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ŒUVRES
COMPLETES
DE J. J, ROUSSEAU
TOME III.
ON SOUSCRIT AUSSI A PARIS,
CHEZ BOSSANGE PERE,
LIBRAIRE DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE DUC d'oRLE^NS ,
RUE DE RICHELIEU, n" 6o.
ET CHEZ CHASSERIAU, LIBRAIRE,
ÉDITEUR DU THÉÂTRE COMPLET DES LATINS,
RUE NEU VE-0ES-PETITS-CHAMPS, N" 5.
ŒUVRES
COMPLETES
DE J.J ROUSSEAU,
MISES DANS UN NOUVEL ORDRE,
AVEC DES NOTES HISTORIQUES ET DES ECLAIRCISSEMENTS;
Par V. D. MUSSET-PATHAY.
PHILOSOPHIE.
EMILE. —TOME I.
PARIS,
CHEZ P. DUPONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
1823.
JnïvërsîÇj"
BJBUOTHFCA
p
AVIS DE L'ÉDITEUR.
Voici l'ouvrage auquel Jean-Jacques attachait le plus
de prix et qu'il regardait comme le meilleur : Le fruit
de vingt ans de méditations et de trois années de travail^.
« La première de toutes les utilités (dit-il dans sa pré-
« face), qui est l'art de former les hommes, est encore
« oubliée.... v C'est l'étude à laquelle il s'est le plus appli-
qué; et, sous le titre d^ Emile, il publie le résultat de ses
observations.
Mais Emile seul n'offrait aucun sens. Ce titre vague
faisait, ou pouvait faire naître l'idée d'un roman, d'une
fiction, d'un poème ^. Rousseau croit donc qu'il est né-
cessaire de désigner l'objet dont il s'est occupé dans cet
ouvrage. Il le fait; mais il semble que ce soit avec timi-
dité, et l'on dirait qu'il aperçoit tous les écueils et qu'il
prévoit combien ce chef-d'œuvre doit exciter d'orages.
Il devait sur-tout éviter de donner lieu, dès le titre, à
de fausses interprétations. L'expérience lui avait appris
déjà que les meilleures intentions peuvent être mécon-
nues , et qu'il arrive souvent que , plus elles ont droit à
l'estime, plus elle leur est refusée. Il a le sentiment de
' Confessions , livre xi.
^ Dans l'enthousiasme que lui inspirait ^mi/e, le célèbre Mirabeau
l'appelait un magnifique poème.
VI AVIS DE l'éditeur.
sa force et des devoirs qu'elle lui impose : il n'ignore pas
ce qu'on est en droit d'exiger de lui : il sait qu'il ne peut
plus reprendre la plume que dans un but utile et louable :
il veut aller plutôt au-delà de ses promesses que se con-
tenter de les remplir. Emile ou de V Éducation * , tel est,
pour tout concilier, le titre qu'il donne à l'une des plus
belles productions de l'esprit hurtiain.
Laissons de côté le mérite littéraire de cette concep-
tion du génie ^ , puisqu'on ne le conteste plus , puisque
l'envie même, réduite à ne calomnier que les intentions de
l'auteur , s'est fait une arme de son talent pour le rendre
plus coupable encore. Voyons quelles furent et ces in-
tentions et celles qu'on liii prêta.
On l'accuse d'avoir voulu mettre entre les mains des
pères de famille une méthode d'éducation inexécutable
et dangereuse.
«H s'agit, avait-il dit 3, d'un nouveau système d'édu-
« cation, dont j'offre le plan à l'examen des sages, et non
« pas d'une méthode pour les pères et mères à laquelleyV
« n'ai jamais songé. »
On prétend qu'il veut qu'on suive servilement ses
idées, « Au contraire , répond-il, je désire qu'on les corrige
' Ce n'est que depuis qu'on a ajouté le mot Traité dans les édi-
tions postérieures ; mais Rousseau ne fit point usage de ce mot , et
ne mit point d'autre titre que celui que nous rapportons.
^ L'histoire de cet admirable ouvrage , de l'influence qu'il eut sur
la destinée de Rousseau , des diverses condamnations qu'il éprouva ,
des critiques que l'on en fit , se trouve dans V Histoire de la lùe et des
ouvrages de Jean-Jacques, t. ii , p. 872 à 4i'--
^ Lettres de La Montagnes , lettre v-
AVIS DE L ÉDITEUR. VII
« souvent et qu'on fasse toutes les modifications qii exige
« nécessairement toute application particulière i. »
Un des reproches les plus répétés, et qui n'en est pas
plus fondé pour cela , c'est celui-ci : « Au mépris de l'ex-
périence Rousseau veut qu'on lave à l'eau froide l'enfant
nouveau -né. L'entraînement de cet auteur nous a fait
suivre son conseil : nous en avons été cruellement punis
par la perte de ce que nous avions de plus cher. » Tel est
le langage que nous avons entendu de la bouche d'une
mère au désespoir. Il y aurait eu de la barbarie à justifier
Jean- Jacques en ajoutant le remords à la plus amère de
toutes les douleurs. Ne valait -il pas mieux se taire que
d'ouvrir Emile et de lire ce passage : « Lavez souvent les
« enfants; mais à mesure qu'ils se renforcent, diminuez
« par degré la tiédeur de l'eau , jusqu'à ce qu'enfin vous
« les laviez été et hiver à l'eau froide et même glacée.
« Comme pour ne pas les exposer il importe que cette
« diminution soit lente, successive, insensible, on peut
« se servir du thermomètre pour la mesurer exactement.*»
, Jean -Jacques écrit pour ceux qui savent observer,
méditer, étudier l'expérience, en profiter. C'est être
d'une docilité bien édifiante que de le suivre pas à pas , et
de répéter, sur un élève, avec une servile exactitude,
les essais qu'il a faits sur le sien : c'est oublier qu'Emile
' Lettre du i8 février 1770 , à M. l'abbé M.
Emile, liv. r. On trouve encore aujourd'hui des gens qui
croient et disent que Rousseau prescrit de laver les enfants dans l'eau
glaciale , et le soutiennent parce qu'ils l'ont lu. Quand on lit de
cette manière on doit être content de soi et facile à contenter.
VIlï AVIS DE L ÉDITEUR.
est un être idéal, et quand même il ne le serait pas, que
la nature, quelque bizarre qu'on la suppose, en créant
deux jumeaux à peine reconnaissables , ne les fit jamais
parfaitement semblables l'un à l'autre. Rousseau aurait
donc pu croire qu'il n'était pas besoin de parler d'ana-
logie , et de dire qu'en admettant son principe il en fal-
lait varier l'application. Mais on n'a même pas cette ex-
cuse, puisqu'à diverses reprises il répète cet avis, comme
s'il avait pressenti le reproche, ou prévu l'erreur.
D'après les considérations les plus graves et le danger
qu'il voit dans des révolutions prochaines à ses yeux,
instantes même , et qui , renversant les rangs et les for-
tunes, réduiront le riche à tirer parti de ses ressources,
il trace un plan d'éducation propre à l'armer contre l'ad-
versité, à lui faire braver les coups du sort, quelque ri-
goureux qu'il soit.
« De toutes les conditions, la plus indépendante de
la fortune et des hommes est celle de l'artisan : il est
libre et ne dépend que de son travail. C'est un métier
que je demande, un vrai métier, un art piu-ement mé*
canique , ou les mains travaillent plus que la tête et qui
ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut
s en passer ^. »
n met donc à la main de son élève l'équerre et le
ciseau, parce que, libre dans le choix des métiers, il a
pris pour Emile un de ceux qui trouvent partout leur
prix et leur emploi. Mais au lieu de saisir l'esprit de
cette doctrine raisonnable, d'écouter celui qui, même
' Emile , liv. m.
AVIS DE L EDITEUR. IX
en donnant cette leçon , a soin de rappeler que la lettre
tue et V esprit vivifie * , on suivit littéralement le précepte
et l'exemple, et Ton ne vit pendant un temps que des
tourneurs dans les classes fortunées de la société.
Jamais personne ne prit autant de soins et avec autant
de scrupule que Rousseau , non-seulement pour se sou-
mettre aux lois , mais pour ne rien faire qui ne fiit con-
forme aux règlements particuliers.
Emile ne pouvait être imprimé légalement en France;
Jean -Jacques fait des arrangements avec Rey, libraire
d'Amsterdam, à qui il cède la propriété de cet ouvrage.
Non content de cette mesure qui le mettait à l'abri ,
il consulte M. de Malesherbes , directeur de la librairie.
M. de Malesherbes se charge de transmettre les épreuves
du libraire à l'auteur, et de l'auteur au libraire. Il les lit,
les corrige , et donne quelques conseils.
A cette approbation tacite de l'ouvrage se joint celle
de S. A. S. M. le prince de Conti, et du maréchal de
Luxembourg.
Comment ne pas se croire en sûreté , lorsqu'après avoir
rempli les formalités voulues soit par les lois , soit par les
règlements de l'administration, on se laisse diriger par
l'illustre magistrat qui surveille l'exécution de ces règle-
ments, et par des personnages élevés aux plus hautes
dignités , dans un pays où l'influence des grands a cou-
tume de balancer les lois.** Comment une sécurité fondée
sur de pareilles bases peut-elle être trompeuse ?
Il répète textuellement cette maxime en développant son idée
sur la nécessité de faire entrer dans l'éducation un genre d'industrie.
X AVIS DE L EDITEUR.
Voici le résultat de cette consciencieuse exactitude :
Le 9 juin 1762 , par arrêt du parlement de Paris , Jean-
Jacques est décrété de prise de corps , et son livre con-
damne à être brûlé par la main du bourreau.
Le 1 8 , Genève imite cet exemple sur le vu du réqui-
sitoire de l'avocat -général, car aucun exemplaire de
l'Emile n'était encore à cette époque entré dans cette
ville. Berne en fait autant.
Le i"' juillet, la Sorbonne, sur l'exposé des docteurs
Gervaise et Xaupi , frappe d'anathème l'ouvrage seule-
ment, n'ayant aucune jurisdiction sur l'auteur.
L'archevêque de Paris proscrit l'un, censure l'autre.
Clément XIII , par un bref, approuve la Sorbonne et
fulmine contre Emile.
L'assemblée générale du clergé s'occupe, à sa pre-
mière réunion , de cet ouvrage , et le condamne.
Les états-généraux de Hollande allaient frapper à leur
tour, lorsque, pour les désarmer, on re/^/^ Emile, d'où
l'on retranche tout ce qui pouvait leur déplaire ^.
Il n'en fallait pas tant pour exciter une multitude d'é-
crivains envieux et médiocres , toujours prêts à soutenir
l'autorité. Il en parut un grand nombre. La sottise et la
mauvaise foi s'empai'èrent d'Emile. En glissant , sans rien
approfondir , la première prit à la volée quelques maximes
générales qu'elle répétait sans les entendre; la seconde,
plus attentive parce qu'elle est toujours sur ses gardes ,
et plus circonspecte parce que son rôle l'exige , fit un tra-
' Ce fut M. Forniey qui eut ce courage. Rousseau s'en vengea
par des notes dans lesquelles il abuse quelquefois de sa supériorité.
AVIS DE L EDITEUR. X[
vail , médita son plan , dressa ses batteries , enfin accusa
Rousseau de vouloir renverser les autels, ébranler les
trônes, soulever les peuples, et tout détruire de fond
en comble.
Rousseau , proscrit par l'autorité, injurié par des pam-
phlétaires obscurs, trouva dans l'opinion publique un
vengeur, et dans le suffrage des mères de famille le plus
doux prix de ses travaux. Elles allaitèrent leurs enfants.
« Jean- Jacques, dit un critique sévère ï, a obtenu l'un
' des succès les plus flatteurs pour tout homme qui pré-
' tend à la gloire de faire le bien : il a opéré une révo-
<■ lution dans une partie très-importante des mœurs pu-
' bliques , l'éducation. On ne peut nier qu'il ne se soit
' fait un changement très-sensible dans la manière dont
'<■ on élève l'enfance. Si ce premier âge de l'homme, si
'< intéressant et si aimable, jouit aujourd'hui, et en tout
< sens de cette douce liberté qui lui permet de développer
«tout ce qu'il a de naïveté, de gaieté et de grâce; s'il
n'est plus intimidé et contraint sous les gênes et les
entraves de toute espèce, c'est à l'auteur d' £"/«//<? qu'on
< en a l'obligation. Ainsi les générations naissantes lui
" devront le bonheur de leurs premières années... La
« vraie philosophie l'enflammait de l'amour du genre hu-
■<■ main lorsqu'il composait ce chef-d'œuvre. "
' La Harpe , dans son Cours de littérature. C'est particulièrement
envers Rousseau qu'il est sévère. Emile seul a trouvé grâce devant
cet Aristarque , encore n'est-ce pas sans des restrictions telles qu'on
serait en droit de croire que l'éloge n'est dû qu'n la force de la vé-
rité , et qu'il est échappé de la plume du critique.
XII AVIS DE L EDITEUR.
Tous les éloges dus à Emile qui les mérite tous, ne
sauraient donner une idée de cet ouvrage. Plus on le
lit, plus on y découvre de beautés ravissantes, et nous
ne craignons point d'inviter à chercher dans Emile même
la preuve de nos assertions ou des armes pour les com-
battre.
M. P.
I
EMILE,
ou
DE L'ÉDUCATION.
Sanabilibus œgrotamus malis; ipsaque nos in rertnin
genitos uatura , si emendari velimiis , jiivat.
SfSFC. , de Trâ , lib. ir, cap. i3.
R. III,
PREFACE.
Ce recueil de réflexions et irobservatioiis , sans ordre eL
presque sans suite, fut commence pour complaire à une bonne
mère qui sait penser *. Je n'avais d'abord projeté qu'un mé-
moire de quelques pages; mon sujet m'entraînant malgré moi ,
ce mémoire devint insensiblement une espèce d'ouvrage trop
gros, sans doute, pour ce qu'il contient, mais trop petit pour
la matière qu'il traite. J'ai balancé long-temps à le publier; et
souvent il m'a fait sentir, en y travaillant, qu'il ne suflit pas
d'avoir écrit quelques brochures pour savoir composer un
livre. Après de vains efforts pour mieux faire , je crois devoir
le donner tel qu'il est, jugeant qu'il importe de tourner l'at-
tention publique de ce côté-là; et que, quand mes idées se-
raient mauvaises, si j'en fait naître de bonnes à d'autres, je
n'aurai pas tout-à-fait perdu mon temps. Un homme qui , de
sa retraite , jette ses feuilles dans le public, sans prôncurs,
sans parti qui les défende , sans savoir même ce qu'on en pense
ou ce qu'on en dit, ne doit pas craindre que, s'il se trompe ,
on admette ses erreurs sans examen.
Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation ; je
ne m'arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en
usage est mauvaise ; mille autres l'on fait avant moi , et je
n'aime point à remplir un livre de choses que tout le monde
sait. Je remarquerai seulement , que depuis des temps infinis il
n'y a qu'un cri contre la pratique établie , sans que personne
s'avise d'en proposer une meilleure. La littérature et le savoir
de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu'à édifier.
On censure d'un ton de maître ; pour proposer , il en faut
prendre un autre , auquel la hauteur philosophique se com-
plaît moins. Malgré tant d'écrits, qui n'ont, dit-on, pour but
que l'utilité publique, la première de toutes les utilités, qui
est l'art de former des hommes, est encore oubliée. Mon sujet
* Madame de Chcnonceaux.
R. III. 1.''
4 PRÉFACE.
était tout neuf après le livre de Locke * , et je crains fort qu'il
ne le soit encore après le mien.
On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on
en a, plus on va, pins on s'égare. Les plus sages s'attachent
à ce qu'il importe aux hommes de savoir , sans considérer ce
que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours
l'homme dans l'enfant , sans penser à ce qu'il est ayant que
d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appli-
qué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et
fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis
avoir très-mal vu ce qu'il faut faire ; mais je crois avoir bien
vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par
mieux étudier vos élèves , car très-assurément vous ne les con-
naissez point : or , si vous lisez ce livre dans cette vue , je ne
le crois pas sans utilité pour vous.
A l'égard de ce qu'on appellera la partie systématique, qui
n'est autre chose ici que la marche de la nature , c'est là ce
qui déroutei^a le plus le lecteur; c'est aussi par là qu'on m'atta-
quera sans doute, et peut-être n'aura-t-on pas tort. On croira
moins lire un traité d'éducation , que les rêveries d'un vision-
naire sur l'éducation. Qu'y faire? Ce n'est pas sur les idées
d'autrui que j'écris ; c'est sur les miennes. Je ne vois point
comme les autres hommes ; il y a long-temps qu'on me l'a re-
proché. Mais dépend-il de moi de me donner d'autres yeux,
et de m'affecter d'autres idées ? non. Il dépend de moi de ne
point abonder dans mon sens , de ne point crjoire être seul plus
sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer
de sentiment , mais de me défier du mien : voilà tout ce que
je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois
le ton affirmatif, ce n'est point pour en imposer au lecteur;
c'est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je
par forme de doute ce dont , quant à moi, je ne doute point ?
Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.
En exposant avec liberté mon sentiment, j'entends si peu
qu'il fasse autorité , que j'y joins toujours mes raisons , afin
* Pensées sur l'Education des enfants, 1721, in-ia.
PREFACE. 3
qu'on les pèse et qu'on me juge: mais, quoique je ne veuille
point m'obstiner à défendre mes idées, je ne me crois pas
moins obligé de les proposer ; car les maximes sur lesquelles
je suis d'un avis contraire à celui des autres, ne sont point in-
différentes. Ce sont de celles dont la vérité ou la fausseté im-
porte à connaître , et qui font le bonheur ou le malheur du
genre humain.
Proposez ce qui est faisable, ne cesse- 1- on de me répéter.
C'est comme si l'on me disait : Proposez de faire ce qu'on fait ;
ou du moins proposez quelque bien qui s'allie avec le mal exis-
tant. Un tel projet, sur certaines matières, est beaucoup plus
chimérique que les miens : car, dans cet alliage, le bien se
gâte, et le mal ne se guérit pas. J'aimerais mieux suivre en
tout la pratique établie, que d'en prendre une bonne à denji :
il y aurait moins de contradiction dans l'homme : il ne peut
tendre à la fois à deux buts opposés. Pères et mères, ce qui
est faisable est ce que vous voulez faire. Dois -je répondre de
votre volonté ?
Eu toute espèce de projet , il y a deux choses à considérer :
premièrement , la bonté absolue du projet , en second lieu , la
facilité de l'exécution.
Au premier égard, il suffit, pour que le projet soit admis-
sible et praticable en lui-même, que ce qu'il a de bon soit
dans la nature de la chose ; ici , par exemple , que l'éducation
proposée soit convenable à l'homme , et bien adaptée au
cœur humain.
La seconde considération dépend de rapports donnés dans'
certaines situations ; rapports accidentels à la chose , lesquels ,
par conséquent , ne sont point nécessaires , et peuvent varier
à l'infini. Ainsi , telle éducation peut être praticable en Suisse ,
et ne l'être pas en France ; telle autre peut l'être chez les bour-
geois, et telle autre parmi les grands. La facilité plus ou moins
grande de l'exécution dépend de mille circonstances qu'il est
impossible de déterminer autrement que dans une application
particulière de la méthode à tel ou à tel pays , à telle ou à telle
condition. Or toutes ces applications particulières , n'étant pas
6 PRÉFACE.
essentielles à mon sujet , n'entrent point dans mon plan. D'au-,
ires pourront s'en occuper s'ils veulent , chacun pour le pays
ou l'état qu'il aura en vue. Il me suffit que, partout où naî-
tront des hommes, on puisse en faire ce que je propose; et
qu'ayant fait d'eux ce que je propose , on ait fait ce qu'il y a
de meilleur et pour eux-mêmes et pour autrui. Si je ne remplis
pas cet engagement, j'ai tort sans doute; mais si je le remplis ,
on aurait tort aussi d'exiger de moi davantage ; car je ne pro-
mets que cela.
EMILE,
ou
DE L'EDUCATION.
LIVRE PREMIER.
Tout est bien , sortant des mains de l'Auteur
des choses, tout dégénère entre les mains de
l'homme. Il force une terre à nourrir les produc-
tions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un
autre ; il mêle et confond les climats , les éléments ,
les saisons ; il mutile son chien , son cheval , son es-
clave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime
la difformité , les monstres ; il ne veut rien tel que
l'a fait la nature , pas même l'homme ; il le faut
dresser pour lui , comme un cheval de manège ; il
le faut contourner à sa mode , comme un arbre de
son jardin.
Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre
espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l'é-
tat où sont désormais les choses , un homme aban-
donné dès sa naissance à lui-même parmi les autres
serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'au-
torité, la nécessité, l'exemple, toutes les institu-
tions sociales dans lesquelles nous nous trouvons
submergés , étoufferaient en lui la nature , et ne
8 émilï:.
mettraient rien à la place. Elle y serait comme un
arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un
chemin, et que les passants font bientôt périr, en
le heurtant de toutes parts, et le pliant dans tous
les sens. ^^ (^^:^,^_. /o^<ili£^
C'est à toi que je m'adresse , tendre et prévoyante
mère", qui sus t'écarter de la grande route, et
garantir l'arbrisseau naissant du choc des opinions
humaines! Cultive, arrose la jeune plante avant
, "• La première éducation est celle qui importe le plus, et cette
première éducation appartient incontestablement aux femmes : si
l'Auteur de la nature eût voulu qu'elle appartînt aux hommes, il
leur eût donné du lait pour nourrir les enfants. Parlez donc tou-
jours aux femmes par préférence dans vos traités d'éducation ; car ,
outre qu'elles sont à portée d'y veiller de plus près que les hommes,
et qu'elles y influent toujours davantage, le succès les intéresse aussi
beaucoup plus , puisque la plupart des veuves se trouvent presque
à la merci de leurs enfants , et qu'alors ils leur font vivement sentir
en bien ou en mal l'effet de la manière dont elles les ont élevés.
Les lois , toujours si occupées des biens et si peu des personnes ,
parce qu'elles ont pour objet la paix et non la vertu , ne donnent
pas assez d'autorité aux mères. Cependant leur état est plus sûr que
celui des pères ; leurs devoirs sont plus pénibles ; leurs soins im-
portent plus au bon ordre de la famille ; généralement elles ont plus
d'attachement pour les enfants. Il y a des occasions où un fils qui
manque de respect à son père peut en quelque sorte être excusé ;
mais si , dans quelque occasion que ce fût , un enfant était assez dé-
naturé pour en manquer à sa mère , à celle qui l'a porté dans son
sein , qui l'a nourri de son lait , qui , durant des années , s'est ou-
bliée elle-même pour ne s'occuper que de lui , on devrait se hâter
d'étouffer ce misérable comme un monstre indigne de voir le jour.
Les mères , dit-on , gâtent leurs enfants. En cela sans doute elles ont
tort, mais moins de tort que vous peut-être qui les dépravez. La
mère veut que son enfant soit heureux , qu'il le soit dès à présent.
En cela elle a raison : quand elle se trompe sur les moyens , il faut
l'éclairer. L'ambition , l'avarice , la tyrannie , la fausse prévoyance
des pères , leur négligence , leur dure insensibilité , sont cent fois
plus funestes aux enfants que l'aveugle tendresse des mères. Au
reste , il faut expliquer le sens que je donne à ce nom de mère , et
c'est ce qui sera fait ci-après.
LIVRE I. 9
qu'elle meure; ses fruits feront un jour tes délices.
Forme de bonne heure une enceinte autour de
l'ame de ton enfant; un autre en peut marquer le
circuit, mais toi seule y dois poser la barrière''.
On façonne les plantes par la culture, et les
hommes par l'éducation. Si l'homme naissait grand
et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles
jusqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir; elles lui
seraient préjudiciables, en empêchant les autres
de songer à l'assister^; et abandonné à lui-même?
il mourrait de misère avant d'avoir connu ses be-
soins. On se plaint de l'état de l'enfance; on ne
voit pas que la race humaine eût péri si l'homme
n'eût commencé par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ;
nous naissons dépourvus de tout, nous avons be-
soin d'assistance; nous naissons stupides, nous
avons besoin de jugement. Tout ce cjue nous n'a-
"■ On m'assure que M. Formey a cru que je voulais ici parler de
ma mère, et qu'il l'a dit dans quelque ouvrage. C'est se moquer
cruellement de M. Formey ou de moi *.
" Semblable à eux à l'extérieur , et privé de la parole «linsi que
des idées qu'elle exprime , il serait hors d'état de leur faire entendre
le besoin qu'il aurait de leurs secours , et rien en lui ne leur mani-
festerait ce besoin.
* Lors de la publication de \ Emile en 1762, les Etats de Hollande ayant
désapprouvé l'édition donnée par J. Néaulme à La Haye , et dont le titre por-
tait : suivant la copie de Paris, avec permission tacite pour le libraire, Néaulme
fut sur le point d'être condamné à une forte amende , et n'obtint grâce qu'à
condition de donner sur-le-champ une autre édition , purgée de tout ce qui
pourrait donner matière à scandale. Il s'adressa à Formey, qui, dès 1763,
avait publié un anti-Emile , et qui arrangea en effet l'édition nouvelle ; et lui
donnant pour titre , Emile chrétien , consacré a l'utilité publique , et rédigé par
M. Formey , il fit dans l'ouvrage toutes les suppressions et les changements que
ce nouveau titre rendait nécessaires.
lO EMILE.
VOUS pas à notre naissance, et dont nous avons
besoin étant grands , nous est donné par l'éduca-
tion.
Cette éducation nous vient de la nature, ou des
hommes, ou des choses. Le développement interne
de nos facultés et de nos organes est l'éducation
de la nature ; l'usage qu'on nous apprend à faire
de ce développement est l'éducation des hommes;
et l'acquis de notre propre expérience sur les ob-
jets qui nous affectent est l'éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes
de maîtres. Le disciple, dans lequel leurs diverses
leçons se contrarient, est mal élevé, et ne sera
jamais d'accord avec lui-même : celui dans lequel
elles tombent toutes sur les mêmes points , et ten-
dent aux mêmes fins, va seu) à son but et vit con-
séquemment. Celui-là seul est bien élevé.
Or , de ces trois éducations différentes , celle de
la nature ne dépend point de nous ; celle des choses
n'en dépend qu'à certains égards. Celle des hommes
est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres :
encore ne le sommes-nous que par supposition ;
car qui est-ce qui peut espérer de diriger entiè-
rement les discours et les actions de tous ceux qui
environnent un enfant ?
Sitôt donc que l'éducation est un art, il est
presque impossible qu'elle réussisse, puisque le
concours nécessaire à son succès ne dépend de
personne. Tout ce qu'on peut faire à force de soins
est d'approcher plus ou moins du but , mais il faut
du bonheur pour l'atteindre.
LIVRE I. Il
Quel est ce but ? c'est celui même de la nature ;
cela vient d'être prouvé. Puisque le concours des
trois éducations est nécessaire à leur perfection ,
c'est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu'il
faut diriger les deux autres. Mais peut-être ce mot
de nature a-t-il un sens trop vague; il faut tâcher
ici de le fixer.
La nature , nous dit-on , n'est que l'habitude ''.
Que signifie cela? N'y a-t-il pas des habitudes qu'on
ne contracte que par force, et qui n'étouffent
jamais la nature? Telle est, par exemple, l'habi-
tude des plantes dont on gêne la direction verticale.
La plante mise en liberté garde l'inclinaison qu'on
l'a forcée à prendre ; mais la sève n'a point changé
pour cela sa direction primitive, et, si la plante
continue à végéter, ^on prolongement redevient
vertical. Il en est de même des inclinations des
hommes. Tant qu'on reste dans le même état, on
peut garder celles qui résultent de l'habitude, et
qui nous sont le moins naturelles; mais, sitôt que
la situation change, l'habilude cesse et le naturel
revient. L'éducation n'est certainement qu'une ha-
bitude. Or, n'y a-t-il pas des gens qui oublient et
perdent leur éducation , d'autres qui la gardent ?
D'où vient cette différence ? S'il faut borner le nom
" M. Formey nous assure qu'on ne dit pas précisément cela. Cela
me paraît pourtant très - précisément dit dans ce vers auquel je me
proposais de répondre :
La nature , crois-moi , n'est rien que l'habitude.
M. Formey , qui ne veut pas enorgueillir ses semblables , nous
donne modestement la mesure de sa cervelle pour celle de l'enten-
dement humain.
12 É3IILE.
de nature aux habitudes conformes a la nature ,
on peut s'épargner ce galimatias.
Nous naissons sensibles, et, dès notre naissance,
nous sommes affectés de diverses manières par les
objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons
pour ainsi dire la conscience de nos sensations,
nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les
objets qui les produisent, d'abord selon qu'elles
nous sont agréables ou déplaisantes, puis selon la
convenance ou disconvenance que nous trouvons
entre nous et ces objets , et enfin selon les ju-
gements que nous en portons sur l'idée de bonheur
ou de perfection que la raison nous donne. Ces
dispositions s'étendent et s'affermissent à mesure
que nous devenons plus sensibles et plus éclairés;
mais, contriiintes par nos habitudes, elles s'altèrent
plus ou moins par nos opinions. Avant cette alté-
ration, elles sont ce que j'appelle en nous la nature.
C'est donc à ces dispositions primitives qu'il fau-
drait tout rapporter; et cela se pourrait si nos
trois éducations n'étaient que différentes ; mais que
faire quand elles sont opposées, quand, au lieu
d'élever un homme pour lui-même , on veut l'élever
pour les autres? Alors le concert est impossible.
Forcé de combattre la nature ou les institutions
sociales, il faut opter entre faire un homme ou
un citoyen; car on ne peut faire à la fois l'un et
l'autre.
Toute société partielle , quand elle est étroite et
bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote est
dm- aux étrangers : ils ne sont qu'hommes , ils ne
LIVRE I. l3
sont lien à ses yeux". Cet inconvénient est inévi-
table, mais il est faible. L'essentiel est d'être bon
aux gens avec qui l'on vit. Au -dehors, le Spartiate
était ambitieux, avare, inique; mais le désintéres-
sement, l'équité, la concorde, régnaient dans ses
murs. Défiez -vous de ces cosmopolites qui vont
chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils
dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe
aime les Tartares , pour être dispensé d'aimer
ses voisins.
L'homme naturel est tout pour lui ; il est l'unité
numérique , l'entier absolu , qui n'a de rapport
qu'à lui-même ou à, son semblable. L'homme civil
n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au déno-
minateur, et dont la valeur est dans son rapport
avec l'entier, qui est le corps social. Les bonnes
institutions sociales sont celles qui savent le mieux
dénaturer l'homme , lui ôter son existence absolue
pour lui en donner une relative , et transporter le
moi dans l'unité commune; en sorte que chaque
particulier ne se croie plus un , mais partie de
l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout.
Un citoyen de Rome n'était ni Caïus ni Lucius;
c'était un Romain ; même il aimait la patrie exclu-
sivement à lui. Régulus se prétendait Carthaginois ,
comme étant devenu le bien de ses maîtres. En sa
qualité d'étranger, il refusait de siéger au sénat de
Rome , il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât.
" Aussi les guerres des républiques sont - elles plus cruelles que
celles des monarchies. Mais si la guerre des rois est modérée , c'est
leur paix qui est terrible : il vaut mieux être leur ennemi que leur
sujet.
l4 EMILE.
Il s'indignait qu'on voulût lui sauver la vie. ïl
vainquit, et s'en retourna triomphant mourir dans
les supplices. Cela n'a pas grand rapport, ce me
semble, aux hommes que nous connaissons.
Le Lacédémonien Pédarète se présente pour être
admis au conseil des trois cents ; il est rejeté : il s'en
retourne tout joyeux de ce qu'il s'est trouvé dans
Sparte trois cents hommes valant mieux que lui*. Je
suppose cette démonstration sincère ; et il y a lieu
de croire qu'elle l'était : voilà le citoyen.
Une femme de Sparte avait cinq fils à l'armée ,
et attendait des nouvelles de la bataille. Un Ilote
arrive; elle lui en demande en tremblant : Vos
cinq fils ont été tués. Vil esclave, t'ai -je demandé
cela? Nous avons gagné la victoire! la mère court
au temple et rend grâces aux dieux **. Voilà la
citoyenne.
Celui qui dans l'ordre civil veut conserver la
primauté des sentiments de la nature ne sait ce
qu'il veut. Toujours en contradiction avec lui-
même, toujours flottant entre ses penchants et ses
devoirs, il ne sera jamais ni h.^mme ni citoyen, il
ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce sera
un de ces hommes de nos jours, un Français, lui
Anglais, un bourgeois; ce ne sera rien.
Pour être quelque chose , pour être soi-même
et toujours un, il faut agir comme on parle; il faut
être toujours décidé sur le parti que l'on doit
prendre , le prendre hautement , et le suivre tou-
PliUT. , Dicts nol. des Lncéd. , § f>o.
**Ibid. §5.
LIVRE I. Ib
jours. J'attends qu'on me montre ce prodige pour
savoir s'il est homme ou citoyen , ou comment il
s'y prend pour être à la fois l'un et l'autre. >> , - _
De ces objets nécessairement opposés viennent . ^'^ ''^'
deux formes d'institution contraires; l'une pu-
blique et commune , l'autre particulière et domes-
tique.
Voulez -vous prendre une idée de l'éducation
publique, lisez la République de Platon. Ce n'est
point un ouvrage de politique , comme le pensent
ceux qui ne jugent des livres que par leurs titres.
C'est le plus beau traité d'éducation qu'on ait ja-
mais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des chimères ,
on nomme l'institution de Platon : si Lycurgue n'eût
mis la sienne que par écrit, je la trouverais bien
plus chimérique. Platon n'a fait qu'épurer le coein-
de l'homme ; Lycurgue l'a dénaturé.
L'institution publique n'existe plus , et ne peut
phis exister, parce qu'où il n'y a plus de patrie il
ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mot&pa-
trie et citoyen doivent être effacés des langues mo-
dernes. J'en sais bien la raison, mais je ne veux
pas la dire ; elle ne fait rien à mon sujet.
Je n'envisage pas comme une institution pu-
blique ces risibles établissements qu'on appelle
collèges'^. Je ne compte pas non plus l'éducation
" Il y a dans plusieurs écoles , et surtout dans l'Université de
Paris , des professeurs que j'aime , que j'estime beaucoup , et que
* On lit dans l'édition originale : Il j a dans l'Académie de Genève et dans
V Université de Paris des projésseurs , etc.
l6 EMILE.
du monde, parce que cette éducation, tendant à
deux fins contraires , les manque toutes deux : elle
n'est propre qu'à faire des hommes doubles, pa-
raissant toujours rapporter tout aux autres, et ne
rapportant jamais rien qu'à eux seuls. Or ces dé-
monstrations, étant communes à tout le monde,
n'abusent personne. Ce sont autant de soins perdus.
De ces contradictions naît celle que nous éprou-
vons sans cesse en nous-mêmes. Entraînés par la
nature et par les hommes dans des routes con-
traires; forcés de nous partager entre ces diverses
impulsions , nous en suivons une composée qui ne
nous mène ni à l'un ni à l'autre but. Ainsi combat-
tus et flottants durant tout le cours de notre vie,
nous la terminons sans avoir pu nous accorder
avec nous , et sans avoir été bons ni pour nous ni
pour les autres.
Reste enfin l'éducation domestique ou celle de
la nature; mais que deviendra pour les autres un
homme uniquement élevé pour lui? Si peut-être
le double objet qu'on se propose pouvait se réu-
nir en un seul, en otant les contradictions de
l'homme on ôterait un grand obstacle à son bon-
heur. Il faudrait, pour en juger, le voir tout formé;
il faudrait avoir observé ses penchants, vu ses
progrès, suivi sa marche; il faudrait, en un mot,
connaître l'homme naturel. Je crois qu'on aura
je crois très-capables de bien instruire la jeunesse , s'ils n'étaient
forcés de suivre l'usage établi. J'exhorte l'un d'entre eux à publier
le projet de réforme qu'il a conçu. L'on sera peut-être enfin tenté
de guérir le mal en voyant qu'il n'est pas sans remède.
LIVRE I. I'7
fait quelques pas dans ces recherches après avoir
kl cet écrit.
Pour former cet homme rare qu'avons-nous à
faire? Beaucoup, sans doute : c'est d'empêcher
que rien ne soit fait. Quand il ne s'agit que d'aller
contre le vent on louvoie; mais si la mer est forte
et qu'on veuille rester en place, il faut jeter l'ancre.
Prends garde, jeune pilote, que ton câble ne file
ou que ton ancre ne laboure, et que le vaisseai! ne
dérive avant que tu t'en sois aperçu.
Dans l'ordre social, où toutes les places sont
marquées, chacun doit être élevé pour la sienne.
Si un particulier formé pour sa place en sort, il
n'est plus propre à rien. L'éducation n'est utile
qu'autant que la fortune s'accorde avec la vocation
des parents ; en tout autre cas elle est nuisible à ^
l'élève, ne fût-ce que par les préjugés qu'elle lui a
donnés. En Egypte, où le fils était obligé d'embras-
ser l'état de son père, l'éducation du moins avait
un but assuré ; mais parmi nous, où les ranges seuls
demeurent, et où les hommes en changent sans
cesse, nul ne sait si en élevant son fils pour le sien
il ne travaille pas contre lui.
Dans l'ordre naturel, les hommes étant tous
égaux , leur vocation commune est l'état d'homme ;
et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut
mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on des-,
tine mon élève à l'épée , à l'Église, au barreau , peu
m'importe. Avant la vocation des parents la nature
l'appelle à la vie humaine. | Vivre est le métier que
je lui veux apprendre.! En sortant de mes mains,
R. nr.
l8 ]ÉMILE,
il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat,
ni prêtre ; il sera premièrement homme j: tout ce
qu'un homme doit être, il saura l'être au besoin
tout aussi bien que qui que ce soit; et la fortune
aura beau le faire changer de place, il sera toujours
à la sienne. Occupavi te, fortuna, atque cepi; om-
nesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare
non posses " .
Notre véritable étude est celle de la condition
humaine. Celui d'entre nous qui sait le mieux sup-
porter les biens et les maux de cette vie est à mon
gré le mieux élevé; d'où il suit que la véritable édu-
cation consiste moins en préceptes qu'en exercices.
Nous commençons à nous instruire en commen-
çant à vivre; notre éducation commence avec nous ;
notre premier précepteur est notre nourrice. Aussi
ce mot éducation avait-il chez les anciens un autre
sens que nous ne lui donnons plus : il signifiait
nourriture. Educit obstetrix, dit Varron; educat
nutrix , instituit pœdagogus , docet magister^ . Ainsi
l'éducation, l'institution, l'instruction, sont trois
choses aussi différentes dans leur objet que la gou-
vernante, le précepteur, et le maître. Mais ces dis-
tinctions sont mal entendues; et, pour être bien con-
duit , l'enfant ne doit suivre qu'un seul guide. !
Il faut donc généraliser nos vues , et considérer
dans notre élève l'homme abstrait, l'homme ex-
posé à tous les accidents de la vie humaine. Si les
hommes naissaient attachés au sol d'un pays, si
^ Cic. , Tuscul. , V , cap. 9.
^ Non. Maicell.
LIVRE 1. I()
la même saison durait toute l'année , si chacun te-
nait à sa fortune de manière à n'en pouvoir jamais
changer , la pratique établie serait bonne à certains
égards ; l'enfant élevé pour son état , n'en sortant
jamais , ne pourrait être exposé aux inconvénients
d'un autre. Mais, vu la mobilité des choses hu-
maines , vu l'esprit inquiet et remuant de ce siècle
qui bouleverse tout à chaque génération , peut-on
concevoir une méthode plus insensée que d'élever
un enfant comme n'ayant jamais à sortir de sa
chambre, comme devant être sans cesse entouré
de ses gens ? Si le malheureux fait un seul pas sur
la terre, s'il descend d'un seul degré, il est perdu.
Ce n'est pas lui apprendre à supporter la peine ;
c'est l'exercer à la sentir.
On ne songe qu'à conserver son enfant ; ce n'est
pas assez : on doit lui apprendre à se conserver étant
homme , à supporter les coups du sort , à braver
l'opulence et la misère, à vivre, s'il le faut, dans
les glacés d'Islande ou sur le brûlant rocher de
Malte. Vous avez beau prendre des précautions
poiu- qu'il ne meure pas, il faudra pourtant qu'il
meure ; et quand sa mort ne serait pas l'ouvrage
de vos soins, encore seraient-ils mal entendus. Il
s'agît moins de l'empêcher de mourir que de le
faire vivre. Vivre ce n'est pas respirer , c'est agir; .
c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de ^
nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes
qui nous donnent le sentiment de notre existence.
L'homme qui a le plus vécu n'est pas celui qui a |
compté le plus d'années, mais celui qui a le plus [
1.
SiO EMILE.
senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans, qui
mourut dès sa naissance. II eût gagné d'aller au
tombeau dans sa jeunesse, s'il eut vécu du moins
jusqu'à ce temps-là.
Toute notre sagesse consiste en préjugés ser-
viles ; tous nos usages ne sont qu'assujettissement,
gène et contrainte. L'homme civil naît, vit et meurt
dans l'esclavage : à sa naissance on le coud dans un
maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant
qu'il garde la figure humaine, il est enchaîné par
: nos institutions.
On dit que plusieurs sages-femmes prétendent ,
en pétrissant la tête des enfants nouveau-nés , lui
donner une forme plus conveixable, et on le souffre!
Nos tètes seraient mal de la façon de l'Auteur de
notre être : il nous les faut façonner au -dehors par
les sages-femmes, et au-dedans par les philosophes.
Les Caraïbes sont de la moitié plus heureux que
nous.
« A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère ,
(c et à peine jouit -il de la liberté de mouvoir et
« d'étendre ses membres , qu'on lui donne de nou-
« veaux liens. On l'emmaillotte , on le couche la
Cl tête fixée et les jambes alongées, les bras pen-
ce dants à côté du corps ; il est entouré de liftges
(( et de bandages de toute, espèce , qui ne lui per-
ce mettent pas de changer de situation. Hem^eux si
ce on ne l'a pas serré au point de l'empêcher de res-
(c pirer , et si on a eu la précaution de le coucher
(c sur le côté , afin que les eaux qu'il doit «rendre
<( par la bouche puissent tomber d'elles - mêmes ;
L l V R F. 1 . 2 1
« car il n'aurait pas la liberté de tourner la tète
« sur le côté pour en faciliter l'écoulement''.))
L'enfant nouveau - né a besoin d'étendre et de
mouvoir ses membres, pour les^tirer de l'engour-
dissement où , rassemblés en un peloton , ils ont
resté si long-temps. On les étend , il est vrai , mais
on les empêche de se mouvoir ; on assujettit la tête
même par des têtières : il semble qu'on a peur qu'il
n'ait l'air d'être en vie.
Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps
qui tend à l'accroissement trouve un obstacle in-
surnrîontable aux mouvements qu'elle lui demande.
L'enfant fait continuellement des efforts inutiles
qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès.
Il était moins à l'étroit, tnoins gêné, moins com-
primé dans l'amnios c^u'il n'est dans ses langes : je
ne vois pas ce cju'il a gagné de naître.^
L'inaction , la contrainte où l'on retient les mem-
bres d'im enfant , ne peuvent que gêner la circu-
lation du sang , des h-umeurs , empêcher l'enfant
de se fortifier, de croître, et altérer sa constitu-
tion. Dans les heux où l'on n'a point ces précau-
tipri^ extravagantes , les hommes sont tous grands ,
forts, bien proportionnés'^. Les pays où l'on em-
maillotte les enfants sont ceux qui fourmillent de
bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de ra-
chitiques , de gens contrefaits de toute espèce. De
peur que les corps ne se déforment par des mou-
vements libres, on se hâte de les déformer eîi les
^' Hist. nat. , tome iv , page 190 , in-i 2.
■ - Voyez la note 3 de la page 5 9.
'11 EMILE.
mettant en presse. On les rendrait volontiers per-
clus pour les empêcher de s'estropier.
Une contrainte si cruelle pourrait - elle ne pas
influer sur leur humeur ainsi que sur leur tempé-
rament ? Leur premier sentiment est un sentiment
de douleur et de peine : ils ne trouvent qu'obstacles
à tous les mouvements dont ils ont besoin : plus
malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de
vains efforts , ils s'irritent , ils crient. Leurs pre-
mières voix , dites-vous , sont des pleurs? Je le crois
bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les
premiers dons qu'ils reçoivent de vous sonf des
chaînes ; les premiers traitements qu'ils éprouvent
sont des tourments. N'ayant rien de libre que la
voix, comment ne s'en sêrviraient-ils pas pour se
plaindre ? ils crient do mal que vous leur faites :
ainsi garrottés , vous crieriez plus fort qu'eux.
D'où vient cet usage déraisonnable ? d'un usage
dénaturé. Depuis quelles mères, méprisant leur
premier devoir, n'ont plus voulu nourrir leurs
enfants , il a fallu les confier à des femmes merce-
naires , qui , se trouvant ainsi mères d'enfants étran-
gers pour qui la nature ne leur disait rien , «l'ont
cherché qu'à s'épargner de la peine. Il eût fallu
veiller sans cesse sur un enfant en liberté : mais
quand il est bien lié , on le jette dans un coin , sans
s'embarrasser de ses cris. Pourvu qu'il n'y ait pas
de preuves de la négligence de la nourrice, pourvu
que le nourrisson ne se casse ni bras ni jambe ,
qu'importe, au surplus,' qu'il périsse ou qu'il de-
meure infirme le reste de ses jours ? On conserve
LIVRE I. .23
ses membres aux dépens de son corps, et, quoi
qu'il arrive, la nourrice est disculpée.
Ces douces mères qui , débarrassées de leurs en-
fants , se livrent gaiement aux amusements de la
vijj^e, savent-elles cependant quel traitement l'en-
fant dans son maillot reçoit au village? Au moindre
tracas qni survient, on le suspend à un clou comme
un paquet de liardes; et tandis que, sans se pres-
ser , la nourrice vaque à ses affaires , le malheureux
reste ainsi crucifié. Tous ceux qu'on a trouvés dans
cette situation avaient le visage violet; la poitrine
fortement comprimée ne laissant pas circuler le
sang , il remontait à la tête , et l'on croyait le pa-
tient fort tranquille parce qu'il n'avait pas la force
de crier. J'ignore combien d'heures un enfant peut*
rester en cet état sans perdre la vie, mais je doute
que cela puisse aller fort loin. Voilà, je pense , une
des plus grandes commodités du maillot.
On prétend que les enfants en liberté pourraient
prendre de mauvaises situations, et se donner des
mouvements capables de nuire à la bonne confor-
mation de leurs membres. C'est là un de ces vains
raisonnements de notre fausse sûgesse , et que ja-
mais aucune expérience n'a confirmés. De cette
multitude d'enfants qui, chez des peuples plus sen-
sés que nous, sont nourris dans toute la liberté de
leurs membres, on n'en ^ioit pas un seul qui se
blesse ni s'estropie : ils ne sauraient donner à leurs
mouvements la force qui peut les rendre dange-
reux; et quand ils prennent une situation violente,
la douleur les avertit bientôt d'en changer.
^4 EMILE.
Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre
au maillot les petits des chiens ni des chats; voit-
on qu'il résulte pour eux quelque inconvénient de
cette négligence? Les enfants sont plus lourds;
d'accord : mais à proportion ils sont aussi pl^us
faibles. A peine peuvent-ils se mouvoir ; comment
s'estropieraient -ils? Si on les étendait sur le dos,
ils mourraient dans cette situation, comme la tor-
tue, sans pouvoir jamais se retourner.
Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs en-
fants, les femmes cessent d'en vouloir faire; la con-
séquence est naturelle. Dès que l'état de mère est
onéreux , on. trouve bientôt le moyen de s'en dé-
livrer tout-à-fait : on veut faire un ouvrage inutile ,
'afin de le recommencer toujours, et l'on tourne au
préjudice de l'espèce l'attrait donné pour la multi-
plier. Cet usage, ajouté aux autres causes de dépo-
pulation, nous annonce le sort prochain de l'Eu-
rope. Les sciences, les arts, la philosophie et les
moeurs qu'elle* engendre, ne tarderont pas d'en
faire un désert. Elle sera peuplée de bétes féroces :
elle n'aura pas beaucoup changé d'habitants.
J'ai vu quelquefois le petit maoége des jeunes
femmes qui feignent de vouloir nourrir leurs en-
fants. On sait se faire presser de renoncer à cette
fantaisie : on fait adroitement intervenir les époux ,
les médecins , surtout les mères. Un mari qui ose-
rait consentir que sa femme nourrît son enfant
serait un homme perdu; l'on en ferait un assassin
qui veut se défaire d'elle.. Maris prudents , il faut
immoler à la paix l'amour paternel. Heureux qu'on
LIVRE I. 9.3
trouve à la campagne des femmes plus continentes
que les vôtres ! plus heureux si le temps que celles-
ci gagnent n'est pas destiné pour d'autres que vous.
Le devoir des femmes n'est pas douteux : mais
on dispute si, dans le mépris qu'elles en font, il
est égal pour les enfants d'être nourris de leur lait
ou d'un autre. Je tiens cette question, dont les
médecins sont les juges, pour décidée au souhait
des femmes''; et pour moi, je penserais bien aussi
qu'il vaut mieux que l'enfant suce le lait d'ime
nourrice en santé , que d'iuie mère gâtée , s'il avait
quelque nouveau mal à craindre du même sang
dont il est formé.
^.Mais la question doit-elle s'envisager seulement
par le côté physique? et l'enfant a-t-il moins be-
soin des soins d'une mèue que de sa mamelle ?
D'autres femmes, des bétes même, pourront lui
donner le lait qu'elle lui refuse : la sollicitude ma-
ternelle ne se supplée point. Celle qui nourrit l'en-
fant d'une autre au lieu du sien est une mauvaise
mère; comment sera-t-elle une bonne nouKrice?
elle pourra le devenir, mais lentement; il faudra
que l'habitude change la nature : et l'enfant mal
soigné aura le temps de périr cent fois avant que
sa nourrice ait pris pour lui une tendresse de mère.
De cet avantage même résulte un inconvénient
" La ligue des femmes et des médecins m'a toujours paru l'une
des plus plaisantes singularités de Paris. C'est par les femmes que
les médecins acquièrent leur réputation , et c'est par les médecins
que les femmes font leurs volontés. On se doute bien par là quelle
est la sorte dTiabileté qu'il faut à un médecin de Paris pour devenir
célèbre. • '
20 EMILE.
qui seul devrait ôter à toute femme sensible le
courage de faire nourrir son enfant par une autre ;
c'est celui de partager le droit de mère, ou plutôt
de l'aliéner; de voir son enfant aimer une autre
femme autant et plus qu'elle; de sentir que la
tendresse qu'il conserve pour sa propre mère est
une grâce, et que celle qu'il a pour sa mère adop-
tive est un devoir: car, où j'ai trouvé les soins
d'une mère, ne dois-je pas l'attachement d'un fils?
La manière dont on remédie à cet inconvénient
est d'inspirer aux enfants du mépris pour leurs
nourrices, en les traitant en véritables servantes.
Quand leur service est achevé, on retire l'enfant,
ou l'on congédie la nourrice; à force de la mal r^
cevoir, on la rebute de venir voir son nourrisson.
Au bout de quelques années il ne la voit plus, il
ne la connaît plus. La mère, qui croit se substituer
à elle et réparer sa négligence par sa cruauté , se
tiompe. Au lieu de faire un tendre fils d'un nour-
risson dénaturé, elle l'exerce à l'ingratitude; elle
lui apprend à mépriser un jour celle qui lui donna
la vie , comme celle qui l'a nourri de son lait.
Combien j'insisterais sur ce point, s'il était moins
décourageant de rebattre en vain des sujets utiles!
Ceci tient à plus de choses qu'on ne pense. Vou-
lez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs?
commencez par les mères; vous serez étonné des
changements que vous produirez. Tout vient suc-
cessivement de cette première dépravation : tout
l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous
les cœurs; l'intérieur des maisons prend un air
LIVRE I. •l'J
moins \ivaiit; le spectacle touchant d'une famille
naissante n'attache plus les maris, n'impose plus
d'égards aux étrangers ; on respecte moins la mère
dont on ne voit pas les enfants; il n'y a point de
résidence dans les familles ; l'habitude ne renforce
plus les liens du sang; il n'y a ni pères, ni mères,
ni enfants , ni frères , ni sœurs ; tous se connaissent
à peine, comment s'aimeraient-ils? Chacun ne
songe plus qu'à soi. Quand la maison n'est qu'une
triste solitude, il faut bien aller s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir leurs en-
fants, les "mœurs vont se réformer d'elles-mêmes,
les sentiments de la nature se réveiller dans tous
les cœurs ; l'état va se repeupler : ce premier point",
ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie
domestique est le meilleur contre-poison des mau-
vaises mœurs. Le tracas des enfants, qu'on croit
importun, devient agréable; il rend le père et la
mère plus nécessaires , plus chers l'un à l'autre ; il
resserre entre eux le lien conjugal. Quand la fa-
mille est vivante et animée , les soins domestiques
font la plus chère occupation de la femme et le
plus doux amusement du mari. Ainsi de ce seul
abus corrigé résulterait bientôt une réforme géné-
rale, bientôt la nature aurait f épris tous ses droits.
Qu'une fois les femmes redeviennent mères , bien-
tôt les hommes redeviendront pères et maris.
Discours superflus! l'ennui même des plaisirs
du monde ne ramène jamais à ceux-là. Les femmes
ont cessé d'être mères; elles ne le seront plus^
elle% ne veulent plus l'être. Quand elles le vou-'
28 EMILE.
(iraient, à peine le pourraient- elles; aujourd'hui
que l'usage contraire est établi, chacune aurait à
combattre l'opposition de toutes celles qui l'ap-
prochent; liguées contre un exemple que les unes
n'ont pas donné et que les autres ne veulent pas
suivre.
Il se trouve pourtant quelquefois encore ,de jeu-
nes personnes d'un bon naturel , qui , sur ce point
osant braver l'empire de la mode et les clameurs
de leur sexe, remplissent avec une vertueuse in-
trépidité ce devoir si doux que la nature leur im-
pose. Puisse leur nombre augmenter par l'attrait
des biens destinés à celles qui s'y livrent! Fondé
sur des conséquences que donne le plus simple
raisonnement, et sur des observations que je n'ai
jamais vues démenties , j'ose promettre à ces dignes
mères un aj;tachement solide et constant de la part
de leurs maris, une tendresse vraiment filiale de
la part de leurs enfants, l'estime et le respect du
public , d'heureuses couchés sans accident et sans
suite, une santé ferme et vigoureuse, enfin le plai-
sir de se voir un jour imiter par leurs filles, et
citer en exemple à celles d'autrui.
Point de mère, point d'enfant. Entrp eux les
devoirs sont réciproques ; et s'ils sont mal remplis
d'un côté, ils seront négligés de l'autre. L'enfant
doit aimer sa mère avant de savoir qu'il le doit. Si
la voix du sang n'est fortifiée par l'habitude et les
soins, elle s'éteint. dans les premières années, et le
cœur meurt pour ainsi dire avant que de naître.
Nous voilà dès les premiers pas hors de la nature.
LIVRE I. '2g
On en sort encore par une route opposée, lors-
qu'au lieu de négliger les soins de mère une femme
les porte à l'excès ; lorsqu'elle fait de son enfant
son idole, qu'elle augmente et nourrit sa faiblesse
pour l'empêcher de la sentir, et qu'espérant le
soustraire aux lois de la nature, elle écarte de lui
des atteintes pénibles , sans songer combien , pour
quelques incommodités dont^elle le préserve un
moment, elle accumule au loin d'accidents et de
périls sur sa tète, et combien c'est une précaution
barbare de prolonger la faiblesse de l'enfance sous
les fatigues des hommes .faits. Thétis, pour rendre
son fils invulnérable, le plongea, dit la fable, dans
l'eau du Styx. Cette allégorie est belle et claire.
Les mères cruelles dont je parle font autrement;
à force de plonger leurs enfants dans la mollesse,
elles les préparent à la souffrance : elles ouvrent
leurs pores aux maux de toute espèce dont ils ne
manqueront pas d'être la proie étant grands ^
Observez la nature, et suivez la route qu'elle
vous trace. Elle exerce continuellement les enfants;
elle endurcit leur tempérament par des épreuves
de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure
ce que c'est que peine et douleur. Les dents qui
peYcent leur donnent la fièVre ; des coliques aiguës
' 11 parut dans le même temps qu'Emile une Dissertation sur l'é-
ducation pkysique des enfants , par un citoyen de Genève , et dans la-
quelle on émet les mêmes principes que Rousseau. Celui-ci se plaint
du plagiat dans le xi^ livre des Confessions. Ce concours fortuit de
deux écrits sur le même sujet, et du même titre dans les deux au-_
teurs , est expliqué dans le deuxième volume de l'Histoire de J. J. Rous-
seau , page i5, à l'article Balte.rsert , où l'on trouvera des détails sur
l'ouvrage et l'auteur.
3o EMILE.
leur donnent des convulsions ; de longues toux les
suffoquent ; les vers les tourmentent ; la pléthore
corrompt leur sang; des levains divers y fermen-
tent, et causent des éruptions périlleuses. Presque
tout le premier âge est maladie et danger : la moitié
des enfants qui naissent périt avant la huitième
année. Les épreuves faites, l'enfant a gagné des
forces ; et sitôt qu'il peut user de la vie , le principe
en devient plus assuré.
Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contra-
riez-vous ? Ne voyez-vous pas qu'en pensant la cor-
riger vous détruisez son ouvrage, vous empêchez
l'effet de ses soins ? Faire au-dehors ce qu'elle fait
au-dedans, c'est, selon vous, redoubler le danger;
et au contraire c'est y faire diversion, c'est l'exté-
nuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus
d'enfants élevés délicatement que d'autres. Pourvu
qu'on ne passe pas la mesure de leurs forces, on
risque moins à les employer qu'à les ménager.
Exercez-les donc aux atteintes qu'ils auront à sup-
porter un jour. Endurcissez leurs corps aux intem-
péries des saisons, des climats, des éléments, à la
) faim, à la soif, à la fatigue; trempez-les dans l'eau
du St)x. Avant que l'habitude du corps soit ac-
quise, on lui donne celle qu'on veut, sans danger;
mais quand une fois il est dans sa consistance ,
toute altération lui devient périlleuse. Un enfant
supportera des changements que ne supporterait
pas un homme: les fibres du premier, molles et
flexibles , prennent sans effort le pli qu'on leur
donne; celles de l'homme, plus endurcies, ne chan-
LIVRE I. 3l
geiit plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu.
On peut donc rendre un enfant robuste sans expo-
ser sa vie et sa santé ; et quand il y aurait quelque
risque , encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque
ce sont des risques inséparables de la vie humaine ,
peut-on mieux faire que de les rejeter sur le temps
de sa durée où ils sont le moins désavantageux ?
Un enfant devient plus précieux en avançant en
âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins
qu'il a coûtés; à la perte de sa vie se joint en lui le
sentiment de la mort. C'est donc surtout à l'avenir
qu'il faut songer en veillant à sa conservation; c'est
contre les maux de la jeunesse qu'il faut l'armer
avant qu'il y soit parvenu : car si le prix de la vie
augmente jusqu'à l'âge de la rendre utile, quelle
folie n'est-ce point d'épargner quelques maux à
l'enfance en les multipliant sur l'âge de raison 1
Sont-ce là les leçons du maitre?
Le sort de l'homme est de souffrir dans tous les i
temps. Le soin même de sa conservation est atta-
ché à la peine. Heureux de ne connaître dans son
enfance que les maux physiques! maux bien moins
cruels , bien moins douloureux que les autres , et
qui bien plus rarement qu'eux nous font renoncer
à la vie. On ne se tue point pour les douleurs de la
goutte ; il n'y a guère que celles de l'ame qui pro-
duisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l'en-
fance, et c'est le notre qu'il faudrait plaindre. Nos
plus grands maux nous viennent de nous.
En naissant, un enfant crie; sa première enfance
se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte
'5-2 EMILE.
pour l'apaiser ; tantôt on le menace, on le bat
pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui
plaît , ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît ; ou
nous nous soumettons à ses fantaisies , ou nous
le soumettons aux nôtres : point de milieu , il faut
qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi
ses premières idées sont celles d'empire et de ser-
vitude. Avant de savoir parler il commande ; avant
de pouvoir ^gir il obéit; et quelquefois on le châtie
avant qu'il puisse connaître ses fautes , ou plutôt
en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne
heure dans son jeune cœur les passions qu'on im-
pute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris
peine à le rendre méchant, on se plaint de le trou-
ver tel.
Un enfant passe six ou sept ans de cette manière
entre les mains des femmes , victime de leur caprice
et du sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et
cela, c'est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou
de mots qu'il ne peut entendre, ou de choses qui
ne lui sont bonnes à rien ; après avoir étouffé le
naturel par les passions qu'on a fait naître, on
remet cet être factice entre les mains d'un pré-
cepteur, lequel achève de développer les germes
artificiels qu'il trouve déjà tout formés , et lui ap-
prend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti
de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heu-
reux. Enfin , quand cet enfant esclave et tyran ,
plein de science et dépourvu de sens, également
débile de corps et d'ame, est jeté dans le monde,
en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses
LIVRE I. 33
vices, il fait déplorer la misère et la perversité liii-
maiiies. On se trompe; c'est là l'homme de nos
fantiiisies : celui de la nature est fait autrement.
Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle ,
conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt
qu'il naît emparez-vous de lui, et ne le quittez plus
qu'il ne soit homme : vous ne réussirez jamais sans
cela. Comme la véritable nourrice est la mère , le
véritable précepteur est le père. Qu'ils s'accordent
dans l'ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur
système ; que des mains de l'une l'enfant passe dans
celles de l'autre. Il sera mieux élevé par un père
judicieux et borné que par le plus habile maître
du monde ; car le zèle suppléera mieux au talent
que le talent au zèle.
Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah!
les devoirs! sans doute le dernier est celui de père" 1
Ne nous étonnons pas qu'un homme dont la femme
a dédaigné de nourrir le fruit de leur union dé-
daigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus
charmant que celui de la famille ; mais un seul trait
manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop
"■ Quand on lit clans Plutarque que Caton le censeur , qui gou-
verna Rome avec tant de gloire , éleva lui-même son fils dès le ber-
ceau , et avec un tel soin , qu'il quittait tout pour être présent quand
la nourrice , c'est-à-dire la mère , le remuait et le lavait ; quand on
lit dans Suétone * qu'Auguste , maître du monde , qu'il avait con-
quis et qu'il régissait lui-même , enseignait lui-même à ses petits-fils
à écrire, à nager, les éléments des sciences , et qu'il les avait sans
cesse autour de lui ; on ne peut s'empêclier de rire des petites bonnes
gens de ce temps-là , qui s'amusaient à de pareilles niaiseries ; trop
bornés , sans doute , pour savoir vaquer aux grandes affaires des
grands hommes de nos jours.
* Vie de Marcus Caton , § 4i- — ** Vie d'Auguste, chap. 64-
R. III. 3
34 ÉMILK.
peu de santé pour être nourrice , le père aura trop
d'affaires pour être précepteur. Les enfants , éloi-
gnés , dispersés dans des pensions , dans des cou-
vents, dans des collèges, porteront ailleurs l'amour
de la maison paternelle , ou , pour mieux dire , ils
y rapporteront l'habitude de n'être attachés à rien.
Les frères et les sœurs se connaîtront à peine.
Quand tous seront rassemblés en cérémonie , ils
pourront être fort polis entre eux ; ils se traiteront
en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre
les parents , sitôt que la société de la famille ne fait
plus la douceur de la vie , il faut bien recourir aux
mauvaises moeurs pour y suppléer. Où est l'homme
assez stupide pour ne pas voir la chaîne de tout
cela?
Un père, quand il engendre et nourrit des enfants,
ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des
hommes à son espèce; il doit à la société des
hommes sociables ; il doit des citoyens à l'état.
Tout homme qui peut payer cette triple dette et
ne le fait pas est coupable , et plus coupable peut-
être quand il la paie à demi. Celui qui ne peut
remplir les devoirs de père n'a point droit de le
devenir. Il n'y a ni pauvreté , ni travaux , ni respect
humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants
et de les élever lui-même. Lecteur, vous pouvez
m'en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles
et néglige de si saints devoirs, qu'il versera long-
temps sur sa faute des larmes amères , et n'en
sera jamais consolée
' C'est à ce passage qu'il fait allusion, lorsqu'il dit dans ses Con-
LIVRE I. 35
Mais que fait cet homme riche , ce père de famille
si affairé , et forcé , selon lui , de laisser ses enfants
à l'abandon ? il paie un autre homme pour remplir
ces soins qui lui sont à charge. Ame vénale! crois-tu
donner à ton fils un autre père avec de l'argent?
Ne t'y trompe point; ce n'est pas même un maître
que tu lui donnes , c'est un valet. Il en formera
bientôt un second.
On raisonne beaucoup sur les quahtés d'un bon
gouverneur. La première que j'en exigerais, et
celle -là' seule en suppose beaucoup d'autres, c'est ,
de n'être point un homme à vendre. Il y a des
métiers si nobles, qu'on ne peut les faire- pour de
l'argent sans se montrer indigne de les faire; tel
est celui de l'homme de guerre; tel est celui de
l'instituteur. Qui donc élèvera mon enfant ? Je te l'ai «/
déjà dit, toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux!.,.
Fais-toi donc un ami. Je ne vois point d'autre res-
source.
Un gouverneur! ô quelle ame sublime!... en
vérité, pour faire un homme, il faut être ou père
ou plus qu'homme soi-même. Voilà la fonction que
vous confiez tranquillement à des mercenaires.
Plus on y pense, plus on aperçoit de nouvelles
difficultés. Il faudrait que le gouverneur eût été
élevé pour son élève , que ses domestiques eussent
fessions ( liv. xii ) : ^ En méditant mon Traité de l'Education , je sentis
« que j'avais négligé des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser.
'< Le remords enfin devint si vif, qu'il m'arracha presque l'aveu de
« ma faute au commencement d'Emile, et le trait même est si clair,
« qu'après un tel passage il est surprenant qu'on ait eu le courage
« de me le reprocher. »
3.
36 :ÉMiLE.
été élevés pour leur maître , que tous ceux qui l'ap-
prochent eussent reçu les impressions qu'ils doivent
lui communiquer ; il faudrait , d'éducation en édu-
cation , remonter jusqu'on ne sait où. Comment se
peut- il qu'un enfant soit bien élevé par qui n'a
pas été bien élevé lui-même?
Ce rare mortel est -il introuvable? Je l'ignore. En
ces temps d'avilissement, qui sait à quel point de
verjtu peut atteindre encore une ame humaine?
Mais supposons ce prodige trouvé. C'est en consi-
dérant ce qu'il doit faire que nous verrons ce qu'il
doit être. Ce que je crois voir d'avance est qu'un
père qui sentirait tout le prix d'un bon gouverneur
prendrait le parti de s'en passer; car il mettrait
plus de peine à l'acquérir qu'à le devenir lui-même.
Veut -il donc se faire un ami, qu'il élève son fils
pour l'être; le voilà dispensé de le chercher ailleurs,
et la nature a déjà fait la moitié de l'ouvrage.
Quelqu'un dont je ne connais que le rang m'a
fait proposer d'élever son fils. Il m'a fait beaucoup
d'honneur sans doute; mais loin de se plaindre de
mon refus, il doit se louer de ma discrétion. Si
j'avais accepté son offre, et que j'eusse erré dans
ma méthode, c'était une éducation manquée : si
j'avais réussi, c'eût été bien pis, son fils aurait
renié son titre , il n'eût plus voulu être prince.
Je suis trop pénétré de la grandeur des devoirs
d'un précepteur, je sens trop mon incapacité pour
accepter jamais un pareil emploi de quelque part
qu'il me soit offert ^ ; et l'intérêt de l'amitié même
' C'est vingt ans après avoir fait un essai de ce genre avec les
LIVRE ï. 37
lie serait pour moi qu'un nouveau motif de refus.
Je crois qu'après avoir lu ce livre peu de gens seront
tentés de me faire cette offre; et je prie ceux qui
pourraient l'être de n'en plus prendre l'inutile
peine. J'ai fait autrefois un suffisant essai de ce
métier pour être assuré que je n'y suis pas propre,
et mon état m'en dispenserait quand mes talents
m'en rendraient capable. J'ai cru devoir cette dé-
claration publique à ceux qui paraissent ne pas
m'accorder assez d'estime pour me croire sincère
et fondé dans mes résolutions.
Hors d'état de remplir la tâche la plus utile, j'o-
serai du moins essayer de la plus aisée : à l'exemple
de tant d'autres, je ne mettrai point la main à
l'œuvre , mais à la plume ; et au lieu de faire ce
qu'il faut, je m'efforcerai de le dire.
Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-
ci, l'auteur, toujours à son aise dans des systèmes
qu'il est dispensé de mettre en pratique, donne
sans peine beaucoup de beaux préceptes impos-
sibles à suivre , et que , faute de détails et d'exem-
ples, ce qu'il dit même de praticable reste sans
usage quand il n'en a pas montré l'application.
J'ai donc pris le parti de me donner un élève ima-
ginaire , de me supposer l'âge , la santé , les con-
naissances et tous les talents convenables pour tra-
vailler à son éducation, de la conduire depuis le
moment de sa naissance jusqu'à celui où, devenu
homme fait, il n'aura plus besoin d'autre guide
enfants de M. de Mably , qu'il tient te langage. Ainsi il n'est point
en contradiction avec lui-même.
38 EMILE.
que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour
empêcher uu auteur qui se défie de lui de s'égarer
dans des visions ; car , dès qu'il s'écarte de la pra-
tique ordinaire, il n'a qu'à faire l'épreuve de la
sienne sur son élève , il sentira bientôt , ou le lecteur
sentira pour lui , s'il suit le progrès de l'enfance et
la marche naturelle au cœur humain.
Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les
difficultés qui se sont présentées. Pour ne pas
grossir inutilement le livre, je me suis contenté
de poser les principes dont chacun devait sentir
la vérité. Mais quant aux règles qui pouvaient avoir
besoin de preuves , je les ai toutes appliquées à mon
Emile ou à d'autres exemples, et j'ai fait voir dans
des détails très- étendus comment ce que j'établis-
sais pouvait être pratiqué : tel est du moins le plan
que je me suis proposé de suivre. C'est au lecteur
à juger si j'ai réussi.
Il est arrivé de là que j'ai d'abord peu parlé
d'Emile , parce que mes premières maximes d'édu-
cation, bien que contraires à celles qui sont établies,
sont d'une évidence à laquelle il est difficile à tout
homme raisonnable de refuser son consentement.
Mais à mesure que j'avance, mon élève, autrement
conduit que les vôtres , n'est plus un enfant ordi-
naire; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors
il paraît plus fréquemment sur la scène , et vers les
derniers temps je ne le perds plus un moment de
vue, jusqu'à ce que, quoi qu'il en dise, il n'ait
plus le moindre besoin de moi.
Je ne parle point ici des qualités d'un bon gou-
LIVRE 1. 39
verneur; je les suppose, et je me suppose moi-
même doué de toutes ces qualités. En lisant cet
ouvrage on verra de quelle libéralité j'use envers
moi.
Je remarquerai seulement , contre l'opinion com-
mune, que le gouverneur d'un enfant doit être
jeune, et même aussi jeune que peut l'être un
homme sage. Je voudrais qu'il fût lui-même en-
fant, s'il était possible; qu'il pût devenir le com-
pagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en
partageant ses amusements. Il n'y a pas assez de
choses communes entre l'enfance et l'âge mur pour
qu'il se forme jamais un attachement bien solide
à cette distance. Les enfants flattent quelquefois
les vieillards, mais ils ne les aiment jamais *.
On voudrîdt que le gouverneur eût déjà fait une
éducation. C'est trop; un même homme n'en peut
faire qu'une : s'il en fallait deux pour réussir , de
quel droit entreprendrait- on la première?
Avec plus d'expérience on saurait mieux faire,
mais on ne le pourrait plus. Quiconque a rempli
cet état une fois assez bien pour en sentir toutes
les peines, ne tente point de s'y rengager; et s'il l'a
mal rempli la première fois, c'est un mauvais pré-
jugé pour la seconde.
11 est fort différent, j'en conviens, de suivre un
Cette idée était aussi celle de l'abbé Fleuiy , qui veut que le
maître soit <• bien fait de sa personne , parlant bien , d'un visage
« agréable. Le peu de soiu de s'accommoder en ceci à la faiblesse des
" enfants, fait qu'il reste à la plupart de TaNcrsion de ce qu'ils ont
• appris de gens trop vieux , maussades ou cliagrins. » Choix des
Éludes ,n° i5.
4o ÉMJLE.
jeune homme durant quatre ans, ou de le conduire
durant vingt-cinq. Vous donnez un gouverneur à
votre fils déjà tout formé; moi je veux qu'il en ait
un avant que de naître. Votre homme à chaque
lustre peut changer d'élève; le mien n'en aura ja-
mais qu'un. Vous distinguez le précepteur du gou-
verneur : autre folie ! Distinguez-vous le disciple
\ de l'élève ? Il n'y a qu'une science à enseigner aux
enfants; c'est celle des devoirs de l'homme. Cette
science est une; et quoi qu'ait dit Xénophon de
l'éducation des Perses , elle ne se partage pas. Au
reste, j'appelle plutôt gouverneur que précepteur
le maître de cette science, parce qu'il s'agit moins
pour lui d'instruire que de conduire. Il ne doit point
donner de préceptes ; il doit les faire trouver.
S'il faut choisir avec tant de soin le gouverneur ,
il lui est bien permis de choisir aussi son élève ,
surtout quand il s'agit d'un modèle à proposer.
Ce choix ne peut tomber ni sur le génie ni sur
le caractère de l'enfant, qu'on ne connaît qu'à la
fin de l'ouvrage , et que j'adopte avant qu'il soit né.
Quand je pourrais choisir, je ne prendrais qu'un
esprit commun, tel que je suppose mon élève. On
n'a besoin d'élever que les hommes vulgaires, leur
éducation doit seule servir d'exemple à celle de
leurs semblables. Les autres s'élèvent malgré qu'on
en ait.
Le pays n'est pas indifférent à la culture des
hommes; ils ne sont tout ce qu'ils peuvent être
que dans les climats tempérés. Dans les climats
extrêmes le désavantage est visible. Un homme
LIVRE I. 4'
n'est pas planté comme un arbre dans un pays
pour y demeurer toujours; et celui qui part d'un
des extrêmes pour arriver à l'autre est forcé de
faire le double du chemin que fait pour arriver au
même terme celui qui part du terme moyen.
Que l'habitant d'un pays tempéré parcoure suc-
cessivement les deux extrêmes, son avantage est
encore évident; car bien qu'il soit autant modifié
que celui qui va d'un extrême à l'autre, il s'éloigne
pourtant de la moitié moins de sa constitution na-
tiu'elle. Un Français vit en Guinée et en Laponie ;
mais un Nègre ne vivra pas de même à Tornea,
ni un Samoïède au Bénin. Il paraît encore que l'or-
ganisation du cerveau est moins parfaite aux deux
extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le
sens des Européens. Si je veux donc que mon élève
puisse être habitant de la terre, je le prendrai dans
une zone tempérée; en France, par exemple, plu-
tôt qu'ailleurs.
Dans le nord les hommes consomment beaucoup
sur un sol ingrat; dans le midi ils consomment
peu sur un sol fertile : de là naît une nouvelle
différence qui rend les uns laborieux et les autres
contemplatifs. La société nous offre en un même
lieu l'image de ces différences entre les pauvres et
les riches : les premiers habitent le sol ingrat , et
les autres le pays fertile.
Le pauvre n'a pas besoin d'éducation; celle de
son état est forcée ; il n'en saurait avoir d'autre :
au contraire , l'éducation que le riche reçoit de son
état est celle qui lui convient le moins et pour lui-
/p EMILE.
même et pour la société. D'ailleurs, l'éducation
naturelle doit rendre un homme propre à toutes
les conditions humaines : or il est moins raison-
nable d'élever un pauvre pour être riche qu'un riche
pour être pauvre; car, à proportion du nombre
des deux états , il y a plus de ruinés que de par-
venus. Choisissons donc un riche; nous serons
sûrs au moins d'avoir fait un homme de plus, au
lieu qu'un pauvre peut devenir homme de lui-
même.
Par la même raison je ne serai pas fâché qu'E-
mile ait de la naissance. Ce sera toujours une vic-
time arrachée au préjugé.
Emile est orphelin. Il n'importe qu'il ait son
père et sa mère. Chargé de leurs devoirs, je suc-
cède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents,
mais il ne doit obéir qu'à moi. C'est ma première
ou plutôt ma seule condition.
J'y dois ajouter celle-ci, qui n'en est qu'une
suite, qu'on ne nous otera jamais l'un à l'autre que
de notre consentement. Cette clause est essen-
tielle, et je voudrais même que l'élève et le gou-
verneur se regardassent tellement comme insépa-
rables, que le sort de leurs jours fut toujours
entre eux un objet commun. Sitôt qu'ils envisagent
dans l'éloignement leur séparation, sitôt qu'ils
prévoient le moment qui doit les rendre étrangers
i'un à l'autre, ils le sont déjà; chacun fait son pe-
tit système à part; et tous deux, occupés du temps
où ils ne seront plus ensemble, n'y restent qu'à
contre-cœur. Le disciple ne regarde le maître que
LIVRE 1. 43
comme l'enseigne et le fléau de l'enfance : le maître
ne regarde le disciple que comme un lourd far-
deau dont il brûle d'être déchargé : ils aspirent
de concert au moment de se voir délivrés l'un de
l'autre; et comme il n'y a jamais entre eux de vé-
ritable attachement, l'un doit avoir peu de vigi-
lance, l'autre peu de docilité.
Mais quand ils se regardent comme devant pas-
ser leurs jours ensemble, il leur importe de se faire
aimer l'un de l'autre , et par cela même ils se de-
viennent chers. L'élève ne rougit point de suivre
dans son enfance l'ami qu'il doit avoir étant grand ;
le gouverneur prend intérêt à des soins dont il doit
recueiUir le fruit , 'et tout le mérite qu'il donne à
son élève est un fonds qu'il place au profit de ses
vieux jours.
Ce traité fait d'avance suppose un accouchement
heureux, un enfant bien formé , vigoureux et sain.
Un père n'a point de choix et ne doit point avoir
de préférence dans la famille que Dieu lui donne :
tous ses enfants sont également ses enfants; il leur
doit à- tous les mêmes soins et la même tendresse.
Qu'ils soient estropiés ou non, qu'ils soient lan-
guissants ou robustes , chacun d'eux est un dépôt
dont il doit compte à la main dont il le tient, et le
mariage est un contrat fait avec la nature aussi
bien qu'entre les conjoints.
Mais quiconque s'impose un devoir que la na-
ture ne lui a point imposé doit s'assurer aupara-
vant des moyens de le remphr; autrement il se
rend comptable même de ce qu'il n'aura pu faire.
44 EMILE.
Celui qui se charge d'un élève infirme et valétudi-
naire, change sa fonction de gouveraeur en celle
de garde-malade ; il perd à soigner une vie inutile
le temps qu'il destinait à en augmenter le prix; il
s'expose à voir une mère éplorée lui reprocher un
jour la mort d'un fils qu'il lui aura long -temps con-
servé.
Je ne me chargerais pas d'un enfant maladif et
cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne
veux point d'un élève toujours inutile à lui-même
et aux autres, qui s'occupe uniquement à se con-
server, et dont le corps nuise à l'éducation de
l'ame. Que ferais -je en lui prodiguant vainement
mes soins , sinon doubler la perte de la société et
lui ôter deux hommes pour un? Qu'un autre à
mon défaut se charge de cet infirme, j'y consens,
et j'approuve sa charité ; mais mon talent à moi
n'est pas celui-là : je ne sais point apprendre à vivre
à qui ne songe qu'à s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir
à l'ame : un bon serviteur doit être robuste. Je sais
que l'intempérance excite les passions; elle exténue
aussi le corps à la longue : les macérations, les
jeûnes, produisent souvent le même effet par une
cause opposée. Plus le corps est faible , plus il com-
mande; plus il est fort, plus il obéit. Toutes les
passions sensuelles logent dans des corps efféminés;
ils s'en irritent d'autant plus qu'ils peuvent moins
les satisfaire.
Un corps débile affaiblit l'ame. De là l'empire de
la médecine, art plus pernicieux aux hommes que
LIVRE I. 45
tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne sais pour
moi de quelle maladie nous guérissent les méde-
cins, mais je sais qu'ils nous en donnent de bien
funestes; la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité,
la terreur de la mort : s'ils guérissent le corps , ils
tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent
marcher des cadavres? ce sont des hommes qu'il
nous faut, et l'on n'en voit point sortir de leurs
mains.
La médecine est à la mode parmi nous; elle doit
l'être. C'est l'amusement des gens oisifs et désœu-
vrés, qui, ne sachant que faire de leur temps, le
passent à se conserver. S'ils avaient eu le malheur
de naître immortels ils seraient les plus misérables
des êtres : une vie qu'ils n'auraient jamais peur de
perdre ne serait pour eux d'aucun prix. Il faut à
ces gens-là des médecins qui les menacent pour les
flatter, et qui leur donnent chaque jour le seul
plaisir dont ils soient susceptibles, celui de n'être
pas morts.
Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la vanité
de la médecine. Mon objet n'est que de la considé-
rer par le coté moral. Je ne puis pourtant m'empê-
cher d'observer que les hommes font sur son usage
les mêmes sophismes que sur la recherche de la
vérité. Ils supposent toujours qu'en traitant un ma-
lade on le guérit, et qu'en cherchant une vérité on la
trouve. Ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avan-
tage d'une guérison que le médecin opère par la
mort de cent malades qu'il a tués, et l'utilité d'une
vérité découverte par le tort que font les erreurs
46 . EMILE.
qui passent en même temps. La science qui ins-
truit et la médecine qui guérit sont fort bonnes
sans doute; mais la science qui trompe et la méde-
cine qui tue sont mauvaises. Apprenez-nous donc
à les distinguer. Voilà le nœud de la question. Si
nous savions ignorer la vérité, nous ne serions
jamais les. dupes du mensonge; si nous savions ne
vouloir pas guérir malgré la nature, nous ne mour-
rions jamais par la main du médecin : ces deux
abstinences seraient sages; on gagnerait évidem-
ment à s'y soumettre. Je ne dispute donc pas que
la médecine ne soit utile à quelques hommes , mais
je dis qu'elle est funeste au genre humain.
On me dira , comme on fait sans cesse , que les
fautes sont du médecin , mais que la médecine en
elle-même est infaillible. A la bonne heure; mais
qu'elle vienne donc sans le médecin ; car , tant qu'ils
viendront ensemble, il y aura cent fois plus à
craindre des erreurs de l'artiste qu'à espérer du se-
cours de l'art*.
Cet art mensonger, plus fait pour les maux de
l'esprit que pour ceux du corps ^ n'est pas plus utile
aux uns qu'aux autres : il nous guérit moins de nos
maladies qu'il ne nous en imprime l'effroi; il recule
moins la mort qu'il ne la fait sentir d'avance; il use
la vie au lieu de la prolonger, et, quand il la pro-
Bernardin de Saint-Pierre ( préambule de VArcadie , note 8 )
nous apprend que Rousseau lui dit un jour : « Si je faisais une nou-
« velle édition de mes ouvrages , j'adoucirais ce que j'y ai écrit sur
" les médecins. Il n'y a pas d'état qui demande autant d'études que
« le leur. Par tout pays , ce sont les hommes les plus véritablement
« savants. »
LIVRE I. 47
longerait , ce serait encore au préjudice de l'espèce ,
puisqu'il nous ôte à la société par les soins qu'il
nous impose, et à nos devoirs par les frayeurs cju'il
nous donne. C'est la connaissance des dangers qui
nous les fait craindre : celui qui se croirait invul-
nérable n'aurait peur de rien. A force d'armer
Achille contre le péril, le poète lui ôte le mérite de
la valeur ; tout autre à sa place eût été un Achille
au même prix.
Voulez-vous trouver des hommes d'un vrai cou-
rage, cherchez-les dans les lieux où il n'y a point
de médecins , où l'on ignore les conséquences des \
maladies, et où l'on ne songe guère à la mort. Na-
turellement l'homme sait souffrir constamment et
meurt en paix. Ce sont les médecins avec leurs or-
donnances , les philosophes avec leurs préceptes ,
les prêtres avec leurs exhortations , qui l'avilissent
de cœur et lui font désapprendre à mourir.
Qu'on me donne donc un élève qui n'ait pas be-
soin de tous ces gens-là , ou je le refuse. Je ne veux
point que d'autres gâtent mon ouvrage ; je veux
l'élever seul, ou ne m'en pas mêler. Le sage Locke,
qm avait passé une partie de sa vie à l'étude de
la médecine, recommande fortement de ne jamais
droguer les enfants , ni par précaution , ni pour de
légères incommodités. J'irai plus loin, et je déclare
que, n'appelant jamais de médecins pour moi, je
n'en appellerai jamais pour mon Emile, à moins
que sa vie ne soit dans un danger évident ; car
alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer.
Je sais bien que le médecin ne manquera pas de
y
48 EMILE.
tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, on
l'aura appelé trop tard ; s'il réchappe , ce sera lui
qui l'aura sauvé. Soit : que le médecin triomphe ;
mais surtout qu'il ne soit appelé qu'à l'extrémité.
Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être
malade : cet art supplée à l'autre , et souvent réussit
beaucoup mieux ; c'est l'art de la nature. Quand
l'animal est malade , il souffre en silence et se tient
coi : or on ne voit pas plus d'animaux languissants
que d'hommes. Combien l'impatience, la crainte,
l'inquiétude, et surtout les remèdes, ont tué de
gens que leur maladie aurait épargnés, et que le
temps seul aurait guéris ! On me dira que les ani-
maux, vivant d'une manière plus conforme à la
nature, doivent être sujets à moins de maux que
nous. Hé bien ! cette manière de vivre est précisé-
ment celle que je veux donner à mon élève; il en
doit donc tirer le même profit.
La seule partie utile de la médecine est l'hy-
giène ; encore l'hygiène est-elle moins une science
qu'une vertu. La tempérance et le travail sont
l les deux vrais médecins de l'homme : le travail ai-
guise son appétit , et la tempérance l'empêche d'en
abuser.
Pour savoir quel régime est le plus utile à la vie
et à la santé , il ne fai^t que savoir quel régime ob-
servent les peuples qui se portent le mieux , sont
les plus robustes , et vivent le plus long-temps. Si
par les observations générales on ne trouve pas que
l'usage de la médecine donne aux hommes une
santé plus ferme ou une plus longue vie ; par cela
LIVRE I. 49
même que cet art n'est pas utile , il est nuisible ,
puisqu'il emploie le temps , les hommes et les
choses à pure perte. Non-seulement le temps qu'on
passe à conserver la vie étant perdu pour en user,
il l'en faut déduire ; mais quand ce temps est em-
ployé à nous tourmenter, il' est pis que nul, il est
négatif; et, pour calculer équilablement , il en faut
ôter autant de celui qui nous reste. Un homme qui
vit dix ans sans médecins vit plus pour lui-même
et pour autrui que celui qui vit trente ans leur
victime. Ayant fait Tune et l'autre épreuve, je me
crois plus en droit que personne d'en tirer la con-
clusion.
Voilà mes raisons pour ne vouloir qu'un élève
robuste et sain, et mes principes pour le maintenir
tel. Je ne m'arrêterai pas à prouver au long l'utilité
des travaux manuels et des exercices du corps pour
renforcer le tempérament et la santé ; c'est ce que
personne ne dispute : les exemples des plus longues
vies se tirent presque tous d'hommes qui ont fait
le plus d'exercice, qui ont supporté le plus de fa-
tigue et de travail ". Je n'entrerai pas non plus dans
" En voici un exemple tiré des papiers anglais , lequel je ne puis
m'empécher de rapporter , tant il offre de réflexions à faire relatives
a. mon sujet.
« Un particulier nommé Patrice Oneil , né en 1647 » vient de 6e
« remarier en 1760 pour la septième fois. Il servit dans les dragons
« la dix-septième année du règne de Charles II , et dans différents
« corps jusqu'en 1740, qu'il obtint son congé. Il a fait toutes les
« campagnes du roi Guillaume et du duc de Marlborough. Cet
« homme n'a jamais bu que de la bière ordinaire ; il s'est toujours
" nourri de végétaux , et n'a mangé de la viande que dans quelques
" repas qu'il donnait à sa famille. Son usage a toujours été de se
" lever et de se coucher avec le soleil , à moins que ses devoirs ne
lî. ni. 4
5o EMILE.
(le longs détails sur les soins que je prendrai pour
ce seul objet; on verra qu'ils entrent si nécessaire-
ment dans ma pratique, qu'il suffit d'en prendre
l'esprit pour n'avoir pas besoin d'autre explication.
Avec la vie commencent les besoins. Au nou-
veau-né il faut une nourrice. Si la mère consent à
remplir son devoir, à la bonne heure : on lui don-
nera ses directions par écrit; car cet avantage a
son contre-poids et tient le gouverneur un peu plus
éloigné de son élève. Mais il est à croire que l'in-
térêt de l'enfant et l'estime pour celui à qui elle
veut bien confier un dépôt si cher rendront la
mère attentive aux avis du maître ; et tout ce qu'elle
voudra faire on est sûr qu'elle le fera mieux qu'une
autre. S'il nous faut une nourrice étrangère, com-
mençons par la bien choisir.
Une des misères des gens riches est d'être trom-
pés en tout. S'ils jugent mal des hommes faut-il
s'en étonner? Ce sont les richesses qui les corrom-
pent; et, par un juste retour, ils sentent les pre-
miers le défaut du seul instrument qui leur soit
connu. Tout est mal fait chez eux, excepté ce qu'ils
y font eux-mêmes ; et ils n'y font presque jamais
rien. S'agit-il de chercher une nourrice, on la fait
choisir par l'accoucheur, Qu'arrive-t-il de là ? Que
la meilleure est toujours celle cpii l'a le mieux
payé. Je n'irai donc pas consulter un accoucheur
« l'en aient empêché. Il est à présent dans sa cent treizième année ,
« entendant bien , se portant bien , et marchant sans canne. Malgré
« son grand âge, il ne reste pas un seul moment oisif; et tous les
« dimanches il va à sa paroisse , accompagné de ses enfants , pelits-
a enfants , et arrière-petits-enfants. »
LIVRE 1. 5l
pour celle d'Emile ; j'aurai soin de la choisir moi-
même. Je ne raisonnerai peut-être pas là-dessus si
disertement qu'un chirurgien, mais à coup sûr je
serai de meilleure foi, et mon zèle me trompera
moins que son avarice.
Ce choix n'est point un si grand mystère ; les
règles en sont connues : mais je ne sais si l'on ne
devrait pas faire un peu plus d'attention à l'âge du
lait aussi-bien qu'à sa qualité. Le nouveau lait est
tout-à-fait séreux ; il doit presque être apéritif pour
purger les restes du meconium épaissi dans les in-
testins de l'enfant qui vient de naître. Peu à peu le
lait prend de la consistance et fournit une nourri-
ture plus solide à l'enfant devenu plus fort pour la
digérer. Ce n'est sûrement pas pour rien que dans
les femelles de toute espèce la nature change la
consistance du lait selon l'âge du nourrisson.
Il faudrait donc une nourrice nouvellement ac-
couchée à un enfant nouvellement né. Ceci a son
embarras, je le sais; mais sitôt qu'on sort de l'or-
dre naturel, tout a ses embarras pour bien faire.
Le seul expédient commode est de faire mal ; c'est
aussi celui qu'on choisit.
Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que
de corps: l'intempérie des passions peut, comme
celle des humeurs , altérer son lait ; de plus , s'en
tenir uniquement au physique , c'est ne voir que la
moitié de l'objet. Le lait peut être bon et la nour-
rice mauvaise ; un bon caractère est aussi essentiel
qu'un bon tempérament. Si l'on prend une femme
vicieuse, je ne dis pas que son nourrisson contrac-
4.
5^ EMILE.
tera ses vices, mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui
doit-elle pas , avec son lait, des soins qui deman-
dent du zèle, de la patience, de la douceur, de la
propreté? Si elle est gourmande, intempérante, elle
aura bientôt gâté son lait; si elle est négligente ou
emportée , que va devenir à sa merci un pauvre mal-
heureux qui ne peut ni se défendre ni se plaindre ?
Jamais en quoi que ce puisse être les méchants ne
sont bons à rien de bon.
Le choix de la nourrice importe d'autant plus
que son nourrisson ne doit point avoir d'autre
gouvernante qu'elle, comme il ne doit point avoir
d'autre précepteur que son gouverneur. Cet usage
était celui des anciens , moins raisonneurs et plus
sages que nous. Après avoir nourri des enfants de
leur sexe, les nourrices ne les quittaient plus. Voilà
pourquoi, dans leurs pièces de théâtre, la plupart
des confidentes sont des nourrices. Il est impos-
sible qu'un enfant qui passe successivement par
tant de mains différentes soit jamais bien élevé. A
chaque changement il fait de secrètes comparai-
sons qui tendent toujours à diminuer son estime
pour ceux qui le gouvernent, et conséquemment
leur autorité siu' lui. S'il vient une fois à penser
qu'il y a de grandes personnes qui n'ont pas plus
de raison que des enfants , toute l'autorité de l'âge
est perdue et l'éducation manquée. Un enfant ne
doit coimaître d'autres supérieurs que son père et
sa mère , ou à leur défaut sa nourrice et son gou-
verneur ; encore est-ce déjà trop d'un des deux :
mais ce partage est inévitable; et tout ce qu'on
LIVRE I. 53
peut faire pour y remédier est que les personnes
des deux sexes qui le gouvernent soient si bien
d'accord sur son compte , que les deux ne soient
qu'un pour lui.
Il faut que la nourrice vive un peu plus commo-
dément, qu'elle prenne des aliments un peu plus
substantiels , mais non qu'elle change tout-à-fait de
manière de vivre ; car un changement prompt et
total, même de mal en mieux, est toujours dange-
reux pour la santé ; et puisque son régime ordi-
naire l'a laissée ou rendue saine et bien constituée,
à quoi bon lui en faire changer?
Les paysannes mangent moins de viande et plus
de légumes que les femmes de la ville ; ce régime
végétal paraît plus favorable que contraire à elles
et à leurs enfants. Quand elles ont des nourrissons
bourgeois, on leur donne des pots -au -feu, per-
suadé que le potage et le bouillon de viande leur
font un meilleur chyle et fournissent plus de lait.
Je ne suis point du tout de ce sentiment ; et j'ai
pour moi l'expérience , qui nous apprend que les
enfants ainsi nourris sont plus sujets à la colique
et aux vers que les autres.
Cela n'est guère étonnant, puisque la substance
animale en putréfaction fourmille de vers; ce qui
n'arrive pas de même à la substance végétale. Le
lait, bien qu'élaboré dans le corps de l'animal, est
une substance végétale " ; son analyse le démontre ;
" Les femmes mangent du pain , des légumes , du laitage : les
femelles des chiens et des chats en mangent aussi ; les louves même
paissent. Voilà des sucs végétaux pour leur lait. Reste à examiner
54 EMILE.
il tourne facilement à l'acide; et loin de donner
aucun vestige d'alkali volatil, comme font les subs-
tances animales , il donne , comme les plantes , im
sel neutre essentiel.
Le lait des femelles herbivores est plus doux et
plus salutaire que celui des carnivores. Formé d'une
substance homogène à la sienne, il en conserve
mieux sa nature, et devient moins sujet à la pu-
tréfaction. Si l'on regarde à la quantité, chacun
sait que les farineux font plus de sang que la viande ;
ils doivent donc faire aussi plus de lait. Je ne puis
croire qu'un enfant qu'on ne sevrerait point trop
tôt , ou qu'on ne sevrerait qu'avec des nourritures
végétales , et dont la nourrice ne vivrait aussi que
de végétaux, fût jamais sujet aux vers.
Il se peut que les nourritures végétales donnent
un lait plus prompt à s'aigrir; mais je suis fort
éloigné de regarder le lait aigri comme une nour-
riture malsaine : des peuples entiers qui n'en ont
point d'autre s'en trouvent fort bien, et tout cet
appareil d'absorbants me paraît une pure charla-
tanerie. Il y a des tempéraments auxquels le lait ne
convient point, et alors nul absorbant ne le leur
rend supportable; les autres le supportent sans
absorbants. On craint le lait trié ou caillé : c'est une
folie, puisqu'on sait que le lait se caille toujours
dans l'estomac. C'est ainsi qu'il devient un aliment
assez solide pour nourrir les enfants et les petits
des animaux: s'il ne se caillait point, il ne ferait
celui des espèces qui ne peuvent absolument se nourrir que de
chair, s'il y en a de telles ; de quoi je doute.
LIVRE I. 55
que passer, il ne les nourrirait pas''. On a beau
couper le lait de mille manières, user de mille ab-
sorbants, quiconque mange du lait digère du fro-
mage; cela est sans exception. L'estomac est si bien
fait pour cailler le lait, que c'est avec l'estomac de
veau que se fait la présure.
Je pense donc qu'au lieu de changer la nourri-
ture ordinaire des nourrices, il suffit de la leur
donner plus abondante et mieux choisie dans son
espèce. Ce n'est pas par la nature des aliments que
le maigre échauffe , c'est leur assaisonnement seul
qui les rend malsains. Réformez les règles de votre
cuisine, n'ayez ni roux ni friture, que le beurre,
ni le sel, ni le laitage, ne passent point sur le
feu; que vos légumes cuits à l'eau ne soient as-
saisonnés qu'arrivant tout chauds sur la table; le
maigre, loin d'échauffer la nourrice, lui fournira
du lait en abondance et de la meilleure qualité *.
Se pourrait-il que, le régime végétal étant reconnu
" Bien que les sucs qui nous nourrissent soient en liqueur, ils
doivent être exprimés d'aliments solides. Un homme au travail qui
ne vivrait que de bouillon dépérirait très-promptement. Il se sou-
tiendrait beaucoup mieux avec du lait , parce qu'il se caille.
" Ceux qui voudront discuter plus au long les avantages et les
inconvénients du régime pythagoricien , pourront consulter les trai-
tés que les docteurs Cocchi et Bianchi ' , son adversaire , ont faits
6ur cet important sujet.
' Deux célèbres médecins d'Italie. BLauclii , ne .i Rimiai en.' 1698 , mort
en 1775, publia licaucoup d'ouvrages sous le nom de Janus Plancus ; celui
dont veut parler Jeau- Jacques a pour titre: Discovio sopra il vilto pittago-
rico , Venise, 175?. , in-S». Antoine Cocchi, né en iGgS , mort en l'SS, était
originaire de Mugello , eu Toscane. Il s'intitule quelquefois Filosofo mugellano.
n a fait une dissertation sur le régime pythagoricien , que Bentivoglio mit en
français.
