et  peut-être  aurions-nous  peu   de  choses  à 
ajouter  à  ces  développements  si  l'instruction  libérale  se 
bornait  à  ces  seuls  objets. 

Les  objets  de  l'instruction  ne  sont41s  pas  variés  comme 
les  génies  ? 

L'intérêt  général  et  le  particuUer  veulent  qu'il  n'existe 
pas  dans  l'homme  une  faculté  utile  dont  un  gouverne- 
ment sage  ne  favorise  le  perfectionnement.  Tel  a  reçu 
delà  nature  le  génie  des  arts,  comme  tel  autre  celui 
des  sciences ,  et  n'a  pas  moins  de  droits  aux  soins  de  la 
patrie ,  dont  il  accroîtra  aussi  la  gloire. 
L'enseignement  des  beaux-arts  a  donc  dû  faire  aussi 
L  partie  de  l'instruction  publique.  Mais  dans  quelle  pro- 
■  portion  doit-elle  se  mêler  à  des  études  plus  sévères  ? 
'  dans  quel  intérêt  doit-il  être  permis  uniquement?  C'est 
ce  que  nous  allons  tenter  de  déterminer.  De  nos  lycées, 
où  l'étude  des  beaux-arts  n'est  qu'accessoire,  nous  pas- 
serons dans  les  écoles  spéciales ,  où  elle  est  exclusive. 


17e  INSTRUCTION 

Nous  examinerons  la  situation  de  ces  écoles  ;  no 
saierons  d'apprécier  ce  qu'elles  ont  produit  et  ce  q 
promettent,  et  d'établir  les  rapports  entre  les  sacrif 
les  résultats.  D'autres  questions  non  moins  impoi 
s'of&iront  d'elles-mêmes  à  la  discussion,  et  nous 
écarterons  pas.  L'intérêt  attaché  à  la  matière  que  je 
me  garantit  l'indulgence  de  mes  auditeurs.  L'an 
rencontre  un  ami  n'est  point  pressé  de  s'en  se] 
tout  ce  qui  concerne  l'objet  de  sa  prédilection  l'inle 
il  est  avide  des  moindres  détails.  Je  parle  des  b 
arts  devant  leurs  amis  :  parmi  les  Français  qui  m' 
tent,  un  grand  nombre  les  cultive,  un  grand  ne 
les  protège ,  et  tous  les  idolâtrent. 

La  peinture,  l'architecture,  la  sculpture  et  la  mu; 
sont  enseignées  dans  des  écoles  spéciales. 

Le  dessin  et  les  seuls  éléments  de  musique  son 
diés  dans  les  lycées.  Il  faut  connaître  au  moins  les 
cipes  des  beaux-arts  pour  apprécier  leurs  produc 
L'enseignement  de  ces  principes  ne  doit  donc  paj 
oublié  dans  l'éducation.  Mais  comme  les  beaux-art 
fèrent  d'utilité  dans  leurs  applications  aux  divers  be 
de  la  société ,  hors  des  écoles  spéciales ,  leurs  éi 
relatives  doivent  être  favorisées  dans  des  propor 
différentes. 

Ainsi ,  l'art  du  dessin^  fréquemment  nécessaire  à 
dustrie ,  aux  sciences  même ,  sera  enseigné  avec 
dans  les  lycées.  L'étude  de  la  musique ,  au  contn 
n'y  sera  permise  qu'avec  beaucoup  de  réserve  :  lerhî 


PUBLIQUE.  177 

le  cet  art  le  rend  dangereux.  La  passion  en  ferait  bien-* 
tôt  l'objet  d'une  étude  exclusive^  et,  par  un  double  in- 
[^onvénient,  en  dérobant  les  élèves  à  des  travaux  plus 
importants  ^  elle  établirait  une  ridicule  rivalité  entre  les 
écoles  consacrées  aux  sciences  et  les  écoles  consacrées 
aux  arts. 

Les  études  qui  donnent  à  la  nation  des  historiens , 
des  législateurs ,  des  philosophes  ;  celles  qui  forment  le 
tacticien,  le  médecin,  le  navigateur  ;  Fart  de  civiliser 
les  hommes ,  lart  de  les  guérir ,  l'art  de  les  défendre, 
doivent  être  cultivés  de  préférence  aux  arts  de  luxe, 
à  ceux  qui  n  ont  pour  objet  que  Tembellissement  ou 
Valnusement. 

Dans  les  premiers  temps  de  la  société ,  ces  arts  seuls 
ont  partagé,  avec  Tagriculture,  la  protection  des  gou- 
vernements. C'est  après  que  l'accroissement  de  la  popu- 
lation eut  fourni  plus  de  sujets  que  n'en  réclamaient  les 
arts  de  première  nécessité ,  qu'on  vit  se  former  de  nou- 
:  T«aux  genres  d'industrie.  A  cette  époque,  le  superflu  des 
produits  de  l'agriculture ,  échangés  par  le  commerce , 
'{ WA  enfanté  de  nouvelles  richesses ,  qui  bientôt  enfan«* 
tèrent  de  nouveaux  besoins. 
On  voulut  l'agrément  là  où  l'on  s'était  jusqu'alors  con- 
ité  de  l'utilité ,  l'élégance  où  la  solidité  avait  suffi ,  la 
[nagnificence  où  la  simplicité  seule  s'était  montrée.  On 
Mut  des  palais  et  des  temples  i  l'architecture,  la  sculp- 
n-^l^e,  la  peinture,  naquirent.  Le  chant  simple,  par  le- 
ijr#<|ucl  on  avait  célébré  à  l'unisson  les  louanges  d'un  dieu 

1.  la 


178  INSTRUCTION 

de  bois  ou  d*argile,  ne  conTenah  pbs  à  Torgiieil  d'un 
dieu  de  marbre  ou  d  or  :  le  son  des  instrumenls  fut 
combiné  avec  les  accents  de  la  toîx  humaine;  les  sym- 
phonies se  mêlèrent  aux  chœurs,  et  Hiarmonie  fut 
créée  autant  pour  enchanter  la  terre  que  pour  honorer 
le  ciel. 

Les  besoins  de  la  société  qui  ont  déterminé  Tordre 
dans  lequel  les  arts  ont  été  engendrés  détenninort 
aussi  la  mesure  dans  laquelle  ces  arts  doiyent  Atre 
enseignés. 

Cette  mesure  est  double.  Par  rapport  à  rinstmctioii 
générale ,  elle  est  relatÎTc  à  la  proportion  dans  laquelle 
ce  genre  d'étude  doit  utilement  s'allier  avec  celle  des    ] 
objets  de  première  utilité.  ] 

Par  rapport  à  Vinstructiofi  spéciale,  elle  est  relatiT8  i 
la  somme  d'indiyidus  que  Fétat  peut  sagement  céderi 
des  études  d*une  utilité  secondaire. 

Chez  un  peuple  neuf,  pauvre  et  peu  nombreux ,  le  M 
et  répée  réclament  tous  les  bras. 

Chez  une  nation  nombreuse,  ridie  et  civilisée,  la  col* 
ture  des  arts  non  seulement  sera  permise  sans  incosfif* 
nients,  mais,  bien  plus,  avec  avantage. 

Ilnest  pas,  nous  le  répétons,  une  faculté  de l*h< 
qui ,  dans  un  état  lûen  ordonné,  ne  doive  profiter  à f^ 
tilité  pubhque. 

Or  il  est  des  hommes  qu'un  secret  sentiment    ^ 
supériorité   détourne  des  professions  mécaniques  <«  ^ 
qui  pourtant  ne  se  sentent  point  appelés  vers  les  sciei 


PUBLIQUE.  179 

îxactes;  des  hommes  dont  la  main  yeut  être  exercée  ^ 
nais  dont  la  tête  a  besoin  de  produire  ;  des  hommes 
{ui,  tourmentés  par  le  génie  ^  ne  trouvent  point  dans  les 
lettres  les  moyens  d'exprimer  ce  qu'ils  conçoivent  et  ce 
^'ils  sentent.  La  vocation  de  ces  hommes  ne  sera  plus 
un  secret  dès  que  les  instruments  qui  leur  manquent 
se  seront  trouvés  sous  leur  main  inhabile  à  conduire 
la  plume  oU  le  compas; 

G  estsous  ce  rapport  surtout  que  l'admission  des  beaux* 
arts  dans  le  sanctuaire  des  sciences  i  doit  être  permise. 
Un  casque,  une  épée,  brillent  dans  le  palais  de  Lycomède, 
et  découvrent  Achille  à  la  Grèce.  La  rencontre  d'un  ar- 
chet ou  d'un  crayon  peut,  dans  l'enfant  jusqu'alors  in- 
capable, faire  reconnaître  à  la  France  un  Vitruve,  un 
Apelles  ou  un  Timothée. 

Cet  enfant  tout  entier  appartient  aux  arts.  Suivant  la 
nature  des  dispositions  qu'il  vient  de  révéler,  une  école 
•lest  ouverte  devant  lui ,  c'est  l'école  de  peinture.  En- 
trons^y  avec  le  nouvel  adepte. 

Non  loin  de  cette  immense  galerie,  peuplée  par  la 
feinture  et  la  sculpture,  encombrée  des  cheis-d'œu- 
.  ^e  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  âges  ;  près  de 
vastes  appartements ,  trop   étroits  pour  contenir 
r  iV^  nchesses  qu'y  entassa  la  victoire ,  la  première  école 
tOÈ  l'Europe  est  dirigée  par  les  premiers  artistes  de  la 
^rtttince. 

lesl'  U,  tous  les  moyens  de  perfectionnement  sont  offerts 
'^âève  :  Vinstruction  vient  au  secours  de  l'inexpérience,- 


13 


i8o  INSTRUCTION 

le  génie  consommé ,  à  l'appui  du  génie  naissant.  Soui 
cette  chair  livrée  à  ses  regards ,  dans  ce  modèle  viTant, 
il  étudiera  le  vrai ,  sans  lequel  le  beau  n'existe  pas  ;  dans 
ce  marbre  oftert  à  son  admiration ,  dans  ce  modèle  plus 
vivant  que  l'autre ,  il   apprendra  à  distinguer  le  beau 
dans  le  vrai ,  à  reconnaître  que  ce  beau  est  la  nature 
choisie ,  et  non  la  nature  embellie  ;  car  on  ne  l'embellit 
pas  sans  la  falsifier.  Entre  la  nature   et  l'art,  instruit 
par  le  conseil  et  par  l'exemple ,  je  le  vois  s'avancer  à  pas 
de  géant  I  surpasser  ses  rivaux,  atteindre  ses  maîtres, 
donner  à   vingt   ans  un  égal  à    Drouais ,  qui,   si  la  , 
mort  l'eût  épargné ,  eût  peut-être  été  à  trente  celui  de 
Raphaël.  , 

Les  moyens  d'émulation  ne  lui  sont  pas  moins  pro- 
digués que  ceux  d'instruction.  Des  récompenses^  dont 
le  prix  c$t  mesuré  sur  la  valeur  du  succès ,  lui  sont 
promises  à  différentes  époques.  A  la  fin  de  chaque  tri- 
mestre, c'est  une  médaille  qu'il  recevra  de  la  main  de 
ses  maîtres  ;  dans  cette  solenriité  annuelle,  c'est  une  cou- 
ronne que  lui  décernent  nos .  premiers  magistrats,  fi 
s'il  sort  triomphant  d'un  dernier  concours  où  le  pri' 
n'est  pas  acquis  à  celui  qui  a  mieux  fait  que  ses  r 
vaux,  mais  à    celui  qui  a  fait  le  mieux   possible, 
voix   de'  l'Institut  va  le   désigner  pour  le  voyage 
Rome. 

C'est  à  Rome  que  les  exemples  des  morts  illus 
achèveront  ce  que  les  préceptes  des  contemporain^ 
lèbres  ont  commencé.  Es[t-ce  un  peintre  que  la  voi- 


PUBLIQUE,  181 

^  maîtres  vient  de  proclamer  ?  Jules  Romain ,  Raphaël  ^ 
Michel- Ange,  lui  gardent  à  Rome  de  nouveaux  modèles. 
Est-ce  un  architecte?  Vignole,  le  Bemin,  le  Bramante, 
Raphaël  encore ,  et  encore  Michel- Ange ,  lui  préparent 
à  Rome  de  nouvelles  études.  Est-ce  un  sculpteur  ?  que 
de  beautés  sont  gardées  à  son  admiration  dans  cette 
Rome  si  riche  en  chefs-d'oeuvre  anciens  et  modernes , 
en  marbres  animés  par  Phidias,  Myron,  Praxitèle,  et 
aussi  par  Michel- Ange  ! 

Là  ,  sous  un  ciel  toujours  pur ,  à  la  clarté  d*un  soleil 
qui  nest  jamais  obscurci,  au  milieu  d'une  nature  fé- 
conde en  merveilles,  que  de  merveilles  non  moins  éton- 
nantes les  arts  n  ont-ils  pas  attachées  au  sol  ! 

La  victoire  nous  a  donné  les  moyens  d'aller  admirer , 
mais  non  de  transporter  au  milieu  de  nous  ces  vastes 
tableaux  incorporés '  aux  murs  du  Vatican,  dont  ils 
éternisent  la  durée. 

Objet  de  la  vénération  des  peuples  comme  des  aits  , 
ce  monument  où  la  sculpture  a  écrit  l'histoire  du  plus 
belliqueux  et  du  plus  humain  des  empereurs ,  la  colonne 
Trajane  est  encore  debout.  Il  est  encore  debout  ce  co- 
lisée,  dont  l'œil  embrasse  à  peine  la  vaste  enceinte;  ce 
A  colisée  aux  dépens  duquel  des  palais  ont  été  bâtis,  et 
<)tti  suffirait  à  la  construction  d'une  ville. 

Ces  basiliques,  ces  arènes,  ces  aqueducs,  ces  arcs  * 
triomphaux,  ces  temples ,  ces  théâtres,  que  leur  immen- 

■  M       '  l«s  fresques. 


t 


i83  INSTRUCTION 

site  protège  contre  tous  les  ravages,  contre  les  fureurs 
de  la  guerre  et  les  efforts  des  temps,  contre  Tignorance 
sacrilège  d*un  vandale  victorieux,  contre  la  noble  avi» 
dite  d'un  conquérant  français;  ces  créations  colossales 
de  la  puissance  et  du  génie;  ces  prodiges  des  arts,  qui 
rappellent  les  prodiges  de  la  victoire  ;  ces  grands  monu- 
ments, qui  consolident  de  grands  souvenirs,  nous  oiA 
'  contraints,  par  leurs  masses,  à  permettre  que  Rome  de* 
meurât  la  capitale  des  arts ,  quand  Paris  devenait  la  ca- 
pitale du  monde. 

Jeune  homme  qui  la  parcourez,  que  la  reconnaissance 
se  mêle  à  tant  d'autres  sentiments.  Ces  jouissance  si 
vives,  que  chaque  objet;  chaque  pas ,  renouvellent  es 
vous,  c'est  à  la  bienfaisance  "d'un  gouvernement  âmi 
des  arts  que  vous  les  devez.  Gomme  dans  les  premiers 
temps  de  votre  éducation ,  son  œil  veiljie  sur  vous,  si 
main  vous  conduit,  son  nom  vous  protège;  sa  faioh 
veillance,  semblable  à  la  sollicitude  paternelle,  s'aderoît 
par  l'éloignement.  Tant  que  durera  votre  séjouar  dans 
cette  terre  classique  et  sacrée,  affranchi  de  toute  inquic* 
tude,  libre  de  tous  soins,  abandonnez-vous  tout  coùcr 
à  l'impulsion  du  génie.   Occupez- vous  de  votre  gloiie; 
la  patrie   s'eât  occupée  de   vos  besoins  :  tous  sdrei 
quitte  à  votre  retour,  si  vous  lui  ramenez  un  gnflfl 
homme; 

Le  gouvernement  n'a  pas  moins  fait  pour  la  musique  v 
que  pour  les  autres  arts.  On  avait  lieu  de  s'étonner  au*  i 
trefois  de  ne  trouver  aucune  école  publique  où  l'on  e^"    ^ 


PUBLIQUE.  i85 

seignât  toutes  les  applications  d*un  art  applicable  à  tant 
d'intérêts  di£Férents. 

Excepté  dans  certaines  écoles ,  destinées  à  fournir 
aux  besoins  du  culte ,  le  soin  de  former  des  musiciens 
était  abandonné  aux  spéculations  de  quelques  maîtres. 
Cest  du  hasard,  pour  ainsi  dire,  quon  attendait  ce 
grand  nombre  de  sujets  nécessaires  à  nos  théâtres  et  à 
nos  armées. 

Ce  qui  n*avait  point  été  fait  dans  un  temps  de  pros- 
périté se  fit  dans  un  temps  de  désastre.  L'école  spéciale 
de  musique  fut  formée  dès  1789,  pour  l'utilité  du  ser^ 
vice  militaire  et  celui  des  fêtes  nationales. 

S'éloignant  de  son  but  à  mesure  qu'elle  s'éloignait  de 
son  principe ,  la  réiFolution  prit  bientôt  un  caractère  ef- 
fioyable  ,  ou ,  disons  mieux ,  les  révolutions  se  succé- 
daient plus  terribles ,  comme  ces  orages  qui  procèdent 
les  uns  dés  autres,  et  dont  les  dévastations  sont  pro- 
gressives. Plus  de  sécurité ,  plus  de  repos ,  plus  d'espé- 
nnce.  Sans  ces  biens  les  arts  ne  sauraient  vivre.  Ils  les 
«soient  été  demander  à  des  rivages  tranquilles  ^  et  la 
France  perdait  une  partie  de  sa  gloire,  si  l'institut  de 
musique ,  fondé  au  moment  où  tous  les  établissements 
^écroulaient ,  n  eût  offert  un  refuge  aux  artistes  éper- 
dus ,  en  mettant  leur  salut  sous  la  protection  de  leur 
utilité. 
Etrangers  aiix  actions,  les  arts  ne  servirent  que  la 
eT«  P*^®«  ^^  chants' du  Français  ne  furent  pas  moins  for- 
^  J  inidables  que  son  épée.  La  musique ,  qui  rend  la  paix 


,84  INSTRUCTION 

plus  aimable.,  rendit  la  guerre  plus  terrible ,  et  les  con* 
certs  n  ont  jamais  cessé  de  précéder  et  de  suivre  nos 
victoires. 

A  ces  temps  succédèrent  enfin  des  temps  moins  mal* 
heureux.  Les  âmes,  fatiguées  par  des  sensations  extrè* 
mes,  désiraient  des  impressions  douces;  la  sensibilité, 
épuisée  par  un  long  deuil ,  Ténergie ,  affaissée  par  une 
longue  terreur,  étaient  avides  de  délassements  :  on  les 
chercha  dans  les  arts.  La  musique  opéra ,  sur  tant  d'a^ 
fections  douloureuses,  une  bienfaisante  diversion.  Art 
enchanteur ,  qui  se  lie  à  tous  les  sentiments ,  se  marie  i 
toutes  les  situations,  se  fond  dans  toutes  les  pensées, 
entretient  la  mélancolie ,  ajoute  à  la  joie ,  n'importune 
point  la  douleur;  art  qui  perdrait  de  son  charme  s'ilgi^ 
gnait  en  précision,  et  qui,  grâce  à  ce  vague  répanda 
dans  ses  expressions ,  se  trouve  en  rapport ,  dans  le 
même  moment,  avec  les  caractères  les  plus  divers,  avec 
les  passions  les  plus  opposées  ! 

L'école  spéciale ,  jusqu'alors   connue  sous  le  nom 
A' Institut  de  musique  y  fut  organisée  définitivement  pir 
un  décret ,  et  reçut  de  la  volonté  nationale  le  titre  de    a 
Conservatoire.  4| 

Dès  sa  naissance ,  cet  établissement  a  pris  rang  parot*-^ 
les  premières  écoles  musicales  de  l'Europe.  Bien  n'a  éli  4k 
négligé  pour  assurer  ses  succès.  Ce  sont  les  bons  mahroft  H 
qui  font  les  bons  élèves  :  toutes  les  parties  de  l'art,  soit 
relativement  à  la  composition ,  soit  relativement  à  Tc^*" 
cution ,  y  sont  enseignées  par  des  professeurs  cho*^^ 


PUBLIQUE.  i85 

.  concours,  et  renseignement  y  est  inspecté  par  nos 
us  célèbres  compositeurs.  A  Texemple  de  Técole  de 
dnture ,  Témulation  y  est  stimulée  par  des  encoura- 
îments  donnés  dans  l'intérieur ,  par  des  couronnes 
stribuées  dans  cette  solennité ,  par  un  grand  prix  de 
)raposition  adjugé  par  l'Institut  ;  et ,  comme  le  peintre 
)uronné,  le  musicien  triomphant  est  envoyé,  aux  frais 
e  l'état ,  dans  cette  Italie ,  où  tous  les  arts  sont  indi-* 
Mies  '. 

Les  orchestres  profanes  et  sacrés,  les  corps  de  mu- 
que  attachés  aux  temples ,  aux  théâtres ,  aux  armées , 
mt  peuplés  des  élèves  du  Conservatoire ,  à  qui  l'on 
oit  aussi  ces  jeunes  artistes ,  l'espoir  de  la  scène  ly- 
ique. 

La  scène  lyrique  lui  a  encore  d'autres  obligations. 

La  musique  dramatique ,  dont  l'objet  est  de  peindre 
les  passions ,  mais  qui  doit  plaire  en  imitant ,  s'était 
écartée  de  son  véritable  but  sous  le  rapport  de  l'exé^ 
cation. 

Deux  préjugés  opposés  partageaient  les  artistes ,  et 
les  entraînaient  dans  des  écarts  bien  différents.  Les  uns 
les  autres  ne  considéraient  l'art  que  dans  une  de  ses 
is.  Uniquement  attachés  à  imiter,  et  oubliant  qu'ils 
ient  plaire,  ceux-ci  avaient  transformé  le  chant  en 
e  déclamation  bizarre ,  et  se  complaisaient  à  contra^ 

'  Vadminûtration  da  Conservatoire  était  confiée  à  M.  Sarrete,  qni  en 
••tedépoMédcà  Fépoqne  de  la  restauration,  après  l'avoir  exercée  vingt 
•■•'Vec  une  rare  habileté. 


i86  INSTRUCTION 

rier  la  symphonie  par  des  vociférations  iinp< 
Exclusivement  jaloux  de  plaire ,  '  et  oubliant  q^ 
raient  imiter,  ceux<*'là  surchargeaient  d*omenie 
nombre  un  ramage  qui  n'appartenait  qu*à  eux , 
guraient,  à  force  de  recherches,  les  compositi 
•plus  expressives ,  qui  sont  toujours  les  plus  sim] 

Déterminant  jusqu'à  quel  point  la  nature  pou' 
modifiée  par  l'art  et  Fart  pouvait  se  ployer  à  la  n 
Conservatoire  adopta  une  méthode  également  < 
de  la  pauvreté  qui  avait  long-temps  attristé  notre 
et  du  luxe  qui  commençait  à  le  dénaturer.  Avec 
ves,  cette  méthode  s'est  introduite  sur  la  sc< 
l'exécution  musicale  marche  enfin  de  concert 
génie  des  compositeurs. 

Le  Conservatoire  ne  s'est  pas  borné  à  renfem 
son  eujceinte  la  propagation  de  ces  utiles  pr 
jaloux  de  porter  Tinstruction  à  ceux  qui  ne  p< 
la  venir  chercher ,  les  maîtres  se  sont  réunis  pc 
ger  un  corps  d'ouvrages  élémentaires.  Enrichi 
sullats  de  l'étude  et  de  l'expérience,  ce  travai 
mode  de  l'enseignement,  établit  l'unité  dans  le^ 
pes;  et  ce  n'est  pas  le  moindre  titre  d'estime  qu< 
âervatoire  se  soit  créé. 

Tant  de  services  finiront  par  être  également  a 
de  chacun.  Déjà  même  ils  le  sont;  car  les  clan 
l'ignorance  et  de  l'envie  ne  sont  pas  une  faibli 
de  l'utilité  de  la  réforme,  quand  d'ailleurs  elle 
plaudie  par  une  impartiale  majorité. 


PUBLIQUE.  187 

Si  Torganisation  de  nos  écoles  spéciales  n*a  jamais  été 
LUS  rapprochée  de  la  perfection,  jamais  ces  écoles  ti*ont 
»nné  nne  plus  grande  quantité  de  sujets  supérieurs  en 
WB  genres.  Le  jour  même  n'est  pas  loin  où  le  nombre 
e  oes  sujets  excédera  celui  que  nos  besoins  peuvent  em- 
loyer.  Utile  surabondance  qui  donnera  lieu  à  d'honora- 
les  spéculations  !  Les  peuples  qui  échangent  annuelle- 
lent  leurs  richesses  étrangères  contre  le  superflu  des 
n>ductions  de  notre  sol  et  de  notre  industrie,  nont 
las  attendu  cette  époque  pour  emprunter  à  gros  intérêt 

I  possession  momentanée  de  nos  virtuoses.  De  Faccrois- 
flment  de  ce  commerce  peut  résulter  celui  dé  la  fortune 
mblique  et  de  la  gloire  française. 

Et  n'est-ce  pas  à  ce  genre  d'industrie  que  l'Italie  doit 

II  partie  ses  richesses,  et  peut-être  aussi  sa  prééminence 
)nift  l'art  fnusical  !  Avec  le  talent  de  ses  artistes ,  voya- 
f^t  les  oeuvres  de  ses  compositeurs  ;  les  uns  et  les  au- 
■tes-  se  prêtent  un  mutuel  appui  :  en  travaillant  à  sa  ré- 
(ttttitiôn,  le  musicien  qui  exécute  a  répandu  celle  du 
IMttiGien  qui  a  inventé ,  et  ne  revient  pas  dans  sa  patrie , 

i-ïl rapporte  les  tributs  de  l'Europe,  sans  avoir  ajouté 
Ik célébrité  de  sa  nation. 

1"  îourquoi  refuserions-nous  les  mêmes  avantages?  Pro- 

à  tous  les  arts ,  dans  quelques  uns  les  Français  ne 

pas  supérieurs  à  tous  les  peuples  ?  Les  architec- 

ijles  sculpteurs  italiens  se  reconnaissent  des  égaux  en 

ice.Où  sont  en  Italie  les  égaux  des  peintres  français? 

*  arrêtera  la  gloire  de  notre  école,  que  trois  hommes 


i88  INSTRUCTION 

célèbres  ',  formés  par  un  seul  maître ,  ont  peuplée 
ves  qu'ils  avouent  pour  leurs  rivaux  ^  ?  Nos  artiste 
sont  pas  moins  illustrés  que  nos  guerriers;  et  h 
de  Léon  X  a  recommencé  avec  le  siècle  d*Alexai 

Le  génie  qui  veille  sur  la  France,  et  qui,  par  i 
moyens ,  veut  en  assurer  la  supériorité ,  n'a  pc 
d'un  œil  indifférent  les  efforts  et  les  succès  de 
Vraiment  libéral  envers  eux ,  il  encourage  par  d< 
faits ,  il  paie  par  des  honneurs  ces  hommes  d< 
que  la  puissance  n'a  jamais  honorés  sans  s'honor 
même!  Récemment  encore,  les  artistes  les  pli 
bres  ont  été  appelés,  avec  les  littérateurs  et  les  sj 
au  partage  d'une  distinction  commune  à  tous  les 
de  gloire. 

Je  veux  parler  de  la  Légion-d'Honneur. 

Les  ordres  inventés  par  la  vanité  avaient  ét< 
temps  nuls  pour  l'émulation;  ils  distinguaient  a 
jouissait  de  la  faveur  du  monarque,  plutôt  qu 
qui  avait  droit  à  l'estime  de  la  nation  ;  accordés 
plus  qu'au  mérite,  ils  signalaient  moins  une  vie  gl 
qu'une  naissance  illustre  ;  et  tel  enfant ,  qui  ne  fui 
un  homme ,  revêtait  dès  le  berceau  une  décoratic 
près  cinquante  ans  de  services  Fabert  ne  put  en 
dans  le  tombeau.  ** 

Louis  XIV ,  vraiment  grand  quand  il  associait  L 


*  Regnaud  »  Vincent  et  David ,  élèves  de  Vieu. 

*  Géiard  ,  Girodet ,  Gros ,  etc. 


PUBLIQUE.  189 

l'utile,  sentit. qu'un  homme  ne  deyait  pas  être  moins 
commandable  par  son  mérite  que  par  celui  de  ses  pè- 
s;  que  le  prince  ne  devait  se  montrer  ni  ingrat  envers 
s  services,  ni  impuissant  dans  la  manière  de  les  ré- 
»mpenser  ;  en  fondant  Tordre  de  Saint-Louis,  il  char- 
ra  l'honneur  de  payer  les  dettes  que  ses  trésors  ne 
mvaient  acquitter.  On  applaudit  à  des  distinctioi|s 
isées  sur  ces  principes  ;  l'égalité  elle-même  ne  les  eût 
is  repoussées.  Offertes  à  qui  veut  les  mériter ,  assu- 
ies  à  qui  les  mérite ,  de  pareilles  distinctions  fomentent 
fmulation  :  si  tous  n  y  peuvent  pas  atteindre,  il  n'en 
ut  pas  accuser  l'esprit  d'une  institution  qui  appelle 
MIS  les  citoyens  au  partage  de  ses  faveurs,  mais  la  na- 
ire,  qui  répartit  avec  tant  d'inégalité  les  dons  variés  et 
récieux  seuls  en  droit  de  les  obtenir. 
Les  républiques  anciennes  avaient  reconnu  qu'il  fallait 
es  récompenses  extraordinaires  à  des  actions  extraordi- 
ûres.  La  jalousa  Athènes  avait  ordonné  que  le  général 
ainqueur  à  Marathon  serait  peint  dans  le  Portique  à  la 
ète  de  ses  neuf  collègues  ;  la  jalouse  Athènes  décrétait 
pe  l'homme  qui  l'avait  illustrée  s  assiérait  aux  tables 
in  Prytanée ,  où  tous  les  genres  de  mérite  avaient  leurs 
(Uces,où  Sophocle,  où  Phidias  pouvaient  se  trouver 
L«ntre  Socrate  et  Périclès. 

Association  admirable ,  qui  réunissait  par  un  même 

Uien  tous  les  contemporains  célèbres,  et  faisait  un  seul 

[feceau  des  différents  rayons  de  la  gloire  !  Idée  su- 

[Wme,  que  Louis  XIV  n'avait  qu'entrevue ,  et  dont  l'en- 


igo  INSTRUCTION 

tiëre  exécution  était  réservée  à  cet  homme  dont  la  de 
tinée  est  d^étre  supérieur  à  tout  ce  qui  fut  grand  avai 
lui. 

En  créant  une  récompense  commune  à  tous  les  suc 
cès^  dans  les  professions  libérales,  Tenipereur  sait  qo 
s'il  répand  un  nouvel  éclat  sur  les  lettres,  les  arts  et  1< 
sciences,  il  fortifie  de  l'éclat  qui  leur. est  propre  cefa 
de  sa  féconde  institution. 

Pour  juger  de  la  justice  de  cette  répartition  de  Hoi 
neur ,  prétons  au  passé  ce  qui  appartient  aii  présent 
prétons  à  Louis  ce  qui  appartient  à  Napoléon  ;  snppo 
sons  que  les  récompenses  acquises  aux  Vauban,  an 
Gondé,  aul  Turenne,  aient  été  étendues  aux  Bossad 
aux  Corneille ,  aux  Racine ,  aux  Lebrun.  Qui  de  noi 
s  étonnerait  de  ce  que  les  mêmes  honneurs  auraient  et 
communs,  pendant  la  vie,  à  des  hommes  qui,  depu 
leur  mort,  jouissent  d'une  égale  célébrité;  à  des  faomm 
qui  se  présentent  tous  à  la  mémoire  avec  des  titn 
égaux ,  quoique  différents ,  quand  elle  entreprend 
longue  énumération  des  grands  hommes  qui  ont  immo 
talisé  le  dix-septième  siècle  ? 

Cette  justice ,  que  nous  rendons  aux  siècles  passéi 
Napoléon  la  rend  à  son  siècle.  Sans  faire  acception  de 
moyens ,  il  juge  sur  les  droits.  Il  voit  Tétat  actuel  de  I 
France  de  Tceil  dont  le  verra  la  postérité  ;  la  postérité 
à  qui  seule  il  appartient  de  classer  les  hommes,  d 
prononcer  d'irrévocables  arrêts,  parcequ*elle juge sai 
passion  ;  la  postérité  ,  qui  viendra  pour  cet  âge   c 


PUBLIQUE.  191 

iomnié ,  coiDine  cet  âge  est  venu  pour  venger  Far- 
chitecte  qui  décora  le  Louvre ,  le  poète  qui  conçut 
Athalie,  deà  critiques  et  des  satires  de  leurs  injustes 
contemporains. 

Ah!  si  c'était  dans  cette  enceinte  que  l'on  s^étonnât 
de  trouver  inscrits  au  livre  d'honneur  des  noms  incou- 
nm  dans  les  combats  ,  Ils  sont  connus  de  la  gldre  ceux 
qui  se  font  immortels  en  donnant  l'immortalité!  s'é- 
carieraient  ces  marbres  que  les  arts  ont  animés.  Inter- 
rogez ces  grands  hommes  qui  respirent ,  agissent  et  mé* 
ditent  autour  de  nous  *  :  n'est-ce  pas  à  des  artistes  con- 
temporains qu'ils  doivent  pour  jamais  le  mouvement  et 
la  pensée,  comme  Apollon,  admirable  depuis  vingt  siè- 
des,  doit  à  Praxitèle  sa  divinité  ! 

Et  vous  ,  enfants  de  l'harmonie  ,  vous  dont  les  pro- 
diges ,  pour  n'être  pas  visibles ,  n'en  sont  pas  moins 
paissants,  et  retrouvent  en  force  ce  qu'ils  n'ont  pas  en 
dorée;  vous,  sans  qui  manque  l'allégresse  aux  fêtes,  la 
najesté  aux  pompes  triomphales,  la  sublimité  aux  chants 
religieux;  vous,  dont  l'art,  souverain  des  cœurs ,  irrite 
et  apaise  à  son  gré  les  passions  humaines  :  après  tant  de 
«rvices,  après  tant  de  miracles,  si  l'on  vous  contestait 
tos  droits  à  la  reconnaissance  publique ,  rappelez-les 
j-tC8  droits ,  en  vous  en  créant  de  nouveaux.  Répondez 
hrous-mémes  à  vos  détracteurs.  Confondez  ceux  que  je 

'  l'es  stataes  de  Descartqis,  L'Hôpital ,  Pascal ,  RoUin,  qui  décoreot  an 
>^ce  la  salle  on  siégeait  afiors  Plnstitur. 


igs  INSTRUCTION 

n*ai  pu  persuader.  Ils  sont  dans  tos  mains  ces  instro- 
ments  de  tos  triomphés  et  de  nos  plaisirs.  Qu  ils  par» 
lent;  que  les  prodiges  antiques  se  renouvellent;  que  les 
fictions  des  poètes  se  réalisent  ! 

La  lyre  d'Orphée  se  fait  entendre  dans  les  déserts 
de  la  Thrace  :  il  chante ,  et  les  rugissements  cessent ,  et 
l'attendrissement  pénètre  dans  des  cœurs  qui  ne  s'étaient 
jamais  appitoyés  ;  et  d'une  langue  qui  n'est  plus  féroce, 
les  monstres  caressent  les  pieds  de  ce  même  fils  d*Apol« 
Ion  qu'ils  accouraient  dévorer. 


PUBLIQUE.  195 


DISTRIBUTION  GÉNÉRALE 

DES  PRIX. 
x8o5. 

Messieurs, 

D  après  la  maîche  que  nous  avons  suivie  les  années 
précédentes ,  il  importe  de  vous  faire  connaître  ce  qui 
a  été  fait  pour  lutilité  de  Tinstruction  publique,  depuis 
la  dernière  distribution  des  prix  jusqu'à  celle  qui  vous 
rassemble  aujourd*hui. 

Le  gouvernement  avait  promis  d'augmenter  le  nom- 
bre des  écoles  spéciales  existantes ,  et  de  rétablir  plu- 
sieurs écoles  spéciales  supprimées  :  sa  promesse  s'ef- 
fectue. 

Des  écoles  de  droit  se  forment  dans  les  principales 
villes  de  l'empire  :  leur  prospérité  aura  daté  de  leur  nais- 
sance. L'affluence  des  étudiants  dans  ces  établissements, 
qui  se  sont  écroulés  d'eux-mêmes  à  l'époque  où  tous  les 
droits  se  sont  anéantis ,  à  l'époque  où  Ton  n'y  aurait 
plus  enseigné  qu'une  science  sans  application ,  n'est  pas 
une  preuve  équivoque  du  retour  de  l'ordre  et  de  raffer- 
missement de  la  justice. 

Les  diverses  gradations  par  lesquelles  les  étudiants  et 


1. 


i3 


194  INSTRUCTION 

les  docteurs  doivent  passer  pour  parvenir,  les  uns  au 
grade  d  avocat,  les  autres  à  celui  de  professeur,  ont  été 
rétablies. 

De  sages  règlements,  conformément  à  la  volonté  de 
la   loi^  déterminent  aussi  les  formes  d'après  lesquelles, 
toute  personne  entrée  dans  la  carrière  du  barreau  san^ 
avoir  étudié  dans  les  écoles  spéciales  sera  autorisé  à  1a 
poursuivre. 

Un  pareil  règlement  était  déjà  en  vigueur  dans  les 
écoles  de  médecine ,  et  n*a  pas  peu  diminué  le  nombre, 
toujoiurs  trop  grand,  des  ignorants  et  des  empiriques. 

Quelques  modifications  ont  été  apportées  à  Torgani- 
sation  de  l'école  de  pharmacie. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  que  d'avoir  étid)li  Tordre  dans 
les  travaux  intérieurs  des  écoles  et  dans  leurs  eKercices 
publics.  Bien  que,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  les  profes-  j 
seurs  occupassent  des  places  distinguées ,  la  conformité  I 
des  vêtements  du  maître  avec  ceux  de  l'écolier  blessail 
encore  l'esprit  de  subordination.  La  convenance  n'ex^^  { 
t-elle  pas  que  la  différence  constatée  par  les  rangs  soit 
annoncée  par  les  habits? 

On  y  a  satisfait.  Un  costume  noble  et  grave  fait  di»- 
tinguer  aux  regards  de  l'étranger  celui  qui  instruit  df* 
celui  qui  est  instruit,  et  contribue  à  donner  plus  d'aj^ 
reil  aux  assemblées  les  plus  solennelles  de  nos  divenif 
écoles  spéciales. 

Le  nombre  des  écoles  secondaires  s'est  accru  pcoM 
dant  le  courant  de  cette  année  dans  une  étonnante  pro- 


i^ 


PUBLIQUE.  195 

portion.  Nous  ne  pouyons  que  nous  en  féUciter,  si,  après 
l«s  examens  annuels  ^  aucun  des  nombreux  établisse- 
ments qui  ont  obtenu  ce  titre  ne  paraît  indigqe  de  le 
conserveré 

L'organisation  de  quelques  lycées  devait  terminer, 
cette  année ,  les  longs  et  pénibles  travaux  auxquels  la 
régénération  de  Tinstruction  publique  a  donné  Ueu  de- 
puis quelle  occupe  la  sollicitude  d*un  gouyemement 
dont  le  propre  est  de  tout  régénérer.  La  cause  qui  a  re- 
tardé l'entier  accomplissement  d'une  promesse  bienfai- 
sante est  elle-même  un  bienfait. 

La  munificence  impériale ,  en  augmentant  le  nombre 
des  individus  appelés  au  partage  de  ses  grâces,  a  cru 
devoir  changer  le  mode  suivi  jusqu'à  ce  jour  dans  leur 
répartition.  Le  nombre  des  places  données  par  l'état 
dans  les  lycées  a  été  augmenté  sans  qu'il  y  ait  eu  aug- 
mentation dans  la  dépense,  et,  par  un  décret  qui  cpn- 
c3ie  la  bienfaisance  et  l'économie ,  des  bourses  de  trois 
espèces  ont  été  créées. 

Ce  serait  se  tromper  que  de  conclure  de  leur  diffé- 
rence qu'il  en  existe  dans  les  faveurs  du  gouvernement  : 
ce  n'est  pas  d'après  la  proportion  dans  laquelle  il  parti*» 
eipe  aux  frais  de  l'éducation  d'un  élève,  que  sa  bienveil- 
lance doit  être  estiifiée,  mais  d'après  la  nature  de  cette 
éducation,  qui  est  le  bienfait  réel  et  reste  la  même  pour 
Ixms.  Le  décret  qui  s'accomplit  aujourd'hui  donne  seu- 
lement un  discernement  à  la  bienfaisance,  qui  reconnaît 
dans  ies  besoins  une  différence  qu'elle  n'a  pas  vue.  dans 

i3. 


igô  INSTRUCTION 

les  services,  et,  à  égalité  de  droits,  croit  devoir  eier^^^ 
une  générosité  plus  grande  envers  le  fils  de  Thomme   re. 
commandable  par  une  plus  grande  pauvreté. 

Cette  modification  laisse  d'ailleurs  intact  le  systèioe 
organique  des  lycées ,  dont  la  prospérité  passe  déjà  nos 
espérances;  prospérité  constatée  presque  partout  par 
Taffluence  toujours  crobsante  des  élèves  placés  par  U 
volonté  désintéressée  de  leurs  parents;  prospérité  re* 
connue  presque  partout  aussi  par  le  magistrat  à  qui  h 
direction  de  Imstruction  publique  est  confiée.  Dans  le 
pénible  voyage  qu'un  zèle  infatigable  lui  a  fait  entre- 
prendre ,  il  a  visité  tous  les  établissements  d'instruction  ': 
que  renferment  les  départements  méridionaux  de  €6  | 
vaste  empire ,  et  porté  dans  Texamen  de  toutes  les  par-  ^ 
ties  de  l'enseignement  et  de  l'économie  de  chacun  d'eux,  l 
l'oeil  de  l'administrateur  et  du  savant.  D'après  les  rensei-  :_, 
gnements  qu'il  rapporte,  la  justice  du  gouvernement  L 
aura  plus  d'encouragements  à  distribuer  que  de  repro-  jg 
ches ,  et  plus  de  félicitations  que  d'encouragements.  En-  j 
tre  treize  lycées,  deux  surtout  ont  obtenu  ses  éloges:  1 
ce  sont  ceux  de  Grenoble  et  de  Dijon.  Les  nommer  ici,  j« 
c'est  les  récompenser.  u 

C'est  encourager  les  lycées  du  nord  à  rivaliser  atec  ^ 
ceux  du  midi ,  que  leur  annoncer  qu'à  leur  tour  ils  sa* 
ront  aussi  soumis  à  une  inspection  non  moins  scrupii*{ 
leuse ,  dont  le  résultat  sera  porté  de  même  aux  pieds  di-< 
trône.  j|g 

Ces  résultats  iront  se  joindre  à  ceux  qu'il  va  si  sour  ^, 


PUBLIQUE,  197 

vent  chercher,  celui  qui ,  loin  de  se  reposer  sur  ce  trône , 
d'où  il  veille  au  repos  de  tous,  se  plaît  à  en  descendre 
pour  Yoir  de  plus  près  Teffet  de  ses  généreuses  institu- 
tions  ;  celui  qui  naguère ,  ralentissant  sa  marche  trop  ra- 
pide au  gré  de  Tempire  qu'il  traversait,  trop  lente  au 
gré  du  royaume  qui  Tattendait ,  s'est  arrêté  partout  où 
il  a  rencontré  un  établissement  d'instruction;  jugeant 
par  lui-même  des  honunes  et  des  choses;  parcourant 
toute  l'étendue  des  édifices;  interrogeant  les  élèves  et 
les  maîtres  ;  consolidant  ce  qui  existait  ;  rétablissant  ce 
qui  avait  été  détruit ,  et ,  par  les  nouveaux  bienfaits  que 
sa  soUicitude  universelle  répandait  sur  la  génération 
présente ,  se  créant  aussi  des  droits  à  la  reconnaissance 
de  la  postérité ,  dont  la  gloire  et  le  bonheur  ne  sont  pas 
indépendants  de  la  réforme  de  l'éducation. 

Le  moindre  de  ces  droits  n'aura  pas  été  le  rétablisse- 
ment de  l'université  de  Turin ,  la  confirmation  et  l'amé- 
lioration de  celle  de  Gênes  ,  spontanément  ordonnée 
par  l'empereur. 

Qu'il  recueille  le  fruit  de  tant  de  soins  et  de  tant  de 
sacrifices  !  La  jeunesse ,  qui  s'élève  dans  son  esprit ,  se 
forme  sur  ses  exemples ,  ne  sera  pas  d'une  utilité  mé-* 
diocre  à  l'accomplissement  de  ses  vastes  projets,  à  l'ac- 
croissement de  sa  gloire  déjà  immense. 

Cette  gloire ,  qui  est  la  nôtre ,  puisqu'elle  naît  de  la 
supériorité  avec  laquelle  notre  nation  lutte  contre  les 
nations  rivales ,  ou  notre  génération  contre  les  généra- 
tions qui  l'ont  précédée ,  s'obtient  pendant  la  paix  par 


198  INSTRUCTION 

les  sciences,  les  lettres  et  les  arts;  peiidant  la  guerre, 
par  les  armes ,  et  encore  par  les  sciences ,  dont  ^'appli- 
cation est  d'une  si  fréquente  utilité  à  Fart  militaire. 

Nous  croyons  avoir  démontré,  les  années  précéden- 
tes, que  jamais  système  d'éducation  n'avait  été  plus  pro- 
pre (fae  le  nôtre  à  favoriser  les  progrès  des  sciences,  des 
lettres  et  des  arts  ;  ajoutons  que  nul  n'est  aussi  plus 
propre  au  développement  du  génie  militaire^  et  que 
tout  en  formant ,  par  l'instruction ,  des  savants ,  des  lit- 
térateurs et  des  artistes ,  par  l'éducation  dont  la  disci- 
pline militaire  est  la  base ,  de  ces  différents  sujets  il  £ût 
aussi  des  soldats. 

L'inflexible  discipline  de  nos  camps  est  celle  de  nos 
lycées;  et  plus  d'un  avantage  résulte  de  cette  innova- 
tion ,  commandée  par  plus  d'un  intérêt. 

Il  n*est  pas  de  maison  d'éducation  où  l'on  puisse  mul- 
tiplier les  surveillants  au  point  que  tous  les  élèves  soient 
continuellement  rassemblés  sous  les  regards  d'un  seul 
homme.  Dira-t-on  que  la  sévérité  des  règlements  snjp- 
plée  à  la  surveillance  ;  que  leurs  menaces ,  toujours  pré- 
sentes à  la  mémoire  des  élèves ,  les  contiennent  en  l'ab- 
sence même  du  maître  ?  Oui ,  comme  dans  la  société  la 
rigueur  de  la  loi  contient  le  coupable  en  l'absence  de 
ceux  qui  doivent  veiller  au  maiptien  de  Tordre  public. 
Le  règlement,  dans  les  maisons  d'éducation,  comme 
la  loi  dans  la  société ,  donne  seulement  les  moyens  de 
punir  les  délits  ,  la  seule  discipline  militaire  les  pré- 
vient. 


PUBLIQUE.  199 

Elle  les  prévient  en  établissant  partout  et  en  tout 
temps  une  règle  inflexible;  en  diminuant,  par  la  multi- 
plicité des  divisions,  le  nombre  des  surveillés,  à  me- 
sure qu'elle  augmente  le  nombre  des  surveillants;  en 
assignant  à  chacun  un.  rang  fixe  ;  en  punissant  enfin  la 
seule  absence  aussi  sévèrement  que  la  faute  la  plus  grave 
que  l'absent  aurait  pu  commettre. 

Ne  fût«e  que  par  ces  avantages,  la  discipline  mili- 
taire convenait  seule  à  des  établissements  où  les  élèves 
sont  aussi  nombreux  que  dans  la  plupart  de  nos  lycées; 
mais  d'autres  considérations  exigeaient  aussi  que  la  jeu- 
nesse fût  soumise  de  bonne  heure  à  Tapprentissage  de 
l'obéissance  et  du  commandement.  L'instruction  mili- 
taire devait  enfin  faire  partie  de  l'éducation  des  Fran- 
çais ,  qui  à  un  âge  déterminé,  pour  un  temps  déterminé, 
sont  appelés  par  la  loi  à  la  défense  de  l'état. 

£Ue  n  a  pas  plus  besoin  d'être  défendue  sous  les  rap- 
ports de.'  la  justice ,  cette  loi  qui  nous  fait  acheter  de 
quelques  années  de  fatigues ,  et  même  de  dangers ,  le 
repos  et  la  sécurité  de  la  vie  entière ,  que  celle  qui  nous 
fait  payer  annuellement  d'une  partie  de  notre  propriété 
la  conservation  de  toute  notre  propriété.  Mais  s'il  était 
nécessaire  de  faire  parler  l'intérêt  après  la  justice ,  qu'il 
serait  &cile  de  prouver  que  l'intérêt  particulier  n'est 
pas  moins  servi  par  la  loi  de  la  conscription  que  l'inté- 
rêt public!  Si  elle  fait  notre  force  au  dehors,  si  c'est 
par  elle  que  l'intégrité  de  notre  territoire  est  assurée , 
que  l'exécution  des  traités  est  garantie ,  que  la  viola- 


aoo  INSTRUCTION 

tion  en  est  vengée ,  que  trois  fois  ont  été  rompues  ces 
ligues  puissantes  que  l'Angleterre  se  lassera  de  payer 
avant  que  la  France  se  lasse  de  les  vaincre ,  n'est-ce  pas 
sur  elle  qu'au  dedans  se  fonde  notre  indépendance; 
par  elle  que  l'égalité  se  maintient  dans  notre  organisa* 
tion  sociale;  que  tous  les  citoyens,  appelés  au  même 
service ,  le  sont  à  la  même  fortune  ;  que  rétablissement 
de  toute  autorité  non  avouée  de  la  nation  est  devenue 
impossible  ? 

Reportons-nous  à  ce  qui  était,  pour  mieux  apprécier 
ce  qui  est. 

Pendant  quatorze  siècles  ,  une  distinction  ,  vieille 
comme  la  monarchie,  avait  créé  deux  peuples  dans  une 
même  nation ,  un  peuple  conquérant  et  un  peuple  con* 
quis ,  un  peuple  maître  et  un  peuple  esclave. 

Pendant  la  guerre  comme  pendant  la  paix,  la  condi- 
tion de  la  majorité  de  la  nation  était  d'accroître ,  an  prix 
de  son  sang  ou  de  sa  sueur ,  la  gloire  ou  la  fortune  de  la 
classe  privilégiée ,  sans  pouvoir  prétendre  une  part  dans 
cette  gloire  ou  cette  fortune  :  servir  était  son  étemelle 
destinée;  ce  n'était  qu'au  noble  qu'il  était  permis  de 
combattre  hors  des  rangs  de  simple  soldat. 

Les  modifications  que  la  politique  royale  fit  éprouver 
au  régime  féodal ,  amenèrent ,  il  est  vrai ,  insensiblement 
l'extinction  de  la  servitude  personnelle  :  la  condition  de 
la  multitude ,  dans  les  derniers  temps ,  fut  moins  dure  ; 
mais  fut-elle  moins  avilie  !  De  servitude  qu'il  était,  l'état 
de  soldat  devint  métier  :  on  mit  un  prix  au  sang  du  ro- 


SOI 


PUBLIQUE. 

turier,  mais  un  prix  qui  montrait  le  peu  de  valeur  qu'on 
attachait  à  ce  sang ,  puisqu'on  le  croyait  suffisant  pour 
payer  lliomnie  qui  le  prodiguait  ;  puisque  les  honneurs , 
qui  sont  le  seul  prix  du  courage,  lui  étaient  refusés; 
puisque  toutes  prétentions  aux  dignités  militaires  lui 
demeuraient  toujours  interdites. 

Politique  astucieuse  ,  qui  fortifiait  Texistence  d'un 
abus  pai*  les  effets  mêmes  de  Fabus  !  Confondu  dans  la 
foule  des  braves ,  tandis  que  le  roturier  contribuait  à 
la  gloire  des  armées ,  sans  en  pouvoir  acquérir  ime  qui 
lui  fftt  propre ,  le  noble ,  placé  hors  de  ligne ,  tout  en 
partageant  la  gloire  du  corps  qu*il  commandait ,  en  ac- 
quérait une  qui  s'attachait  à  son  nom  ;  il  semblait  avoir 
seul  droit  au  commandement ,  parceque  seul  il  avait  eu 
l'occasion  de  se  montrer  digne  de  commander;  il  sem- 
blait devoir  être  seul  illustre ,  parceque  seul  il  avait  eu 
la  permission  de  s'illustrer  :  et  la  gloire  militaire,  qu'une 
seule  classe  usurpa  trop  long-temps  sur  la  nation ,  trop 
long-temps  au  détriment  aussi  de  la  nation ,  sembla  ren- 
dre cette  usurpation  légitime. 

Une  loi  qui ,  rendant  indistinctement  tous  les  citoyens 
soldats ,  choisit  les  capitaines  sur  leur  nom ,  et  non  sur 
celui  de  leurs  ancêtres  ;  une  loi  qui  ouvre  à  tous  les 
hommes  de  courage  toute  la  carrière  de  l'honneur;  une 
loi  qui  ne  reconnaît  de  titres  à  l'avancement  que  dans 
les  services ,  et  fait  des  services  un  droit  aux  plus  émi- 
nentes  distinctions,  une  telle  loi,  dis-je,  n'a-t-elle  pas 
détruit  sans  retour  l'inégalité  des  conditions?  na-t-elle 


202  INSTRUCTION 

pas  fait  disparaître  jusqu'au  dernier  vestige  de»  anciens 
préjugés  ? 

Ce  ne  sont  pas  les  familles  de  tout  temps  fécondes 
en  grands  hommes,  que  cette  exacte  justice  fera  dé* 
choir  :  tous  les  vieux  noms  ne  sont  pas.  des  noms  vieillis; 
il  en  est  qui  seront  également  illustres  dans  les  annales 
de  la  royauté,  de  la  république  et  de  Feropire.  Mais 
l'obscur  héritier  d'un  nom  dont  Téclat  n'aurait  pas  été 
rajeuni  par  des  titres  récents,  que  serait-il  près  de  cet 
héros  de  nos  jours,  resplendissants  de  la  gloire  qu*ib  m 
sont  faite ,  de  la  gloire  qu'ils  ne  doivent  qu'à  leur  génift 
ou  à  leur  épée. 

Encore  les  droits  attachés  à  l'illustration  que  le  non* 
vel  ordre  de  choses  permet  ne  sont-ils  pas  plus 
missibles  que  ceux  qu'il  a  détruits  !  Propres  aux  homi 
et  non  point  aux  familles ,  ils  ne  seront  point  hé; 
taires,  si  la  valeur  ne  Test  pas.  Les  neveux  de  Hocbei  di 
Desaix,  demeureront  ignorés  dans  la  foule,  si,  avec 
grand  nom ,  ils  ne  possèdent  pas  les  vertus  qui  ont 
ce  nom  célèbre  ;  et  les  honneurs  les  fuiront  pour  s 
cher  aux  noms  nouveaux  que  la  victoire  aura  p 
Ainsi  toute  famille  peut  espérer  d'avoir  son  héros  ; 
tout  héros  peut  compter  sur  le  rang  auquel  sa  valenr 
droit  ;  ainsi  la  France  est  certaine  de  ne  voir  désoi 
que  les  plus  braves  à  la  tête  de  ses  braves. 

On  ne  pouvait  mettre  trop  tôt  la  jeunesse  en  état 
remplir  de  tels  devoirs,  de  participer  à  de  tels  avan 
Une  partie  de  notre  vie  appartenant  de  droit  à  la  proi 


PUBLIQUK  9o3 

I 

sion  des  armes,  Tapprentissage  de  cette  profession  a  dû 
£ure  partie  de  Téducation  de  tout  Français,  et,  dans 
toutes  les  écoles,  les  travaux  de  Mars  marcher  de  front 
ayec  ceux  d'Apollon. 

(Considérations  plus  puissantes  encore  que  celles  qui 
suffisaient  déjà  pour  expliquer  les  causes  de  rétablisse- 
ment de  la  discipline  militaire  dans  les  lycées. 

Elle  y  règle  donc  tout ,  les  travaux ,  les  repas ,  les  mar- 
dies ,  les  plaisirs  même  ;  et  l'instrument  qui  lui  est  pro- 
pre y  aimonce  seul  le  commencement  et  la  fin  de  tous 
les  exercices.  La  raison  le  voulait.  Ce  ne  sont  pas  de 
vains  sons  que  ceux  qui,  en  donnant  le  signal  des  études , 
ikms  rappellent  sans  cesse  l'objet  de  leur  application.  Et 
I  certes  des  idées  très  distinctes  sont  réveillées  par  des  in- 
jNrunents  différents ,  par  des  accents  aussi  divers  que 
tenx  de  la  cloche  et  du  tambour. 

.  Le  propre  de  la    première  n'est-il  pas   d'entretenir 
s  les  coeurs  des  sentiments  exclusivement  religieux, 
rtir  la  piété  du  retour  de  l'heure  de  la  prière ,  ou 
études  que  leur  objet  doit  sanctifier?  Et  c'est  par 
cçiuse  probablement  qu'elles  ont  été  empruntées 
maisons  religieuses  par  les  collèges ,  principalement 
tinés,  dans  leur  origine,  à  l'instruction  des  ecclésias- 
es;,  à  qui  l'étude  des  langues  anciennes  était  abso- 
t  nécessaire  pour  l'intelligence  des  seuls  livres  où 
trouvassent  l'histoire  et  la  doctrine  de  la  religion, 
aujourd'hui  que  l'instruction  n'est  plus  donnée  et 
e  dans  cet  intérêt  unique  ;  que  sans  écarter  le  dis- 


«o4  INSTRUCTION 

ciple  des  pratiques  pieuses ,  il  £aiut  le  former  à  des  den 
voirs  qui  sont  aussi  des  devoirs  sacrés  ;  dans  nos  lycées, 
dans  nos  prytanées ,  où  les  esprits  doivent  recevoir  une 
direction  différente  de  celle  qui  convient  à  un  séminairei  ; 
il  était  à  propos  d'assujettir  à  des  signaux  belliqueux  une  ^ 
éducation  essentiellement  guerrière;  il  importait  de  fa- 
miliariser, dès  le  premier  âge,  Foreille  du  Français  aveo 
le  noble  bruit  qui  commande  l'obéissance ,  règle  le  cou» 
rage,  appelle  la  victoire. 

L'instruction  dans  les  lycées  est  moins  cependant  une 
instruction  militaire  qu'une  préparation  aux  études  mt* 
litaires.  Mais  avant  que ,  dans  les  écoles  spéciales,  k 
héros  futur  ait  fait  l'apprentissage  complet  du  noble  mé- 
tier des  Turenne  et  des  Frédéric;  que  Polybe  et  Folaid, 
Végèce  et  Guibert,  lui  aient  enseigné  la  science  de 
défense  et  de  l'attaque ,  révélé  tous  les  secrets  de  l'art 
terrible  et  si  perfectionné  des  grands  capitaines,  déjà  il 
appris  à  être  soldat;  déjà  il  a  été  ployé  à  la  subordinati< 
qui ,   en  ne  donnant  qu'une  seule  pensée  à  des 
d'hommes ,  donne  à  un  seul  homme  des  milliers  de 
empêche  que  le  courage  ne  soit  inutile  dans  le  soldât, 
génie  inutile  dans  le  chef,  et  distingue  seul  une  a 
d'un  attroupement. 

Pour  délassement  des  exercices  purement  milii 
on  permet  aux  élèves  des  lycées  des  exercices  plus 
des  amusements  qui  ne  sont  pas  sans  utilité ,  et 
plissent  le  corps  en  même  temps  qu'ils  le  fortifient ,  tM 
que  la  marche ,  qui  habitue  l'adolescent  à  la  fatigue,  pl^^ 


J 


PUBLIQUE.  2o5 

sensible  dans  des  promenades  auxquelles  on  sait  donner 
un  but  amusant;  la  course,  si  attrayante  par  elle-même 
pour  le  jeune  âge ,  dont  elle  accroît  lagilité  ;  la  natation, 
qm  ouvre  à  l'homme  un  autre  élément ,  diminue  pour  lui 
le  nombre  des  obstacles,  et  le  nombre  des  dangers  pour 
les  autres  ;  Tescrime,  qui  enseigne  à  suppléer  la  force  par 
l'adresse ,  donne  à  tous  les  mêmes  moyens  de  défense , 
et  a  cessé  d'être  pernicieuse  par  ses  abus  depuis  que  nous 
avons  un  sentiment  plus  juste  derhonneur,  depuis  que  la 
raison  gouverne  le  courage ,  depuis  que  la  bravoure  de 
la  plupart  des  Français ,  éprouvée  tant  de  fois  dans  les 
dangers  utiles ,  a  acquis  le  droit  de  dédaigner  des  provo- 
cations faites  parla  colère  plus  que  par  la  valeur,  de  détes- 
ter des  combats  dont  Tissue ,  toujours  sans  avantage  pour 
la  société,  lui  fut  trop  souvent  funeste  quand  ils  ont  eu 
lieu  entre  de  vrais  braves. 

La  danse  même  n'est  pas  étrangère  à  cette  sévère 
éducation.  Elle  donne  aux  attitudes  et  aux  mouvements 
'w  cette  grâce  qui  pare  l'adresse ,  ennoblit  la  force ,  embellit 
i,  l'action  et  le  repos  même.  Mais ,  admise  pour  perfec- 
^.  tionner,  on  ne  souffre  pas  quelle  y  soit  portée  jusqu'à 
h  la  perfection  ;  que  d'objet  d'amusement  elle  y  devienne 
objet  d'étude ,  comme  on  le  voit  en  trop  de  maisons 
dites  d'éducatioriy  où  la  culture  de  l'esprit  est  sacrifiée  à 
de  frivoles  exercices  de  corps,  où  l'habileté  des  jambes 
he  prouve  que  trop  le  vide  de  la  tête ,  où  les  talents  fu-' 
tiles  sont  acquis  à  un  degré  que  Von  ne  peut  atteindre 
que  par  une  longue  perte  de  temps ,  et  d'où  les  sujets 


2o6  INSTRUCTION 

sortent  moins  en  ëtat  de  figurer  dans  nos  sénats  € 
nos  armées ,  que  sur  les  parquets  d'un  salon  ou  i 
planches  d'un  théâtre.  Et  pourtant  il  est  des  p 
qu'enorgueillissent  de  tels  succès ,  et  des  institutei 
n'en  ont  pas  honte  ! 

Tout  ce  qui  les  entoure  les  entretient  cepend 
leurs  devoirs,  leur  répète  à  tous  les  moments  :  N< 
ce  pas  des  Français  que  vous  instruisez?  Pourqi 
pas  yous  élever  à  la  hauteur  des  temps  où  voui 
pourquoi  prolonger  l'enfance  de  vos  distdples? 
viril  ne  viendra-t-il  donc  jamais  pour  eux,  l'âg 
venu  pour  le  génie  de  la  nation ,  qui  n'a  pas  cessé 
aimable ,  mais  d'être  frivole  y  qui  n'est  pas  devenue 
mais  grave  ?  Après  avoir  été  emporté  quelque  tem 
delà  des  bornes ,  il  s'est  renfermé  dans  celles  où  h 
raison  l'a  ramené;  désormais  étrapger  à  tous  les 
il  approuve  toujours  qu'on  aspire  à  des  succès  q 
tiendront  un  regard  de  la  beauté;  mais  il  défend  ce 
ne  permettent  pas  de  soutenir  le  regard  de  l'homme 
il  ne  vous  demande  pas  des  Spartiates,  mais  des 
niens;  et  vous  formez  des  Sybarites! 

Par  la  culture  simultanée  des  facultés  moral 
physiques,  le  corps  acquiert  la  force  et  l'adresse 
dant  que  l'esprit  s'enrichit  et  se  mûrit  ;  et  si  le  géi 
égal  à  la  vigueur  dans  cet  élève ,  qui  a  reçu  tout  e 
ble  l'éducation  du  soldat  et  du  capitaine,  quels  p 
ne  pourra-t-il  pas  concevoir?  quels  projets  ne  pc 
t-îLpas  exécuter?  Sorti  bientôt  de  la  foule  âe%  bi 


PUBLIQUE.  807 

Faves-Tous  tu  franchir  à  pas  de  géant  la  distance  qui  sé- 
pare les  derniers  rangs  du  premier  grade  ?  le  voyez-vous 
à  la  première  place?  elle  lui  fut  de  tout  temps  assignée, 
non  seulement  par  d^inapprëciables  services ,  non  seu- 
lement par  la  reconnaissance  publique  j  mais  par  la  na- 
ture même,  qui  établit  aussi  dans  Tordre  moral  une 
gravitation ,  d'après  les  lois  de  laquelle  les  grandes  ré- 
volutions se  terminent,  d  après  les  lois  de  laquelle  au 
désordre  passager  succède  un  ordre  durable  qui  classe 
les  hommes  conformément  aux  lois  du  génie ,  comme  la 
gravitation  physique  met  un  terme  à  la  confusion  des 
éléments ,  en  établissant  les  corps  dans  les  places  que 
leur  assigne  leur  pesanteur.  Devenu  le  premier  homme 
de  sa  nation,  notre  héros  fera  de  sa  nation  la  première 
nation  du  monde.  Les  hommes ,  les  peuples ,  les  élé- 
ments, s'y  opposent;  il  les  combattra,  il  les  vaincra.  Cet 
espace  immense  qui  le  sépare  de  ses  soldats  dont  il  est 
le  courage,  de  ses  lieutenants  dont  il  est  la  pensée,  il 
Fa  franchi  :  ces  fleuves  profonds  comme  l'abîme ,  rapides 
comme  le  torrent,  ces  monts  grandis  par  des  neiges  éter- 
nelles, ces  sables  brûlants  par  un  éternel  été,  cette 
mer  qui  se  courrouce ,  s'entrouvre  et  se  soulève,  rien 
ne  letonne  :  rien  n'arrête  ses  bataillons,  qui  ne  parle- 
ront point  de  repos  tant  que  leur  infatigable  général 
bravera  la  &tigue  à  leur  tète;  qui  ne  connaîtront  ni 
iMsoins  ni  dangers,  tant  que  leur  chef,  qui  les  ignore, 
leiff  donnera  l'exemple  de  la  constance  dans  le  travail  et 
iras  le  dénuement. 


2o8  INSTRUCTION 

Que  ne  pourra  pas  un  pareil  homme  avec  une  pa« 
reille  armée  !  Moins  redoutable  était  Cyrus,  destructeur 
et  fondateur  des  empires;  Alexandre,  ayec  une  poi- 
gnée de  Grecs,  vainqueur  et  conquérant  de  l'Asie; 
Pompée ,  surnommé  le  Grand  par  le  plus  grand  des  peu- 
ples ,  Pompée  y  triomphateur  du  plus  terrible  enneaii 
des  Romains ,  lui  qui ,  vieilli  dans  la  fatigue  et  dans  la 
victoire ,  à  cinquante  ans  surpassait  encore  la  jeonesae 
de  Rome  en  vigueur  et  en  agilité,  réduisait,  audianp 
de  Mars,  les  plus  indomptables  coursiers,  et,  couvert 
de  sueur  et  de  poussière ,  se  délassait  en  traversant  aiec 
eux  le  Tibre  écumant  :  moins  redoutable  même  fut  soi 
rival,  qui,  à  pied,  nu-téte,  fit,  avec  la  même  armée,  1 
dans  les  Gaules  ,  la  conquête  de  Rome ,  et  dans  Rome,  | 
la  conquête  du  monde  ;  du  monde ,  qui  peut  être  soumis 
par  la  force,  asservi  par  le  génie,  mais  dont  Tempire 
est  surtout  assuré  à  celui  qui  règne  par  Tun  et  par 
l'autre. 

Remarquons  cependant  que  Tétat ,  en  imposant  à  xxMÊi 
citoyen  Tobligation  de  consacrer  à  sa  défense  les  pre* 
mières  années  de  sa  jeunesse,  n*a  pas  voulu  sacrifier 
tous  les  genres  de  gloire  à  une  seule  gloire.  Un  des 
devoirs  imposés  à  Tinstituteur  est  d*étudier  le  génie  de 
chacun  des  sujets  qui  lui  sont  confiés.  Quand  de  con- 
stantes dispositions,  et  plus  encore  d'éclatants  succès | 
ont  fait  reconnaître  dans  un  élève  Thomme  qui  doîl 
être  supérieur  dans  les  arts ,  les  lettres  et  les  sciences,  Ift 
rigueur  de  la  loi  fléchit  devant  l'intérêt  public;  ceitaim 


PUBLIQUE.  209 

de  trouver  assez  de  héros,  elle  cède  à  Tétiide  celui  que 
ïétude  doit  rendre  illustre ,  et  qui ,  par  elle  ,  doit  illus- 
trer aussi  la  patrie. 

Ainsi  toutes  les  facultés  qui  sont  propres  à  Thomnie 
sont  interrogées  par  un  système  d'instruction  combiné 
de  manière  à  ce  que  les  aptitudes  diverses  rencontrent 
l'occasion  de  se  développer  ;  à  ce  que  parmi  tant  d'enfants 
qui  eAtrent  dans  les  lycées  il  n'en  sorte  pas  un  homme 
mutile. 

Appelé  par  les  fonctions  qui  me  sont  confiées  à 
concourir,  sous  deux  hommes  non  moins  supérieurs 
par  le  génie  que  par  le  rang,  à  l'exécution  de  cette  vaste 
et  bien£ûsante  loi ,  j'ai  dû  en  étudier  l'esprit.  J'ai  es- 
sayé de  le  faire  connaître  dans  les  trois  discours  que  j'ai 
été  chargé  de  prononcer  en  ces  solennités.  Ce  sont  trois 
parties  d'un  même  tout. 

Après  avoir  classé  dans  la  première  les  diverses  écoles, 
d'après  la  nature  de  l'enseignement  qui  les  caractérise , 
et  fait  remarquer  que ,  conformément  aux  intérêts  de  la 
société ,  le  nombre  de  ces  écoles  diminue  à  mesure  que 
les  objets  de  l'étude  s'y  multiplient ,  et ,  par  cela  même, 
s'éloignent  de  la  portée  comme  des  besoins  du  plus  grand 
nombre,  j'ai  appelé  votre  attention  sur  les  avantages  ré- 
ciproques assurés  aux  sciences  et  aux  lettres  par  des  étu- 
des qui  les  cultivent  ensemble. 

La  seconde  partie  vous  a  présenté  les  avantages  non 
noins  grands  promis  aux  arts  paf^  même  système ,  qui 
est  en  contact  avec  tous  les  genres  d'étude,  offre  des 
1.  i4 


2IO  INSTRUCTION 

moyens  de  culture  à  tous  les  talents,  et  met  les  lycées 
en  rapport  avec  les  écoles  spéciales  de  peinture,  d*àr^ 
chitecture  et  de  musique. 

Dans  la  dernière  enfin ,  j  ai  affirmé  que ,  par  la  disci- 
pline qu'il  établit  dans  les  maisons  d'instruction,  ce 
système  n  était  pas  moins  propre  à  former  des  guerriers 
que  des  artistes ,  des  savants  et  des  n^agistrats  ;  pas  moins 
propre  à  former  des  capitaines  que  des  soldats,  et  pro- 
pre surtout  à  développer  dans  le  même  honmie  la  vi«^ 
gueur  qiii  exécute  et  le  génie  qui  conçoit,  réunion 
qui  fait  les  héros  :  l'expérience  vient  déjà  justifier  cette 
assertion. 

Sur  ces  flottes  qui  voguent  victorieusement  de  l'un  i 
l'autre  hémisphère  ;  dans  ces  phalanges ,  pour  ainsi  dire^  j 
amphibies ,  qui  couvrent  presque  à  la  fois  les  côtes  et 
les  mers  de  Boulogne,  parmi  tant  de  vieux  guerriers,  - 
l'empereur  n'en  a-t-il  pas  distingué  de  jeunes,  naguère 
sortis  des  rangs  du  prytanée? 

Mais  tes  écoles  qui  donnent  des  successeurs  aux  Vau-  ] 
ban,  aux  Catinat,  aux Duguay-Trouin ,  n'auraient-elies 
qu'un  seul  genre  de  fécondité,  et  ne  promettraient-elles 
pas  des  rivaux  aux  Corneille ,  aux  Lebrun,  aux  Rameau, , 
aux  Descartes  et  aux  d'Aguesseau? 

Gardez-vous  d'en  douter,  vous  en  qui  la  gloire  récoa»  i 
pense  d'autres  succès  que  ceux  des  armes  :  applaudisstfl  j 
aux  triomphes  de  vos  amis  ;  écoutez-en  le  récit  avec  ^ 
émulation;  mais  conservez  aussi  quelque  orgueil  de  rùê  ! 
propres  succès.  La  gloire  militaire  n'est  pas  la  gloire  uni*  ! 


■î 


PUBLIQUE.  211 

que  :  la  supériorité  dans  Vune  des  facultés  qui  exigent 
le  génie  j  porte  les  hommes  qui  la  possèdent  au  même 
niveau ,  soit  aux  yeux  de  la  postérité  ,  qui  leur  voue  une 
égale  admiration ,  soit  aux  yeux  du  chef  de  Tétat ,  qui 
les  récompense  par  les  mêmes  honneurs.  Toutes  ces  fa- 
cultés ont  une  gloire  particulière,  dont  se  compose  la 
gloire  nationale,  gloire  qui  n'est  complète  que  lorsque 
ses  rayons  divers  brillent  du  même  éclat. 

Cette  époque  est  arrivée  ;  nous  en  avons  pour  garant 
la  régénération  de  Finstruction.  Elèves  de  tous  genres , 
rivalisez  d'efforts  dans  vos  diverses  carrières  ;  par  des 
chemins  différents ,  marchez  du  même  pas  vers  un  but 
commun ,  et  bientôt  ce  ne  sera  pas  seulement  par  la 
guerre  que  le  siècle  de  Louis  aura  été  effacé  par  celui  de 
Jfapoléohi 


i4 


Qi«  INSTRUCTION 


DISTRIBUTION  GÉNÉRALE 

DES  PRIX. 
1807. 

Messieurs, 

J*ai  annoncé  que  des  résultats  feraient  bientôt  r 
sortir  .les  avantages  du  système  d'instruction  adopté  ] 
le  gouvernement  ;  ma  prédiction  n  a  pas  été  vaine.  T< 
les  établissements  dont  il  se  compose  ont  atteint 
peu  de  temps  le  plus  haut  degré  de  la  prospérité,  l 
affluence  toujours  croissante  d'élèves  succède  à  a 
qui  en  sort  annuellement  pour  subvenir  aux  besoins 
toutes  les  professions  libérales. 

Passons  rapidement  en  revue  la  situation  de  ces  t 
blissements. 

Le  conservatoire  de  musique ,  dont  les  élèves  remp 
sent  les  plus  brillants  orchestres  de  l'Europe  et  font  Y 
nement  du  plus  magnifique  théâtre  de  la  capitale,  vi 
encore  de  perfectionner  son  régime  intérieur.  Une  éc 
complète  de  déclamation  est  ajoutée  aux  diverses  chai 
qu'il  possède.  Des  fonds  ont  été  assignés  pour  la  o 
struction  d'une  bibliothèque  qui  manquait  à  sa  ri< 
collection  de  musique,  la  plus  complète  qui  existe. 


PUBLIQUE.  2i3 

L'école  de  peinture  n'a  éprouvé  aucun  changement. 
Chez  ;elle  se  sont  formés  les  hommes  qui  ont  relevé  la 
gloire  de  l'école  française,  chez  elle  se  forment  ceux  qui 
la  soutiendront.  Les  succès  de  cet  établissement  sont 
garants  de  la  bonté  de  son  organisation. 

On  ne  peut  rien  ajouter  à  l'organisation  des  écoles  de 
médecine.  Là  sont  réunis  tous  les  moyens  d'instruction 
dans  toutes  les  parties  de  Fart  de  guérir.  C'est  dans  nos 
hospices  civils  et  militaires ,  aux  besoins  multipliés  des« 
quels  ces  écoles  subviennent  continuellement ,  qu'il  faut 
en  aller  reconnaître  la  féconde  utilité.  Partout  la  science, 
l'adresse,  l'activité  des  officiers  de  santé,  y  secondent 
les  intentions  bienfaisantes  du  père  de  l'armée,  du  père 
du  peuple. 

Les  noms  des  professeurs  qui  occupent  les  diverses 
chaires  du  collège  de  France  répondent  de  la  prospérité 
de  cet  établissement,  la  plus  libérale  comme  la  plus  an- 
cienne de  nos  institutions  académiques. 

L'école  polytechnique,  assujettie  à  une  discipline 
plus  sévère,  n'en  a  été  que  plus  féconde  en  sujets 
également  utiles  aux  arts  de  la  paix  et  aux  travaux  de 
la  guerre. 

Toutes  les  écoles  de  droit  sont  en  activité.  Plus  de 
trois  mille  étudiants  les  fréquentent. 

Il  n'est  pas  de  ville  en  France  qui  ne  possède  au  moins 
une  école  secondaire. 

Les  lycées  ouverts  dans  les  villes  d'Amiens ,  d'Angers, 
de  Toulouse ,  de  Versailles,  deCahors  et  de  Paris  (lycée 


8i4  INSTRUCTION 

Napoléon) ,  portent  à  trente-cinq  le  nombre  de  ces  éta- 
blissements,, où  les  hommes  autrefois  utiles  dans  les 
corporations  enseignantes,  dans  les  universités,  d^os 
Iqs  écoles  centrales ,  ont  retrouvé  de  Vactiyité.  La  capa- 
cité ,  là  moralité ,  telles  ont  été  les  conditions  exigées 
par  les  inspecteurs ,  qui  stipulaient  pour  }es  p^res  de  bt- 
mille.  £n  effet,  ces  deux  conditions  ne  sont  pas  moins 
exigibles  dans  l'instituteur  que  dans  le  magistrat.  Quil 
garde  donc  le  silence  Thomme  instruit  qui  aurait  été 
écarté  de  ce  cQIlco^rs;  il  ne  pourrait  réclamer  sans 
s  accuser. 

Dans  les  lycées  croissent,  pour  l'honneur  des  sciences 
et  des  lettres,  pour  la  défense  et  la  gloire  de  l'état, 
huit  mille  élèves,  dont  trois  mille  sept  cents  doivent, 
en  tout  ou  en  partie ,  le  bienfait  de  leur  éducation 
à  la  munificence  impériale.  Par  l'étude  des  langues  an* 
çiennes  et  modernes,. des  sciences  physiques  et  matfaér 
matiques,  de  l'éloquence  et  de  la  morale,  là,  se  saoX 
formés  tant  de  sujets ,  l'espoir  de  la  tribune,  de  la  scène 
et  du  barreau  ;  tant  de  sujets  déjà  estimés  dans  nos 
admiqistrations ,  déjà  illustres  dans  nos  ai*inées ,  et  qui , 
grâce  au  système  qui  a  servi  de  base  à  leur  éducation, 
joignent  aux  coi^iaissances  nécessaires  ^.  leur  -  succès 
dans  la  profession  qi^'ils  ont  embrs^ée ,  celli^s  par  les* 
quelles  ils  peuvent  apprécier  le  mérite  des  hommes 
qui,  par  une  autre  route,  tendent  à  une  gloire  di£Eé- 
rente. 

Cette  disposition  des  esprits ,  qui ,  sans  détruire  Fëmu- 


PUBLIQUE.  «i5 

lation  entre  1^8  hommes  de  génies  divers ,  les  amènerait 
à  se  rendre  réciproquement  plus  de  justice ,  n'est  pas 
un  de»  effets  les  moins  heureux  de  Tinstruction ,  pour 
ainsi  dire  multiple ,  donnée  dans  le^  lycées;  et  c'est, 
nepdputons  pas,  dansLlintention  de  le  fortifier ,  qu'a  été 
instituée  la  solenqité  qui  réunit ,  pour  la  cinquième  fois, 
les  écoles  spédal^s. 

En  fondant  des  prix  égaux  pour  les  sujets  qui  s^  sont 
le  plus  distingués  dans  l'étude  des  sciences,  des  arts  et 
des  lettres  9  le  régénérateur  de  la  France  prouve  qu'il 
honore  d-upe  estime  égale  des  facultés  où  le  succès  ne 
peut  être  le  partage  des  esprits  médiocres;  et  que, 
j$1qux  de  signaler  son  règne  par  tous  les  genres  de  gWif  c, 
il  vaut  provoquer  le  développement  de  toqs  le$  genres 
de  géuie. 

Abandonnez-vous  donc  à  l'impulsion  qui  vous  do- 

nÛDe,  vous,  qui . dédaignez   les  professions  vulgaires, 

vous  que  tourm^itent  le  besoin  de  la  célébrité  et  la 

(XHiscience  des  moyens  que  vous  avez  pour  l'acquérir. 

La  gloire  ne  vous  échappera  pas  si  vous  en  êtes  di-> 

gnes  ;  par  quelque  moyen  que  vous  vouliez  .être  grands , 

vous  le  paraîtrez  si  vous  Têtes  ;  le  plus  ïlliistre  de  vos 

contemporains  est  juste  envers  vous  comme  la  pos>^ 

térité. 

Cette  justice  dont  il  donne  un  si  éclatant  exemple, 
pourcjuoi  des  hommes  que  nous  estimons  tous  égale- 
ment se  la  sont-ils  refusée  entre  eux  ?  pouixjuoi  des 
hommes  illustres  à  des  titres  différents  se  sont-ils  long- 


2x6  INSTRUCTION 

temps  obstinés  à  prétendre  que  c*est  à  Fart  qu'ils  pro- 
fessent, à  la  science  quils  cultivent,  que  devraient 
appartenir  exclusivement  la  faveur  du  prince ,  l'estime 
de  la  génération  présente ,  Tadmiration  des  siècles  ? 

Faiblesse  dont  quelques  esprits  supérieurs  n'ont  pas 
été  exempts  ,  et  qui  a  peut-être  été  lune  des  causes  de 
leur  grandeur  !  Erreur  qui  s*est  fait  absoudre  quelque» 
fois  par  ses  effets ,  et  qu'alors  il  a  fallu  regarder  comme 
une  conséquence  et  un  principe  de  l'émulation  ! 

