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Full text of "Œuvres complètes"

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LIBRARY 



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HARVARD 
COLLEGE 
LIER ARY 




pEUVRES COMPLETES 

DE 

J.J. ROUSSEAU 



UoUoelle €dttf0n 
AVEC LES NOTES HISTORIQUE? ET CRITIQUES 

DE TOrS LES COMIHENTATEURS, 



AUGMENTÉE d'uN 



APPENDICE AUX CONFESSIONS 



DURE 



TABLE RAISONNÉE DES MATIÈRES. 



EMILE. 

TOME l. 







/. . ^- 



PARIS. 

DIDIER, LIBRAIRE, 

QUAI DES AUGOSTINS, N° 47. 
M DCCC XXXIV. 



^ ifOOl i 1 fl 



pTOzn the U.taoe of 
1 Jnlir, 18UA 












EMILE 



OU 



DE LEDUCAtlON. 



Sanabilibns aegrotamus malis; ipsaque nos in rectum 
genitoft natura , si emendari velimos, juvat. 

Skitsc. 9 de Ira , lib. ii , cap. xirr: 



ÉMIU. T. I. 






AVANT-PROPOS. 



Rousseau ne prétendit jamaia faire ub traité d*éducaUoii que 
Ton pût adopter et mettre en pratique; il TanDODce formelle*^ 
ment dans la cinquième lettre de la Montagne, ail s'agit, dit-il, 
«d'un nouTeau système d'éducation, dont j'offre le plan à 
<ftreiai»en des sages, et non pas d^une méthode pour les pères 
«et les mères, à laquelle je n'ai jamais songé.» On lit dans 
un certificat, délivré le ^i janvier 1765 à Jean -Jacques par 
M. de Malesherbes , et rendu public en 1791 , du vivant de cet 
illustre magistrat, qui n'en démentit point le contenu, que, 
lorsque Rousseau traita de son ouvrage avec un libraire étran** 
ger^ il déclara qu'il l'avoit composé pour être imprimé en 
Hollande^ et non à Paris. Par quelles lois étoit donc régi le 
pays où Emile ne pouvoit être iqaprimé ? on a lieu de s'éton<» 
ner des persécutions que cet ouvrage attira à son auteur. On 
isola les passages pour crier à l'impiété ; la Profession de foi 
du vicaire savoyard sonleva contre Rousseau la superstition 
et l'intolérance; on fit un crime à l'auteur de son scepticisme^^ 
sans tenir le nu^indre compte de sa bonne foi et de ses sentie 
mens religieux. Attaqué tour à tour par la Sorbonne et lestx 
parlemens, Jean«Jacques fut en butte à tous les genres d'ana*- 
thèmes; poursuivi sans relâche par les réquisitoires et les 
mandemens, il encourut les excommunications théologiques ^ 
et parlementaires. Mais tant de persécutions dirigées contre 
Fauteur produisirent leur effet ordinaire, elles augmentèrent 
le nombre de ses admirateurs; la lecture de son ouvrage^ 
étoit défendue , dès lors il ne fut plus permis de ne l'avoir 
pas lu. Celui qui étoit Tantechrist aux yeux de la Sorbonne^ 
fut pour la nation Tinterprète des droits de la nature et des 
droits de la société. Vengé par l'admiration générale de la 
haine de (quelques individus , il eut à lutter contre deux en<* 
nemis puissans, l'ignorance et la superstition. Cinquante-huit 
propositions furent frappées d'anathème , non comme les seules 
condamnables , mais comme les plus coupables ; on fît un crime 

1. 



4 AVANT-PROPÔS. 

à Rousseau d'avoir dit qu'Emile u'appreodroit jatnais riea par 
cœur. Il vit son livre condamné par rassemblée générale du 
clergé, réunie en 1765. Déjà les foudres du Vatican avoient 
grondé sur sa tête, mais sans atteindre les lauriers dont elle 
étoit chargée. Tout ce qui ne partagea point les opinions de 
de Rousseau se crut obligé de les combattre : de là tant de 
réfutations , tant de pamphlets , où on lui reprochoit d'avoir 
dit dans son livre ce qui n'y étoit pas. 

de ne furent pas seulement d'obscurs Hbellistes qui déna- 
turoient la pensée de l'auteur à dessein de la rendre crimi- 
nelle : tout ce qui avoit intérêt à le constituer en état d'hostilité 
avec les idées reçues le présenta comme un novateur dange> 
reuY, comme l'Ërostrate de la raison humaine , armé pour la 
destruction de tous les principes établis; et tandis que Rous- 

^seau n'étoit pour les uùs qu'un esprit malade uniquement 
occupé à mettre en crédit des opinions qui ne dévoient qu'à 
la nouveauté la faveur avec laquelle elles étoient accueillies, 
d'autres composoient de gros livres pour prouver que Rous- 
seau ne faisoit que répéter ce que beaucoup d'autres avoient 
'' dit avant lui. Le bénédictin dom Cajot entreprit de démontrer 
qu'il n'y avoit rien de nouveau dans Emile ; et pourtant Jean- 
Jacques, qui, selon domdajot, avoit trouvé dans un poème 
de Scévole de Sainte-Marthe tout ce qu'il avoit dit sur la pre- 
mière éducation des enfans , fut décrété de prise de corps par 
le parlement, le 9 juin 176a, et le surlendemain son livre fut 
lacéré et brûlé au pied du grand escalier par l'exécuteur des 
hautes-œuvres: et Genève qui, plus que tout autre pays, 
^- devoit lire avec admiration un livre composé par un de ses 
citoyens , eut à peine la .nouvelle de ce qui s'étoit à Paris , 
qu'elle en fit autant le 18 juin. On sembloit avoir partout re- 
mis au bourreau le soin de punir le génie du projet audacieux 
d'avoir enseigné aux hommes le moyen prescrit par la nature 
d'accomplir leur destinée. Tous les princes, placés trop bas 
pour s'élever jusqu'à la dignité d'hommes, furent au plus 
court : assez puissans pour punir des vérités qu'ils ne com- 

^renoient pas , ils aimèrent mieux les proscrire que d'en pro- 

- fi ter. 

C'est surtout dans Emile que Jean-Jacques a mis le plus de 
véritable éloquence et de bonne philosophie : partout la mo- 



AVANT-PROPOS. 5 

raie est en^'aetion , et animée de Fietérét le plus touchante S'il 
a emprunté les idées de Locke sur l'enfance, Torateur genevois 
a persuadé ce que le philosophe angloîs n'avoit fait qu'indi- 
quer. En même temps qu'il a eu à souffrir des persécutions^ 
suscitées contre lui par la vanité^éraasquée et remise à- sa 
place par les préjugés^échus de leur grandeur renversée , it 
a obtenu un des succès^es plus flatteurs pour tout homme 
qui prétend à la gloire de faire le bien ; il a opéré une révo- 
lution dansj^ne partie très importante des mœurs publiques, 
l'éducation. ^ 

On ne peut nier que , depuis qu'on a lu Emile ^ il ne se soit 
fait un changement très sensible dans la manière dont on élève 
l'enfance. Si ce premier âge de l'homme , si intéressant et si 
aimable , jouit aujourd'hui en tout sens de cette douceliberté 
qui lui permet de développer tout ce qu'il a de naïveté , de 
gaîté et de graccf^ s'il n'est plus intimidé et contraint sous les 
gènes et les entraves de toute espèce , c'est à l'auteur à^ Emile 
qu'on en a l'obligation. Ainsi plusieurs générations lui doivent 
déjà le bonheur de leurs premières années^ Ce n'est point 
connoitre cet ouvrage que de le lire une fois , il veut être mé- 
dité ; plus on l'examine , plus on y trouve de beautés ravîs->^ 
santés. Ce qui le distingue des autres livres de morale, c'est 
que la lecture en est attachante et qu'elle offre un intérêt 
croissant et soutenu. Au lieu de dire ce qu'il faut faire, Jean- 
Jacques dit ce qu'il fait; il raconte^lus qu'il ne cuscut^; il 
ordonne^au lieu d'enseigiïér ; il ne moralise pas, il peint. 
Ecoutons ce qu'il en dit lui-même : «Que de veilles , que de 
«tourmens il m'a coûté ! et pourquoi ? pour m'exposer aux 
((.fureurs de l'envie. C'est surtout en composant cet ouvrage 
«que j'ai appris quel est le pouvoir d'une volonté ferme et 
«constante ; vingt fois je l'ai abandonné , vingt fois je l'ai re- 
«pris avec une nouvelle afdeur: l'hommcVientàboutdetout, 
«il ne s'agit que de f ouloir. » 

Avant son entrée dans la carrière des lettres , qu'il de voit 
parcourir avec tant de gloire, il avoit été chargé, pendant une 
année seulement, de l'éducation des enfans du grand-prevôt 
de Lyon, M. Bonnot de Mably, et dont un portait le nom que 
leur oncle a rendu célèbre , l'abbé de Condillac. «Mais après 
«un an d'essai , dit-il lui-même dans ses Confessions , durant 



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8 AVANT-PROPOS, 

laire, où la philosophie se montre religieuse et tendre , ou les 
plus consolantes vérités s'apppuient , et d'une raison forte qui 
les fait triompher, et d'une conviction de sentiment qui assure 
et consacre leur empire. Ce morceau, supérieur aux plus beaux 
dialogues de Platon , par Fonction qu'il respire , n'est qu'un 
épisode ; mais il n'offre point de disparate dans un livre qui 
présente à la fois l'austérité des formes didactiques , et les 
forages séduisantes du roman. Qu'on reproche à Rousseau 
d'avoir fait un plan d'éducation inexécutable dans la plupart 
de ses parties, l'Emile n'en restera pas moins un des meilleurs 
traités de morale. En est - il de plus propre à fortifier l'ame 
contre les revers, à pénétrer l'homme du sentiment de son 
indépendance, à lui faire chérir les devoirs de citoyen, de 
père, d'époux? L'on n'a point formé de république d'après 
celle de Platon ^ mais les principes de justice , les idées de 
Providence , d'immortalité ; mais le dogme des supplices et 
des récompenses , qu'il établit avec tant de force , ont secondé 
le génie , servi la politique bienfaisante et les grandes vues 
de plus d'un législateur. 



10 PRÉFACE. 

que Futilité publique , la première de toutes les utilités pu- 
bliques , qui est Tart de former des hommes , est encore ou- 
bliée. Mon sujet étoit tout neuf après le Ihrre de Locke ^ , et je 
crains fort qu'il ne le soit encore après le mien. 

On ne connoît point Tenfance : sur les fausses idées qu'on 
en a , plus on va , plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à 
ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce 
que lesenfans sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours 
l'homme dans l'enfant, sans penser à ce qu'il est avant que 
d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus ap- 
pliqué , afin que , quand toute ma méthode seroit chimérique 
et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis 
avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir très 
bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc 
par mieux étudier vos élèves, car très assurément vous ne les 
connoissez point : or , si vous lisez ce livre dans cette vue , je 
ne le crois pas sans utilité pour vous. 

A l'égard de ce que Von appellera la partie systématique , 
qui n'est autre chose ici que la marche de la nature, c'est là 
ce qui déroutera le plus le lecteur; c'est aussi par là qu'on 
m'attaquera sans doute , et peut-être n'aura-t-on pas tort. On 
croira moins lire un traité d'éducation que les rêveries d'un 
visionnaire sur l'éducation. Qu'y faire ? Ce n'est pas sur les 
idées d'autrui que j'écris , c'est sur les miennes. Je ne vois 
point comme les autres hommes ; il y a long-temps qu'on me 
l'a reproché. Mais dépend - il de moi de me donner d'autres 
yeux , et de m'affecter d'autres idées ? non. 11 dépend de moi 
de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être 
plus sage que tout le monde ; il dépend de moi , non de chan- 
ger de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce 
que je puis faire , et ce que je fais. Que si je prends quelque- 
fois le ton affirmatif , ce n'est point pour en imposer au lec- 
teur ; c'est pour lui parler comme je pense. Pourquoi propo- 
serois-je par forme de doute ce dont, quant à moi , je ne doute 
point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit. 

^ Pensées sur l'éducation des en/ants, 1721 , in-ti. 



PRÉFACE. II 

Ea exposant areo liberté mon seotiment,, j'entends si peu 
qu'il fasse autorité, que j'y joins toujours mes raisons, afin 
qu'on les pèse et qu'on méjuge: mais, quoique je ne yeuille 
pointm'obstiner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins 
obligé de les proposer ; car les maximes sur lesquelles je suis 
d'un aris contraire à celui des autres ne sont point indiffé- 
rentes. Ce sont de celles dont la vérité ou la fausseté importe 
à coDooitre et qui font le bonheur ou le malheur du genre 
humain. 

Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. 
C'est comme si Ton me disoit : Proposez de faire ce qu'on fait ; 
ou du moins proposez quelque bien qui s'allie avec le mal 
existant. Un tel projet, sur certaine matière, est beaucoup 
plus chimérique que les miens : car, dans cet alliage, le bien 
se gâte, et le mal ne se guérit pas. J'aimerois mieux suivre en 
tout la pratique établie, que d'en prendre une bonne à demi : 
il y aurait moins de contradictions dans l'homme : il ne peut 
tendre à la fois à deux buts opposés. Pères et mères, ce qui 
est faisable est ce que vous voulez faire. Dois-je répondre de 
votre volonté ? 

En toute espèce de projet, il y a deux choses à considérer : 
premièrement, la bonté absolue du projet, en second lieu, la 
facilité de l'exécution. 

Au premier égard, il suffit, pour que le projet soit admis-* 
sible et praticable en lui-même, que ce qu'il a de bon soit 
dans la nature de la chose ; ici , par exemple , que l'éducation 
proposée soit convenable à l'homme, et bien adaptée au cœur 
humain. 

La seconde considération dépend de rapports donnés dans 
certaines situations ; rapports accidentels à la chose , lesquels, 
par conséquent, ne sont point nécessaires et peuvent variera 
l'infini. Ainsi, telle éducation peut être praticable en Suisse, et 
ne l'être pas en France ; telle autre peut l'être chez les bour- 
geois, et telle autre parmi les grands. La facilité plus ou moins 
grande de l'exécution dépend de mille circonstances qu'il est 
impossible de déterminer autrement que dans une applicatioi^ 



12 PRÉFACE. 

particulière de la méthode à tel ou à tel pays, à telle ou à 
telle condition, Or, toutes ces applications particulières, n'é* 
tant pas esSiCntielles h mon sujet , n'entrent point dans mon 
plan.. D'autres pourront s'en occuper s'ils yeulent , chacun 
pour le pays ou l'état qu'il aura en vue. Il me suffît que, par- 
tout ou naîtront des hommes, on puisse en faire ce que je 
propose; et qu'ayant fait d'eux ce que je propose, on ait fait 
ce qu'il y a de meilleur et pour eux-mêmes et pour autrui. Si 
je ne remplis pas cet engagement j'ai tort, sans doute; mais si 
je le remplis, on auroit tort aussi d'exiger de moi davantage; 
car je ne promets que cela. 



EMILE 



OU 



DE LEDUCATION 



LIVRE PREMIER. 



Tout est bien , sortant des mains de FAuteur des cho- 
ses, tout dégénère entre les mains de Fhomme. Il force 
une terre à nourrir les productions d'une autre , un arbre 
à porter les fruits d'un autre ; il mêle et confond les cli- 
mats , les éléments ; il mutile son chien , son cheval , son 
esclave ; il bouleverse tout , il défigure tout; il aime la dif- 
formité, les monstres; il ne veut rien tel que Fa fait la 
nature , pas même Fhomme ; il le faut dresser pour lui , 
comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa 
mode , comme un arbre de son jardin. 

Sans cela, tout iroit plus mal encore, et notre espèce 
ne veut pas être façonnée à demi. Dans Fétat où sont dé- 
sormais les choses , un homme abandonné dès sa naissance 
à lui-même parmi les autres seroit le plus défiguré de 
tous. Les préjugées , Fautorité , la nécessité , l'exemple , 
toutes les institutions sociales dans lesquelles nous nous 
trouvons submergés , étoufferoient en lui la nature , et ne 
mettroient rien à sa place. Elle y seroit comme un abris- 
seau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin , et 
que les passants font bientôt périr , en le heurtant de tou- 
tes parts , et le pliant dans tous les sens. 

C'est à toi que je m'adresse , tendre et prévoyante 
mère * , qui sus t'écarter de la grande route , et garantir 

« La première éducation est celle qui importe le plus , et cette 
première éducation appartient incontestablement aux femmes. Si 



14 EMILE. 

Farbrisseau naissant'du choc des opinions humaines ! Cul- 
tive, arrose la jeune plante avant qu'elle meure; ses fruits 
feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une 
enceinte autour de Tame de ton enfant; un autre en peut 
marquer le circuit , mais toi seule y dois poser la barrière ' . 

l'Auteur de la nature eût voulu qu'elle appartint aux hommes , il 
leur eut donné du lait pour nourrir les enfants. Parlez donc tou- 
jours aux femmes par préférence dans vos traité d'éducation ; car , 
outre qu'elles sont à portée d'y veiller de plus près que les hommes , 
et qu'«Ue8 y i»fluent toujours davantage , le succès les intéresse 
aussi beaucoup plus, puisque la plupart des veuves se trouvent 
presque à la merci de leurs enfants , et qu'alors ils leur font vive- 
ment sentir en bien ou en mal l'effet de la manière dont elles les 
ont élevés. Les lois , toujours si occupées des biens et si peu des 
personnes , parce qu'elles ont pour objet la paix et non la vertu , 
ne donnent pas assez d'autorité aux mères. Cependant leur état est 
plus sûr que celui des pères ; leurs devoirs sont plus pénibles ; leurs 
soins importent plus au bon ordre de la famille ; généralement elles 
ont plus d'attachement pour les enfants. 11 y a des occasions où un 
fils qui manque de respect à son père peut en quelque sorte être 
excusé ; mais si , dans quelque occasion que ce fut , un enfant étoit 
assez dénaturé pour en manquer à sa mère , à celle qui l'a porté 
dans son sein, qui l'a nourri de son lait, qui, durant des années, 
s'est oubliée elle-même pour ne s'occuper que de lui, on devroit 
se hâter d'étouffer ce misérable comme un monstre indigne de voir 
le jour. Les mères , dit-on , gâtent leurs enfants ; en cela sans doute 
elles ont tort, mais moins de tort que vous peut-être qui les dé^ 
pravez. La mère veut que son enfant soit heureux, qu'il le soit 
dès à présent. En cela elle a raison : quand elle se trompe sur les 
moyens , il faut l'éclairer. L'ambition , l'avarice , la tyrannie , la fausse 
prévoyance des pères , leur négligence , leur dure insensibilité , sont 
cent fois plus funestes aux enfants que l'aveugle tendresse des mères. 
Au reste , il faut expliquer le sens que je donne à ce nom de mère , 
et c'est ce qui sera fait ci-après. 

' On m'assure que M. Formey a cru cpie je voulois ici parler de 
ma mère , et qu'il l'a dit dans quelque ouvrage. C'est se moquer 
cruellement de M. Formey ou de moi *. 

* Lors de la publication de V Emile, en 176a, les États de Hollande ayant 
désapprouvé l'édition donnée par J. Neaulme, à La Haye, et dont le titre por- 
toit : suivant la copie de Paris, avec permission tacite pour le libraire, Neaulme fut 
sur le point d'être condamné à une forte amende , et n''ohtint grâce qu'à condi« 
tion de donner sur-le-champ une autre édition, purgée de tout ce qui pourrait 
donner matière à scandale. Il s'adressa à Formey, qui, dès 1763, avoit publié 
un anti-Émile , et qui arrangea en effet l'édition nouvelle ; et lui donnant pour 
titre : Emile chrétien, consacré à l'utilité publique, et rédigé par M. Formey, il fit 
dans l'ouvrage toutes les suppressions et les changements que ce nouveau titre 
rendoit nécessaires. 



LIVRE I. 15 

On façonoe les plantes par la culture, et les hommes 
par réducation. Si Thomme naissoît grand et fort, sa taille 
et sa force lui seroient inutiles jusqu^à ce qu'il eût appris 
à s'en servir; elles lui seroient préjudiciables , en empê- 
chant les autres de songer à Tassister ' ; et , abandonné à 
lui-même , il mourroit de misère avant d'avoir connu ses 
besoins. On se plaint de Tétat de Fenfance; on ne voit 
pas que la race humaine eût péri si Thomme n'eût com- 
mencé par être enfant. 

Nous naissons fbibles, nous avons besoin de force ; nous 
naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d'assis- 
tance ; nous naissons stupides , nous avons besoin de ju- 
gement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance , 
et dont nous avons besoin étant grands , nous est donné 
par l'éducation. 

Cette éducation nous vient de la nature ou des hommes 
ou des choses. Le développement interne de nos facultés 
et de nos organes est l'éducation de la nature ; l'usage 
qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'é- 
ducation des hommes, et l'acquis de notre propre expé- 
rience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des 
choses^ 

Chacun de nous est donc formé par trois sortes de 
maîtres. Le disciple, dans lequel leurs diverses leçons se 
contrarient, est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec 
lui-ipéme : celui dans lequel elles tombent toutes sur les 
mêmes points , et tendent aux mêmes fins , va seul à son 
but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé. 

Or, de ces trois éducations différentes, celle de la na- 
ture ne dépend point de nous ; celle des choses n'en dé- 
pend qu'à certains égards. Celle des hommes est la seule 
dont nous soyons vraiment les maîtres : encore ne le 
sommes-nous que par supposition ; car qui est-ce qui peut 

* Semblable à eux à Textérieur, et privé de la parole ainsi que 
des idée» qu'elle exprime, il seroit hors d'état de leur faire en- 
tendre le besoin qu'il auroit de leur secours , et rien en lui ne leur 
manifesteroit ce besoin. 



16 EMILE; 

espérer de diHger entièrement les discours et les actions 

de tous ceux qui environnent un enfant? 

Sitôt donc que Féducation est un art, il est presque im- 
possible qu^elle réussisse , puisque le concours nécessaire 
à son succès né dépend de personne. Tout ce qu^on peut 
faire à force de soins est d^approcher plus ou moins du 
but, mais il faut du bonheur pour Fatteindre. 

Quel est ce but? c^est celui même de la nature; cela 
vient d'être prouvé. Puisque le concours des trois éduca- 
tions est nécessaire à leur perfection , c'est sur celle à la- 
quelle nous ne pouvons rien qu'il faut diriger les deux 
autres. Mais peut-être ce mot de nature a-t-il un sens trop 
vague ; il faut tâcher ici de le fixer. 

La nature, nous dit-on , n'est que l'habitude ». Que si- 
gnifie cela ? N'y a-t-il pas des habitudes qu'on ne con- 
tracte que par force , et qui n'étouffent jamais la nature? 
Telle est , par exemple , l'habitude des plantes dont on 
gêne la direction verticale. La plante mise en liberté garde 
l'inclinaison qu'on l'a forcée à prendre ; mais la sève n'a 
point changé pour cela sa direction primitive , et , si la 
plante continue à végéter, son prolongement redevient 
vertical. 11 en est de même des inclinations des hommes. 
Tant qu'on reste dans le même état, on peut garder celles 
qui résultent de l'habitude et qui nous sont le moins na- 
turelles; mais sitôt que la situation change, l'habitude 
cesse et le naturel revient. L'éducation n'est certainement 
qu'une habitude. Or , n'y a-t-il pas des gens qui oublient 
et perdent leur éducation, d'autres qui la gardent? D^où 
vient cette différence ? S'il faut borner le nom de nature 

' M. Formey nous assure qu'on ne dit pas précisément cela. Cela 
me paroit pourtant très précisément dit dans ce vers, auquel je me 
proposois de répondre : 

La nature, orois-moi, n'est ri.en que Thabitude. 

M. Formey, qui ne veut pas enorgueillir ses semblables, nous 
donne modestement la mesure de sa cervelle pour celle de l'enten- 
dement humain. 



LIVRE ï. 17 

aux habitudes conformes à la nature , on peut s'épargner 
ce galimatias. 

Nous naissons sensibles , et , dès notre naissance , nous 
sommes affectés de diverses manières par les objets qui 
nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire la 
conscience de nos sensations , nous sommes disposés à re- 
chercher ou à fuir les objets qui les produisent , d'abord 
selon qu'elles nous sont agréables ou déplaisantes , puis 
selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons 
entre nous et ces objets, et enfin , selon les jugements que 
nous en portons sur Fidée de bonheur ou de perfection 
que la raison nous donne. Ces dispositions s'étendent et 
s'affermissent à mesure que nous devenons plus sensibles 
et plus éclairés; mais , contraintes par nos habitudes, elles 
s'altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette 
altération , elles sont ce que j'appelle en nous la nature. 

C'est donc à ces dispositions primitives qu'il faudroit 
tout rapporter; et cela se pourroit si nos trois éducations 
n'étoient que différentes; mais que faire quand elles sont 
•pposées , quand au lieu d'élever un homme pour lui- 
mémie, on veut l'élever pour les autres? Alors le concert 
est impossible. Forcé de combattre la nature ou les insti- 
tutions sociales , il faut opter entre faire un homme ou un 
citoyen ; car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre. 

Toute société partielle , quand elle est étroite et bien 
unie , s'aliène de la grande. Tout patriote est dur aux 
étrangers : ils ne sont qu'hommes , ils ne sont rien à ses 
yeux '. Cet inconvénient est inévitable, mais il est foible. 
L'essentiel est d'être bon aux gens avec qui l'on vit. Au 
dehors, le Spartiate étoit ambitieux, avare, inique; mais 
le désintéressement , l'équité , la concorde régnoient dans 
ses murs. Défiez- vous de ces cosmopolites qui vont cher- 
cher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent 

» Aussi les guerres des républiques sont-elles plus cruelles que 
celles des monarchies. Mais si la guerre des rois est modérée , c'est 
leur paix qui est terrible : il vaut mieux être leur ennemi que leur 
•ujet. 

EMILE. T. I. 2 



• 18 EMILE- 

de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares , 
pour être dispensé d'aimer ses voisins. 
y N* L^homme naturel est tout pour lui ; il est l'unité numé- 
rique , l'entier absolu , qui n'a de rapport qu'à lui-même 
ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité frac- 
tionnaire qui tient au dénominateur , et dont la valeur est 
dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. Les 
bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux 
dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour 
lui en donner une relative , et transporter le moi dans 
l'unité commune , en sorte que chaque particulier ne, se 
croie plus un , mais partie de l'unité^ et ne soit plus sen- 
sible que dans le tout. Un citoyen de Rome n'étoit ni 
Gaïus , ni Lucius ; c'étoit un Romain ; même il aimoit la pa-» 
trie exclusivement à lui. Régulus se prétendoit Cartha- 
ginois , comme étant deveïiu le bien de ses maitres. En sa 
qualité d'étranger , il ref usoit de siéger au sénat de Rome , 
il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât. Il s'indignoit 
qu'on voulût lui sauver la vie. 11 vainquit, et s'en retourna 
triomphant mourir dans les supplices. Cela n'a pas grand 
rapport , ce me semble , aux hommes que nous connoissens. 

Le Lacédémonien Pédarète se présente pour être ad- 
mis au conseil des trois cents ; il est rejeté : il s'en retourne 
tout joyeux de ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois cents 
hommes valant mieux que lui ^ Je suppose cette démon- 
stration sincère ; et il y a lieu de croire qu'elle l'étoit : 
voilà le citoyen. 

Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée , et atten- 
doit des nouvelles de la bataille. Un ilote arrive ; elle lui 
en demande en tremblant : Vos cinq fils ont été tués. Vil 
esclave, t'ai-je demandé cela? Nous avons gagné la vic- 
toire ! La mère court au temple et rend grâces aux dieux ^. 
Voilà la citoyenne. 

Celui qui, dans l'ordre civil, veut conserver la pri- 

* Plut. , Dicts noe. des Laced. , § 60. 

* Plut., Dicts not, des Laced. , § 5. 



LIVRE i. 19 

ioiattté des sentiments de la nature ne sait ce qu'il veut 
Toujours en contradiction avec lui-même , toujours flot- 
tantentre ses penchants et ses devoirs, il ne sera jamais ni 
hom|mLe ni citoyen , il ne sera bon ni pour lui ni pour les 
autrles. Ce âera un de ces hommes de nos jours , un Fran-^ 
çois/ un Anglois , un bourgeois : ce ne sera rien. 

Pjour être quelque chose , pour être soi-même et tou- 
jours un , il faut agir comnie on parle , il faut être tou- 
jours décidé sur le parti que Ton doit prendre , le prendre 
hautement et le suivre toujours. J'attends qu'on me montre 
ee prodige pour savoir s'il est homme ou citoyen , ou com- 
ment il n'y prendra pour être à la fois l'un et Tautre. 

De ces objets nécessairement opposés viennent deux 
formes d'institution contraires; l'une publique et com- 
noiune , l'autre particulière et domestique. 

Voulez- vous prendre une idée de l'éducation publique, 
lisez la République de Platon. Ce n'est point un ouvrage 
de politique ^ comme le pensent ceux qui ne jugent des 
livres que par leurs titres ; c'est le plus beau traité d'édu-* 
cation qu'on ait jamais fait. 

Quand on veut renvoyer au pays des chimères, on 
fiLOmme l'institution de Platon : si Lycurgue n'eût mis la 
sienne que par écrit , je la trouverois bien plus chimérique. 
Platon n'a fait qu'épurer le cœur dé l'homme ; Lycurgue 
Ta dénaturé. 

L'institution publique n'existe plus, et ne peut plus 
exister, parce qu'où il n'y a pas de patrie, il ne peut plus 
y avoir de citoyens. Ces deux moH patrie et citoyen doivent 
être effacés des langues modernes. J'en sais bien la raison , 
mais je ne veux pas la dire ; elle ne fait rien à mon sujet. 

Je n'envisage pas comme une institution publique ces 
risibles établissements qu'on appelle collèges '. Je ne 

> Il y a daii9 plusieurs écoles , et surtout dans TUniversité de Paris *, 
des professeurs que j'aime , que j'estime beaucoup , et que je crois 

* On lit dans rédition originale \ U y a dans V Académie de Genève et dans 
^Université de Paris des professeurs , etc. 

2. 



20 EMILE. 

compte pas non plus Féducation du monde , parce que 
celle éducation lendanl à deux fins conlraires , les manque 
toules deux : elle n'est propre qu'à faire des hom/mes 
doubles, paroissant toujours rapporter tout aux auttres^ 
et ne rapportant jamais rien qu'à eux seuls. Or cest dé- 
monstrations , étant communes à tout le monde ^ n'abu^nt 
personne. Ce sont autant de soins perdus. j 

De ces contradictions naît celle que nous éprouvons 
sans cesse en nous-mêmes. Entralné$ par la nature et par 
les hommes dans des routes contraires ; forcés de nous 
partager entre ces diverses impulsions, nous en suivons 
une composée qui ne nous mène ni à l'un ni à l'autre but. 
Ainsi combattus et flottants durant tout le cours de notre 
vie , nous la terminons sans avoir pu nous accorder avec 
nous , et sans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres. 

Reste enfin l'éducation domestique ou celle de la na- 
ture ; mais que deviendra pour les autres un homme uni- 
quement élevé pour lui ? Si peut-être le double objet qu'on 
se propose pouvoit se réunir en un seul, en ôtant les 
contradictions de l'homme, on Ateroit un grand obstacle 
à son bonheur. 11 faudroit, pour en juger, le voir tout 
formé ; il faudroit avoir observé ses penchants , vu ses pro- 
grès, suivi sa marche; il faudroit, en un mot, connoître 
l'homme naturel. Je crois qu'on aura fait quelques pas 
dans ces recherches après avoir lu cet écrit. 

Pour former cet homme rare qu'avons-nous à faire? 
Beaucoup , sans doute : c'est d'empêcher que rien ne soit 
fait. Quand il ne s'agit que d'aller contre le vent on lou- 
voie ; mais si la mer est forte et qu'on veuille rester en 
place , il faut jeter l'ancre. Prends garde , jeune pilote , 
que ton câble ne file ou que ton ancre ne laboure , et que 
le vaisseau ne dérive avant que tu t'en sois aperçu. 

très capables de bien instruire la jeunesse , s'ils n'étoient forces de 
suivre Tusage établi. J'exhorte l'un d'entre eux à publier le projet 
de réforme qu'il a conçu. L'on sera peut-être enfin tenté de ^érir 
le mal en voyant qu'il n'est pas sans remède. 



LIVRE I. 21 

Dans Tordre social, où toutes les places sont marquées , 
chacun doit être élevé pour la sienne. Si un particulier 
formé pour sa place en sort , il n'est plus propre à rien- 
L'éducation n'est utile qu'autant que la fortune s'accorde 
avec la vocation des parents ; en tout autre cas elle est 
nuisible à l'élève , ne fût-ce que par les préjugés qu'elle 
lui a donnés. En Egypte , où le fils étoit obligé d'embrasser 
l'état de son père , l'éducation du moins avoit un but as- 
suré ; mais , parmi nous , où les rangs seuls demeurent , 
et où les hommes en changent sans cesse , nul ne sait 
si, en élevant son fils pour le sien, il ne travaille pas 
contre lui. 

Dans l'ordre naturel, les hommes étant tous égaux, 
leur vocation commune est l'état d'homme ;' et quiconque 
est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux 
qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève à l'épée , à 
l'église, au barreau , peu m'importe. Avant la vocation 
des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est 
le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes 
mains , il ne sera , j'en conviens , ni magistrat , ni soldat , 
ni prêtre; il sera premièrement homme : tout ce qu'un 
homme doit être , il saura l'être au besoin tout aussi bien 
que qui que ce soit; et la fortune aura beau le faire 
changer de place, il sera toujours à la sienne. Occupait te 
fortuna\ atque cepî] omnesque aditus tuos interclusiy ut ad 
me aspirare non passes '. 

Notre véritable étude est celle de la condition humaine. 
Celui d'entre nous qui sait le mieux supporter les biens et 
les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé ; d'où 
il suit que la véritable éducation consiste moins en pré- 
ceptes qu'en exercices. Nous commençons à nous instruire 
en commençant à vivre ; notre éducation commence avec 
nous ; notre premier précepteur est notre nourrice. Aussi 
ce mot éducation avoit-il chez les anciens un autre sens 
que nous ne lui donnons plus : il signifioit nourriture. 

' Cic. , Tuscul. y V, cap. ix. 



22 EMiLE. 

Educit obstetriXy dit Varron ; educat nuttix ^ instituit pœda^ 
goguSy docet magister '. Ainsi Téducation, Finstitution , 
rinstruction , sont trois choses aussi différentes dans leur 
objet que la gouvernante , le précepteur et le maitre. Mais 
ces distinctions sont mal entendues ; et , pour être bien 
conduit , Fenfant ne doit suivre qu'un seul guide. 

Il faut donc généraliser nos vues , et considérer dans 
notre élève Fhomme abstrait , Fhomme exposé à tous les 
accidents de la vie humaine. Si les hommes naissoient at- 
tachés au sol d'un pays, si la même saison duroit toute 
l'année , si chacun tenoit à 9a fortune de manière à n'en 
pouvoir jamais changer, la pratique établie seroit bonne 
à certains égards ; l'enfant élevé pour son état , n'en sor- 
tant jamais , ne pourroit être exposé aux inconvénients 
d'un autre. Mais , vu la mobilité des choses humaines , vu 
l'esprit inquiet et remuant de ce siècle qui bouleverse tout 
à chaque génération , peut-on concevoir une méthode plus 
insensée que d'élever un enfant comme n'ayant jamais à 
sortir de sa chambre , comme devant être sans cesse en- 
touré de ses gens ? Si le malheureux fait un seul pas sur la" 
terre , s'il descend d'un seul degré , il est perdu. Ce n'est 
pas lui apprendre à supporter la peine ; c'est l'exercer à 
la sentir. 

Où ne songe qu'à conserver son enfant ; ce n'est pas 
assez : on doit lui apprendre à se conserver étant homme , 
à supporter les coups du sort , à braver l'opulence et la 
misère , à vivre , s'il le faut , dans les glaces d'Islande ou 
sur le brûlant rocher de Malte. Vous avez beau prendre 
des précautions pour qu'il ne meure pas, il faudra pour- 
tant qu'il meure , et quand sa mort ne seroit pas l'ouvrage 
de vos soins , encore seroient-ils mal entendus. Il s'agit 
moins de l'empêcher de mourir que de le faire vivre, 
Vivre ce n'est pas respirer, c'est agir, c'est faire usage de 
nos organes , de nos sens , d^ nos facultés , de toutes les 
parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de 

» Non. Marcell. 



LIVRE I. ^ 23 

notre existence. L*homme qui a le plus vécu n'est pas 
celui qui a compté le plus d'années , notais celui qui a le 
plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans, qui 
mourut dès sa naissance. 11 eût gagné d'aller au tom* 
beau dans sa jeunesse, s'il eût vécu du moins jusqu'à ce 
temps-ià. 

Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles ; tous 
nos usages ne sont qu'assujétissement , gène et contrainte. 
L'homme civil nait , vit et meurt dans l'esclavage : à sa 
naissance on le coud dans un maillot; à sa mort on le 
doue dans une bière ; tant qu'il garde la figure humaine , 
il est enchaîné par nos institutions. 
* On dit que plusieurs sages-femmes prétendent , en pé- 
trissant la tête des enfants nouveau- nés, lui donner une 
forme plus convenable, et on le soufPre! Nos têtes se- 
roient mal de la façon de l'Auteur de notre être : il nous 
les faut façonner au dehors par les sages-femmes , et au 
dedans par les philosophes. Les Caraïbes sont de la moitié 
plus heureux que nous. 

ff A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère , et à 
« peine jouît-il de la liberté de mouvoir et d'étendre ses 
« membres , qu'on lui donne de nouveaux liens. On l'em- 
« maillote , on le couche la tête fixée et les jambes allon- 
« gées , les bras pendants à côté du corps ; il est entouré 
« de linges et de bandages de toute espèce , qui ne lui per- 
« mettent pas de changer de situation. Heureux si on ne 
« Ta pas serré au point de l'empêcher de respirer, et si on 
« a eu la précaution de le coucher sur le côté , afin que 
« les eaux qu'il doit rendre par la bouche puissent tomber 
« d'elles-mêmes; car il n'auroit pas la liberté de tourner la 
« tête sur le côté pour en faciliter l'écoulement '. » 

L'enfant nouveau-né a besoin d'étendre et de mouvoir 
ses membres , pour les tirer de Tengourdissement où , 
rassemblés en un peloton , ils ont resté si long-temps. On 
les étend, il est vrai , mais on les empêche de se mouvoir; 

' HiA, nat. , tome iv, page igo, in-ia. 



24 EMILE. 

on assujétit la tête même par des têtières : il semble qu^on 

a peur qu'il n'ait l'air d'être en vie. 

Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps qui 
tend à l'accroissement trouve un obstacle insurmontable 
aux mouvements qu'elle lui demande. L'enfant fait conti- 
nuellement des efforts inutiles qui épuisent ses forces ou 
retardent leur progrès. Il étoit moins à l'étroit, moins 
gêné , moins comprimé dans l'amnios qu'il n'est dans ses 
langes : je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître. 

L'inaction , la contrainte où l'on retient les membres 
d'un enfant , ne peuvent que gêner la circulation du sang, 
des humeurs, empêcher l'enfant de se fortifier, de croître, 
et altérer sa constitution. Dans les lieux où l'on n'a point 
ces précautions extravagantes, les hommes sont tous 
grandsT, forts , bien proportionnés '. Les pays où l'on em-. 
maillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus , 
de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de 
gens contrefaits de toute espèce. De peur que les corps ne 
se déforment par des mouvements libres, on se hâte de les 
déformer en les mettant en presse. On les rendrait volon- 
tiers perclus pour les empêcher de s'estropier. 

Une contrainte si cruelle pourroit-elle ne pas influer 
sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament ? Leur 
premier sentiment est un sentiment de douleur et de peine : 
ils ne trouvent qu'obstacles à tous les mouvements dont 
ils ont besoin : plus malheureux qu'un criminel aux fers , 
ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils crient. Leurs pre- 
mières voix, dites-vous , sont des pleurs ? Je le crois bien : 
vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons 
qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes; les premiers 
traitements qu'ils éprouvent sont des tourments. N'ayant 
rien de libre que la voix , comment ne s'en serviroient-ils 
pas pour se plaindre ! ils crient du mal que vous leur 
faites : ainsi garrottés , vous crieriez plus fort qu'eux. 

D'où vient cet usage déraisonnable? d'un usage déna- 

I Voyez la note de la page 53. 



-ï ■• 



LIVRE I. 23 

turé. Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, 
n^ontplus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier 
à des femmes mercenaires , qui , se trouvant ainsi mères 
d'enfants étrangers pour qui la nature ne leur disoit rien, 
n'ont cherché qu'à s'épargner de la peine. 11 eût fallu veil- 
ler sans cesse sur un enfant en liberté : mais , quand il est 
bien lié , on le jette dans un coin sans s'embarrasser de ses 
cris. Pourvu qu'il n'y ait pas de preuves de la négligence 
de la nourrice , pourvu que le nourrisson ne se casse ni 
bras ni jambe , qu'importe , au surplus , qu'il périsse ou 
qu'il demeure infirme le reste de ses jours ? On conserve 
ses membres aux dépens de son corps, et, quoi qu'il arrive, 
la nourrice est disculpée. 

Ces douces mères qui , débarrassées de leurs enfants , se 
livrent galment aux amusements de la ville , savent-elles 
cependant quel traitement l'enfant dans son maillot reçoit 
au village ? Au moindre fracas qui survient, on le suspend 
à un clou comme un paquet de hardes; et tandis que, sans 
se presser, la nourrice vaque à ses affaires , le malheureux 
reste ainsi crucifié. Tous ceux qu'on a trouvés dans cette 
situation avoient le visage violet ; la poitrine fortement 
comprimée ne laissant pas circuler le sang , il remontoit à 
la tête , et l'on croyoit le patient fort tranquille parce qu'il 
n'avoit pas la force de crier. J'ignore combien d'heures un 
enfant peut rester en cet état sans perdre la vie , mais je 
doute que cela puisse aller fort loin. Voilà, je pense , une 
des plus grandes commodités du maillot. 

On prétend que les enfants en liberté pourroient prendre 
de mauvaises situations , et se donner des mouvements 
capables de nuire à la bonne conformation de leurs mem- 
bres. C'est là un de ces vains raisonnements de notre fausse 
sagesse , et que jamais aucune expérience n'a confirmés. 
De pette multitude d'enfants qui , chez des peuples plus 
sensés que nous, sont nourris dans toute la liberté de 
leurs membres , on n'en voit pas un seul qui se blesse ni 
s'estropie : ils ne sauroient donner à leurs mouvements la 



26 EMILE. 

force qui peut les rendre dangereux; et quand ils prennent 

une situation violente , la douleur les avertit bientôt d'en 

changer. 

Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre au 
maillot les petits des chiens ni des chats; voit-on qu^il 
résulte pour eux quelque inconvénient de cette négli* 
gence ? Les enfants sont plus lourds ; d^accord : mais à 
proportion ils sont aussi plus foibles. A peine peuvent-ils 
se mouvoir ; comment s'estropieroient-ils ? Si on les éten- 
doit sur le dos , ils mourroient dans cette situation , comme 
la tortue , sans pouvoir jamais se retourner. 

Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs enfants , les 
femmes cessent d'en vouloir faire ; la conséquence est na- 
turelle. Dès que l'état de mère est onéreux, on trouve 
bientôt le moyen de s'en délivrer tout-à-fait : on veut faire 
un ouvrage inutile afin de le recommencer toujours , et 
l'on tourne au préjudice de l'espèce l'attrait donné pour la 
multiplier. Cet usage, ajouté aux autres causes de dépo-* 
pulation , nous annonce le sort prochain de l'Europe. Les 
sciences, les arts, la philosophie et les mœurs qu'elle en- 
gendre , ne tarderont pas d'en faire un désert. Elle sera 
peuplée de bétes féroces : elle n'aura pas beaucoup changé 
d'habitants. 

J'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes 
qui feignent de vouloir nourrir leurs enfants. On sait se 
faire presser de renoncer à cette fantaisie : on fait adroi- 
tement intervenir les époux, les médecins, surtout les 
mères. Un mari qui oseroit consentir que sa femme nour- 
rit son enfant seroit un homme perdu ; l'on en feroit un 
^assassin qui veut se défaire d'elle. Maris prudents, il faut 
immoler à la paix l'amour paternel. Heureux qu'on trouve 
là la campagne des femmes plus continentes que les vôtres ! 
plus heureux si le temps que celles-ci gagnent n!est pas 
destiné pour d'autres que vous ! 

Le devoir des femmes n'est pas douteux : mais on dis- 
pute si , dans le mépris qu'elles en font , il est égal pour 



LIVRE I. 27 

les enfants d^étre nourris de leur lait ou d'un autre. Je 
tiens cette question , dont les médecins sont les juges , 
pour décidée au souhait des femmes ' ; et, pour moi , je 
penserois bien aussi qu'il vaut mieux que Fenfant suce le 
lait d*une nourrice en santé que d'une mère gâtée , s'il 
avoit quelque nouveau mal à craindre du même sang dont 
il est formé. x 

Mais la question doit-elle s'envisager seulement par le 
cAté physique ? et l'enfant a-t-il moins besoin des soins 
d'une mère que de sa mamelle? D'autres femmes , des bétes 
même, pourront lui donner le lait qu'elle lui refuse: la 
Sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui nour- 
rit l'enfant d'un autre au lieu du sien est une mauvaise 
mère; comment sera- 1- elle une bonne nourrice? elle 
pourra le devenir, mais lentement; il faudra que l'habi- 
tude change la nature : et l'enfant mal soigné aura le 
temps de périr cent fois avant que sa nourrice ait pris pour 
lui une tendresse de mère. 

De cet avantage même résulte un inconvénient qui seul 
devroit ôter à toute femme sensible le courage de faire 
nourrir son enfant par une autre , c'est celui de partager 
le droit de mère, ou plutôt de l'aliéner; de voir son enfant 
aimer une autre femme autant et plus qu'elle ; de sentir 
que- la tendresse qu'il conserve pour sa propre mère est 
une grâce , et que celle qu'il a pour sa mère adoptive est 
un devoir : car, où j'ai trouvé les soins d'une mère, ne 
dois-je pas l'attachement d'un fils? 

La manière dont on remédie à cet inconvénient est 
d'inspirer aux enfants du mépris pour leurs nourrices , en 
les traitant en véritables servantes. Quand leur service est 
achevé , on retire l'enfant , ou l'on congédie la nourrice ; 

' La ligue des femmes et des médecins m'a toujours paru Tune 
des plus plaisantes singularités de Paris. C'est par des femmes que 
les médecins acquièrent leur réputation , et c'est par les médecins 
que les femmes font leurs volontés. On se doute bien par là quelle 
est la sorte d'habileté qu'il faut à un médecin de Paris pour devenir 
célèbre. 



28 EMILE. 

à force de la mal recevoir, on la rebute de venir voir son 
nourrisson. Au bout de quelques années il ne la voit plus, 
il ne la connolt plus. La mère, qui croit se substituer à 
elle et réparer sa négligence par sa cruauté , se trompe. 
Au lieu de faire un tendre fils d'un nourrisson dénaturé, 
elle l'exerce à l'ingratitude; elle lui apprend à mépriser un 
jour celle qui lui donna la vie , comme celle qui l'a nourri 
de son lait. 

Combien j'insisterois sur ce point, s'il étoit moins décou- 
rageant de rebattre en vain des sujets utiles! Ceci tient à 
plus de choses qu'on ne pense. Voulez-vous rendre cha- 
cun à ses premiers devoirs , commencez par les mères ; 
vous serez étonné des changements que vous produirez. 
Tout vient successivement de cette première dépravation : 
tout l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous 
les cœurs , l'intérieur des maisons prend un air moins vi- 
vant ; le spectacle touchant d'une famille naissante n'at- 
tache plus les maris, n'impose plus d'égards aux étrangers; 
on respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants ; 
il n'y a point de résidence dans les familles ; l'habitude ne 
renforce plus les liens du sang; il n'y a ni pères , ni mères, 
ni enfants, ni frères, ni sœurs; tous se connoissent à peine , 
comment s'aimeroient-ils ? Chacun ne songe plus qu'à soi. 
Quand la maison n'est qu'une triste solitude , il faut bien 
aller s'égayer ailleurs. 

Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants , les 
mœurs vont se réformer d'elles-mêmes , les sentiments de 
la nature se réveiller dans tous les cœurs ; l'état va se re- 
peupler : ce premier point , ce point seul va tout réunir. 
L'attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison 
des mauvaises mœurs. Le tracas des enfants , qu'on croit 
importun , devient agréable ; il rend le père et la mère plus 
nécessaires , plus chers l'un à l'autre ; il resserre entre eux 
le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée , 
les soins domestiques font la plus chère occupation de la 
femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce 



LtVRË I. 29 

seul abus corrigé résulteroit bientôt une réforme générale, 
bientôt la nature auroit repris tous ses droits. Qu'une fois 
les femmes redeviennent mères , bientôt les hommes rede- 
viendront pères et maris. 

Discours superflus ! Fennui même des plaisirs du monde 
ne ramène jamais à ceux-là. Les femmes ont cessé d'être 
mères ; elles ne le seront plus ; elles ne veulent plus l'être. 
Quand elles le voudroient, à peine le pourroient-elles ; 
aujourd'hui que l'usage contraire est établi , chacune au- 
roit à combattre l'opposition de toutes celles qui l'appro- 
chent, liguées contre un exemple que les unes n'ont pas 
donné et que les autres ne veulent pas suivre. 

Il se trouve pourtant quelquefois encore de jeunes per- 
sonnes d'un bon naturel , qui , sur ce point osant braver 
l'empire de la mode et les clameurs de leur sexe, remplis- 
sent avec une vertueuse intrépidité ce devoir si doux que 
la nature leur impose. Puisse leur nombre augmenter par 
l'attrait des biens destinés à celles qui s'y livrent ! Fondé 
sur des conséquences que donne le plus simple raisonne- 
ment, et sur des observations que je n'ai jamais, vues dé- 
menties, j'ose promettre à ces dignes mères un attachement 
solide et constant de la part de leurs maris, une tendresse 
vraiment filiale de la part de leurs enfants , l'estime et le 
respect du public , d'heureuses couches sans accident et 
sans suite, une santé ferme et vigoureuse, enfin le plaisir 
de se voir un jour imiter par leurs filles, et citer en 
exemples à celles d'autrui. 

Point de mère , point d'enfant. Entre eux les devoirs 
sont réciproques , et s'ils sont mal remplis d'un côté , ils 
seront négligés de l'autre. L'enfant doit aimer sa mère 
avant de savoir qu'il le doit. Si la voix du sang n'est for- 
tifiée par l'habitude et les soins, elle s'éteint dans les pre- 
mières années, et le cœur meurt pour ainsi dire avant 
que de naitre. Nous voilà dès les premiers pas hors de la 
nature. 

On en sort encore par une route opposée , lorsqu'au 



30 ÉMlLE. 

lieu de neiger les soins de mère, une femme les porte à 
Texcès ; lorsqu'elle fait de son enfant son idole , qu'elle 
augmente et nourrit sa foiblesse pour Fempécher de la 
sentir, et qu'espérant le soustraire aux lois de la nature , 
elle écarte de lui des atteintes pénibles , sans songer com- 
bien, pour quelques incommodités dont elle le préserve 
un moment , elle accumule au loin d'accidents et de périls 
sur sa tête , et combien c'est une précaution barbare de 
prolonger la foiblesse de l'enfance sous les fatigues des 
hommes faits. Thétis , pour rendre son fils invulnérable , 
le plongea, dit la fable, dans l'eau du Styx. Cette allégorie 
est belle et claire. Les mères cruelles dont je parle font 
autrement; à force de plonger leurs enfants dans la mol^ 
lesse, elles les préparent à la souffrance; elles ouvrent 
leurs pores aux maux' de toute espèce dont ils ne man-> 
queront pas d'être la proie , étant grands <. 

Observez la nature, et suivez la route qu'elle vous trace. 
Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur 
tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur 
apprend de bonne heure ce que c*est que peine et douleur. 
Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des coliques 
aiguës leur donnent des convulsions ; de longues toux les 
suffoquent ; les vers les tourmentent; la pléthore corrompt 
leur sang ; des levains divers y fermentent , et causent des 
éruptions périlleuses. Presque tout le premier âge est ma- 
ladie et danger : la moitié des enfants qui naissent périt 
avant la huitième année. Les épreuves faites, l'enfant a 
gagné des forces ; et sitôt qu'il peut user de la vie , le prin- 
cipe en devient plus assuré. 

^ Il parut dans le même tempg qu'Emile une Dissertation sur Védu* 
cation physique des enfants t par un citoyen de Genève, et dans laquelle 
on émet les mêmes principes que Rousseau. Celui-ci se plaint du 
plagiat dans le onzième livre des Confessions, Ce concours fortuit 
de deux écrits sur le même sujet et du même titre dans les deux 
auteurs est expliqué dans le deuxième volume de V Histoire de Jean- 
Jacques Rousseau, page i5 , à l'article Ballf.xsert, où l'on trouvera des 
détails sur l'ouvrage et l'auteur. 



LIVRE I. 31 

Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrarier- vous? 
Ne voyez- vous pas qu'en pensant la corriger, vous dé- 
truisez son ouvrage, vous empêchez FefFet de ses soins? 
Faire au dehors ce qu'elle fait au dedans , c'est, selon vous, 
redoubler le danger, et au contraire c'est y faire diver- 
sion, c'est l'extënuer. L'expérience apprend qu'il meurt 
encore plus d'enfants élevés délicatement que d'autres. 
Pourvu qu'on ne passe pas la mesure de leurs forces , on 
risque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les 
donc aux atteintes qu'ils auront à supporter un jour. En- 
durcissez leurs oorps aux intempéries des saisons, des 
climats , des éléments, à la faim , à la soif, à la fatigue ; 
trempez-les dans l'eau du Styx. Avant que l'habitude du 
corps soit acquise, on lui donne celle qu'on veut, sans 
danger; mais quand une fois il est dans sa consistance , 
tonte altération lui devient périlleuse. Un enfant suppor- 
tera des changements que ne supporteroit pas un homme : 
les fibres du premier , molles et flexibles , prennent sans 
efibrt le pli qu'on leur donne ; celles de l'homme , plus 
endurcies, ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles 
ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste sans 
exposer sa vie et sa santé ; et quand il y auroit quelque 
risque , encore ne faudroit-il pas balancer. Puisque ce sont 
des risques inséparables de la vie humaine, peut-on mieux 
faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils 
sont le moins désavantageux ? 

Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. 
Au prix de sa personne se joint celui des soins qu'il a coû- 
tés; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la 
mort. C'est donc surtout à Tavenir qu'il faut songer en 
veillant à sa conservation ; c'est contre les maux de la 
jeunesse qu'il faut l'armer avant qu'il y soit parvenu : car 
si le prix de la vie augmente jusqu'à l'âge de la rendre 
utile, quelle folie n'est-ce point d'épargner quelques maux 
à l'enfance en lés multipliant sur Tàge de raison ? Sont-ce 
là les leçons du maître P 



32 ÉMlLÊ. 

Le sort de Thomme est de souffrir dans tous les temps. 
Le soin même de sa conservation est attaché à la peine. 
Heureux de ne connoltre dans son enfance que les maux 
physiques ! maux bien moins cruels , bien moins doulou- 
reux que les autres , et qui bien plus rarement qu'eux nous 
font renoncer à la vie. On ne se tue point pour les dou- 
leurs de la goutte ; il n'y a guère que celles de Famé qui 
produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l'en- 
fance , et c'est le nôtre qu'il faudroit plaindre. Nos plus 
grands maux nous viennent de nous. 

En naissant , im enfant crie; sa première enfance se passe 
à pleurer. Tantôt on l'agite , on le flatte pour l'apaiser ; 
tantôt on le menace , on le bat pour le faire taire. Ou 
nous faisons ce qu'il lui plaît ou nous en exigeons ce qu'il 
nous platt; ou nous nous soumettons à ses fantaisies, 
ou nous le soumettons aux nôtres : point (}e milieu ; 
il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi 
ses premières idées sont celles d'empire et de servitude. 
Avant de savoir parler il commande; ayant de pouvoir 
agir il obéit ; et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse 
connoltre ses fautes , ou plutôt en commettre. C'est ainsi 
qu'on verse de bonne heure dans son jeune cœur les pas- 
sions qu'on impute ensuite à la nature , et qu'après avoir 
pris peine à le rendre méchant , on se plaint de le trouver tel. 

Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre 
les mains des femmes , victime de leur caprice et du sien ; 
et après lui avoir fait apprendre ceci et cela , c'est-à-dire 
après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu'il ne peut 
entendre , ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien ; 
après avoir étouffé le naturel par les passions qu'on a fait 
naître, on remet cet être factice entre les mains d'un pré- 
cepteur , lequel achève de développer les germes artificiels 
qu'il trouve déjà tout formés , et lui apprend tout, hors à 
se connoltre, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir 
vivre et se rendre heureux. Enfin , quand cet enfant es- 
clave et tyran , plein de science et dépourvu de sens, éga- 



LIVRE I. 33 

lément débile de corps et d^ame, est jeté dans le inonde , 
en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices , 
il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se 
trompe; c'est là Fhomme de nos fantaisies : celui de la 
nature est fait autrement. 

Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle , con- 
servez-la dès rinstant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît , 
emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit 
homme : vous ne réussirez jamais sans cela. Gomme la 
véritable nourrice est la mère , le véritable précepteur est 
le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonctions 
ainsi que dans leur système; que des mains de l'une l'en- 
fant passe dans celles de l'autre. «Il sera mieux élevé par 
un père judicieux et borné que par le plus habile maître 
du monde; car le zèle suppléera mieux au talent que le 
talent au zèle. 

Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah! les de- 
voirs ! sans doute le dernier est celui de père * ! Ne nous 
étonnons pas qu'un homme dont la femme a dédaigné de 
nourrir le fruit de leur union dédaigne de l'élever. 11 n'y 
a point de tableau plus charmant que celui de la famille ; 
mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la 
mère a tirop peu de santé pour être nourrice, le père aura 
trop d'affaires pour être précepteur. Les enfants, éloignés, 
dispersés dans des pensions , dans des couvents , dans des 
cdilèges, porteront ailleurs l'amour de la maison pater- 

' Quand on lit dans Plutarque* que Caton le censeur, qui çou- 
vema Rome avec tan( de (gloire , éleva lui-méqne son fils dès le ber- 
ceau , et avec un tel soin , qu'il quittoit tout pour être présent quand 
la nourrice , c'est-à-dire la mère , le remuoit et le lavoit ; quand on lit 
dans Suétone** qu'Auguste, maître du monde, qu'il avoit conquis 
et qu'il régissoit lui-même, enseignoit lui-même à ses petits -fils 
à écrire, à nager j'^les éléments des sciences, et qu'il les avoit sans 
cesse autour de lui, on ne peut s'empêcher de rire des petites bonnes 
gens de ce temps-là , qui s'amusoient à de pareilles niaiseries , trop 
bornée , sans doute , pour savoir vaquer aux grandes affaires des 
grands hommes de nos jours. 

* Vie de Marcus Caton ,§41. — ** Vie d'Auguste, chap. i.xir. 

EMILE. T. I. ^ 



34 EMILE. 

nelle , ou , pour mieux dire , ils y rapporteront Thabitucle 
de n^étre attachés à rien. Les frères et les sœurs se connol- 
Iront à peine. Quand tous seront rassemblés en cérémonie^ 
ils pourront être fort polis entre eux; ils se traiteront en 
étrangers. Sitôt qu'il n ^ sl plus d'intimité entre les parents, 
sitôt que la société de la famille ne fait plus la douceur de 
la vie , il faut bien recourir aux mauvaises mœurs pour y 
suppléer. Où est Thomme assez stupide pour ne pas voir 
la chaîne de tout cela? 

Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne 
fait en cela que le tiers de sa tâche. 11 doit des hommes i 
son espèce ; il doit à la société des hommes sociables ; il 
doit des citoyens à Vétat. Tout homme qui peut payer cette 
triple dette et ne le fait pas, est coupable, et plus coupable 
peut-être quand il la paie à demi. Celui qui ne peut remplir 
les devoirs de père n'a point droit de le devenir. Il n'y a, 
ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dis- 
pensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. 
Lecteur, vous pouvez m'en croire. Je prédis à quiconque 
a des entrailles et néglige de si saints devoirs , qu'il versera 
long-temps sur sa faute des larmes amères , et n'en sera 
jamais consolé '. 

Mais que fait cet homme riche, ce père de famille si 
^airé, et forcé, selon lui, de laisser ses enfants à l'aban- 
don? il paie un autre homme pour remplir ces soins qui 
lui sont à charge. Âme vénale ! crois-tu donner à ton fils 
un autre père avec de l'argent? Ne t'y trompe point ; ce 
n'est pas même un maître que tu lui donnes, c'est un valet 
Il en formera bientôt un second. 

On raisonne beaucoup sur les qualités d'un bon gou- 

* C'est à ce passage qu'il fait allusion , lorsqu'il dit dans ses Con- 
fessions (livre xii) : c En méditant mon Traité de F Éducation, je' sentis 
c que j'avois négligé des devoirs dont rien ne pouvoit me dispenser. 
« Le remords enfin devint si vif, qu'il m'arracha presque l'aveu de 
c ma faute au commencement d* Emile, et le trait même est si clair, 
c qu'après' un tel passage il est surprenant qu'on ait eu le courage 
« de me le reprocher. ■ 



LIVRÉ I. 35 

vèrneutu La première que j'en exîgeroi» , et celle-là seule 
en suppose beaucoup d'autres, c'est de n'être point un 
homme à vendre. Il y a des métiers si nobles , qu'on ne 
peut les faire pour de Targent sans se montrer indigne de 
les faire; tel est celui de l'homme de guerre; tel est celui 
4e l'instituteur. Qui donc élèvera mon enfant? Je te l'ai 
déjà dit, toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux!.... Fais- 
toi donc un ami. Je ne vois point d'autre ressource. 

Un gouverneur! 6 quelle ame sublime!... en vérité, pour 
faire un homme, il faut être ou père ou plus qu'homme 
soi-même. Voilà la fonction que vous confiez tranquille- 
ment à des mercenaires. 

Plus on y pense, plus on aperçoit de nouvelles difficul*- 
tés. n faudroit que le gouverneur eût été élevé pour son 
élève , que ses domestiques eussent été élevés pour leur 
maître , que tous ceux qui l'approche A eussent reçu les 
impressions qu'ils doivent lui communiquer; il faudroit « 
d'éducation en éducation remonter jusqu'on ne sait où. 
Comment se peut-il qu'un enfant Soit bien élevé par qui 
n'a pas été bien élevé lui-même ? 

Ce rare mortel est-il introuvable? Je l'ignore» En ces* 
temps d'avihssement, qui sait à quel point de vertu peut 
atteindre encore une ame humaine? Mais supposons ce 
prodige trouvé. C'est en considérant ce qu'il doit faire que 
nous verrons ce qu'il doit être. Ce que je crois voir d'avance 
est qu'un père qui sentiroit tout le prix d'un bon gouver- 
neur prendroit le parti de s'en passer; car il mettroi|; plus 
de peine à l'acquérir qu'à le devenir lui-même. Veut-il donc 
se faire un ami, qu'il élève son fils pour l'être ; le voilà dis- 
pensé de le chercher ailleurs, et la nature a déjà fait la 
moitié de l'ouvrage. 

Quelqu'un dont je ne connois que le rang m'a fait pro- 
poser d'élever son fils. Il m'a fait beaucoup d'honneur sans 
doute ; mais , loin de se plaindre de mon refus , il doit se 
louer de ma discrétion. Si j'avois accepté son offre, et que 
j^eusse erré dans ma méthode , c'étoit une éducation man- 

3. 



36 EMILE. 

quée : si j'avois réussi , c'eût été bien pis , son fils auroit 

renié son titre , il n'eût plus voulu être prince. 

Je suis trop pénétré de la grandeur des devoirs d^vii 
précepteur, je sens trop mon incapacité pour accepter ja- 
mais un pareil emploi de quelque part qu'il me soit offert»; 
et l'intérêt de l'amitié même ne seroit pour moi qu'un 
motif de refus. Je crois qu'après avoir lu ce livre , peu d^ 
gens seront tentés de me faire cette offre ; et je prie ceux 
qui pourroient l'être de n'en plus prendre l'inutile peine. 
J'ai fait autrefois un suffisant essai de ce métier pour être 
assuré que je n'y suis pas propre, et mon état m'en dis- 
penseroit quand mes talents m'en rendroient capable. J^ai 
cru devoir cette déclaration publique à ceux qui paroissent 
ne pas m'accorder assez d'estime pour me croire sincère 
et fondé dans mes résolutions. 

Hors d'état ddSremplir la tâche la plus utile , j'oserai 
du moins essayer de la plus aisée : à l'exemple de tant 
d'autres , je ne mettrai point la main à l'œuvre , mais à la 
plume ; et au lieu de faire ce qu'il faut, je m'efforcerai de 
le dire. 

Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci, 
l'auteur , toujours à son aise dans des systèmes qu'il est 
dispensé de mettre en pratique , donne sans peine beau- 
coup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, 
faute de détails et d'exemples , ce qu'il dit même de prati- 
cable reste sans usage quand il n'en a pas montré l'appli- 
cation. 

J'ai donc pris le parti de me donner un élève imagi- 
naire , de me supposer l'âge , la santé , les connoissances 
et tous les talents convenables pour travailler à son édu- 
cation , de la conduire depuis le moment de sa naissance 
jusqu'à celui où, devenu homme fait, il n'aura plus besoin 
d'autre guide que lui-même. Cette méthode me paroît utile 

^ C'est vinjjt ans après avoir fait un esaai de ce genre avec les 
enfants de M. de Mably qu'il tient ce langage. Ainsi il n'est point 
en contradiction avec lui-même. 



LIVRE L 37 

pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s'égarer 
dans des visions; car^ dès qu'il s'écarte de la pratique 
ordinaire , il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son 
élève , il sentira bientôt , ou le lecteur sentira pour lui , 
s^il suit le progrès de l'enfance et la marche naturelle au 
cœur humain. 

Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les difficul- 
tés qui se sont présentées. Pour ne pas grossir inutile* 
ment le livre , je me suis contenté de poser les principes 
dont chacun devoit sentir la vérité. Mais , quant aux règles 
qui pourroient avoir besoin de preuves , je les ai toutes 
appliquées à mon Emile ou à d'autres exemples , et j'ai 
fait voir dans des détails très étendus comment ce que 
j^établissois pouvoit être pratiqué : tel est du moins le 
plan que je me suis proposé de suivre. C'est au lecteur à 
juger si j'ai réussi. 

Il est arrivé de là que j'ai d'abord peu parlé d'Emile , 
parce que mes premières maximes d'éducation , bien que 
contraires à celles qui sont établies , sont d^une évidence 
à laquelle il est difficile à tout homme raisonnable de re- 
fuser son consentement. Mais , à mesure que j'avance , 
mon élève , autrement conduit que les vôtres , n'est plus 
un enfant ordinaire; il lui faut un régime exprès pour lui. 
Alors il parolt plus fréquemtnent sur la scène , et vers les 
derniers temps je ne le perds plus un moment de vue , 
jusqu'à ce que^ quoi qu'il en dise, il n'ait plus le moindre 
besoin de moi. 

Je ne parle point ici des qualités d'un bon gouverneur; 
je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes 
ces qualités. En lisant cet ouvrage on verra de quelle libé- 
ralité l'use envers moi. 

Je remarquerai seulement , contre l'opinion commune , 
que le gouverneur d'un enfant doit être jeune , et même 
aussi jeune que peut l'être un homme sage. Je voudrois 
qu'il fût lui-même enfant, s'il étoit possible; qu'il pût 
devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa con- 



^8 £MIL£. 

fiance en partageant ses amusements. Il n^ a p&s assev 
de choses communes entre Tenfance et Tàge mûr pour 
qu^il se forme jamais un attachement bien solide à cette 
distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards; 
mais ils ne les aiment jamais '. 

On voudroit que le gouverneur eût déjà fait une éduoa- 
tîon ; c'est trop ; un même homme n'en peut faire qu'une ; 
s'il en falloit deux pour réussir , de quel droit entrepren- 
droit-on la première ? 

Avec plus d'expérience on sauroit mieux faire , mais 
on ne le pourroit plus. Quiconque a rempli cet état une 
fois assez bien pour en sentir toutes les peines , ne tente 
point de s'y rengager ; et s'il l'a mal rempli la première 
fois, c'est un mauvais préjugé pour la seconde. 

Il est fort différent, j'en conviens, de suivre un jeune 
homme durant quatre ans , ou de le conduire durant vingts 
cinq. Vous donnez un gouverneur à votre fils déjà tout 
formé ; moi je veux qu'il en ait un avant que de naître. 
Votre homme à chaque lustre peut changer d'élève ; le 
mien n'en aura jamais qu'un. Vous distinguez le précep- 
teur du gouverneur : autre folie ! Distinguez-vous le dis- 
ciple de l'élève ? Il n'y a qu'une science à enseigner aux 
enfants ; c'est celle des devoirs de l'homme. Cette science 
est une ; et quoi qu'ait dit Xénophon de l'éducation des 
Perses , elle ne se partage pas. 

Au reste, j'appelle plutôt gouverneur que précepteur le 
maître de cette science , parce qu'il s*agit moins pour lui 
d'instruire que de conduire. Il ne doit point donner de 
préceptes , il doit les faire trouver. 

S'il faut choisir avec tant de soin le gouverneur , il lui 
est bien permis de choisir aussi son élève , surtout quand 

> Cette idée étoit aussi celle de Fabbé de Fleury, qui veut que 
le maître soit « bien fait de sa personne , parlant bien , d*un visage 
« agréable. Le peu de soin de s'accommoder en ceci à la foiblesse 
« des enfants , fait qu'il reste à la plupart de l'aversion de ce qu'ils 
« ont appris de gens trop vieux , maussades ou chagrins. » Choi^ def 
Études, no i5. 



LIVRE 1. 39 

il s^agit d'un modèle à proposer. Ce choix ne peut tomber 
ni sur le génie ni sur le caractère de Tenfant , qu'on ne 
connott qu'à la fin de l'ouvrage , et que j'adopte avant 
qu'il soit né. Quand je pourrois choisir ^ je ne prendrois 
qu'un esprit commun , tel que je suppose mon élève. On 
n'a besoin d'élever que les hommes vulgaires , leur édu- 
cation doit seule servir d'exemple à celle de leurs sem- 
blables. Les autres s'élèvent malgré qu'on en ait. 

Le pays n'est pas indifférent à la culture des hommes ; 
ils ne sont tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats 
tempérés. Dans les climats extrêmes , le désavantage est 
visible. Un homme n'est pas planté comme un arbre dans 
un pays pour y demeurer toujours , et celui qui part d'un 
des extrêmes pour arriver à l'autre , est forcé de faire le 
double du chemin que fait pour arriver au même terme 
celui qui part du terme moyen. 

Que l'habitant d'un pays tempéré parcoure successive- 
ment les deux extrêmes, son avantage est encore évident; 
car bien qu'il soit autant modifié que celui qui va d'un 
extrême à l'autre , il s'éloigne pourtant de la moitié moins 
de sa constitution naturelle. Un François vit en Guinée et 
en Laponie ; mais iin Nègre ne vivra pas de même à Tor- 
néa, ni un Samoïède au Bénin. 11 parolt encore que l'orga- 
nisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes. 
Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens. 
Si je veux donc que mon élève puisse être habitant de la 
terre , je le prendrai dans une zone tempérée ; en France , 
par exemple , plutôt qu'ailleurs. 

Dans le nord les hommes consomment beaucoup sur un 
sol ingrat; dans le midi ils consomment peu sur un sol 
fertile : de là naît une nouvelle différence qui rend les 
ups laborieux et les autres contemplatifs. La société nous 
offre en un même lieu l'image de ces différences entre 
les pauvres et les riches : les premiers habitent le sol 
ingrat , et les autres le pays fertile. 

Le pauvre n'a pas besoin d'éducation ; celle de son état 



40 EMILE. 

est forcée ; il n^en sauroit avoir d'autre : au contraire , 
réducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui 
convient le moins et pour lui - même et pour la société. 
D'ailleurs, l'éducation naturelle doit rendre un homme 
propre à toutes les conditions humaines : or il est moins 
raisonnable d'élever un pauvre pour être riche qu'ufi 
riche pour être pauvre ; car , à proportion du nombre des 
deux états , il y a plus de ruinés que de parvenus. Choi- 
sissons donc un riche ; nous serons surs au moins d'avoir 
fait un homme de plus , au lieu qu'un pauvre peut deve- 
nir homme de lui-même. 

Par la ihême raison je ne serai pas fâché qu'Emile ait 
de la naissance. Ce sera toujours une victime arrachée an 
préjugé. 

Emile est orphelin. Il n'importe qu'il ait son père et s» 
mère. Chargé de leurs devoirs , je succède à tous leurs 
droits. Il doit honorer ses parents ; mais il ne doit obéir 
qu'à moi. C'est ma première ou plutôt ma seule con- 
dition. 

J'y dois ajouter celle-ci, qui n'en est qu'une suite ,^ 
qu'on ne nous ètera jamais l'un à Tautre que de notre 
consentement. Cette clause est essentielle , et je voudrois^ 
même que 1 élève et le gouverneur se regardassent telle- 
ment comme inséparables, que le sort de leurs jours fût 
toujours entre eux un objet commun. Sivôt qu'ils envi» 
sagent dans l'éloignement leur séparation , sitôt qu'ils pré- 
voient le moment qui doit les rendre étrangers l'un à 
l'autre, ils le sont déjà; chacun fait son petit système à 
part; et tous deux, occupés du temps où ils ne seront 
plus ensemble, n'y restent qu'à contre-cœur. Le disciple 
ne regarde le maître que comme l'enseigne et le fléau de 
l'enfance : le maître ne regarde le disciple que comme un 
lourd fardeau dont il brûle d'être déchargé : ils aspirent 
de concert au moment d'être délivrés l'un de l'autre ; et 
comme il n'y a jamais entre eux de véritable attachement , 
l'un doit avoir peu de vigilance, l'autre peu de docilité. 



LIVRE I. 41 

Mais 9 quand ils se regardent comme devant passer leurs 
jours ensemble , il leur importe de se faire aimer Tun de 
Fautre ^ et par cela même ils se deviennent chers. L'élève 
ne rougit point de suivre dans son enfance Tami qu'il doit 
avoir y étant grand; le gouverneur prend intérêt à des 
soins dont il doit recueillir le fruit , et tout le mérite qu'il 
donne à son élève est un fonds qu'il place au profit de ses 
vieux jours. 

Ce traité fait d'avance suppose un accouchement heu- 
reux , un enfant bien formé , vigoureux et sain. Un père 
n'a point de choix et ne doit point avoir de préférence 
dans la famille que Dieu lui donne : tous ses enfants sont 
également ses enfants ; il leur doit à tous les mêmes soins 
et la même tendresse. Qu'ils soient estropiés ou non , 
qu'ils soient languissants ou robustes , chacun d'eux est 
un dépôt dont il doit compte à la main dont il le tient , et 
le mariage est un contrat fait avec la nature aussi bien' 
qu'entre les conjoints. 

Mais quiconque s'impose un devoir que la nature ne lui 
a point imposé doit s'assurer auparavant des moyens de 
le remplir ; autrement il se rend comptable même de ce 
qu'il n'aura pu faire. Celui qui se charge d'un élève in- 
firme et valétudinaire change sa fonction de gouverneur 
en celle de garde-malade ; il perd à soigner une vie inu- 
tile le temps qu'il déstinoit à en augmenter le prix; il 
s'expose à voir une mère éplorée lui reprocher un jour la 
mort d'un fils qu'il lui aura long-temps conservé. 

Je ne me chargerois pas d'un enfant maladif et caco- 
chyme , dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point 
d'un élève toujours inutile à lui-même et aux autres , qui 
s^occupe uniquement à se conserver, et dont le corps 
nuise à l'éducation de l'ame. Que ferois-je en lui prodi- 
guant vainement mes soins , sinon doubler la perte de la 
société et lui ôter deux hommes pour un ? Qu'un autre à 
mon défaut se charge de cet infirme , j'y consens , et j'ap- 
prouve sa charité ; mais mon talent à moi n'est pas celui- 



42 EMILE. 

là : je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songé qu^à 

s^empécher de mourir. 

11 faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à Tame : 
un bon serviteur doit être robuste. Je sais que Tintempé- 
rance excite les passions ; elle exténue aussi le corps à la 
longue : les macérations , les jeûnes , produisent souvent 
le même effet par une cause opposée. Plus le corps est 
foible, plus il commande; plus il est fort, plus il obéit 
Toutes les passions sensuelles logent dans des corps effé- 
minés; il s'en irritent d'autant plus qu'ils peuvent moins 
les satisfaire. 

Un corps débile affoiblit Famé. De là Fempire de la mé- 
decine, art plus pernicieux aux hommes que tous les maux 
qu'il prétend guérir. Je ne sais pour moi de quelle maladie 
nous guérissent les médecins , mais je sais qu'il nous en 
donnent de bien funestes; la lâcheté, la pusillanimité, la 
crédulité, la terreur de la mort : s'ils guérissent le corps, 
ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent mar- 
cher des cadavres ? ce sont des hommes qu'ils nous faut, 
et l'on n'en voit point sortir de leurs mains. 

La médecine est à la mode parmi nous ; elle doit Pétre^ 
C'est l'amusement des gens oisifs et désœuvrés , qui , ne 
sachant que faire de leur temps , le passent à se conserver. 
S'ils avoient eu le malheur de naître immortels, ils seroient 
les plus misérables des êtres : une vie qu'ils n'auroient 
jamais peur de perdre ne seroit pour eux d'aucun prix. Il 
faut à ces gens-là des médecins qui les menacent pour les 
flatter, et qui leur donnent chaque jour le seul plaisir dont 
ils soient susceptibles , celui de n'être pas morts. 

Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la vanité de la 
médecine. Mon objet n'est que de la copsidérer par le 
côté moral. Je ne puis pourtant m'empêcher d'observer 
que les hommes font sur son usage les mêmes sophismes 
que sur la recherche de la vérité. Us supposent toujours 
qu'en traitant un malade on le guérit, et qu'en cherchant 
une vérité on la trouve. Us ne voient pas qu'il faut ba- 



LIVRE 1. 43 

lancer Favantage d'une guérison que le médecin opère , 
par la mort de cent malades qu'il a tués, et Futilité d'une 
vérité découverte , par le tort que font les erreurs qui 
passent en même temps. La science qui instruit et la mé- 
decine qui guérit sont fort bonnes sans doute; mais la 
science qui trompe et la médecine qui tue sont mauvaises. 
Apprenez-nous donc à les distinguer. Yoilà le nœud de la 
question. Si nous savions ignorer la vérité , nous ne serions 
jamais les dupes du mensonge; si nous savions ne pouvoir 
pas guérir malgré la nature , nous ne mourrions jamais 
par la main du médecin : ces deux abstinences seroient 
sages ; on gagneroit évidemment à s'y soumettre. Je ne 
dispute donc pas que la médecine ne soit utile à quelques 
hommes , mais je dis qu'elle est funeste au genre humain. 

On me dira , comme on fait sans cesse , que les fautes 
sont du médecin , mais que la médecine en elle-même est 
infaillible. Â la bonne heure; mais qu'elle vienne donc 
sans le médecin ; car, tant qu'ils viendront ensemble, il y 
aura cent fois plus à craindre des erreurs de l'artiste qu'à 
espérer du secours de Fart '. 

Cet art mensonger, plus fait pour les maux de l'esprit 
que pour ceux du corps , n'est pas plus utile aux uns qu'aux 
autres : il nous guérit moins de nos maladies qu'il ne nous 
en impirime l'effroi ; il recule moins la mort qu'il ne la fait 
sentir d'avance; il use la vie au lieu de la prolonger, et, 
quand il la prolongeroit, ce seroit encore au préjudice de 
Fespèce, puisqu'il nous ôte à la société par les soins qu'il 
nous impose , et à nos devoirs par les frayeurs qu'il nous 
donne. C'est la connoissance des dangers qui nous les fait 
craindre : celui qui se croiroît invulnérable n'auroit peur 
de rien. A force d'armer Achille contre le péril , le poète 

* Bernardin de Saint-Pierre (préambule de Vjircadie, note 8.) nous 
apprend que Rousseau lui dit un jour : « Si je faisois une nouvelle 
« édition de mes ouvrages , j'adoucirois ce que j'y ai écrit sur les 
« médecins. Il n'y a pas d'état qui demande autant d'études que le 
« leur. Par tout pays ce sont les hommes les plus véritablement 
« savants. » 



44 EMILE. 

lui 6te le mérite de la valeur ; tout autre à sa place eût 

été un Achille au même prix. 

Voulez -vous trouver des hommes 4'un vrai courage, 
cherchez-les dans les lieux où il n'y a point de médecins, 
où Ton ignore les conséquences des maladies , et où Ton 
ne songe guère à la mort. Naturellement Thomme siedit 
souffrir constamment et meurt en paix. Ce sont les méde- 
cins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs 
préceptes , les prêtres avec leurs exhortations , qiii l'avi- 
lissent de cœur et lui font désapprendre à mourir. 

Qu'on me donne donc un élève qui n'ait pas besoin de 
tous ces gens-là , ou je le refuse. Je ne veux point que 
d'autres gâtent mon ouvrage; je veux l'élever seul, ou ne 
m'en pas mêler. Le sage Locke, qui avoit passé une partie 
de sa vie à l'étude de la médecine, recommande fortement 
de ne jamais droguer les enfants , ni par précaution , ni 
pour de légères incommodités. J'irai plus loin , et je déclare 
que , n'appelant jamais de médecins pour moi , je n'en ap- 
pellerai jamais pour mon Emile , à moins que sa vie ne soit 
dans un danger évident; car alors il ne peut pas lui faire 
pis que de le tuer. 

Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer 
avantage de ce délai. Si l'enfant meurt , on l'aura appelé 
trop tard; s'il réchappe, ce sera lui qui laura sauvé. Soit: 
que le médecin triomphe ; mais surtout qu'il ne soit appelé 
qu'à l'extrémité. 

Faute de savoir se guérir , que l'enfant sache être ma- 
lade : cet art supplée à l'autre , et souvent réussit beaucoup 
mieux; c'est l'art de la nature. Quand l'animal est malade,, 
il souffre en silence et se tient coi : or on ne voit pas plus 
d'animaux languissants que d'hommes. Combien l'impa- 
tience , la crainte , l'inquiétude , et surtout les remèdes , 
ont tué de gens que leur maladie auroit épargnés , et que 
le temps seul auroit guéris ! On me dira que les animaux ,. 
•vivant d'une manière plus conforme à la nature , doivent 
être sujets à moins de maux que nous. Eh bien ! cette ma- 



LIVRE I. 45 

nière de vivre est précisément celle que je veux donner à 
mon élève ; il en doit donc tirer le même profit. 

La seule partie utile de la médecine est l'hygiène ; en- 
core rhygiène est -elle moins une science qu'une vertu. 
La tempérance et le travail sont les deux vrais médecins 
de l'homme : le travail aiguise son appétit , et la tempé- 
rance l'empêche d'en abuser. 

Pour savoir quel régime est le plus utile à la vie et à la 
santé, il ne faut que savoir quel régime observent les 
peuples qui se portent le mieux, sont les plus robustes, et 
vivent le plus long-temps. Si par des observations géné- 
rales on ne trouve pas que l'usage de la médecine donne 
aux hommes une santé plus ferme ou une plus longue vie, 
par cela même que cet art n'est pas utile, il est nuisible, 
puisqu'il emploie le temps , les hommes et les choses à pure 
perte. Non seulement le temps qu'on passe à conserver la 
vie , étant perdu pour en user, il l'en faut déduire; mais, 
quand ce temps est employé a nous tourmenter, il est pis 
que nul, il est négatif; et, pour calculer équitablement , 
il en faut ôter autant de celui qui nous reste. Un homme 
qui vit dix ans sans médecins vit plus pour lui-même et 
pour autrui que celui qui vit trente ans leur victime. Ayant 
fait l'une et l'autre épreuve, je me crois plus en droit que 
personne d'en tirer la conclusion. 

Voilà mes raisons pour ne vouloir qu'un élève robuste 
et sain , et mes principes pour le maintenir tel. Je ne m'ar- 
rêterai pas à prouver au long l'utilité des travaux manuels 
et des exercices du corps pour renforcer le tempérament 
et la santé; c'est ce que personne ne dispute : les exemples 
des plus longues vies se tirent presque tous d'hommes qui 
ont fait le plus d'exercice , qui ont supporté le plus de 
fatigue et de travail '. Je n'entrerai pas non plus dans de 

» En voici un exemple tiré des papiers anglois , lequel je ne puis 
m'empécfaer de rapporter, tant il offre de réflexions à faire relatives 
à mon sujet : 

« Un particulier, nommé Patrice Oneil, né en 1647, vient de se 
« remarier en 176a pour la septième fois. Il servit dan» les dragons 



46 EMILE. 

longs détails sur les soins que je prendrai pour ce seul 
objet; on verra qu'ils entrent si nécessairement dans ma 
pratique, qu'il suffit d'en prendre l'esprit pour n'avoir pas 
besoin d'autre explication* 

Avec la vie commencent les besoins. Au nouveau-né il 
faut une nourrice. Si la mère consent à remplir son de- 
voir, à la bonne heure : on lui donnera ses directions par 
écrit; car cet avantage a son contre-poids et tient le gou- 
verneur un peu plus éloigné de son élève. Mais il est à 
croire que l'intérêt de l'enfant et l'estime pour celui à qui 
elle veut bien confier un dépôt si cher, rendront la mère 
attentive aux avis du maître ; et tout ce qu'elle voudra faire 
on est sûr qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il nous faut 
une nourrice étrangère, commençons par la bien choisir. 

Une des misères des gens riches est d'être trompés en 
tout. S'ils jugent mal des hommes , faut-il s'en étonner ? 
Ce sont les richesses qui les corrompent ; et, par un juste 
retour , ils sentent les premiers le défaut du seul instru- 
ment qui leur soit connu. Tout est mal fait chez eux, 
excepté ce qu'ils y font eux-mêmes, et ils n'y font presque 
jamais rien. S'agit - il de trouver une nourrice , on la fait 
choisir par l'accoucheur. Qu'arrive-t-il de là ? Que la meil- 
leure est toujours celle qui l'a le mieux payé. Je n'irai 
donc pas consulter un accoucheur pour celle d'Emile; 
j'aurai soin de la choisir moi-même; je ne raisonnerai peut- 
être pas là dessus si disertement qu'un chirurgien, mais à 

« la dix-septième année du règne de Charles II , et dans différents 
« corps jusqu'en 1740, qu'il obtint son congé. Il a fait toutes les 
« campagnes du roi Guillaume et du duc de Malboroug. Cet homme 
« n'a jamais bu que de la bière ordinaire ; il s'est toujours nourri 
« de végétaux, et n'a mangé de la viande que dans quelques repas 
« qu'il donnoit à sa famille. Son usage a toujours été de se lever et 
« de se coucher avec le soleil , à moins que ses devoirs ne l'en aient 
« empêché. Il est à présent dans sa cent treizième année , entendant 
« bien , se portant bien , et marchant sans canne. Malgré son grand 
« âge , il ne reste pas un seul moment oisif ; et tous les dimanches 
« il va à sa paroisse, accompagné de ses enfants, petits-enfants et 
« arrière-petits-enfants. » 



LIVRE I. 47 

coup sur je serai de meilleure foi , et mon zèle me trom- 
pera moins que son avarice. 

Ce choix n'est point un si grand mystère; les règles en 
sont connues : mais je ne sais si Ton ne devroit pas faire 
un peu plus d'attention à Fàge du lait aussi bien qu'à sa 
qualité. Le nouveau lait est tout-à-fait séreux; il doit 
presque être apéritif pour purger les restes du meconium 
épaissi dans les intestins de Fenfant qui vient de naître. 
Peu à peu le lait prend de la consistance et fournit une 
nourriture plus solide à l'enfant devenu plus fort pour la 
digérer. Ce n'est sûrement pas pour rien que dans les fe- 
melles de toute espèce la nature change la consistance du 
lait selon l'âge du nourrisson. 

Il faudroit donc une nourrice tiouvellement accouchée 
à un enfant nouvellement né. Ceci a son embarras, je le 
sais; mais sitôt que l'on sort de l'ordre naturel, tout a ses 
embarras pour bien faire. Le seul expédient commode est 
de faire mal ; c'est aussi celui qu'on choisit. 

Il faudroit une nourrice aussi saine de cœur que de 
corps : l'intempérie des passions peut , , comme celle des 
humeurs, altérer son lait; de plus, s'en tenir uniquement 
au physique, c'est ne voir que la moitié de l'objet. Le 
lait peut être bon et la nourrice mauvaise ; un bon carac- 
tère est aussi essentiel qu'un bon tempérament. Si l'on 
prend une femme vicieuse , je ne dis pas que son nour- 
risson contractera ses vices, mais je dis qu'il en pâtira. 
Ne lui doit-elle pas avec son lait des soins qui demandent 
du zèle, de la patience, de la douceur, de la propreté? 
Si elle est gourmande , intempérante , elle aura bientôt 
gâté son lait ; si elle est négligente ou emportée , que va 
devenir à sa merci un pauvre malheureux qui ne peut ni 
se défendre ni se plaindre ? Jamais en quoi que ce puisse 
être les méchants ne sont bons à rien. 

Le choix de la nourrice importe d'autant plus que son 
nourrisson ne doit point avoir d'autre gouvernante qu'elle, 
comme il ne doit point avoir d'autre précepteur que son 



48 EMILE. 

gouverneur. Cet usage étoit celui des anciens , moins rai- 
sonneurs et plus sages que nous. Après avoir nourri des 
enfants de leur sexe , les nourrices ne les quittoient plus. 
Voilà pourquoi, dans leurs pièces de théâtre, la plupart 
des confidentes sont des nourrices. 11 est impossible qu'un 
enfant qui passe successivement par tant de mains diffé- 
rentes soit jamais bien élevé. A chaque changement îl fui 
de secrètes comparaisons qui tendent toujours à diminuer 
son estime pour ceux qui le gouvernent, et conséquem- 
ment leur autorité sur lui. S'il vient une fois à penser qu'il 
y a de grandes personnes qui n'ont pas plus de raison que 
des enfants , toute l'autorité de l'âge est perdue et i'ëdu- 
cation manquée. Un enfant ne doit connoitre d'autres su- 
périeurs que son père et sa mère , ou , à leur défaut , sa 
nourrice et son gouverneur; encore est-ce déjà trop d'un 
des deux : mais ce partage est inévitable ; et tout ce qu'on 
peut faire pour y remédier est que les personnes des deux 
sexes qui le gouvernent soient si bien d'accord sur son 
compte , que les deux ne soient qu'un pour liii. 

11 faut que la nourrice vive un peu plus commodément, 
qu'elle prenne des aliments un peu plus substantiels, 
mais non qu'elle change tout-à-fait de manière de vivre; 
car un changement prompt et total, même de mal en 
mieux , est toujours dangereux pour la santé ; et , puisque 
son régime ordinaire l'a laissée ou rendue saine et lûen 
constituée, à quoi bon lui en faire changer? 

Les paysannes mangent moins de viande et plus de lé- 
gumes que les femmes de la ville ; ce régime végétal pa- 
raît plus favorable que contraire à elles et à leurs enfants. 
Quand elles ont des nourrissons bourgeois , on leur donne 
des pots au feu, persuadé que le potage et le bouillon de 
viande leur font un meilleur chyle et fournissent plus de 
lait. Je ne suis point du tout de ce sentiment ; et j'ai pour 
moi l'expérience qui nous apprend que les enfants ainsi 
nourris sont plus sujets à la colique et aux vers que les 
autres. 



LIVRE I. 49 

Gela n'est g^uère étonnant, puisque la substance ani^ 
maie en putréfaction fourmille de vers ; ce qui n^arrive pas 
de même à la substance végétale. Le lait, bien qu'élaboré 
dans le corps de Tanimal , est une substance végétale < ; 
son analyse le démontre; il tourne facilement à Tacide; 
et loin de donner aucun vestige d'alkali volatil, comme 
font les substances animales, il donne, comme les plantes, 
un sel neutre essentiel. 

Le lait des femelles herbivores est plus doux et plus 
salutaire que celui des carnivores. Formé d'une substance 
homogène à la sienne, il en conserve mieux sa nature, et 
devient moins sujet à la putréfaction. Si Ton regarde à la 
^antité , chacun sait que les farineux font plus de sang 
que la viande ; ils doivent donc faire aussi plus de lait. Je 
ne puis croire qu'un enfant qu'on ne sevreroit point trop 
tAt, ou qu'on ne sevreroit qu'avec des nourritures végé- 
tales, et dont la nourrice ne vivroît aussi que de végétaux, 
fût jamais sujet aux vers. 

Il se peut que les nourritures végétales donnent un lait 
plus prompt à s'aigrir ; mais^je suis fort éloigné de regarder 
le lait aigri comme une nourriture malsaine : des peuples 
entiers qui n'en ont point d'autre s'en trouvent fort bien , 
et tout cet appareil d'absorbants me parolt une pure char- 
latanerie. Il y a des tempéraments auxquels le lait ne con- 
vient point, et alors nul absorbant ne le leur rend suppor- 
table; les autres le supportent sans absorbants. On craint 
le lait trié ou caillé : c'est une folie , puisqu'on sait que le 
lait se caille toujours dans l'estomac. C'est ainsi qu'il de- 
vient un aliment assez solide pour nourrir les enfants et 
les petits des animaux : s'il ne se cailloit point, il ne feroit 
que passer, il ne les nourriroit pas ^. On a beau couper le 

' Les femmes mangent du pain , des légumes , du laitage : les fe- 
melles des chiens et des chats en mangent aussi ; les louves mêmes 
paissent. Voilà des sucs végétaux pour leur lait. Reste à examiner 
celui des espèces qui ne peuvent absolument se nourrir que de 
chair, s'il y en en a de telles , de quoi je doute. 

* Bien que les sucs qui nous nourrissent soient en liqueur, ils 

EMILE. T. I. 4 



50 EMILE. 

lait de miÙe manières, user de mille absorbants , quiconque 
mange du lait, digère du fromage ; cela est sans exception. 
L'estomac est si bien fait pour cailler le lait, que c'est avec 
Festomac de veau que se fait la présure. 

Je pense donc qu'au lieu de changer la nourriture ordi- 
naire des nourrices , il suffit de la leur donner plus abon- 
dante et mieux choisie dans son espèce. Ce n'est pas par 
la nature des aliments que le maigre échauffe , c'est leur 
assaisonnement seul qui les rend malsains. Réformez les 
règles de votre cuisine , n'ayez ni roux ni friture ; que le 
beurre, ni le sel, ni le laitage, ne passent point sur le feu; 
que vos légumes cuits à l'eau ne soient assaisonnés qu'ar- 
rivant tout chauds sur la table : le maigre , loin d'échauffer 
la nourrice, lui fournira du lait en abondance et de la 
meilleure qualité ^ Se pourroit-il que, le régime végétal 
étant reconnu le meilleur pour l'enfant, le régime animal 
fût le meilleur pour la nourrice ? 11 y a de la contradiction 
à cela. 

C'est surtout dans les premières années de la vie que 
l'air agit sur la constitution des enfants. Dans une peau 
délicate et molle il pénètre par tous les pores , il affecte 
puissamment ces corps naissants , il leur laisse des impres- 
sions qui ne s'effacent point» Je ne serois donc pas d'avis 
qu'on tirât une paysanne de son village pour l'enfermer 
en ville dans une chambre et faire nourrir l'enfant chez 
soi; j'aime mieux qu'il aille respirer le bon air de la cam- 

doivent être exprimés d'aliments solides. Un homme au travail qui 
ne vivroit que de bouillon dépériroit très promptement. Il se sou- 
tiendroit beaucoup mieux avec du lait , parce qu'il se caillcé 

' Ceux qui voudront discuter plus au long les avantages et les in- 
convénients du régime pythagoricien , pourront consulter les traités 
que les docteurs Gocchi et Bianchi *, son adversaire , ont fait sur 
cet important sujet. 

* Deux célèbres médecins d'Italie. Bianchi , né à Rimini en 1693 , mort en 1775, 
publia beaucoup d'ouvrages sous le nom de Janus Plancus: celui dont veut parler 
Jean-Jacques a pour titre : Discorso sopra il ^itto pUtagorico , Venise, l'jSi, in-8*. 
Antoine Gocchi, né en i665, mort en 1758 , étoit originaire de Mugello, en Tos- 
cane. Il s'intitule quelquefois Filosofo mugellano. Il a fait une dissertation sur le 
régime pythagoricien , que BentivogUo mit en françois. 



LIVRE I. 51 

pagne, qu^elle le mauvais air de la ville. Il prendra Tétat 
de sa nouvelle mère, il habitera sa maison rustique, et son 
gouverneur l'y suivra. Le lecteur se souviendra bien que 
ce gouverneur n'est pas un homme à gages; c'est l'ami du 
père. Mais quand cet ami ne se trouve pas, quand ce 
transport n'est pas facile, quand rien de ce que vous con- 
seillez n'est faisable , que faire à la place? me dira-t-6n.... 
je vous l'ai déjà dit, ce que vous faites; on n'a pas besoin 
de conseil pour cela. 

Les hommes ne sont point faits pour être entassés en 
fourmilières, mais épars sur la terre qu'ils doivent culti- 
ver. Plus ils se rassemblent, plu§ ils se corrompent. Les 
infirmités du corps, ainsi que les vices de l'ame, sont l'in- 
faillible effet de ce concours trop nombreux. L'homme est 
de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en trou- 
peaux. Des hommes entassés comme des moutons péri- 
roient tous en très peu de temps. L'haleine de l'homme 
est mortelle à ses semblables : cela n'est pas moins vrai 
au propre qu'au figuré. 

Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine. Au bout 
de quelques générations les races périssent ou dégénèrent; 
il faut les renouveler, et c'est toujours la campagne qui 
fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos enfants se 
renouveler, pour ainsi dire, eux-mêmes, et reprendre, 
au milieu des champs , la vigueur qu'on perd dans l'air 
malsain des lieux trop peuplés. Les femmes grosses qui 
sont à la campagne se hâtent de revenir accoucher à la 
ville : elles devroient faire tout le contraire , celles surtout 
qui veulent nourrir leurs enfants. Elles auroient moins à 
regretter qu'elles ne pensent; et, dans un séjour plus na- 
turel à l'espèce, les plaisirs attachés aux devoirs de la 
nature leur ôteroient bientôt le goût de ceux qui ne s'y 
rapportent pas. 

D'abord, après l'accouchement, on lave l'enfant avec 

quelque eau tiède où l'on mêle ordinairement du vin. 

Cette addition du vin me parolt peu nécessaire. Gomme la 

4. 



52 EMILE. 

nature ne produit rien de fermenté, il n'est pas à croire 

que Fusage d'une liqueur artificielle importe à la vie de ses 

créatures. 

Par la même raison , cette précaution de faire tiédir 
Feau n'est pas non plus indispensable ; et en efFet des mul- 
titudes de peuples lavent les enfants nouveau-nés dans les 
rivières ou à la mer sans autre façon : mais les nôtres y 
amollis avant que de naître par la mollesse des pères et 
des mères, apportent en venant au monde un tempéra* 
ment déjà gàté,^'il ne faut pas exposer d'abord à toutes 
les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'est que par 
degrés qu'on peut les ramener à leur vigueur primitive. 
Ciommencez donc d'abord par suivre l'usage, et ne vous 
en écartez que peu à peu. Lavez souvent les enfants ; leur 
malpropreté en montre le besoin. Quand on ne fait que 
les essuyer on les déchire ; mais , à mesure qu'ils se ren- 
forcent, diminuez par degrés la tiédeur de l'eau, jusqu'à 
ce qu'enfin vous les laviez été et hiver à Feau froide et 
même glacée. Gomme, pour ne pas les exposer, il importe 
que cette diminution soit lente, successive, et insensible, 
on peut se servir du thermomètre pour le mesurer exac* 
tement. 

Cet usage du bain , une fois établi , ne doit plus être 
interromipu , et il importe de le garder toute sa vie. Je le 
considère non seulement du côté de la propreté et de la 
santé actuelle , mais aussi comme une précaution salutaire 
pour rendre plus flexible la texture des fibres , et les faire 
céder sans effort et sans risque aux divers degrés de cha- 
leur et de froid. Pour cela je voudrois qu'en grandissant on 
s'accoutumât peu à peu à se baigner quelquefois dans des 
eaux chaudes à tous les degrés supportables, et souvent 
dans des eaux froides à tous les degrés possibles. Ainsi , 
après s'être habitué à supporter les diverses températures 
de Feau, qui, étant un fluide plus dense, nous touche par 
plus de points et nous affecte davantage, on deviendroit 
presque insensible à celles de l'air. 



LIVRE 1. 63 

Au moment que renfimt respire en sortant de ses en- 
veloppes, ne souffrez pas qu'on lui en donne d'autres qui 
le tiennent plus à Tétroit. Point de têtières, point de ban- 
des , point de maillot ; des langes flottants et larges , qui 
laissent tous ses membres en liberté, et ne soient ni assez 
pesants pour gêner ses mouvements, ni assez chauds pour 
empêcher qu'il ne sente les impressions de Fair i. Placez- 
le dans un grand berceau ^ bien rembourré, où il puisse 
se mouvoir à Taise et sans danger. Quand il commence à 
se fortifier, laissez-le ramper par la chambre; laissez-lui 
développer , étendre ses petits membres ; vous les verrez 
se renforcer de jour en jour. Gomparez-le avec un enfant 
bien emmaillotté du même âge, vous serez étonné de la 
différence de leurs progrès ^, 

Op doit s'attendre à de grandes oppositions de la part 
des nourrices, à qui l'enfant bien garotté donne moins de 
peine que celui qu'il faut veiller incessanunent. D'ailleurs 
sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ou- 
vert; il faut le nettoyer plus souvent. Enfin la coutume est 
un argument qu'on ne réfutera jamais en certains pays au 
gré du peuple de tous les états. 

Ne raisonnez point avec les nourrices; ordonnez, voyez 
faire, et n'épargnez rien pour rendre aisés dans la pratique 

> On «touffe lea eafanU dsna les villes à force de les tenir ren- 
fermés et yètus. Ceux qui les gouvernent en sont encore à savoir 
que Pair froid , loin de leur faire du mal , les renforce , et que Tair 
^laud les affoiblit , leur donne la fièvre , et les tue. 

' Je di§ fM berceau, pour employer un mot usité faute d'autre, car 
d'ailleurs je suis persuadé qu'il n'est jamais nécessaire de bercer 
les enfants , et que cet usage leur est souvent pernicieux. 

3 4 Les anciens Péruviens laissoient les bras libres aux enfants 
c dans un maillot fort large : lorsqu'ils les en tiroient , ils les met- 
t tpient en liberté dans un trou fait en terre et garni de linges , dans 
■ lequel ils les descendoient jusqu'à la moitié du corps : de cette 
« façon ils avoient les bras libres , et ils pouvoient mouvoir leur tête 
c et fléchir leur corps à leur gré , sans tomber et sans se blesser : 
« dès qu'ils pouvoient faire un pas , on leur présentoit la mamelle d'un 
> peu loin , comme un appât , pour les obliger à marcher. Les petits 
«Nègres sont quelquefois dans une situation bifsn plus fatigante 



54 EMILE, 

les soins que vous aurez prescrits. Pourquoi ne les par- 
tageriez-vous pas ? Dans les nourritures ordinaires où Tob 
ne regarde qu'au physique , pourvu que l'enfant vive et 
qu'il ne dépérisse point , le reste n'importe guère : maie 
ici , où l'éducation, commence avec la vie , en naissant 
l'enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la 
nature. Le gouverneur ne fait qu'étudier sous ce premier 
mattre et empêcher que ses soins ne soient contrariés. Il 
veille le nourrisson , il l'observe , il le suit , il épie avec 
vigilance la première lueur de son foible entendement, 
comme, aux approches du premier quartier, les musul- 
mans épient IHnstant du lever de la lune. 

Nous naissons capables d'apprendre, mais ne sachant 
rien , ne connoissant rien. L'amë, enchaînée dans des or- 
ganes imparfaits et demi formés , n'a pas même le senti- 
ment de sa propre existence. Les mouvements , les cris 
de l'enfant qui vient de naître , sont des effets purement 
mécaniques , dépourvus de connoissance et de volonté. 

Supposons qu'un enfant eût à sa naissance la stature et 
la force d'un homme fait; qu'il sortit, pour ainsi dire, tout 
armé du sein de sa mère , comme Pallas sortit du cerveau 
de Jupiter; cet homme-enfant seroit un parfait imbécille, 
un automate, une statue immobile et presque insensible : 

« pour tçter ; ils embrassent Tune des hanches de la mère avec leurs 
« genoux et leurs pieds , et ils la serrent si bien , qu'ils peuvent s*j 
« soutenir sans le secours des bras de la mère. Ils s'attachent a la 
« mamelle avec leurs mains , et ils la sucent constamment sans se 
« déranger et sans tomber, malgré les différents mouvements de la 
c mère, qui, pendant ce temps , travaille à son ordinaire. Ces enfants 
c commencent à marcher dès le second mois , ou plutôt à se traîner 

< sur les genoux et sur les mains. Cet exercice leur donne pour la 
« suite la facilité de courir , dans cette situation , presque aussi vrte 

< que s'ils étoient sur leurs pieds. » Histoire natureÛe, tome lY, in-i>a, 
page 192. 

A ces exemples , M. de Buffon auroit pu ajouter celui de l'Angle- 
terre, où l'extravagante et barbare pratique du maillot s'abolit de 
jour en jour. Voyez aussi La Loubère , Voyage de Siam ; le sieur Le 
Beau, Voyage du Canada ^ etc. Je remplirois vingt pages de citatioi^s, 
si j'avois besoin de confirmer ceci par des faits. 



LIVRE I. 55 

îl ne verroit rien , il n^entendroit rien , il ne connottroit 
personne , il ne sauroit pas tourner les yeux vers ce qu'il 
auroit besoin de voir ; non seulement il n'apercevroit aucun 
objet hors de lui, il n'en rapporteroit même aucun dans 
Forgane du sens qui le lui feroit apercevoir ; les couleurs 
ne seroient point dans ses yeux, les sons ne seroient point 
dans ses oreilles, les corps qu'il toucheroit ne seroient 
point sur le sien , il ne sauroit pas même qu'il en a un : le 
contact de ses mains seroit dans son cerveau ; toutes ses 
sensations se réuniroient dans un seul point; il n'existeroit 
que dans le commun sensorium; il n'auroit qu'une seule 
idée, savoir celle du moi^ à laquelle il rapporteroit toutes 
ses sensations ; et cette idée , ou plutôt ce sentiment, seroit 
la seule chose qu'il auroit de plus qu'un enfant ordinaire. 

Cet homme, formé tout à coup, ne sauroit pas non 
plus se redresser sur ses pieds ; il lui faudroit beaucoup 
de temps pour apprendre à s'y soutenir en équilibre; peut- 
être n'en feroit-il pas même Fessai , et vous verriez ce grand 
corps, fort et robuste, rester en place comme une pierre, 
ou ramper et se traîner comme u^ jeune chien. 

Il sentiroit le malaise des besoins sans les connottre, et 
sans imaginer aucun moyen d'y pourvoir. 11 nY a nulle 
immédiate communication entre les muscles de l'estomac 
et ceux des bras et des jambes , qui , même entouré d'ali- 
ments , lui fit faire un pas pour en approcher ou étendre 
la main pour les saisir; et comme son corps auroit pris son 
accroissement, que ses membres^ seroient tout développés, 
qu'il n'auroit par conséquent ni les inquiétudes ni les 
mouvements continuels des enfants , il pourroit mourir 
de faim avant de s'être mu pour chercher sa subsistance. 
Pour peu qu'on ait réfléchi sur l'ordre et les progrès de 
nos connoissances , on ne peut nier que tel ne. fut à peu 
près l'état primitif d'ignorance et de stupidité naturel à 
Fhomme avant qu'il eût rien appris de l'expérience ou de 
ses semblables. 

On connolt donc , ou l'on peut connoitre , le premier 



56 EMILE. 

point d*où part chacun de nou8 pour arriver au degi^ 
commun de Fentendement ; mais qui est-ce qui connott 
Fautre extrémité? Chacun avance plus ou moins selon «on 
génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, et les 
occasions quUl a de s^ livrer. Je ne sache pas qu^aucun 
philosophe ait encore été assez hardi pour dire : Voilà le 
terme où Thomme peut parvenir et qu'il ne sauroit passer. 
Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être; 
nul de nous n'a mesuré la distance qui peut se trouver 
entre un homme et un autre homme. Quelle est Tame 
basse que cette idée n'échauffa jamais, et qui ne se dit pas 
quelquefois dans son orgueil : Combien j'en ai déjà passé! 
combien j'en puis encore atteindre ! pourquoi mon égal 
iroit-il plus loin que moi P 

Je le répète^ l'éducation de l'homme commence à sa 
naissance; avant de parler, avant que d'entendre, il s'iiir 
struit déjà. L'expérience prévient les leçons; au moment 
qu'il connolt sa nourrice , il a déjà beaucoup acquis. On 
seroit surpris des connoissances de l'homme le plus gros- 
sier si l'on suivoit son progrès depuis le moment où il est 
né jusqu'à celui où il est parvenu. Si l'on partageoit toute 
la science humaine en deux parties, l'une commune à tous 
les hommes, l'autre particulière aux savants, celle-ci se- 
roit très petite en comparaison de l'autre. Mais nous ne 
songeons guère aux acquisitions générales , parce qu'elles 
se font sans qu'on y pense et même avant l'âge de raison; 
que d'ailleurs le savoir ne se fait remarquer que par ses 
différences, et que, comme dans les équations d'algèbre, 
les quantités communes se comptent pour rien. 

Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Ils ont des 
sens, il faut qu'ils apprennent à en faire usage ; ils ont des 
besoins, il faut qu'ils apprennent à y pourvoir, il faut qu'ils 
apprennent à manger, à marcher, à voler. Les quadrupèdes 
qui se tiennent-^ur leurs pieds dès leur naissance ne savent 
pas marcher pour cela, on voit à leurs premiers pas que 
ce sont des essais mal assurés. Les serins échappés de leurs 



LIVRE I. 57 

cage$ ne «ayent point voler, parce qu'ils n'ont jamais vole. 
Tout est instruction pour les êtres animés et sensibles. Si 
les plantes avoient un mouvement progressif j il faudroit 
qu'elles eussent des sens et qu'elles acquissent des con- 
noissances , autrement les espèces périroient bientôt. 

Les premières sensations des enfants sont purement af- 
fectives; ils n'aperçoivent que le plaisir et la douleur. Ne 
pouvant ni marcher ni saisir, ils ont besoin de beaucoup 
dç temps pour se former peu à peu les sensations repré- 
sentatives qui leur montrent les objets hors d'eux-mêmes; 
mais, en attendant que ces objets s'étendent, s'éloignent 
pour ainsi dire de leurs yeux, et prennent pour eux des 
dimensions et des figures , le retour des sensations affec- 
tives commence à les soumettre à l'empire de l'habitude ; 
on voit leurs yeux se tourner sans cesse vers la lumière , 
et 9 si elle leur vient de côté, prendre insensiblement cette 
direction; en sorte qu'on doit avoir soin de leur opposer 
le visage au jour, de peur qu'ils ne deviennent louches ou 
9e s'aocoutument à regarder de travers. Il faut aussi qu'ils 
s'habituent de bonne heure aux ténèbres ; autrement ils 
pleurent et crient sitôt qu'ils se trouvent à l'obscurité. La 
nourriture et le sommeil, trop exactement mesurés , leur 
devi^mènt nécessaires au bout des mêmes intervalles ; et 
bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l'habir 
t^de, PU plutôt l'habitude ajoute un nouveau besoin à 
odxn de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir. 

La seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant 
e^t de n'en contracter aucune; qu'on ne le porte pas plus 
sur un bras que sur l'autre ; qu'on ne l'accoutume pas à 
présenter une main plutôt que l'autre, à s'en servir plus 
souvent , à vouloir manger , dormir, agir aux mêmes heures, 
à ne pouvoir rester seul ni nuit ni jour. Préparez de loin 
le règne de sa liberté et l'usage de ses forces , en laissant à 
son corps l'habitude naturelle , en le mettant en état d'être 
toujours maître de lui-même , ef de faire en toutes choses 
sa volonté sitôt qu'il en aura une. 



58 EMILE. 

Dès que l'enfant commence à distinguer les objets , il im- 
porte de mettre du choix dans ceux qu'on lui montre. Na- 
turellement tous les nouveaux objets intéressent l'homme; 
Il se sent si foible qu'il craint tout ce qu'il ne connott pas : 
l'habitude de voir des objets nouveaux sans en être affecté 
détruit cette crainte. Les enfants élevés dans des maisons 
propres , où l'on ne souffre point d'araignées , ont peur 
des araignées, et cette peur leur demeure souvent, étant 
grands. Je n'ai jamais vu de paysans , ni homme , ni femme, 
ni enfant , avoir peur des araignées. 

Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne commence-* 
roit-elle pas avant qu'il parle et qu'il entende , puisque le 
seul choix des objets qu'on lui présente est propre à le 
rendre timide ou courageux? Je veux qu'on l'habitue à 
voir des objets nouveaux , des animaux laids , dégoûtants, 
bizarres, mais peu à peu , de loin, jusqu'à ce qu'il y soit 
accoutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres, il 
les manie enfin lui-même. Si , durant son enfance , il a vu 
sans effroi des crapauds, des serpents , des écrevisses , il 
verra sans horreur, étant grand, quelque animal que ce soit. 
Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours. 

Tous les enfants ont peur des masques. Je commence 
par montrer à Emile un masque d'une figure agréable; 
ensuite quelqu'un s'^applique devant lui ce masque sur le 
visage : je me mets à rire , tout le monde rit, et l'enfant 
rit comme les autres. Peu à peu je l'accoutume à des mas- 
ques moins agréables , et enfin à des figures hideuses. Si 
j'ai bien ménagé ma gradation , loin de s'efFrayer au der- 
nier masque , il en rira comme du premier. Après cela je 
ne crains plus qu'on l'effraie avec des masques. 

Quand , dans les adieux d'Andromaque et d'Hector , le 
petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur le casque 
de son père , le méconnolt , se jette en criant sur le sein de 
sa nourrice , et arrache à sa mère un souris mêlé de larmes, 
que faut-il faire pour guérir cet effroi ? Précisément ce 
que fait Hector , poser le casque à terre , et puis caresser 



LIVRE I. 59 

Fenfant. Dans un moment plus tranquille on ne s^en tien- 
droit pas là; on s'approcheroit du casque, on joueroit 
avec les plumes , on les feroit manier à Tenfant ; enfin la 
nourrice prendroit le casque , et le poseroit en riant sur 
sa propre tête, si toutefois la main d'une femme osoît 
toucher aux armes d'Hector. 

r 

S'agit-il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu , je 
brûle d'abord une amorce dans un pistolet. Cette flamme 
brusque et passagère, cette espèce d'éclair le réjouit : je 
répète la même chose avec plus de poudre; peu à peu 
j'ajoute au pistolet une petite charge sans bourre, puis une 
plus grande : enfin je l'accoutume au coup de fusil, aux 
boites, aux canons, aux détonations les plus terribles. 

J'ai remarqué que les enfants ont rarement peur du ton- 
nerre , à moins que les éclats ne soient affreux et ne bles- 
sent réellement l'organe de l'ouïe; autrement cette peur 
ne leur vient que quand ils ont appris que le tonnerre 
blesse ou tue quelquefois. Quand la raison commence à 
les effrayer, faites que l'habitude les rassure. Avec une 
gradation lente et ménagée on rend l'homme et l'enfant 
intrépide à tout. 

Bans le commencement de la vie, où la mémoire et 
l'imagination sont encore inactives , l'enfant n'est attentif 
qu'à ce qui affecte actuellement ses sens; ses sensations 
étant les premiers matériaux de ses connoissances , les lui 
offrir dans un ordre convenable , c'est préparer sa mé- 
moire à les fournir un jour dans le même ordre à son 
entendement ; mais , comme il n'est attentif qu'à ses sen- 
sations , il suffit d'abord de lui montrer bien distinctement 
la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les 
causent. Il veut tout toucher , tout manier : ne vous op- 
posez point à cette inquiétude ; elle lui suggère un appren- 
tissage très nécessaire. C'est ainsi qu'il apprend à sentir la 
chaleur , le froid , la dureté , la mollesse , la pesanteur , la 
légèreté des corps, à juger de leur grandeur, de leur 
figure , et de toutes leurs qualités sensibles , en regardant , 



] 



eO EMILE. 

palpant < , écoutant , surtout en comparant la vue au tou*^ 
cher, en estimant à Tœil la sensation qu'ils feroient sous 
ses doigts. 

Ce n'est que par le mouvement que nous apprenons 
qu'il y a des choses qui ne sont pas nous y et ce n'est que 
par notre propre mouvement que nous acquérona l'idée 
de l'étendue. C'est parce que l'enfant n'a point cette idée, 
qu'il tend indifféremment la main pour saisir l'objet qui 
le touche , ou l'objet qui est à cent pas de lui. Cet effort 
qu'il fait vous parolt un signe d'empire , un ordre qu^il 
donne à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui appor* 
ter; et point du tout, c'est seulement que les mêmes ob* 
jets qu'il voyoit d'abord dans son cerveau, puis sur ses 
yeux , il les voit maintenant au bout de ses bras , et n'ima* 
gine d'étendue que celle où il peut atteindre. Ayez donc 
soin de le promener souvent, de le transporter d'une place 
à l'autre , de lui faire sentir le changement de lieu , afin 
de lui apprendre à juger les distances. Quand il commen- 
cera de les connoltre, alors il faut changer de méthode, 
et ne le porter que comme il vous plaît , et non conune 
il lui plaît; car sitôt qu'il n'est plus abusé par le sens, son 
efFort change de cause : ce changement est remarquable , 
et demande explication. 

Le malaise des besoins s'exprime par des signes , quand 
le secours d'autrui est nécessaire pour y pourvoir. De là 
les cris des enfants : ils pleurent beaucoup ; cela doit être. 
Puisque toutes leurs sensations sont affectives , quand elles 
sont agréables , ils en jouissent en silence; quand elles sont 
pénibles, ils le disent dans leur langage, et demandent du 
soulagement. Or , tant qu'ils sont éveillés , ils ne peuvent 
presque rester dans un état d'indifférence; ils dorment ou 
jsont affectés. 

' L'odorat est de tous les sens celui qui se développe le plus tard 
dans les enfants : jusqu'à Fâge de deux ou trois ans il ne parolt pas 
qu'ils soient sensibles ni aux bonnes ni aux mauvaises odeurs ; ils 
ont à cet égard l'indifférence ou plutôt l'insensibilité qu'on remar- 
que dans plusieurs animaux. 



LIVRE I. Gl 

Toutes nos langpies sont des ouvrages de Fart. On a 
long-temps cherché s'il y avoit une langue naturelle et 
conmiune à tous les hommes : sans doute il y en a une ; 
et c^est celle que les enfants parlent avant de savoir parler, 
dette langue n^est pas articulée, mais elle est accentuée y 
sonore , intelligible. L'usage des nôtres nous Fa fait né- 
gliger au point de Foublier tout-à-fait. Etudions les enfants, 
et bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nour- 
rices sont nos maîtres dans cette langue ; elles entendent 
tout ce que disent leurs nourrissons , elles leur répondent , 
eUes ont avec eux des dialogues très bien suivis; et quoi 
qu'elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement 
inutiles; ce n'est point le sens du mot qu'ils entendent, 
mais Faccent dont il est accompagné. 

Au langage de la voix se joint celui du geste , non moins 
énergique. Ce geste n'est pas dans les foibles mains des 
enfants, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien 
c^es physionomies mal formées ont déjà d'expression : leurs 
traits changent d'un instant à l'autre avec une inconce- 
vable rapidité; vous y voyez le sourire, le désir, l'effroi, 
naître et passer comme autant d'éclairs : à chaque fois 
vous croyez voir un autre visage. Ils ont certainement les 
muscles de la face plus mobiles que nous. En revanche 
leurs yeux ternes ne disent presque rien. Tel doit être le 
genre de leurs signes dans un âge où l'on n'a que des be- 
soins corporels ; l'expression des sensations est dans les 
grimaces , l'expression des sentiments est dans les regards» 
Ciomme le premier état de l'homme est la misère et la 
foiblesse , ses premières voix sont la plainte et les pleurs. 
L'enfant sent ses besoins et ne les peut satisfaire , il im- 
plore le secours d'autrui par des cris : s'il a faim ou soif, 
il pleure ; s'il a trop froid ou trop chaud , il pleure ; s'il a 
besoin de mouvement et qu'on le tienne en repos , il pleure ; 
s'il veut dormir et qu'on l'agite , il pleure. Moins sa ma- 
nière d'être est à sa disposition , plus il demande fréquem- 
ment qu'on la change. Il n'a qu'un langage , parce qu'il 



62 EMILE. 

n'a 5 pour ainsi dire, qu'une sorte de mal-étre : dans Fîm- 
perfection de ses organes il ne distingue ppint leurs im^ 
pressions diverses; tous les maux ne forment pour lui 
qu'une sensation de douleur. 

De ces pleurs qu'on croiroit si peu dignes d'attention , 
naît le premier rapport de l'homme à tout ce qui l'envi- 
ronne : ici se forme le premier anneau de cette longue 
chaîne dont l'ordre social est formé. 

Quand l'enfant pleure , il est mal à son aise , il a quelque 
besoin qu'il ne sauroit satisfaire : on examine , on cherche 
ce besoin , on le trouve , on y pourvoit. Quand on ne le 
trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs 'con- 
tinuent, on en est importuné : on flatte l'enfant pour le 
faire taire , on le berce , on lui chante pour l'endormir : s'il 
s'opiniàtre, on s'impatiente, on le menace ; des nourrices 
brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges leçons 
pour son entrée à la vie. 

Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes 
pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. 11 se tut sur-le- 
champ : je le crus intimidé. Je me disois : Ce sera une 
ame servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. 
Je me trompois ; le malheureux suffoquoit de colère ,, il 
avoit perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un mo- 
ment après vinrent les cris aigus ; tous les signes du res- 
sentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge , étoient 
dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agi- 
tation. Quand j'aurois douté que le sentiment du juste et 
de l'injuste fût inné dans le cœur de l'homme , cet exemple 
seul m'auroit convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent , 
tombé par hasard sur la main de cet enfant, lui eût été 
moins sensible que ce coup assez léger mais donné dans 
l'intention manifeste de l'ofFenser. 

Cette disposition des enfants à l'emportement , au dépit, 
à la colère , demande des ménagements excessifs. Boerhaave 
pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe 
des convulsives , parce que la tète étant proportionnelle- 



LIVRE I. 63 

ment plus grosse et le système des nerfs plus étendu que 
dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible 
d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin les do- 
mestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : 
ils leur sont cent fois plus dangereux , plus funestes , que 
les injures de Tair et des saisons. Tant que les enfants ne 
trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans 
les volontés , ils ne deviendront ni mutins ni colères , et 
se conserveront mieux en santé. C'est ici une des raisons 
pourquoi les enfants du peuple , plus libres , plus indépen- 
dants , sont généralement moins infirmes, moins délicats, 
plus robustes, que ceux qu'on prétend mieux élever en 
les contrariant sans cesse : mais il faut songer toujours 
qu'il y a bien de la difFérence entre leur obéir et ne les 
pas contrarier. 

Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si 
l'on n'y prend garde ils deviennent bientôt des ordres; ils 
commencent par se faire assister , ils finissent par se faire 
servir. Ainsi de leur propre foiblesse , d'où vient d'abord 
le sentiment de leur dépendance , naît ensuite l'idée de 
l'empire et de la domination : mais cette idée étant moins 
excitée par leurs besoins que par nos services, ici com- 
mencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la 
cause immédiate n'est pas dans la nature ; et l'on voit déjà 
pourquoi , dès ce premier âge , il importe de démêler l'in- 
tention secrète que dicte le geste ou le cri. 

Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire , 
il croit atteindre à l'objet , parce qu'il n'en estime pas la 
distance ; il est dans l'erreur : mais quand il se plaint et 
crie en tendant la main , alors il ne s'abuse plus sur la 
distance , il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous 
de le lui apporter. Dans le premier cas, portez-le à l'objet 
lentement et à petits pas ; dans le second , ne faites pas 
seulement semblant de l'entendre : plus il criera , moins 
vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne 
heure à ne commander ni aux hommes , car il n'est pas 



64 EMILE. 

leur mattre , ni aux choses , car elles ne Fentendent point. 
Ainsi y quand un enfant désire quelque chose qu'il voit et 
qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter Fenfant à 
Fobjet que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette 
pratique une conclusion qui est de son ftge, et il h^ a 
point d'autre moyen de la lui suggérer. 

L'abbé de Saint-Pierre appeloit les hommes de grands 
enfants ; on pourroit appeler réciproquement les enfants ^ 
de petits hommes. Ces propositions ont leur vérité comme 
sentences ; comme principes elles ont besoin d'éclaircisse- 
ment. Mais quand Hobbes appeloit le méchant un enfant 
robuste, il disoit une chose absolument contradictoire. 
Toute méchanceté vient de foiblesse ; lenfant n'est mé- 
chant que parce qu'il est foible; rendez-le fort, il sera 
bon : celui qui pourroit tout ne feroit jamais de mal. De 
tous les attributs de la divinité toute-puissante , la bonté 
est celui sans lequel on la peut le moins concevoir. Tons 
les peuples qui ont reconnu deux principes ont toujours 
regardé le mauvais comme inférieur au bon ; sans quoi ils 
auroient fait une supposition absurde. Voyez ci-après la 
Profession de foi du Vicaire savoyard. 

La raison seule nous apprend à connoltre le bien et le 
mal. La conscience qui nous fait aimer l'un et haïr l'autre, 
quoique indépendante de la raison , ne peut donc se dé- 
velopper sans elle. Avant l'âge de raison , nous faisons le 
bien et le mal sans le connoltre ; et il n'y a point de mora- 
lité dans nos actions , quoiqu'il y en ait quelquefois dans 
le sentiment des actions d'autruî qui ont rapport à nous. 
Un enfant veut déranger tout ce qu'il voit ; il casse , il 
brise tout ce qu'il peut atteindre; il empoigne un oiseau 
comme il empoigneroit une pierre , et l'étouffé sans savoir 
ce qu'il fait. 

Pourquoi cela? D'abord la philosophie en va rendre 
raison par des vices naturels ; l'orgueil , l'esprit de domi- 
nation , l'amour-propre , la méchanceté de l'homme , le 
sentiment de sa foiblesse, pourra -t- elle ajouter, rend 



LIVRE I. 65 

Fenfant avide de faire des actes de force, et de se prouver 
à lui-même son propre pouvoir. Maïs voyez ce vieillard 
infirÉQe et cassé, ramené par le cercle de la vie humaine à 
la fbiblesse de Tenfance ; non seulement il reste immobile 
et paisible , il veut encore que tout y reste autour de lui ; 
le moindre changement le trouble et l'inquiète, il voudroit 
voir régner un calme universel. Gomment la même im- 
puissance jointe aux mêmes passions produiroit-elle des 
effets si différents dans les deux âges, si la cause primitive 
n'étoit changée ? Et où peut-on chercher cette diversité 
de cause , si ce n'est dans Fétat physique des deux indi- 
vidus? Le principe actif, commun à tous deux, se déve- 
loppe dans l'un et s'éteint dans l'autre ; l'un se forme et 
Fautre se détruit ; l'un tend à la vie et l'autre à la mort. 
L'activité défaillante se concentre dans le cœur du vieillard; 
dans celui de l'enfant elle est surabondante et s'étend au 
dehors ; il se sent pour ainsi dire assez de vie pour ani- 
mer tout ce qui l'environne. Qu'il fasse ou qu'il défasse , il 
n'importe ; il suffit qu'il change Fétat des choses , et tout 
diangement est une action. Que s'il semble avoir plus de 
penchant à détruire , ce n'est point par méchanceté , c'est 
que l'action qui forme est toujours lente, et que celle qui 
détruit, étant plus rapide, convient mieux à sa vivacité. 

En même temps que l'auteur de la nature donne aux 
enfants ce principe actif, il prend soin qu'il soit peu nui- 
sible , en leur laissant peu de. force pour s'y livrer. Mais 
sitôt qu'ils peuvent considérer les gens qui les environ- 
nent comme des instruments qu'il dépend d'eux de faire 
agir, ils s'en servent pour suivre leur penchant et sup- 
pléer à leur propre foiblesse.Voilà comment ils deviennent 
incommodes , tyrans , impérieux , méchants , indomptables ; 
progrès qui ne vient pas d'un esprit naturel de domination, 
mais qui le leur donne ; car il ne faut pas une longue ex- 
périence pour sentir combien il est agréable d'agir par les 
mains d'autrui , et de n'avoir besoin que de remuer la 
langue pour faire mouvoir Funivers. . 



£MIL£. T. I. 



66 EMILE. 

En grandissant on acquiert des forces , on devient moins 
inquiet , moins remuant , on se renferme davantage en soi- 
même. L'ame et le corps se mettent , pour ainsi dire , en 
équilibre , et la nature ne nous demande plus que le mou- 
vement nécessaire à notre conservation. Mais le désir de 
commander ne s'éteint pas avec le besoin qui Fa fait naître; 
l'empire éveille et flatte Tamour-propre , et l'habitude le 
fortifie : ainsi succède la fantaisie au besoin , ainsi prennent 
leurs premières racines les préjugés et l'opinion. 

Le principe une fois connu , nous voyons clairement le 
point où l'on quitte la route de la nature : voyons ce qu'il 
faut faire pour s'y maintenir. 

Loin d'avoir des forces superflues , les enfants n'en ont 
pas même de suffisantes pour tout ce que leur demande 
la nature ; il faut donc leur laisser l'usage de toutes celles 
qu'elle leur donne et dont ils ne sauroient abuser. Première 
maxime. 

11 faut les aider, et suppléer à ce qui leur manque, soit 
en intelligence , soit en force , dans tout ce qui est du be- 
soin physique. Deuxième maxime. 

Il faut, dans les secours qu'on leur donne, se 4)orner 
uniquement à l'utile réel , sans rien accorder à la fantaisie 
ou au désir sans raison ; car la fantaisie ne les tourmentera 
point quand on ne l'aura pas fait naître , attendu qu'elle 
n'est pas de la nature. Troisième maxime. 

11 faut étudier avec soin leur langage et leurs signes , 
afin que , dans un Âge où ils ne savent point dissimuler , 
on distingue dans leurs désirs ce qui vient immédiate- 
ment de la nature et ce qui vient de l'opinion. Quatrième 
maxime. 

L'esprit de ces règles est d'accorder aux enfants plus 
de liberté véritable et moins d'empire, de leur laisser plus 
faire par eux-mêmes et moins exiger d'autrui. Ainsi , s'ac- 
coutumant de bonne heure à borner leurs désirs à leurs 
forces, ils sentiront peu la privation de ce qui ne sera 
pas en leur pouvoir. 



LIVRE ï. 67 

Voilà donc une raison nouvelle et très importante pour 
laisser les corps et les membres des enfants absolument 
libres , avec la seule précaution de les éloigner du danger 
des chutes, et d^écarter de leurs mains tout ce qui peut 
les blesser. 

Infailliblement un enfant dont le corps et les bras 
«ont libres pleurera moins qu^un enfant embandé dans un 
maillot. Celui qui ne connolt que les besoins physiques ne 
pleure que quand il souffre , et c'est un très grand avan- 
tage ; car alors on sait à point nommé quand il a besoin 
de secours , et Ton ne doit pas tarder un moment à le lui 
donner s'il est possible. Mais , si vous ne pouvez le sou- 
lager, restez tranquille, sans le flatter pour Tapaiser; vos 
caresses ne guériront pas sa colique ; cependant il se sou- 
viendra de ce qu'il faut faire pour être flatté ; et s'il sait 
une fois vous occuper de lui à sa volonté, le voilà devenu 
votre maître ; tout est perdu. 

Moins contrariés dans leurs mouvements, les enfants 
pleureront moins ; moins importuné de leurs pleurs , on 
se tourmentera moins pour les faire taire ; menacés ou 
flattés moins souvent , ils seront moins craintifs ou moins 
opiniâtres, et resteront mieux dans leur état naturel. C'est 
moins en laissant pleurer les enfants qu'en s'empressant 
pour les apaiser, qu'on leur fait gagner des descentes ; 
et ma preuve est que les enfants les plus négligés y sont 
bien moins sujets que les autres. Je suis fort éloigné de 
vouloir pour cela qu'on les néglige ; au contraire , il im- 
porte qu'on les prévienne , et qu'on ne se laisse pas avertir 
de leurs besoins par leurs cris. Mais je ne veux pas non 
plus que les soins qu'on leur rend soient mal entendus. 
Pourquoi se feroient-ils faute de pleurer dès qu'ils voient 
que leurs pleurs sont bons à tant de choses P Instruits du 
prix qu'on met à leur silence, ils se gardent bien de le 
prodiguer. Ils le font à la fin tellement valoir qu'on ne 
peut plus le payer ; et c'est alors qu'à force de pleurer 
sans succès ils s'efforcent , s'épuisent , et se tuent. 

5. 



68 EMILE. 

Les longs pleurs d^un enfant qui n'est ni lie ni malade j 
et qu'on ne laisse manquer de rien , ne sont que des pleurs 
d'habitude et d'obstination. Ils ne sont point l'ouvrage de 
la nature , mais de la nourrice j qui j pour n'en savoir en- 
durer l'importunité , la multiplie , sans songer qu'en fsâ- 
sant taire l'enfont aujourd'hui on l'excite à pleurer demain 
davantage. 

Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette habitude 
est de n'y faire aucune attention. Personne n'aime à 
prendre une peine inutile , pas même les enfants. Ils sont 
obstinés dans leurs tentatives ; mais si vous avez plus de 
constance qu'eux d'opiniâtreté, ils se rebutent, et n'y re- 
viennent plus. C'est ainsi qu'on leur épargne des pleurs , 
et qu'on les accoutume à n'en verser que quand la doujeur 
les y force. 

Au reste, quand ils pleurent par fantaisie ou par obsti-' 
nation , un moyen sûr pour les empêcher de continuer 
est de les distraire par quelque objet agréable et frappant, 
qui leur fasse oublier qu'ils vouloient pleurer. La plupart 
des nourrices excellent dans cet art, et, bien ménagé , il 
est très utile : mais il est de la dernière importance que 
l'enfant n'aperçoive pas l'intention de le distraire ; et qu'il 
s'amuse sans croire qu'on songe à lui : or, voilà sur quoi 
toutes les nourrices sont maladroites. 

On sèvre trop tAt tous les enfants. Le temps où l'on 
doit les sevrer est indiqué par l'éruption des dents , et 
cette éruption est communément pénible et douloureuse. 
Par un instinct machinal l'enfant porte alors fréquemment 
à sa bouche tout ce qu'il tient pour le mâcher. On pense 
faciliter l'opération en lui donnant pour hochet quelque 
corps dur, comme l'ivoire ou la dent de loup. Je crois 
qu'on se trompe. Ces corps durs , appliqués sur les gen- 
cives, loin de les ramoUir , les rendent calleuses, les en- 
durcissent, préparent un déchirement plus pénible et plus 
douloureux. Prenons toujours l'instinct pour exemple. On 
ne voit point les jeunes chiens exercer leurs dents nais- 



LIVRE 1. 69 

santés 8ur des cailloux, sur du fer, sur des os ; mais sur 
du bois , du cuir, des chiffons , des matières molles qui 
cèdent et où la dent simprime. 

On ne sait plus être simple en rien , pas même autour 
des enfants. Des grelots d'argent, d'or, du corail, des 
cristaux à facettes , des hochets de tout prix et de toute es- 
pèce : que d'apprêts inutiles et pernicieux ! Rien de tout 
cela. Point de grelots , point de hochets ; de petites bran- 
ches d'arbre avec leurs fruits et leurs feuilles , une tête 
de pavot dans laquelle on entend sonner les graines , un 
bÂton de réglisse qu'il peut sucer et mâcher, l'amuseront 
autant que ces magnifiques colifichets, et n'auront pas 
l'inconvénient de Faccoutumer au luxe dès sa naissance. 

Il a été reconnu que la bouillie n'est pas une nourri- 
ture fort saine. Le lait cuit et la farine crue font beaucoup 
de saburre , et conviennent mal à notre estomac ^. Dans la 
bouillie la farine est moins cuite que dans le pain , et de 
plus, elle n'a pas fermenté^; la panade, la crème de riz , 
me paraissent préférables. Si l'on veut absolument faire 
de la bouillie , il convient de griller un peu la farine au- 
paravant. On fait dans mon pays , de la farine ainsi torré- 
fiée , une soupe fort agréable et fort saine. Le bouillon de 
viande et le potage sont encore un médiocre aliment dont 
il ne faut user que le moins qu^il çst possible. Il importe 
que les enfants s^accoutument d'abord à mâcher; c'est le 
vrai moyen de faciliter l'éruption des dents : et quand ils 
commencent d^avaler , les sucs salivaires mêlés avec les 
aliments en facilitent la digestion. 

Je leur ferois donc mâcher d'abord des fruits secs , des 
croûtes. Je leur donnerois pour jouet de petits bâtons de 

' Le mot latin saburra désigne le sable dont on leste un vaisseau. 
Le Dictionnaire de Richelet ( édition de Lyon , in-folio ) , le seul où 
saburre se trouve , le donne en effet comme synonyme de lest. L'au- 
teur ne veut donc dire autre chose , si ce n'est que la bouillie , 
laissant trop de lest dans l'estomac , le charge sans utilité *. 

* Les anciens médecins donnoient le nom de saburre aux humeurs ^i embar- 
rassent restomac et les autres premières yoies. 



70 EMILE. 

pain dur ou de biscuit semblable au pain de Piémont^ 
qu'on appelle dans le pays des grisses. A force de ramollir 
ce pain dans leur bouche ils en avaleroient enfin quelque 
peu : leurs dents se trouveroient sorties , et ils se trou- 
veroient sevrës presque avant qu^on s'en fût aperçu. Les 
paysans ont pour l'ordinaire l'estomac fort bon , et Ton 
ne les sèvre pas avec plus de façon que cela. 

Les enfants entendent parler dès leur naissance; on leur 

m 

parle non seulement avant qu'ils comprennent ce qu'onr 
leur dit , mais avant qu'ils puissent rendre les voix qu^ils; 
entendent. Leur organe encore engourdi ne se prête que 
peu à peu aux imitations des sons qu'on leur dicte , et il 
n'est pas même assuré que ces sons se portent d'abord à 
leur oreille aussi distinctement qu^à la nôtre. Je ne désap- 
prouve pas que la nourrice amuse l'enfant par des chants 
et des accents très gais et très variés : mais je désapprouve 
qu'elle l'étourdisse incessamment d'une multitude de pa- 
roles inutiles auxquelles il ne comprend rien que k ton 
qu'elle y met. Je voudrois que les premières articulations 
qu'on lui fait entendre fussent rares, faciles, distinctes^ 
souvent répétées , et que les mots qu'elles expriment ne se 
rapportassent qu'à des objets sensibles qu'on pût d'abord 
montrer à l'enfant. La malheureuse facilité que nous avons 
à nous payer de mots que nous n'entendons point com- 
mence plus tôt qu'on ne pense. L'écolier écoute en classe 
le verbiage de son régent , comme il écoutoit au maillot 
le babil'de sa nourrice. 11 me semble que ce seroit Fin- 
struire fort utilement que de l'élever à n'y rien comprendre 

Les réflexions naissent en foule quand on veut s'occu- 
per de la formation du langage et des premiers discours 
des enfants. Quoi qu'on fasse , ils apprendront toujours à 
parler de la même manière , et toutes les spéculations phi- 
losophiques sont ici de la plus grande inutilité. 

D'abord ils ont, pour ainsi dire, une grammaire de leur 
âge , dont la syntaxe a des règles plus générales que la 
nôtre; et si l'on y faisoit bien attention , l'on seroit étonné 



LIVRE 1. 71 

deTexaciitude avec laquelle ils suivent certaines analogies, 
très vicieuses si Ton veut, mais très régulières, et qui ne 
sont choquantes que par leur dureté ou parce que Fusage 
ne les admet pas. Je viens d'entendre un pauvre enfant 
bien grondé par son père pour lui avoir dit : Mon père y 
irai-je-Uy? Or on voit que cet enfant suivoit mieux Fana- 
logie que nos grammairiens ; car puisqu'on lui disoit : 
Fa-s^j pourquoi n'auroit-il pas dit : Irai-je-t-y ? Remarquez 
de plus avec quelle adresse il évitoit Thiatus de irai-je-y 
ou irai-je ? Est-ce la faute du pauvre enfant si nous avons 
mal-à-propos 6té de la phrase cet adverbe déterminant , 
j, parce que nous n'en savions que faire ? C'est une pé- 
danterie insupportable et un soin des plus superflus de 
s'attacher à corriger dans les enfants toutes ces petites 
fautes contre Tusage , desquelles ils ne manquent jamais 
de se corriger d'eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours 
correctement devant eux , faites qu'ils ne se plaisent avec 
personne autant qu avec vous , et soyez sûrs qu'insensi- 
blement leur langage s'épurera sur le vôtre, sans que 
vous les ayez jamais repris. 

Mais un abus d'une toute autre importance , et qu'il 
n'est pas moins aisé de prévenir , est qu'on se presse trop 
de les faire parler , comme si l'on avoit peur qu'il n'ap- 
prissent pas à parler d'eux-mêmes. Cet empressement in- 
discret produit un effet directement contraire à celui qu'on 
cherche Ils en parlent plus tard , plus confusément : l'ex- 
trême attention qu'on donne à tout ce qu'ils disent les dis- 
pense de bien articuler ; et comme il daignent à peine ou- 
vrir la bouche , plusieurs d'entre eux en conservent toute 
leur vie un vice de prononciation et un parler confus qui 
les rend presque inintelligibles. 

J'ai beaucoup vécu parmi les paysans , et n'en ouï jamais 
grasseyer aucun, ni homme ni femme, ni fille, ni garçon. 
D'où vient cela ? Les organes des paysans sont-ils autre- 
ment construits que les nôtres ? Non , mais ils sont autre- 
ment exercés. Vis-à-vis de ma fenêtre est un tertre sur 



72 EMILE. 

lequel se rassemblent , pour jouer, les enfants du lieu. 
Quoiqu'ils soient assez éloignés de moi , je distingue par- 
faitement tout ce qu'ils disent , et j'en tire souvent de bons 
mémoires pour cet écrit. Tous les jours mon oreille me 
trompe sur leur âge ; j'entends des voix d'enfants de dix 
ans ; je regarde , je vois la stature et les traits d'enfants de 
trois à quatre. Je ne borne pas à moi seul cette expérience; 
les urbains qui me viennent voir, et que je consulte là 
dessus , tombent tous dans la même erreur. 

Ce qui la produit est que , jusqu'à cinq ou six ans , les 
enfants des villes , élevés dans la chambre et sous l'aile 
d'une gouvernante , n'ont besoin que de marmotter pour 
se faire entendre ; sitôt qu'ils remuent les lèvres on prend 
peine à les écouter ; on leur dicte des mots qu'ils rendent 
mal, et, à force d'y faire attention , les mêmes gens, étant 
sans cesse autour d'eux, devinent ce qu'ils ont voulu dire 
plutôt que ce qu'ils ont dit. 

A la campagne c'est tout autre chose. Une paysanne 
n'est pas sans cesse autour de son enfant; il est forcé 
d'apprendre à dire très nettement et très haut ce qu'il a 
besoin de lui faire entendre. Aux champs, les enfants épars, 
éloignés du père , de la mère et des autres enfants, s'exer^ 
cent à se faire entendre à distance , et à mesurer la force 
de la voix sur l'intervalle qui les sépare de ceux dont ils 
veulent être entendus. Voilà comme on apprend vérita- 
blement à prononcer, et non pas en bégayant quelques 
voyelles à l'oreille d'une gouvernante attentive. Aussi 
quand on interroge l'enfant d'un paysan , la honte peut 
l'empêcher de répondre ; mais ce qu'il dit , il le dit nette- 
ment; au lieu qu'il faut que la bonne serve d'interprète à 
l'enfant de la ville , sans quoi l'on n'entend rien à ce qu'il 
grommelle entre ses dents '. 

' Ceci n'e»t pas san» exception ; et souvent les enfants qui se font 
d'abord le moins entendre deviennent ensuite les plus étourdissants 
quand ils ont commencé d'élever la voix. Mais s'il falloit entrer dans 
toutes ces minuties , je ne finirois pas ; tout lecteur sensé doit voir 



LIVRE I. 73 

En grandissant, les garçons devroient se corriger de 
ce défaut dans les collèges, et les filles dans les couvents; 
en effet , les uns et les autres parlent en général plus dis- 
tinctement que ceux qui ont été toujours élevés dans la 
maison paternelle. Mais ce qui les empêche d^acquérir 
jamais une prononciation aussi nette que celle des pay- 
sans , c^est la nécessité d'apprendre par cœur beaucoup 
de choses, et de réciter tout haut ce qu'ils ont appris; 
car, en étudiant, ils s'habituent à barbouiller, à pronon- 
cer négligemment et mal : en récitant , c'est pis encore ; 
ils recherchent leurs mots avec efforts , ils traînent et 
allongent leurs syllabes : il n'est pas possible que , quand 
la mémoire vacille , la langue ne balbutie aussi. Ainsi se 
contractent ou se conservent les vices de la prononciation. 
On verra ci-après que mon Emile n'aura pas ceux-là, ou 
du moins qu'il ne les aura pas contractés par les mêmes 
causes. 

Je conviens que le peuple et les villageois tombent 
dans une autre extrémité , qu'ils parlent presque toujours 
plus haut qu'il ne faut , qu'en prononçant trop exacte- 
ment ils ont les articulations fortes et rudes , qu'ils ont 
trop d'accent , qu'ils choisissent mal leurs termes , etc. 

Mais , premièrement , cett^ extrémité me parolt beau- 
coup moins vicieuse que l'autre , attendu que la première 
loi du discours étant de se faire entendre , la plus grande 
faute qu'on puisse faire est de parler sans être entendu. 
Se piquer de n'avoir point d'accent, c'est se piquer d'ôter 
aux phrases leur grâce et leur énergie. L'accent est l'ame 
du discours , il lui donne le sentiment et la vérité. L'ac- 
cent ment moins que la parole ; c'est peut-être pour cela 
que les gens bien élevés le craignent tant. C'est de l'usage 
de tout dire sur le même ton qu'est venu celui de persi- 

que l'excès et le défaut , dérivés du même abus y sont également 
corrigés par ma méthode. Je regarde ces deux maximes comme in- 
séparables : Toujours assez , et jamais trop, J)e la première bien établie 
Tautre s'ensuit nécessairement. 



74 EMILE. 

lier les gens sans qu'ils le sentent. A Faccent proscrit stic- 
cèdent des manières de prononcer ridicules , affectées , et 
sujettes à la mode, telles qu'on les remarque surtout dans 
les jeunes gens de la cour. Cette affectation de parole et 
de maintien est ce qui rend généralement Tabord du Fran- 
çois repoussant et désagréable aux autres nations. Au liea 
de mettre de Faccent dans son parler, il y met de Fair. Ce 
n'est pas le moyen de prévenir en sa faveur. 

Tous ces petits défauts de langage qu'on craint tant de 
laisser contracter aux enfants ne sont rien; on les pré- 
vient ou on les corrige avec la plus grande facilité ; mai^ 
ceux qu'on leur fait contracter en rendant leur parler 
sourd, confus, timide, en critiquant incessamment leur 
ton , en épluchant tous leurs mots, ne se corrigent jamais. 
Un homme qui n'apprit à parler que dans les ruelles se 
fera mal entendre à la tête d'un bataillon , et n'en impo* 
sera guère au peuple dans une émeute. Enseignez pre- 
mièrement aux enfants à parler aux hommes , ils sauront 
bien parler aux femmes quand il faudra. 

Nourris à la campagne dans toute la rusticité cham- 
pêtre , vos enfants y prendront une voix plus sonore , ils 
n'y contracteront point le confus bégaiement des enfants 
de la ville ; ils n'y contractitont pas non plus les exprès^ 
sions ni le ton du village , ou du moins ils les perdront 
aisément lorsque le maître , vivant avec eux dès leur nais- 
sance , et y vivant de jour en jour plus exclusivement ,. 
préviendra ou effacera , par la correction de son langage ,. 
Fimpression du langage des paysans. Emile parlera un 
françois tout aussi pur que je peux le savoir , mais il le 
parlera plus distinctement, et l'articulera beaucoup mieux 
que moi. 

L'enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots 
qu'il peut entendre , ni dire que ceux qu'il peut articuler. 
Les efforts qu'il fait pour cela le portent à redoubler la 
mémo syllabe , comme pour s'exercer à la prononcer plus 
distinctement. Quand il commence à balbutier , ne vous 



LIVRE I. 75 

^cunnentez pa$ si fort à deviner ce qu'il dit. Prétendre 

^^e. toujours écouté est encore une sorte d'empire; et 

S'enfaut n^en doit exercer aucun. Qu'il vous suffise de 

3)0UKyoir très attentivement au nécessaire ; c'est à lui de 

tâcher de vous faire entendre ce qui ne l'est pas. Bien 

moins encore faut -il se hâter d'exiger qu'il parle; il 

•aura bien parler de lui-même à mesure qu'il en sentira 

Futilité. 

On remarque j il est vrai , que ceux qui conunencent à 
parler fort tard ne parlent jamais si distinctement que les 
autres ; mais ce n'est pas parce qu'ils ont parlé tard que 
l'organe reste embarrassé , c'est au contraire parce qu'ils 
$ont nés avec un organe embarrassé qu'ils conomiencent 
tard à parler; car, sans cela, pourquoi parleroient-ils 
plus tard que les autres? Ont-ils moins l'occasion de par- 
ler; et les y excite-t-on moins ? Au contraire, l'inquiétude 
que donne ce retard aussitôt qu'on s'en aperçoit fait qu'on 
se tourmente beaucoup plus à les faire balbutier que ceux 
qui ont articulé de meilleure heure ; et cet empressement 
mal entendu peut contribuer beaucoup à rendre confus 
leur parler , qu'avec moins de précipitation ils auroient 
eu le temps de perfectionner davantage. 

Les enfants qu'on presse trop de parler n'ont le temps 
ni d'apprendre à bien prononcer , ni de bien concevoir ce 
qu'on leur fait dire : au lieu que , quand on les laisse aller 
d'eux-mêmes , ils s'exercent d'abord aux syllabes les plus 
faciles à prononcer; et y joignant peu à peu quelque 
signification qu'on entend par leurs gestes, ils vous don- 
nent leurs mots avant de recevoir les vôtres; cela fait 
qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'après les avoir entendus. 
N'étant point pressés de s'en servir , ils commencent par 
bien observer quel sens vous leur donnez ; et , quand ils 
s^en sont assurés , ils les adoptent. 

Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on 
fait parler les enfants avant l'âge n'est pas que les pre- 
miers discours qu'on leur tient et les premiers mots qu'ils 



76 ÉMILfi. 

disent n'aient aucun sens pour eux , mais qu'ils aient un 
autre sens que le nôtre , sans que nous sachions nous en 
apercevoir; en sorte que, paroissant nous répondre fort 
exactement, ils nous parlent sans nous entendre et sans 
que nous les entendions. C'est pour l'ordinaire à de pa- 
reilles équivoques qu'est due la surprise où nous jettent 
quelquefois leurs propos, auxquels nous prétons des idées 
qu'ils n'y ont point jointes. Cette inattention de notre paiit 
au véritable sens que les mots ont pour les enfants me 
parott être la cause de leurs premières erreurs , et ces 
erreurs , même après qu'ils en sont guéris , influent sur 
leur tour d'esprit pour le reste de leur vie. J'aurai plus 
d'une occasion dans la suite d'éclaircir ceci par d^ 
exemples. 

Resserrez donc le plus qu'il est possible le vocabulaire 
de l'enfant. C'est un très grand inconvénient qu'il ait plus 
de mots que d'idées, et qu'il sache dire plus de choses qu^il 
n'en peut penser. Je crois qu'une des raisons pourquoi les 
paysans ont généralement l'esprit plus juste que les gens 
de la ville est que leur dictionnaire est moins étendu. Us 
ont peu d'idées , mais ils les comparent très bien. 

Les premiers développements de l'enfance se font pres- 
que tous à la fois. L'enfant apprend à parler , à manger , 
à marcher , à peu près dans le même temps. C'est ici pro- 
prement la première époque de sa vie. Auparavant il n'est 
rien de plus que ce qu'il étoit dans le sein de sa mère ; il 
n'a nul sentiment, nulle idée; à peine a-t-il des sensa- 
tions ; il ne sent pas même sa propre existence. 

Vivit f et est vit» nescius ipse suœ. 

Ovio. y Trist. y lib. i. 



FIN DU LIVRE PREMIER. 



LIVRE SECOND. 



(Test ici le second terme de la vie , et celui auquel pro- 
prement finit Tenfance; car les mots infans et puer ne sont 
pas synonymes. Le premier est compris dans Tautre , et 
signifie qui ne peut parler^ d'où vient que dans Valère- 
Maxime on trouve puerum in/antem^. Mais je continue à 
me servir de ce mot selon Tusage de notre langue , jus- 
qu'à l'âge pour lequel elle a d'autres noms. 

Quand les enfants commencent à parler ils pleurent 
moins. Ce progrès est naturel; un langage est substitué à 
l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils souffrent avec des 
paroles, pourquoi le diroient-ils avec des cris, si ce n'est 
quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse 
l'exprimer? S'ils continuent alors à pleurer , c'est la faute 
des gens qui sont autour d'eux. Dès qu'une fois Emile 
aura dît :fai mal^ il faudra des douleurs bien vives pour 
le forcer de pleurer. 

Si l'enfant est délicat , sensible, que naturellement il se 
mette à crier pour rien , en rendant ses cris inutiles et 
sans effet j'en taris bientôt la source. Tant qu'il pleure je 
ne vais point à lui ; j'y cours sitôt qu'il s'est tu. Bientôt 
sa manière de m'appeler sera de se taire , ou tout au plus 
de jeter un seul cri. C'est par l'effet sensible des signes 
que les enfants jugent de leurs sens; il n'y a point d'autre 
convention pour eux : quelque mal qu'un enfant se fasse , 
il est très rare qu'il pleure quand il est seul, à moms qu'il 
n'ait Tespoir d'être entendu. 

S'il tombe , s'il se fait une bosse à la tête , s'il saigne du 
nez , s'il se coupe les doigts , au lieu de m'empresser au- 
tour de lui d'un air alarmé , je resterai tranquille , au 
moins pour un peu de temps. Le mal est fait ; c'est une 

* Lib. I , cap. yi. 



78 EMILE. 

nécessité qu'il l'endure ; tout mon empressement ne ser 
viroit qu'à Teffî^ayer davantage et augmenter sa sensi- 
bilité. Au fond, c'est moins le coup que la crainte qui 
tourmente, quand on s'est blessé. Je lui épargnerai du 
moins cette dernière angoisse ; car très sûrement il jugera 
de son mal comme il verra que j'en juge : s'il me voit ac- 
courir avec inquiétude, le consoler, le plaindre , il s'esti- 
mera perdu : s'il me voit garder mon sang-froid , il re- 
prendra bientôt le sien , et croira le mal guéri quand il 
ne le sentira plus. C'est à cet Âge qu'on prend les premières 
leçons de courage, et que , souffrant sans effroi de légères 
douleurs , on apprend par degrés à supporter les grandes. 

Loin d'être attentif à éviter quTmile ne se blesse , je 
serois fort fâché qu'il ne se blessât jamais , et qu'il grandit 
sans connoitre la jdouleur. Souffrir est la première chose 
qu'il doit apprendre , et celle qu'il aura le plus grand be- 
soin de savoir. 11 semble que les enfants ne soient petits 
et foibles que pour prendre ces importantes leçons sans 
danger. Si l'enfant tombe de son haut, il ne se cassera 
pas la jambe; s'il se frappe avec un bâton , il ne se cassera 
pas le bras ; s'il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, 
et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu'on ait 
jamais vu d'enfant en liberté se tuer, s'estropier, ni se 
faire un mal considérable , à moins qu'on ne l'ait indiscrè- 
tement exposé sur des lieux élevés , ou seul autour du feu , 
ou qu'on n'ait laissé des instruments dangereux à sa portée. 
Que dire de ces magasins de machines qu'on rassemble 
autour d'un enfant pour l'armer de toute pièces contre la 
douleur, jusqu'à ce que, devenu grand, il reste à ^ 
merci, sans courage et sans expérience, qu'il se croie 
mort à la première piqûre , et s'évanouisse en voyant la ' 
première goutte de son sang ? 

Notre manie enseignante et pédantesque est toujours 
d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendroient beaucoup 
mieux d'eux-mêmes , et d'oublier ce que nous aurions pu 
seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine 



LIVRE II. 79 

qu'on prend pour leur apprendre à marcher, comme si 
l'on en avoît vu quelqu'un qui , par la négligence de sa 
nourrice , ne sût pas mai^cher étant grand ? Combien voit-on 
de gens au contraire marcher mal toute leur vie , parce 
qu'on leur a mal appris à marcher ! 

Emile n'aura ni bourlets, ni paniers roulants, ni cha- 
riots, ni lisières; ou du moins, dès qu'il commencera de 
savoir mettre un pied devant l'autre, on ne le soutiendra 
que sur les lieux pavés , et l'on ne fera qu'y passer en 
hâte '. Au lieu de le laisser croupir dans l'air usé d'une 
chambre , qu'on le mène journellement au milieu d'un pré. 
Là y qu'il coure , qu'il s'ébatte , qu'il tombe cent fois le jour, 
tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bién- 
étre de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève 
aura souvent des contusions ; en revanche , il sera toujours 
gai : si les vôtres en ont moins , ils sont toujours contra- 
riés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le 
profit soit de leur côté. 

Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins né- 
cessaire; c'est celui de leurs forces. Pouvant plus par eux- 
mêmes, ils ont un besoin moins fréquent de recourir à 
autrui. Avec leur force se développe la connoissance.qui 
les met en état de la diriger. C'est à ce second degré que 
coDoonence proprement la vie de l'individu , c'est alors 
q[u'il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend 
le sentiment de l'identité sur tous les moments de son 
existence , il devient véritablement un , le même , et par 
conséquent déjà capable de bonheur ou de misère. 11 
importe donc de commencer à le considérer ici comme un 
être moraL 

Quoiqu'on assigne à peu près le plus long terme de la 
vie humaine et les probabilités qu'on a d'approcher de 

' Il n'y a rien de plus ridicule et de plus mal assuré que la dé- 
marche des gens qu'on a trop menés par la lisière étant petits. C'est 
encore ici une de ces observations triviales à force d'être justes , 
et qui sont justes en plus d'un sens. 



80 EMILE. 

ce terme à chaque 4ge j rien n'est plus incertain que la 
durée de la vie de chaque homme en particulier : très 
peu parviennent à ce plus long terme. Les plus grands 
risques de la vie sont dans son commencement ; moins 
on a vécu , moins on doit espérer de vivre. Des enfants 
qui naissent, la moitié, tout, au plus, parvient à Fado- 
lescence ; et il est probable que votre élève n'atteindra 
pas TÂge d'homme. 

Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui 
sacrifie le présent à un avenir incertain , qui charge un 
enfant de chaînes de toute espèce , et commence par le 
rendre misérable pour lui préparer au loin je ne sais quel 
prétendu bonheur dont il est à croire qu'il ne jouira ja- 
mais ? Quand je supposerois cette éducation raisonnable 
dans son objet comment voir sans indignation de pauvres 
infortunés soumis à un joug insupportable et condamnés 
à des travaux continuels comme des galériens, sans être 
assuré que tant de soins leur seront jamais utiles? L'Âge 
de la gaité se passe au milieu des pleurs, des châtiments, 
des menaces, de l'esclavage. On tourmente le malheureux 
pour son bien; et l'on ne voit pas la mort qu'on appelle, 
et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait 
combien d'enfants périssent victimes de l'extravagante 
sagesse d'un père ou d'un maître? Heureux d'échapper à 
sa cruauté , le seul avantage qu'ils tirent des maux qu'il 
leur a fait souffrir, est de mourir sans regretter la vie y 
dont ils n'ont connu que les tourments. 

Hommes , soyez humains , c'est votre premier devoir : 
soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout 
ce qui n'est pas étranger à Thomme. Quelle sagesse y a-t-il 
pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance ; favorisez 
ses jeux, ses plaisirs , son aimable instinct. Qui de vous n'a 
pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur 
les lèvres, et où Famé est toujours en paix? Pourquoi 
voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un 
temps si court qui leur échappe , et d'un bien si précieux 



LIVRE II. Si 

dont ils ne sauroient abuser? Pourquoi voulez-vous rem- 
plir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, 
qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent 
revenir pour vous? Pères, savez-vous le moment où la 
mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets 
en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne : 
aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils 
en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, 
ils ne meurent point sans avoir goAté la vie. 

Que de voix vont s'élever contre moi ! J'entends de loin 
les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette inces- 
sanmient hors de nous , qui compte toujours le présent 
pour rien , et poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à 
mesure qu'on avance , à force de nous transporter où nous 
ne sommes pas, nous transporte où nous ne serons jamais. 

C'est, me répondez-vous, le temps de corriger les mau- 
vaises inclinations de l'homme ; c'est dans l'âge de l'en- 
fance, où les peines sont le moins sensibles, qu'il faut les 
multiplier pour les épargner dans l'âge de raison. Mais 
qui vous dit que tout cet arrangement est à votre dispo- 
sition, et que toutes ces belles instructions dont vous ac- 
cablez le foible esprit d'un enfant ne lui seront pas un jour 
plus pernicieuses qu'utiles? Qui vous assure que vous 
épargnez quelque chose par les chagrins que vous lui pro- 
diguez? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son 
état n'en comporte , sans être sur que ces maux présents 
sont à la décharge de l'avenir ? et comment me prouverez- 
vous que ces mauvais penchants dont vous prétendez le 
guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus bien 
plus que de la nature? Malheureuse prévoyance, qui rend 
un être actuellement misérable , sur l'espoir bien ou mal 
fondé de le rendre heureux un jour ! Que si ces raisonneurs 
vulgaires confondent la licence avec la liberté , et l'enfant 
qu'on rend heureux avec l'enfant qu'on gâte , apprenons- 
leur à les distinguer. 

Pour ne point courir après des chimères, n'oublions pas 

EMILE. T. I. - G 



^ - 

1:4 
82 EMILE. î* 

* 



ce qui convient à notre condition. L'humanité a sa fAace 
dans Tordre des choses; Fenfance a la sienne dans Vétére 
de la vie humaine : il faut considérer Fhomme dans Thooime, 
et Tenfant dans Fenfant. Assigner à chacun sa place et Ty 
fixer, ordonner les passions humaines selon la constitutkm 
de rhomme , est tout ce que nous pouvons faire pour son 
bien^tre. Le reste dépend de causes étrangères qui ne sont 
point en notre pouvoir. 

INous ne savons ce que c'est que bonheur ou malheur 
absolu. Tout est mêlé dans cette vie ; on n'y goûte atiêun 
sentiment pur, on n'y reste pas deux moments dans le même 
état. Les affections de nos âmes, ainsi que les modifications 
de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien et le 
mal nous sont communs à tous, mais en différentes nue'- 
sures. Le plus heureux est celui qui souffre le moins de 
peines; le plus misérable est celui qui sent le moins de 
plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances : 
voilà la différence commune à tous. La félicité de l'homme 
ici-bas n'est donc qu'un état négatif ; on doit la mesurer 
par la moindre quantité des maux qu'il souffre. 

Tout sentiment de peine est inséparable du désir de s'en 
délivrer; toute idée de plaisir est inséparable du désir d'en 
jouir : tout désir suppose privation, et toutes les privatioas 
qu'on sent sont pénibles ; c'est donc dans la disproportion 
de nos désirs et de nos facultés que consiste notre mi- 
sère. Un être sensible dont les facultés égaleroient lesdesi]^ 
seroit un être absolument heureux. 

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou, la route 
du vrai bonheur? Ce n'est pas précisément à diminuer nos 
désirs ; car, s'ils étoient au dessous de notre puissance ^ utie 
partie de nos facultés resteroit oisive , et nous ne jouirions 
pas de tout notre être : ce n'est pas non plus à étendre nos 
facultés ; car si nos de^rs s'étendoient à la fois en plus 
grand rapport, nous n'en deviendrions que plus misé- 
rables : mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur les £l- 
cultés , et à mettre en égalité parfaite la puissance et la 



• .-t 



LIVRE II. 83 

voltfaté. G^est alors seulement que toutes les forces étant 
en action, Tame cependant restera paisible, et que rhomme 
se trouvera bien ordonné. 

C'est ainsi que la nature , qui fait tout pour le mietix j 
Ta d^abord institué. Elle ne lui donne immédiateâient que 
les désirs nécessaires à sa conservation , et les facultés suf- 
fisantes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres 
comme en réserve au fond de son ame pour s'y déve-*' 
lopper au besoin. Ce n'est que dans cet état primitif que 
réquilibre du pouvoir et du désir se rencontre , et que 
rkcKmme n'est pas malheureux. Sitôt que ses facultés vir- 
ttidËles se mettent en action , Fima^nation , la plus active 
de toutes , s'éveille et les devance* C'est l'imagination qui 
étend pour nous la mesure des possibles , soit en bien , soit 
en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs 
par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paroissoit 
d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le pour- 
suivre ; quand on croit l'atteindre , il se transforme et se 
mcmtre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà 
parcouru , nous le comptons pour rien ; celui qui reste à 
parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise 
sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouis- 
sance 9 plus le bonheur s'éloigne de nous. 

Au contraire j plus l'homme est resté près de sa condi- 
tion naturelle , plus la différence de ses facultés à ses de- 
sirs est petite , et moins , par conséquent , il est éloigné 
d'étrê heureux. Il n'est jamais moins misérable que quand 
il parolt dépourvu de tout; car la misère ne consiste pas 
dans la privation des choses , mais dans le besoin qui s'en 
foit éèntir. 

Le monde réel a ses bornes , le monde imaginaire est 
infini : ne pouvant élargir l'un , rétrécissons l'autre ; car 
c'est de leur seule différence que naissent toutes les peines 
qui nous rendent vraiment malheureux. Otez la force , la 
santé , le bon témoignage de soi , tous les biens de cette 
vie sont dans l'opinion ; àtez les douleurs du corps et les 

6. 



84 EMILE. 

remords de la conscience , tous nos maux sont imaginaires. 
Ce principe est commun , dira-t-on ; j'en conviens : mais 
l'application pratique n'en est pas commune ; et c'est uni- 
quement de la pratique qu'il s'agit ici. 

Quand on dit que l'homme est foible , que veut-on dire? 
Ce mot de foiblesse indique un rapport , un rapport de 
l'être auquel on l'applique. Celui dont la force passe les 
besoins , fùt-il un insecte , un ver, est un être fort : celui 
dont les besoins passent la force , fùt-il un éléphant , un 
lion, fùt-il un conquérant, un héros , fùt-il un dieu ,, c'est 
un être foible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature étoit 
plus foible que l'heureux mortel qui vit en paix selon la 
sienne. L'homme est très fort quand il se contente d'être 
ce qu'il est; il est très foible quand il veut s'élever au dessus 
de l'humanité. N'allez donc pas vous figurer qu'en éten- 
dant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les dimi- 
nuez, au contraire, si votre orgueil s'étend plus qu'elles. 
Mesurons le rayon de notre sphère , et restons au centre 
comme l'insecte au milieu de sa toile ; nous nous suffirons 
toujours à nous-mêmes, et nous n'aurons point à nous 
plaindre de notre foiblesse, car nous ne la sentirons jamais. 

Tous les animaux ont exactement les facultés néces- 
saires pour se conserver. L'homme seul en a de superflues. 
N'est-il pas bien étrange que ce superflu soit l'instrument 
de sa misère? Dans tout pays les bras d'un homme valent 
plus que sa subsistance. S'il étoit assez sage pour compter 
ce surplus pour rien, il auroit toujours le nécessaire, parce 
qu'il n'auroit jamais rien de trop. Les grands* besoins , 
disoit Favorin , naissent des grands biens ; et souvent le 
meilleur moyen de se donner les choses dont on manque 
est de s'Ater celles qu'on a '. C'est à force de nous tra- 
vailler pour augmenter notre bonheur que nous le chan- 
geons en misère. Tout homme qui ne voudroit que vivre 
vivroit heureux ; par conséquent il vivroit bon ; car où 
seroit pour lui l'avantage d'être méchant? 

' Noct, atdc, lib. ix, cap. viii. 



LIVRE II. 85 

Si nous étions immortels, nous serions des êtres très 
misérables. Il est dur de mourir, sans doute; mais il est 
doux d'espérer qu'on ne vivra pas toujours, et qu'une 
meilleure vie finira les peines de eellen^i. Si Ton nous of- 
froit l'immortalité sur la terre , qui est-ce ' qui voudroit 
accepter ce triste présent ? Quelle ressource, quel espoir, 
quelle consolation nous resteroit-il contre les rigueurs du 
sort et contre les injustices des hommes? L'ignorant, qui ne 
prévoit rien , sent peu le prix de la vie , et craint peu de 
la perdre ; l'honune éclairé voit des biens d'un plus grand 
prix, qu'il préfère à celui-là. Il n'y a que le demi-savoir et 
la fausse sagesse qui , prolongeant no& vues jusqu'à la mort , 
et pas au delà , en font pour nous le pire des maux. La 
nécessité de mourir n'est à l'homme sage qu'une raison 
pour supporter les peines de la vie. Si l'on n'étoit pas sûr 
de la perdre une fois , elle coùteroit trop à conserver. 

Nos maux moraux sont tous dans l'opinion, hors un 
seul , qui «st le crime ; et celui-là dépend de nous : nos 
maux physiques le détruisent ou nous détruisent. Le 
temps ou la mort sont nos remèdes : mais nous souffrons 
d'autant plus que nous savons moins souffrir; et nous 
nous donnons plus de tourment pour guérir nos maladies 
que nous n'en aurions à les supporter. Yis selon la nature, 
sois patient, et chasse les médecins, tu n'éviteras pas la 
mort , mais tu ne la sentiras qu'une fois , tandis qu'ils la 
portent chaque jour dans ton imagination troublée, et 
que leur art mensonger, au lieu de prolonger tes jours, 
t'en àte la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai 
bien cet art a fait aux hommes. Quelques uns de ceux qu'il 
guérit mourrpient, il est vrai ; mais des millions qu'il tue 
resteroient en vie. Homme sensé , ne mets point à cette lo- 
terie où trop de chances sont contre toi. Souffre, meurs, 
ou guéris; mais surtout vis jusqu'à ta dernière heure. 
Tout n'est que folie et contradiction dans les institutions 

« On conçoit que je parle ici des hommes qui réfléchissent, et 
non pas de tous les hommes. 



86 EMILE* 

humaiiies. Nous nous inquiétons plus de notre yie à me- 
sure qu'elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent 
plus que les jeunes gens ; ils ne veulent pas perdre les 
apprêts qu'ils ont faits pour en jouir ; à soixante ans, fl est 
bien cruel de mourir avant d'avoir commencé de vivre. 
On croit que l'homme a un vif amour pour sa conserva" 
tîon y et cela est vrai ; mais on ne voit pas que cet amour, 
tel que nous le sentons , est en grande partie l'ouvrage 
des hommes. Naturellement l'homme ne s'inquiète pour se 
conserver qu'autant que les moyens en sont en son pou- 
voir ; sitôt que ces moyens lui échappent, il se tranquillise 
et meurt saps sp tourmenter inutilement. La première loi 
de la résignation nous vient de la nature. Les sauvages , 
ainsi que les bétes, se débattent fort peu contre la mort, 
et l'endurent presque sans se plaindre. Cette loi détruite, 
il s'en forme une autre qui vient de la raison ; majs peu 
savent l'en tirer ; et cette résignation factice n'est jamais 
aussi pleine et entière que la première. 

La prévoyance ! la prévoyance qui nous porte sans cesse 
au delà de nous, et souvent nous place où nous n'arrive- 
rons point : voilà la véritable source de toutes nos misères. 
Quelle manie à un être aussi passager que l'homme de re- 
garder toujours au loin dans un avenir qui vient si rare- 
ment, et de négUger le présent dont il est sur! manie 
d'autant plus funeste qu'elle augmente incessamment avec 
l'âge, et que les vieillards, toujours défiants, prévoyants, 
avares, aiment mieux se refuser aujourd'hui le nécessaire 
que de manquer du superflu dans cent ans. Ainsi nous 
tenons à tout , nous nous accrochons à tout ; les temps , 
les lieux , les hommes , les choses , tout ce qui est , tout 
ce qui, sera , importe à chacun de nous : notre individu 
n'est plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun 
s'étend, pour ainsi dire, sur la terre entière, et devient 
sensible sur toute cette grande surface. Est -il étonnant 
que nos maux se multiplient dans tous les points par où 
l'on peut nous blesser ? Que de princes se désolent pour 



LIVRE II. 87 

la perte d'un pays qu'ils' n'ont jamais vu ! Que de naar- 
chands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier 
à Paris < ! 

Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin 
d'euX'-mémes P Est-ce elle qui veut que chacun apprenne 
son destin des autres , et quelquefois l'apprenne le der- 
nier ; en sorte que tel est mort heureux ou misérable sans 
en avoir jamais rien su? Je vois un homme frais, gai, 
vigoureux, bien portant; sa présence inspire la joie, ses 
yeux annoncent le contentement, le bien -être; il porte 
avec lui l'image du bonheur. Vient une lettre de la poste, 
rhomme heureux la regarde, elle est à son adresse, il 
Foudre, il la lit. A l'instant son air change; il pâlit, il 
tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il s'agite, 
il gémk y il s'arrache les cheveux , il fait retentir l'air de 
ses cris, il semble attaqué d'affreuses convulsions. In- 
sensé ! quel mal t'a donc fait ce papier ? quel membre 
t'a-t*il ôté ? quel crime t'a-t-il fait commettre? enfin qu'a- 
t-il changé dans toi-même pour te mettre dans l'état où 
je te vois? 

Que la lettre se fàt égarée, qu'une main charitable l'eût 
jetée au feu, le sort de ce mortel, heureux et malheureux 
à la fois, eût été, ce me semble, un étrange problème. Son 
malheur, direz -vous étoit réel. Fort bien, mais il ne le 
sentoit pas. Où étoit-il donc ? Son bonheur étoit imagi- 
naire. J'entends; la santé, la galté, le bien-être, le con- 
tentement d'esprit, ne sont plus que des visions. Nous 
n'existons plus où nous sommes, nous n'existons qu'où 
nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir une si grande 

> « Un soin extresme prend rhomme d'allonger son estre ; il y a 
c pourveu par toutes ses pièces. . * . nous entraisnons tout avec nous ; 

< nul ne pense assez n' estre qu'un. . . . Plus nous amplifions nostre 
« possession , d'autant plus nous engageons-nous aux coups de la 
« fortune. La carrière de nos désirs doit estre circonscrite et res- 

< treinte à ung court limite des commodités les plus proches. Les 

< actions qui se conduisent sans cette reflexion , ce sont actions 
« erronées et maladives.» Montaigne, liv. m, chap. x. 



88 EMILE. 

peur de la mort , pourvu que ce en quoi nous vivons 

reste ' ? 

O homme ! resserre ton existence au dedans de toi , et 
tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature 
t^assigpe dans la chaîne des êtres, rien ne t'en pourra faire 
sortir; né regimbe point contre la dure loi de la nécessité, 
et n'épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le 
ciel ne t'a point données pour ou étendre , prolonger ton 
existence, mais seulement pour la conserver comme il lui 
plaît et autant qu'il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir, ne 
s'étendent qu'aussi loin que tes forces naturelles, et pas au 
delà; tout le reste n'est qu'esclavage, illusion, prestige. La 
domination même est servile, quand elle tient à l'opinion; 
car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par 
les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît , il faut te 
conduire comme il leur plaît. Ils n'ont qu'à changer de 
manière de penser, il faudra bien par force que tu changes 
de manière d'agir. Ceux qui t'approchent n'ont qu'à savoir 
gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, 
ou des favoris qui te gouvernent, ou celle de ta famille, ou 
les tiennes propres : ces visirs, ces courtisans, ces prêtres, 
ces soldats , ces valets , ces caillettes , et jusqu'à des en- 
fants, quand tu serois un Thémistocle en génie ^, vont te 
mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. 
Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle n'ira plus loin 

> « Major pars mortalium de naturae malignitate conqueritur quod 
« in exiguum œyi gignimur. . . . non exiguum temporis habemus , 
« sed multum perdimus. Satis longa vita est , si tota bene collocare- 
« tur. . . . Prœcipitat quisque vitam suam , et futuris desiderio laborat 
« praesentium tœdio. • Senec. , de Brev. vie. , cap. i et yii. 

c Nos affections s'emportent au delà de nous nous ne sommes 

« iamais chez nous , nous sommes tousjours au delà : la crainte , le 
« désir y Tespérance , nous eslancent vers Fadvenir et nous desrobent 
« le sentiment et la considération de ce qui est , pour nous amuser 
« à ce qui sera^ voire quand nous ne serons plus. » Montaigne ^ 
liv. ly chap. III. 

' Ce petit garçoa que vous voyez là, disoit Thémistocle à ses 
amis, est l'arbitre de la Grèce, car il gouverne sa mère, sa mère 
me gouverne , je gouverne les Athéniens , et les Athéniens gouver- 



LIVRE IL 89 

que tes facultés réelles. Sitàt qu^il faut voir par les yeux 
des autres , il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples 
sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit; mais toi, qu'es-tu ? 
le sujet de tes ministres. Et tes ministres à leur tour, que 
sont-ils ? les sujets de leurs commis , de leurs maltresses , 
les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis 
versez Targent à pleines mains; dressez des batteries de 
canon; élevez des gibets, des roues; donnez des lois, des 
édits ; multipliez les espions , les soldats , les bourreaux , 
les prisons, les chaînes : pauvres petits hommes, de quoi 
vous sert tout cela? vous n'en serez, ni mieux servis, ni 
moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz 
toujours : Nous voulons ; et vqus ferez toujours ce que vou- 
dront les autres. 

Le seul qui fait sa volonté est celui qui n'a pas besoin , 
pour la faire , de mettre les bras d'un autre au bout des 
siens : d'où il suit que le premier de tous les biens n'est pas 
^'autorité , mais la liberté. L'homme vraiment libre ne veut 
que ce qu'il peut, et fait ce qu'il lui plalt-Voilà ma maxime 
fondamentale. 11 ne s'agit que de l'appliquer à l'enfance , 
et toutes les règles de l'éducation vont en découler. 

La société a fait l'homme plus foible , non seulement en 
lui étant le droit qu'il avoit sur ses propres forces , mais 
surtout en les lui rendant insuffisantes.Yoilà pourquoi ses 
désirs se multiplient avec sa foiblesse , et voilà ce qui fait 
celle de l'enfance comparée à l'Âge d'homme. Si l'homme 
est un être fort, et si l'enfant est un être foi]i>le , ce n'est 
pas parce que le premier a plus de force absolue que le 
second ; mais c'est parce que le premier peut naturelle- 
ment se suffire à lui-même et que l'autre ne le peut. 
L'homme doit donc avoir plus de volontés, et l'enfant plus 
de fantaisies ; mot par lequel j'entends tous les désirs qui 

nent les Grecs*. Oh! quels petits conducteurs on trouveroit sou- 
vent aux plus grands empires , si du prince on descendoit par degrés 
jusqu'à la première main qui donne le branle en secret ! 

* Plutàrque, Dlcts nolabUs des Rois et Capitaines, § \o. 



90 EMILE. 

ne 6ont pa$ de vrais besoins , et qu'on ne peut contenter 

qu^avec le secours d'autrui. 

J'ai dit la raison de cet état de foiblesse. La nature y 
pourvoit par l'attachement des pères et des mères : mais 
cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. 
Des parents qui vivent dans Tétat civil y transportent leur 
enfant avant Fàge. En lui donnant plus de besoins qu'il 
n'en a , ils ne soulagent pas sa foiblesse , ils l'augmentent. 
Ils l'augmentent encore en exigeaiit de lui ce que la nature 
n'exigeoit pas, en soumettant à leurs volonté^ le peu de 
forces qu'il a pour servir les sienneà, en changeant de 
part ou d'autre en esclavage la dépendance réciproque où 
le tient sa foiblesse et où les tient leur attachement. 

L'homme sage sait rester à sa place ; mais l'enfant , cpii 
ne connott pas la sienne , ne sauroit s'y maintenir. 11 a parmi 
nous mille issues pour en sortir; et c'est à ceux qui le gou- 
vernent à l'y retenir, et cette tâche n'est pas facile: Il ne 
doit être ni béte ni homme , mais enfant ; il faut qu'il sente, 
sa foiblesse et non qu'il en souffre ; il faut qu'il dépende 
et non qu'il obéisse ; il faut qu'il demande et non qu'il 
commande^ Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses be- 
soins , et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est 
utile , ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. 
Nul n'a droit, pas même le père , de commander à l'enfant 
ce qui ne lui est bon à rien. 
Y yy' Avant que les préjugés et les institutions humaines aient 
altéré nos penchants naturels , le bonheur des enfants ainsi 
que des hommes consiste dans l'usage de leur liberté ; 
mais cette liberté^ dans les premiers est bornée par leur 
foiblesse. Quiconque fait ce qu'il veut est heureux , s'il se 
suffit à lui*méme : c'est le cas de l'homme vivant dans 
l'état de nature. Quiconque fait ce qu'il veut n'est pas heu- 
reux , si ses besoins passent ses forces : c'est le cas de l'en- 
fant dans le même état. Les enfants ne jouissent même 
dans l'état de nature que d'une liberté imparfaite , sem- 
blable à celle dont jouissent les hommes dans l'état civil. 



LIVRE II. 91 

Ghacim de nous , ne pouvant plus se passer des autres , 
redevient à cet égard £eible et misérable. Nous étions faits 
pour être hommes ; les lois et la société nous ont replongés 
dans Fenfance. Les riches , les grands , les rois , sont tous 
des enfants qui , voyant qu'on s'empresse à soulager leur 
misère , tirent de cela même une vanité puérile , et sont 
tout fiers des soins qu'on ne leur rendroit pas s'ils étoient 
hommes faits. 

Ces considérations sont importantes , et servent à ré* • 
soudre toutes les contradictions du système social. 11 y a 
deux sortes de dépendances : celle des choses, qui est de 
la nature , celle des hommes , qui est de la société. La dé- 
pendance des choses , n'ayant aucune moralité , ne nuit 
point à la liberté , et n'engendre point de vices : la dépen- 
dance des hommes étant désordonnée <, les engendre tous, 
et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mu- 
tuellement. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal 
dans la société , c'est de substituer la loi à l'homme , et d'ar- 
mer les volontés générales d'une force réelle , supérieure 
à l'action de toute volonté particulière. Si les lois des na- 
tions pouvoient avoir, comme celles de la nature , une in- 
flexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, 
la dépendance des hommes redeviendroit alors celle des 
choses ; on réuniroit dans la république tous les avantages 
de l'état naturel à ceux de l'état civil ; on joîndroit à la li- 
berté qui maintient Thomme exempt de vices , la moralité 
qui l'ilève à la vertu. 

Maintenez l'enfant dansla^eule dépendance des choses, 
vous aurez suivi For'dre de la nature dans le progrès de 
son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes 
que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent 
des actions mêmes , et qu'il se rappelle dans l'occasion : 
sans lui défendre de mal faire , il suffit de l'en empêcher. 

* Dans mes Principes du Droit politique, il est démontré que nulle 
volonté particulière ne peut être ordonnée dans un système social*. 

* Voyez le chapitre m du livre ti , et le chapitre i du livre iy. 



92 £MIL£. 

L'expérience ou rimpuissance doivent seules lui tenir lieu 
de loi. N'accordez rien à ses désirs parce qu'il le demande,^ 
mais parce qu'il en a besoin. Qu'il ne sache ce que c'est 
qu'obéissance quand il agit, ni ce que c'est qu'empire 
quand on agit pour lui. Qu'il sente également sa liberté 
dans ses actions et dans les vàtres. Suppléez à la force 
qui lui manque, autant précisément qu'il en a besoin pour 
être libre et non pas impérieux ; qu'en recevant vos ser- 
vices avec une sorte d'humiliation , il aspire au monient 
où il pourra s'en passer, et où il aura l'honneur de se 
servir lui-même. 

La nature a, pour fortifier le corps et le faire croître, 
des moyens qu'on ne doit jamais contrarier. Il ne faut 
point contraindre un enfant de rester quand il veut aller, 
ni d'aller quand il veut rester en place. Quand la volonté 
des enfants n'est point gâtée par notre faute , ils ne veulent 
rien inutilement. 11 faut qu'ils sautent, qu ils courent, qu'ils 
crient quand ils en ont envie. Tous leurs mouvements sont 
des besoins de leur constitution qui cherche à se fortifier ; 
mais on doit se défier de ce qu'ils désirent sans le pouvoip 
faire eux-mêmes, et que d'autres sont obligés de faire pour 
eux. Alors il faut distinguer avec soin le vrai besoin , le 
besoin naturel du besoin de fantaisie qui commence à 
naître , ou de celui qui ne vient que de la surabondance 
de vie dont j'ai parlé. 

J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfant pleure 
pour avoir ceci ou cela. J'ajouterai seulement que dès 
qu'il peut demander eu parlant ce qu'il désire , et que , 
pour l'obtenir plus vite ou pour vaincre un refus , il appuie 
de pleurs sa demande , elle lui doit être irrévocablement 
refusée. Si le besoin l'a fait parler, vous devez le savoir et 
faire aussitôt ce qu'il demande ; mais céder quelque chose 
à ses larmes , c'est l'exciter à en verser, c'est lui apprendre 
à douter de votre bonne volonté , et à croire que l'impor- 
tunité peut plus sur vous que la bienveillance. S'il ne vous 
croit pasS^on, bientôt il sera méchant; s'il vous croit 



LIVRE H. 9.1 

foible, il sera bientàt opiniâtre : îi importe d'accorder 
toujours au premier signe ce qu'on ne veut pas refuser. 
Ne soyez point prodigue en refus , mais ne les révoquez 
jamais. 

Gardez- vous surtout de donner à l'enfant de vaines for- 
mules de politesse , qui lui servent au besoin de paroles 
magiques pour soumettre à ses volontés tout ce qui l'en- 
toure , et obtenir à l'instant ce qui lui plait. Dans l'éduca- 
tion façonnier e des riches on ne manque jamais de les 
rendre poliment impérieux, en leur prescrivant les termes 
dont ils doivent se servir pour que personne n'ose leur 
résister : les enfants n'ont ni ton ni tours suppliants; ils 
sont aussi arrogants , même plus , quand ils prient , que 
quand ils commandent, comme étant bien plus sûrs d'être 
obéis. On voit d'abord que sUl vous plaît signifie dans 
leur bouche il me plaît y et que je vous prie signifie ye vous 
ordonne^ Admirable politesse , qui n'aboutit pour eux qu'à 
changer le sens des mots, et à ne pouvoir jamais parler 
autrement qu'avec empire ! Quant à moi, qui crains moins 
qu'Emile ne soit grossier qu'arrogant, j'aime beaucoup 
mieux qu'il dise en priant '.faites cela^ qu'en commandant : 
je vous prie. Ce n'est pas le terme dont il se sert qui m'im- 
porte , mais bien l'acception qu il y joint. 

Il y a un excès de rigueur et un excès d'indulgence , 
tous deux également à éviter. Si vous laissez pàtir les en- 
fants , vous exposez leur santé , leur vie ; vous les rendez 
actuellement misérables ; si vous leur épargnez avec trop 
de soin toute espèce de mal-étre , vous leur préparez de 
grandes misères , vous les rendez délicats , sensibles ; vous 
les sortez de leur état d'hommes , dans lequel ils rentre- 
ront un jour malgré vous. Pour ne les pas exposer à quel- 
ques maux de la nature , vous êtes l'artisan de ceux qu'elle 
ne leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans 
le cas de ces mauvais pères auxquels je reprochois de sa- 
crifier le bonheur des enfants à la considération d'un temps 
éloigné qui ne peut jamais être. 



94 EMILE. 

Hcn pas : car là liberté que je donne à mon élève le 
dédommage amplement des légères incommodités aux^ 
quels je le laisse exposé. Je vois de petits polissons jouer 
sur la neige , violets , transis , et pouvant à peine remuer 
les doigts. 11 ne tient qu'à eux d'aUer se chauffer, ils n^en 
font rien ; si on les y forçoit , ils sentiroient cent fois plus 
la rigueur de la contrainte , qu'ils ne sentent celle du froid. 
De quoi donc vous plaignez- vous ? Rendrai-je votre enfant 
misérable en ne Texposant qu'aux incommodités qu'il veut 
bien souffrir? Je fais son bien dans le moment présent en 
le laissant libre ; je fais son bien dans l'avenir en l'armant 
contre les maux qu'il doit supporter. S'il avoit le dboix 
d'être mon élève ou le v6tre, pensez-vous qu'il balançât 
un instant? 

Concevez- vous quelque vrai bonheur possible pour au- 
cun être hors de sa constitution ? et n'est-ce pas sortir 
l'homme de sa constitution que de vouloir l'exempter 
également de tous les maux de son espèce ? Oui , je le sou- 
tiens y pour s^itir les grands biens , il faut qu'il connoisse 
les petits maux ; telle est sa nature. Si le physique va trop 
bien, le moral se corrompt. L'homme qui ne contiottroit 
pas la douleur ne connoltroit ni l'attendrissement de l'hu- 
manité ni la douceur de la commisération ; son cœur ne 
seroit ému de rien , et il ne seroit pas sociable , il seroit 
un monstre parmi ses seniblables. 

Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre 
enfant misérable? c'est de l'accoutumer à tout obtenir; 
car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les 
satisfaire , têt ou tard l'impuissance vous forcera malgré 
vous d'en venir au refus, et ce refus inaccoutumé lui 
donnera plus de tourment que la privation même de ce 
<Jtt'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez ; 
bientêt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l'oiSeau 
qui vole ; il voudra l'étoile qu'il voit briller ; il voudra 
tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu , comment le con- 
tenterez- vous? 



LIVRE II. 95 

C'est utie diaposition naturelle à rhomioe de regarder 
comme sien tout ce qui est en son pouvoir. Eu. ce sens le 
principe de Hobbes est vrai jusqu'à certain point : multâ-^ 
pliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire , chacun 
se fera le maître de tout. L'enfant donc qui n'a qu'à vou- 
loir pour obtenir se croit le propriétaire de l'univers; il re- 
garde tous les hommes comme ses esclaves : et quand enfin 
l'on est forcé de lui refuser quelque chose , lui , croyant tout 
possible quand il commande, prend ce refus pour un acte 
de rébellion ; toutes les raisons qu'on lui donne dans un 
Âge incapable de raisonnement ne sont à son gré que des 
prétextes; il voit partout de la mauvaise volonté : le sen- 
timent d'une injustice prétendue aigrissant son naturel, il 
prend tout le monde en haine, et sans jamais savoir gré 
de la complaisance , il s'indigne de toute opposition. 

Gomment concevrois-je qu'un enfant ainsi dominé par 
la colère et dévoré des passions les plus irascibles , puisse 
jamais être heureux? Heureux, lui! c'est Un despote; c'est 
à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable deè 
créatures. J'ai vu des enfants élevés de cette manière, qui 
vouloient qu'on renversât la maison d'un coup d'épaule , 
qu'on leur donnât le coq qu'ils voy oient sur un clocher, 
cpi'on arrêtât un régiment en marche pour entendre lek 
tambours plus long-temps, et qui perçoient Vait de leurs 
cris , sans vouloir écouter personne , aussitôt qu'on tardoit 
à leur obéir. Tout s'empressoit vainement à leur com- 
plaire; leurs désirs s'irritant par la facilité d'obtenir, ils 
s'obstinoient aux choses impossibles , et ne trouvoient 
partout que contradictions, qu'obstacles, que peines, 
que douleurs. Toujours grondants, toujours mutins , tou- 
jours furieux , ils passoient les jours à crier , à se plaindre. 
Étoient-ce là des êtres bien fortunés? La foiblesse et la 
domination réunies n'engendrent que folie et misère. De 
deux enfants gâtés , l'un bat la table et l'autre fait fouet- 
ter la mer : ils auront bien à fouetter et à battre avant de 
vivre contents. 



96 EMILE. 

Si ces idées d'empire et de tyrannie les rendent misé- 
rables dès leur enfance , que sera-ce quand ils grandiront, 
et que leurs relations avec les autres hommes conmien- 
ceront à s'étendre et se multiplier ? Accoutumés à voir 
tout fléchir devant eux, quelle surprise, en entrant dans 
le monde , de sentir que tout leur résiste , et de se trouver 
écrasés du poids de cet univers qu'ils pensoient mouvoir 
à leur gré ! 

Leurs airs insolents , leur puérile vanité , ne leur atti- 
rent que mortification, dédains , railleries ; ils boivent les 
affronts comme l'eau : de cruelles épreuves leur ap- 
prennent bientôt qu'ils ne connoissent ni leur état ni 
leurs forces ; ne pouvant tout , ils croient ne rien pouvoir. 
Tant d'obstacles inaccoutumés les rebutent, tant de mé- 
pris les avilissent; ils deviennent lâches, craintifs, ram- 
pants , et retombent autant au dessous d'eux-mêmes qu'ils 
s'étoient élevés au dessus. 

Revenons à la règle primitive. La nature a fait les 
enfants pour être aimés et secourus ; mais les a-t-elle faits 
pour être obéis et craints ? Leur a-t-elle donné un air im- 
posant , un œil sévère , une voix rude et menaçante pour 
se faire redouter ? Je comprends que le rugissement d'un 
lion épouvante les animaux, et qu'ils tremblent en voyant 
sa terrible hure; mais si jamais on vit un spectacle indé- 
cent , odieux, risible, c'est un corps de magistrats, le chef 
à la tête, en hahit de cérémonie, prosternés devant un 
enfant au maillot), qu'ils haranguent en termes pompeux, 
et qui crie et bave pour toute réponse. 

A considérer l'enfance en elle-même , y a-t-il au monde 
un être plus foible , plus misérable , plus à la merci de 
tout ce qui l'environne , qui ait si grand besoin de pitié , 
de soins , de protection , qu'un enfant ? Ne semble-t-il pas 
qu'il ne montre une figure si douce et un air si tou- 
chant qu'afin que tout ce qui l'approche s'intéresse à sa 
foiblesse et s'empresse à le secourir? Qu'y a-t-îl donc 
de plus choquant, de plus contraire à l'ordre, que de 



LIVRE 11. 97 

voir un enfaût impérieux et mutin commander à tout 
ce qui Fentoure^ et prendre impudemment le ton de 
maître avec ceux qui n'ont qu'à Tabandonner pour le faire 
périr? 

D'autre part, qui ne voit que la foiblesse du premier 
Age enchaîne les enfans detaAt de manières, qu'il estbar-^ 
bare d'ajouter à cet assujétissement celui de nos caprices, 
en leur ôtant une liberté si bornée, de laquelle ils peuvent 
si peu abuser, et dont il est si peu utile à eux et à nous 
qu'on les prive? S'il n'y a point d'objet si digne dé risée 
qu'un enfant hautain , il n'y a point d'objet si digne de 
pitié qu'un enfant craintif. Puisque avec l'âge de raison 
commence la servitude civile , pourquoi la prévenir par la 
servitude privée ? Souffrons qu'un moment de la vie soit 
exempt de ce joug que la nature ne nous a pas imposé , 
et laissons à l'enfance l'exercice de la liberté naturelle , 
qui l'éloigné au moins pour un temps des vices que l'on 
contracte dans l'esclavage. Que ces instituteurs sévères , 
que ces pères asservis à leurs enfants viennent donc les 
uns et les autres avec leurs frivoles objections , et qu'a- 
vant de vanter leurs méthodes ils apprennent une fois 
celle de la nature. 

Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre enfant 
ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce 
qu'il en a besoin < , ni rien faire par obéissance , mais seu- 
lement par nécessité : ainsi les mots d'obéir et de com- 
mander seront proscrits de son dictionnaire , encore plus 
ceux de devoir et d'obligation ; mais ceux de force, de né- 
c^sité, d'impuissance et de contrainte, y doivent tenir 

' On doit sentir que , comme la peine est souvent une nécessité , 
le plaisir est quelquefois un besoin. Il n'y a dpnc qu'un seul désir 
des enfants auquel on ne doive jamais complaire ; c'est celui de se 
faite obéir. D'où il suit que , dans tout ce qu'ils demandent , c'est 
surtout au motif qui les porte à le demander qu'il faut faire atten- 
tion. Accordez-leur, tant qu'il est possible, tout ce qui peut leur 
faire un plaisir réel ; refusez-leur toujours ce qu'ils ne demandent 
que par fantaisie ou pour faire un acte d'autorité. 

EMILE. T. I. 7 



98 EMILE. 

une grande place. Avant l'âge de raison Ton ne sauroit 
avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations so- 
ciales; il faut donc éviter, autant qu'il se peut, d'em- 
ployer des mots qui les expriment , de peur que l'enfant 
n'attache d'abord à ces mots de fausses idées qu'on ne 
saura point ou qu'on ne pourra plus détruire. La pre- 
mière fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe 
de l'erreur et du vice ; c'est à ce premier pas qu'il faut sur- 
tout faire attention. Faites que , tant qu'il n'est frappé que 
des choses sensibles , toutes ses idées s'arrêtent aux sensa- 
tions ; faites que de toutes parts il n'aperçoive autour de 
lui que le monde physique : sans quoi soyez sûr qu'il ne 
vous écoutera point du tout, ou qu'il se fera du monde 
moral , dont vous lui parlez , des notions fantastiques que 
vous n'effacerez de la vie. 

Raisonner avec les enfants étoit la grande maxime de 
Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui : son succès 
ne me paroît pourtant pas fort propre à la mettre en cré- 
dit; et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants 
avec qui l'on a tant raisonné. De toutes les facultés de 
l'homme, la raison, qui n'est pour ainsi dire, qu'un com- 
posé de toutes les autres , est celle qui se développe le plus 
difficilement et le plus tard ; et c'est de celle-là qu'on veut 
se servir pour développer les premières ! Le chef-d'œuvre 
d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : 
et l'on prétend élever un enfant par la raison ! C'est com- 
mencer par la fin, c'est vouloir faire l'instrument de l'ou- 
vrage. Si les enfants entendoient raison, ils n'auroient 
pas besoin d'être élevés; mais en leur parlant dès leur bas 
âge une langue qu'ils n'entendent point , on les accoutume 
à se payer de mots , à contrôler tout ce qu'on leur dit, à 
se croire aussi sages que leur maître , à devenir disputeurs 
et mutins ; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des 
motifs raisonnables, on ne l'obtient jamais que par ceux 
de convoitise, ou de crainte, ou de vanité, qu'on est tou-: 
jours forcé d'y joindre. 



LIVRE II. 99 

Voici la formule à laquelle peuvent se réduire à peu 
près toutes les leçons de morale qu'on fait et qu^on peut 
faire aux enfants. 



LB MAÎTRE. 



n ae faut pas faire cela. 

l'enfant. 
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela? 

LE MAÎTRE. 

Parce que c'est mal fait. 

L*ENFANT. 

Mal fait! Qu'est-ce qui est mal fait? 



LE MAÎTRE. 



Ce qu'on vous défend. 

l'enfant. 
Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend? 

LE maître. 

On vous punit pour avoir désobéi. 

l'enfant. 
Je ferai en sorte qu'on n'en sache rien. 

LE MAÎTRE. 

on vous épiera. 

l'enfant. 
Je me cacherai. 



LE MAÎTRE. 



On vous questionnera. 

l'enfant. 
Je mentirai. 



LE MAÎTRE. 



Il ne faut pas mentir. 

l'enfant. 
Pourquoi ne faut-il pas mentir? 



LE MAÎTRE. 



Parce que c'est mal fait , etc. 

Voilà le cercle inévitable. Sortez-en, l'enfant ne vous 
entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions fort utiles ? 
Je serois bien curieux de savoir ce qu'on pourroit mettre 

7. 



\ 



100 EMILE. 

à la place de ce dialogue? Locke lur-méme y eût à coup 

sur été fort embarrassé. Gonnoitre le bien et le mal, sentir 

la raison des devoirs de Thomme n'est pas l'affaire d'ttii 

enfant. 

La nature veut que les enfants soient enfants avant que 
d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous 
produirons des fruits précoces qui n'auront ni maturité ni 
saveur, et ne tarderont pas à se corrompre : nous aurons 
de jeunes docteurs et de vieux enfants. L'enfanee a des 
manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres; 
rien n'est moins sensé que d'y vouloir substituer le» nÀtres; 
et j'aimerois autant exiger qu'un enfant eût cinq pieds de 
haut que du jugement à dix ans. En effet, à quoi lui ser- 
viroit la raison à cet âge ? Elle est le frein de la force , et 
l'enfant n'a pas besoin de ce frein. 

En essayant de persuader à vos élèves le devoir de 
l'obéissance , vous joignez à cette prétendue persuasion 
la force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les 
promesses. Ainsi donc, amorcés par l'intérêt ou contraints 
par la force , ils font semblant d'être convaincus par la 
raison. Ils voient très bien que l'obéissance leur est avan- 
tageuse, et la rébellion nuisible aussitôt que vous vous 
apercevez de l'une ou de l'autre. Mais comme vous n'ei^igez 
rien d'eux qui ne leur soit désagréable , et qu'il est toujours 
pénible de faire les volontés d'autrui , ils se cachent pour 
faire les leurs , persuadés qu'ils font bien si l'on ignore 
leur désobéissance; mais prêts à convenir qu'ils font ttkal, 
s'ils sont découverts , de crainte d'un plus grand mal. La 
raison du devoir n'étant pas de leur Âge , il n'y a hodime 
au monde qui vint à bout de la leur rendre vraiment sen- 
sible; mais la crainte du châtiment, l'espoir du pardon, 
l'importunité, l'embarras de répondre, leur arrachent tous 
les aveux qu'on exige , et l'on croit les avoir convaincus 
quand on ne les a qu'ennuyés ôû intimidés. 

Qu'arrive-t-il de là ? Premièrement, qu'en leur imposant 
1UI devoir qu'ils ne sentent pas, vous les indisposez contre 



LIYKB II. 101 

votive tyrannie^ et les détournez de vous atmer ; que vous 
leur appreiies à devenir dissimules, faux, menteurs, pour 
extorquer des récompenses ou se dérober aux châtiments; 
qu^eofia , les accoutumant à couvrir toujours d^un motif 
apparent un motif secret , vous leur donnez vous-même 
le moyen de vous abuser sans cesse, de vous âter la eon- 
Doissanee de leur vrai caractère , et de payer vous et les 
autres de vaines paroles dans Toocasion* Les lois , direz* 
voua , quoique obligatoires pour la conscience , usent de 
même de contrainte avec les hommes faits. J'en conviens. 
Mnîa que aont ces hommes, sinon des enfants giitét par 
rëducadon? Voilà précisément ce qu'il faut prévenir. Em- 
ployez la force avec les enfants et la raison avec les hommes; 
tel est l'ordre naturel : le sage n'a pas besoin de lois. 

Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d*abord à 
sa plaoe^ et tenez4'y si bien, qu'il ne tente plus d'en sortir. 
Alors, avant de savoir ce que c'est que sagesse, il en pra- 
tiquera la plus importante leçon. Ne lui commandez jamais 
rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui 
laissée pas même imaginer que vous prétendiez avoir au^ 
cune autorité sur lui. Qu'il sache seulement qu'il est foible 
et que vous êtes fort; que, par son état et le vitre, il est 
aëcessaireaxk^it à votre merci ; qu'il le sache ; qu'il l'ap- 
prenne, qu'il le sente; qu'il sente de bonne heure «ur sa 
tète altière le dur joug que la nature impose à l'homme , 
le pesast joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout 
être fini plcûe; qu'il voie cette nécessité dans les choses, 
jamais dans le caprice ' des hommes ; que le firein qui le 
retient soit la force et non l'autorité. Ce dont il doit s'ab- 
stenir, ne le lui défendez pas ; empêchez-le de le faire , sans 
explications , sans raisonnements ; ce que vous lui accor- 
dez, accordez-le à son premier mot, sans sollicitations, 

^ On cL»it être but que Tenfant traitera de caprice toute volonté 
contraire à la sienne , et dont il ne sentira pas la raison. Or , un 
en£Mit ne sent ia raison de rien dans tout ce qui choque ses fan^ 
taisiea. 



102 EMILE. 

sans prières, surtout sans conditions. Accordez avec plai* 
sir, ne refusez qu^avec répugnance, mais que tous vos 
refus soient irrévocables : qu'aucune importunité ne vous 
ébranle ; que le non prononcé soit un mur d'airaiin contre 
lequel Fenfant n'aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, 
qu'il ne tentera plus de le renverser. 

C'est ainsi que vous le rendrez patient, égal , résigné^ 
paisible, même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu; car 
il est dans la nature de l'homme d'endurer patiemment la 
nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d'autrui. 
Ce mot, il rCy en a plus y est une réponse contre laquelle 
jamais enfant ne s'est mutiné, à moins qu'il ne crût que 
c'étoit un mensonge. Au reste , il n'y a point ici de milieu; 
il faut n'en rien exiger du tout , ou le plier d'abord à la 
plus parfaite obéissance. La pire éducation est de le laisser 
flottant entre ses volontés et les vôtres , et de disputer sans 
cesse entre vous et lui à qui des deux sera le maître : j'ai- 
merois cent fois mieux qu'il le fût toujours. 

Il est bien étrange que , depuis qu'on se mêle d'élever 
des enfants^, on n'ait imaginé d'autre instrument pour les 
conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, 
l'avidité, la vile crainte^ toutes les passions les plus dan- 
gereuses, les plus promptes à fermenter, et les plus propres 
à corrompre l'ame , même avant que le corps soit formé. 
A chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer 
dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur; 
d'insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les 
rendant méchants pour leur apprendre ce que c'est que 
bonté ; et puis ils nous disent gravement : Tel est l'homme 
Oui, tel est l'homme que vous avez fait. 

On a essayé tous les instruments hors un , le seul pré- 
cisément qui peut réussir ; la liberté bien réglée. Il ne faut 
point se mêler d'élever un enfant quand on ne sait pas le 
conduire où l'on veut par les seules lois du possible et de 
l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant éga- 
lement inconnue, on l'étend, on la resserre autour de lui 



LIVRE II. 103 

€oteime on veut. On l'enchaîne, on le pousse , on le retient, 
avec le seul lien de la nécessité , sans qu'il en murmure : 
on le rend souple et docile par la seule force des choses , 
sans qu'aucun vice ait l'occasion de germer en lui; car 
jamais les passions ne s'animent tant qu'elles sont de nul 
effet.. 

Ne^donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale ; 
il n'en doit recevoir que de l'expérience. Ne lui infligez 
aucune espèce de châtiment ; car il ne sait ce que c'est 
qu'être en faute : ne lui faites jamais demander pardon , 
car il ne sauroit vous offenser. Dépourvu de toute moralité 
dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement 
mal et qui mérite ni châtiment ni réprimande. 

Je vois déjà le lecteup effrayé juger de cet enfant par les 
nôtres : il se troncipe. La gène perpétuelle où vous tenez 
vos élèves irrite leur vivacité ; plus ils sont contraints sous 
vos yeux, plus il sont turbulents au moment qu'ils s'échap- 
pent : il faut bien qu'ils se dédommagent quand ils peuvent 
de la dure contrainte où vous les tenez. Deux écoliers de 
la ville feront plus de dégât dans un pays que la jeunesse 
de tout un village. Enfermez un petit monsieur et un petit 
paysan dans une chambre; le premier aura tout renversé, 
tout brisé, avant que le second soit sorti de sa place. 
Pourquoi cela ? si ce n'est que l'un se hâte d'abuser d'un 
moment de licence^ tandis. que l'autre, toujours sûr de sa 
liberté, ne se presse jamais d'en user. Et cependant les 
enfants des villageois, souvent flattés ou contrariés, sont 
encore bien loin de l'état où je veux qu'on les tienne. 

Posons pour maxime incontestable que les premiers 
mouvements de la nature sont toujours droits : il n'y a 
point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne 
s'y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire com- 
ment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à 
l'homme est l'amour de soi-même , ou Tamour-propre pris 
dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relati- 
vement à nous est bon et utile ; et comme il n'a point de 



104 ÉMlLË. 

rapport nécessaire à autrui , il est à cet égard naturelle* 
ment indifférent : il ne devient bon ou mauvais que par 
Tapplication qu^on en fait et les relations qu^on lui donne, 
Jusqu^à ce que le guide de Tamour-propre , qui est la raî-- 
aon, puisse naître, il importe donc qu'un enfant ne fasse 
rien parce qu'il est vu ou entendu , rien en un mot par 
rapport aux autres , mais seulement ce que la nature lui 
demande ; et alors il ne fera rien que de bien. 

Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégÀt, ^'il n^ 
se blessera point , qu'il ne brisera pas peut-être un meuble 
de prix s'il le trouve à sa portée. 11 pourroit faire beaucoup 
de mal sans mal faire , parce que la mauvaise action cfêpend 
de l'intention de nuire , et qu'il n'aura jamais cette inten- 
tion. S'il l'avoit une seule fois, tout seroit déjà perdu; il 
seroit méchant presque sans ressource. 

Telle chose est mal aux yeux de l'avarice, qui ne Test pas 
aux yeux de la raison. En laissant les enfants en pleine 
liberté d'exercer leur étourderie, il convient d'écarter d'eux 
lout ce qui pourroit la rendre coûteuse , et de ne laisser à 
leur portée rien de fragile et de précieux. Que leur appar- 
tement soit garni de meubles grossiers et solides ; point 
de miroirs , point de porcelaines , point d'objets de luxe. 
Quant à mon Emile, que j'élève à la campagne , sa chambre 
n*aura rien qui la distingue de celle d'un paysan. A quoi 
bon la parer avec tant de soin , puisqu'il y doit rester si 
peu? Mais je me trompe; il la parera lui-même , et nous 
verrons bientôt de quoi. 

Que si , malgré vos précautions , l'enfant vient à fanre 
quelque désordre , à casser quelque pièce utile , ne le pu- 
nissez point de votre négligence, ne le grondez point, 
qu'il n'entende pas un seul mot de reproche ; ne lui lais- 
sez pas même entrevoir qu'il vous ait donné du chagrin ; 
agissez exactement comme si le meuble se fût cassé de 
lui-même; enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez 
ne rien dire. 

Oserois-je exposer ici la plus grande, la plus importante, 



LIVRE II. 105 

la plus utile rèj^lé de toute Téducation P ce n^est pas de ga- 
gner du temps , c'est d'en perdre. Lecteurs vulgaires , par^ 
donnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on ré- 
fléchit; et, quoi que vous puissiez dire, j'aime mieux être 
homme à paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dan- 
gereux intervalle de la vie humaine est celui de la nais- 
sance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les 
erreurs et les vices , sans qu'on ait encore aucun instru«- 
ment pour les détruire; et quand l'instrument vient, les 
racines sont si profi^vles quïl n'est plus temps de les 
arracher. Si les enfants sautoient tout d'un coup de la ma- 
melle à rage de raison , l'éducation qu'on leur donne 
pourroit leur convenir; mais , selon le progrès naturel, il 
leuiven faut une toute contraire. 11 faudroit qu'ils ne fissent 
rien de leur ame jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés : 
car il est impossible qu'elle aperçoive le flambeau que 
vous lui présentez tandis qu'elle est aveugle , et qu'elle 
suive dans l'immense plaine des idées une route que la 
r-dison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux. 

La première éducation doit donc être purement néga- 
tive. Elle consiste , non point à enseigner la vertu ni la 
vérité, mais à garantir le cœur du vice et l'esprit de l'er- 
reur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire ; 
si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge 
de douze ans , sans qu'il sût distinguer sa main droite de 
sa main gauche , dès vos premières leçons les yeux de son 
entendement s'ouvriroient à la raison ; sans préjugés, sans 
habitudes , il n'auroit rien en lui qui pût contrarier l'effet 
de vos soins. Bientôt il deviendroit entre vos mains le plus 
sage des hommes ; et en commençant par ne rien faire 
vous auriez fait un prodige d'éducation. 

Prenez le contre-pied de l'usage , et vous ferez presque 
toujours bien. Comme on ne veut pas faire d'un enfant un 
enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres n'ont 
jamais assez tôt tancé, corrigé, réprimandé, flatté, me* 
nacé , promis , instruit , parlé raison. Faites mieux ; soyez 



106 EMILE. 

raisonnable, et ne raisonnez point avec votre élève, sur- 
tout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît ; car ame* 
ner ainsi toujours la raison dans les choses désagréables, 
ce n'est que la lui rendre ennuyeuse , et la décréditer de 
bonne heure dans un esprit qui n'est pas encore en état 
de l'entendre. Exercez son corps , ses organes , ses sens , 
sa force , mais tenez son ame oisive aussi long-temps qu'il 
se pourra. Redoutez tous les sentiments antérieurs au ju- 
gement qui les apprécie. Retenez , arrêtez les impressions 
étrangèies : et, pour empêcher le mal de naître, ne vous 
pressez point de faire le bien ; car il n'est jamais tel que 
quand la raison l'éclairé. Regardez tous les délais comme 
des avantages : c'est gagner beaucoup que d'avancer vers 
le terme sans rien perdre ; laissez mûrir l'enfance dans les 
enfants. Enfin, quelque leçon leur devient-elle nécessaire, 
gardez- vous de la donner aujourd'hui , si vous pouvez dif-^ 
férer jusqu'à demain sans danger. 

Une autre considération qui confirme l'utilité de cette 
méthode , est celle du génie particulier de l'enfant , qu'il 
faut bien connoître pour savoir quel régime moral lui con- 
vient. Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a 
besoin d'être gouverné ; et il importe au succès des soins 
qu'on prend qu'il soit gouverné par cette forme et non 
par une autre. Homme prudent , épiez long-temps la na- 
ture , observez bien votre élève avant de lui dire le pre- 
mier mot; laissez d'abord le germe de son caractère en 
pleine liberté de se montrer , ne le contraignez en quoi 
que ce puisse être , afin de le mieux voir tout entier. Pen- 
sez-vous que ce temps de liberté soit perdu pour lui ? tout 
au contraire ; il sera le mieux employé ; car c'est ainsi que 
vous apprendrez à ne pas perdre un seul moment dans 
un temps plus précieux : au lieu que , si vous commencez 
d'agir avant de savoir ce qu'il faut faire , vous agirez au 
hasard ; sujet à vous tromper, il faudra revenir sur vos 
pas ; vous serez plus éloigné du but que si vous eussiez 
été moins pressé de l'atteindre. Ne faites donc pas comme 



LJVRE II. 107 

Tavare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. 
Sacrifiez dans le premier âge un temps que vous regagne- 
rez avec usure dans un âge plus avancé. Le sage médecin 
ne donne pas étourdiment les ordonnances à la première 
vue , mais il étudie premièrement le tempérament du ma- 
lade avant de lui rien prescrire; il commence tard à le 
traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin trop pressé 
le tuç. 

Mais où placerons-nous cet enfant pour l'élever ainsi 
comme un être insensible , comme un automate ? Le tien- 
drons-nous dans le globe de la lune , dans une ile déserte P 
L'écarterons-nous de tous les humains ? N'aura-t-il pas con- 
tinuellement dans le monde le spectacle et l'exemple des 
passions d'autrui ? Ne yerra-t-il jamais d'autres enfants de 
son âge? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa 
nourrice , sa gouvernante , son laquais , son gouverneur 
même , qui après tout ne sera pas un ange P 

Cette objection est forte et solide. Mais vous ai-je dit 
que ce fut une entreprise aisée qu'une éducation naturelle P 
hommes! est-ce ma faute si vous avez rendu difficile 
tout ce qui est bien P Je sens ces difficulté , j'en conviens : 
peut-être sont elles insurmontables ; mais toujours est-il 
sur qu'en s'appliquant à les prévenir on les prévient jus- 
qu'à certain point. Je montre le but qu'il faut qu'on se 
propose : je ne dis pas qu'on y puisse arriver ; mais je dis 
que celui qui approchera davantage aura le mieux réussi '. 

Souvenez-vous qu'avant d'oser entreprendre de former 
un homme , il faut s'être fait homme soi-même ; il faut 
trouver en soi l'exemple qu'il se doit proposer. Tandis que 

■ Ainsi Fénelon avoit dit , dans son Traité de l* Éducation des Filles : 
• Quand on entreprend un ouvrage sur la meilleure éducation , ce 
c n'est pas pour donner des règles imparfaites. Il est vrai que chacun 
c ne pourra pas aller dans la pratique aussi loin que nos pensées 
€ vont sur le papier; mais enfin, lorsqu'on ne pourra pas aller jus- 
« qu'à la perfection , il ne sera pas inutile de l'avoir connue , et de 
« s'être efforcé d'y atteindre ; c'est le meilleur moyen d'en appro- 
« oher. » Ghap. xiii. 



108 EMILE. 

renfani; est encore sans eonnoissance , on a le temps de 
préparer tout ce qui l'approche à i|e frapper ses premiers 
regards que des objets qu'il lui convient de voir. Rendez- 
vous respectable à tout le monde , commencez par vous 
faire aimer, afin que chacun cherche à vous complaire. 
Vous ne serez point maître de l'enfant si vous ne l'êtes de 
tout ce qui l'entoure; et cette autorité ne sera jamais suf- 
fisante , si elle n'est fondée sur l'estime de la vertu. Il ne 
s'agit point d'épuiser sa bourse et de verser l'argent à 
pleines mains; je n'ai jamais vu que l'argent fit aimer per- 
6onne. 11 ne faut point être avare et dur, ni plaindre la 
misère qu^on peut soulager ; mais vous aurez beau ouvrir 
\oB coffres, si vous n'ouvrez aussi votre cœur, celui des 
autres vous restera toujours fermé. C'est votre temps , ce 
«ont vos soins, vos affections, c'est vous-même qu'il faut 
donner ; car quoi que vous puissiez faire , on sent toujours 
que votre argent n'est point vous, 11 y a des témoignages 
d'intérêt et de bienveillance qui font plus d'effet , et sont 
réellement plus utiles que tous les dons : combien de mal- 
heureux , de malades , ont plus besoin de consolations que 
d'aumônes ! combien d'opprimés à qui la protection sert 
plus que l'argent! Raccommodez les gens qui sebrouiHent, 
prévenez les procès; portez les enfants au devoir, les 
pères à l'indulgence ; favorisez d'heureux mariages. Em- 
pêchez les vexations ; employez , prodiguez le crédit des 
parents de votre élève en faveur du foible à qui on refuse 
justice , et que le puissant accable. Déclarez-vous haute- 
ment le protecteur des malheureux. Soyez juste , humain 
bienfaisant. Ne faites pas seulement l'aumône, faites la 
charité ; les œuvres de miséricorde soulagent plus de 
maux que l'argent : aimez les autres , et ils vous aimeront; 
servez-les, et ils vous serviront; soyez leur frère, et ils 
seront vos enfants. 

C'est encore ici une des raisons pourquoi je veux élever 
Emile à la campagne , loin de la canaille des valets , les 
derniers des hommes après leurs maîtres ; loin des noires 



LIVRE IL 109 

mœurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend 
séduisantes et contagieuses pour les enfants ; au lieu que 
les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur gros- 
sièreté 9 sont plus propres à rebuter qu'à séduire , quand 
on n^a nul intérêt à les imiter^ 

Au village , un gouverneur sera beaucoup plus maître 
des objets qu'il voudra présenter à Fenfant ; sa réputation , 
ses discours , son exemple , auront une autorité qu'ils ne 
sauroient avoir à la ville : étant utile à tout le monde , 
chacun s'empressera de l'obliger, d'être estimé de lui , de 
se montrer au disciple tel que le maître voudroit qu'on fût 
en effet; et si l'on ne se corrige pas du vice, on s'abstiendra 
du scandale ; c'est tout ce dont nous avons besoin pour 
noire objet. 

Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres 
fautes : le mal que les enfants voient les corrompt moins 
que celui que vous leur apprenez. Toujours sermonneurs , 
toujours moralistes, toujours pédants, pour une idée que 
vous leur donnez la croyant bonne , vous leur en donnez 
à la fois vingt autres qui ne valent rien : pleins de ce qui 
passe dans votre tête , vous ne voyez pas l'effet que vous 
produisez dans la leur. Parmi ce lonQ flux de paroles dont 
vous les excédez incessamment, pensez-vous qu'il n'y en 
ak pas une qu'ils saisissent à faux P Pensez-vous qu'ils ne 
commentent pas à leur manière vos explications diffuses , 
et qu'ils n'y trouvent pas de quoi se faire un système à 
leur portée , qu'ils sauront nous opposer dans l'occasion ? 

Ecoutez un petit bonhomme qu'on vient d'endoctriner ; 
laissez-le jaser, questionner, extravaguer à son aise, et 
vous allez être surpris du tour étrange qu'ont pris vos 
raisonnements dans son esprit : il confond tout, il ren- 
verse tout, il vous impatiente , il vous désole quelquefois 
par des objections imprévues ; il vous réduit à vous taire , 
ou à le faire taire : et que peut-il penser de ce silence de la 
part d'un homme qui aime tant à parler ? Si jamais il rem* 
porte cet avantage , et qu'il s'en aperçoive , adieu l'éduca- 



110 EMILE. 

tion ; tout est fini dès ce moment , il ne cherche plus à 

s'instruire, il cherche à vous réfuter. 

Maîtres zélés, soyez simples, discrets, retenus : ne vous 
hâtez jamais d'agir que pour empêcher d'agir les autres : 
je le répéterai sans cesse; renvoyez , s'il se peut, une bonne 
instruction , de peur d'en donner une mauvaise. Sur cette 
terre dont la nature eût fait le premier paradis de Fhomme , 
craignez d'exercer l'emploi du tentateur en voulant donner 
à l'innocence la connoissance du bien et du mal : ne pou- 
vant empêcher que l'enfant ne s'instruise au dehors par 
des exemples, bornez toute votre vigilance à imprimer ceis 
exemples dans son esprit sous l'image qui lui convient. 

Les passions impétueuses produisent un grand effet sur 
l'enfant qui en est témoin , parce qu'elles ont des signes 
très sensibles qui le frappent et le forcent d'y faire atten- 
tion. La colère surtout est si bruyante dans ses emporte- 
ments , qu'il est impossible de ne pas s'en apercevoir étant 
à portée. Il ne faut pas demander si c'est là pour un pé- 
dagogue l'occasion d'entamer un beau discours. Eh ! point 
de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez 
venir l'enfant : étonné du spectacle , il ne manquera pas 
de vous questionner. La réponse est simple ; elle se tire des 
objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage en- 
flammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il en- 
tend des cris ; tous signes que le corps n'est pas dans son 
assiette. Dites-lui posément , sans affectation , sans mys- 
tère : Ce pauvre homme est malade , il est dans un accès 
de fièvre. Vous pouvez de là tirer occasion de lui donner, 
mais en peu de mots , une idée des maladies et de leurs 
effets ; car cela aussi est de la nature , et c'est un des liens 
de la nécessité auxquels ils se doit sentir assujetti. 

Se peut-il que sur cette idée , qui n'est pas fausse , il ne 
contracte pas de bonne heure une certaine répugnance à se 
livrer aux excès des passions, qu'il regardera comme des 
maladies ? et croyez- vous qu'une pareille notion , donnée 
à propos , ne produira pas un effet aussi salutaire que le 



LIVRE !I. 111 

plus ennuyeux sermon de morale? Maïs voyez dans Fave- 
iiir les conséquences de cette notion : vous voîlà autorisé , 
si jamais vous y êtes contraint , à traiter un enfant mutin 
comme un enfant malade; à l'enfermer dans sa chambre, 
dans son lit, s'il le faut , à le tenir au régime, à l'effrayer 
lui-même de ses vices naissants , à les lui rendre odieux 
et redoutables , sans que jamais il puisse regarder comme 
un châtiment la sévérité dont vous serez peut-être forcé 
d'user pour l'en guérir. Que s'il vous arrive à vous-même , 
dans quelque moment de vivacité , de sortir du sang-froid 
et de la modération dont vous devez faire votre étude , ne 
cherchez point à lui déguiser votre faute ; mais dites-lui 
franchement , avec un tendre reproche : Mon ami , vous 
m'avez fait mal. 

Au reste , il importe que toutes les naïvetés que peut 
produire dans un enfant la simplicité des idées dont il est 
nourri, ne soient jamais relevées en sa présence, ni ci- 
tées de manière qu'il puisse l'apprendre. Un éclat de rire 
indiscret peut gâter le travail de six mois , et faire un tort 
irréparable pour toute la vie. Je ne puis assez redire que , 
pour être le maître de l'enfant, il faut être son propre 
maître. Je me représente mon petit Emile , au fort d'une 
rixe entre deux voisines , s'avançant vers la plus furieuse , 
et lui disant d'un ton de commisération : Ma bonne , uous 
êtes malade j fen suis bien fâché, A coup sur cette saillie 
ne restera pas sans effet sur les spectateurs ni peut-être 
sur les actrices. Sans rire , sans le gronder , sans le louer, 
je l'emmène de gré ou de force avant qu'il puisse aperce- 
voir cet effet, ou du moins avant qu'il n'y pense , et je me 
hâte de le distraire sur d'autres objets qui le lui fassent 
bien vite oublier. 

Mon dessein n'est point d'entrer dans tous les détails , 
mais seulement d'exposer les maximes générales et de 
donner des exemples dans les occasions difficiles. Je tiens 
pour impossible qu'au sein de la société l'on puisse amener 
un enfant à l'âge de douze ans, sans lui donner quelque 



mlg^ 



112 EMILE. 

idée des rapports d'homme à homme, et de la moralité des 
actions humaines. Il suffit qu'on s'applique à lui rendre 
ces notions nécessaires le plus tard qu'il se pourra , et que , 
quand elles deviendront inévitables , on les borne à l'uti- 
lité présente j seulement pour qu'il ne se croie pas le 
maître de tout , et qu'il ne fasse pas du mal à autrui sans 
scrupule et sans le savoir. U y a des caractères doux et 
tranquilles qu'on peut mener loin sans danger dans leur 
première innocence ; mais il y a aussi des naturels violents 
dont la férocité se développe de bonne heure , et qu'il faut 
se hâter de faire hommes pour n'être pas obligé de les 
enchaîner. 
\/ Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos sentiments 

primitifs se concentrent en nous-mêmes; tous nos mou- 
vements naturels se rapportent d'abord à notre conserva- 
tion et à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment de la 
justice ne nous vient pas de cdie que nous devons , mais 
de celle qui nous est due ; et c'est encore un des contre- 
sens des éducations communes , que , parlant d'abord aux 
enfants de leurs devoirs , jamais de leurs droits ^ on com- 
mence par leur dire le contraire de ce qu'il faut , ce qu'ils 
ne sauroient entendre , et ce qui ne peut les intéresser. 

Si j'avois donc à conduire un de ceux que je viens de 
supposer , je me dirois : Un enfant ne s'attaque pas aux 
personnes < , mais aux choses ; et bientôt il apprend par 
l'expérience à respecter quiconque le passe en âge et en 
force : mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes. 
La première idée qu'il faut lui donner est donc moins 

^ On ne doit jamais souffrir qu'un enfant ae joue aux grandes 
personnes comme avec ses inférieurs , ni même comme ayec ses 
égaux. S'il oaoit frapper sérieusement quelqu'un , fût-ce son laquais, 
fût-ce le bourreau , faites qu'on lui rende toujours èes coups avec 
usure , et de manière à lui ôter Fenvie d'y revenir. J'ai vu d'impru- 
dentes gouvernantes animer la mutinerie d'un enfant , l'exciter à 
battre, s'en laisser battre elles-mêmes, et rire de ses foibles coupé, 
sans songer qu'ils étoient autant de meurtres dans l'intention du 
petit furieux , et que celui qui veut battre étant jeune voudra tuer 
étant grand. 



LIVRE H. 113 

celle de la liberté que de la propriété; et^ pour qu'il 
puisse avoir cette idée , il faut qu'il ait quelque chose en 
propre* Lui citer ses hardes y ses meubles y ses jouets , 
c^est ne lui rien dire ; puisque , bien qu'il dispose de ces 
choses y il ne sait ni pourquoi , ni comment il les a. Lui 
dire qu'il les a parce qu'on les lui a données , c'est ne faire 
guère mieux ; car , pour donner , il faut avoir : voilà donc 
une propriété antérieure à la sienne ; et c^est le principe 
de la propriété qu'on lui veut expliquer ; sans compter 
que le don est une convention , et que l'enfant ne peut 
savoir encore ce que c'est que convention <. Lecteurs, 
remarquez , je vous prie , dans cet exemple et dans cent 
mille autres , comment , fourrant dans la tête des enfants 
des mots qui n'ont aucun sens à leur portée , on croit 
pourtant les avoir fort bien instruits. 

Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété ; 
car c'est de là que la première idée en doit naître. L'en- 
fant j vivant à la campagne , aura pris quelques notions 
des travaux champêtres; il ne faut pour cela que des 
yeux j du loisir , . et il aura Tun et l'autre. Il est de tout 
âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, 
donner des signes de puissance et d'activité. Il n^aura pas 
vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître 
des légumes, qu'il voudra jardiner à son tour. 

Par les principes ci -devant établis, je ne m'oppose 
point à son envie : au contraire, je la favorise, je partage 
son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais 
pour le mien; du moins il le croit ainsi; je deviens son 
garçon jardinier ; en attendant qu'il ait des bras, je la- 
boure pour lui la terre : il en prend possession en y plan- 
tant une fève; et sûrement cette possession est plus sacrée 
et plus respectable que celle que prenoit Nunès Balbao 

« Voilà pourquoi la plupart des enfants veulent ravoir ce qu'ils 
ont donné , et pleurent quand on ne leur veut pas rendre. Cela ne 
leur arrive plus quand ils ont bien conçu ce que c'est que don ; 
seulement ils sont alors plus circonspects à donner. 

EMILE. T. I. ® 



114 EMILE. 

do l'Amérique méridionale au nom du roi dTspagne , en 

plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud. 

On vient tous les jours arroser les fèves , on les voit lever 
daiOLS des transports de joie. J'augmente cette joie en lui di- 
stant : Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme 
d'appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps , son 
travail , sa peine , sa personne enfin ; qu'il y a dans cette 
terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre 
qui que ce soit , comme il pourroit retirer son bras de la 
main d'un autre homme qui voudroit le retenir malgré lui. 

Un beau jour il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. 
spectacle ! 6 douleur ! toutes les fèves sont arrachées , 
tout le terrain est bouleversé , la place même ne se recon- 
nott plus. Ah ! qu'est devenu mon travail , mon ouvrage , 
le doux fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui m'a 
ravi mon bien? qui m'a pris mes fèves? Ce jeune cœur 
se soulève ; le premier sentiment de l'injustice y vient 
verser sa triste amertume; les larmes coulent en ruis- 
seaux; l'enfant désolé remplit l'air de gémissements et 
de cris.vQn prend part à sa peine , à son indignation ; on 
s'informe , on fait des perquisitions. Enfin l'on découvre 
que le jardinier a fait le coup : on le fait venir. 

Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier , ap- 
prenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre 
plus haut que nous. Quoi ! messieurs , c'est vous qui m'a- 
vez ainsi gâté mon ouvrage ! J'avois semé là des melons 
de Malte dont la graine m'avoit été donnée comme un 
trésor , et desquels j'espérois vous régaler quand ils se- 
poient mûrs ; mais voilà que , pour y planter vos misé- 
rables fèves , vous m'avez détruit mes melons déjà tout 
levés , et que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait 
un tort irréparable , et vous vous êtes privés vous-mêmes 
du plaisir de manger des melons exquis. 

JEAN-JACQUES. 

Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là 
votre travail , votre peine. Je vois bien que nous avons eu 



LIVRE II. U5 

tort de gÀter votre ouvrage; mais nous vous ferons venir 
d'autre graine de Malte , et nous ne travaillerons plus la 
terre avant de savoir si quelqu'un n'y a point mis la main 
avant-nous. 

ROBERT. 

Oh bien , messieurs , vous pouvez donc vous reposer , 
car il n'y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille 
celle que mon père a bonifiée ; chacun en fait autant de 
son c6té , et toutes les terres que vous voyez sont occu- 
pées depuis long-temps. 

EMILE. 

Monsieur Robert , il y a donc souvent de la graine de 
melon perdue P 

ROBERT. 

Pardonnez-moi , mon jeune cadet ; car il ne nous vient 
pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. 
Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun res- 
pecte le travail des autres , afin que le sien soit en sûreté. 

EMILE. 

Mais moi je n'ai point de jardin. 

ROBERT. 

Que m'importe ? si vous gâtez le mien , je ne vous y 
laisserai plus promener , car , voyez-vous, je ne veux pas 
perdre ma peine. 

JEAN-JACQUES. 

Ne pourroit-on pas proposer un arrangement au bon 
Robert ? Qu'il nous accorde , à mon petit ami et à moi , 
un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu'il 
aura la moitié du produit. 

ROBERT. 

Je vous l'accorde sans condition. Mais souvenez-vous 
que j'irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons. 

Dans cet essai de la manière d'inculquer aux enfants i/ 
les notions primitives , on voit comment l'idée de la pro- 
priété remonte naturellement au droit de premier occu- 
pant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours 

8. 



116 EMILE. 

à la portée de l'enfant. De là jusqu'au droit de propriété 
et aux échange» il n'y a plus qu'tm pas , appè« lequel il 
faut s'arrêter tout court. 

On voit encore qu'une explication que je renferme ici 
dans deux pages d'écriture sera peut-être l'affaire d'un an 
pour la pratique ; car, dans la carrière des idées morales, 
on ne peut avancer trop lentement ni trop bien s'affermir 
à chaque pas. Jeunes maîtres , pensez , je vous prie , à cet 
exemple , et souvenez^vous qu'en tonte chose vos leçons 
doivent être plus en actions qu'en discours ; car les enfants 
oublient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit , 
mais non pas ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait. 

De pareilles instructions se doivent donner, comme je 
l'ai dit , plus tôt ou plus tard , selon que le naturel paisible 
ou turbulent de l'élève en accélère ou retarde le besoin ; 
leur usage est d'une évidence qui saute aux yeux ; mais 
pour ne rien omettre d'important dans les choses' diffi- 
ciles , donnons encore un exemple. 

Votre enfant dyscole gâte tout ce qu'il touche : ne vous 
fâchez point ; mettez hors de sa portée ce qu'ilpeut gâter. 
11 brise les meubles dont il se sert ; ne vous hâtez point 
de lui en donner d'autres : laissez-lui sentir le préjudice 
de la privation. 11 casse les fenêtres de sa chambre ; laissez 
le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des 
rhumes ; car il vaut mieux qu'il soit enrhumé que fou. Ne 
vous plaignez jamais des incommodités qu'il vous cause , 
mais faites qu'il les sente le premier. A la fin vous faites 
raccommoder les vitres, toujours sans rien dire. Il les 
casse encore ; changez alors de méthode ; dites-lui sèche- 
ment, mais sans colère : Les fenêtres sont à moi ; elles ont 
été mises là par mes soins ; je veux les garantir. Puis vous 
l'enfermerez à l'obscurité dans un lieu sans fenêtre. A ce 
procédé si nouveau il commence par crier, tempêter; 
personne ne l'écoute. Bientôt il se lasse et change de ton; 
il se plaint, il gémit : un domestique se présente, le mu- 
tin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétexte pour 



LIVRE II. 117 

^^ÇD rieo fair«, le domestiquée répond : T ai aussi des vitres 
a conserver^ et s'en va. Enfin, après que Fenfant aura 
demeuré là plusieurs heures, assez long-tenoips pour s y 
enauy^r et s'en souvenir, quelqu'un lui suggérera de vous 
proposer un aecord au moyen duquiel vous lui rendriez la 
liberté , et il ne casseroit plus les vitres. Il ne demandera 
pas nouLeux. 11 vous fera prier dLe le venir voir : vous vien- 
dra?: ; il vous fera sa proposition , et vous Taccepterez à 
l'iostaot an lai disant : C'est très bien pensé ; nous y ga- 
gnerons tous deux : que n'avez - vous eu plutôt cette 
bonne idée ! Ett puis , sans Lui demander ni protestation 
ni oonfirnaation de sa promesse , vous Tembrasserez avec 
joie ^ l'emmènerez sur-le-champ dans sa chambre, regar- 
dant cet accord comme sacré et inviolable autant que si 
le sermeut y avoit passé. Quelle idée pensez-vous qu'il 
prendra , sur ce proicédé , de la foi des engagements et de 
'SsiKJ^ utilité ? Je suis trompé s'il y a sur la terre un seul 
enfant, non déjà gâté, à l'épreuve de cette conduite, et 
qui s'avise après cela de casser une fenêtre à dessein. 
Suivez la chaîne de tout cela. Le petit méchant ne son- 
geait guère , en faisant un trou pour planter sa fève , qu'il 
se ereusoit un cachot où sa science ne tardèrent pas à le 
Éaire enfermer '. 

^ Au reste , quand ce devoir de tenir ses engagements ne seroit 
pas a^rmi dans Fesprit de Fenfant par le poids de son utilité , 
bientdt le aentimeot iMérieur, oomioençant à poindre, le lui impo- 
seroit comme une loi de la conscience, comme un principe inné qui 
n'attend , pour se développer , que les connoissances auxquelles il 
s'applique. €e premier trait n'est point marqué par la main des 
bomnoes^ mais ^ravé dass nos cœurs par Fauteur de toute justice. 
Otei: la loi primitive des conventions et l'obligation qu'elle impose , 
tout est illusoire et vain dans la société hiunaine. Qui ne tient que 
par son profit à sa promesse n'est guère plus lié que s'il n'eut rien 
promis ; ou tout au plus il en sera du pouvoir de la violer comme 
de la brisque des joueurs , qui ne tardent à s'en prévaloir que pour 
attendre le moment de s'en prévaloir avec plus d'avantage. Ce prin- 
cipe est de Ja dernière importance, et mérite d'être approfondi ; car 
c'est ici que l'homme commence à iw mettre en contradiction avec 
lui-même. 



118 EMILE. 

Nous voilà dan» le monde moral , voilà la porte ouverte 
au vice. Avec les conventions et les devoirs naissent la 
tromperie et le mensonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on 
ne doit pas, on veut cacher ce qu'on n'a pas dû faire. Dès 
qu'un intérêt fait promettre , un intérêt plus grand peut 
faire violer la promesse ; il ne s'agit plus que de la violer 
impunément : la ressource est naturelle ; on se cache et 
l'on ment. N'ayant pu prévenir le vice , nous voici déjà 
dans le cas de le punir. Voilà les misères de la vie humaine 
qui commencent avec ses erreurs. 

J en ai dit assez pour faire entendre qu'il ne faut jamais 
infliger aux enfants le châtiment comme châtiment , mais 
qu'il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle 
de leur mauvaise action. Ainsi vous ne déclamerez point 
contre le mensonge, vous ne les punirez point précisément 
pour avoir menti , mais vous ferez que tous les mauvais 
effets du mensonge , comme de n'être point cru quand on 
dit la vérité , d'être accusé du mal qu'on n'a point fait , 
quoiqu'on s'en défende , se rassemblent sur leur tête quand 
ils ont menti. Mais expliquons ce que c'est que mentir pour 
les enfants. 

11 y a deux sortes de mensonges : celui de fait qui re- 
garde le passé, celui de droit qui regarde l'avenir. Le 
premier a lieu quand on nie d'avoir fait ce qu'on a fait , ou 
quand on affirme afvoir fait ce qu'on n'a pas fait, et en gé- 
néral quand on parle sciemment contre la vérité des choses. 
L'autre a lieu quand on promet ce qu'on n'a pas dessein de 
tenir, et en général quand on montre une intention con- 
traire à celle qu'on a. Ces deux mensonges peuvent quel- 
quefois se rassembler dans le même * ; mais je les considère 
ici par ce qu'ils ont de différent. 

Celui qui sent le besoin qu'il a du secours des autres , 
et qui ne cesse d'éprouver leur bienveillance , n'a nul in- 

' Gomme lorsque , accusé d'une mauvaise action , le coupable 
8*en défend en se disant honnête homme. Il ment alors dans le fait 
et dans le droit. 



LIVRE II. 119 

térèt de les tromper : au contraire , il a un intérêt sen- 
sible quUIs voient les choses comme elles sont , de peur 
qu'ils ne se trompent à son préjudice. Il est donc clair 
que le mensonge de fait n'est pas naturel aux enfants; 
mais c'est la loi de l'obéissance qui produit la nécessité de 
mentir, parce que l'obéissance étant pénible , on s'en dis- 
pense en secret le plus qu'on peut, et que l'intérêt présent 
d'éviter le châtiment ou le reproche l'emporte sur l'in- 
térêt éloigné d'exposer la vérité. Dans l'éducation naturelle 
et libre, pourquoi donc votre enfant vous mentiroit-ilP 
Qu'a-t-il à vous cacher ? Vous ne le reprenez point , vous 
ne le punissez de rien , vous n'exigez rien de lui. Pourquoi 
ne vous diroit-il pas tout ce qu'il a fait aussi naïvement 
qu'à son petit camarade P II ne peut voir à cet aveu plus 
de danger d'un côté que de l'autre. 

Le mensonge de droit est moins naturel encore , puis- 
que les promesses de faire ou de s'abstenir sont des actes 
conventionnels , qui sortent de l'état de nature et dérogent 
à la liberté. 11 y a plus ; tous les engagements des enfants 
sont nuls par eux-mêmes , attendu que leur vue bornée 
ne pouvant s'étendre au delà du présent , en s'engageant 
ils ne savent ce qu'ils font. A peine l'enfant peut-il mentir 
quand il s'engage ; car, ne songeant qu'à se tirer d'affaire 
dans le moment présent , tout moyen qui n'a pas un effet 
présent lui devient égal : en promettant pour un temps 
futur il ne promet rien , et son imagination encore endormie 
ne sait point étendre son être sur deux temps différents. 
S'il pouvoit éviter le fouet ou obtenir un cornet de dra- 
gées en promettant de se jeter demain par la fenêtre , il 
le promettroit à l'instant. Voilà pourquoi les lois n'ont 
aucun égard aux engagements des enfants ; et quand les 
pères et les maîtres plus sévères exigent qu'ils les rem- 
plissent , c'est seulement dans ce que l'enfant devroit faire, 
quand même il ne l'auroit pas promis. 

L'enfant ne sachant ce qu'il fait quand il s'engage , ne 
peut donc mentir en s'engageant. Il n'en est pas de même 



120 EMILE. 

quand il manque à sa promesse , ce qui est encore ane es* 
pèce de mensonge rétroactif : car il se souvient très bien 
d^ayoir fait cette promesse ; mais ce qu'il ne voit pas , e^est 
rimportance de la tenir. Hors d'état de lire dans ravenîr, 
il ne peut prévoir les conséquences des choses ; et quand 
il viole ses engagements , il ne fait rien contre la raison de 
son âge. 

U suit de là que les mensonges des enfants sont toiu 
l'ouvrage des maîtres , et que vouloir leur apprendre à dire 
la vérité n'est autre chose que leur apprendre à mentir. 
Dans l'empressement qu'on a de les régler, de l€8 gon» 
vemer, de les instruire, on ne se trouve jamais assez 
d'instruments pour en venir à bout. On veut se donner de 
nouvelles prises dans leur esprit par des maximes sans 
fondement , par des préceptes sans raison , et l'on aime 
mieux qu'ils sadient leurs leçons et qu'ils mentent , que 
s'ils demeuroient ignorants et vrais, 

Pour nous, qui ne donnons à nos élèves que des leçons 
de pratique , et qui aimons mieux qu'ils soient bons que 
savants , nous n'exigeons point d'eux la vérité , de peur 
qu'ils ne la déguisent , et nous ne leur faisons rien pro- 
niettre qu'ils soient tentés de ne pas tenir. S'il s'est fait en 
mon absence quelque mal dont j'ignore l'auteur, je me 
garderai d'en accuser Emile ^ ou de lui dire : Est-ce vous ' p 
Car en cela que ferois-je autre chose sinon lui apprendre 
à le nier P Que si son naturel difficile me force à faire avee 
lui quelque conventicm , je prendrai si bien mes mesures 
q^ la proposition en vienne toujours de lui, jamais de 
moi ; que , quand il s'est engagé , il ait toujours un intér^ 
présent et sensible à remplir son engagement; et que , si 
jamais il y manque , ce mensonge attire sur lui des maux 

« Rien n*e8t plus indkcret qu'une pareille question , surtout quan4 
reniant est coupable ; alors , s'M croit que tous «avec ce qu'il a fait, 
il verra que vous lui tendez un pié^ , et cette opinion ne peut 
manquer de l'indisposer contre vous. S'il ne croit pas , il se dira : 
Pourquoi découvrirai -je ma faute? Et voilà la première tentation 
du mensonge devenue Tefifet de votre imprudente question. 



LIVRE II. 121 

(ju'il voie sortir de Tordre même des choses , et non pas 
de la vengeajoce de son gouverneur. Mais, loin d^avoir be- 
soin de recourir à de si cruels expédients, je suis presque 
sur qu'Emile apprendra fort tard ce que c'est que mentir, 
et qu'en l'apprenant il sera fort étonné, ne pouvant con> 
cevoir à quoi peut être bon le mensonge. Il est très clair 
que plus je rends son bien-être indépendant, soit des vo- 
lontés, soit des jugements des autres, plus je coupe en lui 
tout intérêt de mentir. 

Quand on n'est point pressé d'instruire , on n'est point 
pressé d'exiger, et l'on prend son temps pour ne rien exi- 
ger qu'a propos. Alors l'enfant se forme , en ce qu'il ne se 
gâte point Mais quand un étourdi de précepteur, ne sa- 
chant comment s'y prendre , lui fait à chaque instant pro- 
mettre ceci ou cela, sans distinction, sans choix, sans 
noiesure , l'enfant , ennuyé , surchargé de toutes ces pro- 
messes , les néglige , les oublie , les dédaigne enfin , et , les 
regardant comnate autant de vaines formules, se fait un 
jeu de les faire et de les violer. Voulez- vous donc qu'il soit 
fidèle a tenir sa parole , soyez discret à l'exiger. 

Le détail dans lequel je viens d'entrer sur le mensonge 
peut , à bien des égards, s'appliquer à tous les autres de- 
voirs ^^ifi'oBL ne prescrit aux enfants qu'en les leur rendant 
non seulement luussables, mais impraticables. Pour pa- 
roltre leur prêcher la vertu , on leur fait aimer tous les 
vices, on les leur donne en leur défendant de les avoir* 
Veut-on les rendre pieux, on les mène s'ennuyer à l'église; 
en leur faisant incessamment marmotter des prières , on 
leê force d'adirer au bonheur de ne plus prier Dieu. 
Pour leur insjÂrer la charité , on leur fait donner l'au- 
iBÀne , comme si on dédaignoit de la donner soi-no^me. 
Eh ! ce n'est pas l'enfant qui doit donner, c'est le maitre : 
qu^ue attachement qu'il ait pour son âève , il doit lui 
disputer cet honneur ; il doit lui faire juger qu'à son âge 
cm n'en est point Picore digne. L'aumône est une action 
d'homme qui connoU la valeur de ce qu'il donne et le be- 



122 ÉMILÊ. 

soin que son semblable en a. L^enfant , qui ne connolt rieti 
de cela j ne peut avoir aucun mérite à donner ; il donne 
sans charité , sans bienfaisance ; il est presque honteux de 
donner, quand, fondé sur son exemple et le vôtre, il croit 
qu'il n'y a que les enfants qui donnent, et qu'on ne fait 
plus l'aumône étant grand. 