56 EMILE.
le meilleur pour l'enfant, le régime animal fïit le
meilleur pour la rourrice? Il y a de la contradiction
à cela.
C'est surtout dans les premières années de la vie
que l'air agit sur la constitution des enfants. Dans
une peau délicate et molle il pénètre par tous les
pores, il affecte puissamment ces corps naissants;
il leur laisse des impressions qui ne s'effacent point.
Je ne serais donc pas d'avis qu'on tirât une paysanne
de son village pour l'enfermer en ville dans une
chambre et faire nourrir l'enfant chez soi; j'aime
mieux qu'il aille respirer le bon air de la campagne,
qu'elle le mauvais air de la ville. Il prendra l'état de
sa nouvelle mère, il habitera sa maison rustique, et
son gouverneur l'y suivra. Le lecteur se souviendra
bien que ce gouverneur n'est pas un homme à
gages; c'est l'ami du père. Mais quand cet ami ne
se trouve pas , quand ce transport n'est pas facile ,
quand rien de ce que vous conseillez n'est fai-
sable , que faire à la place, me dira-t-on?... je vous
l'ai déjà dit, ce que vous faites; on n'a pas besoin
de conseil pour cela.
Les hommes ne sont point faits pour être en-
tassés en fourmilières , mais épars sur la terre
qu'ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus
\ ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que
les vices de l'ame , sont l'infaillible effet de ce con-
cours trop nombreux. L'homme est de tous les ani-
maux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des
hommes entassés comme des moutons périraient
tous en très-peu de temps. L'haleine de l'homme
n^
LIVRE I. 57
est mortelle à ses semblables : cela n'est pas moins
vrai au propre qu'an figuré.
Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine.
Au bout de quelques générations les races périssent
ou dégénèrent; il faut les renouveler, et c'est tou-
jours la campagne qui fournit à ce renouvelle-
ment. Envoyez donc vos enfants se renouveler,
pour ainsi dire , eux-mêmes , et reprendre au milieu
des champs la vigueur qu'on perd dans l'air malsain
des lieux trop peuplés. Les femmes grosses qui sont
à la campagne se hâtent de revenir accoucher à la
ville : elles devraient faire tout le contraire, celles
surtout qui veulent nourrir leurs enfants. Elles
auraient moins à regretter qu'elles ne pensent; et
dans un séjour plus naturel à l'espèce, les plaisirs
attachés aux devoirs de la nature leur ôteraient
bientôt le goiit de ceux qui ne s'y rapportent pas.
D'abord après l'accouchement on lave l'enfant
avec quelque eau tiède où l'on mêle ordinairement
du vin. Cette addition du vin me parait peu né-
cessaire. Comme la nature ne ])roduit rien de fer-
menté , il n'est pas à croire que l'usage d'une li-
queur artificielle importe à la vie de ses créatures.
Par la même raison cette précaution de faire
tiédir l'eau n'est pas non plus indispensable ; et en
effet des multitudes de peuples lavent les enfants
nouveau-nés dans les rivières ou à la mer sans autre
façon : mais les nôtres , amollis avant que de naître
par la mollesse des pères et des mères , apportent
en venant au monde un tempérament déjà gâté,
qu'il ne faut pas exposer d'abortl à toutes les
Ob EMILE.
épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'est que par
degrés qu'on peut les ramener à leur vigueur pri-
mitive. Commencez donc d'abord par suivre l'u-
sage , et ne vous en écartez que peu à peu. Lavez
souvent les enfants ; leur malpropreté en montre
le besoin. Quand on ne fait que les essuyer, on les
déchire; mais à mesure qu'ils se renforcent, di-
minuez par degrés la tiédeur de l'eau, jusqu'à ce
qu'enfin vous les laviez été et hiver à l'eau froide
et même glacée. Comme pour ne pas les exposer
il importe que cette diminution soit lente, succes-
sive , et insensible , on peut se servir du thermo-
mètre pour la mesurer exactement.
Cet usage du bain une fois établi ne doit plus
être interrompu, et il importe de le garder toute sa
vie. Je le considère non-seulement du côté de la
propreté et de la santé actuelle , mais aussi comme
une précaution salutaire pour rendre plus flexible
la texture des fibres , et les faire céder sans effort
et sans risque aux divers degrés de chaleur et de
froid. Pour cela je voudrais qu'en grandissant on
s'accoutumât peu à peu à se baigner quelquefois
dans des eaux chaudes à tous les degrés suppor-
tables , et souvent dans des eaux froides à tous les
degrés possibles. Ainsi , après s'être habitué à sup-
porter les diverses températures de l'eau, qui , étant
un fluide plus dense , nous touche par plus de points
et nous affecte davantage, on deviendrait presque
insensible à celles de l'air.
Au moment que l'enfant respire en sortant de ses
enveloppes, ne souffrez pas qu'on lui en donne
LIVRE I. 5g
d'autres qui le tiennent plus à l'étroit. Point de
têtières , point de bandes , point de maillot ; des
langes flottants et larges , qui laissent tous ses mem-
bres en liberté, et ne soient ni assez pesants pour
gêner ses mouvements , ni assez chauds pour em-
pêcher qu'il ne sente les impressions de l'air ". Pla-
cez-le dans un grand berceau ^ bien rembourré ,
où il puisse se mouvoir à l'aise et sans danger.
Quand il commence à se fortifier, laissez-le ramper
par la chambre; laissez-lui développer, étendre ses
petits membres ; vous les verrez se renforcer de
jour eu jour. Comparez-le avec un enfant bien em-
mailloté du même âge , vous serez étonné de la dif-
férence de leurs progrès ''.
^ On étouffe les enfants dans les villes à force de les tenir ren-
fermés et vêtus. Ceux qui les gouvernent en sont encore à savoir
que l'air froid , loin de leur faire du mal , les renforce , et que l'air
chaud les affaiblit , leur donne la fièvre , et les tue.
" Je dis un berceau , pour employer un mot usité faute d'autre ,
car d'ailleurs je suis persuadé qu'il n'est jamais nécessaire de bercer
les enfants , et que cet usage leur est souvent pernicieux.
'^ « Les anciens Péruviens laissaient les bras libres aux enfants
" dans un maillot fort large : lorsqu'ils les en tiraient , ils les met-
'< taient en liberté dans un trou fait en terre et garni de linges ,
" dans lequel ils les descendaient jusqu'à la moitié du corps : de
« cette façon ils avaient les bras libres , et ils pouvaient mouvoir
« leur tête et fléchir leur corps à leur gré , sans tomber et sans se
« blesser : dès qu'ils pouvaient faire un pas , on leur présentait la
« mamelle d'ij.n peu loin, comme un appât, pour les obliger à mar-
» cher. Les petits Nègres sont quelquefois dans une situation bien
« plus fatigante pour téter; ils embrassent l'une des hanches de la
« mère avec leurs genoux et leurs pieds, et ils la serrent si bien
« qu'ils peuvent s'y soutenir sans le secours des bras de la mère.
« Ils s'attachent à la mamelle avec leurs mains , et ils la sucent cons-
« tamment sans se déranger et sans tomber , malgré les différents
« mouvements de la mère, qui pendant ce temps travaille à son or-
• dinaire. Ces enfants commencent à marcher dès le second mois ,
6o EMILE.
On doit s'attendre à de grandes oppositions de
la part des nourrices, à qui l'enfant bien garrotté
donne moins de peine que celui qu'il faut veiller
incessamment. D'ailleurs sa malpropreté devient
plus sensible dans un habit ouvert; il faut le net-
toyer plus souvent. Enfin la coutume est im argu-
ment qu'on ne réfutera jamais en certains pays au
gré du peuple de tous les états.
Ne raisonnez point avec les nourrices ; ordonnez ,
voyez faire, et n'épargnez rien pour rendre aisés
dans la pratique les soins que vous aurez prescrits.
Pourquoi ne les partageriez-vous pas? Dans les nour-
ritures ordinaires où l'on ne regarde qu'au physi-
que, pourvu que l'enfant vive et qu'il ne dépérisse
point , le reste n'importe guère : mais ici , où l'édu-
cation commence avec la vie, en naissant l'enfant
est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la
nature. Le gouverneur ne fait qu'étudier sous ce
premier maître et empêcher que ses soins ne soient
contrariés. 11 veille le nourrisson, il l'observe, il le
suit, il épie avec vigilance la première lueur de son
faible entendement , comme aux approches du pre-
mier quartier les musulmans épient l'instant du
lever de la lime.
« ou plutôt à se traîner sur les genoux et sur les mains. Cet exer-
« cice leur donne pour la suite la facilité de courir , dans cette
« situation , presque aussi vite que s'ils étaient sur leurs pieds. »
Ilist nat. , tome iv , in- 12 , page 192.
A ces exemples M. de Buffon aurait pu ajouter celui de l'Angle-
terre, où l'extravagante et barbare pratique du maillot s'abolit de
jour en jour. Voyez aussi La Loubère , l'oyage de Siam ; le sieur
Le Beau , Voyage du Canada , etc. Je remplirais vingt pages de cita-
tions , si j'avais besoin de confirmer ceci par des faits.
LIVRE I. 6l
Nous naissons capables d'apprendre , mais ne sa-
chant rien, ne connaissant rien, L'ame, enchaînée
dans des organes imparfaits et demi-formés , n'a
pas même le sentiment de sa propre existence. Les
mouvements, les cris de l'enfant qui vient de naître ,'
sont des effets purement mécanicpies, dépourvus
de connaissance et de volonté.
Supposons qu'un enfant eût à sa naissance la
stature et la force d'un homme fait; qu'il sortît,
pour ainsi dire , tout armé du sein de sa mère ,
comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter ; cet
homme enfant serait un parfait imbécile, un au-
tomate , une statue immobile et presque insensible :
il ne verrait rien, il n'entendrait rien, il ne con-
naîtrait personne, il ne saurait pas tourner les yeux
vers ce qu'il aurait besoin de voir : non-seulement
il n'apercevrait aucun objet hors de lui , il n'en rap-
porterait même aucun dans l'organe du sens qui
le lui ferait apercevoir; les couleurs ne seraient
point dans ses yeux, les sons ne seraient point dans
ses oreilles, les corps qu'il toucherait ne seraient
point sur le sien , il ne saurait pas même tju'il en a
un : le contact de ses mains serait dans son cer-
veau ; toutes ses sensations se réuniraient dans un
seul point ; il n'existerait que dans le commun sen-
sorium ; il n'aurait qu'une seule idée , savoir celle
du moi, à laquelle il rapporterait toutes ses sensa-
tions; et cette idée, ou plutôt ce sentiment, serait
la seule chose qu'il aurait de plus qu'un enfant or-
dinaire.
Cet homme, formé tout à coup, ne saurait pas
6» EMILE.
non plus se redresser sur ses pieds ; il lui faudrait
beaucoup de temps pour apprendre à s'y soutenir
en équilibre; peut-être n'en ferait-il pas même l'es-
sai, et vous verriez ce grand corps fort et robuste
rester en place comme une pierre, ou ramper et
se traîner comme un jeune chien.
Il sentirait le malaise des besoins sans les con-
naître, et sans imaginer aucun moyen d'y pourvoir.
Il n'y a nulle immédiate communication entre les
muscles de l'estomac et ceux des bras et des jambes ,
qui, même entouré d'aliments, lui fît faire un pas
pour en approcher ou étendre la main pour les sai-
sir ; et comme son corps aurait pris son accroisse-
ment, que ses membres seraient tout développés,
qu'il n'aurait par conséquent ni les inquiétudes ni
les mouvements continuels des enfants, il pourrait
mourir de faim avant de s'être mii pour chercher
sa subsistance. Pour peu qu'on ait réfléchi sur
l'ordre et le progrès de nos connaissances, on ne
peut nier que tel ne fût à peu près l'état primitif
d'ignorance et de stupidité naturel à l'homme
avant qu'il eût rien appris de l'expérience ou de
ses semblables.
On connaît donc ou l'on peut connaître le pre-
mier point d'où part chacun de nous pour ar-
river au degré commun de l'entendement; mais
qui est-ce qui connaît l'autre extrémité? Chacun
I avance plus ou moins selon son génie, son goût, ses
besoins, ses talents, son zèle, et les occasions qu'il
a de s'y livrer. Je ne sache pas qu'aucun philosophe
ait encore été assez hardi pour dire : Voilà le terme
LIVRE I. 63
où l'homme peut parvenir et qu'il ne saurait pas-
ser. Nous ignorons ce que notre nature nous per-
met d'être ; nul de nous n'a mesuré la distance qui
peut se trouver entre un homme et un autre homme.
Quelle est l'ame basse que cette idée n'échauffa
jamais, et qui ne se dit pas quelquefois dans son
orgueil, Combien j'en ai déjà passé! combien j'en
puis encore atteindre! pourquoi mon égal irait-il
plus loin que moi?
Je le répète, l'éducation de l'homme commence .
à sa naissance; avant de parler, avant que d'en- '■
tendre , il s'instruit déjà. L'expérience prévient
les leçons; au moment qu'il connaît sa nourrice il
a déjà beaucoup acquis. On serait surpris des con-
naissances de l'homme le plus grossier si l'on sui-
vait son progrès depuis le moment où il est né jus-
qu'à celui où il est parvenu. Si l'on partageait toute
la science hmiiaine en deux parties, l'une commune
à tous les hommes, l'autre particulière aux sa-
vants, celle-ci serait très-petite en comparaison de
l'autre. Mais nous ne songeons guère aux acquisi-
tions générales, parce qu'elles se font sans qu'on
y pense et même avant l'âge de raison ; que d'ail-
leurs le savoir ne se fait remarquer que par ses diffé-
rences, et que, comme dans les équations d'algèbre,
les quantités communes se comptent pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Ils
ont des sens, il faut qu'ils apprennent à en faire
usage; ils ont des besoins, il faut qu'ils apprennent
à y pourvoir; il faut qu'ils apprennent à manger,
à marcher, à voler. Les quadrupèdes qui se tiennent
64 . EMILE.
sur leurs pieds dès leur naissance ne savent pas
marcher pour cela; on voit à leurs premiers pas
que ce sont des essais mal assurés. Les serins
échappés de leurs cages ne savent point voler,
parce qu'ils n'ont jamais volé. Tout est instruction
pour les êtres animés et sensibles. Si les plantes
avaient un mouvement progressif, il faudrait
qu'elles eussent des sens et qu'elles acquissent des
connaissances, autrement les espèces périraient
bientôt.
Les premières sensations des enfants sont pure-
ment affectives; ils n'aperçoivent que le plaisir et
la douleur. Ne pouvant ni marcher ni saisir , ils ont
besoin de beaucoup de temps pour se former peu
à peu les sensations représentatives qui leur mon-
trent les objets hors d'eux-mêmes; mais en atten-
dant que ces objets s'étendent, s'éloignent pour
ainsi dire de leurs yeux, et prennent pour eux des
dimensions et des figures, le retour des sensations
affectives commence à les soumettre à l'empire de
l'habitude; on voit leurs yeux se tourner sans
cesse vers la lumière, et, si elle leur vient de côté,
prendre insensiblement cette direction; en sorte
qu'on doit avoir soin de leur opposer le visage au
jour, de peur qu'ils ne deviennent louches ou ne
s'accoutument à regarder de travers. Il faut aussi
qu'ils s'habituent de bonne heure aux ténèbres;
autrement ils pleurent et crient sitôt qu'ils se trou-
vent à l'obscuiité. La nourriture et le sommeil
trop exactement mesurés leur deviennent néces-
saires au bout des mêmes intervalles; et bientôt le
LIVRE I. 65
désir ne vient plus du besoin , mais de l'habitude ,
ou plutôt l'habitude ajoute un nouveau besoin à
celui de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir.
La seule habitude qu'on doit laisser prendre à
l'enfant est de n'en contracter aucune ; qu'on ne le
porte pas plus sur un bras que sur l'autre ; qu'on
ne l'accoutume pas à présenter une main plutôt
que l'autre, à s'en servir plus souvent, à vouloir
manger, dormir, agir aux mêmes heures, à ne
pouvoir rester seul ni nuit ni jour. Préparez de \
loin le règne de sa liberté et l'usage de ses forces,
en laissant à son corps l'habitude naturelle, en le
mettant en état d'être toujours maître de lui-même ,
et de faire en toutes chose sa volonté sitôt qu'il en
aura une.
Dès que l'enfant commence à distinguer les ob-
jets, il importe de mettre du choix dans ceux qu'on
lui montre. Naturellement tous les nouveaux ob- ^
jets intéressent l'homme. Il se sent si faible qu'il
craint tout ce qu'il ne connaît pas : l'habitude de
voir des objets nouveaux sans en être affecté
détruit cette crainte. Les enfants élevés dans des
maisons propres où l'on ne souffre point d'arai-
gnées ont peur des araignées, et cette peur leur de-
meure souvent étant grands. Je n'ai jamais vu de
paysans, ni homme, ni femme, ni enfant, avoir
peur des araignées.
Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne com-
mencerait-elle pas avant qu'il parle et qu'il en-
tende, puisque le seul choix des objets qu'on lui (^
présente est propre à le rendre timide ou coura^
R. III. 5
66 EMILE.
geux? Je veux qu'on l'habitue à voir des objets
nouveaux , des animaux laids , dégoûtants , bizarres ,
mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit ac-
coutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres
il les manie enfin lui-même. Si durant son enfance
il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des
écrevisses, il verra sans horreur, étant grand, quel-
que animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux
pour qui en voit tous les jours.
Tous les enfants ont peur des masques. Je com-
mence par montrer à Emile un masque d'une figure
agréable; ensuite quelqu'un s'apphque devant lui
ce masque sur le visage: je me mets à rire, tout le
monde rit, et l'enfant rit comme les autres. Peu à
peu je l'accoutume à des masques moins agréables,
et enfin à des figures hideuses. Si j'ai bien ménagé
ma gradation , loin de s'effrayer au dernier masque ,
il en rira comme du premier. Après cela je ne crains
plus qu'on l'effraie avec des masques.
Quand, dans les adieux d'Andromaque et d'Hec-
tor, le petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte
sur le casque de son père, le méconnaît, se jette
en criant sur le sein de sa nourrice , et arrache à
sa mère un souris mêlé de larmes , que faut-il faire
pour guérir cet effroi? Précisément ce que fait
Hector, poser le casque à terre, et puis caresser
l'enfant. Dans un moment plus trancpjille on ne
s'en tiendrait pas là; on s'approcherait du casque,
on jouerait avec les plumes, on les ferait manier
à l'enfant; enfin la nourrice prendrait le casque,
et le poserait en riant sur sa propre tête, si toute-
LIVRE I. 67
fois la main d'une femme osait toucher aux armes
d'Hector.
S'a^it-il d'exercer Emile au bruit d'une arme à
feu, je brûle d'abord une amorce dans un pistolet.
Cette flamme brusque et passagère, cette espèce
d'éclair le réjouit : je répète la même chose avec
plus de poudre; peu à peu j'ajoute au pistolet une
petite charge sans bourre, puis une plus grande :
enfin je l'accoutume aux coups de fusil, aux boîtes,
aux canons , aux détonations les plus terribles.
J'ai remarqué que les enfants ont rarement peur
du tonnerre , à moins que les éclats ne soient af-
freux et ne blessent réellement l'organe de l'ouïe;
autrement cette peur ne leur vient que quand ils
ont appris que le tonnerre blesse ou tue quelque-
fois. Quand la raison commence à les effrayer,
faites que l'habitude les rassure. Avec une grada-
tion lente et ménagée on rend l'homme et l'enfant
intrépide à tout.
Dans le commencement de la vie , où la mémoire
et l'imagination sont encore inactives, l'enfant
n'est attentif qu'à ce qui affecte actuellement ses
sens; ses sensations étant les premiers matériaux de
ses connaissances , les lui offrir dans un ordre con-
venable, c'est préparer sa mémoire à les fournir un
jour dans le même ordre à son entendement; mais
comme il n'est attentif qu'à ses sensations , il suffit
d'abord de lui montrer bien distinctement la liaison
de ces mêmes sensations avec les objets qui les
causent. Il veut tout toucher, tout manier: ne vous
opposez point à cette inquiétude; elle lui suggère
5.^
68 EMILE.
un apprentissage très -nécessaire. C'est ainsi qu'il
apprend à sentir la chaleur , le froid , la dureté , la
mollesse , la pesanteur , la légèreté des corps , à ju-
ger de leur grandeur, de leur figure, et de toutes
leurs qualités sensibles, en regardant, palpanf",
écoutant , surtout en comparant la vue au toucher ,
en estimant à l'œil la sensation qu'ils feraient sous
ses doigts.
Ce n'est que par le mouvement que nous appre-
nons qu'il y a des choses qui ne sont pas nous;
et ce n'est que par notre propre mouvement que
nous acquérons l'idée de l'étendue. C'est parce que
l'enfant n'a point cette idée , qu'il tend indifférem-
ment la main pour saisir l'objet qui le touche, ou
l'objet qui est à cent pas de lui. Cet effort qu'il
fait vous paraît un signe d'empire, un ordre qu'il
donne à l'objet de s'approcher, ou à vous de le
lui apporter; et point du tout, c'est seulement que
les mêmes objets qu'il voyait d'abord dans son cer-
veau, puis sur ses yeux, il les voit maintenant au
bout de ses bras , et n'imagine d'étendue que celle
où il peut atteindre. Ayez donc soin de le prome-
ner souvent, de le transporter d'une place à l'autre,
de lui faire sentir le changement de lieu, afin de
lui apprendre à juger des distances. Quand il com-
mencera de les connaître , alors il faut changer de
méthode, et ne le porter que comme il vous plaît,
"■ L'odorat est de tous les sens celui qui se développe le plus
tard dans les enfants : jusqu'à l'âge de deux ou trois ans il ne paraît
pas qu'ils soient sensibles ni aux bonnes ni aux mauvaises odeurs ;
ils ont à cet égard l'indifférence ou plutôt l'insensibilité qu'on re-
in<irque dans plusieurs animaux.
LIVRE I. 69
et non comme il lui plaît ; car sitôt qu'il n'est plus
abusé par le sens , son effort change de cause : ce
changement est remarquable, et demande expli-
cation.
Le malaise des besoins s'exprime par des signes,
quand le secours d'autrui est nécessaire pour y
pourvoir. De là les cris des enfants : ils pleurent
beaucoup; cela doit être. Puisque toutes leurs sensa-
tions sont affectives , quand elles sont agréables , ils
en jouissent en silence; quand elles sont pénibles,
ils le disent dans leur langage, et demandent du
soulagement. Or tant qu'ils sont éveillés ils ne
peuvent presque rester dans un état d'indifférence ;
ils dorment, ou sont affectés.
Toutes nos langues sont des ouvrages de l'art.
On a long-temps cherché s'il y avait une langue
naturelle et commune à tous les hommes : sans
doute , il y en a une ; et c'est celle que les enfants
parlent avant de savoir parler. Cette langue n'est
pas articulée, mais elle est accentuée, sonore, intel-
ligible. L'usage des nôtres nous l'a fait négliger au
point de l'oublier tout-à-fait. Étudions les enfants,
et bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les
nourrices sont nos maîtres dans cette langue ; elles
entendent tout ce que disent leurs nourrissons,
elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues
très-bien suivis; et quoiqu'elles prononcent des
mots , ces mots sont parfaitement inutiles ; ce n'est
point le sens du mot qu'ils entendent, mais l'ac-
cent dont il est accompagné.
Au langage de la voix se joint celui du geste , non
-JO EMILE.
moins énergique. Ce geste n'est pas clans les faibles
mains des enfants, il est sur leurs visages. Il est
étonnant combien ces physionomies mal formées
ont déjà d'expression : leurs traits changent d'un
instant à l'autre avec une inconcevable rapidité :
vous y voyez le sourire, le désir, l'effroi, naître
et passer comme autant d'éclairs : à chaque fois
vous croyez voir un autre visage. Ils ont certai-
nement les muscles de la face plus mobiles que
nous. En revanche leurs yeux ternes ne disent pres-
que rien. Tel doit être le genre de leurs signes
dans un âge où l'on n'a que des besoins corporels;
l'expression des sensations est dans les grimaces,
l'expression des sentiments est dans les regards.
Comme le premier état de l'homme est la misère
et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte
et les pleurs. L'enfant sent ses besoins, et ne les
peut satisfaire, il implore le secours d'autrui par
des cris: s'il a faim ou soif, il pleure; s'il a trop
froid ou trop chaud, il pleure; s'il a besoin de
mouvement et qu'on le tienne en repos , il pleure ;
s'il veut dormir et qu'on l'agite, il pleure. Moins
sa manière d'être est à sa disposition , plus il de-
mande fréquemment qu'on la change. Il n'a qu'un
langage, parce c[u'il n'a, pour ainsi dire, qu'une
sorte de mal- être : dans l'imperfection de ses or-
ganes il ne distingue point leurs impressions di-
verses ; tous les maux ne forment pour lui qu'une
sensation de douleur.
De ces pleurs , qu'on croirait si peu dignes d'at-
tention, naît le premier rapport de l'homme à
LIVRE I. 71
tout ce qui l'environne : ici se forge le premier
anneau de cette longue chaîne dont l'oidre social
est formé.
Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il
a quelque besoin qu'il ne saurait satisfaire : on
examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on
y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand
on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent, on
en est importuné : on flatte l'enfant pour le faire
taire , on le berce , on lui chante pour l'endormir :
s'il s'opiniàtre, on s'impatiente, on le menace; des
nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà
d'étranges leçons pour son entrée à la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces in-
commodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice.
Il se tut sur-le-champ : je le crus intimidé. Je nje
disais : Ce sera une ame servile dont on n'obtiendra
rien que par la rigueur. Je me trompais; le mal-
heureux suffoquait de colère, il avait perdu la
respiration; je le vis devenir violet. Un moment
après vinrent les cris aigus; tous les signes du res-
sentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge,
étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât
dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le
sentiment du juste et de l'injuste fut inné dans le
cœur de l'homme , cet exemple seul m'aurait con-
vaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par
hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins
sensible que ce coup assez léger , mais donné dans
l'intention manifeste de l'offenser.
Cette disposition des enfants à l'emportement ,
7» ÉJUILE.
au dépit, à la colère, demande des ménagements
excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont
pour la plupart de la classe des convulsives , parce
que la tête étant proportionnellement plus grosse
et le système des nerfs plus étendu que dans les
adultes , le genre nerveux est plus susceptible d'ir-
ritation. Éloignez d'eux avec le plus grand soin les
doniestiques qui les agacent, les irritent, les impa-
tientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus
funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant
que les enfants ne trouveront de résistance que dans
les choses et jamais dans les volontés, ils ne de-
viendront ni mutins ni colères, et se conserveront
mieux en santé. C'est ici une des raisons pourquoi
les enfants du peuple, plus libres, plus indépen-
dants , sont généralement moins infirmes , moins
délicats, plus robustes, que ceux qu'on prétend
mieux élever en les contrariant sans cesse : mais
il faut songer toujours qu'il y a bien de la diffé-
rence entre leur obéir et ne les pas contrarier.
Les premiers pleurs des enfants sont des prières :
si l'on n'y prend garde ils deviennent bientôt des
ordres ; ils commencent par se faire assister , ils fi-
nissent par se faire servir. Ainsi de leur propre fai-
blesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur
dépendance , naît ensuite l'idée de l'empire et de
la domination : mais cette idée étant moins excitée
par leurs besoins que par nos services, ici com-
mencent à se faire apercevoir les effets moraux
dont la cause immédiate n'est pas dans la nature ;
et l'on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il
LIVRE I. 73
importe de démêler l'intention secrète que dicte
le geste ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec effort sans
rien dire, il croit atteindre à l'objet, parce cju'il
n'en estime pas la distance ; il est dans l'erreur :
mais quand il se plaint et crie en tendant la main ,
alors il ne s'abuse plus sur la distance , il commande
à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui ap-
porter. Dans le premier cas, portez-le à l'objet len-
tement et à petits pas ; dans le second , ne faites
pas seulement semblant de l'entendre : plus il criera,
moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accou-
tumer de bonne heure à ne commander ni aux
hommes , car il n'est pas leur maître ; ni aux choses ,
car elles ne l'entendent point. Ainsi quand un enfant
désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui
donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet, que
d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique
une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point
d'autre moyen de la lui suggérer.
L'abbé de Saint- Pierre appelait les hommes de
grands enfants ; on pourrait appeler réciproque-
ment les enfants de petits hommes. Ces proposi-
tions ont leur vérité comme sentences; comme prin-
cipes elles ont besoin d'éclaircissement. Mais quand
Hobbes appelait le méchant un enfant robuste, il
disait une chose absolument contradictoire. Toute
méchanceté vient de faiblesse ; l'enfant n'est mé-
chant que parce c[u'il est faible; rendez-le fort, il
sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais
de mal. De tous les attributs de la Divinité toute
74 EMILE.
puissante, la bonté est celui sans lequel on la peut
le moins concevoir. Tous les peuples qui ont re-
connu deux principes ont toujours regardé le mau-
vais comme inférieur au bon; sans quoi ils auraient
fait une supposition absurde. Voyez ci -après la
Profession de foi du Vicaire savoyard.
La raison seule nous apprend à connaître le bien
et le mal. La conscience qui nous fait aimer l'un
et haïr l'autre , quoique indépendante de la raison ,
ne peut donc se développer sans elle. Avant l'âge
de raison , nous faisons le bien et le mal sans le
connaître ; et il n'y a point de moralité dans nos
actions , quoiqu'il y en ait quelquefois dans le sen-
timent des actions d'autrui qui ont rapport à nous.
Un enfant veut déranger tout ce qu'il voit; il casse,
il brise tout ce qu'il peut atteindre ; il empoigne
un oiseau comme il empoignerait une pierre, et
i'étouffe sans savoir ce qu'il fait.
Pourquoi cela? D'abord la philosophie en va
rendre raison par des vices naturels , l'orgueil , l'es-
prit de domination, l'amour-propre, la méchanceté
de l'homme ; le sentiment de sa faiblesse , pourra-
t-elle ajouter, rend l'enfant avide de faire des actes
de force , et de se prouver à lui-même son propre
pouvoir. Mais voyez ce vieillard infirme et cassé,
ramené par le cercle de la vie humaine à la fai-
blesse de l'enfance ; non-seulement il reste immobile
et paisible , il veut encore que tout y reste autour
de lui ; le moindre changement le trouble et l'in-
quiète, il voudrait voir régner un calme universel,
(jomment la même impuissance jointe aux mêmes
LIVRE I. 7D
passions produirait-elle des effets si différents dans
les deux âges, si la cause primitive n'était changée?
Et où peut-on chercher cette diversité de causes,
si ce n'est dans l'état physique des deux indivi-
dus? Le principe actif, commun à tous deux, se
développe dans l'un et s'éteint dans l'autre ; l'un se
forme , et l'autre se détruit ; l'un tend à la vie , et
l'autre à la mort. L'activité défaillante se concentre
dans le cœur du vieillard; dans celui de l'enfant
elle est surabondante et s'étend au-dehors; il se
sent, pour ainsi dire, assez de vie pour animer tout
ce qui l'environne. Qu'il fasse ou qu'il défasse, il
n'importe ; il suffit qu'il change l'état des choses ,
et tout changement est une action. Que s'il semble
avoir plus de penchant à détruire, ce n'est point
par méchanceté, c'est que l'action qui forme est
toujours lente , et que celle qui détruit étant plus
rapide, convient mieux à sa vivacité.
En même temps que l'auteur de la nature donne
aux enfants ce principe actif, il prend soin qu'il
soit peu nuisible , en leur laissant peu de force
pour s'y livrer. Mais sitôt qu'ils peuvent considérer
les gens qui les environnent comme des instru-
ments qu'il dépend d'eux de faire agir, ils s'en
servent pour suivre leur penchant et suppléer à
leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent
incommodes , tyrans , impérieux , méchants , in-
domptables ; progrès qui ne vient pas d'un esprit
naturel de domination , mais qui le leur donne ;
car il ne faut pas une longue expérience pour sen-
tir combien il est agréable d'agir par les mains
76 EMILE.
d'autrui, et de n'avoir besoin que de remuer la
langue pour faire mouvoir l'univers.
En grandissant, on acquiert des forces, on de-
vient moins inquiet, moins remuant, on se ren-
ferme davantage en soi-même. L'ame et le corps
se mettent, pour ainsi dire, en équilibre, et la na-
ture ne nous demande plus que le mouvement
nécessaire à notre conservation. Mais le désir de
commander ne s'éteint pas avec le besoin qui l'a
fait naître ; l'empire éveille et flatte l'amour-propre,
et l'habitude le fortifie : ainsi succède la fantaisie
au besoin, ainsi prennent leurs premières racines
les préjugés et l'opinion.
Le principe une fois connu , nous V03 ons claire-
ment le point où l'on quitte la route de la nature :
voyons ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces superflues , les enfants
n'en ont pas même de suffisantes pour tout ce que
leur demande la nature ; il faut donc leur laisser
l'usage de toutes celles qu'elle leur donne et dont
ils ne sauraient abuser. Première maxime.
Il faut les aider, et suppléer à ce qui leur manque ,
soit en intelligence, soit en force, dans tout ce qui
est du besoin physique. Deuxième maxime.
Il faut, dans les secours qu'on leur donne, se
borner uniquement à l'utile réel , sans rien accor-
der à la fantaisie ou au désir sans raison ; car la
fantaisie ne les tourmentera point quand on ne
l'aura pas fait naître, attendu qu'elle n'est pas de
la nature. Troisième maxime.
Il faut étudier avec soin leur langage et leurs
LIVRE I. 77
signes, afin que, dans un âge où ils ne savent point
dissimuler , on distingue dans leurs désirs ce qui
vient immédiatement de la nature et ce qui vient
de l'opinion. Quatrième maxime.
L'esprit de ces règles est d'accorder aux enfants
plus de liberté véritable et moins d'empire, de leur
laisser plus faire par eux-mêmes et moins exiger
d'autrui. Ainsi, s'accoutumant de bonne heure à
borner leurs désirs à leurs forces , ils sentiront peu
la Drivation de ce qui ne sera pas en leur pouvoir.
Voilà donc une raison nouvelle et très -impor-
tante pour laisser les corps et les membres des en-
fants absolument libres , avec la seule précaution
de les éloigner du danger des chutes , et d'écarter
de leurs mains tout ce qui peut les blesser.
Infailliblement un enfant dont le corps et les
bras sont libres pleurera moins qu'un enfant em-
bandé dans un maillot. Celui qui ne connaît que les
besoins physiques ne pleure que quand il souffre ,
et c'est un très-grand avantage ; car alors on sait à
point nommé quand il a besoin de secours , et l'on
ne doit pas tarder un moment à le lui donner , s'il
est possible. Mais si vous ne pouvez le soulager,
restez tranquille , sans le flatter pour l'apaiser ;
vos caresses ne guériront pas sa colique : cepen-
dant il se souviendra de ce qu'il faut faire pour
être flatté ; et s'il sait une fois vous occuper de lui
à sa volonté , le voilà devenu votre maître ; tout
est perdu.
Moins contrariés dans leurs mouvements , les en-
fants pleureront moins ; moins importuné de leurs
70 EMILE.
pleurs, on se tourmentera moins pour les faire
taire ; menacés ou flattés moins souvent , ils seront
moins craintifs ou moins opiniâtres, et resteront
mieux dans leur état naturel. C'est moins en lais-
sant pleurer les enfants qu'en s'empressant pour
les apaiser , qu'on leur fait gagner des descentes ;
et ma preuve est que les enfants les plus négligés
y sont bien moins sujets que les autres. Je suis fort
éloigné de vouloir pour cela qu'on les néglige ; au
contraire , il importe qu'on les prévienne , et qu'on
ne se laisse pas avertir de leurs besoins par leurs
cris. Mais je ne veux pas non plus que les soins
qu'on leur rend soient mal entendus. Pourquoi se
feraient-ils faute de pleurer dès qu'ils voient que
leurs pleurs sont bons à tant de choses ? Instruits
du prix qu'on met à leur silence, ils se gardent
bien de le prodiguer. Ils le font à la fin tellement
valoir qu'on ne peut plus le payer ; et c'est alors
qu'à force de pleurer sans succès ils s'efforcent ,
s'épuisent, et se tuent.
Les longs pleurs d'un enfant qui n'est ni lié ni
malade, et qu'on ne laisse manquer de rien, ne
sont que des pleurs d'habitude et d'obstination. Ils
ne sont point l'ouvrage de la nature, mais de la
nourrice, qui, pour n'en savoir endurer l'impor-
tunité, la multiplie, sans songer qu'en faisant taire
l'enfant aujourd'hui on l'excite à pleurer demain
davantage.
Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette ha-
bitude est de n'y faire aucune attention. Personne
n'aime à prendre une peine inutile , pas même les
LIVRE I. 79
enfants. Ils sont obstinés dans leurs tentatives ;
mais si vous avez plus de constance qu'eux d'opi-
niâtreté, ils se rebutent et n'y reviennent plus.
C'est ainsi qu'on leur épargne des pleurs , et qu'on
les accoutume à n'en verser que quand la douleur
les y force.
Au reste , quand ils pleurent par fantaisie ou par
obstination , un moyen sûr pour les empécjier de
continuer est de les distraire par quelque objet
agréable et frappant, qui leur fasse oublier qu'ils
voulaient pleurer. La plupart des nourrices excel-
lent dans cet art, et bien ménagé il est très-utile;
mais il est de la dernière importance que l'enfant
n'aperçoive pas l'intention de le distraire , et qu'il
s'amuse sans croire qu'on songe à lui : or voilà sur
qu^^i toutes les nourrices sont maladroites.
On sèvre trop tôt tous les enfants. Le temps où
l'on doit les sevrer est indiqué par l'éruption des
dents , et cette éruption est communément pénible
et douloureuse. Par un instinct machinal l'enfant
porte alors fréquemment à sa bouche tout ce qu'il
tient pour le mâcher. On pense faciliter l'opération
en lui donnant pour hochet quelque corps dur,
comme l'ivoire ou la dent de loup. Je crois qu'on
se trompe. Ces corps durs , appliqués sur les gen-
cives , loin de les ramollir les rendent calleuses ,
les endurcissent, préparent un déchirement plus
pénible et plus douloureux. Prenons toujours l'ins-
tinct pour exemple. On ne voit point les jeunes
chiens exercer leurs dents naissantes sur des cail-
loux, sur du fer, sur des os, mais sur du bois.
8o EMILE.
du cuir, des chiffons, des matières molles qui
cèdent, et où la dent s'imprime.
On ne sait plus être simple en rien, pas même
autour des enfants. Des grelots d'argent, d'or, du
corail , des cristaux à facettes , des hochets de tout
prix et de toute espèce : que d'apprêts inutiles et
pernicieux! Rien de tout cela. Point de grelots,
point de hochets ; de petites branches d'arbre avec
leurs fruits et leurs feuilles , une tête de pavot dans
laquelle on entend sonner les graines , un bâton de
réglisse qu'il peut sucer et mâcher, l'amuseront
autant que ces magnifiques colifichets , et n'auront
pas l'inconvénient de l'accoutumer au luxe dès sa
naissance.
Il a été reconnu que la bouillie n'est pas une
nourriture fort saine. Le lait cuit et la farine crue
font beaucoup de saburre et conviennent mal à
notre estomac*. Dans la bouillie la farine est moins
cuite que dans le pain, et de plus, elle n'a pas
fermenté ; la panade , la crème de riz , me parais-
sent préférables. Si l'on veut absolument faire de
la bouillie , il convient de griller un peu la farine
auparavant. On fait dans mon pays, de la farine
ainsi torréfiée, une soupe fort agréable et fort saine.
Le bouillon de viande et le potage sont encore un
Le mot latin saburra désigne le sable dont on leste un vaisseau.
Le Dictionnaire de Richelet ( édition de Lyon , in-fol. ) , le seul où
saburre se trouve , le donne en effet comme synonyme de lest. L'au-
teur ne veut donc dire autre chose , si ce n'est que la bouillie , lais-
sant trop de lest dans l'estomac , le charge sans utilité '.
' Les anciens médecins donnaient le nom de saburre aux humeurs qui em-
Larrassent l'estomac et les autres premières voies.
LIVRE I. bl
médiocre aliment dont il ne faut user que le moins
qu'il est possible. Il importe que les enfants s'ac-
coutument d'abord à mâcher ; c'est le vrai moyen
de faciliter l'éruption des dents : et quand ils com-
mencent d'avaler , les sucs salivaires mêlés avec les
aliments en facilitent la digestion.
Je leur ferais donc mâcher d'abord des fruits
secs, des croûtes. Je leur donnerais pour jouet de
petits bâtons de pain dur ou de biscuit semblable
au pain de Piémont, qu'on appelle dans le pays
des grisses. A force de ramollir ce pain dans leur
bouche ils en avaleraient enfin quelque peu : leurs
dents se trouveraient sorties , et ils se trouveraient
sevrés presque avant qu'on s'en fut aperçu. Les
paysans ont pour l'ordinaire l'estomac fort bon,
et l'on ne les sèvre pas avec plus de façon que cela.
Les enfants entendent parler dès leur naissance ;
on leur parle non-seulement avant qu'ils compren-
nent ce qu'on leur dit, mais avant qu'ils puissent
rendre les voix qu'ils entendent. Leur organe en-
core engourdi ne se prête que peu à peu aux imi-
tations des sons qu'on leur dicte, et il n'est pas
même assuré que ces sons se portent d'abord à
leur oreille aussi distinctement qu'à la nôtre. Je ne
désapprouve pas que la nourrice amuse l'enfant
par des chants et par des accents très-gais et très-
variés : mais je désapprouve qu'elle l'étourdisse
incessamment d'une multitude de paroles inutiles
auxquelles il ne comprend rien c[ue le ton qu'elle
y met. Je voudrais que les premières articulations
qu'on lui fait entendre fussent rares, faciles, dis-
R. m. 6
82 liMILE.
tinctes , souvent répétées , et que les mots qu'elles
expriment ne se rapportassent qu'à des objets sen-
sibles qu'on pût d'abord montrer à l'enfant. La
malheureuse facilité que nous avons à nous payer
de mots que nous n'entendons point commence
plus tôt qu'on ne pense. L'écolier écoute en classe
le verbiage de son régent , comme il écoutait au
maillot le babil de sa nourrice. Il me semble que
ce serait l'instruire fort utilement que de l'élever
à n'y rien comprendre.
Les réflexions naissent en foule quand on veut
s'occuper de la formation du langage et des pre-
miers discours des enfants. Quoi qu'on fasse, ils
apprendront toujours à parler de la même manière ,
et toutes les spéculations philosophiques sont ici
de la plus grande inutilité.
D'abord ils ont, pour ainsi dire, une grammaire
de leur âge , dont la syntaxe a des règles plus gé-
nérales que la nôtre; et si l'on y faisait bien atten-
tion, l'on serait étonné de l'exactitude avec laquelle
ils suivent certaines analogies, très -vicieuses si
l'on veut, mais très-régulières,. et qui ne sont cho-
quantes que par leur dureté ou parce que l'usage
ne les admet pas. Je viens d'entendre un pauvre
enfant bien grondé par son père pour lui avoir dit :
Mon père , irai-je-t-j? Or on voit que cet enfant
suivait mieux l'analogie que nos grammairiens ; car
puisqu'on lui disait. Vas-y, pourquoi n'aurait-il
pas dit , Irai-je-t-j? Remarquez de plus avec quelle
adresse il évitait l'hiatus de îrai-je-j ou j irai-je?
Est-ce la faute du pauvre enfant si nous avons mal
LIVRE I. 83
à propos ôté de la phrase cet adverbe déterminant,
y^ parce que nous n'en savions que faire? C'est
une pédanterie insupportable et un soin des plus
superflus de s'attacher à corriger dans les enfants
toutes ces petites fautes contre l'usage , desquelles
ils ne manquent jamais de se" corriger d'eux-mêmes
avec le temps. Parlez toujours correctement de-
vant eux, faites qu'ils ne se plaisent avec personne
autant qu'avec vous, et soyez siirs qu'insensible-
ment leur langage s'épurera sur le vôtre, sans que
vous les ayez jamais repris.
Mais un abus d'ime tout autre importance, et
qu'il n'est pas moins aisé de prévenir, est qu'on
se presse trop de les faire parler, comme si l'on
avait peur qu'ils n'apprissent pas à parler d'eux-
mêmes. Cet empressement indiscret produit un
effet directement contraire à celui qu'on cherche.
Ils en parlent plus tard, jdIus confusément : l'ex-
trême attention qu'on donne à tout ce qu'ils disent
les dispense de bien articuler; et comme ils daignent
à peine ouvrir la bouche, plusieurs d'entre eux
en conservent toute leur vie un vice de pronon-
ciation et un parler confus qui les rend presque
inintelligibles.
J'ai beaucoup vécu parmi les paysans, et n'en
ouïs jamais grasseyer aucun , ni homme ni femme,
ni fille ni garçon. D'où vient cela? Les organes
des paysans sont-ils autrement construits que les
nôtres? Non, mais ils sont autrement exercés. Vis-
à-vis de ma fenêtre est un tertre sur lequel se ras-
semblent, pour jouer, les enfants du heu. Quoi-
6.
84 EMILE.
qu'ils soient assez éloignés de moi, je distingue
parfaitement tout ce qu'ils disent, et j'en tire sou-
vent de bons mémoires pour cet écrit. Tous les
jours mon oreille me trompe sur leur âge; j'en-
tends des voix d'enfants de dix ans; je regarde,
je vois la stature et les traits d'enfants de trois
à quatre. Je ne borne pas à moi seul cette expé-
rience; les urbains qui me viennent voir, et que
je consulte là-dessus, tombent tous dans la même
erreur.
Ce qui la produit est que, jusqu'à cinq ou six
ans, les enfants des villes, élevés dans la chambre
et sous l'aile d'une gouvernante , n'ont besoin que
de marmotter pour se faire entendre; sitôt qu'ils
remuent les lèvres on prend peine à les écouter;
on leur dicte des mots qu'ils rendent mal , et , à
force d'y faire attention , les mêmes gens étant sans
cesse autour d'eux, devinent ce qu'ils ont voulu
dire plutôt que ce qu'ils ont dit.
A la campagne c'est tout autre chose. Une pay-
sanne n'est pas sans cesse autour de son enfant ; il
est forcé d'apprendre à dire très-nettement et très-
haut ce qu'il a besoin de lui faire entendre. Aux
champs, les enfants épars, éloignés du père, de la
mère et des autres enfants, s'exercent à se faire
entendre à distance, et à mesurer la force de la
voix sur l'intervalle qui les sépare de ceux dont
ils veulent être entendus. Voilà comment on ap-
prend véritablement à prononcer, et non pas en
bégayant c]j^uelques voyelles à l'oreille d'une gou-
vernante attentive. Aussi quand on interroge l'en-
LIVRE I. 85
faut d'un paysan , la honte peut l'empêcher de ré-
pondre; mais ce qu'il dit, il le dit nettement; au
lieu qu'il faut que la bonne serve d'interprète à
l'enfant de la ville , sans quoi l'on n'entend rien à
ce qu'il grommelle entre ses dents''.
En grandissant, les garçons devraient se corri-
ger de ce défaut dans les collèges , et les filles dans
les couvents : en effet , les uns et les autres parlent
en général plus distinctement que ceux qui ont été
toujours élevés dans la maison paternelle. Mais ce
qui les empêche d'acquérir jamais une prononcia-
tion aussi nette que celle des paysans , c'est la né-
cessité d'apprendre par cœur beaucoup de choses ,
et de réciter tout haut ce qu'ils ont appris ; car ,
en étudiant , ils s'habituent à barbouiller , à pro-
noncer négligemment et mal : en récitant, c'est pis
encore ; ils recherchent leurs mots avec efforts, ils
traînent et allongent leurs syllabes : il n'est pas pos-
sible que quand la mémoire vacille la langue ne
balbutie aussi. Ainsi se contractent ou se conser-
vent les vices de la prononciation. On verra ci-
après que mon Emile n'aura pas ceux-là, ou du
moins qu'il ne les aura pas contractés par les
mêmes causes.
Je conviens que le peuple et les villageois tom-
" Ceci n'est pas sans exception ; et souvent les enfants qui se font
d'abord le moins entendre deviennent ensuite les plus étourdissants
quand ils ont commencé d'élever la voix. Mais s'il fallait entrer
dans toutes ces minuties , je ne finirais pas ; tout lecteur sensé doit
voir que l'excès et le défaut , dérivés du même abus , sont également
corrigés par ma méthode. Je regarde ces deux maximes comme in-
séparables : Toujours assez , et Jamais trop. De la pi'emière bien
établie l'autre s'ensuit nécessairement.
86 EMILE.
bent dans une autre extrémité, qu'ils parlent pres-
que toujours plus haut qu'il ne faut, qu'en pro-
nonçant trop exactement ils ont les articulations
fortes et rudes, qu'ils ont trop d'accent, qu'ils choi-
sissent mal leurs termes, etc.
Mais, premièrement, cette extrémité me paraît
beaucoup moins vicieuse que l'autre, attendu que
la première loi du discours étant de se faire en-
tendre , la plus grande faute qu'on puisse faire est
de parler sans être entendu. Se piquer de n'avoir
point d'accent, c'est se piquer d'ôter aux phrases
leur grâce et leur énergie. L'accent est l'ame du
discours, il lui donne le sentiment et la vérité.
L'accent ment moins que la parole ; c'est peut-être
pour cela que les gens bien élevés le craignent tant.
C'est de l'usage de tout dire sur le même ton qu'est
venu celui de persifler les gens sans qu'ils le sen-
tent. A l'accent proscrit succèdent des manières de
prononcer ridicules, affectées, et sujettes à la mode,
telles qu'on les remarque surtout dans les jeunes
gens de la cour. Cette affectation de parole et de
maintien est ce qui rend généralement l'abord du
Français repoussant et désagréable aux autres na-
tions. Au lieu de mettre de l'accent dans son parler,
il y met de l'air. Ce n'est pas le moyen de prévenir
en sa faveur.
Tous ces petits défauts de langage qu'on craint
tant de laisser contracter aux enfants ne sont rien ;
on les prévient ou on les corrige avec la plus grande
facilité; mais ceux qu'on leur fait contracter en
rendant leur parler sourd , confus , timide , en cri-
LIVRE I. 87
tiquant incessamment leur ton, en épluchant tous
leurs mots, ne se corrigent jamais. Un homme qui
n'apprit à parler que dans les ruelles se fera mal en-
tendre à la tète d'un bataillon, et n'en imposera
guèfe au peuple dans une émeute. Enseignez pre-
mièrement aux enfants à parler aux hommes, ils
sauront bien parler aux femmes quand il faudra.
Nourris à la campagne dans toute la rusticité
champêtre, vos enfants y prendront une voix plus
sonore , ils n'y contracteront point le confus bé-
gaiement des enfants de la ville; ils n'y contrac-
teront pas non plus les expressions ni le ton du vil-
lage, ou du moins ils les perdront aisément lorsque
le maître, vivant avec eux dès leur naissance, et y
vivant de jour en jour plus exclusivement , pré-
viendra ou effacera , par la correction de son lan-
gage, l'impression du langage des paysans. Emile
parlera un français tout aussi pur que je peux le
savoir, mais il le parlera plus distinctement, et
l'articulera beaucoup mieux que moi.
L'enfant qui veut parler ne doit écouter que les
mots qu'il peut entendre, ni dire que ceux qu'il
peut articider. Les efforts qu'il fait pour cela le
portent à redoubler la même syllabe , comme pour
s'exercer à la prononcer plus distinctement. Quand
il commence à balbutier, ne vous tourmentez pas
si fort à deviner ce qu'il dit. Prétendre être toujours
écouté est encore une sorte d'empire; et l'enfant
n'en doit exercer aucun. Qu'il vous suffise de pour-
voir très-attentivement au nécessaire ; c'est à lui de
tacher de vous faire entendre ce qui ne l'est pas.
88 EMILE.
Bien moins encore faut-il se hâter d'exiger qu'il
parle ; il saura bien parler de lui-même à mesure '
qu'il en sentira l'utilité.
On remarque, il est vrai, que ceux qui commen-
cent à parler fort tard ne parlent jamais si distinc-
tement que les autres; mais ce n'est pas parce qu'ils
ont parlé tard que l'organe reste embarrassé , c'est
au contraire parce qu'ils sont nés avec un organe
embarrassé qu'ils commencent tard à parler; car,
sans cela, pourquoi parleraient-ils plus tard que les
autres? Ont-ils moins l'occasion de parler; et les y
excite-t-on moins ? Au contraire, l'inquiétude que
donne ce retard aussitôt qu'on s'en aperçoit, fait
qu'on se tourmente beaucoup plus à les faire bal-
butier que ceux qui ont articulé de meilleure
heure; et cet empressement mal entendu peut con-
tribuer beaucoup à rendre confus leur parler, qu'a-
vec moins de précipitation ils auraient eu le temps
de perfectionner davantage.
Les enfants qu'on presse trop de parler n'ont
le temps ni d'apprendre à bien prononcer, ni de
bien concevoir ce qu'on leur fait dire : au lieu que
quand on les laisse aller d'eux-mêmes, ils s'exer-
cent d'abord aux syllabes les plus faciles à pronon-
cer; et y joignant peu à peu quelque signification
qu'on entend par leurs gestes , ils vous donnent
leurs mots avant de recevoir les vôtres ; cela fait
qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'après les avoir enten-
dus. N'étant point pressés de s'en servir, ils com-
mencent par bien observer quel sens vous leur don-
nez , et quand ils s'en sont assurés ils les adoptent.
LIVRE I. 89
Le plus grand mal de la précipitation avec la-
quelle on fait parler les enfants avant l'âge, n'est
pas que les premiers discours qu'on leur tient et
les premiers mots qu'ils disent n'aient aucun sens
pour eux , mais qu'ils aient un autre sens que le
nôtre, sans que nous sacliions nous en aperce-
voir; en sorte que paraissant nous répondre fort
exactement, ils nous parlent sans nous entendre
et sans que nous les entendions. C'est pour l'ordi-
naire à de pareilles équivoques qu'est due la sur-
prise où nous jettent quelquefois leurs propos ,
auxquels nous prétons des idées qu'ils n'y ont point
jointes. Cette inattention de notre part au véritable
sens que les mots ont pour les enfants, me paraît
être la cause de leurs premières erreurs, et ces
erreurs , même après qu'ils en sont guéris , influent
sur leur tour d'esprit pour le reste de leur vie.
J'aurai plus d'une occasion dans la suite d'éclaircir
ceci par des exemples.
Resserrez donc le plus qu'il est possible le voca-
bulaire de l'enfant. C'est un très-grand inconvé-
nient qu'il ait plus de mots que d'idées, et qu'il
sache dire plus de choses qu'il n'en peut penser.
Je crois qu'une des raisons pourquoi les paysans
ont généralement l'esprit plus juste que les gens
de la ville , est que leur dictionnaire est moi^s
étendu. Ils ont peu d'idées, mais ils les comparent
très -bien.
Les premiers développements de l'enfance se
font presque tous à la fois. L'enfant apprend à par-
ler, à manger, à marcher, à peu près dans le même
90 :ÉMILE.
temps. C'est ici proprement la première époque de
sa vie. Auparavant il n'est rien de plus que ce qu'il
était dans le sein de sa mère ; il n'a nul sentiment ,
'^ nulle idée; à peine a-t-il des sensations; il ne sent
pas même sa propre existence.
Vivit , et est vitse nescius ipse suae.
OviD. , Trist. Lib. t.
FIN DU LIVRE PREMIER,
LIVRE SECOND.
C'est ici le second terme de la vie, et celui au-
quel proprement finit l'enfance ; car les mots infans
et puer ne sont pas synonymes. Le premier est
compris dans l'autre ,.et signifie qui ne peut parler;
d'où vient que dans Valère-IVIaxime on trouve ^«e-
rum infantem* . Mais je continue à me servir de ce
mot selon l'usage de notre langue, jusqu'à Ydi^e
pour lequel elle a d'autres noms.
Quand les enfants commencent à parler ils pleu-
rent moins. Ce progrès est naturel; un langage est
substitué à l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils
souffrent livec des paroles , pourquoi le diraient-
ils avec des cris, si ce n'est quand la douleur est
trop vive pour que la parole puisse l'exprimer?
S'ils continuent alors à pleurer , c'est la faute des
gens qui sont autour d'eux. Dès qu'une fois Emile
aura dit, j'ai mal^ il faudra des douleurs bien
vives pour le forcer de pleurer.
Si l'enfant est délicat, sensible, que naturelle-
ment il se mette à crier pour rien , en rendant ses
cris inutiles et sans effet j'en taris bientôt la source.
Tant qu'il pleure je ne vais point à lui; j'y cours
sitôt qu'il s'est tu. Bientôt sa manière de m'appeler
sera de se taire , ou tout au plus de jeter im seul
crin C'est par l'effet sensible des signes que les en-
Lib. I , cap. 6.
9^ EMILE.
fants jugent de leur sens ; il n'y a point d'autre
convention pour eux : quelque mal qu'un enfant
se fasse, il est très-rare qu'il pleure quand il est
seul , à. moins qu'il n'ait l'espoir d'être entendu.
S'il tombe, s'il se fait une bosse à la tète, s'il
saigne du nez, s'il se coupe les doigts, au lieu de
m'empresser autour de lui d'un air alarmé, je res-
terai tranquille, au moins pour un peu de temps.
Le mal est fait, c'est une nécessité qu'il l'endure;
tout mon empressement ne servirait qu'à l'effrayer
davantage et auijmenter sa sensibilité. Au fond ,
c'est moins le coup que la crainte qui tourmente,
quand on s'est blessé. Je lui épargnerai du moins
cette dernière angoisse; car très-sùrement il jugera
de son mal comme il verra que j'en juge : s'il
me voit accourir avec inquiétude, le consoler, le
plaindre, il s'estimera perdu : s'il me êolt garder
mon sang froid, il reprendra bientôt le sien, et
croira le mal guéri quand il ne le sentira plus.
C'est à cet âge qu'on prend les premières leçons de
courage, et que, souffrant sans effroi de légères
douleurs, on apprend par degrés à supporter les
grandes.
Loin d'être attentif à éviter qu'Emile ne se blesse ,
je serais fort fâché qu'il ne se blessât jamais, et
qu'il grandit sans connaître la douleur. Souffrir
est la première chose qu'il doit apprendre, et celle
qu'il aura le plus grand besoin de savoir. Il semble
que les enfants ne soient petits et faibles que pour
prendre ces importantes leçons sans danger. Si
l'enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la
LIVRE II. 93
jambe; s'il se frappe avec un bâton, il ne se cas-
sera pas le bras; s'il saisit un fer tranchant, il
ne serrera guère, et ne se coupera pas bien
avant. Je ne sache pas qu'on ait jamais vu d'en-
fant en liberté se tuer, s'estropier, ni se faire un
mal considérable, à moins qu'on ne l'ait indiscrè-
tement exposé sur des lieux élevés, ou seul au-
tour du feu , ou qu'on n'ait laissé des instruments
dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins
de machines qu'on rassemble autour d'un enfant
pour l'armer de toutes pièces contre la douleur,
jusqu'à ce que, devenu grand, il reste à sa merci,
sans courage ^et sans expérience, qu'il se croie
mort à la première piqûre, et s'évanouisse en
voyant la première goutte de son sang?
Notre manie enseignante et pédantesque est tou-
jours d'apprendre aux enfants ce qu'ils appren-
draient beaucoup mieux d'eux-mêmes, et d'oublier
ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-
t-il rien de plus sot que la peine qu'on prend pour
leur apprendre à marcher , comme si l'on en avait
vu quelqu'un qui , par la négligence de sa nourrice ,
ne siit pas marcher étant grand? Combien voit-on
de gens au contraire marcher mal toute leur vie ,
parce qu'on leur a mal appris à marcher !
Emile n'aura ni bourlets, ni paniers roulants,
ni chariots, ni lisières ; ou du moins, dès qu'il com-
mencera de savoir mettre un pied devant l'autre,
on ne le soutiendra que sur les lieux pavés, et l'on
ne fera qu'y passer en hâte''. Au lieu de le laisser
" Il n'y a rien de plus ridicule et de plus mal assuré que la dé-
94 EMILE.
croupir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le
mène journellement au milieu d'un pré. Là, qu'il
coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour,
tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever.
jLe bien-être de la liberté rachète beaucoup de
blessures. Mon élève aura souvent des contusions;
en revanche, il sera toujours gai : si les vôtres en
ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours
enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit
soit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfants la plainte
moins nécessaire ; c'est celui de leurs forces. Pou-
vant plus par eux-mêmes , ils ont un besoin moins
fréquent de recourir à autrui. Avec leur force se dé-
veloppe la connaissance qui les met en état de la
diriger. C'est à ce second degré que commence pro-
prement la vie de l'individu , c'est alors qu'il prend
la conscience, de lui-même. La mémoire étend le
sentiment de l'identité sur tous les moments de
son existence; il devient véritablement un, le
même, et par conséquent déjà capable de bonheur
ou de misère. Il importe donc de commencer à le
considérer ici comme un être moral.
Quoiqu'on assigne à peu près le plus long terme
de la vie humaine et les probabilités qu'on a d'ap-
procher de ce terme à chaque âge , rien n'est plus
incertain que la durée de la vie de chaque homme
en particulier; très-peu parviennent à ce plus long
marche des gens qu'on a. trop menés par la lisière étant petits: c'est
encore ici une de ces observations triviales à force d'être justes ,
et qui sont justes en plus d'un sens.
LIVRE II. C)5
terme Les plus grands risques de la vie sont dans
son commencement; moins on ai vécu, moins on
doit espérer de vivre. Des enfants qui naissent, la
moitié, tout au plus, parvient à l'adolescence; et
il est probable que votre élève n'atteindra pas
l'âge d'homme.
Que faut-il donc penser de cette éducation bar-
bare qui sacrifie le présent à un avenir incertain,
qui charge un enfant de chaînes de toute espèce,
et commence par le rendre misérable pour lui pré-
parer au loin je ne sais quel prétendu bonheur
dont il est à croire qu'il ne jouira jamais? Quand
je supposerais cette éducation raisonnable dans son
objet, comment voir, sans indignation, de pauvres
infortunés soumis à un joug insupportable et con-
damnés à des travaux continuels comme des galé-
riens, sans être assuré que tant de soins leur seront
jamais utiles! L'âge de la gaieté se passe au milieu
des pleurs, des châtiments, des menaces, de l'escla-
vage. On tourmente le malheureux pour son bien;
et l'on ne voit pas la mort qu'on appelle, et qui
va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait
combien d'enfants périssent victimes de l'extrava-
gante sagesse d'un père ou d'un maître? Heureux
d'échapper à sa cruauté, le seul avantage qu'ils
tirent des maux qu'il leur a fait souffrir, est de
mourir sans regretter la vie, dont ils n'ont connu
que les tourments. •
Hommes , soyez humains , c'est votre premier
devoir : soyez-le pour tous les états, pour tous les
âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme.
(jG lÎMILE.
Quelle sagesse y a-t-il pour vous liors de l'humanité ?
Aimez l'enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs,
son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté
quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les
lèvres, et où l'ame est toujours en paix? Pourquoi
voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance
d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien
si précieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi
voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces
premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas
plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous?
Pères , savez-vous le moment où la mort attend vos .
enfants? Ne vous préparez pas des regrets en leur
étant le peu d'instants que la nature leur donne :
aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites
qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque hevire que
Dieu les appelle , ils ne meurent point sans avoir
goûté la vie.
Que de voix vont s'élever contre moi! J'entends
de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui
nous jette incessamment hors de nous, qui compte
toujours le présent pour rien, et poursuivant sans
relâche un avenir qui fuit à mesure qu'on avance ,
à force de nous transporter où nous ne sommes
pas, nous transporte où nous ne serons jamais.
C'est, me répondez-vous, le temps de corriger
les mauvaises inclinations de l'homme; c'est dans
l'âge de l'enfance, où les peines sont le moins sen-
sibles, qu'il faut les multiplier pour les épargner
dans l'âge de raison. Mais qui vous dit que tout
cet arrangement est à votre disposition, et que
LIVRE II. gy
toutes ces belles instructions dont vous accablez le
faible esprit d'un enfant ne lui seront pas un jour
plus pernicieuses qu'utiles? Qui vous assure que
vous épargnez quelque chose par les chagrins que
vous lui prodiguez? Pourquoi lui donnez-vous plus
de maux que son état n'en comporte , sans être sur
que ces maux présents sont à la décharge de l'ave-
nir? et comment me prouverez-vous que ces mau-
vais penchants dont vous prétendez le guérir ne lui
viennent pas de vos soins mal entendus bien plus
que de la nature ? Malheureuse prévoyance, qui rend
un être actuellement misérable, sur l'espoir bieil
ou mal fondé de le rendre heureux un jour! Que
si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence
avec la liberté , et l'enfant qu'on rend heureux avec
l'enfant qu'on gâte, apprenons-leur à les distinguer.
Pour ne point courir après des chimères, n'ou-
blions pas ce qui convient à notre condition. L'hu-
manité a sa place dans l'ordre des choses; l'enfance
a la sienne dans l'ordre de la vie humaine : il faut/
considérer l'homme dans l'homme , et l'enfant dans
l'enfant. Assigner à chacun sa place et l'y fixer, or-
donner les passions humaines selon la constitution
de l'homme, est tout ce que nous pouvons faire
pour son bieii-étre. Le reste dépend de causes étran-
gères qui ne sont point en notre pouvoir. l
Nous ne savons ce que c'est que bonheur ou
malheur absolu. Tout est mêlé dans cette vie ; on / ^
n'y goûte aucun sentiment pur, on n'y reste pas
deux moments dans le même état. Les affections
de nos âmes, ainsi que les modifications de nos
R. TU. '7
<•
C)8 lÎMILE.
corps, sont dans un flux continuel. Le bien et le
mal nous sont communs à tous, mais en différentes
mesures. Le plus heureux est celui qui souffre le
moins de peines ; le plus misérable est celui qui
sent le moins de plaisirs. Toujours plus de souf-
frances que de jouissances : voilà la différence com-
mune à tous. La félicité de Tliomme ici -bas n'est
donc qu'un état négatif ; on doit la mesurer par la
moindre quantité des maux qu'il souffre.
Tout sentiment de peine est inséparable du désir
de s'en délivrer; toute idée de plaisir est insépa-
rable du désir d'en jouir : tout désir suppose pri-
vation, et toutes les privations qu'on sent sont
pénibles ; c'est donc dans la disproportion de nos
désirs et de nos facultés que consiste notre misère.
Un être sensible dont les facultés égaleraient les
désirs serait un être absolument heureux.
En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la
route du vrai bonheur? Ce n'est pas précisément à
diminuer nos désirs; car, s'ils étaient au-dessous
de notre puissance , une partie de nos facultés res-
terait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre
être : ce n'est pas non plus à étendre nos facultés ;
car si nos désirs s'étendaient à la fois en plus grand
rapport, nous n'en deviendrions que plus misé-
ral3les : mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur
les facultés , et à mettre en égalité parfaite la puis-
sance et la volonté. C'est alors seulement que toutes
les forces étant en action , l'ame cependant restera
paisible, et que l'homme se trouvera bien ordonné.
C'est ainsi que la nature , qui fait tout pour le
LIVRE II. ç^g
mieux, l'a d'abord institué. Elle ne lui donne im-
médiatement que les désirs nécessaires à sa con-
servation , et les facultés suffisantes pour les satis-
faire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve
au fond de son ame pour s'y développer au besoin.
Ce n'est que dans cet état primitif que l'équilibre
du pouvoir et du désir se rencontre, et que l'homme
n'est pas malheureux. Sitôt que ses facultés vir-
tuelles se mettent en action , l'imagination , la plus
active de toutes , s'éveille et les devance. C'est l'ima-
gination qui étend pour nous la mesure des pos-
sibles , soit en bien , soit en mal , et qui , par con-
séquent, excite et nourrit les désirs par l'espoir de
les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord
sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le pour-
suivre ; quand on croit l'atteindre il se transforme
et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus
le pays déjà parcouru , nous le comptons pour
rien ; celui qui reste à parcourir s'agrandit , s'é-
tend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise sans arriver au
terme ; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus
le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire , plus l'homme est resté près de sa
condition naturelle, plus la différence de ses fa-
cultés à ses désirs est petite , et moins , par consé-
quent, il est éloigné d'être heureux. Il n'est jamais
moins misérable que quand il paraît dépourvu de
tout ; car la misère ne consiste pas dans la priva-
tion des choses, mais dans le besoin qui s'en fait
sentir.
Le monde réel a ses bornes, le monde imagi-
7-
tJnWwsïîSr
BIBLIOTHECA
Ottavieos'
lOO EMILE.
naire est infini : ne pouvant élargir l'un , rétrécis-
sons l'autre; car c'est de leur seule différence que
naissent toutes les peines qui nous rendent vrai-
ment malheureux. Otez la force, la santé, le bon
témoignage de soi , tous les biens de cette vie sont
dans l'opinion ; ôtez les douleurs du corps et les
remords de la conscience , tous nos maux sont ima-
ginaires. Ce principe est commun, dira-t-on; j'en
conviens : mais l'application pratique n'en est pas
commune ; et c'est uniquement de la pratique qu'il
s'agit ici.
Quand on dit que l'homme est faible , que veut-
on dire? Ce mot de faiblesse indique un rapport,
un rapport de l'être auquel on l'applique. Celui
dont la force passe les besoins, fùt-il un insecte,
un ver , est un être fort : celui dont les besoins
passent la force, fùt-il un éléphant, un lion; fùt-il
un conquérant, un héros; fùt-il un dieu, c'est un
être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature
était plus faible que l'heureux mortel qui vit en
paix selon la sienne. L'homme est très-fort quand
il se contente d'être ce qu'il est; il est très-faible
quand il veut s'élever au - dessus de l'humanité.
N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos
facultés vous étendez vos forces; vous les dimi-
nuez, au contraire, si votre orgueil s'étend plus
qu'elles. Mesurons le rayon de notre sphère, et
restons au centre comme l'insecte au milieu de sa
toile : nous nous suffirons toujours à nous-mêmes,
et nous n'aurons point à nous plaindre de notre
faiblesse ; car nous ne la sentirons jamais.
'- '0LS!3
^
1
i
LIVRE II. lOI
Tous les animaux ont exactement les facultés né-
cessaires pour se conserver. Ij'homme seul en a de
superflues. N'est-il pas bien étrange que ce superflu
soit l'instrument de sa misère? Dans tout pays les
bras d'un homme valent plus que sa subsistance.
S'il était assez sage pour compter ce surplus pour
rien, il aurait toujours le nécessaire, parce qu'il
n'aurait jamais rien de trop. Les grands besoins ,
disait Favorin , naissent des grands biens ; et sou-
vent le meilleur moyen de se donner les choses
dont on manque est de s'ôter celles qu'on a*. C'est
à force de nous travailler pour augmenter notre
bonheur que nous le changeons en misère. Tout
homme qui ne voudrait que vivre vivrait heureux ;
par conséquent il vivrait bon ; car où serait pour
lui l'avantage d'être méchant?
Si nous étions immortels , nous serions des êtres
très-misérables. Il est dur de mourir, sans doute ;
mais il est doux d'espérer qu'on ne vivra pas tou-
jours, et qu'une meilleure vie finira les peines de
celle-ci. Si l'on nous offrait l'immortalité sur la
terre, qui est-ce* qui voudrait accepter ce triste
présent? Quelle ressource, quel espoir, quelle con-
solation nous resterait-il contre les rigueurs du sort
et contre les injustices des hommes? L'ignorant,
qui ne prévoit rien , sent peu le prix de la vie , et
craint peu de la perdre ; l'homme éclairé voit des
biens d'un plus grand prix , qu'il préfère à celui-là.
" Noct. atlic. , Lib. ix, cap. 8.
* On conçoit que je parle ici des hommes qui réflécliissent , et
non pas de tous les hommes.
lO^ :ÉM1LE.
Il n'y a que le demi-savoir et la fausse sagesse qui,
prolongeant nos vues jusqu'à la mort, et pas au-
delà , en font pour nous le pire des maux. La né-
cessité de mourir n'est à l'homme sage qu'une rai-
son pour supporter les peines de la vie. Si l'on
n'était pas sur de la perdre une fois , elle coûterait
trop à conserver.
Nos maux moraux sont tous dans l'opinion , hors
un seul , qui est le crime ; et celui - là dépend de
nous : nos maux physiques se détruisent ou nous
détruisent. Le temps ou la mort sont nos remèdes :
mais nous souffrons d'autant plus que nous savons
moins souffrir; et nous nous donnons plus de tour-
ment pour guérir nos maladies que nous n'en au-
rions à les supporter. Vis selon la nature , sois pa-
tient, et chasse les médecins, tu n'éviteras pas la
mort, mais tu ne la sentiras qu'une fois, tandis
qu'ils la portent chaque jour dans ton imagination
troublée, et que leur art mensonger, au lieu de
prolonger tes jours, t'en ôte la jouissance. Je de-
manderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux
hommes. Quelques-uns de ceux qu'il guérit mour-
raient, il est vrai ; mais des millions qu'il tue reste-
raient en vie. Homme sensé , ne mets point à cette
loterie où trop de chances sont contre toi. Souffre ,
meurs , ou guéris ; mais surtout vis jusqu'à ta der-
nière heure.
Tout n'est que folie et contradiction dans les
^ institutions humaines. Nous nous inquiétons plus
de notre vie à mesure quelle perd de son prix. Les
vieillards la regrettent plus que les jeunes gens;
LIVRE II. lo3
ils ne veulent pas perdre les apprêts qu'ils ont faits
pour en jouir; à soixante ans, il est bien cruel de
mourir avant d'avoir commencé de vivre. On croit
que l'homme a un vif amour pour sa conservation ,
et cela est vrai ; mais on ne voit pas que cet amour ,
tel que nous le sentons , est en grande partie l'ou-
vrage des hommes. Naturellement l'homme ne s'in-
quiète pour se conserver qu'autant que les moyens
en sont en son pouvoir ; sitôt que ces moyens lui
échappent , il se tranquillise et meurt sans se tour-
menter inutilement. La première loi de la résigna-
tion nous vient de la nature. Les sauvages, ainsi
que les bétes , se débattent fort peu contre la mort ,
et l'endurent presque sans se plaindre. Cette loi
détruite , il s'en forme une autre qui vient de la
raison ; mais peu savent l'en tirer, et cette résigna-
tion factice n'est jamais aussi pleine et entière que
la première.
La prévoyance! La prévoyance qui nous porte
sans cesse au-delà de nous , et souvent nous place
où nous n'arriverons point, voilà la véritable source
de toutes nos misères. Quelle manie à un être aussi
passager que l'homme de regarder toujours au loin
dans un avenir qui vient si rarement , et de négliger
le présent dont il est sûr! manie d'autant plus fu-
neste qu'elle augmente incessamment avec l'âge, et
que les vieillards, toujours défiants, prévoyants,
avares , aiment mieux se refuser aujourd'hui le né-
cessaire que de manquer du superflu dans cent ans.
Ainsi nous tenons à tout , nous nous accrochons à
tout ; les temps , les lieux , les hommes , les choses,
I04 ^MILE.
tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun
de nous : notre individu n'est plus que la moindre
partie de nous-mêmes. Chacun s'étend, pour ainsi
dire, sur la terre entière, et devient sensible sur
toute cette grande surface. Est-il étonnant que nos
maux se multiplient dans tous les points par où
l'on peut nous blesser ? Que de princes se désolent
pour la perte d'un pays qu'ils n'ont jamais vu! Que
de marchands il suffît de toucher aux Indes , pour
les faire crier à Paris*!
Est-ce la nature qui porte ainsi les homme si loin
d'eux-mêmes ? Est-ce elle qui veut que chacun ap-
prenne son destin des autres, et quelquefois l'ap-
prenne le dernier; en sorte que tel est mort heu-
reux ou misérable, sans en avoir jamais rien su? Je
vois un homme frais , gai , vigoureux , bien portant;
sa présence inspire la joie, ses yeux annoncent le
contentement, le bien-être; il porte avec lui l'image
du bonheur. Vient une lettre de la poste ; l'homme
heureux la regarde, elle est à son adresse, il l'ou-
vre, il la lit. A l'instant son air change; il pâlit, il
tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il
s'agite, il gémit, il s'arrache les cheveux, il fait
retentir l'air de ses cris, il semble attaqué d'af-
freuses convulsions. Insensé ! quel mal t'a donc fait
" Un soin extresme prend l'homme d'allonger son estre , il y a
pouryeu par toutes ses pièces nous entraisnons tout avec nous ;
nul ne j^ense assez n'estie qu'un Plus nous amplifions nostre
possession , d'autant plus nous engageons-nous aux coups de la
fortune. La carrière de nos désirs doit estre circonscrite et restreinte
à un court limite des couiniodités les plus proches. Les actions qui
se conduisent sans cette reflexion , ce sont actions erronées et ma-
ladisves. Momtaigne , Liv. m , chap. i o.
LIVRE II. lo5
ce papier? quel membre t'a-t-il oté ! quel crime t'a-
t-il fait commettre ; enfin qu'a-t-il changé dans toi-
même pour te mettre dans l'état où je te vois.
Que la lettre se fût égarée, qu'une main chari-
table l'eût jetée au feu , le sort de ce mortel , heu-
reux et malheureux à la fois , eût été , ce me semble,
un étrange problème. Son malheur, direz-vous,
était réel. Fort bien, mais il ne le sentait pas. Où
était-il donc? Son bonheur était imaginaire. J'en-
tends ; la santé , la gaieté , le bien-être , le conten-
tement d'esprit, ne sont plus que des visions. Nous
n'existons plus où nous sommes, nous n'existons
qu'où nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir
une si grande peur de la mort, pourvu que ce en
quoi nous vivons reste * ?
O homme! resserre ton existence au-dedans de
toi , et tu ne seras plus misérable. Reste à la place
que la nature t'assigne dans la chaîne des êtres,
rien ne t'en pourra faire sortir; ne regimbe point
contre la dure loi de la nécessité, et n'épuise pas,
à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t'a
point données pour étendre ou prolonger ton exis-
tence, mais seulement pour la conserver comme il
« Major pars mortaliurn de naturse malignitate conqueritur quod
« in exiguum œvi gignimur.... non exiguum teniporis habemus , sed
" multum perdimus. Satis longa vita est , si tota benè collocaretur....
« Prsecipitat quisque vitam suani, et futuri desiderio laborat prse-
« sentium tsedio. » Senec. , de Brev. vit. , cap. i et 7.
« Nos affections s'emportent au-delà de nous.... nous ne sommes
iamais chez nous , nous sommes touiours au-delà : la crainte , le
désir, l'espérance, nous eslancent vers l'advenir et nous desrobbent
le sejitiment et la considération de ce qui est , pour nous amuser à ce
qui sera, voire quand nous ne serons plus. » MoiNTAiGNE, Liv- i, ch. 3.
Io6 JÉMILE.
lui plaît et autant qu'il lui plaît. Ta liberté, ton
pouvoir , ne s'étendent qu'aussi loin que tes forces
naturelles , et pas au-delà ; tout le reste n'e^ qu'es-
clavage, illusion, prestige. La domination même
est servile , quand elle tient à l'opinion ; car tu dé-
pends des préjugés de ceux que tu gouvernes par
les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît ,
il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n'ont
qu'à changer de manière de penser , il faudra bien
par force que tu changes de manière d'agir. Ceux
qui t'approchent n'ont qu'à savoir gouverner les
opinions du peuple que tu crois gouverner, ou
des favoris qui te gouvernent, ou celles de ta fa-
mille, ou les tiennes propres : ces visirs, ces courti-
sans, ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces cail-
lettes, et jusqu'à des enfants, quand tu serais un
Thémistocle en génie '', vont te mener comme un
enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as
beau faire; jamais ton autorité réelle n'ira plus loin
que tes facultés réelles. Sitôt qu'il faut voir par les
yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés.
Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit.
Mais toi, qu'es-tu? le sujet de tes ministres. Et tes
ministres à leur tour, que sont-ils? les sujets de leurs
commis , de leurs maîtresses , les valets de leurs va-
"^ Ce petit garçon que vous voyez là , disait Thémistocle à ses
amis , est l'aibitre de la Grèce ; car il gouverne sa mère , sa mère
me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent
les Grecs *. Oh ! quels petits conducteuis on trouverait souvent aux
plus grands empires , si du prince on descendait par degrés jusqu'à
la première main qui donne le hranle en secret !
* Pluïarque , Dicts notables des Rois et Capitaines , § 4o-
LIVRE II. 107
lets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez l'ar-
gent à pleines mains ; dressez des batteries de ca-
non; élevez des gibets, des roues; donnez des lois,
des édits ; multipliez les espions , les soldats , les
bourreaux , les prisons , les chaînes : pauvres petits
hommes , de quoi vous sert tout cela ? vous n'en
serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins
trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours,
ISous voulons; et vous ferez toujours ce que vou-
dront les autres.
Le seul qui fait sa volonté est celui qui n'a pas
besoin , pour la faire , de mettre les ' bras d'un
autre au bout des siens : d'où il suit que le pre-
mier de tous les biens n'est pas l'autorité, mais
la liberté. L'homme vraiment libre ne veut que |
ce qu'il peut, et fait ce qu'il lui plaît. Voilà ma
maxime fondamentale. Il ne s'agit que de l'appli-
quer à l'enfance , et toutes les règles de l'éducation
vont en découler.
La société a fait l'homme plus faible, non-seu-
lement en lui ôtant le droit qu'il avait sur ses
propres forces, mais surtout en les lui rendant in-
suffisantes. Voilà pourquoi ses désirs se multiplient
avec sa faiblesse , et voilà ce qui fait celle de l'en-
fance comparée à l'âge d'homme. Si l'homme est
un être fort , et si l'enfant est un être faible , ce n'est
pas parce que le premier a plus de force absolue
que le second; mais c'est parce que le premier
peut naturellement se suffire à lui-même et que
l'autre ne le peut. L'homme doit donc avoir plus
fie volontés , et l'enfant plus de fantaisies ; mot par
Io8 JÉMILE.
lequel j'entends tous lés désirs qui ne sont pas de
vrais besoins , et qu'on ne peut contenter qu'avec
le secours d'autrui.
J'ai dit la raison de cet état de faiblesse. La na-
ture y pourvoit par l'attachement des pères et des
mères : mais cet attachement peut avoir son excès ,
son défaut, ses abus. Des parents qui vivent dans
l'état civil y transportent leur enfant avant l'âge.
En lui donnant plus de besoins qu'il n'en a , ils ne
soulagent pas sa faiblesse, ils l'augmentent. Ils
l'augmentent encore en exigeant de lui ce que la
nature n'exigeait pas , en soumettant à leurs vo-
lontés le peu de force qu'il a pour servir les siennes,
en changeant de part ou d'autre en esclavage la
dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et
où les tient leur attachement.
L'homme sage sait rester à sa place ; mais l'en-
fant , qui ne connaît pas la sienne , ne saurait s'y
maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en
sortir ; c'est à ceux qui le gouvernent à l'y retenir ,
et cette tâche n'est pas facile. Il ne doit être ni
béte ni homme , mais enfant ; il faut qu'il sente sa
faiblesse et non qu'il en souffre; il faut qu'il dé-
pende et non qu'il obéisse ; il faut qu'il demande
et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres
qu'à cause de ses besoins, et parce qu'ils voient
mieux que lui ce qui lui est utile , ce qui peut con-;
tribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a droit,
pas même le père , de commander à l'enfant ce qui
ne lui est bon à rien.
Avant que les préjugés et les institutions hu-
LIVRÉ II. 109
maines aient altéré nos penchants naturels, le
bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste
dans l'usase de leur liberté; mais cette liberté dans
les premiers est bornée par leur faiblesse. Qui-
conque fait ce qu'il veut est heureux, s'il se suffit
à lui-même; c'est le cas de l'homme vivant dans
l'état de nature. Quiconque fait ce qu'il veut .n'est
pas heureux , si ses besoins passent ses forces ; c'est
le cas de l'enfant dans le même état. Les enfants
ne jouissent même dans l'état de nature que d'une
liberté imparfaite, semblable à celle dont jouissent
les hommes dans l'état civil. Chacun de nous, ne
pouvant plus se passer des autres , redevient à cet
égard faible et misérable. Nous étions faits pour
être hommes ; les lois et la société nous ont replon-
gés dans l'enfance. Les riches , les grands , les rois ,
sont tous des enfants qui, voyant qu'on s'empresse
à soulager leur misère, tirent de cela même une
vanité puérile, et sont tout fiers des soins qu'on
ne Idir rendrait pas s'ils étaient hommes faits.
Ces considérations sont importantes, et servent
à résoudre toutes les contradictions du système
social. Il y a deux sortes de dépendances : celle des
choses , qui est de la natiu^e ; celle des hommes ,
qui est de la société. La dépendance des choses^
n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté,
et n'engendre point de vices : la dépendance des
hommes étant désordonnée" les engendre tous,
"■ Dans mes Principes du Droit politique , il est démontré que nulle
Tolonté particulière ne peut être ordonnée dans le système social .
* Voyez, le chapitre 3 du Livre n , et le chapitre premier du Livre iv.
IIO ilMILE.
et c'est par elle que le maître et l'esclave se dé-
pravent mutuellement. S'il y a quelque moyen de
remédier à ce mal dans la société, c'est de substi-
tuer la loi à l'homme, et d'armer les volontés gé-
nérales d'une force réelle , supérieure à l'action de
toute volonté particulière. Si les lois des nations
pouvaient avoir, comme celles de la nature, une
inflexibilité que jamais aucune force humaine ne
pût vaincre , la dépendance des hommes redevien-
drait alors celle des choses; on réunirait dans la
république tous les avantages de l'état naturel à
ceux de l'état civil; on joindrait à la liberté qui
maintient l'homme exempt de vices , la moralité
qui rélève à la vertu.
Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des
. choses, vous aurez suivi l'ordre de la nature dans
le progrès de son éducation. N'offrez jamais à ses
volontés indiscrètes que des obstacles physiques
ou des punitions qui naissent des actions mêmes ,
et qu il se rappelle dans l'occasion : sans lui dé-
fendre de malfaire, il suffit de l'en empêcher. L'ex-
périence ou l'impuissance doivent seules lui tenir
lieu de loi. N'accordez rien à ses désirs parce
qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin.
Qu'il ne sache ce que c'est qu'obéissance quand il
agit , ni ce que c'est qu'empire quand on agit povu'
lui. Qu'il sente également sa liberté dans ses actions
et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui man-
que, autant précisément qu'il en a besoin pour être
libre et non pas impérieux; qu'en recevant vos
services avec une sorte d'humiliation , il aspire au
LIVRE II. III
moment où il pourra s'en passer , et où il aura
l'honneur de se servir lui-même.
La nature a, pour fortifier le corps et le faire
croître, des moyens qu'on ne doit jamais contra-
rier. Il ne faut point contraindre un enfant de rester
quand il veut aller , ni d'aller quand il veut rester
en place. Quand la volonté des enfants n'est point
gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inuti-
lement. Il faut qu'ils sautent, qu'ils courent, qu'ils
crient quand ils en ont envie. Tous leurs mouve-
ments sont des besoins de leur constitution qui
cherche à se fortifier, mais on doit se défier de ce
qu'ils désirent sans le pouvoir faire eux-mêmes, et
que d'autres sont obligés de faire pour eux. Alors
il faut distinguer avec soin le vrai besoin , le besoin
naturel, du besoin de fantaisie qui commence à
naître, ou de celui qui rie vient que de la surabon-
dance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfant
pleure pour avoir ceci ou cela. J'ajouterai seulement
que dès qu'il peut demander en parlant ce qu'il dé-
sire , et que pour l'obtenir plus vite ou pour vaincre
un refus , il appuie de pleurs sa demande , elle lui
doit être irrévocablement refusée. Si le besoin l'a
fait parler , vous devez le savoir et faire aussitôt ce
qu'il demande ; mais céder quelque chose à ses
larmes, c'est l'exciter à en verser, c'est lui ap-
prendre à douter de votre bonne volonté, et à
croire que l'importunité peut plus sur vous que la
bienveillance. S'il ne vous croit pas bon, bientôt il
sera méchant; s'il vous croit faible, il sera bientôt
112 EMILE.
opiniâtre : il importe d'accorder toujours au pre-
mier signe ce qu'on ne veut pas refuser. Ne soyez
point prodigue en refus, mais ne les révoquez
jamais.
Gardez-vous surtout de donner à l'enfant de
vaines formules de politesse, qui lui servent au
besoin de paroles magiques pour soumettre à ses
volontés tout ce qui l'entoure, et obtenir à l'instant
ce qu'il lui plaît. Dans l'éducation façonnière des
riclies on ne manque jamais de les rendre poliment
impérieux , en leur prescrivant les termes dont ils
doivent se servir pour que personne n'ose leur ré-
sister : leurs enfants n'ont ni ton ni tours sup-
pliants; ils sont aussi arrogants , même plus, quand
ils prient, que quand ils commandent, comme
étant bien plus sûrs d'être obéis On voit d'abord
que s' il vous plaît signifie dans leur bouche il jjie
plait ^ et a^Q je vous prie siopiÇie je vous ordonne.
Admirable politesse, qui n'aboutit pour eux qu'à
changer le sens des mots , et à ne pouvoir jamais
parler autrement qu'avec empire î Quant à moi ,
qui crains moins qu'Emile ne soit grossier qu'ar-
rogant, j'aime beaucoup mieux qu'il dise en priant,
faites cela, qu'en commandant, ye vous prie. Ce
n'est pas le terme dont il se sert qui m'importe,
mais bien l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur et un excès d'indul-
gence , tous deux également à éviter. Si vous lais-
sez pâtir les enfants, vous exposez leur santé, leifr
vie; vous les rendez actuellement misérables; si
vous leur épargnez avec trop de soin toute espèce
LIVRE II. I l3
de mal-être, vous letir préparez de grandes mi-
sères, vous les rendez délicats, sensibles; vous les
sortez de leur état d'hommes, dans lequel ils ren-
treront un jour malgré vous. Pour ne les pas ex-
poser à quelques maux de la nature, vous êtes
l'artisan de ceux qu'elle ne leur a pas donnés. Vous
me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais
pères auxquels je reprochais de sacrifier le bon-
heur des enfants à la considération d'un temps
éloigné qui peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je donne à mon
élève le dédommage amplement des légères incom-
modités auxquelles je le laisse exposé. Je vois de
petits polissons jouer sur la neige, violets, transis,
et pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient
qu'à eux de s'aller chauffer, ils n'en font rien; si
on les y forçait, ils sentiraient cent fois plus les ri-
gueurs de la contrainte, qu'ils ne sentent celles du
froid. De quoi donc vous plaignez-vous? Rendrai-je
votre enfant misérable en ne l'exposant qu'aux in-
commodités qu'il veut bien souffrir ? Je fais son bien
dans le moment présent en le laissant libre; je fais j
son bien dans l'avenir en l'armant contre les maux
qu'il doit supporter. S'il avait le choix d'être mon
élève ou le vôtre, pensez-vous qu'il balançât un
instant?
Concevez -vous quelque vrai bonheur possible
pour aucun être hors de sa constitution ? et n'est-ce
pas sortir l'homme de sa constitution que de vou-
loir l'exempter également de tous les maux de son
espèce? Oui, je le soutiens; pour sentir les grands
R. III. 8
Il4 :ÉMILE.
biens, il faut qu'il connaisse les petits maux; telle
est sa nature. Si le physique va trop bien , le mo-
ral se corrompt. L'homme qui ne connaîtrait pas
la douleur ne connaîtrait ni l'attendrissement de
l'humanité , ni la douceur de la commisération ; son
cœur ne serait ému de rien , il ne serait pas sociable ,
il serait un monstre parmi ses semblables.
Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre
votre enfant misérable? c'est de l'accoutumer à tout
obtenir; car ses désirs croissant incessamment par
la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance
vous forcera malgré vous d'en venir au refus ; et ce
refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment
que la privation même de ce qu'il désire. D'abord
il voudra la canne que vous tenez; bientôt il vou-
dra votre montre ; ensuite il voudra l'oiseau qui
vole; il voudra l'étoile qu'il voit briller; il voudra
tout ce qu'il verra: à moins d'être Dieu, comment
le contenterez-vous?
C'est une disposition naturelle à l'homme de re-
garder comme sien tout ce qui est en son pouvoir.
En ce sens le principe de Hobbes est vrai jus-
qu'à certain point : multipliez avec nos désirs les
moyens de les satisfaire, chacun se fera le maître
de tout. L'enfant donc qui n'a qu'à vouloir pour
obtenir se croit le propriétaire de l'univers; il re-
garde tous les hommes comme ses esclaves : et
quand enfin l'on est forcé de lui refuser quelque
chose , lui , croyant tout possible quand il com-
mande , prend ce refus pour un acte de rébellion ;
toutes les raisons qu'on lui donne dans un âge in-
LIVRE II, 113
capable de raisonnement ne sont à son gré que des
prétextes; il voit partout de la mauvaise volonté:
le sentiment d'une injustice prétendue aigrissant
son naturel, il prend tout le monde en haine, et,
sans jamais savoir gré de la complaisance, il s'in-
digne de toute opposition.
Comment concevrais-je qu'un enfant ainsi do-
miné par la colère et dévoré des passions les plus
irascibles , puisse jamais être heureux ? Heureux , , / 1^
lui! c'est un despote; c'est à la fois le plus vil des
esclaves et la plus misérable des créatures. J'ai vu
des enfants élevés de cette manière, qui voulaient
qu'on renversât la maison d'un coup d'épaule, qu'on
leur donnât le coq qu'ils voyaient sur un clocher ,
qu'on arrêtât un régiment en marche pour en-
tendre les tambours plus long-temps, et qui per-
çaient l'air de leurs cris, sans vouloir écouter per-
sonne, aussitôt qu'on tardait à leur obéir. Tout
s'empressait vainement à leur complaire; leurs dé-
sirs s'irritant par la facilité d'obtenir, ils s'obsti-
naient aux choses impossibles, et ne trouvaient par-
tout que contradictions, qu'obstacles, que peines,
que douleurs. Toujours grondants, toujom^s mu-
tins, toujours furieux , ils passaient les jours à crier ,
à se plaindre. Étaient-ce là des êtres bien fortunés ?
La faiblesse et la domination réunies n'engendrent
que folie et misère. De deux enfants gâtés, l'un bat
la table, et l'autre fait fouetter la mer : ils auront
bien à fouetter et à battre avant de vivre contents.
Si ces idées d'empire et de tyrannie les rendent
misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils
1 l6 EMILE.
grandiront, et que leurs relations avec les autres
hommes commenceront à s'étendre et se multiplier?
Accoutumés à voir tout fléchir devant eux , quelle
surprise, en entrant dans le monde, de sentir que
tout leur résiste, et de se trouver écrasés du poids
de cet univers qu'ils pensaient mouvoir à leur gré !
Leurs airs insolents , leur puérile vanité , ne
leur attirent que mortification, dédains, railleries ;
ils boivent les affronts comme l'eau: de cruelles
épreuves leur apprennent bientôt qu'ils ne con-
naissent ni leur état ni leurs forces; ne pouvant
tout, ils croient ne rien pouvoir. Tant d'obstacles
inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les avi-
lissent: ils deviennent lâches, craintifs, rampants,
et retombent autant au-dessous d'eux-mêmes qu'ils
s'étaient élevés au-dessus.
Revenons à la règle primitive. La nature a fait
les enfants pour être aimés et secourus; mais les
a-t-elle faits pour être obéis et craints? Leur a-t-elle
donné un air imposant, un œil sévère, une voix
rude et menaçante pour se faire redouter? Je com-
prends que le rugissement d'un lion épouvante les
animaux , et qu'ils tremblent en voyant sa terrible
hure; mais si jamais on vit un spectacle indécent,
odieux, risible, c'est un corps de magistrats, le
chef à la tête, en habit de cérémonie, prosternés
devant un enfant au maillot, qu'ils haranguent en
termes pompeux, et qui crie et bave pour toute
réponse.
A considérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au
monde un être plus faible, plus misérable, plus à
LIVRE II. I ly
la merci de tout ce qui l'environne , qui ait si \
grand besoin de pitié, de soins, de protection,
qu'un enfant ? Ne semble- t-il pas qu'il ne montre
une figure si douce et un air si touchant , qu'afin
que tout ce qui l'approche s'intéresse à sa faiblesse
et s'empresse à le secourir? Qu'y-a-t-il donc de
plus choquant, de plus contraire à l'ordre, que de
voir un enfant impérieux et mutin commander à
tout ce qui l'entoure, et prendre impudemment le
ton de maître avec ceux qui n'ont qu'à l'aban-
donner pour le faire périr?
D'autre part, qui ne voit que la faiblesse du pre-
mier âge enchaîne les enfants de tant de manières ,
qu'il est barbare d'ajouter à cet assujettissement
celui de nos caprices , en leur ôtant une liberté si
bornée, de laquelle ils peuvent si peu abuser, et
dont il est si peu utile à eux et à nous qu'on les
prive ? S'il n'y a point d'objet si digne de risée qu'un
enfant hautain, il n'y a point d'objet si digne de
pitié qu'un enfant craintif. Puisque avec l'âge de
raison commence la servitude civile, pourquoi la
prévenir par la servitude privée? Souffrons qu'un
moment de la vie soit exempt de ce joug que la
nature ne nous a pas imposé, et laissons à l'enfance
l'exercice de la liberté naturelle, qui l'éloigné au
moins pour un temps des vices que l'on contracte
dans l'esclavage. Que ces instituteurs sévères, que
ces pères asservis à leurs enfants viennent donc les
uns et les autres avec leurs frivoles objections, et
qu'avant de vanter leurs méthodes ils apprennent
une fois celle de la nature.
Il8 EMILE.
Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre
enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande,
mais parce qu'il en a besoin", ni rien faire par obéis-
sance , mais seulement par nécessité : ainsi les mots
d'obéir et de commander seront proscrits de son
dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'o-
bligation; mais ceux de force, de nécessité, d'im-
puissance et de contrainte, y doivent tenir une
grande place. Avant l'âge de raison l'on ne saurait
avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations
sociales; il faut donc éviter, autant qu'il se peut,
d'employer des mots qui les expriment, de peur
que l'enfant n'attache d'abord à ces mots de fausses
idées qu'on ne saura point ou qu'on ne pourra plus
détruire, La première fausse idée qui entre dans sa
tête est en lui le germe de l'erreur et du vice; c'est
à ce premier pas qu'il faut surtout faire attention.
Faites que, tant qu'il n'est frappé que des choses
sensibles , toutes ses idées s'arrêtent aux sensations;
faites que de toutes parts il n'aperçoive autour
de lui que le monde physique : sans quoi soyez
sûr qu'il ne vous écoutera point du tout, ou qu'il
se fera du monde moral, dont vous lui parlez,
des notions fantastiques que vous n'effacerez de
la vie.