Le  goût  ne  suffit  pas  pour  former  les  hommes  supé- 
rieurs dans  les  sciences  et  les  arts  de  génie;  la  passion 
seule  peut  donner  la  force  d'entrer  dans  ces  carrières 
ingrates  et  glorieuses ,  et  de  les  parcourir  en  dépit 
des  difficultés  dont  elles  sont  semées  :  et  quelle  pas- 
sion n'est  pas  exclusive ,  et  ne  tend  pas ,  par  cela  même, 
à  l'injustice  ? 

Aux  yeux  de  l'honime  qu'ime  passion  domine ,  tout 
ce  qui  n'est  pas  l'objet  de  son  culte  n'y  peut  être  com- 
paré que  pour  en  faire  ressortir  l'excellence.  Tous 
les  hommages  doivent  se  rapporter  à  cet  objet  de  tons  ij 
ses  sacrifices.  Mais  cette  passion ,  source  des  plus  in^ 
justes  dédains,  est  aussi  celle  des  efforts  les  plus  gé- 
néreux. C'est  en  s'occupant  d'un  seul  objet  avec  toutes 
les  forces  de  leur  esprit,  que  des  hommes  ont  dé- 
passé les  limites  qui  semblaient  assignées  aux  forces 
humaines. 

C'étaient  des  hommes  exclusifs  que  Malebranche  et 
Despréaux  i  sans  ce  défaut,  qui  sait  s'ils  n'eussent  pas 


PUBLIQUE.  «17 

été  détournés ,  par  quelques  distractions ,  des  routes  par 
lesquelles  Tuu  est  arrivé  au  premier  rang  des  poètes,  et 
lautre  au  premier  rang  des  philosophes  ? 

Quoi  qu'il  en  soit ,  jeunes  gens  qui  m'écoutez ,  en 
imitant  de  toutes  vos  forces  les  grands  hommes  dans 
leur  constance ,  préservez-*vous  de  toute  injurieuse  par* 
tiaUté. 

Quand  vous  voudrez  apprécier  la  solidité  de  la  gloire 
«cquise  à  des  titres  qui  vous  sont  étrangers ,  commencez 
par  examiner  ces  titres  sous  le  rapport  de  Futilité  sur 
laquelle  ils  se  fondent ,  de  la  difficulté  avec  laquelle  on 
ks  obtient.  Ce  qui  est  utile  a  droit  à  Testime  ;  ce  qui  est 
ififficile  y  à  rétonnement  :  la  gloire  n'est  due  qu'à  ce  qui 
<st  utile  et  difficile  tout  ensemble. 

Au  degré  de  civilisation  où  nous  sommes  parvenus , 
iliésitez  pas  à  ranger  parmi  les  objets  de  ce  genre  tout 
^  qui  étend  la  suprématie  de  notre  nation.  Les  travaux 
les  arts  y  contribueraient-ils  moins  que  ceux  des  sciences? 
lefuser  d'admettre  parmi  les  choses  utiles  leurs  pro- 
luctions ,  sources  de  tant  de  plaisir  pour  un  peuple  in- 
[énieux  et  délicat ,  ce  serait  démentir  nos  habitudes , 
pli  les  classent  journellement  parmi  les  choses  néces- 
mres  y  démentir  l'esprit  dans  lequel  a  été  organisé  ce 
lorps  si  célèbre  en  Europe  par  la  réunion  des  génies 
livers  dont  il  se  compose ,  l'Institut ,  où  des  hommes 
Unstrés  par  des  moyens  différents  sont  appelés  au  par- 
lige  du  même  honneur  :  exemple  donné  par  l'antiquité, 
^  honorait  d'une  égale  admiration  toutes  les  œuvres  du 


r 

L 


2i8  INSTRUCTION 

génie;  exemple  consacré  par  les  symboles  ingénieux 
sous  lesquels  elle  enveloppe  souvent  ses  leçons.  Sur  Itf 
Parnasse  régnait  Tégalité  la  plus  parfaite  :  point  de  droit  ; 
d'aînesse  parmi  les  Muses  ;  elles  formaient  un  cercle  au- 
tour d'Apollon,  qui  les  favorisait  toutes,  et  n'en  préfi^* 
rait  aucune. 

La  gloire  est  acquise  sans  doute  à  ce  savant  qui ,  fêK 
de  longues  études  ,  par  des  veilles  multipliées ,  est  pi^ 
venu  non  seulement  à  savoir  ce  qui  a  été  déèou 
avant  lui ,  mais  qui ,  homme  de  génie ,  a  découvert 
qui  jusqq  a  Im  avait  été  ignoré.  Exempt  d'erreurs,  î|^ 
corrigé   les   erreurs  des  autres;  il  a  porté   la  1 
dans  la  science,  dont  il  a  étendu  le  domaine;  ce 
sont  pas  à  des  objets  d'\me  vaine  curiosité  qu'il  a 
pliqué  ses  recherches;  les  résultats  de  ses  travaux 
consacrés  surtout  par  leur  utilité;  ils  ont  créé  dans 
manufactures  une  nouvelle   branche  d'industrie , 
nouvelle  source  de  richesses  pour  votre  conunerce, 
vos  armées  de  nouveaux  moyens  de  victoire  :  par 
l'art  d'Esculape,  celui   de  Triptolème,   prome 
l'humanité  de  nouveaux  bienfaits.  Reconnaissons,  di 
les  droits  d'un  pareil  homme  à  l'admiration  unive 
mais  s'il  prétend  que  cette  admiration  ne  peut  être 
cordée  qu'aux  travaux  qui  la  lui  obtiennent ,  vous 
méritez  aussi  par  vos  succès  dans  les  arts  et  dans 
lettres ,  n  hésitez  pas  à  lui  répondre  : 

«Vos  succès  n'efïacent  pas  l'éclat  des  nàtres.  Si 
?  études  qui  vous  les  assurent  embrassent  plus  d* 


PUBLIQUE  219 

^  que  celles  par  lesqueUes  nous  nous  formons,  elles  vous 
(donnent,  pour  vous  élever,  plus  d'appuis.  Obligé  d*é- 
«tndier  tout  ce  que  les  autres  ont  su,  par  ces  études, 
«.T<His  vous  êtes  approprié  le  fruit  de  tout  leur  travail. 
«Aussi  savant  en  entrant  dans  la  carrière  qpe  Tétait , 
«^uand  il  çn  est  sorti,  le  plus  savant  de  ceux  qui  vous 
■ODt  précédé,  vous  continuez  ce  que  vous  n*avez  pas 
^oommençé,  ce  que  vous  ne  pourrez  pas  finir.  En  Êiit 
rde- science ,  qui  peut  se  flatter  de  ne  rien  laisser  à  dé- 
nfionvrir  après  soi?  Quqi  de  plus  malheureux  dans  les 
liiCInes  que  de  venir  après  un  homme  de  génie!  il  pose 
h  limite ,  il  ferme  la  route.  Dans  les  sciences ,  c'est 
loat  le  oon.^raire;  il  a  l'eculé  la  borne;  tout  le  chemin 
|D'il  a  parcouru ,  il  voua  la  firajé  ;  vous  êtes  dans  votre 
^mier  élan  qiumd  il  s  arrête;  vous  avez  votre  vie 
IVlière  pour  le  dépasser.  » 

hFour  être  moins  multipliés  dans  leurs  objets  que  ceJUes 
K  forment  les  savants ,  les  études  que  font  les  grands 
mtes  sont-elles  en  effet  moins  longues  et  moins  dif- 
liés?  Combien  de  temps  n'a-t-il  pas  usé  le  crayon  ; 
!Îen  de  temps  n  a-t-il  pas  étudié  la  nature  dans  le 
des  ateliers,  et  mieux  encore  dans  les  chefs- 
e  de  ^n  maitre,  cet  élève  de  Raphaël,  dont  la 
e$t  digne  enfin  de  saisir  le  pinceau  !  Ne  cof^estez 
^IVtiiilçé  à  son  art,  imploré  tous  le»  jours  par  vos 
ions  l^s  pli)s  douces;  à  son  art,  à  qui  votre 
demande  un  p^e,  une  mère,  qui  vous  ont  été  en- 
;  votre  tendresse,  Tépouse  ou    Fenfant  qu'elle  a 


i 


aaio  INSTRUCTION 

perdu;  votre  reconnaissance,  un  bienfaiteur  absent; 
votre  admiration,  le  héros,  le  modèle  qu'elle  a  besoio 
de  contempler  continuellement  :  art  par  qui  les  rois  sur* 
vivent  à  leurs  palais ,  les  dieux  à  leurs  temples!  art  pir 
qui  les  grandes  leçons  de  l'histoire ,  écrites  et  lisibkl  - 
pour  l'ignorance  même,  sont  transmises  à  la  postérité  h  , 
plus  reculée! 

Et  ce  compositeur  qui ,  dès  ses  premiers  acGordif 
s'empare  de  votre  âme ,  j  porte  à  son  gré  la  gaieté  oiili 
tristesse,  la  terreur  ou  Tattendrissement,  et  se  joue 
despote  de  toutes  vos  passions ,  n  exercerait-il  qu'un 
vague  et  frivole?  Aussi  terrible  que  Crébillon,  m 
tendre  que  Racine,  il  a  transporté  la  tragédie  sur 
scène  lyrique;  en  donnant  à  son  art  la  déclamation 
base ,  il  s'est  assuré  des  succès  indépendants  du  cap 
de  la  mode,  il  s'est  élevé  au  premier  rang  des 
dramatiques.  Sont-ce  donc  là  des  succès  faciles? 
ce  sans  avoir  étudié  long-temps  la  nature  qu'il  a 
donne  à  chaque  passion  l'accent  qui  lui  est  propre? 
ce  sans  avoir  approfondi  les  lois  de  l'harmonie  qu'il 
rait  trouvé  ces  accords  qui  réveillent  en  vous  tout  i 
fois  cette  foule  d'idées ,  de  sentiments  et  de  sensati 
est-ce  en  laissant  errer  au  hasard  ses  doigts  sur  la 
qu'il  en  obtient  ces  chants  ravissants  de  mélodie  €l 
vérité ,  et  qu'il  arrache  des  cris  d'admiration  à  ses 
obstinés  détracteurs  ?  Nécessaire  dans  la  paix 
dans  la  guerre,  au  combat,  la  musique  règle  et 
le  courage  du  brave  ;  dans  nos  fêtes ,  elle  entretient! ^ 


PUBLIQUE.  921 

accroît  l'allégresse  publique.  Celui  qui  conteste  Tuti- 
lité  d  un  tel  art  n  a  jamais  assisté  à  une  bataille  ou  à  un 
triomphe. 

S'il  est  une  carrière  où  la  gloire  semble  facile  et  s*ob- 
tifflme  chaque  jour  plus  difficilement ,  c*est  sans  contre* 
dit  celle  des  lettres ,  à  qui  l'on  a  même  contesté  leur 
utilité ,  que  je  crois  pourtant  inutile  de  prouver.  Jeune 
homme,  qui,  fondant  votre  espoir  sur  de  bonnes  études, 
sur  les  connaissance^  qu  elles  vous  ont  acquises  en  Utté- 
rature ,  en  politique ,  en  histoire ,  en  philosophie ,  et 
qui ,  poussé  par  je  ne  sais  quel  instinct  aveugle ,  voulez 
poursuivre  la  renommée  par  cette  route  trompeuse ,  qui 
pour  être   unie  n'en  est  que  plus  glissante,  arrêtez  un 
moment,  écoutez  :  Avec  les  forces  du  talent  vous  croyez 
arriver  au  but  ;  le  génie  y  parviendrait  à  peine.  Avec  du 
talent,  vous  espérez  capter  la  faveur  du  public;   le  gé- 
nie fixerait  à  peine  son  attention.  A  ces  distractions  dans 
lesquelles  les  objets  les  plus  graves  et  les  plus  frivoles,  les 
intérêts  politiques  et  les  soins  de  la  mode ,  retiennent 
presque   tous  les  esprits,  s'unit  contre  vos  succès  un 
obstacle  toujours  croissant: 

Cest  le  dégoût  qui  naît  de  la  satiété. 
'  Cet  homme  qui ,  sans  plaisir  au  sein  de  l'abondance , 
parcequ'il  est  sans  besoins ,  effleure  à  peine  d'une  dent 
dédaigneuse  les  mets  les  plus  recherchés ,  et  croit,  par  le 
mépris  avec  lequel  il  les  repousse ,  prouver  l'excessive 
délicatesse  de  son  goi\t  ;  cet  homme  est  l'image  du  pu- 
blic qui  va  vous  juger. 


222  INSTRUCTION 

Ce  public  a  coutinuelleinent  âous  les  yeux  les  outi^ 
dont  le  dix'Sëptièmeetlè  dix-huitième  siècle  ontemiflll 
notre  littérature.  Songez  que  c'est  après  Pascal,  RoiÉ 
seau ,  Montesquieu,  que  tous  vous  annoncez  comme^l 
penseur;  après  Corneille,  Racitie,  Voltaire.,  que'-illl 
vous  présentez  comme  un  poète.  Serez-vous  plus  svdiim 
que  Bossuet  ?  Serez- vous  na4'f  comme  La  Fontaine Jl 
bibliéthèqueîi  sont  remplies  ;  les  théâtres  regorgemii 
chefs-d'œuvre.  Grâces  à  tant  d'hommes  de  g«nie 
tous  les  genres,  rhomme  de  goût  n'a  pluis  rienàdésâ 
désire  pourtant;  et  semblable  encore  à  cet  homme < 
goûté  qui ,  sans  appétit ,  n'en  fait  pas  moins  recoi 
sa  table ,  si  les  ouvrages  nouveaux  qu'il  dédaigne  iti| 
succèdent  pas  rapidemetit ,  il  accusé  bientôt  de  stéi3| 
cet  âge  dont  la  fécondité  l'importunait.  *f 

Un  ouvrage  parait  enfin.  L'auteur  a  tenté  une  rodl 
nouvelle^  trouvé  de  nouvelles  ressources  dans  un  |M 
qui  semblait  épuisé,  réveillé  l'intérêt  par  des  moapÉ 
inconnus  :  croyez-vous  qu'il  obtienne  justice  de'4'éi| 
versalité  de  ses  contemporains,  dont  il  a  vaiië'^ 
plaisirs?  quelques  uns  à  peine  lui  feront  grâce.  Ce  ^ 
regarde  comme  un  mérite  lui  sera  reproché  commilÉ 
tort  par  le  plus  grand  nombre.  Comparé  aux  oaviil| 
dont  il  diffère,  son  ouvrage,  qu'on  eût  dédaigiié  cxia|| 
une  imitation  s'il  leur  eût  ressemblé ,  est  coodMyj 
comme  une  innovation,,  parcequ'il  ne  leur  ressafM 
pas.  Il  s'éloigne,  dira-t-on,  des  grands  modèles»  4 
les  grands  modèles ,  n'est-ce  pas  la  nature  qui  les  oittl 


224  INSTRUCTION 

la  bannière  de  l'apologiste ,  le  public,  contrarié  dan 
presque  toutes  ses  opinions,  finit  par  passer  de  Tin 
certitude  à  Tindifférence.  Condamnant ,  d'api'ès  les  au* 
très,  les  ouvrages  blâmés  ;  d'après  lui-même,  les  ouTiagci 
loués,  il  finit  par  croire  que  le  siècle   est  réelleinei(t 
déchu  :  Terreur  s'accrédite.  Soit  indignation  de  tant  de 
partialité ,  soit  doute  de  leur  force,  les  Muses  se  taisent: 
le  flambeau  de  la  gloire  est  prêt  à  s'éteindre  sans  être 
consumé;  la  décadence  des  lettres  va  s'effectuer,  par(^ 
qu'elle  a  été  annoncée;  et  les  nations  rivales, qui  croiail 
déjà  saisir  le  sceptre  que  nous  n'avons  point  perdu, 
nous  calomnient  en  répétant  ce  que  nous  disons  de  noot* 
mêmes. 

Le  terme  d'un  tel  désordre  est  arrivé.  Le  génie  tuté* 
laire  qui  nous  a  assuré  la  suprématie  dans  les  partiel 
où  l'on  croyait  pouvoir  nous  la  contester ,  n'a  pas  penmi 
qu'on  nous  la  refusât  dans  celle  où  l'on  nous  l'a  ton» 
jours  cédée.  Il  sait  qu'il  en  est  de  la  gloire  littéraire 
comme  de  la  gloire  des  armes  ;  que ,  différente  de  celle 
des  sciences  et  des  arts ,  pour  les  travaux  desqueb  tons 
les  peuples  civilisés  sont  en  communauté ,  et  qu'ils  ee 
partagent  en  raison  de  la  proportion  dans  laquelle  ils  y 
contribuent ,  la  gloire  des  lettres ,  acquise  par  des 
moyens  particuliers  à  une  nation,  est  essentiellemeal 
nationale  ;  que  si  les  progrès  des  sciences  constatent  h 
supériorité  du  siècle,  ceux  des  lettres  constatent  dans 
ce  siècle  la  supériorité  de  cette  nation;  qu'enfin  les  peu* 
pies  étant  en  rivalité  de  génie  comme  de  courage,  nous 


PUBLIQUE.  225 

Ile  devons  pas  plus  laisser  déprimer  nos  chefs-d'œuvre 
que  rabaisser  nos  victoires. 

Déjà  les  richesses  que  nous  possédons  sont  remises 
en  honneur,  et  des  moyens  ont  été  pris  pour  les  ac- 
croître. Les  libéralités  de  la  puissance  sont  prodiguées 
augàiie,  bien  plus  stimulé  encore  par  l'estime  du  prince, 
bien  plus  échaufFé  par  ces  prodiges  que  dix  ans  de  vic- 
toires lui  laissent  à  chanter. 

Prodiges  de  la  guerre  qui  n  ont  point  interrompu  ceux 
de  la  paix!  Pendant  que  Napoléon  achetait  la  paix  par 
tant  de  dangers,  par  tant  de  privations ,  Tabondance  et 
la  sécurité  régnaient  dans  la  capitale,  qui  se  décorait, 
de  tous  les  côtés ,  de  monuments  demandés  par  Futilité, 
élevés  par  la  magnificence.  Liés  par  leurs  noms  au  sou- 
venir des  grands  hommes  et  des  grandes  actions,  de 
nouvelles  promenades  se  sont  ouvertes,   de   nouveaux 
quais  ont  été  construits  le  long  du  fleuve  qui  coule  sous 
les  arches  du  pont  d'Austerlitz  et  sur  les  fondations  de 
celui  dléna  ;  des  fontaines  font  jaillir  dans  toutes  les 
places  la  fraîcheur  et  la  salubrité;  notre   colonne  Tra- 
jane  se  dresse  ;  un  temple  est  élevé  à  l'honneur  ;  deux 
arcs  de  triomphe  à  la  gloire;  ce  palais,  que  les  travaux 
de  trois  siècles ,  que  la  puissance  de  dix  rois ,  n'avaient 
pu  que  commencer,  le  Louvre  s'achève  :  et  c'est  d'une 
cabane  qu*e  sont  émanés  les  décrets  qui  encombrent  Paris 
des  plus  superbes  édifices. 

Dans  cette  cabane,  tout  ce  qui  est^rand,  tout  ce  qui 
est  utile,  a  occupé  la  tête  infatigable  qui  règle  les  des- 


1. 


i5 


226  INSTRUCTION 

tinées  de  la  terre ,  et  qui  ne  peut  se  délasser  du  travail 
que  par  le  travail  même. 

Croyons  que  les  intérêts  de  Vinstruction  publique  n  y 
ont  point  été  oubliés  par  ce  génie  à  qui  tout  est  pré- 
sent, et  que  l'organisation  définitive  qui  doit  en  con- 
solider la  prospérité,  y  a  été  méditée  entre  deux 
victoires. 

Et  quel  plus  grand  bienfait  pour  la  génération  pré- 
sente, pour  les  générations  futures,  que  celiii  d'une 
éducation  libérale!  Telle  est,  j'ose  l'affirmer,  le  dernier 
présent  que  Napoléon  nous  réserve ,  quel  que  soit  le 
nom  sous  lequel  il  nous  l'accorde  :  entre  ses  mains ,  les 
noms  comme  les  choses  changent  de  valeur.  Je  suis  donc 
loin  de  partager  l'opinion  de  ceux  qui ,  sur  la  foi  d'une  1 


' 


dénomination  antérieurement  employée,  concluent  que 
l'instruction  serait  désormais  restreinte  à  la  mesure  dans 
laquelle  la  distribuait  l'institution  que  ce  nom  rappelle;  U 
que,  réduite  presque  à  l'enseignement  des  langues 
mortes,  elle  ne  permettrait  l'étude  des  sciences  phj' 
siques,  mathématiques  et  morales,  que  dans  la  proportion  e 
et  la  direction  déterminées  pour  ce  genre  d'étude  dans 
les  anciens  collèges. 

Il  est  des  hommes  qui  ne  peuvent  se  mouvoir  que 
pour  reculer  :  intéressés  à  donner  à  l'instruction  les 
étroites  limites  de  leur  science  et  de  leur  capacité,  ib 
répètent  que  ce  n'est  pas  sans  danger  que  l'on  répand  les 
lumières;  que  l'esprit  de  révolte  et  l'esprit  philosophique 
ne  sont  qu'une  même  chose  ;  qu'en  conséquence  la  jHîr- 


PUBLIQUE.  3«7 

tion  éclairée  de  la  nation  doit,  pour  Imtérét  du  prince, 
être  aussi  peu  nombreuse  qu'il  est  possible;  que  les 
erreurs  doivent,  pour  Futilité  des  gouvernements,  en- 
trer, dans  une  certaine  proportion,  dans  renseigne- 
ment, qui  ne  doit  pas  embrasser  toutes  les  vérités; 
enfin ,  que  la  nation  la  plus  ignorante  est  aussi  la  plus 
docile. 

Ils  ne  savent  donc  pas,  ceux  qui  parlent  ainsi  ^  ce 
qui  s'est  passé,  ce  qui  se  passe  chez  les  peuples  con- 
damnés à  Tignorance  par  la  superstition.  Fait  pour  la 
servitude  et  non  pour  Vobéissance ,  un  peuple  ignorant 
est  toujours  près  de  la  révolte.  Voit-il  autre  chose 
dans  le  pouvoir  sous  lequel  il  fléchit  qu  un  abus  de  la 
force ,  dont  il  abusera  si  jamais  Içs  circonstances  lui  dé- 
lient les  mains? sait-il  ce  que  c'est  que  droits  et  devoirs.»^ 
conçoit-il  les  avantages  de  ces  sacrifices  d'une  portion 
de  la  fortune  et  de  la  liberté  en  faveur  de  la  société, 
qui  nous  garantit  la  conservation  du  reste  ?  Non  :  la  vio- 
lence seule  peut  le  forcer  à  concourir  au  bien  commun, 
comme  la  terreur  à  respecter  l'ordre  social  qu'il  me- 
nace sans  cesse ,  parcequ'il  ne  sait  pas  de  quel  intérêt 
il  est  pour  tous  de  le  conserver.  Les  lumières  se  ré- 
pandent sur  le  globe  ;  les  arts  de  la  guerre  et  de  la  paix 
s'étendent  et  se  peffectionneut;  les  nations  policées, 
en  adoptant  presque  simultanément  les  nouvelles  dé- 
couvertes ,  maintiennent  entre  elles  un  honorable  équi- 
libre :  attaché  à  ses  usages  par  ses  préjugés,  le  peuple 
ignorant  seul  ne  participe  pas  à  tant  d'avantages  ;  reculé 


i5. 


•228  INSTRUCTION 

dans  la  civilisation ,  parceque  seul  de  tous  les  peuples 
il  ne  s  y  est  pas  avancé,  il  s* est  rangé  lui-même  parmi 
les  bêtes  féroces ,  à  qui  l'homme  livre  une  interminable 
guerf e ,  tantôt  en  haine  de  leur  cruauté ,  tantôt  en  désir 
de  leur  dépouille.  Que  pourra  le  chef  d'un  tel  peuple 
contre  les  ennemis  qui  le  menacent?  qu'opposera-t*il  à 
ces  armées  formidables  par  le  courage  ,  la  discipline  et 
la  science  militaire?  Une  multitude  rassemblée  au  hasard, 
dont  lé  fanatisme  déchaîne  et  enchaîne  à  son  gré  la  fu- 
reur stupide.  En  vain  ce  chef  sent-il  les  avantages  des 
lumières  que  son  peuple  dédaigne  ;  eu  vain  tente-t-il  de 
l'y  faire  participer,  ce  bienfait  lui  est  reproché  comme 
un  crime.  Réprouvé  par  l'ignorance  qu'il  a  voulu  dé- 
trôner, il  voit  couler  à  grands  flots  le  sang  de  ceux  qui 
ont  osé  conspirer  avec  lui  la  félicité  publique  ;  et  les  ac- 
clamations d'une  joie  brutale  signalent  le  triomphe  de  ce 
peuple,  qui  se  croit  régénéré    parcequ'il  est  retombé 
dans  la  barbarie  '. 

Ah!  si  l'ignorance  était  le  plus  sûr  garant  de  la  do- 
cilité des  nations ,  pourquoi  Pierre-le-Grand  aurait-il 
employé  tant  de  soins  et  d'efforts  pour  éclairer  la  sienue? 
II  faut  à  un  grand  prince  un  peuple  digne  de  lui,  un  | 
peuple  qui ,  loin  de  rester  en  arrière  des  peuples  éclairés, 
les  devance.  L'éducation  surtout  peut  nous  donner  ou 
plutôt  nous  conserver  cet  avantage.  Éducation  libérale  - 
qui  ne  nous  est  donc  pas  moins  assurée  par  l'intérêt  d^ 

'    Oci  fat  écrit  â  Tépoque  de  la  révolotion  qui  détrôna  le  sultan  SélÏL^-'*' 


PUBLIQUE.  929 

Fempereur  que  par  sa  magnanimité.  Voudrait-il  compro- 
mettre la  gloire  immense  de  l'empire?  Que  deviendrait 
cette  gloire ,  s'il  ne  se  formait ,  pour  la  conserver ,  des 
hommes  aussi  forts  que  ceux  qui  Tont  acquise  à  la 
France;  des  honunes  qui  puissent  continuer  les  héros 
qui  comimandent  nos  armées ,  les  sages  qui  siègent  dans 
nos  conseils? 

Loin  d'avoir  rien  à  redouter  de  la  vigueur  de  son  peu- 
ple, c'est  par  cette  vigueur  même  que  le  prince  exécute 
ces  vastes  conceptions  qui ,  faute  d'une  armée  française, 
eussent  passé  pour  des  rêves  du  génie. 

Le  fils  de  Philippe  médite  la  conquête  de  l'Asie,  Est- 
ce  parmi  les  coursiers  assouplis  par  l'esclavage ,  affaiblis 
par  la  mutilation ,  qu'il  choisit  le  compagnon  de  ses  fati- 
gues et  de  ses  victoires  ?  Celui  dont  la  vigueur  s'était 
fortifiée  dans  la  liberté,  celui  dont  la  bouche  n'avait 
jamais  été  outragée  par  le  frein,  dont  le  dos  n'avait  été 
déshonoré  par  auctm  fardeau,  fut  le  seul  qu'Alexandre 
trouva  digne  de  lui.  Indomptable  pour  des  hommes, 
Bucéphale  obéit  à  un  héros.  Les  forces  avec  lesquelles 
il  avait  résisté  jusqu'alors  tournent  au  profit  du  vain^ 
queur  qui  se  l'asservit;  et  ses  forces  seules  pouvaient 
suffire  à  une  course  dont  le  terme  était  les  bornes  du 
monde  ! 


,5o  INSTRUCTION 


DE  L'ADMINISTRATION 

DES  ÉTABLISSEMENTS 

D'INSTRUCTION   PUBLIQUE, 

ET    DE    LA    RBORGAITISATION    DE    I.*£NSEIGirBMBir T  ; 

PROJET 

PRÉSENTÉ  AU  PREMIER  CONSUL. 

AN  IX  (x8oi). 


SI. 

NÉCESSITÉ    DE    DOTER    L  INSTRUCTION    PUBLIQUE. 

L'expérience  a  démontré  qu'il  ne  suffisait  pas  d'assi- 
gner des  revenus  à  l'instruction  publique.  L'énorniitéde 
l'arriéré  dû  aux  professeurs  prouve  les  inconvénients  de 
tout  mode  de  paiement  assis  sur  une  base  éventuelle. 
La  prospérité  des  universités  et  des  anciens  corps  en- 
seignants ,  dont  les  besoins  étaient  couverts  par  les  re- 
venus des  biens  immenses  qu'ils  possédaient ,  ne  laisse 
pas  de  doute  sur  l'avantage  ou  plutôt  la  nécessité  de  b 
dotation  des  établissements  et  des  corporations  de  ce 
genre. 

L'instruction  publique  doit  donc  être  dotée. 

IjC  gouvernement  a  reconnu  cette  vérité  quand  il  a 


PUBLIQUE.  aSi 

mis  en  réserve,  pour  cet  objet,  une  partie  des  cent 
soixante  millions  mis  à  sa  disposition  par  le  corps  lé- 
gislatif; mais  quel  que  soit  le  fonds  qu  il  assigne  à  l'in- 
struction, il  ne  l'aura  dotée  en  effet  que  lorsque  les  biens 
ou  les  capitaux  dont  ce  fonds  se  compose  auront  été 
distraits  de  la  masse  des  domaines  nationaux  qui  sont 
sous  l'adniinistration  du  ministre  des  finances. 

Tant  que  cette  distraction  n'aura  pas  été  effectuée , 
les  salaires  des  professeurs  n'auront  pas  été  plus  assurés 
qu  ils  ne  l'étaient  quand  on  devait  les  prélever  sur  les 
centimes  additionnels.  Mille  circonstances  peuvent  en- 
core en  entraver  le  paiement. 
Le  ministère  des  finances  sera  seulement  redevable  au 

ministère  de  l'intérieur  d'un  revenu  de sur 

le  produit  de  la  totalité  des  domaines  nationaux  ;  mais 
l'instruction  ne  possédera  pas  un  fonds  de  cent  vingt 
millions. 

n  faut,  pour  que  sa  dotation  soit  effective,  que  ce 
fonds ,  ou  les  domaines  qui  le  représentent ,  soient  re- 
mis entre  les  mains  du  ministre  de  l'intérieur ,  à  qui  seul 
appartient  le  droit  de  les  administrer  directement  ou  in- 
directement. 

Enfin  cette  distraction  n'est-elle  pas  une  conséquence 

de  la  concession  faite  par  la  loi ,  qui ,  en  consacrant  un 

fonds  de  cent  vingt  millions  à  l'instruction ,  aliène  les 

domaines  qui  les  représentent,  tant  que  les  conditions 

auxquelles  l'usufruit  en  est  accordé  auront  été  remplies  ? 


23'i  INSTRUCTION 


S"- 


QUEL  EST  LE  MODE  D  ADMINISTRATION  AUQUEL  IL  COIf- 
YIENDRAIT  AU  MINISTRE  DE  L^INTERIEUR  D* ASSUJETTIS 
LES  BIENS  DE  l'iNSTRUCTION  PUBLIQUE? 

Je  ne  pense  pas  qu'il  convienne  au  ministre  de  Tinté» 
rieur  d'administrer  directement,  c'est-à-dire  par  ses  bu- 
reaux, les  biens  de  l'instruction.  Ces  biens,  ainsi  que  les 
établissements  à  l'entretien  desquels  ils  sont  consacrés, 
étant  disséminés  sur  toute  la  surface  de  la  république, 
ne  pourraient  que  se  détériorer  sous  une  surveillance 
exercée  de  la  capitale.  Cette  surveillance  ne  peut,  d'une 
autre  part ,  être  confiée  à  une  régie.  Les  dépenses  énor- 
mes qu'entraînerait  la  quantité  des  agents  salariés  devant 
être  prises  sur  les  revenus  des  biens  administrés,  dimi- 
nueraient d'autant  nos  ressources. 

Ces  inconvénients  disparaîtraient  si  l'administration 
(le  ces  biens  était  confiée  à  ceux  à  qui  ils  doivent  pro- 
fiter; si  chaque  établissement  d'instruction  publique 
était  chargé  de  gérer  la  portion  de  domaine  affectée  à 
ses  besoins.  Je  vais  essayer  de  donner  les  moyens  d'éta- 
blir ce  mode  d'administration  non  moins  fructueux  qu'é- 
conomique. 

La  nature  et  la  situation  des  biens  affectés  à  l'instruc- 
tion publique  une  fois  connues,  la  répartition  en  serait 
faite  (*ntre  les  divers  établissements,  en  raison  de  leurs 
Ix'soiiis.   A  cet  effet,  il  aurait  été  fait  un  rapprochement 


PUIÎLiQUE.  a55 

(les  deinaûdes  fonnées  pur  les  différents  «conseils  d'ar- 
rondissenient  en  rétablissement  de  collèges ,  et  de  lu 
valeur  desidumaines  qui  seraient  dans  oel  arrondisse- 
ment. Nul  eollége  u€  serait  rétabli  sans  qu'on  eAt  trouvé 
le  moyen  de  le  doter,  ee  qui  se  ferait  avec  k-s  biens 
qui  seraient  le  plus  à  sa  portée;  ces  biens  enfin  se- 
raient gérés  par  l'administration  intéri(;ure  de  <;baqiie 
collège. 

Je  forme  ainsi  autant  d'administrations  qu'il  y  aurait 
d'établissements  d'instruction.  Je  soumets,  comme  de 
raison  ,  la  gestion  de  chaque  administration  à  la  suivcil- 
lance  du  ministère  de  l'intérieur.  ()n  m'objectei'ii  qui^ 
ce  mode  multiplierait  d'une  manière  efTi'ayaiite  le  tra- 
vail de  l'examen  des  comptes.  Rien  de  plus  facile  ({ui^  île 
simplifier  ce  travail,  si  l'on  adoptait  la  forme  nouvelle 
que  je  proposerais  de  donner  à  l'instruction  publique. 


SI" 


Quiconque  réfléchit  sur  l'organisation  de  l'instruction 

pi^  jusqu'à  ce  jour  doit  ^tre  frappé  des  contradic- 

ccnirales  ofîi'ant  le 

is  les  points  de 

puisse  recevoir 

iiédiaire  des  écoles 

avait  senti  la  iié- 

icuiie  par  la  forma- 


234  INSTRUCTION 

tion  d'écoles  secondaires ,  où  l'élève ,  à  qui  ron  ai 
donné ,  dans  l'école  primaire  ,  les  moyens  d'appren 
en  lui  donnant  la  connaissance  des  signes ,  ferait  a^ 
cation  de  cette  connaissance  à  l'étude  des  principes 
belles-lettres  et  des  sciences  mathématiques.  Cesl 
sortir  de  ces  secondes  écoles,'  où  il  eût  appris  ce 
s'enseignait  autrefois  depuis  la  sixième  jusqu'à  la  t 
sième  inclusivement,  qu'il  eût  été  en  état  de  prol 
de  l'instruction  perfectionnée  que  doit  offrir  l'é 
centrale. 

Quel  obstacle  a  donc  retardé  jusqu'à  ce  jour  l'étal 
sèment  des  écoles  secondaires,  qui  eussent  comp 
le  système  encore  en  vigueur?  l'accroissement  d 
dépense  déjà  énorme.  En  effet ,  aux  trente  mille  H 
que  coûte  à  peu  près  chaque  école  centrale,  ajoi 
la  dépense  qu'entraînerait  auprès  d'elles  l'établissen 
des  écoles  secondaires ,  et  vous  aurez  un  résultat 
frayant. 

A  ce  système  ruineux  si  on  veut  le  compléter, 
incomplet,  et  par  cela  même  toujours  ruineux,  si 
veut  le  laisser  sur  le  pied  actuel,  n'en  pourrait-on  i 
stituer  un  qui  offrît  à  chacun  la  portion  d'enseigne n 
qu'il  aurait  intérêt  à  recevoir,  sans  exiger  du  gouvei 
ment  des  dépenses  plus  fortes  que  celles  consenties 
le  corps  législatif? 

Pourquoi  cette  multiplicité  d'écoles ,  toutes  suj 
même  pied,  au  milieu  des  Ardennes,  au  pied  des 
rénées,  comme  dans  la  capitale?  Tous  les  élèves 


PUBLIQUE.  «55 

>nt  pas  destines  à  être  chimistes ,  naturalistes  ou  légis* 
tteurs.  Ces  sciences  y  sont  pourtant  professées  dans  des 
lasses  qui ,  dans  la  majeure  partie  des  départements  y 
>nt  désertes,  parcequun  petit  nombre  de  parents  est 
itéressé  à  donner  à  ses  enfeuits  ces  genres  de  connais- 
inces. 

En  substituant  une  économie  bienfaisante  à  un  faste 
érile  y  réglons  la  distribution  de  l'instruction  sur  les 
iteréts  de  ceux  qui  sont  appelés  à  être  instruits;  et 
3mnie  ces  intérêts  varient  suivant  les  fortunes  et  les 
»calités ,  formons,  d*après  ces  considérations,  des  écoles 
e  différents  degrés. 

Tout  ce  qui  peut  être  enseigné  sera  enseigné  ;  mais , 
crnime  tous  les  élèves  ne  sont  pas  appelés  à  des  études 
niyerselles,  les  écoles  universelles  ne  se  trouveront  pas 
artout. 

De  là  résulterait  un  nouveau  classement  des  établis- 
ements  d'instruction  publique  ;  classement  basé  sur  Te- 
ndue de  Finstruction  qu*on  recevrait  dans  ces  divers 
ilablissements. 

Uy  aurait  des  écoles  centrales  et  des  écoles  secon-^ 
de  première  et  de  seconde  classe. 

S  IV. 

DES    ECOLES    CENTRALES. 

Les  écoles  centrales,  où  les  hautes  sciences  et  les  arts 
i^ax  seraient  professés  par  les  maîtres  les  plus  ha- 


«56  INSTRUCTION 

biles  ,  seraient  des  universités  perfectionnées , 
formeraient  de  la  réunion  de  toutes  les  école; 
ciales. 

Elles  seraient  formées  : 

1*  Dune  école  de  perfectionnement  pour  1  etu 
langues  anciennes  et  modernes,  belles*lettres ,  s( 
physiques  et  mathématiques  ; 

a**  D  une  école  spéciale  de  musique  ; 

3*  D'une, école  spéciale  de  dessin ,  architecture , 
ture  et  peinture  ; 

4*  D  une  école  de  médecine  ; 

5*  D'une  école  de  chirurgie; 

6*  D  une  école  de  droit; 

7*  D  une  école  d'agriculture  ; 

8*  D'une  école  vétérinaire  ; 

9°  D'un  institut  de  sourds  et  muets. 

Une  bibliothèque  publique,  un  cabinet  d'histo 
turelle ,  un  jardin  botanique ,  un  observatoire  et  i 
sée  de  peinture  et  sculpture ,  seraient  établis  dans 
où  se  trouverait  l'école  centrale. 

Il  serait  à  désirer  aussi  qu'on  y  élevât  un  théâ 
chant  et  de  déclamation ,  où  les  jeunes  littérateur: 
jeunes  musiciens  viendraient  former  leur  goût  à 
présentation  perfectionnée  des  chefs-d'œuvre,  c 
les  jeunes  peintres  et  sculpteurs  formeraient  le  leu 
le  musée,  par  l'étude  des  tableaux  des  maîtres  de 
rentes  écoles. 

Enfin  il  serait  formé  auprès  de  chaque  école  a 


PUBLIQUE.  «57 

m  institut  composé  de  savants,  de  littérateurs  et  dar- 
istes  de  V arrondissement  ". 

Ces  instituts,  formés  à  V instar  àe  celui  de  Paris,  se- 
aient  de  deux  tiers  moins  nombreux ,  et  entraîneraient 
a  suppression  de  membres  associés  à  cet  établissement, 
ivec  lequel  chaque  institut  correspondrait. 

Ces  écoles ,  au  nombre  de  dix ,  seraient  établies  dans 
K>s  principales  villes. 

s  V. 

DBS    ÉCOLES    SECONDAIRES. 

Les  écoles  secondaires,  ou  collèges  de  première 
::lasse ,  remplaceraient  les  anciens  collèges  dans  les  villes 
lu  second  ordre.  On  y  professerait  les  langues  anciennes, 
a  littérature  ancienne  et  moderne ,  les  mathématiques, 
Itt  éléments  de  chimie  et  d'histoire  naturelle,  et  le 
dessin. 

On  trouverait  plutôt  dans  cet  établissement  les  notions 
des  sciences  que  l'instruction  complète  sur  les  sciences , 
dont  l'enseignement  perfectionné  ne  se  trouverait  qu'aux 
^•écoles  centrales. 

Ces  écoles  de  première  classe  seraient  établies  au 

)mbre  de  cinquante. 

Les  écoles  de  seconde  classe,  ou  petits  collèges,  qui 

'  ^expliquerai  ce  que  j'entends  par  arrondissement  relativement   à 
itraction  imblique. 


C 


258  INSTRUCTION 

n'offriraient  que  la  portion  ^instruction  nécessaire  m 
plus  grand  nombre ,  seraient  plus  multipliées.  On  poup* 
rait  les  porter  au  nombre  de  deux  cents ,  et  les  répartir 
dans  les  villes  du  troisième  ordre. 

Les  belles-lettres  y  seraient  professées  conmie  dans 
les  grands  collèges;  mais  on  n y  enseignerait,  d'autre 
part ,  que  l'arithmétique  et  le  dessin. 

C'est  une  prodigalité  mal  entendue  que  celle  qui  nom 
donne  par  trop  au-delà  de  nos  besoins.  L'artisan ,  le  coin» 
merçant ,  trouveront  dans  leurs  villes ,  d'après  ce  plaO} 
l'instruction  nécessaire ,  même  sur  les  parties  étrangèrci 
à  leur  profession  qu'il  ne  leur  convient  pas  d'ignorer. 
Quant  à  ceux  à  qui  leur  fortune  permet  Vùistruction  de  I 
luxe  y  ou  ceux  qui,  pour  leur  bien«étre  à  venir,  soiH 
intéressés  à  la  recevoir ,  l'état  aura  fait  assez  pour  eui 
en  la  leur  offrant  aux  écoles  centrales. 

Le  classement   et  la   répartition  des  établiss 
d'instruction  publique  ainsi  faits,  il  nous  reste  à  divi 
et  à  répartir  entre  eux  les  domaines  affectés  à  l'instruc- 
tion, et  à  déterminer  le  mode  d'après  lequel  ils  seraient 
administrés.  Voici  le  mode  que  je  proposerais. 

s  VI. 

ORGANISATION    DE    l'aDMINISTRATION. 

La  France  savante  serait  divisée  en  autant  d^anxmr 
dissements  qu'il  y  a  d'écoles  centrales. 

Ces  arrondissements  seraient  au  nombre   de   dix.  11^ 


PUBLIQUE.  239 

se  coniposeraient  de  plusieurs  départements.  On  affec- 
terait aux  besoins  de  chaque  arrondissement  les  do- 
maines qu'il  renfermerait,  ou,  s*ils  étaient  ins|i(Iisants , 
ceux  qui  seraient  le  plus  à  sa  portée.  La  totalité  des  biens 
de  l'instruction  serait  donc  partagée  en  dix  parts.  Cha- 
cune de  ces  parts  serait  ensuite  divisée  en  autant 
de  portions  qu'il  y  aurait  d*étabUssements  d'instruction 
dans  l'arrondissement  à  laquelle  elle  serait  assignée.  La 
nature  de  chaque  établissement  déterminerait  les  pro- 
portions dans  lesquelles  cette  division  devrait  être  faite. 
Chaque  établissement  ainsi  doté  serait  administré  par  un 
conseil  formé  des  professeurs  et  du  directeur,  conseil 
dont  les  opérations  et  la  comptabilité  seraient  sounns(\s 
à  l'approbation  de  l'administration  de  l'école  centrale. 

L'administration  centrale ,  de  son  côté ,  après  avoir 
reçu  les  comptes  de  chaque  établissement  secondaire, 
rendrait  ceux  de  la  totalité  de  l'arrondissement  au  mi- 
nistre de  l'intérieur. 

L'école  centrale  serait  ainsi  le  centre  de  l'administra- 
tion comme  de  l'instruction. 

s  VII. 

DES    PENSIONNATS. 

La  dette  de  l'homme  fait  vis-à-vis  de  l'homme  qui  se 
fait  est  de  deux  espèces,  l'instruction  et  l'éducation. 

Nous  venons  de  pourvoir  à  l'instruction  par  l'organi- 
tation  des   écoles,  mais   nous  n'aurons  rien  fait  pour 


24o  INSTRUCTION 

rëducation  tant  que  nous  n  aurons  pas  pourvu  au  réta* 
blissement  des  pensionnats  près  de  ces  écoles. 

Ce  rétablissement  est  de  toute  nécessité  :  les  pension- 
nats seuls  yivifient  les  écoles ,  et  peuvent  subvenir  aux 
besoins  que  la  dot  assignée  par  le  gouvernement  ne  peut 
couvrir;  enfin  ils  offirent  au  gouvernement,  sous  Thi- 
spection  immédiate  duquel  ils  doivent  être ,  les  moyens 
de  préparer  les  hommes ,  par  la  direction  qu'il  peut  don- 
ner aux  habitudes  et  aux  idées  de  l'enfance. 

n  sera  donc  pourvu  à  rétablissement  d'un  pensionnat 
près  de  chaque  école.  Cet  établissement  peut  être  fait 
dans  une  maison  faisant  partie  des  biens  dont  Técole 
serait  dotée ,  ou  dans  une  maison  acquise  par  échange 
ou  par  location  ;  acquisition  dont  on  serait  largement 
indemnisé  par  le  produit  des  pensions  de  chaque  élère. 

Le  pensionnat ,  soumis  à  l'inspection  de  la  munici- 
palité ,  serait  confié  à  un  directeur  choisi  par  elle  parai 
les  professeurs  d'une  classe  supérieure  à  celle  dans  la* 
quelle  se  trouverait  l'établissement.  Ce  directeur  serait 
spécialement  chargé  de  l'éducation  physique  des  enfantf, 
et  de  l'enseignement  de  cette  partie  d'instruction  que  les  j 
professeurs  ne  pourraient  embrasser,  la  morale  religieuse. 
Ces  soins  composent  essentiellement ,  à  mon  gré ,  les 
devoirs  des  pères  et  mères,  auxquels  le  directeur  est 
substitué. 

L'obstacle  le  plus  grand  qui  se   soit  opposé  jusqu'à 
ce  jour  aux  succès  des  établissements  nationaux  d'i 
struction  publique ,  est  la  diversité  d'opinions  politique 


PUBLIQUE.  241 

et  religieuses ,  qni  divisent  les  esprits  depuis  la  rérolu- 
tion.  La  force  du  gouyemenient ,  sa  stabilité ,  fondée  sur 
tm  système  qui  se  compose  des  idées  modérées  de  cha- 
îne parti  y  dominent  déjà  les  schismes  politiques.  Les 
Rûbles  inquiétudes  qui,  sous  ce  rapport,  pourraient 
encore  subsister  dans  Tesprit  de  quelques  parents^  s'é- 
teindront d'elles-mêmes,  si  l'instruction  de  la  jeunesse 
n'est  confiée  qu'à  des  hommes  à  qui  l'on  ne  puisse  re- 
procher aucune  exagération  dans  quelque  opinion  que 
oe  soit. 

s  VIII. 

DEVOIRS    DES    DIRECTEURS    DE    PENSIONNAT. 

La  lassitude  a  terminé  plus  d'une  querelle  politique  ; 
il  n'en  est  pas  ainsi  des  querelles  religieuses.  La  haine 
qui  les  suscite  et  qu'elles  accroissent ,  s'envenime  à  me- 
sure qu'elle  vieillit.  Le  père  la  lègue  à  ses  enfants ,  qu'il 
ae  confiera  jamais  aux  mains  d'un  instituteur  de  croyance 
étrangère  :  de  là  l'iniréquentation  des  écoles  par  les 
ifmisans  de  toute  secte  opposée  à  celle  dont  les  dogmes 
P seraient  professés;  de  là  aussi  la  possibilité  de  faire 
les  pensionnats,  si,  d'une  part,  l'enseignement  de 
ite  doctrine  religieuse  est  interdit  aux  professeurs 
l'école ,  et  si ,  de  l'autre ,  tout  directeur  de  pen- 
nauit,  astreint  à  ouvrir  un  cours  de  morale,  peut, 
ce  nom ,  instruire  1^  enCsints  dans  la  croyance  qui 

{Mffaitra  le  plus  convenable. 

1.  16 


242  INSTRUCTION 

Mais  quelle  sera  cette  croyance?  la  croyance  domi*' 
nante  dans  la  yiUe  où  sera  rétablissement;  et  c'est  à  cet 
effet  que  je  propose  de  laisser  le  choix  des  directeurs 
à  la  nomination  des  conseils  municipaux,  ce  choix  ne 
pouvant  être  fait  par  eux  que  conformément  à  cet  in^ 
térêt. 

Ainsi  j  à  Tours ,  les  catholiques  alimenteront  le  pen- 
sionnat où  les  dogmes  catholiques  seront  professés  ;  ainsi, 
à  Nîmes,  les  seuls  protestants  peupleront  le  pensionnat 
où  les  dogmes  protestants  seront  enseignés ,  sans  que  les 
catholiques  de  Nîmes  ou  les  protestants  de  Tours  soient 
éloignés  des  écoles  où  Ton  n'enseignerait  rien  de  con- 
traire à  leur  croyance  respective. 

Un  grand  bien  résulterait  enfin  de  cette  mesure,*  ce 
serait  d'avoir  formé  dès  Tenfance  tout  Français  à  ta  to- 
lérance  religieuse. 

Les  sectaires  en  minorité  instruiraient  leurs  enËinti 
chez  eux  ou  dans  des  pensioimats  particuliers. 

S  IX. 

ou    PROFESSORAT. 

Les  devoirs  du  directeur  expliqués,   il  nous  reste 
parler  de  ceux  des  professeurs. 

Deux  conditions  sont  indispensables  pour  Fadmissio^ 
au  professorat,  la  science  et  la  moralité.  La  noimnsàiO0 
d'un  professeur  sera  donc  soumise  à  l'examen  du  corf^ 
enseignant  relativement  à  la  science;  relativement  à  1^ 


PUBLIQUE.  245 

moralité ,  à  Tapprobation  des  magistrats  et  du  ministre. 
Tai  parlé  d'un  corps  enseignant;  n'est-il  pas  en  effet 
nécessaire  de  le  réorganiser?  n'est-ce  pas  le  seul  moyen 
de  consolider  l'instruction  publique  j  et  de  rétablir  un 
système  uniforme  dans  l'enseignement  P 

SX. 

ORGANISATION    d'uN    CORPS    ENSEIGNANT. 

Le  corps  enseignant  serait  formé  de  la  totalité  des 
professeurs  et  des  dir€Ttei}rs  de  pensionnats. 

Le  directeur  d'un  ét^lissement,  réuni  aux  professeurs, 
formeraient  un  conseil  particulier  d'instruction. 

Les  professeurs  et  directeurs  d'un  arrondissement  y  réunis 
à  l'école  centrale,  formeraient  un  conseil  général  S  m- 
struction. 

.  Chaque  conseil  particulier  aurait  droit  d'envoyer  au 
conseil  général  deux  députés ,  savoir,  le  directeur  et  un 
professeur. 

Les  objets  d'intérêt  particulier  à  un  établissement  se- 
raient délibérés  dans  les  conseils  particuliers ,  et  soumis, 
suivant  leur  nature,  à  l'approbation  du  conseil  municipal 
ou  de  l'administration  de  l'école  centrale. 

Les  objets  d'intérêt  général  seraient  débattus  dans  le 
tonseil  général,  et  soumis  à  l'approbation  du  ministre 
ic  l'intérieur. 

Dans  les  cas  extraordinaires  et  d'un  intérêt  com- 
mun à  tous  les  établissements  d'instruction,  il  serait 

16. 


\ 


*44  INSTRUCTION 

formé  un  conseil  extraordinaire,  composé  de  députés  des 
dix  airondissements^conseil  qui  ae  pourrait  être  con- 
voqué que  par  le  ministre,  et  le  serait  dans  le  lieu  qui 
lui  conTiendraiL 
Les  professeurs  seraient  divisés  en  iroïs  classes  : 
Professeurs  d'école  centrale , 

Professeurs  d'école  secondaire  de  première  classe, 
Professeurs  d'école  secondaire  de  dernière  classe. 
Les  professeurs  d'une  classe  inférieure  auraient  seuls 
droit  (le  concourir  pour  une  chaire  vacante  de  leur  fa- 
culté, dans  la  classe  qui  len^  sei^it  immédiatement  sa- 
périeure. 

Nul  ne  pourrait  dev^iir  pr^sseur  d'école  centrale 
qu'après  avoir  exercé  graduellement  le  professorat  dm 
les  écoles  subalternes. 

L'élection  des  professeurs  serait  f^ite  par  le  COOmS 
général  de  la  manière  qui  swit  :  Un  concours  a 
ouvert  entre  tous  les  professeurs  du  degr^.U 
celui  de  la  chaire  vacante, 
l'enseignement  de  la  taculté  dans  lac 
vaquerait. 

la  nomination  du  pro 
bation  du  ministre. 

Pour  pourvoir  au  n 

dernière  classe ,  il  : 

que  école  centrale.  P 

fesseuT  de'dennèrc 

Le  nombre  dea  * 


PUBLIQUE,  «45 

la  totalité  des  professeurs  de  troisième  classe  dans  un 

arrondissements 

Les  aspirants  seraient  nommés,  après  un  concours, 
par  i  école  centrale.  Nul  ne  serait  admis  à  concourir  que 
sur  la  présentation  d'une  école  de  troisième  classe,  pré- 
sentation qui  exigerait  que  l'on  eût  soutenu  deux  exa- 
mens publics  sur  la  feculté  à  renseignement  de  laquelle 

on  se  consacre. 

» 

L'admission  de  l'aspirant  serait  soumise  à  l'approba- 
tion du  ministre. 

Les  aspirants  ne  seraient  pas  salariés  par  1  état ,  mais 
ils  pourraient  l'être  par  l'établissement  auquel  ils  se  se- 
raient attachés ,  soit  comme  suppléants  des  professeurs, 
soit  comme  surreillants  du  pensionnat,  fcmctions  qui 
ne  pourraient  être  confiées  à  d'autres  qu'à  eux.  Il  fau- 
drait aussi  que ,  pour  exercer  toute  fonction  relative  à 
l'instruction,  dans  quelque  étaUissement  que  ce  soit, 
on  eût  été  reçu  aspirant  :  cet  établissement  ne  fût-il  pas 
national ,  tel  que  les  pensions  particulières ,  les  collèges 
fondés  par  des  villes ,  et  dotés  par  elles  avec  des  fonds 
étrangers  à  la  masse  des  biens  de  l'administration. 

On  procéderait  au  remplacement  de  l'aspirant  qui  se 
serait  attache  à  un  établissement  étranger  au  gouver- 
nement. 

Les  chaires  des  écoles  centrales  ou  des  écoles  secon- 
daires de  première  classe ,  qui  ne  trouveraient  pas  de 
chaires  con*espondantes  dans  les  établissements  inférieurs, 
en  cas  de  vacance ,  deviendraient  l'objet  d'un  concours 


246  INSTRUCTION 

particulier  auquel  des  aspirants  spécialement  dévoués 
aux  facultés  qui  devraient  y  être  professées  seraient  seuls 
admis.  Le  nombre  de  ces  aspirants  serait  double  de  celui 
des  professeurs  auxquels  ils  correspondraient. 

Les  destitutions  seraient  proposées  par  les  conseils 
particuliers  au  conseil  général ,  et ,  dans  le  cas  où  elles 
auraient  été  consenties  par  ce  dernier,  soumises  à  l'ap- 
probation du  ministre. 

Les  appointements  des  professeurs  seraient  de  trois 
classes.  Les  professeurs  des  écoles  secondaires  recevraient 
moins  que  ceux  des  écoles  centrales ,  et  les  professeurs 
d*écoles  secondaires  de  deuxième  classe  moins  que  ceux 
de  la  première. 

Les  appointements  des  directeurs  seraient  égaux  à  ceux 
des  professeurs  de  la  classe  supérieure  à  celle  dans  la- 
quelle se  trouveraient  leurs  établissements,  et  ne  pour- 
raient pas  excéder  ceux  des  professeurs  de  Fécole 
^centrale. 

Après  vingt  ans  d'exercice ,  dans  quelque  classe  que 
ce  soit ,  tout  professeur  aurait  droit  à  une  pension  égale, 
qui,  pour  tous,  augmenterait  d'un  tiers  après  trente  ans, 
et  doublerait  après  quarante. 

Cette  pension  serait  payée  sur  des  fonds  provenants 
d'une  caisse  particulière  à  chaque  école  centrale  ;  ces 
fonds  se  formeraient  : 

i""  Du  vingtième  des  bénéfices  annuels  faits  par  l'ad- 
ministration de  chaque  établissement  particulier  de  Tar- 
rondissement  ;  / 


PUBLIQUE.  a47 

9*  Du  yingtième  du  prix  de  la  pension  de  chaque 
elèFe,  qui  serait  versé  par  le  directeur  de  chaque  pen- 
sionnat ; 

3*  D'une  somme  équivalant  à  ce  vingtième ,  qui  serait 
perçue  de  chaque  externe  dans  chaque  école  ; 

4*^  Du  produit  d'un  droit  quelconque  auquel  tout 
établissement  particulier  d'instruction  serait  assujetti. 

Les  élèves  pourvoieraient  ainsi  à  la  subsistance  de  leurs 
maîtres,  et  assureraient  le  bien-être  des  vieillards  par 
qui  leur  jeunesse  aurait  été  soignée. 

Tels  sont  les  principaux  objets  qui  me  semblent  ap- 
peler l'attention,  lorsqu'il  s'agit  de  réorganiser  l'in- 
struction. 

n  n'est  pas  nécessaire  de  donner  plus  de  développe- 
ment à  ce  plan  pour  faire  sentir  qu'il  joint  à  l'avantage 
de  former  graduellement  les  sujets  à  l'administration  et 
à  l'instruction ,  celui  de  lier  à  l'enseignement  les  mem- 
bres du  corps  enseignant,  par' la  jouissance  d'un  sort 
honorable ,  l'expectative  d'un  sort  meilleur,  et  la  certi- 
tude d'une  pension  de  retraite. 

Si  ces  idées  étaient  adoptées ,  on  entrerait  dans  les 
détails  qui  pourraient  en  faciliter  l'exécution. 


CORRESPONDANCE 
POLITIQUE. 


I  CORRESPONDANCE 
POLITIQUE. 


AU  GÉNÉRAL  DE  DIVISION  GENTILI  *.' 

Monfebello,  7  prairial  anV  (a6  mai  1797  ). 

Le  citoyen  Amault ,  homme  de  lettres  distingué,  sui- 
Tra  l'expédition  (  des  îles  vénitiennes)  avec  les  rations  et 
le  traitement  de  chef  de  brigade  ;  il  observera  ces  îles , 
tiendra  avec  moi  ime  correspondance  suivie  de  tout  ce 
^'il  verra,  vous  aidera  dans  la  confection  des  mani- 
festes ,  et  vous  pourrez  même ,  s*il  en  est  nécessaire ,  le 
nettre  à  la  tête  de  l'administration  du  pays. 

Bonaparte. 

Les  lettres  qui  suivent  ont  trait  à  cette  mission ,  ori- 
le  des  rapports  qui  ont  existé  entre  leur  signataire  et 
grand  homme  auquel  elles  sont  adressées. 

Nota.  Voir  les  tomes  I  et  II  dé  la  Correspondance  de  Napoléon  (  états 
Venise  ). 

'  On  trouvera  à  la  fin  de  cette  Correspondance  une  notice  succincte  snr 
(kican  des  individus  qui  7  sont  nommés. 


35»  CORRESPONDANCE 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Venise,  le  17  prairial  an  V  (  5  juin  1797  ). 

.  '     .       ...  .      i 

Jaloiix  de  remplir  vos  intentions ,  j'ai  cru  devoir  at- 
tendre la  célébration  de  la  fête  qui  a  eu  lieu  hier  pour 
vous  faire  part  de  mon  opinion  sur  la  situation  des  es-  F 
prits  à  Venise.  Si ,  dans  cette  occasion ,  l*homme  public 
se  fait  un  rôle ,  le  peuple  du  moins  fait-il  franchement  le 
sien  :  lui  seul  se  montre  à  découvert  ;  et  c'est  lui  parti- 
culièrement que  je  voulais  étudier. 

Il  ne  prend  aucune  part  active  à  ce  qui  se  passe  ici 
n  a  vu  tomber  les  lions  sans  donner  aucune  marque  U , 
joie;  et,  dans  un  peuple  aussi  mou,  cela  n'équivaut 
pas  à  des  marques  de  tristesse  ? 

L'appareil  de  la  fête ,  la  destruction  des  attributs  dt 
l'ancien  gouvernement ,  la  combustion  du  Livre-d'Or  et 
des  ornements  ducaux^  n'ont  excité  en  lui  aucun  enth< 
siasme  :  quelques  cris  se  faisaient  bien  entendre  de  tei 
en  temps,  mais  encore  n'étaient-ils  prononcés  que  ^ 
le  petit  nombre ,  parmi  des  spectateurs  d'ailleurs, 
nombreux. 

Le  sentiment  le  plus  général  dans  les  individus 
toutes  les  classes  est  l'inquiétude. 

L'insuffisance  du  gx)uvemement  provisoire  est  mèïïm 


0 


POUTKjn 
nouée  par  lui.  La 
regarde  pas  comme 

lationsse  ressentent (kot-  dénaiian 
d'un  grand  nombre  d^t 
hommes  trop  hardis.  eUt-  a<a 
coup  à  craindre  ;  lîn«f  n  cIm 
ôlenieiit  de  son  inactiuB  acn 
de  l'auiorité  rérolulioBMnK 

Toutes  les  espéranra  ir-ti 
Grands  on  petits.  !■  i  -  i 
décider  du  sort  .II- 1  •■-:-    -    : 
lions  secrètes  des  tiifÏMTSiit  ; 

Quelques  mots  relatifa  >  J 
(iispusée  la  fête 
Tai  vu  avec  plaisir  q 
■ils  de  la  révolution 
oublier  que  c'était  à  t 
tievable.  Lei 
\xéi  à  la 

.    Sur  l'une  de.»  colonni 
•tïTS  tranaÙAei,  se  lisait 
^g»^flertllari  ddl'itafia,  km^^  ^ 
» ,  honapurtf.  Sur  l'nst  - 

*  nirmnniait.  Mite 
bvlrùNc  -titil'vUgartiie 


.5; 


luiiiuiitenl*  it 


-  perdu.  Ce 
ant  même. 


■nu  a  .lira- 


254  CORRESPONDANCE 

tinople ,  me  rappellent  qu'elles  furent  accompagnées  de 
quatre  chevaux ,  grecs  d'origine ,  et  succèssiyement  ro- 
mains et  vénitiens  par  droit  de  conquête.  Ces  chevaux 
sont  placés  sur  le  portail  de  FégUsè  ducale;  les  Fran* 
çais  n  ont-ils  ps^s  quehque  droit  à  les  revendiquer,  ou  do 
moins  de  les  accepter  de  la  reconnaissance  vénitienne? 
Ne  serait-il  pas  raisonnable  aussi  de  les  faire  accompa- 
gner par  les  lions  que  Morosini  ^  fit  enlever  au  Pirée  ? 
Paris  ne  peut  pas  refuser  un  asile  à  ces  pauvres  pro- 
scrits ,  plus  recommandables  pourtant  par  leur  antiquité 
que  par  leur  beauté. 

Je  ne  finirai  pas  cette  lettre ,  général ,  sans  vous  parler 
de  notre  expédition.  On  s'occupe  activement  de  tous  les 
préparatifs  ;  le  général  Gentili  presse  et  travaille  sans 
relâche.  On  dit  dans  ce  moment  que  la  flottille ,  com- 
mandée par  le  capitaine  Bourdet  4,  est  à  la  vue  du  port 
Cette  arrivée  inespérée  presserait  sans  doute  notre  d^ 
part  ;  mais  nous  n'avons  pas  encore  de  certitude.  Je  re- 
cueille, en  attendant  le  moment  de  l'embarquement, 
toutes  les  instructions  qui  peuvent  m'étre  utiles  dans  h  ^ 
mission  que  vous  m'avez  confiée.  Tai  trouvé  quelques 
livres  ;  mais  la  circonspection  des  anciens  écrivains  nous 
prive  d'une  partie  des  ressources  que  nous  devrions  y 
trouver.  J'ai  été  assez  heureux  pour  mettre  la  main  sur 
le  seul  Ânacharsis  qui  fût  peut-être  icL  Je  fais  cherdier' 
Homère,  que  je  veux  accoler  à  l'Ossian  de  Cesarotti  ^,  . 
dont  je  me  suis  déjà  pourvu.  J'ai  fait  enfin  la  rencontre 
d'un  homme  instruit ,  qui  voyageait  en  Italie  par  mis- 

1 


r 


POLITIQUE.  «65 

«on  de  Facadémie  des  sciences  ;  il  sera  probablement 
attache  à  l'exp^tion  comme  médecin.  Sous  ce  rap- 
port et  sous  celui  de  savant  dans  plus  d'une  partie ,  il 
nous  sera  d'une  grande  utilité  ;  il  se  nomme  Lasteyrie  ^. 
Croyez,  général,  que  je  saisirai  toutes  les  occasions 
de  justifier,  par  mon  zèle,  la  confiance  dont  vous  m*ho^ 
ocrez  ;  croyez  aussi  à  ma  profonde  reconnaissance  :  elle 
Yous  est  aussi  justement  acquise  que  Tadmiration  de 
TEorope  au  vainqueur  de  Tltalie. 

Arnaitlt. 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Venise,  le  19  prairial  an  V  (  7  juin  1797  ). 

Tout  se  dispose  pour  le  départ  ;  l'arrivée  du  capitaine 
Bourdet  a  levé  la  majeure  partie  des  obstacles  ;  l'article 
seul  des  vivres^ nous  arrête  encore.  La  municipalité  de 
Venise  et  les  fournisseurs  ont  eu  toutes  les  peines  du 
monde  à  6e  mettre  en  mouvement.  Las  de  tant  de  len- 
teur,  le  général  Baraguay-d'Hilliers  7  a  montré  les  dents  : 
dès  lors  tout  a  marché. 

J'ai  rédigé ,  de  concert  avec  le  brave  général  Gentili , 
la  proclamation  que  nous  répandrons  en  débarquant  ; 
j  ai  tâché  d'y  réunir  un  peu  d'élévation  à  beaucoup  de 


256  CORRESPONDANCE 

simplicité.  Les  Grecs  auxquels  nous  avons  affiiire  ne 
sont  pas  des  Euripides  ou  des  Platons  :  on  les  dît  fort 
simples  sous  quelques  rapports ,  si  doubles  qu'ils  soient 
par  caractère. 

Les  Vénitiens  qui  servent  sur  la  flotte  montrent  la 
meilleure  volonté ,  ils  ne  désirent  rien  plus  que  d*étre 
commandés  par  des  Français  ;  et  peut-être ,  général, 
serait-il  possible  de  se  les  attacher  tout4-fait  en  les  meu 
tant  à  la  solde  française.  Cette  mesure ,  que  le  général  j 
Gentîli  voudrait  étendre  à  tous  les  matelots  des  pays 
alliés  et  de  Malte  même ,  donnerait  le  moyen  de  re« 
monter  promptement  la  marine  de  la  Méditerranée. 

Je  n'ai  rien  de  nouveau  à  vous  mander  sur  l'esprit 
public  :  il  s'est  montré ,  dans  les  deux  fêtes  qui  ont  suiri 
la  première,  tel  qu'il  avait  paru  d'abord.  Les  républi- 
cains sont  dans  la  haute  classe  :  c'est  ce  que  mon  admis» 
sion  dans  quelques  maisons  nobles  m'a  mis  à  même  de  *■ 
juger.  Pai  trouvé  beaucoup  de  lumières,  beaucoup  de 
philosophie  dans  plusieurs  individus  de  cette  société: 
je  regrette  que  mon  prochain  départ  ne  me  permette    ^ 
pas  de  les  connaître  plus  à  fond  On  trouverait  en  eue    ; 
de  grandes  ressources  s'il  était  question  de  donner  une 
constitution  particulière  au  peuple  vénitien ,  qu'ils  coih 
naissent  parfaitement  :  l'ex^provéditeur  Battaglia  *  est  OB 
de  ceux  dont  je  veux  parler. 

Je  finis  cette  lettre  chez  le  général  fiaraguay-d'Hil-    ^ 
liers ,  où  se  trouve  le  général  Qentili.  Le  départ  est  dé- 
finitivement fixé  à  après-demain  ;  d'ici  à  cette  époque,  à 


J 


POLITIQUE.  «57 

je  remarquais  quelque  chose  qui  fût  cligne  de  votre  at- 
tention ,  je  m'empresserais  de  vous  en  instruire. 

Agréez  l'assurance  de  ma  reconnaissance  et  de  mon 
dévouement  comme  Français. 

Arnault. 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

A  bord  de  la  Sensible ,  le  a5  prairial  an  Y  (i  3  juin  1797). 

Les  nouvelles  de  Tlstrie ,  que  le  général  Baraguay- 
d'HîUiers  vient  de  me  communiquer,  déterminent  le  gé- 
néral Gentil!  à  mettre  à  la  voile  sans  délai.  Vous  serez 
surpris  sans  doute  qu*il  se  soit  écoulé  trois  jours  entre 
noire  départ  et  notre  embarquement  :  la  lenteur  avec 
laquelle  les  provisions  ont  été  délivrées  en  est  Tunique 
cause. 

La  mauvaise  volonté  des  Vénitiens  perce  de  toutes 
jparts.  Rien  de  ce  qui  était  nécessaire  n  avait  été  fourni  ; 
l^ôn  n'en  répondait  pas  moins  aux  demandes  des  dififé- 
)teats  o£Eciers  que  tout  était  livré  et  qu'il  y  avait  défense 
rien  faire  de  plus  pour  l'expédition.  Youlaiton  re- 
mter  à  la  source  de  cette  défense ,  tous  les  comités  la 
iYOuaient,  et  Ton  en  était  pour  le  temps  perdu.  Ce 
l'est  qu'en  parlant  vertement,  qu'en  menaçant  même, 

le  le  général  Baraguay-d'Hilliers  est  parvenu  à  arra- 
i.  17 


•     ' 


258  CORRESPONDANCE 

cher  les  moyens  insuffisants  avec  lesquels  nous  partons. 
On  serait  tenté  de  conclure,  en  rapprochant  la  conduite 
des  Vénitiens  et  celle  de  Tempereur,  qu'il  y  a  intelligence 
secrète  entre  eux,  et  que  notre  expédition  pourra  de- 
venir moins  facile  qu*(;lle  ne  le  paraissait  d'abord.  Comp- 
tez néanmoins  sur  le  zèle  des  troupes  et  sur  Vactivité 
prudente  de  celui  qui  les  commande. 

La  conduite  du  vice-amiral  Tomasi  ^ ,  sur  le  vaisseau 
duquel  est  monté  Gentili ,  est  à  peine  convenable.  Il  n  a 
pas  eu  honte  de  laisser  notre  vieux  général  passer  la 
nuit  sur  une  planche  comme  un  mousse ,  sans  lui  ofiGrir 
ni  lit  ni  vivres.  Il  ne  lui  a  rendu  aucun  honneui*.  Vou» 
présumez  qu'il  a  été  fortement  relevé.  D'Arbois  '®  s'est 
plaint  à  Gondolmer  " ,  et,  depuis  les  ordres  nouvem 
de  l'amiral  vénitien,  le  vice- amiral  met  autant  de  pl^i^li 
tude  dans  sa  conduite ,  qu'il  y  avait  mis  d'abord  cTflH 
solence.  Ces  messieurs  comptaient  prendre  le  comroflh 
dément. 

«  Je  ne  recevrai  l'ordre  que  de  la  Gloria ,  »  disait 
capitaine  Bourdet  le  commandant  de  VÉole;  «  et 
commandant  le  recevra  de  moi ,  »  répondit  sèche 
Bourdet. 

Je  dois,  avant  de  terminer  cette  lettre,  vous 
senter,  général,  que  les  moyens  pécuniaires  donnés 
chef  de  l'expédition  ne  sont  rien  moins  que  suffisant! 
ne  peut  disposer  que  de  mille  écus ,  et  vous  savex  (|i 
doit  établir  une  correspondance  entre  l'Italie,  la  T 
quie  et  les  îles. 


POLITIQUE.  259 

Je  n*ai  rien  à  ajouter  à  ceci.  Je  tiens  un  journal  exact 
cte  tout  ce  qui  concerne  l'expédition  :  cette  lettre  en  est 
l'extrait.  Comptez ,  général,  sur  mon  exactitude  comtoe 
sur  mon  étemelle  reconnaissance. 


Arnault. 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Corfba,  le  1 7  messidor  an  V  (  5  jaillet  1797  ). 

Nous  sommes  arrivés  dans  1  île  le  9  messidor.  Votre 
renommée  avait  aplani  tous  les  obstacles.  Le  peuple , 
^'on  avait  cherché  à  épouvanter,  nous  a  reçus  d'abord 
tfrec  le  silence  de  l'inquiétude  ;  les  cris  de  joie  se  sont 
bientôt  fait  entendre,  lorsque  notre  proclamation  a  fait 
connaître  nos  principes  et  l'esprit  de  notre  mission. 

Les  Grecs  oiit  facilement  senti  qu'ils  gagneraient  tou^ 
à  notre  arrivée.  Soixante  mille  individus ,  asservis  par 
«ne  centaine  de  tyrans ,  avaient  besoin  que  nou's  vinssions 
du  bout  du  monde  les  instruire  de  leurs  droits  et  les 
4blrertir  dé  leur  force.  Aujourd'hui  qu'ils  les  connaiîssent, 
iout  ce  qui  n'est  pas  vénitien  abhorre  non  seulement 
f  ancien  gouvernement ,  mais  même  tout  rapport  avec 
Ja  métropole  :  dites  un  mot ,  cette  île  est  française. 

Le  général  Gentili  s'occupe  en  ce  moment  de  la  créa- 
tion d'un  gouvernement  provisoire  :  il  a  eu  la  bohté  de 

»7- 


26o  CORRESPONDANCE 

m*âppeler  pour  Taider  dans  ce  travail.  Le  peu  de  con- 
naissance que  nous  avons  des  individus  m'a  déterminé 
à  proposer ,  pour  diriger  nos  choix ,  une  mesure  <pie  le 
général  Gentili  a  adoptée.  Nous  demandons  des  listes  de 
candidats  aux  hommes  les  plus  éclairés  et  les  mieux  in- 
tentionnés. Les  individus  qui  se  trouvent  portés  sur  le 
plus  grand  nombre  de  listes  seront  ceux  que  nous  por- 
terons à  la  municipalité. 

Notre  projet  est  aussi  de  ne  composer  les  corps  admi- 
nistratifs que  de  gens  attachés  par  intérêt  à  la  révolu- 
tion y  et  d  y  appeler  les  hommes  de  différents  rites ,  en 
raison  du  rapport  de  ces  rites  avec  la  population. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  former  plus  d'une  muni- 
cipalité pour  l'île  ;  les  moyens  de  correspondance  ne  se- 
ront pas  même  faciles  avec  l'arrondissement  hors  de 
Corfou.  La  chose  la  plus  rare  est  de  rencontrer  ici  un 
homme  qui  sache  lire. 

Le  général  Gentili  vous  a  sans  doute  &it  part,  gêné-, 
rai,  de  l'embarras  ou  nous  jette  la  subsistance  destroo- 
pes.  Les  réquisitions  sont  impossibles  :  les  munition* 
naires  sont  sans  fonds  :  la  caisse  ne  contient  que  la  solde 
de  l'armée  pour  deux  mois. 

L'on  a  passé  un  marché  avec  un  juif  de  ce  pays , 
s'engage  à  nous  alimenter  pour  trois  mois  ;  mais  une 
clauses  de  ce  marché  porte  une  avance  considérable 
notre  part  sous  un  terme  très  prochain. 

C'est  en  vain  que  l'on  a  voulu  recourir  aux 
publiques  :  non  seulement  nous  n'y  trouvons  rieni' 


POLITIQUE.  261 

mais  les  fermiers  sont  en  avance  avec  Tancien  gouver- 
nement. 

Le  général  a  préalablement  ordonné  que  les  verse- 
ments fiassent  faits  dorénavant  à  la  caisse  de  Tarmée , 
mois  par  mois.  Mais  nos  besoins  sont  de  tous  les  jours , 
et  cette  mesure  ne  procurera  que  des  recouvrements 
insuffisants.  . 

Ce  n'est  pas ,  général ,  que  cette  île  n'offre  des  res- 
sources considérables;  mais  les  entraves   que  les  Vé- 
nitiens mettaient  au  commerce  de  Thuile,  qui  devait 
avant    tout  être  portée  à   Venise  ,  privaient    Corfou 
de  la  majeure  partie  du  produit  de  la  vente  de  cette 
denrée.  Elle  était  soumise  à  double  droit  :  à  un  droit 
de  sortie ,  d'abord  perçu  à  Corfou  par  une  douane  qui 
constatait  la  quantité  exportée  par  chaque  bâtiment; 
et  à   un   autre  droit  de  sortie,  dont  l'exportation  de 
l'huile  en  terre  ferme  était  grevée  à  Venise,  qui  seule 
'  avait  le  droit  de  commercer  librement  de  cette  mar- 
chandise. 

Rendez  aux  habitants  de  Corfou  la  liberté  absolue 
I  '  'du  commerce ,  en  maintenant  le  droit  de  sortie  qui  se 
percevait  ici,  non  seulement  vous  vous  assurerez  des 
'moyens  suffisants  à  la  solde  des  troupes  et  au  salaire 
des  officiers  publics,  mais,  de  plus,  vous  enrichirez 
cette  île  de  l'immense  bénéfice  que  la  métropole  et  quel- 
ques négociants  retiraient  de  la  seconde  vente ,  au  dé« 
triment  de  la  colonie  et  du  cultivateur.  Cette  opération, 
également  avantageuse  aux  Français  et  aux  habitants , 


ïs. 


si69  CORRESPONDANCE 

semble  être  d'ailleurs  la  conséquence  de  la  liberté,  qui 
ne  peut  guère  se  concilier  avec  la  dépendance  injurieuse 
dans  laquelle  Venise  tiendrait  plus  long-temps  Corfoa 
sous  ce  rapport. 

Si  you9  <auloptiez  cfitte  id^e ,  généfral  ^  la  p^|t:eption  de 
ce  droit  serait  siir-le-cbamp  attribuée  aux  receveifirs  des 
autres  impositions,  d'après  les  modes  déjà  existants. 

L  occupation  que  me  donne  Fétat  de  délabrement  où 
sont  toutes  les  parties  de  Ts^dministration ,  ne  m'a  pas 
empêché  de  faire  des  recherches  relatives  aux  dbjets 
soumis  à  la  consfiscation.  Je  n  ai  rien  trouvé  jusqu'à 
présent.  Il  n*y  a  aucun  magasin  appartenant  aux  puis- 
sances coalisées.  Depuis  plus  d*un  an^  l'on  n'a  pas  tu 
d'Anglais  à  Corfou.  Le  consul  russe  y  est  presque  aussi 
misérable  que  le  consul  français ,  e^  ce  n'est  pas  peu  dire. 

Je  n'ai  rien  à  ajouter  pour  le  présent  ai|x  objets  con- 
tenus dans  cette  lettre.  Mon  rapport  sur  les  ^rts  ne  sen 
ni  difficile  ni  long.  Cette  ville  ne  renferme^  qu'un  nuMUi- 
ment  élevé,  dans  la  citadelle,  au  maréchal  Schulleift- 
bourg  ■  ',  qui  la  défendit  contre  lea  Turcs  :  p'est  sa  statue 
pédestre.  Point  de  statue  hqrs  celle-là;  point  de  ta- 
bleau ,  point  de  bibliothèque  ;  une  salle  de  spectacle  el 
pas  d'imprimerie  La  seule  rareté  que  j'ai  rencontrée  est 
l'église  de  Saint-Spiridion  '^  :  c'est  une  mine  d'ai^ent. 

Le  peuple  est  superstitieux  et  lâche.  Le  marchand  de 
figues  et  le  garçon  boucher  sont  également  armes  :  rien 
n'était  plus  commun  que  les  assassinats  ;  mais  la  cor- 
ruption de  l'ancien  gouvernement  porte  à  croire  que 


POLITIQUE.  a63 

leur  multiplicité  pouvait  être  également  imputée  aux 
gouyemants  et  aux  gouvernés. 

On  trafiquait  également  de  la  mort  et  de  la  vie  d  un 
homme  avec  le  juge  et  Tassassin.  Saint  Spiridion ,  qui  a 
&it  encore  un  miracle  il  y  a  trois  semaines ,  en  opère 
encoFe,  moins  souvent  toutefois  qu*un  autre  saint,  de- 
vant lequel  tout  le  monde  est  à  genoux  ici  :  ce  saita 
s'appelle  Denaro  (  l'argent  ). 

Je  dois  aller  voir  au  premier  jour  les  fameux  jardins 
d'Alcinoùs  et  la  pierre  sur  laquelle  lavait  Nausicaa.  Je  ne 
.  sais  si  les  princesses  sont  à  la  campagne ,  ce  qu  il  y  a 
de  sûr  c'est  qu  à  la  ville  nous  ne  voyons  guère  que  des 
Uanchisseuses. 

Je  ne  puis  terminer ,  général ,  sans  vous  réitérer  mes 
remerciements ,  et  pour  la  mission  dont  vous  m'avez  lio- 
iioré ,  et  pour  les  relations  où  je  suis  avec  les  hommes 
estimables  auxquels  vous  m'avez  associé.  Permettez-moi 
1^  aussi  de  vous  renouveler,  ainsi  qu'à  madame  Bona- 
;;  parte,  l'assurance  de  ma  reconnaissance  et  de  mon  en- 
tier dévouement. 

