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Full text of "uvres complètes de J. J.Rousseau : mises dans un nouvel ordre"

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http://www.archive.org/details/uvrescompltesd03rous 


ŒUVRES 


COMPLETES 


DE  J.  J,  ROUSSEAU 


TOME  III. 


ON    SOUSCRIT   AUSSI    A   PARIS, 
CHEZ  BOSSANGE  PERE, 

LIBRAIRE    DE    S.    A.    S.    MONSEIGNEUR    LE    DUC    d'oRLE^NS  , 
RUE    DE    RICHELIEU,     n"     6o. 

ET  CHEZ  CHASSERIAU,  LIBRAIRE, 

ÉDITEUR  DU  THÉÂTRE  COMPLET  DES  LATINS, 
RUE  NEU  VE-0ES-PETITS-CHAMPS,   N"   5. 


ŒUVRES 


COMPLETES 


DE  J.J  ROUSSEAU, 

MISES  DANS  UN   NOUVEL  ORDRE, 
AVEC  DES   NOTES  HISTORIQUES  ET   DES  ECLAIRCISSEMENTS; 

Par   V.   D.  MUSSET-PATHAY. 


PHILOSOPHIE. 


EMILE.  —TOME  I. 


PARIS, 


CHEZ  P.  DUPONT,  LIBRAIRE-ÉDITEUR. 


1823. 


JnïvërsîÇj" 

BJBUOTHFCA 


p 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR. 


Voici  l'ouvrage  auquel  Jean-Jacques  attachait  le  plus 
de  prix  et  qu'il  regardait  comme  le  meilleur  :  Le  fruit 
de  vingt  ans  de  méditations  et  de  trois  années  de  travail^. 

«  La  première  de  toutes  les  utilités  (dit-il  dans  sa  pré- 
«  face),  qui  est  l'art  de  former  les  hommes,  est  encore 
«  oubliée....  v  C'est  l'étude  à  laquelle  il  s'est  le  plus  appli- 
qué; et,  sous  le  titre  d^ Emile,  il  publie  le  résultat  de  ses 
observations. 

Mais  Emile  seul  n'offrait  aucun  sens.  Ce  titre  vague 
faisait,  ou  pouvait  faire  naître  l'idée  d'un  roman,  d'une 
fiction,  d'un  poème ^.  Rousseau  croit  donc  qu'il  est  né- 
cessaire de  désigner  l'objet  dont  il  s'est  occupé  dans  cet 
ouvrage.  Il  le  fait;  mais  il  semble  que  ce  soit  avec  timi- 
dité, et  l'on  dirait  qu'il  aperçoit  tous  les  écueils  et  qu'il 
prévoit  combien  ce  chef-d'œuvre  doit  exciter  d'orages. 
Il  devait  sur-tout  éviter  de  donner  lieu,  dès  le  titre,  à 
de  fausses  interprétations.  L'expérience  lui  avait  appris 
déjà  que  les  meilleures  intentions  peuvent  être  mécon- 
nues ,  et  qu'il  arrive  souvent  que ,  plus  elles  ont  droit  à 
l'estime,  plus  elle  leur  est  refusée.  Il  a  le  sentiment  de 

'  Confessions ,  livre  xi. 

^  Dans  l'enthousiasme  que  lui  inspirait  ^mi/e,  le  célèbre  Mirabeau 
l'appelait  un  magnifique  poème. 


VI  AVIS  DE   l'éditeur. 

sa  force  et  des  devoirs  qu'elle  lui  impose  :  il  n'ignore  pas 
ce  qu'on  est  en  droit  d'exiger  de  lui  :  il  sait  qu'il  ne  peut 
plus  reprendre  la  plume  que  dans  un  but  utile  et  louable  : 
il  veut  aller  plutôt  au-delà  de  ses  promesses  que  se  con- 
tenter de  les  remplir.  Emile  ou  de  V Éducation  * ,  tel  est, 
pour  tout  concilier,  le  titre  qu'il  donne  à  l'une  des  plus 
belles  productions  de  l'esprit  hurtiain. 

Laissons  de  côté  le  mérite  littéraire  de  cette  concep- 
tion du  génie  ^ ,  puisqu'on  ne  le  conteste  plus ,  puisque 
l'envie  même,  réduite  à  ne  calomnier  que  les  intentions  de 
l'auteur ,  s'est  fait  une  arme  de  son  talent  pour  le  rendre 
plus  coupable  encore.  Voyons  quelles  furent  et  ces  in- 
tentions et  celles  qu'on  liii  prêta. 

On  l'accuse  d'avoir  voulu  mettre  entre  les  mains  des 
pères  de  famille  une  méthode  d'éducation  inexécutable 
et  dangereuse. 

«H  s'agit,  avait-il  dit 3,  d'un  nouveau  système  d'édu- 
«  cation,  dont  j'offre  le  plan  à  l'examen  des  sages,  et  non 
«  pas  d'une  méthode  pour  les  pères  et  mères  à  laquelleyV 
«  n'ai  jamais  songé.  » 

On  prétend  qu'il  veut  qu'on  suive  servilement  ses 
idées,  «  Au  contraire ,  répond-il,  je  désire  qu'on  les  corrige 

'  Ce  n'est  que  depuis  qu'on  a  ajouté  le  mot  Traité  dans  les  édi- 
tions postérieures  ;  mais  Rousseau  ne  fit  point  usage  de  ce  mot ,  et 
ne  mit  point  d'autre  titre  que  celui  que  nous  rapportons. 

^  L'histoire  de  cet  admirable  ouvrage ,  de  l'influence  qu'il  eut  sur 
la  destinée  de  Rousseau ,  des  diverses  condamnations  qu'il  éprouva , 
des  critiques  que  l'on  en  fit ,  se  trouve  dans  V Histoire  de  la  lùe  et  des 
ouvrages  de  Jean-Jacques,  t.  ii  ,  p.  872  à  4i'-- 

^  Lettres  de  La  Montagnes ,  lettre  v- 


AVIS   DE  L  ÉDITEUR.  VII 

«  souvent  et  qu'on  fasse  toutes  les  modifications  qii  exige 
«  nécessairement  toute  application  particulière  i.  » 

Un  des  reproches  les  plus  répétés,  et  qui  n'en  est  pas 
plus  fondé  pour  cela ,  c'est  celui-ci  :  «  Au  mépris  de  l'ex- 
périence Rousseau  veut  qu'on  lave  à  l'eau  froide  l'enfant 
nouveau -né.  L'entraînement  de  cet  auteur  nous  a  fait 
suivre  son  conseil  :  nous  en  avons  été  cruellement  punis 
par  la  perte  de  ce  que  nous  avions  de  plus  cher.  »  Tel  est 
le  langage  que  nous  avons  entendu  de  la  bouche  d'une 
mère  au  désespoir.  Il  y  aurait  eu  de  la  barbarie  à  justifier 
Jean- Jacques  en  ajoutant  le  remords  à  la  plus  amère  de 
toutes  les  douleurs.  Ne  valait -il  pas  mieux  se  taire  que 
d'ouvrir  Emile  et  de  lire  ce  passage  :  «  Lavez  souvent  les 
«  enfants;  mais  à  mesure  qu'ils  se  renforcent,  diminuez 
«  par  degré  la  tiédeur  de  l'eau ,  jusqu'à  ce  qu'enfin  vous 
«  les  laviez  été  et  hiver  à  l'eau  froide  et  même  glacée. 
«  Comme  pour  ne  pas  les  exposer  il  importe  que  cette 
«  diminution  soit  lente,  successive,  insensible,  on  peut 
«  se  servir  du  thermomètre  pour  la  mesurer  exactement.*» 
,  Jean -Jacques  écrit  pour  ceux  qui  savent  observer, 
méditer,  étudier  l'expérience,  en  profiter.  C'est  être 
d'une  docilité  bien  édifiante  que  de  le  suivre  pas  à  pas ,  et 
de  répéter,  sur  un  élève,  avec  une  servile  exactitude, 
les  essais  qu'il  a  faits  sur  le  sien  :  c'est  oublier  qu'Emile 

'  Lettre  du  i8  février  1770  ,  à  M.  l'abbé  M. 

Emile,  liv.  r.  On  trouve  encore  aujourd'hui  des  gens  qui 
croient  et  disent  que  Rousseau  prescrit  de  laver  les  enfants  dans  l'eau 
glaciale ,  et  le  soutiennent  parce  qu'ils  l'ont  lu.  Quand  on  lit  de 
cette  manière  on  doit  être  content  de  soi  et  facile  à  contenter. 


VIlï  AVIS   DE  L  ÉDITEUR. 

est  un  être  idéal,  et  quand  même  il  ne  le  serait  pas,  que 
la  nature,  quelque  bizarre  qu'on  la  suppose,  en  créant 
deux  jumeaux  à  peine  reconnaissables ,  ne  les  fit  jamais 
parfaitement  semblables  l'un  à  l'autre.  Rousseau  aurait 
donc  pu  croire  qu'il  n'était  pas  besoin  de  parler  d'ana- 
logie ,  et  de  dire  qu'en  admettant  son  principe  il  en  fal- 
lait varier  l'application.  Mais  on  n'a  même  pas  cette  ex- 
cuse, puisqu'à  diverses  reprises  il  répète  cet  avis,  comme 
s'il  avait  pressenti  le  reproche,  ou  prévu  l'erreur. 

D'après  les  considérations  les  plus  graves  et  le  danger 
qu'il  voit  dans  des  révolutions  prochaines  à  ses  yeux, 
instantes  même ,  et  qui ,  renversant  les  rangs  et  les  for- 
tunes, réduiront  le  riche  à  tirer  parti  de  ses  ressources, 
il  trace  un  plan  d'éducation  propre  à  l'armer  contre  l'ad- 
versité, à  lui  faire  braver  les  coups  du  sort,  quelque  ri- 
goureux qu'il  soit. 

«  De  toutes  les  conditions,  la  plus  indépendante  de 
la  fortune  et  des  hommes  est  celle  de  l'artisan  :  il  est 
libre  et  ne  dépend  que  de  son  travail.  C'est  un  métier 
que  je  demande,  un  vrai  métier,  un  art  piu-ement  mé* 
canique ,  ou  les  mains  travaillent  plus  que  la  tête  et  qui 
ne  mène  point  à  la  fortune,  mais  avec  lequel  on  peut 
s  en  passer  ^.  » 

n  met  donc  à  la  main  de  son  élève  l'équerre  et  le 
ciseau,  parce  que,  libre  dans  le  choix  des  métiers,  il  a 
pris  pour  Emile  un  de  ceux  qui  trouvent  partout  leur 
prix  et  leur  emploi.  Mais  au  lieu  de  saisir  l'esprit  de 
cette  doctrine  raisonnable,  d'écouter  celui  qui,  même 

'  Emile  ,  liv.  m. 


AVIS   DE  L  EDITEUR.  IX 

en  donnant  cette  leçon ,  a  soin  de  rappeler  que  la  lettre 
tue  et  V esprit  vivifie  * ,  on  suivit  littéralement  le  précepte 
et  l'exemple,  et  Ton  ne  vit  pendant  un  temps  que  des 
tourneurs  dans  les  classes  fortunées  de  la  société. 

Jamais  personne  ne  prit  autant  de  soins  et  avec  autant 
de  scrupule  que  Rousseau ,  non-seulement  pour  se  sou- 
mettre aux  lois ,  mais  pour  ne  rien  faire  qui  ne  fiit  con- 
forme aux  règlements  particuliers. 

Emile  ne  pouvait  être  imprimé  légalement  en  France; 
Jean -Jacques  fait  des  arrangements  avec  Rey,  libraire 
d'Amsterdam,  à  qui  il  cède  la  propriété  de  cet  ouvrage. 

Non  content  de  cette  mesure  qui  le  mettait  à  l'abri , 
il  consulte  M.  de  Malesherbes ,  directeur  de  la  librairie. 
M.  de  Malesherbes  se  charge  de  transmettre  les  épreuves 
du  libraire  à  l'auteur,  et  de  l'auteur  au  libraire.  Il  les  lit, 
les  corrige ,  et  donne  quelques  conseils. 

A  cette  approbation  tacite  de  l'ouvrage  se  joint  celle 
de  S.  A.  S.  M.  le  prince  de  Conti,  et  du  maréchal  de 
Luxembourg. 

Comment  ne  pas  se  croire  en  sûreté ,  lorsqu'après  avoir 
rempli  les  formalités  voulues  soit  par  les  lois ,  soit  par  les 
règlements  de  l'administration,  on  se  laisse  diriger  par 
l'illustre  magistrat  qui  surveille  l'exécution  de  ces  règle- 
ments, et  par  des  personnages  élevés  aux  plus  hautes 
dignités ,  dans  un  pays  où  l'influence  des  grands  a  cou- 
tume de  balancer  les  lois.**  Comment  une  sécurité  fondée 
sur  de  pareilles  bases  peut-elle  être  trompeuse  ? 

Il  répète  textuellement  cette  maxime  en  développant  son  idée 
sur  la  nécessité  de  faire  entrer  dans  l'éducation  un  genre  d'industrie. 


X  AVIS  DE  L  EDITEUR. 

Voici  le  résultat  de  cette  consciencieuse  exactitude  : 

Le  9  juin  1762 ,  par  arrêt  du  parlement  de  Paris ,  Jean- 
Jacques  est  décrété  de  prise  de  corps ,  et  son  livre  con- 
damne à  être  brûlé  par  la  main  du  bourreau. 

Le  1 8 ,  Genève  imite  cet  exemple  sur  le  vu  du  réqui- 
sitoire de  l'avocat -général,  car  aucun  exemplaire  de 
l'Emile  n'était  encore  à  cette  époque  entré  dans  cette 
ville.  Berne  en  fait  autant. 

Le  i"'  juillet,  la  Sorbonne,  sur  l'exposé  des  docteurs 
Gervaise  et  Xaupi ,  frappe  d'anathème  l'ouvrage  seule- 
ment, n'ayant  aucune  jurisdiction  sur  l'auteur. 

L'archevêque  de  Paris  proscrit  l'un,  censure  l'autre. 

Clément  XIII ,  par  un  bref,  approuve  la  Sorbonne  et 
fulmine  contre  Emile. 

L'assemblée  générale  du  clergé  s'occupe,  à  sa  pre- 
mière réunion  ,  de  cet  ouvrage ,  et  le  condamne. 

Les  états-généraux  de  Hollande  allaient  frapper  à  leur 
tour,  lorsque,  pour  les  désarmer,  on  re/^/^  Emile,  d'où 
l'on  retranche  tout  ce  qui  pouvait  leur  déplaire  ^. 

Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  exciter  une  multitude  d'é- 
crivains envieux  et  médiocres ,  toujours  prêts  à  soutenir 
l'autorité.  Il  en  parut  un  grand  nombre.  La  sottise  et  la 
mauvaise  foi  s'empai'èrent  d'Emile.  En  glissant ,  sans  rien 
approfondir ,  la  première  prit  à  la  volée  quelques  maximes 
générales  qu'elle  répétait  sans  les  entendre;  la  seconde, 
plus  attentive  parce  qu'elle  est  toujours  sur  ses  gardes , 
et  plus  circonspecte  parce  que  son  rôle  l'exige ,  fit  un  tra- 

'  Ce  fut  M.  Forniey  qui  eut  ce  courage.  Rousseau  s'en  vengea 
par  des  notes  dans  lesquelles  il  abuse  quelquefois  de  sa  supériorité. 


AVIS  DE   L  EDITEUR.  X[ 

vail ,  médita  son  plan ,  dressa  ses  batteries  ,  enfin  accusa 
Rousseau  de  vouloir  renverser  les  autels,  ébranler  les 
trônes,  soulever  les  peuples,  et  tout  détruire  de  fond 
en  comble. 

Rousseau ,  proscrit  par  l'autorité,  injurié  par  des  pam- 
phlétaires obscurs,  trouva  dans  l'opinion  publique  un 
vengeur,  et  dans  le  suffrage  des  mères  de  famille  le  plus 
doux  prix  de  ses  travaux.  Elles  allaitèrent  leurs  enfants. 

«  Jean- Jacques,  dit  un  critique  sévère  ï,  a  obtenu  l'un 
'  des  succès  les  plus  flatteurs  pour  tout  homme  qui  pré- 
'  tend  à  la  gloire  de  faire  le  bien  :  il  a  opéré  une  révo- 
<■  lution  dans  une  partie  très-importante  des  mœurs  pu- 
'  bliques ,  l'éducation.  On  ne  peut  nier  qu'il  ne  se  soit 
'  fait  un  changement  très-sensible  dans  la  manière  dont 
'<■  on  élève  l'enfance.  Si  ce  premier  âge  de  l'homme,  si 
'<  intéressant  et  si  aimable,  jouit  aujourd'hui,  et  en  tout 

<  sens  de  cette  douce  liberté  qui  lui  permet  de  développer 
«tout  ce  qu'il  a  de  naïveté,  de  gaieté  et  de  grâce;  s'il 

n'est  plus  intimidé  et  contraint  sous  les  gênes  et  les 
entraves  de  toute  espèce,  c'est  à  l'auteur  d' £"/«//<?  qu'on 

<  en  a  l'obligation.  Ainsi  les  générations  naissantes  lui 
"  devront  le  bonheur  de  leurs  premières  années...  La 
«  vraie  philosophie  l'enflammait  de  l'amour  du  genre  hu- 
■<■  main  lorsqu'il  composait  ce  chef-d'œuvre.  " 

'  La  Harpe  ,  dans  son  Cours  de  littérature.  C'est  particulièrement 
envers  Rousseau  qu'il  est  sévère.  Emile  seul  a  trouvé  grâce  devant 
cet  Aristarque ,  encore  n'est-ce  pas  sans  des  restrictions  telles  qu'on 
serait  en  droit  de  croire  que  l'éloge  n'est  dû  qu'n  la  force  de  la  vé- 
rité ,  et  qu'il  est  échappé  de  la  plume  du  critique. 


XII  AVIS   DE  L  EDITEUR. 

Tous  les  éloges  dus  à  Emile  qui  les  mérite  tous,  ne 
sauraient  donner  une  idée  de  cet  ouvrage.  Plus  on  le 
lit,  plus  on  y  découvre  de  beautés  ravissantes,  et  nous 
ne  craignons  point  d'inviter  à  chercher  dans  Emile  même 
la  preuve  de  nos  assertions  ou  des  armes  pour  les  com- 
battre. 

M.  P. 


I 


EMILE, 

ou 

DE   L'ÉDUCATION. 


Sanabilibus  œgrotamus  malis;  ipsaque  nos  in  rertnin 
genitos  uatura ,  si  emendari  velimiis ,  jiivat. 

SfSFC. ,  de  Trâ ,  lib.  ir,  cap.  i3. 


R.    III, 


PREFACE. 


Ce  recueil  de  réflexions  et  irobservatioiis ,  sans  ordre  eL 
presque  sans  suite,  fut  commence  pour  complaire  à  une  bonne 
mère  qui  sait  penser  *.  Je  n'avais  d'abord  projeté  qu'un  mé- 
moire de  quelques  pages;  mon  sujet  m'entraînant  malgré  moi , 
ce  mémoire  devint  insensiblement  une  espèce  d'ouvrage  trop 
gros,  sans  doute,  pour  ce  qu'il  contient,  mais  trop  petit  pour 
la  matière  qu'il  traite.  J'ai  balancé  long-temps  à  le  publier;  et 
souvent  il  m'a  fait  sentir,  en  y  travaillant,  qu'il  ne  suflit  pas 
d'avoir  écrit  quelques  brochures  pour  savoir  composer  un 
livre.  Après  de  vains  efforts  pour  mieux  faire  ,  je  crois  devoir 
le  donner  tel  qu'il  est,  jugeant  qu'il  importe  de  tourner  l'at- 
tention publique  de  ce  côté-là;  et  que,  quand  mes  idées  se- 
raient mauvaises,  si  j'en  fait  naître  de  bonnes  à  d'autres,  je 
n'aurai  pas  tout-à-fait  perdu  mon  temps.  Un  homme  qui ,  de 
sa  retraite  ,  jette  ses  feuilles  dans  le  public,  sans  prôncurs, 
sans  parti  qui  les  défende ,  sans  savoir  même  ce  qu'on  en  pense 
ou  ce  qu'on  en  dit,  ne  doit  pas  craindre  que,  s'il  se  trompe  , 
on  admette  ses  erreurs  sans  examen. 

Je  parlerai  peu  de  l'importance  d'une  bonne  éducation  ;  je 
ne  m'arrêterai  pas  non  plus  à  prouver  que  celle  qui  est  en 
usage  est  mauvaise  ;  mille  autres  l'on  fait  avant  moi ,  et  je 
n'aime  point  à  remplir  un  livre  de  choses  que  tout  le  monde 
sait.  Je  remarquerai  seulement ,  que  depuis  des  temps  infinis  il 
n'y  a  qu'un  cri  contre  la  pratique  établie ,  sans  que  personne 
s'avise  d'en  proposer  une  meilleure.  La  littérature  et  le  savoir 
de  notre  siècle  tendent  beaucoup  plus  à  détruire  qu'à  édifier. 
On  censure  d'un  ton  de  maître  ;  pour  proposer ,  il  en  faut 
prendre  un  autre ,  auquel  la  hauteur  philosophique  se  com- 
plaît moins.  Malgré  tant  d'écrits,  qui  n'ont,  dit-on,  pour  but 
que  l'utilité  publique,  la  première  de  toutes  les  utilités,  qui 
est  l'art  de  former  des  hommes,  est  encore  oubliée.  Mon  sujet 

*  Madame  de  Chcnonceaux. 

R.   III.  1.'' 


4  PRÉFACE. 

était  tout  neuf  après  le  livre  de  Locke  *  ,  et  je  crains  fort  qu'il 

ne  le  soit  encore  après  le  mien. 

On  ne  connaît  point  l'enfance  :  sur  les  fausses  idées  qu'on 
en  a,  plus  on  va,  pins  on  s'égare.  Les  plus  sages  s'attachent 
à  ce  qu'il  importe  aux  hommes  de  savoir ,  sans  considérer  ce 
que  les  enfants  sont  en  état  d'apprendre.  Ils  cherchent  toujours 
l'homme  dans  l'enfant ,  sans  penser  à  ce  qu'il  est  ayant  que 
d'être  homme.  Voilà  l'étude  à  laquelle  je  me  suis  le  plus  appli- 
qué, afin  que,  quand  toute  ma  méthode  serait  chimérique  et 
fausse,  on  pût  toujours  profiter  de  mes  observations.  Je  puis 
avoir  très-mal  vu  ce  qu'il  faut  faire  ;  mais  je  crois  avoir  bien 
vu  le  sujet  sur  lequel  on  doit  opérer.  Commencez  donc  par 
mieux  étudier  vos  élèves ,  car  très-assurément  vous  ne  les  con- 
naissez point  :  or ,  si  vous  lisez  ce  livre  dans  cette  vue ,  je  ne 
le  crois  pas  sans  utilité  pour  vous. 

A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera  la  partie  systématique,  qui 
n'est  autre  chose  ici  que  la  marche  de  la  nature ,  c'est  là  ce 
qui  déroutei^a  le  plus  le  lecteur;  c'est  aussi  par  là  qu'on  m'atta- 
quera sans  doute,  et  peut-être  n'aura-t-on  pas  tort.  On  croira 
moins  lire  un  traité  d'éducation ,  que  les  rêveries  d'un  vision- 
naire sur  l'éducation.  Qu'y  faire?  Ce  n'est  pas  sur  les  idées 
d'autrui  que  j'écris  ;  c'est  sur  les  miennes.  Je  ne  vois  point 
comme  les  autres  hommes  ;  il  y  a  long-temps  qu'on  me  l'a  re- 
proché. Mais  dépend-il  de  moi  de  me  donner  d'autres  yeux, 
et  de  m'affecter  d'autres  idées  ?  non.  Il  dépend  de  moi  de  ne 
point  abonder  dans  mon  sens ,  de  ne  point  crjoire  être  seul  plus 
sage  que  tout  le  monde  ;  il  dépend  de  moi,  non  de  changer 
de  sentiment ,  mais  de  me  défier  du  mien  :  voilà  tout  ce  que 
je  puis  faire,  et  ce  que  je  fais.  Que  si  je  prends  quelquefois 
le  ton  affirmatif,  ce  n'est  point  pour  en  imposer  au  lecteur; 
c'est  pour  lui  parler  comme  je  pense.  Pourquoi  proposerais-je 
par  forme  de  doute  ce  dont ,  quant  à  moi,  je  ne  doute  point  ? 
Je  dis  exactement  ce  qui  se  passe  dans  mon  esprit. 

En  exposant  avec  liberté  mon  sentiment,  j'entends  si  peu 
qu'il  fasse  autorité  ,  que  j'y  joins   toujours  mes  raisons ,  afin 

*  Pensées  sur  l'Education  des  enfants,  1721,  in-ia. 


PREFACE.  3 

qu'on  les  pèse  et  qu'on  me  juge:  mais,  quoique  je  ne  veuille 
point  m'obstiner  à  défendre  mes  idées,  je  ne  me  crois  pas 
moins  obligé  de  les  proposer  ;  car  les  maximes  sur  lesquelles 
je  suis  d'un  avis  contraire  à  celui  des  autres,  ne  sont  point  in- 
différentes. Ce  sont  de  celles  dont  la  vérité  ou  la  fausseté  im- 
porte à  connaître ,  et  qui  font  le  bonheur  ou  le  malheur  du 
genre  humain. 

Proposez  ce  qui  est  faisable,  ne  cesse- 1- on  de  me  répéter. 
C'est  comme  si  l'on  me  disait  :  Proposez  de  faire  ce  qu'on  fait  ; 
ou  du  moins  proposez  quelque  bien  qui  s'allie  avec  le  mal  exis- 
tant. Un  tel  projet,  sur  certaines  matières,  est  beaucoup  plus 
chimérique  que  les  miens  :  car,  dans  cet  alliage,  le  bien  se 
gâte,  et  le  mal  ne  se  guérit  pas.  J'aimerais  mieux  suivre  en 
tout  la  pratique  établie,  que  d'en  prendre  une  bonne  à  denji  : 
il  y  aurait  moins  de  contradiction  dans  l'homme  :  il  ne  peut 
tendre  à  la  fois  à  deux  buts  opposés.  Pères  et  mères,  ce  qui 
est  faisable  est  ce  que  vous  voulez  faire.  Dois -je  répondre  de 
votre  volonté  ? 

Eu  toute  espèce  de  projet ,  il  y  a  deux  choses  à  considérer  : 
premièrement ,  la  bonté  absolue  du  projet ,  en  second  lieu  ,  la 
facilité  de  l'exécution. 

Au  premier  égard,  il  suffit,  pour  que  le  projet  soit  admis- 
sible et  praticable  en  lui-même,  que  ce  qu'il  a  de  bon  soit 
dans  la  nature  de  la  chose  ;  ici ,  par  exemple ,  que  l'éducation 
proposée  soit  convenable  à  l'homme ,  et  bien  adaptée  au 
cœur  humain. 

La  seconde  considération  dépend  de  rapports  donnés  dans' 
certaines  situations  ;  rapports  accidentels  à  la  chose ,  lesquels  , 
par  conséquent ,  ne  sont  point  nécessaires ,  et  peuvent  varier 
à  l'infini.  Ainsi ,  telle  éducation  peut  être  praticable  en  Suisse , 
et  ne  l'être  pas  en  France  ;  telle  autre  peut  l'être  chez  les  bour- 
geois, et  telle  autre  parmi  les  grands.  La  facilité  plus  ou  moins 
grande  de  l'exécution  dépend  de  mille  circonstances  qu'il  est 
impossible  de  déterminer  autrement  que  dans  une  application 
particulière  de  la  méthode  à  tel  ou  à  tel  pays ,  à  telle  ou  à  telle 
condition.  Or  toutes  ces  applications  particulières ,  n'étant  pas 


6  PRÉFACE. 

essentielles  à  mon  sujet ,  n'entrent  point  dans  mon  plan.  D'au-, 
ires  pourront  s'en  occuper  s'ils  veulent ,  chacun  pour  le  pays 
ou  l'état  qu'il  aura  en  vue.  Il  me  suffit  que,  partout  où  naî- 
tront des  hommes,  on  puisse  en  faire  ce  que  je  propose;  et 
qu'ayant  fait  d'eux  ce  que  je  propose  ,  on  ait  fait  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  et  pour  eux-mêmes  et  pour  autrui.  Si  je  ne  remplis 
pas  cet  engagement,  j'ai  tort  sans  doute;  mais  si  je  le  remplis  , 
on  aurait  tort  aussi  d'exiger  de  moi  davantage  ;  car  je  ne  pro- 
mets que  cela. 


EMILE, 


ou 


DE  L'EDUCATION. 


LIVRE   PREMIER. 


Tout  est  bien ,  sortant  des  mains  de  l'Auteur 
des  choses,  tout  dégénère  entre  les  mains  de 
l'homme.  Il  force  une  terre  à  nourrir  les  produc- 
tions d'une  autre,  un  arbre  à  porter  les  fruits  d'un 
autre  ;  il  mêle  et  confond  les  climats ,  les  éléments , 
les  saisons  ;  il  mutile  son  chien ,  son  cheval ,  son  es- 
clave; il  bouleverse  tout,  il  défigure  tout,  il  aime 
la  difformité ,  les  monstres  ;  il  ne  veut  rien  tel  que 
l'a  fait  la  nature ,  pas  même  l'homme  ;  il  le  faut 
dresser  pour  lui ,  comme  un  cheval  de  manège  ;  il 
le  faut  contourner  à  sa  mode ,  comme  un  arbre  de 
son  jardin. 

Sans  cela,  tout  irait  plus  mal  encore,  et  notre 
espèce  ne  veut  pas  être  façonnée  à  demi.  Dans  l'é- 
tat où  sont  désormais  les  choses ,  un  homme  aban- 
donné dès  sa  naissance  à  lui-même  parmi  les  autres 
serait  le  plus  défiguré  de  tous.  Les  préjugés,  l'au- 
torité, la  nécessité,  l'exemple,  toutes  les  institu- 
tions sociales  dans  lesquelles  nous  nous  trouvons 
submergés ,  étoufferaient  en  lui  la  nature ,  et  ne 


8  émilï:. 

mettraient  rien  à  la  place.  Elle  y  serait  comme  un 
arbrisseau  que  le  hasard  fait  naître  au  milieu  d'un 
chemin,  et  que  les  passants  font  bientôt  périr,  en 
le  heurtant  de  toutes  parts,  et  le  pliant  dans  tous 
les  sens.  ^^ (^^:^,^_.  /o^<ili£^ 

C'est  à  toi  que  je  m'adresse ,  tendre  et  prévoyante 
mère",  qui  sus  t'écarter  de  la  grande  route,  et 
garantir  l'arbrisseau  naissant  du  choc  des  opinions 
humaines!  Cultive,  arrose  la  jeune  plante  avant 

,  "•  La  première  éducation  est  celle  qui  importe  le  plus,  et  cette 
première  éducation  appartient  incontestablement  aux  femmes  :  si 
l'Auteur  de  la  nature  eût  voulu  qu'elle  appartînt  aux  hommes,  il 
leur  eût  donné  du  lait  pour  nourrir  les  enfants.  Parlez  donc  tou- 
jours aux  femmes  par  préférence  dans  vos  traités  d'éducation  ;  car , 
outre  qu'elles  sont  à  portée  d'y  veiller  de  plus  près  que  les  hommes, 
et  qu'elles  y  influent  toujours  davantage,  le  succès  les  intéresse  aussi 
beaucoup  plus ,  puisque  la  plupart  des  veuves  se  trouvent  presque 
à  la  merci  de  leurs  enfants ,  et  qu'alors  ils  leur  font  vivement  sentir 
en  bien  ou  en  mal  l'effet  de  la  manière  dont  elles  les  ont  élevés. 
Les  lois ,  toujours  si  occupées  des  biens  et  si  peu  des  personnes , 
parce  qu'elles  ont  pour  objet  la  paix  et  non  la  vertu ,  ne  donnent 
pas  assez  d'autorité  aux  mères.  Cependant  leur  état  est  plus  sûr  que 
celui  des  pères  ;  leurs  devoirs  sont  plus  pénibles  ;  leurs  soins  im- 
portent plus  au  bon  ordre  de  la  famille  ;  généralement  elles  ont  plus 
d'attachement  pour  les  enfants.  Il  y  a  des  occasions  où  un  fils  qui 
manque  de  respect  à  son  père  peut  en  quelque  sorte  être  excusé  ; 
mais  si ,  dans  quelque  occasion  que  ce  fût ,  un  enfant  était  assez  dé- 
naturé pour  en  manquer  à  sa  mère ,  à  celle  qui  l'a  porté  dans  son 
sein  ,  qui  l'a  nourri  de  son  lait ,  qui ,  durant  des  années ,  s'est  ou- 
bliée elle-même  pour  ne  s'occuper  que  de  lui ,  on  devrait  se  hâter 
d'étouffer  ce  misérable  comme  un  monstre  indigne  de  voir  le  jour. 
Les  mères ,  dit-on ,  gâtent  leurs  enfants.  En  cela  sans  doute  elles  ont 
tort,  mais  moins  de  tort  que  vous  peut-être  qui  les  dépravez.  La 
mère  veut  que  son  enfant  soit  heureux ,  qu'il  le  soit  dès  à  présent. 
En  cela  elle  a  raison  :  quand  elle  se  trompe  sur  les  moyens ,  il  faut 
l'éclairer.  L'ambition ,  l'avarice ,  la  tyrannie ,  la  fausse  prévoyance 
des  pères ,  leur  négligence ,  leur  dure  insensibilité ,  sont  cent  fois 
plus  funestes  aux  enfants  que  l'aveugle  tendresse  des  mères.  Au 
reste ,  il  faut  expliquer  le  sens  que  je  donne  à  ce  nom  de  mère ,  et 
c'est  ce  qui  sera  fait  ci-après. 


LIVRE  I.  9 

qu'elle  meure;  ses  fruits  feront  un  jour  tes  délices. 
Forme  de  bonne  heure  une  enceinte  autour  de 
l'ame  de  ton  enfant;  un  autre  en  peut  marquer  le 
circuit,  mais  toi  seule  y  dois  poser  la  barrière''. 

On  façonne  les  plantes  par  la  culture,  et  les 
hommes  par  l'éducation.  Si  l'homme  naissait  grand 
et  fort,  sa  taille  et  sa  force  lui  seraient  inutiles 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  appris  à  s'en  servir;  elles  lui 
seraient  préjudiciables,  en  empêchant  les  autres 
de  songer  à  l'assister^;  et  abandonné  à  lui-même? 
il  mourrait  de  misère  avant  d'avoir  connu  ses  be- 
soins. On  se  plaint  de  l'état  de  l'enfance;  on  ne 
voit  pas  que  la  race  humaine  eût  péri  si  l'homme 
n'eût  commencé  par  être  enfant. 

Nous  naissons  faibles,  nous  avons  besoin  de  force  ; 
nous  naissons  dépourvus  de  tout,  nous  avons  be- 
soin d'assistance;  nous  naissons  stupides,  nous 
avons  besoin  de  jugement.  Tout  ce  cjue  nous  n'a- 

"■  On  m'assure  que  M.  Formey  a  cru  que  je  voulais  ici  parler  de 
ma  mère,  et  qu'il  l'a  dit  dans  quelque  ouvrage.  C'est  se  moquer 
cruellement  de  M.  Formey  ou  de  moi  *. 

"  Semblable  à  eux  à  l'extérieur ,  et  privé  de  la  parole  «linsi  que 
des  idées  qu'elle  exprime ,  il  serait  hors  d'état  de  leur  faire  entendre 
le  besoin  qu'il  aurait  de  leurs  secours ,  et  rien  en  lui  ne  leur  mani- 
festerait ce  besoin. 

*  Lors  de  la  publication  de  \ Emile  en  1762,  les  Etats  de  Hollande  ayant 
désapprouvé  l'édition  donnée  par  J.  Néaulme  à  La  Haye  ,  et  dont  le  titre  por- 
tait :  suivant  la  copie  de  Paris,  avec  permission  tacite  pour  le  libraire,  Néaulme 
fut  sur  le  point  d'être  condamné  à  une  forte  amende  ,  et  n'obtint  grâce  qu'à 
condition  de  donner  sur-le-champ  une  autre  édition  ,  purgée  de  tout  ce  qui 
pourrait  donner  matière  à  scandale.  Il  s'adressa  à  Formey,  qui,  dès  1763, 
avait  publié  un  anti-Emile ,  et  qui  arrangea  en  effet  l'édition  nouvelle  ;  et  lui 
donnant  pour  titre ,  Emile  chrétien ,  consacré  a  l'utilité  publique ,  et  rédigé  par 
M.  Formey ,  il  fit  dans  l'ouvrage  toutes  les  suppressions  et  les  changements  que 
ce  nouveau  titre  rendait  nécessaires. 


lO  EMILE. 

VOUS  pas  à  notre  naissance,  et  dont  nous  avons 
besoin  étant  grands ,  nous  est  donné  par  l'éduca- 
tion. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  nature,  ou  des 
hommes,  ou  des  choses.  Le  développement  interne 
de  nos  facultés  et  de  nos  organes  est  l'éducation 
de  la  nature  ;  l'usage  qu'on  nous  apprend  à  faire 
de  ce  développement  est  l'éducation  des  hommes; 
et  l'acquis  de  notre  propre  expérience  sur  les  ob- 
jets qui  nous  affectent  est  l'éducation  des  choses. 

Chacun  de  nous  est  donc  formé  par  trois  sortes 
de  maîtres.  Le  disciple,  dans  lequel  leurs  diverses 
leçons  se  contrarient,  est  mal  élevé,  et  ne  sera 
jamais  d'accord  avec  lui-même  :  celui  dans  lequel 
elles  tombent  toutes  sur  les  mêmes  points ,  et  ten- 
dent aux  mêmes  fins,  va  seu)  à  son  but  et  vit  con- 
séquemment.  Celui-là  seul  est  bien  élevé. 

Or ,  de  ces  trois  éducations  différentes ,  celle  de 
la  nature  ne  dépend  point  de  nous  ;  celle  des  choses 
n'en  dépend  qu'à  certains  égards.  Celle  des  hommes 
est  la  seule  dont  nous  soyons  vraiment  les  maîtres  : 
encore  ne  le  sommes-nous  que  par  supposition  ; 
car  qui  est-ce  qui  peut  espérer  de  diriger  entiè- 
rement les  discours  et  les  actions  de  tous  ceux  qui 
environnent  un  enfant  ? 

Sitôt  donc  que  l'éducation  est  un  art,  il  est 
presque  impossible  qu'elle  réussisse,  puisque  le 
concours  nécessaire  à  son  succès  ne  dépend  de 
personne.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  à  force  de  soins 
est  d'approcher  plus  ou  moins  du  but ,  mais  il  faut 
du  bonheur  pour  l'atteindre. 


LIVRE  I.  Il 

Quel  est  ce  but  ?  c'est  celui  même  de  la  nature  ; 
cela  vient  d'être  prouvé.  Puisque  le  concours  des 
trois  éducations  est  nécessaire  à  leur  perfection , 
c'est  sur  celle  à  laquelle  nous  ne  pouvons  rien  qu'il 
faut  diriger  les  deux  autres.  Mais  peut-être  ce  mot 
de  nature  a-t-il  un  sens  trop  vague;  il  faut  tâcher 
ici  de  le  fixer. 

La  nature ,  nous  dit-on ,  n'est  que  l'habitude  ''. 
Que  signifie  cela?  N'y  a-t-il  pas  des  habitudes  qu'on 
ne  contracte  que  par  force,  et  qui  n'étouffent 
jamais  la  nature?  Telle  est,  par  exemple,  l'habi- 
tude des  plantes  dont  on  gêne  la  direction  verticale. 
La  plante  mise  en  liberté  garde  l'inclinaison  qu'on 
l'a  forcée  à  prendre  ;  mais  la  sève  n'a  point  changé 
pour  cela  sa  direction  primitive,  et,  si  la  plante 
continue  à  végéter,  ^on  prolongement  redevient 
vertical.  Il  en  est  de  même  des  inclinations  des 
hommes.  Tant  qu'on  reste  dans  le  même  état,  on 
peut  garder  celles  qui  résultent  de  l'habitude,  et 
qui  nous  sont  le  moins  naturelles;  mais,  sitôt  que 
la  situation  change,  l'habilude  cesse  et  le  naturel 
revient.  L'éducation  n'est  certainement  qu'une  ha- 
bitude. Or,  n'y  a-t-il  pas  des  gens  qui  oublient  et 
perdent  leur  éducation ,  d'autres  qui  la  gardent  ? 
D'où  vient  cette  différence  ?  S'il  faut  borner  le  nom 

"  M.  Formey  nous  assure  qu'on  ne  dit  pas  précisément  cela.  Cela 
me  paraît  pourtant  très  -  précisément  dit  dans  ce  vers  auquel  je  me 
proposais  de  répondre  : 

La  nature  ,  crois-moi ,  n'est  rien  que  l'habitude. 

M.  Formey ,  qui  ne  veut  pas  enorgueillir  ses  semblables ,  nous 
donne  modestement  la  mesure  de  sa  cervelle  pour  celle  de  l'enten- 
dement humain. 


12  É3IILE. 

de  nature  aux  habitudes  conformes  a  la  nature , 
on  peut  s'épargner  ce  galimatias. 

Nous  naissons  sensibles,  et,  dès  notre  naissance, 
nous  sommes  affectés  de  diverses  manières  par  les 
objets  qui  nous  environnent.  Sitôt  que  nous  avons 
pour  ainsi  dire  la  conscience  de  nos  sensations, 
nous  sommes  disposés  à  rechercher  ou  à  fuir  les 
objets  qui  les  produisent,  d'abord  selon  qu'elles 
nous  sont  agréables  ou  déplaisantes,  puis  selon  la 
convenance  ou  disconvenance  que  nous  trouvons 
entre  nous  et  ces  objets  ,  et  enfin  selon  les  ju- 
gements que  nous  en  portons  sur  l'idée  de  bonheur 
ou  de  perfection  que  la  raison  nous  donne.  Ces 
dispositions  s'étendent  et  s'affermissent  à  mesure 
que  nous  devenons  plus  sensibles  et  plus  éclairés; 
mais,  contriiintes  par  nos  habitudes,  elles  s'altèrent 
plus  ou  moins  par  nos  opinions.  Avant  cette  alté- 
ration, elles  sont  ce  que  j'appelle  en  nous  la  nature. 

C'est  donc  à  ces  dispositions  primitives  qu'il  fau- 
drait tout  rapporter;  et  cela  se  pourrait  si  nos 
trois  éducations  n'étaient  que  différentes  ;  mais  que 
faire  quand  elles  sont  opposées,  quand,  au  lieu 
d'élever  un  homme  pour  lui-même ,  on  veut  l'élever 
pour  les  autres?  Alors  le  concert  est  impossible. 
Forcé  de  combattre  la  nature  ou  les  institutions 
sociales,  il  faut  opter  entre  faire  un  homme  ou 
un  citoyen;  car  on  ne  peut  faire  à  la  fois  l'un  et 
l'autre. 

Toute  société  partielle ,  quand  elle  est  étroite  et 
bien  unie,  s'aliène  de  la  grande.  Tout  patriote  est 
dm-  aux  étrangers  :  ils  ne  sont  qu'hommes ,  ils  ne 


LIVRE   I.  l3 

sont  lien  à  ses  yeux".  Cet  inconvénient  est  inévi- 
table, mais  il  est  faible.  L'essentiel  est  d'être  bon 
aux  gens  avec  qui  l'on  vit.  Au -dehors,  le  Spartiate 
était  ambitieux,  avare,  inique;  mais  le  désintéres- 
sement, l'équité,  la  concorde,  régnaient  dans  ses 
murs.  Défiez -vous  de  ces  cosmopolites  qui  vont 
chercher  au  loin  dans  leurs  livres  des  devoirs  qu'ils 
dédaignent  de  remplir  autour  d'eux.  Tel  philosophe 
aime  les  Tartares ,  pour  être  dispensé  d'aimer 
ses  voisins. 

L'homme  naturel  est  tout  pour  lui  ;  il  est  l'unité 
numérique ,  l'entier  absolu ,  qui  n'a  de  rapport 
qu'à  lui-même  ou  à, son  semblable.  L'homme  civil 
n'est  qu'une  unité  fractionnaire  qui  tient  au  déno- 
minateur, et  dont  la  valeur  est  dans  son  rapport 
avec  l'entier,  qui  est  le  corps  social.  Les  bonnes 
institutions  sociales  sont  celles  qui  savent  le  mieux 
dénaturer  l'homme ,  lui  ôter  son  existence  absolue 
pour  lui  en  donner  une  relative ,  et  transporter  le 
moi  dans  l'unité  commune;  en  sorte  que  chaque 
particulier  ne  se  croie  plus  un  ,  mais  partie  de 
l'unité,  et  ne  soit  plus  sensible  que  dans  le  tout. 
Un  citoyen  de  Rome  n'était  ni  Caïus  ni  Lucius; 
c'était  un  Romain  ;  même  il  aimait  la  patrie  exclu- 
sivement à  lui.  Régulus  se  prétendait  Carthaginois  , 
comme  étant  devenu  le  bien  de  ses  maîtres.  En  sa 
qualité  d'étranger,  il  refusait  de  siéger  au  sénat  de 
Rome ,  il  fallut  qu'un  Carthaginois  le  lui  ordonnât. 

"  Aussi  les  guerres  des  républiques  sont  -  elles  plus  cruelles  que 
celles  des  monarchies.  Mais  si  la  guerre  des  rois  est  modérée ,  c'est 
leur  paix  qui  est  terrible  :  il  vaut  mieux  être  leur  ennemi  que  leur 
sujet. 


l4  EMILE. 

Il  s'indignait  qu'on  voulût  lui  sauver  la  vie.  ïl 
vainquit,  et  s'en  retourna  triomphant  mourir  dans 
les  supplices.  Cela  n'a  pas  grand  rapport,  ce  me 
semble,  aux  hommes  que  nous  connaissons. 

Le  Lacédémonien  Pédarète  se  présente  pour  être 
admis  au  conseil  des  trois  cents  ;  il  est  rejeté  :  il  s'en 
retourne  tout  joyeux  de  ce  qu'il  s'est  trouvé  dans 
Sparte  trois  cents  hommes  valant  mieux  que  lui*.  Je 
suppose  cette  démonstration  sincère  ;  et  il  y  a  lieu 
de  croire  qu'elle  l'était  :  voilà  le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avait  cinq  fils  à  l'armée , 
et  attendait  des  nouvelles  de  la  bataille.  Un  Ilote 
arrive;  elle  lui  en  demande  en  tremblant  :  Vos 
cinq  fils  ont  été  tués.  Vil  esclave,  t'ai -je  demandé 
cela?  Nous  avons  gagné  la  victoire!  la  mère  court 
au  temple  et  rend  grâces  aux  dieux  **.  Voilà  la 
citoyenne. 

Celui  qui  dans  l'ordre  civil  veut  conserver  la 
primauté  des  sentiments  de  la  nature  ne  sait  ce 
qu'il  veut.  Toujours  en  contradiction  avec  lui- 
même,  toujours  flottant  entre  ses  penchants  et  ses 
devoirs,  il  ne  sera  jamais  ni  h.^mme  ni  citoyen,  il 
ne  sera  bon  ni  pour  lui  ni  pour  les  autres.  Ce  sera 
un  de  ces  hommes  de  nos  jours,  un  Français,  lui 
Anglais,  un  bourgeois;  ce  ne  sera  rien. 

Pour  être  quelque  chose ,  pour  être  soi-même 
et  toujours  un,  il  faut  agir  comme  on  parle;  il  faut 
être  toujours  décidé  sur  le  parti  que  l'on  doit 
prendre ,  le  prendre  hautement ,  et  le  suivre  tou- 

PliUT.  ,  Dicts  nol.  des  Lncéd. ,  §  f>o. 

**Ibid.  §5. 


LIVRE  I.  Ib 

jours.  J'attends  qu'on  me  montre  ce  prodige  pour 
savoir  s'il  est  homme  ou  citoyen ,  ou  comment  il 
s'y  prend  pour  être  à  la  fois  l'un  et  l'autre.  >>  ,    -  _ 

De  ces  objets  nécessairement  opposés  viennent  .   ^'^  ''^' 
deux  formes   d'institution    contraires;  l'une   pu- 
blique et  commune ,  l'autre  particulière  et  domes- 
tique. 

Voulez -vous  prendre  une  idée  de  l'éducation 
publique,  lisez  la  République  de  Platon.  Ce  n'est 
point  un  ouvrage  de  politique  ,  comme  le  pensent 
ceux  qui  ne  jugent  des  livres  que  par  leurs  titres. 
C'est  le  plus  beau  traité  d'éducation  qu'on  ait  ja- 
mais fait. 

Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des  chimères  , 
on  nomme  l'institution  de  Platon  :  si  Lycurgue  n'eût 
mis  la  sienne  que  par  écrit,  je  la  trouverais  bien 
plus  chimérique.  Platon  n'a  fait  qu'épurer  le  coein- 
de  l'homme  ;  Lycurgue  l'a  dénaturé. 

L'institution  publique  n'existe  plus ,  et  ne  peut 
phis  exister,  parce  qu'où  il  n'y  a  plus  de  patrie  il 
ne  peut  plus  y  avoir  de  citoyens.  Ces  deux  mot&pa- 
trie  et  citoyen  doivent  être  effacés  des  langues  mo- 
dernes. J'en  sais  bien  la  raison,  mais  je  ne  veux 
pas  la  dire  ;  elle  ne  fait  rien  à  mon  sujet. 

Je  n'envisage  pas  comme  une  institution  pu- 
blique ces  risibles  établissements  qu'on  appelle 
collèges'^.  Je  ne  compte  pas  non  plus  l'éducation 

"  Il  y  a  dans  plusieurs  écoles ,  et  surtout  dans  l'Université  de 
Paris     ,  des  professeurs  que  j'aime ,  que  j'estime  beaucoup  ,  et  que 

*  On  lit  dans  l'édition  originale  :  Il  j  a  dans  l'Académie  de  Genève  et  dans 
V Université  de  Paris  des  projésseurs ,  etc. 


l6  EMILE. 

du  monde,  parce  que  cette  éducation,  tendant  à 
deux  fins  contraires ,  les  manque  toutes  deux  :  elle 
n'est  propre  qu'à  faire  des  hommes  doubles,  pa- 
raissant toujours  rapporter  tout  aux  autres,  et  ne 
rapportant  jamais  rien  qu'à  eux  seuls.  Or  ces  dé- 
monstrations,  étant  communes  à  tout  le  monde, 
n'abusent  personne.  Ce  sont  autant  de  soins  perdus. 

De  ces  contradictions  naît  celle  que  nous  éprou- 
vons sans  cesse  en  nous-mêmes.  Entraînés  par  la 
nature  et  par  les  hommes  dans  des  routes  con- 
traires; forcés  de  nous  partager  entre  ces  diverses 
impulsions ,  nous  en  suivons  une  composée  qui  ne 
nous  mène  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  but.  Ainsi  combat- 
tus et  flottants  durant  tout  le  cours  de  notre  vie, 
nous  la  terminons  sans  avoir  pu  nous  accorder 
avec  nous ,  et  sans  avoir  été  bons  ni  pour  nous  ni 
pour  les  autres. 

Reste  enfin  l'éducation  domestique  ou  celle  de 
la  nature;  mais  que  deviendra  pour  les  autres  un 
homme  uniquement  élevé  pour  lui?  Si  peut-être 
le  double  objet  qu'on  se  propose  pouvait  se  réu- 
nir en  un  seul,  en  otant  les  contradictions  de 
l'homme  on  ôterait  un  grand  obstacle  à  son  bon- 
heur. Il  faudrait,  pour  en  juger,  le  voir  tout  formé; 
il  faudrait  avoir  observé  ses  penchants,  vu  ses 
progrès,  suivi  sa  marche;  il  faudrait,  en  un  mot, 
connaître  l'homme  naturel.  Je   crois  qu'on  aura 

je  crois  très-capables  de  bien  instruire  la  jeunesse ,  s'ils  n'étaient 
forcés  de  suivre  l'usage  établi.  J'exhorte  l'un  d'entre  eux  à  publier 
le  projet  de  réforme  qu'il  a  conçu.  L'on  sera  peut-être  enfin  tenté 
de  guérir  le  mal  en  voyant  qu'il  n'est  pas  sans  remède. 


LIVRE   I.  I'7 

fait  quelques  pas  dans  ces  recherches  après  avoir 
kl  cet  écrit. 

Pour  former  cet  homme  rare  qu'avons-nous  à 
faire?  Beaucoup,  sans  doute  :  c'est  d'empêcher 
que  rien  ne  soit  fait.  Quand  il  ne  s'agit  que  d'aller 
contre  le  vent  on  louvoie;  mais  si  la  mer  est  forte 
et  qu'on  veuille  rester  en  place,  il  faut  jeter  l'ancre. 
Prends  garde,  jeune  pilote,  que  ton  câble  ne  file 
ou  que  ton  ancre  ne  laboure,  et  que  le  vaisseai!  ne 
dérive  avant  que  tu  t'en  sois  aperçu. 

Dans  l'ordre  social,  où  toutes  les  places  sont 
marquées,  chacun  doit  être  élevé  pour  la  sienne. 
Si  un  particulier  formé  pour  sa  place  en  sort,  il 
n'est  plus  propre  à  rien.  L'éducation  n'est  utile 
qu'autant  que  la  fortune  s'accorde  avec  la  vocation 
des  parents  ;  en  tout  autre  cas  elle  est  nuisible  à  ^ 
l'élève,  ne  fût-ce  que  par  les  préjugés  qu'elle  lui  a 
donnés.  En  Egypte,  où  le  fils  était  obligé  d'embras- 
ser l'état  de  son  père,  l'éducation  du  moins  avait 
un  but  assuré  ;  mais  parmi  nous,  où  les  ranges  seuls 
demeurent,  et  où  les  hommes  en  changent  sans 
cesse,  nul  ne  sait  si  en  élevant  son  fils  pour  le  sien 
il  ne  travaille  pas  contre  lui. 

Dans  l'ordre  naturel,  les  hommes  étant  tous 
égaux ,  leur  vocation  commune  est  l'état  d'homme  ; 
et  quiconque  est  bien  élevé  pour  celui-là  ne  peut 
mal  remplir  ceux  qui  s'y  rapportent.  Qu'on  des-, 
tine  mon  élève  à  l'épée ,  à  l'Église,  au  barreau ,  peu 
m'importe.  Avant  la  vocation  des  parents  la  nature 
l'appelle  à  la  vie  humaine. |  Vivre  est  le  métier  que 
je  lui  veux  apprendre.!  En  sortant  de  mes  mains, 


R.   nr. 


l8  ]ÉMILE, 

il  ne  sera,  j'en  conviens,  ni  magistrat,  ni  soldat, 
ni  prêtre  ;  il  sera  premièrement  homme  j:  tout  ce 
qu'un  homme  doit  être,  il  saura  l'être  au  besoin 
tout  aussi  bien  que  qui  que  ce  soit;  et  la  fortune 
aura  beau  le  faire  changer  de  place,  il  sera  toujours 
à  la  sienne.  Occupavi  te,  fortuna,  atque  cepi;  om- 
nesque  aditus  tuos  interclusi,  ut  ad  me  aspirare 
non  posses  " . 

Notre  véritable  étude  est  celle  de  la  condition 
humaine.  Celui  d'entre  nous  qui  sait  le  mieux  sup- 
porter les  biens  et  les  maux  de  cette  vie  est  à  mon 
gré  le  mieux  élevé;  d'où  il  suit  que  la  véritable  édu- 
cation consiste  moins  en  préceptes  qu'en  exercices. 
Nous  commençons  à  nous  instruire  en  commen- 
çant à  vivre;  notre  éducation  commence  avec  nous  ; 
notre  premier  précepteur  est  notre  nourrice.  Aussi 
ce  mot  éducation  avait-il  chez  les  anciens  un  autre 
sens  que  nous  ne  lui  donnons  plus  :  il  signifiait 
nourriture.  Educit  obstetrix,  dit  Varron;  educat 
nutrix ,  instituit pœdagogus ,  docet  magister^ .  Ainsi 
l'éducation,  l'institution,  l'instruction,  sont  trois 
choses  aussi  différentes  dans  leur  objet  que  la  gou- 
vernante, le  précepteur,  et  le  maître.  Mais  ces  dis- 
tinctions sont  mal  entendues;  et,  pour  être  bien  con- 
duit ,  l'enfant  ne  doit  suivre  qu'un  seul  guide.  ! 

Il  faut  donc  généraliser  nos  vues ,  et  considérer 
dans  notre  élève  l'homme  abstrait,  l'homme  ex- 
posé à  tous  les  accidents  de  la  vie  humaine.  Si  les 
hommes  naissaient  attachés  au  sol  d'un  pays,  si 

^  Cic. ,  Tuscul. ,  V ,  cap.  9. 
^  Non.  Maicell. 


LIVRE   1.  I() 

la  même  saison  durait  toute  l'année ,  si  chacun  te- 
nait à  sa  fortune  de  manière  à  n'en  pouvoir  jamais 
changer ,  la  pratique  établie  serait  bonne  à  certains 
égards  ;  l'enfant  élevé  pour  son  état ,  n'en  sortant 
jamais ,  ne  pourrait  être  exposé  aux  inconvénients 
d'un  autre.  Mais,  vu  la  mobilité  des  choses  hu- 
maines ,  vu  l'esprit  inquiet  et  remuant  de  ce  siècle 
qui  bouleverse  tout  à  chaque  génération ,  peut-on 
concevoir  une  méthode  plus  insensée  que  d'élever 
un  enfant  comme  n'ayant  jamais  à  sortir  de  sa 
chambre,  comme  devant  être  sans  cesse  entouré 
de  ses  gens  ?  Si  le  malheureux  fait  un  seul  pas  sur 
la  terre,  s'il  descend  d'un  seul  degré,  il  est  perdu. 
Ce  n'est  pas  lui  apprendre  à  supporter  la  peine  ; 
c'est  l'exercer  à  la  sentir. 

On  ne  songe  qu'à  conserver  son  enfant  ;  ce  n'est 
pas  assez  :  on  doit  lui  apprendre  à  se  conserver  étant 
homme ,  à  supporter  les  coups  du  sort ,  à  braver 
l'opulence  et  la  misère,  à  vivre,  s'il  le  faut,  dans 
les  glacés  d'Islande  ou  sur  le  brûlant  rocher  de 
Malte.  Vous  avez  beau  prendre  des  précautions 
poiu-  qu'il  ne  meure  pas,  il  faudra  pourtant  qu'il 
meure  ;  et  quand  sa  mort  ne  serait  pas  l'ouvrage 
de  vos  soins,  encore  seraient-ils  mal  entendus.  Il 
s'agît  moins  de  l'empêcher  de  mourir  que  de  le 
faire  vivre.  Vivre  ce  n'est  pas  respirer ,  c'est  agir; . 
c'est  faire  usage  de  nos  organes,  de  nos  sens,  de  ^ 
nos  facultés,  de  toutes  les  parties  de  nous-mêmes 
qui  nous  donnent  le  sentiment  de  notre  existence. 
L'homme  qui  a  le  plus  vécu  n'est  pas  celui  qui  a  | 
compté  le  plus  d'années,  mais  celui  qui  a  le  plus  [ 

1. 


SiO  EMILE. 

senti  la  vie.  Tel  s'est  fait  enterrer  à  cent  ans,  qui 
mourut  dès  sa  naissance.  II  eût  gagné  d'aller  au 
tombeau  dans  sa  jeunesse,  s'il  eut  vécu  du  moins 
jusqu'à  ce  temps-là. 

Toute  notre  sagesse  consiste  en  préjugés  ser- 
viles  ;  tous  nos  usages  ne  sont  qu'assujettissement, 
gène  et  contrainte.  L'homme  civil  naît,  vit  et  meurt 
dans  l'esclavage  :  à  sa  naissance  on  le  coud  dans  un 
maillot  ;  à  sa  mort  on  le  cloue  dans  une  bière  ;  tant 
qu'il  garde  la  figure  humaine,  il  est  enchaîné  par 
:  nos  institutions. 

On  dit  que  plusieurs  sages-femmes  prétendent , 
en  pétrissant  la  tête  des  enfants  nouveau-nés ,  lui 
donner  une  forme  plus  conveixable,  et  on  le  souffre! 
Nos  tètes  seraient  mal  de  la  façon  de  l'Auteur  de 
notre  être  :  il  nous  les  faut  façonner  au -dehors  par 
les  sages-femmes,  et  au-dedans  par  les  philosophes. 
Les  Caraïbes  sont  de  la  moitié  plus  heureux  que 
nous. 

«  A  peine  l'enfant  est-il  sorti  du  sein  de  la  mère , 
(c  et  à  peine  jouit -il  de  la  liberté  de  mouvoir  et 
«  d'étendre  ses  membres ,  qu'on  lui  donne  de  nou- 
«  veaux  liens.  On  l'emmaillotte ,  on  le  couche  la 
Cl  tête  fixée  et  les  jambes  alongées,  les  bras  pen- 
ce dants  à  côté  du  corps  ;  il  est  entouré  de  liftges 
((  et  de  bandages  de  toute,  espèce ,  qui  ne  lui  per- 
ce mettent  pas  de  changer  de  situation.  Hem^eux  si 
ce  on  ne  l'a  pas  serré  au  point  de  l'empêcher  de  res- 
(c  pirer ,  et  si  on  a  eu  la  précaution  de  le  coucher 
(c  sur  le  côté ,  afin  que  les  eaux  qu'il  doit  «rendre 
<(  par  la  bouche  puissent  tomber  d'elles  -  mêmes  ; 


L  l  V  R  F.   1 .  2  1 

«  car  il  n'aurait  pas  la  liberté  de  tourner  la  tète 
«  sur  le  côté  pour  en  faciliter  l'écoulement''.)) 

L'enfant  nouveau  -  né  a  besoin  d'étendre  et  de 
mouvoir  ses  membres,  pour  les^tirer  de  l'engour- 
dissement où ,  rassemblés  en  un  peloton ,  ils  ont 
resté  si  long-temps.  On  les  étend ,  il  est  vrai ,  mais 
on  les  empêche  de  se  mouvoir  ;  on  assujettit  la  tête 
même  par  des  têtières  :  il  semble  qu'on  a  peur  qu'il 
n'ait  l'air  d'être  en  vie. 

Ainsi  l'impulsion  des  parties  internes  d'un  corps 
qui  tend  à  l'accroissement  trouve  un  obstacle  in- 
surnrîontable  aux  mouvements  qu'elle  lui  demande. 
L'enfant  fait  continuellement  des  efforts  inutiles 
qui  épuisent  ses  forces  ou  retardent  leur  progrès. 
Il  était  moins  à  l'étroit,  tnoins  gêné,  moins  com- 
primé dans  l'amnios  c^u'il  n'est  dans  ses  langes  :  je 
ne  vois  pas  ce  cju'il  a  gagné  de  naître.^ 

L'inaction ,  la  contrainte  où  l'on  retient  les  mem- 
bres d'im  enfant ,  ne  peuvent  que  gêner  la  circu- 
lation du  sang ,  des  h-umeurs ,  empêcher  l'enfant 
de  se  fortifier,  de  croître,  et  altérer  sa  constitu- 
tion. Dans  les  heux  où  l'on  n'a  point  ces  précau- 
tipri^  extravagantes ,  les  hommes  sont  tous  grands  , 
forts,  bien  proportionnés'^.  Les  pays  où  l'on  em- 
maillotte  les  enfants  sont  ceux  qui  fourmillent  de 
bossus,  de  boiteux,  de  cagneux,  de  noués,  de  ra- 
chitiques ,  de  gens  contrefaits  de  toute  espèce.  De 
peur  que  les  corps  ne  se  déforment  par  des  mou- 
vements libres,  on  se  hâte  de  les  déformer  eîi  les 

^'  Hist.  nat. ,  tome  iv  ,  page  190  ,  in-i  2. 
■   -    Voyez  la  note  3  de  la  page  5 9. 


'11  EMILE. 

mettant  en  presse.  On  les  rendrait  volontiers  per- 
clus pour  les  empêcher  de  s'estropier. 

Une  contrainte  si  cruelle  pourrait  -  elle  ne  pas 
influer  sur  leur  humeur  ainsi  que  sur  leur  tempé- 
rament ?  Leur  premier  sentiment  est  un  sentiment 
de  douleur  et  de  peine  :  ils  ne  trouvent  qu'obstacles 
à  tous  les  mouvements  dont  ils  ont  besoin  :  plus 
malheureux  qu'un  criminel  aux  fers,  ils  font  de 
vains  efforts ,  ils  s'irritent ,  ils  crient.  Leurs  pre- 
mières voix  ,  dites-vous ,  sont  des  pleurs?  Je  le  crois 
bien  :  vous  les  contrariez  dès  leur  naissance  ;  les 
premiers  dons  qu'ils  reçoivent  de  vous  sonf  des 
chaînes  ;  les  premiers  traitements  qu'ils  éprouvent 
sont  des  tourments.  N'ayant  rien  de  libre  que  la 
voix,  comment  ne  s'en  sêrviraient-ils  pas  pour  se 
plaindre  ?  ils  crient  do  mal  que  vous  leur  faites  : 
ainsi  garrottés ,  vous  crieriez  plus  fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  usage  déraisonnable  ?  d'un  usage 
dénaturé.  Depuis  quelles  mères,  méprisant  leur 
premier  devoir,  n'ont  plus  voulu  nourrir  leurs 
enfants ,  il  a  fallu  les  confier  à  des  femmes  merce- 
naires ,  qui ,  se  trouvant  ainsi  mères  d'enfants  étran- 
gers pour  qui  la  nature  ne  leur  disait  rien ,  «l'ont 
cherché  qu'à  s'épargner  de  la  peine.  Il  eût  fallu 
veiller  sans  cesse  sur  un  enfant  en  liberté  :  mais 
quand  il  est  bien  lié ,  on  le  jette  dans  un  coin ,  sans 
s'embarrasser  de  ses  cris.  Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas 
de  preuves  de  la  négligence  de  la  nourrice,  pourvu 
que  le  nourrisson  ne  se  casse  ni  bras  ni  jambe , 
qu'importe,  au  surplus,' qu'il  périsse  ou  qu'il  de- 
meure infirme  le  reste  de  ses  jours  ?  On  conserve 


LIVRE  I.  .23 

ses  membres  aux  dépens  de  son  corps,  et,  quoi 
qu'il  arrive,  la  nourrice  est  disculpée. 

Ces  douces  mères  qui ,  débarrassées  de  leurs  en- 
fants ,  se  livrent  gaiement  aux  amusements  de  la 
vijj^e,  savent-elles  cependant  quel  traitement  l'en- 
fant dans  son  maillot  reçoit  au  village?  Au  moindre 
tracas  qni  survient,  on  le  suspend  à  un  clou  comme 
un  paquet  de  liardes;  et  tandis  que,  sans  se  pres- 
ser ,  la  nourrice  vaque  à  ses  affaires ,  le  malheureux 
reste  ainsi  crucifié.  Tous  ceux  qu'on  a  trouvés  dans 
cette  situation  avaient  le  visage  violet;  la  poitrine 
fortement  comprimée  ne  laissant  pas  circuler  le 
sang ,  il  remontait  à  la  tête ,  et  l'on  croyait  le  pa- 
tient fort  tranquille  parce  qu'il  n'avait  pas  la  force 
de  crier.  J'ignore  combien  d'heures  un  enfant  peut* 
rester  en  cet  état  sans  perdre  la  vie,  mais  je  doute 
que  cela  puisse  aller  fort  loin.  Voilà,  je  pense  ,  une 
des  plus  grandes  commodités  du  maillot. 

On  prétend  que  les  enfants  en  liberté  pourraient 
prendre  de  mauvaises  situations,  et  se  donner  des 
mouvements  capables  de  nuire  à  la  bonne  confor- 
mation de  leurs  membres.  C'est  là  un  de  ces  vains 
raisonnements  de  notre  fausse  sûgesse ,  et  que  ja- 
mais aucune  expérience  n'a  confirmés.  De  cette 
multitude  d'enfants  qui,  chez  des  peuples  plus  sen- 
sés que  nous,  sont  nourris  dans  toute  la  liberté  de 
leurs  membres,  on  n'en  ^ioit  pas  un  seul  qui  se 
blesse  ni  s'estropie  :  ils  ne  sauraient  donner  à  leurs 
mouvements  la  force  qui  peut  les  rendre  dange- 
reux; et  quand  ils  prennent  une  situation  violente, 
la  douleur  les  avertit  bientôt  d'en  changer. 


^4  EMILE. 

Nous  ne  nous  sommes  pas  encore  avisés  de  mettre 
au  maillot  les  petits  des  chiens  ni  des  chats;  voit- 
on  qu'il  résulte  pour  eux  quelque  inconvénient  de 
cette  négligence?  Les  enfants  sont  plus  lourds; 
d'accord  :  mais  à  proportion  ils  sont  aussi  pl^us 
faibles.  A  peine  peuvent-ils  se  mouvoir  ;  comment 
s'estropieraient -ils?  Si  on  les  étendait  sur  le  dos, 
ils  mourraient  dans  cette  situation,  comme  la  tor- 
tue, sans  pouvoir  jamais  se  retourner. 

Non  contentes  d'avoir  cessé  d'allaiter  leurs  en- 
fants, les  femmes  cessent  d'en  vouloir  faire;  la  con- 
séquence est  naturelle.  Dès  que  l'état  de  mère  est 
onéreux ,  on.  trouve  bientôt  le  moyen  de  s'en  dé- 
livrer tout-à-fait  :  on  veut  faire  un  ouvrage  inutile , 
'afin  de  le  recommencer  toujours,  et  l'on  tourne  au 
préjudice  de  l'espèce  l'attrait  donné  pour  la  multi- 
plier. Cet  usage,  ajouté  aux  autres  causes  de  dépo- 
pulation, nous  annonce  le  sort  prochain  de  l'Eu- 
rope. Les  sciences,  les  arts,  la  philosophie  et  les 
moeurs  qu'elle*  engendre,  ne  tarderont  pas  d'en 
faire  un  désert.  Elle  sera  peuplée  de  bétes  féroces  : 
elle  n'aura  pas  beaucoup  changé  d'habitants. 

J'ai  vu  quelquefois  le  petit  maoége  des  jeunes 
femmes  qui  feignent  de  vouloir  nourrir  leurs  en- 
fants. On  sait  se  faire  presser  de  renoncer  à  cette 
fantaisie  :  on  fait  adroitement  intervenir  les  époux , 
les  médecins ,  surtout  les  mères.  Un  mari  qui  ose- 
rait consentir  que  sa  femme  nourrît  son  enfant 
serait  un  homme  perdu;  l'on  en  ferait  un  assassin 
qui  veut  se  défaire  d'elle..  Maris  prudents ,  il  faut 
immoler  à  la  paix  l'amour  paternel.  Heureux  qu'on 


LIVRE   I.  9.3 

trouve  à  la  campagne  des  femmes  plus  continentes 
que  les  vôtres  !  plus  heureux  si  le  temps  que  celles- 
ci  gagnent  n'est  pas  destiné  pour  d'autres  que  vous. 