Remarquez qu'on ne fait jamais donner à l'enfant que 
des choses dont il ignore la valeur , des pièces de métal 
qu'il a dans sa poche, et qui ne lui servent qu'à cela. Un 
enfant donneroit plutôt cent louis qu'un gâteau. Mais en- 
gagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui 
lui sont chères , des jouets , des bonbons , son goûter , et 
nous saurons bientôt si vous l'avez rendu vraiment libéral. 

On trouve encore un expédient à cela , c'est de rendre 
bien vite à l'enfant ce qu'il a donné , de sorte qu'il s'ac- 
coutume à donner tout ce qu'il sait bien qui lui va reve- 
nir. Je n'ai guère vu dans les enfants que ces deux espèces 
de générosité , donner ce qui ne leur est bon à rien , ou 
donner ce qu'ils sont sûrs qu'on va leur rendre. Faites en 
sorte , dit Locke , qu'ils soient convaincus par expérience 
que le plus libéral est toujours le mieux partagé. C'est là 
rendre un enfant libéral en apparence , et avare en effet. 
11 ajoute que les enfants contracteront ainsi l'habitude de 
la libéralité. Oui , d'une libéralité usurière , qui donne un 
œuf pour avoir un bœuf. Mais quand il s'agira de donner 
tout de bon , adieu l'habitude ; lorsqu'on cessera de leur 
rendre , ils cesseront bientôt de donner. Il faut regarder 
à l'habitude de l'ame plutôt qu'à celle des mains. Toutes 
les autres vertus qu'on apprend aux enfants ressemblent 
à celle-là. Et c'est à leur prêcher ces solides vertus qu'on 
use leurs jeunes ans dans la tristesse ! Ne voilà- t-il pas 
une savante éducation ! 

Maîtres , laissez les simagrées ; soyez vertueux et bons , 
que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos 
élèves , en attendant qu'ils puissent entrer dans leurs 
cœurs. Au lieu de me hâter d'exiger du mien des actes 



LIVRE IL 123 

de charité , j*aime mieux les faire en sa présence , et lui 
ôter même le moyen de m'imiter en cela, comme un hon- 
neur qui n'est pas de son âge ; car il importe qu'il ne 
s'accoutume pas à regarder les devoirs de l'homme seu- 
lement comme des devoirs d'enfans. Que si , me voyant 
assister les pauvres , il me questionne là dessus , et qu'il 
soit temps de lui répondre ' , je lui dirai : a Mon ami, c'est 
a que , quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des 
« riches , les riches ont promis de nourrir tous ceux qui 
« n'auroient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur tra- 
a vail. Vous avez donc aussi promis cela ? reprendra-t-il. 
« Sans doute ; je ne suis maître du bien qui passe par mes 
a mains qu'avec la condition qui est attachée à sa pro- 
« priété. » 

Après avoir entendu ce discours , et l'on a vu comment 
on peut mettre un enfant en état de l'entendre , un autre 
qu'Emile seroit tenté de m'imiter et de se conduire en 
homme riche : en pareil cas , j'empécherois au moins que 
ce ne fût avec ostentation; j'aimerois mieux qu'il me 
dérobât mon droit et se cachât pour donner. C'est une 
fraude de son âge et la seule que je lui pardonnerois. 

Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des 
vertus de singe , et qpie nulle bonne action n'est morale- 
ment bonne que quand on la fait comme telle , et non 
parce que d'autres la font. Mais , dans un âge où le cœur 
ne sent rien encore , il faut bien faire imiter aux enfants 
les actes dont on veut leur donner l'habitude , en atten- 
dant qu'ils les puissent faire par discernement et par 
amour du bien. L'homme est imitateur, l'animal même 
l'est ; le goût de l'imitation est de la nature bien ordonnée ; 
mais il dégénère en vice dans la société. Le singe imite 
l'homme qu'il craint, et n'imite pas les animaux qu'il mé- 

' On doit concevoir que je ne résous pas ces questions quand il 
lui plaît, mais quand il me plait; autrement ce seroit m'asseryir 
à ses volontés y et me mettre dans la plus dangereuse dépendance 
où un gouverneur puisse être de son élève. 



124 EMILE. 

prise ; il juge bon ce que fait un être meilleur que lui. 
Parmi nous , au contraire , nos arlequins de toute espèce 
imitent le beau pour le dégrader, pour le rendre ridi- 
cule ; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à 
s'égaler ce qui vaut mieux qu'eux; ou, s'ils s'efforcent 
d'imiter ce qu'ils admirent , on voit dans le choix dee ob- 
jets le faux goût des imitateurs : ils veulent bien plus en 
imposer aux autres ou faire applaudir leur talent, que se 
rendre meilleurs ou plus sages. Le fondement de l'imita- 
tion parmi nous vient du désir de se transporter toujours 
hors de soi. Si je réussis dans mon entreprise, Emile 
n'aura sûrement pas ce désir. 11 faut donc nous passer du 
bien apparent qu'il peut produire. 

Approfondissez toutes les règles de votre éducation^ 
vous les trouverez ainsi toutes à contre-sens , surtout en 
ce qui concerne les vertus et les mœurs. La seule leçon 
de morale qui convienne à l'enfance, et la plus impor- 
tante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. 
Le précepte même de faire du bien , s'il n'est subordonné 
à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ee 
qui ne fait pas dii bien? tout le naonde en fait, le méchant 
eomme les autres ; il fait un heureux aux dépens de œnt 
misérables ; et de là viennent toutes nos calamités. Les 
plus sublimes vertus sont négatives : elles sont aussi les 
plus difficiles , parce qu'elles sont sans ostentation , et au 
dessus même de ee [Saisir si doux au cœur de l'homme 
d'en renvoyer un autre content de nous. Oh ! quel bien 
fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux, 
s'il en est un , qui ne leur fait jamais de mal ! de quelle 
intrépidité d'ame, de quelle vigueur de earactère il a 
besoin pour cela ! Ce n'est pas en raisonnant sur cette 
maxime , e'est en tâchant de la pratiquer , qu'on ^nt 
combien il est grand et pénible d'y réussir '. 

' Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui de temr 
à la société humaine le moins qu41 est possible ; car , dans l'état 
social y le bien de Fun fait nécessairement le mal de l'autre. Ce rap- 



LIVRE H. 125 

Voilà quelques foibles idées des précautions avec les- 
quelles je Toudrois qu^on donnât aux enfants les instruc- 
tions qu'on ne peut quelquefois leur refuser sans les 
exposer à nuire à eux-mêmes ou aux autres , et surtout à 
contracter de mauvaises habitudes dont on auroit peine 
ensuite à les corriger : mais soyons sûrs que cette néces- 
sité se présentera rarement pour les enfants élevés comme 
ils doivent l'être , parce qu'il est impossible qu'ils devien- 
nent indociles , méchants , menteurs , avides , quand on 
n'aura pas semé dans leurs cœurs les vices qui les ren- 
dent tels. Ainsi ce que j'ai dit sur ce point sert plus aux 
exceptions qu'aux règles ; mais ces exceptions sont plus 
fréquentes à mesure que les enfants ont plus d'occa- 
sions de sortir de leur état et de contracter les vices des 
hommes. Il faut nécessairemeht à ceux qu'on élève au 
milieu du monde des instructions plus précoces qu'à ceux 
qu'on élève dans la retraite. Cette éducation solitaire 
«croit donc préférable , quand elle ne feroit que donner à 
l'enfance le temps de mûrir. 

n est un autre genre d'exceptions contraires pour ceux 
qu'un heureux naturel élève au dessus de leur âge. Comme 
il y a des hommes qui ne sortent jamais de l'enfance , il y 
en a d'autres qui , pour ainsi dire , n'y passent point , et 
sont hommes presque en naissant. Le mal est que cette 
dernière exception est très rare, très difficile à connoitre, 
et que chaque mère , imaginant qu'un enfant peut être un 

port est dans l'essence de la chose , et rien ne sauroit le changer. 
Qu'on cherche sur ce principe lequel est le meilleur de l'homme 
social ou du solitaire. Un auteur illustre dit qu'il n'y a que le mé- 
chant cpii soit seul*; moi je dis qu'il n'y a que le bon qui soit seul. 
Si cette proposition est moins sentencieuse , elle est plus vraie et 
mieux raisonnée que la précédente. Si le méchant étoit seul , quel 
mal feroit-il? Cest dans la société qu'il dresse ses machines pour 
nuire aux autres. Si l'on veut rétorquer cet argument pour l'homme 
de bien , je réponds par l'article auquel appartient cette note. 

* Diderot, préface du FUs naturel. Rousseau se plaint, dans ses Confessions, 
de la dureté de cette sentence prononcée par son ami, qui savoit qu'il étoit seul 
à THermitage. 



126 EMILE. 

prodige , ne doute point que le sien n'en soit un. Elles 
font plus , elles prennent pour des indices extraordinaires 
ceux même qui marquent l'ordre accoutumé : la vivacité, 
les saillies, Fétourderie, la piquante naïveté, tous signes 
caractéristiques de Tâge , et qui montrent le mieux qu'un 
enfant n'est qu'un enfant. Est -il étonnant que celui qu'on 
fait beaucoup parler et à qui l'on permet de tout dire, 
qui n'est gêné par aucun égard, par aucune bienséance, 
fasse par hasard quelque heureuse rencontre ? 11 le seroit 
bien plus qu'il n'en fit jamais , comme il le seroit qu'avec 
mille mensonges un astrologue ne prédit jamais aucune 
vérité. Ils mentiront tant, disoit Henri IV, qu'à la fin ils 
diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots 
n^a qu'à dire beaucoup de sottises. Dieu garde de mal les 
gens à la mode , qui n'ont d'autre mérite pour être fêtés ! 

Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le 
cerveau des enfants, ou plutôt les meilleurs mots dans 
leur bouche, comme les diamants du plus grand prix 
sous leurs mains , sans que pour cela ni les pensées ni les 
diamants leur appartiennent; il n'y a point de véritable 
propriété pour cet âge en aucun genre. Les choses que dit 
un enfant ne sont pas pour lui ce qu'elles sont pour nous; 
il n'y joint pas les mêmes idées. Ces idées, si tant est qu'il 
en ait , n'ont dans sa tête ni suite ni liaison ; rien de fixe , 
rien d'assuré dans tout ce qu'il pense. Examinez votre 
prétendu prodige. En de certains moments vous lui trou- 
verez un ressort d'une extrême activité , une clarté d'es- 
prit à percer les nues. Le plus souvent ce même esprit 
vous paroit lâche , moite , et comme environné d'un épais 
brouillard. Tantôt il vous devance , et tantôt il reste im- 
mobile. Un instant vous diriez : c'est un génie , et l'instant 
d'après c'est un sot. Vous vous tromperiez toujours ; c'est 
un enfant, c'est un aiglon qui fend l'air un instant, et 
retombe l'instant d'après dans son aire. 

Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences , et 
craignez d'épuiser ses forces pour les avoir voulu trop 



LIVRE II. 127 

exercer. Si ce jeune cerveau s'échauffe, si vous voyez qu'il 
commence à bouillonner , laissez-le d'abord fermenter en 
liberté, mais ne l'excitez jamais, de peur que tout ne 
s'exhale ; et quand les premiers esprits se seront évapo- 
rés , retenez , comprimez les autres , jusqu'à ce qu'avec 
les années tout se tourne en chaleur vivifiante et en véri- 
table force. Autrement vous perdrez votre temps et vos 
soins , vous détruirez votre propre ouvrage ; et après vous 
être indiscrètement enivrés de toutes ces vapeurs inflam- 
mables , il ne vous restera qu'un marc sans vigueur. 

Des enfants étourdis viennent les hommes vulgaires : 
je ne sache point d'observation plus générale et plus cer- 
taine que celle-là. Rien n'est plus difficile que de distin- 
guer dans l'enfance la stupidité réelle , de cette apparente 
et trompeuse stupidité qui est l'annonce des âmes fortes. 
11 paroit d'abord étrange que les deux extrêmes aient des 
signes si semblables : et cela doit pourtant être ; car dans 
un Âge où l'homme n'a encore nulles véritables idées, 
toute la différence qui se trouve entre celui qui a du génie 
et celui qui n'en a pas , est que le dernier n'admet que de 
fausses idées , et que le premier , n'en trouvant que de 
telles , n'en admet aucune : il ressemble donc au stupide 
en ce que l'un n'est capable de rien , et que rien ne con- 
vient à l'autre. Le seul signe qui peut les distinguer dé- 
pend du hasard , qui peut offrir au dernier quelque idée 
à sa portée , au lieu que le premier est toujours le même 
partout. Le jeune Gaton , durant son enfance , sembloit 
un imbécille dans la maison. 11 étoit taciturne et opiniâtre, 
voilà tout le jugement qu'on portoit de lui. Ce ne fut que 
dans l'antichambre de Sylla que son oncle apprit à le con- 
noitre. S'il ne fût point entré dans cette antichambre, 
peut-être eût-il passé pour une brute jusqu'à l'âge de rai- 
son : si César n'eût point vécu , peut-être eût-on toujours 
traité de visionnaire ce même Caton qui pénétra son fu- 
neste génie , et prévit tous ses projets de si loin. Oh! que 
ceux qui jugent si précipitamment les enfants sont sujets 



i 

r 



128 EMILE. 

& se tromper! Us sont souvent plus enfants qu'eux. J*al 
vu, dans un âge assez avancé, un homme» qui mliono- 
roit de son amitié , passer dans sa famille et chez ses amis 
pour un esprit borné; cette excellente tête se mùrissoit 
en silence. Tout à coup il s'est montré philosophe , et je 
ne doute pas que la postérité ne lui marque une place 
honorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs 
et les plus profonds métaphysiciens de son siècle. 

Respectez l'enfance , et ne vous pressez point de la ju- 
ger^ soit en bien , soit en mal. Laissez les exceptions s'in- 
diquer, se prouver, se confirmer long-temps avant d'adopter 
pour elles des méthodes particulières. Laissez long-temps 
agir la nature avant de vous mêler d'agir à sa place , de 
peur de contrarier ses opérations. Vous connoissez , dites- 
vous , le prix du temps et n'en voulez point perdre. Vous 
ne voyez pas que c'est bien plus le perdre d'en mal user 
que de n'en rien faire , et qu'un enfant mal instruit est 
plus loin de la sagesse que celui qu'on n'a point instruit 
du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses pre- 
mières années à ne rien faire ! Comment ! n'est-ce rien 
que d'être heureux? n'est-ce rien que de sauter, jouer, 
courir toute la journée ? De sa vie il ne sera si occupé. 
Platon , dans sa République, qu'on croit si austère, n'élève 
les enfants qu'en fêtes, jeux , chansons, passe-temps ; on 
diroit qu'il a tout fait quand il leur a bien appris à se ré- 
jouir : et Sénèque parlant de l'ancienne jeunesse romaine : 
Elle étoit , dit-il , toujours debout , on ne lui enseignoit 
rien qu'elle dût apprendre assise ^. En valoit-elle moins 

' L'abbé de CondiUac. 

* Nihil Uberos suos docebant, quod discendum esset jacentibus. Epist. ^. 
— Ce même passage «e trouve dans Montaigne , liv. ii , chap. xxi. 

« C*e«t merveille, dit-il encore (liv. i, chap. xxv), combien Platon 
« se monstre soigneux, en ses loix, de la gayeté et passe-temps de 
« la ieunesse de sa cité ; et combien il s'arreste à leurs courses , 
« ieux , chansons , saults et danses — Il s'estend à mille préceptes 
« pour ses gymnases ; pour les sciences lettrées , il s*y amuse fort 
• peu , etc. » 



LIVRE IL 129 

parvenue à TAge viril ? Effrayez-vous donc peu de cette 
oisiveté prétendue. Que diriez -vous d'un homme qui, 
pour mettre toute la vie à profit, ne voudroit jamais 
dormir ? Vous diriez : Cet homme est insensé ; il ne jouit 
pas du temps , il se Tôte ; pour fuir le sommeil il court à 
la mort. Songez donc que c'est ici la même chose , et que 
l'enfance est le sommeil de la raison. 

L'apparente facilité d'apprendre est cause de la perte 
des enfants. On ne voit pas que cette facilité même est la 
preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli 
rend comme un miroir les objets qu'on lui présente; mais 
rien ne reste , rien ne pénètre. L'enfant retient les mots , 
les idées se réfléchissent : ceux qui l'écoutent les enten- 
dent, lui seul ne les entend point. 

Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux 
facultés essentiellement différentes , cependant l'une ne se 
développe véritablement qu'avec l'autre. Avant l'âge de 
raison l'enfant ne reçoit pas des idées , mais des images ; 
et il y a cette différence entre les unes et les autres , que 
les images ne sont que des peintures absolues des objets 
sensibles, et que les idées sont des notions des objets déter- 
minées par des rapports. Une image peut être seule dans 
l'esprit qui se la représente ; mais toute idée en suppose 
d'autres. Quand on imagine , on ne fait que voir ; quand 
on conçoit, on compare. Nos sensations sont purement 
passives , au lieu que toutes nos perceptions ou idées nais- 
sent d'un principe actif qui juge. Cela sera démontré 
ci-après. 

Je dis donc que les enfants , n'étant pas capables de ju- 
gement , n'ont point de véritable mémoire. Us retiennent 
des sons , des figures , des sensations , rarement des idées , 
plus rarement leurs liaisons. En m'objectant qu'ils ap- 
prennent quelques éléments de géométrie , on croit bien 
prouver contre moi ; et tout au contraire , c'est pour moi 
qu'on prouve : on montre que , loin de savoir raisonner 
d'eux-mêmes , ils ne savent pas même retenir les raisonne- 

EMILE. T. I, 9 



130 ' EMILE. 

ments d'autrui ; car suivez ces petits géomètres dans leur 
méthode, vous voyez aussitôt qu^ils n'ont retenu que 
l'exacte impression de la figure et les termes de la démon- 
stration. A la moindre objection nouvelle, ils n'y sont 
plus ; renversez la figure , ils n'y sont plus. Tout leur savour 
est dans la sensation , rien n'a passé jusqu'à rentendement. 
Leur mémoire elle-même n'est guère plus parfaite que 
leurs autres facultés, puisqu'il faut presque toujours qu'ils 
rapprennent étant grands les choses dont ils ont appris 
les mots dans l'enfance. 

Je suis Cependant bien éloigné de penser que les en- 
fants n'aient aucune espèce de raisonnement '. Au con- 
traire , je vois qu'ils raisonnent très bien dans tout ce 
qu'ils connoissent et qui se rapporte à leur intérêt pré- 
sent et sensible. Mais c'est sur leurs connoissances que 
l'on se trompe , en leur prêtant celles qu'ils n'ont pas , et 
les faisant raisonner sur ce qu'ils ne sauroient comprendre. 
On se trompe encore en voulant les rendre attentifs à des 
considérations qui ne les touchent en aucune manière, 
comme celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant 
hommes , de l'estime qu'on aura pour eux quand ils seront 
grands; discours qui, tenus à des êtres dépourvus de 

« J'ai fait cent fois réflexion , en écrivant , qu*il est impossible , 
dans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux 
mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche pour fournir au- 
tant de termes , de tours et de phrases , que nos idées peuvent avoir 
de significations. La méthode de définir tous les termes, et de sub- 
stituer sans cesse la définition à la place du défini , est belle , mais 
impraticable ; car comment éviter le cercle ? Les définitions pour- 
roient être bonnes si l'on n'employoit pas des mots pour les faire. 
Malgré cela, je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la 
pauvreté de notre langue , non pas en donnant toujours les mêmes 
acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois 
qu'on emploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit 
suffisamment détérmince par les idées qui s'y rapportent, et que 
chaque période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de 
définition. Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raison- 
nement , et tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse. Je ne 
crois pas en cela me contredire dans mes idées , mais je ne puis dis- 
convenir que je ne me contredise souvent dans mes expressions. 



LIVRE IL 131 

toute {Hrévoyance , ne signifient absolument rien pour eux. 
Or, toutes les études forcées de ces pauvres infortunés 
tendent à ces objets entièrement étrangers à leurs esprits. 
Qu^on juge de l'attention qu'ils y peuvent donner. 

Les pédagogues qui nous étalent en grand appareil les 
instructions qu^ils donnent à leurs disciples sont payés 
pour tenir un autt*e langage : cependant on voit , par leur 
propre conduite , qu'ils pensent exactement comme moi. 
Car que leur apprennent-ils enfin? Des mots, encore des 
inots , el toujours des mots. Parmi les diverses sciences 
^'ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien 
de choisir celles qui leur seroient véritablement utiles, 
parce que ce seroient des sciences de choses, et qu'ils 
tTy rélissiroient pas; mais celles qu'on parait savoir quand 
on entait les termes, le blason, la géographie, la chrono- 
logie, les langues, etc. , toutes études si loin de l'homme, 
et surtout de l'enfant, que c'est une merveille si rien de 
tout cela lui peut être utile une seule fois en sa vie. 

On sera surpris que je compte l'étude des langues au 
nombre des inutilités de l'éducation : mais on se sou- 
viendra que je ne parle ici que des études du premier 
âge ; et , quoi qu'on puisse dire , je ne crois pas que , j usqu'à 
rage de douze ou quinze abs, nul enfant, les prodiges à 
part , ait jamais vraiment appris deux langues^ 

Je conviens que si l'étude des langues n'étoit que celle 
des mots, c'est-à'-dire des figui^es ou des sons qui les ex- 
priment, cette étude pourroit convenir aux enfants : mais 
les langues , en changeant les signes , modifient aussi les 
idées qu'ils représentent. Les têtes se forment sur les lan- 
gages , les pensées prennent la teinte des idiomes^ La rai- 
son s^ule est commune, l'esprit en chaque langue a sa 
forme particulière , différence qui pourroit bien être en 
partie la cause ou l'effet des caractères nationaux, et ce 
qui pai'olt confirmer cette conjecture est que , chez toutes 
les nations du monde , la langue suit les vicissitudes des 
mœurs , et se conserve ou s'altère comme elles. 

9. 



132 EMILE. 

De ces formes diverses Tusage en donne une à Tenfdnt , 
et c'est la seule qu'il garde jusqu'à l'âge de raison. Pour 
en avoir deux , il faudroit qu'il sût comparer des idées; et 
comment les compareroit-il, quand il est à peine en état 
de les concevoir ? Chaque chose peut avoir pour lui mille 
signes différents; mais chaque idée ne peut avoir qu'une 
forme : il ne peut donc apprendre à parler qu'une langue. 
Il en apprend cependant plusieurs , me dit-on : je le nie. 
J'ai vu de ces petits prodiges qui croyoient parler cinq ou 
six langues. Je les ai entendus successivement parler alle- 
mand , en termes latins , en termes françois , en termes 
italiens ; ils se servoient à la vérité de cinq ou six diction- 
naires ^ mais ils ne parloient toujours qu'allemand. En un 
mot, donnez aux enfants tant de synonymes qu'il vous 
plaira : vous changerez les mots , lion la langue : ils n'en 
sauront jamais qu'une. 

C'est pour cacher en ceci leur inaptitude, qu'on les 
exerce par préférence sur les langues mortes , doht il n'y 
a plus de juges qu'on ne puisse récuser. L'usage familier 
de ces langues étant perdu depuis long-temps , on se con- 
tente d'imiter ce qu'on en trouve écrit dans les livres ; et 
l'on appelle cela les parler. Si tel est le grec et le latin des 
maîtres , qu'on juge de celui des enfants ! A peine ont-ils 
appris par cœur leur rudiment , auquel ils n'entendent ab- 
solument rien , qu'on leur apprend d'abord à rendre un 
discours françois en mots latins ; puis , quand ils sont plus 
avancés , à coudre en prose des phrases de Cicéron , et en 
vers des centons de Virgile. Alors ils croient parler latin : 
qui est-ce qui viendra les contredire P 

En quelque étude que ce puisse être, sans l'idée des 
choses représentées , les signes représentants ne sont rien. 
On borne pourtant toujours l'enfant à ces signes, sans ja- 
mais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses 
qu'ils représentent. En pensant lui apprendre la descrip- 
tion de la terre , on ne lui apprend qu'à connoltre des 
cartes : on lui apprend des noms de villes , de pays , de 



LIVRE IL 133 

rivières, qu'il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le 
papier où Ton les lui montre. Je me souviens d'avoir vu 
quelque part une géographie qui commehçoit ainsi : 
Qu est-ce que le monde ? Cest un globe de carton. Telle est 
précisément la géographie des enfants. Je pose en fait 
qu'après deux ans de sphère et de cosmographie ,-il n'y i^ 
pas un seul enfant de dix ans qui , sur les règles qu'on lui 
a données, sût se conduire de Paris à Saint-Denis. Je 
pose en fait qu'il n'y en a pas un qui, sur un plan du 
jardin de son père, fût en état d'en suivre les détours sans 
s'égarer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé 
où sont Pékin, Ispahan, le Mexique, et tous les pays de 
la terre. 

J'entends dire qu'il convient d'occuper les enfants à des 
études où il ne faille que des yeux ; cela pourroit être s'il 
y avoit quelque étude où il ne fallût que des yeux : mais 
je n'en connois point de teUe. 

Par une erreur encore plus ridicule , on leur fait étu- >^ 
dier l'histoire : on s'imagine que l'hîstoire est à leur portée 
parce qu'elle n'est qu'un recueil de faits. Mais qu'entend- 
on par ce mot de faits ? croit-on que les rapports qui dé- 
terminent les faits historiques soient si faciles à saisir, que 
les idées s'en forment sans peine dans l'esprit des enfants? 
Croit-on que la véritable connoissance des événements soit 
séparable de celle de leurs causes , de celle de leurs effets, 
et que l'historique tienne si peu au moral qu'on puisse 
connoitre l'un sans l'autre? Si vous ne voyez dans les ac- 
tions des hommes que les mouvements extérieurs et pu- 
rement physiques, qu'apprenez-vous dans l'histoire abso- 
lument rien; et cette étude, dénuée de tout intérêt, ne vous 
donne pas plus de plaisir que d'instruction. Si vous voulez 
apprécier ces actions par leurs rapports moraux, essayez 
de faire entendre ces rapports à vos élèves, et vous verrez 
alors si l'histoire est de leur âge. 

Lecteurs , spuvenez-vous toujours que celui qui vous 
parle n*est ni un savant ni un philosophe , mais un homme 



134 EMILE. 

simple y ami de la vérité , sans parti , sans système ; un 
solitaire , qui , vivant peu avec les hommes, a moins d^oc* 
casions de s^imboire de leurs préjugés , et plus de temps 
pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce 
avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés sur des 
principes que sur des faits ; et je crois ne pouvoir mieux 
vous mettre i portée d'^en juger, que de vous rapporter 
souvent quelque exemple des observations qui me les sug^ 
gèrent. 

J'étois allé passer quelques Jours à la campagne ékez 
une bonne mère de famille qui prenoit grand soin de ses 
enfants et de leur éducation. Un matin que j^étois présent 
aux leçons de Talné , son gouverneur, qui Favoit très bien 
instruit de Thistoire ancienne, reprenant celle d'Alexandre, 
tomba sur le trait connu du médecin Phifippe qu'cm a mis 
en tableau, et qui sûrement en valoit bien la peine ^ 
Le gouverneur, homme, de mérite, fit sur Tintrépidité 
d'Alexandre plusieurs réflexions qui ne me plurent point, 
mais que j'évitai de combattre, pour ne pas le décréditer 
dans Fesprit de son élève. A table , on ne manqua pas , 
selon la méthode françoise , de faire beaucoup babiller le 
petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge , et Fat- 
tente d'un applaudissement sûr, lui firent débiter mille 
sottises , tout à travers lesquelles partoient de temps en 
temps quelques mots heureux qui faisoient oublier le 
reste. Enfin vint Fhistoire du médecin Philippe : il la ra- 
conta fort nettement et avec beaucoup de grâce. Après^ 
l'ordinaire tribut d'éloges qu'exigeoit la mère et qu'atten- 
doit le fils , on raisonna sur ce qu'il avoit dit. Le plus grand 
nombre blâma la témérité d'Alexandre ; quelques uns , i 
l'exemple du gouverneur, admiroient sa fermeté , son cou- 

» Voyez Quinte-Gurce , liv. m, chap. vi. — Le même trait est rap- 
porté au8si par Montaigne. « Alexandre ayant eu advia , par une 

« lettre de Parmenibn , que Philippus , 8on plus cher médecin , estoit 
« corrompu par Fargent de Darius pour l'empoisonner ; en mesme 
« temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus , il avala le breu- 
« vage qu'il lui avoit présente.» Liv. i, chap. xxiii. 



LIVRE IL 135 

rage : ce qui me fit comprendre qu'aucun de ceux qui 
étoîent présents ne voyoit en quoi consistoit la véritable 
beauté de ce trait. Pour moi , leur dis-je , il me paroit que 
s^il y a le moindre courage , la moindre fermeté dans Fac- 
tion d^Âlexandre , elle n'est qu'une extravagance. Alors tout 
le monde se réunit, et convint que c'étoit une extravagance. 
J'allois répondre et m'échauffer^ quand une femme , qui 
étoit à côté de moi , et qui n'avoit pas ouvert la bouche , 
se pencha vers mon oreille et me dit tout bas : Tais-toi , 
Jean- Jacques , ils ne t'entendront pas. Je la regardai, je 
fus frappé et je me tus. 

Après le dîner, soupçonnant sur plusieurs indices que 
mon jeune docteur n'avoît rien compris du tout à l'his- 
toire qu'il avoit si bien raconté, je le pris par la main , je 
fis avec lui un tour de parc , et l'ayant questionné tout à 
mon aise,, je trouvai qu'il admiroit plus que personne le 
courage si vanté d'Alexandre : mais savez-vous où il voyoit 
ce courage? uniquement dans celui d'avaler d'un seul trait 
un breuvage de mauvais goût , sans hésiter, sans marquer 
la moindre répugnance. Le pauvre enfant , à qui l'on avoit 
fait prendre médecine il n'y avoit pas quinze jours , et 
qui ne l'avoit prise qu'avec une peine infinie, en avoit 
encore le déboire à la bouche. La mort , l'empoisonne- 
ment , ne passoient dans son esprit que pour des sensa- 
tions désagréables , et il ne concevoit pas , pour lui , d'autre 
poison que du séné. Cependant il faut avouer que la fer- 
meté du héros avoit fait une grande impression sur son 
^une cœur, et qu'à la première médecine qu'il faudroit 
avaler, il avoit bien résolu d'être un Alexandre. Sans entrer 
dans des éclaircissements qui passoient évidemment sa 
portée, je le confirmai dans ces dispositions louables, et 
je m'en retournai riant en moi-même de la haute sagesse 
des pères et des maîtres , qui pensent apprendre l'histoire 
aux enfants. 

Il est aisé de mettre dans leurs bouches les mots de rois, 
d'empires, de guerres, de conquêtes, de révolutions, de 



136 EMILE. 

lois ; mais quand il sera question d'attacher à ces mots 
des idées nettes , il y aura loin de l'entretien du jardinier 
Robert à toutes ces explications. 

Quelques lecteurs, mécontents du tais-toi, Jean- Jacques y 
demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin de si 
beau dans l'action d'Alexandre. Infortunés ! s'il faut vous 
le dire, comment le comprendrez-vous? C'est qu'Alexandre 
croyoit à la vertu; c'est qu'il y croyoit sur sa tête, sur sa 
propre vie; c'est que sa grande ame étoit faite pour y 
croire. Oh ! que cette médecine avalée étoit une beUe pro- 
fession de foi ! Non , jamais mortel n'en fit une si su- 
blime. S'il est quelque moderne Alexandre, qu'on me le 
montre à de pareils traits ', 

S'il n'y a point de science de mots, il n'y a point d'étude 
propre aux enfants. S'ils n'ont pas de vraies idées , ils n'ont 
point de véritable mémoire; car je n'appelle pas ainsi celle 
qui ne retient que des sensations. Que sert d'inscrire dans 
leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien 
pour eux? En apprenant les choses , n'apprendront-ils pas 
les signes? Pourquoi leur donner la peine inutile de les 
apprendre deux fois? Et cependant quels dangereux pré- 
jugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant 
prendre pour de la science des mots qui n'ont aucun sens 
pour eux ! c'est du premier mot dont l'enfant se paie , c'est 
de la première chose qu'il apprend sur la parole d'autrui, 
sans en voir l'utilité lui-même, que son jugement est 
perdxi : il aura long^temps à briller aux yeux des sots avant 
qu'il répare une telle perte *, 

' c Ce prince , dit Montaigne à ce sujet , est le souverain patron 
« des actes hazardeux ; mais je ne sçay s'il y a traict en sa vie qui ayt 
t plus de fermeté que cettuy cy, ny une beaulté illustre par tant de 
« visaiges. » Liv. i, chap. xxiii. 

* La plupart des savants le sont à la manière des enfants. La vaste 
érudition résulte moins d'une multitude d'idées que d'une multitude 
d'images. Les dates, les noms propres, les lieux, tous les objets 
isolés ou dénués d'idées , se retiennent uniquement par la mémoire 
des signes ; et rarement se rappelle-t-on quelqu'une de ces choses 



LIVRE II. 137 

Mon , si la nature donne au cerveau d'un enfant cette 
souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d'im- 
pressions , ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de 
rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géo- 
graphie, et tous ces mots sans aucun sens pour son âge 
et sans aucune utilité pour quelque Âge que ce soit, dont 
on accable sa triste et stérile enfance ; mais c'est pour que 
toutes les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles , 
toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent 
l'éclairer un jour sur ses devoirs, s'y tracent de bonne 
heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se con- 
duire pendant sa vie d'une manière convenable à son être 
et à ses facultés. 

Sans étudier dans les livres , l'espèce de mémoire que 
peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce 
qu'il voit, tout ce qu'il entend, le frappe, et il s'en sou- 
vient; il tient registre en lui-même des actions, des discours 
des hommes ; et tout ce qui l'environne est le livre dans 
lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mé- 
moire en attendant que son jugement puisse en profiter. 
C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui 
présenter sans cesse ceux qu'il peut connoître et de lui ca- 
cher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le véritable art de 
cultiver en lui cette première faculté ; et c'est par là qu'il 
faut tâcher de lui former un niagasin de connoissances 
qui servent à son éducation durant sa jeunesse , et à sa 
conduite dans tous les temps. Cette méthode , il est vrai , 
ne forme pas de petits prodiges et ne fait pas briller les 

sans voir en même temps le recto ou le verso de la page où on Ta 
lue, ou la figure sous laquelle on la vit la première fois. Telle étoit 
à peu près la science à la mode des siècles derniers. Celle de notre 
siècle est autre chose : on n'étudie plus , on n'observe plus ; on rêve, 
et l'on nous donne gravement pour de la philosophie des rêves de 
quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi : j'en con- 
viens : mais , ce que les autres n'ont garde de faire , je donne mes 
rêves pour des rêves , laissant chercher au lecteur s'ils ont quelque 
chose d'utile aux gens éveillés. 



138 EMILE. 

gouvernantes et les précepteurs; mais elle forme des 
hommes judicieux, robustes, sains de corps et d^enten- 
dément, qui, sans s^étre fait admirer étant jeunes, se font 
honorer étant grands. 

Emile n^apprendra jamais rien par cœur, pas même des 
fables , pas même celles de La Fontaine , toutes naïves , 
toutes charmantes qu^elles sont; car les mots des fables 
ne sont pas plus les fables que les mots de l'histoire ne 
sont rhistoire. Gomment peut-on s'aveugler, assez pour 
appeler les fables la morale des enfants , sans songer que 
Tapologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le 
mensonge , ils laissent échapper la vérité , et que ce qu^oa 
fait pour leur rendre Finstruction agréable les empêche 
d'en profiter ? Les fables peuvent instruire les honunes ; 
mais il faut dire la vérité nue aux enfants ; sitôt qu'on la 
couvre d'un voile , ils ne se donnent plus la peine de le 
lever. 

On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous lea 
enfants , et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand 
ils les entendroient , ce seroit encore pis; caria morale eu 
est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, 
qu'elle les porteroit plus au vice qu'à la vertu. Ce sont 
encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit; mais voyons si 
ce sont des vérités. 

Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui 
fait apprendre , parce que , quelque effort qu'on fasse pour 
les rendre simples , l'instruction qu'on en veut tirer force 
d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le 
tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à 
retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir ; en sorte 
qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans 
citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible 
ni d'utile pour les enfants , et qu'on leur fait indiscrètement 
apprendre avec les autres , parce qu'elles s'y trouvent mê- 
lées, bornons-nous à celles que l'auteur semble avoir 
faites spécialement pour eux. 



LIVRE II. 139 

Je ne connois dans tout le recueil de La Fontaine que 
cinq ou six fables où brille éminemment la naïveté puérile; 
de ces cinq ou six je prends pour exemple 1$ première de 
toutes < , parce que c'est celle dont la morale est le plus 
de tout âge , celle que les enfants saisissent le mieux , celle 
qu'ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que 
pour cela même Fauteur a mise par préférence à la tête de 
son livre. En lui supposant réellement Tobjet d'être en- 
tendu des enfants , de leur plaire et de les instruire, cette 
fable est assurément son chef-d'œuvre : qu'on me permette 
donc de la suivre et de l'examiner en peu de mots. 

LE CORBEAU ET LE RENARD, 

FABLE. 

Maître corbeau , sur un arbre perché , 

Maître! que signifie ce mot en lui-même? que signi- 
fie-t-il au devant d'un nom propre ? quel sens a-t-il dans 
cette occasion ? 

Qu'est-ce qu'un corbeau ? 

Qu'est-ce qu'«/i arbre perché ? L'on ne dit pas sur un 
arbre perché^ l'on dit perché sur un arbre» Par conséquent , 
il faut parler des inversions de la poésie ; il faut dire ce 
que c'est que prose et que vers. 

Tenoit en son bec un fromage. 

Quel fromage P étoit-ce un fromage de Suisse , de Brie 
ou de Hollande ? Si l'enfant n'a point vu de corbeaux , 
que gagnez- vous à lui en parler ? s'il en a vu , comment 
concevra-t-il qu'ils tiennent un fromage à leur bec P Fai- 
sons toujours des images d'après nature. 

Maître renard , par l'odeur alléché , 

Encore un maitre ! mais pour celui-ci, c'est à bon titre : 
il est maître passé dans les tours de son métier. 11 faut 

' C'est la seconde et non la première , comme Fa très bien remar- 
qué M. Formey. 



140 EMILE. 

dire ce que c'est qu'un renard , et distinguer son vrai na- 
turel du caractère de convention qu'il a dans les fables. 

Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut expliquer ; il 
faut dire qu'on ne s'en sert plus qu'en vers. L'enfant 
demandera pourquoi l'on parle autrement en vers qu'en 
prose. Que lui répondrez-vous ? 

Alléché par P odeur d^un fromage ! Ce fromage, tenu par 
un corbeau perché sur un arbre , devoit avoir beaucoup 
d'odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou 
dans son terrier! Est-ce ainsi que vous exercez votre 
élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s'en laisse 
imposer qu'à bonnes enseignes , et sait discerner la vérité 
du mensonge dans les narrations d'autrui ? 

Lui tint à peu près ce langage : 

Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc 
la même langue que les corbeaux ? Sage précepteur , 
prends garde à toi : pèse bien ta réponse avant de la 
faire , elle importe plus que tu n'as pensé. 

Eh ! bonjour, monsieur le corbeau ! 

Monsieur! titre que l'enfant voit tourner en dérision, 
même avant qu'il sache que c'est un titre d'honneur. 
Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d'autres 
affaires avant que d'avoir expliqué ce du. 

Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! 

Cheville, redondance inutile. L'enfant voyant répéter la 
même chose en d'autres termes , apprend à parler lâche- 
ment. Si vous dites que cette redondance est un art de 
l'auteur, qu'eUe entre dans le dessein du renard qui veut 
paroltre multiplier les éloges avec les paroles , cette excuse 
sera bonne pour moi , mais non pas pour mon élève. 

Sans mentir, si votre ramage 

Sans mentir! on ment donc quelquefois? Où en sera 
l'enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans 
mentir que parce qu'il ment ? 



LIVRE II. 141 

Répondoit à votre plumage , 

Répondait! que signifie ce mot? Apprenez à Fenfant à 
comparer des qualités aussi différentes que la voix et le 
plumage ; vous verrez comme il vous entendra. 

Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois. 

Le phénix! Qu'est-ce qu'un phénix? Nous voici tout à 
coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la 
mythologie. 

Les hôtes de ces bois ! Quel discours figuré ! Le flatteur 
ennoblit son langage et lui donne plus de dignité pour 
le rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette 
finesse? sait -il seulement, peut -il savoir ce que c'est 
qu'un style noble et un style bas ? 

A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie , 

n faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour 
sentir cette expression proverbiale. 

Et , pour montrer sa belle voix y 

N'oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la 
fable, l'enfant doit savoir ce que c'est que la belle voix 
du corbeau. 

Il ouvre un large bec , laisse tomber sa proie. 

Ce vers est admirable : l'harmonie seule en fait image. 
Je vois un grand vilain bec ouvert ; j'entends tomber le 
fromage à travers les branches : mais ces sortes de beau- 
tés sont perdues pour les enfants. 

Le renard s'en saisit, et dit : Mon bon monsieur, 

Voila donc déjà la bonté transformée en bêtise. Assuré- 
ment on ne perd pas de temp$ pour instruire les enfants. 

Apprenez que tout flatteur 

Maxime générale ; nous n'y sommes plus. 

Vit aux dépens de celui qui ]*écoute. 

Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là. 



142 EMILE. 

Cette leçon vaut bien un fromage , sans doute. 

Ceci s'entend, et la pensée est très bonne. Cependant il 
y aura encore bien peu d'enfants qui sachent comparer 
une leçon à un fromage , et qui ne préférassent le fromage 
à la leçon. 11 faut donc leur faire entendre que ce propos 
n'est qu'une raillerie. Que de finesse pour des enfants ! 

Le corbeau , honteux et confus , 

Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable. 

Jura f mais un peu tard , qu'on ne Vy prendroit plus. 

Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l'en- 
fant ce que c'est qu'un serment ? 

Voilà bien des détails , bien moins cependant qu'il n'en 
faudroit pour analyser toutes les idées de cette fable , et 
les réduire aux idées simples et élémentaires dont cha- 
cune d'elles est composée. Mais qui est-ce qui croit avoir 
besoin de cette analyse pour se faire entendre à la jeu- 
nesse ? Nul de nous n'est assez philosophe pour savoir se 
mettre à la place d'un enfant. Passons maintenant à la 
morale. 

Je demande si c'est à des enfants de six ans qu'il faut 
apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent 
pour leur profit? On pourroit tout au plus leur apprendre 
qu'il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons , et 
se moquent en secret de leur sotte vanité : mais le fro- 
mage gâte tout; on leur apprend moins à ne pas le laisser 
tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. 
C'est ici mon dernier paradoxe , et ce n'est pas le moins 
important. 

Suive;î les enfants apprenant leurs fables , et vous ver- 
rez que , quand ils sont en état d'en faire l'application , ils 
en font presque toujours une contraire à l'intention de 
l'auteur , et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on 
veut les guérir ou préserver , ils penchent à aimer le vice 
avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la 



LIVRE II. 143 

fable précédente les enfants «e moquent du corbeau , mais 
ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit 
vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point 
du tout , c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point 
à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c'est le 
choix de l'amour-propre , c'est un choix très naturel. Or, 
quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de 
tous les monstres seroit un enfant avare et dur , qui sau- 
roit ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi 
fait plus encore , elle lui apprend à railler dans ses refus. 

Dans toutes les fables où le lion est un des person- 
nages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant 
ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à 
quelque partage , bien instruit par son modèle , il a grand 
soin de s'emparer de tout. Mais , quand le moucheron ter- 
rasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus 
lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups 
d'aiguillons ceux qu'il n'oseroit attaquer de pied ferme. 

Dans la fable du loup maigre et du chien gras , au lieu 
d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner, il 
en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu 
beaucoup pleurer une petite fille qu'on avoit désolée avec 
cette fable , tout en lui préchant toujours la docilité. On 
eut peine à savoir la cause de ses pleurs : on la sut enfin. 
La pauvre enfant s'ennuyoit d'être à la chaîne ; elle se sen- 
toit le cou pelé ; elle pleuroit de n'être pas loup. 

Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour 
l'enfant une leçon de la plus basse flatterie; celle de la 
seconde une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième une 
leçon d'injustice; celle de la quatrième une leçon de sa- 
tire ; celle de la cinquième une leçon d'indépendance. 
Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, 
n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur 
donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espé- 
rez-vous de vos soins ? Mais peut-être , à cela près , toute 
cette morale qui me sert d'objection contre les fables 



144 £MILË. 

fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une 
morale en paroles et une en actions dans la société , et ces 
deux morales ne se ressemblent point. La première est 
dans le catéchisme , où on la laisse ; Tautre est dans les 
fables de La Fontaine pour les enfants , et dans ses contes 
pour les mères. Le même auteur suffit à tout. 

Composons ^ monsieur de La Fontaine. Je promets , 
quant à moi , de vous lire avec choix , de vous aimer , de 
m^instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me trom- 
per sur leur objet : mais, pour mon élève , permettez que 
je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que 
vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre 
des choses dont il ne'comprendra pas le quart ; que dans 
celles qu'il pourra comprendre il ne comprendra jamais 
le change , et qu'au lieu de se corriger sur la dupe , il ne 
se formera pas sur le fripon. 

En 6tant ainsi tous les devoirs des enfants, j'6te les 
instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. 
La lecture est le fléau de l'enfance , et presque la seule 
occupation qu'on lui sait donner. A peine à douze ans 
Emile saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien 
au moins, dii'a-t-on, qu'il sache lire. J'en conviens : il faut 
qu'il sache lire , quand la lecture lui est utile ; jusqu'alors 
elle n'est bonne qu'à l'ennuyer. 

Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance , 
il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne 
sentent l'avantage actuel et présent , soit d'agrément , 
soit d'utilité ; autrement quel motif les porteroit à l'ap- 
prendre ? L'art de parler aux absents et de les entendre , 
l'art de leur communiquer au loin sans médiateur nos 
sentiments , nos volontés , nos désirs , est un art dont 
l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par 
quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu 
un tourment pour l'enfance ? parce qu'on la contraint de 
s'y appliquer malgré elle , et qu'on le met à des usages 
auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est pas fort 



LIVRE II. 145 

curieux de perfectionner Tinstrument avec lequel on le 
tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses 
plaisirs , et bientôt il s^ appliquera malgré vous. 

On se fait une grande affaire de chercher les meilleures 
méthodes d'apprendre à lire, on invente des bureaux, 
des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier 
d'imprimerie. Locke veut qu'il apprenne à lire avec des 
dés. Ne voîlà-t-il pas une invention bien trouvée? quelle 
pitié ! Un moyen plus sur que tous ceux-là , ce celui qu'on 
oublie toujours , est le désir d'apprendre. Donnez à l'en- 
fant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute 
méthode lui sera bonne. 

L'intérêt présent , voilà le grand mobile ^ le seul qui 
mène sûrement et loin. Emile reçoit quelquefois de son 
père , de sa mère , de ses parents , de ses amis , des billets 
d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour 
une partie sur l'eau, pour voir quelque fête publique. Ces 
billets sont courts, clairs, nets^ bien écrits. 11 faut trouver 
quelqu'un qui les lui lise : ce quelqu'un ou ne se trouve 
pas toujours à point nommé, ou rend à l'enfant le peu 
de complaisance que l'enfant a eu pour lui la veille. Ainsi 
Foccasion , le moment se passe» On lui lit enfin le billet , 
mais il n'est plus temps. Ah ! si l'on eût su lire soi-même ! 
On en reçoit d'autres : ils sont si courts! le sujet en est 
si intéressant ! on voudroit essayer de les déchiffrer ; on 
trouve tantôt de Taide et tantôt du refus. On s'évertue , 
on déchiffre enfin la moitié d'un billet : il s'agit d'aller 
demain manger de la crème... on ne sait.où ni avec qui... 
combien on fait d'efforts pour lire le reste ! Je ne crois pas 
qu'Emile ait besoin du bureau. Parlerai-jé à présent de 
l'écriture ? Non , j'ai honte de m'amuser à ces. niaiseries 
dans un traité d'éducation. 

J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime ; 
c'est que d'ordinaire on obtient très sûrement et très vite 
ce qu'on n'est point pressé d'obtenir. Je suis presque sûr 
qu'Emile saura parfaitement lire et écrire avant l'âge de 

EMILE. T. I. 10 



146 EMILE. 

dix ans, précisément parce qu^il m^importe fort peu qu'il 
le sache avant quinze ; mais j'aimerois mieux qu'il ne sût 
jamais lire que d'acheter cette science au prix de tout ce 
qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture 
quand on l'en aura rebuté pour jamais? Id imprimis ca- 
père oportebity ne studiay qui amare nondum potesty oderit y 
et amaritudinem semel perceptam etiam ultra rudes annos 
reformidet '. 

Plus j'inskite sur ma méthode inactive , plus je sens les 
objections se renforcer. Si votre élève n'apprend rien de 
vous , il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur 
par la vérité , il apprendra des mensonges : les préjugés 
que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce 
qui l'environne ; ils entreront par tous ses sens , ou ils 
corrompront sa raison , même avant qu'elle soit formée ; 
ou son esprit, engourdi par une longue inaction , s'absor- 
bera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'en- 
fance en 6te la faculté durant le reste de la vie. 

Il me semble que je pourrois aisément répondre à cela ; 
mais pourquoi toujours des réponses ? Si ma méthode ré- 
pond d'elle-même aux objections , elle est bonne ; si elle 
n'y répond pas , elle ne vaut rien. Je poursuis. 

Si , sur le plan que j'ai commencé de tracer, vous suivez 
des règles directement contraires à celles qui sont éta- 
blies ; si , au lieu de porter au loin l'esprit de votre élève ; 
si, au lieu de l'égarer sans cesse en d'autres lieux, en d'au- 
tres climats, en d'autres siècles, aux extrémités de la terre, 
et jusque dans les cieux , vous vous appliquez à le tenir 
toujours à lui-même et attentif à ce qui le touche immé- 
diatement; alors vous le trouverez capable de percep- 
tion , de mémoire, et même de raisonnement ; c'est l'ordre 
de la nature. A mesure que l'être sensitif devient actif, il 
acquiert un discernement proportionnel à ses forces; et 
ce n'est qu'avec la force surabondante à celle dont il a be- 
soin pour se conserver , que se développe en lui la faculté 

' Quint., lib. i, cap. i. 



LIVRE 11. 147 

q[>éciilatiye propre à employer cet excès de force à d'autres 
usages. Voulez-vous donc cultiver Fintelligence de votre 
élève, cultivez les forces qu'elle doit gouverner. Exercez 
continuellement son corps ; rendez-le robuste et sain pour 
le rendre sage et raisonnable ; qu'il travaille , qu'il agisse , 
qu'il coure , qu'il crie , qu'il soit toujours en mouvement ; 
qu'il soit homme par la vigueur , et bientôt il le sera par la 
raison. 

Vous l'abrutiriez , il est vrai , par cette méthode si vous 
alliez toujours le dirigeant, toujours lui disant : Va , viens, 
reste , fais ceci , ne fais pas cela. Si votre tête conduit tou- 
jours ses bras, la sienne lui devient inutile. Mais souvenez- 
vous de nos conventions : si vous n'êtes qu'un pédant , ce 
n'est pas la peine de me lire. 

Cest une erreur bien pitoyable d'imaginer que l'exercice 
du corps nuise aux opérations de l'esprit ; comme si ces 
deux actions ne dévoient pas marcher de concert , et que 
l'une ne dût pas diriger l'autre ! 

n y a deux sortes d'hommes dont les corps sont dans 
un exercice continuel, et qui sûrement songent aussi 
peu les uns que les autres à cultiver leur ame , savoir, les 
paysans et les sauvages. Les premiers sont rustres , gros- 
siers, maladroits ; les autres, connus par leur grand sens, 
le sont encore par la subtilité de leur esprit : généralement 
il n'y a rien de plus lourd qu'un paysan , ni rien de plus 
fin qu'un sauvage. D'où vient cette différence ? c'est que 
le premier , faisant toujours ce qu'on lui commande , ou 
ce qu'il a vu faire à son père , ou ce qu'il a fait lui-même 
dès sa jeunesse , ne va jamais que par routine ; et , dans 
sa vie presque automate , occupé sans cesse des mêmes 
travaux, l'habitude et l'obéissance lui tiennent lieu de 
raison. 

Pour le sauvage , c'est autre chose : n'étant attaché à 
aucun lieu , n'ayant point de tâche prescrite , n'obéissant 
à personne , sans autre loi que sa volonté , il est forcé de 
raisonner à chaque instant de sa vie ; il ne fait pas un 

10. 



148 EMILE. 

mouvement, pas un pas, sans avoir d'avance envisagé 
les suites. Ainsi , plus son corps s'exerce , plus son esprit 
s'éclaire ; sa force et sa raison croissent à la fois et s'éten- 
dent l'une par l'autre. 

Savant précepteur, Voyons lequel de nos deux élèves 
ressemble au sauvage, et lequel ressemble au paysan» 
Soumis en tout à une autorité toujours enseignante , le 
vôtre ne fait rien que sur parole ; il n'ose manger quand 
il a faim , ni rire quand il est gai , ni pleurer quand il est 
triste , ni présenter une main pour l'autre , ni remuer le 
pied que comme on le lui prescrit ; bientôt il n'osera res- 
pirer que sur vos règles. A quoi voulez- vous qu'il pense , 
quand vous pensez à tout pour lui ? Assuré de votre pré- 
voyance, qu'a-t-il besoin d'en avoir? Voyant que vous 
vous chargez de sa conservation , de son bien-être , il se 
sent délivré de ce soin ; son jugement se repose sur le 
vôtre ; tout ce que vous ne lui défendez pas , il le fait sans 
réflexion , sachant bien qu'il le fait sans risque. Qn'a-t-il 
besoin d'apprendre à prévoir la pluie ? il sait que vous re- 
gardez au ciel pour lui. Qu'a-t-il besoin de régler sa pro- 
menade? il ne craint pas que vous lui laissiez passer 
l'heure du dîner. Tant que vous ne lui défendez pas de 
manger, il mange; quand vous le lui défendez, il ne mange 
plus; il n'écoute plus les avis de son estomac, mais les 
vôtres. Vous avez beau ramollir son corps dans l'inaction, 
vous n'en rendez pas son entendement plus flexible. Tout 
au contraire , vous achevez de décréditer la raison dans 
son esprit , en lui faisant user le peu qu'il en a sur les 
choses qui lui paroissent le plus inutiles. Ne voyant ja- 
mais à quoi elle est bonne, il juge enfin qu'elle n'est 
bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal rai- 
sonner sera d'être repris , et il l'est si souvent qu'il n'y 
songe guère ; un danger si commun ne l'effraie plus. 

Vous lui trouvez pourtant de l'esprit ; et il en a pour 
babiller avec les femmes , sur le ton dont j'ai déjà parlé : 
mais qu'il soit dans le cas d'avoir à payer de sa personne 



LIVRE II. 149 

à prendre un parti dans quelque occasion difficile, vous 
le verrez cent fois plus stupide et plus béte que le fils du 
plus gros manant. 

Pour mon élève , ou plutôt celui de la nature , exercé 
de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu^il est 
possible , il ne s^accoutume point à recourir sans cesse 
aux autres , encore moins à leur étaler son grand savoir. 
En revanche il juge , il prévoit ^ il raisonne en tout ce qui 
se rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit; il 
ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde , mais 
il sait fort bien faire ce qui lui convient. Gomme il est 
sans cesse en mouvement, il est forcé d'observer beau- 
coup de choses , de connoltre beaucoup d'effets ; il acquiert 
de bonne heure une grande expérience : il prend ses le- 
çons de la nature et non des hommes ; il s'instruit d'au- 
tant mieux qu'il ne voit nulle part l'intention de l'instruire. 
Ainsi son corps et son esprit s'exercent à la fois. Agissant 
toujours d'après sa pensée, et non d'après celle d'un 
autre , il unit continuellement deux opérations; plus il se 
rend fort et robuste, plus il devient sensé et judicieux. 
C'est le moyen d'avoir un jour ce qu'ion croit incompa- 
tible, et ce que presque tous les grands hommes ont 
réuni , la force du corps et celle de Tame , la raison d'un 
sage et la vigueur d'un athlète. 

Jeune instituteur , je vous prêche un art difficile , c'est 
de gouverner sana préceptes , et de tout faire en ne faisant 
rien. Cet art , j'en conviens , n'est pas de votre âge ; il n'est 
pas propre à faire briller d'abord vos talents, ni à vous faire 
valoir auprès des pères ; mais c'est le seul propre à réussir. 
Vous ne parviendrez jamais à faire des sages, si vous ne 
faites d'abord des polissons : c'étoit l'éducation des Spar- 
tiates ; au lieu de les coller sur des livres , on commençoit 
par leur apprendre à voler leur dîner. Les Spartiates 
étoient-ils pour cela grossiers étant grands? Qui ne con- 
nolt la force et le sel de leurs reparties ? Toujours faits 
pour vaincre , ils écrasoient leurs ennemis en toute espèce 



150 EMILE. 

de guerre , et les babillards Athéniens craignoient autant 

leurs mots que leurs coups. 

Dans les éducations les plus soignées , le maître com- 
mande et croit gouverner : c'est en effet Tenfant qui gou- 
verne. 11 se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir 
de vous ce qu'il lui plaît; et il sait toujours vous faire payer 
une heure d'assiduité par huit jours de complaisance. A 
chaque instant il faut pactiser avec lui. Ces traités, que 
vous proposez à votre mode , et qu'il exécute à la sienne, 
tournent toujours au profit de ses fantaisies , surtout quand 
on a la maladresse de mettre en condition pour son profit 
ce qu'il est bien sur d'obtenir, soit qu'il remplisse ou non 
la condition qu'on lui impose en échange. L'enfant, pour 
l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans l'esprit du maître que 
le maître dans le cœur de l'enfant. Et cela doit être : car 
toute la sagacité qu'eût employée Tenfant livré à lui-même 
à pourvoir à la conservation de sa personne , il l'emploie 
à sauver sa liberté naturelle des chaînes de son tyran ; au 
lieu que celui-ci , n'ayant nul intérêt si pressant à pénétrer 
l'autre , trouve quelquefois mieux son compte à lui laisser 
sa paresse ou sa vanité. 

Prenez une route opposée avec votre élève ; qu'il croie 
toujours être le maître , et que ce soit toujours vous qui 
le soyez. 11 n'y a point d'assujettissement si parfait que ce- 
lui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la 
volonté même. Le pauvre eilfant qui ne sait rien , qui ne 
peut rien, qui ne connoît rien , n'est-il pas à votre merci? 
Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui 
l'environne? N'êtes-vous pas le maître de l'affecter comme 
il vous plaît? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, 
tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans 
doute , il ne doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit 
vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas 
faire un pas que vous ne l'ayez prévu , il ne doit pas ouvrir 
la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire. 

C'est alors qu'il pourra se livrer aux exercices du corps 



LIVRE II. 151 

que lui demande son âge , sans abrutir son esprit ; c^est 
alors qu^au lieu d^aiguiser sa ruse à éluder un incommode 
empire , vous le verrez s'occuper uniquement à tirer de 
tout ce qui Tenvironne le parti le plus avantageux pour 
son bien-être actuel; c'est alors que vous serez étonné de 
la subtilité de ses inventions pour s'approprier tous les 
objets auxquels il peut atteindre , et pour jouir vraiment 
des choses sans le secours de l'opinion. 

En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne fo- 
menterez point ses caprices. En ne faisant jamais que ce 
qui lui convient, il ne fera bientôt que ce qu'il doit faire ; 
et, bien que son corps soit dans un mouvement continuel, 
tant qu'il s'agira de son intérêt présent et sensible , vous 
verrez toute la raison dont il est capable se développer 
beaucoup mieux et d'une manière beaucoup plus appro- 
priée à lui , que dans des études de pure spéculation. 

Ainsi , ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne 
se défiant point de vous , n'ayant rien à vous cacher, il ne 
vous trompera point, il ne vous mentira point, il se mon- 
trera tel qu'il est sans crainte ; vous pourrez l'étudier tout 
à votre aise , et disposer tout autour de lui les leçons que 
vous voulez lui donner, sans qu'il pense jamais en recevoir 
aucune. 

Il n'épiera point non plus vos moeurs avec une curieuse 
jalousie, et ne se fera point un plaisir secret de vous 
prendre en faute. Cet inconvénient que nous prévenons 
est très grand. Un des premiers soins des enfants est , 
comme je l'ai dit , de découvrir le foible de ceux qui les 
gouvernent. Ce penchant porte à la méchanceté , mais il 
n'en vient pas : il vient du besoin d'éluder une autorité 
qui les importune. Surchargés du joug qu'on leur impose, 
ils cherchent à le secouer ; et les défauts qu'ils trouvent 
dans les maitres leur fournissent de bons moyens pour 
cela. Cependant l'habitude se prend d'observer les gens 
par leurs défauts , et de se plaire à leur en trouver. Il est 
clair que voilà encore une source de vices bouchée dans 



152 EMILE. 

le cœur d'Emile; n'ayant nul intérêt à me trouver des dé- 
fauts , il ne m'en cherchera pas , et sera peu tenté d'en 
chercher à d'autres. 

Toutes ces pratiques semblent difficiles, parce qu'on ne 
s'en avise pas ; mais dans le fond elles ne doivent point 
l'être. On est en droit de vous supposer les lumières né- 
cessaires pour exercer le métier que vous avez choisi ; on 
doit présumer que vous connoissez la marche naturelle du 
cœur humain , que vous savez étudier l'homme et l'indi- 
vidu ; que vous savez d'avance à quoi sq. pliera la volonté 
de votre élève à l'occasion de tous les objets intéressants 
pour son âge que vous ferez passer sous ses yeux. Or, 
avoir les instruments , et bien savoir leur usage , n'est-ce 
pas être maître de l'opération? 

Vous objectez les caprices de l'enfant; et vous avez 
tort. . Le caprice des enfants n*est jamais Touvrage de la 
nature , mais d'une mauvaise discipline ; c^est quHls ont 
obéi ou commandé; et j'ai dit cent fois qu'il ne falloit ni 
l'un ni l'autre. Votre élève n'aura donc de caprices que 
ceux que vous lui aurez donnés , il est juste que vous 
portiez la peine de vos fautes^ Mais, direz-vous, comment 
y remédier? Gela se peut encore avec une meilleure con- 
duite et beaucoup de patience. 

Je m'étois chargé, durant quelques semaines, d'un en- 
fant accoutumé non seulement à faire ses volontés, mais 
encore à les faire faire à tout le monde , par conséquent 
plein de fantaisies '. Dès le premier jour, pour mettre à 
l'essai ma complaisance , il voulut se lever à minuit. Au 
plus fort de mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend 
sa robe de chambre et m'appelle. Je me lève , j'allume la 
chandelle ; il n'en vouloit pas davantage ; au bout d'un 
quart d'heure le sommeil le gagne , et il se recouche con- 
tent de son épreuve. Deux jours après il la réitère avec 

^ On a cru que cet enfant étoit M. de Ghenonceaux ; mais ce 
que dit Rousseau ne convient point à la mère. Voyez Histoire tU 
J, J» Roiuseau, tome ii, page 87. 



LIVRE IL 153 

le même succès, et de ma part sans le moindre signe 
d^impatience. Gomme il m^embrassoit en se recouchant, je 
lui dis très posément : Mon petit ami , cela va fort bien , 
mais n'y revenez plus. Ce mot excita sa curiosité, et dès 
le lendemain , voulant voir un peu comment j'oserai lui 
désobéir, il ne manqua pas de se relever à la même heure, 
et de m'appeler. Je lui demandai ce qu^il vouloit. 11 me 
dit qu'il ne pouvoit dormir. Tant pis ^ repris-je, et je me 
tins coi. Il me pria d'allumer la chandelle. Pourquoi Jaire ? 
et je me tins coi. Ce ton laconique commençoit à Fem- 
barrasser. Il s'en fut à tâtons chercher le fusil qu'il fit 
semblant de battre , et je ne pouvois m'empécher de rire 
en l'entendant se donner des coups sur les doigts. Enfin , 
bien convaincu qu'il n'en viendroit pas à bout, il m'ap- 
porta le briquet à mon lit; je lui dis que je n'en avois 
que faire, et me tournai de l'autre côté. Alors il se mit 
à courir étourdiment par la chambre , criant , chantant , 
faisant beaucoup de bruit, se donnant, à la table et aux 
chaises, des coups qu'il avoit grand soin de modérer, et 
dont il ne laissoit pas de crier bien fort, espérant me 
causer de l'inquiétude. Tout cela ne prenoit point ; et je 
vis que , comptant sur de belles exhortations ou sur de 
la colère , il ne s'étoit nullement arrangé pour ce sang- 
froid. 

Cependant , résolu de vaincre ma patience à force d'opi- 
niâtreté , il continua son tintamarre avec un tel succès , 
qu'à la fin je m'échauffai, et pressentant que j'allois tout 
gâter par un emportement hors de propos , je pris mon 
parti d'une autre manière. Je me levai sans rien dire, 
j'allai au fusil que je ne trouvai point; je le lui demande , 
il me le donne , pétillant de joie d'avoir enfin triomphé de 
moi. Je bats le fusil, j'allume la chandelle, je prends par 
la main mon petit bonhomme, je le mène tranquillement 
dans un cabinet voisin dont les volets étoient bien fermés, 
et où il n'y avoit rien à casser : je l'y laisse sans lumière ; 
puis , fermant sur lui la porte à la clef, je retourne me 



154 EMILE. 

coucher sans lui avoir dit un seul mot. U ne faut pas 
demander si d^abord il y eut du vacarme ; je m'y étois 
attendu : je ne m'en émus point. Enfin le bruit s'apaise ; 
j'écoute , je l'entends s'arranger, je me tranquillise. Le 
lendemain , j'entre au jour dans le cabinet; je trouve mon 
petit mutin couché sur un lit de repos, et dormant d'un 
profond sommeil, dont, après tant de fatigues , il devoit 
avoir grand besoin. 

L^affaire ne finit pas là. La mère apprit que l'enfant 
:avoit passé les deux tiers de la nuit hors de son lit. Aus- 
sitôt tout fut perdu, c'étoit un enfant autant que mort 
Voyant l'occasion bonne pour se venger, il fit le malade , 
sans prévoir qu'il n'y gagneroit rien. Le médecin fut ap- 
pelé. Malheureusement pour la mère, ce médecin étoit 
un plaisant , qui , pour s'amuser de ses frayeurs , s'appli- 
quoit à les augmenter. Cependant il me dit à l'oreille : 
Laissez-moi faire, je vous promets que l'enfant sera guéri 
pour quelque temps de la fantaisie d'être malade. En effet 
la diète et la chambre furent prescrites , et il fut recom- 
mandé à l'apothicaire. Je soupirois de voir cette pauvre 
mère ainsi la dupe de tout ce qui l'environnoit , excepté 
moi seul , qu'elle prit en haine , précisément parce que 
je ne la trompois pas. 

Après des reproches assez durs , elle me dit que son 
fils étoit délicat, qu'il étoit l'unique héritier de sa famille, 
qu'il falloit le conserver à quelque prix que ce fût , et 
qu'elle ne vouloit pas qu'il fût contrarié. En cela j'étois 
bien d'accord avec elle ; mais elle entendoit par le contra- 
rier ne lui pas obéir en tout. Je vis qu'il falloit prendre 
avec la mère le même ton qu'avec l'enfant. Madame , lui 
dis-je assez froidement, je ne sais point comment on élève 
un héritier, et qui plus est , je ne veux pas l'apprendre ; 
vous pouvez vous arranger là-dessus. On avoit besoin de 
moi pour quelque temps encore : le père apaisa tout ; la 
mère écrivit au précepteur de hâter son retour ; et l'en- 
fant, voyant qu'il ne gagnoit rien à troubler mon sommeil 



LIVRE II. 155 

ni à être malade , prit enfin le parti de dormir lui-même 
et de se bien porter. 

On ne sauroit imaginer à combien de pareils caprices 
le petit tyran avoit asservi son malheureux gouverneur ; 
car réducatioii se faisoit sous les yeux de la mère j qui ne 
sou£froit pas que l'héritier fût désobéi en rien. A quelque 
heure qu'il voulût sortir, il falloit être prêt pour le mener, 
ou plutôt pour le suivre, et il avoit toujours grand soin 
de choisir le moment où il voyoit son gouverneur le jdus 
occupé. Il voulut user sur moi du même empire , et se 
venger le jour du repos qu'il étoit forcé de me laisser la 
nuit. Je me prêtai de bon cœur à tout , et je commençai 
par bien constater à ses propres yeux le plaisir que j^avois 
à lui complaire; après cela, quand il fut question de le 
guérir de sa fantaisie , je m'y pris autrement. 

Il fallut d'abord le mettre dans son tort , et cela ne fut 
pas difficile. Sachant que les enfants ne songent jamais 
qu'au présent, je pris sur lui le facile avantage de la pré- 
voyance ; j'eus soin de lui procurer au logis un amusement 
que je savois être extrêmement de son goût ; et , dans le 
moment où je l'en vis le plus engoué , j'allai lui proposer 
un tour de promenade ; il me renvoya bien loin : j'insistai , 
il ne m'écouta pas ; il fallut me rendre , et il nota précieu- 
sement en lui-même ce signe d'assujettissement. 

Le lendemain ce fut mon tour. 11 s'ennuya , j'y avois 
pourvu ; moi , au contraire , je paroissois profondément 
occupé. Il n'en falloit pas tant pour le déterminer. Il ne 
manqua pas de venir m'arracher à mon travail pour le 
mener promener au plus vite. Je refusai ; il s'obstina. Non, 
lui dis-je ; en faisant votre volonté vous m'avez appris à 
faire la mienne ; je ne veux pas sortir. Eh bien ! reprit-il 
vivement , je sortirai tout seul. Gomme vous voudrez. Et 
je reprends mon travail. 

Il s'habille , un peu inquiet de voir que je lé laissois 
faire et que je ne Timitois pas. Prêt à sortir, il vient me 
saluer ; je le salue, il tÀche de m'alarmer par le récit des 



156 EMILE* 

courses qu'il va faire; à l'entendre, on eût cru qu'il allolt 
au bout du monde. Sans m'émouvoîr, je lui souhaite un 
bon voyage. Son embarras redouble. Cependant il fait 
bonne contenance, et, prêt à sortir, il dit à son laquais 
de le suivre. Le laquais , déjà prévenu , répond qu'il n'a 
pas le temps , et qu'occupé par mes ordres , il doit m'obéir 
plutôt qu'à lui. Pour le coup l'enfant n'y est plus. Com- 
ment concevoir qu'on le laisse sortir seul , lui qui se croit 
l'être important à tous les autres , et pense que le ciel et 
la terre sont intéressés à sa conservation? Cependant il 
commence à sentir sa foiblesse , il comprend qu'il se v» 
trouver seul au milieu de gens qui ne le connoissent pas ;; 
il voit d'avance les risques qu'il va courir : l'obstination 
seule le soutient encore; il descend l'escalier lentement 
et fort interdit. 11 entre enfin dans la rue , se consolant 
un peu du mal qui lui peut arriver par l'espoir qu'on m'en 
rendra responsable. 

C'étoit là que je l'attendoîs. Tout étoit préparé d'avance^ 
et comme il s'agissoit d'une espèce de scène publique , je 
m'étois muni du consentement du père. A peine avoît-il 
fait quelques pas qu'il entend à droite et à gauche diffé- 
rents propos sur son compte. Voisin , le joli monsieur ! où 
va-t-il ainsi tout seul? il va se perdre : je veux le prier^ 
d'entrer chez nous. Voisine, gardez -vous -en bien. Ne 
voyez-vous pas que c'est un petit libertin qu'on a chassé 
de la maison de son père parce qu'il ne vouloit rien valoir ? 
il ne faut pas retirer les libertins ; laissez-le aller où il vou- 
dra. Eh bien donc! que Dieu le conduise ! je serois fâchée 
qu'il lui arrivât malheur. Un peu plus loin il rencontre 
des polissons à peu près de son âge , qui l'agacent et se 
moquent de lui. Plus il avance , plus il trouve d'embarras. 
Seul et sans protection , il se voit le jouet de tout le 
monde , et il éprouve avec beaucoup de surprise que son 
nœud d'épaule et son parement d'or ne le font pas plus 
respecter. 

Cependant un de mes amis , qu'il ne connoissoit point , 



LIVRE II. 157 

et que j'avois chargé de veiller sur lui , le suivoit pas à 
pas saos qu'il y prit garde ^ et Taccosta quand il en fut 
temps. Ce rôle , qui ressembloit à celui de Sbrigani dans 
Pourceaugnac, demandoitun homme d'esprit, et fut par- 
faitement rempli. Sans rendre Fenfant timide et craintif 
en le frappant d'un trop grand effroi, il lui fit si bien sentir 
rimprudence de son équipée, qu'au bout d'une demi- 
heure il me le ramena souple , confus , et n'osant lever 
les yeux. 

Pour achever le désastre de son expédition, précisément 
au moment qu'il rentroit, son père descendoit pour sortir, 
et le rencontra sur l'escalier. Il fallut dire d'où il venoit 
et pourquoi je n'étois pas avec lui '. Le pauvre enfant eût 
voulu être cent pieds sous terre. Sans s'amuser à lui faire 
une longue réprimande, le père lui dit plus sèchement 
que je ne m'y serois attendu : Quand vous voudrez sortir 
seul , vous en êtes le maître ; mais , comme je ne veux 
point d'un bandit dans ma maison , quand cela vous arri- 
vera , ayez soin de n'y plus rentrer. 

Pour moi , je le reçus sans reproche et sans raillerie , 
mais avec un peu de gravité ; et de peur qu'il ne soup- 
çonnât que tout cç qui s'étoit passé n'étoit qu'un jeu, je ne 
voulus point le mener promener le même jour. Le lende* 
main je vis avec grand plaisir qu'il passoit avec moi d'un 
air de triomphe devant les mêmes gens qui s'étoient mo- 
qués de lui la veille pour l'avoir rencontré tout seul. On 
conçoit bien qu'il ne me menaça plus de sortir sans moi. 

C'est par ces moyens et d'autres semblables que , durant 
le peu de temps que je fus avec lui , je vins à bout de lui 
faire faire tout ce que je voulois sans lui rien prescrire , 
sans lui rien défendre , sans sermons , sans exhortations , 
sans l'ennuyer de leçons inutiles. Aussi , tant que je parlois , 
il étoit content ; mais mon silence le tenoit en crainte ; il 

' En ca« pareil , on peut sans risque exiger d'un enfant la vérité , 
car il sait bien alors qu'il ne sauroit la déguiser, et que, s'il osoit 
dire un mensonge , il en seroit à l'instant convaincu. 



158 ÉMILË. 

comprenoit que quelque chose n^alloit pas bien , et tou- 
jours la leçon lui yenoit de la chose même. Mais revenons. 

Non seulement ces exercices continuels , ainsi laissés à 
la seule direction de la nature, en fortifiant le corps n^abru- 
tissent point Fesprit ; mais au contraire ils forment en nous 
la seule espèce de raison dont le premier âge soit suscep- 
tible , et la plus nécessaire à quelque âge que ce soit. Us 
nous apprennent à bien connoltre Fusage de nos forces , 
les rapports de nos corps aux corps environnants , Fusage 
dea instruments naturels qui sont à notre portée et qui 
conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupidité pa- 
reille à celle d*un enfant élevé toujours dans la chambre 
et sous les yeux de sa mère , lequel , ignorant ce que c'est 
que poids et que résistance , veut arracher un grand arbre , 
ou soulever un rocher P La première fois que je sortis de 
Genève , je voulois suivre un cheval au galop , je jetois des 
pierres contre la montagne de Salève , qui étoit à deux 
lieues de moi ; jouet de tous les enfants du village , j'étois 
un véritable idiot pour eux. A dix-huit ans on apprend en 
philosophie ce que c'est qu'un levier ; il n'y a point de petit 
paysan à douze qui ne sache se servir d'un levier mieux 
que le premier mécanicien de l'académie. Les leçons que 
les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège 
leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu'on leur dira 
jamais dans la classe. 

Voyez un chat entrer pour la première fois dans une 
chambre ; il visite , il regarde , il flaire , il ne reste pas un 
moment en repos , il ne se fie à rien qu'après avoir tout 
examiné , tout connu. Ainsi fait un enfant commençant à 
marcher, et entrant pour ainsi dire dans l'espace du monde. 
Toute la différence est qu'à la vue, commune à l'enfant et 
au chat , le premier joint , pour observer, les mains que 
lui donna la nature , et Fautre l'odorat subtil dont elle IV 
doué. Cette disposition , bien ou mal cultivée , est ce qu 
rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos 
étourdis ou prudents. 



LIVRE IL 159 

Les premiers mouvements natm^els de Fhomme étant 
donc de se mesurer avec tout ce qui Fenvironne, et 
d'éprouver dans chaque objet quMl aperçoit toutes les qua- 
lités sensibles qui peuvent se rapporter à lui^ sa première 
étude est une sorte de physique expérimentale relative à 
sa propre conservation , et dont on le détourne par des 
études spéculatives avant qu'il ait reconnu sa place ici-bas« 
Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent s'ajus- 
ter aux corps sur lesquels ils doivent agir , tandis que ses 
sens encore purs sont exempts d'illusions , c'est le temps 
d'exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont 
propres ; c'est le temps d'apprendre à connottre les rap- 
ports sensibles que les choses ont avec nous. Gooune tout 
ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les 
sens , la première raison de l'homme est une raison sen- 
sitive ; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : 
nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds , nos 
mains , nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est 
pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à 
nous servir de la raison d'autrui ; c^est nous apprendre à 
beaucoup croire , et à ne jamais rien savoir. 

Pour exercer un art , il faut commencer par s'en procu- 
rer les instruments ; et , pour pouvoir employer utilement 
ces instruments , il faut les faire assez solides pour résister 
à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer 
nos membres , nos sens, nos organes , qui sont les instru- 
ments de notre intelligence ; et pour tirer tout le parti 
possible de ces instruments , il faut que le corps , qui les 
fournit^ soit robuste et sain. Ainsi, loin que la véritable 
raison de l'homme se forme indépendamment du corps , 
c'est la bonne constitution du corps qui rend les opéra- 
tions de l'esprit faciles et sûres. 

En montrant à quoi l'on doit employer la longue oisi- 
veté de l'enfance , j'entre dans un détail qui paroltra ridi- 
cule. Plaisantes leçons, me dira-t-on, qui, retombant 
sous votre propre critique , se bornent à enseigner ce que 



160 EMILE. 

nul n'a besoin d'apprendre ! Pourquoi consumer le temps 
a des instructions qui viennent toujours d'elles-mêmes , 
et ne coûtent ni peines ni soins P Quel enfant de douze 
ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au 
vôtre ^ et, de plus, ce que ses maitres lui ont appris ? 

Messieurs , vous vous trompez ; j'enseigne à mon élève 
un art très long , très pénible , et que n'ont assurément 
pas les vôtres ; c'est celui d'être ignorant : car la science 
de quiconque ne croit savoir que ce qu'il sait se réduit à 
bien peu de chose. Vous donnez la science , à la bonne 
heure; moi je m'occupe de l'instrument propre à l'acqué- 
rir. On dit qu'un jour les Vénitiens montrant en grande 
pompe leur trésor de Saint-Marc à un ambassadeur d'Es- 
pagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regardé 
sous les tables , leur dit : Qui non ce la radice. Je ne vois 
jamais un précepteur étaler le savoir de son disciple, sans 
être tenté de lui en dire autant. 

Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des 
anciens attribuent aux exercices de la gymnastique cette 
vigueur de corps et d'ame qui les distingue le plus sensi- 
blement des modernes. La manière dont Montaigne ap- 
puie ce sentiment montre qu'il en étoit fortement pénétré ; 
il y revient sans cesse et de mille façons. En parlant de 
l'éducation d'un enfant, pour lui roidir l'ame, il faut, 
dit-il , lui durcir les muscles ; en l'accoutumant au travail, 
on l'accoutume à la douleur ; il le faut rompre à l'âpreté 
des exercices , pour le dresser à l'âpreté de la dislocation , 
de la colique , et de tous les maux. Le sage Locke , le bon 
Rollin, le savant Fleuri, le pédant de Crouzas^, si diffé- 
rents entre eux dans tout le reste , s'accordent tous en ce 

* Crouzaz, et non Crouzas, né à Lausanne, mort en 1750, écrivain 
fécond , mais médiocre. Il est auteur d*un Traité de l'Éducation des 
Enfants; La Haye, 1712, a voL in-ia, et d*un Examen de C Essai sur 
V Homme, de Pope, auquel Voltaire a fait beaucoup trop d'honneur 
en le citant comme autorité dans une des notes de son poëme sur 
le Désastre de Lisbonne, — Il en est parlé dans la Nouvelle Héloise, 
deuxième partie , lettre xtiii. 



LIVRE II. 161 

»eul point d'exercer beaucoup les corps des enfants. C'est 
le plus judicieux de leurs préceptes ; c'est celui qui est et 
sera toujours le plus négligé. J'ai déjà suffisamment parlé 
de son importance , et comme on ne peut là dessus donner 
de meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles 
qu'on trouve dans le livre de Locke , je me contenterai d'y 
renvoyer , après avoir pris la liberté d'ajouter quelques 
observations Hux siennes. 

Les membres d'un corps qui croit doivent être tous au 
large dans leur vêtement ; rien ne doit gêner leur mouve- 
ment ni leur accroissement , rien de trop juste , rien qui 
colle au corps ; point de ligatures. L'habillement françois , 
gênant et malsain pour les hommes , est pernicieux sur- 
tout aux enfants. Les humeurs stagnantes , arrêtées dans 
leur circulation , croupissent dans un repos qu'augmente 
la vie inactive et sédentaire, se corrompent et causent le 
scorbut, maladie tous les jours plus commune parmi nous, 
et presque ignorée des anciens , que leur manière de se 
vêtir et de vivre en préservoit. L'habillement de houssard, 
loin de remédier à cet inconvénient , l'augmente , et , pour 
sauver aux enfants quelques ligatures , les presse partout 
le corps. Ce qu'il y a de mieux à faire est de les laisser 
en jaquette aussi long-temps qu'il est possible , puis de 
leur donner un vêtement fort large, et de ne se point 
piquer de marquer leur taille , ce qui ne sert qu'à la dé- 
former. Leurs défauts du corps et de l'esprit viennent 
presque tous de la même cause ; on les veut faire hommes 
avant le temps. 

11 y a des couleurs gaies et des couleurs tristes : les 
premières sont plus du goût des enfants ; elles leur siéent 
mieux aussi , et je ne vois pas pourquoi l'on ne consulte- 
roit pas en ceci des convenances si naturelles : mais , du 
moment qu'ils préfèrent une étoffe parce qu'elle est riche , 
leurs cœurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies 
de l'opinion; et ce goût ne leur est sûrement pas venu 
d'eux-mêmes. On ne sauroit dire combien le choix des 

EMILE. T. I. 1 1 



1G2 EMILE. 

vêtements et les motifs de ce choix influent sur Téducalion. 
Non seulement d'aveugles mères promettent à leurs en- 
fants des parures pour récompensés , on voit même d'in- 
sensés gouverneurs menacer leurs élèves d'un habit plus 
grossier et plus simple , comme d'un châtiment. Si vous 
n'étudiez mieux , si vous ne conservez mieux vos hardes , 
on vous habillera comme ce petit paysan. C'est comme s'ils 
leur disoient : Sachez que l'homme n'est rien que par ses 
habits , que votre prix est tout dans les vôtres. Fattt-il 
s'étonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse , 
qu'elle n'estime que la parure , et qu'elle lie jugé du iné- 
rité que sur le seul extérieur ? 

Si j'àvois à remettre à la tête d'un enfant ainsi gâté, j'aù- 
rois soin que ses habits les plus riches fussent les plus in- 
commodes , qu'il y fût toujours gèrié, toujours contraint, 
toujours assujetti de mille manières ; je ferois fuir la li- 
berté, la gaité devant sa magnificence : s'il vôuloit se 
mêler aux jeux d'autres enfants plus simplement mis, toiit 
cesseroit , tout disparàltroit à l'instant. Enfin , je l'éhtiiiîê- 
rois, je le rassasierois tellement de son faste, je lé rëii- 
drois tellement l'esclave de son habit doré , qiie j'en Ferois 
le fléau de sa vie , et qu'il verroît avec moins d'effroi le 
plus rioir cachot que les apprêts de sa parure. Tant qu'on 
n'a pas asservi l'enfant à nos préjugés , être à sbii âisë et 
libre est toujours son premier désir ; le vêtement le plûé 
simple , le plus commode , celui qui l'assujettit le nldihé , 
est toujours le plus précieux pour lui. 

11 y a une habitude du corps convenable aux exercices, 
et une autre plus convenable à l'inaction. Celle-ci, laissant 
aux humeurs un cours égal et uniforme , doit garantir le 
corps des altérations de l'air; l'autre, le faisant passer 
sans cesse de l'agitation au repos et de la chaleur au fixiid, 
doit raccoiitumer aux mêmes altérations. 11 suit de là qde 
les gens casaniers et sédentaires doivent s'habiller chau- 
dement en tout temps , afin de se conserver le corps daiis 
une température uniforme, là même à peti près dans 



LIVRE II. 1G3 

toutes les saisons et à toutes les heures du jour. Ceux, au 
contraire, qui vont et viennent, au vent, au soleil, à la 
pluie , qui agissent beaucoup , et passent la plupart de 
leur tempe sub dio^ doivent être toujours vêtus légère- 
ment , afin de s^habituer à toutes les vicissitudes de Tair 
et à tous les degrés de température , sans en être incom- 
modés. Je conseillerois aux uns et aux autres de ne point 
changer d^habits selon les saisons , et ce sera la pratique 
constante de mon Emile , en qiioi je n^entends pas qu'il 
porte Tété ses habits d'hiver, comme les gens sédentai- 
res, mais qu'il porte l'hiver ses habits d'été, comme les 
gens laborieux. Ce dernier usage a été celui du chevalier 
Newton pendant toute sa vie, et il a vécu quatre-vingts 
ans. 

Peu ou point de coiffure en toute saison. Les anciens 
Egyptiens avoient toujours la tête nue , les Perses la cou- 
Vroient de grosses tiares , et la couvrent encore de gros 
tUrbahé, dont, seloii Chardin, l'air du pays leur rend 
Fusagë nécessaire. J'ai remarqué dans un autre endroit * 
la distinction qiie fit Hérodote stir un champ de bataille 
èhtl^e les crânes des Perses et ceux des Egyptiens. Comme 
donc il importe que les os de la tête deviennent plus durs, 
plus compactes , moins fragiles et moins poreux , pour 
mieux armer le cerveau hon seulement contre les bles- 
sures , mais contre les rhumes , les fluxions , et toutes les 
impressions de l'air , accoutumez vos enfants à demeurer 
été et hiver, jour et nuit, toujours tête nue. Que si, pour 
la propreté et pour tenir les cheveux en ordre , vous leur 
vôtilei donner une coiffure pendant la nuit , que ce soit 
un bonnet mince à claire- voie , et semblable au réseau 
dans lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je 
sais bien que la plupart des mères, plus frappées de l'ob- 
servatioii de Chardin que de mes raisons , croiront trou- 
ver partout l'air de Perse; mais moi je n'ai pas choisi mon 
élève Européen pour en faire un Asiatique. *^^ 

> Lettre à M. d'Alembert y sur les Spectacles. 

U. 



164 EMILE, 

En général on habille trop les enfants et surtout durant 
le premier âge. 11 faudroit plutôt les endurcir au froid 
qu'au chaud : le grand froid ne les incommode jamais 
quand on les y laisse exposés de bonne heure : mais le 
tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, lais- 
sant un trop libre passage à la transpiration , les livre par 
Textréme chaleur à un épuisement inévitable. Aussi re- 
marque-t-on qu'il en meurt plus dans le mois d'août que 
dans aucun autre mois. D'ailleurs il paroit constant , par 
la comparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi , 
qu'on se rend plus robuste en supportant l'excès du froid 
que l'excès de la chaleur. Mais , à mesure que l'enfant 
grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu 
à peu à braver les rayons du soleil; en allant par degrés 
vous l'endurciriez sans danger aux ardeurs de la zone 
torride. 

Locke, au milieu des préceptes mâles et sensés qu'il 
nous donne , retombe dans des contradictions qu'on n'at- 
tendroit pas d'un raisonneur aussi exact. Ce même homme 
qui veut que les enfants se baignent l'été dans l'eau gla- 
cée , ne veut pas , quand ils sont échauffés , qu'ils boivent 
frais ni qu'ils se couchent par terre dans des endroits hu- 
mides^. Mais puisqu'il veut que les souliers des enfants 
prennent l'eau dans tous les temps , la prendront-ils moins 
quand l'enfant aura chaud? et ne peut-on pas lui faire du 
corps, par rapport aux pieds, les mêmes inductions qu'il 
fait des pieds par rapport aux mains, et du corps par rap- 
port au visage? Si vous voulez, lui dirois-je, que l'homme 
soit tout visage , pourquoi me blâmez - vous de vouloir 
qu'il soit tout pied ? 

Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud, 
il prescrit de les accoutumer à manger préalablement un 

> Gomme si les petits paysans choisissoient la terre bien sèche 
pour s*y asseoir ou pour s'y coucher, et qu'on eut jamais ouï dire 
que l'humidité de la terre eût fait du mal à pas un d'eux. A écouter 
là dessus^es médecins , on croiroit les sauvages tout perclus de 
rhumatismes. 



LIVRE II. 165 

morceaa de pain avant que de boire. Gela est bien étrange 
que y quand Tenfant a soif, il faille lui donner à manger ; 
j^aimerois mieux, quand il a faim, lui donner à boire. 
Jamais on ne me persuadera que nos premiers appétits 
soient si déréglés , qu^on ne puisse les satisfaire sans nous 
exposer à périr. Si cela étoit , le genre humain se fût cent 
fbis détruit avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour 
le conserver. 

Toutes les fois quTmile aura soif, je veux qu'on lui 
donne à boire ; je veux qu'on lui donne de l'eau pure et 
sans aucune préparation, pas même de la faire dégourdir, 
fût-il tout en nage , et fût-on dans le cœur de l'hiver. Le 
seul soin que je recommande est de distinguer la qualité 
des eaux. Si c'est de l'eau de rivière, donnez-la-lui sur-le- 
champ telle qu'elle sort de la rivière : si c'est de Teau de 
source , il la faut laisser quelque temps à l'air avant qu'il 
la boive. Dans les saisons chaudes, les rivières sont chau- 
des : il n'en est pas de même des sources , qui n'ont pas 
reçu le contact de l'air ; il faut attendre qu'elles soient à la 
température de l'atmosphère. L'hiver, au contraire, l'eau 
de source est à cet égard moins dangereuse que' l'eau de 
rivière. Mais il n'est ni naturel ni fréquent qu'on se mette 
l'hiver en sueur , surtout en plein air , car l'air froid , frap- 
pant incessamment sur la peau, répercute en dedans la 
sueur et empêche les pores de s*ouvrir assez pour lui 
donner un passage libre. Or je ne prétends pas qu'Emile 
s'exerce l'hiver au coin d'un bon feu , mais dehors , en 
pleine campagne, au milieu des glaces. Tant- qu'il ne s'é- 
chauffera qu'à faire et lancer des baltes de neige , laissons- 
le boire quand il aura soif; qu'il continue de s'exercer 
après avoir bu , et n'en craignons aucun accident. Que si 
par quelque autre exercice il se met en sueur et qu'il ait 
soif, qu'il boive froid , même en ce temps-là. Faites seule- 
ment en sorte de le mener au loin et à petits pas chercher 
son eau. Par le froid qu'on suppose , il sera suffisamment 
rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun danger. 



IGG EMILE, 

Surtout prenez ces précautions sans qu^il s^en aperçoive. 
J'aimerois mieux qu'il Mt quelquefois malade que sans 
cesse attentif à sa santé. 

Il faut un long sommeil aux enfants , parce qu'ils font 
un extrême exercice. L'un sert de correctif à l'autre ; aussi 
Yoît-on qu ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos 
est celui de la nuit , il est marqué par la nature. C'est une 
observation constante que le sommeil est plus tranquille 
et plus doux tandis que le soleil est sous l'horizon , et que 
Fair échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens 
dans un si grand calme. Ainsi l'habitude la plus salutaire 
est certainement de se lever et de se coucher avec le 8,9- 
leil. D'où il suit que dans nos cliinats l'homme et tou^ le$ 
animaux ont en général besoin de dormir plus long-temps 
l'hiver que l'été. Mais la vie civile n'est pas assez simple , 
assez naturelle, assez exempte de révolutions, d'accident^, 
pour qu'on doive accoutumer l'honune à cette uniformité, 
au point de la lui rendre nécessaire. Sans doute il faut 
s'assujettir aux règles ; mais la première est de pouvoir 
les enfreindre sans risque quand la nécessité le veut. N'al- 
lez donc pas amollir indiscrètemient votre élève dans la 
continuité d'i^p paisible sommeil, qui ne soit jamais inter- 
rompu. Livrez-le d'abord sans gène à la loi de la nature ; 
mais n'oubliez pas que parmi nous il doit être au dessus 
de cette loi ; qu'il doit pouvoir se coucher tard, se lever 
matin , être éveillé brusquement , passer les nuits debout, 
sans en être incommodé. En s'y prenant assez tôt, en allant 
toujours doucement et par degrés, on forme le tempéra- 
ment aux mêmes choses qui le détruisent quand on l'y 
soumet déjà tout formé. 

11 importe de s'accoutumer d'abord à être uial couché ; 
c'est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En géné- 
ral la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie 
les sensations agréables : la vie molle en prépare une infi- 
nité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne 
trouvent plus le sommeil que sur le duvet; les gens accou- 



LIVRE II. 167 

tumës à dormir sur des planches le trouvent partout : il 
nY ^ point de lit duP pour qui s'endort en se couchant. 

Un lit mollet, où Ton s'ensevelit dans la plume ou dans 
rédredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les 
reins enveloppés trop chaudement s'échauffent. De là ré- 
sultent souvent la pierre pu d'autres jncommodités, et 
infailliblement une complexion délicate qui les nourrit 
toutes. 

Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur som- 
meil. Yoilà cejui que nous nous préparons Emile et moi 
pendant la journée. Nous n'avons pas besoin qu'on nous 
amènç.des esclaves de Per^e pour faire nos lits; en labou- 
rant la terre nous remuons nos matelas. 

Je i^s pâT expérience que, quand un e^ant est en 
s^nté , l'on est maitr,e de le faire dormir et veiller presque 
à volonté. Quand l'.enfant est couché , et que de son babil 
il fîno^uie sa bonne, eUe lui dit, Dormez : c'est comme si 
d^e lyi disent : Porfez-ifous bien quand il est malade. Le 
vrai moyen de le faire dormir est de l'ennuyer lui-même. 
Parlez tant qu'il soit forcé de se taire , et bientôt il dor- 
mira : les sermons sont toujours bons à quelque chose ; 
autant vaut le prêcher quç le bercer : mais si vous em- 
jf(loyez le soir ce narcotique , gardez-vous de l'employer 
le jour. 

j'éveillerai quelquefois Emile , moins de peur qu'il ne 
prenne l'habitude de dormir trop long-temps que pour 
l'accoutumer à tout, mêijçe à être éveillé brusquement. 
Au surplus , j'aurois bien peu de talent pour mon emploi, 
si je ne savqis pas le forcer à s'éveiller de lui-même , et à 
se lever pour ainsi dire, k nia volonté, sans que je lui dise 
un seul mot. 

S'il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le len- 
demain une matinée ennuyeuse, et lui-même regardera 
comme autant de gagné tout ce qu'il en pourra laisser au 
sommeil : s'il dort trop , je lui montre à son réveil un 
amusement de son goût. Veux-je qu'il s'éveille à point 



168 EMILE. 

nommé , je lui dis : Demain à six heures on part pour la 
pèche , on va se promener à tel endroit , voulez-vous en 
être ? 11 consent, il me prie de l'ë veiller : je promets , ou 
je ne promets point , selon le besoin : s'il s'éveille trop 
tard , il me trouve parti. 11 y aura du malheur si bientôt 
il n'apprend à s'éveiller de lui-même. ' 

Au reste, s'il arrivoit, ce qui est rare, que quelque en- 
fant indolent eût du penchant à croupir dans la paresse, 
il ne faut point le livrer à ce penchant, dans lequel il s'en- 
gourdiroit tout-à-fait, mais lui administrer quelque stimu- 
lant qui l'éveille. On conçoit bien qu'il n'est pas question 
de le faire agir par force, mais de l'émouvoir par quelque 
appétit qui l'y porte ; et cet appétit pris avec choix dans 
l'ordre de la nature, nous mène à la fois à deux fins. 

Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adresse, on ne 
pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans 
vanité, sans émulation, sans jalousie. Leur vivacité, leur 
esprit imitateur , suffisent ; surtout leur galté naturelle , 
instrument dont la prise est sûre , et dont jamais précep- 
teur ne sut s'aviser. Dans tous les jeux où ils sont bien 
persuadés que ce n'est que jeu, ils souffrent sans se plain- 
dre, et même en riant, ce qu'ils ne souffriroient jamais 
autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs 
jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute espèce, 
sont les amusements des jeunes sauvages; preuve que la 
douleur même a son assaisonnement qui peut en ôter 
Tamertume : mais il n'appartient pas à tous les maîtres de 
savoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les disciples 
de le savourer sans grimace. Me voilà de nouveau , si je 
n'y prends garde , égaré dans les exceptions. 

Ce qui n'en souffre point est cependant l'assujettissement 
de l'homme à la douleur, aux maux de son espèce, aux 
accidents , aux périls de la vie , enfin à la mort : plus on le 
familiarisera avec toutes ces idées , plus on le guérira de 
l'importune sensibilité qui ajoute au mal l'impatience de 
l'endurer ; plus on l'apprivoisera avec les souffrances qui 



LIVRE IL 169 

peuvent l'atteindre, plus on leur ôtera, comme eût dît 
Montaigne , la pointure de Fétrangeté , et plus aussi Ton 
rendra son ame invulnérable et dure : son corps sera la 
cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il pourroit 
être atteint au vif. Les approches même de la mort n'étant 
point la mort , à peine la sentira-t-il comme telle ; il ne 
mourra pas, pour ainsi dire ; il sera vivant ou mort, rien 
de plus. C'est de lui que le même Montaigne eût pu dire , 
comme il a dit d'un roi de Maroc ' , que nul homme n'a 
vécu si avant dans la mort. La constance et la fermeté 
sont , ainsi que les autres vertus , des apprentissages de 
l'enfance : mais ce n'est pas en apprenant leurs noms. aux 
enfants qu'on les leur enseigne , c'est en les leur faisant 
goûter, sans qu'ils sachent ce que c'est. 

Mais , à propos de mourir, comment nous conduirons* 
nous avec notre élève relativement au danger de la petite 
vérole ? La lui ferons-nous inoculer en bas âge , ou si nous 
attendrons qu'il la prenne naturellement? Le premier parti, 
plus conforme à notre pratique, garantit du péril l'âge où 
la vie est la plus précieuse , au risque de celui où elle l'est 
le moins , si toutefois on peut donner le nom de risque à 
l'inoculation bien administrée. 

Mais le second est plus dans nos principes généraux , 
de laisser faire en tout la nature dans les soins qu'elle aime 
à prendre seule , et qu'elle abandonne aussitôt que l'homme 
veut s'en mêler. L'homme de la nature est toujours pré- 
paré : laissons-le inoculer par ce maître ; il choisira mieux 
le moment que nous. 

N'allez pas de là conclure que je blâme l'inoculation , 
car le raisonnement sur lequel j'en exempte mon élève 
iroit très mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à 
ne point échapper à la petite-vérole au moment qu'ils en 
seront attaqués; si vous la laissez venir au hasard, il 
est probable qu'ils en périront. Je vois que dans les diffé- 
rents pays on résiste d'autant plus à l'inoculation qu'elle 

' Livre ii, chap. xxi. 



170 EMILE. 

y devient plus nécessaire, et la raison de cela se sent 
aisément. A peine aussi daignerai-je traiter cette questic)!^ 
pour mon Emile. Il sera inoculé , ou il ne le sera pas ^ seloQ 
les teoips , les lieuse , les circonstances : cela est pç:j^c]ue 
indifférent pour lui. Si on lui donne la petite-vérole , on 
aura l'avantage de prévoir et connoltre son mal d'avao^ç^; 
c'est (juelque chose : mais s'il la prend naturjellemenyt , 
nous Taurpus préservé du n^édeci^; c'est encore pluff. 

Une éducation exclusive ^ qui tend seulement à di^FÛ^- 
guer du peuple cçux qui l'ont reçue j préfère touJ9]urs les 
instructions les plus coûteuses aux pl\is comgiunes, et 
par cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés 
avec soin apprennent tous à monter à cheval , parce qi^'il 
en coûte beaucoup pour cela; niais presque aucun dNsux 
n'apprend à nager parce qu'il n'en coûte rien , et i^^un 
artisan peut savoir ^ager ,a,ussi biej^ q/uie qi^i que ce soit. 
Cependant, sans avoir fait son académie, un voyf^eur 
monte à cheval , s'y tient , et s'en sert assez pour le be- 
soin; nqiais, dans l'eau, si l'on ne nage on se noiç, et l'on 
ne nage point sans l'avoir appris. Enfin l'on n'est pas 
obligé de monter à cheval sous peine de Ifi vie , au lieu 
que nul n'est sûr d'éviter un danger auquel on est si sou- 
vent exposé. Emile sera dçgis l'eau comme sur la terre. 
Que ne peyt-il vivre dans tojus les éléments ! Si l'on po^uvoit 
apprendre à voler dans Içs airs , j'en ferois un aigle ; j'en 
ferois une salanxandre , si ^'on pouvoit s'endurcir au feu '. 

On craint qu'un enfant ne se noie en apprenant à nager : 
qu'il se noie en apprenant ou pour n'avoir pas app]:i^ , cîc 
sjera toujours votre faute. C'est la seule vanité qpi nous 
rend téniéraires ; on ne Test point quand on n'est vu de 
personne : Emile ne le seroit pas quan.d il seroit vu d^ 

^ C'est sans doute pour rendre son idée générale plus sensible 
que Rousseau paroit ici partager, sujr la salamandre , l'opinion jEin- 
cienne et populaire qui lui attribuoit la faculté de vivre dans le feu. 
V Encyclopédie , article Salamandre, iFait connoître ce qui vraisembla- 
blement a pu donner lieu à cette opinion , qui d'ailleurs n'a aucun 
fondement raisonnable. 



LIVRE IL 171 

tout runivers. Gomniie Texercice ne dépend pas du risque, 
daiif un canal du parc de ^on père il apprendroit à tra- 
verser FHellespont : mais il faut s^apprivoiser au risque 
même 9 pour apprendre à ne s'en pas troubler; c'est une 
partie essentielle de l'apprentissage dont je parlois tout à 
l'heure. Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces 
et à le partager toujours avec lui, je n'aurai guère d'im- 
prudepce à craindre, quand je réglerai le soin de sa cop- 
seryafion sur celui que je dois à la mienne. 

Vp. eofant est moins grand qu'un homme ; il n'a ni sa 
force ni sa raisoii : mais il voit et entend auçsi bien que 
lui , pu à très peu près ; il a le goût aussi sensible , quoi- 
qu'il l'^t moins délicat, et distingue aussi bien les odeurs , 
quoiqii'il n'y mette pas la même sensualité. Les premières 
ff^cpttés qui se forment et se perfectionnent en nous sont 
les sens. Ce sont donc les première^ qu'il faudroit cultiver; 
oç sont les seules qu'op oublie, ou celles qu'on néglige 
le plus. 

. Ezei^er les sens n'est pas seulement en faire usage, 
c'e^ apprendre ^ bien juger par eux , c'est apprendre , 
p^ur ^si dire, à sentir; car nous ne savons ni toucher, 
si voir, ni entendre , que comme nous avons appris. 

11 y a un exercice purement ja^turel et mécanique, qui 
açft à cendre le corps robuste sans donner aucune prise 
aj|ji jugement : nager, courir, sauter, fojuctter un sabot , 
laAcer des pierres , tout cela est fort bien : mais n'avons- 
nous que des brf^ et des jambes? n'avons-nous pas aussi 
des yeux, des oreilles? et ces organes sont-ils superflus à 
l'usage des premiers? N'exercez donc pas seulement les 
forces , exercez tous les sens qui les dirigent; tirez de cha- 
cun d'eux tout le parti possible, puis vérifiez l'impression 
de l'un par l'autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. 
N'employez la force qu'après avoir estimé la résistance : 
faites toujours en sorte que l'estimation de l'efFet précède 
l'usage des moyeus. Intéressez l'enfant à ne jamais faire 
d'efforts insuffisants ou superflus. Si vous l'accoutumez à 



172 EMILE. 

prévoir ainsi TefFet de tous ses mouvements , et à redresser 
ses erreurs par rexpérîence, n'est-il pas clair que plus il 
agira, plus il deviendra judicieux? 

S'agit-'il d'ébranler une masse , s'il prend un levier trop 
long il dépensera trop de mouvement; s'il le prend trop 
court, il n'aura pas assez de force : l'expérience lui peut 
apprendre à choisir précisément le bâton qu'il lui faut. 
Cette sagesse n'est donc pas au dessus de son âge. S'agit-^il 
de porter un fardeau , s'il veut le prendre aussi pesant 
qu'il peut le porter et n'en point essayer qu'il ne soulève , 
né sera-t-il pas forcé d'en estimer le poids à la vue? Saît-ril 
comparer des masses de même matière et de différentes 
grosseurs, qu'il choisisse entre des masses de même gros- 
seur et de difFérentes matières , il faudra bien qu'il s'ap- 
plique à comparer leurs poids spécifiques. J'ai vu un jeune 
homme , très bien élevé , qui ne voulut croire qu'après 
l'épreuve , qu'un seau plein de gros copeaux de bois de 
chêne fût moins pesant que le même seau rempli d'eau. 

Nous ne sommes pas également maîtres de l'usage de 
tous nos sens. Il y en a un , savoir, le toucher, dont l'ac- 
tion n'est jamais suspendue durant la veille ; il a été ré- 
pandu sur la surface entière de notre corps , comme une 
garde continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut 
l'ofFenser. C'est aussi celui dont, bon gré , mal gré, nous 
acquérons le plus t6t l'expérience par cet exercice continuel, 
et auquel , par conséquent , nous avons moins besoin de 
donner une culture particulière. Cependant nous obser^. 
vons que les aveugles ont le tact plus sur et plus fin que. 
nous , parce que , n'étant pas guidés par la vue , ils sont 
forcés d'apprendre à tirer uniquement du premier sens les 
jugements que nous fournit l'autre. Pourquoi donc ne nous 
exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l'obscurité j à 
connoltre les corps que nous pouvons atteindre , à juger 
des objets qui nous environnent, à faire, en un mot, de 
nuit et sans lumière , tout ce qu'ils font de jour et sans 
yeux ? Tant que le soleil luit , nous avons sur eux Tavan- 



LIVRE II. 173 

tage ; dans les ténèbres , ils sont nos guides à leur tour. 
Nous sommes aveugles la moitié de la vie ; avec la diffé- 
rence que les vrais aveugles savent toujours se conduire, 
et que nous n'osons faire un pas au cœur de la nuit. On a 
de la lumière , me dira-t-on. Eh quoi ! toujours des ma- 
chines ! Qui vous répond qu'elles vous suivront partout au 
besoin ? Pour moi , j'aime mieux qu'Emile ait des yeux au 
bout de ses doigts que dans la boutique d'un chandelier. 

Êtes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, 
frappez des mains ; vous apercevrez , au résonnement du 
lieu, si l'espace est grand ou petit, si vous êtes au milieu 
ou dans un coin. A demi-pied d'un mur, l'air moins am- 
biant et plus réfléchi vous porte une autre sensation au 
visage. Restez en place , et tournez-vous successivement 
de tous les côtés; s'il y a une porte ouverte , un léger cou- 
rant d'air vous l'indiquera. Etes-vous dans un bateau , vous 
connoltrez , à la manière dont l'air vous frappera le visage , 
non seulement en quel sens vous allez , mais si le fil de la 
rivière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations, 
et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que 
de nuit ; quelque attention que nous voulions leur donner 
en plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue , 
elles nous échapperont. Cependant il n'y a encore ici ni 
mains ni bâton. Que de connoissances oculaires on peut 
acquérir par le toucher, même sans rien toucher du tout ! 

Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important 
qu'il ne semble. La nuit effraie naturellement les hommes, 
et quelquefois les animaux '. La raison, les connoissances, 
l'esprit, le courage, délivrent peu de gens de ce tribut. J'ai 
vu des raisonneurs , des esprits forts , des philosophes , des 
militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit comme 
des femmes au bruit d'une feuille d'arbre. On attribue cet 
effroi aux contes des nourrices : on se trompe ; il a une 
cause naturelle. Quelle est cette cause? la même qui rend 

' Cet effroi devient très manifeste dans les grandes éclipses de 
soleil. 



174 EMILE. 

les sourds défiants et le peuple superstitieux , Fignorance 
des choses qui nous environnent et de ce qui Se passe au- 
tour de nous '. Accoutumé d'apercevoir de loin les objets 
et de prévoir leurs impressions d'avance , comment , ne 
voyant plus rien de ce qui m'entoure , n'y Siipposerdis-je 
pas mille êtres, mille mouvements qui peuvent me nuire, 
et dont il m'est impossible de me garantir P J'ai beau savoir 
que je suis 6n éùreté dans le lieu où je me trouve , je 
ne le sais jamais àus^i bien que si je le voyois actuellement: 
j'ai donc toujours un sujet de crainte que je ti'avois pas en 
plein jour, ie sais , il est vrai ^ qu'un corps étranger ne 

i En yoici encore une autre cause bien expliquée par un philo- 
sophe dont je cite souvent le livre , et dont les £prandeé vues m'in- 
struisent encore plus souvent : 

« Lorsque, par des circonstances particulières, nous ne pouvons 
avoir une idée juste de la distance , et que noUs ne pouvons juger 
des objets que par la candeur de Tangle , ou plutôt de Fiibaffe 
qu^ils forment dans nos yeux , nous nous trompons alors nécessai- 
rement sur la grandeur de ces objets. Tout le monde a éprouvé 
qu'en voyageant la huit on preiid Un buisson dont on est près pbtir 
un grand arbre dont on est loin, ou bien on prend un grand arbre 
éloigné pour un buisson qui est voisin : de même , si on ne connoit 
pas les objets par leur forme, et qu'on ne puisse avoir par ce 
moyen aucune idée de distance , 6n se tromt^erà encore nécéésal- 
remént. Une mouche qui passera avec rapidité à quelques pouces 
de distance de nos yeux nous paroltra dans ce cas être un oiseau 
qui en seroit à une très grande distance ; un cheval qui seroit sans 
mouvement dans lé milieu d'une campagne , et qui seroit dané une 
attitude semblable j par exemple, à celle d'un mouton, ne nous 
paroitra plus c|u'un gros mouton , tant que nous ne reconnoitrons 
pas que c'est un cheval ; mais , dès que nous l'aurons reconnu , il 
nous paroitra daiis l'instant gros comme ûh cheval, et houS recti- 
fierons sur-le-champ notre premier jugement. 
« Toutes les fois qu'on se trouvera darts la nuit dans des lieux in- 
connus où l'on ne pourra juger de la distance , et où l'on ne pourra 
reconnoitre la forme des choses à causé de l'obscurité , on séi*a en 
danger de tomber à tout instant dans l'erreur au sujet des juge- 
ments (que l'on fera sur les objets qui se présenteront. C'est de là 
que vient la frayeur et l'espèce de crainte intérieure que l'obscu- 
rité de la nuit fait sentir à presque tous les homnies ; c'est suf ceïà 
c|ù'est fondée l'apparence des spectres et des figures gigantesques 
et épouvantables que tant de gens disent avoir vus. On leur répond 
communément que ces figures étoient dans leur imagination : ce- 
pendant elles pouvoient être réellement dans leurs yeux, et il est 



LIVRE IL 175 

peut g;uère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque 
bruit : aussi , combien j'ai sans cesse Foreille alerte ! Au 
moindre bruit dont je ne puis discerner là cause, Tintérét 
de ma conservation me fait d*abord supposer tout ce qui 
doit le plus In'engager à me tenir sur mes gardes , et par 
conséquetit ioiut ce qui est le plus propre à in'effrayer. 

N'ëiitends-je absolument rien , je ne suis pas pour cela 
tràiiqlilllë ; car enfin sans briiit on peut encore me sur- 
prendre. Il faut que je suppose les choses telles qu'elles 
étoiënt auparavant, telles qu'elles doivent encore être 
que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi , forcé de mettre 

très possible qu'ils aient en effet vu ce qu'ils disent avoir vu ; car 
il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu'on ne pourra juger 
d'un objet que par l'angle qu'il forme dans l'œil, que cet objet inconnu 
grossira et grandira à mesure qu'on en sera plus voisin ; et que s'il a 
d'abord paru au spectateur, qui ne peut connoitre ce qu'il voit. 
ni juger a quelle distance il le voit ; qiie s'il a paru , dis-je, d'abord 
de la hauteur de quelques pieds iQréqu'il étoit à la distance de 
vingt ou trente pas, il doit paroitre haut de plusieurs toises lors- 
qu'à n'en sera plus éloigné que de quelques pieds ; ce qui doit e;n 
effet l'étonner et l'effrayer jusqu'à ce qu'enfin il vienne à toucher 
l'objet ou à le reconnoitre ; car , dans l'instant même qu'il recon- 
noitra ce que c'est, cet objet, qui lui paroissoit gigantesque, dimi- 
nuera tout à coup , et ne lui paroitra plus avoir que sa grandeur 
réelle; mais, si l'on fuit ou qu'on n'ose approcher, il est certain 
qu'on n'aura d'autre idée de cet objet que celle de l'image qu'il 
formoit dans l'œil; et qu'on aura réellement vu une figure gigan 
tèsqùe ou épouvantable par la grandeur et par la forme. Le pré- 
jugé dés spectreé est donc fondé dans là batùre , et ces apparences 
ne dépendent pas, cOmme le croient les philosophes, uniquement 
de l'imagination.» {^Histoire naturelle, tome vi, page aa, ip-ia.) 
J'ai tâché de niontrer dans lé texte , comment il en dépend toujours 
en partie , et , quant â la cause expliquée dans ce passage , on voit 
que l'habitude de marcher la nuit doit noiis apprendre à distinguer 
les apparences que la ressemblance des formes et de la diversité 
des distances font prendre aux objets à libs yeux dans l'obscurité ; 
car, lorsque l'air est encore assez éclairé ^our nous laisser aperce- 
voir les contours des objets , comme il y a plus d'air interposé dans 
un plus grand éloignement, nous devons toujours voir ces contours 
moins marqués qùàiid l'objet est plus loin de nous , ce qui suffit , 
à force d'habitude , pour nous garantir de l'erreur qu'explique ici 
M. de Buffon. Quelque explication qu'on préfère , ma méthode est 
donc toujours efficace, et c'est ce que l'expérience confirme par 
faitement. 



176 EMILE» 

en jeu mon imagination, bientôt je n'en suis plus mettre , 
et ce que j'ai fait pour me rassurer ne sert qu'à m'alarmer 
davantage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs; 
si je n'entends rien , je vois des fantômes : la vigilance qui 
m'inspire le soin de me conserver ne me donne que su- 
jets de crainte. Tout ce qui doit me rassurer n'est que 
dans ma raison ; l'instinct plus fort me parle tout autre- 
ment qu'elle. A quoi bon penser qu'on n'a rien à craindre , 
puisque alors on n'a rien à faire ? 

La cause du mal trouvée indique le remède. En toute 
chose l'habitude tue l'imagination ; il n'y a que les objets 
nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l'on voit tous 
les jours , ce n'est plus l'imagination qui agit , c'est la mé- 
moire ; et voilà la raison de l'axiome ah assuetis non fit 
passioy car ce n'est qu'au feu de l'imagination que les pas- 
sions s'allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que 
vous voulez guérir de l'horreur des ténèbres ; menez-l'y 
souvent, et soyez sur que tous les arguments de la philo- 
sophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne tourne point 
aux couvreurs sur les toits , et l'on ne voit plus avoir peur 
dans l'obscurité quiconque est accoutumé d'y être. 

Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage 
ajouté au premier : mais, pour que ces jeux réussissent, 
je n'y puis trop recommander la gaîté. Rien n'est si triste 
que les ténèbres : n'allez pas enfermer votre enfant dans 
un cachot. Qu'il rie en entrant dans l'obscurité; que le 
rire le reprenne avant qu'il en sorte; que, tandis qu'il y 
est , l'idée des amusements qu'il quitte , et de ceux qu'il 
va retrouver, le défende des imaginations fantastiques qui 
pourroient l'y venir chercher. 

11 est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde 
en avançant. Je sens que j'ai passé ce terme, je recom- 
mence, pour ainsi dire, une autre carrière. Le vide de 
l'âge mur, qui s'est fait sentir à moi , me retrace le doux 
temps du premier âge. En vieillissant, je redeviens en- 
fant, et je me rappelle plus volontiers ce que j'ai fait à dix 



LIVRE H. 177 

ans qu'à trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer 
quelquefois mes exemples de moi-même ; car, pour bien 
faire ce livre , il faut que je le fasse avec plaisir. 

J'étois à la campagne en pension chez un ministre ap- 
pelé M. Lambercier. J'avois pour camarade un cousin plus 
riche que tfioi , et qu'on traitoit en héritier, tandis qu'éloigné 
de mon père je n'étois qu'un pauvre orphelin. Mon grand 
cousin Bernard étoit singulièrement poltron , surtout la 
nuit. Je me moquai tant de sa frayeur , que M. Lamber- 
cier, ennuyé de mes vanteries , voulut mettre mon cou- 
rage à répreuve. Un soir d'automne , qu'il faisoit très ob- 
scur, il me donna la clef du temple, et me dit d'aller 
chercher dans la chaire la Bible qu'on y avoit laissée. Il 
ajouta , pour me piquer d'honneur, quelques mots qui me 
mirent dans l'impuissance de reculer. 

Je partis sans lumière ; si j'en avois eu , c'auroit peut- 
être été pis encore. Il falloit passer par le cimetière : je 
le traversai gaillardement ; car, tant que je me sentois en 
plein air, je n'eus jamais de frayeurs nocturnes. 

En ouvrant la porte , j'entendis à la voûte un certain 
retentissement que je crus ressembler à des voix , et qui 
commença d'ébranler ma fermeté romaine. La porte ou- 
verte , je voulus entrer ; mais à peine eus-je fait quelques 
pas, que je m'arrêtai. En apercevant l'obscurité profonde 
qui régnoit dans ce vaste lieu , je fus saisis d'une terreur 
qui me fit dresser les cheveux : je rétrograde, je sors , je 
me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un 
petit chien nonimé Sultan y dont les caresses me rassurè- 
rent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas , tâ- 
chant pourtant d'emmener avec moi Sultan^ qui ne voulut 
pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j'entre 
dans l'église. A peine y fus-je rentré, que la frayeur me 
reprit, mais si fortement, que je perdis la tête ; et, quoique 
la chaire fût à droite , et que je le susse très bien , ayant 
tourné sans m'en apercevoir, je la cherchai long-temps à 
gauche, je m'embarrassois dans les bancs, je ne savois 

EMILE. T. I. 12 



178 EMILE. 

plus où j^étois; et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la 
porte , je tombai dans un bouleversement inexprimable. 
Enfin , j'aperçois la porte , je viens à bout de sortir du 
« temple , et je m'en éloigne comme la première fois , bien 
résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein jour. 

Je reviens jusqu'à la maison. Prêt à entrer, je distingue 
la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les 
prends pour moi d'avance , et, confus de m'y voir exposé, 
j'hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle , j'entends 
mademoiselle Lambercier s'inquiéter de moi , dire à la ser- 
vante de prendre la lanterne , et M. Lambercier se dispo- 
ser à me venir ehercher, escorté de mon intrépide cousin , 
auquel ensuite on n'auroit pas manqué de faire tout l'hon- 
neur de l'expédition. A l'instant toutes mes frayeurs ces- 
sent , et ne me laissent que celle d'être surpris dans ma 
fuite : je cours, je vole au temple. Sans m'égarer, sans tâ- 
tonner, j'arrive à la chaire ; j'y monte , je prends la Bible , 
je m'élance en bas ; dans trois sauts je suis hors du temple , 
dont j'oubliai même de fermer la porte; j'entre dans la 
chambre , hors d'haleine , je jette la Bible sur la table , 
efParé, mais palpitant d'aise d'avoir prévenu le secours 
qui m'étoit destiné. 

On me demandera si je donne ce trait pour un modèle 
à suivre , et pour un exemple de la galté que j'exige dans 
ces sortes d'exercices. Non ; mais je le donne pour preuve 
que rien n'est plus capable de rassurer quiconque est 
efFrayé des ombres de la nuit, que d'entendre dans une 
chambre voisine une compagnie assemblée rire et causer 
tranquillement. Je voudrois qu'au lieu de s'amuser ainsi 
seul avec son élève, on rassemblât les soirs beaucoup d'en- 
fants de bonne humeur, qu'on ne les envoyât pas d'abord 
séparément , mais plusieurs ensemble , et qu'on n'en ha- 
sardât aucun parfaitement seul, qu'on ne se fût bien as- 
suré d'avance qu'il n'en seroit pas trop effrayé. 

Je n'imagine rien de si plaisant et de si utile que de 
pareils jeux, pour peu qu'on voulût user d'adresse à les 



LIVRE IL 179 

ordoimer. ie feroia dans une grande salle une espèce de 
labyrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des 
partkvents. Dans les inextricables tortuositës de ce laby- 
rinthe j^arrangerois., au milieu de huit ou dix boites d'at- 
trape», une autre boite presque semblable, bien garnie 
de bonbons ; je désignerois en termes clairs , mais suc- 
cincts, le lieu précis où se trouve la bonne boite; je don- 
njero«9 le renseignement suffisant pour la distinguer à des 
gens plus attentifs et moins étourdis que des enfants ' ; 
puis ^ après avoir fait tirer au sort les petits concurrents , 
je les enverrois tous Fun après l'autre , jusqu'à ce que la 
bonne botte fat trouvée : ce que j'aurois soin de rendre 
diffîeile à piroportion de leur habileté. 

Figurez^vous un petit Hercule arrivant une boite à la 
maift , tout fier de son expédition. La boite se met sur la 
table , on l'ouvre en cérémonie. J'entends d'ici les éclats 
de rire, les huées de la bande joyeuse, quand, au lieu 
des confitures qu'on attendoit, on trouve bien proprement 
arrangés sur de la mousse ou sur du coton un hanneton , 
un eseargot , du charbon , du gland , un navet , ou quelque 
autre pareille denrée. D'autres fois y dans une pièce nouvel- 
lement blanchie , on suspendra près du mur quelque jouet , 
quelque petit meuble qu'il s'agira d'aller chercher sans 
toucher au mur. A peine celui qui l'apportera sera-t-il 
rentré, que , pour peu qu'il ait manqué à la condition , le 
bout de spn chapeau blanchi, le bout de ses souliers, la 
basque de son habit , sa manche , trahiront sa maladresse. 
En voilà bien assez , trop peut-être , pour faire entendre 
l'esprit de ces sortes de jeux. S'il faut tout vous dire , ne 
me lisez point. 

Quels avantages un homme ainsi élevé n'aura-t-il pas la 
nuit sur les autres hommes ! ses pieds , accoutumés à s'af- 

^ Pour les exercer à Fattention, ne leur dites jamais que des 
choses qu'ils aient un intérêt sensible et présent à bien entendre ; 
surtout point de longueurs , jamais un mot superflu. Mais aussi ne 
laissez dans yos discours ni obscurité ni équivoque. 

12. 