Arnault. 

jP.  S.  Général ,  le  général  Gentili  me  charge  de  vous 
parler  particulièrement  de  trois  personnes  :  d'abord  du 
citoyen  d'Arbois ,  du  service  duquel  il  a  beaucoup  à  se 
louer,  et  pour  lequel  il  désire  un  grade  dont  il  a  joui  il  y 
a  quatre  ans,  le  grade  d'adjudant-général.  Cette  faveur 
aplanirait  d'ailleurs  de  petites  difficultés  qui  s'élèvent  9 


a64  CORRESPONDANCE 

en  fait  de  service ,  entre  le  commandant  de  la  place , 
qui ,  comme  chef  de  brigade ,  répugnerait  à  £ûre  ses 
rapports  au  chef  de  Tétat-major ,  qui  n*est  que  chef  de 
bataillon. 

Les  autres  personnes  sont  le  brave  capitaine  Bour- 
det)  qui,  par  Thabileté  de  ses  manœuvres,  a  suppl^ 
^u  bon  vent  qui  nous  a  toujours  manqué;  et  le  cqdsoI 
français  à  Corfou  '^,  que  sa  détresse  et  les  désagrémoits 
qu'il  a  éprouvés  de  la  part  des  Vénitiens  rendent  digne 
de  considération. 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Corfon,  le  a 3  messidor  an  Y  (  ii  juillet  X797)> 

Nptre  municipalité  est  installée  depuis  le  lo  de  ce 
mois;  le  choix  que  nous  en  avons  fait  a  paru  plaire  à b 
majorité. 

Nous  avions  pour  but  de  contenter  toutes  les  classes 
et  tous  les  rites  ;  ejt  cependant  y  à  notre  grand  éton- 
nement,  cette  précaution,  qui  devait  assurer  la  tran» 
quillité  de  l'île,  Ta  troublée  hier  pour  quelques  in* 
stants. 

Un  prêtre  grec  nous  déclare  tout-à-coup  que  les  saints 
ou  sacrés  canons  ne  lui  permettent  pas  de  prendre  une 
place  dans  le  gouvernement  :  notez  en   passant  que  ce 


POLITIQUE.  265 

prêtre  entretient  una  ragazza  *.  Il  cite  les  conciles  dans 
un  court  mémoire,  et  y  joint  sa  démission.  La  municipa- 
lité, sur  mon  avis,  l'accepte  par  respect  pour  la  liberté 
de  conscience  ;  mais  il  en  résulte  que  les  Grecs ,  de  ce 
qa  un  de  leurs  prêtres  ne  croit  pas  pouvoir  siéger  à  la 
municipalité,  concluent  que  Tarchevéque  latin  et  les 
jui&,  à  plus  forte  raison,  doivent  s'en  retirer.  Par  une 
conséquence  de  nos  principes ,  nous  avions  nommé 
deux  juifs  dans  la  municipalité. 

Les  esprits  fermentent;  des  gens,  connus  par  leur 
turbulence ,  les  excitent  et  répandent  quelque  argent. 
Hier,  enfin ,  la  municipalité  se  trouve  investie  ou  plutôt 
assaillie  dans  le  lieu  de  ses  séances.  Un  mauvais  sujet 
exige  au  nom  du  peuple ,  dans  un  mémoire  signé  de  lui 
seul,  l'expulsion  des  juifs.  La  municipalité  se  tait;  le 
président  ne  sait  que  dire.  Les  Grecs  battent  les  juifs;  et 
les  juifs ,  qui  ne  sont  pas  Grecs ,  se  sauvent. 

On  m'avertit  de  ce  tumulte.  J'y  cours  sans  armes  et 
accompagné  de  deux  Français.  Je  n'ai  jamais  entendu 
des  cris  pareils  :  Pluent  les  Français,  point  d* hébreux! 
Nous  marchons  droit  à  la  municipalité  ;  cinq  cents  piail- 
lards  nous  suivent.  La  municipalité  était  fermée  et  les 
membres  dispersés.  Il  nous  faut ,  en  conséquence ,  res- 
ter seuls  au  milieu  de  cette  populace  forcenée ,  criant  à 
tue-téte  dans  son  jargon ,  et  n'entendant  pas  un  mot  de 
lotre  langue. 

*  Une  fiUc 


â66  CORRESPONDANCE 

Les  séditieux  demandaient  non  seulement  que  les 
hébreux,  qui^  à  les  entendre,  sont  des  chiens  y  fussent  ex- 
clus du  corps  municipal ,  mais  qu*il  leur  fût  même  pres- 
crit de  ne  porter  la  cocarde  qu'au  bras. 

ressayai  de  répondre  à  cette  requête  par  un  beau 
discours ,  où  j'expliquai  que  la  liberté  apportée  par  les 
Français  était  un  bien  conmiun  à  tous  ;  qu'un  juif  ne 
devait  pas  plus  être  un  chien  pour  un  grec  qu'un  grec 
pour  un  latin.  Un  gros  officier  vénitien ,  qui  prétendait 
parler  le  grec  vulgaire ,  me  traduisait  pour  Futilité  de  ia 
canaille  ;  mais  il  me  traduisait  d'une  manière  si  inintel- 
ligible ,  qu'on  le  comprenait  moins  encore  que  moi ,  el 
que  je  fiis  obligé  de  dire  simplement  que  la  municipalité 
allait  se  rassembler  et  répondrait. 

Cinq  cents  hommes  occupent  la  place,  une  patrouille 
de  cinq  soldats  paraît  enfin  :  je  lui  ordonnai  de  diviser 
le  rassemblement  avec  le  plus  de  précaution  possible, 
et  dans  le  fiiit  elle  y  avait  réussi ,  quand  cinquante  grena- 
diers que  j'avais  requis  vinrent  s'emparer  des  postes. 

Il  fallait  réunir  la  municipalité.  Je  parvins  à  déterrer 
un  de  ses  membres,  que  je  chargeai  par  écrit ,  sur  sa  res- 
ponsabilité ,  de  convoquer  ses  collègues  sous  une  heure. 

Cependant,  le  général  Gentili,  averti,  descend  sui 
la  place,  fait  au  peuple  une  harangue  à  la  fois  pate^ 
nelle  et  militaire ,  promet  protection  à  tous  les  boni 
citoyens,  et  menace  de  faire  fusiller  le  premier  qui  man* 
quera  de  respect  aux  officiers  municipaux.  On  se  tait 
je  cours  chercher  les  juifs ,  que  je  trouve  cachés  dan: 


POLITIQUE.  S67 

la  forteresse  ;  ils  s'accrochent  à  mon  bras ,  et  nae  suivent 
plus  morts  que  vifs ,  en  m'assurapt  que  tout  est  écrit  là 
hant ,  et  quon  ne  peut  fiiir  sa  destiné^.  J'invite  la  mu* 
nicipalité ,  rassemblée  non  sans  peine ,  à  tenir  désor- 
mais une  contenance  plus  digne  des  magistrats  du  peu- 
ple, à  procéder  sur  Theure  à  la  nomination  dun  co- 
mile  de  salut  public ,  qui  rechercherait  les  auteurs  de 
la  sédition ,  et  à  se  confier  dans  la  force  des  Français. 
Là  commence  la  comédie.  Tous  les  membres  voulaient 
dfis  gardes  :  Tun  parcequil  était  latin,  l'autre  parce- 
{QÎ)  était  grfic ,  l'autre  enfin  parcequ*il  était  juif.  «  S'il 
fallait^  pour  vous  garder,  autant  de  braves  gens  qu'il  y 
a  chez  vous  de  poltrons ,  répondis-je  à  l'archevêque  , 
qui  voulait  pour  lui  seul  une  division  tout  entière ,  l'ar- 
mée d'Italie  n'y  suffirait  pas  ;  d'ailleurs  vous  n'êtes  pas 
juif.  »  Il  convint  du  fait ,  et  n'en  fut  pas  moins  pré- 
i  sent^  sa  requête  à  Gentili ,  qui  le  reçut  à  peu  près 
comme  moi. 

Telle  est ,  général ,  l'histoire  de  cette  grande  journée. 
IJn  d^  principaux  instigateurs  du  trouble  est  arrêté  ;  il 
^#  paru  fort  ^onné  qu'un  gentilhomme  fiit  mis  au  ca- 
.4K]kt.  Cet  hommt,  nommé  Danieli,  est  le  chef  d'ime 
jmo^lle  connue  par  son  insolence  et  ses  vexations,  et 
,(p^  ^  fai^s^it  fort  de  son  crédit  auprès  de  l'ancien  gou- 
vem^ment. 

Le  général  GtentiU  a  fait  publier  une  proclamation 
JAQ^  Uiqu^lle  il  rappelle  ce  qu'il  promettait  dans  la  pre- 
laière,  et  déclare  qu'il  maintiendra  de  toute  sa  force  la 


268  CORRESPONDANCE 

validité  du  contrat  passé  entre  le  peuple  corfiote  etnoU. 
le  jour  de  notre  arrivée.  Tout  est  calme  aujourd'hui ,  e 
nous  espérons  que  ce  mouvement  sera  le  dernier.  C 
peuple  est  aussi  lâche  qu  ignorant. 

Je  remplis  auprès  du  corps  municipal  l'office  de  cou 
missaire  du  gouvernement;  je  le  redresse  toutes  le 
fois  qu'il  veut  s'écarter  de  la  ligne.  Le  secrétaire  m 
donne  tous  les  jours  copie  du  procès-verbal  de  h 
séance. 

J'espère ,  général ,  que  vous  approuverez  la  conduite 
que  j-ai  tenue  dans  cette  circonstance,  et  que  vous  vou- 
drez bien  nous  faire  connaître  au  plus  tôt  vos  intentions 
sur  la  destinée  de  Corfou.  Nous  ne  savons  si  nous  som* 
mes  chez  des  Vénitiens  ou  chez  des  Français. 

Veuillez  aussi ,  général ,  me  faire  connaître  votre  dé- 
cision Relativement  au  projet  dont  je  vous  ai  fait  paît 
Les  besoins  augmentent  tous  les  jours,  et  nos  ressouico 
à  Zante  et  à  Céphalonie  sont  aussi  nulles  qu'à  Gorfoa 
Toutes  les  caisses  sont  vides.  ^ 

J'ai  prié  Leclerc  *  ^  de  vous  présenter  une  requête  ei 
mon  nom.  La  difficulté  du  voyage  de  Grèce  me  ferai 
préférer  de  revenir  près  de  vous  par  l'Italie  méridio 
nale.  Nous  ne  sommes  qu'à  vingt-cinq  lieues  d'OtranU 
Si  je  pouvais  vous  être  de  quelque  utilité  à  Napkt 
ce  serait  avec  un  double  plaisir  que  je  ferais  ce  voyagi 

Mon  séjour  ici  n'est  plus  d'une  grande  utilité ,  et  ; 
n'aurai  plus  rien  à  faire  dans  les  îles  du  Levant  quai 
j'aurai  vu  Zante  et  Céphalonie.  Me  procurer  les  moya 


POLITIQUE.  269 

de  voir  le  tombeau  de  Virgile,  dont  j'ai  vu  le  berceau , 
serait  vous  créer  de  nouveaux  droits  à  ma  reconnais* 
sance,  qui  pourtant  ne  peut  pas  être  augmentée. 

Arnault. 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Corfon ,  le  a8  mesùdor  an  Y  (  x 6  juillet  x  797  ). 

Tout  est  tranquille  depuis  que  jai  eu  Thonneur  de 
TOUS  écrire.  Les  diefs  du  seul  mouvement  qui  ait  eu  lieu 
ici  sont  encore  en  prison  :  ils  en  sortiront  après  avoir 
passé  à  une  commission  militaire,  qui  n attend  que  le 
rapport  pour  commencer. 

Nous  plantons  aujourd'hui  Tarbre  de  la  liberté.  Le  pa- 
villon tricolore  remplacera  partout  le  lion ,  que  l'on  doit 
brûler  solennellehient  sur  la  grande  place. 

Le  peuple  montre  la  plus  grande  joie  et  un  véritable 
attachement  pour  les  Français. 

Je  vous  ai  fait  part,  dans  ma  correspondance,  de  l'état 
de  dénuement  où  nous  nous  trouvions.  Nous  ne  saurions 
où  donner  de  la  tête,  si  la  municipalité  de  Venise,  ou 
plutôt  la  Providence,  ne  nous  avait  envoyé  quelques 
secours.  Une  somme  médiocre,  destinée  à  l'acquittement 
d*une  dette,  se  verse  en  Ce  moment, -par  ordre  du  gé- 


i 


270  CORRESPONDANCE 

néral  Gentili,  dans  la  caisse  de  l^armée^  mais  cette  r^ 
source  n'est  que  précaire.  L'escadre  du  général  Brueys  ^ 
qui  croit  devoir  attendre  de  nouveaux  ordres  dans  . 
rade  de  Corfou ,  nous  ronge  et  nous  jettera  incessain 
ment  dans  un  embarras  pire  que  celui  dont  nous  avoni 
cru  un  moment  sortir.  Veuillez  donc,  général,  voa5 
occuper  de  nos  besoins ,  et  vous  rappeler  que  c'est  de 
la  terre  ferme  seulement  que  nous  pouvons  tirer  nos 
ressources. 

J*ai  fait,  il  y  a  trois  jours,  une  descente  sur  les  côtes 
de  rÉpire.  Les  Vénitiens  avaient  un  petit  établissement 
près  des  ruines  de  l'ancienne  Buthrote  '7^  que  j*ai  pa^ 
connues  dans  tous  les  sens.  Si  ces  ruines  sont  peu  pré- 
cieuses ,  au  moins  ont-elles  le  mérite  d'être  environnées 
d'un  lac  d'eau  douce,  dont  la  pèche  appartient  au  goo- 
vemefnent,  et  est  affermée  à  son  profit.  Les  Albanais ) 
anciens  sujets  des  Vénitiens ,  sont  Vénus  s'of&ir  ans 
Français;  et,  ce  qui  nous  a  paru  plus  plaisaint  encore, 
les  Albanais ,  sujets  des  Turcs  ,  et  des  Turcs  mêmes , 
nous  ont  pressés  de  les  adjoindre  à  la  république.  La 
Morée  tout  entière  est  dans  cette  disposition. 

Je  compte,  avant  de  partir  de  Corfou,  faire  une  tour- 
née dans  l'île ,  et  la  parcourir  dans  tous  les  points. 
Veuillez,  général,  faire  droit  à  ma  première  requête,  et 
me  mettre  à  même  de  vous  présenter  incessamment  mon 
journal  et  tes  nouvelles  assurances  d'une  reconnaissanct* 
qui  ne  finira  qu'avec  ma  vie. 

Arnault. 


POLITIQUE.  971 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 


Gorfbo,  le  3  thermidor  an  Y (  ai  jaillet  1797). 


Oaprès  réyaluaticm  faite  des  fonds  yersës  par  les 
commissaires  vénitiens  dans  la  caisse  de  la  division ,  le 
général  Gentili  a  eu  à  disposer  de  la  somme  de  sept  cent 
mille  francs  à  peu  près. 

Voici  l'emploi  que  Ion  en  a  fait  par  son  ordre. 

Une  somme  de  trois  cent  soixante  mille  francs  a  été 
mise  d'abord  à  la  disposition  des  administrateurs  des 
vivres ,  sauf  à  eux  à  en  compter.  Qette  somme  fait  face 
à  l'arriéré  ,  et  assure  pour  deux  mois  la  subsistance  de 
farinée  et  de  la  division  maritime  attachée  particulière- 
ment à  l'expédition. 

Eu  égard  à  la  nécessité  où  la  flotte  de  Toulon  se  trou- 
vait d'attendre  ici  vos  ordres  définitifs,  le  général,  forcé 
,  de  fermer  les  magasins  de  terre  aux  marins  qui  nous  dé- 
voraient ,  a  mis  entre  les  mains  du  contre-amii-al  une 
somme  de  cinquante  mille  francs,  dont  ce  dernier  s'est 
reconnu  comptable. 

Une  autre  somme  de  cent  soixante-dix  mille  francs 
est  mise  en  réserve  pour  payer  pendant  deux  mois  les 
troupes  françaises  et  vénitiennes.  Soixante  mille  francs , 
de  plus ,  sont  destinés  à  faire  face  aux  dépenses  extraor- 


/ 


îJ7«  CORRESPONDANCE 

dinaires ,  à  celles  des  hôpitaux ,  et  aux  besoins  partiel^ 
liers  du  général.  Le  reste  s'emploie  dans  ce  moment 
la  liquidation  de  la  dette  vénitienne.  Un  comité ,  coici 
posé  de  Français  et  des  commissaires  yénitiens ,  ex^ 
mine  les  titres  des  créances ,  qui  sont  acquittées  par   1( 
payeur  sur  les  ordonnances  du  génén^.  Les  matelots 
et  les  soldats  sont  exactement  payés.  Quant  aux  offi- 
ciers de  mer,  Ton  a  arrêté  qu*on  s'acquitterait  avec  eux 
en  traites  sur  Venise ,  qui  est  encore  redevaUe  envers 
cette  île  d'une  somme  de  trois  mille  sequins. 

Ces  mesm^es,  agréables  au  peuple  autant  qu'avanta- 
geuses à  l'armée ,  ne  contribuent  pas  peu  à  consolider 
la  tranquillité  dont  nous  jouissons.  Les  hommes  les  . 
moins  éclairés,  les  villageois,  classe  plus  opiniâtrement    i 
attachée  à  l'ancien  gouvernement ,  qui  pourtant  pesait 
plus  particulièrement  sur  elle ,  commencent  à  recon- 
naître les  avantages  du  nouveau.  Le  scrupule  avec  le- 
quel nous  observons  tous  les  engagements  contractés  par 
notre  première  proclamation,  la  conduite  des  chefs  et 
des  subalternes ,  l'administration  réellement  paternelle  ' 
du  général,  nous  concilient  tous  les  esprits,  et  nos  en- 
nemis sont  en  si  petit  nombre  qu'ils  ne  peuvent  ni  se 
cacher  dans  la  foule  ni  nous  nuire. 

Le  vœu  général  appelle  ici  le  gouvernement  français. 
Je  crois,  dans  le  fait,  général,  qu*il  serait  aussi  avanta- 
geux pour  la  France  de  s'acquérir  les  îles ,  qu'avan- 
lageux  pour  les  îles  d*ètre  protégées  par  les  Français. 
Ia*  commerce  réciproque  y  gagnerait.  Nous  nous  assu- 


POLITIQUE.  273 

lierions  la  propriété  de  T Adriatique  et  la  domination  de 
i'Archipel,  et  le  négoce  du  Levant  ne  serait  plus  exposé 
aux  pirateries  des  Barbaresques  et  des  Turcs  ,  contre 
lesquels  les  habitants  des  îles  n  espèrent  aucune  protec- 
tion de  la  république  vénitienne. 

La  municipalité  marche  à  merveille;  elle  est  insti- 
tuée de  manière  à  ne  pouvoir  faire  le  mal  et  à  Fempê- 
cher.  Les  tribunaux  rendent  la  justice  d'après  les  nou- 
velles formes  :  ils  ne  désemplissent  pas.  Les  sectateurs 
des  différents  cultes  vivent,  si  ce  n'est  en  bonne  intelli- 
gence, du  moins  sans  querelles. 

Je  crois,  vu  l'état  des  choses,  pouvoir  regarder  ma 

présence  ici  comme  inutile.  Ma  santé  s'altère,  général, 

et  je  sens  que  je  ne  supporterais  pas  impunément  plus 

long-temps  l'extrême  chaleur  à  laquelle  nous  sommes 

exposés.  J'ai  prié  le  général  Gentili  de  me  permettre 

de  retourner  auprès  de  vous.  Je  pars  au  premier  jour 

pour  Naples,  où  je  séjournerai  quelque  temps;  je  me 

étendrai  de  là  à  Rome,  puis  à  Florence.  Je  continuerai 

[  à  vous  instruire  exactement  de  tout  ce  que  je  croirai 

digne  de  votre  attention ,  et  à  m'occuper  de  la  recher- 

die  de  tous  les  objets  utiles  aux  arts ,  recherche  vaine 

jusqu'ici. 

fespère  que  mon  journal,  qui  jusqu'à  présent  n'est 
qu*un  procès-verbal  fort  sec,  s'enrichira  à  mesure  que 
je  m'approcherai  de  l'ancienne  capitale  du  monde. 

Le  général  Gentili ,  dont  je  ne  puis  trop  me  louer , 
voudrait  me  charger  du  gouvernement  de  l'île  pendant 
1.  18 


274  CORRESPONDANCE 

son  voyage  à  Céphalonie  ;  mais  cette  tâche  excède  lus 
mission  et  mes  forces.  Je  Tai  prié  de  confier  l'autorité  i 
des  mains  plus  habiles,  et  de  ne  pas  retarder  si  triste- 
ment le  bonheur  que  j'aurai  à  parcourir  cette  terre  des 
héros,  où  Ion  n'en  connaît  plus  qu'un,  à  admirer  celte 
Rome,  que  vous  n'avez  pas  voulu  prendre,  et  ce  Capi- 
tole,  où  vous  n'avez  pas  daigné  monter. 

Arnault. 


AU  GENERAL  EN  CHEF. 

Corfoa ,  le  1 1  thermidor  an  V  (  29  juillet  179;  ). 

Général,  les  principes  d'insurrection  qui  s'étaient  ma- 
nifestés dans  l'île  sont  tout-à-fait  étouffés.  Il  est  probabk 
que  le  clergé  grec,  qui  les  avait  provoqués ,  ne  reviendiig 
plus  à  la  charge.  Nous  avons  montré  assez  de  sagacité 
pour  qu'il  ne  recoure  plus  à  des  ruses  qui  désormais  ne 
seraient  pas  impunies  ,  et  les  agents  qu'il  a  compromiii 
si  téméraires  ou  si  stupides  qu'ils  puissent  être,  ont  vu  le 
danger  de  trop  près  pour  s'y  exposer  de  nouveau. 

Le  prétexte  de  l'insurrection,  qui  devait  soideverTîM 
tout  entière ,  était  que  nous  avions  l'intention  de  nous 
emparer  du  trésor  de  Saint-Spiridion,  saint  dont  Corfou 
possède  les  reliques,  et  dont  la  chapeHe  est  ornée  lïrj- 


POLITIQUE.  375 

ffoto  du  plus  grand  prix,  qui  lui  sont  envoyés  par  les 
chrétiens,  ou,  si  vous  voulez,  par  les  schismatiques  grecs, 
non  seulement  de  tous  les  points  de  la  Turquie,  mais  àa 
fond  même  de  la  Russie. 

Le  clergé  grec,  qui ,  par  suite  de  la  conformité  de 
croyance,  est  très  porté  pour  la  Russie,  et  voudrait  voir 
les  lies  passer  sous  la  protection  de  Fautocrate ,  avait  ima- 
giné, pour  soulever  la  population  contre  nous,  de  ré« 
pandre  le  bruit  que  le  corps^de^garde  y  qu  à  sa  demande 
expresse  j*avais  fait  placer  à  côté  de  Véglise  de  Saint- 
Spiridion,  pour  en  protéger  le  trésor,  n'était  là  que 
pour  enlever  ce  même  trésor.  Le  massacre  ou  tout  au 
moins  l'expulsion  des  Français  devait  prévenir  cette 
spoliation. 

*   Instruit  à  temps  de  cette  perfidie ,  je  fis  arrêter  les 
propagateurs  de  ces  nouvelles,  qui  se  débitaient  même 
en  notre  présence,  dans  les  cafés,  à  la  faveur  d'un  jar- 
gon que  pous  n'entendons   pas.  De  plus  je  fis  venir 
4»  desservants  de  la  chapelle  de  Saint-Spiridion,  au- 
. leurs  de  la  calomnie,  et  j'exigeai  d'eux  la  déclaration  ci- 
jointe  ,  qui  a  été  affichée  et  publiée  dans  la  ville  et  dans 
tontes  les  parties  de  l'île  *. 

Cette  mesure ,  jointe  à  la  fermeté  que  nous  avons  dé- 
!pIo]rée,  a  tovit  calmé.  Les  complots  se  sont  évanouis  en 
Wamée,  et  les  Grecs,  qui  voient  que  les  plus  forts  sont 
aussi  les  plus  fins ,  n'y  reviendront  plus. 

*  EUe  est  à  la  suite  de  cette  lettre. 

1^. 


276  CORRESPONDANCE 

Le  général  Gentil!  est  dans  l'intention  de  profiter  d 
la  tranquillité  qui  règne  dans  File  pour  se  rendre  à  Bu 
trinto,  où  il  doit  avoir  une  entrevue  avec  Ali,  pacha  d 
Janina,  et  lier  avec  lui  des  rapports  plus  étroits.  Cel 
ne  nous  sera  pas  d'une  faible  utilité.  C'est  de  chez  A^ 
que  nous  avons  tiré  jusqu'à  présent  l'approvisionnemec 
de  notre  flotte.  Il  ne  réclame  pas  d'argent  :  une  corveti 
et  de  la  poudre  en  échange  des  bœufs  qu'il  nous  a  foui 
nis  et  des  denrées  qu'il  nous  fera  fournir,  voilà  ce  qu 
voudrait. 

Le  général  doit  aller  ensuite  visiter  les  établissement! 
que  nous  possédons  sur  le  continent,  tels  que  PrevesOj 
Vonizza,  Santa-Maura.  Il  visitera  aussi  les  îles  de  Zante, 
Céphalonie ,  et  poussera  peut-être  jusqu'à  Cerigo. 

Il  persistait  à  vouloir  qu'en  son  absence  je  me  cba^ 
geasse  du  gouvernement  général  de  Corfou.  Cela  e8t41 
possible ,  général?  Vous  connaissez  l'esprit  militaire. Dei 
militaires  obéiront-ils  volontiers  à  un  agent  civil  P  Ac- 
cepter cette  commission ,  ne  serait-ce  pas,  en  me  compith 
mettant,  compromettre  les  intérêts  de  l'expédition? 

Chargé  par  vous  d'organiser  le  gouvernement  des  361 
ioniennes,  je  l'ai  fait  le  mieux  que  j'ai  pu. La  constitutioi 
que  je  leur  ai  donnée  n'est  pas  plus  mauvaise  qu'mM 
autre,  si  elle  n'est  pas  meilleure.  Ma  tâche  est  remplie 
J'ai  donc  insisté  pour  que  le  général  Gentili  ne  mît  pu 
mon  dévouement  à  une  plus  dangereuse  épreuve,  et  nM 
permît  de  retourner  auprès  de  vous. 

Je  profiterai  du  départ  de  la  Jimon,  qui  va  croiseï 


POLITIQUE.  «77 

(JansTAdriatique.  Elle  me  descendra  à  Otrante ,  d'où  je 
me  rendrai  à  Naples. 

Permettez-moi  de  suivre  l'exemple  de  Lycurgue , 
homme  de  sens ,  qui  aimait  mieux  donner  des  lois  que 
les  faire  exécuter.  Dès  qu'il  faut  gouverner,  j'abdique. 

Veuillez  agréer  l'hommage  de  mon  respectueux  dé- 
vouement. 

ArNAUIiT. 

î|  DÉCLARATION  DES  DESSERVANTS 

DE    LA    CHAPELLE   DE    SAINT-SPIRIDIOIT. 

Les  religieux  propriétaires  de  V église  de  Saint-Spiridion , 

à  leurs  concitoyens. 

Des  bruits  injurieux  aux  Français  et  à  la  vérité  ont  été 
répandus  parmi  le  peuple.  Des  malveillants  assurent  que 
les  richesses  déposées  par  les  fidèles  dans  notre  église , 
en  ont  été  arrachées  par  un  abus  de  la  force  et  de  l'au- 
torité. Comme  prêtres  et  comme  citoyens ,  nous  attes- 
tons, sur  Dieu  et  sur  l'honneur,  que  le  trésor  de  Saint- 
Spiridion  est  entre  nos  mains  dans  toute  son  intégrité , 
'    et  que  la  bonté  du  ciel,  qui  a  mis  cette  sainte  propriété 
k   sous  la  garde  vigilante  des  Français  et  sous  la  protec- 

Ition  immédiate  du  général  Gentili,  en  assure  plus  que 
jamais  la  conservation. 

i 


S78  CORRESPONDANCE 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Naples,  le  a  fructidor  anV  (  19  aoàt^79 

Général ,  je  suis  ici  depuis  quelques  jours.  Je  n*ai 
voulu  vous  écrire  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  bien 
naître  les  véritables  dispositions  de  la  cour  de  Na 
à  notre  égard  :  elles  ne  sont  rien  moins  que  bien 
lantes  ;  cela  se  manifeste  jusque  dans  les  plus  petites 
constances. 

Je  débarquai  d*abord  à  Otrante.  Muni  d'une  pat 
du  consul  de  Naples,  laquelle  constatait  que  les 
étaient  exemptes  de  toute  contagion ,  je  croyais  c 
m'accorderait  la  pratique  sans  difficulté.  Je  m  ab 
Le  bureau  de  santé  me  déclara  que  je  ne  pourrais 
muniquer  avec  la  terre  qu'après  avoir  fait  imc 
rantaine  dont  la  durée  serait  déterminée  par  le 
tère  napolitain ,  à  qui  on  allait  en  écrire.  La  coj 
que  l'on  craignait  n'était  pas  celle  dont  j'étais  i 
exempt.  Voyant  qu'il  me  fallait  attendre  au  lazar 
ponse  de  Naples ,  et  le  lazaret  d'Otrante  et 
épouvantable  qu'une  prison,  je  me  suis  fait  tr; 
à  Brindisi ,  où  l'on  vient  d'en  construire  un  qi 
propre  et  fort  élégant.  Il  a  servi  de  palais  à  ^ 
Naples  pendant  le  séjour  que  le  roi  a  fait 
ville  il  y  a  quelques  mois. 


POLITIQUE.  «79 

Arrivé  là,  j'ai  dépêché  au  général  Canclaux,  notre  am- 
bassadeur, un  exprès,  qui,  dix  jours  après,  ni*a  rap- 
porté le  passe-port  et  les  permissions  dont  j*avais  besoin 
pour  me  rendre  à  Naples  en  poste. 

En  qualité  de  commissaire  du  gouvernement  français, 
3' étais  recommandé  à  tous  les  gouvemeuru  des  villes,  et 
particulièrement  à  M.  MaruUi ,  qui  a  été  envoyé  dans  ces 
provinces  avec  une  petite  armée ,  pour  les  purger  des 
brigands  dont  elles  sont  infestées.  Ce  général  ma  fort 
bien  reçu,  et  m*a  délivré  un  ordre  pour  avoir  des  es- 
cortes. Passé  Barletta,  il  a  fallu  toutefois  s*en  passer  : 
cest  là  pourtant  qu'elles  sont  vraiment  nécessaires.  On 
ne  traverse  pas  les  Apennins  tranquillement ,  même  en 
plein  jour.  Nous  les  avons  néanmoins  traversés  de  nuit 
sans  faire  de  mauyaises  rencontres.  Votre  fortune  nous 
protégeait. 

Il  faisait  jour  encore  quand  je  suis  passé  près  de 
Cannes.  En  voyant  les  bords  de  TAufide  et  cette  plaine  à 
jamais  signalée  par  la  victoire ,  ce  n'était  pas  à  Annibal 
seulement  que  je  pensais. 

Je  ne  dois  pas  oublier  de  vous  dire ,  général ,  qu  a 
Monopoli,  où  j'ai  été  obligé  de  m'arrêter  six  heures 
pour  faire  raccommoder  ma  voiture,  qui  s  était  rompue 
contre  les  débris  de  la  Doie  Appienne ,  sur  lesquels  nous 
avons  roulé  un  moment ,  le  gouverneur  de  la  ville  a 
voulu  que  je  quittasse  l'auberge ,  et  que  je  vinsse  passer 
chez  lui  le  temps  qu'exigeait  la  réparation.  Il  m*a  fallu 
même ,  bon  gré  mal  gré ,  y  accepter  à  souper  ;  mais  ces 


28o  CORRESPONDANCE 

civilités  n  avaient  rien  d'affectueux  ;  et  comme  les  habi- 
tants regardaient  avec  une  curiosité  mêlée  de  quelque 
admiration  le  seul  Français  qui,  depuis  vos  victoires, 
ait  traversé  la  Fouille ,  je  pense  qu*on  usait  de  ce  pro- 
cédé surtout  pour  m'empêcher  d'entrer  en  communi- 
cation avec  ces  bonnes  gens,  et  que  la  politique  y  avait 
autant  de  part  que  la  politesse. 

« 

Les  esprits,  en  effet ,  sont  très  favorablement  disposa 
pour  nous  dans  ces  contrées.  A  Yenosa ,  pendant  que  je 
changeais  de  chevaux,  des  bourgeois,  sachant  que  j'étais  . 
envoyé  par  le  général  Bonaparte ,  sont  venus  me  com^ 
plimenter ,  m'ont  forcé  d'accepter  des  rafraîchissements, 
et  ne  m'ont  laissé  partir  qu'après  avoir  fait  tous  les  vœux 
possibles  poiu*  que  mon  voyage  f&t  heureux. 

Il  l'a  été.  Après  trois  jours  de  fatigues ,  je  suis  arrivé 
dans  la  capitale.  Je  loge  au  bord  de  la  mer,  dans  un  hô- 
tel tenu  par  un  Français.  De  là  ma  vue  embi*asse  le 
golfe  dans  toute  son  étendue.  A  ma  gauche  le  Vésuve  et 
Herculanum ,  à  ma  droite  le  Pausilype  et  le  tombeau 
de  Virgile ,  devant  moi  l'île  de  Caprée  et  les  ruines  du 
palais  de  Tibère  :  voilà  le  spectacle  qui  s'est  offert  à  mes 
yeux  au  lever  du  soleil,  quand  j'ai  ouvert  ma  fenêtre 
pour  contempler  Naples ,  où  j'étais  entré  de  nuit. 

Mon  premier  soin  a  été  d'aller  rendre  visite  à  notre 
ambassadeur.  C'est  un  homme  recommandable  à  plus 
d'un  titre.  Personne  ne  sait  mieux  que  vous,  général,  ce 
qu'il  vaut  comme  militaire  ;  mais  a-t-il  autant  de  valeur 
comme  diplomate?  Monge   *^   paraît  en    douter.   Des 


POLITIQUE.  28i 

manières  distinguées ,  de  la  droiture  d  esprit,  sont  sans 
doute  des  qualités  précieuses  dans  un  homme  chargé  des 
fonctions  qu*il  remplit  ici  ;  mais  a-t4l  assez  de  pénétra- 
tion pour  démêler ,  à  travers  leurs  démonstrations ,  les 
dispositions  des  gens  auxquels  il  a  affaire  ?  Le  vieil  Ac- 
ton  est  un  ministre  bien  rusé,  pour  ne  pas  dire  plus.  La 
reine  n'est  notre  amie  que  de  nom,  et  le  roi,  qui  nous 
hait  moins,  est  nul. 

n  est  évident  pour  tout  le  monde,  notre  ambassadeur 
excepté ,  que ,  forcée  de  recevoir  un  envoyé  de  la  repu- 
Uique  française ,  la  cour  de  Naples  s*étudie  à  contre- 
balancer, par  la  condition  subalterne  où  elle  s'efforce 
I  de  le  maintenir,  lefTet  que  sa  présence  ici  pourrait  pro- 
;  dnire  sur  le  peuple,  qui  n  est  pas  si  indifférent  qu'on  le 
dit  à  la  liberté.  Toutes  les  prévenances  sont  pour  le  mi- 
nistre ^'Angleterre.  On  ne  laisse  guère  à  celui  de  France 
fie  ce  qu'on  ne  peut  pas  lui  ôter;  et,  chose  singulière, 
d  semble  ne  pas  s'en  offenser  ;  il  semble  même  plus  oc- 
cupé de  complaire  à  la  cour  de  Naples  que  de  contenter 
le  gouvernement  de  Paris.  Tiendrait-il  plus  à  sa  place 
Qu'à  l'honneur  de  sa  place  ? 

Au  reste ,  si  l'ambassadeur  manque  d'énergie ,  on  ne 
peut  Éaire  ce  reproche  au  secrétaire  de  légation;  peut- 
fere  celui-là  pècherait-il  par  l'excès  contraire.  Le  citoyen 
IVouvé  '  9,  qui  remplit  ce  poste ,  où  il  a  été  porté  sur  la 
proposition  du  directeur  Laréveillère  Lépaux ,  est  un  des 
républicains  les  plus  fermes  et  les  plus  chauds  qu'on 
^puisse  rencontrer.  Soit  comme  journaliste ,  soit  comme 


îi82  CORRESPONDANCE 

poète,  il  n'a  consacré  sa  plume  qu'à  la  liberté.  Comme 
journaliste,  il  a  rédigé  le  ilfo/z/^eiir  pendant  plusieurs  an- 
nées; et  comme  poète,  il  a  composé  une  tragédie  sur  la 
mort  S  jincastroem ,  et  une  autre  tragédie  sur  la  mort  de  ' 
Pausanias,  Voilà  ce  qu'on  peut  appeler  des  tragédies  ré- 
publicaines !  Dans  la  dernière,  il  fait  allusion  à  la  tyrannie 
de  Robespierre,  quoique  celui-ci  n  ait  jamais  tiré  une 
épée.  N'importe.  S'il  n  y  a  pas  parité  de  condition  entre 
ces  deux  tyrans,  du  moins  y  a-t  il  parité  de  situation. 
Cela  ne  suffit-il  pas  ?  Les  rois  n'ont  pas  d'ennemi  plut 
implacable  que  le  citoyen  Trouvé.  Il  est  fait  pour  aller 
très  loin,  si  la  république  se  consolide  bien  entendu; 
car  il  lui  serait  impossible  de  s'arranger  de  tout  antr* 
gouvernement.  Sans  être  aussi  grand  républicain  que  lui, 
général,  je  me  crois  tout  aussi  bon  Français,  et  je  vm» 
réponds  de  soutenir  en  toute  occasion  l'honneur  de  ctf 
nom ,  que  vous  avez  tant  agrandi. 

Le  citoyen  Kreutzer,  qui  a  été  envoyé  dans  ce  royai 
par  la  commission  des  arts  pour  visiter  les  établina*'' 
ments  de  musique  et  faire  des  acquisitions  dans  le  bal 
de  compléter  la  bibliothèque  du  Conservatoire  de  Pari 
doit  retourner  au  premier  jour  à  Rome.  Je  le  charj 
d'une  lettre  ^® ,  qui  sera  le  complément  de  celle-ci, 
contiendra  les  observations  qu'un  plus  long  séjour 
cette  ville  me  permettra  de  vous  communiquer 
plus  de  confiance. 

Agréez ,  général ,  l'expression  de  mon  respect  et  dcn 

1 


mon  dévouement.  Arnault. 


POLITIQUE.  a83 

t 


AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Rome,  le  3o  fructidor  ao  Y  (  i6  septembre  1797  ). 

Cest  au  moment  où  je  quittais  Naples  que  votre  lettre 
dn  la  thermidor  m*est  parvenue,  je  Tai  lue  avec  plaisir 
et  peine  :  il  m'est  doux  de  trouver  dans  la  seconde  niis- 
MOB  que  vous  me  confiez  l'approbation  de  la  manière 
dont  j*ai  rempli  la  première  ;  il  m'est  dur  de  me  trouver 
dans  une  situation  qui  m'oblige  de  céder  à  un  autre 
fhanneur  d'exécuter  vos  vastes  idées  •  ' . 

La  division  française  était  dans  la  plus  heureuse  si- 
tuation à  l'époque  de  mon  départ  ;  non  seulement  les 
Ses  vénitiennes ,  mais  les  établissements  des  Vénitiens 
dans  le  continent,  s'étaient  ralliés  au  nouveau  gouver- 
nement, et,  de  concert  avec  les  îles,  demandaient  à  ar- 
borer exclusivement  l'étendard  français. 
De  légers  troubles  avaient  été  excités  à  Zante  par  un 
ecin  russe ,  qid ,  sans  partisans ,  sans  moyens ,  et 
voué  de  son  consul  même,  avait  arboré  le  pavillon 
sa  nation.  Le  calme  s'est  rétabli  sur-le-champ.  Cet  ex- 
agant  arrivait  comme  prisonnier  à  Corfou  le  jour  où 
en  suis  parti. 

A  Corfou,  on  avait  tenté  de  porter  le  peuple  à  la  ré- 
Tolte,  en  profitant  de  sa  haine  <H)ntre  les  juifs. 
Vous  avez  vu ,  dans  une  de  mes  précédentes  lettres , 


284  CORRESPONDANCE 

aved  quelle  facilite  nous  réprimâmes  ce  mouyement, 
dont  rinstigateur,  traduit  à  une  commission  militaire, 
a  été  acquitté  sur  la  question  intentionnelle. 

L'on  essaya  encore  depuis  de  soulever  le  peuple,  en 
l'inquiétant  sur  le  trésor  de  Saint-Spiridion,  auquel,  à  la 
prière  du  papa,. nous  avons  donné  une  garde  extraordi- 
naire; les  prêtres  du  rit  grec,  qui  ne  valent  pas  mieux 
que  ceux  du  rit  latin,  répandaient  sous  main  ces  bruits 
injurieux,  que  d'imbéciles  Vénitiens  appuyaient  haute- 
ment dans  les  lieux  publics.  Ces  manoeuvres  ont  encore 
été  déjouées,  et  le  général  Gentili  a  applaudi  aux  moyens 
par  lesquels  j'arrachai ,  ou  plutôt  j'escamotai  aux  prêtres 
de  Saint-Spiridion  une  déclaration  publique  absolument 
opposée  à  leurs  insinuations  secrètes. 

Les  secours  arrivés  de  Venise  ont  mis  Tarmée  pow 
deux  mois  à  l'abri  du  besoin  ;  le  soldat  content  y  l'habi- 
tant heureux  et  tranquille ,  je  crus  pouvoir  commencer 
le  voyage  de  la  terre  sacrée.  i 

Les  nouvelles  récemment  arrivées  de  Constantinopie 
ne  me  permettaient  pas  de  croire  à  la  possibilité  d'un 
voyage  dans  les  provinces  ottomanes. 

Je  partis  pour  l'ItaUe;  j'avais  besoin  de  respirer  l'air 
de  la  terre  ferme.  Ma  santé,  qui  n'était  rien  moins  (p^ 
bonne,  se  rétablit  ici,  tandis  que  l'un  de  mes  deux  ci" 
marades  de  voyage  ne  peut  se  débarrasser  de  la  fièvre,  à 
laquelle  l'autre,  qui  était  notre  domestique  commun,  a 
succombé  à  Naples,  climat  moins  salutaire  que  je  b*|  j 
croyais  pour  les  répubUcains. 


POLITIQUE.  285 

Les  soins  administratifs  auxquels  j'étais  obligé  de 
me  livrer  tout  entier,  et  Tintempérie  du  climat,  qui 
rendait  impossible  le  voyage  par  terre ,  sont  cause  que 
je  ne  pourrai  pas  vous  donner  les  détails  géographiques 
que  vous  désirez. 

Darbois  se  propose  de  faire  cet  automne  une  tour- 
née dans  l'intérieur  de  l'île ,  et  il  vous  satisfera  sur  cet 
objet.  Quant  aux  questions  que  vous  me  faites  sur  TAl- 
banie ,  il  en  est ,  général ,  auxquelles  je  ne  puis  répon-- 
dre ,  et  je  vous  offrirai  tout  ce  que  j'ai  pu  recueillir  sur 
les  mœurs  de  son  peuple,  plus  barbare  que  ceux  que  nous 
appelons  sauvages  en  Amérique. 

On  se  tromperait ,  général ,  si  l'on  croyait  pouvoir  éta- 
blir entre  la  colonie  française  et  les  Albanais  d'autres 

» 

rapports  que  ceux  d'un  commerce  très  borné  ;  ils  ont 
constamment  détruit  les  établissements  qu'on  avait  tenté 
d'élever  chez  eux  ;  Lasalle  ,  constructeur  français  ,  fut 
lui-même  victime,  il  y  a  peu  d'années,  d'une  tentative 
de  ce  genre. 

Les  bois  de  construction  et  les  bestiaux  sont  la  prin- 
cipale richesse  de  l'Albanie,  habitée  par  des  hordes  de 
brigands  et  de  pasteurs.  Ces  pasteurs ,  différents  des 
confrères  d'Apollon,  de  ceux  qui  peuplaient  les  rives 
de  l'Alphée  et  les  bords  de  l'Amphryse ,  ont  quitté  la 
houlette  et  la  panetière  de  leurs  aïeux  pour  le  fusil  et 
la  giberne.  Le  figuier  sauvage  autour  duquel  ils  se  réunis- 
sent est  un  véritable  corps-de-garde,  où  veille  toujours 
une  sentinelle. 


-I* 


286  CORRESPONDANCE 

L'esprit  de  brigandage  est  porté  à  tel  point  chez  les 
Albanais,  que  le  droit  d'aubaine,  droit  de  profiter  des 
débris  d'un  naufrage ,  s'étend  jusque  sur  le  naufragé.  Un 
galon  d'or,  un  bouton  d'argent,  l'objet  de  la  moindre 
valeur ,  excitent  leur  cupidité  et  décident  la  mort  d'un 
homme. 

L'aspect  de  l'Albanais  est  bizarre  et  terrible  ;  son  cos- 
tume est  l'ancien  costume  grec ,  auquel  il  ajoute  une 
énorme  capote  d'un  drap  grossier  et  tiré  à  poil,  qui, 
lorsqu'il  s'en  enveloppe,  hii  donne  à  peu  près  la  figure 
d'un  bouc.  Sa  chemise ,  de  grosse  toile,  à  larges  man- 
ches et  tombant  à  la  hauteur  des  genoux,  par-dessus  le 
pantalon ,  ressemble  parfaitement  à  l'ancienne  tunique. 
Sa  chaussure,  comme  l'ancien  brodequin,  est  attachée 
à  la  jambe  avec  des  courroies  ;  deux  énormes  roousta», 
ches  coupent  son  visage  brAlé  par  le  soleil  ;  deux  pisto* 
lets  et  un  poignard  attachés  à  sa  ceinture  ;  un  long  sabre  < 
suspendu  à  son  côté ,  la  poignée  vers  la  terre  ;  un  fusil 
porté  transversalement  derrière  le  dos  ;  un  étui  à  pipe; 
des  boîtes  à  tabac,  à  plomb,  à  poudre;  voilà  son  équi- 
page complet.  L'Albanais  est  un  arsenal  ambulant.  La- 
boureur, brigand,  pasteur,  tout  Albanais  porte  lesamifS 
à  feu,  et  s'en  sert  avec  une  adresse  qui  réalise  le  prodige 
de  cet  homme  qui  fendait  une  balle  en  deux  parties  éga* 
les  en  tirant  sur  une  lame  de  couteau. 

Quelques  villages  albanais  dépendent  des  possessions 
vénitiennes,  et  sont  dans  ce  moment  soumis  au  gouver- 
nement provisoire  de  Corfou.  Le  reste  de  la  haute  et 


POLITIQUE.  «87 

basse  Albanie  appartient  aux  Turcs.  Gouvernées  par  deux 
pachas  ennemis,  ces  provinces  partagent  les  affections 
et  la  fortune  de  ces  chefs ,  dont  Tun ,  AU ,  pacha  de  Ja- 
nina,  est  en  révolte  ouverte  contre  la  Porte;  et  Vautre, 
Mustapha,  pacha  de  Delvino,  tient  pour  son  souverain. 
On  combat  souvent  et  avec  fureur.  De  fréquents  incen- 
dies contribuent  aussi  à  dépeupler  ces  déserts ,  ensan- 
1  glantés  par  une  guerre  aussi  obscure  que  désastreuse. 
Les  deux  partis  cherchent  également  l'appui  des  Fran- 
çais. Ali-Pacha  nous  a  fait  particuUèrement  de  grandes 
ayances;  je  crois  vous  avoir  dit  qu'il  a  demandé  et  ob> 
tenu  une  entrevue,  sur  l'objet  et  l'issue  de  laquelle  le  gé- 
néral Gentili  peut  seul  vous  donner  des  lumières. 

Outre  la  guerre  de  pacha  à  pacha ,  il  existe  encore  en 
Albanie  des  guerres  de  pacha  à  particulier.  Je  vis ,  dans 
la  petite  excursion  que  je  fis  sur  les  côtes  de  l'Epire,  un 
ipapa  qui  jouissait  d'un  tel  crédit  au  milieu  de  ses  parois- 
siens, que,  sur  sa  simple  réquisidOB,  tout  prenait  les 
armes  dans  le  canton.  Ali,  qui  n  ti^mais  pu  le  réduire, 
offre  un  prix  énorme  de  sa  tête. 

Ce  prêtre  soldat,  suivi  de  son  clergé  ou  de  son  état- 
major,  est  venu  me  visiter  et  me  demander  l'amitié  des 
Français. 

Les  Albanais  ne  parlent  ni  le  grec,  ni  le  turc,  ni  Tita- 
Ken;  ils  ont  un  idiome  particulier,  que  nous  expUquaient 
ies  Corfiotes  qui  tenaient  à  ferme  les  domaines  du  gou- 
vernement vénitien  dans  le  continent.  Il  serait  difficile, 
général,  de  lier  avec  eux  le  moindre  rapport  par  le 


288  CORRESPONDANCE 

moyen  de  rimprimerie ,  la  faculté  de  lire  et  d\ 
étant  plu»  rare  encore  chez  eux  que  dans  les  îlei 
nous  ne  correspondons  avec  les  villages  que  par  le 
des  prêtres. 

Voilà,  général^  ce  que  j*ai  recueilli  sur  TAlban 
me  suis  aussi  procuré  de  sûrs  renseignements  rela 
l'état  actuel  de  la  Morée  ;  c'est  par  eux  que  je  term: 
cette  lettre ,  déjà  trop  longue  peut-être. 

La  gloire  de  l'armée  française,  le  bruit  de  votre 
a  retenti  dans  les  ruines  de  Sparte  et  d'Athènes  ;  irn 
croyez  pas  que  les  Grecs  soient  nos  plus  francs  adi 
teurs.  Les  Grecs  (  j'en  excepte  les  Mainottes  ) ,  avi 
dénaturés  par  la  sujétion  dans  laquelle  les  tienne! 
Turcs,  s'occupent  exclusivement  de  la  culture  < 
commerce ,  dédaignés  par  les  musulmans. 

Voleurs,  perfides,  inhospitaliers,  ils  ne  voient 
l'étranger  qu'un  ennemi  ou  une  proie  ;  les  Turcs 
vous  attendent  ;flhous  nomment  avec  enthousia 
et,  à  la  honte  du  pi^Fe  opprimé,  la  liberté  en  Grec 
de  sectateurs  que  chez  le  peuple  tyran. 

C'est  ici ,  général ,  que  je  regi  ette  de  n'avoir  pu  j 
ter  du  moyen  que  me  créait  votre  seconde  aâsi 
quelques  semaines  auraient  suffi  à  ce  voyage  intéres 
d'où  j'aurais  apporté  des  notions  également  import 
à  ma  patrie  et  à  moi.  Cependant,  si  je  n'ai  pas  n 
d'une  manière  digne  de  votre  confiance  le  premier 
dont  vous  m'avez  chargé  ;  si  quelquefois  obligé  d 
présenter  la  république  française  et  le  vainqueur  d 


POLITIQUE.  S89 

blîe ,  je  ne  l'ai  pas  foit  d'une  manière  indigne  et  de  l'une 
et  de  l'antre,  récompensez-m'en  par  votre  approbation; 
autorise»«aoi  à  dire  à  mon  retour  en  France ,  dût  cette 
assertion  glorieuse  vouer  ma  tète  à  la  proscription  : 
£t  moi  aussi  je  suis  l'ami  de  Bonaparte,  et  moi  aussi  je 
tiu  de  l'armée  d'Italie! 

Arnadlt, 


■mi.i««.V(4oclohH->797). 

;i  rt  Fioreiic*'  depuis  trois  jours  ;  j'y 

ves  jeunes  gens,  les  frères  Su- 

'  [Ii;  brigade  et  l'autre  agent  des 

nconties  chez  votre  frère  Jo- 

ulitaiie  est  venu  pour  son  plaisir, 

oyé  par  le  citoyen  Haller  '', 

ions  dues  par  le  pape.  , 

rs  et  de  nos  opinions,  nous 

I  ne  pouvions  mieux  IKre  yue  île  voyager  ensemble. 

Notre  voyage,  dont  la  tranquillité  pensa  être  trou- 
blée à  Viterbe ,  où  l'on  ne  parait  pas  très  &vorablement 
disposé  pour  les  Français ,  se  passa  n 
cident. 


290  CORRESPON  D  ANGE 

Nous  avons  été  accueillis  ici  de  la  manière  la  plus 
cordiale  par  le  citoyen  Gacault  ^^,  ministre  de  la  répu- 
blique auprès  du  grand-duc.  Il  nous  a  présentés  à  ce 
prince  et  à  M.  de  Manfredini  ""^ ,  qui,  de  tout  temps  son 
gouverneur,  gouverne  de  plus  aujourd'hui  le  grand- 
duché. 

Le  ministre  et  le  souverain  nous  ayant  traités  avec 
distinction ,  leur  exemple  a  été  imité  par  la  haute  so- 
ciété. Le  jour  même  nous  avons  été  invités  à  venir  au 
casin  des  nobles. 

Nous  pensions ,  d'après  cela  ,  que  les  Français  ne 
pouvaient  rencontrer  ici  que  des  témoignages  de  la  con- 
sidération que  leur  ont  acquise  vos  victoires.  Une  assez 
singulière  aventure  nous  a  prouvé  pourtant  qu'il  ne  fal- 
lait se  fier  qu  avec  réserve  à  ces  démonstrations. 

Hier ,  en  sortant  de  chez  notre  ministre ,  où  nous 
avions  dîné,  mes  camarades  et  moi  nous  montAmes  en  voi- 
ture et  nous  allâmes  faire  un  tour  de  promenade  alli  1 
cacine.  Quelle  fut  notre  sui*prise,  général,  de  voir  là,  à 
la  tête  et  à  la  queue  de  plusieurs  chevaux ,  des  cocardes 
pareilles  à  celle  que  nous  portons,  à  celle  que  vous 
portez ,  des  cocardes  tricolores  ! 

Indignés  de  tant  d'audace,  nous  nous  consultions  sur  ce 
que  nous  devions  faire,  quand  une  calèche,  remarquable 
par  son  élégance  et  par  la  beauté  des  chevaux  qui  la  ti- 
raient ,  et  que  décoraient  aussi  nos  couleurs ,  passe  tout 
près  de  la  nôtre. 

Je  n'y   pus   tenir.    L'ami  ,  criai-je   au   cocher,  tout 


J 


POLITIQUE.  agi 

en  lui  montrant  ma  cocarde ,  pourquoi  mettre  aux 
oreilles  de  vos  chevaux  cette  cocarde-là  ?  -^  Parceque 
tel  est  le  goût  de  mon  maître,  répondit*il  en  ricanant. — 
Votre  maître  a  un  goût  tant  soit  peu  dangereux.  — -  Et 
pourquoi,  s'il  vous  plaît?— Parceque  cela  compromet  les 
oreilles  de  ses  chevaux  et  peut-être  aussi  les  siennes. 

Notre  voiture  cependant  s'était  arrêtée.  Décidés  à 
ayoir  raison  de  Toutrage ,  nous  descendons  pour  le  de- 
mander au  msutre  de  ce  bel  équipage,  qui  pendant  ce 
colloque  s'était  tenu  coi.  Nous  te  servirons  de  témoins , 
me  disait  Suchet,  qui  croyait  devoir  me  céder  Thonneur 
de  mettre  à  fin  laventure  que  j'aurais  dû  lui  laisser 
commencer.  Mais,  pendant  que  nous  mettions  pied  à 
terre ,  le  bel  équipage  avait  poursuivi  sa  route  au  grand 
trot;  bientôt  nous  le  perdîmes  de  vue. 

Pensant  alors  n'avoir  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  de- 
mander au  gouvernement  florentin  la  satisfaction  que 
nous  n'avions  pu  obtenir  de  son  sujet ,  nous  nous  ren- 
dons au  plus  vite  chez  notre  ministre ,  pour  lui  faire 
rapport  du  fait.  Que  voyons-nous  à  sa  porte  ?  la  calè- 
che en  question,  et  dans  son  salon  le  maître  même  de 
;  cette  calèche ,  M.  Delfini.  Ce  galant  homme  se  plaignait 
d'avoir  été  insulté  par  nous,  et  pourquoi.»^  disait-il,  par- 
ceque ses  chevaux  portaient  les  rubans  à  la  mode  ! 

Après  avoir  rétabli  les  faits  et  le  dialogue  dans  leur  vé- 
rité, que  le  déposant  avait  tant  soit  peu  altérée  en  omet- 
tant tout  ce  qui  blessait  sa  fierté  ;  comme  il  fermait  tou- 
jours l'oreille  à  nos  propositions,  nous  demandâmes  que 

»9- 


292  CORRESPONDANCE 

rapport  de  la  chose  fût  fait  à  M.  de  Manfredini ,  et  qu'on 
y  mît  ordre. 

«Je  savais  tout  cela,  mais  j avais  Tair  de  l'ignorer; 
j^avais  l'air  de  ne  pas  m'en  apercevoir,  nous  dit  le  ci- 
toyen Cacault,  dès  que  notre  homme  se  fut  retiré.  Cer- 
tainement ce  gentilhonune  a  tort ,  tout-à-£ait  tort.  Mais 
n  avez- vous  pas  tort  aussi  de  provoquer  une  querelle 
qui  pouvait  vous  attirer  toute  la  ville  sur  les  bras  ?  Car 
enfin,  pour  le  moment,  il  n'y  a  que  vous  trois  de  Fran- 
çais à  Florence.  —  C'est  justement  pour  cela,  lui  re- 
pondis-je ,  que  nous  avons  relevé  l'injure.  Là  où  il  y  a 
un  Français ,  la  France  ne  doit  pas  être  impunément  in-    j 
sultée.  Il  en  est  des  Français  d'aujourd'hui  comme  des 
Romains  d'autrefois  :  un  Français,  même  isolé,  est  une 
puissance. 

«  Ces  sentiments-là,  reprit  le  ministre,  sont  plus  hé- 
roïques que  politiques.  Ils  sont  de  ceux  qu'en  littérateur    ! 
j'applaudis  au  théâtre;  -^  et  qu'en  diplomate  vous  biâ* 
mez  dans  le  cabinet ,  »  lui  dis-je  en  achevant  sa  phrase. 

Ce  bon  citoyen  Cacault  s'inquiète  de  peu  de  chose. 
Il  était  évidemment  en  peine  de  la  manière  dont  il  pré- 
senterait l'affaire  au  grand-duc.  M.  de  Manfredini ,  f^^ 
sa  prévoyance ,  l'a  tiré  de  perplexité.  Instruit  de  la  qu< 
relie  par  le  bruit  pubUc,  dès  le  lendemain  le  gouyeni' 
ment  a  fait  défendre  d'employer  les  couleurs  sacrées     * 
l'usage  par  lequel  on  avait  essayé  de  les  profaner. 

J'ai  cru  devoir  vous  rendre  compte  de  ces  hits ,  g^=^ 
néral ,  et  je  me  plais  à  croire  que  vous  n'y  trouvei 


POLITIQUE. 


«95 


rien ,  quant  à  ce  qui  me  concerne ,  qui  ne  convienne 
dans  un  homme  que  vous  avez  chargé  de  représenter 
notre  nation ,  à  qui  vous  avez  donné  le  droit  d'être  si 
fière. 

Demain  nous  traverserons  les  Apennins,  pour  nous 
rendre ,  par  Bologne  et  par  Ferrare ,  à  Padoue.  De  là 
firai  rejoindre  Regnault  de  SaintJean-d'Âxigély  à  Ve- 
nise, d'où  nous  irons  ensemble  à  Passeriano,  où  je  vous 
porterai  un  compte  détaillé  de  ma  mission. 

Agréez ,  général ,  l'hommage  de  mon  admiration  et 
de  mon  respect. 


Aritault. 


294  CORRESPONDANCE 


En  1 798  j  l'auteur  de  ces  lettres  s'embarqua  avec  le 
général  Bonaparte,  qu'il  devait  accompagner  en  Egypte. 
Retenu  à  Malte  par  les  soins  qu'exigeait  la  santé  de  Re- 
gnault  de  SaintJean-d'Angély ,  qui  dès  lors  était  son  ami 
et  depuis  devint  son  frère,  il  fut  obligé  de  laisser  la 
flotte  continuer  sa  route.  Il  revenait  en  France  sur  h 
frégate  la  Sensible  y  la  même  qui  l'année  d'avant  layait 
conduit  à  Corfou ,  quand  ce  bâtiment  fut  pris  à  ^abo^ 
dage  par  le  Sea^Horse,  bâtiment  beaucoup  plus  fort, 
qu'il  avait  osé  aborder. 

Les  lettres  qui  suivent  ont  été  écrites  dans  le  but  de 
rectifier  les  rapports  inexacts  qu'on  avait  fait  circuler  sur 
cette  affaire,  et  que  le  gouvernement  de  l'époque  n'avail 
que  trop  accueillis. 


AU  GÉNÉRAL  BRUNE  "^^^ 

COMMANDANT  EN  CHEF  L'ARMÉE  D'ITALIE. 
Tarin,  le  10  thermidor  an  YI  (  a8  juillet  1798  ). 

En  donnant  à  l'ambassadeur  de  la  république  francaistr 
en  Piémont  '?  une  copie  de  la  relation  du  combat  dont 


POLITIQUE.  296 

l'issue  a  été  si  funeste  à  la  frégate  la  Sensible  ^  et 
dont  j*ai  adressé  roriginal  au  ministre  des  relations  ex- 
térieures ,  je  croyais  n'avoir  que  des  bruits  à  combattre. 
La  lecture  de  la  feuille  du  journal  de  Milan,  en  dat« 
du  8  thermidor,  me  prouve  qu'il  faut  réfuter  aussi  des 
écrits  :  je  n'hésite  pas  à  le  faire. 

Je  suis  loin  d'accuser,  de  suspecter  même  l'intention 
du  rédacteur;  mais  il  me  semble  qu'il  s'est  un  peu  pressé, 
et  qu'avant  de  rendre  compte  d'un  événement,  il  devait 
attendre  au  moins  des  renseignements  dont  l'authenti* 
cité  f&t  garantie  par  une  signature.  Il  n'aurait  pas  con* 
fondu  le  malheur  avec  la  lâcheté ,  et  son  article ,  pour 
n'être  pas  prématuré,  n'en  eût  été  que  plus  véridique. 

Veuillez ,  général ,  lui  feire  prendre  connaissance  de 
la  lettre  ci-jointe ,  et  en  requérir  l'insertion  dans  son 
joumal  ;  je  ne  doute  pas  qu'elle  ne  console  tous  les  bons 
Français. 

Nous  avons  tout  perdu  ,  fors  Vhonneur  :  c'est  une 
justice  que  nos  ennemis  rendaient  du  moins  à  notre  ca- 
pitaine. 

Salut  et  respect. 

Arnault. 


S9<>  CORRESPONDANCE 


AU  CITOYEN  TALLEYRAND", 

MINISTRE   DBS    RELATIONS    BXTÉRISUEBS. 

Tarûiy  le  3  thermidor  an  YI. 

Gomme  les  cUfférentes  versions  publiées  sur  la  prise' 
de  la  frégate  la  Sensible  s'écartent  toutes  plus  ou  moins 
de  la  vérité,  je  crois  de  mon  devoir,  citoyen  ministre, 
de  vous  la  faire  connaître  et  de  vous  mettre  à  même  de 
rendre  justice  à  qui  elle  appartient. 

Cette  frégate,  de  trente-six  pièces  de  canon  de  douxe, 
commandée  par  le  capitaine  Bourdet ,  avait  été  d'abord 
armée  en  flûte  à  Toulon;  le  général  en  chef  lui  fit  rendre 
ses  canons  à  Malte ,  et  l'expédia  pour  porter  en  France 
des  dépêches  importantes  confiées  au  général  Baraguaj- 
d'Hilliers.  Les  drapeaux  de  la  religion  et  quelques  ob- 
jets de  curiosité  fîirent  aussi  déposés  à  bord  du  même 
bâtiment. 

On  compléta  l'équipage  de  guerre  avec  des  matelots 
la  plupart  napolitains ,  délivrés  de  la  chaîne  par  l'arrivée 
des  Français  à  Malte.  La  disette  d'hommes  ne  permettait 
pas  de  choix.  La  Sensible  mit  à  la  voile  le  i^  messidor. 
Le  vent  de  nord-ouest  soufflait  avec  violence.  Le  8 ,  à 
({uatre  heures  du  soir,  le  même  vent  nous  tenait  encore 
au-dessous  des  attérages  de  Sicile,  quand  on  découvrit 


POLITIQUE.  «97 

XMjne  voile  au  nord-ouest,  dans  la  direction  de  Mare- 
timo.  On  fit  les  signaux  de  reconnaissance.  Le  bâtiment, 
qui  venait  sur  nous ,  y  répondit  en  arborant  le  pavil* 
\on  espagnol  au  grand  mât.  A  sa  voilure  on  le  reconnut 
néanmoins  pour  anglais.  Il  marchait  avec  une  célérité 
surprenante.  La  nuit  vint,  mais  le  clair  de  lune  était  si 
beau  que  les  deux  bâtiments  ne  se  perdirent  pas  de  vue  ; 
à  onze  heures  on  fit  branle-bas  de  combat.  L*eau-de-vie 
/iit  distribuée  à  l'équipage;  on  partagea  aux  passagers 

;  le  peu  d'armes  qui  étaient  à  bord.  Ceux  à  qui  l'on  ne  put 
pas  donner  de  fusils,  furent  armés  avec  des  sabres.  A 
deux  heures  du  matin ,  les  deux  bâtiments  étaient  à 
portée  de  canon.  L'action  ne  s'engagea  cependant  qu'au 
point  du  jour.  Le  capitaine  Bourdet ,  reconnaissant  la 

:  supériorité  de  l'ennemi ,  dont  la  frégate ,  armée  de  qua- 
rante-quatre pièces  de  canon ,  portait  du  dix4iuit  en 
batterie ,  et  des  caronades  de  vingt-quatre  sur  son  gail- 
lard d'arrière ,  résolut  de  tenter  l'abordage.  C'était  en 
effet  le  seul  moyen  d'abréger  la  canonnade,  que  nous 
De  pouvions  supporter  qu'avec  désavantage. 

L'Anglais ,  après  nous  avoir  lâché  sa  première  bordée 
à  la  demi-portée  de  fusil ,  se  laissa  arriver  sur  nous  de 
manière  à  engager  notre  beaupré  dans  ses  agrès.  Il  eût 
pris  ainsi  la  frégate  dans  sa  plus  grande  longueur ,  et 
nous  aurait  foudroyés  de  toute  sa  banerie,  sans  avoir 
lien  à  craindre  que  les  deux  canons  de  chasse  qui  étaient 
sur  le  gaillard  d'avant. 
Notre  capitaine  prévint  cette  manœuvre  en  opposant 


298  CORRESPONDANCE 

son  travers  au  travers  de  rennemi ,  qui  alors  nous  là 
sa  seconde  bordée  à  la  portée  de  pistolet.  L'effet  en 
terrible.  L'artimon  fut  presque  coupé,  et  le  cabei 
mis  en  pièces.  Soixante  hommes,  parmi  lesquels  se  coi 
tent  quinze  morts ,  furent  mis  hors  de  combat. 

Les  deux  frégates  se  joignent.  On  crie  h  V aborde 
Le  général  d'Hilliers  descend  dans  la  batterie  pour  1 
monter  l'équipage.  Indifférents  à  Dionneur  de  notre 
villon ,  les  bandits  avaient  abandonné  leur  poste  ai 
seconde  décharge.  Ils  n'obéirent  ni  à  l'invitation,  ni 
menace ,  ni  même  aux  coups.  Ils  étaient  encore  g 
riens ,  quoique  libres.  Les  chefs  de  pièces  seuls  s'éta 
fait  tuera  leur  poste;  ceux-là  étaient  Français. 

La  lâcheté  de  ces  étrangers  fit  tourner  contre  1 
la  manœuvre  hardie  du  capitaine.  Abordé  par  la 
gâte  qu'il  avait  voulu  aborder ,  il  fut  obligé  de  ce 
après  avoir  été  blessé  lui-même.  Observons  toutefois 
ce  n'est  pas  par  son  ordre  que  le  pavillon  ne  flottait 
à  la  poupe  ;  un  boulet  Tavait  fait  tomber,  de  sorte  q 
se  battit  quelque  temps  encore  après  qu'on  semi 
avoir  amené. 

Nos  officiers  se  sont  conduits  avec  autant  de  brav( 
que  d'intelligence.  Le  lieutenant  Taneron  fut  bless< 
moment  où  il  sautait  sur  la  frégate  victorieuse.  Les 
sagers  soutinrent  courageusement  le  feu  de  l'ennen 
lui  ripostèrent  autant  cpie  le  permit  le  mauvais  état 
armes  qu'on  leur  avait  données.  Trois  d'entre  eux 
dirent  la  vie  ;  parmi  les  morts,  on  remarque  l'inforl 


POLITIQUE.  999 

(TQmonyille  '9,  ci-devant  commandeur  de  Malte  :  il  re- 
tournait en  France  en  vertu  du  traité.  Le  jeune  Cate- 
laD  ^®  fut  blesse,  d*autres  chevaliers  de  Malte  furent 
plus  heureux  que  lui,  sans  avoir  été  moins  braves. 
4    C'est  à  tort  qu'on  attribuerait  à  des  Maltais  la  perte 
de  la  frégate.  L'équipage,  ainsi  que  je  l'ai  observé,  avait 
bien  été  complété  à  Malte ,  mais  complété  avec  des  forçats 
napolitains  pour  la  plupart ,  gens  sur  la  bravoure  des- 
^    guels  on  était  loin  de  compter.  Aussi  avions-nous  ordre 
.    d'éviter  le  combat,  que  la  marche  supérieure  de  l'ennemi 
et  surtout  le  défaut  subit  de  vent  nous  contraignirent 
d'accepter. 

Je  laisse  à  votre  discrétion,  citoyen  ministre,  à  faire 
de  cette  lettre  l'usage  que  vous  croirez  convenable.  Rap- 
pelé en  France  par  le  mauvais  état  de  ma  santé,  et 
^  forcé  de  voyager  lentement ,  je  craindrais  d'arriver  trop 
[  lard  à  Paris  pour  faire  connaître  au  gouvernement  ces 
\  détails ,  de  la  véracité  desquels  je  réponds. 
[  Agréez  les  sentiments  de  fraternité  de  votre  conci- 
toyen. 

Arnault. 


NOTES 


'  PAGE  a5i. 
Gentili. 

Général  de  division ,  né  à  Ajaccio,  en  Corse.  C*él 
homme  de  cœur  et  d*e$prit;  formé  à  l'école  de  Paoli,  il  av; 
son  pays  de  son  épée  et  de  sa  plwue.  Militaire  int 
administrateur  économe,  doué  d'un  caractère  à  la  foi 
et  doux,  personne  n'était  plus  propre  à  conquérir  à  la 
l'affection  des  peuples  dont  le  gouvernement  lui  fut  o 
occupa  peu  de  temps  le  poste  de  commandant  des  îles 
nés.  Forcé  par  le  mauvais  état  de  sa  santé  de  doi 
démission ,  il  mourut  à  bord  du  vaisseau  qui  le  recoi 
dans  sa  pattie. 

'   PAGE   253.  ^ 
Langier. 

Capitaine  du  bâtiment  le  LdbénUeur  de  l* Italie ,  Lau 
tué,  le  20  avril  1797,  par  les  Vénitiens,  en  entrant  ( 
port  de  Lido,  où  il  était  venu  chercher  un  refuge  co 
poursuites  d'un  bâtiment  autrichien. 


NOTES.  Soi 

^  PAGE  254* 
Moroami  (  François). 

^    Né  à  Venise  en  1618.  C'est  un  des  plus  grands  hommes 
qu'ait  produits  cette  république.  Sa  vie  n*est  qu'une  série  de 
campagnes  :  il  n'est  pas  une  de  ses  expéditions ,  y  compris  celle 
de  Candie ,  qui  n'ait  augmenté  sa  gloire.  Cest  après  s'être  dé- 
'     fendu  pendant  vingt-huit  mois,  après  avoir  soutenu  plus  de 
i    cinquante  assauts ,  après  avoir  livré  plus  de  quarante  combats 
souterrains  et  repoussé  un  assaut  général ,  qu'il  rendit  cette 
place,  où  il  ne  restait  plus  qu'une  poignée  de  soldats,  et  devant 
laquelle,  de  leur  aveu,  les  Turcs  perdirent  deux  cent  mille 
hommes.  Les  conditions  honorables  qu'ils  lui  firent  furent 
M'abord  la  seule  récompense  de  sa  conduite.  Moins  généreux 
que  les  Turcs,  les  Vénitiens  le  jetèrent  en  prison;  le  peuple 
[   osa  même  demander  sa  tête.  Rappelé  néanmoins  par  l'intérêt 
[  public  à  la  tète  des  armées,  en   1689,  Morosini  se    vengea 
E  de  l'injustice  de  ses  concitoyens  par  des  services  nouveaux.  La 
l    cx)nquête  de  la  Morée  lui  mérita  le  surnom  de  Péloponésiaque. 
>     Venise  se  plut  à  constater  son  retour  à  la  justice  par  cette 
L    inscription,  que  portait  le  buste  de  Morosini,  qu'elle  plaça 
'   dans    le  palais  ducal  :  A  François   Morosini  le  Péloponé- 
siaquCy  de  son  vivant.  Morosini  avait  pris  Athènes;  il  en  rap- 
porta les  deux  lions  de  marbre  qui  décoraient  le  Pirée;  ils  sont 
aujourd'hui  à  la  porte  de  l'arsenal  de  Venise.  Ses  conquêtes 
occasionèrent  un  grand  dommage  aux  antiquités  de  la  pa- 
trie de  Périclès ,  et  particulièrement  au  Parthénon  :  les  Turcs 
avaient  fait  de  cet  édifice  un  magasin  à  poudre  ;  les  bombes 
vénitiennes  y  mirent  le  feu.  La  belle  statue  de  Minerve,  dont 


I 

l 


3o2  NOTES. 

Phidias  Tavait  orné,  fut  abîmée  âous  les  débris  de  son  te 
Morosini  mourut  en  1694 ,  à  l'âge  de  soixante-seize  ans. 

4  PAGE  a54- 

Boardet. 

Lisez  Bourde  (Guillaume-François-Joseph).  Traduit 
demande,  devant  un  conseil  d'enquête,  il  y  rendit  corn] 
sa  conduite,  et,  justifié  par  le  jugement  de  ses  pairs, 
réintégré  dans  ses  fonctions.  Employé  depuis  dans  plu 
expéditions ,  ce  capitaine  a  donné  de  nouvelles  preuves 
capacité. 

^  PAGE  a54> 
Cesarotti  (  Melchior  ). 

Né  à  Padoue  en  1780.  Poëte  et  littérateur,  conditions 
se  trouvent  pas  toujours  réunies  dans  le  même  sujet ,  Ce 
est  un  des  contemporains  qui  ont  le  plus  ajouté  à  la  glc 
lettres  italiennes.  Celui  de  nos  compatriotes  avec  Iequ( 
plus  de  rapport  est  J.  Delille.  La  faculté  d'exprimer  1 
d'autrui  l'emportait  aussi  dans  Cesarotti  sur  celle  de  c 
et  d'inventer,   et  c'est  par   des  traductions  surtout 
célèbre.  Sémiramis,  la  Mort  de  César  et  Mahomet,  gr/ 
ont  passé  de  la  langue  de  Voltaire  dans  celle  du  T; 
perdre  aucune  de  leurs  beautés.  De  plus  il  a  traduif 
mère  et  tout  Ossian.  La  traduction  d'Ossian ,  écrite 
formes  qui  donnent  à  la  langue  italienne  un  caractè 
lier,  conquit  à  Cesarotti  la  bienveillance  du  vaii 
ritalie.  Napoléon  était  passionné  pour    les  chaut; 


NOTES.  3o3 

écossais  ;sin9ple  général,  il  avait  donné  au  traducteur  d'Ossian 
des  marques  de  son  estime;  souverain^  il  le  combla  de  faveurs. 
Cesarotti  jouissait  de  deux  pensions ,  et  était  commandeur  de 
l'ordre  de  la  Couronne  de  fer,  quand  il  mourut,  le  3  novembre 
1808. 

Celui  qui  écrit  ceci  eut  l'honneur  de  voir  à  Padoue  ce 
docte  vieillard ,  en  1 797,  et  de  recevoir  de  lui  un  exemplaire 
de  sa  traduction  d*Ossian ,  en  échange  de  la  tragédie  d'Oscar. 

^  PAGE  a  55. 

Laste3rrie. 

Il  est  probable  que  la  personne  dont  il  est  question  ici  est 
le  comte  de  Lasteyrie ,  que  le  besoin  toujours  croissant  d'ajou- 
ter aux  connaissances  qu'il  possédait  a  conduit  dans  toutes 
les  contrées  de  l'Europe.  Mais  comme  il  ne  fit  pas  partie  de 
l'expédition  des  îles  Ioniennes ,  et  que  l'auteur  de  cette  note 
De  l'a  jamais  rencontré  à  Paris ,  on  ne  peut  former  à  cette  oc- 
casion que  des  conjectures. 

7  PAGE  a  55. 

Baragnay-d*imiier8. 

Recommandable  à  plus  d'un  titre,  il  joignait  aux  talents 
du  militaire  les  qualités  de  l'homme  du  monde ,  et  n'était  pas 
moins  aimable  dans  un  salon  que  redoutable  à  la  tête  d'une 
armée.  Il  avait  été  aide-de-camp  de  Custine.  Jeté  en  prison 
par  suite  de  son  attachement  pour  ce  général ,  il  eût  sans 
doute  péri  sur  l'échafaud  comme  lui,  si  le  10  thermidor  n'eût 
mis  un  terme  aux  proscriptions ,  ou  plutôt  n'eût  changé  leur 


So4  NOTES. 

direction  y  qui  ne  menaça  plus  que  les  proscripteurs.  Baraguay- 
d'Hilliers,  rendu  à  Tarmée,  fit  sous  le  conquérant  de  l'Italie 
les  mémorables  campagnes  qu'ouvrit  la  victoire  de  Millesimo 
et  que  termina  le  traité  de  Léoben.  Ce  général  commandait 
dans  Venise  quand  on  y  fit  les  apprêts  de  l'expédition  dontl'an- 
teur  de  ces  lettres  faisait  partie;  et  l'année  suivante  il  se  trouvait 
aussi  sur  la  frégate  Id^  Sensible,  quand  elle  fut  prise  parle 
Sea-Horse.  Il  mourut  à  Berlin  en  i8ia,  par  suite  des  fatigues 
de  la  campagne  de  Russie.  Baraguay-d'Hilliers  était  grand- 
officier  de  la  Légion-d'Honneur  et  colonel -général  des  dra- 
gons. Pour  compléter  l'énumération  de  ses  titres  de  gloire, 
ajoutons  qu'il  était  beau-père  du  général  Foy. 


*  PAGE   256. 


Bataglia  (Nicolas). 


C'est  Bâtera  qu'il  faut  écrire;  il  était  provéditeur  de  la  ré- 
publique à  Brescia,  en  1797,  quand  l'armée  française  prit  pos- 
session de  Bergame  et  de  Vérone.  Envoyé  comme  négociateur, 
avec  un  autre  patricien,  Nicolas  Ërizzo,  auprès  du  génértl 
Bonaparte ,  Bataja  comprit  dès  leur  première  entrevue  la  si- 
tuation politique  où  Venise  s'était  jetée,  et  l'homme  à  qui  elle 
avait  affaire.  «  La  variété  des  objets  qu'il  a  traités ,  la  finesse 
a  de  ses  observations,  l'étendue  de  ses  vues,  la  manière  dont 
a  il  les  développait,  ses  aperçus  sur  les  intérêts  de  sa  nation 
R  et  des  autres;  tout  cela,  écrivait-il  à  ses  commettants,  nous 
<t  autorise  à  penser ,  non  seulement  que  cet  honune  est  doué 
«(  de  beaucoup  de  talent  pour  \és  affaires  politiques,  mais  qu  il 
v<  doit  avoir  un  jour  une  grande  influence  dans  son  pays.  ^ 


NOTES.  5o5 

Le  général  Bonaparte  rendait  de  son  côté  une  éclatante 
jufltkïe  à  Bataja.  «  Je  vous  ai  connu  dans  un  temps  où  je  pré- 
•  voyais  peu  ce  qui  devait  arriver,  et  je  vous  ai  vu  dès  lors 
«ouiemi  de  la  tyrannie,  et  désirant  la  véritable  liberté  de 
«  votre  patrie ,  »  lui  écrivait-il  après  la  prise  de  Venise ,  le  3 
juillet  1797. 

9  PAGE  a  58. 

Tomasi. 

Commandant  de  la  flottille  vénitienne  qui  faisait  partie  de 
l'expédition  de  Corfou.  Quoiqu'il  prit  le  titre  d'amiral  et  qu'il 
(ùt  cbef  d'escadre,  Tomasi  recevait  l'ordre  du  commandant 
de  la  flottille  française ,  lequel  n'était  que  capitaine  de  frégate. 

'**  PACF.  258. 

D^ArboiS. 

Officier  distingué  qui  remplissait  les  fonctions  de  cbef  d'état- 
mijor.  auprès  du  général  Gentili.  Il  a  publié  un  Mémoire 
plan  d'intérêt  sur  les  trois  départements  de  Corcyre,  d'Itha- 
qœ  et  de  la  mer  Egée. 

"  PAGE  a58. 
Condalmer  (ramirad). 

Il  commandait  alors  toute  la  marine  vénitienne. 

*■  PAGE  a62. 
Schulemboarg  (  Mathias- Jean ,  comte  de  ). 