Le  devoir  des  femmes  n'est  pas  douteux  :  mais 
on  dispute  si,  dans  le  mépris  qu'elles  en  font,  il 
est  égal  pour  les  enfants  d'être  nourris  de  leur  lait 
ou  d'un  autre.  Je  tiens  cette  question,  dont  les 
médecins  sont  les  juges,  pour  décidée  au  souhait 
des  femmes'';  et  pour  moi,  je  penserais  bien  aussi 
qu'il  vaut  mieux  que  l'enfant  suce  le  lait  d'ime 
nourrice  en  santé ,  que  d'iuie  mère  gâtée ,  s'il  avait 
quelque  nouveau  mal  à  craindre  du  même  sang 
dont  il  est  formé. 

^.Mais  la  question  doit-elle  s'envisager  seulement 
par  le  côté  physique?  et  l'enfant  a-t-il  moins  be- 
soin des  soins  d'une  mèue  que  de  sa  mamelle  ? 
D'autres  femmes,  des  bétes  même,  pourront  lui 
donner  le  lait  qu'elle  lui  refuse  :  la  sollicitude  ma- 
ternelle ne  se  supplée  point.  Celle  qui  nourrit  l'en- 
fant d'une  autre  au  lieu  du  sien  est  une  mauvaise 
mère;  comment  sera-t-elle  une  bonne  nouKrice? 
elle  pourra  le  devenir,  mais  lentement;  il  faudra 
que  l'habitude  change  la  nature  :  et  l'enfant  mal 
soigné  aura  le  temps  de  périr  cent  fois  avant  que 
sa  nourrice  ait  pris  pour  lui  une  tendresse  de  mère. 

De  cet  avantage  même  résulte  un  inconvénient 

"  La  ligue  des  femmes  et  des  médecins  m'a  toujours  paru  l'une 
des  plus  plaisantes  singularités  de  Paris.  C'est  par  les  femmes  que 
les  médecins  acquièrent  leur  réputation ,  et  c'est  par  les  médecins 
que  les  femmes  font  leurs  volontés.  On  se  doute  bien  par  là  quelle 
est  la  sorte  dTiabileté  qu'il  faut  à  un  médecin  de  Paris  pour  devenir 
célèbre.  •        ' 


20  EMILE. 

qui  seul  devrait  ôter  à  toute  femme  sensible  le 
courage  de  faire  nourrir  son  enfant  par  une  autre  ; 
c'est  celui  de  partager  le  droit  de  mère,  ou  plutôt 
de  l'aliéner;  de  voir  son  enfant  aimer  une  autre 
femme  autant  et  plus  qu'elle;  de  sentir  que  la 
tendresse  qu'il  conserve  pour  sa  propre  mère  est 
une  grâce,  et  que  celle  qu'il  a  pour  sa  mère  adop- 
tive  est  un  devoir:  car,  où  j'ai  trouvé  les  soins 
d'une  mère,  ne  dois-je  pas  l'attachement  d'un  fils? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet  inconvénient 
est  d'inspirer  aux  enfants  du  mépris  pour  leurs 
nourrices,  en  les  traitant  en  véritables  servantes. 
Quand  leur  service  est  achevé,  on  retire  l'enfant, 
ou  l'on  congédie  la  nourrice;  à  force  de  la  mal  r^ 
cevoir,  on  la  rebute  de  venir  voir  son  nourrisson. 
Au  bout  de  quelques  années  il  ne  la  voit  plus,  il 
ne  la  connaît  plus.  La  mère,  qui  croit  se  substituer 
à  elle  et  réparer  sa  négligence  par  sa  cruauté ,  se 
tiompe.  Au  lieu  de  faire  un  tendre  fils  d'un  nour- 
risson dénaturé,  elle  l'exerce  à  l'ingratitude;  elle 
lui  apprend  à  mépriser  un  jour  celle  qui  lui  donna 
la  vie ,  comme  celle  qui  l'a  nourri  de  son  lait. 

Combien  j'insisterais  sur  ce  point,  s'il  était  moins 
décourageant  de  rebattre  en  vain  des  sujets  utiles! 
Ceci  tient  à  plus  de  choses  qu'on  ne  pense.  Vou- 
lez-vous rendre  chacun  à  ses  premiers  devoirs? 
commencez  par  les  mères;  vous  serez  étonné  des 
changements  que  vous  produirez.  Tout  vient  suc- 
cessivement de  cette  première  dépravation  :  tout 
l'ordre  moral  s'altère  ;  le  naturel  s'éteint  dans  tous 
les    cœurs;  l'intérieur  des  maisons  prend   un  air 


LIVRE  I.  •l'J 

moins  \ivaiit;  le  spectacle  touchant  d'une  famille 
naissante  n'attache  plus  les  maris,  n'impose  plus 
d'égards  aux  étrangers  ;  on  respecte  moins  la  mère 
dont  on  ne  voit  pas  les  enfants;  il  n'y  a  point  de 
résidence  dans  les  familles  ;  l'habitude  ne  renforce 
plus  les  liens  du  sang;  il  n'y  a  ni  pères,  ni  mères, 
ni  enfants ,  ni  frères ,  ni  sœurs  ;  tous  se  connaissent 
à  peine,  comment  s'aimeraient-ils?  Chacun  ne 
songe  plus  qu'à  soi.  Quand  la  maison  n'est  qu'une 
triste  solitude,  il  faut  bien  aller  s'égayer  ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir  leurs  en- 
fants, les  "mœurs  vont  se  réformer  d'elles-mêmes, 
les  sentiments  de  la  nature  se  réveiller  dans  tous 
les  cœurs  ;  l'état  va  se  repeupler  :  ce  premier  point", 
ce  point  seul  va  tout  réunir.  L'attrait  de  la  vie 
domestique  est  le  meilleur  contre-poison  des  mau- 
vaises mœurs.  Le  tracas  des  enfants,  qu'on  croit 
importun,  devient  agréable;  il  rend  le  père  et  la 
mère  plus  nécessaires ,  plus  chers  l'un  à  l'autre  ;  il 
resserre  entre  eux  le  lien  conjugal.  Quand  la  fa- 
mille est  vivante  et  animée ,  les  soins  domestiques 
font  la  plus  chère  occupation  de  la  femme  et  le 
plus  doux  amusement  du  mari.  Ainsi  de  ce  seul 
abus  corrigé  résulterait  bientôt  une  réforme  géné- 
rale, bientôt  la  nature  aurait  f  épris  tous  ses  droits. 
Qu'une  fois  les  femmes  redeviennent  mères ,  bien- 
tôt les  hommes  redeviendront  pères  et  maris. 

Discours  superflus!  l'ennui  même  des  plaisirs 
du  monde  ne  ramène  jamais  à  ceux-là.  Les  femmes 
ont  cessé  d'être  mères;  elles  ne  le  seront  plus^ 
elle%  ne  veulent  plus  l'être.  Quand  elles  le  vou-' 


28  EMILE. 

(iraient,  à  peine  le  pourraient- elles;  aujourd'hui 
que  l'usage  contraire  est  établi,  chacune  aurait  à 
combattre  l'opposition  de  toutes  celles  qui  l'ap- 
prochent; liguées  contre  un  exemple  que  les  unes 
n'ont  pas  donné  et  que  les  autres  ne  veulent  pas 
suivre. 

Il  se  trouve  pourtant  quelquefois  encore  ,de  jeu- 
nes personnes  d'un  bon  naturel ,  qui ,  sur  ce  point 
osant  braver  l'empire  de  la  mode  et  les  clameurs 
de  leur  sexe,  remplissent  avec  une  vertueuse  in- 
trépidité ce  devoir  si  doux  que  la  nature  leur  im- 
pose. Puisse  leur  nombre  augmenter  par  l'attrait 
des  biens  destinés  à  celles  qui  s'y  livrent!  Fondé 
sur  des  conséquences  que  donne  le  plus  simple 
raisonnement,  et  sur  des  observations  que  je  n'ai 
jamais  vues  démenties ,  j'ose  promettre  à  ces  dignes 
mères  un  aj;tachement  solide  et  constant  de  la  part 
de  leurs  maris,  une  tendresse  vraiment  filiale  de 
la  part  de  leurs  enfants,  l'estime  et  le  respect  du 
public ,  d'heureuses  couchés  sans  accident  et  sans 
suite,  une  santé  ferme  et  vigoureuse,  enfin  le  plai- 
sir de  se  voir  un  jour  imiter  par  leurs  filles,  et 
citer  en  exemple  à  celles  d'autrui. 

Point  de  mère,  point  d'enfant.  Entrp  eux  les 
devoirs  sont  réciproques  ;  et  s'ils  sont  mal  remplis 
d'un  côté,  ils  seront  négligés  de  l'autre.  L'enfant 
doit  aimer  sa  mère  avant  de  savoir  qu'il  le  doit.  Si 
la  voix  du  sang  n'est  fortifiée  par  l'habitude  et  les 
soins,  elle  s'éteint. dans  les  premières  années,  et  le 
cœur  meurt  pour  ainsi  dire  avant  que  de  naître. 
Nous  voilà  dès  les  premiers  pas  hors  de  la  nature. 


LIVRE   I.  '2g 

On  en  sort  encore  par  une  route  opposée,  lors- 
qu'au lieu  de  négliger  les  soins  de  mère  une  femme 
les  porte  à  l'excès  ;  lorsqu'elle  fait  de  son  enfant 
son  idole,  qu'elle  augmente  et  nourrit  sa  faiblesse 
pour  l'empêcher  de  la  sentir,  et  qu'espérant  le 
soustraire  aux  lois  de  la  nature,  elle  écarte  de  lui 
des  atteintes  pénibles  ,  sans  songer  combien ,  pour 
quelques  incommodités  dont^elle  le  préserve  un 
moment,  elle  accumule  au  loin  d'accidents  et  de 
périls  sur  sa  tète,  et  combien  c'est  une  précaution 
barbare  de  prolonger  la  faiblesse  de  l'enfance  sous 
les  fatigues  des  hommes  .faits.  Thétis,  pour  rendre 
son  fils  invulnérable,  le  plongea,  dit  la  fable,  dans 
l'eau  du  Styx.  Cette  allégorie  est  belle  et  claire. 
Les  mères  cruelles  dont  je  parle  font  autrement; 
à  force  de  plonger  leurs  enfants  dans  la  mollesse, 
elles  les  préparent  à  la  souffrance  :  elles  ouvrent 
leurs  pores  aux  maux  de  toute  espèce  dont  ils  ne 
manqueront  pas  d'être  la  proie  étant  grands  ^ 

Observez  la  nature,  et  suivez  la  route  qu'elle 
vous  trace.  Elle  exerce  continuellement  les  enfants; 
elle  endurcit  leur  tempérament  par  des  épreuves 
de  toute  espèce  ;  elle  leur  apprend  de  bonne  heure 
ce  que  c'est  que  peine  et  douleur.  Les  dents  qui 
peYcent  leur  donnent  la  fièVre  ;  des  coliques  aiguës 

'  11  parut  dans  le  même  temps  qu'Emile  une  Dissertation  sur  l'é- 
ducation pkysique  des  enfants ,  par  un  citoyen  de  Genève ,  et  dans  la- 
quelle on  émet  les  mêmes  principes  que  Rousseau.  Celui-ci  se  plaint 
du  plagiat  dans  le  xi^  livre  des  Confessions.  Ce  concours  fortuit  de 
deux  écrits  sur  le  même  sujet,  et  du  même  titre  dans  les  deux  au-_ 
teurs ,  est  expliqué  dans  le  deuxième  volume  de  l'Histoire  de  J.  J.  Rous- 
seau ,  page  i5,  à  l'article  Balte.rsert ,  où  l'on  trouvera  des  détails  sur 
l'ouvrage  et  l'auteur. 


3o  EMILE. 

leur  donnent  des  convulsions  ;  de  longues  toux  les 
suffoquent  ;  les  vers  les  tourmentent  ;  la  pléthore 
corrompt  leur  sang;  des  levains  divers  y  fermen- 
tent, et  causent  des  éruptions  périlleuses.  Presque 
tout  le  premier  âge  est  maladie  et  danger  :  la  moitié 
des  enfants  qui  naissent  périt  avant  la  huitième 
année.  Les  épreuves  faites,  l'enfant  a  gagné  des 
forces  ;  et  sitôt  qu'il  peut  user  de  la  vie ,  le  principe 
en  devient  plus  assuré. 

Voilà  la  règle  de  la  nature.  Pourquoi  la  contra- 
riez-vous ?  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  pensant  la  cor- 
riger vous  détruisez  son  ouvrage,  vous  empêchez 
l'effet  de  ses  soins  ?  Faire  au-dehors  ce  qu'elle  fait 
au-dedans,  c'est,  selon  vous,  redoubler  le  danger; 
et  au  contraire  c'est  y  faire  diversion,  c'est  l'exté- 
nuer. L'expérience  apprend  qu'il  meurt  encore  plus 
d'enfants  élevés  délicatement  que  d'autres.  Pourvu 
qu'on  ne  passe  pas  la  mesure  de  leurs  forces,  on 
risque  moins  à  les  employer  qu'à  les  ménager. 
Exercez-les  donc  aux  atteintes  qu'ils  auront  à  sup- 
porter un  jour.  Endurcissez  leurs  corps  aux  intem- 
péries des  saisons,  des  climats,  des  éléments,  à  la 
)  faim,  à  la  soif,  à  la  fatigue;  trempez-les  dans  l'eau 
du  St)x.  Avant  que  l'habitude  du  corps  soit  ac- 
quise, on  lui  donne  celle  qu'on  veut,  sans  danger; 
mais  quand  une  fois  il  est  dans  sa  consistance , 
toute  altération  lui  devient  périlleuse.  Un  enfant 
supportera  des  changements  que  ne  supporterait 
pas  un  homme:  les  fibres  du  premier,  molles  et 
flexibles ,  prennent  sans  effort  le  pli  qu'on  leur 
donne;  celles  de  l'homme, plus  endurcies,  ne  chan- 


LIVRE   I.  3l 

geiit  plus  qu'avec  violence  le  pli  qu'elles  ont  reçu. 
On  peut  donc  rendre  un  enfant  robuste  sans  expo- 
ser sa  vie  et  sa  santé  ;  et  quand  il  y  aurait  quelque 
risque ,  encore  ne  faudrait-il  pas  balancer.  Puisque 
ce  sont  des  risques  inséparables  de  la  vie  humaine , 
peut-on  mieux  faire  que  de  les  rejeter  sur  le  temps 
de  sa  durée  où  ils  sont  le  moins  désavantageux  ? 

Un  enfant  devient  plus  précieux  en  avançant  en 
âge.  Au  prix  de  sa  personne  se  joint  celui  des  soins 
qu'il  a  coûtés;  à  la  perte  de  sa  vie  se  joint  en  lui  le 
sentiment  de  la  mort.  C'est  donc  surtout  à  l'avenir 
qu'il  faut  songer  en  veillant  à  sa  conservation;  c'est 
contre  les  maux  de  la  jeunesse  qu'il  faut  l'armer 
avant  qu'il  y  soit  parvenu  :  car  si  le  prix  de  la  vie 
augmente  jusqu'à  l'âge  de  la  rendre  utile,  quelle 
folie  n'est-ce  point  d'épargner  quelques  maux  à 
l'enfance  en  les  multipliant  sur  l'âge  de  raison  1 
Sont-ce  là  les  leçons  du  maitre? 

Le  sort  de  l'homme  est  de  souffrir  dans  tous  les  i 
temps.  Le  soin  même  de  sa  conservation  est  atta- 
ché à  la  peine.  Heureux  de  ne  connaître  dans  son 
enfance  que  les  maux  physiques!  maux  bien  moins 
cruels ,  bien  moins  douloureux  que  les  autres ,  et 
qui  bien  plus  rarement  qu'eux  nous  font  renoncer 
à  la  vie.  On  ne  se  tue  point  pour  les  douleurs  de  la 
goutte  ;  il  n'y  a  guère  que  celles  de  l'ame  qui  pro- 
duisent le  désespoir.  Nous  plaignons  le  sort  de  l'en- 
fance, et  c'est  le  notre  qu'il  faudrait  plaindre.  Nos 
plus  grands  maux  nous  viennent  de  nous. 

En  naissant,  un  enfant  crie;  sa  première  enfance 
se  passe  à  pleurer.  Tantôt  on  l'agite,  on  le  flatte 


'5-2  EMILE. 

pour  l'apaiser  ;  tantôt  on  le  menace,  on  le  bat 
pour  le  faire  taire.  Ou  nous  faisons  ce  qu'il  lui 
plaît ,  ou  nous  en  exigeons  ce  qu'il  nous  plaît  ;  ou 
nous  nous  soumettons  à  ses  fantaisies ,  ou  nous 
le  soumettons  aux  nôtres  :  point  de  milieu ,  il  faut 
qu'il  donne  des  ordres  ou  qu'il  en  reçoive.  Ainsi 
ses  premières  idées  sont  celles  d'empire  et  de  ser- 
vitude. Avant  de  savoir  parler  il  commande  ;  avant 
de  pouvoir  ^gir  il  obéit;  et  quelquefois  on  le  châtie 
avant  qu'il  puisse  connaître  ses  fautes ,  ou  plutôt 
en  commettre.  C'est  ainsi  qu'on  verse  de  bonne 
heure  dans  son  jeune  cœur  les  passions  qu'on  im- 
pute ensuite  à  la  nature,  et  qu'après  avoir  pris 
peine  à  le  rendre  méchant,  on  se  plaint  de  le  trou- 
ver tel. 

Un  enfant  passe  six  ou  sept  ans  de  cette  manière 
entre  les  mains  des  femmes ,  victime  de  leur  caprice 
et  du  sien;  et  après  lui  avoir  fait  apprendre  ceci  et 
cela,  c'est-à-dire  après  avoir  chargé  sa  mémoire  ou 
de  mots  qu'il  ne  peut  entendre,  ou  de  choses  qui 
ne  lui  sont  bonnes  à  rien  ;  après  avoir  étouffé  le 
naturel  par  les  passions  qu'on  a  fait  naître,  on 
remet  cet  être  factice  entre  les  mains  d'un  pré- 
cepteur, lequel  achève  de  développer  les  germes 
artificiels  qu'il  trouve  déjà  tout  formés ,  et  lui  ap- 
prend tout,  hors  à  se  connaître,  hors  à  tirer  parti 
de  lui-même,  hors  à  savoir  vivre  et  se  rendre  heu- 
reux. Enfin  ,  quand  cet  enfant  esclave  et  tyran  , 
plein  de  science  et  dépourvu  de  sens,  également 
débile  de  corps  et  d'ame,  est  jeté  dans  le  monde, 
en  y  montrant  son  ineptie,  son  orgueil  et  tous  ses 


LIVRE  I.  33 

vices,  il  fait  déplorer  la  misère  et  la  perversité  liii- 
maiiies.  On  se  trompe;  c'est  là  l'homme  de  nos 
fantiiisies  :  celui  de  la  nature  est  fait  autrement. 

Voulez-vous  donc  qu'il  garde  sa  forme  originelle , 
conservez-la  dès  l'instant  qu'il  vient  au  monde.  Sitôt 
qu'il  naît  emparez-vous  de  lui,  et  ne  le  quittez  plus 
qu'il  ne  soit  homme  :  vous  ne  réussirez  jamais  sans 
cela.  Comme  la  véritable  nourrice  est  la  mère ,  le 
véritable  précepteur  est  le  père.  Qu'ils  s'accordent 
dans  l'ordre  de  leurs  fonctions  ainsi  que  dans  leur 
système  ;  que  des  mains  de  l'une  l'enfant  passe  dans 
celles  de  l'autre.  Il  sera  mieux  élevé  par  un  père 
judicieux  et  borné  que  par  le  plus  habile  maître 
du  monde  ;  car  le  zèle  suppléera  mieux  au  talent 
que  le  talent  au  zèle. 

Mais  les  affaires,  les  fonctions,  les  devoirs...  Ah! 
les  devoirs!  sans  doute  le  dernier  est  celui  de  père"  1 
Ne  nous  étonnons  pas  qu'un  homme  dont  la  femme 
a  dédaigné  de  nourrir  le  fruit  de  leur  union  dé- 
daigne  de  l'élever.  Il  n'y  a  point  de  tableau  plus 
charmant  que  celui  de  la  famille  ;  mais  un  seul  trait 
manqué  défigure  tous  les  autres.  Si  la  mère  a  trop 

"■  Quand  on  lit  clans  Plutarque  que  Caton  le  censeur ,  qui  gou- 
verna Rome  avec  tant  de  gloire ,  éleva  lui-même  son  fils  dès  le  ber- 
ceau ,  et  avec  un  tel  soin ,  qu'il  quittait  tout  pour  être  présent  quand 
la  nourrice ,  c'est-à-dire  la  mère ,  le  remuait  et  le  lavait  ;  quand  on 
lit  dans  Suétone  *  qu'Auguste ,  maître  du  monde ,  qu'il  avait  con- 
quis et  qu'il  régissait  lui-même  ,  enseignait  lui-même  à  ses  petits-fils 
à  écrire,  à  nager,  les  éléments  des  sciences  ,  et  qu'il  les  avait  sans 
cesse  autour  de  lui  ;  on  ne  peut  s'empêclier  de  rire  des  petites  bonnes 
gens  de  ce  temps-là ,  qui  s'amusaient  à  de  pareilles  niaiseries  ;  trop 
bornés ,  sans  doute ,  pour  savoir  vaquer  aux  grandes  affaires  des 
grands  hommes  de  nos  jours. 

*  Vie  de  Marcus  Caton ,  §  4i-  —  **  Vie  d'Auguste,  chap.  64- 

R.    III.  3 


34  ÉMILK. 

peu  de  santé  pour  être  nourrice ,  le  père  aura  trop 
d'affaires  pour  être  précepteur.  Les  enfants ,  éloi- 
gnés ,  dispersés  dans  des  pensions ,  dans  des  cou- 
vents, dans  des  collèges,  porteront  ailleurs  l'amour 
de  la  maison  paternelle ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  ils 
y  rapporteront  l'habitude  de  n'être  attachés  à  rien. 
Les  frères  et  les  sœurs  se  connaîtront  à  peine. 
Quand  tous  seront  rassemblés  en  cérémonie ,  ils 
pourront  être  fort  polis  entre  eux  ;  ils  se  traiteront 
en  étrangers.  Sitôt  qu'il  n'y  a  plus  d'intimité  entre 
les  parents ,  sitôt  que  la  société  de  la  famille  ne  fait 
plus  la  douceur  de  la  vie ,  il  faut  bien  recourir  aux 
mauvaises  moeurs  pour  y  suppléer.  Où  est  l'homme 
assez  stupide  pour  ne  pas  voir  la  chaîne  de  tout 
cela? 

Un  père,  quand  il  engendre  et  nourrit  des  enfants, 
ne  fait  en  cela  que  le  tiers  de  sa  tâche.  Il  doit  des 
hommes  à  son  espèce;  il  doit  à  la  société  des 
hommes  sociables  ;  il  doit  des  citoyens  à  l'état. 
Tout  homme  qui  peut  payer  cette  triple  dette  et 
ne  le  fait  pas  est  coupable ,  et  plus  coupable  peut- 
être  quand  il  la  paie  à  demi.  Celui  qui  ne  peut 
remplir  les  devoirs  de  père  n'a  point  droit  de  le 
devenir.  Il  n'y  a  ni  pauvreté ,  ni  travaux ,  ni  respect 
humain,  qui  le  dispensent  de  nourrir  ses  enfants 
et  de  les  élever  lui-même.  Lecteur,  vous  pouvez 
m'en  croire.  Je  prédis  à  quiconque  a  des  entrailles 
et  néglige  de  si  saints  devoirs,  qu'il  versera  long- 
temps sur  sa  faute  des  larmes  amères ,  et  n'en 
sera  jamais  consolée 

'  C'est  à  ce  passage  qu'il  fait  allusion,  lorsqu'il  dit  dans  ses  Con- 


LIVRE   I.  35 

Mais  que  fait  cet  homme  riche ,  ce  père  de  famille 
si  affairé ,  et  forcé ,  selon  lui ,  de  laisser  ses  enfants 
à  l'abandon  ?  il  paie  un  autre  homme  pour  remplir 
ces  soins  qui  lui  sont  à  charge.  Ame  vénale!  crois-tu 
donner  à  ton  fils  un  autre  père  avec  de  l'argent? 
Ne  t'y  trompe  point;  ce  n'est  pas  même  un  maître 
que  tu  lui  donnes ,  c'est  un  valet.  Il  en  formera 
bientôt  un  second. 

On  raisonne  beaucoup  sur  les  quahtés  d'un  bon 
gouverneur.  La  première  que  j'en  exigerais,  et 
celle -là' seule  en  suppose  beaucoup  d'autres,  c'est  , 
de  n'être  point  un  homme  à  vendre.  Il  y  a  des 
métiers  si  nobles,  qu'on  ne  peut  les  faire- pour  de 
l'argent  sans  se  montrer  indigne  de  les  faire;  tel 
est  celui  de  l'homme  de  guerre;  tel  est  celui  de 
l'instituteur.  Qui  donc  élèvera  mon  enfant  ?  Je  te  l'ai  «/ 
déjà  dit,  toi-même.  Je  ne  le  peux.  Tu  ne  le  peux!.,. 
Fais-toi  donc  un  ami.  Je  ne  vois  point  d'autre  res- 
source. 

Un  gouverneur!  ô  quelle  ame  sublime!...  en 
vérité,  pour  faire  un  homme,  il  faut  être  ou  père 
ou  plus  qu'homme  soi-même.  Voilà  la  fonction  que 
vous  confiez  tranquillement  à  des  mercenaires. 

Plus  on  y  pense,  plus  on  aperçoit  de  nouvelles 
difficultés.  Il  faudrait  que  le  gouverneur  eût  été 
élevé  pour  son  élève ,  que  ses  domestiques  eussent 

fessions  (  liv.  xii  )  :  ^  En  méditant  mon  Traité  de  l'Education ,  je  sentis 
«  que  j'avais  négligé  des  devoirs  dont  rien  ne  pouvait  me  dispenser. 
'<  Le  remords  enfin  devint  si  vif,  qu'il  m'arracha  presque  l'aveu  de 
«  ma  faute  au  commencement  d'Emile,  et  le  trait  même  est  si  clair, 
«  qu'après  un  tel  passage  il  est  surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage 
«  de  me  le  reprocher.  » 

3. 


36  :ÉMiLE. 

été  élevés  pour  leur  maître ,  que  tous  ceux  qui  l'ap- 
prochent eussent  reçu  les  impressions  qu'ils  doivent 
lui  communiquer  ;  il  faudrait ,  d'éducation  en  édu- 
cation ,  remonter  jusqu'on  ne  sait  où.  Comment  se 
peut- il  qu'un  enfant  soit  bien  élevé  par  qui  n'a 
pas  été  bien  élevé  lui-même? 

Ce  rare  mortel  est -il  introuvable?  Je  l'ignore.  En 
ces  temps  d'avilissement,  qui  sait  à  quel  point  de 
verjtu  peut  atteindre  encore  une  ame  humaine? 
Mais  supposons  ce  prodige  trouvé.  C'est  en  consi- 
dérant ce  qu'il  doit  faire  que  nous  verrons  ce  qu'il 
doit  être.  Ce  que  je  crois  voir  d'avance  est  qu'un 
père  qui  sentirait  tout  le  prix  d'un  bon  gouverneur 
prendrait  le  parti  de  s'en  passer;  car  il  mettrait 
plus  de  peine  à  l'acquérir  qu'à  le  devenir  lui-même. 
Veut -il  donc  se  faire  un  ami,  qu'il  élève  son  fils 
pour  l'être;  le  voilà  dispensé  de  le  chercher  ailleurs, 
et  la  nature  a  déjà  fait  la  moitié  de  l'ouvrage. 

Quelqu'un  dont  je  ne  connais  que  le  rang  m'a 
fait  proposer  d'élever  son  fils.  Il  m'a  fait  beaucoup 
d'honneur  sans  doute;  mais  loin  de  se  plaindre  de 
mon  refus,  il  doit  se  louer  de  ma  discrétion.  Si 
j'avais  accepté  son  offre,  et  que  j'eusse  erré  dans 
ma  méthode,  c'était  une  éducation  manquée  :  si 
j'avais  réussi,  c'eût  été  bien  pis,  son  fils  aurait 
renié  son  titre ,  il  n'eût  plus  voulu  être  prince. 

Je  suis  trop  pénétré  de  la  grandeur  des  devoirs 
d'un  précepteur,  je  sens  trop  mon  incapacité  pour 
accepter  jamais  un  pareil  emploi  de  quelque  part 
qu'il  me  soit  offert  ^  ;  et  l'intérêt  de  l'amitié  même 

'  C'est  vingt  ans  après  avoir  fait  un  essai  de  ce  genre   avec  les 


LIVRE  ï.  37 

lie  serait  pour  moi  qu'un  nouveau  motif  de  refus. 
Je  crois  qu'après  avoir  lu  ce  livre  peu  de  gens  seront 
tentés  de  me  faire  cette  offre;  et  je  prie  ceux  qui 
pourraient  l'être  de  n'en  plus  prendre  l'inutile 
peine.  J'ai  fait  autrefois  un  suffisant  essai  de  ce 
métier  pour  être  assuré  que  je  n'y  suis  pas  propre, 
et  mon  état  m'en  dispenserait  quand  mes  talents 
m'en  rendraient  capable.  J'ai  cru  devoir  cette  dé- 
claration publique  à  ceux  qui  paraissent  ne  pas 
m'accorder  assez  d'estime  pour  me  croire  sincère 
et  fondé  dans  mes  résolutions. 

Hors  d'état  de  remplir  la  tâche  la  plus  utile,  j'o- 
serai du  moins  essayer  de  la  plus  aisée  :  à  l'exemple 
de  tant  d'autres,  je  ne  mettrai  point  la  main  à 
l'œuvre ,  mais  à  la  plume  ;  et  au  lieu  de  faire  ce 
qu'il  faut,  je  m'efforcerai  de  le  dire. 

Je  sais  que,  dans  les  entreprises  pareilles  à  celle- 
ci,  l'auteur,  toujours  à  son  aise  dans  des  systèmes 
qu'il  est  dispensé  de  mettre  en  pratique,  donne 
sans  peine  beaucoup  de  beaux  préceptes  impos- 
sibles à  suivre ,  et  que ,  faute  de  détails  et  d'exem- 
ples, ce  qu'il  dit  même  de  praticable  reste  sans 
usage  quand  il  n'en  a  pas  montré  l'application. 

J'ai  donc  pris  le  parti  de  me  donner  un  élève  ima- 
ginaire ,  de  me  supposer  l'âge ,  la  santé ,  les  con- 
naissances et  tous  les  talents  convenables  pour  tra- 
vailler à  son  éducation,  de  la  conduire  depuis  le 
moment  de  sa  naissance  jusqu'à  celui  où,  devenu 
homme  fait,  il  n'aura  plus  besoin  d'autre  guide 

enfants  de  M.  de  Mably ,  qu'il  tient  te  langage.  Ainsi  il  n'est  point 
en  contradiction  avec  lui-même. 


38  EMILE. 

que  lui-même.  Cette  méthode  me  paraît  utile  pour 
empêcher  uu  auteur  qui  se  défie  de  lui  de  s'égarer 
dans  des  visions  ;  car ,  dès  qu'il  s'écarte  de  la  pra- 
tique ordinaire,  il  n'a  qu'à  faire  l'épreuve  de  la 
sienne  sur  son  élève ,  il  sentira  bientôt ,  ou  le  lecteur 
sentira  pour  lui ,  s'il  suit  le  progrès  de  l'enfance  et 
la  marche  naturelle  au  cœur  humain. 

Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  dans  toutes  les 
difficultés  qui  se  sont  présentées.  Pour  ne  pas 
grossir  inutilement  le  livre,  je  me  suis  contenté 
de  poser  les  principes  dont  chacun  devait  sentir 
la  vérité.  Mais  quant  aux  règles  qui  pouvaient  avoir 
besoin  de  preuves ,  je  les  ai  toutes  appliquées  à  mon 
Emile  ou  à  d'autres  exemples,  et  j'ai  fait  voir  dans 
des  détails  très- étendus  comment  ce  que  j'établis- 
sais pouvait  être  pratiqué  :  tel  est  du  moins  le  plan 
que  je  me  suis  proposé  de  suivre.  C'est  au  lecteur 
à  juger  si  j'ai  réussi. 

Il  est  arrivé  de  là  que  j'ai  d'abord  peu  parlé 
d'Emile ,  parce  que  mes  premières  maximes  d'édu- 
cation, bien  que  contraires  à  celles  qui  sont  établies, 
sont  d'une  évidence  à  laquelle  il  est  difficile  à  tout 
homme  raisonnable  de  refuser  son  consentement. 
Mais  à  mesure  que  j'avance,  mon  élève,  autrement 
conduit  que  les  vôtres ,  n'est  plus  un  enfant  ordi- 
naire; il  lui  faut  un  régime  exprès  pour  lui.  Alors 
il  paraît  plus  fréquemment  sur  la  scène ,  et  vers  les 
derniers  temps  je  ne  le  perds  plus  un  moment  de 
vue,  jusqu'à  ce  que,  quoi  qu'il  en  dise,  il  n'ait 
plus  le  moindre  besoin  de  moi. 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  d'un  bon  gou- 


LIVRE    1.  39 

verneur;  je  les  suppose,  et  je  me  suppose  moi- 
même  doué  de  toutes  ces  qualités.  En  lisant  cet 
ouvrage  on  verra  de  quelle  libéralité  j'use  envers 
moi. 

Je  remarquerai  seulement ,  contre  l'opinion  com- 
mune, que  le  gouverneur  d'un  enfant  doit  être 
jeune,  et  même  aussi  jeune  que  peut  l'être  un 
homme  sage.  Je  voudrais  qu'il  fût  lui-même  en- 
fant, s'il  était  possible;  qu'il  pût  devenir  le  com- 
pagnon de  son  élève,  et  s'attirer  sa  confiance  en 
partageant  ses  amusements.  Il  n'y  a  pas  assez  de 
choses  communes  entre  l'enfance  et  l'âge  mur  pour 
qu'il  se  forme  jamais  un  attachement  bien  solide 
à  cette  distance.  Les  enfants  flattent  quelquefois 
les  vieillards,  mais  ils  ne  les  aiment  jamais  *. 

On  voudrîdt  que  le  gouverneur  eût  déjà  fait  une 
éducation.  C'est  trop;  un  même  homme  n'en  peut 
faire  qu'une  :  s'il  en  fallait  deux  pour  réussir ,  de 
quel  droit  entreprendrait- on  la  première? 

Avec  plus  d'expérience  on  saurait  mieux  faire, 
mais  on  ne  le  pourrait  plus.  Quiconque  a  rempli 
cet  état  une  fois  assez  bien  pour  en  sentir  toutes 
les  peines,  ne  tente  point  de  s'y  rengager;  et  s'il  l'a 
mal  rempli  la  première  fois,  c'est  un  mauvais  pré- 
jugé pour  la  seconde. 

11  est  fort  différent,  j'en  conviens,  de  suivre  un 

Cette  idée  était  aussi  celle  de  l'abbé  Fleuiy ,  qui  veut  que  le 
maître  soit  <•  bien  fait  de  sa  personne ,  parlant  bien  ,  d'un  visage 
«  agréable.  Le  peu  de  soiu  de  s'accommoder  en  ceci  à  la  faiblesse  des 
"  enfants,  fait  qu'il  reste  à  la  plupart  de  TaNcrsion  de  ce  qu'ils  ont 
•  appris  de  gens  trop  vieux  ,  maussades  ou  cliagrins.  »  Choix  des 
Éludes  ,n°  i5. 


4o  ÉMJLE. 

jeune  homme  durant  quatre  ans,  ou  de  le  conduire 
durant  vingt-cinq.  Vous  donnez  un  gouverneur  à 
votre  fils  déjà  tout  formé;  moi  je  veux  qu'il  en  ait 
un  avant  que  de  naître.  Votre  homme  à  chaque 
lustre  peut  changer  d'élève;  le  mien  n'en  aura  ja- 
mais qu'un.  Vous  distinguez  le  précepteur  du  gou- 
verneur :  autre  folie  !  Distinguez-vous  le  disciple 
\  de  l'élève  ?  Il  n'y  a  qu'une  science  à  enseigner  aux 
enfants;  c'est  celle  des  devoirs  de  l'homme.  Cette 
science  est  une;  et  quoi  qu'ait  dit  Xénophon  de 
l'éducation  des  Perses ,  elle  ne  se  partage  pas.  Au 
reste,  j'appelle  plutôt  gouverneur  que  précepteur 
le  maître  de  cette  science,  parce  qu'il  s'agit  moins 
pour  lui  d'instruire  que  de  conduire.  Il  ne  doit  point 
donner  de  préceptes  ;  il  doit  les  faire  trouver. 

S'il  faut  choisir  avec  tant  de  soin  le  gouverneur , 
il  lui  est  bien  permis  de  choisir  aussi  son  élève , 
surtout  quand  il  s'agit  d'un  modèle  à  proposer. 
Ce  choix  ne  peut  tomber  ni  sur  le  génie  ni  sur 
le  caractère  de  l'enfant,  qu'on  ne  connaît  qu'à  la 
fin  de  l'ouvrage ,  et  que  j'adopte  avant  qu'il  soit  né. 
Quand  je  pourrais  choisir,  je  ne  prendrais  qu'un 
esprit  commun,  tel  que  je  suppose  mon  élève.  On 
n'a  besoin  d'élever  que  les  hommes  vulgaires,  leur 
éducation  doit  seule  servir  d'exemple  à  celle  de 
leurs  semblables.  Les  autres  s'élèvent  malgré  qu'on 
en  ait. 

Le  pays  n'est  pas  indifférent  à  la  culture  des 
hommes;  ils  ne  sont  tout  ce  qu'ils  peuvent  être 
que  dans  les  climats  tempérés.  Dans  les  climats 
extrêmes  le  désavantage  est  visible.  Un  homme 


LIVRE   I.  4' 

n'est  pas  planté  comme  un  arbre  dans  un  pays 
pour  y  demeurer  toujours;  et  celui  qui  part  d'un 
des  extrêmes  pour  arriver  à  l'autre  est  forcé  de 
faire  le  double  du  chemin  que  fait  pour  arriver  au 
même  terme  celui  qui  part  du  terme  moyen. 

Que  l'habitant  d'un  pays  tempéré  parcoure  suc- 
cessivement les  deux  extrêmes,  son  avantage  est 
encore  évident;  car  bien  qu'il  soit  autant  modifié 
que  celui  qui  va  d'un  extrême  à  l'autre,  il  s'éloigne 
pourtant  de  la  moitié  moins  de  sa  constitution  na- 
tiu'elle.  Un  Français  vit  en  Guinée  et  en  Laponie  ; 
mais  un  Nègre  ne  vivra  pas  de  même  à  Tornea, 
ni  un  Samoïède  au  Bénin.  Il  paraît  encore  que  l'or- 
ganisation du  cerveau  est  moins  parfaite  aux  deux 
extrêmes.  Les  Nègres  ni  les  Lapons  n'ont  pas  le 
sens  des  Européens.  Si  je  veux  donc  que  mon  élève 
puisse  être  habitant  de  la  terre,  je  le  prendrai  dans 
une  zone  tempérée;  en  France,  par  exemple,  plu- 
tôt qu'ailleurs. 

Dans  le  nord  les  hommes  consomment  beaucoup 
sur  un  sol  ingrat;  dans  le  midi  ils  consomment 
peu  sur  un  sol  fertile  :  de  là  naît  une  nouvelle 
différence  qui  rend  les  uns  laborieux  et  les  autres 
contemplatifs.  La  société  nous  offre  en  un  même 
lieu  l'image  de  ces  différences  entre  les  pauvres  et 
les  riches  :  les  premiers  habitent  le  sol  ingrat ,  et 
les  autres  le  pays  fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  besoin  d'éducation;  celle  de 
son  état  est  forcée  ;  il  n'en  saurait  avoir  d'autre  : 
au  contraire ,  l'éducation  que  le  riche  reçoit  de  son 
état  est  celle  qui  lui  convient  le  moins  et  pour  lui- 


/p  EMILE. 

même  et  pour  la  société.  D'ailleurs,  l'éducation 
naturelle  doit  rendre  un  homme  propre  à  toutes 
les  conditions  humaines  :  or  il  est  moins  raison- 
nable d'élever  un  pauvre  pour  être  riche  qu'un  riche 
pour  être  pauvre;  car,  à  proportion  du  nombre 
des  deux  états ,  il  y  a  plus  de  ruinés  que  de  par- 
venus. Choisissons  donc  un  riche;  nous  serons 
sûrs  au  moins  d'avoir  fait  un  homme  de  plus,  au 
lieu  qu'un  pauvre  peut  devenir  homme  de  lui- 
même. 

Par  la  même  raison  je  ne  serai  pas  fâché  qu'E- 
mile ait  de  la  naissance.  Ce  sera  toujours  une  vic- 
time arrachée  au  préjugé. 

Emile  est  orphelin.  Il  n'importe  qu'il  ait  son 
père  et  sa  mère.  Chargé  de  leurs  devoirs,  je  suc- 
cède à  tous  leurs  droits.  Il  doit  honorer  ses  parents, 
mais  il  ne  doit  obéir  qu'à  moi.  C'est  ma  première 
ou  plutôt  ma  seule  condition. 

J'y  dois  ajouter  celle-ci,  qui  n'en  est  qu'une 
suite,  qu'on  ne  nous  otera  jamais  l'un  à  l'autre  que 
de  notre  consentement.  Cette  clause  est  essen- 
tielle, et  je  voudrais  même  que  l'élève  et  le  gou- 
verneur se  regardassent  tellement  comme  insépa- 
rables, que  le  sort  de  leurs  jours  fut  toujours 
entre  eux  un  objet  commun.  Sitôt  qu'ils  envisagent 
dans  l'éloignement  leur  séparation,  sitôt  qu'ils 
prévoient  le  moment  qui  doit  les  rendre  étrangers 
i'un  à  l'autre,  ils  le  sont  déjà;  chacun  fait  son  pe- 
tit système  à  part;  et  tous  deux,  occupés  du  temps 
où  ils  ne  seront  plus  ensemble,  n'y  restent  qu'à 
contre-cœur.  Le  disciple  ne  regarde  le  maître  que 


LIVRE   1.  43 

comme  l'enseigne  et  le  fléau  de  l'enfance  :  le  maître 
ne  regarde  le  disciple  que  comme  un  lourd  far- 
deau dont  il  brûle  d'être  déchargé  :  ils  aspirent 
de  concert  au  moment  de  se  voir  délivrés  l'un  de 
l'autre;  et  comme  il  n'y  a  jamais  entre  eux  de  vé- 
ritable attachement,  l'un  doit  avoir  peu  de  vigi- 
lance, l'autre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  se  regardent  comme  devant  pas- 
ser leurs  jours  ensemble,  il  leur  importe  de  se  faire 
aimer  l'un  de  l'autre ,  et  par  cela  même  ils  se  de- 
viennent chers.  L'élève  ne  rougit  point  de  suivre 
dans  son  enfance  l'ami  qu'il  doit  avoir  étant  grand  ; 
le  gouverneur  prend  intérêt  à  des  soins  dont  il  doit 
recueiUir  le  fruit ,  'et  tout  le  mérite  qu'il  donne  à 
son  élève  est  un  fonds  qu'il  place  au  profit  de  ses 
vieux  jours. 

Ce  traité  fait  d'avance  suppose  un  accouchement 
heureux,  un  enfant  bien  formé  ,  vigoureux  et  sain. 
Un  père  n'a  point  de  choix  et  ne  doit  point  avoir 
de  préférence  dans  la  famille  que  Dieu  lui  donne  : 
tous  ses  enfants  sont  également  ses  enfants;  il  leur 
doit  à-  tous  les  mêmes  soins  et  la  même  tendresse. 
Qu'ils  soient  estropiés  ou  non,  qu'ils  soient  lan- 
guissants ou  robustes ,  chacun  d'eux  est  un  dépôt 
dont  il  doit  compte  à  la  main  dont  il  le  tient,  et  le 
mariage  est  un  contrat  fait  avec  la  nature  aussi 
bien  qu'entre  les  conjoints. 

Mais  quiconque  s'impose  un  devoir  que  la  na- 
ture ne  lui  a  point  imposé  doit  s'assurer  aupara- 
vant des  moyens  de  le  remphr;  autrement  il  se 
rend  comptable  même  de  ce  qu'il  n'aura  pu  faire. 


44  EMILE. 

Celui  qui  se  charge  d'un  élève  infirme  et  valétudi- 
naire, change  sa  fonction  de  gouveraeur  en  celle 
de  garde-malade  ;  il  perd  à  soigner  une  vie  inutile 
le  temps  qu'il  destinait  à  en  augmenter  le  prix;  il 
s'expose  à  voir  une  mère  éplorée  lui  reprocher  un 
jour  la  mort  d'un  fils  qu'il  lui  aura  long -temps  con- 
servé. 

Je  ne  me  chargerais  pas  d'un  enfant  maladif  et 
cacochyme,  dût-il  vivre  quatre-vingts  ans.  Je  ne 
veux  point  d'un  élève  toujours  inutile  à  lui-même 
et  aux  autres,  qui  s'occupe  uniquement  à  se  con- 
server, et  dont  le  corps  nuise  à  l'éducation  de 
l'ame.  Que  ferais -je  en  lui  prodiguant  vainement 
mes  soins ,  sinon  doubler  la  perte  de  la  société  et 
lui  ôter  deux  hommes  pour  un?  Qu'un  autre  à 
mon  défaut  se  charge  de  cet  infirme,  j'y  consens, 
et  j'approuve  sa  charité  ;  mais  mon  talent  à  moi 
n'est  pas  celui-là  :  je  ne  sais  point  apprendre  à  vivre 
à  qui  ne  songe  qu'à  s'empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vigueur  pour  obéir 
à  l'ame  :  un  bon  serviteur  doit  être  robuste.  Je  sais 
que  l'intempérance  excite  les  passions;  elle  exténue 
aussi  le  corps  à  la  longue  :  les  macérations,  les 
jeûnes,  produisent  souvent  le  même  effet  par  une 
cause  opposée.  Plus  le  corps  est  faible  ,  plus  il  com- 
mande; plus  il  est  fort,  plus  il  obéit.  Toutes  les 
passions  sensuelles  logent  dans  des  corps  efféminés; 
ils  s'en  irritent  d'autant  plus  qu'ils  peuvent  moins 
les  satisfaire. 

Un  corps  débile  affaiblit  l'ame.  De  là  l'empire  de 
la  médecine,  art  plus  pernicieux  aux  hommes  que 


LIVRE   I.  45 

tous  les  maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  sais  pour 
moi  de  quelle  maladie  nous  guérissent  les  méde- 
cins, mais  je  sais  qu'ils  nous  en  donnent  de  bien 
funestes;  la  lâcheté,  la  pusillanimité,  la  crédulité, 
la  terreur  de  la  mort  :  s'ils  guérissent  le  corps ,  ils 
tuent  le  courage.  Que  nous  importe  qu'ils  fassent 
marcher  des  cadavres?  ce  sont  des  hommes  qu'il 
nous  faut,  et  l'on  n'en  voit  point  sortir  de  leurs 
mains. 

La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous;  elle  doit 
l'être.  C'est  l'amusement  des  gens  oisifs  et  désœu- 
vrés, qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur  temps,  le 
passent  à  se  conserver.  S'ils  avaient  eu  le  malheur 
de  naître  immortels  ils  seraient  les  plus  misérables 
des  êtres  :  une  vie  qu'ils  n'auraient  jamais  peur  de 
perdre  ne  serait  pour  eux  d'aucun  prix.  Il  faut  à 
ces  gens-là  des  médecins  qui  les  menacent  pour  les 
flatter,  et  qui  leur  donnent  chaque  jour  le  seul 
plaisir  dont  ils  soient  susceptibles,  celui  de  n'être 
pas  morts. 

Je  n'ai  nul  dessein  de  m'étendre  ici  sur  la  vanité 
de  la  médecine.  Mon  objet  n'est  que  de  la  considé- 
rer par  le  coté  moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'empê- 
cher  d'observer  que  les  hommes  font  sur  son  usage 
les  mêmes  sophismes  que  sur  la  recherche  de  la 
vérité.  Ils  supposent  toujours  qu'en  traitant  un  ma- 
lade on  le  guérit,  et  qu'en  cherchant  une  vérité  on  la 
trouve.  Ils  ne  voient  pas  qu'il  faut  balancer  l'avan- 
tage d'une  guérison  que  le  médecin  opère  par  la 
mort  de  cent  malades  qu'il  a  tués,  et  l'utilité  d'une 
vérité  découverte  par  le  tort  que  font  les  erreurs 


46  .  EMILE. 

qui  passent  en  même  temps.  La  science  qui  ins- 
truit et  la  médecine  qui  guérit  sont  fort  bonnes 
sans  doute;  mais  la  science  qui  trompe  et  la  méde- 
cine qui  tue  sont  mauvaises.  Apprenez-nous  donc 
à  les  distinguer.  Voilà  le  nœud  de  la  question.  Si 
nous  savions  ignorer  la  vérité,  nous  ne  serions 
jamais  les. dupes  du  mensonge;  si  nous  savions  ne 
vouloir  pas  guérir  malgré  la  nature,  nous  ne  mour- 
rions jamais  par  la  main  du  médecin  :  ces  deux 
abstinences  seraient  sages;  on  gagnerait  évidem- 
ment à  s'y  soumettre.  Je  ne  dispute  donc  pas  que 
la  médecine  ne  soit  utile  à  quelques  hommes ,  mais 
je  dis  qu'elle  est  funeste  au  genre  humain. 

On  me  dira ,  comme  on  fait  sans  cesse ,  que  les 
fautes  sont  du  médecin ,  mais  que  la  médecine  en 
elle-même  est  infaillible.  A  la  bonne  heure;  mais 
qu'elle  vienne  donc  sans  le  médecin  ;  car ,  tant  qu'ils 
viendront  ensemble,  il  y  aura  cent  fois  plus  à 
craindre  des  erreurs  de  l'artiste  qu'à  espérer  du  se- 
cours de  l'art*. 

Cet  art  mensonger,  plus  fait  pour  les  maux  de 
l'esprit  que  pour  ceux  du  corps  ^  n'est  pas  plus  utile 
aux  uns  qu'aux  autres  :  il  nous  guérit  moins  de  nos 
maladies  qu'il  ne  nous  en  imprime  l'effroi;  il  recule 
moins  la  mort  qu'il  ne  la  fait  sentir  d'avance;  il  use 
la  vie  au  lieu  de  la  prolonger,  et,  quand  il  la  pro- 

Bernardin  de  Saint-Pierre  (  préambule  de  VArcadie  ,  note  8  ) 
nous  apprend  que  Rousseau  lui  dit  un  jour  :  «  Si  je  faisais  une  nou- 
«  velle  édition  de  mes  ouvrages ,  j'adoucirais  ce  que  j'y  ai  écrit  sur 
"  les  médecins.  Il  n'y  a  pas  d'état  qui  demande  autant  d'études  que 
«  le  leur.  Par  tout  pays ,  ce  sont  les  hommes  les  plus  véritablement 
«  savants.  » 


LIVRE   I.  47 

longerait ,  ce  serait  encore  au  préjudice  de  l'espèce , 
puisqu'il  nous  ôte  à  la  société  par  les  soins  qu'il 
nous  impose,  et  à  nos  devoirs  par  les  frayeurs  cju'il 
nous  donne.  C'est  la  connaissance  des  dangers  qui 
nous  les  fait  craindre  :  celui  qui  se  croirait  invul- 
nérable n'aurait  peur  de  rien.  A  force  d'armer 
Achille  contre  le  péril,  le  poète  lui  ôte  le  mérite  de 
la  valeur  ;  tout  autre  à  sa  place  eût  été  un  Achille 
au  même  prix. 

Voulez-vous  trouver  des  hommes  d'un  vrai  cou- 
rage, cherchez-les  dans  les  lieux  où  il  n'y  a  point 
de  médecins ,  où  l'on  ignore  les  conséquences  des  \ 
maladies,  et  où  l'on  ne  songe  guère  à  la  mort.  Na- 
turellement l'homme  sait  souffrir  constamment  et 
meurt  en  paix.  Ce  sont  les  médecins  avec  leurs  or- 
donnances ,  les  philosophes  avec  leurs  préceptes , 
les  prêtres  avec  leurs  exhortations ,  qui  l'avilissent 
de  cœur  et  lui  font  désapprendre  à  mourir. 

Qu'on  me  donne  donc  un  élève  qui  n'ait  pas  be- 
soin de  tous  ces  gens-là ,  ou  je  le  refuse.  Je  ne  veux 
point  que  d'autres  gâtent  mon  ouvrage  ;  je  veux 
l'élever  seul,  ou  ne  m'en  pas  mêler.  Le  sage  Locke, 
qm  avait  passé  une  partie  de  sa  vie  à  l'étude  de 
la  médecine,  recommande  fortement  de  ne  jamais 
droguer  les  enfants ,  ni  par  précaution ,  ni  pour  de 
légères  incommodités.  J'irai  plus  loin,  et  je  déclare 
que,  n'appelant  jamais  de  médecins  pour  moi,  je 
n'en  appellerai  jamais  pour  mon  Emile,  à  moins 
que  sa  vie  ne  soit  dans  un  danger  évident  ;  car 
alors  il  ne  peut  pas  lui  faire  pis  que  de  le  tuer. 

Je  sais  bien  que  le  médecin  ne  manquera  pas  de 


y 


48  EMILE. 

tirer  avantage  de  ce  délai.  Si  l'enfant  meurt,  on 
l'aura  appelé  trop  tard  ;  s'il  réchappe ,  ce  sera  lui 
qui  l'aura  sauvé.  Soit  :  que  le  médecin  triomphe  ; 
mais  surtout  qu'il  ne  soit  appelé  qu'à  l'extrémité. 

Faute  de  savoir  se  guérir,  que  l'enfant  sache  être 
malade  :  cet  art  supplée  à  l'autre ,  et  souvent  réussit 
beaucoup  mieux  ;  c'est  l'art  de  la  nature.  Quand 
l'animal  est  malade ,  il  souffre  en  silence  et  se  tient 
coi  :  or  on  ne  voit  pas  plus  d'animaux  languissants 
que  d'hommes.  Combien  l'impatience,  la  crainte, 
l'inquiétude,  et  surtout  les  remèdes,  ont  tué  de 
gens  que  leur  maladie  aurait  épargnés,  et  que  le 
temps  seul  aurait  guéris  !  On  me  dira  que  les  ani- 
maux, vivant  d'une  manière  plus  conforme  à  la 
nature,  doivent  être  sujets  à  moins  de  maux  que 
nous.  Hé  bien  !  cette  manière  de  vivre  est  précisé- 
ment celle  que  je  veux  donner  à  mon  élève;  il  en 
doit  donc  tirer  le  même  profit. 

La  seule  partie  utile  de  la  médecine  est  l'hy- 
giène ;  encore  l'hygiène  est-elle  moins  une  science 
qu'une  vertu.  La  tempérance  et  le  travail  sont 
l  les  deux  vrais  médecins  de  l'homme  :  le  travail  ai- 
guise son  appétit ,  et  la  tempérance  l'empêche  d'en 
abuser. 

Pour  savoir  quel  régime  est  le  plus  utile  à  la  vie 
et  à  la  santé ,  il  ne  fai^t  que  savoir  quel  régime  ob- 
servent les  peuples  qui  se  portent  le  mieux ,  sont 
les  plus  robustes ,  et  vivent  le  plus  long-temps.  Si 
par  les  observations  générales  on  ne  trouve  pas  que 
l'usage  de  la  médecine  donne  aux  hommes  une 
santé  plus  ferme  ou  une  plus  longue  vie  ;  par  cela 


LIVRE   I.  49 

même  que  cet  art  n'est  pas  utile ,  il  est  nuisible , 
puisqu'il  emploie  le  temps  ,  les  hommes  et  les 
choses  à  pure  perte.  Non-seulement  le  temps  qu'on 
passe  à  conserver  la  vie  étant  perdu  pour  en  user, 
il  l'en  faut  déduire  ;  mais  quand  ce  temps  est  em- 
ployé à  nous  tourmenter,  il' est  pis  que  nul,  il  est 
négatif;  et,  pour  calculer  équilablement ,  il  en  faut 
ôter  autant  de  celui  qui  nous  reste.  Un  homme  qui 
vit  dix  ans  sans  médecins  vit  plus  pour  lui-même 
et  pour  autrui  que  celui  qui  vit  trente  ans  leur 
victime.  Ayant  fait  Tune  et  l'autre  épreuve,  je  me 
crois  plus  en  droit  que  personne  d'en  tirer  la  con- 
clusion. 

Voilà  mes  raisons  pour  ne  vouloir  qu'un  élève 
robuste  et  sain,  et  mes  principes  pour  le  maintenir 
tel.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  prouver  au  long  l'utilité 
des  travaux  manuels  et  des  exercices  du  corps  pour 
renforcer  le  tempérament  et  la  santé  ;  c'est  ce  que 
personne  ne  dispute  :  les  exemples  des  plus  longues 
vies  se  tirent  presque  tous  d'hommes  qui  ont  fait 
le  plus  d'exercice,  qui  ont  supporté  le  plus  de  fa- 
tigue et  de  travail  ".  Je  n'entrerai  pas  non  plus  dans 

"  En  voici  un  exemple  tiré  des  papiers  anglais ,  lequel  je  ne  puis 
m'empécher  de  rapporter ,  tant  il  offre  de  réflexions  à  faire  relatives 
a.  mon  sujet. 

«  Un  particulier  nommé  Patrice  Oneil ,  né  en  1647  »  vient  de  6e 
«  remarier  en  1760  pour  la  septième  fois.  Il  servit  dans  les  dragons 
«  la  dix-septième  année  du  règne  de  Charles  II ,  et  dans  différents 
«  corps  jusqu'en  1740,  qu'il  obtint  son  congé.  Il  a  fait  toutes  les 
«  campagnes  du  roi  Guillaume  et  du  duc  de  Marlborough.  Cet 
«  homme  n'a  jamais  bu  que  de  la  bière  ordinaire  ;  il  s'est  toujours 
"  nourri  de  végétaux ,  et  n'a  mangé  de  la  viande  que  dans  quelques 
"  repas  qu'il  donnait  à  sa  famille.  Son  usage  a  toujours  été  de  se 
"  lever  et  de  se  coucher  avec  le  soleil ,  à  moins  que  ses  devoirs  ne 

lî.  ni.  4 


5o  EMILE. 

(le  longs  détails  sur  les  soins  que  je  prendrai  pour 
ce  seul  objet;  on  verra  qu'ils  entrent  si  nécessaire- 
ment dans  ma  pratique,  qu'il  suffit  d'en  prendre 
l'esprit  pour  n'avoir  pas  besoin  d'autre  explication. 

Avec  la  vie  commencent  les  besoins.  Au  nou- 
veau-né il  faut  une  nourrice.  Si  la  mère  consent  à 
remplir  son  devoir,  à  la  bonne  heure  :  on  lui  don- 
nera ses  directions  par  écrit;  car  cet  avantage  a 
son  contre-poids  et  tient  le  gouverneur  un  peu  plus 
éloigné  de  son  élève.  Mais  il  est  à  croire  que  l'in- 
térêt de  l'enfant  et  l'estime  pour  celui  à  qui  elle 
veut  bien  confier  un  dépôt  si  cher  rendront  la 
mère  attentive  aux  avis  du  maître  ;  et  tout  ce  qu'elle 
voudra  faire  on  est  sûr  qu'elle  le  fera  mieux  qu'une 
autre.  S'il  nous  faut  une  nourrice  étrangère,  com- 
mençons par  la  bien  choisir. 

Une  des  misères  des  gens  riches  est  d'être  trom- 
pés en  tout.  S'ils  jugent  mal  des  hommes  faut-il 
s'en  étonner?  Ce  sont  les  richesses  qui  les  corrom- 
pent; et,  par  un  juste  retour,  ils  sentent  les  pre- 
miers le  défaut  du  seul  instrument  qui  leur  soit 
connu.  Tout  est  mal  fait  chez  eux,  excepté  ce  qu'ils 
y  font  eux-mêmes  ;  et  ils  n'y  font  presque  jamais 
rien.  S'agit-il  de  chercher  une  nourrice,  on  la  fait 
choisir  par  l'accoucheur,  Qu'arrive-t-il  de  là  ?  Que 
la  meilleure  est  toujours  celle  cpii  l'a  le  mieux 
payé.  Je  n'irai  donc  pas  consulter  un  accoucheur 

«  l'en  aient  empêché.  Il  est  à  présent  dans  sa  cent  treizième  année , 
«  entendant  bien ,  se  portant  bien ,  et  marchant  sans  canne.  Malgré 
«  son  grand  âge,  il  ne  reste  pas  un  seul  moment  oisif;  et  tous  les 
«  dimanches  il  va  à  sa  paroisse ,  accompagné  de  ses  enfants ,  pelits- 
a  enfants ,  et  arrière-petits-enfants.  » 


LIVRE   1.  5l 

pour  celle  d'Emile  ;  j'aurai  soin  de  la  choisir  moi- 
même.  Je  ne  raisonnerai  peut-être  pas  là-dessus  si 
disertement  qu'un  chirurgien,  mais  à  coup  sûr  je 
serai  de  meilleure  foi,  et  mon  zèle  me  trompera 
moins  que  son  avarice. 

Ce  choix  n'est  point  un  si  grand  mystère  ;  les 
règles  en  sont  connues  :  mais  je  ne  sais  si  l'on  ne 
devrait  pas  faire  un  peu  plus  d'attention  à  l'âge  du 
lait  aussi-bien  qu'à  sa  qualité.  Le  nouveau  lait  est 
tout-à-fait  séreux  ;  il  doit  presque  être  apéritif  pour 
purger  les  restes  du  meconium  épaissi  dans  les  in- 
testins de  l'enfant  qui  vient  de  naître.  Peu  à  peu  le 
lait  prend  de  la  consistance  et  fournit  une  nourri- 
ture plus  solide  à  l'enfant  devenu  plus  fort  pour  la 
digérer.  Ce  n'est  sûrement  pas  pour  rien  que  dans 
les  femelles  de  toute  espèce  la  nature  change  la 
consistance  du  lait  selon  l'âge  du  nourrisson. 

Il  faudrait  donc  une  nourrice  nouvellement  ac- 
couchée à  un  enfant  nouvellement  né.  Ceci  a  son 
embarras,  je  le  sais;  mais  sitôt  qu'on  sort  de  l'or- 
dre naturel,  tout  a  ses  embarras  pour  bien  faire. 
Le  seul  expédient  commode  est  de  faire  mal  ;  c'est 
aussi  celui  qu'on  choisit. 

Il  faudrait  une  nourrice  aussi  saine  de  cœur  que 
de  corps:  l'intempérie  des  passions  peut,  comme 
celle  des  humeurs ,  altérer  son  lait  ;  de  plus ,  s'en 
tenir  uniquement  au  physique ,  c'est  ne  voir  que  la 
moitié  de  l'objet.  Le  lait  peut  être  bon  et  la  nour- 
rice mauvaise  ;  un  bon  caractère  est  aussi  essentiel 
qu'un  bon  tempérament.  Si  l'on  prend  une  femme 
vicieuse,  je  ne  dis  pas  que  son  nourrisson  contrac- 

4. 


5^  EMILE. 

tera  ses  vices,  mais  je  dis  qu'il  en  pâtira.  Ne  lui 
doit-elle  pas ,  avec  son  lait,  des  soins  qui  deman- 
dent du  zèle,  de  la  patience,  de  la  douceur,  de  la 
propreté?  Si  elle  est  gourmande,  intempérante,  elle 
aura  bientôt  gâté  son  lait;  si  elle  est  négligente  ou 
emportée ,  que  va  devenir  à  sa  merci  un  pauvre  mal- 
heureux qui  ne  peut  ni  se  défendre  ni  se  plaindre  ? 
Jamais  en  quoi  que  ce  puisse  être  les  méchants  ne 
sont  bons  à  rien  de  bon. 

Le  choix  de  la  nourrice  importe  d'autant  plus 
que  son  nourrisson  ne  doit  point  avoir  d'autre 
gouvernante  qu'elle,  comme  il  ne  doit  point  avoir 
d'autre  précepteur  que  son  gouverneur.  Cet  usage 
était  celui  des  anciens ,  moins  raisonneurs  et  plus 
sages  que  nous.  Après  avoir  nourri  des  enfants  de 
leur  sexe,  les  nourrices  ne  les  quittaient  plus.  Voilà 
pourquoi,  dans  leurs  pièces  de  théâtre,  la  plupart 
des  confidentes  sont  des  nourrices.  Il  est  impos- 
sible qu'un  enfant  qui  passe  successivement  par 
tant  de  mains  différentes  soit  jamais  bien  élevé.  A 
chaque  changement  il  fait  de  secrètes  comparai- 
sons qui  tendent  toujours  à  diminuer  son  estime 
pour  ceux  qui  le  gouvernent,  et  conséquemment 
leur  autorité  siu'  lui.  S'il  vient  une  fois  à  penser 
qu'il  y  a  de  grandes  personnes  qui  n'ont  pas  plus 
de  raison  que  des  enfants ,  toute  l'autorité  de  l'âge 
est  perdue  et  l'éducation  manquée.  Un  enfant  ne 
doit  coimaître  d'autres  supérieurs  que  son  père  et 
sa  mère ,  ou  à  leur  défaut  sa  nourrice  et  son  gou- 
verneur ;  encore  est-ce  déjà  trop  d'un  des  deux  : 
mais  ce  partage  est  inévitable;  et  tout  ce  qu'on 


LIVRE   I.  53 

peut  faire  pour  y  remédier  est  que  les  personnes 
des  deux  sexes  qui  le  gouvernent  soient  si  bien 
d'accord  sur  son  compte ,  que  les  deux  ne  soient 
qu'un  pour  lui. 

Il  faut  que  la  nourrice  vive  un  peu  plus  commo- 
dément, qu'elle  prenne  des  aliments  un  peu  plus 
substantiels ,  mais  non  qu'elle  change  tout-à-fait  de 
manière  de  vivre  ;  car  un  changement  prompt  et 
total,  même  de  mal  en  mieux,  est  toujours  dange- 
reux pour  la  santé  ;  et  puisque  son  régime  ordi- 
naire l'a  laissée  ou  rendue  saine  et  bien  constituée, 
à  quoi  bon  lui  en  faire  changer? 

Les  paysannes  mangent  moins  de  viande  et  plus 
de  légumes  que  les  femmes  de  la  ville  ;  ce  régime 
végétal  paraît  plus  favorable  que  contraire  à  elles 
et  à  leurs  enfants.  Quand  elles  ont  des  nourrissons 
bourgeois,  on  leur  donne  des  pots -au -feu,  per- 
suadé que  le  potage  et  le  bouillon  de  viande  leur 
font  un  meilleur  chyle  et  fournissent  plus  de  lait. 
Je  ne  suis  point  du  tout  de  ce  sentiment  ;  et  j'ai 
pour  moi  l'expérience ,  qui  nous  apprend  que  les 
enfants  ainsi  nourris  sont  plus  sujets  à  la  colique 
et  aux  vers  que  les  autres. 

Cela  n'est  guère  étonnant,  puisque  la  substance 
animale  en  putréfaction  fourmille  de  vers;  ce  qui 
n'arrive  pas  de  même  à  la  substance  végétale.  Le 
lait,  bien  qu'élaboré  dans  le  corps  de  l'animal,  est 
une  substance  végétale  "  ;  son  analyse  le  démontre  ; 

"  Les  femmes  mangent  du  pain ,  des  légumes ,  du  laitage  :  les 
femelles  des  chiens  et  des  chats  en  mangent  aussi  ;  les  louves  même 
paissent.  Voilà  des  sucs  végétaux  pour  leur  lait.  Reste  à  examiner 


54  EMILE. 

il  tourne  facilement  à  l'acide;  et  loin  de  donner 
aucun  vestige  d'alkali  volatil,  comme  font  les  subs- 
tances animales ,  il  donne ,  comme  les  plantes ,  im 
sel  neutre  essentiel. 

Le  lait  des  femelles  herbivores  est  plus  doux  et 
plus  salutaire  que  celui  des  carnivores.  Formé  d'une 
substance  homogène  à  la  sienne,  il  en  conserve 
mieux  sa  nature,  et  devient  moins  sujet  à  la  pu- 
tréfaction. Si  l'on  regarde  à  la  quantité,  chacun 
sait  que  les  farineux  font  plus  de  sang  que  la  viande  ; 
ils  doivent  donc  faire  aussi  plus  de  lait.  Je  ne  puis 
croire  qu'un  enfant  qu'on  ne  sevrerait  point  trop 
tôt ,  ou  qu'on  ne  sevrerait  qu'avec  des  nourritures 
végétales ,  et  dont  la  nourrice  ne  vivrait  aussi  que 
de  végétaux,  fût  jamais  sujet  aux  vers. 

Il  se  peut  que  les  nourritures  végétales  donnent 
un  lait  plus  prompt  à  s'aigrir;  mais  je  suis  fort 
éloigné  de  regarder  le  lait  aigri  comme  une  nour- 
riture malsaine  :  des  peuples  entiers  qui  n'en  ont 
point  d'autre  s'en  trouvent  fort  bien,  et  tout  cet 
appareil  d'absorbants  me  paraît  une  pure  charla- 
tanerie.  Il  y  a  des  tempéraments  auxquels  le  lait  ne 
convient  point,  et  alors  nul  absorbant  ne  le  leur 
rend  supportable;  les  autres  le  supportent  sans 
absorbants.  On  craint  le  lait  trié  ou  caillé  :  c'est  une 
folie,  puisqu'on  sait  que  le  lait  se  caille  toujours 
dans  l'estomac.  C'est  ainsi  qu'il  devient  un  aliment 
assez  solide  pour  nourrir  les  enfants  et  les  petits 
des  animaux:  s'il  ne  se  caillait  point,  il  ne  ferait 

celui  des  espèces  qui  ne  peuvent  absolument  se  nourrir  que  de 
chair,  s'il  y  en  a  de  telles  ;  de  quoi  je  doute. 


LIVRE   I.  55 

que  passer,  il  ne  les  nourrirait  pas''.  On  a  beau 
couper  le  lait  de  mille  manières,  user  de  mille  ab- 
sorbants, quiconque  mange  du  lait  digère  du  fro- 
mage; cela  est  sans  exception.  L'estomac  est  si  bien 
fait  pour  cailler  le  lait,  que  c'est  avec  l'estomac  de 
veau  que  se  fait  la  présure. 

Je  pense  donc  qu'au  lieu  de  changer  la  nourri- 
ture ordinaire  des  nourrices,  il  suffit  de  la  leur 
donner  plus  abondante  et  mieux  choisie  dans  son 
espèce.  Ce  n'est  pas  par  la  nature  des  aliments  que 
le  maigre  échauffe ,  c'est  leur  assaisonnement  seul 
qui  les  rend  malsains.  Réformez  les  règles  de  votre 
cuisine,  n'ayez  ni  roux  ni  friture,  que  le  beurre, 
ni  le  sel,  ni  le  laitage,  ne  passent  point  sur  le 
feu;  que  vos  légumes  cuits  à  l'eau  ne  soient  as- 
saisonnés qu'arrivant  tout  chauds  sur  la  table;  le 
maigre,  loin  d'échauffer  la  nourrice,  lui  fournira 
du  lait  en  abondance  et  de  la  meilleure  qualité  *. 
Se  pourrait-il  que,  le  régime  végétal  étant  reconnu 

"  Bien  que  les  sucs  qui  nous  nourrissent  soient  en  liqueur,  ils 
doivent  être  exprimés  d'aliments  solides.  Un  homme  au  travail  qui 
ne  vivrait  que  de  bouillon  dépérirait  très-promptement.  Il  se  sou- 
tiendrait beaucoup  mieux  avec  du  lait ,  parce  qu'il  se  caille. 