180 ÉMlLË. 

fermir dans les ténèbres , ses mains exercées à s^appUquef 
aisément à tous les corps environnants, le conduiront 
sans peine dans la plus épaisse obscurité. Son imagina- 
tion, pleine des jeux nocturnes de sa jeunesse, se tournera 
difficilement sur des objets effrayants. S'il croit entendre 
des éclats de rire, au lieu de ceux des esprits follets, Ce 
seront ceux de ses anciens camarades ; s'il se peint une 
assemblée , ce ne sera point pour lui le sabbat , mais la 
chambre de son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant 
que des idées gaies , ne lui sera jamais affreuse : au lieu 
de la craindre , il l'aimera. S'agit-il d'une expédition mi- 
litaire , il sera prêt à tout heure , aussi bien seul qu'avec 
sa troupe. Il entrera dans le camp de Saiil , il le parcourra 
sans s'égarer, il ira jusqu'à la tente du roi sans éveiller 
personne , il s'en retournera sans être aperçu. Faut-il en- 
lever les chevaux de Rhésus, adressez -vous à lui sans 
crainte. Parmi les gens autrement élevés , vous trouverez 
difficilement un Ulysse. 

J'ai vu des gens vouloir , par des surprises , accoutumer 
les enfants à ne s'effrayer de rien la nuit. Cette méthode 
est très mauvaise ; elle produit un effet tout contraire à 
celui qu'on cherche , et ne sert qu'à les rendre toujours 
plus craintifs. Ni la raison ni l'habitude ne peuvent ras- 
surer sur l'idée d'un danger présent dont on ne peut con- 
noître le degré ni l'espèce, ni sur la crainte des surprises 
qu'on a souvent éprouvées. Cependant , comment s'assurer 
de tenir toujours votre élève exempt de pareils accidents ? 
Voici le meilleur avis , ce me semble , dont on puisse le 
prévenir là dessus. Vous êtes alors , dirois-je à mon Emile, 
dans le cas d'une juste défense ; car l'agresseur ne vous 
laisse pas juger s'il veut vous faire mal ou peur, et , comme 
il a pris ses avantages , la fuite même n'est pas un refuge 
pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous sur- 
prend de nuit, homme ou bête, il n'importe; serrez-le, 
empoignez-le de toute votre force ; s'il se débat , frappez , 
ne marchandez point les coups ; et , quoi qu'il puisse dire 



LIVRE II. 181 

OU faire , ne lâchez jamais prise que vous ne sachiez bien 
ce que c'est. L'éclaircissement vous apprendra probable- 
ment qu'il n'y avoit pas beaucoup à craindre , et cette ma- 
nière de traiter les plaisants doit naturellement les rebuter 
d'y revenir. 

Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous 
avons le plus grand continuel exercice , ses jugements 
restent pourtant , comme je l'ai dit, imparfaits et grossiers 
plus que ceux d'aucun autre , parce que nous mêlons con- 
tinuellement à son usage celui de la vue , et que l'œil at- 
teignant à l'objet plus tôt que la main , l'esprit juge presque 
toujours sans eUe. En revanche, les jugements du tact 
sont les plus sûrs , précisément parce qu'ils sont les plus 
bornés ;^car^ ne s'étendant qu'aussi loin que nos mains peu- 
vent atteindre , ils rectifient l'étourderie des autres sens , 
qui s'élancent au loin sur des objets qu'ils aperçoivent à 
peine , au lieu que tout ce qu'aperçoit le toucher, il l'aper- 
çoit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous plait, la 
force des muscles à l'action des nerfs , nous unissons , 
par une sensation simultanée , au jugement de la tempé- 
rature , des grandeurs, des figures, le jugement du poids 
et de la solidité. Ainsi le toucher, étant de tous les sens 
celui qui nous instruit le mieux de l'impression que les 
corps étrangers peuvent faire sur le nôtre , est celui dont 
l'usage est le plu'S fréquent , et nous donne le plus im- 
médiatement la connoissançe nécessaire à notre conser- 
vation. 

Gomme le toucher exercé supplée à la vue , pourquoi 
ne pourroit-il pas aussi suppléer à l'ouïe jusqu'à certain 
point, puisque les sons excitent dans les corps sonores 
des ébranlements sensibles au tact? En posant une main 
sur le corps d'un violoncelle, on peut, sans le secours 
des yeux ni des oreilles^ distinguer, à la seule manière 
dont le bois vibre et frémît , si le son qu'il rend est grave 
ou aigu, s'il est tiré de la chanterelle ou du bourdon. 
Qu'oj» exerce le sens à ces différences, je ne doute pas 



182 ÉMILS. 

qu'avec le temps on n'y put devenir sensible au point 
d'entendre un air entier par les doigts. Or, ceci supposé , 
il est clair qu'on pourroit aisément parler aux sourds en 
musique ; car les tons et les temps , n'étant pas moins sus- 
ceptibles de combinaisons régulières que les articulations 
et les voix, peuvent étr« pris de ménie pour les éléments 
du discours, 

11 y a des exercices qui émoussent le sens du toucher 
et le rendent plus obtus ; d'autres, au contraire , l'aiguisent 
et le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers , joi- 
gtiant beaucoup de mouvement et de force à la continuelle 
impression des corps durs , rendent la peau rude , calleuse, 
et lui Atent le sentiment naturel ; les seconds sont ceux 
qui varient ce même sentiment par un tact léger eft fré- 
quent , en sorte que l'esprit , attentif à des impressions 
incessamment répétées, acquiert la facilité de juger toutes 
leurs modifications. Cette différence est sensible dans 
l'usage des instruments de musique : le toucher dur et 
meurtrissant du violoncelle, de la contrebasse, du violon 
même , en rendant les doigts plus flexibles , racornit leurs 
extrémités. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend 
aussi flexibles et plus sensibles en même temps. En ceci 
donc le clavecin est à préférer. 

11 importe que la peau s'endurcisse aux impressions de 
l'air et puisse braver ses altérations ; car c'est elle qui dé- 
fend tout le reste. A cela près, je ne voudrois pas que la 
main , trop servilement appliquée aux mêmes travaux , 
vint à s'endurcir , ni que sa peau , devenue presque os- 
seuse , perdit ce sentiment exquis qui donne à connoitre 
quels sont les corps sur lesquels on la passe, et^ selon 
l'espèce de contact , nous fait quelquefois , dans l'obscu- 
rité , frissonner en diverses manières. 

Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d'avoir tou- 
jours sous ses pieds une peau de bœuf? Quel mal y auroit-îl 
que la sienne propre put au besoin lui servir de semelle ? 
11 est clair qu'en cette partie la délicatesse de la peau ne 



LIVRE II. 183 

peut jamais être utile à rien , et peut souvent beaucoup 
nuire. Éveillés à minuit au cœur de Fhiver par Fennemi 
dans leur ville , les Genevois trouvèrent plus tàt leurs 
fusils que leurs souliers. Si nul d^eux n^avoit su marcher 
nu-pieds, qui sait si Genève n'eût point été prise? 

Armons toujours Fhomme contre les accidents imprévus. 
Qu'Emile coure les matins à pieds nus, en toute saison, 
parla chambre, par Tescalier, par le jardin; loin de Ten 
gronder, je l'imiterai ; seulement j'aurai soin d'écarter le 
verre. Je parlerai bientèt des travaux et des jeux manuds. 
Du reste qu'il apprenne à faire tous les pas qui favorisent 
les évolutions du corps , à prendre dans toutes les atti- 
tudes une position aisée et solide ; qu'il sache sauter en 
ëloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir 
un mur ; qu'il trouve toujours son équilibre ; que tous ses 
mouvements , ses gestes soient ordonnés selon les lois de 
la pondération , long-temps avant que la statique se mêle 
de les lui expliquer. A la manière dont son pied pose à 
teire et dont son corps porte sur sa jambe , il doit sentir 
s'il est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de 
la grâce , et les postures les plus fermes sont aussi les 
plus élégantes. Si j'étois mattre à danser, je ne ferois pas 
toutes les singeries de Marcel ' , bonnes pour le pays où 
il les fait ; mais , au lieu d'occuper éternellement mon 
élève à des gambades , je le mènerois au pied d'un rocher : 
là, je lui montrerois quelle attitude il faut prendre, com- 

' Célèbre maître à danser de Paris , lequel , connoissant bien son 
monde, faisoit Textravagant par ruse, et donnoit à son art une 
importance qu'on feignoit de trouver ridicule , mais pour laquelle 
on lui portoit au fond le plus grand respect. Dans un autre art non 
moins frivole , on voit encore aujourd'hui un artiste comédien faire 
ainsi l'important et le fou, et ne réussir pas moins bien. Cette mé- 
thode est toujours sûre en France. Le vrai talent, plus simple 
et moins charlatan , n'y fait point fortune. La modestie y est la 
vertu des sots *. 

* Voyez des détails curieux sur Marcel, Histoire de /. /. Rousseau, tome ii , 
page aao. 



184 EMILE. 

ment il faut porter le corps et la tête , quel mouvement il 
faut faire , de quelle manière il faut poser, tantât le pied , 
tantôt la main , pour suivre légèrement les sentiers escar- 
pés , raboteux et rudes , et s'élancer de pointe en pointe 
tant en montant qu'en descendant. J'en ferois l'émule d'un 
chevreuil , plutôt qu'un danseur de l'Opéra. 

Autant le toucher concentre ses opérations autour de 
l'homme, autant la vue étend les siennes au delà de lui; 
c'est là ce qui rend celles-ci trompeuses : d'un coup d'œil , 
un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette 
multitude de sensations simultanées et de jugements 
qu'elles excitent , comment ne se tromper sur aucun ? 
Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisé- 
ment parce qu'il est le plus étendu , et que , précédant 
de bien loin tous les autres, ses opérations sont trop 
promptes et trop vastes pour pouvoir être rectifiées par 
eux. Il y a plus, les illusions mêmes de la perspective 
nous sont nécessaires pour parvenir à connoitre l'étendue 
et à comparer ses parties. Sans les fausses apparences , 
nous ne verrions rien dans l'éloignement ; sans les grada- 
tions de grandeur et de lumière , nous ne pourrions esti- 
mer aucune distance , ou plutôt il n'y en auroit point pour 
nous. Si de deux arbres égaux celui qui est à cent pas de 
nous nous paroissoit aussi grand et aussi distinct que celui 
qui est à dix , nous les placerions à côté l'un de l'autre. Si 
nous apercevions toutes les dimensions des objets sous 
leur véritable mesure , nous ne verrions aucun espace , 
et tout paroitroit sur notre œil. 

Le sens de la vue n'a , pour juger la grandeur des objets 
et leur distance, qu'une même mesure , savoir, l'ouverture 
de l'angle qu'ils font dans notre œil ; et comme cette ouver- 
ture est un effet simple d'une cause composée , le juge- 
ment qu'il excite en nous laisse chaque cause partie ulière 
indéterminée , ou devient nécessairement fautif. Car com- 
ment distinguer à la simple vue si l'angle sous lequel Je 
vois un objet plus petit qu'un autre est tel , parce que ce 



LIVRE II. 185 

premier objet est en effet plus petit , ou parce qu'il est plus 
éloigné P 

Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la pré- 
cédente ; au lieu de simplifier la sensation , la doubler , la 
vérifier toujours par une autre, assujettir l'organe visuel à 
l'organe tactile, et réprimer, pour ainsi dire, l'impétuosité 
du premier sens parla marche pesante et réglée du second. 
Faute de nous asservir à cette pratique-, nos mesures par 
estimation sont très inexactes. Nous n'avons nulle préci- 
sion dans le coup d'œil pour juger les hauteurs, les lon- 
gueurs , les profondeurs , les distances , et la preuve que 
ce n'est pas tant la faute du sens que de son usage , c'est 
que les ingénieurs, les arpenteurs , les architectes, les ma- 
çons , les peintres , ont en général le coup d'œil beaucoup 
plus sûr que nous , et apprécient les mesures de l'étendue 
avec plus de justesse ; parce que leur métier leur donnant 
en ceci l'expérience que nous négligeons d'acquérir, ils 
Atent l'équivoque de l'angle par les apparences qui l'ac- 
compagnent , et qui déterminent plus exactement à leurs 
yeux le rapport des deux causes de cet angle. 

Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le con- 
traindre est toujours facile à obtenir des enfants. Il y a 
mille moyens de les intéresser à mesurer, à connoitre, à 
estimer les distances.Yoilà un cerisier fort haut , comment 
ferons-nous pour cueillir des cerises? l'échelle de la grange 
est-elle bonne pour cela ? Voilà un ruisseau fort large , 
comment le traverserons-nous ? une des planches de la 
cour posera-t-elle sur les deux bords? Nous voudrions, de 
nos fenêtres, pécher dans les fossés du château ; combien 
de brasses doit avoir notre ligne ? Je voudrois faire une 
balançoire entre ces deux arbres ; une corde de deux toises 
nous suffira-t-elle? On me dit que dans l'autre maison notre 
chambre aura vingt-cinq pieds carrés, croyez-vous qu'elle 
nous convienne ? sera-t-elle plus grande que celle-ci ? Nous 
avons grand'faim; voilà deux villages, auquel des deux 
serons-nous plus tôt pour dîner ? etc. 



189 ÉMILB. 

U s'agissoit d'exercer à la course un enfant indolent et 
paresseux , qui ne se portoit pas de lui-même à cet exercice 
ni a aucun autre , cpKÛqu'on le destinât à Fétat militaire : 
il s'étoit persuadé , je ne sais comment , qu'un homme de 
son rang ne deyoit rien faire ni rien savoir, et que sa no- 
blesse devoit lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que 
de toute espèce de mérite. A foire d'un tel gentilhomme un 
Achille au pied léger, l'adresse de Ghiron même eût eu 
peine à suffire. La difficulté étoit d'autant plus grande , que 
je ne voulois lui prescrire absolument rien : j'avois banni 
«le mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, 
r^émulation, le désir de briller; comment lui donn^ celui 
de courir sans lui rien dire P Courir moi-même eût été un 
moyen peu sûr et sujet à inconvénient D'ailleurs il s'agis- 
soit encore de tirer de cet exercice quelque objet d'in- 
struction pour lui , afin d'accoutumer les opérations de la. 
machine et celles du jugement à marcher toujours de cou* 
cert. Voici comment je m'y pris : moi , c'est-à-dire celui 
qui parle dans cet exemple. 

En m'allant promener avec lui les après-midi , je mettois 
qudiquefois dans ma poche deux gâteaux d'une espèce qu'il 
aimoit beaucoup ; nous en mangions chacun un à la pro- 
menade < , et nous revenions fort contents. Un jour il s'a« 
perçut que j'avois trois gâteaux ; il auroit pu en manger 
six sans s'incommoder ; il dépêche promptement le sien 
pour me demander le troisième. Non , lui dis-je : je le 
mangerois fort bien moi-même , ou nous le partagerions ; 
mais j'aime mieux le voir disputer à la course parées deux 
petits garçons que voilà. Je les appelai , je leur montrai le 
gâteau et leur proposai la condition. Ils ne demandèrei^ 

' Promenade champêtre, comme on verra dans Tinstant. Les pro- 
menades publiques des villes sont pernicieuses aux enfants de l'un 
•et de l'autre sexe. C'est là qu'ils commencent à se rendre vains et 
à vouloir être regardés: c'est au Luxembourg, aux Tuileries, sur- 
tout au Palais-Royal , que la belle jeunesse de Paris va prendre cet 
air impertinent et fat qui la rend si ridicule , et la fait huer et dé- 
tester dans toute l'Europe. 



LIVRE II. 187 

pat mieux. Le {fàteau fut pose sur une grande pierre qui 
servit de but ; la carrière fut marquée ; nou3 allâmes nous 
asseoir : au signal donné les petits garçons partirent ; fe 
victorieux se saisit du gâteau , et le mangea sans miséri- 
corde aux yeux des spectateurs et du vaincu. 

Cet amusement valoit mieux que le gâteau , mais il ae 
prit pas d^abord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni 
ne me pressai : Finstitution des enfants est un métier où il 
&ut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous con- 
tinuâmes nos promenades ; souvent on prenoit trois gà*- 
teavx , quelquefois quatre , et de temps à autre il y en 
avoit un , même deux pour les coureurs. Si le prix n^étoit 
pas grand , ceux qui le disputoient n^étcûent pas ambitieux: 
celui qui le remportoit étoit loué , fêté ; tout se faisoit avec 
appareil. Pour donner lieu aux révolutions et augmenter 
rintérét , je marquois la carrière plus longue , jY BOufB*ois 
plusieurs concurrents. À peine étoient-îls dans la lice, que 
tous les passants s^arrétoient pour les voir : les acclama- 
tions , les cris , les battements de mains les animoient : je 
voyois quelquefois mon petit bonhomme, tressaillir, se 
lever, s'«crier quand Tun étoit près d'atteindre ou de ^pas- 
ser l'autre ; c'étoient pour lui des jeux olympiques. 

Ciependant les concurrents usoJent quelquefois de su- 
percherie ; ils se retenoient mutuellement , ou se faisoiest 
tomber , ou poussoient des cailloux au passage Tun de 
l'autre. Gela me fournit un sujet de les séparer, et de les 
faire partir de différents termes , quoique également éM- 
gnés du but : on verra bientôt la raison de cette pré- 
voyance ; car je dois traiter cetle importante affaire dans 
un grand détail. 

Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâ- 
teaux qui lui faisoient grande envie, monsieur le chevalier 
s'avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvoit être 
bon à quelque chose, et, voyant qu'il avoit aussi deux 
jambes , il commença dé s'essayer en secret. Je me gardai 
d'en rien voir ; mais je compris que mon stratagème avoit 



188 ÉMÏLE. 

réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans 
sa pensée , il affecta de m'importuner pour avoir le gâteau 
restant. Je le refuse ; il s'obstine , et d'un air dépité il me 
dit à la fin : Eh bien ! mettez-le sur la pierre , marquez le 
champ, et nous verrons. Bon! lui dis-je en riant, est-ce 
qu'un chevalier sait courir ? Vous gagnerez plus d'appétit, 
et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'é- 
vertue , et remporte le prix d'autant plus aisément , que 
j'avois fait la lice très courte et pris ôoin d'écarter le meil- 
leur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant 
fait , il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un 
tel goût à cet exercice , que , sans faveur, il étoit presque 
sûr de vaincre mes polissons à la course , quelque longue 
que fût la carrière. 

Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je 
n'avois pas songé. Quand il remportoit rarement le prix, 
il le mangeoit presque toujours seul , ainsi que faisoient 
ses concurrents ; mais , en s'accoutumant à la victoire , il 
devint généreux, et partageoit souvent avec les vaincus. 
Cela me fournit à moi-même une observation morale , et 
j'appris par là quel étoit le vrai principe de la géné- 
rosité. 

En continuant avec lui de marquer en différents lieux 
le terme d'où chacun devoit partir à la fois , je fis , sans 
qu'il s'en aperçût , les distances inégales , de sorte que 
l'un ayant à faire plus de chemin que l'autre pour arriver 
au même but , avoit un désavantage visible : mais , quoi^ 
que je laissasse le choix à mon disciple , il ne savoit pas 
s'en prévaloir. Sans s'embarrasser de la distance , il pré- 
féroit toujours le plus beau chemin, de sorte que, pré- 
voyant aisément son choix , j'étois à peu près le maître de 
lui faire perdre ou gagner le gâteau à ma volonté ; et cette 
adresse avoit aussi son usage à plus d'une fin. Cependant, 
comme mon dessein étoit qu'il s'aperçût de la différence, 
je tàchois delà lui rendre sensible : mais, quoique indo- 
lent dans le calme , il étoit si vif dans ses jeux et se défiolt 



LIVRE II. 189 

si peu de moi, que j'eus toutes les peines du monde à lui 
faire apercevoir que je le triehois. Enfin j'en vins à bout 
malgré son étourderie ; il m'en fit des reproches. Je lui 
dis : De quoi vous plaignez - vous? dans un don que je 
veux bien faire , ne suis-je pas maître de mes conditions? 
Qui vous force à courir? vous ai-je promis de faire les lices 
égales? n'avez- vous pas le choix? Prenez la plus courte, 
on ne vous en empêche point. Gomment ne voyez - vous 
pas que c'est vous que je favorise , et que l'inégalité dont 
vous murmurez est tout à votre avantage si vous savez 
vous en prévaloir ? Cela étoit clair; il le comprit , et, pour 
choisir , il fallut y regarder de plus près. D'abord on vou- 
lut compter les pas , mais la mesure des pas d'un enfant 
est lente et fautive; de plus, je m'avisai de multiplier les 
courses dans un même jour; et alors l'amusement deve- 
nant une espèce de passion , l'on avoit regret de perdre 
à mesurer les lices le temps destiné à les parcourir. La 
vivacité de l'enfance s'accommode mal de ces lenteurs : on 
s'exerça donc à mieux voir, à mieux estimer une distance 
à la vue. Alors j'eus peu de peine à étendre et nourrir ce 
goût. Enfin quelques mois d'épreuves et d'erreurs corri- 
gées lui formèrent tellement le compas visuel , que , quand 
je lui mettoîs par la pensée un gâteau sur quelque objet 
éloigné , il avoit le coup d'œil presque aussi sûr que la 
chaîne d'un arpenteur. 

Gomme la vue est de tous les sens celui dont on peut 
le moins séparer les jugements de l'esprit , il faut beaucoup 
de temps pour apprendre à voir ; il faut avoir long-temps 
comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier 
de ces deux sens à nous faire un rapport fidèle des figures 
et des distances : sans le toucher, sans le mouvement 
.progressif, les^yeux du monde les plus perçants ne sau- 
roient nous donner aucune idée de l'étendue. L'univers 
entier ne doit être qu'un point pour une huître ; il ne lui 
paroîtroit rien de plus quand même une ame humaine in- 
formeroit cette huître. Ge n'est qu'à force de marcher , de 



IQO EMILE. 

fMilper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu'on 
apprend à les estimer: mais aussi, si Ton mtesuroit tou- 
jfmrs , le sens , se reposant sur Finstrument , n'acquerroit 
aucune justesse. Il ne faut pas non plus que Fenfant passe 
tout d'un coup de la mesure à Festimation ; il faut d'abord 
que, continua:nt à comparer par parties ce qu'il ne sauroit 
comparer tout d'un coup , à des aliquotes précises il sub« 
ttitue des aliquotes par appréciation , et qu'au lieu d'ap- 
pliquer toujours avec la main la mesure , il s'accoutun^ à 
FapfdiqueF seulement avec les yeux. Je voudrois pourtant 
qu'on vérifiât ses premières opérations par des mesures 
réelles, afin qu'il corrigeât ses erreurst, et que, s'il reste 
dans le sens quelque fausse apparence, il apprit à la rec- 
tifier par un meilleur jugement. On a des mesures natu- 
relles qui sont à peu près les mêmes en tous lieux ; les pas 
d'un homme, l'étendue de ses bras, sa stature. Quand 
Fenfant estime la hauteur d'un étage , son gouverneur 
peut lui servir de toise ; s'il estime la hauteur 'd'un clocher, 
qu'il le toise avec les maisons; s'il veut savoir lès lieues 
de dhemin , qu'il compte les heures de marche; et surtout 
qu'on ne fasse rien de tout cela pour lui , mais qu'il le 
fasse lui-même. 

On ne sauroit apprendre à bien juger de Fétendue et 
de la grandeur des corps , qu'on n'apprenne à connoitre 
aussi leurs figures et même à les imiter; car au fond cette 
imitation ne tient absolument qu'aux lois de la perspec- 
tive ; et l'on ne peut estimer l'étendue sur ses apparences, 
qu'on n'ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants , 
grands imitateurs , essaient tous de dessiner : je voudrois 
que le mien cultivât cet art , non précisément pour l'art 
même , mais pour se rendre l'œil juste et la main flexible ; 
^, en général, il importe fort peu qu'il sache tel ou tel 
exercice , pourvu qu'il acquière la perspicacité du sens et la 
bonne habitude du corps qu'on gagne par cet exercice. Je 
me garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, 
qui ne lui donneroit à imiter que des imitations , et ne le 



LIVRE II. 191 

tetoit dessiner que sur des dessins : je yeux qu'il n'ait 
d'autre maitre que la nature y ni d'autre modèle cfae les 
objets. Je veux qu'il ait sous les yeux l'original même et 
non pas le papier qui le représente, qu'il crayonne une 
maison sur une maison , un arbre sur un arbre , un homme 
sur un homme, afin qu'il s'accoutume à bien observer les 
corps et leurs apparences , et non pas à prendre des imi- 
tations fausses et conventionnelles pour de véritables imi- 
tations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire 
en l'absence des objets , jusqu'à ce que , par des observa- 
tions fréquentes, leurs figures exactes s'impriment bien 
dans son imagination; de peur que, substituant à la vérité 
des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde 
la connoissanee des proportions et le goût des beautés de 
la nature. 

Je sais bien que de cette manière il barbouillera long- 
temps sans rien faire de reconnoissable, qu'il prendra tard 
l'élégance des contours et le trait léger des dessinateurs , 
peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et 
le bon goût du dessin ; eu revanche , il contractera certai- 
nement un coup d'œil plus juste , une main plus sûre , la 
^nnoissance des vrais rapports de grandeur et de figure , 
^lii sont entre les animaux, les plantes, les corps natu- 
rels , et une plus prompte expérience du jeu de la perspec- 
tive. Voilà précisément ce que j'ai voulu faire , et mon 
intention n'est pas tant qu'il sache imiter les objets que 
les connoltre; j'aime mieux qu'il me montre une plante 
d'acanthe , et qu'il trace moins bien le feuillage d'un 
chapFteau. 

Au reste , dans cet exercice , ainsi que dans tous les 
autres , je ne prétends pas que mon élève en ait seul l'a- 
musement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en 
le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point qu'il ait 
d'autre émule que moi ; mais je serai son émule sans re- 
lâche et sans risque ; cela mettra de l'intérêt dans ses oc- 
cupations sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai 



192 EMILE. 

le crayon à son exemple; je remploierai d^abord aussi 
maladroitement que lui* Je serois un Apelles, que je ne 
me trouverai qu'un barbouilleur. Je commencerai par 
tracer un homme comme les laquais les tracent contre 
les murs; une barre pour chaque bras, une barre pour 
chaque jambe , et des doigts plus gros que le bras. Bien 
long-temps après nous nous apercevrons l'un ou l'autre 
de cette disproportion : nous remarquerons qu'une jambe 
a de l'épaisseur , que cette épaisseur n'est pas partout la 
même ; que le bras a sa longueur déterminée par rapport 
au corps , etc. Dans ce progrès , je marcherai tout au plus 
à cAté de lui , ou je le devancerai de si peu , qu'il lui sera 
toujours aisé de m'atteiridre , et souvent de me surpasser. 
Nous aurons des couleurs , des pinceaux ; nous tacherons 
d'imiter le coloris des objets et toute leur apparence aussi 
bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, 
nous barbouillerons ; mais , dans tous nos barbouillages , 
nous ne cesserons d'épier la nature ; nous ne ferons jamais 
rien que sous les yeux du maître. 

Nous étions en peine d'ornements pour notre chambre, 
en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dessins ; je 
les fais couvrir de beaux verres , afin qu'on n'y touche 
plus , et que les voyant rester dans l'état où nous les avons 
mis , chacun ait intérêt de ne pas négliger les siens. Je les 
arrange par ordre autour de la chambre , chaque dessin 
répété vingt , trente fois , et montrant à chaque exem- 
plaire le progrès de l'auteur, depuis le moment où la 
maison n'est qu'un carré presque informe , jusqu'à celui 
où sa façade, son. profil, ses proportions , ses ombres sont 
dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne peuvent 
manquer de nous offrir sans cesse des tableaux intéres- 
sants pour nous, curieux pour d'autres , et d'exciter tou- 
jours plus notre émulation. Aux premiers , aux plus gros- 
siers de ces dessins , je mets des cadres bien brillants , 
bien dorés, qui les rehaussent; mais quand l'imitation 
devient plus exacte et que le dessin est véritablement bon , 



LIVRE II. 193 

dor» je ne lui donne plu8 qu'un cadre noir très simple ; il 
n'a plus besoin d'autre ornement que lui-même, et ce 
seroit dommage que la bordure partag^eÀt l'attention que 
mérite l'objet. Ainsi chacun de nous aspire à Thonneur du 
cadre uni ; et quand l'un veut dédaigner un dessin de 
l'autre, il le condamne au cadre doré. Quelque jour, 
peut-être , ces cadres dorés passeront entre nous en pro- 
verbe, et nous admirerons combien d'hommes se rendent 
justice en se faisant encadrer ainsi. 

. J'ai dit que la géométrie n'étoit pas à la portée des en- 
fants; mais c'est notre faute. Nous ne sentons pas que leur 
méthode n'est point la nàtre , et que ce qui devient pour 
nous l'art de raisonner ne doit être pour eux que l'art de 
voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions 
mieux de prendre la leur ; car notre manière d'apprendre 
la géométrie est bien autant une affaire d'imagination que 
de raisonnement. Quand la proposition est énoncée, il 
faut en imaginer la démonstration, c'est-à-dire trouver de 
quelle proposition déjà sue celle-là doit être une consé- 
quence , et de toutes les conséquences qu'on peut tirer de 
cette même proposition , choisir précisément celle dont il 
s'agit. 

De cette manière, le raisonneur le plus exact, s'il n'est 
inventif, doit rester court. Aussi qu'arrive -t -il de là? 
Qu'au lieu de nous faire trouver les démonstrations, on 
nous les dicte? qu'au lieu de nous apprendre à raison- 
ner, le maitre raisonne pour nous, et n'exerce que notre 
mémoire. 

Faites des figures exactes, combinez - les , posez -les 
l'une sur l'autre, examinez leurs rapports; vous trouverez 
toute la géométrie élémentaire en marchant d'observation 
en observation , sans qu'il soit question , ni de définitions , 
ni de problèmes , ni d'aucune autre forme démonstrative 
que la simple superposition. Pour moi, je ne prétends 
point apprendre la géométrie à Emile, c'est lui qui me 
l'apprendra; je chercherai les rapports, et il les trouvera; 

£MILS. T. I. 13 



194 EMILE. 

car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. 
Par exemple , au lieu de me servir d^un compas pour tra- 
cer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d'un 
fil tournant sur son pivot. Après cela , quand je voudrai 
comparer les rayons entre eux, Emile se moquera de moi , 
et il me fera comprendre que le même fil toujours tendu 
ne peut avoir tracé des distances inégales. 

Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je 
décris du sommet de cet angle , non pas un arc, mais un 
cercle entier; car avec les enfants il ne faut jamais rien 
sous-entendre. Je trouve que la portion du cercle comprise 
entre les deux c6tés de Fangle est la sixième partie du 
cercle. Après cela je décris du même sommet un autre 
plus grand cercle , et je trouve que ce second arc est 
encore la sixième partie de son cercle. Je décris un troi- 
sième cercle concentrique sur lequel je fais la même 
épreuve ; et je la continue sur de nouveaux cercles , jus- 
qu'à ce qu'Emile , choqué de ma stupidité , m'avertisse 
que chaque arc , grand ou petit , compris par le même 
angle,' sera toujours la sixième partie de son cercle, etc. 
Nous voilà tout à l'heure à l'usage du rapporteur. 

Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux 
droits, on décrit un cercle; moi , tout au contraire , je fais 
en sorte qu'Emile remarque cela premièrement dans le 
cercle , et puis je lui dis : Si l'on ôtoit le cercle , et qu'on 
laissât les lignes droites, les angles auroient-ils changé de 
grandeur? etc. 

On néglige la justesse des figures, on la suppose, et 
l'on s^attache à la démonstration. Entre nous, au con- 
traire, il ne sera jamais question de démonstration; notre 
plus importante affaire sera de tirer des lignes bien droites, 
bien justes , bien égales ; de faire un carré bien parfait, de 
tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la justesse de la 
figure , nous l'examinerons par toutes ses propriétés sen- 
sibles, et cela noua donnera occasion d'en découvrir chaque 
jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux 



LIVRE II. 195 

demi-cercles ; par la diagonale, les deux moitiés du carré : 
nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont 
les bords conviennent le plus exactement , et par consé- 
quent la mieux faite; nous disputerons si cette égalité de 
partage doit avoir toujours lieu dans les parallélogrammes, 
dans les trapèzes, etc. On essaiera quelcjuefois de prévoir 
le succès de l'expérience ; avant de le faire , on tâchera de 
trouver des raisons , etc. 

La géométrie n'est pour mon élève que Fart de se bien 
servir de la règle et du compas : il ne doit point la con<^ 
fondre avec le dessin , où il n'emploiera ni l'un ni l'autre 
de ces instruments. La règle et le compas seront enfermés 
tous la clef, et Ton ne lui en accordera que rarement l'usage 
et pour peu de temps , afin qu'il ne s'accoutume pas à bar^ 
bouiller : mais nous pourrons quelquefois porter nos 
figures à la promenade , et causer de ce que nous aurons 
fait ou de ce que nous voudrons faire. 

Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme 
à qui , dans son enfance , on avoit appris le rapport des 
contours et des surfaces en lui donnant chaque jour à 
dioisir dans toutes les figures géométriques des gaufres 
isopérimètres'. Le petit gourmand avoit épuisé l'art d'Ar- 
ohimède pour trouver dans laquelle il y avoit le plus à 
manger. 

Quand un enfant joue au volant , il s'exerce l'œil et le 
bras à la justesse; (juand il fouette un sabot, il accroît sa 
force en s'en servant, mais sans rien apprendre. J'ai de- 
mandé quelquefois pourquoi l'on n'offroit pas aux enfants 
les mêmes jeux d'adresse (ju'ont les hommes ; la paume , 
le mail, le billard, l'arc, le ballon, les instruments de mu- 
sique. On m'a répondu que quelques uns de ces jeux 
étoîent au dessus de leurs forces, et que leurs membres et 

> On appelle figures isopérimètres celles dont les contours ou cir- 
conférences sont égaux en longueur. Or y de toutes ces figures , il 
est prouvé que le cercle est celle qui contient la plus grande sur- 
face, ii^enfant a donc dû choisir des gaufres de figure circulaire. 

13. 



196 ÉMILË. 

leurs organes n'étoient pas assez formés pour les autres. 
Je trouve ces raisons mauvaises : un enfant n'a pas la taille 
d'un homme, et ne laisse pas de porter un habit fait comme 
le sien. Je n'entends pas qu'il joue avec nos masses sur un 
billard haut de trois pieds ; je n'entends pas qu'il aille 
peloter dans nos tripots , ni qu'on charge sa petite niain 
d'une raquette de paumier ; mais qu'il joue dans une salle 
dont on aura garanti les fenêtres ; qu'il ne se serve d'abord 
que de balles molles ; que ses premières raquettes soient 
de bois , puis de parchemin , et enfin de corde à boyau 
bandée à proportion de son progrès. Vous préférez le vo- 
lant , parce qu'il fatigue moins et qu'il est sans danger. 
Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu 
de femmes , mais il n'y en a pas une que ne fît fuir une 
balle en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas 
s'endurcir aux meurtrissures , et ce ne sont pas des contu- 
sions qu'attendent leurs visages. Mais nous , faits pour être 
vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine ? et de quelle 
défense serons-nous capables, si nous ne sommes jamais 
attaqués? On joue toujours lâchement les jeux où l'on 
peut être maladroit sans risque : un volant qui tombe ne 
fait de mal à personne ; mais rien ne dégourdit les bras 
comme d'avoir à couvrir la tète , rien ne rend le coup 
d'œil si juste que d'avoir à garantir les yeux. S'élancer d'un 
bout de la salle à l'autre , juger le bond d'une balle en- 
core en l'air, la renvoyer d'une main forte et sûre ; de tels 
|eux conviennent moins à l'homme qu'ils ne servent à le 
former. 

Les fibres d'un enfant, dit-on, sont trop molles! Elles 
ont moins de ressort , mais elles en sont plus flexibles ; son 
bras est foible, mais enfin c'est un bras; on en doit faire, 
proportion gardée ,» tout ce qu'on fait d'une autre ma- 
chine semblable. Les enfants n'ont dans les mains nulle 
adresse; c'est pour cela que je veux qu'on leur en donnne : 
un homme aussi peu exercé qu'eux n'en auroit pas davan- 
tage : nous ne pouvons connottre lusage de nos organes 



LIVRE II. 197 

qu'après les avoir employés. Il n'y a qu'une longue expé- 
rience qui nous apprenne à tirer parti de nous-mêmes , et 
cette expérience est la véritable étude à laquelle on ne peut 
trop tAt nous appliquer. 

Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien n'est plus com- 
mun que de voir des enfants adroits et découplés avoir 
dans les membres la même agilité que peut avoir un homme. 
Dans presque toutes les foires on en voit faire des équi- 
libres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la corde. 
Durant combien d'années des troupes d'enfants n'ont-elles 
pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la Comédie 
italienne ! Qui est-ce qui n'a pas ouï parler en Allemagne 
et en Italie de la troupe pantomime du célèbre Nicolini ? 
Quelqu'un a-t-il jamais remarqué dans ces enfants des 
mouvements moins développés , des attitudes moins gra- 
cieuses , une oreille moins juste , une danse moins légère 
que dans les danseurs tout formés? Qu'on ait d'abord les 
doigts épais , courts , peu mobiles , les mains potelées et 
peu capables de rien empoigner; cela empêche-t-il que 
plusieurs enfants ne sachent écrire ou dessiner à Fàge où 
d'autres ne savent pas encore tenir le crayon ni la plume ? 
Tout Paris se souvient encore de la petite Anglaise qui 
faisoit à dix ans des prodiges sur le clavecin '. J'ai vu, 
chez un magistrat , son fils , petit bonhomme de huit ans , 
qu'on mettoit sur la table au dessert comme une statue 
au milieu des plateaux , jouer là d'un violon presque 
aussi grand que lui , et surprendre par son exécution les 
artistes mêmes *. 

' Un petit garçon de sept ans en a fait depuis ce temps-là de plus 
étonnants encore. 

' Ce magistrat étoit M. de Boisgelou , conseiller au grand conseil , 
auteur d'une théorie savante sur les rappi>rts des sons. Son fils , 
dont il est question ici, fut mousquetaire, et est mort en 1806. 
C'est lui qui , bénévolement et par zèle pour l'art , s'est chargé de 
mettre en ordre toute la partie musicale de la Bibliothèque royale. 
Voyez le Dictionnaire des Musiciens, de MM. Choron et Fayole , article 
B01S6ELOU père et fils. 



198 EMILE. 

Tous ces exemples et cent mille autres pj^ouvent , ce me 
semble > que TinapUtude qu'on suppose aux enfants pour 
nos exercices est imaginaire , et que si Ton ne les voit 
point réussir dans quelques uns, c'est qu'on ne les y a 
jamais exerces. 

On me dira que je tombe ici, par rapport au corps, dans 
le défaut de la culture prématurée que je blâme dans les 
enfants par rapport à Tesprit. La différence est très grande ; 
car Tun de ces progrès n'est qu'apparent, mais l'autre est 
réel. J'ai prouvé que l'esprit qu'ils paroissent avoir, ils ne 
l'ont pas , au lieu que tout ce qu'ils paroissent faire ils le 
font. D'ailleurs , on doit toujours songer que tout ceci n'est 
ou ne doit être que jeu, direction facile et volontaire 
des mouvements que la nature leur demande ; art de va- 
rier leurs amusements pour les leur rendre plus agréables, 
sans que jamais la moindre contrainte les tourne en tra- 
vail : car enfin , de quoi s'amuseroient-ils dont je ne puisse 
faire un objet d'instruction pour eux? et quand je ne le 
pourrois pas, pourvu qu'ils s'amusent sans inconvénient, 
et que le temps se passe, leur progrès en toute chose n'inir 
porte pas quant à présent ; au lieu que , lorsqu'il faut né- 
cessairement leur apprendre ceci ou cela , comme qu'on 
s'y prenne , il est toujours impossible qu'on n'en vienne à 
bout sans contrainte , sans fâcherie , et sans ennui. 

Ce que j'ai dit sur les deux sens dont l'usage est le plus 
continu et le plus important peut servir d'exemple de la 
manière d'exercer les autres. La vue et le toucher s'ap- 
pliquent également sur les corps en repos et sur les corps 
qui se meuvent; mais , comme il n'y a que Fébranlement de 
l'air qui puisse émouvoir le sens de l'ouïe , il n'y a qu'un 
corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son ; et , si 
tout étoit en repos , nous n'entendrions jamais rien. La 
nuit donc, où, ne nous mouvant nous-mêmes qu'autant 
qu'il nous plaît, nous n'avons à craindre que les corps 
qui se meuvent, il nous importe d'avoir l'oreille alerte, et 
de pouvoir juger, par la sensation qui nous frappe , si le 



LIVRE II. 199 

corps qui la cause est grand ou petit , éloigné ou proche ; 
ai aon ébranlement est violent ou foible. L'air ébranlé est 
sujet i des répercussions qui le réfléchissent, qui , produi- 
sant des échos y répètent la sensation , et font entendre le 
corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui où il 
est. Si dans une plaine ou dans une vallée on met Toreille 
h terre, on entend la voix des hommes et le pas des che- 
vaux de beaucoup plus loin qu'en restant debout. 

Gomme nous avons comparé la vue au toucher, il est 
bon de la comparer de même à Touïe , et de savoir laquelle 
des deux impressions , partant à la fois du même corps , 
arrivera le plus tôt à son organe. Quand on voit le feii d*un 
CttBOB^ Ton peut encore se mettre à Tabri du coup; mais 
sitôt qu'on entend le bruit , il n'est plus temps , le boulet 
est là. On peut juger de la distance où se fait le tonnerre 
par l'intervalle de temps qui se passe de l'éclair au coup. 
Faites en sorte que l'enfant connoisse toutes ces expé- 
riences ; qu'il fasse celles qui sont à sa portée , et qu'il 
trouve les autres par induction : mais j'aime cent fois mieux 
qu'il les ignore, que s'il faut que vous les lui disiez. 

Nous avons un organe qui répond à l'ouïe , savoir celui 
de la voix; nous n'en avons pas de même qui réponde à la 
vue, et nous ne rendons pas les couleurs comme les sons. 
C'est un moyen de plus pour cultiver le premier sens, 
en exerçant l'organe actif et l'organe passif, l'un par 
l'autre. 

L'hocnme a trois sortes de voix : savoir ^ la voix par- 
lante ou articulée , la voix chantante ou mélodieuse , et la 
voix pathétique ou accentuée , qui sert de langage aux 
passions, et qui anime le chant et la parole. L'enfant a ces 
trois sortes de voix ainsi que l'homme, sans les savoir 
allier de même : il a comme nous le rire ^ les cris , les 
plaintes , l'exclamation , les gémissements ; mais il ne sait 
pas en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une mu- 
sique parfaite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. 
Les enfants sont incapables de cette musique-là , et leuf 



200 EMILE. 

chant n'a jamais d'ame. De même , dans la voix parlante f 
leur langage n'a point d'accent ; ils crient , mais ils n'ac- 
centuent pas-; et comme dans leur discours il y a peu d'ac- 
cent, il y a peu d'énergie dans leur voix. Notre élève aura 
le parler plus uni y plus simple encore, parce que ses pas- 
sions n'^etant pas éveillées, ne mêleront point leur langage 
au sien. N'aller, donc pas lui donner à réciter des rôles de 
tragédie et de comédie , ni vouloir lui apprendre ^ comme 
on dit , à déclamer. Il aura trop de sens pour savoir don- 
ner un ton à des choses qu'il ne peut entendre, et de 
l'expression à des sentiments qu'il n'éprouva jamais. 

Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à bien arti- 
culer, à prononcer exactement et sans affectation , à con- 
noltre et à suivre l'accent grammatical et la prosodie , à 
donner toujours assez de voix pour être entendu , mai^s;^ 
n'en donner jamais plus qu'il ne faut; défaut ordinaire 
aux enfants élevés dans les collèges : en toute chose rien 
de superflu. 

De même , dans le chant y rendez sa voix juste , égale , 
flexible, sonore; son oreille sensible à la mesure et à l'har- 
monie, mais rien de plus. La musique imitative et théâ- 
trale n'est pas de son âge : je ne voudrois pas même qu'il 
chantât des paroles; s'il en voutoit chanter, je tàcherois 
de lui faire des chansons exprès , intéressantes pour so» 
âge , et aussi simples que ses idées. 

On pense bien qu'étant si peu pressé de lui apprendre à 
lire l'écriture , je ne le serai pas non plus de lui apprendre 
à lire la musique. Ecartons de son cerveau toute atten« 
tion trop pénible , et ne nous hâtons point de fixer son 
esprit sur des signes de convention. Ceci , je l'avoue ^ 
semble avoir sa difficulté ; car , si la connoissance des 
notes ne paroît pas d'abord plus nécessaire pour savoir 
chanter que celle des lettres pour savoir parler , il y a 
pourtant cette différence, qu'en parlant nous rendons nos 
propres idées , et qu'en chantant nous ne rendons guère 
ifxe celles d'autrui. Or, pour les rendre , il faut les lire. 



LIVRE II. 201 

* Mais, premièrement, au lieu de les lire on les peut ouïr , 
et un chant se rend à Foreille encore plus fidèlement qu*à 
Fœil. De plus , pour bien savoir la musique , il ne suffît 
pas de la rendre , il la faut composer , et Fun doit s^ap- 
prendre avecFautre, sans quoi l'on ne la sait jamais bien. 
Exercez votre petit musicien d'abord à faire des phrases 
bien régulières , bien cadencées ; ensuite à les lier entre 
elles par une modulation très simple, enfin à marquer 
leurs différents rapports par une ponctuation correcte; 
ce qui se fait par le bon choix des cadences et des repos. 
Surtout jamais de chant bizarre , jamais de pathétique ni 
d'expression. Une mélodie toujours chantante et simple , 
toujours dérivante des cordes essentielles du ton , et tou- 
jours indiquant tellement la basse, qu'il la sente et l'ac- 
compagne sans peine ; car , pour se former la voix et 
l'oreille , il ne doit jamais chanter qu'au clavecin. 

Pour mieux marquer les sons , on les articule en les 
prononçant; de là l'usage de solfier avec certaines syl- 
labes. Pour distinguer les degrés, il faut donner des noms 
et à ces degrés et à leurs différents termes fixes ; de là les 
noms des intervalles , e^ aussi les lettres de l'alphabet dont 
on marque les touches du clavier et les notes de la gamme. 
C et A désignent des sons fixes invariables , toujours ren- 
dus par les mêmes touches. Ut et la sont autre chose. Ut 
est constamment la tonique d'un mode majeur, ou laTmé- 
diante d'un mode mineur. La est constamment la tonique 
d'un mode mineur, ou la sixième note d'un mode majeur. 
Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rap- 
ports de notre système musical , et les syllabes marquent 
les termes homologues des rapports semblables en divers 
tons. Les lettres indiquent les touches du clavier , et les 
syllabes les degrés du mode. Les musiciens françois ont 
étrangement brouillé ces distinctions ; ils ont confondu le 
sens des syllabes avec le sens des lettres; et doublant inu- 
tilement les signes des touches , ils n'en ont point laissé 
pour exprimer les cordes des tons : en sorte que pour eux 



202 EMILE. 

ut et G aont toujours la même chose , ce qui n'est pas , et 
ne doit pas être, car alors de quoi serviroit G ? Aussi leur 
manière de solfier est-elle d'une difficulté excessive sans 
être d'aucune utilité, sans porter aucune idée nette à l'es- 
prit , puisque , par cette méthode , ces deux syllabes ut et 
mij par exemple, peuvent également signifier une tierce 
majeure, mineure, superflue ou diminuée. Par quelle 
étrange fatalité le pays du monde où l'on écrit les plus 
beaux livres sur la musique est-il précisément celui où on 
l'apprend le plus difficilement ? 

Suivons avec notre élève une pratique plus simple et 
plus claire; qu'il n'y ait pour lui que deux modes, dont 
les rapports soient toujours les mêmes et toujours indi- 
qués par les mêmes syllabes. Soit qu'il chante ou qu'il 
joue d'un instrument, qu'il sache établir son mode sur 
chacun des douze tons qui peuvent lui servir de base , et 
que y soit qu'on module en D , en G , en G , etc. , la finale 
soit toujours ut ou la selon le mode. De cette manière il 
vous concevra toujours ; les rapports essentiels du uKHle 
pour chanter et jouer juste seront toujours présents à son 
esprit, son exécution sera plus nette et son progrès plus 
rapide. 11 n'y a rien de plus bizarre que ce que les Fran- 
çois appellent solfier au naturel; c'est éloigner les idées 
de la chose pour en substituer d'étrangères qui ne font 
qu'éjgarer. Rien n'est plus naturel que de solfier par trans- 
position, lorsque le mode est transposé. Mais c'en est trop 
sur la musique : enseignez-la comme vous voudrez, pourvu 
qu'elle ne soit jamais qu'un amusement. 

Nous voilà bien avertis de l'état des corps étrangers par 
rapport au nôtre ^ de leur poids, de leur figure, de leur 
couleur , de leur solidité , de leur grandeur , de leur dis^ 
tance, de leur t^npérature, de leur repos, de leur mouve- 
ment. Nous sommes instruits de ceux qu'il nous conviait 
d'approcher ou d'éloigner de nous , de la manière dont il 
faut nous y prendre pour vaincre leur résistance , ou pour 
leur en opposer une qui nous préserve d'en être offensés ; 



LIVRE II. 203 

mais ce n'est pas asseï : notre propre corps s'épuise sans 
cesse, il a besoin d'être sans cesse renouvelé. Quoique 
nous ayons la faculté d'en changer d'autres en notre pro- 
pre substance , le choix n'est pas indifférent : tout n'est 
pas afiment pour l'homme; et des substances qui peuvent 
l'être , il y en a de plus ou moins convenables , selon la 
constitution de son espèce , selon le climat qu'il habite , 
selon son tempérament particulier, et selon la manière de 
vivre que lui prescrit son état. 

Nous mourrions affamés ou empoisonnés, s'il falloit 
attendre, pour choisir les nourritures qui nous convien- 
nent, que l'expérience nous eût appris à les connoltre et 
a les choisir : mais la suprême bonté , qui a fait du plaisir 
des êtres sensibles l'instrument de leur conservation , nous 
avertit, par ce qui plaît à notre palais, de ce qui convient 
à notre estomac. 11 n'y a point naturellement pour l'homme 
de médecin plus sur que son propre appétit; et, à le pren- 
dre dans son état primitif, je ne doute point qu'alors les 
aliments qu'il trouvoit les plus agréables ne lui fussent 
aussi les plus sains. 

U y a plus. L'auteur des choses ne pourvoit pas seule- 
ment aux besoins qu'il nous donne y mais encore à ceux 
que nous nous donnons nous-mêmes : et c'est pour mettre 
toujours le désir à côté du besoin, qu'il fait que nos goûts 
changent et s'altèrent avec nos manières de vivre. Plus 
nous nous éloignons de l'état de nature , plus nous per^ 
dons de nos goûts naturels; ou plutàt l'habitude nous fait 
une seconde nature , que nous substituons tellement à la 
première , que nul d'entre nous ne connolt plus celle-ci. 

Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être 
aussi les plus simples : car ce sont ceux qui se transfor- 
ment le plus aisément; au lieu qu'en s'aiguisant, en s'ir- 
ritant par nos fantaisies , ils prennent une forme qui ne 
change plus. L'homme qui n'est encore d'aucun pays se 
fera sans peine aux usages de quelque pays que ce soit ; 
mais l'homme d'un pays ne devient plus celui d'un autre. 



204 EMILE. 

Ceci me parott vrai dans tous les sens , et bien plus en- 
core , appliqué au goût proprement dit. Notre premier 
aliment est le lait ; nous ne nous accoutumons que par 
degrés aux saveurs fortes; d'abord elles nous répugnent. 
Des fruits , des légumes , des herbes , et enfin quelques 
viandes grillées , sans assaisonnement et sans se! , firent 
les festins des premiers hommes '. La première fois qu'un 
sauvage boit du vin , il fait la grimace et le rejette; et 
même parmi nous, quiconque a vécu jusqu'à vingt ans 
tans goiiter de liqueurs fermentées ne peut plus s'y ac- 
coutumer : nous serions tous abstèmes si l'on ne nous eât 
donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin , plus nos goûts 
sont simples, plus ils sont universels; les répugnances les 
plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on 
jamais personne avoir en dégoût l'eau ni ie pain? Voilà la 
trace de la nature , voilà donc aussi notre règle. Conser- 
vons à l'enfant son goût primitif le plus qu'il est possible ; 
que sa nourriture soit commune et simple , que son palais 
ne se familiarise qu'à des saveurs peu relevées , et ne se 
forme point un goAt exclusif. 

Je n'examine pas ici si cette manière de vivre est plus 
saine ou non, ce n'est pas ainsi que je l'envisage. Il me 
suffît de savoir , pour la préférer , que c'est la plus con- 
forme à la uature , et celle qui peut le plus aisément se' 
plier à tout autre. Ceux qui disent qu'il faut accoutumer 
les enfants aux aliments dont ils useront étant grands ne 
raisonnent pas bien , ce me semble. Pourquoi leur nour- 
riture doit-elle être la même , tandis que leur manière de 
vivre est si différente? Un homme épuisé de travail, de 
, a besoin d'aliments succulents qui lui 
au cerveau; un enfant qui 
t le corps croit , a besoin d'une 
sse beaucoup de chyle, 
jàlitat , son emploi , son 
tl le morceau de Plu- 




LIVRE II. 205 

domicile ; mais qui est-ce qui peut être sur de ce que la 
fortune réserve, à l'enfant? En toute chose ne lui donnons 
point une forme si déterminée , qu'il lui en coûte trop d'en 
changçr au besoin. Ne faisons pas qu'il meure de faim 
dans d'autres pays s'il ne traine partout à sa suite un cui- 
sinier françois, ni qu'il dise un jour qu'on ne sait manger 
qu'en France. Voilà, par parenthèse, un plaisant éloge! 
Pour moi , je dirois au contraire qu'il n'y a que les Fran- 
çois qui ne savent pas manger , puisqu'il faut un art si 
particulier pour leur rendre les mets mangeables. 

De nos sensations diverses, le goût donne celles qui 
généralement nous affectent le plus. Aussi sommes - nous 
plus intéressés à bien juger des substances qui doivent 
faire partie de la nôtre, que de celles qui ne font que 
l'environner. Mille choses sont indifférentes au toucher, 
à l'ouïe , à la vue ; mais il n'y a presque rien d'indifférent 
au goût. De plus , l'activité de ce sens est toute physique 
et matérielle : il est le seul qui ne dit rien à l'imagination, 
du moins celui dans les sensations duquel elle entre le 
moins ; au lieu que l'imitation et l'imagination mêlent sou- 
vent du moral à l'impression de tous les autres. Aussi , 
généralement , les cœurs tendres et voluptueux , les ca- 
ractères passionnés et vraiment sensibles, faciles à éihou- 
voir par les autres sens , sont-ils assez tièdes sur celui-ci. 
De cela même qui semble mettre le goût au dessous d'eux, 
et rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, 
je conclurois au contraire que le moyen le plus conve- 
nable pour gouverner les enfants est de les mener par leur 
bouché. Le mobile de la gourmandise est surtout préfé- 
rable à celui de la vanité , en ce que la première est un 
appétit de la nature , tenant immédiatement aux sens , et 
que la seconde est un ouvrage de l'opinion , sujet au ca- 
price des hommes et à toutes sortes d'abus. La gour- 
mandise est la passion de l'enfance ; cette passion ne tient 
devant aucune autre ; à la moindre concurrence elle dis- 
paroit. Eh ! croyez - moi , l'enfant ne cessera que trop tôt 



206 ÉMILË. 

de songer à ce qvCîl mange , et quand son cœur sera trop 
occupé , son palais ne Toccupera guère. Quand il sera 
grand, mille sentiments impétueux donneront le change 
à la gourmandise , et ne feront qu^irriter la vani\|é ; car 
cette dernière passion seule fait son profit des autres , 
et à la fin les engloutit toutes. J'ai quelquefois examiné 
ces gens qui donnoient de Timportance aux bons mor- 
ceaux, qui songeoient, en s'éveillant, à ce qu'ils mange- 
roient dans la journée , et décrivoient un repas avec plus 
d'exactitude que n'en met Polybe à décrire un combat 
J'ai trouvé que tous ces prétendus hommes n'étoient que 
des enfants de quarante ans , sans vigueur et sans consis- 
tance, Fruges consumere nati^. La gourmandise est le vice 
des cœurs qui n'ont point d'étoffe. L'ame d'un gourmand 
est toute dans son palais , il n'est fait que pour manger ; 
dans sa stupide incapacité il n'est qu'à table à sa place , il 
ne sait juger que des plats : laissons-lui sans regret cet 
«mploi ; mieux lui vaut celui-là qu'un autre , autant pour 
nous que pour lui. 

Craindre que la gourmandise ne s'enracine dans un en- 
fant capable de quelque chose est une précaution de petit 
esprit. Dans l'enfance on ne songe qu'à ce qu'on mange ; 
dan» l'adolescence on n'y songe plus , tout nous est bon, 
et l'on a bien d'autres affaires. Je ne voudrois pourtant 
pas qu'on allât faire un usage indiscret d'un ressort si 
bas , ni étayer d'un bon morceau l'honneur de faire une 
belle action. Mais je ne vois pas pourquoi, toute l'en- 
fance n'étant ou ne devant être que jeux et folâtres amu- 
sements , des exercices purement corporels n'auroient pas 
un prix matériel et sensible. Qu'un petit Majorquin , voyant 
un panier sur le haut d'un arbre , l'abatte à coups de 
fronde , n'est-il pas bien juste qu'il en profite , et qu'un 
bon déjeuner répare la force qu'il use à le gagner ^ ? 

' HoR., lib. I, ep. II. 

* Il y a bien des siècles que les Majorquins ont perdu cet usage ; 
il est du temps de la célébrité de leurs frondeurs. 



LIVRE II. 207 

Qu^iin jeune Spartiate , à travers les risques de cent coups 
de fouet , se glisse habilement dans une cuisine ; q[u*il y 
vole un renardeau tout vivant , et qu'en remportant dans 
sa Tche il en soit égratigné, mordu , mis en sang , et que, 
pour n'avoir pas la honte .d'être surpris , Tenfant se laisse 
déchirer les entrailles sans sourciller, sans pousser un 
seul cri , n'est-il pas juste qu'il profite enfin de sa proie , 
et qu'il la mange après en avoir été mangé ? Jamais un 
bon repas ne doit être une récompense ; mais pourquoi ne 
seroit-il pas quelquefois l'effet des soins qu'on a pris pour 
se le procurer? Emile ne regarde point le gÀteau que j'ai 
mis sur la pierre comme le prix d'avoir bien couru ; il 
sait seulement que le seul moyen d'avoir ce gÀteau est d'y 
arriver plus tôt qu'un autre. 

Ceci ne contredit point les maximes que j'avançois tout 
à l'heure sur la simplicité des mets ; car, pour flatter l'ap- 
pétit des enfants , il ne s'agit pas d'exciter leur sensualité, 
mais seulement de la satisfaire ; et cela s'obtiendra par les 
choses du monde les plus communes , si Ton ne travaille 
pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel, qu'ex- 
cite le besoin de croître , est un assaisonnement sur qui 
leur tient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits , du laitage , 
quelque pièce de four un peu plus délicate que le pain 
ordinaire, surtout l'art de dispenser sobrement tout cela ; 
voilà de quoi mener des armées d'enfants au bout du 
monde , sans leur donner du goût pour les saveurs vives 
ni risquer de leur blaser le palais. 

Une des preuves que le goût de la viande n'est pas na- 
turel à l'homme est l'indifférence que les enfants ont pour 
ce mets-là , et la préférence qu'ils donnent tous à des 
nourritures végétales, tels que le laitage, la pâtisserie, 
les fruits , etc. 11 importe surtout de ne pas dénaturer ce 
goût primitif, et de ne point rendre les enfants carnas- 
siers : si ce n'est pour leur santé , c'est pour leur caractère, 
car de quelque manière qu'on explique l'expérience , il est 
certain que les grands mangeurs de viande sont en gé- 



208 EMILE. 

néral cruels et féroces plus que les autres hommes : cette 
observation est de tous les lieux et de tous les temps. La 
barbarie anglaise est connue ^ ; les Gaures , au contraire , 
sont les plus doux des hommes ^. Tous les sauvages sont 
cruels ; et leurs mœurs ne les portent point à Tétre : cette 
cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre comme 
à la chasse , et traitent les hommes comme des ours. En 
Angleterre même les bouchers ne sont pas reçus en té- 
moignage 3 , non plus que les chirurgiens. Les grands scélé- 
rats s'endurcissent au meurtre en buvant du sang. Homère 
fait des Cyclppes, mangeurs de chair, des hommes affreux , 
^t.des Lotophagés un peuple si aimable, qu'aussitôt qu'on 
avoit essayé de leur commerce , on oublioit jusqu'à son 
pays pour vivre avec eux. 

« Tu me demandes , disoit Plutarque ^ , pourquoi Py- 
« thagore s'abstenoit de manger de la chair des bétes; mais 
a moi je te demande au contraire quel courage d'homme 
« eut le premier qui approcha de sa bouche une chair 
ce meurtrie , qui brisa de sa dent les os d'une bête expi- 
« rante , qui fit servir devant lui des corps morts , des ca- 
« davres, et engloutit dans son estomac des membres qui , 
« le moment d'auparavant , bêloient , mugissoient , mar- 
« choient et voyoient. Comment sa main put-elle enfoncer 
« un fer dans le cœur d'un être sensible ? comment ses 
« yeux purent-ils .supporter un meurtre ? comment put-il 

' Je sais que les Ânglois vantent beaucoup leur humanité«et le bon 
naturel de leur nation, qu'ils appellent good natured people; mais 
jls ont beau crier cela tant qu'ils peuvent, personne ne le répète 
après eux. 

• » Les Banians , qui s'abstiennent de toute chair plus sévèrement 
que les Gaures , sont presque aussi doux qu'eux ; mais comme leur 
morale est moins pure et leur culte moins raisonnable, ils ne sont 
pas si honnêtes gens. 

3 Un des traducteurs anglois de ce livre a relevé ici ma méprise, 
et tous deux l'ont corrigée. Les bouchers et, les chirurgiens sont 
reçus en témoignage ; mais les premiers ne sont point admis comme 
jurés ou pairs au jugement des crimes, et les chirurgiens le sont. 

^ Tout ce morceau est une traduction libre du commencement du 
•traité , S'il est loisible de manger c/tair. 



LIVRE H. 209 

a voir saigner, ëcorcher, démembrer un pauvre animal 
a sans défense ? comment put-il supporter Faspect des 
tt chairs pantelantes ? comment leur odeur ne lui fit-elle 
a pas soulever le cœur P comment ne fut-il pas dégoûté , 
a repoussé, saisi d^horreur, quand il vint à manier Tor- 
a dure de ces blessures , à nettoyer le sang noir et figé 
a qpi les couvroit? 

« Les peaux rampoient sur la terre écorchées ; 
« Les chairs au feu mugissoieot embrochées ; 
« L'homme ne put les manger sans frémir, 
« Et dans son sein les entendit gémir. 

a Yoilà ce quUl dut imaginer et sentir la première fois 
a qu^il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la 
« première fois qu'il eut faim d'une béte en vie, qu'il vou- 
a lut se nourrir d'un animal qui paissoit encore , et qu'il 
a dit comment il falloit égorger, dépecer, cuire la brebis 
a qui lui léchoit les mains. C'est de ceux qui commencè- 
« rent ces cruels festins , et non de ceux qui les quittent , 
« qu'on a lieu de s'étonner : encore ces premiers-là pour- 
« roient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui 
« manquent à la nôtre , et dont le défaut nous rend cent 
ce fois plus barbares qu'eux. 

tt Mortels bien-aimés des dieux , nous diroient ces pre- 
a miers hommes , comparez les temps , voyez combien vous 
<x êtes heureux et combien nous étions misérables ! La terre 
« nouvellement formée et l'air chargé de vapeurs étoîent 
« encore indociles à l'ordre des saisons , le cours incertain 
« des fleuves dégradoit leurs rives de toutes parts ; des 
« étangs , des lacs, de profonds marécages, inondoient les 
« trois quarts de la surface du monde ; l'autre quart étoit 
a couvert de bois et de forêts stériles. La terre ne produi- 
« soit nuls bons fruits ; nous n'avions nuls instruments de 
(( labourage ; nous ignorions l'art de nous en servir , et le 
(( temps de la moisson ne venoit jamais pour qui n'avoit 
a rien semé. Ainsi la faim ne nous quittoit point. L'hiver, 

EMILE. T. 1. 14 



210 EMILE. 

c la mousse et Técorce des arbres étoient nos mets ordi- 
« naires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruyère 
a étoient pour nous un régal; et quand les hommes avoîent 
c pu trouver des faines , des noix ou du gland , ils en dan- 
a soient de joie autour d^un chêne ou d'un hêtre au son 
« de quelque chanson rustique , appelant la terre leur 
<i nourrice et leur mère : c'étoit là leur seule fête , c'étoient 
a leurs uniques jeux ; tout le reste de la vie humaine n'étoit 
a que douleur , peine et misère. 

« Enfin, quand la terre dépouillée et nue ne nous offroit 
a plus rien , forcés d'outrager la nature pour nous conser- 
a ver/ nous mangeâmes les compagnons de notre misère 
« plutôt que de périr avec eux. Mais vous , hommes cruels, 
<i qui vous force à verser du sang? Voyez quelle affluence 
« de biens vous environne ! combien de fruits vous pro- 
a duît la terre , que de richesses vous donnent les champs 
a et les vignes ! que d'animaux vous offrent leur lait pour 
<c vous nourrir et leur toison pour vous habiller ! Que leur 
a demandez-vous de plus ? et quelle rage vous porte à com- 
« mettre tant de meurtres , rassasiés de biens et regorgeant 
« de vivres ? Pourquoi mentez- vous contre notre mère en 
a l'accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi péchez- 
a vous contre Cérès , inventrice des saintes lois, et contre 
a le gracieux Bacchus, consolateur des hommes? comme 
a si leurs dons prodigués ne suffisoient pas à la conserva- 
« tion du genre humain ! Comment avez- vous le cœur de 
a mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables , 
« et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le 
« donnent ? Les panthères et les lions , que vous appelez 
« bêtes féroces , suivent leur instinct par force , et tuent 
« les autres animaux pour vivre. Mais vous , cent fois plus 
« féroces qu'elles , vous combattez l'instinct sans nécessité 
« pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que 
« vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres : 
« TOUS ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les 



LIVRE IL 211 

« imitez : vous n^aves faim que des bétes innocentes et 
a douces qui ne font de mal à personne , qui s'attachent à 
a vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix 
fl de leurs services. 

<L O meurtrier contre nature ! si tu Vobstines à soutenir 
a qu'elle fa fait pour dévorer tes semblables , des êtres de 
a chair et d'os, sensibles et vivants comme toi^ étouffe 
a donc rhprreur qu'elle t'inspire pour ces affreux repas ^ 
« tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains , 
a sans ferrements , sans coutelas ; déchire4es avec tes on* 
a gles , comme font les lions et les ours ; mords ce bœuf et 
« le mets en pièces ; enfonce tes griffes dans sa peau ; 
<c mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes 
a chaudes , bois son ame avec son sang. Tu frémis ! tu 
a n'oses sentir palpiter sous ta dent une ch^ir vivante ! 
a Hcmime pitoyable! tu commences par tuer l'animal, et 
« puis tu le manges^ comme pour le faire mourir deux 
a fois. Ce n'est pas assez : la chair morte te répugne en- 
ce core , tes entrailles ne peuvent la supporter ; il la faut 
a transformer par le feu , la bouillir, la rôtir, l'assaisonner 
a de drogues qui la déguisent: il te faut des chaircuitiers^ , 
a des cuisiniers , des rôtisseurs , des gens pour t'ôter 
« l'horreur du meurtre, et t'habiller des corps morts, afin 
« que le sens du goût , trompé par ces déguisements , ne 
« rejette point ce qui lui est étrange , et savoure avec 
c( plaisir des cadavres dont l'œil même eut peine à souffrir 
« l'aspect, j) 

Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je n'^i 
pu résister à la tentation de le transcrire , et je crois que 
peu de lecteurs m'en sauront mauvais gré. 

Au reste , quelque sorte de régime que vous donniez 
aux enfants, pourvu que vous ne les accoutumiez qu'à des 
mets communs et simples , laissez-lés manger, courir et 
jouer tant qu'il leur plaît, puis soyez sûrs qu'ils ne man- 

' On écrit aujourd'hui charcutier. 

14. 



212 EMILE. 

geront jamais trop et n^auront point d^indigestions : maisr 
si vous les affamez la moitié du temps , et qu^ils trouvent 
le moyen d'échapper à votre vigilance , ils se dédommage- 
ront de toute leur force ; ils mangeront jusqu'à regorger, 
jusqu'à crever. Notre appétit n'est démesuré que parce que 
nous voulons lui donner d'autres règles que celles de la 
nature ; toujours réglant , perscrivant , ajoutant , retran- 
chant , nous ne faisons rien que la balance à la main ; mais 
cette balance est à la mesure de nos fantaisies, et non 
pas à celle de notre estomac. J'en reviens toujours à mes 
exemples. Chez les paysans , la huche et le fruitier sont 
toujours ouverts, et les enfants , non plus que les hommes, 
n'y savent ce que c^est qu'indigestions. 

S'il arrivoit pourtant qu'un enfant mangeât trop, ce que 
je ne crois pas possible par ma méthode , avec des amu- 
sements de son goût il est si aisé de le distraire , qu'on 
parviendroit à l'épuiser d'inanition sans qu'il y songeât. 
Gomment des moyens si sûrs et si faciles échappent-ils à 
tous les instituteurs ? Hérodote raconte ^ que les Lydiens , 
pressés d'une extrême disette , s'avisèrent d'inventer les 
jeux et d'autres divertissements avec lesquels ils donnoient 
le change à leur faim , et passoient des jours entiers sans 
songer à manger ^. Vos savants instituteurs ont peut-être 
lu cent fois ce passage sans voir l'application qu'on en 
peut faire aux enfants. Quelqu'un d'eux me dira peut-être 
qu'un enfant ne quitte pas volontiers son diner pour aUer 
étudier sa leçon. Maitre, vous avez raison : je ne pensois 
pas à cet amusement-là. 

» Liv. I , chap. xciv. 

* Les anciens historiens sont remplis de vues dont on pourroit 
faire usage , quand même les faits qu'ils présentent seroient faux. 
Mais nous ne savons tirer aucun vrai parti de l'histoire ; la critique 
d'érudition absorbe tout , comme s'il importoit beaucoup qu'un 
fait fût vrai , pourvu qu'on en put tirer une instruction utile. Les 
hommes sensés doivent regarder l'histoire comme un tissu de fables 
dont la morale est très appropriée au cœur humain. 



LIVRE IL 2L3 

Le sens de l'odorat est au goût ce que celui de la vue 
est au toucher : il le prévient , il l'avertit de la manière 
dont telle ou telle substance doit l'affecter, et dispose à 
la rechercher ou à la fuir, selon l'impression qu'on en 
reçoit d'avance. J'ai ouï dire que les sauvages avoient 
l'odorat tout autrement affecté que le nôtre et jugeoient 
tout différemment des bonnes et des mauvaises odeurs. 
Pour moi, je le croirois bien. Les odeurs par elles-mêmes 
sont des sensations foibles; elles ébranlent plus l'imagi- 
nation que le sens , et n'affectent pas tant par ce qu'elles 
donnent que par ce qu'elles font attendre. Cela supposé , 
les goûts des uns , devenus , par leurs manières de vivre , 
si différents des goûts des autres, doivent leur faire porter 
des jugements bien opposés des saveurs, et par conséquent 
des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec 
autant de plaisir un quartier puant de cheval mort , qu'un 
de nos chasseurs une perdrix à moitié pourrie. 

Nos sensations oiseuses , comme d'être embaumés dés 
fleurs d'un parterre, doivent être insensibles à des hommes 
qui marchent trop pour aimer à se promener, et qui ne 
travaillent pas assez pour se faire une volupté du repos. 
Des gens toujours affamés ne sauroient prendre un grand 
plaisir à des parfums qui n'annoncent rien à manger. 

L'odorat est le sens de l'imagination , donnant aux nerfs 
un ton plus fort , il doit beaucoup agiter le cerveau ; c'est 
pour cela qu'il ranime un moment le tempérament et 
l'épuisé à la longue. Il a dans l'amour des effets assez con- 
nus : le doux parfum d'un cabinet de toilette n'est pas un 
piège aussi foible qu'on pense ; et je ne sais s'il faut féli- 
citer ou plaindre l'homme sage et peu sensible que l'odeur 
des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais 
palpiter. 

L'odorat ne doit donc pas être fort actif dans le premier 
âge , où l'imagination que peu de passions ont encore ani- 
mée n'est guère susceptible d'émotion , et où l'on n'a pas 



214 EMILE. 

encore assez d^expërience pour prévoir avec un sens ce 
^e nous en promet un autre. Aussi cette conséquence 
est-elle parfaitement confirmée par Tobservation ; et il est 
certain que ce sens est encore obtus et presque hébété 
chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit 
en eux aussi fine et peut-être plus que dans les hommes , 
mais parce que, n^ joignant aucune autre idée, ils ne s'en 
affectent pas aisément d'un sentiment de plaisir ou de 
peine , et qu'ils n'en sont ni flattés ni blessés comme nous. 
Je crois que , sans sortir du même système , et sans re- 
courir à l'anatomie comparée des deux sexes , on trouve- 
roit aisément là raison pourquoi les femmes en général 
s^affectent plus vivement des odeurs que les hommes. 

On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur 
jeunesse Todorat si subtil, que , quoiqu'ils aient des chiens, 
ils ne daignent pas s'en servir à la chasse , et se servent 
de chiens à eux-mêmes. Je conçois , en effet , que si Ton 
élevoit les enfants à éventer leur dîner, comme le chien 
évente le gibier, on parviendroit peut-être à leur perfec- 
tionner l'odorat au même point ; mais je ne vois pas au 
fond qu'on puisse en eux tirer de ce sens un usage fort 
utile , si ce n'est pour leur faire connoître ses rapports avec 
celui du goût, La nature a pris soin de nous forcer à nous 
mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l'action de ce 
dernier sens presque inséparable de celle de l'autre , en 
rendant leurs organes voisins , et plaçant dans la bouche 
une communication immédiate entre les deux, en sorte 
que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je voudroîs seu- 
lement qu'on n'altérât pas ces rapports naturels pour 
tromper un enfant, en couvrant, par exemple, d'un aro- 
mate agréable le déboire d'une médecine ; car la discorde 
des deux sens est trop grande alors pour pouvoir l'abuser, 
le sens le plus actif absorbant l'effet de l'autre ; il n'en 
prend pas la médecine avec moins de dégoût : ce dégoût 
s'étend à toutes les sensations qui le frappent en mén^e 



LIVRE IL 215 

temps ; à la présence de la plus foible, son imagination lui 
rappelle aussi Tautre ; un parfum très suave n^est plus 
pour lui qu^une odeur dégoûtante : et c^est ainsi que. nos 
indiscrètes précautions augmentent la somme des sensa- 
tions déplaisantes aux dépens des agréables. 

Il me reste à parler dans les livres suivants de la cul- 
ture d'une espèce de sixième sens , appelé sens commun , 
moins parce qu'il est commun à tous les hommes , que 
parce qu'il résulte de Tusage bien réglé des autres sens , 
et qu'il nous instruit de la nature des choses par le con- 
cours de toutes leurs apparences. Ce sixième sens n'a point 
par conséquent d'organe particulier : il ne réside que dans 
le cerveau, et ses sensations, purement internes, s'appel- 
lent perceptions ou idées. C'est par le nombre de ces idées 
que se mesure l'étendue de nos connoissances ; c'est leur 
netteté , leur clarté , qui fait la justesse de l'esprit ; c'est 
l'art de les comparer entre elles qu'on appelle raison hu- 
maine. Ainsi ce que j'^ppelois raison sensitive ou puérile 
consiste à former des idées simples par le concours de 
plusieurs sensations ; et ce que j'appelle raison intellec- 
tuelle ou humaine consiste à former des idées complexes 
par le concours de plusieurs idées simples. 

Supposant donc que. ma méthode soit celle de la nature, 
et que je ne me sois pas trompé dans l'application , nous 
avons amené notre élève, à travers les pays des sensations, 
jusqu'aux confins de la raison puérile : le premier pas que 
nous allons faire au delà doit être un pas d'homme. Mais , 
avant d'entrer dans cette nouvelle carrière, jetons un mo- 
ment les yeux sur celle que nous venons de parcourir. 
Chaque âge , chaque état de la vie a sa perfection conve- 
nable , sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons 
souvent ouï parler d'un homme fait, mais considérons un 
enfant fait; ce spectacle sera plus nouveau pour nous , et 
ne sera peut-être pas moins agréable. 

L'existence des êtres finis est si pauvre et si bornée 



216 EMILE. 

que , quand nous ne voyons que ce qui est , nous ne sommes 
jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les objets 
réels ; et si Fimagination n'ajoute un charme à ce qui nous 
frappe , le stérile plaisir qu'on y prend se borne à l'organe , 
et laisse toujours le cœur froid. La terre, parée des trésors 
de l'automne , étale une richesse que Fœil admire : mais 
cette admiration n'est point touchante ; elle vient plus de 
la réflexion que du sentiment. Au printemps , la campagne 
presque nue n'est encore couverte de rien , les bois n'of- 
frent point d'ombre, la verdure ne fait que de poindre, 
et le cœur est touché à son aspect. En voyant renaître 
ainsi la nature , on se sent ranimer soi-même , l'image du 
plaisir nous environne : ces compagnes de la volupté , ces 
douces larmes , toujours prêtes à se joindre à tout senti- 
ment délicieux, sont déjà sur le bord de nos paupières : 
mais l'aspect des vendanges a beau être animé , vivant , 
agréable , on le voit toujours d'un œil sec. 

Pourquoi cette différence? C'est qu'au spectacle du 
printemps l'imagination joint celui des saisons qui le doi- 
vent suivre ; à ces tendres bourgeons que l'œil aperçoit , 
elle ajoute les fleurs , les fruits , les ombrages , quelquefois 
les mystères qu'ils peuvent couvrir. Elle réunit en un point 
des temps qui doivent se succéder, et voit moins les ob- 
jets comme ils seront que comme elle les désire, parce qu'il 
dépend d'elle de les choisir. En automne, au contraire, on 
n'a plus à voir que ce qui est. Si l'on veut arriver au prin- 
temps , l'hiver nous arrête , et l'imagination glacée expire 
sur la neige et sur les frimas. 

Telle est la source du charme qu'on trouve à contempler 
une belle enfance préférablement à la perfection de l'âge 
mûr. Quand est-ce que nous goûtons un vrai plaisir à voir 
un homme ? C'est quand la mémoire de ses actions nous 
fait rétrograder sur sa vie , et le rajeunit , pour ainsi dire, 
à nos yeux. Si nous sommes réduits à le considérer tel 
qu'il est, ou à le supposer tel qu'il sera dans sa vieillesse, 



LIVRÉ IL 217 

rîdëe de la nature déclinante efface tout notre plaisir. Il n'y 
en a point à voir avancer un homme à grands pas vers sa 
tombe , et l'image de la mort enlaidit tout. 

Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans , 
sain 5 vigoureux , bien formé pour son âge , il ne me fait 
pas naitre une idée qui ne soit agréable , soit pour le pré- 
sent , soit pour l'avenir : je le vois bouillant , vif, animé , 
sans souci rongeant, sans longue et pénible prévoyance , 
tout entier à son être actuel, et jouissant d'une plénitude 
de vie qui semble vouloir s'étendre hors de lui. Je le pré- 
vois dans un autre âge, exerçant le sens, l'esprit, les forces 
qui se développent en lui de jour en jour, et dont il donne 
à chaque instant de nouveaux indices : je le contemple 
enfant, et il me plait; je l'imagine homme, et il me plaît 
davantage; son sang ardent semble réchauffer le mien; je 
crois vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit. 

L'heure sonne , quel changement ! A l'instant son œil se 
ternit, sa gaité s'efface; adieu la joie, adieu les folâtres 
jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main , lui 
dit gravement : allons ^ monsieur^ et l'emmène. Dans la 
chambre où ils entrent j'entrevois des livres. Des livres ! 
quel triste ameublement pour son âge ! Le pauvre enfant 
se laisse entraîner, tourne un œil de regret sur tout ce qui 
l'environne , se tait , et part , les yeux gonflés de pleurs 
qu'il n'ose répandre, et le cœur gros de soupirs qu'il n'ose 
exhaler. ♦ 

O toi qui n'as rien de pareil à craindre , toi pour qui nul 
temps de la vie n'est un temps de gène et d'ennui , toi qui 
vois venir le jour sans inquiétude , la nuit sans impatience, 
et ne comptes les heures que par tes plaisirs , viens , mon 
heureux , mon aimable élève , nous consoler par ta pré- 
sence du départ de cet infortuné; viens... Il arrive, et je 
sens à son approche un mouvement de joie que je lui vois 
partager. C'est son ami, son camarade , c'est le compagnon 
de ses jeux qu'il aborde ; il est bien sûr, en me voyant , 



218 EMILE. 

qu^il ne restera pas long-temps sans amusement : nous 
ne dépendons jamais Fun de Tautre , mais nous nous ac- 
cordons toujours , et nous ne sommes avec personne aussi 
bien qu'ensemble. 

Sa figure, son port, sa contenance, annoncent Fassu- 
rance et le contentement; la santé brille sur son visage ; 
ses pas affermis lui donnent un air de vigueur ; son teint , 
délicat encore sans être fade , n'a rien d'une mollesse effé- 
minée; Fair et le soleil y ont déjà mis Fempreinte hono- 
rable de son sexe ; ses muscles, encore arrondis , commen- 
cent à marquer quelques traits d'une physionomie naissante; 
ses yeux, que le feu du sentiment n'anime point encore , 
ont au moins toute leur sérénité native * ;*de longs cha- 
grins ne les ont point obscurcis , des pleurs sans fin n'ont 
point sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvementa 
prompts , mais sûrs , la vivacité de son âge , la fermeté de 
l'indépendance , l'expérience des exercices multipliés. Il a 
l'air ouvert et libre , mais non pas insolent , ni vain : son 
visage, qu'on n'a pas collé sur des livres, ne tombe point 
sur son estomac : on n'a pas besoin de lui dire : Levez Ick 
tête; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser^ 

Faisons-lui place a|i milieu de l'assemblée ; messieurs , 
examinez-le , interrogez-le en toute confiance ; ne craignez 
ni ses importunités , ni son babil, ni ses questions indis- 
crètes. N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous , qu'il pré- 
tende vous occuper de lui seul, et que vous ne puissiez^ 
plus vous en défaire. 

N'attendez pas non plus de lui des propos agréables , 
ni qu'il vous dise ce que je lui aurai dicté ; n'en attendez 
que la vérité naïve et simple, sans ornement , sans apprêt, 

» Nada. J'emploie ce mot dans une acception italienne , faute de 
lui trouver un synonyme en François. Si j'ai tort , peu importe , 
pourvu qu'on m'entende *. 

* n l'emploie encore dans le même «ens ci-après , au livre iv. Une honte native , 
un caractère timide, eto. 



LIVRE II. 219 

sans vanité. Il vous dira le mal qu^il a fait ou celui qu'il 
pense, tout aussi librement que le bien, sans s'embarrasser 
en aucune sorte de Feffet que fera sur vous ce qu'il aura 
dit : il usera de la parole dans toute la simplicité de sa pre- 
mière institution. 

L'on aime à bien augurer des enfants , et l'on a toujours 
regret à ce flux d'inepties qui vient presque toujours ren- 
verser les espérances qu'on voudroit tirer de quelque heu- 
reuse rencontre qui par hasard leur tombe sur la langue. 
Si le mien donne rarement de telles espérances, il ne 
donnera jamais ce regret, car il ne dit jamais un mot inu- 
tile , et ne s'épuise pas sur un babil qu'il sait qu'on n'écoute 
point. Ses idées sont bornées , mais nettes ; s'il ne sait 
rien par cœur, il sait beaucoup par expérience ; s'il lit 
moins bien qu'un autre enfant dans nos livres , il lit mieux 
dans celui de la nature; son esprit n'est pas dans sa langue, 
mais dans sa tête : il a moins de mémoire que de juge- 
ment ; il ne sait parler qu'un langage ; mais il entend ce 
qu'il dit ; et s'il ne dit pas si bien que les autres disent , 
en revanche il fait mieux qu'ils ne font. 

Il ne sait ce que c'est que routine , usage, habitude; ce 
qu'il fit hier n'influe point sur ce qu'il fait aujourd'hui ' ; 
il ne suit jamais de formule, ne cède point à l'autorité ni 
à l'exemple , et n'agit ni ne parle que comme il lui con- 
vient. Ainsi n'attendez pas de lui des discours dictés , ni 
des manières, étudiées , mais toujours l'expression fidèle 
de ses idées et la conduite qui naît de ses penchants. 

' L'attrait de l'habitude yient de la paresse naturelle de rhomme , 
et cette paresse augmente en s'y livrant : on fait plus aisément ce 
qu'on a déjà fait ; la route étant frayée en devient plus facile à 
suivre ; aussi peut-on remarquer que l'empire de l'habitude est très 
grand sur les vieillards et sur les gens indolents , très petit sur la 
jeunesse et. sur les gens vifs. Ce régime n'est bon qu'aux âmes foi- 
bles , et les affoiblit davantage de jour en jour. La seule habitude 
utile aux enfants est de s'asservir sans peine à la nécessité des 
choses , et la seule habitude utile aux hommes est de s'asservir sans 
peine à la raison. Toute autre habitude est un vice. 



220 EMILE. 

Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales 
qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l'état rela- 
tif des hommes : et de quoi lui serviroient-elles, puisqu'un 
enfant n'est pas encore un membre actif de la société ? 
Parlez-lui de liberté , de propriété , de convention même : 
il peut en savoir jusque là ; il sait pourquoi ce qui est à 
lui est à lui , et pourquoi ce qui n'est pas à lui n'est pas à 
lui : passé cela il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir , 
d'obéissance , il ne sait ce que vous voulez dire; comman- 
dez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas : mais dites- 
lui : Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrois dans 
l'occasion; à l'instant il s'empressera de vous complaire, 
car il ne demande pas mieux que d'étendre son domaine , 
et d'acquérir sur vous des droits qu'il sait être inviolables. 
Peut-être même n'est-il pas fâché de tenir une place , de 
faire nombre, d'être compté pour quelque chose : mais 
s'il a ce dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature , et 
vous n'avez pas bien bouché d'avance toutes les portes de 
la vanité. 

De son côté , s'il a besoin de quelque assistance , il la 
demandera indifféremment au premier qu'il rencontre; il 
la demanderoit au roi comme à son laquais : tous les 
hommes sont égaux à ses yeux. Vous voyez, à l'air dont 
il prie , qu'il sent qu'on ne lui doit rien ; il sait que ce 
qu'il demande est une grâce. 11 sait aussi que l'humanité 
porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laco- 
niques. Sa voix, son regard, son geste, sont d'un être 
également accoutumé à la complaisance et au refus. Ce 
n'est ni la rampante et servile soumission d'un esclave ni 
l'impérieux accent d'un maître ; c'est une modeste con- 
fiance en son semblable , c'est la noble et touchante dou- 
ceur d'un être libre , mais sensible et foible , qui implore 
l'assistance d'un être libre , mais fort et bienfaisant. Si 
vous lui accordez ce[ qu'il vous demande, il ne vous re- 
merciera pas , mais il sentira qu'il a contracté une dette. 



LIVRE II. 221 

Si vous le lui reiFusez, il ne se plaindra point, il nUnsistera 
point , il sait que cela seroit inutile : il ne se dira point : On 
m'a refusé; mais il se dira : Gela ne pouvoit pas être; et 
comme je Fai déjà dit, on ne se mutine guère contre la 
nécessité bien reconnue. 

Laissez-le seul en liberté , voyez-le agir sans lui rien 
dire ; considérez ce qu'il fera et comment il s'y prendra. 
N'ayant pas besoin de se prouver qu'il est libre , il ne fait 
jamais rien par étourderie , et seulement pour faire un acte 
de pouvoir sur lui-même : ne sait-il pas qu'il est toujours 
maître de lui? Il est alerte, léger, dispos; ses mouvements 
ont toute la vivacité de son âge, mais vous n'en voyez pas 
un qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille faire , il n'entre- 
prendra jamais rien qui soit au dessus de ses forces , car 
il les a bien éprouvées et les connoit ; ses moyens seront 
toujours appropriés à ses desseins , et rarement il agira 
sans être assuré du succès. Il aura l'œil attentif et judi- 
cieux : il n'ira pas niaisement interrogeant les autres sur 
tout ce qu'il voit; mais il examinera lui-même et se fati- 
guera pour trouver ce qu'il veut apprendre avant de le 
demander. S'il tombe dans des embarras imprévus , il se 
troublera moins qu'un autre; s'il y a du risque, ïl s'ef- 
fraiera moins aussi. Gomme son imagination reste encore*' 
inactive , et qu'on n'a rien fait pour l'animer , il ne voit 
que ce qui est , n'estime les dangers que ce qu'ils valent, 
et garde toujours son sang-froid. La nécessité s'appesan- 
tit trop souvent sur lui pour qu'il regimbe encore contre 
elle ; il en porte le joug dès sa naissance , l'y voilà bien ac- 
coutumé ; il est toujours prêt à tout. 

Qu'il s'occupe ou qu'il s'amuse , l'un et l'autre est égal 
pour lui ; ses jeux sont ses occupations , il n'y sent point 
de différence. Il met à tout ce qu'il fait un intérêt qui fait 
rire et une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour 
de son esprit et la sphère de ses connoissances. N'est-ce 
pas le spectacle de cet âge, un spectacle charmant et 



223 ÉMlLË. 

doux, de voir un joli enfant , Toeil vif et gai, Tair coûtent 
et serein , la physionomiie ouverte et riante , faire , en se 
jouant , les choses les plus sérieuses ^ ou profondément 
occupé des plus frivoles amusements ?, 

Voulez-vous à présent le juger par comparaison? Mé- 
lez4e avec d'autres enfants , et laissez-le faire. Vous verrez 
bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche 
le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfants de 
la ville nul n^est plus adroit que lui , mais il est plus fort 
qu'aucun autre. Parmi les jeunes paysans il les égale en 
force et les passe en adresse. Dans tout ce qui est à portée 
de l'enfance , il juge , il raisonne, il prévoit mieux qu'eux 
tous. Est-il question d'agir, de courir, de sauter, d'ébran- 
ler des corps , d^enlever des masses , d^estimer des dis- 
tances, d'inventer des jeux, d'emporter des prix? on diroît 
que la nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier 
toute chose à ses volontés. Il est fait pour guider , pour 
gouverner ses égaux : le talent , l'expérience , lui tiennent 
lieu de droit et d'autorité. Donnez-lui l'habit et le nom 
qu'il vous plaira, peu importe, il primera partout, il de- 
viendra partout le chef des autres : ils sentiront toujours 
sa supériorité sur eux : sans vouloir commander il sera le 
maître ; sans croire obéir ils obéiront. 

11 est parvenu à la maturité de l'enfance , il a vécu de la 
vie d'un enfant , il n'a point acheté sa perfection aux dé- 
pens de son bonheur; au contraire, ils ont concouru l'un 
à l'autre. En acquérant toute la raison de son âge , il a été 
heureux et libre autant que sa constitution lui permettoit 
de l'être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur 
de nos espérances , nous n'aurons point à pleurer à la fois 
sa vie et sa mort , nous n'aigrirons point nos douleurs du 
souvenir de celles que nous lui aurons causées ; nous nous 
dirons : Au moins il a joui de son enfance ; nous ne lui 
avons rien fait perdre de ce que la nature lui avoit donné. 

Le grand inconvénient de cette première éducation est 



LIVRE II. 223 

qu'elle n'est sensible qu'aux hommes clairvoyants , et que, 
dans un enfant élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires 
ne voient qu'un polisson. Un précepteur songe à son in- 
térêt plus qu'à celui de son disciple; il s'attache à prouver 
qu'il ne perd pas son temps, et qu'il gagne bien l'argent 
qu'on lui donne ; il le pourvoit d'un acquis de facile éta- 
lage et qu'on puisse montrer quand on veut; il n'importe 
que ce qu'il lui apprend soit utile , pourvu qu'il se voie 
aisément. Il accumule, sans choix, sans discernement, 
cent fatras dans sa mémoire. Quand il s'agit d'examiner 
l'enfant, on lui fait déployer sa marchandise, il l'étalé, 
on est content, puis il replie son ballot et s'en va. Mon 
élève n'est pas si riche, il n'a point de ballot à déployer, 
il n'a rien à montrer que lui - même. Or un enfant, non 
plus qu'un homme , ne se voit pas en un moment. Où sont 
les observateurs qui sachent saisir au premier coup d'œil 
les traits qui le caractérisent? 11 en est, mais il en est peu ; 
et sur cent mille pères , il ne s'en trouvera pas un de ce 
nombre. 

Les questions trop multipliées ennuient et rebutent 
tout le monde, à plus forte raison les enfants. Au bout de 
quelques minutes leur attention se lasse , ils n'écoutent 
plus ce qu'un obstiné questionneur leur demande , et ne 
répondent plus qu'au hasard. Cette manière de les exa- 
miner est vaine et pédantesque; souvent un mot pris à la 
volée peint mieux leur sens et leur esprit que ne feroient 
de longs discours : mais il faut prendre garde que ce mot 
ne soit ni dicté ni fortuit. 11 faut avoir beaucoup de juge- 
ment soi-même pour apprécier celui d'un enfant. 

J'ai ouï raconter à feu milord Hyde qu'un de ses amis , 
revenu d'Italie après trois ans d'absence, voulut examiner 
les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un 
soir se promener avec son gouverneur et lui dans une 
plaine où des écoliers s'amusoient à guider des cerfs-vo- 
lants. Le père en passant dit à sou fiis : Ou est le cejf-vol(jjU 



224 EMILE. 

dont i^ilà V ombre? Sans hésiter, sans lever la tète, l'en- 
fant dit : Sur le grand chemin. En effet, ajoutoit milord 
Hyde, le grand chemin étoit entre le soleil et nous. Le 
père à ce mot embrasse son fils , et , finissant là son exa- 
men , s'en va sans rien dire. Le lendemain il envoya au 
gouverneur l'acte d'une pension viagère outre ses appoin- 
tements. 

Quel homme que ce père-là ! et quel fils lui étoit pro- 
mis ^ ! La question est précisément de l'âge : la réponse 
est bien simple; mais voyez quelle netteté de judiciaire 
enfantine elle suppose ! C'est ainsi que l'élève d'Aristote 
apprivoisoit ce coursier célèbre qu'aucun écuyer n'avoit 
pu dompter. 

* Une lettre de Rousseau à madame Latour de Franqueyille , du 
s6 septembre 1763, nous apprend que ce jeune homme étoit le 
comte de Gisors , fils unique du maréchal de Belle-Isle , et qui dès 
lors donnoit en effet les plus grandes espérances. Il en sera encore 
parlé ci-après au Livre cinquième. 



FIN DU LIVRE SECOND, 



LIVRE TROISIÈME. 



Quoique jusqu^à Fadolescence tout le corps de la vie 
soit un temps de foiblesse , il est un points dans la durée 
de ce premier âge , où , le progrès des forces ayant passé 
celui des besoins , Tanimal croissant , encore absolument 
foible , devient fort par relation. Ses besoins n'étant pas 
tous développés , ses forces actuelles sont plus que suffi- 
santes pour pourvoir à ceux qu'il a. Comme homme il se* 
roit très foible , comme enfant il est très fort. 

D'où vient la foiblesse de l'homme ? Dé l'inégalité qui se 
trouve entre sa force et ses désirs. Ce sont nos passions 
qui nous rendent foibles , parce qu'il faudroit pour les 
contenter plus de forces que ne nous en donna la nature. 
Diminuez donc les désirs , c'est comme si vous augmentiez 
les forces : celui qui peut plus qu'il ne désire en a de reste ; 
il est certainement un être très fort. Voilà le troisième 
état de l'enfance , et celui dont j'ai maintenant à parler. Je 
continue à l'appeler enfance , faute d'un terme pro^jçe à 
l'exprimer ; car cet âge approche de l'adolescence , ^ans 
être encore celui de la puberté. 

A douze ou treize ans les fofces de l'enfant se déve- 
loppent bien plus rapidement que ses besoins. Le plus 
violent , le plus terrible , ne s'est pas encore fait sentir à 
lui ; l'organe même en reste dans l'imperfection , et semble, 
pour en sortir, attendre que sa volonté l'y force. Peu sen- 
sible aux injures de l'air et des saisons , il les brave sans 
peine , sa chaleur naissante lui tient lieu d'habit ; son ap- 
pétit lui tient lieu d'assaisonnement ; tout ce qui peut 
nourrir est bon à son âge ; s'il a sommeil, il s'étend sur la 
terre et dort ; il se voit partout entouré de tout ce qui lui 
est nécessaire ; aucun besoin imaginaire ne le tourmente j 
l'opinion ne peut rien sur lui ; ses désirs ne vont pas plus 

EMILE. T. I. 15 



226 EMILE. 

loin que ses bras : non seulement il peut se suffire à lui- 
même, il a de la force au delà de ce qu'il lui en faut ; c'est 
le seul temps de sa vie où il sera dans ce cas. 

Je pressens l'objection. L'on ne dira pas que l'enfant a 
plus de besoins que je ne lui en donne , mais on niera qu'il 
ait la force que je lui attribue : on ne songera pas que je 
parle de mon élève , non de ces poupées ambulantes qui 
voyagent d'une chambre à l'autre, qui labourent dans une 
caisse et portent des fardeaux de carton. L'on me dira que 
la force virile ne se manifeste qu'avec la virilité ; que les 
esprits vitaux, élaborés dans les vaisseaux convenables , 
et répandus dans tous le corps , peuvent seuls donner aux 
muscles la consistance, l'activité , le ton , le ressort, d'où 
résulte une véritable force.Voilà la philosophie du cabinet ; 
mais moi , j'en appelle à l'expérience. Je vois dans vos cam- 
pagnes de grands garçons labourer, biner, tenir la charrue, 
charger un tonneau de vin, mener la voiture tout comme 
leur père : on les prendroit pour des hommes, si le son 
de leur voix ne les trahissoit pas. Dans nos villes même , 
de jeunes ouvriers , forgerons , taillandiers , maréchaux , 
sont presque aussi robustes que les maîtres , et ne seroient 
guère moins adroits si on les eût exercés à temps. S'il y a 
de la différence , et je conviens qu'il y en a, elle est beau- 
coup moindre , je le répète , que celle des désirs fougueux 
d'un homme aux désirs bornés d'un enfant. D'ailleurs il 
n'est pas ici question seulement des forces physiques, 
mais surtout de la force et capacité de l'esprit qui les 
supplée ou qui les dirige. 

Cet intervalle où l'individu peut plus qu'il ne désire , 
bien qu'il ne soit pas le temps de sa plus grande force ab- 
solue, est, comme je l'ai dit, celui de sa plus grande force 
relative. 11 est le temps le plus précieux de sa vie , temps 
qui ne vient qu'une seule fois ; temps très court , et d'au- 
tant plus court , comme on verra dans la suite , qu'il lui 
importe plus de le bien employer. 

Que fera-t-il donc de cet excédant de facultés et de 



LIVRE III. 227 

forces qu^l a de trop à présent , et qui lui bianquera dans 
un autre âge P II tâchera de l'employer à des soins qui lui 
puissent profiter au besoin; il jettera, pour ainsi dire, 
dans Tavenir le superflu de son être actuel : Fenfant ro- 
buste fera des provisions pour l'homme foible ; mais il 
n'établira ses magasins ni dans les coffres qu'on peut lui 
voler ni dans des granges qui lui sont étrangères ; pour 
s'approprier véritablement son acquis , c'est dans ses bras, 
dans sa tête , c'est dans lui qu'il le logera. Voici donc le 
temps des travaux, des' instructions, des études : et re- 
marquez que ce n'est pas moi qui fais arbitrairement ce 
choix , c'est la nature elle-même qui l'indique. 

L'intelligence humaine a ses bornes ; et non seulement 
un homme ne peut pas tout savoir , il ne peut pas même 
savoir en entier le peu que savent les autres hommes. 
Puisque la contradictoire de chaque proposition fausse est 
une vérité , le nombre des vérités est inépuisable comme 
celui des erreurs. 11 y a donc un choix dans les choses 
qu'on doit enseigner ainsi que dans le temps propre à les 
apprendre. Des connoissances qui sont à notre portée, les 
unes sont fausses , les autres sont inutiles , les autres ser- 
vent à nourrir l'orgueil de celui qui les a. Le petit nombre 
de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est 
seul digne des recherches d'un homme sage, et par con- 
séquent d'un enfant qu'on veut rendre tel. Il ne s'agit point 
de savoir ce qui est , mais seulement ce qui est utile. 

De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vérités qui 
demandent, pour être comprises, un entendement déjà 
tout formé ; celles qui supposent la connoissance des rap- 
ports de l'homme, qu'un enfant ne peut acquérir; celles 
qui , bien que vraies en elles-mêmes, disposent une ame 
inexpérimentée à penser faux sur d'autres sujets. 

Nous voilà réduits à un bien petit cercle relativement à 
l'existence des choses ; mais que ce cercle forme encore 
une sphère immense pour la mesure de l'esprit d'un en- 
fant ! Ténèbres de l'entendement humain , quelle main 

15. 



228 EMILE. 

téméraire osa toucher à votre voile? Que d^abimes je vois 
creuser par nos vaines sciences autour de ce jeune infor- 
tuné! O toi qui vas le conduire dans ces périlleux sen- 
tiers, et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la nature, 
tremble. Assure-toi bien premièrement de sa tête et de 
la tienne , crains qu'elle ne tourne à Fun ou à l'autre , 
et peut-être à tous les deux. Grains l'attrait spécieux du 
mensonge et les vapeurs enivrantes de l'orgueil. Sou- 
viens-toi, souviens-toi sans cesse que l'ignorance n'a ja- 
mais fait de mal , que l'erreur seule est funeste , et qu'on 
ne s'égare point par ce qu'on ne sait pas, mais par ce 
qu^on croit savoir. 

Ses progrès dans la géométrie vous pourroient servir 
d'épreuve et de mesure certaine pour le développement 
de son intelligence : mais sitAt qu'il peut discerner ce qui 
est utile et ce qui ne l'est pas , il importe d'user de beau- 
coup de ménagement et d'art pour l'amener aux études 
spéculatives. Voulez - vous , par exemple , qu'il cherche 
une moyenne proportionnelle entre deux lignes? com- 
mencez par faire en sorte qu'il ait besoin de trouver un 
carré égal à un rectangle donné : s'il s'agîssoit de deux 
moyennes proportionnelles, il faudroit d'abord lui rendre 
le problème de la duplication du cube intéressant , etc. 
Voyez comment nous approchons par degrés des notions 
morales qui distinguent le bien et le mal. Jusqu'ici nous 
n'avons connu de loi que celle de la nécessité : mainte- 
nant nous avons égard à ce qui est utile ; nous arriverons 
bientôt à ce qui est convenable et bon. 

Le même instinct anime les diverses facultés de l'homme. 
A l'activité du corps qui cherche à se développer, succède 
l'activité de l'esprit qui cherche à s'instruire. D'abord les 
enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont curieux; et 
cette curiosité bien dirigée est le mobile de l'âge où nous 
voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants qui 
viennent de la nature de ceux qui viennent de l'opinion. 11 
est une ardeur de savoir qui n'est fondée que sur le désir 



LIVRE m. 229 

d'être estimé savant; il en est une autre qui naît d'une 
curiosité naturelle à Thomme pour tout ce qui peut l'in- 
téresser de près oii de loin. Le désir inné du bien-être 
et l'impossibilité de contenter pleinement ce désir lui font 
rechercher sans cesse de nouveaux moyens d'y contribuer. 
Tel est le premier principe de la curiosité ; principe natu- 
rel au cœur humain , mais dont le développement ne se 
fait qu'en proportion de nos passions et de nos lumières. 
Supposez un philosophe relégué dans une île déserte avec 
des instruments et des livres , sûr d'y passer seul le reste 
de ses jours ; il ne s'embarrassera plus guère du système 
du monde , des lois de l'attraction , du calcul différentiel : 
il n'ouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais 
il ne s'abstiendra de visiter son ile jusqu'au dernier re- 
coin, quelque grande qu'elle puisse être. Rejetons donc 
encore de nos premières études les connoissances dont le 
goût n'est point naturel à l'homme , et bornons - nous à 
celles que l'instinct nous porte à chercher. 

L'île du genre humain , c'est la terre ; l'objet le plus 
frappant pour nos yeux, c'est le soleil. SitAt que nous 
commençons à nous éloigner de nous , nos premières ob- 
servations doivent tomber sur l'une et sur l'autre. Aussi 
la philosophie de presque tous les peuples sauvages roule- 
t-elle uniquement sur d'imaginaires divisions de la terre 
et sur la divinité du soleil. 

Quel écart! dira- 1- on peut-être. Tout à l'heure nous 
n'étions occupés que de ce qui nous touche, de ce qui 
nous entoure immédiatement; tout à coup nous voilà par- 
courant le globe , et sautant aux extrémités de l'univers ! 
Cet écart est l'effet du progrès de nos forces et de la pente 
de notre esprit. Dans l'état de foiblesse et d'insuffisance , 
le soin de nous conserver nous concentre au dedans de 
nous; dans l'état de puissance et de force, le désir d'é- 
tendre notre être nous porte au delà , et nous fait élancer 
aussi loin qu'il nous est possible : mais comme le monde 
intellectuel nous est encore inconnu , notre pensée ne va 



230 £MIL£. 

pas plus loin que nos yeux, et notre entendement ne s'é- 
tend qu^avec Fespace qu^il mesure. 

Transformons nos sensations en idées, mais ne sautons 
pas tout d'un coup des objets sensibles aux objets intel- 
lectuels. C'est par les premiers que nous devons arriver 
aux autres. Dans les premières opérations de l'esprit, que 
les sens soient toujours ses guides. Point d'autre livre 
que le monde , point d'autre instruction que les faits. 
L'enfant qui lit ne pense pas , il ne fait que lire ; il ne s'in- 
struit pas , il apprend des mots. 

Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la na- 
ture , bientôt vous le rendrez curieux ; mais , pour nour- 
rir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. 
Mettez les questions à sa portée, et laissez-les-lui résoudre. 
Qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit , mais 
parce qu'il l'a compris lui-même ; qu'il n'apprenne pas la 
science, qu'il l'invente. Si jamais vous substituez dans son 
esprit l'autorité à la raison , il ne raisonnera plus , il ne 
sera plus que le jouet de l'opinion des autres. 

Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et 
vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes : 
que de machines ! Pourquoi toutes ces représentations ? 
Que ne commencez-vous pas par lui montrer l'objet même , 
afin qu'il sache au moins de quoi vous lui parlez ! 

Une belle soirée , on va se promener dans un lieu favo- 
rable , où l'horizon bien découvert laisse voir à plein le 
soleil couchant , et l'on observe les objets qui rendent 
reconnoissable le lieu de son coucher. Le lendemain, pour 
respirer le frais , on retourne au même lieu avant que le 
soleil se lève. On le voit s'annoncer de loin par les traits 
de feu qu'il lance au devant de lui. L'incendie augmente , 
l'orient paroi t tout en flammes : à leur éclat on attend 
l'astre long-temps avant qu'il se montre : à chaque instant 
on croit le voir paroitre ; on le voit enfin. Un point bril- 
lant part comme un éclair , et remplit aussitôt tout l'es- 
pace; le voile des ténèbres s'efface et tombe. L'homme 



LIVRE III. 231 

reconnolt son séjour , et le trouve embelli. La verdure a 
pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant 
qui réclaire , les premiers rayons qui la dorent , la mon- 
trent couverte d'un brillant réseau de rosée , qui réfléchit 
à l'œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se 
réunissent et saluent de concert le père de la vie; en ce 
moment pas un seul ne se tait; leur gazouillement , foible 
encore , est plus lent et plus doux que dans le reste de la 
journée , il se sent de la langueur d'un paisible réveil. Le 
concours de tous ces objets porte aux sens une impression 
de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu'à l'ame. Il y à là 
une demi-heure d'enchantement , auquel nul homme ne 
résiste : un spectacle si grand , si beau , si délicieux , n'en 
laisse aucun de sang-froid. 

Plein de l'enthousiasme qu'il éprouve, le maître veut le 
communiquer à l'enfant : il croit l'émouvoir en le rendant 
attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bê- 
tise ! C'est dans le cœur de l'homme qu'est la vie du spec- 
tacle de la nature ; pour le voir il faut le sentir. L'enfant 
aperçoit les objets ; mais il ne peut apercevoir les rapports 
qui les lient , il ne peut entendre la douce harmonie de 
leur concert. 11 faut une expérience qu'il n'a point acquise, 
il faut des sentiments qu'il n'a point éprouvés , pour sen- 
tir l'impression composée qui résulte à la fois de toutes 
ses sensations. S'il n'a long-temps parcouru des plaines 
arides , si des sables ardents n'ont brûlé ses pieds , si la 
réverbération suffocante des rochers frappés du soleil ne 
l'oppressa jamais , comment goûtera -t-il l'air frais d'une 
belle matinée ? comment le parfum des fleurs , le charme 
de la verdure , l'humide vapeur de la rosée , le marcher 
mol et doux sur la pelouse enchanteront-ils ses sens? 
Comment le chant des oiseaux lui causera-t-il une émo- 
tion voluptueuse , si les accents de l'amour et du plaisir 
lui sont encore inconnus? Avec quels transports verra-t-il 
naître une si belle journée, si son imagination ne sait pas 
lui peindre ceux dont on peut la remplir? Enfin comment 



233 EMILE. 

s'attendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature , 

s'il ignore quelle main prit soin de l'orner. 

Ne tenez point à l'enfant des discours qu'il ne peut en- 
tendre. Point de description , point d'éloquence , point de 
figures , point de poésie. 11 n'est pas maintenant question 
de sentiment ni de goût. Continuez d'être clair , simple , 
et froid ; le temps ne viendra que trop tôt de prendre un 
autre langage. 

Elevé dans l'esprit de nos maximes , accoutumé à tirer 
tous ses instruments de lui-même, et à ne recourir jamais 
à autrui qu'après avoir reconnu son insuffisance, à chaque 
nouvel objet qu'il voit il l'examine long-temps sans rien 
dire, Il est pensif et non questionneur. Contentez-vous 
donc de lui présenter à propos les objets ; puis , quand 
vous verrez sa curiosité suffisamment occupée , faites-lui 
quelque question laconique qui le mette sur la voie de la 
résoudra. 

Dans cette occasion , après avoir bien contemplé avec 
lui le soleil levant, après lui avoir fait remarquer du 
même côté les montagnes et les autres objets voisins, 
après l'avoir laissé causer là dessus tout à son aise , gar- 
dez quelques moments le silence comme un homme qui 
rêve , et puis vous lui direz : Je songe qu'hier au soir le 
soleil s'est couché là, et qu'il s'est levé là ce matin. Com- 
ment cela peut-il se faire? N'ajoutez rien de plus : s'il 
vous fait des questions , n'y répondez point; parlez d'autre 
chose. Laissez- le à lui-même, et soyez sûr qu'il y pensera. 
Pour qu'un enfant s'accoutume à être attentif, et qu'il 
soit bien frappé de quelque vérité sensible , il faut qu'elle 
lui donne quelques jours d'inquiétude avant de la décou- 
vrir. S'il ne conçoit pas assez celle-ci de cette manière, 
il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore , et ce 
moyen c'est de retourner la question. S'il ne sait pas 
comment le soleil parvient de son coucher à son lever , il 
sait au moins comment il parvient de son lever à son cou- 
cher , ses yeux seuls le lui apprennent. Eclaircissez donc la 



LIVRE III. 233 

première question par l'autre : ou votre élève est absolu- 
ment stupide , ou Fanalogie est trop claire pour lui pou- 
voir échapper. Voilà sa première leçon de cosmographie. 

Gomme nous procédons toujours lentement d'idée sen- 
sible en idée sensible , que nous nous familiarisons long- 
temps avec la même avant de passer à une autre, et 
qu'enfin nous ne forçons jamais notre élève d'être atten- 
tif, il y a loin de cette première leçon à la connoissance 
du cours du soleil et de la figure de la terre : mais, comme 
tous les mouvements apparents des corps célestes tiennent 
au même principe , et que la première observation mène 
à toutes les autres , il faut moins d'effort , quoiqu'il faille 
plus de temps , pour arriver d'une révolution diurne au 
calcul des éclipses , que pour bien comprendre le jour et 
la nuit. 

Puisque le soleil tourne autour du monde , il décrit un 
cercle , et tout cercle doit avoir un centre ; nous savons 
déjà cela. Ce centre ne sauroit se voir , car il est au cœur 
de la terre , mais on peut sur la surface marquer deux 
points opposés qui lui correspondent. Une broche passant 
par les trois points et prolongée jusqu'au ciel de part et 
d'autre sera l'axe du monde et du mouvement journalier 
du soleil. Un toton rond tournant sur sa pointe représente 
le ciel tournant sur son axe , les deux pointes du toton 
sont les deux pôles : l'enfant sera fort aise d'en connoitre 
un ; je le lui montre à la queue de la petite ourse. Voilà de 
l'amusement pour la nuit; peu à peu l'on se familiarise 
avec les étoiles, et de là naît le premier goût de connoitre 
les planètes et d'observer les constellations. 

Nous avons vu le lever du soleil à la Saint-Jean ; nous 
Talions voir aussi lever à Noël ou quelque autre beau jour 
d'hiver ; car on sait que nous ne sommes pas paresseux , 
et que nous nous faisons un jeu de braver le froid. J'ai 
soin de faire cette seconde observation dans le même lieu 
où nous avons fait la première ; et , moyennant quelque 
adresse pour préparer la remarque, l'un ou l'autre no 



234 É3IILE. 

manquera pas de s'écrier : Oh , oh ! voîlà qui est plaisant ! 
le soleil ne se lève plus à la même place ! ici sont nos an- 
ci^QS renseignements, et à présent il s'est levé là, etc.. 
Il y a donc un orient d'été et un orient d'hiver, etc.. 
Jeune maître , vous voilà sur la voie. Ces exemples vous 
doivent suffire pour enseigner très clairement la sphère , 
en prenant le monde pour le monde , et le soleil pour le 
soleil. 

En général , ne substituez jamais le signe à la chose 
que quand il vous est impossible de la montrer; car le 
signe absorbe l'attention de l'enfant , et lui fait oublier la 
chose représentée. 

La sphère armillaire me parolt une machine mal com- 
posée et exécutée dans de mauvaises proportions. Cette 
confusion de cercles et les bizarres figures qu'on y marque 
lui donnent un air de grimoire qui effarouche l'esprit des 
enfants. La terre est trop petite, les cercles sont trop 
grands , trop nombreux ; quelques uns , comme les co- 
lures , sont parfaitement inutiles ; chaque cercle est plus 
large que la terre ; l'épaisseur du carton leur donne un air 
de solidité qui les fait prendre pour des masses circulaires 
réellement existantes; et quand vous dites à l'enfant que 
ces cercles sont imaginaires , il ne sait ce qu'il voit , il 
n'entend plus rien. 

Nous ne savons jamais nous mettre à la place des en- 
fants ; nous n'entrons pas dans leurs idées , nous leur 
prétons les nôtres ; et , suivant toujours nos propres rai- 
sonnements , avec des chaînes de vérités nous n'entassons 
qu'extravagances et qu'erreurs dans leur tête. 

On dispute sur le choix de l'analyse ou de la synthèse 
pour étudier les sciences. Il n'est pas toujours besoin de 
choisir. Quelquefois on peut résoudre et composer dans 
les mêmes recherches , et guider l'enfant par la méthode 
enseignante , lorsqu'il croit ne faire qu'analyser. Alors , en 
employant en même temps l'une et l'autre , elles se servi- 
roient mutuellement de preuves. Partantà la fois des deux 



LIVRE III. 235 

points opposés, sans penser faire la aiéme route , il seroit 
tout surpris de se rencontrer , et cette surprise ne pour- 
roit qu'être fort agréable. Je voudrois , par exemple , 
prendre la géographie par ces deux termes , et joindre à 
rétude des révolutions du globe la mesure de ses parties , 
à conunencer du lieu qu^on habite. Tandis que Fenfant 
étudie la sphère et se transporte ainsi dans les cieux , ra- 
menez-leà la division de la terre , et montrez-lui d'abord 
son propre séjour. 

Ses deux premiers points de géographie seront la ville 
où il demeure et la maison de campagne de son père : en- 
suite les lieux intermédiaires , ensuite les rivières du voi- 
sinage , enfin l'aspect du soleil et la manière de s'orienter. 
C'est ici le point de réunion. Qu'il fasse lui-même la carte 
de tout cela , carte très simple et d'abord formée de deux 
seuls objets, auxquels il ajoute peu à peu les autres, a 
mesure qu'il sait ou qu'il estime leur distance et leur po- 
sition. Vous voyez déjà quel avantage nous lui avons pro- 
curé d'avance en lui mettant un compas dans les yeux. 

Malgré cela , sans doute , il faudra le guider un peu , 
mais très peu, sans qu'il y paroisse. S'il se trompe , lais- 
sez-le faire , ne corrigez point ses erreurs , attendez en 
silence qu'il soit en état de les voir et de les corriger lui- 
même , ou tout au plus , dans une occasion favorable , 
amenez quelque opération qui les lui fasse sentir. S'il ne 
se trompoit jamais, il n'apprendroit pas si bien. Au reste, 
il ne s'agit pas qu'il sache exactement la topographie du 
pays , mais le moyen de s'en instruire; peu importe qu'il 
ait des cartes dans la tête , pourvu qu'il conçoive bien ce 
qu'elles représentent, et qu'il ait une idée nette de l'art 
qui sert à les dresser. Voyez déjà la différence qu'il y a du 
savoir de vos élèves à l'ignorance du mien ! ils savent les 
cartes , et lui les fait. Voici de nouveaux ornements pour 
sa chambre. • 

Souvenez-vous toujours que l'esprit de mon institution 
n'est pas d'enseigner à l'enfant beaucoup de choses , mais 



236 EMILE. 

de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées 
justes et claires. Quand il ne sauroit rien, peu m^importe, 
pourvu qu'il ne se trompe pas , et je ne mets des vérités 
dans sa tête que pour le garantir des erreurs qu'il appren- 
droit à leur place. La raison, le jugement, viennent lente- 
ment, les préjugés accourent en foule; c'est d'eux qu'il le 
faut préserver. Mais si vous regardez la science en elle- 
même , vous entrez dans une mer sans fond , sans rive , 
toute pleine d'écueils; vous ne vous en tirerez jamais. 
Quand je vois un homme épris de l'amour des connois- 
sances se laisser séduire à leurs charmes et courir de l'une 
à l'autre sans savoir s'arrêter, je crois voir un enfant sur 
le rivage amassant des coquilles , et commençant par s^en 
charger , puis , tenté par celles qu'il voit encore , en reje- 
ter, en reprendre, jusqu'à ce que, accablé de leur mul- 
titude et ne sachant plus que choisir, il finisse par tout 
jeter , et retourne à vide. 

Durant le premier âgé , le temps étoit long : nous ne 
cherchions qu'à le perdre , de peur de le mal employer. 
Ici c'est tout le contraire , et nous n'en avons pas assez 
pour faire tout ce qui seroit utile. Songez que les passions 
approchent, et que sitôt qu'elles frapperont à la porte, 
votre élève n'aura plus d'attention que pour elles. L'âge 
paisible d'intelligence est si court, il passe si rapidement, 
il a tant d'autres usages nécessaires, que c'est une folie de 
vouloir qu'il suffise à rendre un enfant savant. 11 ne s'agit 
point de lui enseigner les sciences , mais de lui donner du 
goût pour les aimer et des méthodes pour les apprendre , 
quand ce goût sera mieux développé. C'est là très certai- 
nement un principe fondamental de toute bonne édu- 
cation. 

Voici le temps aussi de l'accoutumer peu à peu à donner 
une attention suivie au même objet : mais ce n'est jamais 
la contrainte , c'est toujours le plaisir ou le désir qui doit 
produire cette attention ; il faut avoir grand soin qu'elle 
ne l'accable point et n'aille pas jusqu'à l'ennui. Tenez donc 



LIVRE III. 237 

toujours l'œil au guet; et, quoi qu'il arrive, quittez tout 
avant qu'il s'ennuie; car il n'importe jamais autant qu'il 
apprenne, qu'il importe qu'il ne fasse rien malgré lui. 

S'il vous questionne lui-même, répondez autant qu'il 
faut pour nourrir sa curiosité, non pour la rassasier : sur- 
tout, quand vous voyez qu'au lieu de questionner pour 
s'instruire , il se met à battre la campagne et à vous acca- 
bler de sottes questions, arrêtez -vous à l'instant, sur 
qu'alors il ne se soucie plus de la chose , mais seulement 
de vous asservir à ses interrogations. 11 faut avoir moins 
d'égards aux mots qu'il prononce qu'au motif qui le fait 
parler. Cet avertissement, jusqu'ici moins nécessaire, de- 
vient de la dernière importance aussitôt que l'enfant com- 
mence à raisonner. 

Il y a une chaîne de vérités générales par laquelle toutes 
les sciences tiennent à des principes communs et se déve- 
loppent successivement : cette chaîne est la méthode des 
philosophes. Ce n'est point de celle-là qu'il s'agit ici. Il y 
en a une toute différente , par laquelle chaque objet par- 
ticulier en attire un autre et montre toujours celui qui le 
suit. Cet ordre , qui nourrit, par une curiosité continuelle , 
l'attention qu'Us exigent tous , est celui que suivent la plu- 
part des hommes , et surtout celui qu'il faut aux enfants. 
En nous orientant pour lever nos cartes , il a fallu tracer 
dès méridiennes. Deux points d'intersection entre les om- 
bres égales du matin et du soir donnent une méridienne 
excellente pour un astronome de treize ans. Mais ces mé- 
ridiennes s'effacent, il faut du temps pour les tracer; elles 
assujettissent à travailler toujours dans le même lieu : tant 
de soins, tant de gêne , l'ennuieroient à la fin. Nous l'avons 
prévu : nous y pourvoyons d'avance. 

Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux dé- 
tails. Lecteurs, j'entends vos murmures, et je les brave : 
je ne veux point sacrifier à votre impatience la partie la 
plus utile de ce livre. Prenez votre parti sur mes longueurs ; 
car pour moi j'ai pris le mien sur vos plaintes. 



23S EMILE. 

Depuis long^tetnps nous nous étions aperçus , mon élève 
et moi , que l'ambre, le verre , la cire , divers corps frottés 
attiroient les pailles , et que d'autres ne les attiroient pas. 
Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu plus sin- 
gulière encore ; c'est d'attirer, à quelque distance et sans 
être frotté , la limaille et d'autres brins de fer. Combien de 
temps cette qualité nous amuse sans que nous puissions y 
rien voir de plus ! Enfin nous trouvons qu'elle se commu- 
nique au fer même aimanté dans un certain sens. Un jour 
nous allons à la foire ' ; un joueur de gobelets attire avec 
un morceau de pain un canard de cire flottant sur un 
bassin d'eau. Fort surpris , nous ne disons pourtant pas * 
C'est un sorcier, car nous ne savons ce que c'est qu'un 
sorcier. Sans cesse frappés d'effets dont nous ignorons les 
causes, nous ne nous pressons de juger de rien, et nous 
restons en repos dans notre ignorance jusqu'à ce que lious 
trouvions l'occasion d'en sortir. 

. De retour au logis , à force de parler du canard de la 
foire , nous allons nous mettre en tête de l'imiter : nous 
prenons une bonne aiguille bien aimantée , nous l'entou- 
rons de cire blanche , que nous façonnons de notre mieux 
en forme de canard , de sorte que l'aiguille traverse le corps 
et que la tête fasse le bec. Nous posons sur l'eau le canard, 
nous approchons du bec un anneau de clef, et nous 
voyons avec une joie facile à comprendre que notre ca- 
nard suit la clef précisément comme celui de la foire sui- 
voit le morceau de pain. Observer dans quelle direction 
le canard s'arrête sur l'eau quand on l'y laisse en repos , 

* Je n*ai pu m'empécher de rire en lisant une fine critique de 
M. de Formey sur ce petit conte : « Ce joueur de gobelets, dit-il, 
« qui se pique d'émulation contre un enfant qui sermonne grave- 
< ment son instituteur, est un individu du monde des Emile. » Le 
spirituel M. de Formey n*a pu supposer que cette petite scène étoit 
arrangée, et que le bateleur étoit instruit du rôle qu'il avoit à faire; 
car c'est en effet ce que je n'ai point dit. Mais combien de fois, en 
revanche , ai-je déclaré que je n'écrivois point pour les gens à qui 
il falloit tout dire ! 