Saxon  de  naissance,  Prussien  d'origine,  ce  général  se  fit 
1.  ao 


3o6  NOTES. 

une  grande  réputation  par  les  services  qu'il  rendit  anx  di^ 
ses  puissances  à  la  solde  desquelles  il  se  mit  sncoessiven 
D'abord  volontaire  dans  Tarmée  polonaise,  il  mérita  d 
distingué  du  roi  Sobieski.  Général  ensuite  sous  Je  roi  Angi 
il  força  Cbarles  XII ,  à  qui  jusqu'alors  personne  n'avait 
sisté ,  et  qui  ne  put  Tentamer  à  Punitz,  à  dire,  en  lui  ce 
le  champ  de  bataille  :  Aujourdhui  ScJmlembourgnous  a  vaù 
Commandant  les  Saxons  à  la  bataille  de  Malplaquet ,  il  y  c 
battit  avec  Marlborough  et  le  prince  Eugène  contre  Yill 
et  ne  contribua  pas  peu  à  leur .  assurer  la  victoire.  Ap 
enfin  par  la  république  de  Venise  au  commandement  àà 
armées  de  terre,  il  défendit  en  1716  la  ville  de  Corfou  < 
bloquaient  trente  mille  Turcs,  et  les  força  au  bout  de  qu 
mois  de  lever  le  siège ,  qui  leur  avait  coûté  la  moitié  de 
armée.  C'est  pour  perpétuer  le  souvenir  de  cet  exploit  qv 
peuple  vénitien  éleva  à  Schulembourg ,  dans  la  citadell 
Corfou ,  la  statue  qui  donne  lieu  à  cette  note.  Elle  m'a  sej 
tenir  sa  valeur  de  la  réputation  dn  grand  homme  qu'elle  r 
sente  plus  que  du  talent  de  l'artiste  dont  elle  est  Voxjcs 
quoique  cet  artiste  fàt  le  plus  ^abile  statuaire  de  l'époc 
elle  a  été  faite  :  c'est  François  Cobiano.  Cette  statue  n'< 
équestre,  quoique  la  Biographie  universelle  l'ait  affirmé, 
lembourg ,  qui  avait  le  titre  de  feld-maréchal ,  resta  vr 
ans  encore  au  service  des  Vénitiens.  Il  mouinit  à  Vë 
1741;  il  était  né  en  1661  à  Cendan,  près  de  Magdeb< 

'*  PAGE  aSî. 
apiridioii  (  saint  ). 

Évéque  de  Trimithunte  en  Chypre ,  illustre  pa 


NOTES.  5o7 

des.  Il  assi^a  au  concile  général  de  Nicée,  en  3a 5,  mit  à  quia 
un  pliilosophe  qui  embarrassait  les  plus  forts  théologiens ,  et 
pour  comble  de  gloire  il  le  convertit. 

Le  squelette  entier  de  saint  Spiridion  est  déposé  à  Corfou 
dans  une  grande  châsse  vitrée,  nnais  grillée  et  fermée  par  trois 
serrures,  dont  Tune  ne  pouvait  être  ouverte  que  par  la  famille 
à  qui  appartient  cette  relique ,  l'autre  que  par  le  baile  qui  ré- 
sidait à  Gorfour,  et  la  troisième  que  par  le  provéditeur  général 
des  îles  vémtiennes;  d'où  il  résultait  que  sans  l'accord  de  ces 
trois  individus  le  saint  ne  pouvait  sortir  de  sa  châsse ,  comme 
cela  élak  arrivé  autrefois,  au  grand  péril  de  la  tranquillité 
publique.  Dès  que  ce  saint  se  dressait  sur  -ses  pieds,  les  îles 
entraient  toutes  en  insurrection.  Ainsi  tout  y  était  réglé  alors 
par  les  calculs  d'une  famille.  Les  précautions  prises  par  le 
gouvernement  de  Venise ,  précautions  que  maintint  le  gouver- 
nement français ,  ne  sont  probablement  pas  négligées  par  le 
gouvernement  anglais. 

'4  PAGE  %6l\. 

Le  consnl  français. 

Grasset  de  Saint-Sauveur,  homme  à  qui  les  lettres  sont  re- 
devables d'un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  utiles.  Il  est 

mort  en  1 8 1  o. 

* 

'  *  PAGE  a68. 

Leclerc  d'Ostin  (  Charles-Emmanuel  ). 

Né  à  Pontoise  en  177a.  Pi'emier  mari  de  Pauline  Bonaparte, 
.laquelle,  après  la  mort  de  Leclerc,  époiïsale  prince  Borghèse.  ' 
Sans  être  un  homme  de  première  force,  Leclerc  était  recom- 


5o8  NOTES. 

mandable  par  de  rares  qualités  :  bien  faire  était  la  première  de 
ses  ambitions.  Il  en  avait  donné  la  preuve  en  179^9  aa  siège 
de  Toulon,  et  en  Italie  pendant  la  belle  campagne  de  1795. 
£n  1 802  il  fut  nommé  par  le  premier  consul  commandant  en 
chef  de  l'expédition  de  Saint-Domingue.  La  charge  était  pe- 
sante. Leclerc,  se  sacrifiant  sans  réserve  à  Taccomplissement 
des  devoirs  qu'elle  lui  imposait,  eût  peut-être  réussi  à  re- 
mettre l'île  sous  le  pouvoir  de  la  France,  s'il  n'avait  eu  que 
des  hommes  à  combattre.  Après  avoir  obtenu  des  succès  comme 
militaire  et  comme  négociateur,  il  mourut  dans  l'île  de  la 
Tortue,  autant  des  fatigues  causées  par  l'exercice  de  ses  fonc- 
tions, que  par  l'eflet  de  l'influence  du  climat,  qui  avait  presque 
anéanti  son  armée.  Leclerc  alors  avait  à  peine  trente  ans. 


*^  PAGE  270. 


Broeys  (  l*aiiiiral  ). 


C'est  celui  que  le  désastre. d'Aboukir  rendit  si  célèbre  une 
année  plus  tard.  Il  eût  été  moins  malheureux  si  le  courage,    ' 
la  science  et  la  capacité  suffisaient  pour  fixer  la  fortune. 

'7  PAGE  270. 

Bnthrote. 

Aujourd'hui  Butrinto.  Ancienne  capitale  de  l'Épire.  Cest  li 
que  Pyrrhus  fut  assassiné  par  Oreste. 

1 

Peut-être  ne  sera- 1- on  pas  fâché  de  trouver  ici  une  note  sur 
les   îles  du  Levant.  Elle  réfute  de  fausses  notions  consignées    ' 
dans  un  journal  estimable,  et  peut  servir  de  complément  à 
ces  lettres. 


I 

i 


NOTES.  3o9 

«Les  divers  renseignements  donnés  jusqu'ici  par  les  journaux 
sur  les  acquisitions  que  les  Français  viennent  de  faire  dans  le 
Levitnt  ont  plus  ou  moins  manqué  d'exactitude.  Un  corres-^- 
pondant  de  la  J)écadepfùloscp?Uques*est  proposé  de  relever  ces 
erreurs,  et  il  est  tombé  lui-même  dans  d'autres  erreurs.  Qu'il 
me  pardonne  de  les  relever  ;  j'ai  parcouru  les  lieux. 

«Il  donne  le  nom  de  Paros  et  d'Antiparos  aux  deux  îles  de  la 
mer  Ionienne  qui  se  trouvent  au  sud-est  de  Corfou.  Ce  nom 
fut  de  tout  temps  celui  de  deux  îles  de  la  mer  Egée,  de  deux 
Cyclades  célèbres,  l'une  par  la  blancheur  de  ses  marbres,  l'au- 
tre par  la  beauté  de  ses  grottes  et  l'énormité  de  ses  stalac- 
tites. Les  îles  dont  il  est  ici  question  se  nomment  Paxos  et 
Antîpaxos. 

«  Buthrotum,  est  une  ville ,  non  pas  fondée  par  Helénus , 
mais  où  ce  Troyen  régna  après  la  mort  de  Pyrrhus.  Les  détails 
contenus  dans  le  troisième  livre  de  l'Enéide  peuvent  encore 
s'appliquer  à  la  topographie  actuelle.  Virgile  en  main ,  j'ai 
cru  retrouver  le  faux  Simoïs ,  sur  les  rives  duquel  Androraa- 
que  faisait  des  libations  à  Hector. 

«  La  situation  de  l'ancienne  forteresse  et  l'étendue  des  mu- 
railles justifient  bien  le  nom  de  ville  et  l'épithète  d'élevée , 
donnée  par  le  poëte  à  l'ancienne  Buthrote; 

Et  celsam  Bathrod  ascendtmns  arbem. 

mais  rien  ne  justifie  le  nom  de  ville  donné  à  Butrintp,  poste 
établi  de  l'autre  côté  du  fleuve,  et  habité  par  le  Corfiote  qui 
tenait  à  ferme  les  immenses  étangs  possédés  sur  cette  côte  par 
le'  gouvernement  vénitien.  La  maison  du  fermier,  qui  est  aussi 
i^Ue  du  gouverneur;  une  cour  où  cinquante  Esclavons  avaient 


3io  NOTES. 

peine  à  faire  l'exercice;  une  enceinte  fermée  de  vieilles  murail- 
les, et  protégée  par  une  mauvaise  tourelle,  que  défendait 
quatre  pièces  d'une  livre  de  balle,  voilà  l'exacte  description 
de  Butrinto,  dont  le  port  n'est  d'ailleurs  accessible  qa'aux  plus 
petits  bâtiments. 

»Le  correspondant  de  la  Décade  se  trompe  encore  à  l'article 
Corfou,  Il  donne  à  cette  île  dix  lieues  de  longueur  sur  quatre 
de  large,  et  réduit  sa  population  à  quarante  mille  âmes.  La 
longueur  réelle  de  l'île  est  de  quinze  lieues  à  peu  près  et  sa 
plus  grande  largeur  de  sept  à  huit.  La  population  excède 
soixante  mille  âmes.  Cette  île,  pourvue  de  sources  abondantes, 
est  aussi ,  malgré  l'assertion  du  correspondant ,  baignée  par 
quelques  petites  rivières. 

«Tai  traversé  plusieurs  fois  celle  qui  se  trouve  entre  la  ville 
de  Corfou  et  le  bourg  de  Potamos.  Ce  n'est  point  un  torrent; 
l'excessive  chaleur  de  l'été,  qui  l'avait  fait  baisser  considéra- 
blement ,  ne  la  tarit  jamais. 

«J'invite  ceux  qui  désireront  avoir  des  connaissances  certai- 
nes sur  les  trois  nouveaux  départements  de  la  mer  Ionienne, 
à  consulter  le  mémoire  que  viennent  de  publier  les  frères 
d'Arbois,  officiers  estimables,  attachés  à  l'état-major  de  la 
division  du  Levant.  Cet  utile  écrit  réunit  à  l'exactitude  des 
détails  topographiques,  militaires  et  administratifs,  des  ob- 
servations pleines  de  sagacité  sur  la  situation  passée,  présente 
et  future  de  ces  îles.» 

*®  PAGE  a8o, 
Monge  (  Gaspard  ). 

Avant  la  révolution,  membre  de  l'académie  des  sciences; 


NOTES.  3ii 

depuis  la  révolution,  membre  de  llostitut,  de  la  liste  duquel 
il  fut  rayé  lors  de  Xépuration  que  ce  corps  illustre  subit  sous 
le  nÛDistère  de  M.  de  Vaublanc.  Monge  est  à  la  tête  des 
bommes  à  qui  la  France  a  dû  sa  suprématie  dans  les  sciences,  à 
la  fin  du  siècle  dernier  et  au  commencement  de  celui-ci.  Nul 
n'a  fait  des  sciences  une  application  plus  utile  aux  arts  et  à 
l'industrie.  A  Tépoque  dont  il  s'agit  il  parcourait  lltalie  avec 
Bertbollet,  homme  non  moins  savant  et  non  moins  estimable 
que  lui.  Tous  deux  faisaient  partie  de  la  commission  chargée 
par  le  gouvernement  de  recueillir  les  objets  d'arts  dont  la 
propriété  nous  avait  été  acquise  par  la  victoire  et  nous  était 
garantie  par  les  traités,  ^ 

Monge,  sous  l'empire,  était  sénateur  et  comte  de  Peluse. 

'9  PAGE  281. 
Trouvé. 

Aujourd'hui  baron.  Il  avait  été  ministre  de  la  république 
française  auprès  de  la  république  cisalpine,  et  membre  du 
tribunat ,  avant  d'être  nommé  par  l'empereur  aux  fonctions 
de  préfet  de  l'Aude,  qu'il  mérita  de  conserver  sous  le  roi , 
jusqu'à  l'épuration  que  le  ministère  crut  devoir  faire  subir  à 
l'administration,  par  suite  des  principes  de  modération  qui 
avaient  dicté  l'ordonnance  du  5  septembre.  Le  baron  Trouvé 
était  un  des  rédacteurs  du  Conservateur,  Il  y  a  loin  des  opinions 
qu'il  a  manifestées  dans  ses  fonctions  et  dans  le  Conservateur^ 
aux  opinions  qu'il  professait  à  Naples,  et  qu'il  a  consignées 
dans  le  moniteur  en  1793  et  1794»  Ce  n'est  pas  pour  l'en 
blâmer,  au  reste,  que  l'on  fait  cette  remarque,  mais  pour 
prouver  qu'il  ne  faut  pas  juger  toujours  du  futur  par  le  présent, 


3i2  NOTES. 

***  PAGE  a8a. 
Lettre  envoyée  au  directoire.  La  voici. 

AU    MIiriSTBE    DES    RELATIONS    EXT^EIEURES. 

Passeriano,  le  ijfiraetidor  an  V  (  i3  Mptembre  1797). 

• 

«Je  VOUS  envoie,  citoyen  ministre,  une  lettre  que  je  reçois 
du  citoyen  Amault.  La  cour  de  Naples  est  gouvernée  par 
Acton.  Acton  a  appris  Tart  de  gouverner  sous  Léopold  à  Flo- 
rence, et  Léopold  avait  pour  principe  d^envoyer  des  espions 
dans  toutes  les  maisons  pour  savoir  ce  qui  s'y  passait. 

Je  crois  qu'une  petite  lettre  de  vous  à  Canclaux ,  pour  l'en- 
gager à  montrer  un  peu  plus  de  dignité,  et  une  plainte  à 
Acton  sur  ce  que  les  négociants  français  ne  sont  pas  traités 
avec  égard ,  ne  feraient  pas  un  mauvais  effet.  » 

Bonaparte, 

»'  PAGE  a  83. 
Mission  à  Maina. 

Cette  mission  fut  remplie  par  un  médecin  corse,  nommé 
Stéphanopoli.  Elle  avait  pour  objet  de  lier  des  intelligences 
entre  les  Mainotes  et  les  Français  établis  dans  les  îles.  Les 
Mainotes  forment  une  peuplade  qui  habite  le  Taygète.  Ils  se   ^ 
disent  descendants  des  anciens  Spartiates,  et  comme  leurs  aB«-    < 
cétres  ils  sont  passionnés  pour  le  vol  et  pour  la  liberté.  La    )i 
Porte  n'a  jamais  pu  les  soumettre. 


NOTES. 


3i3 


'*  PAGE    289. 


Sachet 


Duc  d'Albuféra ,  maréchal  de  France.  Il  n'était  alors  que 
dief  de  brigade.  C*est  lui  qui  est  devenu  si  célèbre  depuis 
par  la  défense  du  Var  en  1800,  en  180a  par  le  passage  du 
Ifincio,  en  x8o5  par  l'influence  qu'il  eut  sur  la  victoire 
d'Austerlitz ,  et  surtout  en  1809,  f8io,  1811  et  i8ia  par  ses 
victoires  et  sa  belle  administration  en  Espagne.  C'est  un  des 
premiers  hommes  que  la  France  ait  produits  à  une  époque 
où  elle  fut  si  féconde  en  grands  hommes.  Suchet  est  mort  à 
cmquante-quatre  ans  aux  environs  de  Marseille,  en  i8a6.  Il 
était  né  h  Lyon  en  1772. 


'?  PAGE  289. 


HaUer. 


Administrateur  général  des  finances  de  la  république  fran- 
çaise auprès  de  l'armée  d'Italie. 


^^  PAGE  290. 


Cacanlt. 


Né  à  Nantes  en  1742.  Il  ne  s'était  pas  fait  remarquer  de 
Il  temps  par  l'exoès  de  prudence  que  l'on  signale  ici.  Pro- 
ir  de  mathématiques  k  l'École  militaire ,  il  avait  été  obligé 
sa  jeunesse  de  sortir  de  France  par  suite  d'un  duel.  A 
le  de  la  révolution  il  était  secrétaire  d'ambassade  à 


3i4  NOTES; 

Naples,  où  il  remplaça  bientôt  Tambassadeur.  Il  remplit  suc- 
cessivement les  mêmes  fonctions  à  Gènes,  à  RoBfie  et  à  Flo- 
rence, et  partout  avec  succès.  Il  siégea  aussi  au  conseil  des 
cinq-cents,  sous  le  directoire;  et  sous  le  consulat,  après  avoir 
rempli  de  nouveau  les  fonctions  d'ambassadeur  à  Rome,  il  fut 
nommé  membre  du  Sénat  en  i8o3.  Il  est  mort  en  i8o5  à 
Clisson,  où  il  avait  formé  un  musée  avec  ta  belle  collection  de 
tableaux  qu'il  avait  amassée  en  Italie  ,  et  que  la  ville  de 
Nantes  possède  aujourd'hui.  Cacault  était  un  diplomate  in- 
struit ,  un  négociateur  conciliant  et  un  bon'  citoyen. 

^*    PAGE    390. 
'Manfredini  (  le  marquis  de  ). 

Ministre  du  grand-duc  de  Toscane,  l'archiduc  Ferdinand,] 
dont  il  avait  été  l'instituteur,  et  qu'il  suivit  en  qualité  de  mHj 
nistre  aussi  à  Salzbourg ,  quand  son  élève  reçut  cette  princâ-] 
pauté  en  échange  de  la  Toscane,  qui  avait  été  érigée  en  royauoibj 
et  donnée  à  l'infant  de  Parme  par  le  traité  de  Lunéville. 

=^  PAGE  294. 

Le  général  Brnne. 

Homme  d'esprit  et  de  courage.  Il  avait  fait  de  bonnet 
des  et  se  croyait  appelé  à  suivre  la  carrière  de  la  littéral 
La  révolution,  qui  lui  ouvrit  la  carrière  des  armes,  lui 
sa  véritable  vocation.  Des  derniers  grades  de  rarmée 
s'éleva  à  celui  de  maréchal  de  l'empire.  Son  nom  se  rai 
à  d'importantes  victoires,  et  particulièrement  à  celle  tle 


NOTES.  3i5 

tricam  qui  chassa  les  Anglais  de  Hollande  en  1799,  et  au 
passage  du  Btindo,  qui  rouvrit  aux  armées  françaises,  par 
lltalie,  le  chemin  de  FAutriche,  que  Moreau  leur  ouvrait  en 
Bavière  par  la  victoire  de  Hohenlinden. 

Brune  n'est  pas  moins  célèbre  par  sa  fin  malheureuse  que 
par  ses  succès.  Sa  mort  est  un  des  crimes  les  plus  lâches  et  les 
plus  atroces  qui  souillent  les  annales  de  181 5. 

*7  PAGE  294. 
L'ambassadeur  en  Piémont. 

C'était  alors  M.  Ginguené,  homme  également  versé  dans  la 
^littérature  française  et  dans  la  littérature  italienne ,  et  membre 
Ad  rinstitul  national.  A  défaut  d'hommes  titrés ,  d'hommes  re- 
nunandables  par  leurs  aïeux ,  on  envoyait  alors  en  ambas- 
des  hommes  recommandables  par  eux-mêmes  9  militaires, 
ants  ou  législateurs,  qui  ne  tenaient  que  de  leur  propre 
riorité  l'éclat  attaché  à  leur  nom.  L'on  croyait  alors  que 
il  France  ne  perdait  pas  de  sa  dignité  pour  être  représentée 
un  homme  d'esprit  ou  même  de  génie;  peut-être  n'était- 
R  pas  un  préjugé. 

••  PAGE  296. 

Le  citoyen  Talleyrand, 

^^jourd*hui  membre  de  la  chambre  des  pairs.  D'abord 

1^  de  Périgord,  puis  évéque  d'Autun  et  membre  de  l'assem- 

^constituante,  puis  ministre  des  relations  extérieures  sous 

iulat)  puis  vice-grand-électeur  et  prince  de  Bénévent 

^,(reinpk*ey  puji9e|ifin,  et  après  la. restauration,  prince  de 

ijrand  et  ministre  des  affaires  étrangères,  cet  homme  d'é- 


3i6  NOTES. 

tat,  qiii  a  été  utile  à  toutes  tes  révolutions,  et  à  qui  toutes  les  • 
révolutions  ont  été  utiles,  était  alors  citoyen,  et  ministre  àa 
directoire. 

*9  PAGE  399. 

D'Omonville. 

I 

Commandeur  de  Tordre  de  Malte.  Il  retournait  en  France 
en  vertu  de  la  capitulation  qui  assimilait  à  la  résidence  (M 
France  la  résidence  à  Malte,  de  Tépoque  où  les  émigrés 
avaient  été  sommés  de  rentrer  jusqu'à  celle  où  l'île  avait  clé 

■  I 

conquise.  Le  malheureux  d'Omonville,  que  la  ruine  de  sob  ] 

ordre  laissait  sans  ressource,  et  qui  avait  vendu  tout,  jusqal  ] 

son  chien,  pour  s'assurer  les  moyens  de  subsister  pendalcj 

quelques  mois,  était  habituellement  plongé  dans  une  tristcsiÉrj 

profonde  ;  elle  sembla  s'éclaircir  à  mesure  que  le  bâtiment  m^ 

glais  s'approchait  du  nôtre,  et  que  le  combat  devenait  inéviti^ 

ble;  et  ce  n'était  pas  par  un  sentiment  de  malveillance  pour 

patrie.  Si  le  premier  boulet  était  pour  moi!  disait-il  j  mais 

ne  suis  pas  assez  heureux  pour  cela.  Il  se  trompait  :  il  fut 

teint  deux  fois.  A  la  première  décharge  un  boulet  lui  em 

la  tête;  à  la  seconde  un  autre  boulet  lui  ouvrit  les  entrail 

celui-là  rompit  une  ceinture  où  d'Omonville  avait  renfei 

avec  le  peu  d'or  qui  lui  restait,  les  trois  louis  que  lui  a 

valus  son  chien;  nos  matelots  en  héritèrent. 

La  Providence,  en  exauçant  les  vœux  de  ce  pauvre  hoi 
lui  épargna  au  fait  bien  des  peines;  toutes  celles  qui  1* 
daient  en  France,  où  le  directoire  refusa  d'exécuter  celui 
articles  de  la  capitulation  qui  concédait  aux  chevaliers  le 
d'y  rentrer,  et  dont  l'observation  était  garantie  par  l'Es 
où  on  prétendait  les  renvoyer. 


i 


NOTES. 


5i7 


3o 


PAGE    299. 


Catelan. 


Frère  du  pair  de  France  de  ce  nom.  Il  revenait  de  Malte 
avec  un  autre  frère ,  chevalier  comme  lui.  Placée  comme  tous 
les  passagers  9  sur  le  ptisse-avant^  et  non  loin  du  commandeur 
tfOmonville,  il  reçut  plusieurs  blessures,  dont  la  plus  grave 
fiit  occasionée  par  un  éclat  de  bois  et  lui  a  fait  perdre  la  vue. 
Yraiment  dignes  du  nom  qu'ils  portent,  ces  deux  jeunes  gens 
ont  combattu  conune  parle  leur  frère,  en  loyaux  Français. 

Le  Sear-Horscy  contre  lequel  nous  nous  battions,  était  com- 
mandé par  le  capitaine  James  Foote.  Voir  au  premier  volume 
de  cette  édition^  page  xxviii,  l'article  qui  concerne  ce  brave 
homme. 


CORRESPONDANCE 


LITTERAIRE. 


CORRESPONDANCE 

LITTÉRAIRE. 


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LETTRE  SUR  M.  J.  CHÉNIER, 


A  l'Éditeur  de  ses  oeuvres  complètes. 


Monsieur, 

Curieux  de  réunir  dans  votre  édition  tout  ce  qui  con- 
cerne Marie- Joseph  Ghénier ,  vous  m'invitez  à  recueillir 
et  à  jeter  sur  le  papier  les  souvenirs  qui  peuvent  nie 
rester  de  cet  illustre  académicien ,  dont  j'ai  été  pendant 
douze  ans  le  collègue.  Je  cède  d'autant  plus  volontiers 
à  votre  désir  que  c'est  un  moyen  de  faire  connaître  le 
cœur  de  cet  homme  ^  dont  vous  avez  fait  connaître  l'es- 
prit; et  qu'en  racontant  des  faits  qui  sont  étrangers  à 
sa  vie  publique  je  ne  puis  être  soupçonné  de  vouloir 
nie  mettre  en  concurrence  avec  M.  Daunou ,  qui  a  dit 
le  mieux  possible  de  notre  ami  commun,   considéré 
comme  homme  public ,  ce  qu'il  y  avait  à  dire ,  et  au  tra- 
vail duquel  il  est  tout  au  plus  permis  de  donner  un  com- 
plément. 
Résidant  à  Versailles  avant  1789,  et  moins  occupé 

1.  ai 


522  CORRESPONDANCE 

des  littérateurs  que  de  la  littérature ,  je  connaissais   ; 
peina  Chénier  de  nom ,  quand  j'entendis  parler  pour  h 
première  fois  de  sa  tragédie  de  Charles  IX*  fUle  venai 
d'être  reçue  au  Théâtre-Français.  Ce  n'était  pas  néan- 
moins  la  première  qu'il  donnait  à  ce  théâtre  :  trois  ans 
auparavant,  il  y  avait  fait  représenter,  sans  trop  de  suc- 
cès ,  Azémire ,  ouvrage  faible  à  la  vérité ,  mais  qui ,  tout 
défectueux   qu'il    était  ,    contenait    assez    de    beautés 
pour  que  Palissot  n'ait  pas  craint  d'annoncer  que  dans 
l'auteur  de  cette  pièce  la  France  possédait  un  poète 
tragique  de  plus  :    Charles  IX  prouva  qu'il  ne  s'était 
pas  trompé. 

Long-temps  avant  de  paraître  à  la  scène ,  cette  pièce 
occupa  l'attention.   Bien  que  les  idées  philosophiques 
fussent  alors  généralement  accréditées ,  bien  que  la  ré- 
volution ftlt  commencée ,  les  vieux  préjugés ,  les  vieilles 
habitudes  luttaient  encore  contre  les  innovations  ame- 
nées  par  le  nouvel  ordre  de  choses.  On  s*élevait  contre 
le  despotisme ,  et  l'on  s'étonnait  qu'on  signalât  les  actes 
de  tyrannie  dont  quelques  uns  de  nos  rois  s'étaient  ren- 
dus coupables  ;  on  s'élevait  contre  les  fanatiques ,  et  l'on 
hésitait  à  permettre  la  représentation  d'un  ouvrage  es- 
sentiellement dirigé  contre  le  fanatisme,  qu'alors,  comme 
aujourd'hui,    certaines   gens    affectaient  de  confondre 
avec  la  religion. 

Entraîné ,  comme  l'auteur  de  Charles  IX y  dès  ma  plus 
tendre  jeunesse ,  dans  la  carrière  dramatique  par  un 
penchant  irrésistible,  je  ne  pus  rester  indifférent  au  sort 


LITTERAIRE.  3a3 

de  son  ouvrage;  et  j'en  suivis  toutes  les  vicissitudes 
avec  un  intérêt  qui  tenait  autant  à  l'émulation  qu'à  la 
curiosité. 

Malgré  l'opposition  d'un  parti  puissant  encore  quoi- 
que battu,  Charles  /JT (ut  joué,  non  pourtant  sans  une 
autorisation  spéciale  du  maire  et  des  membres  de  la 
commune  de  Paris,  qui  n'avaient  pas  dédaigné  de  des- 
cendre en  cette  circonstance  aux  fonctions  de  censeurs 
royaux.  L'afHuence  des  spectateurs  à  la  première  repré- 
sentation fut  immense  ;  tous  n'y  apportaient  pas  des  dis- 
positions également  bienveillantes;  aucune  improbation 
n'en  troubla  néanmoins  le  cours  ;  elle  ne  fut  interrom- 
pue que  par  des  applaudissements  si  nombreux  qu'on 
pouvait  les  croire  unanimes.  La  hardiesse  de  certaines 
scènes ,  et  particulièrement  de  celle  de  la  bénédiction 
des  poignards ,  produisit  une  impression  profonde ,  mais 
tout-à-fait  différente  du  scandale. 

La  piété ,  selon  madame  de  Genlis ,  s'en  serait  pour- 
tant scandalisée  ;  et  cela  parceque  le  cardinal  de  Lor- 
raine ,  non  content  de  bénir  le  fer  qui  devait  égorger  les 
protestants,  et  de  consacrer  l'instrument  du  meurtre, 
aurait  fait  intervenir  dans  cette  scène  la  sainte  hostie , 
sur  laquelle  les  meurtriers  auraient  juré  la  mort  de 
trente  mille  Français  :  profanation  qui  a  forcé  Madame 
le  goui^emeur  des  enfants  d'Orléans  à  sortir  du  spectacle, 
et  à  en  faire  sortir  ses  augustes  élèves. 

Présent  à  cette  représentation ,  je  me  croirais  com- 
plice d'une  calomnie ,  si  je  n'affirmais  pas  que  je  n'y  ai 


21. 


524  CORRESPONDANCE 

rien  vu  de  semblable  à  ce  que  raconte  madame  de  G 
lis.  Je  ne  l'accuse  pas  toutefois  d'altérer  ici  la  vé 
sciemment,  elle  qui,  comme  on  sait,  n*est  pas  me 
charitable  que  pieuse,  et  porte  Tamour  du  procfa 
presque  aussi  loin  que  lamour  de  Dieu.  Mais  je  pe 
que ,  si  favorisée  qu  elle  soit  par  la  nature ,  cette  da 
se  ressent,  sous  quelques  rapports,  des  outrages 
temps ,  et  qu'elle  perd  en  mémoire  ce  qu'elle  gagne 
imagination.  Rien  de  plus  imaginaire  en  effet  que  ïm 
dent  qu'elle  mêle  ici  à  un  fait  dont  elle  peut  n'avoir  ] 
conservé  un  exact  souvenir ,  puisque ,  après  tout ,  il  i 
partient  à  une  époque  déjà  reculée,  et  à  laquelle  le  ni 
rateur  n'était  plus  de  la  première  jeunesse. 

Si  madame  de  Genlis ,  qui  sentira  sans  doute  qu'il  < 
de  son  devoir  de  se  rétracter,  désirait  s'éclairer  quant 
ce  fait ,  qu'elle  consulte  les  journaux  du  temps ,  y  co 
pris  ceux  qui  combattaient  avec  le  plus  de  fiireui 
parti  que  défendait  Chénier  ;  qu'elle  consulte  aussi 
nombreuses  éditions  qui  ont  été  données  de  Charles I 

Ce  n'est  pas,  au  reste,  la  seule  occasion  dans  laq 
cette  dame  se  soit  trompée  relativement  à  Chénier 
suadé  qu'elle  me  saui*a  gré  de  lui  signaler  ses  auti 
reurs,  je  le  ferai,  mais  dans  l'ordre  où  se  présen 
les  faits  auxquels  ces  erreurs  se  rattachent. 

Après   Charles  IX y   Chénier  donna  successi 
Calas  y  Henri  VIII y  Féneloriy  et  Caïus  Gracchus 
de  genres  différents ,  mais  désignées  toutes  par 
de  tragédie. 


LITTÉRAIRE.  325 

A  ne  considérer  que  la  condition  des  personnages, 
Calas  ne  serait  qu'un  drame  :  à  ne  considérer  que  le  fait 
qui  s  y  développe  et  la  catastrophe  qui  le  dénoue,  c'est 
une  yéritable  tragédie.  Rempli  de  scènes  pathétiques  et 
touchantes,  il  est  écrit  avec  une  rare  élégance.  Mais 
peut-être  serait-on  fondé  à  s'étonner  que  Ghénier  ait 
prêté  un  langage  si  recherché  à  des  individus  qui  ap- 
partiennent à  la  classe  du  peuple.  Cela  peut  avoir  nui  au 
succès  de  cette  pièce,  si  recommandable  d'ailleurs.  Il 
est  peu  d'ouvrages  qui  portent  un  caractère  plus  émi- 
nemment philosophique  et  plus  éminemment  philan- 
thropique. 

La  tragédie  de  Henri  FIII  n'obtint  pas  non  plus  le 
succès  de  Charles  IX  ;  elle  ne  flattait  pas  autant  la  pas- 
sion du  jour.  Je  n'en  regarde  pas  moins  cette  pièce 
comme  supérieure  à  l'autre  de  beaucoup  ;  et  je  ne  doute 
pas  de  la  profonde  sensation  qu'elle  produira ,  quand  il 
sera  permis  de  la  représenter  de  nouveau. 

Si  l'effervescexice  révolutionnaire  contribua  au  suc- 
cès de  quelques  unes  des  pièces  de  Chénier ,  ce  n'est 
pas  à  celui  de  Fénelon^  qui  fiit  donné  en  1793.  Rien 
n'est  plus  en  opposition  avec  les  passions  véhémentes  et 
despotiques  dont  était  agité  le  parti  à  qui  restait  alors  la 
victoire  que  l'esprit  d'indulgence  et  de  charité  dont  est 
animée  cette  tragédie  :  elle  amollissait  les  âmes  les  plus 
dures ,  elle  adoucissait  les  cœurs  les  plus  féroces  ;  mais 
l'impression  durait  peu.  Au  sortir  du  théâtre ,  la  ma-» 
jeure  partie  des  spectateurs ,  rappelée  dans  les  assem«> 


3«6  CORRESPONDANCE 

blées  tumultueuses  dont  la  capitale  était  remplie ,  allait 
s'y  réconcilier  avec  les  sentiments  les  plus  opposés  à  ceiUL 
qu'elle  avait  applaudis  avec  enthousiasme. 

C'est  dans  Fénelon  qu'on  voit  clairement  vers  quel 
but  Chénier  s'était  flatté  de  pouvoir  diriger  la  révolution, 
et  à  quel  terme  il  pensait  qu'elle  devait  s'arrêter. 

Illusion  !  Au  fanatisme  religieux  en  avait  succédé  un 
autre,  non  moins  intolérant,  non  moins  sanguinaire. 
Après  une  longue  série  de  représentations ,  Féndon^  ac- 
cusé de  tendre  à  énerver  l'énergie  républicaine,  fut  exilé 
de  la  scène,  pour  n'y  revenir  que  lorsque  la  nation  aurait 
été  ramenée ,  par  le  malheur ,  à  la  pratique  des  douces 
vertus  dont  un  gouvernement  féroce  redoutait  jusqu'au 
simulacre. 

La  tragédie  de  Caïus  Gracchis  elle-même  déplut  à  ces 
forcenés ,  quoiqu'elle  respire  dans  toutes  ses  parties  Tes- 
prit  démocratique  dont  était  transportée  alors  la  légis- 
lature. L'humanité ,  il  est  vrai ,  n'y  était  pas  outragée. 

Passionné  pour  les  mœurs  républicaines,  Chénier  ten- 
dait de  tous  ses  efforts  à  les  substituer  en  France  aux 
moeiurs  monarchiques  ;  mais  il  n'était  pas  de  ceux  qui 
voulaient  qu'on  décimât  la  société  pour  la  revivifier,  et 
que,  pour  le  faire  croître,  on  arrosât  ^vec  du  sang  l'arbre 
de  la  liberté.  Des  lois,  et  non  du  sang!  avait-il  fkit  dire 
à  son  tribun.  Ce  sublime  élan  lui  fut  imputé  à  crime. 
Un  des  bourreaux  qui  régnaient  alors,  interrompant 
l'acteur  au  moment  où  il  prononçait  cet  hémistiche ,  osa 
ordonner  qu'on  intervertît  l'ordi^e  de  ces  paroles ,  et  que 


LITTÉRAIRE.  l'x^ 

d'un  principe  de  philanthropie  et  d'organisation  sociale 
on  fît  une  maxime  de  meurtre  et  d'anarchie  :  Du  sang , 
et  non  des  lois!  s*écria-t-il  ;  et  c'était  un  législateur! 

Dès  lors  Caïus  Gracchis  disparut  de*  la  scène ,  qui  i'ut 
aussi  fermée  non  seulement  aux  ouvrages  qu'avait  fait 
représenter  Chénier,  mais  à  ceux  quil  pouvait  faire. 
Cette  interdiction  avait  particulièrement  pour  objet  sa 
tragédie  de  Timoléon ,  qui  était  alors  en  répétition  ,  et 
dont  on  attendait  un  grand  succès. 

Parlons  un  peu  de  cette  pièce ,  qui  attira  sur  son  au- 
teur tant  de  persécutions  et  tant  de  calomnies.  Entraîné 
par  son  amour  pour  la  liberté  ,  et ,  saisissant  tous  les  su- 
jets où  il  pouvait  le  développer,  Chénier  crut  pouvoir 
refaire  sans  inconvénient  le  sujet  de  Timoléon ,  qui  avait 
été  manqué  par  La  Harpe.  Ne  réfléchissant  pas  que  les 
circonstances  l'avaient  mis  vis-à-vis  de  son  frère  André 
Chénier,  qui  défendait  vivement  contre  lui  les  principes 
monarchiques ,  dans  une  position  analogue  à  celle  de  Ti- 
moléon vis-à-vis  de  son  frère  Timophanes,  il  traita  donc 
ce  sujet,  ou,  comme  dans  celui  de  Brutus,  les  plus 
tendres  sentiments  de  la  nature  sont  sacrifiés  à  une  pas- 
sion politique. 

La  tragédie  de  Timoléon,  quoiqu'elle  eût  pour  but 
d'inspirer  l'horreur  de  la  tyrannie ,  ou  peut-être  à  cause 
de  cela  même ,  ftit  défendue  par  l'ordre  exprès  du  co- 
mité que  présidait  Roberspierre.  Bien  plus ,  on  exigea 
que  Chénier  fît  à  l'intérêt  du  dictateur  le  sacrifice  de 
son  manuscrit  et  le  brûlât  :  Chénier  s'y  soumit,  non 


328  CORRESPONDANCE 

pour  son  propre  salut ,  mais  pour  celui  de  ce  même  An- 
dré ,  dont  on  osa  depuis  lui  imputer  la  mort. 

Je  me  suis  déjà  élevé  contre  cette  infâme  accusation; 
je  l'ai  combattue ,  je  Tai  tuée  sur  la  tombe  même  de  Ché- 
nier  par  des  arguments  sans  réplique  pour  toutes  les 
âmes  honnêtes ,  car  ils  sont  tirés  de  la  nature  :  on  Va 
ressuscitée:je  la  combattrai  de  nouveau,  avec  l'espérance 
de  vaincre  ;  car  je  la  combattrai  par  des  faits  dont  je 
puis  parler  avec  certitude  :  je  n'atteste  rien  que  je  n'aie  yu. 

Une  tendre  amitié  me  liait  dès  lors  avec  l'un  des  plus 
grands  compositeurs  dont  la  France  puisse  s'honorer, 
avec  ce  Méhul ,  qu'il  est  superflu  de  louer  quand  on  l'a 
nommé.  Il  se  passait  peu  de  jours  où  je  n'allasse'  le  voir. 
Je  rencontre  chez  lui  im  matin  Chénier ,  qui  n'admirait 
pas  moins  que  moi  le  génie  de  cet  homme  incomparable, 
et  venait  le  prier  de  mettre  en  musique  le  Chant  du  Dé^ 
part  y  qui  fut  entendu  pour  la  première  fois  dans  les 
plaines  de  Fleurus ,  le  jour  même  de  la  victoire. 

Indépendamment  de  ce  qu'il  y  exprimait  ses  propres 
sentiments ,  Chénier  espérait ,  par  ce  chant ,  fléchir  les 
bourreaux ,  et  faire  tomber  de  leurs  mains  la  hache  levée 
sur  André,  qui  avait  été  jeté  en  prison  :  c'était  être  à 
la  porte  du  tribunal  révolutionnaire  ;  c'était  être  au  pied 
de  l'échafaud. 

Ni  les  chants,  ni  les  sacrifices,  ni  les  prières,  ne 
désarmaient  ces  cœurs  sans  pitié.  Chaque  jour,  Chénier 
allait  solliciter  pour  son  frère;  chaque  jour,  désespéré 
des  refus  qu'il  avait  recueillis ,  il  revenait  chercher  près 


i 


LITTÉRAIRE.  Sag 

de  Méhul ,  non  pas  des  consolations ,  mais  de  la  com- 
passion ;  et  )  le  lendemain ,  cet  homme ,  dont  l'amitié 
ayait  brisé  le  caractère  hautain  ,  s'abaissant  à  de 
nouvelles  supplications ,  retournait  encore  implorer 
les  arbitres  du  sort  de  quiconque  vivait  alors  en 
France  :  arbitres  inexorables ,  qui ,  pour  toute  réponse , 
lui  répétaient  :  Au  lieu  de  songer  à  sauver  ton  frère, 
songe  à  te  sauver  toi-même, 

La  révolution  de  thermidor  les  eût  sauvés  tous  les 
deux,  si  elle  se  fût  accomplie  quarante-huit  heures  plus 
tôt  André  Chénier  périt  le  7  ;  et  Marie-Joseph  Chénier 
ht  du  nombre  des  infortunés  que  la  journée  fatale  au 
tyran  vengea  sans  les  consoler. 

Réintégré ,  par  la  révolution  du  9  thermidor ,  dans  le 
crédit  qu'il  n'avait  perdu  que  parcequ'il  avait  osé  prêcher  . 
la  modération,  Chénier  usa  de  ce  crédit  pour  adoucir  du 
moins  les  malheurs  d'autrui.  Personne  ne  réclama  vaine- 
ment son  appui.  Que  de  familles  durent  à  ses  sollicita- 
tions la  prompte  liberté  d'un  père ,  d'une  mère  ou  d'un 
frère  !  C'est  en  soulageant  le  malheur  des  autres  qu'il 
cherchait  à  se  distraire  du  sien. 

D  fut  un  des  législateurs  les  plus  ardents  à  pour- 
suivre la  punition  des  fauteurs  du  comité  de  gouverne- 
ment ;  mais  l'horreur  qu'il  portait  à  ces  prétendus  répu- 
blicains ne  l'avait  pas  détaché  de  la  république.  Les 
hommes  qui  voulaient  la  destruction  de  cet  ordre  de 
choses  trouvèrent  donc  en  Chénier  peu  de  complaisance 
pour  leurs  projets.  D'atroces  accusations  s'élevèrent  dès 


53o  CORRESPONDANCE 

lors  contre  lui.  Diffamant  rhonime  qu'ils  ne  pouvaient 
séduire ,  des  écrivains  de  parti  Taccusèrent  d'avoir  été 
complice  des  tyrans  dont  il  avait  été  victime.  Entretenant 
en  lui,  par  une  calomnie  incessamment  répétée,  le  sou-  ' 
venir  d'un  malheur  qu*on  craignait  qu*il  oubliât,  un  jou^ 
nal ,  que  je  n'ai  pas  besoin  de  nommer ,  lui  adressait  tous 
les  jours  cette  question  que  Dieu  fit  au  premier  des  as- 
sassins :  Caïn,  qu^as'tufait  de  ton  frère? 

C'est  ici  le  lieu  de  raconter  une  anecdote  qui  est  bonne 
à  publier ,  ne  fût-ce  que  parcequ'elle  fait  connaître  dans 
quels  excès  de  lâcheté  on  peut  être  entraîné  par  l'esprit 
de  parti. 

Un  des  fondateurs  de  la  feuille  que  je  signale  à  l'hor- 
reur de  tout  honnête  homme  faisait  chez  moi ,  après  la 
mort  de  Chénier ,  l'éloge  du  talent  et  aussi  celui  du  et» 
ractère  de  ce  grand  écrivain.  «Vous  voilà  donc  enfin 
juste ,  dis-je  à  cet  apologiste  :  l'esprit  de  parti  ne  vous 
aveugle  donc  plus  ?  —  Il  ne  m'a  jamais  aveuglé  :  telles 
ont  toujours  été  mes  opinions  sur  Chénier,  me  répondit 
en  souriant  ce  galant  homme.  —  Mais ,  pendant  dix-huit 
mois,  ne  Tavez-vous  pas  journellement  accusé  d'avoir 
fait  égorger  son  frère  ?  avez-vous  donc  cru  ce  fait  réel  ? 
—  Moi  !  pas  un  moment.  —  Pourquoi  donc  ces  accusa- 
tions quotidiennes  ?  —  Vous  me  le  demandez?  me  dit-il 
avec  un  regard  où  se  peignait  autant  de  malice  que  de 
pitié;  vous  n'entendez  rien  à  la  politique,  je  le  vois.  — 
Eh  bien  !  —  Sachez  que ,  quand  il  s'agit  de  ruiner  dans 
l'opinion  un  homme  important  du  parti  contraire ,  tous 


i 


LITTÉRAIRE.  53i 

les  moyens  sont  bons.  Chénier  était  un  des  appuis  du  parti 
républicain;  voulant  la  ruine  de  ce  parti,  nous  avons 
ait  tout  pour  discréditer  un  de  ses  chefs,  pour  le  dé' 
nomtiser  :  voilà  toute  l'histoire.  >• 

Cet  aveu  naïvement  atroce  9  je  ne  suis  pas  la  seule  per- 
onne  à  qui  il  ait  été  fait  par  Tauteur  même  de  la  calom- 
de  '.  Feu  Ginguené  le  reçut  aussi,  et  ce  n'est  pas  sans 
"ougir,  m'a-t-il  dit  :  car,  en  fait  de  politique  semblable, 
I  était  aussi  novice  que  moi ,  soit  dit  sans  le  déprimer. 

Chénier  réfuta  cette  calomnie  par  des  vers  aussi  tou- 
binants  qu'harmonieux.  Il  n'est  pas  possible  de  les  lire 
sans  se  laisser  convaincre  par  ce  chant  d'innocence  et  de 
douleur. 

n  y  a  trente  ans  que  ces  vers  sont  publiés.  Quoiqu'ils 
soient  devenus  classiques,  madame  de  Genlis  ne  les  a 
probablement  pas  lus.  Autrement  aurait-elle  osé  repro- 
duire les  lâches  interprétations  qu'ils  réfutent  si  puis- 
samment ? 

«  11  a  eu  le  tort  beaucoup  plus  grave,  dit  cette  dame, 
«  à  la  suite  de  quelques  reproches  qu'elle  adresse  à  Ché- 
«  nier ,  de  laisser  périr  son  malheureux  frère,  cfa  il  aurait 

*  pu  saucer  y  en  employant  son  crédit  sous  le  règne  de  la 
«terreur.  On  a  même  dit  généralement  qu  il  aidait  parti- 
«  cyjé  à  sa  condamnation  :  ce  que  je  ne  puis  croire  ;  mais 
>  cette  odieuse  imputation  fut  accréditée  dans  le  temps 
«  par  son  silence  ;  car  il  aurait  pu  sans  danger  se  justifier 

*  autrement.  » 

Renvoyons ,  pour  toute  réponse ,  madame  de  Genlis  à 


55«  CORRESPONDANCE 

répître  sur  la  Calomnie  y  publiée  à  Tépoque  où  Chénier 
est  accusé  de  s'être  tu  ;  ou ,  plutôt ,  transcrivons  ceux 
des  vers  de  cette  épître  qui  sont  relatifs  au  fait  que  nous 
examinons  ici.  Si  madame  de  Genlis  aime  les  bons  vers, 
elle  ne  lira  pas  ceux-là  sans  plaisir  ;  et  nous  aurons  flatté 
son  goût ,  tout  en  éclairant  sa  justice. 


Narcisse  et  Tigellm,  bourreaux  législateurs , 

De  CCS  menteurs  gagés  se  font  les  protecteurs. 

De  tonte  renommée  envienx  adversaires , 

Et  d'un  parti  cmel  pins  cmels  émissaires , 

Odieux  proconsuls,  régnant  par  des  complots , 

Des  fleuves  consternés  ils  ont  rougi  les  flots. 

J'ai  vu  fuir  à  leur  nom  les  épouses  tremblantes  ; 

Le  Moniteur  fidèle,  en  ses  pages  sanglantes , 

Par  le  souvenir  même  inspire  la  terreur, 

Et  dénonce  à  Clio  leur  stupide  fureur. 

J'entends  crier  encor  le  sang  de  leurs  victimes  ; 

Je  lis  en  traits  d'airain  la  liste  de  leurs  crimes  ; 

Et  c'est  eux  qu'aujourd'hui  l'on  voudrait  excuser  ! 

Qu'ai-jedit?  On  les  vante!  et  l'on  m'ose  accuser! 

Moi  !  jouet  si  long-temps  de  leur  lâche  insolence  ; 

Proscrit  pour  mes  discours ,  proscrit  pour  mon  silence  ; 

Seul ,  attendant  la  mort,  quand  leur  coupable  voix 

Demandait  à  grands  cris  du  sang  et  non  des  lois! 

Ceux  que  la  France  a  vus  ivres  de  tyrannie , 

Ceux-là  même ,  dans  l'ombre  armant  la  calomnie ,  * 

Me  reprochent  le  sang  d'un  frère  infortuné , 

Qu'avec  la  calomnie  ils  ont  assassiné  ! 

L'injustice  agrandit  une  âme  libre  et  fière. 

Ces  reptiles  hideux ,  sifflant  dans  la  poussière , 

En  vain  sèment  le  trouble  entre  son  ombre  et  moi  : 


i 


LITTERAIRE.  553 

Soâérato  I  contre  tous  elle  invoque  la  loi. 
.  HéUsI  poor  arracher  la  yictime  aox  supplices , 
De  mes  pleurs  cha<{ae  joor  fatigaant  vos  complices , 
J^ai  courbé  devant  eux  mon  front  humilié  ; 
Mais  ils  vous  ressemblaient  :  ils  étaient  sans  pitié. 
Si ,  le  jour  on  tomba  leur  puissance  arbitraire , 
Des  fers  et  de  la  mort  je  n'ai  sauvé  qu'un  frère , 
Qu'au  fond  des  noirs  cachots  Dumont  avait  plongé ,  « 

Et  qui  deux  jours  plus  tard  périssait  égorgé , 
Auprès  d'André  Chénier  avant  que  de  descendre , 
J'élèverai  la  tombe  où  manquera  sa  cendre , 
Mais  où  vivront  du  moins,  et  son  doux  souvenir, 
Et  sa  gloire ,  et  ses  vers ,  dictés  pour  l'avenir. 
Là ,  quand  de  thermidor  la  septième  journée 
Sons  les  feux  du  Lion  ramènera  l'année, 
O  mon  frère  !  je  veux,  relisant  tes  écrits , 
Chanter  l'hymne  funèbre  à  tes  mânes  proscrits. 
Là ,  tu  verras  souvent  près  de  ton  mausolée-. 
Tes  frères  gémissants ,  ta  mère  désolée , 
Quelques  amis  des  arts,  un  peu  d'ombre  et  des  fleurs; 
Et  ton  jeune  laurier  grandira  sons  mes  pleurs. 

Je  le  demande  à  madame  de  Genlis  :  en  conscience , 
uteur  de  ces  vers-là  peut-il  être ,  de  quelque  façon  que 
5  soit,  coupable  d'un  fratricide .î*  Qu'elle  ne  s'obstine 
me  pas  à  se  faire  l'écho  d'une  calomnie  désavouée  par 
s  gens  même  qui  l'ont  fabriquée ,  l'écho  des  plus  dé- 
mâtantes déclamations  révolutionnaires.  Tarder  plus 
ng-temps  à  se  rétracter,  ne  serait-ce  pas  manquer  de 
»nne  foi,  et,  qui  pis  est  peut-être  pour  une  dame  de  si 
»n  ton,  manquer  de  bon  goût? 


334  CORRESPONDANCE 

Pour  épuiser  tout  ce  qui  nous  reste  à  dire  au  sujet  des 
attaques  que  livre  madame  de  Genlis  à  la  mémoire  de 
Chénier ,  nous  rengagerons  aussi  à  s'assurer  de  la  vérité 
des  anecdotes  dans  lesquelles  elle  le  fait  figurer,  ou  du 
moins  à  ne  pas  les  dénaturer ,  en  altérant  leurs  détails, 
comme  elle  le  fait  dans  Fanecdote  suivante. 

«  Cette  horrible  exagération  d'ime  mauvaise  action, 
<c  dit-elle  à  la  suite  de  l'imputation  que  nous  venons  de  ti 
«  signaler,  donna  lieu  à  une  anecdote  très  uraie  et  très 
«  curieuse.  La  célèbre  actrice  mademoiselle  Dumesnil 
u  existait  encore  à  cette  époque  ;  mais  elle  était  très  vieille. 
«  M.  Chénier,  sans  l'avoir  jamais  vue ,  sans  se  faire  aih 
«  noncer,  se  rendit  un  matin  chez  elle.  Il  la  trouva  dam 
«  son  lit,  et  si  souffrante  qu'elle  ne  répondit  rien  à  ce 
«  qu'il  lui  dit  d'obligeant.  Cependant  M.  Chénier  la  con- 
a  jura  de  lui  dire  uniquement  un  vers ,  un  seul  vers  d'une 
«  tragédie ,  afin ,  disait-il ,  qu'il  pût  se  vanter  de  l'avoir 
(t  entendu  déclamer.  Mademoiselle  Dumesnil ,  faisant 
«  un  effort  sur  elle-même ,  lui  adressa  ce  vers  de  l'un  de 
«  ses  plus  beaux  rôles  : 

«  Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place.  » 

Madame  de  GenUs  aurait  tort  de  mettre  historique  au 
bas  de  cette  histoire.  Rien  de  moins  exact  que  cette  vc^ 
sion.  Le  hasard  a  voulu  que  j'aie  eu  connaissance  delà 
visite  faite  par  Chénier  à  mademoiselle  Dumesnil,  le  Jour 
même  où  elle  a  eu  lieu,  et  que  j'en  aie  tenu  le  récit  de 
Dugazon ,  qui ,  avec  madame  Vestris ,  avait  servi  d'intro- 


LITTÉRAIRE.  335 

ducteur  à  Ghënier  près  de  ia  camarade  de  Lekain.  Il  en 
résulte  d'abord  que  Ghénier  ne  se  présenta  pas  seul;  il 
en  résulte  de  plus  que ,  si  pressée  vivement  par  lui  et  par 
eux  de  déclamer  quelque  chose ,  mademoiselle  Dumes- 
nil ,  qui  les  avait  reçus  avec  obligeance^  déclama  le  vers 
cité  par  madame  de  Genlis ,  et  le  déclama  avec  un  accent 
admirable ,  ce  fut  sans  aucune  intention  malveillante.  Le 
hasard  seul  avait  placé  sur  ses  lèvres  ce  vers  qu  elle  ré- 
cita pour  complaire  à  un  poète  illustre ,  dont  elle  récla- 
mait, en  ce  moment  même ,  le  crédit,  par  suite  de  Tétat 
de  détresse  où  la  révolution  l'avait  jetée  *.  Peut-être 
aussi  mademoiselle  Dumesnil ,  dans  l'isolement  où  elle 
vivait ,  ignorait-elle  l'existence  des  calomnies  exhumées 
aujourd'hui  par  madame  de  Genlis.  Enfin ,  l'espèce  d'é- 
nergie que  supposerait  l'intention  qu'on  lui  prête  est 
tout-à-fait  incompatible  avec  la  bonté  qui  faisait  le  fond 
de  son  caractère ,  bonté  que  le  temps  ne  fait  qu'accroître 
dsgns  les  bons  cœurs ,  et  qui  est  la  véritable  grâce  de  la 
vieillesse. 

Tout  cela  se  passait ,  au  reste ,  pendant  que  madame 
(le  Genlis  habitait  Âltona.  Les  nouvelles  de  France  ne  lui 

• 

*  Dans  la  séance  du  14  nivôse  an  III,  Chénier,  rapporteur  du  comité 
d^instniction  publique  ,  présenta  k  la  convention  un  décret  sur  les  gratiii- 
oations  pécuniaires  à  accorder  aux  gens  de  lettres  et  aux  artistes  les  plus 
distingués.  Le  décret  fut  adopté  à  runanimité;  et  mademoiselle  Dumesnil , 
qâ.  figurait  en  tête  de  la  liste  des  principaux  artistes  et  gens  de  lettres  , 
reçut  une  somme  de  trois  raille  livres.  Voyez,  le  tome  V  des  Œuvres  an- 
eicnnes  de  M.  J.  Chénier. 


356  CORRESPONDANCE 

arrivaient  pas  là  sans  avoir  été  altérées  par  Tesprit  de 
parti  :  elle  est  donc  excusable  d'avoir  cru  ces  faits  quand 
on  les  lui  a  racontés  ;  mais  est-elle  excusable ,  quand  elle 
s'est  déterminée  à  les  écrire ,  de  les  avoir  donnés  pour 
véritables ,  sans  s'être  assurée  s'ils  étaient  en  effet  con- 
formes à  la  vérité  ? 

Revenons  à  Chénier.  La  chute  de  Roberspierre  rendit 
aussi  ia  liberté  au  théâtre.  L'interdit  dont  certaines  pièces 
avaient  été  frappées  par  sa  censure ,  car  il  avait  eu  aussi 
la  sienne ,  étant  levé ,  lé  Théâtre-Français  songea  à  rfr 
prendre  les  répétitions  de  Timoléon,  Chénier ,  à  qui  l'on 
redemanda  la  pi^ce ,  répondit  qu'elle  était  anéantie.  Il 
le  croyait  :  il  se  trompait.  Une  infidélité  la  lui  avait  cod* 
scrvée  :  le  copiste ,  chargé  de  la  transcrire ,  en  avait  fait 
une  double  copie  à  Tinsu  de  l'auteur ,  et  Tavait  remise 
à  madame  Vestris ,  qui  l'avait  conservée  secrètement. 

Peut-être  eût-il  mieux  valu  pour  Chénier  que  Tinuh 
léon  ne  se  fut  pas  retrouvé  ;  car ,  bien  que  la  repi^ésen- 
tation  de  cette  tragédie  ait  ajouté  à  la  réputation  de  son 
auteur,  la  satisfaction  qu'il  en  reçut  ne  compensa  pas  à 
beaucoup  près  les  chagrins  qu'elle  lui  attira.  Ses  ennemis 
se  prévalurent  de  l'événement  rappelé  dans  cette  pièce, 
pour  élever  contre  lui  les  accusations  que  nous  avons 
réfutées.  Comment,  dira-t-on,  ne  l'a-t-il  pas  prévu? 
C'est  qu'il  est  des  accusations  auxquelles  on  ne  se  trouve 
exposé  que  parcequ'on  n'imagine  pas  que  le  public  puisse 
admettre  la  possibilité  du  fait  qu'elles  supposent. 

Pendant  l'intervalle  qui  s'écoula  entre  la  destruction 


LITTÉRAIRE.  SSy 

du  gouyemement  com^entionnel  et  Finstallation  du  gou- 
▼emement  directorial  y  loin  d'avoir  été  par  Tingratitude 
dégoûté  du  plaisir  d'obliger ,  Ghénier  s'obstina  à  rester 
parmi  les  législateurs  les  plus  ardents  à  réparer  le  mal  dû 
au  régime  de  la  terreur.  Aucun  ne  se  montra  plus  em- 
pressé que  lui  à  consoler  les  familles ,  à  défendre  les 
opprimés ,  à  encourager  les  artistes.  C'est  sur  son  rap- 
port que  la  France  fut  rouverte  aux  premiers  patriotes 
qui  avaient  été  punis  par  l'exil  de  leur  dévouement  à  la 
monarchie  constitutionnelle  ;  c'est  sur  son  rapport  que 
la  sollicitude  nationale  vint  au  secours  d'une  foule  de 
savants,  de  littérateurs  et  d'artistes  victimes  du  malheur 
des  temps  ;  c'est  sur  son  rapport  que  fut  créé  le  conser- 
vatoire de  musique  ;  c'est  sur  son  rapport  que  les  acadé- 
mies ressuscitèrent  pour  mettre  leurs  gloires  diverses 
en  coromim ,  et  former  désormais  un  même  corps  sous 
le  nom  d'Institut  national. 

Des  arts  abandonnés  réparant  Finfortane , 
J*ai  de  lear  souvenir  embelli  la  tribnne. 
Talleyrand  méconnn  dans  Texil  a  gémi  ; 
U  était  malheureux  :  je  devins  son  ami. 
Un  décret  du  sénat  le  reqdit  à  la  France. 

Épitre  sur  la  Calomnie. 

L'exécration  que  Chénier  portait  à  la  tyrannie  déma- 
gogique n'altérait  pas  cependant  son  amour  pour  la  liber- 
té. Les  partis  qui,  pour  détruire  la  république,  se  pré- 
yalaient  des  maux  qui  accablaient  la  France  depuis  l'exis- 
tence de  la  république  le  trouvaient  toujours  inébran- 

I.  a2 


538  CORRESPONDANCE 

lable  à  la  menace  et  inaccessible  à  la  séduction.  H  ne 
se  prononça  pas  moins  énergiquement  contre  eux  qu'il 
ne  s'était  prononcé  contre  les  suppôts  de  la  terreur. 
On  en  yint  aux  mains.  La  journée  du  i3  yendémiaire, 
qui  décida  la  querelle,  n  avait  fait  qu'enflammer  son  ani 
mosité  contre  les  provocateurs  de  cette  insurrection; 
mais  cette  animosité  ne  se  prolongea  pas  au-delà  du 
combat  :  la  victoire  décidée ,  on  le  vit  s'empresser  à 
relever  les  vaincus  sur  le  champ  de  bataille. 

Forcé,  par  suite  de  mes  opinions  qui  avaient  plus 
d'analogie  avec  celles  des  vaincus  qu'avec  celles  des 
vainqueurs,  à  recourir  pour  les  premiers  à  l'obligeance 
de  Cbénier,  j'eus,  dans  leur  intérêt,  de  fréquents  rap- 
ports avec  lui  à  cette  occasion.  Je  dois  le  déclarer  :  je  ne 
l'ai  pas  trouvé  moins  secourable  pour  les  ennemis  de  sa 
personne  que  pour  ceux  de  son  parti  ;  je  lui  ai  vu  prendre 
vivement  la  défense  des  hommes  qui  l'avaient  le  plus    | 
outrageusement  déchiré,  et  qui  ne  se  seraient  pas  pro-    j 
bablement  montrés  aussi  généreux  envers  lui,  si  la    i 
chance  eût  tourné  diiïérenunent.  j 

Au  nombre  de  ces  hommes  était  La  Harpe.  Tourmenté  j 
surtout  du  besoin  d'occuper  l'attention  publique,  Ls  i 
Harpe,  qui  n'avait  pas  changé  de  caractère  en  chan- 
geant de  drapeaux ,  s'efforçait  alors  d'obtenir  dans  le 
parti  religieux,  par  un  fanatisme  outré,  rîmportattCf 
qu'il  n'avait  pas  obtenue,  par  l'exagération  de  ses  opi- 
nions philosophiques,  parmi  les  révolutionnaires.  Tou- 
jours virulent,  et  déclamant  en  bonnet  carré  contre  les 


LITTÉRAIRE.  oSg 

doctrines  qu*il  avait  professées  en  bonnet  rouge,  il  avait 
donné  mille  moyens  de  le  perdre  à  un  gouvernement  cpii 
savait  n'avoir  pas  d  ennemi  plus  acharne.  Chénier  ne 
craignit  pas  de  s'ejcposer  au  ressentiment  de  ses  propres 
collègues,  en  se  faisant  dans  les  commissions  de  gouver- 
nement le  défenseur  de  La  Harpe.  Il  le  sauva  de  la  pro- 
scription; et  il  savait  bien  que  ce  n'était  pas  un  ami  qu'il 
sauvait. 

Éclairé  par  l'expérience ,  Chénier  avait  reconnu  que 
rien  n'était  propre  à  détruire  la  liberté  comme  l'accumu- 
lation de  la  puissance  executive  et  de  la  puissance  légis* 
lative ;  que ,  la  maintenir  dans  les  mains  de  la  législature, 
c'était  perpétuer  dans  un  corps  délibérant  le  pouvoir 
despotique,  que  la  révolution  avait  arraché  aux  mo- 
narques ,  lesquels ,  certes ,  n'en  avaient  jamais  aussi 
cruellement  usé  que  la  convention  :  il  adhéra  donc  fran- 
diement  à  la  constitution  de  l'an  III ,  par  laquelle  on 
avait  cru,  en  divisant  les  pouvoirs  et  en  organisant  un 
gouvernement  d  après  des  combinaisons  particulières, 
concilier  les  avantages  de  la  monarchie  élective  avec 
ceux  de  la  monarchie  perpétuelle ,  et  constituer  un  pou- 
Yoir  exécutif  énergique ,  sans  ressusciter  la  tyrannie. 

Mâià  il  reconnut  bientôt ,  avec  toute  la  France ,  que 
le  <fim;toire  ne  pouvait  satisfaire  à  ces  besoins.  Trop 
républicain  pour  les  royalistes,  trop  monarchique  pour 
les  républicains ,  et  sans  cesse  en  butte  aux  attaques  des 
uns  et  dès  autres ,  contre  lesquels  il  était  à  la  fois  obligé 
de  sévir ,   le  directoire  devint ,  moins  encore  par  ses 

au. 


[ 


34o  CORRESPONDANCE 

fautes  que  par  la  force  des  choses ,  Tobjet  de  la  répro- 
bation générale^  et  c'est  aux  applaudissements  de  la 
grande  majorité  de  la  nation,  fatiguée  de  quatre  années 
d'oscillations,  qu  il  fut  renversé ,  le  i8  brumaire,  par  une 
conspiration   au  succès  de  laquelle  Chénier  ne  fut  pas 


étranger. 


A  cinq  directeurs ,  la  nouvelle  constitution  substitua 
trois  consuls  ou  plutôt  un  seid,  puisque  entre  eux  il  y 
en  avait  iiii  premier.  Mais  elle  établissait  un  tribuuat. 
Chénier  crut  que  cette  institution,  dont  il  fit  partie, 
suffirait  au  maintien  de  la  liberté,  que  la  France  échan- 
geait contre  la  tranquillité.  Cette  liberté  qu'il  préférait 
à  tout ,  Chénier  la  défendit  avec  une  constance  qui  lui 
mérita  l'honneur  d'être  compris  dans  la  première  réduc- 
tion que  subit  le  tribunat;  mais,  comme,  par  sa  résis- 
tance même  ,  il  s'était  créé  des  droits  à  l'estime  du  pre-    ^ 
mier  consul,  il  fut  appelé,  peu  de  temps  après,. aux    j 
fonctions    d'inspecteur  -  général    de   l'instruction    pu-    i 
blique.       -  i 

Ces  fonctions  ,  dont  il  s'acquitta  en  conscience,  quoi- 
qu'elles exigeassent  une  activité  qui  s'accordait  mal  avec 
l'état  déplorable  où  se  trouvait  déjà  sa  santé,  absor- 
baient la  plus  grande  partie  de  son  temps.  Néanmoins 
il  reprit  ses  travaux  dramatiques.  C'est  pendant  les 
quatre  années  du  consulat  qu'il  traduisit  V  Œdipe  n)/et 
XOEdipe  à  Cohne  de  Sophocle,  et  qu'il  composa  les  tra- 
gédies de  Philippe  II  et  de  Cyrus.  La  dernière  de  ces 
pièces  est  la  seule  qui  ail  été  représentée.  Cyrus  fiit  jou^ 

{ 


1 

i 


LITTÉRAIRE.  34i 

dans  les  fêtes  du  couronnement  de  Napoléon ,  à  F  occa- 
sion desquelles  il  avait  été  réellement  composé. 

On  ne  vit  pas  sans  quelque  étonneraent  un  des  hom- 
mes qui  aVait  le  plus  contribué  à  la  destruction  de-  la 
monarchie  célébrer  un  événement  qui  détruisait  la  répu- 
bUque.  On  lui  reprocha  de  renier  la  liberté  :  on  se  trom- 
pait. Il  avait  cru  la  servir  par  cette  démarche,  où  l'avait 
engajgé  l'astuce  d'un  ministre.  Essayons  de  dévoiler  cette 
intrigue. 

Par  la  fermeté  de  sa  conduite  dans  les  diverses  légis- 
latures dont  il  avait  fait  partie ,  Ghénier  s*était  acquis 
un  grand  crédit  ;  et  son  influence  dans  le  parti  indépen- 
dant pouvait,  en  certaines  circonstances,  contrarier. le 
gouvernement.  Fouché ,  pour  qui  la  persévérance  dans 
les  opinions  républicaines  était  d'ailleurs  un  reproche , 
crut  qu'à  l'aide  de  ces  opinions  même  il  réussirait  à  en- 
gager Ghénier  dans  une  fausse  démarche ,  et  à  l'amener 
à  se  compromettre  avec  son  parti  par  dévouement  pour 
ce  parti.  Montrant  à  son  ancien  collègue  l'établissement 
de  Tempire  comme  un  événement  avantageux  pour  les 
révolutionnaires,  en  ce  qu'il  empêcherait  le  rétablisse- 
ment de  Tordre  de  choses  renversé  par  la  révolution,  il 
ajouta  que  l'empire  était  plus  compatible  qu'on  ne  pen- 
sait avec  la  liberté  ;  qu'il  maintenait  des  institutions  sa- 
lutaires; que  si,  privé  de  ses  membres  les  plus  éner- 
giques, le  tribunat  était  annihilé,  le  sénat  subsistait,  et 
que  les  indépendants ,  quoiqu'ils  y  fussent  en  minorité , 
n'y  étaient  pas  sans  crédit;  que  cette  minorité,  qui  déjà 


542  CORRESPONDANCE 

s'était  opposée  utilement  aux  envahissements  du  pou- 
voir, pouvait  être  fortifiée  par  de  bons  choix;  et  pour- 
quoi lui ,  Ghénier,  qui  avait  siégé  dix  ans  dans  les  légis- 
latures, et  qui  de  plus  s'était  placé,  par  ses  ouvrages,  au 
premier  rang  des  littérateurs  de  1  époque,  n  arriverait-il 
pas  au  sénat,  ou  Napoléon  voulait  que  toutes  les  profes- 
sions qui  contribuent  à  Téclat  de  la  gloire  nationale  fus- 
sent représentées;  où  Ducis  avait  été  appelé  sans  autre 
titre  que  celui  de  poète?  Célébrer  l'événement  du  jour 
n'était-ce  pas  se  créer  de  nouveaux  droits  à  la  bienveil- 
lance de  l'empereur,  qui  avait  toujours  estimé  Ghénier, 
et  n'aurait  plus  de  motif  pour  craindre  un  répubUcain 
qui  se  serait  attaché  à  lui  par  un  acte  aussi  manifeste? 

Ghénier  se  laissa  éblouir  :  six  semaines  après  cette 
conversation,  Cyrus  était  fait. 

Cyrus  n'eut  pas  de  succès  ;  mais  il  faut  moins  l'attri- 
buer aux  défauts  de  cette  tragédie  qu'à  la  fausse  situa- 
tion où  s'était  mis  l'auteur ,  et  au  contraste  qui  existait 
entre  sa  démarche  et  ses  actions  antérieures.  Pour  comble 
de  disgrâce ,  son  caractère,  peu  flexible ,  ne  lui  avait  pas 
permis  d*abjurer  ses  principes  dans  une  circonstance  où 
il  y  dérogeait.  Aussi  se  reproduisent-ils  firéquemment 
dans  cette  œuvre  de  complaisance,  où  lest  élogea  même 
sont  des  conseils.  Ghénier  n'atteignit  donc  pas  son  but  ; 
mais  Fouché  avait  atteint  le  sien  :  les  élogea  déplurent 
au  public;  les  conseils  ne  plurent  pas  à  l'empereur  ;  et  la 
porte  du  sénat  ne  s'ouvrit  pas  pour  Gbëqier  9  qui  perdit 
sa  réputation  d'indépendance  par  celui  de  ses  ouvrages 


LITTÉRAIRE.  545 

qui  peut-être  devait  le  plus  la  lui  mériter.  C'est  dans 
Çyrus  que  se  trouvent  ces  vers  : 

Qae^  respectant  des  lois  les  volontés  snprémes, 
Le  prince  ait  des  amis  et  non  pas  des  sajets; 
Sans  craindre  les  combats,  qu'il  chérisse  la  paix; 
Qne  les  plears  des  vaincus  désarment  sa  victoire; 
Qu'il  aime  le  mérite  et  permette  la  gloire  : 
L'estimer  dans  autrui  c'est  déjà  l'obtenir; 
Prompt  à  récompenser,  qu'il  soit  lent  k  punir: 
Tels  sont  les  vœux  publics. 

G* est  dans  Cjrrus  aussi  que  se  trouve  ce  serment  pro- 
noncé par  le  prince  à  son  avènement  au  trône 

Toi!  qni  lis  dans  les  ccenr»^  et  punis  le  parjure, 

Sur  ton  autel  sacré  c'est  par  toi  qne  je  jure 

D'obéir  à  la  loi,  d'aimer  la  vérité, 

De  donner  pour  limite  à  mon  autorité 

Ce  qui  peut  l'affermir  :  la  justice  étemelle, 

Les  intérêts,  les  droits  du  peuple  qui  m'appelle; 

D'aller  ebdrthef,  d'atteindre,  en  versant  des  bienfaits, 

L'infortune  muette  et  les  malheurs  secrets; 

Père  des  citoyens,  joge  pour  les  entendre , 

Roi  pour  les  gouverner ,  soldat  pour  les  défendre , 

D'illustrer  le  pouvoir  déposé  dans  mes  mains  ; 

De  respecter  les  dieux,  de  chérir  les  humains; 

De  régner  par  l'amour  et  non  pas  par  la  crainte , 

Fidèle  sur  le  trAne  à  la  liberté  sainte, 

Do^  qui  noua  vient  des  pieux,  base  des  justes  lois. 

Premier  besoio  du  peuple ,  et  soutien  des  bons  rois. 

Ces  vers,  et  tant  d autres  dont  la  pièce  est  semée, 
sont-ils  d*un  apostat  à  la  liberté  ? 


344  CORRESPONDANCE 

Chénier  ne  reconnut  pas  sans  dépit  qa*il  avait  été 
joué,  n  n  était  pas  homme  à  le  pardonner  :  aussi  s*en 
vengea-t-il ,  mais  avec  plus  de  talent  que  de  prudence. 
On  n*en  saurait  douter  ,  c'est  au  ressentiment  qu'il  con- 
serva de  cette  rouerie  politique  qu  on  doit  les  vers  les 
plus  énergiques  de  Tépître  à  Voltaire. 

Cet  ouvrage  ,  pensé  par  un  vrai  philosophe ,  et  écrit 
par  un  vrai  poëte ,  et  où  l'on  retrouve  tout  l'esprit  du 
grand  homme  auquel  il  est  adressé,  valut  à  Chénier  plus 
d'honneur  que  de  profit.  Il  le  réhabilita  dans  l'opinion 
publique  ;  mais  il  le  perdit  dans  la  faveur  du  chef  de  l'é- 
tat ,  qui  fut  trop  sensible  à  certains  traits  lancés  dans  cet 
ouvrage  contre  les  conquérants. 

Avant  Chénier,  fioileau  s'était  élevé  contre  la  manie  des 
conquêtes  :  Louis  XIY  ne  lui  en  témoigna  pas  moins  de 
bienveillance.  Charles  XII ,  seul ,  se  formaKsa  de  ce  que 
ce  satirique  avait  traité  le  grand  Alexandre  de  fou.  U  eût 
été  plus  digne  de  Napoléon  d'imiter  Louis  XTV  que 
Charles  XII  :  malheureusement ,  il  fit  le  contraire.  Ché- 
nier fut  destitué  des  fonctions  d'inspecteur-général  de 
l'instruction  publique  ;  et,  ce  qui  doit  être  noté,  c'est 
sur  un  rapport  fait  par  Fouché ,  dans  \ intérêt  de  la  mo» 
raie ,  que  cette  destitution  fut  prononcée  :  la  sévérité 
des  fonctions  d'inspecteur-géné||il  de  l'instruction  pu- 
blique ne  s'accordant  pas ,  disait  ce  scrupuleux  ministre, 
avec  l'esprit  qui  avait  dicté  Tépître  à  Voltaire, 

Chénier  se  trouva  sans  pain.  H  est  vrai  qu'à  sa  premièn* 
demande,  demande  qui  ne  lui  fut  arrachée  que  par  les  be- 


# 


LITTERAIRE.  345 

us  de  sa  mère  %  Napoléon  lui  donna ,  non  sur  le  rap- 
t  de  Fouché,  mais  de  plein  mouvement ,  une  pension 
huit  mille  firancs.  Il  est  vrai  aussi  qu'il  le  chargea  de  la 
itinuation  de  THistoire  de  France,  en  attachant  à  ce  tra- 
[  une  indemnité  annuelle.  Il  est  vrai ,  enfin ,  qu  appre- 
it  que  Chénier  mourant  avait  des  besoins  auxquels  il 
pouvait  sati^aire,  faute  d  argent ,  il  lui  envoya  six 
le  francs  de  sa  cassette.  Louis  XIY  avait  moins  fait 
ir  Corneille.  C'était  réparer  le  mal  ;  il  eût  été  plus 
rieux  de  ne  l'avoir  pas  fait. 

li'animosité  qui  se  manifesta  quelquefois  entre  Ché- 
r  et  Napoléon  n'empêchait  pas  qu'ils  rendissent  jus- 
i  à  leur  supériorité  respective  ;  ils  ne  se  blâmaient  ré- 
roquement  que  relativement  à  l'intérêt  dans  lequel  ils 
aplôyaient.  Ils  s'étaient  connus  d'abord-à  une  époque 
tous  deux  servaient  la  liberté ,  l'un  dans  les  camps , 
itre  à  la  tribune  ;  l'un  avec  sa  plume,  l'autre  avec  son 
îe.  La  révolution  du  i3  vendémiaire  les  avait  unis. 
Tes  les  avoir  rapprochés  de  nouveau ,  la  révolution 

1 8  brumaire  les  divisa. 

Rien  de  plus  facile  à  expliquer  que  ces  faits.  En  abat- 
Dt  le  Directoire ,  en  reprenant  le  pouvoir  à  des  mains 
habiles  pour  le  transférer  à  des  mains  vigoureuses, 
hénier  n'avait  pas  cru  ruiner  la  république,  mais  la 
«nsolider.  Il  avait  cru  ne  donner  qu'un  tuteur  à  la  li- 
!>«rté,  qu'il  croyait  nécessaire  de  sauver  pour  sauver  la 

fwnce.  Napoléon ,  <|ui ,  au  contraii*e ,  croyait  que ,  pour 
jittuver  la  France,  il  fallait  sacrifier  la  liberté ,  s'en  fit 


346  CORRESPONDANCE 

Toppresseur.  De  là  leurs  diybîons  ;  de  là  cette  ▼!< 
avec  laquelle  Chénier  attaqua  les  systèmes  du  < 
dans  le  tribunat ,  et  l'impatience  avec  laquelle  Nap 
supporta  les  attaques  de  Chénier  ;  de  là  les  cei 
amères  mêlées  à  nos  chants  de  victoire  par  Chénic 
blâmait  dans  le  consul  et  dans  l'empereur  le  génie 
taire  qu'antérieurement  il  avait  tant  vanté  dans  le  g 
et  dans  le  citoyen.  A  ces  causes  se  joignait  sans  do 
secret  dépit  d'avoir  été  joué  ;  et ,  certes ,  il  y  avait 
rancune  ;  mais  n'était-ce  pas  sur  Fouché ,  doUfahn 
qu'en  devaient  tomber  les  efFets  ? 

Renégat  de  la  révolution ,  si  ce  ministre  pours 
dans  Chénier  un  homme  resté  fid^e  à  cette  caui 
autre  ministre ,  quoiqu'il  y  fât  renégat  aussi ,  n  ei 
pas  moins  devoir  venir  au  secours  d'un  obstiné , 
n'ayant  pas  su  sacrifier  ses  opinions  à  sa  fortune,  i 
pas  £ût  d'économies.  Pour  parer  aux  premiers  eml 
Chénier  avait  imaginé  de  faire  imprimer  le  phis  n 
fiquement  possible  Tépître  qui  faisait  sa  gloire  • 
malheurs.  L'expédient  était  dangereux  :  le  ministi 
avait  dénoncé  la  première  édition  de  cette  épître 
vaît  provoquer  la  suppression  de  la  seconde.  D^ 
nant  ce  coup ,  et  assmrant  le  succès  de  la  spécub 
l'autre  ministre  acheta  l'édition  tout  entière. 

Ce  ministre-là,  au  reste,  acquittait  une  dette, 
nier,  au  temps  de  son  crédit,  s'était  acquis  des  droit 
reconnaissance  de  plus  d'une  personne  quand  h  f<M 
viendrait  à  lui  manquer.  Qu'on  se  souvienne  que 


LITTÉRAIRE.  347 

ivait  provoqué  le  décret  par  lequel  la  Convention 

en  France  le  gàiëral  Montesquiou,  le  citoyen 

de  Nemours ,  et  le  citoyen  Talleyrand-Périgord, 

souvint  en  cette  occasion. 

^e  déplorable  que  fût  sa  situation ,  Qiénier  ne 

;sa  pas  accabler.  Cherchant  dans  l'emploi  de  son 

es  ressources  contre  le  besoin ,  il  se  créa  en  même 

le  nouveaux  titres  à  la  célébrité.  C'est  alors  qu*il 

a  pour  l'athénée  de  Paris  le  Tableau  historique 

ittérature  française  y  ouvrage  qu'il  n'a  pas  eu  le 

i  terminer. 

lis  que  les  fonctions  publiques  ne  réclamaient 
»n  temps ,  le  donnant  tout  entier  aux  lettres , 
*  assistait  assidûment  aux  séances  de  la  seconde 
.e  l'Institut ,  dont  il  était  membre.  Aucun  des 
s  célèbres  qu'il  y  eut  pour  collègues  ne  s'y  ren- 
I  utile  ;  aucun  n'apporta  plus  de  lumières  dans  la 
on  du  Dictionnaire,  (ju'il  aurait  voulu  refaire 
plan  moins  restreint  et  plus  philosophique  que 
û  a  été  adopté  ;  aucun  n'apporta  plus  de  talent 
de  zèle  dans  la  confection  des  travaux  extraor- 
\  qu'à  cette  époque  le  gouvernement  demandait 
:ps  académiques.  Dans  le  rapport  sur  les  prix 
aux ,  c'est  lui  qui ,  mettant  encore  ses  ressenti* 
sous  ses  pieds,  fit  l'importante  analyse  du  Cours 
irature  de  La  Harpe,  ouvrage  que  leyieij,  dont 
^  était  chargée  de  rectifier  le  travail ,  n'avait  pas 
mentionné,  et  qu'il  désigna  comme  digne  du  prix, 


548  CORRESPONDANCE 

Cesl  lui  aussi  qui  fit ,  au  nom  de  la  même  ola 
Rapport  sur  Vétat  et  les  progrès  de  la  littérature 
1 789.  Ces  deux  morceaux ,  non  moins  remarquai 
le  goût  qui  préside  à  leur  rédaction  que  par  Fén 
qui  s'y  développe ,  sont  de  plus  des  modèles  de  c 
littéraire ,  tant  sous  le  rapport  de  la  justesse  qu 
celui  de  l'urbanité  :  ils  suffiraient  à  la  réputatic 
académicien.  Et  c'est  au  moment  où  ses  forces  éj 
par  dix  ans  de  maladie  l'abandonnaient  que  ( 
exécutait  des  travaux  si  pénibles  !  L'énergie  < 
moral  semblait  se  fortifier  de  l'affaiblissement  \ 
physique. 