"  Ceux  qui  voudront  discuter  plus  au  long  les  avantages  et  les 
inconvénients  du  régime  pythagoricien  ,  pourront  consulter  les  trai- 
tés que  les  docteurs  Cocchi  et  Bianchi  ' ,  son  adversaire ,  ont  faits 
6ur  cet  important  sujet. 

'  Deux  célèbres  médecins  d'Italie.  BLauclii ,  ne  .i  Rimiai  en.'  1698  ,  mort 
en  1775,  publia  licaucoup  d'ouvrages  sous  le  nom  de  Janus  Plancus  ;  celui 
dont  veut  parler  Jeau- Jacques  a  pour  titre:  Discovio  sopra  il  vilto  pittago- 
rico ,  Venise,  175?. ,  in-S».  Antoine  Cocchi,  né  en  iGgS  ,  mort  en  l'SS,  était 
originaire  de  Mugello  ,  eu  Toscane.  Il  s'intitule  quelquefois  Filosofo  mugellano. 
n  a  fait  une  dissertation  sur  le  régime  pythagoricien  ,  que  Bentivoglio  mit  en 
français. 


56  EMILE. 

le  meilleur  pour  l'enfant,  le  régime  animal  fïit  le 
meilleur  pour  la  rourrice?  Il  y  a  de  la  contradiction 
à  cela. 

C'est  surtout  dans  les  premières  années  de  la  vie 
que  l'air  agit  sur  la  constitution  des  enfants.  Dans 
une  peau  délicate  et  molle  il  pénètre  par  tous  les 
pores,  il  affecte  puissamment  ces  corps  naissants; 
il  leur  laisse  des  impressions  qui  ne  s'effacent  point. 
Je  ne  serais  donc  pas  d'avis  qu'on  tirât  une  paysanne 
de  son  village  pour  l'enfermer  en  ville  dans  une 
chambre  et  faire  nourrir  l'enfant  chez  soi;  j'aime 
mieux  qu'il  aille  respirer  le  bon  air  de  la  campagne, 
qu'elle  le  mauvais  air  de  la  ville.  Il  prendra  l'état  de 
sa  nouvelle  mère,  il  habitera  sa  maison  rustique,  et 
son  gouverneur  l'y  suivra.  Le  lecteur  se  souviendra 
bien  que  ce  gouverneur  n'est  pas  un  homme  à 
gages;  c'est  l'ami  du  père.  Mais  quand  cet  ami  ne 
se  trouve  pas ,  quand  ce  transport  n'est  pas  facile  , 
quand  rien  de  ce  que  vous  conseillez  n'est  fai- 
sable ,  que  faire  à  la  place,  me  dira-t-on?...  je  vous 
l'ai  déjà  dit,  ce  que  vous  faites;  on  n'a  pas  besoin 
de  conseil  pour  cela. 

Les  hommes  ne  sont  point  faits  pour  être  en- 
tassés en  fourmilières ,  mais  épars  sur  la  terre 
qu'ils  doivent  cultiver.  Plus  ils  se  rassemblent,  plus 
\  ils  se  corrompent.  Les  infirmités  du  corps,  ainsi  que 

les  vices  de  l'ame  ,  sont  l'infaillible  effet  de  ce  con- 
cours trop  nombreux.  L'homme  est  de  tous  les  ani- 
maux celui  qui  peut  le  moins  vivre  en  troupeaux.  Des 
hommes  entassés  comme  des  moutons  périraient 
tous  en  très-peu  de  temps.  L'haleine  de  l'homme 


n^ 


LIVRE  I.  57 

est  mortelle  à  ses  semblables  :  cela  n'est  pas  moins 
vrai  au  propre  qu'an  figuré. 

Les  villes  sont  le  gouffre  de  l'espèce  humaine. 
Au  bout  de  quelques  générations  les  races  périssent 
ou  dégénèrent;  il  faut  les  renouveler,  et  c'est  tou- 
jours la  campagne  qui  fournit  à  ce  renouvelle- 
ment. Envoyez  donc  vos  enfants  se  renouveler, 
pour  ainsi  dire ,  eux-mêmes ,  et  reprendre  au  milieu 
des  champs  la  vigueur  qu'on  perd  dans  l'air  malsain 
des  lieux  trop  peuplés.  Les  femmes  grosses  qui  sont 
à  la  campagne  se  hâtent  de  revenir  accoucher  à  la 
ville  :  elles  devraient  faire  tout  le  contraire,  celles 
surtout  qui  veulent  nourrir  leurs  enfants.  Elles 
auraient  moins  à  regretter  qu'elles  ne  pensent;  et 
dans  un  séjour  plus  naturel  à  l'espèce,  les  plaisirs 
attachés  aux  devoirs  de  la  nature  leur  ôteraient 
bientôt  le  goiit  de  ceux  qui  ne  s'y  rapportent  pas. 

D'abord  après  l'accouchement  on  lave  l'enfant 
avec  quelque  eau  tiède  où  l'on  mêle  ordinairement 
du  vin.  Cette  addition  du  vin  me  parait  peu  né- 
cessaire. Comme  la  nature  ne  ])roduit  rien  de  fer- 
menté ,  il  n'est  pas  à  croire  que  l'usage  d'une  li- 
queur artificielle  importe  à  la  vie  de  ses  créatures. 

Par  la  même  raison  cette  précaution  de  faire 
tiédir  l'eau  n'est  pas  non  plus  indispensable  ;  et  en 
effet  des  multitudes  de  peuples  lavent  les  enfants 
nouveau-nés  dans  les  rivières  ou  à  la  mer  sans  autre 
façon  :  mais  les  nôtres ,  amollis  avant  que  de  naître 
par  la  mollesse  des  pères  et  des  mères ,  apportent 
en  venant  au  monde  un  tempérament  déjà  gâté, 
qu'il  ne   faut  pas    exposer   d'abortl   à  toutes    les 


Ob  EMILE. 

épreuves  qui  doivent  le  rétablir.  Ce  n'est  que  par 
degrés  qu'on  peut  les  ramener  à  leur  vigueur  pri- 
mitive. Commencez  donc  d'abord  par  suivre  l'u- 
sage ,  et  ne  vous  en  écartez  que  peu  à  peu.  Lavez 
souvent  les  enfants  ;  leur  malpropreté  en  montre 
le  besoin.  Quand  on  ne  fait  que  les  essuyer,  on  les 
déchire;  mais  à  mesure  qu'ils  se  renforcent,  di- 
minuez par  degrés  la  tiédeur  de  l'eau,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  vous  les  laviez  été  et  hiver  à  l'eau  froide 
et  même  glacée.  Comme  pour  ne  pas  les  exposer 
il  importe  que  cette  diminution  soit  lente,  succes- 
sive ,  et  insensible ,  on  peut  se  servir  du  thermo- 
mètre pour  la  mesurer  exactement. 

Cet  usage  du  bain  une  fois  établi  ne  doit  plus 
être  interrompu,  et  il  importe  de  le  garder  toute  sa 
vie.  Je  le  considère  non-seulement  du  côté  de  la 
propreté  et  de  la  santé  actuelle ,  mais  aussi  comme 
une  précaution  salutaire  pour  rendre  plus  flexible 
la  texture  des  fibres ,  et  les  faire  céder  sans  effort 
et  sans  risque  aux  divers  degrés  de  chaleur  et  de 
froid.  Pour  cela  je  voudrais  qu'en  grandissant  on 
s'accoutumât  peu  à  peu  à  se  baigner  quelquefois 
dans  des  eaux  chaudes  à  tous  les  degrés  suppor- 
tables ,  et  souvent  dans  des  eaux  froides  à  tous  les 
degrés  possibles.  Ainsi ,  après  s'être  habitué  à  sup- 
porter les  diverses  températures  de  l'eau,  qui ,  étant 
un  fluide  plus  dense ,  nous  touche  par  plus  de  points 
et  nous  affecte  davantage,  on  deviendrait  presque 
insensible  à  celles  de  l'air. 

Au  moment  que  l'enfant  respire  en  sortant  de  ses 
enveloppes,  ne  souffrez  pas  qu'on  lui  en  donne 


LIVRE  I.  5g 

d'autres  qui  le  tiennent  plus  à  l'étroit.  Point  de 
têtières ,  point  de  bandes ,  point  de  maillot  ;  des 
langes  flottants  et  larges ,  qui  laissent  tous  ses  mem- 
bres en  liberté,  et  ne  soient  ni  assez  pesants  pour 
gêner  ses  mouvements ,  ni  assez  chauds  pour  em- 
pêcher qu'il  ne  sente  les  impressions  de  l'air  ".  Pla- 
cez-le dans  un  grand  berceau  ^  bien  rembourré , 
où  il  puisse  se  mouvoir  à  l'aise  et  sans  danger. 
Quand  il  commence  à  se  fortifier,  laissez-le  ramper 
par  la  chambre;  laissez-lui  développer,  étendre  ses 
petits  membres  ;  vous  les  verrez  se  renforcer  de 
jour  eu  jour.  Comparez-le  avec  un  enfant  bien  em- 
mailloté du  même  âge ,  vous  serez  étonné  de  la  dif- 
férence de  leurs  progrès  ''. 

^  On  étouffe  les  enfants  dans  les  villes  à  force  de  les  tenir  ren- 
fermés et  vêtus.  Ceux  qui  les  gouvernent  en  sont  encore  à  savoir 
que  l'air  froid ,  loin  de  leur  faire  du  mal ,  les  renforce ,  et  que  l'air 
chaud  les  affaiblit ,  leur  donne  la  fièvre ,  et  les  tue. 

"  Je  dis  un  berceau ,  pour  employer  un  mot  usité  faute  d'autre , 
car  d'ailleurs  je  suis  persuadé  qu'il  n'est  jamais  nécessaire  de  bercer 
les  enfants ,  et  que  cet  usage  leur  est  souvent  pernicieux. 

'^  «  Les  anciens  Péruviens  laissaient  les  bras  libres  aux  enfants 
"  dans  un  maillot  fort  large  :  lorsqu'ils  les  en  tiraient ,  ils  les  met- 
'<  taient  en  liberté  dans  un  trou  fait  en  terre  et  garni  de  linges , 
"  dans  lequel  ils  les  descendaient  jusqu'à  la  moitié  du  corps  :  de 
«  cette  façon  ils  avaient  les  bras  libres ,  et  ils  pouvaient  mouvoir 
«  leur  tête  et  fléchir  leur  corps  à  leur  gré ,  sans  tomber  et  sans  se 
«  blesser  :  dès  qu'ils  pouvaient  faire  un  pas ,  on  leur  présentait  la 
«  mamelle  d'ij.n  peu  loin,  comme  un  appât,  pour  les  obliger  à  mar- 
»  cher.  Les  petits  Nègres  sont  quelquefois  dans  une  situation  bien 
«  plus  fatigante  pour  téter;  ils  embrassent  l'une  des  hanches  de  la 
«  mère  avec  leurs  genoux  et  leurs  pieds,  et  ils  la  serrent  si  bien 
«  qu'ils  peuvent  s'y  soutenir  sans  le  secours  des  bras  de  la  mère. 
«  Ils  s'attachent  à  la  mamelle  avec  leurs  mains ,  et  ils  la  sucent  cons- 
«  tamment  sans  se  déranger  et  sans  tomber ,  malgré  les  différents 
«  mouvements  de  la  mère,  qui  pendant  ce  temps  travaille  à  son  or- 
•  dinaire.  Ces  enfants  commencent  à  marcher  dès  le  second  mois  , 


6o  EMILE. 

On  doit  s'attendre  à  de  grandes  oppositions  de 
la  part  des  nourrices,  à  qui  l'enfant  bien  garrotté 
donne  moins  de  peine  que  celui  qu'il  faut  veiller 
incessamment.  D'ailleurs  sa  malpropreté  devient 
plus  sensible  dans  un  habit  ouvert;  il  faut  le  net- 
toyer plus  souvent.  Enfin  la  coutume  est  im  argu- 
ment qu'on  ne  réfutera  jamais  en  certains  pays  au 
gré  du  peuple  de  tous  les  états. 

Ne  raisonnez  point  avec  les  nourrices  ;  ordonnez , 
voyez  faire,  et  n'épargnez  rien  pour  rendre  aisés 
dans  la  pratique  les  soins  que  vous  aurez  prescrits. 
Pourquoi  ne  les  partageriez-vous pas?  Dans  les  nour- 
ritures ordinaires  où  l'on  ne  regarde  qu'au  physi- 
que, pourvu  que  l'enfant  vive  et  qu'il  ne  dépérisse 
point ,  le  reste  n'importe  guère  :  mais  ici ,  où  l'édu- 
cation commence  avec  la  vie,  en  naissant  l'enfant 
est  déjà  disciple,  non  du  gouverneur,  mais  de  la 
nature.  Le  gouverneur  ne  fait  qu'étudier  sous  ce 
premier  maître  et  empêcher  que  ses  soins  ne  soient 
contrariés.  11  veille  le  nourrisson,  il  l'observe,  il  le 
suit,  il  épie  avec  vigilance  la  première  lueur  de  son 
faible  entendement ,  comme  aux  approches  du  pre- 
mier quartier  les  musulmans  épient  l'instant  du 
lever  de  la  lime. 

«  ou  plutôt  à  se  traîner  sur  les  genoux  et  sur  les  mains.  Cet  exer- 
«  cice  leur  donne  pour  la  suite  la  facilité  de  courir ,  dans  cette 
«  situation ,  presque  aussi  vite  que  s'ils  étaient  sur  leurs  pieds.  » 
Ilist  nat.  ,  tome  iv  ,  in- 12  ,  page  192. 

A  ces  exemples  M.  de  Buffon  aurait  pu  ajouter  celui  de  l'Angle- 
terre, où  l'extravagante  et  barbare  pratique  du  maillot  s'abolit  de 
jour  en  jour.  Voyez  aussi  La  Loubère ,  l'oyage  de  Siam  ;  le  sieur 
Le  Beau ,  Voyage  du  Canada ,  etc.  Je  remplirais  vingt  pages  de  cita- 
tions ,  si  j'avais  besoin  de  confirmer  ceci  par  des  faits. 


LIVRE   I.  6l 

Nous  naissons  capables  d'apprendre ,  mais  ne  sa- 
chant rien,  ne  connaissant  rien,  L'ame,  enchaînée 
dans  des  organes  imparfaits  et  demi-formés ,  n'a 
pas  même  le  sentiment  de  sa  propre  existence.  Les 
mouvements,  les  cris  de  l'enfant  qui  vient  de  naître ,' 
sont  des  effets  purement  mécanicpies,  dépourvus 
de  connaissance  et  de  volonté. 

Supposons  qu'un  enfant  eût  à  sa  naissance  la 
stature  et  la  force  d'un  homme  fait;  qu'il  sortît, 
pour  ainsi  dire ,  tout  armé  du  sein  de  sa  mère , 
comme  Pallas  sortit  du  cerveau  de  Jupiter  ;  cet 
homme  enfant  serait  un  parfait  imbécile,  un  au- 
tomate ,  une  statue  immobile  et  presque  insensible  : 
il  ne  verrait  rien,  il  n'entendrait  rien,  il  ne  con- 
naîtrait personne,  il  ne  saurait  pas  tourner  les  yeux 
vers  ce  qu'il  aurait  besoin  de  voir  :  non-seulement 
il  n'apercevrait  aucun  objet  hors  de  lui ,  il  n'en  rap- 
porterait même  aucun  dans  l'organe  du  sens  qui 
le  lui  ferait  apercevoir;  les  couleurs  ne  seraient 
point  dans  ses  yeux,  les  sons  ne  seraient  point  dans 
ses  oreilles,  les  corps  qu'il  toucherait  ne  seraient 
point  sur  le  sien ,  il  ne  saurait  pas  même  tju'il  en  a 
un  :  le  contact  de  ses  mains  serait  dans  son  cer- 
veau ;  toutes  ses  sensations  se  réuniraient  dans  un 
seul  point  ;  il  n'existerait  que  dans  le  commun  sen- 
sorium  ;  il  n'aurait  qu'une  seule  idée ,  savoir  celle 
du  moi,  à  laquelle  il  rapporterait  toutes  ses  sensa- 
tions; et  cette  idée,  ou  plutôt  ce  sentiment,  serait 
la  seule  chose  qu'il  aurait  de  plus  qu'un  enfant  or- 
dinaire. 

Cet  homme,  formé  tout  à  coup,  ne  saurait  pas 


6»  EMILE. 

non  plus  se  redresser  sur  ses  pieds  ;  il  lui  faudrait 
beaucoup  de  temps  pour  apprendre  à  s'y  soutenir 
en  équilibre;  peut-être  n'en  ferait-il  pas  même  l'es- 
sai, et  vous  verriez  ce  grand  corps  fort  et  robuste 
rester  en  place  comme  une  pierre,  ou  ramper  et 
se  traîner  comme  un  jeune  chien. 

Il  sentirait  le  malaise  des  besoins  sans  les  con- 
naître, et  sans  imaginer  aucun  moyen  d'y  pourvoir. 
Il  n'y  a  nulle  immédiate  communication  entre  les 
muscles  de  l'estomac  et  ceux  des  bras  et  des  jambes , 
qui,  même  entouré  d'aliments,  lui  fît  faire  un  pas 
pour  en  approcher  ou  étendre  la  main  pour  les  sai- 
sir ;  et  comme  son  corps  aurait  pris  son  accroisse- 
ment, que  ses  membres  seraient  tout  développés, 
qu'il  n'aurait  par  conséquent  ni  les  inquiétudes  ni 
les  mouvements  continuels  des  enfants,  il  pourrait 
mourir  de  faim  avant  de  s'être  mii  pour  chercher 
sa  subsistance.  Pour  peu  qu'on  ait  réfléchi  sur 
l'ordre  et  le  progrès  de  nos  connaissances,  on  ne 
peut  nier  que  tel  ne  fût  à  peu  près  l'état  primitif 
d'ignorance  et  de  stupidité  naturel  à  l'homme 
avant  qu'il  eût  rien  appris  de  l'expérience  ou  de 
ses  semblables. 

On  connaît  donc  ou  l'on  peut  connaître  le  pre- 
mier point  d'où  part  chacun  de  nous  pour  ar- 
river au  degré  commun  de  l'entendement;  mais 
qui  est-ce  qui  connaît  l'autre  extrémité?  Chacun 
I  avance  plus  ou  moins  selon  son  génie,  son  goût,  ses 
besoins,  ses  talents,  son  zèle,  et  les  occasions  qu'il 
a  de  s'y  livrer.  Je  ne  sache  pas  qu'aucun  philosophe 
ait  encore  été  assez  hardi  pour  dire  :  Voilà  le  terme 


LIVRE   I.  63 

où  l'homme  peut  parvenir  et  qu'il  ne  saurait  pas- 
ser. Nous  ignorons  ce  que  notre  nature  nous  per- 
met d'être  ;  nul  de  nous  n'a  mesuré  la  distance  qui 
peut  se  trouver  entre  un  homme  et  un  autre  homme. 
Quelle  est  l'ame  basse  que  cette  idée  n'échauffa 
jamais,  et  qui  ne  se  dit  pas  quelquefois  dans  son 
orgueil,  Combien  j'en  ai  déjà  passé!  combien  j'en 
puis  encore  atteindre!  pourquoi  mon  égal  irait-il 
plus  loin  que  moi? 

Je  le  répète,  l'éducation  de  l'homme  commence  . 
à  sa  naissance;  avant  de  parler,  avant  que  d'en-  '■ 
tendre ,  il  s'instruit  déjà.  L'expérience  prévient 
les  leçons;  au  moment  qu'il  connaît  sa  nourrice  il 
a  déjà  beaucoup  acquis.  On  serait  surpris  des  con- 
naissances de  l'homme  le  plus  grossier  si  l'on  sui- 
vait son  progrès  depuis  le  moment  où  il  est  né  jus- 
qu'à celui  où  il  est  parvenu.  Si  l'on  partageait  toute 
la  science  hmiiaine  en  deux  parties,  l'une  commune 
à  tous  les  hommes,  l'autre  particulière  aux  sa- 
vants, celle-ci  serait  très-petite  en  comparaison  de 
l'autre.  Mais  nous  ne  songeons  guère  aux  acquisi- 
tions générales,  parce  qu'elles  se  font  sans  qu'on 
y  pense  et  même  avant  l'âge  de  raison  ;  que  d'ail- 
leurs le  savoir  ne  se  fait  remarquer  que  par  ses  diffé- 
rences, et  que,  comme  dans  les  équations  d'algèbre, 
les  quantités  communes  se  comptent  pour  rien. 

Les  animaux  mêmes  acquièrent  beaucoup.  Ils 
ont  des  sens,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  en  faire 
usage;  ils  ont  des  besoins,  il  faut  qu'ils  apprennent 
à  y  pourvoir;  il  faut  qu'ils  apprennent  à  manger, 
à  marcher,  à  voler.  Les  quadrupèdes  qui  se  tiennent 


64  .  EMILE. 

sur  leurs  pieds  dès  leur  naissance  ne  savent  pas 
marcher  pour  cela;  on  voit  à  leurs  premiers  pas 
que  ce  sont  des  essais  mal  assurés.  Les  serins 
échappés  de  leurs  cages  ne  savent  point  voler, 
parce  qu'ils  n'ont  jamais  volé.  Tout  est  instruction 
pour  les  êtres  animés  et  sensibles.  Si  les  plantes 
avaient  un  mouvement  progressif,  il  faudrait 
qu'elles  eussent  des  sens  et  qu'elles  acquissent  des 
connaissances,  autrement  les  espèces  périraient 
bientôt. 

Les  premières  sensations  des  enfants  sont  pure- 
ment affectives;  ils  n'aperçoivent  que  le  plaisir  et 
la  douleur.  Ne  pouvant  ni  marcher  ni  saisir ,  ils  ont 
besoin  de  beaucoup  de  temps  pour  se  former  peu 
à  peu  les  sensations  représentatives  qui  leur  mon- 
trent les  objets  hors  d'eux-mêmes;  mais  en  atten- 
dant que  ces  objets  s'étendent,  s'éloignent  pour 
ainsi  dire  de  leurs  yeux,  et  prennent  pour  eux  des 
dimensions  et  des  figures,  le  retour  des  sensations 
affectives  commence  à  les  soumettre  à  l'empire  de 
l'habitude;  on  voit  leurs  yeux  se  tourner  sans 
cesse  vers  la  lumière,  et,  si  elle  leur  vient  de  côté, 
prendre  insensiblement  cette  direction;  en  sorte 
qu'on  doit  avoir  soin  de  leur  opposer  le  visage  au 
jour,  de  peur  qu'ils  ne  deviennent  louches  ou  ne 
s'accoutument  à  regarder  de  travers.  Il  faut  aussi 
qu'ils  s'habituent  de  bonne  heure  aux  ténèbres; 
autrement  ils  pleurent  et  crient  sitôt  qu'ils  se  trou- 
vent à  l'obscuiité.  La  nourriture  et  le  sommeil 
trop  exactement  mesurés  leur  deviennent  néces- 
saires au  bout  des  mêmes  intervalles;  et  bientôt  le 


LIVRE  I.  65 

désir  ne  vient  plus  du  besoin ,  mais  de  l'habitude , 
ou  plutôt  l'habitude  ajoute  un  nouveau  besoin  à 
celui  de  la  nature  :  voilà  ce  qu'il  faut  prévenir. 

La  seule  habitude  qu'on  doit  laisser  prendre  à 
l'enfant  est  de  n'en  contracter  aucune  ;  qu'on  ne  le 
porte  pas  plus  sur  un  bras  que  sur  l'autre  ;  qu'on 
ne  l'accoutume  pas  à  présenter  une  main  plutôt 
que  l'autre,  à  s'en  servir  plus  souvent,  à  vouloir 
manger,  dormir,  agir  aux  mêmes  heures,  à  ne 
pouvoir  rester  seul  ni  nuit  ni  jour.  Préparez  de  \ 
loin  le  règne  de  sa  liberté  et  l'usage  de  ses  forces, 
en  laissant  à  son  corps  l'habitude  naturelle,  en  le 
mettant  en  état  d'être  toujours  maître  de  lui-même , 
et  de  faire  en  toutes  chose  sa  volonté  sitôt  qu'il  en 
aura  une. 

Dès  que  l'enfant  commence  à  distinguer  les  ob- 
jets, il  importe  de  mettre  du  choix  dans  ceux  qu'on 
lui  montre.  Naturellement  tous  les  nouveaux  ob-  ^ 
jets  intéressent  l'homme.  Il  se  sent  si  faible  qu'il 
craint  tout  ce  qu'il  ne  connaît  pas  :  l'habitude  de 
voir  des  objets  nouveaux  sans  en  être  affecté 
détruit  cette  crainte.  Les  enfants  élevés  dans  des 
maisons  propres  où  l'on  ne  souffre  point  d'arai- 
gnées ont  peur  des  araignées,  et  cette  peur  leur  de- 
meure souvent  étant  grands.  Je  n'ai  jamais  vu  de 
paysans,  ni  homme,  ni  femme,  ni  enfant,  avoir 
peur  des  araignées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  enfant  ne  com- 
mencerait-elle pas  avant  qu'il  parle   et  qu'il  en- 
tende, puisque  le  seul  choix  des  objets  qu'on  lui  (^ 
présente  est  propre  à  le  rendre  timide  ou  coura^ 

R.    III.  5 


66  EMILE. 

geux?  Je  veux  qu'on  l'habitue  à  voir  des  objets 
nouveaux ,  des  animaux  laids ,  dégoûtants ,  bizarres , 
mais  peu  à  peu,  de  loin,  jusqu'à  ce  qu'il  y  soit  ac- 
coutumé, et  qu'à  force  de  les  voir  manier  à  d'autres 
il  les  manie  enfin  lui-même.  Si  durant  son  enfance 
il  a  vu  sans  effroi  des  crapauds,  des  serpents,  des 
écrevisses,  il  verra  sans  horreur,  étant  grand,  quel- 
que animal  que  ce  soit.  Il  n'y  a  plus  d'objets  affreux 
pour  qui  en  voit  tous  les  jours. 

Tous  les  enfants  ont  peur  des  masques.  Je  com- 
mence par  montrer  à  Emile  un  masque  d'une  figure 
agréable;  ensuite  quelqu'un  s'apphque  devant  lui 
ce  masque  sur  le  visage:  je  me  mets  à  rire,  tout  le 
monde  rit,  et  l'enfant  rit  comme  les  autres.  Peu  à 
peu  je  l'accoutume  à  des  masques  moins  agréables, 
et  enfin  à  des  figures  hideuses.  Si  j'ai  bien  ménagé 
ma  gradation ,  loin  de  s'effrayer  au  dernier  masque , 
il  en  rira  comme  du  premier.  Après  cela  je  ne  crains 
plus  qu'on  l'effraie  avec  des  masques. 

Quand,  dans  les  adieux  d'Andromaque  et  d'Hec- 
tor, le  petit  Astyanax,  effrayé  du  panache  qui  flotte 
sur  le  casque  de  son  père,  le  méconnaît,  se  jette 
en  criant  sur  le  sein  de  sa  nourrice ,  et  arrache  à 
sa  mère  un  souris  mêlé  de  larmes ,  que  faut-il  faire 
pour  guérir  cet  effroi?  Précisément  ce  que  fait 
Hector,  poser  le  casque  à  terre,  et  puis  caresser 
l'enfant.  Dans  un  moment  plus  trancpjille  on  ne 
s'en  tiendrait  pas  là;  on  s'approcherait  du  casque, 
on  jouerait  avec  les  plumes,  on  les  ferait  manier 
à  l'enfant;  enfin  la  nourrice  prendrait  le  casque, 
et  le  poserait  en  riant  sur  sa  propre  tête,  si  toute- 


LIVRE  I.  67 

fois  la  main  d'une  femme  osait  toucher  aux  armes 
d'Hector. 

S'a^it-il  d'exercer  Emile  au  bruit  d'une  arme  à 
feu,  je  brûle  d'abord  une  amorce  dans  un  pistolet. 
Cette  flamme  brusque  et  passagère,  cette  espèce 
d'éclair  le  réjouit  :  je  répète  la  même  chose  avec 
plus  de  poudre;  peu  à  peu  j'ajoute  au  pistolet  une 
petite  charge  sans  bourre,  puis  une  plus  grande  : 
enfin  je  l'accoutume  aux  coups  de  fusil,  aux  boîtes, 
aux  canons ,  aux  détonations  les  plus  terribles. 

J'ai  remarqué  que  les  enfants  ont  rarement  peur 
du  tonnerre ,  à  moins  que  les  éclats  ne  soient  af- 
freux et  ne  blessent  réellement  l'organe  de  l'ouïe; 
autrement  cette  peur  ne  leur  vient  que  quand  ils 
ont  appris  que  le  tonnerre  blesse  ou  tue  quelque- 
fois. Quand  la  raison  commence  à  les  effrayer, 
faites  que  l'habitude  les  rassure.  Avec  une  grada- 
tion lente  et  ménagée  on  rend  l'homme  et  l'enfant 
intrépide  à  tout. 

Dans  le  commencement  de  la  vie ,  où  la  mémoire 
et  l'imagination  sont  encore  inactives,  l'enfant 
n'est  attentif  qu'à  ce  qui  affecte  actuellement  ses 
sens;  ses  sensations  étant  les  premiers  matériaux  de 
ses  connaissances ,  les  lui  offrir  dans  un  ordre  con- 
venable, c'est  préparer  sa  mémoire  à  les  fournir  un 
jour  dans  le  même  ordre  à  son  entendement;  mais 
comme  il  n'est  attentif  qu'à  ses  sensations ,  il  suffit 
d'abord  de  lui  montrer  bien  distinctement  la  liaison 
de  ces  mêmes  sensations  avec  les  objets  qui  les 
causent.  Il  veut  tout  toucher,  tout  manier:  ne  vous 
opposez  point  à  cette  inquiétude;  elle  lui  suggère 

5.^ 


68  EMILE. 

un  apprentissage  très -nécessaire.  C'est  ainsi  qu'il 
apprend  à  sentir  la  chaleur ,  le  froid ,  la  dureté ,  la 
mollesse ,  la  pesanteur ,  la  légèreté  des  corps ,  à  ju- 
ger de  leur  grandeur,  de  leur  figure,  et  de  toutes 
leurs  qualités  sensibles,  en  regardant,  palpanf", 
écoutant ,  surtout  en  comparant  la  vue  au  toucher , 
en  estimant  à  l'œil  la  sensation  qu'ils  feraient  sous 
ses  doigts. 

Ce  n'est  que  par  le  mouvement  que  nous  appre- 
nons qu'il  y  a  des  choses  qui  ne  sont  pas  nous; 
et  ce  n'est  que  par  notre  propre  mouvement  que 
nous  acquérons  l'idée  de  l'étendue.  C'est  parce  que 
l'enfant  n'a  point  cette  idée ,  qu'il  tend  indifférem- 
ment la  main  pour  saisir  l'objet  qui  le  touche,  ou 
l'objet  qui  est  à  cent  pas  de  lui.  Cet  effort  qu'il 
fait  vous  paraît  un  signe  d'empire,  un  ordre  qu'il 
donne  à  l'objet  de  s'approcher,  ou  à  vous  de  le 
lui  apporter;  et  point  du  tout,  c'est  seulement  que 
les  mêmes  objets  qu'il  voyait  d'abord  dans  son  cer- 
veau, puis  sur  ses  yeux,  il  les  voit  maintenant  au 
bout  de  ses  bras ,  et  n'imagine  d'étendue  que  celle 
où  il  peut  atteindre.  Ayez  donc  soin  de  le  prome- 
ner souvent,  de  le  transporter  d'une  place  à  l'autre, 
de  lui  faire  sentir  le  changement  de  lieu,  afin  de 
lui  apprendre  à  juger  des  distances.  Quand  il  com- 
mencera de  les  connaître ,  alors  il  faut  changer  de 
méthode,  et  ne  le  porter  que  comme  il  vous  plaît, 

"■  L'odorat  est  de  tous  les  sens  celui  qui  se  développe  le  plus 
tard  dans  les  enfants  :  jusqu'à  l'âge  de  deux  ou  trois  ans  il  ne  paraît 
pas  qu'ils  soient  sensibles  ni  aux  bonnes  ni  aux  mauvaises  odeurs  ; 
ils  ont  à  cet  égard  l'indifférence  ou  plutôt  l'insensibilité  qu'on  re- 
in<irque  dans  plusieurs  animaux. 


LIVRE  I.  69 

et  non  comme  il  lui  plaît  ;  car  sitôt  qu'il  n'est  plus 
abusé  par  le  sens ,  son  effort  change  de  cause  :  ce 
changement  est  remarquable,  et  demande  expli- 
cation. 

Le  malaise  des  besoins  s'exprime  par  des  signes, 
quand  le  secours  d'autrui  est  nécessaire  pour  y 
pourvoir.  De  là  les  cris  des  enfants  :  ils  pleurent 
beaucoup;  cela  doit  être.  Puisque  toutes  leurs  sensa- 
tions sont  affectives ,  quand  elles  sont  agréables ,  ils 
en  jouissent  en  silence;  quand  elles  sont  pénibles, 
ils  le  disent  dans  leur  langage,  et  demandent  du 
soulagement.  Or  tant  qu'ils  sont  éveillés  ils  ne 
peuvent  presque  rester  dans  un  état  d'indifférence  ; 
ils  dorment,  ou  sont  affectés. 

Toutes  nos  langues  sont  des  ouvrages  de  l'art. 
On  a  long-temps  cherché  s'il  y  avait  une  langue 
naturelle  et  commune  à  tous  les  hommes  :  sans 
doute ,  il  y  en  a  une  ;  et  c'est  celle  que  les  enfants 
parlent  avant  de  savoir  parler.  Cette  langue  n'est 
pas  articulée,  mais  elle  est  accentuée,  sonore,  intel- 
ligible. L'usage  des  nôtres  nous  l'a  fait  négliger  au 
point  de  l'oublier  tout-à-fait.  Étudions  les  enfants, 
et  bientôt  nous  la  rapprendrons  auprès  d'eux.  Les 
nourrices  sont  nos  maîtres  dans  cette  langue  ;  elles 
entendent  tout  ce  que  disent  leurs  nourrissons, 
elles  leur  répondent,  elles  ont  avec  eux  des  dialogues 
très-bien  suivis;  et  quoiqu'elles  prononcent  des 
mots ,  ces  mots  sont  parfaitement  inutiles  ;  ce  n'est 
point  le  sens  du  mot  qu'ils  entendent,  mais  l'ac- 
cent dont  il  est  accompagné. 

Au  langage  de  la  voix  se  joint  celui  du  geste ,  non 


-JO  EMILE. 

moins  énergique.  Ce  geste  n'est  pas  clans  les  faibles 
mains  des  enfants,  il  est  sur  leurs  visages.  Il  est 
étonnant  combien  ces  physionomies  mal  formées 
ont  déjà  d'expression  :  leurs  traits  changent  d'un 
instant  à  l'autre  avec  une  inconcevable  rapidité  : 
vous  y  voyez  le  sourire,  le  désir,  l'effroi,  naître 
et  passer  comme  autant  d'éclairs  :  à  chaque  fois 
vous  croyez  voir  un  autre  visage.  Ils  ont  certai- 
nement les  muscles  de  la  face  plus  mobiles  que 
nous.  En  revanche  leurs  yeux  ternes  ne  disent  pres- 
que rien.  Tel  doit  être  le  genre  de  leurs  signes 
dans  un  âge  où  l'on  n'a  que  des  besoins  corporels; 
l'expression  des  sensations  est  dans  les  grimaces, 
l'expression  des  sentiments  est  dans  les  regards. 

Comme  le  premier  état  de  l'homme  est  la  misère 
et  la  faiblesse,  ses  premières  voix  sont  la  plainte 
et  les  pleurs.  L'enfant  sent  ses  besoins,  et  ne  les 
peut  satisfaire,  il  implore  le  secours  d'autrui  par 
des  cris:  s'il  a  faim  ou  soif,  il  pleure;  s'il  a  trop 
froid  ou  trop  chaud,  il  pleure;  s'il  a  besoin  de 
mouvement  et  qu'on  le  tienne  en  repos ,  il  pleure  ; 
s'il  veut  dormir  et  qu'on  l'agite,  il  pleure.  Moins 
sa  manière  d'être  est  à  sa  disposition ,  plus  il  de- 
mande fréquemment  qu'on  la  change.  Il  n'a  qu'un 
langage,  parce  c[u'il  n'a,  pour  ainsi  dire,  qu'une 
sorte  de  mal- être  :  dans  l'imperfection  de  ses  or- 
ganes il  ne  distingue  point  leurs  impressions  di- 
verses ;  tous  les  maux  ne  forment  pour  lui  qu'une 
sensation  de  douleur. 

De  ces  pleurs ,  qu'on  croirait  si  peu  dignes  d'at- 
tention,   naît  le  premier  rapport   de  l'homme  à 


LIVRE  I.  71 

tout  ce  qui  l'environne  :  ici  se  forge  le  premier 
anneau  de  cette  longue  chaîne  dont  l'oidre  social 
est  formé. 

Quand  l'enfant  pleure,  il  est  mal  à  son  aise,  il 
a  quelque  besoin  qu'il  ne  saurait  satisfaire  :  on 
examine,  on  cherche  ce  besoin,  on  le  trouve,  on 
y  pourvoit.  Quand  on  ne  le  trouve  pas  ou  quand 
on  n'y  peut  pourvoir,  les  pleurs  continuent,  on 
en  est  importuné  :  on  flatte  l'enfant  pour  le  faire 
taire ,  on  le  berce ,  on  lui  chante  pour  l'endormir  : 
s'il  s'opiniàtre,  on  s'impatiente,  on  le  menace;  des 
nourrices  brutales  le  frappent  quelquefois.  Voilà 
d'étranges  leçons  pour  son  entrée  à  la  vie. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un  de  ces  in- 
commodes pleureurs  ainsi  frappé  par  sa  nourrice. 
Il  se  tut  sur-le-champ  :  je  le  crus  intimidé.  Je  nje 
disais  :  Ce  sera  une  ame  servile  dont  on  n'obtiendra 
rien  que  par  la  rigueur.  Je  me  trompais;  le  mal- 
heureux suffoquait  de  colère,  il  avait  perdu  la 
respiration;  je  le  vis  devenir  violet.  Un  moment 
après  vinrent  les  cris  aigus;  tous  les  signes  du  res- 
sentiment, de  la  fureur,  du  désespoir  de  cet  âge, 
étaient  dans  ses  accents.  Je  craignis  qu'il  n'expirât 
dans  cette  agitation.  Quand  j'aurais  douté  que  le 
sentiment  du  juste  et  de  l'injuste  fut  inné  dans  le 
cœur  de  l'homme ,  cet  exemple  seul  m'aurait  con- 
vaincu. Je  suis  sûr  qu'un  tison  ardent  tombé  par 
hasard  sur  la  main  de  cet  enfant  lui  eût  été  moins 
sensible  que  ce  coup  assez  léger ,  mais  donné  dans 
l'intention  manifeste  de  l'offenser. 

Cette  disposition  des  enfants  à  l'emportement , 


7»  ÉJUILE. 

au  dépit,  à  la  colère,  demande  des  ménagements 
excessifs.  Boerhaave  pense  que  leurs  maladies  sont 
pour  la  plupart  de  la  classe  des  convulsives ,  parce 
que  la  tête  étant  proportionnellement  plus  grosse 
et  le  système  des  nerfs  plus  étendu  que  dans  les 
adultes  ,  le  genre  nerveux  est  plus  susceptible  d'ir- 
ritation. Éloignez  d'eux  avec  le  plus  grand  soin  les 
doniestiques  qui  les  agacent,  les  irritent,  les  impa- 
tientent :  ils  leur  sont  cent  fois  plus  dangereux,  plus 
funestes  que  les  injures  de  l'air  et  des  saisons.  Tant 
que  les  enfants  ne  trouveront  de  résistance  que  dans 
les  choses  et  jamais  dans  les  volontés,  ils  ne  de- 
viendront ni  mutins  ni  colères,  et  se  conserveront 
mieux  en  santé.  C'est  ici  une  des  raisons  pourquoi 
les  enfants  du  peuple,  plus  libres,  plus  indépen- 
dants ,  sont  généralement  moins  infirmes ,  moins 
délicats,  plus  robustes,  que  ceux  qu'on  prétend 
mieux  élever  en  les  contrariant  sans  cesse  :  mais 
il  faut  songer  toujours  qu'il  y  a  bien  de  la  diffé- 
rence entre  leur  obéir  et  ne  les  pas  contrarier. 

Les  premiers  pleurs  des  enfants  sont  des  prières  : 
si  l'on  n'y  prend  garde  ils  deviennent  bientôt  des 
ordres  ;  ils  commencent  par  se  faire  assister ,  ils  fi- 
nissent par  se  faire  servir.  Ainsi  de  leur  propre  fai- 
blesse, d'où  vient  d'abord  le  sentiment  de  leur 
dépendance ,  naît  ensuite  l'idée  de  l'empire  et  de 
la  domination  :  mais  cette  idée  étant  moins  excitée 
par  leurs  besoins  que  par  nos  services,  ici  com- 
mencent à  se  faire  apercevoir  les  effets  moraux 
dont  la  cause  immédiate  n'est  pas  dans  la  nature  ; 
et  l'on  voit  déjà  pourquoi,  dès  ce  premier  âge,  il 


LIVRE  I.  73 

importe  de  démêler  l'intention  secrète  que  dicte 
le  geste  ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec  effort  sans 
rien  dire,  il  croit  atteindre  à  l'objet,  parce  cju'il 
n'en  estime  pas  la  distance  ;  il  est  dans  l'erreur  : 
mais  quand  il  se  plaint  et  crie  en  tendant  la  main  , 
alors  il  ne  s'abuse  plus  sur  la  distance ,  il  commande 
à  l'objet  de  s'approcher,  ou  à  vous  de  le  lui  ap- 
porter. Dans  le  premier  cas,  portez-le  à  l'objet  len- 
tement et  à  petits  pas  ;  dans  le  second  ,  ne  faites 
pas  seulement  semblant  de  l'entendre  :  plus  il  criera, 
moins  vous  devez  l'écouter.  Il  importe  de  l'accou- 
tumer de  bonne  heure  à  ne  commander  ni  aux 
hommes ,  car  il  n'est  pas  leur  maître  ;  ni  aux  choses , 
car  elles  ne  l'entendent  point.  Ainsi  quand  un  enfant 
désire  quelque  chose  qu'il  voit  et  qu'on  veut  lui 
donner,  il  vaut  mieux  porter  l'enfant  à  l'objet,  que 
d'apporter  l'objet  à  l'enfant  :  il  tire  de  cette  pratique 
une  conclusion  qui  est  de  son  âge,  et  il  n'y  a  point 
d'autre  moyen  de  la  lui  suggérer. 

L'abbé  de  Saint- Pierre  appelait  les  hommes  de 
grands  enfants  ;  on  pourrait  appeler  réciproque- 
ment les  enfants  de  petits  hommes.  Ces  proposi- 
tions ont  leur  vérité  comme  sentences;  comme  prin- 
cipes elles  ont  besoin  d'éclaircissement.  Mais  quand 
Hobbes  appelait  le  méchant  un  enfant  robuste,  il 
disait  une  chose  absolument  contradictoire.  Toute 
méchanceté  vient  de  faiblesse  ;  l'enfant  n'est  mé- 
chant que  parce  c[u'il  est  faible;  rendez-le  fort,  il 
sera  bon  :  celui  qui  pourrait  tout  ne  ferait  jamais 
de  mal.  De  tous  les  attributs  de  la  Divinité  toute 


74  EMILE. 

puissante,  la  bonté  est  celui  sans  lequel  on  la  peut 
le  moins  concevoir.  Tous  les  peuples  qui  ont  re- 
connu deux  principes  ont  toujours  regardé  le  mau- 
vais comme  inférieur  au  bon;  sans  quoi  ils  auraient 
fait  une  supposition  absurde.  Voyez  ci -après  la 
Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard. 

La  raison  seule  nous  apprend  à  connaître  le  bien 
et  le  mal.  La  conscience  qui  nous  fait  aimer  l'un 
et  haïr  l'autre ,  quoique  indépendante  de  la  raison , 
ne  peut  donc  se  développer  sans  elle.  Avant  l'âge 
de  raison ,  nous  faisons  le  bien  et  le  mal  sans  le 
connaître  ;  et  il  n'y  a  point  de  moralité  dans  nos 
actions ,  quoiqu'il  y  en  ait  quelquefois  dans  le  sen- 
timent des  actions  d'autrui  qui  ont  rapport  à  nous. 
Un  enfant  veut  déranger  tout  ce  qu'il  voit;  il  casse, 
il  brise  tout  ce  qu'il  peut  atteindre  ;  il  empoigne 
un  oiseau  comme  il  empoignerait  une  pierre,  et 
i'étouffe  sans  savoir  ce  qu'il  fait. 

Pourquoi  cela?  D'abord  la  philosophie  en  va 
rendre  raison  par  des  vices  naturels ,  l'orgueil ,  l'es- 
prit de  domination,  l'amour-propre,  la  méchanceté 
de  l'homme  ;  le  sentiment  de  sa  faiblesse ,  pourra- 
t-elle  ajouter,  rend  l'enfant  avide  de  faire  des  actes 
de  force ,  et  de  se  prouver  à  lui-même  son  propre 
pouvoir.  Mais  voyez  ce  vieillard  infirme  et  cassé, 
ramené  par  le  cercle  de  la  vie  humaine  à  la  fai- 
blesse de  l'enfance  ;  non-seulement  il  reste  immobile 
et  paisible ,  il  veut  encore  que  tout  y  reste  autour 
de  lui  ;  le  moindre  changement  le  trouble  et  l'in- 
quiète, il  voudrait  voir  régner  un  calme  universel, 
(jomment  la  même  impuissance  jointe  aux  mêmes 


LIVRE  I.  7D 

passions  produirait-elle  des  effets  si  différents  dans 
les  deux  âges,  si  la  cause  primitive  n'était  changée? 
Et  où  peut-on  chercher  cette  diversité  de  causes, 
si  ce  n'est  dans  l'état  physique  des  deux  indivi- 
dus? Le  principe  actif,  commun  à  tous  deux,  se 
développe  dans  l'un  et  s'éteint  dans  l'autre  ;  l'un  se 
forme ,  et  l'autre  se  détruit  ;  l'un  tend  à  la  vie ,  et 
l'autre  à  la  mort.  L'activité  défaillante  se  concentre 
dans  le  cœur  du  vieillard;  dans  celui  de  l'enfant 
elle  est  surabondante  et  s'étend  au-dehors;  il  se 
sent,  pour  ainsi  dire,  assez  de  vie  pour  animer  tout 
ce  qui  l'environne.  Qu'il  fasse  ou  qu'il  défasse,  il 
n'importe  ;  il  suffit  qu'il  change  l'état  des  choses , 
et  tout  changement  est  une  action.  Que  s'il  semble 
avoir  plus  de  penchant  à  détruire,  ce  n'est  point 
par  méchanceté,  c'est  que  l'action  qui  forme  est 
toujours  lente ,  et  que  celle  qui  détruit  étant  plus 
rapide,  convient  mieux  à  sa  vivacité. 

En  même  temps  que  l'auteur  de  la  nature  donne 
aux  enfants  ce  principe  actif,  il  prend  soin  qu'il 
soit  peu  nuisible ,  en  leur  laissant  peu  de  force 
pour  s'y  livrer.  Mais  sitôt  qu'ils  peuvent  considérer 
les  gens  qui  les  environnent  comme  des  instru- 
ments qu'il  dépend  d'eux  de  faire  agir,  ils  s'en 
servent  pour  suivre  leur  penchant  et  suppléer  à 
leur  propre  faiblesse.  Voilà  comment  ils  deviennent 
incommodes ,  tyrans  ,  impérieux ,  méchants  ,  in- 
domptables ;  progrès  qui  ne  vient  pas  d'un  esprit 
naturel  de  domination ,  mais  qui  le  leur  donne  ; 
car  il  ne  faut  pas  une  longue  expérience  pour  sen- 
tir combien  il  est  agréable  d'agir  par  les  mains 


76  EMILE. 

d'autrui,  et  de  n'avoir  besoin  que  de  remuer  la 
langue  pour  faire  mouvoir  l'univers. 

En  grandissant,  on  acquiert  des  forces,  on  de- 
vient moins  inquiet,  moins  remuant,  on  se  ren- 
ferme davantage  en  soi-même.  L'ame  et  le  corps 
se  mettent,  pour  ainsi  dire,  en  équilibre,  et  la  na- 
ture ne  nous  demande  plus  que  le  mouvement 
nécessaire  à  notre  conservation.  Mais  le  désir  de 
commander  ne  s'éteint  pas  avec  le  besoin  qui  l'a 
fait  naître  ;  l'empire  éveille  et  flatte  l'amour-propre, 
et  l'habitude  le  fortifie  :  ainsi  succède  la  fantaisie 
au  besoin,  ainsi  prennent  leurs  premières  racines 
les  préjugés  et  l'opinion. 

Le  principe  une  fois  connu ,  nous  V03  ons  claire- 
ment le  point  où  l'on  quitte  la  route  de  la  nature  : 
voyons  ce  qu'il  faut  faire  pour  s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  des  forces  superflues ,  les  enfants 
n'en  ont  pas  même  de  suffisantes  pour  tout  ce  que 
leur  demande  la  nature  ;  il  faut  donc  leur  laisser 
l'usage  de  toutes  celles  qu'elle  leur  donne  et  dont 
ils  ne  sauraient  abuser.  Première  maxime. 

Il  faut  les  aider,  et  suppléer  à  ce  qui  leur  manque , 
soit  en  intelligence,  soit  en  force,  dans  tout  ce  qui 
est  du  besoin  physique.  Deuxième  maxime. 

Il  faut,  dans  les  secours  qu'on  leur  donne,  se 
borner  uniquement  à  l'utile  réel ,  sans  rien  accor- 
der à  la  fantaisie  ou  au  désir  sans  raison  ;  car  la 
fantaisie  ne  les  tourmentera  point  quand  on  ne 
l'aura  pas  fait  naître,  attendu  qu'elle  n'est  pas  de 
la  nature.  Troisième  maxime. 

Il  faut  étudier  avec  soin  leur  langage  et  leurs 


LIVRE  I.  77 

signes,  afin  que,  dans  un  âge  où  ils  ne  savent  point 
dissimuler ,  on  distingue  dans  leurs  désirs  ce  qui 
vient  immédiatement  de  la  nature  et  ce  qui  vient 
de  l'opinion.  Quatrième  maxime. 

L'esprit  de  ces  règles  est  d'accorder  aux  enfants 
plus  de  liberté  véritable  et  moins  d'empire,  de  leur 
laisser  plus  faire  par  eux-mêmes  et  moins  exiger 
d'autrui.  Ainsi,  s'accoutumant  de  bonne  heure  à 
borner  leurs  désirs  à  leurs  forces ,  ils  sentiront  peu 
la  Drivation  de  ce  qui  ne  sera  pas  en  leur  pouvoir. 

Voilà  donc  une  raison  nouvelle  et  très -impor- 
tante pour  laisser  les  corps  et  les  membres  des  en- 
fants absolument  libres ,  avec  la  seule  précaution 
de  les  éloigner  du  danger  des  chutes ,  et  d'écarter 
de  leurs  mains  tout  ce  qui  peut  les  blesser. 

Infailliblement  un  enfant  dont  le  corps  et  les 
bras  sont  libres  pleurera  moins  qu'un  enfant  em- 
bandé  dans  un  maillot.  Celui  qui  ne  connaît  que  les 
besoins  physiques  ne  pleure  que  quand  il  souffre , 
et  c'est  un  très-grand  avantage  ;  car  alors  on  sait  à 
point  nommé  quand  il  a  besoin  de  secours ,  et  l'on 
ne  doit  pas  tarder  un  moment  à  le  lui  donner ,  s'il 
est  possible.  Mais  si  vous  ne  pouvez  le  soulager, 
restez  tranquille ,  sans  le  flatter  pour  l'apaiser  ; 
vos  caresses  ne  guériront  pas  sa  colique  :  cepen- 
dant il  se  souviendra  de  ce  qu'il  faut  faire  pour 
être  flatté  ;  et  s'il  sait  une  fois  vous  occuper  de  lui 
à  sa  volonté ,  le  voilà  devenu  votre  maître  ;  tout 
est  perdu. 

Moins  contrariés  dans  leurs  mouvements ,  les  en- 
fants pleureront  moins  ;  moins  importuné  de  leurs 


70  EMILE. 

pleurs,  on  se  tourmentera  moins  pour  les  faire 
taire  ;  menacés  ou  flattés  moins  souvent ,  ils  seront 
moins  craintifs  ou  moins  opiniâtres,  et  resteront 
mieux  dans  leur  état  naturel.  C'est  moins  en  lais- 
sant pleurer  les  enfants  qu'en  s'empressant  pour 
les  apaiser ,  qu'on  leur  fait  gagner  des  descentes  ; 
et  ma  preuve  est  que  les  enfants  les  plus  négligés 
y  sont  bien  moins  sujets  que  les  autres.  Je  suis  fort 
éloigné  de  vouloir  pour  cela  qu'on  les  néglige  ;  au 
contraire ,  il  importe  qu'on  les  prévienne ,  et  qu'on 
ne  se  laisse  pas  avertir  de  leurs  besoins  par  leurs 
cris.  Mais  je  ne  veux  pas  non  plus  que  les  soins 
qu'on  leur  rend  soient  mal  entendus.  Pourquoi  se 
feraient-ils  faute  de  pleurer  dès  qu'ils  voient  que 
leurs  pleurs  sont  bons  à  tant  de  choses  ?  Instruits 
du  prix  qu'on  met  à  leur  silence,  ils  se  gardent 
bien  de  le  prodiguer.  Ils  le  font  à  la  fin  tellement 
valoir  qu'on  ne  peut  plus  le  payer  ;  et  c'est  alors 
qu'à  force  de  pleurer  sans  succès  ils  s'efforcent , 
s'épuisent,  et  se  tuent. 

Les  longs  pleurs  d'un  enfant  qui  n'est  ni  lié  ni 
malade,  et  qu'on  ne  laisse  manquer  de  rien,  ne 
sont  que  des  pleurs  d'habitude  et  d'obstination.  Ils 
ne  sont  point  l'ouvrage  de  la  nature,  mais  de  la 
nourrice,  qui,  pour  n'en  savoir  endurer  l'impor- 
tunité,  la  multiplie,  sans  songer  qu'en  faisant  taire 
l'enfant  aujourd'hui  on  l'excite  à  pleurer  demain 
davantage. 

Le  seul  moyen  de  guérir  ou  de  prévenir  cette  ha- 
bitude est  de  n'y  faire  aucune  attention.  Personne 
n'aime  à  prendre  une  peine  inutile ,  pas  même  les 


LIVRE  I.  79 

enfants.  Ils  sont  obstinés  dans  leurs  tentatives  ; 
mais  si  vous  avez  plus  de  constance  qu'eux  d'opi- 
niâtreté, ils  se  rebutent  et  n'y  reviennent  plus. 
C'est  ainsi  qu'on  leur  épargne  des  pleurs ,  et  qu'on 
les  accoutume  à  n'en  verser  que  quand  la  douleur 
les  y  force. 

Au  reste ,  quand  ils  pleurent  par  fantaisie  ou  par 
obstination ,  un  moyen  sûr  pour  les  empécjier  de 
continuer  est  de  les  distraire  par  quelque  objet 
agréable  et  frappant,  qui  leur  fasse  oublier  qu'ils 
voulaient  pleurer.  La  plupart  des  nourrices  excel- 
lent dans  cet  art,  et  bien  ménagé  il  est  très-utile; 
mais  il  est  de  la  dernière  importance  que  l'enfant 
n'aperçoive  pas  l'intention  de  le  distraire ,  et  qu'il 
s'amuse  sans  croire  qu'on  songe  à  lui  :  or  voilà  sur 
qu^^i  toutes  les  nourrices  sont  maladroites. 

On  sèvre  trop  tôt  tous  les  enfants.  Le  temps  où 
l'on  doit  les  sevrer  est  indiqué  par  l'éruption  des 
dents ,  et  cette  éruption  est  communément  pénible 
et  douloureuse.  Par  un  instinct  machinal  l'enfant 
porte  alors  fréquemment  à  sa  bouche  tout  ce  qu'il 
tient  pour  le  mâcher.  On  pense  faciliter  l'opération 
en  lui  donnant  pour  hochet  quelque  corps  dur, 
comme  l'ivoire  ou  la  dent  de  loup.  Je  crois  qu'on 
se  trompe.  Ces  corps  durs ,  appliqués  sur  les  gen- 
cives ,  loin  de  les  ramollir  les  rendent  calleuses , 
les  endurcissent,  préparent  un  déchirement  plus 
pénible  et  plus  douloureux.  Prenons  toujours  l'ins- 
tinct pour  exemple.  On  ne  voit  point  les  jeunes 
chiens  exercer  leurs  dents  naissantes  sur  des  cail- 
loux, sur  du  fer,  sur  des  os,  mais  sur  du  bois. 


8o  EMILE. 

du  cuir,  des  chiffons,  des  matières  molles  qui 
cèdent,  et  où  la  dent  s'imprime. 

On  ne  sait  plus  être  simple  en  rien,  pas  même 
autour  des  enfants.  Des  grelots  d'argent,  d'or,  du 
corail ,  des  cristaux  à  facettes ,  des  hochets  de  tout 
prix  et  de  toute  espèce  :  que  d'apprêts  inutiles  et 
pernicieux!  Rien  de  tout  cela.  Point  de  grelots, 
point  de  hochets  ;  de  petites  branches  d'arbre  avec 
leurs  fruits  et  leurs  feuilles ,  une  tête  de  pavot  dans 
laquelle  on  entend  sonner  les  graines ,  un  bâton  de 
réglisse  qu'il  peut  sucer  et  mâcher,  l'amuseront 
autant  que  ces  magnifiques  colifichets ,  et  n'auront 
pas  l'inconvénient  de  l'accoutumer  au  luxe  dès  sa 
naissance. 

Il  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'est  pas  une 
nourriture  fort  saine.  Le  lait  cuit  et  la  farine  crue 
font  beaucoup  de  saburre  et  conviennent  mal  à 
notre  estomac*.  Dans  la  bouillie  la  farine  est  moins 
cuite  que  dans  le  pain,  et  de  plus,  elle  n'a  pas 
fermenté  ;  la  panade ,  la  crème  de  riz ,  me  parais- 
sent préférables.  Si  l'on  veut  absolument  faire  de 
la  bouillie ,  il  convient  de  griller  un  peu  la  farine 
auparavant.  On  fait  dans  mon  pays,  de  la  farine 
ainsi  torréfiée,  une  soupe  fort  agréable  et  fort  saine. 
Le  bouillon  de  viande  et  le  potage  sont  encore  un 

Le  mot  latin  saburra  désigne  le  sable  dont  on  leste  un  vaisseau. 
Le  Dictionnaire  de  Richelet  (  édition  de  Lyon  ,  in-fol.  ) ,  le  seul  où 
saburre  se  trouve ,  le  donne  en  effet  comme  synonyme  de  lest.  L'au- 
teur ne  veut  donc  dire  autre  chose ,  si  ce  n'est  que  la  bouillie ,  lais- 
sant trop  de  lest  dans  l'estomac ,  le  charge  sans  utilité  '. 

'  Les  anciens  médecins  donnaient  le  nom  de  saburre  aux  humeurs  qui  em- 
Larrassent  l'estomac  et  les  autres  premières  voies. 


LIVRE   I.  bl 

médiocre  aliment  dont  il  ne  faut  user  que  le  moins 
qu'il  est  possible.  Il  importe  que  les  enfants  s'ac- 
coutument d'abord  à  mâcher  ;  c'est  le  vrai  moyen 
de  faciliter  l'éruption  des  dents  :  et  quand  ils  com- 
mencent d'avaler ,  les  sucs  salivaires  mêlés  avec  les 
aliments  en  facilitent  la  digestion. 

Je  leur  ferais  donc  mâcher  d'abord  des  fruits 
secs,  des  croûtes.  Je  leur  donnerais  pour  jouet  de 
petits  bâtons  de  pain  dur  ou  de  biscuit  semblable 
au  pain  de  Piémont,  qu'on  appelle  dans  le  pays 
des  grisses.  A  force  de  ramollir  ce  pain  dans  leur 
bouche  ils  en  avaleraient  enfin  quelque  peu  :  leurs 
dents  se  trouveraient  sorties ,  et  ils  se  trouveraient 
sevrés  presque  avant  qu'on  s'en  fut  aperçu.  Les 
paysans  ont  pour  l'ordinaire  l'estomac  fort  bon, 
et  l'on  ne  les  sèvre  pas  avec  plus  de  façon  que  cela. 

Les  enfants  entendent  parler  dès  leur  naissance  ; 
on  leur  parle  non-seulement  avant  qu'ils  compren- 
nent ce  qu'on  leur  dit,  mais  avant  qu'ils  puissent 
rendre  les  voix  qu'ils  entendent.  Leur  organe  en- 
core engourdi  ne  se  prête  que  peu  à  peu  aux  imi- 
tations des  sons  qu'on  leur  dicte,  et  il  n'est  pas 
même  assuré  que  ces  sons  se  portent  d'abord  à 
leur  oreille  aussi  distinctement  qu'à  la  nôtre.  Je  ne 
désapprouve  pas  que  la  nourrice  amuse  l'enfant 
par  des  chants  et  par  des  accents  très-gais  et  très- 
variés  :  mais  je  désapprouve  qu'elle  l'étourdisse 
incessamment  d'une  multitude  de  paroles  inutiles 
auxquelles  il  ne  comprend  rien  c[ue  le  ton  qu'elle 
y  met.  Je  voudrais  que  les  premières  articulations 
qu'on  lui  fait  entendre  fussent  rares,  faciles,  dis- 
R.  m.  6 


82  liMILE. 

tinctes ,  souvent  répétées ,  et  que  les  mots  qu'elles 
expriment  ne  se  rapportassent  qu'à  des  objets  sen- 
sibles qu'on  pût  d'abord  montrer  à  l'enfant.  La 
malheureuse  facilité  que  nous  avons  à  nous  payer 
de  mots  que  nous  n'entendons  point  commence 
plus  tôt  qu'on  ne  pense.  L'écolier  écoute  en  classe 
le  verbiage  de  son  régent ,  comme  il  écoutait  au 
maillot  le  babil  de  sa  nourrice.  Il  me  semble  que 
ce  serait  l'instruire  fort  utilement  que  de  l'élever 
à  n'y  rien  comprendre. 

Les  réflexions  naissent  en  foule  quand  on  veut 
s'occuper  de  la  formation  du  langage  et  des  pre- 
miers discours  des  enfants.  Quoi  qu'on  fasse,  ils 
apprendront  toujours  à  parler  de  la  même  manière , 
et  toutes  les  spéculations  philosophiques  sont  ici 
de  la  plus  grande  inutilité. 

D'abord  ils  ont,  pour  ainsi  dire,  une  grammaire 
de  leur  âge ,  dont  la  syntaxe  a  des  règles  plus  gé- 
nérales que  la  nôtre;  et  si  l'on  y  faisait  bien  atten- 
tion, l'on  serait  étonné  de  l'exactitude  avec  laquelle 
ils   suivent  certaines   analogies,  très -vicieuses  si 
l'on  veut,  mais  très-régulières,. et  qui  ne  sont  cho- 
quantes que  par  leur  dureté  ou  parce  que  l'usage 
ne  les  admet  pas.  Je  viens  d'entendre  un  pauvre 
enfant  bien  grondé  par  son  père  pour  lui  avoir  dit  : 
Mon  père ,  irai-je-t-j?  Or  on  voit  que  cet  enfant 
suivait  mieux  l'analogie  que  nos  grammairiens  ;  car 
puisqu'on  lui  disait.  Vas-y,  pourquoi  n'aurait-il 
pas  dit ,  Irai-je-t-j?  Remarquez  de  plus  avec  quelle 
adresse  il  évitait  l'hiatus  de  îrai-je-j  ou  j  irai-je? 
Est-ce  la  faute  du  pauvre  enfant  si  nous  avons  mal 


LIVRE   I.  83 

à  propos  ôté  de  la  phrase  cet  adverbe  déterminant, 
y^  parce  que  nous  n'en  savions  que  faire?  C'est 
une  pédanterie  insupportable  et  un  soin  des  plus 
superflus  de  s'attacher  à  corriger  dans  les  enfants 
toutes  ces  petites  fautes  contre  l'usage ,  desquelles 
ils  ne  manquent  jamais  de  se" corriger  d'eux-mêmes 
avec  le  temps.  Parlez  toujours  correctement  de- 
vant eux,  faites  qu'ils  ne  se  plaisent  avec  personne 
autant  qu'avec  vous,  et  soyez  siirs  qu'insensible- 
ment leur  langage  s'épurera  sur  le  vôtre,  sans  que 
vous  les  ayez  jamais  repris. 

Mais  un  abus  d'ime  tout  autre  importance,  et 
qu'il  n'est  pas  moins  aisé  de  prévenir,  est  qu'on 
se  presse  trop  de  les  faire  parler,  comme  si  l'on 
avait  peur  qu'ils  n'apprissent  pas  à  parler  d'eux- 
mêmes.  Cet  empressement  indiscret  produit  un 
effet  directement  contraire  à  celui  qu'on  cherche. 
Ils  en  parlent  plus  tard,  jdIus  confusément  :  l'ex- 
trême attention  qu'on  donne  à  tout  ce  qu'ils  disent 
les  dispense  de  bien  articuler;  et  comme  ils  daignent 
à  peine  ouvrir  la  bouche,  plusieurs  d'entre  eux 
en  conservent  toute  leur  vie  un  vice  de  pronon- 
ciation et  un  parler  confus  qui  les  rend  presque 
inintelligibles. 

J'ai  beaucoup  vécu  parmi  les  paysans,  et  n'en 
ouïs  jamais  grasseyer  aucun ,  ni  homme  ni  femme, 
ni  fille  ni  garçon.  D'où  vient  cela?  Les  organes 
des  paysans  sont-ils  autrement  construits  que  les 
nôtres?  Non,  mais  ils  sont  autrement  exercés.  Vis- 
à-vis  de  ma  fenêtre  est  un  tertre  sur  lequel  se  ras- 
semblent, pour  jouer,  les  enfants  du  heu.  Quoi- 

6. 


84  EMILE. 

qu'ils  soient  assez  éloignés  de  moi,  je  distingue 
parfaitement  tout  ce  qu'ils  disent,  et  j'en  tire  sou- 
vent de  bons  mémoires  pour  cet  écrit.  Tous  les 
jours  mon  oreille  me  trompe  sur  leur  âge;  j'en- 
tends des  voix  d'enfants  de  dix  ans;  je  regarde, 
je  vois  la  stature  et  les  traits  d'enfants  de  trois 
à  quatre.  Je  ne  borne  pas  à  moi  seul  cette  expé- 
rience; les  urbains  qui  me  viennent  voir,  et  que 
je  consulte  là-dessus,  tombent  tous  dans  la  même 
erreur. 

Ce  qui  la  produit  est  que,  jusqu'à  cinq  ou  six 
ans,  les  enfants  des  villes,  élevés  dans  la  chambre 
et  sous  l'aile  d'une  gouvernante ,  n'ont  besoin  que 
de  marmotter  pour  se  faire  entendre;  sitôt  qu'ils 
remuent  les  lèvres  on  prend  peine  à  les  écouter; 
on  leur  dicte  des  mots  qu'ils  rendent  mal ,  et ,  à 
force  d'y  faire  attention ,  les  mêmes  gens  étant  sans 
cesse  autour  d'eux,  devinent  ce  qu'ils  ont  voulu 
dire  plutôt  que  ce  qu'ils  ont  dit. 

A  la  campagne  c'est  tout  autre  chose.  Une  pay- 
sanne n'est  pas  sans  cesse  autour  de  son  enfant  ;  il 
est  forcé  d'apprendre  à  dire  très-nettement  et  très- 
haut  ce  qu'il  a  besoin  de  lui  faire  entendre.  Aux 
champs,  les  enfants  épars,  éloignés  du  père,  de  la 
mère  et  des  autres  enfants,  s'exercent  à  se  faire 
entendre  à  distance,  et  à  mesurer  la  force  de  la 
voix  sur  l'intervalle  qui  les  sépare  de  ceux  dont 
ils  veulent  être  entendus.  Voilà  comment  on  ap- 
prend véritablement  à  prononcer,  et  non  pas  en 
bégayant  c]j^uelques  voyelles  à  l'oreille  d'une  gou- 
vernante attentive.  Aussi  quand  on  interroge  l'en- 


LIVRE   I.  85 

faut  d'un  paysan ,  la  honte  peut  l'empêcher  de  ré- 
pondre; mais  ce  qu'il  dit,  il  le  dit  nettement;  au 
lieu  qu'il  faut  que  la  bonne  serve  d'interprète  à 
l'enfant  de  la  ville ,  sans  quoi  l'on  n'entend  rien  à 
ce  qu'il  grommelle  entre  ses  dents''. 

En  grandissant,  les  garçons  devraient  se  corri- 
ger de  ce  défaut  dans  les  collèges ,  et  les  filles  dans 
les  couvents  :  en  effet ,  les  uns  et  les  autres  parlent 
en  général  plus  distinctement  que  ceux  qui  ont  été 
toujours  élevés  dans  la  maison  paternelle.  Mais  ce 
qui  les  empêche  d'acquérir  jamais  une  prononcia- 
tion aussi  nette  que  celle  des  paysans ,  c'est  la  né- 
cessité d'apprendre  par  cœur  beaucoup  de  choses , 
et  de  réciter  tout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  ;  car , 
en  étudiant ,  ils  s'habituent  à  barbouiller ,  à  pro- 
noncer négligemment  et  mal  :  en  récitant,  c'est  pis 
encore  ;  ils  recherchent  leurs  mots  avec  efforts,  ils 
traînent  et  allongent  leurs  syllabes  :  il  n'est  pas  pos- 
sible que  quand  la  mémoire  vacille  la  langue  ne 
balbutie  aussi.  Ainsi  se  contractent  ou  se  conser- 
vent les  vices  de  la  prononciation.  On  verra  ci- 
après  que  mon  Emile  n'aura  pas  ceux-là,  ou  du 
moins  qu'il  ne  les  aura  pas  contractés  par  les 
mêmes  causes. 