LIVRE IIL 239 

c*est ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à 
présent, tout occupés de notre objet, nous n'en youlons 
pas davantage. 

Dès le même soir, nous retournons à la foire avec du 
pain préparé dans nos poches ; et , sitôt que le joueur de 
gobelets a fait son tour, mon petit docteur, qui se conte- 
noit à peine , lui dit que ce tour n'est pas difficile , et que 
lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot : à l'instant 
il tire de sa poche le pain où est caché le morceau de fer ; 
en approchant de la table , le cœur lui bat ; il présente le 
pain presque en tremblant ; le canard vient et l'enfant le 
suit : l'enfant s'écrie et tressaillit d'aise. Aux battements de 
mains , aux acclamations de l'assemblée , la tête lui tourne , 
il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant l'em- 
brasser, le féliciter, et le prier de l'honorer encore le len- 
demain de sa présence , ajoutant qu'il aura soin d'assem- 
bler plus de monde encore pour applaudir à son habileté. 
Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller ; mais sur- 
le-champ je lui ferme la bouche > et je l'emmène comblé 
d'éloges. 

L'enfant , jusqu'au lendemain, compte les minutes avec 
une visible inquiétude. Il invite tout ce qu'il rencontre ; 
il voudroit que tout le genre humain fût témoin de sa 
gloire ; il attend l'heure avec peine , il la devance : on vole 
au rendez-vous; la salle est déjà pleine. En entrant, son 
jeune cœur s'épanouit. D'autres jeux doivent précéder ; le 
joueur de gobelets se surpasse et fait des choses sur- 
prenantes. L'enfant ne voit rien de tout cela ; il s'agite , 
il sue , il respire à peine ; il passe son temps à manier dans 
sa poche son morceau de pain d'une main tremblante d'im- 
patience. Enfin son tour vient ; le mattre l'annonce au pu- 
blic avec pompe. 11 s'approche un peu honteux , il tire son 
pain... Nouvelle vicissitude des choses humaines! le canard , 
si privé la veille , est devenu sauvage aujourd'hui ; au lieu 
de présenter le bec , il tourne la queue et s'enfuit ; il évite 
le pain et la main qui le présente avec autant de soin 



240 EMILE» 

qu^il les suivoit auparavant. Après mille essais inutiles et 
toujours hués , Tenf ant se plaint , dit qu'on le trompe , que 
c'est un autre canard qu'on a substitué au premier , et 
défie le joueur de gobelets d'attirer celui-ci. 

Le joueur de gobelets , sans répondre , prend un mor- 
ceau de pain , le présente au canard ; à l'instant le canard 
suit le pain , et vient à la main qui le retire. L'enfant prend 
le même morceau de pain ; mais , loin de réussir mieux 
qu'auparavant , il voit le canard se moquer de lui et faire 
des pirouettes tout autour du bassin : il s'éloigne enfin 
tout confus 9 et n'ose plus s'exposer aux huées. 

Alors le joueur du gobelets prend le morceau de pain 
que l'enfant avoit apporté , et s'en sert avec autant de 
succès que du sien ; en tire le fer devant tout le monde , 
autre risée à nos dépens ; puis de ce pain ainsi vidé il at- 
tire le canard comme auparavant. Il fait la même chose 
avec un autre morceau coupé devant tout le monde par 
une main tierce ; il en fait autant avec son gant , avec le 
bout de son doigt; enfin il s'éloigne au milieu de la 
chambre , et , du ton d'emphase propre à ces gens-là, dé- 
clarant que son canard n'obéira pas moins à sa voix qu'à 
son geste , il lui parle , et le canard obéit ; il lui dit d'aller 
à droite et il va à droite , de revenir et il revient , de tour- 
ner et il tourne; le mouvement est aussi prompt que 
l'ordre. Les applaudissements redoublés sont autant d'af- 
fronts pour nous. Nous nous évadons sans être aperçus, 
et nous nous renfermons dans notre chambre sans aller 
raconter nos succès à tout le monde, comme nous l'avions 
projeté. 

Le lendemain matin l'on frappe à notre porte : j'ouvre ? 
c'est l'homme aux gobelets. Il se plaint modestement de 
notre conduite. Que nous avoit-il fait pour nous engager 
à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ? 
Qu'y a-t-il donc de si merveilleux dans l'art d'attirer un 
canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de 
la subsistance d'un honnête homme ? Ma foi , messieurs , 



LIVRE III. 241 

si j'^avoîs quelque outre talent pour vivre ^ je ne me glo - 
HÊek^i^ guèire de cfelUî-cî.Vous deviez ciboire qu'un hoaime 
qui à passé sa vie à s'eXercer dans cette chétive industrie 
eu sait là-dessus plus que vous qui ne vous en occupez que 
quelques moments. Si je ne vous ai pas d'abord montré 
taaes ^oUps de maitre, c'est qu'il ne faut pas se presser 
d'étaler étourdiment ce qu'on sait : j'ai toujours soin de 
conserver mes meilleurs tours pour l'occasion , et après 
celui-ci j'en ai d'autres encore pour arrêter de jeunes in- 
discrets. Au reste, messieurs , je viens de bon cœur vous 
apprendre ce secret qui vous a tant embarrassés, vous 
priant de n'en pas user pour me nuire, d'être plus re- 
tenus une autre fois. 

Alors il nous montre ôâ macKiniè , et nous voybhs avec 
la dernière surprise qu'elle ne consiste qu'en un aimant 
fort et bien armé , qu'un enfant caché sous la table faisoit 
mouvoir sans qu'on s'en aperçût. 

L'homme replie sa machine ; et j après lui avoir fait nos 
i^emerciménts et nois» é^tëuseS , nous voulons lui faire un 
présent ; il le refuée. c Non , messieurs , je n'ai pas assez 
é à me louer de Vous pour accepter vos dons ; je vous laisse 
c( obligés à moi malgré vous ; c'est ma seule vengeâftcè» 
« Apprenez qu'il y a de la générosité dans tous les états ; 
« je fais payer mes tours et non mes leçdns. » 

Ëii sortant , il m'adresse à moi nommément et tout haut 
une t'éprimande. J'excuse volontiers , me dit-il , cet enfant, 
il n'a péché que par ignorance. Mais vous , monsieur , qui 
deviez connoître sa faute, pourquoi là lui avoir laissé 
faire ? Puisque vous vivez ensemble , comme le plus âgé 
vous lui devez vos soins , vos conseils : votre expérience 
est l'autorité qui doit le conduire. En se reprochant, étant 
grand, les torts de sa jeunesse, il vous reprochera sans 
doute ceux dont vous ne l'aurez pas averti '. 

' Ai-je dû supposer quelque lecteur assez stupide pour ne paé 
sentir dans cette réprimande un discours dicté mot à mot par le 
gouverneur pour aller à ses vues ? A-t-on dû me supposer assei 

EMILE. T. I. 16 



242 EMILE. 

n part et nous laisse tous deux très confus. Je me blàme 
de ma molle facilité ; je promets à Fenfant de la sacrifier 
une autre fois à son intérêt, et de Tavertir de ses fautes 
ayant qu'il en fasse; car le temps approche où nos rap- 
ports vont changer, et où la sévérité du maître doit suc- 
céder à la complaisance du camarade : ce changement 4oit 
s'amener par degrés ; il faut tout prévoir, et tout prévoir 
de fort loin. 

Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le 
tour dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec 
un profond respect notre bateleur Socrate ; à peine osons- 
nous lever les yjeux sur lui : il nous comble d'honnêtetés , 
et nous place avec une distinction qui nous humilie en- 
core. 11 fait ses tours comme à Fordii^aire ; mais il s'amuse 
et se complaît long-temps à celui du canard ;, en nous r^e- 
gardant souvent d'un air assez fier. Nous savons tout et 
nous ne soufflons pas. Si mon élève osoit seulement ouvrir 
la bouche , ce seroit un enfant à écraser. 

Tout le détail de cet exemple importe plus qu'il ne 
semble. Que de leçons dans une seule ! Que de suites 
mortifiantes attire le premier mouvement de vanité ! Jeune 
maître , épiez ce premier mouvement avec soin. Si vous 
savez en faire sortir ainsi l'humiliation, les disgrâces' , 
soyez sur qu'il n'en reviendra de long-temps un second. 
Que d'apprêts! direz^vaus. J'en conviens, et le tout pour 
nojus faire une boussole qui nous tienne lieu de ;mé|ri- 
dienne. 

Ayant appris que l'aimant agît à travers les autres corps , 
nous n'avons rien de plus pressé que de faire une machine 

•tupide moi-même pour donner HatureUement ce langage à un Jba- 
teleur ? Je croyoi» avoir fait preuve au moins du talent assez mé- 
diocre de faire parler les gens dans l'esprit de leur état. Voyez 
encore la fin de Falinéa suivant. N'étoit^ce pas tout dire pour tout 
autre que M. Formey? 

' Cette humiliation , ces disgrâces , sont donc de ma façon , et non 
pat de celle du bateleur. Puiscpie M. Formey vouloit de mon vivant 
s'emparer de mon nom pour y mettre le sien ; il devroit du moins 
prendre la peine , je ne dis pas de le composer, n^s de le lire. 



LIVRE III. 243 

semblable à celle que nous avons vuje : une table évîdée , 
un bassin très plat ajusté sur cette table , et rempli de 
quelques lignes d'eau, un canard fait avec un peu plus de 
soin , etc. Souvent attentifs autour du bassin , nous re- 
marquons enfin que le canard en repos affecte toujours à 
peu près la méipe direction. Nous suivons cette expé- 
rience , nous examinons cette direction : nous trouvons 
qu'elle est du midi au nord. Il n'en faut pas davantag^e ; 
notre bous&ole est trouvée , ou autant vaut , nous voilà .dans 
la physique. 

Il y a divers climats aur la terjce , .et diverses tempéra^ 
turcs à ces, climats. Les isai$on<s varienit plus sensiblement 
à mesure qu'on ap{>rochie du pôle; tous les xîorps se res- 
serrent au froid et se dilatent à la chaleur; cet effet est 
plus mesurable dans les liqueurs , et plus sensible dans les 
liqueurs spiritueuses : de là le thermomètre. Le vent frappe 
le visage; l'air est donc un corps, un fluid.e.; on le sent, 
quoiqu'on n'ait aucun moyen de le voir. Eenversez un 
verre dans l'eau, l'eau ne le renoplira pas, à moins que 
vaus ne laissiez à l'air une ië»sue ; l'air est donx: capable de 
itésislance. Enfoncez le yerjre davantage , l'eau gagnera 
dans l'espace d'air, sans pojujvoir remplir tout-à-fait cet 
espace ; l'air est .don<c capable de compression jusqu'à cer- 
tain point. Un ballon rempli d'air comprimé bondit mieux 
que rempli de toute autre matière ; l'air est donc un corps 
élastique. Etant étendu dans le bain , soulevez horizonta- 
lement le bras hors de l'eau , vous le sentirez chargé d'un 
poids terrâ^ ; l'air .est donc un corps pesant. En mettant 
l'air en équilibre avec d'autres guides , on peut mesurer 
son poids : de là le baromètre , le syphon , la .canne à vent , 
la machine pneumatique. Toutes les lois >de J» statique et 
de l'hydrostatique .se trouvent par des expériences tout 
aussi grossières. Je ne veux pas qu'on entre pour rien 4e 
tout cela dans un cabinet de physique expérimentale : tout 
cet appareil d'instruments et de machines me déplaît. 
L'air scientifique tue la science. Ou toutes ces machines 

16. 



244 EMILE. 

effraient un enfant y ou leurs figures partagent et dérobent 

Tattention qu'il devroit à leurs effets. 

Je yeux que nous fassions nous-mêmes toutes nos ma- 
chines; et je ne veux pas commencer par faire l'instru- 
ment avant l'expérience ; mais je veux qu'après avoir en- 
trevu l'expérience , comme par hasard ^ nous inventions 
peu à peu l'instrument qui doit la vérifier^ J'aime mieux 
que nos instruments ne soient point si parfaits et si justes , 
et que nous ayons les idées plus nettes de ce qu'ils doivent 
être et des opérations qui doivent en résulter. Pour ma 
première leçon de statique , au lieu d'aller chercher des 
balances, je mets un bâton en travers sur le dos d'une 
chaise , je mesure la longueur des deux parties du bâton 
en équilibre , j'ajoute de part et d'autre des poids , tantôt 
égaux , tantôt inégaux ; et, le tirant ou le poussant autant 
qu'il est nécessaire , je trouve enfin que l'équilibre résulte 
d'une proportion réciproque entre la quantité des poids 
et la longueur des leviers. Voilà déjà mon petit physicien 
capable de rectifier des balances avant que d'en avoir vu. 

Sans contredit on prend des notions bien plus claires 
et bien plus sûres des choses qu'on apprend ainsi de soi- 
même, que de celles qu'on tient des enseignements d'au- 
trui ; et , outre qu'on n'accoutume point sa raison à se 
soumettre servilement à l'autorité, l'on se rend plus ingé- 
nieux à trouver des rapports , à lier des idées , à inventer 
des instruments , que quand , adoptant tout cela tel qu'on 
nous le donne , nous laissons affaisser notre esprit dans la 
nonchalance , comme le corps d'un homme qui , toujours 
habillé , chaussé , servi par ses gens et traîné par ses che- 
vaux , perd à la fin la force et l'usage de ses membres, 
Boileau se vantoit d'avoir appris à Racine à rimer diffici- 
lement. Parmi tant d'admirables méthodes pour abréger 
l'étude des sciences , nous aurions grand besoin que quel- 
qu'un nous en donnât une pour les apprendre avec effort. 

L'avantage le plus sensible de ces lentes et laborieuses 
recherches est de maintenir, au milieu des études spécu- 



LIVRE IIL 245 

latives , le corps dans son activité, les membres dans leur 
souplesse , et de former sans cesse les mains au travail et 
aux usages utiles à Thomme. Tant dUnstruments inventés 
pour nous guider dans nos expériences et suppléer à là 
justesse des sens , en font négliger l'exercice. Le grapho- 
mètre dispense d'estimer la grandeur des angles; Tœil qui 
mesuroit avec précision les distances s'en fie à la chaîne 
qui les mesure pour lui, la romaine m'exempte de juger 
à la main le poids que je connois par elle. Plus nos outils 
sont ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers et 
maladroits : à force de rassembler des machines autour 
de nous , nous n'en trouvons plus en nous-mêmes. 

Mais, quand nous mettons à fabriquer ces machines 
l'adresse qui nous en tenoit lieu , quand nous employons 
à les faire la sagacité qu'il falloit pour nous en passer , 
nous gagnons sans rien perdre, nous ajoutons l'art à la 
nature, et nous devenons plus ingénieux sans devenir 
moins adroits. Au lieu de coller un enfant sur des livres , 
si je l'occupe dans un atelier, ses mains travaillent au 
profit de son esprit : il devient philosophe , et croit n'être 
qu'un ouvrier. Enfin cet exercioç a d'autres usages dont 
je parlerai ci après ; et l'on verra comment des jeux de la 
philosophie on peut s'iélever aux véritables fonctions de 
l'homme. 

J'ai déjà dît que les connoissances purement spécula- 
tives ne convenoient guère aux enfants, même approchant 
de l'adolescence : mais , sans les faire entrer bien avant 
dans la physique systématique , faites pourtant que toutes 
leurs expériences se lient l'une à l'autre par quelque sorte 
de déduction , afin qu'à l'aide de cette chaine ils puissent 
les placer par ordre dans leur esprit et se les rappeler au 
besoin ; car il est bien difficile que des faits et même des 
raisonnements isolés tiennent long-temps dans la mémoire, 
quand on manque de prise pour les y ramener. 

Dans la recherche des lois de la nature, commencez 
toujours par les phénomènes les plus communs et les plus 



246 EMILE. 

sensibleè , et accoutumez votre élève à ne pas prendre ces 
phénomènes pour des raisons, mais poufr des faits, ie 
prends une pierre, je feins de la poser en Pair; j'ouvre la 
main, la pierre tombe. Je regarde Emile attentif à ce que 
je fais , et je lui dis ; Pourquoi cette pierre est-elle tombée ? 

Quel enfant restera court à cette question ? Aucun , pas 
même Emile, èi je n'ai pas pris grand soin de le préparer 
i n'y savoir pas répondre. Tous diront que la pierre 
toûdie parce qu'elle est pesante. Et qu'est-ce qui est pe- 
sant? C'est ce qui tombe. La pierre tombe donc parce 
qu'elle tombe? Ici mon petit philosophe est arrêté totrt de 
bon. Voilà sa première leçon de physique systématique , 
et, soit qu'elle lui profite ou non dans ce genre , ce dera 
toujours une leçon de bon sehs. 

A mesure que l'enfant avancé en intelligence , d'autres 
considérations importantes nous obligent à plus de choix 
dans ses occupations. Sitôt qu'il parvient à se connottre 
assez lui-même potir concevoir en quoi consiste son bien- 
être, sitôt qu'il peut saisir des rappoTtsi assez étendus pour 
juger de ce qui lui convient et de ce qui ne lui eonvietit 
pas , dès-lors il est en état de sedtir la différence du tra- 
vail à l'amusement, et de ne regarder celui-ci que comme 
le délassement de l'autre. Alors des objets d'utilité réelle 
peuvent entrer dans ses études, et l'engager à y donner 
une application phxs constante qu'il n'en donnoit à de 
simples amusements. La loi de la nécessité , toujours re- 
naissante , apprend de bonne heure à l'homme à faire ce 
qui ne lui plaît pas , pour prévenir un mal qui lui déplai- 
roit davantage. Tel est l'usage de la prévoyance , et de 
cette prévoyance bien ou mal réglée naît toute la sagesse 
ou toute la miëère humaine. 

Tout homme veut être heureux ; maiè , pour parvenir 
à l'être , il faudroit commencer par savoir^ce que c'est que 
bonheur. Le bonheur de l'homme naturel est aussi simple 
que sa vie ; il consiste à ne pas souffrir : la santé, la liberté , 
le nécessaire, le constituent. Le bonheur de l'homme 



LIVRÉ 111. 247 

moral est autre chose ; mais ce n^est pas de celui-là qu41 
est ici question. Je ne saurois trop répéter qu'il n'y a que 
des objets purement physiques qui puissent intéresser 
les enfants, surtout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité, 
et qu'on n'a point corrompus d'avance par le poison de 
l'opinion. 

Lorsque avant de sentir leurs besoins il les prévoient , 
leur hitéltigenee est déjà fort avancée, ils commencent i 
eonnohre le prît du temps. Il imrporte alors de les accou- 
tumer à en diriger l'emploi sur des objets utiles , maia 
d'une titilité sensible à leur âge ^ et à la portée de leurs 
lumières. Tout ce qui tient à l'ordre moral et à l'usage de 
la société ne doit point sitôt leur être présenté , parce 
qulls ne sont pas en état de l'entendre. C'est une ineptie 
d^exiger d'eux qu'ils s'appliquent à des choses qu'on leur 
dit vaguement être pour leur bien , sans qu'ils sachent 
quel est ce bien , et dont on les assure qu'ils tireront du 
profit étant grands , sans qu'ils prennent maintenant 
aucun intérêt à ce prétendu profit , qu'ils ne sauroient 
comprendre. 

Que l'enfant ne fasse rien sur parole : rien n'est bien 
pour lui que ce qu'il sent être tel. En le jetant toujours en 
avant de ses lumières, vous croyez user de prévoyance , et 
vous en manquei^. Pour l'armer de quelques vains instru- 
ments dont il ne fera peut-être jamais d'usage , vous lui 
ôtez l'instrument le plus universel de l'homme , qui est le 
bon sens ; vous l'accoutumez à se laisser toujours conduire, 
à n'être jamais qu'une machine entre les mains d'autrui. 
Vous voulez qu'il soit docile étant petit; c'est vouloir qu'il 
soit crédule et dupe étant grand. Vous lui dites sans cesse : 
« Tout ce que je vous demande est pour votre avantage ; 
a mais vous n'êtes pas en état de le connoltre. Que m'im- 
<i porte à moi que vous fassiez ou non ce que j'exige ? c'est 
a pour vous seul que vous travaillez. i> Avec tous ces beaux 
discours que vous lui tenez maintenant pour le rendre 
sage , vous préparez le succès de ceux que lui tiendra 



248 EMILE. 

quelque 'jour un visionnaire , un soufïleur y un charlatan , 
un fourbe, ou un fou de toute espèce, pour le prendre à 
son piège ou pour lui faire adopter sa folie. 

Il importe qu'un homme sache bien des choses dont un 
enfant ne sauroit comprendre Futilité ; mais faut-il et se 
peut-il qu^un enfant apprenne tout ce qu^il importe à un 
homme de savoir? Tâchez d'apprendre à Tenfant tout ce 
qui est utile à son âge , et vous verrez que tout son temps 
sera plus que rempli. Pourquoi voulez- vous , q,\x préjudice 
des études qui lui conviennent aujourd'hui , l'appliquer à 
celles d'un âge auquel ï\ est ^i peu sur qu'il parvienne ? 
Mais^ direz- vous, sera-t-il temps d'apprendre ce qu'on 
doit sayoir quand le moment sera venu d'eu fair^ u$age ? 
Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est qu'il est impossible 
de l'apprendre plus tôt; car nos vrais maîtres sont l'expé- 
rience et le sentiment, et jamais l'homme ]|ç sent bien ce 
qui convient à l'homme que dans les rapports où il s'est 
trouvé. Un enfant sait qu'il est fait pour devenir homme , 
toutes les idées qu'il peut avoir de l'état d'homme sont des^ 
occasions d'instruction pour lui ; mais sur les idées de cet 
état qui ne sont pas à sa portée , il doit rester dans une 
ignorance absolue. Tout mon livre ^'est qu'une preuve 
continuelle de ce principe d'éducation. 

Sitôt que nous sommes parvenus à donner à notre élève 
une idée du mot utile ^ nous avons une grande prise de 
plus pour le gouverner ; car ce mot le frappe beaucoup , 
attendu qu'il n'a pour lui qu'un sens relatif à son âge , et 
qu'il en voit clairement le rapport à SQîi bien être actuel. 
Vos enfants ne sont point frappés de ce mot, parce 
que vous n'avez pas eu soin de leur en donner une idée 
qui soit à leur portée , et que d'autres se chargeant tou- 
jours de pourvoir à ce qui leur est utile , ils n'ont jamais 
besoin d'y songer eux-mêmes , et ne savent ce que c'est 
qu'utilité. 

A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot sacré , le 
mot déterminant entre lui et moi dans toutes les action^ 



LIVRE IIL 249 

de notre vie : voilà la question qui de ma part suit infail- 
liblement toutes ses questions , et qui sert de frein à ces 
multitudes d'interrogations sottes et fastidieuses dont les 
enfants fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui 
les environnent , plus pour exercer sur eux quelque es- 
pèce d'empire que pour en tirer quelque profit. Celui à 
qui , pour sa plus importante leçon , Ton apprend à ne 
vouloir rien savoir que d'utile , interroge comme Socrate ; 
il ne fait pas une question sans s'en rendre à lui-même la 
raison qu'il sait qu'on lui en va demander avant que de 
la résoudre. 

Voyez quel puissant instrument je vous mets entre les 
mains pour agir sur votre élève. Ne sachant les raisons 
de rien , le voilà presque réduit au silence quand il vous 
plaît ; et vous , au contraire , quel avantage vos connois- 
sances et votre expérience ne vous donnent-elles point 
pour lui montrer l'utilité de tout ce que vous lui proposez? 
Car, ne vous y trompez pas , lui faire cette question , c'est 
lui apprendre à vous la faire à son tour; et vous devez 
compter, ^ur tout ce qi;e vous lui proposerez dans la 
suite , qu'à votre exemple il ne manquera pas de dire : 
A quoi cela est-il bon ? 

C'est ici peut-être le piège le plus difficile à éviter pour 
un gouverneur. Si , sur la question de l'enfant , ne cher- 
chant qu'à vous tirer d'affaire , vous lui donnez une seule 
raison qu'il ne soit pas en état d'entendre , voyant que 
vous raisonnez sur vos idées et non sur les" siennes , il 
croira ce que vous lui dites bon pour votre âge , et non 
pour, le sien ; il ne se fiera plus à vous , et tout est perdu. 
Mais où est le maître qui veuille bien rester court et con- 
venir de ses torts avec son élève ? tous se font une loi de 
ne pas convenir même de ceux qu'ils ont; et moi je m'en 
ferois une de convenir même de ceux que je n'aurois pas , 
quand je ne pourrois mettre mes raisons à sa portée : 
ainsi ma conduite , toujours nette dans son esprit , ne lui 
^eroit jamais suspecte ; et je me conserverois plus de 



250 EMILE. • 

crédit en me supposant des fautes, qu^ils ne font en ca- 
chant les leurs. 

Premîèretnent, s6ngez bien que c'est rarement à vous 
de lui proposer ce qu'il doit apprendre ; c'est à lui de le 
désirer, de le chercher, de le trouver; à vous de le mettre 
à sa portée , de faire naître adroitetoent ce désir et de lui 
fournir les moyens de le satisfaire. 11 suit de là que vos 
questions doivent être peu fréquentes , mais bien choisies ; 
et que , comme il en aura beaucoup plus à vous faire que 
vous à lui , vous serez toujours moins à découvert, et plus 
souvent dans le cas de lui dire : En quoi ce que ifùus me 
detnandèz estait utile à savoir? 

De plus , comme il importe pèû qu'il apprenne ceci ou 
cela, pourvu qu'il conçoive bien ce qu'il apprend et l'a- 
ëage de ce qu'il apprend, sitôt que vous n'avez pas à lui 
donner sur ce que vous lui dites un éclaircissement qui 
soit bon pour lui , ne lui en donnez point du tout. Dites- 
lui sans scrupule : Je n'ai pas de bonne réponse à vous 
faire; j'avois tort, laissons cela. Si votre instruction étoit 
réellement déplacée , il n'y a pas de mal à l'abandonner 
tout-à-fait ; si elle ne l'étoit pas , avec un peu de soin 
vous trouverez bientôt l'occasion de lui en rendre l'utilité 
sensible. 

Je n'aime point les e^lications en discours ; les jeunes 
gens y font peu d'attention et ne les retiennent guère. Les 
choses! les choses! Je ne répéterai jamais assez que nous 
donnons trop de pouvoir aux mots : avec notre éducation 
babillarde nous ne faisons que des babillards. 

Supposons que , tandis que j'étudie avec mon élève le 
cours du soleil et la manière de s'orienter, tout à coup il 
m'interrompe pour me demander à quoi sert tout cela. 
Quel beau discours je vais lui faire! de combien de choses 
je saisis l'occasion de l'instruire en répondant à sa question, 
surtout si nous avons des témoins de notre entretien ' ! Je 

* J'ai souvent remarqué que y dans leé doctes instructions qu^on 
donne aux enfants , on son^e moins à se faire écouter d'eux que des 



LIVRE IIL 251 

lui pafrter&i âe fudlité des voyages , des âvàhtageè^ du 
eommefoe^ dés {yrôductions Ji^àfticiitières à chaque clitnat, 
des ûïciKtirs des différents peuples, deTusage du calendrier, 
de la supputation du retour des saisons pour Fagriculture, 
Ffifrt de là narvigation , de lèt manière de se conduire sur 
mer et de suivre exactement sa route sans savoir où Ton 
est* Ls( politique , Thistoire naturelle , Tastronomie, la tno^ 
raie métâte et le drdit des gens, entreront dans mou explî- 
cartioti , de nlâliière à dônifier à mon élève tine grande îtfée 
dé toutes ces sciences et un grand désir de lès apprendre. 
Quand j'àuraî tout dit, j'aut*ai fait l'étalage d'un vrai pé- 
dant, auquel il n^ailra pas compris une seule idée. Il anrôit 
grâiide eiivié dé me démiander comme auparavant à quôî 
sert de s'orienter; mais il n'ose, de peur que je né me fâche. 
Il trouve mieux son compte à feindre d'entendre ce qu'on 
l'a forcé d'écouter. Ainsi se pratiquent les belles édu- 
cations. 

Mais notre Emile, plus rustiquement élevé, et à qui 
nous donnons avec tant de peine une conception dure, 
n'écoutera rien de tout cela. Du premier mot qu'il n'en- 
tendra pas il va s'enfuir, il va folâtrer par la chaûihre et 
me laisser pérorer tout seul. Cherchons une solution plus 
grossière ; mon appareil scientifique ne vaut rien pour lui. 

Nous observions la position dé la forêt au nord de Mont- 
morency, quand il lin'a interrompu par son importune 
question : uà quoi sert cela? Vous avez raisoU, lui dis-je , 
il y faut penser à loisir ; et si nous trouvons que ce travail 
n'est bon à rien , nous ne le reprendrons plus , car nous 
ne manquons pas d'amusements Utiles. On s'océupe d'autre 
chose , et il n'est plus question de géographie du reste de 
la journée. 

Le lendemain matin je lui propose un tour de prome^^ 
nade avant le déjeuner : il ne demande pas mieux-; pour 
courir, les enfants sont toujours prêts , et celui-ci a de 

grandes personnes qui sont pnésentes. Je suis très sûr de ce que je 
dis là f car j'eb ai fait Tobservation sur moi-même. 



252 EMILE. 

bonnes jambes. Nous montons dans la forêt , tious par- 
courons les champeaux, nous nous égarons, nous ne sa- 
vons plus où nous sommes; et, quand il s^agit de revenir, 
nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps 
se passe, la chaleur vient, nous avons faim; nous nous 
pressons, nous errons vainement de côté et d'autre, nous 
ne trouvons partout que des bois , des carrières , des 
plaines y nul renseignement pour nous reconnoltre. Bien 
échauffés, bien recrus, bien affamés, nous ne faisons 
avec nos courses que nous égarer davantage. Nous nous 
asseyons enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile , 
que je suppose élevé comme un autre enfant , ne délibère 
point, il pleure, il ne sait pas que nous sommes à la porte 
de Montmorency, et qu'un simple taillis nous le cache; 
mais ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa, 
stature est enterré d^n^ des buissons; 

Après quelques moments de silence, je lui dis d'un aîç 
inquiet: Mon cher Eniile, comment ferons -nous pQur 
sortir d'ici ? 

EMILE, en nage, et pleurant à chaudes larmes. 

Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim; j'ai soif; je n'en 
puis plus. 

JEAIT-JACQtlES. 

Me croyez-vous en meilleur état que vous? et pensez- 
vous que je me fisse faute de pleurer si je pouvois déjeunep 
de mes larmes? 11 ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se 
reconnoître. Voyons votre montre ; quelle heure est-il ? 

EMILE. 

11 est midi, et je suis à jeun. 

JEAN-JACQUES. 

Cela est vrai , il est midi , et je suis à jeun. 

EMILE. 

Oh ! que vous devez avoir faim ! 

JEAN-JACQUES. 

Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me cher- 
cher ici. 11 est midi : c'est justement l'heure où nous ob- 



LIVRE III. 253 

servions hier de Montmorency la position de la forêt. Si 
nous pouvions de même observer de la forêt la position 
de Montmorency !.. 

EMILE. 

Oui ; mais hier nous voyions la forêt , et d'ici nous ne 
voyons pas la ville. 

JEAN-JACQUES. 

Voilà le mal. . . Si nous pouvions nous passer de la voir 
pour trouver sa position ! . . . 

EMILE. 

mon bon ami ! 

JEAN-JACQUES. 

Ne disions-nous pas que la forêt étoit. . . 

EMILE. 

Au nord de Montmorency. 

JEAN-JACQUES. 

Par conséquent Montmorency doit être. . . 

EMILE. 

Au sud de la forêt. 

JEAN-JACQUES. 

Nous avons un moyen de trouver le nord et le midi. 

EMILE. 

Oui , par la direction de Tombre. 

JEAN-JACQUES. 

Mais le sud ? 

EMILE. 

Gomment faire ? 

JEAN-JACQUES. 

Le sud est Fopposé du nord. 

EMILE. • 

Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. 
Oh ! voilà le sud ! voilà le sud ! sArement Montmorency 
est de ce côté; cherchons de ce côté. 

JEAN-JACQUES. 

Vous pouvez avoir raison ; prenons ce sentier à travers 
le bois. 



254 EMILE. 

BMtLIS, frappant de« mains , et poussant un cri de joie. 

Ah! je vois Montmorency! le voilà tout devant nous 
tout à découvert. Allons déjeuner, alloi^s diner, courons 
vite : l'astronomie est bonn^e à quelque chose. 

Prenez garde qpa^ , s'il ne dit pas oette dernière phrase , 
il la pensera; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi 
qui la dise. Or, soyez silr qu'il n'publiera de sa vie la leçon 
de cette journée ; sua lieu que , si je n'avois fait que lui 
supposer tout cela dans sa ch^n^re, xnon discours leiùt été 
oublié dès le lendemain. ]1 faut parler tant qu'on peut par 
les actions , et ne dire que ce qu'on ne .sauroit faire. 

Le lecteur ne s'attend pas que je le méprise assez pour 
lui donner un exemple sur dkaque ie^èce d'étude : mais, 
de quoi qU'il soit question , je ne puis trop exhorter le 
gouverneur à bien mesurer sa preuve sur la capacité de 
l'élève; car, encore une fois, le mal n'est pas dans ce qu'il 
n'entend poinjt , nouais dans ce qu'il croit entendre. 

Je me souviens que , voulant donner à un enfant du 
goût pour la chimie, après lui avoir montré plusieurs pré- 
cipitations métalliques , je lui expliquols comment se fai- 
soit l'encre. Je lui disois que sa noirceui* ne venoit que 
d'un fer très divisé, détaché du vitriol, et précipité par 
une liqueur alkaline. Au milieu de ma docte ex{dîcatîon , 
le petit traître m'aï'réta tout court avec ma question que 
je lui avois apprise : me voilà fort embarrassé. 

Après avoir un peu rêvé , je pris mon parti ; j'envoyai 
chercher du vin dans la cave du maître de la maison , et 
d'autre vin à huit sous chez un marchand de vin. Je pris 
dans un petit flacon de la dissolution d^alkali fixe ; puis , 
ayant devant moi , dans deux verres , de ces deux diffé- 
rents vins ' , je lui parlai ainsi : 

Oa falsifie plusieurs denrées pour» les faire paroltre 
meilleures qu'elles ne sont. Ces falsifications trompent 
l'œil et le goût; nîiais elles sont nuisibles et rendent la 

* A chaque explication qu'on veut donner à Fenfant, un petit 
appareil qui la précède sert beaucoup à le rendre attentif. 



LIVRE m. 256 

chose falsifiée pire , avec sa belle apparence , qu'dlç n^é- 
toit auparavant. 

On falsifie surtout les boisions , et surtout les yi|Q[$ , 
parce que la tromperie est plu$ diffix^e è çoç^oUre et 
donne plus de profit .au trompeur, 

La falsification des vins verts ou aigres se fait fiyec de 
la litbarge : la litharg^e est une préparatiori de -plomhf Le 
plomb uni aux acides fait un sel fort dou^c, qui corrige 
au godt la verdeur du vin., unais qui est un poison pour 
ceux qui le boivent» Il importe donc , ^vimt de boire du 
vin suspect , de savoir s^il est Ijjtbargi^ ou s'il ne Fesl; pas. 
Or , voici comment je xaisonue pouJ^ découvrir cela.. 

La liqueur du vin ne contient pas seulement de jji'jçsprit 
inflammable , comme vous Tavez vu par J'<eau-de-yie qu'on 
en tire ; elle contient encore de J'acide, comme vous pou- 
vez le connottee par le vinaigre et le tartre qu'on en tire 
aussi. 

L'adde a du rapport (àva^ substances npiétalliques , e$. 
s'unit avec elles par diss(dution pour former uu sel ,^eom- 
posé , tel, paf exempile^ que la rouille , qui ^'est qu'un fer 
dissous par Facide contenu dans Fair ou âms Teau? ^t M 
aussi que le .^ert-^e-gris , qui n'est qu'un (wvre dissoUfS 
par le vinaigre. 

Mais ce même acide a plus de rajçort encore auic sub-r 
stances alkalines qu'aux substances métalliques , eu sorte 
que , par l'ixKterve^ioflL Aes premières daus :les isels com- 
posés dont je viens de vous parler , l'acide est forcé de 
lâcher le métal auquel il est uni , poUr «^attacher à l'al^iali. 

Alors la substance métallique, dégagée de l'acide qui la 
tenoit dissoute, se précipite et rend la liqueur opaque. 

Si donc un de ces deux vins est lithargié, son acide tiei^ 
de la litharge en dissolution. Que j'y verse de la liqueur 
alkaline , elle forcera l'acide de quitter prise pour s'unir a 
elle ; le plomb , n'étant plus tenu en dissdlution , reparol- 
tra , troublera la liqueur , et se précipitera enfin dans le 
fond du verre. 



256 ÉMlLtL 

S'il n'y a point de plomb < ni d'aucun métal dans le vin, 
Falkali s'unira paisiblement* avec l'acide, le tout restera 
dissous , etil ne se fera aucune précipitation. 

Ensuite je versai de ma liqueur aikaline successivement 
dans les deux verres : celui du vin de la maison resta 
clait» et diaphane ; l'autre en un moment fut trouble , et 
au bout d'Une heure on vit clairement le plomb précipité 
dans Ife fèùd dU verre: 

Voilà 5 repris-je , le vin naturel et pur dont on peut boire, 
et voici le vin fin falsifié qui empoisonne. Cela se découvre 
par les mêmes connoissances dont vous me demandiez 
l'utilité : celui qui sait bien comment se fait l'encre sait 
connoltre aussi les vins frelatés. 

J'étois fort content de mon exemple , et cependant je 
m'aperçus que l'enfant n'en étoit point frappé. J'eus besoin 
d'un peu de temps pour sentir que je n'avois fait qu'une 
sottise : car, sans parler de l'impossibilité qu'à douze ans 
un enfant put suivre moii explication, l'utilité de cette 
expérience n'entroit pas dans son esprit, parce qu'ayant 
goûté des deux vins , et les trouvant bons tous deux , il ne 
joignoit aucune idée à ce mot de falsification que je pen- 
sois lui avoir si bien expliqué. Ces autres mots malsain y 
poison , n'avoient même aucun sens pour lui ; il étoit là 
dessus dans le cas de l'historien du médecin de Philippe : 
c'est le cas de tous les enfants. 

Les rapports des effets aux causes dont nous n'aperce- 
vons pas la liàisoil, les biens et les maux dont nous n'avons 
aucune idée, les besoins que nous n'avons jamais sentis , 

ï Les vin» qu*on vend en détail chez les marchands de vin de Paris, 
quoiqu'ils ne soient pas tous lithargirés , sont rarement exempts de 
plomb , parce que les comptoirs de ces marchands sont garnis de 
ce métal , et que le vin qui se répand de la mesure , en passant et 
séjournant sur ce plomb, en dissout toujours quelque partie. Il est 
étrange qu'un abus si manifeste et si dangereux soit souffert par 
la police. Mais il est vrai que les gens aisés , ne buvant guère de ces 
vins-là, sont peu sujets à en être empoisonnés. 

* L'acide végétal est fort doux. Si c'étoit un acide minéral, et qu'il 
fût moins étendu , l'union ne se feroit pas sans effervescence. 



LIVRE III. 267 

sont nuls pour nous; il est impossible de nous intéresser 
par eux à rien faire qui s'y rapporte. On voit à quinze ans 
le bonheur d'un homme sage, comme à trente la gloire du 
paradis. Si l'on ne conçoit bien l'un et l'autre , on fera 
peu de chose pour les acquérir; et, quand même on les 
concevroit, on fera peu de chose encore si on ne les dé- 
sire , si on ne les sent convenables à soi. 11 est aisé de con- 
vaincre un enfant que ce qu'on lui veut enseigner est utile : 
mais ce n'est rien de le convaincre si on ne peut le persua- 
der* En vain la tranquille raison nous fait approuver ou 
blâmer, il n'y a que la passion qui nous fasse agir : et 
comment se passionner pour des intérêts qu'on n'a point 
encore? 

Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puisse toir. 
Tandis que l'humanité lui est presque étrangère , ne pou- 
vant l'élever à l'état d'homme , rabaissez pour lui l'homme 
à l'état d'enfant. En songeant à ce qui peut lui être utile 
dans un autre âge , ne lui parlez que de ce dont il voit 
dès à présent l'utilité. Du reste , jamais de comparaisons 
avec d'autres enfants , point de rivaux , point de concur- 
rents , même à la course , aussitàt qu'il commence à rai- 
sonner : j'aime cent fois mieux qu'il n'apprenne point ce 
qu'il n'apprendroit que par jalousie ou par vanité. Seule- 
ment je marquerai tous les ans les progrès qu'il aura faits : 
je les comparerai à ceux qu'il fera l'année suivante : je lui 
dirai : Vous êtes grandi de tant de lignes ; voilà le fossé 
que vous sautiez , le fardeau que vous portiez ; voici la 
distance où vous lanciez un caillou, la carrière que vous 
parcouriez d'une haleine , etc. : voyons maintenant ce que 
vous ferez. Je l'excite ainsi sans le rendre jaloux de per- 
sonne. 11 voudra se surpasser, il le doit : je ne vois nul 
inconvénient qu'il soit émule de lui-même. 

Je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on 
ne sait pas. On dit qu'Hermès grava sur des colonnes' les 
éléments des sciences , pour mettre ses découvertes à l'abri 
d'un déluge. S'il les eût bien imprimées- dans la tête des 

EMILE. T. I. ' 17 



258 EMILE. 

hommes, elles s^ seroient conservées par tradition. Des 
Cferveaux bien préparés sont les monuments où se gravent 
le plus sûrement les connoissances humaines. 

N'y auroit-il point moyen de rapprocher tant de leçons 
ép&rses dans tant de livres , de les réunir sous un objet 
commun qui pût être facile à voir, intéressant à suivre , et 
qui pût servir de stimulant , même à cet âge ? Si Ton peut 
inventer une situation où tous les besoins naturels de 
rhomme se montrent d'une manière sensible a Tesprit d'un 
enfant, et où lès moyens de pourvoir à ces mêmes besoins 
se développent successivement avec la même facilité , c'est 
par la peinture vive et naïve de cet état qu^il faut donner 
le premier exercice à son imagination. 

Philosophe ardent, je vois déjà s'allumer la vêtre. Ne 
vous mettez pas en frais; cette situation est trouvée, elle 
est décrite , et , sans vous faire tort , beaucoup mieux que 
vous ne la décririez vous-même , du moins avec plus de 
vérité et de simplicité. Puisqu'il nous faut absolument des 
livres, il en existe un qui fournit, à mon gré , le plus heu- 
reux traité d'éducation naturelle. Ce livre* sera le premier 
que lira mon Emile ; seul il composera durant long-temps 
toute sa bibliothèque , et il y tiendra toujours une place 
distinguée. 11 sera le texte auquel tous nos entretiens sur 
les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. 
Il servira d'épreuve durant nos progrès à l'état de notre 
jugement ; et , tant que notre goût ne sera pas gâté , sa 
lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux 
livre? Est-ce Aristote ? est-ce Pliixe ? est-ce Bui^on ? Non ; 
c'est Robinson Grusoé. 

Bc^inson Grusoé dans son lie , seul , dépourvu de l'as- 
sistance de ses semblables et des instruments de tous les 
arts , pourvoyant cependant a sa subsistance , à sa conser- 
vation , et se {MTOcurant même tme sorte de bien-être , voilà 
un objet intéressant pour tout âge , et qu'on a mille moyens 
de rendre agréable aiDc enfants. Yoilà comment nous réali- 
sons File déserte qui me servoit d'abord de comparaison. 



LIVRE III. 259 

Cet état n'est pas , j'en conviens, celui de l'homme social ; 
vraisemblablement il ne doit pas être celui d'Emile : mars 
c'est sur ce même état qu'il doit apprécier tous les autrea. 
Le plus sûr moyen de s'élever au dessus des préjugés et 
d'ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, 
est de se mettre à la place d'un homme isolé, et de juger 
de tout comme cet homme en doit juger lui-même eu égard 
à sa propre utilité. 

Ce roman , débarrassé de tout son fatras, commençant 
au naufrage de Robinson près de son ile , et finissant à 
l'arrivée du vaisseau qui vient l'en tirer, sera tout à la fois 
l'amusement et l'instruction d'Emile durant l'époque dont 
il est ici question. Je veux que la tête lui en tourne , qu'il 
s'occupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de 
ses plantations ; qu'il apprenne en détail , non dans des 
livres , mais sur les choses, tout ce qu'il faut saveur en pa- 
reil cas ; qu'il pense être Robinson lui-*méme ; qu'il se voie 
habillé de peaux, portant un grand bonnet, un grand 
sabre, tout le grotesque équipage de la figure , au parasol 
près dont il n'aura pas besoin. Je veux qu'il s'inquiète d«^ 
mesures à prendre , bî ceci ou cela venott à lui manquer , 
qu'il examine la conduite de son héros , qu'il cherche s'il 
n'a rien omis , s'il n'y «voit rien de mieux à faire ; qu'il 
marque attentivement ses fautes , et qu'il en profite pour 
n'y pas tomber }ui--méme en pareil cas : car ne doutez point 
qu'il ne projette d'aller faire un établissement semblable ; 
c'est le vrai château en Espagne de cet hesureux âge , où l'on 
ne connoit d'autre bonheur que le nécessaire et la liberté. 

Quelle ressource que cette folie pour un homme habile , 
qui n a su la faire naître qu'afin de la mettre à^ profo ! 
L'enfant , pressé de se faire un magasin pour son tle , sera 
plus ardent pour apprendre que le maître pour ensei|per. 
11 voudra savoir tout ce qui est utile , et ne voudra savoir 
que cela : vous n'aurez |^ud bei^oÎA de le guider , vous n^au- 
rez qu'à Je retenir. Au reste , dépèefaons-nou« de l'établir 
dans cette ile , tandis qu'il y borne sa félicité , car le jo«r 

17. 



260 EMILE. 

approche où, s*il y veat vivre encore, il n^ voudra plas 
vivre seul , et où Vendredi y qui maintenant ne le touche 
guère 9 ne lui sufiSra pas long-temps. 

La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un 
seul honune, mène à la recherche des arts d'industrie , et 
qui ont besoin du concours de plusieurs mains. Les pre- 
miers peuvent s^ex^*cer par des solitaires , par des sau- 
vages; mais les autres ne peuvent naître que dans la so- 
<»été, et la rendent nécessaire. Tant qu'on ne connoit que 
le besoin physique , chaque homme se suffit à lui-même ; 
rintroduction du superflu rend indispensable le partage 
et la distribution du travail : car, bien qu'un homme tra- 
vaillant seul ne gagne que la subsistance d'un homme , cent 
hommes, travaillant de concert, gagneront de quoi en 
fiiire subsister deux cents. Sitôt donc qu'une partie des 
hommes se repose, il faut que le concours des bras de ceux 
qui travaillent supplée à Toisiveté de ceux qui ne font rien. 

Votre plus grand soin doit être d'écarter de l'esprit de 
votre élève toutes les notions des relations sociales qui ne 
sont pas à sa portée : mais , quand l'enchaînement des 
connoissances vous force de lui montrer la mutuelle dépen- 
dance des hommes , au lieu de la lui montrer par le côté 
moral, tournez d'abord toute son attention vers l'industrie 
et les arts mécaniques, qui les rendent utiles les uns aux 
autres. En le promenant d'atelier en atelier, ne souffrez 
jamais qu'il voie aucun travail sans mettre lui-même la 
main à l'œuvre , ni qu'il en sorte sans savoir parfaitement 
la raison de tout ce qui s'y fait, ou du moins de tout ce 
qu'il a observé. Pour cela, travaillez vous-même, donnez- 
lui partout l'exemple : pour le rendre maître , soyez par- 
tout apprenti ; et comptez qu'une heure de travail lui ap- 
prendra plus de choses qu'il n'en retiendroit d'un jour 
d'explications. 

11 y a une estime publique attachée aux différents arts 
en raison inverse de leur utilité réelle. Cette estime se me- 
sure directement sur leur inutilité même , et cela doit être. 



LIVRE IIL 26t 

Les arts les plus utiles sont ceux qui gagnent le moins, 
parce que le nombre des ouvriers se proportionne au be- 
soin des hommes, et que le travail nécessaire à tout le 
monde reste forcément à un prix que le pauvre peut payer. 
Au contraire , ces importants qu'on n'appelle pas artisans , 
mais artistes, travaillant uniquement pour les oisifs et les 
riches, mettent un prix arbitraire à leurs babioles; et 
comme le mérite de ces vains travaux n*est que dans Fopi- 
nion , leur prix même fait partie de ce mérite , et on les 
estime à proportion de ce qu'ils coûtent. Le cas qu'en fait 
le riche ne vient pas de leur usage , mais de ce que le 
pauvre ne les peut payer. Nolo habere bona nisi quibuspo- 
pulus inuiderit^. 

Que deviendront vos élèves , si vous leur laissez adop- 
ter ce sot préjugé , si vous le favorisez vous-même , s'ils 
vous voient , par exemple , entrer avec plus d'égards dans 
la boutique d'un orfèvre que dans celle d'un serrurier ? 
Quel jugement porteront-ils du vrai mérite des arts et de 
la véritable valeur des choses , quand ils verront partout 
le prix de fantaisie en contradiction avec le prix tiré de 
l'utilité réelle , et que plus la chose coûte , moins «lie vaut? 
Au premier moment que vous laisserez entrer ces idées 
dans leur tête , abandonnez le reste de leur éducation ; 
malgré vous il seront élevés comme tout le monde ; vous 
avez perdu quatorze ans de soins. 

Emile songeant à meubler son lie aura d'autres manières 
de voir. Robinson eût fait beaucoup plus de cas de la bou- 
tique d'un taillandier que de tous les colifichets de Saïde. 
Le premier lui «ût paru un homme très respectable , et 
l'autre un petit charlatan. 

a Mon fils est fait pour vivre dans le monde ; il ne vivra 
a pas avec des sages , mais avec des fous : il faut donc 
« qu'il connoisse leurs folies, puisque c'est par elles qu'ils 
« veulent être conduits. La connoissance réelle des choses 
« peut être bonne, mais celle des hommes et de leurs juge- 

' PÉTRON. (cap. c, edit. Burmann.) 



2^2 EMILE. 

« ments vaut encore mieux ; car dans la société humaine , 
<c le plus grand instrument de Thomme est Thomme , et le 
« plus sage est celui qui se sert le mieux de cet instrument. 
« A quoi bon donner aux enfants Tidée d'un ordre imagi- 
c naire tout contraire à celui qu'ils trouveront établi , et 

< sur lequel il faudra qu'ils se règlent P Donnez-leur pre- 

< mièrement des leçons pour être sages , et puis vous leur 
a en donnerez pour juger en quoi les autres sont fous. j> 

Yoilà les spécieuses maximes sur lesquelles la fausse 
prudence des pères travaille à rendre leurs enfants esclaves 
des préjugés dont ils les nourrissent , et jouets eux-mêmes 
de la tourbe insensée dont ils pensent faire l'instrument 
de leurs passions. Pour parvenir à connoltre l'homme, que 
de choses il faut connoltre avant lui ! L'homme est la der- 
nière étude du sage , et vous prétendez en faire la pre- 
mière d'un enfant I Avant de l'instruire de nos sentiments, 
commencez par lui apprendre à les apprécier. Est-ce con- 
noltre une folie que de la prendre pour la raison ? Pour 
être sage il faut discerner ce qui ne l'est pas. Comment 
votk»e enfant connoltra-t-il les hommes, s'il ne sait ni juger 
leurs jugements ni démêler leurs erreurs? C'est un mal 
de savoir ce qu'ils pensent , quand on ignore si ce qu'ils 
pensent est vrai ou faux. Apprenez-lui donc premièrement 
ce que sont les choses en elles-mêmes, et vous lui appren- 
drez après ce qu'elles sont à nos yeux : c'est ainsi qu'il 
saul^a comparer l'opinion à la vérité et s'élever au dessus 
du vulgaire; car on ne connolt point les préjugés quand 
on les adopte , et l'on ne mène point le peuple quand on 
lui ressemble. Mais si vous commencez par l'instruire de 
l'opinion publique avant de lui apprendre à l'apprécier , 
assUrez-vous que , quoi que vous puissiez faire , elle de- 
viendra la sienne, et que vous ne la détruirez plus. Je 
conclus que , pour rendre un jeune homme judicieux , il 
faut bien former ses jugements , au lieu de lui dicter les 
nêtres. 

Vous voyez que jusqu'ici je n'ai point parlé des hommes 



LIVRE III. 263 

à mon élève , i\ auroit ^u trop deboQ sem pour m'entendre; 
ses relations avec son espèce ne lui sont pas encore assex 
sensibles ppur qu'il puisse juger des autres par lui. Il ne 
connoit 4'ètre humain que lui seul 7 et même il est bien 
éloigné de $e connoltre : mais s'il porte peu de jugements 
sur sa personne , au moins il n'en porte que de justes. U 
ignore quelle est la place des autres , mais il sent la sienne 
et s'y tient. Au lieu <Jes lois sociales qu'il ne peut connoître, 
nous l'avoué lié des chaînes de la nécessité. U n'est pres- 
que encore qu'un ét^e physique , continuons de le traiter 
comme tel. 

C'est par leur rapport sensible avec son utilité , sa sûreté , 
sa conservation, son bien-être, qu'il doit apprécier tous 
les corps de la nature et tous les travaux des hommes. 
Ainsi le fer doit être à ses yeux d'un beaucoup plus grand 
priic que l'or , et le verre que le diamant : de même , il 
honore beaucoup plus un cordonnier, un maçon, qu'un 
Lempereur , un Le Blanc , et tous les joailliers de l'Europe ; 
un pâtissier est surtout à ses yeux un homme très impor- 
tant , et il donneroit toute l'académie des sciences pour 
le moindre con^seur de la rue des Lombards. Les orfè- 
vres , les graveurs , les doreurs, les brodeurs, ne sont , à 
son avis , que des fainéants qui s'amusent à des jeux par- 
faitement inutiles; il ne fait pas même un grand cas de 
l'horlogerie. L'heureux enfant jouit du temps sans en être 
esclave; il en profite et n'en connolt pas le prix. Le calme 
des passions , qui rend pour lui sa succession toujours 
égale , lui tient lieu d^instrument pour le mesurer au be- 
soin ^ En lui supposant une montre, aussi bien qu'en le 
faisant pleurer , je me donnois un Emile vulgaire pour 
être utile et me faire entendre , car, quant au véritable, un 
enfant si différent des autres ne serviroit d'exemple à rien. 

1 Le temps perd pour nous sa mesure, quand nos passions veu- 
lent régler son cours à leur gré. La montre du sage est l'égalité 
d'humeur et la paix de Famé : il est toujours à son heure , et il la 
connolt toujours. 



264 ÉMILB. 

U y a un ordre non moins naturel et plus judicieux en- 
core , par lequel on considère les arts selon les raj^rts 
de nécessité qui les lient , mettant au premier rang les 
plus indépendants , et au dernier ceux qui dépendent d^un 
plus grand nombre d^autres. Cet ordre, qui fournit d^im- 
portantes considérations sur celui de la société générale , 
est semblable au précédent , et soumis au même renver- 
sement dans Festime des hommes ; en sorte que Temploi 
des matières premières se fait dans des métiers sans hon- 
neur, presque sans profit, ^ que plus elles changent de 
main , plus la main-d'œuvre augmente le prix et devient 
honorable. Je n'examine pas s'il est vrai que l'industrie 
soit plus grande et mérite plus de récompense dans les 
arts minutieur qui donnent la dernière forme à ces ma- 
tières, que dans le premier travail qui les convertit à 
l'usage des hommes : mais je dis qu'en chaque chose l'art 
dont l'usage est le plus général et le plus indispensable 
est incontestablement celui qui mérite le plus d'estime , et 
que celui à qui moins d'autres arts sont nécessaires la 
mérite encore par dessus les plus subordonnés, parce qu'il 
est plus libre et plus près de l'indépendance. Voilà les 
véritables règles de l'appréciation des arts et de l'indus- 
trie , tout le reste est arbitraire et dépend de l'opinion. 

Le premier et le plus respectable de tous les arts est 
l'agriculture : je mettrois la forge au second rang , la char- 
pente au troisième , et ainsi de suite. L'enfant qui n'aura 
point été séduit par les préjugés vulgaires en jugera pré- 
cisément ainsi. Que de réflexions importantes notre Emile 
ne tirera-t-il point là dessus de son Robinson ! Que pen- 
sera-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent qu'en 
se subdivisant, en miultipliant à l'infini les instruments des 
uns et des autres? 11 se dira : Tous ces gens-là sont sot- 
tement ingénieux : on croîroit qu'ils ont peur que leurs 
bras et leurs doigts ne leur servent à quelque chose , tant 
ils inventent d'instruments pour s'en passer. Pour exercer 
un seul art ils sont asservis à mille autres ; il faut une 



LIVRE III. 265 

ville à chaqae ouvrier. Pour mon camarade et moi , nous 
mettons notre génie dans notre adresse; nous nous faisons 
des outils que nous puissions porter partout avec nous. 
Tous ces gens si fiers de leurs talents dans Paris ne sau- 
roient rien dans notre lie, et seroient nos apprentis à leur 
tour. 

Lecteur , ne vous arrêtez pas à voir ici l'exercice du 
corps et l'adresse des mains de notre élève ; mais consi- 
dérez quelle direction nous donnons à ces curiosités en- 
fantines; considérez le sens, l'esprit inventif, la pré- 
voyance ; considérez quelle tête nous allons lui former. 
Dans tout ce qu'il verra, dans tout ce qu'il fera, il voudra 
tout connoltre, il voudra savoir la raison de tout; d'in- 
strument en instrument , il voudra toujours remonter au 
premier ; il n'admettra rien par supposition ; il refuseroit 
d'apprendre ce qui demanderoit une connoissance anté- 
rieure qu'il n'auroit pas : s'il voit faire un ressort, il vou- 
dra savoir comment l'acier a été tiré de la mine ; s'il voit 
assembler les pièces d'un coffre , il voudra savoir com- 
ment l'arbre a été coupé; s'il travaille lui-même, à chaque 
outil dont il se sert, il ne manquera pas de se dire : Si je 
n'avois pas cet outil , comment m'y prendrois-je pour en 
faire un semblable ou pour m'en passer? 

Au reste , une erreur difficile à éviter dans les occupa- 
tions pour lesquelles le maître se passionne est de sup- 
poser toujours le même goût à l'enfant : gardez , quand 
l'amusement du travail vous emporte , que lui cependant 
ne s'ennuie sans vous l'oser témoigner. L'enfant doit être 
tout à la chose: mais vous devez être tout à l'enfant, l'ob- 
server, l'épier sans relâche et sans qu'il y parorsse, pres- 
sentir tous ses sentiments d'avance , et prévenir ceux qu'il 
ne doit pas avoir, l'occuper enfin de manière que non 
seulement il se sente utile à la chose , mais qu'il s'y plaise 
à force de bien comprendre à quoi sert ce qu'il fait. 

La société des arts consiste en échanges d'industrie, 
celle du commerce en échanges de choses, celles des 



1 



266 £MiL£. 

bdii([Ues en échange» de aigne» et d'argent ; toutes oes 
idées se tiennent , et les notions élémentaires sont déjà 
prises , nous avons jeté les fondements de tout cela dès le 
premier âge, à Faide da jardinier Robert. 11 ne nous reste 
maintenant qu'à généraliser ces mêmes idées , et les étendre 
à plus d'exemples , pour lui faire comprendre le jeu du 
trafic pris en lui-même , et rendu sensible par les détails 
d'histoire naturelle qui regardent les productions particu- 
lières à chaque pays, par les détails d'arts et de sciences 
qui regardent la navigation , enfin par le plus grand ou 
moindre embarras du transport , selon l'éloignement des 
lieux, selon la situation des terres, des mers, des ri- 
vières, etc. 

Nulle société ne peut exister sans échange, nul échange 
sans mesure commune , et nulle mesure commune sans 
égalité. Ainsi, toute société a pour première loi quelque 
égalité conventionnelle , soit dans les- hommes , soit dans 
les choses. 

L'égalité conventionnelle entre les hommes , bien diffé 
i^ente de l'égalité naturelle, rend nécessaire le droit positif , 
c'est-à-dire le gouvernement et les lois. Les connoissances 
politiques d'un enfapt doivent être nettes et bornées; il 
ne doit connoitre du gouvernement en général que ce 
qui se rapporte au droit de propriété dont il a déjà quel- 
que idée. 

L'égalité conventionnelle entre les choses a fait inventer 
la monnoie ; car la monnoie n'est qu'un terme de compa- 
raison pour la valeur des choses de différentes espèces; et 
en ce sens la mo nnoie est le vrai lien de la^^ociété : mais 
tout peut être monnoie; autrefois le bétail l'étoit, des co- 
quillages le sont encore chez plusieurs peuples : le fer fut 
monnoie à Sparte , le cuir l'a été en Suède , l'or et l'argent 
le sont parmi nous. 

Les métaux, comme plus faciles à transporter, ont été 
généralement choisis pour termes moyens de tous les 
échanges ; et l'on a converti ces métaux en monnoie , pour 



LIVRE m. 267 

épargner la mesure et le poids à chaque échange : car la 
marque de la monnoie n'est qu'une attestation que la pièce 
ainsi marquée est d'un tel poids, et le prince seul a droit 
de battre monnoie , attendu que lui seul a droit d'exiger 
que son témoignage fasse autorité parmi tout un peuple. 

L'usage de cette invention ainsi expliqué se fait sentir au 
plus stupide. Il est difficile de comparer immédiatement des 
choses de différentes natures, du drap, par exemple, avec 
du blé ; mais , quand on a trouvé une mesure commune , 
savoir la monnoie , il est aisé au fabricant et au laboureur 
de rapporter la valeur des choses qu'ils veulent échanger 
à cette mesure commune. Si telle quantité de drap vaut 
une telle somme d'argent, et que telle quantité de blé 
vaille aussi la même somme d'argent, il s'ensuit que le 
marchand, recevant ce blé pour son drap , fait un échange 
équitable. Ainsi, c'est par la monnoie que les biens d'es- 
pèces diverses deviennent commensurables et peuvent se 
comparer. 

N'allez pas plus loin que cela , et n'entrez point dans 
l'explication des effets moraux de cette institution. En 
toute chose il importe de bien exposer les usages avant 
de montrer les abus. Si vous prétendiez expliquer aux en- 
fants comment les signes font négliger les choses , comment 
de la monnoie sont nées toutes les chimères de l'opinion , 
comment les pays riches d'argent doivent être pauvres de 
tout , vous traiteriez ces enfants non seulement en philo- 
sophes , mais en hommes sages , et vous prétendriez leur 
faire entendre ce que peu de philosophes même ont bien / 
conçu. 

Sur quelle abondance d'objets intéressants ne peut-on 
point tourner ainsi la curiosité d'un élève , sans jamais 
quitter les rapports réels et matériels qui sont à sa portée, 
ni souffrir qu'il s'élève dans son esprit une seule idée qu'il 
ne puisse pas concevoir! L'art du maitre est de ne laisser 
jamais appesantir ses observations sur des minuties qui 
ne tiennent à rien, mais de le rapprx>cher sans cesse des 



268 E3IILE. 

grandes relations qu'il doit connoltre un jour pour bien 
juger du bon et du mauvais ordre de la société civile. Il 
faut savoir assortir les entretiens dont on Famuse au tour 
d'esprit qu'on lui a donné. Telle question , qui ne pour- 
roit pas même effleurer l'attention d'un autre , va tour- 
menter Emile pendant six mois. 

Nous allons dîner dans une maison opulente; nous trou- 
vons les apprêts d'un festin , beaucoup de monde , beau- 
coup de laquais , beaucoup de plats , un service élégant et 
fin.. Tout cet appareil de plaisir et de fête a quelque chose 
d'enivrant qui porte à la tête quand on n'y est pas accou- 
tumé. Je pressens l'effet de tout cela sur mon jeune élève. 
Tandis que le repas se prolonge , tandis que les services se 
succèdent , tandis qu'autour de la table régnent mille pro- 
pos bruyants, je m'approche de son oreille , et je lui dis : 
Par combien de mains estimeriez-vous bien qu'ait passé 
tout ce que vous voyez sur cette table avant que d'y ar- 
river ? Quelle foule d'idées j'éveille dans son cerveau par 
ce peu de mots ! A l'instant voilà toutes les vapeurs du 
délire abattues. 11 rêve, il réfléchit, il calcule, il s'inquiète. 
Tandis que les philosophes , égayés par le vin , peut-être 
par leurs voisines , radotent et font les enfants , le voilà 
lui philosophant tout seul dans son coin : il m'interroge ; 
je refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il 
s'impatiente , il oublie de manger et de boire , il brûle 
d'être hors de table pour m'entretenir à son aise. Quel 
objet pour sa curiosité ! quel texte pour son instruction ! 
Avec un jugement sain que rien n'a pu corrompre , que 
pensera-t-il du luxe , quand il trouvera que toutes les ré- 
gions du monde ont été mises à contribution , que vingt 
millions de mains peut-être ont long- temps travaillé , qu'il 
en a coûté la vie peut-être à des milliers d'hommes , et tout 
cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu'il va dé- 
poser le soir dans sa garde-robe P 

Epiez avec soin les conclusions secrètes qu'il tire en son 
cœur de toutes ces observations. Si vous l'avez moins bien 



LIVRE III. 269 

gardé que je ne le suppose , il peut être tenté de tourner 
ses réflexions dans un autre sens , et de se regarder comme 
un personnage important au monde , en voyant tant de 
soins concourir pour apprêter son diner. Si vous pressentez 
ce raisoni^ement , vous pouvez aisément le prévenir avant 
qu'il le fa^se , ou du moins en efFacer aussitôt Fimpression. 
Ne sachant encore s'approprier les choses que par une 
jouissance matérielle , il ne peut juger de leur convenance 
avec lui que par des rapports sensibles. La comparaison 
d'un dîner simple et rustique , préparé par l'exercice, as- 
saisonné par la faim , par la liberté, par la joie , avec son 
festin si magnifique et si coïnpassé , sùffîra pour lui faire 
sentir que tout l'appareil du festin ne lui ayant donné 
aucun profit réel , et son estomac sortant tout aussi con- 
tent de la table du paysan que de celle du financier, il n'y 
avoit rien à l'un de plus qu'à l'autre qu'il pût appeler vé- 
ritablement sien. 

Imaginons ce qu'en pareil cas un gouverneur pourra 
lui dire. Rappelez-vous bien ces deux repas, et décidez 
en vous-même lequel vous avez fait avec le plus de plaisir ; 
auquel avez- vous remarqué le plus de joie ? auquel a-t-on 
mangé de plus grand appétit, bu plus gaiment, ri de meil- 
leur cœur ? lequel a duré le plus long-temps sans ennui , 
et sans avoir besoin d'être renouvelé par d'autres services ? 
Cependant voyez la différence : ce pain bis , que vous trou- 
vez si bon , vient du blé recueilli par ce paysan ; son vin 
noir et grossier, mais désaltérant et sain, est du cru de 
sa vigne ; le linge vient de son chanvre, filé l'hiver par sa 
femme, par ses filles , par sa servante; nulles autres mains 
que celles de sa famille n'ont fait les apprêts de sa table ; 
le moulin le plus proche et le marché voisin sont les bor- 
nes de l'univers pour lui. En quoi donc avez-vous réelle- 
ment joui de tout ce qu'ont fourni de plus la terre éloignée 
et la main des hommes sur l'autre table P Si tout cela ne 
vous a pas fait faire un meilleur repas , qu'avez-vous gagné 
à cette abondance ? qu'y avoit-il là qui fût fait pour vous? 



270 EMILE. 

Si vous eussiez été le maître de la maison , pourra-t-il 
ajouter, tout cela vous fût resté plus étranger encore : car 
le soin d'étaler aux yeux des autres votre jouissance eût 
achevé de vous Tôter : vous auriez eu la peine , et eux 
le plaisir. 

Ce discours peut être fort beau , mais il ne vaut ri^a 
pour Emile , dont il passe la portée, et à qui Ton ne dicte 
'point ses réflexions. Parlez -lui donc plus simplement. 
Après ces deux épreuves , dites-lui quelque matin : Où 
dînerons -nous aujourd'hui? autour de cette montagne 
d'argent qui couvre les trois quarts de la table , et de ces 
parterres de fleurs de papier qu'on sert au dessert sur des 
miroirs , parmi ces femmes en grand panier qui vous traL 
tent en marionnette , et veulent que vous ayez dit ce que 
vous ne savez pas ; ou bien dans ce village à deux lieues 
d'ici chez ces bonnes gens qui nous» reçoivent si joyeuse- 
ment, et nous donnent de si bonne crème P Le choix d'Emile 
n'est pas douteux : car il n'est ni babillard, ni vain; il ne 
peut souffrir la gêne, et tous nos ragoûts fins ne lui plai- 
sent point : mais il est toujours prêt à courir en campa- 
gne , et il aime fort les bons fruits , les bons légumes , la 
bonne crème, et les bonnes gens '. Chemin faisant, la ré- 
flexion vient d'elle-même. Je vois que ces foules d'hommes 
qui travaillent à ces grands repas perdent bien leurs peines, 
ou qu'ils ne songent guère à nos plaisirs. 

Mes exemples, bons peut-être pour un sujet, seront 
mauvais pour mille autres. Si l'on en prend l'esprit , oa 

^ Le goût que je suppose à mon élève pour la campagne est un 
fruit naturel de son éducation. D^ailleurs , n^ayant rien de cet air 
fat et requinqué qui piak tant aux femmes , il en est moins fêté que 
d'autres enfants ; par conséquent il se plaît moins avec elles , et se 
gâte moins dans leur société, dont il n'est pas encore en état de 
sentir le charme. Je me suis gardé de lui apprendre à leur baiser 
la Main , à leur dire des fadeurs , pas même è leur marquer, préfë> 
rableraent aux honmiee, les égards qui leur sont dus. Je me «uis 
fait une inviolable loi de n'exiger rien de lui dont la raison ne fût 
à sft portée ; et il n'y a point de bonne raison pour un enfant de 
traiter un sexe autrement que l'autre. 



LIVRE m. 271 

saura bien les varier au besoin : le choix tient à Pétude du 
génie propre à chacun , et cette étude tient aux occasions 
qu'on leur offre de se montrer. On n'imaginera pas que ^ 
dans l'espace de trois ou quatre ans que nous avons à 
remplir ici , nous puissions donner à lenfant le plus heu-« 
reusement né une idée de tous les arts et de toutes les 
sciences naturelles , suffisante pour les apprendre un jour 
de lui-même ; mais en faisant ainsi passer devant lui tous 
les objets qu'il lui importe de connoltre. nous le mettons 
dans le cas de développer son goût, son talent, de faire 
les premiers pas vers l'objet où le porte son génie , et de 
nous indiquer la route qu'il lui faut ouvrir pour seconder 
la nature. 

Un autre avantage de cet enchaînement de connoissances 
bornées, mais justes , est de les lui montrer par leurs liai^ 
sons , par leurs rapports , de les mettre toutes à leur place 
dans son estime , et de prévenir en lui les préjugés qu'ont 
la plupart des hommes pour les talents qu'ils cultivent , 
contre ceux qui les ont négligés. Celui qui voit bien Tordre 
du tout voit la place où doit être chaque partie ; celui qui 
voit bien une partie, et qui la connoit à fond, peut être 
un savant homme : l'autre est un homme judicieux ; et 
vous vous souvenez que ce que nous nous proposons 
d'acquérir est moins la science que le jugement. 

Quoi qu'il en soit, ma méthode est indépendante de mes 
exemples ; elle est fondée sur la mesure des facultés de 
l'homme à ses différents à^^ , et sur le choix des occu- 
pations qui cohviennent à ses facultés. Je crois qu'on trovi- 
veroit aisément une autre méthode avec laquelle on pa- 
roitroit faire mieux : mais si elle étoit moins appropriée 
à l'espèce , à Tàge , au sexe^ je doute qu'elfe eài le ménve 
succès. 

En commençant cette seconde pàîode , nous avons pro- 
fité de la surabondance de nos forces sur nos besoins pour 
nous porter hors tle nous; nous nous sommes élanéés 
dans les cieux ; nous avons mesuré la terre ; nous avons 



/ 



272 ÉMILË. 

recueilli les lois de la nature , en un mot nous avons par- 
couru File entière : maintenant nous revenons à nous ; 
nous nous rapprochons insensiblement de notre habita- 
tion. Trop heureux, en y rentrant, de n'en pas trouver 
encore en possession Fennemi qui nous menace , et qui 
s'apprête à s'en emparer ! 

Que nous reste-t-il à faire après avoir observé tout ce 
qui nous environne ? D'en convertir à notre usage tout ce 
que nous pouvons nous approprier, et de tirer parti de 
notre curiosité pour l'avantage de notre bien-être. Jusqu'ici 
nous avons fait provision d'instruments de toute espèce , 
sans savoir desquels nous aurions besoin. Peut-être inu- 
tiles à nous-mêmes , les nôtres pourront-ils servir à d'au- 
tres; et peut-être, à notre tour, aurons-nous besoin des 
leurs. Ainsi nous trouverions tout notre compte à ces 
échanges : mais , pour les faire , il faut connoltre nos be- 
soins mutuels , il faut que chacun sache ce que d'autres 
ont à son usage, et ce qu'il peut leur offrir en retour. 
Supposons dix hommes , dont chacun a dix sortes de be- 
soins. 11 faut que chacun , pour son nécessaire , s'applique 
à dix sortes de travaux : mais , vu la différence de génie 
et de talent , l'un réussira moins à quelqu'un de ces tra- 
vaux , l'autre à un autre. Tous , propres à diverses choses, 
feront les mêmes , et seront mal servis. Formons une so- 
ciété de ces dix hommes , et que chacun s'applique , pour 
lui seul et pour les neuf autres , au genre d'occupation 
qui lui convient le mieux : chacun profitera des talents dea 
autres comme si lui seul les avoit tous ; chacun perfec- 
tionnera le sien par un continuel exercice : et il arrivera 
que les dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du 
surabondant pour d'autres. Voilà le principe apparent de 
toutes nos institutions. 11 n'est pas de mon sujet d'en exa- 
miner ici les conséquences : c'est ce que j'ai fait dans un 
autre écrit ï. 

Sur ce principe , un homme qui voudroit se regarder 

' Discours sur VlnégaUté, 



LIVRE III. 273 

comme un être isolé , ne tenant du tout à rien et se suffi- 
sant à lui-même , ne pourroit être que misérable. Il lui se* 
roit même impossible de subsister ; car, trouvant la terre 
entière couverte du tien et du mien , et n'ayaiit rien à lui 
que son corps , d'où tireroit-il son nécessaire ? En sortant 
de rétat de nature, nous forçons nos semblables d'en 
sortir aussi ; nul n'y peut demeurer malgré les autres •• et 
ce seroit réellement en sortir que d y vouloir rester dans 
l'imj^ossibilité d'y vivre ; car la première loi de la nature 
est le soin de se conserver* 

Ainsi se forment peu à peu dans l'esprit d'un enfant les 
idées des relations sociales, même avant qu'il puisse être 
réellement membre actif de la société. Emile voit que, 
pour avoir des instruments à son usage , il lui en faut en- 
core à l'usage des autres par lesquels il puisse obtenir en 
échange les choses qui lui sont nécessaires et qui sont en 
leur pouvoir. Je l'amène aisément à sentir le besoin de ces 
échanges, et à se mettre en état d'en profite!». 

Monseigneur, il faut que je vii^e , disoit un malhetireiix 
auteur satirique au ministre qui lui reprochoit l'infamie 
de ce métier. Je nen vois pas la nécessité , lui repartit froi- 
dement l'homme en place. Cette réponse , excellente pour 
un ministre , eût été barbare et fausse en toute autre bou- 
che. 11 faut que tout homme vive. Cet argument , auquel 
chacun donne plus ou moins de force à proportion qu'il a 
plus ou moins d'humanité , me paroit sans réplique pour 
celui qui le fait relativement à lui^^méme. Puisque , de 
toutes les aversions que nous donne la nature, la plus 
forte est celle de mourir, il s'ensuit que tout est permis par 
elle à quiconque n'a nul autre moyen possible pour vivre. 
Les principes sur lesquels l'homme vertueux apprend à 
mépriser sa vie et à l'immoler à son devoir sont bien loin 
de cette simplicité primitive. Heureux les peuples chez 
lesquels on peut être bon sans effort et juste sans vertu ! 
S'il est quelque misérable état au monde où chacun ne 
puisse pas vivre sans malfaire , et où les citoyens soient 

EMILE. T. I. 18 



274 EMILE. 

fripons par nécessité, ce n^est pas le malfaiteur qu^il ftiut 

pendre , c'est celui qui le force à le devenir. 

Sitôt qu'Emile saura ce que c'est que la vie , mon pre- 
mier soin sera de lui apprendre à la conserver. Jusqu'ici 
je n'ai point distingué les états , les rangs , les fortunes ; 
et je ne les distinguerai guère plus dans la suite , parce 
que l'homme est le même dans tous les états; que le riche 
n'a pas l'estomac plus grand que le pauvre et ne digère 
pas mieux que lui ; que le maître n'a pas les bras plus 
longs ni plus forts que ceux de son esclave ; qu^un grand 
n'est pas plus grand qu'un homme du peuple ; et qu'enfin 
les besoins naturels étant partout les mêmes , les moyens 
d'y pourvoir doivent être partout égaux. Appropriez Fédu- 
cation de l'homme à l'homme , et non pas à ce qui n'est 
point lui. Ne voyez- vous pas qu*en travaillant à le former 
exclusivement pour un état vous le rendez inutile à tout 
autre, et que, s'il plaît à la fortune, vous n'aurez travaillé 
qu'à le rendre malheureux ? Qu'y a-t-il de plus ridicule 
qu'un grand seigneur devenu gueux, qui porte dans sa 
misère les préjugés de sa naissance ? Qu'y a-t-il de plus 
vil qu'un riche appauvri , qui , se souvenant du mépris 
qu'on doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des 
hommes ? L'un a pour toute ressource le métier de fripon 
public , l'autre celui de valet rampant avec ce beau mot : 
Il faut que je uwe. 

Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société, sans songer 
que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et 
qu'il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle 
qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit , le 
riche devient pauvre , le monarque devient sujet : les coups 
du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d'en 
être exempt? Nous approchons de l'état de crise et du 
siècle des révolutions ^. Qui peut vous répondre de ce que 
vous deviendrez alors ? Tout ce qu^ont fait les hommes , 

\ ; 1 Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Eu- 
I \ rope aient encore long-temps à durer : toutes ont brillé , et tout état 



LIVRE IIÏ. 275 

les hommes peuvent le détruire; il n'y a de caractères 
ineffaçables que ceux qu'imprime la nature , et la nature 
ne fait ni princes , ni riches , ni grands seigneurs. Que 
fera donc , dans la bassesse , ce satrape que vous n'avez 
élevé que pour la grandeur? Que fera, dans la pauvreté, 
ce publicain qui ne sait vivi^e que d'or? Que fera, dépour- 
vu de tout, ce fastueux imbécille qui ne sait point user de 
lui-même , et ne met son être que dans ce qui est étranger 
à lui P Heureux celui qui sait quitter alors l'état qui le 
quitte , et rester homme en dépit du sort ! Qu'on loue 
tant qu'on voudra ce roi vaincu qui veut s'enterrer en fu- 
rieux sous les débris de son trône ; moi je le méprise ; je 
vois qu'il n'existe que par sa couronne , et qu'il n'est rien 
du tout s'il n'est roi : mais celui qui la perd et s'en passe 
est alors au dessus d'elle. Du rang de roi , qu'un lâche, un 
méchant, un fou peut remplir comme un autre, il monte 
à l'état d'homme, que si peu d'hommes savent remplir. 
Alors il triomphe de la fortune , il la brave ; il ne doit rien 
qu'à lui seul ; et quand il ne lui reste à montrer que lui , 
il n'est point nul ; il est quelque chose. Oui , j'aime mieux 
cent fois le roi de Syracuse maître d'école à Corinthe , et 
le roi de Macédoine greffier à Rome * , qu'un malheureux 
Tarquin , ne sachant que devenir s'il ne règne pas , que 
l'héritier du possesseur de trois royaumes * , jouet de qui- 
conque ose insulter à sa misère , errant de cour en cour , 
cherchant partout des secours, et trouvant partout des 
afiFronts, faute de savoir faire autre chose qu'un métier 
qui n'est plus en son pouvoir. „. 

L'homme et le citoyen , quel qu'il soit, n'a d'autre bien 
à mettre dans la société que lui-même, tous ses autres 

qui brille est sur son déclin. J'ai de mon opinion des raisons plus 
particulières que cette maxime ; mais il n*est pas à propos de les 
dire , et chacun ne les voit que trop. 

^ Alexandre , fils de Persée , roi de Macédoine , fut secrétaire d*un 
magistrat de Rome. 

* Le prince Charles-Edouard , dit le Prétendant, petit-fils de Jac- 
ques 1!, roi d'Angleterre, détrôné en 1688. 

18. 



276 EMILE. 

biens y sont malgré lui ; et quand un homme est riche , ou 
il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. 
Dans le premier cas il vole aux autres ce dont il se prive , 
et dans le second il ne leur donne rien. Ainsi la dette so- 
ciale lui reste tout entière tant qu^il ne paie que de son 
bien. Mais mon père, en le gagnant, a servi la société... 
Soit; il a payé sa dette, mais non pas la vôtre. Vous devez 
plus aux autres que si vous fussiez né sans bien , puisque 
vous êtes né favorisé. Il n'est point juste que ce qu'un 
homme a fait pour la société en décharge un autre de ce 
qu'il lui doit; car chacun se devant tout entier, ne peut 
payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son 
fils le droit d'être inutile à ses semblables : or, c'est pour- 
tant ce qu'il fait, selon vous, en lui transmettant ses ri- 
chesses , qui sont la preuve et le prix du travail. Celui qui 
mange dans l'oisiveté ce qu'il n'a pas gagné lui-même, le 
vole ; et un rentier que l'état paie pour ne rien faire ne 
difPère guère, à mes yeux, d'un brigand qui vit aux dépens 
des passants. Hors de la société, l'homme isolé , ne devant 
rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît; mais 
dans la société , où il vit nécessairement aux dépens des 
autres , il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela 
est sans exception. Travailler est donc un devoir indis- 
pensable à l'homme social. Riche ou pauvre, puissant 
ou foible , tout citoyen oisif est un fripon. 

Or, de toutes les occupations qui peuvent fournir la 
subsistance à l'homme , celle qui le rapproche le plus de 
l'état de nature est le travail des mains : de toutes les con- 
ditions , la plus indépendante de la fortune et des hommes 
est celle de l'artisan. L'artisan ne dépend que de son tra- 
vail ; il est libre , aussi libre que le laboureur est esclave : 
car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la 
discrétion d'autrui. L'ennemi , le prince , un voisin puis- 
sant , un procès lui peut enlever ce champ ; par ce champ 
on peut le vexer en mille manières : mais partout où l'on 
veut vexer l'artisan , son bagage est bientôt fait ; il emporte 



LIVRE ill. 277 

ses hras et s'en va. Toutefois Fagriculture est le premier 
métier de Thomme : c'est le plus honnête, le plus utile, et 
par conséquent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne i 
dis pas à Emile : Apprends l'agriculture ; il la sait. Tous 
les travaux rustiques lui sont familiers; c'est par eux qu'il 
a commencé ; c'est à eux qu'il revient sans cesse. Je lui dis 
donc : Cultive l'héritage de tes pères. Mais si tu perds cet 
héritage , ou si tu n'en as point , que faire? Apprends un 
métier. 

Un métier à mon fils ! mon fils artisan ! Monsieur , y 
pensez- vous ? J'y pense mieux que vous , madame , qui 
voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un lord, un 
marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien: 
moi , je. lui veux donner un rang qu'il: ne puisse perdre , 
un rang qui l'honore dans tous les temps , je veux l'élever 
à l'état d'homme J et , quoi que vous en puissiez dire , il 
aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il tiendra 
de vous. 

La lettre tue, et l'esprit vivifie. 11 s'agit moins d'ap- 
prendre un métier pour savoir un métier, que pour vain- 
cre les préjugés qui le méprisent. Vous ne serez jamais 
réduit à travailler pour vivre. Eh ! tant pis , tant pis pour 
vous ! Mais n'importe ; ne travaillez point par nécessité , 
travaillez par gloire. Abajssez-vous à l'état d'artisan pour 
être au dessus du vôtre.. Pour vous soumettre la fortune 
et les choses, commencez par vous en rendre indépen- 
dant. Pour régner par Topinion , commencez par régner 
sur elle. 

Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous 
demande ; c'est un métier , un vrai métier , un art pure- 
ment mécanique , où les mains travaillent plus que la 
tête , et qui ne mène point à la fortune , mais avec lequel 
on peut s'en passer. Dans des maisons fort au dessus du 
danger de manquer de pain , j'ai vu des pères pousser la 
prévoyance jusqu'à joindre au soin d'instruire leurs en- 
fants celui de les pourvoir de connoissances dont à tout 



278 ÉMILË. 

événement ils pussent tirer parti pour vivre. Ces pères 
prévoyants croient beaucoup faire ; ils ne font rien , parc^ 
que les ressources qu1ls pensent ménager à leurs enfants 
dépendent de cette même fortune au dessus de laquelle 
ils les veulent mettre. En sorte qu^avec tous ces beaux ta- 
lents, si celui qui les a ne se trouve dans des circonstances 
favorables pour en faire usage , il périra de misère comm^ 
s^il n*en avoit aucun. 

Dès qu^il est question de manège et d'intrigues , autant 
vaut les employer à se maintenir dans Fabondance , qu'à 
regagner , du sein de la misère , de quoi remonter à son 
premier état. Si vous cultivez des arts dont le ^ccès tient 
à la réputation de l'artiste ; si vous vous rendez propre 
à des emplois qu'on n'obtient que par la faveur, que vous 
servira tout cela , quand , justement dégoûté du monde ^ 
vous dédaignerez les moyens sans lesquels on n'y peut 
réussir? Vous avez étudié la politique et les intérêts des 
princes : voilà qui va fort bien ; mais que ferez-vous de 
ces connoissances , si vous ne savez parvenir aux minis- 
tres , aux femmes de la cour , aux chefs des bureaux ; si 
vous n'avez le secret de leur plaire, si tous ne trouvent en 
vous le fripon qui leur convient? Vous êtes architecte ou 
peintre : soit; mais il faut faire connoître votre talent. 
Pensez-vous aller de but en blanc exposer un ouvrage au 
salon ? Oh ! qu'il n'en va pas ainsi ! Il faut être de l'aca- 
démie; il y faut même être protégé pour obtenir au coin 
d'un mur quelque place obscure. Quittez-moi la règle et 
le pinceau ; prenez un fiacre , et courez de porte en porte ; 
c^est ainsi qu'on acquiert la célébrité. Or vous devez savoir 
que toutes ces illustres portes ont des suisses ou des por- 
tiers qui n'entendent que par geste , et dont les oreilles 
sont dans leurs mains. Voulez-vous enseigner ce que vous 
avez appris , et devenir maître de géographie , ou de ma- 
thématiques , ou de langues, ou de musique , ou de dessin; 
pour cela même il faut trouver des écoliers , par conséquent 
des preneurs. Comptez qu'il importe plus d'être charlatan 



LIVRE III. 279 

qu^habile, et que, si vous ne savez de métier que le vôtre, 
jamais vous ne serez qu'Ain ignorant. 

Voyez donc combien toutes ces brillantes ressources 
sont peu solides , et combien d'autres ressources vous 
sont nécessaires pour tirer parti de celle-là. Et puis , que 
deviendrez-vous dans ce lâche abaissement ? Les revers , 
sans vous instruire, vous avilissent; jouet plus que jamais 
de l'opinio» publique , comment vous élèverez - vous au 
dessus des préjugés, arbitres de votre sortP Comment 
mépriserez*vous la bassesse et les vices dont vous avez 
besoin pour subsister? Vous ne dépendiez que des riches- 
ses , et maintenant vous dépendez des riches ; vous n'avez 
fait qu'empirer votre esclavage et le surcharger de votre 
misère. Vous voilà pauvre sans être libre; c'est le pire état 
où l'homme puisse tomber. 

Mais , au lieu de recourir pour vivre à ces hautes con^ 
noissances qui sont faites pour nourrir l'ame et non le 
corps , si vous recourez , au besoin , à vos mains et à Tu- 
sage que vous en savez faire , toutes les difficultés disparois- 
sent , tous fes manèges deviennent inutiles ; la ressource 
est toujours prête au moment d^en user; la probité, l'hon- 
neur, ne sont plus un obstacle à la vie : vous n'avez plus 
besoin d'être lâche et menteur devant les grands , souple 
et rampant devant les fripons, vil complaisant de tout le 
monde , emprunteur ou voleur , ce qui est à peu près la 
même chose quand on n'a rien : lopinion des autres ne 
vous touche point ; vous n'avez à faire votre cour à per- 
sonne , point de sot à flatter , point de suisse à fléchir , 
point de courtisane à payer , et , qui pis est , à encenser. 
Que des coquins mènent les grandes affaires , peu vous 
importe : cela ne vous empêchera pas , vous , dans votre 
vie obscure , d'être honnête homme et d'avoir du pain. 
Vous entrez dans la première boutique du métier que 
vous avez appris : Maître , j'ai besoin d'ouvrage. Compa- 
gnon, mettez-vous là, travaillez. Avant que l'heure du 
dîner soit venue, vous avez gagné votre dîner : si vous 



2d0 EMILE. 

êtes diligent et sobre , avant que huit jours se passent , 
vous aurez de quoi vivre huit autres jours : vous aurez 
vécu Vhre , sain , vrai , laborieux , juste. Ce u^est pas 
perdre son temps que d^en gagner ainsi, 

je veux absolument qu^Emile apprenne un métier. Un 
ipétier honnête, au moins? direz-vous. Que signifie ce 
mot? tout métier utilç au public n^est-il pas honnête ? Je 
ne veux point qu'il soit brodeur, ni doreur, ni vemisseup, 
comme le gentilhomme de Locke ; je ne veux qu'il soit ni 
musicien, ni comédien, ni faiseur de livres '. Â ces pro- 
fessions près et les autres qui leur ressemblent , qu'il 
prenne celle qu'il voudra; je ne prétends le gêner en rien. 
J'aime mieux qu'il soit cordonnier que poète , j'aime mieux 
qu'il pave les grands chemins que de faire des fleurs de 
porcelaine. Mais, direz-vous, les archers, les espions, les 
bourreaux, sont des gens utiles. 11 ne tient qu'au gouver- 
nement qu'ils ne le soient point. Mais passons ; j'avois tort : 
il ne suffit pas de choisir un métier utile , il faut encore 
qu'il n'exige pas des gens qui l'exercent des qualités d'ame 
odieuses et incompatibles avec l'humanité. Ainsi, reve- 
nant au premier mot , prenons un métier honnête : mais 
souvenons-nous toujours qu'il n'y a point d'honnêteté sans 
l'utilité. 

Un célèbre auteur de ce siècle ^ , dont les livres sont 
pleins de grands projets et de petites vues , avoit fait vœu , 
comme tous les prêtres de sa communion , de n'avoir point 
de femme en propre ; mais se trouvant plus scrupuleux 
que les autres sur l'adultère, on dit qu'il prit le parti 
d'avoir de jolies servantes , avec lesquelles il réparoit de 
son mieux l'outrage qu'il avoit fait à son espèce par ce 

' Vous l'êtes bien, vous, me dira-t-on. Je le suis pour mon mal- 
heur, je l'avoue; et mes torts, que je pense avoir assez expiés , ne 
sont pas pour autrui des raisons d'en avoir de semblables. Je n'écris 
pas pour excuser mes fautes , mais pour empêcher mes lecteurs de 
les imiter. 

? Jj'abbé de Saint-Pierre. 



LIVRE ni. 281 

téméraire engagement. Il regardoit comme un devoir du 
citoyen d'en donner d'autres à la patrie , et, du tribut qu'il 
lui payoit en ce genre , il peuploit la classe des artisans. 
Sitôt que ces enfants étoient en âge , il leur faisoit ap- 
prendre à tous un métier de leur goût, n'excluant que les 
professions oiseuses , futiles, ou sujettes à la mode , telles, 
par exemple , que celle de perruquier, qui n'est jamais 
nécessaire, et qui peut devenir inutile d'un jour à l'autre, 
tant que la nature ne se rebutera pas de nous donner des 
cheveux. 

Yoilà l'esprit qui doit nous guider dans le choix du mé- 
tier d'Emile; ou plutôt ce n'est pas à nous de faire ce 
choix, c'est à lui, car les maximes dont il est imbu conser- 
vant en lui le mépris naturel des choses inutiles , jamais 
il ne voudra consumer son temps en travaux de nulle va- 
leur, et il ne connolt de valeur aux choses que celle de 
leur utilité réelle , il lui faut un métier qui put servir à 
Robinson dans son lie. . 

En faisant passer en revue devant un enfant les pro- 
ductions de la nature et de l'art, en irritant sa curiosité, 
en le suivant où elle le porte , on a l'avantage d'étudier 
ses goûts, ses inclinations, ses penchants , et de voir bril- 
ler la première étincelle de son génie , s'il en a quelqu'un 
qui soit bien décidé. Mais une erreur commune et dont 
il faut vous préserver, c'est d'attribuer à l'ardeur du talent 
l'efPet de l'occasion , et de prendre pour une inclination 
marquée vers tel ou tel art l'esprit imitatif commun à 
l'homme et au singe , et qui porte machinalement l'un et 
l'autre à vouloir faire tout ce qu'il voit faire , sans trop 
savoir à quoi cela est bon. Le monde est plein d'artisans , 
et surtout d'artistes qui n'ont point le talent naturel de 
l'art qu'ils exercent, et dans lequel on les a poussés dès leur 
bas âge , soit déterminé par d'autres convenances , soit 
trompé par un zèle apparent qui les eût portés de même 
vers tout autre art , s'ils l'avoîent vu pratiquer aussitôt. 
Tel entend un tambour et se croit général ; tel voit bâtir 



I 



282 EMILE. 

^t veut être architecte. Chacun est tenté du métier qu^il 

voit faire, quand il le croit estimé. 

J'ai connu un laquais qui , voyant peindre et dessiner 
son maître , se mit dans la tête d^étre peintre et dessina- 
teur. Dès Tinstant qu'il eut formé cette résolution , il prit 
le crayon , qu'il n'a plus quitté que pour prendre le pin- 
ceau, qu'il ne quittera de sa vie. Sans leçons et sans règles 
il ae mit à dessiner tout ce qui lui tomboit sous la main.. 
Il passa trois ans entiers collé sur des barbouillages , sans 
jamais se rebuter du peu de progrès que de médiocrea 
dispositions lui laissoient faire. Je l'ai vu durant six mois 
d'un été très ardent , dans une petite antichambre au 
midi, où l'on suffoquoit au passage, assis ou plutôt cloué 
tout le jour sur sa chaise , devant un globe , dessiner ce 
globe, le redessiner, commencer et recommencer sans 
cesse avec une invincible obstination , jusqu'à ce qu'il en 
eût rendu la ronde bosse assez bien pour être content de 
son travail. Enfin , favorisé de son maître et guidé par un 
artiste , il est parvenu au point de quitter la livrée et de 
vivre de son pinceau. Jusqu'à certain terme la persévé- 
rance supplée au talent : il a atteint ce terme et ne le 
passera jamais. La constance etFémulation de cet honnête 
garçon sont louables. 11 se fera toujours estimer par sou 
assiduité, par sa fidélité, par ses mœurs; mais il ne pein- 
dra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui n'eût 
pas été trompé par son zèle et ne l'eût pas pris pour un 
vrai talent? Il y a bien de la différence entre se plaire à un 
travail, et y être propre. Il faut des observations plus fines, 
qu'on ne pense pour s'assurer du vrai génie et du vrai 
goût d'un enfant qui montre bien plus ses désirs que ses 
dispositions , et qu'on juge toujours par les premiers , 
faute de savoir étudier les autres. Je voudrois qu'un homme 
judicieux nous donnât un traité de l'art d'observer les en- 
fants. Cet art seroit très important à connoître : less pères 
et les maîtres n'en ont pas encore les éléments. 

Mais peut-être donnons-nous ici trop d'importance au 



LIYRC; III. 283 

choix d'un métier. Puisqu'il ne «'agit que d'un travail des 
mains , ce choix n'est rien pour Emile ; et son apprentis- 
sage est déjà plus d'à moitié fait , par les exercices dont 
nous l'avons occupé jusqu'à présent. Que voulez -vous 
qu'il fasse P II est prêt à tout : il sait déjà manier la bêche 
et la houe; il sait se servir du tour, du marteau, du rabot, 
de la lime; les outils de tous les métiers lui sont déjà 
familiers. Il ne s'agit plus que d^acquérir de quelqu'un de 
ces outils un usage assez prompt, assez facile, pour égaler 
en diligence les bons ouvriers qui s'en servent ; et il a sur 
ce point un grand avantage par dessus tous, c'est d'avoir 
le corps agile , les membres flexibles , pour prendre sans 
peine toutes sortes d'attitudes et prolonger sans effort 
toutes sortes de mouvements. De plus , il a les organes 
justes et bien exercés ; toute la mécanique des arts lui est 
déjà connue. Pour savoir travailler en maître, il ne lui 
manque que de l'habitude , et l'habitude ne se gagne 
qu'avec le temps. Auquel des métiers , dont le choix nous 
reste à faire , donnera-t-il donc assez de temps pour s'y 
rendre diligent? Ce n'est plus que de cela qu'il s'agit. 

Donnez à l'homme un métier qui convienne à son sexe , 
et au jeune homme un métier qui convienne à son âge ; 
toute profession sédentaire et casanière , qui efféminé et 
ramollit le corps, ne lui plaît ni ne lui convient. Jamais 
jeune garçon n'aspira de lui-même à être tailleur ; il faut 
de l'art pour porter à ce métier de femmes le sexe pour 
lequel il n'est pas fait *. L'aiguille et l'épée ne sauroient 
être maniées par les mêmes mains. Si j'étois souverain,, 
je ne permettrois la couture et les métiers à l'aiguille 
qu'aux femmes et aux boiteux réduits à s'occuper comme 
elles. En a^upposant les eunuques nécessaires, je trouve 
les Orientaux bien fous d'en faire exprès. Que ne se con- 
tentent-ils de ceux qu'a faits la nature, de ces foules 
d'hommes lâches dont elle a mutilé le cœur? ils en au- 

* U n'y avoit point de taîQeurs parmi les anciens : les habits des, 
hommes se faisoient dans la maison par les femmes. 



284 EMILE. 

roient de reste pour le besoin. Tout homme foiblé , délicat, 
craintif, est condamné par elle à la vie sédentaire ; il est 
fait pour vivre avec les femmes ou à leur manière. Qu'il 
exerce q[uelqu un des métiers qui leur sont propres , à la 
bonne heure ; et, s^il faut absolument de vrais eunuques, 
qu'on réduise à cet état les hommes qui déshonorent leur 
sexe en prenant des emplois qui ne lui conviennent pas. 
Leur choix annonce l'erreur de la nature : corrigez cette 
erreur de manière ou d'autre , vous n'aurez fait que du 
bien. 

J'interdis à mon élève les métiers malsains , mais non 
pas les métiers pénibles ni même les métiers périlleux. Us 
exercent à la fois la force et le courage ; ils sont propres aux 
hommes seuls ; les femmes n'y prétendent point : com- 
ment n'ont^ils pas honte d'empiéter sur ceux qu'elles font? 

Luctantur paucae , comedunt coliphia paucae. 
Vos lanam trahitis , calathisque peracta refçrlis 
Vellera....'. 

En Italie , on ne voit point de femmes dans les boutiques, 
et l'on ne peut rien imaginer de plus triste que le coup 
d'œil des rues de ce pays-là pour ceux qui sont accoutu- 
més à celles de France et d'Angleterre. En voyant des 
marchands de modes vendre aux dames des rubans , des 
pompons, du réseau, de la chenille, je trouvois ces parures 
délicates bien ridicules dans de grosses mains , faites pour 
souffler la forge et frapper sur l'enclume. Je me disois : 
Dans ce pays les femmes devroient , par représailles, lever 
des boutiques de fourbisseurs et d'armuriers. Eh ! que 
chacun fasse et vende les armes de son sexe. Pour les 
connoître, il les faut employer. 

Jeune homme , imprime à tes travaux la main de 

l'homme. Apprends à manier d'un bras vigoureux la 

hache et la scie, à équarrir une poutre, à monter sur un 

comble, à poser le faite, à l'affermir de jambes-de-force 

1 JuYEN.y sat. u, y. 53. 



LIVRE m. 285 

et d'entraits ; puis crie à ta sœur de venir t'aider à ton 
ouvrage , comme elle te disoit de travailler à son point- 
croisé. 

J'en dis trop pour mes agréables contemporains, je le 
sens ; mais je me laisse quelquefois entraîner à la force 
des conséquences. Si quelque homme que ce soit a honte 
de travailler en public armé d'une doloire et ceint d'un 
tablier de peau , je ne vois plus en lui qu'un esclave de 
l'opinion , prêt à rougir de bien faire ^ sitôt qu'on se rira 
des honnêtes gens. Toutefois cédons aux préjugés des 
pères tout ce qui ne peut nuire au jugement des enfants. Il 
n'est pas nécessaire d'exercer toutes les professions utiles 
pour les honorer toutes ; il suffit de n'en estimer aucune 
au dessous de soi. Quand on a le choix et que rien d'ail- 
leur ne nous détermine , pourquoi ne consulteroit-on pas 
l'agrément, l'inclination, la convenance entre les profes- 
sions de même rang? Les travaux des métaux sont utiles, 
et même les plus utiles de tous; cependant, à moins 
qu'une raison particulière ne m'y porte, je ne ferai point 
de votre fils un maréchal, un serrurier, un forgeron; je 
n'aimerois pas à lui voir, dans sa forge , la figure d'un cy- 
clope. De même , je n'en ferai pas un maçon , encore moins 
un cordonnier. Il faut que tous les métiers se fassent; 
mais qui peut choisir doit avoir égard à la propreté , car 
il n'y a point là d'opinion : sur ce point les sens nous dé- 
cident. Enfin , je n'aimerois pas ces stupides professions 
dont les ouvriers , sans industrie et presque automates , 
n'exercent jamais leurs mains qu'au même travail ; les tis- 
serands , les faiseurs de bas , les scieurs de pierre : à quoi 
sert d'employer à ces métiers des hommes de sens? c'est 
une machine qui en mène une autre. 

Tout bien considéré , le métier que j'aimerois le mieux 
qui fût du goût de mon élève est celui de menuisier, il 
est propre , il est utile , il peut s'exercer dans la maison ; 
il tient suffisamment le corps en haleine ; il exige dans 
l'ouvrier de l'adresse et de l'industrie ; et dans la forme des 



28G EMILE. 

ouvrages que Futilité détermine, Féléganoe et le goût ne 

sont pas exclus. 

Que si par hasard le génie de votre élève étoit déci- 
dément tourné vers les sciences spéculatives , alors je ne 
blàmerois pas qu'on lui donnât un métier conforme à ses 
inclinations; qu'il apprit, par exemple , à faire des instru- 
ments de mathématiques, des lunettes, des télescopes, etc. 

Quand Emile apprendra son métier , je veux l'apprendre 
avec lui ; car je suis convaincu qu'il n'apprendra jamais 
bien que ce que nous apprendrons ensemble. Nous nous 
mettrons donc tous deux en apprentissage, et nous ne 
prétendrons point être traités en messieurs , mais en vrais 
apprentis qui ne le sont pas pour rire : pourquoi ne le 
serions-nous pas tout de bon ? Le czar Pierre étoit char- 
pentier au chantier, et tambour dans ses propres troupes : 
pensez-vous que ce prince ne vous valût pas par la nais- 
sance ou par le mérite? Tous comprenez que ce n^est 
point à Emile que je dis cela ; c'est à vous , qui que vous 
puissiez être* 

Malheureusement nous ne pouvons passer tout notre 
temps à l'établi. Nous ne sommes pas seulement apprentis 
ouvriers , nous sommes apprentis hommes ; et l'appren- 
tissage de ce dernier métier est plus pénible et plus long 
que l'autre. Comment ferons-nous donc ? Prendrons-nous 
un mattre de rabot, une heure par jour, comme on prend 
un mattre à danser P Non ; nous ne serions pas des ap- 
prentis , mais des disciples ; et notre ambition n'est pas 
tant d'apprendre la menuiserie que de nous élever à l'état 
de menuisier. Je suis donc d'avis que nous allions toutes 
les semaines une ou deux fois au moins passer la journée 
entière chez le maître , que nous nous levions à son heure , 
que nous soyons à l'ouvrage avant hii , que nous man- 
gions à sa table, que nous travaillions sous ses ordres ; et 
qu'après avoir eu Thonneur de souper avec sa famille, 
nous retournions , si nous voulons , coucher dans nos lits 
durs. Yoilà comment on apprend plusieurs métiers à la 



LiVftK III. 287 

fois , et oomtnent on 8^exerce au travail des mains , sans 
négliger l'autre apprentissage. 

Soyons simples en faisant bien. N'allons pas reproduire 
la vanité par nos soins pour la combattre. S'enorgueillir 
d*avoir vaincu les préjugés , c'est s'y soumettre. On dît 
que , par un ancien usage de la maison ottomane , le grand- 
seig^neur est obligé de travailler de ses mains ; et chacun 
sait que les ouvrages d'une main royale ne peuvent être 
que des chefs-d'œuvre. 11 distribue donc ipagnifiquement 
ces chefs-d*œuvre aux grands de la Porte; et l'ouvrage est 
payé selon la qualité de l'ouvrier. Ce que je vois de mal à 
cela n'est pas cette prétendue vexation ; car au contraire 
elle est un bien. En forçant les grands de partager avec 
lui les dépouilles du peuple , le prince est d'autant moins 
obligé de piller le peuple directement. C'est un soulage- 
ment nécessaire au despotisme , et sans lequel cet horrible 
gouvernement ne sauroit subsister. 

Le vrai mal d'un pareil usage est l'idée qu'il donne à ce 
pauvre homme de son mérite. Comme le roi Midas , il 
voit changer en or tout ce qu'il touche , mais il n'aperçoit 
pas quelles oreilles cela fait pousser. Pour en conserver 
de courtes à notre Emile, préservons ses mains de ce 
riche talent ; que ce qu'il fait ne tire pas son prix de l'ou- 
vrier, mais de l'ouvrage. Ne souffrons jamais qu^on juge 
du sien qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Que 
son travail soit prisé par le travail même , et non parce 
qu'il est de lui. Dites de ce qui est bien fait : Koilà qui est 
bienfait ; mais n'ajoutez point : Qui est-ce qui a fait cela ? 
S'il dit lui-même d'un air fier et content de lui : Cest moi 
qui V ai fait ^ ajoutez froidement : f^ous ou un autre , il 
n importe; cest toujours un travail bienfait. 

Bonne mère , préserve-toi surtout des mensonges qu'on 
te prépare. Si ton fils sait beaucoup de choses , défie-toi 
de tout ce qu'il sait : s'il a le malheur d'être élevé à Paris 
et d'être riche, il est perdu. Tant qu'il s'y trouvera d'ha- 
biles artistes , il aura tous leurs talents ; mais loin d'eux 



288 EMILE; 

il n'en aura plus. A Paris le riche sait tout; il n^y à d'igno- 
rant que le pauvre. Cette capitale est- pleine d'amateurs 
et surtout d'amatrices , qui font leurs ouvrages comme 
M. Guillaume inventoit ses couleurs. Je connois à ceci 
trois exceptions honorables parmi les hommes , il y en 
peut avoir davantage ; mais je n'en connois aucune parmi 
les femmes ^ et je doute qu'il y en aiti En général on ac- 
quiert un nom dans les arts comme dans la robe ; on de- 
vient artiste et juge des artistes comme on devient docteur 
en droit et magistrat. 

Si donc il étoit une fois établi qu'il est beau de savoir un 
métier, vos enfants le sauroient bientôt sans l'apprendre: 
ils passeroîent maîtres comme les conseillers de Zurich. 
Point de tout ce cérémonial pour Emile; point d'apparence, 
et toujours de la réalité. Qu'on ne dise pas qu'il sait, mais 
qu'il apprenne en silence. Qu'il fasse toujours son chef- 
d'œuvre, et que jamais il ne passe mattre; qu'il ne se 
montre pas ouvrier par son titre , mais par son travail. 

Si jusqu'ici je me suis fait entendre , on doit concevoir 
comment avec l'habitude de l'exercice du corps et du tra- 
vail des mains , je donne insensiblement à mon élève le 
goût de la réflexion et de la méditation , pour balancer en 
lui la paresse qui résulteroit de son indifférence pour les 
jugements des hommes et du calme de ses passions. 11 faut 
qu'il travaille en paysan, et qu'il pense en philosophe, 
pour n'être pas aussi fainéant qu'un sauvage. Le grand 
secret de l'éducation est de faire que les exercices du corps 
et ceux de l'esprit servent toujours de délassement les uns 
aux autres. 

Mais gardons-nous d'anticiper sur les instructions qui 
demandent un esprit plus mùr. Emile ne sera pas long- 
temps ouvrier sans ressentir par lui-même l'inégalité des 
conditions, qu'il n'avoit d'abord qu'aperçue. Sur les maxi- 
mes que je lui donne et qui sont à sa portée , il voudra 
m'examiner à mon tour. En recevant tout de moi seul , en 
se voyant si près de l'état des pauvres , il voudra savoir 



LIVRE III. 299 

pourquoi j'en suis si loin. Il me fera peut-être, au dé- 
pourvu , des questions scabireuses : « Vous êtes riche, vous 
a me Favez dit et je le vois. Un riche doit aussi son travail 
<{ à la société puisqu^l est homme. Mais vous , que faites- 
ce vous donc pour elle? » Que diroit à cela un beau gouver- 
neur ? Je rignore. 11 seroit peut-être assez sot pour parler 
à Tenfant des soins qu'il lui rend. Quant à moi, l'atelier 
me tire d'affaire, a Voilà , cher Emile , une excellente ques-^ 
« tion : je vous promets d'y répondre pour moi quand 
a vous y ferez pour vous-même une réponse dont vous 
« soyez content. En attendant j'aurai soin de rendre à vous 
« et aux pauvres ce que j'ai de trop , et de faire une table 
c( ou un banc par semaine, afin de n'être pas tout-à-fait 
« inutile à tout. j> 

Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant 
prêt à cesser de l'être ^ rentré dans son individu. Le voilà 
sentant plus que jamais la nécessité qui l'attache aux choses. 
Après avoir commencé par exercer son corps et ses sens, 
nous avons exercé son esprit et son jugement. Enfin nous 
avons réuni l'usage de ses membres à celui de ses facultés; 
nous avons fait un être agissant et pensant : il ne nous 
reste plus , pour achever l'homme , que de faire un être 
aimant et sensible , c'est-à-dire de perfectionner la raison 
par le sentiment. Mais avant d'entrer dans ce nouvel ordre 
de choses, jetons les yeux sur celui d'où nous sortons , et 
voyons , le plus exactement qu'il est possible , jusqu'où 
nous sommes parvenus. 

Notre élève n'avoit d'abord que des sensations , mainte- 
nant il a des idées : il ne faisoit que sentir, maintenant il 
juge. Car de la comparaison de plusieurs sensations suc- 
cessives ou simultanées , et du jugement qu'on en porte , 
nait une sorte de sensation mixte ou complexe , que j'ap- 
pelle idée. 

La manière de former les idées est ce qui donne un ca- 
ractère à l'esprit humain. L'esprit qui ne forme ses idées 
que sur des rapports réels est un esprit solide ; celui qui 

EMILE. T. I. 19 



290 EMILE. 

86 contente des rapports apparents est un esprit superfieiid; 
celui qui voit les rapports tels qu'ils sont est un e^nrit 
juste ; celui qui les apprécie mal est un esprit faux ; celui 
qui controuve des rapports imaginaires qui n ont ni réalité 
ni apparence est un fou ; celui qui ne compare point est 
un imbécille. L'aptitude plus ou moins grande à comparer 
des idées et à trouver des rapports est ce qui fait dans les 
hommes le plus ou moins d'esprit, etc. 

Les idées simples ne sont que des sensations comparées. 
Il y a des jugements dans les simples sensations aussi bien 
que dans les sensations complexes, que j'appelle idées 
simples. Dans la sensation , le jugement est purement 
passif, il affirme qu'on sent ce qu'on sent. Dans la per- 
ception ou idée, le jugement est actif; il rapproche, il 
compare , il détermine des rapports que le sens ne déter- 
mine pas. Yoilà toute la différence ; mais elle est grande. 
Jamais la nature ne nous trompe ; c'est toujours nous qui 
nous trompons. 

Je vois servir à un enfant de huit ans d'un fromage 
glacé ; il porte la cuiller à sa bouche sans savoir ce que 
c'est, et, saisi d'effroi , s'écrie : Ah ! cela me brûle! 11 éprouve 
une sensation très vive ; il n'en connott point de plus vive 
que la chaleur du feu , et il croit sentir celle-là. Cependant 
il s'abuse ; le saisissement du froid le blesse , mais il ne le 
brûle pas ; et ces deux sensations ne sont pas semblables, 
puisque ceux qui ont éprouvé l'une et l'autre ne les con- 
fondent point. Ce n'est donc pas la sensation qui le trompe, 
mais le jugement qu'il en porte. 

Il en est de même de celui qui voit pour la première 
fois un miroir ou une machine d'optique, ou qui entre 
dans une cave profonde au cœur de l'hiver ou de l'été , ou 
qui trempe dans l'eau tiède une main très chaude ou très 
froide , ou qui fait rouler entre deux doigts croisés une 
petite boule , etc. S'il se contente de dire ce qu'il aperçoit, 
ce qu'il sent, son jugement étant purement passif, il est 
impossible qu'il se trompe : mais quand il juge de la chose 



LIVRE III. 291 

par Fapparence , il est actif, il compare, il établit par in- 
duction des rapports qu'il n'aperçoit pas; alors il se trompe 
ou peut se tromper. Pour corriger ou prévenir l'erreur, il 
a besoin de l'expérience. 

Montrez de nuit à votre élève des nuages passant entre 
la lune et lui , il croira que c'est la lune qui passe en sens 
contraire et que les nuages sont arrêtés. Il le croira par 
une induction précipitée , parce qu'il voit ordinairement 
les petits objets se mouvoir préférablement aux grands, 
et que les nuages lui semblent plus grands que la lune , 
dont il ne peut estimer l'éloîgnement. Lorsque , dans un 
bateau qui vogue, il regarde d'un peu loin le rivage, il 
tombe dans l'erreur contraire, et croit voir courir la terre , 
parce que^ ne se sentant point en mouvement , il regarde 
le bateau, la mer ou la rivière, et tout son horizon 
comme un tout immobile , dont le rivage qu'il voit courir 
ne lui semble qu'une partie. 

La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié 
plongé dans l'eau, il voit un bâton brisé : la sensation est ^ 
vraie , et elle ne laisseroit pas de l'être quand même nous 
ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc 
vous lui demandez ce qu'il voit, il dit un bâton brisé, et 
il dit vrai , car il est très sur qu'il a la sensation d'un bâton 
brisé. Mais quand ^ trompé par son jugement, il va plus 
loin , et qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâton brisé , 
il affirme encore que ce qu'il voit est en efPet un bâton 
brisé , alors il dit faux. Pourquoi cela ? parce qu'alors il 
devient actif, et qu'il ne juge plus par inspection, mais 
par induction , en affirmant ce qu'il ne sent pas , savoir , 
que le jugement qu'il reçoit par un sens seroit confirmé 
par un autre. 

Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugements , 
il est clair que, si nous n'avions jamais besoin déjuger, 
nous n'aurions nul besoin d'apprendre ; nous ne serions 
jamais dans le cas de nous tromper; nous serions plus 
heureux de notre ignorance que nous pouvons l'être de 

19. 



292 EMILE. 

notre savoir. Qui est-ce qui nié que les savants ne saëhesC 
mille choses vraies que les ignorants ne sauront jamais? 
Les savants sont-ils pour cela plus près de la vérité P Tout 
au contraire , ils s'en éloignent en avançant ; parce que la 
vanité de juger faisant encore plus de progrès quelles lu- 
mières , chaque vérité qu'ils apprennent ne vient qu'avee 
cent jugements faux. Il est de la dernière évidence que les 
compagnies savantes de l'Europe ne sont que des écoles 
publiques de mensonges ; et très sûrement il y a plus d'er^ 
reurs dans l'académie des sciences que dans tput un peuple 
de Hurons. 

Puisque plus les hommes savent , plus ils se trompent , 
le seul moyen d'éviter Terreur est l'ignorance. Ne jugez 
point , vous ne vous abuserez jamais. C'est la leçon de la 
nature aussi bien que de la raison. Hors les rapports im- 
médiats en très petit nombre et très sensibles que les 
choses ont avec nous, nous n'avons naturellement qu'une 
profonde indifférence pour tout le reste. Un sauvage ne 
tourneroit pas le pied pour aller voir le jeu de la plus 
belle machine et tous les prodiges de l'électricité. Que 
m'importe ? est le mot le plus familier à l'ignorant , et le 
plus convenable au sage. 

Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout 
nous importe depuis que nous sommes dépendants de tout; 
et notre curiosité s'étend nécessairement avec nos besoins, 
Voilà pourquoi j'en donne une très grande au philosophe, 
et n'en donne point au sauvage. Celui-ci n'a besoin de 
personne ; l'autre a besoin de tout le monde , et surtout 
d'admirateurs. 

On me dira que je sors de la nature; je n'en crois rien. 
Elle choisit ses instruments , et les règle , non sur l'opi- 
nion , mais sur le besoin. Or les besoins changent selon la 
situation des hommes. 11 y a bien de la différence entre 
l'homme naturel vivant dans l'état de la nature , et l'homme 

r 

naturel vivant dans l'état de société. Emile n'est pas un sau- 
vage à reléguer dans les déserts; c'est un sauvage fait 



LIVRE ni. 293 

pour habiter les vîHes. Il faut qu'il sache y trouver son 
nécessaire , tirer parti de leurs habitants , et vivre , sinon 
comme eux , du moins avec eux. 

Puisqu'au milieu de tant de rapports nouveaux dont il 
va dépendre il faudra malgré lui qu'il juge , apprenons-lui 
donc à bien juger. 

La meilleure manière d'apprendre à bien juger est celle 
qui tend le plus à simplifier nos expériences , et à pouvoir 
même nous en passer sans tomber dans l'erreur. D'où il 
suit qu'après avoir long-temps vérifié les rapports des 
sens l'un par l'autre , il faut encore apprendre à vérifier 
les rapports de chaque sens par lui-même , sans avoir be- 
soin de recourir à un autre sens : alors chaque sensation 
deviendra pour nous une idée, et cette idée sera toujours 
conforme à la vérité. Telle est la sorte d'acquis dont j'ai 
tâché de remplir ce troisième âge de la vie humaine. 

Cette manière de procéder exige une patience et une cir- 
conspection dont peu de maîtres sont capables, et sans 
laquelle jamais le disciple n'apprendra à juger. Si , par 
exemple , lorsque celui-ci s'abuse sur l'apparence du bâton 
brisé pour lui montrer son erreur vous vous pressez de 
tirer le bâton hors de l'eau , vous le détromperez peut-être , 
mais que lui apprendrez-vous ? rien que ce qu'il auroit 
bientôt appris de lui-même. Oh! que ce n'est pas là ce qu'il 
faut faire ! 11 s'agit moins de lui apprendre une vérité que 
de lui montrer comment il faut s'y prendre pour découvrir 
toujours la vérité. Pour, mieux l'instruire il ne faut pas le 
détromper sitôt. Prenwis Emile et moi pour exemple. 

Premièrement , à la seconde des deux questions suppo- 
sées , tout enfant élevé à l'ordinaire ne manquera pas de 
répondre affirmativement. C'est sûrement, dira-t-il, un 
bâton brisé. Je doute fort qu'Emile me fasse la même ré- 
ponse. Ne voyant point la nécessité d'être savant ni de le 
paroitre, il n'est jamais pressé de juger : il ne juge que 
sur l'évidence ; et il est bien éloigné de la trouver dans 
cette occasion , lui qui sait combien nos jugements sur les 



294 EMILE. 

apparenceaseont sujets à rUlusion , ne fût-ce que dans la 

perspective. 

D^ailleurs , comme il sait par expérience que mes ques- 
tions les plus frivoles ont toujours quelque objet qu^il 
n'aperçoit pas d'abord, il n'a point pris l'habitude d'y ré- 
pondre étourdiment; au contraire, il s'en défie , il s'y rend 
attentif , il les examine avec grand soin avant d'y répondre. 
JanQiais il ne me fait de réponse qu'il n'en soit content lui- 
même ; et il est difficile à contenter. Enfin nous ne noua 
piquons ni lui ni moi de savoir la vérité des choses, mais 
seulement de ne pas donner dans l'erreur. Nous serions 
bien plus confus de nous payer d'une raison qui n'est pas 
bonne , que de n'en point trouver du tout. Je ne sais est 
un mot qui nous va si bien à tous deux , et que nous ré* 
pétons si souvent, qu'il ne coûte plus rien à l'un ni à l'autre. 
Mais, soit que cette étourderie lui échappe, ou qu'il révite 
par notre commode Je ne sais, ma réplique est la ménie : 
Voyons, examinons. 

Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau est fixé dans 
une situation perpendiculaire. Pour savoir s'il est brisé , 
comme il le parolt , que de choses n'avons-nous pas à faire 
avant de le tirer de l'eau ou avant d'y porter la main ! 

1^ D'abord nous tournons tout autour du bâton et nous 
voyons que la brisure tourne comme nous. C'est donc no- 
tre œil seul qui la change , et les regards ne remuent pas 
les corps. 

2^ Nous regardons bien à plomb sur le bout du bâton 
qui est hors de l'eau; alors le bâton n'est plus courbe , le 
bout voisin de notre œil nous cache exactement l'autre 
bout'. Notre œil a-t-il redressé le bâton? 

3** Nous agitons la surface de l'eau ; nous voyons le bâ- 
ton se plier en plusieurs pièces, se mouvoir en zîg-zag, et 

' J'ai depuis trouvé le contraire par une expërienee plu« exacte. 
La réfraction agit circulairement , et le bâton paroit plus gros par 
le bout qui est dans Peau que par l'autre; mais cela ne change 
rien à la force du raisonnement , et la conséquence n'en est pas 
moins juste. 



LIVRE ni. 296 

suivre les ondulations de Feau. Le mouvement que nous 
donnons à cette eau suffit-il pour briser, amollir, et fondre 
ainsi le bâton ? 

4^ Nous faisons écouler Feau, et nous voyons le bâton 
se redresser peu à peu , à mesure que Teau baisse. N'en 
voilà-t-il pas plus qu'il ne faut pour éclaircir le fait et 
trouver la réfraction P II n'est donc pas vrai que la vue 
nous trompe , puisque nous n'avons besoin que d'elle seule 
pour rectifier les erreurs que nous lui attribuons. 

Supposons l'enfant assez stupide pour ne pas sentir le 
résultat de ces expériences ; c'est alors qu'il faut appeler 
le toucher au secours de la vue. Au lieu de tirer le bâton 
hors de l'eau , laissez-le dans sa situation , et que l'enfant 
y passe la main d'un bout à l'autre, il ne sentira point 
d'angle ; le bâton n'est donc pas brisé. 

Vous me direz qu'il n'y a pas seulement ici des juge- 
ments , mais des raisonnements eu forme. 11 est vrai : mais 
ne voyez-vous pas que , sitôt que l'esprit est parvenu jus- 
qu'aux idées , tout jugement est un raisonnement? La con- 
science de toute sensation est une proposition , un juge- 
ment. Donc , sitàt que l'on compare une sensation à une 
autre , on raisonne. L'art de juger et l'art de raisonner 
sont exactement le même. 