Il  est  à  remarquer  néanmoins  que  Tâpreté  • 
caractère  ne  s'était  pas  accrue  en  proportion  des 
de  son  esprit.  Au  contraire ,  s'adoucissant  à  mesu 
acquérait  avec  Tâge  plus  d'autorité  dans  les  lettr 
homme ,  dont  les  jugements  n'avaient  pas  toujo 
exempts  de  dédain  et  de  présomption ,  était  deve 
conspect  et  indulgent  à  tel  point  qu'il  tombait  [ 
dans  l'excès  contraire  à  celui  (ju'on  lui  avait  jus 
reproché.  On  en  trouvera  la  preuve  dans  certain< 
tions  qu'il  accorde  à  plus  d'un  auteur  dont  lej 
seraient  absolument  oubliés,  s'il  ne  les  avait  co 
dans  son  Rapport  sur  Vétat  de  la  littérature.  Là , 
science  parle  moins  que  sa  bonté.  Comme  je  lui  en 
l'observation  :  «c  Ils  m'ont  prié ,  dit-il ,  si  instammen 
nommer,  que  je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  m'y  reft 
n'a  fait,  à  la  vérité ,  que  les  nommer,  mais  c'est  bea 


LITTÉRAIRE.  349 

Son  àme,  comme  les  âmes  généreuses,  n  était  pas 
moins  facile  à  apaiser  qu  à  irriter,  et  pas  moins  suscep- 
tible de  reconnaissance  que  de  ressentiment. 

Rien  de  plus  spirituel  et  de  plus  affectueux  que  ses 
remerciements  aux  personnes  qui  le  soignaient.  Gomme 
il  avait  aux  jambes  des  plaies  fort  douloureuses,  et  que 
ses  domestiques  le  pansaient  avec  plus  de  zèle  que  d'a- 
dresse ,  profitant  du  moment  où  ils  étaient  éloignés  : 
«Par  pitié,  dit-il  un  jour  à  une  personne  qui  lui  donna 
jusqu'au  dernier  moment  des  preuves  de  la  plus  tendre 
affection ,  par  pitié ,  pansez-moi  pendant  qu'ils  n  y  sont 
pas;  vous  seule  avez  des  mains:  les  autres  n'ont  que  des 
griffes.  V 

Réunissant  les  facultés  les  plus  opposées,  Ghéniev 
0  avait  pas  dans  l'esprit  moins  de  grâce  que  de  malignité, 
moins  de  finesse  que  d'élévation ,  moins  de  sensibilité 
que  de  force,  moins  de  flexibilité  que  d'impétuosité.  Cet 
homme,  qui  se  laissait  trop  souvent  emporter  par  sa 
fougue ,  je  l'ai  vu  revenir  sur  ses  pas  avec  une  souplesse 
singulière,  et  n'en  prendre  que  plus  d'avantage  sur 
Vadversaire  qu'il  combattait. 

r:  Il  avait  de  justes  motifs  pour  ne  pas  aimer  M.  Suard , 
y  qui  ne  l'aimait  pas.  Ce  n'est  pas  pour  cela  toutefois  que 
dans  les  discussions  il  était  presque  toujours  d'opinion 
contraire  à  celle  de  cet  académicien,  qui,  au  reste,  était 
^Ibrl  rarement  de  l'opinion  de  la  classe.  Très  différent 

eti  cela  de  M.  Suard ,  l'animosité  ne  le  porta  jamais  à  se 
jf#aeitre  en  opposition  avec  la  saine  raison  pour  contra- 


35o  CORRESPONDANCE 

rier  un  ennemi;  mais,  il  faut  Tavouer,  elle  le  mît  quel- 
quefois en  opposition  avec  la  bienséance,  que,  dans  ces 
tracasseries ,  M.  Suard  ménageait  avec  une  attention 
particulière.  Un  jour  donc  que  Chénier  ayait  eu  ce  tort 
dans  une  discussion  où  d'ailleurs  il  avait  entièrement 
raison,  son  adversaire,  se  rejetant  tout-à-coup  sur  Fao- 
cessoire  :  «  Messieurs,  dit-il  à  la  classe,  je  vous  demande 
si ,  dans  une  compagnie  qui  ne  doit  pas  moins  sernr 
d'exemple  en  fait  d'urbanité  qu'en  matière  de  goût,  on 
peut  admettre  des  formes  pareilles  à  celles  que  vient 
d'employer  M.  Chénier?  »  L'académie,  par  son  sflence, 
ne  répondait  que  trop  favorablemient  à  la  question,  quand 
Chénier  demanda  la  parole.  Je  tremblais  qu'il  n'aggra- 
vât son  tort.  «  Messieurs,  dit-il  avec  un  sang-firoid  dont 
on  ne  le  croyait  pas  susceptible,  si  j'ai  employé  les  for- 
mes qui  vous  sont  signalées  par  M;  le  secrétaire  perpé- 
tuel, j'ai  blessé,  j'en  conviens,  les  bienséances,  j'ai  man- 
qué aux  égards  que  je  dois  à  la  classe,  et  je  n'hésite  pas 
à  lui  en  témoigner  mes  regrets,  à  lui  en  £dre  mes  ex- 
cuses ;  mais ,  ajouta-t-il ,  ces  formes  ne  changent  rien  à 
la  nature  des  choses  :  la  question  de  politesse  résolue, 
revenons-en  à  la  question  littéraire.  »  Et ,  reprenant  la 
discussion,  il  achève  de  réiiiter  M.  Suard,  qu'il  écrase 
tout  à  la  fois  sous  le  poids  de  ses  raisonnements  et  de 
ses  civilités ,  au  moment  même  où  celui-ci  croyait  l'avoir 
mis  hors  de  combat. 

Après  s'être  vu  dépérir  de  jour  en  jour  pendant  dix 
ans ,  Chénier ,  dont  l'existence  avait  été  abrégée  par  des 


LITTÉRAIRE.  55 1 

senaationA  immodérées ,  par  des  travaux  excessifs,  et  peut- 
être  aussi  par  des  plaisirs,  termina  sa  carrière  à  Fàge  de 
quarante-six  ans.  Ne  le  plaignons  pas  d*ayoir  été  sous- 
trait par  une  mort  prématurée  à  de  nouveaux  malheurs, 
conséquences  de  l'acte  terrible  auquel  il  s'associa  par 
un  vote  également  réprouvé  de  la  politique  et  de  la 
justice. 

Voilà,  monsieur,  des  souvenirs  qui  me  restent  de 
Uarie- Joseph  Ghénier,  ceux  qui  me  semblent  devoir  être 
recueillis  dans  votre- édition,  parcequils  contribueront 
à  donner  de  lui  une  idée  exacte,  et  à  rectifier  l'opinion 
assez  généralement  injuste  à  son  égard. 

En  résumé ,  doué  d'un  caractère  énergique ,  et  com- 
posé, comme  tous  les  hommes,  de  qualités  et  de  dé- 
fiiuts ,  Ghénier  porta  les  uns  et  les  autres  à  l'extrême. 
Entouré  des  ennemis  que  lui  donnèrent  ses  talents  au- 
tant  que  ses  opinions ,  et  figurant  dans  des  événements 
propres  à  dénaturer  ses  qualités  tout  en  les  faisant  res- 
sortir, il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'il  ait  été  moins  loué 
que  décrié.  Les  éloges  qu'on  n'a  pu  lui  refuser  furent 
arrachés  par  son  génie  :  il  y  avait  droit  aussi  par  son 
caractère.  Une  grande  élévation  d'âme  en  faisait  la  base  ; 
elle  explique  toutes  ses  actions.  Elle  dégénéra  quelque- 
fois en  orgueil,  jamais  en  envie,*  elle  le  rendit  quelque- 
fois coupable  d'outrages ,  jamais  de  bassesses.  Ce  n'est 
que  contre  les  forts  quil  combattit;  quant  aux  faibles, 
c'est  par  des  services  qu'il  aimait  à  s'en  venger.  Son  âme, 
ouverte  aux  passions  violentes,  n'était  pourtant  fermée 


i 


352  CORRESPONDANCE 

ni  aux  affections  douces,  ni  aux  sentiments  généreux: 
ennemi  comme  ami ,  tout  malheureux  pouvait  compta 
sur  lui.  Pieux  envers  sa  mère ,  affectionné  pour  ses  frè- 
]*es  y  c'est  dans  ces  sentiments ,  qu'on  lui  a  cruellement 
contestés,  qu'il  puisa  ses  consolations  et  ses  chagrins. 
S'il  eut  des  ennemis,  il  eut  des  amis  :  il  en  méritait 
Constant  dans  toutes  ses  affections,  il  le  fut  surtout  dans 
ses  amitiés  et  dans  ses  haines ,  parcequ'elles  n'étaient  en 
lui  que  le  résultat  de  l'estime  ou  du  mépris  :  voilà  ce 
qui  regarde  son  cœur.  Quant  à  ce  qui  regarde  son  es- 
prit ,  étudiez-le  dans  ce  qu'il  a  produit  ;  voyez  s'il  en 
est  beaucoup  qui  lui  puissent  être  comparés  pour  Tétai- 
due ,  la  solidité ,  la  rectitude ,  la  finesse ,  la  vigueur ,  h 
souplesse ,  la  légèreté ,  la  variété, 

Chénier  est  mort  dans  la  force  de  Tâge ,  lorsque  ses 
aptitudes ,  fortifiées  par  l'étude  et  par  l'expérience,  l'a- 
vaient rendu  supérieur  à  ses  rivaux  et  à  lui-même. 

Je  suis,  etc. 

*  Le  lecteur  ne  lira  pas  sans  attendrissement  la  lettre  pleine  de  dignité 
dans  laquelle  Chénier  demandait  des  secours  à  Bonaparte  :  transcriv(His  «tle 
lettre ,  elle  est  à  la  fois  honorable  pour  le  protecteur  et  pour  le  protégé. 

«<  Sire, 

«  Malgré  de  vaines  offres  de  services,  personne,  j'en  suis  sûr,  n'osi 
«  parler  en  ma  fevenr  à  votre  majesté.  11  faut  bien  que  j'ose  loi  écrire;  et 
c  j'ai  besoin  de  son  indulgence ,  même  pour  l'étendue  de  cette  lettre,  qat 
n  je  n'ai  pu  faire  plus  courte. 

"  Vous  m'aviez  nommé  inspecteur  des  études  :  vous  m'avez  destitue» 


LITTÉRAIRE.  353 

*  an,  Qfidie  est  la  cause  de  yoU'e  rigueur  ?  Un  faible  ouvrage  on  j*ai  pro- 
«  bm  les  principes  des  philosophes  déistes  du  dix-hoitième  siècle  :  ceux 
«'deYoltaire,  de  Montesquieu,  de  J.-J.  Rousseau.  En  rejetant  comme 
«  eux  des  superstitions  que  je  crois  dangereuses,  comme  eux  j*ai  pro- 
«  damé  les  dogmes  nécessaires  de  Texistence  de  Dieu  et  de  Pimmortalité 
<  de  rime  !  Y  a-^il  une  faute  grave  en  tout  cela ,  et  suis-je  donc  si  loin 
«  des  opinions  de  TOtrelnajes^P 

m  "Exi  admettant,  sire ,  que  mon  épitre  fut  imprudente,  elle  était  annon- 

■  cée  avant  sa  publication  ;  il  eut  été  tout  aussi  facile  et  plus  généreux 

•  aa  ministre  de  la  police  d*empécher  l'ouvrage  de  paraître  que  d*en  faire 

•  décrier  personnellement  l'auteur  par  de  violents  articles  de  journaux  et 

•  par  des  réponses  ridicules  :  vrais  libelles  diffamatoires ,  qui  ne  diffament 
«  que  leurs  auteurs. 

«  Je  n'ignore  pas ,  sire,  et  il  faut  bien  toucher  ce  poiut ,  je  n'ignore  pas 
«  que  cette  bagatdle,  terminée  il  y  a  plus  de  six  mois,  et  connue  dès 
■'lors  de  vingt  personnes,  a  paru  offrir  à  la  malveillance  quelques  allu- 
«  nous  à  des  choses  plus  récentes.  Elle  a  relevé,    pour  me  nuire,  plu- 

■  sieurs  vers  défavorables  aux  conquérants.  Mais  qu'ai-je  dit?  ce  que 
«  Bourdaloue  disait  avec  bien  plus  de  force  dans  la  chaire ,  et  dans  la 
«  diaire  de  Versailles;  ce  que  disait  Despréaux,  ens'adressant  à  Louis  XFV 

•  lui-même ,  dans  la  belle  épitre  où  se  trouve  l'entretien  de  Pyrrhus  et  de 
«  Qnéas.  Les  chercheurs  d'allusions  malignes  cesseront-ils  de  faire  leur 
«  métier?  N'en  ont-ils  pas  trouvé  jusque  dans  Cjmis?  On  sait  pourtant  à 
«  quelle  époque  et  dans  quelles  intentions  cette  pièce  fut  composée.  N'im- 
«  porte  ;  la  mieux  conçue  peut-être,  et  certainement  la  mieux  écrite  de 
«  mes  tragédies ,  n'a  été  pour  moi  qu'une  source  de  dégoûts  et  de  vexa- 
«  tions  proloi^^ées. 

m  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui ,  sire ,  que  les  Laubardemont  littéraires 
«  trouvent  des  crimes  dans  chaque  ligne.  Sans  parler  des  chefs-d'œuvre  de 

■  Molière  et  de  Yoltaire ,  quand  le  plus  parfait  des  poètes  donna  sa  tra- 
«  gédie  d^Esther,  on  prétendit  qu'il  avait  représenté  Louvois  dans  Aman , 
«  et  que  les  jui£i  proscrits  n'étaient  autre  chose  que  les  protestants.  C'était 
«  dans  le  temps  des  plus  grandes  rigueurs  exercées  contre  eux ,  et  quatre 

1.  20 


554  CORRESPONDANCE 

«  anfl  après  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes.  L'intention  prêtée  i  Radoe 
m  était  contraire  à  ses  opinions  connnes,  et  fort  an-dessns  de  son  ooonge; 
«  mais  Louis  XIY  ne  le  punit  point  de  Tindiscrétion  téméraire  des  eam- 
•(  tisans  oisifs  et  des  beaux  esprits  jaloux. 

«  En  rappelant ,  sire ,  des  exemples  illustres ,  loin  de  moi  Tidée  d*aspirer 
M  à  aucune  comparaison  :  mes  ennemis  sont  moins  sûrs  que  moi  de  la 
K  médiocrité  de  mes  ouvrages.  Unit  ans  de  solitude  m*ont  laissé  le  loiôr 
m  d*étudier  à  fond  le  très  petit  nombre  d'excellentes  prodnctiou  qn 
«  honorent  les  diverses  littératures  ;  et  tout  au  plus  l'époque  arrivaitFelk 
«  où  j'aurais  pu  développer  quelque  vrai  talent,  si  l'on  ne  m'avait  entière* 
«  ment  découragé.  Mais,  en  me  résignant  désormais,  sire,  à  un  sileiMt 
«  absolu ,  je  vous  prie  instamment  de  vouloir  bien  considérer  ma  sitoatiott. 
«  Des  devoirs  sacrés  à  remplir  envers  ma  mère  ;  des  dettes  à  acquitter, 
«  dettes  considérablement  accrues  à  l'époque  où  je  me  suis  trouvé  mat 
m  place  une  année  entière;  le  capital  de  ces  dettes  faiblenient  diaiiné 
«  durant  trois  ans,  malgré  l'économie  la  plus  sévère,  grâce  à  detinléflli 
M  excessifs  qu'il  faut  payer  aux  échéances;  une  santé  depuis  lang^Umfê 
n  altérée,  et  que  tant  de  chagrins  ne  contribuent  pas  à  rétaUir;  deiti*> 
«  vaux  infructueux,  un  courage  inutile,  anenne  ressource  pour  Vi 
«  aucune  pour  le  présent  même  :  voilà,  sire,  où  l'on  m'a  réduit. 

«  Puisque  vous  ne  voulez  plus ,  sire,  que  je  sois  inspecteur  des  étaâth 
u  ne  me  croyez-vous  pas  du  moins  capable  de  remplir  des  empUns  qû  M 
«  demandent  qu'une  intelligence  ordinaire  ?  Tous  aviez  bien  vouh  af 
«  parler  autrefois  d'une  place  d'administrateur  des  postes;  veuilles,  én^ 
<*  me  la  confier  aujourd'hui ,  afin  que  je  puisse  faire  honnenr  à  mes  albiM% 
«  et  soutenir  dans  sa  vieillesse  une  mère  tendre  et  respectable,  seule  eoi* 
«  solation  de  mon  adversité ,  qu'elle  sait  partager  avec  le  conn^  de  k 
M  vertu.  Fnssiez-vous  irrité  contre  moi ,  j'oserais  rappder  à  votre  najesli 
«  vingt  ans  de  travaux  littéraires  et  politiques,  vingt  ans  écoulés  noop» 
«  à  faire  ma  fortune ,  mais  à  faire  ce  que  j'ai  cm  mon  devoir.  L'exiile— > 
«  ne  sera  jamais  pour  moi  douce  et  brillante;  mais,  sire,  vous  ne  voodritf 
M  pas  me  la  rendre  impossible;  et,  si  les  grands  talents  seuls  ont  droit  à 
«  votre  faveur,  tous  les  Français  ont  droit  à  votre  justice. 


i 


LITTÉRAIRE.  SSg 


A  M.  M....L  B..R. 

Paris,  le  5  février  i8a3. 
HoSSIBU&y 

Dès  qu  on  prend  la  plume  aujourd'hui ,  on  doit  s  at- 
tendre à  ime  querelle  si  ce  nest  à  un  procès,  et  sou- 
vent elle  vous  vient  du  côté  où  vous  vous  gardez  le 
moins.  Tel  homme  que  vous  aurez  rudoyé  vous  épargne- 
t-il,  vous  êtes  attaqué  par  tel  autre  que  vous  avez  mé- 
nagé, et  il  vous  faut  vous  défendre  sur  le  point  où  vous 
vous  étiez  cru  le  moins  vulnérable. 

C'est  justement  ce  qui  m'arrive  avec  vous ,  monsieur, 
relativement  à  la  petite  dissertation  qui  a  été  insérée 
dans  le  Miroir  y  le  s  3  du  mois  passé,  et  à  laquelle  vous 
avez  répondu  le  3  du  mois  présent  :  elle  a  pour  titre , 
De  ta  conscience. 

Que  MM.  Tartufe  et  Turcaret  s'en  fussent  fâchés, 
que  l'ami  Lazarille  même  en  eût  pris  de  Thumeur,  je 
l'eu^^e  conçu.  Parler  de  conscience  à  leur  sujet,  c'est 
parler  de  corde  dans  la  maison  d'un  pendu.  Mais  vous, 
monsieur ,  vous,  bon  Israélite  s'il  en  fut,  que  vous  vous 
en  soyez  £DrmaUsé ,  que  vous  teniez  vos  frères  pour  of- 
fensés dans  le  petit  paragraphe  qui  les  concerne  !  voilà 
ce  que  je  ne  saurais  concevoir  ;  voilà  ce  que  je  n  ai  pu 


55»  CORRESPONDANCE 

rendue  l'objet  pour  en  faire  des  armes  persécutrice 
contre  ceux  qui  en  professent  le  culte ,  et  l'ouvrage  ré- 
cent de  M.  Salvador,  dont  vous  avez  fait  un  si  juste 
éloge  y  et  qui  a  de  nouveau  mis  au  jour  le  véritable  es- 
prit de  ces  passages,  et  enfin  le  Sanhédrin  convoqué  par 
Napoléon  en  1807,  ^  dont  les  décisions  authentiques, 
irrécusables ,  universellement  reconnues,  ont  proclamé 
le  véritable  esprit  de  Tantique  législation  de  Moïse  ap- 
pliquée à  rétat  actuel  de  la  société,  et  particulièrement 
det^  passages  relatifs  à  l'usure  !  Vous  rétracterez ,  f  eo 
suûi  sftr,  avec  empressement  une  erreur  involontaire, 
échappée  à  Tinadvertance  et  à  la  précipitation  d'un  de 
vu»  collaborateurs,  qui^  sans  doute,  le  regrette  en  ce 
aïonient  lui-même. 

Quant  à  moi,  il  m'a  été  impossible  de  garder  le  silence 
à  c^  si^et  ;  mes  amis  et  mes  ennemis,  ma  raison  et  ma 
conscience  me  l'eussent  reproché  également ,  et  en  le 
gardant  pour  la  première  fois ,  dans  une  occasion  sem- 
blable •  j'aurais  trop  mérité  la  supposition  que  c'est  par- 
cequ'une  attaque  dans  le  genre  de  celles  que  j'ai  si  son» 
veut  repoussées  de  la  part  d'écrivains  d  opinion  opposée 
à  la  mienne  semblait  venir  ici  d'hommes  auxquels  m'ai- 
tach«Hit  en  partie  les  liens  de  la  confraternité  lîttéraîiei 
«iiui  que  les  nœuds  de  l'estime  et  de  l'amitié. 

Agréez ,  etc» 

M....L  B..B. 


J 


56o  CORRESPON  D  ANGE 

apprendre  sans  m'écrier  avec  le  Psalmiste  :  Judica  nu^ 
Deiis  !  «  Jugez-moi ,  Dieu ,  »  qui  lisez  dans  les  conseieiices! 

Vous  aussi ,  monsieur,  jugez-moi  ;  mais  de  sasg- 
firoid ,  si  cela  vous  est  possible.  Votre  zèle  pour  la  synago- 
gue vous  dévore,  zelus  domiis  tuœ  eomedit  f^  (ps.  unnn, 
V.  1  o  )  ;  faites-le  taire  un  moment  pour  entendre  la 
raison.  Voici  le  corps  du  délit  :  «  Un  juif,  ai-je  dit,  a  prêté 
«  à  un  juif  une  grosse  somme  sans  en  tirer  d'intérêt.  Un 
«chrétien  lui  emprunte-t-il  une  somme  moins  forte,  il 
«  ne  la  lui  prête  que  sur  gage ,  et  à  un  intérêt  exorbi- 
«  tant.  L'accuserez-vous  de  manquer  de  conscience?  Vous 
«  aurez  tort.  La  loi  de  Moïse  lui  permet  de  faire  avec  les 
«  étrangers  V  usure  y  qu'elle  lui  défend  açec  les  juifs,  » 

Et  c'est  vous,  monsieur,  vous,  prophète  en  Israël, 
qui  partez  de  là  pour  me  reprocher  «  de  répéter  les  plus 
banales  et  calomnieuses  plaisanteries  de  l'intolérance  et 
du  fanatisme  sur  la  loi  de  Moïse  et  sur  ses  sectaires  !  » 

Libre  à  vous  de  prendre  ceci  pour  des  plaisanteries, 
mais  pour  des  calomnies ,  c'est  autre  chose.  Ne  calom- 
niez pas  mes  intentions  ;  ne  me  donnez  pas  le  droit  de 
vous  dire  avec  David:  Os  tuum  abundat  in  maliHaj  votre 
bouche  est  remplie  de  mauvaises  paroles ,  et  lingua  otm^ 
cinnat  dolos ,  et  ce  sont  de  faux  airs  que  vous  nous  dian- 
tez. 

Sur  qui  pourrait  ici  porter  la  calomnie?  sur  Moïse 
ou  sur  les  Juifs.  Respice  testamentum  tuum  (  ps.  i.xxin, 
V.  20),  consultez  votre  testament  (l'ancien),  et  examinons. 

Pour  que  Moïse  fut  calomnié ,  il  Caudraît  qu'on  ne 


LITTÉRAIRE.  56i 

trouvât  dans  le  Pentateuque  aucun  passage  qui  justifiât 
mon  assertion.  Or  je  trouve  dans  le  livre  appelé  par  les 
Hébreux  Elle  Haddebarim ,  et  par  les  Gentils  Deutéro^ 
nome ,  chap.  xv ,  vers.  6  ,  Fœnerahis  gentibiis  midtis , 
«  Vous  ferez  Tusure  avec  beaucoup  de  nations.  »  Gela 
n  est-il  pas  clair  ?  Mais  voici  un  passage  du  même  livre 
plus  clair  encore;  car,  tout  en  énonçant  la  même  doc- 
trine, il  explique  de  la  manière  la  plus  positive  la  diffé- 
rence du  prêt  à  XusMve, ^(^  Non  fœnerabis) ta  ne  prêteras 
(  ad  usuram  )  à  usure  (  nec  pecuniam  )  ni  ton  argent 
{necfruges  )  ni  tes  denrées,  (  nec  quamlibet  aliam  rem) 
ni  quelque  autre  chose  que  ce  soit,  {^fratri  tuo)  à  ton 
frère,  (sedalieno)  mais  a  l'étranger;  [fratri  autem 
tuo)  quant  à  ton  frère  y  (^commodabis  absque  usura  id  quod 
indiget)  tu  lui  prêteras  sans  usure  tout  ce  dont  il  a  be- 
soin. »  (Deutér.y  chap.  xxiii,  vers.  19  et  20.) 

Conclure,  d'après  ce  passage ,  que  Moïse  a  non  seule- 
ment autorisé ,  mais  qu'il  a  même  prescrit  l'usure  avec 
l'étranger,  est-ce  le  calomnier? 

Dire  que  les  enfants  d'Israël  ont  suivi  religieusement 
ces  préceptes ,  ce  n'est  pas  les  calomnier  non  plus  : 
1*  parceque  le  fait  est  de  notoriété  publique;  2®  parce- 
que  les  Israélites  n'ayant  pas  cru  faire  une  action  répré- 
heusible  en  observant  leur  loi ,  on  ne  saurait  les  calom- 
nier en  constatant  leur  obéissance  à  cette  loi.  Il  n'y  a 
calomnie  que  lorsqu'on  impute  à  autrui  une  action  cou- 
pable et  fausse. 

Quel  est  au  fait,  monsieur,  le  but  et  le  résultat  du 


362  CORRESPONDANCE 

passage  que  vous  incriminez ,  si  ce  n  est  de  justifier  yos 
coreligionnaires  aux  yeux  de  tant  de  gens  qui  les  accu- 
sent sans  connaître  le  fond  des  choses?  L'explication  que 
l'on  donne  ici  de  leurs  procédés  avec  les  étrangers,  loin 
d'être  je  ne  dis  pas  calomnieuse ,  mais  malveillante, 
n'est-elle  pas  manifestement  dictée  par  un  esprit  de  cha- 
rité et  de  vérité  ?  Si  dire  qu'en  fusant  l'usure  les  juifc 
sont  innocents  devant  leur  conscience  c'est  les  calom- 
nier, faut-il  en  réparation  dire  le  contraire? 

L'intérêt  qui  a  suggéré  ces  dispositions  au  législateur 
des  juifs,  le  justifie  au  reste  suffisamment.  Voulant  iso- 
ler son  peuple  au  miUeu  des  nations  dont  il  lui  destinait 
les  dépouilles,  Moïse  l'autorisait  à  prêter  sur  gage  aux 
étrangers  ,  fœnerahis  genUbus  mvlUsy  parceque  c'était 
lui  permettre  de  s'enrichir  aux  dépens  des  étrangers; 
mais  il  lui  défendait  d'emprunter  aux  étrangers,  même 
sans  intérêt,  et  ipse  a  nullo  accipies  mutuunif  pour  em- 
pêcher qu'il  ne  se  liât  avec  les  étrangers  par  les  liens  de 
la  reconnaissance  que  le  prêt  gratuit  impose ,  mais  que 
l'usure  n'inspire  pas.  Ce  que  la  philanthropie  condamne 
pouvait  donc  être  approuvé  par  la  politique.  Cette  poli* 
tique  au  reste  ne  convient  plus  aux  intérêts  de$  juifs  de- 
puis leur  dispersion,  depuis  que  ce  nom  juif  ne  désigne 
plus  un  seul  peuple,  mais  des  individus  de  diverses  na- 
tions pratiquant  une  religion  commune.  Je  n'apprends 
donc  pas  sans  plaisir  que  les  docteurs  de  la  loi  se  soient 
entendus  pour  faire  concorder  l'exécution  des  préceptes 
de  Moïse  avec  les  intérêts  actuels  des  hommes  qui  1^ 


LITTÉRAIRE.  365 

3nt,  et  que  leur  attention  se  soit  arrêtée  particu- 
nt  sur  les  passages  relatifs  à  Fusure  ;  mais  auraient- 
cette  peine  si  le  sens  de  ces  passages  n'avait  pas 
;raire  aux  intérêts  modernes  des  juifs,  et  s'ils  n  a- 
)as  cru  nécessaire  d'éclairer  sur  ce  point  la  con-  , 
de  leurs  frères,  qui,  de  tout  temps,  ont  été  si 
i  prendre  la  loi  à  la  lettre?, 
;la^  le  Sanhédrin  a  bien  mérité  de  la  société  en* 
t  je  m'en  réjouis  en  mon  particulier;  car  puisque 
»  sont  disposés  à  nous  traiter  en  frères,  c'est- 
à  nous  prêter  sans  intérêt,  c'est  à  eux  que  je 
l'adresser  dorénavant  dans  mes  nécessités,  de 
ice  à  tant  de  chrétiens,  qui  sont  pires  que  de 
lifs  quand  il  s'agit  d'argent.  Je  ne  m'adresserai  pas 
mt  à  celui  de  vos  confrères  que  vous  me  signalez 
tablement  comme  banquier  (le  V aristocratie  :  je  ne 
\  aucun  droit  à  son  obligeance, 
us  trouvez  quelque  proposition  raalsonnante  dans 
ponse,  veuillez,  monsieur,  me  relever  avec  plus 
7ence  que  vous  ne  l'avez  fait  par  le  passé,  et  cela, 
»us,  parceque  je  ne  connais  pas  votre  littérature, 
yi  non  cognoçi  Utteraturam  (  ps.  lxx,  v.  a5  ).  Je  la 
plus  que  vous  ne  pensez,  pe  l'ai  étudiée  conune 
Pourceaugnac  étudiait  la  chicane,  «  en  lisant  les 
,.  » 

ms  reconnais  toutefois  pour  mon  maître ,  et  vous 
3mme  tel  :  Ave ,  Rabbi, 

Le  Consciencieux. 


364  CORRESPONDANCE 


i-         "1     'E 


A  M.  LE  CONSCIENCIEUX. 

Permettez-moi ,  monsieur,  de  vous  adresser  quelques 
observations  sur  la  réponse  que  vous  avez  faite  à  la  lettre 
de  M.  M....1  B..r,  au  sujet   des  préceptes    de  la  loi 
mosaïque    relatifs  au   prêt  d'argent.    La  question  est 
d'un  trop  haut  intérêt  pour  une  classe  de  citoyens  fran- 
çais, et  Tinflueiice  de  votre  journal  sur  l'opinion  pu- 
blique trop  grande  pour  que  je  ne  cherche  pas  à  d^ 
truireaussitô4;  les  erreurs  qui  vous  sont  involontairement 
échappées.  Erreurs  concevables,  au. reste,  si,  comme 
je  le  crois ,  vous  raisonnez  d'après  la  version  latine, 
et  non  d'après  le  texte  hébreu. 

Vous  commencez  par  dire,  monsieur,  que  vous  trou- 
vez dans  le  Deutéronome  les  versets  suivants  :  F^ous ferez 
V usure  açee  beaucoup  de  nations;  tu  ne  prêterai  à  usure 
ni  ton  argent  ni  tes  denrées  j  ni  quelque  chose  que  ce  soit, 
à  ton  frère  y  mais  a  t/étranger.  Quant  à  ton  frère  ^  tu  lui 
prêteras  sans  usure  ce  dont  il  a  besoin.  Vous  ajoutez  en» 
suite,  cela  n'est-il  pas  clair?  Sans  doute,  monsieur,  ce 
serait  clair  si  c'était  comme  vous  le  dites  ;  mais  rien  à^    j 
tout  cela  n'est  dans  le  texte  hébreu  du  Deutéronoto** 
Vous  avez  suivi  la  traduction  ordinaire,  qui  est  inexact^^ 
comme  je  vais  vous  le  faire  comprendre  en   peu    ^^ 
mots. 


LITTERAIRE.  565 

En  premier  lieu,  la  loi  mosaïque  désigne  sous  le  nom 

de  6USR9  étranger  y  les  individus  ayant  leur  domicile 

sur  le  territoire  de  Tétat ,  qu  ils  soient  affiliés  ou  non  à 

la  nation  hébraïque;  et  noghri,  étrangers  forains  y  ceux 

qui  n'appartiennent  ni  directement  ni  indirectement  à 

letat ,  comme  sont  pour  nous  les  Anglais,  les  Russes , 

les  Prussiens ,  ou  tout  autre  peuple.  D'autre  part,  le  mot 

helxreu  nechechy  qui,  dans  la  traduction  que  vous  avez 

consultée,  est   rendu  par  usure  y  signifie  simplement 

prêter  à  intérêt.  «  Le  mot  hébreu  nechechy  qu'on  a  tra- 

«duit  par  celui  d'usure,  a  été  mal  interprété,  dit  l'as- 

«semblée  des  docteurs  israélites;  il  n'exprime,  dans  la 

«  langue  hébraïque,  qu'un  intérêt  quelconque ,  et  nulle- 

«  ment  un  intérêt  usuraire.  »  {Décisions  y  art.  y  m.) 

Les  passages  que  vous  avez  cités  ont  donc,  dans  l'ori- 
ginal, un  sens  bien  différent  de  celui  que  vous  leur 
donnez.  Us  disent ,  tu  ne  prêteras  à  intérêt  ni  ton  argent 
ni  tes  denrées  à  ton  frère,  mais  seulement  à  l'étranger 
ïORAiN  {rvochri). 

Aiiisi  vous  jugez  vous-même  aussitôt  l'intention  du  lé- 
gislateur :  les  Hébreux  et  tous  les  étrangers  vivant  dans 
le  pays  viendront  mutuellement  au  secours  les  uns  des 
autres  avec  un  entier  désintéressement.  «Quand  ton  frère, 
«devenu  pauvre,  tendra  vers  toi  ses  mains  défaillantes, 
«tu  le  soutiendras;  de  même  tu  soutiendras  l'étranger 
»(^7^r),  tu  lui  prêteras,  sans  intérêt  y  ton  argent  et  tes 
«denrées.  »  {Lévit.  xxv ,  36 ,  57.) 

Mais  comme  Moïse  ne  veut  pas  entraver  le  commerce 


S66  CORRESPONDANCE 

avec  Textérieur,  il  laisse  aux  Hébreux  la  liberté  de  prê- 
ter à  intérêt  aux  étrangers  du  dehors  (nockri);  et  lors- 
qu'il ajoute  "VOUS  prêterez  à  beaucoup  de  nations  y  et  vous 
ne  leur  emprunterez  point ,  il  exprime  la  conséquence 
naturelle  de  la  grande  abondance  qu'il  leur  promet  s'ils 
restent  fidèles  aux  lois  ;  abondance  qui  leur  permettra 
d'exporter  beaucoup  chez  les  autres,  et  de  payer  en 
même  temps,  sans  crédit,  les  denrées  étrangères  dont 
ils  auront  besoin. 

Voilà ,  monsieur ,  le  véritable  esprit  du  Deutéronome. 
Si  vous  désirez  de  plus  grands  éclaircissements  sur  cette 
matière,  ayez  la  bonté  de  jeter  un  simple  coup  d*œil 
sur  les  chapitres  intitulés  du  commerce  et  des  étrangers^ 
qui  sont  contenus  dans  Touvrage  que  j'ai  publié  récem- 
ment sur  la  loi  de  Moïse ,  ou  le  Système  religieux  etpo^ 
litique  des  Hébreux,  Pose  espérer  que  votre  conscience 
sera  satisfaite  lorsque  vous  y  trouverez  les  preuves  con- 
vaijncaptes  que  cette  loi  est  excessivement  philosophi- 
que et  libérale. 

Quant  aux  traits  que  vous  lancez  dans  votre  article 
contre  les  juifs  en  général,  veuillez  seulement  vous  rap- 
peler quelle  affreuse  oppression  les  chrétiens  ont  fait 
peser  sur  eux,  la  dégradation  à  laquelle  ils  les  ont 
si  long-temps  condamnés,  l'inquisition,  ses  cachots  et 
ses  flammes;  alors  tout  reproche  expirera  sur  vos  lèpres. 

J'ai  l'honneur  d'être ,  etc. 

Salvador. 


LITTÉRAIRE.  867 


A  M.  SALVADOR. 

Vous  avez  raison ,  monsieur ,  c'est  sur  la  bible  latine 
que  je  me  fonde ,  et  je  crois  la  comprendre  passablement. 
Ce  n'est  pas  pour  moi  de  l'bëbreu. 

Mais ,  me  dites-vous ,  la  bible  latine  n'est  pas  une  tra- 
duction fidèle  de  la  bible  hébraïque.  A  cela  je  réponds  : 
la  bible  que  j'ai  sous  les  yeux  est  celle  qui  s'appelle  com- 
munément la  Fulgate.  Cette  traduction,  faite  par  saint 
Jérôme,  a  été  approuvée  par  le  concile  de  Trente,  qui, 
délibérant,  comme  on  sait ,  sous  Tinfluence  du  Saint- 
Esprit,  la  déclare  préférable  à  toute  autre,  et  dit  ana- 
thème  à  quiconque  ne  la  tiendra  pas  pour  fidèle.  Gela 
mérite,  je  crois,  qu'on  y  regarde,  pour  peu  qu'on  soit 
catholique. 

Je  ne  puis  nier  néanmoins,  monsieur,  que  votre  in- 
terprétation, tout  opposée  qu'elle  soit  au  sens  du  texte 
ktin ,  ne  me  paraisse  très  judicieuse.  Elle  concilie  suf- 
fisamment ,  ce  me  semble ,  la  politique  de  Moïse  avec 
l'humanité  qui  lui  a  dicté  tant  de  lois  touchantes.  Le  lé- 
gislateur qui  défend  de  lier  la  bouche  du  bœuf  lorsqu'il 
^  foule  le  grain ,  le  législateur  qui  ordonne  à  celui  qui  ren- 
contre un  nid  de  se  contenter  de  prendre  les  petits  et 
de  rendre  la  liberté  à  la  mère ,  pouvait-il,  en  se  mon- 
trant si  tendre  envers  les  animaux,  se  montrer  si  dur 


568  CORRESPONDANCE 

envers  les  hommes?  Je  me  rangerais,  je  crois,  à  TOtre 
avis,  s'il  ny  allait  pas  pour  moi  de  Tanathème.  Je  ne 
yeux  pas  l'encourir;  j  y  risquerais  plus  qu  a  me  brouiller 
avec  la  synagogue. 

Mais  eussiez-vous  raison  contre  la  Vulgate ,  s'ensui- 
vrait-il, monsieur,  que  j'aie  eu  tort  avec  Moïse?  Est-ce 
à  moi  qu'il  faut  imputer  l'inexactitude  de  cette  version? 
En  démontrer  l'infidélité,  la  rectifier,  c'est  ce  qu'il  £aJlait 
faire,  c'est  ce  que  vous  avez  fait. 

Pourquoi  M.  M....1  B..r  a-t-il  pris  un  autre  parti? 
Pourquoi  fait-il  tomber  sur  moi  les  reproches  qui  ne 
seraient  dus  qu'à  saint  Jérôme?  Ne  valait-il  pas  mieux 
convaincre  ce  saint  d'avoir  fait  un  contre-sens  ,  que  de 
m'accuser ,  moi  pécheur,  d'avoir  dit  une  calomnie ,  quand 
je  parle  sur  la  foi  d'un  concile,  d'un  père  de  l'Eglise  et 
du  pape  Sixte-Quint ,  éditeur  de  la  bible  que  je  possède. 

Ce  point  éclairci ,  passons  à  un  autre  qui  me  touche 
encore  plus  vivement.  Vous  semblez  croire,  monsieur, 
que  mon  intention  aurait  été  d'attaquer  les  juifs  en  gé- 
néral. Rien  n'est  plus  éloigné  de  ma  pensée.  Bien  loin 
d'approuver  les  persécutions  dont  les  juifs  n'ont  été 
que  trop  souvent  l'objet ,  personne  n'en  a  gémi  plus 
que  moi.  Personne  n'exècre  plus  que  moi  l'intolérance 
et  le  fanatisme  ;  personne  ne  pense  plus  sincèrement  que 
c'est  à  Dieu  seul  qu'il  appartient  de  prononcer  sur 
l'excellence  d'une  religion  ;  et  si  je  tiens  à  la  mienne , 
c'est  qu'elle  me  prescrit  d'aimer  mon  prochain,  dont 
les  juifs  font  partie  ;  aussi  le  but  du  passage  incriminé 


LITTÉRAIRE.  369 

par  M.  M....1  B..r  était-il  d'excuser  les  juifs  et  non  de  les 
accuser.  C'est  évident. 

Vous  les  justifiez,  vous,  monsieur;  et  c'est  avec  au- 
tant de  savoir  que  de  modération.  Je  ne  puis  regretter 
de  vous  en  avoir  fourni  Toccasion  ;  je  m'en  félicite  même. 
£n  disculpant  votre  législateur,  vous  disculpez  un  grand 
homme;  vous  réconciliez  toutes  les  nations  avec  votre 
peuple ,  en  prouvant  que  vos  lois  ne  sont  pas  ennemies 
de  toutes  les  nations.  C'est  bien  mériter  de  l'humanité 
entière. 

De  plus,  vous  avez  le  talent  de  vous  faire  entendre , 
en  parlant  d'objets  que  vous  entendez.  Ce  talent  est  rare. 
Israël  ne  peut  rien  faire  de  mieux  que  de  vous  charger 
désormais  de  ses  intérêts.  Vous  ralUerez  aisément  tous 
les  esprits  à  vos  opinions;  mais  qu'Israël  ne  vous  associe 
pas  M.  M....1  B..r;  ce  serait  mal  servir  la  cause  com- 
mune, et  ce  serait  transgresser  positivement  cette  loi 
que  vous  expliquez  si  bien.  Vous  savez,  monsieur,  qu'il 
est  écrit  :  Non  arahis  in  bove  simvl  et  asino  (  Deutér. , 
cap.  xxu ,  V.  1  o  ) ,  «  N'associez  pour  un  même  travail 
que  des  esprits  de  même  nature  *.  » 

Agréez  l'assurance  de  l'estime  sincère ,  etc. 

Le  Consciencieux. 

*  Traduction  littérale  :  «  N'attelez  pas  an  bœuf  et  an  âne  à  la  même 
charme.  >» 


I. 


a4 


370  CORRESPONDANCE 


AU  RÉDACTEUR  DE  L'OPINION. 


Septembre  f8s6. 


Monsieur, 


Dans  un  article  où  il  annonce  le  Recueil  de  costumes 
de  MM.  Allaux  et  Duponchel,  un  de  vos  collaborateurs 
mêle  à  des  considérations  très  judicieuses  sur  Tart  dra- 
matique quelques  opinions  qui  me  semblent  tant  soit  peu 
paradoxales.  Qu  il  me  pardonne  de  les  combattre.  L'es- 
time et  lamitië  que  je  lui  porte  lui  en  sont  garants;  je 
n  ai  en  vue  en  ceci  que  la  gloire  de  cet  art  que  nous  cul- 
tivons tous  les  deux. 

A  son  avis, l'art  dramatique  n  aurait  été  jusqu'ici  diei 
nous  que  dans  l'enfance.  Racine,  Corneille  et  Voltaire 
auraient  honte  aujourd'hui  de  leurs  chefs-d'œuvre,  et 
c'est  en  nous  éloignant  de  ces  modèles  que  nous  nous 
rapprocherons  de  la  perfection. 

On  ne  saurait  contester  à  l'auteur  de  ces  opinions  une 
vérité  sur  laquelle  il  se  fonde.  La  philosophie  a  dissipé 
l'obscurité  qui  enveloppait  ime  partie  de  l'histoire.  Les 
événements  sont  mieux  connus ,  leurs  causes ,  leurs  ef- 
fets mieux  appréciés.  Les  personnages  historiques  loués 
ou  déprimés  long'temps  sur  la  foi  de  quelques  écrÎTains 


1 


LITTÉRAIRE.  571 

qui  les  ayaient  jugés  dans  les  intérêts  de  telle  secte  ou 
de  telle  nation ,  le  sont  aujourd'hui  dans  les  intérêts  de 
l'humanité  et  sur  leurs  qualités  positives ,  ce  qui  a  dé' 
gradé  quelques  héros ,  mais  ce  qui  en  a  réhabilité 
quelques  autres.  * 

Cela  tourne  sans  doute  au  profit  de  Fart  dramatique , 
qui  embrasse  la  représentation  des  faits  passés  comme 
celle  des  mœurs  présentes.  La  fidélité  des  portraits  est  j 
après  le  talent  de  la  composition,  le  premier  mérite  d'un 
tableau  d'histoire.  Tel  fait  déjà  mis  à  la  scène  peut  donc  >  \ 
y  être  produit  de  nouveau ,  et  y  paraître  tout-à-fait  neuf , 
puisqu'il  y  paraîtra  dégagé  de  toutes  les  altérations  que 
le  préjugé  lui  avait  fait  subir  dans  un  chapitre  de  roman 
que  remplacera  un  chapitre  d'histoire. 

Félicitons  le  théâtre  des  ressources  créées ,  par  cette 
rectification  de  l'histoire ,  aux  jeunes  gens  qui  sont  pous- 
sés par  leur  génie  dans  la  carrière  des  Corneille ,  des 
Racine  et  des  Voltaire  ;  elle  leur  donne  les  moyens  de 
s'y  distinguer  par  un  caractère  de  sévérité  et  de  fidélité 
qui  ne  se  retrouve  pas  toujours  dans  toutes  les  concep- 
tions de  ces  grands  hommes. 

Il  n'est  pas  possible  d'être  plus  fidèlement  juif  que 
Racine  dans  Athalie^  plus  fidèlement  romain  q[ue  Cor- 
neille dans  Horace  et  dans  Cinna  y  que  Voltaire  dans  Bru" 
Uis  et  dans  ia  Mort  de  César ^  Il  est  trop  vrai  pourtant 
<{ue  des  sentiments  qui  n'appartiennent  qu'à  des  mœurs 
itiodemes,  qu'à  nos  mœurs  même,  se  mêlent  dans  quel- 
les uns  des  chefs-d'œuvre  de  ces  maîtres  aux  senti  mentii 


_  i 


57«  CORRESPONDANCE 

qui  caractérisent  les  peuples  anciens.  Voltaire  lui-même, 
qui ,  dans  des  vers  pleins  de  grâce  et  de  goût,  reproche 
si  justement  à  Racine  de  peindre  dans  ses  héros  des 
courtisans  de  Versailles,  encourt  quelquefois  le  même 
reproche. 

Mais  en  prêtant  le  langage  et  les  habitudes  de  la  ga- 
lanterie à  l'amour,  qui  est  le  mobile  de  l'action  dans 
presque  toutes  leurs  pièces,  si  ces  grands  hommes  bles- 
sent la  vérité,  à  quel  point  ne  la  rappellent-ils  pas  dans 
la  peinture  des  mouvements  si  divers  et  si  contradic- 
toires qui  caractérisent  cette  terrible  passion  !  qucd  in- 
térêt cette  source  inépuisable  pour  eux.  en  émotions  ne 
répand-elle  pas  dans  leurs  ouvrages ,  où  les  fluctuations 
du  cœur  humain  sont  reproduites  avec  tant  de  vérité? 
Quoi  de  plus  admirable  sous  ce  rapport  que  les  rôles  de 
Pyrrhus ,  d'Oreste  et  d'Hermione  dans  Racine ,  que  les 
rôles  de  Rodrigue  et  de  Chimène  dans  Corneille ,  que  les 
rôles  dX)rosmane,  de  Zaïre  et  de  Vendôme  dans  Voltaire? 
Nous  répétera-t-on  que  sous  leurs  habits  on  ne  voit  ni 
des  Grecs,  ni  des  Espagnols,  ni  des  Turcs.  Soit  :  mais^on 
y  trouve  Thomme  ;  et ,  en  poésie  comme  en  pràiture , 
l'homme  nu  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  dessiner. 

Malgré  ces  fentes  contre  le  costume,  Zaïre  y  Gmiay 
Bntannicusy  et  d'autres  pièces  encore,  sont  restées  en 
possession  de  la  faveur  publique.  Tant  que  la  civilisa- 
tion ne  reculera  pas  en  France,  on  y  admirera  ces  belles 
conceptions  où  le  génie  met  avec  tant  d'art  l'homme  àfi 
la  société  aux  prises  avec  l'homme  de  la  nature ,  dans 


LITTÉRAIRE.  575 

ces  luttes  de  l'amour  et  de  la  politique,  où  les  combi- 
naisons des  plus  fortes  têtes  sont  si  souvent  déjouées 
par  de  simples  caprices  du  cœur. 

Et  votre  collaborateur  pense  que  ni  Corneille ,  ni  Ra- 
cine, ni  Voltaire,  ne  referaient  leurs  chefs-d  œuvre  s  ils 
vivaient  à  l'époque  où  nous  sommes.  C'est  faire  contre 
elle  une  épigramme  bien  vive. 

Fût-elle  juste,  je  ne  saurais  partager  l'opinion  qu'elle 
exprime.  Le  propre  du  génie  n'est  pas  de  s'asservir  au 
goût  dominant ,  mais  de  se  l'asservir. 

Si  on  songe  aux  caractères  très  différents  qui  distin- 
guent entre  eux  Corneille ,  Racine  et  Voltaire ,  on  re- 
connaîtra que,  loin  de  recevoir  le  ton  de  leur  siècle ,  ils 
le  lui  ont  donné;  et  que  c'est  en  le  contrariant  qu'ils  se 
sont  établis  les  ims  auprès  des  autres  sur  la  scène  qu'ils 
se  partagent,  et  d'où  ils  n'ont  chassé  que  des  hommes 
médiocres. 

Corneille  n'a  pas  eu  de  peine  à  la  cpnquérir  sur  ses 
devanciers  et  sur  ses  contemporains.  C'était  pour  lui 
un  grand  avantage  que  de  ne  pas  leur  ressembler.  Plus  il 
s'en  montrait  différent,  plus  il  s'éloignait  de  la  difformi- 
té; mais  encore  contrariait-il  en  cela  le  public,  qui  était 
P  habitué  à  trouver  admirables  les  ouvrages  des  auteurs 
loin  des  traces  desquels  il  était  emporté  par  son  génie. 

Racine  aussi  contrariait  les  habitudes  du  public  quand 
il  lui  fit  connaître  un  genre  d'émotions  si  différent  de 
celui  qu'on  éprouvait  aux  tragédies  de  Corneille ,  depuis 
trente  ans  objet  exclusif  de  l'admiration, 


374  CORRESPONDANCE 

Et  Voltaire ,  quand ,  après  avoir  débuté  par  Œdipe , 
ouvrage  austère,  il  fit  représenter  Mérope  et  OrestCy  où 
la  sévérité  des  Grecs  n'est  altérée  par  aucun  alliage  de 
cette  galanterie  que  Racine  et  Corneille,  et  lui-même,  n'a- 
vaient pas  osé  écarter  des  sujets  qu*ib  leur  avaient  em- 
pruntés; et  Voltaire,  quand,  tirant  tous  ses  effets  du 
pathétique ,' il  osa  s'afiranchir  de  la  nécessité  de  faire  in- 
tervenir dans  son  action  Tamour,  qui  alors  se  glissait 
dans  tous  les  drames,  même  dans  ceux  de  ce  barliarede 
Crébillon,  et  Voltaire  ne  bravait-il  pas  le  préjugé  établi, 
tout  en  se  plaçant  entre  ces  deux  grands  hommes ,  qu'il 
osait  ne  pas  imiter  ? 

Oui ,  si  ces  grands  hommes  vivaient  aujourd'hui ,  ils 
feraient  ce  qu'ils  ont  fait,  par  cela  même  qu'ils  seraient 
ce  qu'ils  ont  été,  et  par  cela  même  qu'ils  feraient  autre- 
ment .  qu'on  ne  veut  faire  ;  ils  poseraient  aujourd'hui 
des  modèles  du  beau  que  la  France  ne  connaîtrait  pas 
encore. 

Je  ne  prétends  pas,  toutefois,  que  tout  soit  perfec- 
tion dans  leurs  ouvrages ,  même  dans  les  plus  parfaits; 
mais  je  ne  crains  pas  d'affirmer  qu'on  ne  saurait  rien  pro- 
duire qui  approche  autant  de  la  perfection  que  ces  ou- 
vrages-là. On  pourra  produire  de  grands  effets  par  des 
moyens  différents  de  ceux  qui  ont  été  employés  par  ces 
trois  maîtres,  mais  non  par  des  moyens  meilleurs; on 
pourra  se  distinguer  en  faisant  autrement  qu'eux ,  mais 
mieux ,  c'est  impossible. 

Dans  les  arts ,  il  est  un  certain  degré  de  liauteur  rpie 


LITTÉRAIRE.  îjS 

le  génie  lui-même  ne  saurait  dépasser.  Dès  que  ce  degré 
est  atteint,  Vart  est  sujet  à  dégénérer,  par  suite  même 
des  efforts  du  génie.  Tourmenté  du  besoin  de  créer ,  et 
trouyant  le  beau  inventé ,  Thomme  de  génie  se  jette  dans 
le  bizarre.  U  pourrait  obtenir  ainsi  la  faveur  d'une  mul- 
titude avide  de  sensations  nouvelles;  mais  dès  lors  c  en 
serait  fait  de  Fart ,  parceque  les  écoles  du  bon  goût  se- 
raient insensiblement  désertées.  Il  est  plus  facile,  au  fait, 
à  tant  d'esprits  incapables  d'invention ,  d'imiter  un  no- 
vateur dans  le  cercle  étendu  par  ses  extravagances ,  que 
les  maîtres  de  l'art  dans  celui  où  leur  jugement  s'est  ren- 
fermé. 

Telle  est ,  à  mon  avis ,  la  cause  qui  pourrait  amener 
chez  nous  la  décadence  de  l'art  dramatique ,  sous  pré- 
texte de  le  régénérer.  A  en  croire  les  réformateurs,  tout 
ce  qui  nest  pas  action  doit  être  écarté  de  la  scène;  les 
préparations,  les  développements,  ne  sont  que  des  lon- 
gueurs; le  mouvement  dramatique  ne  consiste  que  dans 
le  mouvement  physique ,  et  les  situations  que  dans  des 
tableaux;  le  manuscrit  dune  tragédie  ne  doit  plus  être, 
comme  un  livret  de  mélodrame ,  comme  un  programme 
de  Inill^t,  qu'un  cahier  d'instructions  pour  des  panto- 
minces,  et  les  chefs-d'œuvre  qui,  pendant  près  de  deux 
siècles ,  ont  hit  les  délices  et  la  gloire  de  notre  scène , 
doivent  être  rélégués  dans  les  bibliothèques. 

S'avancer  vers  cette  révolution,  dit  votre  collabora- 
teur, c'est  s'avancer  vers  la  perfection ,  qui  est  devant 
nous ,  et  non  derrière  nous  ;  c'est  sortir  de  l'enfance  ; 


376  CORRESPONDANCE 

c*est  entrer  dans  Vâge  Ynil.  A  ce  compte.  Corneille , 
Racine  et  Voltaire  ne  seraient  que  des  enfiints,  et  nous 
serions  des  grands  honunes  ! 

Je  ne  puis,  quant  à  moi,  accepter  le  compliment. 
Tout  en  reconnaissant  que  c'est  dans  la  ririlite  que  nous 
sommes  en  possession  de  toute  la  plénitude  des  facultés 
qui  permettent  d'aspirer  à  la  perfection,  j'en  condus 
qu'aujourd'hui  c'est  derrière  et  non  devant  nous  que  )a 
perfection  se  trouve.  Ne  serions-nous  pas  hors  de  la 
virilité?  n'aurions-nous  pas  dépassé  l'époque  de  la  rie 
où  l'homme  est  en  possession  de  toute  sa  rigueur  ?  et 
au-delà  qu'y  a-til?  la  rieillesse,  la  caducité,  une  autre 
enfance. 

Et  que  sont  ces  drames ,  à  qui  la  scène  française  de- 
vrait être  désormais  abandonnée  ?  des  drames  qui ,  com- 
posés dans  un  système  plus  libre ,  seraient  une  imitatioD 
plus  vraie  de  la  nature ,  parceque  rien  n'y  serait  dissi- 
mulé ;  des  drames  ou ,  dégagé  de  toute  gêne ,  l'auteur 
prendrait  les  siècles  pour  durée,  l'univers  pour  théAtre, 
et  pour  acteurs  des  indiridus  de  toutes  )es  natures 
comme  de  toutes  les  conditions. 

Mais  sont-ce  bien  là  des  inventions  nouvelles  ?Shakes- 
peare  na-t-il  pas  trouvé  tout  cela,  il  y  a  plus  de  deux 
siècles ,  dans  la  taverne  où  il  composait  ses  tragédies? 

f^s  traits  de  génie  dont  abondent  les  bizarres  com- 
positions du  tragique  anglais  n'en  rachètent  pas  la  mons- 
truosité. 

Et  voilà  pourtant  ce  qu'on  prescrit  comme  objets  d'i- 


1 


LITTÉRAIRE.  377 

mitation ,  non  seulement  à  des  hommes  sans  génie ,  mais 
à  des  hommes  de  génie,  qui , renonçant  à  tous  les  ayan- 
tages  qu'ils  doivent  à  Tétude,  descendraient  au  niveau 
d'un  génie  inculte  et  grossier.  Ainsi,  pour  atteindre  la 
perfection,  il  nous  faudrait  reculer,  il  nous  faudrait 
finir  par  où  TAngleterre  a  commencé. 

Heureusement  n'en  sommes-nous  pas  encore  là.  Je  ne 
crois  pas  encore  le  règne  de  Corneille ,  de  Racine  et  de 
Voltaire  à  son  terme,  quand  je  vois  les  modèles  qu'on 
voudrait  substituer  à  ceux  qu'ils  nous  ont  laissés ,  tolérés 
à  peine  sur  les  tréteaux  de  nos  boulevards ,  et  encore 
après  correction. 

Mais  est-ce  bien  sérieusement  qu'a  été  écrit  l'article 
auquel  je  réponds  peut-être  un  peu  trop  sérieusement  ? 
N*est-ce  pas  le. produit  d'un  de  ces  jeux  d'esprit  qu'un 
journaliste  se  permet  quelquefois  pour  éveiller  l'atten- 
tion publique  ? 

Dégager  l'art  des  entraves  où  l'enferme  le  goût ,  c'est 
le  ravaler  au  niveau  des  métiers ,  c'est  le  mettre  à  la 
portée  des  manœuvres.  Un  artiste  ne  peut  avoir  cette 
intention. 

le  suis,  etc. 

A»    V •    A% 


SUR  QUELQUES 

CONTEMPORAINS. 


SUR  QUELQUES 

ONTEMPORAINS 


DUCIS. 

ean-François  Ducis,  issu  dune  famille  de  Savoie , 
uità  Versailles  vers  1 73â.  Ses  parents  tenaient  en  cette 
i  un  magasin  de  faïence  et  de  verrerie,  qui  passa  à  un 
ede  ce  poëte.  Aussi  leur  mère,  femme  à  la  fois  sim- 
et.  spirituelle,  et  tout  aussi  peu  scrupuleuse  en  fait 
:thographe  que  certains  aigles  du  vaudeville,  disait- 
assez  gaiement ,  quand  on  lui  demandait  des  nouvelles 
son  fils  :  «  Me  parlez-vous  de  celui  qui  fait  des  verres 
!S  vers)  ou  de  celui  qui  en  vend?  » 
)ucis  étudia  à  Versailles  dans  le  collège  qu'y  fonda 
égent.  Sa  jeunesse  n'offre  rien  de  remarquable  f  il 
it  point  de  succès  précoces.  La  nature  se  plaît  souvent 
)rmer  à  loisir  les  caractères  et  les  talents  d'une  cer- 
le  vigueur,  et  semble  se  donner  le  temps  de  les  mûrir. 
n-Jacques  n'avait  rien  produit  à  trente  ans.  Ducis 
it  encore  plus  âgé  quand  il  donna  sa  première  tra- 
lie. 
uette  pièce,  intitulée  Amélise,  nest  célèbre  ni  par 


382  SUR  QUELQUES  ] 

un  succès,  ni  par  une  chute.  Elle  fut  suivie  de  neuf  * 
autres,  dont  nous  parlerons ,  en  conservant  l'ordre  dans 
lequel  elles  ont  été  produites. 

Vient  d*abord  Hamlet,  qui  révéla  tout  le  talent,  ou 
plutôt  tout  le  génie  de  Ducis.   Des  idées  fortes,  di 
sentiments  profonds,  y  sont  exprimés  dans  un  style 
propre  à  Tauteur;  c*est  dans  son  âme ,  bien  plus  que- 
dans  Shakespeare ,  qu'il  a  puisé  les  beautés  qui  abondent 
dans  ce  drame.  La  scène  de  l'urne  est  une  des  plus  bell( 
qui  soit  à  aucun  théâtre.  La  terreur  et  le  pathétique  m 
peuvent  être  portés  plus  haut. 

Dans  Roméo  et  Juliette  y  Ducis  n'emprunta  guère  ai 
tragique  anglais  que  le  titre  de  sa  pièce.  U  n  y  a  aucun< 
ressemblance,  soit  dans  la  marche ,  soit  dans  les  détails, 
entre  la  tragédie  française  et  la  tragédie  anglaise.  Di« 
sons  avec  franchise  qu*il  est  peu  de  sujets  que  Shakes- 
peare ait  plus  heureusement  traités,  et  que  Ton  ne  re- 
trouve pas  tout> à-fait  dans  la  pièce  de  Ducis  le  channi 
et  la  grâce  avec  lesquels  son  rival  peint  les  amours  le- 
plus  toucliantes ,  les  amants  les  plus  aimables  qiill 
mis  jamais  en  scène.  Mais  ce  défaut  est  bien  racheté 
une  création  supérieure ,  par  le  moyen  dont  Ducis  se  i 
pour  justifier  l'implacsTble  haine  de  Montaigu,  auqu^^^I 
il  prête  tous  les  malheurs  donnés  par  le  Dante  au  comc::^ 
Ugolin;  car  c'est  une  création  véritable  que  Temploi  hMt 
par  Ducis  de  l'épisode  le  plus  terrible   du  plus  terrible 
des  poèmes,  qu'il  imite  comme  le  génie  imite  le  génie. 

Dims  Œdipe  chez  Admets  y  Ducis  tenta  de  réunir  en 


CONTEMPORAINS.  385 

•s 

^  un  même  cadre  les  beautés  les  plus  sublimes  de  Sophocle 
et  d'Euripide;  n*hésitons  pas  à  dire  qu'il  y  a  réussi.  En 
vain  lui  reproche-t-on  d  avoir  cumulé  dans  son  plan  un 
double  intérêt,  je  n*y  vois  qu'une  accumulation  de  scènes 
superbes,  liées  entre  elles  par  un  nœud  ingénieusement 
imaginé.  Eziste-t-il  dans  les  autres  imitations  de  Y  AU 
€^este  des  développements  qui  puissent  être  comparés  à 
^:^eux  que  Ducis  donne  aux  sentiments  des  deux  héros  de 
la  tendresse  conjugale  ?  Quant  à  ce  qui  regarde  Œdipe , 
1:1  a-t-41  pas  traité  cette  partie  du  drame  avec  une  telle 
sublimité ,  que  le  poète  qui  a  voulu  transporter  depuis 
oe  sujet  sur  la  scène  lyrique  n'a  pas  trouvé  de  moyen 
plus  propre  à  s'assurer  im  succès  que  de  copier  les 
admirables  scènes  de  la  tragédie  de  Ducis  P  Ainsi ,  de- 
puis trente  ans ,  Ducis  fait  la  fortune  de  l'opéra  et  la 
i!^éputation  de  Guillard ,  sans  que  personne,  à  commen- 
oer  par  eux,  ait  paru  s'en  douter. 

Après  cette  excursion  en  Grèce ,  Ducis  revint  en  An- 
gleterre, près  de  son  poète  de  prédilection  :  il  lui 
^^mprunta  encore  l'idée  première  du  Roi  Léar,  Le  succès 
de  cette  tragédie ,  neuve  dans  ses  effets  comme  dans  ses 
nioyens,  fîit  extrême.  Les  défauts  du  plan  disparurent 
sous  des  beautés  auxquelles  on  ne  pouvait  rien  comparer; 
^t,  pour  comble  de  bonheur,  Ducis  fut  joué  par  Bri- 
%4ird.  Il  semblait  que  l'âme  du  poète  eût  passé  dans 
^^acteur.  Le  pubUc  disait  indifféremment ,  à  cette  occa- 
sion ,  Allons  voir  le  Roi  Brizardy  ou  Allons  voir  le  Roi 


T  ' 


384  SUR  QUELQUES 

Macbeth  ne  fut  pas  accueilli  d*abord  avec  autant  d^ 
faveur  que  les  quatre  ouvrages  auxquels  il  succédait  :  se^ 
beautés  ne  lui  nuisirent  pas  moins  que  ses  défauts.  On 
le  trouva  d  une  teinte  trop  sombre.  Je  me  rappelle  que 
des  murmures  d'horreur  se  firent  entendre  de  toutes 
parts  lorsque  Séwar,  entrouvrant  ses  habits,  fiiisait 
pâlir  Macbeth ,  en  lui  montrant  Técharpe  sanglante  qu'il 
portait  sur  sa  poitrine ,  Técharpe  du  roi  assassiné.  Cette 
tragédie  n'eut ,  dans  sa  nouveauté ,  qu*un  petit  nombie 
de  représentations.  Retouchée  depuis,  elle  a  obtenu  un 
plein  succès.  Deux  circonstances  surtout  contribueront 
à  expliquer  ce  double  phénomène.  Dans  sa  nouveauté, 
Macbeth  était  joué  par  Larive;  depuis  il  a  été  joué  par 
Tahna. 

Après  six  ans  de  repos ,  Ducis  donna  Jean^ans^am. 
C'est  le  moins  bon  de  ses  ouvrages ,  et  ce  serait  le  meilleur 
de  ceux  d'un  académicien  qui  a  traité  depuis  le  même 
sujet ,  probablement  pour  prouver  que  Ducis  ne  l'avait 
pas  manqué. 

Cet  échec  fut  bientôt  réparé  :  Othello  parut.  Cet  ou- 
vrage, sorti  de  la  même  source  que  Zaïre,  avec  laquelle  il 
n'a  pourtant  aucune  ressemblance ,  peint  la  jalousie  avec 
des  coideurs  qui  ne  s'étaient  trouvées  sur  aucune  pa- 
lette. Talma  y  était  terrible ,  mademoiselle  Desgarcins 
y  était  déchirante. 

Jusqu'ici  Ducis,  quoique  inventeur,  ne  passait  que 
pour  Imitateur. Ses  pièces  portaient,  il  est  vrai,  les  mêmes 
titres  que  celles  de  l'homme  de  génie  sous  la  protection 


CONTEMPORAINS.  585 

duquel  il  se  iqettait ;  mais  elles  nétaient  pas  plus  pour 
cela  des  pièces  de  Shakespeare,  que  FenfiBuit  à  qui  nous 
donnons  le  nom  d*un  saint  n  est  ce  saint.  Le  vulgaire  ne 
faisait  pas  cette  distinction,  et  son  erreur,  après  tout, 
^tait  imputable  à  l'auteur.  Ducis  prouva  enfin  qu'il  pou- 
vait ne  rien  devoir  qu'à  lui.  Il  donna  la  Famille  arabe  ; 
lefond ,  la  forme,  le  genre  de  cette  tragédie,  comme  son 
titre,  tout  est  de  son  inventiom  C'est  à  la  fois  une 
peinture  de  mœurs,  de  passions  et  de  caractères.  Si  l'on 
y  retrouve  les  défauts  de  ses  autres  pièces,  on  y  retrouve, 
comme  dans  ses  autres  pièces,  des  beautés  qui  n'ont  leurs 
analogues  nulle  part.  Ducis  est  là  surtout  par  excellence 
le  poète  de  l'amour  et  de  la  mélancolie.  Cet  ouvrage , 
rempli  de  morceaux  admirables,  offre  en  sensibilité  un 
trait  aussi  sublime  que  l'est  dans  le  genre  admiratif  le 
plus  beau  trait  de  Corneille.  Le  mot  j^  ai  pleuré  n  est  pas 
moins  un  mot  de  génie  que  le  qu*il  mourût.  Et  c'est  à 
l'âge  de  soixante  et  dix  ans  que  Ducis  peignait  avec  tant 
d'énergie  ces  passions  de  la  jeunesse,  ces  passions  ar- 
dentes comme  le  climat  où  il  les  met  en  scène  ! 

Ici  se  borne  sa  carrière  dramatique.  De  lAéme  que  le 
faux  pas  fait  par  le  vainqueur  à  la  course  après  avoir 
touché  le  but,  ne  ternissait  pas  sa  gloire,  de  même  la 
^  disgrâce  que  notre  poète  éprouva  au  sujet  de  Phœdor 
;,  H  VaJdamir^  son  dernier  ouvrage ,  n'a  porté  aucune  at- 
teinte à  sa  réputation.  Disons  la  vérité,  cette  chute 
n'est  honteuse  que  pour  le  parterre ,  qui ,  sans  égards 
pour  l'&ge  et  le  génie ,  se  complut  à  abreuver  d'outrages 

1.  25 


386  SUR  QUELQUES 

rhomme  auquel  il  était  redevable  de  tant  de  jouissance 
Entraîné  par  je  ne  sais  quelle  habitude  de  turbulene  4 
on  ne  venait  alors  chercher  au  théâtre  que  des  victime 

Quoique  vicieuse,  cette  tragédie  n était  pas  déniai 
de  beautés.  Trois  jeunes  auteurs  crurent  que  ces  beau'K^ 
méritaient  grâce ,  et  s'empressèrent  de  faire  à  la  dernier 
production  du  patriarche  de  la  scène  française  des  cor* 
rections  indiquées  par  le  public  et  par  lui-même.  Phœ- 
dor,  ainsi  corrigé,  fut  accueillit  avec  faveui'à  la  seconde 
représentation;  mais  en  vain.  Les  juges  de  la  première, 
indignés  qu'on  eût  appelé  de  leur  sentence,  se  portè- 
rent à  la  troisième  conune  bourreaux.  L'ouvrage  de  Du- 
cis  disparut  de  la  scène,  et,  je  ne  sais  pourquoi,  ne  figure 
pas  même  dans  ses  œuvres. 

Nommons  ces  jeunes  gens  que  Ducis  honorait  àt 
sa  confiance  et  de  son  amitié,  et  que  l'infâme  Geof- 
froi,  à  ce  sujet  aussi,  honora  de  ses  injures.  C'étaient 
MM.  Chénier,  Legouvé,  et  Amault,  tous  trois  auteurs 
tragiques ,  tous  trois  entrés  dès  leur  plus  tendre  jeu- 
nesse dans  cette  carrière  brillante  et  difficile  où  Ducis 
les  avait  précédés,  tous  trois  signalés  dès  leurs  premiers 
pas  par  des  succès,  tous  trois  enfin  membres  de  l'Institut, 
où  ils  n'étaient  pas  entrés  par  ordre.  Chose  fatale!  les 
deux  premiers  sont  morts  avant  Tâge;  et,  à  l'époque  où 
il  écrivait  ceci,  celui  qui  leur  survit  traînait  hors  de 
son  pays  des  jours  cruellement  honorés  par  la  plus  in- 
concevable des  proscriptions! 

Indépendamment  de  ses  ouvrages  de  théâtre,  Ducis  a 


CONTEMPORAINS.  587 

publié  un  assez  grand  nombre  de  pièces  détachées,  dont 
plusieurs  sont  assez  importantes  par  leur  objet  et  par 
leur  étendue  pour  recevoir  un  autre  nom  que  celui  de 
pièces  fugitives.  Elles  portent  toutes  l'empreinte  d'une 
âme  forte  et  mélancolique ,  et  respirent  je  ne  sais  quelle 
grâce  que  l'art  ne  peut  pas  imiter,  et  qui  n'est  que  le 
produit  d'un  caractère  original.  Ducis  n  a  pas  la  bonho- 
mie de  La  Fontaine;  mais,  ainsi  que  La  Fontaine ,  Ducis 
a  sa  bonhomie. 

Son  imagination  l'entraînait  quelquefois  au-delà  des 
limites  posées  par  le  goût.  Dans  un  accès  de  misan- 
thropie, il  avait  adressé  quelques  vers  à  une  mare  où 
les  sangliers  viennent  s'abreuver,  et  qu'à  ce  sujet  on  ap- 
pelle le  cabaret  des  sangliers.  Cette  boutade  était  une 
espèce  d'adieu  au  monde  que  terminaient  ces  vers  : 

Adieu  pour  jamais;  je  vais  boire 
Au  cabaret  des  sangliers. 

Mon  ami)  lui   dit  le  spirituel  et  délicat   Andrieux, 

vous  ne  publierez  pas  ces  "vers-;  il  n^y  a  pas  de  raison 

\    pour  qu'un  galant  homme  veuille  jamais  boire  avec  les 

cochons. 

Le  génie  de  Ducis  n'a  pas  été  également  apprécié  par 
tout  le  monde.  Ces  hommes  qui  passent  leur  vie  à  ras- 
;  sembler  des  mots,  à  choisir  des  rimes,  à  raboter  ou  à 
limer  des  vers;  ces  hommes  qui ,  tout  occupés  des  for- 
mes, ne  regardent  les  sentiments  et  les  idées  que  comme 
une  matière  inerte  sur  laquelle  l'art  doit  opérer,  et  non 

a5. 


^ 


588  SUR  QUELQUES 

comme  la  substance  même  du  génie;  ces  hommes ,  dis-je, 
bien  plus  frappés  des  défauts  de  Ducis-  que  de  ses  qua- 
lités ,  et  de  ses  inégalités  que  de  la  sublimité  à  laquelle 
il  s*élève  ^  souvent,  s'étonnèrent  qu'on  le  nommât  à 
Tacadémie  pour  succéder  à  Voltaire ,  et  qu  on  le  nommât 
de  préférence  à  Dorât  qui  s  étonnait  surtout  de  cela.  «  H 
est  des  hommes  auxquels  on  succède  et  quon  ne  rem- 
place pas,  »  dit  Ducis  en  s*asseyant  dans  le  £aiuteuil  de 
Voltaire;  mot  qui  ferma  la  bouche  à  Dorât  lui-même, 
que  Ducis  acheya  d'écraser  en  multipliant  les  titres  de 
sa  supériorité. 

Le  goût  méticuleux  de  La  Harpe  ne  l'empêchait  pas 
d'être  juste  envers  Ducis  sous  de  certains  rapports.  «U 
^e  sait  pas  composer  une  pièce  ,  me  disait41,  mais  per- 
sonne ne  fait  une  scène  mieux  que  lui.  »  Il  fallait  dire 
n  ne  fait  une  scène  comme  lui  ;  »  mais  c'est  La  Harpe  qui 
parle. 

La  vie  privée  de  Ducis  a  été  exclusivement  celle  d'un 
homme  de  lettres.  Plus  occupé  de  la  poésie  que  de  ses 
propres  intérêts,  il  s'est  tenu  surtout  éloigné  des  affaires 
qu'il  avait  en  dégoût,  des  factions  qu'il  avait  en  hor- 
reur, des  dignités  qu'il  avait  en  mépris.  Sa  philosophi<} 
toutefois  n'était  pas  celle  d'un  égoïste.  Il  s'en  ftut 
de  beaucoup  qu'il  soit  resté  indifférent  aux  agita- 
ticms  pvdïliques  parmi  lesquelles  s'écoulèrent  les  vingt- 
cinq  dernières  années  de  sa  vie  :  une  âme  aussi  a^ 
dente,  aussi  élevée  que  la  sienne  pouvait-elle  ne  pas  ido- 
lâtrer la  liberté  P  Malgré  leà  liaisons  qui  l'uniisaient  à 


CONTEMPORAINS.  389 

sieurs  personnes  de  la  cour,  il  embrassa  cette  cause 
c  toute  l'énergie  de  son  caractère.  Il  faut  en  convenir 
irtant,  en  ceci ,  comme  en  d'autres  choses,  sa  raison 
piida  moins  que  son  imagination.  La  yérité,  dont 
s  sommes  ici  l'organe ,  et  que  nous  ne  déguiserons 

par  complaisance ,  la  vérité  nous  oblige  à  le  dire , 
'aine  par  le  mouvement  révolutioimaire,  Ducis  ap- 
iiva  tout  ce  qui  lui  paraissait  tendre  à  l'afiranchisse- 
it  de  la  patrie;  la  destruction  de  la  monarchie  ne 
pour  lui  que 'celle  du  despotisme,  et  l'imitation  ter- 
;  que  la  France  fit  du  terrible  exemple  qui  lui  avait 
donné  par  ÏAngleterre  n'était  pas  à  ses  yeux  l'acte 
lus  injuste  de  la  révolution. 

ors  les  secrets  de  son  art,  Ducis  n'approfondissait 
.  Tant  que  la  république ,  ou  tant  que  les  diverses 
chies  auxquelles  on  donna  successivement  ce  nom 
nrent  en  France ,  Ducis  se  crut  libre  sur  la  foi  des 
s.  Bien  différent  de  ces  hommes  qui  ne  s'occupent 

de  leur  élévation  ,  c'est  l'égalité  qu'il  ambitionnait. 
I  donna  une  preuve  éclatante  dès  les  premiers  temps 
consulat,  en  refusant  une  dignité  que  tant  d'autres 
lerchaient  avec  empressement ,  en  refusant  de  pren- 

place  au  sénat,  dans  lequel  le  consul  voulait  que 
lis  représentât  les  lettres,  comme  Lagrange  y  repré- 
;ait  les  sciences ,  comme  Vien  y  représentait  la  pein- 
;.  Le  même  amour  pour  l'égalité  l'empêcha  d'accepter 
iéeoration  de  la  Légion-d'Honneur.  «  J'ai  refusé  pis 

cela,»  disait-il. 


390  SUR  QUELQUES 

Ducis ,  que  Napoléon  avait  recherché ,  raima  tant 
qu'il  le  crut  le  protecteur  de  la  liberté^  et  le  détesta  dès 
qu'il  Ten  crut  le  destructeur.  Le  prince  ne  se  lassait  pas 
d'offrir,  le  citoyen  ne  se  lassait  pas  de  refuser.  La  vieil- 
lesse ,  loin  d'affaiblir  la  vigueur  de  ce  caractère  vraiment 
antique,  ne  fit  long-temps  que  l'accroître.  Plus  Dùcis 
s'approchait  de  la  tombe,  plus  il  était  indépendant;  bien 
différent  en  cela  de  tel  vieillard,  à  côté  duquel  il  sié- 
geait à  l'Institut,  et  qui,  servile  sous  tous  les  régimes, 
et  payé  par  tous ,  traînait  d'antichambre  en  antichambre 
son  squelette  déshonoré  :  homme  dont  les  affections 
n'étaient  que  des  haines ,  et  qui  ne  préférait  de  tous  les 
gouvernements  qui  lui  ont  fait  trop  de  bien  que  celui 
sous  lequel  il  pouvait  faire  le  plus  de  mal. 

Ducis,  à  l'époque  où  Napoléon  changea  le  titre  de 
consul  en  celui  d'empereur ,  quitta  Paris ,  et  se  fixa  tout- 
à-fait  à  Versailles.  Il  croyait  vivre  en  ermite  au  milieu 
de  cette  ville,  où  son  imagination  ne  voyait  que  des 
ruines  au  milieu  des  bois.  Son  ermitage  était  un  appar- 
tement au  troisième,  meublé,  comme  sa  tête,  des  objets 
les  plus  contradictoires.  A  la  fois  profane  et  religieux , 
et  fréquentant  avec  une  égale  assiduité  l'église  et  le 
théâtre ,  Ducis  avait  composé  la  décoration  de  sa  cellule 
conformément  à  ses  affections.  Au  chevet  de  son  lit  de 
serge  verte  était  un  Christ  et  un  bénitier,  au  pied  une 
Vierge  et  mademoiselle  Clairon  ;  dans  sa  chambre  on 
voyait  pêle-mêle  les  portraits  de  Talma  ,  de  Brisard,  du 
curé  de  la  paroisse,  du  Dante,  de  Thomas  qu'il  aimait, 


CONTEMPORAINS.  Sgi 

d'une  espèce  de  cynique  qu'il  croyait  aimer ,  et  aussi  de 
madame  de  La  Yallière ,  dont  il  était  plus  amoureux  que 
Louis  XIV  lui-même.  Ajoutez  à  cela  des  dessins  faits  d'a- 
près ses  tragédies ,  les  sept  Sacrements  du  Poussin ,  quel- 
ques portraits  de  famille  et  le  buste  de  John  Shakespeare. 

Sa  bibliothèque,  composée  à  lavenant,  se  formait  de 
livres  de  piété  et  de  livres  de  poésie ,  plus  que  de  litté- 
rature. U Enfer  du  Dante  est  le  poème  qu'il  lisait  le 
plus  volontiers.  Je  retourne  dans  les  ^vallées  maudites  y 
disait-il  chaque  fois  qu'il  recommençait  cette  terrible 
lecture  ;  et  il  la  recommençait  dès  qu'il  l'avait  finie. 