Je  conviens  que  le  peuple  et  les  villageois  tom- 

"  Ceci  n'est  pas  sans  exception  ;  et  souvent  les  enfants  qui  se  font 
d'abord  le  moins  entendre  deviennent  ensuite  les  plus  étourdissants 
quand  ils  ont  commencé  d'élever  la  voix.  Mais  s'il  fallait  entrer 
dans  toutes  ces  minuties  ,  je  ne  finirais  pas  ;  tout  lecteur  sensé  doit 
voir  que  l'excès  et  le  défaut ,  dérivés  du  même  abus  ,  sont  également 
corrigés  par  ma  méthode.  Je  regarde  ces  deux  maximes  comme  in- 
séparables :  Toujours  assez ,  et  Jamais  trop.  De  la  pi'emière  bien 
établie  l'autre  s'ensuit  nécessairement. 


86  EMILE. 

bent  dans  une  autre  extrémité,  qu'ils  parlent  pres- 
que toujours  plus  haut  qu'il  ne  faut,  qu'en  pro- 
nonçant trop  exactement  ils  ont  les  articulations 
fortes  et  rudes,  qu'ils  ont  trop  d'accent,  qu'ils  choi- 
sissent mal  leurs  termes,  etc. 

Mais,  premièrement,  cette  extrémité  me  paraît 
beaucoup  moins  vicieuse  que  l'autre,  attendu  que 
la  première  loi  du  discours  étant  de  se  faire  en- 
tendre ,  la  plus  grande  faute  qu'on  puisse  faire  est 
de  parler  sans  être  entendu.  Se  piquer  de  n'avoir 
point  d'accent,  c'est  se  piquer  d'ôter  aux  phrases 
leur  grâce  et  leur  énergie.  L'accent  est  l'ame  du 
discours,  il  lui  donne  le  sentiment  et  la  vérité. 
L'accent  ment  moins  que  la  parole  ;  c'est  peut-être 
pour  cela  que  les  gens  bien  élevés  le  craignent  tant. 
C'est  de  l'usage  de  tout  dire  sur  le  même  ton  qu'est 
venu  celui  de  persifler  les  gens  sans  qu'ils  le  sen- 
tent. A  l'accent  proscrit  succèdent  des  manières  de 
prononcer  ridicules,  affectées,  et  sujettes  à  la  mode, 
telles  qu'on  les  remarque  surtout  dans  les  jeunes 
gens  de  la  cour.  Cette  affectation  de  parole  et  de 
maintien  est  ce  qui  rend  généralement  l'abord  du 
Français  repoussant  et  désagréable  aux  autres  na- 
tions. Au  lieu  de  mettre  de  l'accent  dans  son  parler, 
il  y  met  de  l'air.  Ce  n'est  pas  le  moyen  de  prévenir 
en  sa  faveur. 

Tous  ces  petits  défauts  de  langage  qu'on  craint 
tant  de  laisser  contracter  aux  enfants  ne  sont  rien  ; 
on  les  prévient  ou  on  les  corrige  avec  la  plus  grande 
facilité;  mais  ceux  qu'on  leur  fait  contracter  en 
rendant  leur  parler  sourd ,  confus ,  timide ,  en  cri- 


LIVRE   I.  87 

tiquant  incessamment  leur  ton,  en  épluchant  tous 
leurs  mots,  ne  se  corrigent  jamais.  Un  homme  qui 
n'apprit  à  parler  que  dans  les  ruelles  se  fera  mal  en- 
tendre à  la  tète  d'un  bataillon,  et  n'en  imposera 
guèfe  au  peuple  dans  une  émeute.  Enseignez  pre- 
mièrement aux  enfants  à  parler  aux  hommes,  ils 
sauront  bien  parler  aux  femmes  quand  il  faudra. 

Nourris  à  la  campagne  dans  toute  la  rusticité 
champêtre,  vos  enfants  y  prendront  une  voix  plus 
sonore ,  ils  n'y  contracteront  point  le  confus  bé- 
gaiement des  enfants  de  la  ville;  ils  n'y  contrac- 
teront pas  non  plus  les  expressions  ni  le  ton  du  vil- 
lage, ou  du  moins  ils  les  perdront  aisément  lorsque 
le  maître,  vivant  avec  eux  dès  leur  naissance,  et  y 
vivant  de  jour  en  jour  plus  exclusivement ,  pré- 
viendra ou  effacera ,  par  la  correction  de  son  lan- 
gage, l'impression  du  langage  des  paysans.  Emile 
parlera  un  français  tout  aussi  pur  que  je  peux  le 
savoir,  mais  il  le  parlera  plus  distinctement,  et 
l'articulera  beaucoup  mieux  que  moi. 

L'enfant  qui  veut  parler  ne  doit  écouter  que  les 
mots  qu'il  peut  entendre,  ni  dire  que  ceux  qu'il 
peut  articider.  Les  efforts  qu'il  fait  pour  cela  le 
portent  à  redoubler  la  même  syllabe  ,  comme  pour 
s'exercer  à  la  prononcer  plus  distinctement.  Quand 
il  commence  à  balbutier,  ne  vous  tourmentez  pas 
si  fort  à  deviner  ce  qu'il  dit.  Prétendre  être  toujours 
écouté  est  encore  une  sorte  d'empire;  et  l'enfant 
n'en  doit  exercer  aucun.  Qu'il  vous  suffise  de  pour- 
voir très-attentivement  au  nécessaire  ;  c'est  à  lui  de 
tacher  de  vous  faire  entendre  ce  qui  ne  l'est  pas. 


88  EMILE. 

Bien  moins  encore  faut-il  se  hâter  d'exiger  qu'il 
parle  ;  il  saura  bien  parler  de  lui-même  à  mesure  ' 
qu'il  en  sentira  l'utilité. 

On  remarque,  il  est  vrai,  que  ceux  qui  commen- 
cent à  parler  fort  tard  ne  parlent  jamais  si  distinc- 
tement que  les  autres;  mais  ce  n'est  pas  parce  qu'ils 
ont  parlé  tard  que  l'organe  reste  embarrassé ,  c'est 
au  contraire  parce  qu'ils  sont  nés  avec  un  organe 
embarrassé  qu'ils  commencent  tard  à  parler;  car, 
sans  cela,  pourquoi  parleraient-ils  plus  tard  que  les 
autres?  Ont-ils  moins  l'occasion  de  parler;  et  les  y 
excite-t-on  moins  ?  Au  contraire,  l'inquiétude  que 
donne  ce  retard  aussitôt  qu'on  s'en  aperçoit,  fait 
qu'on  se  tourmente  beaucoup  plus  à  les  faire  bal- 
butier que  ceux  qui  ont  articulé  de  meilleure 
heure;  et  cet  empressement  mal  entendu  peut  con- 
tribuer beaucoup  à  rendre  confus  leur  parler,  qu'a- 
vec moins  de  précipitation  ils  auraient  eu  le  temps 
de  perfectionner  davantage. 

Les  enfants  qu'on  presse  trop  de  parler  n'ont 
le  temps  ni  d'apprendre  à  bien  prononcer,  ni  de 
bien  concevoir  ce  qu'on  leur  fait  dire  :  au  lieu  que 
quand  on  les  laisse  aller  d'eux-mêmes,  ils  s'exer- 
cent d'abord  aux  syllabes  les  plus  faciles  à  pronon- 
cer; et  y  joignant  peu  à  peu  quelque  signification 
qu'on  entend  par  leurs  gestes ,  ils  vous  donnent 
leurs  mots  avant  de  recevoir  les  vôtres  ;  cela  fait 
qu'ils  ne  reçoivent  ceux-ci  qu'après  les  avoir  enten- 
dus. N'étant  point  pressés  de  s'en  servir,  ils  com- 
mencent par  bien  observer  quel  sens  vous  leur  don- 
nez ,  et  quand  ils  s'en  sont  assurés  ils  les  adoptent. 


LIVRE  I.  89 

Le  plus  grand  mal  de  la  précipitation  avec  la- 
quelle on  fait  parler  les  enfants  avant  l'âge,  n'est 
pas  que  les  premiers  discours  qu'on  leur  tient  et 
les  premiers  mots  qu'ils  disent  n'aient  aucun  sens 
pour  eux ,  mais  qu'ils  aient  un  autre  sens  que  le 
nôtre,  sans  que  nous  sacliions  nous  en  aperce- 
voir; en  sorte  que  paraissant  nous  répondre  fort 
exactement,  ils  nous  parlent  sans  nous  entendre 
et  sans  que  nous  les  entendions.  C'est  pour  l'ordi- 
naire à  de  pareilles  équivoques  qu'est  due  la  sur- 
prise où  nous  jettent  quelquefois  leurs  propos  , 
auxquels  nous  prétons  des  idées  qu'ils  n'y  ont  point 
jointes.  Cette  inattention  de  notre  part  au  véritable 
sens  que  les  mots  ont  pour  les  enfants,  me  paraît 
être  la  cause  de  leurs  premières  erreurs,  et  ces 
erreurs ,  même  après  qu'ils  en  sont  guéris ,  influent 
sur  leur  tour  d'esprit  pour  le  reste  de  leur  vie. 
J'aurai  plus  d'une  occasion  dans  la  suite  d'éclaircir 
ceci  par  des  exemples. 

Resserrez  donc  le  plus  qu'il  est  possible  le  voca- 
bulaire de  l'enfant.  C'est  un  très-grand  inconvé- 
nient qu'il  ait  plus  de  mots  que  d'idées,  et  qu'il 
sache  dire  plus  de  choses  qu'il  n'en  peut  penser. 
Je  crois  qu'une  des  raisons  pourquoi  les  paysans 
ont  généralement  l'esprit  plus  juste  que  les  gens 
de  la  ville ,  est  que  leur  dictionnaire  est  moi^s 
étendu.  Ils  ont  peu  d'idées,  mais  ils  les  comparent 
très -bien. 

Les  premiers  développements  de  l'enfance  se 
font  presque  tous  à  la  fois.  L'enfant  apprend  à  par- 
ler, à  manger,  à  marcher,  à  peu  près  dans  le  même 


90  :ÉMILE. 

temps.  C'est  ici  proprement  la  première  époque  de 
sa  vie.  Auparavant  il  n'est  rien  de  plus  que  ce  qu'il 
était  dans  le  sein  de  sa  mère  ;  il  n'a  nul  sentiment , 
'^ nulle  idée;  à  peine  a-t-il  des  sensations;  il  ne  sent 
pas  même  sa  propre  existence. 

Vivit ,  et  est  vitse  nescius  ipse  suae. 

OviD. ,  Trist.  Lib.  t. 


FIN   DU    LIVRE   PREMIER, 


LIVRE  SECOND. 


C'est  ici  le  second  terme  de  la  vie,  et  celui  au- 
quel proprement  finit  l'enfance  ;  car  les  mots  infans 
et  puer  ne  sont  pas  synonymes.  Le  premier  est 
compris  dans  l'autre  ,.et  signifie  qui  ne  peut  parler; 
d'où  vient  que  dans  Valère-IVIaxime  on  trouve  ^«e- 
rum  infantem* .  Mais  je  continue  à  me  servir  de  ce 
mot  selon  l'usage  de  notre  langue,  jusqu'à  Ydi^e 
pour  lequel  elle  a  d'autres  noms. 

Quand  les  enfants  commencent  à  parler  ils  pleu- 
rent moins.  Ce  progrès  est  naturel;  un  langage  est 
substitué  à  l'autre.  Sitôt  qu'ils  peuvent  dire  qu'ils 
souffrent  livec  des  paroles ,  pourquoi  le  diraient- 
ils  avec  des  cris,  si  ce  n'est  quand  la  douleur  est 
trop  vive  pour  que  la  parole  puisse  l'exprimer? 
S'ils  continuent  alors  à  pleurer ,  c'est  la  faute  des 
gens  qui  sont  autour  d'eux.  Dès  qu'une  fois  Emile 
aura  dit,  j'ai  mal^  il  faudra  des  douleurs  bien 
vives  pour  le  forcer  de  pleurer. 

Si  l'enfant  est  délicat,  sensible,  que  naturelle- 
ment il  se  mette  à  crier  pour  rien ,  en  rendant  ses 
cris  inutiles  et  sans  effet  j'en  taris  bientôt  la  source. 
Tant  qu'il  pleure  je  ne  vais  point  à  lui;  j'y  cours 
sitôt  qu'il  s'est  tu.  Bientôt  sa  manière  de  m'appeler 
sera  de  se  taire ,  ou  tout  au  plus  de  jeter  im  seul 
crin  C'est  par  l'effet  sensible  des  signes  que  les  en- 

Lib.  I ,  cap.  6. 


9^  EMILE. 

fants  jugent  de  leur  sens  ;  il  n'y  a  point  d'autre 
convention  pour  eux  :  quelque  mal  qu'un  enfant 
se  fasse,  il  est  très-rare  qu'il  pleure  quand  il  est 
seul ,  à.  moins  qu'il  n'ait  l'espoir  d'être  entendu. 

S'il  tombe,  s'il  se  fait  une  bosse  à  la  tète,  s'il 
saigne  du  nez,  s'il  se  coupe  les  doigts,  au  lieu  de 
m'empresser  autour  de  lui  d'un  air  alarmé,  je  res- 
terai tranquille,  au  moins  pour  un  peu  de  temps. 
Le  mal  est  fait,  c'est  une  nécessité  qu'il  l'endure; 
tout  mon  empressement  ne  servirait  qu'à  l'effrayer 
davantage  et  auijmenter  sa  sensibilité.  Au  fond , 
c'est  moins  le  coup  que  la  crainte  qui  tourmente, 
quand  on  s'est  blessé.  Je  lui  épargnerai  du  moins 
cette  dernière  angoisse;  car  très-sùrement  il  jugera 
de  son  mal  comme  il  verra  que  j'en  juge  :  s'il 
me  voit  accourir  avec  inquiétude,  le  consoler,  le 
plaindre,  il  s'estimera  perdu  :  s'il  me  êolt  garder 
mon  sang  froid,  il  reprendra  bientôt  le  sien,  et 
croira  le  mal  guéri  quand  il  ne  le  sentira  plus. 
C'est  à  cet  âge  qu'on  prend  les  premières  leçons  de 
courage,  et  que,  souffrant  sans  effroi  de  légères 
douleurs,  on  apprend  par  degrés  à  supporter  les 
grandes. 

Loin  d'être  attentif  à  éviter  qu'Emile  ne  se  blesse , 
je  serais  fort  fâché  qu'il  ne  se  blessât  jamais,  et 
qu'il  grandit  sans  connaître  la  douleur.  Souffrir 
est  la  première  chose  qu'il  doit  apprendre,  et  celle 
qu'il  aura  le  plus  grand  besoin  de  savoir.  Il  semble 
que  les  enfants  ne  soient  petits  et  faibles  que  pour 
prendre  ces  importantes  leçons  sans  danger.  Si 
l'enfant  tombe  de  son  haut,  il  ne  se  cassera  pas  la 


LIVRE  II.  93 

jambe;  s'il  se  frappe  avec  un  bâton,  il  ne  se  cas- 
sera pas  le  bras;  s'il  saisit  un  fer  tranchant,  il 
ne  serrera  guère,  et  ne  se  coupera  pas  bien 
avant.  Je  ne  sache  pas  qu'on  ait  jamais  vu  d'en- 
fant en  liberté  se  tuer,  s'estropier,  ni  se  faire  un 
mal  considérable,  à  moins  qu'on  ne  l'ait  indiscrè- 
tement exposé  sur  des  lieux  élevés,  ou  seul  au- 
tour du  feu ,  ou  qu'on  n'ait  laissé  des  instruments 
dangereux  à  sa  portée.  Que  dire  de  ces  magasins 
de  machines  qu'on  rassemble  autour  d'un  enfant 
pour  l'armer  de  toutes  pièces  contre  la  douleur, 
jusqu'à  ce  que,  devenu  grand,  il  reste  à  sa  merci, 
sans  courage  ^et  sans  expérience,  qu'il  se  croie 
mort  à  la  première  piqûre,  et  s'évanouisse  en 
voyant  la  première  goutte  de  son  sang? 

Notre  manie  enseignante  et  pédantesque  est  tou- 
jours d'apprendre  aux  enfants  ce  qu'ils  appren- 
draient beaucoup  mieux  d'eux-mêmes,  et  d'oublier 
ce  que  nous  aurions  pu  seuls  leur  enseigner.  Y  a- 
t-il  rien  de  plus  sot  que  la  peine  qu'on  prend  pour 
leur  apprendre  à  marcher ,  comme  si  l'on  en  avait 
vu  quelqu'un  qui ,  par  la  négligence  de  sa  nourrice , 
ne  siit  pas  marcher  étant  grand?  Combien  voit-on 
de  gens  au  contraire  marcher  mal  toute  leur  vie , 
parce  qu'on  leur  a  mal  appris  à  marcher  ! 

Emile  n'aura  ni  bourlets,  ni  paniers  roulants, 
ni  chariots,  ni  lisières  ;  ou  du  moins,  dès  qu'il  com- 
mencera de  savoir  mettre  un  pied  devant  l'autre, 
on  ne  le  soutiendra  que  sur  les  lieux  pavés,  et  l'on 
ne  fera  qu'y  passer  en  hâte''.  Au  lieu  de  le  laisser 

"  Il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  et  de  plus  mal  assuré  que  la  dé- 


94  EMILE. 

croupir  dans  l'air  usé  d'une  chambre,  qu'on  le 
mène  journellement  au  milieu  d'un  pré.  Là,  qu'il 
coure,  qu'il  s'ébatte,  qu'il  tombe  cent  fois  le  jour, 
tant  mieux  :  il  en  apprendra  plus  tôt  à  se  relever. 
jLe  bien-être  de  la  liberté  rachète  beaucoup  de 
blessures.  Mon  élève  aura  souvent  des  contusions; 
en  revanche,  il  sera  toujours  gai  :  si  les  vôtres  en 
ont  moins,  ils  sont  toujours  contrariés,  toujours 
enchaînés,  toujours  tristes.  Je  doute  que  le  profit 
soit  de  leur  côté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfants  la  plainte 
moins  nécessaire  ;  c'est  celui  de  leurs  forces.  Pou- 
vant plus  par  eux-mêmes ,  ils  ont  un  besoin  moins 
fréquent  de  recourir  à  autrui.  Avec  leur  force  se  dé- 
veloppe la  connaissance  qui  les  met  en  état  de  la 
diriger.  C'est  à  ce  second  degré  que  commence  pro- 
prement la  vie  de  l'individu ,  c'est  alors  qu'il  prend 
la  conscience,  de  lui-même.  La  mémoire  étend  le 
sentiment  de  l'identité  sur  tous  les  moments  de 
son  existence;  il  devient  véritablement  un,  le 
même,  et  par  conséquent  déjà  capable  de  bonheur 
ou  de  misère.  Il  importe  donc  de  commencer  à  le 
considérer  ici  comme  un  être  moral. 

Quoiqu'on  assigne  à  peu  près  le  plus  long  terme 
de  la  vie  humaine  et  les  probabilités  qu'on  a  d'ap- 
procher de  ce  terme  à  chaque  âge ,  rien  n'est  plus 
incertain  que  la  durée  de  la  vie  de  chaque  homme 
en  particulier;  très-peu  parviennent  à  ce  plus  long 

marche  des  gens  qu'on  a. trop  menés  par  la  lisière  étant  petits:  c'est 
encore  ici  une  de  ces  observations  triviales  à  force  d'être  justes , 
et  qui  sont  justes  en  plus  d'un  sens. 


LIVRE  II.  C)5 

terme  Les  plus  grands  risques  de  la  vie  sont  dans 
son  commencement;  moins  on  ai  vécu,  moins  on 
doit  espérer  de  vivre.  Des  enfants  qui  naissent,  la 
moitié,  tout  au  plus,  parvient  à  l'adolescence;  et 
il  est  probable  que  votre  élève  n'atteindra  pas 
l'âge  d'homme. 

Que  faut-il  donc  penser  de  cette  éducation  bar- 
bare qui  sacrifie  le  présent  à  un  avenir  incertain, 
qui  charge  un  enfant  de  chaînes  de  toute  espèce, 
et  commence  par  le  rendre  misérable  pour  lui  pré- 
parer au  loin  je  ne  sais  quel  prétendu  bonheur 
dont  il  est  à  croire  qu'il  ne  jouira  jamais?  Quand 
je  supposerais  cette  éducation  raisonnable  dans  son 
objet,  comment  voir,  sans  indignation,  de  pauvres 
infortunés  soumis  à  un  joug  insupportable  et  con- 
damnés à  des  travaux  continuels  comme  des  galé- 
riens, sans  être  assuré  que  tant  de  soins  leur  seront 
jamais  utiles!  L'âge  de  la  gaieté  se  passe  au  milieu 
des  pleurs,  des  châtiments,  des  menaces,  de  l'escla- 
vage. On  tourmente  le  malheureux  pour  son  bien; 
et  l'on  ne  voit  pas  la  mort  qu'on  appelle,  et  qui 
va  le  saisir  au  milieu  de  ce  triste  appareil.  Qui  sait 
combien  d'enfants  périssent  victimes  de  l'extrava- 
gante sagesse  d'un  père  ou  d'un  maître?  Heureux 
d'échapper  à  sa  cruauté,  le  seul  avantage  qu'ils 
tirent  des  maux  qu'il  leur  a  fait  souffrir,  est  de 
mourir  sans  regretter  la  vie,  dont  ils  n'ont  connu 
que  les  tourments.  • 

Hommes ,  soyez  humains ,  c'est  votre  premier 
devoir  :  soyez-le  pour  tous  les  états,  pour  tous  les 
âges,  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  étranger  à  l'homme. 


(jG  lÎMILE. 

Quelle  sagesse  y  a-t-il  pour  vous  liors  de  l'humanité  ? 
Aimez  l'enfance;  favorisez  ses  jeux,  ses  plaisirs, 
son  aimable  instinct.  Qui  de  vous  n'a  pas  regretté 
quelquefois  cet  âge  où  le  rire  est  toujours  sur  les 
lèvres,  et  où  l'ame  est  toujours  en  paix?  Pourquoi 
voulez-vous  ôter  à  ces  petits  innocents  la  jouissance 
d'un  temps  si  court  qui  leur  échappe,  et  d'un  bien 
si  précieux  dont  ils  ne  sauraient  abuser?  Pourquoi 
voulez-vous  remplir  d'amertume  et  de  douleurs  ces 
premiers  ans  si  rapides,  qui  ne  reviendront  pas 
plus  pour  eux  qu'ils  ne  peuvent  revenir  pour  vous? 
Pères ,  savez-vous  le  moment  où  la  mort  attend  vos . 
enfants?  Ne  vous  préparez  pas  des  regrets  en  leur 
étant  le  peu  d'instants  que  la  nature  leur  donne  : 
aussitôt  qu'ils  peuvent  sentir  le  plaisir  d'être,  faites 
qu'ils  en  jouissent;  faites  qu'à  quelque  hevire  que 
Dieu  les  appelle ,  ils  ne  meurent  point  sans  avoir 
goûté  la  vie. 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre  moi!  J'entends 
de  loin  les  clameurs  de  cette  fausse  sagesse  qui 
nous  jette  incessamment  hors  de  nous,  qui  compte 
toujours  le  présent  pour  rien,  et  poursuivant  sans 
relâche  un  avenir  qui  fuit  à  mesure  qu'on  avance , 
à  force  de  nous  transporter  où  nous  ne  sommes 
pas,  nous  transporte  où  nous  ne  serons  jamais. 

C'est,  me  répondez-vous,  le  temps  de  corriger 
les  mauvaises  inclinations  de  l'homme;  c'est  dans 
l'âge  de  l'enfance,  où  les  peines  sont  le  moins  sen- 
sibles, qu'il  faut  les  multiplier  pour  les  épargner 
dans  l'âge  de  raison.  Mais  qui  vous  dit  que  tout 
cet  arrangement  est  à  votre  disposition,  et  que 


LIVRE   II.  gy 

toutes  ces  belles  instructions  dont  vous  accablez  le 
faible  esprit  d'un  enfant  ne  lui  seront  pas  un  jour 
plus  pernicieuses  qu'utiles?  Qui  vous  assure  que 
vous  épargnez  quelque  chose  par  les  chagrins  que 
vous  lui  prodiguez?  Pourquoi  lui  donnez-vous  plus 
de  maux  que  son  état  n'en  comporte ,  sans  être  sur 
que  ces  maux  présents  sont  à  la  décharge  de  l'ave- 
nir? et  comment  me  prouverez-vous  que  ces  mau- 
vais penchants  dont  vous  prétendez  le  guérir  ne  lui 
viennent  pas  de  vos  soins  mal  entendus  bien  plus 
que  de  la  nature  ?  Malheureuse  prévoyance,  qui  rend 
un  être  actuellement  misérable,  sur  l'espoir  bieil 
ou  mal  fondé  de  le  rendre  heureux  un  jour!  Que 
si  ces  raisonneurs  vulgaires  confondent  la  licence 
avec  la  liberté ,  et  l'enfant  qu'on  rend  heureux  avec 
l'enfant  qu'on  gâte,  apprenons-leur  à  les  distinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chimères,  n'ou- 
blions pas  ce  qui  convient  à  notre  condition.  L'hu- 
manité a  sa  place  dans  l'ordre  des  choses;  l'enfance 
a  la  sienne  dans  l'ordre  de  la  vie  humaine  :  il  faut/ 
considérer  l'homme  dans  l'homme ,  et  l'enfant  dans 
l'enfant.  Assigner  à  chacun  sa  place  et  l'y  fixer,  or- 
donner les  passions  humaines  selon  la  constitution 
de  l'homme,  est  tout  ce  que  nous  pouvons  faire 
pour  son  bieii-étre.  Le  reste  dépend  de  causes  étran- 
gères qui  ne  sont  point  en  notre  pouvoir.  l 

Nous  ne  savons  ce  que  c'est  que  bonheur  ou 
malheur  absolu.  Tout  est  mêlé  dans  cette  vie  ;  on  /  ^ 

n'y  goûte  aucun  sentiment  pur,  on  n'y  reste  pas 
deux  moments  dans  le  même  état.  Les  affections 
de  nos  âmes,  ainsi  que  les  modifications  de  nos 

R.    TU.  '7 


<• 


C)8  lÎMILE. 

corps,  sont  dans  un  flux  continuel.  Le  bien  et  le 
mal  nous  sont  communs  à  tous,  mais  en  différentes 
mesures.  Le  plus  heureux  est  celui  qui  souffre  le 
moins  de  peines  ;  le  plus  misérable  est  celui  qui 
sent  le  moins  de  plaisirs.  Toujours  plus  de  souf- 
frances que  de  jouissances  :  voilà  la  différence  com- 
mune à  tous.  La  félicité  de  Tliomme  ici -bas  n'est 
donc  qu'un  état  négatif  ;  on  doit  la  mesurer  par  la 
moindre  quantité  des  maux  qu'il  souffre. 

Tout  sentiment  de  peine  est  inséparable  du  désir 
de  s'en  délivrer;  toute  idée  de  plaisir  est  insépa- 
rable du  désir  d'en  jouir  :  tout  désir  suppose  pri- 
vation, et  toutes  les  privations  qu'on  sent  sont 
pénibles  ;  c'est  donc  dans  la  disproportion  de  nos 
désirs  et  de  nos  facultés  que  consiste  notre  misère. 
Un  être  sensible  dont  les  facultés  égaleraient  les 
désirs  serait  un  être  absolument  heureux. 

En  quoi  donc  consiste  la  sagesse  humaine  ou  la 
route  du  vrai  bonheur?  Ce  n'est  pas  précisément  à 
diminuer  nos  désirs;  car,  s'ils  étaient  au-dessous 
de  notre  puissance ,  une  partie  de  nos  facultés  res- 
terait oisive,  et  nous  ne  jouirions  pas  de  tout  notre 
être  :  ce  n'est  pas  non  plus  à  étendre  nos  facultés  ; 
car  si  nos  désirs  s'étendaient  à  la  fois  en  plus  grand 
rapport,  nous  n'en  deviendrions  que  plus  misé- 
ral3les  :  mais  c'est  à  diminuer  l'excès  des  désirs  sur 
les  facultés ,  et  à  mettre  en  égalité  parfaite  la  puis- 
sance et  la  volonté.  C'est  alors  seulement  que  toutes 
les  forces  étant  en  action  ,  l'ame  cependant  restera 
paisible,  et  que  l'homme  se  trouvera  bien  ordonné. 

C'est  ainsi  que  la  nature ,  qui  fait  tout  pour  le 


LIVRE  II.  ç^g 

mieux,  l'a  d'abord  institué.  Elle  ne  lui  donne  im- 
médiatement que  les  désirs  nécessaires  à  sa  con- 
servation ,  et  les  facultés  suffisantes  pour  les  satis- 
faire. Elle  a  mis  toutes  les  autres  comme  en  réserve 
au  fond  de  son  ame  pour  s'y  développer  au  besoin. 
Ce  n'est  que  dans  cet  état  primitif  que  l'équilibre 
du  pouvoir  et  du  désir  se  rencontre,  et  que  l'homme 
n'est  pas  malheureux.  Sitôt  que  ses  facultés  vir- 
tuelles se  mettent  en  action ,  l'imagination ,  la  plus 
active  de  toutes ,  s'éveille  et  les  devance.  C'est  l'ima- 
gination qui  étend  pour  nous  la  mesure  des  pos- 
sibles ,  soit  en  bien ,  soit  en  mal ,  et  qui ,  par  con- 
séquent, excite  et  nourrit  les  désirs  par  l'espoir  de 
les  satisfaire.  Mais  l'objet  qui  paraissait  d'abord 
sous  la  main  fuit  plus  vite  qu'on  ne  peut  le  pour- 
suivre ;  quand  on  croit  l'atteindre  il  se  transforme 
et  se  montre  au  loin  devant  nous.  Ne  voyant  plus 
le  pays  déjà  parcouru ,  nous  le  comptons  pour 
rien  ;  celui  qui  reste  à  parcourir  s'agrandit ,  s'é- 
tend sans  cesse.  Ainsi  l'on  s'épuise  sans  arriver  au 
terme  ;  et  plus  nous  gagnons  sur  la  jouissance,  plus 
le  bonheur  s'éloigne  de  nous. 

Au  contraire ,  plus  l'homme  est  resté  près  de  sa 
condition  naturelle,  plus  la  différence  de  ses  fa- 
cultés à  ses  désirs  est  petite ,  et  moins ,  par  consé- 
quent, il  est  éloigné  d'être  heureux.  Il  n'est  jamais 
moins  misérable  que  quand  il  paraît  dépourvu  de 
tout  ;  car  la  misère  ne  consiste  pas  dans  la  priva- 
tion des  choses,  mais  dans  le  besoin  qui  s'en  fait 
sentir. 

Le  monde  réel  a  ses  bornes,  le  monde  imagi- 

7- 

tJnWwsïîSr 
BIBLIOTHECA 

Ottavieos' 


lOO  EMILE. 

naire  est  infini  :  ne  pouvant  élargir  l'un ,  rétrécis- 
sons l'autre;  car  c'est  de  leur  seule  différence  que 
naissent  toutes  les  peines  qui  nous  rendent  vrai- 
ment malheureux.  Otez  la  force,  la  santé,  le  bon 
témoignage  de  soi ,  tous  les  biens  de  cette  vie  sont 
dans  l'opinion  ;  ôtez  les  douleurs  du  corps  et  les 
remords  de  la  conscience ,  tous  nos  maux  sont  ima- 
ginaires. Ce  principe  est  commun,  dira-t-on;  j'en 
conviens  :  mais  l'application  pratique  n'en  est  pas 
commune  ;  et  c'est  uniquement  de  la  pratique  qu'il 
s'agit  ici. 

Quand  on  dit  que  l'homme  est  faible ,  que  veut- 
on  dire?  Ce  mot  de  faiblesse  indique  un  rapport, 
un  rapport  de  l'être  auquel  on  l'applique.  Celui 
dont  la  force  passe  les  besoins,  fùt-il  un  insecte, 
un  ver ,  est  un  être  fort  :  celui  dont  les  besoins 
passent  la  force,  fùt-il  un  éléphant,  un  lion;  fùt-il 
un  conquérant,  un  héros;  fùt-il  un  dieu,  c'est  un 
être  faible.  L'ange  rebelle  qui  méconnut  sa  nature 
était  plus  faible  que  l'heureux  mortel  qui  vit  en 
paix  selon  la  sienne.  L'homme  est  très-fort  quand 
il  se  contente  d'être  ce  qu'il  est;  il  est  très-faible 
quand  il  veut  s'élever  au  -  dessus  de  l'humanité. 
N'allez  donc  pas  vous  figurer  qu'en  étendant  vos 
facultés  vous  étendez  vos  forces;  vous  les  dimi- 
nuez, au  contraire,  si  votre  orgueil  s'étend  plus 
qu'elles.  Mesurons  le  rayon  de  notre  sphère,  et 
restons  au  centre  comme  l'insecte  au  milieu  de  sa 
toile  :  nous  nous  suffirons  toujours  à  nous-mêmes, 
et  nous  n'aurons  point  à  nous  plaindre  de  notre 
faiblesse  ;  car  nous  ne  la  sentirons  jamais. 


'-  '0LS!3 


^ 


1 

i 


LIVRE   II.  lOI 

Tous  les  animaux  ont  exactement  les  facultés  né- 
cessaires pour  se  conserver.  Ij'homme  seul  en  a  de 
superflues.  N'est-il  pas  bien  étrange  que  ce  superflu 
soit  l'instrument  de  sa  misère?  Dans  tout  pays  les 
bras  d'un  homme  valent  plus  que  sa  subsistance. 
S'il  était  assez  sage  pour  compter  ce  surplus  pour 
rien,  il  aurait  toujours  le  nécessaire,  parce  qu'il 
n'aurait  jamais  rien  de  trop.  Les  grands  besoins , 
disait  Favorin ,  naissent  des  grands  biens  ;  et  sou- 
vent le  meilleur  moyen  de  se  donner  les  choses 
dont  on  manque  est  de  s'ôter  celles  qu'on  a*.  C'est 
à  force  de  nous  travailler  pour  augmenter  notre 
bonheur  que  nous  le  changeons  en  misère.  Tout 
homme  qui  ne  voudrait  que  vivre  vivrait  heureux  ; 
par  conséquent  il  vivrait  bon  ;  car  où  serait  pour 
lui  l'avantage  d'être  méchant? 

Si  nous  étions  immortels ,  nous  serions  des  êtres 
très-misérables.  Il  est  dur  de  mourir,  sans  doute  ; 
mais  il  est  doux  d'espérer  qu'on  ne  vivra  pas  tou- 
jours, et  qu'une  meilleure  vie  finira  les  peines  de 
celle-ci.  Si  l'on  nous  offrait  l'immortalité  sur  la 
terre,  qui  est-ce*  qui  voudrait  accepter  ce  triste 
présent?  Quelle  ressource,  quel  espoir,  quelle  con- 
solation nous  resterait-il  contre  les  rigueurs  du  sort 
et  contre  les  injustices  des  hommes?  L'ignorant, 
qui  ne  prévoit  rien ,  sent  peu  le  prix  de  la  vie ,  et 
craint  peu  de  la  perdre  ;  l'homme  éclairé  voit  des 
biens  d'un  plus  grand  prix ,  qu'il  préfère  à  celui-là. 

"  Noct.  atlic. ,  Lib.  ix,  cap.  8. 

*  On  conçoit  que  je  parle  ici  des  hommes  qui  réflécliissent ,  et 
non  pas  de  tous  les  hommes. 


lO^  :ÉM1LE. 

Il  n'y  a  que  le  demi-savoir  et  la  fausse  sagesse  qui, 
prolongeant  nos  vues  jusqu'à  la  mort,  et  pas  au- 
delà  ,  en  font  pour  nous  le  pire  des  maux.  La  né- 
cessité de  mourir  n'est  à  l'homme  sage  qu'une  rai- 
son pour  supporter  les  peines  de  la  vie.  Si  l'on 
n'était  pas  sur  de  la  perdre  une  fois ,  elle  coûterait 
trop  à  conserver. 

Nos  maux  moraux  sont  tous  dans  l'opinion ,  hors 
un  seul ,  qui  est  le  crime  ;  et  celui  -  là  dépend  de 
nous  :  nos  maux  physiques  se  détruisent  ou  nous 
détruisent.  Le  temps  ou  la  mort  sont  nos  remèdes  : 
mais  nous  souffrons  d'autant  plus  que  nous  savons 
moins  souffrir;  et  nous  nous  donnons  plus  de  tour- 
ment pour  guérir  nos  maladies  que  nous  n'en  au- 
rions à  les  supporter.  Vis  selon  la  nature ,  sois  pa- 
tient, et  chasse  les  médecins,  tu  n'éviteras  pas  la 
mort,  mais  tu  ne  la  sentiras  qu'une  fois,  tandis 
qu'ils  la  portent  chaque  jour  dans  ton  imagination 
troublée,  et  que  leur  art  mensonger,  au  lieu  de 
prolonger  tes  jours,  t'en  ôte  la  jouissance.  Je  de- 
manderai toujours  quel  vrai  bien  cet  art  a  fait  aux 
hommes.  Quelques-uns  de  ceux  qu'il  guérit  mour- 
raient, il  est  vrai  ;  mais  des  millions  qu'il  tue  reste- 
raient en  vie.  Homme  sensé ,  ne  mets  point  à  cette 
loterie  où  trop  de  chances  sont  contre  toi.  Souffre  , 
meurs ,  ou  guéris  ;  mais  surtout  vis  jusqu'à  ta  der- 
nière heure. 

Tout  n'est  que  folie  et  contradiction  dans  les 

^      institutions  humaines.  Nous  nous  inquiétons  plus 

de  notre  vie  à  mesure  quelle  perd  de  son  prix.  Les 

vieillards  la  regrettent  plus  que  les  jeunes  gens; 


LIVRE   II.  lo3 

ils  ne  veulent  pas  perdre  les  apprêts  qu'ils  ont  faits 
pour  en  jouir;  à  soixante  ans,  il  est  bien  cruel  de 
mourir  avant  d'avoir  commencé  de  vivre.  On  croit 
que  l'homme  a  un  vif  amour  pour  sa  conservation , 
et  cela  est  vrai  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  cet  amour , 
tel  que  nous  le  sentons ,  est  en  grande  partie  l'ou- 
vrage des  hommes.  Naturellement  l'homme  ne  s'in- 
quiète pour  se  conserver  qu'autant  que  les  moyens 
en  sont  en  son  pouvoir  ;  sitôt  que  ces  moyens  lui 
échappent ,  il  se  tranquillise  et  meurt  sans  se  tour- 
menter inutilement.  La  première  loi  de  la  résigna- 
tion nous  vient  de  la  nature.  Les  sauvages,  ainsi 
que  les  bétes ,  se  débattent  fort  peu  contre  la  mort , 
et  l'endurent  presque  sans  se  plaindre.  Cette  loi 
détruite ,  il  s'en  forme  une  autre  qui  vient  de  la 
raison  ;  mais  peu  savent  l'en  tirer,  et  cette  résigna- 
tion factice  n'est  jamais  aussi  pleine  et  entière  que 
la  première. 

La  prévoyance!  La  prévoyance  qui  nous  porte 
sans  cesse  au-delà  de  nous ,  et  souvent  nous  place 
où  nous  n'arriverons  point,  voilà  la  véritable  source 
de  toutes  nos  misères.  Quelle  manie  à  un  être  aussi 
passager  que  l'homme  de  regarder  toujours  au  loin 
dans  un  avenir  qui  vient  si  rarement ,  et  de  négliger 
le  présent  dont  il  est  sûr!  manie  d'autant  plus  fu- 
neste qu'elle  augmente  incessamment  avec  l'âge,  et 
que  les  vieillards,  toujours  défiants,  prévoyants, 
avares  ,  aiment  mieux  se  refuser  aujourd'hui  le  né- 
cessaire que  de  manquer  du  superflu  dans  cent  ans. 
Ainsi  nous  tenons  à  tout ,  nous  nous  accrochons  à 
tout  ;  les  temps ,  les  lieux ,  les  hommes ,  les  choses, 


I04  ^MILE. 

tout  ce  qui  est,  tout  ce  qui  sera,  importe  à  chacun 
de  nous  :  notre  individu  n'est  plus  que  la  moindre 
partie  de  nous-mêmes.  Chacun  s'étend,  pour  ainsi 
dire,  sur  la  terre  entière,  et  devient  sensible  sur 
toute  cette  grande  surface.  Est-il  étonnant  que  nos 
maux  se  multiplient  dans  tous  les  points  par  où 
l'on  peut  nous  blesser  ?  Que  de  princes  se  désolent 
pour  la  perte  d'un  pays  qu'ils  n'ont  jamais  vu!  Que 
de  marchands  il  suffît  de  toucher  aux  Indes ,  pour 
les  faire  crier  à  Paris*! 

Est-ce  la  nature  qui  porte  ainsi  les  homme  si  loin 
d'eux-mêmes  ?  Est-ce  elle  qui  veut  que  chacun  ap- 
prenne son  destin  des  autres,  et  quelquefois  l'ap- 
prenne le  dernier;  en  sorte  que  tel  est  mort  heu- 
reux ou  misérable,  sans  en  avoir  jamais  rien  su?  Je 
vois  un  homme  frais ,  gai ,  vigoureux ,  bien  portant; 
sa  présence  inspire  la  joie,  ses  yeux  annoncent  le 
contentement,  le  bien-être;  il  porte  avec  lui  l'image 
du  bonheur.  Vient  une  lettre  de  la  poste  ;  l'homme 
heureux  la  regarde,  elle  est  à  son  adresse,  il  l'ou- 
vre, il  la  lit.  A  l'instant  son  air  change;  il  pâlit,  il 
tombe  en  défaillance.  Revenu  à  lui,  il  pleure,  il 
s'agite,  il  gémit,  il  s'arrache  les  cheveux,  il  fait 
retentir  l'air  de  ses  cris,  il  semble  attaqué  d'af- 
freuses convulsions.  Insensé  !  quel  mal  t'a  donc  fait 

"  Un  soin  extresme  prend  l'homme  d'allonger  son  estre ,  il  y  a 

pouryeu  par  toutes  ses  pièces nous  entraisnons  tout  avec  nous  ; 

nul  ne  j^ense  assez  n'estie  qu'un Plus  nous  amplifions  nostre 

possession ,  d'autant  plus  nous  engageons-nous  aux  coups  de  la 
fortune.  La  carrière  de  nos  désirs  doit  estre  circonscrite  et  restreinte 
à  un  court  limite  des  couiniodités  les  plus  proches.  Les  actions  qui 
se  conduisent  sans  cette  reflexion ,  ce  sont  actions  erronées  et  ma- 
ladisves.  Momtaigne  ,  Liv.  m ,  chap.  i  o. 


LIVRE   II.  lo5 

ce  papier?  quel  membre  t'a-t-il  oté  !  quel  crime  t'a- 
t-il  fait  commettre  ;  enfin  qu'a-t-il  changé  dans  toi- 
même  pour  te  mettre  dans  l'état  où  je  te  vois. 

Que  la  lettre  se  fût  égarée,  qu'une  main  chari- 
table l'eût  jetée  au  feu ,  le  sort  de  ce  mortel ,  heu- 
reux et  malheureux  à  la  fois ,  eût  été ,  ce  me  semble, 
un  étrange  problème.  Son  malheur,  direz-vous, 
était  réel.  Fort  bien,  mais  il  ne  le  sentait  pas.  Où 
était-il  donc?  Son  bonheur  était  imaginaire.  J'en- 
tends ;  la  santé ,  la  gaieté ,  le  bien-être ,  le  conten- 
tement d'esprit,  ne  sont  plus  que  des  visions.  Nous 
n'existons  plus  où  nous  sommes,  nous  n'existons 
qu'où  nous  ne  sommes  pas.  Est-ce  la  peine  d'avoir 
une  si  grande  peur  de  la  mort,  pourvu  que  ce  en 
quoi  nous  vivons  reste  *  ? 

O  homme!  resserre  ton  existence  au-dedans  de 
toi ,  et  tu  ne  seras  plus  misérable.  Reste  à  la  place 
que  la  nature  t'assigne  dans  la  chaîne  des  êtres, 
rien  ne  t'en  pourra  faire  sortir;  ne  regimbe  point 
contre  la  dure  loi  de  la  nécessité,  et  n'épuise  pas, 
à  vouloir  lui  résister,  des  forces  que  le  ciel  ne  t'a 
point  données  pour  étendre  ou  prolonger  ton  exis- 
tence, mais  seulement  pour  la  conserver  comme  il 

«  Major  pars  mortaliurn  de  naturse  malignitate  conqueritur  quod 
«  in  exiguum  œvi  gignimur....  non  exiguum  teniporis  habemus ,  sed 
"  multum  perdimus.  Satis  longa  vita  est ,  si  tota  benè  collocaretur.... 
«  Prsecipitat  quisque  vitam  suani,  et  futuri  desiderio  laborat  prse- 
«  sentium  tsedio.  »  Senec.  ,  de  Brev.  vit. ,  cap.  i  et  7. 

«  Nos  affections  s'emportent  au-delà  de  nous....  nous  ne  sommes 
iamais  chez  nous ,  nous  sommes  touiours  au-delà  :  la  crainte ,  le 
désir,  l'espérance,  nous  eslancent  vers  l'advenir  et  nous  desrobbent 
le  sejitiment  et  la  considération  de  ce  qui  est ,  pour  nous  amuser  à  ce 
qui  sera,  voire  quand  nous  ne  serons  plus.  »  MoiNTAiGNE,  Liv-  i,  ch.  3. 


Io6  JÉMILE. 

lui  plaît  et  autant  qu'il  lui  plaît.  Ta  liberté,  ton 
pouvoir ,  ne  s'étendent  qu'aussi  loin  que  tes  forces 
naturelles ,  et  pas  au-delà  ;  tout  le  reste  n'e^  qu'es- 
clavage, illusion,  prestige.  La  domination  même 
est  servile ,  quand  elle  tient  à  l'opinion  ;  car  tu  dé- 
pends des  préjugés  de  ceux  que  tu  gouvernes  par 
les  préjugés.  Pour  les  conduire  comme  il  te  plaît , 
il  faut  te  conduire  comme  il  leur  plaît.  Ils  n'ont 
qu'à  changer  de  manière  de  penser ,  il  faudra  bien 
par  force  que  tu  changes  de  manière  d'agir.  Ceux 
qui  t'approchent  n'ont  qu'à  savoir  gouverner  les 
opinions  du  peuple  que  tu  crois  gouverner,  ou 
des  favoris  qui  te  gouvernent,  ou  celles  de  ta  fa- 
mille, ou  les  tiennes  propres  :  ces  visirs,  ces  courti- 
sans, ces  prêtres,  ces  soldats,  ces  valets,  ces  cail- 
lettes, et  jusqu'à  des  enfants,  quand  tu  serais  un 
Thémistocle  en  génie  '',  vont  te  mener  comme  un 
enfant  toi-même  au  milieu  de  tes  légions.  Tu  as 
beau  faire;  jamais  ton  autorité  réelle  n'ira  plus  loin 
que  tes  facultés  réelles.  Sitôt  qu'il  faut  voir  par  les 
yeux  des  autres,  il  faut  vouloir  par  leurs  volontés. 
Mes  peuples  sont  mes  sujets,  dis-tu  fièrement.  Soit. 
Mais  toi,  qu'es-tu?  le  sujet  de  tes  ministres.  Et  tes 
ministres  à  leur  tour,  que  sont-ils?  les  sujets  de  leurs 
commis ,  de  leurs  maîtresses ,  les  valets  de  leurs  va- 

"^  Ce  petit  garçon  que  vous  voyez  là ,  disait  Thémistocle  à  ses 
amis ,  est  l'aibitre  de  la  Grèce  ;  car  il  gouverne  sa  mère ,  sa  mère 
me  gouverne,  je  gouverne  les  Athéniens,  et  les  Athéniens  gouvernent 
les  Grecs  *.  Oh  !  quels  petits  conducteuis  on  trouverait  souvent  aux 
plus  grands  empires ,  si  du  prince  on  descendait  par  degrés  jusqu'à 
la  première  main  qui  donne  le  hranle  en  secret  ! 

*  Pluïarque  ,  Dicts  notables  des  Rois  et  Capitaines  ,  §  4o- 


LIVRE  II.  107 

lets.  Prenez  tout,  usurpez  tout,  et  puis  versez  l'ar- 
gent à  pleines  mains  ;  dressez  des  batteries  de  ca- 
non; élevez  des  gibets,  des  roues;  donnez  des  lois, 
des  édits  ;  multipliez  les  espions ,  les  soldats ,  les 
bourreaux ,  les  prisons ,  les  chaînes  :  pauvres  petits 
hommes  ,  de  quoi  vous  sert  tout  cela  ?  vous  n'en 
serez  ni  mieux  servis,  ni  moins  volés,  ni  moins 
trompés,  ni  plus  absolus.  Vous  direz  toujours, 
ISous  voulons;  et  vous  ferez  toujours  ce  que  vou- 
dront les  autres. 

Le  seul  qui  fait  sa  volonté  est  celui  qui  n'a  pas 
besoin ,  pour  la  faire ,  de  mettre  les  '  bras  d'un 
autre  au  bout  des  siens  :  d'où  il  suit  que  le  pre- 
mier de  tous  les  biens  n'est  pas  l'autorité,  mais 
la  liberté.  L'homme  vraiment  libre  ne  veut  que  | 
ce  qu'il  peut,  et  fait  ce  qu'il  lui  plaît.  Voilà  ma 
maxime  fondamentale.  Il  ne  s'agit  que  de  l'appli- 
quer à  l'enfance ,  et  toutes  les  règles  de  l'éducation 
vont  en  découler. 

La  société  a  fait  l'homme  plus  faible,  non-seu- 
lement en  lui  ôtant  le  droit  qu'il  avait  sur  ses 
propres  forces,  mais  surtout  en  les  lui  rendant  in- 
suffisantes. Voilà  pourquoi  ses  désirs  se  multiplient 
avec  sa  faiblesse ,  et  voilà  ce  qui  fait  celle  de  l'en- 
fance comparée  à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme  est 
un  être  fort ,  et  si  l'enfant  est  un  être  faible ,  ce  n'est 
pas  parce  que  le  premier  a  plus  de  force  absolue 
que  le  second;  mais  c'est  parce  que  le  premier 
peut  naturellement  se  suffire  à  lui-même  et  que 
l'autre  ne  le  peut.  L'homme  doit  donc  avoir  plus 
fie  volontés ,  et  l'enfant  plus  de  fantaisies  ;  mot  par 


Io8  JÉMILE. 

lequel  j'entends  tous  lés  désirs  qui  ne  sont  pas  de 
vrais  besoins ,  et  qu'on  ne  peut  contenter  qu'avec 
le  secours  d'autrui. 

J'ai  dit  la  raison  de  cet  état  de  faiblesse.  La  na- 
ture y  pourvoit  par  l'attachement  des  pères  et  des 
mères  :  mais  cet  attachement  peut  avoir  son  excès , 
son  défaut,  ses  abus.  Des  parents  qui  vivent  dans 
l'état  civil  y  transportent  leur  enfant  avant  l'âge. 
En  lui  donnant  plus  de  besoins  qu'il  n'en  a ,  ils  ne 
soulagent  pas  sa  faiblesse,  ils  l'augmentent.  Ils 
l'augmentent  encore  en  exigeant  de  lui  ce  que  la 
nature  n'exigeait  pas ,  en  soumettant  à  leurs  vo- 
lontés le  peu  de  force  qu'il  a  pour  servir  les  siennes, 
en  changeant  de  part  ou  d'autre  en  esclavage  la 
dépendance  réciproque  où  le  tient  sa  faiblesse  et 
où  les  tient  leur  attachement. 

L'homme  sage  sait  rester  à  sa  place  ;  mais  l'en- 
fant ,  qui  ne  connaît  pas  la  sienne ,  ne  saurait  s'y 
maintenir.  Il  a  parmi  nous  mille  issues  pour  en 
sortir  ;  c'est  à  ceux  qui  le  gouvernent  à  l'y  retenir , 
et  cette  tâche  n'est  pas  facile.  Il  ne  doit  être  ni 
béte  ni  homme ,  mais  enfant  ;  il  faut  qu'il  sente  sa 
faiblesse  et  non  qu'il  en  souffre;  il  faut  qu'il  dé- 
pende et  non  qu'il  obéisse  ;  il  faut  qu'il  demande 
et  non  qu'il  commande.  Il  n'est  soumis  aux  autres 
qu'à  cause  de  ses  besoins,  et  parce  qu'ils  voient 
mieux  que  lui  ce  qui  lui  est  utile ,  ce  qui  peut  con-; 
tribuer  ou  nuire  à  sa  conservation.  Nul  n'a  droit, 
pas  même  le  père ,  de  commander  à  l'enfant  ce  qui 
ne  lui  est  bon  à  rien. 

Avant  que  les  préjugés  et  les  institutions  hu- 


LIVRÉ  II.  109 

maines  aient  altéré  nos  penchants  naturels,  le 
bonheur  des  enfants  ainsi  que  des  hommes  consiste 
dans  l'usase  de  leur  liberté;  mais  cette  liberté  dans 
les  premiers  est  bornée  par  leur  faiblesse.  Qui- 
conque fait  ce  qu'il  veut  est  heureux,  s'il  se  suffit 
à  lui-même;  c'est  le  cas  de  l'homme  vivant  dans 
l'état  de  nature.  Quiconque  fait  ce  qu'il  veut  .n'est 
pas  heureux ,  si  ses  besoins  passent  ses  forces  ;  c'est 
le  cas  de  l'enfant  dans  le  même  état.  Les  enfants 
ne  jouissent  même  dans  l'état  de  nature  que  d'une 
liberté  imparfaite,  semblable  à  celle  dont  jouissent 
les  hommes  dans  l'état  civil.  Chacun  de  nous,  ne 
pouvant  plus  se  passer  des  autres ,  redevient  à  cet 
égard  faible  et  misérable.  Nous  étions  faits  pour 
être  hommes  ;  les  lois  et  la  société  nous  ont  replon- 
gés dans  l'enfance.  Les  riches ,  les  grands ,  les  rois , 
sont  tous  des  enfants  qui,  voyant  qu'on  s'empresse 
à  soulager  leur  misère,  tirent  de  cela  même  une 
vanité  puérile,  et  sont  tout  fiers  des  soins  qu'on 
ne  Idir  rendrait  pas  s'ils  étaient  hommes  faits. 

Ces  considérations  sont  importantes,  et  servent 
à  résoudre  toutes  les  contradictions  du  système 
social.  Il  y  a  deux  sortes  de  dépendances  :  celle  des 
choses ,  qui  est  de  la  natiu^e  ;  celle  des  hommes , 
qui  est  de  la  société.  La  dépendance  des  choses^ 
n'ayant  aucune  moralité,  ne  nuit  point  à  la  liberté, 
et  n'engendre  point  de  vices  :  la  dépendance  des 
hommes  étant  désordonnée"  les  engendre   tous, 

"■  Dans  mes  Principes  du  Droit  politique ,  il  est  démontré  que  nulle 
Tolonté  particulière  ne  peut  être  ordonnée  dans  le  système  social    . 

*  Voyez,  le  chapitre  3  du  Livre  n  ,  et  le  chapitre  premier  du  Livre  iv. 


IIO  ilMILE. 

et  c'est  par  elle  que  le  maître  et  l'esclave  se  dé- 
pravent mutuellement.  S'il  y  a  quelque  moyen  de 
remédier  à  ce  mal  dans  la  société,  c'est  de  substi- 
tuer la  loi  à  l'homme,  et  d'armer  les  volontés  gé- 
nérales d'une  force  réelle ,  supérieure  à  l'action  de 
toute  volonté  particulière.  Si  les  lois  des  nations 
pouvaient  avoir,  comme  celles  de  la  nature,  une 
inflexibilité  que  jamais  aucune  force  humaine  ne 
pût  vaincre  ,  la  dépendance  des  hommes  redevien- 
drait alors  celle  des  choses;  on  réunirait  dans  la 
république  tous  les  avantages  de  l'état  naturel  à 
ceux  de  l'état  civil;  on  joindrait  à  la  liberté  qui 
maintient  l'homme  exempt  de  vices  ,  la  moralité 
qui  rélève  à  la  vertu. 

Maintenez  l'enfant  dans  la  seule  dépendance  des 
.  choses,  vous  aurez  suivi  l'ordre  de  la  nature  dans 
le  progrès  de  son  éducation.  N'offrez  jamais  à  ses 
volontés  indiscrètes  que  des  obstacles  physiques 
ou  des  punitions  qui  naissent  des  actions  mêmes  , 
et  qu  il  se  rappelle  dans  l'occasion  :  sans  lui  dé- 
fendre de  malfaire,  il  suffit  de  l'en  empêcher.  L'ex- 
périence ou  l'impuissance  doivent  seules  lui  tenir 
lieu  de  loi.  N'accordez  rien  à  ses  désirs  parce 
qu'il  le  demande,  mais  parce  qu'il  en  a  besoin. 
Qu'il  ne  sache  ce  que  c'est  qu'obéissance  quand  il 
agit ,  ni  ce  que  c'est  qu'empire  quand  on  agit  povu' 
lui.  Qu'il  sente  également  sa  liberté  dans  ses  actions 
et  dans  les  vôtres.  Suppléez  à  la  force  qui  lui  man- 
que, autant  précisément  qu'il  en  a  besoin  pour  être 
libre  et  non  pas  impérieux;  qu'en  recevant  vos 
services  avec  une  sorte  d'humiliation ,  il  aspire  au 


LIVRE  II.  III 

moment  où  il  pourra  s'en  passer ,  et  où  il  aura 
l'honneur  de  se  servir  lui-même. 

La  nature  a,  pour  fortifier  le  corps  et  le  faire 
croître,  des  moyens  qu'on  ne  doit  jamais  contra- 
rier. Il  ne  faut  point  contraindre  un  enfant  de  rester 
quand  il  veut  aller ,  ni  d'aller  quand  il  veut  rester 
en  place.  Quand  la  volonté  des  enfants  n'est  point 
gâtée  par  notre  faute,  ils  ne  veulent  rien  inuti- 
lement. Il  faut  qu'ils  sautent,  qu'ils  courent,  qu'ils 
crient  quand  ils  en  ont  envie.  Tous  leurs  mouve- 
ments sont  des  besoins  de  leur  constitution  qui 
cherche  à  se  fortifier,  mais  on  doit  se  défier  de  ce 
qu'ils  désirent  sans  le  pouvoir  faire  eux-mêmes,  et 
que  d'autres  sont  obligés  de  faire  pour  eux.  Alors 
il  faut  distinguer  avec  soin  le  vrai  besoin ,  le  besoin 
naturel,  du  besoin  de  fantaisie  qui  commence  à 
naître,  ou  de  celui  qui  rie  vient  que  de  la  surabon- 
dance de  vie  dont  j'ai  parlé. 

J'ai  déjà  dit  ce  qu'il  faut  faire  quand  un  enfant 
pleure  pour  avoir  ceci  ou  cela.  J'ajouterai  seulement 
que  dès  qu'il  peut  demander  en  parlant  ce  qu'il  dé- 
sire ,  et  que  pour  l'obtenir  plus  vite  ou  pour  vaincre 
un  refus ,  il  appuie  de  pleurs  sa  demande ,  elle  lui 
doit  être  irrévocablement  refusée.  Si  le  besoin  l'a 
fait  parler ,  vous  devez  le  savoir  et  faire  aussitôt  ce 
qu'il  demande  ;  mais  céder  quelque  chose  à  ses 
larmes,  c'est  l'exciter  à  en  verser,  c'est  lui  ap- 
prendre à  douter  de  votre  bonne  volonté,  et  à 
croire  que  l'importunité  peut  plus  sur  vous  que  la 
bienveillance.  S'il  ne  vous  croit  pas  bon,  bientôt  il 
sera  méchant;  s'il  vous  croit  faible,  il  sera  bientôt 


112  EMILE. 

opiniâtre  :  il  importe  d'accorder  toujours  au  pre- 
mier signe  ce  qu'on  ne  veut  pas  refuser.  Ne  soyez 
point  prodigue  en  refus,  mais  ne  les  révoquez 
jamais. 

Gardez-vous  surtout  de  donner  à  l'enfant  de 
vaines  formules  de  politesse,  qui  lui  servent  au 
besoin  de  paroles  magiques  pour  soumettre  à  ses 
volontés  tout  ce  qui  l'entoure,  et  obtenir  à  l'instant 
ce  qu'il  lui  plaît.  Dans  l'éducation  façonnière  des 
riclies  on  ne  manque  jamais  de  les  rendre  poliment 
impérieux ,  en  leur  prescrivant  les  termes  dont  ils 
doivent  se  servir  pour  que  personne  n'ose  leur  ré- 
sister :  leurs  enfants  n'ont  ni  ton  ni  tours  sup- 
pliants; ils  sont  aussi  arrogants ,  même  plus,  quand 
ils  prient,  que  quand  ils  commandent,  comme 
étant  bien  plus  sûrs  d'être  obéis  On  voit  d'abord 
que  s' il  vous  plaît  signifie  dans  leur  bouche  il  jjie 
plait  ^  et  a^Q  je  vous  prie  siopiÇie  je  vous  ordonne. 
Admirable  politesse,  qui  n'aboutit  pour  eux  qu'à 
changer  le  sens  des  mots ,  et  à  ne  pouvoir  jamais 
parler  autrement  qu'avec  empire  î  Quant  à  moi , 
qui  crains  moins  qu'Emile  ne  soit  grossier  qu'ar- 
rogant, j'aime  beaucoup  mieux  qu'il  dise  en  priant, 
faites  cela,  qu'en  commandant, ye  vous  prie.  Ce 
n'est  pas  le  terme  dont  il  se  sert  qui  m'importe, 
mais  bien  l'acception  qu'il  y  joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  et  un  excès  d'indul- 
gence ,  tous  deux  également  à  éviter.  Si  vous  lais- 
sez pâtir  les  enfants,  vous  exposez  leur  santé,  leifr 
vie;  vous  les  rendez  actuellement  misérables;  si 
vous  leur  épargnez  avec  trop  de  soin  toute  espèce 


LIVRE  II.  I  l3 

de  mal-être,  vous  letir  préparez  de  grandes  mi- 
sères, vous  les  rendez  délicats,  sensibles;  vous  les 
sortez  de  leur  état  d'hommes,  dans  lequel  ils  ren- 
treront un  jour  malgré  vous.  Pour  ne  les  pas  ex- 
poser à  quelques  maux  de  la  nature,  vous  êtes 
l'artisan  de  ceux  qu'elle  ne  leur  a  pas  donnés.  Vous 
me  direz  que  je  tombe  dans  le  cas  de  ces  mauvais 
pères  auxquels  je  reprochais  de  sacrifier  le  bon- 
heur des  enfants  à  la  considération  d'un  temps 
éloigné  qui  peut  ne  jamais  être. 

Non  pas  :  car  la  liberté  que  je  donne  à  mon 
élève  le  dédommage  amplement  des  légères  incom- 
modités auxquelles  je  le  laisse  exposé.  Je  vois  de 
petits  polissons  jouer  sur  la  neige,  violets,  transis, 
et  pouvant  à  peine  remuer  les  doigts.  Il  ne  tient 
qu'à  eux  de  s'aller  chauffer,  ils  n'en  font  rien;  si 
on  les  y  forçait,  ils  sentiraient  cent  fois  plus  les  ri- 
gueurs de  la  contrainte,  qu'ils  ne  sentent  celles  du 
froid.  De  quoi  donc  vous  plaignez-vous?  Rendrai-je 
votre  enfant  misérable  en  ne  l'exposant  qu'aux  in- 
commodités qu'il  veut  bien  souffrir  ?  Je  fais  son  bien 
dans  le  moment  présent  en  le  laissant  libre;  je  fais  j 
son  bien  dans  l'avenir  en  l'armant  contre  les  maux 
qu'il  doit  supporter.  S'il  avait  le  choix  d'être  mon 
élève  ou  le  vôtre,  pensez-vous  qu'il  balançât  un 
instant? 

Concevez -vous  quelque  vrai  bonheur  possible 
pour  aucun  être  hors  de  sa  constitution  ?  et  n'est-ce 
pas  sortir  l'homme  de  sa  constitution  que  de  vou- 
loir l'exempter  également  de  tous  les  maux  de  son 
espèce?  Oui,  je  le  soutiens;  pour  sentir  les  grands 

R.    III.  8 


Il4  :ÉMILE. 

biens,  il  faut  qu'il  connaisse  les  petits  maux;  telle 
est  sa  nature.  Si  le  physique  va  trop  bien ,  le  mo- 
ral se  corrompt.  L'homme  qui  ne  connaîtrait  pas 
la  douleur  ne  connaîtrait  ni  l'attendrissement  de 
l'humanité ,  ni  la  douceur  de  la  commisération  ;  son 
cœur  ne  serait  ému  de  rien ,  il  ne  serait  pas  sociable , 
il  serait  un  monstre  parmi  ses  semblables. 

Savez-vous  quel  est  le  plus  sûr  moyen  de  rendre 
votre  enfant  misérable?  c'est  de  l'accoutumer  à  tout 
obtenir;  car  ses  désirs  croissant  incessamment  par 
la  facilité  de  les  satisfaire,  tôt  ou  tard  l'impuissance 
vous  forcera  malgré  vous  d'en  venir  au  refus  ;  et  ce 
refus  inaccoutumé  lui  donnera  plus  de  tourment 
que  la  privation  même  de  ce  qu'il  désire.  D'abord 
il  voudra  la  canne  que  vous  tenez;  bientôt  il  vou- 
dra votre  montre  ;  ensuite  il  voudra  l'oiseau  qui 
vole;  il  voudra  l'étoile  qu'il  voit  briller;  il  voudra 
tout  ce  qu'il  verra:  à  moins  d'être  Dieu,  comment 
le  contenterez-vous? 

C'est  une  disposition  naturelle  à  l'homme  de  re- 
garder comme  sien  tout  ce  qui  est  en  son  pouvoir. 
En  ce  sens  le  principe  de  Hobbes  est  vrai  jus- 
qu'à certain  point  :  multipliez  avec  nos  désirs  les 
moyens  de  les  satisfaire,  chacun  se  fera  le  maître 
de  tout.  L'enfant  donc  qui  n'a  qu'à  vouloir  pour 
obtenir  se  croit  le  propriétaire  de  l'univers;  il  re- 
garde tous  les  hommes  comme  ses  esclaves  :  et 
quand  enfin  l'on  est  forcé  de  lui  refuser  quelque 
chose ,  lui ,  croyant  tout  possible  quand  il  com- 
mande ,  prend  ce  refus  pour  un  acte  de  rébellion  ; 
toutes  les  raisons  qu'on  lui  donne  dans  un  âge  in- 


LIVRE  II,  113 

capable  de  raisonnement  ne  sont  à  son  gré  que  des 
prétextes;  il  voit  partout  de  la  mauvaise  volonté: 
le  sentiment  d'une  injustice  prétendue  aigrissant 
son  naturel,  il  prend  tout  le  monde  en  haine,  et, 
sans  jamais  savoir  gré  de  la  complaisance,  il  s'in- 
digne de  toute  opposition. 

Comment  concevrais-je  qu'un  enfant  ainsi  do- 
miné par  la  colère  et  dévoré  des  passions  les  plus 
irascibles ,  puisse  jamais  être  heureux  ?  Heureux ,  ,  / 1^ 
lui!  c'est  un  despote;  c'est  à  la  fois  le  plus  vil  des 
esclaves  et  la  plus  misérable  des  créatures.  J'ai  vu 
des  enfants  élevés  de  cette  manière,  qui  voulaient 
qu'on  renversât  la  maison  d'un  coup  d'épaule,  qu'on 
leur  donnât  le  coq  qu'ils  voyaient  sur  un  clocher , 
qu'on  arrêtât  un  régiment  en  marche  pour  en- 
tendre les  tambours  plus  long-temps,  et  qui  per- 
çaient l'air  de  leurs  cris,  sans  vouloir  écouter  per- 
sonne, aussitôt  qu'on  tardait  à  leur  obéir.  Tout 
s'empressait  vainement  à  leur  complaire;  leurs  dé- 
sirs s'irritant  par  la  facilité  d'obtenir,  ils  s'obsti- 
naient aux  choses  impossibles,  et  ne  trouvaient  par- 
tout que  contradictions,  qu'obstacles,  que  peines, 
que  douleurs.  Toujours  grondants,  toujom^s  mu- 
tins, toujours  furieux ,  ils  passaient  les  jours  à  crier , 
à  se  plaindre.  Étaient-ce  là  des  êtres  bien  fortunés  ? 
La  faiblesse  et  la  domination  réunies  n'engendrent 
que  folie  et  misère.  De  deux  enfants  gâtés,  l'un  bat 
la  table,  et  l'autre  fait  fouetter  la  mer  :  ils  auront 
bien  à  fouetter  et  à  battre  avant  de  vivre  contents. 

Si  ces  idées  d'empire  et  de  tyrannie  les  rendent 
misérables  dès  leur  enfance,  que  sera-ce  quand  ils 


1  l6  EMILE. 

grandiront,  et  que  leurs  relations  avec  les  autres 
hommes  commenceront  à  s'étendre  et  se  multiplier? 
Accoutumés  à  voir  tout  fléchir  devant  eux ,  quelle 
surprise,  en  entrant  dans  le  monde,  de  sentir  que 
tout  leur  résiste,  et  de  se  trouver  écrasés  du  poids 
de  cet  univers  qu'ils  pensaient  mouvoir  à  leur  gré  ! 

Leurs  airs  insolents  ,  leur  puérile  vanité  ,  ne 
leur  attirent  que  mortification,  dédains,  railleries  ; 
ils  boivent  les  affronts  comme  l'eau:  de  cruelles 
épreuves  leur  apprennent  bientôt  qu'ils  ne  con- 
naissent ni  leur  état  ni  leurs  forces;  ne  pouvant 
tout,  ils  croient  ne  rien  pouvoir.  Tant  d'obstacles 
inaccoutumés  les  rebutent,  tant  de  mépris  les  avi- 
lissent: ils  deviennent  lâches,  craintifs,  rampants, 
et  retombent  autant  au-dessous  d'eux-mêmes  qu'ils 
s'étaient  élevés  au-dessus. 

Revenons  à  la  règle  primitive.  La  nature  a  fait 
les  enfants  pour  être  aimés  et  secourus;  mais  les 
a-t-elle  faits  pour  être  obéis  et  craints?  Leur  a-t-elle 
donné  un  air  imposant,  un  œil  sévère,  une  voix 
rude  et  menaçante  pour  se  faire  redouter?  Je  com- 
prends que  le  rugissement  d'un  lion  épouvante  les 
animaux ,  et  qu'ils  tremblent  en  voyant  sa  terrible 
hure;  mais  si  jamais  on  vit  un  spectacle  indécent, 
odieux,  risible,  c'est  un  corps  de  magistrats,  le 
chef  à  la  tête,  en  habit  de  cérémonie,  prosternés 
devant  un  enfant  au  maillot,  qu'ils  haranguent  en 
termes  pompeux,  et  qui  crie  et  bave  pour  toute 
réponse. 