" On doit sentir que comme la peine est souvent une nécessité,
le plaisir est quelquefois un besoin. Il n'y a donc qu'un seul désir
des enfants auquel on ne doive jamais complaire ; c'est celui de se
faire obéir. D'où il suit que, dans tout ce qu'ils demandent, c'est
surtout au motif qui les porte à le demander qu'il faut faire atten-
tion. Accordez-leur , tant qu'il est possible , tout ce qui peut leur
faire un j)laisir réel; refusez-leur toujours ce qu'ils ne demandent
que par fantaisie ou pour faire un acte d'autorité.
LIVRE H. 1 19
Raisonner avec les enfants était la grande ma-
xime de Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui :
son succès ne me paraît pourtant pas fort propre
à la mettre en crédit; et pour moi je ne vois rien
de plus sot que ces enfants avec qui l'on a tant rai-
sonné. De toutes les facultés de l'homme, la raison,
qui n'est, pour ainsi dire , qu'un composé de toutes
les autres , est celle qui se développe le plus diffi-
cilement et le plus tard ; et c'est de celle-là qu'on
veut se servir pour développer les premières ! Le
chef-d'œuvre d'une bonne éducation est de faire un
homme raisonnable : et l'on prétend élever un
enfant par la raison ! C'est commencer par la fin ,
c'est vouloir faire l'instrument de l'ouvrage. Si les
enfants entendaient raison , ils n'auraient pas besoin
d'être élevés ; mais en leur parlant dès leur bas âge
une langue qu'ils n'entendent point, on les accou-
tume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on
leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres ,
à devenir disputeurs et mutins; et tout ce qu'on
pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables , on
ne l'obtient jamais que par ceux de convoitise, ou
de crainte, ou de vanité, qu'on est toujours forcé
d'y joindre.
Voici la formule à laquelle peuvent se réduire
à peu près toutes les leçons de morale qu'on fait
et qu'on peut faire aux enfants.
LE MAÎTRE.
Il ne faut pas faire cela.
l' E N F A N T.
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela?
I20 EMILE.
LE MAÎTRE.
Parce que c'est mal fait.
l'enfant.
Mal fait! Qu'est-ce qui est mal fait?
le maître.
Ce qu'on vous défend.
l'enfant.
Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend?
LE MAÎTRE.
On vous punit pour avoir désobéi.
l'enfant.
Je ferai en sorte qu'on n'en sache rien.
LE maître.
On vous épiera.
l'enfant.
Je me cacherai.
LE MAÎTRE.
On vous questionnera.
l'enfant.
Je mentirai.
LE MAÎTRE.
Il ne faut pas mentir.
l'enfant.
Pourquoi ne faut-il pas mentir ?
LE MAITRE.
Parce que c'est mal fait , etc.
Voilà le cercle inévitable. Sortez-en , l'enfant ne
vous entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions
fort utiles ? Je serais bien curieux de savoir ce qu'on
pourrait mettre à la place de ce dialogue? Locke
lui-même y eût à coup sûr été fort embarrassé.
LIVRE II. 121
Connaître le bien et le mal , sentir la raison des
devoirs de l'homme , n'est pas l'affaire d'un enfant.
La nature veut que Ips enfants soient enfants '
avant que d'être hommes. Si nous voulons perver-
tir cet ordre, nous produirons des fruits précoces
qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont
pas à se corrompre : nous aurons de jeunes doc-
teurs et de vieux enfants. L'enfance a des manières
de voir , de penser , de sentir , qui lui sont propres ;
rien n'est moins sensé que d'y vouloir substituer
les nôtres; et j'aimerais autant exiger qu'un enfant
eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans.
En effet , à quoi lui servirait la raison à cet âge ?
Elle est le frein de la force , et l'enfant n'a pas be-
soin de ce frein.
En essayant de persuader à vos élèves le devoir
de l'obéissance, vous joignez à cette prétendue
persuasion la force et les menaces, ou, qui pis
est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc, amor-
cés par l'intérêt ou contraints par la force , ils font
semblant d'être convaincus par la raison. Ils voient
très-bien que l'obéissance leur est avantageuse , et
la rébellion nuisible aussitôt que vous vous aper-
cevez de l'une ou de l'autre. Mais comme vous
n'exigez rien d'eux qui ne leur soit désagréable ,
et qu'il est toujours pénible de faire les volontés
d'autrui, ils se cachent pour faire les leurs, per-
suadés qu'ils font bien si l'on ignore leur désobéis-
sance; mais prêts à convenir qu'ils font mal, s'ils
sont découverts, de crainte d'un plus grand mal. La
raison du devoir n'étant pas de leur âge, il n'y a
122 ÉMiLÉ.
homme au monde qui vînt à bout de la leur rendre
vraiment sensible ; mais la crainte du châtiment ,
l'espoir du pardon , l'importunité, l'embarras de ré-
pondre, leur arrachent tous les aveux qu'on exige;
et l'on croit les avoir convaincus , quand on ne les
a qu'ennuyés ou intimidés.
Qu'arrive-t-il de là ? Premièrement , qu'en leur
imposant un devoir qu'ils ne sentent pas , vous les
indisposez contre votre tyrannie, et les détournez
de vous aimer ; que vous leur apprenez à devenir
dissimulés, faux, menteurs, pour extorquer des
récompenses ou se dérober aux châtiments; qu'en-
fin , les accoutumant à couvrir toujours d'un motif
apparent un motif secret , vous leur donnez vous-
même le moyen de vous abuser sans cesse, devons
ôter la connaissance de leur vrai caractère, et de
payer vous et les autres de vaines paroles dans l'oc-
casion. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires
pour la conscience , usent de même de contrainte
avec les hommes faits. J'en conviens. Mais que sont
ces hommes, sinon des enfants gâtés par l'éduca-
tion? Voilà précisément ce qu'il faut prévenir. Em-
ployez la force avec les enfants et la raison avec
les hommes ; tel est l'ordre naturel : le sage n'a
pas besoin de lois.
Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d'a-
bord à sa place , et tenez-l'y si bien , qu'il ne tente
plus d'en sortir. Alors , avant de savoir ce que c'est
que sagesse, il en pratiquera la plus importante
leçon. Ne lui commandez jamais rien , quoi que ce
soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas
LIVRE 11. laS
même imaginer que vous prétendiez avoir aucune
autorité sur lui. Qu'il sache seulement qu'il est
faible et que vous êtes fort ; que , par son état et
le vôtre, il est nécessairement à votre merci ; qu'il
le sache , qu'il l'apprenne , qu'il le sente; qu'il sente
de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que
la nature impose à l'homme, le pesant joug de la
nécessité, sous lequel il faut que tout être fini
ploie ; qu'il voie cette nécessité dans les choses ,
jamais dans le caprice" des hommes; que le frein
qui le retient soit la force et non l'autorité. Ce
dont il doit s'abstenir, ne le lui défendez pas ; em-
pêchez-le de le faire, sans explications, sans raison-
nements ; ce que vous lui accordez , accordez-le à
son premier mot, sans sollicitations , sans prières,
surtout sans conditions. Accordez avec plaisir, ne
refusez qu'avec répugnance ; mais que tous vos re-
fus soient irrévocables : qu'aucune importunité ne
vous ébranle ; que le non prononcé soit un mur
d'airain contre lequel l'enfant n'aura pas épuisé
cinq ou six fois ses forces, cpi'il ne tentera plus
de le renverser.
C'est ainsi que vous le rendrez patient, égal, ré-
signé , paisible , même quand il n'aura pas ce qu'il
a voulu ; car il est dans la nature de l'homme d'en-
durer patiemment la nécessité des choses, mais non
la mauvaise volonté d'autrui. Ce mot, il n'y en a
plus , est une réponse contre laquelle jamais enfant
" On doit être sur que Venfant traitera de caprice toute volonté
contraire à la sienne , et dont il ue sentira pas la raison. Or, un en-
fant ne sent la raison de rien dans tout ce <[ui choque ses fantaisies.
1^4 EMILE.
lie s'est mutiné , à moins qu'il ne crût que c'était
un mensonge. Au reste, il n'y a point ici de milieu;
il faut n'en rien exiger du tout , ou le plier d'abord
à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est
de le laisser flottant entre ses volontés et les vôtres,
et de disputer sans cesse entre vous et lui à qui
des deux sera le maître : j'aimerais cent fois mieux
qu'il le fut toujours.
Il est bien étrange que, depuis qu'on se mêle
d'élever des enfants, on n'ait imaginé d'autre ins-
trument pour les conduire que l'émulation , la ja-
lousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte,
toutes les passions les plus dangereuses, les plus
promptes à fermenter, et les plus propres à cor-
rompre l'ame, même avant que le corps soit formé.
A chaque instruction précoce qu'on veut faire en-
trer dans leur tête , on plante un vice au fond de
leur cœur ; d'insensés instituteurs pensent faire des
merveilles en les rendant méchants pour leur ap-
prendre ce que c'est que bonté ; et puis ils nous
disent gravement : Tel est l'homme. Oui, tel est
l'homme que vous avez fait.
On a essayé tous les instruments hors un, le seul
précisément qui peut réussir ; la liberté bien réglée.
Il ne faut point se mêler d'élever un enfant quand
0 on ne sait pas le conduire où l'on veut par les
^ seules lois du possible et de l'impossible. La sphère
de l'un et de l'autre lui étant également inconnue,
on l'étend, on la resserre autour de lui comme on
veut. On l'enchahie, on le pousse, on le retient,
avec le seul lien de la nécessité , sans qu'il en mur-
LIVRE II. 125
mure: on le rend souple et docile par la seule force
des choses, sans qu'aucun vice ait l'occasion de
germer en lui; car jamais les passions ne s'animent ,
tant qu'elles sont de nul effet.
Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon
verbale ; il n'en doit recevoir que de l'expérience :
ne lui infligez aucune espèce de châtiment ; car il
ne sait ce que c'est qu'être en faute : ne lui faites
jamais demander pardon, car il ne saurait vous
offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses ac-
tions, il ne peut rien faire qui soit moralement
mal et qui mérite ni châtiment ni réprimande.
Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant
par les nôtres : il se trompe. La gène perpétuelle
où vous tenez vos élèves irrite leur vivacité ; plus
ils sont contraints sous vos yeux , plus ils sont tur-
bulents au moment qu'ils s'échappent : il faut bien
qu'ils se dédommagent cpiand ils peuvent de la
dure contrainte où vous les tenez. Deux écoliers
de la ville feront plus de dégât dans un pays que
la jeunesse de tout un village. Enfermez un petit
monsieur et un petit paysan dans une chambre;
le premier aura tout renversé , tout brisé , avant
que le second soit sorti de sa place. Pourquoi cela?
si ce n'est que l'un se hâte d'abuser d'un moment
de licence, tandis que l'autre, toujours sûr de sa
liberté , ne se presse jamais d'en user. Et cependant
les enfants des villageois, souvent flattés ou con-
trariés , sont encore bien loin de l'état où je veux
qu'on les tienne.
Posons pour maxime incontestable que les pre-
Jl6 lÎMILE.
miers mouvements de la nature sont toujours droits :
il n'y a point de perversité originelle dans le cœur
humain; il ne s'y trouve pas un seul vice dont on
ne puisse dire comment et par où il y est entré. La
seule passion naturelle à l'homme est l'amour de
soi - même , ou l'amour - propre pris dans un sens
étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement
à nous est bon et utile ; et, comme il n'a point de
rapport nécessaire à autrui , il est à cet égard na-
turellement indifférent : il ne devient bon ou mau-
vais que par l'application qu'on en fait et les rela-
tions qu'on lui donne. Jusqu'à ce que le guide de
l'amour-propre , qui est la raison , puisse naître , il
importe donc qu'un enfant ne fasse rien parce qu'il
est vu ou entendu , rien en un mot par rapport aux
autres, mais seulement ce que la nature lui de-
mande; et alors il ne fera rien que de bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégât,
qu'il ne se blessera point, qu'il ne brisera pas peut-
être un meuble de prix s'il le trouve à sa portée.
Il pourrait faire beaucoup de mal sans mal faire ,
parce que la mauvaise action dépend de l'intention
de nuire, et qu'il n'aura jamais cette intention. S'il
l'avait une seule fois, tout serait déjà perdu; il se-
rait méchant presque sans ressource.
Telle chose est mal aux yeux de l'avarice, qui
ne l'est pas aux yeux de la raison. En laissant les
enfants en pleine liberté d'exercer leur étourderie,
il convient d'écarter d'eux tout ce qui pourrait la
rendre coûteuse, et de ne laisser à leur portée rien
de fragile et de précieux. Que leur appartement
LIVRE II, 127
soit garni de meubles grossiers et solides; point
de miroirs, point de porcelaines, point d'objets de
luxe. Quant à mon Emile, que j'élève à la cam-
pagne, sa chambre n'aura rien qui la distingue de
celle d'un paysan. A quoi bon la parer avec tant de
soin, puisqu'il y doit rester si peu? Mais je me
trompe; il la parera lui-même, et nous verrons
bientôt de quoi.
Que si, malgré vos précautions, l'enfant vient
à faire quelque désordre, à casser quelque pièce
utile, ne le punissez point de votre négligence, ne
le grondez point, qu'il n'entende pas un seul mot
de reproche; ne lui laissez pas même entrevoir
qu'il vous ait donné du chagrin; agissez exacte-
ment comme si le meuble se fut cassé de lui-même ;
enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez
ne rien dire.
Oserai-je exposer ici la plus grande, la plus im-
portante, la plus utile règle de toute l'éducation?
ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre.
Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes :
il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que
vous puissiez dire , j'aime mieux être homme à
paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dange-
reux intervalle de la vie humaine est celui de la
naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où
germent les erreurs et les vices , sans qu'on ait
encore aucun . instrument pour les détruire ; et
quand l'instrument vient, les racines sont si pro-
fondes , qu'il n'est plus temps de les arracher. Si
les enfants sautaient tout d'un coup de la mamelle
1^8 EMILE.
à l'âge de raison, l'éducation qu'on leur donne
pourrait leur convenir; niais selon le progrès na-
turel , il leur en faut une toute contraire. Il fau-
drait qu'ils ne fissent rien de leur ame jusqu'à ce
qu'elle eût toutes ses facultés : car il est impossible
qu'elle aperçoive le flambeau que vous lui présen-
tez tandis qu'elle est aveugle , et qu'elle suive dans
l'immense plaine des idées une route que la raison
trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement
négative. Elle consiste, non point à enseigner la
vertu ni la vérité , mais à garantir le cœur du vice
et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire
et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener
votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans ,
sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main
gauche , dès vos premières leçons les yeux de son
entendement s'ouvriraient à la raison; sans préju-
gés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût
contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il devien-
drait entre vos mains le plus sage des hommes ; et
en commençant par ne rien faire vous auriez fait
un prodige d'éducation.
Prenez le contre-pied de l'usage, et vous ferez
presque toujours bien. Comme on ne veut pas
faire d'un enfant un enfant , mais un docteur , les
pères et les maîtres n'ont jamais assez tôt tancé,
corrigé, réprimandé, flatté, menacé, promis, ins-
truit, parlé raison. Faites mieux; soyez raison-
nable , et ne raisonnez point avec votre élève, sur-
tout pour lui faire approuver ce cpji lui déplaît;
— LIVRE II. I'Jt()
car amener ainsi toujours la raison dans les choses
désagréables, ce n'est que la lui rendre ennuyeuse,
et la décréditer de bonne heure dans un esprit
qui n'est pas encore en état de l'entendre. Exercez
son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais
tenez son ame oisive aussi long -temps qu'il se
pourra. Redoutez tous les sentiments antérieurs
au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les
impressions étrangères : et, pour empêcher le mal
de naître , ne vous pressez point de faire le bien ;
car il n'est jamais tel que quand la raison l'éclairé.
Regardez tous les délais comme des avantages :
c'est gagner beaucoup que d'avancer vers le terme
sans rien perdre ; laissez mûrir l'enfance dans les
enfants. Enfin, quelque leçon leur devient-elle né-
cessaire, gardez-vous de la donner aujourd'hui, si
vous pouvez différer jusqu'à demain sans danger.
Une autre considération qui confirme l'utilité
de cette méthode, est celle du génie particulier de
l'enfant;, qu'il faut bien connaître pour savoir quel
régime moral lui convient. Chaque esprit a sa forme
propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné;
et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il
soit gouverné par cette forme et non par une autre.
Homme prudent , épiez long-temps la nature, ob-
servez bien votre élève avant de lui dire le premier
mot; laissez d'abord le germe de son caractère en
pleine liberté de se montrer , ne le contraignez en
quoi que ce puisse être , afin de le mieux voir tout
entier. Pensez-vous que ce temps de liberté soit
perdu pour lui ? tout au contraire ; il sera le mieux
R. HT. 9
l3û EMILE.
employé ; car c'est ainsi que vous apprendrez à ne
pas perdre un seul moment dans un temps plus
précieux : au lieu que , si vous commencez d'agir
avant de savoir ce qu'il faut faire , vous agirez au
hasard; sujet à vous tromper, il faudra revenir
sur vos pas; vous serez plus éloigné du but que
si vous eussiez été moins pressé de l'atteindre. Ne
faites donc pas comme l'avare qui perd beaucoup
pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le pre-
mier âge un temps que vous regagnerez avec usure
dans un âge plus avancé. Le sage médecin ne donne
pas étourdiment des ordonnances à la première
vue, mais il étudie premièrement le tempérament
du malade avant de lui rien prescrire ; il commence
tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le
médecin trop pressé le tue.
Mais où placerons-nous cet enfant pour l'élever
ainsi comme un être insensible, comme un auto-
mate? Le tiendrons-nous dans le globe de la lune,
dans une île déserte ? L'écarterons-nous de tous les
humains? N'aura-t-il pas continuellement dans le
monde le spectacle et l'exemple des passions d'au-
trui? Ne verra-t-il jamais d'autres enfants de son
âge? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa
nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouver-
neur même, qui après tout ne sera pas un ange?
Cette objection est forte et solide. Mais vous ai-je
dit que ce fût une entreprise aisée qu'une éducation
naturelle? O hommes! est-ce ma faute si vous avez
rendu difficile tout ce qui est bien ? Je sens ces dif-
ficultés, j'en conviens: peut-être sont-elles insur-
LIVRE II. l3l
moiitables; mais toujours est-il sûr qu'en s'appli-
quant à les prévenir on les prévient jusqu'à certain
point. Je montre le but qu'il faut qu'on se propose :
je ne dis pas qu'on y puisse arriver; mais je dis que
celui qui en approchera davantage aura le mieux
réussi *.
Souvenez-vous qu'avant d'oser entreprendre de
former un homme, il faut s'être fait homme soi-
même ; il faut trouver en soi l'exemple qu'il se doit .
proposer. Tandis que l'enfant est encore sans con- >
naissance, on a le temps de préparer tout ce qui
l'approche à ne frapper ses premiers regards que
des objets qu'il lui convient de voir. Rendez- vous
respectable à tout le monde , commencez par vous
faire aimer afin que chacun cherche à vous com-
plaire. Vous ne serez point maître de l'enfant si
vous ne l'êtes de tout ce qui l'entoure ; et cette au-
torité ne sera jamais suffisante, si elle n'est fondée
sur l'estime de la vertu. Il ne s'agit point d'épuiser
sa bourse et de verser l'argent à pleines mains; je
n'ai jamais vu que l'argent fît aimer personne. Il
ne faut point être avare et dur , ni plaindre la mi-
sère qu'on peut soulager ; mais vous aurez beau
ouvrir vos coffres , si vous n'ouvrez aussi votre
cœur, celui des autres vous restera toujours fermé.
Ainsi Fénélon avait dit, dans son traité de V Education des Filles:
X Quand on entreprend un ouvrage sur la meilleure éducation , ce
« n'est pas pour donner des règles imparfaites. Il est vrai que cha-
« cun ne pourra pas aller dans la pratique aussi loin que nos pen-
« sées vont sur le papier; mais enfin lorsqu'on ne pourra pas aller
« jusqu'à la perfection , il ne sera pas inutile de l'avoir connue , et
« de s'être efforcé d'y atteindre ; c'est le meilleur moyen d'en appro-
" cher. D Chap. i3.
l32 EMILE.
C'est votre temps, ce sont vos soins, vos affections,
c'est vous-même qu'il faut donner ; car quoi que
vous puissiez faire, on sent toujours que votre ar-
gent n'est point vous. Il y a des témoignages d'in-
térêt et de bienveillance qui font plus d'effet, et
sont réellement plus utiles que tous les dons : com-
bien de malheureux , de malades , ont plus besoin
de consolations que d'aumônes ! combien d'oppri-
més à qui la protection sert plus que l'argent ! Rac-
commodez les gens qui se brouillent, prévenez les
procès ; portez les enfants au devoir , les pères à
l'indulgence ; favorisez d'heureux mariages ; em-
pêchez les vexations; employez , prodiguez le crédit
des parents de votre élève en faveur du faible à
qui on refuse justice, et que le puissant accable.
Déclarez -vous hautement le protecteur des mal-
heureux. Soyez juste , humain, bienfaisant. Ne faites
pas seulement l'aumône, faites la charité; les œu-
vres de miséricorde soulagent plus de maux que
l'argent : aimez les autres , et ils vous aimeix)nt ;
servez-les , et ils vous serviront ; soyez leur frère ,
et ils seront vos enfants.
C'est encore ici une des raisons pourquoi je veux
élever Emile à la campagne, loin de la canaille des
valets, les derniers des hommes après leurs maî-
tres ; loin des noires mœurs des villes , que le vernis
dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses
pour les enfants ; au lieu que les vices des paysans ,
sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus
propres à rebuter qu'à séduire, quand on n'a nul
intérêt à les imiter.
^'
LIVRE II. l33
Au village , un gouverneur sera beaucoup plus
maître des objets qu'il voudra présenter à l'enfant;
sa réputation, ses discours, son exemple, auront ^^
une autorité qu'ils ne sauraient avoir à la ville : étant
utile à tout le monde , chacun s'empressera de l'o-
bliger , d'être estimé de lui , de se montrer au dis-
ciple tel que le maître voudrait qu'on fût en effet ;
et si l'on ne se corrige pas du vice , on s'abstiendra
du scandale, c'est tout ce dont nous avons besoin
pour notre objet.
Cessez de vous en prendre aux autres de vos
propres fautes : le mal que les enfants voient les
corrompt moins que celui que vous leur apprenez.
Toujours sermonneurs, toujours moralistes, tou-
jours pédants, pour une idée que vous leur donnez
la croyant bonne, vous leur en donnez à la fois
vingt autres qui ne valent rien : pleins de ce qui se
passe dans votre tête, vous ne voyez pas l'effet que
vous produisez dans la leur. Parmi ce long flux de
paroles dont vous les excédez incessamment, pen-
sez-vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils saisissent à
faux? Pensez-vous qu'ils ne commentent pas à leur
manière vos explications diffuses, et qu'ils n'y trou-
vent pas de quoi se faire un système à leur portée ?
qu'ils sauront vous opposer dans l'occasion ?
Ecoutez un petit bon homme qu'on vient d'en-
doctriner ; laissez-le jaser, questionner, extravaguer
à son aise , et vous allez être surpris du tour étrange
qu'ont pris vos raisonnements dans son esprit : il
confond tout, il renverse tout, il vous impatiente,
il vous désole quelquefois par des objections im-
l34 EMILE.
prévues ; il vous réduit à vous taire , ou à le faire
taire : et que peut-il penser de ce silence de la part
d'un homme qui aime tant à parler ? Si jamais il
remporte cet avantage , et qu'il s'en aperçoive ,
adieu l'éducation ; tout est fini dès ce moment, il ne
cherche plus à s'instruire, il cherche à vous réfuter.
Maîtres zélés , soyez simples , discrets , retenus :
ne vous hâtez jamais d'agir que pour empêcher
d'agir les autres: je le répéterai sans cesse, ren-
voyez , s'il se peut, une honne instruction, de peur
d'en donner une mauvaise. Sur cette terre dont la
nature eût fait le premier paradis de l'homme ,
craignez d'exercer l'emploi du tentateur en voulant
donner à l'innocence la connaissance du bien et du
mal : ne pouvant empêcher que l'enfant ne s'ins-
truise au -dehors par des exemples, bornez toute
votre vigilance à imprimer ces exemples dans son
esprit sous l'image qui lui convient.
Les passions impétueuses produisent un grand
effet sur l'enfant qui en est témoin , parce qu'elles
ont des signes très-sensibles qui le frappent et le
forcent d'y faire attention. La colère surtout est si
bruyante dans ses emportements , qu'il est impos-
sible de ne pas s'en apercevoir étant à portée. Il ne
faut pas demander si c'est là pour un pédagogue
l'occasion d'entamer un beau discours. Eh ! point
de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot.
Laissez venir l'enfant: étonné du spectacle, il ne
manquera pas de vous questionner. La réponse est
simple ; elle se tire des objets mêmes qui frappent
ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étin-
LIVRE II. l35
celants, un geste menaçant, il entend des cris; tous
signes que le corps n'est pas dans son assiette.
Dites-lui posément , sans affectation , sans mystère :
Ce pauvre homme est malade , il est dans un accès
de fièvre. Vous pouvez de là tirer occasion de lui
donner, mais en peu de mots, une idée des ma-
ladies et de leurs effets; car cela aussi est de la
nature , et c'est un des liens de la nécessité auxquels
il se doit sentir assujetti.
Se peut -il que sur cette idée, qui n'est pas
fausse, il ne contracte pas de bonne heure une cer-
taine répugnance à se livrer aux excès des passions,
qu'il regardera comme des maladies ? et croyez-
vous qu'une pareille notion, donnée à propos, ne
produira pas un effet aussi salutaire que le plus
ennuyeux sermon de morale ? Mais voyez dans l'a-
venir les conséquences de cette notion : vous voilà
autorisé, si jamais vous y êtes contraint, à traiter
un enfant mutin comme un enfant malade; à l'en-
fermer dans sa chambre, dans son lit s'il le faut,
à le tenir au régime, à l'effrayer lui-même de ses
vices naissants, à les lui rendre odieux et redou-
tables, sans que jamais il puisse regarder comme
un châtiment la sévérité dont vous serez peut-être
forcé d'user pour l'en guérir. Que s'il vous arrive
à vous-même, dans quelque moment de vivacité,
de sortir du sang froid et de la modération dont
vous devez faire votre étude, ne cherchez point à
lui déguiser votre faute; mais dites -lui franche-
ment , avec un tendre reproche : Mon ami , vous
m'avez fait mal.
î3G EMILE.
Au reste , il importe que toutes les naïvetés que
peut produire dans un enfant la simplicité des idées
dont il est nourri ne soient jamais relevées en sa
présence, ni citées de manière qu'il puisse l'ap-
prendre. Un éclat de rire indiscret peut gâter le
travail de six mois, et faire un tort irréparable
pour toute la vie. Je ne puis assez redire que ,
pour être le maître de l'enfant, il faut être son
propre maître. Je me représente mon petit Emile ,
au fort d'une rixe entre deux voisines , s'avançant
vers la plus furieuse, et lui disant d'un ton de com-
misération : Ma bonne, vous êtes malade, j'en suis
bien fâché. A coup sûr cette saillie ne restera pas
sans effet sur les spectateurs , ni peut-être sur les
actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le louer,
je l'emmène de gré ou de force avant qu'il puisse
apercevoir cet effet, ou du moins avant qu'il y
pense, et je me hâte de le distraire sur d'autres
objets qui le lui fassent bien vite oublier.
Mon dessein n'est point d'entrer dans tous les
détails , mais seulement d'exposer les maximes gé-
nérales , et de donner des exemples dans les occa-
sions difficiles. Je tiens pour impossible qu'au sein
de la société l'on puisse amener un enfant à l'âge
de douze ans, sans lui donner quelque idée des
rapports d'homme à homme, et de la moralité des
actions humaines. Il suffit qu'on s'applique à lui
rendre ces notions nécessaires le plus tard qu'il se
pourra, et que, quand elles deviendront inévita-
bles , on les borne à l'utilité présente , seulement
pour qu'il ne se croie pas le maître de tout, e^t qu'il
LIVRE II. 187
ne fasse pas du mal à autrui sans scrupule et sans
le savoir. Il y a des caractères doux et tranquilles
qu'on peut mener loin sans danger dans leur pre-
mière innocence ; mais il y a aussi des naturels vio-
lents dont la férocité se développe de bonne heure,
et qu'il faut se hâter de faire hommes pour n'être
pas obligés de les enchaîner.
Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos sen-
timents primitifs se concentrent en nous-mêmes;
tous nos mouvements naturels se rapportent d'a-
bord à notre conservation et à notre bien-être.
Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient
pas de celle que nous devons , mais de celle qui
nous est due; et c'est encore un des contre-sens
des éducations communes, que, parlant d'abord
aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs droits,
on commence par leur dire le contraire de ce qu'il
faut, ce qu'ils ne sauraient entendre, et ce qui ne
peut les intéresser.
Si j'avais donc à conduire un de ceux que je
viens de supposer, je me dirais: Un enfant ne s'at-
taque pas aux personnes'' , mais aux choses ; et bien-
tôt il apprend par expérience à respecter quiconque
^ On ne doit jamais souffrir qu'un enfant se joue aux grandes
personnes comme avec ses inférieurs , ni même comme avec ses
égaux. S'il osait frapper sérieusement quelqu'un , fût-ce son laquais,
fût-ce le bourreau, faites qu'on lui rende toujours ses coups avec
usure , et de manière à lui ôter l'envie d'y revenir. J'ai vu d'impru-
dentes gouvernantes animer la mutinerie d'un enfant , l'exciter à
battre, s'en laisser battre elles-mêmes, et rire de ses faibles coups,
sans songer qu'ils étaient autant de meurtres dans l'intention du
petit furieux , et que celui qui veut battre étant jeune voudra tuer
étant grand.
l38 ^MILE.
le passe en âge et en force : mais les choses ne
se défendent pas elles-mêmes. La première idée
qu'il faut lui donner est donc moins celle de la li-
berté que de la propriété; et, pour qu'il puisse
avoir cette idée, il faut qu'il ait quelque chose en
propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses
jouets, c'est ne lui rien dire; puisque, bien qu'il
dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni
comment il les a. Lui dire qu'il les a parce qu'on
les lui a données, c'est ne faire guère mieux; car,
pour donner, il faut avoir : voilà donc une pro-
priété antérieure à la sienne; et c'est le principe de
la propriété qu'on lui veut expliquer ; sans compter
que le don est une convention , et que l'enfant ne
peut savoir encore ce que c'est que convention ". Lec-
teurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple
et dans cent mille autres, comment, fourrant dans
la tête des enfants des mots qui n'ont aucun sens à
leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien
instruits.
Il s'agit donc de remonter à l'origine de la pro-
priété ; car c'est de là que la première idée en doit
naître. L'enfant, vivant à la campagne, aura pris
quelque notion des travaux champêtres; il ne faut
pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l'un et
l'autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vou-
loir créer, imiter , produire , donner des signes de
'^ Voilà pourquoi la plupart des enfants veulent ravoir ce qu'ils
ont donné , et pleurent quand on ne le leur veut pas rendre. Cela
ne leur arrive plus quand ils ont bien conçu ce que c'est que don ;
seulement ils sont alors plus circonspects à donner.
LIVRE II. iSq
puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois
labourer un jardin, semer, lever, croître des lé-
gumes, qu'il voudra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m'op-
pose point à son envie : au contraire , je la favorise,
je partage son goût, je travaille avec lui , non pour
son plaisir , mais pour le mien ; du moins il le croit
ainsi : je deviens son garçon jardinier; en atten-
dant qu'il ait des bras, je laboure pour lui la terre:
il en prend possession en y plantant une fève; et
sûrement cette possession est plus sacrée et plus
respectable que celle que prenait Nunès Balbao de
l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne,
en plantant son étendard sur les côtes de la mer
du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les
voit lever dans des transports de joie. J'augmente
cette joie en lui disant, cela vous appartient; et lui
expliquant alors ce terme d'appartenir, je lui fais
sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa
peine, sa personne enfin ; qu'il y a dans cette terre
quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer
contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer
son bras de la main d'un autre homme qui vou-
drait le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé et l'arrosoir à la
main. O spectacle! ô douleur! toutes les fèves sont
arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place
même ne se reconnaît plus. Ah! qu'est devenu mon
travail , mon ouvrage , le doux fruit de mes soins
et de mes sueurs? Qui m'a ravi mon bien? qui m'a
l40 ilMILE.
pris mes fèves? Ce jeune cœur se soulève; le pre-
mier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste
amertume; les larmes coulent en ruisseaux; l'en-
fant désolé remplit l'air de gémissements et de cris.
On prend part à sa peine, à son indignation; on
cherche, on s'informe, on fait des perquisitions.
Enfin l'on découvre que le jardinier a fait le coup :
on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le jardi-
nier, apprenant de quoi on se plaint, commence
à se plaindre plus haut que nous. Quoi! messieurs,
c'est vous qui m'avez ainsi gâté mon ouvrage ! J'a-
vais semé là des melons de INIalte dont la graine
m'avait été donnée comme un trésor , et desquels
j'espérais vous régaler quand ils seraient mûrs;
mais voilà que, pour y planter vos misérables
fèves, vous m'avez détruit mes melons déjà tout
levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez
fait un tort irréparable, et vous aous êtes privés
vous-mêmes du plaisir de manger des melons ex-
quis.
JEAN-JACQUES.
Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez
mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que
nous avons eu tort de gâter votre ouvrage; mais
nous vous ferons venir d'autre graine de Malte, et
nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si
quelqu'un n'y a point mis la main avant nous.
ROBERT.
oh bien! messieurs, vous pouvez donc vous re-
poser; car il n'y a plus guère de terre en friche.
LIVRE II. l4l
Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée; cha-
cun en fait autant de son côté , et toutes les terres
que vous voyez sont occupées depuis long-temps.
EMILE.
Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine
de melon perdue ?
ROBERT.
Pardonnez-moi, mon jeune cadet; car il ne nous
vient pas souvent de petits messieurs aussi étour-
dis que vous. Personne ne touche au jardin de son
voisin; chacun respecte le travail des autres, afin
que le sien soit en sûreté.
EMILE.
Mais moi je n'ai point de jardin.
ROBERT.
Que m'importe? si vous gâtez le mien, je ne
vous y laisserai plus promener, car, voyez-vous,
je ne veux pas perdre ma peine.
JEAN-JACQUES.
Ne pourrait-on pas proposer un arrangement
au bon Robert? Qu'il nous accorde, à mon petit
ami et à moi, un coin de son jardin pour le culti-
ver, à condition qu'il aura la moitié du produit.
ROBERT.
Je vous l'accorde sans condition. Mais souvenez-
vous que j'irai labourer vos fèves, si vous touchez
à mes melons.
Dans cet essai de la manière d'inculquer aux
enfants les notions primitives, on voit comment
l'idée de la propriété remonte naturellement au
droit de premier occupant par le travail. C'ela est
\l\'l EMILE.
clair, net, simple, et toujours à la portée de l'en-
fant. De là jusqu'au droit de propriété et aux
échanges il n'y a plus qu'un pas, après lequel il
faut s'arrêter tout court.
On voit encore qu'une explication que je ren-
ferme ici dans deux pages d'écriture sera peut-être
l'affaire d'un an pour la pratique; car, dans la car-
rière des idées morales, on ne peut avancer trop
lentement ni trop bien s'affermir à chaque pas.
Jeunes maîtres , pensez , j e vous prie , à cet exemple ,
et souvenez -vous qu'en toute chose vos leçons
doivent être plus en actions qu'en discours; car
les enfants oublient aisément ce qu'ils ont dit et
ce qu'on leur a dit , mais non pas ce qu'ils ont fait
et ce qu'on leur a fait.
De pareilles instructions se doivent donner,
comme je l'ai dit, plus tôt ou plus tard, selon que
le naturel paisible ou turbulent de l'élève en accé-
lère ou retarde le besoin ; leur usage est d'une évi-
dence qui saute aux yeux : mais, pour ne rien
omettre d'important dans les choses difficiles, don-
nons encore un exemple.
Votre enfant dyscole gâte tout ce qu'il touche :
ne vous fâchez point; mettez hors de sa portée ce
qu'il peut gâter. Il brise les meubles dont il se sert;
ne vous hâtez point de lui en donner d'autres :
laissez-lui sentir le préjudice de la privation. Il
casse les fenêtres de sa chambre; laissez le vent
souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des
rhumes; car il vaut mieux qu'il soit enrhumé que
fou. Ne vous plaignez jamais des incommodités
LIVRE II. 143
qu'il vous cause , mais faites qu'il les sente le pre-
mier. A la fin vous faites raccommoder les vitres ,
toujours sans rien dire. Il les casse encore; chan-
gez alors de méthode; dites-lui sèchement, mais
sans colère : Les fenêtres sont à moi ; elles ont été
mises là par mes soins; je veux les garantir. Puis
vous l'enfermerez à l'obscurité dans un lieu sans
fenêtre. A ce procédé si nouveau il commence par
crier, tempêter; personne ne l'écoute. Bientôt il
se lasse et change de ton ; il se plaint , il gémit :
un domestique se présente , le mutin le prie de le
délivrer. Sans chercher de prétexte pour n'en rien
faire , le domestique répond : J'ai aussi des vitres
à conserver , et s'en va. Enfin, après que l'enfant
aura demeuré là plusieurs heures, assez long-temps
pour s'y ennuyer et s'en souvenir, quelqu'un lui
suggérera de vous proposer un accord au moyen
duquel vous lui rendriez la liberté , et il ne casse-
rait plus de vitres. Il ne demandera pas mieux. Il
/ vous fera prier de le venir voir : vous viendrez ;
il vous fera sa proposition , et vous l'accepterez à
l'instant en lui disant : C'est très-bien pensé; nous
y gagnerons tous deux : que n'avez-vous eu plus
tôt cette bonne idée ! Et puis , sans lui demander
ni protestation ni confirmation de sa promesse, vous
l'embrasserez avec joie et l'emmènerez sur-le-champ
dans sa chambre , regardant cet accord comme sa-
cré et inviolable autant que si le serment y avait
passé. Quelle idée pensez-vous qu'il prendra, sur
ce procédé , de la foi des engagements et de leur
utilité? Je suis trompé s'il y a sur la terre un seul
K
l/|4 EMILE.
enfant, non déjà gâté, à l'épreuve de cette con-
duite , et qui s'avise après cela de casser une fe-
nêtre à dessein. Suivez la chaîne de tout cela. Le
petit méchant ne songeait guère, en faisant un trou
pour planter sa fève , qu'il se creusait un cachot
où sa science ne tarderait pas à le faire enfermer''.
Nous voilà dans le monde moral , voilà la porte
ouverte au vice. Avec les conventions et les de-
voirs naissent la tromperie et le mensonge. Dès
qu'on peut faire ce qu'on ne doit pas , on veut ca-
<\" cher ce qu'on n'a pas dû faire. Dès qu'un intérêt
fait promettre, un intérêt plus grand peut faire
violer la promesse ; il ne s'agit plus que de la violer
impunément : la ressource est naturelle ; on se
cache et l'on ment. N'ayant pu prévenir le vice ,
nous voici déjà dans le cas de le punir. Voilà les
misères de la vie humaine qui commencent avec
ses erreurs.
J'en ai dit assez pour faire entendre qu'il ne faut
"" Ail reste , quand ce devoir de tenir ses engagements ne serait
pas affermi dans l'esprit de l'enfant par le poids de son utilité .
bientôt le sentiment intérieur , commençant à poindre , le lui impo-
serait comme une loi de la conscience , comme un principe inné qui
n'attend pour se développer que les connaissances auxquelles il
s'applique. Ce premier trait n'est point marqué par la main des
hommes , mais gravé dans nos cœurs par l'auteur de toute justice.
Otez la loi primitive des conventions et l'obligation qu'elle impose,
tout est illusoire et vain dans la société humaine. Qui ne tient que
par son profit à sa promesse n'est guère plus lié que s'il n'eût rien
promis ; ou tout au plus il en sera du pouvoir de la violer comme
de la bisque des joueurs , qui ne tardent à s'en prévaloir que pour
attendre le moment de s'en prévaloir avec plus d'avantage. Ce prin-
cipe est de la dernière importance , et mérite d'être approfondi ;
car c''©st ici que l'homme commence à se mettre en contradiction
avec lui-même.
LIVRE II. 145
jamais infliger aux enfants le châtiment comme
châtiment, mais qu'il doit toujours leur arriver
comme une suite naturelle de leur mauvaise action.
Ainsi vous ne déclamerez point contre le mensonge ,
vous ne les punirez point précisément pour avoir
menti , mais vous ferez que tous les mauvais effets
du mensonge, comme de n'être point cru quand
on dit la vérité , d'être accusé du mal qu'on n'a
point fait, quoiqu'on s'en défende, se rassemblent
sur leur tête quand ils ont menti. Mais expliquons
ce que c'est que mentir pour les enfants.
Il y a deux sortes de mensonges ; celui de fait
qui regarde le passé , celui de droit qui regarde
l'avenir. Le premier a lieu quand on nie d'avoir fait
ce qu'on a fait, ou quand on affirme avoir fait ce
qu'on n'a pas fait, et en général quand on parle
sciemment contre la vérité des choses. L'autre a
lieu quand on promet ce qu'on n'a pas dessein de
tenir, et en général quand on montre une intention
contraire à celle qu'on a. Ces deux mensonges peu-
vent quelquefois se rassembler dans le même " ; mais
je les considère ici par ce qu'ils ont de différent.
Celui qui sent le besoin qu'il a du secours des
autres, et qui ne cesse d'éprouver leur bienveil-
lance, n'a nul intérêt de les tromper ; au contraire,
il a un intérêt sensible qu'ils voient les choses
comme elles sont, de peur qu'ils ne se trompent
à son préjudice. Il est donc clair que le mensonge
" Comme lorsqu'accusé d'une mauvaise action le coupable s'en
défend en se disant honnête homme. Il ment alors dans le fait et
dans le droit.
R. iri. 10
l46 EMILE,
de fait n'est pas naturel aux enfants; mais c'est la
loi de l'obéissance qui produit la nécessité de men-
tir, parce que l'obéissance étant pénible, on s'en
dispense en secret le plus qu'on peut, et que l'in-
térêt présent d'éviter le châtiment ou le reproche
l'emporte sur l'intérêt éloigné d'exposer la vérité.
Dans l'éducation naturelle et libre , pourquoi donc
votre enfant vous mentirait-il ? Qu'a-t-il à vous ca-
cher? Vous ne le reprenez point, vous ne le pu-
nissez de rien , vous n'exigez rien de lui. Pourquoi
ne vous dirait-il pas tout ce qu'il a fait aussi naïve-
ment qu'à son petit camarade ? Il ne peut voir à
cet aveu plus de danger d'un côté que de l'autre.
Le mensonge de droit est moins naturel encore ,
puisque les promesses de faire ou de s'abstenir sont
des actes conventionnels , qui sortent de l'état de
nature et dérogent à la liberté. Il y a plus ; tous
les engagements des enfants sont nuls par eux-
mêmes, attendu que leur vue bornée ne pouvant
s'étendre au-delà du présent , en s'engageant ils ne
savent ce qu'ils font. A peine l'enfant peut-il mentir
quand il s'engage; car, ne songeant qu'à se tirer
d'affaire dans le moment présent, tout moyen qui
n'a pas un effet présent lui devient égal : en pro-
mettant pour un temps futur il ne promet rien,
et son imagination encore endormie ne sait point
étendre son être sur deux temps différents. S'il
pouvait éviter le fouet ou obtenir un cornet de
dragées en promettant de se jeter demain par la
fenêtre , il le promettrait à l'instant. Voilà pourquoi
les lois n'ont aucun égard aux engagements des
LIVRE II. 147
enfants ; et quand les pères et les maîtres plus sé-
vères exigent qu'ils les remplissent, c'est seulement
clans ce que l'enfant devrait faire, quand même il
ne l'aurait pas promis.
L'enfant , ne sachant ce qu'il fait quand il s'en-
gage , ne peut donc mentir en s'engageant. Il n'en
est pas de même quand il manque à sa promesse,
ce qui est encore une espèce de mensonge rétroac-
tif : car il se souvient très - bien d'avoir fait cette
promesse ; mais ce qu'il ne voit pas, c'est l'impor-
tance de la tenir. Hors d'état de lire dans l'avenir,
il ne peut prévoir les conséquences des choses ; et
quand il viole ses engagements , il ne fait rien
contre la raison de son âge.
Il suit de là que les mensonges des enfants sont
tous l'ouvrage des maîtres, et que vouloir leur ap-
prendre à dire la vérité n'est autre chose que leur
apprendre à mentir. Dans l'empressement qu'on
a de les régler, de les gouverner, de les instruire,
on ne se trouve jamais assez d'instruments pour
en venir à bout. On veut se donner de nouvelles
prises dans leur esprit par des maximes sans fonde-
ment, par des préceptes sans raison, et l'on aime
mieux qu'ils sachent leurs leçons et qu'ils mentent ,
que s'ils demeuraient ignorants et vrais.
Pour nous, qui ne donnons à nos élèves que
des leçons de pratique , et qui aimons mieux qu'ils
soient bons que savants , nous n'exigeons point
d'eux la vérité, de peur qu'ils ne la déguisent, et
nous ne leur faisons rien promettre qu'ils soient
tentés de ne pas tenir. S'il s'est fait en mon absence
10.
1^8 ÉMii.i:.
quelque mal dont j'ignore l'auteur, je me garderai
d'en accuser Emile , ou de lui dire : Est-ce vous " ?
Car en cela que ferais-je autre chose sinon lui ap-
prendre à le nier ? Que si son naturel difficile me
force à faire avec lui quelque convention, je pren-
drai si bien mes mesures que la proposition en
vienne toujours de lui, jamais de moi; que quand
il s'est engagé il ait toujours un intérêt présent
et sensible à remplir son engagement; et que, si
jamais il y manc^ue, ce mensonge attire sur lui des
maux qu'il voie sortir de l'ordre même des choses,
et non pas de la vengeance de iSon gouverneur.
Mais , loin d'avoir besoin de recourir à de si cruels
expédients, je suis presque sûr qu'Emile appren-
dra fort tard ce que c'est que mentir, et qu'en l'ap-
prenant il sera fort étonné, ne pouvant concevoir
à quoi peut être bon le mensonge. Il est très-clair
que plus je rends son bien-être indépendant, soit
des volontés, soit des jugements des autres, plus
je coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n'est point pressé d'instruire , on n'est
point pressé d'exiger, et l'on prend son temps pour
ne rien exiger qu'à propos. Alors l'enfant se forme,
en ce qu'il ne se gâte point. Mais quand un étourdi
de précepteur, ne sachant comment s'y prendre, lui
fait à chaque instant promettre ceci ou cela, sans dis-
'* Rien n'est plus indiscret qu'une ])areille question, surtout quand
l'enfant est coupable: alors, s'il croit que vous savez ce qu'il a fait,
il verra que vous lui tendez un piège , et cette opinion ne peut
manquer de l'indisposer contre vous. S'il ne le croit pas , il se dira :
Pourquoi découvrirais -je ma faute ? Et voilà la première tentation
du mensonge devenue l'effet de votre ininrudente rtupstion.
LIVRE H. l49
tiiictioii , sans choix, sans mesure, l'enfant, ennuyé ,
surchargé de toutes ces promesses, les néglige,
les oublie, les dédaigne enfin, et, les regardant
comme autant de vaincs formules, se fait un jeu de
les faire et de les violer. Voulez -vous donc qu'il
soit fidèle à tenir sa parole, soyez discret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'entrer sur le men-
songe peut à bien des égards s'appliquer à tous les
autres devoirs, qu'on ne prescrit aux enfants qu'en
les leur rendant non -seulement haïssables, mais
impraticables. Pour paraître leur prêcher la vertu,
on leur fait aimer tous les vices : on les leur donne
en leur défendant de les avoir. Veut -on les rendre
pieux , on les mène s'ennuyer à l'église ; en leur
faisant incessamment marmotter des prières, on
les force d'aspirer au bonheur de ne plus prier
Dieu, Pour leur inspirer la charité, on leur fait
donner l'aumône, comme si l'on dédaignait de la
donner soi-même. Eh ! ce n'est pas l'enfant qui doit
donner, c'est le maître : quelque attachement qu'il
ait pour son élève , il doit lui disputer cet honneur ;
il doit lui faire juger qu'à son âge on n'en est point
encore digne. L'aumône est une action d'homme
qui connaît la valeur de ce qu'il donne et le be-
soin que son semblable en a. L'enftmt, qui ne con-
Tiaît rien de cela , ne peut avoir aucun mérite à don-
ner; il donne sans charité, sans bienfaisance; il est
presque honteux de donner, quand, fondé sur son
exemple et le vôtre, il croit qu'il n'y a que les en-
fants qui doiment, et qu'on ne fait plus Taumône
étant grand.
l5o EMILE.
Remarquez qu'on ne fait jamais donner par l'en-
fant que des choses dont il ignore la valeur , des
pièces de métal qu'il a dans sa poche, et qui ne lui
servent qu'à cela. Un enfant donnerait plutôt cent
louis qu'un gâteau. Mais engagez ce'prodigue dis-
tributeur à donner les choses qui lui sont chères ,
des jouets, des bonbons, son goûter, et nous
saurons bientôt si vous l'avez rendu vraiment li-
béral.
On trouve encore un expédient à cela, c'est de
rendre bien vite à l'enfant ce qu'il a donné, de
sorte qu'il s'accovitume à donner tout ce qu'il sait
bien qui lui va revenir. Je n'ai guère vu dans les
enfants que ces deux espèces de générosité, don-
ner ce qui ne leur est bon à rien , ou donner ce
qu'ils sont surs qu'on va leur rendre. Faites en
sorte, dit Locke, qu'ils soient convaincus par ex-
périence que le plus libéral est toujours le mieux
partagé. C'est là rendre un enfant libéral en ap-
parence, et avare en effet. Il ajoute que les en-
fants contracteront ainsi l'habitude de la libéralité.
Oui, d'une libéralité usurière, qui donne un œuf
pour avoir un bœuf. Mais, quand il s'agira de don-
ner tout de bon, adieu l'habitude; lorsqu'on cessera
de leur rendre, ils cesseront bientôt de donner. Il
faut regarder à l'habitude de l'ame plutôt qu'à celle
des mains. Toutes les autres vertus qu'on apprend
aux enfants ressemblent à celle-là. Et c'est à leur
prêcher ces solides vertus qu'on use leurs jeunes
ans dans la tristesse ! Ne voilà-t-il pas une savante
éducation !
LIVRE II. l5l
Maîtres , laissez les simagrées , soyez vertueux et
bons, que vos exemples se gravent dans la mémoire
de vos élèves , en attendant qu'ils puissent entrer
dans leurs cœurs. Au lieu de me hâter d'exiger du
mien des actes de charité, j'aime mieux les faire en
sa présence , et lui ôter même le moyen de m'imiter
en cela, comme un honneur qui n'est pas de son
âge; car il importe qu'il ne s'accoutume pas à re-
garder les devoirs des hommes seulement comme
des devoirs d'enfants. Que si , me voyant assister les
pauvres , il me questionne là-dessus , et qu'il soit
temps de lui répondre'', je lui dirai: « Mon ami,
« c'est que quand les pauvres ont bien voulu qu'il
« y eût des riches , les riches ont promis de nourrir
« tous ceux qui n'auraient de quoi vivre ni par leur
« bien ni par leur travail. » « Vous avez donc aussi
« promis cela?» reprendra- t- il. » Sans doute; je
« ne suis maître du bien qui passe par mes mains
« qu'avec la condition qui est attachée à sa pro-
« priété. »
Après avoir entendu ce discours, et l'on a vu
comment on peut mettre un enfant en état de l'en^
tendre , un autre qu'Emile serait tenté de m'imiter
et de se conduire en homme riche: en pareil cas,
j'empêcherais au moins que ce ne fût avec ostenta-
tion; j'aimerais mieux qu'il me dérobât mon droit
et se cachât pour donner. C'est une fraude de son
âge, et la seule que je lui pardonnerais.
" On doit concevoir que je ne résous pas ses questions quand il
lui plaît , mais quand il me plaît ; autiement ce serait m'asservir à
ses volontés , et me mettre dans la plus dangereuse dépendance où
un gouverneur puisse être de son élève.
l5l É311LE.
Je sais que toutes ces vertus par imitation sont
des vertus de singe, et que nulle bonne action n'est
moralement bonne que quand on la fait comme
telle, et non parce que d'autres la font. Mais, dans
un âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien
faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur
donner l'habitude , en attendant qu'ils les puissent
faire par discernement et par amour du bien.
L'homme est imitateur, l'animal même l'est; le
goût de l'imitation est de la nature bien ordonnée ;
mais il dégénère en vice dans la société. Le singe
imite l'homme qu'il craint , et n'imite pas les ani-
maux qu'il méprise; il juge bon ce que fait un
être meilleur que lui. Parmi nous, au contraire,
nos arlequins de toute espèce imitent le beau pour
le dégrader, pour le rendre ridicule; ils cherchent
dans le sentiment de leur bassesse à s'égaler ce qui
vaut mieux qu'eux; ou, s'ils s'efforcent d'imiter ce
qu'ils admirent, on voit dans le choix des objets
le faux goût des imitateurs : ils veulent bien plus
en imposer aux autres ou faire applaudir leur ta-
lent, que se rendre meilleurs ou plus sages. Le fon-
dement de l'imitation parmi nous vient du désir
de se transporter toujours hors de soi. Si je réussis
dans mon entreprise, Emile n'aura sûrement pas
ce désir. Il faut donc nous passer du bien appa-
rent qu'il peut produire.
Approfondissez toutes les règles de votre édu-
cation, vous les trouverez ainsi toutes à contre-
sens, surtout en ce qui concerne les vertus et les
moeurs. La seule leçon de morale qui convienne à
LIVRE II. l53
reiifaiice, et la plus importante à tout âge , est de |
ne jamais faire de mal à personne. Le précepte '
même de faire du bien, s'il n'est subordonné à ce-
lui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui
est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en
fait, le méchant comme les autres; il fait un heu-
reux aux dépens de cent misérables; et de là vien-
nent toutes nos calamités. Les plus sublimes ver-
tus sont négatives: elles sont aussi les plus difficiles,
parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus
même de ce plaisir si doux au cœur de l'homme,
d'en renvoyer un autre content de nous. O quel
bien fait nécessairement à ses semblables celui
d'entre eux, s'il en est un, qui ne leur fait jamais
de mal! De quelle intrépidité d'ame, de quelle vi-
gueur de caractère il a besoin pour cela! Ce n'est
pas en raisonnant sur cette maxime, c'est en tâ-
chant de la pratiquer, qu'on sent combien il est
grand et pénible d'y réussir''.
Voilà quelques faibles idées des précautions avec
" Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui de tenir
à la société humaine le moins qu'il est possible ; car , dans l'état
social , le bien de l'un fait nécessairement le mal de l'autre. Ce rap-
port est dans l'essence de la chose , et rien ne saurait le changer.
Qu'on cherche sur ce principe lequel est le meilleur de l'homme
social ou du solitaire. Un auteur illustre dit qu'il n'y a que le mé-
chant qui soit seul ; moi je dis qu'il n'y a que le bon qui soit seul.
Si cette proposition est moins sentencieuse , elle est plus vraie et
mieux raisonnée que la précédente. Si le méchant était seul, quel
mal feraît-il? C'est dans la société qu'il dresse ses machines pour
nuire aux autres. Si l'on veut rétorquer cet argument pour l'homme
de bien , je réponds par l'article auquel appartient cette note.
* Diderot, préface du Fils naturel. Rousseau se plaiut, daus ses ConfV>sious,
de la dureté de cette sentence prononoée par son ami, qni savait qu'il était seul
à l'Heraiitage.
I 54 EMILE.
lesquelles je voudrais qu'on donnât aux enfants les
instructions qu'on ne peut quelquefois leur refu-
ser sans les exposer à nuire à eux-mêmes ou aux
autres, et surtout à contracter de mauvaises habi-
tudes dont on aurait peine ensuite à les corriger :
mais soyons sûrs que cette nécessité se présentera
rarement pour les enfants élevés comme ils doivent
l'être, parce qu'il est impossible qu'ils deviennent
indociles, méchants, menteurs, avides, quand on
n'aura pas semé dans leurs cœurs les vices qui les
rendent tels. Ainsi ce que j'ai dit sur ce point sert
plus aux exceptions qu'aux règles ; mais ces excep-
tions sont plus fréquentes à mesure que les enfants
ont plus d'occasions de sortir de leur état et de
contracter les vices des hommes. Il faut nécessaire-
ment à ceux qu'on élève au milieu du monde des
instructions plus précoces qu'à ceux qu'on élève
dans la retraite. Cette éducation solitaire serait
donc préférable, quand elle ne ferait que donner
à l'enfance le temps de mûrir.
Il est un autre genre d'exceptions contraires
pour ceux qu'un heureux naturel élève au-dessus
de leur âge. Comme il y a des hommes qui ne
sortent jamais de l'enfance, il y en a d'autres qui,
pour ainsi dire, n'y passent point, et sont hommes
presque en naissant. Le mal est que cette dernière
exception est très-rare, très-difficile à connaître,
et que chaque mère, imaginant qu'un enfant peut
être un prodige , ne doute point que le sien n'en
soit un. Elles font plus, elles prennent pour des
indices extraordinaires ceux mêmes qui marquent
LIVRE II. l55
l'ordre accoutumé : la vivacité, les saillies, l'étour-
derie, la piquante naïveté; tous signes caractéris-
tiques de l'âge, et qui montrent le mieux qu'un
enfant n'est qu'un enfant. Est-il étonnant que ce-
lui qu'on fait beaucoup parler et à qui l'on permet
de tout dire , qui n'est gêné par aucun égard, par
aucune bienséance, fasse par hasard quelque heu-
reuse rencontre? Il le serait bien plus qu'il n'en fît
jamais , comme il le serait qu'avec mille mensonges
un astrologue ne prédît jamais aucune vérité. Ils
mentiront tant, disait Henri IV, qu'à la fin ils diront
vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots
n'a qu'à dire beaucoup de sottises. Dieu garde de
mal les gens à la mode, (jui n'ont pas d'autre
mérite pour être fêtés!
Les pensées les plus brillantes peuvent tomber
dans le cerveau des enfants, ou plutôt les meil-
leurs mots dans leur bouche , comme les diamants
du plus grand prix sous leurs mains, sans que
pour cela ni les pensées ni les diamants leur ap-
partiennent; il n'y a point de véritable propriété
pour cet âge en aucun genre. Les choses que dit
un enfant ne sont pas pour lui ce qu'elles sont
pour nous; il n'y joint pas les mêmes idées. Ces
idées, si tant est qu'il en ait, n'ont dans sa tête ni
suite ni liaison; rien de fixe, rien d'assuré dans
tout ce qu'il pense. Examinez votre prétendu pro-
dige. En de certains moments vous lui trouverez
un ressort d'une extrême activité, une clarté d'es-
prit à percer les nues. Le plus souvent ce même
esprit vous paraît lâche, moite, et comme envi-
l5G EMILE.
roniié d'un épais brouillard. Tantôt il vous devance
et tantôt il reste immobile. Un instant vous diriez,
c'est un génie, et l'instant d'après, c'est un sot.
Vous vous tromperiez toujours; c'est un enfant.
C'est un aiglon qui fend l'air un instant, et re-
tombe l'instant d'après dans son aire.
Traitez -le donc selon son âge malgré les appa-
rences, et craignez d'épuiser ses forces pour les
avoir voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau s'é-
chauffe, si vous voyez qu'il commence à bouil-
lonner, laissez-le d'abord fermenter en liberté,
mais ne l'excitez jamais , de peur que tout ne s'ex-
hale ; et quand les premiers esprits se seront éva-
porés, retenez, comprimez les autres, jusqu'à ce
qu'avec les années tout se tourne en chaleur vivi-
fiante et en véritable force. Autrement vous perdrez
votre temps et vos soins, vous détruirez votre
propre ouvrage; et après vous être indiscrètement
enivrés de toutes ces vapeurs inflammables, il ne
vous restera qu'un marc sans vigueur.
Des enfants étourdis viennent les hommes vul-
gaires : je ne sache point d'observation plus géné-
, raie et plus certaine que celle-là. Rien n'est plus
~^ difficile que de distinguer dans l'enfance la stupi-
\ ' dite réelle, de cette apparente et trompeuse stupi-
dité qui est l'annonce des âmes fortes. Il paraît
d'abord étrange que les deux extrêmes aient des
signes si semblables : et cela doit pourtant être ;
car dans un âge où l'homme n'a encore nulles vé-
ritables idées, toute la différence qui se trouve
entre cekii qui a du génie et celui qui n'en a pas,
LIVRE II. 1 .')■-?
est que le dernier n'admet que de fausses idées ,
et que le premier, n'en trouvant que de telles,
n'en admet aucune : il ressemble donc au stupide
en ce que l'un n'est capable de rien , et que rien
ne convient à l'autre. Le seul signe qui ])eut les
distinguer dépend du hasard, c[ui peut offrir au
dernier quelque idée à sa portée, au lieu que le
premier est toujours le même partout. Le jeune
Caton, durant son enfance, semblait un imbécile
dans la maison. Il était taciturne et opiniâtre, voilà
tout le jugement qu'on portait de lui. Ce ne fut
que dans l'antichambre de Sylla que son oncle ap-
prit à le connaître. S'il ne fût point entré dans
cette antichambre , peut-être eût-il passé pour une
brute jusqu'à l'âge de raison : si César n'eût point
vécu, peut-être eût-on toujours traité de vision-
naire ce même Caton qui pénétra son funeste génie,
et prévit tous ses projets de si loin. O que ceu^
qui jugent si précipitamment les enfants sont sujets
à se tromper! Ils sont souvent plus enfants qu'eux.
J'ai vu, dans un âge assez avancé, un homme* qui
m'honorait de son amitié passer dans sa famille
et chez ses amis pour un esprit borné; cette excel-
lente tête se mûrissait en silence. Tout-à-coup il
s'est montré philosophe, et je ne doute pas que la
postérité ne lui marque une place honorable et dis-
tinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus
profonds métaphysiciens de son siècle.
Respectez l'enfance, et ne vous pressez point de
la juger, soit en bien, soit en mal. Laissez les ex-
L'alihé de Confllllac,
l58 EMILE.
cep tions s'indiquer, se prouver, se confirmer long-
temps avant d'adopter pour elles des méthodes
particulières. Laissez long-temps agir la nature
avant de vous mêler d'agir à sa place, de peur de
contrarier ses opérations. Vous connaissez, dites-
vous , le prix du temps et n'en voulez point perdre.
Vous ne voyez pas que c'est bien plus le perdre
d'en mal user que de n'en rien. faire, et qu'un en-
fant mal instruit est plus loin de la sagesse que
celui qu'on n'a point instruit du tout. Vous êtes
alarmé de le voir consumer ses premières années
à ne rien faire! Comment! n'est-ce rien que d'être
heureux? n'est-ce rien que de sauter, jouer, cou-
rir toute la journée? De sa vie il ne sera si occupé.
Platon, dans sa République, qu'on croit si austère,
n'élève les enfants qu'en fêtes, jeux, chansons,
passe-temps; on dirait qu'il a tout fait quand il
leur a bien appris à se réjouir : et Sénèque parlant
de l'ancienne jeunesse romaine : Elle était, dit-il,
toujours debout, on ne lui enseignait rien qu'elle
dut apprendre assise*. En valait-elle moins par-
venue à l'âge viril ? Effrayez-vous donc peu de cette
oisiveté prétendue. Que diriez-vous d'un homme
qui, pour mettre toute la vie à profit, ne voudrait
Nihil libéras suos docebant , quod discendum esset jacentïbus.
Epist. 88. — 'Ce même passage se retrouve dans Montaigne , Liv. ii ,
chap. 2 1 .
« C'est merveille , dit-il encore ( Livre r , chap. 2 5 ) , combien
« Platon se montre soigneux , en ses loix , de la gayeté et passetemps
« de la ieunesse de sa cité ; et combien il s'arreste à leurs courses ,
« ieux, chansons, saults et danses.... Il s'estend à mille préceptes
« pour ses g^'mnases ; pour les sciences lettrées , il s'y amuse fort
« peu , etc. •
LIVRE II. 169
jamais dormir? Vous diriez : Cet homme est in-
sensé; il ne jouit pas du temps, il se Tôte; pour
fuir le sommeil il court à la mort. Songez donc que
c'est ici la même chose , et que l'enfance est le som-
meil de la raison.
L'apparente facilité d'apprendre est cause de la
perte des enfants. On ne voit pas que cette faci-
lité même est la preuve qu'ils n'apprennent rien.
Leur cerveau lice et poli rend comme un miroir
les objets qu'on lui présente; mais rien ne reste,
rien ne pénètre. L'enfant retient les mots, les idées
se réfléchissent : ceux qui l'écoutent les entendent,
lui seul ne les entend point.
Quoique la mémoire et le raisonnement soient
deux facultés essentiellement différentes, cepen-
dant l'une ne se développe véritablement qu'avec
l'autre. Avant l'âge de raison l'enfant ne reçoit pas
des idées , mais des images; et il y a cette différence
entre les unes et les autres, que les images ne sont
que des peintures absolues des objets sensibles,
et que les idées sont des notions des objets , déter-
minées par des rapports. Une image peut être seule
dans l'esprit qui se la représente; mais toute idée
en suppose d'autres. Quand on imagine, on ne
fait que voir; quand on conçoit, on compare. Nos
sensations sont purement passives, au lieu que
toutes nos perceptions ou idées naissent d'un prin-
cipe actif qui juge. Cela sera démontré ci-après.
Je dis donc que les enfants , n'étant pas capables
de jugement, n'ont point de véritable mémoire.
Ils retiennent des sons , des figures , des sensations ^
iGo EMILE.
rarement des idées, plus rarement leurs liaisons.
En m'objectant qu'ils apprennent quelques élé-
ments de géométrie, on croit bien prouver contre
moi; et tout au contraire, c'est pour moi qu'on
prouve : on montre que, loin de savoir raisonner
d'eux-mêmes, ils ne savent pas même retenir les
raisonnements d'autrui; car suivez ces petits géo-
mètres dans leur méthode, vous voyez aussitôt
qu'ils n'ont retenu que l'exacte impression de
la figure et les termes de la démonstration. A la
moindre objection nouvelle, ils n'y sont plus; ren-
versez la figure, ils n'y sont plus. Tout leur savoir
est dans la sensation, rien n'a passé jusqu'à l'en-
tendement. Leur mémoire elle-même n'est guère
plus parfaite que leurs autres facultés, puisqu'il
faut presque toujours qu'il rapprennent étant
grands les choses dont ils ont appris les mots dans
l'enfance.
Je suis cependant bien éloigné de penser que
les enfants n'aient aucune espèce de raisonne-
ment^. Au contraire , je vois qu'ils raisonnent très-
'^ J'ai fait cent fois réflexion en écrivant, qu'il est impossible,
clans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux mêmes
mots. 11 n'y a point de langue assez riche pour fournir autant de
termes , de tours et de phrases , que nos idées peuvent avoir de
modifications. La méthode de définir tous les termes , et de substi-
tuer sans cesse la définition à la place du défini , est belle , mais im-
praticable ; car comment éviter le cercle ? Les définitions pourraient
être bonnes si l'on n'employait pas des mots pour les faire. Malgré
cela , je suis persuadé qu'on peut être clair , même dans la pauvreté
de notre langue , nou pas en donnant toujours les mêmes acceptions
aux mêmes mots , mais en faisant en sorte , autant de fois qu'on
emploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit suffisam-
ment déterminée par les idées qui s'y rapportent , et que chaque
LIVRE II. iGl
bien dans tout ce qu'ils connaissent et qui se rap-
porte à leur intérêt présent et sensible. Mais c'est
sur leurs connaissances que l'on se trompe, en
leur prêtant celles qu'ils n'ont pas , et les faisant
raisonner sur ce qu'ils ne sauraient comprendre.
On se trompe encore en voulant les rendre atten-
tifs à des considérations qui ne les touchent en
aucune manière, comme celle de leur intérêt à
venir , de leur bonheur étant hommes , de l'estime
qu'on aura pour eux quand ils seront grands ; dis-
cours qui, tenus à des êtres dépourvus de toute
prévoyance, ne signifient absolument rien pour
eux. Or, toutes les études forcées de ces pauvres
infortunés tendent à ces objets entièrement étran-
gers à leurs esprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils
y peuvent donner.
Les pédagogues qui nous étalent en grand ap-
pareil les instructions qu'ils donnent à leurs dis-
ciples sont payés pour tenir un autre langage : ce-
pendant on voit, par leur propre conduite, qu'ils
pensent exactement comme moi. Car ciue leur
apprennent-ils enfin? Des mots, encore des mots,
et toujours des mots. Parmi les diverses sciences
qu'ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent
bien de choisir celles qui leur seraient véritable-
ment utiles, parce que ce seraient des sciences de
choses, et qu'ils n'y réussiraient pas; mais celles
période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de défini-
tion. Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raisonnement,
et tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse. Je ne crois pas
en cela me contredire dans mes idées , mais je ne puis disconvenir
que je ne me contredise souvent dans mes expressions.
R. m. II
jGi Emile.
qu'on paraît savoir quand on en sait les termes,
le blason , la géographie , la .chronologie , les lan-
gues, etc.; toutes études si loin de riiomme, et
surtout de l'enfant, que c'est une merveille si rien
de tout cela lui peut être utile luie seule fois en
sa vie.
On sera surpris que je compte l'étude des lan-
gues au nombre des inutilités de l'éducation : mais
on se souviendra que je ne parle ici que des études
du premier âge; et, quoi qu'oia puisse dire , je ne
crois pas c{ue jusqu'à l'âge de douze ou quinze ans,
nul enfant, les prodiges à part , ait jamais vraiment
appris deux langues.
Je conviens que si l'étude des langues n'était que
celle des mots , c'est-à-dire des figures ou des sons
qui les expriment, cette étude pourrait convenir
aux enfants : mais les langues, en changeant les
signes, modifient aussi les idées qu'ils représentent.
Les têtes se forment sur les langages, les pensées
prennent la teinte des idiomes. La raison seule est
commune, l'esprit en chaque langue a sa forme
particulière , différence qui pourrait bien être en
j)artie la cause ou l'effet des caractères nationaux :
et ce qui paraît confirmer cette conjecture , est que,
chez toutes les nations du monde , la langue suit
les vicissitudes des mœurs , et se conserve ou s'al-
tère comme elles.
De ces formes diverses l'usasie en donne une à
l'enfant, et c'est la seule qu'il garde jusqu'à l'âge
de raison. Pour en avoir deux, il faudrait qu'il sût
comparer des idées; et comment les comparerait-il,
LIVRE II. l6'3
quand il est à peine en état de les concevoir ? Chaque
chose peut avoir pour hii mille signes différents ;
mais chaque idée ne peut avoir qu'une forme : il
ne peut donc apprendre à parler qu'une langue. Il
en apprend cependant plusieurs, me dit-on : je le
nie= J'ai vu de ces petits prodiges qui croyaient par-
ler cinq ou six langues. Je les ai entendus successi-
vement parler allemand, en termes latins, en termes
français, en ternies italiens; ils se servaient à la vé-
rité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne par-
laient toujours qu'allemand. En un mot, donnez
aux enfants tant de synonymes qu'il vous plaira :
vous changerez les mots, non la langue; ils n'en
sauront jamais qu'une.
C'est pour cacher en ceci leur inaptitude qu'on
les exerce par préférence sur les langues mortes ,
dont il n'y a plus de juges qu'on ne puisse récuser.
L'usage familier de ces langues étant perdu depuis
long-temps, on se contente d'imiter ce qu'on en
trouve écrit dans les livres; et l'on appelle cela les
parler. Si tel est le grec et le latin des maîtres,
qu'on juge de celui des enfants! A peine ont-ils ap-
pris par cœur leur rudiment , auquel ils n'entendent
absolument rien, qu'on leur apprend d'abord à
rendre un discours français en mots latins; puis,
quand ils sont plus avancés , à coudre en prose des
phrases de Cicéron , et en vers des centons de Vir-
gile. Alors ils croient parler latin : qui est - ce qui
viendra les contredire ?
En quelque étude que ce puisse être , sans l'idée
des choses représentées les signes représentants ne
1 1.
l64 EMILE.
sont rien. On borne pourtant toujours l'enfant à
ces signes, sans jamais pouvoir lui faire comprendre
aucune des choses qu'ils représentent. En pensant
lui apprendre la description de la terre , on ne lui
apprend qu'à connaître des cartes : on lui apprend
des noms de villes, de pays, de rivières, qu'il ne
conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où
l'on les lui montre. Je me souviens d'avoir vu quel-
que part une géographie qui commençait ainsi :
Qu est-ce que le monde? Cest un globe de carton.
Telle est précisément la géographie des enfants. Je
pose en fait qu'après deux ans de sphère et de cos-
mographie , il n'y a pas un seul enfant de dix ans
qui, sur les règles qu'on lui a données, sût se con-
duire de Paris à Saint-Denis. Je pose en fait qu'il
n'y en a pas un qui, sur un plan du jarchn de son
père, fût en état d'en suivre les détours sans s'éga-
rer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé
où sont Pékin , Ispahan , le Mexique , et tous les
pays de la terre.
J'entends dire qu'il convient d'occuper les enfants
à des études où il ne faille que des yeux : cela pour-
rait être s'il y avait quelque étude où il ne fallût
que des yeux : mais je n'en connais point de telle.
Par une erreur encore plus ridicule , on leur fait
étudier l'histoire : on s'imagine que l'histoire est
à leur portée parce qu'elle n'est qu'un recueil de
faits. Mais qu'entend-on par ce mot de faits ? croit-
on que les rapports qui déterminent les faits his-
toriques soient si faciles à saisir, que les idées
s'en forment sans peine dans l'esprit des enfants?
LIVRE II. l65
Croit-on que la véritable connaissance des événe-
ments soit séparable de celle de leurs causes, de
celle de leurs effets , et que l'historique tienne si peu
au moral qu'on puisse connaître l'un sans l'autre ?
Si vous ne voyez dans les actions des hommes que
les mouvements extérieurs et purement physiques ,
qu'apprenez-vous dans l'histoire ? absolument rien ;
et cette étude, dénuée de tout intérêt, ne vous
donne pas plus déplaisir que d'instruction. Si vous
voulez apprécier ces actions par leurs rapports
moraux, essayez de faire entendre ces rapports à
vos élèves, et vous verrez alors si l'histoire est
de leur âge.
Lecteurs, souvenez-vous toujoui's que celui qui
vous parle n'est ni un savant ni un philosophe,
mais un homme simple, ami de la vérité, sans
parti, sans système; un solitaire, qui, vivant peu
avec les hommes, a moins d'occasions de s'im-
boire de leurs préjugés, et plus de temps pour
réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce
avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés
sur des principes que sur des faits; et je crois ne
pouvoir mieux vous mettre à portée d'en juger,
que de vous rapporter souvent quelque exemple
des observations qui me les suggèrent.
J'étais allé passer quelques jours à la campagne
chez une bonne mère de famille qui prenait grand
soin de ses enfants et de leur éducation. Un matin
que j'étais présent aux leçons de l'aîné, son gou-
verneur, qui l'avait très-bien instruit de l'histoire
ancienne , reprenant celle d'Alexandre , tomba sur
l66 :ÉMILE.
le trait connu du médecin Philippe qu'on a mis en
tableau, et qui sûrement en valait bien la peine*.
Le gouverneur , homme de mérite , fit sur l'intré-
pidité d'Alexandre plusieurs réflexions qui ne me
plurent point , mais que j'évitai de combattre ,
pour ne pas le décrcditer dans l'esprit de son élève.
A table, on ne manqua pas, selon la méthode
française , de faire beaucoup babiller le petit bon-
homme. La vivacité naturelle à son âge, et l'attente
d'un applaudissement sûr, lui firent débiter mille
sottises, tout à travers lesquelles partaient de temps
en temps quelques mots heureux qui faisaient
oublier le reste. Enfin vint l'histoire du médecin
PhiUppe : il la raconta fort nettement et avec beau-
coup de grâce. Après l'ordinaire tribut d'éloges
qu'exigeait la mère et qu'attendait le fils, on rai-
sonna sur ce qu'il avait dit. Le plus grand nombre
blâma la témérité d'Alexandre; quelques-uns, à
l'exemple du gouverneur, admiraient sa fermeté,
son courage : ce qui me fit comprendre qu'aucun
de ceux qui étaient présents ne voyait en quoi
consistait la véritable beauté de ce trait. Pour moi ,
leur dis-je, il me paraît que s'il y a le moindre cou-
rage , la moindre fermeté dans l'action d'Alexandre ,
elle n'est qu'une extravagance. Alors tout le monde
se réunit , et convint que c'était une extravagance.
Voyez Quinte - Curce , Liv. iir , chap. 6. — Le même trait est
rapporté aussi par Montaigne. « Alexandre ayant eu advis, par
« une lettre de Parmenion , que Philippus , son plus cher médecin ,
« estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner; en
« mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus , il avala le
u bruvage qu'il lui avoit présenté. » Liv. i, chap. 2 3.
LIVRE II. 167
J'allais répondre et m 'échauffer, quand une femme
qui était à côté de moi, et qui n'avait pas ouvert
la bouche, se pencha vers mon oreille, et me dit
tout bas : Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne t'entendront
pas. Je la regardai, je fus frappé, et je me tus.
Après le dîner, soupçonnant sur plusieurs in-
dices que mon jeune docteur n'avait rien compris
du tout à l'histoire qu'il avait si bien racontée, je
le pris par la main , je fis avec lui un tour de parc,
et l'ayant questionné tout à mon aise, je trouvai
qu'il admirait plus que personne le courage si
vanté d'Alexandre : mais savez-vous où il voyait
ce courage? uniquement dans celui d'avaler d'un
seul trait un breuvage de mauvais goût , sans hé-
siter , sans marquer la moindre répugnance. Le
])auvre enfant, à qui l'on avait fait prendre méde-
cine il n'y avait pas quinze jours , et qui ne l'avait
prise qu'avec une peine infinie, en avait encore le
déboire à la bouche. La mort, l'empoisonnement,
ne passaient dans son esprit que pour des sensa-
tions désagréables, et il ne concevait pas, pour
lui, d'autre poison cjue du séné. Cependant il faut
avouer que la fermeté du héros avait fait une
grande impression sur son jeune cœur, et qu'à la
première médecine qu'il faudrait avaler il avait
bien résolu d'être un Alexandre. Sans entrer dans
des éclaircissements qui passaient évidemment sa
portée, je le confirmai dans ces thspositions louables,
et je m'en retournai riant en moi-même de la haute
sagesse des pères et des maîtres , qui pensent ap-
prendre l'histoire aux enfants.
lG8 EMILE.
Il est aisé de mettre dans leurs bouches les mots
de rois, d'empires, de guerres, de conquêtes, de
révolutions, de lois; mais quand il sera question
d'attacher à ces mots des idées nettes , il y aura loin
de l'entretien du jardinier Robert à toutes ces
explications.
Quelques lecteurs, mécontents du tais-toi, Jean-
Jacques, demanderont, je le prévois, ce que je
trouve enfin de si beau dans l'action d'Alexandre.
Infortunés ! s'il faut vous le dire , comment le
comprendrez-vous ? C'est qu'Alexandre croyait à la
vertu ; c'est qu'il y croyait sur sa tête , sur sa propre
vie ; c'est que sa grande ame était faite pour y croire.
O que cette médecine avalée était une belle profes-
sion de foi ! Non , jamais mortel n'en fit une si su-
blime. S'il est quelque moderne Alexandre , qu'on
me le montre à de pareils traits*.
S'il n'y a point de science de mots , il n'y a point
d'étude propre aux enfants. S'ils n'ont pas de vraies
idées , ils n'ont point de véritable mémoire ; car je
n'appelle pas ainsi celle qui ne retient que des sen-
sations. Que sert d'inscrire dans leur tête un ca-
talogue de signes qui ne représentent rien pour
eux! En apprenant les choses, n'apprendront -ils
pas les signes? Pourquoi leur donner la peine inu-
tile de les apprendre deux fois ? Et cependant quels
dangereux préjugés ne commence-t-on pas à leur
inspirer, en leur faisant prendre pour de la science
Ce prince , dit Montaigne à ce sujet , « est le souverain patron
« des actes hazardeux : mais ie ne sçay s'il y a traict en sa vie qui
« ayt plus de fermeté que cettuy cy, ny une beauté illustre par tant
« de visages. » Liv. i, chap. 28.
LIVftE II. 169
des mots qui n'ont aucun sens pour eux! C'est du
premier mot dont l'enfant se paie, c'est de la pre-
mière chose qu'il apprend sur la parole d'autrui ,
sans en voir l'utilité lui-même, que son jugement
est perdu : il aura long- temps à briller aux yeux
des sots avant qu'il répare une telle perte''.
Non , si la nature donne au cerveau d'un enfant
cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes
sortes d'impressions , ce n'est pas pour qu'on y
grave des noms de rois, des dates, des termes de >"^
blason , de sphère , de géographie , et tous ces mots
sans aucun sens pour son âge et sans aucune utilité
pour quelque âge que ce soit, dont on accable sa
triste et stérile enfance ; mais c'est pour que toutes
les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles ^
toutes celles qui se rapportent à son bonheur et
doivent l'éclairer un jour sur ses devoirs, s'y tra-
cent de bonne heure en caractères ineffaçables ,
et lui servent à se conduire pendant sa vie d'une
manière convenable à son être et à ses facultés.
Sans étudier dans les livres, l'espèce de mémoire
" La plupart des savants le sont à la manière des enfants. La vaste
érudition résulte moins d'une multitude d'idées que d'une multi-
tude d'images. Les dates , les noms propres , les lieux , tous les
objets isolés ou dénués d'idées, se retiennent uniquement par la
mémoire des signes , et rarement se rappelle-t-on quelqu'une de ces
choses sans voir en même temps le recto ou le 'verso de la page où
on l'a lue , ou la figure sous laquelle on la vit la première fois. Telle
était à peu près la science à la mode des siècles derniers. Celle de
notre siècle est autre chose : on n'étudie plus , on n'observe plus ;
on rêve , et l'on nous donne gravement pour de la philosophie les
rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi ;
j'en conviens : mais , ce que les autres n'ont garde de faire, je donne
mes rêves pour des rêves, laissant chercher au lecteur s'ils ont quel-
que chose d'utile aux gens éveillés.
170 ]*MILE.
que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela
oisive; tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend le
frappe, et il s'en souvient; il tient registre en lui-
même des actions, des discours des hommes; et
tout ce qui l'environne est le livre dans lequel , sans
y songer, il enrichit continuellement sa mémoire
en attendant que son jugement puisse en profiter.
C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin
de lui présenter sans cesse ceux qu'il peut con-
naître et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que
consiste le véritable art de cultiver en lui cette
première faculté ; et c'est par là qu'il faut tâcher de
Jui former un magasin de connaissances qui ser-
vent à son éducation durant sa jeunesse, et à sa
conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est
vrai , ne forme point de petits prodiges et ne fait
pas briller les gouvernantes et les précepteurs ;
mais elle forme des hommes judicieux, robustes,
sains de corps et d'entendement, qui, sans s'être fait
admirer étant jeunes , se font honorer étant grands.
Emile n'apprendra jamais rien par cœur, pas
même des fables , pas même celles de La Fontaine ,
toutes naïves , toutes charmantes qu'elles sont ; car
les mots des fables ne sont pas plus les fables que
les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment
peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la
morale des enfants , sans songer que l'apologue ,
en les amusant , les abuse ; que, séduits par le men-
songe, ils laissent échapper la vérité, et que ce
qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable
les empêche d'en profiter ? Les fables peuvent ins-
t
LJ VRE II. i-yi
truire les hommes; mais il faut dire la vérité nue
aux enfants; sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils
ne se donnent plus la peine de le lever.
On fait apprendre les fables de La Fontaine à
tous les enfants , et il n'y en a pas un seul qui les
entende. Quand ils les entendraient, ce serait en-
core pis ; car la morale en est tellement mêlée et si
disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait
plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, di-
rez-vous, des paradoxes. Soit; mais voyons si ce
sont des vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point les fables
qu'on lui fait apprendre, parce que, quelque effort
qu'on fasse pour les rendre simples , l'instruction
qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées
qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la
poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les
lui rend plus difficiles à concevoir ; en sorte qu'on
achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans
citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'in-
telligible ni d'utile poin- les enfants , et qu'on leur
fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce
qu'elles s'y trouvent mêlées , bornons-nous à celles
que l'auteur semble avoir faites spécialement pour
eux.
Je ne connais dans tout le recueil de J^a Fon-
taine que cinq ou six fables où brille éminemment
la naïveté puérile; de ces cinq ou six je prends
pour exemple la première de toutes'', parce que
" C'est la secoude et non la première, comme l'a très-bien re-
mar^iié M. Formey.
172 EMILE.
c'est celle dont la morale est le plus de tout âge ,
celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu'ils
apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que
pour cela même l'auteur a mise par préférence à la
tête de son livre. En lui supposant réellement l'ob-
jet d'être entendu des enfants, de leur plaire et de
les instruire, cette fable est assurément son chef-
d'œuvre : qu'on me permette donc de la suivre et
de l'examiner en peu de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD,
FABLE.
Maître coibeau, sur un arbre perché,
Maître! que signifie ce mot en lui-même? que
signifie-t-il au-devant d'un nom propre? quel sens
a-t-il dans cette occasion ?
Qu'est-ce qu'un corbeau?
Qu'est-ce quun arbre perché? L'on ne dit pas sur
un arbre perché , l'on dit perché sur un arbre. Par
conséquent, il faut parler des inversions de la poé-
sie; il faut dire ce que c'est que prose et que vers.
Tenait clans son bec un fromage.
Quel fromage ? était - ce un fromage de Suisse ,
de Brie, ou de Hollande? Si l'enfant n'a point vu
de corbeaux , que gagnez-vous à lui en parler ? s'il
en a vu, comment concevra-t-il qu'ils tiennent un
fromage à leur bec? Faisons toujours des images
d'après nature.
Maître renard , par Totleur alléché ,
LIVRE II. iy3
Encore un maître! mais pour celui-ci c'est à bon
titre : il est maître passé dans les tours de son mé-
tier. Il faut dire ce que c'est qu'un renard , et dis-
tinguer son vrai naturel du caractère de convention
qu'il a dans les fables,
Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut expli-
quer; il faut dire qu'on ne s'en sert plus qu'en
vers. L'enfant demandera pourquoi l'on parle au-
trement en vers qu'en prose. Que lui répondrez-
vous ?
Alléché paj' V odeur d'un fromage \ Ce fromage,
tenu par un corbeau perché sur un arbre , devait
avoir beaucoup d'odeur pour être senti par le re-
nard dans un taillis ou dans son terrier! Est-ce
ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de
critique judicieuse qui ne s'en laisse imposer qu'à
bonnes enseignes , et sait discerner la vérité du
mensonge dans les narrations d'autrui ?
Lui tint à peu près ce langage :
Ce langagel Les renards parlent donc ? ils parlent
donc la même langue que les corbeaux ? Sage pré-
cepteur, prends garde à toi : pèse bien ta réponse
avant de la faire ; elle importe plus que tu n'as
pensé.
Eh ! bonjour , monsieur le corbeau !
Monsieur! titre que l'enfant voit tourner en dé-
rision, même avant cpi'il sache que c'est un titre
d'honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau
auront bien d'autres affaires avant que d'avoir ex-
pliqué ce du.
1^4 lÎMILE.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Cheville , redondance inutile. L'enfant voyant ré-
péter la même chose en d'autres termes , apprend
à parler lâchement. Si vous dites que cette redon-
dance est un art de l'auteur , qu'elle entre dans le
dessein du renard qui veut paraître multiplier les
éloges avec les paroles, cette excuse sera bonne
pour moi , mais non pas pour mon élève.
Sans mentir , si votre ramage
SausiJientirl on ment donc quelquefois? Où en
sera l'enfant si vous ne lui apprenez que le renard
ne dit sans mentir que parce qu'il ment?
Répondait à votre plumage ,
Répondait] que signifie ce mot? Apprenez à
l'enfant à comparer des qualités aussi différentes
que la voix et le plumage; vous verrez comme il
vous entendra.
Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix! Qu'est-ce qu'un phénix? Nous voici
tout-à-coup jetés dans la menteuse antiquité, pres-
que dans la mythologie.
Les hôtes de ces boislQneX discours figuré! Le
flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de
dignité pour le rendre plus séduisant. Un enfant
entendra-t-il cette finesse? sait-il seulement, peut-
il savoir ce que c'est qu'un style noble et un style
bas?
A ces mots , le corbeau ne se sent pas de joie ,
LIVRE II. l'y 5
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives
pour sentir cette expression proverbiale.
Et pour montrer «a belle voix ,
N'oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute
la fable, l'enfant doit savoir ce que c'est que la
belle voix du corbeau.
Il ouvre un large bec , laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable : l'harmonie seule en fait
image. Je vois un grand vilain bec ouvert; j'en-
tends tomber le fromage à travers les branches :
mais ces sortes de beautés sont perdues pour les
enfants.
Le renard s'en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Voilà donc déjà la bonté transformée en bêtise.
Assurément on ne perd pas de temps pour instruire
les enfants.
Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n'y sommes plus.
Vit aux dépens de celui qui l'écoute.
Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s'entend, et la pensée est très-bonne. Ce-
pendant il y aura encore bien peu d'enfants qui sa-
chent comparer une leçon à un fromage, et qui ne
préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur
faire entendre que ce propos n'est qu'une raillerie.
Que de finesse pour des enfants!
£76 EMILE.
Le corbeau , honteux et confus ,
Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.
Jura , mais un peu tard , qu'on ne l'y prendrait plus.
Jura! Quel est le sot de maître qui ose expliquer
à l'enfant ce que c'est qu'un serment?
Voilà bien des détails, bien moins cependant
qu'il n'en faudrait pour analyser toutes les idées de
cette fable, et les réduire aux idées simples et élé-
mentaires dont chacune d'elles est composée. Mais
qui est-ce qui croit avoir besoin de cette analyse
pour se faire entendre à la jeunesse? Nul de nous
n'est assez philosophe pour savoir se mettre à la
place d'un enfant. Passons maintenant à la morale.
Je demande si c'est à des enfants de six ans qu'il
faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent
et mentent pour leur profit? On pourrait tout au
plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui per-
sifflent les petits garçons , et se moquent en secret
de leur sotte vanité : mais le fromage gâte tout ;
on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de
leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre.
C'est ici mon second paradoxe,, et ce n'est pas le
moins important.
Suivez les enfants apprenant leurs fables , et vous
verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'ap-
plication, ils en font presque toujours une con-
traire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de
s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou
préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel
LIVRE II. 177
on tire parti des défauts des autres. Dans la fable
précédente les enfants se moquent du corbeau,
mais ils s'affectionnent tous au renard; dans la fable
qui suit vous croyez leur donner la cigale pour
exemple; et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choi-
siront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront
toujoiu"s le beau rôle; c'est le choix de l'amour-
propre, c'est un choix très-naturel. Or, quelle
horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de
tous les monstres serait un enfant avare et dur,
qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse.
La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler
dans ses refus.
Dans toutes les fables où le lion est iln des per-
sonnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant,
l'enfant ne manque point de se faire lion ; et quand
il préside à quelque partage, bien instruit par son
modèle , il a grand soin de s'emparer de tout. Mais
quand le moucheron terrasse le lion, c'est une
autre affaire; alors l'enfant n'est plus lion, il est
moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'ai-
guillon ceux qu'il n'oserait attaqufer de pied ferme.
Dans la fable du loup maigre et du chien gras ,
au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend
lui donner, il en prend une de licence. Je n'ou-
blierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une pe-
tite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout
en lui préchant toujours la docilité. On eut peine
à savoir la cause de ses pleurs: on la sut enfin. La
pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne ; elle se
sentait le cou pelé; elle pleurait de n'être pas loup.
R. III. 12
+^
l'y 8 EMILE.
Ainsi donc la morale de la première fable citée
est pour l'enfant une leçon de la plus basse flatte-
rie; celle de la seconde une leçon d'inhumanité;
celle de la troisième une leçon d'injustice; celle de
la quatrième une leçon de satire; celle de la cin-
quième une leçon d'indépendance. Cette dernière
leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est
pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur
donnez des préceptes qui se contredisent , quel
fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être , à
cela près, toute cette morale' qui me sert d'objection
contre les fables fournit-elle autant de raisons de
les conserver. Il faut une morale en paroles et une
en actions dans la société, et ces deux morales ne
se ressemblent point. La première est dans le ca-
téchisme , où on la laisse ; l'autre est dans les fables
de La Fontaine pour les enfants , et dans ses contes
pour les mères. Le même auteur suffit à tout.
Composons, monsieur de La Fontaine. Je pro-
mets , quant à moi , de vous lire avec choix , de vous
aimer, de m'instruire dans vos fables; car j'espère
ne pas me tromper sur leur objet : mais pour mon
élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier
une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il
est bon pour lui d'apprendre des choses dont il
ne comprendra pas le quart; que dans celles qu'il
pourra comprendre il ne prendra jamais le change,
et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se
formera pas sur le fripon.
En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j'ôte
'les instruments de leur plus grande misère, savoir
LIVRE II. l'jg
les livres. La lecture est le fléau de l'enfance, et
presque la seule occupation qu'on lui sait donner.
A peine à douze ans Emile saura-t-il ce que c'est
qu'un livre. Mais il faut bien au moins , dira-t-on ,
qu'il sache lire. J'en conviens : il faut qu'il sache
lire quand la lecture lui est utile ; jusqu'alors elle
n'est bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéis-
sance , il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre
dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent,
soit d'agrément, soit d'utilité; autrement quel mo-
tif les porterait à l'apprendre? L'art de parler aux
absents et de les entendre, l'art de leur commu-
niquer au loin sans médiateur nos sentiments , nos
volontés , nos désirs , est un art dont l'utilité peut
être rendue sensible à tous les âges. Par quel pro-
dige cet art si utile et si agréable est-il devenu un
tourment pour l'enfance ? parce qu'on la contraint
de s'y appliquer malgré elle , et qu'on le met à des
usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant
n'est pas fort curieux de perfectionner l'instru-
ment avec lequel on le tourmente ; mais faites que
cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il
s'y appliquera malgré vous.
On se fait une grande affaire de chercher les
meilleures méthodes d'apprendre à lire, on invente
des bureaux , des cartes ; on fait de la chambre
d'un enfant un atelier dlmprimerie. Locke veut
qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-ii
pas une invention bien trouvée? quelle pitié! Un
moyen plus sûr que tous ceux-là, et celui qu'on
12.
l8o EMILE.
oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez
à l'enfant ce désir , puis laissez là vos bureaux
et vos dés, toute méthode lui sera bonne.
L'intérêt présent , voilà le grand mobile , le seul
qui mène sûrement et loin. Emile reçoit quelque-
fois de son père , de sa mère , de ses parents , de
ses amis, des billets d'invitation pour un dîner,
pour une promenade, pour une partie sur l'eau,
pour voir quelque fête publique. Ces billets sont
courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver
quelqu\m qui les lui lise : ce quelqu'un ou ne se
trouve pas toujours à point nommé, ou rend à
l'enfant le peu de complaisance que l'enfant eut
pour lui la veille. Ainsi l'occasion , le moment se
passe. On lui lit enfin le billet, mais il n'est plus
temps. Ah\ si l'on eût su lire soi-même! On en
reçoit d'autres : ils sont si courts! le sujet en est
si intéressant! on voudrait essayer de les déchif-
frer', on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus.
On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un
billet: il s'agit d'aller demain manger de la crème...
on ne sait où ni avec qui... combien on fait d'ef-
forts pour lire le reste! Je ne crois pas qu'Emile
ait besoin du bureau. Parlerai-je à présent de l'é-
criture? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niai-
series dans un traité de Féducation.
J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante
maxime ; c'est c[ue d'ordinaire on obtient très-sûre-
ment et très-vite ce qu'on n'est point pressé d'obte-
nir. Je suis presque sûr qu'Emile saura parfaite-
ment lire et écrire avant l'âge de dix ans, précisé-
LIVRE II. l8l
ment parce qu'il m'importe fort peu qu'il le sache
avant quinze; mais j'aimerais mieux qu'il ne sût
jamais lire que d'acheter cette science au prix de
tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui ser-
vira la lecture quand on l'en aura rebuté pour ja-
mais ? Ici imprimis cavere oportebit, ne studia, qui
amaie nondiiin potest , oderit , et amaritudinem se-
melperceptam etiam ultra rudes annos reformidet^.
Plus j'insiste sur ma méthode inactive , plus je
sens les objections se renforcer. Si votre élève
n'apprend rien de vous, il apprendra des autres.
Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité, il ap-
prendra des mensonges : les préjugés cpie vous
craignez de lui donner, il les recevra de tout ce
qui l'environne ; ils entreront par tous ses sens ;
ou ils corrompront sa raison, même avant qu'elle
soit formée ; ou son esprit, engourdi par une longue
inaction , s'absorbera dans la matière. L'inhabitude
de penser dans l'enfance en ôte la faculté durant
le reste de la vie.
Il me semble que je pourrais aisément répondre
à cela; mais pourquoi toujours des réponses? Si
ma méthode répond d'elle-même aux objections,
elle est bonne; si elle n'y répond pas, elle ne vaut
rien. Je poursuis.
Si sur le plan que j'ai commencé de tracer vous
suivez des règles directement contraires à celles
qui sont établies ; si , au lieu de porter au loin l'es-
prit de votre élève ; si , au lieu de l'égarer sans
cesse en d'autres Heux, en d'autres cUmats, en
' Quintil., I.ib. 1, cap. i.
iSa EMILE.
d'autres siècles, aux extrémités de la terre, et jusque
dans les cieux , vous vous appliquez à le tenir tou-
jours en lui-même et attentif à ce qui le touche
immédiatement; alors vous le trouverez capable
de perception, de mémoire, et même de raison-
nement; c'est l'ordre de la nature. A mesure que
l'être sensitif devient actif, il acquiert un discer-
nement proportionnel à ses forces; et ce n'est qu'a-
vec la force surabondante à celle dont il a besoin
pour se conserver , que se développe en lui la fa-
culté spéculative propre à employer cet excès de
force à d'autres usages. Voulez-vous donc cultiver
l'intelligence de votre élève, cultivez les forces
qu'elle doit gouverner. Exercez continuellement
son corps ; rendez-le robuste et sain pour le rendre
sage et raisonnable; qu'il travaille, qu'il agisse,
qu'il coure, qu'il crie, qu'il soit toujours en mou-
vement ; qu'il soit homme par la vigueur , et bien-
tôt il le sera par la raison.
Vous l'abrutiriez, il est vrai, par cette méthode
si vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui di-
sant : Va, viens, reste, fais ceci, ne fais pas cela.
Si votre tête conduit toujours ses bras, la sienne
lui devient inutile. Mais souvenez-vous de nos con-
ventions : si vous n'êtes qu'un pédant , ce n'est pas
la peine de me lire.