Les  illusions  qu'il  devait  à  son  imagination  portaient 
généralement  le  caractère  de  l'exaltation.  Non  seulement 
il  se  complaisait  à  se  croire  isolé  parmi  les  hommes , 
mais  à  se  figurer  qu'il  habitait  une  région  supérieure 
à  la  leur.  Son  troisième  étage  était  pour  lui  le  troisième 
ciel.  DHciy  disait-il,  je  crache  sur  la  terre. 

On  pourrait  recueillir  de  lui  quantité  de  mots  aussi 
singuliers.  «  Mon  ami ,  disait-il  un  jour  à  son  confirère 
Amault ,  qui  lui  témoignait  quelque  étonnement  de  la 
retraite  à  laquelle  il  s'était  condamné ,  mon  ami ,  je  ne 
suis  plus  de  ce  monde  ;  j'ai  épousé  la  mort. — Vous  n'êtes 
heureusement  que  fiancé ,  répondit  l'autre  ;  de  grâce , 
ne  vous  pressez  pas  de  faire  vos  noces.  » 

Il  écrivait  à  Bernardin  de  Saint-Pierre  :  «  Je  ne  vis 
plus ,  j'assiste  à  la  vie.  » 

On  est  parvenu  cependant,  depuis  la  restauration,  à 
l'attirer  à  Paris.  Quoiqu'il  ne  se  soit  pas  remontré  à 


Sga  SUR  QUELQUES 

rinstitut  j  et  cela  dans  la  crainte  d*y  être  reporté  à   la 
présidence ,  on  le  vit  assister  à  une  séance  du  collège 
de  France  y  à  laquelle  Touyerture  du  cours  de  M.  Ajci- 
drieux  donnait  un  intérêt  particulier.  Cette  complaisanoe 
pensa  lui  devenir  funeste.  Les  preuves  d'estime  et  d'af- 
fection dont  on  se  plut  à  l'accabler,  exaltèrent  sa  sensi- 
bilité à  un  tel  point  que  son  moral  et  son  physique  sVo 
ressentirent,  et  qu'il  fut  pendant  plusieurs  jours  malade 
de  corps  et  d'esprit. 

Au  reste,  depuis  1814,  les  facultés  morales  de  Ducis 
s'étaient  sensiblement  affaiblies.  Gomme  il  paraissait 
avoir  oublié  ses  opinions  pour  reprendre  ses  affections^ 
Louis  XYIII ,  dont  il  avait  été  le  secrétaire ,  jugea  utile 
de  paraître  ignorer,  quant  à  Ducts,  ce  qui  s'était  passé 
en  son  absence.  Il  l'accueillit  avec  faveur,  et  lui  donna 
la  décoration  de  la  Légion-d'Honneur ,  que  cette  fois  le 
poëte  ne  refusa  pas.  Cette  politique  est  louable  ;  et  le 
gouvernement  du  petit-fils  de  Henri  IV  serait  encore  plus 
généralement  béni  s'il  ^vait  été  plus  souvent  signalé  par 
des  actes  pareils. 

Ducis  fut  lié  intimement  avec  Thomas ,  Florian , 
Champfort ,  le  comte  et  la  comtesse  d'Ângivilliers ,  et 
l'ex-directeur  Lareveillère-Lépaux.  Mais,  entre  tantda- 
mis ,  Thomas  est  celui  qu'il  affectionna  le  plus.  Tout 
était  commun  entre  eux.  Ils  s'aimaient  d'esprit  comme 
de  cœur;  ils  s'ouvraient  leurs  portefeuilles  comme  leurs 
bourses.  Ducis  faisait  au  besoin  des  vers  pour  Thomas , 
et  Thomas  de  la  prose  pour  Ducis.  Le  discours  que  Ducis 


CONTEMPORAINS.  SgS 

prononça  lors  de  sa  réception  à  racadémie  française  est 
de  Thomas. 

La  vieillesse  de  ce  patriarche  de  la  poésie  fiit  entourée 
des  soins  de  plusieurs  hommes  de  lettres,  qui,  relative- 
ment à  lui,  étaient  jeunes,  tels  que  MM.  Ândrieux, 
Lemercier ,  Amault  et  M.  de  Campenon.  G*est  aux  soins 
de  ce  dernier  que  le  public  est  redevable  de  la  collection 
complète  des  œuvres  de  Ducis,  collection  trop  complète, 
à  laquelle  il  aurait  bien  dû  ne  pas  ajouter  un  volume. 

Ducis  était  fortement  organisé  au  physique  comme 
au  moral.  Sa  taille  haute ,  sa  corpulence  assez  épaisse , 
ses  membres  robustes,  tout  avait  en  lui  le  caractère  de 
la  vigueur.  Sa  figure  patriarcale  portait  une  expression 
particulière  d'énergie ,  de  bonté  et  de  probité.  Sa  voix 
puissante  s'accordait  merveilleusement  avec  son  génie , 
3t  son  accent  donnait  à  tout  ce  qu'il  disait  une  valeur 
]ui  ne  se  retrouve  pas  toujours  dans  la  déclamation 
les  acteurs ,  quoiqu'elle  existe  réellement  dans  les  vers 
de  Ducis.  La  figure  de  Ducis ,  ainsi  que  sa  physionomie , 
a  été  reproduite  avec  une  singulière  fidélité  par  l'admi- 
rable pinceau  de  Gérard. 

Ducis  était  sujet  depuis  long-temps  à  des  maux  de 
gorge.  Une  maladie  de  ce  genre  l'a  enlevé  dans  les  pre- 
miers jours  de  janvier  1817.  Cette  perte,  jointe  à  cer- 
taines acquisitions  que  l'Institut  a  faites  depuis,  ne  laisse 
pas  que  d'appauvrir  ce  corps  illustre ,  que  le  ministre 
Vaublanc,  semblable  aux  filles  de  Pélias,  a  cru  rajeunir 
en  le  démembrant. 


594 


SUR  QUELQUES 


Ducis  est  mort  dans  un  état  de  fortune  voisin  de  la 
pauvreté.  Il  n  en  a  pas  moins  fait ,  par  testament,  à  deixx 
vieilles  servantes ,  des  pensions  que  son  neveu ,  à  qui  il 
ne  laisse  rien,  fut  chargé  d'acquitter.  C'est  le  testament 
d'Eudamidas. 

Les  gens  de  lettres  se  sont  honorés  en  faisant  frapper 
à  leurs  frais ,  à  la  mémoire  de  Ducis ,  une  médaille  qui 
porte  pour  légende  ce  vers  tiré  de  ses  œuvres  : 

L'accord  d'an  grand  génie  et  d'nn  beau  caractère. 


CONTEMPORAINS.  3ç)â 


MADEMOISELLE  CONTAT. 

Madame  de  Pamy,  si  célèbre  sous  le  nom  de  ma- 
demoiselle Contât ,  naquit  à  Paris  le  1 7  avril  1 760  :  elle 
débuta  au  Théâtre-Français,  le  3  février  1776,  dans  la 
tragédie  de  Bajazet,  On  n  a  jamais  vu  une  Atalide  plus 
jolie. 

La  comédie  réclamait  mademoiselle  Contât  tout  en- 
tière. Il  paraît  cependant  que  ses  débuts,  même  en  co- 
médie ,  n'annoncèrent  pas  au  public  ce  talent  qui  -devait 
bientôt  enivrer  la  cour  et  la  ville,  et  dont  le  théâtre  n'avait 
offert  aucun  modèle.  Élève  de  madame  Préville ,  c'est  sur 
elle  que  la  jeune  actrice  s'efforçait  de  se  modeler,  et  ses 
premières  études  ne  tendaient  qu'à  imiter  le  jeu  sage, 
mais  froid ,  la  diction  ferme ,  mais  monotone ,  le  main- 
tien noble, mais  contraint, de  son  estimable  institutrice. 

Tant  qu'elle  n'a  joué  que  des  rôles  antérieurement 
joués  par  d'autres ,  ignorant  qu'elle  avait  la  faculté  d'in- 
venter, mademoiselle  Contât  a  dû  s'en  tenir  à  imiter. 
Dans  tous  les  arts,  l'imitation  est  un  bâton  sur  lequel 
tout  débutant  a  intérêt  de  s'appuyer  tant  qu'il  doute  de 
lui-même;  mais  il  n'a  pas  moins  d'intérêt  à  le  rejeter 
dès  que  l'occasion  lui  a  révélé  le  secret  de  ses  forces. 

C'est  dans  les  Courtisanes  y  comédie  de  Palissot,  et 
dans  le  Vieux  Garçon^  comédie  de  Dubuisson,  représen- 


396  SUR  QUELQUES 

tées  pour  la  première  fois  en  1782,  que  mademoiselle 
Contât  essaya  de  marcher  sans  appui.  La  grâce  et  la  fi- 
nesse dont  elle  fit  preuve  dans  la  première  de  ces  pièces, 
la  sensibilité  qu'elle  déploya  dans  la  seconde,  lui  méri- 
tèrent ,  de  la  part  du  public ,  des  applaudissements  que^ 
jusqu'alors  ,  il  ne  lui  avait  pas  prodigués  ;  et  les  auteurs 
s'empressèrent  d'appeler  ses  grâces  et  ses  talents  à  leur 
aide,  et  d'assurer  leurs  succès  en  s'associaiit  aux  siens. 

Elle  était  en  possession  de  l'emploi  des  grandes  coquettes 
quand  Beaumarchais  j  qui  ne  faisait  rien  comme  un  au- 
tre ,  et  n'en  faisait  pas  plus  mal  pour  cela ,  conçut  l'idée 
de  lui  confier  un  ,rôle  de  soubrette.  Cette  innovation  eut 
tout  le  succès  qu'il  en  attendait.  En  sortant  de  son  em- 
ploi ,  l'actrice  prouva  que  la  souplesse  est  un  des  attri- 
buts du  talent  supérieur.  Le  public  ne  se  lassait  pas 
d'applaudir  les  mêmes  grâces  qui  se  reproduisaient  sous 
d'autres  formes ,  et  l'auteur  lui-même  ne  trouvait  pas 
assez  d'éloges  poiu*  cette  Suzanne,  plus  spirituelle  et 
plus  séduisante  encore  que  celle  qu'il  avait  imaginée. 

Le  talent  de  mademoiselle  Contât  s'était  élevé  dès 
lors  à  une  hauteur  qu'on  ne  pouvait  pas  dépasser,  et 
dont  il  n'est  pas  descendu.  C'est  en  variant  ce  talent  que 
depuis  elle  a  paru  tant  de  fois  si  supérieure  à  elle-même. 
Pour  se  faire  une  idée  de  la  flexibilité  de  ses  moyens, 
qu'on  se  la  représente  dans  la  Coquette  corrigée ,.  dans  la 
Julie  du  Dissipateur^  dans  madame  de  Yolmar  au.  Ma»  ' 
riage  secret  y  enfin  dans  madame  Evrard  du  Fieux  Céli- 
bataire y  rôles  si  divers,  qu'elle  créa  ou  rajeunit  avec 


i 


CONTEMPORAINS.  697 

une  intelligence  et  une  originalité  égales  à  celles  qu'elle 

rrét  déployées  dans  le  Mariage  de  figaro. 
Cest  elle  qui  mit  en  vogue  la  Coquette.de  La  Noue  y 

les  Femmes  de  Demoustier ,  et  le  théâtre  de  Marivaux  ; 

mais  oe  qui  l'honore  plus  encore,  elle  remit  à  la  mode 
Molière  lui-même. 

Négligés  par  le  public  comme  par  les  comédiens,  de- 
puis long-temps  les  ouvrages  de  ce  grand  homme  étaient 
représentés  dans  la  solitude.  On  ne  craignit  plus  d'aller 
applaudir  le  Tartufe  et  le  Misanthrope  y  dès  qu'ils  furent 
joués  par  des  acteurs  dignes  de  s'y  montrer;  mademoiselle 
Ciontat  s'était  chargée  des  rôles  d'Ëlmire  et  de  Célimène. 
Des  trente-quatre  ans  qu'embrasse  sa  carrière  théâ- 
trale, vingt-six  ont  été  une  série  de  triomphes.  Quelque 
longue  qu  elle  soit,  cette  carrière  pouvait  être  prolon- 
gée. En  quittant  certains  rôles  auxquels ,  sous  quelques 
rapports,  son  physique  ne  convenait  plus  dans  les  der- 
niers temps,  mademoiselle  Contât  pouvait  prendre  une 
poulie  de  l'emploi  des  mères,  et  lui  domier  plus  d'impor- 
tance en  lui  prêtant  une  nouvelle  physionomie, tenta- 
tive qui  lui  avait  déjà  si  bien  réussi  dans  la  tante  de  la 
Coquette  corrigée  et  dans  celle  de  la  Mère  jalouse;  mais, 
trop  sensible  à  des  critiques  qui ,  si  l'on  en  croit  leurs 
auteurs ,  n'étaient  pourtant  dictées  que  par  l'amour  de 

* 

l'art,  elle  quitta  le  théâtre  à  l'âge  de  cinquante  ans.  L'art 
n'y  g^ignsi  pas,  et  le  public  y  perdit. 

Quant  à   mademoiselle    Contât  ,  devenue    madame 
de  Parny,  elle  trouva  dans  les  douceurs  de  la  vie  dômes- 


SgS  SUR  QUELQUES 

tique  un  ample  dédommagement  des  jouissances  d'a.-^- 
mour-propre  et  des  avantages  pécuniaires  qu'elle  avai'^ 
sacrifiés  à  sa  tranquillité.  Entourée  d  amis  qu'elle  ché- 
rissait et  d'ime  famille  dont  elle  était  adorée ,  elle  com- 
mença une  vie  nouvelle,  et  devint  le  centre  d'une  société 
dont  elle  était  à  la  fois  le  cœur  et  l'esprit.  Douée  d'un 
goût  exquis  et  de  la  raison  la  plus  étendue,  les  ques- 
tions les  plus  délicates  en  matière  de  littérature,  les  plus 
ardues  en  matière  de  philosophie ,  n'étaient  pas  hors  de 
sa  portée.  Du  premier  coup  d'œil  elle  saisissait  les  objets 
sous  les  rapports  les  plus  piquants.  Son  élocution  avait 
la  rapidité  de  la  pensée,  et  les  traits  les  plus  ingénieux 
lui  échappaient  avec  une  promptitude  égale  à  la  facilité 
avec  laquelle  ils  étaient  conçus.  Ces  diverses  qualités 
caractérisaient  aussi  son  style. 

Heureusement  la  bonté  de  son  cœur  tempérait-elle 
la  malice  de  son  esprit.  Six  semaines  avant  sa  mort, 
elle  jeta  au  feu ,  malgré  l'opposition  de  celui  qui  écrit 
ceci ,  un  recueil  assez  considérable  d'ouvrages  en  vers  et 
en  prose  échappés  à  sa  pjume ,  et  qu'elle  anéantissait 
parcequ'ils  contenaient  quelques  traits  de  satire  person- 
nelle. Je  lie  "veux  donner  à  personne^  disait-elle,  le  droit  de 
maudire  ma  mémoire, 

La  générosité  dominait  dans  le  caractère  de  madame 
de  Pamy,  générosité  qui  se  changeait  quelquefois  en 
fierté  vis  à- vis  du  fort,  mais  qui,  à  l'égard  du  faible,  ne 
fut  jamais  que  de  la  prévenance  et  de  la  bonté.  Constante 
dans  ses  affections,  personne  ne  porta  plus  loin  le  dé- 


CONTEMPORAINS.  399 

vouement  dans  Tamitié.  L'auteur  de  cette  notice,  arrêté 
en  1792  en  rentrant  en  France, a  dû  la  liberté,  et  la  vie 
peut-être,  aux  démarches  quelle  fit  en  exposant  sa  li- 
berté et  sa  vie.  Le  fait  suivant  achèvera  de  faire  connaître 
le  cœur  de  mademoiselle  Contât. 

En  1789  9  la  reine  s*étant  déterminée  à  aller  à  la  Co- 
médie française ,  demanda ,  par  des  motifs  particuliers , 
une  représentation  de  la  Gouvernante  ^  et  fit  savoir  à 
mademoiselle  Contât  qu'elle  souhaitait  lui  voir  remplir 
dans  cette  pièce  le  principal  rôle ,  rôle  qui  n'était  ni  de 
son  âge  ni  de  son  emploi.  Il  fallait  apprendre  près  de 
sept  cents  vers:  on  n'avait  que  vingt-quatre  heures  pour 
se  mettre  en  mesure.  Mademoiselle  Contât  promit  de 
faire  l'impossible  et  tint  parole.  ^P ignorais^  écrivit-elle  à 
la  personne  qui  lui  avait  fait  connaître  les  désirs  qu'elle 
s'empressait  de  satisfaire  ,  ^ignorais  ou  était  le  siège  de 
la  mémoire;  je  sais  a  présent  quHl  est  dans  le  cœur,  »  Le 
cœur  n'a  jamais  eu  plus  d'esprit.    *         * 

Cette  lettre,  publiée  par  ordre  de  la  reine,  faillit  bien- 
tôt après  coûter  la  vie  à  celle  qui  l'avait  écrite.  Jetée  en 
prison ,  c'est  sur  ce  certificat  de  royalisme  que  mademoi- 
selle Contât  devait  être  envoyée  à  l'échafaud.  Le  10  ther- 
midor la  sauva. 

Echappée  à  la  proscription ,  douée  de  la  complexion 
la  plus  forte ,  exempte  d'infirmités ,  madame  de  Pai-ny 
semblait  devoir  atteindre  à  la  vieillesse  la  plus  reculée , 
quand  elle  fut  frappée  de  la  première  maladie  qu'elle  ait 
éprouvée;  et  cette  maladie  était  incurable!  Un  hasard 


4oo  SUR  QUELQUES 

lui  révéla  son  danger ,  que  les  médecins  s'étaient  eflTor- 
cés  de  lui  cacher  :  ce  danger  s'en  accrut,  sans  que  son 
humeur  en  ait  été  altérée. 

Après  cinq  mois  de  souffrances ,  adoucies  par  les  soins 
les  plus  tendres  et  les  plus  constants ,  elle  expira,  unique- 
ment occupée  de  ses  enfants  et  de  ses  amis.  Ni  les  uns 
ni  les  autres  n'ont  été  ingrats.  Un  cortège  nombreux  a 
suivi  ses  tristes  dépouilles  jusqu'au  lieu  où  la  terre  était 
ouverte  pour  la  recevoir.  Des  larmes ,  des  sanglots  ont 
été  son  oraison  fiinèbre,  et  cette  réunion  d'hommes, 
presque  tous  étrangers  les  uns  aux  autres,  et  cependant 
rapprochés  par  une  affection  commune ,  ne  s'est  séparée 
que  lorsque  cette  terre ,  qui  ne  doit  plus  être  remuée, 
a  recouvert  entièrement  ce  qui  reste  d'une  des  plus 
belles ,  des  plus  spirituelles  et  des  meilleures  créatures 
qui  aient  jamais  existé. 


\ 


CONTEMPORAINS.  401 


3=S 


LE  MARQUIS  DE  XIMENÈS. 

Les  notices  publiées  dans  les  journaux  de  Paris ,  au 
sujet  du  marquis  de  Ximenès  (prononcez  Chimène),  sont 
inexactes  sous  plusieurs  rapports. 

L'erreur  la  plus  forte  est  celle  qui  concerne  son  ma- 
riage. Ce  marquis  n*avait  pas  épousé  une  fille  de  l'in- 
tendant Berthier  de  Sauvigny.  Ce  qui  a  pu  induire  le 
biographe  en  erreur,  c'est  que  M.  Berthier,  qui  aimait 
très  tendrement  la  marquise  de  Ximenès ,  l'appelait  sa 
Elle  ;  et  peut-être  est-ce  ainsi  qu'il  l'aimait.  On  a  pris  la 
chose  au  pied  de  la  lettre. 

Madame.de  Ximenès  au  reste  mérita  l'intérêt  qu'elle 
inspira  ,  de  quelque  nature  qu'il  ait  été  :  elle  était  belle 
et  bonne.  Aussi ,  excepté  son  mari,  tout  le  monde  s'est- 
il  occupé  d'elle. 

C'était  un  assez  bon  diable  que  le  marquis  de  Ximenès, 

mais  les  vertus  conjugales  étaient  ses  moindres  qualités. 

Toutes  ses  passions,  même  celle  de  la  poésie  qu'il  cultiva 

I    par  accès,  le  cédaient  à  sa  passion  constante  pour  les 

M    échecs.  M.  de  Ximenès  était  un  des  piliers  du  café  de  la  Ré- 

I   gence;  il.  s'y  mesura  avec  les  plus  forts  joueurs  de  ce  siècle 

■  et  de  l'autre ,  et  n'était  même  pas  toujours  battu.  Cette 

l  passion  l'a  quelquefois  jeté  en  des  distractions  étranges. 

I      I^e  jour  de  son  mariage,  il  oublia  que  la  chose  ne 

Ha  4-> 


4o2  SUR  QUELQUES 

pouvait  se  passer  sans  lui ,  à  l'église  du  moins.  Tout  était 
prêt  depuis  trois  heures,  les  témoins,  le  curé,  la  future. 
Les  cierges  brûlaient ,  les  parents  murmuraient ,  la  ma- 
riée s'inquiétait;  le  marquis  n'arrivait  pas.  On  prend  le 
parti  de  l'aller  chercher.  Monsieur,  répond  le  valet  de 
chambre ,  est  sorti  à  neuf  heures  précises.  Sur  ces  en- 
trefaites, le  cocher  rentre;  on  lui  demande  quel  chemin 
a  pris  son  maître  :  Celui  que  monsieur  prend  tous  les 
jours  quand  il  va  déjeuner,  celui  du  café.  On  court  au 
café  ;  on  y  trouve  en  effet  monsieur  qui ,  frisé  à  l'oiseau 
royal,  vêtu  comme  im  prince,  en  gants  blancs ,  Tépée  au 
côté ,  et  le  bouquet  à  la  boutonnière ,  sans  trop  s'em- 
barrasser de  la  noce,  partageait  son  attention  entre  son 
échiquier  et  sa  tasse  de  chocolat,  et  ne  s'apercevait  pas 
même  de  l'admiration  qu'excitait  la  magnificence  de  sa 
toilette ,  d'ordinaire  plus  que  négligée. 

Le  marquis  de  Ximenès  était  poète  et  militaire  comme 
tant  d'autres  :  il  ne  manquait  ni  de  courage  ni  d'esprit; 
mais  il  faut  quelque  chose  de  plus  pour  se  faire  un  nom 
dans  ces  deux  carrières.  De  grands  succès  dans  celle 
des  lettres,  des  actions  brillantes  dans  celle  des  armes 
donnent  seuls  droit  aux  lauriers.  Les  lauriers  que  M.  de 
Ximenès  a  moissonnés  n'appauvriront  ni  les  bosquets 
de  Mars  ni  ceux  d'Apollon. 

Il  a  fait  des  prouesses  à  la  bataille  de  Fontenoy  :  on 
en  peut  dire  autant  de  cinquante  mille  Français,  qu'on 
n'associe  pas  pour  cela  à  la  gloire  du  maréchal  de  Saxe 
ou  du  duc  de  Richelieu. 


CONTEMPORAINS.  4o3 

Quant  à  ses  prouesses  littéraires,  elles  ont  eu  plus 
d'ëclat  que  de  gloire.  Le  marquis  de  Xinienès  a  donné 
au  Théâtre-Français  deux  tragédies,  celle  àiÉpicharis^ 
qui  na  point  réussi,  et  celle  dH Amalasonûie ^  qui  est 
tombée. 

On  nous  demandera  quelle  différence  il  y  a  entre  une 
non^réussite  et  une  chute.  Les  quatre  vers  suivants ,  faits 
au  sujet  des  deux  disgrâces  dramatiques  de  M.  de  Xi- 
menès ,  répondent  à  cette  question  de  la  manière  la  plus 
satisfaisante  : 

Après  Épicharis , 

Les  ris. 
Après  Amalasonthc , 

La  honte. 

Le  peu  de  succès  à'Épicharis  avait  fait  perdre  à 
M.  de  Ximenès  la  confiance  qu'il  avait  eue  dabord  en 
son  talent.  Il  n  osa  pas  assister  à  la  dernière  ou  à  la  pre- 
mière représentation  X Amalasonthe,  Peut-être,  pendant 
ce  temps-là ,  jouait-il  aux  échecs.  Impatient  néanmoins 
de  savoir  ce  qui  se  passait,  il  avait  pris  ses  mesures  pour 
être  instruit,  à  la  fin  de  chaque  acte,  de  l'effet  que  cet 
acte  aurait  produit.  Ses  gens,  placés  au  parterre,  avaient 
leurs  instructions ,  qui  eussent  été  complètes  si  l'on 
n'eût  pas  oublié  de  leur  dire  que  ce  n'était  pas  pour 
rire  qu'on  allait  à  la  comédie  ce  jour-là.  Le  premier 
acte  fini,  le  postillon  accourt.  «  Tout  va  bien ,  monsieur 
le  marquis  !  pas  le  plus  petit  bruit.  —  Mais  les  applau- 
dissements?... —  Pas  le  plus  petit  bruit,  vous   dis-je.» 

26, 


I 


4o4  SUR  QUELQUES 

Le    second    acte   cependant  allait   son    train.    Arrive 
le  cocher.  « — Eh  bien  !  Bourguignon,  comment  vont  les 
choses  ?  —  Mais  pas  mal ,  monsieur  le  marquis  :  les  loges 
sont  on  ne  peut  pas  plus  tranquilles.  On  entend  seule- 
ment quelques  gens  ronfler.... — Et  le  parterre? — Il  dort 
tout  debout.  «  (  Alors  on  n  y  pouvait  pas  dormir  autre- 
ment. )  Le  cocher  n'avait  pas  fini,  qu  on  voit  entrer  le 
cuisinier   :  sa   face   rebondie  exprimait  la    jubilation. 
Avant  que  de  parler  il  eut  besoin  de  reprendre  haleine , 
et ,  entre  deux  grands  éclats  de  rire ,  il  fit  son  rapport  à 
peu  près  en  ces  termes  :  «  Vous  me  demandez,  monsieui* 
îfe  marquis,  s'ils  sont  contents?   ils  rient  comme  des 
coffres!  Vous  avez  fait  là  une  farce  bien  gaie,  monsieur 
le  marquis  ;  vous  pouvez  vous  vanter  d'avoir  diverti  tout 
Paris.  » 

Si  Voltaire  a  donné  quelques  éloges  à  quelques  vers 
iX Epicharis ,  cela  ne  tire  pas  à  conséquence.  Personne, 
dans  les  grands  malheurs ,  n'était  plus  porté  que  lui  à 
consoler  les  petits  talents.  Etait-ce  politique,  était-ce 
politesse  ?  Le  marquis  deXimenès,  d'ailleurs,  s'était  fait 
un  de  ses  plus  assidus  courtisans  ;  et  le  grand  homme 
avait  respiré ,  avec  quelque  reconnaissance ,  l'encens  que 
lui  avait  prodigué  un  homme  de  qualité ^  un  homme  qui 
portait  un  nom  auquel  se    rattachaient  des    souvenirs 
historiques ,  soit  qu'il  appartînt  ou  n'appartînt  pas  à  la 
famille   illustrée,   au  XV*  siècle,   par  le   ministère  du 
cardinal  de  Ximenès,  et  au  XI*  siècle  par  la  maîtresse  i^" 
Cid.  On  se  souvient  aussi  d'une  troisième  tragédie  ^"* 


CONTEMPORAINS.  4o5 

marquis  de  Ximenès  :  c'était  un  don  Carlos.  Celle-là  a 
fait  à  Paris  moins  de  bruit  que  les  autres.  C'est  à  Lyon 
qu'elle  est  tombée. 

Notre  marquis  épousa  les  préventions  quelquefois  in- 
justes de  Voltaire  contré  J.-J.  Rousseau.  Rousseau  a  eu 
sans  doute  plus  d  un  tort  envers  Voltaire  :  je  les  lui  re- 
proche d'autant  plus  volontiers  qu'ils  ont  amené  Vol- 
taire a  en  avoir  de  plus  grands  avec  lui.  Mais  qu'avait 
affaire  M.  de  Ximenès  entre  deux  rivaux  de  cette  force? 
Peut-être  comptait-il ,  en  se  faisant  l'auxiliaire  d'un  grand 
homme ,  avoir  aussi  dans  cette  guerre  sa  part  de  célé- 
brité ,  comme  ces  polissons  qui  répondent  la  messe  pour 
boire  ce  qui  reste  dans  les  burettes. 

C'est  probablement  d'après  ce  calcul  qu'il  laissa  publier 
sous  son  nom ,  au  sujet  de  la  Noui^elle  Héloïse ,  quelques 
lettres  plus  satiriques  que  critiques  ;  et  aussi ,  sous  la 
forme  de  romance ,  une  parodie  de  ce  roman  admirable 
sous  tant  de  rapports. 

Heureusement  pour  le  marquis ,  tout  cela  est-il  oublié 
depuis  long-temps  :  autrement  il  n'eût  peut-être  pas  eu 
à  se  louer  des  Hébert ,  des  Chaumette ,  et  autres  pontifes 
de  Rousseau,  qui  aimaient  assez  cet  ami  de  l'humanité 

pour  lui  sacrifier  l'humanité  entière. 

L'esprit  du  marquis  de  Ximenès  était  assez  porté  à  la 

malice,  mais  son  goût  n'était  pas  des  plus  délicats.  OU 

donc  est  mon  fusil  ^  que  je  fasse  taire  cette  u  il  aine  bête? 

disait-il  un  jour,  et  c'est  d'un  rossignol  qu'il  s'agissait. 
.    11  traitait  Rousseau  comme  un  rossignol. 


4o6  SUR  QUELQUES 

Le  marquis  de  Ximenès,  oublié  comme  littérateur 
pendant  la  terreur,  Ta  été  aussi,  je  crois,  comme  citoyen. 

L'on  n*en  fut  pas  plus  tôt  revenu  en  France  à  des 
idées  sociales ,  que  le  gouyemement  s'occupa  des  lettres 
et  des  littérateurs.  Sa  sollicitude  fut  grande  puisqu'elle 
s'étendit  jusque  sur  M.  de  Ximenès,  qui ,  comme  Ducis 
et  Lebrun,  fut  logé  au  Louvre  et  reçut  une  pension  sur 
rétat. 

Ces  faveurs ,  loin  de  lui  être  enlevées  sous  le  gouver- 
nement consulaire,  s'accrurent  par  la  munificence  du 
ministre  de  l'intérieur,  Lucien  Bonaparte.  M.  de  Xi- 
menès, aux  besoins  duquel  on  n'avait  antérieurement 
que  pourvu,  se  trouva  alors  dans  l'aisance.  Nous  dési- 
rons qu'elle  lui  ait  été  continuée  jusqu'à  ses  derniers 
jours. 

Au  reste ,  M.  de  Ximenès  n'a  pas  été  ingrat  ;  s'il  a  reçu 
des  bienfaits  ide  toutes  mains,  il  a  baisé  toutes  les  mains 
qui  lui  ont  fait  du  bien  ;  il  ne  lui  en  coûtait  pas  plus  de 
remercier  que  de  demander;  l'on  en  aurait  la  preuve  si, 
avec  un  scrupule  égal  à  celui  qui  a  présidé  à  la  confec- 
tion du  petit  almanach  des  grands  hommes,  on  recueil- 
lait tous  les  vers  que  les  hommes  petits  ou  grands  ont 
composés  à  toutes  les  époques,  pour  l'usurpateur. 

Si  le  talent  du  marquis  de  Ximenès  ne  s'est  jama 
élevé  bien  haut ,  il  a  eu  du  moins  l'avantage  de  ne  p 
baisser.  Dans  l'extrême  vieillesse  il  avait  autant  d  esf 
que  dans  la  force  de  l'âge.  Semblable  au  rentier  qui 
rive  au  terme  sans  avoir  rien  perdu  de  sa  petite  forti 


CONTEMPORAINS.  407 

quand  il  e&t  mort  M.  de  Ximenès  a  rendu  son  esprit  tout 
entier;  il  a  encore  eu  cela  de  commun  avec  Voltaire,  à 
cela  près ,  que  Voltaire  est  mort  millionnaire. 

Un  assez  grand  nombre  de  pièces  fugitives,  parmi  les- 
quelles on  peut  comprendre  quelques  imitations  d'Ho- 
race ,  forment ,  avec  les  trois  tragédies  dont  nous  avons 
p€n*lé,  le  bagage  poétique  du  marquis  de  Ximenès.  Dus- 
sions-nous déplaire  aux  journalistes ,  disons  à  son  éloge 
qu'il  y  a  parmi  tout  cela  des  morceaux  qui ,  sans  être  ex- 
cellents, sont  supérieurs  à  l'amphigouri  qu'il  a  rimaillé 
sur  les  bords  de  sa  tombe,  pour  l'anniversaire  de  la 
bataille  de  Fontenoy ,  vers  d'un  vieil  écolier  qu'on  veut 
iiadre  passer  pour  des  vers  de  la  vieille  école. 

Sous  l'apparence  de  la  bonhomie,  le  marquis  de  Xi- 
menès avait  im  esprit  singulièrement  caustique.  On  en 
peut  juger  par  les  traits  suivants.  Un  jeune  seigneur,  qui 
tranchait  de  l'homme  à  bonnes  fortunes ,  lui  ayant  em- 
prunté un  jour  sa  petite  maison ,  pour  un  souper ,  le  re- 
mercia avec  moins  de  grâce  que  d'impertinence,  d'avoir 
ajouté  à  la  politesse  de  la  lui  prêter ,  celle  de  n'y  point 
venir.  «  J'en  use  tout  différemment ,  répondit  Ximenès , 
avec  le  duc  de  Richelieu,  quand  il  me  l'emprunte.  Il  en 
est  de  ma  petite  maison  comme  de  ma  loge  à  l'opéra , 
je  n'y  vais  que  quand  les  bons  acteurs  jouent.  » 

Dans  les  dernières  années,  il  allait  régulièrement  tous 
les  soirs  au  Théâtre-Français ,  mais  il  ne  quittait  guère  le 
foyer,  où  chaque  soir  aussi  se  rendaient  quelques  habi- 
tués que  divertissaient  ses  saillies,  quand  ils  n'en  étaient 


4o8  SUR  QUELQUES 

pas  Tobjet.  De  ce  nombre  était  un  rimeur  septuagénaire 
qui  a  commencé  à  versifier  un  peu  plus  tard  que  M.  de 
Francaleu.  Ce  brave  homme  avait  manqué  six  jours  de 
suite  au  rendez-vous.»  Que  diable  êtés-vous  devenu, mon 
cher  Dussausoir?  •  lui  dirent  les  amis  en  le  voyant  repa- 
raître. «Il  y  à  un  siècle  qu'on  ne  vous  a  vu  :  auriez- vous 
été  malade  ?  — ^Non ,  répondit  l'autre  ;  il  faisait  mauvais , 
je  me  suis  tenu  tout  bêtement  chez  moi.  —  Tout  bêtement! 
Vous  aviez  bien  vos  raisons  pour  cela,  »  lui  dit  Ximenès, 
en  lui  tirant  sa  révérence. 

Le  marquis  de  Ximenès  n'a  point  été  de  l'académie 
française,  ce  qui  n'a  étonné  personne,  pas  même  lui. 

Il  est  mort  doyen  des  chevaliers  de  Malte,  des  che- 
valiers de  Saint-Louis ,  des  colonels ,  des  marquis  et  des 
hommes  de  lettres.  Depuis  dix  ans ,  à  peu  près ,  '  depuis 
la  mort  du  marquis  de  Portelance,  sifflé  il  y  a  quatre- 
vingts  ans,  pour  la  tragédie  ôiAntipater^  Ximenès  était 
.  déjà  le  doyen  des  poètes  tombés. 

Ce  marquis  est  mort  en  1817,  il  était  né  en  1726» 

»  Ceci  fat  écrit  en  i^i  7. 


CONTEMPORAINS.  409 


FOURCROY 

(antoine-françois  de). 

Né  à  Paris  le  i5  juin  1755.  Il  était  issu  d  une  famille 
noble,  mais  pauvre,  à  laquelle  appartient  aussi  un  cer- 
tain Fourcroy,  moins  célèbre  pour  la  force  de  son  esprit 
que  pour  celle  de  ses  poumons.  Qu^ est-ce  que  la  raison 
avec  un  filet  de  ojoix  contre  une  gueule  comme  celle-là? 
disait  Boileau  à  Molière,  en  parlant  de  cet  avocat. 

Le  père  de  notre  Fourcroy  était  pharmacien  de  la 
maison  du  duc  d'Orléans  ;  mais  à  la  requête  de  la  corpo- 
ration des  apothicaires  de  Paris,  il  perdit  sa  charge  et 
le  droit  d'exercer  sa  profession  dans  la  capitale.  Cet  évé- 
nement mit  sa  famille  dans  la  position  la  plus  malheu- 
reuse.  Le  jeune  Fourcroy,  qui   était  dans  un  bureau, 
et  ne  pouvait  se  résoudre  à   rester   obscur   toute  sa 
"^e,  en  serait   sorti    pour  se  faire  comédien,  sans  les 
conseils  et  les  secours  que  lui  prodigua  Vicq  -  d'Azyr, 
^Uni  de  cette  famille  et  secrétaire  4^  la  société  royale 
•  de  médecine.  Fourcroy  avait  fait  de  bonnes   études; 
•Vieq-d'Azyr  lui  conseilla  de  suivre  les  écoles  de  raé- 
'deciiiç,  et  ce  grand  anatomiste  le  dirigea   dans  cette 
,-^iiKmiàre^  qu'il  avait  étendue.  Le  docteur  Diest  avait  lé- 


4io  SUR  QUELQUES 

gué  à  la  faculté  de  médecine  des  fonds  pour  qu'elle 
accordât,  tous  les  deux  ans,  des  licences  gratuites  à 
rétudiant  pauvre  qui  le  méritait  le  mieux.  Fourcroy 
concourut  pour  une  de  ces  licences  en  1 780  :  tout 
lui  donnait  le  droit  d'obtenir  cette  espèce  de  prix  ;  mais 
Fesprit  de  parti  l'en  priva.  La  faculté  de  médecine  et  la 
société  royale  de  médecine  se  considéraient  comme  deux 
sociétés  rivales.  La  protection  accordée  par  Tune  à  Four- 
croy, lui  attira  l'animadversion  de  l'autre.  Le  mal  se  ré- 
para pourtant  :  la  société  royale,  par  le  produit  d'une 
collecte,  mit  Fourcroy  en  état  de  payer  les  frab  de 
diplôme  et  de  réception.  On  accorda  à  l'argent  ce  qui 
avait  été  reAisé  à  la  science. 

Tout  en   pratiquant  la  médecine,  Fourcroy  s'adon- 
nait à  la  chimie.  11  trouva  bientôt  l'occasion  de  se  faire 
connaître.  Aidé  par  le  savant  Buquet,  son  professeur, 
qu'il  remplaça  plusieiu*s  fois ,  et  qui  lui  prétait  un  am- 
phithéâtre, il  ouvrit  des  cours  particuliers.  La  beauté 
de  sa  voix,  la  pureté  et  l'élégance  de  son  langage,  là 
grâce  et  la  chaleur  de  son  élocution ,  la  clarté  de  ses  dé- 
monstrations, attirèrent  à  ses  leçons  un  concours  pro- 
digieux d'auditeurs ,  dont  quelques  uns  venaient  pour 
le  seul  plaisir  de  Fentendre.  Sa  réputation  s'étendit  en 
peu  de  temps,  et  devint  si  générale,  qu'il  fut  appelé, 
en  1784,  à  la  chaire  de  chimie  au  Jardin  du  Roi,  va- 
cante par  la  mort  de  Macquer.  L'année  suivante,  vne 
place  étant  venue  à  vaquer  à  l'Académie  des  sciences, 
il  y  fiit  admis ,  et  bientôt  il  passa  de  la  section  d'anato- 


CONTEMPORAINS.  4n 

mie,  où  il  était  entre,  dans  celle  de  chimie,  à  laquelle 
il  appartenait  plus  spécialement.  Ce  qui  fut  plus  hono- 
rable pour  lui  encore,  c'est  son  admission  dans  la  société 
de  Lavoisier,  qui,  de  concert  avec  les  premiers  savants 
de  répoque,  préparait,  par  ses  travaux  assidus,  ces  gran- 
des découvertes  qui  ont  si  heureusement  modifié  rensei- 
gnement de  la  chimie.  Fourcroy  fut  un  des  inventeurs 
de  cette  nouvelle  nomenclature ,  qui  est  elle-même  une 
analyse  de  la  science ^  et  a  le  mérite  de  définir  les  sub- 
stances qu'elle  désigne.  Cependant  il  répandait  les  nou- 
,   Telles  découvertes  par  ses  écrits  autant  que  par  ses  le- 
çons :  six  éditions  de  son  Cours  de  chimie^  publiées  en 
Tingt  ans,  prouvent  assez  le  talent  avec  lequel  il  traitait 
cette  matière.  Elles  constatent  aussi  les  progrès  que  cette 
science  a  faits  dans  un  si  court  espace.  La  première,  qui 
date  de  1787,  dit  M.  Cuvier,  n  a  que  deux  volumes,  sans 
être  trop  concise,  et  la  sixième,  de  1801,  en  a  dix,  sans 
rien  contenir  de  trop. 

Très  médiocre  cependant,  la  fortune  de  Fourcroy 
restait  toujours  bien  au-dessous  de  son  mérite ,  et  cela 
par  TefiFet  même  de  l'intérêt  que  lui  portait  une  société 
qui  était  regardée  comme  ennemie  par  les  principaux 
corps  savants.  L'indignation  que  lui  donnait  cette  injus- 
tice le  disposa  sans  doute  à  voir  avec  quelque  plaisir  la. 
destruction  des  corps  privilégiés. 

La  révolution  éclata  sur  ces  entrefaites.  Il  n'y  figura  en 

'aucune  manière  avant  1  année  1792,  époque  ou  il  fut 

âtt  membre  du  corps  électoral  de  Paris,  qui  le  nomma 


4i2  SUR  QUELQUES 

cinquième  suppléant  à  la  Convention  nationale,  où  il 
n*entra  qu'en  1795  plusieurs  mois  après  la  mort  de 
Louis  XVL 

Tant  que  dura  la  dictature  de  Robespierre,  membre 
du  comité  d'instruction  publique  et  du  comité  des  ar- 
mes ,  Fourcroy  ne  s'occupa  qu'à  rétablir  l'enseigne- 
ment, et  à  créer  poiur  la  guerre  de  nouveaux  moyens  de 
défense.  Il  fut  assez  heureux  pour  soustraire  à  la  per- 
sécution plusieurs  savants  compromis  par  leurs  opi- 
nions. La  calomnie  néanmoins  ne  le  ménagea  point 
sous  ce  rapport.  Ghénier  n'a  pas  pu  sauver  son  frère,  et 
on  a  reproché  à  Fourcroy  de  n'avoir  pas  s^uvé  Lavoisier, 
qui  fut  assassiné  comme  fermier-général.  Des  calomnies 
dont  il  a  été  l'objet,  c'est  celle  qui  l'a  le  plus  doulou- 
reusement affecté. 

Après  le  1  o  thermidor,  appelé  au  comité  de  salut  pu- 
blic ,  il  fit  organiser  l'école  polytechnique ,  créer  les 
trois  grandes  écoles  spéciales  de  médecine,  et  décréter 
la  formation  de  l'école  normale.  Il  coopéra  à  l'organisa- 
tion de  l'Lristitut  national ,  et  à  celle  de  toutes  les  insti- 
tutions utiles  qui  furent  établies  à  cette  époque  de  régé- 
nération. La  Convention  dissoute ,  il  passa  au  conseil 
des  anciens,  où  il  siégea  deux  ans. 

Rendu  à  lui-même,  Fourcroy  ne  s'occupait  plus  (p^ 
de  science,  quand  s'opéra  la  révolution  du  18  brumaire. 
Le  premier  consul,  qui  voulait  s'entourer  de  tous  le* 


ou 


genres  de  capacité,  l'appela  dans  le  conseil  d'état, 
il  fut  attaché  à  la  section  de  l'intérieur.  Bientôt  après  il 


U: 


CONTEMPORAINS.  4i5 

fut  nommé  directeur-général  de  l'instruction  publique. 

C'est  lui .  qui  substitua  au  plan  trop  vaste  d'après  le- 
quel l'instruction  avait  été  organisée  en  l'an  5 ,  celui  qiii 
a  servi  de  base  à  l'organisation  de  l'université. 

Écartant  toutes  les  préventions  que  la  morale  ne  jus- 
tifiait pas  j  il  appela  au  professorat  tous  les  hommes  qui 
en  étaient  dignes,  et  leur  traça  leurs  devoirs  par  des 
instructions  qui  sont  des  modèles. 

Lors  de  la  création  de  l'université,  la  direction  de 
ce  grand  corps  fut  confiée  néanmoins  à  une  autre  per- 
sonne, à  Fontanes. 

Fourcroy  fut  douloureusement  affecté  de  cette  pré- 
férence, qui  ne  tenait  pourtant  à  aucune  cause  inju- 
rieuse pour  lui. 

L'empereur  s'occupait  à  le  lui  prouver,  et  venait  de 
lui  assigner  ime  dotation  de  20,000  fr. ,  comme  comte 
de  l'empire,  quand,  frappé  d'une  apoplexie  foudroyante, 
dans  le  moment  où  il  signait  des  dépêches,  il  ex- 
pira le  16  décembre  1809.  Son  titre  et  sa  dotation 
passèrent  à  son  fils,  qui  avait  embrassé  la  carrière  des 
armes,  et  mourut  honorablement  sur  le  champ  de 
bataille  de  Lutzen. 

Fourcroy  était  membre  de  l'Institut  et  de  toutes  les 
associations  savantes  de  la  capitale.  Il  était  de  plus  pro- 
fesseur de  chimie  au  jardin  des  Plantes,  à  l'école  poly- 
technique; et  indépendamment  des  leçons  qu'il  faisait 
dans  les  écoles  spéciales,  il  a  fait  long-temps  le  cours 
de  chimie  à  Tathénée  de  Paris.  Préférant  la  qualité  de 


4i4  SUR  QUELQUES 

professeur  aux  titres  les  plus  brillants  que  la  fortune 
puisse  donner ,  il  a  toujours  tenu  à  honneur  d'en  rem- 
plir les  fonctions.  Il  avait  raison.  C'est  sous  ce  rapport 
surtout  qu  il  marchait  de  pair  avec  les  hommes  supé- 
rieurs de  cette  époque^  où  Ion  en  comptait  tant. 

Doué  d*un  esprit  aimable  et  pénétrant,  doué  de  Thu- 
meur  la  plus  égale  et  la  plus  facile,  Fourcroy  aimait  à 
rendre  service,  et  n'oubliait  pas  les  services  qu'on  lui 
avait  rendus.  Dominé  cependant  par  une  secrète  inquié- 
tude, eiïet  des  injustices  qu'il  avait  éprouvées  dans  sa 
jeunesse,  il  était  trop  enclin  à  voir  dans  les  événements 
qui  le  contrariaient  les  résultats  d'une  malveillance  ca- 
chée ;  et  peut-être  cette  disposition  d'esprit  a-t-elle  hâté 
sa  fin ,  comme  le  prouvera  cette  anecdote ,  dont  nous 
garantissons  l'authenticité. 

Fourcroy  se  regardait  comme  disgracié  depuis  l'or- 
ganisation de  l'université.  Ce  doute  se  changea  en  cer- 
titude quand  il  ne  se  vit  pas  compris  dans  la  première 
distribution  des  dotations  que  Napoléon  accorda  aux 
conseillers  d'état.  Il  tomba  alors  dans  une  mélancolie 
que  ses  amis  essayèrent  en  vain  de  cohibattre.  L'un 
d'eux ,  c'était  Corvisart ,  le  compagnon  de  toutes  ses 
études ,  pensant  qu'un  remède  moral  pouvait  seul  gué- 
rir une  maladie  morale,  se  détermina  à  parler  de  l'état 
de  Fourcroy  à  Napoléon,  dont  il  était  médecin.  Saisis- 
sant le  moment  où  ce  prince  paraissait  douter  que  le 
chagrin  ftit  une  maladie  mortelle,  vérité  qui  depuis  ne 
lui  a  été  que  trop  démontrée  :  «Oui,  sire,  on  meurt  de 


CONTEMPORAINS.  4i5 

chagrin,  lui  dit-il  avec  Taccent  le  plus  affirmatif,  et  je 
connais  quelqu'un  qui,  dans  ce  moment,  se  meurt  de 
cette  maladie.  —  Et  qui  donc  ?  répliqua  viTcment  Tem- 
pereur.  —  C'est  Fourcroy,  sire.  —  Vous  croyez...  Mais 
rassurez-vous  ;  je  me  suis  occupé  de  sa  guérison.  »  En 
effet  >  la  dotation  qu'il  avait  faite  à  Fourcroy  était  signée 
depuis  plusieurs  jours.  «  —  Allez  le  voir,  ajouta->t-il ,  et 
vous  me  rapporterez  de  ses  nouvelles.  »  Pendant  cette 
conversation,  le  malade  expirait. 

Fourcroy  était  comte  de  l'empire,  conseiller  d'état, 
directeur  de  l'instruction  publique ,  et  commandant  de 
la  légion  d'honneur.  Comme  administrateur,  il  a  con- 
tribué plus  que  personne  à  l'améUoration  de  l'instruction 
publique.  Comme  savant ,  il  a  laissé  différents  ouvrages 
très  estimés ,  qui  presque  tous  ont  rapport  à  la  science 
dans  laquelle  il  s'est  rendu  si  célèbre,  et  où  l'on  retrouve 
les  qualités  qui  prêtaient  tant  de  charme  à  ses  impro- 
visations. 

Au  nombre  des  sciences  qu'il  possédait,  n'oublions 
pas  de  mettre  la  botanique,  objet  d'étude  pour  lui,  moins 
toutefois  que  de  récréation.  11  aimait  surtout  à  s'en  oc- 
cuper avec  les  femmes.  Mais  quelque  admiration  qu'il 
eût  poiu*  le  vaste  système  de  Jussieu ,  c'est  d'après  celui 
de  Linnée  qu'il  leur  enseignait  cette  science  aimable. 
Fondé  sur  les  affections  les  plus  douces ,  sur  la  diffé- 
rence et  sur  l'attrait  des  sexes,  tout  incomplet  qu'il  est,  ce 
gracieux  système  lui  paraissait  plus  convenable  qu'aucun 
autre  à  l'auditoire  devant  lequel  il  professait,  non  pas 


4i6  SUR  QUELQUES 

dans  un  amphithéâtre ,  mais  dans  les  bois,  dans  les  prai^ 
ries,  sur  le  penchant  des  montagnes,  ou  le  long  des 
ruisseaux ,  suivant  que  le  conduisait  le  hasard  ou  le  ca- 
price de  ses  écolières. 

La  faculté  de  médecine  de  Paris,  voulant  rendre    à 
Fourcroy  le  tribut  d'estime  que  lui  ont  acquis  ses  vastes 
et  utiles  connaissances,  a  décidé,  le  21  décembre  i8op, 
quun  buste  de  ce  savant,  exécuté  en  marbre  statuaire, 
serait  placé  dans  le  lieu  des  séances  de  la  faculté,  et 
qu'une  inscription  latine  rappellerait  les  services  qu'ii  a 
rendus  à  la  société,  et  les  progrès  qu'il  a  fait  faire  à  la 
science. 

C'est  ainsi  qu  on  s  honore ,  en  honorant  le  mérite. 


43t, 


CONTEMPORAINS.  417 


LE  CARDINAL  MAURY. 

11  est  mort  à  Rome,  le  1 1  mai  1817,  à  Tâge  de  71  ans, 
usieurs  journaux  français,  ou  pour  mieux  dire  im- 
imés  en  France ,  ont  publié  des  notices  sur  la  vie  de 
tte  éminence.  Tout  ce  qu'on  en  a  dit  n'empêche  pas 
l'il  n  y  ait  encore  beaucoup  à  en  dire.  Essayons  de 
mplirles  lacunes  laissées  volontairement,  ou  non,  par 
s  biographes. 

lean-SifFrein  Maury,  cardinal-prêtre  de  la  sainte  église 
)maine,  du  titre  de  la  très  Sainte  -  Trinité ,  au  mont 
incius,  archevêque,  évêque  de  Monte-Fiascone  et  de 
ometo,  naquit  à  Valréas  ou  Vauréas,  dans  J'ancien 
omtat  Venaissin,  le  26  juin  1746,  et  non  pas  1756, 
omme  l'affirme  la  Gazette  de  France^  car,  d'après  cette 
ate ,  il  n'aurait  que  soixante -un  ans. 

C'est  de  bien  bas  que  le  jeune  Maury  prit  l'essor  poiur 
élever  bien  haut ,  et  il  ne  nous  en  paraît  que  plus  re- 
ommandable.  Si  Ton  en  croit  la  renommée,  né  dans 
lue  condition  inférieure  encore  à  celle  du  cardinal  Du- 
ois  et  même  du  cardinal  Alberoni ,  ce  prince  de  FÉ- 
'ise,  ainsi  que  J.-B.  Rousseau ,  eut  pour  père  un  de  ces 
"^isaas  qui 

vient  de  ma  chaussure 

Prendre  k  genonx  la  forme  et  la  mesure. 

VOLTAIllB. 


4i8  SUR  QUELQUES 

et  même ,  dit-on,  que  M.  Maury  le  père  ne  travaillait 
pas  en  neuf.  Ce  brave  homme  ne  s'imaginait  probable» 
ment  pas  que  le  plus  intrépide  défenseur  des  privilèges 
de  la  noblesse  sortirait  de  son  échoppe. 

Qui  peut  jurer  de  rien?  N'est-ce  pas  d'une  maison 
noble  qu'est  sorti  Mirabeau ,  le  plus  ferme  champion  de 
la  cause  populaire  ? 

Gomme  l'enfant  montrait  plus  d'esprit  qu'il  n'en  fal- 
lait pour  suivre  la  profession  de  son  père ,  on  le  crut 
né  pour  être  un  prêtre.  On  l'envoya  au  collège. 

Maury  ne  trompa  point  les  espérances  de  sa  famille  : 
ses  études  finies,  il  entra  dans  un  séminaire  d'Avignon, 
puis  il  vint  à  Paris,  où  il  se  plaça  d'abord  comme  insti- 
tuteur dans  une  maison  particulière.  Il  n'avait  alors  que 
vingt  ans. 

Plus  occupé  de  ses  propres  succès  que  de  ceux  de  son 
élève ,  il  composa  et  publia ,  dès  1 766 ,  un  Éloge  funèbre 
du  dauphin  y  et  un  Eloge  de  Stanislas;  ouvrages  moins 
recommandables  par  leur  mérite  que  par  l'extrême  jeu- 
nesse de  l'auteur.  TJn  an  après ,  il  concourut  pour  1'^- 
loge  de  Charles  V  et  pour  Les  avantages  de  la  paix , 
sujets  de  prix  proposés  par  l'académie  française.  Les 
éloges  qu'obtinrent  ces  deux  pièces  déterminèrent 
Maury,  qui  était  entré  dans  les  ordres ,  à.  s'adonner  par- 
ticulièrement [à  l'éloquence  de  la  chaire. 

D'heureux  essais  lui  ayant  obtenu  l'honneur  de  pro- 
noncer devant  l'académie  française  le  Panégyrique  de 
saint  Louis  y  et  celui  de  saint  Augustin  devant  le  clergé 


CONTEMPORAINS.  419 

de  France ,  honneur  dont  il  se  montra  digne  j  il  devint 
le  prédicateur  à  la  mode,  et,  après  avoir  brillé  dans  les 
chaires  de  Paris ,  il  fut  appelé  à  Versailles^  pour  prêcher 
devant  le  roi  Tavent  et  le  carémé. 

Ce  n'est  pas  pourtant  à  son  talent  oratoire  seul  que 
Maurj  fut  redevable  de  ces  succès.  Il  les  dut  aussi  à  une 
habileté  de  conduite  qui  semblait  incompatible  avec  un 
caractère  aussi  inconsidéré  que  le  sien.  Pour  arriver 
aux  dignités  de  Téglise,  il  avait  besoin  de  plaire  aux 
prélats,  et  de  plaire  aux  philosophes  pour  arriver  aux  di- 
gnités Uttéraires.  Prenant ,  suivant  l'occasion ,  le  langage 
de  chacun,  il  eut  si  bien  se  concilier  tous  les  esprits, 
qu'également  porté  par  la  cour,  par  le  clergé  et  par 
les  encyclopédistes,  il  obtint  une  abbaye,  sur  la  recom- 
mandation de  l'académie  française ,  et  une  place  à  l'aca- 
démie par  le  crédit  de  quelques  abbés.  Celui  avec  lequel 
il  eut  les  rapports  les  plus  utiles,  est  l'abbé  de  Boismont , 
avec  qui  il  composa  les  Lettres  secrètes  sur  Vétat  actuel 
du  clergé  et  de  la  religion  en  France  j  et  qui  lui  résigna 
le  riche  prieuré  de  Lions,  en  Picardie,  bénéfice  de 
ftO,ooo  livres  de  rente. 

C'était  un  homme  fort  distingué  que  l'abbé  de  Bois- 
mont.  Le  but  des  assiduités  de  l'abbé  Maury  n'avait  pas 
échappé  à  sa  pénétration.  Assuré  du  bénéfice,  celui-ci, 
au  reste ,  ne  fut  pas  ingrat.  Désireux  de  le  prouver  du 
▼ivant  même  de  son  bienfaiteur,  auquel  il  espérait  suc- 
céder aussi  à  l'académie,  il  rassemblait  les  matériaux  de 
son   éloge.  L'abbé  de  Boismont  s'en  étant  aperçu  aux 

37- 


420  SUR  QUELQUES 

questions  muhipliëes  que  Maury  lyi  faisait  sur  les  cir- 
constances de  sa  vie  antérieures  à  leur  liaison  :  Uabbé, 
lui  dit-il  un  jour  assez  gaiement,  ^)ous  prenez  ma  mesure  y 
je  crois. 

Ce  n*est  pas,  toutefois,  du  fauteuil  de  Tabbé  de  Bois- 
mont  que  Tabbé  Maury  hérita ,  mais  de  celui  de  Lefranc 
de  Pompignan,  dont  il  vint  occuper  la  place,  le  27  jan- 
vier 1785. 

L'éloge  de  cet  ennemi  déclaré  de  la  philosophie  était 
d'obligation  pour  son  successeur.  Maury  sut  encore  en 
cette  occasion  ménager  toutes  les  susceptibilités.  Son 
discours  plut  à  toutes  les  coteries.  Il  étonna*  surtout 
par  la  noble  franchise  de  cet  exorde  :  «  Messieurs,  s'il 
se  trouve  dans  cette  assemblée  un  jeune  homme  né  avec 
l'amour  des  lettres  et  la  passion  du  travail,  mais  isolé, 
sans  intrigue ,  sans  appui ,  destiné  à  lutter  dans  cette 
capitale  contre  tous  les  découragements  de  la  solitude, 
et  si  l'incertitude  de  l'avenir  affaiblissant  le  ressort  de 
l'émulation  dans  son  âme ,  il  est  encore  assez  fier  néan- 
moins ,  ou  plutôt  assez  sage ,  pour  n'attendre  jamais  au- 
cune espèce  d'avancement  que  de  son  application  et  de 
ses  progrès,  qu'il  jette  les  yeux  sur  moi  en  ce  moment,  et 
qu'il  ouvre  son  cœur  à  l'espérance.  »  Le  reste  de  l' exorde, 
il  est  vrai ,  ne  répond  pas  à  la  fierté  de  ce  début. 

On  trouve  néanmoins  dans  ce  discours  plusieurs  autres 
passages  remarquables ,  tels  que  celui  où  l'orateur  dit  en 
parlant  de  la  mort  de  son  prédécesseur,  «  l'écrivain  juste- 
ment célèbre  qui  entre  aujourd'hui  dans  la  postérité  f> 


CONTEMPORAINS.  4ai 

tels  aussi  que  Fheureuse  ënumération  qu*il  fait  de  Tim- 
mortel  cortège  au  milieu  duquel  Louis  XIV,  «  appuyé  sur 
tant  de  grands  hommes ,  qu'il  sut  mettre  à  leur  place ,  ^e 
présente  à  la  postérité.  » 

Au  faîte  des  honneurs  littéraires,  et  comblé  des  biens 
de  la  fortune,  sans  toutefois  posséder  huit  cents  fermes, 
ainsi  que  se  plaisaient  à  le  publier  des  gens  qui  lui  voulaient 
moins  de  bien  que  de  mal,  Tabbé  Maury  semblait  ne  pas 
pouvoir  monter  plus  haut,  lorsque  la  convocation  des 
états-généraux  ouvrit  à  son  ambition  une  carrière  plus 
vaste,  ou  plutôt  étendit  pour  lui  celle  où  il  était  entré. 

Nommé,  en  1789,  député  du  clergé  par  le  bailliage 
de  Péronne,  il  crut  devoir  préférer  les  intérêts  de  Tordre 
qui  l'avait  adopté  à  ceux  de  la  classe  où  il  était  né.  Per- 
sonne ne  défendit  les  débris  de  la  vieille  monarchie 
avec  plus  d'audace,  et  nous  dirions  avec  plus  de  talent^ 
si  Cazalès ,  aussi ,  n'avait  pas  été  un  de  leurs  défenseurs. 

Dès  l'ouverture  des  états,  Maury  avait  saisi  toutes 
les  occasions  de  manifester  ses  opinions.  Son  zèle  pensa 
lui  devenir  funeste.  Le  prenant  pour  le  chef  d'un  parti 
dont  il  n'était  que  la  trompette ,  la  populace ,  à  Tani- 
madversion  de  laquelle  il  était  signalé  par  des  écrivains 
iîuribonds ,  et  il  y  en  a  dans  tous  les  partis ,  l'avait  pour- 
suivi d'abord  avec  des  injures ,  puis  avec  des  menaces  , 
quand  éclata  la  révolution  du  1 4  juillet  1 789.  Le  sang  cou- 
lait dans  Paris.  L'abbé  Maury,  qui  avait  plus  d'audace 
que  d'intrépidité ,  abandonna  son  poste  ;  la  cocarde  en 
tête ,  l'uniforme  sur  le  dos ,  et  protégé  par  les  couleurs 


422  SUR  QUELQUES 

du  parti  qu'il  avait  combattu ,  il  sortait  du  royaume , 
quand,  reconnu  à  Péronne,  malgré  son  déguisement,  il 
fut  arrêté.  Le  titre  de  député  le  protégea.  Réclamé  par 
l'assemblée  nationale,  il  revint  sain  et  sauf  à  Paris  re- 
prendre ses  fonctions ,  qu'il  a  remplies  dans  le  même 
système,  jusqu'en  septembre  1791  >  époque  où  l'assem- 
blée constituante  se  sépara. 

Pendant  cette  mémorable  session ,  sans  servir  la  cause 
royale  qu'il  soutenait  à  tort  et  à  travers,  l'abbé  Maury  nui- 
sit beaucoup  aux  intérêts  nationaux.  Il  est  à  la  tête  de  ceux 
qui  ont  tout  perdu  en  voulant  tout  conserver.  Intraitable 
sur  tous  les  points;  par  une  opposition  plus  propre  à  ir- 
riter les  esprits  qu'à  les  arrêter ,  il  a  souvent  provoqué 
l'exagération  des  mesures  qu'avec  plus  de  prudence  il  eût 
fait  modifier;  et  sa  politique  n'a  été  véritablement  utile 
qu'à  sa  propre  fortune. 

Antagoniste  de  Mirabeau,  mais  non  pas  son  rival, 
et  revenant  continuellement  à  la  charge  pour  se  faire 
battre,  ce  grenadier  politique  avait  fini  toutefois  par 
trouver  dans  son  opiniâtreté  une  protection  contre  les 
conséquences  que  semblait  provoquer  son  imprudence  : 
on  riait  de  le  voir  s'obstiner  à  chercher  des  coups  ;  et  dans 
cette  guerre,  où  il  s'illustra  surtout  par  ses  défaites,  c'est 
au  ridicule  qu'il  dut  en  grande  partie  son  inviolabilité. 

Il  eut  aussi  quelques  obligations  à  des  mots  plaisants 
par  lesquels  il  répondit  aux  cris  de  proscription.  Aussi 
gai  que  ses  adversaires  étaient  furibonds,  il  se  tira  d'af- 
faire dans  plusieurs  circonstances  difficiles  par  d'heureu- 


CONTEMPORAINS.  425 

ses  saillies.  Y  'verrez''vous  plus  clair  F  répondit-il  à  la 
canaille  qui  criait  :  Uabbé  Maurjr  à  la  lanterne! 

Envoyons^le  dire  la  messe  à  tous  les  diables  y  disaient 
des  forcenés  qui  le  serraient  de  trop  près  :  Soit!  mais 
"VOUS  ^viendrez  me  la  sentir  y  leur  repli  qua-t-il  en  leur  mon- 
trant deux  pistolets ,  ^voici  mes  burettes. 

Il  ne  demeurait  pas  même  en  reste  ayec  les  dames  de 
la  halle  :  P^ous  sa\fez  bien  quon  nen  meurt pas^  répondit-il 
à  l'une  d'elles,  qui  lui  disait  dans  les  termes  les  plus  éner- 
giques, que  les  aristocrates  n'avaient  pas  le  dessus.  Faites 
donc  taire  ces  sans^ulottes  ^  s'écriait-il  un  jour  au  sein 
même  de  l'assemblée,  en  désignant  deux  dames  de  la 
cour  qui  avaient  adopté,  avec  quelque  chaleur,  les  prin* 
cipes  de  la  révolution  au  milieu  de  laquelle  il  se  dé- 
battait. Ces  saillies  ,  et  l'attitude  soldatesque  qu'il  affec- 
tait sous  le  petit  manteau,  lui  avaient  acquis,  en  dépit 
de  ses  opinions,  une  espèce  de  popularité.  L'impudence 
est  quelquefois  prise  pour  du  courage. 

Aprè^  la  clôture  de  l'assemblée  constituante,  Maurj  se 
rendit  en  Allemagne ,  auprès  des  chefs  de  l'émigration. 
Ils  le  félicitèrent  de  n'avoir  pas  désespéré  du  salut  de 
la  patrie.  Après  la  bataille  de  Cannes ,  que  son  impru- 
dence avait  fait  perdre,  Varron,  fils  d'un  boucher,  avait 
reçu  les  mêmes  félicitations  du  sénat  romain.  Il  n'y  avait 
pour  Maury  que  des  compliments  à  recueillir  à  Coblentz. 
Poursuivant  sa  course  triomphale,  il  partit  bientôt  pour 
Rome.  Là  des  dignités  de  toutes  les  couleurs  l'attendaient. 

Pie  VI  ne  crut  pas  pouvoir  trop  récompenser  l'orateur 


424  SUR  QUELQUES 

qui ,  dans  toutes  les  circonstances,  et  notamment  quand 
il  avait  été  question  de  réunir  le  Gomtat  à  la  France^ 
ayait  si  chaudement  défendu  les  droits  du  saint  siège. 
Nommé  archevêque  in  partibusy  de  Nicée,'  Maury  fut 
envoyé  bientôt  après,  en  qualité  d'ambassadeur  de  la 
cour  de  Rome ,  à  Francfort ,  pour  y  assister  à  Félection 
de  Tempereur  François  II.  Là,  brusque  et  indiscret 
comme  à  la  tribune ,  il  prouva  que  les  talents  diploma- 
tiques n  étaient  pas  les  siens.  Il  n'en  fut  pas  moins  bien 
reçu  à  son  retour  par  sa  sainteté ,  qui  lui  donna  révé- 
ché  de  Monte-Fiascone  et  de  Gometo ,  évêchés  non  fic- 
tifs, et  le  fit  cardinal  en  1794* 

Prince  de  l'Eglise,  Maury  vécut  tranquille,  tantôt  à 
Rome,  tantôt  dans  son  diocèse ,  jusqu'en  1 798 ,  époque 
où  la  révolution  française  vint  Ty  rattraper.  Échappé 
aux  commissaires  du  directoire ,  avec  lesquels  il  se 
croisa  sur  la  route,  il  se  sauva  d'abord  à  Sienne,  puis 
à  Venise.  Dans  cette  dernière  circonstance ,  il  avait 
échangé  sa  soutane  contre  une  blouse  de  charretier. 
'  Cette  fois  on  le  prit  pour  ce  qu'il  se  donnait.  Il  passa 
ensuite  à  Saint-Pétersbourg ,  d'où,  après  les  victoires  de 
Suwarow,  il  revint  à  Venise,  en  1799,  P*^^^  assister  au 
conclave  qui  s'y  tint  après  la  mort  de  Pie  VI.  Ramené 
à  Rome  par  le  nouveau  pape ,  il  y  résida  comme  ambas- 
sadeur de  Louis  XVllI ,  qui  habitait  alors  Mittau. 

Cependant  Napoléon  s'était  élevé  au  pouvoir  suprême, 
et  ce  pouvoir  paraissait  des  plus  soHdement  établis. 
Le  cardinal,  malgré  son  caractère  diplomatique ,  crut 


CONTEMPORAINS.  A^S 

pouvoir  écrire  à  Tempereur  des  Français  une  lettre  par 
laquelle  il  exprimait  son  admiration  et  son  dévouement 
pour  le  nouveau  souverain  que  le  pape  avait  reconnu  lui- 
même  en  le  sacrant.  Un  sentiment  assez  naturel  le  pous- 
sait à  cette  démarche  :  la  France  lui  manquait.  On  peut 
quitter  son  pays  pour  faire  sa  fortune;  mais  une  fois  sa 
fortune  faite,  t)n  sent  le  besoin  d*en  venir  user  dans  son 
pays.  En  conséquence  d'une  seconde  lettre,  où  ses  vieil- 
les affections  étaient  sacrifiées  à  ses  nouveaux  intérêts , 
Maïuy,  qui  avait  été  présenté  à  Napoléon,  à  Gênes, 
obtint  la  permission  de  faire  un  voyage  à  Paris,  en  1806.' 
On  ne  l'autorisa  toutefois  à  y  résider  qu'après  qu'il  se 
fut  discrédité  tout-à-fait ,  et  qd'à  l'instigation  de  Fouché 
il  eut  demandé  par  écrit,  dans  la  maison   de  Jérôme 
Bonaparte ,  qui  n'était  pas  encore  roi ,  une  place  d'au- 
mônier,  que  la  politique  de  Napoléon  ne  lui  refusa  pas. 
C'était  rabaisser  du  même  coup  un  aigle  de  la  vieille 
aristocratie  et  un  prince  de  l'Eglise. 

C'est  après  ces  aberrations  qu'une  femme  d'esprit,  une 
des  dames  de  Coigny,  je  crois  ,  disait,  en  voyant  le  por- 
trait gravé  du  cardinal  Maury ,  Je  ne  Vaime  qu^ aidant  la 
lettre. 

Quant  à  lui ,  si  on  lui  reprochait  d'être  tant  soit  peu 
inconséquent  à  ses  principes,  il  répondait  :  Oest  à  la 
chose  et  non  aux  hommes  que  je  tiens  :  je  suis  sorti  de 
France  lors  de  la  destruction  de  la  monarchie  ^j^ y  reviens 
a  son  rétablissement. 

Quelquefois ,  exprimant  en  théologien  les  sentiments 


426  SUR  QUELQUES 

qui  lui  restaient  pour  la  famille  qu*il  avait  si  long-temps 
et  si  vigoureusement  défendue ,  et  pour  le  salut  de  la* 
quelle  il  ne  faisait  plus  que  des  vœux  :  J^  ai  perdu  la  foi  j 
disait-il;  sans  foi  y  plus  d^  espérance;  il  ne  me  reste  plus 
que  la  charité,   ,  ^ 

C'est  dans  une  constante  pratique  de  cette  vertu  chré- 
tienne que  le  cardinal  Maury,  qui  ne  suivit  pas  à  Stut- 
gard  son  prince  devenu  roi,  passa  dans  les  salons  des 
Tuileries  les  sept  années  qui  s'écoulèrent  depuis  sa  ren- 
trée en  France  jusqu'à  la  restauration. 

Pendant  cet  intervalle,  il  occupa  quelquefois  l'atten- 
tion publique  ;  mais  ce  ne  fut  pas  toujours  à  son  avan- 
tage. 

Nommé  à  l'Institut ,  non  seulement  parceque ,  ainsi 
que  M.  Suard,  il  avait  été  de  l'académie  française,  mais 
pareequ'il  avait  mérité  d'en  être ,  il  eut  les  mêmes  préten- 
tions que  le  cardinal  Dubois  :  comme  ce  fils  d'un  apo- 
thicaire de  Brive-la-Gaillarde ,  il  voulut  être  monseigneur 
dans  la  république  des  lettres ,  défaut  d'humilité  qui, 
aux  ecclésiastiques  près ,  scandalisa  tous  ses  confrères. 

Cette  prétention,  qu'appuyait  un  calcul  de  Napo- 
léon, ne  valut  guère  au  récipiendaire  que  des  épigram- 
mes.  On  oublia  la  guerre  de  Pologne  pour  ne  s'occu- 
per que  de  Yimmortel  ressuscité.  C'est  ce  que  voulait 
le  prince.  Comme  Alcibiade ,  il  avait  coupé  la  queue  à 
'son  chien,  pour  détourner  de  dessus  lui-même  l'atten- 
tion des  Athéniens. 

Pour  comble  de  disgrâce,  on  ne  retrouva  pas  l'acadé- 


CONTEMPORAINS.  427 

micien  Maury  dans  Maury  membre  de  l'Institut.  Prolixe 
et  diffus ,  le  discours  du  cardinal  différait  en  cela  aussi 
de  celui  de  Tabbé,  qu'il  respirait  plutôt  la  vanité  que 
la  fierté.  La  séance  où  il  le  prononça  ne  fut  pour  lui, 
comme  pour  son  auditoire,  qu'un  long  supplice.  Chénier, 
y  faisant  allusion,  disait  i  Je  n^y  ai  pas  assisté  y  mais  j^  ai 
été  le  "voir  passer. 

Maury  s'était  yanté  un  moment  d'être  grand-maître 
de  l'université.  Peut-être  est-ce  à  cause  de  cela  qu'il  ne 
le  fut  pas.  Orateur,  littérateur,  académicien,  prélat,  il 
avait  pourtant  tout  ce  qu'il  fallait  pour  occuper  cette 
importante  place,  oui,  tout,  excepté  la  décence. 

Ce  défaut  n'empêcha  pas  qu'il  ne  fut  appelé  à  des 
fonctions  où  la  décence  semblait  être  aussi  d'absolue  né- 
cessité. 

L'empereur  n'ayant  pas  trouvé  dans  son  oncle  le  car- 
dinal Fesch  toute  la  docilité  qu'il  désirait  dans  un  ar- 
chevêque de  Paris ,  lui  retira  l'administration  provisoire 
de  ce  diocèse ,  et  la  confia  au  cardinal  Maury ,  dont  il 
attendait  plus  de  complaisance. 

Souple  avec  le  prince ,  le  cardinal  n'eut  en  effet 
de  difficultés  qu'avec  son  chapitre,  qu'il  fatigua,  dans 
leurs  relations  temporelles ,  par  l'esprit  de  tracasserie 
qui  avait  succédé  en  lui  à  l'esprit  de  turbulence.  Quant 
au  spirituel,  il  n'appela  guère  l'attention  sur  lui  que  par 
la  prédication ,  et  ce  ne  fut  pas  avec  succès.  Dans  la 
chaire  comme  à  l'académie ,  il  se  montra  fort  au-dessous 
de  sa  réputation.  Ses  sermons  rappelaient  les  dernières 


428  SUR  QUELQUES 

homélies  de  Tarchevéque  de  Grenade ,  et  ses  mande- 
ments, où  il  se  croyait  obligé  de  rendre  compte  des 
opérations  de  Tarmée ,  semblaient  moins  sortir  du  ca- 
binet d'wi  prélat  que  d'un  bureau  d*état-major. 

Plus  Maury  s'élevait,  plus  on  s'étonnait  de  son  éléva- 
tion. La  seconde  partie  de  sa  fortune  ne  peut  être  ex- 
pliquée en  effet  que  par  la  nature  des  circonstances; 
quant  à  la  première  ,  il  la  dut  surtout  à  son  talent. 

Sans  être  de  premier  ordre ,  ce  talent  est  d'un  ordre 
fort  élevé.  Les  ouvrages  les  plus  remarquables  publiés 
par  cet  orateur,  sont  un  Essai  sur  V éloquence  duré' 
tienne ,  les  Panégyriques  .  de  saint  Louis  et  de  saint  Au^ 
gustiny  \ Éloge  de  Fénelon  y  V Eloge  de  Bossuet,  et  des 
discours  académiques.  Ces  diverses  pièces  ont  été  réu- 
nies en  deux  volumes ,  sous  le  titre  commun  S  Essai 
sur  V éloquence  de  la  chaire. 

On  s'étonne  et  on  regrette  de  ne  pas  trouver  dans  les 
œuvres  du  cardinal  Maury  le  Panégyrique  de  saint  Vin- 
cent de  Paul,  composition  où  la  philosophie  la  plus  douce 
est  alliée  à  la  plus  ardente  charité.  Ce  morceau  plein 
d'onction  ,  que  je  lui  ai  entendu  réciter  en  1791,  est 
sans  contredit  ce  qu'il  a  fait  de  mieux  comme  orateur 
sacré. 

Comme  orateur  politique,  il  a  parlé  dans  toutes  les 
circonstances  importantes,  et  souvent  avec  éclat,  mais 
rarement  avec  fruit.  Ses  discours,  disséminés  dans  les 
journaux ,  seront  probablement  réunis  quelque  jour,  il 
en  est  plusieurs  qui  méritent  d'êtie  conservés ,  tek  que 


■ 


CONTEMPORAINS.  42g 

ceux  qu'il  prononça  sur  le  veto  royal ,  sur  les  pensions , 
sur  la  compagnie  des  Indes ,  sur  le  droit  de  faire  la  paix 
et  la  guerre ,  qu  il  réclamait  pour  le  roi ,  sur  les  jour- 
nées des  5  et  6  octobre  1789 ,  occasion  qu'il  saisit  pour 
attaquer  M.  Necker.  La  diatribe  par  laquella  il  réfuta 
Tôpinion  du  général  Menou  sur  la  réunion  du  Comtat 
à  la  France ,  mérite  aussi  d'être  rapportée.  Jamais  l'i- 
ronie n'a  été  employée  avec  plus  de  puissance  que  dans 
cette  pièce. 

On  ne  doit  pas  oublier  non  plus  le  discours  par  le- 
quel il  s'opposa  au  déplacernent  des  quatre  statues  des  na' 
tions  enchaînées  au  pied  de  la  statue  de  Louis  XIV y  a  la 
place  des  Victoires,  On  est  étonné  d'y  retrouver  le  phi- 
losophe dans  l'aristocrate.  «  Je  crois ,  y  est-il  dit ,  qu'il 
ne  faut  pas  toucher  à  la  statue  de  Louis  XIV  :  la  philo- 
sophie doit  conserver  ce  monument  pour  montrer  à  la 
postérité  comment  on  flattait  les  rois.  Il  fut  trop  flatté 
pendant  sa  vie ,  mais  trop  méconnu  après  sa  mort  ;  c'est 
un  roi  qui  n'avait  peut-être  pas  autant  de  grandeur  dans 
le  génie  que  dans  le  caractère  ;  mais  il  est  toujours  digne 
du  nom  de  grand ,  puisqu'il  a  agrandi  son  pays.  Quand 
vous  érigerez  des  monuments ,  vous  ferez  voir  la  diffé- 
rence qu'il  y  a  du  dix-septième  au  dix-huitième  siècle  ; 
vous  leur  donnerez  un  but  moral  qui  élèvera  l'âme  des 
roiât;  mais  il  ne  faut  pas  pour  cela  dégrader  aux  yeux  du 
peuple  les  rois  ensevelis  dans  la  tombe ,  et  porter  ainsi 
de  terribles  atteintes  à  la  majesté  royale.  »  Voilà  qui  est 
aussi  bien  dit  que  bien  pensé  ! 


45o  SUR  QUELQUES 

Reprenons  le  fil  des  éyènements.  Des  querelles  s'é- 
taient élevées  entre  le  pape  et  l'empereur,  par  suite  des- 
quelles sa  sainteté ,   enlevée  de  Rome  et  conduite  à 
Savone,  d'où  elle  avait  été  transférée  à  Fontainebleau, 
refusait  les  institutions  canoniques  aux  archevêques  et 
aux  évêques  de  France.  Nommé  sur  ces  entrefaites  à 
l'archevêché  de  Paris,  Maury  reçut,  au  lieu  d'une  bulle 
d'institution ,  un  bref  par  lequel  Pie  VII  lui  ordonnait 
de  quitter  l'administration  de  ce  diocèse.  Croyant  qu'il 
lui  impoitait  davantage  d'obéir  à  l'autorité  séculière  qu'à 
l'autorité  spirituelle ,  il  n'en  tint  compte.  Il  eut  bientôt 
lieu  de  s'en  repentir.  Survinrent  les  événements  de  181 4- 
Napoléon  ne  fut  pas  plus  tàt  tombé  que ,  dépouillé  de 
ses  fonctions  d'administrateur  métropolitain ,  par  le  cha- 
pitre même,  l'archevêque  non  institué  reçut  ordre  d'éva- 
cuer le  palais  archiépiscopal.  Repoussé  par  la  famille 
royale ,  dont  il  s'était  détaché ,  il  alla  chercher  un  asile 
à  Rome.  Il  y  trouva  une  prison.  Enfermé  six  mois  au 
château  Saint-Ange ,  de  là  Maury  passa  dans  une  maison 
de  lazaristes ,  d'où  il  ne  sortit  qu'au  bout  de  six  autres 
mois ,  après  avoir  donné  sa  démission  du  siège  de  Monte- 
Fiascone  et  de  Cometo.  A  cela  près,  il  recouvra  tous 
ses  droits.  Plus  indulgent  que  les  princes  de  la  terre,  qui 
ne  lui  avaient  pas  tenu  compte  de  ses  anciens  services , 
le  successeur  de  saint  Pierre  en  cette  considération  lui 
pardonna  ses  torts  récents. 