A  considérer  l'enfance  en  elle-même,  y  a-t-il  au 
monde  un  être  plus  faible,  plus  misérable,  plus  à 


LIVRE  II.  I  ly 

la  merci  de  tout  ce  qui  l'environne ,  qui  ait  si  \ 
grand  besoin  de  pitié,  de  soins,  de  protection, 
qu'un  enfant  ?  Ne  semble- t-il  pas  qu'il  ne  montre 
une  figure  si  douce  et  un  air  si  touchant ,  qu'afin 
que  tout  ce  qui  l'approche  s'intéresse  à  sa  faiblesse 
et  s'empresse  à  le  secourir?  Qu'y-a-t-il  donc  de 
plus  choquant,  de  plus  contraire  à  l'ordre,  que  de 
voir  un  enfant  impérieux  et  mutin  commander  à 
tout  ce  qui  l'entoure,  et  prendre  impudemment  le 
ton  de  maître  avec  ceux  qui  n'ont  qu'à  l'aban- 
donner pour  le  faire  périr? 

D'autre  part,  qui  ne  voit  que  la  faiblesse  du  pre- 
mier âge  enchaîne  les  enfants  de  tant  de  manières  , 
qu'il  est  barbare  d'ajouter  à  cet  assujettissement 
celui  de  nos  caprices ,  en  leur  ôtant  une  liberté  si 
bornée,  de  laquelle  ils  peuvent  si  peu  abuser,  et 
dont  il  est  si  peu  utile  à  eux  et  à  nous  qu'on  les 
prive  ?  S'il  n'y  a  point  d'objet  si  digne  de  risée  qu'un 
enfant  hautain,  il  n'y  a  point  d'objet  si  digne  de 
pitié  qu'un  enfant  craintif.  Puisque  avec  l'âge  de 
raison  commence  la  servitude  civile,  pourquoi  la 
prévenir  par  la  servitude  privée?  Souffrons  qu'un 
moment  de  la  vie  soit  exempt  de  ce  joug  que  la 
nature  ne  nous  a  pas  imposé,  et  laissons  à  l'enfance 
l'exercice  de  la  liberté  naturelle,  qui  l'éloigné  au 
moins  pour  un  temps  des  vices  que  l'on  contracte 
dans  l'esclavage.  Que  ces  instituteurs  sévères,  que 
ces  pères  asservis  à  leurs  enfants  viennent  donc  les 
uns  et  les  autres  avec  leurs  frivoles  objections,  et 
qu'avant  de  vanter  leurs  méthodes  ils  apprennent 
une  fois  celle  de  la  nature. 


Il8  EMILE. 

Je  reviens  à  la  pratique.  J'ai  déjà  dit  que  votre 
enfant  ne  doit  rien  obtenir  parce  qu'il  le  demande, 
mais  parce  qu'il  en  a  besoin",  ni  rien  faire  par  obéis- 
sance ,  mais  seulement  par  nécessité  :  ainsi  les  mots 
d'obéir  et  de  commander  seront  proscrits  de  son 
dictionnaire,  encore  plus  ceux  de  devoir  et  d'o- 
bligation; mais  ceux  de  force,  de  nécessité,  d'im- 
puissance et  de  contrainte,  y  doivent  tenir  une 
grande  place.  Avant  l'âge  de  raison  l'on  ne  saurait 
avoir  aucune  idée  des  êtres  moraux  ni  des  relations 
sociales;  il  faut  donc  éviter,  autant  qu'il  se  peut, 
d'employer  des  mots  qui  les  expriment,  de  peur 
que  l'enfant  n'attache  d'abord  à  ces  mots  de  fausses 
idées  qu'on  ne  saura  point  ou  qu'on  ne  pourra  plus 
détruire,  La  première  fausse  idée  qui  entre  dans  sa 
tête  est  en  lui  le  germe  de  l'erreur  et  du  vice;  c'est 
à  ce  premier  pas  qu'il  faut  surtout  faire  attention. 
Faites  que,  tant  qu'il  n'est  frappé  que  des  choses 
sensibles ,  toutes  ses  idées  s'arrêtent  aux  sensations; 
faites  que  de  toutes  parts  il  n'aperçoive  autour 
de  lui  que  le  monde  physique  :  sans  quoi  soyez 
sûr  qu'il  ne  vous  écoutera  point  du  tout,  ou  qu'il 
se  fera  du  monde  moral,  dont  vous  lui  parlez, 
des  notions  fantastiques  que  vous  n'effacerez  de 
la  vie. 

"  On  doit  sentir  que  comme  la  peine  est  souvent  une  nécessité, 
le  plaisir  est  quelquefois  un  besoin.  Il  n'y  a  donc  qu'un  seul  désir 
des  enfants  auquel  on  ne  doive  jamais  complaire  ;  c'est  celui  de  se 
faire  obéir.  D'où  il  suit  que,  dans  tout  ce  qu'ils  demandent,  c'est 
surtout  au  motif  qui  les  porte  à  le  demander  qu'il  faut  faire  atten- 
tion. Accordez-leur ,  tant  qu'il  est  possible ,  tout  ce  qui  peut  leur 
faire  un  j)laisir  réel;  refusez-leur  toujours  ce  qu'ils  ne  demandent 
que  par  fantaisie  ou  pour  faire  un  acte  d'autorité. 


LIVRE   H.  1 19 

Raisonner  avec  les  enfants  était  la  grande  ma- 
xime de  Locke  ;  c'est  la  plus  en  vogue  aujourd'hui  : 
son  succès  ne  me  paraît  pourtant  pas  fort  propre 
à  la  mettre  en  crédit;  et  pour  moi  je  ne  vois  rien 
de  plus  sot  que  ces  enfants  avec  qui  l'on  a  tant  rai- 
sonné. De  toutes  les  facultés  de  l'homme,  la  raison, 
qui  n'est,  pour  ainsi  dire ,  qu'un  composé  de  toutes 
les  autres ,  est  celle  qui  se  développe  le  plus  diffi- 
cilement et  le  plus  tard  ;  et  c'est  de  celle-là  qu'on 
veut  se  servir  pour  développer  les  premières  !  Le 
chef-d'œuvre  d'une  bonne  éducation  est  de  faire  un 
homme  raisonnable  :  et  l'on  prétend  élever  un 
enfant  par  la  raison  !  C'est  commencer  par  la  fin , 
c'est  vouloir  faire  l'instrument  de  l'ouvrage.  Si  les 
enfants  entendaient  raison ,  ils  n'auraient  pas  besoin 
d'être  élevés  ;  mais  en  leur  parlant  dès  leur  bas  âge 
une  langue  qu'ils  n'entendent  point,  on  les  accou- 
tume à  se  payer  de  mots,  à  contrôler  tout  ce  qu'on 
leur  dit,  à  se  croire  aussi  sages  que  leurs  maîtres  , 
à  devenir  disputeurs  et  mutins;  et  tout  ce  qu'on 
pense  obtenir  d'eux  par  des  motifs  raisonnables ,  on 
ne  l'obtient  jamais  que  par  ceux  de  convoitise,  ou 
de  crainte,  ou  de  vanité,  qu'on  est  toujours  forcé 
d'y  joindre. 

Voici  la  formule  à  laquelle  peuvent  se  réduire 
à  peu  près  toutes  les  leçons  de  morale  qu'on  fait 
et  qu'on  peut  faire  aux  enfants. 

LE  MAÎTRE. 

Il  ne  faut  pas  faire  cela. 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Et  pourquoi  ne  faut-il  pas  faire  cela? 


I20  EMILE. 

LE    MAÎTRE. 

Parce  que  c'est  mal  fait. 

l'enfant. 
Mal  fait!  Qu'est-ce  qui  est  mal  fait? 

le  maître. 
Ce  qu'on  vous  défend. 

l'enfant. 
Quel  mal  y  a-t-il  à  faire  ce  qu'on  me  défend? 

LE  MAÎTRE. 

On  vous  punit  pour  avoir  désobéi. 

l'enfant. 
Je  ferai  en  sorte  qu'on  n'en  sache  rien. 

LE  maître. 
On  vous  épiera. 

l'enfant. 
Je  me  cacherai. 

LE  MAÎTRE. 

On  vous  questionnera. 

l'enfant. 
Je  mentirai. 

LE  MAÎTRE. 

Il  ne  faut  pas  mentir. 

l'enfant. 
Pourquoi  ne  faut-il  pas  mentir  ? 

LE  MAITRE. 

Parce  que  c'est  mal  fait ,  etc. 

Voilà  le  cercle  inévitable.  Sortez-en  ,  l'enfant  ne 
vous  entend  plus.  Ne  sont-ce  pas  là  des  instructions 
fort  utiles  ?  Je  serais  bien  curieux  de  savoir  ce  qu'on 
pourrait  mettre  à  la  place  de  ce  dialogue?  Locke 
lui-même  y  eût  à  coup  sûr  été  fort  embarrassé. 


LIVRE   II.  121 

Connaître  le  bien  et  le  mal ,  sentir  la  raison  des 
devoirs  de  l'homme ,  n'est  pas  l'affaire  d'un  enfant. 

La  nature  veut  que  Ips  enfants  soient  enfants  ' 
avant  que  d'être  hommes.  Si  nous  voulons  perver- 
tir cet  ordre,  nous  produirons  des  fruits  précoces 
qui  n'auront  ni  maturité  ni  saveur,  et  ne  tarderont 
pas  à  se  corrompre  :  nous  aurons  de  jeunes  doc- 
teurs et  de  vieux  enfants.  L'enfance  a  des  manières 
de  voir ,  de  penser ,  de  sentir ,  qui  lui  sont  propres  ; 
rien  n'est  moins  sensé  que  d'y  vouloir  substituer 
les  nôtres;  et  j'aimerais  autant  exiger  qu'un  enfant 
eût  cinq  pieds  de  haut,  que  du  jugement  à  dix  ans. 
En  effet ,  à  quoi  lui  servirait  la  raison  à  cet  âge  ? 
Elle  est  le  frein  de  la  force ,  et  l'enfant  n'a  pas  be- 
soin de  ce  frein. 

En  essayant  de  persuader  à  vos  élèves  le  devoir 
de  l'obéissance,  vous  joignez  à  cette  prétendue 
persuasion  la  force  et  les  menaces,  ou,  qui  pis 
est,  la  flatterie  et  les  promesses.  Ainsi  donc,  amor- 
cés par  l'intérêt  ou  contraints  par  la  force ,  ils  font 
semblant  d'être  convaincus  par  la  raison.  Ils  voient 
très-bien  que  l'obéissance  leur  est  avantageuse ,  et 
la  rébellion  nuisible  aussitôt  que  vous  vous  aper- 
cevez de  l'une  ou  de  l'autre.  Mais  comme  vous 
n'exigez  rien  d'eux  qui  ne  leur  soit  désagréable , 
et  qu'il  est  toujours  pénible  de  faire  les  volontés 
d'autrui,  ils  se  cachent  pour  faire  les  leurs,  per- 
suadés qu'ils  font  bien  si  l'on  ignore  leur  désobéis- 
sance; mais  prêts  à  convenir  qu'ils  font  mal,  s'ils 
sont  découverts,  de  crainte  d'un  plus  grand  mal.  La 
raison  du  devoir  n'étant  pas  de  leur  âge,  il  n'y  a 


122  ÉMiLÉ. 

homme  au  monde  qui  vînt  à  bout  de  la  leur  rendre 
vraiment  sensible  ;  mais  la  crainte  du  châtiment , 
l'espoir  du  pardon ,  l'importunité,  l'embarras  de  ré- 
pondre, leur  arrachent  tous  les  aveux  qu'on  exige; 
et  l'on  croit  les  avoir  convaincus ,  quand  on  ne  les 
a  qu'ennuyés  ou  intimidés. 

Qu'arrive-t-il  de  là  ?  Premièrement ,  qu'en  leur 
imposant  un  devoir  qu'ils  ne  sentent  pas ,  vous  les 
indisposez  contre  votre  tyrannie,  et  les  détournez 
de  vous  aimer  ;  que  vous  leur  apprenez  à  devenir 
dissimulés,  faux,  menteurs,  pour  extorquer  des 
récompenses  ou  se  dérober  aux  châtiments;  qu'en- 
fin ,  les  accoutumant  à  couvrir  toujours  d'un  motif 
apparent  un  motif  secret ,  vous  leur  donnez  vous- 
même  le  moyen  de  vous  abuser  sans  cesse,  devons 
ôter  la  connaissance  de  leur  vrai  caractère,  et  de 
payer  vous  et  les  autres  de  vaines  paroles  dans  l'oc- 
casion. Les  lois,  direz-vous,  quoique  obligatoires 
pour  la  conscience ,  usent  de  même  de  contrainte 
avec  les  hommes  faits.  J'en  conviens.  Mais  que  sont 
ces  hommes,  sinon  des  enfants  gâtés  par  l'éduca- 
tion? Voilà  précisément  ce  qu'il  faut  prévenir.  Em- 
ployez la  force  avec  les  enfants  et  la  raison  avec 
les  hommes  ;  tel  est  l'ordre  naturel  :  le  sage  n'a 
pas  besoin  de  lois. 

Traitez  votre  élève  selon  son  âge.  Mettez-le  d'a- 
bord à  sa  place ,  et  tenez-l'y  si  bien ,  qu'il  ne  tente 
plus  d'en  sortir.  Alors ,  avant  de  savoir  ce  que  c'est 
que  sagesse,  il  en  pratiquera  la  plus  importante 
leçon.  Ne  lui  commandez  jamais  rien ,  quoi  que  ce 
soit  au  monde,  absolument  rien.  Ne  lui  laissez  pas 


LIVRE  11.  laS 

même  imaginer  que  vous  prétendiez  avoir  aucune 
autorité  sur  lui.  Qu'il  sache  seulement  qu'il  est 
faible  et  que  vous  êtes  fort  ;  que ,  par  son  état  et 
le  vôtre,  il  est  nécessairement  à  votre  merci  ;  qu'il 
le  sache ,  qu'il  l'apprenne ,  qu'il  le  sente;  qu'il  sente 
de  bonne  heure  sur  sa  tête  altière  le  dur  joug  que 
la  nature  impose  à  l'homme,  le  pesant  joug  de  la 
nécessité,  sous  lequel  il  faut  que  tout  être  fini 
ploie  ;  qu'il  voie  cette  nécessité  dans  les  choses , 
jamais  dans  le  caprice"  des  hommes;  que  le  frein 
qui  le  retient  soit  la  force  et  non  l'autorité.  Ce 
dont  il  doit  s'abstenir,  ne  le  lui  défendez  pas  ;  em- 
pêchez-le de  le  faire,  sans  explications,  sans  raison- 
nements ;  ce  que  vous  lui  accordez ,  accordez-le  à 
son  premier  mot,  sans  sollicitations ,  sans  prières, 
surtout  sans  conditions.  Accordez  avec  plaisir,  ne 
refusez  qu'avec  répugnance  ;  mais  que  tous  vos  re- 
fus soient  irrévocables  :  qu'aucune  importunité  ne 
vous  ébranle  ;  que  le  non  prononcé  soit  un  mur 
d'airain  contre  lequel  l'enfant  n'aura  pas  épuisé 
cinq  ou  six  fois  ses  forces,  cpi'il  ne  tentera  plus 
de  le  renverser. 

C'est  ainsi  que  vous  le  rendrez  patient,  égal,  ré- 
signé ,  paisible ,  même  quand  il  n'aura  pas  ce  qu'il 
a  voulu  ;  car  il  est  dans  la  nature  de  l'homme  d'en- 
durer patiemment  la  nécessité  des  choses,  mais  non 
la  mauvaise  volonté  d'autrui.  Ce  mot,  il  n'y  en  a 
plus ,  est  une  réponse  contre  laquelle  jamais  enfant 

"  On  doit  être  sur  que  Venfant  traitera  de  caprice  toute  volonté 
contraire  à  la  sienne ,  et  dont  il  ue  sentira  pas  la  raison.  Or,  un  en- 
fant ne  sent  la  raison  de  rien  dans  tout  ce  <[ui  choque  ses  fantaisies. 


1^4  EMILE. 

lie  s'est  mutiné ,  à  moins  qu'il  ne  crût  que  c'était 
un  mensonge.  Au  reste,  il  n'y  a  point  ici  de  milieu; 
il  faut  n'en  rien  exiger  du  tout ,  ou  le  plier  d'abord 
à  la  plus  parfaite  obéissance.  La  pire  éducation  est 
de  le  laisser  flottant  entre  ses  volontés  et  les  vôtres, 
et  de  disputer  sans  cesse  entre  vous  et  lui  à  qui 
des  deux  sera  le  maître  :  j'aimerais  cent  fois  mieux 
qu'il  le  fut  toujours. 

Il  est  bien  étrange  que,  depuis  qu'on  se  mêle 
d'élever  des  enfants,  on  n'ait  imaginé  d'autre  ins- 
trument pour  les  conduire  que  l'émulation ,  la  ja- 
lousie, l'envie,  la  vanité,  l'avidité,  la  vile  crainte, 
toutes  les  passions  les  plus  dangereuses,  les  plus 
promptes  à  fermenter,  et  les  plus  propres  à  cor- 
rompre l'ame,  même  avant  que  le  corps  soit  formé. 
A  chaque  instruction  précoce  qu'on  veut  faire  en- 
trer dans  leur  tête ,  on  plante  un  vice  au  fond  de 
leur  cœur  ;  d'insensés  instituteurs  pensent  faire  des 
merveilles  en  les  rendant  méchants  pour  leur  ap- 
prendre ce  que  c'est  que  bonté  ;  et  puis  ils  nous 
disent  gravement  :  Tel  est  l'homme.  Oui,  tel  est 
l'homme  que  vous  avez  fait. 

On  a  essayé  tous  les  instruments  hors  un,  le  seul 
précisément  qui  peut  réussir  ;  la  liberté  bien  réglée. 
Il  ne  faut  point  se  mêler  d'élever  un  enfant  quand 
0  on  ne  sait  pas  le  conduire  où  l'on  veut  par  les 

^  seules  lois  du  possible  et  de  l'impossible.  La  sphère 

de  l'un  et  de  l'autre  lui  étant  également  inconnue, 
on  l'étend,  on  la  resserre  autour  de  lui  comme  on 
veut.  On  l'enchahie,  on  le  pousse,  on  le  retient, 
avec  le  seul  lien  de  la  nécessité ,  sans  qu'il  en  mur- 


LIVRE  II.  125 

mure:  on  le  rend  souple  et  docile  par  la  seule  force 
des  choses,  sans  qu'aucun  vice  ait  l'occasion  de 
germer  en  lui;  car  jamais  les  passions  ne  s'animent , 
tant  qu'elles  sont  de  nul  effet. 

Ne  donnez  à  votre  élève  aucune  espèce  de  leçon 
verbale  ;  il  n'en  doit  recevoir  que  de  l'expérience  : 
ne  lui  infligez  aucune  espèce  de  châtiment  ;  car  il 
ne  sait  ce  que  c'est  qu'être  en  faute  :  ne  lui  faites 
jamais  demander  pardon,  car  il  ne  saurait  vous 
offenser.  Dépourvu  de  toute  moralité  dans  ses  ac- 
tions, il  ne  peut  rien  faire  qui  soit  moralement 
mal  et  qui  mérite  ni  châtiment  ni  réprimande. 

Je  vois  déjà  le  lecteur  effrayé  juger  de  cet  enfant 
par  les  nôtres  :  il  se  trompe.  La  gène  perpétuelle 
où  vous  tenez  vos  élèves  irrite  leur  vivacité  ;  plus 
ils  sont  contraints  sous  vos  yeux ,  plus  ils  sont  tur- 
bulents au  moment  qu'ils  s'échappent  :  il  faut  bien 
qu'ils  se  dédommagent  cpiand  ils  peuvent  de  la 
dure  contrainte  où  vous  les  tenez.  Deux  écoliers 
de  la  ville  feront  plus  de  dégât  dans  un  pays  que 
la  jeunesse  de  tout  un  village.  Enfermez  un  petit 
monsieur  et  un  petit  paysan  dans  une  chambre; 
le  premier  aura  tout  renversé ,  tout  brisé ,  avant 
que  le  second  soit  sorti  de  sa  place.  Pourquoi  cela? 
si  ce  n'est  que  l'un  se  hâte  d'abuser  d'un  moment 
de  licence,  tandis  que  l'autre,  toujours  sûr  de  sa 
liberté ,  ne  se  presse  jamais  d'en  user.  Et  cependant 
les  enfants  des  villageois,  souvent  flattés  ou  con- 
trariés ,  sont  encore  bien  loin  de  l'état  où  je  veux 
qu'on  les  tienne. 

Posons  pour  maxime  incontestable  que  les  pre- 


Jl6  lÎMILE. 

miers  mouvements  de  la  nature  sont  toujours  droits  : 
il  n'y  a  point  de  perversité  originelle  dans  le  cœur 
humain;  il  ne  s'y  trouve  pas  un  seul  vice  dont  on 
ne  puisse  dire  comment  et  par  où  il  y  est  entré.  La 
seule  passion  naturelle  à  l'homme  est  l'amour  de 
soi  -  même ,  ou  l'amour  -  propre  pris  dans  un  sens 
étendu.  Cet  amour-propre  en  soi  ou  relativement 
à  nous  est  bon  et  utile  ;  et,  comme  il  n'a  point  de 
rapport  nécessaire  à  autrui ,  il  est  à  cet  égard  na- 
turellement indifférent  :  il  ne  devient  bon  ou  mau- 
vais que  par  l'application  qu'on  en  fait  et  les  rela- 
tions qu'on  lui  donne.  Jusqu'à  ce  que  le  guide  de 
l'amour-propre ,  qui  est  la  raison ,  puisse  naître ,  il 
importe  donc  qu'un  enfant  ne  fasse  rien  parce  qu'il 
est  vu  ou  entendu ,  rien  en  un  mot  par  rapport  aux 
autres,  mais  seulement  ce  que  la  nature  lui  de- 
mande; et  alors  il  ne  fera  rien  que  de  bien. 

Je  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  jamais  de  dégât, 
qu'il  ne  se  blessera  point,  qu'il  ne  brisera  pas  peut- 
être  un  meuble  de  prix  s'il  le  trouve  à  sa  portée. 
Il  pourrait  faire  beaucoup  de  mal  sans  mal  faire , 
parce  que  la  mauvaise  action  dépend  de  l'intention 
de  nuire,  et  qu'il  n'aura  jamais  cette  intention.  S'il 
l'avait  une  seule  fois,  tout  serait  déjà  perdu;  il  se- 
rait méchant  presque  sans  ressource. 

Telle  chose  est  mal  aux  yeux  de  l'avarice,  qui 
ne  l'est  pas  aux  yeux  de  la  raison.  En  laissant  les 
enfants  en  pleine  liberté  d'exercer  leur  étourderie, 
il  convient  d'écarter  d'eux  tout  ce  qui  pourrait  la 
rendre  coûteuse,  et  de  ne  laisser  à  leur  portée  rien 
de  fragile  et  de  précieux.  Que  leur  appartement 


LIVRE   II,  127 

soit  garni  de  meubles  grossiers  et  solides;  point 
de  miroirs,  point  de  porcelaines,  point  d'objets  de 
luxe.  Quant  à  mon  Emile,  que  j'élève  à  la  cam- 
pagne, sa  chambre  n'aura  rien  qui  la  distingue  de 
celle  d'un  paysan.  A  quoi  bon  la  parer  avec  tant  de 
soin,  puisqu'il  y  doit  rester  si  peu?  Mais  je  me 
trompe;  il  la  parera  lui-même,  et  nous  verrons 
bientôt  de  quoi. 

Que  si,  malgré  vos  précautions,  l'enfant  vient 
à  faire  quelque  désordre,  à  casser  quelque  pièce 
utile,  ne  le  punissez  point  de  votre  négligence,  ne 
le  grondez  point,  qu'il  n'entende  pas  un  seul  mot 
de  reproche;  ne  lui  laissez  pas  même  entrevoir 
qu'il  vous  ait  donné  du  chagrin;  agissez  exacte- 
ment comme  si  le  meuble  se  fut  cassé  de  lui-même  ; 
enfin  croyez  avoir  beaucoup  fait  si  vous  pouvez 
ne  rien  dire. 

Oserai-je  exposer  ici  la  plus  grande,  la  plus  im- 
portante, la  plus  utile  règle  de  toute  l'éducation? 
ce  n'est  pas  de  gagner  du  temps,  c'est  d'en  perdre. 
Lecteurs  vulgaires,  pardonnez-moi  mes  paradoxes  : 
il  en  faut  faire  quand  on  réfléchit;  et,  quoi  que 
vous  puissiez  dire ,  j'aime  mieux  être  homme  à 
paradoxes  qu'homme  à  préjugés.  Le  plus  dange- 
reux intervalle  de  la  vie  humaine  est  celui  de  la 
naissance  à  l'âge  de  douze  ans.  C'est  le  temps  où 
germent  les  erreurs  et  les  vices ,  sans  qu'on  ait 
encore  aucun  .  instrument  pour  les  détruire  ;  et 
quand  l'instrument  vient,  les  racines  sont  si  pro- 
fondes ,  qu'il  n'est  plus  temps  de  les  arracher.  Si 
les  enfants  sautaient  tout  d'un  coup  de  la  mamelle 


1^8  EMILE. 

à  l'âge  de  raison,  l'éducation  qu'on  leur  donne 
pourrait  leur  convenir;  niais  selon  le  progrès  na- 
turel ,  il  leur  en  faut  une  toute  contraire.  Il  fau- 
drait qu'ils  ne  fissent  rien  de  leur  ame  jusqu'à  ce 
qu'elle  eût  toutes  ses  facultés  :  car  il  est  impossible 
qu'elle  aperçoive  le  flambeau  que  vous  lui  présen- 
tez tandis  qu'elle  est  aveugle ,  et  qu'elle  suive  dans 
l'immense  plaine  des  idées  une  route  que  la  raison 
trace  encore  si  légèrement  pour  les  meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc  être  purement 
négative.  Elle  consiste,  non  point  à  enseigner  la 
vertu  ni  la  vérité ,  mais  à  garantir  le  cœur  du  vice 
et  l'esprit  de  l'erreur.  Si  vous  pouviez  ne  rien  faire 
et  ne  rien  laisser  faire;  si  vous  pouviez  amener 
votre  élève  sain  et  robuste  à  l'âge  de  douze  ans , 
sans  qu'il  sût  distinguer  sa  main  droite  de  sa  main 
gauche ,  dès  vos  premières  leçons  les  yeux  de  son 
entendement  s'ouvriraient  à  la  raison;  sans  préju- 
gés, sans  habitudes,  il  n'aurait  rien  en  lui  qui  pût 
contrarier  l'effet  de  vos  soins.  Bientôt  il  devien- 
drait entre  vos  mains  le  plus  sage  des  hommes  ;  et 
en  commençant  par  ne  rien  faire  vous  auriez  fait 
un  prodige  d'éducation. 

Prenez  le  contre-pied  de  l'usage,  et  vous  ferez 
presque  toujours  bien.  Comme  on  ne  veut  pas 
faire  d'un  enfant  un  enfant ,  mais  un  docteur ,  les 
pères  et  les  maîtres  n'ont  jamais  assez  tôt  tancé, 
corrigé,  réprimandé,  flatté,  menacé,  promis,  ins- 
truit, parlé  raison.  Faites  mieux;  soyez  raison- 
nable ,  et  ne  raisonnez  point  avec  votre  élève,  sur- 
tout pour  lui  faire  approuver  ce  cpji  lui  déplaît; 


—  LIVRE  II.  I'Jt() 

car  amener  ainsi  toujours  la  raison  dans  les  choses 
désagréables,  ce  n'est  que  la  lui  rendre  ennuyeuse, 
et  la  décréditer  de  bonne  heure  dans  un  esprit 
qui  n'est  pas  encore  en  état  de  l'entendre.  Exercez 
son  corps,  ses  organes,  ses  sens,  ses  forces,  mais 
tenez  son  ame  oisive   aussi  long -temps  qu'il  se 
pourra.  Redoutez  tous  les  sentiments  antérieurs 
au  jugement  qui  les  apprécie.  Retenez,  arrêtez  les 
impressions  étrangères  :  et,  pour  empêcher  le  mal 
de  naître ,  ne  vous  pressez  point  de  faire  le  bien  ; 
car  il  n'est  jamais  tel  que  quand  la  raison  l'éclairé. 
Regardez  tous  les  délais  comme  des  avantages  : 
c'est  gagner  beaucoup  que  d'avancer  vers  le  terme 
sans  rien  perdre  ;  laissez  mûrir  l'enfance  dans  les 
enfants.  Enfin,  quelque  leçon  leur  devient-elle  né- 
cessaire, gardez-vous  de  la  donner  aujourd'hui,  si 
vous  pouvez  différer  jusqu'à  demain  sans  danger. 
Une  autre  considération  qui  confirme  l'utilité 
de  cette  méthode,  est  celle  du  génie  particulier  de 
l'enfant;,  qu'il  faut  bien  connaître  pour  savoir  quel 
régime  moral  lui  convient.  Chaque  esprit  a  sa  forme 
propre  selon  laquelle  il  a  besoin  d'être  gouverné; 
et  il  importe  au  succès  des  soins  qu'on  prend  qu'il 
soit  gouverné  par  cette  forme  et  non  par  une  autre. 
Homme  prudent ,  épiez  long-temps  la  nature,  ob- 
servez bien  votre  élève  avant  de  lui  dire  le  premier 
mot;  laissez  d'abord  le  germe  de  son  caractère  en 
pleine  liberté  de  se  montrer ,  ne  le  contraignez  en 
quoi  que  ce  puisse  être ,  afin  de  le  mieux  voir  tout 
entier.  Pensez-vous  que  ce  temps  de  liberté  soit 
perdu  pour  lui  ?  tout  au  contraire  ;  il  sera  le  mieux 

R.    HT.  9 


l3û  EMILE. 

employé  ;  car  c'est  ainsi  que  vous  apprendrez  à  ne 
pas  perdre  un  seul  moment  dans  un  temps  plus 
précieux  :  au  lieu  que ,  si  vous  commencez  d'agir 
avant  de  savoir  ce  qu'il  faut  faire ,  vous  agirez  au 
hasard;  sujet  à  vous  tromper,  il  faudra  revenir 
sur  vos  pas;  vous  serez  plus  éloigné  du  but  que 
si  vous  eussiez  été  moins  pressé  de  l'atteindre.  Ne 
faites  donc  pas  comme  l'avare  qui  perd  beaucoup 
pour  ne  vouloir  rien  perdre.  Sacrifiez  dans  le  pre- 
mier âge  un  temps  que  vous  regagnerez  avec  usure 
dans  un  âge  plus  avancé.  Le  sage  médecin  ne  donne 
pas  étourdiment  des  ordonnances  à  la  première 
vue,  mais  il  étudie  premièrement  le  tempérament 
du  malade  avant  de  lui  rien  prescrire  ;  il  commence 
tard  à  le  traiter,  mais  il  le  guérit,  tandis  que  le 
médecin  trop  pressé  le  tue. 

Mais  où  placerons-nous  cet  enfant  pour  l'élever 
ainsi  comme  un  être  insensible,  comme  un  auto- 
mate? Le  tiendrons-nous  dans  le  globe  de  la  lune, 
dans  une  île  déserte  ?  L'écarterons-nous  de  tous  les 
humains?  N'aura-t-il  pas  continuellement  dans  le 
monde  le  spectacle  et  l'exemple  des  passions  d'au- 
trui?  Ne  verra-t-il  jamais  d'autres  enfants  de  son 
âge?  Ne  verra-t-il  pas  ses  parents,  ses  voisins,  sa 
nourrice,  sa  gouvernante,  son  laquais,  son  gouver- 
neur même,  qui  après  tout  ne  sera  pas  un  ange? 

Cette  objection  est  forte  et  solide.  Mais  vous  ai-je 
dit  que  ce  fût  une  entreprise  aisée  qu'une  éducation 
naturelle?  O  hommes!  est-ce  ma  faute  si  vous  avez 
rendu  difficile  tout  ce  qui  est  bien  ?  Je  sens  ces  dif- 
ficultés, j'en  conviens:  peut-être  sont-elles  insur- 


LIVRE   II.  l3l 

moiitables;  mais  toujours  est-il  sûr  qu'en  s'appli- 
quant  à  les  prévenir  on  les  prévient  jusqu'à  certain 
point.  Je  montre  le  but  qu'il  faut  qu'on  se  propose  : 
je  ne  dis  pas  qu'on  y  puisse  arriver;  mais  je  dis  que 
celui  qui  en  approchera  davantage  aura  le  mieux 
réussi  *. 

Souvenez-vous  qu'avant  d'oser  entreprendre  de 
former  un  homme,  il  faut  s'être  fait  homme  soi- 
même  ;  il  faut  trouver  en  soi  l'exemple  qu'il  se  doit . 
proposer.  Tandis  que  l'enfant  est  encore  sans  con-  > 
naissance,  on  a  le  temps  de  préparer  tout  ce  qui 
l'approche  à  ne  frapper  ses  premiers  regards  que 
des  objets  qu'il  lui  convient  de  voir.  Rendez- vous 
respectable  à  tout  le  monde ,  commencez  par  vous 
faire  aimer  afin  que  chacun  cherche  à  vous  com- 
plaire. Vous  ne  serez  point  maître  de  l'enfant  si 
vous  ne  l'êtes  de  tout  ce  qui  l'entoure  ;  et  cette  au- 
torité ne  sera  jamais  suffisante,  si  elle  n'est  fondée 
sur  l'estime  de  la  vertu.  Il  ne  s'agit  point  d'épuiser 
sa  bourse  et  de  verser  l'argent  à  pleines  mains;  je 
n'ai  jamais  vu  que  l'argent  fît  aimer  personne.  Il 
ne  faut  point  être  avare  et  dur ,  ni  plaindre  la  mi- 
sère qu'on  peut  soulager  ;  mais  vous  aurez  beau 
ouvrir  vos  coffres ,  si  vous  n'ouvrez  aussi  votre 
cœur,  celui  des  autres  vous  restera  toujours  fermé. 

Ainsi  Fénélon  avait  dit,  dans  son  traité  de  V Education  des  Filles: 
X  Quand  on  entreprend  un  ouvrage  sur  la  meilleure  éducation ,  ce 
«  n'est  pas  pour  donner  des  règles  imparfaites.  Il  est  vrai  que  cha- 
«  cun  ne  pourra  pas  aller  dans  la  pratique  aussi  loin  que  nos  pen- 
«  sées  vont  sur  le  papier;  mais  enfin  lorsqu'on  ne  pourra  pas  aller 
«  jusqu'à  la  perfection ,  il  ne  sera  pas  inutile  de  l'avoir  connue ,  et 
«  de  s'être  efforcé  d'y  atteindre  ;  c'est  le  meilleur  moyen  d'en  appro- 
"  cher.  D  Chap.  i3. 


l32  EMILE. 

C'est  votre  temps,  ce  sont  vos  soins,  vos  affections, 
c'est  vous-même  qu'il  faut  donner  ;  car  quoi  que 
vous  puissiez  faire,  on  sent  toujours  que  votre  ar- 
gent n'est  point  vous.  Il  y  a  des  témoignages  d'in- 
térêt et  de  bienveillance  qui  font  plus  d'effet,  et 
sont  réellement  plus  utiles  que  tous  les  dons  :  com- 
bien de  malheureux ,  de  malades ,  ont  plus  besoin 
de  consolations  que  d'aumônes  !  combien  d'oppri- 
més à  qui  la  protection  sert  plus  que  l'argent  !  Rac- 
commodez les  gens  qui  se  brouillent,  prévenez  les 
procès  ;  portez  les  enfants  au  devoir ,  les  pères  à 
l'indulgence  ;  favorisez  d'heureux  mariages  ;  em- 
pêchez les  vexations;  employez ,  prodiguez  le  crédit 
des  parents  de  votre  élève  en  faveur  du  faible  à 
qui  on  refuse  justice,  et  que  le  puissant  accable. 
Déclarez -vous  hautement  le  protecteur  des  mal- 
heureux. Soyez  juste ,  humain,  bienfaisant.  Ne  faites 
pas  seulement  l'aumône,  faites  la  charité;  les  œu- 
vres de  miséricorde  soulagent  plus  de  maux  que 
l'argent  :  aimez  les  autres ,  et  ils  vous  aimeix)nt  ; 
servez-les ,  et  ils  vous  serviront  ;  soyez  leur  frère , 
et  ils  seront  vos  enfants. 

C'est  encore  ici  une  des  raisons  pourquoi  je  veux 
élever  Emile  à  la  campagne,  loin  de  la  canaille  des 
valets,  les  derniers  des  hommes  après  leurs  maî- 
tres ;  loin  des  noires  mœurs  des  villes ,  que  le  vernis 
dont  on  les  couvre  rend  séduisantes  et  contagieuses 
pour  les  enfants  ;  au  lieu  que  les  vices  des  paysans , 
sans  apprêt  et  dans  toute  leur  grossièreté,  sont  plus 
propres  à  rebuter  qu'à  séduire,  quand  on  n'a  nul 
intérêt  à  les  imiter. 


^' 


LIVRE   II.  l33 

Au  village ,  un  gouverneur  sera  beaucoup  plus 
maître  des  objets  qu'il  voudra  présenter  à  l'enfant; 
sa  réputation,  ses  discours,  son  exemple,  auront  ^^ 
une  autorité  qu'ils  ne  sauraient  avoir  à  la  ville  :  étant 
utile  à  tout  le  monde ,  chacun  s'empressera  de  l'o- 
bliger ,  d'être  estimé  de  lui ,  de  se  montrer  au  dis- 
ciple tel  que  le  maître  voudrait  qu'on  fût  en  effet  ; 
et  si  l'on  ne  se  corrige  pas  du  vice ,  on  s'abstiendra 
du  scandale,  c'est  tout  ce  dont  nous  avons  besoin 
pour  notre  objet. 

Cessez  de  vous  en  prendre  aux  autres  de  vos 
propres  fautes  :  le  mal  que  les  enfants  voient  les 
corrompt  moins  que  celui  que  vous  leur  apprenez. 
Toujours  sermonneurs,  toujours  moralistes,  tou- 
jours pédants,  pour  une  idée  que  vous  leur  donnez 
la  croyant  bonne,  vous  leur  en  donnez  à  la  fois 
vingt  autres  qui  ne  valent  rien  :  pleins  de  ce  qui  se 
passe  dans  votre  tête,  vous  ne  voyez  pas  l'effet  que 
vous  produisez  dans  la  leur.  Parmi  ce  long  flux  de 
paroles  dont  vous  les  excédez  incessamment,  pen- 
sez-vous qu'il  n'y  en  ait  pas  une  qu'ils  saisissent  à 
faux?  Pensez-vous  qu'ils  ne  commentent  pas  à  leur 
manière  vos  explications  diffuses,  et  qu'ils  n'y  trou- 
vent pas  de  quoi  se  faire  un  système  à  leur  portée  ? 
qu'ils  sauront  vous  opposer  dans  l'occasion  ? 

Ecoutez  un  petit  bon  homme  qu'on  vient  d'en- 
doctriner ;  laissez-le  jaser,  questionner,  extravaguer 
à  son  aise ,  et  vous  allez  être  surpris  du  tour  étrange 
qu'ont  pris  vos  raisonnements  dans  son  esprit  :  il 
confond  tout,  il  renverse  tout,  il  vous  impatiente, 
il  vous  désole  quelquefois  par  des  objections  im- 


l34  EMILE. 

prévues  ;  il  vous  réduit  à  vous  taire ,  ou  à  le  faire 
taire  :  et  que  peut-il  penser  de  ce  silence  de  la  part 
d'un  homme  qui  aime  tant  à  parler  ?  Si  jamais  il 
remporte  cet  avantage ,  et  qu'il  s'en  aperçoive , 
adieu  l'éducation  ;  tout  est  fini  dès  ce  moment,  il  ne 
cherche  plus  à  s'instruire,  il  cherche  à  vous  réfuter. 

Maîtres  zélés ,  soyez  simples ,  discrets ,  retenus  : 
ne  vous  hâtez  jamais  d'agir  que  pour  empêcher 
d'agir  les  autres:  je  le  répéterai  sans  cesse,  ren- 
voyez ,  s'il  se  peut,  une  honne  instruction,  de  peur 
d'en  donner  une  mauvaise.  Sur  cette  terre  dont  la 
nature  eût  fait  le  premier  paradis  de  l'homme , 
craignez  d'exercer  l'emploi  du  tentateur  en  voulant 
donner  à  l'innocence  la  connaissance  du  bien  et  du 
mal  :  ne  pouvant  empêcher  que  l'enfant  ne  s'ins- 
truise au -dehors  par  des  exemples,  bornez  toute 
votre  vigilance  à  imprimer  ces  exemples  dans  son 
esprit  sous  l'image  qui  lui  convient. 

Les  passions  impétueuses  produisent  un  grand 
effet  sur  l'enfant  qui  en  est  témoin ,  parce  qu'elles 
ont  des  signes  très-sensibles  qui  le  frappent  et  le 
forcent  d'y  faire  attention.  La  colère  surtout  est  si 
bruyante  dans  ses  emportements ,  qu'il  est  impos- 
sible de  ne  pas  s'en  apercevoir  étant  à  portée.  Il  ne 
faut  pas  demander  si  c'est  là  pour  un  pédagogue 
l'occasion  d'entamer  un  beau  discours.  Eh  !  point 
de  beaux  discours,  rien  du  tout,  pas  un  seul  mot. 
Laissez  venir  l'enfant:  étonné  du  spectacle,  il  ne 
manquera  pas  de  vous  questionner.  La  réponse  est 
simple  ;  elle  se  tire  des  objets  mêmes  qui  frappent 
ses  sens.  Il  voit  un  visage  enflammé,  des  yeux  étin- 


LIVRE  II.  l35 

celants,  un  geste  menaçant,  il  entend  des  cris;  tous 
signes  que  le  corps  n'est  pas  dans  son  assiette. 
Dites-lui  posément ,  sans  affectation ,  sans  mystère  : 
Ce  pauvre  homme  est  malade ,  il  est  dans  un  accès 
de  fièvre.  Vous  pouvez  de  là  tirer  occasion  de  lui 
donner,  mais  en  peu  de  mots,  une  idée  des  ma- 
ladies et  de  leurs  effets;  car  cela  aussi  est  de  la 
nature ,  et  c'est  un  des  liens  de  la  nécessité  auxquels 
il  se  doit  sentir  assujetti. 

Se  peut -il  que  sur  cette  idée,  qui  n'est  pas 
fausse,  il  ne  contracte  pas  de  bonne  heure  une  cer- 
taine répugnance  à  se  livrer  aux  excès  des  passions, 
qu'il  regardera  comme  des  maladies  ?  et  croyez- 
vous  qu'une  pareille  notion,  donnée  à  propos,  ne 
produira  pas  un  effet  aussi  salutaire  que  le  plus 
ennuyeux  sermon  de  morale  ?  Mais  voyez  dans  l'a- 
venir les  conséquences  de  cette  notion  :  vous  voilà 
autorisé,  si  jamais  vous  y  êtes  contraint,  à  traiter 
un  enfant  mutin  comme  un  enfant  malade;  à  l'en- 
fermer dans  sa  chambre,  dans  son  lit  s'il  le  faut, 
à  le  tenir  au  régime,  à  l'effrayer  lui-même  de  ses 
vices  naissants,  à  les  lui  rendre  odieux  et  redou- 
tables, sans  que  jamais  il  puisse  regarder  comme 
un  châtiment  la  sévérité  dont  vous  serez  peut-être 
forcé  d'user  pour  l'en  guérir.  Que  s'il  vous  arrive 
à  vous-même,  dans  quelque  moment  de  vivacité, 
de  sortir  du  sang  froid  et  de  la  modération  dont 
vous  devez  faire  votre  étude,  ne  cherchez  point  à 
lui  déguiser  votre  faute;  mais  dites -lui  franche- 
ment ,  avec  un  tendre  reproche  :  Mon  ami ,  vous 
m'avez  fait  mal. 


î3G  EMILE. 

Au  reste ,  il  importe  que  toutes  les  naïvetés  que 
peut  produire  dans  un  enfant  la  simplicité  des  idées 
dont  il  est  nourri  ne  soient  jamais  relevées  en  sa 
présence,  ni  citées  de  manière  qu'il  puisse  l'ap- 
prendre. Un  éclat  de  rire  indiscret  peut  gâter  le 
travail  de  six  mois,  et  faire  un  tort  irréparable 
pour  toute  la  vie.  Je  ne  puis  assez  redire  que , 
pour  être  le  maître  de  l'enfant,  il  faut  être  son 
propre  maître.  Je  me  représente  mon  petit  Emile , 
au  fort  d'une  rixe  entre  deux  voisines ,  s'avançant 
vers  la  plus  furieuse,  et  lui  disant  d'un  ton  de  com- 
misération :  Ma  bonne,  vous  êtes  malade,  j'en  suis 
bien  fâché.  A  coup  sûr  cette  saillie  ne  restera  pas 
sans  effet  sur  les  spectateurs ,  ni  peut-être  sur  les 
actrices.  Sans  rire,  sans  le  gronder,  sans  le  louer, 
je  l'emmène  de  gré  ou  de  force  avant  qu'il  puisse 
apercevoir  cet  effet,  ou  du  moins  avant  qu'il  y 
pense,  et  je  me  hâte  de  le  distraire  sur  d'autres 
objets  qui  le  lui  fassent  bien  vite  oublier. 

Mon  dessein  n'est  point  d'entrer  dans  tous  les 
détails ,  mais  seulement  d'exposer  les  maximes  gé- 
nérales ,  et  de  donner  des  exemples  dans  les  occa- 
sions difficiles.  Je  tiens  pour  impossible  qu'au  sein 
de  la  société  l'on  puisse  amener  un  enfant  à  l'âge 
de  douze  ans,  sans  lui  donner  quelque  idée  des 
rapports  d'homme  à  homme,  et  de  la  moralité  des 
actions  humaines.  Il  suffit  qu'on  s'applique  à  lui 
rendre  ces  notions  nécessaires  le  plus  tard  qu'il  se 
pourra,  et  que,  quand  elles  deviendront  inévita- 
bles ,  on  les  borne  à  l'utilité  présente ,  seulement 
pour  qu'il  ne  se  croie  pas  le  maître  de  tout,  e^t  qu'il 


LIVRE  II.  187 

ne  fasse  pas  du  mal  à  autrui  sans  scrupule  et  sans 
le  savoir.  Il  y  a  des  caractères  doux  et  tranquilles 
qu'on  peut  mener  loin  sans  danger  dans  leur  pre- 
mière innocence  ;  mais  il  y  a  aussi  des  naturels  vio- 
lents dont  la  férocité  se  développe  de  bonne  heure, 
et  qu'il  faut  se  hâter  de  faire  hommes  pour  n'être 
pas  obligés  de  les  enchaîner. 

Nos  premiers  devoirs  sont  envers  nous  ;  nos  sen- 
timents primitifs  se  concentrent  en  nous-mêmes; 
tous  nos  mouvements  naturels  se  rapportent  d'a- 
bord à  notre  conservation  et  à  notre  bien-être. 
Ainsi  le  premier  sentiment  de  la  justice  ne  nous  vient 
pas  de  celle  que  nous  devons ,  mais  de  celle  qui 
nous  est  due;  et  c'est  encore  un  des  contre-sens 
des  éducations  communes,  que,  parlant  d'abord 
aux  enfants  de  leurs  devoirs,  jamais  de  leurs  droits, 
on  commence  par  leur  dire  le  contraire  de  ce  qu'il 
faut,  ce  qu'ils  ne  sauraient  entendre,  et  ce  qui  ne 
peut  les  intéresser. 

Si  j'avais  donc  à  conduire  un  de  ceux  que  je 
viens  de  supposer,  je  me  dirais:  Un  enfant  ne  s'at- 
taque pas  aux  personnes'' ,  mais  aux  choses  ;  et  bien- 
tôt il  apprend  par  expérience  à  respecter  quiconque 

^  On  ne  doit  jamais  souffrir  qu'un  enfant  se  joue  aux  grandes 
personnes  comme  avec  ses  inférieurs ,  ni  même  comme  avec  ses 
égaux.  S'il  osait  frapper  sérieusement  quelqu'un ,  fût-ce  son  laquais, 
fût-ce  le  bourreau,  faites  qu'on  lui  rende  toujours  ses  coups  avec 
usure ,  et  de  manière  à  lui  ôter  l'envie  d'y  revenir.  J'ai  vu  d'impru- 
dentes gouvernantes  animer  la  mutinerie  d'un  enfant ,  l'exciter  à 
battre,  s'en  laisser  battre  elles-mêmes,  et  rire  de  ses  faibles  coups, 
sans  songer  qu'ils  étaient  autant  de  meurtres  dans  l'intention  du 
petit  furieux ,  et  que  celui  qui  veut  battre  étant  jeune  voudra  tuer 
étant  grand. 


l38  ^MILE. 

le  passe  en  âge  et  en  force  :  mais  les  choses  ne 
se  défendent  pas  elles-mêmes.  La  première  idée 
qu'il  faut  lui  donner  est  donc  moins  celle  de  la  li- 
berté que  de  la  propriété;  et,  pour  qu'il  puisse 
avoir  cette  idée,  il  faut  qu'il  ait  quelque  chose  en 
propre.  Lui  citer  ses  hardes,  ses  meubles,  ses 
jouets,  c'est  ne  lui  rien  dire;  puisque,  bien  qu'il 
dispose  de  ces  choses,  il  ne  sait  ni  pourquoi  ni 
comment  il  les  a.  Lui  dire  qu'il  les  a  parce  qu'on 
les  lui  a  données,  c'est  ne  faire  guère  mieux;  car, 
pour  donner,  il  faut  avoir  :  voilà  donc  une  pro- 
priété antérieure  à  la  sienne;  et  c'est  le  principe  de 
la  propriété  qu'on  lui  veut  expliquer  ;  sans  compter 
que  le  don  est  une  convention ,  et  que  l'enfant  ne 
peut  savoir  encore  ce  que  c'est  que  convention  ".  Lec- 
teurs, remarquez,  je  vous  prie,  dans  cet  exemple 
et  dans  cent  mille  autres,  comment,  fourrant  dans 
la  tête  des  enfants  des  mots  qui  n'ont  aucun  sens  à 
leur  portée,  on  croit  pourtant  les  avoir  fort  bien 
instruits. 

Il  s'agit  donc  de  remonter  à  l'origine  de  la  pro- 
priété ;  car  c'est  de  là  que  la  première  idée  en  doit 
naître.  L'enfant,  vivant  à  la  campagne,  aura  pris 
quelque  notion  des  travaux  champêtres;  il  ne  faut 
pour  cela  que  des  yeux,  du  loisir,  et  il  aura  l'un  et 
l'autre.  Il  est  de  tout  âge,  surtout  du  sien,  de  vou- 
loir créer,  imiter ,  produire ,  donner  des  signes  de 

'^  Voilà  pourquoi  la  plupart  des  enfants  veulent  ravoir  ce  qu'ils 
ont  donné ,  et  pleurent  quand  on  ne  le  leur  veut  pas  rendre.  Cela 
ne  leur  arrive  plus  quand  ils  ont  bien  conçu  ce  que  c'est  que  don  ; 
seulement  ils  sont  alors  plus  circonspects  à  donner. 


LIVRE   II.  iSq 

puissance  et  d'activité.  Il  n'aura  pas  vu  deux  fois 
labourer  un  jardin,  semer,  lever,  croître  des  lé- 
gumes, qu'il  voudra  jardiner  à  son  tour. 

Par  les  principes  ci-devant  établis,  je  ne  m'op- 
pose point  à  son  envie  :  au  contraire ,  je  la  favorise, 
je  partage  son  goût,  je  travaille  avec  lui ,  non  pour 
son  plaisir ,  mais  pour  le  mien  ;  du  moins  il  le  croit 
ainsi  :  je  deviens  son  garçon  jardinier;  en  atten- 
dant qu'il  ait  des  bras,  je  laboure  pour  lui  la  terre: 
il  en  prend  possession  en  y  plantant  une  fève;  et 
sûrement  cette  possession  est  plus  sacrée  et  plus 
respectable  que  celle  que  prenait  Nunès  Balbao  de 
l'Amérique  méridionale  au  nom  du  roi  d'Espagne, 
en  plantant  son  étendard  sur  les  côtes  de  la  mer 
du  Sud. 

On  vient  tous  les  jours  arroser  les  fèves,  on  les 
voit  lever  dans  des  transports  de  joie.  J'augmente 
cette  joie  en  lui  disant,  cela  vous  appartient;  et  lui 
expliquant  alors  ce  terme  d'appartenir,  je  lui  fais 
sentir  qu'il  a  mis  là  son  temps,  son  travail,  sa 
peine,  sa  personne  enfin  ;  qu'il  y  a  dans  cette  terre 
quelque  chose  de  lui-même  qu'il  peut  réclamer 
contre  qui  que  ce  soit,  comme  il  pourrait  retirer 
son  bras  de  la  main  d'un  autre  homme  qui  vou- 
drait le  retenir  malgré  lui. 

Un  beau  jour  il  arrive  empressé  et  l'arrosoir  à  la 
main.  O  spectacle!  ô  douleur!  toutes  les  fèves  sont 
arrachées,  tout  le  terrain  est  bouleversé,  la  place 
même  ne  se  reconnaît  plus.  Ah!  qu'est  devenu  mon 
travail ,  mon  ouvrage ,  le  doux  fruit  de  mes  soins 
et  de  mes  sueurs?  Qui  m'a  ravi  mon  bien?  qui  m'a 


l40  ilMILE. 

pris  mes  fèves?  Ce  jeune  cœur  se  soulève;  le  pre- 
mier sentiment  de  l'injustice  y  vient  verser  sa  triste 
amertume;  les  larmes  coulent  en  ruisseaux;  l'en- 
fant désolé  remplit  l'air  de  gémissements  et  de  cris. 
On  prend  part  à  sa  peine,  à  son  indignation;  on 
cherche,  on  s'informe,  on  fait  des  perquisitions. 
Enfin  l'on  découvre  que  le  jardinier  a  fait  le  coup  : 
on  le  fait  venir. 

Mais  nous  voici  bien  loin  de  compte.  Le  jardi- 
nier, apprenant  de  quoi  on  se  plaint,  commence 
à  se  plaindre  plus  haut  que  nous.  Quoi!  messieurs, 
c'est  vous  qui  m'avez  ainsi  gâté  mon  ouvrage  !  J'a- 
vais semé  là  des  melons  de  INIalte  dont  la  graine 
m'avait  été  donnée  comme  un  trésor ,  et  desquels 
j'espérais  vous  régaler  quand  ils  seraient  mûrs; 
mais  voilà  que,  pour  y  planter  vos  misérables 
fèves,  vous  m'avez  détruit  mes  melons  déjà  tout 
levés,  et  que  je  ne  remplacerai  jamais.  Vous  m'avez 
fait  un  tort  irréparable,  et  vous  aous  êtes  privés 
vous-mêmes  du  plaisir  de  manger  des  melons  ex- 
quis. 

JEAN-JACQUES. 

Excusez-nous,  mon  pauvre  Robert.  Vous  aviez 
mis  là  votre  travail,  votre  peine.  Je  vois  bien  que 
nous  avons  eu  tort  de  gâter  votre  ouvrage;  mais 
nous  vous  ferons  venir  d'autre  graine  de  Malte,  et 
nous  ne  travaillerons  plus  la  terre  avant  de  savoir  si 
quelqu'un  n'y  a  point  mis  la  main  avant  nous. 

ROBERT. 

oh  bien!  messieurs,  vous  pouvez  donc  vous  re- 
poser; car  il  n'y  a  plus  guère  de  terre  en  friche. 


LIVRE  II.  l4l 

Moi,  je  travaille  celle  que  mon  père  a  bonifiée;  cha- 
cun en  fait  autant  de  son  côté ,  et  toutes  les  terres 
que  vous  voyez  sont  occupées  depuis  long-temps. 

EMILE. 

Monsieur  Robert,  il  y  a  donc  souvent  de  la  graine 
de  melon  perdue  ? 

ROBERT. 

Pardonnez-moi,  mon  jeune  cadet;  car  il  ne  nous 
vient  pas  souvent  de  petits  messieurs  aussi  étour- 
dis que  vous.  Personne  ne  touche  au  jardin  de  son 
voisin;  chacun  respecte  le  travail  des  autres,  afin 
que  le  sien  soit  en  sûreté. 

EMILE. 

Mais  moi  je  n'ai  point  de  jardin. 

ROBERT. 

Que  m'importe?  si  vous  gâtez  le  mien,  je  ne 
vous  y  laisserai  plus  promener,  car,  voyez-vous, 
je  ne  veux  pas  perdre  ma  peine. 

JEAN-JACQUES. 

Ne  pourrait-on  pas  proposer  un  arrangement 
au  bon  Robert?  Qu'il  nous  accorde,  à  mon  petit 
ami  et  à  moi,  un  coin  de  son  jardin  pour  le  culti- 
ver, à  condition  qu'il  aura  la  moitié  du  produit. 

ROBERT. 

Je  vous  l'accorde  sans  condition.  Mais  souvenez- 
vous  que  j'irai  labourer  vos  fèves,  si  vous  touchez 
à  mes  melons. 

Dans  cet  essai  de  la  manière  d'inculquer  aux 
enfants  les  notions  primitives,  on  voit  comment 
l'idée  de  la  propriété  remonte  naturellement  au 
droit  de  premier  occupant  par  le  travail.  C'ela  est 


\l\'l  EMILE. 

clair,  net,  simple,  et  toujours  à  la  portée  de  l'en- 
fant. De  là  jusqu'au  droit  de  propriété  et  aux 
échanges  il  n'y  a  plus  qu'un  pas,  après  lequel  il 
faut  s'arrêter  tout  court. 

On  voit  encore  qu'une  explication  que  je  ren- 
ferme ici  dans  deux  pages  d'écriture  sera  peut-être 
l'affaire  d'un  an  pour  la  pratique;  car,  dans  la  car- 
rière des  idées  morales,  on  ne  peut  avancer  trop 
lentement  ni  trop  bien  s'affermir  à  chaque  pas. 
Jeunes  maîtres ,  pensez ,  j  e  vous  prie ,  à  cet  exemple , 
et  souvenez -vous  qu'en  toute  chose  vos  leçons 
doivent  être  plus  en  actions  qu'en  discours;  car 
les  enfants  oublient  aisément  ce  qu'ils  ont  dit  et 
ce  qu'on  leur  a  dit ,  mais  non  pas  ce  qu'ils  ont  fait 
et  ce  qu'on  leur  a  fait. 

De  pareilles  instructions  se  doivent  donner, 
comme  je  l'ai  dit,  plus  tôt  ou  plus  tard,  selon  que 
le  naturel  paisible  ou  turbulent  de  l'élève  en  accé- 
lère ou  retarde  le  besoin  ;  leur  usage  est  d'une  évi- 
dence qui  saute  aux  yeux  :  mais,  pour  ne  rien 
omettre  d'important  dans  les  choses  difficiles,  don- 
nons encore  un  exemple. 

Votre  enfant  dyscole  gâte  tout  ce  qu'il  touche  : 
ne  vous  fâchez  point;  mettez  hors  de  sa  portée  ce 
qu'il  peut  gâter.  Il  brise  les  meubles  dont  il  se  sert; 
ne  vous  hâtez  point  de  lui  en  donner  d'autres  : 
laissez-lui  sentir  le  préjudice  de  la  privation.  Il 
casse  les  fenêtres  de  sa  chambre;  laissez  le  vent 
souffler  sur  lui  nuit  et  jour  sans  vous  soucier  des 
rhumes;  car  il  vaut  mieux  qu'il  soit  enrhumé  que 
fou.  Ne  vous  plaignez  jamais  des  incommodités 


LIVRE  II.  143 

qu'il  vous  cause ,  mais  faites  qu'il  les  sente  le  pre- 
mier. A  la  fin  vous  faites  raccommoder  les  vitres , 
toujours  sans  rien  dire.  Il  les  casse  encore;  chan- 
gez alors  de  méthode;  dites-lui  sèchement,  mais 
sans  colère  :  Les  fenêtres  sont  à  moi  ;  elles  ont  été 
mises  là  par  mes  soins;  je  veux  les  garantir.  Puis 
vous  l'enfermerez  à  l'obscurité  dans  un  lieu  sans 
fenêtre.  A  ce  procédé  si  nouveau  il  commence  par 
crier,  tempêter;  personne  ne  l'écoute.  Bientôt  il 
se  lasse  et  change  de  ton  ;  il  se  plaint ,  il  gémit  : 
un  domestique  se  présente ,  le  mutin  le  prie  de  le 
délivrer.  Sans  chercher  de  prétexte  pour  n'en  rien 
faire ,  le  domestique  répond  :  J'ai  aussi  des  vitres 
à  conserver ,  et  s'en  va.  Enfin,  après  que  l'enfant 
aura  demeuré  là  plusieurs  heures,  assez  long-temps 
pour  s'y  ennuyer  et  s'en  souvenir,  quelqu'un  lui 
suggérera  de  vous  proposer  un  accord  au  moyen 
duquel  vous  lui  rendriez  la  liberté ,  et  il  ne  casse- 
rait plus  de  vitres.  Il  ne  demandera  pas  mieux.  Il 
/  vous  fera  prier  de  le  venir  voir  :  vous  viendrez  ; 
il  vous  fera  sa  proposition ,  et  vous  l'accepterez  à 
l'instant  en  lui  disant  :  C'est  très-bien  pensé;  nous 
y  gagnerons  tous  deux  :  que  n'avez-vous  eu  plus 
tôt  cette  bonne  idée  !  Et  puis ,  sans  lui  demander 
ni  protestation  ni  confirmation  de  sa  promesse,  vous 
l'embrasserez  avec  joie  et  l'emmènerez  sur-le-champ 
dans  sa  chambre ,  regardant  cet  accord  comme  sa- 
cré et  inviolable  autant  que  si  le  serment  y  avait 
passé.  Quelle  idée  pensez-vous  qu'il  prendra,  sur 
ce  procédé ,  de  la  foi  des  engagements  et  de  leur 
utilité?  Je  suis  trompé  s'il  y  a  sur  la  terre  un  seul 


K 


l/|4  EMILE. 

enfant,  non  déjà  gâté,  à  l'épreuve  de  cette  con- 
duite ,  et  qui  s'avise  après  cela  de  casser  une  fe- 
nêtre à  dessein.  Suivez  la  chaîne  de  tout  cela.  Le 
petit  méchant  ne  songeait  guère,  en  faisant  un  trou 
pour  planter  sa  fève ,  qu'il  se  creusait  un  cachot 
où  sa  science  ne  tarderait  pas  à  le  faire  enfermer''. 
Nous  voilà  dans  le  monde  moral ,  voilà  la  porte 
ouverte  au  vice.  Avec  les  conventions  et  les  de- 
voirs naissent  la  tromperie  et  le  mensonge.  Dès 
qu'on  peut  faire  ce  qu'on  ne  doit  pas ,  on  veut  ca- 
<\"  cher  ce  qu'on  n'a  pas  dû  faire.  Dès  qu'un  intérêt 
fait  promettre,  un  intérêt  plus  grand  peut  faire 
violer  la  promesse  ;  il  ne  s'agit  plus  que  de  la  violer 
impunément  :  la  ressource  est  naturelle  ;  on  se 
cache  et  l'on  ment.  N'ayant  pu  prévenir  le  vice , 
nous  voici  déjà  dans  le  cas  de  le  punir.  Voilà  les 
misères  de  la  vie  humaine  qui  commencent  avec 
ses  erreurs. 

J'en  ai  dit  assez  pour  faire  entendre  qu'il  ne  faut 

""  Ail  reste ,  quand  ce  devoir  de  tenir  ses  engagements  ne  serait 
pas  affermi  dans  l'esprit  de  l'enfant  par  le  poids  de  son  utilité . 
bientôt  le  sentiment  intérieur ,  commençant  à  poindre ,  le  lui  impo- 
serait comme  une  loi  de  la  conscience ,  comme  un  principe  inné  qui 
n'attend  pour  se  développer  que  les  connaissances  auxquelles  il 
s'applique.  Ce  premier  trait  n'est  point  marqué  par  la  main  des 
hommes ,  mais  gravé  dans  nos  cœurs  par  l'auteur  de  toute  justice. 
Otez  la  loi  primitive  des  conventions  et  l'obligation  qu'elle  impose, 
tout  est  illusoire  et  vain  dans  la  société  humaine.  Qui  ne  tient  que 
par  son  profit  à  sa  promesse  n'est  guère  plus  lié  que  s'il  n'eût  rien 
promis  ;  ou  tout  au  plus  il  en  sera  du  pouvoir  de  la  violer  comme 
de  la  bisque  des  joueurs  ,  qui  ne  tardent  à  s'en  prévaloir  que  pour 
attendre  le  moment  de  s'en  prévaloir  avec  plus  d'avantage.  Ce  prin- 
cipe est  de  la  dernière  importance ,  et  mérite  d'être  approfondi  ; 
car  c''©st  ici  que  l'homme  commence  à  se  mettre  en  contradiction 
avec  lui-même. 


LIVRE   II.  145 

jamais  infliger  aux  enfants  le  châtiment  comme 
châtiment,  mais  qu'il  doit  toujours  leur  arriver 
comme  une  suite  naturelle  de  leur  mauvaise  action. 
Ainsi  vous  ne  déclamerez  point  contre  le  mensonge , 
vous  ne  les  punirez  point  précisément  pour  avoir 
menti ,  mais  vous  ferez  que  tous  les  mauvais  effets 
du  mensonge,  comme  de  n'être  point  cru  quand 
on  dit  la  vérité ,  d'être  accusé  du  mal  qu'on  n'a 
point  fait,  quoiqu'on  s'en  défende,  se  rassemblent 
sur  leur  tête  quand  ils  ont  menti.  Mais  expliquons 
ce  que  c'est  que  mentir  pour  les  enfants. 

Il  y  a  deux  sortes  de  mensonges  ;  celui  de  fait 
qui  regarde  le  passé ,  celui  de  droit  qui  regarde 
l'avenir.  Le  premier  a  lieu  quand  on  nie  d'avoir  fait 
ce  qu'on  a  fait,  ou  quand  on  affirme  avoir  fait  ce 
qu'on  n'a  pas  fait,  et  en  général  quand  on  parle 
sciemment  contre  la  vérité  des  choses.  L'autre  a 
lieu  quand  on  promet  ce  qu'on  n'a  pas  dessein  de 
tenir,  et  en  général  quand  on  montre  une  intention 
contraire  à  celle  qu'on  a.  Ces  deux  mensonges  peu- 
vent quelquefois  se  rassembler  dans  le  même  "  ;  mais 
je  les  considère  ici  par  ce  qu'ils  ont  de  différent. 

Celui  qui  sent  le  besoin  qu'il  a  du  secours  des 
autres,  et  qui  ne  cesse  d'éprouver  leur  bienveil- 
lance, n'a  nul  intérêt  de  les  tromper  ;  au  contraire, 
il  a  un  intérêt  sensible  qu'ils  voient  les  choses 
comme  elles  sont,  de  peur  qu'ils  ne  se  trompent 
à  son  préjudice.  Il  est  donc  clair  que  le  mensonge 

"  Comme  lorsqu'accusé  d'une  mauvaise  action  le  coupable  s'en 
défend  en  se  disant  honnête  homme.  Il  ment  alors  dans  le  fait  et 
dans  le  droit. 

R.   iri.  10 


l46  EMILE, 

de  fait  n'est  pas  naturel  aux  enfants;  mais  c'est  la 
loi  de  l'obéissance  qui  produit  la  nécessité  de  men- 
tir, parce  que  l'obéissance  étant  pénible,  on  s'en 
dispense  en  secret  le  plus  qu'on  peut,  et  que  l'in- 
térêt présent  d'éviter  le  châtiment  ou  le  reproche 
l'emporte  sur  l'intérêt  éloigné  d'exposer  la  vérité. 
Dans  l'éducation  naturelle  et  libre ,  pourquoi  donc 
votre  enfant  vous  mentirait-il  ?  Qu'a-t-il  à  vous  ca- 
cher? Vous  ne  le  reprenez  point,  vous  ne  le  pu- 
nissez de  rien ,  vous  n'exigez  rien  de  lui.  Pourquoi 
ne  vous  dirait-il  pas  tout  ce  qu'il  a  fait  aussi  naïve- 
ment qu'à  son  petit  camarade  ?  Il  ne  peut  voir  à 
cet  aveu  plus  de  danger  d'un  côté  que  de  l'autre. 
Le  mensonge  de  droit  est  moins  naturel  encore , 
puisque  les  promesses  de  faire  ou  de  s'abstenir  sont 
des  actes  conventionnels ,  qui  sortent  de  l'état  de 
nature  et  dérogent  à  la  liberté.  Il  y  a  plus  ;  tous 
les  engagements  des  enfants  sont  nuls  par  eux- 
mêmes,  attendu  que  leur  vue  bornée  ne  pouvant 
s'étendre  au-delà  du  présent ,  en  s'engageant  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font.  A  peine  l'enfant  peut-il  mentir 
quand  il  s'engage;  car,  ne  songeant  qu'à  se  tirer 
d'affaire  dans  le  moment  présent,  tout  moyen  qui 
n'a  pas  un  effet  présent  lui  devient  égal  :  en  pro- 
mettant pour  un  temps  futur  il  ne  promet  rien, 
et  son  imagination  encore  endormie  ne  sait  point 
étendre  son  être  sur  deux  temps  différents.  S'il 
pouvait  éviter  le  fouet  ou  obtenir  un  cornet  de 
dragées  en  promettant  de  se  jeter  demain  par  la 
fenêtre ,  il  le  promettrait  à  l'instant.  Voilà  pourquoi 
les  lois  n'ont  aucun  égard  aux  engagements  des 


LIVRE   II.  147 

enfants  ;  et  quand  les  pères  et  les  maîtres  plus  sé- 
vères exigent  qu'ils  les  remplissent,  c'est  seulement 
clans  ce  que  l'enfant  devrait  faire,  quand  même  il 
ne  l'aurait  pas  promis. 

L'enfant ,  ne  sachant  ce  qu'il  fait  quand  il  s'en- 
gage ,  ne  peut  donc  mentir  en  s'engageant.  Il  n'en 
est  pas  de  même  quand  il  manque  à  sa  promesse, 
ce  qui  est  encore  une  espèce  de  mensonge  rétroac- 
tif :  car  il  se  souvient  très  -  bien  d'avoir  fait  cette 
promesse  ;  mais  ce  qu'il  ne  voit  pas,  c'est  l'impor- 
tance de  la  tenir.  Hors  d'état  de  lire  dans  l'avenir, 
il  ne  peut  prévoir  les  conséquences  des  choses  ;  et 
quand  il  viole  ses  engagements ,  il  ne  fait  rien 
contre  la  raison  de  son  âge. 

Il  suit  de  là  que  les  mensonges  des  enfants  sont 
tous  l'ouvrage  des  maîtres,  et  que  vouloir  leur  ap- 
prendre à  dire  la  vérité  n'est  autre  chose  que  leur 
apprendre  à  mentir.  Dans  l'empressement  qu'on 
a  de  les  régler,  de  les  gouverner,  de  les  instruire, 
on  ne  se  trouve  jamais  assez  d'instruments  pour 
en  venir  à  bout.  On  veut  se  donner  de  nouvelles 
prises  dans  leur  esprit  par  des  maximes  sans  fonde- 
ment, par  des  préceptes  sans  raison,  et  l'on  aime 
mieux  qu'ils  sachent  leurs  leçons  et  qu'ils  mentent , 
que  s'ils  demeuraient  ignorants  et  vrais. 