C'est une erreur bien pitoyable d'imaginer que
l'exercice du corps nuise aux opérations v de l'es-
prit; comme si ces deux actions ne devaient pas
marcher de concert , et que l'une ne dût pas tou-
jours diriger l'autre!
LXVKE II. l83
11 y a deux sortes d'hommes dont les corps sont
dans un exercice continuel , et qui sûrement son-
gent aussi peu les uns que les autres à cultiver leur
ame, savoir, les paysans et les sauvages. Les pre-
miers sont rustres , grossiers, maladroits ; les autres,
connus par leur grand sens, le sont encore par la
subtilité de leur esprit : généralement il n'y a rien
de plus lourd qu'un paysan, ni rien de plus fin
qu'un sauvage. D'où vient cette différence? c'est
que le premier, faisant toujours ce qu'on lui com-
mande, ou ce qu'il a vu faire à son père, ou ce
qu'il a fait lui-même dès sa jeunesse, ne va jamais
que par routine ; et , dans sa vie presque automate ,
occupé sans cesse des mêmes travaux, l'habitude
et l'obéissance lui tiennent lieu de raison.
Pour le sauvage , c'est autre chose ; n'étant atta-
ché à aucun lieu, n'ayant point de tâche prescrite,
n'obéissant à personne, sans autre loi que sa vo-
lonté, il est forcé de raisonner à chaque action
de sa vie ; il ne fait pas un mouvement , pas un pas ,
sans en avoir d'avance envisagé les suites. Ainsi ,
plus son corps s'exerce, plus son esprit s'éclaire ; sa
force et sa raison croissent à la fois et s'étendent
Tune par l'autre.
Savant précepteur, voyons lequel de nos deux
élèves ressemble au sauvage, et lequel ressemble
au paysan. Soumis en tout à une autorité toujours
enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole;
il n'ose manger quand il a faim , ni rire quand il
est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter
une main pour l'autre , ni remuer le pied que
l84 EMILE.
comme on le lui prescrit; bientôt il n'osera respirer
que sur vos règles. A quoi voulez-vous qu'il pense,
quand vous pensez à tout pour lui ? Assuré de
votre prévoyance, qu'a-t-il besoin d'en avoir?
Voyant que vous vous chargez de sa conservation ,
de son bien-être , il se sent délivré de ce soin ; son
jugement se repose sur le votre ; tout ce que vous
ne lui défendez pas, il le fait sans réflexion, sa-
chant bien qu'il le fait sans risque. Qu'a-t-il besoin
d'apprendre à prévoir la pluie? il sait que vous re-
gardez au ciel pour lui. Qu'a-t-il besoin de régler
sa promenade ? il ne craint pas que vous lui laissiez
passer l'heure du dîner. Tant que vous ne lui dé-
fendez pas de manger, il mange; quand vous le lui
défendez, il ne mange plus; il n'écoute plus les
avis de son estomac, mais les vôtres. Vous avez
beau ramollir son corps dans l'inaction , vous n'en
rendez pas son entendement plus flexible. Tout au
contraire, vous achevez de décréditer la raison
dans son esprit, en lui faisant user le peu qu'il en a
sur les choses qui lui paraissent le plus inutiles. Ne
voyant jamais à quoi elle est bonne, il juge enfin
qu'elle n'est bonne à rien. Le pis qui pourra lui
arriver de mal raisonner sera d'être repris, et il
l'est si souvent qu'il n'y songe guère; un danger si
commun ne l'effraie plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'esprit; et il en a
pour babiller avec les femmes , sur le ton dont j'ai
déjà parlé : mais qu'il soit dans le cas d'avoir à
payer de sa personne, à prendre un parti dans
quelque occasion difficile, vous le verrez cent fois
LIVRE il. l85
plus stiipide et plus béte que le fils du plus gros
manant.
Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature,
exercé de bonne heure à se suffire à lui-même au-
tant qu'il est possible, il ne s'accoutume point à
recourir sans cesse aux autres , encore moins à leur
étaler son grand savoir. En revanche il juge, il
prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte im-
médiatement à lui. Il ne jase pas, il agit; il ne sait
pas un mot de ce qui se fait dans le monde , mais
il sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme
il est sans cesse en mouvement, il est forcé d'ob-
server beaucoup de choses , de connaître beaucoup
d'effets; il acquiert de bonne heure une grande
expérience : il prend ses leçons de la nature et
non pas des hommes; il s'instruit d'autant mieux
qu'il ne voit nulle part l'intention de l'instruire.
Ainsi son corps et son esprit s'exercent à la fois.
Agissant toujours d'après sa pensée, et non d'après
celle d'un autre, il unit continuellement deux opé-
rations; plus il se rend fort et robuste, plus il de-
vient sensé et judicieux. C'est le moyen d'avoir un
jour ce qu'on croit incompatible , et ce que presque
tous les grands hommes ont réuni, la force du
corps et celle de l'ame, la raison d'un sage et la
vigueur d'un athlète.
Jeune instituteur, je vous prêche un art diffi-
cile, c'est de gouverner sans préceptes, et de tout
faire en ne faisant rien. Cet art, j'en conviens,
n'est pas de votre âge; il n'est pas propre à faire
briller d'abord vos talents, ni à vous faire valpir
l86 EMILE.
auprès des pères; mais c'est le seul propre à réus-
sir. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages , si
vous ne faites d'ahord des polissons : c'était l'édu-
cation des Spartiates ; au lieu de les coller sur des
livres, on commençait par leur apprendre à voler
leur dîner. Les Spartiates étaient-ils pour cela gros-
siers étant grands ? Qui ne connaît la force et le sel
de leurs reparties? Toujours faits pour vaincre , ils
écrasaient leurs ennemis en toute espèce de guerre,
et les babillards Athéniens craignaient autant leurs
mots que leurs coups.
Dans les éducations les plus soignées, le maître
commande et croit gouverner : c'est en effet l'en-
fant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez
de lui pour obtenir de vous ce qu'il lui plaît ; et il
sait toujours vous faire payer une heure d'assiduité
par huit jours de complaisance. A chaque instant
il faut pactiser avec lui. Ces traités, que vous pro-
posez à votre mode, et qu'il exécute à la sienne,
tournent toujours au profit de ses fantaisies, sur-
tout quand on a la maladresse de mettre en condi-
tion pour son profit ce qu'il est bien sûr d'obtenir,
soit qu'il remplisse ou non la condition qu'on lui
impose en échange. L'enfant , pour l'ordinaire ,
lit beaucoup mieux dans l'esprit du maître, que le
maître dans le cœur de l'enfant. Et cela doit être :
car toute la sagacité qu'eût employée l'enfant livré
à lui-même à pourvoir à la conservation de sa per-
sonne , il l'emploie à sauver sa liberté naturelle des
chaînes de son tyran; au lieu que celui-ci, n'ayant nul
intérêt si pressant à pénétrer l'autre, trouve quel-
LIVRE II. 187
quefois mieux son compte à lui laisser sa paresse
ou sa vanité.
Prenez une route opposée avec votre élève ; qu'il
croie toujours être le maître, et que ce soit tou-
jours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettis-
sement si parfait que celui qui garde l'apparence
de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le
pauvre enfant qui ne sait rien , qui ne peut rien ,
qui ne connaît rien , n'est-il pas à votre merci ? Ne
disposez -vous pas, par rapport à lui, de tout ce
qui l'environne? N'étes-vous pas le maître de l'af-
fecter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux ,
ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos
mains sans qu'il le sache? Sans doute, il ne doit
faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que
ce que vous voulez qu'il fasse; il ne doit pas faire
un pas que vous ne l'ayez prévu , il ne doit pas
ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va
dire.
C'est alors qu'il pourra se livrer aux exercices
du corps que lui demande son âge, sans abrutir
son esprit; c'est alors qu'au lieu d'aiguiser sa ruse
à éluder un incommode empire, vous le verrez
s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui l'en-
vironne le parti le plus avantageux pour son bien-
être actuel ; c'est alors que vous serez étonné de la
subtilité de ses inventions pour s'approprier tous
les objets auxquels il peut atteindre, et pour jouir
vraiment des choses sans le secours de l'opinion.
En le laissant ainsi maître de ses volontés , vous
ne fomenterez point ses caprices. En ne faisant
l88 EMILE.
jamais que ce qui lui convient, il ne fera bientôt
que ce qu'il doit faire ; et , bien que son corps soit
clans un mouvement continuel , tant qu'il s'agira de
son intérêt présent et sensible, vous verrez toute
la raison dont il est capable se développer beau-
coup mieux et d'une manière beaucoup plus ap-
propriée à lui , que dans des études de pure spé-
culation.
Ainsi , ne vous voyant point attentif à le contra-
rier, ne se défiant point de vous, n'ayant rien à
vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous
mentira point; il se montrera tel qu'il est sans
crainte ; vous pourrez l'étudier tout à votre aise ,
et disposer tout autour de lui les leçons que vous
voulez lui donner, sans qu'il pense jamais en re-
cevoir aucune.
Il n'épiera point non plus vos mœurs avec une
curieuse jalousie, et ne se fera point un plaisir
secret de vous prendre en faute. Cet inconvénient
que nous prévenons est très -grand. Un des pre-
miers soins des enfants est, comme je l'ai dit, de
découvrir le faible de ceux qui les gouvernent. Ce
penchant porte à la méchanceté , mais il n'en vient
pas : il vient du besoin d'éluder une autorité qui
les importune. Surchargés du joug qu'on leur im-
pose , ils cherchent à le secouer; et les défauts qu'ils
trouvent dans les maîtres leur fournissent de bons
moyens pour cela. Cependant l'habitude se prend
d'observer les gens par leurs défauts , et de se plaire
à leur en trouver. Il est clair que voilà encore une
source de vices bouchée dans le cœur d'Emile;
LIVRE II. 189
n'ayant nul intérêt à me trouver des défauts, il ne
m'en cherchera pas, et sera peu tenté d'en cher-
cher à d'autres.
Toutes ces pratiques semblent difficiles, parce
qu'on ne s'en avise pas ; mais dans le fond elles ne
doivent point l'être. On est en droit de vous sup-
poser les lumières nécessaires pour exercer le mé-
tier que vous avez choisi; on doit présumer que
vous connaissez la marche naturelle du cœur hu-
main; que vous savez étudier l'homme et l'indi-
vidu; que vous savez d'avance à quoi se pliera la
volonté de votre élève à l'occasion de tous les objets
intéressants pour son âge que vous ferez passer
sous ses yeux. Or, avoir les instruments, et bien
savoir leur usage , n'est-ce pas être maître de l'opé-
ration ?
Vous objectez les caprices de l'enfant; et vous
avez tort. Le caprice des enfants n'est jamais l'ou-
vrage de la nature, mais d'une mauvaise discipline:
c'est qu'ils ont obéi ou commandé; et j'ai dit cent
fois qu'il ne fallait ni l'un ni l'autre. Votre élève
n'aura donc de caprices que ceux que vous lui au-
rez donnés; il est juste que vous portiez la peine
de vos fautes. Mais, direz -vous, comment y re-
médier ? Cela se peut encore , avec une meilleure
conduite et beaucoup de patience.
Je m'étais chargé, durant quelques semaines,
d'un enfant accoutumé non -seulement à faire ses
volontés , mais encore à les faire faire à tout le
monde, par conséquent plein de fantaisies \ Dès
On a cru que cet enfant était M. de Chenonceaux ; mais ce que
igo EMILE.
le premier jour, pour mettre à l'essai ma complai-
sance , il voulut se lever à minuit. Au plus fort de
mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend sa
robe de chambre et m'appelle. Je me lève, j'allume
la chandelle; il n'en voulait pas davantage; au bout
d'un quart d'heure le sommeil le gagne , et il se re-
couche content de son épreuve. Deux jours après il
la réitère avec le même succès, et de ma part sans
le moindre signe d'impatience. Comme il m'embras-
sait en se recouchant, je lui dis très-posément: Mon
petit ami, cela va fort bien, mais n'y revenez plus.
Ce mot excita sa curiosité, et dès le lendemain, vou-
lant voir un peu comment j'oserais lui désobéir, il
ne manqua pas de se relever à la même heure , et
de m' appeler. Je lui demandai ce qu'il voulait. Il me
dit qu'il ne pouvait dormir. Tant pisy repris-je, et
je me tins coi. Il me pria d'allumer la chandelle.
Pourquoi faille ? et je me tins coi. Ce ton laconique
commençait à l'embarrasser. Il s'en fut à tâtons
chercher le fusil qu'il fit semblant de battre , et je
ne pouvais m'empécher de rire en l'entendant se
donner des coups sur les doigts. Enfin , bien con-
vaincu qu'il n'en viendrait pas à bout, il m'apporta
le briquet à mon lit; je lui dis que je n'en avais
que faire, et me tournai de l'autre côté. Alors il
se mit à courir étourdiment par la chambre, criant,
chantant, faisant beaucoup de bruit, se donnant,
à la table et aux chaises, des coups qu'il avait grand
soin de modérer , et dont il ne laissait pas de crier
dit Rousseau ne convient point à la mère. Voyez Histoire de J. J.
Rousseau, t. ii, p. 37.
LIVRE II. igi
bien fort, espérant me causer de l'inquiétude. Tout
cela ne prenait point ; et je vis que , comptant sur
de belles exliortations ou sur de la colère, il ne
s'était nullement arrangé pour ce sang-froid.
Cependant, résolu de vaincre ma patience à force
d'opiniâtreté, il continua son tintamarre avec un
tel succès, qu'à la fin je m'échauffai; et pressen-
tant que j'allais tout gâter par un emportement
hors de propos, je pris mon parti d'une autre ma-
nière. Je me levai sans rien dire, j'allai au fusil
que je ne trouvai point; je le lui demande, il me
le donne, pétillant de joie d'avoir enfin triomphé
de moi. Je bats le fusil, j'allume la chandelle, je
prends par la main mon petit bon homme, je le
mène tranquilleirient dans un cabinet voisin dont
les volets étaient bien fermés, et où il n'y avait
rien à casser : je l'y laisse sans lumière ; puis fer-
mant sur lui la porte à la clef, je retourne me
coucher sans lui avoir dit un seul mot. Il ne faut
pas demander si d'abord il y eut du vacarme ; je
m'y étais attendu : je ne m'en émus point. Enfin
le bruit s'apaise; j'écoute, je l'entends s'arranger,
je me tranquillise. Le lendemain, j'entre au jour
dans le cabinet ; je trouve mon petit mutin couché
sur un lit de repos, et dormant d'un profond som-
meil, dont, après tant de fatigue, il devait avoir
grand besoin.
L'affaire ne finit pas là. La mère apprit que l'en-
fant avait passé les deux tiers de la nuit hors de
son lit. Aussitôt tout fut perdu, c'était un enfant
autant que morf. Voyant l'occasion bonne pour se
IQîi EMILE.
venger, il fit le malade, sans prévoir qu'il n'y ga-
gnerait rien. Le médecin fut appelé. Malheureuse-
ment pour la mère, ce médecin était un plaisant,
qui , pour s'amuser de ses frayeurs , s'appliquait à
les augmenter. Cependant il me dit à l'oreille , lais-
sez-moi faire, je vous promets que l'enfant sera
guéri pour quelque temps de la fantaisie d'être ma-
lade. En effet la diète et la chambre furent pres-
crites , et il fut recommandé à l'apothicaire. Je sou-
pirais de voir cette pauvre mère ainsi la dupe de
tout ce qui l'environnait, excepté moi seul, qu'elle
prit en haine , précisément parce que je ne la trom-
pais pas.
Après des reproches assez durs , elle me dit que
son fils était délicat, qu'il était l'unique héritier de
sa famille , qu'il fallait le conserver à quelque prix
que ce fut , et qu'elle ne voulait pas qu'il fût con-
trarié. En cela j'étais bien d'accord avec elle ; mais
elle entendait par le contrarier ne lui pas obéir
en tout. Je vis qu'il fallait prendre avec la mère le
même ton qu'avec l'enfant. Madame, lui dis-je assez
froidement, je ne sais point comment on élève un
héritier , et , qui plus est , je ne veux pas l'ap-
prendre; vous pouvez vous arranger là-dessus. On
avait besoin de moi pour quelque temps encore :
le père apaisa tout ; la mère écrivit au précepteur
de hâter son retour ; et l'enfant , voyant qu'il ne
gagnait rien à troubler mon sommeil ni à être ma-
lade, prit enfin le parti de dormir lui-même et de
se bien porter.
On ne saurait imaginer à combien de pareils ca-
LIVRE II. 193
priées le petit tyraii avait asservi son malheureux
gouverneur; car l'éducation se faisait sous les yeux
de la mère , qui ne souffrait pas que l'héritier fut
désobéi en rien. A quelque heure qu'il voulût sortir ,
il fallait être prêt pour le mener, ou plutôt pour
le suivre, et il avait toujours grand soin de choisir
le moment où il voyait son gouverneur le plus oc-
cupé. Il voulut user sur moi du même empire , et
se venger le jour du repos qu'il était forcé de me
laisser la nuit. Je me prêtai de bon cœur à tout ,
et je commençai par bien constater à ses propres
yeux le plaisir que j'avais à lui complaire ; après
cela, quand il fut question de le guérir de sa fan-
taisie, je m'y pris autrement.
Il fallut d'abord le mettre dans son tort, et cela
ne fut pas difficile. Sachant que les enfants ne
songent jamais qu'au présent, je pris sur lui le fa-
cile avantage de la prévoyance; j'eus soin de lui
procurer au logis un amusement qiie je savais être
extrêmement de son goût ; et , dans le moment où
je l'en vis le plus engoué, j'allai lui proposer un
tour de promenade; il me renvoya bien loin: j'in-
sistai, il ne m'écouta pas ; il fallut me rendre, et il
nota précieusement en lui - même ce signe d'assu-
jettissement.
Le lendemain ce fut mon tour. Il s'ennuya, j'y
avais pourvu ; moi, au contraire, je paraissais pro-
fondément occupé. Il n'en fallait pas tant pour le
déterminer. Il ne manqua pas de venir m'arracher
à mon travail pour le mener promener au plus
vite. Je refusai;- il s'obstina. Non, lui dis -je; en
R. m. i3
ig4 EMILE.
faisant votre volonté vous m'avez appris à faire la
mienne; je ne veux pas sortir. Hé bien ! reprit -il
vivement, je sortirai tout seul. Comme vous vou-
drez. Et je reprends mon travail.
Il s'iiabille , un peu inquiet de voir que je le lais-
sais faire et que je ne l'imitais pas. Prêt à sortir,
il vient me saluer; je le salue : il tâche de m'alar-
mer par le récit des courses qu'il va faire ; à l'en-
tendre , on eût cru qu'il allait au bout du monde.
Sans m'émouvoir, je lui souhaite un bon voyage.
Son embarras redouble. Cependant il fait bonne
contenance , et , prêt à sortir , il dit à son laquais
de le suivre. Le laquais , déjà prévenu , répond qu'il
n'a pas le temps , et qu'occupé par mes ordres , il
doit m' obéir plutôt qu'à lui. Pour le coup l'enfant
n'y est plus. Comment concevoir qu'on le laisse
sortir seul, lui qui se croit l'être important à tous
les autres , et pense que le ciel et la terre sont in-
téressés à sa conservation ? Cependant il commence
à sentir sa faiblesse , il comprend qu'il se va trou-
ver seul au milieu de gens qui ne le connaissent
pas ; il voit d'avance les risques qu'il va courir :
l'obstination seule le soutient encore ; il descend
l'escalier lentement et fort interdit. Il entre enfin
dans la rue , se consolant un peu du mal qui lui
peut arriver par l'espoir qu'on m'en rendra res-
ponsable.
C'était là que je l'attendais. Tout était préparé
d'avance ; et comme il s'agissait d'une espèce de
scène publique, je m'étais muni du consentement
du père. A peine avait -il fait quelques pas, qu'il
LIVRE II. Iq5
entend à droite et à gauche différents propos sur
son compte. Voisin, le joli monsieur! où va-t-il
ainsi tout seul? il va se perdre: je veux le prier
d'entrer chez nous. Voisine, gardez-vous-en l)ien.
Ne voyez-vous pas que c'est un petit libertin qu'on
a chassé de la maison de son père parce qu'il ne
voulait rien valoir ? il ne faut pas retirer les liber-
tins ; laissez - le aller où il voudra. Hé bien donc î
que Dieu le conduise ! je serais fâchée qu'il lui ar-
rivât malheur. Un peu plus loin il rencontre des
polissons à peu près de son âge, qui l'agacent et se
moquent de lui. Plus il avance, plus il trouve d'em-
barras. Seid et sans protection, il se voit le jouet
de tout le monde, et il éprouve avec beaucoup de
surprise que son nœud d'épaule et son parement
d'or ne le font pas plus respecter.
Cependant un de mes amis, qu'il ne connaissait
point, et que j'avais chargé de veiller sur lui, le
suivait pas à pas sans qu'il y prît garde, et l'accosta
quand il en fut temps. Ce rôle, qui ressemblait à
celui de Sbrigani dans Pourceaugnac , demandait
un homme d'esprit , et fut parfaitement rempli.
Sans rendre l'enfant timide et craintif en le frap-
pant d'un trop grand effroi, il lui fit si bien sentir
l'imprudence de son équipée, qu'au bout d'une
demi-heure il me le ramena souple , confus , et n'o-
sant lever les yeux.
Pour achever le désastre de son expédition, pré-
cisément au moment qu'il rentrait, son père des-
cendait pour sortir , et le rencontra sur l'escalier.
11 fallut dire d'où il venait et pourquoi je n'étais
i3.
ig6 EMILE.
pas avec lui ". Le pauvre enfant eût voulu être cent
pieds sous terre. Sans s'amuser à lui faire une lon-
gue réprimande, le père lui dit plus sèchement
que je ne m'y serais attendu : Quand vous voudrez
sortir seul , vous en êtes le maître ; mais comme je
ne veux point d'un bandit dans ma maison, quand
cela vous arrivera ayez soin de n'y plus rentrer.
Pour moi je le reçus sans reproche et sans raille-
rie , mais avec un peu de gravité ; et de peur qu'il
ne soupçonnât que tout ce qui s'était passé n'était
qu'un jeu, je ne voulus point le mener promener
le même jour. Le lendemain je vis avec grand plai-
sir qu'il passait avec moi d'un air de triomphe de-
vant les mêmes gens qui s'étaient moqués de lui la
veille pour l'avoir rencontré tout seul. On conçoit
bien qu'il ne me menaça plus de sortir sans moi.
C'est par ces moyens et d'autres semblables que,
durant le peu de temps que je fus avec lui , je vins
à bout de lui faire faire tout ce que je voulais sans
lui rien prescrire , sans lui rien défendre , sans ser-
mons, sans exhortations, sans l'ennuyer de leçons
inutiles. Aussi, tant que je parlais il était content;
mais mon silence le tenait en crainte ; il compre-
nait que quelque chose n'allait pas bien , et tou-
jours la leçon lui venait de la chose même. Mais
revenons.
Non - seulement ces exercices continuels , ainsi
laissés à la seule direction de la nature , en forti-
« En cas pareil, on peut sans risque exiger d'un enfant la vérité,
car il sait bien alors qu'il ne saurait la déguiser, et que, s'il osait
dii-e un mensonge , il en serait à l'instant convaincu.
LIVRE II. 197
fiant le corps n'abrutissent point l'esprit ; mais au
contraire ils forment en nous la seule espèce de
raison dont le premier âge soit susceptible, et la
plus nécessaire à quelque âge que ce soit. Ils nous
apprennent à bien connaître l'usage de nos forces,
les rapports de nos corps aux corps environnants ,
l'usage des instruments naturels qui sont à notre
portée et qui conviennent à nos organes. Y a-t-il
quelque stupidité pareille à celle d'un enfant élevé
toujours dans la chambre et sous les yeux de sa
mère, lequel, ignorant ce que c'est que poids et que
résistance, veut arracher un grand arbre , ou sou-
lever un rocher? La première fois que je sortis de
Genève, je voulais suivre un cheval au galop, je
jetais des pierres contre la montagne de Salève ,
qui était à deux lieues de moi; jouet de tous les
enfants du village, j'étais un véritable idiot pour
eux. A dix -huit ans on apprend en philosophie
ce que c'est qu'un levier; il n'y a point de petit
paysan à douze qui ne sache se servir d'un levier
mieux que le premier mécanicien de l'Académie.
Les leçons que les écoliers prennent entre eux
dans la cour du collège leur sont cent fois plus
utiles que tout ce qu'on leur dira jamais dans la
classe.
Voyez un chat entrer pour la première fois dans
une chambre ; il visite , il regarde , il flaire , il ne
reste pas un moment en repos , il ne se fie à rien
qu'après avoir tout examiné, tout connu. Ainsi fait
un enfant commençant à marcher, et entrant pour
ainsi dire dans l'espace du monde. Toute la diffé-
igB EMILE.
rence est qu'à la vue, commune à Tenfant et au
chat, le premier joint, pour observer, les mains
que lui donna la nature, et l'autre l'odorat subtil
dont elle l'a doué. Cette disposition , bien ou mal
cultivée, est ce qui rend les enfants adroits ou
lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prudents.
Les prerniers mouvements naturels de l'homme
étant donc de se mesurer avec tout ce qui l'envi-
ronne, et d'éprouver dans chaque objet qu'il aper-
çoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se
rapporter à lui , sa première étude est une sorte de
physique ex|3érimentale relative à sa propre con-
servation , et dont on le détourne par des études
spéculatives avant qu'il ait reconnu sa place ici-
bas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peu-
vent s'ajuster aux corps sur lesquels ils doivent
agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts
d'illusions, c'est le temps d'exercer les uns et les
autres aux fonctions qui leur sont propres; c'est le
temps d'apprendre à connaître les rapports sen-
sibles que les choses ont avec nous. Comme tout
ce qui entre dans l'entendement humain y vient
par les sens, la première raison de l'homme est
une raison sensitive; c'est elle qui sert de base à
la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de
philosophie sont nos pieds , nos mains , nos yeux.
Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous
apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous
servir de la raison d' autrui ; c'est nous apprendre à
beaucoup croire , et à ne jamais rien savoir.
Pour exercer un art, il faut commencer par s'en
LIVRE II. 199
procurer les instruments; et, pour pouvoir em-
ployer utilement ces instruments, il faut les faire
assez solides pour résister à leur usage. Pour ap-
prendre à penser, il faut donc exercer nos mem-
bres , nos sens , nos organes , qui sont les instru-
ments de notre intelligence; et pour tirer tout le
parti possible de ces instruments , il faut que le
corps, qui les fournit, soit robuste et sain. Ainsi,
loin que la véritable raison de l'homme se forme
indépendamment du corps , c'est la bonne consti-
tution du corps qui rend les opérations de l'esprit
faciles et sûres.
En montrant à quoi l'on doit employer la longue
oisiveté de l'enfance, j'entre dans un détail qui pa-
raîtra ridicule. Plaisantes leçons , me dira-t-on , qui,
retombant sous votive propre critique , se bornent
à enseigner ce que nul n'a besoin d'apprendre !
Pourquoi consumer le temps à des instructions qui
viennent toujours d'elles-mêmes, et ne coûtent ni
peines ni soins ? Quel enfant de douze ans ne sait
pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre ,
et, de plus, ce que ses maîtres lui ont appris?
Messieurs, vous vous trompez; j'enseigne à mon
élève un art très-long, très-pénible, et que n'ont
assurément pas les vôtres ; c'est celui d'être ignorant :
car la science de quiconque ne croit savoir que ce
qu'il sait se réduit à bien peu de chose. Vous donnez
la science , à la bonne heure ; moi je m'occupe de
l'instrument propre à l'acquérir. On dit qu'un jour
les Vénitiens montrant en grande pompe leur tré-
sor de Saint- Marc à un ambassadeur d'Espagne,
•^OO IlMILE.
celui-ci , pour tout compliment, ayant regardé sous
les tables, leur dit : Qui non ce la radice.- Je ne
vois jamais un précepteur étaler le savoir de son
disciple , sans être tenté de lui en dire autant.
Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre
des anciens attribuent aux exercices de la gymnas-
tique cette vigueur de corps et d'ame qui les dis-
tingue le plus sensiblement des modernes. La ma-
nière dont Montaigne appuie ce sentiment montre
qu'il en était fortement pénétré; il y revient sans
cesse et de mille façons. En parlant de l'éducation
d'un enfant, pour lui roidir l'ame, il faut, dit-il,
lui durcir les muscles ; en l'accoutumant au travail ,
on l'accoutume à la douleur; il le faut rompre à
l'âpreté des exercices , pour le dresser à l'âpreté de
la dislocation, de la colique, et de tous les maux.
Le sage Locke, le bon Rollin , le savant Fleuri , le
pédant de Crouzas*, si différents entre eux dans
tout le reste, s'accordent tous en ce seul point
d'exercer beaucoup les corps des enfants. C'est le
plus judicieux de leurs préceptes; c'est celui qui
est et sera toujours le plus négligé. J'ai déjà suffi-
samment parlé de son importance, et comme on
ne peut là-dessus donner de meilleures raisons ni
des règles plus sensées que celles qu'on trouve
* Crouzaz , et non Crouzas , né à Lausanne , mort en i ySo ; écri-
vain fécond , mais médiocre. 11 est auteur d'un Traité Je l'Education
des Enfants; La Haye, 1722, 2 vol. in-12, et d'un Examen de
l'Essai sur l'Homme, de Pope, auquel Voltaire a fait beaucoup trop
d'honneur en le citant comme autorité dans une des notes de son
poème sur le Désastre de Lisbonne. — Il en est parlé dans la Nou-
velle Héloïse, deuxième Partie, Lettre xviii.
LIVRE II. ftOI
dans le livre de Locke, je me contenterai d'y ren-
voyer , après avoir pris la liberté d'ajouter quelques
observations aux siennes.
Les membres d'un corps qui croît doivent être
tous au large dans leur vêtement ; rien ne doit
gêner leur mouvement ni leur accroissement , rien
de trop juste, rien qui colle au corps; point de li-
gatures. L'habillement français , gênant et malsain
pour les hommes, est pernicieux surtout aux en-
fants. Les humeurs stagnantes, arrêtées dans leur cir-
culation, croupissent dans un repos qu'augmente la
vie inactive et sédentaire , se corrompent et causent
le scorbut , maladie tous les jours plus commune
parmi nous, et presque ignorée des anciens, que
leur manière de se vêtir et de vivre en préservait.
L'habillement de houssard , loin de remédier à cet
inconvénient , l'augmente , et , pour sauver aux en-
fants quelques ligatures , les presse par tout le corps.
Ce qu'il y a de mieux à faire , est de les laisser en
jaquette aussi long- temps qu'il est possible, puis
de leur donner un vêtement fort large, et de ne se
point piquer de marquer leur taille , ce qui ne sert
qu'à la déformer. Leurs défauts du corps et de l'es-
prit viennent presque tous de la même cause; on
les veut faire hommes avant le temps.
Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes :
les premières sont plus du goût des enfants ; elles
leur siéent mieux aussi; et je ne vois pas pourquoi
l'on ne consulterait pas en ceci des convenances si
naturelles : mais du moment qu'ils préfèrent une
étoffe parce qu'elle est riche, leurs coeurs sont déjà
V
&-
20% EMILE.
livrés au luxe , à toutes les fantaisies de l'opinion ;
et ce goiit ne leur est sûrement pas venu d'eux-
mêmes. On ne saurait dire combien le choix des
vêtements et les motifs de ce choix influent sur l'é-
ducation. Non-seulement d'aveugles mères pro-
mettent à leurs enfants des parures pour récom-
pense, on voit même d'insensés gouverneurs me-
nacer leurs élèves d'un habit plus grossier et plus
simple, comme d'un châtiment. Si vous n'étudiez
mieux , si vous ne conservez mieux vos hardes , on
vous habillera comme ce petit paysan. C'est comme
s'ils leur disaient : Sachez que l'homme n'est rien
que par ses habits, que votre prix est tout dans
les vôtres. Faut-il s'étonner que de si sages leçons
profitent à la jeunesse, qu'elle n'estime que la pa-
rure, et qu'elle ne juge du mérite que sur le seul
extérieur.
Si j'avais à remettre la tête d'un enfant ainsi gâté ,
j'aurais soin que ses habits les plus riches fussent
les plus incommodes, qu'il y fut toujours gêné,
toujours contraint, toujours assujetti de mille ma-
nières; je ferais fuir la liberté, la gaieté devant sa
magnificence : s'il voulait se mêler aux jeux d'au-
tres enfants plus simplement mis , tout cesserait ,
tout disparaîtrait à l'instant. Enfin je l'ennuirais,
je le rassasierais tellement de son faste, je le ren-
drais tellement l'esclave de son habit doré, que j'en
ferais le fléau de sa vie , et qu'il verrait avec moins
d'effroi le plus noir cachot que les apprêts de sa pa-
rure. Tant qu'on n'a pas asservi l'enfant à nos pré-
jugés, être à son aise et libre est toujours son pre-
LIVRE II. 2o3
mier désir ; le vêtement le plus simple, le plus com-
mode, celui qui l'assujettit le moins, est toujours
le plus précieux pour lui.
Il y a une habitude du corps convenable aux
exercices , et une autre plus convenable à l'inaction.
Celle-ci, laissant aux humeurs un cours égal et
uniforme , doit garantir le corps des altérations de
l'air; l'autre, le faisant passer sans cesse de l'agi-
tation au repos et de la chaleur au froid , doit l'ac-
coutumer aux mêmes altérations. Il suit de là que
les gens casaniers et sédentaires doivent s'habiller
chaudement en tout temps , afin de se conserver
le corps dans une température uniforme, la même
à peu près dans toutes les saisons et à toutes les
heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont et
viennent, au vent, au soleil, à la pluie, qui agis-
sent beaucoup , et passent la plupart de leur temps
sub dio ^ doivent être toujours vêtus légèrement,
afin de s'habituer à toutes les vicissitudes de l'air et
à tous les degrés de température , sans en être in-
commodés. Je conseillerais aux uns et aux autres
de ne point changer d'habits selon les saisons, et
ce sera la pratique constante de mon Emile , en
quoi je n'entends pas qu'il porte l'été ses habits
d'hiver, comme les gens sédentaires, mais qu'il
porte l'hiver ses habits d'été , comme les gens labo-
rieux. Ce dernier usage a été celui du chevalier
Newton pendant toute sa vie , et il a vécu quatre-
vingts ans.
Peu ou point de coiffure en toute saison. Les
anciens Égyptiens avaient toujours la tête nue,
10^ EMILE.
les Perses la couvraient de grosses tiares, et la
couvrent encore de gros turbans, dont, selon
Chardin, l'air du pays leur rend l'usage nécessaire.
J'ai remarqué dans un autre endroit'' la distinction
que fît Hérodote sur un champ de bataille entre les
crânes des Perses et ceux des Égyptiens. Comme
donc il importe que les os de la tète deviennent
plus durs, plus compactes , moins fragiles et moins
poreux, pour mieux armer le cerveau non-seule-
ment contre les blessures, mais contre les rhumes,
les fluxions, et toutes les impressions de l'air, ac-
coutumez vos enfants à demeurer été et hiver,
jour et nuit, toujours tête nue. Que si , pour la pro-
preté et pour tenir leurs cheveux en ordre, vous
leur voulez donner une coiffure durant la nuit,
que ce soit un bonnet mince à claire - voie , et
semblable au réseau dans lequel les Basques en-
veloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plu-
part des mères , plus frappées de l'observation de
Chardin que de mes raisons , croiront trouver par-
tout l'air de Perse; mais moi je n'ai pas choisi
mon élève Européen pour en faire un Asiatique.
En général on habille trop les enfants et sur-
tout durant le premier âge. Il faudrait plutôt les
endurcir au froid qu'au chaud : le grand froid ne
les incommode jamais quand on les y laisse expo-
sés de bonne heure : mais le tissu de leur peau ,
trop tendre et trop lâche encore , laissant un trop
libre passage à la transpiration , les livre par l'ex-
trême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi
" I-ettre à M. d'Alembert sur les Spectacles.
LIVRE II. 20:)
remarque-t-on qu'il en meurt plus dans le mois
d'août que dans aucun autre mois. D'ailleurs il
paraît constant, par la comparaison des peuples
du Nord et de ceux du Midi , qu'on se rend plus
robuste en supportant l'excès du froid que l'excès
de la chaleur. Mais , à mesure que l'enfant grandit
et que ses fibres se fortifient , accoutumez-le peu
à peu à braver les rayons du soleil ; en allant par
degrés vous l'endurciriez sans danger aux ardeurs
de la zone torride.
Locke , au milieu des préceptes mâles et sensés
qu'il nous donne, retombe dans des contradic-
tions qu'on n'attendrait pas d'un raisonneur aussi
exact. Ce même homme qui veut que les enfants
se baignent l'été dans l'eau glacée, ne veut pas,
quand ils sont échauffés , qu'ils boivent frais , ni
qu'ils se couchent par terre dans des endroits hu-
mides''. Mais puisqu'il veut cpie les souliers des
enfants prennent l'eau dans tous les temps , la pren-
dront-ils moins quand l'enfant aura chaud ? et ne
peut-on pas lui faire du corps, par rapport aux pieds,
les mêmes inductions qu'il fait des pieds par rap-
port aux mains , et du corps , par rapport au vi-
sage? Si vous voulez, lui dirais-je, que l'homme
soit tout visage , pourquoi -me blâmez-vous de vou-
loir qu'il soit tout pieds.
Pour empêcher les enfants de boire quand ils
'^ Comme si les petits paysans choisissaient la terre bien sèche
pour s'y asseoir ou pour s'y coucher, et qu'on eût jamais ouï dire
que l'humidité de la terre eût fait du mal à pas vm d'eux. A écouter
là -dessus les médecins, on croirait Ips sauvages tout perclus de
rhumatismes.
206 EMILE.
ont chaud , il prescrit de les accoutumer à manger
préalablement un morceau de pain avant que de
boire. Cela est bien étrange que , quand l'enfant
a soif, il faille lui donner à manger; j'aimerais
mieux , quand il a faim , lui donner à boire. Ja-
mais on ne me persuadera que nos premiers ap-
pétits soient si déréglés , qu'on ne puisse les satis-
faire sans nous exposer à périr. Si cela était, le
genre humain se fut cent fois détruit avant qu'on
eût appris ce qu'il faut faire pour le conserver.
Toutes les fois qu'Emile aura soif, je veux qu'on
lui donne à boire ; je veux qu'on lui donne de l'eau
pure et sans aucune préparation , pas même de la
faire dégourdir , fût-il tout en nage, et fût-on dans
le cœur de l'hiver. Le seul soin que je recom-
mande , est de distinguer la qualité des eaux. Si
c'est de l'eau de rivière, donnez-la-lui sur-le-champ
telle qu'elle sort de la rivière : si c'est de l'eau de
source , il la faut laisser quelque temps à l'air avant
qu'il la boive. Dans les saisons chaudes , les rivières
sont chaudes : il n'en est pas de même des sources,
qui n'ont pas reçu le contact de l'air; il faut at-
tendre qu'elles soient à la température de l'atmo-
sphère. L'hiver, au contraire, l'eau de source est à
cet égard moins dangereuse que l'eau de rivière.
Mais il n'est ni naturel ni fréquent qu'on se mette
l'hiver en sueur, surtout en plein air, car l'air
froid , frappant incessamment sur la peau , réper-
cute en dedans la sueur et empêche les pores de
s'ouvrir assez pour lui donner un passage libre.
Or je ne prétends pas qu'Emile s'exerce l'hiver au
LIVRE II. -lO'J
coin d'un bon feu, mais dehors, en pleine cam-
pagne, au milieu des glaces. Tant qu'il ne s'échauf-
fera qu'à faire et lancer des balles de neige, lais-
sons-le boire quand il aura soif; qu'il continue de
s'exercer après avoir bu , et n'en craignons aucun
accident. Que si par quelque autre exercice il se
met en sueur et qu'il ait soif, qu'il boive froid,
même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de
le mener au loin et à petits pas chercher son eau.
Par le froid qu'on suppose, il sera suffisamment
rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun dan-
ger. Surtout prenez ces précautions sans qu'il s'en
aperçoive. J'aimerais mieux qu'il fût quelquefois
malade que sans cesse attentif à sa santé.
Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu'ils
font un extrême exercice. L'un sert de correctif à
l'autre ; aussi voit-on qu'ils ont besoin de tous deux.
Le temps du repos est celui de la nuit , il est mar-
qué par la nature. C'est une observation constante
que le sommeil est plus tranquille et plus doux
tandis que le soleil est sous l'horizon, et que l'air
échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens
dans un si grand calme. Ainsi l'habitude la plus sa-
lutaire est certainement de se lever et de se cou-
cher avec le soleil. D'où il suit que dans nos climats
l'homme et tous les animaux ont en général besoin
de dormir plus long-temps l'hiver que l'été. Mais
la vie civile n'est pas assez simple , assez naturelle ,
assez exempte de révolutions, d'accidents, pour
qu'on doive accoutumer l'homme à cette unifor-
mité, au point de la lui rendre nécessaire. Sans
2o8 EMILE.
doute il faut s'assujettir aux règles; mais la pre-
mière est de pouvoir les enfreindre sans risque
quand la nécessité le veut. N'allez donc pas amollir
indiscrètement votre élève dans la continuité d'un
paisible sommeil, qui ne soit jamais interrompu.
Livrez-le d'abord sans gène à la loi de la nature;
mais n'oubliez pas que parmi nous il doit être au-
dessus de cette loi; qu'il doit pouvoir se coucher
tard , se lever matin , être éveillé brusquement ,
passer les nuits debout, sans en être incommodé.
En s'y prenant assez tôt, en allant toujours douce-
ment et par degrés, on forme le tempérament aux
mêmes choses qui le détruisent quand on l'y sou-
met déjà tout formé.
Il importe de s'accoutumer d'abord à être mal
couché ; c'est le moyen de ne plus trouver de mau-
vais lit. En général la vie dure, une fois tournée
en habitude, multiplie les sensations agréables :
la vie molle en prépare ime infinité de déplaisantes.
Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus
le sommeil que sur le duvet; les gens accoutiunés
à dormir sur des planches le trouvent partout :
il n'y a point de lit dur pour qui s'endort en se
couchant.
Un lit mollet, où l'on s'ensevelit dans la plume
ou dans l'édredon , fond et dissout le corps pour
ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaudement
s'échauffent. De là résultent souvent la pierre ou
d'autres incommodités , et infailliblement une com-
plexion délicate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur
LIVRE II. 209
sommeil. Voilà celui que nous nous préparons
Emile et moi pendant la journée. Nous n'avons
pas besoin qu'on nous amène des esclaves de Perse
pour faire nos lits; en labourant la terre nous re-
muons nos matelas.
Je sais par expérience que quand un enfant est
en santé , l'on est maître de le faire dormir et veiller
presque à volonté. Quand l'enfant est couché, et
que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit,
Dormez; c'est comme si elle lui disait. Portez-
vous bien quand il est malade. Le vrai moyen de
le faire dormir est de l'ennuyer lui-même. Parlez
tant qu'il soit forcé de se taire , et bientôt il dor-
mira : les sermons sont toujours bons à quelque
chose : autant vaut le prêcher que le bercer : mais
si vous employez le soir ce narcotique, gardez-
vous de l'employer le jour.
J'éveillerai quelquefois Emile, moins de peur
qu'il ne prenne l'habitude de dormir trop long-
temps que pour l'accoutumer à tout , même à être
éveillé brusquement. Au surplus, j'aurais bien peu
de talent pour mon emploi, si je ne savais pas le
forcer à s'éveiller de lui-même, et à se lever, pour
ainsi dire, à ma volonté, sans que je lui dise un
seul mot.
S'il ne dort pas assez , je lui laisse entrevoir pour
le lendemain une matinée ennuyeuse , et lui-même
regardera comme autant de gagné tout ce qu'il
en pourra laisser au sommeil : s'il dort trop , je
lui montre à son réveil un amusement de son goût.
Yeux-je qu'il s'éveille à point nommé, je lui dis :
R. iir. i4
.2IO EMILIÎ.
Demain à six heures on part pour la pêche , on se
va promener à tel endroit; voulez-vous en être?
Il consent, il me prie de l'éveiller : je promets,
ou je ne promets point, selon le besoin : s'il s'é-
veille trop tard, il me trouve parti. Il y aura du
malheur si bientôt il n'apprend à s'éveiller de lui-
même. .
Au reste, s'il arrivait, ce qui est rare, que
quelque enfant indolent eût du penchant à crou-
pir dans la paresse , il ne faut point le li\Ter à ce
penchant, dans lequel il s'engourdirait tout-à-fait,
mais lui administrer quelque stimulant qui l'éveille.
On conçoit bien qu'il n'est pas question de le faire
agir par force, mais de l'émouvoir par quelque
appétit qui l'y porte ; et cet appétit, pris avec choix
dans l'ordre de la nature, nous mène à laTois à
deux fins.
Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adresse,
on ne pût inspirer le goût, même la fureur, aux
enfants, sans vanité, sans émulation , sans jalousie.
Leur vivacité , leur esprit imitateur , suffisent ; sur-
tout leur gaieté naturelle , instrument dont la prise
est sûre, et dont jamais précepteur ne sut s'aviser.
Dans tous les jeux où ils sont bien persuadés que
ce n'est que jeu, ils souffrent sans se plaindre, et
même en riant, ce qu'ils ne souffriraient jamais
autrement sans verser des torrents de larmes. Les
longs jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues
de toute espèce, sont les amusements des jeunes
sauvages ; preuve que la douleur même a son as-
saisonnement qui peut en ôter l'amertume : mais
LIVRE II. 111
il n'appartient pas à tous les maîtres de savoir ap-
prêter ce ragoût, ni peut-être à tous les disciples
de le savourer sans grimace. Me voilà de nouveau,
si je n'y prends garde , égaré dans les exceptions.
Ce qui n'en souffre point est cependant l'assu-
jettissement de l'homme à la douleur, aux maux
de son espèce, aux accidents, aux périls de la vie ,
enfin à la mort : plus on le familiarisera avec toutes
ces idées , plus on le guérira de l'importune sensi-
bilité qui ajoute au mal l'impatience de l'endurer;
plus on l'apprivoisera avec les souffrances qui
peuvent l'atteindre, plus on leur ôtera, comme
eût dit Montaigne, la pointure de l'étrangeté, et
plus aussi l'on rendra son ame invulnérable et
dure : son corps sera la cuirasse qui rebouchera
tous les traits dont il pourrait être atteint au vif.
Les approches mêmes de la mort n'étant point
la mort, à peine la sentira-t-il comme telle; il ne
mourra pas, pour ainsi dire; il sera vivant ou
mort, rien de plus. C'est de lui que le même Mon-
taigne eût pu dire , comme il a dit d'un roi de Ma-
roc*, que nul homme n'a vécu si avant dans la
mort. La constance et la fermeté sont, ainsi que
les autres vertus , des apprentissages de l'enfance :
mais ce n'est pas en apprenant leurs noms aux
enfants qu'on les leur enseigne, c'est en les leur
faisant goûter, sans qu'ils sachent ce que c'est.
Mais , à propos de mourir , comment nous con-
duirons-nous avec notre élève relativement au
danger de la petite-vérole ? La lui ferons-nous ino-
Livre u, chap ai.
14.
2 12 EMILE.
Ciller en bas âge, ou si nous attendrons qu'il la
prenne naturellement? Le premier parti, plus con-
forme à notre pratique, garantit du péril l'âge où
la vie est le plus précieuse , au risque de celui où
elle l'est le moins, si toutefois on peut donner le
nom de risque à l'inoculation bien administrée.
Mais le second est plus dans nos principes géné-
raux , de laisser faire en tout la nature dans les soins
qu'elle aime à prendre seule , et qu'elle abandonne
aussitôt que l'homme veut s'en mêler. L'homme
de la nature est toujours préparé : laissons-le ino-
culer par ce maître ; il choisira mieux le moment
que nous.
N'allez pas de là conclure que je blâme l'inocu-
lation; car le raisonnement sur lequel j'en exempte
mon élève irait très-mal aux vôtres. Votre éducation
les prépare à ne point échapper à la petite-vérole au
moment qu'ils en seront attaqués; si vous la laissez
venir au hasard , il est probable qu'ils en périront.
Je vois que dans les différents pays on résiste d'au-
tant plus à l'inoculation qu'elle y devient plus né-
cessaire, et la raison de cela se sent aisément. A
peine aussi daignerai -je traiter cette question pour
mon Emile. Il sera inoculé, ou il ne le sera pas,
selon les temps, les lieux, les circonstances : cela
est presque indifférent pour lui. Si on lui donne la
petite - vérole , on aura l'avantage de prévoir et
connaître son mal d'avance ; c'est quelque chose :
mais s'il la prend naturellement, nous l'aurons pré-
servé du médecin ; c'est encore plus.
Une éducation exclusive, qui tend seulement à
LIVRE 11. 2l3
distinguer du peuple ceux qui l'ont reçue , préfère
toujours les instructions les plus coûteuses aux plus
communes , et par cela même aux plus utiles. Ainsi
les jeunes gens élevés avec soin apprennent tous
à monter à cheval , parce qu'il en coûte beaucouj)
pour cela; mais presque aucun d'eux n'apprend à j^
nager parce qu'il n'en coûte rien , et qu'un artisan
peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit-
Cependant, sans avoir fait son académie, un voya-
geur monte à cheval , s'y tient , et s'en sert assez
pour le besoin ; mais, dans l'eau, si l'on ne nage
on se noie, et l'on ne nage point sans l'avoir appris.
Enfin l'on n'est pas obligé de monter à cheval sous
peine de la vie, au lieu que nul n'est sûr d'éviter
^n danger auquel on est si souvent exposé. Emile
sera dans l'eau comme sur la terre. Que ne peut-il
vivre dans tous les éléments! Si l'on pouvait ap-
prendre à voler dans les airs, j'en ferais un aigle;
j'en ferais une salamandre, si l'on pouvait s'en-
durcir au feu*.
On craint qu'un enfant ne se noie en apprenant
à nager : qu'il se noie en apprenant ou pour n'avoir
pas appris, ce sera toujours votre faute. C'est la
seule vanité qui nous rend téméraires; on ne l'est
point quand on n'est vu de personne : Emile ne le se-
rait pas quand il serait vu de tout l'univers. Comme
C'est sans doute pour rendre son idée générale plus sensible
que Rousseau paraît ici partager, sur la salamandre, l'opinion an-
cienne et populaire qui lui attribuait la faculté de vivre dans le feu.
L'Encyclopédie, aiticle Salamandre , fait connaître ce qui vraisem-
blablement a pu donner lieu à cette opinion, qui d'ailleurs n'a aucun
fondement raisonnable.
2l4 :ÉMILE.
l'exercice ne dépend pas du risque , dans un canal
du parc de son père il apprendrait à traverser l'Hel-
lespont : mais il faut s'apprivoiser au risque même,
pour apprendre à ne s'en pas troubler; c'est une
partie essentielle de l'apprentissage dont je parlais
tout-à-l'heure. Au reste, attentif à mesurer le danger
à ses forces et à le partager toujours avec lui, je
n'aurai guère d'imprudence à craindre, quand je
réglerai le soin de sa conservation sur celui que je
dois à la mienne.
Un enfant est moins grand qu'un homme ; il n'a
ni sa force ni sa raison : mais il voit et entend
aussi bien que lui, ou à très-peu près; il a le goût
aussi sensible , quoiqu'il l'ait moins délicat , et dis-
tingue aussi bien les odeurs, quoiqu'il n'y mette
pas la même sensualité. Les premières facultés qui
se forment et se perfectionnent en nous sont les
sens. Ce sont donc les premières qu'il faudrait cul-
tiver; ce sont les seules qu'on oublie, ou celles qu'on
néglige le plus.
L Exercer les sens n'est pas seulement en faire
usage, c'est apprendre à bien juger par eux, c'est
apprendre, pour ainsi dire, à sentir; car nous ne
savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme
nous avons appris.
Il y a un exercice purement naturel et méca-
nique , qui sert à rendre le corps robuste sans don-
ner aucune prise au jugement : nager, courir,
sauter , fouetter un sabot , lancer des pierres ; tout
cela est fort bien : mais n'avons-nous que des bras
et des jambes? n'avons-nous pas aussi des yeux, des
LIVRE II. 2l5
oreilles? et ces organes sont-ils superflus à l'usage
des premiers? N'exercez donc pas seulement les
forces, exercez tous les sens qui les dirigent; tirez
de chacun d'eux tout le parti^ possible , puis vé-
rifiez l'impression de l'un par l'autre. Mesurez ,
comptez , pesez , comparez. N'employez la force
qu'après avoir estimé la résistance : faites toujours
en sorte que l'estimation de l'effet précède l'usage
des moyens. Intéressez l'enfant à ne jamais faire
d'efforts insuffisants ou superflus. Si vous l'accou-
tumez à prévoir ainsi l'effet de tous ses mouve-
ments, et à redresser ses erreurs par l'expérience,
n'est-il pas clair que plus il agira , plus il deviendra
judicieux ?
S'agit-il d'ébranler une masse ; s'il prend un levier
trop long il dépensera trop de mouvement; s'il le
prend trop court, il n'aura pas assez de force :
l'expérience lui peut apprendre à choisir précisé-
ment le bâton qu'il lui faut. Cette sagesse n'est
donc pas au-dessus de son âge. S'agit -il de porter
un fardeau ; s'il veut le prendre aussi pesant qu'il
peut le porter et n'en point essayer qu'il ne soulève ,
ne sera-t-il pas forcé d'en estimer le poids à la vue ?
Sait-il comparer des masses de même matière et de
différentes grosseurs , qu'il choisisse entre des mas-
ses de même grosseur et de différentes matières ;
il faudra bien qu'il s'applique à comparer leurs
poids spécifiques. J'ai vu un jeune homme, très-
bien élevé, qui ne voulut croire qu'après l'épreuve,
qu'un seau plein de gros copeaux de bois de chêne
fût moins pesant que le même seau rempli d'eau.
2l6 EMILE,
Nous ne sommes pas également maîtres de l'u-
sage de tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher^
dont l'action n'est jamais suspendue durant la veille ;
il a été répandu sur la surface entière de notre
corps , comme une garde continuelle pouir nous
avertir de tout ce qui peut l'offenser. C'est aussi
celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le
plus tôt l'expérience par cet exercice continuel , et
auquel , par conséquent , nous avons moins besoin
de donner une culture particulière. Cependantnous
observons que les aveugles ont le tact plus sûr et
plus fin que nous, parce que, n'étant pas guidés
par la vue , ils sont forcés d'apprendre à tirer uni-
quement du premier sens les jugements que nous
fournit l'autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on
pas à marcher comme eux dans l'obscurité , à con-
naître les corps que nous pouvons atteindre , à
juger des objets qui nous environnent, à faire,
en un mot , de nuit et sans lumière , tout ce qu'ils
font de jour et sans yeux? Tant que le soleil luit ,
nous avons sur eux l'avantage; dans les ténèbres,
ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveu-
gles la moitié de la vie ; avec la différence que les
vrais aveugles savent toujours se conduire, et que
nous n'osons faire un pas au cœur de la nuit. On a
de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi ! toujours des
machines ! Qui vous répond qu'elles vous suivront
partout au besoin ? Pour moi , j'aime mieux qu'E-
mile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la
boutique d'un chandelier.
Etes-vous enfermé dans un édifice au milieu de
LIVRE II. 21'7
la nuit, frappez des mains; vous apercevrez, au
résonnement du lieu, si l'espace est grand ou petit,
si vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi-
pied d'un mur, l'air moins ambiant et plus réfléchi
vous porte une autre sensation au visage. Restez
en place, et tournez-vous successivement de tous
les côtés; s'il y a une porte ouverte, un léger cou-
rant d'air vous l'indiquera. Etes-vous dans un ba-
teau, vous coimaîtrez, à la manière dont l'air vous
frappera le visage, non-seulement en quel sens vous
allez, mais si le fil de la rivière vous entraîne lente-
ment ou vite. Ces observations, et mille autres sem-
blables , ne peuvent bien se faire que de nuit ;
quelque attention que nous voulions leur donner
en plein jour , nous serons aidés ou distraits par la
vue, elles nous échapperont. Cependant il n'y a en-
core ici ni mains ni bâton. Que de connaissances
oculaires on peut acquérir par le toucher, même
sans rien toucher du tout!
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus im-
portant qu'il ne semble. La nuit effraie naturelle-
ment les hommes, et quelquefois les animaux '*. La
raison, les connaissances, l'esprit, le courage, dé-
livrent peu de gens de ce tribut. J'ai vu des rai-
sonneurs, des esprits forts, des philosophes, des
militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit
comme des femmes au bruit d'une feuille d'arbre.
On attribue cet effroi aux contes des nourrices : on
se trompe; il a une cause naturelle. Quelle est cette
" Cet effroi devient très -manifeste clans les grandes éclipses de
soleil.
2l8 EMILE.
cause? la même qui rend les sourds défiants et le
peuple superstitieux, l'ignorance des choses qui
nous environnent et de ce qui se passe autour de
nous ''. Accoutumé d'apercevoir de loin les objets
et de prévoir leurs impressions d'avance, comment,
ne voyant plus rien de ce qui m'entoure , n'y sup-
poserais-je pas mille êtres, mille mouvements qui
"^ En voici encore une autre cause bien expliquée par un philo-
sophe dont je cite souvent le Hvie , et dont les grandes vues m'ins-
truisent encore plus souvent.
« Lorsque, par des circonstances particulières, nous ne pouvons
o avoir une idée juste de la distance, et que nous ne pouvons juger
« des objets cpie par la grandeur de l'angle ou plutôt de l'image qu'ils
« forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécessairement
" sur la grandeur de ces objets. Tout le monde a éprouvé qu'en
« voyageant la nuit on prend un buisson dont on est près p)our un
« grand arbre dont on est loin , ou bien on prend un grand arbre
« éloigné pour un buisson qui est voisin : de même, si ou ne connaît
'< pas les objets par leur forme, et qu'on ne puisse avoir par ce
« moyen aucune idée de distance, on se trompera encore nécessai-
« rement. Une mouche qui passera avec rapidité à quelques pouces
« de distance de nos yeux nous paraîtra dans ce cas être un (jiseau
« qui en serait à une très-grande distancé; un cheval qui serait sans
« mouvement dans le milieu d'une campagne , et qui serait dans une
■• attitude semblable, par exemple, à celle d'un mouton, ne nous
" piiraitra plus qu'un gros mouton , tant que nous ne reconnaîtrons
« pas que c'est un cheval; mais, dès que nous l'aurons reconnu, il
« nous paraîtra dans l'instant gros comme un cheval, et nous recti-
« fierons sur-le-champ notre premier jugement.
« Toutes les fois qu'on se trouvera dans la nuit dans des lieux
« inconnus où l'on ne pourra juger de la distance, et où l'on ne
« pourra reconnaître la forme des choses à cause de l'obscurité, on
« sera en danger de tomber à tout instant dans l'erreur au sujet des
« jugements que l'on fera sur les objets qui se présenteront. C'est de
« là que vient la frayeur et l'espèce de crainte intérieure que l'obs-
« curité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes; c'est sur
« cela qu'est fondée l'apparence des spectres et des figures gigan-
" tesques et épouvantables que tant de gens disent avoir vus. On
« leur répond communément que ces figures étaient dans leur ima-
" giuation : cependant elles pouvaient être réellement dans leurs
« yeux , et il est très-possible qu'ils aient en effet vu ce qu'ils disent
LIVRE II. 219
peuvent me nuire , et dont il m'est impossible de
me garantir ? J'ai beau savoir que je suis en sûreté
dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais
aussi bien que si je le voyais actuellement : j'ai donc
toujours un sujet de crainte que je n'avais pas en
plein jour. Je sais, il est vrai, qu'un corps étran-
ger ne peut guère agir sur le mien sans s'annoncer
« avoir vu: car il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu'on
« ne pourra juger d'un objet que par l'angle qu'il forme dans l'œil,
" que cet objet inconnu gi-ossira et grandira à mesure qu'on eu sera
« plus voisin; et que s'il a d'abord paru au spectateur, qui ne peut
« connaître ce qu'il voit ni juger à quelle distance il le voit; que
•-< s'il a paru, dis-je, d'abord de la hauteur de quelques pieds lors-
« qu'il était à la distance de vingt ou trente pas, il doit paraître haut
« de plusieurs toises lorsqu'il n'en sera plus éloigné que de quelques
« pieds ; ce qui doit en effet l'étonner et l'effrayer jusqu'à ce qii'en-
« lin il vienne à toucher l'objet ou à le reconnaître ; car, dans l'ins-
« tant même qu'il reconnaîtra ce que c'est, cet objet qui lui parais-
« sait gigantesque diminuera tout- à-coup, et ne lui paraîtra plus
« avoir que sa grandeur réelle; mais, si l'on fuit ou qu'on n'ose ap-
« procher, il est certain qu'on n'aura d'autre idée de cet objet que
« celle de l'image qu'il formait dans l'œil, et qu'on aura réellement
« vu une figure gigantesque ou épouvantable par la grandeur et par
« la forme. Le préjugé des spectres est donc fondé dans la nature,
« et ces apparences ne dépendent pas, comme le croient les philo-
« sophes , uniquement de l'imagination. » ( HIst. nul. , tome VI ,
page 22 , in- 12.)
J'ai tâché de montrer dans le texte comment il en dépend tou-
jours en partie, et, quant à la cause expliquée dans ce passage, on
voit que l'habitude de marcher la nuit doit nous apprendre à dis-
tinguer les apparences que la ressemblance des formes et la diver-
sité des distances font prendre aux objets à nos yeux dans l'obscu-
rité ; car lorsque l'air est encore assez éclairé pour nous laisser
apercevoir les contours des objets , comme il y a plus d'air inter-
posé dans un plus grand éloignement , nous devons toujours voir
ces contours moins marqués quand l'objet est plus loin de nous ,
ce qui suffit, à force d'habitude , pour nous garantir de l'erreur
qu'explique ici M. de Buffon. Quelque explication qu'on préfère,
jna méthode est donc toujours efficace, et c'est ce q»ie l'expérience
confirme parfaitement.
'IIO EMILE.
par quelque bruit ; aussi , combien j'ai sans cesse
l'oreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis
discerner la cause, l'intérêt de ma conservation me
fait d'abord supposer tout ce qui doit le plus m'en-
gager à me tenir sur mes gardes , et par conséquent
tout ce qui est le plus propre à m'eff rayer.
N'entends-je absolument rien , je ne suis pas pour
cela tranquille ; car enfin sans bruit on peut encore
me surprendre. Il faut que je suppose les choses
telles qu'elles étaient auparavant, telles qu'elles doi-
vent encore être , que je voie ce que je ne vois pas.
Ainsi , forcé de metti'e en jeu mon imagination ,
bientôt je n'en suis plus maître, et ce que j'ai fait
pour me rassurer ne sert qu'à m'alarmer davan-
tage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs;
si je n'entends rien, je vois des fantômes : la vigi-
lance que m'inspire le soin de me conserver ne me
donne que sujets de crainte. Tout ce qui doit me
rassurer n'est que dans ma raison ; l'instinct plus
fort me parle tout autrement qu'elle, k quoi bon
penser qu'on n'a rien à craindre, puisque alors on
n'a rien à faire ?
La cause du mal trouvée indique le remède. En
toute chose l'habitude tue l'imagination; il n'y a
'o que les objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux
que l'on voit tous les jours, ce n'est plus l'imagi-
nation qui agit, c'est la mémoire; et voilà la raison
de l'axiome ab assuetis non fit passio^ car ce n'est
qu'au feu de l'imagination que les passions s'allu-
ment. Ne raisonnez donc pas avec celui que vous
voulez guérir de l'horreur d(3s ténèbres ; menez-l'y
LIVRF. II. 29. I
souvent , et soyez sûr que tous les arguments de la
philosophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne
tourne point aux couvreurs sur les toits, et l'on ne
voit plus avoir peur dans l'obscurité quiconque est
accoutumé d'y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avan-
tage ajouté au premier : mais, pour que ces jeux
réussissent , je n'y puis trop recommander la gaieté.
Rien n'est si triste que les ténèbres : n'allez pas en-
fermer votre enfant dans un cachot. Qu'il rie en
entrant dans l'obscurité ; que le rire le reprenne
avant qu'il en sorte ; que, tandis qu'il y est, l'idée
des amusements qu'il quitte, et de ceux qu'il va
retrouver , le défende des imaginations fantastiques
qui pourraient l'y venir chercher.
Il est un terme de la vie au-delà ducpiel on rétro-
grade en avançant. Je sens que j'ai passé ce terme.
Je recommence, pour ainsi dire, une autre carrière.
Le vide de l'âge mûr, qui s'est fait sentir à moi, me
retrace le doux temps du premier âge. En vieillis-
sant, je redeviens enfant, et je me rappelle plus
volontiers ce que j'ai fait à dix ans qu'à trente. Lec-
teurs, pardonnez - moi donc de tirer quelquefois
mes exemples de moi-même ; car , pour bien faire
ce livre, il faut que je le fasse avec plaisir.
J'étais à la campagne en pension chez un mi-
nistre appelé M. Lambercier. J'avais pour cama-
rade un cousin plus riche que moi , et qu'on traitait
en héritier, tandis qu'éloigné de mon père je n'é-
tais qu'un pauvre orphelin. Mon grand cousin Ber-
nard était singulièrement poltron, surtout la nuit.
Ii22 EMILE.
Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lamber-
cier , ennuyé de mes vanteries , voulut mettre mou
courage à l'épreuve. Un soir d'automne, qu'il faisait
très-obscur, il me donna la clef du temple, et me
dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y
avait laissée. Il ajouta, pour me piquer d'honneur,
quelques mots qui me mirent dans l'impuissance
de reculer.
Je partis sans lumière; si j'en avais eu, c'aurait
peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cime-
tière : je le traversai gaillardement; car, tant que
je me sentais en plein air, je n'eus jamais de frayeurs
nocturnes.
En ouvrant la porte, j'entendis à la voûte un
certain retentissement que je crus ressembler à des
voix, et qui commença d'ébranler ma fermeté ro-
maine. La porte ouverte, je voulus entrer; mais à
peine eus-je fait quelques pas, que jem'arrétai. En
apercevant l'obscurité profonde qui régnait dans
ce vaste lieu, je fus saisi d'une terreur qui me fit
dresser les cheveux : je rétrograde, je sors, je me
mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour
un petit chien nommé Sultan^ dont les caresses
me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins
sur mes pas , tâchant pourtant d'emmener avec moi
Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis
brusquement la porte , j'entre dans l'église. A peine
y fus-je rentré, que la frayeur me reprit, mais si
fortement que je perdis la tète; et, quoique la
chaire fût à droite, et que je le susse très-bien,
ayant tourné sans m'en apercevoir, je la cherchai
1.IVRF. II. 223
long-temps à gauche, je m'embarrassais dans les
bancs, je ne savais plus ou j'étais, et ne pouvant
trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans
un bouleversement inexprimable. Enfin , j'aperçois
la porte, je viens à bout de sortir du temple, et
je m'en éloigne comme la première fois, bien ré-
solu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein jour.
Je reviens jusqu'à la maison. Prêt à entrer, je
distingue la voix de M. Lambercier à de grands
éclats de rire. Je les prends pour moi d'avance, et,
confus de m'y voir exposé, j'hésite à ouvrir la porte.
Dans cet intervalle, j'entends mademoiselle Lam-
bercier s'inquiéter de moi, dire à la servante de
prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer
à me venir chercher , escorté de mon intrépide cou-
sin, auquel ensuite on n'aurait pas manqué de faire
tout l'honneur de l'expédition. A l'instant toutes
mes frayeurs cessent, et ne me laissent que celle
d'être surpris dans ma fuite : je cours , je vole au
temple; sans m'égarer, sans tâtonner , j'arrive à la
chaire; j'y monte, je prends la Bible, je m'élance
en bas; dans trois sauts je suis hors du temple,
dont j'oubliai même de fermer la porte; j'entre
dans la chambre, hors d'haleine, je jette la Bible
sur la table, effaré, mais palpitant d'aise d'avoir
prévenu le secours qui m'était destiné.
On me demandera si je donne ce trait pour un
modèle à suivre , et pour un exemple de la gaieté
que j'exige dans ces sortes d'exercices. Non; mais
je le donne pour preuve que rien n'est plus ca-
pable de rassurer quiconque est effrayé des ombres
2^4 EMILE.
de la nuit, que d'entendre dans une chambre voi-
sine une compagnie assemblée , rire et causer tran-
quillement. Je voudrais qu'au lieu de s'amuser
ainsi seul avec son élève, on rassemblât les soirs
beaucoup d'enfants de bonne humeur; qu'on ne
les envoyât pas d'abord séparément , mais plusieurs
ensemble, et qu'on n'en hasardât aucun parfaite-
ment seul, qu'on ne se fut bien assuré d'avance
qu'il n'en serait pas trop effrayé.
Je n'imagine rien de si plaisant et de si utile que
de pareils jeux, pour peu qu'on voulût user d'a-
dresse à les ordonner. Je ferais dans une grande
salle une espèce de labyrinthe avec des tables , des
fauteuils, des chaises, des paravents. Dans les inex-
tricables tortuosités de ce labyrinthe j'arrangerais,
au milieu de huit ou dix boîtes d'attrapes, une
autre boîte presque semblable , bien garnie de bon-
bons; je désignerais en termes clairs, mais suc-
cints, le lieu précis où se trouve la boime boîte;
je donnerais le renseignement suffisant pour la dis-
tinguer à des gens plus attentifs et moins étourdis
que des enfants" ; puis , après avoir fait tirer au sort
les petits concurrents, je les enverrais tous l'un
après l'autre, jusqu'à ce que la bonne boîte fût
trouvée : ce que j'aurais soin de rendre difficile à
proportion de leur habileté.
Figurez-vous un petit Hercule arrivant une boîte
à la main, tout fier de son expécUtion. La boîte se
"^ Pour les exercer à l'attention, ne leur dites jamais que des
choses qu'ils aient un intérêt sensible et présent à bien entendre ;
surtout point de longueurs , jamais un mot superflu. Mais aussi ne
Liissez dans vos discours ni obscurité ni équivoque.
LIVRE II. aaS
met sur la table , on l'ouvre en cérémonie. J'entends
d'ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeuse,
quand, au lieu des confitures qu'on attendait, on
trouve bien proprement arrangés sur de la mousse
ou sur du coton un hanneton, un escargot, du
charbon, du gland, un navet, ou quelque autre
pareille denrée. D'autres fois, dans une pièce nou-
vellement blanchie, on suspendra près du mur
quelque jouet, quelque petit meuble qu'il s'agira
d'aller chercher sans toucher au mur. A peine celui
qui l'apportera sera-t-il rentré , que , pour peu qu'il
ait manqué à la condition , le bout de son chapeau
blanchi , le bout de ses souliers , la basque de son
habit , sa manche , trahiront sa maladresse. En voilà
bien assez, trop peut-être, pour faire entendre l'es-
prit de ces sortes de jeux. S'il faut tout vous dire,
ne me lisez point.
Quels avantages un homme ainsi élevé n'aura-t-il
pas la nuit sur les autres hommes ! Ses pieds accou-
tumés à s'affermir dans les ténèbres, ses mains
exercées à s'appliquer aisément à tous les corps
environnants , le conduiront sans peine dans la
plus épaisse obscurité. Son imagination , pleine des
jeux nocturnes de sa jeunesse, se tournera diffici-
lement sur des objets effrayants. S'il croit entendre
des éclats de rire, au lieu de ceux des esprits
follets, ce seront ceux de ses anciens camarades;
s'il se peint une assemblée , ce ne sera point pour
lui le sabbat , mais la chambre de son gouverneur.
La nuit, ne lui rappelant que des idées gaies, ne
lui sera jamais affreuse; au lieu de la craindre, il
R. UT. i5
1lG EMILE.
l'aimera. S'agit-il d'une expédition militaire, il sera
prêt à toute heure, aussi bien seul qu'avec sa troupe.
Il entrera dans le camp de Saùl, il le parcourra
sans s'égarer, il ira jusqu'à la tente du roi sans
éveiller personne,il s'en retournera sans être aperçu.
Faut-il enlever les chevaux de Rhésus , adressez-vous
à lui sans crainte. Parmi les gens autrement élevés,
vous trouverez difficilement un Ulysse.
J'ai vu des gens vouloir , par des surprises , ac-
coutumer les enfants à ne s'effrayer de rien la nuit.
Cette méthode est très-mauvaise ; elle produit un
effet tout contraire à celui qu'on cherche , et ne
sert qu'à les rendre toujours plus craintifs. Ni la
raison ni l'habitude ne peuvent rassurer sur l'idée
d'un danger présent dont on ne peut connaître le
degré ni l'espèce, ni sur la crainte des surprises
qu'on a souvent éprouvées. Cependant, comment
s'assurer de tenir toujours votre élève exempt de
pareils accidents? Voici le meilleur avis , ce me
semble , dont on puisse le prévenir là-dessus. Vous
êtes alors, dirais-je à mon Emile, dans le cas d'une
juste défense; car l'agresseur ne vous laisse pas ju-
ger s'il veut vous faire mal ou peur , et , comme il a
pris ses avantages , la fuite même n'est pas un refuge
pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous
surprend de nuit, homme, ou bête, il n'importe;
serrez-le, empoignez-le de toute votre force : s'il se
débat, frappez, ne marchandez point les coups; et,
quoi qu'il puisse dire ou faire, ne lâchez jamais prise
que vous ne sachiez bien ce que c'est. L'éclaircisse-
ment vous apprendra probablement qu'il n'y avait
LIVRE II. U27
pas beaucoup à craindre, et cette manière de
traiter les plaisants doit naturellement les rebuter
d'y revenir.
Quoique le toucher soit de tous nos sens celui
dont nous avons le plus continuel exercice , ses ju-
gements restent pourtant, comme je l'ai dit, im-
parfaits et grossiers plus que ceux d'aucun autre ,
parce que nous mêlons continuellement à son usage
celui de la vue, et que l'œil atteignant à l'objet
plus tôt que la main , l'esprit juge presque toujours
sans elle. En revanche , les jugements du tact sont
les plus sûrs, précisément parce qu'ils sont les plus
bornés ; car , ne s'étendant qu'aussi loin que nos
mains peuvent atteindre, ils rectifient l'étourderie
des autres sens , qui s'élancent au loin sur des ob-
jets qu'ils aperçoivent à peine, au lieu que tout ce
qu'aperçoit le toucher il l'aperçoit bien. Ajoutez
que, joignant, quand il nous plaît, la force des
muscles à l'action des nerfs, nous unissons, par
une sensation simultanée, au jugement de la tem-
pérature, des grandeurs, des figures, le jugement
du poids et de la solidité. Ainsi le toucher, étant
de tous les sc'us celui qui nous instruit le mieux de
l'impression que les corps étrangers peuvent faire
sur le nôtre, est celui dont l'usage est le plus fré-
quent, et nous donne le plus immédiatement la
connaissance nécessaire à notre conservation.
Comme le toucher exercé supplée à la vue, pour-
quoi ne pourrait-il pas aussi suppléer à l'ouïe jus-
qu'à certain point, puisque les sons excitent dans
les corps sonores des ébranlements sensibles au
i5.
au8 EMILE.
tact ? En posant une main sur le corps d'un violon-
celle , on peut , sans le secours des yeux ni des
oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois
vibre et frémit , si le son qu'il rend est grave ou
aigu, s'il est tiré de la chanterelle ou du bourdon.
Qu'on exerce le sens à ces différences , je ne doute
pas qu'avec le temps on n'y pût devenir sensible au
point d'entendre un air entier par les doigts. Or, ceci
supposé, il est clair qu'on pourrait aisément parler
aux sourds en musique; car les tons et les temps,
n'étant pas moins susceptibles de combinaisons
régulières que les articulations et les voix, peuvent
être pris de même pour les éléments du discours.
Il y a des exercices qui émoussent le sens du
toucher et le rendent plus obtus; d'autres, au con-
traire , l'aiguisent et le rendent plus délicat et plus
fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouve-
ment et de force à la continuelle impression des
corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui
ôtent le sentiment naturel ; les seconds sont ceux
qui varient ce même sentiment par un tact léger et
fréquent, en sorte que l'esprit, attentif à des im-
pressions incessamment répétées, acquiert la faci-
lité de juger toutes leurs modifications. Cette diffé-
rence est sensible dans l'usage des instruments de
musique : le toucher dur et meurtrissant du violon-
celle, de la contre-basse, du violon même, en ren-
dant les doigts plus flexibles racornit leurs extré-
mités. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend
aussi flexibles et plus sensibles en même temps. En
ceci donc le clavecin est à préférer.
LIVRE II. 229
li importe que la peau s'endurcisse aux impres-
sions de l'air et puisse braver ses altérations ; car
c'est elle qui défend tout le reste. A cela près, je ne
voudrais pas que la main , trop servilement appli-
quée aux mêmes travaux, vînt à s'endurcir, ni que
sa peau devenue presque osseuse perdît ce senti-
ment exquis qui donne à connaître quels sont les
corps sur lesquels on la passe, et, selon l'espèce de
contact, nous fait quelquefois, dans l'obscurité,
frissonner en diverses manières.
Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d'avoir
toujours sous ses pieds une peau de bœuf? Quel
mal y aurait-il que la sienne propre pût au besoin
lui servir de semelle ? Il est clair qu'en cette partie
la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile
à rien, et peut souvent beaucoup nuire. Eveillés à
minuit au cœur de l'hiver par l'ennemi dans leur
ville , les Genevois trouvèrent plus tôt leurs fusils
que leurs souliers. Si nul d'eux n'avait su marcher
nu-pieds , qui sait si Genève n'eût point été prise ?
Armons toujours l'homme contre les accidents
imprévus. Qu'Emile coure les matins à pieds nus ,
en toute saison, par la chambre, par l'escalier, par
le jardin ; loin de l'en gronder, je l'imiterai; seule-
ment j'aurai soin d'écarter le verre. Je parlerai
bientôt des travaux et des jeux manuels. Du reste ,
qu'il apprenne à faire tous les pas qui favorisent
les évolutions du corps , à prendre dans toutes les
attitudes une position aisée et solide ; qu'il sache
sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un
arbre, franchir un mur ; qu'il trouve toujours son
23o :É3IILE.
équilibre; que tous ses mouvements, ses gestes,
soient ordonnés selon les lois de la pondération ,
long-temps avant que la statique se mêle de les lui
expliquer. A la manière dont son pied pose à terre
et dont son corps porte sur sa jambe, il doit sentir
s'il est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours
de la grâce , et les postiu-es les plus femies sont
aussi les plus élégantes. Si j'étais maître à danser,
je ne ferais pas toutes les singeries de Marcel '^,
bonnes pour le pays où il les fait ; mais , au lieu
d'occuper éternellement mon élève à des gambades,
je le mènerais au pied d'un rocher : là, je lui mon-
trerais quelle attitude il faut prendre , comment il
faut porter le corps et la tête , quel mouvement il
faut faire, de quelle manière il faut poser, tantôt le
pied, tantôt la main, pour suivre légèrement les
sentiers escarpés, raboteux et rudes, et s'élancer
de pointe en pointe tant en montant qu'en des-
cendant. J'en ferais l'émule d'un chevreuil, plutôt
qu'un danseur de l'Opéra.
Autant le toucher concentre ses opérations au-
tour de l'homme , autant la vue étend les siennes
au-delà de lui ; c'est là ce qui rend celles-ci trom-
" Célèbre maître à danser de Paris , lequel , connaissant bien son
monde, faisait l'extravagant par ruse, et donnait à son art une im-
portance qu'on feignait de trouver ridicule , mais pour laquelle on
lui portait au fond le plus grand respect. Dans un autre art non
moins frivole , on voit encore aujourd'hui un artiste comédien faire
ainsi l'important et le fou , et ne réussir pas moins bien. Cette mé-
thode est toujours sûre en France. Le vrai talent, plus simple et
moins charlatan, n'y fait point fortune. La modestie y est la vertu
des sots .
* Voyei des détails curieux sur Marcel, hist. de J. J. Rousseau t. ri, p. 220.
LIVRE II. aSi
penses : d'un coup d'œil un homme embrasse la
moitié de son horizon. Dans cette multitude de
sensations simultanées et de jugements qu'elles ex-
citent, comment ne se tromper sur aucun? Ainsi
la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisé-
ment parce qu'il est le plus étendu , et que , précé-
dant de bien loin tous les autres, ses opérations
sont trop promptes et trop vastes pour pouvoir
être rectifiées par eux. Il y a plus, les illusions
mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour
parvenir à connaître l'étendue et à comparer ses
parties. Sans les fausses apparences , nous ne ver-
rions rien dans l'éloignement ; sans les gradations
de grandeur et de lumière , nous ne pourrions es-
timer aucune distance, ou plutôt il n'y en aurait
point pour nous. Si de deux arbres égaux celui qui
est à cent pas de nous nous paraissait aussi grand
et aussi distinct que celui qui est à dix, nous les
placerions à côté l'un de l'autre. Si nous aperce-
vions toutes les dimensions des objets sous leur
véritable mesure, nous ne verrions aucun espace,
et tout nous paraîtrait sur notre œil.
Le sens de la vue n'a, pour juger la grandeur
des objets et leur distance , qu'une même mesure ,
savoir, l'ouverture de l'angle qu'ils font dans notre
œil ; et comme cette ouverture est un effet simple
d'une cause composée, le jugement qu'il excite en
nous laisse chaque cause particulière indétermi-
née, ou devient nécessairement fautif. Car com-
ment distinguer à la simple vue si l'angle sous le-
quel je vois un objet plus petit qu'un autre est tel,
^32 EMILE.
parce que ce premier objet est en effet plus petit,
ou parce qu'il est plus éloigné ?
Il faut donc suivre ici une méthode contraire à
la précédente ; au lieu de simplifier la sensation ,
la doubler, la vérifier toujours par une autre, as-
sujettir l'organe visuel à l'organe tactile, et répri-
mer, pour ainsi dire , l'impétuosité du premier sens
par la marche pesante et réglée du second. Faute
de nous asservir à cette pratique, nos mesures par
estimation sont très-inexactes. Nous n'avons nulle
précision dans le coup d'œil pour juger les hau-
teurs, les longueurs, les profondeurs, les distances;
et la preuve que ce n'est pas tant la faute du sens
que de son usage , c'est que les ingénieurs , les ar-
penteurs, les architectes, les maçons, les peintres,
ont en général le coup d'œil beaucoup plus sûr que
nous , et apprécient les mesures de l'étendue avec
plus de justesse; parce que leur métier leur don-
nant en ceci l'expérience que nous négligeons d'ac-
quérir, ils ôtent l'équivoque de l'angle par les ap-
parences qui l'accompagnent, et qui déterminent
plus exactement à leurs yeux le rapport des deux
causes de cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps sans
le contraindre est toujours facile à obtenir des
enfants. H y a mille moyens de les intéresser à
mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà
un cerisier fort haut; comment ferons -nous pour
cueillir des cerises? l'échelle de la grange est -elle
bonne pour cela? Voilà un ruisseau fort large,
comment le traverserons-nous ? une des planches
LIVRE II. 233
de la cour posera-t-elle sur les deux bords? Nous
voudrions , de nos fenêtres , pêcher dans les fossés
du château; combien de brasses doit avoir notre
ligne? Je voudrais faire une balançoire entre ces
deux arbres; une corde de deux toises nous suffi-
ra-t-elle ? On rne dit que dans l'autre maison notre
chambre aura vingt-cinq pieds carrés, croyez-vous
qu'elle nous convienne? sera-t-elle plus grande
que celle-ci ? Nous avons grand'faim ; voilà deux
villages , auquel des deux serons-nous plus tôt pour
diner? etc.
Il s'agissait d'exercer à la course un enfant indo-
lent et paresseux, qui ne se portait pas de lui-
même à cet exercice ni à aucun autre, quoiqu'on
le destinât à l'état militaire : il s'était persuadé ,
je ne sais comment, qu'un homme de son rang ne
devait rien faire ni rien savoir , et que sa noblesse
devait lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que
de toute espèce de mérite. A faire d'un tel gentil-
homme un Achille au pied léger, l'adresse de Chiron
même eût eu peine à suffire. La difficulté était
d'autant plus grande, que je ne voulais lui pres-
crire absolument rien : j'avais banni de mes droits
les exhortations, les promesses, les menaces, l'é-
mulation , le désir de briller , comment lui donner
celui de courir sans lui rien dire? Courir moi-
même eût été un moyen peu sûr et sujet à incon-
vénient. D'ailleurs il s'agissait encore de tirer de cet
exercice quelque objet d'instruction pour lui , afin
d'accoutumer les opérations de la machine et celles-
du jugement à marcher toujours de concert. Voici
a34 lÉMILE.
comment je m'y pris : moi, c'est-à-dire celui qui
parle dans cet exemple.
En m'allant promener avec lui les après-midi, je
mettais quelquefois dans ma poche deux gâteaux
d'une espèce qu'il aimait beaucoup ; nous en man-
gions chacun un à la promenade, et nous reve-
nions fort contents. Un jour il s'aperçut que j'avais
trois gâteaux ; il en aurait pu manger six sans s'in-
commoder; il dépêche promptement le sien pour
me demander le troisième. Non, lui dis-je:je le
mangerais fort bien moi-même , ou nous le parta-
gerions; mais j'aime mieux le voir disputer à la
course par ces deux petits garçons que voilà. Je les
appelai, je leur montrai le gâteau et leur proposai
la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le
gâteau fut posé sur une grande pierre qrii servit de
but; la carrière fut marquée; nous allâmes nous
asseoir : au signal donné les petits garçons parti-
rent; le victorieux se saisit du gâteau , et le mangea
sans miséricorde aux yeux des spectateurs et du
vaincu.
Cet amusement valait mieux que le gâteau; mais
il ne prit pas d'abord et ne produisit rien. Je ne me
rebutai ni ne me pressai : l'institution des enfants
est un métier où il faut savoir perdre du temps
pour en gagner. Nous continuâmes nos prome-
"^ Promenade champêtre , comme on verra dans l'instant. Les pro-
menades publiques des villes sont pernicieuses aux enfants de l'un
et de l'autre sexe. C'est là qu'ils commencent à se rendre vains et à
vouloir être regardés : c'est au Luxembourg , aux Tuileries , surtout
au Palais -Royal, que la belle jeunesse de Paris va prendre cet air
impertinent et fat qui la rend si ridicule, et la fait huer et détester
dans toute l'Europe.
LIVRE II. 235
nades ; souvent on prenait trois gâteaux , quelque-
fois quatre , et de temps à autre il y en avait un ,
même deux pour les coureurs. Si le prix n'était
pas grand, ceux qui le disputaient n'étaient pas am-
bitieux : celui qui le remportait était loué, fêté;
tout se faisait avec appareil. Pour donner lieu aux
révolutions et augmenter l'intérêt, je marquais la
carrière plus longue, j'y souffrais plusieurs con-
currents. A peine étaient-ils dans la lice, que tous
les passants s'arrêtaient pour les voir : les accla-
mations , les cris , les battements de mains , les
animaient : je voyais quelquefois mon petit bon-
homme tressaillir, se lever, s'écrier quand l'un était
près d'atteindre ou de passer l'autre ; c'étaient pour
lui les jeux olympiques.
Cependant les concurrents usaient quelquefois
de supercherie; ils se retenaient mutuellement , ou
se faisaient tomber, ou poussaient des cailloux au
passage l'un de l'autre. Cela me fournit un sujet de
les séparer, et de leâ faire partir de différents ter-
mes , quoique également éloignés du but : on verra
bientôt la raison de cette prévoyance ; car je dois
traiter cette importante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux
des gâteaux qui lui faisaient grande envie , monsieur
le chevalier s'avisa de soupçonner enfin que bien
courir pouvait être bon à quelque chose , et voyant
qu'il avait aussi deux jambes, il commença de s'es-
sayer en secret. Je me gardai d'en rien voir ; mais
je compris que mon stratagème avait réussi. Quand
il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa
^3G EMILE.
pensée, il affecta de m'importuner pour avoir le
gâteau restant. Je le refuse; il s'obstine, et d'un air
dépité il me dit à la fin : Hé bien ! mettez -le sur la
pierre, marquez le champ, et nous verrons. Bon!
lui dis-je en riant, est-ce qu'un chevalier sait courir?
Vous gagnerez plus d'appétit, et non de quoi le
satisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'évertue , et
remporte le prix d'autant plus aisément , que j'avais
fait la lice très-courte et pris soin d'écarter le meil-
leur coureur. On conçoit comment, ce premier
pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine.
Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans
faveur , il était presque sûr de vaincre mes polissons
à la course , quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel
je n'avais pas songé. Quand il remportait rarement
le prix, il le mangeait presque toujours seul, ainsi
que faisaient ses concurrents; mais en s'accoutu-
mant à la victoire, il devint généreux, et parta-
geait souvent avec les vaincus. Cela me fournit à
moi-même une observation morale , et j'appris par
là quel était le vrai principe de la générosité.
En continuant avec lui de marquer en différents
lieux les termes d'où chacun devait partir à la fois ,
je fis, sans qu'il s'en aperçût, les distances iné-
gales , de sorte que l'un , ayant à faire plus de che-
min que l'autre pour arriver au même but, avait
un désavantage visible: mais, quoique je laissasse
le choix à mon disciple, il ne savait pas s'en pré-
valoir. Sans s'embarrasser de la distance , il préfé-
rait toujours le plus beau chemin; de sorte que,
LIVRE II. •1?>'J
prévoyant aisément son choix, j'étais à peu près
le maître de lui faire perdre ou gagner le gâteau
à ma volonté; et cette adresse avait aussi son usage
à plus d'une fin. Cependant, comme mon dessein
était qu'il s'aperçût de la différence, je tâchais de
la lui rendre sensible : mais, quoique indolent dans
le calme, il était si vif dans ses jeux, et se défiait
si peu de moi, que j'eus toutes les peines du
monde à lui faire apercevoir que je le trichais.
Enfin j'en vins à bout malgré son étourderie; il
m'en fit des reproches. Je lui dis : De quoi vous
plaignez-vous? dans un don que je veux bien faire,
ne suis-je pas maître de mes conditions? Qui vous
force à courir? vous ai-je promis de faire les lices
égales? n'avez-vous pas le choix? Prenez la plus
courte, on ne vous en empêche point. Comment
ne voyez-vous pas que c'est vous que je favorise,
et que l'inégalité dont vous murmurez est tout à
votre avantage si vous savez vous en prévaloir?
Cela était clair; il le comprit, et, pour choisir, il
fallut y regarder de plus près. D'abord on voulut
compter les pas ; mais la mesure des pas d'un en-
fant est lente et fautive; de plus, je m'avisai de
multiplier les courses dans un même jour; et alors,
l'amusement devenant une espèce de passion , l'on
avait regret de perdre à mesurer les lices le temps
destiné à les parcourir. La vivacité de l'enfance
s'accommode mal de ces lenteurs : on s'exerça
donc à mieux voir, à mieux estimer une distance
à la \Tie. Alors j'eus peu de peine à étendre et
nourrir ce goût. Enfin quelques mois d'épreuves
238 EMILE.
et d'erreurs corrigées lui formèrent tellement le
compas visuel, que, quand je lui mettais par la
pensée un gâteau sur quelque objet éloigné, il
avait le coup d'oeil presque aussi sur que la chaîne
d'un arpenteur.
Comme la vue est de tous les sens celui dont
on peut le moins séparer les jugements de l'esprit,
il faut beaucoup de temps pour apprendre à voir;
il faut avoir long-temps comparé la vue au toucher
pour accoutimier le premier de ces deux sens à
nous faire un rapport fidèle des figures et des dis-
tances : sans le toucher, sans le mouvement pro-
gressif, les yeux du monde les plus perçants ne
sauraient nous donner aucune idée de l'étendue.
L'univers entier ne doit être qu'un point pour une
huître ; il ne lui paraîtrait rien de plus quand même
une ame humaine informerait cette huître. Ce n'est
qu'à force de marcher , de palper, de nombrer, de
mesurer les dimensions, qu'on apprend à les es-
timer : mais aussi, si l'on mesurait toujours, le
sens, se reposant sur l'instrument, n'acquerrait
aucune justesse. Il ne faut pas non plus que l'enfant
passe tout d'un coup de la mesure à l'estimation ;
il faut d'abord que, continuant à comparer par
parties ce qu'il ne saurait comparer tout d'un coup ,
à des ahquotes précises il substitue des aliquotes
par appréciation, et qu'au heu d'appliquer tou-
jours avec la main la mesure, il s'accoutume à l'ap-
pliquer seidement avec les yeux. Je voudrais pour-
tant qu'on vérifiât ses premières opérations par
des mesures réelles, afin qu'il corrigeât ses erreurs ,
LIVRE II. .239
et que , s'il reste dans le sens quelque fausse appa-
rence, il apprît à la rectifier par un meilleur juge-
ment. On a des mesures naturelles qui sont à peu
près les mêmes en tous lieux ; les pas d'un homme ,
l'étendue de ses bras, sa stature. Quand l'enfant
estime la hauteur d'un étage , son gouverneur peut
lui servir de toise ; s'il estime la hauteur d'un clo-
cher , qu'il le toise avec les maisons ; s'il veut savoir
les lieues de chemin , qu'il compte les heures de
marche; et surtout qu'on ne fasse rien de tout cela
pour lui, mais qu'il le fasse lui-même.
On ne saurait apprendre à bien juger de l'éten-
due et de la grandeur des corps, qu'on n'apprenne
à connaître aussi leurs figures et même à les imiter ;
car au fond cette imitation ne tient absolument
qu'aux lois de la perspective ; et l'on ne peut esti-
mer l'étendue sur ses apparences , qu'on n'ait quel-
que sentiment de ces lois. Les enfants , grands imi-
tateurs, essaient tous de dessiner : je voudrais que
le mien cultivât cet art, non précisément pour l'art
même , mais pour se rendre l'œil juste et la main
fiexible ; et , en général , il importe fort peu qu'il
sache tel ou tel exercice, pourvu qu'il acquière la
perspicacité du sens et la bonne habitude du corps
qu'on gagne par cet exercice. Je me garderai donc
bien de lui donner un maître à dessiner , qui ne lui
donnerait à imiter que des imitations, et ne le fe-
rait dessiner que sur des dessins : je veux qu'il n'ait
d'autre maître que la nature, ni d'autre modèle
que les objets. Je veux qu'il ait sous les yeux l'ori-
ginal même et non pas le papier qui le représente.
^4© EMILE.
qu'il crayonne une maison sur une maison, un
arbre sur un arbre , un homme sur un homme , afin
qu'il s'accoutume à bien observer les corps et leurs
apparences, et non pas à prendre des imitations
fausses et conventionnelles pour de véritables imita-
tions. Je le détournerai même de rien tracer de mé-
moire en l'absence des objets, jusqu'à ce que, par
des observations fréquentes, leurs figures exactes
s'impriment bien dans son imagination ; de peur
que , substituant à la vérité des choses des figures
bizarres et fantastiques , il ne perde la connaissance
des proportions et le goût des beautés de la nature.
Je sais bien que de cette manière il barbouillera
long- temps sans rien faire de reconnaissable, qu'il
prendra tard l'élégance des contours et le trait lé-
ger des dessinateurs, peut-être jamais le discerne-
ment des effets pittoresques et le bon goût du des-
sin ; en revanche , il contractera certainement un
coup d'œil plus juste, une main plus sûre, la con-
naissance des vrais rapports de grandeur et de
figure , qui sont entre les animaux , les plantes , les
corps naturels , et une plus prompte expérience du
jeu de la perspective. Voilà précisément ce que j'ai
voulu faire , et mon intention n'est pas tant qu'il
sache imiter les objets que les connaître; j'aime
mieux qu'il me montre une plante d'acanthe , et
qu'il trace moins bien le feuillage d'un chapiteau.
Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous
les autres, je ne prétends pas que mon élève en
ait seul l'amusement. Je veux le lui rendre plus
agréable encore en le partageant sans cesse avec
LIVRE II. 241
lui. Je ne veux point qu'il ait d'autre émule que
moi; mais je serai son émule sans relâche et sans
risque; cela mettra de l'intérêt dans ses occupa-
tions sans causer de jalousie entre nous. Je pren-
drai le crayon à son exemple ; je l'emploierai d'a-
bord aussi maladroitement que lui. Je serais un
Apelles , que je ne me trouverai qu'un barbouil-
leur. Je commencerai par tracer un homme comme
les laquais les tracent contre les murs ; une barre
pour chaque bras , une barre pour chaque jambe
et des doigts plus gros que le bras. Bien long-
temps a])rès nous nous ajiercevrons l'un ou l'autre
de cette disproportion : nous remarquerons qu'une
jambe a de l'épaisseur , que cette épaisseur n'est
pas partout la même; que le bras a sa longueur
déterminée par rapport au corps, etc. Dans ce pro-
grès, je marcherai tout au plus à côté de lui , ou
je le devancerai de si peu, qu'il lui sera toujours
aisé de m'atteindre , et souvent de me surpasser.
Nous aurons des couleurs , des pinceaux; nous tâ-
cherons d'imiter le coloris des objets et toute leur
apparence aussi bien que leur figure. Nous enlu-
minerons, nous peindrons, nous barbouillerons;
maiSj dans tous nos barbouillages, nous ne cesse-
rons d'épier la nature ; nous ne ferons jamais rien
que sous les yeux du maître.
Nous étions en peine d'ornements pour notre
chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer
nos dessins; je les fais couvrir de beaux verres ,
afin qu'on n'y touche plus, et que , les voyant res-
ter dans l'état où nous les avons mis , chacun ait
R. III. 16*
^/^1 EMILE.
intérêt de ne pas négliger les siens. Je les arrange
par ordre autour de la chambre, chaque dessin
répété vingt, trente fois, et montrant à chaque
exemplaire le progrès de l'auteur, depuis le mo-
ment où la maison n'est qu'un carré presque in-
forme, jusqu'à celui ou sa façade, son profil, ses
proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte
vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous
offrir sans cesse des tableaux intéressants pour
nous, curieux pour d'autres, et d'exciter toujours
plus notre émulation. Aux premiers, aux plus gros-
siers de ces dessins, je mets des cadres bien bril-
lants, bien dorés, qui les rehaussent; mais quand
l'imitation devient plus exacte et que le dessin est
véritablement bon, alors je ne lui donne plus qu'un
cadre noir très-simple, il n'a plus besoin d'autre
ornement que lui-même, et ce serait dommage que
la bordure partageât l'attention que mérite l'objet.
Ainsi chacun de nous aspire à l'honneur du cadre
uni; et quand l'un veut dédaigner un dessin de
l'autre , il le condamne au cadre doré. Quelque jour,
peut-être, ces cadres dorés passeront entre nous en
proverbe, et nous admirerons combien d'hommes
se rendent justice en se faisant encadrer ainsi.