Le  cardinal  survécut  deux  ans  à  sa  réconciliation  avec 
le  pape.  Une  affection  scorbutique,  occasionée  probable- 


CONTEMPORAINS.  ifii 

ment  psu:  ses  derniers  chagrins,  l'emporta  le  1 1  mai  1817. 

Ecclésiastique  p)us  remarquable  par  ses  talents  que 
par  ses  vertus ,  il  ne  fut  pas  dénué  de  qualités  comme 
homme.  On  pouvait  être  plus  décent ,  plus  tempérant , 
plus  modéré  que  lui  j  mais  s'il  se  montra  violent  en  po- 
litique, il  fut  tolérant  en  matière  de  religion.  Il  n'était 
d'ailleurs  ni  rancuneux  ni  vindicatif.  Personne  n'oubliait 
plus  facilement  les  injures.  Susceptible  d'amitié ,  il  eut 
des  amis,  il  en  eut  même  d honorables,  en  tête  desquels 
il  faut  placer  Marniontel.  L'humilité  n'était  pas  sa  passion 
dommante.  11  faut  l'avouer  pourtant ,  il  eut  quelquefois 
des  mouvements  d'un  noble  orgueil  Aux  traits  déjà  cités 
ajoutons  celui-ci;  je  le  tiens  de  la  personne  qui  s'y  trouve 
compromise  :  F^ous  croyez  donc  ualoir  beaucoup?  dit  à 
Maury  dans  un  moment  d'humeur  cet  homme  qui  valait 
beaucoup  lui-même.  Très  peu  quand  je  me  considère, 
beaucoup  quand  je  me  compare  y  répondit  vivement 
Maury. 

L'audace  dominait  dans  son  caractère  comme  dans  sa 
physionomie.  Je  me  rappelle  lui  avoir  entendu  conter 
qu'au  temps  où  il  courait  à  pied,  il  n'avait  jamais  cédé 
le  pavé  à  qui  que  ce  fut ,  et  que  lorsqu'il  traversait  le 
Pont-Neuf,  c'était  toujours  sur  les  dalles,  qu'il  suivait 
d  un  pas  si  ferme  que  personne,  pas  même  les  militaires, 
ne  songeait  à  les  lui  disputer,  quoique  l'habit  qu'il  por- 
tait f&t  du  caractère  le  plus  pacifique. 

Cette  audace  l'engagea  une  fois  dans  un  mauvais  pas , 
dont  il  se  tira ,  il  est  vrai ,  avec  beaucoup  de  présence 


452  SUR  QUELQUES 

d'esprit.  Un  jour  que,  préchant  à  Versailles,  il  avait  tancé 
assez  vertement  la  cour ,  s'apercevant  de  Thumeur  que 
cela  donnait  à  son  royal  auditoire ,  Ainsi  parlait,  ajouta- 
t-il,  saint  Jean  Chrysostôme!  Ce  mot  raccommoda  tout  : 
on  n'hésita  pas  à  proclamer  sublime ,  dans  un  père  de 
l'Eglise,  ce  qui,  dans  un  petit  abbé,  n'avait  semblé  qu'im- 
pertinent. Gomme  ses  amis  le  complimentaient  de  ce 
succès  :  Leur  en  ai^je  donné  du  saint  Jean  Chrysostôme  ! 
disait-il  après  le  sermon. 

Nous  avons  dit  qu'il  n'était  ni  rancuneux  ni  vindicatif. 
Le  fait  suivant  le  prouve.  Quand  Lebrun,  soi-disant Pm- 
dare,  qui  l'avait  accablé  d'épigrammes ,  mourut ,  le  secré- 
taire de  la  classe  de  l'Institut  à  laquelle  appartenait  le 
défunt ,  annonçant  cette  nouvelle ,  demanda  quels  aca- 
démiciens voudraient  faire  partie  de  la  députation  qui 
suivrait  le  corps.  Comme  personne  ne  répondait  :  Notre 
confrère  se  rendra  donc  seul  à  sa  dernière  demeure ,  car 
je  n  ai  pas  le  temps  de  Vy  smifre,  poursuivit  sèchement 
M.  Suard.  —  Seul  !  il  y  aurait  scandale,  reprit  vivement 
Maury;  dussé^je  m^y  trouver  seul,  j^irai,  quoiqu'il  ait 
fait  bien  des  épigrammes  contre  moi.  —  Et  moi,  malgré 
cela  aussi,  dit  M.  Andrieux. —  Et  moi  aussi ,  précisé' 
ment  à  cause  de  cela,  dit  un  autre  offensé,  qui  alors  était 
immortel  aussi. 

Des  qualités  exigibles  en  bonne  société ,  celle  qui  lui 
manquait  le  plus  est  le  sentiment  des  convenances.  A 
l'académie  même  il  ne  laissait  pas  échapper  l'occasion 
de  placer  un  mot  gaillard  ou  une  anecdote  scandaleuse. 


CONTEMPORAINS.  433 

Un  jour  que,  travaillant  au  Dictionnaire ,  la  classe  cher- 
chait un  exemple  en  vers ,  de  l'emploi  du  mot  autres , 
exemple  qui  devait  être  cité  dans  l'article ,  il  proposa 
ces  vers  de  Collé  : 

Pourquoi  se  marier 
Quand  les  femmes  des  antres 

Ne  se  font  pas  prier 
Pour  devenir  les  nôtres? 

«  Je  suis  d'avis  d'employer  la  citation ,  si  Ton  met  dans 
le  Dictionnaire  qu'elle  a  été  fournie  par  M.  le  cardinal ,  » 
dit  un  des  assistants. 

La  maladie  dont  il  mourut  avait  tellement  décomposé 
ses  traits ,  que ,  pour  l'exposer  sur  le  lit  de  parade , 
comme  l'usage  l'exige,  on  fiit  obligé  de  lui  couvrir  le  vi- 
sage d'un  masque.  Cela  donna  lieu  au  distique  suivant , 
qui  fut  affiché  sur  la  statue  de  Pasquih  : 

Qui  giace  Maury,  Gallo  porporato , 
Che,  vivo  o  morto ,  fk  sempre  mascherato. 

«  Ci-gît  Maury,  Français  empourpré,  qui,  vivant  ou 
mort ,  porta  toujours  le  masque.  » 

Cette  épigramme,  dont  une  traduction  rend  peu  la 
finesse,  est  plus  maligne  que  juste.  Personne  ne  se  mas- 
quait moins  que  le  cardinal,  qui  peut-être  ne  se  mas- 
quait pas  assez.  Ce  distique  a  donné  l'idée  de  l'épitaphe 

suivante ,  que  nous  transcrivons  parcequ'elle  nous  paraît 
1.  28 


434  SUR  QUELQUES 

offrir  un  portrait  assez  exact  du  personnage  poui 
elle  est  faite  : 

Gi>git  un  pauvre  cardinal, 

niiistré  par  plus  d'one  firasque, 

Enrichi  par  mainte  bourrasque , 

Et  d'un  esprit  fort  inégal  : 

Parlant  tantôt  bien,  tantôt  mal. 

Bénin  tour  à  tour  et  brutal, 

Tour  à  tour  vigoureux  et  flasque  y 

Et  dès  le  milieu  d*nn  régal, 

Sous  le  bonnet  ëpiscopal, 

Plos  gai  qn*nn  dragon  sous  son  casque  ; 

Rival  du  héros  Bei|[amasque, 

n  prit,  dans  son  humeur  fantasque, 

Arlequin  pour  original; 

Allant  même  an  séjour  £ital 

Comme  il  àDait  jadis  an  bal, 

U  s'est  bàx  enterrer  on  masque. 

Son  histoire  est  on  camavaL 


CONTEMPORAINS.  455 


JOSÉPHINE, 


XMPÉRAT&ICB    DBS    FRANÇAIS    ET    RBIVX    D*ITALIE. 


[1  est  peu  de  destinées  aussi  diverses  que  celle  de 
te  princesse.  La  somme  de  son  bonheur  semble  Tem- 
tter  toutefois  sur  celle  de  ses  adversités.  La  fortune 
caressée  jusque  dans  ses  rigueurs,  et,  pour  faveur 
Tiière ,  elle  lui  accorda  celle  de  mourir  à  propos. 
Joséphine-Rose  Tascher  de  La  Pagerie  naquit  à  la 
rtinique  le  24  juin  1 768.  Le  rang  qu*y  tenaient  ses 
ents  lui  assignait  une  place  honorable  dans  la  société  : 
i  bonne  négresse  lui  annonça  que  cette  place  serait 
iremière  de  toutes.  «Vous  monterez  sur  un  trône ,  lui 
-elle ,  mais  vous  n  y  mourrez  pas.  »  Disons  tout  :  à  en 
ire  la  prophétesse ,  du  comble  de  la  gloire ,  Joséphine 
^ait  tomber  dans  l'extrême  misère ,  et  c*est  sur  le  lit 
Job  qu'elle  devait  terminer  sa  vie. 
Joséphine ,  dont  la  main  avait  été  promise  au  marquis 
Beauhamais,  fils  d'un  gouverneur-général  des  An- 
es ,  fiit  amenée  fort  jeune  en  France  pour  y  contracter 
mariage.  Elle  n'épousa  pas  même  alors  un  homme 
[inaire  :  les  talents  les  plus  aimables  étaient  associés , 
is  son  premier  mari,  aux  plus  solides  qualités.  Avant 

:re  un  des  hommes  les  plus  distingués  de  notre  pre- 

9.8. 


\ 


436  SUR  QUELQUES 

mière  législature,  Alexandre  de  Beauharnais  avait  été 
un  des  hommes  les  plus  brillants  de  la  cour  de  Marie- 
Antoinette. 

Joséphine  aussi  se  fit  remarquer  à  cette  cour  par  le 
charme  de  sa  physionomie,  par  l'élégance  de  sa  taille, 
par  Taisance  de  ses  manières ,  et  surtout  par  cette  grâce 
particulière  qui  se  retrouvait  dans  toutes  ses  actions, 
comme  dans  toute  sa  personne. 

Elle  eut  deux  enfants  de  son  premier  mariage  :  Eugène, 
vice-roi  d'Italie,  et  Hortense,  reine  de  Hollande. 

Rappelée  à  la  Martinique  par  sa  tendresse  pour  une 
mère  déjà  vieille,  Joséphine  y  retourna  en  1787,  et  y 
séjourna  jusqu'au  moment  où  les  troubles  qui  agitèrent 
tout-à-coup  les  colonies  la  forcèrent  de  repasser  en  Eu- 
rope ,  sans  même  lui  laisser  le  temps  d*embrasser  sa 
mère,  qu  elle  ne  devait  plus  revoir.  Elle  venait  chercher 
la  paix  en  France  ;  elle  y  trouva  des  troubles  non  moins 
affreux  que  ceux  qu'elle  fuyait.  La  révolution ,  qui  devait 
raffermir  la  monarchie ,  ne  tint  pas  d'abord  sa  promesse. 
Les  démagogues  l'ayant  emporté  sur  les  constituants, 
le  trône  fut  renversé,  et  avec  lui  tous  les  partis  qui 
avaient  voulu  le  soutenir.  Quiconque  ne  s'était  pas  mon- 
tré ennemi  de  la  monarchie  fut  réputé  ennemi  des  peu- 
ples, et  frappé  de  proscription. 

Alexandre  de  Beauharnais,  qui,  de  la  tribune,  s'était 
élancé  aux  armées  pour  y  servir  encore  la  cause  de  la 
liberté,  fut  traîné  à  l'échafaud.  Joséphine  eût  partagé 
son  sort,  si  l'état  de  maladie  où  l'avait  jetée  le  danger  | 


I 


CONTEMPORAINS.  437 

de  son  mari  eût  permis  de  la  transporter*  On  lui  laissa 
le  temps  de  se  rétablir,  non  par  pitié,  mais  par  cruauté, 
mais  pour  pouvoir  la  tuer  tout  entière.  Les  bourreaux 
qui  régnaient  alors  ne  vous  jugeaient  digne  de  mort 
qu  autant  que  vous  étiez  en  pleine  possession  de  la 
yie. 

Oubliée  en  prison ,  Joséphine  en  sortit  après  la  mort 
de  Robespierre ,  par  les  soins  de  Thomme  qui  avait  pro- 
voqué la  chute  de  ce  tyran  ;  par  les  soins  de  Tallien , 
aux  besoins  duquel  sa  reconnaissance  et  celle  de  sa  fa- 
mille ont  pourvu  jusqu'au  dernier  jour.  Sans  eux  il  se- 
rait peut-être  mort  de  misère  au  milieu  d'une  généra- 
tion qu'il  avait  sauvée. 

Joséphine ,  à  qui  Barras  avait  fait  restituer  une  partie 
des  biens  de  son  mari,  fréquentait  le  salon  de  ce  direc- 
teur; c'est  là  que  se  forma  sa  liaison  avec  le  général 
Bonaparte ,  qui ,  après  la  journée   du  i3  vendémiaire 
an  4  (  5  octobre  1795),  avait  été  nommé  commandant 
de  Paris.  Une  circonstance  touchante  avait  préparé  cette 
liaison.  L'épée  d'Alexandre  de  Beauharnais  avait  été  en- 
levée à  sa  famille,  dans  le  désarmement  provoqué  par 
les  derniers  troubles  ;  un  enfant  vint  la  réclamer  ;  il  le 
fit  avec  tant  de  sensibilité  et  tant  d'énergie ,  que  le  gé- 
néral ,  en  la  lui  rendant ,  ne  put  s'empêcher  de  lui  accor- 
der son  affection;  elle  s'étendit  bientôt  à  la  mère  de  cet 
enfant,  qui,  le  lendemain,  vint  remercier  l'auteur  de 
cette  restitution,  et  à  qui  la  reconnaissance  prêtait  un 
charme  de  plus.  Quelques  mois  après,  Joséphine  échan- 


438  SUR  QUELQUES 

gea  le  nom  de  Beaubariiais  contre  celui  de  Bonaparte, 
et  Eugène  retrouva  un  père. 

  peine  Joséphine  était-elle  mariée  ;  son  nouvel  époui, 
devenu  général  en  chef  de  Tarmée  d'Italie,  courut  exécu* 
ter  au-delà  des  montsJe  vaste  plan  qu'il  avait  coflamuiû- 
que  au  gouvernement  depuis  plus  d'un  an;  plan  qui, à 
travers  l'Italie  conquise,  devait  le  conduire  aux  portes 
de  Vienne  pour  y  signer  la  paix. 

Dès  que  le  général  Bonaparte  se  crut  assuré  de  la 
possession  de  Alilan,  dès  qu'il  put  y  disposer  d'un  palais, 
il  y  appela  son  épouse.  Dépouillant  sa  rudesse  et  son  aus- 
térité ,  le  quartier  -  général  de  l'armée  républicaine  de- 
vint aussitôt  une  des  cours  les  plus  gracieuses  et  les  pins 
poUes.  Joséphine  aimait  les  arts  avec  une  passion  égale  à 
celle  que  son  mari  avait  pour  les  sciences.  Les  Appiani, 
les  Ganova ,  trouvèrent  en  elle  une  bienveillance  pareille 
à  celle  que  le  conquérant  de  l'Italie  se  plaisait  à  témoigner 
à  l'astronome  Oriani  et  au  professeur  Gésarotti. 

Pendant  le  séjour  de  Bonaparte  en  Egypte,  Joséphine 
habita  la  Malmaison  :  château  modeste,  bientôt  après 
la  capitale  du  monde. 

La  révolution  du  i3  brumaire,  qui,  en  l'an  8,  substi- 
tua le  consulat  au  gouvernement  directorial,  et  porta 
Napoléon  au  rang  où  l'appelait  son  génie,  mit  Joséphine 
k  la  place  ({ui  convenait  le  mieux  à  ses  qualités,  à  ses 
défauts  mêmes.  Son  infatigable  bonté  trouva  dès  lorsToc- 
casion  de  s'exercer  à  chaque  moment  ;  et  ses  innnenses 
revenus  satisfirent  presque  au  penchant  qu'elle  avait  à 


CONTEMPORAINS.  489 

donner,  au  besoin  qu'elle  ayait  même  d'offrir  ses  bien- 
faits aux  malheureux  qui  n'osaient  pas  les  demander. 
Quantité  de  nobles  ruinés  reçurent  des  preuves  de  son 
active  bienveillance  ^  qui  n'oublia  pas  non  plus  ses  com- 
patriotes ;  ses  libéralités  pourvurent  à  la  subsistance  de 
nombre  de  colons  ;  la  nourrice  du  dauphin  fut  inscrite 
sur  la  liste  de  ses  pensionnaires. 

Sous  des  rapports  plus  importants  encore,  c'est  pour 
le  bonheur  de  plus  d'une  famille  que  le  ciel  avait  placé 
Joséphine  auprès  du  chef  de  l'état,  dans  ces  temps  où 
l'agitation  révolutionnaire  n'était  pas  tout-à-fait  calmée , 
où  de  rigoureuses  mesures  de  répression  étaient  souvent 
provoquées  par  d'audacieuses  tentatives.  L'indulgence 
était  assise  auprès  de  la  force,  la  pitié  auprès  de  la  co- 
lère. Combien  de  pères,  combien  d'enfants  n'ont^ils  pas 
dû  à  l'active  sollicitude  de  Joséphine  le  retour  des  pa- 
rents qu'ils  pleuraient,  et  la  restitution  d'une  fortune 
dont  elle  força  le  fisc  à  se  dessaisir  !  Combien  de  pros- 
crits lui  durent  la  vie!  Elle  arracha  à  la  mort  MM.  de 
Polignac,  M.  de  Rivière,  et  la  majeure  partie  des  indivi- 
dus compromis  dans  la  conspiration  de  George;  elle  lui 
aurait  arraché  le  dernier  rejeton  des  Gondé,  si  l'atroce 
combinaison  dont  ce  malheureux  prince  fut  victime  n'eût 
pas  su  dérober  à  Joséphine  la  possibilité  de  demander  sa 
grâce ,  et  à  Napoléon  celle  de  l'accorder. 

Le  2  décembre  i8o4  s'accomplit ,  dans  son  sens  le  plus 
Httéral,  la  moitié  de  la  prophétie  de  la  sibylle  noire  :  Jo- 
séphine fut  couronnée ,  par  Napoléon ,  impératrice  à  Paris, 


44o  SUR  QUELQUES 

et  peu  après  reine  à  Milan.  Ses  bien&its  depuis  se  multi- 
plièrent en  raison  de  raccroissenient  de  ses  moyens     : 
jamais  les  artistes  n'ont  été  plus  généreusement  encoxi- 
ragés;  jamais  les  malheureux  n*ont  été  plus  activement 
secourus.  La  puissance  de  Timpératrice  fut  utile  aussi 
aux  sciences  naturelles,  qui  ne  lui  étaient  pas  toutes 
étrangères  :  pendant  que  ses  galeries  et  ses  salons  s'em- 
bellissaient des  chefs-d'œuvre  de  toutes  les  écoles  et  de 
tous  les  âges,  ses  jardins  et  sa  ménagerie  se  remplis- 
saient des  productions  de  tous  les  climats. 

Elle  accrut  son  bonheur  en  y  associant  toute  sa  fa- 
mille. Adopté  par  Napoléon ,  Eugène ,  sous  le  nom  de 
vice-roi ,  régna  en  Italie;  Hortense  fut  reine  de  Hollande; 
ses  nièces  épousèrent,  Tune  l'héritier  du -grand-duc  de 
Bade,  l'autre  l'aîné  des  princes  d'Aremberg. 

Aimée  de  son  époux,  protégée  par  Taifection  publi- 
que, le  bonheur  de  Joséphine  semblait  aussi  inébran- 
lable que  la  puissance  de  Napoléon  :  il  s'écroula  pourtant 
avant  elle. 

L'impératrice  n'avait  pas  domié  d'héritiers  au  chef  de 
la  nouvelle  dynastie,  et  l'intérêt  de  cette  dynastie  en  de- 
mandait. L'empereur  se  résolut  à  former  de  nouveaux 
liens.  Avant  cela,  il  fallait  en  briser  d'anciens.  Tout  fut 
marqué  du  sceau  de  la  magnanimité  dans  cet  acte  éga- 
lement pénible  pour  les  deux  époux  :  Joséphine  sacriBa , 
en  pleurant,  son  bonheur  à  l'intérêt  poUtique  auquel 
Napoléon  sacrifiait  le  sien,  non  moins  douloureusement, 
et  non  pa§  peut-être  sans  pleurer. 


CONTEMPORAINS.  44i 

Joséphine  y  après  son  divorce,  conservant  toujours  le 
^itre  d'impératrice,  habita  d'abord  le  château  de  Navarre, 
puis  elle  revint  occuper  cette  Malmaison  que  l'empereur 
lui  avait  donnée  en  toute  propriété.  Elle  chercha  et 
trouva  là ,  dans  le  libre  exercice  de  ses  goûts ,  si  ce  n'est 
loubli,  du  moins  l'adoucissement  de  ses  chagrins,  au 
milieu  d'une  cour  dont  ses  amis  n'étaient  plus  exclus. 

Dépossédée  de  sa  part  dans  les  prospérités  de  Napo- 
léon, elle  conservait  toutefois  sa  part  entière  dans  ses 
infortunes;  elle  en  fit  la  triste  expérience  en  i8i4«  Alors 
s'accompUt  la  seconde  partie  de  la  prophétie,  non  en 
totalité  pourtant.  Mais  qui  sait  ce  qui  serait  résulté  pour 
Joséphine  de  l'abdication  de  Napoléon!  Les  cabinets, 
qui,  dans  l'impératrice  régnante,  n'avaient  pas  épargné 
la  fille  des  césars,  auraient-ils  traité  avec  plus  de  ména- 
gements, dans  la  fille  de  madame  de  La  Pagerie,  l'impé- 
ratrice qui  ne  régnait  plus  ? 

Son  sort  était  encore  indécis,  quoiqu'elle  fût  traitée 
avec  des  égards  marqués  par  le  roi  de  Prusse  et  l'empe- 
reur de  Russie ,  quand  une  maladie ,  aussi  rapide  qu  im- 
prévue, vint  mettre  un  terme  à  ses  inquiétudes,  et  peut- 
être  à  l'embarras  (Je  ces  princes. 

Joséphine  était  retenue  au  lit  par  une  maladie  de  peau 
assez  légère,  quand  le  roi  de  Prusse  lui  fit  demander 
la  permission  de  voir  ses  jardins.  Empressée  d'en  faire 
les  honneurs ,  elle  se  leva  pour  lui  servir  elle-même  de 
guide.  Le  froid  l'ayant  saisie,  l'éruption  rentra,  et  donna 
lieu  à  un  mal  de  gorge  dont  on  ne  reconnut  la  mali- 


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CONTEMPORAINS.  445 


M.  SUARD. 

Qnoiqfi'il  soit  mort,  je  croirais  maîiquer  à  la  politesse 
en  ne  lui  donnant  pas  le  titre  de  monsieur.  Je  n  ai  pas 
^ouyé,  il  est  vrai,  le  même  scrupule  en  parlant  de 
Ducis,  k  qui  je  n'ai  pas  eu  pourtant  l'intention  de  man- 
quer de  respect;  mais  il  y  a  des  gens  qui  ne  nous  donnent 
amais  le  droit  de  les  nommer  sans  qualifications. 

M.  Suard  donc  est  né  à  Besançon  en  1732.  Son  père, 
ecrétaire  de  l'université  de  cette  ville,  lui  donna  une 
ducation  soignée  sous  tous  les  rapports.  Le  jeune  Suard 
in  profita,  et  ne  se  distingua  pas  moins  à  la  salle  d'armes 
[u'au  collège.  Son  habileté  dans  l'escrime,  cause  de  ses 
iremiers  malheurs,  devint  celle  de  sa  fortune.  Après 
.'être  tiré  avec  honneur,  et  avec  bonheur,  d'ime  afiEaire 
[ui  lui  était  personnelle,  forcé  de  servir  de  témoin  dans 
m  de  ces  duels  que  la  mort  d  un  des  combattants  doit 
erminer ,  il  se  trouva  compromis  par  la  victoire  de  son 
imi.  Le  vaincu  était  neveu  de  M.  d'Argenson ,  ministre 
le  la  guerre:  le  témoin  fut  enveloppé  dans  le  ressentiment 
[ne  voua  son  excellence  au  roturier  qui  avait  osé  se  ven- 
[er  de  l'insolence  d'un  noble. 

Le  jeune  Suard ,  averti  du  danger  qui  le  menaçait ,  se 
acha  chez  un  ami  de  sa  famille  ;  mais ,  trahi  par  cet  ami 
néme,  il  fut  arrêté,  jeté  dans  un  cachot,  et  condamné, 


444  SUR  QUELQUES 

par  arrêt  du  parlement  de  Fi^anche-Gomté,  à  un  an  de 
détention,  non  pour  s*être  servi  de  l'épée,  mais  pour 
avoir  osé  porter  Tépée.  Après  ce  jugement ,  qui  ne  sa- 
tisfit pas  encore  le  ministre ,  enlevé  par  son  ordre ,  il  fiit 
conduit  au  fort  Sainte-Marguerite. 

Les  lectures  auxquelles  M.  Suard  eut  recours  pour 
échapper  à  Tennui  de  sa  prison,  et  les  réflexions  pro- 
voquées par  rinjuste  persécution  dont  il  était  l'objet,  ne 
contribuèrent  pas  peu  à  développer  son  esprit  et  à  le 
pousser  dans  la  carrière  qui  lui  fut  si  profitable. 

Au  bout  de  treize  mois,  rendu  à  la  liberté,  non  par 
un  effet  de  justice ,  mais  par  suite  de  la  disgrâce  de  son 
persécuteur,  M.  Suard  revit  sa  ville  natale.  Après  y  avoir 
passé  le  temps  suffisant  pour  jouir  de  son  triomphe,  il 
partit  pour  Paris,  où  il  arriva  en  lySo. 

Adonné  particulièrement  à  la  culture  de  la  langue 
anglaise,  il  coopéra  d'abord  à  la  rédaction  d'un  journal 
anglais,  qui  s'imprimait  à  Paris;  travail  assez  lucratif 
pour  suffire  à  ses  besoins.  Cependant  il  s'occupait  aussi 
de  compositions  littéraires  et  philosophiques,  et  fut  cou- 
ronné, par  une  académie  de  province,  pour  un  éloge 
de  Montesquieu. 

Admis  dans  la  société  de  ce  grand  homme ,  M.  Suard 
s'était  lié  avec  Helvétius  et  Raynal.  Ce  dernier  le  pré- 
senta à  madame  GeofTrin ,  femme  qui ,  sans  avoir  beau- 
coup d'esprit,  réunissait  dans  son  salon  tous  les  gens 
d'esprit;  femme  de  bon  sens,  qui  en  avait  pour  tous  les 
gens  d'esprit.  C'était  leur  providence.  C'est  chez  elle  que 


CONTEMPORAINS.  445 

M.  Suard  se  trouva  en  relation  avec  les  philosophes  les 
plus  accrédités  du  siècle ,  et  avec  quelques  grands  sei- 
gneurs ,  qui  se  targuaient  d'apprécier  la  philosophie.  Dès 
lors  il  eut  pour  appui  les  gens  qui  font  la  loi  à  la  société , 
et  les  gens  qui  lui  donnent  le  ton. 

En  1754,  il  adressa  à  Fréron,  sous  le  nom  de  Tabbé 
Desfontaines,  un  pamphlet  intitulé  :  Lettre  écrite  de  Vau- 
tre monde.  Le  succès  de  ce  petit  écrit  lui  ayant  révélé 
qu'on  pouvait  cultiver  utilement  les  lettres,  sans  même 
y  trouver  la  gloire,  il  s'y  livra  surtout  dans  ce  but.  Il 
n'avait  guère  publié  que  des  traductions,  des  compila- 
tions et  des  articles  de  journaux ,  quand  parut  Y  Histoire 
de  CharleS'Quint y  par  Robertson. 

M.  Suard ,  à  qui  Robertson  avait  communiqué  les 
feuilles  de  son  texte  à  mesure  qu'elles  s'imprimaient, 
en  fit  paraître  la  traduction  à  Paris ,  le  jour  même  où 
l'original  parut  à  Londres.  Le  succès  de  ce  livre  ne  fut 
pas  moins  grand  en  France  qu'en  Angleterre,  et  le  tra- 
ducteur partagea  la  gloire  de  l'auteur,  quoiqu'il  ne  pi\t 
rien  revendiquer  dans  la  propriété  du  fonds  qu'il  avait 
si  habilement  exploité.  Les  partisans  qu'il  s'était  faits  le 
mirent  presque  au  niveau  de  l'écrivain ,  qui  avait  pensé 
pour  lui. 

En  1772,  deux  places  étant  venues  à  vaquer  à  l'aca- 
démie française  ,  l'une  fut  donnée  au  traducteur  de 
Virgile ,  et  l'autre  au  traducteur  de  Robertson.  La  nomi- 
nation de  l'abbé  Delille  ne  surprit  personne  ;  l'extrême 
jeunesse  de  ce  poète,  à  qui  notre  littérature  était  déjà 


446  SUR  QUELQUES 

redevable  de  la  traduction  des  Georgiques  y  faisait  as&c» 
ressortir   ses   titres,  pour  que  La  Harpe  ,  Lemierre, 
Çolardeau ,    ne   s^offensassent   pas    de    la    préférence 
qu*il  obtenait  sut  eux  :  elle  s'expliquait  par  un  chef- 
dœuvre.  Mais  celle  qu'obtenait  M.  Suard  était-elle  jus- 
tifiée ? 

L'académie,  par  ce  choix,  ne  se  compromit  pas  moins 
vis-à-vis  de  lautorité  que  vis-à-vis  du  public.  Louis  XV 
refusa  d'approuver  cette  double  élection  ;  et  Delille  se 
vit  injustement  atteint  de  la  juste  réprobation  dont  on 
frappait  son  collègue. 

Le  propre  de  la  cour  est  souvent  d'imprimer  le  carac- 
tèi'e  de  l'injustice  aux  mesures  les  moins  injustes  ;  elle 
n'y  dérogea  pas  en  cette  occasion;  et  la  voix  publique 
finit  par  réclamer  en  faveur  de  M.  Suard,  quand  ou  sut 
que  ce  n'était  pas  pour  n'avoir  point  assez  fait ,  mais 
pour  avoir  trop  fait,  qu'il  était  repoussé,  et  qu'on  pu- 
nissait en  lui  u|i  des  plus  actifs  collaborateurs  de  Y  En- 
cyclopédie, à  laquelle  il  n'avait  pas  travaillé. 

Le  temps  arrangea  tout.  Deux  académiciens ,  La  Cod- 
damine  et  l'abbé  Delaville,  moiu'urent.  Les  deux  exclus 
fiirent  nommés  de  nouveau ,  et  Louis  XYI  donna  à  cette 
élection  l'agrément  qui  avait  été  refiisé  par  son  prédé- 
cesseur. 

M.  Suard  succédait  à  l'abbé  Delaville.  Obligé,  par  les 
statuts  académiques,  de  faire  l'éloge  de  son  prédéces- 
seur, il  ne  sut  trop  qu'en  dire.  Gresset,  assujetti ,  comme 
directeur,  à  la  même  obligation  vis-à-vis  du  récipiendaire, 


CONTEMPORAINS.  447 

fut  à  peu  près  dans  la  même  peiplexité  :  cela  n*amusa 
pas  peu  le  public. 

Ju^te  punition  de  la  paitialité,  qui  préside  trop  souvent 
aux  choix  de  lacadémie.  Les  immortels  ne  songent  pas 
toujours,  en  faisant  une  nomination,  qu'ils  en  sont  res- 
ponsables en  séance  publique.  Le  jour  de  la  réception 
arrive^  grands  efforts  pour  justifier  un  choix  dont  les 
électeurs  et  Télu  sont  également  embarrassés.  L'audi* 
toire  se  change  en  tribunal,  la  réception  en  exposition, 
et  le  triomphe  en  supplice. 

C'est  sous  ce  rapport -là  seulement  que  je  regarde 
conune  utile,  conune  très  utile,  le  rétablissement  des  ré- 
ceptions solennelles  ;  cérémonies  plaisamment  ennuyeu- 
ses, que  l'Institut  a  fini  par  remettre  en  usage,  siu*  la 
propositipn  jde  l'homme  même  qui  en  avait  fsdt  une  sî 
triste  (épreuve,  sur  la  proposition  de  M.  Suard. 

Gresset  se  tira  d'affaire,  en  donnant  quelques  éloges 
aux  traductions,  aux  compilations  auxquelles  M.  Suai'd 
avait  mis  son  nom  ;  à  un  recueil  intitulé  f^ariétés  Utté- 
rairefiy  et  surtout  à  la  traduction  de  Y  Histoire  de  CharteS" 
Quint,  Ces  travaux,  à  la  vérité,  ne  sont  pas  sans  mérite; 
mais  ils  n'appartiennent  pas  tout  entiers  à  M.  Suard. 
L'abl^é  Arnaud  avait  contribué  pour  une  grande  part  à 
la  confection  des  Variétés  littéraires,  et  le  jésuite  Royer, 
ainsifque  le  traducteur  Le  Tourneur,  pour  une  grande 
part  aussi,  à  la  traduction  de  Y  Histoire  de  Charles^ 
Quint,  On  disait,  il  est  vrai,  que  l'introduction  qui  est 
en  tête  de  cette  histoire  appartenait  toute  à  M.  Suard. 


448  SUR  QUELQUES 

Mais  cette  assertion  est  démentie  par  M.  Suard  Im-même..^ 

Fût-elle  fondée ,  ce  résumé  lui  donnait-ii  droit  de  pren^ 

dre  place  entre  Voltaire  et  Buffon,  et  de  passer  ayantr^ 
Diderot  et  Raynal? 

Le  discours  de  M.  Suard  produisit  peu  d'e£Fet  sur  Tas-  - 
semblée  ;  il  lui  concilia  néanmoins  le  suffrage  du  parti  do-  — 
minant  dans  la  société,  le  suffrage  des  amis  de  la  philo- 
sophie. Il  eut  l'art  de  la  justifier  des  imputations  dont 
on  la  chargeait,  et  celui  de  ne  pas  blesser  le  parti  qui  la 
calomniait.  Voltaire ,  à  qui  les  éloges  n'y  avaient  pas  été 
épargnés,  en  complimenta  l'auteur  dans  une  lettre  pleine 
de  grâce  et  desprit,  dont  on  eut  soin  de  répandre  de 
nombreuses  copies. 

L'admission  de  M.  Suard  à  l'académie  lui  donna,  quoi 
qu'il  en  soit ,  une  consistance  qu'il  n'avait  pas  eue  jus- 
qu'alors :  il  en  profita  avec  habileté.  Littérateur  avec  les 
gens  du  monde,  homme  du  monde  avec  les  littérateurs, 
il  exerçait  une  double  influence,  qui  ne  fut  pas  inutile 
à  ses  intérêts  de  fortune. 

Soit  par  goût ,  soit  par  spéculation ,  soit  par  impuis- 
sance de  faire  toute  autre  chose,  continuant  à  se  livrer 
au  genre  de  travail  qui  l'avait  conduit  à  l'académie,  indé- 
pendamment de  quelques  traductions  nouvelles,  il  na 
publié,  pendant  ses  quarante-cinq  années  d'immortalité, 
que  des  éditions  nouvelles  de  La  Rochefoucauld,  de  La 
Bruyère  et  de  Vauvenargues ,  précédées  de  notices  sur 
ces  moralistes,  et  encore  s'associait-il,  pour  ce  travail, 
tantôt  à  l'un,  tantôt  à  l'autre. 


CONTEMPORAINS.  449 

Je  crois  pourtant  que  la  f^ie  du  Tasse  ^  qui  se  trouve 
en  tête  de  la  traduction  de  la  Jérusalem  délivrée^  de 
M.  Le  Brun,  duc  de  Plaisance,  appartient  tout  entière 
à  M.  Suard. 

C'est  un  grand  moyen  de  se  donner  de  l'importance 
en  littérature,  que  de  s'emparer  de  la  direction  d'un 
journal  :  M.  Suard  ne  le  négligea  pas.  Arbitre  de  là  ré- 
putation d'autrui  et  tuteur  de  la  sienne,  grâce  à  cette 
utile  spéculation ,  il  eut  tous  les  jours  l'occasion  d'appe- 
ler sur  lui  l'attention  publique. 

Les  sujets  de  discussions  ne  lui  manquaient  pas  à  cette 
époque ,  où  Ton  appliquait  à  tant  de  questions  oiseuses 
ce  besoin  de  discuter,  qui  depuis  a  été  réclamé  par  tant 
de  questions  si  graves.  Il  les  saisissait  au  reste  avec  beau- 
coup d'adresse,  donnant  sur  tout  des  principes  de  goût; 
et,  s'il  produisait  peu,  jugeant  sans  cesse  les  productions 
d'autrui ,  il  exerçait  par  ce  moyen ,  dans  les  lettres ,  une 
espèce  de  dictature. 

Il  eut ,  dans  ce  travail  encore ,  pour  auxiliaire  l'abbé 
Arnaud,  avec  lequel  il  rédigea  le  Journal  Etranger  et 
la  Gazette  littéraire  de  V Europe. 

Enthousiaste  des  arts ,  et  surtout  de  la  musique ,  cet 
abbé,  qui  s'était  passionné  pour  Gluck,  avait  pris  vive- 
ment parti  pour  le  système  de  ce  grand  compositeur, 
contre  le  système  de  Piccini,  que  La  Harpe  et  Marmon- 
tel  défendaient,  envers  et  contre  tous,  avec  beaucoup 
de  vivacité  aussi.  M.  Suard  ne  resta  pas  neutre  dans 
cette  guerre,  mais  il  la  fit  avec  plus  de  succès  que  son 
1.  29 


45o  SUR  QUELQUES 

as50cié  et  que  ses  antagonistes,  parcequ'il  la  fit  ayec 
plus  de  modération. 

Les  Lettres  qu'il  publia  sous  le  nom  de  Y  anonyme  de 
Vaugirard  sont  sans  contredit  Técrit  le  plus  remarqua- 
ble auquel  ait  donné  lieu  cette  étrange  querelle  où 
Marmontel  et  Tabbé  Arnaud  se  montrèrent  un  peu  pro- 
digues d'injures.  Ces  Lettres,  imprimées  d'abord  dans 
le  Journal  de  Paris  y  ont  été  recueillies  depuis  en  un  vo- 
lume. Il  est  singulier  que  M.  Suard  ne  les  ait  pas  fait 
entrer  dans  ses  Mélanges  littéraires  ^  où  il  a  inséré  une 
lettre  que  Gluck  lui  adressa,  et  la  réponse  qu'il  y  fit. 
Le  moyen  le  plus  sûr  de  conserrer  cette  correspondance, 
qui,  tout  ingénieuse  qu'elle  soit,  perd  en  intérêt  à  me- 
sure que  s'éloigne  la  circonstance  qui  l'a  provoquée, 
c'était  de  la  faire  entrer  dans  une  compilation.  Quand 
on  n'est  pas  assez  riche  pour  courir  la  poste  dans  une 
voiture  qui  vous  soit  propre ,  on  prend  une  place  dans 
la  voiture  publique. 

Les  Lettres  de  Y  Anonyme  de  Vaug^rard  contiennent 
des  opinions  très  justes ,  des  discussions  très  fines  :  elles 
sont  d'un  homme  d'esprit  et  de  goût  ;  l'ironie  y  est  ma- 
niée avec  autant  de  décence  que  de  malice  :  c'est  un 
modèle  dans  le  genre  polémique;  c'est  sans  contredit 
ce  que  M.  Suard  a  fait  de  mieux,  et  ce  qui  fait  le  mieux 
connaître  les  aptitudes  de  son  esprit.  Mais  ces  Lettres 
sont  moins  connues  aujourd'hui  que  les  épigrammes 
dont  sentre-gratifièrent  Marmontel  et  l'abbé  Arnaud; 
épigrammes  injurieuses,  mais  qui,  par  im  avantage  atta- 


CONTEMPORAINS.  45i 

ché  aux  vers,  survivront  aux  intérêts  qui  les  ont  pro- 
duites ;  avantage  qui  décide  tant  de  gens  à  rimer  leurs 
sottises. 

Qu'on  ajoute  cette  correspondance  aux  ouvrages  déjà 
cités,  et  Ton  aura  à  peu  près  le  produit  des  soixante 
années  que  M.  Suard  a  consacrées  à  la  culture  des  let- 
ti'es.  Presque  aussi  précoce  que  Voltaire ,  il  a  vécu  aussi 
long-temps  :  comparez. 

Parmi  ses  productions  académiques ,  dont  les  plus  dis- 
tinguées ne  sont  pas  ses  rapports  à  la  seconde  classe 
de  l'Institut,  on  doit  citer  le  discours  qu'il  prononça, 
en  qualité  de  directeur  de  l'académie  française ,  à  la  ré- 
ception du  marquis  de  Montesquiou.  Ce  discours,  où  il 
s'applique  à  justifier  la  préférence  donnée ,  par  un  corps 
littéraire,  à  un  homme  de  cour  sur  des  gens  de  lettres, 
est  incomparablement  supérieur  à  celui  qu'il  avait  pro- 
noncé à  sa  propre  réception.  On  y  trouve  plusieurs 
observations,  également  remarquables  par  la  finesse  de 
la  pensée  et  par  celle  de  l'expression.  On  y  trouve,  en-^ 
tre  autres,  ce  passage,  qui,  s'il  en  était  besoin,  justi- 
fierait l'opinion  que  nous  avons  émise  sur  l'insuffisance 
des  titres  académiques  de  M.  Suard.  «Je  sens,  dit-il, 
«que  j'ai  parlé  trop  long-temps  de  l'art  de  la  parole 
«devant  nos  maîtres,  et  du  ton  du  monde  dans  une 
«assemblée  qui  en  offre  tant  de  modèles.  Les  règles 
«  n'ont  d'autorité  que  dans  la  bouche  de  ceux  qui  peu- 
«  vent  fournir  des  exemples.  C'était  à  un  de  ces  écrivains 
«  qui  ont  étendu,  par  leurs  oui^rages,  la  ghire  de  Vacade- 


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CONTEMPORAINS.  455 

Beaumarchais  n  est  donc  pas  le  seul  qui  ait  eu  à  se 
plaindre  de  M.  Suard. 

Au  reste  y  à  l'occasion  du  Mariage  de  Figaro ,  Beau- 
marchais eut  des  reproches  plus  graves  à  faire  à  ce  lit- 
térateur, qui  9  non  content  de  le  dénoncer  au  ministère , 
de  le  dénoncer  à  l'académie,  provoqua  dans  le  Jour- 
nal de  Paris  une  guerre  qui  ne  fut  pas  toute  littéraire , 
et  dans  laquelle  V homme  de  lettres  que  M.  Suard  avait 
su  se  donner  pour  second  fit  intervenir  une  lettre  de 
cachet. 

La  révolution,  à  laquelle  M.  Suard  sembla  s'être  atta- 
ché d'abord,,  ne  trouva  pas  long-temps  un  défenseur 
dans  ce.  philosophe  dont  elle  avait  renversé  la  fortune. 
Détaché  d'elle  avant  les  horreurs  qui  en  détachèrent  les 
honnêtes  gens,  il  s'était  prononcé  contre  une  réforme 
qui  ne  lui  convenait  plus  depuis  qu'elle  s'étendait  sur 
lui  et  qui  d'ailleurs  ne  se  faisait  pas  dans  le  système  de 
M.  Necker. 

M.  Suard,  qui ,  tout  en  servant  l'ancien  gouvernement, 
n'avait  pas  approuvé  ses  opérations ,  n'approuva  ni 
celles  de  l'assemblée  constituante ,  ni  celles  de  l'assem- 
blée législative.  En  rien  il  n'était  satisfait  de  rien.  La  des- 
truction de  l'académie  mit  le  comble  à  son  mécontente- 
ment. Gela  devait  être.  Il  n'était  plus  censeur:  privé 
de  l'importance  que  lui  donnaient  ses  places,  quelle 
importance  lui  restait-il  à  lui  qui  n'en  devait  aucune  à 
ses  ouvrages  ? 

L'opposition  qu'il  avait  manifestée  contre  ce  qui  se 


454  SUR  QUELQUES 

Eûsait,  lui  avaU  donné  toutefois  une  célébrité  suffisante 
pour  le  compromettre  pendant  la  terreur.  Arrêté  à 
Foptenay*9ux-Roses,  où  il  s'était  retiré  après  le  lo  août, 
il  fut  jeté  dans  la  même  prison  que  Roucher  et  André 
Ghénier  :  le  lo  thermidor  vint  trop  tard  pour  eux, -mais 
non  pas  pour  lui. 

Redevenu  libre,  M.  Suard  redeyint  journaliste.  Com- 
promis de  nouveau  par  ses  écrits  au  i5  vendémiaire,  il 
fut  obligé  de  se  cacher.  Compromis  encore  pour  la 
même  cause,  au  18  fructidor,  il  fut  obligé  de  s'expa* 
trier.  Échappé  par  la  fuite  à  la  déportation,  il  se  ré- 
fugia d  abord  à  Coppet  chez  M.  Necker,  puis  à  Ans- 
pach  où  il  attendit  des  temps  meilleurs. 

Rappelé  en  France  par  la  réconciliation  générale  qui 
fut  la  première  conséquence  du  1 8  brumaire ,  il  revînt 
reprendre  ses  occupations  de  prédilection ,  et  ressuscita 
le  Publiciste ,  journal  qu  il  avait  créé  antérieurement  au 
1 8  fructidor ,  et  qui  avait  été  supprimé  par  un  effet  de 
la  révolution  accomplie  dans  cette  journée.  Cette  ré- 
surrection ne  lui  fut  pas  productive. 

Sans  vouloir  opérer  la  contre-révolution ,  le  gouver- 
nement consulaire  s'étudiait  à  réparer,  autant  que  la 
prudepce  le  permettait ,  les  dommages  portés  par  la  ré- 
volution ,  tout  en  maintenant  les  avantages  qu'elle  avdit 
créés.  Pour  lier  plus  étroitement  l'Institut  avec  les  an- 
ciennes académies  qu'il  remplaçait ,  le  consul  avait  ré- 
solu d'y  faire  entrer  les  anciens  académiciens.  M.  Suard 
fut  appelé  dans  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littéra- 


CONT^EMPORAINS.  455 

ture  française ,  qui  le  nomma  son  secrétaire  perpétuel , 
de  préférence  à  M.  Fontanes.  Gela  lui  tourna  la  tête. 

Regardant  comme  accordée  à  sa  supériorité  la  dé- 
férence qu'on  avait  pour  son  âge ,  M.  Suard  ne  ré- 
pondit pas  toujours  par  de  la  l)ienYeillance  à  celle  de 
ses  confrères.  Aigre  et  dédaigneux  dans  la  discussion, 
entêté  de  vieilles  idées  qu'il  prétendait  foire  prévaloir, 
il  semblait  avoir  pris  le  secrétariat  pour  l'empire. 
De  là  plusieurs  querelles  dont  le  scandale  n'a  pas  tou- 
jours été  renfermé  dans  l'enceinte  académique.  Elles 
lui  aliénèrent  insensiblement  l'affection  de  la  classe,  et 
lui  firent  perdre  une  influence  qu'il  ne  lui  eât  pas  été 
difficile  de  conserver. 

Son  humeur  contrariante  se  révéla  d'abord  lors  de  la 
réception  du  cardinal  Maury,  dont  il  soutint  la  préten- 
tion, quand  cette  éminence  de  fortune  voulut  être 
nwnseigneurisée  à  l'académie ,  au  mépris  de  l'égalité 
académique. 

Mais  c'est  surtout  à  l'occasion  du  concours  pour  les 
prix  décennaux,  prix  long-temps  promis  et  jamais 
donnés,  que  M.  Suard  manifesta  sans  réserve  l'opinion 
injuste  autant  qu'injurieuse  qu'il  avait  de  la  jeune  litté- 
rature, dans  laquelle  il  comprenait  tous  ceux  de  ses  con- 
frères qui  n'avaient  pas  été  choisis  ou  tout  au  moins 
couronnés  par  la  vieille  académie. 

En  qualité  de  secrétaire  perpétuel ,  il  était  membre  du 
jury.  Il  fut  chargé  par  lui,  comme  membre  de  l'acadé- 
mie française ,   de   faire  le  rapport  sur  les  ouvrages  de 


456  SUR  QUELQUES 

littérature.  Personne  n'était  moins  propre  que  lui  à  ce 
travail,  non  seulement  parceque  rien  ne  le  satisfaisait 
pleinement;  son  goût,  c^est  le  dégoût,  disait  Ghampfort; 
mais  parcequ*il  était  armé  des  plus  absurdes  préventions 
contre  les  écrivains  qu'il  allait  juger.  «  Je  suis  si  per^ 
«  suadéy  répétait -il,  qû*on  ne  Jait  rien  de  bon  en  littéra- 
«  tare,  que  depuis  1789  je  ne  lis  plus  rien  de  ce  qu^on 
«  imprime^  » 

Ce  dédain  qui  l'animait  respire  dans  chaque  phrase  de 
son  rapport  ;  les  éloges  même  qu'il  y  distribue  sous  les 
formes  les*plus  propres  à  les  atténuer ,  équivalent  à  des 
reproches,  encore  qu'ils  soient  donnés  le  plus  souvent 
avec  la  plus  évidente  partialité.  La  lettre  qui  sert  de 
préface  au  travail  du  jury ,  rédigée  aussi  par  M.  Suard, 
l'est  dans  le  même  esprit.  Courtisan  des  savants,  qui 
à  cette  époque  avaient  plus  de  part  aux  honneurs  et 
au  crédit  que  les  hommes  de  lettres ,  il  y  sacrifie  de  la 
manière  la  plus  positive  aux  prétentions  des  savants, 
l'honneur  de  la  littérature ,  que  tout  lui  faisait  un  devoir 
de  défendre. 

Une  aussi  révoltante  injustice  ne  pouvait  être  tolérée. 
Chargée  par  l'empereur  de  revoir  le  travail  du  jury,  la 
classe  cassa  presque  tous  les  jugements  de  son  secrétaire; 
et  réfutant  par  des  faits  les  inculpations  dont  il  avait  ac- 
cablé la  littérature  contemporaine ,  elle  fit  restituer  aux 
talents  et  aux  ouvrages  qui  honorent  cette  époque  k 
part  qui  leur  est  due  dans  l'estime  publique. 

M.  Suard  conserva  de  ce  redressement  de  ses  torts  un 


CONTEMPORAINS.  467 

ressentiment  qui  n'était  pas  usé  lors  de  la  restauration. 
Profitant  de  l'accès  que  ses  fonctions  et  d'anciennes 
relations  lui  donnaient  près  des  ministres,  il  travailla 
alors  sans  relâche ,  sous  prétexte  de  rétablir  l'ancienne 
académie,  à  détruire  une  corporation  où  il  n'avait 
pas  régné;  et  sacrifiant  ses  amitiés  à  ses  animosités, 
il  ne  se  donna  pas  de  repos  qu'il  n'eût  réussi  à  ob- 
tenir une  nouvelle  organisation,  par  laquelle  neuf 
de  ses  confrères,  du  nombre  desquels  était  son  ami 
M.  Garât,  se  virent  enlever  un  titre  dont  la  propriété 
leur  était  garantie  par  la  loi.  Cette  opération ,  que  le  re- 
tour inopiné  de  Napoléon  avait  suspendue  en  i8i5 ,  fut 
consommée  en  181 6,*  sous  le  ministère  de  M.  de  Yau- 
blanc;  et  M.  Suard,  qui,  plus  qu'octogénaire,  semblait 
s'être  ranimé  pour  accomplir  cette  restauration,  eut 
la  satisfaction  d'expirer  dans  l'académie  reconstruite 
sur  les  ruines  de  l'institut.  Il  mourut  en  1817,  âgé  de 
quatre-vingt-cinq  ans. 

Ce  littérateur,  qui,  en  résumé ,  n'est  recommandé  à  la 
postérité  par  aucmi  ouvrage  important,  est  un  des 
hommes  qui,  à  quelque  époque  que  ce  soit,  ait  tiré  des 
lettres  le  plus  de  profit  pour  sa  fortune,  si  ce  n'est  pour 
sa  gloire.  Sous  le  règne  de  Napoléon,  il  réunissait  aux 
appointements  de  membre  de  l'Institut,  ceux  de  secré- 
taire perpétuel  et  ceux  de  membre  de  la  commission  du 
dictionnaire ,  ce  qui ,  joint  à  un  intérêt  qui  lui  avait  été 
attribué  par  un  décret  impérial  dans  les  bénéfices  de  la 
Gazette  de  France,  et  à  son  traitement  de  la  légion  d'hon- 


458  SUR  QUELQUES 

neur,  lui  formait  un  revenu  de  vingt  mUle  francs,  à 
peu  près ,  dont  il  avait  la  douleur  â*étre  redevable  à 
l*homnie  qu*il  décriait. 

M.  Suard  perdit  plus  de  la  moitié  de  ce  revenu  à  h 
chute  de  ce  prince  ;  mais  il  reçut  le  cordon  de  Siint- 
Midiel,  et  le  titre  de  censeur  honoraire:  il  y  a  com- 
pensation. 

Cet  académicien  professa  hautement  et  constam- 
ment les  idées  philosophiques  ;  et  on  ne  peut  que  Fen 
louer.  Mais  par  quelle  singularité  vécut-il  générale- 
ment mal  avec  les  philosophes?  C'est  qnil  tenait 
moins  à  la  philosophie  absolue,  qu*à  cdle  qu'il  s'était 
faite,  et  que ,  se  prenant  pour  terme  de  comparaison, il 
n'estimait  pas  plus  ceux  qui  allaient  au-delà  que  ceux 
qui  restai^it  en-deçà  de  ses  opinions.  En  matière  de 
raison,  comme  en  matière  d'esprit,  il  se  croyait  en  droit 
de  poser  la  borne;  et  le  même  sentiment  qui  dans  sa  jeu- 
nesse lui  avait  fait  rejeter  les  vieilles  idées ,  lui  &isait 
repousser  les  nouvelles  dans  sa  vieillesse.  Il  semble  n'a- 
voir été  sage  dans  ses  accès  que  par  esprit  de  contra- 
diction. 

Il  y  aurait  injustice ,  toutefois ,  à  ne  pas  rctconnailre 
qu'à  ces  défauts,  qui  le  rendaient  à  l'académie  d'un  com- 
merce désagréable ,  M.  Suard  unissait  jdusieurs  qualités 
aimables  dans  le  monde.  Quand  son  amour-propre  n'é- 
tait pas  blessé ,  c'était  l'homme  du  commerce  le  phia  fr 
cile  ;  sa  conversation  était  aussi  amusante  qu'instructive; 
exempt  de  recherche  et  de  négligence ,  il  s'énonçait  ïïwee 


CONTEMPORAINS.  459 

lisance ,  il  s  exprimait  avec  élëganoe  et  correction ,  et 
causait  avec  une  grâce  toute  particulière. 

Personne  n*ëtait  mieux  place  que  lui  dans  un  saion , 
tt(  surtout  dans  le  sien,  où  il  savait  attirer  ce  qu'il  y  avait 
de  piius  distingué  parmi  les  savants  et  les  littérateurs 
étrangers.  C'est  là  qu'il  était  surtout  à  sa  place. 

M.  Garât,  qui  le  juge  sur  ce  qu'il  était  capable  de  faire, 
le  trouve  très  bien  placé  aussi  à  Tacadémie;  on  peut  avoir 
une  opinion  tout  opposée  en  jugeant  M.  Suard  sur  ce 
qu'il  a  fait.  M.  Suard  lui-même  justifiait  cette  opinion 
quand  il  disait  :  J^ai  gaspillé  ma  Die. 

M.  Garât,  que  nous  contrarions  ici  malgré  la  haute 
estime  que  nous  lui  portons,  a  publié,  en  1820,  des  Mé' 
moires  historiques  sur  M.  Suard.  Ce  n'est  pas  là  le  livre 
que  doivent  consulteras  personnes  qui  désirent  avoir  de 
M.  Suard  une  idée  juste;  ils  n'y  trouveront  qu'une  preuve 
des  ressources  que  trouve  dans  son  esprit  et  dans  son  ima» 
gination  l'écrivain  qui  a  composé  ces  deux  volumes  sur 
ce  sujet,  tant  soit  peu  stérile.  On  a  peine  à  concevoir  d'a- 
bord ce  phénomène  ;  il  s'explique  toutefois  de  lui-même 
à  mesure  qu'on  avance  dans  la  lecture  de  cet  ouvrage , 
dont  M.  Suard  est  moins  le  sujet  que  le  prétexte ,  et  qui 
est  consacré  surtout  à  Thistoire  de  l'esprit  humain  pen- 
dant la  dernière  moitié  du  dix-huitième  siècle. 

M.  Suard  est  un  centre  autour  duquel  M.  Garât 
groupe  les  plus  importants  personnages  de  cette  épo- 
que si  féconde  en  hommes  supérieurs ,  dont  le  caractère 
et  l'esprit  sont  tracés  par  lui  avec  un  rare  talent.  Tout  en 


46o  SUR  QUELQUES 

admiraDt  ces  pages  non  moins  brillantes  par  la  pensée 
que  par  Texpression,  on  ne  peut  s*empécher  de  s*é- 
tonner  que  leur  auteur  ait  été  abusé  par  les  illusions  de 
l'amitié  jusqu'à  faire  de  M.  Suard  le  centre  de  son  système 
planétaire,  le  soleil  autour  duquel  il  fisiit  pivoter  ses 
astres. 


CONTEMPORAINS.  461 


M.  MÉHUL. 

Peu  de  personnes  Font  connu  aussi  intimement  que 
ici.  Liés  dès  notre  première  jeunesse ,  goûts,  travaux, 
laisirs ,  opinions ,  affections  même ,  tout  a  été  com- 
aun  entre  nous,  tout  jusqu'au  malheur;  car,  par  une 
îspèce  de  sympathie  que  l'éloignement  n'a  pu  dé- 
ruire,  si  depuis  deux  ans  nous  souffrons  pour  des 
causes  différentes  ' ,  du  moins  souffrons-nous  simultané- 
aient.  Je  devrais  dire,  avons-nous  souff'ert,  car  ses  peines 
iont  finies.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  miennes  ,•  mais  c'est 
un  soulagement  pour  moi  que  de  m  entretenir  de  cet 
homme  si  regrettable  à  tant  de  titres ,  et  de  publier  de 
lui  ce  que  j'en  sais.  Je  le  dirai  sans  réticence  :  l'amitié 
n'en  commande  aucune  à  ma  véracité.  Je  n'écris  qu'une 
notice  ;  je  l'affirme  d'avance  à  ceux  qui  pourraient  n'y 
Tovr  qu'un  éloge. 

Ètienne-Henri  Méhul  naquit,  en  1763,  à  Givet.  Dès 
'âgé  de  douze  ans,  il  était  organiste  à  l'abbaye  de  la 
^ai-Dieu;  c'est  là  qu'il  apprit  la  composition.  A  seize 
lus ,  il  vint  à  Paris,  où  il  donna  quelque  temps  des  leçons 
le  piano,  après  en  avoir  reçu  d'Edelman,  musicien  ha- 
bile ,  à  qui  notre  scène  lyrique  doit  l'acte  i^ Ariane. 

•   Ceci  fiât  écrit,  en  1817,  à  La  Haye,  oà  l'auteur  était  caché. 


46a  SUR  QUELQUES 

Gluck  opérait  alors  une  grande  rëyolution  dans  la 
musique  française.  C'est  par  cet  homme  de  génie  que 
Méhul  fut  initié  dans  les  secrets  d  un  art  dont  il  avait 
aussi  le  génie. 

Quelques  succès  obtenus  au  concert  spirituel  firent 
bientôt  concevoir  du  talent  de  Méhul  des  espérances, 
que  son  opéra  Ôl  Euphrosine  a  surpassées. 

Je  me  rappelle  encore  l'impression  que  produisit  ce 
bel  ouvrage ,  où  tous  les  genres  de  style  sont  employés 
par  un  talent  supérieur  dans  tous  les  genres.  Le  puUic 
tombait  de  surprise  en  surprise  ;  il  ne  concevait  pas  qu*il  . 
fût  donné  à  un  homme  de  passer  avec  cette  facilité  du 
gracieux  au  sévère ,  du  plaisant  au  pathétique ,  du  tou- 
chant au  terrible^  et  d'atteindre,  dans  tous  les  sens,  les 
bornes  de  l'art  en  l'étendant. 

Le  grand  opéra  de  Cora  et  Alonzo^  représenté  après 
Euphrosine^  n'obtint  pas  autant  de  succès.  On  se  sera  sans 
doute  empressé  d'en  conclure  que  le  jeune  compositeur 
n'avait  pu  soutenir  son  premier  élan ,  et  qu'on  ne  devait 
rien  attendre  de  lui  qui  répondît  à  son  premier  ou- 
vrage :  c'est  ainsi  que  l'envie  se  console  d'ordinaire  d\u) 
premier  triomphe.  L'envie  cette  fois  aurait  eu  tort.  Com- 
posé long-temps  avant  Euphrosiney  Cora  était  réellement 
le  premier  ouvrage  de  Méhul.  Et  quel  progrès  du  pre- 
mier au  second!  mais  Cora  ayant  attendu  six  ans  que 
l'académie  de  musique  daignât  s'en  occuper,  on  fit  payer 
à  l'homme  de  vingt-six  ans  des  fautes  qui  lui  auraient  été 
pardonnées  à  vingt;  et  Méhul,  par  cette  lenteur,  sembla 


CONTEMPORAINS.  465 

avoir  rétrogradé  dans  une  carrière  où  il  s'était  avancé  à 
pas  de  géant. 

Stratonice  en  &it  une  nouvelle  preuve.  Cet  acte,  qui, 
comme  production  littéraire  est  plein  d'esprit,  de  grâce, 
et  de  vraie  sensibilité,  réunit  au  plus  haut  degré  ces  qua- 
lités comme  composition  musicale.  C'est  un  ouvrage 
parfait,  où,  par  la  mélodie  et  l'expression  du  chant  le 
plus  naturel,  Méhul  rivalise  Sacchini,  sans  cesser  de 
rivaliser  Gluck  par  les.  intentions  ingénieuses  et  la  riche 
harmonie  de  ses  accompagnements. 

L*opéra  (S Adrien  devait  suivre  celui  de  Stratonice.  De 
grandes  dépenses  avaient  été  faites  pour  l'établir  avec 
magnificence.   On  attribua  à  des  intentions  politiques 
ce  qui  n'était  fait  que  dans  l'intérêt  des  arts.  L'ouvrage 
ayant  été  dénoncé  à  la  tribune  législative,  il  fallut  en 
ajourner  le  succès.  On  était  en  1792,  Adrien  ne  put 
être  applaudi  qu'en  1800.   Méhul  ne  put  atténuer  les 
préventions  i\\i Adrien  avait   excitées    contre  lui  chez 
les   révolutionnaires  qu'en  mettant  en  musique  l'acte 
à^Horatms  Codes  y  sujet  républicain,  mais   non  révo- 
lutionnaire. Grâce  à  cette  déférence ,  il  parvint  à  faire 
permettre  la  représentation  de  Phrosine  et  Mélidore^ 
par  un  gouvernement  qui   voulait  que   le  théâtre  fût 
exclusivement  réservé  aux  pièces  composées  dans  l'in- 
térêt de  son  épouvantable  système.  Cet  opéra  accrut 
encore  la  réputation  du  musicien ,  qui  développait  de 
nouveaux  moyens   toutes  les  fois  qu'il  composait  un 
nouvel  ouvrage.  C'est  encore  un  heureux  mélange  de  ce 


464  SUR  QUELQUES 

que  le  génie  peut  inspirer  de  plus  touchant  et  de  plus 
énergique.  Le  finale  du  premier  acte  de  MéUdore  e^ 
pieut-étre  le  plus  parfait  qui  soit  au  théâtre.  LefFet  en  est 
prodigieux.  Il  £aiut  cependant  convenir  que  cet  effet  ter- 
rible nuit  musicalement  à  celui  du  second  acte ,  qui  est 
tout  entier  d*un  genre  gracieux  et  sentimental.  Uinten» 
tion  où  Fauteur  du  poëme  était  de  modifier  son  plan 
conformément  à  cette  observation,  intention  qu'il  na 
pas  eu  le  temps  de  réaliser ,  a  seule  interrompu  le  cours 
des  représentations  de  cet  opéra,  retiré  du  théâtre  depuis 
vingt  ans ,  malgré  les  applaudissements  qu*il  a  obtenus  à 
sa  reprise ,  comme  dans  sa  nouveauté. 

Nous  ne  poursuivrons  pas  Texamen  particulier  de  tons 
les  ouvrages  de  Méhul.  Aussi  laborieux  que  fécond,  il  a 
composé,  tant  pour  le  grand  opéra  que  pour  Topera- 
comique ,  une  trentaine  d'ouvrages  :  tous  n'ont  pas  ob- 
tenu la  même  faveur,  tous  n'y  avaient  pas  un  droit  égal; 
mais  on  reconnaît  dans  chacun  d'eux  le  talent,  ou,  di- 
sons mieux,  le  génie  du  maître. 

Aux  ouvrages  que  nous  avons  signalés ,  ajoutons  ce- 
pendant/'/rato ,  Uthal  et  Joseph  y  ouvrages  tous  trois 
originaux,  et  tous  trois  de  couleurs  si  différentes.  Qui 
peut  mieux  constater  l'inépuisable  variété  du  talent  de 
Méhul,  que  la  comparaison  de  ces  trois  opéras  écrits 
chacun  d'un  style  particulier  ?  Quoi  de  plus  mélancolique 
qii  Uthal,  de  plus  religieux  que  Joseph,  de  plus  bouffon 
que  VIrato?  Quel  est  donc  ce  Protée  qui  revêt  à  volonté 
toutes  les  formes;  cet  esprit  qui,  formé  de  tous  les  gen- 


CONTEMPORAINS.  465 

res  d*esprit,  écrit  avec  une  égale  perfection  sous  la  dictée 
des  Bardes,  des  Prophètes  et  d'Arlequin? 

Quon  me  pardonne  cette  saillie;  elle  n*est  pas  sans 
analogie  avec  Ylrato  et  peint  assez  exactement,  ce  me 
semble,  les  grâces  à  la  fois  balourdes  et  spirituelles  qui 
caractérisent  ce  singulier  chef-d'œuvre. 

Une  circonstance  assez  gaie  n'ajouta  pas  peu  de  pi- 
quant ,  au  grand  succès  de  Ylrato,  Depuis  que  le  pouvoir 
ïupréme  avait  été  déféré  à  un  général,  qui  affectait  pour 
la  musique  italienne  une  prédilection  peu  encourageante 
pour  les  compositeurs  français,  et  souvent  injuste  , 
les  journalistes,  et  particulièrement  ce  misérable  Geof^ 
froy-y  décriaient  impitoyablement  tout  opéra  dont  l'au- 
teur ne  portait  pas  un  nom  à  désinence  italienne.  Mé- 
hul ,  pour  échapper  à  cette  malveillante  prévention  ,  et 
donner  en  même  temps  un  démenti  à  ses  juges ,  fit  an- 
noncer F/rato  comme  parodié  de  l'italien,  sur  la  musique 
de  Paësiello.  f^oilà  comme  Méhul  devrait  travailler  !  s'é- 
cria le  critique ,  qui  ne  fut  pas  moins  dupe  que  le  public. 
Le  succès  bien  confirmé ,  Méhul  se  nomma.  Les  rieurs 
ne  furent  pas  pour  Geoffroy  :  il  n'osa  cependant  pas  ré- 
voquer des  éloges  qu'il  avait  donnés  au  nom,  bien  plus 
]u'au  talent  ;  mais  Dieu  sait  s'il  s'en  vengea  ! 

Indépendamment  de  ses  opéras,  Méhul  a  mis  en  mu- 
tique  plusieurs  poèmes  composés,  soit  pour  des  solen- 
nités républicaines ,  par  Chénier;  soit  par  Amault ,  ou 
>ar  FontaneSy  pour  des  fêtes  que  présidait  Napol- 
éon. Ce  chant,  qui  avec  les  Français  a  fait  le  tour   de 


1. 


3o 


466  SUR  QUELQUES 

l*Europe,  ce  chant  qui  a  tout  ensemble  l'accent  de  la 
menace  et  celui  du  triomphe ,  le  Chant  du  départ  y  était 
de  Méhul. 

Napoléon,  qui  a  trop  fait  peut-être  pour  des  musiciens 
étrangers ,  ne  fut  cependant  pas  absolument  injuste  pour 
le  premier  musicien  de  Técole  française ,  qu'il   s  était 
décidé  à  estimer  sur  parole.  Il  lui  donna  une  pension  de 
deux  mille   francs.  Il  avait  voulu  faire  davantage,  et 
porter  Méhul ,  en  le  mettant  à  la  tête  de  sa  musique ,  au 
niveau  de  David  qu'il  avait  nommé  son  premier  peintre; 
c'eût  été  justice.  Si  cela  n'a  pas  été  fait,  c'est  à  Méhul 
qu'il  faut  s'en  prendre  ;  à  lui  seul  appartient  la  faute  de 
l'empereur  ;  mais  cette  faute  lui  est  trop  honorable  pour 
que  nous  n'en  fassions  pas  connaître  le  motif.  Averti  par 
le  grand  maréchal  du  palais,  de  l'intention  du  prince, 
Méhul  avait  demandé  que  la  place  et  les  avantages  qu'on 
y  attachait  fussent  partagés  entre  lui  et  M.  Cherubmi^ 
dont  il  admirait  le  talent ,  et  dont  il  connaissait  les  be- 
soins. La  fierté  impériale  vit  une  condition  dans  cette 
proposition ,  faite  d'ailleurs  en  faveur  d'un  homme  qui 
ne  lui  était  pas  agréable  :  «  Je  veux ,  dit  Napoléon ,  m 
*i  maître  de  chapelle  qui  fasse  de  la  musique ,  et  non  du 
»  bruit.  »  Et  il  nomma   l'auteur  des  Bardes, 

Méhul  fut  plus  chagriné  pour  son  ami  que  pour  lui- 
même  de  ce  revers,  et  nous  ne  devons  pas  trop  nous  en 
affliger:  si  nous  n'avons  aucun  motet  de  lui,  quelques 
opéras  de  plus  nous  en  dédommagent  amplement 

Le  plus  important  de  ses  derniers  ouvrages  est  l'opéra 


CONTEMPORAINS.  467 

îSAmphiony  qui,  à  beaucoup  près ,  n'a  pasobtenu  le  succès 
qu  il  méritait.  Il  abondait  en  beautés  de  toute  espèce  : 
Méhul  l'avait  consacré  à  l'expression  du  sentiment  qui 
l'anima  toute  sa  vie  ;  il  y  avait  employé  tous  ses  efforts 
pour  donner  au  langage  de  l'amitié  tout  le  charme 
qu'elle  avait  pour  lui,  et  par  lui.  Il  y  a  réussi  ;  mais  en 
vain  !  Cette  belle  production  de  son  cœiur  était  pourtant 
composée  dans  le  système  qui  a  valu  tant  de  succès  à 
son  auteur. 

Quel  était  ce  système?  celui  de  prendre  pour  base  du 
chant  la  déclamation  naturelle.  Ces  inflexions  de  voix  par 
lesquelles  la  passion  prête  tant  de  force  aux  phrases ,  et 
même  aux  mots  les  plus  simples,  sont  celles  que  Méhul 
recherchait.  Ce  n'était  pas  à  TOpéra  que  cette  étude  le 
conduisait  habituellement,  mais  au  Théâtre-Français; 
et  plus  d'un  passage  donit  Ténergique  vérité  nous  enlève, 
ou  dont  la  grâce  naturelle  nous  ravit,  n'est  qu'une  mo- 
dulation d'un  trait  surpris  soit  à  Talma,  soit  à  cette 
incomparable  Mars,  dont  les  accents  sont  déjà  de  la 
mélodie.  Ces  accents,  Méhul  les  soutient  par  une 
harmonie  qui,  véritable  commentaire,  peint  ce  qui  se 
passe  dans  le  cœur  même  des  personnages,  et  exprime 
ce  que  les  vers  laissent  à  dire  !  Dans  les  ouvrages  de  ce 
maître,  les  parties  de  l'orchestre  sont  moins  un  acces- 
soire qu'un  complément. 

Mais  dans  quelle  discussion  vais-je  me  jeter?  Comme 

le  sauvage  auditoire  que  charma  la  lyre  d'Orphée ,  tout- 

i'fait  ignorant  dans  l'art  à  la  puissance  duquel  j'obéis,  je 

3a 


468  SUR  QUELQUES 

suis  né  pour  sentir  le  génie  de  Méhul,  et  non  pour  le 
juger.  Mais  il  est  d'autres  rapports  sous  lesquels  il  na 
pas  moins  de  droits  aux  regrets  qu'il  excite;  ces  rapports- 
là  ,  j'en  suis  juge  :  j'en  "vais  parler. 

Non  moins  favorisé  par  la  nature  en  ce  qui  regarde  le 
cœur,  qu'en  ce  qui  tient  au  génie ,  Méhul  avait  im  carac- 
tère élevé  comme  son  talent;  caractère  formé  d'une  sen- 
sibilité profonde,  alliée  à  une  grande  énergie  et  à  la 
plus  sévère  intégrité.  Son  âme  à  la  fois  tendre  et 
forte ,  était  ouverte  à  toutes  les  passions ,  et  les  combat- 
tait toutes  y  hors  celle  de  la  gloire.  De  là ,  dans  toutes  les 
manières  de  Méhul ^  une  certaine  austérité  qui  n'était  pas 
sans  grâce.  La  générosité  fut  habitude  en  lui.  S'il  s'agis- 
sait d'un  autre,  je  chercherais  dans  sa  vie  quelques  traits 
pour  le  prouver;  quant  à  lui,  je  n'en  connais  qu'une 
preuve,  c'est  sa  vie  tout  entière.  Ajoutez  à  ces  quaUtés 
une  imagination  ardente  et  cependant  un  esprit  juste  et 
délié,  le  jugement  le  plus  sain,  la  pénétration  la  plus 
profonde,  un  goût  délicat  en  tout,  joints  à  une  élocution 
aussi  correcte  que  facile ,  et  enfin  un  talent  particulier 
pour  jeter  de  l'intérêt  dans  tous  les  genres  de  conversa 
tions ,  et  vous  aurez  à  peu  près  une  idée  de  ce  que  fui 
Méhul,  l'un  des  hommes  les  plus  attachants  que  j'aie 
rencontrés. 

Le  trait  suivant  prouvera  jusqu'où  il  portait  le  respect 
pour  les  droits  de  Tamitié.  Resté  presque  tête  à  tête,  à 
la  campagne,  chez  une  femme,  à  laquelle  il  n'était  pas 
indifférent  et  qu'il  aimait,  comfne  il  aimait,  avec  fureur, 


CONTEMPORAINS.  469 

il  se  ressouvint  à  temps  qu'il  était  ami  du  mari  :  jetant 
par  la  fenêtre  la  clef  de  sa  chambre ,  après  s  y  être  en- 
fermé à  double  tour,  il  passa  dans  les  regrets  peut-être, 
une  nuit  qui  du  moins  ne  lui  coûta  pas  de  remords.  Ce 
sont  là  des  vertus  d'un  autre  siècle ,  j'ep  conviens;  je  n'ai 
pourtant  jamais  osé  en  rire. 

Cet  autre  trait  donnera  une  idée  de  sa  passion  pour  la 
gloire.  M.  Lenoir ,  lieutenant  de  police,  prenait  à  Méhul 
un  vif  intérêt.  Un  jour  que  ce  magistrat  le  lui  témoignait 
avec  affection ,  Soyez  assez  bon ,  dit  vivement  le  jeune 
musicien ,  pour  m'en  donner  sur-le-champ  une  preuve. 
— Laquelle  ?  —  Je  n'ai  pas  encore  de  réputation ,  je  puis 
m'en  faire  une.  On  m'a  confié  un  opéra  ;  je  veux  qu'il 
soit  mis  en  musique  dans  six  mois.  Mais  comment  faire? 
je  suis  assailli  de  distractions.  Soyez  assez  bon ,  monsei- 
gneur, pour  me  faire  enfermer  six  mois  à  la  Bastille. 
Monseigneur  ne  fut  pas  assez  bon  pour  cela. 

Méhul  n'avait  alors  que  vingt  ans  :  le  geôlier  qu'on  lui 
refusa,  il  le  trouva  dans  lui-même;  et  quand  le  travail  le 
réclamait,  ce  geôlier-là  était  incorruptible. 

C'est  ainsi  que  dans  le  cours  d'une  vie  moins  longue 
que  remplie,  et  que  les  devoirs  disputaient  souvent  à 
l'étude,  il  a  composé  un  si  grand  nombre  d'ouvrages. 
Indépendamment  de  ceux  que  l'on  connaît,  on  en  trou- 
vera dans  son  portefeuille  un  dernier  auquel  il  attachait 
une  grande  importance ,  c'est  im  Sésostris  ' . 

'  Tragédie  lyrique  de  MM.  Jouy  et  Arnault,  reçue  à  FOpéra  en  1811. 


470  SUR  QUELQUES 

Méhul  avait  été  bon  fils  ;  il  a  été  bon  père.  A  défaut 
d'enfants  (  il  n'en  eut  pas  de  son  mariage  avec  la  fille  du 
docteur  Gastaldi  ),  c'est  à  un  neveu  qu'il  rendit  les  soins 
dont  lui-même  avait  été  l'objet.  L'enfant  de  son  affec- 
tion l'est  aussi  de  son  talent.  Méhul  lui  a  transmis  la  tra- 
dition qu'il  tenait  de  Gluck  ;  et  tout  fait  présumer  que  ce 
jeune  homme,  qui,  après  avoir  remporté  le  grand  prix  de 
composition  musicale  à  l'Institut,  a  été  envoyé  en  Italie, 
sera  1^;  successeur  du  grand  artiste  dont  il  est  élève  '. 

Méhul  est  mort  à  cinquante-quatre  ans.  Si  grands  que 
soient  les  honneurs  qu'on  rend  à  ses  restes,  ils  ne  peuvent 
être  excessifs.  La  perte  que  les  arts  viennent  de  faire  est 
immense  :  celle  que  fait  l'amitié  est  irréparable.  Heu* 
reux  pourtant,  dans  ce  jour  de  deuil,  ceux  des  amis  de 
Méhul  qui  ont  pu  lui  rendre  les  derniers  devoirs,  et  lui 
porter  jusqu'au  dernier  asile  Tétemel  adieu  ! 

'  Cette  présomption  est  justifiée.  Depuis  la  publication  de  cette  no- 
tice, M.  d*Ossoigne  s*est  classé  parmi  nos  compositeurs  les  pln&  distin- 
gués ,  par  la  musique  des  Deux  Salem ,  et  par  les  morceaux  qu'il  a  /ails 
dans  Vaîentine  de  Mifon ,  opéra  posthume  de  son  oncle. 


CONTEMPORAINS.  471 


L'ABBE  MORELLET. 

L'abbë  Morellet,  de  racadémie  française  et  de  la  Lé- 
gion-d*Honneur,  mourut  à  Paris,  le  12  janvier  18 19,  à 
l'âge  de  quatre-vingt-douze  ans.  11  était  né  à  Lyon  le 
y  mars  1727.  Son  père,  marchand  papetier,  lui  donna 
une  éducation  plus  soignée  que  ne  semblaient  le  per- 
mettre sa  profession  et  sa  fortune.  Morellet  étudia  chez 
les  jésuites.  Soit  que  les  dispositions  de  leur  élève  n'aient 
pas  été  précoces ,  soit  qu'ils  aient  pensé  que  les  châti- 
ments en  favoriseraient  le  développement  ,  ces  bons 
pères  ne  lui  témoignèrent  leur  attention  qu'en  le  trai- 
tant avec  une  rigueur  dont  il  leur  gardait  encore  rancune 
dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 

Ses  humanités  finies ,  il  n'en  songeait  pas  moins  à  en- 
trer dans  la  société  de  Jésus ,  quand  ses  parents  l'en- 
voyèrent à  Paris,  au  séminaire  dit  des  Trente-trois^  Ils 
croyaient  l'envoyer  à  la  fortune.  C'est  de  cette  maison  , 
où  la  discipline  était  des  plus  rigoureuses  et  les  études 
des  plus  fortes ,  que  Paris  tirait  ses  curés ,  les  évéques 
leurs  grands- vicaires ,  et  l'université  ses  professeurs.  Mo- 
rellet s'y  distingua.  Ses  succès  n'aboutirent  toutefois 
qu'à  lui  ouvrir  accès  à  la  Sorbonne,  où  il  prit  ses  grades. 

11  se  fortifia  en  théologie  plus  pourtant  que  dans  la 
foi  sur  les  bancs  de  cette  célèbre  école. 


472  SUR  QUELQUES 

Ne  cherchant  que  dans  sa  propre  conviction  les 
moyens  de  convaincre,  Morellet,  qui  était  dialecticien 
subtil,  avait  été  surtout  frappé  de  Finsuffisance  et  des 
inconvénients  de  la  doctrine  qu'on  lui  avait  enseignée  là; 
et  comnije  cela  arrive  quelquefois  dans  d  autres  salles 
d*escrinie,  à  force  de  ferrailler,  il  avait  appris  à  tou- 
cher ses  maîtres. 

Après  y  avoir  passé  cinq  ans  ,  toujours  disputant ^  tou- 
jours très  pausfre^  et  toujours  content^  à  ce  qu'il  dit  du 
moins ,  Morellet  sortit  philosophe  de  la  Sorbonne ,  où  il 
était  entré  théologien.  Il  n*y  avait  pas  perdu  son  temps. 
D'ailleurs  il  y  avait  formé  des  liaisons  avec  des  jeunes 
gens  qui  par  la  suite  devinrent  des  personnages  impor- 
tants, tels  que  l'abbé  Turgot,  qui,  laissant  depuis  la  car- 
rière ecclésiastique  pour  entrer  dans  l'administration, 
devint  contrôleur -général  ;  tels  que  l'abbé  de  Loménie, 
qui ,  sans  changer  de  profession ,  parvint  aux  premières 
dignités  de  l'église  et  de  l'état  ;  et ,  devenu  simple 
citoyen,  mourut  en  stoïcien,  après  avoir  été  cardinal 
et  premier  ministre. 