Pour  nous,  qui  ne  donnons  à  nos  élèves  que 
des  leçons  de  pratique ,  et  qui  aimons  mieux  qu'ils 
soient  bons  que  savants  ,  nous  n'exigeons  point 
d'eux  la  vérité,  de  peur  qu'ils  ne  la  déguisent,  et 
nous  ne  leur  faisons  rien  promettre  qu'ils  soient 
tentés  de  ne  pas  tenir.  S'il  s'est  fait  en  mon  absence 

10. 


1^8  ÉMii.i:. 

quelque  mal  dont  j'ignore  l'auteur,  je  me  garderai 
d'en  accuser  Emile ,  ou  de  lui  dire  :  Est-ce  vous  "  ? 
Car  en  cela  que  ferais-je  autre  chose  sinon  lui  ap- 
prendre à  le  nier  ?  Que  si  son  naturel  difficile  me 
force  à  faire  avec  lui  quelque  convention,  je  pren- 
drai si  bien  mes  mesures  que  la  proposition  en 
vienne  toujours  de  lui,  jamais  de  moi;  que  quand 
il  s'est  engagé  il  ait  toujours  un  intérêt  présent 
et  sensible  à  remplir  son  engagement;  et  que,  si 
jamais  il  y  manc^ue,  ce  mensonge  attire  sur  lui  des 
maux  qu'il  voie  sortir  de  l'ordre  même  des  choses, 
et  non  pas  de  la  vengeance  de  iSon  gouverneur. 
Mais ,  loin  d'avoir  besoin  de  recourir  à  de  si  cruels 
expédients,  je  suis  presque  sûr  qu'Emile  appren- 
dra fort  tard  ce  que  c'est  que  mentir,  et  qu'en  l'ap- 
prenant il  sera  fort  étonné,  ne  pouvant  concevoir 
à  quoi  peut  être  bon  le  mensonge.  Il  est  très-clair 
que  plus  je  rends  son  bien-être  indépendant,  soit 
des  volontés,  soit  des  jugements  des  autres,  plus 
je  coupe  en  lui  tout  intérêt  de  mentir. 

Quand  on  n'est  point  pressé  d'instruire ,  on  n'est 
point  pressé  d'exiger,  et  l'on  prend  son  temps  pour 
ne  rien  exiger  qu'à  propos.  Alors  l'enfant  se  forme, 
en  ce  qu'il  ne  se  gâte  point.  Mais  quand  un  étourdi 
de  précepteur,  ne  sachant  comment  s'y  prendre,  lui 
fait  à  chaque  instant  promettre  ceci  ou  cela,  sans  dis- 

'*  Rien  n'est  plus  indiscret  qu'une  ])areille  question,  surtout  quand 
l'enfant  est  coupable:  alors,  s'il  croit  que  vous  savez  ce  qu'il  a  fait, 
il  verra  que  vous  lui  tendez  un  piège ,  et  cette  opinion  ne  peut 
manquer  de  l'indisposer  contre  vous.  S'il  ne  le  croit  pas ,  il  se  dira  : 
Pourquoi  découvrirais  -je  ma  faute  ?  Et  voilà  la  première  tentation 
du  mensonge  devenue  l'effet  de  votre  ininrudente  rtupstion. 


LIVRE  H.  l49 

tiiictioii ,  sans  choix,  sans  mesure,  l'enfant,  ennuyé , 
surchargé  de  toutes  ces  promesses,  les  néglige, 
les  oublie,  les  dédaigne  enfin,  et,  les  regardant 
comme  autant  de  vaincs  formules,  se  fait  un  jeu  de 
les  faire  et  de  les  violer.  Voulez -vous  donc  qu'il 
soit  fidèle  à  tenir  sa  parole,  soyez  discret  à  l'exiger. 
Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'entrer  sur  le  men- 
songe peut  à  bien  des  égards  s'appliquer  à  tous  les 
autres  devoirs,  qu'on  ne  prescrit  aux  enfants  qu'en 
les  leur  rendant  non -seulement  haïssables,  mais 
impraticables.  Pour  paraître  leur  prêcher  la  vertu, 
on  leur  fait  aimer  tous  les  vices  :  on  les  leur  donne 
en  leur  défendant  de  les  avoir.  Veut -on  les  rendre 
pieux ,  on  les  mène  s'ennuyer  à  l'église  ;  en  leur 
faisant  incessamment  marmotter  des  prières,  on 
les  force  d'aspirer  au  bonheur  de  ne  plus  prier 
Dieu,  Pour  leur  inspirer  la  charité,  on  leur  fait 
donner  l'aumône,  comme  si  l'on  dédaignait  de  la 
donner  soi-même.  Eh  !  ce  n'est  pas  l'enfant  qui  doit 
donner,  c'est  le  maître  :  quelque  attachement  qu'il 
ait  pour  son  élève ,  il  doit  lui  disputer  cet  honneur  ; 
il  doit  lui  faire  juger  qu'à  son  âge  on  n'en  est  point 
encore  digne.  L'aumône  est  une  action  d'homme 
qui  connaît  la  valeur  de  ce  qu'il  donne  et  le  be- 
soin que  son  semblable  en  a.  L'enftmt,  qui  ne  con- 
Tiaît  rien  de  cela ,  ne  peut  avoir  aucun  mérite  à  don- 
ner; il  donne  sans  charité,  sans  bienfaisance;  il  est 
presque  honteux  de  donner,  quand,  fondé  sur  son 
exemple  et  le  vôtre,  il  croit  qu'il  n'y  a  que  les  en- 
fants qui  doiment,  et  qu'on  ne  fait  plus  Taumône 
étant  grand. 


l5o  EMILE. 

Remarquez  qu'on  ne  fait  jamais  donner  par  l'en- 
fant que  des  choses  dont  il  ignore  la  valeur ,  des 
pièces  de  métal  qu'il  a  dans  sa  poche,  et  qui  ne  lui 
servent  qu'à  cela.  Un  enfant  donnerait  plutôt  cent 
louis  qu'un  gâteau.  Mais  engagez  ce'prodigue  dis- 
tributeur à  donner  les  choses  qui  lui  sont  chères , 
des  jouets,  des  bonbons,  son  goûter,  et  nous 
saurons  bientôt  si  vous  l'avez  rendu  vraiment  li- 
béral. 

On  trouve  encore  un  expédient  à  cela,  c'est  de 
rendre  bien  vite  à  l'enfant  ce  qu'il  a  donné,  de 
sorte  qu'il  s'accovitume  à  donner  tout  ce  qu'il  sait 
bien  qui  lui  va  revenir.  Je  n'ai  guère  vu  dans  les 
enfants  que  ces  deux  espèces  de  générosité,  don- 
ner ce  qui  ne  leur  est  bon  à  rien ,  ou  donner  ce 
qu'ils  sont  surs  qu'on  va  leur  rendre.  Faites  en 
sorte,  dit  Locke,  qu'ils  soient  convaincus  par  ex- 
périence que  le  plus  libéral  est  toujours  le  mieux 
partagé.  C'est  là  rendre  un  enfant  libéral  en  ap- 
parence, et  avare  en  effet.  Il  ajoute  que  les  en- 
fants contracteront  ainsi  l'habitude  de  la  libéralité. 
Oui,  d'une  libéralité  usurière,  qui  donne  un  œuf 
pour  avoir  un  bœuf.  Mais,  quand  il  s'agira  de  don- 
ner tout  de  bon,  adieu  l'habitude;  lorsqu'on  cessera 
de  leur  rendre,  ils  cesseront  bientôt  de  donner.  Il 
faut  regarder  à  l'habitude  de  l'ame  plutôt  qu'à  celle 
des  mains.  Toutes  les  autres  vertus  qu'on  apprend 
aux  enfants  ressemblent  à  celle-là.  Et  c'est  à  leur 
prêcher  ces  solides  vertus  qu'on  use  leurs  jeunes 
ans  dans  la  tristesse  !  Ne  voilà-t-il  pas  une  savante 
éducation  ! 


LIVRE    II.  l5l 

Maîtres ,  laissez  les  simagrées ,  soyez  vertueux  et 
bons,  que  vos  exemples  se  gravent  dans  la  mémoire 
de  vos  élèves ,  en  attendant  qu'ils  puissent  entrer 
dans  leurs  cœurs.  Au  lieu  de  me  hâter  d'exiger  du 
mien  des  actes  de  charité,  j'aime  mieux  les  faire  en 
sa  présence ,  et  lui  ôter  même  le  moyen  de  m'imiter 
en  cela,  comme  un  honneur  qui  n'est  pas  de  son 
âge;  car  il  importe  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  re- 
garder les  devoirs  des  hommes  seulement  comme 
des  devoirs  d'enfants.  Que  si ,  me  voyant  assister  les 
pauvres ,  il  me  questionne  là-dessus ,  et  qu'il  soit 
temps  de  lui  répondre'',  je  lui  dirai:  «  Mon  ami, 
«  c'est  que  quand  les  pauvres  ont  bien  voulu  qu'il 
«  y  eût  des  riches ,  les  riches  ont  promis  de  nourrir 
«  tous  ceux  qui  n'auraient  de  quoi  vivre  ni  par  leur 
«  bien  ni  par  leur  travail.  »  «  Vous  avez  donc  aussi 
«  promis  cela?»  reprendra- t- il.  »  Sans  doute;  je 
«  ne  suis  maître  du  bien  qui  passe  par  mes  mains 
«  qu'avec  la  condition  qui  est  attachée  à  sa  pro- 
«  priété.  » 

Après  avoir  entendu  ce  discours,  et  l'on  a  vu 
comment  on  peut  mettre  un  enfant  en  état  de  l'en^ 
tendre ,  un  autre  qu'Emile  serait  tenté  de  m'imiter 
et  de  se  conduire  en  homme  riche:  en  pareil  cas, 
j'empêcherais  au  moins  que  ce  ne  fût  avec  ostenta- 
tion; j'aimerais  mieux  qu'il  me  dérobât  mon  droit 
et  se  cachât  pour  donner.  C'est  une  fraude  de  son 
âge,  et  la  seule  que  je  lui  pardonnerais. 

"  On  doit  concevoir  que  je  ne  résous  pas  ses  questions  quand  il 
lui  plaît ,  mais  quand  il  me  plaît  ;  autiement  ce  serait  m'asservir  à 
ses  volontés ,  et  me  mettre  dans  la  plus  dangereuse  dépendance  où 
un  gouverneur  puisse  être  de  son  élève. 


l5l  É311LE. 

Je  sais  que  toutes  ces  vertus  par  imitation  sont 
des  vertus  de  singe,  et  que  nulle  bonne  action  n'est 
moralement  bonne  que  quand  on  la  fait  comme 
telle,  et  non  parce  que  d'autres  la  font.  Mais,  dans 
un  âge  où  le  cœur  ne  sent  rien  encore,  il  faut  bien 
faire  imiter  aux  enfants  les  actes  dont  on  veut  leur 
donner  l'habitude ,  en  attendant  qu'ils  les  puissent 
faire  par  discernement  et  par  amour  du  bien. 
L'homme  est  imitateur,  l'animal  même  l'est;  le 
goût  de  l'imitation  est  de  la  nature  bien  ordonnée  ; 
mais  il  dégénère  en  vice  dans  la  société.  Le  singe 
imite  l'homme  qu'il  craint ,  et  n'imite  pas  les  ani- 
maux qu'il  méprise;  il  juge  bon  ce  que  fait  un 
être  meilleur  que  lui.  Parmi  nous,  au  contraire, 
nos  arlequins  de  toute  espèce  imitent  le  beau  pour 
le  dégrader,  pour  le  rendre  ridicule;  ils  cherchent 
dans  le  sentiment  de  leur  bassesse  à  s'égaler  ce  qui 
vaut  mieux  qu'eux;  ou,  s'ils  s'efforcent  d'imiter  ce 
qu'ils  admirent,  on  voit  dans  le  choix  des  objets 
le  faux  goût  des  imitateurs  :  ils  veulent  bien  plus 
en  imposer  aux  autres  ou  faire  applaudir  leur  ta- 
lent, que  se  rendre  meilleurs  ou  plus  sages.  Le  fon- 
dement de  l'imitation  parmi  nous  vient  du  désir 
de  se  transporter  toujours  hors  de  soi.  Si  je  réussis 
dans  mon  entreprise,  Emile  n'aura  sûrement  pas 
ce  désir.  Il  faut  donc  nous  passer  du  bien  appa- 
rent qu'il  peut  produire. 

Approfondissez  toutes  les  règles  de  votre  édu- 
cation, vous  les  trouverez  ainsi  toutes  à  contre- 
sens, surtout  en  ce  qui  concerne  les  vertus  et  les 
moeurs.  La  seule  leçon  de  morale  qui  convienne  à 


LIVRE   II.  l53 

reiifaiice,  et  la  plus  importante  à  tout  âge ,  est  de  | 
ne  jamais  faire  de  mal  à  personne.  Le  précepte  ' 
même  de  faire  du  bien,  s'il  n'est  subordonné  à  ce- 
lui-là, est  dangereux,  faux,  contradictoire.  Qui 
est-ce  qui  ne  fait  pas  du  bien?  tout  le  monde  en 
fait,  le  méchant  comme  les  autres;  il  fait  un  heu- 
reux aux  dépens  de  cent  misérables;  et  de  là  vien- 
nent toutes  nos  calamités.  Les  plus  sublimes  ver- 
tus sont  négatives:  elles  sont  aussi  les  plus  difficiles, 
parce  qu'elles  sont  sans  ostentation,  et  au-dessus 
même  de  ce  plaisir  si  doux  au  cœur  de  l'homme, 
d'en  renvoyer  un  autre  content  de  nous.  O  quel 
bien  fait  nécessairement  à  ses  semblables  celui 
d'entre  eux,  s'il  en  est  un,  qui  ne  leur  fait  jamais 
de  mal!  De  quelle  intrépidité  d'ame,  de  quelle  vi- 
gueur de  caractère  il  a  besoin  pour  cela!  Ce  n'est 
pas  en  raisonnant  sur  cette  maxime,  c'est  en  tâ- 
chant de  la  pratiquer,  qu'on  sent  combien  il  est 
grand  et  pénible  d'y  réussir''. 

Voilà  quelques  faibles  idées  des  précautions  avec 

"  Le  précepte  de  ne  jamais  nuire  à  autrui  emporte  celui  de  tenir 
à  la  société  humaine  le  moins  qu'il  est  possible  ;  car ,  dans  l'état 
social ,  le  bien  de  l'un  fait  nécessairement  le  mal  de  l'autre.  Ce  rap- 
port est  dans  l'essence  de  la  chose ,  et  rien  ne  saurait  le  changer. 
Qu'on  cherche  sur  ce  principe  lequel  est  le  meilleur  de  l'homme 
social  ou  du  solitaire.  Un  auteur  illustre  dit  qu'il  n'y  a  que  le  mé- 
chant qui  soit  seul  ;  moi  je  dis  qu'il  n'y  a  que  le  bon  qui  soit  seul. 
Si  cette  proposition  est  moins  sentencieuse ,  elle  est  plus  vraie  et 
mieux  raisonnée  que  la  précédente.  Si  le  méchant  était  seul,  quel 
mal  feraît-il?  C'est  dans  la  société  qu'il  dresse  ses  machines  pour 
nuire  aux  autres.  Si  l'on  veut  rétorquer  cet  argument  pour  l'homme 
de  bien ,  je  réponds  par  l'article  auquel  appartient  cette  note. 

*  Diderot,  préface  du  Fils  naturel.  Rousseau  se  plaiut,  daus  ses  ConfV>sious, 
de  la  dureté  de  cette  sentence  prononoée  par  son  ami,  qni  savait  qu'il  était  seul 
à  l'Heraiitage. 


I  54  EMILE. 

lesquelles  je  voudrais  qu'on  donnât  aux  enfants  les 
instructions  qu'on  ne  peut  quelquefois  leur  refu- 
ser sans  les  exposer  à  nuire  à  eux-mêmes  ou  aux 
autres,  et  surtout  à  contracter  de  mauvaises  habi- 
tudes dont  on  aurait  peine  ensuite  à  les  corriger  : 
mais  soyons  sûrs  que  cette  nécessité  se  présentera 
rarement  pour  les  enfants  élevés  comme  ils  doivent 
l'être,  parce  qu'il  est  impossible  qu'ils  deviennent 
indociles,  méchants,  menteurs,  avides,  quand  on 
n'aura  pas  semé  dans  leurs  cœurs  les  vices  qui  les 
rendent  tels.  Ainsi  ce  que  j'ai  dit  sur  ce  point  sert 
plus  aux  exceptions  qu'aux  règles  ;  mais  ces  excep- 
tions sont  plus  fréquentes  à  mesure  que  les  enfants 
ont  plus  d'occasions  de  sortir  de  leur  état  et  de 
contracter  les  vices  des  hommes.  Il  faut  nécessaire- 
ment à  ceux  qu'on  élève  au  milieu  du  monde  des 
instructions  plus  précoces  qu'à  ceux  qu'on  élève 
dans  la  retraite.  Cette  éducation  solitaire  serait 
donc  préférable,  quand  elle  ne  ferait  que  donner 
à  l'enfance  le  temps  de  mûrir. 

Il  est  un  autre  genre  d'exceptions  contraires 
pour  ceux  qu'un  heureux  naturel  élève  au-dessus 
de  leur  âge.  Comme  il  y  a  des  hommes  qui  ne 
sortent  jamais  de  l'enfance,  il  y  en  a  d'autres  qui, 
pour  ainsi  dire,  n'y  passent  point,  et  sont  hommes 
presque  en  naissant.  Le  mal  est  que  cette  dernière 
exception  est  très-rare,  très-difficile  à  connaître, 
et  que  chaque  mère,  imaginant  qu'un  enfant  peut 
être  un  prodige ,  ne  doute  point  que  le  sien  n'en 
soit  un.  Elles  font  plus,  elles  prennent  pour  des 
indices  extraordinaires  ceux  mêmes  qui  marquent 


LIVRE  II.  l55 

l'ordre  accoutumé  :  la  vivacité,  les  saillies,  l'étour- 
derie,  la  piquante  naïveté;  tous  signes  caractéris- 
tiques de  l'âge,  et  qui  montrent  le  mieux  qu'un 
enfant  n'est  qu'un  enfant.  Est-il  étonnant  que  ce- 
lui qu'on  fait  beaucoup  parler  et  à  qui  l'on  permet 
de  tout  dire ,  qui  n'est  gêné  par  aucun  égard,  par 
aucune  bienséance,  fasse  par  hasard  quelque  heu- 
reuse rencontre?  Il  le  serait  bien  plus  qu'il  n'en  fît 
jamais ,  comme  il  le  serait  qu'avec  mille  mensonges 
un  astrologue  ne  prédît  jamais  aucune  vérité.  Ils 
mentiront  tant,  disait  Henri IV,  qu'à  la  fin  ils  diront 
vrai.  Quiconque  veut  trouver  quelques  bons  mots 
n'a  qu'à  dire  beaucoup  de  sottises.  Dieu  garde  de 
mal  les  gens  à  la  mode,  (jui  n'ont  pas  d'autre 
mérite  pour  être  fêtés! 

Les  pensées  les  plus  brillantes  peuvent  tomber 
dans  le  cerveau  des  enfants,  ou  plutôt  les  meil- 
leurs mots  dans  leur  bouche ,  comme  les  diamants 
du  plus  grand  prix  sous  leurs  mains,  sans  que 
pour  cela  ni  les  pensées  ni  les  diamants  leur  ap- 
partiennent; il  n'y  a  point  de  véritable  propriété 
pour  cet  âge  en  aucun  genre.  Les  choses  que  dit 
un  enfant  ne  sont  pas  pour  lui  ce  qu'elles  sont 
pour  nous;  il  n'y  joint  pas  les  mêmes  idées.  Ces 
idées,  si  tant  est  qu'il  en  ait,  n'ont  dans  sa  tête  ni 
suite  ni  liaison;  rien  de  fixe,  rien  d'assuré  dans 
tout  ce  qu'il  pense.  Examinez  votre  prétendu  pro- 
dige. En  de  certains  moments  vous  lui  trouverez 
un  ressort  d'une  extrême  activité,  une  clarté  d'es- 
prit à  percer  les  nues.  Le  plus  souvent  ce  même 
esprit  vous  paraît  lâche,  moite,  et  comme  envi- 


l5G  EMILE. 

roniié  d'un  épais  brouillard.  Tantôt  il  vous  devance 
et  tantôt  il  reste  immobile.  Un  instant  vous  diriez, 
c'est  un  génie,  et  l'instant  d'après,  c'est  un  sot. 
Vous  vous  tromperiez  toujours;  c'est  un  enfant. 
C'est  un  aiglon  qui  fend  l'air  un  instant,  et  re- 
tombe l'instant  d'après  dans  son  aire. 

Traitez -le  donc  selon  son  âge  malgré  les  appa- 
rences, et  craignez  d'épuiser  ses  forces  pour  les 
avoir  voulu  trop  exercer.  Si  ce  jeune  cerveau  s'é- 
chauffe, si  vous  voyez  qu'il  commence  à  bouil- 
lonner, laissez-le  d'abord  fermenter  en  liberté, 
mais  ne  l'excitez  jamais  ,  de  peur  que  tout  ne  s'ex- 
hale ;  et  quand  les  premiers  esprits  se  seront  éva- 
porés, retenez,  comprimez  les  autres,  jusqu'à  ce 
qu'avec  les  années  tout  se  tourne  en  chaleur  vivi- 
fiante et  en  véritable  force.  Autrement  vous  perdrez 
votre  temps  et  vos  soins,  vous  détruirez  votre 
propre  ouvrage;  et  après  vous  être  indiscrètement 
enivrés  de  toutes  ces  vapeurs  inflammables,  il  ne 
vous  restera  qu'un  marc  sans  vigueur. 

Des  enfants  étourdis  viennent  les  hommes  vul- 
gaires :  je  ne  sache  point  d'observation  plus  géné- 
,  raie  et  plus  certaine  que  celle-là.  Rien  n'est  plus 

~^        difficile  que  de  distinguer  dans  l'enfance  la  stupi- 
\  '  dite  réelle,  de  cette  apparente  et  trompeuse  stupi- 

dité qui  est  l'annonce  des  âmes  fortes.  Il  paraît 
d'abord  étrange  que  les  deux  extrêmes  aient  des 
signes  si  semblables  :  et  cela  doit  pourtant  être  ; 
car  dans  un  âge  où  l'homme  n'a  encore  nulles  vé- 
ritables idées,  toute  la  différence  qui  se  trouve 
entre  cekii  qui  a  du  génie  et  celui  qui  n'en  a  pas, 


LIVRE   II.  1  .')■-? 

est  que  le  dernier  n'admet  que  de  fausses  idées , 
et  que  le  premier,  n'en  trouvant  que  de  telles, 
n'en  admet  aucune  :  il  ressemble  donc  au  stupide 
en  ce  que  l'un  n'est  capable  de  rien ,  et  que  rien 
ne  convient  à  l'autre.  Le  seul  signe  qui  ])eut  les 
distinguer  dépend  du  hasard,  c[ui  peut  offrir  au 
dernier  quelque  idée  à  sa  portée,  au  lieu  que  le 
premier  est  toujours  le  même  partout.  Le  jeune 
Caton,  durant  son  enfance,  semblait  un  imbécile 
dans  la  maison.  Il  était  taciturne  et  opiniâtre,  voilà 
tout  le  jugement  qu'on  portait  de  lui.  Ce  ne  fut 
que  dans  l'antichambre  de  Sylla  que  son  oncle  ap- 
prit à  le  connaître.  S'il  ne  fût  point  entré  dans 
cette  antichambre  ,  peut-être  eût-il  passé  pour  une 
brute  jusqu'à  l'âge  de  raison  :  si  César  n'eût  point 
vécu,  peut-être  eût-on  toujours  traité  de  vision- 
naire ce  même  Caton  qui  pénétra  son  funeste  génie, 
et  prévit  tous  ses  projets  de  si  loin.  O  que  ceu^ 
qui  jugent  si  précipitamment  les  enfants  sont  sujets 
à  se  tromper!  Ils  sont  souvent  plus  enfants  qu'eux. 
J'ai  vu,  dans  un  âge  assez  avancé,  un  homme*  qui 
m'honorait  de  son  amitié  passer  dans  sa  famille 
et  chez  ses  amis  pour  un  esprit  borné;  cette  excel- 
lente tête  se  mûrissait  en  silence.  Tout-à-coup  il 
s'est  montré  philosophe,  et  je  ne  doute  pas  que  la 
postérité  ne  lui  marque  une  place  honorable  et  dis- 
tinguée parmi  les  meilleurs  raisonneurs  et  les  plus 
profonds  métaphysiciens  de  son  siècle. 

Respectez  l'enfance,  et  ne  vous  pressez  point  de 
la  juger,  soit  en  bien,  soit  en  mal.  Laissez  les  ex- 

L'alihé  de  Confllllac, 


l58  EMILE. 

cep  tions  s'indiquer,  se  prouver,  se  confirmer  long- 
temps avant  d'adopter  pour  elles  des  méthodes 
particulières.  Laissez  long-temps  agir  la  nature 
avant  de  vous  mêler  d'agir  à  sa  place,  de  peur  de 
contrarier  ses  opérations.  Vous  connaissez,  dites- 
vous  ,  le  prix  du  temps  et  n'en  voulez  point  perdre. 
Vous  ne  voyez  pas  que  c'est  bien  plus  le  perdre 
d'en  mal  user  que  de  n'en  rien. faire,  et  qu'un  en- 
fant mal  instruit  est  plus  loin  de  la  sagesse  que 
celui  qu'on  n'a  point  instruit  du  tout.  Vous  êtes 
alarmé  de  le  voir  consumer  ses  premières  années 
à  ne  rien  faire!  Comment!  n'est-ce  rien  que  d'être 
heureux?  n'est-ce  rien  que  de  sauter,  jouer,  cou- 
rir toute  la  journée?  De  sa  vie  il  ne  sera  si  occupé. 
Platon,  dans  sa  République,  qu'on  croit  si  austère, 
n'élève  les  enfants  qu'en  fêtes,  jeux,  chansons, 
passe-temps;  on  dirait  qu'il  a  tout  fait  quand  il 
leur  a  bien  appris  à  se  réjouir  :  et  Sénèque  parlant 
de  l'ancienne  jeunesse  romaine  :  Elle  était,  dit-il, 
toujours  debout,  on  ne  lui  enseignait  rien  qu'elle 
dut  apprendre  assise*.  En  valait-elle  moins  par- 
venue à  l'âge  viril  ?  Effrayez-vous  donc  peu  de  cette 
oisiveté  prétendue.  Que  diriez-vous  d'un  homme 
qui,  pour  mettre  toute  la  vie  à  profit,  ne  voudrait 

Nihil  libéras  suos  docebant ,  quod  discendum  esset  jacentïbus. 
Epist.  88.  — 'Ce  même  passage  se  retrouve  dans  Montaigne , Liv.  ii , 
chap.  2 1 . 

«  C'est  merveille ,  dit-il  encore  (  Livre  r ,  chap.  2  5  ) ,  combien 
«  Platon  se  montre  soigneux ,  en  ses  loix  ,  de  la  gayeté  et  passetemps 
«  de  la  ieunesse  de  sa  cité  ;  et  combien  il  s'arreste  à  leurs  courses  , 
«  ieux,  chansons,  saults  et  danses....  Il  s'estend  à  mille  préceptes 
«  pour  ses  g^'mnases  ;  pour  les  sciences  lettrées ,  il  s'y  amuse  fort 
«  peu  ,  etc.  • 


LIVRE   II.  169 

jamais  dormir?  Vous  diriez  :  Cet  homme  est  in- 
sensé; il  ne  jouit  pas  du  temps,  il  se  Tôte;  pour 
fuir  le  sommeil  il  court  à  la  mort.  Songez  donc  que 
c'est  ici  la  même  chose ,  et  que  l'enfance  est  le  som- 
meil de  la  raison. 

L'apparente  facilité  d'apprendre  est  cause  de  la 
perte  des  enfants.  On  ne  voit  pas  que  cette  faci- 
lité même  est  la  preuve  qu'ils  n'apprennent  rien. 
Leur  cerveau  lice  et  poli  rend  comme  un  miroir 
les  objets  qu'on  lui  présente;  mais  rien  ne  reste, 
rien  ne  pénètre.  L'enfant  retient  les  mots,  les  idées 
se  réfléchissent  :  ceux  qui  l'écoutent  les  entendent, 
lui  seul  ne  les  entend  point. 

Quoique  la  mémoire  et  le  raisonnement  soient 
deux  facultés  essentiellement  différentes,  cepen- 
dant l'une  ne  se  développe  véritablement  qu'avec 
l'autre.  Avant  l'âge  de  raison  l'enfant  ne  reçoit  pas 
des  idées  ,  mais  des  images;  et  il  y  a  cette  différence 
entre  les  unes  et  les  autres,  que  les  images  ne  sont 
que  des  peintures  absolues  des  objets  sensibles, 
et  que  les  idées  sont  des  notions  des  objets  ,  déter- 
minées par  des  rapports.  Une  image  peut  être  seule 
dans  l'esprit  qui  se  la  représente;  mais  toute  idée 
en  suppose  d'autres.  Quand  on  imagine,  on  ne 
fait  que  voir;  quand  on  conçoit,  on  compare.  Nos 
sensations  sont  purement  passives,  au  lieu  que 
toutes  nos  perceptions  ou  idées  naissent  d'un  prin- 
cipe actif  qui  juge.  Cela  sera  démontré  ci-après. 

Je  dis  donc  que  les  enfants ,  n'étant  pas  capables 
de  jugement,  n'ont  point  de  véritable  mémoire. 
Ils  retiennent  des  sons ,  des  figures ,  des  sensations  ^ 


iGo  EMILE. 

rarement  des  idées,  plus  rarement  leurs  liaisons. 
En  m'objectant  qu'ils  apprennent  quelques  élé- 
ments de  géométrie,  on  croit  bien  prouver  contre 
moi;  et  tout  au  contraire,  c'est  pour  moi  qu'on 
prouve  :  on  montre  que,  loin  de  savoir  raisonner 
d'eux-mêmes,  ils  ne  savent  pas  même  retenir  les 
raisonnements  d'autrui;  car  suivez  ces  petits  géo- 
mètres dans  leur  méthode,  vous  voyez  aussitôt 
qu'ils  n'ont  retenu  que  l'exacte  impression  de 
la  figure  et  les  termes  de  la  démonstration.  A  la 
moindre  objection  nouvelle,  ils  n'y  sont  plus;  ren- 
versez la  figure,  ils  n'y  sont  plus.  Tout  leur  savoir 
est  dans  la  sensation,  rien  n'a  passé  jusqu'à  l'en- 
tendement. Leur  mémoire  elle-même  n'est  guère 
plus  parfaite  que  leurs  autres  facultés,  puisqu'il 
faut  presque  toujours  qu'il  rapprennent  étant 
grands  les  choses  dont  ils  ont  appris  les  mots  dans 
l'enfance. 

Je  suis  cependant  bien  éloigné  de  penser  que 
les  enfants  n'aient  aucune  espèce  de  raisonne- 
ment^. Au  contraire ,  je  vois  qu'ils  raisonnent  très- 

'^  J'ai  fait  cent  fois  réflexion  en  écrivant,  qu'il  est  impossible, 
clans  un  long  ouvrage,  de  donner  toujours  les  mêmes  sens  aux  mêmes 
mots.  11  n'y  a  point  de  langue  assez  riche  pour  fournir  autant  de 
termes  ,  de  tours  et  de  phrases ,  que  nos  idées  peuvent  avoir  de 
modifications.  La  méthode  de  définir  tous  les  termes ,  et  de  substi- 
tuer sans  cesse  la  définition  à  la  place  du  défini ,  est  belle ,  mais  im- 
praticable ;  car  comment  éviter  le  cercle  ?  Les  définitions  pourraient 
être  bonnes  si  l'on  n'employait  pas  des  mots  pour  les  faire.  Malgré 
cela ,  je  suis  persuadé  qu'on  peut  être  clair ,  même  dans  la  pauvreté 
de  notre  langue ,  nou  pas  en  donnant  toujours  les  mêmes  acceptions 
aux  mêmes  mots ,  mais  en  faisant  en  sorte ,  autant  de  fois  qu'on 
emploie  chaque  mot,  que  l'acception  qu'on  lui  donne  soit  suffisam- 
ment déterminée  par  les  idées  qui  s'y  rapportent ,  et  que  chaque 


LIVRE   II.  iGl 

bien  dans  tout  ce  qu'ils  connaissent  et  qui  se  rap- 
porte à  leur  intérêt  présent  et  sensible.  Mais  c'est 
sur  leurs  connaissances  que  l'on  se  trompe,  en 
leur  prêtant  celles  qu'ils  n'ont  pas ,  et  les  faisant 
raisonner  sur  ce  qu'ils  ne  sauraient  comprendre. 
On  se  trompe  encore  en  voulant  les  rendre  atten- 
tifs à  des  considérations  qui  ne  les  touchent  en 
aucune  manière,  comme  celle  de  leur  intérêt  à 
venir ,  de  leur  bonheur  étant  hommes ,  de  l'estime 
qu'on  aura  pour  eux  quand  ils  seront  grands  ;  dis- 
cours qui,  tenus  à  des  êtres  dépourvus  de  toute 
prévoyance,  ne  signifient  absolument  rien  pour 
eux.  Or,  toutes  les  études  forcées  de  ces  pauvres 
infortunés  tendent  à  ces  objets  entièrement  étran- 
gers à  leurs  esprits.  Qu'on  juge  de  l'attention  qu'ils 
y  peuvent  donner. 

Les  pédagogues  qui  nous  étalent  en  grand  ap- 
pareil les  instructions  qu'ils  donnent  à  leurs  dis- 
ciples sont  payés  pour  tenir  un  autre  langage  :  ce- 
pendant on  voit,  par  leur  propre  conduite,  qu'ils 
pensent  exactement  comme  moi.  Car  ciue  leur 
apprennent-ils  enfin?  Des  mots,  encore  des  mots, 
et  toujours  des  mots.  Parmi  les  diverses  sciences 
qu'ils  se  vantent  de  leur  enseigner,  ils  se  gardent 
bien  de  choisir  celles  qui  leur  seraient  véritable- 
ment utiles,  parce  que  ce  seraient  des  sciences  de 
choses,  et  qu'ils  n'y  réussiraient  pas;  mais  celles 

période  où  ce  mot  se  trouve  lui  serve,  pour  ainsi  dire,  de  défini- 
tion. Tantôt  je  dis  que  les  enfants  sont  incapables  de  raisonnement, 
et  tantôt  je  les  fais  raisonner  avec  assez  de  finesse.  Je  ne  crois  pas 
en  cela  me  contredire  dans  mes  idées ,  mais  je  ne  puis  disconvenir 
que  je  ne  me  contredise  souvent  dans  mes  expressions. 

R.    m.  II 


jGi  Emile. 

qu'on  paraît  savoir  quand  on  en  sait  les  termes, 
le  blason ,  la  géographie ,  la  .chronologie ,  les  lan- 
gues, etc.;  toutes  études  si  loin  de  riiomme,  et 
surtout  de  l'enfant,  que  c'est  une  merveille  si  rien 
de  tout  cela  lui  peut  être  utile  luie  seule  fois  en 
sa  vie. 

On  sera  surpris  que  je  compte  l'étude  des  lan- 
gues au  nombre  des  inutilités  de  l'éducation  :  mais 
on  se  souviendra  que  je  ne  parle  ici  que  des  études 
du  premier  âge;  et,  quoi  qu'oia  puisse  dire  ,  je  ne 
crois  pas  c{ue  jusqu'à  l'âge  de  douze  ou  quinze  ans, 
nul  enfant,  les  prodiges  à  part ,  ait  jamais  vraiment 
appris  deux  langues. 

Je  conviens  que  si  l'étude  des  langues  n'était  que 
celle  des  mots ,  c'est-à-dire  des  figures  ou  des  sons 
qui  les  expriment,  cette  étude  pourrait  convenir 
aux  enfants  :  mais  les  langues,  en  changeant  les 
signes,  modifient  aussi  les  idées  qu'ils  représentent. 
Les  têtes  se  forment  sur  les  langages,  les  pensées 
prennent  la  teinte  des  idiomes.  La  raison  seule  est 
commune,  l'esprit  en  chaque  langue  a  sa  forme 
particulière ,  différence  qui  pourrait  bien  être  en 
j)artie  la  cause  ou  l'effet  des  caractères  nationaux  : 
et  ce  qui  paraît  confirmer  cette  conjecture ,  est  que, 
chez  toutes  les  nations  du  monde ,  la  langue  suit 
les  vicissitudes  des  mœurs ,  et  se  conserve  ou  s'al- 
tère comme  elles. 

De  ces  formes  diverses  l'usasie  en  donne  une  à 
l'enfant,  et  c'est  la  seule  qu'il  garde  jusqu'à  l'âge 
de  raison.  Pour  en  avoir  deux,  il  faudrait  qu'il  sût 
comparer  des  idées;  et  comment  les  comparerait-il, 


LIVRE   II.  l6'3 

quand  il  est  à  peine  en  état  de  les  concevoir  ?  Chaque 
chose  peut  avoir  pour  hii  mille  signes  différents  ; 
mais  chaque  idée  ne  peut  avoir  qu'une  forme  :  il 
ne  peut  donc  apprendre  à  parler  qu'une  langue.  Il 
en  apprend  cependant  plusieurs,  me  dit-on  :  je  le 
nie=  J'ai  vu  de  ces  petits  prodiges  qui  croyaient  par- 
ler cinq  ou  six  langues.  Je  les  ai  entendus  successi- 
vement parler  allemand,  en  termes  latins,  en  termes 
français,  en  ternies  italiens;  ils  se  servaient  à  la  vé- 
rité de  cinq  ou  six  dictionnaires,  mais  ils  ne  par- 
laient toujours  qu'allemand.  En  un  mot,  donnez 
aux  enfants  tant  de  synonymes  qu'il  vous  plaira  : 
vous  changerez  les  mots,  non  la  langue;  ils  n'en 
sauront  jamais  qu'une. 

C'est  pour  cacher  en  ceci  leur  inaptitude  qu'on 
les  exerce  par  préférence  sur  les  langues  mortes , 
dont  il  n'y  a  plus  de  juges  qu'on  ne  puisse  récuser. 
L'usage  familier  de  ces  langues  étant  perdu  depuis 
long-temps,  on  se  contente  d'imiter  ce  qu'on  en 
trouve  écrit  dans  les  livres;  et  l'on  appelle  cela  les 
parler.  Si  tel  est  le  grec  et  le  latin  des  maîtres, 
qu'on  juge  de  celui  des  enfants!  A  peine  ont-ils  ap- 
pris par  cœur  leur  rudiment ,  auquel  ils  n'entendent 
absolument  rien,  qu'on  leur  apprend  d'abord  à 
rendre  un  discours  français  en  mots  latins;  puis, 
quand  ils  sont  plus  avancés ,  à  coudre  en  prose  des 
phrases  de  Cicéron ,  et  en  vers  des  centons  de  Vir- 
gile. Alors  ils  croient  parler  latin  :  qui  est  -  ce  qui 
viendra  les  contredire  ? 

En  quelque  étude  que  ce  puisse  être ,  sans  l'idée 
des  choses  représentées  les  signes  représentants  ne 

1 1. 


l64  EMILE. 

sont  rien.  On  borne  pourtant  toujours  l'enfant  à 
ces  signes,  sans  jamais  pouvoir  lui  faire  comprendre 
aucune  des  choses  qu'ils  représentent.  En  pensant 
lui  apprendre  la  description  de  la  terre ,  on  ne  lui 
apprend  qu'à  connaître  des  cartes  :  on  lui  apprend 
des  noms  de  villes,  de  pays,  de  rivières,  qu'il  ne 
conçoit  pas  exister  ailleurs  que  sur  le  papier  où 
l'on  les  lui  montre.  Je  me  souviens  d'avoir  vu  quel- 
que part  une  géographie  qui  commençait  ainsi  : 
Qu  est-ce  que  le  monde?  Cest  un  globe  de  carton. 
Telle  est  précisément  la  géographie  des  enfants.  Je 
pose  en  fait  qu'après  deux  ans  de  sphère  et  de  cos- 
mographie ,  il  n'y  a  pas  un  seul  enfant  de  dix  ans 
qui,  sur  les  règles  qu'on  lui  a  données,  sût  se  con- 
duire de  Paris  à  Saint-Denis.  Je  pose  en  fait  qu'il 
n'y  en  a  pas  un  qui,  sur  un  plan  du  jarchn  de  son 
père,  fût  en  état  d'en  suivre  les  détours  sans  s'éga- 
rer. Voilà  ces  docteurs  qui  savent  à  point  nommé 
où  sont  Pékin ,  Ispahan ,  le  Mexique ,  et  tous  les 
pays  de  la  terre. 

J'entends  dire  qu'il  convient  d'occuper  les  enfants 
à  des  études  où  il  ne  faille  que  des  yeux  :  cela  pour- 
rait être  s'il  y  avait  quelque  étude  où  il  ne  fallût 
que  des  yeux  :  mais  je  n'en  connais  point  de  telle. 

Par  une  erreur  encore  plus  ridicule ,  on  leur  fait 
étudier  l'histoire  :  on  s'imagine  que  l'histoire  est 
à  leur  portée  parce  qu'elle  n'est  qu'un  recueil  de 
faits.  Mais  qu'entend-on  par  ce  mot  de  faits  ?  croit- 
on  que  les  rapports  qui  déterminent  les  faits  his- 
toriques soient  si  faciles  à  saisir,  que  les  idées 
s'en  forment  sans  peine  dans  l'esprit  des  enfants? 


LIVRE   II.  l65 

Croit-on  que  la  véritable  connaissance  des  événe- 
ments soit  séparable  de  celle  de  leurs  causes,  de 
celle  de  leurs  effets ,  et  que  l'historique  tienne  si  peu 
au  moral  qu'on  puisse  connaître  l'un  sans  l'autre  ? 
Si  vous  ne  voyez  dans  les  actions  des  hommes  que 
les  mouvements  extérieurs  et  purement  physiques , 
qu'apprenez-vous  dans  l'histoire  ?  absolument  rien  ; 
et  cette  étude,  dénuée  de  tout  intérêt,  ne  vous 
donne  pas  plus  déplaisir  que  d'instruction.  Si  vous 
voulez  apprécier  ces  actions  par  leurs  rapports 
moraux,  essayez  de  faire  entendre  ces  rapports  à 
vos  élèves,  et  vous  verrez  alors  si  l'histoire  est 
de  leur  âge. 

Lecteurs,  souvenez-vous  toujoui's  que  celui  qui 
vous  parle  n'est  ni  un  savant  ni  un  philosophe, 
mais  un  homme  simple,  ami  de  la  vérité,  sans 
parti,  sans  système;  un  solitaire,  qui,  vivant  peu 
avec  les  hommes,  a  moins  d'occasions  de  s'im- 
boire  de  leurs  préjugés,  et  plus  de  temps  pour 
réfléchir  sur  ce  qui  le  frappe  quand  il  commerce 
avec  eux.  Mes  raisonnements  sont  moins  fondés 
sur  des  principes  que  sur  des  faits;  et  je  crois  ne 
pouvoir  mieux  vous  mettre  à  portée  d'en  juger, 
que  de  vous  rapporter  souvent  quelque  exemple 
des  observations  qui  me  les  suggèrent. 

J'étais  allé  passer  quelques  jours  à  la  campagne 
chez  une  bonne  mère  de  famille  qui  prenait  grand 
soin  de  ses  enfants  et  de  leur  éducation.  Un  matin 
que  j'étais  présent  aux  leçons  de  l'aîné,  son  gou- 
verneur, qui  l'avait  très-bien  instruit  de  l'histoire 
ancienne ,  reprenant  celle  d'Alexandre ,  tomba  sur 


l66  :ÉMILE. 

le  trait  connu  du  médecin  Philippe  qu'on  a  mis  en 
tableau,  et  qui  sûrement  en  valait  bien  la  peine*. 
Le  gouverneur ,  homme  de  mérite ,  fit  sur  l'intré- 
pidité d'Alexandre  plusieurs  réflexions  qui  ne  me 
plurent   point ,  mais   que  j'évitai  de   combattre , 
pour  ne  pas  le  décrcditer  dans  l'esprit  de  son  élève. 
A  table,  on  ne  manqua  pas,  selon  la  méthode 
française ,  de  faire  beaucoup  babiller  le  petit  bon- 
homme. La  vivacité  naturelle  à  son  âge,  et  l'attente 
d'un  applaudissement  sûr,  lui  firent  débiter  mille 
sottises,  tout  à  travers  lesquelles  partaient  de  temps 
en    temps  quelques   mots  heureux   qui  faisaient 
oublier  le  reste.  Enfin  vint  l'histoire  du  médecin 
PhiUppe  :  il  la  raconta  fort  nettement  et  avec  beau- 
coup  de  grâce.  Après  l'ordinaire  tribut  d'éloges 
qu'exigeait  la  mère  et  qu'attendait  le  fils,  on  rai- 
sonna sur  ce  qu'il  avait  dit.  Le  plus  grand  nombre 
blâma  la  témérité  d'Alexandre;  quelques-uns,  à 
l'exemple  du  gouverneur,  admiraient  sa  fermeté, 
son  courage  :  ce  qui  me  fit  comprendre  qu'aucun 
de   ceux  qui  étaient  présents  ne  voyait  en  quoi 
consistait  la  véritable  beauté  de  ce  trait.  Pour  moi , 
leur  dis-je,  il  me  paraît  que  s'il  y  a  le  moindre  cou- 
rage ,  la  moindre  fermeté  dans  l'action  d'Alexandre , 
elle  n'est  qu'une  extravagance.  Alors  tout  le  monde 
se  réunit ,  et  convint  que  c'était  une  extravagance. 

Voyez  Quinte  -  Curce  ,  Liv.   iir ,  chap.  6.  —  Le  même  trait  est 

rapporté  aussi  par  Montaigne.  «  Alexandre ayant  eu  advis,  par 

«  une  lettre  de  Parmenion ,  que  Philippus ,  son  plus  cher  médecin  , 
«  estoit  corrompu  par  l'argent  de  Darius  pour  l'empoisonner;  en 
«  mesme  temps  qu'il  donnoit  à  lire  sa  lettre  à  Philippus ,  il  avala  le 
u  bruvage  qu'il  lui  avoit  présenté.  »  Liv.  i,  chap.  2 3. 


LIVRE  II.  167 

J'allais  répondre  et  m 'échauffer,  quand  une  femme 
qui  était  à  côté  de  moi,  et  qui  n'avait  pas  ouvert 
la  bouche,  se  pencha  vers  mon  oreille,  et  me  dit 
tout  bas  :  Tais-toi,  Jean-Jacques,  ils  ne  t'entendront 
pas.  Je  la  regardai,  je  fus  frappé,  et  je  me  tus. 

Après  le  dîner,  soupçonnant  sur  plusieurs  in- 
dices que  mon  jeune  docteur  n'avait  rien  compris 
du  tout  à  l'histoire  qu'il  avait  si  bien  racontée,  je 
le  pris  par  la  main ,  je  fis  avec  lui  un  tour  de  parc, 
et  l'ayant  questionné  tout  à  mon  aise,  je  trouvai 
qu'il  admirait  plus  que  personne  le  courage  si 
vanté  d'Alexandre  :  mais  savez-vous  où  il  voyait 
ce  courage?  uniquement  dans  celui  d'avaler  d'un 
seul  trait  un  breuvage  de  mauvais  goût ,  sans  hé- 
siter ,  sans  marquer  la  moindre  répugnance.  Le 
])auvre  enfant,  à  qui  l'on  avait  fait  prendre  méde- 
cine il  n'y  avait  pas  quinze  jours ,  et  qui  ne  l'avait 
prise  qu'avec  une  peine  infinie,  en  avait  encore  le 
déboire  à  la  bouche.  La  mort,  l'empoisonnement, 
ne  passaient  dans  son  esprit  que  pour  des  sensa- 
tions désagréables,  et  il  ne  concevait  pas,  pour 
lui,  d'autre  poison  cjue  du  séné.  Cependant  il  faut 
avouer  que  la  fermeté  du  héros  avait  fait  une 
grande  impression  sur  son  jeune  cœur,  et  qu'à  la 
première  médecine  qu'il  faudrait  avaler  il  avait 
bien  résolu  d'être  un  Alexandre.  Sans  entrer  dans 
des  éclaircissements  qui  passaient  évidemment  sa 
portée,  je  le  confirmai  dans  ces  thspositions  louables, 
et  je  m'en  retournai  riant  en  moi-même  de  la  haute 
sagesse  des  pères  et  des  maîtres ,  qui  pensent  ap- 
prendre l'histoire  aux  enfants. 


lG8  EMILE. 

Il  est  aisé  de  mettre  dans  leurs  bouches  les  mots 
de  rois,  d'empires,  de  guerres,  de  conquêtes,  de 
révolutions,  de  lois;  mais  quand  il  sera  question 
d'attacher  à  ces  mots  des  idées  nettes ,  il  y  aura  loin 
de  l'entretien  du  jardinier  Robert  à  toutes  ces 
explications. 

Quelques  lecteurs,  mécontents  du  tais-toi,  Jean- 
Jacques,  demanderont,  je  le  prévois,  ce  que  je 
trouve  enfin  de  si  beau  dans  l'action  d'Alexandre. 
Infortunés  !  s'il  faut  vous  le  dire ,  comment  le 
comprendrez-vous  ?  C'est  qu'Alexandre  croyait  à  la 
vertu  ;  c'est  qu'il  y  croyait  sur  sa  tête ,  sur  sa  propre 
vie  ;  c'est  que  sa  grande  ame  était  faite  pour  y  croire. 
O  que  cette  médecine  avalée  était  une  belle  profes- 
sion de  foi  !  Non  ,  jamais  mortel  n'en  fit  une  si  su- 
blime. S'il  est  quelque  moderne  Alexandre ,  qu'on 
me  le  montre  à  de  pareils  traits*. 

S'il  n'y  a  point  de  science  de  mots ,  il  n'y  a  point 
d'étude  propre  aux  enfants.  S'ils  n'ont  pas  de  vraies 
idées ,  ils  n'ont  point  de  véritable  mémoire  ;  car  je 
n'appelle  pas  ainsi  celle  qui  ne  retient  que  des  sen- 
sations. Que  sert  d'inscrire  dans  leur  tête  un  ca- 
talogue de  signes  qui  ne  représentent  rien  pour 
eux!  En  apprenant  les  choses,  n'apprendront -ils 
pas  les  signes?  Pourquoi  leur  donner  la  peine  inu- 
tile de  les  apprendre  deux  fois  ?  Et  cependant  quels 
dangereux  préjugés  ne  commence-t-on  pas  à  leur 
inspirer,  en  leur  faisant  prendre  pour  de  la  science 

Ce  prince ,  dit  Montaigne  à  ce  sujet ,  «  est  le  souverain  patron 
«  des  actes  hazardeux  :  mais  ie  ne  sçay  s'il  y  a  traict  en  sa  vie  qui 
«  ayt  plus  de  fermeté  que  cettuy  cy,  ny  une  beauté  illustre  par  tant 
«  de  visages.  »  Liv.  i,  chap.  28. 


LIVftE   II.  169 

des  mots  qui  n'ont  aucun  sens  pour  eux!  C'est  du 
premier  mot  dont  l'enfant  se  paie,  c'est  de  la  pre- 
mière chose  qu'il  apprend  sur  la  parole  d'autrui , 
sans  en  voir  l'utilité  lui-même,  que  son  jugement 
est  perdu  :  il  aura  long- temps  à  briller  aux  yeux 
des  sots  avant  qu'il  répare  une  telle  perte''. 

Non ,  si  la  nature  donne  au  cerveau  d'un  enfant 
cette  souplesse  qui  le  rend  propre  à  recevoir  toutes 
sortes  d'impressions ,  ce  n'est  pas  pour  qu'on  y 
grave  des  noms  de  rois,  des  dates,  des  termes  de  >"^ 

blason ,  de  sphère ,  de  géographie ,  et  tous  ces  mots 
sans  aucun  sens  pour  son  âge  et  sans  aucune  utilité 
pour  quelque  âge  que  ce  soit,  dont  on  accable  sa 
triste  et  stérile  enfance  ;  mais  c'est  pour  que  toutes 
les  idées  qu'il  peut  concevoir  et  qui  lui  sont  utiles ^ 
toutes  celles  qui  se  rapportent  à  son  bonheur  et 
doivent  l'éclairer  un  jour  sur  ses  devoirs,  s'y  tra- 
cent de  bonne  heure  en  caractères  ineffaçables , 
et  lui  servent  à  se  conduire  pendant  sa  vie  d'une 
manière  convenable  à  son  être  et  à  ses  facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres,  l'espèce  de  mémoire 

"  La  plupart  des  savants  le  sont  à  la  manière  des  enfants.  La  vaste 
érudition  résulte  moins  d'une  multitude  d'idées  que  d'une  multi- 
tude d'images.  Les  dates  ,  les  noms  propres  ,  les  lieux ,  tous  les 
objets  isolés  ou  dénués  d'idées,  se  retiennent  uniquement  par  la 
mémoire  des  signes ,  et  rarement  se  rappelle-t-on  quelqu'une  de  ces 
choses  sans  voir  en  même  temps  le  recto  ou  le  'verso  de  la  page  où 
on  l'a  lue ,  ou  la  figure  sous  laquelle  on  la  vit  la  première  fois.  Telle 
était  à  peu  près  la  science  à  la  mode  des  siècles  derniers.  Celle  de 
notre  siècle  est  autre  chose  :  on  n'étudie  plus ,  on  n'observe  plus  ; 
on  rêve ,  et  l'on  nous  donne  gravement  pour  de  la  philosophie  les 
rêves  de  quelques  mauvaises  nuits.  On  me  dira  que  je  rêve  aussi  ; 
j'en  conviens  :  mais  ,  ce  que  les  autres  n'ont  garde  de  faire,  je  donne 
mes  rêves  pour  des  rêves,  laissant  chercher  au  lecteur  s'ils  ont  quel- 
que chose  d'utile  aux  gens  éveillés. 


170  ]*MILE. 

que  peut  avoir  un  enfant  ne  reste  pas  pour  cela 
oisive;  tout  ce  qu'il  voit,  tout  ce  qu'il  entend  le 
frappe,  et  il  s'en  souvient;  il  tient  registre  en  lui- 
même  des  actions,  des  discours  des  hommes;  et 
tout  ce  qui  l'environne  est  le  livre  dans  lequel ,  sans 
y  songer,  il  enrichit  continuellement  sa  mémoire 
en  attendant  que  son  jugement  puisse  en  profiter. 
C'est  dans  le  choix  de  ces  objets,  c'est  dans  le  soin 
de  lui  présenter  sans  cesse  ceux  qu'il  peut  con- 
naître et  de  lui  cacher  ceux  qu'il  doit  ignorer,  que 
consiste  le  véritable  art  de  cultiver  en  lui  cette 
première  faculté  ;  et  c'est  par  là  qu'il  faut  tâcher  de 
Jui  former  un  magasin  de  connaissances  qui  ser- 
vent à  son  éducation  durant  sa  jeunesse,  et  à  sa 
conduite  dans  tous  les  temps.  Cette  méthode,  il  est 
vrai ,  ne  forme  point  de  petits  prodiges  et  ne  fait 
pas  briller  les  gouvernantes  et  les  précepteurs  ; 
mais  elle  forme  des  hommes  judicieux,  robustes, 
sains  de  corps  et  d'entendement,  qui,  sans  s'être  fait 
admirer  étant  jeunes ,  se  font  honorer  étant  grands. 
Emile  n'apprendra  jamais  rien  par  cœur,  pas 
même  des  fables ,  pas  même  celles  de  La  Fontaine , 
toutes  naïves ,  toutes  charmantes  qu'elles  sont  ;  car 
les  mots  des  fables  ne  sont  pas  plus  les  fables  que 
les  mots  de  l'histoire  ne  sont  l'histoire.  Comment 
peut-on  s'aveugler  assez  pour  appeler  les  fables  la 
morale  des  enfants ,  sans  songer  que  l'apologue , 
en  les  amusant ,  les  abuse  ;  que,  séduits  par  le  men- 
songe, ils  laissent  échapper  la  vérité,  et  que  ce 
qu'on  fait  pour  leur  rendre  l'instruction  agréable 
les  empêche  d'en  profiter  ?  Les  fables  peuvent  ins- 


t 


LJ  VRE  II.  i-yi 

truire  les  hommes;  mais  il  faut  dire  la  vérité  nue 
aux  enfants;  sitôt  qu'on  la  couvre  d'un  voile,  ils 
ne  se  donnent  plus  la  peine  de  le  lever. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  La  Fontaine  à 
tous  les  enfants ,  et  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  les 
entende.  Quand  ils  les  entendraient,  ce  serait  en- 
core pis  ;  car  la  morale  en  est  tellement  mêlée  et  si 
disproportionnée  à  leur  âge,  qu'elle  les  porterait 
plus  au  vice  qu'à  la  vertu.  Ce  sont  encore  là,  di- 
rez-vous,  des  paradoxes.  Soit;  mais  voyons  si  ce 
sont  des  vérités. 

Je  dis  qu'un  enfant  n'entend  point  les  fables 
qu'on  lui  fait  apprendre,  parce  que,  quelque  effort 
qu'on  fasse  pour  les  rendre  simples ,  l'instruction 
qu'on  en  veut  tirer  force  d'y  faire  entrer  des  idées 
qu'il  ne  peut  saisir,  et  que  le  tour  même  de  la 
poésie,  en  les  lui  rendant  plus  faciles  à  retenir,  les 
lui  rend  plus  difficiles  à  concevoir  ;  en  sorte  qu'on 
achète  l'agrément  aux  dépens  de  la  clarté.  Sans 
citer  cette  multitude  de  fables  qui  n'ont  rien  d'in- 
telligible ni  d'utile  poin-  les  enfants ,  et  qu'on  leur 
fait  indiscrètement  apprendre  avec  les  autres,  parce 
qu'elles  s'y  trouvent  mêlées ,  bornons-nous  à  celles 
que  l'auteur  semble  avoir  faites  spécialement  pour 
eux. 

Je  ne  connais  dans  tout  le  recueil  de  J^a  Fon- 
taine que  cinq  ou  six  fables  où  brille  éminemment 
la  naïveté  puérile;  de  ces  cinq  ou  six  je  prends 
pour  exemple  la  première  de  toutes'',  parce  que 

"  C'est  la  secoude  et  non  la  première,  comme  l'a  très-bien  re- 
mar^iié  M.  Formey. 


172  EMILE. 

c'est  celle  dont  la  morale  est  le  plus  de  tout  âge , 
celle  que  les  enfants  saisissent  le  mieux,  celle  qu'ils 
apprennent  avec  le  plus  de  plaisir,  enfin  celle  que 
pour  cela  même  l'auteur  a  mise  par  préférence  à  la 
tête  de  son  livre.  En  lui  supposant  réellement  l'ob- 
jet d'être  entendu  des  enfants,  de  leur  plaire  et  de 
les  instruire,  cette  fable  est  assurément  son  chef- 
d'œuvre  :  qu'on  me  permette  donc  de  la  suivre  et 
de  l'examiner  en  peu  de  mots. 

LE  CORBEAU  ET  LE  RENARD, 
FABLE. 

Maître  coibeau,  sur  un  arbre  perché, 

Maître!  que  signifie  ce  mot  en  lui-même?  que 
signifie-t-il  au-devant  d'un  nom  propre?  quel  sens 
a-t-il  dans  cette  occasion  ? 

Qu'est-ce  qu'un  corbeau? 

Qu'est-ce  quun  arbre  perché?  L'on  ne  dit  pas  sur 
un  arbre  perché ,  l'on  dit  perché  sur  un  arbre.  Par 
conséquent,  il  faut  parler  des  inversions  de  la  poé- 
sie; il  faut  dire  ce  que  c'est  que  prose  et  que  vers. 

Tenait  clans  son  bec  un  fromage. 

Quel  fromage  ?  était  -  ce  un  fromage  de  Suisse , 
de  Brie,  ou  de  Hollande?  Si  l'enfant  n'a  point  vu 
de  corbeaux ,  que  gagnez-vous  à  lui  en  parler  ?  s'il 
en  a  vu,  comment  concevra-t-il  qu'ils  tiennent  un 
fromage  à  leur  bec?  Faisons  toujours  des  images 
d'après  nature. 

Maître  renard ,  par  Totleur  alléché  , 


LIVRE  II.  iy3 

Encore  un  maître!  mais  pour  celui-ci  c'est  à  bon 
titre  :  il  est  maître  passé  dans  les  tours  de  son  mé- 
tier. Il  faut  dire  ce  que  c'est  qu'un  renard ,  et  dis- 
tinguer son  vrai  naturel  du  caractère  de  convention 
qu'il  a  dans  les  fables, 

Alléché.  Ce  mot  n'est  pas  usité.  Il  le  faut  expli- 
quer; il  faut  dire  qu'on  ne  s'en  sert  plus  qu'en 
vers.  L'enfant  demandera  pourquoi  l'on  parle  au- 
trement en  vers  qu'en  prose.  Que  lui  répondrez- 
vous  ? 

Alléché  paj' V  odeur  d'un  fromage  \  Ce  fromage, 
tenu  par  un  corbeau  perché  sur  un  arbre ,  devait 
avoir  beaucoup  d'odeur  pour  être  senti  par  le  re- 
nard dans  un  taillis  ou  dans  son  terrier!  Est-ce 
ainsi  que  vous  exercez  votre  élève  à  cet  esprit  de 
critique  judicieuse  qui  ne  s'en  laisse  imposer  qu'à 
bonnes  enseignes ,  et  sait  discerner  la  vérité  du 
mensonge  dans  les  narrations  d'autrui  ? 

Lui  tint  à  peu  près  ce  langage  : 

Ce  langagel  Les  renards  parlent  donc  ?  ils  parlent 
donc  la  même  langue  que  les  corbeaux  ?  Sage  pré- 
cepteur, prends  garde  à  toi  :  pèse  bien  ta  réponse 
avant  de  la  faire  ;  elle  importe  plus  que  tu  n'as 
pensé. 

Eh  !  bonjour ,  monsieur  le  corbeau  ! 

Monsieur!  titre  que  l'enfant  voit  tourner  en  dé- 
rision, même  avant  cpi'il  sache  que  c'est  un  titre 
d'honneur.  Ceux  qui  disent  monsieur  du  Corbeau 
auront  bien  d'autres  affaires  avant  que  d'avoir  ex- 
pliqué ce  du. 


1^4  lÎMILE. 

Que  vous  êtes  joli  !  que  vous  me  semblez  beau  ! 

Cheville ,  redondance  inutile.  L'enfant  voyant  ré- 
péter la  même  chose  en  d'autres  termes ,  apprend 
à  parler  lâchement.  Si  vous  dites  que  cette  redon- 
dance est  un  art  de  l'auteur ,  qu'elle  entre  dans  le 
dessein  du  renard  qui  veut  paraître  multiplier  les 
éloges  avec  les  paroles,  cette  excuse  sera  bonne 
pour  moi ,  mais  non  pas  pour  mon  élève. 

Sans  mentir ,  si  votre  ramage 

SausiJientirl  on  ment  donc  quelquefois?  Où  en 
sera  l'enfant  si  vous  ne  lui  apprenez  que  le  renard 
ne  dit  sans  mentir  que  parce  qu'il  ment? 

Répondait  à  votre  plumage , 

Répondait]  que  signifie  ce  mot?  Apprenez  à 
l'enfant  à  comparer  des  qualités  aussi  différentes 
que  la  voix  et  le  plumage;  vous  verrez  comme  il 
vous  entendra. 

Vous  seriez  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois. 

Le  phénix!  Qu'est-ce  qu'un  phénix?  Nous  voici 
tout-à-coup  jetés  dans  la  menteuse  antiquité,  pres- 
que dans  la  mythologie. 

Les  hôtes  de  ces  boislQneX  discours  figuré!  Le 
flatteur  ennoblit  son  langage  et  lui  donne  plus  de 
dignité  pour  le  rendre  plus  séduisant.  Un  enfant 
entendra-t-il  cette  finesse?  sait-il  seulement,  peut- 
il  savoir  ce  que  c'est  qu'un  style  noble  et  un  style 
bas? 

A  ces  mots ,  le  corbeau  ne  se  sent  pas  de  joie , 


LIVRE   II.  l'y  5 

Il  faut  avoir  éprouvé  déjà  des  passions  bien  vives 
pour  sentir  cette  expression  proverbiale. 

Et  pour  montrer  «a  belle  voix , 

N'oubliez  pas  que,  pour  entendre  ce  vers  et  toute 
la  fable,  l'enfant  doit  savoir  ce  que  c'est  que  la 
belle  voix  du  corbeau. 

Il  ouvre  un  large  bec ,  laisse  tomber  sa  proie. 

Ce  vers  est  admirable  :  l'harmonie  seule  en  fait 
image.  Je  vois  un  grand  vilain  bec  ouvert; j'en- 
tends tomber  le  fromage  à  travers  les  branches  : 
mais  ces  sortes  de  beautés  sont  perdues  pour  les 
enfants. 

Le  renard  s'en  saisit,  et  dit  :  Mon  bon  monsieur, 

Voilà  donc  déjà  la  bonté  transformée  en  bêtise. 
Assurément  on  ne  perd  pas  de  temps  pour  instruire 
les  enfants. 

Apprenez  que  tout  flatteur 

Maxime  générale  ;  nous  n'y  sommes  plus. 

Vit  aux  dépens  de  celui  qui  l'écoute. 

Jamais  enfant  de  dix  ans  n'entendit  ce  vers-là. 

Cette  leçon  vaut  bien  un  fromage,  sans  doute. 

Ceci  s'entend,  et  la  pensée  est  très-bonne.  Ce- 
pendant il  y  aura  encore  bien  peu  d'enfants  qui  sa- 
chent comparer  une  leçon  à  un  fromage,  et  qui  ne 
préférassent  le  fromage  à  la  leçon.  Il  faut  donc  leur 
faire  entendre  que  ce  propos  n'est  qu'une  raillerie. 
Que  de  finesse  pour  des  enfants! 


£76  EMILE. 

Le  corbeau  ,  honteux  et  confus , 

Autre  pléonasme  ;  mais  celui-ci  est  inexcusable. 

Jura  ,  mais  un  peu  tard  ,  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus. 

Jura!  Quel  est  le  sot  de  maître  qui  ose  expliquer 
à  l'enfant  ce  que  c'est  qu'un  serment? 

Voilà  bien  des  détails,  bien  moins  cependant 
qu'il  n'en  faudrait  pour  analyser  toutes  les  idées  de 
cette  fable,  et  les  réduire  aux  idées  simples  et  élé- 
mentaires dont  chacune  d'elles  est  composée.  Mais 
qui  est-ce  qui  croit  avoir  besoin  de  cette  analyse 
pour  se  faire  entendre  à  la  jeunesse?  Nul  de  nous 
n'est  assez  philosophe  pour  savoir  se  mettre  à  la 
place  d'un  enfant.  Passons  maintenant  à  la  morale. 

Je  demande  si  c'est  à  des  enfants  de  six  ans  qu'il 
faut  apprendre  qu'il  y  a  des  hommes  qui  flattent 
et  mentent  pour  leur  profit?  On  pourrait  tout  au 
plus  leur  apprendre  qu'il  y  a  des  railleurs  qui  per- 
sifflent  les  petits  garçons ,  et  se  moquent  en  secret 
de  leur  sotte  vanité  :  mais  le  fromage  gâte  tout  ; 
on  leur  apprend  moins  à  ne  pas  le  laisser  tomber  de 
leur  bec  qu'à  le  faire  tomber  du  bec  d'un  autre. 
C'est  ici  mon  second  paradoxe,,  et  ce  n'est  pas  le 
moins  important. 

Suivez  les  enfants  apprenant  leurs  fables ,  et  vous 
verrez  que,  quand  ils  sont  en  état  d'en  faire  l'ap- 
plication, ils  en  font  presque  toujours  une  con- 
traire à  l'intention  de  l'auteur,  et  qu'au  lieu  de 
s'observer  sur  le  défaut  dont  on  les  veut  guérir  ou 
préserver,  ils  penchent  à  aimer  le  vice  avec  lequel 


LIVRE  II.  177 

on  tire  parti  des  défauts  des  autres.  Dans  la  fable 
précédente  les  enfants  se  moquent  du  corbeau, 
mais  ils  s'affectionnent  tous  au  renard;  dans  la  fable 
qui  suit  vous  croyez  leur  donner  la  cigale  pour 
exemple;  et  point  du  tout,  c'est  la  fourmi  qu'ils  choi- 
siront. On  n'aime  point  à  s'humilier  :  ils  prendront 
toujoiu"s  le  beau  rôle;  c'est  le  choix  de  l'amour- 
propre,  c'est  un  choix  très-naturel.  Or,  quelle 
horrible  leçon  pour  l'enfance  !  Le  plus  odieux  de 
tous  les  monstres  serait  un  enfant  avare  et  dur, 
qui  saurait  ce  qu'on  lui  demande  et  ce  qu'il  refuse. 
La  fourmi  fait  plus  encore,  elle  lui  apprend  à  railler 
dans  ses  refus. 

Dans  toutes  les  fables  où  le  lion  est  iln  des  per- 
sonnages, comme  c'est  d'ordinaire  le  plus  brillant, 
l'enfant  ne  manque  point  de  se  faire  lion  ;  et  quand 
il  préside  à  quelque  partage,  bien  instruit  par  son 
modèle ,  il  a  grand  soin  de  s'emparer  de  tout.  Mais 
quand  le  moucheron  terrasse  le  lion,  c'est  une 
autre  affaire;  alors  l'enfant  n'est  plus  lion,  il  est 
moucheron.  Il  apprend  à  tuer  un  jour  à  coups  d'ai- 
guillon ceux  qu'il  n'oserait  attaqufer  de  pied  ferme. 
Dans  la  fable  du  loup  maigre  et  du  chien  gras , 
au  lieu  d'une  leçon  de  modération  qu'on  prétend 
lui  donner,  il  en  prend  une  de  licence.  Je  n'ou- 
blierai jamais  d'avoir  vu  beaucoup  pleurer  une  pe- 
tite fille  qu'on  avait  désolée  avec  cette  fable,  tout 
en  lui  préchant  toujours  la  docilité.  On  eut  peine 
à  savoir  la  cause  de  ses  pleurs:  on  la  sut  enfin.  La 
pauvre  enfant  s'ennuyait  d'être  à  la  chaîne  ;  elle  se 
sentait  le  cou  pelé;  elle  pleurait  de  n'être  pas  loup. 

R.    III.  12 


+^ 


l'y  8  EMILE. 