J'ai dit que la géométrie n'était pas à la portée
des enfants; mais c'est notre faute. ISous ne sentons
pas que leur méthode n'est point la nôtre, et que
ce qui devient pour nous Fart de raisonner ne doit
être pour eux que l'art de voir. Au lieu de leur
donner notre méthode, nous ferions mieux de
prendre la leur; car notre manière d'apprendre la
LIVHE II. 243
géométrie est bien autant une affaire d'imagina-
tion que de raisonnement. Quand la proposition
est énoncée , il faut en imaginer la démonstration ,
c'est-à-dire trouver de quelle proposition déjà sue
celle-là doit être une conséquence , et de toutes les
conséquences qu'on peut tirer de cette même pro-
position, choisir précisément celle dont il s'agit.
De cette manière , le raisonneur le plus exact ,
s'il n'est inventif, doit rester court. Aussi qu'ar-
rive-t-il de là ? Qu'au lieu de nous faire trouver
les démonstrations , on nous les dicte ; qu'au lieu
de nous apprendre à raisonner, le maître raisonne
pour nous, et n'exerce que notre mémoire.
Faites des figures exactes, combinez-les, posez-
les l'une sur l'autre , examinez leurs rapports ; vous
trouverez toute la géométrie élémentaire en mar-
chant d'observation en observation , sans qu'il soit
question ni de définitions, ni de problèmes, ni
d'aucune autre forme démonstrative que la simple
superposition. Pour moi, je ne prétends point ap-
prendre la géométrie à Emile , c'est lui qui me l'ap-
prendra; je chercherai les rapports, et il les trou-
vera; car je les chercherai de manière à les lui faire
trouver. Par exemple, au lieu de me servir d'un
compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec
une pointe au bout d'un fil tournant sur un pivot.
Après cela, quand je voudrai comparer les rayons
entre eux , Emile se moquera de moi , et il me fera
comprendre que le même fil toujours tendu ne
peut avoir tracé des distances inégales.
Si je veux mesurer un angle de soixante degrés ,
16.
^44 :ÉMILE.
je décris du sommet de cet angle, non pas mi arc,
mais un cercle entier ; car avec les enfants il ne faut
jamais rien sous-entendre. Je trouve que la portion
du cercle comprise entre les deux cotés de l'angle
est la sixième partie du cercle. Après cela je dé-
cris du même sommet un autre plus grand cercle ,
et je trouve que ce second arc est encore la sixième
partie de son cercle. Je décris un troisième cercle
concentrique sur lequel je fais la même épreuve;
et je la continue sur de nouveaux cercles, jusqu'à
ce qu'Emile , choqué de ma stupidité , m'avertisse
que chaque arc , grand ou petit , compris par le
même angle, sera toujours la sixième partie de son
cercle, etc. Nous voilà tout-à-l'heure à l'usage du
rapporteur.
Pour prouver que les angles de suite sont égaux
à deux droits , on décrit un cercle ; moi , tout au
contraire, je fais en sorte qu'Emile remarque cela
premièrement dans le cercle, et puis je lui dis : Si
l'on otait le cercle , et qu'on laissât les lignes droites ,
les angles auraient-ils changé de grandeur, etc.
On néglige la justesse des figures , on la suppose ,
et l'on s'attache à la démonstration. Entre nous ,
au contraire, il ne sera jamais question de démons-
tration ; notre plus importante affaire sera de tirer
des lignes hien droites , bien justes , bien égales ;
de faire un carré bien parfait, de tracer un cercle
bien rond. Pour vérifier la justesse de la figure ,
nous l'examinerons par toutes ses propriétés sen-
sibles; et cela nous donnera occasion d'en décou-
vrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par
LIVRE II. 245
le diamètre les deux demi-cercles ; par la diago-
nale , les deux moitiés du carré : nous comparerons
nos deux figures pour voir celle dont les bords
conviennent le plus exactement, et par conséquent
la mieux faite; nous disputerons si cette égalité de
partage doit avoir toujours lieu dans les parallé-
logrammes , dans les trapèzes , etc. On essaiera
quelquefois de prévoir le succès de l'expérience ;
avant de la faire, on tâchera de trouver des rai-
sons, etc.
La géométrie n'est pour mon élève que l'art de
se bien servir de la règle et du compas : il ne doit
point la confondre avec le dessin, où il n'emploiera
ni l'un ni l'autre de ces instruments. La règle et le
compas seront enfermés sous la clef, et l'on ne lui
en accordera que rarement l'usage et pour peu de
temps, afin qu'il ne s'accoutume pas à barbouiller:
mais nous pourrons quelquefois porter nos figures
à la promenade , et causer de ce que nous aurons
fait ou de ce que nous voudrons faire.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune
homme à qui , dans son enfance , on avait appris
les rapports des contours et des surfaces en lui
donnant chaque jour à choisir dans toutes les fi-
gures géométriques des gaufres isopérimètres. Le
petit gourmand avait épuisé l'art d'Arcliimède pour
trouver dans laquelle il y avait le plus à manger *.
Quand un enfant joue au volant, il s'exerce l'œil
On appelle figures tsopérimèties celles dont les contours ou cir-
conférences sont égaux en longueur. Or de toutes ces figures , il est
prouvé que le cercle est celle qui contient la plus grande surface.
L'enfant a donc dû choisir des gaufres de figure circulaire.
246 ÉMJLK.
et le bras à la justesse ; quand il fouette un sabot ,
il accroît sa force en s'en servant, mais sans rien
apprendre. J'ai demandé quelquefois pourquoi l'on
n'offrait pas aux enfants les mêmes jeux d'adresse
qu'ont les hommes ; la paume , le mail , le billard ,
l'arc, le ballon, les instruments de musique. On m'a
répondu que quelques-uns de ces jeux étaient au-
dessus de leurs forces, et que leurs membres et
leurs organes n'étaient pas assez formés pour les
autres. Je trouve ces raisons mauvaises : un enfant
n'a pas la taille d'un homme ,■ et ne laisse pas de
porter un habit fait comme le sien. Je n'entends
pas qu'il joue avec nos masses sur un billard haut
de trois pieds; je n'entends pas qu'il aille peloter
dans nos tripots, ni qu'on charge sa petite main
d'une raquette de paumier ; mais qu'il joue dans
une salle dont on aura garanti les fenêtres ; qu'il
ne se serve d'abord que de balles molles ; que ses
premières raquettes soient de bois, puis de par-
chemin , et enfin de corde à boyau bandée à pro-
portion de son progrès. Vous préférez le volant ,
parce qu'il fatigue moins et qu'il est sans danger.
Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est
un jeu de femmes ; mais il n'y en a pas une que ne
fît fuir une balle en mouvement. Leurs blanches
peaux ne doivent pas s'endurcir aux meurtrissu-
res, et ce ne sont pas des contusions qu'attendent
leurs visages. Mais nous, faits pour être vigoureux,
croyons-nous le devenir sans peine? et de quelle
défense serons-nous capables , si nous ne sommes
jamais attaqués ? On joue toujours lâchement les
LIVRE II. 247
jeux où l'on peut être maladroit sans risque : un
volant qui tombe ne fait de mal à personne ; mais
rien ne dégourdit les bras comme d'avoir à couvrir
la tête , rien ne rend le coup d'oeil si juste que d'a-
voir à garantir les yeux. S'élancer du bout d'une
salle à l'autre, juger le bond d'une balle encore en
l'air, la renvoyer d'une main forte et sûre ; de tels
jeux conviennent moins à l'homme qu'ils ne ser-
vent à le former.
Les fibres d'iin enfant , dit-on , sont trop molles !
Elles ont moins de ressort , mais elles en sont plus
flexibles; son bras est faible, mais enfin c'est un
bras ; on en doit faire , proportion gardée , tout ce
qu'on fait d'une autre machine semblable. Les en-
fants n'ont dans les mains nulle adresse ; c'est pour
cela que je veux qu'on leur en donne : un homme
aussi peu exercé qu'eux n'en aurait pas davantage :
nous ne pouvons connaître l'usage de nos organes
qu'après les avoir employés. Il n'y a qu'une longue
expérience qui nous apprenne à tirer parti de
nous-mêmes, et cette expérience est la véritable
étude à laquelle on ne peut trop tôt nous ap-
pliquer.
Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien n'est
plus commun que de voir des enfants adroits et
découplés avoir dans les membres la même agilité
que peut avoir un homme. Dans presque toutes
les foires on en voit faire des équilibres , marcher
sur les mains, sauter, danser sur la corde. Durant .
combien d'années des troupes d'enfants n'ont-elles
pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la Co-
•24^ EMILE.
médie italienne î Qui est-ce qui n'a pas ouï parier
en Allemagne et en Italie de la troupe pantomime
du célèbre Nicolini ? Quelqu'un a-t-il jamais remar-
qué dans ces enfants des mouvements moins déve-
loppés , des attitudes moins gracieuses , une oreille
moins juste, une danse moins légère que dans les
danseurs tout formés ? Qu'on ait d'abord les doigts
épais , courts , peu mobiles , les mains potelées et
peu capables de rien empoigner ; cela empéche-t-il
que plusieurs enfants ne sachent écrire ou dessiner
à l'âge où d'autres ne savent pas encore tenir le
crayon ni la plume? Tout Paris se souvient encore
de la petite Anglaise qui faisait à dix ans des pro-
diges sur le clavecin '^. J'ai vu chez un magistrat,
son fils, petit bon-homme de huit ans, qu'on met-
tait sur la table au dessert comme une statue au
milieu des plateaux, jouer là d'un violon presque
aussi grand que lui , et surprendre par son exécu-
tion les artistes mêmes*.
Tous ces exemples et cent mille autres prouvent,
ce me semble, que l'inaptitude qu'on suppose aux
/y enfants pour nos exercices est imaginaire , et que,
si on ne les voit point réussir dans quelques-uns ,
c'est qu'on ne les y a jamais exercés,
'^ Un petit garçon de sept ans en a fait depuis ce temps-là de
plus étonnants encore.
* Ce magistrat était M. de Boisgelou , conseiller au grand Con-
seil , auteur d'une théorie savante sur les rapports des sons. Son fils ,
dont il est question ici, fut mousquetaire, et est mort en 1806.
C'est lui qui , bénévolement et par zèle pour l'art , s'est chargé de
mettre en ordre toute la partie musicale de la Bibliothèque royale.
Voyez le Dictionnaire des Musiciens , de MM. Choron et Fayole ,
art. Boisgelou père et fils.
LIVRE II. 249
On me dira que je tombe ici, par rapport au
corps , dans le défaut de la culture prématurée que
je blâme dans les enfants par rapport à l'esprit. La
différence est très-grande; car l'un de ces progrès
n'est qu'apparent , mais l'autre est réel. J'ai prouvé
que l'esprit qu'ils paraissent avoir , ils ne l'ont pas ,
au lieu que tout ce qu'ils paraissent faire ils le font.
D'ailleurs,^ on doit toujours songer que tout ceci
n'est ou ne doit être que jeu, direction facile et
volontaire des mouvements que la nature leur de-
mande; art de varier leurs amusements pour les
leur rendre plus agréables , sans c{ue jamais la
moindre contrainte les tourne en travail : car enfin,
de quoi s'amuseront -ils dont je ne puisse faire un
objet d'instruction pour eux? et quand je ne le
pourrais pas, pourvu qu'ils s'amusent sans incon-
vénient, et que le temps se passe, leur progrès
en toute ckose n'importe pas quant à présent ;
au lieu que, lorsqu'il faut nécessairement leur ap-
prendre ceci ou cela , comme qu'on s'y prenne , il
est toujours impossible qu'on en vienne à bout
sans contrainte, sans fâcherie, et sans ennui.
Ce que j'ai dit sur les deux sens dont l'usage
est le plus continu et le plus important peut ser-
vir d'exemple de la manière d'exercer les autres.
La vue et le toucher s'appliquent également sur
les corps en repos et sur les corps qui se meuvent ;
mais comme il n'y a que l'ébranlement de l'air qui
puisse émouvoir le sens de l'ouïe, il n'y a qu'un
corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son ;
et, si tout était en repos, nous n'entendrions ja-
mais rien. La nuit donc, où, ne nous mouvant
nous-mêmes qu'autant qu'il nous plaît, nous n'a-
vons à craindre que les corps qui se meuvent, il
nous importe d'avoir l'oreille alerte , et de pouvoir
juger, par la sensation qui nous frappe, si le
corps qui la cause est grand ou petit, éloigné ou
proche ; si son ébranlement est violent ou faible.
L'air ébranlé est sujet à des répercussions qui le
réfléchissent, qui, produisant des échos, répètent
la sensation , et font entendre le corps bruyant ou
sonore en un autre lieu que celui où il est. Si
dans une plaine ou dans une vallée on met l'oreille
à terre, on entend la voix des hommes et le pas
des chevaux de beaucoup plus loin qu'en restant
debout.
Comme nous avons comparé la vue au toucher,
il est bon de la comparer de même à l'ouïe , et de
savoir laquelle des deux impressions, partant à la
fois du même corps , arrivera le plus tôt à son or-
gane. Quand on voit le feu d'un canon , l'on peut
encore se mettre à l'abri du coup; mais sitôt qu'on
entend le bruit, il n'est plus temps, le boulet est
là. On peut juger de la distance où se fait le ton-
nerre par l'intervalle de temps qui se passe de
l'éclair au coup. Faites en sorte que l'enfant con-
naisse toutes ces expériences ; qu'il fasse celles qui
sont à sa portée , et qu'il trouve les autres par in-
duction : mais j'aime cent fois mieux qu'il les
ignore, que s'il faut que vous les lui disiez.
Nous avons un organe qui répond à l'ouïe , sa-
voir celui de la voix; nous n'en avons pas de même
LIVRE II. 2DI
qui réponde à la w\e , et nous ne rendons jDas les
couleurs comme les sons. C'est un moyen de plus
pour cultiver le premier sens , en exerçant l'or-
gane actif et l'organe passif l'un par l'autre.
L'homme a trois sortes de voix : savoir , la voix
parlante ou articulée , la voix chantante ou mélo-
dieuse, et la voix pathétique ou accentuée, qui
sert de langage aux passions, et qui anime le chant
et la parole. L'enfant a ces trois sortes de voix
ainsi que l'homme, sans les savoir allier de même :
il a comme nous le rire, les cris, les plaintes,
l'exclamation, les gémissements ; mais il ne sait pas
en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une
musique parfaite est celle qui réunit le mieux ces
trois voix. Les enfants sont incapables de cette
musique-là, et leur chant n'a jamais d'ame. De
même , clans la voix parlante , leur langage n'a
point d'accent; ils crient, mais ils n'accentuent pas;
et comme dans leur discours il y a peu d'accent,
il y a peu d'énergie dans leur voix. Notre élève
aura le parler plus uni, plus simple encore, parce
que ses passions , n'étant pas éveillées, ne mêleront
point leur langage au sien. N'allez donc pas lui
donner à réciter des rôles de tragédie et de comé-
die, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, à
déclamer. Il aura trop de sens pour savoir donner
un ton à des choses qu'il ne peut entendre, et
de l'expression à des sentiments qu'il n'éprouva
jamais.
Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à
bien articuler , à prononcer exactement et sans af-
^52 EMILE.
fectation , à connaître et à suivre l'accent gramma-
tical et la prosodie , à donner toujours assez de voix
pour être entendu , mais à n'en donner jamais plus
qu'il ne faut; défaut ordinaire aux enfants élevés
dans les collèges: en toute chose rien de superflu.
De même, dans le chant, rendez sa voix juste,
égale, flexible, sonore; son oreille sensible à la
mesure et à l'harmonie , mais rien de plus. La mu-
sique imitative et théâtrale n'est pas de son âge;
je ne voudrais pas même qu'il chantât des paroles
s'il en voulait chanter, je tâcherais de lui faire des
chansons exprès, intéressantes pour son âge, et
aussi simples que ses idées.
On pense bien qu'étant si peu pressé de lui ap-
prendre à lire l'écriture, je ne le serai pas non plus
de lui apprendre à lire la musique. Ecartons de son
cerveau toute attention trop pénible, et ne nous
hâtons point de fixer son esprit sur des signes de
convention. Ceci, je l'avoue, semble avoir sa diffi-
culté; car, si la connaissance des notes ne paraît
pas d'abord plus nécessaire pour savoir chanter
que celle des lettres pour savoir parler , il y a pour-
tant cette différence, qu'en parlant nous rendons
nos propres idées , et qu'en chantant nous ne ren-
dons guère que celles d'autrui. Or , pour les rendre,
il faut les lire.
Mais, premièrement, au lieu de les lire on les
peut ouïr, et un chant se rend àl'oreille encore plus
fidèlement qu'à l'œil. De plus, pour bien savoir la
musique il ne suffit pas de la rendre , il la faut com-
poser, et l'un doit s'apprendre avec l'autre, sans
LIVRE II. 253
quoi l'on ne la sait jamais bien. Exercez votre pe-
tit musicien d'abord à faire des phrases bien ré-
gulières , bien cadencées ; ensuite à les lier entre
elles par une modulation très-simple , enfin à mar-
quer leurs différents rapports par une ponctuation
correcte ; ce qui se fait par le bon choix des ca-
dences et des repos. Surtout jamais de chant bi-
zarre, jamais de pathétique ni d'expression. Une
mélodie toujours chantante et simple, toujours dé-
rivante des cordes essentielles du ton, et toujours
indiquant tellement la basse, qu'il la sente et l'ac-
compagne sans peine; car, pour se former la voix
et l'oreille , il ne doit jamais chanter qu'au clavecin.
Pour mieux marquer les sons, on les articule
en les prononçant; de là l'usage de solfier avec
certaines syllabes. Pour distinguer les degrés il faut
donner des noms et à ces degrés et à leurs diffé-
rents termes fixes; de là les noms des intervalles;
et aussi les lettres de l'alphabet dont on marque
les touches du clavier et les notes de la gamme. C
et A désignent des sons fixes invariables , toujours
rendus par les mêmes touches. Ut et la sont autre
chose. Ut est constamment la tonique d'un mode
majeur, ou la médiante d'un mode mineur. La
est constamment la tonique d'un mode mineur , ou
la sixième note d'un mode majeur. Ainsi les lettres
marquent les termes immuables des rapports de
notre système musical, et les syllabes marquent
les termes homologues des rapports semblables
en divers tons. Les lettres indiquent les touches
du clavier , et les syllabes les degrés du mode. Les
!254 EMILE.
musiciens français ont étrangement brouillé ces
distinctions ; ils ont confondu le sens des syllabes
avec le sens des lettres; et doublant inutilement
les signes des touches, ils n'en ont point laissé
pour exprimer les cordes des tons : en sorte que
pour eux ut et C sont toujours la même chose; ce
qui n'est pas , et ne doit pas être, car alors de quoi
servirait C ? Aussi leur manière de solfier est-elle
d'une difficulté excessive sans être d'aucune utilité ,
sans porter aucune idée nette à l'esprit , puisque ,
par cette méthode, ces deux syllabes ut et mi, par
exemple, peuvent également signifier une tierce
majeure, mineure, superflue, ou diminuée. Par
quelle étrange fatalité le pays du monde où l'on
écrit les plus beaux livres sur la musique est-il
précisément celui où on l'apprend le plus diffici-
lement?
Suivons avec notre élève une pratique plus sim-
ple et plus claire ; qu'il n'y ait pour lui que deux
modes, dont les rapports soient toujours les mêmes
et toujours indiqués par les mêmes syllabes. Soit
qu'il chante ou qu'il joue d'un instrument, qu'il
sache établir son mode sur chacun des douze tons
qui peuvent lui servir de base, et que, soit qu'on
module en D , en C , en G , etc. , la finale soit tou-
jours ut ou la selon le mode. De cette manière il
vous concevra toujours ; les rapports essentiels du
mode pour chanter et jouer juste seront toujours
présents à son esprit, son exécution sera plus nette
et son progrès plus rapide. Il n'y a rien de plus bi-
zarre que ce que les Français appellent solfier au
LIVRE II. 255
naturel ; c'est éloigner les idées de la chose pour
en substituer d'étrangères qui ne font qu'égarer.
Rien n'est plus naturel que de solfier par trans-
position , lorsque le mode est transposé. Mais c'en
est trop sur la musique : enseignez-la comme vous
voudrez , pourvu qu'elle ne soit jamais qu'un amu-
sement.
Nous voilà bien avertis de l'état des corps étran-
gers par rapport au nôtre , de leur poids , de leur
figure , de leur couleur , de leur solidité , de leur
grandeur, de leur distance, de leur température,
de leur repos , de leur mouvement. Nous sommes
instruits de ceux qu'il nous convient d'approcher
ou d'éloigner de nous , de la manière dont il faut
nous y prendre pour vaincre leur résistance , ou
pour leur en opposer une qui nous préserve d'en
être offensés ; mais ce n'est pas assez : notre propre
corps s'épuise sans cesse, il a besoin d'être sans
cesse renouvelé. Quoique nous ayons la faculté
d'en changer d'autres en notre propre substance,
le choix n'est pas indifférent : tout n'est pas aliment
pour l'homme ; et des substances qui peuvent l'être ,
il y en a de plus ou 'de moins convenables, selon
la constitution de son espèce, selon le climat qu'il
habite , selon son tempérament particulier, et selon
la manière de vivre que lui prescrit son état.
Nous mourrions affamés ou empoisonnés , . s'il
fallait attendre, pour choisir les nourritures qui
nous conviennent, que l'expérience nous eût appris
à les connaître et à les choisir : mais la suprême
bonté , qui a fait du plaisir des êtres sensibles Tins-
256 ^MILE-
trument de leur conservation , nous avertit ^ par ce
qui plaît à notre palais, de ce qui convient à notre
estomac. Il n'y a point naturellement pour l'homme
de médecin plus si\r que son propre appétit ; et ,
à le prendre dans son état primitif, je ne doute
point qu'alors les aliments qu'il trouvait les plus
agréables ne lui fussent aussi les plus sains.
Il y a plus. L'auteur des choses ne pourvoit pas
seulement aux besoins qu'il nous donne , mais en-
core à ceux que nous nous donnons nous-mêmes;
et c'est pour mettre toujours le désir à côté du
besoin, qu'il fait que nos goûts changent et s'al-
tèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous
éloignons de l'état de nature, plus nous perdons
de nos goûts naturels; ou plutôt l'habitude nous
fait une seconde nature, que nous substituons telle-
ment à la première , que nul d'entre nous ne con-
naît plus celle-ci.
Il suit de là que les goûts les plus naturels doi-
vent être aussi les plus simples ; car ce sont ceux
qui se transforment le plus aisément ; au lieu qu'en
s'aiguisant, en s'irritant par nos fantaisies, ils pren-
nent une forme qui ne change plus. L'homme qui
n'est encore d'aucun pays se fera sans peine aux
usages de quelque pays que ce soit; mais l'homme
d'un pays ne devient plus celui d'un autre.
. Ceci me paraît vrai dans tous les sens , et bien
plus encore , appliqué au goût proprement dit.
Notre premier aliment est le lait; nous ne nous
accoutumons que par degrés aux saveurs fortes ;
d'abord elles nous répugnent. Des fruits, des lé-
LIVRE ÏI. 257
gumes, des herbes, et enfin quelques viandes gril-
lées, sans assaisonnement et sans sel, firent les
festins des premiers hommes''. La première fois
qu'un sauvage boit du vin , il fait la grimace et le
rejette ; et même parmi nous , quiconque a vécu
jusqu'à vingt ans sans goûter de liqueurs fermèn-
tées ne peut plus s'y accoutumer : nous serions tous
abstèmes si l'on ne nous eût donné du vin dans nos
jeunes ans. Enfin, plus nos goiits sont simples, plus
ils sont universels ; les répugnances les plus com-
munes tombent sur des mets composés. Vit-on ja-
mais personne avoir en dégoût l'eau ni le pain ?
Voilà la trace de la nature, voilà dpnc aussi notre
règle. Conservons à l'enfant son goût primitif le
plus qu'il est possible ; que sa nourriture soit com-
mune et simple, que son palais ne se familiarise
qu'à des saveurs peu relevées, et ne se forme point
un goût exclusif.
Je n'examine pas ici si cette manière de vivre
est plus saine ou non , ce n'est pas ainsi que je l'en-
visage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que
c'est la plus conforme à la nature , et celle qui peut
le plus aisément se plier à toute autre. Ceux qui
disent qu'il faut accoutumer les enfants aux ali-
ments dont ils useront étant grands, ne raisonnent
pas bien , ce me semble. Pourquoi leur nourriture
doit -elle être la même, tandis que leur manière
de vivre est si différente ? Un homme épuisé de
travail, de soucis, de peines, a besoin d'aliments
'^ Voyez l'Arcadie de Pausanlas ; voyez aussi le morceau de Plu-
tarque , transcrit ci-après.
R. III. I-J
'V'
258 :ÉMILE.
succulents qui lui portent de nouveaux esprits au
cerveau ; un enfant qui vient de s'ébattre , et dont
le corps croît, a besoin d'une nourriture abondante
qui lui fasse beaucoup de chyle. D'ailleurs l'homme
fait a déjà son état, son e-mploi , son domicile;
mais qui est-ce qui peut être sur de ce que la for-
tune réserve à l'enfant ? En toute chose ne lui don-
nons point une forme si déterminée , qu'il lui en
coûte trop d'en changer au besoin. Ne faisons pas
qu'il meure de faim dans d'autres pays s'il ne traîne
partout à sa suite un cuisinier français, ni qu'il dise
im jour qu'on ne sait manger qu'en France. Voilà ,
par parenthèse, un plaisant éloge! Pour moi, je
dii'ais au contraire qu'il n'y a que les Français qui
ne savent pas manger, puisqu'il faut un art si par-
ticulier pour leur rendre les mets mangeables.
De nos sensations diverses , le goût donne celles
qui généralement nous affectent le plus. Aussi
sommes-nous plus intéressés à bien juger des subs-
tances qui doivent faire partie de la nôtre , que de
celles qui ne font que l'environner. Mille choses
sont indifférentes au toucher , à l'ouïe , à la vue ;
mais il n'y a presque rien d'indifférent au goût. De
plus, l'activité de ce sens est toute physique et ma-
térielle : il est le seul qui ne dit rien à l'imagina-
tion, du moins celui dans les sensations duquel
elle entre le moins; au lieu que l'imitation et l'ima-
gination mêlent souvent du moral à l'impression
de tous les autres. Aussi , généralement , les cœurs
tendres et voluptueux, les caractères passionnés
et vraiment sensibles, faciles à émouvoir par les
LIVRE II. iSg
autres sens, sont -ils assez tièdes sur celui-ci. De
ceLi même qui semble mettre le goût au-dessous
d'eux, et rendre plus méprisable le penchant qui
nous y livre , je conclurais au contraire que le moyen
le plus convenable pour gouverner les enfants est
de les mener par leur bouche. Le mobile de la
gourmandise est surtout préférable à celui de la
vanité , en ce que la première est un appétit de la
nature , tenant immédiatement au sens , et que la
seconde est un ouvrage de l'opinion, sujet au ca-
price des hommes et à toutes sortes d'abus. La gour-
mandise est la passion de l'enfance ; cette passion
ne tient devant aucune autre ; à la moindre con-
currence elle disparaît. Eh! croyez -moi, l'enfant
ne cessera que trop tôt de songer à ce qu'il mange ;
et quand son cœur sera trop occupé , son palais ne
l'occupera guère. Quand il sera grand , mille senti-
ments impétueux donneront le change à la gour-
mandise , et ne feront qu'irriter la vanité ; car cette
dernière passion seule fait son profit des autres ,
et à la fin les engloutit toutes. J'ai quelquefois exa-
miné ces gens qui donnaient de l'importance aux
bons morceaux, qui songeaient, en s'éveillant, à
ce qu'ils mangeraient dans la journée , et décri-
vaient un repas avec plus d'exactitude que n'en
met Polybe à décrire un combat. J'ai trouvé que
tous ces prétendus hommes n'étaient que des en-
fants de quarante ans , sans vigueur et sans consis-
tance, Fruges consumere nati* . La gourmandise
est le vice des cœurs qui n'ont point d'étoffe. L'ame
HçjR. , Lib. I , ep. a.
17-
260 EMILE.
d'un gourmand est toute dans son palais, il n'est
fait que pour manger ; dans sa stupide incapacité il
n'est qu'à table à sa place, il ne sait juger que des
plats : laissons - lui sans regret cet emploi ; mieux
lui vaut celui-là qu'un autre , autant pour nous que
pour lui.
Craindre que la gourmandise ne s'enracine dans
un enfant capable de quelque chose , est une pré-
caution de petit esprit. Dans l'enfance on ne songe
qu'à ce qu'on mange; dans l'adolescence on n'y
songe plus, tout nous est bon, et l'on a bien d'au-
tres affaires. Je ne voudrais pourtant pas qu'on
allât faire un usage indiscret d'un ressort si bas,
ni étayer d'un bon morceau l'honneur de faire une
belle action. Mais je ne vois pas pourquoi , toute
l'enfance n'étant ou ne devant être que jeux et folâ-
tres amusements , des exercices purement corporels
n'auraient pas un prix matériel et sensible. Qu'un
petit Majorquin , voyant un panier sur le haut d'un
arbre , l'abatte à coups de fronde , n'est-il pas bien
juste qu'il en profite, et qu'un bon déjeuner ré-
pare la force qu'il use à le gagner '^ ? Qu'un jeune
Spartiate, à travers les risques de cent coups de
fouet , se glisse habilement dans une cuisine; qu'il y
vole un renardeau tout vivant, qu'en l'emportant
dans sa robe il en soit égratigné, mordu, mis en
sang, et que, pour n'avoir pas la honte d'être sur-
pris, l'enfant se laisse déchirer les entrailles sans
sourciller, sans pousser un seul cri, n'est-il pas
"^ Il y a bien des siècles que les Majorquins ont perdu cet usage ;
il est du temps de la célébrité de leurs frondeurs.
LIVRE II. 261
juste qu'il profite enfin de sa proie , et qu'il la mange
après en avoir été mangé ? Jamais un bon repas ne
doit être une récompense ; mais pourquoi ne serait-
il pas quelquefois l'effet des soins qu'on a pris pour
se le procurer? Emile ne regarde point le gâteau
que j'ai mis sur la pierre comme le prix d'avoir
bien couru ; il sait seulement que le seul moyen
d'avoir ce gâteau est d'y arriver plus tôt qu'un autre.
Ceci ne contredit point les maximes que j'avan-
çais tout-à-l'heure sur la simplicité des mets ; car ,
pour flatter l'appétit des enfants, il ne s'agit pas
d'exciter leur sensualité , mais seulement de la sa-
tisfaire ; et cela s'obtiendra par les choses du monde
les plus communes, si l'on ne travaille pas à leur
raffiner le goût. Leur appétit continuel, qu'excite
le besoin de croître, est un assaisonnement sûr
qui leur tient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits ;,
du laitage , quelque pièce de four un peu plus dé-
licate que le pain ordinaire, surtout l'art de dis-
penser sobrement tout cela ; voilà de quoi mener
des armées d'enfants au bout du monde sans leur
donner du goût pour les saveurs vives , ni risquer
de leur blaser le palais.
Une des preuves que le goût de la viande n'est
pas naturel à l'homme , est l'indifférence que les
enfants ont pour ce mets-là , et la préférence qu'ils
donnent tous à des nourritures végétales, telles
que le laitage, la pâtisserie, les fruits, etc. Il im-
porte surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif,
et de ne point rendre les enfants carnassiers : si
ce n'est pour leur santé, c'est pour leur caractère;
262 EMILE.
car, de quelque manière qu'on explique l'expé-
rience, il est certain que les grands mangeurs de
viande sont en général cruels et féroces plus que
les autres hommes : cette observation est de tous les
lieux et de tous les temps. La barbarie anglaise est
connue^; les Gaures, au contraire, sont les plus
doux des hommes*. Tous les sauvages sont cruels ;
et leurs mœurs ne les portent point à l'être : cette
cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre
comme à la chasse , et traitent les hommes comme
des ours. En Angleterre même les bouchers ne
sont pas reçus en témoignage'', non plus que les
chirurgiens. Les grands scélérats s'endurcissent au
meurtre en buvant du sang. Homère fait des Cy-
clopes , mangeurs de chair , des hommes affreux ,
et des Lotophages un peuple si aimable, qu'aussitôt
qu'on avait essayé de leur commerce, on oubliait
jusqu'à son pays pour vivre avec eux.
« Tu me demandes , disait Plutarque*, pourquoi
«Pythagore s'abstenait de manger de la chair des
"■ Je sais que les Anglais vantent beaucoup leur humanité et le
bon naturel de leur nation , qu'ils appellent good natured people ;
mais ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent, personne ne le ré-
pète après eux.
* Les Banians, qui s'iibstiennent de toute chair plus sévèrement
que les Gaures, sont presque aussi doux qu'eux; mais comme leur
morale est moins pure et leur culte moins raisonnable , ils ne sont
pas si honnêtes gens.
*■ Un des traducteurs anglais de ce livre a relevé ici ma méprise,
et tous deux l'ont corrigée. Les bouchers et les chirurgiens sont
reçus en témoignage ; mais les premiers ne sont point admis comme
jurés ou pairs au jugement des crimes , et les chirurgiens le sont.
Tout ce morceau est une traduction libre du commencement
du traité. S'il est loisible de manger ciiair.
LIVRE II. 263
« bétes ; mais moi je te demande au contraire quel
« courage d'homme eut le premier qui approcha de
« sa bouche une chair meurtrie , qui brisa de sa dent
«les os d'une béte expirante, qui fit servir devant
«lui des corps morts, des cadavres, et engloutit
« dans son estomac des membres qui , le moment
«d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient
«et voyaient. Comment sa main put -elle enfoncer
« un fer dans le cœur d'un être sensible? comment
« ses yeux purent-ils supporter un meurtre ? com-
«ment put-il voir saigner, écorcher, démembrer
«un pauvre animal sans défense? comment put-il
«supporter l'aspect des chairs pantelantes? com-
« ment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur?
« comment ne fut- il pas dégoûté , repoussé , saisi
«d'horreur, quand il vint à manier l'ordure de ces
« blessures , à nettoyer le sang noir et figé qui le$
<( couvrait ?
» Les peaux rampaient sur la terre écorchées ;
« Les chairs au feu mugissaient embrochées;
« L'homme ne put les manger sans frémir ,
« Et dans son sein les entendit gémir.
« Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir la première
« fois qu'il surmonta la nature pour faire cet horrible
«repas, la première fois qu'il eut faim d'une béte
« en vie , qu'il voulut se nourrir d'un animal qui
« paissait encore, et qu'il dit comment il fallait égor-
« ger , dépecer , cuire la brebis qui lui léchait les
« mains. C'est de ceux qui commencèrent ces cruels
« festins , et non de ceux qui les quittent , qu'on a
« lieu de s'étonner : encore ces premiers-là pour-
264 EMILE.
a raient-ils justifier leur barbarie par des excuses
« qui manquent à la nôtre , et dont le défaut nous
«rend cent fois plus barbares qu'eux.
«Mortels bien-aimés des dieux, nous diraient
« ces premiers hommes , comparez les temps , voyez
« combien vous êtes heureux et combien nous
« étions misérables! La terre nouvellement formée
« et l'air chargé de vapeurs étaient encore indociles
« à l'ordre des saisons , le cours incertain des fleuves
« dégradait leurs rives de toutes parts; des étangs,
« des lacs, de profonds marécages, inondaient les
« trois quarts de la surface du monde ; l'autre quart
« était couvert de boi^ et de forets stériles. La terre
« ne produisait nuls bons fruits; nous n'avions nuls
« instruments de labourage ; nous ignorions l'art
« de nous en servir , et le temps de la moisson ne
« venait jamais pour qui n'avait rien semé. Ainsi la
« faim ne nous quittait point. L'iiiver, la mousse et
« l'écorce des arbres étaient nos mets ordinaires.
« Quelques racines vertes de chiendent et de
« bruyère étaient pour nous un régal ; et quand
« les hommes avaient pu trouver des faînes , des
« noix ou du gland, ils en dansaient de joie autour
« d'un chêne ou d'un hêtre au son de quelque
« chanson rustique , appelant la terre leur nourrice
« et leur mère : c'était là leur seule fête , c'étaient
« leurs uniques jeux ; tout le reste de la vie humaine
« n'était que douleur , peine et misère.
« Enfin , quand la terre dépouillée et nue ne nous
« offrait plus rien , forcés d'outrager la nature pour
« nous conserver, nous mangeâmes les compagnons
LIVRE II. 265
a de notre misère plutôt que de périr avec eux.
« Mais vous , hommes cruels , qui vous force à ver-
ce ser du sang? Voyez quelle affluence de biens vous
« environne ! combien de fruits vous produit la
« terre, que de richesses vous donnent les champs
« et les vignes ! que d'animaux vous offrent leur
« lait pour vous nourrir et leur toison pour vous
« habiller ! Que leur demandez-vous de plus ? et
a quelle rage vous porte à commettre tant de
« meurtres , rassasiés de biens et regorgeant de
« vivres ? Pourquoi mentez-vous contre notre mère
a en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pour-
ce quoi péchez -vous contre Gérés, inventrice des
ce saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, con-
cc solateur des hommes ? comme si leurs dons pro-
cc digues ne suffisaient pas à la conservation du
ce genre humain ! Comment avez-vous le cœur de
« mêler avec leurs doux fruits des ossements sur
ce vos tables , et de manger avec le lait le sang des
ce bétes qui vous le donnent ? Les panthères et les
«lions, que vous appelez bétes féroces, suivent
ce leur, instinct par force , et tuent les autres ani-
ce maux pour vivre. Mais vous , cent fois plus féroces
ce qu'elles, vous combattez l'instinct sans nécessité
ce pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux
ce que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les
ce autres : vous ne les mangez pas ces animaux car-
ce nassiers , vous les imitez : vous n'avez faim que des
ce bétes innocentes et douces qui ne font de mal à
ce personne , qui s'attachent à vous , qui vous servent,
ce et que vous dévorez pour prix de leurs services.
0.66 EMILE.
« O meurtrier contre nature ! si tu t'obstines à
« soutenir quelle t'a fait pour dévorer tes sem-
« blables , des êtres de chair et d'os , sensibles et
« vivants comme toi , étouffe donc l'horreur quelle
« t'inspire pour ces affreux repas ; tue les animaux
« toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferre-
« ments , sans coutelas ; déchire-les avec tes ongles ,
« comme font les lions et les ours ; mords ce bœuf
« et le mets en pièces ; enfonce tes griffes dans sa
« peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs
, « toutes chaudes , bois son ame avec son sang. Tu
a frémis ! tu n'oses sentir palpiter sous ta dent une
« chair vivante ! Homme pitoyable ! tu commences
« par tuer l'animal , et puis tu le manges , comme
« pour le faire mourir deux fois. Ce n'est pas assez:
« la chair morte te répugne encore , tes entrailles
«ne peuvent la supporter; il la faut transformer
« par le feu , la bouillir , la rôtir , l'assaisonner de
ce drogues qui la déguisent : il te faut des chair-
« cuitiers* , des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens
« pour t'ôter l'horreur du meurtre , et t'habiller
« des corps morts, afin que le sens du goût, trompé
« par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui
« est étrange , et savoure avec plaisir des cadavres
M dont l'œil. même eut peine à souffrir l'aspect.
Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet,
' / je n'ai pu résister à la tentation de le transcrire,
t^^ et je crois que peu de lecteurs m'en sauront mau-
vais gré.
Au reste , quelque sorte de régime que vous don-
* On écrit aujourd'hui charcutier.
LIVRE II. 267
niez aux enfants, pourvu que vous ne les accoutu-
miez qu'à des mets communs et simples, laissez-
les manger, courir et jouer tant qu'il leur plaît, puis
soyez surs qu'ils ne mangeront jamais trop et n'au-
ront point d'indigestions : mais si vous les affamez
la moitié du temps , et qu'ils trouvent le moyen d'é-
chapper à votre vigilance, ils se dédommageront
de toute leur force; ils mangeront jusqu'à regorger,
jusqu'à crever. Notre appétit n'est démesuré que
parce que nous voulons lui donner d'autres règles
que celles de la nature; toujours réglant, prescri-
vant, ajoutant, retranchant, nous ne faisons rien
que la balance à la main ; mais cette balance est à
la mesure de nos fantaisies , et non pas à celle de
notre estomac. J'en reviens toujours à mes exem-
ples. Chez les paysans, la huche et le fruitier sont
toujours ouverts, et les enfants, non plus que les
hommes, n'y savent ce que c'est qu'indigestions.
S'il arrivait pourtant qu'un enfant mangeât trop ,
ce que je ne crois pas possible par ma méthode,
avec des imiusements de son goût il est si aisé de
le distraire , qu'on parviendrait à l'épuiser d'inani-
tion sans qu'il y songeât. Comment des moyens si
sûrs et si faciles échappent-ils à tous les institu-
teurs? Hérodote raconte* que les Lydiens, pressés
d'une extrême disette, s'avisèrent d'inventer les
jeux et d'autres divertissements avec lesquels ils
donnaient le change à leur faim, et passaient des
jours entiers sans songer à manger''. Vos savants
Liv. I , chap. 94-
'^ Les anciens historiens sont remplis de vues dont ou pourrait
0.6S EMILE.
instituteurs ont peut-être lu cent fois ce passage,
sans voir l'application qu'on en peut faire aux en-
fants. Quelqu'un d'eux me dira peut-être qu'un
enfant ne quitte pas volontiers son diner pour al-
ler étudier sa leçon. Maître , vous avez raison : je
ne pensais pas à cet amusement-là.
Le sens de l'odorat est au goût ce que celui de
la vue est au toucher : il le prévient, il l'avertit de
la manière dont telle ou telle substance doit l'af-
fecter, et dispose à la rechercher ou à la fuir, se-
lon l'impression qu'on en reçoit d'avance. J'ai ouï
dire que les sauvages avaient l'odorat tout autre-
ment affecté que le nôtre, et jugeaient tout diffé-
remment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour
moi, je le croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes
sont des sensations faibles ; elles ébranlent plus
l'imagination que le sens, et n'affectent pas tant
par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles font
attendre. Cela supposé, les goûts des uns, devenus ,
par leurs manières de vivre, si différents des goûts
des autres, doivent leur faire porter des jugements
bien opposés des saveurs, et par conséquent des
odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer
avec autant de plaisir un quartier puant de cheval
mort, qu'un de nos chasseurs une perdrix à moitié
pourrie.
faire usage , quand même les faits qui les présentent seraient faux.
Mais nous ne savons tirer aucun vrai parti de l'histoire ; la critique
d'érudition absorbe tout : comme s'il importait beaucoup qu'un
fait fût vrai , pourvu qu'on en pût tirer une instruction utile. Les
hommes sensés doivent regarder l'histoire comme un tissu de fables
dont la morale est très-appropriée au cœur humain.
LIVRE II. 269
Nos sensations oiseuses, comme d'être embaumés
des fleurs d'un parterre , doivent être insensibles à
des hommes qui marchent trop pour aimer à se
promener, et qui ne travaillent pas assez pour se
faire une volupté du repos. Des gens toujours affa-
més ne sauraient prendre un grand plaisir à des
parfums qui n'annoncent rien à manger.
L'odorat est le sens de l'imagination ; donnant
aux nerfs un ton plus fort , il doit beaucoup agiter
le cerveau ; c'est pour cela qu'il ranime un moment
le tempérament et l'épuisé à la longue. Il a dans
l'amour des effets assez connus : le doux parfum
d'un cabinet de toilette n'est pas un piège aussi
faible qu'on pense ; et je ne sais s'il faut féliciter
ou plaindre l'homme sage et peu sensible que l'o-
deur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne
fit jamais palpiter.
L'odorat ne doit donc pas être fort actif dans
le premier âge, où l'imagination que peu de pas-
sions ont encore animée n'est guère susceptible
d'émotion , et où l'on n'a pas encore assez d'expé-
rience pour prévoir avec un sens ce que nous en
promet un autre. Aussi cette conséquence est-elle
parfaitement confirmée par l'observation ; et il est
certain que ce sens est encore obtus et presque
hébété chez la plupart des enfants. Non que la sen-
sation ne soit en eux aussi fine et peut-être plus que
dans les hommes, mais parce que, n'y joignant
aucune autre idée, ils ne s'en affectent pas aisé-
ment d'un sentiment de plaisir ou de peine , et
qu'ils n'en sont ni flattés ni blessés comme nous.
l-jO EMILE.
Je crois que, sans sortir du même système, et sans
recourir à l'anatomie comparée des deux sexes, on
trouverait aisément la raison pourquoi les femmes
en général s'affectent plus vivement des odeurs que
les hommes.
On dit que les sauvages du Canada se rendent
dès leur jeunesse l'odorat si subtil , que , quoiqu'ils
aient des chiens, ils ne daignent pas s'en servir à la
la chasse, et se servent de chiens à eux-mêmes. Je
conçois , en effet , que si l'on élevait les enfants à
éventer leur dîner, comme le chien évente le gi-
bier, on parviendrait peut-être à leur perfection-
ner l'odorat au même point : mais je ne vois pas
au fond qu'on puisse en eux tirer de ce sens un
usage fort utile, si ce n^est pour leur faire connaître
ses rapports avec celui du goût. La nature a pris
soin de nous forcer à nous mettre au fait de ces
rapports. Elle a rendu l'action de ce dernier sens
presque inséparable de celle de l'autre, en rendant
leurs organes voisins , et plaçant dans la bouche
une communication immédiate entre les deux, en
sorte que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je
voudrais seulement qu'on n'altérât pas ces rap-
ports naturels pour tromper un enfant, en cou-
vrant, par exemple, d'un aromate agréable le dé-
boire d'une médecine ;'car la discorde des deux sens
est trop grande alors "pour pouvoir l'abuser; le sens
le plus actif absorbant l'effet de l'autre, il n'en prend
pas la médecine avec moins de dégoût : ce dégoût
s'étend à toutes les sensations qui le frappent en
même temps ; à la présence de la plus faible son
LIVRE II. 27 I
Imagination lui rappelle aussi l'autre ; un parfum
très-suave n'est plus pour lui qu'une odeur dégoû-
tante : et c'est ainsi que nos indiscrètes précautions
augmentent la somme des sensations déplaisantes
aux dépens des agréables.
Il me reste à parler dans les livres suivants de la
culture d'une espèce de sixième sens, appelé sens
commun , moins parce qu'il est commun à tous les
hommes, que parce qu'il résulte de l'usage bien
réglé des autres sens, et qu'il nous instruit de la
nature des choses par le concours de toutes leurs
apparences. Ce sixième sens n'a point par consé-
quent d'organe particulier : il ne réside que dans
le cerveau, et ses sensations, purement internes,
s'appellent perceptions ou idées. C'est par le nom-
bre de ces idées que se mesure l'étendue de nos
connaissances ; c'est leur netteté , leur clarté , qui
fait la justesse de l'esprit; c'est l'art de les compa-
rer entre elles qu'on appelle raison humaine. Ainsi
ce que j'appelais raison sensitive ou puérile con-
siste à former des idées simples par le concours
de plusieurs sensations ; et ce que j'appelle raison
intellectuelle ou humaine consiste à former des
idées complexes par le concours de plusieurs idées
simples.
Supposant donc que ma méthode soit celle de
la nature, et que je ne me sois pas trompé dans
l'application , nous avons amené notre élève , à tra-
vers les pays des sensations, jusqu'aux confins de
la raison puérile : le premier pas que nous allons
faire au-delà doit être un pas d'homme. Mais, avant
l'^'l EMILE.
d'entrer dans cette nouvelle carrière, jetons un mo-
ment les yeux sur celle que nous venons de par-
courir. Chaque âge , chaque état de la vie a sa per-
fection convenable , sa sorte de maturité qui lui est
propre. Nous avons souvent ouï parler d'un homme
fait; mais considérons un enfant fait: ce spectacle
sera plus nouveau pour nous , et ne sera peut-être
pas moins agréable. ■
L'existence des êtres finis est si pauvre et si bor-
née , que , quand nous ne voyons que ce qui est ,
nous ne sommes jamais émus. Ce sont les chimères
qui ornent les objets réels; et si l'imagination n'a-
joute un charme à ce qui nous frappe , le stérile
plaisir qu'on y prend se borne à l'organe, et laisse
toujours le cœur froid. La terre, parée des trésors
de l'automne , étale une richesse que l'œil admire :
mais cette admiration n'est point touchante; elle
vient plus de la réflexion que du sentiment. Au
printemps , la campagne presque nue n'est encore
couverte de rien , les bois n'offrent point d'ombre ,
la verdure ne fait que de poindre, et le cœur est
touché à son aspect. En voyant renaître ainsi la na-
ture, on se sent ranimer soi-même, l'image du plai-
sir nous environne : ces compagnes de la volupté ,
ces douces larmes, toujours prêtes à se joindre à
tout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de
nos paupières : mais l'aspect des vendanges a beau
être animé, vivant, agréable, on le voit toujours
d'un œil sec.
Pourquoi cette différence ? C'est qu'au spectacle
du printemps l'imagination joint celui des Siaisons
LIVRE II. 273
qui le doivent suivre ; à ces tendres bourgeons que
l'œil aperçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les
ombrages, quelquefois les mystères qu'ils peuvent
couvrir. Elle réunit en un point des temps qui doi-
vent se succéder, et voit moins les objets comme
ils seront que comme elle les désire , parce qu'il dé-
pend d'elle de les choisir. En automne, au contraire ,
on n'a plus à voir que ce qui est. Si l'on veut arri-
ver au printemps, l'hiver nous arrête, et l'imagi-
nation glacée expire sur la neige et sur les frimas.
Telle est la source du charme qu'on trouve à
contempler une belle enfance préférablement à la
perfection de l'âge mûr. Quand est - ce que nous
goûtons un vrai plaisir à voir un homme? c'est
quand la mémoire de ses actions nous fait rétro-
grader sur sa vie, et le rajeunit, pour ainsi dire,
à nos yeux. Si nous sommes réduits à le considérer
tel qu'il est , ou à le supposer tel qu'il sera dans sa
vieillesse , l'idée de la nature déclinante efface tout
notre plaisir. Il n'y en a point à voir avancer un
homme à grands pas vers sa tombe , et l'image de
la mort enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfant de dix à douze
ans , sain , vigoureux , bien formé pour son âge , il
ne me fait pas naître une idée qui ne soit agréable,
soit pour le présent, soit pour l'avenir : je le vois
bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans
longue et pénible prévoyance , tout entier à son
être actuel, et jouissant d'une plénitude de vie qui
semble vouloir s'étendre hors de lui. Je le prévois
dans un autre âge, exerçant le sens, l'esprit, les
R. IFI. 18
2^4 ]éMILE.
forces qui se développent en lui de jour en jour,
et dont il donne à chaque instant de nouveaux in-
dices : je le contemple enfant, et il me plaît; je
l'imagine homme , et il me plaît davantage ; son
sang ardent semble réchauffer le mien ; je crois
vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit.
L'heure sonne, quel changement! A l'instant son
œil se ternit, sa gaieté s'efface ; adieu la joie, adieu
les folâtres jeux. Un homme sévère et fâché le prend
par la main, lui dit gravement , Allons , monsieur,
et l'emmène. Dans la chambre où ils entrent j'en-
trevois des livres. Des livres ! quel triste ameuble-
ment pour son âge ! Le pauvre enfant se laisse en-
traîner, tourne un œil de regret sur tout ce qvii
l'environne, se tait, et part les yeux gonflés de
pleurs qu'il n'ose répandre , et le cœur gros de
soupirs qu'il n'ose exhaler.
O toi qui n'as rien de pareil à craindre , toi pour
qui nul temps de la vie n'est un temps de gène et
d'ennui, toi qui vois venir le jour sans inquiétude,
la nuit sans impatience, et ne comptes les heures que
par tes plaisirs , viens , mon heureux , mon aimable
élève, nous consoler par ta présence du départ de
cet infortuné ; viens... Il arrive, et je sens à son ap-
proche un mouvement de joie que je lui vois parta-
ger. C'est son ami, son camarade, c'est le compa-
gnon de ses jeux qu'il aborde ; il est bien sûr , en me
voyant , qu'il ne restera pas long-temps sans amu-
sement : nous ne dépendons jamais l'un de l'autre,
mais nous nous accordons toujours, et nous ne
sommes avec personne aussi bien qu'ensemble.
I
LIVRE II. I'j5
Sa figure , son port , sa contenance , annoncent
l'assurance et le contentement; la santé brille sur
son visage ; ses pas affermis lui donnent un air de
vigueur; son teint, délicat encore sans être fade,
n'a rien d'une mollesse efféminée ; l'air et le soleil
y ont déjà mis l'empreinte honorable de son sexe;
ses muscles, encore arrondis, commencent à mar-
quer quelques traits d'une physionomie naissante ;
ses yeux, que le feu du sentiment n'anime point
encore, ont au moins toute leur sérénité native '';
de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des
pleurs sans fin n'ont point sillonné ses joues. Voyez
dans ses mouvements prompts, mais sûrs, la vi-
vacité de son âge, la fermeté de l'indépendance,
l'expérience des exercices multipliés. Il a l'air ou-
vert et libre , mais non pas insolent ni vain : son
visage, qu'on n'a pas collé sur des livres, ne tombe
point sur son estomac : on n'a pas besoin de lui
dire , Lei>ez la tête; la honte ni la crainte ne la lui
firent jamais baisser.
Faisons-lui place au milieu de l'assemblée : mes-
sieurs, examinez -le, interrogez- le en toute con-i
fiance; ne craignez ni ses importunités , ni son ba-
bil, ni ses questions indiscrètes. N'ayez pas peur cpi'il
s'empare de vous , qu'il prétende vous occuper de lui
seul , et que vous ne puissiez plus vous en défaire.
N'attendez pas non plus de lui des propos agréa-
" Natîa. J'emploie ce mot dans une acception italienne , faute de
lui trouver un synonyme en français. Si j'ai tort, peu importe,
pourvu qu'on m'entende .
* Il l'emploie encore dans le même sens ci-après, au Livre iv. Une honte
native, un caractère timide, etc.
i8.
ayG EMILE.
bles, ni qu'il vous dise ce que je lui aurai dicté;
n'en attendez que la vérité naïve et simple, sans
ornement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira
le mal qu'il a fait ou celui qu'il pense, tout aussi
librement que le bien , sans s'embarrasser en au-
cune sorte de l'effet que fera sur vous ce qu'il
aura dit : il usera de la parole dans toute la sim-
plicité de sa première institution.
L'on aime à bien augurer des enfants, et l'on a
toujours regret à ce flux d'inepties qui vient pres-
que toujours renverser les espérances qu'on vou-
drait tirer de quelque heureuse rencontre qui par
hasard leur tombe sur la langue. Si le mien donne
rarement de telles espérances, il ne donnera ja-
mais ce regret; car il ne dit jamais un mot inutile,
et ne s'épuise pas sur un babil qu'il sait qu'on n'é-
coute point. Ses idées sont bornées, mais nettes;
s'il ne sait rien par cœur, il sait beaucoup par
expérience; s'il lit moins bien qu'un autre enfant
dans nos livres, il lit mieux dans celui de la na-
ture; son esprit n'est pas dans sa langue , mais dans
sa tète; il a moins de mémoire que de jugement;
il ne sait parler qu'un langage, mais il entend ce
qu'il dit; et s'il ne dit pas si bien que les autres
disent , en revanche il fait mieux qu'ils ne font.
Il ne sait ce que c'est que routine, usage, habi-
tude; ce qu'il fit hier n'influe point sur ce qu'il
fait aujourd'hui'': il ne suit jamais de formule, ne
^ L'attrait de l'habitude vient de la paresse naturelle à riiorame ,
et cette paresse augmente en s'y livrant : on fait plus aisément ce
qu'on a déjà fait ; la route étant frayée en devient plus facile à
LIVRE II. ann
cède point à l'autorité ni à l'exemple, et n'agit ni
ne parle que comme il lui convient. Ainsi n'atten-
dez pas de lui des discours dictés ni des manières
étudiées, mais toujours l'expression fidèle de ses
idées et la conduite qui naît de ses penchants.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions
morales qui se rapportent à son état actuel , aucune
sur l'état relatif des hommes : et de quoi lui ser-
viraient-elles, puisqu'un enfant n'est pas encore
un membre actif de la société ? Parlez-lui de li-
berté, de propriété, de convention même : il peut
en savoir jusque-là; il sait pourquoi ce qui est à lui
est à lui , et pourquoi ce qui n'est pas à lui n'est pas
à lui : passé cela il ne sait plus rien. Parlez -lui de
devoir , d'obéissance, il ne sait ce que vous voulez
dire; commandez-lui quelque chose, il ne vous en-
tendra pas : mais dites-lui : Si vous me faisiez tel plai-
sir , je vous le rendrais dans l'occasion ; à l'instant
il s'empressera de vous complaire, car il ne demande
pas mieux que d'étendre son domaine, et d'acqué-
rir sur vous des droits qu'il sait être inviolables.
Peut-être même n'est -il pas fâché de tenir une
place, de faire nombre, d'être compté pour quel-
que chose : mais s'il a ce dernier motif, le voilà
déjà sorti de la nature, et vous n'avez pas bien
bouché d'avance toutes les portes de la vanité.
suivre. Aussi peut-on remarquer que l'empire de l'habitude est très-
grand sur les vieillards et sur les gens indolents , très - petit sur la
jeunesse et sur les gens vifs. Ce régime n'est bon qu'aux âmes faibles,
et les affaiblit davantage de jour en jour. La seule habitude utile
aux enfants est de s'asservir sans peine à la nécessité des choses, et
la seule habitude utile aux hommes est de s'asservir sans peine à la
raison. Toute aiitre habitude est un vice.
278 ^MILE.
De son côté , s'il a besoin de quelque assistance,
il la demandera indifféremment au premier qu'il
rencontre; il la demanderait au roi comme à son
laquais : tous les hommes sont encore égaux à ses
yeux. Vous voyez, à l'air dont il prie, qu'il sent
qu'on ne lui doit rien ; il sait que ce qu'il demande
est une grâce. Il sait aussi que l'humanité porte à
en accorder. Ses expressions sont simples et laco-
niques. Sa voix , son regard , son geste , sont d'un
être également accoutumé à la complaisance et au
refus. Ce n'est ni la rampante et servile soumission
d'un esclave, ni l'impérieux accent d'un maître;
c'est une modeste confiance en son semblable , c'est
la noble et touchante douceur d'un être libre,
mais sensible et faible , qui implore l'assistance
d'un être libre , mais fort et bienfaisant. Si vous lui
accordez ce qu'il vous demande, il ne vous remer-
ciera pas, mais il sentira qu'il a contracté une
dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point,
il n'insistera point, il sait que cela serait inutile: il ne
se dira point. Ou m'a refusé; mais il se dira, Cela ne
pouvait p9s être; et, comme je l'ai déjà dit, on ne
se mutine guère contre la nécessité bien reconnue.
Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui
rien dire ; considérez ce qu'il fera et comment il
r^ s'y prendra. N'ayant pas besoin de se prouver qu'il
^ est libre, il ne fait jamais rien par étourderie, et
seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-
même: ne sait -il pas qu'il est toujours maître de
lui ? Il est alerte , léger , dispos ; ses mouvements
ont toute la vivacité de son âge, mais vous n'en
LIVRE II. . 5179
voyez pas un qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille
faire, il n'entreprendra jamais rien qui soit au-
dessus de ses forces, car il les a bien éprouvées
et les connaît; ses moyens seront toujours appro-
priés à ses desseins , et rarement il agira sans être
assuré du succès. Il aura l'œil attentif et judicieux :
il n'ira pas niaisement interrogeant les autres sur
tout ce qu'il voit ; mais il l'examinera lui-même et
se fatiguera pour trouver ce qu'il veut apprendre
avant de le demander. S'il tombe dans des embar-
ras imprévus, il se troublera moins qu'un autre ;
s'il y a du risque , il s'effraiera moins aussi. Comme
son imagination reste encore inactive, et qu'on n'a
rien fait pour l'animer , il ne voit que ce qui est ,
n'estime les dangers que ce qu'ils valent, et garde
toujours son sang froid. La nécessité s'appesantit
trop souvent sur lui pour qu'il regimbe encore
contre elle; il en porte le joug dès sa naissance,
l'y voilà bien accoutumé ; il est toujours prêt à tout.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amuse, l'un et l'autre est
égal pour lui ; ses jeux sont ses occupations, il n'y
sent point de différence. Il met à tout ce qu'il fait
un intérêt qui fait rire et une liberté qui plaît, en
montrant à la fois le tour de son esprit et la sphère
de ses connaissances. N'est-ce pas le spectacle de
cet âge, un spectacle charmant et doux, de voir
un joli enfant, l'œil vif et gai , l'air content et se-
rein, la physionomie ouverte et riante, faire, en
se jouant, les choses les plus sérieuses, ou pro-
fondément occupé des plus frivoles amusements ?
Voulez-vous à présent le juger par comparaison?
sBo EMILE.
Mélez-le avec d'autres enfants, et laissez -le faire.
Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment
formé, lequel approche le mieux de la perfection
de leur âge. Parmi les enfants de la ville nul n'est
plus adroit que lui , mais il est plus fort qu'aucun
autre. Parmi déjeunes paysans il les égale en force
et les passe en adresse. Dans tout ce qui est à
portée de l'enfance, il juge, il raisonne, il prévoit
mieux qu'eux tous. Est-il question d'agir, de courir,
de sauter, d'ébranler des corps, d'enlever des masses,
d'estimer des distances, d'inventer des jeux, d'em-
porter des prix? on dirait que la nature est à ses or-
dres , tant il sait aisément plier toute chose à ses vo-
lontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses
égaux : le talent , l'expérience , lui tiennent lieu de
droit et d'autorité. Donnez-lui l'habit et le nom qu'il
vous plaira , peu importe , il primera partout, il de-
viendra partout le chef des autres : ils sentiront tou-
jours sa supériorité sur eux : sans vouloir comman-
der il sera le maître; sans croire obéir ils obéiront.
Il est parvenu à la maturité de l'enfance, il a vécu
de la vie d'un enfant , il n'a point acheté sa perfec-
tion aux dépens de son bonheur ; au contraire , ils
ont concouru l'un à l'autre. En acquérant toute
la raison de son âge, il a été heureux et libre au-
tant que sa constitution lui permettait de l'être. Si
la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de
nos espérances, nous n'aurons point à pleurer à
la fois sa vie et sa mort, nous n'aigrirons point nos
douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons
causées; nous nous dirons : Au moins il a joui de
LIVRE II. 281
son enfance ; nous ne lui avons rien fait perdre de
ce que la nature lui avait donné.
Le grand inconvénient de cette première éduca-
tion est qu'elle n'est sensible qu'aux hommes clair-
voyants, et que, dans un enfant élevé avec tant de
soin, des yeux vulgaires ne voient qu'un polisson.
Un précepteur songe à son intérêt plus qu'à celui
de son disciple ; il s'attache à prouver qu'il ne perd
pas son temps , et qu'il gagne bien l'argent qu'on
lui donne ; il le pourvoit d'un acquis de facile
étalage et qu'on puisse montrer quand on veut ;
il n'importe que ce qu'il lui apprend soit utile ,
pourvu qu'il se voie aisément. Il accumule, sans
choix, sans discerneinent , cent fatras dans sa mé-
moire. Quand il s'agit d'examiner l'enfant , on lui
fait déployer sa marchandise; il l'étalé, on est con-
tent , puis il replie son ballot et s'en va. Mon élève
n'est pas si riche, il n'a point de ballot à déployer,
il n'a rien à montrer que lui-même. Or un enfant ,
non plus qu'un homme , ne se voit pas en un mo-
ment. Où sont les observateurs qui sachent saisir
au premier coup d'œil les traits qui le cai-actéri-
sent? Il en est , mais il en est peu ; et sur cent mille
pères, il ne s'en trouvera pas un de ce nombre.
Les questions trop multipliées ennuient et re-
butent tout le monde, à plus forte raison les en-
fants. Au bout de quelques minutes leur attention
se lasse, ils n'écoutent plus ce qu'un obstiné ques-
tionneur leur demande, et ne répondent plus qu'au
hasard. Cette manière de les examiner est vaine et
pédantesque; souvent un n;iot pris à la volée peint
282 ^MILE.
mieux leur sens et leur esprit que ne feraient de
longs discours : mais il faut prendre garde que ce
mot ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beau-
coup de jugement soi-même pour apprécier celui
d'un enfant.
J'ai ouï raconter à feu milord Hyde qu'un de ses
amis, revenu d'Italie après trois ans d'absence, vou-
lut examiner les progrès de son fils âgé de neuf à
dix ans. Ils vont un soir se promener avec son gou-
verneur et lui dans une plaine où des écoliers s'a-
musaient à guider des cerfs - volants. Le père en
passant dit à son fils, Oit est le cerf -volant dont
voilà V ombre? Sans hésiter, sans lever la tête, l'en-
fant dit, Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait
milord H3 de , le grand chemin était entre le soleil
et nous. Le père à ce mot embrasse son fils, et,
finissant là son examen, s'en va sans rien dire. Le
lendemain il envoya au gouverneur l'acte d'une
pension viagère outre ses appointements.
Quel homme que ce père-là ! et quel fils lui était
promis* ! La question est précisément de l'âge : la
réponse est bien simple ; mais voyez quelle netteté
A de judiciaire enfantine elle suppose! C'est ainsi que
/ï l'élève d'Aristote apprivpisait ce coursier célèbre
qu'aucun écuyer n'avait pu dompter.
Une lettre de Rousseau à madame Latour de Franqueville , du
26 septembre 1762, nous apprend que ce jeune homme était le
comte de Gisors , fils unique du maréchal de Belle-Isle , et qui dès-
lors donnait en effet les plus gi'andes espérances. Il en sera encore
parlé ci-après au Livre v.
FIJX DU LIVRE SECOJN'D.
LIVRE TROISIEME.
Quoique jusqu'à l'adolescence tout le cours de
la vie soit uu temps de faiblesse , il est un point ,
dans la durée de ce premier âge , où , le progrès
des forces ayant passé celui des besoins , l'animal
croissant , encore absolument faible , devient fort
par relation. Ses besoins n'étant pas tous dévelop-
pés, ses forces actuelles sont plus que suffisantes
pour pourvoir à ceux qu'il a. Comme homme il se-
rait très-faible , comme enfant il est très-fort.
D'où vient la faiblesse de l'homme ? De l'inégalité
qui se trouve entre sa force et ses désirs. Ce sont
nos passions qui nous rendent faibles , parce qu'il
faudrait pour les contenter plus de forces que ne
nous en donna la nature. Diminuez donc les désirs,
c'est comme si vous augmentiez les forces : celui
qui peut plus qu'il ne désire en a de reste ; il est
certainement un être très -fort. Voilà le troisième
état de l'enfance, et celui dont j'ai maintenant à
parler. Je continue à l'appeler enfance, faute de
terme propre à l'exprimer ; car cet âge approche
de l'adolescence , sans être encore celui de la pu-
berté.
A douze ou treize ans les forces de l'enfant se
développent bien plus rapidement que ses besoins.
Le plus violent, le plus terrible, ne s'est pas encore
fait sentir à lui; l'organe même en reste dans l'im-
\f.
•10L[ EMILE.
perfection, et semble, pour en sortir, attendre que
sa volonté l'y force. Peu sensible aux injures de
l'air et des saisons, il les brave sans peine; sa cha-
leur naissante lui tient lieu d'habit; son appétit lui
tient lieu d'assaisonnement ; tout ce qui peut nour-
rir est bon à son âge ; s'il a sommeil il s'étend sur
la terre et dort ; il se voit partout entouré de tout
ce qui lui est nécessaire ; aucun besoin imaginaire
ne le tourmente ; l'opinion ne peut rien sur lui ; ses
désirs ne vont pas plus loin que ses bras : non-seu-
lement il peut se suffire à lui-même, il a de la force
au-delà de ce qu'il lui en faut ; c'est le seul temps
de sa vie où il sera dans ce cas.
Je pressens l'objection. L'on ne dira pas que l'en-
fant a plus de besoins que je ne lui eh donne, mais
on niera qu'il ait la force que je lui attribue : on
ne songera pas que je parle de mon élève, non de
ces poupées ambulantes qui voyagent d'une cham-
bre à l'autre , qui labourent dans une caisse et por-
tent des fardeaux de carton. L'on me dira que la
force virile ne se manifeste qu'avec la virilité ; que
les esprits vitaux, élaborés dans les vaisseaux con-
venables , et répandus dans tout le corps , peuvent
seuls donner aux muscles la consistance, l'activité ,
le ton , le ressort , d'où résulte une véritable force.
Voilà la philosophie du cabinet; mais moi, j'en
appelle à l'expérience. Je vois dans vos campagnes
de grands garçons labourer , biner , tenir la char-
rue , charger un tonneau de vin , mener la voiture
tout comme leur père : on les prendrait pour des
hommes, si le son de leur voix ne les trahissait
LiVRi-: III. aoJ»
pas. Dans nos villes même , dejemies ouvriers, lor-
fiferons, taillandiers , maréchaux, sont presque aussi
robustes que les maîtres, et ne seraient guère
moins adroits si on les eût exercés à temps. S'il y a
de la différence , et je conviens qu'il y en a , elle est
beaucoup moindre, je le répète , que celle des dé-
sirs fougueux d'un homme aux désirs bornés d'un
enfant. D'ailleurs il n'est pas ici question seulement
de forces physiques , mais surtout de la force et ca-
pacité de l'esprit qui les supplée ou qui les dirige.
Cet intervalle où l'individu peut plus qu'il ne
désire, bien qu'il ne soit pas le temps de sa plus
grande force absolue, est, comme je l'ai dit, celui
de sa plus grande force relative. Il est le temps le
plus précieux de la vie , temps qui ne vient qu'une
seule fois; temps très-court, et d'autant plus court,
comme on verra dans la suite, qu'il lui importe
plus de le bien employer.
Que fera-t-il donc de cet excédant de facultés et
de forces qu'il a de trop à présent , et qui lui man-
quera dans un autre âge ? Il tâchera de l'employer
à des soins qui lui puissent profiter au besoin ; il
jettera, pour ainsi dire, dans l'avenir le superflu
de son être actuel : l'enfant robuste fera des pro-
visions pour l'homme faible ; mais il n'établira ses
magasins ni dans des coffres qu'on peut lui voler ,
ni dans des granges qui lui sont étrangères ; pour
s'approprier véritablement son acquis , c'est dans
ses bras , dans sa tête , c'est dans lui qu'il le logera.
Voici donc le temps des travaux , des instructions ,
des études : et remarquez que ce n'est pas moi qui
286 EMILE.
fais arbitrairement ce choix, c'est la nature elle-
même qui l'indique.
L'intelligence humaine a ses bornes; et non-seu-
lement un homme ne peut pas tout savoir, il ne
peut pas même savoir en entier le peu que savent
les autres hommes. Puisque la contradictoire de
chaque proposition fausse est une vérité, le nombre
des vérités est inépuisable comme celui des erreurs.
Il y a donc un choix dans les choses qu'on doit
enseigner ainsi que dans le temps propre à les ap-
prendre. Des connaissances qui sont à notre portée,
les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les
autres servent à nourrir l'orgueil de celui qui les a.
Le petit nombre de celles qui contribuent réelle-
ment à notre bien-être est seul digne des recher-
ches d'un homme sage, et par conséquent d'un
enfant qu'on veut rendre tel. Il ne s'agit point de
savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.
De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vé-
rités qui demandent, pour être comprises, un enten-
dement déjà tout formé; celles qui supposent la
connaissance des rapports de l'homme , qu'un en-
fant ne peut acquérir; celles qui, bien que vraies
en elles-mêmes, disposent une ame inexpérimentée
à penser faux sur d'autres sujets.
Nous voilà réduits à un bien petit cercle relati-
vement à l'existence des choses ; mais que ce cercle
forme encore une sphère immense pour la mesure
de l'esprit d'un enfant! Ténèbres de l'entendement
humain , quelle main téméraire osa toucher à votre
voile? Que d'abîmes je vois creuser par nos vaines
LIVRE III. 287
sciences autour de ce jeune infortuné! O toi qui
vas le conduire dans ces périlleux sentiers, et tirer
devant ses yeux le rideau sacré de la nature, tremble.
Assure-toi bien premièrement de sa tète et de la
tienne , crains qu'elle ne tourne à l'un ou à l'autre,
et peut-être à tous les deux. Crains l'attrait spécieux
du mensonge et les vapeurs enivrantes de l'orgueil.
Souviens - toi , souviens - toi sans cesse que l'igno-
rance n'a jamais fait de mal , que l'erreur seule est
funeste , et qu'on ne s'égare point par ce qu'on ne
sait pas , mais par ce qu'on croit savoir.
Ses progrès dans la géométrie vous pourraient
servir d'épreuve et de mesure certaine pour le dé-
veloppement de son intelligence : mais sitôt qu'il
peut discerner ce qui est utile et ce qui ne l'est pas,
il importe d'user de beaucoup de ménagement et
d'art pour l'amener aux études spéculatives. Vou-
lez-vous , par exemple , qu'il cherche une moyenne
proportionnelle entre deux lignes ; commencez
par faire en sorte qu'il ait besoin de trouver un
carré égal à un rectangle donné : s'il s'agissait de
deiix moyennes proportionnelles, il faudrait d'a-
bord lui rendre le problème de la duplication du
ciibe intéressant, etc. Voyez comment nous ap-
prochons par degrés des notions morales qui dis-
tinguent le bien et le mal. Jusqu'ici nous nWons
connu de loi que celle de la nécessité : maintenant
nous avons égard à ce qui est utile ; nous arriverons
bientôt à ce qui est convenable et bon.
Le même instinct anime les diverses facultés de
l'homme. A l'activité du corps qui cherche à se dé-
faBS EMILE.
velopper , succède l'activité de l'esprit qui cherche
à s'instruire. D'abord les enfants ne sont que re-
muants , ensuite ils sont curieux ; et cette curiosité
bien dirigée est le mobile de l'âge où nous voilà
parvenus. Distinguons toujours les penchants qui
viennent de la nature de ceux qui viennent de l'o-
pinion. Il est une ardeur de savoir qui n'est fondée
que sur le désir d'être estimé savant; il en est une
autre qui naît d'une curiosité naturelle à l'homme
pour tout ce qui peut l'intéresser de près ou de
loin. Le désir inné du bien-être et l'impossibilité
de contenter pleinement ce désir lui font rechercher
sans cesse de nouveaux moyens d'y contribuer.
Tel est le premier principe de la curiosité; principe
naturel au cœur humain , mais dont le développe-
ment ne se fait qu'en proportion de nos passions
et de nos lumières. Supposez un philosophe relégué
dans une île déserte avec des instruments et des
livres, sûr d'y passer seul le reste de ses jours; il
ne s'embarrassera plus guère du système du monde ,
des lois de l'attraction, du calcul différentiel : il
n'ouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais
jamais il ne s'abstiendra de visiter son île jusqu'au
dernier recoin, quelque grande qu'elle puisse être.
Rejetons donc encore de nos premières études les
connaissances dont le goût n'est point naturel à
l'homme, et bornons-nous à celles que l'instinct
nous porte à chercher.
L'île du genre humain, c'est la terre; l'objet le
plus frappant pour nos yeux , c'est le soleil. Sitôt
que nous commençons à nous éloigner de nous,
LIVRE ill. 9.89
nos premières observations doivent tomber sur
l'une et sur l'autre. Aussi la philosophie de presque
tous les peuples sauvages roule-t-elle uniquement
sur d'imaginaires divisions de la terre et sur la di-
vinité du soleil.
Quel écart! dira-t-on peut-être. Tout-à-l'heure
nous n'étions occupés que de ce qui nous touche ,
de ce qui nous entoure immédiatement ; tout-à-
coup nous voilà parcourant le globe et sautant
aux extrémités de l'univers! Cet écart est l'effet
du progrès de nos forces et de la pente de notre
esprit. Dans l'état de faiblesse et d'insuffisance,
le soin de nous conserver nous concentre au-de-
dans de nous ; dans l'état de puissance et de force,
le désir d'étendre notre être nous porte au-delà , et
nous fait élancer aussi loin qu'il nous est possible :
mais comme le monde intellectuel nous est encore
inconnu, notre pensée ne va pas plus loin que nos
yeux , et notre entendement ne s'étend qu'avec l'es-
pace qu'il mesure.
Transformons nos sensations en idées, mais ne
sautons pas tout d'un coup des objets sensibles
aux objets intellectuels. C'est par les premiers que
nous devons arriver aux autres. Dans les premières
opérations de l'esprit, que les sens soient toujours
ses guides. Point d'autre livre que le monde , point
d'autre instruction que les faits. L'enfant qui lit
ne pense pas, il ne fait que lire; il ne s'instruit
pas, il apprend des mots.
Rendez votre élève attentif aux phénomènes de
la nature, bientôt vous le rendrez curieux; mais,
R. iir. 19
290 EMILE.
pour nourrir sa curiosité , ne vous pressez jamais
de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée,
et laissez-les lui résoudre. Qu'il ne sache rien parce
que vous le lui avez dit , mais parce qu'il l'a com-
pris lui-même ; qu'il n'apprenne pas la science , qu'il
l'invente. Si jamais vous substituez dans son esprit
l'autorité à la raison , il ne raisonnera plus ; il ne
sera plus que le jouet de l'opinion des autres.
Vous voulez apprendre la géographie à cet en-
fant, et vous lui allez chercher des globes, des
sphères , des cartes : que de machines ! Pourquoi
toutes ces représentations? Que ne commencez-
vous par lui montrer l'objet même, afin qu'il sache
au moins de quoi vous lui parlez !
Une belle soirée, on va se promener dans un
lieu favorable , où l'horizon bien découvert laisse
voir à plein le soleil couchant , et l'on observe les
objets qui rendent reconnaissable le lieu de son
coucher. Le lendemain , pour respirer le frais ,
on retourne au même lieu avant que le soleil se
lève. On le voit s'annoncer de loin par les traits de
feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie aug-
mente , l'orient paraît tout en flammes : à leur éclat
on attend l'astre long-temps avant qu'il se montre :
à chaque instant on croit le voir paraître; on le
voit enfin. Un point brillant part comme un éclair
et remplit aussitôt tout l'espace; le voile des té-
nèbres s'efface et tombe. L'homme reconnaît son
séjour et le trouve embelU. La verdure a pris du-
rant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant
qui l'éclairé , les premiers rayons qui la dorent, la
LIVRE III. 291
montrent couverte d'un brillant réseau de rosée,
qui réfléchit à l'œil la lumière et les couleurs. Les
oiseaux en chœur se réunissent et saluent de con-
cert le père de la vie; en ce moment pas un seul
ne se tait; leur gazouillement, faible encore, est
plus lent et plus doux que dans le reste de la jour-
née, il se sent de la langueur d'un paisible réveil.
Le concours de tous ces objets porte aux sens une
impression de fraîcheur qui semble pénétrer jus-
qu'à l'ame. Il y a là une demi-heure d'enchante-
ment, auquel nul homme ne résiste : un spectacle
si grand , si beau , si délicieux , n'en laisse aucun
de sang froid.
Plein de l'enthousiasme qu'il éprouve, le maître
veut le communiquer à l'enfant : il croit l'émou-
voir en le rendant attentif aux sensations dont il
est ému lui-même. Pure bêtise! C'est dans le cœur
de l'homme qu'est la vie du spectacle de la nature ;
pour le voir il faut le sentir. L'enfant aperçoit les
objets; mais il ne peut apercevoir les rapports qui
les lient , il ne peut entendre la douce harmonie de
leur concert. Il faut une expérience qu'il n'a point
acquise , il faut des sentiments qu'il n'a point éprou-
vés, pour sentir l'impression composée qui résulte
à la fois de toutes ces sensations. S'il n'a long-
temps parcouru des plaines arides, si des sables
ardents n'ont brûlé ses pieds, si la réverbération
suffocante des rochers frappés du soleil ne l'op-
pressa jamais , comment goiitera-t-il l'air frais d une
belle matinée? comment le parfum des fleurs, le
charme de la verdure, l'humide vapeur de la ro-
19-
292 EMILE.
sée, le marcher mol et doux sur la pelouse en-
chanteront-ils ses sens ? Comment le chant des oi-
seaux lui causera-t-il une émotion voluptueuse, si
les accents de l'amour et du plaisir lui sont en-
core inconnus? Avec quels transports verra-t-il
naître une si belle journée, si son imagination ne
sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir?
Enfin comment s'attendrira-t-il sur la beauté du
spectacle de la nature , s'il ignore quelle main prit
soin de l'orner?
Ne tenez point à l'enfant des discours qu'il ne
peut entendre. Point de descriptions, point d'élo-
quence, point de figures, point de poésie. Il n'est
pas maintenant question de sentiment ni de goût.
Continuez d'être clair, simple, et froid; le temps
ne viendra que trop tôt de prendre un autre lan-
gage.
Élevé dans l'esprit de nos maximes , accoutumé
à tirer tous ses instruments de lui-même, et à ne
recourir jamais à autrui qu'après avoir reconnu
son insuffisance , à chaque nouvel objet qu'il voit
il l'examine long-temps sans rien dire. Il est pensif
et non questionneur. Contentez-vous donc de lui
présenter à propos les objets; puis, quand vous
verrez sa curiosité suffisamment occupée , faites-lui
quelque question laconique qui le mette sur la voie
de la résoudre.
Dans cette occasion , après avoir bien contemplé
avec lui le soleil levant, après lui avoir fait remar-
quer du même côté les montagnes et les autres
objets voisins, après l'avoir laissé causer là-dessus
LIVRE III. 2g3
tout à son aise, gardez quelques moments le si-
lence comme un homme qui rêve, et puis vous
lui direz : Je songe qu'hier au soir le soleil s'est
couché là, et qu'il s'est levé là ce matin. Comment
cela peut-il se faire ? N'ajoutez rien de plus : s'il
vous fait des questions , n'y répondez point ; parlez
d'autre chose. Laissez-le à lui-même , et soyez sûr
qu'il y pensera.
Pour qu'un enfant s'accoutume à être attentif,
et qu'il soit bien frappé de quelque vérité sensible,
il faut qu'elle lui donne quelques jours d'inquiétude
avant de la découvrir. S'il ne conçoit pas assez
celle-ci de cette manière, il y a moyen de la lui
rendre plus sensible encore, et ce moyen c'est de
retourner la question. S'il ne sait pas comment le
soleil parvient de son coucher à son lever , il sait au
moins comment il parvient de son lever à son cou-
cher, ses yeux seuls le lui apprennent. Eclaircis-
sez donc la première question par l'autre : ou
votre élève est absolument stupide, ou l'analogie
est trop claire pour lui pouvoir échapper. Voilà sa
première leçon de cosmographie.
Comme nous procédons toujours lentement d'i-
dée sensible en idée sensible , que nous nous fami-
liarisons long-temps avec la même avant de passer
à une autre, et qu'enfin nous ne forçons jamais
notre élève d'être attentif, il y a loin de cette pre-
mière leçon à la connaissance du cours du soleil
et de la figure de la terre : mais comme tous les
mouvements apparents des corps célestes tiennent
au même principe, et que la première observa-
294 ' EMILE.
tion mène à toutes les autres, il faut moins d'effort,
quoiqu'il faille plus de temps, pour arriver d'une
révolution diurne au calcul des éclipses, que pour
bien comprendre le jour et la nuit.
Puisque le soleil tourne autour du monde, il dé-
crit un cercle, et tout cercle doit avoir un centre;
nous savons déjà cela. Ce centre ne saurait se voir,
car il est au coeur de la terre ; mais on peut sur la
surface marquer deux points opposés qui lui cor-
respondent. Une broche passant par les trois points
et prolongée jusqu'au ciel de part et d'autre sera
l'axe du monde et du mouvement journalier du so-
leil. Un toton rond tournant sur sa pointe repré-
sente le ciel tournant sur son axe, les deux pointes
du toton sont les deux pôles : l'enfant sera fort aise
d'en connaître un ; je le lui montre à la queue de
la petite ourse. Voilà de l'amusement pour la nuit;
peu à peu l'on se familiarise avec les étoiles , et de
là naît le premier goût de connaître les planètes et
d'observer les constellations.
Nous avons vu lever le soleil à la Saint- Jean;
nous Talions voir aussi lever à .Noël ou quelque
autre beau jour d'hiver; car on sait que nous ne
sommes pas paresseux, et que nous nous faisons
un jeu de braver le froid. J'ai soin de faire cette se-
conde observation dans le même lieu où nous avons
fait la première; et, moyennant quelque adresse
pour préparer la remarque , l'un ou l'autre ne man-
quera pas de s'écrier : Oh , oh ! voilà qui est plai-
sant! le soleil ne se lève plus à la même place! ici
sont nos anciens renseignements, et à présent il
LIVRE III. 295
s'est levé là, etc.... Il y a donc un orient d'été, et
un orient d'hiver, etc Jeune maître, vous voilà
sur la voie. Ces exemples vous doivent suffire pour
enseigner très-clairement la sphère , en prenant le
monde pour le monde, et le soleil pour le soleil.
En général, ne substituez jamais le signe à la -
chose que quand il vous est impossible de la mon-
trer; car le signe absorbe l'attention de l'enfant, et
lui fait oublier la chose représentée.
La sphère armillaire me paraît une machine mal
composée et exécutée dans de mauvaises propor-
tions. Cette confusion de cercles et les bizarres
figures qu'on y marque lui donnent un air de gri-
moire qui effarouche l'esprit des enfants. La terre
est trop petite , les cercles sont trop grands , trop
nombreux ; quelques-uns , comme les colures , sont
parfaitement inutiles ; chaque cercle est plus large
que la terre ; l'épaisseur du carton leur donne un
air de solidité qui les fait prendre pour des masses
circulaires réellement existantes; et quand vous
dites à l'enfant que ces cercles sont imaginaires,
il ne sait ce qu'il voit, il n'entend plus rieh.
Nous ne savons jamais nous mettre à la place
des enfants ; nous n'entrons pas dans leurs idées ,
nous leur prêtons les nôtres; et, suivant toujours
nos propres raisonnements, avec des chaînes de
vérités nous n'entassons qu'extravagances et qu'er-
reurs dans leur tète.
On dispute sur le choix de l'analyse ou de la
synthèse pour étudier les sciences. Il n'est pas tou-
jours besoin de choisir. Quelquefois on peut ré-
^9^ EMILE.
soudre et composer dans les mêmes recherches,
et guider l'enfant par la méthode enseignante lors-
qu'il croit ne faire qu'analyser. Alors, en em-
ployant en même temps l'une et l'autre, elles se
serviraient mutuellement de preuves. Partant à la
fois des deux points opposés , sans penser faire la
même route, il serait tout surpris de se rencontrer ,
et cette surprise ne pourrait qu'être fort agréable.
Je voudrais, par exemple, prendre la géographie
par ces deux termes, et joindre à l'étude des ré-
volutions du globe la mesure de ses parties, à
commencer du lieu qu'on habite. Tandis que l'en-
fant étudie la sphère et se transporte ainsi dans les
cieux , ramenez-le à la division de la terre , et mon-
trez-lui d'abord son propre séjour.
Ses deux premiers points de géographie seront
la ville où il demeure et la maison de campagne
de son père : ensuite les lieux intermédiaires , en-
suite les rivières du voisinage , enfin l'aspect du
soleil et la manière de s'orienter. C'est ici le point
de réunion. Qu'il fasse lui-même la carte de tout
cela ; cafrte très-simple et d'abord formée de deux
seuls objets, auxquels il ajoute peu à peu les
autres, à mesure qu'il sait ou qu'il estime leur
distance et leur position. Vous voyez déjà quel
avantage nous lui avons procuré d'avance en lui
mettant un compas dans les yeux.
Malgré cela, sans doute, il faudra le guider un
peu, mais très -peu, sans, qu'il y paraisse. S'il se
trompe, laissez-le faire, ne corrigez point ses er-
reurs, attendez en silence qu'il soit en état de les
LIVKE m. •2()'J
voir et de les corriger lui-même, ou tout au plus,
dans une occasion favorable, amenez quelque opé-
ration qui les lui fasse sentir. S'il ne se trompait
jamais, il n'apprendrait pas si bien. Au reste, il ne
s'agit pas qu'il sache exactement la topographie du
pays , mais le moyen de s'en instruire ; peu importe
qu'il ait des cartes dans la tête , pourvu qu'il con-
çoive bien ce qu'elles représentent et qu'il ait une
idée nette de l'art qui sert à les dresser. Voyez déjà
la différence qu'il y a du savoir de vos élèves à
l'ignorance du mien ! Ils savent les cartes , et lui
les fait. Voici de nouveaux ornements pour sa
chambre.
Souvenez-vous toujours que l'esprit de mon ins-
titution n'est pas d'enseigner à l'enfant beaucoup
de choses , mais de ne laisser jamais entrer dans
son cerveau que des idées justes et claires. Quand
il ne saurait rien, peu m'importe, pourvu qu'il ne
se trompe pas, et je ne mets des vérités dans sa
tête que pour le garantir des erreurs qu'il appren-
drait à leur place. La raison, le jugement viennent
lentement, les préjugés accourent en foule; c'est
d'eux qu'il le faut préserver. Mais si vous regardez
la science en elle-même , vous entrez dans une mer
sans fond, sans rive, toute pleine d'écueils; vous
ne vous en tirerez jamais. Quand je vois un homme
épris de l'amour des connaissances se laisser sé-
duire à leur charme et courir de l'une à l'autre sans
savoir s'arrêter, je crois voir un enfant sur le ri-
vage amassant des coquilles, et commençant par
s'en charger, puis, tenté par celles qu'il voit en-
^J
::f
298 ^MlLE.
core, en rejeter, en reprendre, jusqu'à ce qu'acca-
blé de leur multitude et ne sachant plus que choi-
sir, il finisse par tout jeter, et retourne à vide.
Durant le premier âge, le temps était long: nous
ne cherchions qu'à le perdre, de peur de le mal
employer. Ici c'est tout le contraire, et nous n'en
avons pas assez pour faire tout ce qui serait utile.
Songez que les passions approchent, et que sitôt
qu'elles frapperont à la porte, votre élève n'aura
plus d'attention que pour elles. L'âge paisible d'in-
telligence est si court , il passe si rapidement , il a
tant d'autres usages nécessaires, que c'est une folie
de vouloir qu'il suffise à rendre un enfant savant.
Il ne s'agit point de lui enseigner les sciences, mais
de lui donner du goût pour les aimer et des mé-
thodes pour les apprendre , quand ce goût sera
mieux développé. C'est là très - certainement un
principe fondamental de toute bonne éducation.
Voici le temps aussi de l'accoutumer peu à peu
à donner une attention suivie au même objet : mais
ce n'est jamais la contrainte, c'est toujours le plai-
sir ou le désir qui doit produire cette attention ; il
faut avoir grand soin qu'elle ne l'accable point et
n'aille pas jusqu'à l'ennui. Tenez donc toujours
l'œil au guet ; et , quoi qu'il arrive , quittez tout
avant qu'il s'ennuie ; car il n'importe jamais autant
qu'il apprenne, qu'il importe qu'il ne fasse rien
malgré lui.
S'il vous questionne lui-même , répondez autant
qu'il faut pour nourrir sa curiosité, non pour la
rassasier : surtout , quand vous voyez qu'au lieu de
LIVRE iri. 299
questionner ponr s'instruire, il se met à battre la
campagne et à vous accabler de sottes questions,
arrêtez-vous à l'instant, sûr qu'alors il ne se soucie
plus de la chose mais seulement de vous asservir
à ses interrogations. Il faut avoir moins d'égard
aux mots qu'il prononce qu'au motif qui le fait
parler. Cet avertissement, jusqu'ici moins néces-
saire, devient de la dernière importance aussitôt
que l'enfant commence à raisonner.
Il y a une chaîne de vérités générales par la-
quelle toutes les sciences tiennent à des principes
communs et se développent successivement : cette
chaîne est la méthode des philosophes. Ce n'est
point de celle-là qu'il s'agit ici. Il y en a une toute
différeqte, par laquelle chaque objet particulier en
attire un autre et montre toujours celui qui le suit.
Cet ordre, qui nourrit, pai» une curiosité conti-
nuelle, l'attention qu'ils exigent tous, est celui que
suivent la plupart des hommes, et surtout celui
qu'il faut aux enfants. En nous orientant pour lever
nos cartes, il a fallu tracer des méridiennes. Deux
points d'ii\tersection entre les ombres égales du
matin et du soir donnent une méridienne excel-
lente pour un astronome de treize ans. Mais ces
mér^iennes s'effacent, il faut du temps pour les
tracer; elles assujettissent à travailler toujours dans
le même lieu : tant de soins, tant de gêne, l'en-
nuieraient à la fin. Nous l'avons prévu ; nous y
pourvoyons d'avance.
Me voici de nouveau dans mes longs et minu-
tieux détails. Lecteurs, j'entends vos murmures et
3oO EMILE.
je les brave : je ne veux point sacrifier à votre im-
patience la partie la plus utile de ce livre. Prenez
votre parti sur mes longueurs; car pour moi j'ai
pris le mien sur vos plaintes.
Depuis long -temps nous nous étions aperçus,
mon élève et moi, que l'ambre, le verre, la cire,
divers corps frottés attiraient les pailles, et que
d'autres ne les attiraient pas. Par basard nous en
trouvons un qui a une vertu plus singulière en-
core; c'est d'attirer à quelque distance, et sans être
frotté, la limaille et d'autres brins de fer. Combien
de temps cette qualité nous amuse sans que nous
puissions y rien voir de plus ! Enfin nous trouvons
qu'elle se communique au fer même aimanté dans
un certain sens. Un jour nous allons à la foire " ;
un joueur de gobelets attire avec un morceau de
pain un canard de cire 'flottant sur un bassin d'eau.
Fort surpris, nous ne disons pourtant pas, C'est un
sorcier, car nous ne savons ce que c'est qu'un sor-
cier. Sans cesse frappés d'effets dont nous ignorons
les causes, nous ne nous pressons de juger de rien ,
et nous restons en repos dans notre ignorance jus-
qu'à ce que nous trouvions l'occasion d'en sortir.
De retour au logis , à force de parler du canard
de la foire, nous allons nous mettre en tète^de
" Je n'ai pu m' empêcher de rire en lisant une fine critique de
M. de Formey sur ce petit conte: Ce joueur de gobelets , dit-ii , qui se
pique d' émulation contre un enfant et sermonne gravement son institu-
teur, est un individu du monde des Emiles. Le spirituel M. de Formey
n'a pu supposer que cette petite scène était arrangée , et que le ba-
teleur était instruit du rôle qu'il avait à faire ; car c'est en effet ce
que je n'ai point dit. Mais combien de fois , en revanche , ai-je dé-
claré que je n'écrivais point pour les gens à qui il fallait tout dire !
LIVRE III. ' 3oi
l'imiter : nous prenons une bonne aiguille bien ai-
mantée , nous Tentourons de cire blanche , que
nous façonnons de notre mieux en forme de ca-
nard, de sorte que l'aiguille traverse le corps et
que la tête fasse le bec. Nous posons sur l'eau le
canard , nous approchons du bec un anneau de
clef, et nous voyons avec une joie facile à com-
prendre que notre canard suit la clef précisément
comme celui de la foire suivait le morceau de pain.
Observer dans quelle direction le canard s'arrête
sur l'eau quand on l'y laisse en repos, c'est ce que
nous pourrons faire une autre fois. Quant à pré-
sent, tout occupés de notre objet, nous n'en vou-
lons pas davantage.
Dès le même soir nous retournons à la foire avec
du pain préparé dans nos poches ; et, sitôt que le
joueur de gobelets a fait son tour, mon petit doc-
teur, qui se contenait à peine, lui dit que ce tour
n'est pas difficile, et que lui-même en fera bien
autant. Il est pris au mot : à l'instant il tire de sa
poche le pain où est caché le morceau de fer ; en
approchant de la table , le cœur lui bat ; il présente
le pain presque en tremblant; le canard vient et
le suit : l'enfant s'écrie et tressaillit d'aise. Aux bat-
tements de mains, aux acclamations de l'assem-
blée , la tête lui tourne, il est hors de lui. Le bate-
leur interdit vient pourtant l'embrasser, le féliciter,
et le prie de l'honorer encore le lendemain de sa
présence, ajoutant qu'il aura soin d'assembler plus
de monde encore pour applaudir à son habileté.
Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller ; mais
302 ÉM'ILE.
sur-le-champ je lui ferme la bouche, et l'emmène
comblé d'éloges.
L'enfant, jusqu'au lendemain, compte les mi-
nutes avec une risible inquiétude. Il invite tout ce
qu'il rencontre ; il voudrait que tout lé genre hu-
main fût témoin de sa gloire ; il attend l'heure avec
peine , il la devance : on vole au rendez-vous ; la
salle est déjà pleine. En entrant, son jeune cœur s'é-
panouit. D'autres jeux doivent précéder; le joueur
de gobelets se surpasse et fait des choses surpre-
nantes. L'enfant ne voit rien de tout cela; il s'agite,
il sue , il respire à peine ; il passe son temps à ma-
nier dans sa poche son morceau de pain d'une main
tremblante d'impatience. Enfin son toiu^ vient ; le
maître l'annonce au public avec pompe. Il s'appro-
che un peu honteux, il tire son pain Nouvelle
vicissitude des choses humaines! le canard, si privé
la veille, est devenu sauvage aujourd'hui; au lieu
de présenter le bec, il tourne la queue et s'enfuit;
il évite le pain et la main qui le présente avec
autant de soin qu'il les suivait auparavant. Après
mille essais inutiles et toujours hués, l'enfant se
plaint, dit qu'on le trompe, que c'est un autre
canard qu'on a substitué au premier, et défie le
■ joueur de gobelets d'attirer celui-ci.
Le joueur de gobelets , sans répondre , prend un
morceau de pain , le présente au canard ; à l'ins-
tant le canard suit le pain , et vient à la main qui le
retire. L'enfant prend le même morceau de pain ;
mais, loin de réussir mieux qu'auparavant, il voit le
canard se moquer de lui et faire des pirouettes tout
livul 11 1. 3o3
autour du bassin : il s'éloigne enfin tout confus, et
n'ose plus s'exposer aux huées.
Alors le joueur de gobelets prend le morceau
de pain que l'enfant avait apporté, et s'en sert
avec autant de succès que du sien : il en tire le fer
devant tout le monde, autre risée à nos dépens;
puis de ce pain ainsi vidé il attire le canard comme
auparavant. Il fait la même chose avec un autre
morceau coupé devant tout le monde par une main
tierce ; il en fait autant avec son gant , avec le bout
de son doigt; enfin il s'éloigne au milieu de la
chambre, et, du ton d'emphase propre à ces gens-
là, déclarant cpie son canard n'obéira pas moins
à sa voix qu'à son geste, il lui parle, et le canard
obéit; il lui dit d'aller à droile et il va à droite, de
revenir et il revient, de tourner et il tourne ; le mou-
vement est aussi prompt que l'ordre. Les applau-
dissements redoublés sont autant d'affronts pour
nous. Nous nous évadons sans être aperçus , et nous
nous renfermons dans notre chambre sans aller
raconter nos succès à tout le monde , comme nous
l'avions projeté.