Emile ne saura jamais la dioptrique, ou je veux qu^il 
l'apprenne autour de ce bâton. Il n'aura point disséqué 
d'insectes ; il n'aura pas compté les taches du soleil ; il 
ne saura ce que c'est qu'un microscope et un télescope- 
Vos doctes élèves se moqueront de son ignorance. Ils n'au- 
ront pas tort ; car avant de se servir de ces instruments , 
j'entends qu'il les invente , et vous vous doutez bien que 
cela ne viendra pas sitôt. ^ 

Yoilà l'esprit de toute ma méthode dans cette partie. Si 
l'enfant fait rouler une petite boule entre deux doigts 
croiéés , et qu'il croie sentir deux boules je ne lui permet- 
trai point d'y regarder, qu'auparavant il ne soit convaincu 
qu'il n'y en a qu'une. 



296 EMILE. 

Ces éclaircissements suffiront, je pense, pour marquer 
nettement le progrès qu'a fait jusqu'ici l'esprit démon 
élève , et la route par laquelle il a suivi ce progrès. Mais 
vous êtes effrayés peut-être de la quantité de choses que 
j'ai fait passer devant lui. Vous craignez que je n'aecable 
son esprit sous ces multitudes de connoissances. C'est tout 
le contraire; je lui apprends bien plus à les ignorer qu'à 
les savoir. Je lui montre la route de la science, aisée à la 
vérité , mais longue , immense , lente à parcourir. Je lui 
fais faire les premiers pas pour qu'il reconnoisse l'entrée , 
mais je ne lui permets jamais d'aller loin. 

Forcé d^appprendre de lui-même , il use de sa raison et 
non de celle d'autrui; car, pour ne rien donner à l'opi- 
nion , il ne faut rien donner à l'autorité ; et la plupart de 
nos erreurs nous viennent bien moins de nous que dès au- 
tres. De cet exercice continuel il doit résulter une vigueur 
d'esprit semblable à celle qu'on donne au corps par le 
travail et par la fatigue. Un autre avantage est qu'on 
n'avance qu'à proportion de ses forces. L'esprit , non plus 
que le corps , ne porte que ce qu'il peut porter. Quand 
l'entendement s'approprie les choses avant de les déposer 
dans la mémoire , ce qu'il en tire ensuite est à lui ; au lieu 
qu'en surchargeant la mémoire à son insu on s'expose à 
n'en jamais rien tirer qui lui soit propre. 

Emile a peu de connoissances , mais celles qu'il a sont 
véritablement siennes , il ne sait rien à demi. Dans le petit 
nombre des choses qu'il sait et qu^il sait bien , la plus im- 
portante est qu'il y en a beaucoup qu'il ignore et qu'il peut 
savoir un jour, beaucoup plus que d'autres hommes sa- 
vent et qu'il ne saura de sa vie , et une infinité d'autres 
qu'aucun homme ne saura jamais. Il a un esprit uni- 
versel , non par les lumières , mais par la faculté d'en ac- 
quérir ; un esprit ouvert, intelligent, prêt à tout, et, 
comme dit Montaigne , sinon instruit , du moins instrui- 
sable. Il me suffit qu'il sache trouver l'a quoi bon sur tout 
pe qu'il fait, et le pourquoi sur tout ce qu'il croit. Encore 



LIVRE m. . 297 

une fois , mon objet n^est point de lui donner la science , 
mais de lui apprendre à Facquérir au besoin , de la lui faire 
estimer exactement ce qu'elle vaut, et de lui faire aimer 
la vérité par dessus tout '. Avec cette méthode on avance 
peu, mais on ne fait jamais un pas inutile, et Ton n'est 
point forcé de rétrograder. 

Emile n'a que des connoissances naturelles et purement 
physiques. Il ne sait pas même le nom de l'histoire, ni ce 
que c'est que métaphysique et morale. 11 connoit les rap- 
ports essentiels de l'homme aux choses, mais nul des rap- 
ports moraux de l'homme à l'homme. Il sait peu générali- 
ser d'idées , peu faire d'abstractions,- Il voit des qualités 
communes à certains corps sans raisonner sur ces quali- 
tés en elles-mêmes. Il connoit l'étendue abstraite à l'aide 
des figures de la géométrie ; il connoit la quantité abstraite 
à l'aide des signes de l'algèbre. Ces figures et ces signes 
sont les supports de ces abstractions, sur lesquels ses 
sens se reposent. Il ne cherche point à connoitre les choses 
par leur nature, mais seulement par les relations qui 
l'intéressent. Il n'estime ce qui lui est étranger que par 
rapport à lui ; mais cette estimation est exacte et sûre. La 
fantaisie , la convention , n'y entrent pour rien. Il fait plus 
de cas de ce qui lui est plus utile ; et , ne se départant 
jamais de cette manière d'apprécier, il ne donne rien à 
l'opipion. 

Emile est laborieux, tempérant, patient, ferme, plein 
de courage. Son imagination, nullement allumée, ne lui 
grossit jamais les dangers; il est sensible à peu de maux, 
et il sait souffrir avec constance , parce qu'il n'a point 
appris à disputer contre la destinée. A l'égard de la mort, 
il ne sait pas encore bien ce que c'est; mais, accoutumé 

■ Telle est la leçon que présentent Fédition de 176a et celle 
de 178a. Mais dans le manuscrit on lit: Car, encore un fois, mon 
objet n'est pas de lui donner la science , mais de la lui faire con- 
noitre , de lui apprendre à en acquérir au besoin ; enfin , de la lui 
faire estimer exactement ce qu'elle vaut, et de lui faire aimer la 
vérité par dessus toute» choses v 



298 EMILE. 

à subir «ans résistance la loi de la nécessité, quand il fau- 
dra mourir il mourra sans gémir et sans se débattre ; e^est 
tout ce que la nature permet en ce moment abhorré de 
tous. Vivre libre et peu tenir aux choses humaines est le 
meilleur moyen d'apprendre à mourir, 
r* En un mot Emile a de la vertu tout ce qui se rapporte 
à lui«-méme. Pour avoir aussi les vertus sociales , il lui 
manque uniquement de connoltre les relations qui les 
exigent; il lui manque uniquement des lumières que son 
esprit est tout prêt à recevoir. 

Il se considère sans égard aux autres, et trouve bon 
que les autres ne pensent point à lui. Il n'exige rien de 
personne , et ne croit rien devoir à personne. Il est seul 
dans la société humaine, il ne compte que sur lui seuL 11 
a droit aussi plus qu'un autre de compter sur lui-même , 
car il est tout ce qu'on peut être à son âge. Il n'a point 
d'erreurs , ou n'a que celles qui nous sont inévitables ; il 
n'a point de vices , ou n'a que ceux dont nul homme ne 
peut se garantir. Il a le corps sain , les membres agiles , 
l'esprit juste et sans préjugés , le cœur libre et sans pas- 
sions. L'amour-propre , la première et la plus naturelle 
de toutes, y est encore à peine exalté. Sans troubler le 
repos de personne, il a vécu content, heureux et libre , 
autant que la nature l'a permis. Trouvez- vous qu'un en- 
fant ainsi parvenu à sa quinzième année ait perdu les pré- 
^ cédentesP 



FIN DU LIVRE TROISIEME. 



♦•0» — »#»•••♦•»> • •»■••*♦— f»»*—*^**» 



LIVRE QUATRIÈME. 



Que nous passons rapidement sur cette terre ! le pre- 
mier quart de la yie est écoulé avant qu'on en connoisse 
Fusage ; le dernier quart s'écoule encore après qu'on a 
cessé d'en jouir. D'abord nous ne savons point vivre; 
bientôt nous ne le pouvons plus; et, dans l'intervalle qui 
sépare ces deux extrémités inutiles j les trois quarts du 
temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par 
le travail , par la douleur, par la contrainte , par les peines 
de toute espèce. La vie est courte , moins par le peu de 
temps qu'elle dure , que parce que , de ce peu de temps , 
nous n'en avons presque point pour la goûter. L'instant de 
la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie 
est toujours trop courte quand cet espace est mal rempli. 

Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois : l'une pour 
exister, et l'autre pour vivre; Tune pour l'espèce, et l'autre 
pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme un 
homme imparfait ont tort sans doute : mais l'analogie 
extérieure est pour eux. Jusqu'à l'âge nubile , les enfants 
des deux sexes n'ont rien d'apparent qui les distingue ; 
même visage, même figure, même teint, même voix, tout 
est égal : les filles sont des enfants, les garçons sont des 
enfants ; le même nom suffît à des êtres si semblables. Les 
mâles en qui l'on empêche le développement ultérieur du 
sexe gardent cette conformité toute leur vie ; ils sont tou-r 
jours de grands enfants, et les femmes, ne perdant point 
cette même conformité, semblent, à bien des égards, ne 
jamais être autre chose. 

Mais l'homme en général n'est pas fait pour rester tou^ 
jours dans l'enfance. Il en sort au temps prescrit par la 
nature; et ce moment de crise, bien qu'assez court, a de 
longues influences. 



dOO EMILE. 

Ciomme le mugissement de la mer précède de loin la 
tempête , cette orageuse révolution s'annonce par le mur^ 
mure des passions naissantes ; une fermentation sourde 
avertit de rapproche du danger. Un changement dans 
rhumeur, des emportements fréquents, une continuelle 
agitation d'esprit, rendent Fenfant presque indisciplinable. 
11 devient sourd à la voix qui le rendoit docile; c'est un 
lion dans sa fièvre ; il méconnolt son guide, il ne veut plus 
être gouverné. 

Aux signes moraux d'une humeur qui s'altère se joi-^ 
gnent des changements sensibles dans la figure. Sa phy- 
sionomie se développé et s'empreint d'un caractère; le 
coton rare et doux qui croit au bas de ses joues brunit et 
prend de la consistance. Sa voix mue , ou plutôt il la perd : 
il n'est ni enfant ni homme , et ne peut prendre le ton 
d'aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l'ame, qui 
n'ont rien dit jusqu'ici , trouvent un langage et de l'ex- 
pression ; un feu naissant les anime , leurs regards plus 
vifs ont encore une sainte innocence , mais ils n'ont plus 
leur première imbécillité : il sent déjà qu'ils peuvent trop 
dire; il commence à savoir les baisser et rougir ; il devient 
sensible avant de savoir ce qu'il sent; il est inquiet sans 
raison de l'être. Tout cela peut venir lentement et vous 
laisser du temps encore : mais si sa vivacité se rend trop 
impatiente , si son emportement se change en fureur , s'il 
s'irrite et s'attendrit d'un instant à l'autre , s'il verse des 
pleurs sans sujets, si , près des objets qui commencent à 
devenir dangereux pour lui , son pouls s'élève et son œil 
s'enflamme , si la main d'une femme se posant sur la sienne 
le fait frissonner , s'il se trouble ou s'intimide auprès d'elle ; 
Ulysse , 6 sage Ulysse ! prends garde à toi ; les outres que 
tu fermais avec tant de soin sont ouvertes ; les vents sont 
déjà déchainés; ne quitte plus un moment le gouveroail , 
ou tout est perdu. 

C'est ici la seconde naissance dont j'ai parlé ; c'est ici 
que l'homme naît véritablement à la vie , et que rien d'bu-^ 



LIVRE IV. 301 

main n'est étranger à lui. Jusqu'ici nos soins n'ont été que 
des jeux d'enfant : ils ne prennent qu'à présent une véri- 
table importance. Cette époque où finissent les éducations 
ordinaire est proprement celle où la nôtre doit commen- 
cer ; mais, pour bien exposer ce nouveau plan , reprenons 
de plus haut l'état des choses qui s'y rappoitent. 

Nos passions sont les principaux instruments de notre 
conservation : c'est donc une entreprise aussi vaine que 
ridicule de vouloir les détruire; c'est contrôler la nature, 
c'est réformer l'ouvrage de Dieu. Si Dieu disoit à l'homme 
d'anéantir les passions qu'il lui donne , Dieu voudroit et 
ne voudroit pas ; il se contrediroit lui-même. Jamais il n*a 
donné cet ordre insensé , rien de pareil n'est écrit dans le 
cœur humain ; et ce que Dieu veut qu'un homme fasse , il 
ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit 
lui même , il l'écrit au fond de son cœur. 

Or je trou ver ois celui qui voudroit empêcher les pas- 
sions de naître presque aussi fou que celui qui voudrait 
les anéantir; et ceux qui croiroient que tel a été mon projet 
jusqu'ici m'auroient sûrement fort mal entendu. 

Mais raisonneroit-on bien si , de ce qu'il est dans la na- 
ture de l'homme d'avoir des passions , on alloit conclure 
que toutes les passions que nous sentons en nous et que 
nous voyons dans les autres sont naturelles? Leur source 
est naturelle , il est vrai ; mais mille ruisseaux étrangers 
l'ont grossie; c'est un grand fleuve qui s'accroît sans cesse, 
et dans lequel on retrouveroit à peine quelques gouttes dé 
ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très bor- 
nées.; elles sont les instruments de notre liberté^ elles 
tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subju- 
guent et nous détruisent nous viennent d'ailleurs; la na- 
ture ne nous les donne pas , nous nous les approprions à 
son préjudice. 

La source de nos passions , l'origine et le principe de | 
toutes les autres , la seul qui nak avec l'homme et ne le 
quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi : passion 



302 EMILE. 

primitive , innée , antérieure à toute autre , et dont toutes 
les autres ne sont, en un sens , que des modifications. En 
ce sens, toutes, si Ton yeut, sont naturelles. Mais la plu- 
part de ces modifications ont des causes étrangères aans 
lesquelles elles n'auroient jamais lieu ; et ces mêmes mo« 
difications, loin de nous être avantageuses, nous sont 
nuisibles; elles changent le premier objet et vont contre 
leur principe : c^est alors que Thomme se trouve hors de 
la nature , et se met en contradiction avec soi. 

L'amour de soi-même est toujours bon , et toujours 
conforme à Tordre. Chacun étant chargé spécialenient de 
sa propre conversation, le premier et le plus important de 
ses soins est et doit être d^ veiller sans cesse : et comment 
y veilleroit-il ainsi, s'il n'y prenoit le plus grand intérêt? 

Il faut donc que nous nous aimions pour nous conser* 
ver; il faut que nous nous aimions plus que toute chose; 
et par une suite immédiate du même sentiment, nous 
aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s'attache à sa 
nourrice : Romulus devoit s'attacher à la louve qui l'avoit 
allaité. D'abord cet attachement est purement machinal. 
Ce qui favorise le bien-être d'un individu l'attire ; ce qui 
lui nuit le repousse : ce n'est là qu'un instinct aveugle. Ce 
qui transforme cet instinct en sentiment , rattachement en 
amour, l'aversion en haine, c'est l'intention manifestée de 
nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas 
pour les êtres insensibles qui ne suivent que l'impulsion 
qu'on leur donne : mais ceux dont on attend du bien ou 
du mal par leur disposition intérieure , par leur volonté , 
ceux que nous voyons agir librement pour ou contre , 
nous inspirent des sentiments semblables à ceux qu'ils 
nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce 
qui nous veut servir, on l'aime : ce qui nous nuit on le 
fiiit; mais ce qui nous veut nuire, on le hait. 

Le premier sentiment d un enfant est de s'aimer lui- 
même; et le second, qui dérive du premier, esl^ d'aimer 
ceux qui l'approchent ; car, dans l'état de foiblesse où il 



LIVRE IV. 303 

est, il ne connolt personne que par TÂssistance et les soins 
qu'il reçoit. D'abord l'attachement qu'il a pour sa nourrice 
et sa gouvernante n'est qu'habitude. 11 les cherche , parce 
qu'il a besoin d'elles et qu'il se trouve bien de les avoir ; 
c'est plutôt cdnnoissance que bienveillance. 11 lui faut 
beaucoup de temps pour comprendre que non seulement 
elles lui sont utiles , mais qu'elles veulent l'être ; et c'est 
alors qu'il commence à les aimer. 

Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveil- 
lance , parce qu'il voit que tout ce qui l'approche est porté 
à l'assister, et qu'il prend de cette observation l'habitude 
d'un sentiment favorable à son espèce : mais , à mesure 
qu'il étend ses relations , ses besoins , ses dépendances ac- 
tives ou passives , le sentiment de ses rapports à autrui 
s'éveille, et produit celui des devoirs et des préférences. 
Alors l'enfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindi- 
catif. Si on le plie à l'obéissance, ne voyant point l'utilité 
de ce qu'on lui commande, il l'attribue au caprice, à l'in- 
tention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à 
lui-même , aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit 
une rébellion, une intention de lui résister; il bat la chaise 
ou la table pour avoir désobéi. L'amour de soi , qui ne re^ 
garde qu'à nous , est content quand nos vrais besoins sont 
satisfaits; mais l'amour-propre , qui se compare, n'est ja- 
mais content et ne sauroit l'être , parce que ce sentiment, 
en nous préférant aux autres , exige aussi que les autres 
nous préfèrent à eux : ce qui est impossible. Voilà comment 
les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de 
soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent 
de l'amour-propre. Ainsi , ce qui rend l'homme essentiel- 
lement bon est d'avoir peu de besoins et de peu se com- 
parer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant 
est d'avoir beaucoup de besoins , et de tenir beaucoup à 
l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on 
peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des en- 
fants et des hommes. Il est vrai que , ne pouvant vivre tou- 



u 



^04 EMILE. 

jours seuls , ils vivront difficilement toujours bons ! cette 
difficulté même augmentera nécessairement avec leurs re- 
lations ; et c'est en ceci surtout que les dangers de la société 
nous rendent Fart et les soins plus indispensables pour pré- 
venir dans le cœur humain la dépravation qui naît de te$ 
nouveaux besoins. 

L'étude convenable à Thomme est celle de ses rapports. 
Tant qu'il ne se connolt que par son être physique ^ il doit 
s'étudier par ses rapports avec les choses ; c'est l'emploi de 
son enfance : quand il commence à sentir son être moral, 
il doit s'étudier par ses rapports avec les hommes ; c'est 
i'emploi de sa vie entière , à commencer au point où nous 
voilà parvenus. 

Sitôt que l'homme a besoin d'une compagne , il n'est 
plus un être isolé , son cœur n'est plus seul. Toutes ses 
relations avec son espèce , toutes les affections de son ame 
naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fer- 
menter les autres. 

Le penchant de l'instinct est indéterminé. Un sexe est 
attiré vers l'autre : voilà le mouvement de la nature. Le 
choix , les préférences , l'attachement personnel , sont l'ou- 
vrage des lumières, des préjugés, de l'habitude : il faut 
du temps et des connoissances pour nous rendre capables 
d'amour : on n'aime qu'après avoir jugé , on ne préfère 
qu'après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu'on 
s'en aperçoive , mais ils n'en sont pas moins réels. Le véri- 
table amour, quoi qu'on en dise , sera toujours honoré 
des hommes : car, bien que ses emportements nous éga- 
rent , bien qu'il n'exclue pas du cœur qui le sent des qua- 
lités odieuses , et même qu'il en produise , il en suppose 
pourtant toujours d'estimables , sans lesquelles on seroit 
hors d'état de le sentir. Ce choix qu'on met en opposition 
avec la raison nous vient d'elle. On a fait l'amour aveugle, 
parce qu'il a de meilleurs yeux que nous, et qu'il voit des 
rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n'au- 
roit nulle idée de mérite, ni de beauté , toute femme seroit 



LIVRE IV. 305 

également bonne, et la première venue seroit toujours 
la plus aimable. Loin que Famour vienne de la nature, 
il est la règle et le frein de ses penchants : c'est par 
lui qu'excepté l'objet aimé, un sexe n'est plus rien pour 
l'autre. 

La préférence qu'on accorde, on veut l'obtenir; l'amour 
doit être réciproque. Pour être aimé , il faut se rendre ai- 
mable ; pour être préféré , il faut se rendre plus aimable 
qu'un autre , plus aimable que tout autre , au moins aux 
yeux de l'objet aimé. De là les premiers regards sur ses 
semblables ; de là les premières comparaisons avec eux ; 
de là l'émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein 
d'un sentiment qui déborde aime à s'épancher : du besoin 
d'une maitresse naît bientôt celui d'un ami. Celui qui sent 
combien il est doux d'être aimé voudroit l'être de toi^t le 
monde , et tous ne sauroient vouloir de préférence qu'il 
n'y ait beaucoup de mécontents. Avec l'amour et l'amitié 
naissent les dissensions , l'inimitié , la haine. Du sein de 
tant de passions diverses je vois l'opinion s'élever un trône 
inébranlable , et les stupides mortels , asservis à son em- 
pire , ne fonder leur propre existence que sur les juge- 
ments d'autrui. 

Etendez ces idées , et vous verrez d'où vient à notre 
amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle; et 
comment l'amour de soi , cessant d'être un sentiment ab- 
solu , devient orgueil dans les grandes âmes , vanité dans 
les petites , et dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens 
du prochain. L'espèce de ces passions , n'ayant point son 
germe dans le cœur des enfants , n'y peut naitre d'elle- 
même; c'est nous seuls qui l'y portons, et jamais elles n'y 
prennent racine que par notre faute : mais il n'en est plus 
ainsi du cœur du jeune homme; quoi que nous puissions 
faire , elles y naîtront malgré nous. 11 est donc temps de 
changer de méthode. 

Commençons par quelques réflexions importantes sur 
l'état critique dont il s'agit ici. Le passage de l'enfance à 

EMILE. T. I. 20 



30G EMILE. 

la puberté n'est pas tellement déterminé pur lu aatafe 
qu'il ne varie dans les individus selon le^ teBopér^lineiito, 6l 
dans les peuples^ selon les climats. Tout le mo^de sait les. 
distinctions observées sur ce point entre les paya cluHidft 
et les pays froids , et chacun voit que les tempérameBls 
ardents sont formés plus tôt que les autres : rwià^ on p^ut 
se tromper sur les causes, et souvent attribuer au phy- 
sique ce qu'il faut imputer au moral ; c'est un des. abuA ks 
plus fréquents de la philosophie de notre siècle.. Le$i in- 
structions de la nature sont tardives et lentes ; celles, des 
hommes sont presque toujours prématurées. Dan^ le pre- 
mier cas , les sens éveillent l'imagination ; dans le second , 
l'imagination éveille les sens ; elle leur douQÇ uu^ activité 
précoce qui ne peut manquer d'énerver, d'affpihltfr d^abord 
les individus , puis l'espèce même à la longue. Une ob^i^r- 
vation plus générale et plus sûre que cellç de l'effet de$ 
climats , est que la puberté et la puissance du s^xe ^t 
toujours plus hàiive chez les peuples instruits et policés 
que chez les peuples ignorants et barbares ^ . Les enfants 
ont une sagacité singulière pour démêler à traver& toutes 

t « Dans les villes , dit M. de Buffon , et chez les gens aiséç , les 
« enfants y accoutumés à des nourritures abondantes et succulentes, 
« arrivent plus tôt à cet état ; à la campagne et dans le pauvre 
« peuple, les enfants sont plus tardifs, parce qu'ils sont mal et tr^ 
« peu nourris ; il leur faut deux ou trois années de plus. » ( Histoire 
natureUe, tome iv, page a38, in-ia.) J'admets l'observation , mais 
non l'explication , puisque , dans le pays où le villageois se noumt 
très bien et mange beaucoup , comme dans le Valais , et même en 
certains cantons montueux de l'Italie, comme le Frioul, l'âge de 
puberté dans les deux sexes est également plus tardif qu'au sein 
des villes, où, pour satisfaire la vanité, l'on met souvent dans le 
manger une extrême parcimonie, et où la plupart font, comme dit 
le proverbe , habits de ^velours et ventre de son. On est étonné , dans ces 
montagnes, de voir de grands garçons forts comme des hommes 
avoir encore la voix aiguë et le menton sans barbe , et de grandes 
filles , d'ailleurs très formées , n'avoir aucun signe périodique de 
leur sexe; différence qui me paroît venir uniquement de ce que, 
dans la simplicité de leurs mœurs, leur imagination , plus long-temps 
paisible et calme, fait plus tard fermenter leur sang, et rend leur 
tempéraçaent moins précoce. 



LIVRE IV. 307 

les siogeries de la décence lea mauvaises mœurs qu'elle 
couvre. Le langage épuré qu'on leur dicte y les leçons 
d'honnété qu'on leur donne, le voile du mystère qu'on 
affecte de tendre devant leurs yeux , sont autant d'aiguil- 
lons à leur curiosité. A la manière dont on s'y prend , il 
est clair que ce qu'on feint de leur cacher n'est que pour 
le leur apprendre; et c'est de toutes les instructions qu'on 
leur donne celle qui leur profite le mieux. 

Consultez l'expérience , vous comprendrez à quel point 
cette méthode insensée accélère l'ouvrage de la nature et 
ruine le tempérament. C'est ici l'une des principales causes 
qui font dégénérer les races dans les villes. Les jeunes 
gens, épuisés de bonne heure, restent petits, foibles, n^al 
faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à qui 
l'on fait porter du fruit au printemps languit et meurt 
avant l'automne. 

Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples 
pour connoître jusqu'à quel âge une heureuse ignorance 
y peut prolonger l'innocence des enfants. C'est un spec- 
tacle à la fois touchant et risible d'y voir les deux sexes , 
livrés à la sécurité de leurs cœurs, prolonger dans la fteur 
de rage et de la beauté les jeux naïfs de l'enfance, et 
montrer par leur familiarité même la pureté de leurs 
plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se ma- 
rier, les deux époux , se donnant mutuellement les pré- 
mices de leur personne, en sont plus chers l'un à l'autre ; 
des multitudes d'enfants sains et robustes deviennent le 
gage d'une union que rien n'altère , et le fruit de la sa- 
gesse de leurs premiers ans. 

Si l'âge ou l'homme acquiert la conscience de son sexe 
diffère autant par l'effet de l'éducation que par l'action de 
la nature, il suit de là qu'on peut accélérer et retarder 
cet âge selon la manière dont on élèvera les enfants ; et si 
le corps gagne ou perd de la consistance à mesure qu'on 
retarde ou qu'on accélère ce progrès , il suit aussi que , 
plus on s'applique à le retarder, plus un jeune homme^ 

20. *L 



308 EMILE. 

acquiert de vigueur et de force. Je ne parle encore que 
des effets purement physique : on verra bientôt qu'ils ne 
se bornent pas là. 

De ces réflexions je tire la solution de cette question si 
souvent agitée, sMl convient d'éclairer les enfants de bonne 
heure sur les objets de leur curiosité , ou s'il vaut mieux 
leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense 
qu'il ne faut faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, cette 
curiosité ne leur vient point sans qu'on y ait donné lieu. Il 
faut donc faire en sorte qu'ils ne l'aient pas. En second 
lieu, des questions qu'on n'est pas forcé de résoudre 
n'exigent point qu'on trompe celui qui les fait : il vaut 
mieux lui imposer silence que de lui répondre en mentant.* 
Il sera peu surpris de cette loi , si l'on a pris soin de l'y 
asservir dans les choses indifférentes. Enfin , si l'on prend 
le parti de répondre, que ce soit avec la plus grande 
simplicité , sans mystère , sans embarras , sans sourire. 
Il y a beaucoup moins de danger à satisfaire la curiosité 
de l'enfant qu'à l'exciter. 

Que vos réponses soient toujours graves , courtes , dé- 
cidées , et sans jamais paroître hésiter. Je n'ai pas besoin 
d'ajouter qu'elles doivent être vraies. On ne peut apprendre 
aux enfants le danger de mentir aux hommes , sans sentir, 
de la part des hommes , le danger plus grand de mentir 
aux enfants. Un seul mensonge avéré du maître à l'élève 
ruineroit à jamais tout le fruit de l'éducation. 

Une ignorance absolue sur certaines matières est peut- 
être ce qui conviendroit le mieux aux enfants : mais qu'ils 
apprennent de bonne heure ce qu'il est impossible de 
leur cacher toujours. 11 faut , ou que leur curiosité ne s'é- 
veille en aucune manière , ou qu'elle soit satisfaite avant 
l'âge où elle n'est plus sans danger. Votre conduite avec 
votre élève dépend beaucoup en ceci de sa situation par- 
ticulière , des sociétés qui l'environnent, des circonstances 
où l'on prévoit qu'il pourra se trouver, etc. 11 importe ici 
de ne rien donner au hasard ; et , si vous n'êtes pas sûr de 



LIVRE IV. 309 

lui faire ignorer jusqu'à sreize ans la différent des sexes , 
ayez soin qu'il l'apprenne avant dix. 

Je n'aime point qu'on affecte avec les enfants un lan- 
gage trop épuré , ni qu'on fasse de longs détours , dont 
ils s'aperçoivent , pour éviter de donner aux choses leur 
véritable nom. Les bonnes mœurs, en ces matières, ont 
toujours beaucoup de simplicité ; mais des imaginations 
souillées par le vice rendent l'oreille délicate , et forcent 
de raffiner sans cesse sur les expressions. Les termes 
grossiers sont sans conséquence ; ce sont les idées lascives 
qu'il faut écarter. 

Quoique la pudeur soit naturelle à l'espèce humaine , 
naturellement les enfants n'en ont point. La pudeur ne 
nait qu'avec la connoissance du mal : et comment les en- 
fants , qui n'ont ni ne doivent avoir cette connoissance , 
auroient-ils le sentiment qui en est l'effet ? Leur donner 
des leçons de pudeur et d'honnêteté , c'est leur apprendre 
qu'il y a des choses honteuses et déshonnétes , c'est leur 
donner un désir secret de connoître ces ehoses-là. TAt ou 
tard ils en viennent à bout , et la première étincelle qui 
touche à l'imagination accélère à coup sûr l'embrasement 
des sens. Quiconque rougit est déjà coupable ; la vraie 
innocence n'a honte de rien. 

Les enfans n'ont pas les mêmes désirs que les hommes; 
mais, sujets comme eux à la malpropreté qui blesse les 
sens, ils peuvent de ce seul assujettissement recevoir les 
mêmes leçons de bienséance. Suivez l'esprit de la nature, 
qui , plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaisirs 
secrets et ceux des besoins dégoûtants, nous inspire les 
mêmes soins à différents âges , tantût par une idée et tan- 
tôt par une autre; à l'homme par la modestie, à l'enfant 
par la propreté. 

Je ne vois qu'un bon moyen de conserver aux enfans 
leur innocence; c'est que tous ceux qui les entourent la 
respectent et l'aiment. Sans cela, toute la retenue dont 
on tâche d'user avec eux se dément tôt ou tard; un sou- 



310 EMILE. 

rire , un c\m d'œîl, un ^gte échappé, leur disent tout ce 
qu^on cherche à leur taire ; il leur «uf&t , pour rapprendre, 
de voir qu^on le leur a voulu cacher. La délicatesse de 
tours et d'expressions dont se servent entre eux les ffeos 
polis, supposant des lumières que les enfents ne doivent 
point avoir , est tout-à-fait déplacée avec eux : mais qpuand 
on honore vraiment leur simplicité, Ton prend aisément, 
en leur parlant, celle des termes qui leur conviennent. Il 
y m une certaine naïveté de langage qui sied et qui platt À 
rinnocence : voilà le vrai ton qui détourne un enfant d'une 
dangereuse curiosité. En lui parlant simplement de tout, 
on ne lui laisse pas soupçonner qu'il reste rien de plus à 
lui dire. En joignant aux mots grossiers les idées déplai- 
santes qui leur conviennent , on étouffe le premier feu de 
rimagination : on ne lui défend pas de prononcer ces mots 
et d'avoir ces idées ; mais on lui donne , sans qu'il y songe , 
de la répugnance à les rappeler. Et combien d'embarras 
cette liberté naïve ne sauve-t-elle point ceux qui , la tirant 
de leur propre cœur, disent toujours ce qu'il faut dire , 
et le disent toujours comme ils l'ont senti! 

Comment se /ont les enfants? Question embarrassante 
qui vient assez naturellement aux enfants , et dont la ré- 
ponse indiscrète ou prudente décide quelquefois de leurs 
mœurs et de leur santé pour toute leur vie. La manière 
la plus courte qu'une mère imagine pour s'en débarrasser 
sans tromper son fils est de lui imposer silence. Cela 
seroit bon si on l'y eût accoutumé de longue main dans 
des questions indifférentes, et qu'il ne soupçonnât pas 
du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle s'en tient 
là. Cest le secret des gens mariés^ lui dîra-t-elle; de petits 
garçons ne doivent point être si curieux. Voilà qui est fort 
bien pour tirer d'embarras la mère : mais qu'elle sache 
que , piqué de cet air de mépris , le petit garçon n'aura 
pas un moment de repos qu'il n'ait appris le secret des 
gens mariés, et qu'il ne tardera pas de l'apprendre. 

Qu'on me permette de rapporter une réponse bien dif- 



LIVRE IV. 311 

ferente que j*aî entendu faire à la tnéme question , et qui 
me firappa d'autant plus , qu'elle partoit d'une femme aussi 
modeste dans ses discours que dans ses maniè<»es , mais 
qui savoit au besoin fouler aux pieds , pour le bien de «on 
fils et pour la vertu , la fausse crainte du blâme et les vains 
propos des plaisants. Il n'y avoit pas long - temps que 
l'enfant avoit jeté par les urines une petite pierre qui lui 
avoit dédiiré l'urètre ; mais le mal passé étoît oublié. Ma- 
man ^ dit le petit étourdi, comment se font les enfants? 
Mon fis ^ répond là mère «ahs hésiter , les femmes les pis- 
sent açec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la "vie. Que 
les fous rient, et que les sois soient scandalisés; mais 
que \es sages cherchent si jamais ils trouveront une ré- 
ponse plus judicieuse et qui aille mieux à ses fins. 

D'abord l'idée d'un besoin naturel et connu de l'enfant 
détourne celle d'une opération mystérieuse. Les idées 
accessoires de la douleur et de la mort couvrent celle-là 
d'un voile de tristesse qui amortit l'imagination et réprime 
la curiosité ; tout porte l'esprit sur les suites de Taccou- 
chement, et non pas sûr ses causes. Les infirmités de la 
nature humaine, des objets dégoûtants, des images de 
souffrance, voilà les éclaircissements où mène cette ré- 
ponse, si la répugnance qu'elle inspire permet à l'enfant 
de les demander. Par où l'inquiétude des désirs aura-t-elle 
occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés P et 
cependant vous voyez que la vérité n'a point été altérée, 
et qu'on n'a point eu besoin d'abuser son élève au lieu de 
l'instruire. 

Vos enfants lisent ; ils prennent dans leurs lectures des 
connoissances qu'ils n'auroient pas s'ils n'avoient point lu. 
S'ils étudient, l'imagination s'allume et s'aiguise dans le 
silence du cabinet. S'ils vivent dans le monde , ils enten- 
dent un jargon bizarre , ils voient des exemples dont ils 
sont frappés : on leur a si bien persuadé qu'ils étoient 
hommes , que , dans tout ce que font les hommes en leur 
présence , ils cherchent aussitôt comment cela peut leur 



312 EMILE. 

convenir : il faut bien que les actions d'autrui leur servent 
de modèle , quand les jugements d'autrui leur servent de 
loi. Des domestiques qu^on fait dépendre d^eux , par con- 
séquent intéressés à leur plaire , leur font leur cour aux 
dépens des bonnes mœurs; des gouvernantes rieuses leur 
tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée 
n^oseroit leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce 
qu'elles ont dit; mais ils n^oublient pas ce qu'ils ont en- 
tendu. Les entretiens polissons préparent les mœurs liber- 
tines : le laquais fripon rend Tenfant débauché ; et le secret 
de Tun sert de garant à celui de Fautre. 

L'enfant élevé selon son Âge est seul. 11 ne connolt d^atta- 
chements que ceux de l'habitude ; il aime sa sœur comme 
sa montre , et son ami comme son chien. Il ne se sent 
d'aucun sexe ^ d'aucune espèce : l'homme et la femme lui 
sont également étrangers; il ne rapporte à lui rien de^ce 
qu'ils font ni de ce qu'ils disent : il ne le voit ni ne l'en- 
tend, ou n'y fait nulle attention; leurs discours ne l'inté- 
ressent pas plus que leurs exemples : tout cela n'est point 
fait pour lui. Ce n'est pas une erreur artificieuse qu'on lui 
donne par cette méthode, c'est l'ignorance de la nature. 
Le temps vient où la même nature prend soin d'éclairer 
son élève ; et c'est alors seulement qu'elle Ta mis en état 
de profiter sans risque des leçons qu'elle lui donne.^ Voilà 
le principe : le détail des règles n'est pas de mon sujet ; 
et les moyens que je propose en vue d'autres objets servent 
encore d'exemples pour celui-ci. 

Voulez-vous mettre l'ordre et la règle dans les passions 
naissantes, étendez l'espace durant lequel elles se déve- 
loppent , afin qu'elles aient le temps de s'arranger à me- 
sure qu'elles naissent. Alors ce n'est pas l'homme qui les 
ordonne, c'est la nature elle-même, votre soin n'est que 
de la laisser arranger son travail. Si votre élève étoit seul , 
vous n'auriez rien à faire ; mais tout ce qui l'environne 
enflamme son imagination. Le torrent des préjuges l'en- 
traine : pour le retenir il faut le pousser en sens contraire. 



LIVRE IV. S13 

Il faut que le sentiment enchatne Timagination, et que la 
raison fasse taire Topinion des hommes. La source de 
toutes les passions est \ai sensibilité , l'imagination déter- 
mine leur pente. Tout être qui sent ses rapports doit être 
affecté quand ces rapports s'altèrent , et qu'il en imagine 
ou qu'il en croit imaginer de plus convenables à sa nature. 
Ce sont les erreurs de l'imagination qui transforment en 
vices les passions de tous les êtres bornés, même des 
anges , s'ils en ont ' : car il faudroit qu'ils connussent la 
nature de tous les êtres, pour savoir quels rapports con- 
viennent le mieux à la leur. 

Voici donc le sommaire de toute la sagesse humaine 
dans l'usage des passions : i** sentir les vrais rapports de 
l'homme tant dans l'espèce que dans l'individu ; 2** ordon- 
ner toutes les affections de l'ame selon ces rapports. 

Mais l'homme est-il maître d'ordonner ses affections 
selon tels ou tels rapports P Sans doute , s'il est maître de 
diriger son imagination sur tel ou tel objet , ou de lui 
donner telle ou telle habitude. D'aiUeurs il s'agit moins 
ici de ce qu'un homme peut faire sur lui-même que de 
ce que nous pouvons faire sur notre élève par le choix 
des circonstances où nous le plaçons. Exposer les moyens 
propres à le maintenir dans l'ordre de la nature , c'est dire 
assez comment il en peut sortir. 

Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu , il 
n'y a rien de moral dans ses actions ; c^ n'est que quand 
elle commence à s'étendre hors de lui, qu'il prend d'abord 
les sentiments , ensuite les notions du bien et du mal, qui 
le constituent véritablement homme , et partie intégrante 
de son espèce. C'est donc à ce premier point qu'il faut 
d'abord fixer nos observations. 

' Variante : s'il y en a. Telle est en effet la leçon du manuscrit 
autographe. On peut croire que Fauteur fut forcé d'y substituer 
s'ils en ont, dans les premières éditions ; mais puisque cette dernière 
leçon se trouve dans l'édition de Genève, il est vraisemblable qu'il 
s'est décidé à la laisser subsister dans le texte , préférablement à la 
première. 



314 EMILE. 

Elles «ont difficiles en ce qpe^ pour les fiure^ il fimt 
rejeter les exemples qui sont sons nos yeux et chercha 
ceux où les développements successifs se font selon Pordre 
de la nature. 

Un enfant façonné, poU, civilisé, qai n'attend tptt la 
puissance de mettre en œuvre les instructions prématn- 
rées qu'il a reçues, ne se trompe jamais sur le moment trà 
cette puissance lui survient. Loin de Fattendre il Fatcé- 
1ère , il donne à sou sang une Fermentation précoce , il 
sait quel doit être Tobjet de ses désirs long-temps même 
avant qu'il les éprouve. Ce n'est pas la nature qui Texcite, 
c'est lui qui la force : elle n'a plus rien à lui apprendre 
en le faisant homme ; il l'étoit par la pensée long - temps 
avant de l'être en effet. 

La véritable marche de la nature est plus gradtrelle et 
plus lente. Peu à peu le sang s'enflamme, les esprits s'é- 
laborent , le tempérament se forme. Le sage ouvrier qui 
dirige la fabrique a soin de perfectionner tous ses instru- 
ments avant de les mettre en œuvre : une longue inquié- 
tude précède les premiers désirs , une longue ignorance 
leur donne le change; on désire sans savoir quoi. Le 
sang fermente et s'agite; une surabondance de vie cher- 
che à s'étendre au dehors. L'œil s'anime et parcourt les 
autres êtres , on commence à prendre intérêt à cetix 
qui nous environnent , on commence à sentir qu'on n'est 
pas fait pour vivre seul : c'est ainsi que le cœur s'ouvre 
aux affections humaines , et devient capable d'attache- 
ment. 

Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soi- 
gneusement est susceptible n'est pas l'amour, c'est Tamitié. 
Le premier acte de son imagination naissante est de lui 
apprendre qu'il a des semblables, et l'espèce l'affecte avant 
le sexe. Voilà donc un autre avantage de l'innocence pro- 
longée ; c'est de profiter de la sensibilité naissante pour 
jeter dans le cœur du jeune adolescent les premières se- 
mences de l'humanité : avantage d'autant plus précieux 



LIVRE IV. 315 

que c'est le seul temps de la vie où. les marnes eoine polis- 
sent avoir un vrai succès. 

J'ai toujours vu que les jeunes ^ns corrompus de 
bonne lieure , et livrés aux femmes et à ia débauche ^ 
étoient inhumains et cruels; la fougue du tempérament les 
rendoit impatients, vindicatifs, furieux : leur imagination , 
pleine d'un seul objet , se refusoit à tout le teste ; ils ne 
connoissoient ni pitié ni miséricorde ; ils auroient sacrifié 
père, mère, et l'univers entier, au moindre de leurs 
plaisirs. Au contraire , un jeune homme élevé dans une 
heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements 
de la nature vers les passions tendres et afPectueuses : son 
cœur compatissant s'émeut sur les peines d^ ses sembla- 
bles ; il tressaillit d'aise quand il revoit son camarade , ses 
bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux 
savent verser des larmes d'attendrissement ; il est sensible 
à la honte de déplaire , au regret d'avoir offensé. Si l'ar- 
deur d'un sang qui s'enflamme le rend vif, emporté , co- 
lère , on voit le moment d'après toute la bonté de son cœur 
dans l'effusion de son repentir ; il pleure , il gémit sur la 
blessure qu'il a faite; il voudroit au prix de son sang ra- 
cheter celui qu'il a versé ; tout son emportement s'éteint , 
toute sa fierté s'humilie devant le sentiment de sa faute. 
Est-il offensé lui-même ; au fort de sa fureur, une excuse, 
un mot le désarme ; il pardonne les torts d'autrui d*aussi 
bon cœur qu'il répare les siens. L'adolescence n'est l'âge 
ni de la vengeance ni de la haine; elle est celui de la com- 
misération , de la clémence , de la générosité. Oui , je le 
soutiens et je ne crains point d'être démenti par l'expé- 
rience , un enfant qui n'est pas mal né , et qui a conservé 
jusqu'à vingt ans son innocence , est à cet âge le plus gé- 
néreux , le meilleur , le plus aimant et le plus aimable des 
hommes. On ne vous a jamais rien dit de semblable ; je le 
crois bien ; vos philosophes , élevés dans toute la corrup- 
tion des collèges , n'ont garde de savoir cela. 

C'est la foiblesse de l'homme qui le rend sociaMe ; ce I 



316 EMILE. 

«ont nos misères communes qui portent nos cœur» à llin- 
manité : nous ne lui devrions rien si nous n^étions pas 
hommes. Tout attachement est un signe d^insuffîsance : si 
chacun de nous n'avoit nul besoin des autres , il ne son- 
geroit guère à s'unir à eux. Ainsi de notre infirmité même 
natt notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un 
être solitaire ; Dieu seul jouit d'un bonheur absolu ; mais 
qui de nous en a Tidée P Si quelque être imparfait pouvoit 
se suffire à lui-même , de quoi jouiroit-il selon nous ? B 
seroit seul , il seroit misérable. Je ne conçois pas que celui 
qui n'a besoin de rien puisse aimer quelque chose : je ne 
conçois pas que celui qui n'aime rien puisse être heureux. 
11 suit de là que nous nous attachons à nos semblables 
moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de 
leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l'identité de 
notre nature et les garants de leur attachement pour nous. 
Si nos besoins communs nous unissent par intérêt , nos 
misères communes nous unissent par affection. L'aspect 
d'un homme heureux inspire aux autres moins d'amour 
que d'envie ; on l'accuseroit volontiers d'usurper un droit 
qu'il n'a pas en se faisant un bonheur exclusif ; et l'amour- 
propre souffre encore en nous faisant sentir que cet homme 
n'a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le 
malheureux qu'il voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudroit 
pas le délivrer de ses maux s'il n'en coùtoit qu'un souhait 
pour cela? L'imagination nous met à la place du misérable 
plutôt qu'à celle de l'homme heureux; on sent que l'un 
de ces états nous touche de plus près que l'autre. La pitié 
est douce , parce qu'en se mettant à la place de celui qui 
souffre on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme 
lui. L'envie est amère , en ce que l'aspect d'un homme 
heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le 
regret de n'y pas être. 11 semble que l'un nous exempte 
des maux qu'il souffre , et que l'autre nous ôte les biens 
1 dont il jouit. 

Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d'un 



LIVRE IV. 317 

jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité 
naissante , et tourner son caractère vers la bienfaisance et 
vers la bonté ; n'allez point faire germer en lui l'orgueil , 
la vanité , l'envie , par la trompeuse image du bonheur des 
hommes ; n'exposez point d'abord à ses yeux la pompe 
des cours , le faste des palais , l'attrait des spectacles ; ne 
le promenez point dans les cercles , dans les brillantes as- 
semblées ; ne lui montrez l'extérieur de la grande société 
qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle-même. 
Lui montrer le monde avant qu'il connoisse les hommes , 
ce n'est pas le former, c'est le corrompre : ce n'est pas 
l'instruire , c'est le tromper. 

Les hommes ne sont naturellement, ni rois, ni grands, ) 
ni courtisans , ni riches ; tous son nés nus et pauvres , 
tous sujets aux misères de la vie , aux chagrins , aux maux , 
aux besoins , aux douleurs de toute espèce ; enfin tous 
sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de 
l'homme; voilà de quoi nul mortel n'est exempt. Com- 
mencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est 
le plus inséparable, ce qui constitue le mieux l'humanité. ^ 

A seize ans l'adolescent sait ce que c'est que souffrir; 
car il a souffert lui-même ; mais à peine sait-il que d'au- 
tres êtres souffrent aussi : le voir sans le sentir n'est pas le 
savoir, et , comme je l'ai dit cent fois, l'enfant n'imaginant 
point ce que sentent les autres , ne connolt de maux que 
les siens : mais quand le premier développement des sens 
allume en lui le feu de l'imagination, il commence à se 
sentir dans ses semblables , à s'émouvoir de leurs plaintes 
et à souffrir de leurs douleurs. C'est alors que le triste 
tableau de l'humanité souffrante doit porter à son cœur le 
premier attendrissement qu'il ait jamais éprouvé. 

Si ce moment n'est pas facile à remarquer dans vos en- 
fants, à qui vous en prenez-vous? Vous les instruisez de 
si bonne heure à jouer le sentiment , vous leur en apprê- 
tiez sitôt le langage, que, parlant toujours' sur le même 
ton , ils tournent vos leçons contre vous-même , et ne vous 



< 



318 EMILE. 

laissent nul moyen de distinguer quand , cessant de mesdr, 
ils commencent à sentir ce qu^ila disent. Mais voyes mon 
Emile; a Fàge où je Fai conduit, il n'a ni senti ni menti. 
A va^ de savoir ce que e'est qu'aimer, il n'a dit à persetnae : 
Je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenanee 
qu'il devoit prendre en entrant dans la chambre de son 
père, de sa mère, ou de son gouverneur malade; on ne 
lui a point montré Fart d'affecter la tristesse qpji'il n'avoil 
pas. U n'a feint de pleurer sur la mort de personne ; par 
il ne sait ce que c'est que mourir. La même insensibilité 
qu'il a dans le cœur est aussi dans ses manières. Indiffé- 
rent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres en* 
fants , il ne prend intérêt à personne ; tout ce qui le dis- 
tingue est qu'il ne veut point paroltre en prendre , et qu'il 
n'est pas faux comme eux. 

Emile , ayant peu réfléchi sur les êtres sensiblea, saura 
tard ce que c'est que souffrir et mourir. Les plaintes et les 
cris commenceront d'agiter ses entrailles, l'aspect du sang 
qui coule lui fera détourner les yeux , les convulsions d'un 
animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse 
avant qu'il sache d'où lui viennent ses beaux mouvements. 
S'il étoit resté stupide et barbare , il ne les auroit pas ; s'il 
étoit plus instruit , il en connoltroit la source : il a déjà 
trop comparé d'idées pour ne rien sentir, et pas assez pour 
concevoir ce qu'il sent. 

Ainsi naît la pitié , premier sentiment relatif qui touche 
le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir . 
sensible et pitoyable , il faut que l'enfant sache qu'U y a 
des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a souffert, 
qui sentent les douleurs qu'il a senties , et d'autres dont 
il doit avoir l'idée, comme pouvant les sentir aussi. En 
effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si 
ce n'est en nous transportant hors de nous et nous iden- 
tifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi 
dire , notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons 
qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas 



LIVRE IV. 319 

dans nous 7 c'est dans lui que nous souffrons. Âixisi lusil ne 
devient sensible que quand son imagination s^'anime et 
commence à le transporter hosa de lui. 

Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante , pour 
la guider ou la suivre dws» sa pente naturelle, qu'avons- 
nous donc à Caire, si pe n.'est d'pl^rir aujeune homme d^çs 
objets sur lesquels puisse agir la force expa^stsive de ^m^ 
cœur, qui le dilatent , qui retendent si|r les autres ét^^ps., 
qui le fassent partout retrouver ho^s de Um,; d'éqs^ter a,vec 
soin ceux qui le resservent, le concentrent, et; tendept le 
ressort du moi humaki; ç'est-à-dire en d'autres ternies, 
d'exciter en lui la honijé^ Thuipanité, la coai^misération, la 
bienfaisance, toutes les passions attirantes et doujçes qui 
plaisent naturellement aux hommes , et d'enipécher d^ 
naître Fenvie, la convoitise , la haine , toutes les passions 
repoussantes et cruelles, qui rendent , pour ainsi dire , 
la sensibilité non seulement nulle , mais négative , et font 
le tourment de celui qui les éprouve ? _J 

Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précé- 
dentes en deux ou trois maximes précises , claires , et fa- 
ciles à saisir. 

PREMIÈRE MAXIME. 

Il n'est pas. d^i^sle cœui: iMunain de se mettire à La place 4^ gens 
qui sont plus heureu:^ que nous» mais seulement de ceux qqi 
soiit plus à plaindre. 

Si Ton trpuve des exceptions % cette mai^ime , eUes sont 
plus apparentes que réelles. Ainsi Ton ne se met pas à la 
place du riche ou du grand auquel qu s'atts^he; même en 
s'attachant sinçèreipent , on ne fait qi^ s'approprier une 
partie de soi^ bien-être, Quelquefois on l'aime dans ses 
malheurs : mais, tant qu'il prospère, il p'a de véritable 
ami que celui qui n'est pas la dupe des apparences , et. qui 
le plaint plus qu'il n^ l'envie, malgré sa prospérité. 

On est touché du bonheur de certains états, par exem- 
ple , de la vie champêtre et pastomle. Le charme de voir 



320 EMILE. 

ce8 bonnes gens heureux n'est point empoisonné par 
Tenvie , on s'intéresse à eux véritablement. Pourquoi cela? 
parce qu'on se sent mattre de descendre à cet état de paix 
et d'innocence , et de jouir de la même félicité : c'est un 
pis-aller qui ne donne que des idées agréables , attendu 
qu'il suffît d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a tou- 
jours du plaisir à voir ses ressources , à contempler son 
propre bien , même quand on n'en veut pas user. 

Il suit de là que , pour porter un jeune homme à l'hu- 
manité , loin de lui faire admirer le sort brillant des au- 
tres , il faut le lui montrer par les côtés tristes , il faut le 
lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, 
il doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les 
traces de personne. 

DEUXIÈME MAXIME. 

On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit 

pas exempt soi-même. 

« Non ignara mali, miseris succurrere disco. » 

JEneid., I, 63o. 

Je ne connois rien de si beau , de si profond , de si tou- 
chant , de si vrai , que ce vers-là. 

Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets ? 
c'est qu'ils comptent de n'être jamais hommes. Pourquoi 
les riches sont-ils si durs envers les pauvres ? c'est qu'ils 
n'ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle 
un si grand mépris pour le peuple ? c'est qu'un noble ne 
sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généra- 
lement plus humains , plus hospitaliers que nous ? c'est 
que , dans leur gouvernement tout- à-fait arbitraire , la 
grandeur et la fortune des particuliers étant toujours pré- 
caires et chancelantes, ils ne regardent point l'abaissement 
et la misère comme un état étranger à eux ' ; chacun peut 

' Gela paroit changer un peu maintenant : les états semblent de- 
venir plus fixes, et les hommes deviennent aussi plus durs. 



LIVRE IV. 32i 

être demain ce qu^est aujourd'hui celui qu'il assiste. Cette 
réflexion , qui revient sans cesse dans les romans orien- 
taux , donne à leur lecture je ne sais qi^oji d'attendrissant; 
que n'a point tout Fapprét de notre sèche morale. 

N'accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut 
de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des 
misérables ; et n'espérez pas }^i ,apprendr,ç à l^s pjiaiujdre, 
s'ij les considère ^cjomngLe lui étant étrangers. Faif^es-lui 
bien comprendre que le sort de ces ^lalheureux pei;i,t être 
le sien, que tous leurs ipjaipx s^wt sous ses pieds^ qi^ 
mille événements imprévus et iné vitales peiiye.nt l'y plç^i- 
ger d'un moment à Tautre. Apprenez-J^i à ne C()n;ipter ^î 
sur la naissance , ni sur la santé , iii sur les riqUçsf e^ ; 
montrez-lui toutes leç vicissitudes de Jla fortune ; cli^er- 
chez-lui les exemples toujours t;;op fré,quepjts 4e gens qijû , 
d'un état plus élevé que le sien , sont ]to](;nbés au dessojijis 
de celui de ces naaliienjreux : que ce s^o^t p^r le.wr fautç oijl 
non , ce n'est pas piaintjeijLant ^e qu,Qi iji esjt question ; ,f ait-i) 
seulement ce que c'est que faute ? N^empiétez jamais s^ar 
l'ordre de ses qonjçi/oiçsauces , et ne r^cljajrez ,que pg^r iqs' 
lumières qui sont à jsa pqrt,ée : ji^l n'a pas fee§oin d'ét;re J5ôrt 
saya^oit pour sejitir que toute lapjrudence humaine i;ie peut 
lui répoudre si d,^s ^nellçureil sera viy;a^t,ou .ipauirajîjt; 
si les douleurs de la néphrétique ne l^ijii ferQn|t jpoJint jgriçf- 
çer ^es ^ej^ts avfu\t la ,nuit ; pi dans un pipis il .ser,^ nche 
ou pauvre,; si dans un an peut-être il ne ramera poj^^t 
sous le nerf de bœuf ^^$ les gfjçre^ d'Alger. Ç^toi^t 
n'allez pa$ lui dii^e tout cela froi^emej^^t ^comçcie ^oj^ ,ca- 
téchisme ; qu'il voie , qu'il sente les çal^poûté^ hum^nes : 
ébranlez , effrayez sop imagination des |]|érils (^ojrijt jtout 
hqmme est sans ^esse .enyirojiné J qv'iJ yoi^ ^autour de lui 
tous ces fiblmes , c^t qu'à vqm.s le,s ent^nc^e décrire, il ^ç 
presse coptre yo\is de peu^ d'y jt^p^eir, |!l|^ou$ le reudron^ 
timide et poltron, diref-v^us. Np.us yjeri^ons ^s^nsla^uij(;^;^ 
mais qu^^t ^ prései^t, con^en^ons pi^r le.i;ejadre hum^p; 
voilà surtout ce qij^i no.u? iflpporte. 

EMILE. T. I. 21 



322 EMILE. 

TROISIËME MAXIME. 

La pitié qu'on a du mal d'autrui ne ae mesure paa sur la quantité 
de ce mal, mais sur le sentiment qu'on prête à ceux qui le 
souffrent. 

On ne plaint un malheureux qu'autant qu^on croit qu^fl 
se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos rnava, 
est plus borné qu'il ne semble ; mais c'est par la mémoire 
qui nous en fait sentir la continuité, c^est par rimagination 
qui les étend sur Favenir , qu'ils nous rendent vraiment à 
plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endur- 
cissent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, 
quoique la sensibilité commune dût également nous iden- 
tifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier 
dans son écurie , parce qu^on ne présume pas qu'en man- 
geant son foin il songe aux coups qu^il a reçus et aux 
fatigues qui l'attendent. On ne plaint pas non plus un 
mouton qu'on voit paître , quoiqu'on sache qu'il sera bien- 
tôt égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas son sort. 
Par extension l'on s'endurcit ainsi sur le sort des honimes; 
et les riches se consolent du mal qu'ils font aux pauvres , 
en les supposant assez stupides pour n'en rien sentir. En 
général je juge du prix que chacun met au bonheur de 
ses semblables par le cas qu'il parolt faire d^eux. Il est na- 
turel qu'on fasse bon marché du bonheur des gens qu^on 
méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques par- 
lent du peuple avec tant de dédain ^ ni si la plupart des 
philosophes affectent de faire Thomme si méchant. 

C'est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui 
n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est pas la 
peine de le compter. L'homme est le même dans tous les 
états : si cela est , les états les plus nombreux méritent le 
plus de respect. Devant celui qui pense , toutes les distinc- 
tions civiles disparoissent; il voit les mêmes passions , les 
mêmes sentiments dans le goujat et dans l'homme illus. 
tre, il n'y discerne que leur langage, qu'un coloris plus ou 



LIVRE IV. 323 

moins apprêté ; et si quelque différence essentielle les 
distingue , elle est au préjudice des plus dissimulés. Le 
peuple se montre tel qu'il est , et n'est pas aimable ; mais 
il faut bien que les gens du monde se déguisent ; s'ils se 
montroient tels qu'ils sont, ils feroient horreur. 

11 y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur 
et de peine dans tous les états ; maxime aussi funeste qu'in- 
soutenable : car, si tous sont également heureux, qu'ai-je 
besoin de m'incommoder pour personne? Que chacun 
reste comme il est : que l'esclave soit maltraité , que l'in- 
firme souffre , que le gueux périsse ; il n'y a rien à gagner 
pour eux à changer d'état. Ils font l'énumération des peines 
du riche , et montrent l'inanité de ses vains plaisirs : quel 
grossier sophisme ! les peines du riche ne lui viennent 
point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fùt-il 
plus malheureux que le pauvre même , il n'est point a 
plaindre , parce que ses maux sont tous son ouvrage , et 
qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du 
misérable lui vient des choses , de la rigueur du sort 
qui s'appesantit sur lui. 11 n'y a point d'habitude qui lui 
puisse ôter le sentiment physique de la fatigue , de l'épui- 
sement , de la faim : le bon esprit ni la sagesse ne servent 
de rien pour l'exempter des maux de son état. Que gagne 
Epictète de prévoir que son mattre va lui casser la jambe? 
la lui casse-t-il moins pour cela? il a par dessus son mal le 
mal de la prévoyance. Quand le peuple seroit aussi sensé 
que nous le supposons stupide , que pourroit-il être autre 
que ce qu'il est ? que pourroit-il faire autre que ce qu'il 
fait ? Etudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous 
un autre langage , ils ont autant d'esprit et plus de bon 
sens que vous. Respectez donc votre espèce; songez qu'elle 
est composée essentiellement de la ^collection des peuples, 
que, quand tous les rois et tous les philosophes en seroient 
ôtés, il n'y parottroit guère, et que les choses n'en iroient 
pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer 
tous les hommes , et même ceux qui les déprisent : faites 

2t. 



324 EMILE. 

en sorte qu'il ne se place dans aucune classe, mais qu^ii se 
retrouve dans toutes : parlez devant lui du genre humais 
avec attendrissement j avec pitié même , mais jsonais a?«^ 
mépris. Homme, ne déshonore point Thomme. 

C'est par ces routes et d'autres semblables , bien con- 
traires à celles qui sont frayées, qu'il convient de pénétrer 
dans le co&ur d'un jeune adolescent pour y exciter les pi^ 
miers mouvements de la nature , le développer et l'étendre 
•ur ses semblables ; à quoi j'ajoute qu'il iqaporte de mél^* 
à ces mouvements le moins d'intérêt personnel qu'il est 
possible ; surtout point de vanité , point d'émulation , point 
de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de 
nous comparer aux autres ; car ces comparaisons ne se 
font jamais ^ans quelque impression de haine contre ceux 
qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre 
propre estime. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter , être :iib 
méchant ou un sot : tâchons d'éviter cette ahemative. Ces 
. passions si dangereuses naîtront t6t ou tard , me dit -on, 
malgré nous. Je ne le nie pas ; chaque dbose a son temps 
et son lieu; je dis seulement qu'on ne doit pas leur aider « 
naître. 

Voilà l'esprit de la méthode qu'il faut se prescrire. Id 
les exemples et les détails sont inutiles , parce qu'ici com- 
mence la division presque infinie des caractères , et que 
chaque exemple que je donnerois ne conviendroit /pas 
peut-être à un sur cent mille. C'est à cet âge aussi que 
commence, dans l'habile maitre, la véritable fonction de 
l'observateur et du philosophe qui sait l'art de sonder les 
cœurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune 
homme ne songe point encore à se contrefaire , et ne Va 
point encore appris , à chaque objet qu'on lui présente on 
voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l'impres- 
sion qu'il eh reçoit : on lit sur son visage tous les mouve- 
ments de son ame : à force de les épier on parvient à les 
prévoir , et enfin à les diriger. 

On remarque en général que le sang, les blessures, les 



LIVRE IV. 325 

eris , les gëmissements , Tappareil des opérations doulou- 
reuses y et tout ce qui porte aux sens des objets de souf<- 
frances , saisit plus tôt et plus généralement tous les 
hommes. L'idée de destruction , étant plu» composée , ne 
frappe pas de même ; Tirnage de la mort touché plus tard 
et plus foiblement , parce que nul n'a par devers soi Vex- 
périence de mourir; il faut avoir vu des cadavres pouv 
sentir les angoisses de» agonisants. Mais quand une fois 
cette image s'est bien formée dans notre esprit ^ il n'y a 
point de spectacle plii$ horrible à nos yeux , soit à cause 
de ridée de destruction totale qu'elle donne alors par les 
sens , soit parce que , sachant que ce moment est iné* 
vitable pour tous les hommes , on se sent plus vivement 
affecté d'une situation à laquelle on est sur de ne pouvoir 
échapper.' 

Ces impressions diverses ont leurs modifications et 
leurs degrés , qui dépendent du caractère particulier de 
chaque individu et de ses habitudes antérieures; mais 
elles sont universelles, et nul n'en est tout-à-fait exempt. 
Il en est de plus tardives et de moins générales , qui sont 
plus propres aux âmes sensibles : ce sont celles qu'on re- 
çoit des peines morales , des douleurs internes, des afElic- 
tions , des langueurs ,- de la tristesse, ll.y a des gens qui 
ne savent être émus que par des cris et des pleurs; les 
longs et sourds gémissements d'uacœur serré de détresse 
ne leur ont jamais arraché des soupirs ; jamais l'aspect 
d'une contenance abattue, d'un visage hâve et plombé, 
d'un œil éteint et qui ne peut plus pleurer, ne les fit 
pleurer eux-mêmes ; les maux de l'ame ne sont rien pour 
eux : ils sont jugés , la leur ne sent rien , n'attendez d'eux 
que rigueur inflexi^e, endurcissement, cruauté. Ils pour- 
ront être intègres et justes, jamais cléments , généreux , 
pitoyables. Je dis qu'ils pourront être justes , si toute- 
fois un homme peut l'être quand il n'est paç miséricor- 
dieux. 

Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par 



326 EMILE. 

cette règle , surtout ceux qui , ayant été élevés comme ils 
doivent Fétre y n^ont aucune idée des peines morales qu^on 
ne leur a jamais fait éprouver; car, encore une fois, ils ne 
peuvent plaindre que les maux qu'ils connoissent ; et cette 
apparente insensibilité , qui ne vient que d'ignorance , se 
change bientôt en attendrissement quand ils commencent 
à sentir quSl y a dans la vie humaine mille douleurs qu'ils 
ne connoissoient pas. Pour mon Emile, s'il a eu de la sim- 
plicité et du bon sens dans son enfance, je suis bien sûr 
qu'il aura de l'ame et de la sensibilité dans sa jeunesse ; 
car la vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse 
des idées. 

Mais pourquoi le rappeler ici P Plus d'un lecteur me 
reprochera sans doute l'oubli de mes premières résolu- 
tions et du bonheur constant que j'avois promis à mon 
élève. Des malheureux , des mourants , des spectacles de 
douleur et de misère ! quel bonheur , quelle jouissance 
pour un jeune cœur qui naît à la vie ! Son triste instituteur, 
qui lui destinoit une éducation si douce , ne le fait naître 
que pour souffrir. Voilà ce qu'on dira : que m'importe ? 
j'ai promis de le rendre heureux , non de faire qu'il parût 
l'être. Est-ce ma faute si , toujours dupe de l'apparence , 
vous la prenez pour la réalité ? 

Prenons deux jeunes gens sortant de la première édu- 
cation et entrant dans le monde par deux portes directe- 
ment opposées. L'un monte tout à coup sur l'Olympe et se 
répand dans la plus brillante société ; on le mène à la cour, 
chez les grands , chez les riches, chez les jolies femmes. 
Je le suppose fêté partout, et je n'examine pas l'effet de 
cet accueil sur sa raison ; je suppose qu'elle y résiste. Les 
plaisirs volent au devant de lui ; tous les jours de nou- 
veaux objets l'amusent ; il se livre à tout avec un intérêt 
qui nous séduit. Vous le voyez attentif , empressé , cu- 
rieux , sa première admiration vous frappe ; vous l'estimez 
content : mais voyez l'état de son ame ; vous croyez qu'il 
jouit ; moi je crois qu'il souffre. 



LIVRE IV. 327 

(Ju*âperçoit-il d'abord en ouvrant les yeux? des multi- 
tudes de prétendus biens qu'il ne connoissoit pas , et dont 
la plupart, n'étant qu'un moment à sa portée , ne semblent 
se montrer à lui que pour lui donner le regret d'en être 
privé. Se promène-t-il dans un palais , vous voyez à son 
inquiète curiosité qu'il se demande pourquoi sa maison 
paternelle n'est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent 
qu'il se compare sans cesse au mattre de cette maison ; et 
tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle 
aiguise sa vanité en la révoltant. S'il rencontre un jeune 
homme mieux mis que lui , je le vois murmurer en secret 
contre l'avarice de ses parents. Est-il plus paré qu'uq autre 
il a la douleur de voir cet autre Feffacer ou par sa nais- 
sance ou par son esprit , et toute sa dorure humiliée de- 
vant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une 
assemblée; s'élève-t-il sur la pointe du pie4 pour être 
mieux vu ; qui est-ce qui n'a pas une disposition secrète à 
rabaisser l'air superbe et vain d'un jeune fat? Tout s'unit 
bientôt comme de concert ; leç regards inquiétants d'un 
homme grave , les mots railleurs d'un caustique , ne tar- 
deront pas d'arriver jusqu'à lui ; et , ne fût-il dédaigné 
que d'un seul homn^e , le mépris de cet homme empoi- 
sonne à l'instant les applaudissements des autres. 

Donnons-lui tout , prodiguons-lui les agréments, le mé- 
rite; qu'il soit bien fait, plein d'esprit, aimable : il sera 
recherché des femmes ; mais en le recherchant avant qu'il 
les aime , elles le rendront plutôt fou qu'amoureux : il aura 
de bonnes fortunes ; mais il n'aura ni transport ni passion 
pour les goûter. Ses désirs toujours prévenus n'ayant ja- 
mais le temps de naître , au sein des plaisirs il ne sent que 
l'ennui de la gène : le sexe fait pour le bonheur du sien le 
dégoûte et le rassasie m^me avant qu'il le connoisse ; s'il 
continue à le voir, ce n'est plus que par vanité ; et quand 
il s'y attacheroit par un goût véritable , il ne sera pas seul 
jeune , seul brillant , seul aimable , et ne trouvera pas tou-» 
jours dans ses maltresses des prodiges de fidélité. 



328 EMILE. 

Je ne dis rien des tracasseries , des trahisons , des ncnr* 
cetirs, des repentirs de toute espèce inséparables d'une 
pareille vie. L'expérience du monde en dégotS^té, on le sait; 
je ne parle que des eùiiilis attachés à la première illusion. 

Quel contraste pour celui qui , renfermé jusqu'ici dans 
le seiii de sa famille et de ses amis , s'est tu Tunique objet 
de toutes leurs attentions , d'entrer tout à coup dans un 
ôrdris de choses où il est compté pour si peu ; dé se trou- 
ver comme noyé dans une sphère étrangère , lui qui fit si 
long-^tetnps le tentre de là dienile ! Que d'affronts , que 
d'humiliations ne faut-il pas qu'il essuie , avant de perdre, 
parmi les inconnus, les préjugés de son importance pris 
ef nourris parmi les siens ! Enfant , tout lui cédoit , tout 
s'iettipressoit autour de lui : jeune homme , il faut qu'il 
cède à tout le monde ; ou, pour peu qu'il s'oublie et con- 
serve ses anciens airs, que de dures leçons Vont le faire 
rentrer en lui-même! L'habitude d'obtenir aiséuient les 
objets de ses désirs le porte à beaucoup désirer, et lui fait 
sentir des privations continuelles. Tout ce qui le flatte le 
tente ; tout ce que d'autres ont , il voudroit l'avoir ; il con- 
voite tout , il porte envie à tout le monde , il voudroit do- 
miner partout; la vanité le ronge, l'ardeur des désirs 
effrénés enflamme son jeune cœur ; la jalousie et la haine 
y naissent avec eux ; toutes les passions dévorantes y. 
prennent à la fois leur essor ; il emporte l'agitation dans 
le tumulte du monde; il la rapporte avec lui tous les soirs; 
il rentre mécontent de lui et des autres ; il s'endort plein 
de mille vains projets , troublé de mille fantaisies , et son 
orgueil lui peint jusque dans ses songes les chiméricpies 
biens dont le désir le tourmente et qu'il ne possédera de 
si vie. Voilà votr^ élève : voyons le mien. 

Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de 
tristesse , le premier retour sUr lui-même est un sentiment 
de plaisir. En voyant 'de combien de maux il est exempt , 
il se sent plus heureux qu'il ne pensoit l'être, il par- 
tage les peines de ses semblaMes ; mais ce partage est vo-^ 



LIVRE IV. 329 

lontaire et dûtix. Il jouit à la fois de la pitié qu^il a pour 
leurs maux , et du bonheur qui l'en exempte ; il se sent 
dans cet état de force qui nous étend au delà de nous ^ et 
nous fait porter ailleurs l'activité superflue à notre bien- 
être. Pour plaindre le mal d'autrui , sans doute il faut le 
connohre, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souf- 
fert , ou qu'on craint de souffrir , on plaint ceux qui souf- 
frent ; mais, tandis qu'on souffre , on ne plaint que soi. Or 
si , tous étant assujettis aux misères de la vie, nul n'accorde 
aux autres que la sensibilité dont il n'a pas actuellement 
besoin pour lui-même , il s'ensuit que la commisération 
doit être un sentiment très doux , puisqu'elle dépose en 
notre faveur, et qu'au contraire un homme dur esttôm- 
joursr malheureux , puisque l'état de son cœur ne lui laisse 
aucune sensiblilé surabondante qu'il puisse accorder aux 
peines d'autrui. 

Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences : 
nous le supposons où il est le moins ; nous le cherchons 
où il ne sanroit être : la gahé n'en est qu'un signe très 
équivoque. Un homme gai n'est souvent qu'un infortuné 
qui cherche à donner le change aux autres et à s'étourdir 
lui-même. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans 
un cercle , sont presque tous tristes et grondeurs chez eux, 
et leurs domestiques portent la peine de l'amusement qu'ils 
donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n'est ni 
gai ni folâtre ; jaloux d'un sentiment si doux , en le goû- 
tant on y pense , on le savoure , on craint de l'évaporer. 
Un homme vraiment heureux ne parle guère et ne rit 
guère : il resserre , pour ainsi dire, le bonheur autour de 
son cœur. Les jeux bruyants , la turbulente joie , voilent les 
dégoûts et l'ennui. Mais la mélanodie est amie de la vo- 
lupté : l'attendrissement et les larmes accompagnent les 
plus douces jouissances, et l'excessive joie elle-même ar- 
rache plutôt des pleurs que des ris. 

Si d'abord la multitude et la variété des amusements pa* 
roît contribuer au bonheur, si l'uniformité d'une vie égal^ 



330 EMILE. 

parolt d'abord ennuyeuse , en y regardant mieux , on trouve, 
au contraire , que la plus douce habitude de Famé consiste 
dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise 
au désir et au dégoût. L'inquiétude des désirs produit la 
curiosité, rinconstance ; le vide des turbulents plaisirs pro- 
duit Tennui. On ne s'ennuie jamais dans son état quand on 
n'en connott point de plus agréable. De tous les hommes 
du monde , les sauvages sont les moins curieux et les moins 
ennuyés ; tout leur est indifférent : ils ne jouissent pas des 
choses , mais d'eux ; ils passent leur vie à ne rien faire , et 
ne s'ennuient jamais. 

L'homme du monde est tout entier dans son masque. 
N'étant presque jamais à lui-même , il y est toujours 
étranger, et mal à son aise quand il est forcé d'y rentrer. 
Ce qu'il est n'est rien , ce qu'il paroit est tout pour lui. 

Je ne puis m'empécher de me représenter, sur le visage 
du jeune homme dont j'ai parlé ci-devant , je ne sais quoi 
d'impertinent, de doucereux, d'affecté, qui déplaît, qui 
rebute les gens unis ; et sur celui du mien , une physio- 
nomie intéressante et simple, qui montre le contente- 
ment , la véritable sérénité de l'âme , qui inspire l'estime , 
la confiance , et qui semble n'attendre que l'épanchement 
de l'amitié pour donner la sienne à ceux qui l'approchent. 
On croit que la physionomie n'est qu'un simple dévelop- 
pement de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je 
penserois qu'outre ce développement , les traits du visage 
d'un homme viennent insensiblement à se former et prendre 
de la physionomie par l'impression fréquente et habituelle 
de certaines affections de Famé. Ces affections se marquent 
sur le visage , rien n'est plus certain ; et quand elles tour- 
nent en habitude , elles y doivent laisser des impressions 
durables. Voilà comment je conçois que la physionomie 
annonce le caractère , et qu'on peut quelquefois juger de 
l'un par l'autre , sans aller chercher des explications 
mystérieuses qui supposent des connoissances que nou3 
n'avons pas. 



LIVRE IV. 331 

Un enfant n'a que deux affections bien marquées , la 
joie et la douleur : il rit ou il pleure ; les intermédiaires ne 
sont rien pour lui ; sans cesse il passe de Fun de ces mou- 
vements à l'autre. Cette alternative continuelle empêche 
qu'ils ne fassent sur son visage aucune impression con- 
stante , et qu'il ne prenne de la physionomie : mais dans 
l'âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement ou 
plus constamment affecté , les impressions plus profondes 
laissent des traces plus difficiles à détruire ; et de l'état ha- 
bituel de l'ame résulte un arrangement de traits que le 
temps rend ineffaçables. Cependant il n'est pas rare de voir 
des hommes changer de physionomie à différents âges. J'en 
ai vu plusieurs dans ce cas ; et j'ai toujours trouvé que 
ceux que j'avois pu bien observer et suivre avoient aussi 
changé de passions habituelles. Cette seule observation , 
bien confirmée, me parolt décisive, et n'est pas déplacée 
dans un traité d'éducation , où il importe d'apprendre 
à juger des mouvements de l'ame par les signes exté- 
rieurs. 

Je ne sais si , pour n^avoir pas appris à imiter des ma- 
nières de convention et à feindre des sentiments qu'il n'a 
pas , mon jeune homme sera moins aimable ; ce n'est pas 
de cela qu'il s'agit ici : je sais seulement qu'il sera plus 
aimant, et j'ai bien de la peine à croire que celui qui n'aime 
que lui puisse assez bien se déguiser pour plaire autant que 
celui qui tire de son attachement pour les autres un nou- 
veau sentiment de bonheur. Mais , quant à ce sentiment 
même , je crois en avoir assez dit pour guider sur ce point 
un lecteur raisonnable, et montrer que je ne me suis pas 
contredit. 

Je reviens donc à ma méthode , et je dis : Quand Tàge 
critique approche , offrez aux jeunes gens des spectacles 
qui les retiennent , et non des spectacles qui les excitent : 
donnez le change à leur imagination naissante par des 
objets qui , loin d'enflammer leurs sens , en répriment l'ac- 
tivité. Eloignez-les des grandes villes j où la parure et 



332 EMILE. 

rhnmôdestie des femmes hâte et prévient les leçons 
de la DAture , où tout présente à leurs yeux des plaisirs 
qu^ils ne doivent connottre que quand ils sauront les 
ehoisir. Ramenez-les dans leurs premières habitation»^ où 
la simplicité champêtre laisse les passions de leur âge se 
développer moins rapidement ; ou si leur goût pour lea 
arts les attache encore à la ville , prévenez en eux , par 
ce goût même , une dangereuse oisiveté. Glioisissez avec 
soin leurs sociétés , leurs occupations , leurs plaisirs : ne 
leur montrez que des tableaux touchants, mais modestes^ 
qui les remuent sans les séduire y et qui nourrissent leur 
sensibilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi qu'il y 
a partout quelques excès à craindre , et que les pas«ion% 
inunodérées font toujours plus dé mal qu'on en yeut 
éviter. 11 ne s'agit pas de faire de votre élève un garde-, 
malade , un frère de la charité , d'affîiger ses regards par 
des objets continuels de douleurs et de souffrances, de 
le promener d'infirme en infirme, d'hôpital en hôpital, 
et de la Grève aux prisons : il faut le toucher et non l'en- 
durcir à l'aspect des misères humaines. Long-temps frappd 
des mêmes spectacles , on n'en sent plus les impressions ; 
rhabitude accoutume à tout; ce qu'on voit trop on ne 
rimagine plus , et ce n'est que l'imagination qui nous fait 
sentir les maux d'autrui : c'est ainsi qu'à force de voir 
mourir et souffrir, les prêtres et les médecins deviennent 
impitoyables. Que votre élève connoisse donc le sort de 
rhomme et les misères de ses semblables ; mais qu'il n'en 
soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien choisi ,^ 
et montré dans un jour convenable , lui donnera pour un 
mois d'attendrissement et de réflexions. Ce n'est pas tant 
ce qu'il voit, que son retour sur ce qu'il a vu , qui déter- 
mine le jugement qu'il en porte, et l'impression durable 
qu'il reçoit d'un objet lui vient moins de l'objet même , 
que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappe- 
ler. C'est ainsi qu'en ménageant les exemples , les leçons , 
les images, vous émousserez long-temps l'aiguillon des sens,. 



LIVRE IV. 333 

et donnerez le change à la nature en suivant ses propres 
directions. 

A mesure qu'il acquiert des lumières , choisissez des 
idées qui s^ rapportent; àmesurequeses désirs s'allument, 
choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux 
militaire, qui s'est disdngiaé par ses mœnrs autant que par 
son courage, m'a raconté que dans sa première jeunesse, 
son père, homme de sens^ mais très dévot, voyant son 
tempérament naissant le livrer aux femmes, n'épargna 
rien pour le contenir; mais enfin ^ m^algré tous ses soins , 
le sentant prêt à lui édhapper, il s'avisa de le mener dans 
un hôpital de vércdés , et, sans le prévenir de rî«n, le fit 
entrer dans une salle où une troupe de ces malheureux 
expioient , par un traitement effn^able , le <lésorA[^ qui 
les y avoit exposés. A ce hideux aspect, qui révoltoît à la 
fois tous les sens , le jeune homme feiHit à se trouver mal. 
« Ya , misérable débauché , lui dit alors le père d'un ton 
«véhément, suis le vil penchant qui t^.entralne; bientôt 
ce tu seras trop heureux d'être adnûsdans cette salle , où, 
a victime des plus infâmes douleurs , ta forceras ton père 
a à remercier Dieu de ta mort, d 

Ce peu de mots, joints à l'énergique tableau qui frap- 
poit le jeune homme , lai firent une impression qui ne 
s'efFaça jamais. Gondanmé par son état à passer sa jeu* 
nesse dans des garnisons, il aima mieux essuyer toutes 
les railleries «de ses camarades que d'imiter leur liberti- 
nage, a. J'ai été homme, me ditril, j'ai eu des foiblesses;inais 
« parvenu jusqu'à mon Âge , je n'ai jamais pu voir une fille 
«publique sans horreur. 9 Maître , peu de discours; mais 
apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis 
donnez -toutes vos leçons en .exemples , et soyez sûr >de 
leur effet. 

L'emploi de Tenfance est peu de chose : le mal qui s'y 
glisse n'est point sans remède; et le bien qui s'y fait peut 
venir plus tard. Mais il n^en est pas ainsi du premier âge 
où l'homme commence véritablement à vivre. Cet âge ne 



334 EMILE. 

dure jamais assez pour Fusage qu'on en doit faire, et son 
importance exige une attention san^s relâche : voilà pour- 
quoi jUnsiste sur Fart de le prolonger. Un des meilleurs 
préceptes de la bonne culture est de tout retarder tant 
qu'il est possible. Rendez les progrès lents et sûrs ; empê- 
chez que Tadolescent ne devienne homme au moment où 
rien ne lui reste à faire pour le devenir. Tandis -que le 
corps croit, les esprits destinés à donner du baume au 
sang et de la force aux fibres se forment et s'élaborent. 
Si vous leur faites prendre un cours différent , et que ce 
qui est destiné à perfectionner un individu serve à la for- 
mation d'un autre , tous deux restent dans un état de foi- 
blesse , et l'ouvrage de la nature demeure imparfait. Les 
opérations de l'esprit se sentent à leur tour de cette alté- 
ration ; et l'ame , aussi débile que le corps , n'a que des 
fonctions foibles et languissantes. Des membres gros et 
robustes ne font ni le courage ni le génie ; et je conçois 
que la force de l'ame n'accompagne pas celle du corps, 
quand d'ailleurs les organes de la communication des deux 
substances sont mal disposés. Mais , quelque bien dispo- 
sés qu'ils puissent être , ils agiront toujours foiblement , 
s'ils n'ont pour principe qu'un sang épuisé , appauvri et 
dépourvu de cette substance qui donne de la force et du 
jeu à tous les ressorts de la machine. Généralement on 
aperçoit plus de vigueur d'ame dans les hommes dont les 
jeunes ans ont été préservés d'une corruption prématurée, 
que dans ceux dont le désordre a commencé avec le pou- 
voir de s'y livrer ; et c'est sans doute une des raisons 
pourquoi les peuples qui ont des mœurs surpassent ordi- 
nairement en bon sens et en courage les peuples qui n'en 
ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne sais quelles 
petites qualités déliées, qu'ils appellent esprit, sagacité, 
finesse ; mais ces grandes et nobles fonctions de sagesse 
et de raison qui distinguent et honorent l'homme par de 
belles actions, par des vertus, par des soins véritable- 
ment utiles , ne se trouvent guère que dans les premiers. 



LIVRE ÏV. 335 

Les maîtres se plaignent que le feu de cet kge rend la 
jeunesse indisciplinable , et je le vois : mais n'est-ce pas 
leur faute? Sitôt qu*ils ont laissé prendre à ce feu son 
cours par les sens, ignorent-ils qu'on ne peut plus lui en 
donner un autre ? Les longs et froids sermons d'un pédant 
effaceront-ils dans l'esprit de son élève l'image des plaisirs 
qu'il a conçus ? banniront-ils de son cœur les désirs qui le 
tourmentent? amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament 
dont il sait l'usage? ne s'irritera-t-il pas contre les obstacles 
qui s'opposent au seul bonheur dont il ait l'idée ? Et, dans 
la dure loi qu'on lui prescrit sans pouvoir la lui faire en- 
tendre , que verra-t-il , sinon le caprice et la haine d'un 
homme qui cherche à le tourmenter? Est-il étrange qu'il 
se mutine et le haïsse à son tour? 

Je conçois bien qu'en se rendant facile on peut se 
rendre plus supportable , et conserver une apparente au- 
torité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert l'autorité qu'on 
ne garde sur son élève qu'en fomentant les vices qu'elle 
devroit réprimer ; c'est comme si , pour calmer un cheval 
fougueux , l'écuyer le faisoit sauter dans un précipice. 

Loin que ce feu de l'adolescent soit un obstacle à l'édu- 
cation , c'est par lui qu'elle se consomme et s'achève ; c'est 
lui qui vous donne une prise sur le cœur d'un jeune homme, 
quand il cesse d'être moins fort que vous. Ses premières 
affections sont les rênes avec lesquelles vous dirigez tous 
ses mouvements : il étoit libre, et je le vois asservi» Tant 
qu'il n'aimoit rien , il ne dépendoit que de lui-même et de 
ses besoins ; sitêt qu'il aime , il dépend de ses attachements. 
Ainsi se forment les premiers liens qui l'unissent à son es- 
pèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité naissante, ne croyez 
pas qu'elle embrassera d'abord tous les hommes , et que 
ce mot de genre humain signifiera pour lui quelque chose. 
Non, cette sensibilité se bornera premièrement à ses sem- 
blables ; et ses semblables ne seront point pour lui des 
inconnus , mais ceux avec lesquels il a des liaisons , ceux 
que l'habitude lui a rendus chers ou nécessaires , ceux qu'il 



336 EMILE. 

voit évidemment avoir avec lui des manières de penser et 
de seiitir communes , ceux qu^il voit exposés aux peines 
qu^il a souffertes et sensibles aux plaisirs (ju^il a goûtés , 
ceux, en un mot, en qui Tidentité de nature plus mani- 
festée lui donne une plus grande disposition à s^aimer. Ce 
ne sera qu'après avoir cultivé son naturel en mille ma- 
nières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments 
et sur ceux quUl pbseryera dans les autres , qu'il pourra 
parvenir à généraliser ses notions individuelles spus Fidée 
abstrai^te dtxumanité , et joindre à ses affections paurticu- 
Uères celles qui peuvent Tidentifier avec son espèce. 

En devenant capable d'attachement , il devient sensi]^e 
à celui des autres ' , et par là même attentif aux signes àe 
cet attachement. Voyez-vous qudi nouvel empire y/oais allez 
acquérir sur lui ? Que de chaînes vous avez mises autour 
de son cœur avant qu'il s'en aperçût ! Que ne sentira-t-Jl 
point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il Tcrxa Qe 
que vous avez fait pour lui ; quand il pourra se con;yparer 
aux autres jeunes gens de son âge , et vous comparer aux 
autres gouverneurs ! Je dis quand il le verra , mais garde;c- 
vous de le lui dire ; si vous le lui dites , il ne le verra plus. 
Si vous exigez de lui de l'obéissance en retour des soins 
que vous lui avez rendus , il croira que vous l'avez surprix : 
îi se dira qu'en feignant de l'obliger gratuitement vous avez 
prétendu le charger d'une dette , et le lier par un cont,rat 
auquel.il n'a point consenti. En vain vous ajouterez que ce 
que vous exigez de lui n'est que pour lui-ménoue : vous exi- 
gez eopdfin , et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait 
sans son aveu. Quand un malheureux prend l'argent qu'on 
feint: de lui donner, et se trouve enrèlé malgré lui , vous 
criez à l'injustice : n'êtes- vous pas plus injuste encore de 

* L*attachement peut se passer de retour , jamais Tamitié ; elle est 
un échange, une contrat comme les autres, mais, elle est le jfdus 
saiot de tous. Le mot d!ami n'a point d'autre corrélatif que lui- 
même. Tout homme qui ii'est pas Pami de son ami est très sûrement 
un fourbe ; car ce n'est qu'en rendant ou feignant de rendre l'amitié 
qu'on peut l'obtenir. 



LIVRE IV. 337 

demander à votre élève le prix des soins cpx^d n'a point 
acceptés ? 

L'ingratitude seroit plus rare si les bienfaits à usure 
étoient moins communs. On aime ce qui nous fait du bien; 
c'est un sentiment si naturel! L'ingratitude n'est pas dans 
le cœur de l'homme , mais l'intérêt y est : il y a moins d'obli- 
gés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me ven- 
dez vos dons , je marchanderai sur le prix ; mais si vous 
feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot , vous 
usez de fraude : c'est d'être gratuits qui les rend inesti- 
mables. Le cœur ne reçoit des lois que de lui-même ; en 
voulant l'enchaîner on le dégage ; on l'enchaine en le lais- 
sant libre. 

Quand le pêcheur amorce l'eau, le poisson vient, et 
reste autour de lui sans défiance ; mais quand , pris à l'ha- 
meçon caché sous l'appât , il sent retirer la ligne , il tâche 
de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur ? Le poisson est-il 
l'ingrat? Voit-on jamais qu'un homme oublié par son bien- 
faiteur l'oublie? Au contraire, il en parle toujours avec 
plaisir, il n'y songe point sans attendrissement : s'il trouve 
occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu'il 
se ressouvient des siens , avec quel contentement intérieur 
il satisfait alors sa gratitude! avec quelle douce joie il se 
fait reconnoltre ! avec quel transport il lui dit : Mon tour 
est venu! Voilà vraiment la voix de la nature, jamais un 
vrai bienfait ne fit d'ingrat. 

Si donc la reconnoissance est un sentiment naturel , et 
que vous n'en détruisiez pas l'effet par votre faute , as- 
surez-vous que votre élève , commençant à voir le prix de 
vos soins , y sera sensible , pourvu que vous ne les ayez 
point mis vous-même à prix , et qu'ils vous donneront dans 
son cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais , 
avant de vous être bien assuré de cet avantage , gardez de 
vous l'ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter 
vos services , c'est les lui rendre insupportables ; les ou- 
blier, c'est l'en faire souvenir. Jusqu'à ce qu'il soit temps 

ÉUILB. T. I. 22 



338 EMILE. 

de le traiter en homme , qu'il ne soit jamais question de 
ce qu'il vous doit, mais de ce qu'il se doit. Pour le rendre 
docile laissez-lui toute sa liberté : dérobez-vous pour qu'il 
vous cherche ; élevez son ame au noble sentiment de la 
reconnoissance , en ne lui parlant jamais que de son in- 
térêt. Je n'ai point voulu qu'on lui dit que ce qu'on faisoit 
étoît pour son bien /avant qu'il fût en état de l'entendre; 
dans ce discours il n'eût vu que votre dépendance , et il 
ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu'il 
commence à sentir ce que c'est qu'aimer, il sent aussi quel 
doux lien peut unir un homme à ce qu'il aime ; et , dans 
le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse , il ne voit 
plus l'attachement d'un esclave, mais l'affection d'un ami. 
Or rien n'a tant de poids sur le cœur humain que la voix 
de l'amitié bien reconnue ; car on sait qu'elle ne nous parle 
jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu'un ami 
se trompe, mais non qu'il veuille nous tromper. Quel- 
quefois on résiste à ses conseils , mais jamais on ne les 
méprise. 

Nous entrons enfin dans l'ordre moral : nous venons 
de faire un second pas d'homme. Si c'en étoit ici le lieu, 
j'essaierois de montrer comment des premiers mouve- 
ments du cœur s'élèvent les premières voix de la con- 
science , et comment des sentiments d'amour et de haine 
r naissent les premières notions du bien et du mal : je ferois 
voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots 
abstraits, de purs êtres moraux formés par l'entendement , 
mais de véritables affections de Famé éclairée par la rai- 
son , et qui ne sont qu'un progrès ordonné de nos affec- 
tions primitives ; que , par la raison seule , indépendam- 
ment de la conscience, on ne peut établir aucune loi 
naturelle ; et que tout le droit de la nature n'est qu'une 
chimère , s'il n'est fondé sur un besoin naturel au cœur 
humain'. Mais je songe que je n'ai point à faire ici des 

' Le précepte même d'agir avec autrui comme nous voulons qu'on 
agisse avec nous n'a de vrai fondement que la conscience et le sen- 



LIVRE IV. 339 

traités de métaphysique et de morale , ni des cours d'étude 
d'aucune espèce; il me suffît de marquer Tordre et le 
progrès de nos sentiments et de ïios connoissances relati- 
vement à notre constitution. D'autres démontreront peut- 
être ce que je ne fais qu'indiquer ici. 

Mon Emile n'ayant jusqu'à présent regardé que lui- 1 
même, le premier regard qu'il jette sur ses semblables le 
porte à se comparer avec eux; et le premier sentiment 
qu'excite en lui cette comparaison est de désirer la pre- 
mière place. Voilà le point où l'amour de soi se change 
en amour-propre , et où commencent à naître toutes les 
passions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles ( 
de ces passions qui domineront dans son caractère seront 
humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce se- 
ront des passions de bienveillance et de commisération , 
ou d'envie et de convoitise, il faut savoir à quelle place 
il se sentira parmi les hommes , et quels genres d'obstacles 
il pourra croire avoir à vaincre pour parvenir à celle qu'il 
veut occuper. 

Pour le guider dans cette recherche , après lui avoir 
montré les hommes par les accidents communs à l'espèce, 
il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. 

timent ; car où est la raison précise (Tagir étant moi comme si j'étois 
un autre , surtout quand je suis moralement sur de ne jamais me 
trouver dans le même cas? et qui me répondra qu'en suivant bien 
fidèlement cette maxime j'obtiendrai qu'on la suive de même avec 
moi? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre 
injustice; il est bien aise que tout le monde soit juste, excepté lui. 
Cet accord-là, quoi qu'on en dise, n'est pas fort avanta^ux aux 
gens de bien. Mais quand la force d'une ame expansive m'identifie 
avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en lui, c'est 
pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre ; je m'intéresse 
à lui pour l'amour de moi , et la raison du précepte est dans la na- 
ture elle-même , qui m'inspire le désir de mon bien-être en quelque 
lieu que je me sente exister; d'où je conclus qu'il n'est pas vrai 
que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison 
seule, ils ont une base plus solide et plus sure. L'amour des hommes 
dérivé de l'amour de soi est le principe de la justice humaine. Le 
sommaire de toute la morale est donné dans l'Évangile par celui 
de la loi. 

22. 



340 EMILE. 

Ici vient la mesure de Tinégalité naturelle et civile, et le 
tableau de tout Tordre social. 
r il faut étudier la société par les hommes , et les hommes 
par la société : ceux qui voudront traiter séparément h 
politique et la morale nVntendront jamais rien à aucune 
des deux. £n s^attachant d^abord aux relations primitives, 
on voit comment les hommes en doivent être affectés, et 
quelles passions en doivent naitre : on voit que c^est réci- 
proquement par le progrès des passions que ces relations 
se multiplient et se resserrent. G^est moins la force des 
bras que la modération des cœurs qui rend les honunes 
indépendants et libres. Quiconque désire peu de choses 
tient à peu de gens; mais, confondant toujours nos vains 
désirs avec nos besoins physiques , ceux qui ont fait de 
ces derniers les fondements de la société humaine ont 
toujours pris les effets pour les causes , et n^ont fait que 
s'égarer dans tous leurs raisonnements. 

Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et 
indestructible , parce qu'il est impossible dans cet état que 
la seule différence d'homme à homme soit assez grande 
pour rendre l'un dépendant de l'autre. Il y a dans l'état 
civil une égalité de droit chimérique et vaine , parce que 
les moyens destinés à la maintenir servent eux - mêmes à 
la détruire , et que la force publique ajoutée au plus fort 
pour opprimer le foible rompt l'espèce d'équilibre que la 
nature avait mis entre eux'. De cette première contradic- 
tion découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre 
civil entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude 
sera sacrifiée au petit nombre , et l'intérêt public à l'intérêt 
particulier ; toujours ces noms spécieux de justice et de 
subordination serviront d'instruments à la violence et d'ar- 
mes à l'iniquité : d'où il suit que les ordres distingués qui 
se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu'à 

» L'esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser tou- 
jours le fort contre le foible , et celui qui a contre celui qui n'a rien : 
cet inconvénient est inévitable; et il est sans exception. 



LIVRE lY. 341 

eux-mêmes aux dépens des autres; par où Ton doit juger 
de la considération qui leur est due selon la justice et selon 
la raison. Reste à voir si le rang qu^ils se sont donné est 
plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent, pour 
savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son 
propre sort. Voilà maintenant l'étude qui nous importe ; 
mais , pour la bien faire , il faut commencer par connoltre 
le cœur humain. 

S'il ne s'agissoit que de montrer aux jeunes gens 
l'homme par son masque , on n'auroit pas besoin de le 
leur montrer , ils le verroient toujours de reste ; mais , 
puisque le masque n'est pas l'homme, et qu'il ne faut pas 
que son vernis les séduise , en leur peignant les hommes , 
peignez-les-leur tels qu'ils sont , non pas afin qu'ils les 
haïssent , mais afin qu'ils les plaignent et ne leur veuillent 
pas ressembler. C'est, à mon gré, le sentiment le mieux 
entendu que l'homme puisse avoir sur son espèce. 

Dans cette vue , il importe ici de prendre une route 
opposée à celle que nous avons suivie jusqu'à présent , et 
d'instruire plutôt le jeune homme par l'expérience d'au- 
trui que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les 
prendra en haine; mais si , respecté d'eux, il les voit se 
tromper mutuellement , il en aura pitié. Le spectacle du 
monde , disoit Pythagore , ressemble à celui des jeux 
olympiques : les uns y tiennent boutique et ne songent 
qu'à leur profit ; les autres y paient de leur personne et 
cherchent la gloire : d'autres se contentent de voir les 
jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires. 

Je voudrois qu'on choisit tellement les sociétés d'un 
jeune homme , qu'il pensât bien de ceux qui vivent avec 
lui ; et qu'on lui apprit à si bien connoltre le monde , qu'il 
pensât mal de tout ce qui s'y fait. Qu'il sache que l'homme I 
est naturellement bon, qu'il le sente, qu'il juge de son 
prochain par lui-même ; mais qu'il voie comment la société 
déprave et pervertit les hommes ; qu'il trouve dans leurs 
préjugés la source de tous leurs vices ; qu'il soit porté à 



342 EMILE. 

estimer chaque individu , mais qu^il méprise la multitude; 
qu'il voie que tous les hommes portent à peu près le même 
masque, mais qu'il sache aussi qu'il y a des visages plus 

. Jiieaux que le masque qui les couvre. 

Cette méthode, il faut l'avouer, a ses inconvénients et 
n'est pas facile dans la pratique ; car , s'il devient obser- 
vateur de trop bonne heure, si vous l'exercez à épier de 
trop près les actions d'autrui , vous le rendrez médisant et 
satirique, décisif et prompt à juger : il se fera un odieux 
plaisir de chercher à tout de sinistres interprétations , et 
à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il s'ac- 
coutumera du moins au spectacle du vice, et à voiries 
méchants sans horreur, comme on s'accoutume à voir les 
malheureux sans pitié. Bientôt la perversité générale lui 
servira moins de leçon que d'excuse : il se dira que si 
l'homme est ainsi , il ne doit pas vouloir être autrement. 

Que si vous voulez l'instruire par principe et lui faire 
connoltre avec la nature du cœur humain l'application des 
causes externes qui tournent nos penchants en vices , en 
transportant ainsi tout d'un coup des objets sensibles aux 
objets intellectuels , vous employez une métaphysique 
qu'il n'est point en état de comprendre; vous retombez 
dans l'inconvénient évité si soigneusement jusqu'ici de lui 
donner des leçons qui ressemblent à des leçons , de sub- 
stituer dans son esprit l'expérience et l'autorité du maître 
à sa propre expérience et au progrès de sa raison. 

Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour mettre 
le cœur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien,^ 
je voudrois lui montrer les hommes au loin ; les lui mon- 
trer dans d'autres temps ou dans d'autres lieux , et de 

^ sorte qu'il pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. 

\ Voilà le moment de l'histoire ; c'est par elle qu'il lira dans 
les cœurs sans les leçons de la philosophie ; c'est par elle 
qu'il les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans 
passions , comme leur juge, non comme leur complice ni 
comme leur accusateur. 



LIVRE IV. 343 - 

Pour connoitre les hommes il faut les voir agir. Dans le 
monde on les entend parler ; ils montrent leurs discours 
et cachent leurs actions : mais dans Fhistoire elles sont 
dévoilées, et on les juge sur les faits. Leurs propos même 
aident à les apprécier ; car , comparant ce qu41 font à ce 
qu'ils disent, on voit à la fois ce qu'ils sont et ce qu'ils 
veulent paroitre : plus ils se déguisent, mieux on les 
connolt. 

Malheureusement cette étude a ses dangers , ses incon- 
vénients de plus d'une espèce. Il est difficile de se mettre 
dans un point de vue d'où l'on puisse juger ses sem- 
blables avec équité. Un des grands vices de l'histoire est 
qu'elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais 
côtés que par les bons : comme elle n'est intéressante que 
parles révolutions, les catastrophes, tant qu'un peuple 
croit et prospère dans le calme d'un paisible gouverne- 
ment , elle n'en dit rien ; elle ne commence à en parler 
que quand , ne pouvant plus se suffire à lui-même , il 
prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre 
part aux siennes ; elle ne l'illustre que quand il est déjà 
sur son déclin : toutes nos histoires conunencent où elles 
devroient finir. Nous avons fort exactement celle des 
peuples qui se détruisent; ce qui nous manque est celle des 
peuples qui se multiplient; ils sont assez heureux et assez 
sages pour qu'elle n'ait rien à dire d'eux >»et en effet nous 
voyons, même de nos jours, que les gouvernements qui 
se conduisent le mieux sont ceux dont on parle le moins. 
Nous ne savons donc que le mal ; à peine le bien fait-il 
époque. Il n'y a que les méchants de célèbres , les bons 
sont oubliés ou tournés en ridicule; et voilà comment 
l'histoire, ainsi que la philosophie, calonmie sans cesse le 
genre humain. 

De plus , il s*en faut bien que les faits décrits dans l'his- 
toire ne soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu'ils 
sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l'his- 
torien , ils se moulent sur ses intérêts , ils prennent la 



344 EMILE. 

teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exacte- 
ment le lecteur au lieu de la scène pour avoir un événe- 
ment tel qu'il s'est passé ? L'ignorance ou la partialité dé- 
guise tout. Sans altérer même un trait historique , en éten* 
dant ou resserrant des circonstances qui s'y rapportent , 
que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un 
même objet à divers points de vue, à peine paroltra-t-il le 
même , et pourtant rien n'aura changé que l'œil du spec- 
tateur. Suffit-il , pour l'honneur de la vérité , de me dire 
un fait véritable en me le faisant voir tout autrement qu'il 
n'est arrivé? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, 
un rocher à droite pu à gauche, un tourbillon de poussière 
élevé par le vent , ont décidé de l'événement d'un combat 
sans que personne s'en soit aperçu ! Gela empéche-t-il que 
l'historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la vic- 
toire avec autant d'assurance que s'il eût été partout? Or, 
que m'importent les faits en eux-mêmes, quand la raison 
m'en reste inconnue? et quelles leçons puis-je tirer d'un 
événement dont j'ignore la vraie cause ? L'historien m'en 
donne une , mais il la controuve ; et la critique elle-même , 
dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, 
Tart de choisir entre plusieurs mensonges celui qui res- 
semble le mieux à la vérité. 

N'avez-vous jamais lu Cléopâtre ou Gassandre * , ou d'au- 
tres livres de cette espèce ? L'auteur choisit un événement 
connu ; puis , l'accommodant à ses vues , l'ornant de dé- 
tails de son invention , de personnages qui n'ont jamais 
existé , et de portraits imaginaires , entasse fictions sur 
fictions pour rendre sa lecture agréable. Je vois peu de 
différence entre ces romans et vos histoires , si ce n'est que 
le romancier se livre davantage à sa propre imagination , 
et que l'historien s'asservit plus à celle d'autrui ; à quoi 
j'ajouterai , si l'on veut , que le premier se propose un objet 
moral , bon ou mauvais , dont l'autre ne se soucie guère. 

» Romans de La Calprenède , le premier en douze volume», le 
•econd en dix volumes in- 8°. 



LIVRE IV. 345 

On me dira qae la fidélité de Thistoire intéresse moins 
que la vérité des mœurs et des caractères ; pourvu que le 
cœur humain soit bien peint , il importe peu que les évé- 
nements soient fidèlement rapportés : car, après tout , 
ajoute-t-on , que nous font des faits arrivés il y a deux 
mille ans ? On a raison , si les portraits sont bien rendus 
d'après nature ; mais si la plupart n'ont leur modèle que 
dans rimagination de Thistorien , n'est-ce pas retomber 
dans l'inconvénient qu'on vouloit fuir, et rendre à l'auto- 
rité des écrivains ce qu'on veut ôter à celle du maître ? 
mon élève ne doit voir que des tableaux de fantaisie , 
j'aime mieux qu'ils soient tracés de ma main que d'une 
autre ; ils lui seront du moins mieux appropriés. 

Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui 
jugent. Les faits! les faits 1 et qu'il juge lui-même; c'est 
ainsi qu'il apprend à connoltre les hommes. Si le juge- 
ment de l'auteur le guide sans cesse , il ne fait que voir 
par l'œil d'un autre ; et quand cet œil lui manque , il ne 
voit plus rien. 

Je laisse à part l'histoire moderne, non seulement parce 
qu'elle n'a plus de physionomie et que nos hommes se 
ressemblent tous , mais parce que nos historiens , unique- 
ment attentifs à briller, ne songent qu'à faire des portraits 
fortement coloriés, et qui souvent ne représentent rien '. 
Généralement les anciens font moins de portraits , mettent 

« Voyez Davila , Guicciardini , Strada , Solis , Machiavel , et quel- 
quefois De Thou lui-même. Vertot est presque le seul qui savoit 
peindre sans faire de portraits *. ' 

* Davila , né aux enyirons de Padoue » long-temps attaché à Catherine de Mé- 
dicis, est mort en i63i : il est auteur d'une Histoire des Guerres cit^iles de France 
sous François II, Charles IX, Henri III et Henri IV, écrite en italien et traduite 
en françois. ( Paris, 1757; 3 vol. in-4*'.) 

Guicciardini, plus connu en France sous le nom de Ouichardin, né à Flo- 
rence, mort en i54o, auteur de V Histoire des Guerres d'Italie , de 1490 à 1534) 
traduite en françois. {Paris, 1738; 3 vol. in-40.) 

Strada , jésuite romain , mort en 16499 auteur de V Histoire des Pays-Bas, écrite 
en latin , traduite en françois. ( Bruxelles, 4 ▼ol. in-12. ) 

Solis , Espagnol , poëte et historien, mort en 1686, auteur d*une Histoire de 
la Conquête du Mexique, traduite en françois. {Paris, 1692; a voLin-ia.) 



346 EMILE. 

moins d^esprit et plus de sens dans leurs jugements; 
encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire, et il 
ne faut pas d^abord prendre les plus judicieux , mais les 
plus simples. Je ne voudrois mettre dans la main d^nn 
jeune homme ni Polybe ni Salluste; Tacite est le livre des 
vieillards, les jeunes gens ne sont pas faits pour Tentendre 
il faut apprendre à voir dans les actions humaines les pre- 
miers traits du cœur de Thomme, avant d^en vouloir 
sonder les profondeurs ; il faut savoir bien lire dans les 
faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en 
maximes ne convient qu'à Texpérience. La jeunesse ne 
doit rien généraliser; toute son instruction doit être en 
règles particulières. 

Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des historiens. 
11 rapporte les faits sans les juger : mais il n'omet aucune 
des circonstances propres à nous en faire juger nous- 
mêmes. 11 met tout ce qu'il raconte sous les yeux du lec- 
teur : loin de s'interposer entre les événements et les lec- 
teurs , il se dérobe ; on ne croit plus lire , on croit voir. 
Malheureusement il parle toujours de guerre , et l'on ne 
voit presque dans ses récits que la chose du monde la 
moins instructive , savoir des combats. La Retraite des dix 
mille et les Commentaires de César ont à peu près la même 
sagesse et le même défaut. Le bon Hérodote , sans portraits , 
sans maximes, mais coulant, naïf, plein de détails les plus 
capables d'intéresser et de plaire , seroit peut-être le meil- 
leur des historiens , si ces mêmes détails ne dégénéroient 
souvent en simplicités puériles , plus propres à gâter le 
goût de la jeunesse qu'à le former : il faut déjà du discer- 
nement pour le lire. Je ne dis rien de Tite-Live , son tour 
viendra ; mais il est politique , il est rhéteur, il est tout ce 
qui ne convient pas à cet âge. 

L'histoire en général est défectueuse , en ce quelle ne 
tient registre que de faits sensibles et marqués , qu'on peut 
fixer par des noms , des lieux , des dates ; mais les causes 
lentes et progressives de ces faits , lesquelles ne peuvent 



LIVRE IV. 347 

s^assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve 
souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d^une 
révolution qui , même avant cette bataille , étoit déjà de- 
venue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester 
des événements déjà déterminés par des causes morales 
que les historiens savent rarement voir. 

L^esprit philosophique a tourné de ce côté les réflexions 
de plusieurs écrivains de ce siècle ; mais je doute que la 
vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes s'étant 
emparée d'eux tous, nul ne cherche à voir les choses comme 
elles sont, mais comme elles s'accordent avec son système. 

Ajoutez à toutes ces réflexions que Thistoire montre bien 
plus les actions que les hommes , parce qu'elle ne saisit 
ceux-ci que dans certains moments choisis , dans leurs vê- 
tements de parade ; elle n'expose que l'homme public qui 
s'est arrangé pour être vu : elle ne le suit point dans sa 
maison , dans son cabinet , dans sa famille , au milieu de 
ses amis ; elle ne le peint que quand il représente : c'est 
bien plus son habit que sa personne qu'elle peint. 

J'aimerois mieux la lecture des vies particulières pour 
commencer l'étude du cœur humain ; car alors l'homme a 
beau se dérober, l'historien le poursuit partout ; il ne lui 
laisse aucun moment de relâche, aucun recoin pour éviter 
l'œil perçant du spectateur; et c'est quand l'on croit mieux 
se cacher, que l'autre le fait mieux connoitre. « Geulx , dit 
a Montaigne , qui escrivent les vies , d'autant qu'ils s'amu- 
a sent plus aux conseils qu'aux événements , plus à ce qui 
« part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors , ceulx-là 
«me sont plus propres, voilà pourquoy, en toutes sortes, 
« c'est mon homme que Plutarque '. » 

Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou desl 
peuples est fort différent du caractère de l'homme en par- 
ticulier, et que ce seroit connoitre très imparfaitement le 
cœur humain que de ne pas l'examiner aussi dans la mul- 
titude : mais il n'est pas moins vrai qu'il faut commencer 

' Livre II, chapitre x. 



348 EMILE. 

par étudier rhomme pour juger les hommes , et que qui 
connoitroit parfaitement les penchants de chaque individu 
pourroit prévoir tous leurs effets combinés dans le corps 
L^du peuple. 

Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons que 
j^ai déjà dites, et de plus, parce que tous les détails fami- 
liers et bas, mais vrais et caractéristiques, étant bannis du 
style moderne , les hommes sont aussi parés par nos au- 
teurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde. 
La décence, non moins sévère dans les écrits que dans 
les actions , ne permet plus de dire en public que ce qu'eUe 
permet d'y faire, et, comme on ne peut montrer les honunes 
que représentant toujours, on ne les connolt pas plus 
dans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau faire 
et refaire cent fois la vie des rois , nous n'aurons plus de 
Suétone '. 

Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lesquels 
nous n'osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre 
les grands hommes dans les petites choses ; et il est si heu- 
reux dans le choix de ses traits, que souvent un mot , un 
sourire , un geste , lui suffit pour caractériser son héros. 
Avec un mot plaisant Ânnibal rassure son armée effrayée , 
et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra Tltalie : 
Agésilas , à cheval sur un bâton , me fait aimer le vain- 
queur du grand roi : César, traversant un pauvre viUage , 
et causant avec ses amis, décèle , sans y penser, le fourbe 
qui disoit ne vouloir qu'être Fégal de Pompée : Alexandre 
avale une médecine et ne dit pas un seul mot ; c'est le plus 
beau moment de sa vie : Aristide écrit son propre nom sur 
une coquille, et justifie ainsi son surnom : Philopœmen, 
le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son h6te. 

I Un seul de nos historiens *j qui a imité Tacite dans les grands 
traits , a osé imiter Suétone , et quelquefois transcrire Comines dans 
les petits ; et cela même , qui ajoute au prix de son livre , Ta fait 
critiquer parmi nous. 

'*' Daclos , auteur de la F'iâ de Louis XI, 3 toL in-8% publiée en 174^» avec un 
supplément en un volume^qui parut Tannée suivante. 



LIVRE IV. 349 

Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se 
montre pas dans les grands traits ni le caractère dans les 
grandes actions ; c^est dans les bagatelles que le naturel se 
découvre. Les choses publiques sont ou trop communes 
ou trop apprêtées , et c'est presque uniquement à celles-ci 
que la dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter. 

Un des plus grands hommes du siècle dernier fut incon- 
testablement M. de Turenne. On a eu le courage de rendre 
sa vie intéressante par de petits détails qui le font con- 
noître et aimer ; mais combien s'est-on vu forcé d'en sup- 
primer qui l'auroient fait connoltre et aimer davantage! Je 
n'en citerai qu'un , que je tiens de bon lieu , et que Plu- 
tarque n'eût eu garde d'omettre , mais que Ramsai n'eût 
eu garde d'écrire quand il l'auroit su. 

Un jour d'été qu'il faisoit fort chaud , le vicomte de 
Turenne , en petite veste blanche et en bonnet , étoit à la 
fenêtre dans son antichambre : un de ses gens survient , 
et , trompé par l'habillement , le prend pour un aide de 
cuisine avec lequel ce domestique étoit familier. 11 s'ap- 
proche doucement par derrière , et d'une main qui n'étoit 
pas légère lui applique un grand coup sur les fesses. 
L'homme frappé se retourne à l'instant. Le valet voit en 
frémissant le visage de son mahre. 11 se jette à ses genoux 
tout éperdu : Monseigneur^ fai cru que c^ étoit George,,., 
Et quand c'eût été George ^ s'écrie Turenne en se frottant 
le derrière, il ne falloit pas frapper si fort. Voilà donc ce 
que vous n'osez dire, misérables? Soyez donc à jamais 
sans naturel , sans entrailles; trempez, durcissez vos cœurs 
de fer dans votre vile décence; rendez-vous méprisables à 
force de dignité. Mais toi , bon jeune homme qui lis ce 
trait , et qui sens avec attendrissement toute la douceur 
d'ame qu'il montre , même dans le premier mouvement , 
lis aussi les petitesses de ce grand homme , dès qu'il étoit 
question de sa naissance et de son nom. Songe que c'est 
le même Turenne qui affectoit de céder partout le pas à 
son neveu, afin qu'on vit bien que cet enfant étoit le chef 



350 EMILE. 

d'une maison souveraine. Rapproche ces contrastes , aime 
la nature , méprise Fopinion , et connois Thomme. 

Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets 
que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur Fesprit 
tout neuf d'un jeune homme. Appesantis sur des livres dès 
notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous 
lisons, nous frappe d'autant moins, que, portant déjà dans 
nous - mêmes les passions et les préjugés qui remplissent 
rhistoire et les vies des hommes , tout ce qu'ils font nous 
parolt naturel, parce que nous sommes hors de la nature, 
et que nous jugeons des autres par nous. Mais qu'on se re- 
présente un jeune homme élevé selon mes maximes ; qu'on 
se figure mon Emile, auquel dix-huit ans de soins assidus 
n'ont eu pour objet que de conserver un jugement intègre 
et un cœur sain ; qu'on se le figure , au lever de la toile , 
jetant pour la première fois les yeux sur la scène du 

«monde, ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les 
acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les 
cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les 
yeux des spectateurs : bientôt à sa première surprise suc- 
céderont des mouvements de honte et de dédain pour son 
espèce : il s'indignera de voir ainsi tout le genre humain , 
dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux d'enfants ; il s'affli- 
gera de voir ses frères s'entre-déchirer pour des rêves , et 
se changer en bêtes féroces pour n'avoir pas su se conten- 
ter d'être hommes. 

Certainement, avec les dispositions naturelles de l'élève, 
pour peu que le maître apporte de prudence et de choix 
dans ses lectures , pour peu qu'il le mette sur la voie des 
réflexions qu'il en doit tirer , cet exercice sera pour lui un 
cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux 
entendu que toutes les vaines spéculations dont on brouille 
l'esprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu'après avoir 
suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cynéas lui de- 
mande quel bien réel lui procurera la conquête du monde , 
dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tour- 



LIVRE IV. 351 

ments ; nous ne voyons là qu'un bon mot qui passe : mais 
Emile y verra une réflexion très sage , qu'il eût faite le 
premier , et qui ne s'efFacera jamais de son esprit , parce 
qu'elle n'y trouve aucun préjugé contraire qui puisse en 
empêcher l'impression. Quand ensuite , en lisant la vie de 
cet insensé , il trouvera que tous ses grands desseins ont 
abouti à s'aller faire tuer par la main d'une femme , au 
lieu d'admirer cet héroïsme prétendu , que verra-t-il dans 
tous les exploits d'un si grand capitaine, dans toutes les 
intrigues d'un si grand politique , si ce n'est autant de pas 
pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devoit ter- 
miner sa vie et ses projets par une mort déshonorante. 

Tous les conquérants n'ont pas été tués, tous les usur- 
pateurs n'ont pas échoué dans leurs entreprises , plusieurs 
paroîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vul- 
gaires : mais celui qui , sans s'arrêter aux apparences , ne 
juge du bonheur des hommes que par l'état de leurs cœurs, 
verra leur misère dans leurs succès mêmes ; il verra leurs 
désirs et leurs soucis rongeants s'étendre et s'accroître 
avec leur fortune ; il les verra perdre haleine en avançant , 
sans jamais parvenir à leurs termes : il les verra, sem- 
blables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s'engageant 
pour la première fois dans les Alpes , pensent Içs franchir 
à chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, trou- 
vent avec découragement de plus hautes montagnes au 
devant d'eux. 

Auguste , après avoir soumis ses concitoyens et détruit 
ses rivaux , régit durant quarante ans le plus grand em- 
pire qui ait existé : mais tout cet immense pouvoir l'em- 
pêchoit-il de frapper les murs de sa tête et de remplir son 
vaste palais de ses cris, en redemandant à Yarus ses légions 
exterminées? Quand il auroit vaincu tous ses ennemis, de 
quoi lui auroient servi ses vains triomphes , tandis que les 
peines de toute espèce naissoient sans cesse autour de lui , 
tandis que ses plus chers amis attentoient à sa vie , et qu'il 
étoit réduit à pleurer la honte ou la mort de tous ses 



352 EMILE. 

proches? L^infortuné voulut gouverner le monde, et ne 
sut pas gouverner sa maison ! Qu'arriva-t-îl de cette né- 
gligence ? Il vit périr à la fleur de Fàge son neveu , son fils 
adoptif, son gendre; son petit-fils fut réduit à manger la 
bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa 
misérable vie ; sa fille et sa petite-fiUe, après Favoir cou- 
vert de leur infamie, moururent Tune de misère et de faim 
dans une tle déserte , Vautre en prison par la main d'un 
archer. Lui-même, enfin , dernier reste de sa malheureuse 
famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après 
lui qu^un monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce 
maître du monde , tant célébré pour sa gloire et pour son 
bonheur. Groirai-je qu'un seul de ceux qui les admirent 
les voulût acquérir au même prix ? 

J'ai pris Tambition pour exemple, mais le jeu de toutes 
les passions humaines offre de semblables leçons à qui 
veut étudier l'histoire pour se connoltre et se rendre sage 
aux dépens des morts. Le tepaps approche où la vie d'An- 
toine aura pour le jeune homme une instruction plus pro- 
chaine que celle d'Auguste. Emile ne se reconnoltra guère 
dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant 
ses nouvelles études; mais il saura d'avance écarter l'illu- 
sion des passions avant qu'elles naissent; et, voyant que 
de tous les temps elles ont aveuglé les hommes , il sera 
prévenu de la manière dont elles pourront l'aveugler à son 
tour, si jamais il s'y livre ^. Ces leçons, je le sais, lui sont 
mal appropriées; peut-être au besoin seront-elles tardives, 
insuffisantes : mais souvenez-vous que ce ne sont point 
celles que j'ai voulu tirer de cette étude. En la commen- 
çant, je me proposois un autre objet; et sûrement, si cet 
objet est mal rempli , ce sera la faute du maître. 

* C'est toujours le préjugé qui fomente dans nos cœurs Timpé- 
tuosité des passions. Celui qui ne voit que ce qui est , et n'estime 
que ce qu'il connoit, ne se passionne guère. Les erreurs de nos 
jugements produisent l'ardeur de tous nos désirs *. 

* Cette note , qui est dans le manuscrit autographe , n*a été imprimée dans 
aucune édition antérieure à celle de iSoi. 



LIVRE IV. 353 

Songez qu^aussitàt que Famour-ppoppe est développé , 
le moi relatif se met en jeu sans cesse , et que jamais le 
jeune homme n'observe les autres sans pevenip sur lui- 
même et se comparer avec eux. Il s'agit donc de savoip à 
quel pang il se mettpa papmi ses semblables sqprès les avoip 
examinés. Je vois , à la manière dont on fait lipe l'histoipe 
aux jeunes gens , qu'on les tpansforme , poup ainsi dire , 
dans tous les pepsonnages qu'ils voient, qu'on s'effopce 
de les faipe devenip, tantôt Cicépon, tantôt Trajan , tantôt 
Alexandpe ; de les découpagep lopsqu'ils pentpent dans eux- 
mêmes ; de donnep à chacun le pegpet de n'êtpe que soi. 
Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens 
pas ; mais , quant à mon Emile , s'il appive une seule fois , 
dans ces papallèles , qu'il aime mieux étpe un autpe que lui , 
cet autpe, fût-il Socpate, fût-il Caton, tout est manqué: 
celui qui commence à se pendpe étpangep à lui - même ne 
tapde pas à s'oublier tout-à-fait. 

Ce ne sont point les philosophes qui connoissent le 
mieux les hommes ; ils ne les voient qu'à tpaveps les ppé 
jugés de la philosophie; et je ne sache aucun état où Ton 
en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne 
fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices , s'indigne des 
nôtpes , «t dit en lui-même : Nous sommes tous méchants ; 
l'autpe nous regarde sans s'émouvoip , et dit : Vous êtes 
des fous. Il a paison ; cap nul ne fait le mal poup le mal. 
Mon élève est ce sauvage , avec cette diffépence qu'Emile , 
ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos eppeups 
de plus ppès, se tient plus en gapde contpe lui-même et ne 
juge que de ce qu'il connolt. 

Ce sont nos passions qui nous ippitent contPe celles des 
autpes; c'est notpc intépêt qui nous fait haîp les méchants ; 
s'ils ne nous faisoient aucun mal, nous aurions poup eux 
plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les mé- 
chants nous fait oubliep celui qu'ils se font à eux-mêmes. 
Nous leup papdonnepions plus aisément leups vices, si 
nous pouvions connoitpe combien leup ppoppe cœup les 

EMILE. T. 1. 23 



356 EMILE. 

Tordre commun. Je n^ai supposé dans mon élève ni un 
génie transcendant ni un entendement bouché. Je l'ai 
choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que 
peut réducation sur Thomme. Tous les cas rares sont hors 
des règles. Quand donc , en conséquence de mes soins , 
Emile préfère sa manière d'être , de voir, de sentir, à celk 
des autres hommes , Emile a raison ; mais quand il se croit 
pour cela d'une nature plus excellente , et plus heureu- 
sement né qu'eux, Emile a tort : il se trompe; il faut le 
détromper, ou plutôt prévenir l'erreur de peur qu'il ne 
soit trop tard ensuite pour la détruire. 