Ainsi  donc  la  morale  de  la  première  fable  citée 
est  pour  l'enfant  une  leçon  de  la  plus  basse  flatte- 
rie; celle  de  la  seconde  une  leçon  d'inhumanité; 
celle  de  la  troisième  une  leçon  d'injustice;  celle  de 
la  quatrième  une  leçon  de  satire;  celle  de  la  cin- 
quième une  leçon  d'indépendance.  Cette  dernière 
leçon,  pour  être  superflue  à  mon  élève,  n'en  est 
pas  plus  convenable  aux  vôtres.  Quand  vous  leur 
donnez  des  préceptes  qui  se  contredisent ,  quel 
fruit  espérez-vous  de  vos  soins  ?  Mais  peut-être ,  à 
cela  près,  toute  cette  morale' qui  me  sert  d'objection 
contre  les  fables  fournit-elle  autant  de  raisons  de 
les  conserver.  Il  faut  une  morale  en  paroles  et  une 
en  actions  dans  la  société,  et  ces  deux  morales  ne 
se  ressemblent  point.  La  première  est  dans  le  ca- 
téchisme ,  où  on  la  laisse  ;  l'autre  est  dans  les  fables 
de  La  Fontaine  pour  les  enfants ,  et  dans  ses  contes 
pour  les  mères.  Le  même  auteur  suffit  à  tout. 

Composons,  monsieur  de  La  Fontaine.  Je  pro- 
mets ,  quant  à  moi ,  de  vous  lire  avec  choix ,  de  vous 
aimer,  de  m'instruire  dans  vos  fables;  car  j'espère 
ne  pas  me  tromper  sur  leur  objet  :  mais  pour  mon 
élève,  permettez  que  je  ne  lui  en  laisse  pas  étudier 
une  seule  jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  prouvé  qu'il 
est  bon  pour  lui  d'apprendre  des  choses  dont  il 
ne  comprendra  pas  le  quart;  que  dans  celles  qu'il 
pourra  comprendre  il  ne  prendra  jamais  le  change, 
et  qu'au  lieu  de  se  corriger  sur  la  dupe,  il  ne  se 
formera  pas  sur  le  fripon. 

En  ôtant  ainsi  tous  les  devoirs  des  enfants,  j'ôte 
'les  instruments  de  leur  plus  grande  misère,  savoir 


LIVRE   II.  l'jg 

les  livres.  La  lecture  est  le  fléau  de  l'enfance,  et 
presque  la  seule  occupation  qu'on  lui  sait  donner. 
A  peine  à  douze  ans  Emile  saura-t-il  ce  que  c'est 
qu'un  livre.  Mais  il  faut  bien  au  moins ,  dira-t-on , 
qu'il  sache  lire.  J'en  conviens  :  il  faut  qu'il  sache 
lire  quand  la  lecture  lui  est  utile  ;  jusqu'alors  elle 
n'est  bonne  qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  enfants  par  obéis- 
sance ,  il  s'ensuit  qu'ils  ne  peuvent  rien  apprendre 
dont  ils  ne  sentent  l'avantage  actuel  et  présent, 
soit  d'agrément,  soit  d'utilité;  autrement  quel  mo- 
tif les  porterait  à  l'apprendre?  L'art  de  parler  aux 
absents  et  de  les  entendre,  l'art  de  leur  commu- 
niquer au  loin  sans  médiateur  nos  sentiments ,  nos 
volontés ,  nos  désirs ,  est  un  art  dont  l'utilité  peut 
être  rendue  sensible  à  tous  les  âges.  Par  quel  pro- 
dige cet  art  si  utile  et  si  agréable  est-il  devenu  un 
tourment  pour  l'enfance  ?  parce  qu'on  la  contraint 
de  s'y  appliquer  malgré  elle ,  et  qu'on  le  met  à  des 
usages  auxquels  elle  ne  comprend  rien.  Un  enfant 
n'est  pas  fort  curieux  de  perfectionner  l'instru- 
ment avec  lequel  on  le  tourmente  ;  mais  faites  que 
cet  instrument  serve  à  ses  plaisirs,  et  bientôt  il 
s'y  appliquera  malgré  vous. 

On  se  fait  une  grande  affaire  de  chercher  les 
meilleures  méthodes  d'apprendre  à  lire,  on  invente 
des  bureaux ,  des  cartes  ;  on  fait  de  la  chambre 
d'un  enfant  un  atelier  dlmprimerie.  Locke  veut 
qu'il  apprenne  à  lire  avec  des  dés.  Ne  voilà-t-ii 
pas  une  invention  bien  trouvée?  quelle  pitié!  Un 
moyen  plus  sûr  que  tous  ceux-là,  et  celui  qu'on 

12. 


l8o  EMILE. 

oublie  toujours,  est  le  désir  d'apprendre.  Donnez 
à  l'enfant  ce  désir ,  puis  laissez  là  vos  bureaux 
et  vos  dés,  toute  méthode  lui  sera  bonne. 

L'intérêt  présent ,  voilà  le  grand  mobile ,  le  seul 
qui  mène  sûrement  et  loin.  Emile  reçoit  quelque- 
fois de  son  père ,  de  sa  mère ,  de  ses  parents ,  de 
ses  amis,  des  billets  d'invitation  pour  un  dîner, 
pour  une  promenade,  pour  une  partie  sur  l'eau, 
pour  voir  quelque  fête  publique.  Ces  billets  sont 
courts,  clairs,  nets,  bien  écrits.  Il  faut  trouver 
quelqu\m  qui  les  lui  lise  :  ce  quelqu'un  ou  ne  se 
trouve  pas  toujours  à  point  nommé,  ou  rend  à 
l'enfant  le  peu  de  complaisance  que  l'enfant  eut 
pour  lui  la  veille.  Ainsi  l'occasion ,  le  moment  se 
passe.  On  lui  lit  enfin  le  billet,  mais  il  n'est  plus 
temps.  Ah\  si  l'on  eût  su  lire  soi-même!  On  en 
reçoit  d'autres  :  ils  sont  si  courts!  le  sujet  en  est 
si  intéressant!  on  voudrait  essayer  de  les  déchif- 
frer', on  trouve  tantôt  de  l'aide  et  tantôt  des  refus. 
On  s'évertue,  on  déchiffre  enfin  la  moitié  d'un 
billet:  il  s'agit  d'aller  demain  manger  de  la  crème... 
on  ne  sait  où  ni  avec  qui...  combien  on  fait  d'ef- 
forts pour  lire  le  reste!  Je  ne  crois  pas  qu'Emile 
ait  besoin  du  bureau.  Parlerai-je  à  présent  de  l'é- 
criture? Non,  j'ai  honte  de  m'amuser  à  ces  niai- 
series dans  un  traité  de  Féducation. 

J'ajouterai  ce  seul  mot  qui  fait  une  importante 
maxime  ;  c'est  c[ue  d'ordinaire  on  obtient  très-sûre- 
ment et  très-vite  ce  qu'on  n'est  point  pressé  d'obte- 
nir. Je  suis  presque  sûr  qu'Emile  saura  parfaite- 
ment lire  et  écrire  avant  l'âge  de  dix  ans,  précisé- 


LIVRE  II.  l8l 

ment  parce  qu'il  m'importe  fort  peu  qu'il  le  sache 
avant  quinze;  mais  j'aimerais  mieux  qu'il  ne  sût 
jamais  lire  que  d'acheter  cette  science  au  prix  de 
tout  ce  qui  peut  la  rendre  utile  :  de  quoi  lui  ser- 
vira la  lecture  quand  on  l'en  aura  rebuté  pour  ja- 
mais ?  Ici  imprimis  cavere  oportebit,  ne  studia,  qui 
amaie  nondiiin potest ,  oderit ,  et  amaritudinem  se- 
melperceptam  etiam  ultra  rudes  annos  reformidet^. 

Plus  j'insiste  sur  ma  méthode  inactive ,  plus  je 
sens  les  objections  se  renforcer.  Si  votre  élève 
n'apprend  rien  de  vous,  il  apprendra  des  autres. 
Si  vous  ne  prévenez  l'erreur  par  la  vérité,  il  ap- 
prendra des  mensonges  :  les  préjugés  cpie  vous 
craignez  de  lui  donner,  il  les  recevra  de  tout  ce 
qui  l'environne  ;  ils  entreront  par  tous  ses  sens  ; 
ou  ils  corrompront  sa  raison,  même  avant  qu'elle 
soit  formée  ;  ou  son  esprit,  engourdi  par  une  longue 
inaction ,  s'absorbera  dans  la  matière.  L'inhabitude 
de  penser  dans  l'enfance  en  ôte  la  faculté  durant 
le  reste  de  la  vie. 

Il  me  semble  que  je  pourrais  aisément  répondre 
à  cela;  mais  pourquoi  toujours  des  réponses?  Si 
ma  méthode  répond  d'elle-même  aux  objections, 
elle  est  bonne;  si  elle  n'y  répond  pas,  elle  ne  vaut 
rien.  Je  poursuis. 

Si  sur  le  plan  que  j'ai  commencé  de  tracer  vous 
suivez  des  règles  directement  contraires  à  celles 
qui  sont  établies  ;  si ,  au  lieu  de  porter  au  loin  l'es- 
prit de  votre  élève  ;  si ,  au  lieu  de  l'égarer  sans 
cesse  en  d'autres  Heux,  en  d'autres  cUmats,  en 

'  Quintil.,  I.ib.  1,  cap.  i. 


iSa  EMILE. 

d'autres  siècles,  aux  extrémités  de  la  terre,  et  jusque 
dans  les  cieux ,  vous  vous  appliquez  à  le  tenir  tou- 
jours en  lui-même  et  attentif  à  ce  qui  le  touche 
immédiatement;  alors  vous  le  trouverez  capable 
de  perception,  de  mémoire,  et  même  de  raison- 
nement; c'est  l'ordre  de  la  nature.  A  mesure  que 
l'être  sensitif  devient  actif,  il  acquiert  un  discer- 
nement proportionnel  à  ses  forces;  et  ce  n'est  qu'a- 
vec la  force  surabondante  à  celle  dont  il  a  besoin 
pour  se  conserver ,  que  se  développe  en  lui  la  fa- 
culté spéculative  propre  à  employer  cet  excès  de 
force  à  d'autres  usages.  Voulez-vous  donc  cultiver 
l'intelligence  de  votre  élève,  cultivez  les  forces 
qu'elle  doit  gouverner.  Exercez  continuellement 
son  corps  ;  rendez-le  robuste  et  sain  pour  le  rendre 
sage  et  raisonnable;  qu'il  travaille,  qu'il  agisse, 
qu'il  coure,  qu'il  crie,  qu'il  soit  toujours  en  mou- 
vement ;  qu'il  soit  homme  par  la  vigueur ,  et  bien- 
tôt il  le  sera  par  la  raison. 

Vous  l'abrutiriez,  il  est  vrai,  par  cette  méthode 
si  vous  alliez  toujours  le  dirigeant,  toujours  lui  di- 
sant :  Va,  viens,  reste,  fais  ceci,  ne  fais  pas  cela. 
Si  votre  tête  conduit  toujours  ses  bras,  la  sienne 
lui  devient  inutile.  Mais  souvenez-vous  de  nos  con- 
ventions :  si  vous  n'êtes  qu'un  pédant ,  ce  n'est  pas 
la  peine  de  me  lire. 

C'est  une  erreur  bien  pitoyable  d'imaginer  que 
l'exercice  du  corps  nuise  aux  opérations  v  de  l'es- 
prit; comme  si  ces  deux  actions  ne  devaient  pas 
marcher  de  concert ,  et  que  l'une  ne  dût  pas  tou- 
jours diriger  l'autre! 


LXVKE  II.  l83 

11  y  a  deux  sortes  d'hommes  dont  les  corps  sont 
dans  un  exercice  continuel ,  et  qui  sûrement  son- 
gent aussi  peu  les  uns  que  les  autres  à  cultiver  leur 
ame,  savoir,  les  paysans  et  les  sauvages.  Les  pre- 
miers sont  rustres ,  grossiers,  maladroits  ;  les  autres, 
connus  par  leur  grand  sens,  le  sont  encore  par  la 
subtilité  de  leur  esprit  :  généralement  il  n'y  a  rien 
de  plus  lourd  qu'un  paysan,  ni  rien  de  plus  fin 
qu'un  sauvage.  D'où  vient  cette  différence?  c'est 
que  le  premier,  faisant  toujours  ce  qu'on  lui  com- 
mande, ou  ce  qu'il  a  vu  faire  à  son  père,  ou  ce 
qu'il  a  fait  lui-même  dès  sa  jeunesse,  ne  va  jamais 
que  par  routine  ;  et ,  dans  sa  vie  presque  automate , 
occupé  sans  cesse  des  mêmes  travaux,  l'habitude 
et  l'obéissance  lui  tiennent  lieu  de  raison. 

Pour  le  sauvage ,  c'est  autre  chose  ;  n'étant  atta- 
ché à  aucun  lieu,  n'ayant  point  de  tâche  prescrite, 
n'obéissant  à  personne,  sans  autre  loi  que  sa  vo- 
lonté, il  est  forcé  de  raisonner  à  chaque  action 
de  sa  vie  ;  il  ne  fait  pas  un  mouvement ,  pas  un  pas , 
sans  en  avoir  d'avance  envisagé  les  suites.  Ainsi , 
plus  son  corps  s'exerce,  plus  son  esprit  s'éclaire  ;  sa 
force  et  sa  raison  croissent  à  la  fois  et  s'étendent 
Tune  par  l'autre. 

Savant  précepteur,  voyons  lequel  de  nos  deux 
élèves  ressemble  au  sauvage,  et  lequel  ressemble 
au  paysan.  Soumis  en  tout  à  une  autorité  toujours 
enseignante,  le  vôtre  ne  fait  rien  que  sur  parole; 
il  n'ose  manger  quand  il  a  faim ,  ni  rire  quand  il 
est  gai,  ni  pleurer  quand  il  est  triste,  ni  présenter 
une   main   pour   l'autre ,  ni  remuer  le  pied  que 


l84  EMILE. 

comme  on  le  lui  prescrit;  bientôt  il  n'osera  respirer 
que  sur  vos  règles.  A  quoi  voulez-vous  qu'il  pense, 
quand  vous  pensez  à  tout  pour  lui  ?  Assuré   de 
votre   prévoyance,    qu'a-t-il   besoin   d'en   avoir? 
Voyant  que  vous  vous  chargez  de  sa  conservation , 
de  son  bien-être ,  il  se  sent  délivré  de  ce  soin  ;  son 
jugement  se  repose  sur  le  votre  ;  tout  ce  que  vous 
ne  lui  défendez  pas,  il  le  fait  sans  réflexion,  sa- 
chant bien  qu'il  le  fait  sans  risque.  Qu'a-t-il  besoin 
d'apprendre  à  prévoir  la  pluie?  il  sait  que  vous  re- 
gardez au  ciel  pour  lui.  Qu'a-t-il  besoin  de  régler 
sa  promenade  ?  il  ne  craint  pas  que  vous  lui  laissiez 
passer  l'heure  du  dîner.  Tant  que  vous  ne  lui  dé- 
fendez pas  de  manger,  il  mange;  quand  vous  le  lui 
défendez,  il  ne  mange  plus;  il  n'écoute  plus  les 
avis  de  son  estomac,  mais  les  vôtres.  Vous  avez 
beau  ramollir  son  corps  dans  l'inaction ,  vous  n'en 
rendez  pas  son  entendement  plus  flexible.  Tout  au 
contraire,  vous  achevez  de   décréditer  la  raison 
dans  son  esprit,  en  lui  faisant  user  le  peu  qu'il  en  a 
sur  les  choses  qui  lui  paraissent  le  plus  inutiles.  Ne 
voyant  jamais  à  quoi  elle  est  bonne,  il  juge  enfin 
qu'elle  n'est  bonne  à  rien.  Le  pis  qui  pourra  lui 
arriver  de  mal  raisonner  sera  d'être  repris,  et  il 
l'est  si  souvent  qu'il  n'y  songe  guère;  un  danger  si 
commun  ne  l'effraie  plus. 

Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'esprit;  et  il  en  a 
pour  babiller  avec  les  femmes ,  sur  le  ton  dont  j'ai 
déjà  parlé  :  mais  qu'il  soit  dans  le  cas  d'avoir  à 
payer  de  sa  personne,  à  prendre  un  parti  dans 
quelque  occasion  difficile,  vous  le  verrez  cent  fois 


LIVRE   il.  l85 

plus  stiipide  et  plus  béte  que  le  fils  du  plus  gros 
manant. 

Pour  mon  élève,  ou  plutôt  celui  de  la  nature, 
exercé  de  bonne  heure  à  se  suffire  à  lui-même  au- 
tant qu'il  est  possible,  il  ne  s'accoutume  point  à 
recourir  sans  cesse  aux  autres ,  encore  moins  à  leur 
étaler  son  grand  savoir.  En  revanche  il  juge,  il 
prévoit,  il  raisonne  en  tout  ce  qui  se  rapporte  im- 
médiatement à  lui.  Il  ne  jase  pas,  il  agit;  il  ne  sait 
pas  un  mot  de  ce  qui  se  fait  dans  le  monde ,  mais 
il  sait  fort  bien  faire  ce  qui  lui  convient.  Comme 
il  est  sans  cesse  en  mouvement,  il  est  forcé  d'ob- 
server beaucoup  de  choses ,  de  connaître  beaucoup 
d'effets;  il  acquiert  de  bonne  heure  une  grande 
expérience  :  il  prend  ses  leçons  de  la  nature  et 
non  pas  des  hommes;  il  s'instruit  d'autant  mieux 
qu'il  ne  voit  nulle  part  l'intention  de  l'instruire. 
Ainsi  son  corps  et  son  esprit  s'exercent  à  la  fois. 
Agissant  toujours  d'après  sa  pensée,  et  non  d'après 
celle  d'un  autre,  il  unit  continuellement  deux  opé- 
rations; plus  il  se  rend  fort  et  robuste,  plus  il  de- 
vient sensé  et  judicieux.  C'est  le  moyen  d'avoir  un 
jour  ce  qu'on  croit  incompatible ,  et  ce  que  presque 
tous  les  grands  hommes  ont  réuni,  la  force  du 
corps  et  celle  de  l'ame,  la  raison  d'un  sage  et  la 
vigueur  d'un  athlète. 

Jeune  instituteur,  je  vous  prêche  un  art  diffi- 
cile, c'est  de  gouverner  sans  préceptes,  et  de  tout 
faire  en  ne  faisant  rien.  Cet  art,  j'en  conviens, 
n'est  pas  de  votre  âge;  il  n'est  pas  propre  à  faire 
briller  d'abord  vos  talents,  ni  à  vous  faire  valpir 


l86  EMILE. 

auprès  des  pères;  mais  c'est  le  seul  propre  à  réus- 
sir. Vous  ne  parviendrez  jamais  à  faire  des  sages ,  si 
vous  ne  faites  d'ahord  des  polissons  :  c'était  l'édu- 
cation des  Spartiates  ;  au  lieu  de  les  coller  sur  des 
livres,  on  commençait  par  leur  apprendre  à  voler 
leur  dîner.  Les  Spartiates  étaient-ils  pour  cela  gros- 
siers étant  grands  ?  Qui  ne  connaît  la  force  et  le  sel 
de  leurs  reparties?  Toujours  faits  pour  vaincre ,  ils 
écrasaient  leurs  ennemis  en  toute  espèce  de  guerre, 
et  les  babillards  Athéniens  craignaient  autant  leurs 
mots  que  leurs  coups. 

Dans  les  éducations  les  plus  soignées,  le  maître 
commande  et  croit  gouverner  :  c'est  en  effet  l'en- 
fant qui  gouverne.  Il  se  sert  de  ce  que  vous  exigez 
de  lui  pour  obtenir  de  vous  ce  qu'il  lui  plaît  ;  et  il 
sait  toujours  vous  faire  payer  une  heure  d'assiduité 
par  huit  jours  de  complaisance.  A  chaque  instant 
il  faut  pactiser  avec  lui.  Ces  traités,  que  vous  pro- 
posez à  votre  mode,  et  qu'il  exécute  à  la  sienne, 
tournent  toujours  au  profit  de  ses  fantaisies,  sur- 
tout quand  on  a  la  maladresse  de  mettre  en  condi- 
tion pour  son  profit  ce  qu'il  est  bien  sûr  d'obtenir, 
soit  qu'il  remplisse  ou  non  la  condition  qu'on  lui 
impose  en  échange.  L'enfant ,  pour  l'ordinaire , 
lit  beaucoup  mieux  dans  l'esprit  du  maître,  que  le 
maître  dans  le  cœur  de  l'enfant.  Et  cela  doit  être  : 
car  toute  la  sagacité  qu'eût  employée  l'enfant  livré 
à  lui-même  à  pourvoir  à  la  conservation  de  sa  per- 
sonne ,  il  l'emploie  à  sauver  sa  liberté  naturelle  des 
chaînes  de  son  tyran;  au  lieu  que  celui-ci,  n'ayant  nul 
intérêt  si  pressant  à  pénétrer  l'autre,  trouve  quel- 


LIVRE   II.  187 

quefois  mieux  son  compte  à  lui  laisser  sa  paresse 
ou  sa  vanité. 

Prenez  une  route  opposée  avec  votre  élève  ;  qu'il 
croie  toujours  être  le  maître,  et  que  ce  soit  tou- 
jours vous  qui  le  soyez.  Il  n'y  a  point  d'assujettis- 
sement si  parfait  que  celui  qui  garde  l'apparence 
de  la  liberté  ;  on  captive  ainsi  la  volonté  même.  Le 
pauvre  enfant  qui  ne  sait  rien ,  qui  ne  peut  rien , 
qui  ne  connaît  rien ,  n'est-il  pas  à  votre  merci  ?  Ne 
disposez -vous  pas,  par  rapport  à  lui,  de  tout  ce 
qui  l'environne?  N'étes-vous  pas  le  maître  de  l'af- 
fecter comme  il  vous  plaît  ?  Ses  travaux,  ses  jeux  , 
ses  plaisirs,  ses  peines,  tout  n'est-il  pas  dans  vos 
mains  sans  qu'il  le  sache?  Sans  doute,  il  ne  doit 
faire  que  ce  qu'il  veut  ;  mais  il  ne  doit  vouloir  que 
ce  que  vous  voulez  qu'il  fasse;  il  ne  doit  pas  faire 
un  pas  que  vous  ne  l'ayez  prévu ,  il  ne  doit  pas 
ouvrir  la  bouche  que  vous  ne  sachiez  ce  qu'il  va 
dire. 

C'est  alors  qu'il  pourra  se  livrer  aux  exercices 
du  corps  que  lui  demande  son  âge,  sans  abrutir 
son  esprit;  c'est  alors  qu'au  lieu  d'aiguiser  sa  ruse 
à  éluder  un  incommode  empire,  vous  le  verrez 
s'occuper  uniquement  à  tirer  de  tout  ce  qui  l'en- 
vironne le  parti  le  plus  avantageux  pour  son  bien- 
être  actuel  ;  c'est  alors  que  vous  serez  étonné  de  la 
subtilité  de  ses  inventions  pour  s'approprier  tous 
les  objets  auxquels  il  peut  atteindre,  et  pour  jouir 
vraiment  des  choses  sans  le  secours  de  l'opinion. 

En  le  laissant  ainsi  maître  de  ses  volontés ,  vous 
ne  fomenterez  point  ses  caprices.  En  ne  faisant 


l88  EMILE. 

jamais  que  ce  qui  lui  convient,  il  ne  fera  bientôt 
que  ce  qu'il  doit  faire  ;  et ,  bien  que  son  corps  soit 
clans  un  mouvement  continuel ,  tant  qu'il  s'agira  de 
son  intérêt  présent  et  sensible,  vous  verrez  toute 
la  raison  dont  il  est  capable  se  développer  beau- 
coup mieux  et  d'une  manière  beaucoup  plus  ap- 
propriée à  lui ,  que  dans  des  études  de  pure  spé- 
culation. 

Ainsi ,  ne  vous  voyant  point  attentif  à  le  contra- 
rier, ne  se  défiant  point  de  vous,  n'ayant  rien  à 
vous  cacher,  il  ne  vous  trompera  point,  il  ne  vous 
mentira  point;  il  se  montrera  tel  qu'il  est  sans 
crainte  ;  vous  pourrez  l'étudier  tout  à  votre  aise , 
et  disposer  tout  autour  de  lui  les  leçons  que  vous 
voulez  lui  donner,  sans  qu'il  pense  jamais  en  re- 
cevoir aucune. 

Il  n'épiera  point  non  plus  vos  mœurs  avec  une 
curieuse  jalousie,  et  ne  se  fera  point  un  plaisir 
secret  de  vous  prendre  en  faute.  Cet  inconvénient 
que  nous  prévenons  est  très -grand.  Un  des  pre- 
miers soins  des  enfants  est,  comme  je  l'ai  dit,  de 
découvrir  le  faible  de  ceux  qui  les  gouvernent.  Ce 
penchant  porte  à  la  méchanceté ,  mais  il  n'en  vient 
pas  :  il  vient  du  besoin  d'éluder  une  autorité  qui 
les  importune.  Surchargés  du  joug  qu'on  leur  im- 
pose ,  ils  cherchent  à  le  secouer;  et  les  défauts  qu'ils 
trouvent  dans  les  maîtres  leur  fournissent  de  bons 
moyens  pour  cela.  Cependant  l'habitude  se  prend 
d'observer  les  gens  par  leurs  défauts ,  et  de  se  plaire 
à  leur  en  trouver.  Il  est  clair  que  voilà  encore  une 
source  de  vices  bouchée  dans  le  cœur  d'Emile; 


LIVRE  II.  189 

n'ayant  nul  intérêt  à  me  trouver  des  défauts,  il  ne 
m'en  cherchera  pas,  et  sera  peu  tenté  d'en  cher- 
cher à  d'autres. 

Toutes  ces  pratiques  semblent  difficiles,  parce 
qu'on  ne  s'en  avise  pas  ;  mais  dans  le  fond  elles  ne 
doivent  point  l'être.  On  est  en  droit  de  vous  sup- 
poser les  lumières  nécessaires  pour  exercer  le  mé- 
tier que  vous  avez  choisi;  on  doit  présumer  que 
vous  connaissez  la  marche  naturelle  du  cœur  hu- 
main; que  vous  savez  étudier  l'homme  et  l'indi- 
vidu; que  vous  savez  d'avance  à  quoi  se  pliera  la 
volonté  de  votre  élève  à  l'occasion  de  tous  les  objets 
intéressants  pour  son  âge  que  vous  ferez  passer 
sous  ses  yeux.  Or,  avoir  les  instruments,  et  bien 
savoir  leur  usage ,  n'est-ce  pas  être  maître  de  l'opé- 
ration ? 

Vous  objectez  les  caprices  de  l'enfant;  et  vous 
avez  tort.  Le  caprice  des  enfants  n'est  jamais  l'ou- 
vrage de  la  nature,  mais  d'une  mauvaise  discipline: 
c'est  qu'ils  ont  obéi  ou  commandé;  et  j'ai  dit  cent 
fois  qu'il  ne  fallait  ni  l'un  ni  l'autre.  Votre  élève 
n'aura  donc  de  caprices  que  ceux  que  vous  lui  au- 
rez donnés;  il  est  juste  que  vous  portiez  la  peine 
de  vos  fautes.  Mais,  direz -vous,  comment  y  re- 
médier ?  Cela  se  peut  encore ,  avec  une  meilleure 
conduite  et  beaucoup  de  patience. 

Je  m'étais  chargé,  durant  quelques  semaines, 
d'un  enfant  accoutumé  non -seulement  à  faire  ses 
volontés ,  mais  encore  à  les  faire  faire  à  tout  le 
monde,  par  conséquent  plein  de  fantaisies \  Dès 

On  a  cru  que  cet  enfant  était  M.  de  Chenonceaux  ;  mais  ce  que 


igo  EMILE. 

le  premier  jour,  pour  mettre  à  l'essai  ma  complai- 
sance ,  il  voulut  se  lever  à  minuit.  Au  plus  fort  de 
mon  sommeil,  il  saute  à  bas  de  son  lit,  prend  sa 
robe  de  chambre  et  m'appelle.  Je  me  lève,  j'allume 
la  chandelle;  il  n'en  voulait  pas  davantage;  au  bout 
d'un  quart  d'heure  le  sommeil  le  gagne ,  et  il  se  re- 
couche content  de  son  épreuve.  Deux  jours  après  il 
la  réitère  avec  le  même  succès,  et  de  ma  part  sans 
le  moindre  signe  d'impatience.  Comme  il  m'embras- 
sait en  se  recouchant,  je  lui  dis  très-posément:  Mon 
petit  ami,  cela  va  fort  bien,  mais  n'y  revenez  plus. 
Ce  mot  excita  sa  curiosité,  et  dès  le  lendemain,  vou- 
lant voir  un  peu  comment  j'oserais  lui  désobéir,  il 
ne  manqua  pas  de  se  relever  à  la  même  heure ,  et 
de  m' appeler.  Je  lui  demandai  ce  qu'il  voulait.  Il  me 
dit  qu'il  ne  pouvait  dormir.  Tant  pisy  repris-je,  et 
je  me  tins  coi.  Il  me  pria  d'allumer  la  chandelle. 
Pourquoi  faille  ?  et  je  me  tins  coi.  Ce  ton  laconique 
commençait  à  l'embarrasser.  Il  s'en  fut  à  tâtons 
chercher  le  fusil  qu'il  fit  semblant  de  battre ,  et  je 
ne  pouvais  m'empécher  de  rire  en  l'entendant  se 
donner  des  coups  sur  les  doigts.  Enfin ,  bien  con- 
vaincu qu'il  n'en  viendrait  pas  à  bout,  il  m'apporta 
le  briquet  à  mon  lit;  je  lui  dis  que  je  n'en  avais 
que  faire,  et  me  tournai  de  l'autre  côté.  Alors  il 
se  mit  à  courir  étourdiment  par  la  chambre,  criant, 
chantant,  faisant  beaucoup  de  bruit,  se  donnant, 
à  la  table  et  aux  chaises,  des  coups  qu'il  avait  grand 
soin  de  modérer ,  et  dont  il  ne  laissait  pas  de  crier 

dit  Rousseau  ne  convient  point  à  la  mère.  Voyez  Histoire  de  J.  J. 
Rousseau,  t.  ii,  p.  37. 


LIVRE  II.  igi 

bien  fort,  espérant  me  causer  de  l'inquiétude.  Tout 
cela  ne  prenait  point  ;  et  je  vis  que ,  comptant  sur 
de  belles  exliortations  ou  sur  de  la  colère,  il  ne 
s'était  nullement  arrangé  pour  ce  sang-froid. 

Cependant,  résolu  de  vaincre  ma  patience  à  force 
d'opiniâtreté,  il  continua  son  tintamarre  avec  un 
tel  succès,  qu'à  la  fin  je  m'échauffai;  et  pressen- 
tant que  j'allais  tout  gâter  par  un  emportement 
hors  de  propos,  je  pris  mon  parti  d'une  autre  ma- 
nière. Je  me  levai  sans  rien  dire,  j'allai  au  fusil 
que  je  ne  trouvai  point;  je  le  lui  demande,  il  me 
le  donne,  pétillant  de  joie  d'avoir  enfin  triomphé 
de  moi.  Je  bats  le  fusil,  j'allume  la  chandelle,  je 
prends  par  la  main  mon  petit  bon  homme,  je  le 
mène  tranquilleirient  dans  un  cabinet  voisin  dont 
les  volets  étaient  bien  fermés,  et  où  il  n'y  avait 
rien  à  casser  :  je  l'y  laisse  sans  lumière  ;  puis  fer- 
mant sur  lui  la  porte  à  la  clef,  je  retourne  me 
coucher  sans  lui  avoir  dit  un  seul  mot.  Il  ne  faut 
pas  demander  si  d'abord  il  y  eut  du  vacarme  ;  je 
m'y  étais  attendu  :  je  ne  m'en  émus  point.  Enfin 
le  bruit  s'apaise;  j'écoute,  je  l'entends  s'arranger, 
je  me  tranquillise.  Le  lendemain,  j'entre  au  jour 
dans  le  cabinet  ;  je  trouve  mon  petit  mutin  couché 
sur  un  lit  de  repos,  et  dormant  d'un  profond  som- 
meil, dont,  après  tant  de  fatigue,  il  devait  avoir 
grand  besoin. 

L'affaire  ne  finit  pas  là.  La  mère  apprit  que  l'en- 
fant avait  passé  les  deux  tiers  de  la  nuit  hors  de 
son  lit.  Aussitôt  tout  fut  perdu,  c'était  un  enfant 
autant  que  morf.  Voyant  l'occasion  bonne  pour  se 


IQîi  EMILE. 

venger,  il  fit  le  malade,  sans  prévoir  qu'il  n'y  ga- 
gnerait rien.  Le  médecin  fut  appelé.  Malheureuse- 
ment pour  la  mère,  ce  médecin  était  un  plaisant, 
qui ,  pour  s'amuser  de  ses  frayeurs ,  s'appliquait  à 
les  augmenter.  Cependant  il  me  dit  à  l'oreille ,  lais- 
sez-moi faire,  je  vous  promets  que  l'enfant  sera 
guéri  pour  quelque  temps  de  la  fantaisie  d'être  ma- 
lade. En  effet  la  diète  et  la  chambre  furent  pres- 
crites ,  et  il  fut  recommandé  à  l'apothicaire.  Je  sou- 
pirais de  voir  cette  pauvre  mère  ainsi  la  dupe  de 
tout  ce  qui  l'environnait,  excepté  moi  seul,  qu'elle 
prit  en  haine ,  précisément  parce  que  je  ne  la  trom- 
pais pas. 

Après  des  reproches  assez  durs ,  elle  me  dit  que 
son  fils  était  délicat,  qu'il  était  l'unique  héritier  de 
sa  famille ,  qu'il  fallait  le  conserver  à  quelque  prix 
que  ce  fut ,  et  qu'elle  ne  voulait  pas  qu'il  fût  con- 
trarié. En  cela  j'étais  bien  d'accord  avec  elle  ;  mais 
elle  entendait  par  le  contrarier  ne  lui  pas  obéir 
en  tout.  Je  vis  qu'il  fallait  prendre  avec  la  mère  le 
même  ton  qu'avec  l'enfant.  Madame,  lui  dis-je  assez 
froidement,  je  ne  sais  point  comment  on  élève  un 
héritier ,  et ,  qui  plus  est ,  je  ne  veux  pas  l'ap- 
prendre; vous  pouvez  vous  arranger  là-dessus.  On 
avait  besoin  de  moi  pour  quelque  temps  encore  : 
le  père  apaisa  tout  ;  la  mère  écrivit  au  précepteur 
de  hâter  son  retour  ;  et  l'enfant ,  voyant  qu'il  ne 
gagnait  rien  à  troubler  mon  sommeil  ni  à  être  ma- 
lade, prit  enfin  le  parti  de  dormir  lui-même  et  de 
se  bien  porter. 

On  ne  saurait  imaginer  à  combien  de  pareils  ca- 


LIVRE   II.  193 

priées  le  petit  tyraii  avait  asservi  son  malheureux 
gouverneur;  car  l'éducation  se  faisait  sous  les  yeux 
de  la  mère ,  qui  ne  souffrait  pas  que  l'héritier  fut 
désobéi  en  rien.  A  quelque  heure  qu'il  voulût  sortir , 
il  fallait  être  prêt  pour  le  mener,  ou  plutôt  pour 
le  suivre,  et  il  avait  toujours  grand  soin  de  choisir 
le  moment  où  il  voyait  son  gouverneur  le  plus  oc- 
cupé. Il  voulut  user  sur  moi  du  même  empire ,  et 
se  venger  le  jour  du  repos  qu'il  était  forcé  de  me 
laisser  la  nuit.  Je  me  prêtai  de  bon  cœur  à  tout , 
et  je  commençai  par  bien  constater  à  ses  propres 
yeux  le  plaisir  que  j'avais  à  lui  complaire  ;  après 
cela,  quand  il  fut  question  de  le  guérir  de  sa  fan- 
taisie, je  m'y  pris  autrement. 

Il  fallut  d'abord  le  mettre  dans  son  tort,  et  cela 
ne  fut  pas  difficile.  Sachant  que  les  enfants  ne 
songent  jamais  qu'au  présent,  je  pris  sur  lui  le  fa- 
cile avantage  de  la  prévoyance;  j'eus  soin  de  lui 
procurer  au  logis  un  amusement  qiie  je  savais  être 
extrêmement  de  son  goût  ;  et ,  dans  le  moment  où 
je  l'en  vis  le  plus  engoué,  j'allai  lui  proposer  un 
tour  de  promenade;  il  me  renvoya  bien  loin:  j'in- 
sistai, il  ne  m'écouta  pas  ;  il  fallut  me  rendre,  et  il 
nota  précieusement  en  lui  -  même  ce  signe  d'assu- 
jettissement. 

Le  lendemain  ce  fut  mon  tour.  Il  s'ennuya,  j'y 
avais  pourvu  ;  moi,  au  contraire,  je  paraissais  pro- 
fondément occupé.  Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  le 
déterminer.  Il  ne  manqua  pas  de  venir  m'arracher 
à  mon  travail  pour  le  mener  promener  au  plus 
vite.  Je  refusai;-  il  s'obstina.  Non,  lui  dis -je;  en 
R.   m.  i3 


ig4  EMILE. 

faisant  votre  volonté  vous  m'avez  appris  à  faire  la 
mienne;  je  ne  veux  pas  sortir.  Hé  bien  !  reprit -il 
vivement,  je  sortirai  tout  seul.  Comme  vous  vou- 
drez. Et  je  reprends  mon  travail. 

Il  s'iiabille ,  un  peu  inquiet  de  voir  que  je  le  lais- 
sais faire  et  que  je  ne  l'imitais  pas.  Prêt  à  sortir, 
il  vient  me  saluer;  je  le  salue  :  il  tâche  de  m'alar- 
mer  par  le  récit  des  courses  qu'il  va  faire  ;  à  l'en- 
tendre ,  on  eût  cru  qu'il  allait  au  bout  du  monde. 
Sans  m'émouvoir,  je  lui  souhaite  un  bon  voyage. 
Son  embarras  redouble.  Cependant  il  fait  bonne 
contenance ,  et ,  prêt  à  sortir ,  il  dit  à  son  laquais 
de  le  suivre.  Le  laquais ,  déjà  prévenu ,  répond  qu'il 
n'a  pas  le  temps ,  et  qu'occupé  par  mes  ordres ,  il 
doit  m' obéir  plutôt  qu'à  lui.  Pour  le  coup  l'enfant 
n'y  est  plus.  Comment  concevoir  qu'on  le  laisse 
sortir  seul,  lui  qui  se  croit  l'être  important  à  tous 
les  autres ,  et  pense  que  le  ciel  et  la  terre  sont  in- 
téressés à  sa  conservation  ?  Cependant  il  commence 
à  sentir  sa  faiblesse ,  il  comprend  qu'il  se  va  trou- 
ver seul  au  milieu  de  gens  qui  ne  le  connaissent 
pas  ;  il  voit  d'avance  les  risques  qu'il  va  courir  : 
l'obstination  seule  le  soutient  encore  ;  il  descend 
l'escalier  lentement  et  fort  interdit.  Il  entre  enfin 
dans  la  rue ,  se  consolant  un  peu  du  mal  qui  lui 
peut  arriver  par  l'espoir  qu'on  m'en  rendra  res- 
ponsable. 

C'était  là  que  je  l'attendais.  Tout  était  préparé 
d'avance  ;  et  comme  il  s'agissait  d'une  espèce  de 
scène  publique,  je  m'étais  muni  du  consentement 
du  père.  A  peine  avait -il  fait  quelques  pas,  qu'il 


LIVRE  II.  Iq5 

entend  à  droite  et  à  gauche  différents  propos  sur 
son  compte.  Voisin,  le  joli  monsieur!  où  va-t-il 
ainsi  tout  seul?  il  va  se  perdre:  je  veux  le  prier 
d'entrer  chez  nous.  Voisine,  gardez-vous-en  l)ien. 
Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  un  petit  libertin  qu'on 
a  chassé  de  la  maison  de  son  père  parce  qu'il  ne 
voulait  rien  valoir  ?  il  ne  faut  pas  retirer  les  liber- 
tins ;  laissez  -  le  aller  où  il  voudra.  Hé  bien  donc  î 
que  Dieu  le  conduise  !  je  serais  fâchée  qu'il  lui  ar- 
rivât malheur.  Un  peu  plus  loin  il  rencontre  des 
polissons  à  peu  près  de  son  âge,  qui  l'agacent  et  se 
moquent  de  lui.  Plus  il  avance,  plus  il  trouve  d'em- 
barras. Seid  et  sans  protection,  il  se  voit  le  jouet 
de  tout  le  monde,  et  il  éprouve  avec  beaucoup  de 
surprise  que  son  nœud  d'épaule  et  son  parement 
d'or  ne  le  font  pas  plus  respecter. 

Cependant  un  de  mes  amis,  qu'il  ne  connaissait 
point,  et  que  j'avais  chargé  de  veiller  sur  lui,  le 
suivait  pas  à  pas  sans  qu'il  y  prît  garde,  et  l'accosta 
quand  il  en  fut  temps.  Ce  rôle,  qui  ressemblait  à 
celui  de  Sbrigani  dans  Pourceaugnac ,  demandait 
un  homme  d'esprit ,  et  fut  parfaitement  rempli. 
Sans  rendre  l'enfant  timide  et  craintif  en  le  frap- 
pant d'un  trop  grand  effroi,  il  lui  fit  si  bien  sentir 
l'imprudence  de  son  équipée,  qu'au  bout  d'une 
demi-heure  il  me  le  ramena  souple ,  confus ,  et  n'o- 
sant lever  les  yeux. 

Pour  achever  le  désastre  de  son  expédition,  pré- 
cisément au  moment  qu'il  rentrait,  son  père  des- 
cendait pour  sortir ,  et  le  rencontra  sur  l'escalier. 
11  fallut  dire  d'où  il  venait  et  pourquoi  je  n'étais 

i3. 


ig6  EMILE. 

pas  avec  lui  ".  Le  pauvre  enfant  eût  voulu  être  cent 
pieds  sous  terre.  Sans  s'amuser  à  lui  faire  une  lon- 
gue réprimande,  le  père  lui  dit  plus  sèchement 
que  je  ne  m'y  serais  attendu  :  Quand  vous  voudrez 
sortir  seul ,  vous  en  êtes  le  maître  ;  mais  comme  je 
ne  veux  point  d'un  bandit  dans  ma  maison,  quand 
cela  vous  arrivera  ayez  soin  de  n'y  plus  rentrer. 

Pour  moi  je  le  reçus  sans  reproche  et  sans  raille- 
rie ,  mais  avec  un  peu  de  gravité  ;  et  de  peur  qu'il 
ne  soupçonnât  que  tout  ce  qui  s'était  passé  n'était 
qu'un  jeu,  je  ne  voulus  point  le  mener  promener 
le  même  jour.  Le  lendemain  je  vis  avec  grand  plai- 
sir qu'il  passait  avec  moi  d'un  air  de  triomphe  de- 
vant les  mêmes  gens  qui  s'étaient  moqués  de  lui  la 
veille  pour  l'avoir  rencontré  tout  seul.  On  conçoit 
bien  qu'il  ne  me  menaça  plus  de  sortir  sans  moi. 

C'est  par  ces  moyens  et  d'autres  semblables  que, 
durant  le  peu  de  temps  que  je  fus  avec  lui ,  je  vins 
à  bout  de  lui  faire  faire  tout  ce  que  je  voulais  sans 
lui  rien  prescrire ,  sans  lui  rien  défendre ,  sans  ser- 
mons, sans  exhortations,  sans  l'ennuyer  de  leçons 
inutiles.  Aussi,  tant  que  je  parlais  il  était  content; 
mais  mon  silence  le  tenait  en  crainte  ;  il  compre- 
nait que  quelque  chose  n'allait  pas  bien ,  et  tou- 
jours la  leçon  lui  venait  de  la  chose  même.  Mais 
revenons. 

Non  -  seulement  ces  exercices  continuels ,  ainsi 
laissés  à  la  seule  direction  de  la  nature ,  en  forti- 

«  En  cas  pareil,  on  peut  sans  risque  exiger  d'un  enfant  la  vérité, 
car  il  sait  bien  alors  qu'il  ne  saurait  la  déguiser,  et  que,  s'il  osait 
dii-e  un  mensonge ,  il  en  serait  à  l'instant  convaincu. 


LIVRE  II.  197 

fiant  le  corps  n'abrutissent  point  l'esprit  ;  mais  au 
contraire  ils  forment  en  nous  la  seule  espèce  de 
raison  dont  le  premier  âge  soit  susceptible,  et  la 
plus  nécessaire  à  quelque  âge  que  ce  soit.  Ils  nous 
apprennent  à  bien  connaître  l'usage  de  nos  forces, 
les  rapports  de  nos  corps  aux  corps  environnants , 
l'usage  des  instruments  naturels  qui  sont  à  notre 
portée  et  qui  conviennent  à  nos  organes.  Y  a-t-il 
quelque  stupidité  pareille  à  celle  d'un  enfant  élevé 
toujours  dans  la  chambre  et  sous  les  yeux  de  sa 
mère,  lequel,  ignorant  ce  que  c'est  que  poids  et  que 
résistance,  veut  arracher  un  grand  arbre ,  ou  sou- 
lever un  rocher?  La  première  fois  que  je  sortis  de 
Genève,  je  voulais  suivre  un  cheval  au  galop,  je 
jetais  des  pierres  contre  la  montagne  de  Salève , 
qui  était  à  deux  lieues  de  moi;  jouet  de  tous  les 
enfants  du  village,  j'étais  un  véritable  idiot  pour 
eux.  A  dix -huit  ans  on  apprend  en  philosophie 
ce  que  c'est  qu'un  levier;  il  n'y  a  point  de  petit 
paysan  à  douze  qui  ne  sache  se  servir  d'un  levier 
mieux  que  le  premier  mécanicien  de  l'Académie. 
Les  leçons  que  les  écoliers  prennent  entre  eux 
dans  la  cour  du  collège  leur  sont  cent  fois  plus 
utiles  que  tout  ce  qu'on  leur  dira  jamais  dans  la 
classe. 

Voyez  un  chat  entrer  pour  la  première  fois  dans 
une  chambre  ;  il  visite  ,  il  regarde  ,  il  flaire ,  il  ne 
reste  pas  un  moment  en  repos ,  il  ne  se  fie  à  rien 
qu'après  avoir  tout  examiné,  tout  connu.  Ainsi  fait 
un  enfant  commençant  à  marcher,  et  entrant  pour 
ainsi  dire  dans  l'espace  du  monde.  Toute  la  diffé- 


igB  EMILE. 

rence  est  qu'à  la  vue,  commune  à  Tenfant  et  au 
chat,  le  premier  joint,  pour  observer,  les  mains 
que  lui  donna  la  nature,  et  l'autre  l'odorat  subtil 
dont  elle  l'a  doué.  Cette  disposition ,  bien  ou  mal 
cultivée,  est  ce  qui  rend  les  enfants  adroits  ou 
lourds,  pesants  ou  dispos,  étourdis  ou  prudents. 

Les  prerniers  mouvements  naturels  de  l'homme 
étant  donc  de  se  mesurer  avec  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne, et  d'éprouver  dans  chaque  objet  qu'il  aper- 
çoit toutes  les  qualités  sensibles  qui  peuvent  se 
rapporter  à  lui ,  sa  première  étude  est  une  sorte  de 
physique  ex|3érimentale  relative  à  sa  propre  con- 
servation ,  et  dont  on  le  détourne  par  des  études 
spéculatives  avant  qu'il  ait  reconnu  sa  place  ici- 
bas.  Tandis  que  ses  organes  délicats  et  flexibles  peu- 
vent s'ajuster  aux  corps  sur  lesquels  ils  doivent 
agir,  tandis  que  ses  sens  encore  purs  sont  exempts 
d'illusions,  c'est  le  temps  d'exercer  les  uns  et  les 
autres  aux  fonctions  qui  leur  sont  propres;  c'est  le 
temps  d'apprendre  à  connaître  les  rapports  sen- 
sibles que  les  choses  ont  avec  nous.  Comme  tout 
ce  qui  entre  dans  l'entendement  humain  y  vient 
par  les  sens,  la  première  raison  de  l'homme  est 
une  raison  sensitive;  c'est  elle  qui  sert  de  base  à 
la  raison  intellectuelle  :  nos  premiers  maîtres  de 
philosophie  sont  nos  pieds ,  nos  mains ,  nos  yeux. 
Substituer  des  livres  à  tout  cela,  ce  n'est  pas  nous 
apprendre  à  raisonner,  c'est  nous  apprendre  à  nous 
servir  de  la  raison  d' autrui  ;  c'est  nous  apprendre  à 
beaucoup  croire ,  et  à  ne  jamais  rien  savoir. 

Pour  exercer  un  art,  il  faut  commencer  par  s'en 


LIVRE  II.  199 

procurer  les  instruments;  et,  pour  pouvoir  em- 
ployer utilement  ces  instruments,  il  faut  les  faire 
assez  solides  pour  résister  à  leur  usage.  Pour  ap- 
prendre à  penser,  il  faut  donc  exercer  nos  mem- 
bres ,  nos  sens ,  nos  organes ,  qui  sont  les  instru- 
ments de  notre  intelligence;  et  pour  tirer  tout  le 
parti  possible  de  ces  instruments ,  il  faut  que  le 
corps,  qui  les  fournit,  soit  robuste  et  sain.  Ainsi, 
loin  que  la  véritable  raison  de  l'homme  se  forme 
indépendamment  du  corps ,  c'est  la  bonne  consti- 
tution du  corps  qui  rend  les  opérations  de  l'esprit 
faciles  et  sûres. 

En  montrant  à  quoi  l'on  doit  employer  la  longue 
oisiveté  de  l'enfance,  j'entre  dans  un  détail  qui  pa- 
raîtra ridicule. Plaisantes  leçons ,  me  dira-t-on ,  qui, 
retombant  sous  votive  propre  critique ,  se  bornent 
à  enseigner  ce  que  nul  n'a  besoin  d'apprendre  ! 
Pourquoi  consumer  le  temps  à  des  instructions  qui 
viennent  toujours  d'elles-mêmes,  et  ne  coûtent  ni 
peines  ni  soins  ?  Quel  enfant  de  douze  ans  ne  sait 
pas  tout  ce  que  vous  voulez  apprendre  au  vôtre , 
et,  de  plus,  ce  que  ses  maîtres  lui  ont  appris? 

Messieurs,  vous  vous  trompez;  j'enseigne  à  mon 
élève  un  art  très-long,  très-pénible,  et  que  n'ont 
assurément  pas  les  vôtres  ;  c'est  celui  d'être  ignorant  : 
car  la  science  de  quiconque  ne  croit  savoir  que  ce 
qu'il  sait  se  réduit  à  bien  peu  de  chose.  Vous  donnez 
la  science  ,  à  la  bonne  heure  ;  moi  je  m'occupe  de 
l'instrument  propre  à  l'acquérir.  On  dit  qu'un  jour 
les  Vénitiens  montrant  en  grande  pompe  leur  tré- 
sor de  Saint- Marc  à  un  ambassadeur  d'Espagne, 


•^OO  IlMILE. 

celui-ci ,  pour  tout  compliment,  ayant  regardé  sous 
les  tables,  leur  dit  :  Qui  non  ce  la  radice.-  Je  ne 
vois  jamais  un  précepteur  étaler  le  savoir  de  son 
disciple ,  sans  être  tenté  de  lui  en  dire  autant. 

Tous  ceux  qui  ont  réfléchi  sur  la  manière  de  vivre 
des  anciens  attribuent  aux  exercices  de  la  gymnas- 
tique cette  vigueur  de  corps  et  d'ame  qui  les  dis- 
tingue le  plus  sensiblement  des  modernes.  La  ma- 
nière dont  Montaigne  appuie  ce  sentiment  montre 
qu'il  en  était  fortement  pénétré;  il  y  revient  sans 
cesse  et  de  mille  façons.  En  parlant  de  l'éducation 
d'un  enfant,  pour  lui  roidir  l'ame,  il  faut,  dit-il, 
lui  durcir  les  muscles  ;  en  l'accoutumant  au  travail , 
on  l'accoutume  à  la  douleur;  il  le  faut  rompre  à 
l'âpreté  des  exercices ,  pour  le  dresser  à  l'âpreté  de 
la  dislocation,  de  la  colique,  et  de  tous  les  maux. 
Le  sage  Locke,  le  bon  Rollin ,  le  savant  Fleuri ,  le 
pédant  de  Crouzas*,  si  différents  entre  eux  dans 
tout  le  reste,  s'accordent  tous  en  ce  seul  point 
d'exercer  beaucoup  les  corps  des  enfants.  C'est  le 
plus  judicieux  de  leurs  préceptes;  c'est  celui  qui 
est  et  sera  toujours  le  plus  négligé.  J'ai  déjà  suffi- 
samment parlé  de  son  importance,  et  comme  on 
ne  peut  là-dessus  donner  de  meilleures  raisons  ni 
des  règles  plus  sensées  que  celles  qu'on  trouve 

*  Crouzaz  ,  et  non  Crouzas  ,  né  à  Lausanne ,  mort  en  i  ySo  ;  écri- 
vain fécond  ,  mais  médiocre.  11  est  auteur  d'un  Traité  Je  l'Education 
des  Enfants;  La  Haye,  1722,  2  vol.  in-12,  et  d'un  Examen  de 
l'Essai  sur  l'Homme,  de  Pope,  auquel  Voltaire  a  fait  beaucoup  trop 
d'honneur  en  le  citant  comme  autorité  dans  une  des  notes  de  son 
poème  sur  le  Désastre  de  Lisbonne.  —  Il  en  est  parlé  dans  la  Nou- 
velle Héloïse,  deuxième  Partie,  Lettre  xviii. 


LIVRE  II.  ftOI 

dans  le  livre  de  Locke,  je  me  contenterai  d'y  ren- 
voyer ,  après  avoir  pris  la  liberté  d'ajouter  quelques 
observations  aux  siennes. 

Les  membres  d'un  corps  qui  croît  doivent  être 
tous  au  large  dans  leur  vêtement  ;  rien  ne  doit 
gêner  leur  mouvement  ni  leur  accroissement ,  rien 
de  trop  juste,  rien  qui  colle  au  corps;  point  de  li- 
gatures. L'habillement  français ,  gênant  et  malsain 
pour  les  hommes,  est  pernicieux  surtout  aux  en- 
fants. Les  humeurs  stagnantes,  arrêtées  dans  leur  cir- 
culation, croupissent  dans  un  repos  qu'augmente  la 
vie  inactive  et  sédentaire ,  se  corrompent  et  causent 
le  scorbut ,  maladie  tous  les  jours  plus  commune 
parmi  nous,  et  presque  ignorée  des  anciens,  que 
leur  manière  de  se  vêtir  et  de  vivre  en  préservait. 
L'habillement  de  houssard ,  loin  de  remédier  à  cet 
inconvénient ,  l'augmente ,  et ,  pour  sauver  aux  en- 
fants quelques  ligatures ,  les  presse  par  tout  le  corps. 
Ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire ,  est  de  les  laisser  en 
jaquette  aussi  long- temps  qu'il  est  possible,  puis 
de  leur  donner  un  vêtement  fort  large,  et  de  ne  se 
point  piquer  de  marquer  leur  taille ,  ce  qui  ne  sert 
qu'à  la  déformer.  Leurs  défauts  du  corps  et  de  l'es- 
prit viennent  presque  tous  de  la  même  cause;  on 
les  veut  faire  hommes  avant  le  temps. 

Il  y  a  des  couleurs  gaies  et  des  couleurs  tristes  : 
les  premières  sont  plus  du  goût  des  enfants  ;  elles 
leur  siéent  mieux  aussi;  et  je  ne  vois  pas  pourquoi 
l'on  ne  consulterait  pas  en  ceci  des  convenances  si 
naturelles  :  mais  du  moment  qu'ils  préfèrent  une 
étoffe  parce  qu'elle  est  riche,  leurs  coeurs  sont  déjà 


V 


&- 


20%  EMILE. 

livrés  au  luxe ,  à  toutes  les  fantaisies  de  l'opinion  ; 
et  ce  goiit  ne  leur  est  sûrement  pas  venu  d'eux- 
mêmes.  On  ne  saurait  dire  combien  le  choix  des 
vêtements  et  les  motifs  de  ce  choix  influent  sur  l'é- 
ducation. Non-seulement  d'aveugles  mères  pro- 
mettent à  leurs  enfants  des  parures  pour  récom- 
pense, on  voit  même  d'insensés  gouverneurs  me- 
nacer leurs  élèves  d'un  habit  plus  grossier  et  plus 
simple,  comme  d'un  châtiment.  Si  vous  n'étudiez 
mieux ,  si  vous  ne  conservez  mieux  vos  hardes ,  on 
vous  habillera  comme  ce  petit  paysan.  C'est  comme 
s'ils  leur  disaient  :  Sachez  que  l'homme  n'est  rien 
que  par  ses  habits,  que  votre  prix  est  tout  dans 
les  vôtres.  Faut-il  s'étonner  que  de  si  sages  leçons 
profitent  à  la  jeunesse,  qu'elle  n'estime  que  la  pa- 
rure, et  qu'elle  ne  juge  du  mérite  que  sur  le  seul 
extérieur. 

Si  j'avais  à  remettre  la  tête  d'un  enfant  ainsi  gâté , 
j'aurais  soin  que  ses  habits  les  plus  riches  fussent 
les  plus  incommodes,  qu'il  y  fut  toujours  gêné, 
toujours  contraint,  toujours  assujetti  de  mille  ma- 
nières; je  ferais  fuir  la  liberté,  la  gaieté  devant  sa 
magnificence  :  s'il  voulait  se  mêler  aux  jeux  d'au- 
tres enfants  plus  simplement  mis ,  tout  cesserait , 
tout  disparaîtrait  à  l'instant.  Enfin  je  l'ennuirais, 
je  le  rassasierais  tellement  de  son  faste,  je  le  ren- 
drais tellement  l'esclave  de  son  habit  doré,  que  j'en 
ferais  le  fléau  de  sa  vie ,  et  qu'il  verrait  avec  moins 
d'effroi  le  plus  noir  cachot  que  les  apprêts  de  sa  pa- 
rure. Tant  qu'on  n'a  pas  asservi  l'enfant  à  nos  pré- 
jugés, être  à  son  aise  et  libre  est  toujours  son  pre- 


LIVRE  II.  2o3 

mier  désir  ;  le  vêtement  le  plus  simple,  le  plus  com- 
mode, celui  qui  l'assujettit  le  moins,  est  toujours 
le  plus  précieux  pour  lui. 

Il  y  a  une  habitude  du  corps  convenable  aux 
exercices ,  et  une  autre  plus  convenable  à  l'inaction. 
Celle-ci,  laissant  aux  humeurs  un  cours  égal  et 
uniforme ,  doit  garantir  le  corps  des  altérations  de 
l'air;  l'autre,  le  faisant  passer  sans  cesse  de  l'agi- 
tation au  repos  et  de  la  chaleur  au  froid ,  doit  l'ac- 
coutumer aux  mêmes  altérations.  Il  suit  de  là  que 
les  gens  casaniers  et  sédentaires  doivent  s'habiller 
chaudement  en  tout  temps ,  afin  de  se  conserver 
le  corps  dans  une  température  uniforme,  la  même 
à  peu  près  dans  toutes  les  saisons  et  à  toutes  les 
heures  du  jour.  Ceux,  au  contraire,  qui  vont  et 
viennent,  au  vent,  au  soleil,  à  la  pluie,  qui  agis- 
sent beaucoup ,  et  passent  la  plupart  de  leur  temps 
sub  dio ^  doivent  être  toujours  vêtus  légèrement, 
afin  de  s'habituer  à  toutes  les  vicissitudes  de  l'air  et 
à  tous  les  degrés  de  température ,  sans  en  être  in- 
commodés. Je  conseillerais  aux  uns  et  aux  autres 
de  ne  point  changer  d'habits  selon  les  saisons,  et 
ce  sera  la  pratique  constante  de  mon  Emile  ,  en 
quoi  je  n'entends  pas  qu'il  porte  l'été  ses  habits 
d'hiver,  comme  les  gens  sédentaires,  mais  qu'il 
porte  l'hiver  ses  habits  d'été ,  comme  les  gens  labo- 
rieux. Ce  dernier  usage  a  été  celui  du  chevalier 
Newton  pendant  toute  sa  vie ,  et  il  a  vécu  quatre- 
vingts  ans. 

Peu  ou  point  de  coiffure  en  toute  saison.  Les 
anciens  Égyptiens  avaient  toujours  la   tête  nue, 


10^  EMILE. 

les  Perses  la  couvraient  de  grosses  tiares,  et  la 
couvrent  encore  de  gros  turbans,  dont,  selon 
Chardin,  l'air  du  pays  leur  rend  l'usage  nécessaire. 
J'ai  remarqué  dans  un  autre  endroit''  la  distinction 
que  fît  Hérodote  sur  un  champ  de  bataille  entre  les 
crânes  des  Perses  et  ceux  des  Égyptiens.  Comme 
donc  il  importe  que  les  os  de  la  tète  deviennent 
plus  durs,  plus  compactes ,  moins  fragiles  et  moins 
poreux,  pour  mieux  armer  le  cerveau  non-seule- 
ment contre  les  blessures,  mais  contre  les  rhumes, 
les  fluxions,  et  toutes  les  impressions  de  l'air,  ac- 
coutumez vos  enfants  à  demeurer  été  et  hiver, 
jour  et  nuit,  toujours  tête  nue.  Que  si ,  pour  la  pro- 
preté et  pour  tenir  leurs  cheveux  en  ordre,  vous 
leur  voulez  donner  une  coiffure  durant  la  nuit, 
que  ce  soit  un  bonnet  mince  à  claire  -  voie ,  et 
semblable  au  réseau  dans  lequel  les  Basques  en- 
veloppent leurs  cheveux.  Je  sais  bien  que  la  plu- 
part des  mères ,  plus  frappées  de  l'observation  de 
Chardin  que  de  mes  raisons ,  croiront  trouver  par- 
tout l'air  de  Perse;  mais  moi  je  n'ai  pas  choisi 
mon  élève  Européen  pour  en  faire  un  Asiatique. 
En  général  on  habille  trop  les  enfants  et  sur- 
tout durant  le  premier  âge.  Il  faudrait  plutôt  les 
endurcir  au  froid  qu'au  chaud  :  le  grand  froid  ne 
les  incommode  jamais  quand  on  les  y  laisse  expo- 
sés de  bonne  heure  :  mais  le  tissu  de  leur  peau , 
trop  tendre  et  trop  lâche  encore ,  laissant  un  trop 
libre  passage  à  la  transpiration ,  les  livre  par  l'ex- 
trême chaleur  à  un  épuisement  inévitable.  Aussi 

"  I-ettre  à  M.  d'Alembert  sur  les  Spectacles. 


LIVRE  II.  20:) 

remarque-t-on  qu'il  en  meurt  plus  dans  le  mois 
d'août  que  dans  aucun  autre  mois.  D'ailleurs  il 
paraît  constant,  par  la  comparaison  des  peuples 
du  Nord  et  de  ceux  du  Midi ,  qu'on  se  rend  plus 
robuste  en  supportant  l'excès  du  froid  que  l'excès 
de  la  chaleur.  Mais ,  à  mesure  que  l'enfant  grandit 
et  que  ses  fibres  se  fortifient ,  accoutumez-le  peu 
à  peu  à  braver  les  rayons  du  soleil  ;  en  allant  par 
degrés  vous  l'endurciriez  sans  danger  aux  ardeurs 
de  la  zone  torride. 

Locke ,  au  milieu  des  préceptes  mâles  et  sensés 
qu'il  nous  donne,  retombe  dans  des  contradic- 
tions qu'on  n'attendrait  pas  d'un  raisonneur  aussi 
exact.  Ce  même  homme  qui  veut  que  les  enfants 
se  baignent  l'été  dans  l'eau  glacée,  ne  veut  pas, 
quand  ils  sont  échauffés ,  qu'ils  boivent  frais ,  ni 
qu'ils  se  couchent  par  terre  dans  des  endroits  hu- 
mides''. Mais  puisqu'il  veut  cpie  les  souliers  des 
enfants  prennent  l'eau  dans  tous  les  temps ,  la  pren- 
dront-ils moins  quand  l'enfant  aura  chaud  ?  et  ne 
peut-on  pas  lui  faire  du  corps,  par  rapport  aux  pieds, 
les  mêmes  inductions  qu'il  fait  des  pieds  par  rap- 
port aux  mains ,  et  du  corps ,  par  rapport  au  vi- 
sage? Si  vous  voulez,  lui  dirais-je,  que  l'homme 
soit  tout  visage ,  pourquoi  -me  blâmez-vous  de  vou- 
loir qu'il  soit  tout  pieds. 

Pour  empêcher  les  enfants  de  boire  quand  ils 

'^  Comme  si  les  petits  paysans  choisissaient  la  terre  bien  sèche 
pour  s'y  asseoir  ou  pour  s'y  coucher,  et  qu'on  eût  jamais  ouï  dire 
que  l'humidité  de  la  terre  eût  fait  du  mal  à  pas  vm  d'eux.  A  écouter 
là -dessus  les  médecins,  on  croirait  Ips  sauvages  tout  perclus  de 
rhumatismes. 


206  EMILE. 

ont  chaud ,  il  prescrit  de  les  accoutumer  à  manger 
préalablement  un  morceau  de  pain  avant  que  de 
boire.  Cela  est  bien  étrange  que ,  quand  l'enfant 
a  soif,  il  faille  lui  donner  à  manger;  j'aimerais 
mieux ,  quand  il  a  faim ,  lui  donner  à  boire.  Ja- 
mais on  ne  me  persuadera  que  nos  premiers  ap- 
pétits soient  si  déréglés ,  qu'on  ne  puisse  les  satis- 
faire sans  nous  exposer  à  périr.  Si  cela  était,  le 
genre  humain  se  fut  cent  fois  détruit  avant  qu'on 
eût  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour  le  conserver. 

Toutes  les  fois  qu'Emile  aura  soif,  je  veux  qu'on 
lui  donne  à  boire  ;  je  veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau 
pure  et  sans  aucune  préparation ,  pas  même  de  la 
faire  dégourdir ,  fût-il  tout  en  nage,  et  fût-on  dans 
le  cœur  de  l'hiver.  Le  seul  soin  que  je  recom- 
mande ,  est  de  distinguer  la  qualité  des  eaux.  Si 
c'est  de  l'eau  de  rivière,  donnez-la-lui  sur-le-champ 
telle  qu'elle  sort  de  la  rivière  :  si  c'est  de  l'eau  de 
source ,  il  la  faut  laisser  quelque  temps  à  l'air  avant 
qu'il  la  boive.  Dans  les  saisons  chaudes ,  les  rivières 
sont  chaudes  :  il  n'en  est  pas  de  même  des  sources, 
qui  n'ont  pas  reçu  le  contact  de  l'air;  il  faut  at- 
tendre qu'elles  soient  à  la  température  de  l'atmo- 
sphère. L'hiver,  au  contraire,  l'eau  de  source  est  à 
cet  égard  moins  dangereuse  que  l'eau  de  rivière. 
Mais  il  n'est  ni  naturel  ni  fréquent  qu'on  se  mette 
l'hiver  en  sueur,  surtout  en  plein  air,  car  l'air 
froid ,  frappant  incessamment  sur  la  peau ,  réper- 
cute en  dedans  la  sueur  et  empêche  les  pores  de 
s'ouvrir  assez  pour  lui  donner  un  passage  libre. 
Or  je  ne  prétends  pas  qu'Emile  s'exerce  l'hiver  au 


LIVRE  II.  -lO'J 

coin  d'un  bon  feu,  mais  dehors,  en  pleine  cam- 
pagne, au  milieu  des  glaces.  Tant  qu'il  ne  s'échauf- 
fera qu'à  faire  et  lancer  des  balles  de  neige,  lais- 
sons-le boire  quand  il  aura  soif;  qu'il  continue  de 
s'exercer  après  avoir  bu ,  et  n'en  craignons  aucun 
accident.  Que  si  par  quelque  autre  exercice  il  se 
met  en  sueur  et  qu'il  ait  soif,  qu'il  boive  froid, 
même  en  ce  temps-là.  Faites  seulement  en  sorte  de 
le  mener  au  loin  et  à  petits  pas  chercher  son  eau. 
Par  le  froid  qu'on  suppose,  il  sera  suffisamment 
rafraîchi  en  arrivant  pour  la  boire  sans  aucun  dan- 
ger. Surtout  prenez  ces  précautions  sans  qu'il  s'en 
aperçoive.  J'aimerais  mieux  qu'il  fût  quelquefois 
malade  que  sans  cesse  attentif  à  sa  santé. 

Il  faut  un  long  sommeil  aux  enfants,  parce  qu'ils 
font  un  extrême  exercice.  L'un  sert  de  correctif  à 
l'autre  ;  aussi  voit-on  qu'ils  ont  besoin  de  tous  deux. 
Le  temps  du  repos  est  celui  de  la  nuit ,  il  est  mar- 
qué par  la  nature.  C'est  une  observation  constante 
que  le  sommeil  est  plus  tranquille  et  plus  doux 
tandis  que  le  soleil  est  sous  l'horizon,  et  que  l'air 
échauffé  de  ses  rayons  ne  maintient  pas  nos  sens 
dans  un  si  grand  calme.  Ainsi  l'habitude  la  plus  sa- 
lutaire est  certainement  de  se  lever  et  de  se  cou- 
cher avec  le  soleil.  D'où  il  suit  que  dans  nos  climats 
l'homme  et  tous  les  animaux  ont  en  général  besoin 
de  dormir  plus  long-temps  l'hiver  que  l'été.  Mais 
la  vie  civile  n'est  pas  assez  simple ,  assez  naturelle , 
assez  exempte  de  révolutions,  d'accidents,  pour 
qu'on  doive  accoutumer  l'homme  à  cette  unifor- 
mité, au  point  de  la  lui  rendre  nécessaire.  Sans 


2o8  EMILE. 

doute  il  faut  s'assujettir  aux  règles;  mais  la  pre- 
mière est  de  pouvoir  les  enfreindre  sans  risque 
quand  la  nécessité  le  veut.  N'allez  donc  pas  amollir 
indiscrètement  votre  élève  dans  la  continuité  d'un 
paisible  sommeil,  qui  ne  soit  jamais  interrompu. 
Livrez-le  d'abord  sans  gène  à  la  loi  de  la  nature; 
mais  n'oubliez  pas  que  parmi  nous  il  doit  être  au- 
dessus  de  cette  loi;  qu'il  doit  pouvoir  se  coucher 
tard ,  se  lever  matin ,  être  éveillé  brusquement , 
passer  les  nuits  debout,  sans  en  être  incommodé. 
En  s'y  prenant  assez  tôt,  en  allant  toujours  douce- 
ment et  par  degrés,  on  forme  le  tempérament  aux 
mêmes  choses  qui  le  détruisent  quand  on  l'y  sou- 
met déjà  tout  formé. 

Il  importe  de  s'accoutumer  d'abord  à  être  mal 
couché  ;  c'est  le  moyen  de  ne  plus  trouver  de  mau- 
vais lit.  En  général  la  vie  dure,  une  fois  tournée 
en  habitude,  multiplie  les  sensations  agréables  : 
la  vie  molle  en  prépare  ime  infinité  de  déplaisantes. 
Les  gens  élevés  trop  délicatement  ne  trouvent  plus 
le  sommeil  que  sur  le  duvet;  les  gens  accoutiunés 
à  dormir  sur  des  planches  le  trouvent  partout  : 
il  n'y  a  point  de  lit  dur  pour  qui  s'endort  en  se 
couchant. 