Le lendemain matin l'on frappe à notre porte :
j'ouvre; c'est l'homme aux gobelets. Il se plaint
modestement de notre conduite. Que nous avait-
il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses
jeux et lui ôter son gagne-pain? Qu'y a-t-il donc
de si merveilleux dans l'art d'attirer un canard de
cire , pour acheter cet honneur aux dépens de la
subsistance d'un honnête homme? Ma foi, mes-
sieurs, si j'avais quelque autre talent pour vivre , je
3o4 EMILE.
ne me glorifierais guère de celui-ci. Vous deviez
croire qu'un homme qui a passé sa vie à s'exercer
dans cette chétive industrie en sait là-dessus plus
que vous qui ne vous en occupez que quelques
moments. Si je ne vous ai pas d'abord montré mes
coups de maître, c'est qu'il ne faut pas se presser
d'étaler étourdiment ce qu'on sait : j'ai toujours
soin de conserver mes meilleurs tours pour l'oc-
casion, et après celui-ci j'en ai d'autres encore pour
arrêter de jeunes indiscrets. Au reste, messieurs,
je viens de bon cœur vous apprendre ce secret qui
vous a tant embarrassés, vous priant de n'en pas
abuser pour me nuire, et d'être plus retenus une
autre fois.
Alors il nous montre sa machine , et nous voyons
avec la dernière surprise qu'elle ne consiste qu'en un
aimant fort et bien armé , qu'un enfant caché sous
la table faisait mouvoir sans qu'on s'en aperçût.
L'homme replie sa machine; et, après lui avoir
fait nos remerciements et nos excuses, nous voulons
lui faire un présent; il le refuse. « Non, messieurs,
« je n'ai pas assez à me louer de vous pour accepter
« vos dons; je vous laisse obligés à moi malgré vous ;
« c'est ma seule vengeance. Apprenez qu'il y a de
« la générosité dans tous les états ; je fais payer mes
« tours et non mes leçons, w
En sortant, il m'adresse à moi nommément et
tout haut une réprimande. J'excuse volontiers, me
dit-il, cet enfant; il n'a péché que par ignorance.
Mais vous, monsieur, qui deviez connaître sa
faute, pourquoi la lui avoir laissé faire? Puisque
LIVRE III. 3o5
VOUS vivez ensemble , comme le plus âgé vous lui
■devez vos soins, vos conseils; votre expérience est
l'autorité qui doit le conduire. En se reprochant,
étant grand, les torts de sa jeunesse, il vous repro-
chera sans doute ceux dont vous ne l'aurez pas
averti".
Il part et nous laisse tous deux très-confus. Je
me blâme de ma molle facilité; je promets à l'en-
fant de la sacrifier une autre fois à son intérêt , et
de l'avertir de ses fautes avant qu'il en fasse; car
le temps approche où nos rapports vont changer,
et où la sévérité du maître doit succéder à la com-
plaisance du camarade : ce changement doit s'a-
mener par degrés; il faut tout prévoir, et tout pré-
voir de fort loin.
Le lendemain nous retournons à la foire pour
revoir le tour dont nous avons appris le secret.
Nous abordons avec un profond respect notre ba-
teleur Socrate ; à peine osons-nous lever les yeux
sur lui : il nous comble d'honnêtetés , et nous place
avec une distinction qui nous humilie encore. Il
fait ses tours comme à l'ordinaire ; mais il s'amuse
et se complaît long-temps à celui du canard, en
nous regardant souvent, d'un air assez fier. Nous
savons tout et nous ne soufflons pas. Si mon élève
" Ai-je dû supposer quelque lecteur assez stupide pour ne pas
sentir dans cette réprimande un discours dicté mot à mot par le
gouverneur pour aller à ses vues ? A-t-on dû me supposer assez
stupide moi-même pour donner naturellement ce langage à un ba-
teleur? Je croyais avoir fait preuve au moins du talent assez mé-
diocre de faire parler les gens dans l'esprit de leur état. Voyez en-
core la fin de l'alinéa suivant. N'était-ce pas tout dire pour tout
autre que M. Formey ?
R. TH. . 20
3o6 EMILE,
osait seulement ouvrir la bouche , ce serait un en-
fant à écraser.
Tout le détail de cet exemple importe plus qu'il
ne semble. Que de leçons dans une seule! Que de
suites mortifiantes attire le premier mouvement
de vanité ! Jeune maître , épiez ce premier mouve-
ment avec soin. Si vous savez en faire sortir ainsi
l'humiliation, les disgrâces '', soyez sûr qu'il n'en
reviendra de long-temps un second. Que d'apprêts !
direz-vous. J'en conviens, et le tout pour nous
faire une boussole qui nous tienne lieu de méri-
dienne.
Ayant appris que l'aimant agit à travers les au-
tres corps , nous n'avons rien de plus pressé que
de faire ime machine semblable à celle que nous
avons vue: une table évidée, un bassin très -plat
ajusté sur cette table , et rempli de quelques lignes
d'eau , un canard fait avec un peu plus de soin , etc.
Souvent attentifs autour du bassin, nous remar-
quons enfin que le canard en repos affecte tou-
jours à peu près la même direction. Nous suivons
cette expérience , nous examinons cette direction :
nous trouvons qu'elle est du midi au nord. Il n'en
faut pas davantage; notre boussole est trouvée, ou
autant vaut; nous voilà dans la physique.
Il y a divers cUmats sur la terre, et diverses
°- Cette humiliation , ces disgrâces , sont donc de ma façon , et
non pas de celle du bateleur. Puisque M. Formey voulait de mon
vivant s'emparer de mon livre , et le faire imprimer sans autre façon
que d'en ôter mon nom pour y mettre le sien , il devait du moins
prendre la peine , je ne dis pas de le composer , mais de le lire .
* Voyez une note de l'avertissement qui précède Emile.
LIVRE III. 3o7
températures à ces climats. Les saisons varient plus
sensiblement à mesure qu'on approche du pôle;
tous les corps se resserrent au froid et se dilatent à
la chaleur ; cet effet est plus mesurable dans les
liqueurs , et plus sensible dans les liqueurs spiri-
tueuses : de là le thermomètre. Le vent frappe le
visage ; l'air est donc un corps , un fluide ; on le
sent , quoiqu'on n'ait aucun moyen de le voir. Ren-
versez un verre dans l'eau, l'eau ne le remplira pas,
à moins que vous ne laissiez à l'air une issue ; l'air
est donc capable de résistance. Enfoncez le verre
davantage, l'eau gagnera dans l'espace d'air, sans
pouvoir remplir tout-à-fait cet espace ; l'air est donc
capable de compression jusqu'à certain point. Un
ballon rempli d'air comprimé bondit mieux que
rempli de tout autre matière ; l'air est donc un corps
élastique. Etant étendu dans le bain, soulevez ho-
rizontalement le bras hors de l'eau, vous le sen-
tirez chargé d'un poids terrible ; l'air est donc un
corps pesant. En mettant l'air en équilibre avec
d'autres fluides , on peut mesurer son poids : de là
le baromètre, le siphon, la canne à vent, la ma-
chine pneumatique. Toutes les lois de la statique et
de l'hydrostatique se trouvent par des expériences
tout aussi grossières. Je ne veux pas qu'on entre
pour rien de tout cela dans un cabinet de physique
expérimentale : tout cet appareil d'instruments et
de machines me déplaît. L'air scientifique tue la
science. Ou toutes ces machines effraient un enfant,
ou leurs figures partagent et dérobent l'attention
qu'il devrait à leurs effets.
20.
3o8 EMILE.
Je veux que nous fassions nous-mêmes toutes
nos machines, et je ne veux pas commencer par
faire l'instrument avant l'expérience; mais je veux
qu'après avoir entrevu l'expérience comme par ha-
sard , nous inventions peu à peu l'instrument qui
doit la vérifier. J'aime mieux que nos instruments
ne soient point si parfaits et si justes, et que nous
ayons des idées plus nettes de ce qu'ils doivent
être et des opérations qm doivent en résulter. Pour
ma première leçon de statique, au lieu d'aller cher-
cher des balances, je mets un bâton en travers sur
le dos d'une chaise, je mesure la longueur des
deux parties du bâton en équilibre, j'ajoute de part
et d'autre des poids, tantôt égaux, tantôt inégaux;
et , le tirant ou le poussant autant qu'il est néces-
saire, je trouve enfin que l'équilibre résulte d'une
proportion réciproque entre la cj^uantité des poids
et la longueur des leviers. Voilà déjà mon petit
physicien capable de rectifier des balances avant
que d'en avoir vu.
Sans contredit on prend des notions bien plus
claires et bien plus sûres des choses qu'on apprend
ainsi de soi-même, que de celles qu'on tient des
enseignements d'autrui; et, outre qu'on n'accou-
tume point sa raison à se soumettre servilement à
l'autorité , l'on se rend plus ingénieux à trouver des
rapports, à lier les idées, à inventer des instru-
ments, que quand, adoptant tout cela tel qu'on
nous le donne , nous laissons affaisser notre esprit
dans la nonchalance , comme le corps d'un homme
qui, toujours habillé, chaussé, servi par ses gens
LIVRE III. 309
et traîné par ses chevaux , perd à la fin la force et
l'usase de ses membres. Boileau se vantait d'avoir
appris à Racine à rimer difficilement. Parmi tant
d'admirables méthodes pour abréger l'étude des
sciences, nous aurions grand besoin que quelqu'un
nous en donnât une pour les apprendre avec effort.
L'avantage le plus sensible de ces lentes et la-
borieuses recherches est de maintenir , au milieu
des études spéculatives, le corps dans son activité,
les membres dans leur souplesse, et de former
sans cesse les mains au travail et aux usages utiles à
l'homme. Tant d'instruments inventés pour nous
guider dans nos expériences et suppléer à la jus-
tesse des sens , en font négliger l'exercice. I^e gra-
phomètre dispense d'estimer la grandeur des angles ;
l'œil qui mesurait avec précision les distances s'en
fie à la chaîne qui les mesure pour lui ; la romaine
m'exempte de juger à la main le poids que je con-
nais par elle. Plus nos outils sont ingénieux, plus
nos organes deviennent grossiers et maladroits : à
force de rassembler des machines autour de nous ,
nous n'en trouvons plus en nous-mêmes.
Mais, quand nous mettons à fabriquer ces ma-
chines l'adresse qui nous en tenait lieu , quand nous
employons à les faire la sagacité qu'il fallait pour
nous en passer, nous gagnons sans rien perdre,
nous ajoutons l'art à la nature, et nous devenons
plus ingénieux sans devenir moins adroits. Au lieu
de coller un enfant sur des livres, si je l'occupe
dans un atelier , ses mains travaillent au profit de
son esprit : il devient pliilosophe, et croit n'être
3lO EMILE.
qu'un ouvrier. Enfin cet exercice a d'autres usages
dont je parlerai ci-après; et l'on verra comment
des jeux de la philosophie on peut s'élever aux vé-
ritables fonctions de l'homme.
J'ai déjà dit que les connaissances purement spé-
culatives ne convenaient guère aux enfants , même
approchant de l'adolescence : mais , sans les faire
entrer bien avant dans la physique systématique ,
faites pourtant que toutes leurs expériences se lient
l'une à l'autre par quelque sorte de déduction , afin
qu'à l'aide de cette chaîne ils puissent les placer
par ordre dans leur esprit et se les rappeler au be-
soin ; car il est bien difficile que des faits et même
des raisonnements isolés tiennent long-temps dans
la mémoire , quand on manque de prise pour les
y ramener.
Dans la recherche des lois de la nature , commen-
cez toujours par les phénomènes les plus communs
et les plus sensibles , et accoutumez votre élève à
ne pas prendre ces phénomènes pour des raisons ,
mais pour des faits. Je prends une pierre, je feins
de la poser en l'air ; j'ouvre la main , la pierre tombe.
Je regarde Emile attentif à ce que je fais , et je lui
dis : Pourquoi cette pierre est-elle tombée ?
Quel enfant restera court à cette question? Aucun,
pas même Emile, si je n'ai pris grand soin de le
préparer à n'y savoir pas répondre. Tous diront
que la pierre tombe parce qu'elle est pesante. Et
qu'est-ce qui est pesant ? C'est ce qui tombe. La
pierre tombe donc parce qu'elle tombe? Ici mon
petit philosophe est arrêté tout de bon. Voilà sa
LIVRE III. 3l I
première leçon de physique systématique , et , soit
qu'elle lui profite ou non dans ce genre, ce sera
toujours une leçon de bon sens.
A mesure que l'enfant avance en intelligence,
d'autres considérations importantes nous obligent
à plus de choix dans ses occupations. Sitôt qu'il
parvient à se connaître assez lui-même pour con-
cevoir en quoi consiste son bien-être, sitôt qu'il
peut saisir des rapports assez étendus pour juger
de ce qui lui convient et de ce qui ne lui convient
pas, dès-lors il est en état de sentir la différence
du travail à l'amusement , et de ne regarder celui-
ci que comme le délassement de l'autre. Alors des
objets d'utilité réelle peuvent entrer dans ses
études, et l'engager à y donner une application
plus constante qu'il n'en donnait à de simples amu-
sements. La loi de la nécessité, toujours renais-
sante , apprend de bonne heure à l'homme à faire
ce qui ne lui plaît pas, pour prévenir un mal qui
lui déplairait davantage. Tel est l'usage de la pré-
voyance ; et , de cette prévoyance bien ou mal ré-
glée, naît toute la sagesse ou toute la misère hu-
maine.
Tout homme veut être heureux ; mais , pour par- 1
venir à l'être , il faudrait commencer par savoir ce
que c'est que bonheur. Le bonheur de l'homme
naturel est aussi simple que sa vie; il consiste à
ne pas souffrir : la santé , la liberté , le nécessaire ,
le constituent. Le bonheur de l'homme moral est
autre chose; mais ce n'est pas de celui-là qu'il est
ici question. Je ne saurais trop répéter qu'il n'y a
3l2 EMILE.
que des objets purement physiques qui puissent
intéresser les enfants, surtout ceux dont on n'a
pas éveillé la vanité , et qu'on n'a point corrompus
d'avance par le poison de l'opinion.
Lorsqu'avant de sentir leurs besoins ils les pré-
voient, leur intelligence est déjà fort avancée, ils
commencent à connaître le prix du temps. Il im-
porte alors de les accoutumer à en diriger l'emploi
sur des objets utiles, mais d'une utilité sensible à
leur âge, et à la portée de leurs lumières. Tout ce
qui tient à l'ordre moral et à l'usage de la société
ne doit point sitôt leur être présenté , parce qu'ils
ne sont pas en état de l'entendre. C'est une inep-
tie d'exiger d'eux qu'ils s'appliquent à des choses
qu'on leur dit vaguement être pour leur bien , sans
qu'ils sachent quel est ce bien , et dont on les as-
sure qu'ils tireront du profit étant grands, sans
qu'ils prennent maintenant aucun intérêt à ce pré-
tendu profit, qu'ils ne sauraient comprendre.
Que l'enfant ne fasse rien sur parole : rien n'est
bien pour lui que ce qu'il sent être tel. En le je-
tant toujours en avant de ses lumières , vous croyez
user de prévoyance, et vous en manquez. Pour
l'armer de quelques vains instruments dont il ne
fera peut-être jamais d'usage, vous lui ôtez l'ins-
trument le plus universel de l'homme, qui est le
bon sens, vous l'accoutumez à se laisser toujours
conduire, à n'être jamais qu'une machine entre
les mains d'autrui. Vous voulez qu'il soit docile
étant petit; c'est vouloir qu'il soit crédule et dupe
étant grand. Vous lui dites sans cesse : « Tout ce
LIVRE III. 3l3
« que je vous demande est pour votre avantage ;
« mais vous n'êtes pas en état de le connaître. Que
« m'importe à moi que vous fassiez ou non ce que
« j'exige? c'est pour vous seul que vous travaillez. »
Avec tous ces beaux discours que vous lui tenez
maintenant pour le rendre sage , vous préparez le
succès de ceux que lui tiendra quelque jour un vi-
sionnaire , un souffleur , un charlatan , un fourbe ,
ou un fou de toute espèce , pour le prendre à son
piège ou pour lui faire adopter sa folie.
Il importe qu'un homme sache bien des choses
dont un enfant ne saurait comprendre l'utilité;
mais faut-il et se peut-il qu'un enfant apprenne
tout ce qu'il importe à un homme de savoir ? Tâ-
chez d'apprendre à l'enfant tout ce qui est utile à
son âge , et vous verrez que tout son temps sera
plus que rempli. Pourquoi voulez-vous , au préju-
dice des études qui lui conviennent aujourd'hui,
l'appliquer à celles d'un âge auquel il est si peu
sûr qu'il parvienne? Mais, direz-vous, sera-t-il
temps d'apprendre ce qu'on doit savoir quand le
moment sera venu d'en faire usage ? Je l'ignore :
mais ce que je sais , c'est qu'il est impossible de l'ap-
prendre plus tôt ; car nos vrais maîtres sont l'expé-
rience et le sentiment , et jamais l'homme ne sent
bien ce qui convient à l'homme que dans les rap-
ports où il s'est trouvé. Un enfant sait qu'il est
fait pour devenir homme, toutes les idées qu'il
peut avoir de l'état d'homme sont des occasions
d'instruction pour lui; mais sur les idées de cet
état qui ne sont pas à sa portée il doit rester dans
3l4 EMILE.
une ignorance absolue. Tout mon livre n'est qu'une
preuve continuelle de ce principe d'éducation.
Sitôt que nous sommes parvenus à donner à
notre élève une idée du mot utile, nous avons une
grande prise de plus pour le gouverner; car ce
mot le frappe beaucoup, attendu qu'il n'a pour
lui qu'un sens relatif à son âge, et qu'il en voit
clairement le rapport à son bien-être actuel. Vos
enfants ne sont point frappés de ce mot parce que
vous n'avez pas eu soin de leur en donner une
idée qui soit à leur portée , et que d'autres se char-
geant toujours de pourvoir à ce qui leur est utile,
ils n'ont jamais besoin d'y songer eux-mêmes, et ne
savent ce que c'est qu'utilité.
A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot
sacré, le mot déterminant entre lui et moi dans
toutes les actions de notre vie : voilà la question
qui de ma part suit infailliblement toutes ses ques-
tions, et qui sert de frein à ces multitudes d'inter-
rogations sottes et fastidieuses dont les enfants fa-
tiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui les
environnent, plus pour exercer sur eux quelque
espèce d'empire que pour en tirer quelque profit.
Celui à qui , pour sa plus importante leçon , l'on
apprend à ne vouloir rien savoir que d'utile , inter-
roge comme Socrate; il ne fait pas une question
sans s'en rendre à lui-même la raison qu'il sait
qu'on lui en va demander avant que de la résoudre.
Voyez quel puissant instrument je vous mets
entre les mains pour agir sur votre élève. Ne sa-
chant les raisons de rien , le voilà presque réduit
LIVRE III. 3l5
au silence quand il vous plaît; et vous, au con-
traire, quel avantage vos connaissances et votre
expérience ne vous donnent-elles point pour lui
montrer l'utilité de tout ce que vous lui proposez!
Car , ne vous y trompez pas , lui faire cette ques-
tion, c'est lui apprendre à vous la faire à son tour;
et vous devez compter, sur tout ce que vous lui
proposerez dans la suite , qu'à votre exemple il ne
manquera pas de dire : A quoi cela est-il bon ?
C'est ici peut-être le piège le plus difficile à évi-
ter pour un gouverneur. Si, sur la question de
l'enfant, ne cherchant qu'à vous tirer d'affaire,
vous lui donnez une seule raison qu'il ne soit pas
en état d'entendre ; voyant que vous raisonnez sur
vos idées et non sur les siennes, il croira ce que
vous lui dites bon pour votre âge , et non pour le
sien ; il ne se fiera plus à vous , et tout est perdu.
Mais où est le maître qui veuille bien rester court
et convenir de ses torts avec son élève ? tous se
font une loi de ne pas convenir même de ceux
qu'ils ont; et moi je m'en ferais une de convenir
même de ceux que je n'aurais pas , quand je ne
pourrais mettre mes raisons à sa portée : ainsi ma
conduite, toujours nette dans son esprit, ne lui
serait jamais suspecte, et je me conserverais plus
de crédit en me supposant des fautes , qu'ils ne font
en cachant les leurs.
Premièrement , songez bien que c'est rarement à
vous de lui proposer ce qu'il doit apprendre ; c'est
à lui de le désirer, de le chercher, de le trouver ; à
vous de le mettre à sa portée, de faire naître adroi-
3l6 EMILE.
tement ce désir et de lui fournir les moyens de le
satisfaire. Il suit de là que vos questions doivent
être peu fréquentes , mais bien choisies ; et que ,
comme il en aura beaucoup plus à vous faire que
vous à lui, vous serez toujours moins à découvert,
et plus souvent dans le cas de lui dire : En quoi ce
que vous me demandez est-il utile à savoir ?
De plus, comme il importe peu qu'il apprenne
ceci ou cela, pourvu qu'il conçoive bien ce qu'il
apprend et l'usage de ce qu'il apprend , sitôt que
vous n'avez pas à lui donner sur ce que vous lui
dites un éclaircissement qui soit bon pour lui, ne
lui en donnez point du tout. Dites-lui sans scru-
pule : Je n'ai pas de bonne réponse à vous faire ;
j'avais tort, laissons cela. Si votre instruction était
réellement déplacée , il n'y a pas de mal à l'aban-
donner tout-à-fait; si elle ne l'était pas, avec un
peu de soin vous trouverez bientôt l'occasion de
lui en rendre l'utilité sensible.
Je n'aime point les explications en discours ; les
jeunes gens y font peu d'attention et ne les retien-
nent guère. Les choses ! les choses ! Je ne répéterai
jamais assez que nous donnons trop de pouvoir
aux mots : avec notre éducation babillarde nous
ne faisons que des babillards.
Supposons que , tandis que j'étudie avec mon
élève le cours du soleil et la manière de s'orienter ,
tout-à-coup il m'interrompe pour me demander à
quoi sert tout cela. Quel beau discours je vais lui
faire ! de combien de choses je saisis l'occasion de
l'instruire en répondant à sa question , surtout si
LIVRE III. 3l7
nous avons des témoins de notre entretien '^ ! Je lui
parlerai de l'utilité des voyages, des avantages du
commerce , des productions particulières à chaque
climat, des mœurs des différents peuples, de l'u-
sage du calendrier, de la supputation du retour des
saisons pour l'agriculture, de l'art de la navigation ,
de la manière de se conduire sur mer et de suivre
exactement sa route sans savoir où l'on est. La po-
litique , l'histoire naturelle , l'astronomie , la mo-
rale même et le droit des gens, entreront dans mon
explication , de manière à donner à mon élève une
grande idée de toutes ces sciences et un grand désir
de les apprendre. Quand j'aurai tout dit, j'aurai
fait l'étalage d'un vrai pédant , auquel il n'aura pas
compris une seule idée. Il aurait grande envie de
me demander comme auparavant à quoi sert de
s'orienter; mais il n'ose, de peur que je ne me fâche.
Il trouve mieux son compte à feindre d'entendre
ce qu'on l'a forcé d'écouter. Ainsi se pratiquent les
belles éducations.
Mais notre Emile, plus rustiquement élevé, et à
qui nous donnons avec tant de peine une concep-
tion dure, n'écoutera rien de tout cela. Du premier
mot qu'il n'entendra pas il va s'enfuir, il va folâ-
trer par la chambre et me laisser pérorer tout seul.
Cherchons une solution plus grossière ; mon appa-
reil scientifique ne vaut rien pour lui.
"^ J'ai souvent remarqué que , clans les doctes instructions qu'on
donne aux enfants , on songe moins à se faire écouter d'eux que des
grandes personnes qui sont présentes. Je suis très-sùr de ce que je
dis là , car j'en ai fait l'observation sur moi-même.
3l8 EMILE.
Nous observions la position de la forêt au nord
de Montmorency, quand il m'a interrompu par son
importune question , A quoi sert cela ? Vous avez
raison , lui dis -je ; il y faut penser à loisir ; et si
nous trouvons que ce travail n'est bon à rien, nous
ne le reprendrons plus , car nous ne manquons pas
d'amusements utiles. On s'occupe d'autre chose ,
et il n'est plus question de géographie du reste de
la journée.
Le lendemain matin je lui propose un tour de
promenade avant le déjeuner : il ne demande pas
mieux; pour courir, les enfants sont toujours prêts,
et celui - ci a de bonnes jambes. Nous montons
dans la forêt , nous parcourons les champ eaux ,
nous nous égarons, nous ne savons plus où nous
sommes; et, quand il s'agit de revenir, nous ne
pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps
se passe, la chaleur vient, nous avons faim; nous
nous pressons, nous errons vainement de côté et
d'autre , nous ne trouvons partout que des bois ,
des carrières, des plaines, nul renseignement pour
nous reconnaître. Bien échauffés , bien recrus, bien
affamés , nous ne faisons avec nos courses que nous
égarer davantage. Nous nous asseyons enfin pour
nous reposer, pour délibérer. Emile, que je sup-
pose élevé comme un autre enfant, ne délibère
point, il pleure; il ne sait pas que nous sommes à
la porte de Montmorency, et qu'un simple taillis
nous le cache ; mais ce taillis est une forêt pour
lui , un homme de sa stature est enterré dans des
buissons.
LIVRE III. 3l9
Après quelques moments de silence , je lui dis
d'un air inquiet : Mon cher Emile, comment ferons-
nous pour sortir d'ici ?
EMILE , en nage, et pleurant à chaudes larmes.
Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim; j'ai soif;
je n'en puis plus.
JEAN-JACQUES.
Me croyez - vous en meilleur état que vous ? et
pensez-vous que je me fisse faute de pleurer si je
pouvais déjeuner de mes larmes? Il ne s'agit pas
de pleurer, il s'agit de se reconnaître. Voyons votre
montre ; quelle heure est-il ?
EMILE.
Il est midi, et je suis à jéim.
JEAN- JACQUES.
Cela est vrai , il est midi, et je suis à jeun.
EMILE.
Oh ! que vous devez avoir faim !
JEAN-JACQUES.
Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me
chercher ici. Il est midi : c'est justement l'heure où
nous observions hier de Montmorency la position
de la forêt. Si nous pouvions de même observer
de la forêt la position de Montmorency?...
EMILE.
Oui ; mais hier nous voyions la forêt , et d'ici
nous ne voyons pas la ville.
JEAN-JACQUES.
Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de
la voir pour trouver sa position ?...
320 EMILE.
EMILE
O mon bon ami ! ^
JEAN-JACQUES.
Ne disions-nous pas que la forêt était....
EMILE.
Au nord de Montmorency.
JEAN-JACQUES.
Par conséquent Montmorency doit être....
EMILE.
Au sud de la forêt.
JEAN-JACQUES.
Nous avons un moyen de trouver le nord à midi.
EMILE.
Oui, par la direction de l'ombre.
JEAN-JACQUES.
Mais le sud ?
EMILE.
Comment faire ?
JEAN-JACQUES.
Le sud est l'opposé du nord.
EMILE.
Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'opposé de
l'ombre. Oh ! voilà le sud ! voilà le sud ! sûrement
Montmorency est de ce côté ; cherchons de ce côté.
JEAN- JACQUES.
Vous pouvez avoir raison ; prenons ce sentier à
travers le bois.
EMILE, frappant des mains et poussant un cri de joie.
Ah ! je vois Montmorency ! le voilà tout devant
nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dî-
LIVRE 111. 32 I
ner, courons vite : l'astronomie est bonne à quelque
chose.
Prenez garde que , s'il ne dit pas cette dernière
phrase, il la pensera ; peu importe, pourvu que ce
ne soit pas moi qui la dise. Or soyez sûr qu'il n'ou-
bliera de sa vie la leçon de cette journée; au lieu
que, si je n'avais fait que lui supposer tout cela
dans sa chambre , mon discours eiit été oublié dès
le lendemain. Il faut parler tant qu'on peut par les
actions , et ne dire que ce qu'on ne saurait faire.
Le lecteur ne s'attend pas que je le méprise assez
pour lui donner un exemple sur chaque espèce d'é-
tude : mais, de quoi qu'il soit question , je ne puis
trop exhorter le gouverneur à bien mesurer sa
preuve sur la capacité de l'élève ; car, encore une
fois, le mal n'est pas dans ce qu'il n'entend point,
mais dans ce qu'il croit entendre.
Je me souviens que, voulant donner à un enfant
du goût pour la chimie, après lui avoir montré
plusieurs précipitations métalliques, je lui expli-
quais comment se faisait l'encre. Je lui disais que sa
noirceur ne venait que d'un fer très-divisé, déta-
ché du vitriol, et précipité par une liqueur alka-
line. Au milieu de ma docte explication, le petit
traître m'arrêta tout court avec ma question que
je lui avais apprise : me voilà fort embarrassé.
Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti; j'en-
voyai chercher du vin dans la cave du maître de
la maison , et d'autre vin à huit sous chez un mar-
chand de vin. Je pris dans un petit flacon de la dis-
solution d'alkali fixe; puis, ayant devant moi, dans
R. lU. 'j\
3u2 EMILE.
deux verres, de ces deux différents vins", je lui
parlai ainsi :
On falsifie plusieurs denrées pour les faire pa-
raître meilleures qu'elles ne sont. Ces falsifications
trompent l'œil et le goût; mais elles sont nuisibles
et rendent la chose falsifiée pire, avec sa belle ap-
parence, qu'elle n'était auparavant.
On falsifie surtout les boissons, et surtout les
vins, parce que la tromperie est plus difficile à
connaître et donne plus de profit au trompein\
La falsification des vins verts ou aigres se fait
avec de la litliarge : la litharge est une prépara-
tion de plomb. Le plomb uni aux acides fait un sel
fort doux, qui corrige au goût la verdeur du vin,
mais qui est un poison pour ceux qui le boivent.
Il importe donc, avant de boire du vin suspect,
de savoir s'il est lithargiré ou s'il ne l'est pas. Or,
voici comment je raisonne pour découvrir cela.
La liqueur du vin ne contient pas seulement de
l'esprit inflammable, comme vous l'avez vu par
l'eau-de-vie qu'on en tire; elle contient encore
de l'acide, comme vous pouvez le connaître par
le vinaigre et le tartre qu'on en tire aussi.
L'acide a du rapport aux substances métalliques,
et s'unit avec elles par dissolution pour former un
sel composé, tel, par exemple, que la rouille, qui
n'est qu'un fer dissous par l'acide contenu dans
l'air ou dans l'eau, et tel aussi que le vert-de-gris,
qui n'est qu'un cuivre dissous par le vinaigre.
" A chaque explication qu'on veut donner à l'enfant , un petit
appareil qui la précède sert beaucoup à le rendre attentif.
LIVRE III. '5l'5
Mais ce même acide a plus de rapport encore
aux substances alkalines qu'aux substances métal-
liques, en sorte que, par l'intervention des pre-
mières dans les sels composés dont je viens de vous
parler, l'acide est forcé de lâcher le métal auquel
il est uni, pour s'attacher à l'alkali.
Alors la substance métallique, dégagée de l'a-
cide qui la tenait dissoute, se précipite et rend la
liqueur opaque.
Si donc un de ces deux vins est lithargiré, son
acide tient la litharge en dissolution. Que j'y verse
de la liqueur alkaline, elle forcera l'acide de quit-
ter prise pour s'unir à elle; le plomb, n'étant plus
tenu en dissolution , reparaîtra , troublera la li-
queur , et se précipitera enfin dans le fond du verre.
S'il n'y a point de plomb "^ ni d'aucun métal dans
le vin, l'alliali s'unira paisiblement* avec l'acide, le
tout restera dissous, et il ne se fera aucune pré-
cipitation.
Ensuite je versai de ma liqueur alkaline succes-
sivement dans les deux verres : celui du vin de la
maison resta clair et diaphane ; l'autre en un mo-
ment fut trouble, et au bout d'une heure on vit
" Les vins qu'on vend en détail ciiez les marchands de vin de
Paris, quoiqu'ils ne soient pas tous lithargirés, sont rarement exempts
de plomb , parce que les comptoirs de ces marchands sont garnis
de ce métal , et que le vin qui se répand dans la mesure en passant
et séjournant sur ce plomb en dissout toujours quelque partie- Il
est étrange qu'un a1>us si manifeste et si dangereux soit souffert par
la police. Mais il est vrai que les gens aisés , ne buvant guère de ces
vins-là , sont peu sujets à en être empoisonnés.
* L'acide végétal est fort doux. Si c'était un acide minéral et qu'il
fût moins étendu , l'union ne se ferait pas sans effervescence.
21.
3^4 EMILE.
clairement le plomb précipité dans le fond du
verre.
Voilà, repris-je, le vin naturel et pur dont on
peut boire , et voici le vin falsifié qui empoisonne.
Cela se découvre par les mêmes connaissances dont
vous me demandiez l'utilité : celui qui sait bien
comment se fait l'encre sait connaître aussi les vins
frelatés.
J'étais fort content de mon exemple, et cepen-
dant je m'aperçus que l'enfant n'en était point
frappé. J'eus besoin d'un peu de temps pour sentir
que je n'avais fait qu'une sottise : car, sans parler
de l'impossibilité qu'à douze ans un enfant pût
suivre mon explication, l'utilité de cette expérience
n'entrait pas dans son esprit , parce qu'ayant goûté
des deux vins et les trouvant bons tous deux, il ne
joignait aucune idée à ce mot de falsification que
je pensais lui avoir si bien expliqué. Ces autres
mots malsain, poison y n'avaient même aucun sens
pour lui; il était là-dessus dans le cas de l'histo-
rien du médecin Philippe : c'est le cas de tous les
enfants.
Les rapports des effets aux causes dont nous
n'apercevons pas la liaison, les biens et les maux
dont nous n'avons aucune idée, les besoins que
nous n'avons jamais sentis, sont nuls pour nous;
il est impossible de nous intéresser par eux à rien
faire qui s'y rapporte. On voit à quinze ans le bon-
heur d'un homme sage, comme à trente la gloire
du paradis. Si l'on ne conçoit bien l'un et l'autre, on
fera peu de chose pour les acquérir; ot, quand
LIVRE II I. 02.5
même on les concevrait, on fera peu de chose en-
core si on ne les désire, si on ne les sent conve-
nables à soi. Il est aisé de convaincre un enfant
que ce qu'on lui veut enseigner est utile : mais ce
n'est rien de le convaincre si l'on ne sait le per-
suader. En vain la tranquille raison nous fait ap-
prouver ou blâmer, il n'y a que la passion qui
nous fasse agir :.et comment se passionner pour
des intérêts qu'on n'a point encore?
Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puisse
voir. Tandis que l'humanité lui est presque étran-
gère, ne pouvant l'élever à l'état d'homme, rabais-
sez pour lui l'homme à l'état d'enfant. En songeant
à ce qui lui peut être utile dans un autre âge, ne
lui parlez que de ce dont il voit dès à présent l'uti-
lité. Du reste, jamais de comparaisons avec d'autres
enfants, point de rivaux, point de concurrents,
même à la course, aussitôt qu'il commence à rai-
sonner: j'aime cent fois mieux qu'il n'apprenne
point ce qu'il n'apprendrait que par jalousie ou par
vanité. Seulement je marquerai tous les ans les pro-
grès qu'il aura faits : je les comparerai à ceux qu'il
fera l'année suivante : je lui dirai : Vous êtes grandi
de tant de lignes; voilà le fossé que vous sautiez,
le fardeau que vous portiez; voici la distance où
vous lanciez un caillou , la carrière que vous par-
couriez d'une haleine, etc. : voyons maintenant ce
que vous ferez. Je l'excite ainsi sans le rendre ja-
loux de personne. Il voudra se surpasser , il le
doit : je ne vois nid inconvénient qu'il soit émule
de lui-même.
3l6 ^MlLE.
Je hais les livres; ils n'apprennent qu'à parler
de ce qu'on ne sait pas. On dit qu'Hermès grava
sur des colonnes les éléments des sciences, pour
mettre ses découvertes à l'abrfd'un déluge. S'il les
eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles
s'y seraient conservées par tradition. Des cerveaux
bien préparés sont les monuments où se gravent
le plus sûrement les connaissances humaines.
N'y aurait -il point moyen de rapprocher tant de
leçons éparses dans tant de livres, de les réunir
sous un objet commun qui pût être facile à voir,
intéressant à suivre, et qui pût servir de stimulant,
même à cet âge ? Si l'on peut inventer une situa-
tion où tous les besoins naturels de l'homme se
montrent d'une manière sensible à l'esprit d'un
enfant , et où les moyens de pourvoir à ces mêmes
besoins se développent successivement avec la
même facilité, c'est par la peinture vive et naïve
de cet état qu'il faut donner le premier exercice à
son imagination.
Philosophe ardent, je vois déjà s'allumer la vôtre.
Ne vous mettez pas en frais; cette situation est
trouvée, elle est décrite, et, sans vous faire tort,
beaucoup mieux que vous ne la décririez vous-
même , du moins avec plus de vérité et de simpli-
cité. Puisqu'il nous faut absolument des livres, il
en existe un qui fournit , à mon gré , le plus heu-
reux traité d'éducation naturelle. Ce livre sera le
premier que lira mon Emile; seul il composera
durant long-temps toute sa bibliothèque, et il y
tiendra toujours une place distinguée. Il sera le
LIVKli 111. 327
texte auquel tous nos entretiens sur les sciences
naturelles ne serviront que de commentaire. Il ser-
vira d'épreuve durant nos progrès à l'état de notre
jugement; et, tant que notre goût ne sera pas
gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc
ce merveilleux livre? Est-ce Aristote? est-ce Pline?
est-ce Buffon? Non; c'est Robinson Grusoé.
Robinson Grusoé dans son île , seul , dépourvu
de l'assistance de ses semblables et des instruments
de tous les arts, pourvoyant cependant à sa sub-
sistance, à sa conservation, et se procurant même
une sorte de bien-être; voilà un objet intéressant
pour tout âge , et qu'on a mille moyens de rendre
agréable aux enfants. Voilà comment nous réali-
sons l'île déserte qui me servait d'abord de com-
paraison. Get état n'est pas , j'en conviens, celui de
l'homme social; vraisemblablement il ne doit pas
être celui d'Emile : mais c'est sur ce même état
qu'il doit apprécier tous les autres. Le plus sûr
moyen de s'élever au-dessus des préjugés et d'or-
donner ses jugements sur les vrais rapports des
choses, est de se mettre à la place d'un homme
isolé, et de juger de tout comme cet homme en
doit juger lui-même eu égard à sa propre utilité.
Ge roman , débarrassé de tout son fatras , com-
mençant au naufrage de Robinson près de son île ,
et finissant à l'arrivée du vaisseau qui vient l'en
tirer, sera tout à la fois l'amusement et l'instruc-
tion d'Emile durant l'époque dont il est ici question.
Je veux que la tête lui en tourne, qu'il s'occupe
sans cesse de son château , de ses chèvres , de ses
'6-l8 EMILE.
plantations; qu'il apprenne en détail, non dans
des livres, mais sur les choses, tout ce qu'il faut
savoir en pareil cas ; qu'il pense être Robinson lui-
même ; qu'il se voie habillé de peaux , portant un
grand bonnet , un grand sabre , tout le grotesque
équipage de la figure , au parasol près dont il n'aura
pas besoin. Je veux qu'il s'inquiète des mesures à
prendre , si ceci ou cela venait à lui manquer , qu'il
examine la conduite de son héros, qu'il cherche
s'il n'a rien omis, s'il n'y avait rien de mieux à
faire ; qu'il marque attentivement ses fautes , et qu'il
en profite pour n'y pas tomber lui-même en pareil
cas : car ne doutez point qu'il ne projette d'aller
faire un établissement semblable ; c'est le vrai châ-
teau en Espagne de cet heureux âge, où l'on ne
connaît d'autre bonheur que le nécessaire et la
liberté.
Quelle ressource que cette folie pour un homme
habile , qui n'a su la faire naître qu'afin de la mettre
à profit! L'enfant, pressé de se faire un magasin
pour son île , sera plus ardent pour apprendre , que
le maître pour enseigner. Il voudra savoir tout ce
qui est utile, et ne voudra savoir que cela : vous
n'aurez plus besoin de le guider , vous n'aurez qu'à
le retenir. Au reste, dépêchons-nous de l'établir
dans cette île , tandis qu'il y borne sa félicité , car
le jour approche où , s'il y veut vivre encore , il n'y
voudra plus vivre seul, et où Vendredi^ qui main-
tenant ne le touche guère , ne lui suffira pas long-
temps,
La pratique des arts naturels , auxquels peut suf-
LIVRE III. 3^9
fire un seul homme, mène à la recherche des arts
d'industrie , et qui ont besoin du concours de pki-
sieurs mains. Les premiers peuvent s'exercer par
des soHtaires , par des sauvages , mais les autres ne
peuvent naître que dans la société , et la rendent
nécessaire. Tant qu'on ne connaît que le besoin
physique, chaque homme se suffit à lui-même, l'in-
troduction du superflu rend indispensable le par-
tage et la distribution du travail : car , bien qu'un
homme travaillant seul ne gagne que la subsistance
d'un homme , cent hommes , travaillant de concert ,
gagneront de quoi en faire subsister deux cents.
Sitôt donc qu'une partie des hommes se repose , il
faut que le concours des bras de ceux qui travail-
lent supplée à l'oisiveté de ceux qui ne font rien.
Votre plus grand soin doit être d'écarter de l'es-
prit de votre élève toutes les notions des relations
sociales qui ne sont pas à sa portée : mais quand
l'enchaînement des connaissances vous force à lui
montrer la mutuelle dépendance des hommes , au
lieu de la lui montrer par le côté moral, tournez
d'abord toute son attention vers l'industrie et les
arts mécaniques , qui les rendent utiles les uns aux
autres. En le promenant d'atelier en atelier, ne
souffrez jamais qu'il voie aucun travail sans mettre
lui-même la main à l'œuvre, ni qu'il en sorte sans
savoir parfaitement la raison de tout ce qui s'y fait ,
ou du moins de tout ce qu'il a observé. Pour cela ,
travaillez vous-même, donnez-lui partout l'exemple :
pour le rendre maître , soyez partout apprenti ;
et comptez qu'une heure de travail lui apprendra
33u EMILE.
plus de choses qu'il n'en retiendrait d'un jour d'ex-
plications.
Il y a une estime publique attachée aux diffé-
rents arts en raison inverse de leur utilité réelle.
Cette estime se mesure directement sur leur inu-
tilité même, et cela doit être. Les arts les plus utiles
sont ceux qui gagnent le moins , parce que le nom-
bre des ouvriers se proportionne au besoin des
hommes, et que le travail nécessaire à tout le monde
reste forcément à un prix que le pauvre peut payer.
Au contraire , ces importants qu'on n'appelle pas
artisans, mais artistes, travaillant uniquement pour
les oisifs et les riches, mettent un prix arbitraire à
leurs babioles; et, comme le mérite de ces vains
travaux n'est que dans l'opinion , leur prix même
fait partie de ce mérite, et on les estime à propor-
tion de ce qu'ils coûtent. Le cas qu'en fait le riche
ne vient pas de leur usage, mais de ce que le pau-
vre ne les peut payer. Nolo habere hona nisi qui-
bus populus iiividerit '^ .
Que deviendront vos élèves , si vous leur laissez
adopter ce sot préjugé, si vous le favorisez vous-
même, s'ils vous voient, par exemple, entrer avec
plus d'égards dans la boutique d'un orfèvre que
dans celle d'un serrurier? Quel jugement porte-
ront-ils du vrai mérite des arts et de la véritable
valeur des choses, quand ils verront partout le
prix de fantaisie en contradiction avec le prix tiré
de l'utilité réelle, et que plus la chose coûte, moins
elle vaut ? Au premier moment que vous laisserez
" Petron. (cap. loo, edlt. Buimann.)
LIVRE III. 33 I
entrer ces idées dans leur tète, abandonnez le reste
de leur éducation ; malgré vous ils seront élevés
comme tout le monde ; vous avez perdu quatorze
ans de soins.
Emile songeant à meubler son île aura d'autres
manières de voir. Eobinson eût fait beaucoup plus
de cas de la boutique d'un taillandier que de tous / 2. ^
les colifichets de Saïde. Le premier lui eût paru un
homme très-respectable, et l'autre un petit char-
latan.
« Mon fils est fait pour vivre dans le monde ; il
« ne vivra pas avec des sages , mais avec des fous :
« il faut donc qu'il connaisse leurs folies , puisque
« c'est par elles qu'ils veulent être conduits. La con-
« naissance réelle des choses peut être bonne, mais
« celle des hommes et de leurs jugements vaut en-
« core mieux ; car dans la société humaine, le plus
a grand instrument de l'homme est l'homme , et le
« plus sage est celui qui se sert le mieux de cet
« instrument. A quoi bon donner aux enfants l'idée
ce d'un ordre imaginaire tout contraire à celui qu'ils
« trouveront établi , et sur lequel il faudra qu'ils se
« règlent ? Donnez - leur premièrement des leçons
« pour être sages , et puis vous leur en donnerez
« pour juger en quoi les autres sont fous. »
Voilà les spécieuses maximes sur lesquelles la
fausse prudence des pères travaille à rendre leurs
enfants esclaves des préjugés dont ils les nourris-
sent, et jouets eux-mêmes de la tourbe insensée
dont ils pensent faire l'instrument de leurs pas-
sions. Pour parvenir à connaître l'homme , que de
332 EMILE.
choses il faut connaître avant lui ! L'homme est la
dernière étude du sage , et vous prétendez en faire
la première d'un enfant ! Avant de l'instruire de
nos sentiments, commencez par lui apprendre à
les apprécier. Est-ce connaître une folie que de
la prendre pour la raison ? Pour être sage il faut
discerner ce qui ne l'est pas. Comment votre en-
fant connaîtra - 1 - il les hommes , s'il ne sait ni
juger leurs jugements ni démêler leurs erreurs?
C'est un mal de savoir ce qu'ils pensent , quand on
ignore si ce qu'ils pensent est vrai ou faux. Appre-
nez-lui donc premièrement ce que sont les choses
en elles-mêmes, et vous lui apprendrez après ce
qu'elles sont à nos yeux : c'est ainsi qu'il saura
comparer l'opinion à la vérité et s'élever au-dessus
du vulgaire ; car on ne connaît point les préjugés
quand on les adopte, et l'on ne mène point le
peuple quand on lui ressemble. Mais si vous com-
mencez par l'instruire de l'opinion publique avant
de lui apprendre à l'apprécier, assurez- vous que,
quoi que vous puissiez faire , elle deviendra la
sienne, et que vous ne la détruirez plus. Je con-
clus que, pour rendre un jeune homme judicieux ,
il faut bien former ses jugements , au lieu de lui
dicter les nôtres.
Vous voyez que jusqu'ici je n'ai point parlé des
hommes à mon élève , il aurait eu trop de bon sens
pour m'entendre ; ses relations avec son espèce ne
lui sont pas encore assez sensibles pour qu'il puisse
juger des autres par lui. Il ne connaît d'être hu-
main que lui seul , et même il est bien éloigné de
LIVRE 111. 333
se connaître : mais, s'il porte peu de jugements sur
sa personne, au moins il n'en porte que de justes.
Il ignore quelle est la place des autres, mais il
sent la sienne et s'y tient. Au lieu des lois sociales
qu'il ne peut connaître, nous l'avons lié des chaînes
de la nécessité. Il n'est presque encore qu'un être
physique , continuons de le traiter comme tel.
C'est par leur rapport sensible avec son utilité ,
sa sûreté, sa conservation, son bien-être, qu'il doit
apprécier tous les corps de la nature et tous les
travaux des hommes. Ainsi le fer doit être à ses
yeux d'un beaucoup plus grand prix que l'or , et le
verre que le diamant : de même , il honore beau-
coup plus un cordonnier, un maçon, qu'un Lempe-
reur, un Le Blanc^ et tous les joailliers de l'Europe ;
un pâtissier est surtout à ses yeux un homme très-
important , et il donnerait toute l'académie des
sciences pour le moindre confiseur de la rue des
Lombards. Les orfèvres , les graveurs , les doreurs ,
les brodeurs, ne sont, à son avis, que des fainéants
qui s'amusent à des jeux parfaitement inutiles ; il
ne fait pas même un grand cas de l'horlogerie.
L'heureux enfant jouit du^ temps sans en être es-
clave; il en profite et n'en connaît pas le prix. Le
calme des passions, qui rend pour lui sa succession
toujours égale, lui tient lieu d'instrument pour le
mesurer au besoin''. En lui supposant une montre,
aussi-bien qu'en le faisant pleurer, je me donnais
" Le temps perd pour nous sa mesure, quand nos passions veulent
régler son cours à leur grt'. La montre du sage est l'égalité d'hu-
meur et la paix de l'ame : il est toujours h son lieure , et il la con-
naît toujours.
33/| EMILE.
an Emile vulgaire pour être utile et me faire en-
tendre ; car, quant au véritable , un enfant si diffé-
rent des autres ne servirait d'exemple à rien.
Il y a un ordre non moins naturel et plus judi-
cieux encore , par lequel on considère les arts selon
les rapports de nécessité qui les lient, mettant au
premier rang les plus indépendants, et au der-
nier ceux qui dépendent d'un plus grand nombre
d'autres. Cet ordre, qui fournit d'importantes con-
sidérations sur celui de la société générale, est
semblable au précédent, et soumis au même ren-
versement dans l'estime des hommes ; en sorte que
l'emploi des matières premières se fait dans des
métiers sans honneur, presque sans profit, et que
plus elles changent de main , plus la main-d'œuvre
augmente de prix et devient honorable. Je n'exa-
mine pas s'il est vrai que l'industrie soit plus grande
et mérite plus de récompense dans les arts minu-
tieux qui donnent la dernière forme à ces matières,
que dans le premier travail qui les convertit à l'u-
sage des hommes : mais je dis qu'en chaque chose
l'art dont l'usage est le plus général et le plus in-
dispensable est incontestablement celui qui mérite
le plus d'estime , et que celui à qui moins d'autres
arts sont nécessaires la mérite encore par - dessus
les plus sidDordonnés , parce qu'il est plus Ubre et
plus près de l'indépendance. Voilà les véritables
règles de l'appréciation des arts et de l'industrie ;
tout le reste est arbitraire et dépend de l'opinion.
Le premier et le plus respectable de tous les arts
est l'agriculture : je mettrais la forge au second
\
LIVRE m. 335
rang- , la charpeiite au troisième , et ainsi de suite.
L'enfant qui n'aura point été séduit par les préjugés
vulgaires en jugera précisément ainsi. Que de ré-
flexions importantes notre Emile ne tirera-t-il point
là- dessus de son Robinson ! Que pensera -t -il en
voyant que les arts ne se perfectionnent qu'en se
subdivisant, en multipliant à l'infini les instruments
des uns et des autres ? Il se dira : Tous ces gens-là
sont sottement ingénieux : on croirait qu'ils ont
peur que leurs bras et leurs doigts ne leur servent
à quelque chose, tant ils inventent d'instruments
pour s'en passer. Pour exercer un seul art ils sont
asservis à mille autres ; il faut une ville à chaque
ouvrier. Pour mon camarade et moi nous mettons
notre génie dans notre adresse ; nous nous faisons
des outils que nous puissions porter partout avec
nous. Tous ces gens si fiers de leurs talents dans
Paris ne sauraient rien dans notre île, et seraient
nos apprentis à leur tour. .
Lecteur, ne vous arrêtez pas à voir ici l'exercice
du corps et l'adresse des mains de notre élève; mais
considérez quelle direction nous donnons à ces cu-
riosités enfantines; considérez le sens, l'esprit in-
ventif, la prévoyance ; considérez quelle tête nous
allons lui former. Dans tout ce qu'il verra, dans
tout ce qu'il fera , il voudra tout connaître , il vou-
dra savoir la raison de tout; d'instrument en instru-
ment, il voudra toujours remonter au premier; il
n'admettra rien par supposition ; il refuserait d'ap-
prendre ce qui demanderait une connaissance anté-
rieure qu'il n'aurait pas: s'il voit faire un ressort, il
336 EMILE.
voudra savoir comment l'acier a été tiré de la mine ;
s'il voit assembler les pièces d'un coffre*, il voudra
savoir comment l'arbre a été coupé ; s'il travaille
lui-même, à chaque outil dont il se sert, il ne
manquera pas de se dire : Si je n'avais pas cet outil,
comment m'y prendrais-je pour en faire un sem-
blable ou pour m'en passer ?
,4u reste, une erreur difficile à éviter dans les
occupations pour lesquelles le maître se passionne
est de supposer toujours le même goût à l'enfant :
gardez, quand l'amusement du travail vous em-
porte, que lui cependant ne s'ennuie sans vous
l'oser témoigner. L'enfant doit être tout à la chose ;
mais vou§ devez être tout à l'enfant, l'observer,
l'épier sans relâche et sans qu'il y paraisse, pres-
sentir tous ses sentiments d'avance, et prévenir
ceux qu'il ne doit pas avoir, l'occuper enfin de
manière que non-seulement il se sente utile à la
chose, mais qu'il s'y plaise à force de bien com-
prendre à quoi sert ce qu'il fait.
La société des arts consiste en échanges d'indus-
trie, celle du commerce en échanges de choses,
celle des banques en échanges de signes et d'ar-
gent : toutes ces idées se tiennent , et les notions
élémentaires sont déjà prises; nous avons jeté les
fondements de tout cela dès le premier âge, à
l'aide du jardinier Robert. Il ne nous reste main-
tenant .qu'à généraliser ces mêmes idées et les
étendre à plus d'exemples, pour lui faire com-
prendre le jeu du trafic pris en lui-même , et ren-
du sensible par les détails d'histoire naturelle qui
LIVRE III. 337
regardent les productions particulières à chaque
pays, par les détails d'arts et de sciences qui re-
gardent la navigation , enfin par le plus grand ou
moindre embarras du transport, selon l'éloigne-
ment des lieux, selon la situation des terres, des
mers, des rivières, etc.
Nulle société ne peut exister sans échange , nul
échange sans mesure commune, et nulle mesure
commune sans égalité. Ainsi , toute société a pour
première loi quelque égalité conventionnelle , soit
dans les hommes , soit dans les choses.
L'égalité conventionnelle entre les hommes, bien
différente de l'égalité naturelle, rend nécessaire
le droit positif, c'est-à-dire le gouvernement et les
lois. Les connaissances politiques d'un enfant doi-
vent être nettes et bornées; il ne doit connaître
du gouvernement en général que ce qui se rap-
porte au droit de propriété dont il a déjà quelque
idée.
L'égalité conventionnelle entre les choses a fait
inventer la monnaie; car la monnaie n'est qu'un
terme de comparaison poiu* la valeur des choses
de différentes espèces ; et en ce sens la monnaie
est le vrai lien de la société : mais tout peut être
monnaie; autrefois le bétail l'était, des coquillages
le sont encore chez plusieurs peuples; le fer fut
monnaie à Sparte , le cuir l'a été en Suède , l'or et
l'argent le sont parmi nous.
Les métaux , comme plus faciles à transporter ^
ont été généralement choisis pour termes moyens
de tous les échanges; et l'on a converti ces métaux
R. III. 22
338 :ÉMiLE.
en monnaie , pour épargner la mesure ou le poids
à chaque échange : car la marque de la monnaie
n'est qu'une attestation que la pièce ainsi marquée
est d'un tel poids; et le prince seul a droit de
battre monnaie , attendu que lui seul a droit d'exi-
ger que son témoignage fasse autorité parmi tout
un peuple.
L'usage de cette invention ainsi expliqué se fait
sentir au plus stupide. Il est difficile de comparer
immédiatement des choses de différentes natures ,
du drap , par exemple , avec du blé ; mais , quand
on a trouvé une mesure commune , savoir la mon-
naie, il est aisé au fabricant et au laboureur de
rapporter la valeur des choses qu'ils veulent échan-
ger à cette mesure commune. Si telle quantité de
drap vaut une telle somme d'argent, et que telle
quantité de blé vaille aussi la même somme d'argent,
il s'ensuit que le mar§hand , recevant ce blé pour
son drap, fait un échange équitable. Ainsi, c'est
par la monnaie que les biens d'espèces diverses de-
viennent commensurables et peuvent se comparer.
N'allez pas plus loin que cela, et n'entrez point
dans l'explication des effets moraux de cette insti-
tution. En toute chose il importe de bien exposer
les usages avant de montrer les abus. Si vous pré-
tendiez expliquer aux enfants comment les signes
font négliger les choses , comment de la monnaie
sont nées toutes les chimères de l'opinion, comment
les pays riches d'ai^ent doivent être pauvres de
tout, vous traiteriez ces enfants non-seulement en
philosophes, mais en hommes sages, et vous pré-
LIVRE III. 339
tendriez leur faire entendre ce que peu de philo-
sophes même ont bien conçu.
Sur quelle abondance d'objets intéressants ne
peut-on point tourner ainsi la curiosité d'un élève,
sans jamais quitter les rapports réels et matériels
qui sont à sa portée , ni souffrir qu'il s'élève dans
son esprit une seule idée qu'il ne puisse pas con-
cevoir! L'art du maître est de ne laisser jamais ap-
pesantir ses observations sur des minuties qui ne
tiennent à rien , mais de le rapprocher sans cesse
des grandes relations qu'il doit connaître un jour
pour bien juger du bon et du mauvais ordre de la
société civile. Il faut savoir assortir les entretiens
dont on l'amuse au tour d'esprit qu'on lui a donné.
Telle question , qui ne pourrait pas même effleurer
l'attention d'un autre, va tourmenter Emile pen^
dant six mois.
Nous allons dîner dans une maison opulente;
nous trouvons les apprêts d'un festin , beaucoup de
monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats,
un service élégant et fin. Tout cet appareil de plaisir
et de fête a quelque chose d'enivrant qui porte à
la tête quand on n'y est pas accoutumé. Je pressens
l'effet de tout cela sur mon jeune élève. Tandis que
le repas se prolonge , tandis que les services se suc-
cèdent, tandis qu'autour de la table régnent mille
propos bruyants, je m'approche de son oreille , et
je lui dis : Par combien de mains estimeriez-vous
bien qu'ait passé tout ce que vous voyez sur cette
table avant que d'y arriver? Quelle foule d'idées
j'éveille dans son cerveau par ce peu de mots! A
22.
34o EMILE.
l'instant voilà toutes les vapeurs du délire abattues.
Il rêve , il réfléchit , il calcule , il s'inquiète. Tandis
que les philosophes, égayés par le vin, peut-être
par leurs voisines , radotent et font les enfants , le
voilà lui philosophant tout seul dans son coin : il
m'interroge; je refuse de répondre, je le renvoie à
un autre temps ; il s'impatiente , il oublie de manger
et de boire , il brûle d'être hors de table pour m'en-
tretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité!
quel texte pour son instruction ! Avec un jugement
sain que rien n'a pu corrompre, que pensera-t-il
du luxe, quand il trouvera que toutes les régions
du monde ont été mises à contribution , que vingt
millions de mains peut-être ont long-temps tra-
vaillé , qu'il en a coûté la vie peut-être à des milliers
d'hommes , et tout cela pour lui présenter en pompe
à midi ce qu'il va déposer le soir dans sa garde-robe?
Épiez avec soin les conclusions secrètes qu'il
tire en son cœur de toutes ces observations. Si
vous l'avez moins bien gardé que je ne le sup-
pose, il peut être tenté de tourner ses réflexions
dans un autre sens, et de se regarder comme un
personnage important au monde, en voyant tant
de soins concourir pour apprêter son diner. Si
vous pressentez ce raisonnement, vous pouvez ai-
sément le prévenir avant qu'il le fasse, ou du
moins en effacer aussitôt l'impression. Ne sachant
encore s'approprier les choses que par une jouis-
sance matérielle , il ne peut juger de leur conve-
nance ou disconvenance avec lui que par des rap-
ports sensibles. La comparaison d'un dîner simple
LIVRE III. 341
et rustique , préparé par l'exercice , assaisonné par
la faim, par la liberté, par la joie, avec son fes-
tin si magnifique et si compassé, suffira pour lui
faire sentir que tout l'appareil du festin ne lui
ayant donné aucun profit réel , et son estomac sor-
tant tout aussi content de la table du paysan que
de celle du financier, il n'y avait rien à l'un de plus
qu'à l'autre qu'il put appeler véritablement sien.
Imaginons ce qu'en pareil cas un gouverneur
pourra lui dire. Rappelez-vous bien ces deux repas,
et décidez en vous-même lequel vous avez fait
avec le plus de plaisir ; auquel avez-vous remarqué
le plus de joie? auquel a-t-on mangé de plus grand
appétit, bu plus gaiement, ri de meilleur cœur?
lequel a duré le plus long-temps sans ennui , et
sans avoir besoin d'être renouvelé par d'autres ser-
vices ? Cependant voyez la différence : ce pain bis,
que vous trouvez si bon , vient du blé recueilli par
ce paysan ; son vin noir et grossier , mais désalté-
rant et sain , est du cru de sa vigne ; le linge vient
de son chanvre, filé l'hiver par sa femme, par ses
filles, par sa servante; nulles autres mains que
celles de sa famille n'ont fait les apprêts de sa
table ; le moulin le plus proche et le marché voisin
sont les bornes de l'univers pour lui. En quoi donc
avez-vous réellement joui de tout ce qu'ont fourni
de plus la terre éloignée et la main des hommes
sur l'autre table? Si tout cela ne vous a pas fait
faire un meilleur repas , qu'avez-vous gagné à cette
abondance? qu'y avait-il là qui fût fait pour vous?
Si vous eussiez été le maître de la maison , pourra-
34^ EMILE.
t-il ajouter, tout cela VOUS fut resté plus étranger en-
core : car le soin d'étaler aux yeux des autres votre
jouissance eût achevé de vous l'ôter : vous auriez
eu la peine , et eux le plaisir.
Ce discours peut être fort beau ; mais il ne vaut
rien pour Éniile , dont il passe la portée , et à qui
l'on ne dicte point ses réflexions. Parlez-lui donc
plus simplement. Après ces deux épreuves, dites-
lui quelque matin : Où dînerons^nous aujourd'hui?
autour de cette montagne d'argent qui couvre les
trois quarts de la table , et de ces parterres de fleurs
de papier qu'on sert au dessert sur des miroirs ,
parmi ces femmes en grand panier qui vous traitent
en marionnette , et veulent que vous ayez dit ce que
vous ne savez pas ; ou bien dans ce village à deux
lieues d'ici, chez ces bonnes gens qui nous re-
çoivent si joyeusement, et nous donnent de si
bonne crème? Le choix d'Emile n'est pas douteux :
car il n'est ni babillard ni vain; il ne peut souffrir
la gêne, et tous nos ragoûts fins ne lui plaisent
point: mais il est toujours prêt à courir en cam-
pagne , et il aime fort les bons fruits , les bons lé-
gumes, la bonne crème, et les bonnes gens*. Che-
" Le goût que je suppose à mon élève pour la campagne est un
fruit naturel de son éducation. D'ailleurs , n'ayant rien de cet air fat
et requinqué qui plaît tant aux femmes , il en est moins fêté que
d'autres enfants : par conséquent il se plaît moins avec elles , et se
gâte moins dans leur société , dont il n'est pas encore en état de
sentir le charme. Je me suis gardé de lui apprendre à leur baiser la
main , à leur dire des fadeurs , pas même à leur marquer préféra-
blement aux hommes les égards qui leur sont dus : je me suis fait
une inviolable loi de n'exiger rien de lui dont la raison ne fût à sa
portée ; et il n'y a point de bonne raison pour un enfant de traiter
un sexe autrement que l'autre.
LIVRE 111. 343
min faisant, la réflexion vient d'elle-même. Je vois
que ces foules d'hommes qui travaillent à ces grands
repas perdent bien leurs peines, ou qu'ils ne son-
gent guère à nos plaisirs.
Mes exemples, bons peut-être pour un sujet,
seront mauvais pour mille autres. Si l'on en prend
l'esprit , on saura bien les varier au besoin : le choix
tient à l'étude du génie propre à chacun, et cette
étude tient aux occasions qu'on leur offre de se
montrer. On n'imaginera pas que , dans l'espace de
trois ou quatre ans que nous avons à remplir ici,
nous puissions donner à l'enfant le plus heureuse-
ment né une idée de tous les arts et de toutes les
sciences naturelles, suffisante pour les apprendre
un jour de lui-même; mais en faisant ainsi passer
devant lui tous les objets qu'il lui importe de con-
naître, nous le mettons dans le cas de développer
son goût, son talent, de faire les premiers pas
vers l'objet où le porte son génie , et de nous in-
diquer la route qu'il lui faut ouvrir pour seconder
la nature.
Un autre avantage de cet enchaînement de con-
naissances bornées, mais justes, est de les lui mon-
trer par leurs liaisons , par leurs rapports , de les
mettre toutes à leur place dans son estime, et de
prévenir en lui les préjugés qu'ont la plupart des
hommes pour les talents qu'ils cultivent, contre
ceux qu'ils ont négligés. Celui qui voit bien l'ordre
du tout voit la place où doit être chaque partie ;
celui qui voit bien une partie, et qui la connaît à
fond , peut être un savant homme : l'autre est un
344 EMILE.
homme judicieux ; et vous vous souvenez que ce
que nous nous proposons d'acquérir est moins la
science que le jugement.
Quoi qu'il en soit, ma méthode est indépendante
de mes exemples , elle est fondée sur la mesure des
facultés de l'homme à ses différents âges, et sur
le choix des occupations qui conviennent à ses fa-
cultés. Je crois qu'on trouverait aisément une autre
méthode avec laquelle on paraîtrait faire mieux •
mais si elle était moins appropriée à l'espèce , à
l'âge, au sexe, je doute qu'elle eût le même succès.
En commençant cette seconde période, nous
avons profité de la surahondance de nos forces
sur nos besoins pour nous porter hors de nous ;
nous nous sommes élancés dans les cieux ; nous
■ t? avons mesuré la terre; nous avons recueilli les lois
I de la nature , en un mot nous avons parcouru l'île
entière : maintenant nous revenons à nous ; nous
nous rapprochons insensiblement de notre habi-
tation. Trop heureux, en y rentrant, de n'en pas
trouver encore en possession l'ennemi qui nous
menace , et qui s'apprête à s'en emparer !
Que nous reste -t- il à faire après avoir observé
tout ce qui nous environne ? D'en convertir à notre
usage tout ce que nous pouvons nous approprier,
et de tirer parti de notre curiosité pour l'avantage
de notre bien-être. Jusqu'ici nous avons fait pro-
vision d'instruments de toute espèce, sans savoir
desquels nous aurions besoin. Peut-être, inutiles
à nous - mêmes , les nôtres pourront - ils servir à
d'autres ; et peut-être , à notre tour , aurons-nous
LIVKE 111. 345
besoin des leurs. Ainsi nous trouverions tous notre*
compte à ces échanges : mais , pour les faire , il
faut connaître nos besoins mutuels, il faut que
chacun sache ce que d'autres ont à son usage, et
ce qu'il peut leur offrir en retour. Supposons dix
hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il
faut que chacun, pour son nécessaire, s'applique
à dix sortes de travaux : mais , vu la différence de
génie et de talent , l'un réussira moins à quelqu'un
de ces travaux, l'autre à un autre. Tous, propres
à diverses choses , feront les mêmes, et seront mal
servis. Formons une société de ces dix hommes,
et que chacun s'applique, pour lui seul et pour
les neuf autres , au genre d'occupation qui lui con-
vient le mieux : chacun profitera des talents des
autres comme si lui seul les avait tous ; chacun per-
fectionnera le sien par un continuel exercice : et il
arrivera que tous les dix , parfaitement bien pour-
vus , auront encore du surabondant pour d'autres.
Voilà le principe apparent de toutes nos institu-
tions. Il n'est pas de mon sujet d'en examiner ici les
conséquences : c'est ce que j'ai fait dans un autre
écrit '^.
Sur ce principe , un homme qui voudrait se re-
garder comme un être isolé , ne tenant du tout à
rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être
que misérable. Il lui serait même impossible de
subsister ; car , trouvant la terre entière couverte
du tien et du mien, et n'ayant rien à lui que son
corps, d'où tirerait -il son nécessaire? En sortant
« Discours sur l'Inégalité.
5l[6 KM ILE.
ds l'état de nature, nous forçons nos semblables
d'en sortir aussi ; nul n'y peut demeurer malgré
les autres : et ce serait réellement en sortir, que
d'y vouloir rester dans l'impossibilité d'y vivre;
car la première loi de la nature est le soin de se
conserver.
iVinsi se. forment peu à peu dans l'esprit d'un
enfant les idées des relations sociales, même avant
qu'il puisse être réellement membre actif de la so-
ciété. Emile voit que, pour avoir des instruments
à son usage, il lui en faut encore à l'usage des
autres par lesquels il puisse obtenir en échange les
choses qui lui sont nécessaires et qui sont en leur
pouvoir. Je l'amène aisément à sentir le besoin de
ces échanges, et à se mettre en état d'en profiter.
Monseigneur, il /cuit que je viue , disait un mal-
heureux auteur satirique au ministre qui lui re-
prochait l'infamie de ce métier. Je nen vois pas la
nécessité, lui répartit froidement l'homme en place.
Cette réponse, excellente pour un ministre, eût
été barbare et fausse en toute autre bouche. Il
faut que tout homme vive. Cet argument, auquel
chacun donne plus ou moins de force à proportion
qu'il a plus ou moins d'humanité, me paraît sans
réplique pour celui qui le fait relativement à lui-
même. Puisque, de toutes les aversions que nous
donne la nature, la plus forte est celle de mourir,
il s'ensuit que tout est permis par elle à quiconque
n'a nul autre moyen possible pour vivre. Les prin-
cipes sur lesquels l'homme vertueux apprend à
mépriser sa vie et à l'immoler à son devoir sont
LIVRE III. 347
bien loin de cette simplicité primitive. Heureux
les peuples chez lesquels on peut être bon sans
effort et juste sans vertu ! S'il est quelque misé-
rable état au monde où chacun ne puisse pas vivre
sans malfaire et où les citoyens soient fripons par
nécessité, ce n'est pas le malfaiteur qu'il faut pen-
dre , c'est celui qui le force à le devenir.
Sitôt qu'Emile saura ce que c'est que la vie , mon
premier soin sera de lui apprendre à la conserver.
Jusqu'ici je n'ai point distingué les états , les rangs,
les fortunes; et je ne les distinguerai guère plus
dans la suite , parce que l'homme est le même dans
tous les états; que le riche n'a pas l'estomac plus
grand que le pauvre et ne digère pas mieux que
lui ; que le maître n'a pas les bras plus longs ni
plus forts que ceux de son esclave; qu'un grand
n'est pas plus grand qu'un homme du peuple; et
qu'enfin les besoins naturels étant partout les
mêmes, les moyens d'y pourvoir doivent être par-
tout égaux. Appropriez l'éducation de l'homme à
l'homme, et non pas à ce qui n'est point lui. Ne
voyez-vous pas qu'en travaillant à le former exclu-
sivement pour un état vous le rendez inutile à tout
autre , et que , s'il plaît à la fortune , vous n'aurez
travaillé qu'à le rendre malheureux ? Qu'y a-t-il de
plus ridicule qu'un grand seigneur devenu gueux ,
qui porte dans sa misère les préjugés de sa nais-
sance ? Qu'y a-t-il de plus vil qu'un riche appauvri ,
qui, se souvenant du mépris qu'on doit à la pau-
vreté , se sent devenu le dernier des hommes ? L'un
a pour toute ressource le métier de fripon public ,
348 EMILE.
l'autre celui de valet rampant avec ce beau mot.
Il faut que je vive.
Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société sans
songer que cet ordre est sujet à des révolutions
inévitables , et qu'il vous est impossible de prévoir
ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants.
Le grand devient petit, le riche devient pauvre,
le monarque devient sujet : les coups du sort sont-
ils si rares que vous puissiez compter d'en être
exempt ? Nous approchons de l'état de crise et du
siècle des révolutions ''. Qui peut vous répondre
de ce que vous deviendrez alors? Tout ce qu'ont
fait les hommes, les hommes peuvent le détruire :
il n'y a de caractères ineffaçables que ceux qu'im-
prime la nature, et la nature ne fait ni princes,
ni riches , ni grands seigneurs. Que fera donc , dans
la bassesse, ce satrape que vous n'avez élevé que
pour la grandeur ? Que fera , dans la pauvreté ,
ce publicain qui ne sait vivre que d'or ? Que fera ,
dépourvu de tout, ce fastueux imbécile qui ne sait
point user de lui-même, et ne met son être que
dans ce qui est étranger à lui ? Heureux celui qui
sait quitter alors l'état qui le quitte , et rester
homme en dépit du sort ! Qu'on loue tant qu'on
voudra ce roi vaincu qui veut s'enterrer en furieux
sous les débris de son trône; moi je le méprise; je
vois qu'il n'existe que par sa couronne, et qu'il
" Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Eu-
rope aient encore long-temps à durer : toutes ont brillé , et tout
état qui brille est sur son déclin. J'ai de mou opinion des raisons
plus particulières que cette maxime ; mais il n'est pas à propos de
les dire , et chacun ne les voit que trop.
LIVRE III. 349
n'est rien du tout s'il n'est roi : mais celui qui la
perd et s'en passe est alors au-dessus d'elle. Du
rang de roi , qu'un lâche , un méchant , un fou
peut remplir comme un autre, il monte à l'état
d'homme, que si peu d'hommes savent remplir.
Alors il triomphe de la fortune , il la brave, il ne
doit rien qu'à lui seul; et, quand il ne lui reste à
montrer que lui, il n'est point nul; il est quelque
chose. Oui, j'aime mieux cent fois le roi de Syra-
cuse maître d'école à Corinthe , et le roi de Macé-
doine greffier à Rome % qu'un malheureux Tarquin,
ne sachant que devenir s'il ne règne pas , que l'hé-
ritier du possesseur de trois royaumes*, jouet de
quiconque ose insulter à sa misère , errant de cour
en cour, cherchant partout des secours, et trou-
vant partout des affronts , faute de savoir faire
autre chose qu'un métier qui n'est plus en son
pouvoir.
L'homme et le citoyen , quel qu'il soit , n'a
d'autre bien à mettre dans la société que lui-même,
tous ses autres biens y sont malgré lui ; et quand
un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa ri-
chesse , ou le public en jouit aussi. Dans le premier
cas il vole aux autres ce dont il se prive ; et dans
le second il ne leur donne rien. Ainsi la dette so-
ciale lui reste tout entière tant qu'il ne paie que
de son bien. Mais mon père , en le gagnant, a servi
' Alexandre , fils de Persée , roi de Macédoine , fut secrétaire
d'un magistrat de Rome.
Le prince Charles - Edouard , dit le Prétendant, petit-fils de
Jacques II, roi d'Angleterre, détrôné en 1688.
35o EMILE;
la société... Soit; il a payé sa dette, mais non pas
la vôtre. Vous devez plus aux autres que si vous
fussiez né sans bien , puisque vous êtes né favorisé.
Il n'est point juste que ce qu'un homme a fait pour
la société en décharge un autre de ce qu'il lui doit;
car chacun , se devant tout entier, ne peut payer
que pour lui, et nul père ne peut transmettre à
son fils le droit d'être inutile à ses semblables : or
c'est pourtant ce qu'il fait, selgn vous , en lui trans-
mettant ses richesses, qui sont la preuve et le prix
du travail. Celui qui mange dans l'oisiveté ce qu'il
n'a pas gagné lui-même le vole ; et un rentier que
l'état paye pour ne rien faire ne diffère guère, à
mes yeux , d'un brigand qui vit aux dépens des
passants. Hors de la société, l'homme isolé, ne de-
vant rien à personne, a droit de vivre comme il
lui plaît ; mais dans la société ^ où il vit nécessaire-
ment aux dépens des autres , il leur doit en travail
le prix de son entretien ; cela est sans exception. Tra-
vailler est donc un devoir indispensable à l'homme
social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout
citoyen oisif est un fripon.
Or , de toutes les occupations qui peuvent fournir
la subsistance à l'homme, celle qui le rapproche le
plus de l'état de nature est le travail des mains : de
toutes les conditions, la plus indépendante de la
fortune et des hommes est celle de l'artisan. L'ar-
tisan ne dépend que de son travail; il est libre,
aussi hbre que le laboureur est esclave: car celui-
ci tient à son champ , dont la récolte est à la dis-
crétion d'autrui. L'ennemi, le prince , un voisin
LIVRE III. 35l
puissant, un procès, lui peut enlever ce champ ; par
ce champ on peut le vexer en mille manières : mais
partout où l'on veut vexer l'artisan , son bagage est
bientôt fait; il emporte ses bras et s'en va. Toute-
fois l'agriculture est le premier métier de l'homme :
c'est le plus honnête , le plus utile , et par consé-
quent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne dis
pas à Emile, Apprends l'agriculture; il la sait. Tous
les travaux rustiques lui sont familiers; c'est par
eux qu'il a commencé; c'est à eux qu'il revient sans
cesse. Je lui dis donc. Cultive l'héritage de tes pères.
Mais si tu perds cet héritage, ou si tu n'en as point,
que faire? Apprends un métier.
Un métier à mon fils! mon fils artisan! Mon-
sieur, y pensez -vous ? J'y pense mieux que vous,
madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais
être qu'un lord , un marquis , un prince , et peut-
être un jour moins que rien : moi , je lui veux
donner un rang qu'il ne puisse perdre , un rang qui
l'honore dans tous les temps; je veux l'élever à
l'état d'homme; et, quoi que vous en puissiez dire,
il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il
tiendra de vous.
La lettre tue, et l'esprit vivifie. 11 s'agit moins
d'apprendre un métier pour savoir un métier, que
pour vaincre les préjugés qui le méprisent. Vous
ne serez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh!
tant pis , tant pis pour vous ! Mais n'importe ; ne
travaillez point par nécessité, travaillez par gloire.
Abaissez-vous à l'état d'artisan pour être au-dessus
du vôtre. Pour vous soumettre la fortune et les
352 JÉMILE.
choses, commencez par vous en rendre indépen-
dant. Pour régner par l'opinion, commencez par
régner sur elle.
Souvenez-vous que ce n'est point un talent que
je vous demande ; c'est un métier, un vrai métier,
un art purement mécanique j où les mains travail-
lent plus que la tête, et qui ne mène point à la
fortune, mais avec lequel on peut s'en passer. Dans
des maisons fort au-dessus du danger de manquer
de pain, j'ai vu des pères pousser la prévoyance
jusqu'à joindre au soin d'instruire leurs enfants
celui de les pourvoir de connaissances dont, à tout
événement, ils pussent tirer parti pour vivre. Ces
pères prévoyants croient beaucoup faire; ils ne
font rien , parce que les ressources qu'ils pensent
ménager à leurs enfants dépendent de cette même
fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre.
En sorte qu'avec tous ces beaux talents, si celui
qui les a ne se trouve dans des circonstances favo-
rables pour en faire usage , il périra de misère
comme s'il n'en avait aucun.
Dès qu'il est question de manège et d'intrigues,
autant vaut les employer à se maintenir dans l'a-
bondance, qu'à regagner, du sein de la misère, de
quoi remonter à son premier état. Si vous cultivez
des arts dont le succès tient à la réputation de l'ar-
tiste; si vous vous rendez propre à des emplois
qu'on n'obtient que par la faveur , que vous servira
tout cela, quand ^ justement dégoûté du monde,
vous dédaignerez les moyens sans lesquels on n'y
peut réussir? Vous avez étudié la politique et les
LIVRE III, , 353
intérêts des princes : voilà qui va fort bien ; mais
que ferez-vous de ces connaissances, si vous ne
savez parvenir aux ministres, aux femmes de la
cour, aux chefs des bureaux; si vous n'avez le se-
cret de leur plaire , si tous ne trouvent en vous le
fripon qui leur convient? Vous êtes architecte ou
peinti-e : soit; mais il faut faire connaître votre ta-
lent. Pensez-vous aller de but en blanc exposer un
ouvrage au salon? Oh! qu'il n'en va pas ainsi! Il
faut être de l'Académie ; il y faut même être protégé
pour obtenir au coin d'un mur quelque place obs-
cure. Quittez - moi la règle et le pinceau ; prenez
un fiacre , et courez de porte en porte : c'est ainsi
qu'on acquiert la célébrité. Or vous devez savoir
que toutes ces illustres portes ont des suisses ou
des portiers qui n'entendent que par geste , et dont
les oreilles sont dans leurs mains. Voulez-vous en-
seigner ce que vous avez appris , et devenir maître
de géographie, ou de mathématiques, ou de lan-
gues, ou de musique, ou de dessin; pour cela même
il faut trouver des écoliers, par conséquent des
prôneurs. Comptez qu'il importe plus d'être char-
latan qu'habile, et que, si vous ne savez de mé-
tier que le vôtre , jamais vous ne serez qu'un
ignorant.
Voyez donc combien toutes ces brillantes res-
sources sont peu solides , et combien d'autres res-
sources vous sont nécessaires pour tirer parti de
celles-là. Et puis, que deviendrez -vous dans ce
lâche abaissement? Les revers, sans vous instruire,
vous avilissent; jouet plus que jamais de l'opinion
R. ni. 9,3
354 EMILE.
publique, comment vous élèverez-vous au-dessus
des préjugés, arbitres de votre sort? Comment
mépriserez-vous la bassesse et les vices dont vous
avez besoin pour subsister? Vous ne dépendiez que
des richesses, et maintenant vous dépendez des
riches; yous n'avez fait qu'empirer votre esclavage
et le surcharger de votre misère. Vous voilà pauvre
sans être libre; c'est le pire état où l'homme puisse
tomber.
Mais, au lieu de recourir pour vivre à ces hautes
connaissances qui sont faites pour nourrir l'ame
et non le corps , si vous recourez, au besoin, à vos
mains et à l'usage que vous en savez faire, toutes
les difficultés disparaissent , tous les manèges de-
viennent inutiles; la ressource est toujours prête
au moment d'en user, la probité, l'honneur, ne
sont plus un obstacle à la vie : vous n'avez plus
besoin d'être lâche et menteur devant les grands ,
souple et rampant devant les fripons, vil complai-
sant de tout le monde, emprunteur ou voleur, ce
qui est à peu près la même chose quand on n'a rien :
l'opinion des autres ne vous touche point; vous
n'avez à faire votre cour à personne, point de sot
à flatter, point de suisse à fléchir, point de cour-
tisane à payer , et, qui pis est, à encenser. Que des
coquins mènent les grandes affaires, peu vous im-
porte : cela ne vous empêchera pas , vous , dans
votre vie obscure, d'être honnête homme et d'a-
voir du pain. Vous entrez dans la première bou-
tique du métier que vous avez appris: Maître, j'ai
besoin d'ouvrage. Compagnon , mettez-vous là, tra-
I
LIVRE III. 355
vaillez. Avant que l'heure du dîner soit venue , vous
avez gagné votre dîner : si vous êtes diligent et
sobre, avant que huit jours se passent, vous aurez
de quoi vivre huit autres jours : vous aurez vécu
libre, sain, vrai, laborieux, juste. Ce n'est pas
perdre son temps que d'en gagner ainsi.
Je veux absolument qu'Emile apprenne un mé-
tier. Un métier honnête, au moins, direz -vous?
Que signifie ce mot ? Tout métier utile au public
n'est-il pas honnête? Je ne veux point qu'il soit
brodeur, ni doreur, ni vernisseur, comme le gen-
tilhomme de Locke; je ne veux qu'il soit ni musi-
cien , ni comédien , ni faiseur de livres". A ces pro-
fessions près et les autres qui leur ressemblent,
qu'il prenne celle qu'il voudra; je ne prétends le
gêner en rien. J'aime mieux qu'il soit cordonnier
que poète; j'aime mieux qu'il pave les grands
chemins que de faire des fleurs de porcelaine. IMais,
direz-vous, les archers , les espions , les bourreaux,
sont des gens utiles. Il ne tient qu'au gouverne-
ment qu'ils ne le soient point. Mais passons ; j'avais
tort : il ne suffit pas de choisir un métier utile, il
faut encore qu'il n'exige pas des gens qui l'exercent
des qualités d'ame odieuses et incompatibles avec
l'humanité. Ainsi, revenant au premier mot, pre-
nons un métier honnête : mais souvenons -nous
toujours qu'il n'y a point d'honnêteté sans l'utilité.
** Vous l'êtes bien, tous, me dira-t-on. Je le suis pour mon mal-
heur , je l'avoue ; et mes torts , que je pense avoir assez expiés , ne
sont pas pour autrui des raisons d'en avoir de semblables. Je n'écris
pas pour excuser mes fautes, mais pour empêcher mes lecteurs til-
les imiter.
23.
356 EMILE.
Un célèÎ3re auteur de ce siècle", dont les livres
sont pleins de grands projets et de petites vues ,
avait fait vœu , comme tous les prêtres de sa com-
munion , de n'avoir point de femme en propre ;
mais se trouvant plus scrupuleux que les autres
sur l'adultère , on dit qu'il prit le parti d'avoir de
jolies servantes, avec lesquelles il réparait de son
mieux l'outrage qu'il avait fait à son espèce par ce
téméraire engagement. Il regardait comme un de-
voir du citoyen d'en donner d'autres à la patrie ,
et du tribut qu'il lui payait en ce genre il peuplait
la classe des artisans. Sitôt que ces enfants étaient
en âge , il leur faisait apprendre à tous un métier
de leur goût, n'excluant que les professions oi-
seuses, futiles, ou sujettes à la mode, telles, par
exemple , que celle de perruquier, qui n'est jamais
nécessaire , et qui peut devenir inutile d'un jour
à l'autre , tant que la nature ne se rebutera pas de
nous donner des cheveux.
Voilà l'esprit qui doit nous guider dans le choix
du métier d'Emile; ou plutôt ce n'est pas à nous de
faire ce choix , c'est à lui , car les maximes dont il est
imbu conservant en lui le mépris naturel des choses
inutiles, jamais il ne voudra consumer son temps en
travaux de nulle valeur, et il ne connaît de valeur
aux choses que celle de leur utilité réelle; il lui faut
un métier qui pût servir à Robinson dans son île.
En faisant passer en revue devant un enfant les
productions de la nature et de l'art, en irritant sa
curiosité, en le suivant où elle le porte, on a l'a-
"^ L'abbé de Saint-Pierre.
LIVRE 111. 357
vantage d'étudier ses goûts, ses inclinations, ses
penchants, et de voir briller la première étincelle
de son génie, s'il en a quelqu'un qui soit bien dé-
cidé. Mais une erreur commune et dont il faut vous
préserver, c'est d'attribuer à l'ardeur du talent
l'effet de l'occasion , et de prendre pour une incli-
nation marquée vers tel ou tel art l'esprit imitatif
commun à l'homme et au singe , et qui porte ma"
chinalement l'un et l'autre à vouloir faire tout ce
qu'il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est
bon. Le monde est plein d'artisans , et surtout
d'artistes , qui n'ont point le talent naturel de l'art
qu'ils exercent, et dans lequel on les a poussés dès
leur bas âge, soit déterminé par d'autres conve-
nances , soit trompé par un zèle apparent qui les
eût portés de même vers tout autre art, s'ils l'a-
vaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend un tam-
bour et se croit général ; tel voit bâtir et veut être
architecte. Chacun est tenté du métier qu'il voit
faire, quand il le croit estimé.
J'ai connu un laquais qui , voyant peindre et des-
siner son maître, se mit dans la tète d'être peintre
et dessinateur. Dès l'instant qu'il eut formé cette
résolution , il prit le crayon , qu'il n'a plus quitté
que pour prendre le pinceau , qu'il ne quittera de
sa vie. Sans leçons et sans règles il se mit à dessi-
ner tout ce qui lui tombait sous la main. 11 passa
trois ans entiers collé sur ses barbouillages , sans
que jamais rien pût l'en arracher que son service,
et sans jamais se rebuter du peu de progrès que de
médiocres dispositions lui laissaient faire. Je l'ai vu
^^^■
358 EMILE.
durant six mois d'un été très-ardent, dans une petite
antichambre au midi, où l'on suffoquait au passage,
assis, ou plutôt cloué tout le jour sur sa chaise,
devant un globe , dessiner ce globe , le redessiner,
commencer et recommencer sans cesse avec une
invincible obstination , jusqu'à ce qu'il en eût
rendu la ronde-bosse assez bien pour être content
de son travail. Enfin, favorisé de son maître et
guidé par un artiste , il est parvenu au point de
quitter la livrée et de vivre de son pinceau. Jusqu'à
certain terme la persévérance supplée au talent :
il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La
constance et l'émulation de cet honnête garçon
sont louables. Il se fera toujours estimer par son
assiduité , par sa fidélité , par ses mœurs ; mais il
ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui
est-ce qui n'eût pas été trompé par son zèle et ne
l'eût pas pris pour un vrai talent? Il y a bien de
la différence entre se plaire à un travail , et y être
propre. Il faut des observations plus fines qu'on
ne pense pour s'assurer du vrai génie et du vi^ai
goût d'un enfant qui montre bien plus ses désirs
que ses dispositions, et qu'on juge toujours par
les premiers, faute de savoir étudier les autres. Je
voudrais qu'un homme judicieux nous donnât un
traité de l'art d'observer les enfants. Cet art serait
très-important à connaître : les pères et les maîtres
n'en ont pas encore les éléments.
Mais peut-être donnons-nous ici trop d'impor-
tance au choix d'un métier. Puisqu'il ne s'agit que
d'un travail des mains, ce choix n'est rien pour
LIVRE III. 359
Emile ; et son apprentissage est déjà plus d'à moitié
fait, par les exercices dont nous l'avons occupé
jusqu'à présent. Que voulez-vous qu'il fasse? Il est
prêt à tout : il sait déjà manier la bêche et la houe ,
il sait se servir du tour, du marteau, du rabot, de la
Unie ; les outils de tous les métiers lui sont déjà
familiers. Il ne s'agit plus que d'acquérir de quel-
qu'un de ces outils un usage assez prompt , assez
facile, pour égaler en diligence les bons ouvriers
qui s'en servent ; et il a sur ce point un grand avan-
tage par-dessus tous, c'est d'avoir le corps agile,
les membres flexibles, pour prendre sans peine
toutes sortes d'attitudes et prolonger sans effort
toutes sortes de mouvements. De plus, il a les or-
ganes justes et bien exercés ; toute la mécanique
des arts lui est déjà connue. Pour savoir travailler
en maître , il ne lui manque que de l'habitude , et
l'habitude ne se gagne qu'avec le temps. Auquel
des métiers , dont le choix nous reste à faire , don-
nera-t-il donc assez de temps pour s'y rendre dili-
gent ? Ce n'est plus que de cela qu'il s'agit.
Donnez à l'homme un métier qui convienne à
son sexe, et au jeune homme un métier qui con-
vienne à son âge; toute profession sédentaire et
casanière, qui efféminé et ramollit le corps, ne lui
plaît ni ne lui convient. Jamais jeune garçon n'as-
pira de lui-même à être tailleur; il faut de l'art
pour porter à ce métier de femmes le sexe pour
lequel il n'est pas faif. L'aiguille et l'épée ne
•^ Il n'y avait point de tailleurs parmi les anciens : les habits des
hommes se faisaient dans la maison par les femmes.
3Go îiMItÉ.
sauraient être maniées par les mêmes mains. Si j'é-
tais souverain, je ne permettrais la couture et les
métiers à l'aiguille qu'aux femmes et aux boiteux
réduits à s'occuper comme elles. En supposant les
eunuques nécessaires, je trouve les Orientaux bien
fous d'en faire exprès. Que ne se contentent-ils de
ceux qu'a faits la nature, de ces foules d'hommes
lâches dont elle a mutilé le cœur? ils en auraient
de reste pour le besoin. Tout homme faible, dé-
licat , craintif, est condamné par elle à la vie séden-
taire; il est fait pour vivre avec les femmes ou à
leur manière. Qu'il exerce quelqu'un des métiers
qui leur sont propres, à la bonne heure; et, s'il
faut absolument de vrais eunuques , qu'on réduise
à cet état les hommes qui déshonorent leur sexe en
prenant des emplois qui ne lui conviennent pas.
Leur choix annonce l'erreur de la nature : corri-
gez cette erreur de manière ou d'autre, vous n'au-
rez fait que du bien.
J'interdis à mon élève les métiers malsains , mais
non pas les métiers pénibles, ni même les mé-
tiers périlleux. Ils exercent à la fois la force et le
courage; ils sont propres aux hommes seuls; les
femmes n'y prétendent point : comment n'ont-ils
pas honte d'empiéter sur ceux qu'elles font ?
Luctantur paucaî , comedunt coliphia paucae.
Vos lanam trahitis , calathisque peracta refertis
Vellera *
En Italie, on ne voit point de femmes dans les bou-
tiques ; et l'on ne peut rien imaginer de plus triste
Juvcii. , Sat. II, V. 53.
LIVRE III. 36l
que le coup d'œil des rues de ce pays-là pour ceux
qui sont accoutumés à celles de France et d'Angle-
terre. En voyant des marchands de modes vendre
aux dames des rubans, des pompons, du réseau,
de la chenille , je trouvais ces parures délicates bien
ridicules dans de grosses mains, faites pour souf-
fler la forge et frapper sur 1 enclume. Je me disais :
Dans ce pays les femmes devraient, par repré-
sailles , lever des boutiques de fourbisseuis et d'ar-
muriers. Eh! que chacun fasse et vende les armes
de son sexe. Pour les connaître, il les faut em-
ployer.
Jeune homme, imprime à tes travaux la main
de l'homme. Apprends à manier d'un bras vigou-
reux la hache et la scie, à équarrir une poutre, à
monter sur un comble, à poser le faite, à l'affer-
mir de jambes-de-force et d'entraits; puis crie à
ta sœur de venir t'aider à ton ouvrage, comme
elle te disait de travailler à son point-croisé.
J'en dis trop pour mes agréables contemporains ,
je le sens; mais je me laisse quelquefois entraîner
à la force des conséquences. Si quelque homme
que ce soit a honte de travailler en public armé
d'une doloire et ceint d'un tablier de peau, je ne
vois plus en lui qu'un esclave de l'opinion, prêt à
rougir de bien faire, sitôt qu'on se rira des hon-
nêtes gens. Toutefois cédons au préjugé des pères
tout ce qui ne peut nuire au jugement des en-
fants. Il n'est pas nécessaire d'exercer toutes les
professions utiles pour les honorer toutes; il suf-
fit de n'en estimer aucune au-dessous de soi. Quand
362 JÉMILE.
on a le choix et que rien d'ailleurs ne nous déter-
mine, pourquoi ne consulterait-on pas l'agrément,
l'inclination, la convenance entre les professions
de même rang? Les travaux des métaux sont utiles ,
et même les plus utiles de tous; cependant, à
moins qu'une raison particulière ne m'y porte, je
ne ferai point de votre fils un maréchal, un ser-
rurier, un forgeron; je n'aimerais pas à lui voir,
dans sa forge, la figure d'un cyclope. De même, je
n'en ferai pas un maçon , encore moins un cordon-
nier. Il faut que tous les métiers se fassent ; mais
qui peut choisir doit avoir égard à la propreté, car
il n'y a point là d'opinion : sur ce point les sens
nous décident. Enfin, je n'aimerais pas ces stu-
pides professions dont les ouvriers, sans indus-
trie et presque automates, n'exercent jamais leurs
mains qu'au même travail; les tisserands, les fai-
seurs de bas, les scieurs de pierre : à quoi sert
d'employer à ces métiers des hommes de sens? c'est
une machine qui en mène une autre.
Tout bien considéré, le métier que j'aimerais le
mieux qui fût du goût de mon élève est celui de
menuisier. Il est propre, il est utile, il peut s'exer-
cer dans la maison ; il tient suffisamment le corps
en haleine; il exige dans l'ouvrier de l'adresse et
de l'industrie; et dans la forme des ouvrages que
l'utilité détermine, l'élégance et le goût ne sont
pas exclus.
Que si par hasard le génie de votre élève était
décidément tourné vers les sciences spéculatives ,
alors je ne blâmerais pas qu'on lui donnât un mé-
LIVRE III. 363
tier conforme à ses inclinations; qu'il apprît, par
exemple, à faire des instruments de mathéma-
tiques, des lunettes, des télescopes, etc.
Quand Emile apprendra son métier, je veux l'ap-
prendre avec lui; car je suis convaincu qu'il n'ap-
prendra jamais bien que ce que nous apprendrons
ensemble. Nous nous mettrons donc tous deux en
apprentissage, et nous ne prétendrons point être
traités en messieurs , mais en vrais apprentis qui ne
le sont pas pour rire : pourquoi ne le serions-nous
pas tout de bon? Le czar Pierre était charpentier
au chantier , et tambour dans ses propres troupes :
pensez-vous que ce prince ne vous valût pas par
la naissance ou par le mérite ? Vous comprenez que
ce n'est point à Emile que je dis cela ; c'est à vous ,
qui que vous puissiez être.
Malheureusement nous ne pouvons passer tout
notre temps à l'établi. Nous ne sommes pas seule-
ment apprentis ouvriers, nous sommes apprentis
hommes; et l'apprentissage de ce dernier métier
est plus pénible et plus long que l'autre. Comment
ferons-nous donc? Prendrons -nous un maître de
rabot une heure par jour , comme on prend un
maître à danser? Non; nous ne serions pas des ap-
prentis, mais des disciples; et notre ambition n'est
pas tant d'apprendre la menuiserie que de nous
élever à l'état de menuisier. Je suis donc d'avis que
nous allions toutes les semaines une ou deux fois
au moins passer la journée entière chez le maître,
que nous nous levions à son heure , que nous
soyons à l'ouvrage avant lui, que nous mangions à
3G4 EMILE.
sa table , que nous travaillions sous ses ordres ; et
qu'après avoir eu l'honneur de souper avec sa fa-
mille, nous retournions, si nous voulons, coucher
dans nos lits durs. Voilà comment on apprend plu-
sieurs métiers à la fois; et comment on s'exerce au
travail des mains, sans négliger l'autre apprentis-
sage.
Soyons simples en faisant bien. N'allons pas re-
produire la vanité par nos soins pour la combattre.
S'enorgueiUir d'avoir vaincu les préjugés , c'est s'y
soumettre. On dit que, par un ancien usage de la
maison ottomane, le grand-seigneur est obligé de
travailler de ses mains ; et chacun sait que les ou--
vrages d'une main royale ne peuvent être que des
chefs-d'œuvre. Il distribue donc magnifiquement
ces chefs-d'œuvre aux grands de la Porte ; et l'ou-
vrage est payé selon la qualité de l'ouvrier. Ce
<|ue je vois de mal à cela n'est pas cette prétendue
vexation; car au contraire elle est un bien. En for-
çant les grands de partager avec lui les dépouilles
du peuple, le prince est d'autant moins obligé de
piller le peuple directement. C'est un soulagement
nécessaire au despotisme, et sans lequel cet hor-
rible gouvernement ne saurait subsister.