Ces  hommes  ne  pouvaient  pas  encore  lui  être  utiles  ; 
mais  sur  la  recommandation  du  supérieur  du  séminaire 
des  Trente-trois  j  il  fiit  chargé  de  l'éducation  de  l'abbé 
de  La  Galezière ,  fils  du  chancelier  du  roi  de  Pologne. 
Dès  lors  il  se  tiouva  non  seulement  à  l'abri  du  besoin . 
mais  en  possession  de  certains  avantages  que  la  fortune 
peut  donner.  En  conduisant  son  élève  en  Italie,  il  com- 
pléta sa  propre  éducation ,  et  s'enrichit  gratuitement  des 


CONTEMPORAINS.  473 

connaissances  qu'on  procurait  à  grands  frais  à  son  opu- 
lent écolier. 

Pendant  le  séjour  qu*ii  fit  à  Rome ,  il  tira  d'un  in-folio 
intitulé  Directorium  inquisitonan ,  par  le  cardinal  Eyme- 
rick,  grand- inquisiteur  au  quatorzième  siècle,  un  petit 
volume ,  qu'il  publia  sous  le  titre  de  Manuel  des  inquisi- 
teurs ^  miniature  dun  monument  colossal  de  la  plus  fé- 
roce stupidité.  C'est  à  Rome  aussi  qu'il  contracta  le  goût 
de  la  musique. 

De  retour  à  Paris ,  assuré  de  quelque  aisance ,  grâce  à 
une  pension  que  le  père  de  son  élève  lui  fit  obtenir  sur 
une  abbaye,  Morellet  ne  voulut  plus  aliéner  sa  liberté. 
Mais  répugnant  à  vivre  de  l'autel,  quoique  prêtre ,  il  se 
livra ,  par  spéculation  autant  que  par  inclination ,  à  l'é- 
tude du  droit  public  et  de  l'économie  politique ,  tout 
en  cultivant  la  philosophie. 

Il  ne  fuyait  pas  cependant  la  société  :  il  y  trouva  des 
appuis  de  plus  d'un  genre.  Le  plus  ferme  et  le  plus  con- 
stant fut  celui  de  madame  Geoffrin,  dont  la  préve- 
nante générosité  a  été  utile  à  tant  d'hommes  de  talent , 
de  génie  même,  qui,  sans  son  secours,  eussent  peut-être 
été  contraints ,  par  la  misère ,  à  renoncer,  avant  leurs  suc- 
cès, à  une  carrière  où  ils  ont  acquis  tant  de  gloire  par 
tant  d'utilité. 

L'abbé  Morellet ,  qu'elle  adopta ,  non  seulement  con- 
venait ,  mais  il  se  glorifiait  de  l'assistance  qu'il  avait  re- 
çue d'une  bienfaisance  si  judicieuse. 

Les  encyclopédistes  y  avec  les  vues  desquels  la  tendance 


474  SUR  QUELQUES 

de  son  esprit  avait  une  grande  analogie ,  Tadmirent  bien- 
tôt dans  leurs  rangs.  Ainsi ,  et  pour  la  même  cause ,  fi- 
rent les  économistes.  Les  uns  et  les  autres  acquirent  en 
lui  un  de  leurs  plus  robustes  défenseurs,  un  de  leurs 
plus  zélés  collaborateurs. 

L  abbé  Morellet  a  exposé  et  soutenu  les  opinions  de 
ces  deux  sectes ,  dans  plusieurs  ouvrages  qui  ren- 
ferment plus  d'une  idée  utile  adoptée  depuis  par  les 
législateurs,  et  lui  assurent  une  honorable  réputa- 
tion. 

Dans  ces  sortes  d  ouvrages,  où  Ton  réfute  aussi  sou- 
vent qu'on  affirme,  où  la  critique  est  continuellement 
mêlée  à  la  doctiine,  Tabbé  Morellet  égaie  fréquem- 
ment par  rironie  la  monotonie  de  la  discussion.  Cet 
art  surtout  lui  fit  trouver  des  lecteurs  en  France,  où 
Ton  n'a  évidemment  raison  que  quand  on  amuse.  Il  l'em- 
ploya avec  succès  aussi  dans  la  guerre  que  s'était  attirée 
Lefranc  de  Pompignan  par  son  discours  de  réception  à 
l'académie  française.  Les  Si^  les  Pourquoi ^  facéties  qui 
succédèrent  aux  Quand ^  facéties  de  Voltaire,  passèrent 
dans  le  temps  pour  être  sortis  de  la  plume  de  ce  malin 
vieillard ,  et  sortaient  de  celle  de  Morellet. 

Il  est  fâcheux  que  ce  philosophe  ait  usé  une  fois  in- 
considérément de  cette  faculté. 

Dans  un  pamphlet  très  malin ,  où  il  vengeait  les  ency~ 
clopédistes  des  attaques  qui  leur  avaient  été  portées  dans 
la  comédie  des  Philosophes  ^  enveloppant  dans  son  res- 
sentiment les  personnes  qui  applaudissaient  à  cette  sa- 


CONTEMPORAINS.  475 

tire ,  avec  l'auteur  même  de  la,  satire ,  il  poussa  Toubli 
de  toutes  les  convenances  jusqu'à  réyéler  à  une  dame  com- 
promise dans  cette  intrigue,  la  princesse  de  Robecq,  le 
secret  que  lui  cachaient  les  médecins,  et  toute  l'intensité 
du  danger  où  la  jetait  la  maladie  incurable  dont  elle 
était  attaquée.  C'était  blesser  des  principes  plus  sacrés 
encore  que  ceux  de  la  courtoisie.  Voltaire  le  premier 
s'éleva  contre  un  procédé  si  peu  français. 

Ce  qu'il  y  a  de  bizarre,  c'est  que  Morellet  n'a  jamais 
eu  la  conscience  de  son  tort.  Interpellé  sur  ce  fait  dans 
ses  .dernières  années,  il  en  est  convenu  sans  s'en  justi- 
fier. Imputons-le  à  son  organisation,  dans  laquelle  la 
délicatesse  ne  prévalait  pas  sur  l'énergie.  Quelquefois 
on  impute  à  la  volonté  ce  qui  n'est  que  l'effet  de  l'in- 
stinct :  les  atteintes  d'un  cheval  laissent  d'autres  traces 
que  celles  d'un  chat.  Ce  tort  de  Morellet  e)st  d'ailleurs  le 
seul  remarquable  qu'on  puisse  lui  reprocher  pendant  le 
cours  de  sa  longue  carrière,  et  il  est  effacé  par  tant 
d'actions  honorables  ! 

C'est  au  sujet  de  cette  pièce  intitulée  la  Vision  de 
Charles  PaUssot^  que  l'abbé  Morellet  fut  mis  à  la  Bastille. 
Dès  lors  ceux  qui  l'avaient  blâmé  se  turent.  IJne  lettre 
de  cachet  leur  parut  plus  que  suffisante  pour  une  leçon 
de  politesse. 

Ls  vie  de  Vabbé  Morellet,  plus  abondante  en  travaux 
qu'en  événements,  n'est  guère  remarquable,  depuis  cette 
époque,  que  par  les  ouvrages  qu'il  a  publiés.  Ils  sont  très 
nombreux,  et  se  rattachent  pour  la  plupart  à  des  ques- 


476  SUR  QUELQUES 

tions  du  plus  haut  intérêt  :  en  tête,  on  doit  mettre  la 
traduction  de  Futile  ouvrage  de  Beccaria ,  intitulé  :  Traité 
des  délits  et  des  peines. 

Les  philanthropes  sauront  gré  aussi  à  Morellet  d'avoir 
rédigé  en  1764,  sous  la  dictée  du  docteur  Gatti ,  à  qui  la 
langue  française  n'était  pas  familière,  des  réflexions  sur 
les  préjugés  qui  s^  opposent  aux  progrès  et  à  la  perfection 
de  Vinoculation  en  France,  Il  n*y  a  pas  une  découverte 
utile  dont  il  ne  se  soit  fait  l'apologiste  ;  il  n'y  a  pas  non 
plus  d'institution  pernicieuse  dont  il  ne  se  soit  porté  dé- 
nonciateur. On  retrouve  dans  tous  ces  ouvrages  l'esprit 
qui  l'avait  porté  à  dévoiler  l'horrible  jurisprudence  du 
saint-office. 

Il  combattit  avec  moins  de  gravité ,  mais  avec  non 
moins  d'obstination ,  les  opinions  de  l'abbé  Galiani  sur 
le  commerce  des  grains ,  et  celle  de  M.  Necker  sur  la 
même  matière.  Mais  c'est  surtout  contre  Linguet  qu'il 
déploya  toutes  les  ressources  dont  la  nature  l'avait  pourvu 
pour  la  polémique.  Réunissant  les  opinions  absurdes , 
contradictoires  ou  hasardées,  éparses  dans  les  nombreux 
écrits  de  ce  critique  ,  il  en  composa  la  Théorie  dupa- 
radoxe  :  c'est  son  chef-d'œuvre  en  ce  genre. 

Morellet  prêta  souvent  sa  plume  aux  hommes  d'état. 
C'est  un  des  meilleurs  usages  qu'un  homme  de  bien  puisse 
en  faire  sous  des  ministres  qui  veulent  le  bien,  et 
telle  était  la  passion  de  M.  Turgot.  Celui-là  ne  fut 
pas  ingrat,  il  fit  allouer  à  son  camarade  de  séminaire, 
sur  la  caisse  du  commerce,  une  gratification  perpétuelle 


CONTEMPORAINS.  477 

de  deux  mille  \\yves  ^  pour  différents  oui^rages  publiés  sur 
(les  matières  de  V  administration  y  dit  l'arrêt  du  conseil, 
rendu  en  1777,  à  cette  occasion. 

Antérieurement  à  cette  époque,  Morellet  avait  con- 
tracté avec  le  public  et  avec  lui-même  un  grand  enga- 
gement. En  1769,  il  s'était  engagé  à  faire  un  Diction^ 
naire  du  commerce.  Le  prospectus  où  il  exposait  le  plan 
de  cet  ouvrage  était  un  ouvrage  lui-même.  Il  est  fâcheux 
que  des .  circonstances  indépendantes  de  la  volonté  de 
Morellet  ne  lui  aient  pas  permis  de  conduire  à  fin  cette 
utile  entreprise,  pour  laquelle  il  avait  amassé  des  maté- 
riaux pendant  vingt  ans ,  et  dont  le  succès  était  garanti 
par  la  multiplicité  et  Tétendue  de  ses  connaissances  dans 
cette  partie,  qu'il  avait  étudiée  toute  sa  vie. 

Croyant  pouvoir  les  étendre  encore  par  des  voyages, 
il  passa  en  Angleterre  en  1772,  et  parcourut  plusieurs 
de  ses  comtés.  C'est  là  qu'il  se  lia  avec  plusieurs  per- 
sonnages célèbres  à  des  titres  différents ,  tels  que  lord 
Shelburne ,  depuis  marquis  de  Lansdown  ;  Franklin ,  qui 
n'était  alors  connu  que  par  ses  découvertes  en  physique  ; 
Garrick  le  comédien,  et  l'évêque  Warburton.  De  ces  liai- 
sons ,  la  moins  utile  pour  lui  ne  fut  pas  celle  qu'il  forma 
avec  le  marquis  de  Lansdown. 

L'abbé  Morellet,  sans  embrasser  l'impraticable  sys- 
tème de  Vabbé  de  Saint-Pierre,  pensait  qu'il  était  pos- 
sible que  des  nations  fussent  rivales  sans  être  enne- 
mies, et  que  leurs  diverses  industries  pouvaient  accroître 
leur  prospérité  réciproque,  à  la  faveur  d'ime  paix  utile 


47»  SUR  QUELQUES 

à  toutes  deux.  Par  suite  de  Testime  qu'il  avait  conçue 
pour  le  publiciste  qui  professait  de  pareils  principes, 
lord  Lansdown,  après  avoir  négocié  et  signé,  en  1783 , 
la  paix  entre  la  France  et  T Angleterre,  sollicita  et  ob- 
tint de  Louis  XYI ,  pour  Fabbé  Morellet ,  une  pension 
de  quatre  mille  livres  sur  les  économats  ;  ainsi ,  chose 
assez  singulière,  c'est  à  la  recommandation  d*un  étran- 
ger, d  un  hérétique ,  que  le  théologien  de  V Encyclopédie 
fut  récompensé  sur  les  biens  du  clergé  des  services  qu'il 
avait  rendus  à  la  France.  Le  ministre  anglais  motivait 
sa  demande  «  sur  ce  que  l'écrivain  firançais  avait 
libéralisé  les  idées ,  c'est-à-dire  contribué  à  établir  dans 
son  esprit  les  principes  qui  peuvent  rapprocher  les  deux 
nations,  pour  le  bonheur  de  l'une  et  de  l'autre.»  Il  est 
douteux  qu'aujourd'hui  le  gouvernement  français  accor- 
dât une  pareille  grâce  à  une  pareille  considération. 

La  fortune  de  labbé  Morellet  s'était  insensiblement 
améliorée,  comme  on  voit,  et  toujours  par  des  occasions 
heureuses.  Elle  s'accrut  une  fois  aussi  par  un  malheur , 
par  la  mort  de  madame  Geoffrin ,  qui  avait  placé  sur  sa 
propre  tête  et  sur  celle  de  cet  abbé  une  rente  de  douze 
mille  livres.  «  Je  ne  veux  pas ,  lui  avait-elle  dit  en  lui 
annonçant  ce  placement ,  que  vous  dépendiez  des  gens 
en  place,  qui  peuvent  vous  retirer  ce  qu'ils  vous  don- 
nent. »  Et  pourtant  les  principes  soutenus  par  Morellet 
avaient  été  souvent  en  opposition  avec  les  intérêts  pri- 
vés de  madame  Geofïnn ,  qui  même  après  sa  mort  vou- 
lut encore  être  sa  bienfaitrice  !  Morellet  s'est  acquitté 


CONTEMPORAINS.  479 

envers  elle  autant  qu'il  le  pouvait,  par  un  écrit  intitulé 
Portrait  de  madame  Geoffrin, 

Le  mérite  de  l'abbé  Morellet ,  plus  recomman- 
dable ,  après  tout ,  par  la  force  de  sa  raison  que  par 
les  grâces  de  son  esprit ,  parut  cependant  au  parti  phi- 
losophique ,  qui  tenait  alors  les  clefs  de  l'académie ,  un 
titre  suffisant  pour  l'y  faire  admettre. 

En  1785,  l'abbé  Morellet  y  entra  à  la  place  de  l'abbé 
Millot.  Quoiqu'il  ait  excité  quelques  réclamations,  ce 
choix  était  juste  ;  les  esprits  solides  ne  sont  pas  moins 
utiles  à  l'académie  que  les  esprits  brillants  ;  et  le  génie 
qui  analyse  les  propriétés  d'une  langue  n'y  est  pas  dé- 
placé auprès  du  génie  qui  les  met  en  œuvre. 

L'abbé  Morellet  s'était  beaucoup  occupé  de  gram- 
maire et  d'étymologies  ;  il  avait  fait  une  étude  appro- 
fondie de  l'origine  et  du  mécanisme  de  la  langue  fran- 
çaise :  il  contribua  autant  qu'aucun  de  ses  confrères  à 
la  confection  du  Dictionnaire, 

Peu  de  temps  après,  un  événement  plus  important, 
non  pas  pour  sa  gloire,  mit  le  comble  à  sa  prospérité; 
quoique  ses  travaux  eussent  été  de  peu  d'utilité  pour 
l'église ,  ce  bon  abbé  ne  s'en  croyait  pas  moins  en  droit 
de  participer 

aax  biens 
Que  Dieu  prodigue  à  ceux  qui  font  vœu  d*étre  siens. 

En  1 788 ,  un  fort  bon  bénéfice ,  le  prieuré  de 
Thimers ,  lui  échut  en  vertu  d'un  induit ,  dont  il  avait 
été  grevé  depuis  vingt  ans  à  son  profit  par  son  camarade 


48o  SUR  QUELQUES 

de  séminaire,  par  M.  Turgot.  Ce  prieuré,  situé  en 
Beauce ,  valait  seize  mille  livres  de  rente.  Morellet  se 
hâta  d'en  prendre  possession  ,  et  de  l'améliorer. 

A  soixante-deux  ans  y  dit-il ,  on  est  pressé  de  jouir. 
Sa  jouissance  fut  courte  :  la  révolution  se  préparait  ;  un 
an  après  elle  était  accomplie. 

Morellet  ne  resta  pas  oisif  à  cette  grande  époque ,  qui 
donna  tant  d'activité  à  des  plumes  moins  exercées  que 
la  sienne.  C'est  alors  qu'il  fîit  utile  à  cet  ancien  abbé  de 
Loménie ,  devenu  archevêque  de  Toulouse  et  principal 
ministre.  Fidèle  encore  aux  principes  qu'il  oublia  quel* 
quefois  depuis ,  Morellet  les  défendit  avec  chaleur  en 
plusieurs  circonstances,  et  surtout  à  l'occasion  de  la 
double  représentation  du  tiers-état.  Cette  opinion ,  en 
faveur  de  laquelle  il  se  prononça,  lui  était  commune  avec 
M.  Necker  et  avec  le  prince  à  qui  la  France  a  été  de- 
puis redevable  de  la  charte  ;  une  partie  de  la  noblesse 
s'éleva  néanmoins  contre  lui. 

Lors  des  élections ,  le  prieur  de  Thimers  avait  eu 
l'espérance  d'être  député  aux  états  -  généraux.  Con- 
trarié deux  fois  dans  sa  prétention ,  il  en  conçut  quel- 
que humeur  contre  les  assemblées  électorales  ,  et  par- 
ticulièrement contre  celle  qui  s'était  tenue  à  Paris  dans 
l'église  Saint-Roch ,  et  lui  avait  préféré  l'abbé  Fauchet 
Ce  désappointement  avait  déjà  tant  soit  peu  refroidi 
son  patriotisme,  quand  survint  le  décret  qui  suppri- 
mait les  dîmes  et  ordonnait  la  vente  des  biens  du 
clergé.  Le  philosophe  disparut  alors  dans  Morellet ,  et 


CONTEMPORAINS.  48i 

l'on  ne  vit  plus  en  lui  que  Tecclésiastique.  En  vain 
la  majeure  partie  de  ses  vœux  se  réalisait-elle ,  la  perte 
de  ses  revenus  le  rendit  insensible  au  triomphe  de  ses 
principes.  L'assemblée  dont  les  lois  lui  portaient  ce 
dommage  lui  parut  si  incapable  de  faire  le  bonheur 
de  la  France,  qu'en  ce  moment,  où  il  était  permis 
d'en  attendre  du  bien ,  il  prit  la  révolution  dans  une 
horreur  égale  à  celle  qu'elle  inspira  depuis  aux  âmes  gé- 
néreuses ,  quand  au  règne  de  la  liberté  eut  succédé  le 
despotisme  de  la  terreur. 

L'abbé  Morellet  ne  voyait  pas  les  choses  du  même 
œil  que  lord  Lansdown ,  qui ,  en  l'invitant  à  chercher 
dans  l'avantage  dont  le  décret  relatif  au  clergé  était 
pour  l'intérêt  public,  une  compensation  du  dommage 
qu'il  portait  à  son  intérêt  particulier,  lui  écrivait  :  Fous 
êtes  un  soldat  blessé  dans  une  bataille  que  uous  ai^ez  gagnée. 

Loin  de  crier  victoire ,  et  songeant  plus  à  sa  blessure 
qu'à  ses  lauriers ,  Morellet  criait  en  toute  occasion  con- 
tre les  vainqueurs.  Il  porta  même  le  zèle  de  la  maison 
de  Dieu  jusqu'à  faire  l'apologie  de  cette  Sorbonne,  dont 
il  s'était  assez  publiquement  moqué. 

La  destruction  de  l'académie  française  aussi  l'avait 
affecté  vivement.  On  tient  d'autant  plas  aux  choses 
qu'on  les  a  plus  péniblement  gagnées.  Il  retrouva  tou-  .] 
tefois  sa  philosophie  quand  il  fallut  combattre  l'adver- 
sité. Echappé  aux  proscriptions ,  mais  privé  de  tous  se6 
revenus ,  il  chercha  dans  le  travail  des  ressources  contre 
le  besoin.  Gomme  on  n'est  pas  toujours  disposé  à  inven- 

L.  5l 


482  SUR  QUELQUES 

ter,  et  que  de  sa  nature  il  était  peu  inventif,  il  se  mit  à 
traduire,  non  plus  des  ouvrages  de  Gatti  ou  de  Beccaria, 
mais  ceux  d*Anne  RadcliiTe  ou  de  madame  Régina-Maria 
Roche,  non  pas  même  des  histoires,  mais  des  romans. 

«Occupation  frivole,  dit-il,  mais  à  laquelle  j*ai  été 
réduit  par  le  besoin,  et  dont  je  suis  loin  de  rougir.» 

En  effet, quand,  forcé  d'exploiter  la  manie  dominante, 
un  esprit  grave ,  pour  échapper  à  la  misère ,  cherche  en  des 
travaux  fhtiles  les  ressources  que  d'utiles  travaux  ne  lui 
assureraient  pas ,  ce  n  est  pas  à  lui  qu'en  est  la  honte. 

Ces  travaux  frivoles ,  que  Morellet  exécuta  en  homme 
d'esprit,  ne  Vavaient  pas  empêché  cependant  de  revenir 
dans  Toccasion  à  des  objets  graves ,  à  des  travaux  de  la 
plus  haute  importance.  Il  avait  combattu  avec  véhémence 
les  théories  politiques  de  Brissot ,  Tun  des  hommes  qui 
aient  fait  le  plus  de  mal  à  la  société  avec  des  intentions 
tout  opposées  ;  prenant  la  défense  des  enfants  des  con- 
damnés ,  il  s  éleva  avec  plus  de  véhémence  encore ,  en 
1 79Ô ,  contre  la  loi  qui  confisquait  leurs  biens ,  et  son 
ouvrage  intitulé  le  Cri  des  familles  fut  le  signal  de  cette 
réaction  généreuse  qui  se  manifesta  jusque  dans  la  con- 
vention. 

Le  courage  n  a  jamais  fait  un  plus  bel  emploi  du  ta- 
lent ;  la  pliilosophie  n'a  jamais  servi  plus  honorablement 
rhumanité.  L'abbé  Morellet  fit  entendre  aussi  de  cou* 
rageuses  réclamations  pour  les  pères  et  mères  y  aïeuls  et 
aïeules  des  émigrés.  Enfin  c'est  lui  qui,  en  1799,  s'éleva 
contre  la  loi  des  otages. 


CONTEMPORAINS.  483 

Ce  noble  usage  de  ses  facultés  fut  d'autant  plus  apprécié 
à  cette  époque  où  la  terreur  semblait  prête  à  renaître  ^ 
que  ce  n'était  pas  sans  s'exposer  lui-même  que  Morellét  ' 
prenait  la  défense  des  autres.  Mai^  l'ascendant  de  la 
yerlu  est  tel  que  non  seulement  l'estime  publique  Fin- 
yestissait  d'une  inviolabilité  réelle,  mais  qu'elle  le  fit 
nommer,  dès  1795,  professeur  d'économie  politique  et 
de  législation  aux  écoles  centrales,  fonctions  qu*il  ne 
crut  pas  devoir  accepter. 

Le  sort  de  l'abbé  Morellét,  amélioré  bientôt  par  la 
révolution  du  1 8  brumaire  ,  devint  alors  meilleur  qu'il 
n'a  jamais  été.  Appelé  à  l'Institut  par  la  réunion  des 
membres  de  l'académie  française  à  ceux  de  cette  so- 
ciété,  et  successivement  nommé  membre  et  secrétaire 
de  la  commission  du  Dictionnaire^  il  posséda,  à  ces  divers 
titres,  un  revenu  de  près  de  douze  mille  francs.  D'autre 
part,  plusieurs  membres  de  la  famille  alors  régnante 
se  firent  un  plaisir  d'ajouter  à  son  aisance,  sous  les  pré- 
textes les  plus  délicats.  Il  reçut  long-temps^  à  titre  de 
correspondant  littéraire  de  Joseph  Bonaparte ,  un  traite- 
ment honorable  aussi  pour  le  prince  qui  le  lui  payait. 
Morellét ,  au  reste ,  s'en  montra  reconnaissant.  Erit  ille 
mihi  semper  Dèus ,  dit-il  en  appliquant  à  son  bienfaiteur 
ce  que  Virgile  disait  d'Auguste. 

Ces  revenus  s'accrurent  encore  des  dix  mille  francs 
dont  on  payait  le  silence  des  représentants  du  peu- 
ple. Satisfait  enfin  dans  le  désir  qu'il  avait  eu  de  par- 
venir à  la  députation,  en  1808  Morellét  fut Vorté  au  corps 


di. 


\ 


484  SUR  QUELQUES 

législatif,  dont  il  a  fait  partie  jusqu'en  i8i5.  Si  Texercice 
des  fonctions  législatives ,  dans  lesquelles  il  a  presque  fini 
sa  vie ,  n'a  pas  ajouté  à  l'éclat  de  sa  réputation,  c'est  que 
l'organisation  de  cette  partie  de  la  représentation  nationale 
ne  lui  en  offrait  pas  les  moyens.  Le  corps  législatif  ne  dis- 
cutait alors  qu'à  huis-clos  ou  dans  ses  bureaux.  La  tribune 
publique  lui  eût-elle  été  ouverte ,  il  est  douteux  d'ailleurs 
que  l'abbé  Morellet  y  fût  allé  chercher  des  succès  qui 
ne  sont  accessibles  qu'aux  orateurs  qui  jouissent  de  toute 
l'énergie  de  leurs  facultés;  mais  les  succès  qui  tiennent  à 
la  droiture  des  intentions ,  à  la  rectitude  des  idées ,  à  la 
force  des  raisonnements,  lui  auraient  échappé  rarement.  La 
faible  voix  qu'il  eût  fait  entendre  dans  le  temple  des  lois, 
eût  été  celle  de  la  raison ,  et  toujours  celle  de  la  probité. 
La  restauration  retrouva  l'abbé  Morellet  encore  plein 
de  vigueur.  Constitué  de  manière  à  atteindre  au  dernier 
période  de  la  vieillesse  la  plus  reculée,  cet   athlète, 
que  les  passions  avaient  peu  usé  et  les  plaisirs  encore 
moins,  était  arrivé  sans  intiimitésà  l'âge  de  quatre-vingt- 
huit  ans ,  lorsqu'mie  chute  qu'il  fit  en  descendant  de  voi- 
ture mit  ses  jours  en  danger.  Au  mois  de  décembre  18 14  il 
se  cassa  la  cuisse,  et  fut  contraint,  par  suite  de  cette  (rac> 
ture ,  à  garder  la  chambre  pendant  deux  ans.  Malgré  son 
extrême  affaiblissement,  il  prenait  cependant  une  part  tou- 
jours active  au  travail  de  la  commission  du  Dictionnaire, 
laquelle  s  assemblait  chez  lui:  il  se  fit  même  porter,  en 
1817,  à  une  séance  publique  de  l'Institut,  où  les  assis- 
tants se  plurent  à  lui  prodiguer  les  témoignages  d'estime 


CONTEMPORAINS.  485 

et  de  vénération  dus  «  une  vie  aussi  laborieusement  et 
aussi  honorablement  utile. 

L'abbé  Morellet  était  devenu  doyen  de  Tacadémie 
française  depuis  la  mort  de  M.  Suard,  à  qui  des  titres 
.  moins  nombreux  et  moins  recommandablcs  avaient  ob- 
tenu, douze  ou  (juinze  ans  avant  lui,  les  honneurs  du 
fauteuil.  Il  trouva  sans  doute  dans  la  restauration  de 
cette  compagnie ,  où  les  avantages  dont  il  jouissait 
comme  membre  de  l'Institut  ne  lui  furent  pas  tous  con- 
servés ,  une  indemnité  du  dommage  que  lui  apportait  la 
ruine  du  régime  impérial. 

Le  roi ,  au  reste ,  lui  accorda  une  pension  de  deux 
mille  francs.  Ainsi ,  quand  Morellet  mourut ,  s'il  n'était 
plus  dans  l'opulence,  il  n'était  pas  dans  le  besoin. 

Organisé  au .  moral  comme  au  physique  de  la  ma- 
nière la  plus  énergique,  il  fut  plutôt  bon  que  sensible. 
Les  vertus  de  son  cœur  tenaient  aux  qualités  de  son 
esprit  ;  son  cœur  était  juste ,  parceque  son  esprit  était 
droit.  Appliquant  sa  dialectique  à  tout,  il  aimait  le 
bien  comme  il  aimait  l'ordre;  et  le  mal  lui  déplaisait 
à  l'égal  d'une  fausse  conséquence. 

Il  ne  fut  pas  cependant  exempt  de  toute  erreur. 
A  l'Institut,  on  Ta  vu  plus  d'ime  fois  en  opposi* 
tion  avec  sa  vieille  philosophie.  Quand  le  cardinal  Maury 
voulut  y  être  traité  de  monseigneur,  on  fut  assez  surpris 
d'entendre  l'abbé  Morellet  appuyer  cette  ridicule  pré- 
tention. 

Il  eut  poiir  amis  ses  plus  illustres  contemporains, 


486  SUR  QUELQUES 

parmi  lesquels  on  compte  plusieurs  philosophes.  «  Chez 
ces  hommes  taxés  d'une  trop  grande  liberté  de  penser, 
j'ai  vu  souvent,  disait-il,  toutes  les  vertus,  Téloignement 
du  yil  intérêt,  la  justice,  l'humanité,  la  bienfaisance,  la 
générosité ,  et  surtout  la  passion  du  vrai ,  le  désir  ar- 
dent de  le  voir  triompher  de  l'ignorance  et  de  la  sottise  : 
Yoilà  ce  que  j'ai  recherché  en  eux;  et  si,  avec  ces  dispo- 
sitions, on  peut  les  appeler  méchants  et  peiTers,  je  veux 
bien  partager  cette  injure  avec  eux.  »  Et  moi  aussi. 

Exempt  de  tout  fanatisme,  il  affectionna  moins  la 
société  du  baron  d'Holbach,  que  celle  dont  Voltaire, 
absent,  était  le  chef  ou  plutôt  l'âme,  et  dont  la  philo- 
sophie prescrivait  avant  tout  la  tolérance  la  plus  absolue. 
Il  la  servit  de  tous  ses  moyens.  Voltaire  parle  souvent 
dans  sa  Correspondance^  et  toujours  avec  estime,  du 
talent  et  des  opinions  de  Morellet ,  qu'il  appelle  mords-les^ 
par  allusion  à  la  vigilance  et  à  la  ténacité  de  cet  abbé , 
qui  sont  aussi  les  qualités  d'un  dogue. 

La  dernière  querelle  où  il  ait  figuré  est  celle  qui  fut  pro« 
voquée  par  le  singulier  succès  XAtala.  Avec  ime  raison 
moins  sévère  et  un  goût  plus  complaisant ,  on  pouvait , 
ainsi  que  l'a  fait  Ghénier,  ne  pas  tout  admirer  dans  cet 
assemblage  confus  de  beautés  réelles  et  d'innovations 
bizari'es.  Mais  Morellet ,  plus  frappé  des  défauts  que  des 
beautés^  trouvait  tout  mauvais  dans  un  ouvrage  qui 
n'est  pas  entièrement  hoxu  Dans  un  petit  écrit  très  sim- 
ple, très  clair,  très  raisonné  et  très  raisonnable^  Tabbé 
Morellet  indiqua  ^  avec  une  grande  justesse ,  les  faux* 


CONTEMPORAINS.  487 

brillants ,  soit  de  pensée ,  soit  d'expression ,  dont  abonde 
cette  étrange  composition*  L'aigreur  avec  laquelle  cette 
critique  lui  est  encore  reprochée  aujourd'hui  prouve 
qu'il  7  avait  eu  aussi  quelque  courage  à  lui,  à  prendre, 
en  cette  circonstance,  la  défense  du  bon  goût  et  de  la 
saine  raison. 

On  ne  s'étonnera  pas  qu'un  esprit  si  enclin  au  scepti- 
cisme et  à  l'ironie  ait  eu  quelque  prédilection  pour 
Rabelais.  L'abbé  Morellet  possédait  à  fond  l'ouvrage  de 
ce  docte  en  plus  d'une  science,  et  démêlait,  avec  une 
sagacité  particulière ,  l'or  enfoui  dans  ce  fumier  :  c'était 
son  bréviaire.  Le  Commentaire  qu'il  en  a  laissé  doit 
être  précieux  sous  plus  d'un  rapport. 

L'imagination ,  ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  n'était  pas , 
dans  l'abbé  Morellet,  la  faculté  dominante.  Il  aimait 
pourtant  les  beaux-arts ,  cultivait  la  musique ,  et  jouait 
même  de  la  basse.  Il  ne  resta  pas  neutre  dans  la  grande 
querelle  despiccinistes  et  des  gluckistes  ;  et  ce  qu'il  y  a 
de  singulier,  c'est  que  le  plus  énergique  des  deux  systè- 
mes  entre  lesquels  se  partageait  Paris,  n'est  pas  celui 
pour  lequel  il  se  prononça.  Il  s'est  aussi  occupé  quel- 
quefois de  poésie.  On  trouve  dans  ses  mémoires  un  assez 
bon  nombre  de  chansons,  un  peu  longues  à  la  vérité, 
où-  la  gaieté  est  heureusement  alliée  à  la  philosophie.  Il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  ses  poésies  se  rapprochent, 
de  celles  de  Voltaire,  quoi  qu'on  en  ait  dit;  mais  il  est 
une  de  ces  pièces  où  la  doctrine  d'Horace  et  celle  de 
Salomon  sont  assez  ingénieusement  rapprochées  pour 


488  SUR  QUELQUES 

qu'on  la  cite  :  et  c'est  celle-là  qu'il  chantait  le  plus  vo- 
lontiers; on  pourrait  l'intituler  le  Décalogue  des  honnêtes 
gens.  Personne  plus  que  Morellet  n'avait  mission  pour 
les  prêcher  :  il  était  leur  doyen. 

Morellet  était,  en  société,  du  commerce  le  plus  sûr, 
mais  non  pas  toujours  le  plus  aimable.  Il  y  apportait 
trop  souvent  une  humeur  despotique  que  sa  bonhomie 
ne  tempérait  pas  assez.  Plus  porté  à  décider  qu'à  discu- 
ter, il  répondait  habituellement  à  des  objections  par  des 
assertions  énoncées  de  ce  ton  brusque  et  tranchant  qui 
étonne  peu  dans  un  théologien  ou  dans  un  métaphysi- 
cien ,  mais  qui  n'en  est  que  plus  déplacé  dans  un  homme 
du  monde  ;  habitude  contractée  sur  les  bancs  de  l'école  ^ 
et  que  l'exercice  de  la  polémique,  auquel  il  se  livra 
toute  sa  vie ,  n'avait  fait  que  fortifier.  Ce  défaut  se  faisait 
surtout  sentir  dans  les  discussions  académiques ,  où  son 
avis  lui  semblait  devoir  être  reçu  comme  loi.  où  toute  con- 
tradiction  lui  paraissait  insupportable,  où  il  exigeait  qu'on 
eût  pour  son  goût  la  déférence  qu'on  devait  à  son  âge. 

Cette  exigence  s'explique  toutefois.  Ce  vieillard  ne 
trouvait  autour  de  lui  personne  qu'il  pût  mettre  sur  la 
ligne  des  Voltaire ,  des  Rousseau ,  des  Buffon ,  avec  les- 
quels il  avait  vécu  ;  et  en  cela  il  n'était  pas  injuste.  Mais 
avait-il  été  l'égal  de  ces  grands  hommes ,  et  la  généra- 
tion nouvelle  n'avait-elle  produit  aucun  écrivain  qu'il 
pût  égaler  à  lui  ? 


CONTEMPORAINS.  489 


MADAME  GAIL. 

L*un  de  ces  jours  derniers ,  on  représentait  ici  '  la  Se» 

rénade.  Au  moment  ou  nous  applaudissions  cet  ouvrage , 

« 

Paris  en  pleurait  l'auteur. 

Madame  Gail  vient  de  mourir.  Voici  les  détails  que 
ma  mémoire  me  fournit  sur  là  vie  de  cette  femme 
regrettable  à  tant  de  titres  pour  tout  le  monde ,  et  par- 
ticulièrement pour  moi,  qui  l'ai  connue  dès  son  en- 
fance ,  et  qu'elle  comptait  au  nombre  de  ses  amis. 

Ses  noms  propres  étaient  Sophie  Garre.  Son  père, 
habile  chirurgien,  fut  décoré,  à  ce  titre,  du  cordon  de 
Saint-Michel ,  qu'il  honora.  Grâce  à  l'aisance  que  lui  avait 
acquise  une  vie  utile  et  laborieuse ,  M.  Garre  put  donner  à 
ses  filles  l'éducation  la  plus  soignée.  Leur  mère,  femme  de 
beaucoup  d'esprit,  le  seconda  parfaitement  dans  ce  soin, 
et  ne  négligea  rien  pour  cultiver  les  dispositions  qui,  dès 
l'âge  le  plus  tendre,  se  manifestèrent  dans  madame  Gail 
pour  tous  les  arts,  mais  plus  particulièrement  pour  la 
musique.  Elle  ne  se  proposait  que  d'en  faire  une  femme 
aimable ,  en  lui  donnant  des  talents  ;  elle  en  fit  une  femme 
célèbre,  en  provoquant  les  développements  de  son  génie. 

Ce  génie  se  décela  par  des  compositions  pleines  de 

*    A  Bruxelles,  en  1819. 


490  SUR  QUELQUES 

grâces,  que  mademoiselle  Garre  produisait  à  un  âge  où 
d'ordinaire  on  -a  peine  à  concevoir  les  compositions  des 
autres.  Quelques  romances  qu'elle  publia,  en  1790,  dans 
les  journaux  de  musique,  et  que  les  amateurs  avaient 
accueillies,  furent  distinguées  par  les  connaisseurs.  L'é- 
tonnement  se  serait  mêlé  au  plaisir,  si  Ton  avait  su  qu'elles 
étaient  l'ouvrage  d'un  enfant  de  douze  ans.  ^ 

Celui  qui  écrit  cette  notice  ne  se  rappelle  pas  sans 
émotion  ces  succès  précoces  d'un  talent  aux  essais  du- 
quel il  se  plaisait  à  fournir  des  thèmes,  en  s' essayant 
aussi. 

C'est  vers  1794  que  mademoiselle  Garre  échangea 
son  nom  contre  celui  qu'elle  a  rendu  si  célèbre.  Elle 
épousa  à  cette  époque  M.  Gail,  professeur  ou  lecteur 
au  collège  de  France.  Cet  helléniste  jouissait  dès  lors  de 
toute  sa  réputation.  Des  travaux  pénibles  et  utiles  sur 
les  langues  anciennes,  des  versions  du  grec  en  latin ,  des 
éditions  correctes ,  élucidées  de  commentaires,  fortifiées 
de  notes,  et  aussi,  je  crois,  quelques  doctes  querelles, 
l'avaient  fait  connaître  dans  le  monde  savant.  Il  mérita 
d'obtenir  mademoiselle  Garre,  puisqu'il  avait  apprécié 
ses  qualités.  Leur  mariage  ne  fut  pas  heureux  cependant. 
Les  arts  et  les  sciences,  qu'il  avait  rapprochés,  s'efifa- 
rouchèrent  réciproquement.  Une  séparation  volontaire 
rompit  au  bout  de  quelques  années  cette  union ,  où  l'un 
trouvait  trop  de  distractions ,  et  l'autre  trop  peu  d'agré- 
ments ,  et  rendit  les  deux  époux  à  leurs  goûts  dominants. 
Les  arts  et  les  sciences  y  gagnèrent.  M.  Gail  acheva  dans 


CONTEMPORAINS.  49» 

la  retraite  sa  version  de  Thucydide;  et  madame  Gail, 
rentrée  dans  la  société,  en  fit  les  délices  par  ses  talents, 
qui  se  perfectionnèrent  en  s*exerçant. 

La  vie  dépendante  et  sédentaire  convenait  peu  à  une 
imagination  aussi  active  que  la  sienne.  Libre, une  fois , 
c  est  en  voyageant  qu'elle  fit  Tessai  de  son  affranchisse- 
ment. Après  avoir  parcouru  les  provinces  méridionales 
de  la  France,  elle  voulut  voir  l'Espagne.  En  y  cherchant 
le  plaisir,  elle  y  trouva  la  gloire.  C'est  avec  les  yeui  et 
les  oreilles  de  Tartiste  qu  elle  parcourait  cette  péninsule , 
qui  ne  semble  déshéritée  des  arts  que  parcequ'elle  a  re- 
noncé à  faire  valoir  leur  succession,  et  où  Ton  retrouve 
si  souvent  leurs  traces  empreintes  entre  celles  des  Goths 
et  des  Arabes.  L'accent  et  les  modulations  de  la  musique 
espagnole  attirèrent  surtout  l'attention  de  la  voyageuse , 
et  restèrent  profondément  gravés  dans  sa  mémoire.  Ils 
se  reproduisent  fréquemment  dans  ses  compositions , 
mais  embellis  par  un  talent  plein  de  charmes,  mais  mo- 
difiés par  un  goût  exquis.  Tel  air  des  Deux  Jaloux ,  tel 
morceau  de  la  Sérénade^  n'est  qu'un  développement  d'un 
trait  de  ces  chansons  monotones  et  mélancoliques  que 
hurlent  les  Catalans,  que  lamentent  les  Andalous.  Mo- 
dulé par  madame  Gail,  ce  chant,  toujours  original,  se 
changea  en  musique  des  plus  suaves. 

Ce  n'est  qu'au  retour  de  ce  voyage  que  madame  Gail 
songea  sérieusement  à  travailler  pour  la  scène.  Avant, 
elle  s'était  bien  essayée  dans  le  genre  dramatique  :  un 
opéra  de  sa  composition,  représenté  en  société,  avait 


492  SUR  QUELQUES 

été  applaudi  par  Méhul  lui-même;  elle  n*ayait  pu 
néanmoins  se  résoudre  à  of&ir  au  public  un  ouvrage  que 
ce  grand  maître  ne  trouvait  pas  exempt  de  fautes. 
Une  étude  opiniâtre  et  plus  approfondie  de  Tart  lui 
donna  bientôt  les  moyens  d'exprimer  ses  idées  avec 
autant  de  pureté  qu'elles  ont  de  charmes,  avec  cette 
correction  sans  laquelle ,  dans  tous  les  arts ,  les  succès 
du  génie  même  sont  incomplets. 

C'est  par  un  chef-d'œuvre  que  madame  Gail  débuta. 
Peu  d'opéras  ont  été  entendus  avec  autant  d'enthou- 
siasme que  les  Deua;  Jaloux  ;  peu  l'ont  autant  mérité. 
Une  musique  neuve  et  non  pas  étrange ,  originale  et 
non  pas  bizarre,  gracieuse  et  non  pas  affectée,  assure 
à  cette  jolie  comédie  un  succès  aussi  durable  que  celui 
dont  jouissent  les  plus  aimables  productions  de  Grétry. 

On  sait  que  cet  opéra  est  tiré  d'une  comédie  en  cinq 
actes  de  Dufresny  ;  comédie  réduite ,  avec  beaucoup  d'ha- 
bileté, en  un  acte,  par  M.  Vial,  auteur  de  plusieurs 
autres  ouvrages  charmants  aussi,  et  qui  lui  appartiennent 
en  entier. 

Après  cet  opéra ,  madame  Gail  en  fit  représenter  un 
autre ,  encore  en  un  acte ,  intitulé  :  Mademoiselle  de 
Launay  à  la  Bastille,  Le  fond  en  est  tiré  des  Mémoires 
de  cette  dame ,  plus  connue  sous  le  nom  de  madame  de 
Staal.  C'est  wje  intrigue  assez  triste,  dans  laquelle  le 
gouverneur  même  de  la  Bastille  joue  le  rôle  de  média-* 
teur  entre  cette  prisonnière  qu'il  aime ,  et  un  prisonnier 
qui  en  est  aimé.  Présentée  sous  un  aspect  comique ,  cette 


CONTEMPORAINS.  49^ 

situation  pouvait  être  piquante;  mais  dans  cet  opéra,  qui 
tient  plus  du  drame  que  de  la  comédie,  le  gouverneur 
est  martyr,  et  non  pas  dupe:  or  les  martyrs  ne  sont 
pas  gais. 

Cet  ouvrage  eut  peu  de  succès.  La  musique  néanmoins 
ne  diminua  pas  la  haute  idée  qu'on  avait  conçue  du  ta- 
lent de  madame  Gail.  Entre  plusieurs  morceaux  accueil- 
lis avec  transport,  on  distingua  la  romance  délicieuse 
que  termine  ce  refrain  :  r^fi  liberté  l  ma  liberté l  Ainsi 
chante  Philomèle  captive.  Ces  morceaux  auraient  main- 
tenu la  pièce  au  théâtre,  si,  en  France,  on  ne  voulait 
pas  être  intéressé  par  le  drame  autant  qu'enchanté  par 
la  musique. 

La  Sérénade  est  le  dernier  ouvrage  dramatique  de  ma- 
dame Gail.  Ce  n'est  pas  par  défaut  de  gaieté  que  pèche 
cette  comédie,  dont  Regnard  est  l'auteur,  et  dont  on 
a  fait  un  opéra  en  la  semant  d'airs  et  de  morceaux  d'en- 
semble. Nous  ne  ferons  pas  l'éloge  de  cette  délicieuse  . 
production.  La  musique  de  la  Sérénade  est  dans  la  mé- 
moire de  tout  le  monde;  celle  des  Deux  Jaloux  ne  lui 
est  supérieure  ni  en  facilité,  ni  en  originalité,  ni  en  grâ- 
ces. Hélas  !  c'était  le  chant  du  cygne. 

Et  la  main  qui  tirait  de  la  lyre  des  sons  si  harmonieux 
s'est  glacée  !  Et  la  voix  qui  modulait  des  accents  si  mé- 
lodieux s'est  éteinte  ! 

Que  ne  pouvait-on  pas  attendre  d'un  talent  qui ,  dans 
l'espace  de  si  peu  d'années,  avait  donné  des  preuves  si 
brillantes  de  son  heureuse  fécondité,  d'un  talent  dont 


494  SUR  QUELQUES 

les^ressoutces  se  multipliaient  à  mesure  qu  il  multipliait 
ses  productions?  Madame  Gail  s'occupait  à  consolider  sa 
gloire  par  des  ouvrages  de  plus  longue  haleine,  quand 
une  maladie  aiguë  est  venue  l'enlever  aux  arts  et  à  l'a- 
mitié. Elle  était  tout  au  plus  âgée  de  quarante-trois  ans. 

Quand  on  songe  que  si  la  jeunesse  de  l'artiste  date  de 
l'époque  où  il  commence  à  produire,  elle  ne  finit  qu!à 
celle  où  il  cesse  de  produire ,  on  peut  dire  que  madame 
Gail  est  morte  dans  la  fleuf  de  sa  jeunesse  ;  et  si  l'on 
juge  de  ce  qu'elle  pouvait  faire  par  ce  qu'elle  a  fait, 
quelle  source  de  regrets  pour  les  amis  des  arts  que  cette 
mort  prématurée  1 

Les  chansons ,  les  romances ,  et  autres  compositions 
légères  de  madame  Gail ,  auraient  peut-être  suffi  seules 
à  lui  obtenir  la  réputation  que  lui  assurent  ses  grandes 
compositions.  Ces  sortes  de  pièces ,  qui  sont  en  musique 
ce  que  les  pièces  fiigitives  sont  en  poésie ,  suffisent  aussi 
.  à  la  gloire  de  leur  auteur,  quand  elles  portent  le  cachet  du 
génie.  N'eût-il  fait  que  ses  poésies  légères,  Voltaire  se- 
rait immortel.  Saint- Aulaire  s'est  immortalisé  par  quatre 
vers.  Tel  homme  en  a  fait  quarante  mille,  et  n'est  pas 
connu.  L'important  est  de  faire  des  vers  et  des  chants 
qu'on  retienne.  Tel  était  surtout  le  talent  de  madame 
Gail. 

Qui  ne  connaît  ses  pièces  détachées  ?  De  quels  salons 
nont<elles  pas  fait  les  délices?  Dans  quelles  réunions, 
dans  quelle  solitude  ne  se  sont-elles  pas  fait  entendre  ? 
Dans  quelle  partie  du  monde  civilisé  n'ont-elles  pas  été 


CONTEMPORAINS.  495 

portées  par  la  voix  de  Tart  et  de  la  beauté  ?  Chacun  les 
redemandait ,  c'était  en  faire  Téloge  ;  mais  Garât  les  louait 
mieux  que  personne ,  il  les  chantait.  Après  avoir  exécuté 
les  morceaux  les  plus  pathétiques  de  Gluck ,  de  Mozart 
et  deTTazolini,  il  ne  croyait  un  concert  complet  que 
lorsqu'il  avait  fait  entendre  quelques  productions  de 
cette  verve  gracieuse  et  facile.  Qui  ne  lui  a  pas  entendu 
chanter  en  duo  avec  sa  femme  la  jolie  romance  qui 
commence  par  ce  vers  :  La  jeune  et  sensible  Isabelle? 
Si  Pétrarque  n  a  rien  fait  de  plus  ingénieux  que  ces  cou- 
plets, qui  sont  de  madame  de  Bourdic,  Cimarosa  na  rien 
composé  de  plus  gracieux  que  cet  air ,  qui  est  de  ma- 
dame Gail. 

Son  talent  faisait  le  charme  continuel  de  la  société.  Il 
se  prêtait  à  tous  les  caprices,  quelque  acte  de  complai- 
sance qu  on  en  exigeât.  Sous  les  doigts  de  cette  femme 
habile,  le  piano  suffisait  à  tout  ce  que  la  circonstance 
pouvait  en  réclamer.  Que  de  fois,  dans  nos  réunions, 
n*a-t-il  pas  tenu  lieu  d'orchestre  !  Les  airs  que  madame 
Gail  improvisait  alors ,  à  la  demande  des  danseurs,  rete- 
naient dans  le  salon,  comme  auditeurs,  ceux-là  même 
pour  qui  la  danse  a  le  moins  d*attraits  ;  et  ces  airs ,  qui ,  à 
son  insu,  bientôt  se  répandaient  dans  Paris,  n'étaient 
pas  moins  originaux,  pas  moins  mélodieux  que  ceux 
qu'elle  travaillait  à  loisir. 

A  ce  talent  si  supérieur,  madame  Gail  joignait  toutes 
les  qualités  d'une  femme  aimable,  tou^  les  avantages 
d'une  femme  d'esprit.  Dès  sa  première  jeunesse  elle  avait 


496  SUR  QUELQUES 

vécu  dans  la  société  des  littérateurs  et  des  poètes  les  plus 
célèbres  de  Tépoque.  A  la  ville,  dans  la  maison  de  son 
père,  elle  avait  vu  souvent  La  Harpe;  elle  avait  rencon- 
tré souvent  aussi  Delille  à  la  campagne ,  dans  les  bois 
de  Meudon.  Elle  aimait  la  poésie  avec  passion.  Elle  ai- 
mait avec  passion  tous  les  arts.  Les  talents ,  de  quelque 
nature  qu'ils  fussent,  n'avaient  pas  d'appréciateur  plus 
délicat  et  plus  enthousiaste.  Ils  ne  sauraient  trop  la  re- 


gretter. 


L*amitié  la  regrette  plus  encore.  Madame  Gail  inspi- 

rait  ce  noble  sentiment  aussi  vivement  qu'elle  le  ressen- 

^tait.  Nous  jugeons  par  nous-mêmes  de  la  douleur  que  sa 

perte  laisse  dans  la  société  intime  dont  elle  était  râne, 

et  qui  se  composait  surtout  de  ses  vieux  amis. 

Cette  douleur  sera  inconsolable  dans  sa  sœur,  qui 
partageait  ses  goûts  et  jouissait  si  franchement  de  ses 
succès.  Elle  sera  inconsolable  aussi  dans  son  fils. 

Une  circonstance  toute  particulière  a  mêlé  ime  émo- 
tion bien  douce  aux  sentiments  douloureux  que  cette 
femme  si  sincèrement  aimante  a  dû  éprouver  en  se 
voyant  arracher,  dans  la  force  de  Fâge ,  à  tout  ce  qu'elle 
aimait.  L'unique  fruit  de  son  mariage,  son  fils,  s'était 
montré  digne  d'elle.  Il  avait  remporté  le  prix  sur  le  su- 
jet proposé  cette  année  par  l'académie  des  belles-lettres. 
Le  joiur  de  deuil  se  changea,  pour  cette  mère,  en  un  jour 
de  triomphe;  et  ce  n'est  qu'après  avoir  vu  les  lauriers  sur 
le  front  de  son  enfant,  que  ses  yeux  consolés  se  sont  fer- 
més pour  jamais. 


CONTEMPORAINS.  497 

Ainsi  mourut,  heureuse  encore,  cette  femme  qui  a  mé- 
rité de  l'être ,  et  de  Têtre  plus  long-temps  ;  cette  femme 
qui  ^  traversé  la  vie  sans  avoir  fait  aucun  mal;  cette 
femme  dont  le  passage  en  ce  monde  n*est  signalé  que  par 
les  productions  du  talent  le  plus  aimable  ;  cette  femme 
dont  le  génie  ajoutait  encore  aux  jouissances  du  bonheur 
même;  cette  femme  qui,  dans  ces  temps  de  malheur  et 
de  persécution,  a  si  souvent  suspendu  les  peines  du 
proscrit,  que  venaient  charmer,  jusque  dans  les  cachots, 
jusque  dans  Texil,  ses  chants,  qui  désormais  ne  seront 
plus  entendus  sans  douleur  par  un  de  ceux  dont  ils  ont 
fait  la  consolation. 


I.  oi 


49»  SUR  QUELQUES 


LEMONTEY. 

On  ne  doit  aux  morts  que  la  vérité.  Mais  quand  un 
homme  meurt ,  les  rapports  sous  lesquels  il  est  regret- 
table ne  sont-ils  pas  ceux  dont  on  doit  surtout  s'entre- 
tenir sur  sa  tombe  ?  Essayons  de  remplir  ce  devoir ,  que 
plus  d'une  feuille  publique  nous  semble  avoir  méconnu 
dans  les  articles  qui  ont  été  publiés  sur  M.  Lemontey; 
articles  où  Ton  a  plus  insisté  sur  de  légers  travers  que 
nous  ne  dissimulerons  pas,  que  sur  d'éminentes  qualités 
qu'on  n'a  pas  fait  assez  valoir. 

Pierre-Edouard  Lemontey  naquit  à  Lyon  en  1762. 
Fils  de  négociant ,  il  préféra  à  cette  profession  la  carrière 
du  barreau,  où  il  obtint,  dit*on,  des  succès.  Le  fait  est 
assez  singulier.  Non  que  Lemontey  ne  possédât  une  par- 
tie des  qualités  qui  font  l'orateur.  Il  était  capable  autant 
que  qui  que  ce  soit  de  composer  un  excellent  plaidoyer; 
mais  de  le  débiter ,  c'est  autre  chose.  S'il  avait  le  don  de 
penser,  d'écrire,  il  n'avait  pas  celui  de  dire,  de  parler; 
ou  du  moins,  dans  la  conversation  familière,  s'énonçait- 
il  avec  quelque  difficulté.  Il  ne  serait  pas  étonnant ,  au 
reste,  que  ce  défaut  disparût  quand, ^animé par  un  grand 
intérêt,  Lemontey  s'adressait  au  public.  Le  barreau  et  la 
tribune  sont  pour  les  vrais  orateurs  ce  qu'était  le  tré- 
pied pour  la  Pythonisse.  La  langue  de  Démosthènes  se 


CONTEMPORAINS.  499 

déliait  devant  F  Aréopage,  et  la  facilité  de  son  élocu* 
,tion  y  répondait  à  rimportancje  des  matières  qu'il  traitait 
et  à  Tabondance  dé  ses  inspiratiohs. 

En  1789,  poussé  dans  une  direction  nouT«lle  par  le» 
événements,  Lemontey  se  livra  presque  exclusivenlent 
à  la  politique.  Les  questions  qu'il  traita  dans  leâ  ééHts 
qu  il  a  publiés  à  cette  époque  décèlent  autant  la  jùistesse 
de  son  esprit  que  la  capacité  de  son  talenté  II  récktna, 
pour  les  protestants ,  le  droit  d  élire  et  d'être  élus  auï 
états- généraux ç  il  appela  l'attention  d^  législateurs  sur 
les  besoins  des  campagnes  ;  il  dotma  aux  électeurs ,  sur 
le  choix  des  juges ,  et  aux  conseils  des  accusés ,  sur  leurs 
devoirs,  d'excellents  avis>  Enfin  c'est  lui  qui  rédigea  les 
cahiers  de  l'assemblée  électorale  de  Lyon  extra  mùtùs. 
Des  travaux  d'une  utilité  si  incontestsdDle  lui  otivriretit 
l'accès  des  fonctioas  publiques.  Nommé  d'abord  substitut 
du  procureur  de  la  commuhe  de  Lyon,  il  ftit  bientôt 
après  porté  à  l'assemblée  législative  par  le  choix  du  dé* 
partement  du  Rhône. 

Lemontey  avait  adopté  de  bonne  foi  la  constitution 
de  1791»  Il  y  resta  fidèle,  au  milieu  de  cette  assemblée 
qui  semblait  avoir  été  convoquée  pour  la  renverser. 
Ennemi  de  toute  mesure  violente  ,  il  combattit ,  avec 
plus  de  hardiesse  que  ne  comportait  soti  caractère,  les 
lois  rigoureuses  que  cette  assemblée  rendit  contre  les 
émigrés  et  les  prêtres  insermentés,  et  réussit  du  moins 
à  en  faire  restreindre  l'application. 

Revenu  à  Lyon  après  le  renversement  de  la  constitu- 

3a. 


5oo  SUR  QUELQUES 

tion,  Lemontey  n'en  sortit,  pour  se  réfugier  en  Suisse, 
que  lorsque  les  bourreaux  entrèrent ,  à  la  suite  des  Foa- 
cbé  et  des  GoUot,  dans  cette  malheureuse  cité,  qu'il 
avait  défendue  en  soldat  contre  les  soldats  de  Dubois 
de  Crancé. 

Rentré  dans  sa  patrie  en  1796,  il  chanta,  dans  une 
ode  intitulée  les  Ruines  de  Lyon  y  les  mallieurs  auxquels 
il  avait  échappé.  Bientôt  il  les  répara  autant  qu'il  dé- 
pendait de  lui.  Rappelé  aux  fonctions  publiques  en  qua- 
lité d'administrateur  du  district,  il  provoqua  et  obtint 
le  rappel  des  exilés  et  la  restitution  des  biens  des  con- 
damnés. 

Ici  finit  sa  vie  politique  et  administrative.  Abandon- 
nant les  affaires  publiques  pour  se  livrer  presque  eiclu<* 
sivement  à  la  culture  des  lettres  et  de  la  philosophie, 
il  alla  voyager  en  Italie,  et,  de  retour  en  France,  vint 
s'établir  à  Paris.  Il  ne  semblait  pas  pourtant  avoir  trop 
l'intention  de  s'y  fixer  ;  car,  bien  qu'il  y  soit  resté  trente 
ans ,  ce  n'est  que  dans  les  deux  dernières  années  de  sa 
vie  qu'il  eut  un  domicile  à  lui  dans  la  capitale.  Jusqu'a- 
lors il  avait  campé  chez  im  ami,  dans  un  appartement 
que,  pendant  vingt-huit  ans,  il  semblait  chaque  jour 
devoir  quitter  le  lendemain. 

Des  stances  fort  piquantes,  adressées  aux  chevaux  de 
Coustou,  qui,  de  l'abreuvoir  de  Marly,  venaient  d'être 
transférés  aux  Champs-Elysées ,  commencèrent ,  à  Paris, 
la  réputation  littéraire  de  Lemontey.  Bientôt  elle  s'ac- 
crut par  le  succès  de  Palma^  ou  le  Voyage  en  Crke, 


CONTEMPORAINS.  5oi 

opéra  qui  fut  représenté,  en  1798,  au  théâtre  Feydeau. 
Ce  petit  dran^e ,  où  Tesprit  domine  plus  que  le  talent 
dramatique,  obtint  un  grand  nombre  de  représentations  ; 
mais  ce  succès  doit  plus  s'imputer  au  mauvais  goût  du 
temps,  qu'au  mérite  réel  de  l'ouvrage.  Romagnesiy  autre 
opéra  de  Lemontey ,  fut  accueilli  avec  faveur  aussi  ;  il 
ne  se  soutint  pourtant  pas  si  long-temps.  Cela  ne  doit  pas 
surprendre.  Le  genre  d'esprit  de  Lemontey  ne  convenait 
à  rien  moins  qu'au  théâtre ,  où  le  naturel  est  la  première 
de  toutes  les  qualités.  Le  dialogue  de  ce  poète  étincelait 
d'esprit,  mais  par  cela  même  il  manquait  de  vérité.  Le- 
montey faisait  parler  tous  ses  personnages  comme  lui- 
inéme;  cela  ne  pouvait  convenir  que  dans  un  ouvrage 
où  il  ne  parlerait  qu'en  son  nom. 

Tel  est  le  recueil  de  fragments  critiques  et  philoso- 
phiques qu'il  publia  en  1801,  sous  le  titre  de  Raison, 
folie  y  chacun  son  mot,  petit  cours  de  morale  mis  à  la 
portée  des  vieux  enfants.  Ce  recueil  fut  lu  avec  autant 
de  plaisir  que  d'avidité.  Il  est,  au  fait,  des  plus  variés  et 
des  plus  amusants.  La  satire  y  est  présentée  sous  des 
formes  aussi  gaies  qu'ingénieuses;  et  cette  satire,  tou- 
jours exercée   dans  l'intérêt  de  la  raison ,  ne  devient 
jamais  personnelle  ;  quiconque  peut  la  comprendre  en 
peut  rire. 

L'année  d'après ,  Lemontey  publia  une  facétie  fort 
spirituelle  aussi,  intitulée  les  Obsen^ateurs  de  lajemme. 
Indépendamment  d'observations,  d'autant  plus  malignes 
qu'elles  sont  justes,  sur  le  beau  sexe,  on  y  trouve  une 


5o9  SUR  QUELQUES 

critique  très  fine  des  usages  académiques.  Dans  ces  deux 
productions,  où  la  profondeur  s*allie  souvent  à  l'origi- 
nalité, Lemontey  n*a  imité  personne. 

La  Die  d^un  soldat ^  pamphlet  publié  par  Lemontey,  à 
l'occasion  de  la  campagne  de  1 8o5,  n  est  pas  dénuée  de  ces 
qualités;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des  autres  opuscules 
échappés  à  sa  plume.  Dans  Irons^nôus  à  Paris?  petit 
roman  qu'il  composa  à  l'occasion  du  couronnement  de 
Napoléon,  il  s'est  évidemment  modelé  sur  Sterne;  et  sut 
r  Arioste ,  dans  Thibault  y  ou  la  Naissance  d^un  comte  de 
Champagne  y  poëme  en  prose ,  qu'il  composa  à  l'ooc^ion 
des  couches  de  l'ittipératrice  Marie-Louise.  Ces  ouvrages 
portent  l'empreinte  de  la  plume  facile  à  laquelle  ils  sont 
échappés;  mais  ils  ont,  pour  parler  franchement,  je 
ne  sais  quel  caractère  de  futilité,  qui  leur  ôte  toute 
importance ,  quoiqu'on  y  rencontre  parfois  des  vérités 
utiles. 

On  ne  fera  pas  le  même  reproche  à  V Essai  sur 
l'établissement  monarchique  de  Louis  ,XIf^y  introduction 
d'une  histoire  eritique  de  la  France  y  depuis  la  mort  de 
Louis  XIV, 

La  gravité  des  formes  y  répond  à  l'importance  du 
fondf  et  si  Ton  petit  juger  par  cet  échantiUofi  du  tra- 
vail qu'il  précède ,  Lemontey,  par  cette  histoire,  prendra 
place  parmi  nos  plus  judicieux  publicistès.  On  ne  saurait 
allier  plus  constamment  l'esprit  d'indépendance  à  la  sa- 
gacité des  vues,  et  revêtir  d'une  expression  plus  heu- 
reuse ,  des  idées  plus  hardies ,  qu'il  ne  l'a  fait  dans  cette 


CONTEMPORAINS.  5o3 

introduction ,  dont  le  succès  la  épouvanté.  Ainsi ^  parmi 
les  écrits  raisonnables  que  notre  époque  a  fait  éclore, 
Tun  des  plus  audacieux  est  dû  au  plus  poltron  de  nos 
contemporains. 

Par  un  prodige  presque  aussi  singulier,  cet  écrit ,  qui 
fit  une  grande  sensation  dans  la  société,  ne  ferma  pas. 
à  Lemoiltey  les  portes  de*  Tacadémie.  Il  y  fut  appelé 
en  1819,  en  remplacement  de  Tabbé  Morellet ,  son  com- 
patriote. 

là* Essai  sur  rétablissement  monarchique  de  Louis  XIV 
annonce  que  son  auteur  sera  surtout  véridique.  Cette 
qualité ,  sans  laquelle  on  ne  peut  prétendre  au  titre 
d'historien ,  s'y  manifeste  par  sa  fidélité  à  rétablir,  dans 
les  Mémoires  de  DangeaUy  plus  de  mille  passages,  que 
s'est  permis  d'altérer,  dans  l'édition  qu'elle  en  a  donnée , 
une  dame  de  lettres,  qui,  au  rebours  de  tant  de  gens 
qu'on  voit  emprunter  aux  autres  ce  qu'ils  disent,  ne 
peut  s'empêcher  de  prêter  à  autrui  ses  propres  pensées  ; 
&it  parler  Dangeau,  qui  serait  son  grand-père,  comme 
s'il  était  son  petit-fils;  et,  traitant  l'histoire  comme  don 
Bazile  traite  les  proverbes,  n'y  voit  qu'un  thème  sur 
lequel  elle  brode  des  variations. 

La  hardiesse  par  laquelle  Lemontey  se  signale  à  cha- 
que phrase  de  Y  Essai  sur  Louis  XI V^  doit  d'autant  plus 
surprendre,  que  personne  n'était  moins  hardi  que  lui 
dans  les  habitudes  de  la  vie.  Ce  même  homme  qui  a  fait 
une  censure  si  rigoureuse  du  gouvernement  du  grand 
>roi,' était  un  des  censeurs  les  plus  méticuleux  qui  ser- 


5o4  SUR  QUELQUES 

vissent  le  pouvoir  royal.  Il  n'eût  pas  osé  permettre 
à  un  autre  la  sévérité  dont  il  ne  pouvait  s'abstenir 
lui-même,  et  qu'il  finit  en  quelque  sorte  par  désa- 
vouer. 

Courageux  par  la  pensée,  lâche  par  la  réflexion ,  il  s'en 
prenait  à  sa  plume  après  un  écrit  généreux,  comme  cet 
homme  qui,  sortant  vainqijieur  d'un  duel,  s'en  prenait 
de  sa  victoire  à  son  adresse,  et  disait  :  J^ai  la  main 
malheureuse. 

Les  exemplaires  de  cet  Essai ^  le  meilleur ,  sans  con- 
tredit, des  ouvrages  que  Lemontey  a  pubUés,  sont  de- 
venus fort  rares  dans  le  commerce.  Tout  parcimonieux 
qu'il  était,  il  retirait  tous  ceux  qu'il  rencontrait.  H  est 
vrai  que  le  marché  ne  se  concluait  pas  sans  marchander  ; 
et  que  si  pour  acheter  ce  livre  on  l'eût  estimé  ce  que 
l'auteur  l'estimait ,  quand  il  le  payait  de  ses  propres  de- 
niers ,  on  l'aurait  acquis  à  fort  bon  compte. 

a  Certes,  c'est  un  sujet  merveilleusement  vain,  divers 
»  et  ondoyant  que  l'homnie  ;  il  est  malaisé  d'y  fonder 
»  jugement  constant  et  uniforme.  » 

Cette  opinion  de  Montaigne,  sur  l'homme  en  général, 
s'applique  à  Lemontey  plus  qu'à  qui  que  ce  soit.  C'était 
un  composé  des  contrastes  les  plus  singuliers.  Moins 
brave  de  la  langue  que  de  la  plume,  censeur  pour  les 
gouvernements  qu'il  censurait,  il  se  dédommageait  en 
écrivant  de  la  contrainte  qu'il  s'imposait  quand  il  parlait  ; 
et ,  comme  Rhulières ,  autre  complaisant  des  ministres , 
se  réhabilitant  par  sa  sévérité  posthume,  il  sera  proba- 


CONTEMPORAINS.  5o5 

blement,  dans  la  postérité,  l'un  des  juges  les  plus  ri- 
goureux du  pouvoir  pour  lequel  il  aurait  pu  se  montrer 
moins  complaisant  aux  yeux  de  ses  contemporains. 

Remplissant,  après  la  restauration  comme  avant,  les 
fonctions  qu'il  décriait  en  confidence,  il  fut  censeur;  et, 
comme  l'équipage  de  la  vénerie,  il  ne  crut  pas  devoir 
changer  de  métier  parceque  le  palais  avait  changé  de 
maître.  J'attends  ma  destitution,  disait-il  à  un  de  ses 
amis;  et  comme  celui-ci  le  pressait  de  la  prévenir  en 
envoyant  sa  démission  :  «Je  m'en  garderais  bien,  répon- 
dit-il, vous  auriez  pis.  »  On  prétend  que  cela  était  diffi- 
cile, n  fallait,  au  fait,  que  Lemontey  con'nnt  à  ces  fonc- 
tions, que  ces  fonctions  lui  convinssent,  puisqu'il  les  a 
exercées  jusqu'à  la  mort. 

L'amour  de  l'argent  iiit,  dit-on  ,1a  règle  de  sa  conduite 
en  cette  circonstance.  Autre  bizarrerie.  Cet  argent ,  qu'il 
dépensait  à  regret  pour  lui-même,  il  est  certain  qu'il  le 
prodigua  plus  d'une  fois  pour  les  besoins  d'autrui,  et 
qu'il  a  porté  à  plus  d'un  ami  dans  la  peine  des  sommes 
qui  n'étaient  pas  offertes  à  titre  de  prêt. 

Citons,  à  cette  occasion,  un  trait  remarquable.  Quel- 
ques jours  après  avoir  placé  chez  un  de  ses  compatriotes 
une  somme  considérable,  ce  banquier  se  déclare  en  fail- 
lite. Lemontey  y  court.  «  Ah  !  mon  Dieu  !  je  sais  ce  que 
«  vous  venez  me  dire ,  s'écrie ,  en  le  voyant ,  la  femme 
«^  du  failli.  Vous  venez...  —  Oui,  madame,  dit  en  l'inter- 
<« rompant  Lemontey,  je  viens  me  joindre  à  vous  pour 
«  consoler  notre  malheureux  ami.  » 


5o6  SUR  QUELQUES 

Ce  n'est  pas  là  le  mot  d*un  âTare.  Un  avare  n'aurait 
pas  fait  non  plus  les  £Dnds  d'un  prix  :  Lemontey  fit  ceux 
de  la  médaille  qui ,  au  jugement  de  l'académie  française , 
a  été  donnée  à  l'auteur  du  meilleur  poème  sur  Véduca-- 
tion  mutuelle. 

Le  choix  du  sujet  ne  l'honore  pas  moins  que  le  don 
du  prix. 

Ce  contraste  de  parcimonie  et  de  générosité  peut,  au 
reste,  s'expliquer  facilement.  Lemontey  répugnait  aux 
dépenses  inutiles  :  coQséquemmént  il  dépensait  peu  pour 
lui,  parcequ'ajant  peu  de  préjugés,  il  avait  peu  de  be- 
soins. On  l'accusait  de  se  refuser  tout;  il  eût  été  plus 
juste  de  dire  qu'il  ne  se  demandait  rien. 

Mais  le  même  sentiment  qui  nouait  les  cordons  de  sa 
bourse  devait  les  dénouer  cjuand  il  s'agissait  de  ^con- 
courir à  une  action  généreuse,  de  provoquer  une  insti- 
tution salutaire.  Pour  un  bon  esprit,  des  dépenses  ap- 
pliquées à  de  pareils  objets  sont  de  première  utilité. 
Peut-être  était-ce  pour  suffire  à  ces  dépenses-là  qu'il 
retranchait  tant  sur  les  autres. 

Quelle  qu'en  soit  la  cause,  le  penchant  de  Lemontey 
à  la  parcimonie  se  manifesta  quelquefois  d'une  manière 
tout-à«fait  plaisante.  Il  avait  la  vue  extrêmement  compte  : 
un  jour  qu'il  se  promenait  avec  je  ne  sais  qui,  son  cama- 
rade salue  une  personne  qui  se  trouvait  à  une  assez 
grande  distance  d'eux.  «Qui  salues-tu  là?  dît  Lemontey, 
qui  d'habitude  tutoyait  tout  le  monde.  —  Un  tel ,  répond 
Vautre.  — Et  tu  Vas  reconmi  de  si  loin  ?  Je  suis  loin,  moi? 


CONTEMPORAINS.  607 

d'avoir  une  aus3i  longue  vue.  Ma  vue  même  est  si  courte^ 
qu  a  trois  pas  je  ne  reconnais  point  mes  meilleurs  amis» 
L'autre  jour  encore ,  comme  Desfaucherets  s'avançait 
vers  moi  en  me  tendant  la  main,  je  l'ai  pris  pour  un 
pauvre.  — -  Et  vous  lui  avez  donné  l'aumône  ?  —  Non  ; 
mais  je  lui  ai  dit  :  Dieu  "vous  assiste.  » 

En  petit  comité ,  Lemontey  retrouvait  quelquefois 
son  courage;  peu  de  conversations  étaient  alors  aussi 
libérales  que  la  sienne  :  mais  un  étranger  survenait-il , 
Lemontey  rentrait  aussitôt  dans  sa  circonspection ,  et 
s'y  renfermait.  Une  goutte  d'eau  suffisait  pour  mouiller 
toute  sa  poudre. 

Si  timoré  qu'il  fut,  il  aimait  assez  à  obtenir  les  hon- 
neurs de  la  témérité.  Un  jour  qu'il  avait  lu  à  l'académie 
un  fragment  politique  où  se  trouvaient  des  idées  hardies , 
«  Que  pensez-vous  de  cela  P  »  dit-il  à  un  de  ses  confrères  , 
qui  est  d'habitude  ce  que  Lemontey  n'était  que  par  ac- 
cès. —  «Je  pense,  lui  répondit  l'auteur  de  PintOy  que 
vous  avez  composé  cet  ouvrage  avec  les  hardiesses  que 
vous  avez  rognées  aux  ouvrages  des  autres.  » 

Soit  par  effet  de  ses  qualités,  soit  par  effet  de  ses 
défauts,  Lemontey  était  un  homme  du  commerce  le  plus 
facile.  De  plus,  il  était  aimable  :  était  il  aimant,  c'est  ce 
que  je  ne  saurais  dire.  Il  avait,  ce  me  semble,  plus  de 
connaissances  que  à!  amis  y  et,  en  général,  il  plaisait  plus 
qu'il  n'attachait.  Je  ne  lui  ai  connu  d  ami  vraiment  in- 
time que  son  chat. 

Il  a  dit  et  a  fait  dire  quantité  de  mots  picpiants.  Les 


6o8      SUR  QUELQUES  CONTEMPORAINS. 

citerai-je  ?  Non  :  il  n  est  pas  encore  temps  ;  ne  rions  pas 
sur  des  cendres  encore  chaudes. 

«Je  ne  pense  pas,»  fait  dire  Lemontey  à  un  orateur 
d'académie  parlant  de  son  prédécesseur,  «  qu'il  soit  con- 
«  venable  de  vous  faire  rire  dans  ce  jour  destiné  à  le 
«  pleurer,  quoique  l'on  m'ait  assuré  que  l'usage  contraire 
«avait  prévalu,  et  qu'un  de  prqfundis  littéraire  n'était 
«  souvent  qu'une  débauche  d'esprit  faite  sur  le  tombeau 
«  d'un  pauvre  mort,  par  un  panégyriste  plus  rempli  de 
«  prétentions  que  de  regrets.  » 


Fin    DES    MELANGES, 


TABLE 


DES  MELANGES. 


Pag**. 

Avertissement i 


MÉLANGES  ACADÉMIQUES. 

Observations  sur  quelques  unes  des  propositions  con- 
tenues dans  une  lettre  adressée  par  M.  Pclletan  à 
rinstitut  national 3 

Rapport  à  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature 
française 1 1 

Discours  prononcé  après  la  paix  de  Presbourg,  par 
M.  Amault,  président  de  l'Institut  national,  à  l'au- 
dience de  sa  majesté  l'empereur  et  roi,  le  29  jan- 
vier 1806 i^ 

Autre  Discours ai 

Réponse  au  discours  prononcé  dans  la  séance  publique 
tenue  par  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature 
française  de  l'Institut  national ,  le  1 3  août  1 806 ,  par 
M.  Daru,  élu  à  la  place  vacante  par  la  mort  de 
M.  Collin  d'Harleville 22 

A  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature  française, 
au  sujet  du  désordre  qui  régnait  dans  sa  dernière 


5io  TABLE. 

séance  publique 28 

Délibération  de  la  classe  dé  la  langue  et  de  la  littéra- 
ture française ,  relativement  à  la  rédaction  générale 
du  rapport  sur  le  concours  pour  les  prix  décennaux.       32 

Introduction  au  rapport  demandé  par  sa  majesté  Tem- 
pereur  et  roi  à  la  classe,  sur  les  prix  décennaux  .  .       H 

Troisième  grand  prix  de  deuxième  classe,  à  l'auteur  du 
meilleur  poëme  en  plusieurs  chants ,  didactique ,  des- 
criptif, et  en  général  d'un  style  élevé 41 

Sixième  grand  prix  de  deuxième  classe,  à  l'auteur  du 
meilleur  poëme  Ijrrique  mis  en  musique  et  exécuté  sur 
un  de  nos  grands  théâtres 58 

Qu'est-ce  que  le  drame?  Dissertation  lue  à  messieurs  de 
la  classe  de  la  littérature  et  de  la  langue  française 
en  i8i3 73 

Discours  prononcé  à  l'académie  espagnole  de  Madrid, 
le  i3  janvier  1801,  par  le  citoyen  Amault,  membre 
de  l'Institut  national  de  France ,  et  chef  de  l'instruc- 
tion publique 84 

Discurso  pronunciado  en  la  real  academia  espanola, 
el  dia  1 3  de  enero ,  por  el  ciudadano  Amault ,  miem- 
bro  del  Instituto  nacional  de  Francia,  y  director  de 
la  instruccion  publica 89 

Respuesta  de  la  real  academia  espanola  al  discurso  que 
pronuncio  en  su  junta  de  i3  de  enero  de  1801,  el 
ciudadano  Amault,  miembro  del  Instituto  nacional 
de  Francia,  y  director  de  la  instruccion  publica,  por 
don  Juan  de  Sylva gS 

Réponse  de   l'académie  royale  espagnole  au  discours 


TABLE.  5ii 

Page*. 

prononcé,  dans  sa  séance  du  i3  janvier  1801,  par  le 
citoyen  Amault,  membre  de  l'Institut  national  de 
France,  et  chef  de  Tinstruction  publique,  par  don 
Juan  de  Sylva ,  .     100 

Discours  prononcé  sur  la  tombe  de  M.  Chénier,  mem- 
bre de  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature 
française,  en  présence  de  l'Institut,  par  M.  Amault, 
membre  de  la  même  classe 106 

Discours  prononcé  par  M.  Amault  sur  la  tombe  de 
Talma ii3 

DÉBATS   JUDICIAIRES. 

Procès  du  Miroir.  (Avertissement) i23 

Premier  procès 124 

Second  procès i43 

INSTRUCTION  PUBLIQUE. 

Avertissement i43 

Distribution  générale  des  prix ,  i8o3 i5i 

Distribution  générale  des  prix,  1804 174 

Distribution  générale  des  prix,  180 5 igB 

Distribution  générale  des  prix,  1807 aia 

De  l'administration  des  établissements  d'instruction  pu- 
blique, et  de  la   réorganisation  de  renseignement; 

projet  présenté  au  premier  consul,  an  ix  (1801).  .  .  23o 

CORRESPONDANCE    POLITIQUE. 

Au  général  de  division  Gentili.. aSi 


5it  TABLE. 

t 

Au  général  Bonaparte  ,  commandant  en  chef  Tarmée 

d'Italie a5a 

Au  même 256 

Au  même 267 

Au  même 2bg 

Au  même. 264 

Au  même 269 

Au  même 271 

Au  même « 274 

Déclaration  des  desservants  de  la  chapelle  de  Saint-  277 

Spiridion 277 

Au  général  Bonaparte 278 

Au   même 283 

Au  même 289 

Au  général  Brune ,  commandant  en  chef  de   l'armée 

d'Italie 294 

Au  citoyen  Talleyrand ,  ministre  des   relations   exté- 
rieures    296 

Notes 3oo 

CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE. 

Lettre  sur  M.  J.  Chénier,   à  l'éditeur   de  .ses  œuvres 

complètes Bai 

Notes 356 

Au  rédacteur  du  Miroir 35; 

A  M.  M....L  B..R 359 

A  M.  le  Consciencieux 364 

A   M.  Salvador , 36; 


TABLE.  :>i5 

Au  rédacteur  de  l'Opinion  sur  le  perfectionnement  de 

l'art  dramatique H70 

SUR   QUELQUES   CONTEMPORAINS. 

Ducis 38i 

Mademoiselle  Contât ^^^5 

Le  marquis  de  Ximenès 404 

Fourcroy   (Antoine -François  de) 409 

Le  cardinal  Maury 417 

Joséphine,  impératrice  des  Français  et  reine  d'Italie.  .  435 

M.  Suard 443 

M.  Méhul 461 

L'abbé  Morellet 471 

Madame  Gail 489 

Lemontey 498 


FIN    DR    LA    TARLK. 


I.  53 


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