11 n'y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme 
qui n'est pas fou, hors la vanité ; pour celle-ci, rien n'en 
corrige que l'expérience, si toutefois quelque chose en 
peut corriger; à sa naissance, au moins, on peut l'empê- 
cher de croître. N'allez donc pas vous perdre en beaux rai- 
sonnements, pour prouver à l'adolescent qu'il est homme 
comme les autres et sujet aux mêmes foiblesses. Faites-le- 
lui sentir, ou jamais il ne le saura. C'est encore ici un cas 
d'exception à mes propres règles ; c'est le cas d'exposer 
volontairement mon élève à tous les accidents qui peuvent 
lui prouver qu'il n'est pas plus sage que nous. L'aventure 
du bateleur seroit répétée en mille manières , je laisserois 
aux flatteurs prendre tout leur avantage ave<5 lui : si des 
étourdis l'entrainoient dans quelque extravagance , je lui 
en laisserois courir le danger : si des filous l'attaquoient 
au jeu , je le leur livrerois pour en faire leur dupe * ; je le 
laisserois encenser, plumer^ dévaliser par eux; et quand, 
l'ayant mis à sec, ils finiroient par se moquer de lui, je 

* Au reste , notre élève donnera peu dans ce piège , lui que tant 
d*amu8ement8 environnent, lui qui ne s'ennuya de sa vie, et qui 
sait à peine à quoi sert Fargent. Les deux mobiles avec lesquels on 
conduit les enfants étant l'intérêt et la vanité , ces deux mêmes mo- 
biles servent aux courtisanes et aux escrocs pour s'emparer d'eux 
dans la suite. Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix , 
par des récompenses , quand vous les voyez applaudir à dix ans 
dans un acte public au collège, vous voyez comment on leur fera 



LIVRE IV. 357 

les remercierois encore en sa présence des leçons qu'ils 
ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges dont je le ga- 
rantirois avec soin seroient ceux des courtisanes. Les seuls 
ménagements que j'aurois pour lui seroient de partager 
tous les dangers que je lui laisserois courir et tous les af- 
fronts que je lui laisserois recevoir. J^endurerois tout en 
silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en 
dire un seul mot, et soyez sûr qu'avec cette discrétion bien 
soutenue , tout ce qu'il m'aura vu souffrir pour lui fera 
plus d'impression sur son cœur que ce qu'il aura souffert 
lui-même. 

Je ne puis m'empécher de relever ici la fausse dignité 
des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages , ra- 
baissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en 
enfants , et de se distinguer toujours d'eux dans tout ce 
qu'ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes cou- 
rages , n'épargnez rien pour leur élever Famé ; faites- en 
vos égaux afin qu'ils le deviennent; et s'ils ne peuvent en- 
core s'élever à vous , descendez à eux sans honte , sans 
scrupule. Songez que votre honneur n'est plus dans vous, 
mais dans votre élève : partagez ses fautes pour l'en cor- 
riger : chargez-vous de sa honte pour r.efiFacer : imitez ce 
brave Romain qui , voyant fuir son armée et ne pouvant 
la rallier, se mit à fuir à la tète de ses soldats , en criant : 
Ils ne fuient pas y ils suiifent leur capitaine. Fut-il déshonoré 
pour celaP Tant s'en faut : en sacrifiant ainsi sa gloire il 
l'augmenta. La force du devoir, la beauté de la vertu , en- 
traînent malgré nous nos suffrages et renversent nos in- 
sensés préjugés. Si je recevois un soufflet en remplissant 
mes fonctions auprès d'Emile, loin de me venger de ce 

laisser à vingt leur bourse dans un brelan , et leur santé dans un 
mauvais lieu. Il y a toujours à parier que le plus savant de sa classe 
déviendra le plus joueur et le plus débauché. Or» les moyens dont 
on n*usa point dans Tenfance n'ont point dans la jeunesse le même 
abus. Mais on doit se souvenir qu'ici ma constante maxime est de 
mettre partout la chose au pis. Je cherche d'abord à prévenir le 
vice , et puis je le suppose ^ afin d'y remédier. 



358 £M1L£. 

souffliet , j'irois partout m'en vanter ; et je doute qu'il y eût 
dans le monde un homme assez vil < pour ne pas m'en 
respecter davantage. 

Ce n'est pas que l'élève doive supposer dans le mattre 
des lumières aussi bornées que les siennes et la même fa- 
cilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne pour 
un enfant , qui , ne sachant rien voir, rien comparer, met 
tout le monde à sa portée j et ne donne sa confiance qu^à 
ceux qui savent s'y mettre en effet. Mais un jeune homme 
de l'âge d'Emile , et aussi sensé que lui , n'est plus assez sot 
pour prendre ainsi le change , et il ne seroit pas^ bon qu'il 
le prit. La confiance qu'il doit avoir en son gouverneur est 
d'une autre espèce : elle doit porter sur l'autorité de la rai- 
son , sur la supériorité des lumières , sur les avantages que 
le jeune homme est en état de connoltre , et dont il sent 
l'utilité pour lui. Une longue expérience l'a convaincu qu'il 
est aimé de son conducteur; que ce conducteur est un 
homme sage , éclairé , qui , voulant son bonheur, sait ce 
qui peut le lui procurer. 11 doit savoir que , pour son propre 
intérêt, il lui convient d'écouter ses avis. Or, si le maître 
se laîssoit trom'per comme le disciple , il perdroit le droit 
d'en exiger de la déférence et de lui donner des leçons. 
Encore moins l'élève doit-il supposer que le maître le laisse 
à dessein tomber dans des pièges , et tend des embûches à 
sa simplicité. Que faut-il donc faire pour évite» à la fois 
ces deux inconvénients? Ce qu'il y a de meilleur et de plus 
naturel : être simple et vrai comme lui ; l'avertir des périls, 
auxquels il s'expose; les lui montrer clairement, sensible- 
ment, mais sans exagération, sans humeur, sans pédan— 
tesque étalage , surtout sans lui donner vos avis pour des 
ordres , jusqu'à ce qu'ils le soient devenus et que ce ton 
impérieux soit absolument nécessaire. S'obstine-t-il après 
cela , comme il fera très souvent , alors ne lui dites plus 
rien ; laissez-le en liberté , suivez-le , imitez-le , et cela gaî- 
ment, franchement; livrez-vous, amusez -vous autant que 
* Je me trompois , j'en ai découvert un ; c'est M. Formey. 



LIVRE IV. 359 

lui , s'il est possible. Si les conséquences deviennent trop 
fortes , vous êtes toujours là pour les arrêter ; et cependant 
combien le jeune homme, témoin de votre prévoyance et 
de votre complaisance , ne doit-il pas être à la fois frappé 
de l'une et touché de l'autre ! Toutes ses fautes sont autant 
de liens qu'il vous fournit pour le retenir au besoin. Or, 
ce qui fait ici le plus grand art du maître , c'est d'amener 
les occasions et de diriger les exhortations de manière 
qu'il sache d'avance quand le jeune homme cédera et 
quand il s'obstinera , afin de l'environner partout des 
leçons de l'eiqpérience , sans jamais l'^tposer- à de trop 
grands dangers. 

Avertissez-le de ses fautes avant qu'il y tombe : quand 
il y est tombé , ne les lui reprochez point ; vous ne feriez 
qu'enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon 
qui révolte ne profite pas. Je ne connois rien de plus 
inepte que ce mot : Je vous l'auois bien dit. Le meilleur 
moyen de faire qu'it se souvienne de ce qu'on lui a dit 
est de paroître l'avoir oublié. Tout au contraire, quand 
vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez 
doucement cette humiliation par de bonnes paroles. 11 
s'affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous 
oubliez pour lui , et qu'au lieu d'achever de l'écraser vous 
le consolez; Mais si à son chagrin vous ajoutez des re- 
proches, il vous prendra en haine ,. et se fera une loi de 
ne vous plus écouter, comme pour vous prouver qu'il ne 
pense pas comme vous sur l'importance de vos avis. 

Le tour de vos consolations peut encore être pour lui 
une instruction d'autant plus utile , qu'il ne s'en défiera 
pas. En lui disant, je suppose , que mille autres font les 
mêmes fautes, vous le mettez- loin de son compte; vous 
le corrigez en ne paroissant que le plaindre ; car , pour 
celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, c'est 
une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur 
exemple ; c'est concevoir que le plus qu'il peut prétendre 
est qu'ils ne valent pas mieux que lui. 



360 EMILE. 

Le temps des fautes est celui des fables. En censurant 
le coupable sons un masque étranger, on Tinstruit sans 
Foffenser, et il comprend alors que Fapologue n^est pas 
un mensonge , par la vérité dont il se fait Tapplication. 
L^enfant qu^on n'a jamais trompé par des louanges n'en- 
tend rien à la fable que j'ai ci -devant examinée; mais 
rétourdi qui vient d'être la dupe d'un flatteur conçoit à 
merveille que le corbeau n'étoit qu'un sot. Ainsi , d'un fait 
il tire une maxime ; et l'expérience , qu'il eût bientôt ou- 
bliée, se grave , au moyen de la fable , dans son jugement. 
Il n'y a point de connoissance morale qu'on ne puisse 
acquérir par l'expérience d'autrui ou par la sienne. Dans 
les cas où cette expérience est dangereuse , au lieu de la 
£aire soi-même, on tire sa leçon de l'histoire. Quand 
l'épreuve est sans conséquence, il est bon que le jeune 
homme y reste exposé; puis , au moyen de l'apologue, on 
rédige en maxime les cas particuliers qui lui sont connus. 

Je n'entends pas pourtant que ces maximes doivent 
être développées , ni même énoncées. Rien n'est si vain , 
si mal entendu , que la morale par laquelle on termine la 
plupart des fables ; comme si cette morale n'étoit pas ou 
ne devoit pas être étendue dans la fable même de ma- 
nière à la rendre sensible au lecteur ! Pourquoi donc , en 
ajoutant cette morale à la fin , lui ôter le plaisir de la 
trouver de son chef? Le talent d'instruire est de faire 
que le disciple se plaise à l'instruction. Or, pour qu'il s'y 
plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement passif 
à tout ce que vous lui dites, qu'il n'ait absolument rien 
à faire pour vous entendre. 11 faut que l'amour -propre 
du maître laisse toujours quelque prise au sien ; il faut 
qu'il se puisse dire : Je conçois , je pénètre , j'agis , je 
noi'instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pan- 
talon de la comédie italienne, est le soin qu'il prend 
d'interpréter au parterre des platises qu'on n'entend déjà 
que trop. Je ne veux point qu'un gouverneur soit Panta- 
lon, encore moins un auteur. 11 faut toujours se faire 



LIVRE IV. 3Gt 

entendre , mais il ne faut pas toujours tout dire : celui 
qui dit tout dît peu de choses , car à la fin on ne l'écoute 
plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine 
ajoute à la fable de la grenouille qui s'enfle ? A-t-il peur 
qu'on ne l'ait pas compris ? A-t-il besoin , ce grand peintre , 
d'écrire les noms au dessous des objets qu'il peint ? Loin 
de généraliser par là sa morale , il la particularise , il la 
restreint en quelque sorte aux exemples cités , et empêche 
qu'on ne l'applique à d'autres. Je voudrois qu'avant de 
mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains 
d'un jeune homme , on en retranchât toutes les conclu- 
sions par lesquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il 
vient de dire aussi clairement qu'agréablement. Si votre 
élève n'entend la fable qu'à Faide de l'explication , soyez 
sûr qu'il ne l'entendra pas même ainsi. 

11 importeroit encore de donner à ces fables un ordre 
plus didactique et plus conforme aux progrès des senti- 
ments et des lumières du jeune adolescent. Conçoit -on 
rien de moins raisonnable que d'aller suivre exactement 
l'ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à 
l'occasion ? D'abord le corbeau , puis la cigale ' , puis la 
grenouille, puis les deux mulets, etc. J'ai sur le cœur ces 
deux mulets , parce que je me souviens avoir vu un en- 
fant élevé pour la finance , et qu'on étourdissoit de l'em- 
ploi qu'il alloit remplir, lire cette fable , l'apprendre , la 
dire , la redire cent et cent fois , sans en retirer jamais la 
moindre objection contre le métier auquel il étoit destiné. 
Non seulement je n'ai jamais vu d'enfants faire aucune' 
application solide des fables qu'ils appre^oient , mais je 
n'ai jamais vu que personne se souciât de leur faire faire 
cette application. Le prétexte de cette étude est l'instruc- 
tion morale; mais le véritable objet de la mère et de 
Tenfant n'est que d'occuper de lui toute une compagnie 
tandis qu'il récite ses fables ; aussi les oublie-t-il toutes 

« 11 faut encore appliquer ici la correction de M. Formey. C'est 
la cigale , puis le corbeau , etc. 



362 EMILE. 

en grandissant, lorsqu'il n^est plus question de les réci- 
ter, mais d'en profiter. Encore une fois, il n^appartient 
qu'aux hommes de s'instruire dans les fables ; et voici pour 
Emile le temps de commencer. 

Je montre de loin , car je ne veux pas non plus tout 
dire , les routes qui détournent de la bonne , afin qu^on 
apprenne à les éviter. Je crois qu'en suivant celle que 
j'ai marquée , votre élève achètera la connoissance des 
hommes et de soi-même au meilleur marché qu'il est pos- 
sible; que vous le mettrez au point de contempler les 
jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris , et 
d'être content de lui sans se croire plus sage que les au- 
tres. Vous avez aussi commencé à le rendre acteur pour 
le rendre spectateur : il faut achever , car du parterre on 
voit les objets tels qu'ils paroisscnt, mais de la scène on 
les voit tels qu'ils sont. Pour embrasser le tout , il faut 
se mettre dans le point de vue ; il faut approcher pour 
voir les détails. Mais à quel titre un jeune homme en- 
trera-t-il dans les affaires du monde? Quel droit a-t-il 
d'être initié dans ces mystères ténébreux? Des intrigues 
de plaisir bornent les intérêts de son âge ; il ne dispose 
encore que de lui-même; c'est comme s'il ne disposoit 
de rien. L'homme est la plus vile des marchandises , et , 
parmi nos importants droits de propriété , celui de la per- 
sonne est toujours le moindre de tous. 

Quand je vois que , dans Fàge de la plus grande acti- 
vité , l'on borne les jeunes gens à des études purement 
spéculatives , et qu'après , sans la moindre expérience , 
ils sont tout d'un coup jetés dans le monde et dans les 
affaires , je trouve qu'on ne choque pas moins la raison 
que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens 
sachent se conduire. Par quel bizarre tour d'esprit nous 
apprend-on tant de choses inutiles, tandis que Fart d'agir 
est compté pour rien ? On prétend nous former pour la 
société , et l'on nous instruit comme si chacun de nous de- 
voit passer sa vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter 



LIVRE IV. 363 

des sujets en Fair avec des indifférents. Vous croyez 
apprendre à vivre à vos enfants en leur enseignant cer- 
taines contorsions du corps et certaines formules de pa- 
roles qui ne signifient rien. Moi aussi , j'ai appris à vivre 
à mon Emile, car je lui ai appris à vivre avec lui-même, 
et de plus, à savoir gagner son pain. Mais ce n'est pas 
assez. Pour vivre dans le monde , il faut savoir traiter 
avec les hommes, il faut connoître les instruments qui 
donnent prise sur eux ; il faut calculer Faction et la réaction 
de l'intérêt particulier dans la société civile, et prévoir 
si juste les événements , qu'on soit rarement trompé dans 
ses entreprises, ou qu'on ait du moins toujours pris les 
meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne permettent 
pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires et 
de disposer de leur propre bien : mais que leur servi- 
roient ces précautions , si , jusqu'à Fàge prescrit , ils ne 
pouvoient acquérir aucune expérience ? Ils n'auroient rien 
gagné d'attendre, et seraient tout aussi neufs à vingt-cinq 
ans qu'à quinze. Sans doute il faut empêcher qu'un jeune 
homme, aveuglé par son ignorance ou trompé par ses 
passions , ne se fasse du mal à lui-m'ême ; mais à tout âge 
il est permis d'être bienfaisant ; à tout âge on peut proté- 
ger, sous la direction d'un homme sage, les malheureux 
qui n'ont besoin que d'appui. 

Les nourrices , les mères , s'attachent aux enfants par 
les soins qu'elles leur rendent ; l'exercice des vertus so- 
ciales porte au fond des cœurs l'amour de l'humanité : 
c'est en faisant le bien qu'on devient bon ; je ne connois 
point de pratique plus sûre. Occupez votre élève à toutes 
les bonnes actions qui sont à sa portée ; que l'intérêt des 
indigents soit toujours le sien ; qu'il ne les assiste pas seu- 
lement de sa bourse , mais de ses soins ; qu'il les serve , 
qu'il les protège, qu'il leur consacre sa personne et son 
temps ; qu'il se fasse leur homme d'affaires : il ne remplira 
de sa vie un si noble emploi. Combien d'opprimés , qu'on 
n'eût jamais écoutés, obtiendront justice, quand il la de- 



364 ÉMlLË. 

mandera pour eux avec cette intrépide fermeté que donne 
l'exercice de la vertu; quand il forcera les portes des 
^ands et des riches; quand il ira, s'il le faut, jusqu^an 
pied du trône faire entendre la voix des infortunes à qui 
tous les abords sont fermés par leur misère , et qpe la 
crainte d'être punis des maux qu'on leur fait empêche 
même d'oser s'en plaindre ! 

Mais ferons-nous d'Emile un chevalier errant , un re- 
dresseur des torts , un paladin ? Ira-t-il s'ingérer dans les 
affaires publiques , faire le sage et le défenseur des lois 
chez les grands , chez les magistrats , chez le prince , faire 
le solliciteur chez les juges et l'avocat dans les tribunaux? 
Je ne sais rien de tout cela. Les noms badins et ridicules 
ne changent rien à la nature des choses. 11 fera tout ce 
qu'il sait être utile et bon. 11 ne fera rien de plus , et il 
sait que rien n'est utile et bon pour lui de ce qui ne con- 
vient pas à son âge. 11 sait que son premier devoir est 
envers lui-même; que les jeunes gens doivent se défier 
d'eux , être circonspects dans leur conduite , respectueux 
devant les gens plus âgés, retenus et discrets à parler sans 
sujet , modestes dans les choses indifférentes , mais hardis 
a bien faire , et courageux à dire la vérité. Tels étoient ces 
illustres Romains qui , avant d'être admis dans les charges , 
passoient leur jeunesse à poursuivre le crime et à défendre 
l'innocence , sans autre intérêt que celui de s'instruire en 
servant la justice et protégeant les bonnes mœurs. 

Emile n'aime ni le bruit ni les querelles, non seule- 
m^it entre les hommes*, pas même entre les animaux. Il 

' Mais «i on lui cherche querelle à lui-même, comment se con- 
duira-t-il ? Je réponds qu'il n'aura jamais de querelle , qu'il ne s'y 
prêtera jamais assez pour en avoir. Mais enfin, poursuivra- 1- on, 
qui est-ce qui est à l'abri d'un soufflet ou d'un démenti de la part 
d'un brutal, d'un ivrogne ou d'un brave coquin, qui, pour avoir 
le plaisir de tuer son homme, commence par le déshonorer? C'est 
autre chose ; il ne faut point que l'honneur des citoyens ni leur vie 
soit à la merci d'un brutal, d'un ivrogne ou d'un brave coquin , et 
l'on ne peut pas plus se préserver d'un pareil accident que de la 
phute d'une tuile. Un Boufflet et un démenti reçus et endurés ont 



LIVRE IV. 365 

n'excita jamais deux chiens à se battre ; jamais il tie fit 
poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est 
un effet de son éducation , qui , n'ayant point fomenté 
Tamour-propre et la haute opinion de lui-même , Ta dé- 
tourné de chercher ses plaisirs dans la domination et dans 
le malheur d'autrui. 11 souffre quand il voit souffrir ; c'est 
un sentiment naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'en* 
durcit et se complaît à voir tourmenter un être sensible , 
c'est quand un retour de vanité le fait se regarder comme 
exempt des mêmes peines par sa sagesse ou par sa supé- 
riorité. Celui qu'on a garanti de ce tour d'esprit ne sauroit 
tomber dans le vice qui en est l'ouvrage. Emile aime donc 
la paix. L'image du bonheur le flatte, et quand il peut 
contribuer à le produire , c'est un moyen de plus de le 
partager. Je n'ai pas supposé qu'en voyant des malheureux 
il n'auroit pour eux que cette pitié stérile et cruelle qui 
se contente de plaindre les maux qu'elle peut guérir. Sa 
bienfaisance active lui donne bientôt des lumières qu'avec 
un cœur plus dur il n'eàt point acquises , ou qu'il eût 

des effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir, et dont nul 
tribunal ne peut venger Toffensé. L'insuffisance des lois lui rend 
donc en cela son indépendance ; il est alors seul magistrat , seul 
juge entre l'offenseur et lui ; il est seul interprète et ministre de la 
loi naturelle ; il se doit justice , et peut seul se la rendre » et il n*y a 
sur la terre nul gouvernement assez insensé pour le punit* de se 
rétre faite en pareil cas. Je ne dis pas qu'il doive s's^ler battre, c'est 
une extravagance ; je dis qu'il se doit justice, et qu'il en est le seul 
dispensateur. Sans tant de vains édits contre lés duels , si j'étois 
souverain , je réponds qu'il n'y auroit jamais ni soufflet ni démenti 
donné dans mes états, et cela par un moyen fort simple dont les 
tribunaux ne se méleroient point. Quoi qu'il en soit , Emile sait , en 
pareil cas , la justice qu'il se doit à lui-même , et l'exemple qu'il doit 
à la sûreté des gens d'honneur. Il ne dépend pas de l'homme le plus 
ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte , mais il dépend de lui d'empê- 
cher qu'on ne se vante long-temps de l'avoir insulté *. 

* Cette note est fameuse ; elle a fourni à la critique un aliment dont la malignité 
et la mauvaise foi se sont empressées de profiter. Au reste , l'idée que Rousseau 
fait seulement entrevoir ici, et sur laquelle il paroit éviter de s'expliquer plu» 
ouvertement , est clairement énoncée et même développée dans une de ses lettre» 
à l'abbé M***, du 14 mars 1770. Il y a joint le récit d'une anecdote très remar- 
quable qui a fait nattrc cette idée dans son fisprit. 



3G6 EMILE. 

acquises beaucoup plus tard. S'il voit régner la discorde 
entre ses camarades , il cherche à les réconcilier ; s'il voit 
des affligés, il s'informe du sujet de leurs peines ; s'il voit 
deux hommes se haïr, il veut connoitre la cause de leur 
inimitié ; s'il voit un opprimé gémir des vexations du puis- 
sant et du riche , il cherche de quelles manœuvres se cou- 
vrent ses vexations ; et , dans l'intérêt qu'il prend à tous 
les misérables, les moyens de finir leurs maux ne sont 
jamais indifférents pour lui. Qu'avons-nous donc à faire 
pour tirer parti de. ces dispositions d'une manière conve- 
nable à son âge P De régler ses soins et ses connoissances, 
et d'employer son zèle à les augmenter. 

Je ne me lasse point de le redire : mettez toutes les 
leçons des jeunes gens en actions plutàt qu'en discours ; 
qu'ils n'apprennent rien dans leurs livres de ce que l'expé- 
rience peut leur enseigner. Quel extravagant projet de les 
exercer à parler sans sujet de rien dire ; de croire leur faire 
sentir, sur les bancs d'un collège, l'énergie du langage 
des passions et toute la force de Fart de persuader, sans 
intérêt de rien persuader à personne ! Tous les préceptes 
de la rhétorique ne semblent qu'un pur verbiage à qui- 
conque n'en sent pas l'usage pour son profit. Qu'importe 
à un écolier de savoir comment s'y prit Annibal pour dé- 
terminer ses soldats à passer les Alpes? Si , au lieu de ces 
magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit 
s'y prendre pour porter son préfet à lui donner congé, 
soyez sur qu'il seroit plus attentif à vos règles. 

Si je voulois enseigner la rhétorique à un jeune homme 
dont toutes les passions fussent déjà développées, je lui 
présenterois sans cesse des objets propres à flatter ses 
passions, et j'examinerois avec lui quel langage il doit 
tenir aux autres hommes pour les engager à favoriser ses 
désirs. Mais mon Emile n'est pas dans une situation si 
avantageusjg à l'art oratoire ; borné presque au seul néces- 
saire physique , il a moins besoin des autres que les autres 
n'ont besoin de lui ; et n'ayant rien à leur demander pour 



LIVRE IV. 367 

pour lui-même , ce qu'il veut leur persuader ne le touche 
pas d'assez près pour l'émouvoir excessivement. Il suit 
de là qu'en général il doit avoir un langage simple et peu 
figuré. Il parle ordinairement au propre et seulement pour 
être entendu. Il est peu sentencieux , parce qu'il n'a pas 
appris à généraliser ses idées : il a peu d'images , parce 
qu'il est rarement passionné. 

Ce n'est pas pourtant qu'il soit tout-à-fait flegmatique 
et froid ; ni son âge , ni ses mœurs , ni ses goûts , ne le 
permettent : dans le feu de l'adolescence , les esprits vivi- 
fiants , retenus et cohobés dans son sang , portent à son 
jeune cœur une chaleur qui brille dans ses regards, qu'on 
sent dans ses discours, qu'on voit dans ses actions. Son 
langage a pris de l'accent , et quelquefois de la véhémence. 
Le noble sentiment qui l'inspire lui donne de la force et 
de l'élévation ; pénétré du tendre amour de l'humanité , il 
tansmet en parlant les mouvements de son ame ; sa géné- 
reuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que 
l'artificieuse éloquence des autres ; ou plutôt lui seul est 
véritablement éloquent , puisqu'il n'a qu'à montrer ce qu'il 
sent pour le communiquer à ceux qui l'écoutent. 

Plus j'y pense, plus je trouve qu'en mettant ainsi la 
bienfaisance en action , et tirant de nos bons ou mauvais 
succès* des réflexions de leurs causes , il y a peu de con- 
noissances utiles qu'on ne puisse cultiver dans l'esprit 
d'un jeune homme, et qu'avec tout le vrai savoir qu'on 
peut acquérir dans les collèges , il acquerra de plus une 
science plus importante encore, qui est l'application de 
cet acquis aux usages de la vie. Il n'est pas possible que , 
prenant tant d'intérêt à ses semblables , il n'apprenne de 
bonne heure à peser et apprécier leurs actions , leurs 
goûts, leurs plaisirs, et à donner en général une plus 
juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur 
des hommes , que ceux qui , ne s'intéressant à personne , 
ne font jamais rien pour autrui. Ceux qui ne traitent ja- 
mais que leurs propres affaires se passionnent trop pour 



r 



L 



368 EMILE. 

juger sainement des choses. Rapportant tout à eux seuls, 
et réglant sur leur seul intérêt les idées du bien et du mal, 
ils se remplissent Fesprit de mille préjugés ridicules , et , 
dans tout ce qui porte atteinte à leur moindre avantage , 
ils voient aussitôt le bouleversement de tout Funivers. 

r 

Etendons Famour-propre sur les autres êtres , nous le 
transformerons en vertu ; et il n^ a point de cœur d'^homme 
dans lequel cette vertu n'ait sa racine. Moins Fobjet de nos 
soins tient immédiatement à nous-mêmes , moins rillu8ion 
de Fintérêt particulier est à craindre ; plus on généralise 
cet intérêt, plus il devient équitable, et Famour du genre 
humain n^est autre chose en nous que Famour de i« justice. 
Voulons-nous donc qu'Emile aime la vérité, voulons-nous 
qu^il la connoisse; dans les affaires, tenons -le toujours 
loin de lui. Plus %e% soins seront consacrés au bonheur 
d'autrui , plus ils seront éclairés et sages , et moins il se 
trompera sur ce qui est bien ou mal : mais ne souffrons 
jamais en lui de préférence aveugle, fondée uniquement 
sur des acceptions de personnes ou sur d'injustes préven- 
tions. Et pourquoi nuiroit-il à Fun pour servir l'autre ? 
Peu lui importe à qui tombe un plus grand honneur en 
partage, pourvu qu'il concoure au plus grand bonheur 
de tous : c'est là le premier intérêt du sage après l'intérêt 
privé, car chacun est partie de son espèce et non d'un autre 
individu. 

Pour empêcher la pitié de dégénérer en foiblesse, il faut 
donc la généraliser, et Fétendre sur tout le genre humain. 
Alors on ne s'y livre qu'autant qu'elle est d'accord avec 
la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est 
celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. 
Il faut par raison , par amour pour nous , avoir pitié de 
notre espèce encore plus que de notre prochain ; et c'est 
une très grande cruauté envers les hommes que la pitié 
pour les méchants. 

Au reste, il faut se souvenir que tous ces moyens, par 
lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont 



LIVRE IV. 369 

cependant toujours un rapport direct à lui y puisque non 
seulement il en résulte une jouissance iutérieure, mais 
qu'en le rendant bienfaisant au profit des autres, je tra^- 
vaille à sa propre instruction. 

J'ai d'abord donné les moyens, et maintenant j'en montre 
l'effet. Quelles grandes vues je vois s'arranger peu à peu 
dans sa tête ! Quels sentiments sublimes étouffent dans «ou 
cœur le germe des petites passions ! Quelle netteté de judi- 
ciaire ! quelle justesse de raison je vois se former en lui 
de ses penchants cultivés , de l'expérience qui concentre 
les vœux d'une ame grande dans l'étroite borne des possi- 
bles, et fait qu'un homme supérieur aux autres, ne pou** 
vaut les élever à sa mesure , sait s'abaisser à la leur ! Les 
vrais principes du juste, les vrais modèles du beau, tous 
les rapports moraux des êtres, toutes les idées de l'ordre, 
se gravent dans son entendement ; il voit la place de chaque 
chose et la cause qui l'en écarte ; il voit ce qui peut faire 
le bien et ce qui l'empêche. Sans avoir éprouvé les passions 
humaines , il connoit leurs illusions et leur jeu. 

J'avance , attiré par la force des choses , mais sans m^en 
imposer sur le jugement des lecteurs. Depuis long-temps 
ils me voient dans le pays des chimères ; moi je les vois 
toujours dans le pays des préjugés. En m'écartant si fort 
des opinions vulgaires , je ne cesse de les avoir présentes 
à mon esprit : je les examine , je les médite, non pour les 
suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la balance 
du raisonnement. Toutes les fois qu'il me force à m'écarter 
d'elles , instruit par l'expérience , je me tiens déjà pour dit 
qu'ils ne m'imiteront pas : je sais que, s'obstinant à li'ima- 
giner possible que ce qu'ils voient, ils prendront le jeune 
homme que je figure pour un être imaginaire et fanta^ti- 
f que , parce qu'il diffère de ceux auxquels ils le comparent; 
sans songer qu'il faut bien qu'il en diffère , puisque élevé 
tout différemment, affecté de sentiments tout contraires^ 
instruit tout autrement qu'eux , il seroit beaucoup phi« 
surprenant qu'il leur ressemblât que d'être tel que je le 

EMILE. T. 1. 24 



370 EMILE. 

suppôt. Ce n'est pas rhomme de Thomme, c'est rhomme 

de la nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs 

yeux. 

En commençant cet ouvrage , je ne supposois rien que 
tout le monde ne put observer ainsi que moi , parce qu'il 
est un point, savoir la naissance de Thomme, duquel nous 
partons tous également : mais plus nous avançons / moi 
pour cultiver la nature , et vous pour la dépraver , plus 
nous nous éloignons les uns des autres. Mon élève , à six 
ans, différoit peu des vôtres, que vous n'aviez pas encore 
eu le temps de défigurer : maintenant ils n'ont plus rien 
de semblable; et Tàge de Thomme fait, dont il approche, 
doit le montrer sous une forme absolument différente , si 
je n'ai pas perdu tous mes soins. La quantité d'acquis est 
peut-être assez égale de part et d'autre ; mais les choses 
acquises ne se ressemblent point. Vous êtes étonnés de 
trouver à l'un des sentiments sublimes dont les autres 
n'ont pas le moindre germe ; mais considérez aussi que 
ceux-ci sont déjà tous philosophes et théologiens , avant 
qu'Emile sache seulement ce que c'est que philosophie , et 
qu'il ait même entendu parler de Dieu. 

Si donc on venoit me dire : Rien de ce que vous suppo- 
sez n'existe; les jeunes gens ne sont point faits ainsi ; ils 
ont telle ou telle passion ; ils font ceci ou cela : c'est comme 
si l'on nioit que jamais poirier fût un grand arbre , parce 
qu'on n'en voit que de nains dans nos jardins. 

Je prie ces juges , si prompts à la censure , de considé- 
rer que ce qu'ils disent là je le sais tout aussi bien qu'eux, 
que j'y ai probablement réfléchi plus long-temps , et que , 
n'ayant nul intérêt à leur en imposer, j'ai droit d'exiger 
qu'ils se donnent au moins le temps de chercher en quoi 
je me trompe. Qu'ils examinent bien la constitution de% 
l'homme , qu'ils suivent les premiers développements du 
cœur dans telle ou telle circonstance , afin de voir combien 
un individu peut différer d'un autre par la force de l'édu- 
cation ; qu'ensuite ils comparent la mienne aux effets que 



LIVRÉ IV. 371 

je lui donne, et qu^îls disent en quoi j'ai mal raisonné ; je 
n'aurai rien à répondre. 

Ce qui me rend plus affîrmatif , et, je crois, plus excu- 
sable de rétre , c'est qu'au lieu de me livrer à l'esprit de 
système , je donne le moins qu'il est possible au raison- 
nement et ne me fie qu'à l'observation. Je ne me fonde 
point sur ce que j'ai imaginé, mais sur ce que j'ai vu. Il 
est vrai que je n'ai pas renfermé mes expériences dans 
l'enceinte des murs d'une ville ni dans un seul ordre de 
gens ; mais , après avoir comparé tout autant de rangs et 
de peuples que j'en ai pu voir dans une vie passée à les 
observer, j'ai retranché comme artificiel ce qui étoit d'un 
peuple et non pas d'un autre , d'un état et non pas d'un 
autre , et n'ai regardé comme appartenant incontestable- 
ment à l'homme que ce qui étoit commun à tous , à quel- 
que Âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que 
ce fût. ^ 

Or, si, selon cette méthode, vous suivez dès l'enfance 
un jeune homme qui n'aura point reçu de forme particu- 
lière , et qui tiendra le moins qu'il est possible à l'auto- 
rité et à l'opinion d'autrui , à qui de mon élève ou des 
vAtres pensez-vous qu'il ressemblera le plus ? Voilà , ce me 
semble , la question qu'il faut résoudre pour savoir si je 
me suis égaré. 

L'homme ne commence pas aisément à penser ; mais 
sitàt qu'il commence il ne cesse plus. Quiconque a pensé 
pensera toujours, et l'entendement une fois exercé à la 
réflexion ne peut plus rester en repos. On pourroit donc 
croire que j'en fais trop ou trop peu , que l'esprit humain 
n'est point naturellement si prompt à s'ouvrir, et qu'après 
lui avoir donné des facilités qu'il n'a pas , je le tiens trop 
long-temps inscrit dans un cercle d'idées qu'il doit avoir 
franchi. 

Mais considérez premièrement que, voulant former 
l'homme de la nature , il ne s'agit pas pour cela d'en faire 
un sauvage et de le reléguer au fond des bois ; mais 

24. 



373 EMILE. 

qu^eofermé dans un tourbillon social , il suffit qu^il ne s^y 
laisse entraîner ni par les passions ni par les opinions des 
hommes; quUl voie par ses yeux, qu'il sente par son cœur; 
qU^aucune autorité ne le gouverne hors celle de sa propre 
raison. Dans cette position il est clair que la multitude 
d'objets qui le frappe, les fréquents sentiments dont il est 
affecté, les divers moyens de pourvoir à ses besoins réels, 
doivent lui donner beaucoup d'idées qu'il n'auroit jamais 
eues, ou qu'il eût acquises plus lentement. Le progrès na- 
turel à l'esprit est accéléré , mais non renversé. Le même 
honune qui doit rester stupide dans les forêts doit de- 
venir raisonnable et sensé dans les villes, quand il y 
sera simple spectateur. Rien n'est plus propre à rendre 
sage que les folies qu'on voit sans les partager ; et celui 
même qui les partage s'instruit encore, pourvu qu^il n^en 
soit pas la dupe et qu'il n'y porte pas l'erreur de ceux qui 
les font. 

Considérez aussi que, bornés par nos facultés aux choses 
sensibles , nous n'offrons presque aucune prise aux no* 
tions abstraites de la philosophie et aux idées purement 
intellectuelles. Pour y atteindre, il faut, ou nous dégager 
du corps auquel nous sommes si fortement attachés , ou 
faire d'objet en objet un progrès graduel et lent, ou enfin 
franchir rapidement , et presque d'un saut , l'intervalle par 
un pas de géant dont l'enfance n'est pas capable , et pour 
lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits 
exprès pour eux, La première idée abstraite est le premier 
de ces échelons ; mais j'ai bien de la peine à voir comment 
on s'avise de le construire. 

L'Être incompréhensible qui embrasse tout , qui donne 
le mouvement au monde et forme tout le système des 
êtres, n'est ni visible à nos yeux ni palpable à nos mains; 
il échappe à tous nos sens : l'ouvrage se montre , mais l'ou- 
vrier se cache. Ce n'est pas une petite affaire de connoitre 
enfin qu'il existe , et quand nous sommes parvenus là , 
quand nous nous demandons quel est-il? où est-il? notre 



LIVRKJV. 373 

esprit 9e confond, s'égare, et nous ne savons plus que 
penser. 

Locke veut qu'on commence par Tétude des esprits , et 
qu'on passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est 
celle de la superstition, des préjugés , de l'erreur : ce n'est 
point celle de la raison , ni même de la nature bien or- 
donnée ; c'est se boucher les yeux pour apprendre à voir. 
Il faut avoir long-temps étudié les corps pour se faire une 
véritable notion des esprits , et soupçonner qu'ils existent. 
L'ordre contraire ne sert qu'à établir le matérialisme. 

Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos 
connoissances , les êtres corporels et sensibles sont les 
seuls dont nous ayons immédiatement l'idée. Ce mot esprit 
n'a aucun sens pour quiconque n'a pas philosophé. Un 
esprit n'est qu'un corps pour le peuple et pour les enfants. 
N'imaginent -ils pas des esprits qui crient, qui parlent, 
qui battent, qui font du bruit? Or, on m'avouera que 
des esprits qui ont des bras et des langues ressemblent 
beaucoup à des corps. Voilà pourquoi tous les peuples du 
monde , sans excepter les Juifs , se sont fait des dieux cor*» 
porels. Nous-mêmes, avec nos termes d'esprit, de Trinité, 
de Personnes , sommes pour la plupart de vrais anthro- 
pomorphites *. J'avoue qu'on nous apprend à dire que 
Dieu est partout ; mais nous croyons aussi que l'air est 
partout , au moins dans notre atmosphère ; et le mot esprit y 
dans son origine , ne signifie lui-même que souffle et ^vent. 
Sitôt qu'on accoutume les gens à dire des mots sans les 
entendre , il est facile ,• après cela , de leur faire dire tout 
ce qu'on veut. 

Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû 
d'abord nous faire croire que, quand ils agissoient sur 
nous , c'étoit d\ine manière semblable à celle dont nous 
agissons sur eux. Ainsi l'homme a commencé par animer 

' De ôlvdp(i>7roç , homme, et {i.o p^Yi , yôrme. On adonné ce nom à d'an- 
ciens hérétiques, qui , prenant à la lettre ce qui est dit de Dieu dans 
l'Écriture^ prétendoient qu'il avoit réellement une forme humaine. 



374 EMILE. 

tous les êtres dont il sentoit Faction. Se sentant moins fori 
que la plupart de ces êtres, faute de connoltre les bornes 
de leur puissance , il Ta supposée illimitée , et il en fit des 
dieux aussitôt qu^il en fit des corps. Durant les premiers 
âges j les hommes , eifrayés de tout, n^ont rien vu de mort 
dans la nature. L'idée de la matière n'a pas été moins lente 
à se former en eux que celle de Tesprit, puisque cette pre- 
mière idée est une abstraction elle-même. Us ont ainsi 
rempli Tunivers de dieux sensibles. Les astres , les vents , 
les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les mai- 
sons même, tout avoit son ame, son dieu, sa vie. Les 
marmousets de Laban , les manitous des sauvages ^ les 
fétiches des Nègres , tous les ouvrages de la nature et des 
hommes ont été les premières divinités des mortels ; le po- 
lythéisme a été leur première religion , et l'idolâtrie leur 
premier culte. Us n'ont pu reconnoltre un seul Dieu cpie 
quand, généralisant de plus en plus leurs idées, ils ont été 
en état de remonter à une première cause, de réunir le 
système total des êtres sous une seule idée , et de donner 
un sens au mot substance, lequel est au fond la plus grande 
des abstractions. Tout enfant qui croit en Dieu est donc 
nécessairement idolâtre , ou du moins anthropomorphite ; 
et quand une fois l'imagination a vu Dieu , il est bien rare 
que l'entendement le conçoive. Voilà précisément l'erreur 
où mène l'ordre de Locke. 

Parvenu, je ne sais comment, à l'idée abstraite de la 
substance , on voit que , pour admettre une substance uni- 
que, il lui faudroit supposer des qualités incompatibles , 
qui s'excluent mutuellement , telles que la pensée et l'éten- 
due , dont l'une est essentiellement divisible , et dont l'autre 
exclut toute divisibilité. On conçoit d'ailleurs que la pensée, 
ou, si l'on veut, le sentiment, est une qualité primitive et 
inséparable de la substance à laquelle elle appartient ; qu'il 
en est de même de l'étendue par rapport à sa substance ; 
d'où l'on conclut que les êtres qui perdent une de ces 
qualités perdent la substance à laquelle elle appartient ; 



LIVRE IV. 376 

que) par conséquent, la mort n'est qu'une séparation de 
substances , et que les êtres où ces deux qualités sont réu- 
nies sont composés de deux substances auxquelles ces 
deux qualités appartiennent. 

Or, considérez maintenant quelle distance reste encore 
entre la notion des deux substances et celle de la nature 
divine , entre Fidée incompréhensible de Faction de notre 
ame sur notre corps et Fidée de Faction de Dieu sur tous 
les êtres. Les idées de création, d'annihilation, d'ubi- 
quité, d'éternité, de toute-puissance, celles des attributs 
divins , toutes ces idées qu'il appartient à si peu d'hommes 
de voir aussi confuses et aussi obscures qu'elles le sont, et 
qui n'ont rien d'obscur pour le peuple, parce qu'il n'y 
comprend rien du tout, comment se présenteront-elles 
dans toute leur force, c'est-à-dire dans toute leur ob- 
scurité , à de jeunes esprits encore occupés aux premières 
opérations des sens et qui ne conçoivent que ce qu'ils tou- 
chent? C'est en vain que les abîmes de l'infini sont ouverts 
tout autour de nous ; un enfant n'en Sait point être épou- 
vanté ; ses foibles yeux n'en peuvent sonder la profondeur. 
Tout est fini pour les enfants; ils ne savent mettre de 
bornes à rien ; non qu'ils fassent la mesure fort longue , 
mais parce qu'ils ont l'entendement court. J'ai même re- 
marqué qu'ils mettent l'infini moins au delà qu'au deçà des 
dimensions qui leur sont connues. Ils estimeront un espace 
immense bien plus par leurs pieds que par leurs yeux ; 
il ne s'étendra pas pour eux plus loin qu'ils ne pourront 
voir, mais plus loin qu'ils ne pourront aller. Si on leur 
parle de la puissance de Dieu , ils l'estimeront presque 
aussi fort que leur père. En toute chose , leur connois- 
sance étant pour eux la mesure des possibles, ils jugent 
ce qu'on leur dit toujours moindre que ce qu'ils savent. 
Tels sont les jugements naturels à l'ignorance et à la foi- 
blesse d'esprit. Ajax eût craint de se mesurer avec Achille, 
et défie Jupiter au combat, parce qu'il connoît Achille et 
ne connolt pas Jupiter. Un paysan suisse qui se croyoit le 



376 EMILE. 

plut riche des hommes , et à qui Ton tàchoit d'expliquer 
ce que c'étoit qu'un roi , demandoit d'un air fier si le roi 
pourroit bien avoir cent yaches à la montage. 

Je prévois combien de lecteurs seront surpris de me 
voir suivre tout le premier âge de mon élève sans lui par- 
ler de religion. A quinze ans il ne savoit s^il avoit une 
ame , et peut-^tre à dix-huit n'est-il pas encore temps qu'il 
rapprenne; car, s'il l'apprend plus tôt qu'il ne faut, il 
court risque de ne le savoir jamais. 

Si j*avois i peindre la stupidité fâcheuse , je peindrois 
nu pédant enseignant le catéchisme à des enfants ; si je 
voulois rendre un enfant fou, je l'obligerois d'expliquer 
ce qu'il dit en disant son catéchisme. On m'objectera que la 
plupart des dogmes du christianisme étant des mystères , 
attendre que l'esprit humain soit capable de les concevoir, 
ce n'est pas attendre que l'enfant soit homme , c'est attendre 
que l'homme ne soit plus. A cela je réponds premièrement 
qu'il y a des mystères qu'il est non seulement impossible 
à l'homme de concevoir, mais de croire, et que je ne vois 
pas ce qu'on gagne à les enseigner aux enfants , si ce n'est 
de leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus 
que , pour admettre les mystères , il faut comprendre au 
moins qu'ils sont incompréhensibles ; et les enfants ne sont 
pas même capables de cette conception-là. Pour l'âge où 
tout est mystère , il n'y a point de mystères proprement 
dits. 

Il faut croire en Dieu pour être sauvé. Ce dogme mal 
entendu est le principe de la sanguinaire intolérance , et 
la cause de toutes ces vaines instructions qui portent le 
coup mortel à la raison humaine en Taccoutumant à se 
payer de mots. Sans doute il n'y a pas un moment à perdre 
pour mériter le salut éternel : mais si, pour l'obtenir, il 
sufBt de répéter certaines paroles, je ne vois pas ce qui 
nous empêche de peupler le ciel de sansonnets et de pies , 
tout aussi bien que d'enfants. 

L'obligation de croire en suppose la possibilité. Le phi-^ 



LIVRE IV. 377 

losophe qui ne croit pas a tort, parce qu'il use mal de la 
raison qu'il a cultivée , et qu'il est en état d'entendre les 
vérités qu'il rejette. Mais l'enfant qui professe la religion 
chrétienne, que croit-il? ce qu'il conçoit; et il conçoit si 
peu ce qu'on lui fait dire , que si vous lui dites le contraire 
il l'adoptera tout aussi volontiers. La foi des enfants et de 
beaucoup d'hommes est une affaire de géographie. Seront- 
ils récompensés d'être nés à Rome plutôt qu'à la Mecque ? 
On dit à l'un que Mahomet est le prophète de Dieu , et il 
dit que Mahomet est le prophète de Dieu ; on dit à l'autre 
que Mahomet est un fourbe , il dit que Mahomet est un 
fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu'affirme l'autre, 
s'ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de deux 
dispositions si semblables pour envoyer l'un en paradis et 
l'autre en enfer ' ? Quand un enfant dit qu'il croit en Dieu, 
ce n'est pas en Dieu qu'il croit , c'est à Pierre ou à Jacques 
qui lui disent qu'il y a quelque chose qu'on appelle Dieu ; 
et il le croit à la manière d'Euripide : 

O Jupiter ! car de toi rien sinon 

Je ne connois seulement que le nom *. 

Nous tenons que nul enfant mort avant Tàge de raison 
ne sera privé du bonheur éternel ; les catholiques croient 
la même chose de tous les enfants qui ont reçu le baptême, 
quoiqu'ils n'aient jamais entendu parler de Dieu. 11 y a 
donc des cas où Ton peut être sauvé sans croire en Dieu , 
et ces cas ont lieu , soit dans l'enfance , soit dans la dé- 
mence , quand l'esprit humain est incapable des opérations 

" Variante : « On dit à l'un qu'il faut honorer Mahomet , et il dit 
« qu'il honore Mahomet ; on dit à l'autre qu'il faut honorer la Vierge , 

< et il dit qu'il honore la Vierge. Chacun des deux auroit fait ce qu'a 

< fait l'autre , s'ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de 

< deux sentiments si semblables pour. ...» 

^ Plutarqde, Traité de l'Amour, traduction d'Amyot. C'est ainsi 
que commençoit d'abord la tragédie de MénaUppe; mais les cla- 
meurs du peuple d'Athènes forcèrent Euripide à changer ce com- 
mencement. 



378 EMILE. 

nécessaires pour reconnoltre la Divinité. Toute la di£fé- 
rence que je vois ici entre vous et moi est que vous pré- 
tendez que les enfants ont à sept ans cette capacité , et que 
je ne la leur accorde pas même à quinze. Que j^aie tort ou 
non , il ne s'agit pas ici d'un article de foi , mais d^une 
simple observation d'histoire naturelle. 

Par le même principe , il est clair que tel homme , par- 
venu jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas 
pour cela privé de sa présence dans l'autre vie si son aveu- 
glement n'a pas été volontaire , et je dis qu'il ne l'est pas 
toujours. Vous en convenez pour les insensés qu'une ma- 
ladie prive de leurs facultés spirituelles , mais non de leur 
qualité d'homme, ni par conséquent du droit aux bienfaits 
de leur Créateur. Pourquoi donc n'en pas convenir pour 
ceux qui, séquestrés de toute société dès leur enfance , 
auroient mené une vie absolument sauvage, privés des 
lumières qu'on n'acquiert que dans le commerce des 
hommes * ? Car il est d'une impossibilité démontrée qu'un 
pareil sauvage put jamais élever ses réflexions jusqu'à la 
connoissance du vrai Dieu. La raison nous dit qu'un 
homme n'est punissable que pour les fautes de sa volonté, 
et qu'une ignorance invincible ne lui sauroit être imputée 
à crime. D'où il suit que, devant la justice éternelle , tout 
homme qui croîroit , s'il avoit des lumières nécessaires , 
est réputé croire , et qu'il n'y aura d'incrédules punis que 
ceux dont le cœur se ferme à la vérité. 

Gardons-nous d'annoncer la vérité à ceux qui ne sont 
pas en état de Tentendre , car c'est y vouloir substituer 
l'erreur. U vaudroit mieux n'avoir aucune idée de la Divi- 
nité que d'en avoir des idées basses , fantastiques , inju- 
rieuses , indignes d'elle ; c'est un moindre mal de la mé- 
connoître que de l'outrager. J'aimerois mieux , dit le bon 
Plutarque ^, qu'on crût qu'il n'y a point de Plutarque au 

' Sur l'état naturel de l'esprit humain et sur la lenteur de ses 
progrès , voyez la première partie du Discours sur l'Inégalité, 
» Traité de la Superstition , § 17- 



LIVRE IV. 379> 

monde, que si Ton disoit que Plutarque est injuste, en- 
vieux , jaloux , et si tyran, qu'il exige plus qu'il ne laisse 
le pouvoir de faire. 

Le grand mal des images difformes de la Divinité qu'on 
trace dans l'esprit des enfants est qu'elle y restent toute 
leur vie, et qu'ils ne conçoivent plus, étant hommes, 
d'autre Dieu que celui des enfants. J'ai vu en Suisse une 
bonne et pieuse mère de famille tellement convaincue de 
cette maxime, qu'elle ne voulut point instruire son fils de 
la religion dans le premier Âge , de peur que , content de 
cette instruction grossière , il n'en négligeât une meilleure 
à l'âge de raison. Cet enfant n'entendoit jamais parler de 
Dieu qu'avec recueillement et révérence, et, sitAt qu'il en 
vouloit parler lui-même , on lui imposoit silence comme sur 
un sujet trop sublime et trop grand pour lui. Cette réserve 
excitoit sa curiosité , et son amour-propre aspiroit au mo- 
ment de connoltre ce mystère qu'on lui cachoit avec tant 
de soin. Moins on lui parloit de Dieu, moins on souffroit 
qu'il en parlât lui-même , et plus il s'en occupoit : cet en- 
fant voyoit Dieu partout. Et ce que je craindrois de cet air 
de mystère indiscrètement affecté seroit qu'en allumant 
trop l'imagination d'un jeune homme on n'altérât sa tête ; 
et qu'enfin l'on n'en fît un fanatique au lieu d'en faire un 
croyant. 

Mais ne craignons rien de semblable pour mon Emile , 
qui , refusant constamment son attention à tout ce qui est 
au dessus de sa portée, écoute avec la plus profonde in- 
différence les choses qu'il n'entend pas. 11 y en a tant sur 
lesquelles il est habitué à dire : Cela n'est pas de mon res- 
sort, qu'une de plus ne l'embarrasse guère; et, quand il 
commence à s'inquiéter de ces grandes questions , ce n'est 
pas pour les avoir entendu proposer, mais c'est quand le 
progrès naturel de ses lumières porte ses recherches de 
ce côté-là. 

Nous avons vu par quel chemin l'esprit humain cul- 
tivé s'approche de ces mystères; et je conviendrai vo- 



380 EBIILË. 

lontiers qu'il n^ parvient naturellement, au sein de la 
société même, que dans un âge plus avancé. Mais comme 
il y a dans la même société des causes inévitables par 
lesquelles le progrès des passions est accéléré, si Ton 
n'accéléroit de même le progrès des lumières qui ser- 
vent à régler ces passions , c'est alors qu'on sortiroit 
véritablement de l'ordre de la nature , et que l'équi- 
libre seroit rompu. Quand on n'est pas maître de mo- 
dérer un développement trop rapide, il faut mener avec 
la même rapidité ceux qui doivent y correspondre ; en 
sorte que l'ordre ne soit point interverti , que ce qui doit 
marcher ensemble ne soit point séparé , et que l'homme 
tout entier, à tous les moments de sa vie, ne soit point 
à tel point par une de ses facultés , et à tel autre point 
par les autres. 

Quelle difficulté je vois s'élever ici ! difficulté d'autant 
plus grande , qu'elle est moins dans les choses que dans 
la pusillanimité de ceux qui n'osent la résoudre. Commen- 
çons au moins par oser la proposer. Un enfant doit être 
élevé dans la religion de son père : on lui prouve tou- 
jours très bien ' que cette religion , quelle qu'elle soit , est 
la seule véritable ; que toutes les autres ne sont qu'extra- 
vagance et absurdité. La force des arguments dépend ab- 
solument sur ce point du pays où Ton les propose. Qu'un 
Turc , qui trouve le christianisme si ridicule à Constan- 
tinople , aille voir comment on trouve le mahométisme à 
Paris ! C'est surtout en matière de religion que l'opinion 
triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug en 
toute chose, nous qui ne voulons rien donner à l'autorité , 
nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile qu'il 
ne put apprendre de lui-même par tout pays , dans quelle 
religion l'élèverons-nous ? à quelle secte agrégerons-nous 
l'homme de la nature ? La réponse est fort simple , ce me 
semble ; nous ne l'agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là , 

* Manuscrit : On lui prouve toujours très bien , très aisément 
que, etc. 



LIVRE IV. 381 

mais nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur 
usage de sa raison doit le conduire. 

Incedo per ignés 
Suppositos cineri doloso '. 

N'importe : le zèle et la bonne foi m'ont jusqu'ici tenu 
lieu de prudence : j'espère que ces garants ne m'abandon- 
neront point au besoin. Lecteurs , ne craignez pas de moi 
des précautions indignes d'un ami de la vérité : je n'ou- 
blierai jamais ma devise : mais il m'est trop permis de me 
défier de mes jugements. Au lieu de vous dire ici de mon 
chef ce que je pense , je vous dirai ce que pensoit un 
homme qui valoit mieux que moi. Je garantis la vérité des 
faits qui vont être rapportés , ils sont réellement arrivés 
à l'auteur du papier que je vais transcrire : c'est à vous 
de voir si l'on peut en tirer des réflexions utiles sur le 
sujet dont il s'agit. Je ne vous propose point le sentiment 
d'un autre ou le mien pour règle ; je vous l'offre à exa- 
miner. 

c( 11 y a trente ans que , dans une ville d'Italie , un jeune 
« homme expf»trié se voyoit réduit à la dernière misère. 
« Il étoit né calviniste ; mais , par les suites d'une étour- 
« derie, se trouvant fugitif, en pays étranger, sans res- 
« source , il changea de religion pour avoir du pain. Il y 
« avoit dans cette ville un hospice pour les prosélytes ; il 
(( y fut admis. En l'instruisant sur la controverse , on lui 
a donna des doutes qu'il n'avoit pas , et on lui apprit le 
a mal qu'il ignoroit : il entendit des dogmes nouveaux , il 
« vit des mœurs encore plus nouvelles ; il les vit , et faillit 
a en être la victime. 11 voulut fuir ; on l'enferma ; il se 
« plaignit , on le punit de ses plaintes : à la merci de ses 
« tyrans , il se vit traiter en criminel pour n'avoir pas 
« voulu céder au crime. Que ceux qui savent combien la 
(f première épreuve de la violence et de l'injustice irrite 
c< un jeune cœur sans expérience se figurent l'état du sien. 

' HoK. , lib. II , od. I. 



382 EMILE. 

t Des larmes de rage couloient de ses yeux , Tindignation 
t rétouffoit : il imploroit le ciel et les hommes , il se con- 
c fioit à tout le monde , et n'étoit écouté de personne. Il 
a ne voyoit que de vils domestiques soumis à Finfame qui 
a Foutrageoit , ou des complices du même crime , qui se 
a railloient de sa résistance et Fexcitoient à les imiter. Il 
« étoit perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à 
« Fhospice pour quelque affaire , et qu'il trouva le moyen 
t de consulter en secret. L'ecclésiastique étoit pauvre et 
a avoit besoin de tout le monde ; mais Fopprimé ayoit en- 
c core plus besoin de lui ; il n'hésita pas à favoriser son 
« évasion , au risque de se faire un dangereux ennemi. 

« Echappé au vice pour rentrer dans l'indigence , le 
a jeune homme luttoit sans succès contre sa destinée : un 
a moment il se crut au dessus d'elle. A la première lueur 
a de fortune ses maux et son protecteur furent oubliés. Il 
ft fut bientêt puni de cette ingratitude ; toutes ses espé- 
a rances s'évanouirent ; sa jeunesse avoit beau le favoriser, 
« ses idées romanesques gàtoient tout. N'ayant ni assez de 
« talents ni assez d'adresse pour se faire un chemin facile , 
« ne sachant être ni modéré ni méchant , il prétendit à tant 
« de choses qu'il ne sut parvenir à rien. Retombé dans sa 
« première détresse , sans pain , sans asile , prêt à mourir 
« de faim , il se ressouvint de son bienfaiteur. 

a II y retourne , il le trouve , il est en bien reçu : sa vue 
a rappelle à l'ecclésiastique une bonne action qu'il avoit 
a faite ; un tel souvenir réjouit toujours l'âme. Cet homme 
« étoit naturellement humain , compatissant ; il sentoit les 
« peines d'autrui par les siennes , et le bien-être n'avoit 
« point endurci son cœur ; enfin les leçons de la sagesse 
« et une vertu éclairée avoient affermi son bon naturel. 11 
« accueille le jeune homme , lui cherche un gîte , l'y re- 
« commande ; il partage avec lui son nécessaire , à peine 
« suffisant pour deux. Il fait plus , il l'instruit , le con- 
« sole, il lui apprend Fart difficile de supporter patiem- 
« ment l'adversité. Gens à préjugés , est-ce d'un prêtre , 



LIVRE IV. 383 

« est-ce en Italie, que vous eussiez espéré tout cela? 

a Cet honnête ecclésiastique étoit un pauvre vicaire sa- 
« voyard, qu'une aventure de jeunesse avoit mis mal avec 
« son évéque , et qui avoit passé les monts pour chercher 
« les ressources qui lui manquoient dans son pays. Il 
« n'étoit ni sans esprit ni sans lettres; et, avec une fi- 
« gure intéressante , il avoit trouvé des protecteurs qui le 
« placèrent chez un ministre pour élever son fils. 11 préfé- 
oc roit la pauvreté à la dépendance , et il ignoroit comment 
« il faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas long- 
ce temps chez celui-ci : en le quittant il ne perdit point son 
« estime , et comme il vivoit sagement et se faisoit aimer de 
a tout le monde, il se ilattoit de rentrer en grâce auprès de 
« son évéque , et d'en obtenir quelque petite cure dans 
« les montagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel 
« étoit le dernier terme de son ambition. 

c( Un penchant naturel l'intéressoit au jeune fugitif, et 
« le lui fit examiner avec soin. II vit que la mauvaise for- 
« tune avoit déjà flétri son cœur, que l'opprobre et le mé- 
a pris avoient abattu son courage, et que sa fierté, changée 
a en dépit amer, ne lui montroit dans l'injustice et la du- 
« reté des hommes que le vice de leur nature et la chimère 
« de la vertu. Il avoit vu que la religion ne sert que de 
« masque à l'intérêt , et le culte sacré de sauvegarde à l'hy- 
« pocrisie : il avoit vu , dans la subtilité des vaines disputes , 
« le paradis et l'enfer mis pour prix à des jeux de mots ; il 
« avoit vu la sublime et primitive idée de la Divinité dé- 
« figurée parles fantasques imaginations des hommes ; et, 
« trouvant que pour croire en Dieu il falloit renoncer au 
« jugement qu'on avoit reçu de lui , il prit dans le même 
a dédain nos ridicules rêveries et l'objet auquel nous les 
« appliquons. Sans rien savoir de ce qui est , sans rien 
« imaginer sur la génération des choses , il se plongea dans 
« sa stupide ignorance , avec un profond mépris pour tous 
« ceux qui pensoient en savoir plus que lui. 

« L'oubli de toute religion conduit à l'oubli des devoirs 



384 EMILE. 

c de rhomme. Ce progrès étoit déjà plus d'à moitié fait 
« dans le coeur du libertin. Ce n'étoit pas pourtant un en- 
c font mal né ; mais Tincrédulité , la misère , étouffant 
a peu à peu le naturel , Fentrainoient rapidement à sa 
a perte , et ne lui préparoient que les mœurs d^un gueux 
« et la morale d'un athée. 

a Le mal , presque inévitable , n^étoit pas absolument 
<( consommé. Le jeune homme avoit des connoissances , et 
ce son éducation n'avoit pas été négligée. 11 étoit dans cet 
« âge heureux où le sang en fermentation commence d^é- 
« chauffer Famé sans Fasservir aux fureurs des sens. La 
a sienne avoit encore tout son ressort. Une honte native ' , 
« un caractère timide , suppléoient à la gène et prolon- 
« geoient pour lui cette époque dans laquelle vous main- 
te tenez votre élève avec tant de soins. L'exemple odieux 
a d'une dépravation brutale et d'un vice sans charme j 
« loin d'animer son imagination , Favoit amortie. Long- 
« temps le dégoût lui tint lieu de vertu pour conserver 
« son innocence; elle ne devoit succomber qu'à de plus 
a douces séductions. 

« L'ecclésiastique vit le danger et les ressources. Les 
(c difficultés ne le rebutent point : il se complaisoit dans son 
« ouvrage; il résolut de l'achever, et de rendre à la vertu 
« la victime qu'il avoit arrachée à Finfamie. Il s'y prit de 
« loin pour exécuter son projet : la beauté du motif ani- 
« moit son courage et lui inspiroit des moyens dignes de 
« son zèle. Quel que fût le succès , il étoit sûr de n'avoir 
« pas perdu son temps. On réussit toujours quand on ne 
a veut que bien faire. 

« Il commença par gagner la confiance du prosélyte en 
« ne lui vendant point ses bienfaits , en ne se rendant 
« point importun, en ne lui faisant point de sermons, en 
« se mettant toujours à sa portée , en se faisant petit pour 
« s'égaler à lui. C'étoit , ce me semble , un spectacle assez 

' Dans le sens de Titalien natta. Il a dëja employé ce mot dans le 
même sens au livre ii, page aa4. 



vy 



LIVRE IV. 385 

« touchant de voir un homme grave devenir le camarade 
« d'un polisson , et la vertu se prêter au ton de la licence 
« pour en triompher plus sûrement. Quand Tétourdi ve- 
« noit lui faire ses folles confidences, et s'épancher avec lui , 
« le prêtre l'écoutoit, le mettoit à son aise : sans approuver 
« le mal, il s'intéressoit à tout : jamais une indiscrète cen- 
« sure ne venoit arrêter son babil et resserrer son cœur ; 
« le plaisir avec lequel il se croyoit écouté augmentoit 
« celui qu'il prenoit à tout dire. Ainsi se fit sa confession 
« générale sans qu'il songeât à rien confesser. 

« Après avoir bien étudié ses sentiments et son carac- 
(( tère , le prêtre vit clairement que , sans être ignorant 
« pour son âge , il avoit oublié tout ce qu'il lui importoit 
« de savoir , et que l'opprobre où l'avoit réduit la fortune 
« étouffoit en lui tout vrai sentiment du bien et du mal. 11 
« est un degré d'abrutissement qui ôte la vie à l'ame; et la 
« voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui 
« ne songe qu'à se nourrir. Pour garantir le jeune infor- 
<t tuné de cette mort morale dont il étoit si près , il corn- 
« mença par réveiller en lui l'amour-propre et l'estime de 
« soi-même : il lui montroit un avenir plus heureux dans 
« le bon emploi de ses talents ; il ranimoit dans son cœur 
« une ardeur généreuse par le récit des belles actions 
(( d'autrui ; en lui faisant admirer ceux qui les avoient 
« faites , il lui rendoit le désir d'^en faire de semblables. 
« Pour le détacher insensiblement de sa vie oisive et va- 
« gabonde , il lui faisoit faire des extraits de livres choisis ; 
« et feignant d'avoir besoin de ces extraits , il nourrissoit 
« en lui le noble sentiment de la reconnoissance. Il Fin- 
« struisoit indirectement par ces livres ; il lui faisoit re- 
« prendre assez bonne opinion de lui-même pour ne pas 
a se croire un être inutile à tout bien , et pour ne vouloir 
^ « plus se rendre méprisable à ses propres yeux. 

a Une bagatelle fera juger de l'art qu'employoît cet 
« homme bienfaisant pour élever insensiblement le cœur 
« de son disciple au dessus de la bassesse , sans paroltre 

EMILE. T. 1. 25 



38G EMILE. 

a songer à son instruction. L'ecclésiastique avoit une pro- 
a bité si bien reconnue et un discernement si sur , que 
« plusieurs personnes aimoient mieux faire passer leurs 
« aumônes par ses mains que par celles des riches curés 
(( des villes. Un jour qu'on lui avoit donné quelque argent 
« à distribuer aux pauvres , le jeune homme eut , à ce 
a titre , la lâcheté de lui en demander. Non , dit-il , nous 
« sommes frères , vous 'm'appartenez , et je ne dois pas 
a toucher à ce dépôt pour mon usage. Ensuite il lui donna 
« de son propre argent autant qu'il en avoit demandé. 
« Des leçons de cette espèce sont rarement perdues dans 
« le cœur des jeunes gens qui ne sont pas tout-à-fait cor- 
« rompus. 

« Je me lasse de parler en tierce personne , et c'est un 
« soin superflu; car vous sentez bien fort, cher conci- 
a toyen , que ce malheureux fugitif , c'est moi-même : je 
a me crois assez loin des désordres de ma jeunesse pour 
« oser les avouer; et la main qui m'en tira mérite bien 
a qu'aux dépens d'un peu de honte je rende au moins 
« quelque honneur à ses bienfaits. 

« Ce qui me frappoit le plus étoit de voir , dans la vie 
« privée de mon digne maître , la vertu sans hypocrisie , 
« l'humanité sans foiblesse , des discours toujours droits 
(i et simples, et une conduite toujours conforme à ses 
« discours. Je ne les voyois point s'inquiéter si ceux qu'il 
« aidoit alloient à vêpres , s'ils se conf essoient souvent , 
« s'ils jeùnoient les jours prescrits , s'ils faisoient maigre, 
a ni leur imposer d'autres conditions semblables sans les- 
« quelles , dùt-on mourir de misère , on n'a nulle assis- 
ce tance à espérer des dévots. 

« Encouragé par ses observations , loin d'étaler moi- 
« même à ses yeux le zèle affecté d'un nouveau converti , 
« je ne lui cachois point trop mes manières de penser ; et * 
a ne l'en voyois pas plus scandalisé. Quelquefois j'aurois 
« pu me dire : 11 me passe mon indifférence pour le culte 
« que j'ai embrassé en faveur de celle qu'il me voit aussi 



LIVRE IV. 387 

a pour le culte dans lequel je suis né ; il sait que mon 
« dédain n'est plus une affaire de parti. Mais que devois-je 
« penser quand je Fentendois quelquefois approuver des 
« dogmes contraires à ceux de l'Eglise romaine , et pa- 
« roitre estimer médiocrement toutes ses cérémonies ? Je 
« Faurois cru protestant déguisé si je l'avois vu moins 
« fidèle à ces mêmes usages dont il sembloit faire assez 
« peu de cas; mais sachant qu'il s'acquittoit sans témoin 
« de ses devoirs de prêtre aussi ponctuellement que sous 
c< les yeux du public, je ne savois plus que juger de ses 
« contradictions. Au défaut près qui jadis avoit attiré sa 
« disgrâce , et dont il n'étoit pas trop bien corrigé , sa vie 
« étoit exemplaire , ses mœurs étoient irréprochables , ses 
« discours honnêtes et judicieux. En vivant avec lui dans 
« la plus étroite intimité, j'apprenois à le respecter chaque 
« jour davantage , et tant de bontés m'ayant tout-à-fait 
a gagné le cœur , j'attendois avec une curieuse inquiétude 
« le moment d'apprendre sur quel principe il fondoit Fu- 
« niformité d'une vie aussi singulière. 

« Ce moment ne vint pas sitAt. Avant de s'ouvrir à son 
« disciple , il s'efforça de faire germer les semences de rai- 
« son et de bonté qu'il jetoit dans son ame. Ce qu'il y avoit 
« en moi de plus difficile à détruire étoit une orgueilleuse 
tt misanthropie , une certaine aigreur contre les riches et 
« les heureux du monde , comme s'ils l'eussent été à mes 
c( dépens , et que leur prétendu bonheur eût été usurpé 
« sur le mien. La folle vanité de la jeunesse , qui regimbe 
« contre l'humiliation , ne me donnoit que trop de pen- 
ce chant à cette humeur colère , et l'amour-propre , que 
« mon Mentor tàchoit de réveiller en moi , me portant à 
« la fierté , rendoit les hommes encore plus vils à mes 
« yeux , et ne faisoit qu'ajouter pour eux le mépris à la 
« haine. 

« Sans combattre directement cet orgueil , il l'empêcha 
« de se tourner en dureté d'ame ; et sans m'êter l'estime 
« de moi-même , il la rendit moins dédaigneuse pour mon 

25. 



3S8 EMILE. 

€ prochain. En m'écartant toujours la vaine apparence et 
€ me montrant lea maux rééla qu'elle couvre , il m^appre- 
c noit i déplorer les erreurs de mes semblables , à m'at- 
a tendrir sur leurs misères , et à les plaindre plus qu^à les 
€ envier. Emu de compassion sur les foiblesses humaines 
€ par le profond sentiment des siennes j il voyoit partout 
« les honunes victimes de leurs propres vices et de ceux 
c d^autrui ; il voyoit les pauvres gémir sous le joug^ des 
« riches, et les riches sous le joug des préjugés. Croyez- 
«moi, disoit-il, nos illusions, loin de nous cacher nos 
« maux, les augmentent, en donnant un prix à ce qui n^en 
a a point , et nous rendant sensibles à mille fausses priva- 
c tions que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de 
« Famé consiste dans le mépris de tout ce qui peut la trou- 
c bler : Thomme qui fait le plus de cas de la vie est celui 
« qui sait le moins en jouir ; et celui qui aspire le plus 
c avidement au bonheur est toujours le plus misérable. 

a Ah ! quels tristes tableaux ! m'écriai-je avec amer- 
ce tume : s'il faut se refuser à tout , que nous a donc servi 
« de naître ? et s'il faut mépriser le bonheur même , qui 
a est-ce qui sait être heureux? C'est moi, répondit un jour 
« le prêtre d'un ton dont je fus frappé. Heureux , vous ! si 
« peu fortuné , si pauvre , exilé , persécuté , vous êtes 
« heureux! Et qu'avez- vous fait pour l'être? Mon enfant, 
« reprit-il^ je vous le dirai volontiers. 

« Là dessus il me fit entendre qu'après avoir reçu mes 
« confessions , il vouloit me faire les siennes. J'épancherai 
« dans votre sein , me dit-il en m'embrassant , tous les 
a sentiments de mon cœur. Vous me verrez, sinon tel que 
a je suis , au moins tel que je me vois moi-même. Quand 
(c vous aurez reçu mon entière profession de foi , quand 
« vous connoitrez bien l'état de mon ame , vous saurez 
c pourquoi je m'estime heureux, et si vous pensez comme 
« moi, ce que vous avez à faire pour l'être. Mais ces aveux 
a ne sont pas l'affaire d'un moment; il faut du temps pour 
a vous exposer tout ce que je pense sur le sort de l'homme 



LIVRE IV. 389 

a et sur le vrai prix de la vie : prenons une heure , un 
(( lieu commode pour nous livrer paisiblement à cet en- 
« tretien. 

a Je marquai de Tempressement à Fentendre. Le ren- 
a dez-vous ne fut pas renvoyé plus tard qu'au lendemain 
« matin. On étoit en été; nous nous levâmes à la pointe du 
« jour. U me mena hors de la ville, sur une haute colline, 
a au dessous de laquelle passoit le P6 , dont on voyoit le 
a cours à travers les fertiles rives qu'il baigne; dans Vè- 
« loignement , Timmense chaîne des Alpes couronnoit le 
a paysage ; les rayons du soleil levant rasoient déjà les 
a plaines, et, projetant sur les champs par longues ombres 
a les arbres , les coteaux , les maisons , enrichissoient de 
a mille accidents de lumière le plus beau tableau dont 
« Fœil humain puisse être frappé. On eût dit que la na- 
c( ture étaloit à nos yeux toute sa magnificence pour en 
a offrir le texte à nos entretiens. Ce fut là qu'après avoir 
a quelque temps contemplé ces objets en silence, Thomme 
(i de paix me parla ainsi. » , 



PROFESSION DE FOI 

DU VICAIRE SAVOYARD. 

Mon enfant, n'attendez de moi ni des discours savants 
ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand phi- 
losophe , et je me soucie peu de l'être. Mais j'ai quelque- 
fois du bon sens , et j'aime toujours la vérité. Je ne veux 
pas argumenter avec vous , ni même tenter de vous con- 
vaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans 
la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon 
discours ; c'est tout ce que je vous demande. Si je me 
trompe , c'est de bonne foi ; cela suffit pour que mon er- 
reur ne me soit point imputée à crime : quand vous vous, 
tromperiez de même , il y auroit peu de mal à cela. Si je 
pense bien , la raison nous est commune , et nous avons le 



390 EMILE. 

même intérêt à Fécouter : pourquoi ne penseriez- vous pas 

comme moi ? 

Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à 
cultiver la terre; mais on crut plus beau que j ^apprisse à 
gagner mon pain dans le métier de prêtre ^ et Ton trouva le 
moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni 
moi ne songions guère à chercher en cela ce qui étoit bon, ' 
véritable , utile , mais ce qu^il falloit savoir pour être or- 
donné. J^appris ce qu'on vouloit que j'apprisse, je dis ce 
qu'on vouloit que je disse , je m'engageai comme on voulut , 
et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir cju'en 
m'obligeant à n'être pas honune j'avois promis plus que je 
pouvois tenir. 

On nous dit que la conscience est l'ouvrage des préju- 
gés ; cfependant je sais par mon expérience qu'elle s'obstine 
à suivre l'ordre de la nature contre toutes les lois des 
hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela , le re- 
mords nous reproche toujours foîblement ce que nous 
permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce 
qu'elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n'a rien dit 
encore à vos sens : vivez long-temps dans Fétat heureux 
où sa voix est celle de l'innocence. Souvenez-vous qu'on 
l'offense encore plus quand on la prévient que quand on la 
combat; il faut commencer par apprendre à résister pour 
savoir quand on peut céder sans crime. 

Dès ma jeunesse j'ai respecté le mariage comme la pre- 
mière et la plus sainte institution de la nature. M'étant 
ôté le droit de m'y soumettre , je résolus de ne le point 
profaner ; car , malgré mes classes et mes études , ayant 
toujours mené une vie uniforme et simple , j'avois conservé 
dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives : 
les maximes du monde ne les avoient point obscurcies , et 
ma pauvreté m'éloignoit des tentations qui dictent les 
sophismes du vice. 

Cette résolution fut précisément ce qui me perdit ; mon 
respect pour le lit d'autrui laissa mes fautes à découvert. 



LIVRE IV. 391 

11 fallut expier le scandale : arrêté, interdit, chassé, je 
fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon in- . 
continence ; et j'eus lieu de comprendre , aux reproches 
dont ma disgrâce fut accompagnée, qu'il ne faut souvent 
qu'aggraver la faute pour échapper au châtiment. 

Peu d'expériences pareilles mènent loin un esprit qui 
réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser les 
idées que j'avois du juste , de l'honnête , et de tous les de- 
voirs de l'homme, je perdois chaque jour quelqu'une des 
opinions que j'avois reçues : celles qui me restoient ne 
suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se 
soutenir par lui-même, je sentis peu à peu s'obscurcir dans 
mon esprit l'évidence des principes ; et , réduit enfin à ne 
savoir plus que penser, je parvins au même point où vous 
êtes ; avec cette différence que mon incrédulité , fruit 
tardif d'ua âge plus mûr, s'étoit formée avec plus de 
peine , et devoit être plus difficile à détruire. 

J'étois dans ces dispositions d'incertitude et de doute 
que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet 
état est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible ; 
il n'y a que l'intérêt du vice ou la paresse de l'ame qui 
nous y laisse. Je n'avois point le cœur assez corrompu 
pour m'y plaire ; et rien ne conserve mieux l'habitude de 
réfléchir que d'être plus content de soi que de sa fortune. 

Je méditois donc sur le triste sort des. mortels flottant 
sur cette mer des opinions humaines , sans gouvernail , 
sans boussole, et livrés à leurs passions orageuses, sans 
autre guide qu'un pilote inexpérimenté qui méconnoit sa 
route , et qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. Je me 
disois : J'aime la vérité , je la cherche , et ne puis la recon- 
noitre ; qu'on me la montre , et j'y demeure attaché : pour- 
quoi faut-il qu'elle se dérobe à l'empressement d'un cœur 
fait pour l'adorer ? 

Quoique j'aie souvent éprouvé de plus grands maux, je 
n'ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable 
que dans ces temps de trouble et d'anxiétés, où, sans 



392 EMILE. 

cesse errant de doute en doute , je ne rapportois de mes 

longues méditations qu^incertitude ^ obscurité , contradic* 

Uons sur la cause de mon être et sur la règle de mes 

devoirs. 

Gomment peut -on être sceptique par système et de 
bonne foi? je ne saurois le comprendre. Ces philosophes^ 
ou n^esdstent pas, ou sont les plus malheureux des 
hommes. Le doute sur les choses qu^l nous importe de 
connoltre est un état très violent pour Tesprit humain : 
il n'y résiste pas long-temps ; il se décide malgré lui de 
manière ou d'autre , et il aime mieux se tromper que ne 
rien croire. 

Ce qui redoubloit mon embarras étoit qu'étant né dans 
une Eglise qui décide tout, qui ne permet aucun doute, 
un seul point rejeté me faisoit rejeter tout le reste, et que 
l'impossibilité d'admettre tant de décisions absurdes me 
détachoit aussi de celles qui ne Tétoient pas. En me disant : 
Croyez tout, on m'empéchoit de rien croire, et je ne sa vois 
plus où m'arréter. 

Je consultai les philosophes , je feuilletai leurs livres , 
j'examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, 
affirmatifs , dogmatiques , même dans leur scepticisme 
prétendu , n'ignorant rien , ne prouvant rien , se moquant 
les uns des autres ; et ce point commun à tous me parut 
le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand 
ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si 
vous pesez les raisons , ils n'en ont que pour détruire ; si 
vous comptez les voix , chacun est réduit à la sienne ; ils 
ne s'accordent que pour disputer : les écouter n'étoit pas 
le moyen de sortir de mon incertitude. 

Je conçus que l'insuffisance de l'esprit humain est la 
première cause de cette prodigieuse diversité de senti- 
ments , et que l'orgueil est la seconde. Mous n'avons point 
la mesure de cette machine immense , nous n'en pouvons 
calculer les rapports ; nous n'en connolssons ni les pre- 
mières lois ni la cause finale ; nous nous ignorons nous- 



LIVRE IV. 393 

mêmes ; nous ne connoissons ni notre nature ni notre 
principe actif ; à peine savons-nous si Fhomme est un être 
simple ou composé ; des mystères impénétrables nous en- 
vironnent de toutes parts ; ils sont au dessus de la région 
sensible ; pour les percer nous croyons avoir de Fintelli- 
gence , et nous n'avons que de Fimagination. Chacun se 
fraie , à travers ce monde imaginaire , une route qu'il croit 
la bonne ; nul ne peut savoir si la sienne mène au but. Ce- 
pendant nous voulons tout pénétrer, tout connottre. La 
seule chose que ne ne savons point est d'ignorer ce que 
nous pouvons savoir. Nous aimons mieux nous déterminer 
au hasard et croire ce qui n'est pas , que d'avouer qu'aucun 
de nous ne peut voir ce qui est. Petite partie d'un grand 
tout dont les bornes nous échappent, et que son auteur 
livre à nos folles disputes , nous sommes assez vains pour 
vouloir décider ce qu'est ce tout en lui-même , et ce que 
nous sommes par rapport à lui. 

Quand les philosophes seroient en état de découvrir la 
vérité , qui d'entre eux prendroit intérêt à elle ? Chacun 
sait bien que son système n'est pas mieux fondé que les 
autres ; mais il le soutient parce qu'il est à lui. Il n'y en a 
pas un seul qui , venant à connoltre le vrai et le faux , ne 
préférât le mensonge qu'il a trouvé à la vérité découverte 
par un autre. Où est le philosophe qui , pour sa gloire , ne 
tromperoit pas volontiers le genre humain P Où est celui 
qui , dans le secret de son cœur, se propose un autre objet 
que de se distinguer? Pourvu qu'il s'élève au dessus du 
vulgaire, pourvu qu'il efface l'éclat de ses concurrents, 
que demande-t-il de plusP L'essentiel est de penser autre- 
ment que les autres. Chez les croyants il est athée , chez 
les athées il seroit croyant. 

Le premier fruit que Je tirai de ces réflexions fut d'ap- 
prendre à borner mes recherches à ce qui m'intéressoit 
immédiatement , à me reposer dans une profonde igno- 
rance sur tout le reste, et à ne m'inquiéter, jusqu'au 
doute , que des choses qu'il m'importoit de savoir. 



394 ÉBIILE. 

Je compris encore que, loin de me délivrer de mes 
doutes inutiles, les philosophes ne f croient que multiplier 
ceux qui me tourmentoient et n^en résoudroient aucun. 
Je pris donc un autre guide , et je me dis : Consultons la 
lumière intérieure , elle m'égarera moins qu^ls ne m^éga- 
rent , ou du moins mon erreur sera la mienne , et je me 
dépraverai moins en suivant mes propres illusions qii^en 
me livrant à leuris mensonges. 

Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions 
qui m^avoient tour à tour entraîné depuis ma naissance , 
je vis que , bien qu'aucune d'elles ne fût assez évidente 
pour produire immédiatement la conviction , elles avoient 
divers degrés de vraisemblance , et que Tassentioient in- 
térieur s'y prétoit ou s'y refusoit à différentes mesures. 
Sur cette première observation , comparant entre elles 
toutes ces différentes idées dans le silence des préjugés, je 
trouvai que la première et la plus commune étoit aussi la 
plus simple et la plus raisonnable , et qu'il ne lui manquoit, 
pour réunir tous les suffrages , que d'avoir été proposée 
la dernière. Imaginez tous vos philosophes anciens et mo- 
dernes ayant d'abord épuisé leurs bizarres systènaes de 
forces , de chances , de fatalité , de nécessité , d'atomes , 
de monde animé , de matière vivante , de matérialisme de 
toute espèce , et, après eux tous, l'illustre Clarke^, éclai- 
rant le monde , annonçant enfin l'Etre des êtres et le dis- 
pensateur des choses : avec quelle universelle admiration, 
avec quel applaudissement unanime n'eût point été reçu 
ce nouveau système, si grand, si consolant, si sublime, si 
propre à élever l'ame , à donner une base à la vertu , et en 
même temps si frappant , si lumineux , si simple, et, ce me 
semble , offrant moins de choses incompréhensibles à l'es^ 
prit humain qu'il n'en trouve d'absurdes en tout autre 
système! Je me disois : Les objections insolubles sont com- 
munes à tous, parce que l'esprit de l'homme est trop borné 
pour les résoudre ; elles ne prouvent donc contre aucun 

* Célèbre théologien anglois, mort en 1729. 



LIVRE IV. 395 

par préférence : mais quelle différence entre les preuves 
directes ! celui-là seul qui explique tout ne doit-il pas être 
préféré quand il n'a pas plus de difficulté que les autres ? 

Portant donc en moi l'amour de la vérité pour toute 
philosophie, et pour toute méthode une r-ègle facile et 
simple qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, 
je reprends sur cette règle l'examen des connoissances qui 
m'intéressent, résolu d'admettre pour évidentes toutes 
celles auxquelles, dans la sincérité de mon cœur, je ne 
pourrai refuser mon consentement, pour vraies toutes 
celles qui me paroltront avoir une liaison nécessaire avec 
ces premières , et de laisser toutes les autres dans l'incer- 
titude , sans les rejeter ni les admettre , et sans me tour- 
menter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien d'utile 
pour la pratique. 

Mais qui suis-je? quel droit ai-je déjuger les choses ? et 
qu'est-ce qui détermine mes jugements? S'ils sont entraî- 
nés , forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue 
en vain à ces recherches , elles ne se feront point , ou se 
feront d'elles-mêmes sans que je me mêle de les diriger. Il 
faut donc tourner d'abord mes regards sur moi pour con- 
noitre l'instrument dont je veux me servir, et jusqu'à quel 
point je puis me fier à son usage. 

J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà 
la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé 
d'acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence , 
ou ne la sens-je que par mes sensations? Voilà mon pre- 
mier doute , qu'il m'est , quant à présent , impossible de 
résoudre. Car étant continuellement affecté de sensations, 
ou immédiatement , ou par la mémoire , comment puis-je 
savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de 
ces mêmes sensations, et s'il peut être indépendant d'elles? 

Mes sensations se passent en moi puisqu'elles me font 
sentir mon existence ; mais leur cause m'est étrangère , 
puisqu'elles m'affectent malgré que j'en aie , et qu'il ne 
dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je 



3% EMILE. 

conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi j 
et sa cause ou son objet qui est hors de moi , ne sont pas 
la moindre chose. 

Ainsi, non seulement j'existe, mais il existe d^autres 
êtres , savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces 
objets ne seroient que des idées , toujours est-il vrai que 
ces idées ne sont pas moi. 

Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes 
sens, je Fappelle matière ; et toutes les portions de matière 
que je conçois réunies en êtres individuels , je les appelle 
des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des 
matérialistes ne signifient rien pour moi : leurs dictinctions 
sur Tapparence et la réalité des corps sont des chimères. 

Me voici déjà tout aussi sur de Fexistence de Tunivers 
que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de 
mes sensations ; et, trouvant en moi la faculté de les com- 
parer, je me sens doué d'une force active que je ne savois 
pas avoir auparavant. 

Apercevoir, c'est sentir; comparer, c'est juger; juger 
et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation , 
les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont 
dans la nature ; par la comparaison, je les remue , je les 
transporte pour ainsi dire , je les pose l'un sur l'autre pour 
prononcer sur leur différence ou sur leur similitude , et 
généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté 
distinctive de l'être actif ou intelligent est de pouvoir 
donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être 
purement sensitif cette force intelligente qui superpose et 
puis qui prononce ; je ne la saurois voir dans sa nature. 
Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même 
il sentira l'objet total formé des deux; mais, n'ayant au- 
cune force pour les replier l'un sur l'autre , il ne les com- 
parera jamais, il ne les jugera point. 

Voir deux objets à la fois, ce n'est pas voir leurs rap- 
ports ni juger de leurs différences; apercevoir plusieurs 
objets les uns hors des autres n'est p^s les nombrer. Je 



LIVRE IV. 397 

puis avoir au même instant Fidée d'un grand bâton et d'un 
petit bâton sans les comparer, sans juger que Tun est plus 
petit que l'autre, comme je puis voir à la fois ma main en^ 
tière, sans faire le compte de mes doigts '. Ces idées com- 
paratives plus grand y plus petit y de même que les idées 
numériques ^un^ de deux y etc., ne sont certainement pas 
des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu'à 
l'occasion de mes sensations. 

On nous dit que l'être sensitif distingue les sensations 
les unes des autres par les différences qu'ont entre elles 
ces mêmes sensations : ceci demande explication. Quand 
les sensations sont différentes, l'être sensitif les distingue 
par leurs différences : quand elles sont semblables , il les 
distingue parce qu'il sent les unes hors des autres. Autre- 
ment , comment dans une sensation simultanée distingue- 
roit-il deux objets égaux P il faudroit nécessairement qu'il 
confondit ces deux objets et les prit pour le même , sur- 
tout dans un système où l'on prétend que les sensations 
représentatives de l'étendue ne sont point étendues. 

Quand les deux sensations à comparer sont aperçues , 
leur impression est faite , chaque objet est senti , les deux 
sont sentis , mais leur rapport n'est pas senti pour cela. Si 
le jugement de ce rapport n'étoit qu'une sensation, et me 
venoit uniquement de l'objet , mes jugements ne me trom- 
peroient jamais , puisqu'il n'est jamais faux que je sente 
ce que je sens. 

Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport 
de ces deux bâtons, surtout s'ils ne sont pas parallèles? 
Pourquoi dis-je, par exemple, que le petit bâton est le 
tiers du grand , tandis qu'il n'en est que le quart ? Pour- 
quoi l'image, qui est la sensation, n'est- elle pas conforme 
à son modèle , qui est l'objet? C'est que je suis actif quand 

^ Les relations de M. de La Condamine nous parlent d'un peuple 
qui ne savoit compter que jusqu'à trois. Cependant les hommes qui 
composoient ce peuple , ayant des mains , avoient souvent aperçu 
leurs doigts sans savoir compter jusqu'à cinq. 



398 EMILE. 

je juge, que Topération qui compare est fautive, et que 
mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs 
à la vérité des sensations qui ne montrent que les objets; 
Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera , je m^as- 
sure, quand vous y aurez pensé ; c^est que, si nous étions 
purement passifs dans Tusage de nos sens , il n^y auroit 
entre eux aucune communication ; il nous seroit imipos- 
sible de connoltre que le corps que nous touchons et 
Fobjet que nous voyons sont le même. Ou nous ne senti- 
rions jamais rien hors de nous , ou il y auroit pour nous 
cinq substances sensibles , dont nous n'aurions nul moyen 
d'apercevoir l'identité. 

■ 

Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit 
qui rapproche et compare mes senss^ions; qu'on l'appelle 
attention , méditation , réflexion , ou comme on voudra ; 
toujours est-il vrai qu'elle est en moi et non 'dans les 
choses , que c'est moi seul qui la produis , quoique je ne 
la produise qu'à l'occasion de l'impression que font sur moi 
les objets. Sans être mattre de sentir ou de ne pas sentir, 
je le suis d'examiner plus ou moins ce que je sens. 

Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, 
mais un être actif et intelligent, et, quoi qu'en dise la phi- 
losophie , j'oserai prétendre à l'honneur de penser. Je sais 
seulement que la vérité est dans les choses et non pas 
dans mon esprit qui les j^ge , et que moins je mets du 
mien dans les jugements que j'en porte, plus je suis sûr 
d'approcher de la vérité : ainsi ma règle de me livrer au 
sentiment plus qu'à la raison est confirmée par la raison 
même. 

M'étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je com- 
mence à regarder hors de moi , et je me considère avec 
une sorte de frémissement, jeté , perdu dans ce vaste uni- 
vers, et comme noyé dans l'immensité des êtres, sans rien 
savoir de ce qu'ils sont ^ , ni entre eux , ni par rapport à 

« Variante : « De ce qu'ils sont, ni absolument, ni entre eux , 



ni. 



LIVRE IV. 399 

moi. Je les étudie , je les observe; et le premier objet qui 
se présente à moi pour les comparer, c'est moi-même. 

Tout ce que j'aperçois par les sens est matière, et je 
déduis toutes les propriétés essentielles de la matière des 
qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont 
inséparables. Je la vois tantôt en mouvement et tantôt en 
repos ' ; d'où j'infère que ni le repos ni le mouvement ne 
lui sont essentiels ; mais le mouvement , étant une action , 
est l'effet d'une cause dont le repos n'est que l'absence. 
Quand donc rien n'agit sur la matière , elle ne se meut 
point, par cela même qu'elle est indifférente au repos et 
au mouvement : son état naturel est d'être en repos. 

J'aperçois dans les corps deux sortes de mouvements , 
savoir, mouvement communiqué , et mouvement spontané 
ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étran- 
gère au corps mu ; et dans le second elle est en lui-même. 
Je ne conclurai pas de là que le mouvement d'une montre, 
par exemple, est spontané; car si rien d'étranger au res- 
sort n'agissoit sur lui , il ne tendroit point à se redresser, 
et ne tireroit point la chaîne. Par la même raison • je n'ac- 
corderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni au 
au feu même qui fait leur fluidité ^. 

Vous me demanderez si les mouvements des animaux 
sont spontanés ; je vous dirai que je n'en sais rien , mais 
que l'analogie est pour l'affirmative. Vous me demanderez 
encore comment je sais donc qu'il y a des mouvements 
spontanés ; je vous dirai que je le sais parce que je le sens. 

' Ce repos n'est, si Ton veut, que relatif; mais puisque nous 
observons du plus et du moins dans le mouvement, nous conce- 
vons très clairement un des ceux termes extrêmes, qui est le repos ; 
et nous le concevons si bien, que nous sommes enclins même à 
prendre pour absolu le repos qui n'est que relatif. Or, il n'es^ pas 
vrai que le mouvement soit de l'essence de la matière , si elle peut 
être conçue en repos. 

> Les chimistes regardent le phlogistique ou l'élément du feu 
comme épars, immobile, et stagnant dans les mixtes dont il fait 
partie , jusqu'à ce que des causes étrangères le dégagent , le réu 
nissent , le mettent en mouvement , et le changent en feu. 



400 EMILE. 

Je yeux mouvoir mon bras et je le meus , sans que ce mou- 
vement ait d'autre cause immédiate que ma volonté. C'est 
en vain qu'on voudroit raisonner pour détruire en moi ce 
sentiment, il est plus fort que toute évidence; autant vau- 
droit me prouver que je n'existe pas. 

S'il n'y avoit aucune spontanéité dans les actions des 
hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre , on n'en 
seroit que plus embarrassé à imag;iner la première cause 
de tout mouvement. Pour moi , je nie sens tellement per- 
suadé que l'état naturel de la matière est d'être en repos, 
et qu'elle n'a par elle-même aucune force poiuc agir, qu'en 
voyant un corps en mouvement je juge aussitôt ou que 
c'est un corps animé, ou que ce mouvement lui a été com- 
muniqué. Mon esprit refuse tout acquiescement à l'idée 
de la matière non organisée se mouvant d'elle-même , ou 
produisant quelque action. 

Cependant cet univers visible est matière , matière 
éparse et morte', qui n'a rien dans son tout de l'union, 
de l'organisation , du sentiment commun des parties d'un 
corps animé, puisqu'il est certain que nous, qui sommes 
parties, ne nous sentons nullement dans le tout. Ce même 
univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés, 
uniformes, assujettis à des lois constantes, il n'a rien de 
cette liberté qui paroît dans les mouvements spontanés 
de rhomme et des animaux. Le monde n'est donc pas un 
grand animal qui se meuve de lui-même; il y a donc de 
ses mouvements quelque cause étrangère à lui , laquelle 
je n'aperçois pas ; mais la persuasion intérieure me rend 
cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler 
le soleil sans imaginer une force qui le pousse , ou que , si 
la terre tourne , je crois sentir une main qui la fait tourner. 

î J'ai fait tous me« efforts pour concevoir une molécule vivante , 
sans pouvoir en venir à bout. L'idée de la matière sentant sans avoir 
des sens me paroit inintelligible et contradictoire. Pour adopter 
ou rejeter cette idée , il faudroit commencer par la comprendre , et 
j'avoue que je n'ai pas ce bonheur-là. 



LIVRE IV. 401 

S^il faut admettre des Uns gétiéràles doftt je n'aiper* 
çois point les rapports essentids ^vet la matière, de quoi 
serai^je avancé ? Ces lois , n'étant point des êtres réeJs , 
des substances , ont donc quelque autre fondement qui 
m'est inconnu. L'expérience et l'observation nous Ont fait 
connoltre les lois du mouvement; ces lois déterminent 
les effets sans montrer les causes ; elles né suffisent point 
pour e^lkjuer le système du naonde tt la marche de l'uni- 
vers. Descartes avec des dés formoit le ciel et là terre; 
mais il ne put donner le premier branle à ces idées, ni 
mettre en jeu sa force centrifuge qu'à l'aidé d'un mouve- 
ment de rotation. Newton a trouvé la loi de l'attraction ; 
mais l'attraction seule réduiroit bientôt l'univers en une 
masse immobile : à cette loi il a fallu joindre une force 
projectile pour faire décrire des courbes aux corps célestes. 
Que Descartes nouij dise quelle loi physique a fait tourner 
ses tourbillons; que Newton nous montre la main qui lança 
les planètes sur la tangente de leurs orbites. 

Les premières causes^u mouvement ne sont point dans 
la matière; elle reçoit le mouvement et le communique, 
mais elle ne le produit pas. Plus j'observe Faction et réac- 
tion des forces de la nature agissant les unes sur les au- 
tres, plus je trouve que, d'effets en effets, il faut toujours 
remonter i quelque volonté pour première cause; car 
supposer un progrès de causes à l'infini , c'est n*en point 
supposer du tout. En un mot , tout mouvement qui n'est 
pas produit par un autre ne peut venir que d'un acte 
spontané , volontaire ; les corps inanimés n'agissent que 
par le mouvement, et il n'y a point de véritables actions 
sans volonté. Voilà mon premier principe. Je crois donc 
qu'une volonté meut l'univers et anime la nature. Voilà 
mon premier dogme , ou mon premier article de foi. 

Gomment une volonté produit-elle une action physique 
et corporelle ? je n'en sais rien ; mais j'éprouve en moi 
qu'elle la produit. Je veux agir, et j'agis; je veux mouvoir 
mon corps , et mon corps se meut : mais qu'un corps ina- 

ÉMILE. T. I. 26 



402 EMILE. 

nimë et en repos vienne à se mouvoir de lui-même ou 
produise le mouvement, cela est incompréhensible et sans 
exemple. La volonté m'est connue par ses actes , non par 
sa nature. Je connois cette volonté comme cause motrice; 
mais concevoir la matière productrice du mouvement, 
c'est clairement concevoir un effet sans cause , c'est ne 
concevoir absolument rien. 

Il ne m'est pas plus possible de concevoir comment ma 
volonté meut mon corps , que comment mes sensations 
affectent mon ame. Je ne sais pas même pourquoi Fyn 
de ces mystères a paru plus explicable que l'autre. Quant 
à moi, soit quand je suis passif, soit quand je suis actif, 
le moyen d'union des deux substances me parolt absolu- 
ment incompréhensible. 11 est bien étrange qu'on parte 
de cette inçompréhensibilité même pour confondre les 
deux substances , comme si des opérations de natures si 
différentes s'expliquoient mieux dans un seul sujet que 
dans deux. 

Le dogme que je viens d'établir est obscur, il est vrai, 
mais enfin il offre un sens, et il n'a rien qui répugne à la 
raison ni à l'observation : en peut-on dire autant du ma- 
térialisme ? N'est-il pas clair que si le mouvement étoit 
essentiel à la matière , il en seroit inséparable , il y seroit 
toujours en même degré, toujours le même dans chaque 
portion de matière ; il seroit incommunicable , il ne pour- 
roit ni augmenter ni diminuer, et Ton ne pourroit pas 
même concevoir la matière en repos ? Quand on me dit 
que le mouvement ne lui est pas essentiel , mais nécessaire, 
on veut me donner le change par des mots qui seroient 
plus aisés à réfuter s'ils avoient un peu plus de sens; car, 
ou le mouvement de la matière lui vient d'elle-même, et 
alors il lui est essentiel , ou , s'il lui vient d'une cause 
étrangère , il n'est nécessaire à la matière qu'autant que 
la cause motrice agit sur elle : nous rentrons dans la pre- 
mière difficulté. 

Les idées générales et abstraites sont la source des plus 



LIVRE IV. 403 

grandes erreurs des hommes ; jamais le jargon de la méta- 
physique n'a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli 
la philosophie d'absurdités dont on a honte, sitât qu'on 
les dépouille de leurs grands mots. Dites-moi , mon ami , 
si, quand on vous parle d'une force aveugle répandue 
dans toute la nature, on porte quelque véritable idée 
à votre esprit. On croit dire quelque chose par ces mots 
vagues àe force unwerselley de mouvement nécessaire y et 
l'on ne dit rien du tout. L'idée du mouvement n'est autre 
chose que l'idée du transport d un lieu à un autre : il n'y a 
point de mouvement sans quelque direction ; car im être 
individuel ne sauroit se mouvoir à la fois dans tous les 
sens. Dans quel sens donc la matière se meut-elle nécessai- 
rement? Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement 
uniforme , ou chaque atome a-t-il son mouvement propre ? 
Selon la première idée , l'univers entier doit former une 
masse solide et indivisible ; selon la seconde , il ne doit 
former qu'un fluide épais et incohérent, sans qu'il soit 
jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle 
direction se fera ce mouvement commun de toute la ma- 
tière? Sera-ce en droite ligne ou circulairement, en haut 
ou en bas , à droite ou à gauche ? Si chaque molécule de ma- 
tière a sa direction particulière , quelles seront les causes 
de toutes ces directions et de toutes ces différences? Si 
chaque atome ou molécule de matière ne faisoit que tour- 
ner sur son propre centre , jamais rien ne sortiroit de sa 
place , et il n'y auroit point de mouvement communiqué ; 
encore même faudroit-il que ce mouvement circulaire fût 
déterminé dans quelque sens. Donner à la matière le mou- 
vement par abstraction , c'est dire des mots qui ne signi- 
fient rien ; et lui donner un mouvement déterminé , c'est 
supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les 
forces particulières , plus j'ai de nouvelles causes à expli- 
quer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les 
dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le con- 
cours fortuit des éléments , je n'en puis pas même imaginer 

26. 



404 EMILE. 

le combat, et le diaos de Tunivers m^est plus inconcevable 
que «on harmonie. Je comprends que le mécanisme du 
monde peut n'être pas intelligible à Tesprit humain ; mais 
sit^t qu'un homme se mêle de Texpliquer, il doit dire des 
choses que les honunes entendent. 

Si la matière mue me montre une volonté, la matière 
mue selon de certaines lois me montre une intelligence : 
c'est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, 
sont les opérations d'un être actif et pensant : donc cet être 
existe. Où le voyez-vous exister ? m'allez-vous dire. Non 
seulement dans les cieuxqui roulent, dans l'astre qui nous 
éclaire ; non seulement dans moi-même , mais dana la brebis 
qui paît, dans l'oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, 
dans la feuille qu'emporte le vent. 

Je juge de l'ordre du monde quoique j'en ignore la fin , 
parce que , pour juger de cet ordre , il me suffit de coaapa- 
rer les parties entre elles , d'étudier leurs concours, leurs 
rapports , d'en remarquer le concert. J'ignore pourquoi 
l'univers existe ; mais je ne laisse pas de voir comment il 
est modifié; je ne laisse pas d'apercevoir l'intime corres- 
pondance par laquelle les êtres qui la composent se prêtent 
un secours mutuel. Je suis comme un homme qui verroit 
pour la première fois une montre ouverte, et qui ne lais- 
seroit pas d'en admirer l'ouvrage, quoiqu'il ne connût 
pas l'usagé de la machine et qu'il n'eût point vu le cadran. 
Je ne sais , diroit-il , à quoi le tout est bon ; mais je vms que 
chaque pièce est faite pour les autres ; j'admire l'ouvrier 
dans le détail de son ouvrage , et je suis bien sûr que tous 
ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une 
fin commune qu'il m'est impossible d'apercevoir. 

Comparons les fins particulières, les moyens, les rap- 
ports ordonnés de toute espèce, puis écoutons le sen- 
timent intérieur ; quel esprit sain peut se refuser à son 
témoignage ? à quels yeux non prévenus l'ordre sensible 
de l'univers n'annonce-t-il pas une suprême intelligence ? 
et que de sophismes ne faut-il point entasser pour mé- 



LIVRE IV. 406 

connoltre Tharmonie des êtres, et Tadmirable coneours de 
cbaque pîèee pour la conservation des autres? Qu^on me 
parle tant qu'on; voudra de combinaisons et de chances ; 
que vous sert de me réduire an silence, si vous ne pouvez 
m'amener à la persuasion? et comment m'érterei-vous le 
sentiment involontaire qui t^ous dément toujours malgré 
moi ? Si les corps organisés se sont combinés fortuitement 
de mille manières avant de prendre des formes contantes , 
il s'est formé d'abord des estomacs sans bouches, des pieds^ 
sans têtes , des mains sans bt^s , des organes imparfaits 
de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir se conser- 
ver : pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-îl 
plus nos regards ? Pourquoi la nature s'est-elle enfin pres- 
crit des lois auxquelles elle n'étoit pas d'abord assujettie ? 
Je ne dois point être surpris qu'une chose arrive lors- 
qu'elle est possible , et que la difficulté de l'événement est 
compensée par la quantité des jets ; j'en conviens. Cepen- 
dant si l'on me venoit dire que des caractères d^imprime- 
rîe projetés au hasard ont donné VEnéide tout arrangée , 
je ne daignerois pas faire un pas pour aller vérifier le 
mensonge. Vous oublies, me dira-t-on, la quantité des 
jets. Mais de ce& jets-là combien faut-il que j'en suppose 
pour rendre la combinaison vraisemblable ? Pour moi , qui 
n'en vois qu'un seul , j'ai l'infini à parier contre un que 
son produit n'est point Teffet du hasard. Ajoutez que 
des combinaisons et des chances ne donneront jamais que 
des produits de même nature que des éléments combinés, 
que l'organisation et la vie ne résulteront point d'un jet 
d'atomes , et qu'un chimiste combinant des mixtes ne les 
fera point sentir et penser dans son creuset '. 

' Croipoit-on , si Ton n'en avoit la preuve, que Fextravaganee hu- 
maine put être portée à ce puint? Amatus Lusitanua* assuroit ayoîjr 
vu un petit homme long d'un pouce enfermé dan» un verre , que 
JuliusGamillua, comme un autre Proméihée , avoit fait par la science 

* Rfédecin porfagais du seizième siècle , dont le nom réritable étoit Jean Ro- 
drigue Amator. Il est auteur de quelques ouvrages de médecine écrits en latin., 
et qui ont été plusieurs fois réimprimés. 



406 EMILE. 

J'ai lu JNieuwentit avec surprise , et presque avec seau* 
dale <. Gomment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre 
des merveilles de la nature, qui montrent la sagesse de 
son auteur? Son livre seroit aussi gros que le monde, qu^il 
n'auroit pas épuisé son sujet ; et sitât qu'on veut entrer 
dans les détails, la plus graYide merveille échappe, qui 
est rharmonie et Faccord du tout. La seule génération des 
corps vivants et organisés est Tabime de Tesprit humain; 
la barrière insurmontable que la nature a mise entre les 
diverses espèces , afin qu'elles ne se confondissent pas , 
montre ses intentions avec la dernière évidence. £lle ne 
s'est pas contentée d'établir l'ordre , elle a pris des mesures 
certaines pour que rien ne pût le troubler. 

11 n'y a pas un être dans l'univers qu'on ne puisse , à 
quelque égard , regarder comme le centre commun de tous 
les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte 
qu'ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns 
relativement aux autres. L'esprit se confond et se perd 
dans cette infinité de rapports, dont pas un n'est confondu 
ni perdu dans la foule. Que d'absurdes suppositions pour 
déduire toute cette harmonie de l'aveugle mécanisme de la 
matière mue fortuitement ! Ceux qui nient l'unité d'inten- 
tion qui se manifeste dans les rapports de toutes les parties 
de ce grand tout , ont beau couvrir leur galimatias d'abs- 
tractions, de coordinations, de principes généraux, de 
t^^rmes emblématiques ; quoi qu'ils fassent , il m'est im- 

alchimique. Paracelse, de Nalurâ rerum, enseigne la façon de pro- 
duire ces petits hommes , et soutient que les py(^mées , les faunes , 
les satyres et les nymphes , ont été engendrés par la chimie. En effet , 
je ne vois pas trop quHl reste désormais autre chose à faire y pour 
établir la possibilité de ces faits , si ce n'est d'avancer que la ma- 
tière organique résiste à Fardeur du feu, et que %e% molécules 
peuvent se conserver en vie dans un fourneau de réverbère. 

' Nieuwentit, savant mathématicien hoUandois, et non moins cé- 
lèbre comme philosophe, mort en 17 18. Entre autres ouvrages, il a 
publié, dans sa langue, un Traité de l'existence de Dieu démontrée par 
les merveilles de la nature, traduit en françois par Noguès. (Paris, 1720 , 
in-4®? réimprimé en T740.) 



LIVRE IV. 407 

possible de concevoir un système d'êtres si constamment 
ordonnés , que je ne conçoive une intelligence qui l'or- 
donne. 11 ne dépend pas de moi de croire quç la matière 
passive et morte a pu produire des êtres vivants et sen- 
tants , qu'une fatalité aveugle a pu produire des êtres in- 
telligents , que ce qui ne pense point a pu produire des 
êtres qui pensent. 

Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté 
puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela 
m'importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel 
ou créé P Y a-t-il un principe unique des choses P y en a-t-il 
deux ou plusieurs? et quelle est leur nature ? je n'en sais 
rien ; et que m'importe P A mesure que ces connoissances 
me deviendront intéressantes , je m'efforcerai de les ac- 
quérir ; jusque là je renonce à des questions oiseuses 
qui peuvent inquiéter mon amour-propre , mais qui sont 
inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison. 

Souvenez-vous toujours que je n'enseigne point mon 
sentiment; je l'expose. Que la matière soit éternelle ou 
créée , qu'il y ait un principe passif ou qu'il n'y en en ait 
point, toujours est-il certain que le tout est un , et annonce 
une intelligence unique; car je ne vois rien qui ne soit 
ordonné dans le même système , et qui ne concoure à la 
même fin , savoir la conservation du tout dans l'ordre éta- 
bli. Cet être qui veut et qui peut., cet être actif par lui- 
même , cet être enfin , quel qu'il soit , qui meut l'univers 
et ordonne toutes choses , je l'appelle Dieu. Je joins à ce 
nom les idées d'intelligence, de puissance, de volonté, que 
j'ai rassemblées , et celle de bonté qui en est une suite 
nécesàire ; mais je n'en connois pas mieux l'être auquel 
je l'ai donné; il se dérobe également à mes sens et à mon 
entendement; plus j'y pense, plus je me confonds. Je sais 
très certainement qu'il existe, et qu'il existe par lui-même : 
je sais que mon existence est subordonnée à la sienne , et 
que toutes les choses qui me sont connues sont absolument 
dans le même cas. J'aperçois Dieu partout dans ses œuvres; 



408 EMILE. 

je le #eaK en moi, je le vois tout autour de moi ; mais sitàfl 
que je veux le coatempler en lui-même , sitôt que je yetui 
chercher où il est, ce qu'il est, qu'elle est sa substance ^ fl 
m^échappe, et mon esprit troublé n'aperçoit plus rien. 

Pénétré. de mon insuffisance, je ne raisonnerai jaaiats 
sur la nature de Dieu, que je n'y sois forcé parle sentie 
ment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements 9ont 
toujours téméraires; un homme sage ne doit s'y livrer 
qu'en tremblant, et sur qu'il n'est pas fait pour les appro* 
fondir : car ce qu'il y a de plus injujneuj; à la Divinité ik'eat 
pai^ de n'y point penser, mais d^en mal penser. 

Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesq^nels 
je conçois son ei^istence , je reviens à moi y et je cheitdie 
quel rang j'occupe dans l'ordre des choses qu'elle goo* 
veri;ie> et que je puis examiner. Je me trouve incontesta- 
blement au premier par mon espèce ; car, par ma volonté 
et par les instruments qui sont en nK>n pouvoir pewt 
l'exécuter , j'ai plus de force pour agir sur tous les corps 
qui «l'environnent, ou pour me prêter ou me dérober 
comme il me plait à leur action , qu'aucun d'eux n'en a 
pour agir sur moi malgré moi par la seule impulsion phy- 
sique; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait 
inspeqtion sur le tout. Quel être ici-bas, hors Thomnae, 
sait observer tous les autres, mesurer, calculer,, prévoif 
leur mouvement, leurs effets , et joindre, pour ainsi dire, 
le sentiment de l'existence commune à celui de son exisr 
tençe individuelle ? Qu'y a-t-il de si ridicule à penser que 
tout est fait pour m^i , si je suis le seul qui sache tout 
rapporter à lui ? 

Il est donc vrai que l'homme est le roi de la terre qu'il 
habite <; car non seulement il dompte tous les animaux, 
non seulement il dispose des éléments par son indusitrie , 
n\ais lui seul sur la terre en sait disposer , et il s'appro- 
prie encore ,, par la contemplation , les astres mêmes dont 
il ne peut approcher. Qu'on me montre un autre animal 

i Yà&UNTs : « — Ëat le roi de la nature , au moins sur la terre » 



LIVRE IV. 409 

sur la terr€ qui saehie faire usage du feu, et qui sacke 
admipejf le soleil. Quoi ! je puis observer, connoitre les 
êtres et leurs rapports ; je puis sentir ce que c^est quWdre , 
beauté , verlu ; je puis contempler l'univers, m'élcver à la 
main qui le gouverne ; je puis aimer le bien, le faire; et 
je me comparerois aux bétes ! Ame abjecte , c'est ta triste 
philosophie qui te rend semblable à elles : ou phit6t tu 
veux en vain t'avilir , ton génie dépose contre tes prin- 
cipes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et l'abus 
mécue de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi. 

Pour moi qui n'ai point de système à soutenir , moi , 
homme simple et vrai , que la fureur d*aucun parti n'en- 
traîne et qui n'aspire point à lltooMieur d'être chef de secte , 
coda^tent de la place où Dieu m'a mis, je ne vois rien , après 
lui, de meilleur que mon espèce; et si j'avois à choisir ma 
place dans l'ordre des êtres , que pourrois - je choisir de 
plus que d'être homme? 

Cette réflexion m'enorgueillit moins qu'elle ne me touche ; 
car cet état n'est point de mon dboix, et il n'étoit pas àA 
au mérite d'un être qui n'existoit pas encore. Puis-je me 
voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste 
honoraUe , et sans bénir la main qui m'y a placé ? De nfton 
premier retour sur moi naît dans mon cœur un sentiment 
de reeonnoissance et de bénédiction pour l'auteur de mon 
espèce , et de ce sentisftemt mon premier hommage à la 
Divinité bienfaisante. J'adore la puissance suprême , et je 
m'atteiidris sur ses bienfeits. Je n'ai pas besoin qu'on m'en- 
sei;g;:ne ee culte , il m'est dicté par la nature elle-même. 
N'est-ce pas «ne conséquence naturelle de Tamour de soi, 
d'honorer ce qui nous protège, et d'aimer ce qui nous 
veut du bien ? 

Mais quand,, pour connokre ensuite ma plaee indivi- 
duelle dans mon espèee, j'en considère les divers rang»* 
et les hommes qui les remplissent, que deviens-je? Quel 
spectacle! Où est l'ordre que j'avois observé? Le tableau 

' Variante : « J'en considère réconomie, les divers rariQSy et. . . » 



410 EMILE. 

de la nature ne m'ofFroit qu'harmonie et proportions, ee 
lui du genre humain ne m'offre que confusion , désordre! 
Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont 
dans le chaos! Les animaux sont heureux, leur roi seul 
est misérable ! O sagesse, où sont tes lois? O Providence, 
est-ce ainsi que tu régis le monde ? Être bienfaisant, qu'est 
devenu ton pouvoir ? Je vois le mal sur la terre. 

Croiriez- vous , mon bon ami , que de ces tristes ré- 
flexions et de ces contradictions apparentes se formèrent 
dans mon esprit les sublimes idées de Tàme, qui n'avoient 
point jusque-là résulté de mes recherches? en méditant 
sur la nature de Fhomme , j'y crus découvrir deux prin- 
cipes distincts , dont l'un l'élevoit à Féti^de des vérités 
éternelles , à l'amour de la justice et du beau moral, aux 
régions du monde intellectuel dont la contemplation fait 
les délices du sage , et dont l'autre le ramenoit bassement 
en lui-même , l'asservissoit à l'empire d^s sens , aux pas- 
sions qui sont leurs ministres , et contrarioit par elles tout 
ce que lui inspiroit le sentiment du premier ^ . En me sen- 
tant entraîné, combattu par ces deux mouvements con- 
traires , je me disois : Non , Fhomme n'est point un ; je 
veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et 
libre; je vois le bien , je l'aime, et je fais le mal; je suis 
actif quand j'écoute la raison, passif quand mes passions 
m'entraînent; et mon pire tourment, quand je succombe, 
est de sentir que j'ai pu résister. 

Jeune homme , écoutez avec confiance , je serai toujours 
de bonne foi. Si la conscience est l'ouvrage des préjugés, 
j'ai tort sans doute, et il n'y a point de morale démontrée; 
mais si, se préférer à tout est un penchant naturel à 
l'homme , et si pourtant le premier sentiment de la justice 
est inné dans le cœur humain , que celui qui fait de 
l'homme un être simple lève ces contradictions, et je ne 
reconnois plus qu'une substance. 

» Variante : « .... Ce que lui inspiroit de noble et de grand le »fn 
Ument. ...» 



LIVRK IV. A\\ 

Vous remarquerez que, par ce mot de substance^ j'en- 
tends en général Fétre doué de quelque qualité primitive, ^ 
et abstraction faite de toutes modifications particulières 
ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui 
nous sont connues peuvent se réunir dans un même être , 
on ne doit admettre qu'une substance; mais s'il y en a 
qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverses 
substances qu'on peut faire de pareilles exclusions. Vous 
réfléchirez sur cela; pour moi je n'ai besoin, quoi qu'en 
dise Locke, de connoltre la matière que comme étendue 
et divisible , pour être assuré qu'elle ne peut penser ; et 
quand un philosophe viendra me dire que les arbres sen- 
tent et que les rochers pensent ' , il aura beau m'embar- 
passer dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui 

* Il me semble que , loin de dire que les rochers pensent , la phi- 
losophie moderne a découvert au contraire que les hommes ne 
pensent point. Elle ne reconnoit plus que des êtres sensitifs dans 
la nature ; et toute la différence qu'elle trouve entre un homme et 
une pierre , est que Thomme est un être sensitif qui a des sensations , 
' et la pierre un être sensitif qui n'en a pas. Mais s'il est vrai que 
toute matière sente, où concevrai-je l'unité sensitive ou le moi indi- 
viduel ? sera-ce dans chaque molécule de matière ou dans des corps 
agrégatifs? Placerai-je également cette unité dans les fluides et dans 
les solides , dans les mixtes et dans les éléments ? Il n'y a , dit-on , 
que des individus dans la nature ! Mais quels sont ces individus ? 
Cette pierre est -elle un individu ou une agrégation d'individus? 
Est -elle un seul être sensitif, ou en contient- elle autant que de 
grains de sable? Si chaque atome élémentaire est un être sensitif, 
comment concevrai-je cette intime communication par laquelle l'un 
se sent dans l'autre , en sorte que leurs deux moi se confondent en 
un ? L'attraction peut être une loi de la nature dont le mystère nous 
est' inconnu ; mais nous concevons au moins que l'attraction , agis- 
sant selon les masses , n'a rien d'incompatible avec l'étendue et la 
divisibilité. Concevez-vous la même chose du sentiment ? Les parties 
sensibles sont étendues , mais l'être sensitif est indivisible et un ; il 
ne se partage pas , il est tout entier ou nul : l'être sensitif n'est donc 
pas un corps. Je ne sais comment l'entendent nos matérialistes, 
mais il me semble que les mêmes difficultés qui leur ont fait rejeter 
la pensée leur devroient faire aussi rejeter le sentiment , et je ne 
vois pas pourquoi , ayant fait le premier pas , ils ne feroient pas aussi 
l'autre; que leur en coûteroit-il de plus? et puisqu'ils sont surs 
qu'ils ne pensent pas, comment osent-ils affirmer qu'ils sentent? 



412 EMILE. 

qu'un sophiste de mauvaise foi , qui aime mieux donner 

le sentiment aux pierres qued'aecorder une ame à Thomme. 

Supposons un sourd qui nie Fexistence des sons , parce 
qu'ils n'ont jamais frappe son oreille. Je mets sous ses 
yeux un instrument à cordes , dont je fais sonner Foms- 
son par un autre instrument caché ; le sourd voit frëmir 
la corde; je lui dis c'est le son qui fait cela. Point du tout, 
répond-il; la cause du frémissement de la corde est en 
elle-même; c'est une qualité commune à tous les corps de 
frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce frémis- 
sement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans 
cette corde. Je ne puis, réplique le sourd; mais, parce 
que je ne conçois pas comment frémit cette corde , pour- 
quoi faut-il que j'aille expliquer cela par vos sons, dont je 
n'ai pas la moindre idée ? C'est expliquer un fait obscur par 
une cause encore plus obscure. Ou rendez-moî vos sons 
sensibles , ou je dis qu'ils n'existent pas. 

Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l'esprit 
humain , plus je trouve que le raisonnement des matéria- 
listes ressemble à celui de ce sourd. Us sont sourds , en 
effet , à la voix intérieure qui leur crie d'un ton difficile à 
méconnoître : Une machine ne pense point , il n'y a ni 
mouvement ni figure qui produise la réflexion : quelque 
chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment : 
l'espace n'est pas ta mesure, l'univers entier n'est pas 
assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton in- 
quiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que 
ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné. 

Nul être matériel n'est actif par lui-même ^ et moi je le 
suis* On a beau n>e disputer cela, je le sens , et ce senti- 
ment qui me parle est plus fort que la raison qui le com- 
bat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit 
sur eux ; cette action réciproque n'est pas douteuse ; mais 
ma volonté est indépendante de mes sens; je consens ou 
je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens 
parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu 



LIVRE IV. 413 

faire, ou quand je ne fais que céder à mes pasaions. J'ai 
toujours la puissance de vouloir , noB la force d'exécuter. 
Quand je me livre aux tentations, j'agis s^on Timpulsion 
des objets externes. Quand je me reproche cette foiblesse , * 
je n'écoute que m^ volonté ; je suis esclave par mes viœa, 
et libre par mes remords ; le sentiment de ma liberté ne 
s'efPace en moi que quand je me déprave, et que j'empé<^e 
enfin la voix de Tame de s'élever contre la loi du corps. 

Je ne connois la volonté que pur le sentiment de la 
mienne , et l'entendement ne m'est pas mieux connu. 
Quand on me demande quelle est la cause qui détermine 
ma volonté , je demande à mon tour quelle est la cause qui 
détermine mon jugement : car il est clair que ces deux 
causes n'en font qu'une; et si l'on comprend bien que 
l'homme est actif dans ses jugements , que son entende- 
ment n'est que le pouvoir de comparer et de juger, on 
verra que sa liberté n'est qu'un pouvoir semblable, ou 
dérivé de celui-là; il choisit le bon comme il a jugé le vrai; 
s'il juge faux il choisit mal. Quelle est donc la cause qui 
détermine sa volonté ? c'est son jugement. Et quelle est la 
cause qui détermine son jugement? c'est sa faculté intel* 
ligente, c'est sa puissance déjuger ; la cause déterminante 
est en lui-même. Passé cela, je n'entends plus rien. 

Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon 
propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon m»l; 
mais ma liberté consiste en cela même que je ne |mis 
vouloir que ce qui m'est convenable , ou que j'estime tel, 
sans que rien d'étranger à moi me détermine. S'ensuit-il 
que je ne sots pas mon maître parce cpie je ne suis pas le 
maitre d'être un autre que moi P 

Le principe de toute action est dans la volonté d'un être 
libre ; on ne sauroit remonter au delà. Ce n'est pas le mol 
de liberté qui ne signifie rien, c'est celui de nécessité. 
Supposer quelque acte , quelque effet qui ne dérive pas 
d'un principe actif, c'est vraiment supposer des effets sans 
cause , c'est tomber dans le cercle vicieux. Ou il n'y a point 



414 EMILE. 

de première impulsion , ou toute première impulsion n'a 
nuUe cause antérieure , et il n'y a point de véritable vo- 
lonté sans liberté. L'homme est donc libre dans ses actions, 
et, comme tel, animé d'une substance immatérielle, c'est 
mon troisième article de foi. De ces trois premiers vous 
déduirez aisément tous les autres, sans que je continue 
a les compter. 

Si rhomme est actif et libre, il agit de lui-tnéme; tout 
ce qu'il fait librement n'entre point dans le système or- 
donné de la Providence , et ne peut lui être imputé. Elle 
ne veut point le mal que fait l'homme, en abusant delà 
liberté qu'elle lui donne; mais elle ne l'empêche pas de le 
faire , soit que de la part d'un être si faible ce mal soit nul 
à ses yeux, soit qu'elle ne put l'empêcher sans gêner sa 
liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. 
Elle l'a fait libre afin qu'il fit , non le mal , mais le bien 
par choix. Elle l'a mis en état de faire ce choix en usant 
bien des facultés dont elle Ta doué ; mais elle a tellement 
borné ses forces , que l'abus de la liberté qu'elle lui laisse 
ne peut troubler Tordre général. Le mal que l'homme fait 
retombe sur lui sans rien changer au système du monde , 
sans empêcher que l'espèce humaine elle-même ne se con- 
serve malgré qu'elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne 
l'empêche pas de faire le mal, c'est murmurer de ce qu'il 
la fit d'une nature excellente, de ce qu'il mit à ses actions 
la moralité qui les ennoblit, de ce qu'il lui donna droit 
à la vertu. La suprême jouissance est dans le contente- 
ment de soi-même; c'est pour mériter ce contentement 
que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, 
que nous sommes tentés par les passions et retenus par la 
conscience. Que pouvoit de plus en notre faveur la puis- 
sance divine elle-même? Pouvoit-elle mettre de la contra- 
diction dans notre nature et donner le prix d'avoir bien 
fait à qui n'eût pas le pouvoir de mal faire ? Quoi ! pour 
empêcher l'homme d'être méchant, falloit-il le borner à 
l'instinct et le faire bête? Non, Dieu de mon ame, je ne 



LIVRE IV. 415 

te reprocherai jamais de l'avoir faite à ton image , afin 
que je pusse être libre, bon et heureux comme toi. 

C'est Tabus de nos facultés qui nous Tend malheureux 
et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines nous 
viennent de nous. Le mal moral est incontestablement 
notre ouvrage , et le mal physique ne seroit rien sans nos 
vices, qui nous l'ont rendu sensible. N'est-ce pas pour 
nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? 
La douleur du corps n'est-elle pas un signe que la ma 
chine se dérange, et un avertissement d'y pourvoir? La 
mort... Les méchants n'empoisonnent-ils pas leur vie et la 
nôtre ? Qui est-ce qui voudroit toujours vivre ? La mort 
est le remède aux maux que vous vous faites ; la nature a 
voulu que vous ne souffîrissiez pas toujours. Combien 
l'homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu 
de maux! il vit presque sans maladies ainsi que sans 
passions, et ne prévoit ni ne sent la mort; quand il la 
sent, ses misères la lui rendent désirable : dès-lors elle 
n'est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d'être 
ce que nous sommes, nous n'aurions point à déplorer 
notre sort ; mais pour chercher un bien-être imaginaire , 
nous nous donnons beaucoup de maux réels. Qui ne sait 
pas supporter un peu de souffrance doit s'attendre à beau 
coup souffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie 
déréglée , on veut la rétablir par des remèdes ; au mal 
qu'on sent on ajoute celui qu'on craint; la prévoyance de 
la mort la rend horrible et l'accélère ; plus on la veut fuir, 
plus on la sent ; et l'on meurt de frayeur durant toute sa 
vie, en murmurant contre la nature, des maux qu'on s'est 
faits en l'offensant. 

Homme, ne cherche plus l'auteur du mal; cet auteur, 
c'est toi-même. 11 n'existe point d'autre mal que celui que 
tu fais ou que tu souffres , et l'un et l'autre vient de toi. 
Le mal général ne peut être que dans le désordre , et je 
vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément 
point. Le mal particulier n'est que dans le sentiment de 



416 EMILE. 

rétre qui souf!Ere ; et ce sentiment rhmnme ne Va pas reçti 
de la nature , il ae Test donné. La douleur a peu de prise 
sur quiconque, ayant peu réfléchi , n^a ni aourcnir ni pré- 
voyance. Otez nos funestes progrès , 6tez nos erreurs et 
nos vices , Atez Touvrage de Tbomme ^ et tout est bien. 

Où tout est bien rien n^est injuste. La justice est insé* 
parable de la bonté ; or la bonté est Feffet nécessaire 
d'une puissance sans bornes et de Tamour de soi , essentid 
à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend , pour 
ainsi dire , son existence avec ceUe des êtres. Produire et 
conserver sont Tacte perpétuel de la puissance ; elle n'agit 
point sur ce qui n'est pas; Dieu n'est pas le dieu des 
morts , il ne pourroit être destructeur et méchant sans se 
nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est 
bien '. Donc TÊtre souverainement bon, parce qu'il est 
souverainement puissant , doit être aussi souverainement 
juste , autrement il se contrediroit lui-même , car l'amour 
de Tordre qui le produit s'appelle bonté ^ et l'amour de 
Tordre qui le conserve s'appelle y wjf/c^. 

Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu'il 
leur doit tout ce qu'il leur promit en leur donnant Têtre. 
Or c'est leur promettre un bien que de leur en donner 
Tidée et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre 
en moi, plus je me consulte , et plus je lis ces mots écrits 
dans mon ame : Sois Juste et tu seras heureux. 11 n'en est 
rien pourtant , à considérer l'état présent des choses ; le 
méchant prospère, et le juste rçste oppîmé. Voyez aussi 
quelle indignation s'allume en nous quand cette attente 
est frustrée ! la conscience s'élève et murmure contre son 
auteur ; elle lui crie en gémissant : Tu m'as trompé ! 

Je t'ai trompé , téméraire ! et qui te Ta dit ? Ton ame 
est-elle anéantie? As-tu cessé d'exister P O Brutus ! 6 mon 

' Quand les anciens appeloient opdmus maximus le Dieu suprême, 
ils disoient très vrai; mais en disant maximus optimus, ils auroient 
parlé plus exactement; puisque sa bonté vient de sa puissance, il 
est bon parce qu'il est grand. 



LIVRE IV. 417 

fils ! ne souille point ta noble vie en la finissant ; ne laisse 
point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs 
de Philippes. Pourquoi dis-tu : La vertii nest rien y quand 
tu vas jouir du prix de la tienne? Tu vas mourir, penses-tu : 
non , tu vas vivre, et c'est alors quç je tiendrai tout ce que 
je t'ai promis. 

On diroit , aux murmures des impatients mortels , que 
Dieu leur doit la récompense avant le mérite , et qu'il est 
obligé de payer leur vertu d'avance. Oh! soyons bons 
premièrement , et puis nous serons heureux. N'exigeons 
pas le prix avant la victoire , ni le salaire avant le travail* 
Ce n'est point dans la lice , disoit Plutarque ' , que les 
vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c'est après 
qu'ils l'ont parcourue. 

Si l'ame est immatérielle , elle peut survivre au corps ; 
et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je 
n'aurois d'autre preuve de l'immatérialité de l'ame que 
le triomphe du méchant et l'oppression du juste en ce 
monde , cela seul m'empêcheroit d'en douter. Une si cho- 
quante dissonance dans l'harmonie universelle me feroit 
chercher à la résoudre. Je me dirois : Tout ne finit pas 
pour nous avec la vie , tout rentre dans l'ordre à la mort. 
J'aurois , à la vérité , l'embarras de me demander où est 
l'homme , quand tout ce qu'il avoit de sensible est détruit. 
Cette question n'est plus une difficulté pour moi, sitôt 
que j'ai reconnu deux substances. 11 est très simple que, 
durant ma vie corporelle , n'apercevant rien que par mes 
sens , ce qui ne leur est point soumis m'échappe. Quand 
l'union du corps et de l'ame est rompue , je conçois que 
l'un peut se dissoudre , et l'autre se conserver. Pourquoi 
la destruction de l'un entraîneroit-elle la destruction de 
l'autre? Au contraire, étant de natures si différentes, ils 
étoient , par leur union , dans un état violent ; et quand 
cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état 
naturel : la substance active et vivante regagne toute la 

* Traité , On ne peut 'vivre heureux, selon Épîcurus, § 69. 

EMILE. T. I. 27 



418 EMILE. 

force qu'elle employoit à mouvoir la substance passive ft 
morte. Hélas ! je le s^is trop par mes vices , Thomme ne 
vit qu^à moitié durant sa vie , et la vie de Tame ne com- 
mence qu'à la mort du corps. 

Mais quelle est cette vie ? et Famé est-elle immortelle 
par sa nature ? Je Fignore. Mon entendement borné ne 
conçoit rien san» bornes ; tout ce qu on appelle infini 
m^échappe. Que puis-je nier, affirmer? quels raisonne- 
ments puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir? Je 
crois que Famé survit au corps assez pour le maintien de 
Fordre; qui sait si c'est assez pour durer toujours ? Tou- 
tefois je conçois comment le corps s'use et se détruit par 
la division des parties : mais je ne puis concevoir une 
destruction pareille de Fétre pensant; et n'imaginant point 
comment il peut mourir, je présume qu'il ne meurt pas. 
Puisque cette présomption me console et n'a rien de dé- 
raisonnable , pourquoi craindrai-je de m'y livrer ? 

Je sens mon ame , je la connois par le sentiment et par 
la pensée; je sais qu'elle est, sans savoir quelle est son 
essence ; je ne puis raisonner sur des idées que je n'ai pas. 
Ce que je sais bien, c'est que Fidentité du moi ne se pro- 
longe que par la mémoire, et que, pour être le même en 
effet , il faut que je me souvienne d'avoir été. Or je ne 
saurois me rappeler, après ma mort, ce que j'ai été durant 
ma vie, que je ne me rappelle aussi ce que j'ai senti, par 
conséquent ce que j'ai fait ; et je ne doute point que ce 
souvenir ne fasse un jour la félicité des bons et le tour- 
ment des méchants. Ici-bas , mille passions ardentes ab- 
sorbent le sentiment interne , et donnent le change aux 
remords. Les humiliations , les disgrâces qu'attire l'exer- 
cice des vertus , empêchent d'en sentir tous les charmes. 
Mais quand , délivrés des illusions que nous font le corps 
et les sens , nous jouirons de la contemplation de FÉtre 
suprême et des vérités éternelles dont il est la source , 
quand la beauté de Fordre frappera toutes les puissances 
de notre ame, et que nous serons uniquement occupés à 



LIVRE 1\V 419 

coiûpaf er ce que nous avons fait et ce que nous avons dû 
faire , c^est alors que la voix de la conscience reprendra sa 
force et son empire ; c'est alors que la volupté pure qui 
nait du contentement de soi-même , et le regret amer de 
s'être avili, distingueront par des sentiments inépuisables 
le sort que chacun se sera préparé. Ne me demandez point, 
6 mon bon ami , s'il y aura d'autres sources de bonheur et 
de peines; je l'ignore ; et c'est assez de celle que j'imagine 
pour me consoler de cette vie , et m'en faire espérer une 
autre. Je ne dis point que les bons seront récompensés ; 
car quel autre bien peut atteindre un être excellent que 
d'exister selon sa nature ? mais je dis qu'ils seront heu- 
reux , parce que leur auteur, l'auteur de toute justice , les 
ayant faits sensibles , ne les a pas faits pour souffrir ; et 
que , n'ayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils 
n'ont pas trompé leur destination par leur faute : ils ont 
souffert pourtant dans cette vie , ils seront donc dédom- 
magés dans une autre. Ce sentiment est moins fondé sur 
le mérite de l'homme que sur la notion de bonté qui me 
semble inséparable de l'existence divine. Je ne fais que 
supposer les lois de l'ordre observées , et Dieu constant 
à lui-même'. 

Ne me demandez pas non plus si les tourments des mé- 
chants seront éternels , et s'il est de la bonté de l'auteur de 
leur être de les condamner à souffrir toujours ; je l'ignore 
encore , et n'ai point la vaine curiosité d^éclaircir des ques- 
tions inutiles. Que m'importe ce que deviendront les mé- 
chants? Je prends peu d'intérêt à leur sort. Toutefois j'ai 
peine à croire qu'ils soient condamnés à des tourments sans 
fin. Si la suprême Justice se venge , elle se venge dès cette 
Vie. Vous et vos erreurs , 6 nations ! êtes ses ministres. Elle 
emploie les maux que vous faites à punir les crimes qui 
les ont attirés. C'est dans vos cœurs insatiables, rongés 

' Non pas pour nous, non pas pour nous, Seigneur, 
Mais pour ton nom, mais pour ton propre honneur, 
O Dieu! £ais-nOus revivre! Ps. iiS. 

27. 



420 ÉMlLË. 

d'envie , d'avarice et d'ambition, qu^au sein de vos fausses 
prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits. 
Qu'est-il besoin d'aller chercher l'enfer dans l'autre vie? 
il est dès celle-ci dans le cœur des méchants. 

Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos 
désirs insensés , doivent cesser aussi nos passions et nos 
crimes. De quelle perversité de purs esprits seroient-ils 
susceptibles? N'ayant besoin de rien, pourquoi seroient-ils 
méchants ? Si , destitués de nos sens grossiers , tout leur 
bonheur est dans la contemplation des êtres , ils ne sau- 
roient vouloir que le bien ; et quiconque cesse d'être mé- 
chant peut-il être à jamais misérable? Voilà ce que j'ai d» 
penchant à croire , sans prendre peine à me décider là 
dessus. Être clément et bon ! quels que soient tes dé- 
crets , je les adore : si tu punis éternellement les méchants, 
j'anéantis ma foible raison devant ta justice ; mais si les 
remords de ces infortunés doivent s'éteindre avec le temps, 
si leurs maux doivent finir, et si la même paix nous attend 
tous également un jour, je t'en loue. Le méchant n'est-il 
pas mon frère? Combien de fois j'ai été tenté de lui res- 
sembler ! Que , délivré de sa misère , il perde aussi la ma- 
lignité qui raccompagne; qu'il soit heureux ainsi que moi: 
loin d'exciter ma jalousie , son bonheur ne fera qu'ajouter 
au mien. 

C'est ainsi que , contemplant Dieu dans ses œuvres , et 
l'étudiant par ceux de ses attributs qu'il m'importoit de 
connoître , je suis parvenu à étendre et augmenter par 
degré l'idée, d'abord imparfaite et bornée, que je me 
faisois de cet Etre immense. Mais si cette idée est devenue 
plus noble et plus grande, elle est aussi moins propor- 
tionnée à la raison humaine. A mesure que j'approche en 
esprit de Féternelle lumière , son éclat m'éblouit , me 
trouble , et je suis forcé d'abandonner toutes les notions 
terrestres qui m'aidoient à Timaginer. Dieu n'est plus cor- 
porel et sensible ; la suprême Intelligence qui régit le 
monde n'est plus le monde même : j'élève et fatigue en 



LrVRE IV. 421 

vain mon esprit à concevoir son essence inconcevable. 
Quand je pense que c'est elle qui donne la vie et l'activité 
à la substance vivante et active qui régit les corps animés; 
quand j'entends dire que mon. ame est spirituelle et que 
Dieu est un esprit, je m'indigne contre cet avilissement 
de Tessence divine ; comme si Dieu et mon ame étoient 
de même nature ! comme si Dieu n'étoit pas le seul être 
absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant 
par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le senti- 
ment , l'activité , la volonté , la liberté , l'être ! Nous ne 
sommes libres que parce qu'il veut que nous le soyons , 
et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos 
âmes sont à nos corps. S'il a créé la matière , les corps , 
les esprits, le monde, je n'en sais rien. L'idée de création 
me confond et passe ma portée : je la crois autant que je 
la puis concevoir : mais je sais qu'il a formé l'univers et 
tout ce qui existe , qu'il a tout fait , tout ordonné. Dieu 
est éternel, sans doute; mais mon esprit peut-il embrasser 
l'idée de l'éternité? Pourquoi me payer de mots sans idée? 
Ge que je conçois , c'est qu'il est avant les choses , qu'il 
sera tant qu'elles subsisteront , et qu'il seroit même au 
delà , si tout devoit finir un jour. Qu'un être que je ne 
conçois pas donne l'existence à d'autres êtres , cela n'est 
qu'obscur et incompréhensible ; mais que l'être et le néant 
se convertissent d'eux-mêmes l'un dans l'autre , c'est une 
contradiction palpable , c'est une claire absurdité. 

Dieu est intelligent; mais comment l'est-il? L'homme 
est intelligent quand il raisonne, et la suprême Intelli- 
gence n'a pas besoin de raisonner; il n'y a pour elle ni 
prémisses ni conséquences , il n'y a pas même de propo- 
sition; eUe est purement intuitive, elle voit également 
tout ce qui y est et tout ce qui peut être; toutes les 
vérités ne sont pour elle qu'une seule idée , comme tous 
les lieux un seul point, et tous les temps un seul moment. 
La puissance humaine agit par des moyens , la puissance 
divine agit par elle-même. Dieu peut parce qu'il veut ; sa 



423 EMILE. 

volonté fait son pouvoir. Dieu est bon; rien n'est plus 
manifeste : mais la bonté dans Thomme est Tamottr de 
ses semblables, et la bonté de Dieu est Tamour de Tordre; 
car c'est par Tordre qu'il maintient ce qpii existe , et lie 
chaque partie avec le tout. Dieu est juste ; j'en suis con- 
vaincu, et c'est une suite de sa bonté; l'injustice des 
hommes est leur œuvre et non pas la sienne : le désordre 
moral, qui dépose contre la Providence aux yeux des 
philosophes , ne fait que la démontrer aux naiens. Mais la 
justice de l'homme est de rendre à chacun ce qui lui 
appartient, et la justice de Dieu, de demander ccmipte à 
chacun de ce qu'il lui a donné. 

Que si je viens à découvrir successivement ces attributs 
dont je n'ai nulle idée absolue , c'est par les conséquences 
forcées , c'est par le bon usage de ma raison ; mais je les 
affirme sans les comprendre , et, dans le fond, c'est n'af- 
firmer rien. J'ai beau me dire. Dieu est ainsi, je le sens, 
je me le prouve; je n'en conçois pas mieux comment 
Dieu peut être ainsi. 

Enfin, plus je m'efforce de contempler son ess^ice in- 
finie, moins je la conçois; mais elle est, cela me suffit; 
moins je la conçois, plus je Tadore. Je m'humilie, et lui 
dis : Etres des êtres, je suis parce que tu es; c'est m'éle- 
ver à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus 
digne usage de ma raison est de s'anéantir devant toi : 
c'est mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma 
foiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur. 

Après avoir ainsi , de l'impression des objets sensibles 
et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes 
selon mes lumières naturelles , déduit les principales vé- 
rités qu'il m'importoit de connoître, il me reste à chercher 
quelles maximes j'en dois tirer pour ma conduite, et 
quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma desti- 
nation sur la terre, selon l'intention de celui qui m'y a 
placé. En suivant toujours ma méthode, je ne tire point 
ces règles des principes d'une haute philosophie , mais je 



LIVRE IV. 423 

1^8 trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en 
caractères ineffa^bles. Je n'aî qu'à me consulter sur 45e 
que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien , 
tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous 
les easuistes est la conscience ; et ce n'est que quand on 
marchande avec elle qu'on a recours aux subtilités du rai- 
sonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi- 
même : cependant combien de fois la voix intérieure nous 
dit qu'en faisant notre bien aux dépens d'autrui nous fai- 
sons mal! Nous croyons suivre l'impulsion de la nature, tt 
nous lui résistons; en écoutant ce qu'elle dit à nos sens, 
nous méprisons ce qu'elle dit à nos cœurs : l'être actif obéit, 
l'être passif commande. La conscience estlavoiiderame, 
}es passions sont la voix du corps. Ëst-il étonnant que 
souvent ces deux langages se contredisent? et alors lequel 
faut-41 écouter? Trop souvent la raison nous troBipc, nous 
n'avons que trop acquis le droit de la récuser : mais la 
conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de 
l'homme ; elle est à l'ame ce que l'instinct est au corps * ; 
qui la suit obéit à la nature , et ne craint point de s'égarer. 
Ce point est important , poursuivit «ion bienfaiteur, voyant 
que j'allois l'interrompre : souffrez que je m'arrête un peu 
plus à l'éclaircir. 

Toute la moralité de nos actions est dans le jugement 

' La philosophie moderne , qui n'admet que ce qu'elle -explique , 
n'a ^arde d'admettre cette obacure faculté appelée instùict, qui parent 
guider, sans aucune connoiasance acquise y les animauK vera .quelque 
fin. L'instinct, selon l'un de nos plus sages philosophes , n'est qu'une 
habitude privée de réflesJons, mais acquise en réfléchissant; et, de 
la manière dont il explique ce progrès, oti dok oonclufe que lea 
enfants réfléchissent plus que les hommes ; paradoxe assez étrange 
pour valoir la peine d'être examiné. Sans entrer ici dans cette dis- 
cussion , je demande quel nom je dois donner à l'ardeur avec lacpielle 
mon chien fait la guerre aux taupes qu'il ne mange pcunt , à la pa- 
tience avec laquelle il les guette quelquefois des heures entières , 
et à l'habileté avec larpielle il les saisit , les jette hors terre au nK>- 
ment qu'elles poussent, et les tue ensuite pour les laisser là, sans 
que jameds personne l'mt dressé à cette chasse , et lui ait appris 
qu'il y avoit là des taupes. Je demande encore , et ceci est plus im- 



424 EMILE. 

que nous en portons nous-mêmes. S'il est vrai que le bien 
soit bien , il doit Fétre au fond de nos cœurs comme dans 
nos œuvres ; et le premier prix de la justice est de sentir 
qu'on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre 
nature , Thomme ne sauroit être sain d'esprit ni bien con- 
stitué qu'autant qu'il est bon. Si elle ne l'est pas, et que 
l'homme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de 
l'être sans se corrompre, et la bonté n'est en lui qu'un vice 
contre nature. Fait pour nuire à ses semblables, comme le 
loup pour égorger sa proie , un homme humain seroit un 
animal aussi dépravé qu'un loup pitoyable; et la vertu 
seule nous laisseroit des remords. 

Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons 
tout intérêt personnel à part , à quoi nos penchants nous 
portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tour- 
ments ou du bonheur d'autrui ? Qu'est-ce qui nous est 
le plus doux à faire ^ et nous laisse une impression plus 
agréable après l'avoir fait , d'un acte de bienfaisance ou 
d'un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous 
sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plai- 
sir? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des 
larmes? Tout nous est indifférent, disent-ils , hors notre 
intérêt; et, tout au contraire, les douceurs de l'amitié, de 
l'humanité, nous consolent dans nos peines; et, même 

portant, pourqioi, la première fois que j'ai menacé ce même chien, 
il s'est jeté le ios contre terre , les pâtes repliées , dans une atti- 
tude suppliante et la plus propre à me toucher ; posture dans laquelle 
il se fût bien gardé de rester si, sans me laisser fléchir, je l'eusse 
battu dans cet état. Quoi, mon chien, tout petit encore, et ne fai- 
sant presque que de naître, avoit-il acquis déjà des idées morales? 
savoit-il ce que c'étoit que clémence et générosité ? sur quelles lu- 
mières acquises espéroit-il m'apaiser en s'abandonnant ainsi à ma 
discrétion ? Tous les chiens du monde font à peu près la même chose 
dans le même cas , et je ne dis rien ici que chacun ne puisse vérifier. 
Que les philosophes , qui rejettent si dédaigneusement l'instinct, 
veuillent bien expliquer ce fait par le seul jeu des sensations et des 
connoissances qu'elles nous font acquérir; qu'ils l'expliquent d'une 
manière satisfaisante pour tout homme sensé , alors je n'aurai plus 
rien à dire, et je ne parlerai plus d'instinct. 



LIVRE iV. 425 

dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, 
si nous n'avions avec qui les partager. S'il n'y a rien de 
moral dans le cœur de l'homme, d'où lui viennent donc 
ces transports d'admiration pour les actions héroïques, ces 
ravissements d'amour pour les grandes âmes? Cet enthou- 
siasme de la vertu , quel rapport a-t-il avec notre intérêt 
privé? Pourquoi voudrois-je être Gaton qui déchire ses en- 
trailles, plutôt que César triomphant? Otez de nos cœurs 
cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie. 
Celui dont les viles passions ont étouffé dans son ame 
étroite ces sentiments délicieux; celui qui, à force de se 
concentrer au dedans de lui, vient à bout de n'aimer que 
lui-même, n'a plus de transports, son cœur glacé ne pal- 
pite plus de joie , un doux attendrissement n'humecte 
jamais ses yeux, il ne jouit plus de rien; le malheureux ne 
sent plus , ne vit plus ; il est déjà mort. 

Mais , quel que soit le nombre des méchants sur la terre , 
il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles , 
hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L'iniquité 
ne plaît qu'autant qu'on en profite; dans tout le reste on 
veut que l'innocent soit protégé. Voit-on dans une rue ou 
sur un chemin quelque acte de violence et d'injustice , à 
l'instant un mouvement de colère et d'indignation s'élève 
au fond du cœur , et nous porte à prendre la défense de 
l'opprimé : mais un devoir plus puissant nous retient ,. et 
les lois nous ètent le droit de protéger l'innocence. Au 
contraire, si. quelque acte de clémence ou de générosité 
frappe nos yeux, quelle admiration, quel amour il nous 
inspire ! Qui est-ce qui ne se dit pas : J'en voudrois avoir fait 
autant? Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme 
ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cepen- 
dant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne, 
que si tout cela s'étoit passé de nos jours. Que me font à 
moi les crimes de Catilina ? ai-je peur d'être sa victime ? 
Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il étoit 
mon contemporain ? nous ne haïssons pas seulement les 



426 EMILE. 

méchants parce qu^ils nous nuisent, nuds parce qa'îlssont 
méchants. Non seulement nous voulons être heureux, «ous 
voulons aussi le bonheur d'autrui , et quand ce bonheur 
ne coûte rien au nôtre , il Tangente. Enfin Ton a, mal^ 
soi , pitié des infortunés ; quand on est témoin de leur 
mal , on en souffre. Les plus porvers ne sauroi^it perdre 
tout-a-fait ce penchant; souvent il les met en contradiotieii 
avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants 
couvre encore la nudité du pauvre, et le plus Cérooe as- 
sassin soutient un homme tombant en défsâUance. 

On parle ici du cri des remords , qui punit en aecretles 
crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas! qui 
de nous n'entendit jamais cette importune voix P On parle 
par expérience; et Ton voudroit étouffer ce sentiment 
tyrannique qui nous donne tant de tourment. Obéissons i 
la nature , nous connoltrons avec quelle douceur eile règne, 
et quel charme on trouve, après l'avoir écoutée., à se 
rendre un bon témoignage de soi. Le méchant se craint et 
se fuit; il s'égaie en se jetant hors de lui-miénie; il tourne 
autour de lui des yeux inquiets , et cherche un objet qui 
l'amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, 
il seroit toujours triste; le ris moqueur est son seul plai- 
sir. Au contraire, la sérénité du juste est intérieure; son 
ris n'est point de malignité, mais de joie: il en porte la 
source en lui-même; il est aussi gai seul qu^au milieu d'un 
cercle : il ne tire pas son contentement de ceux qui l'ap- 
prochent, il le leur communique. 

Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcou- 
rez toutes les histoires; parmi tant de cultes inhumains et 
bizarres , parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de 
caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de 
justice et d'honnêteté, partout les mêmes principes de 
morale, partout les mêmes notions du bien et du mal. 
L'ancien paganisme enfanta des dieux abominuMes , qu'on 
eût pris ici-bas comme des scélérats , et qui n'crffroient 
pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à com- 



LIVRE IV. 427 

mettre et des passions à contenter. M^s le vice, armé 
d'une autorité sacrée , descendoit en vain du séjour éter- 
nel, rinstinct moral le repoussoit du cœur des humains 
En célébrant les débauches de Jupiter on admiroit la coH'- 
tinence de Xénocrate; la diaste Lucrèce adoroit Timpu- 
dique Vénus, Tint^pide Romain «acrifioit à la Peur; il 
invoquoit le dieu qui mutila son père , et mouroit sans 
murmure de la main du sîen. Les plus méprisables divinités 
furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix 
de la nature, plus forte que celle des dieux, se f assoit res- 
pecter sur la terre, et sembloit reléguer dans le ciel le 
crime avec les coupables. 

11 est donc au fond des âmes un principe kmé de justice 
et de vertu , sur lequel, malgré nos propres maxÎBWs , nous 
jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou 
mauvaises ; et c^est a ce prmcipe que je donne le nom de 
conscience. ' 

Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la cla- 
meur des prétendus sages : Erreurs de l'enfance, pr^ugés 
de l'éducation! s'éqrient-ils tous de concert. 11 n'y a rien 
dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expé- 
rience, et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des 
idées acquises. Us font plus; cet accord évident et univer- 
sel de toutes les nations, ils l'osent rejeter; et, coBlre 
l'éclatante uniformité du jugement des hommes , ils votA 
chercher dans les ténèbres quelque exen^le obscur et 
connu d'eux seuls; comme si tous les penchants delà na- 
ture étoient anéantis par la dépravation d'un peuplé , et 
que , sitôt qu'il est des monstres , l'espèce ne fût plus rien. 
Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments 
qu'il se donne pour déterrer en un coin du monde une 
coutume opposée aux notions de la justice ^ ? Que lui sert 
de donner aux plus suspects voyageurs l'autorité qu'il re-» 

• Voyez tout le chapitre xxii du premier livre. On y remarque ce 
passage : « Les loix de la conscience , que nous disons naistre de 
« nature , naissent de la coustume : chascun , ayant en v^tnemtioQ 



428 ÉBIILE. 

fuse aux écrivains les plus célèbres? Quelques usages in- 
certains et bizarres, fondés sur des causes locales qui 
nous sont inconnues, détruiront-ils rinduction générale 
tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le 
reste, et d'accord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui 
te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si 
un philosophe peut Tétre, et dis-moi s'itest quelque pays 
sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d'être 
clément, bienfaisant, généreux; oùrhomme de bien soit 
méprisable et le perfide honoré; 

Chacun^ dit-on, concourt au bien public pour son in- 
térêt. Mais d'où vient donc que le juste y concourt à son 
préjudice? Qu^est-ce qu'aller à la mort pour son intérêt? 
Sans doute nul n'agit que pour son bien ; mais s'il n'est on 
bien moral dont il faut tenir compte, on n'expliquera ja- 
mais par l'intérêt propre que les actions des méchants : il 
est même à croire qu'on ne tentera point d'aller plus loin. 
Ce seroit une trop abominable philosophie que celle où 
l'on seroit embarrassé des actions vertueuses ; où l'on ne 
pourroit se tirer d'affaire qu'en leur controuvant des in- 
tentions basses et des motifs sans vertu ; où l'on seroit 
forcé d'avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais 
de pareilles doctrines potiyoient germer parmi nous , la 
voix de la nature, ainsi que celle de la raison, s'élève- 
roient incessamment contré elles, et ne laisseroient jamais 
à un seul de leurs partisans l'excuse de l'être de bonne foi. 

Mon dessein n'est pas d'entrer ici dans des discussions 
métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre , et qui , 
dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je 
ne voulois pas philosopher avec vous, mais vous aider à 
consulter votre cœur. Quand tous les philosophes du 
monde prouveroient que j'ai tort, si vous sentez que j'ai 
raison, je n'en veux pas davantage. 

« interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de luy 
« ne s'en peult despendre sans remors, ny.s'y appliquer sans ap- 
* plaudissement. » 



LIVRE IV. 429 

Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées 
acquises de nos sentiments naturels ;- car nous sentons né- 
cessairement avant de connoître; et comme nous n'appre- 
nons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais 
que nous tenons cette volonté de la nature , de même 
Famour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi 
naturels que Famour dé nous-mêmes. Les actes de la 
conscience ne sont pas des jugements , mais des sentiments : 
quoique toutes nos idées nous viennent du dehors , les 
sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous , et 
c'est par eux seuls que nous connoissons la convenance ou 
la disconvenance qui existe entre nous et les choses que 
nous devons rechercher ou fuir. 

Exister pour nous, c'est sentir; notre sensibilité est 
incontestablement antérieure à notre intelligence , et nous 
avons eu des sentiments avant des idées <. Quelle que soit 
la cause de notre être , elle a pourvu à notre conserva- 
tion en nous donnant des sentiments convenables à notre 
nature; et l'on ne sauroit nier qu'au moins ceux-là ne 
soient innés. Ces sentiments, quant à l'individu, sont 
Famour de soi, la crainte de la douleur, l'horreur de la 
mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n'en peut 
douter, l'homme est sociable par sa nature , ou du moins 
fait pour le devenir, il ne peut l'être que par d'autres 
sentiments innés, relatifs à son espèce; car, à ne considé- 
rer que le besoin physique, il doit certainement disperser 
les hommes au lieu de les rapprocher. Or c'est du système 
moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses 
semblables que naît l'impulsion de la conscience. Gon- 

} A certains égards les idées sont des sentiments et les sentiments 
sont des idées. Les deux noms conviennent à toute perception qui 
nous occupe et de son objet, et de nous-mêmes qui en sommes 
affectés : il n*y a que Tordre de cette affection qui détermine le nom 
qui lui convient. Lorsque , premièrement occupés de l'objet , nous 
ne pensons à nous que par réflexion , c'est une idée ; au contraire , 
quand l'impression reçue excite notre première attention, et que 
nous ne pensons que par réflexion à l'objet qui la cause , c'est un 
sentiment. 



430 EMILE. 

noltre le bien, ce n^est pas l'aimer : llioinine n'en a pas la 
connoissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait 
connottrc , sa conscience le porte à Taimer ; c'est ce sentie 
ment qui est inné. 

Je ne crois donc pas , mon ami , qu'il soit impossible 
d'expliquer par des conséquences de notre nature le prin- 
cipe immédiat de la conscience, indépendant de la raison 
même. Et quand cela seroit impossible, encore ne seroit-il 
pas nécessaire : car, puisque ceux qui nient ce principe 
admis et reconnu par tout le genre humain ne prouvent 
point qu'il n'existe pas, mais se contentent de l'affirmer, 
quand nous affirmons qu'il existe, nous sommes tout ans» 
bien fondés qu'eux, et nous avons de plus le témoignage 
intérieur, et la voix de la conscience qui dépose pour 
elle-même. Si les premières lueurs du jugement nous 
éblouissent et confondent d'abord les objets à nos regards, 
attendons que nos foibles yeux se rouvrent, se raffermis- 
sent; et bientôt nous reverrons ces mêmes objets aux 
lumières de la raison , tels que nous les montroit d'abord 
la nature : ou plutôt soyons plus simples et moins vains; 
bornons-nous aux premiers sentiments que nous trouvons 
en nous-mêmes , puisque c'est toujours à eux que l'étude 
nous ramène quand elle ne nous a point égarés. 

Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et 
céleste voix; guide assuré d'un être ignorant et borné, 
mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, 
qui rends Thomme semblable à Dieu! c'est toi qui fais 
l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans 
toi je ne sens rien en moi qui m'élève au dessus des 
bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en 
erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une 
raison sans principe. 

Grâce au ciel , nous voilà délivrés de tout cet effrayant 
appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans 
être savants; dispensés de consumer notre vie à l'étude 
de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus 



LIVRE IV. 431 

assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. 
Mais ee n'est pas assez que ce guide existe , il faut savoir 
le reconnoltre et le suivre. S'il parle à tous les cœurs , 
pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh! c'est 
qu'il nous parle la langue de la nature, que tout nous 
fait oublier. La conscience est timide , elle aime la retraite 
et la paix; le monde et le bruit l'épouvantent : les préju- 
gés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis^ elle 
fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la 
sienne et Fempéche de se faire entendre; le fanatisme ose 
la contrefaire et dicter le calme de son nom. Elle se re- 
bute enfin à force d'être éconduite; elle ne nous parle 
plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mé- 
fM*is pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu'il en 
coûta de la bannir. 

Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches 
de la froideur que je sentois en moi ! Combien de fois la 
tristesse et l'ennui , versant leur poison sur mes premières 
méditations , me les rendirent insupportables ! Mon cœur 
aride ne donnoit qu'un zèle languissant et tiède à l'amour 
de la vérité. Je me disois : Pourquoi me tourmenter à 
chercher ce qui n'est pas? Le bien moral n'est qu'une 
chimère; il n'y a rien de bon que les plaisirs des sens. Oh! 
quand on a une fois perdu le goût des plaisirs de l'ame , 
qu^il est difficile de le reprendre ! Qu'il est plus difficile 
encore de le prendre quand on ne l'a jamais eu ! S'il exis- 
toit un homme assez misérable pour n'avoir rien fait en 
toute sa vie dont le souvenir le rendit content de lui-même 
et biea aise d'avoir vécu , cet homme seroit incapable de 
jamais se connoltre ; et faute de sentir quelle bonté con- 
vient à sa nature, resteroit méchant par force et seroit 
éternellement malheureux. Mais croyez-vous qu'il y ait 
sur la terre entière un seul homme assez dépravé pour 
n^avoir jamais livré son cœur à la tentation de bien faire ? 
Cette tentation est si naturelle et si douce , qu'il est ingi- 
possible de lui résister toujours; et le souvenir du plaisir 



432 EMILE. 

qu'elle a produit une fois suffît pour la rappeler sans 
cesse. Malheureusement elle est d'abord pénible i satis- 
faire; on a mille raisons pour se refuser au penchant de 
son cœur; la fausse prudence le resserre dans les bornes 
du moi humain; il faut mille efforts de courage pour oser 
les franchir. Se plaire à bien faire est le prix d^avoir bien 
fait, et ce prix ne s'obtient qu'après l'avoir mérité. Rien 
n'est plus aimable que la vertu; mais il faut en jouir pour 
la trouver telle. Quand on la veut embrasser , semblable 
au Protée de la fable, elle prend d'abord mille formes 
effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne qu'à ceux 
qui n'ont point lâché prise. 

Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui 
parloient pour Tintérèt commun, et par ma raison qui 
rapportoit tout à moi , j'aurois flotté toute ma vie dans cette 
continuelle alternative, faisant le mal, aimant le bien, et 
toujours contraire à moi-même , si de nouvelles lumières 
n'eussent éclairé mon cœur, si la vérité, qui fixa mes 
opinions, n'eût encore assuré ma conduite et ne m'eût 
mis d'accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu 
par la raison seule , quelle solide base peut-on lui donner? 
La vertu, disent-ils, est l'amour de l'ordre. Mais cet amour 
peut-il donc et doit-il l'emporter en moi sur celui de mon 
bien-être ? Qu'ils me donnent une raison claire et suffi- 
sante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu prin- 
cipe est un pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le 
vice est l'amour de l'ordre , pris dans un sens différent. 
Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et 
intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par 
rapport au tout , et que le méchant ordonne le tout par 
rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses, 
l'autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. 
Alors il est ordonné par rapport au centre commun , qui 
est Dieu , et par rapport à tous les cercles concentriques , 
qui sont les créatures. Si la Divinité n'est pas , il n'y a que 
le méchant qui a raison , le bon n'est qu'un insensé. 



LIVRE IV. 433 

O mon enfant! puissiez-vous sentir un jour de quel 
poids on est soulagé quand, après avoir épuisé la vanité 
des opinions humaines et goûté Famertume des passions , 
on trouve enfin si près de soi la route de la sagesse , le 
prix des travaux de cette vie , et la source du bonheur 
dont on a désespéré ! Tous les devoirs de la loi naturelle , 
presque effacés de mon cœur par Finjustiee des hommes, 
s Y retracent au nom de Féternelle justice qui me les im- 
pose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi 
que Fouvrage et Finstrument du grand Être qui veut le 
bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes 
volontés aux siennes et par le bon usage de ma liberté : 
j ^acquiesce à Fordrè qu^il établit , sur de jouir moi-même 
un jour de cet ordre et d'y trouver ma félicité ; car quelle 
félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un sys- 
tème où tout est bien ? En proie à la douleur, je la sup- 
porte avec patience , en songeant qu'elle est passagère et 
qu'elle vient d'un corps qui n'est point à moi. Si je fais 
une bonne action sans témoin , je sais qu'elle est vue^ et 
je prends acte pour l'autre vie de ma conduite en celle-ci. 
En souffrant une injustice , je me dis : l'Être juste qui régit 
tout saura bien m'en dédommager; les besoins de mon 
corps , les misères de ma vie , me rendent l'idée de la mort 
plus supportable : ce seront autant de liens de moins à 
rompre quand il faudra tout quitter. 

Pourquoi mon ame est-elle soumise à mes sens et en- 
chaînée à ce corps qui l'asservit et la gène ? Je n'en sais 
rien : suis-je entré dans les décrets de Dieu ? Mais je puis , 
sans témérité , former de modestes conjectures. Je me dis : 
Si l'esprit de l'homme fût resté libre et pur, quel mérite 
auroit-il d'aimer et suivre Fordre qu'il verroit établi et 
qu'il n'auroit nul intérêt à troubler? Il seroit heureux, il 
est vrai; mais il manqueroit à son bonheur le degré le 
plus sublime , la gloire de la vertu et le bon témoignage 
de soi ; il ne seroit que comme les anges ; et sans doute 
l'homme vertueux sera plus qu'eux. Unie à un corps mortel 

EMILE. T. I. 28 



434 EMILE. 

par des liens non moins puissants qu'incompréhensibles, 
le soin de la conservation de ce corps excite Famé à rap- 
porter tout à lui , et lui donne un intérêt contraire à Tordre 
général, qu'elle est pourtant capable de voir et d'aimer; 
c'est alors que le bon usage de sa liberté devient à la fois 
le mérite et la récompense , et qu'elle se prépare un bon- 
heur inaltérable en combattant ses passions terrestres et 
se maintenant dans sa première volonté. 

Que si 9 même dans l'état d'abaissement où nous sommes 
durant cette vie, tous nos premiers penchants sont légiti- 
mes, si tous nos vices nous viennent de nous^ pourquoi 
nous plaignons-nous d'être subjugués par eux? pourquoi 
reprochons-nous à l'auteur des choses les maux que nous 
faisons et les ennemis que nous armons contre nous- 
mêmes ? Ah! ne gâtons point l'homme ; il sera toujours bon 
sans peine, et toujours heureux sans remords, hes coupa- 
bles qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que 
méchants : comment ne voient-ils point que la foiblesse 
dont ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur 
première dépravation vient de leur volonté ; qu'à force de 
vouloir céder à leurs tentations , ils leur cèdent enfin 
malgré eux et les rendent irrésistibles ! Sans doute il ne 
dépend plus d'eux de n'être pas méchants et fbibles , mais 
il dépendit d'eux de ne le pas devenir. Oh! que nous res- 
terions aisément maîtres de nous et de nos passions , même 
durant cette vie , si , lorsque nos habitudes ne sont point 
encore acquises, lorsque notre espritcommence à s'ouvrir, 
nous savions l'occuper des objets qu'il doit connoltre pour 
apprécier ceux qu'il ne connoit pas ; si nous voulions sin- 
cèrement nous éclairer , non pour briller aux yeux des 
autres , mais pour être bons et sages selon notre nature, 
pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs! 
Cette étude nous paroit ennuyeuse et pénible , parce que 
nous n'y songeons que déjà corrompus par le vice, déjà 
livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements et notre 
estime avant de connoitre le bien et le mal et puis , rap- 



LIVRE IV. 435 

portant tout à cette mesure, nous ne donnons à rien sa 
juste valeur. 

11 est un âge où le cœur, libre encore, mais ardent, 
inquiet, avide du bonheur qu'il ne connolt pas, le cherche 
avec une curieuse incertitude , et, trompé par les sens, se 
fixe enfin sur sa vaine image , et croit le trouver où il n'est 
point. Ces illusions ont duré trop long-temps pour moi. 
Hélas! je les ai trop tard connues, et n'ai pu tout*à-fait 
les détruire : elles dureront autant que ce corps mortel 
qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire, elles 
ne m'^abusent plus ; je les connois pour ce qu'elles sont ; 
en les suivant je les méprise; loin d'y voir l'objet de mon 
bonheur, j'y vois son obstacle. J'aspire au moment où, 
délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradic- 
tion , sans partage , et n'aurai besoin que de moi pour être 
heureux; en attendant, je le suis dès cette vie, parce que 
j'en compts pour peu tous les maux, que je I9 regarde 
comme presque étrangère à mon être , et que tout le vrai 
bien que j'en peux retirer dépend de moi. 

Pour m'élevep d'avance, autant qu'il se peut, à cet état 
de bonheur 9 de force, et de liberté, je m'exerce au)c su- 
blimes contemplations. Je médite sur l'ordre de l'univers , 
non pour l'expliquer par de vains systèmes , mais pour 
l'admirer sans cesse , pour adorer le sage auteur qui s y 
fait sentir. Je converse avec lui , je pénètre toutes mes fa- 
cultés de sa divine esserice ; je m'attendris à ses bienfaits , 
je le bénis de ses dons : mais je ne le prie pas. Que \ul 
demanderois-je? qu'il changeât pour Vf^ le cours des 
choses, qu'il fit des ixûracles en ma faveur? Moi qui dois 
aimer par dessus tout l'ordre étabU par sa sagesse et 
maintenu par sa providence , voudrois-je que cejt ordre 
fût troublé pour moi ? Non , «e vœu téméraire mériteroijt 
d'être plutôt puni qu'exaucé. Je ne lui demande pas no^ 
plus le pouvoir de bien faire : pourquoi lui demander ,ce 
qu'il m'a donné ? Ne m'a-t-U pas donné la conscience pour 
aimer le bien , la raison pour jl^ çonnottre, la liberté pour 

29. 



43r) ÉMILK. 

le choisir? Si je fais le mal, je n^ai point d^excuse ; je le 
fais parce que je le veux : lui demander de changer ma 
volonté, c^est lui demander ce qu^il me demande; c'est 
vouloir qu'il fasse mon œuvre et que j'en recueille le sa- 
laire; n'être pas content de mon état, c'est ne vouloir 
plus être homme, c'est vouloir autre chose que ce qui est, 
c'est vouloir le désordre et le mal. Source de justice et de 
vérité , Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi , 
le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. 
En y joignant la mienne, je fais ce que tu fais , j'acquiesce 
à ta bonté; je crois partager d'avance la suprême félicité 
qui en est le prix. 

Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose 
que je lui demande , ou plutôt que j'attends de sa justice, 
est de redresser mon erreur si je m'égare et si cette erreur 
m'est dangereuse. Pour être de bonne foi je ne me crois 
pas infaillible : mes opinion!» qui me semblent les plus 
vraies sont peut - être autant de mensonges ; car quel 
homme ne tient pas aux siennes ? et combien d'hommes 
sont d'accord en tout ? L'illusion qui m'abuse a beau me 
venir de moi , c'est lui seul qui m'en peut guérir. J'ai fait 
ce que j'ai pu pour atteindre à la vérité , mais sa source 
est trop élevée ; quand les forces me manquent pour aller 
plus loin , de quoi puis-je être coupable ? c'est à elle à 
s'approcher. 

Le bon prêtre avoit parlé avec véhémence ? il étoit 
ému, je l'étois aussi. Je croyois entendre le divin Orphée 
chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes 
le culte des dieux. Cependant je voyois des foules d'objec- 
tions à lui faire : je n'en fis pas une , parce qu'elles étoient 
moins solides qu'embarrassantes, et que la persuasion 
étoit pour lui. A mesure qu'il me parloit selon sa con- 
science , la mienne sembloit me confirmer ce qu'il m'a- 
voit dit. 

Les sentiments que vous venez de m'exposer , lui dis-je, 
me paroi ssent plus nouveaux par ce que vous avouez igno- 



LIVRE IV. 437 

rep que par ce que vous dites croire. J'y vois, à peu de 
chose près , le théisme ou la religion naturelle , que les 
chrétiens affectent de confondre avec Fathéisme ou l'irré- 
ligion , qui est la doctrine directement opposée. Mais dans 
rétat actuel de ma foi , j'ai plus à remonter qu'à descendre 
pour adopter vos opinions , et je trouve difficile de rester 
précisément au point où vous êtes, à moins d'être aussi 
sage que vous. Pour être au moins aussi sincère je veux 
consulter avec moi. C'est le sentiment intérieur qui doit 
me conduire à votre exemple ; et vous m'avez appris vous- 
même qu'après lui avoir long-temps imposé silence, le 
rappeler n'est pas l'affaire d'un moment. J'emporte vos 
discours dans mon cœur, il faut que je les médite. Si, après 
m'être bien consulté , j'en demeure aussi convaincu que 
vous, vous serez mon dernier apôtre, et je serai votre 
prosélyte jusqu'à la mort. Continuez cependant à m'in- 
struire , vous ne m'avez dit que la moitié de ce que je dois 
savoir. Parlez-moi de la révélation, des écritures, de ces 
dogmes obscurs sur lesquels je vais errant dès mon en- 
fance, sans pouvoir ni les concevoir ni les croire, et sans 
savoir ni les admettre ni les rejeter. 

Oui, mon enfant, dit-il en m'embrassant , j'achèverai 
de vous dire ce que je pense ; je ne veux point vous ouvrir 
mon cœur à demi : mais le désir que vous me témoignez 
étoit nécessaire pour m'autoriser à n'avoir aucune réserve 
avec vous. Je ne vous ai rien dit jusqu'ici que je ne crusse 
pouvoir vous être utile et dont je ne fusse intimement per- 
suadé. L'examen qui me reste à faire est bien différent; 
je n'y vois qu'embarras, mystère, obscurité; je n'y porte 
qu'incertitude et défiance. Je ne me détermine qu'en trem- 
blant, et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si 
vos sentiments étoient plus stables , j'hésiterois de vous 
exposer les miens ; mais , dans l'état où vous êtes , vous 
gagnerez à penser comme moi ^ Au reste , ne donnez à 

' Voilà , je croi» , ce que le bon vicaire pourroit dire à présent 
au public. 



1 1 

\ 



438 EMILE. 

mes discours que Fautorité de la raison : j^ignore si je suis 
dans Terreur. U est difficile, quand on discute , de ne pas 
prendre quelquefois le ton affîrmatif ; mais souvenez-Tous 
qu'ici toutes mes affirmations ne sobt que des raisons de 
douter. Cherchez la Térité vous-même; pour moi^^ je ae 
vous promets que de la bonne foi. 

^ Vous ne voyez dans mon exposé que la religion natu^ 
relie : il est bien étrange qu'il en faille ufie autre. Par oà 
connoitrai-je cette nécessité? De quoi puis-je être coupable 
en servant Dieu selon les lumières qu'il donne à mon esr 
prit, et selon les sentiments qu'il inspire à mon cœur? 
Quelle pureté de morale^ qiiel dogme utile à l'homme et 
honorable à son auteur puis-je tirer d'une doctrine posi- 
tive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes 
facultés? Montrez-moi ce qu'on peut ajouter, pour la gloire 
de Dieu, pour le bien de la société^ et pour mon propre 
avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu 
vous ferez naitre d'un nouveau culte, qui ne soit pas une 
conséquence du mien. Les plus grandes idées de la Divi- 
nité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle 
delà nature, écoutez la voix intérieure. Dieu na-t-il pas 
tout dit à nos yeux, à notre conscience , à notre jugement? 
Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs ré- 
vélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les 
passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand 
Etre, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; 
que loin de les ennoblir ils les avilissent ; qu'aux mystères 
inconcevables qui l'environnent ils ajoutent des contra- 
dictions absurdes; qu'ils rendent l'homme orgueilleux, 
intolérant, cruel; qu'au lieu d'établir la paix sur la terre, 
ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon 
tout cela sans savoir me répondre. Je n'y vois que les 
crimes des hommes et les misères du genre humain. 

On me dit qu'il falloit une révélation pour apprendre 
aux hommes la manière dont Dieu vouloit être servi ; on 
assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu'ils» 



LIVRE IV. 439 

ont institués , et Ton ne voit pas que cette diversité même 
vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples 
se sont avisés de faire parler Dieu , chacun Ta fait parler 
à sa mode , et lui a fait dire ce quMl a voulu. Si Ton n^eût 
écouté que ce que Dieu dit au .cœur de Thomme , il n'y 
auroit jamais eu qu'une religion sur la terre. 

11 falloit un culte uniforme; je le veux bien : mais ce 
point étoit-il donc si important qu'il fallût tout l'appareil 
de la puissance divine pour l'établir. Ne confondons point 
le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que 
Dieu demande est celui du cœur; et celui-là, quand il est 
sincère , est toujours uniforme. C'est avoir une vanité bien 
folle de s'imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à 
la forme de l'habit du prêtre, à l'ordre des mots qu'il pro- 
nonce, aux gestes qu'il fait à l'autel, et à toutes ses génu- 
flexions. Eh! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras 
toujours assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit 
et en vérité : ce devoir est de toutes les religions, de tous 
les pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, 
s'il doit être uniforme pour le bon ordre, c'est purement 
une affaire de police; il ne faut point de révélation pour 
cela. 

Je ne commen^i pas par toutes ces réflexions. Entraîné 
par les préjugés de l'éducation et par ce dangereux amour- 
propre qui veut toujours porter l'homme au dessus de sa 
sphère, ne pouvant élever mes foibles conceptions jusqu'au 
grand Être, je m'effbrçois de le rabaisser jusqu'à moi. Je 
rapprochois les rapports infiniment éloignés qu'il a mis 
entre sa nature et la mienne. Je voulois des communica- 
tions plus immédiates, des instructions plus particulières; 
et, non content de faire Dieu semblable à l'homme, pour 
être privilégié moi-même parmi mes semblables, je vou- 
lois des lumières surnaturelles; je voulois un culte exclu- 
sif; je voulois que Dieu m'eût dit ce qu'il n'avoit pas dît 
à d'autres, ou ce que d'autres n'auroient pas entendu 
comme moi. 



440 EBIILE. 

Regardant le point où j^étois parvenu comme te point 
commun d'où partoient tous les croyants pour arriver à un 
culte plus éclairé, je ne trouvois dans les dogmes delà 
religion naturelle que les éléments de toute religion. Je 
considérois cette diversité de sectes qui régnent sur la 
terre, et qui s'accusent mutuellement de mensonge et 
d'erreur; je demandois : Quelle est la bonne? Chacun me 
répondit : c'est la mienne; chacun disoit : moi seul et mes 
partisans pensons juste ; tous les autres sont dans l'erreur. 
Et comment sapez^ous que cette secte ^t la bonne ? Parce 
que Dieu Ta dit '. Et qui vous dit que Dieu Ta dit? Mon 
pasteur qui le sait bien. Mon pasteur me dit d'ainsi croire, 
et ainsi je crois; il m'assure que tous ceux qai disent au- 
trement que lui mentent , et je ne les écoute pas. 

Quoi ! pensois-je , la vérité n^est-elle pas une ? et ce qui 
est vrai chez moi peut-il être faux chez vous ? Si la mé- 
thode de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui 
s'égare est la même , quel mérite ou quel tort a l'un de 
plus que l'autre? Leur choix est l'effet du hasard; le leur 

* « Tous , dit un bon et sage prêtre , disent qu'ils la tiennent et la 
« croient (et tous usent de ce jargon), que non des hommes, ne 
« d'aucune créature , ains de Dieu. 

« Mais à dire vrai, sans rien flatter ni déguiser, il n'en est rien; 
« elles sont , quoi qu'on die , tenues par mains et moyens humains ; 
« tesmoin premièrement la manière que les religions ont été reçues 
« au monde et sont encore tous les jours par les particuliers : la 
« nation , le pays , le lieu , donne la religion : l'on est de celle que 
« le lieu auquel on est né et élevé tient : nous sommes circoncis » 
€ baptisés , juifs , mahométans , chrétiens , avant que nous sachions 
« que nous sommes hommes : la religion n'est pas de notre choix 
« et élection ; tesmoin , après , la vie et les mœurs si mal accordantes 
« avec la religion ; tesmoin que par occasions humaines et bien lé- 
« gères , l'on va contre la teneur de sa religion. » Charron , de la 
Sagesse, livre ii, chap. v, page a57, édit. de Bordeaux, 1601. 

Il y a grande apparence que la sincère profession de foi du ver- 
tueux théologal de Gondom n'eût pas été fort différente de celle 
du vicaire savoyard*. 

* Avant Charron , Montaigne avoit développé la même pensée , et avoit dit 
dans le même sens : « Nous sommes chrestiens à mesme tiltre que nous sommes 
« Périgordiens ou Allemands. » Liv. ti , chap. xii. 



LIVRE IV. 441 

imputer est iniquité, c'est récompenser ou punir pour être 
né dans tel ou dans tel pays. Oser dire que Dieu nous juge 
ainsi, c'est outrager sa justice. 

Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à Dieu , 
ou 9 s'il en est une qu'il prescrive aux hommes , et qu'il les 
punisse de méconnoltre, il lui a donné des signes certains 
et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule 
véritable : ces signes sont de tous les temps et de tous les 
lieux, également sensibles à tous les hommes grands et 
petits, savants et ignorants. Européens, Indiens, Afri- 
cains, Sauvages. S'il étoit une religion sur la terre hors de 
laquelle il n'y eût que peine éternelle , et qu'en quelque 
lieu du monde un seul mortel de bonne foi n'eût pas été 
frappé de son évidence , le Dieu de cette religion seroit le 
plus inique et le plus cruel des tyrans. 

Cherchons-nous donc sincèrement la vérité, ne donnons 
rien au droit de la naissance et à l'autorité des pères et 
des pasteurs, mais ^rappelons à l'examen de la conscience 
et de la raison tout ce qu'ils nous ont appris dès notre 
enfance. Ils ont beau me crier : Soumets ta raison; autant 
m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des rai- 
sons pour soumettre ma raison. 

Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même 
par l'inspection de Tunivers , et par le bon usage de mes 
facultés, se borne à ce que je vous ai ci-devant expliqué. 
Pour en savoir davantage , il faut recourir à des moyens 
extraordinaires. Ces moyens ne sauroient être l'autorité 
des hommes ; car nul homme n'étant d'une autre espèce 
que moi, tout ce qu'un homme connolt naturellement , je 
puis aussi le connoltre, et un autre homme peut se trom- 
per aussi bien que moi ; quand je crois ce qu'il dit , ce 
n'est pas parce qu'il le dit, mais parce qu'il Jle prouve. Le 
témoignage des hommes n'est donc au fond que celui de 
ma raison même, et n'ajoute rien aux moyens naturels 
que Dieu m'a donnés de connoltre la vérité. 

Apôtre de la vérité , qu'avez- vous donc à me dire dont 



442 EMILE. 

je ne reste pas le juge? Dieu Im-mémé a parlé : ééoatei 
sa révélation. G^est autre chose. Dieu a parlé I Voilà certes 
un grand mot. Et à qui a-t-il parlé ? Il a parlé aux hommes. 
Pourquoi donc n'en ai-je rien entendu? il a chargé d'au- 
tres hommes de vous rendre sa parole. J*entends : ce sont 
des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'aimerois 
mieux avoir entendu Dieu lui-*méme ; il ne lui en auroit 
pas coûté davantage, et j'aurois été i Fabri de la séduc- 
tion. Il vous en garantit en manifestant la mission de ses 
envoyés. Gomment cela ? Par des prodiges. Et où sont ces 
prodiges? Dans les livres. Et qui a fait ces livres? Des 
hommes. Et qui a vu ces prodiges? Des hommes qui les 
attestent. Quoi! toujours des témoignages humains! ton- 
jours des hommes qui me rapportent ce que d^autrcs 
hommes ont rapporté! que d'hoinmes entre Dieu et moi! 
Voyons toutefois, examinons j comparons, vérifions. Oh! 
si Dieu eût daigné me dispenser de tout ce travail , Yen 
aurois-je servi de moins bon cœur? 

Considérez , mon ami , dans quelle horrible discussion 
me voilà engagé ; de quelle immense érudition j^ai besoin 
pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour exa- 
miner, peser, confronter les prophéties, les révélations, 
les faits , tous les monuments de foi proposés dans tous 
les pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, 
les auteurs , les occasions ! Quelle justesse de critique m'est 
nécessaire pour distinguer les pièces authentiques des 
pièces supposées; pour comparer les objections aux ré- 
ponses, les traductions aux originaux; pour juger de l'im- 
partialité des témoins , de leur bon sens, de leurs lumières; 
pour savoir si Ton n'a rien supprimé, rien ajouté, rien 
transposé, changé, falsifié; pour lever les contradictions 
qui restent; pour juger quel poids doit avoir le silence des 
adversaires dans les faits allégués contre eux ; si ces allé- 
gations leur ont été connues ; s'ils en ont fait assez de cas 
pour daigner y répondre ; si les livres étoient assez com- 
muns pour que les nôtres leur parvinssent ; si nous avons 



LIVRE IV. 443 

étë d^asdez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi 
nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles 
qa^îls les avoient faites! 

Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il 
faut passer ensuite aux preuves de la mission de leurs au- 
teurs ; il faut bien savoir les lois des sorts , les probabilités 
éventives , pour juger quelle prédilection ne peut s'accom- 
plir sans miracle; le génie des langues originales pour dis^ 
iinguer ce qui est prédiction dans ces langues , et ce qui 
n'est que figure oratoire; quels faits sont dans l'ordre dé 
la nature, et quels autres faits n'y sont pas; pour dire 
jusqu'à quel point un homme adroit peut fasciner les yeut 
des simples , pour étonner même les gens éclairés ; cher- 
cher de quelle espèce doit être un prodige, et quelle au-^ 
tfaenticité il doit avoir, non seulement pour être cru, mais 
pour qu'on soit punissable d'en douter; comparer les 
preuves des vrais et des faux prodiges , et trouver les 
règles sAres pour les discerner; dire enfin pourquoi Dieu 
choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux- 
mêmes si grand besoin d'attestation , comme s'il se jouoit 
de la crédulité des hommes , et qu'il invitât à dessein les 
vrais moyens de les persuader. 

Supposons que la majesté divine daigné s^abaisser asSe2 
pour rendre un homme l'organe de ses volontés sacrées ; 
est- il raisonnable ) est-il juste d'exiger que tout le genre 
humain obéisse à la voix de ce ministre sans le lui faire 
connoltre pour tel ? Y a-t-il de l'équité à ne lui donner, 
pour toutes lettres de créance , que quelques signes parti- 
culiers faits devant peu de gens obscurs , et dont tout lé 
reste des hommes ne saura jamais rien que par ouï-dire? 
Par tous les pays du monde , si l'on tenoit pour vrais tous 
les prodiges que le peuple et lés simples disent avoir vus , 
chaque secte seroit la bonne; il y auroit plus de prodiges 
que d'événements Uaturels; et le plus grand de tous les 
miracles seroit que là où il y a des fanatiques persécutés , 
il n'y eut point de miracles. C'est l'ordre inaltérable de la 



444 £M1L£. 

nature qui montre le mieux la sage main qui la régit; s'il 
arrivoit beaucoup d'exceptions, je ne saurois plus qu'en 
penser; et, pour moi, je crois trop en Dieu pour croire à 
tant de iouracles si peu dignes de lui. 

Qu'un homme vienne nous tenir ce langage : Mortels, 
je vous annonce la volonté du Très -Haut; reconnoissez 
à ma voix celui qui m'envoie; j'ordonne au soleil de chan- 
ger sa course, aux étoiles de former un autre arrange* 
ment, aux montagnes de s'aplanir, aux flots de s'élever, à 
la terre de prendre un autre aspect. A ces merveilles , qui 
ne reconnoltra pas à l'instant le maître de la nature? Elle 
n'obéit point aux imposteurs; leurs miracles se font dans 
des carrefours, dans des déserts, dans des chambres; et 
c'est là qu'ils ont bon marché d'un petit nombre de spec- 
tateurs , déjà disposés à tout croire. Qui est-ce qui m'o- 
sera dire combien il faut de témoins oculaires pour rendre 
un prodige digne de foi? Si vos miracles, faits poi^p 
prouver votre doctrine, ont eux-mêmes besoin d'être 
prouvés, de quoi servent -ils? autant valoit n'en point 
faire. 

Reste enfin l'examen le plus important dans la doctrine 
annoncée; car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici- 
bas des miracles prétendent que le diable les imite quel- 
quefois; avec les prodiges les mieux attestés, nous ne 
sommes pas plus avancés qu'auparavant ; et puisque les 
magiciens de Pharaon osoient, en présence même de 
Moïse, faire les mêmes signes qu'il faisoit par Tordre 
exprès de Dieu, pourquoi, dans son absence, n'eussent-ils 
pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité ? Ainsi 
donc, après avoir prouvé la doctrine par le nairacle, il 
faut prouver le miracle par la doctrine ^ , de peur de 

' Cela est formel en mille endroits de l'Écriture , et entre autre» 
dans le Deutéronome, chapitre xiii , où il est dit que si un prophète 
annonçant des dieux étrangers confirme ses discours par des pro- 
diges , et que ce qu'il prédit arrive , loin d'y avoir aucun égard , on 
doit mettre ce prophète à mort. Quand donc les païens mettoient 
à mort les apôtres ^ leur annonçant un dieu étranger, et prouvant 



LIVRE IV. 445 

prendre l'œuvre du démon pour l'œuvre de Dieu. Que 
pensez-vous de ce dialèle ' ? 

Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré 
caractère de la Divinité; non seulement elle doit nous 
éclaircir les idées confuses que le raisonnement en trace 
dans notre esprit , mais elle doit aussi nous proposer un 
culte , une morale , et des maximes convenables aux attri- 
buts par lesquels seuls nous concevons son essence. Si 
donc elle ne nous apprenoit que des choses absurdes et 
sans raison , si elle ne nous inspiroit que des sentiments 
d'aversion pour nos semblables et de frayeur pour nous- 
miémes, si elle ne nous peignoit qu'un Dieu colère , jaloux, 
vengeur, partial, haïssant les hommes, un Dieu de la 
guerre et des combats, toujours prêt à détruire et fou- 
droyer, toujours parlant de tourments, de peines, et se 
vantant de punir même les innocents , mon cœur ne seroit 
point attiré vers ce Dieu terrible , et je me garderois de 
quitter la religion naturelle pour embrasser celle-là ; car 
vous voyez bien qu'il faudroit nécilsairement opter. Votre 

leur mission par des prédictions' et des miracles, je ne vois pas ce 
qu'on avoit à leur objecter de solide qu'ils ne pussent à l'instant 
rétorquer contre nous. Or, que faire en pareil cas? une seule chose : 
revenir au raisonnement, et laisser là les miracles. Mieux eût valu 
n'y pas recourir. C'est là du bon sens le plus simple , qu'on n'ob- 
scurcit qu'à force de distinctions tout au moins très subtiles. Des 
subtilités dans le christianisme ! Mais Jésus - Christ a donc eu ,tort 
de promettre le royaume des cieux aux simples ; il a donc ei^ tort 
de commencer le plus beau de ses discours par féliciter les pauvres 
d'esprit , s'il faut tant d'esprit pour entendre sa doctrine et pour 
apprendre à croire en lui. Quand vous m'aurez prouvé que je dois 
me soumettre , tout ira fort bien ; mais pour me prouver cela met- 
tez-vous à ma portée ; mesurez vos raisonnements à la capacité d'un 
pauvre d'esprit, ou je ne connois plus en vous le vrai disciple de 
votre maître , et ce n'est pas sa doctrine que vous m'annoncez. 

' On appelle ainsi en logique l'argument par lequel on fait voir 
le cercle vicieux résultant d'un raisonnement qui se réduit à prou- 
ver une chose incertaine et obscure par une autre entachée des 
mêmes défauts , puis cette seconde par la première. Le dialèle est 
l'ar(piment favori des sceptiques ou pyrrhoniens , et le plus formi- 
dable, dit Bayle, de tous ceux qu'ils emploient contre les dogma 
tiques. 



446 EMILE. 

Dieu n'est pas le nôtre , dirois-je à ses sectateurs. Celui 
qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire 
le reste du genre humain n'est pas le père commun des 
hommes ; celui qui destine au supplice éternel le plus grand 
nombre de ses créatures n'est pas le Dieu clément et faon 
que ma raison m'a montré. 

A l'égard des dogmes , elle me dît qu'ils doivent être 
clairs, lumineux, frappans parleur évidence. Si la rdi- 
gion naturelle est insuffisante , c'est par l'obscurité qn'dle 
laisse dans les grandes vérités qu'elle nous enseigne ; et 
c'est à la révélation de nous enseigner ces vérités d'une 
manière sensible à Tesprit de l'homme, de les mettre à u 
portée, de les lui faire concevoir, afin qu'il les croie. La 
foi s'assure et s'affermit par l'entendement ; et la meilleure 
de toutes les religions est infailliblement la plus claire : 
celui qui charge de mystères, de contradictions, le culte 
({u'il me prêche , m^apprend par cela même à m'en défier. 
Le Dieu que j'adore n'est point un Dieu de ténèbres, il ne 
m'a point doué d'un entendement pour m'en interdire 
Tusage : me dire de soumettre ma raison, c'est outrager 
son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise, point ma 
raison , il Téclaire. 

Nous avons mis à part toute autorité humaine ; et sans 
elle, je ne saurois voir comment un homme en peut con- 
vaincre un autre en lui préchant une doctrine déraison- 
nable. Mettons un moment ces deux hommes aux prises , 
et cherchons ce qu'ils poiu^ront se dire dans cette àpreté 
de langage ordinaire aux deux partis. 

l'inspire. 

La raison vous apprend que le tout est plus grand 
que sa partie; mais moi je vous apprends, de la part 
de Dieu , que c'est la partie qui est plus grande que 
le tout. 

LE RAISONNEUR. 

Et qui étes-vous pour m'oser dire que Dieu se contre- 
dit? et à qui croirai-je par préférence ^ de lui qui m'ap- 



LIVRE IV. 447 

prend par la raison les vérités éternelles, ou de vous qui 
m'annoncez de sa part une absurdité ? 

l'inspiré. 
À moi 7 car mon instruction est plus positive ; et je vais 
vous prouver invinciblement que c'est lui qui mi'envoie. 

LE RAISOIfNEUR. 

Gomment I vous me prouverez que c'est Dieu qui vous 
envoie déposer contre lui? Et de quel genre seront vos 
preuves pour me convaincre qu'il est plus certain que 
Dieu me parle par votre bouche que par l'entendement 
qu'il m'a donné? 

l'inspiré. 

L'entendement qu'il vous a donné! Homme petit et vain ! 
comme si vous étiez le premier impie qui s'égare dans sa 
raison corrompue p^or le péché ! 

LE RAISONNEUR. 

Homme de Dieu, vous ne seriez pas non j^us le pre- 
mier fourbe qui donne son arrogance pour preuve de sa 
mission. 

l'inspiré. 

Quoi ! les philosophes disent aussi des injures ! 

LE RAISONNEUR. 

Quelquefois, quand les saints leur en donnent l'exemple. 

l'inspiré. 
Oh! moi j'ai le droit d'en dire; je parle de la part de 
Dieu. 

LE raisonneur. 

Il seroit bon de mcmtrer vos titres avas^ d'user de vos 
privilèges. 

l'inspirjs. 

Mes titres sont aJUtbentiquas, la terre et les cieux dëpo- 
seront pour nuâ. Suivez bica mes raisoiinements , je vous 
prie. 

LE RAISONNEUR. 

Vos raisonnements ! vous n'y pensez pas. M'apprendre 
que ma raison me trompe, n'est-ce pas réfuter ce qu'elle 



448 EMILE. 

m'aura dit pour vou8? Quiconque veut récuser la raison 
doit convaincre sans se servir d'elle; car, supposons qu'en 
raisonnant vous m'ayez convaincu, comment saurai-je si 
ce n'est point ma raison corrompue par le péché qui me 
fait acquiescer à ce que vous me dites P D'ailleurs , quelle 
preuve, quelle démonstration pourrez-vous jamais em- 
ployer plus évidente que l'axiome qu'elle doit détruire? 
11 est tout aussi croyable qu'un bon syllogisme est un 
mensonge, qu'il Test que la partie est plus grande que 
le tout. 



l'inspire. 



QueUe différence! Mes preuves sont sans réplique; elles 
sont d'un ordre surnaturel. 

LE RAISONNEUR. 

Surnaturel! Que signifie ce mot? ie ne l'entends pas. 

l'inspire. 
Des changements dans l'ordre de la nature , des pro- 
phéties, des miracles, des prodiges de toute espèce. 

LE raisonneur. 

Des prodiges! des miracles! je n'ai jamais rien vu de 
tout cela. 

l'inspiré. 

D'autres l'ont vu pour vous. Des nuées de témoins... 
le témoignage des peuples... 

LE RAISONNEUR. 

Le témoignage des peuples est-il d'un ordre surnaturel? 

l'inspiré. 
Non ; mais quand il est unanime il est incontestable. 

LE RAISONNEUR. 

Il n'y a rien de plus incontestable que les principes de 
la raison, et Ton ne peut autoriser une absurdité sur le 
témoignage des hommes. Encore une fois, voyons des 
preuves surnaturelles , car l'attestation du genre humain 
n'en est pas une. 

l'inspiré. 

O cœur endurci ! la grâce ne vous parle point. 



LIVRE IV. 449 

LE RAISONITEUa. 

Ce n'est pas ma faute; car, selon vous, il faut avoir déjà 
reçu la grâce pour savoir la demander : commencez donc 
à me parler au lieu d'elle. 

l'inspiré. 

Ah! c'est ce que je fais , et vous ne m'écoutez pas. Mais 
que dites- vous des prophéties? 

LE RAISONNEUR. 

Je dis premièrement que je n'ai pas plus entendu de 
prophéties que je n'ai vu de miracles. Je dis de plus qu'au- 
cune prophétie ne sauroit faire autorité pour moi. 

l'inspire. 

Satellite du démon ! et pourquoi les prophéties ne font- 
elles pas autorité pour vous? 

le raisonneur. 

Parce que, pour qu'elles la fissent, il faudroit trois 
choses dont le concours est impossible; savoir, que j'eusse 
été témoin de la prophétie , que je fusse témoin de l'évé- 
nement, et qu'il me fût démontré que cet événement n'a 
pu cadrer fortuitement avec la prophétie; car, fût -elle 
plus précise, plus claire, plus lumineuse qu'un axiome de 
géométrie, puisque la clarté d'une prédiction faite au ha- 
sard n'en rend pas l'accomplissement impossible, cet ac- 
complissement, quand il a lieu, ne prouve rien à la rigueur 
pour celui qui l'a prédit. 

Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues, preuves 
surnaturelles, vos miracles, vos prophéties? A croire tout 
cela sur la foi d'autrui, et à soumettre à l'autorité des 
hommes l'autorité de Dieu parlant à ma raison. Si les véri- 
tés éternelles que mon esprit conçoit pouvoient sôufiFrir 
quelque atteinte, il n'y auroit plus pour moi nulle espèce 
de certitude; et, loin d'être sûr que vous me parlez de la 
part de Dieu, je ne serois pas même assuré qu'il existe. 

Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce n'est pas 
tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent 
et s'excluent mutuellement , une seule est la bonne , si 

BMILB. T. I, 29 



450 EMILE. 

tant est qu'une le soit. Pour la reconnoitre, il ne suffit 
pas d'en examiner une, il faut les éxaaiiiier toutes; et, 
dans quelque matière que ce soit , on ne doit point con-' 
damner sans entendre ' ; il faut comparer les objections 
aux preuves; il faut savoir ce que chacun oppose aux 
autres, et ce qu'il leur répond. Plus un sentiment nous 
paroit démontré, plus nous devons chercher sur quoi tant 
d'hommes se fondent pour ne pas le trouver tel. Il faudroit 
être bien simple pour croire qu'il suffit d'entendre les 
docteurs de son parti pour s'instruire des raisons du parti 
contraire. Où sont les théologiens qui se piquent de bonne 
foi ? où sont ceux qui , pour réfuter les raisons de leurs 
adversaires, ne commencent pas par les afFoiblirP Chacun 
brille dans son parti : mais tel au milieu des siens est tout 
fier de ses preuves, qui feroit un fort sot personnage 
avec ces mêmes preuves parmi des gens d'un autre parti. 
Voulez-vous vous instruire dans les livres; quelle érudi- 
tion il faut acquérir! que de langues il faut apprendre! 
que de bibliothèques il faut feuilleter! quelle immense 
lecture il faut faire ! Qui me guidera dans le choix? Diffi- 
cilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres 
du parti contraire , à plus forte raison ceux de tous les 
partis : quand on les trouveroit, ils seroient bientôt réfu- 
tés. L'absent a toujours tort, et de mauvaises raisons dites 
avec assurance effacent aisément les bonnes , exposées avec 
mépris. D'ailleurs souvent rien n'est plus trompeur que 
les livres et ne rend moins fidèlement les sentiments de 

ï Plutarque* rapporte que les stoïciens, entre autres bizarres 
paradoxes , soutenoient que , dans un jugement contradictoire , il 
ëtoit inutile d'entendre les deux parties; car, disoient-ils, ou le 
premier a prouvé son dire , ou il ne l'a pas prouvé ; s'il l'a prouvé, 
tout est dit, et la partie adverse doit être condamnée ; s'il ne l'a pas 
prouvé , il a tort, et doit être débouté. Je trouve que la méthode de 
tous ceux qui admettent une révélation exclusive ressemble beau- 
coup à celle de ces stoïciens. Sitôt que chacun prétend avoir seul 
raison , pour choisir entre tant de partis , il les faut tous écouter, 
ou l'on est injuste. 

* Contredits de» phiUtso^jhrs xtoiqurs , § (i. 



LIVRE IV. 451 

ceux qui les ont ëcrits. Quand vous avez voulu juger de 
la foi catholique sur le livre de Bossuet , vous vous êtes 
trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous. Vous 
avez vu que la doctrine avec laqudle on répond aux pro- 
testants n'est point celle qu'on enseigne au peuple, et 
que le livre de Bossuet ne ressemble guère aux instruc- 
tions du prône '. Pour bien juger d'une religion, il ne 
faut pas l'étudier dans les livres de ses sectateurs, il faut 
aller l'apprendre chez eux; cela est fort différent. Chacun 
a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés, 
qui font l'esprit de sa croyance , et qu'il y faut joindre 
pour en juger. 

Combien de grands peuples n'impriment point de livres 
et ne lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ils de nos 
opinions? comment jugerons-nous des leurs? Nous les 
raillons, ils nous méprisent^; et, si nos voyageurs les 
tournent en ridicule, il ne leur manque pour nous le 
pendre que de voyager parmi nous. Dans quel pays n'y 
a-t-il pas des gens sensés , des gens de bonne foi, d'hon- 
nêtes gens, amis^de la vérité, qui, pour la professer, ne 
cherchent qu'à la connoître ? Cependant chacun la voit dans 
son culte , et trouve absurdes les cultes des autres nations : 
donc ces cultes étrangers ne sont pas si extravagants qu'ils 
nous semblent , ou la raison que nous trouvons dans les 
nôtres ne prouve rien. 

Nous avons trois principales religions en Europe. L'une 
admet une seule révélation, l'autre en admet deux, l'autre 
en admet trois. Chacune déteste , maudit les deux autres y 

' Ce livre de Bo8«uet e«t V Exposition de la Doctrine de V Église catho- 
Ëqtte, réimprimée plus de vingt fois , et traduite dans toutes les lan- 
gues de l'Europe. La meilleure édition est celle de Tabbé Lequeux , 
avec des notes et la version latine de l'abbé Fleury (1761, in-ia). 
— Il est à remarquer que Rousseau ne fait ici que renouveler le 
reproche cpi*ont fait à Bossuet les docteurs . protestants lors de la 
première publication de son ouvrage, en 1671. Voy. l'article BossfiST 
dans la Biographie universelle, 

* Variante : «.... Méprisent; ils ne savent pas nos raisons, nous 

« oe savons pas les leurs ; et » 

29. 



452 EMILE. 

les accuse d'aveuglement, d'endurcissement, d'opiniâ- 
treté, de menson^. Quel homme impartial osera juger 
entre elles, s'il n'a premièrement bien pesé leurs preuves, 
bien écouté leurs raisons? Celle qui n'admet qpi'une ré- 
vélation est la plus ancienne, et parott la plus sûre; celle 
qui en admet trois est la plus moderne , et parolt la plus 
conséquente; ceUe qui en admet deux, et rejette la troi- 
sième , peut bien être la meilleure , mais elle a certaine- 
ment tous les préjugés contre elle, l'inconséquence saute 
aux yeux. 

Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits 
en des langues inconnues aux peuples qui les suivent Les 
juifs n'entendent plus l'hébreu, les chrétiens n'entendent 
ni l'hébreu ni le grec; les Turcs ni les Persans n'entendent 
point l'arabe; et les Arabes modernes eux-noLémçs ne par- 
lent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il pas une ma- 
nière bien simple d'instruire les hommes , de leur parler 
toujours une langue qu^ils n'entendent point? On traduit 
ces livres, dira -t- on. Belle réponse! Qui m'assurera que 
ces livres sont fidèlement traduits , qu'il est même possible 
qu'ils le soient? et quand Dieu fait tant que de parler aux 
hommes , pourquoi faut-il qu'il ait besoin d'interprète ? 

Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est 
obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que 
celui qui n'est à portée ni de ces livres ni des gens qui 
les entendent soit puni d'une ignorance involontaire. Tou- 
jours des livres! quelle manie! Parce que l'Europe est 
pleine de livres , les Européens les regardent comme in- 
dispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la 
terre, on n'en a jamais vu. Tous les livres n'ont-îls pas été 
écrits par des hommes ? Comment donc l'homme en au- 
roit-il besoin pour connoitre ses devoirs? et quels moyens 
avoit-il de les connoitre avant que ces livres fussent faits? 
Ou il apprendra ses devoirs de lui-même, ou il est dis- 
pensé de les savoir. 

Nos catholiques font grand bruit de l'autorité de l'Église ; 



LIVRE IV. 4S3 

mais que gagnent-ils à cela , s'il leur faut un aussi grand 
appareil de preuves pour établir cette autorité, qu'aux 
autres sectes pour établir directement leur doctrine? 
L'Eglise décide que TEglise a droit de décider. Ne voilà-t-il 
pas une autorité bien prouvée? Sortez de là, vous rentrez 
dans toutes nos discussions. 

Gonnoissez-vouS beaucoup, de chrétiens qui aient pris 
la peine d'examiner avec soin ce que le judaïsme aUèguo 
contre eux? Si quelques uns en ont vu quelque chose, c'est 
dans les livres des chrétiens. Bonne manière de s'instruire 
des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire? Si 
quelqu'un osoit publier parmi nous des livres où l'on favo--< 
riseroit ouvertement le judaïsme', nous punirions l'au- 
teur, l'éditeur, le libraire^. Cette police est commode et 
sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfutée 
des gens qui n'osent parler. 

Ceux qui d'^entre nous sont à portée de converser aveo 
des juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se 
sentent à notre discrétion ; la tyrannie qu'on exerce envers: 
eux les rend craintifs ; ils savent combien peu l'injustice et 
la cruauté coûtent à la charité chrétienne : qu'oseront^ils, 
dire sans s'exposer à nous faire crier au blasphème? L'avi- 
dité nous donne du zèle , et ils sont trop riches pour 

I Variante : t De« livres où Ton affirmeroit , où Ton s'efforce- 

« roit de prouver que Jésus -Christ n'est pas le Messie. » — Ce 
membi^e de phrase est en effet dans le manuscrit autographe , mais 
il y est raturé de la main de Fauteur, qui a écrit au dessus ce qu'il 
y a substitué , et qui est dans toutes les éditions. 

* Entre mille faits connus , en voici un qui n'a pas besoin de com- 
mentaires. Dans le seizième siècle , les théologiens catholiques ayant 
condamné au feu tous les livres des juifs , sans distinction, Fillustrs 
et savant Reuchlin ^, consulté sur cette affaire, s'en attira de terribles 
qui faillirent le perdre, pour avoir seulement été d'avis qu'on pouvoit 
conserver ceux de ces livres qui ne faisoient rien contre le christia- 
nisme , et qui traÂtoient de matières indifférentes à la religion. 

* Professeur catholique allemand, mort en i5a49 profondément rerse dans les 
langues grecque et hébraïque , et le seul que l'Allemagne pût opposer alors aux 
savants dltalie. Ou a de lui un grand nombre d'ouvrages imprimés en Allc- 
roagne , fnr la théologie , la grammaire et la philosophie. 



454 EMILE. 

n'avoir pas tort. Les plas^ savants, les plus éclairés sont 
toujours les plus circonspects. Vous convertirez quelque 
misérable , payé pour calommer sa secte ; vous ferez parler 
quelques vils fripiers qui céderont pour vous flatter ; vous 
triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté , tandis 
que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. 
Mais croyez-vous que dans les lieux où ils se sendroient 
en sûreté Ton eût aussi bon marché d'eux ? En Sorbonoe^ 
il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se 
rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d'Amsterdam, 
il est tout aussi clair qu'elles n'y ont pas le moindre rap- 
port. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons 
des Juifo, qu'ils n'aient un état libre, des écoles, des uni- 
versités , où ils puissent parler et disputer sans risque ; 
alors seulement nous pourrons savoir ce qu'ils ont à dire. 

A Gonstantinople les Turcs disent leurs raisons, mais 
nous n'osons dire les nôtres ; là c'est notre tour de ramper. 
Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet , auquel nous 
ne croyons point , le même respect que nous exigeons pour 
Jésus-Christ, des Juifs, qui n'y croient pas davantage, les 
Turcs ont-ils tort ? avons-nous raison ? sur quel principe 
équitable résoudrons-nous cette question ? 

Les deux tiers du genre humain ne sont ni juifs , ni maho- 
métans , ni chrétiens ; et combien de millions d'hommes 
n'ont jamais ouï parler de Moïse, de Jésus- Christ ni de 
Mahomet ! On le nie ; on soutient que nos missionnaires 
vont partout. Cela est bientôt dit. Mais vont-ils dans le 
cœur de l'Afrique, encore inconnu, et où jamais Euro- 
péen n'a pénétré jusqu'à présent? Vont-ils dans la Tar- 
tarie méditerranée suivre à cheval les hordes ambulantes , 
dont jamais étrangers n'approchent , et qui , loin d'avoir 
ouï parler du pape , connoissent à peine le grand lama ? 
Vont-ils dans les continents immenses de l'Amérique , oà 
des nations entières ne savent pas encore que des peuples 
d'un autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils 
au Japon , dont leurs manœuvres les ont fait chasser pour 



LIVRE iV. 455 

jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont connus des gé^ 
nérations qui naissent que comme des intrigants rusés , 
venus avec un zèle hypocrite pour s'emparer doucement 
de l'empire ? Vont-ils dans les harems des princes de l'Asie 
annoncer l'Evangile à des milliers de pauvres esclaves? 
Qu'ont fait les femmes dé cette partie du monde pour qu'au- 
çun missionnaire ne puisse leur prêcher lia foi ? Iront-elles 
toutes en enfer pour avoir été recluses ? 

Quand il seroit vrai que l'Evangile est annoncé par toute 
la terre ^ qu'y gagneroit-on ? la veille du jour que le pre- 
mier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sûre- 
ment mort quelqu'un qui n'a pu l'entendre. Or, dites-moi 
ce que nous ferons de ce quelqu'un - là. N'y eût -il dans 
tout l'uni vét>s qu'un seul homme à qui l'on n'auroit jamais 
prêché Jésus-Christ, l'objection seroit aussi forte pour ce 
seul homme que. pour le quart du genre humain. 

Quand les ministres de l'Evangile se sont fait entendre 
aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu'on pût rai- 
sonnablement admettre sur leur parole ,^et qui ne demandât 
pas la plus exacte vérification ? Vous m'annoncez un Dieu 
né et mort , il y a dçux mille ans , à l'autre extrémité du 
monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites 
que tous ceux qui n'auront pas cru à ce mystère seront 
damnés. Voilà des choses bien étranges pour les croire si 
vitç sur la seule autorité d'un homme que je ne connois 
point ! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de 
moi les événements dont il vouloit m'obliger d'être instruit ? 
Est-ce un crime d'ignorer ce qui se passe aux antipodes ? 
Puis-je deviner qu'il y a eu dans un autre hémisphère un 
peuple hébreu et une ville de Jérusalem ? Autant vaudroit 
m'obliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez , 
dites-vous, me l'apprendre ; mais pourquoi n'étes-vous pas 
venu l'apprendre à mon père ? ou pourquoi damnez- vous 
ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien su ? Doit-il être 
éternellement puni de votre paresse, lui qui é(oit si bon, 
si bienfaisant, et qui ne clierchoit que la vérilé? Soyez 



456 EMILE. 

de bonne foi , puis mettez-vous à ma place : voyez si je 
dois 9 sur votre seul témoignage, croire toutes les choses 
incroyables que vous me dites, et concilier tant d'injus- 
tices avec le Dieu juste que vous m'annoncez. Laissez-moi , 
de grâce , aller voir ce pays lointain où s'opérèrent tant 
de merveilles inouïes dans celui-ci'; que j'aille savoir 
pourquoi les habitants de cette Jérusalem ont traité Diea 
comme un brigand. Ils ne l'ont pas, dites-vous, reconnu 
pour Dieu, Que ferai -je donc, moi qui n'en ai jamais 
entendu parler que par vous P Vous ajoutez qu'ils ont été 
punis, dispersés, opprimés, asservis, qu'aucun d'eux n'ap- 
proche plus de la même ville. Assurément ils ont bien 
mérité tout cela ; mais les habitants d'aujourd'hui , que 
disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs PUs le nient; 
ils ne reconnoissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant 
valoit donc laisser les enfants des autres. 

Quoi ! dans cette même ville où Dieu est mort , les an- 
ciens ni les nouveaux habitants ne Font point reconnu , et 
vous voulez que je le reconnoisse , moi qui suis né deui 
mille ans après , à deux mille lieues de là ! Ne voyez-vous 
pas qu'avant que j'ajoute foi à ce livre que vous appelez 
sacré, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par 
d'autres que vous quand et par qui il a été fait , comment 
il s'est conservé , comment il vous est parvenu , ce que 
disent dans le pays , pour leurs raisons , ceux qui le rejet- 
tent , quoiqu'ils sachent aussi bien que vous tout ce que 
vous m'apprenez ? Vous sentez bien qu'il faut nécessaire- 
ment que j'aille en Europe, en Asie, en Palestine, exami- 
ner tout par moi-même : il faudroit que je fusse fou pour 
vous écouter avant ce temps-là. 

» Varuntb : € . . , . Allez voir ce merveilleux pays où les vierges 
« accouchent, où les dieux naissent , mangent, souffrent et meurent; 
« que j'aille. ...» — Même observation sur cette variante que sur la 
précédente. Elle existe en effet dans le manuscrit autographe, mais 
raturée par Fauteur, qui Ta remplacée par une leçon nouvelle, telle 
qu'elle est ici, et qu'elle se trouve dans toutes les éditions anté- 
rieures à celle de 1801. 



LIVRE IV. 467 

Non seulement ce discours me parolt raisonnable , mais 
je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas , parler 
ainsi , et renvoyer bien loin le missionnaire qui , avant là 
vérification des preuves, veut se dépécher de l'instruire et 
de le baptiser. Or, je soutiens qu'il n'y a pas de révéla- 
tion contre laquelle les même objections ou d'autres équi- 
valentes n'aient autant et plus de force que contre le 
christianisme '. D'où il suit que s'il n'y a qu'une religion 
véritable , et que tout homme soit obii^ de la suivre sous 
peine de damnation , il faut passer sa vie à les étttdiei^ 
toutes, à les approfondir, à les comparer, à parcourir leé 
pays où elles sont établies. Nul n'est exempt du premier 
devoir de l'homme, nul n'a droit de se fier au jugement 
d'autrui. L'alrtisan qui ne vit que de son travail, le labou- 
reur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate et timide^ 
l'infirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans 
exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, 
parcourir le monde : il n'y aura plus de peuple fixe et 
stable ; la terre entière ne sera couverte que de pèlerins 
allant à grands frais , et avec de longues fatigues , véri- 
fier, comparer, examiner par eux-mêmes les cultes divers 
qu'on y suit; alors adieu les métiers, les arts, les sciences 
humaines, et toutes les occupations civiles. Il ne peut plus 
y avoir d'autre étude que celle de la religion. A grand'peine 
celui qui aura joui de la santé la plus robuste , le mieux em* 
ployé son temps , le mieux usé de sa raison , vécu le plus 
d'années , saura-t-il , dans sa vieillesse , à quoi s'en tenir P 
et ce sera beaucoup s'il apprend avant sa mort dans quel 
culte il auroit dû vivre. 

Voulez-vous mitiger cette méthode , et donner la moin- 
dre prise à l'autorité des hommes, à l'instant vous lui 
rendez tout: et si le fils d'un chrétien fait bien de suivre, 
sans un examen profond et impartial , la religion de son 

' H est à remarquer que ces mots, ou d'autres éqmvalenus, ne sont 
ni dans le manuscrit autographe ni dans aucune des éditions anté- 
rieures à rédition de Genève. 



458 EMILE. 

père , pourquoi le fiU d'un Turc feroit-il mal de suiTre 
de même la religion du sien ^ ? Je défie tous les intolérants 
de répondre à cela rien qui contente un homme sensé. 

Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu 
injuste, et punir les innocents du péché de leur père, que 
de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent 
d'affaire en envoyant obligeamment un ange instruire qui- 
conque, dans une ignorance invincible, auroit vécu mo- 
ralement bien. La belle invention que cet ange ! Non con- 
tents de nous asservir à leurs machines , ils mettent Dieu 
lui-même dans la nécessité d'en employer. 

Voyez , mon fils , à quelle absurdité mènent Torgueil et 
rintolérance , quand chacun veut abonder dans son sens, 
et croire avoir raison exclusivement au reste du genre 
humain. Je prends à témoin ce Dieu de paix que j'adore 
et que je vous annonce, que toutes mes recherches ont 
été sincères ; mais voyant qu'elles étoient , qu'elles seroient 
toujours sans succès, et que je m'ablmois dans un océan 
sans rives, je suis revenu sur mes pas, et j'ai resserré ma 
foi dans mes notions primitives. Je n'ai jamais pu croire 
que Dieu m'ordonnât, sous peine de l'enfer, d'être si 
savantiîJ'ai donc refermé tous les livres. 11 en est un seul 
ouvert a tous les yeux, c'est celui de la nature. C'est dans 
ce grand et sublime livre que j'apprends à servir et adorer 
son divin auteur. Nul n'est excusable de n'y pas lire , 
parce qu'il parle à tous les hommes une langue intelligible 
à tous les esprits. Quand je serois né dans une île déserte, 
quand je n'aurois point vu d'autre homme que moi , quand 
je n'aurois jamais appris ce qui s'est fait anciennement 
dans un coin du monde; si j'exerce ma raison , si je la 
cultive , si j'use bien des facultés immédiates que Dieu me 
donne , j'apprendrai de moi-même à le connoître , à l'aimer, 

' Variante : « — la religion du sien ? Combien d'hommes sont à 
« Rome très bons catholiques , qui , par la même raison , seroient 
« très bons musulmans , s'ils fussent nés à la Mecque ; et récipro- 
« quement; que d'honnêtes gens sont très bons turcs en Asie, qui 
« «croient très bons chrétiens parmi nous?» 



LIVKE IV. 459 
à aimer ses œuvres, à vouloir le bien qu^il veut, et à rem- 
plir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu'est-ce 
que tout le savoir des hommes m'apprendra de plus ? ^ 



A l'égard de la révélation, si j'étois meilleur raisonneur 
ou mieux instruit, peut-étfe sentirais-je sa vérité, son 
utilité pour ceux qui ont le bonheur de le reconnaître ; 
mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne puis 
combattre, je vois aussi contre elle des objections que je 
ne puis résoudre. Il y a tant de raisons solides pour et 
contre, que, ne sachant à quoi me déterminer, je ne l'ad- 
mets ni la rejette ; je rejette seulement l'obligation de la 
reconnoltre , parce que cette obligation prétendue est in- 
compatible avec la justice de Dieu, et que, loin de lever 
par là les obstacles au salut , il les eût multipliés , il les 
eût rendus insurmontables pour la plus grande partie du 
genre humain. A cela près, je reste sur ce point dans 
un doute respectueux. Je n'ai pas la présomption de me 
croire infaillible : d'autres hommes ont pu décider ce qui 
me semble indécis ; je raisonne pour moi et non pas pour 
eux ; je ne les blâme ni ne les imite : leur jugement peut 
être meilleur que le mien ; mais il n'y a pas de ma faute 
si ce n'est pas le mien. 

Je vous avoue aussi que lai sainteté de TEvangile est un 
argument qui parle à mon cœur , et auquel j'aurois même 
regret de trouver quelque bonne réponse. Voyez les livres 
des philosophes avec toute leur pompe : qu'ils sont petits 
près de celui-là ! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime 
et si simple soit l'ouvrage des hommes ? Se peut- il que 
cejui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même? 
Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sec- 
taire ? Quelle douceur , quelle pureté dans ses mœurs ! 
quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élé- 
vation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses 
discours ! quelle présence d'esprit , quelle finesse et quelle 
justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! 
Où est l'homme , où est le sage qui sait agir , souffrir et 



460 EMILE. 

mourir 8an8 foiblesse et sans ostentation ? Quand Platon 
peint son juste imaginaire < couvert de tout l'opprobre du 
crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait 
pour trait Jésus-Christ. La ressemblance est si frappante, 
que tous les Pères Font sentie , et qu'il n^est pas possible 
de s'y tromper. Quels préjugés , cjuel aveuglement ^ ne 
faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophro- 
nisque au fils de Marie? Quelle distance de Fun à l'autre 1 
Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie , soutint 
aisément jusqu'au bout son personnage ; et si cette focile 
mort n'eût honoré sa vie , on douteroit si Socrate , avec 
tout son esprit, fut autre chose qu'un sophiste. Il inventa, 
dit-on, la morale ; d'autres avant lui l'avoient mise en pra- 
tique : il ne fit que dire ce qu'il avoient fait, il ne fit que 
mettre en leçons leurs exemples. Aristide avoit été juste 
avant que Socrate eût dit ce que c'étoit que justice ; Léo- 
nidas étoit mort pour son pays avant que Socrate eût fait 
un devoir d'aimer la patrie ; Sparte étoit sobre avant que 
Socrate eût loué la sobriété; avant qu'il eût défini la vertu, 
la Grèce abondoit en hommes vertueux. Mais où Jésus 
avoit-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont 
lui seul a donné des leçons et l'exemple^ ? Du sein du plus 
furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; 
et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus 
vil de tous les peuples. La mort de Socrate , philosophant 
tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu'on 
puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments , 
injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus hor- 
rible qu'on puisse craindre. Socrate , prenant la coupe em- 
poisonnée , bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; 
Jésus, au milieu d'un supplice affreux, prie pour ses 
bourreaux acharnés. Oui , si la vie et la mort de Socrate 

» De Rep., lib. i. 

* Variante :«.... Quel aveuj^lement ou quelle mauvaise foi ne » 

^ Voyez dans le Discours sur la montagne , le parallèle qu'il fait 

lui-même de la morale de Moïse à la sienne. Matt. , cap. y, vers, ii 

et seq. 



LIVRE IV. 461 

sont d'un sage , la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. 
Dirons -nous que Fhistoire de rËvangile est inventée à 
plaisir P Mon ami , ce n'est pas ainsi qu'on invente ; et les 
faits de Socrate , dont personne ne doute , sont moins 
attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c'est reculer la 
difficulté sans la détruire ; il seroit plus inconcevable que 
plusieurs hommes d'accord ' eussent fabriqué ce livre , 
qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais des 
auteurs juifs n'eussent trouvé ni ce ton ni cette morale ; et 
l'Evangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, 
si parfaitement inimitables , que l'inventeur en seroit plus 
étonnant que le héros. Avec tout cela , ce même Evangile 
est plein de choses incroyables , de choses qui répugnent 
à la raison , et qu'il est impossible à tout homme sensé 
de concevoir ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes 
ces contradictions? Être toujours modeste et circonspect, 
mon enfant ; respecter en silence ce qu'on ne sauroit ni 
rejeter ni comprendre , et s'humilier devant le grand Être 
qui seul sait la vérité. 

Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ; mais 
ce scepticisme ne m'est nullement pénible , parce qu'il ne 
s'étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je 
suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je 
sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je ne cherche 
à savoir que ce qui importe à ma conduite. Quant aux 
dogmes qui n'influent ni sur les actions ni sur la morale , 
et dont tant de gens se tourmentent, je ne m'en mets 
nullement en peine. Ue regarde toutes les religions parti- 
culières comme autant d'institutions salutaires qui pres- 
crivent dans chaque pays une manière uniforme d'hono- 
rer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir 
leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement , dans 

' Variante : c . . . . que quatre hommes d'accord. ...» — A la suite 
de ces mots est une note ainsi conçue : < Je veux bien n*en pas 

< compter davantage , parce que leurs quatre livres sont les seules 

< Vie de Jésus-Christ qui nous sont restées du grand nombre qui 
« avoient été écrites. » 



A^ 



C. 



4G2 EMILE. 

le génie du peuple , ou dans (juelque autre cause locale 
qui rend Tune préFërable à Fautre selon les temps et les 
lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu con- 
venablement. Le culte essentiel est celui du cœur. Dieu 
n*en rejette point Thommage , quand il est sincère , sous 
quelque forme qu'il lui soit offert. Appelé dans celle que 
je professe au service de TEglise , j'y remplis avec toute 
l'exactitude possible les soins qui me sont prescrits , et ma 
conscience me reprocheroit d'y manquer volontairement 
len quelque point. Après un long interdit, vous savez que 
j^oBtins , par le crédit de M. de Mellarède , la permission 
de reprendre mes fonctions pour m'aider à vivre.' Autre- 
fois je disois la messe avec la légèreté qu'on met à la 
longue aux choses les plus graves quand on les fait trop 
souvent; depuis mes nouveaux principes, je la célèbre 
avec plus de vénération : je me pénètre de la majesté de 
l'Être suprême , de sa présence , de l'insuffisance de l'es- 
prit humain , qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son 
auteur. En songeant que je lui porte les vœux du peuple 
sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les rites; 
je récite attentivement, je m'applique à n'omettre jamais 
ni le moindre mot ni la moindre cérémonie. Quand j'ap- 
proche du moment de la consécration, je me recueille pour 
la faire avec toutes les dispositions qu'exige l'EgUse et la 
grandeur du sacrement; je tâche d'anéantir ma raison 
devant la suprême Intelligence ; je me dis : Qui es-tu pour 
mesurer la puissance infinie? je prononce avec respect 
les mots sacramentaux , et je donne à leur effet toute la 
foi qui dépend de moi. Quoi qu'il en soit de ce mystère 
inconcevable, je ne crains pas qu'au jour du jugement je 
sois puni pour l'avoir jamais profané dans mon cœur. 

Honoré du ministère sacré, quoique dans le dernier 
rang, je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui me rende in- 
digne d'en remplir les sublimes devoirs. Je prêcherai tou- 
jours la vertu aux hommes ; je les exhorterai toujours à 
bien faire ; et , tant que je pourrai , je leur en donnerai 



I; 



LIVRE IV. 463 

l'exemple. 11 ne tiendra pas à moi de leur rendre la reli- 
gion aimable ; il ne tiendra pas à moi d'affermir leur foi 
dans les dogmes vraiment utiles , et que tout homme est 
obligé de croire : mais à Dieu ne plaise que jamais je leur 
prêche le dogme cruel de l'intolérance ; que jamais je les 
porte à détester leur prochain , à dire à d'autres hommes : 
Vous serez damnés ; à dire : Hors de l'église , point de 
salut ^ ! Si j'étois dans un rang plus remarquable , cette 
réserve pourroit m'attirer des afFaires ; mais je suis trop 
petit pour avoir beaucoup à craindre, et je ne puis, guère 
tomber plus bas que je ne suis. Quoi qu'il arrive , je né 
blasphémerai point contre la justice divine, et ne mentirai 
point contre le Saint-Esprit. 

J'ai long-temps ambitionné l'honneur d'être curé; je 
l'ambitionne encore, mais je ne l'espère plus. Mon bon 
ami , je ne trouve rien de si beau que d'être curé. Un bon 
curé est un ministre de bonté , comme un bon magistrat 
est un ministre de justice. Un curé n'a jamais de mal à 
faire ; s'il ne peut pas toujours faire le bien par lui-même , 
il est toujours à sa place quand il le sollicite , et souvent il 
l'obtient quand il sait se faire respecter. Oh ! si jamais dans 
nos montagnes j'avais quelque pauvre cure de bonnes gens 
à desservir ! je serois heureux , car il me semble que je 
ferois le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrois 
pas riches, mais je partagerois leur pauvreté ; j'en ôterois 
la flétrissure et le mépris plus insupportable que l'indi- 
gence. Je leur ferais aimer la concorde et l'égalité, qui 
chassent souvent la misère , et la font toujours supporter. 

» Le devoir de suivre et d'aimer la religion de son pays ne s'étend 
pas jusqu'aux do^es contraires à la bonne morale , tels que celui 
de l'intolérance. C'est ce dogme horrible qui arme les hommes les 
uns contre les autres, et les rend tous ennemis du genre humain. 
La distinction entre la tolérance civile et la tolérance théologique 
est puérile et vaine. Ces deux tolérances sont inséparables, et l'on 
ne peut admettre l'une sans l'autre. Des anges même ne vivroient 
pas en paix avec des hommes qu'ils regarderoient comme les enne- 
mis de Dieu. 



464 EMILE. 

Quand il8 verroient que je ne serois en rien mieux qu'eux, 
et que pourtant je vivrois content , ils apprendroient à se 
consoler de leur sort et à vivre contents comme moi. Dans 
mes instructions, je m'attacherois moins à Tesprit de 
TEglise qu'à Fesprit de FEvangile , où le dogme est simple 
et la morale sublime , où Ton voit peu de pratiques reli- 
gieuses et beaucoup d'œuvres de charité. Avant de leur 
enseigner ce quUl faut faire , je m'efForcerois toujours de le 
pratiquer, afin qu'ils vissent bien que tout ce que je leur 
dis je le pense. Si j'avois des protestants dans mon voi- 
sinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerois point 
de mes vrais paroissiens en tout ce qui tient à la charité 
chrétienne ; je les porterois tous également à s'entr'aimer, 
à se regarder comme frères, à respecter toutes les reli- 
gions , et à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense 
que solliciter quelqu'un de quitter celle où il est né, c'est 
le solliciter de mal faire , et par conséquent faire mal soi- 
même. En attendant de plus grandes lumières, gardons 
l'ordre public; dans tout pays respectons les lois, ne trou- 
blons point le culte qu'elles prescrivent ; ne portons point 
les citoyens à la désobéissance , car nous ne savons point 
certainement si c'est un bien pour eux de quitter leurs 
opinions pour d'autres , et nous savons très certainement 
que c'est mal de désobéir aux lois. 

Je viens , mon jeune ami , de vous réciter de bouche ma 
profession de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur : 
vous êtes le premier à qui je l'ai faite ; vous êtes le seul 
peut-être à qui je la ferai jamais. Tant qu'il reste quelque 
bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point trou- 
bler les âmes paisibles, ni alarmer la foi des simples par 
des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre et qui les inquiè- 
tent sans les éclairer. Mais quand une fois tout est ébranlé , 
on doit conserver le tronc aux dépens des branches. Les 
consciences agitées , incertaines , presque éteintes , et dans 
l'état où j'ai vu la vôtre, ont besoin d'être affermies et 
réveillées ; et , pour les rétablir sur la base des vérités 



LIVRE' IV. 406 

ëteriielleSy il faut achever d'arracher les piliers âottants 
auxquels elles pensent tenir encore^ 

Vous êtes dans Fàge critique où l'esprit s'ouvre à la cer- 
titude, où le cœur reçoit sa forme et son caractère, et où 
l'on se détermine pour toute la vie , soit en bien ^ soit en 
mal. Plus tard, la substance est durcie, et de nouvelles 
empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans 
votre ame, encore flexible, le cachet de la vérité. Si j*étois 
plus sur de moi -^ même, j^aurois pris avec vous un ton 
dogmatique et décisif; mais je suis homme, ignorant, 
sujet à l'erreur ; que pouvoîs-je faire P Je vous ai ouvert 
mon cœur sans réserve ; ce que je tiens pour sur, je vous 
Tai donné pour tel; je vous ai donné mes doutes pour 
des doutes , mes opinions pour des opinions ; je vous ai dit 
mes raisons de douter et de croire. Maintenant c'est à vous 
de juger. Vous ave« pris du temps ; cette précaution est 
sage , et me fait bien penser de vous. Commencer par 
mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée. 
Soyez sincère avec vous-même ; appropriez-vous de mes 
sentiments ce qui vous aura persuadé , rejetez le reste. Vous 
n'êtes pas encore assez dépravé par le vice pour risquer 
de mal choisir. Je vous proposerois d'en conférer entre 
nous ; mais sitôt qu'on dispute , on s'échauffe ; la vanité , 
l'obstination, s'en mêlent, la bonne foi n'y est plus. Mon 
ami, ne disputez jamais, car on n'éclaire par la dispute 
ni soi nî les autres. Pour moi , ce n'est qu'après bien des 
années de méditation que j'ai pris mon parti : je m'y tiens ; 
ma conscience est tranquille, mon cœur est content. Si je 
voulois recommencer un nouvel examen de mes senti- 
ments , je n'y porterois pas un plus pur amour de la vérité ; 
et mon esprit, déjà moins actif, seroit moins en état de la 
connoître. Je resterai comme je suis, de peur qu'insensible* 
ment le goût de la contemplation , devenant une passion 
oiseuse, ne m'attiédit sur l'exercice de mes devoirs, et de 
peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sans 
retrouver la force d'en sortir. Plus de la moitié de ma vie 

EMILE. T. I. 30 



466 ÉMILË. 

e8t écoulée ; je n*ai plus que le temps qu'il faut pour en, 
mettre à profit le reste , et pour effacer mes erreurs par 
mes vertus. Si je me trompe, c'est malgré moi. Celui qui 
lit au fond de mon cœur sait bien que je n'aime pas mon 
aveuglement. Dans Fimpuissance de m'en tirer par mes 
propres lumières, le seul moyen qui me reste pour en 
sortir est une bonne vie ; et si des pierres mêmes Dieu 
peut susciter des enfants à Abraham , tout homme a droit 
d'espérer d'être éclairé lorsqu'il s'en rend digne. 

Si mes réflexions vous amènent à penser comme je 
pense , que mes sentiments soient les vôtres , et que nous 
ayons la même profession de foi , voici le conseil que je 
vous donne : N'exposez plus votre vie aux tentations de la 
misère et du désespoir ; ne la traînez plus avec ignominie 
à la merci des étrangers , et cessez de manger le vil pain 
de l'aumône. Retournez dans votre patrie, reprenez la 
religion de vos pères , suivez-la dans la sincérité de votre 
cœur, et ne la quittez plus : elle est très simple et très 
sainte; je la crois, de toutes les religions qui sont sur 
la terre , celle dont la morale est la plus pure , et dont la 
raison se contente le mieux. Quant aux frais du voyage , 
n'en soyez point en peine , on y pourvoira. Ne craignez 
pas non plus la mauvaise honte d'un retour humiliant ; il 
faut rougir de faire une faute , et non de la réparer. Vous 
êtes encore dans l'âge où tout se pardonne , mais où Von 
ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écou- 
ter votre conscience, mille vains obstacles disparoîtront 
à sa voix. Vous sentirez que , dans l'incertitude où nous 
sommes , c'est une inexcusable présomption de professer 
une autre religion que celle où l'on est né , et une fausseté 
de ne pas pratiquer sincèrement celle qu'on professe. Si 
Ton s'égare, on s'ôte une grande excuse au tribunal du 
souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l'erreur où 
Ton fut nourri que celle qu'on osa choisir soi-même ? 

Mon fils, tenez votre ame en état de désirer toujours 
qu'il y ait un Dieu ^ et vous n'en douterez jamais. Au sur- 



LIVRE IV. 467 

plus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez 
que les vrais devoirs de la religion sont indépendants 
des institutions des hommes ; qu^un cœur juste est le vrai 
temple de la Divinité ; qu^en tout pays et dans toute secte , 
aimer Dieu par dessus tout , et son prochain comme soi- 
même , est le sommaire de la loi ; qu'il n'y a point de reli- 
gion qui dispense des devoirs de la morale ; qu'il n'y a de 
vraiment essentiels que ceux-là ; que le culte intérieur est 
le premier de ces devoirs , et que sans foi nulle véritable 
vertu n'existe. 

Fuyez ceux qui , sous prétexte d'expliquer la nature , 
sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doc- 
trines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus 
affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs 
adversaires. Sous le hautain prétexte qu'eux seuls sont 
éclairés, vrais , de bonne foi , ils nous soumettent impérieux 
sèment à leurs décisions tranchantes , et prétendent nous 
donner pour les vrais principes des choses les inintelli- 
gibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du 
reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce 
que les hommes respectent, ils ôtentaux affligés la der- 
nière consolation de leur misère, aux puissants et aux 
riches le seul frein de leurs passions ; ils arrachent du fond 
des cœurs le remords du crime , l'espoir de la vertu , et 
se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. 
Jamais , disent-ils , la vérité n'est nuisible aux hommes. 
Je le crois comme eux , et c'est , à mon avis ; une grande 
preuve que ce qu'ik enseignent n'est pas la vérité '. 

■ Les deux partis s'attaquent réciproquement par tant de sophis- 
mes , que ce seroit une entreprise immense et téméraire de vouloir 
les relever tous ; c'est déjà beaucoup d'en noter quelques uns à me- 
sure qu'ils se présentent. Un des plus familiers au parti philoso- 
phiste est d'opposer un peuple supposé de bons philosophes à un 
peuple de mauvais chrétiens ; comme si un peuple de vrais philo- 
sophes étoit plus facile à faire qu'un peuple de vrais chrétiens ! Je 
ne sais si , parmi les individus , l'un est plus facile à trouver que 
l'autre ; mais je sais bien que , dès qu'il est question de peuples , il 
en faut supposer qui abuseront de la philosophie sans religion , 



4C8 EMILE. 

Bon jeune homme, «oyez sincère et vrai sans orgueil; 
sachez être ignorant : vous ne tromperez ni tous ni les 
autres. Si jamais vos tsdents cultivés vous mettent en 
état de parler aux hommes, ne leur parlez jamais que 
selon votre conscience, sans vous embarrasser s^ils vous 
applaudiront. L^abus du savoir produit rincrédulilé. Tout 
savant dédaigne le sentiment vulgaire ; chacun en veut 
avoir un a soi. L'orgueilleuse philosophie mène a Tesprit 

comme les nôtres abusent de la religion sans philosophie ; et cela 
me paroit changer beaucoup Tétat de la question. 

Bayle a très bien prouvé que le fanatisme est plus pemicîeui^ que 
l'athéisme , et cela est incontestable ; mais ce qu*i| n*a eu garde de 
dire , et qui n'est pas moins vrai , c'est que le fanatisme , quoique 
sanguinaire et cruel , est pourtant une passion grande et forte qui 
élève le cœur de l'homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui 
donne un ressort prodigieux» et qu'il ne faut que mieux diriger 
pour en tirer les plus sublimes vertus ; au lieu que l'irréligion, et en 
général l'esprit raisonneur et' philosophique attache à la vie, effé- 
miné, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse 
de l'intérêt particulier, dans l'abjection du moi humain , et sape ainsi 
à petit bruit les vrais fondements de toute société ; car ce que les 
intérêts particuliers ont de commun est si peu de chose , qu'il ne 
balancera jamais ce qu'ils ont d'opposé. 

Si l'athéisme ne fait pas verser le sang des hommes , c'est moins 
par amour pour la paix que par indifférence pour le bien : comme 
que tout aille , peu importe au prétendu sage , pourvu qu'il reste en 
repos dans son cabinet. Ses principes ne font pas tuer les hommes, 
mais ils les empêchent de naître, en détruisant les mœurs qui les 
multiplient , en les détachant de leur espèce , en réduisant toutes 
leurs affections à un secret égoïsme , aussi funeste à la population 
qu'à la vertu. L'indifférence philosophique ressemble à la tranquil- 
lité de l'état sous le despotisme ; c'est la tranquillité de la mort : elle 
est plus destructive que la guerre même. 

Ainsi le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immé- 
diats que ce qu'on appelle aujourd'hui l'esprit philosophique, l'est 
beaucoup moins dans ses conséquences. D'ailleurs il est aisé d'étaler 
de belles maximes dans des livres : niais la question est de savoir 
si elles tiennent bien à la doctrine , si elles en découlent nécessai- 
rement; et c'est ce qui n'a point paru clair jusqu'ici. Reste à savoir 
encore si la philosophie , à son aise et sur le trône , commanderoit 
bien à la gloriole, à l'intérêt, à l'ambition, aux petites passions de 
l'homme, et si elle pratiqueroit cette humanité si douce qu'elle nous 
vante la plume à la main. 

Par les principes , la philosophie ne peut faire aucun bien que la 



LIVRB IV. 469 

fort y comme Taveagle dévotion mène au fonatisme. Évitez 
ces extrémité» ; restez toujours fermes dans la voie de la 
vérité, ou de ce qui vous parottra l'être dans la simplicité 
de votre cœur, sans jamais vous en détourner par vanité 
ni par foiblesse. Osez confesser Dieu chez les philoso- 
phes ; osez prêcher lliumanité aux intolérants. Vous serez 
seul de votre parti, peut-être, mais vous porterez en 
vous-même un témoignage qui vous dispensera de ceux 

religion ne le fasse encore mieux, et la religion en fait beaucoup 
que la philosophie ne sauroit faire. 

Par la pratique , c*est autre chose ; mais encore faut-il examiner 
r^ul homme ne suit de tout point sa religion quand il en a une; 
eela est vrai : la plupart n'en ont guère , et ne suivent point du tout 
celle qu'ils ont ; cela est encore yrai : mais enfin quelques uns en 
ont une , la suivent du moins en partie ; et il est indubitable que 
des motifs de religion les empêchent souvent de mal faire , et ob- 
tiennent d'eux des vertus , des actions louables , qui n'auroient point 
eu lieu sans ces motifs. 

Qu'un moine Aie un dépôt ; que s'ensuit-il , sinon qu'un sot le lui 
avoit confié ? Si Pascal en eût nié un , cela prouveroit que Pascal 
ëtoit un hypocrite, et rien de plus. Mais un moine ! . . . Les gens qui 
font trafic de la religion sont-ils ceux qui en ont? Tous les crimes 
qui se font dans le clergé, comme ailleurs, ne prouvent point que 
la reli^on soit inutile, mais que très peu de gens ont de la religion. 

Nos gouvernements modernes doivent incontestablement au chris- 
lianisnie leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquen-s 
tes ; il le» a rendus eux-mêmes moins sanguinaires : cela se prouve 
par le fait en les comparant aux gouvernements anciens. La religion 
mieux connue , écartant le fanatisme , a donné plus de douceur aux 
mœurs chrétiennes. €e changement n'est point l'ouvrage des letti*es; 
car, partout où elles ont brillé, l'humanité n'en a pas été plus res- 
pectée ; les cruautés des Athéniens , des Égyptiens , des empereurs 
de Rome , des Chinois , ea font f oL Que d'œuvres de miséricorde 
sont l'ouvrage de l'Évangile ! Que de restitutions , de réparations , 
la confession ne fait-elle point faire chez les catholiques ! Chez nous 
combien les approches des temps de communion n'opèrent-elles point 
de réconciliations et d'aumônes ! Combien le jubilé des Hébreux b« 
rendoit-il pas les usurpateurs moins avides ! Que de misère ne pré- 
venoit-il pas 1 La fraternité légale unissoit toute la nation ; on ne 
Yoyoit pas un mendiant chez eux. On n'en voit point non plus chez 
les Turcs , où les fondations pieuses sont innombrables. Ils sont 
par principe de religion , hospitaliers , même envers les ennemii^ 
de leur culte. 

« Les mahométans disent , selon Chardin , qu'après l'examen qu^ 



470 EMILE. 

des hommes. Qu^ils vous aiment ou vous haïssent, qu^ils 
lisent ou méprisent vos écrits, il n'importe. Dites ce qui 
est vrai , faites ce qui est bien ; ce qui importe à Thomme 
est de remplir ses devoirs sur la terre ; et c'est en s'ou- 
bliant qu'on travaille pour soi. Mon enfant , l'intérêt par- 
ticulier nous trompe; il n'y a que l'espoir du juste qui ne 
trompe point. 

J'ai transcrit cet écrit , non comme une règle des sen- 
timents qu'on doit suivre en matière de religion, mais 

« suivra la résurrection universelle , tous les corps iront passer un 
« pont appelé Poul^Serrho, qui est jeté sur le feu éternel, pont qu'on 
« peut appeler, disent-ils, le troisième et dernier examen et le vrai 

< jugement final , parce que c'est là où se fera la séparation des bons 
« d'avec les méchants — , etc. 

« Les Persans , poursuit Chardin , sont fort infatués de ce pont ; 

< et lorsque quelqu'un souffre une injure dont , par aucune voie ni 

< dans aucun temps , il ne peut avoir raison , sa dernière consolation 
« est de dire : Eh bien! par le Dieu vivant, tu me le paieras au double au 
« dernier jour; tu ne passeras point le Poul-Serrho que tu ne me satisfasses 

• auparavant ; Je m'attacherai au bord de ta veste et Je me jetterai à tes jambes. 

• J'ai vu beaucoup de gens éminens , et de toutes sortes de profes- 
« siens , qui , appréhendant qu'on ne criât ainsi karo sur eux au 

< passage de ce pont redoutable, sollicitoient ceux qui se plaignoient 
« d'eux de leur pardonner : cela m'est arrivé cent fois à moi-même. 
« Des gens de qualité qui m'avoient fait faire , par importunité , des 
« démarches autrement que je n^eusse voulu, m'abordoient au bout 

* de quelque temps, qu'ils pensoient que le chagrin en étoit passé, 
« et me disoient : Je te prie, halal becon antchisra, c'est-à-dire rends-moi 
« cette affaire licite ou juste. Quelques uns même m'ont fait des présents 
« et rendu des services , afin que je leur pardonnasse en déclarant 

* que je le faisois de bon cœur : de quoi la cause n'est autre que 
« cette créance qu'on ne passera point le pont de l'enfer qu'on n'ait 
« rendu le dernier quatrain à ceux qu'on a oppressés.» (Tome vu, 
page 5o, in-ia.) 

Croirai-je que l'idée de ce pont, qui répare tant d'iniquités, n'en 
prévient jamais? Que si l'on ôtoit aux Persans cette idée, en leur 
persuadant qu'il n'y a ni Poul-Serrho ni rien de semblable, où le» 
opprimés sont vengés de leurs tyrans après la mort, n'est -il pas 
clair que cela mettroit ceux-ci fort à leur aise, et les délivreroit du 
soin d'apaiser ces malheureux ? 11 est donc faux que cette doctrine 
ne fut pas nuisible ; elle ne seroit donc pas la vérité. 

Philosophe , tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m'en . 
de grâce , la sanction. Gesse un moment de battre la campagne, et 
dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho. 



LIVRE IV. 471 

comme un exemple de la manière dont on peut raiscmner 
avec son élève , pour ne point s'écarter de la méthode que 
j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne donne rien à l'autorité 
des hommes ni aux préjugés du pays où l'on est né , les 
seules lumières de la raison ne peuvent, dans l'institution 
de la nature , nous mener plus loin que la religion natu- 
relle , et c'est à quoi je me borne avec mon Emile. S'il en 
doit avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit d'être 
son guide ; c'est à lui seul de la choisir. 



FIN DU TOME PREMIER. 



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