Le vrai mal d'un pareil usage est l'idée qu'il donne
à ce pauvre homme de son mérite. Comme le roi
Midas , il voit changer en or tout ce qu'il touche ,
mais il n'aperçoit pas quelles oreilles cela fait pous-
ser. Pour en conserver de courtes à notre Emile,
préservons ses mains de ce riche talent; que ce
(pi'il fait ne tire pas son prix de l'ouvrier, mais de
LIVRE m. 3G5
Touvrage. Ne souffrons jamais qu'on juge du sien
qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Que
son travail soit prisé par le travail même, et non
parce qu'il est de lui. Dites de ce qui est bien fait,
Voilà qui est bienfait; mais n'ajoutez point, Qui
est-ce qui a fait cela? S'il dit lui-même d'un air
fier €t content de lui, Cest moi qui l'ai fait; ajoutez
froidement, Vous ou un autre , il n'importe ; cest
toujours un travail bienfait.
Bonne mère, préserve-toi surtout des mensonges
qu'on te prépare. Si ton fils sait beaucoup de
choses, défie-toi de tout ce qu'il sait : s'il a le mal-
heur d'être élevé dans Paris, et d'être riche, il est
perdu. Tant qu'il s'y trouvera d'habiles artistes, il
aura tous leurs talents; mais loin d'eux il n'en aura
plus. A Paris, le riche sait tout; il n'y a d'ignorant
que le pauvre. Cette capitale est pleine d'amateurs et
surtout d'amatrices, qui font leurs ouvrages comme
M. Guillaume inventait ses couleurs. Je connais à
ceci trois exceptions honorables parmi les hommes,
il y en peut avoir davantage; mais je n'en connais
aucune parmi les femmes, et je doute qu'il y en ait.
En général on acquiert un nom dans les arts comme
dans la robe; on devient artiste et juge des artistes
comme on devient docteur en droit et magistrat.
Si donc il était une fois établi qu'il est beau de
savoir un métier, vos enfants le sauraient bientôt
sans l'apprendre : ils passeraient maîtres comme les
conseillers de Zurich. Point de tout ce cérémonial
pour Emile; point d'apparence, et toujours de la
réalité. Qu'on ne dise pas qu'il sait, mais qu'il ap-
36G EMILE.
prenne en silence. Qu'il fasse toujours son chef-
d'œuvre, et que jamais il ne passe maître; qu'il ne
se montre pas ouvrier par son titre , mais par son
travail.
Si jusqu'ici je me suis fait entendre , on doit con-
cevoir comment , avec l'habitude de l'exercice du
corps et du travail des mains , je donne insensible-
ment à mon élève le goût de la réflexion et de la
méditation , pour balancer en lui la paresse qui ré-
sulterait de son indifférence pour les jugements des
hommes et du calme de ses passions. Il faut qu'il
travaille en paysan, et qu'il pense en philosophe,
pour n'être pas aussi fainéant qu'un sauvage. Le
grand secret de l'éducation est de faire que les
exercices du corps et ceux de l'esprit servent tou-
jours de délassement les uns aux autres.
Mais gardons -nous d'anticiper sur les instruc-
tions qui demandent un esprit plus mûr. Emile ne
sera pas long-temps ouvrier sans ressentir par lui-
même l'inégalité des conditions, qu'il n'avait d'a-
bord qu'aperçue. Sur les maximes que je lui donne
et qui sont à sa portée, il voudra m'examiner à
mon tour. En recevant tout de moi seul, en se
voyant si près de l'état des pauvres, il voudra savoir
pourquoi j'en suis si loin. Il me fera peut-être, au
dépourvu , des questions scabreuses : « Vous êtes
« riche, vous me l'avez dit, et je le vois. Un riche
« doit aussi son travail à la société puisqu'il est
« homme. Mais vous, que faites -vous donc pour
« elle? » Que dirait à cela un beau gouverneur? Je
l'ignore. Il serait peut-être assez sot pour parler à
LIVRE III. 367
l'enfant des soins qu'il lui rend. Quant à moi, l'a-
telier me tire d'affaire. (.< Voilà, cher Emile, une
« excellente question : je vous promets d'y répondre
« pour moi, quand vous y ferez pour vous-même
« une réponse dont vous soyez content. En atten-
te dant, j'aurai soin de rendre à vous et aux pauvres
« ce que j'ai de trop , et de faire une table ou un
« banc par semaine, afin de n'être pas tout -à-fait
« inutile à tout, m
Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre
enfant prêt à cesser de l'être, rentré dans son in-
dividu. Le voilà sentant plus que jamais la néces-
sité qui l'attache aux choses. Après avoir com-
mencé par exercer son corps et ses sens, nous
avons exercé son esprit et son jugement. Enfin
nous avons réuni l'usage de ses membres à celui
de ses facultés; nous avons fait un être agissant
et pensant: il ne nous reste plus, pour achever
riiomme, que de faire un être aimant et sensible,
c'est-à-dire de perfectionner la raison par le sen-
timent. Mais avant d'entrer dans ce nouvel ordre
de choses, jetons les yeux sur celui d'où nous sor-
tons , et voyons , le plus exactement qu'il est pos-
sible, jusqu'où nous sommes parvenus.
Notre élève n'avait d'abord que des sensations,^
maintenant il a des idées : il ne faisait que sentir ,
maintenant il juge. Car de la comparaison de plu-
sieurs sensations successives ou simultanées, et
du jugement qu'on en porte , naît une sorte de
sensation mixte ou complexe, que j'appelle idée.
La manière de former les idées est ce qui donne
3G8 EMILE.
un caractère à l'esprit humain. I/esprit qui ne
forme ses idées que sur des rapports réels est un
esprit solide ; celui qui se contente des rapports ap-
parents est un esprit superficiel; celui qui voit les
rapports tels cju'ils sont est un esprit juste; celui
qui les apprécie mal est un esprit faux ; celui qui
controuve des rapports imaginaires qui n'ont ni
réalité ni apparence est un fou ; celui qui ne com-
pare point est un imbécile. L'aptitude plus ou
moins grande à comparer des idées et à trouver
des rapports est ce qui fait dans les hommes le
plus ou le moins d'esprit, etc.
Les idées simples ne sont que des sensations
comparées. Il y a des jugements dans les simples
sensations aussi -bien que dans les sensations com-
plexes, que j'appelle idées simples. Dans la sensa-
tion, le jugement est purement passif, il affirme
qu'on sent ce qu'on sent. Dans la perception ou
idée, le jugement est actif; il rapproche, il com-
pare , il détermine des rapports que le sens ne dé-
termine pas. Voilà toute la différence; mais elle est
grande. Jamais la nature ne nous trompe; c'est tou-
jours nous qui nous trompons.
Je vois servir à un enfant de huit ans d'un fro-
mage glacé; il porte la cuillère à sa bouche, sans
savoir ce que c'est, et saisi de froid, s'écrie: Ahl
cela me brûle ! Il éprouve une sensation très-vive ;
il n'en connaît point de plus vive que la chaleur
du feu, et il croit sentir celle-là. Cependant il
s'abuse; le saisissement du froid le blesse, mais il
ne le brûle pas; et ces deux sensations ne sont pas
LIVRE III. 369
semblables , puisque ceux qui ont éprouvé l'une et
l'autre ne les confondent point. Ce n'est donc pas
la sensation qui le trompe, mais le jugement qu'il
en porte.
Il en est de même de celui qui voit pour la pre-
mière fois un miroir ou une machine d'optique, ou
qui entre dans une cave profonde au cœur de l'hi-
ver ou de l'été , ou qui trempe dans l'eau tiède une
main très-chaude ou très-froide , ou qui fait rouler
entre deux doigts croisés une petite boule, etc. S'il
se contente de dire ce qu'il aperçoit , ce qu'il sent ,
son jugement étant purement passif, il est impos-
sible qu'il se trompe : mais quand il juge de la
chose par l'apparence, il est actif, il compare, il
établit par induction des rapports qu'il n'aperçoit
pas; alors il se trompe ou peut se tromper. Pour
corriger ou prévenir l'erreur, il a besoin de l'ex-
périence.
Montrez de nuit à votre élève des nuages pas-
sant entre la lune et lui , il croira que c'est la lune
qui passe en sens contraire et que les nuages sont
arrêtés. Il le croira par une induction précipitée,
parce qu'il voit ordinairement les petits objets se
mouvoir préférablement aux grands, et que les
nuages lui semblent plus grands que la lune, dont
il ne peut estimer l'éloignement. Lorsque , dans un
bateau qui vogue, il regarde d'un peu loin le ri-
vage, il tombe dans l'erreur contraire , et croit voir
courir la terre , parce que , ne se sentant point en
mouvement, il regarde le bateau, la mer ou la ri-
vière, et tout son horizon, comme un tout immo-
R. Tii. 24
?>']0 EMILE.
bile , dont le rivage qu'il voit courir ne lui semble
qu'une partie,
La première fois qu'un enfant voit un bâton à
moitié plongé dans l'eau , il voit un bâton brisé : la
sensation est vraie , et elle ne laisserait pas de l'être
quand même nous ne saurions point la raison de
cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il
voit, il dit, un bâton brisé, et il dit vrai, car il est
très-sûr qu'il a la sensation d'un bâton brisé. Mais
quand, trompé par son jugement, il va plus loin,
et qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâton brisé,
il affirme encore que ce qu'il voit est en effet un
bâton brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela? parce
qu'alors il devient actif, et qu'il ne juge plus par
inspection, mais par induction, en affirmant ce
qu'il ne sent pas, savoir, que le jugement qu'il
reçoit par un sens serait confirmé par un autre.
Puisque toutes nos erreurs viennent de nos juge-
ments, il est clair que, si nous n'avions jamais
besoin de juger, nous n'aurions nul besoin d'ap-
^ ^ prendre; nous ne serions jamais dans le cas de
nous tromper ; nous serions plus heureux de notre
ignorance que nous ne pouvons l'être de notre
savoir. Qui est - ce qui nie que les savants ne sa-
chent mille choses vraies que les ignorants ne sau-
ront jamais ? Les savants sont-ils pour cela plus
près de la vérité? Tout au contraire, ils s'en éloi-
gnent en avançant ; parce que la vanité de juger
faisant encore plus de progrès que les lumières,
chaque vérité qu'ils apprennent ne vient qu'avec
cent jugements faux. Il est de la dernière évidence
.U*^
LIVRE iir. 3^ I
que les compagnies savantes de l'Europe ne sont
que des écoles publiques de mensonges ; et très-
sûrement il y a plus d'erreurs dans l'académie des
sciences que dans tout un peuple de Hurons.
Puisque plus les hommes savent, plus ils se
trompent, le seul moyen d'éviter l'erreur est l'igno-
rance. Ne jugez point, vous ne vous abuserez ja-
mais. C'est la leçon de la nature aussi bien que de
la raison. Hors les rapports immédiats en très-petit
nombre et très-sensibles que les choses ont avec
nous, nous n'avons naturellement qu'une profonde
indifférence pour tout le reste. Un sauvage ne tour-
nerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus
belle machine et tous les prodiges de l'électricité.
Que m importe? est le mot lé plus familier à l'igno-
rant et le plus convenable au sage.
Mais malheureusement ce mot ne nous va plus.
Tout nous importe depuis que nous sommes dé-
pendants de tout ; et notre curiosité s'étend néces-
sairement avec nos besoins. Voilà pourquoi j'en
donne une très - grande au philosophe et n'en
donne point au sauvage. Celui-ci n'a besoin de
personne; l'autre a besoin de tout le monde, et
surtout d'admirateurs.
On me dira que je sors de la nature ; je n'en
crois rien. Elle choisit ses instruments , et les règle,
non sur l'opinion , mais sur le besoin. Or les bc'-
soins changent selon la situation des hommes. Il y
a bien de la différence entre l'homme naturel vivant
dans l'état de nature, et l'homme naturel vivant
dans l'état de société. Emile n'est pas un sauvage à
oA.
3']i iaiiLE.
reléguer dans les déserts ; c'est un sauvage fait pour
habiter les villes. Il faut qu'il sache y trouver son
nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre,
sinon comme eux , du moins avec eux,
Puisqu'au milieu de tant de rapports nouveaux
dont il va dépendre il faudra malgré lui qu'il juge,
apprenons -lui donc à bien juger,
La meilleure manière d'apprendre à bien juger
est celle qui tend le plus à simplifier nos expé-
riences, et à pouvoir même nous en passer sans
tomber dans l'erreur. D'où il suit qu'après avoir
long-temps vérifié les rapports des sens l'un par
l'autre , il faut encore apprendre à vérifier les rap-
ports de chaque sens par lui-même , sans avoir be-
soin de recourir à un autre sens : alors chaque
sensation deviendra pour nous une idée, et cette
idée sera toujours conforme à la vérité. Telle est
la sorte d'acquis dont j'ai tâché de remplir ce troi-
sième âge de la vie humaine.
Cette manière de procéder exige une patience
et une circonspection dont peu de maîtres sont
capables, et sans laquelle jamais le disciple n'ap-
prendra à juger. Si, par exemple, lorsque celui-ci
s'abuse sur l'apparence du bâton brisé, pour lui
montrer son erreur vous vouç pressez de tirer le
bâton hors de l'eau, vous le détromperez peut-
être; mais que lui apprendrez -vous? rien que ce
qu'il aurait bientôt appris de lui-même. Oh! que
ce n'est pas là ce qu'il faut faire ! Il s'agit moins de
lui apprendre une vérité que de lui montrer com-
ment il faut s'y prendre pour découvrir toujours la
LIVRE III. 373
vérité. Pour mieux l'instruire il ne faut pas le dé-
tromper sitôt. Prenons Emile et moi pour exemple.
Premièrement, à la seconde des deux questions
supposées, tout enfant élevé à l'ordinaire ne man-
quera pas de répondre affirmativement. C'est sû-
rement, dira- 1- il, un bâton brisé. Je doute fort
qu'Emile me fasse la même réponse. Ne voyant
point la nécessité d'être savant ni de le paraître,
il n'est jamais pressé de juger : il ne juge que sur
l'évidence ; et il est bien éloigné de la trouver dans
cette occasion, lui qui sait combien nos jugements
sur les apparences sont sujets à l'illusion , ne fût-ce
que dans la perspective.
D'ailleurs , comme il sait par expérience que mes
questions les plus fiùvoles ont toujours quelque
objet qu'il n'aperçoit pas d'abord , il n'a point
pris l'habitude d'y répondre étourdiment ; au con-
traire, il s'en défie, il s'y rend attentif, il les exa-
mine avec grand soin avant d'y répondre. Jamais il
ne me fait de réponse qu'il n'en soit content lui-
même ; et il est difficile à contenter. Enfin nous ne
nous piquons ni lui ni moi de savoir la vérité des
choses , mais seulement de ne pas donner dans l'er-
reur. Nous serions bien plus confus de nous payer
d'une raison qui n'est pas bonne , que de n'en point
trouver du tout. Je ne sais, est un mot qui nous
va si bien à tous deux , et que nous répétons si sou-
vent, qu'il ne coûte plus rien à l'un ni à l'autre.
Mais, soit que cette étourderie lui échappe, ou
qu'il l'évite par notre commode Je ne sais , ma ré-
plique est la même : Voyons, examinons.
374 EMILE.
Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau est fixé
dans une situation perpendiculaire. Pour savoir s'il
est brisé, comme il le paraît, que de choses n'a-
vons-nous pas à faire avant de le tirer de l'eau ou
avant d'y porter la main !
10 D'abord nous tournons tout autour du bâton
et nous voyons que la brisure tourne comme nous.
C'est donc notre œil seul qui la change, et les re-
gards ne remuent pas les corps.
2° Nous regardons bien à-plomb sur le bout du
bâton qui est hors de l'eau ; alors le bâton n'est
plus courbe , le bout voisin de notre œil nous cache
exactement l'autre bout "". Notre œil a-t-il redressé
le bâton ?
3° Nous agitons la surface de l'eau; nous voyons
le bâton se plier en plusieurs pièces, se mouvoir
en zig-zag, et suivre les ondulations de l'eau. Le
mouvement que nous donnons à cette eau suffit-
il pour briser , amollir , et fondre ainsi le bâton ?
4° Nous faisons écouler l'eau , et nous voyons le
bâton se redresser peu à peu , à mesure que l'eau
baisse. N'en voilà- 1 -il pas plus qu'il ne faut pour
éclaircir le fait et trouver la réfraction? Il n'est
donc pas vrai que la vue nous trompe, puisque
nous n'avons besoin que d'elle seule pour rectifier
les erreurs que nous lui attribuons.
Supposons l'enfant assez stupide pour ne pas
'^ J'ai depuis trouvé le contraiie par une expérience plus exacte.
La réfraction agit circulairement, et le bâton paraît plus gros par
le bout qui est dans l'eau que par l'autre ; mais cela ne change rien
à la force du raisonnement, et la conséquence n'en est pas moins
juste.
LIVRE III. 375
sentir le résultat de ces expériences ; c'est alors
qu'il faut appeler le toucher au secours de la vue.
Au lieu de tirer le bâton hors de l'eau , laissez-le
dans sa situation , et que l'enfant y passe la main
d'un bout à l'autre, il ne sentira point d'angle; le
bâton n'est donc pas brisé.
Vous me direz qu'il n'y a pas seulement ici des
jugements, mais des raisonnements en forme. Il est
vrai: mais ne voyez- vous pas que, sitôt que l'es-
prit est parvenu jusqu'aux idées, tout jugement
est un raisonnement? La conscience de toute sen-
sation est une proposition , un jugement. Donc ,
sitôt que l'on compare une sensation à une autre ,
on raisonne. L'art de juger et l'art de raisonner
sont exactement le même.
Emile ne saura jamais la dioptrique, ou je veux
qu'il l'apprenne autour de ce bâton. Il n'aura point
disséqué d'insectes ; il n'aura point compté les
taches du soleil ; il ne saura ce que c'est qu'un
microscope et un télescope. Vos doctes élèves se
moqueront de son ignorance. Ils n'auront pas tort;
car avant de se servir de ces instruments, j'entends
qu'il les invente , et vous vous doutez bien que
cela ne viendra pas sitôt.
Voilà l'esprit de toute ma méthode dans cette
partie. Si l'enfant fait rouler une petite boule entre
deux doigts croisés, et qu'il croie sentir deux boules,
je ne lui permettrai point d'y regarder, qu'aupara-
vant il ne soit convaincu qu'il n'y en a qu'une.
Ces éclaircissements suffiront, je pense, pour
marquer nettement le progrès qu'a fait jusqu'ici
^7^ EMILE.
l'esprit de mon élève , et la route par laquelle il a
suivi ce progrès. Mais vous êtes effrayés peut-être
de la quantité de choses que j'ai fait }>asser devant
lui. Vous craignez que je n'accable son esprit sous
ces multitudes de connaissances. C'est tout le con-
traire ; je lui apprends bien plus à les ignorer qu'à
les savoir. Je lui montre la route de la science , ai-
sée à la vérité, mais longue, immense, lente à par-
courir. Je lui fais faire les premiers pas pour qu'il
reconnaisse l'entrée , mais je ne lui permets jamais
d'aller loin.
Forcé d'apprendre de lui-même, il use de sa
raison et non de celle d'autrui ; car, pour ne rien
donner à l'opinion, il ne faut rien donner à l'au-
torité ; et la plupart de nos erreurs nous viennent
bien moins de nous que des autres. De cet exercice
continuel il doit résulter une vigueur d'esprit sem-
blable à celle qu'on donne au corps par le travail
et par la fatigue. Un autre avantage est qu'on n'a-
vance qu'à proportion de ses forces. L'esprit, non
plus que le corps, ne porte que ce qu'il peut por-
ter. Quand l'entendement s'approprie les choses
avant de les déposer dans la mémoire , ce qu'il en
tire ensuite est à lui; au lieu qu'en surchargeant
la mémoire à son insu on s'expose à n'en jamais
rien tirer qui lui soit propre.
Emile a peu de connaissances, mais celles qu'il
a sont véritablement siennes, il ne sait rien à demi.
Dans le petit nombre des choses qu'il sait et qu'il
sait bien , la plus importante est qu'il y en a beau-
coup qu'il ignore et qu'il peut savoir un jour ,
LIVRE III. 377
beaucoup plus que d'autres hommes savent et qu'il
ne saura de sa vie, et une infinité d'autres qu'au-
cun homme ne saura jamais. Il a un esprit univer-
sel , non par les lumières , mais par la faculté d'en
acquérir; un esprit ouvert, intelligent, prêt à tout,
et , comme dit Montaigne, sinon instruit, du moins
instruisable. Il me suffit qu'il sache trouver l'a quoi
hon sur tout ce qu'il fait , et le pourquoi sur tout
ce qu'il croit. Encore une fois, mon objet n'est point
de lui donner la science , mais de lui apprendre à
l'acquérir au besoin, de la lui faire estimer exac-
tement ce qu'elle vaut, et de lui faire aimer la vé-
rité par-dessus tout*. Avec cette médiode on avance
peu, mais on ne fait jamais un pas inutile , et l'on
n'est point forcé de rétrograder.
Emile n'a que des connaissances naturelles et pu-
rement physiques. Il ne sait pas même le nom de
l'histoire , ni ce que c'est que métaphysique et mo-
rale. Il connaît les rapports essentiels de l'homme
aux choses , mais nul des rapports moraux de
l'homme à l'homme. Il sait peu généraliser d'idées,
peu faire d'abstractions. Il voit des qualités, com-
munes à certains corps sans raisonner sur ces qua-
lités en elles-mêmes. Il connaît l'étendue abstraite
à l'aide des figures de la géométrie ; il connaît la
quantité abstraite à l'aide des signes de l'algèbre.
Telle est la leçon que présentent l'édition de 1762 et celle de
1782. Mais dans le manuscrit on lit: Car, encore une fois, mon
objet n'est pas de lui donner la science , mais de la lui faire con-
naître , de lui apprendre à en acquérir au besoin , enfin de la lui
faire estimer exactement ce qu'elle vaut , et de lui faire aimer la vé-
rité par-dessus toutes choses.
378 liMILE.
Ces figures et ces signes sont les supports de ces
abstractions , sur lesquels ses sens se reposent. Il
ne cherche point à connaître les choses par leur
nature , mais seulement par les relations qui l'in-
téressent. Il n'estime ce qui lui est étranger que
par rapport à lui ; mais cette estimation est exacte
et sûre. La fantaisie, la convention, n'y entrent
pour rien. Il fait plus de cas de ce qui lui est plus
utile; et, ne se départant jamais de cette manière
d'apprécier, il ne donne rien à l'opinion.
Emile est laborieux, tempérant, patient, ferme,
plein de courage. Son imagination , nullement allu-
mée , ne lui grossit jamais les dangers ; il est sen-
sible à peu de maux , et il sait souffrir avec cons-
tance, parce qu'il n'a point appris à disputer contre
la destinée. A l'égard de la mort, il ne sait pas en-
core bien ce que c'est ; mais , accoutumé à subir
sans résistance la loi de la nécessité , quand il fau-
dra mourir il mourra sans gémir et sans se débattre ;
c'est tout ce que la nature permet dans ce moment
abhorré de tous. Vivre libre et peu tenir aux choses
humaines, est le meilleur moyen d'apprendre à
mourir.
En un mot Emile a de la vertu tout ce qui se
rapporte à lui-même. Pour avoir aussi les vertus
sociales, il lui manque uniquement de connaître
les relations qui les exigent ; il lui manque uni-
quement des lumières que son esprit est tout prêt
a recevoir.
Il se considère sans égard aux autres , et trouve
bon que les autres ne pensent point à lui. Il n'exige
LIVRE III. 379
rien de personne , et ne croit rien devoir à personne.
Il est seul dans la société humaine , il ne compte
que sur lui seul. Il a droit aussi plus qu'un autre
de compter sur lui-même, car il est tout ce qu'on
peut être à son âge. Il n'a point d'erreurs, ou n'a
que celles qui nous sont inévitables; il n'a point
de vices, ou n'a que ceux dont nul homme ne peut
se garantir. Il a le corps sain , les membres agiles ,
l'esprit juste et sans préjugés, le cœur libre et sans
passions. L'amour -propre, la première et la plus
naturelle de toutes, y est encore à peine exalté.
Sans troubler le repos de personne, il a vécu con-
tent, heureux et libre, autant que la nature l'a
permis. Trouvez-vous qu'un enfant ainsi parvenu
à sa quinzième année ait perdu les précédentes ?
FIN DU TROISIEME LIVRE.
LIVRE QUATRIEME.
Que nous passons rapidement sur cette terre ! le
premier quart de la vie est écoulé avant qu'on en
connaisse l'usage ; le dernier quart s'écoule encore
après qu'on a cessé d'en jouir. D'abord nous ne sa-
vons point vivre ; bientôt nous ne le pouvons plus ;
et , dans l'intervalle qui sépare ces deux extrémités
inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste
sont consumés par le sommeil , par le travail , par
la douleur, par la contrainte, par les peines de
toute espèce. La vie est courte, moins par le peu
de temps qu'elle dure, que parce que, de ce peu
de temps , nous n'en avons presque point pour la
goûter. L'instant de la mort a beau être éloigné de
celui de la naissance, la vie est toujours trop courte
quand cet espace est mal rempli.
Nous naissons , pour ainsi dire , en deux fois :
l'une pour exister, et l'autre pour vivre ; l'une pour
l'espèce, et l'autre pour le sexe. Ceux qui regardent
la femme comme un homme imparfait, ont tort sans
doute : mais l'analogie extérieure est pour eux. Jus-
qu'à l'âge nubile , les enfants des deux sexes n'ont
rien d'apparent qui les distingue ; même visage ,
même figure, même teint, même voix, tout est
égal : les filles sont des enfants , les garçons sont
des enfants ; le même nom suffit à des êtres si sem-
EMILE. 38 1
blables. Les mâles en qui l'on empêche le dévelop-
pement ultérieur du sexe gardent cette conformité
toute leur vie ; ils sont toujours de grands enfants ,
et les femmes , ne perdant point cette même con-
formité, semblent, à bien des égards, ne jamais
être autre chose.
Mais l'homme en général n'est pas fait pour
rester toujours dans l'enfance. Il en sort au temps
prescrit par la nature; et ce moment de crise, bien
qu'assez court, a de longues influences.
Comme le mugissement de la mer précède de
loin la tempête, cette orageuse révolution s'an-
nonce par le murmure des passions naissantes ;
une fermentation sourde avertit de l'approche du
danger. Un changement dans l'humeur, des em-
portements fréquents, une continuelle agitation
d'esprit, rendent l'enfant presque indisciplinable.
Il devient sourd à la voix qui le rendait docile; c'est
un lion dans sa fièvre; il méconnaît son guide, il
ne veut plus être gouverné.
Aux signes moraux d'une humeur qui s'altère se
joignent des changements sensibles dans la figure.
Sa physionomie se développe et s'empreint d'un
caractère ; le coton rare et doux qui croît au bas
de ses joues brunit et prend de la consistance. Sa
voix mue, ou plutôt il la perd : il n'est ni enfant
ni homme , et ne peut prendre le ton d'aucun des
deux. Ses yeux , ces organes de l'ame , qui n'ont
rien dit jusqu'ici , trouvent un langage et de l'ex-
pression ; un feu naissant les anime , leurs regards
plus vifs ont encore une sainte innocence , mais ils
'5Sl EMILE.
n'ont plus leur première imbécillité : il sent déjà
qu'ils peuvent trop dire ; il commence à savoir les
baisser et rougir; il devient sensible avant de sa-
voir ce qu'il sent; il est inquiet sans raison de l'être.
Tout cela peut venir lentement et vous laisser du
temps encore : mais si sa vivacité s» rend trop im-
patiente, si son emportement se change en fureur,
s'il s'irrite et s'attendrit d'un instant à l'autre, s'il
verse des pleurs sans sujet, si, près des objets qui
commencent à devenir dangereux pour lui, son
pouls s'élève et son œil s'enflamme, si la main d'une
femme se posant sur la sienne le fait frissonner,
s'il se trouble ou s'intimide auprès d'elle; Ulysse,
o sage Ulysse ! prends garde à toi ; les outres que
tu fermais avec tant de soin sont ouvertes; les vents
sont déjà déchaînés ; ne quitte plus un moment le
gouvernail, ou tout est perdu.
C'est ici la seconde naissance dont j'ai parlé;
c'est ici que l'homme naît véritablement à la vie ,
et que rien d'humain n'est étranger à lui. Jusqu'ici
nos soins n'ont été que des jeux d'enfant; ils ne
prennent qu'à présent une véritable importance.
Cette époque où finissent les éducations ordinaires
est proprement celle où la nôtre doit commencer ;
mais, pour bien exposer ce nouveau plan , repre-
nons de plus haut l'état des choses qui s'y rap-
portent.
Nos passions sont les principaux instruments
de notre conservation : c'est donc une entreprise
aussi vaine c[ue ridicule de vouloir les détruire;
c'est contrôler la nature , c'est réformer l'ouvrage
LIVRE IV. 383
de Dieu. Si Dieu disait à l'homme d'anéantir les
passions qu'il lui donne, Dieu voudrait et ne vou-
drait pas; il se contredirait lui-même. Jamais il n'a
donné cet ordre insensé , rien de pareil n'est écrit
dans le coeur humain ; et ce que Dieu veut qu'un
homme fasse , il ne le lui fait pas dire par un autre
homme , il le lui dit lui-même , il l'écrit au fond de
son cœur.
Or je trouverais celui qui voudrait empêcher les
passions de naître presque aussi fou que celui qui
voudrait les anéantir; et ceux qui croiraient que
tel a été mon projet jusqu'ici m'auraient sûrement
fort mal entendu.
Mais raisonnerait -on bien si, de ce qu'il est
dans la nature de l'homme d'avoir des passions,
on allait conclure que toutes les passions que nous
sentons en nous et que nous voyons dans les autres
sont naturelles ? Leur source est naturelle , il est
vrai ; mais mille ruisseaux étrangers l'ont grossie ;
c'est un grand fleuve qui s'accroît sans cesse,
et dans lequel on retrouverait à peine quelques
gouttes de ses premières eaux. Nos passions natu-
relles sont très-bornées; elles sont les instruments
de notre liberté, elles tendent à nous conserver.
Toutes celles qui nous subjuguent et nous détrui-
sent nous viennent d'ailleurs ; la nature ne nous
les donne pas, nous nous les approprions à son
préjudice.
La source de nos passions , l'origine et le prin-
cipe de toutes les autres , la seule qui naît avec
l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit , est
384 EMILE.
l'amour de soi: passion primitive, innée, anté-
rieure à toute autre , et dont toutes les autres no
sont, en un sens, que des modifications. En ce
sens, toutes, si l'on veut, sont naturelles. Mais la
plupart de ces modifications ont des causes étran-
gères sans lesquelles elles n'auraient jamais lieu ;
et ces mêmes modifications, loin de nous être
avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent
le premier objet et vont contre leur principe : c'est
alors que l'homme se trouve hors de la nature ,
et se met en contradiction avec soi.
L'amour de soi-même est toujours bon, et tou-
jours conforme à l'ordre. Chacun étant chargé spé-
cialement de sa propre conservation, le premier
et le plus important de ses soins est et doit être
d'y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il
ainsi, s'il n'y prenait le plus grand intérêt?
Il faut donc que nous nous aimions pour nous
conserver ; il faut que nous nous aimions plus que
toute chose ; et , par une suite immédiate du même
sentiment, nous aimons ce qui nous conserve.
Tout enfant s'attache à sa nourrice : Romulus de-
vait s'attacher à la louve qui l'avait allaité. D'abord
cet attachement est purement machinal. Ce qui fa-
vorise le bien-être d'un individu l'attire; ce qui lui
nuit le repousse : ce n'est là qu'un instinct aveugle.
Ce qui transforme cet instinct en sentiment , l'atta-
chement en amour , l'aversion en haine , c'est l'in-
tention manifestée de nous nuire ou de nous être
utile. On ne se passionne pas pour les êtres insen-
sibles qui ne suivent qu3 l'impulsion qu'on leur
LIVRE IV. 385
donne : mais ceux dont on attend du bien ou du
mal par leur disposition intérieure, par leur vo-
lonté, ceux que nous voyons agir librement pour
ou contre, nous inspirent des sentiments semblables
à ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous sert, on
le cherche; mais ce qui nous veut servir, on l'aime :
ce qui nous nuit, on le fuit; mais ce qui nous veut
nuire, on le hait.
Le premier sentiment d'un enfant est de s'ai-
mer lui-même; et le second, qui dérive du pre-
mier, est d'aimer ceux qui l'approchent; car, dans
l'état de faiblesse où il est, il ne connaît personne
que par l'assistance et les soins qu'il reçoit. D'abord
l'attachement qu'il a pour sa nourrice et sa gouver-
nante n'est qu'habitude. Il les cherche, parce qu'il
a besoin d'elles et qu'il se trouve bien de les avoir;
c'est plutôt connaissance que bienveillance. Il lui
faut beaucoup de temps pour comprendre que non-
seulement elles lui sont utiles mais qu'elles veulent
l'être; et c'est alors qu'il commence à les aimer.
Un enfant est donc naturellement enclin à la
bienveillance, parce qu'il voit que tout ce qui l'ap-
proche est porté à l'assister, et qu'il prend de cette
observation l'habitude d'un sentiment favorable à
son espèce : mais , à mesure qu'il étend ses rela-
tions, ses besoins, ses dépendances actives ou pas-
sives, le sentiment de ses rapports à autrui s'éveille,
et produit celui des devoirs et des préférences.
Alors l'enfant devient impérieux, jaloux, trom-
peur, vindicatif. Si on le plie à l'obéissance, ne
voyant point l'utilité de ce qu'on lui commande,
R. in. 9,5
386 EMILE.
il l'attribue au caprice, à rintention de le tourmen-
ter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même,
aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit
une rébellion, une intention de lui résister; il bat
la chaise ou la table pour avoir désobéi. L'amour
de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand
nos vrais besoins sont satisfaits; mais l'amour-
propre, qui se compare, n'est jamais content et
ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous
préférant aux autres, exige aussi que les autres
nous préfèrent à eux; ce qui est impossible. Voilà
comment les passions douces et affectueuses nais-
sent de l'amour de soi, et comment les passions
haineuses et irascibles naissent de l'amour-propre.
Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon
est d'avoir peu de besoins, et de peu se comparer
aux autres; ce qui le rend essentiellement méchant
est d'avoir beaucoup de besoins , et de tenir beau-
coup à l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir
comment on peut diriger au bien ou au mal toutes
les passions des enfants et des hommes. Il est vrai
que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront
difficilement toujours bons : cette difficulté même
augmentera nécessairement avec leurs relations; et
c'est en ceci surtout que les dangers de la société
nous rendent l'art et les soins plus indispensables
pour prévenir dans le cœur humain la dépravation
qui naît de ses nouveaux besoins.
L'étude convenable à l'homme est celle de ses
rapports. Tant qu'il ne se connaît que par son être
physique, il doit s'étudier par ses rapports avec les
LIVRE IV. 387
choses; c'est l'emploi de son enfance : quand il com-
mence à sentir son être moral, il doit s'étudier
par ses rapports avec les hommes; c'est l'emploi
de sa vie entière, à commencer au point où nous
voilà parvenus.
Sitôt que l'homme a besoin d'une compagne, il
n'est plus un être isolé, son cœur n'est plus seul.
Toutes ses relations avec son espèce, toutes les
affections de son ame naissent avec celle-là. Sa
première passion fait bientôt fermenter les autres.
Le penchant de l'instinct est indéterminé. Un
sexe est attiré vers l'autre; voilà le mouvement de
la nature. Le choix , les préférences , l'attachement
personnel, sont l'ouvrage des lumières, des pré-
jugés , de l'habitude : il faut du temps et des con-
naissances pour nous rendre capables d'amour: on
n'aime qu'après avoir jugé, on ne préfère qu'après
avoir comparé. Ces jugements se font sans qu'on
s'en aperçoive , mais ils n'en sont pas moins réels.
Le véritable amour, quoi qu'on en dise, sera tou-
jours honoré des hommes: car, bien que ses em-
portements nous égarent, bien qu'il n'exclue pas
du cœur qui le sent des qualités odieuses, et même
qu'il en produise, il en suppose pourtant toujours
d'estimables, sans lesquelles on serait hors d'état
de le sentir. Ce choix qu'on met en opposition avec
la raison nous vient d'elle. On a fait l'Amour aveugle,
parce qu'il a de meilleurs yeux que nous , et qu'il
voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir.
Pour qui n'aurait nulle idée de mérite ni de beauté,
toute femme serait également bonne, et la pre-
i5.
388 ÉMELE.
mière venue , serait toujours la plus aimable. Loiu
que l'amour vienne de la nature, il est la règle et
le frein de ses penchants : c'est par lui qu'excepté
l'objet aimé un sexe n'est plus rien pour l'autre.
La préférence qu'on accorde, on veut l'obtenir;
l'amour doit être réciproque. Pour être aimé, il
faut se rendre aimable; pour être préféré, il faut
se rendre plus aimable qu'un autre, plus aimable
que tout autre, au moins aux yeux de l'objet aimé.
De là les premiers regards sur ses semblables; de
là les premières comparaisons avec eux ; de là l'é-
mulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein
d'un sentiment qui déborde aime à s'épancher :
du besoin d'une maîtresse naît bientôt celui d'un
ami. Celui qui sent combien il est doux d'être aimé
voudrait l'être de tout le monde, et tous ne sau-
raient vouloir de préférence qu'il n'y ait beaucoup
de mécontents. Avec l'amour et l'amitié naissent
les dissentions, l'inimitié, la haine. Du sein de tant
de passions diverses je vois l'opinion s'élever un
trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis
là son empire, ne fonder leur propre existence que
sur les jugements d'autrui.
Étendez ces idées, et vous verrez d'où vient à
notre amour-propre la forme que nous lui croyons
naturelle; et comment l'amour de soi, cessant d'être
un sentiment absolu , devient orgueil dans les
fijrandes âmes, vanité dans les petites, et dans toutes
se nourrit sans cesse aux dépens du prochain. L'es-
pèce de ces passions, n'ayant point son germe dans
le cœur des enfants , n'y peut naître d'elle-même ;
LIVRE IV. 389
c'est nous seuls qui l'y portons, et jamais elles n y
prennent racine que par notre faute : mais il n'en
est plus ainsi du cœur du jeune homme; quoi que
nous puissions faire, elles y naîtront malgré nous.
Il est donc temps de changer de méthode.
Commençons par quelques réflexions impor-
tantes sur l'état critique dont il s'agit ici. Le passage
de l'enfance à la puberté n'est pas tellement dé-
terminé par la nature qu'il ne varie dans les indi-
vidus selon les tempéraments, et dans les peuples
selon les climats. Tout le monde sait les distinctions
observées sur ce point entre les pays chauds et les
pays froids, et chacun voit que les tempéraments
ardents sont formés plus tôt que les autres : mais
on peut se tromper sur les causes, et souvent attri-
buer au physique ce qu'il faut imputer au moral ;
c'est un des abus les plus fréquents de la philoso-
phie de notre siècle. Les instructions de la nature
sont tardives et lentes; celles des hommes sont
presque toujours prématurées. Dans le premier cas,
les sens éveillent l'imagination; dans le second,
l'imagination éveille les sens ; elle leur donne une
activité précoce qui ne peut manquer d'énerver,
d'affaiblir d'abord les individus, puis l'espèce même
à la longue. Une observation plus générale et plus
sûre que celle de l'effet des climats , est que la pu-
berté et la puissance du sexe est toujours plus hâtive
chez les peuples instruits et policés que chez les
peuples ignorants et barbares ". Les enfants ont
'^ « Dans les villes , dit M. de Buffon , et chez les gens aisés , les
« enfants, accoutumés à des nourritures abondantes et succulentes.
390 EMILE.
une sagacité singulière pour démêler à travers toutes
les singeries de la décence les mauvaises mœurs
qu'elle couvre. Le langage épuré qu'on leur dicte,
les leçons d'honnêteté qu'on leur donne, le voile
du mystère qu'on affecte de tendre devant leurs
yeux, sont autant d'aiguillons à leur curiosité. A la
manière dont on s'y prend, il est clair que ce qu'on
feint de leur cacher n'est que pour le leur appren-
dre; et c'est de toutes les instructions qu'on leur
donne celle qui leur profite le mieux.
Consultez l'expérience , vous comprendrez à quel
point cette méthode insensée accélère l'ouvrage de
la nature et ruine le tempérament. C'est ici l'une
des principales causes qui font dégénérer les races
dans les villes. Les jeunes gens , épuisés de bonne
heure, restent petits, faibles, mal faits, vieillissent
au lieu de grandir, comme la vigne à qui l'on fait
porter du fruit au printemps languit et meurt avant
l'automne.
« arrivent plus tôt à cet état ; à la campagne et dans le pauvre
« peuple , les enfants sont plus tardifs , parce qu'ils sont mal et trop
« peu nourris ; il leur faut deux ou trois années de plus. » ( Hist.
nat., t. IV, p. 238, in-i2.) J'admets l'observation, mais non l'ex-
plication , puisque , dans le pays où le villageois se nourrit très-
bien et mange beaucoup , comme dans le Valais , et même en certains
cantons montueux de l'Italie , comme le Frioul , l'âge de puberté
dans les deux sexes est également plus tardif qu'au sein des villes ,
où , pour satisfaire la vanité , l'on met souvent dans le manger une
extrême jiarcimonie , et où la plupart font , comme dit le proverbe ,
habits de 'velours et ventre de son. On est étonné , dans ces montagnes,
de voir de grands garçons forts comme des hommes avoir encore la
voix aiguë et le menton sans barbe , et de grandes filles , d'ailleurs
très-formées , n'avoir aucun signe périodique de leur sexe. Différence
qui me paraît venir uniquement de ce que , dans la simplicité de leurs
niœms, leur imagination , plus long-temps paisible et calm.e , fait plus
tard fermenter leur sang et rend leur tempérament moins précoce.
LIVRE IV. 391
11 faut avoir vécu chez tles peuples grossiers et
simples pour connaître jusqu'à quel âge une heu-
reuse ignorance y peut prolonger l'innocence des
enfants. C'est un spectacle à la fois touchant et
risible d'y voir les deux sexes, livrés à la sécurité
de leurs cœurs , prolonger dans la fleur de l'âge et
de la beauté les jeux naïfs de l'enfiince, et montrer
par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs.
Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se ma-
rier, les deux époux, se donnant mutuellement les
prémices de leur personne, en sont plus chers l'un à
l'autre; des multitudes d'enfants , sains et robustes ,
deviennent le gage d'une union que rien n'altère, et
le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.
Si l'âge où l'homme acquiert la conscience de
son sexe diffère autant par l'effet de l'éducation
que par l'action de la nature , il suit de là qu'on
peut accélérer et retarder cet âge selon la manière
dont on élèvera les enfants ; et si le corps gagne
ou perd de la consistance à mesure qu'on retarde
ou qu'on accélère ce progrès, il suit aussi que,
plus on s'applique à le retarder, plus un jeune
homme acquiert de vigueur et de force. Je ne parle
encore que des effets purement physiques : on
verra bientôt qu'ils ne se bornent pas là.
De ces réflexions je tire la solution de cette ques-
tion si souvent agitée , s'il convient d'éclairer les
enfants de bonne heure sur les objets de leur cu-
riosité, ou s'il vaut mieux leur donner le change
par de modestes erreurs. Je pense qu'il ne faut
faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, cette curie-
igi EMILE.
site ne leur vient point sans qu'on y ait donné lieu.
Il faut donc faire en sorte qu'ils ne l'aient pas. En
second lieu , des questions qu'on n'est pas forcé de
résoudre n'exigent point qu'on trompe celui qui les
fait : il vaut mieux lui imposer silence que de lui
répondre en mentant. Il sera peu surpris de cette
loi , si l'on a pris soin de l'y asservir dans les choses
indifférentes. Enfin, si l'on prend le parti de ré-
pondre , que ce soit avec la plus grande simplicité ,
sans mystère , sans embarras , sans sourire. Il y a
beaucoup moins de danger à satisfaire la curiosité
de l'enfant qu'à l'exciter.
Que vos réponses soient toujours graves, courtes,
décidées, et sans jamais paraître hésiter. Je n'ai pas
besoin d'ajouter qu'elles doivent être vraies. On ne
peut apprendre aux enfants le danger de mentir
aux hommes, sans sentir, de la part des hommes,
le danger plus grand de mentir aux enfants. Un seul
mensonge avéré du maître à l'élève ruinerait à
jamais tout le fruit de l'éducation.
Une ignorance absolue sur certaines matières
est peut-être ce qui conviendrait le mieux aux en-
fants : mais qu'ils apprennent de bonne heure ce
qu'il est impossible de leur cacher toujours. Il faut,
ou que leur curiosité ne s'éveille en aucune ma-
nière, ou qu'elle soit satisfaite avant l'âge où elle
n'est plus sans danger. Votre conduite avec votre
élève dépend beaucoup en ceci de sa situation
particulière, des sociétés qui l'environnent, des
circonstances où l'on prévoit qu'il pourra se trou-
ver, etc. Il importe ici de ne rien donner au hasard;
LIVUE IV. 893
et, si vous n'êtes pas sur de lui faire ignorer
jusqu'à seize ans la différence des sexes, ayez soin
qu'il l'apprenne avant dix.
Je n'aime point qu'on affecte avec les enfants un
langage trop épuré, ni qu'on fasse de longs dé-
tours, dont ils s'aperçoivent, pour éviter de donner
aux choses leur véritable nom. Les bonnes mœurs,
en ces matières, ont toujours beaucoup de simpli-
cité; mais des imaginations souillées par le vice
rendent l'oreille délicate , et forcent de raffiner
sans cesse sur les expressions. Les termes grossiers
sont sans conséquence; ce sont les idées lascives
qu'il faut écarter.
Quoique la pudeur soit naturelle à l'espèce hu-
maine, naturellement les enfants n'en ont point.
La pudeur ne naît qu'avec la connaissance du mal :
et comment les enfants , qui n'ont ni ne doivent
avoir cette connaissance, auraient-ils le sentiment
qui en est l'effet? Leur donner des leçons de pudeur
et d'honnêteté, c'est leur apprendre qu'il y a des
choses honteuses et déshonnêtes, c'est leur donner
un désir secret de connaître ces choses-là. Tôt ou
tard ils en viennent à bout, et la première étincelle
qui louche à l'imagination accélère à coup sûr
l'embrasement des sens. Quiconque rougit est déjà
coupable; la vraie innocence n'a honte de rien.
Les enfants n'ont pas les mêmes désirs que les
hommes; mais, sujets comme eux à la malpro-
preté qui blesse les sens, ils peuvent de ce seul
assujettissement recevoir les mêmes leçons de bien-
séance. Suivez l'esprit de là nature , qui , plaçant
394 EMILE.
dans les mêmes lieux les organes des plaisirs secrets
et ceux des besoins dégoûtants, nous inspire les
mêmes soins à différents âges, tantôt par une idée
et tantôt par une autre; à l'homme par la modestie,
à l'enfant par la propreté.
Je ne vois qu'un bon moyen de conserver aux
enfants leur innocence ; c'est que tous ceux qui les
entourent la respectent et l'aiment. Sans cela , toute
la retenue dont on tâche d'user avec eux se dément
tôt ou tard; un sourire, un clin d'œil, un geste
échappé, leur disent tout ce qu'on cherche à leur
taire; il leur suffit, pour l'apprendre, de voir
qu'on le leur a voulu cacher. La délicatesse de
tours et d'expressions dont se servent entre eux les
gens polis, supposant des lumières que les enfants
ne doivent point avoir, est tout- à- fait déplacée
avec eux : mais quand on honore vraiment leur
simplicité, l'on prend aisément, en leur parlant,
celle des termes qui leur conviennent. Il y a une
certaine naïveté de langage qui sied et qui plaît à
l'innocence : voilà le vrai ton qui détourne un en-
fant d'une dangereuse curiosité. En lui parlant sim-
plement de tout, on ne lui laisse pas soupçonner
qu'il reste rien de plus à lui dire. En joignant aux
mots grossiers les idées déplaisantes qui leur con-
viennent, on étouffe le premier feu de l'imagina-
tion : on ne lui défend pas de prononcer ces mots
et d'avoir ces idées; mais on lui donne, sans qu'il
y songe, de la répugnance à les rappeler. Et com-
bien d'embarras cette liberté naïve ne sauve-t-elle
point à ceux qui, la tirant de leur propre cœur,
LIVRE IV. 395
disent toujours ce qu'il faut dire, et le disent tou-
jours comme ils l'ont senti.
Comment se font les enfants ? Question embar-
rassante qui vient assez naturellement aux enfants ,
et dont la réponse indiscrète ou prudente décide
quelquefois de leurs mœurs et de leur santé pour
toute leur vie. La manière la plus courte qu'une
mère imagine pour s'en débarrasser sans tromper
son fils, est de lui imposer silence. Cela serait bon ,
si on l'y eût accoutumé de longue main dans des
questions indifférentes, et qu'il ne soupçonnât pas
du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle
s'en tient là. C'est le secret des gens mariés ^ lui
dira - 1 - elle ; de petits garçons ne doivent point être
si curieux. Voilà qui est fort bien pour tirer d'em-
barras la mère : mais qu'elle sache que, piqué de
cet air de mépris, le petit garçon n'aura pas un
moment de repos qu'il n'ait appris le secret des
gens mariés , et qu'il ne tardera pas de l'apprendre.
Qu'on me permette de rapporter une réponse
bien différente que j'ai entendu faire à la même
question, et qui me frappa d'autant plus, qu'elle
partait d'une femme aussi modeste dans ses discours
que dans ses manières , mais qui savait au besoin
fouler aux pieds, pour le bien de son fils et pour
la vertu, la fausse crainte du blâme et les vains
propos des plaisants. Il n'y avait pas long -temps
que l'enfant avait jeté par les urines une petite
pierre qui lui avait déchiré l'urètre; mais le mal
passé était oublié. Maman , dit le petit étourdi ,
comment se font les enfants? Mon fils , répond la
396 EMILE.
mère sans hésiter , les femmes les pissent avec des
douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. Que
les fous rient, et que les sots soient scandalisés;
mais que les sages cherchent si jamais ils trouve-
ront une réponse plus judicieuse et qui aille mieux
à ses fins.
D'abord l'idée d'un besoin naturel et connu de
l'enfant détourne celle d'une opération mysté-
rieuse. Les idées accessoires de la douleur et de
la mort couvrent celle-là d'un voile de tristesse qui
amortit l'imagination et réprime la curiosité ; tout
porte l'esprit sur les suites de l'accouchement , et
non pas sur ses causes. Les infirmités de la nature
humaine, des objets dégoûtants, des images de
souffrance , voilà les éclaircissements où mène cette
réponse, si la répugnance qu'elle inspire permet à
l'enfant de les demander. Par où l'inquiétude des
désirs aura-t-elle occasion de naître dans des entre-
tiens ainsi dirigés? et cependant vous voyez que la
vérité n'a point été altérée, et qu'on n'a point eu
besoin d'abuser son élève au lieu de l'instruire.
Vos enfants lisent ; ils prennent dans leurs lec-
tures des connaissances qu'ils n'auraient pas s'ils
n'avaient point lu. S'ils étudient, l'imagination s'al-
lume et s'aiguise dans le silence du cabinet. S'ils
vivent dans le monde, ils entendent un jargon bi-
zarre, ils voient des exemples dont ils sont frappés :
on leur a si bien persuadé qu'ils étaient hommes,
que, dans tout ce que font les hommes en leur
présence, ils cherchent aussitôt comment cela peut
leur convenir : il faut bien que les actions d'autrui
LIYRK IV. 397
leur servent de modèle, quand les jugements d'au-
trui leur servent de loi. Des domestiques qu'on fait
dépendre d'eux, par conséquent intéressés à leur
plaire , leur font leur cour aux dépens des bonnes
mœurs; des gouvernantes rieuses leur tiennent à
quatre ans des propos que la plus effrontée n'ose-
rait leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce
qu'elles ont dit; mais ils n'oublient pas ce qu'ils ont
entendu. Les entretiens polissons préparent les
mœurs libertines : le laquais fripon rend l'enfant
débauché; et le secret de l'un sert de garant à celui
de l'autre.
L'enfant élevé selon son âge est seul. Il ne con-
naît d'attachements que ceux de l'habitude; il aime
sa sœur comme sa montre, et son ami comme son
chien. Il ne se sent d'aucun sexe, d'aucune espèce :
l'homme et la femme lui sont également étrangers;
il ne rapporte à lui rien de ce qu'ils font ni de ce
qu'ils disent : il ne le voit ni ne l'entend , ou n'y
fait nulle attention; leurs discours ne l'intéressent
pas plus que leurs exemples : tout cela n'est point
fait pour lui. Ce n'est pas une erreur artificieuse
qu'on lui donne par cette méthode, c'est l'ignorance
de la nature. Le temps vient où la même nature
prend soin d'éclairer son élève; et c'est alors seu-
lement quelle l'a mis en état de profiter sans risque
des leçons qu'elle lui donne. Voilà le principe : le
détail des règles n'est pas de mon sujet ; et les
moyens que je propose en vue d'autres objets ser-
vent encore d'exemple pour celui-ci.
Voulez-vous mettre l'ordre et la règle dans les
39^ EMILE.
passions naissantes , étendez l'espace durant lequel
elles se développent , afin qu'elles aient le temps de
s'arranger à mesure qu'elles naissent. Alors ce n'est
pas l'homme qui les ordonne, c'est la nature elle-
même, votre soin n'est que de la laisser arranger
son travail. Si votre élève était seul, vous n'auriez
rien à faire ; mais tout ce qui l'environne enflamme
son imagination. Le torrent des préjugés l'entraîne :
pour le retenir il faut le pousser en sens contraire.
Il faut que le sentiment enchaîne l'imagination , et
que la raison fasse taire l'opinion des hommes. La
source de toutes les passions est la sensibilité , l'ima-
gination détermine leur pente. Tout être qui sent
ses rapports doit être affecté quand ces rapports
s'altèrent, et qu'il en imagine ou qu'il en croit
imas^iner de plus convenables à sa nature. Ce sont
les erreurs de l'imagination qui ti^ansforment en
vices les passions de tous les êtres bornés , même
des anges, s'ils en ont* : car il faudrait qu'ils con-
nussent la nature de tous les êtres, pour savoir quels
rapports conviennent le mieux à la leur.
Voici donc le sommaire de toute la sagesse hu-
maine dans l'usage des passions : i*^ sentir les vrais
rapports de l'homme tant dans l'espèce que dans
l'individu; i° ordonner toutes les affections de
l'ame selon ces rapports.
* Variante : s'il y en a. Telle est en effet la leçon du manuscrit
autographe. On peut croire que l'auteur fut forcé d'y substituer ,
s'ils en ont , dans les premières éditions ; mais puisque cette dernière
leçon se retrouve dans l'édition de Genève, il est vraisemblable
qu'il s'est décidé à la laisser subsister dans le texte, préférablement à
la première.
LIVRE IV. 39g
Mais l'homme est-il maître d'ordonner ses affec-
tions selon tels ou tels rapports? Sans doute, s'il est
maître de diriger son imagination sur tel ou tel
objet, ou de lui donner telle ou telle habitude.
D'ailleurs il s'agit moins ici de ce qu'un homme
peut faire sur lui-même que de ce que nous pou-
vons faire sur notre élève par le choix des circons-
tances où nous le plaçons. Exposer les moyens pro-
pres à le maintenir dans l'ordre de la nature, c'est
dire assez comment il en peut sortir.
Tant que sa sensibilité reste bornée à son indi-
vidu , il n'y a rien de moral dans ses actions ; ce
n'est que quand elle commence à s'étendre hors de
lui , qu'il prend d'abord les sentiments , ensuite les
notions du bien et du mal, qui le constituent vé-
ritablement homme, et partie intégrante de son
espèce. C'est donc à ce premier point qu'il faut d'a-
bord fixer nos observations.
Elles sont difficiles en ce que, pour les faire, il
faut rejeter les exemples qui sont sous nos yeux,
et chercher ceux où les développements successifs
se font s^lon l'ordre de la nature.
Un enfant façonné, poli, civilisé, qui n'attend
que la puissance de mettre en œuvre les instruc-
tions prématurées qu'il a reçues, ne se trompe ja-
mais sur le moment où cette puissance lui survient.
I^oin de l'attendre il l'accélère; il donne à son sang
une fermentation précoce, il sait quel doit cire
l'objet de ses désirs long -temps même avant qu'il
les éprouve. Ce n'est pas la nature qui l'excite,
c'est lui qui la force : elle n'a plus rien à lui aj)-
400 EMILE.
prendre en le fesant homme; il l'était par la pen-
sée long-temps avant de l'être en effet.
La véritable marche de la nature est plus gra-
duelle et plus lente. Peu à peu le sang s'enflamme,
les esprits s'élaborent, le tempérament se forme.
I^e sage ouvrier qui dirige la fabrique a soin de
perfectionner tous ses instruments avant de les
mettre en œuvre : une longue inquiétude précède
les premiers désirs , une longue ignorance leur
donne le change; on désire sans savoir quoi. Le
sang fermente et s'agite ; une surabondance de
vie cherche à s'étendre au-dehors. L'œil s'anime
et parcourt les autres êtres, on commence à prendre
intérêt à ceux qui nous environnent, on commence
à sentir qu'on n'est pas fait pour vivre seul : c'est
ainsi que le cœur s'ouvre aux affections humaines,
et devient capable d'attachement.
Le premier sentiment dont un jeune homme
élevé soigneusement est susceptible n'est pas l'a-
mour, c'est l'amitié. Le premier acte de son ima-
gination naissante est de lui apprendre qu'il a des
semblables , et l'espèce l'affecte avant le sexe. Voilà
donc un autre avantage de l'innocence prolongée;
c'est de profiter de la sensibihté naissante pour
jeter dans le cœur du jeune adolescent les pre-
mières semences de l'humanité : avantage d'autant
plus précieux que c'est le seul temps de la vie où
les mêmes soins puissent avoir un vrai succès.
J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus
de bonne heure, et livrés aux femmes et à la dé-
bauche , étaient inhumains et cruels; la fougue du
LIVRE IV, 4oi
tempérament les rendait impatients, vindicatifs,
furieux: leur imagination, pleine d'un seul objet,
se refusait à tout le reste; ils ne connaissaient ni
pitié ni miséricorde ; ils auraient sacrifié père, mère ,
et l'univers entier, au moindre de leurs plaisirs.
Au contraire, un jeune homme élevé dans une
heureuse simplicité est porté par les premiers mou-
vements de la nature vers les passions tendres et
affectueuses : son cœur compatissant s'émeut sur
les peines de ses semblables ; il tressaillit d'aise
quand il revoit son camarade, ses bras savent trou-
ver des étreintes caressantes , ses yeux savent verser
des larmes d'attendrissement; il est sensible à la
honte de déplaire, au regret d'avoir offensé. Si l'ar-
deur d'un sang qui s'enflamme le rend vif, emporté,
colère, on voit le moment d'après toute la bonté
de son cœur dans l'effusion de son repentir; il
pleure, il gémit sur la blessure qu'il a faite; il vou-
drait au prix de son sang racheter celui qu'il a
versé; tout son emportement s'éteint, toute sa fierté
s'humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il
offensé lui-même; au fort de sa fureur, une excuse ,
un mot le désarme; il pardonne les torts d'autrui
d'aussi bon cœur qu'il répare les siens. L'adoles-
cence n'est l'âge ni de la vengeance ni de la haine;
elle est celui de la commisération , de la clémence,
de la générosité. Oui, je le soutiens et je ne crains
point d'être démenti par l'expérience , un enfant
qui n'est pas mal né, et qui a conservé jusqu'à
vingt ans son innocence , est à cet âge le plus gé-
néreux , le meilleur , le plus aimant et le plus ai-
R. TU. 26
4o2 EMILE.
mable des hommes. On ne vous a jamais rien dit
de semblable; je le crois bien; vos philosophes,
élevés dans toute la corruption des collèges, n'ont
garde de savoir cela.
C'est la faiblesse de l'homme qui le rend so-
ciable ; ce sont nos misères communes qui portent
nos cœurs à l'humanité : nous ne lui devrions rien
si nous n'étions pas hommes. Tout attachement est
un signe d'insuffisance : si chacun de nous n'avait
nul besoin des autres, il ne songerait guère à s'unir
à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre
frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un
être solitaire; Dieu seul jouit d'un bonheur absolu ;
mais qui de nous en a l'idée? Si quelque être im-
parfait pouvait se suffire à lui-même, de quoi
jouirait-il selon nous? Il serait seul, il serait mi-
sérable. Je ne conçois pas que celui qui n'a besoin
de rien puisse aimer quelque chose : je ne conçois
pas que celui qui n'aime rien puisse être heureux.
Il suit de là que nous nous attachons à nos sem-
blables moins par le sentiment de leurs plaisirs
que par celui de leurs peines; car nous y voyons
bien mieux l'identité de notre nature et les garants
de leur attachement pour nous. Si nos besoins
communs nous unissent par intérêt, nos misères
communes nous unissent par affection. L'aspect
d'un homme heureux inspire aux autres moins
d'amour que d'envie; on l'accuserait volontiers
d'usurper un droit qu'il n'a pas en se faisant un
bonheur exclusif; et l'amour-propre souffre encore
en nous faisant sentir que cet homme n'a nul be-
LIVRE IV. 4o3
soin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le
malheureux qu'il voit souffrir? Qui est-ce qui ne
voudrait pas le délivrer de ses maux s'il n'en coû-
tait qu'un souhait pour cela? L'imagination nous
met à la place du misérable plutôt qu'à celle de
l'homme heureux; on sent que l'un de ces états
nous touche de plus près que l'autre. La pitié est
douce, parce qu'en se mettant à la place de celui
qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne pas
souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que
l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'en-
vieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas
être. Il semble que l'un nous exempte des maux
qu'il souffre , et que l'autre nous ôte les biens dont
il jouit.
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le
cœur d'un jeune homme les premiers mouvements
de la sensibilité naissante, et tourner son carac-
tère vers la bienfaisance et vers la bonté ; n'allez
point faire germer en lui l'orgeuil , la vanité , l'en-
vie, par la trompeuse image du bonheur des
hommes; n'exposez point d'abord à ses yeux la
pompe des cours, le faste des palais, l'attrait des
spectacles ; ne le promenez point dans les cercles ,
dans les brillantes assemblées; ne lui montrez l'ex-
térieur de la grande société qu'après l'avoir mis
en état de l'apprécier en elle-même. Lui montrer
le monde avant qu'il connaisse les hommes, ce
n'est pas le former , c'est le corrompre : ce n'est
pas l'instruire , c'est le tromper.
Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni
Q.G.
4o4 liMILE.
grands, ni courtisans, ni riches; tous sont nés
nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie,
aux chagrins , aux maux , aux besoins , aux dou-
leurs de toute espèce; enfin tous sont condamnés
à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l'homme ;
voilà de quoi nul mortel n'est exempt. Commen-
cez donc par étudier de la nature humaine ce qui
en est le plus inséparable, ce qui constitue le
mieux l'humanité.
A seize ans l'adolescent sait ce que c'est que
souffrir ; car il a souffert lui-même ; mais à peine
sait-il que d'autres êtres souffrent aussi : le voir
sans le sentir n'est pas le savoir , et , comme je l'ai
dit cent fois, l'enfant, n'imaginant point ce que
sentent les autres, ne connaît de maux que les
siens : mais quand le premier développement des
sens allume en lui le feu de l'imagination , il com-
mence à se sentir dans ses semblables , à s'émou-
voir de leurs plaintes, et à souffrir de leurs dou-
leurs. C'est alors que le triste tableau de l'huma-
nité souffrante doit porter à son cœur le premier
attendrissement qu'il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n'est pas facile à remarquer dan»
vos enfants , à qui vous en prenez-vous ? Vous les
instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment,
vous leur en apprenez sitôt le langage, que, par-
lant toujours sur le même ton , ils tournent vos le-
çons contre vous-même, et ne vous laissent nul
moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils
commencent à sentir ce qu'ils disent. Mais voyez
mon Emile ; à l'âge où je l'ai conduit il n'a ni senti
LIVRE IV. 4o5
ni menti. fVvant de savoir ce que c'est qu'aimer, il
ii'a dit à personne, Je vous aime bien; on ne lui a
point prescrit la contenance qu'il devait prendre
en entrant dans la chambre de son père, de sa
mère , ou de son gouverneur malade ; on ne lui a
point montré l'art d'affecter la tristesse qu'il n'avait
pas. Il n'a feint de pleurer sur la mort de personne;
car il ne sait ce que c'est que mourir. La même in-
sensibilité qu'il a dans le cœur est aussi dans ses
manières. Indifférent à tout, hors à lui-même,
comme tous les autres enfants , il ne prend intérêt
à personne; tout ce qui le distingue, est qu'il ne
veut point paraître en prendre, et qu'il n'est pas
faux comme eux.
Emile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles,
saura tard ce que c'est que souffrir et mourir. Les
plaintes et les cris commenceront d'agiter ses en-
trailles , l'aspect du sang qui coule lui fera détour-
ner les yeux ; les convulsions d'un animal expirant
lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu'il
sache d'où lui viennent ces nouveaux mouvements.
S'il était resté stupide et barbare, il ne les aurait
pas; s'il était plus instruit, il en connaîtrait la
source : il a déjà trop comparé d'idées pour ne rien
sentir, et pas assez pour concevoir ce qu'il sent.
Ainsi naît la pitié , premier sentiment relatif qui
touche le cœur humain selon l'ordre de la nature.
Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'en-
fant sache qu'il y a des êtres semblables à lui qui
souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les dou-
leurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir
4o6 EMILE.
l'idée , comme pouvant les sentir aussi. En effet ,
comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ,
si ce n'est en nous transportant hors de nous et
nous identifiant avec l'animal souffrant , en quit-
tant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le
sien? Nous ne souffrons qu'autant que nous ju-
geons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous , c'est
dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient
sensible que quand son imagination s'anime et com-
mence à le transporter hors de lui.
Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante,
pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle,
qu'avons-nous donc à faire, si ce n'est d'offrir au
jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la
force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui
rétendent sur les autres êtres , qui le fassent par-
tout retrouver hors de lui ; d'écarter avec soin ceux
qui le resserrent, le concentrent, et tendent le
ressort du moi humain; c'est-à-dire, en d'autres
termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la com-
misération, la bienfaisance, toutes les passions at-
tirantes et douces qui plaisent naturellement aux
hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la con-
voitise , la haine , toutes les passions repoussantes
et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensi-
bilité non-seulement nulle , mais négative , et font
le tourment de celui qui les éprouve ?
Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions
précédentes en deux ou trois maximes précises ,
claires, et faciles à saisir.
LIVRE IV. 407
PREMIÈRE MAXIME.
Il n'est pas dans le cœur humain de se mettre h la place des gens
qui sont plus heureux que nous , mais seulement de ceux qui
sont lîlus à plaindre.
Si l'on trouvç des exceptions à cette maxime ,
elles sont plus apparentes que réelles. Ainsi l'on ne
se met pas à la place du riche ou du grand auquel
on s'attache ; même en s'attachant sincèrement , on
ne fait que s'approprier une partie de son bien-être.
Quelquefois on l'aime dans ses malheurs : mais, tant
qu'il prospère, il n'a de véritable ami que celui qui
n'est pas la dupe des apparences, et qui le plaint
plus qu'il ne l'envie , malgré sa prospérité.
On est touché du bonheur de certains états ,
par exemple, de la vie champêtre et pastorale. Le
charme de voir ces bonnes gens heureux n'est point
empoisonné par l'envie, on s'intéresse à eux vérita-
blement. Pourquoi cela ? parce qu'on se sent maître
de descendre à cet état de paix et d'innocence , et
de jouir de la même félicité : c'est un pis-aller qui
ne donne que des idées agréables, attendu qu'il
suffit d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a tou-
jours du plaisir à voir ses ressources, à contempler
son propre bien , même quand on n'en veut pas
user.
Il suit de là que, pour porter un jeune homme
à l'humanité, loin de lui faire admirer le sort bril-
lant des autres , il faut le lui montrer par les côtés
tristes, il faut le lui faire craindre. Alors, par une
I
4o8 :ÉMILE.
conséquence évidente, il doit se frayer une route
au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.
DEUXIÈME MAXIME.
I On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont ou ne se croit
\ pas exempt soi-même.
Non ignara mali , niiseris succurrere disco.
AEneid. , 1 , 634.
Je ne connais rien de si beau , de si profond , de
si touchant, de si vrai, que ce vers-là.
Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs su-
jets ? c'est qu'ils comptent de n'être jamais hommes.
Pourquoi les riches sont-ils si durs envers les pau-
vres ? c'est qu'ils n'ont pas peur de le devenir. Pour-
quoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour
le peuple ? c'est qu'un noble ne sera jamais rotu-
rier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus
humains , plus hospitaliers que nous ? c'est que ,
dans leur gouvernement tout- à-fait arbitraire, la
grandeur et la fortune des particuliers étant tou-
jours précaires et chancelantes , ils ne regardent
point l'abaissement et la misère comme un état
étranger à eux'' ; chacun peut être demain ce qu'est
aujourd'hui celui qu'il assiste. Cette réflexion, qui
revient sans cesse dans les romans orientaux, donne
à leur lecture je ne sais quoi d'attendrissant que n'a
point tout l'apprêt de notre sèche morale.
N'accoutumez donc pas votre élève à regarder
" Cela paraît changer un peu maintenant: les états semblent de-
venir plus fixes , et les hommes deviennent aussi plus durs.
LIVRE IV. 409
du haut de sa gloire les peines des infortunés, les
travaux des misérables; et n'espérez pas lui ap-
prendre à les plaindre, s'il les considère comme
lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que
le sort de ces malheureux peut être le sien, que
tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille
événements imprévus et inévitables peuvent l'y
plonger d'un moment à l'autre. Apprenez-lui à ne
compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni
sur les richesses ; montrez-lui toutes les vicissitudes
de la fortune; cherchez-lui les exemples toujours
trop fréquents de gens qui, d'un état plus élevé
que le sien, sont tombés au-dessous de celui de
ces malheureux : que ce soit par leur faute ou non,
ce n'est pas maintenant de quoi il est question ;
sait-il seulement ce que c'est que faute? N'empié-
tez jamais sur l'ordre de ses connaissances , et ne
l'éclairez que par les lumières qui sont à sa portée :
il n'a pas besoin d'être fort savant pour sentir
que toute la prudence humaine ne peut lui ré-
pondre si dans une heure il sera vivant ou mou-
rant; si les douleurs de la néphrétique ne lui fe-
ront point grincer les dents avant la nuit ; si dans
lui mois il sera riche ou pauvre; si dans un an
peut-être il ne ramera point sous le nerf de
bœuf dans les galères d'Alger. Surtout n'allez pas
lui dire tout cela froidement comme son caté-
chisme; qu'il voie, qu'il sente les calamités hu-
maines : ébranlez , effrayez son imagination des pé-
rils dont tout homme est sans cesse environné;
qu'il voie autour do lui tous ces abîmes, et qu'à
4lO EMILE.
VOUS les entendre décrire, il se presse contre vous
de peur d'y tomber. Nous le rendrons timide et
poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite;
mais, quant à présent, commençons par le rendre
humain ; voilà surtout ce qui nous importe.
TROISIÈME MAXIME.
La pitié qu'on a du mal d'autrui ne se mesure pas sur la quantité
de ce mal , mais sur le sentiment qu'on prête à ceux qui le
souffrent.
On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on
croit qu'il se trouve à plaindre. Le sentiment phy-
sique de nos maux est plus borné qu'il ne semble;
mais c'est par la mémoire qui nous en fait sentir la
continuité , c'est par l'imagination qui les étend sur
l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment à plaindre.
Voilà, je pense, une des causes qui nous endur-
cissent plus aux maux des animaux qu'à ceux des
hommes, quoique la sensibilité commune dut éga-
lement nous identifier avec eux. On ne plaint guère
un cheval de charretier dans son écurie, parce
qu'on ne présume pas qu'en mangeant son foin il
songe aux coups qu'il a reçus et aux fatigues qui
l'attendent. On ne plaint pas non plus un mouton
qu'on voit paître , quoiqu'on sache qu'il sera bientôt
égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas son
sort. Par extension l'on s'endurcit ainsi sur le sort
des hommes; et les riches se consolent du mal qu'ils
font aux pauvres, en les supposant assez stupides
pour n'en rien sentir. En général je juge du prix
que chacun met au bonheur de ses semblables par
LIVRE IV. 4l I
le cas qu'il paraît faire d'eux. Il est naturel qu'on
fasse bon marché du bonheur des gens qu'on
méprise. Ne vous étonnez donc plus si les poli-
tiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni
si la plupart des philosophes affectent de faire
l'homme si méchant.
C'est le peuple qui compose le genre humain;
ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce
n'est pas la peine de le compter. L'homme est le
même dans tous les états: si cela est, les états les
plus nombreux méritent le plus de respect. Devant
celui qui pense , toutes les distinctions civiles dis-
paraissent : il voit les mêmes passions , les mêmes
sentiments dans le goujat et dans l'homme illustre;
il n'y discerne que leur langage, qu'un coloris plus
ou moins apprêté ; et si quelque différence essen-
tielle les distingue, elle est au préjudice des plus
dissimulés. Le peuple se montre tel qu'il est, et
n'est pas aimable : mais il faut bien que les gens du
monde se déguisent; s'ils se montraient tels qu'ils
sont, ils feraient horreur.
Il y a, disent encore nos sages, même dose de
bonheur et de peine dans tous les états. Maxime
aussi funeste qu'insoutenable : car, si tous sont
également heureux , qu'ai-je besoin de m'incom-
moder pour personne ? Que chacun reste comme
il est : que l'esclave soit maltraité , que l'infirme
souffre , que le gueux périsse ; il n'y a rien à ga-
gner pour eux à changer d'état. Ils font l'énuméra-
tion des peines du riche, et montrent l'inanité de ses
vains plaisirs : quel grossier sophisme ! les peines
4l^ JÉMILE.
du riche ne lui viennent point de son étal, mais
de lui seul , qui en abuse. Fùt-il plus malheureux
que le pauvre même , il n'est point à plaindre, parce
que ses maux sont tous son ouvrage, et qu'il ne
tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du mi-
sérable lui vient des choses , de la rigueur du sort
qui s'appesantit sur lui. Il n'y a point d'habitude
qui lui puisse oter le sentiment physique de la fa-
ligue, de l'épuisement, de la faim : le bon esprit
ni la sagesse ne servent de rien pour l'exempter
des maux de son état. Que gagne Épictète de pré-
voir que son maître va lui casser la jambe? la lui
casse-t-il moins pour cela Pila par-dessus son mal
le mal de la prévoyance. Quand le peuple serait
aussi sensé que nous le supposons stupide, que
pourrait-il être autre que ce qu'il est? que pour-
rai l-il faire autre que ce qu'il fait ? Étudiez les gens
de cet ordre , vous verrez que , sous un autre lan-
gage , ils ont autant d'esprit et plus de bon sens
que vous. Respectez donc votre espèce; songez
qu'elle est composée essentiellement de la collec-
tion des peuples; que, quand tous les rois et tous
les philosophes en seraient ôtés, il n'y paraîtrait
guère, et que les choses n'en iraient pas plus mal.
En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous
les hommes, et même ceux qui les déprisent; faites
en sorte qu'il ne se place dans aucune classe, mais
qu'il se retrouve dans toutes : parlez devant lui
du genre humain avec attendrissement, avec pitié
même, mais jamais avec mépris. Homme, ne dés-
honore point l'homme.
LJVRE IV. 4ï3
C'est par ces routes et d'autres 8em})lables, bien
contraires à celles qui sont frayées , qu'il convient
de pénétrer dans le cœur d'un jeune adolescent
pour y exciter les premiers mouvements de la na-
ture , le développer et l'étendre sur ses semblables;
à quoi j'ajoute qu'il importe de mêler à ces mou-
vements le moins d'intérêt personnel qu'il est pos-
sible; surtout point de vanité, point d'émulation,
point de gloire, point de ces sentiments qui nous
forcent de nous comparer aux autres; car ces com-
paraisons ne se font jamais sans quelque impres-
sion de haine contre ceux qui nous disputent la
préférence, ne fût-ce que dans notre propre es-
time. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter , être un
méchant ou un sot : tâchons d'éviter cette alter-
native. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou
tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas;
chaque chose a son temps et son lieu; je dis seu-
lement qu'on ne doit pas leur aider à naître.
Voilà l'esprit de la méthode qu'il faut se pres-
crire. Ici les exemples et les détails sont inutiles ,
parce qu'ici commence la division presque infinie
des caractères, et que chaque exemple que je don-
nerais ne conviendrait pas peut-être à un sur cent
mille. C'est à cet âge aussi que commence, dans
l'habile maître , la véritable fonction de l'observa-
teur et du philosophe qui sait l'art de sonder les
cœurs en travaillant à les former. Tandis que le
jeune homme ne songe point encore à se contre-
faire, et ne l'a point encore appris, à chaque objet
qu'on lui présente on voit dans son air, dans ses
4l4 EMILE.
yeux , dans son geste , l'impression qu'il en reçoit ;
on lit sur son visage tous les mouvements de son
ame : à force de les épier on parvient à les prévoir ,
et enfin à les diriger.
On remarque en général que le sang, les bles-
sures, les cris, les gémissements, l'appareil des
opérations douloureuses , et tout ce qui porte aux
sens des objets de souffrance, saisit plus tôt et
plus généralement tous les liommes. L'idée de des-
truction , étant plus composée , ne frappe pas de
même ; l'image de la mort touche plus tard et plus
faiblement , parce que nul n'a par - devers soi l'ex-
périence de mourir : il faut avoir vu des cadavres
pour sentir les angoisses des agonisants. Mais
quand une fois cette image s'est bien formée dans
notre esprit, il n'y a point de spectacle plus hor-
rible à nos yeux, soit à cause de l'idée de destruc-
tion totale qu'elle donne alors par les sens, soit
parce que, sachant que ce moment est inévitable
pour tous les hommes, on se sent plus vivement
affecté d'une situation à laquelle on est sûr de ne
pouvoir échapper.
Ces impressions diverses ont leurs modifications
et leurs degrés , qui dépendent du caractère par-
ticulier de chaque individu et de ses habitudes
antérieures; mais elles sont vmiverselles , et nul
n'en est tout-à-fait exempt. Il en est de plus tar-
dives et de moins générales, qui sont plus propres
aux âmes sensibles ; ce sont celles qu'on reçoit des
peines morales , des douleurs internes , des afflic-
tions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des
LIVRE IV. 4l5
gens qui ne savent être émus que par des cris et
des pleurs ; les longs et sourds gémissements d'un
cœur serré de détresse ne leur ont jamais arraché
des soupirs; jamais l'aspect d'une contenance abat-
tue, d'un visage hâve et plombé, d'un œil éteint
et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-
mêmes ; les maux de l'ame ne sont rien pour eux :
ils sont jugés , la leur ne sentri.en, n'attendez d'eux
que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté.
Ils pourront être intègres et justes, jamais clé-
ments, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pour-
ront être justes , si toutefois un homme peut l'être
quand il n'est pas miséricordieux.
Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens
par cette règle , surtout ceux qui , ayant été élevés
comme ils doivent l'être, n'ont aucune idée des
peines morales qu'on ne leur a jamais fait éprou-
ver; car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre
que les maux qu'ils connaissent ; et cette apparente
insensibilité, qui ne vient que d'ignorance, se
change bientôt en attendrissement quand ils com-
mencent à sentir qu'il y a dans la vie humaine
mille douleurs qu'ils ne connaissaient pas. Pour
mon Emile, s'il a eu de la simplicité et du bon
sens dans son enfance, je suis bien sûr qu'il aura
de l'ame et de la sensibilité dans sa jeunesse; car
la vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse
des idées.
Mais pourquoi le rappeler ici ? Plus d'un lecteur
me reprochera sans doute l'oubli de mes premières
résolutions et du bonheur constant que j'avais^
4lG EMILE.
promis à mon élève. Des malheureux , des mou-
rants , des spectacles de douleur et de misère ! quel
bonheur , quelle jouissance pour un jeune cœur
qui naît à la vie ! Son triste instituteur , qui lui des-
tinait une éducation si douce , ne le fait naître que
pour souffrir. Voilà ce qu'on dira : Que m'importe?
j'ai promis de le rendre heureux; non de faire
qu'il parût l'être. Est-ce ma faute si , toujours dupe
de l'apparence, vous la prenez pour la réalité ?
Prenons deux jeunes gens sortant de la première
éducation et entrant dans le monde par deux portes
directement opposées. L'un monte tout-à-coup sur
l'Olympe et se répand dans la plus brillante so-
ciété ; on le mène à la cour , chez les grands , chez
les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose
fêté partout, et je n'examine pas l'effet de cet ac-
cueil sur sa raison; je suppose qu'elle y résiste. Les
plaisirs volent au-devant de lui; tous les jours de
nouveaux objets l'amusent; il se livre à tout avec
un intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif,
empressé, curieux; sa première admiration vous
frappe; vous l'estimez content : mais voyez l'état
de son ame; vous croyez qu'il jouit; moi, je crois
qu'il souffre.
Qu'aperçoit-il d'abord en ouvrant les yeux? des
multitudes de prétendus biens qu'il ne connaissait
pas, et dont la plupart, n'étant qu'un moment à
sa portée, ne semblent se montrer à lui que pour
Im donner le regret d'en être privé. Se promène-t-il
dans un palais , vous voyez à son inquiète curiosité
qu'il se demande pourquoi sa maison paternelle
LIVRE IV. 4^7
n'est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent
qu'il se compare sans cesse au maître de cette mai-
son ; et tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui
dans ce parallèle aiguise sa vanité en la révoltant.
S'il rencontre un jeune homme mieux mis que lui ^
je le vois murmurer en secret contre l'avarice de
ses parents. Est-il plus paré qu'un autre, il a la
douleur de voir cet autre l'effacer ou par sa nais-
sance ou par son esprit , et toute sa dorure humiliée
devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans
une assemblée; s'élève-t-il sur la pointe du pied
pour être mieux vu ; qui est-ce qui n'a pas iinfe dis-
position secrète à rabaisser l'air superbe et vain d'un
jeune fat? Tout s'unit bientôt comme de concert;
les regards inquiétants d'un homme grave, les mots
railleurs d'un caustique, ne tardent pas d'arriver
jusqu'à lui; et, ne fùt-il dédaigné que d'un seul
homme, le mépris de cet homme empoisonne à
l'instant les applaudissements des autres.
Donnons-lui tout, prodiguons-lui les agréments^
le mérite ; qu'il soit bien fait, plein d'esprit, aimable :
il sera recherché des femmes; mais en le recher-
chant avant qu'il les aime , elles le rendront plutôt
fou qu'amoureux : il aura de bonnes fortunes ; mais
il n'aura ni transports ni passion pour les goûter.
Ses désirs toujours prévenus, n'ayant jamais le
temps de naître, au sein des plaisirs il ne sent que
l'ennui de la gène : le sexe fait pour le bonheur
du sien le dégoûte et le rassasie même avant qu'il
le connaisse; s'il continue à le voir, ce n'est plus
que par vanité ; et quand il s'y attacherait par un
R. in. 27
4l8 EMILE.
goiit véritable , il ne sera pas seul jeune , seul
brillant, seul aimable, et ne trouvera pas toujours
dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.
Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons,
des noirceurs , des repentirs de toute espèce insé-
parables d'une pareille vie. L'expérience du monde
en dégoûte, on le sait; je ne parle que des ennuis
attachés à la première illusion.
Quel contraste pour celui qui , renfermé jusqu'ici
dans le sein de sa famille et de ses amis, s'est vu
l'unique objet de toutes leurs attentions , d'entrer
tout à coup dans un ordre de choses où il est
compté pour si peu; de se trouver comme noyé
dans une sphère étrangère, lui qui fît si long-temps
le centre de la sienne! Que d'affronts, que d'hu-
miliations ne faut-il pas qu'il essuie, avant de
perdre, parmi les inconnus, les préjugés de son
importance pris et nourris parmi les siens ! Enfant ,
tout lui cédait , tout s'empressait autour de lui :
jeune homme, il faut qu'il cède à tout le monde;
ou pour peu qu'il s'oublie et conserve ses anciens
airs , que de dures leçons vont le faire rentrer en
lui-même ! L'habitude d'obtenir aisément les objets
de ses désirs le porte à beaucoup désirer, et lui
fait sentir des privations continuelles. Tout ce qui
le flatte le tente; tout ce que d'autres ont, il vou-
drait l'avoir : il convoite tout, il porte envie à tout
le monde, il voudrait dominer partout; la vanité
le ronge, l'ardeur des désirs effrénés enflamme son
jeune cœur ; la jalousie et la haine y naissent avec
eux ; toutes les passions dévorantes v prennent à
LIVRE IV. 4*9
la fois leur essor ; il en porte l'agitation dans le
tumulte du monde ; il la rapporte avec lui tous les
soirs; il rentre mécontent de lui et des autres; il
s'endort plein de mille vains projets, troublé de
mille fantaisies; et son orgueil lui peint jusque
dans ses songes les chimériques biens dont le désir
le tourmente et qu'il ne possédera de sa vie. Voilà
votre élève : voyons le mien.
Si le premier spectacle qui le frappe est un objet
de tristesse, le premier retour sur lui-même est un
sentiment de plaisir. En voyant de combien de
maux il est exempt, il se sent plus heureux qu'il
ne pensait l'être. Il partage les peines de ses sem-
blables; mais ce partage est volontaire et doux. Il
jouit à la fois de la pitié qu'il a pour leurs maux ,
et du bonheur qui l'en exempte ; il se sent dans
cet état de force qui nous étend au-delà de nous , et
lîous fait porter ailleurs l'activité superflue à notre
bien-être. Pour plaindre le mal d'autrui, sans doute
il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir.
Quand on a souffert, ou qu'on craint de souffrir,
on plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu'on
souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant as-
sujettis aux misères de la vie, nul n'accorde aux
autres que la sensibilité dont il n'a pas actuellement
besoin pour lui-même, il s'ensuit que la commiséra-
tion doit être un sentiment très-doux , puisqu'elle
dépose en notre faveur, et qu'au contraire un
homme dur est toujours malheureux, puisque l'état
de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité sura-
bondante qu'il puisse accorder aux peines d'autrui.
27.
4^0 EMILE.
Nous jugeons trop du bonheur sur les appa-
rences : nous le supposons où il est le moins ; nous
le cherchons où il ne saurait être : la gaieté n'en est
qu'un signe très -équivoque. Un homme gai n'est
souvent qu'un infortuné qui cherche à donner le
change aux autres et à s'étourdir lui-même. Ces
gens si riants , si ouverts , si sereins dans un cercle,
sont presque tous tristes et grondeurs chez eux ,
et leurs domestiques portent la peine de l'amuse-
ment qu'ils donnent à leurs sociétés. Le vrai con-
tentement n'est ni gai ni folâtre ; jaloux d'un sen-
timent si doux, en le goûtant on y pense, on le
savoure, on craint de l'évaporer. Un homme vrai-
ment heureux ne parle guère et ne rit guère; il
resserre, pour ainsi dire, le bonheur autour de son
cœur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voi-
lent les dégoûts et l'ennui. Mais la mélancolie est
amie de la volupté : l'attendrissement et les larmes
accompagnent les plus douces jouissances, et l'ex-
cessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que
des ris.
Si d'abord la multitude et la variété des amuse-
ments paraît contribuer au bonheur, si l'unifor-
mité d'une vie égale paraît d'abord ennuyeuse, en
y regardant mieux, on trouve, au contraire, que
la plus douce habitude de l'ame consiste dans une
modération de jouissance qui laisse peu de prise
au désir et au dégoût. L'inquiétude des désirs pro-
duit la curiosité, l'inconstance; le vide des turbu-
lents plaisirs produit l'ennui. On ne s'ennuie jamais
de son état quand on n'en connaît point de plus
LIVRE IV. 4^1
agréable. De tous les hommes du monde, les sau-
•vages sont les moins curieux et les moins ennuyés;
tout leur est indifférent : ils ne jouissent pas des
choses, mais d'eux; ils passent leur vie à ne rien
faire, et ne s'ennuient jamais.
L'homme du monde est tout entier dans son
masque. N'étant presque jamais en lui-même, il
y est toujours étranger, et mal à son aise quand il
est forcé d'y rentrer. Ce qu'il est n'est rien, ce qu'il
paraît est tout pour lui.
Je ne puis m'empécher de me représenter, sur
le visage du jeune homme dont j'ai parlé ci-devant,
je ne sais quoi d'impertinent, de doucereux, d'af-
fecté, qui déplaît, qui rebute les gens unis; et sur
celui du mien, une physionomie intéressante et
simple, qui montre le contentement, la véritable
sérénité de l'ame, qui inspire l'estime, la con-
fiance , et qui semble n'attendre que l'épanche-
nient de l'amitié pour donner la sienne à ceux qui
l'approchent. On croit que la physionomie n'est
qu'un simple développement de traits déjà marqués
par la nature. Pour moi, je penserais qu'outre ce
développement, les traits du visage d'un homme
viennent insensiblement à se former et prendre de
la physionomie par l'impression fréquente et ha-
bituelle de certaines affections de l'ame. Ces affec-
tions se marquent sur le visage, rien n'est plus
certain; et quand elles tournent en habitude, elles
y doivent laisser des impressions durables. Voilà
comment je conçois que la physionomie annonce
le caractère, et qu'on peut quelquefois juger de
l\11 EMILE.
l'un par l'autre, sans aller chercher des explica-
tions mystérieuses qui supposent des connaissances
que nous n'avons pas.
Un enfant n'a que deux affections bien mar-
quées, la joie et la douleur : il rit ou il pleure;
les intermédiaires ne sont rien pour lui; sans cesse
il passe de l'un de ces mouvements à l'autre. Cette
alternative continuelle empêche qu'ils ne fassent
sur son visage aucune impression constante , et
qu'il ne prenne de la physionomie : mais dans l'âge
où, devenu plus sensible, il est plus vivement ou
plus constamment affecté , les impressions plus
profondes laissent des traces plus difficiles à dé-
truire ; et de l'état habituel de l'ame résulte un
arrangement de traits que le temps rend ineffa-
çables. Cependant il n'est pas rare de voir des
hommes changer de physionomie à différents âges.
J'en ai vu plusieurs dans ce cas ; et j'ai toujours
trouvé que ceux que j'avais pu bien observer et
suivre avaient aussi changé de passions habituelles.
Cette seule observation , bien confirmée, me paraî-
trait décisive , et n'est pas déplacée dans un traité
d'éducation , où il importe d'apprendre à juger des
mouvements de l'ame par les signes extérieurs.
Je ne sais si, pour n'avoir pas appris à imiter
des manières de convention et à feindre des sen-
timents qu'il n'a pas , mon jeune homme sera
moins aimable , ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici :
je sais seulement qu'il sera plus aimant, et j'ai
bien de la peine à croire que celui qui n'aime
que lui puisse assez bien se déguiser pour plaire
LIVRK IV. 42 3
autant que celui qui tire de sou attachement j3our
les autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais,
quant à ce sentiment même, je crois en avoir assez
dit pour guider sur ce point un lecteur raisonnable,
et montrer que je ne me suis pas contredit.
Je reviens donc à ma méthode , et je dis : Quand
rage critique approche, offrez aux jeunes gens des
spectacles qui les retiennent, et non des spectacles
qui les excitent : donnez le change à leur imagina-
tion naissante par des objets qui, loin d'enflammer
leiu's sens, en répriment l'activité. Éloignez-les des
grandes villes, où la parure et l'immodestie des
femmes hâtent et préviennent les leçons de la na-
ture, où tout présente à leurs yt'tix des plaisirs
qu'ils ne doivent connaître que quand ils sauront
les choisir. Ramenez-les dans leurs premières habi-
tations , où la simplicité champêtre laisse les passions
de leur âge se développer moins rapidement; ou si
leur goût pour les arts les attache encore à la ville ,
prévenez en eux, par ce goût même, une dange-
reuse oisiveté. Choisissez avec soin leurs sociétés,
leurs occupations, leurs plaisirs: ne leur montrez
que des tableaux touchants, mais modestes, qui les
remuent sans les séduire, et qui nourrissent leur
sensibilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi
qu'il y a partout quelques excès à craindre , et que
les passions immodérées font toujours plus de mal
qu'on n'en veut éviter. Il ne s'agit pas de faire de
votre élève un garde-malade , un frère de la charité,
d'affliger ses regards par des objets continuels d<»
douleurs et de souffrances, de le promener d'in-
424 EMILE.
firme en infirme, d'hôpital en hôpital, et de la
Grève aux prisons : il faut le toucher et non l'en-
durcir à l'aspect des misères humaines. Long-temps
frappé des mêmes spectacles , on n'en sent plus les
impressions; l'habitude accoutume à tout; ce qu'on
voit trop on ne l'imagine plus, et ce n'est que l'i-
magination qui nous fait sentir les maux d'autrui :
c'est ainsi qu'à force de voir mourir et souffrir , les
prêtres et les médecins deviennent impitoyables.
Que votre élève connaisse donc le sort de l'homme
et les misères de ses semblables; mais qu'il n'en
soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien
choisi, et montré dans un jour convenable, lui
donnera pour un mois d'attendrissement et de ré-
flexions. Ce n'est pas tant ce qu'il voit, que son
retour sur ce qu'il a vu , qui détermine le jugement
qu'il en porte ; et l'impression durable qu'il reçoit
d'un objet lui vient moins de l'objet même, que
du point de vue sous lequel on le porte à se le
rappeler. C'est ainsi qu'en ménageant les exemples,
les leçons , les images, vous émousserez long-temps
l'aiguillon des sens, et donnerez le change à la
pâture en suivant ses propres directions.
A mesure qu'il acquiert des lumières, choisissez
des idées qui s'y rapportent; à mesure que ses
désirs s'allument, choisissez des tableaux propres
à les réprimer. Un vieux militaire, qui s'est dis-
tingué par ses mœurs autant que par son courage,
m'a raconté que, dans sa première jeunesse, son
père , homme de sens, mais très-dévot , voyant son
tempérament naissant le livrer aux femmes, n'é-
LIVRE IV, l[lS
pargna rien pour le contenir ; mais enfin , malgré
tous ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il
s'avisa de le mener dans un hôpital de véroles , et ,
sans le prévenir de rien, le fit entrer dans une
salle où une troupe de ces malheureux expiaient,
par un traitement effroyable, le désordre qui les
y avait exposés. A ce hideux aspect, qui révoltait
à la fois tous les sens, le jeune homme faillit à se
trouver mal. « Va, misérable débauché, lui dit alors
« le père d'un ton véhément, suis le vil penchant
«qui t'entraîne; bientôt tu seras trop heureux
« d'être admis dans cette salle, où , victime des plus
« infâmes douleurs , tu forceras ton père à remer-
« cier Dieu de ta mort. »
Ce peu de mots, joints à l'énergique tableau
qui frappait le jeune homme, lui firent une im-
pression qui ne s'effara jamais. Condamné par son
état à passer sa jeunesse dans des garnisons, il
aima mieux essuyer toutes les railleries de ses ca-
marades, que d'imiter leur libertinage. « J'ai été
«homme, me dit-il, j'ai eu des faiblesses; mais
« parvenu jusqu'à mon âge, je n'ai jamais pu voir
« une fille publique sans horreur. » Maître, peu de
discours ; mais apprenez à choisir les lieux , les
temps , les personnes , puis donnez toutes vos le-
çons en exemples , et soyez sur de leur effet.
L'emploi de l'enfance est peu de chose: le mal
qui s'y glisse n'est point sans remède ; et le bien
qui s'y fait peut venir plus tard. Mais il n'en est
pas ainsi du premier âge où l'homme commence
véritablement à vivre. Cet âge ne dure jamais as-
4^6 EMILE.
sez pour l'usage qu'on en doit faire , et son im-
portance exige une attention sans relâche : voilà
pourquoi j'insiste sur l'art de le prolonger. Un des
meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout
retarder tant qu'il est possible. Rendez les progrés
lents et sûrs; empêchez que l'adolescent ne de-
vienne homme au moment où rien ne lui reste à
faire pour le devenir. Tandis que le corps croît,
les esprits destinés à donner du baume au sang et
de la force aux fibres se forment et s'élaborent. Si
vous leur faites prendre un cours différent, et que
ce qui est destiné à perfectionner un individu serve
à la formation d'un autre , tous deux restent dans
un état de faiblesse , et l'ouvrage de la nature de-
meure imparfait. Les opérations de l'esprit se sen-
tent à leur tour de cette altération ; et l'ame , aussi
débile que le corps, n'a que des fonctions faibles
et languissantes. Des membres gros et robustes ne
font ni le courage ni le génie; et je conçois qae la
force de l'amè n'accompagne pas celle du corps ,
quand d'ailleurs les organes de la communication
des deux substances sont mal disposés. Mais , quel-
que bien disposés qu'ils puissent être, ils agiront
toujours faiblement, s'ils n'ont pour principe qu'un
sang épuisé , appauvri , et dépourvu de cette subs-
tance qui donne de la force et du jeu à tous les
ressorts de la machine. Généralement on aperçoit
plus de vigueur d'ame dans les hommes dont les
jeunes ans ont été préservés d'une corruption pré-
maturée , que dans ceux dont le désordre a com-
mencé avec le pouvoir de s'y livrer; et c'est sans
LIVRE IV. 4'^7
doute une des raisons pourquoi les peuples qui ont
des mœurs surpassent ordinairement en bon seiis
et en courage les peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci
brillent uniquement par je ne sais quelles petites
qualités déliées, qu'ils appellent esprit, sagacité,
finesse; mais ces grandes et nobles fonctions de
sagesse et de raison qui distinguent et honorent
l'homme par de belles actions, par des vertus, par
des soins véritablement utiles, ne se trouvent guère
que dans les premiers.
Les maîtres se plaignent que le feu de cet âge
rend la jeunesse indisciplinabie, et je le vois : mais
n'est-ce pas leur faute? Sitôt qu'ils ont laissé prendre
à ce feu son cours par les sens , ignorent-ils qu'on
ne peut plus lui en donner un autre? Les longs et
froids sermons d'un pédant effaceront-ils dans l'es-
prit de son élève l'image des plaisirs qu'il a conçus?
banniront-ils de son cœur les désirs qui le tour-
mentent? amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament
dont il sait l'usage? ne s'irritera-t-il pas contre les
obstacles qui s'opposent au seul bonheiw dont il
ait l'idée? Et, dans la dure loi qu'on lui prescrit
sans pouvoir la lui faire entendre, que verra-t-il,
sinon le caprice et la haine d'un homme qui cherche
à le tourmenter? Est-il étrange qu'il se mutine et
le haïsse à son tour.
Je conçois bien qu'en se rendant facile on peut
se rendre plus supportable, et conserver une ap-
parente autorité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert
l'autorité qu'on ne garde sur son élève qu'en fo-
mentant les vices qu'elle devrait réprimer; c'est
428 É3IILE.
comme si, pour calmer un cheval fougueux, l'é-
cûver le faisait sauter dans un précipice.
Loin que ce feu de l'adolescent soit un obstacle
à l'éducation , c'est par lui qu'elle se consomme et
s'achève ; c'est lui qui vous donne une prise syr
le cœur d'un jeune homme, quand il cesse d'être
moins fort que vous. Ses premières affections sont
les rênes avec lesquelles vous dirigez tous ses mou-
vements : il était libre, et je le vois asservi. Tant
qu'il n'aimait rien, il ne dépendait que de lui-même
et de ses besoins ; sitôt qu'il aime , il dépend de ses
attachements. Ainsi se forment les premiers liens
qui l'unissent à son espèce. En dirigeant sur elle
sa sensibilité naissante , ne croyez pas qu'elle em-
brassera d'abord tous les hommes , et que ce mot
de genre humain signifiera pour lui quelque chose.
Non , cette sensibilité se bornera premièrement à
ses semblables ; et ses semblables ne seront point
pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il
a des liaisons, ceux que l'habitude lui a rendus
chers ou nécessaires, ceux qu'il voit évidemment
avoir avec lui des manières de penser et de sentir
communes , ceux qu'il voit exposés aux peines qu'il
a souffertes et sensibles aux plaisirs qu'il a goûtés ,
ceux, en un mot, en qui l'identité de nature plus
manifestée lui donne une plus grande disposition
à s'aimer. Ce ne sera qu'après avoir cultivé son na-
turel en mille manières, après bien des réflexions
sur ses propres sentiments et sur ceux qu'il obser-
vera dans les autres, qu'il pourra parvenir à géné-
raliser ses notions individuelles sous l'idée abstraite
Livre iv. 4^9
d'humanité , et joindre à ses affections particulières
celles qui peuvent l'identifier avec son espèce.
En devenant capable d'attachement, il devient
sensible à celui des autres " , et par là même attentif
aux signes de cet attachement. Voyez - vous quel
nouvel empire vous allez acquérir sur lui ? Que de
chaînes vous avez mises autour de son cœur avant
qu'il s'en aperçût ! Que ne sentira-t-il point quand,
ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que
vous avez fait pour lui ; quand il pourra se com-
parer aux autres jeunes gens de son âge , et vous
comparer aux autres gouverneurs ! Je dis quand il
le verra , mais gardez-vous de le lui dire ; si vous
le lui dites , il ne le verra plus. Si vous exigez de
lui de l'obéissance en retour des soins que vous lui
avez rendus , il croira que vous l'avez surpris : il se
dira qu'en feignant de l'obliger gratuitement vous
avez prétendu le charger d'une dette, et le lier par
un contrat auquel il n'a point consenti. En vain
vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n'est
que pour lui - même : vous exigez enfin , et vous
exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son
aveu. Quand un malheureux prend l'argent qu'on
"^ L'attachement peut se passer de retour , jamais l'amitié. Elle
est un échange , un contrat comme les autres ; mais elle est le plus
saint de tous. Le mot d'awi n'a point d'autre corrélatif que lui-même.
Tout homme qui n'est pas l'ami de son ami est très-sûrement un
fourbe; car ce n'est qu'en rendant ou feignant de rendre l'amitié,
qu'on peut l'obtenir '.
' D'après cette remarque , d'une incontestable vérité , l'on peut juger Grimm <
qui n'accordait même pas sa confiance à ses amis , si l'on en croit madame d'E-
pinay , dont nous rapportons le témoignage , tome premier de cetîe édition ,
page xxr.
43o EMILE.
feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui ,
vous criez à l'injustice : n'étes-vous pas plus injuste
encore de demander à votre élève le prix des soins
qu il n'a point acceptés ?
L'ingratitude serait plus rare si les bienfaits à
usure étaient moins communs. On aime ce qui nous
fait du bien ; c'est un sentiment si naturel ! L'in-
gratitude n'est pas dans le cœur de l'homme, mais
l'intérêt y est : il y a moins d'obligés ingrats que de
bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons,
je marchanderai sur le prix; mais si vous feignez
de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous
usez de fraude : c'est d'être gratuits qui les rend
inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-
même ; en voulant l'enchaîner on le dégage ; on
l'enchahie en le laissant libre.
Quand le pêcheur amorce l'eau, le poisson vient,
et reste autour de lui sans défiance; mais quand,
pris à l'hameçon caché sous l'appât , il sent retirer
la li£;ne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bien-
faiteur? le poisson est-il l'ingrat? Voit-on jamais
qu'un homme oublié par son bienfaiteur l'oublie ?
A.U contraire, il en parle toujours avec plaisir, il
n'y songe point sans attendrissement : s'il trouve
occasion de lui montrer par quelque service inat-
tendu qu'il se ressouvient des siens , avec quel con-
tentement intérieur il satisfait alors sa gratitude !
avec quelle douce joie il se fait reconnaître ! avec
quel transport il lui dit : Mon tour est venu ! Voilà
vraiment la voix de la nature; jamais un vrai bien-
fait ne fit d'ingrat.
LIVRE IV. 43l
Si donc la reconnaissance est un sentiment natu-
rel , et que vous n'en détruisiez pas l'effet par votre
faute, assurez-vous que votre élève, commençant
à voir le prix de vos soins, y sera sensible , pourvu
que vous ne les ayez point mis vous-même à prix ;
et cpi'ils vous donneront dans son cœur une auto-
rité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de
vous être bien assuré de cet avantage, gardez de
vous l'ôter en vous faisant valoir auprès de lui.
Lui vanter vos services , c'est les lui rendre insup-
portables; les oublier, c'est l'en faire souvenir. Jus-
qu'à ce qu'il soit temps de le traiter en homme ,
qu'il ne soit jamais question de ce cpi'il vous doit ,
mais de ce qu'il se doit. Pour le rendre docile lais-
sez-lui toute sa liberté; dérobez -vous pour c[u'il
vous cherche; élevez son ame au noble sentiment
de la reconnaissance , en ne lui parlant jamais que
de son intérêt. Je n'ai point voulu qu'on lui dît que
ce qu'on faisait était pour son bien, avant qu'il fût
en état de i'.entendre; dans ce discours il n'eût vu
que votre dépendance , et il ne vous eût pris que
pour son valet. Mais maintenant qu'il commence
à sentir ce que c'est qu'aimer, il sent aussi quel
doux lien peut unir un homme à ce qu'il aime; et,
dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse ,
il ne voit plus l'attachement d'un esclave, mais l'af-
fection d'un ami. Or rien n'a tant de poids sur le
cœur humain que la voix de l'amitié bien recon-
nue ; car on sait qu'elle ne nous parle jamais que
pour notre intérêt. On peut croire qu'un ami se
trompe, mais non qu'il veuille nous tromper. Quel-
43a EMILE.
quefois on résiste à ses conseils , mais jamais on ne
les méprise.
Nous entrons enfin dans l'ordre moral : nous ve-
nons de faire un second pas d'homme. Si c'en était
ici le lieu, j'essaierais de montrer comment des pre-
miers mouvements du cœur s'élèvent les premières
voix de la conscience , et comment des sentiments
d'amour et de haine naissent les premières notions
du bien et du mal. Je ferais voir que justice et
bonté ne sont point seulement des mots abstraits,
de purs êtres moraux formés par l'entendement,
mais de véritables affections de l'ame éclairée par
la raison , et qui ne sont qu'un progrès ordonné de
nos affections primitives; que, par la raison seule,
indépendamment de la conscience, on ne peut éta-
blir aucune loi naturelle ; et que tout le droit de
la nature n'est qu'une chimère , s'il n'est fondé sur
un besoin naturel au cœur humain". Mais je songe
que je n'ai point à faire ici des traités de métaphy-
"^ Le précepte même d'agir avec autrui comme nous voulons qu'on
agisse avec nous n'a de vrai fondement que la conscience et le sen-
timent ; car où est la raison précise d'agir étant moi comme si j'étais
un autre , surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me
trouver dans le même cas ? et qui me répondra qu'en suivant bien
fidèlement cette maxime j'obtiendrai qu'on la suive de même avec
moi ? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre
injustice ; il est bien aise que tout le monde soit juste excepté lui.
Cet accord-là , quoi qu'on en dise , n'est pas fort avantageux aux
gens de bien. Mais quand la force d'une ame expansive m'identifie
avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en lui, c'est
pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre ; je m'intéresse
à lui pour l'amour de moi, et la raison du précepte est dans la na-
ture elle-même , qui m'inspire le désir de mon bien-être en quelque
lieu que je me sente exister. D'où je conclus qu'il n'est pas vrai que
les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison seule;
LIVRE IV. 433
sique et de morale, ni des cours d'étude d'aucune
espèce ; il me suffît de marquer l'ordre et le pro-
grès de nos sentiments et de nos connaissances re->-
lativement à notre constitution. D'autres démon-
treront peut-être ce que je ne fais qu'indiquer ici.
Mon Emile n'ayant jusqu'à présent regardé que
lui-même, le premier regard qu'il jette sur ses
semblables le porte à se comparer avec eux; et le
premier sentiment qu'excite en lui cette compa-
raison est de désirer la première place. Voilà le
point où l'amour de soi se change en amour-propre,
et où commencent à naître toutes les passions qui
tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de
ces passions qui domineront dans son caractère
seront humaines et douces, ou cruelles et malfai-
santes, si ce seront des passions de bienveillance
et de commisération, ou d'envie et de convoitise,
il faut savoir à quelle place il se sentira parmi les
hommes , et quels genres d'obstacles il pourra croire
avoir à vaincre pour' parvenir à celle qu'il veut
occuper. • „
Pour le guider dans cette recherche, après lui
avoir montré les hommes par les accidents com-
muns à l'espèce, il faut maintenant les lui montrer
par leurs différences. Ici vient la mesure de l'iné-
galité naturelle et civile, et le tableau de tout l'ordre
social.
Il faut étudier la société par les hommes , et les
ils ont une base plus solide et plus sûre. L'amour des hommes dérivé
de l'amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire
de toute la morale est donné dans l'Évangile par celui de la loi.
R. III. 28
434 ÉMILK.
hommes par la société : ceux qui voudront traiter
séparé.ment la politique et la morale n'entendront
jamais rien à aucune des deux. En s'attachant d'a-
bord aux relations primitives, on voit comment les
hommes en doivent être affectés, et quelles pas-
sions en doivent naître : on voit que c'est récipro-
quement par le progrès des passions que ces rela-
tions se multiplient et se resserrent. C'est moins
la force des bras que la modération des cœurs qui
rend les hommes indépendants et libres. Quiconque
désire peu de choses tient à peu de gens; mais,
confondant toujours nos vains désirs avec nos be-
soins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers
les fondements de la société humaine ont toujours
pris les effets pour les causes , et n'ont fait que
s'égarer dans tous leurs raisonnements.
Il y a dans l'état de nature une égalité de fait
réelle et indestructible , parce qu'il est impossible
dans cet état que la seule différence d'homme à
homme soit assez grande pour rendre l'un dé|>en-
Y daijt de l'autre. Il y a dans l'état civil une égalité
de droit chimérique et vaine, parce que les moyens
destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la dé-
truire, et que la force publique ajoutée au plus fort
pour opprimer le faible rompt l'espèce d'équilibre
que la nature avait mis entre eux". De cette pre-
mière contradiction découlent toutes celles qu'on
remarque dans l'ordre civil entre l'apparence et la
" L'esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser tou-
jours le fort contre le faible, et celui qui a rontre celui qui n'a
rien : cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception.
LIVRE IV. 43D
réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit
nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier;
toujours ces noms spécieux de justice et de subor-
dination serviront d'instruments à la violence et
d'armes à l'iniquité : d'où il suit que les ordres dis-
tingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont
en effet utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des
autres; par où l'on doit juger de la considération
qui leur est due selon la justice et selon la raison.
Reste à voir si le rang qu'ils se sont donné est plus
favorable au bonheur de ceux qui l'occupent, pour
savoir quel jugement chacun de nous doit porter
de son propre sort. Voilà maintenant l'étude qui
nous importe; mais, pour la bien faire, il faut com-
mencer par connaître le cœur humain. .
S'il ne s'agissait que de montrer aux jeunes gens
l'homme par son masque , on n'aurait pas besoin
de le leur montrer, ils le verraient toujours de
reste; mais, puisque le masque n'est pas l'homme,
et qu'il ne faut pas que son vernis le séduise, en
leur peignant les hommes, peignez -les -leur tels
qu'ils sont , non pas afin qu'ils les haïssent , mais
afin qu'ils les plaignent et ne leur veuillent pas
ressembler. C'est, à mon gré, le sentiment le mieux
entendu que l'homme puisse avoir sur son espèce.
Dans cette vue, il importe ici de prendre une
route opposée à celle que nous avons suivie jus-
qu'à présent, et d'instruire plutôt' le jeune homme
par l'expérience d'autrui que par la sienne. Si les
hommes le trompent, il les prendra en haine; mais
si, respecté d'eux, il les voit se tromper mutuel-
28.
436 EMILE.
lement, il en aura pitié. Le spectacle du monde,
disait Pythagore, ressemble à celui des jeux olym-
piques : les uns y tiennent boutique et ne songent
qu'à leur profit ; les autres y paient de leur per-
sonne et cherchent la gloire : d'autres se contentent
de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires.
Je voudrais qu'on choisît tellement les sociétés
d'un jeune homme, qu'il pensât bien de ceux qui
vivent avec lui; et qu'on lui apprît à si bien con-
naître le monde, qu'il pensât mal de tout ce qui
s'y fait. Qu'il sache que l'homme est naturellement
bon, qu'il le sente, qu'il juge de son prochain par
lui-même; mais qu'il voie comment la société dé-
prave et pervertit les hommes; qu'il trouve dans
leurs préjugés la source de tous leurs vices; qu'il
soit porté à estimer chaque individu , mais qu'il
méprise la multitude; qu'il voie que tous les hommes
portent à peu près le même masque, mais qu'il
sache aussi qu'il y a des visages plus beaux que le
masque qui les couvre.
Cette méthode , il faut l'avouer , a ses inconvé-
nients et n'est pas facile dans la pratique ; car , s'il
devient observateur de trop bonne heure , si vous
l'exercez à épier de trop près les actions d'autrui,
vous le rendrez médisant et satirique, décisif et
prompt à juger : il se fera un odieux plaisir de
chercher à tout de sinistres interprétations, et à
ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il s'ac-
coutumera du moins au spectacle du vice, et à
A^oir les méchants sans horreur, comme on s'ac-
coutume à voir les malheureux sans pitié. Bientôt
LIVRE IV. 4^7
la perversité générale lui servira moins de leçon
que d'excuse : il se dira que si l'homme est ainsi, il
ne doit pas vouloir être autrement.
Que si vous voulez l'instruire par principe et
lui faire connaître avec la nature du coeur humain
l'application des causes externes qui tournent nos
penchants en vices; en le transportant ainsi tout
d'un coup des objets sensibles aux objets intellec-
tuels, vous employez une métaphysique qu'il n'est
point en état de comprendre; vous retombez dans
l'inconvénient, évité si soigneusement jusqu'ici, de
lui donner des leçons qui ressemblent à des leçons,
de substituer dans son esprit l'expérience et l'au^
torité du maître à sa propre expérience et au pro-
grès de sa raison.
Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour
mettre le cœur humain à sa portée sans risquer de
gâter le sien, jevoudrois lui montrer les hommes
au loin, les lui montrer dans d'autres temps ou
dans d'autres lieux , et de sorte qu'il put voir la
scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moinent
de l'histoire ; c'est par elle qu'il lira dans les cœurs
sans les leçons de la philosophie ; c'est par elle qu'il
les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans
passion, comme leur juge, non comme leur com-
plice ni comme leur accusateur.
Pour connaître les hommes il faut les voir agir.
Dans le monde on les entend parler; ils mon-
trent leurs discours et cachent leurs actions : mais
dans l'histoire elles sont dévoilées, et on les juge
sur les faits. Leurs propos même aident à les ap-
438 EMILE.
précier; car, comparant ce qu'ils font à ce qu'ils
disent, on voit à la fois ce qu'ils sont et ce (ju'ils
veulent paraître : plus ils se déguisent , mieux on
les comiaît.
Malheureusement cette étude a ses dangers, ses
inconvénients de plus d'une espèce. Il est difficile de
se mettre dans un point de vue d'où l'on puisse ju-
ger ses semblables avec équité. Un des grands vices
de l'histoire est qu'elle peint beaucoup plus les
hommes par leurs mauvais côtés que par les bons :
comme elle n'est intéressante que par les révolu-
tions, les catastrophes, tant qu'un peuple croît et
prospère dans le calme d'un paisible gouvernement,
elle n'en dit rien; elle ne commence à en parier
que quand, ne pouvant plus se suffire à lui-même,
il prend part aux affaires de ses voisins, ou les
laisse prendre part aux siennes; elle ne l'illustre
que quand il est déjà sur son déclin : toutes nos
histoires commencent où elles devraient finir. Nous
avons fort exactement celle des peuples qui se dé-
truisent ; ce qui nous manque est celle des peuples
qui se multiplient ; ils sont assez heureux et assez
sages pour qu'elle n'ait rien à dire d'eux : et en ef-
fet nous voyons , même de nos jours, que les gou-
vernements qui se conduisent le mieux sont ceux
dont ont parle le moins. Nous ne savons donc que
le mal, à peine le bien fait-il époque. Il n'y a que
les méchants de célèbres , les bons sont oubliés ou
tournés en ridicule ; et voilà comment l'histoire ,
mnsi que la philosophie, calomnie sans cesse le
genre humain.
LIVRE IV. 4^^>9
De plus , il s'en faut bien que les faits décrits
dans Thistpire ne soient la peinture exacte des
mêmes faits tels qu'ils sont arrivés : ils changent
de forme dans la tète de l'historien , ils se moulent
sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses pré-
jugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lec-
teur au lieu de la scène pour voir un événement
tel qu'il s'est passé? L'ignorance ou la partialité dé-
guise tout. Sans altérer même un trait historique ,
en. étendant ou resserrant des circonstances qui s'y
rapportent, que de faces différentes on peut lui
donner! Mettez un même objet à divers points de
vue, à peine paraitra-t-il le même , et pourtant rien
n'aura changé que l'œil du spectateur. Suffit-il,
pour l'honneur de la vérité , de me dire un fait vé-
ritable en me le faisant voir tout autrement qu'il
n'est arrivé ? Combien de fois un arbre de plus ou
de moins , un rocher à droite ou à gauche , un tour-
billon de poussière élevé par le vent, ont décidé
de l'événement d'un combat sans que personne s'en
soit aperçu! Cela empêche-t-il que l'historien ne
vous dise la cause de la défaite ou de la victoire
avec autant d'assurance que s'il eût été partout?
Or que m'importent les faits en eux-mêmes , quand
la raison m'en reste inconnue? et quelles leçons
puis-je tirer d'un événement dont j'ignore la vraie
cause? L'historien m'en donne une, mais il la con-
trouve; et la critique elle-même, dont on fait tant
de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de
choisir entre plusieurs mensonges celui qui res-
semble le mieux à la vérité.
l\l\0 EMILE.
N'avez-vous jamais lu Cléopâtre ou Cassandre*,
ou d'autres livres de cette espèce ? L'auteur choisit
un événement connu,puis l'accommodant à ses vues,
l'ornant de détails de son invention , de personnages
qui n'ont jamais existé , et de portraits imaginaires ,
entasse fictions sur fictions pour rendre sa lecture
agréable. Je vois peu de différence entre ces romans
et vos histoires, si ce n'est que le romancier se livre
davantage à sa propre imagination, et que l'histo-
rien s'asservit plus à celle d'autrui : à quoi j'ajou-
terai, si l'on veut, que le premier se propose un
objet moral, bon ou mauvais, dont l'autre ne se
soucie guère.
On me dira que la fidélité de l'histoire intéresse
moins que la vérité des mœurs et des caractères;
pourvu que le cœur humain soit bien peint, il im-
porte peu que les événements soient fidèlement
rapportés : car, après tout, ajoute-t-on, que nous
font des faits arrivés il y a deux mille ans ? On a rai-
son , si les portraits sont bien rendus d'après nature ;
mais si la plupart n'ont leur modèle que dans l'ima-
gination de l'historien , n'est-ce pas retomber dans
l'inconvénient qu'on voulait fuir, et rendre à l'au-
torité des écrivains ce qu'on veut ôter à celle du
maître? Si mon élève ne doit voir que des tableaux
de fantaisie, j'aime mieux qu'ils soient tracés de ma
main que d'une autre; ils lui seront du moins
mieux appropriés.
Les pires historiens pour un jeune homme sont
Romans de La Calprenède , le premier en douze volumes , le
second en dix volumes iu-S".
LIVRE IV. 44l
ceux qui jugent. Les faits ! les faits! et qu'il juge lui-
même; c'est ainsi qu'il apprend à connaître les
hommes. Si le jugement de l'auteur le guide sans
cesse , il ne fait que voir par l'œil d'un autre ; et
quand cet œil lui manque, il ne voit plus rien.
Je laisse à part l'histoire moderne , non-seule-
ment parce qu'elle n'a plus de physionomie et que
nos hommes se ressemblent tous , mais parce que
nos historiens, uniquement attentifs à briller, ne
songent qu'à faire des portraits fortement coloriés,
et qui souvent ne représentent rien'^. Générale-
ment les anciens font moins de portraits, mettent
moins d'esprit et plus de sens dans leurs jugements ;
encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire,
et il ne faut pas d'abord prendre les plus judicieux,
mais les plus simples. Je ne voudrais mettre dans
la main d'un jeune homme ni Polybe ni Salluste ;
Tacite est le livre des vieillards, les jeunes gens ne
sont pas faits pour l'entendre : il faut apprendre
à voir dans les actions humaines les premiers traits
du cœur de l'homme, avant d'en vouloir sonder
"■ Voye? Davila , Guicciardini , Strada , Solîs , Machiavel , et quel-
quefois De Thou lui-même. Vertot est presque le seul qui savait
peindre sans faire de portraits .
* Davila , né aux environs de Padoue , long-temps attaché à Catherine de
Médicis , est mort en i63i ; il est auteur d'une Histoire dus Guerres civiles de
France , sous François II , Charles IX , Henri III et Henri IV , écrite eu italien
et traduite eu français. (^ Paris , 1757 , 3 vol. in-4°. )
Guicciardini , plus connu en France sous le nom de Giiichardin , né à Flo-
rence , mort en i54o, auteur de ï Histoire des Guerres d'Italie , de 1490 à
r,Ti34 , traduite en français. (^ Paris , 1738 , 3 vol. in-4°. )
.Strada , jésuite romain , mort en 1649 > a"teur de VHistoire des Pays-Bas ,
écrite en latin , traduite en français. ( Bruxelles , 4 vol. in-12. )
Solis , Espagnol , poète et liistorien , mort en i686 , auteur d'une Histoire de
là Conqucte du Mexique , traduite en français. ( Paris , 1692 , 2 vol. iu-i2. )
44^ EMILE.
les profondeurs; il faut savoir bien lire dans les
faits avant de lire dans les maximes. La philoso-
phie en maximes ne convient qu'à l'expérience.
La jeunesse ne doit rien généraliser; toute son ins-
truction doit être en règles particulières.
Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des
historiens. Il rapporte les faits sans les juger : mais
il n'omet aucune des circonstances propres à nous
en faire juger nous-mêmes. Il met tout ce qu'il ra-
conte sous les yeux du lecteur ; loin de s'interposer
entre les événements et les lecteurs , il se dérobe;
on ne croit plus lire , on croit voir. Malheureuse-
ment il parle toujours de guerre, et l'on ne voit
presque dans ses récits que la chose du monde
la moins instructive , savoir des combats. La Re-
traite des dix mule et \es Commentaires de César
ont à peu près la même sagesse et le même dé-
faut. Le bon Hérodote, sans portraits, sans maxi-
mes, mais coulant, naïf, plein de détails les plus
capables d'intéresser et de plaire , serait peut-être
le meilleur des historiens , si ces mêmes détails ne
dégénéraient souvent en simplicités puériles , plus
propres à gâter le goût de la jeunesse qu'à le for-
mer : il faut déjà du discernement pour le lire. Je
ne dis rien de Tite-Live , son tour viendra ; mais il
est politique , il est rhéteur , il est tout ce qui ne
convient pas à cet âge.
L'histoire en général est défectueuse , en c^
qu'elle ne tient registre quç de faits sensibles et
marqués, qu'on peut fixer par des noms, des lieux,
des dates; mais les causes lentes et progressives de
LIVRE IV. 44^
ces faits, lesquelles ne peuvent s'assigner de même,
restent toujours inconnues. On trouve souvent dans
une bataille gagnée ou perdue la raison d'une révolu-
tion qui , même avant cette bataille , était déjà deve-
nue inévitable. La guerre ne fait guère qiie manifes-
ter des événements déjà déterminés par des causes
morales que les historiens savent rarement voir.
L'esprit philosophique a tourné de ce côlé les
réflexions de plusieurs écrivains de ce siècle ;
mais je doute que la vérité gagne à leur travail. La
fureur des systèmes s'étant emparée d'eux tous, nul
ne cherche à voir les choses comme elles sont ,
mais comme elles s'accordent avec son système.
Ajoutez à toutes ces réflexions que l'histoire
montre bien plus les actions que les hommes,
parce qu'elle ne saisit ceux-ci que dans certains
moments choisis, dans leurs vêtements de parade;
elle n'expose que l'homme public qui s'est arfangé
pour être vu : elle ne le suit point dans sa maison,
dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses
amis ;elle ne le peint que quand il représente : c'est
bien plus son habit que sa personne qu'elle peint.
J'aimerais mieux la lecture des vies particulières
pour commencer l'étude du cœur humain; car
alors l'homme a beau se dérober, l'historien le
poursuit partout; il ne lui laisse aucun moment
de relâche , aucun recoin pour éviter l'œil perçant
du spectateur; et c'est quand l'un croit mieux se
cacher, que l'autre le fait mieux connaître. «Ceulx,
«dit Montaigne, qui escrivent les vies, d'autant
« qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evene-
444 ÉMJLE.
a ments, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui
« arrive au dehors , ceux là me sont plus propres:
« voylà pourquoy , en toutes sortes , c'est mon
« homme que Plutarque *. »
Il est vrai que le génie des hommes assemblés
ou des peuples est fort différent du caractère de
l'homme en particulier, et que ce serait connaître
ti'ès-imparfaitement le cœur humain que de ne
pas l'examiner aussi dans la multitude : mais il
n'est pas moins vrai qu'il faut commencer par étu-
dier l'homme pour juger les hommes, et que qui
connaîtrait parfaitement les penchants de chaque
individu pourrait prévoir tous leurs effets combi-
nés dans le corps du peuple.
11 faut encore ici recourir aux anciens par les
raisons que j'ai déjà dites , et de plus , parce que tous
les détails familiers et bas , mais vrais et caracté-
ristiques , étant bannis du style moderne, les hom-
mes sont aussi parés par nos auteurs dans leurs
vies privées que sur la scène du monde. La décence ,
non moins sévère dans les écrits que dans les ac-
tions, ne permet plus de dire en public que ce
qu'elle permet d'y faire, et, comme on ne peut
montrer les hommes que représentant toujours,
on ne les connaît pas plus dans nos livres que sur
nos théâtres. On aura beau faire et refaire cent fois
la vie des rois, nous n'aurons plus de Suétones ''.
* Livre ii , cliap. lo.
° Un seul de nos historiens * , qui a imité Tacite dans les grands
* Duclos, auteur de la Vie de Louis XI, 3 vol. m-8° , publiée en 174^,
avec un supjilément eu un volume , qui parut l'année suivante.
I
LIVRE IV. 44^
Pliitarqiie excelle par ces mêmes détails dans
lesquels nous n'osons plus entrer. Il a une grâce
inimitable à peindre les grands hommes dans les
petites choses; et il est si heureux dans le choix
de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un
geste, lui suffit pour caractériser son héros. Avec
un mot plaisant Annibal rassure son armée effrayée,
et la fait marcher en riant à la bataille qui lui li-
vra l'Italie : Agésilas , à cheval sur un bâton , me
fait aimer le vainqueur du grand roi : César, tra-
versant un pauvre village, et causant avec ses
amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disait
ne vouloir qu'être l'égal de Pompée : Alexandre
avale une médecine et ne dit pas un seul mot;
c'est le plus beau moment de sa vie : Aristide
écrit son propre nom sur une coquille , et justifie
ainsi son surnom : Philopœmen , le manteau bas ,
coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà
le véritable art de peindre. La physionomie ne se
montre pas dans les grands traits, ni le caractère
dans les grandes actions ; c'est dans les bagatelles
que le naturel se découvre. Les choses publiques
sont ou trop communes ou trop apprêtées , et
c'est presque uniquement à celles-ci que la dignité
moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.
Un des plus grands hommes du siècle dernier
fut incontestablement M. de Turenne. On a eu le
courage de rendre sa vie intéressante par de petits
traits , a osé imiter Suétone et quelquefois transcrire Comines dans
les petits; et cela même, qui ajoute au prix de sou livre, l'a fait
critiquer parmi nous.
[\l\Ç> EMILE,
détails qui le font connaître et aimer; mais com-
bien s'est-on vu forcé d'en supprimer qui l'auraienj;
fait connaître et aimer davantage. Je n'en citerai
qu'un, que je tiens de bon lieu, et que Plutarque
n'eût eu garde d'omettre , mais que Ramsai n'eût
eu garde d'écrire quand il l'aurait su .
Un jour d'été qu'il faisait fort chaud, le vicomte
de Turenne, en petite veste blanche et en bonnet,
était à la fenêtre dans son antichambre : un de ses
gens survient, et, trompé par l'habillement, le
prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domes-
tique était familier. Il s'approche doucement par
derrière, et d'une main qui n'était pas légère lui ap-
plique un grand coup sur les fesses. L'homme frappé
se retourne à l'instant. Le valet voit en frémissant
le visage de son maître. Il se jette à genoux tout
éperdu : Monseigneur , j'ai cru que c était George...
Et quand c'eût été George, s'écrie Turenne en se
frottant le derrière, il 7ie fallait pas frapper si fort.
Voilà donc ce que vous n'osez dire, misérables?
Soyez donc à jamais sans naturel, sans entrailles;
trempez, durcissez vos cœurs de fer dans votre
vile décence; rendez-vous méprisables à force de
dignité. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait,
et qui sens avec attendrissement toute la douceur
d'ame qu'il montre , même dans le premier mouve-
ment, lis aussi les petitesses de ce grand homme,
dès qu'il était question de sa naissance et de son
nom. Songe que c'est le même Turenne qui affectait
de céder partout le pas à son neveu, afin qu'on vît
bien que cet enfant était le chef d'une maison sou-
LIVRE IV. 447
vcraine. Rapproche ces contrastes, aime la nature,
méprise l'opinion , et connais l'homme.
Il y a bien peu de gens en état de concevoir les
effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer
sur l'esprit tout neuf d'un jeune homme. Appe-
santis sur des livres dès notre enfance, accoutumés
à lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe
d'autant moins, que , portant déjà dans nous-mêmes
les passions et les préjugés qui remplissent l'his-
toire et les vies des hommes, tout ce qu'ils font
nous paraît naturel , parce que nous sommes hors
de la nature, et que nous jugeons des autres par
nous. Mais qu'on se représente un jeune homme
élevé selon naes maximes , qu'on se figure mon
Emile, auquel dix-huit ans de soins assidus n'ont
eu pour objet que de conserver un jugement in-
tègre et un cœur sain ; qu'on se le figure , au lever
de la toile, jetant pour la première fois les yeux
sur la scène du monde, ou plutôt, placé derrière
le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs
habits, et comptant les cordes et les poulies dont
le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs.
Bientôt à sa première surprise succéderont des mou-
vements de honte et de dédain pour son espèce : il
s'indignera de voir ainsi tout le genre humain ,
dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux d'enfants; il
s'affligera de voir ses frères s'entre-déchirer pour
des rêves, et se changer en bêtes féroces poin- n'a-
voir pas su se contenter d'être hommes.
Certainement, avec les dispositions naturelles de
l'élève, pour peu que le maître apporte de prii-
448 lÉMILE.
dence et de choix dans ses lectures , pour peu qu'il
le mette sur la voie des réflexions qu'il en doit tirer,
cet exercice sera pour lui un cours de philosophie
pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que
toutes les vaines spéculations dont on brouille l'es-
prit des jeunes gens dans nos écoles. Qu'après avoir
suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cynéas
lui demande quel bien réel lui procurera la con-
quête du monde , dont il ne puisse jouir dès à pré-
sent sans tant de tourments; nous ne voyons là
qu'un bon mot qui passe : mais Emile y verra une
réflexion très-sage, qu'il eût faite le premier, et qui
ne s'effacera jamais de son esprit , parce qu'elle n'y
trouve aucun préjugé cdntraire qui puisse en em-
pêcher l'impression. Quand ensuite, en lisant la
vie de cet insensé, il trouvera que tous ses grands
desseins ont abouti à s'aller faire tuer par la main
d'une femme ; au- lieu d'admirer cet héroïsme pré-
tendu, que verra -t -il dans tous les exploits d'un
si grand capitaine, dans toutes les intrigues d'un
si grand pohtique , si ce n'est autant de pas pour
aller chercher cette malheureuse tuile qui devait
terminer sa vie et ses projets par une mort désho-
norante.
Tous les conquérants n'ont pas été tués; tous
les usurpateurs n'ont pas échoué dans leurs entre-
prises , plusieurs paraîtront heureux aux esprits
prévenus des opinions vulgaires : mais celui qui ,
sans s'arrêter aux apparences , ne juge du bonheur
des hommes que par l'état de leurs cœurs, verra
leurs misères dans leurs succès mêmes ; il verra leurs
LIVRE IV. 449
désirs et leurs soucis rongeants s'étendre et s'ac-
croître avec leur fortune; il les verra perdre ha-
leine en avançant, sans jamais parvenir à leurs
termes : il les verra semblables à ces voyageurs
inexpérimentés qui, s'engageant pour la première
fois dans les Alpes , pensent les franchir à chaque
montagne , et , quand ils sont au sommet , trou-
vent avec découragement de plus hautes montagnes
au-devant d'eux,
Auguste , après avoir soumis ses concitoyens et
détruit ses rivaux, régit durant quarante ans le plus
grand empire qui ait existé : mais tout cet immense
pouvoir l'empêchait -il de frapper les murs de sa
tête et de remplir son vaste palais de ses cris, en re-
demandant à Varus ses légions exterminées? Quand
il aurait vaincu tous ses ennemis , de quoi lui au*
raient servi ses vains triomphes, tandis que les peines
de toute espèce naissaient sans cesse autour de lui ,
tandis que ses plus chers amis attentaient à sa vie ,
et qu'il était réduit à pleurer la honte ou la mort
de tous ses proches ? L'infortuné voulut gouverner
le monde , et ne sut pas gouverner sa maison ! Qu'ar-
riva-t-il de cette négligence ? Il vit périr à la fleur
de l'âge son neveu, son fils adoptif, son gendre;
son petit-fils fut réduit à manger la. bourre de son
lit pour prolonger de quelques heures sa misérable
vie; sa fille et sa petite-fille, après l'avoir couvert
de leur infamie , moururent l'une de misère et de
faim dans une île déserte , l'autre en prison par la
main d'un archer. Lui-même enfin, dernier reste
de sa malheureuse famille, fut réduit par sa propre
R. m. 29
45o EMILE.
femme à ne laisser après lui qu'un monstre pour
lui succéder. Tel fut le sort de ce maître du monde ,
tant célébré pour sa gloire et pour son bonheur.
Croirai-je qu'un seul de ceux qui les admirent les
voulût acquérir au même prix ?
J'ai pris l'ambition pour exemple; mais le jeu de
toutes les passions humaines offre de semblables
leçons à qui veut étudier l'histoire pour se con-
naître et se rendre sage aux dépens des morts. Le
temps approche où la vie d'Antoine aura pour le
jeune homme une instruction plus prochaine que
celle d'Auguste. Emile ne se reconnaîtra guère dans
les étranges objets qui frapperont ses regards du-
rant ses nouvelles études ; mais il saura d'avance
écarter l'illusion des passions avant qu'elles nais-
sent ; et , voyant que de tous les temps elles ont
aveuglé les hommes , il sera prévenu de la manière
dont elles pourront l'aveugler à son tour, si jamais
il s'y livre '^. Ces leçons, je le sais, lui sont mal ap-
propriées ; peut - être au besoin seront - elles tar-
dives , insuffisantes : mais souvenez-vous que ce ne
sont point celles que j'ai voulu tirer de cette étude.
En la commençant, je me proposais un autre objet;
et sûrement, si cet objet est mal rerppli, ce sera la
faute du maître.
Songez qu'aussitôt que l'amour-propre est déve-
^ C'est toujours le préjugé qui fomente dans nos cœurs l'impé-
tuosité des passions. Celui qui ne voit que ce qui est , et n'estime
que ce qu'il connaît , ne se passionne guère. Les erreurs de nos
jugements produisent l'ardeur de tous nos désirs .
* Cette note , qui est dans le manuscrit autographe , n'a été imprimée dans
aucune édition antérieure à celle de 1801.
LJ VRE IV. 45l
loppé , le moi relatif se met en jeu sans cesse , et
que jamais le jeune homme n'observe les autres
sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux.
Il s'agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi
ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à
la manière dont on fait lire l'histoire aux jeunes
gens, qu'on les transforme, pour ainsi dire, dans
tous les personnages qu'ils voient , qu'on s'efforce
de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan,
tantôt Alexandre ; de les décourager lorsqu'ils ren-
trent dans eux-mêmes ; de donner à chacun le re-
gret de n'être que soi. Cette méthode a certains
avantages dont je ne disconviens pas ; mais , quant
à mon Emile , s'il arrive une seule fois , dans ces
parallèles , qu'il aime mieux être un autre que lui ;
cet autre, fùt-il Socrate, fiit-il Caton, tout est man-
qué : celui qui commence à se rendre étranger à
lui-même ne tarde pas à s'oublier tout-à-fait.
Ce ne sont point les philosophes qui connaissent
le mieux les hommes ; ils ne les voient qu'à travers
les préjugés de la philosophie ; et je ne sache aucun
état où l'on en ait tant. Un sauvage nous juge plus
sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent
ses vices , s'indigne des nôtres , et dit en lui-même ,
Nous sommes tous méchants : l'autre nous regarde
sans s'émouvoir, et dit. Vous êtes des fous. Il a rai-
son; car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève
est ce sauvage, avec cette différence qu'Emile,
ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos
erreurs de plus près, se tient plus en garde contie
lui-même et ne juge que de ce qu'il connaît.
■29.
452 ÉMTLE.
Ce sont nos passions qui nous irritent contre
celles des autres; c'est notre intérêt qui nous fait
haïr les méchants ; s'ils ne nous faisaient aucun mal ,
nous aurions pour eux plus de pitié que de haine.
Le mal que nous font les méchants nous fait oublier
celui qu'ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardon-
nerions plus aisément leurs vices , si nous pouvions
connaître combien leur propre cœur les en punit.
Nous sentons l'offense et nous ne voyons pas le
châtiment ; les avantages sont apparents , la peine
est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses
S'ices n'est pas moins tourmenté que s'il n'eût point
réussi; l'objet est changé , l'inquiétude est la même:
ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur
cœur, leur conduite le montre en dépit d'eux :
mais pour le voir , il n'en faut pas avoir un sem-
blable.
Les passions que nous partageons nous séduisent;
celles qui choquent nos intérêts nous révoltent,
et, par une inconséquence qui nous vient d'elles,
nous blâmons dans les autres ce que nous vou-
drions imiter. L'aversion et l'illusion sont inévi-
tables , quand on est forcé de souffrir de la part d'au-
trui le mal qu'on ferait si l'on était à sa place.
Que faudrait-il donc pour bien observer les
hommes? Un grand intérêt à les connaître, une
grande impartialité à les juger, un cœur assez sen-
sible pour concevoir toutes les passions humaines,
et assez calme pour ne les pas éprouver. S'il est dans
la vie un moment favorable à cette étude, c'est
celui que j'ai choisi pour Emile : plus tôt ils lui
LIVRE IV, 453
eussent été étrangers, plus tard il leur eût été sem-
blable. L'opinion dont il voit le jeu n'a point en-
core acquis sur lui d'empire: les passions dont il
sent l'effet n'ont point agité son cœur. Il est homme ,
il s'intéresse à ses frères; il est équitable, il juge ses
pairs. Or, sûrement, s'il les juge bien, il ne voudra
être à la place d'aucun d'eux; car le but de tous les
tourments qu'ils se donnent étant fondé sur des
préjugés qu'il n'a pas, lui paraît un but en l'air.
Pour lui, tout ce qu'il désire est à sa portée. De
qui dépendrait-il , se suffisant à lui-même et libre
de préjugés? Il a des bras, de la santé '^ , de la mo-
dération , peu de besoins et de quoi les satisfaire.
Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand
des maux qu'il conçoit est la servitude. Il plaint ces
misérables rois esclaves de tout ce qui leur obéit;
il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine répu-
tation; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste;
il plaint ces voluptueux de parade , qui livrent leur
vie entière à l'ennm pour paraître avoir du plaisir. Il
plaindrait l'ennemi qui lui ferait du mal à lui-même;
car, dans ses méchancetés, il verrait sa misère. Il
se dirait ; En se donnant le besoin de me nuire, cet
homme a fait dépendre son sort du mien.
Encore un pas et nous touchons au but. L'amour-
propre est un instrument utile, mais dangereux;
souvent il blesse la main qui s'en sert, et fait ra-
rement du bien sans mal. Emile, en considérant
** Je crois pouvoir compter hardiment la santé et la bonne cons-
titution au nombre des avantages acquis par son éducation , ou
plutôt au nombre des dons de la nature que son éducation lui a
conservés.
454 EMILE.
son rang dans l'esjDèce humaine et s'y voyant si
heureusement placé , sera tenté de faire honneur
à sa raison de l'ouvrage de la vôtre , et d'attribuer
à son mérite l'effet de son bonheur. Il se dira : Je
suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant
il les méprisera, en se félicitant il s'estimera davan-
tage ; et, se sentant plus heureux qu'eux, il se croira
plus digne de l'être. Voila l'erreur la plus à craindre,
parce qu'elle est la plus difficile à détruire. S'il res-
tait dans cet état, il aurait peu gagné à tous nos
soins; et s'il fallait opter, je ne sais si je n'aimerais
pas mieux encore l'illusion des préjugés que celle
de l'orgueil.
Les grands hommes ne s'abusent point sur leur
supériorité; il la voient, la sentent, et n'en sont pas
moins modestes. Plus ils ont, plus ils connaissent
tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de
leur élévation sur nous , qu'humiliés du sentiment
de leur misère; et, dans les biens exclusifs qu'ils
possèdent , ils sont trop sensés pour tirer vanité
d'un don qu'ils ne se sont pas fait. L'homme de bien
peut être fier de sa vertu, parce qu'elle est à lui;
mais de quoi l'homme d'esprit est-il fier? Qu'a fait
Racine pour n'être pas Pradon ? Qu'a fait Boileau
pour n'être pas Cotin ?
Ici c'est tout autre chose encore. Restons tou-
jours dans l'ordre commun. Je n'ai supposé dans
mon élève ni un génie transcendant , ni un enten-
dement bouché. Je l'ai choisi parmi les esprits vul-
gaires pour montrer ce que peut l'éducation sur
l'homme. Tous les cas rares sont hors des règles.
LIVRE IV. 455
Quand donc , en conséquence de mes soins , Emile
préfère sa manière d'être , de voir , de sentir , à celle
des autres hommes , Emile a raison ; mais quand il
se croit pour cela d'une nature plus excellente, et
plus heureusement né qu'eux, Emile a tort : il se
trompe ; il faut le détromper , ou plutôt prévenir
l'erreur, de peur qu'il ne soit trop tard ensuite pour
la détruire.
Il n'y a point de folie dont on ne puisse guérir
un homme qui n'est pas fou , hors la vanité ; pour
celle-ci , rien n'en corrige que l'expérience, si toute-
fois quelque chose en peut corriger; à sa nais-
sance, au moins, on peut l'empêcher de croître.
N'allez donc pas vous perdre en beaux raisonne-
ments , pour prouver à l'adolescent qu'il est homme
comme les autres et sujet aux mêmes faiblesses.
Faites-le-lui sentir , ou jamais il ne le saura. C'est en-
core ici un cas d'exception à mes propres règles; c'est
le cas d'exposer volontairement mon élève à tous les
accidents qui peuvent lui prouver qu'il n'est pas
plus sage que nous. L'aventure du bateleur serait
répétée en mille manières , je laisserais aux flatteurs
prendre tout leur avantage avec lui : si des étourdis
l'entramaient dans quelque extravagance, je lui en
laisserais courir le danger : si des filous l'attaquaient
au jeu , je le leur livrerais pour en faire leur dupe '^ ;
" Au reste , notre élève donnera peu dans ce piège , lui que tant
d'amusements environnent , lui qui ne s'ennuya de sa vie , et qui
sait à peine à quoi sert l'argent. Les deux mobiles avec lesquels on
conduit les enfants étant l'intérêt et la vanité , ces deux mêmes mo-
biles servent aux courtisanes et aux escrocs pour s'emparer d'eux
dans la suite. Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix ,
456 EMILE.
je le laisserais encenser , plumer , dévaliser par eux ;
et quand, l'ayant mis à sec, ils finiraient par se
moquer de lui, je les remercierais encore en sa
présence des leçons qu'ils ont bien voulu lui donner.
Les seuls pièges dont je le garantirais avec soin se-
raient ceux des courtisanes. Les seuls ménagements»
que j'aurais pour lui seraient de partager tous les
dangers que je lui laisserais courir et tous les af-
fronts que je lui laisserais recevoir. J'endurerais
tout en silence , sans plainte , sans reproche , sans
jamais lui en dire un seul mot , et soyez siir qu'avec
cette discrétion bien soutenue , tout ce qu'il m'aura
vu souffrir pour lui fera plus d'impression sur son
coeur que ce qu'il aura souffert lui-même.
Je ne puis m'empéclier de relever ici la fausse
dignité des gouverneurs qui , pour jouer sottement
les sages, rabaissent leurs élèves, affectent de les
traiter toujours en enfants, et de se distinguer tou-
jours d^eux dans tout ce qu'ils leur font faire. Loin
de ravaler ainsi leurs jeunes courages, n'épargnez
rien pour leur élever l'ame; faites-en vos égaux afin
qu'ils le deviennent; et, s'ils ne peuvent encore
s'élever à vous , descendez à eux sans honte , sans
scrupule. Songez que votre honneur n'est plus dans
par des récompenses, quand vous les voyez applaudir à dix ans
dans un acte public au collège , vous voyez comment on leur fera
laisser à vingt leur bourse dans un brelan , et leur santé dans un
mauvais lieu. Il y a toujours à parier que le plus savant de sa classe
deviendra le plus joueur et le plus débauché. Or les moyens dont
on n'usa point dans l'enfance n'ont point dans la jeunesse le même
abus. Mais on doit se souvenir qu'ici ma constante maxime est de
mettre partout la chose au pis. Je cherche d'abord à prévenir le
vice; et puis je le suppose, afin d'y remédier.
LIVRE IV. 4^7
VOUS, mais dans votre élève; partagez ses fautes
pour l'en corriger : chargez-vous de sa honte pour
l'effacer : imitez ce brave Romain qui , voyant fuir
son armée et ne pouvant la rallier, se mit à fuir
à la tête de ses soldats, en criant : Ils ne fuient pas ,
ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour
cela? Tant s'en faut : en sacrifiant ainsi sa gloire
il l'augmenta. La force du devoir, la beauté de la
vertu entraînent malgré nous nos suffrages et ren-
versent nos insensés préjugés. Si je recevais un
soufflet en remplissant mes fonctions auprès d'E-
mile, loin de me venger de ce soufflet, j'irais par-
tout m'en vanter; et je doute qu'il y eût dans le
monde un homme assez vil " pour ne pas m'en
respecter davantage.
Ce n'est pas que l'élève doive supposer dans le
maître des lumières aussi bornées que les siennes
et la même facilité à se laisser séduire. Cette opinion
est bonne pour un enfant, qui, ne sachant rien
voir , rien comparer , met tout le monde à sa portée ,
et ne donne sa confiance qu'à ceux qui savent s'y
mettre en effet. Mais un jeune homme de l'âge
d'Emile, et aussi sensé que lui , n'est plus assez sot
pour prendre ainsi le change , et il ne serait pas
bon qu'il le prît. La confiance qu'il doit avoir en
son gouverneur est d'une autre espèce : elle doit
porter sur l'autorité de la raison , sur la supériorité
des liunières , sur les avantages que le jeune homme
est en état de connaître, et dont il sent l'utilité
pour lui. Une longue expérience l'a convaincu qu'il
" Je me trompais, j'en ai découveit un; c'est M. Formey.
458 EMILE.
est aimé de son conducteur; que ce conducteur est
un homme sage, éclairé, qui, voulant son bonheur,
sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir que ,
pour son propre intérêt, il lui convient d'écouter
ses avis. Or , si le maître se laissait tromper comme
le disciple, il perdrait le droit d'en exiger de la
déférence et de lui donner des leçons. Encore moins
l'élève doit-il supposer que le maître le laisse à
dessein tomber dans des pièges, et tend des em-
bûches à sa simplicité. Que faut-il donc faire pour
éviter à la fois ces deux inconvénients? Ce qu'il y
a de meilleur et de plus naturel; être simple et
vrai comme lui ; l'avertir des périls auxquels il s'ex-
pose; les lui montrer clairement, sensiblement,
mais sans exagération , sans humeur , sans pédan-
tesque étalage, surtout sans lui donner vos avis
pour des ordres , jusqu'à ce qu'ils le soient devenus
et que ce ton impérieux soit absolument nécessaire.
S'obstine-t-il après cela, comme il fera très-souvent;
alors ne lui dites plus rien; laissez-le en liberté,
suivez-le , imitez-le , et cela gaiement, franchement ;
livrez-vous, amusez-vous autant que lui, s'il est
possible. Si les conséquences deviennent trop fortes,
vous êtes toujours là pour les arrêter ; et cependant
combien le jeune homme, témoin de votre pré-
voyance et de votre complaisance, ne doit-il pas
être à la fois frappé de l'iuie et touché de l'autre!
Toutes ses fautes sont autant de liens qu'il vous
fournit pour le retenir au besoin. Or, ce qui fait
ici le plus grand art du maître , c'est d'amener les
occasions et de diriger les exhortations de manière
LIVRE IV. 4%
qu'il sache d'avance quand le jeune homme cédera ,
et quand il s'obstinera , afin de l'environner partout
des leçons de l'expérience, sans jamais l'exposer à
de trop grands dangers.
Avertissez-le de ses fautes avant qu'il y tombe :
quand il y est tombé, ne les lui reprochez point;
vous ne feriez qu'enflammer et mutiner son amour-
propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je
ne connais rien de plus inepte que ce mot , Je vous
V avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu'il se
souvienne de ce qu'on lui a dit est de paraître
l'avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le
verrez honteux de ne vous avoir pas cru , effacez
doucement cette humiliation par de bonnes paroles.
Il s'affectionnera sûrement à vous en voyant que
vous vous oubliez pour lui , et qu'au lieu d'achever
de l'écraser vous le consolez. Mais si à son chagrin
vous ajoutez des reproches , il vous prendra en
haine, et se fera une loi de ne vous plus écouter,
comme pour vous prouver qu'il ne pense pas comme
vous sur l'importance de vos avis.
Le tour de vos consolations peut encore être
pour lui une instruction d'autant plus utile qu'il
ne s'en défiera pas. En lui disant, je suppose , que
mille autres font les mêmes fautes , vous le mettez
loin de son compte : vous le corrigez en ne pa-
raissant que le plaindre: car, pour celui qui croit
valoir mieux que les autres hommes, c'est une
excuse bien mortifiante que de se consoler par leur
exemple; c'est concevoir que le plus qu'il peut
prétendre est qu'ils ne valent pas mieux que lui.
46o EMILE.
Le temps des fautes est celui des fables. En cen-
surant le coupable sous un masque étranger, on
l'instruit sans l'offenser ; et il comprend alors que
.l'apologue n'est pas un mensonge, par la vérité
dont il se fait l'application. L'enfant qu'on n'a jamais
trompé par des louanges n'entend rien à la fable
que j'ai ci-devant examinée , mais l'étourdi qui vient
d'être la dupe d'un flatteur conçoit à merveille que
le corbeau n'était qu'un sot. Ainsi , d'un fait il tire
une maxime ; et l'expérience, qu'il eut bientôt ou-
bliée, se grave, au moyen de la fable, dans son ju-
gement. Il n'y a' point de connaissance morale
qu'on ne puisse acquérir par l'expérience d'autrui
ou par la sienne. Dans les cas où cette expérience
est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on
tire sa leçon de l'histoire. Quand l'épreuve est sans
conséquence, il est bon que le jeune homme y
reste exposé; puis, au moyen de l'apologue, on ré-
dige en maximes les cas particuliers qui lui sont
connus.
Je n'entends pas pourtant que ces maximes doi-
vent être développées, ni même énoncées. Rien
n'est si vain , si mal entendu , que la morale par la-
quelle on termine la plupart des fables; comme si
cette morale n'était pas ou ne devait pas être éten-
due dans la fable même de manière à la rendre sen-
sible au lecteur! Pourquoi donc, en ajoutant cette
morale à la fin , lui ôter le plaisir de la trouver de
son chef? Le talent d'instruire est de faire que le
disciple se plaise à l'instruction. Or , pour qu'il s'y
plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement
LIVRE IV. 4^1
passif à tout ce que vous lui dites , qu'il n'ait abso-
lument rien à faire pour vous entendre. Il faut que
l'amour-propre du maître laisse toujours quelque
prise au sien ; il faut qu'il se puisse dire : Je con-
çois , je pénètre , j'agis , je m'instruis. Une des choses
qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie
italienne, est le soin qu'il prend d'interpréter au
parterre des platises qu'on n'entend déjà que trop.
Je ne veux point qu'un gouverneur soit Pantalon ,
encore moins un auteur. Il faut toujours se faire en-
tendre , mais il ne faut pas toujours tout dire: celui
qui dit tout dit peu de choses, car à la fin on ne
l'écoute plus. Que signifient ces quatre vers que La
Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui s'enfle?
A-t-ilpeur qu'on ne l'ait pas compris? A-t-il besoin,
ce grand peintre, d'écrire les noms au-dessous des
objets qu'il peint? Loin de généraliser par là sa
morale, il la particularise, il la restreint en quelque
sorte aux exemples cités , et empêche qu'on ne l'ap-
plique à d'autres. Je voudrais qu'avant de mettre
les fables de cet auteur inimitable entre les mains
d'un jeune homme, on en retranchât toutes ces
conclusions par lesquelles il prend la peine d'expli-
quer ce qu'il vient de dire aussi clairement qu'a-
gréablement. Si votre élève n'entend la fable qu'à
l'aide de l'explication , soyez sûr qu'il ne l'entendra
pas même ainsi.
Il importerait encore de donner à ces fables un
ordre plus didactique et plus conforme aux pro»
grès des sentiments et des lumières du jeune ado-
lescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que
462 EMILE.
d'aller suivre exactement l'ordre numérique du
livre, sans égard au besoin ni à l'occasion? D'a-
bord le corbeau, puis la cigale'*, puis la grenouille,
puis les deux mulets , etc. J'ai sur le cœur ces deux
mulets, parce que je me souviens d'avoir vu un
enfant élevé pour la finance , et qu'on étourdissait
de l'emploi qu'il allait remplir, lire cette fable,
l'apprendre , la dire , la redire cent et cent fois ,
sans en tirer jamais la moindre objection contre le
métier auquel il était destiné. Non -seulement je
n'ai jamais vu d'enfants faire aucune application
solide des fables qu'ils apprenaient, mais je n'ai ja-
mais vu que personne se souciât de leur faire faire
cette application. Le prétexte de cette étude est
l'instruction morale; mais le véritable objet de la
mère et de l'enfant n'est que d'occuper de lui toute
une compagnie , tandis qu'il récite ses fables; aussi
les oublie-t-il toutes en grandissant, lorsqu'il n'est
plus question de les réciter, mais d'en profiter. En-
core une fois, il n'appartient qu'aux hommes de
s'instruire dans les fables ; et voici pour Emile le
temps de commencer.
Je montre de loin, car je ne veux pas non plus
tout dire, les routes qui détournent de la bonne,
afin qu'on apprenne à les éviter. Je crois qu'en
suivant celle que j'ai marquée , votre élève achet-
tera la connaissance des hommes et de soi-même
au meilleur marché qu'il est possible; que vous le
mettrez au point de contempler les jeux de la for-
^ Il faut encore appliquer ici la correction de M. Formey. C'est
la cigale , puis le corbeau , etc.
LIVRE IV. 4^3
tune sans envier le sort de ses favoris, et d'être
content de lui sans se croire plus sage que les au-
tres. Vous avez aussi commencé à le rendre acteur
pour le rendre spectateur: il faut achever; car du
parterre on voit les objets tels qu'ils paraissent,
mais de la scène on les voit tels qu'ils sont. Pour
embrasser le tout , il faut se mettre dans le point
de vue ; il faut approcher pour voir les détails. Mais
à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les af-
faires du inonde ? Quel droit a-t-il d'être initié dans
ces mystères ténébreux ? Des intrigues de plaisir
bornent les intérêts de son âge ; il ne dispose encore
que de lui-même; c'est comme s'il ne disposait de
rien. L'homme est la plus vile des marchandises,
et , parmi nos importants droits de propriété , celui
de la personne est toujours le moindre de tous.
Quand je vois que, dans l'âge de la plus grande
activité , l'on borne les jeunes gens à des études pu-
rement spéculatives, et qu'après, sans la moindre
expérience, ils sont tout d'un coup jetés dans le
monde et dans les affaires, je trouve qu'on ne
choque pas moins la raison que la nature, et je ne
5uis plus surpris que si peu de gens sachent se
conduire. Par quel bizarre tour d'esprit nous ap-
prend-on tant de choses inutiles, tandis que l'art ,
d'agir est compté pour rien ? On prétend nous for-
mer pour la société , et l'on nous instruit comme
si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul
dans sa cellule, ou à traiter des sujets en l'air avec
des indifférents. Vous croyez apprendre à vivre à
vos enfants , en leur enseignant certaines contor-
464 EMILE.
sions du corps et certaines formules de paroles qui
ne signifient rien. Moi aussi, j'ai appris à vivre à
mon Emile, car je lui ai appris à vivre avec lui-
même, et de plus, à savoir gagner son pain. Mais
ce n'est pas assez. Pour vivre dans le monde, il
faut savoir traiter avec les hommes, il faut con-
naître les instruments qui donnent prise sur eux;
il faut calculer l'action et réaction de l'intérêt par-
ticulier dans la société civile, et prévoir si juste les
événements , qu'on soit rarement trompé dans ses
entreprises, ou qu'on ait du moins toujours pris
les meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne per-
mettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres
affaires, et de disposer de leur propre bien : mais
que leur serviraient ces précautions, si, jusqu'à
l'âge prescrit, ils ne pouvaient acquérir aucune ex-
périence? Ils n'auraient rien gagné d'attendre, et se-
raient tout aussi neufs à vingt-cinq ans qu'à quinze.
Sans doute il faut empêcher qu'un jeune homme,
aveuglé par son ignorance , ou trompé par ses pas-
sions , ne se fasse du mal à lui-même ; mais à tout
âge il est permis d'être bienfaisant, à tout âge on
peut protéger , sous la direction d'un homme sage,
les malheureux qui n'ont besoin que d'appui.
Les nourrices, les mères s'attachent aux enfants
par les soins qu'elles leur rendent; l'exercice des
vertus sociales porte au fond des cœurs l'amour de
l'humanité : c'est en faisant le bien qu'on devient
bon ; je ne connais point de pratique plus sûre.
Occupez votre élève à toutes les bonnes actions
qui sont à sa portée ; que l'intérêt des indigents
LIVRE IV. 465
soit toujours le sien ; qu'il ne les assiste pas seule-
ment de sa bourse, mais de ses soins ; qu'il les serve ,
qu'il les protège, qu'il leur consacre sa personne
et son temps ; qu'il se fasse leur homme d'affaires :
il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Com-
bien d'opprimés, qu'on n'eût jamais écoutés, ob-
tiendront justice, quand il la demandera pour eux
avec cette intrépide fermeté que donne l'exercice
de la vertu; quand il forcera les portes des grands
et des riches ; quand il ira , s'il le faut , jusqu'au
pied du trône faire entendre la voix des infortunés,
à qui tous les abords sont fermés par leur misère ,
et que la crainte d'être punis des maux qu'on leur
fait empêche même d'oser s'en plaindre !
Mais ferons-nous d'Emile un chevalier errant, un
redresseur des torts, un paladin? Ira-t-il s'ingérer
dans les affaires publiques, faire le sage et le dé-
fenseur des lois chez les grands, chez les magis-
trats, chez le prince, faire le solliciteur chez les
juges et l'avocat dans les tribunaux? Je ne sais rien
de tout cela. Les noms badins et ridicules ne chan-
gent rien à la nature des choses. Il fera tout ce
qu'il sait être utile et bon. Il ne fera rien de plus ,
et il sait que rien n'est utile et bon pour lui de ce
qui ne convient pas à son âge. Il sait que son pre-
mier devoir est envers lui-même ; que les jeunes
gens doivent se défier d'eux , être circonspects dans
leur conduite, respectueux devant les gens plus
âgés, retenus et discrets à parler sans sujet, mo-
destes dans les choses indifférentes, mais hardis à
bien faire, et courageux à dire la vérité. Tels étaient
R. lu. 3o
466 EMILE;
ces illustres Romains qui , avant d'être admis dans
les charges, passaient leur jeunesse à poursuivre le
crime et à défendre l'innocence, sans autre intérêt
que celui de s'instruire en servant la justice et
protégeant les bonnes mœurs.
Emile n'aime ni le bruit ni les querelles, non-seu-
lement entre les hommes'', pas même entre les ani-
* Mais si on lui cherche querelle à lui-même , comment se con-
duira-t-il? Je réponds qu'il n'aura jamais de querelle, qu'il ne s'y
prêtera jamais assez pour en avoir. Mais enfin, poursuivra-t-on ,
qui est-ce qui est à l'abri d'un soufflet ou d'un démenti d& la part
d'un brutal , d'un ivrogne ou d'un brave coquin , qui , pour avoir
le plaisir de tuer son homme , commence par le déshonorer ? C'est
autre chose ; ii ne faut point que l'honneur des citoyens ni leur vie
soit à la merci d'un brutal , d'un ivrogne ou d'un brave coquin , et
l'on ne peut pas plus se préserver d'un pareil accident que de la
chute d'une tuile. Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont
dés effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir , et dont nul tri-
bunal ne peut venger l'offensé. L'insuffisance des lois lui rend donc
en cela son indépendance ; il est alors seul magistrat , seul juge
entre l'offenseur et lui : il est seul interprète et ministre de la loi
naturelle; il se doit justice et peut seul se la rendre, et il n'y a sur
la terre nul gouvernement assez insensé pour le punir de se l'être
faite en pareil cas. Je ne dis pas qu'il doive s'aller battre , c'est une
extravagance ; je dis qu'il se doit justice , et qu'il en est le seul dis-
pensateur. Sans tant de vains édits contre les duels , si j'étais sou-
verain , je réponds qu'il n'y aurait jamais ni soufflet ni démenti
donné dans mes états , et cela pai' un moyen fort simple dont les
tribunaux ne se mêleraient point. Quoi qu'il en soit, Emile sait en
pareil cas la justice qu'il se doit à lui-même , et l'exemple qu'il doit
à la sûreté des gens d'honneur. Il ne dépend pas de l'homme le
plus ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte , mais il dépend de lui
d'empêcher qu'on ne se vante long-temps de l'avoir insulté '.
' Cette note a fourni à la critique un aliment dont la malignité et la mau-
vaise foi se sont empressées de profiter. Au reste , l'idée que Rousseau fait seule-
ment entrevoir ici , et sur laquelle il parait éviter de s'expliquer plus ouverte-
ment , est clairement énoncée et même développée dans une de ses lettres à
l'abbé M***, du 14 mars 1770. Il y joint le récit d'une anecdote très-remar-
quable qui a fait naître cette idée dans son esprit. Son opinion est qu'on peut
se venger sur-le-champ d'une insulte qui déshonore et st faire justice soi-même ,
puisque , dans cette supposition , il n'appartient qu'à soi de se la faire. Voyez ,
dans cette édition , la note sur la lettre indiquée.
LIVRE IV. 467
maux. Il n'excita jamais deux chiens à se battre; ja-
mais il ne fit poursuivre un chat par un chien. Cet
esprit de paix est un effet de son éducation , qui ,
n'ayant point fomenté l'amour- propre et la haute
opinion de lui-même, l'a détourné de chercher ses
plaisirs dans la domination et dans le malheur d'au-
trui. Il souffre quand il voit souffrir; c'est un sen-
timent naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme
s'endurcit et se complaît à voir tourmenter un être
sensible , c'est quand un retour de vanité le fait se
regarder comme exempt des mêmes peines par sa
sagesse ou par sa supériorité. Celui qu'on a garanti
de ce tour d'esprit ne saurait tomber dans le vice qui
en est l'ouvrage. Emile aime donc la paix. L'image
du bonheur le flatte, et quand il peut contribuer
à le produire , c'est un moyen de plus de le parta-
ger. Je n'ai pas supposé qu'en voyant des malheu-
reux il n'aurait pour eux que cette pitié stérile et
cruelle qui se contente de plaindre les maux qu'elle
peut guérir. Sa bienfaisance active lui donne bien-
tôt des lumières qu'avec un cœur plus dur il n'eût
point acquises, ou qu'il eût acquises beaucoup plus
tard. S'il voit régner la discorde entre ses camarades,
il cherche à les réconcilier; s'il voit des affligés, il
s'informe du sujet de leurs peines; s'il voit deux
hommes se haïr, il veut connaître la cause de leur
inimitié ; s'il voit un opprimé gémir des vexations
du puissant et du riche, il cherche de quelles ma-
nœuvres se couvrent ces vexations; et, dans l'in-
térêt qu'il prend à tous les misérables , les moyens
de finir leurs maux ne sont jamais indifférents pour
3o.
468 i;MlLE.
lui. Qu'avons-noiis donc à faire pour tirer parti de
ces dispositions d'une manière convenable à son
âge? De régler ses soins et ses connaissances, et
d'employer son zèle à les augmenter.
Je ne me lasse point de le redire : mettez toutes
les leçons des jeunes gens en actions plutôt qu'en
discours; qu'ils n'apprennent rien dans les livres
de ce que l'expérience peut leur enseigner. Quel
extravagant projet de les exercer à parler, sans
sujet de rien dire; de croire leur faire sentir, sur
les bancs d'un collège, l'énergie du langage des
passions et toute la force de l'art de persuader,
sans intérêt de rien persuader à personne! Tous
les préceptes de la rhétorique ne semblent qu'un
pur verbiage à quiconque n'en sent pas l'usage
pour son profit. Qu'importe à un écolier de savoir
comment s'y prit Annibal pour déterminer ses sol-
dats à passer les Alpes? Si, au lieu de ces magni-
fiques harangues, vous lui disiez comment il doit
s'y prendre pour porter son préfet à lui donner
congé, soyez sûr qu'il serait plus attentif à vos
règles.
Si je voulais enseigner la rhétorique à un jeime
homme dont toutes les passions fussent déjà déve-
loppées , je lui présenterais sans cesse des objets
propres à flatter ses passions, et j'examinerais avec
lui quel langage il doit tenir aux autres hommes
pour les engager à favoriser ses désirs. Mais mon
Emile n'est pas dans une situation si avantageuse
à l'art oratoire ; borné presque au seul nécessaire
physique, il a moins besoin des autres que les
LIVRE IV. 4^
autres n'ont besoin de lui; et n'ayant rien à leur
demander pour lui-même , ce qu'il veut leur per-
suader ne le touche pas d'assez près pour l'émou-
voir excessivement. Il suit de là qu'en général il
doit avoir un langage simple et peu figuré. Il parle
ordinairement au propre et seulement pour être
entendu. Il est peu sentencieux, parce qu'il n'a
pas appris à généraliser ses idées : il a peu d'images,
parce qu'il est rarement passionné.
Ce n'est pas pourtant qu'il soit tout-à-fait fleg-
matique et froid; ni son âge, ni ses mœurs, ni ses
goùls , ne le permettent : dans le feu de l'adoles-
cence, les esprits vivifiants, retenus et cohobés
dans son sang, portent à son jeune cœur une cha-
leur qui brille dans ses regards, qu'on sent dans
ses discours, qu'on voit dans ses actions. Son lan-
gage a pris de l'accent, et quelquefois de la véhé-
mence. Le noble sentiment qui l'inspire lui donne
de la force et de l'élévation : pénétré du tendre
amour de l'humanité, il transmet en parlant les
mouvements de son ame ; sa généreuse franchise a
je ne sais quoi de plus enchanteur que l'artificieuse
éloquence des autres ; ou plutôt lui seul est véri-
tablement éloquent, puisqu'il n'a qu'à montrer ce
qu'il sent pour le communiquer à ceux qui l'é-
coutent.
Plus j'y pense, plus je trouve qu'en mettant ainsi
la bienfaisance en action et tirant de nos bons ou
mauvais succès des réflexions sur leurs causes , il
y a peu de connaissances utiles qu'on ne puisse
cultiver dans l'esprit d'un jeune homme , et qu'avec
■']
47^ ^MILE.
tout le vrai savoir qu'on peut acquérir dans les
collèges , il acquerra de plus une science plus im-
portante encore, qui est l'application de cet acquis
aux usages de la vie. Il n'est pas possible que , pre-
nant tant d'intérêt à ses semblables, il n'apprenne
de bonne beure à peser et apprécier leurs actions ,
leurs goûts, leurs plaisirs, et à donner en général
une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou
nuire au bonheur des hommes, que ceux qui, ne
s'intéressant à personne, ne font jamais rien pour
autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs pro-
pres affaires se passionnent trop pour juger saine-
ment des choses. Rapportant tout à eux seuls, et
réglant sur leur seul intérêt les idées du bien et
du mal, ils se remplissent l'esprit de mille préju-
gés ridicules, et, dans tout ce qui porte atteinte
à leur moindre avantage, ils voient aussitôt le
bouleversement de tout l'univers.
Étendons Tamour- propre sur les autres êtres,
nous le transformerons en vertu ; et il n'y a point
de cœur d'homme dans lequel cette vertu n'ait sa
racine. Moins l'objet de nos soins tient immédia-
tement à nous-mêmes, moins l'illusion de l'intérêt
particulier est à craindre ; plus on généralise cet
intérêt , plus il devient équitable , et l'amour du
genre humain n'est autre chose en nous que l'a-
mour de la justice. Voulons -nous donc qu'Emile
aime la vérité, voulons -nous qu'il la connaisse;
dans les affaires tenons-le toujours loin de lui. Plus
ses soins seront consacrés au bonheur d'autrui ,
plys ils seront éclairés et sages, et moins il se trom-
LIVRE IV. 471
pera sur ce qui est bien ou mal : mais ne souf-
frons jamais en lui de préférence aveugle , fondée
uniquement sur des acceptions de personnes ou
sur d'injustes préventions. Et pourquoi nuirait -il
à l'un pour servir l'autre? Peu lui importe à qui
tombe un plus grand bonheur en partage , pourvu
qu'il concoure au plus grand bonheur de tous :
c'est là le premier intérêt du sage après l'intérêt
privé ; car chacun est partie de son espèce et non
d'un autre individu.
Pour empêcher la pitié de dégénérer en fai-
blesse , il faut donc la généraliser et l'étendre sur
tout le genre humain. Alors on ne s'y livre qu'au-
tant qu'elle est d'accord avec la justice, parce que,
de toutes les vertus , la justice est celle qui concourt
le plus au bien commun des hommes. Il faut par
raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre
espèce encore plus que de notre prochain ; et c'est
une très-grande cruauté envers les hommes que la
pitié pour les méchants.
Au reste , il faut se souvenir que tous ces
moyens, par lesquels je jette ainsi mon élève hors
de lui-même , ont cependant toujours un rapport
direct à lui, puisque non -seulement il en résulte
une jouissance intérieure, mais qu'en le rendant
bienfaisant au profit des autres je travaille à sa
propre instruction.
J'ai d'abord donné les moyens, et maintenant
j'en montre l'effet. Quelles grandes vues je vois
s'arranger peu à peu dans sa tête! Quels senti-
ments sublimes étouffent dans son coeur le germe
472 EMILE.
des petites passions ! Quelle netteté de judiciaire ,
quelle justesse de raison je vois se former en lui
de ses penchants cultivés, de l'expérience qui con-
centre les vœux d'une ame grande dans l'étroite
borne des possibles, et fait qu'un homme supérieur
aux autres, ne pouvant les élever à sa mesure, sait
s'abaisser à la leur! Les vrais principes du juste,
les vrais modèles du beau, tous les rapports mo-
raux des êtres , toutes les idées de l'ordre , se gra-
vent dans son entendement; il voit la place de
chaque chose et la cause qui l'en écarte ; il voit ce
qui peut faire le bien et ce qui l'empêche. Sans
avoir éprouvé les passions humaines , il connaît
leurs illusions et leur jeu.
J'avance, attiré par la force des choses, mais
sans m'en imposer sur les jugements des lecteurs.
Depuis long-temps ils me voient dans le pays des
chimères; moi je les vois toujours dans le pays des
préjugés. En m'écartant si fort des opinions vul-
gaires, je ne cesse de les avoir présentes à mon
esprit : je les examine, je les médite , non pour les
suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la ba-
lance du raisonnement. Toutes les fois qu'il me
force à m'écarter d'elles , instruit par l'expérience ,
je me tiens déjà pour dit qu'ils ne m'imiteront pas : je
sais que, s'obstinant à n'imaginer possible que ce
qu'ils voient, ils prendront le jeune homme que
je figure pour un être imaginaire et fantastique,
parce qu'il diffère de ceux auxquels ils le compa-
rent ; sans songer qu'il faut bien qu'il en diffère ,
puisque élevé tout différemment, affecté de sen-
LIVRE IV. 47^
timents tout contraires, instruit tout autrement
qu'eux, il serait beaucoup plus surprenant qu'il
leur ressemblât que d'être tel que je le suppose.
Ce n'est pas l'homme de l'homme, c'est l'homme
de la nature. Assurément il doit être fort étranger
à leurs yeux.
En commençant cet ouvrage , je ne supposais rien
que tout le monde ne put observer ainsi que moi,
parce qu'il est un point, savoir la naissance de
l'homme , duquel nous partons tous également :
mais plus nous avançons , moi pour cultiver la na-
ture , et vous pour la dépraver , plus nous nous
éloignons les uns des autres. Mon élève, à six ans,
différait peu des vôtres que vous n'aviez pas en-
core eu le temps de défigurer ; maintenant ils
n'ont plus rien de semblable ; et l'âge de l'homme
fait, dont il approche, doit le montrer sous une
forme absolument différente, si je n'ai pas perdu
tous mes soins. La quantité d'acquis est peut-être
assez égale de part et d'autre ; mais les choses ac-
quises ne se ressemblent point. Vous êtes étonnés
de trouver à l'un des sentiments sublimes dont les
autres n'ont pas le moindre germe ; mais consi-
dérez aussi que ceux-ci sont déjà tous philosophes
et théologiens, avant qu'Emile sache seulement ce
que c'est que philosophie et qu'il ait même entendu
parler de Dieu.
Si donc on venait me dire , Rien de ce que vous
supposez n'existe ; les jeunes gens ne sont point
faits ainsi; ils ont telle ou telle passion; ils font
ceci ou cela : c'est comme si l'on niait que jamais
474 :ÉM1LE.
poirier fût un grand arbre , parce qu*on n'en voit
que de nains dans nos jardins.
Je prie ces juges, si prompts à la censure, de
considérer que ce qu'ils disent là je le sais tout aussi
bien qu'eux, que j'y ai probablement réfléchi plus
long-temps, et que, n'ayant nul intérêt à leur en im-
poser, j'ai droit d'exiger qu'ils se donnent au moins
le temps de chercher en quoi je rhe trompe. Qu'ils
examinent bien la constitution de l'homme , qu'ils
suivent les premiers développements du cœur dans
telle ou telle circonstance , afin de voir combien
un individu peut différer d'un autre par la force
de l'éducation; qu'ensuite ils comparent la mienne
aux effets que je lui donne; et qu'ils disent en quoi
j'ai mal raisonné : je n'aurai rien à répondre.
Ce qui me rend plus affirmatif , et , je crois, plus
excusable de l'être , c'est qu'au lieu de me livrer à
l'esprit de système , je donne le moins qu'il est
possible au raisonnement et ne me fie qu'à l'ob-
servation. Je ne me fonde point sur ce que j'ai ima-
giné, mais sur ce que j'ai vu. Il est vrai que je n'ai
pas renfermé mes expériences dans l'enceinte des
murs d'une ville ni dans un seul ordre de gens;
mais , après avoir comparé tout autant de rangs et
de peuples que j'en ai pu voir dans une vie passée
à les observer , j'ai retranché comme artificiel ce qui
était d'un peuple et non pas d'un autre , d'un état
et non pas d'un autre , et n'ai regardé comme appar-
tenant incontestablement à l'homme, que ce qui
était commun à tous, à quelque âge, dans quel-
que rang , et dans quelque nation que ce fût.
LIVRE IV. 4'75
Or , si , selon cette méthode , vous suivez dès
f enfance un jeune horçme qui n'aura point reçu
de forme particulière , et qui tiendra le moins qu'il
est possible à l'autorité et à l'opinion d'autrui ; à
qui de mon élève ou des vôtres pensez-vous qu'il
ressemblera le plus ? Voilà , ce me semble , la ques-
tion qu'il faut résoudre pour savoir si je me suis
égaré.
L'homme ne commence pas aisément à penser ,
mais sitôt qu'il commence il ne cesse plus. Qui-
conque a pensé pensera toujours, et l'entendement
une fois exercé à la réflexion ne peut plus rester
en repos. On pourrait donc croire que j'en fais
trop ou trop peu , que l'esprit humain n'est point
naturellement si prompt à s'ouvrir, et qu'après lui
avoir donné des facilités qu'il n'a pas, je le tiens
trop long-temps inscrit dans un cercle d'idées qu'il
doit avoir franchi.
Mais considérez premièrement que, voulant for-
mer l'homme de la nature, il ne s'agit pas pour
cela d'en faire un sauvage et de le reléguer au fond
des bois ; mais qu'enfermé dans le tourbillon so-
cial, il suffit qu'il ne s'y laisse entraîner ni par
les passions ni par les opinions des hommes ; qu'il
voie par ses yeux , qu'il sente par son cœur; qu'au-
cune autorité ne le gouverne hors celle de sa pro-
pre raison. Dans cette position il est clair que la
multitude d'objets qui le frappent, les fréquents sen-
timents dont il est affecté, les divers moyens de
pourvoir à ses besoins réels, doivent lui donner
beaucoup d'idées qu'il n'aurait jamais eues, ou qu'il
{\']6 EMILE.
eût acquises plus lentement. Le progrès naturel à
l'esprit est accéléré, mais ^lon renversé. Le même
homme qui doit rester stupide dans les forets doit
devenir raisonnable et sensé dans les villes , quand
il y sera simple spectateur. Rien n'est plus propre
à rendre sage que les folies qu'on voit sans les par-
tager; et celui même qui les partage s'instruit en-
core , pourvu qu'il n'en soit pas la dupe et qu'il
n'y porte pas l'erreur de ceux qui les font.
Considérez aussi que , bornés par nos facultés
aux choses sensibles , nous n'offrons presque au-
cune prise aux notions abstraites de la philosophie
et aux idées purement intellectuelles. Pour y at-
teindre il faut, ou nous dégager du corps auquel
nous sommes si fortement attachés, ou faire d'objet
en objet un progrès graduel et lent, ou enfin fran-
chir rapidement et presque d'un saut l'intervalle
par un pas de géant dont l'enfance n'est pas ca-
pable , et pour lequel il faut même aux hommes bien
des échelons faits exprès pour eux. La première
idée abstraite est le premier de ces échelons ; mais
j'ai bien de la peine à voir cominent on s'avise de
le construire.
L'Être incompréhensible qui embrasse tout, qui
donne le mouvement au monde et forme tout le
système des êtres , n'est ni visible à nos yeux , ni
palpable à nos mains; il échappe à tous nos sens :
l'ouvrage se montre, mais l'ouvrier se cache. Ce
n'est pas une petite affaire de connaître enfin qu'il
existe , et quand nous sommes parvenus là , quand
nous nous demandons, quel est-il? où est-il? notre
LIVRE IV. 477
esprit se confond , s'égare , et nous ne savons plus
que penser.
Locke veut qu'on commence par l'étude des es-
prits , et qu'on passe ensuite à celle des corps. Cette
méthode est celle de la superstition, des préjugés,
de l'erreur : ce n'est point celle de la raison , ni
même de la nature bien ordonnée; c'est se boucher
les yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir long-
temps étudié les corps pour se faire une véritable
notion des esprits , et soupçonner qu'ils existent.
L'ordre contraire ne sert qu'à établir le matéria-
lisme.
Puisque nos sens sont les premiers instruments
de nos connaissances , les êtres corporels et sensi-
bles sont les seuls dont nous ayons immédiatement
l'idée. Ce mot esprit n'a aucun sens pour quicon-
que n'a pas philosophé. Un esprit n'est qu'un corps
pour le peuple et pour les enfants. N'imaginent-ils
pas des esprits , qui crient, qui parlent , qui battent,
qui font du bruit? Or on m'avouera que des es-
prits qui ont des bras et des langues ressemblent
beaucoup à des corps. Voilà pourquoi tous les
peuples du monde, sans excepter les Juifs, se sont
fait des dieux corporels. Nous-mêmes, avec nos
termes d'esprit, de Trinité, de Personnes, sommes
pour la plupart de vrais anthropomorphites ". J'a-
voue qu'on nous apprend à dire que Dieu est par-
tout : mais nous croyons aussi que l'air est partout,
* De ùyêpoTTos, homme, et ju.o^'^li , forme. On a donné ce nom à
d'anciens liérétiques, qui, prenant à la lettre ce qui est dit de Dieu
dans l'Écriture , prétendaient qu'il avait réellement une forme hu-
maine.
478 :ÉMILE.
aii moins dans notre atmosphère ; et le mot esprit y
dans son origine , ne signifie lui-même que souffle
eXvent. Sitôt qu'on accoutume les gens à dire des
mots sans les entendre, il est facile après cela de
leur faire dire tout ce qu'on veut
Le sentiment de notre action sur les autres corps
a dû d'abord nous faire croire que , quand ils agis-
saient sur nous , c'était d'une manière semblable à
celle dont nous agissons sur eux. Ainsi l'homme a
commencé par animer tous les êtres dont il sentait
l'action. Se sentant moins fort que la plupart de
ces êtres, faute de connaître les bornes de leur
puissance, il l'a supposée illimitée, et il en fit des
dieux aussitôt qu'il en fit des corps. Durant les
premiers âges, les hommes, effrayés de tout, n'ont
rien vu de mort dans la nature. L'idée de la matière
n'a pas été moins lente à se former en eux que celle
de l'esprit, puisque cette première idée est une
abstraction elle-même. Ils ont ainsi rempli l'uni-
vers de dieux sensibles. Les astres, les vents, les
montagnes , les fleuves , les arbres , les villes , les
maisons même , tout avait son ame , son dieu , sa
vie. Les marmousets de Laban, les manitous des
sauvages, les fétiches des Nègres, tous les ouvrages
de la nature et des hommes ont été les premières
divinités des mortels ; le polythéisme a été leur pre-
mière religion , et l'idolâtrie leur premier culte. Ils
n'ont pu reconnaître un seul Dieu que quand , gé-
néralisant de plus en plus leurs idées, ils ont été
en état de remonter à une première cause, de réu-
nir le système total des êtres sous une seule idée,
LIVRE IV. 479
et de donner un sens au mot substance^ lequel est
au fond la plus grande des abstractions. Tout en-
fant qui croit en Dieu est donc nécessairement
idolâtre, ou du moins anthropomorphite; et quand
une fois l'imagination a vu Dieu, il est bien rare
que l'entendement le conçoive. Voilà précisément
l'erreur où mène l'ordre de Locke.
Parvenu, je ne sais comment, à l'idée abstraite
de la substance , on voit que , pour admettre une
substance unique, il lui faudrait supposer des qua-
lités incompatibles qui s'excluent mutuellement,
telles que la pensée et l'étendue , dont l'une est es-
sentiellement divisible, et dont l'autre exclut toute
divisibilité. On conçoit d'ailleurs que la pensée, ou
si l'on veut le sentiment, est une qualité primitive
et inséparable de la substance à laquelle elle ap-
partient; qu'il en est de même de l'étendue par rap-
port à sa substance. D'où l'on conclut que les êtres
qui perdent une de ces qualités perdent la subs-
tance à laquelle elle appartient, que par conséquent
la mort n'est qu'une séparation de substances, et
que les êtres où ces deux qualités sont réunies sont
composés des deux substances auxquelles ces deux
qualités appartiennent.
Or considérez maintenant quelle distance reste
encore entre la notion des deux substances et celle
de la nature divine ; entre l'idée incompréhensible
de l'action de notre ame sur notre corps et l'idée
de l'action de Dieu sur tous les êtres. Les idées de
création, d'annihilation, d'ubiquité, d'éternité, de
toute-puissance , celles des attributs divins , toutes
48o EMILE.
ces idées qu'il appartient à si peu d'hommes de voir
aussi confuses et aussi obscures qu'elles le sont , et
qui n'ont rien d'obscur pour le peuple, parce qu'il
n'y comprend rien du tout, comment se présen-
teront-elles dans toute leur force , c'est-à-dire
dans toute leur obscurité, à de jeunes esprits en-
core occupés aux premières opérations des sens
et qui ne conçoivent que ce qu'ils touchent? C'est
en vain que les abîmes de l'infini sont ouverts tout
autour de nous ; un enfant n'en sait point être
épouvanté ; ses faibles yeux n'en peuvent sonder
la profondeur. Tout est infini pour les enfants, ils
ne savent mettre de bornes à rien; non qu'ils
fassent la mesure fort longue, mais parce qu'ils ont
l'entendement court. J'ai même remarqué qu'ils
mettent l'infini moins au-delà qu'au -deçà des di-
mensions qui leur sont connues. Ils estimeront un
espace immense bien plus par leurs pieds que par
leurs yeux; il ne s'étendra pas pour eux plus loin
qu'ils ne pourront voir, mais plus loin qu'ils ne
pourront aller. Si on leur parle de la puissance de
Dieu , ils l'estimeront presque aussi fort que leur
père. En toute chose, leur connaissance étant pour
eux la mesure des possibles, ils jugent ce qu'on
leur dit toujours moindre que ce qu'ils savent. Tels
sont les jugements naturels à l'ignorance et à la
faiblesse d'esprit. Ajax eût craint de se mesurer
avec Achille, et défie Jupiter au combat, parce qu'il
connaît Achille et ne connaît pas Jupiter. Un paysan
suisse qui se croyait le plus riche des hommes , et
à qui l'on tâchait d'expliquer ce que c'était qu'un
LIVRE IV. 4<^1
roi , demandait d'un air fier si le roi pourrait bien
avoir cent vaches à la montagne.
Je prévois combien de lecteurs seront surpris de
me voir suivre tout le premier âge de mon élève
sans lui parler de rt'ligion. A quinze ans il ne sa-
vait s'il avait une ame, et peut-être à dix-huit n'est-
il pas encore temps qu'il l'apprenne ; car, s'il l'ap-
prend plus tôt qu'il ne faut , il court risque de ne
le savoir jamais.
Si j'avais à peindre la stupidité fâcheuse, je pein-
drais un pédant enseignant le catéchisme à des en-
fants ; si je voulais rendre un enfant fou , je l'oblioje-
rais d'expliquer ce qu'il dit en disant son catéchisme.
On m'objectera que la plupart des dogmes du chris-
tianisme étant des mystères , attendre que l'esprit
humain soit capable de les concevoir, ce n'est pas
attendre que l'enfant soit homme , c'est attendre
que l'homme ne soit plus. A cela je réponds pre-
mièrement qu'il y a des mystères qu'il est non-seu-
lement impossible à l'homme de concevoir, mais de
croire, et que je ne vois pas ce qu'on gagne à les
enseigner aux enfants, si ce n'est de leur apprendre
à mentir de bonne heure. Je dis de plus que, pour
admettre les mystères, il faut comprendre au moins
qu'ils sont incompréhensibles ; et les enfants ne
sont pas même capables de cette conception -là.
Pour l'âge où tout est mystère, il n'y a point de
mystères proprement dits.
Il faut croire en Dieu pour être sauvé. Ce dogme
mal entendu est le principe de la sanguinaire in-
tolérance, et la cause de toutes ces vaines instruc-
R. m. 3i
482 KM II. F.
tions qui portent le coup mortel à la raison humaine
en l'accoutumant à se payer de mots. Sans cloute
il n'y a pas un moment à perdre pour mériter le
salut éternel : mais si, pour l'obtenir, il suffit de
répéter certaines paroles, je ne vois pas ce qui
nous empêche de peupler le ciel de sansonnets et
de pies, tout aussi-bien que d'enfants.
L'obligation de croire en suppose la possibilité.
Le philosophe qui ne croit pas a tort, parce qu'il
use mal de la raison qu'il a cultivée, et qu'il est en
état d'entendre les vérités qu'il rejette. Mais l'en-
fant qui professe la religion chrétienne , que croit-
il? ce qu'il conçoit; et il conçoit si peu ce qu'on lui
fait dire, que si vous lui dites le contraire il l'adop-
tera tout aussi volontiers. La foi des enfants et de
beaucoup d'hommes est une affaire de géographie.
Seront-ils récompensés d'être nés à Rome plutôt
qu'à la Mecque ? On dit à l'un que Mahomet est
le prophète de Dieu , et il dit que Mahomet est le
prophète de Dieu ; on dit à l'autre que Mahomet
est un fourbe, et il dit que Mahomet est un fourbe.
Chacun des deux eût affirmé ce qu'affirme l'autre,
s'ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir
de deux dispositions si semblables pour envoyer
l'un en paradis et l'autre en enfer*? Quand un en-
fant dit qu'il croit en Dieu, ce n'est pas en Dieu
qu'il croit, c'est à Pierre ou à Jacques qui lui disent
* Var. « On dit à l'un qu'il faut honorer Mahomet , et il dit qu'il
« honore Mahomet; on dit k l'autre qu'il faut honorer la Vierge, et
« il dit qu'il honore la Vierge. Chacun des deux aurait fait ce qu'a
« fait l'autre, s'ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de
« deux sentiments si semhlables ponr.... >•
LIVRE IV. l^S'^
qu'il y a quelque chose qu'on appelle Dieu; et il
le croit à la manière d'Euripide :
O Jupiter ! car de toi rien sinon
Je ne connais seulement que le nom ".
Nous tenons que nul enfant mort avant l'âge de
raison ne sera privé du bonheur éternel : les ca-
tholiques croient la même chose de tous les enfants
qui ont reçu le baptême, quoiqu'ils n'aient jamais
entendu parler de Dieu. Il y a donc des cas où l'on
peut être sauvé sans croire en Dieu, et ces cas ont
lieu, soit dans l'enfance, soit dans la démence,
quand l'esprit humain est incapable des opérations
nécessaires pour reconnaître la Divinité. Toute la
différence que je vois ici entre vous et moi est que
vous prétendez que les enfants ont à sept ans cette
capacité, et que je ne la leur accorde pas même à
quinze. Que j'aie tort ou raison, il ne s'agit pas ici
d'un article de foi, mais d'une simple observation
d'histoire naturelle.
Par le même principe , il est clair que tel homme ?
parvenu jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu,
ne sera pas pour cela privé de sa présence dans
l'autre vie si son aveuglement n'a pas été volontaire ,
et je dis qu'il ne l'est pas toujours. Vous en conve-
nez pour les insensés qu'une maladie prive de leurs
facultés spirituelles î mais non de leur qualité
" Plutarque , Traité de l'Amour, traduction d'Aniyot. C'est ainsi
que commençait d'abord la tragédie de Ménalippe; mais les cla-
meurs du peuple d'Athènes forcèrent Euripide à chr.nger ce com-
mencement.
484 EMILE.
d'homme, ni par conséquent du droit aux bien-
faits de leur créateur. Pourquoi donc n'en pas con-
venir pour ceux qui, séquestrés de toute société
dès leur enfance, auraient mené une vie absolu-
ment sauvage, privés des lumières qu'on n'acquiert
que dans le commerce des hommes"^? Car il est d'une
impossibilité démontrée qu'un pareil sauvage put
jamais élever ses réflexions jusqu'à la connaissance
du vrai Dieu. La raison nous dit qu'un homme
n'est punissable que par les fautes de sa volonté,
et qu'une ignorance invincible ne lui saurait être
imputée à crime. D'où il suit que, devant la justice
éternelle, tout homme qui croirait, s'il avait des lu-
mières nécessaires, est réputé croire, et qu'il n'y
aura d'incrédules punis que ceux dont le cœur se
ferme à la vérité.
Gardons- nous d'annoncer la vérité à ceux qui
ne sont pas en état de l'entendre , car c'est y vou-
loir substituer l'erreur. Il vaudrait mieux n'avoir
aucune idée de la Divinité que d'en avoir des idées
basses, fantastiques, injurieuses, indignes d'elle;
c'est un moindre mal de la méconnaître que de
l'outrager. J'aimerais mieux , dit le bon Plutarque *,
qu'on crût qu'il n'v a point de Plutarque au monde,
que si l'on disait que Plutarque est injuste, en-
vieux, jaloux, et si tyran, qu'il exige plus qu'il ne
laisse le pouvoir de faire.
IjC grand mal des images difformes de la Divi-
" Sur l'état uaturel de l'esprit humain et sur la lenteur de ses
progrès , voyez la première Partie du Discours sur l'Inégalité.
Traité de la Superstition , § 27.
LIVRE IV. 485
nité qu'on trace dans l'esprit des enfants, est
qu'elles y restent toute leur vie , et qu'ils ne con-
çoivent plus, étant hommes, d'autre Dieu que ce-
lui des enfants. J'ai vu en Suisse une bonne et
pieuse mère de famille tellement convaincue de
cette maxime, qu'elle ne voulut point instruire
son fils de la religion dans le premier âge, de peur
que, content de cette instruction grossière, il n'en
négligeât une meilleure à l'âge de raison. Cet en-
fant n'entendait jamais parler de Dieu qu'avec
recueillement et révérence, et, sitôt qu'il en vou-
lait parler lui-même, on lui imposait silence,
comme sur un sujet trop sublime et trop grand
pour lui. Cette réserve excitait sa curiosité, et son
amour-propre aspirait au moment de connaître ce
mystère qu'on lui cachait avec tant de soin. Moins
on lui parlait de Dieu , moins on souffrait qu'il
en parlât lui-même , et plus il s'en occupait : cet
enfant voyait Dieu partout. Et ce que je craindrais
de cet air de mystère indiscrètement affecté, se-
rait qu'en allumant trop l'imagination d'un jeune
homme on n'altérât sa tête, et qu'enfin l'on n'en
fit un fanatique au lieu d'en faire un croyant.
Mais ne craignons rien de semblable pour mon
Emile, qui, refusant constamment son attention
à tout ce qui est au-dessus de sa portée, écoute
avec la plus profonde indifférence les choses qu'il
n'entend pas. Il y en a tant sur lesquelles il est
habitué à dire. Cela n'est pas de mon ressort,
qu'une de plus ne l'embarrasse guère; et, quand
il commence à s'inquiéter de ces grandes ques-
486 EMILE.
tions , ce n'est pas pour les avoir entendu propo-
ser, mais c'est quand le progrès naturel de ses
lumières porte ses recherches de ce côté-là.
Nous avons vu par quel chemin l'esprit humain
cultivé s'approche de ces mystères; et je convien-
drai volontiers qu'il n'y parvient naturellement ,
au sein de la société même, que dans un âge plus
avancé. Mais comme il y a dans la même société
des causes inévitables par lesquelles le progrès
des passions est accéléré, si l'on n'accélérait de
même le progrès des liunières qui servent à ré-
gler ces passions, c'est alors qu'on sortirait véri-
tablement de l'ordre de la nature, et que l'équi-
libre serait rompu. Quand on n'est pas maître de
modérer un développement trop rapide , il faut
mener avec la même rapidité ceux qui doivent y
correspondre; en sorte que l'ordre ne soit point
interverti, que ce quj doit marcher ensemble ne
soit point séparé, et que l'homme, tout entier à
tous les moments de sa vie , ne soit pas à tel point
par une de ses facultés, et à tel autre point par
les autres.
Quelle difficulté je vois s'élever ici! difficulté
d'autant plus grande, qu'elle est moins dans les
choses que dans la pusillanimité de ceux qui n'osent
la résoudre. Commençons au moins par oser la
proposer. Un enfant doit être élevé dans la religion
de son père : on lui prouve toujours très-bien * que
cette religion, quelle qu'elle soit, est la seule vé-
Manuscrit : On lui prouve toujours très-bien, très- aisément
nue , etc.
LIVRE IV. 4<^7
ritable; que toutes les autres ne sont qu'extrava-
gance et absurdité. La force des arguments dépend
absolument , sur ce point, du pays où l'on les pro-
pose. Qu'un Turc, qui trouve le christianisme si
ridicule à Gonstantinople , aille voir comment on
trouve le mahométisme à Paris! C'est surtout en
matière de religion que l'opinion triomphe. Mais
nous qui prétendons secouer son joug en toute
chose ; nous qui ne voulons rien donner à l'autorité,
nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile
qu'il ne pût apprendre de lui-même par tout pays ,
dans quelle religion l'élèverons-nous ? à quelle secte
agrégerons-nous l'homme de la nature? La réponse
est fort simple, ce me semble; nous ne l'agrége-
rons ni à celle-ci ni à celle-là , mais nous le mettrons
en état de choisir celle où le meilleur usage de sa
raison doit se conduire.
Incedo per ignés
Suppositos cineri doloso .
N'importe : le zèle et la bonne foi m'ont jusqu'ici
tenu lieu de prudence. J'espère que ces garants
ne m'abandonneront point au besoin. Lecteurs,
ne craignez pas de moi des précautions indignes
d'un ami de la vérité : je n'oublierai jamais ma de-
vise; mais il m'est trop permis de me défier de mes
jugements. Au lieu de vous dire ici de mon chef ce
que je pense , je vous dirai ce que pensait un homme
qui valait mieux que moi. Je garantis la vérité des
HoR. , I^îb. II , od. I.
488 EMILE.
faits qui vont être rapportés, ils sont réellement
arrivés à l'auteur du papier que je vais transcrire :
c'est à vous devoir si l'on peut en tirer des réflexions
utiles sur le sujet dont il s'agit. Je ne vous propose
point le sentiment d'un autre ou le mien pour
règle; je vous l'offre à examiner.
FIN DU TOME PREMIER.
IMPRIMERIE DE GAIILTIER-I.AGUIONIE , SUCCESSECR DE V. DUPONT.
BIBLIOTHECA
I
Lo Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échconce
The Library
University of Ottawa
Date due
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