Un  lit  mollet,  où  l'on  s'ensevelit  dans  la  plume 
ou  dans  l'édredon ,  fond  et  dissout  le  corps  pour 
ainsi  dire.  Les  reins  enveloppés  trop  chaudement 
s'échauffent.  De  là  résultent  souvent  la  pierre  ou 
d'autres  incommodités ,  et  infailliblement  une  com- 
plexion  délicate  qui  les  nourrit  toutes. 

Le  meilleur  lit  est  celui  qui  procure  un  meilleur 


LIVRE   II.  209 

sommeil.  Voilà  celui  que  nous  nous  préparons 
Emile  et  moi  pendant  la  journée.  Nous  n'avons 
pas  besoin  qu'on  nous  amène  des  esclaves  de  Perse 
pour  faire  nos  lits;  en  labourant  la  terre  nous  re- 
muons nos  matelas. 

Je  sais  par  expérience  que  quand  un  enfant  est 
en  santé ,  l'on  est  maître  de  le  faire  dormir  et  veiller 
presque  à  volonté.  Quand  l'enfant  est  couché,  et 
que  de  son  babil  il  ennuie  sa  bonne,  elle  lui  dit, 
Dormez;  c'est  comme  si  elle  lui  disait.  Portez- 
vous  bien  quand  il  est  malade.  Le  vrai  moyen  de 
le  faire  dormir  est  de  l'ennuyer  lui-même.  Parlez 
tant  qu'il  soit  forcé  de  se  taire ,  et  bientôt  il  dor- 
mira :  les  sermons  sont  toujours  bons  à  quelque 
chose  :  autant  vaut  le  prêcher  que  le  bercer  :  mais 
si  vous  employez  le  soir  ce  narcotique,  gardez- 
vous  de  l'employer  le  jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile,  moins  de  peur 
qu'il  ne  prenne  l'habitude  de  dormir  trop  long- 
temps que  pour  l'accoutumer  à  tout ,  même  à  être 
éveillé  brusquement.  Au  surplus,  j'aurais  bien  peu 
de  talent  pour  mon  emploi,  si  je  ne  savais  pas  le 
forcer  à  s'éveiller  de  lui-même,  et  à  se  lever,  pour 
ainsi  dire,  à  ma  volonté,  sans  que  je  lui  dise  un 
seul  mot. 

S'il  ne  dort  pas  assez ,  je  lui  laisse  entrevoir  pour 
le  lendemain  une  matinée  ennuyeuse ,  et  lui-même 
regardera  comme  autant  de  gagné  tout  ce  qu'il 
en  pourra  laisser  au  sommeil  :  s'il  dort  trop ,  je 
lui  montre  à  son  réveil  un  amusement  de  son  goût. 
Yeux-je  qu'il  s'éveille  à  point  nommé,  je  lui  dis  : 
R.  iir.  i4 


.2IO  EMILIÎ. 

Demain  à  six  heures  on  part  pour  la  pêche ,  on  se 
va  promener  à  tel  endroit;  voulez-vous  en  être? 
Il  consent,  il  me  prie  de  l'éveiller  :  je  promets, 
ou  je  ne  promets  point,  selon  le  besoin  :  s'il  s'é- 
veille trop  tard,  il  me  trouve  parti.  Il  y  aura  du 
malheur  si  bientôt  il  n'apprend  à  s'éveiller  de  lui- 
même.  . 

Au  reste,  s'il  arrivait,  ce  qui  est  rare,  que 
quelque  enfant  indolent  eût  du  penchant  à  crou- 
pir dans  la  paresse ,  il  ne  faut  point  le  li\Ter  à  ce 
penchant,  dans  lequel  il  s'engourdirait  tout-à-fait, 
mais  lui  administrer  quelque  stimulant  qui  l'éveille. 
On  conçoit  bien  qu'il  n'est  pas  question  de  le  faire 
agir  par  force,  mais  de  l'émouvoir  par  quelque 
appétit  qui  l'y  porte  ;  et  cet  appétit,  pris  avec  choix 
dans  l'ordre  de  la  nature,  nous  mène  à  laTois  à 
deux  fins. 

Je  n'imagine  rien  dont,  avec  un  peu  d'adresse, 
on  ne  pût  inspirer  le  goût,  même  la  fureur,  aux 
enfants,  sans  vanité,  sans  émulation  ,  sans  jalousie. 
Leur  vivacité ,  leur  esprit  imitateur ,  suffisent  ;  sur- 
tout leur  gaieté  naturelle ,  instrument  dont  la  prise 
est  sûre,  et  dont  jamais  précepteur  ne  sut  s'aviser. 
Dans  tous  les  jeux  où  ils  sont  bien  persuadés  que 
ce  n'est  que  jeu,  ils  souffrent  sans  se  plaindre,  et 
même  en  riant,  ce  qu'ils  ne  souffriraient  jamais 
autrement  sans  verser  des  torrents  de  larmes.  Les 
longs  jeûnes,  les  coups,  la  brûlure,  les  fatigues 
de  toute  espèce,  sont  les  amusements  des  jeunes 
sauvages  ;  preuve  que  la  douleur  même  a  son  as- 
saisonnement qui  peut  en  ôter  l'amertume  :  mais 


LIVRE   II.  111 

il  n'appartient  pas  à  tous  les  maîtres  de  savoir  ap- 
prêter ce  ragoût,  ni  peut-être  à  tous  les  disciples 
de  le  savourer  sans  grimace.  Me  voilà  de  nouveau, 
si  je  n'y  prends  garde ,  égaré  dans  les  exceptions. 

Ce  qui  n'en  souffre  point  est  cependant  l'assu- 
jettissement de  l'homme  à  la  douleur,  aux  maux 
de  son  espèce,  aux  accidents,  aux  périls  de  la  vie , 
enfin  à  la  mort  :  plus  on  le  familiarisera  avec  toutes 
ces  idées ,  plus  on  le  guérira  de  l'importune  sensi- 
bilité qui  ajoute  au  mal  l'impatience  de  l'endurer; 
plus  on  l'apprivoisera  avec  les  souffrances  qui 
peuvent  l'atteindre,  plus  on  leur  ôtera,  comme 
eût  dit  Montaigne,  la  pointure  de  l'étrangeté,  et 
plus  aussi  l'on  rendra  son  ame  invulnérable  et 
dure  :  son  corps  sera  la  cuirasse  qui  rebouchera 
tous  les  traits  dont  il  pourrait  être  atteint  au  vif. 
Les  approches  mêmes  de  la  mort  n'étant  point 
la  mort,  à  peine  la  sentira-t-il  comme  telle;  il  ne 
mourra  pas,  pour  ainsi  dire;  il  sera  vivant  ou 
mort,  rien  de  plus.  C'est  de  lui  que  le  même  Mon- 
taigne eût  pu  dire ,  comme  il  a  dit  d'un  roi  de  Ma- 
roc*, que  nul  homme  n'a  vécu  si  avant  dans  la 
mort.  La  constance  et  la  fermeté  sont,  ainsi  que 
les  autres  vertus ,  des  apprentissages  de  l'enfance  : 
mais  ce  n'est  pas  en  apprenant  leurs  noms  aux 
enfants  qu'on  les  leur  enseigne,  c'est  en  les  leur 
faisant  goûter,  sans  qu'ils  sachent  ce  que  c'est. 

Mais ,  à  propos  de  mourir ,  comment  nous  con- 
duirons-nous avec  notre  élève  relativement  au 
danger  de  la  petite-vérole  ?  La  lui  ferons-nous  ino- 

Livre  u,  chap  ai. 

14. 


2  12  EMILE. 

Ciller  en  bas  âge,  ou  si  nous  attendrons  qu'il  la 
prenne  naturellement?  Le  premier  parti,  plus  con- 
forme à  notre  pratique,  garantit  du  péril  l'âge  où 
la  vie  est  le  plus  précieuse ,  au  risque  de  celui  où 
elle  l'est  le  moins,  si  toutefois  on  peut  donner  le 
nom  de  risque  à  l'inoculation  bien  administrée. 

Mais  le  second  est  plus  dans  nos  principes  géné- 
raux ,  de  laisser  faire  en  tout  la  nature  dans  les  soins 
qu'elle  aime  à  prendre  seule ,  et  qu'elle  abandonne 
aussitôt  que  l'homme  veut  s'en  mêler.  L'homme 
de  la  nature  est  toujours  préparé  :  laissons-le  ino- 
culer par  ce  maître  ;  il  choisira  mieux  le  moment 
que  nous. 

N'allez  pas  de  là  conclure  que  je  blâme  l'inocu- 
lation; car  le  raisonnement  sur  lequel  j'en  exempte 
mon  élève  irait  très-mal  aux  vôtres.  Votre  éducation 
les  prépare  à  ne  point  échapper  à  la  petite-vérole  au 
moment  qu'ils  en  seront  attaqués;  si  vous  la  laissez 
venir  au  hasard ,  il  est  probable  qu'ils  en  périront. 
Je  vois  que  dans  les  différents  pays  on  résiste  d'au- 
tant plus  à  l'inoculation  qu'elle  y  devient  plus  né- 
cessaire, et  la  raison  de  cela  se  sent  aisément.  A 
peine  aussi  daignerai -je  traiter  cette  question  pour 
mon  Emile.  Il  sera  inoculé,  ou  il  ne  le  sera  pas, 
selon  les  temps,  les  lieux,  les  circonstances  :  cela 
est  presque  indifférent  pour  lui.  Si  on  lui  donne  la 
petite  -  vérole  ,  on  aura  l'avantage  de  prévoir  et 
connaître  son  mal  d'avance  ;  c'est  quelque  chose  : 
mais  s'il  la  prend  naturellement,  nous  l'aurons  pré- 
servé du  médecin  ;  c'est  encore  plus. 

Une  éducation  exclusive,  qui  tend  seulement  à 


LIVRE  11.  2l3 

distinguer  du  peuple  ceux  qui  l'ont  reçue ,  préfère 
toujours  les  instructions  les  plus  coûteuses  aux  plus 
communes ,  et  par  cela  même  aux  plus  utiles.  Ainsi 
les  jeunes  gens  élevés  avec  soin  apprennent  tous 
à  monter  à  cheval ,  parce  qu'il  en  coûte  beaucouj) 
pour  cela;  mais  presque  aucun  d'eux  n'apprend  à  j^ 
nager  parce  qu'il  n'en  coûte  rien ,  et  qu'un  artisan 
peut  savoir  nager  aussi  bien  que  qui  que  ce  soit- 
Cependant,  sans  avoir  fait  son  académie,  un  voya- 
geur monte  à  cheval ,  s'y  tient ,  et  s'en  sert  assez 
pour  le  besoin  ;  mais,  dans  l'eau,  si  l'on  ne  nage 
on  se  noie,  et  l'on  ne  nage  point  sans  l'avoir  appris. 
Enfin  l'on  n'est  pas  obligé  de  monter  à  cheval  sous 
peine  de  la  vie,  au  lieu  que  nul  n'est  sûr  d'éviter 
^n  danger  auquel  on  est  si  souvent  exposé.  Emile 
sera  dans  l'eau  comme  sur  la  terre.  Que  ne  peut-il 
vivre  dans  tous  les  éléments!  Si  l'on  pouvait  ap- 
prendre à  voler  dans  les  airs,  j'en  ferais  un  aigle; 
j'en  ferais  une  salamandre,  si  l'on  pouvait  s'en- 
durcir au  feu*. 

On  craint  qu'un  enfant  ne  se  noie  en  apprenant 
à  nager  :  qu'il  se  noie  en  apprenant  ou  pour  n'avoir 
pas  appris,  ce  sera  toujours  votre  faute.  C'est  la 
seule  vanité  qui  nous  rend  téméraires;  on  ne  l'est 
point  quand  on  n'est  vu  de  personne  :  Emile  ne  le  se- 
rait  pas  quand  il  serait  vu  de  tout  l'univers.  Comme 

C'est  sans  doute  pour  rendre  son  idée  générale  plus  sensible 
que  Rousseau  paraît  ici  partager,  sur  la  salamandre,  l'opinion  an- 
cienne et  populaire  qui  lui  attribuait  la  faculté  de  vivre  dans  le  feu. 
L'Encyclopédie,  aiticle  Salamandre ,  fait  connaître  ce  qui  vraisem- 
blablement a  pu  donner  lieu  à  cette  opinion,  qui  d'ailleurs  n'a  aucun 
fondement  raisonnable. 


2l4  :ÉMILE. 

l'exercice  ne  dépend  pas  du  risque ,  dans  un  canal 
du  parc  de  son  père  il  apprendrait  à  traverser  l'Hel- 
lespont  :  mais  il  faut  s'apprivoiser  au  risque  même, 
pour  apprendre  à  ne  s'en  pas  troubler;  c'est  une 
partie  essentielle  de  l'apprentissage  dont  je  parlais 
tout-à-l'heure.  Au  reste,  attentif  à  mesurer  le  danger 
à  ses  forces  et  à  le  partager  toujours  avec  lui,  je 
n'aurai  guère  d'imprudence  à  craindre,  quand  je 
réglerai  le  soin  de  sa  conservation  sur  celui  que  je 
dois  à  la  mienne. 

Un  enfant  est  moins  grand  qu'un  homme  ;  il  n'a 
ni  sa  force  ni  sa  raison  :  mais  il  voit  et  entend 
aussi  bien  que  lui,  ou  à  très-peu  près;  il  a  le  goût 
aussi  sensible ,  quoiqu'il  l'ait  moins  délicat ,  et  dis- 
tingue aussi  bien  les  odeurs,  quoiqu'il  n'y  mette 
pas  la  même  sensualité.  Les  premières  facultés  qui 
se  forment  et  se  perfectionnent  en  nous  sont  les 
sens.  Ce  sont  donc  les  premières  qu'il  faudrait  cul- 
tiver; ce  sont  les  seules  qu'on  oublie,  ou  celles  qu'on 
néglige  le  plus. 
L  Exercer  les  sens  n'est  pas  seulement  en  faire 
usage,  c'est  apprendre  à  bien  juger  par  eux,  c'est 
apprendre,  pour  ainsi  dire,  à  sentir;  car  nous  ne 
savons  ni  toucher,  ni  voir,  ni  entendre,  que  comme 
nous  avons  appris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  naturel  et  méca- 
nique ,  qui  sert  à  rendre  le  corps  robuste  sans  don- 
ner aucune  prise  au  jugement  :  nager,  courir, 
sauter ,  fouetter  un  sabot ,  lancer  des  pierres  ;  tout 
cela  est  fort  bien  :  mais  n'avons-nous  que  des  bras 
et  des  jambes?  n'avons-nous  pas  aussi  des  yeux,  des 


LIVRE  II.  2l5 

oreilles?  et  ces  organes  sont-ils  superflus  à  l'usage 
des  premiers?  N'exercez  donc  pas  seulement  les 
forces,  exercez  tous  les  sens  qui  les  dirigent;  tirez 
de  chacun  d'eux  tout  le  parti^  possible ,  puis  vé- 
rifiez l'impression  de  l'un  par  l'autre.  Mesurez  , 
comptez ,  pesez ,  comparez.  N'employez  la  force 
qu'après  avoir  estimé  la  résistance  :  faites  toujours 
en  sorte  que  l'estimation  de  l'effet  précède  l'usage 
des  moyens.  Intéressez  l'enfant  à  ne  jamais  faire 
d'efforts  insuffisants  ou  superflus.  Si  vous  l'accou- 
tumez à  prévoir  ainsi  l'effet  de  tous  ses  mouve- 
ments, et  à  redresser  ses  erreurs  par  l'expérience, 
n'est-il  pas  clair  que  plus  il  agira ,  plus  il  deviendra 
judicieux  ? 

S'agit-il  d'ébranler  une  masse  ;  s'il  prend  un  levier 
trop  long  il  dépensera  trop  de  mouvement;  s'il  le 
prend  trop  court,  il  n'aura  pas  assez  de  force  : 
l'expérience  lui  peut  apprendre  à  choisir  précisé- 
ment le  bâton  qu'il  lui  faut.  Cette  sagesse  n'est 
donc  pas  au-dessus  de  son  âge.  S'agit -il  de  porter 
un  fardeau  ;  s'il  veut  le  prendre  aussi  pesant  qu'il 
peut  le  porter  et  n'en  point  essayer  qu'il  ne  soulève , 
ne  sera-t-il  pas  forcé  d'en  estimer  le  poids  à  la  vue  ? 
Sait-il  comparer  des  masses  de  même  matière  et  de 
différentes  grosseurs ,  qu'il  choisisse  entre  des  mas- 
ses de  même  grosseur  et  de  différentes  matières  ; 
il  faudra  bien  qu'il  s'applique  à  comparer  leurs 
poids  spécifiques.  J'ai  vu  un  jeune  homme,  très- 
bien  élevé,  qui  ne  voulut  croire  qu'après  l'épreuve, 
qu'un  seau  plein  de  gros  copeaux  de  bois  de  chêne 
fût  moins  pesant  que  le  même  seau  rempli  d'eau. 


2l6  EMILE, 

Nous  ne  sommes  pas  également  maîtres  de  l'u- 
sage de  tous  nos  sens.  Il  y  en  a  un,  savoir,  le  toucher^ 
dont  l'action  n'est  jamais  suspendue  durant  la  veille  ; 
il  a  été  répandu  sur  la  surface  entière  de  notre 
corps ,  comme  une  garde  continuelle  pouir  nous 
avertir  de  tout  ce  qui  peut  l'offenser.  C'est  aussi 
celui  dont,  bon  gré,  mal  gré,  nous  acquérons  le 
plus  tôt  l'expérience  par  cet  exercice  continuel ,  et 
auquel ,  par  conséquent ,  nous  avons  moins  besoin 
de  donner  une  culture  particulière.  Cependantnous 
observons  que  les  aveugles  ont  le  tact  plus  sûr  et 
plus  fin  que  nous,  parce  que,  n'étant  pas  guidés 
par  la  vue ,  ils  sont  forcés  d'apprendre  à  tirer  uni- 
quement du  premier  sens  les  jugements  que  nous 
fournit  l'autre.  Pourquoi  donc  ne  nous  exerce-t-on 
pas  à  marcher  comme  eux  dans  l'obscurité  ,  à  con- 
naître les  corps  que  nous  pouvons  atteindre ,  à 
juger  des  objets  qui  nous  environnent,  à  faire, 
en  un  mot ,  de  nuit  et  sans  lumière ,  tout  ce  qu'ils 
font  de  jour  et  sans  yeux?  Tant  que  le  soleil  luit , 
nous  avons  sur  eux  l'avantage;  dans  les  ténèbres, 
ils  sont  nos  guides  à  leur  tour.  Nous  sommes  aveu- 
gles la  moitié  de  la  vie  ;  avec  la  différence  que  les 
vrais  aveugles  savent  toujours  se  conduire,  et  que 
nous  n'osons  faire  un  pas  au  cœur  de  la  nuit.  On  a 
de  la  lumière,  me  dira-t-on.  Eh  quoi  !  toujours  des 
machines  !  Qui  vous  répond  qu'elles  vous  suivront 
partout  au  besoin  ?  Pour  moi ,  j'aime  mieux  qu'E- 
mile ait  des  yeux  au  bout  de  ses  doigts  que  dans  la 
boutique  d'un  chandelier. 

Etes-vous  enfermé  dans  un  édifice  au  milieu  de 


LIVRE  II.  21'7 

la  nuit,  frappez  des  mains;  vous  apercevrez,  au 
résonnement  du  lieu,  si  l'espace  est  grand  ou  petit, 
si  vous  êtes  au  milieu  ou  dans  un  coin.  A  demi- 
pied  d'un  mur,  l'air  moins  ambiant  et  plus  réfléchi 
vous  porte  une  autre  sensation  au  visage.  Restez 
en  place,  et  tournez-vous  successivement  de  tous 
les  côtés;  s'il  y  a  une  porte  ouverte,  un  léger  cou- 
rant d'air  vous  l'indiquera.  Etes-vous  dans  un  ba- 
teau, vous  coimaîtrez,  à  la  manière  dont  l'air  vous 
frappera  le  visage,  non-seulement  en  quel  sens  vous 
allez,  mais  si  le  fil  de  la  rivière  vous  entraîne  lente- 
ment ou  vite.  Ces  observations,  et  mille  autres  sem- 
blables ,  ne  peuvent  bien  se   faire  que  de  nuit  ; 
quelque  attention  que  nous  voulions  leur  donner 
en  plein  jour ,  nous  serons  aidés  ou  distraits  par  la 
vue,  elles  nous  échapperont.  Cependant  il  n'y  a  en- 
core ici  ni  mains  ni  bâton.  Que  de  connaissances 
oculaires  on  peut  acquérir  par  le  toucher,  même 
sans  rien  toucher  du  tout! 

Beaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis  est  plus  im- 
portant qu'il  ne  semble.  La  nuit  effraie  naturelle- 
ment les  hommes,  et  quelquefois  les  animaux  '*.  La 
raison,  les  connaissances,  l'esprit,  le  courage,  dé- 
livrent peu  de  gens  de  ce  tribut.  J'ai  vu  des  rai- 
sonneurs, des  esprits  forts,  des  philosophes,  des 
militaires  intrépides  en  plein  jour,  trembler  la  nuit 
comme  des  femmes  au  bruit  d'une  feuille  d'arbre. 
On  attribue  cet  effroi  aux  contes  des  nourrices  :  on 
se  trompe;  il  a  une  cause  naturelle.  Quelle  est  cette 

"  Cet  effroi  devient  très -manifeste  clans  les  grandes  éclipses  de 
soleil. 


2l8  EMILE. 

cause?  la  même  qui  rend  les  sourds  défiants  et  le 
peuple  superstitieux,  l'ignorance  des  choses  qui 
nous  environnent  et  de  ce  qui  se  passe  autour  de 
nous  ''.  Accoutumé  d'apercevoir  de  loin  les  objets 
et  de  prévoir  leurs  impressions  d'avance,  comment, 
ne  voyant  plus  rien  de  ce  qui  m'entoure ,  n'y  sup- 
poserais-je  pas  mille  êtres,  mille  mouvements  qui 

"^  En  voici  encore  une  autre  cause  bien  expliquée  par  un  philo- 
sophe dont  je  cite  souvent  le  Hvie ,  et  dont  les  grandes  vues  m'ins- 
truisent encore  plus  souvent. 

«  Lorsque,  par  des  circonstances  particulières,  nous  ne  pouvons 
o  avoir  une  idée  juste  de  la  distance,  et  que  nous  ne  pouvons  juger 
«  des  objets  cpie  par  la  grandeur  de  l'angle  ou  plutôt  de  l'image  qu'ils 
«  forment  dans  nos  yeux,  nous  nous  trompons  alors  nécessairement 
"  sur  la  grandeur  de  ces  objets.  Tout  le  monde  a  éprouvé  qu'en 
«  voyageant  la  nuit  on  prend  un  buisson  dont  on  est  près  p)our  un 
«  grand  arbre  dont  on  est  loin  ,  ou  bien  on  prend  un  grand  arbre 
«  éloigné  pour  un  buisson  qui  est  voisin  :  de  même,  si  ou  ne  connaît 
'<  pas  les  objets  par  leur  forme,  et  qu'on  ne  puisse  avoir  par  ce 
«  moyen  aucune  idée  de  distance,  on  se  trompera  encore  nécessai- 
«  rement.  Une  mouche  qui  passera  avec  rapidité  à  quelques  pouces 
«  de  distance  de  nos  yeux  nous  paraîtra  dans  ce  cas  être  un  (jiseau 
«  qui  en  serait  à  une  très-grande  distancé;  un  cheval  qui  serait  sans 
«  mouvement  dans  le  milieu  d'une  campagne ,  et  qui  serait  dans  une 
■•  attitude  semblable,  par  exemple,  à  celle  d'un  mouton,  ne  nous 
"  piiraitra  plus  qu'un  gros  mouton ,  tant  que  nous  ne  reconnaîtrons 
«  pas  que  c'est  un  cheval;  mais,  dès  que  nous  l'aurons  reconnu,  il 
«  nous  paraîtra  dans  l'instant  gros  comme  un  cheval,  et  nous  recti- 
«  fierons  sur-le-champ  notre  premier  jugement. 

«  Toutes  les  fois  qu'on  se  trouvera  dans  la  nuit  dans  des  lieux 
«  inconnus  où  l'on  ne  pourra  juger  de  la  distance,  et  où  l'on  ne 
«  pourra  reconnaître  la  forme  des  choses  à  cause  de  l'obscurité,  on 
«  sera  en  danger  de  tomber  à  tout  instant  dans  l'erreur  au  sujet  des 
«  jugements  que  l'on  fera  sur  les  objets  qui  se  présenteront.  C'est  de 
«  là  que  vient  la  frayeur  et  l'espèce  de  crainte  intérieure  que  l'obs- 
«  curité  de  la  nuit  fait  sentir  à  presque  tous  les  hommes;  c'est  sur 
«  cela  qu'est  fondée  l'apparence  des  spectres  et  des  figures  gigan- 
"  tesques  et  épouvantables  que  tant  de  gens  disent  avoir  vus.  On 
«  leur  répond  communément  que  ces  figures  étaient  dans  leur  ima- 
"  giuation  :  cependant  elles  pouvaient  être  réellement  dans  leurs 
«  yeux ,  et  il  est  très-possible  qu'ils  aient  en  effet  vu  ce  qu'ils  disent 


LIVRE  II.  219 

peuvent  me  nuire ,  et  dont  il  m'est  impossible  de 
me  garantir  ?  J'ai  beau  savoir  que  je  suis  en  sûreté 
dans  le  lieu  où  je  me  trouve,  je  ne  le  sais  jamais 
aussi  bien  que  si  je  le  voyais  actuellement  :  j'ai  donc 
toujours  un  sujet  de  crainte  que  je  n'avais  pas  en 
plein  jour.  Je  sais,  il  est  vrai,  qu'un  corps  étran- 
ger ne  peut  guère  agir  sur  le  mien  sans  s'annoncer 

«  avoir  vu:  car  il  doit  arriver  nécessairement,  toutes  les  fois  qu'on 
«  ne  pourra  juger  d'un  objet  que  par  l'angle  qu'il  forme  dans  l'œil, 
"  que  cet  objet  inconnu  gi-ossira  et  grandira  à  mesure  qu'on  eu  sera 
«  plus  voisin;  et  que  s'il  a  d'abord  paru  au  spectateur,  qui  ne  peut 
«  connaître  ce  qu'il  voit  ni  juger  à  quelle  distance  il  le  voit;  que 
•-<  s'il  a  paru,  dis-je,  d'abord  de  la  hauteur  de  quelques  pieds  lors- 
«  qu'il  était  à  la  distance  de  vingt  ou  trente  pas,  il  doit  paraître  haut 
«  de  plusieurs  toises  lorsqu'il  n'en  sera  plus  éloigné  que  de  quelques 
«  pieds  ;  ce  qui  doit  en  effet  l'étonner  et  l'effrayer  jusqu'à  ce  qii'en- 
«  lin  il  vienne  à  toucher  l'objet  ou  à  le  reconnaître  ;  car,  dans  l'ins- 
«  tant  même  qu'il  reconnaîtra  ce  que  c'est,  cet  objet  qui  lui  parais- 
«  sait  gigantesque  diminuera  tout- à-coup,  et  ne  lui  paraîtra  plus 
«  avoir  que  sa  grandeur  réelle;  mais,  si  l'on  fuit  ou  qu'on  n'ose  ap- 
«  procher,  il  est  certain  qu'on  n'aura  d'autre  idée  de  cet  objet  que 
«  celle  de  l'image  qu'il  formait  dans  l'œil,  et  qu'on  aura  réellement 
«  vu  une  figure  gigantesque  ou  épouvantable  par  la  grandeur  et  par 
«  la  forme.  Le  préjugé  des  spectres  est  donc  fondé  dans  la  nature, 
«  et  ces  apparences  ne  dépendent  pas,  comme  le  croient  les  philo- 
«  sophes ,  uniquement  de  l'imagination.  »  (  HIst.  nul. ,  tome  VI , 
page  22  ,  in- 12.) 

J'ai  tâché  de  montrer  dans  le  texte  comment  il  en  dépend  tou- 
jours en  partie,  et,  quant  à  la  cause  expliquée  dans  ce  passage,  on 
voit  que  l'habitude  de  marcher  la  nuit  doit  nous  apprendre  à  dis- 
tinguer les  apparences  que  la  ressemblance  des  formes  et  la  diver- 
sité des  distances  font  prendre  aux  objets  à  nos  yeux  dans  l'obscu- 
rité ;  car  lorsque  l'air  est  encore  assez  éclairé  pour  nous  laisser 
apercevoir  les  contours  des  objets ,  comme  il  y  a  plus  d'air  inter- 
posé dans  un  plus  grand  éloignement ,  nous  devons  toujours  voir 
ces  contours  moins  marqués  quand  l'objet  est  plus  loin  de  nous , 
ce  qui  suffit,  à  force  d'habitude  ,  pour  nous  garantir  de  l'erreur 
qu'explique  ici  M.  de  Buffon.  Quelque  explication  qu'on  préfère, 
jna  méthode  est  donc  toujours  efficace,  et  c'est  ce  q»ie  l'expérience 
confirme  parfaitement. 


'IIO  EMILE. 

par  quelque  bruit  ;  aussi ,  combien  j'ai  sans  cesse 
l'oreille  alerte!  Au  moindre  bruit  dont  je  ne  puis 
discerner  la  cause,  l'intérêt  de  ma  conservation  me 
fait  d'abord  supposer  tout  ce  qui  doit  le  plus  m'en- 
gager  à  me  tenir  sur  mes  gardes ,  et  par  conséquent 
tout  ce  qui  est  le  plus  propre  à  m'eff rayer. 

N'entends-je  absolument  rien ,  je  ne  suis  pas  pour 
cela  tranquille  ;  car  enfin  sans  bruit  on  peut  encore 
me  surprendre.  Il  faut  que  je  suppose  les  choses 
telles  qu'elles  étaient  auparavant,  telles  qu'elles  doi- 
vent encore  être ,  que  je  voie  ce  que  je  ne  vois  pas. 
Ainsi ,  forcé  de  metti'e  en  jeu  mon  imagination , 
bientôt  je  n'en  suis  plus  maître,  et  ce  que  j'ai  fait 
pour  me  rassurer  ne  sert  qu'à  m'alarmer  davan- 
tage. Si  j'entends  du  bruit,  j'entends  des  voleurs; 
si  je  n'entends  rien,  je  vois  des  fantômes  :  la  vigi- 
lance que  m'inspire  le  soin  de  me  conserver  ne  me 
donne  que  sujets  de  crainte.  Tout  ce  qui  doit  me 
rassurer  n'est  que  dans  ma  raison  ;  l'instinct  plus 
fort  me  parle  tout  autrement  qu'elle,  k  quoi  bon 
penser  qu'on  n'a  rien  à  craindre,  puisque  alors  on 
n'a  rien  à  faire  ? 

La  cause  du  mal  trouvée  indique  le  remède.  En 
toute  chose  l'habitude  tue  l'imagination;  il  n'y  a 
'o  que  les  objets  nouveaux  qui  la  réveillent.  Dans  ceux 
que  l'on  voit  tous  les  jours,  ce  n'est  plus  l'imagi- 
nation qui  agit,  c'est  la  mémoire;  et  voilà  la  raison 
de  l'axiome  ab  assuetis  non  fit  passio^  car  ce  n'est 
qu'au  feu  de  l'imagination  que  les  passions  s'allu- 
ment. Ne  raisonnez  donc  pas  avec  celui  que  vous 
voulez  guérir  de  l'horreur  d(3s  ténèbres  ;  menez-l'y 


LIVRF.  II.  29.  I 

souvent ,  et  soyez  sûr  que  tous  les  arguments  de  la 
philosophie  ne  vaudront  pas  cet  usage.  La  tête  ne 
tourne  point  aux  couvreurs  sur  les  toits,  et  l'on  ne 
voit  plus  avoir  peur  dans  l'obscurité  quiconque  est 
accoutumé  d'y  être. 

Voilà  donc  pour  nos  jeux  de  nuit  un  autre  avan- 
tage ajouté  au  premier  :  mais,  pour  que  ces  jeux 
réussissent ,  je  n'y  puis  trop  recommander  la  gaieté. 
Rien  n'est  si  triste  que  les  ténèbres  :  n'allez  pas  en- 
fermer votre  enfant  dans  un  cachot.  Qu'il  rie  en 
entrant  dans  l'obscurité  ;  que  le  rire  le  reprenne 
avant  qu'il  en  sorte  ;  que,  tandis  qu'il  y  est,  l'idée 
des  amusements  qu'il  quitte,  et  de  ceux  qu'il  va 
retrouver ,  le  défende  des  imaginations  fantastiques 
qui  pourraient  l'y  venir  chercher. 

Il  est  un  terme  de  la  vie  au-delà  ducpiel  on  rétro- 
grade en  avançant.  Je  sens  que  j'ai  passé  ce  terme. 
Je  recommence,  pour  ainsi  dire,  une  autre  carrière. 
Le  vide  de  l'âge  mûr,  qui  s'est  fait  sentir  à  moi,  me 
retrace  le  doux  temps  du  premier  âge.  En  vieillis- 
sant, je  redeviens  enfant,  et  je  me  rappelle  plus 
volontiers  ce  que  j'ai  fait  à  dix  ans  qu'à  trente.  Lec- 
teurs, pardonnez  -  moi  donc  de  tirer  quelquefois 
mes  exemples  de  moi-même  ;  car ,  pour  bien  faire 
ce  livre,  il  faut  que  je  le  fasse  avec  plaisir. 

J'étais  à  la  campagne  en  pension  chez  un  mi- 
nistre appelé  M.  Lambercier.  J'avais  pour  cama- 
rade un  cousin  plus  riche  que  moi ,  et  qu'on  traitait 
en  héritier,  tandis  qu'éloigné  de  mon  père  je  n'é- 
tais qu'un  pauvre  orphelin.  Mon  grand  cousin  Ber- 
nard était  singulièrement  poltron,  surtout  la  nuit. 


Ii22  EMILE. 

Je  me  moquai  tant  de  sa  frayeur,  que  M.  Lamber- 
cier ,  ennuyé  de  mes  vanteries ,  voulut  mettre  mou 
courage  à  l'épreuve.  Un  soir  d'automne,  qu'il  faisait 
très-obscur,  il  me  donna  la  clef  du  temple,  et  me 
dit  d'aller  chercher  dans  la  chaire  la  Bible  qu'on  y 
avait  laissée.  Il  ajouta,  pour  me  piquer  d'honneur, 
quelques  mots  qui  me  mirent  dans  l'impuissance 
de  reculer. 

Je  partis  sans  lumière;  si  j'en  avais  eu,  c'aurait 
peut-être  été  pis  encore.  Il  fallait  passer  par  le  cime- 
tière :  je  le  traversai  gaillardement;  car,  tant  que 
je  me  sentais  en  plein  air,  je  n'eus  jamais  de  frayeurs 
nocturnes. 

En  ouvrant  la  porte,  j'entendis  à  la  voûte  un 
certain  retentissement  que  je  crus  ressembler  à  des 
voix,  et  qui  commença  d'ébranler  ma  fermeté  ro- 
maine. La  porte  ouverte,  je  voulus  entrer;  mais  à 
peine  eus-je  fait  quelques  pas,  que  jem'arrétai.  En 
apercevant  l'obscurité  profonde  qui  régnait  dans 
ce  vaste  lieu,  je  fus  saisi  d'une  terreur  qui  me  fit 
dresser  les  cheveux  :  je  rétrograde,  je  sors,  je  me 
mets  à  fuir  tout  tremblant.  Je  trouvai  dans  la  cour 
un  petit  chien  nommé  Sultan^  dont  les  caresses 
me  rassurèrent.  Honteux  de  ma  frayeur,  je  revins 
sur  mes  pas ,  tâchant  pourtant  d'emmener  avec  moi 
Sultan,  qui  ne  voulut  pas  me  suivre.  Je  franchis 
brusquement  la  porte ,  j'entre  dans  l'église.  A  peine 
y  fus-je  rentré,  que  la  frayeur  me  reprit,  mais  si 
fortement  que  je  perdis  la  tète;  et,  quoique  la 
chaire  fût  à  droite,  et  que  je  le  susse  très-bien, 
ayant  tourné  sans  m'en  apercevoir,  je  la  cherchai 


1.IVRF.  II.  223 

long-temps  à  gauche,  je  m'embarrassais  dans  les 
bancs,  je  ne  savais  plus  ou  j'étais,  et  ne  pouvant 
trouver  ni  la  chaire  ni  la  porte,  je  tombai  dans 
un  bouleversement  inexprimable.  Enfin ,  j'aperçois 
la  porte,  je  viens  à  bout  de  sortir  du  temple,  et 
je  m'en  éloigne  comme  la  première  fois,  bien  ré- 
solu de  n'y  jamais  rentrer  seul  qu'en  plein  jour. 

Je  reviens  jusqu'à  la  maison.  Prêt  à  entrer,  je 
distingue  la  voix  de  M.  Lambercier  à  de  grands 
éclats  de  rire.  Je  les  prends  pour  moi  d'avance,  et, 
confus  de  m'y  voir  exposé,  j'hésite  à  ouvrir  la  porte. 
Dans  cet  intervalle,  j'entends  mademoiselle  Lam- 
bercier s'inquiéter  de  moi,  dire  à  la  servante  de 
prendre  la  lanterne,  et  M.  Lambercier  se  disposer 
à  me  venir  chercher ,  escorté  de  mon  intrépide  cou- 
sin, auquel  ensuite  on  n'aurait  pas  manqué  de  faire 
tout  l'honneur  de  l'expédition.  A  l'instant  toutes 
mes  frayeurs  cessent,  et  ne  me  laissent  que  celle 
d'être  surpris  dans  ma  fuite  :  je  cours ,  je  vole  au 
temple;  sans  m'égarer,  sans  tâtonner ,  j'arrive  à  la 
chaire;  j'y  monte,  je  prends  la  Bible,  je  m'élance 
en  bas;  dans  trois  sauts  je  suis  hors  du  temple, 
dont  j'oubliai  même  de  fermer  la  porte;  j'entre 
dans  la  chambre,  hors  d'haleine,  je  jette  la  Bible 
sur  la  table,  effaré,  mais  palpitant  d'aise  d'avoir 
prévenu  le  secours  qui  m'était  destiné. 

On  me  demandera  si  je  donne  ce  trait  pour  un 
modèle  à  suivre ,  et  pour  un  exemple  de  la  gaieté 
que  j'exige  dans  ces  sortes  d'exercices.  Non;  mais 
je  le  donne  pour  preuve  que  rien  n'est  plus  ca- 
pable de  rassurer  quiconque  est  effrayé  des  ombres 


2^4  EMILE. 

de  la  nuit,  que  d'entendre  dans  une  chambre  voi- 
sine une  compagnie  assemblée ,  rire  et  causer  tran- 
quillement. Je  voudrais  qu'au  lieu  de  s'amuser 
ainsi  seul  avec  son  élève,  on  rassemblât  les  soirs 
beaucoup  d'enfants  de  bonne  humeur;  qu'on  ne 
les  envoyât  pas  d'abord  séparément ,  mais  plusieurs 
ensemble,  et  qu'on  n'en  hasardât  aucun  parfaite- 
ment seul,  qu'on  ne  se  fut  bien  assuré  d'avance 
qu'il  n'en  serait  pas  trop  effrayé. 

Je  n'imagine  rien  de  si  plaisant  et  de  si  utile  que 
de  pareils  jeux,  pour  peu  qu'on  voulût  user  d'a- 
dresse à  les  ordonner.  Je  ferais  dans  une  grande 
salle  une  espèce  de  labyrinthe  avec  des  tables ,  des 
fauteuils,  des  chaises,  des  paravents.  Dans  les  inex- 
tricables tortuosités  de  ce  labyrinthe  j'arrangerais, 
au  milieu  de  huit  ou  dix  boîtes  d'attrapes,  une 
autre  boîte  presque  semblable ,  bien  garnie  de  bon- 
bons; je  désignerais  en  termes  clairs,  mais  suc- 
cints,  le  lieu  précis  où  se  trouve  la  boime  boîte; 
je  donnerais  le  renseignement  suffisant  pour  la  dis- 
tinguer à  des  gens  plus  attentifs  et  moins  étourdis 
que  des  enfants"  ;  puis ,  après  avoir  fait  tirer  au  sort 
les  petits  concurrents,  je  les  enverrais  tous  l'un 
après  l'autre,  jusqu'à  ce  que  la  bonne  boîte  fût 
trouvée  :  ce  que  j'aurais  soin  de  rendre  difficile  à 
proportion  de  leur  habileté. 

Figurez-vous  un  petit  Hercule  arrivant  une  boîte 
à  la  main,  tout  fier  de  son  expécUtion.  La  boîte  se 

"^  Pour  les  exercer  à  l'attention,  ne  leur  dites  jamais  que  des 
choses  qu'ils  aient  un  intérêt  sensible  et  présent  à  bien  entendre  ; 
surtout  point  de  longueurs ,  jamais  un  mot  superflu.  Mais  aussi  ne 
Liissez  dans  vos  discours  ni  obscurité  ni  équivoque. 


LIVRE  II.  aaS 

met  sur  la  table ,  on  l'ouvre  en  cérémonie.  J'entends 
d'ici  les  éclats  de  rire,  les  huées  de  la  bande  joyeuse, 
quand,  au  lieu  des  confitures  qu'on  attendait,  on 
trouve  bien  proprement  arrangés  sur  de  la  mousse 
ou  sur  du  coton  un  hanneton,  un  escargot,  du 
charbon,  du  gland,  un  navet,  ou  quelque  autre 
pareille  denrée.  D'autres  fois,  dans  une  pièce  nou- 
vellement blanchie,  on  suspendra  près  du  mur 
quelque  jouet,  quelque  petit  meuble  qu'il  s'agira 
d'aller  chercher  sans  toucher  au  mur.  A  peine  celui 
qui  l'apportera  sera-t-il  rentré ,  que ,  pour  peu  qu'il 
ait  manqué  à  la  condition ,  le  bout  de  son  chapeau 
blanchi ,  le  bout  de  ses  souliers ,  la  basque  de  son 
habit ,  sa  manche ,  trahiront  sa  maladresse.  En  voilà 
bien  assez,  trop  peut-être,  pour  faire  entendre  l'es- 
prit de  ces  sortes  de  jeux.  S'il  faut  tout  vous  dire, 
ne  me  lisez  point. 

Quels  avantages  un  homme  ainsi  élevé  n'aura-t-il 
pas  la  nuit  sur  les  autres  hommes  !  Ses  pieds  accou- 
tumés à  s'affermir  dans  les  ténèbres,  ses  mains 
exercées  à  s'appliquer  aisément  à  tous  les  corps 
environnants ,  le  conduiront  sans  peine  dans  la 
plus  épaisse  obscurité.  Son  imagination ,  pleine  des 
jeux  nocturnes  de  sa  jeunesse,  se  tournera  diffici- 
lement sur  des  objets  effrayants.  S'il  croit  entendre 
des  éclats  de  rire,  au  lieu  de  ceux  des  esprits 
follets,  ce  seront  ceux  de  ses  anciens  camarades; 
s'il  se  peint  une  assemblée ,  ce  ne  sera  point  pour 
lui  le  sabbat ,  mais  la  chambre  de  son  gouverneur. 
La  nuit,  ne  lui  rappelant  que  des  idées  gaies,  ne 
lui  sera  jamais  affreuse;  au  lieu  de  la  craindre,  il 

R.    UT.  i5 


1lG  EMILE. 

l'aimera.  S'agit-il  d'une  expédition  militaire,  il  sera 
prêt  à  toute  heure,  aussi  bien  seul  qu'avec  sa  troupe. 
Il  entrera  dans  le  camp  de  Saùl,  il  le  parcourra 
sans  s'égarer,  il  ira  jusqu'à  la  tente  du  roi  sans 
éveiller  personne,il  s'en  retournera  sans  être  aperçu. 
Faut-il  enlever  les  chevaux  de  Rhésus ,  adressez-vous 
à  lui  sans  crainte.  Parmi  les  gens  autrement  élevés, 
vous  trouverez  difficilement  un  Ulysse. 

J'ai  vu  des  gens  vouloir ,  par  des  surprises ,  ac- 
coutumer les  enfants  à  ne  s'effrayer  de  rien  la  nuit. 
Cette  méthode  est  très-mauvaise  ;  elle  produit  un 
effet  tout  contraire  à  celui  qu'on  cherche ,  et  ne 
sert  qu'à  les  rendre  toujours  plus  craintifs.  Ni  la 
raison  ni  l'habitude  ne  peuvent  rassurer  sur  l'idée 
d'un  danger  présent  dont  on  ne  peut  connaître  le 
degré  ni  l'espèce,  ni  sur  la  crainte  des  surprises 
qu'on  a  souvent  éprouvées.  Cependant,  comment 
s'assurer  de  tenir  toujours  votre  élève  exempt  de 
pareils  accidents?  Voici  le  meilleur  avis  ,  ce  me 
semble ,  dont  on  puisse  le  prévenir  là-dessus.  Vous 
êtes  alors,  dirais-je  à  mon  Emile,  dans  le  cas  d'une 
juste  défense;  car  l'agresseur  ne  vous  laisse  pas  ju- 
ger s'il  veut  vous  faire  mal  ou  peur ,  et ,  comme  il  a 
pris  ses  avantages ,  la  fuite  même  n'est  pas  un  refuge 
pour  vous.  Saisissez  donc  hardiment  celui  qui  vous 
surprend  de  nuit,  homme,  ou  bête,  il  n'importe; 
serrez-le,  empoignez-le  de  toute  votre  force  :  s'il  se 
débat,  frappez,  ne  marchandez  point  les  coups;  et, 
quoi  qu'il  puisse  dire  ou  faire,  ne  lâchez  jamais  prise 
que  vous  ne  sachiez  bien  ce  que  c'est.  L'éclaircisse- 
ment vous  apprendra  probablement  qu'il  n'y  avait 


LIVRE   II.  U27 

pas  beaucoup  à  craindre,  et  cette  manière  de 
traiter  les  plaisants  doit  naturellement  les  rebuter 
d'y  revenir. 

Quoique  le  toucher  soit  de  tous  nos  sens  celui 
dont  nous  avons  le  plus  continuel  exercice ,  ses  ju- 
gements restent  pourtant,  comme  je  l'ai  dit,  im- 
parfaits et  grossiers  plus  que  ceux  d'aucun  autre , 
parce  que  nous  mêlons  continuellement  à  son  usage 
celui  de  la  vue,  et  que  l'œil  atteignant  à  l'objet 
plus  tôt  que  la  main ,  l'esprit  juge  presque  toujours 
sans  elle.  En  revanche ,  les  jugements  du  tact  sont 
les  plus  sûrs,  précisément  parce  qu'ils  sont  les  plus 
bornés  ;  car ,  ne  s'étendant  qu'aussi  loin  que  nos 
mains  peuvent  atteindre,  ils  rectifient  l'étourderie 
des  autres  sens ,  qui  s'élancent  au  loin  sur  des  ob- 
jets qu'ils  aperçoivent  à  peine,  au  lieu  que  tout  ce 
qu'aperçoit  le  toucher  il  l'aperçoit  bien.  Ajoutez 
que,  joignant,  quand  il  nous  plaît,  la  force  des 
muscles  à  l'action  des  nerfs,  nous  unissons,  par 
une  sensation  simultanée,  au  jugement  de  la  tem- 
pérature, des  grandeurs,  des  figures,  le  jugement 
du  poids  et  de  la  solidité.  Ainsi  le  toucher,  étant 
de  tous  les  sc'us  celui  qui  nous  instruit  le  mieux  de 
l'impression  que  les  corps  étrangers  peuvent  faire 
sur  le  nôtre,  est  celui  dont  l'usage  est  le  plus  fré- 
quent, et  nous  donne  le  plus  immédiatement  la 
connaissance  nécessaire  à  notre  conservation. 

Comme  le  toucher  exercé  supplée  à  la  vue,  pour- 
quoi ne  pourrait-il  pas  aussi  suppléer  à  l'ouïe  jus- 
qu'à certain  point,  puisque  les  sons  excitent  dans 
les  corps  sonores  des  ébranlements  sensibles  au 

i5. 


au8  EMILE. 

tact  ?  En  posant  une  main  sur  le  corps  d'un  violon- 
celle ,  on  peut ,  sans  le  secours  des  yeux  ni  des 
oreilles,  distinguer,  à  la  seule  manière  dont  le  bois 
vibre  et  frémit ,  si  le  son  qu'il  rend  est  grave  ou 
aigu,  s'il  est  tiré  de  la  chanterelle  ou  du  bourdon. 
Qu'on  exerce  le  sens  à  ces  différences ,  je  ne  doute 
pas  qu'avec  le  temps  on  n'y  pût  devenir  sensible  au 
point  d'entendre  un  air  entier  par  les  doigts.  Or,  ceci 
supposé,  il  est  clair  qu'on  pourrait  aisément  parler 
aux  sourds  en  musique;  car  les  tons  et  les  temps, 
n'étant  pas  moins  susceptibles  de  combinaisons 
régulières  que  les  articulations  et  les  voix,  peuvent 
être  pris  de  même  pour  les  éléments  du  discours. 
Il  y  a  des  exercices  qui  émoussent  le  sens  du 
toucher  et  le  rendent  plus  obtus;  d'autres,  au  con- 
traire ,  l'aiguisent  et  le  rendent  plus  délicat  et  plus 
fin.  Les  premiers,  joignant  beaucoup  de  mouve- 
ment et  de  force  à  la  continuelle  impression  des 
corps  durs,  rendent  la  peau  rude,  calleuse,  et  lui 
ôtent  le  sentiment  naturel  ;  les  seconds  sont  ceux 
qui  varient  ce  même  sentiment  par  un  tact  léger  et 
fréquent,  en  sorte  que  l'esprit,  attentif  à  des  im- 
pressions incessamment  répétées,  acquiert  la  faci- 
lité de  juger  toutes  leurs  modifications.  Cette  diffé- 
rence est  sensible  dans  l'usage  des  instruments  de 
musique  :  le  toucher  dur  et  meurtrissant  du  violon- 
celle, de  la  contre-basse,  du  violon  même,  en  ren- 
dant les  doigts  plus  flexibles  racornit  leurs  extré- 
mités. Le  toucher  lisse  et  poli  du  clavecin  les  rend 
aussi  flexibles  et  plus  sensibles  en  même  temps.  En 
ceci  donc  le  clavecin  est  à  préférer. 


LIVRE   II.  229 

li  importe  que  la  peau  s'endurcisse  aux  impres- 
sions de  l'air  et  puisse  braver  ses  altérations  ;  car 
c'est  elle  qui  défend  tout  le  reste.  A  cela  près,  je  ne 
voudrais  pas  que  la  main ,  trop  servilement  appli- 
quée aux  mêmes  travaux,  vînt  à  s'endurcir,  ni  que 
sa  peau  devenue  presque  osseuse  perdît  ce  senti- 
ment exquis  qui  donne  à  connaître  quels  sont  les 
corps  sur  lesquels  on  la  passe,  et,  selon  l'espèce  de 
contact,  nous  fait  quelquefois,  dans  l'obscurité, 
frissonner  en  diverses  manières. 

Pourquoi  faut-il  que  mon  élève  soit  forcé  d'avoir 
toujours  sous  ses  pieds  une  peau  de  bœuf?  Quel 
mal  y  aurait-il  que  la  sienne  propre  pût  au  besoin 
lui  servir  de  semelle  ?  Il  est  clair  qu'en  cette  partie 
la  délicatesse  de  la  peau  ne  peut  jamais  être  utile 
à  rien,  et  peut  souvent  beaucoup  nuire.  Eveillés  à 
minuit  au  cœur  de  l'hiver  par  l'ennemi  dans  leur 
ville ,  les  Genevois  trouvèrent  plus  tôt  leurs  fusils 
que  leurs  souliers.  Si  nul  d'eux  n'avait  su  marcher 
nu-pieds ,  qui  sait  si  Genève  n'eût  point  été  prise  ? 

Armons  toujours  l'homme  contre  les  accidents 
imprévus.  Qu'Emile  coure  les  matins  à  pieds  nus , 
en  toute  saison,  par  la  chambre,  par  l'escalier,  par 
le  jardin  ;  loin  de  l'en  gronder,  je  l'imiterai;  seule- 
ment j'aurai  soin  d'écarter  le  verre.  Je  parlerai 
bientôt  des  travaux  et  des  jeux  manuels.  Du  reste , 
qu'il  apprenne  à  faire  tous  les  pas  qui  favorisent 
les  évolutions  du  corps ,  à  prendre  dans  toutes  les 
attitudes  une  position  aisée  et  solide  ;  qu'il  sache 
sauter  en  éloignement,  en  hauteur,  grimper  sur  un 
arbre,  franchir  un  mur  ;  qu'il  trouve  toujours  son 


23o  :É3IILE. 

équilibre;  que  tous  ses  mouvements,  ses  gestes, 
soient  ordonnés  selon  les  lois  de  la  pondération , 
long-temps  avant  que  la  statique  se  mêle  de  les  lui 
expliquer.  A  la  manière  dont  son  pied  pose  à  terre 
et  dont  son  corps  porte  sur  sa  jambe,  il  doit  sentir 
s'il  est  bien  ou  mal.  Une  assiette  assurée  a  toujours 
de  la  grâce ,  et  les  postiu-es  les  plus  femies  sont 
aussi  les  plus  élégantes.  Si  j'étais  maître  à  danser, 
je  ne  ferais  pas  toutes  les  singeries  de  Marcel  '^, 
bonnes  pour  le  pays  où  il  les  fait  ;  mais ,  au  lieu 
d'occuper  éternellement  mon  élève  à  des  gambades, 
je  le  mènerais  au  pied  d'un  rocher  :  là,  je  lui  mon- 
trerais quelle  attitude  il  faut  prendre ,  comment  il 
faut  porter  le  corps  et  la  tête ,  quel  mouvement  il 
faut  faire,  de  quelle  manière  il  faut  poser,  tantôt  le 
pied,  tantôt  la  main,  pour  suivre  légèrement  les 
sentiers  escarpés,  raboteux  et  rudes,  et  s'élancer 
de  pointe  en  pointe  tant  en  montant  qu'en  des- 
cendant. J'en  ferais  l'émule  d'un  chevreuil,  plutôt 
qu'un  danseur  de  l'Opéra. 

Autant  le  toucher  concentre  ses  opérations  au- 
tour de  l'homme ,  autant  la  vue  étend  les  siennes 
au-delà  de  lui  ;  c'est  là  ce  qui  rend  celles-ci  trom- 

"  Célèbre  maître  à  danser  de  Paris ,  lequel ,  connaissant  bien  son 
monde,  faisait  l'extravagant  par  ruse,  et  donnait  à  son  art  une  im- 
portance qu'on  feignait  de  trouver  ridicule ,  mais  pour  laquelle  on 
lui  portait  au  fond  le  plus  grand  respect.  Dans  un  autre  art  non 
moins  frivole ,  on  voit  encore  aujourd'hui  un  artiste  comédien  faire 
ainsi  l'important  et  le  fou ,  et  ne  réussir  pas  moins  bien.  Cette  mé- 
thode est  toujours  sûre  en  France.  Le  vrai  talent,  plus  simple  et 
moins  charlatan,  n'y  fait  point  fortune.  La  modestie  y  est  la  vertu 
des  sots   . 

*  Voyei  des  détails  curieux  sur  Marcel,  hist.  de  J.  J.  Rousseau  t.  ri,  p.  220. 


LIVRE  II.  aSi 

penses  :  d'un  coup  d'œil  un  homme  embrasse  la 
moitié  de  son  horizon.  Dans  cette  multitude  de 
sensations  simultanées  et  de  jugements  qu'elles  ex- 
citent, comment  ne  se  tromper  sur  aucun?  Ainsi 
la  vue  est  de  tous  nos  sens  le  plus  fautif,  précisé- 
ment parce  qu'il  est  le  plus  étendu ,  et  que ,  précé- 
dant de  bien  loin  tous  les  autres,  ses  opérations 
sont  trop  promptes  et  trop  vastes  pour  pouvoir 
être  rectifiées  par  eux.  Il  y  a  plus,  les  illusions 
mêmes  de  la  perspective  nous  sont  nécessaires  pour 
parvenir  à  connaître  l'étendue  et  à  comparer  ses 
parties.  Sans  les  fausses  apparences ,  nous  ne  ver- 
rions rien  dans  l'éloignement  ;  sans  les  gradations 
de  grandeur  et  de  lumière ,  nous  ne  pourrions  es- 
timer aucune  distance,  ou  plutôt  il  n'y  en  aurait 
point  pour  nous.  Si  de  deux  arbres  égaux  celui  qui 
est  à  cent  pas  de  nous  nous  paraissait  aussi  grand 
et  aussi  distinct  que  celui  qui  est  à  dix,  nous  les 
placerions  à  côté  l'un  de  l'autre.  Si  nous  aperce- 
vions toutes  les  dimensions  des  objets  sous  leur 
véritable  mesure,  nous  ne  verrions  aucun  espace, 
et  tout  nous  paraîtrait  sur  notre  œil. 

Le  sens  de  la  vue  n'a,  pour  juger  la  grandeur 
des  objets  et  leur  distance ,  qu'une  même  mesure , 
savoir,  l'ouverture  de  l'angle  qu'ils  font  dans  notre 
œil  ;  et  comme  cette  ouverture  est  un  effet  simple 
d'une  cause  composée,  le  jugement  qu'il  excite  en 
nous  laisse  chaque  cause  particulière  indétermi- 
née, ou  devient  nécessairement  fautif.  Car  com- 
ment distinguer  à  la  simple  vue  si  l'angle  sous  le- 
quel je  vois  un  objet  plus  petit  qu'un  autre  est  tel, 


^32  EMILE. 

parce  que  ce  premier  objet  est  en  effet  plus  petit, 
ou  parce  qu'il  est  plus  éloigné  ? 

Il  faut  donc  suivre  ici  une  méthode  contraire  à 
la  précédente  ;  au  lieu  de  simplifier  la  sensation , 
la  doubler,  la  vérifier  toujours  par  une  autre,  as- 
sujettir l'organe  visuel  à  l'organe  tactile,  et  répri- 
mer, pour  ainsi  dire ,  l'impétuosité  du  premier  sens 
par  la  marche  pesante  et  réglée  du  second.  Faute 
de  nous  asservir  à  cette  pratique,  nos  mesures  par 
estimation  sont  très-inexactes.  Nous  n'avons  nulle 
précision  dans  le  coup  d'œil  pour  juger  les  hau- 
teurs, les  longueurs,  les  profondeurs,  les  distances; 
et  la  preuve  que  ce  n'est  pas  tant  la  faute  du  sens 
que  de  son  usage ,  c'est  que  les  ingénieurs ,  les  ar- 
penteurs, les  architectes,  les  maçons,  les  peintres, 
ont  en  général  le  coup  d'œil  beaucoup  plus  sûr  que 
nous ,  et  apprécient  les  mesures  de  l'étendue  avec 
plus  de  justesse;  parce  que  leur  métier  leur  don- 
nant en  ceci  l'expérience  que  nous  négligeons  d'ac- 
quérir, ils  ôtent  l'équivoque  de  l'angle  par  les  ap- 
parences qui  l'accompagnent,  et  qui  déterminent 
plus  exactement  à  leurs  yeux  le  rapport  des  deux 
causes  de  cet  angle. 

Tout  ce  qui  donne  du  mouvement  au  corps  sans 
le  contraindre  est  toujours  facile  à  obtenir  des 
enfants.  H  y  a  mille  moyens  de  les  intéresser  à 
mesurer,  à  connaître,  à  estimer  les  distances.  Voilà 
un  cerisier  fort  haut;  comment  ferons -nous  pour 
cueillir  des  cerises?  l'échelle  de  la  grange  est -elle 
bonne  pour  cela?  Voilà  un  ruisseau  fort  large, 
comment  le  traverserons-nous  ?  une  des  planches 


LIVRE  II.  233 

de  la  cour  posera-t-elle  sur  les  deux  bords?  Nous 
voudrions ,  de  nos  fenêtres ,  pêcher  dans  les  fossés 
du  château;  combien  de  brasses  doit  avoir  notre 
ligne?  Je  voudrais  faire  une  balançoire  entre  ces 
deux  arbres;  une  corde  de  deux  toises  nous  suffi- 
ra-t-elle  ?  On  rne  dit  que  dans  l'autre  maison  notre 
chambre  aura  vingt-cinq  pieds  carrés,  croyez-vous 
qu'elle  nous  convienne?  sera-t-elle  plus  grande 
que  celle-ci  ?  Nous  avons  grand'faim  ;  voilà  deux 
villages ,  auquel  des  deux  serons-nous  plus  tôt  pour 
diner?  etc. 

Il  s'agissait  d'exercer  à  la  course  un  enfant  indo- 
lent et  paresseux,  qui  ne  se  portait  pas  de  lui- 
même  à  cet  exercice  ni  à  aucun  autre,  quoiqu'on 
le  destinât  à  l'état  militaire  :  il  s'était  persuadé , 
je  ne  sais  comment,  qu'un  homme  de  son  rang  ne 
devait  rien  faire  ni  rien  savoir ,  et  que  sa  noblesse 
devait  lui  tenir  lieu  de  bras,  de  jambes,  ainsi  que 
de  toute  espèce  de  mérite.  A  faire  d'un  tel  gentil- 
homme un  Achille  au  pied  léger,  l'adresse  de  Chiron 
même  eût  eu  peine  à  suffire.  La  difficulté  était 
d'autant  plus  grande,  que  je  ne  voulais  lui  pres- 
crire absolument  rien  :  j'avais  banni  de  mes  droits 
les  exhortations,  les  promesses,  les  menaces,  l'é- 
mulation ,  le  désir  de  briller ,  comment  lui  donner 
celui  de  courir  sans  lui  rien  dire?  Courir  moi- 
même  eût  été  un  moyen  peu  sûr  et  sujet  à  incon- 
vénient. D'ailleurs  il  s'agissait  encore  de  tirer  de  cet 
exercice  quelque  objet  d'instruction  pour  lui ,  afin 
d'accoutumer  les  opérations  de  la  machine  et  celles- 
du  jugement  à  marcher  toujours  de  concert.  Voici 


a34  lÉMILE. 

comment  je  m'y  pris  :  moi,  c'est-à-dire  celui  qui 
parle  dans  cet  exemple. 

En m'allant promener  avec  lui  les  après-midi,  je 
mettais  quelquefois  dans  ma  poche  deux  gâteaux 
d'une  espèce  qu'il  aimait  beaucoup  ;  nous  en  man- 
gions chacun  un  à  la  promenade,  et  nous  reve- 
nions fort  contents.  Un  jour  il  s'aperçut  que  j'avais 
trois  gâteaux  ;  il  en  aurait  pu  manger  six  sans  s'in- 
commoder; il  dépêche  promptement  le  sien  pour 
me  demander  le  troisième.  Non,  lui  dis-je:je  le 
mangerais  fort  bien  moi-même ,  ou  nous  le  parta- 
gerions; mais  j'aime  mieux  le  voir  disputer  à  la 
course  par  ces  deux  petits  garçons  que  voilà.  Je  les 
appelai,  je  leur  montrai  le  gâteau  et  leur  proposai 
la  condition.  Ils  ne  demandèrent  pas  mieux.  Le 
gâteau  fut  posé  sur  une  grande  pierre  qrii  servit  de 
but;  la  carrière  fut  marquée;  nous  allâmes  nous 
asseoir  :  au  signal  donné  les  petits  garçons  parti- 
rent; le  victorieux  se  saisit  du  gâteau ,  et  le  mangea 
sans  miséricorde  aux  yeux  des  spectateurs  et  du 
vaincu. 

Cet  amusement  valait  mieux  que  le  gâteau;  mais 
il  ne  prit  pas  d'abord  et  ne  produisit  rien.  Je  ne  me 
rebutai  ni  ne  me  pressai  :  l'institution  des  enfants 
est  un  métier  où  il  faut  savoir  perdre  du  temps 
pour  en  gagner.  Nous  continuâmes  nos  prome- 

"^  Promenade  champêtre ,  comme  on  verra  dans  l'instant.  Les  pro- 
menades publiques  des  villes  sont  pernicieuses  aux  enfants  de  l'un 
et  de  l'autre  sexe.  C'est  là  qu'ils  commencent  à  se  rendre  vains  et  à 
vouloir  être  regardés  :  c'est  au  Luxembourg ,  aux  Tuileries ,  surtout 
au  Palais -Royal,  que  la  belle  jeunesse  de  Paris  va  prendre  cet  air 
impertinent  et  fat  qui  la  rend  si  ridicule,  et  la  fait  huer  et  détester 
dans  toute  l'Europe. 


LIVRE   II.  235 

nades  ;  souvent  on  prenait  trois  gâteaux ,  quelque- 
fois quatre ,  et  de  temps  à  autre  il  y  en  avait  un , 
même  deux  pour  les  coureurs.  Si  le  prix  n'était 
pas  grand,  ceux  qui  le  disputaient  n'étaient  pas  am- 
bitieux :  celui  qui  le  remportait  était  loué,  fêté; 
tout  se  faisait  avec  appareil.  Pour  donner  lieu  aux 
révolutions  et  augmenter  l'intérêt,  je  marquais  la 
carrière  plus  longue,  j'y  souffrais  plusieurs  con- 
currents. A  peine  étaient-ils  dans  la  lice,  que  tous 
les  passants  s'arrêtaient  pour  les  voir  :  les  accla- 
mations ,  les  cris ,  les  battements  de  mains ,  les 
animaient  :  je  voyais  quelquefois  mon  petit  bon- 
homme tressaillir,  se  lever,  s'écrier  quand  l'un  était 
près  d'atteindre  ou  de  passer  l'autre  ;  c'étaient  pour 
lui  les  jeux  olympiques. 

Cependant  les  concurrents  usaient  quelquefois 
de  supercherie;  ils  se  retenaient  mutuellement ,  ou 
se  faisaient  tomber,  ou  poussaient  des  cailloux  au 
passage  l'un  de  l'autre.  Cela  me  fournit  un  sujet  de 
les  séparer,  et  de  leâ  faire  partir  de  différents  ter- 
mes ,  quoique  également  éloignés  du  but  :  on  verra 
bientôt  la  raison  de  cette  prévoyance  ;  car  je  dois 
traiter  cette  importante  affaire  dans  un  grand  détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  manger  sous  ses  yeux 
des  gâteaux  qui  lui  faisaient  grande  envie ,  monsieur 
le  chevalier  s'avisa  de  soupçonner  enfin  que  bien 
courir  pouvait  être  bon  à  quelque  chose ,  et  voyant 
qu'il  avait  aussi  deux  jambes,  il  commença  de  s'es- 
sayer en  secret.  Je  me  gardai  d'en  rien  voir  ;  mais 
je  compris  que  mon  stratagème  avait  réussi.  Quand 
il  se  crut  assez  fort,  et  je  lus  avant  lui  dans  sa 


^3G  EMILE. 

pensée,  il  affecta  de  m'importuner  pour  avoir  le 
gâteau  restant.  Je  le  refuse;  il  s'obstine,  et  d'un  air 
dépité  il  me  dit  à  la  fin  :  Hé  bien  !  mettez -le  sur  la 
pierre,  marquez  le  champ,  et  nous  verrons.  Bon! 
lui  dis-je  en  riant,  est-ce  qu'un  chevalier  sait  courir? 
Vous  gagnerez  plus  d'appétit,  et  non  de  quoi  le 
satisfaire.  Piqué  de  ma  raillerie ,  il  s'évertue ,  et 
remporte  le  prix  d'autant  plus  aisément ,  que  j'avais 
fait  la  lice  très-courte  et  pris  soin  d'écarter  le  meil- 
leur coureur.  On  conçoit  comment,  ce  premier 
pas  étant  fait,  il  me  fut  aisé  de  le  tenir  en  haleine. 
Bientôt  il  prit  un  tel  goût  à  cet  exercice,  que,  sans 
faveur ,  il  était  presque  sûr  de  vaincre  mes  polissons 
à  la  course ,  quelque  longue  que  fût  la  carrière. 

Cet  avantage  obtenu  en  produisit  un  autre  auquel 
je  n'avais  pas  songé.  Quand  il  remportait  rarement 
le  prix,  il  le  mangeait  presque  toujours  seul,  ainsi 
que  faisaient  ses  concurrents;  mais  en  s'accoutu- 
mant  à  la  victoire,  il  devint  généreux,  et  parta- 
geait souvent  avec  les  vaincus.  Cela  me  fournit  à 
moi-même  une  observation  morale ,  et  j'appris  par 
là  quel  était  le  vrai  principe  de  la  générosité. 

En  continuant  avec  lui  de  marquer  en  différents 
lieux  les  termes  d'où  chacun  devait  partir  à  la  fois , 
je  fis,  sans  qu'il  s'en  aperçût,  les  distances  iné- 
gales ,  de  sorte  que  l'un ,  ayant  à  faire  plus  de  che- 
min que  l'autre  pour  arriver  au  même  but,  avait 
un  désavantage  visible:  mais,  quoique  je  laissasse 
le  choix  à  mon  disciple,  il  ne  savait  pas  s'en  pré- 
valoir. Sans  s'embarrasser  de  la  distance ,  il  préfé- 
rait toujours  le  plus  beau  chemin;  de  sorte  que, 


LIVRE  II.  •1?>'J 

prévoyant  aisément  son  choix,  j'étais  à  peu  près 
le  maître  de  lui  faire  perdre  ou  gagner  le  gâteau 
à  ma  volonté;  et  cette  adresse  avait  aussi  son  usage 
à  plus  d'une  fin.  Cependant,  comme  mon  dessein 
était  qu'il  s'aperçût  de  la  différence,  je  tâchais  de 
la  lui  rendre  sensible  :  mais,  quoique  indolent  dans 
le  calme,  il  était  si  vif  dans  ses  jeux,  et  se  défiait 
si  peu  de  moi,  que  j'eus  toutes  les  peines  du 
monde  à  lui  faire  apercevoir  que  je  le  trichais. 
Enfin  j'en  vins  à  bout  malgré  son  étourderie;  il 
m'en  fit  des  reproches.  Je  lui  dis  :  De  quoi  vous 
plaignez-vous?  dans  un  don  que  je  veux  bien  faire, 
ne  suis-je  pas  maître  de  mes  conditions?  Qui  vous 
force  à  courir?  vous  ai-je  promis  de  faire  les  lices 
égales?  n'avez-vous  pas  le  choix?  Prenez  la  plus 
courte,  on  ne  vous  en  empêche  point.  Comment 
ne  voyez-vous  pas  que  c'est  vous  que  je  favorise, 
et  que  l'inégalité  dont  vous  murmurez  est  tout  à 
votre  avantage  si  vous  savez  vous  en  prévaloir? 
Cela  était  clair;  il  le  comprit,  et,  pour  choisir,  il 
fallut  y  regarder  de  plus  près.  D'abord  on  voulut 
compter  les  pas  ;  mais  la  mesure  des  pas  d'un  en- 
fant est  lente  et  fautive;  de  plus,  je  m'avisai  de 
multiplier  les  courses  dans  un  même  jour;  et  alors, 
l'amusement  devenant  une  espèce  de  passion ,  l'on 
avait  regret  de  perdre  à  mesurer  les  lices  le  temps 
destiné  à  les  parcourir.  La  vivacité  de  l'enfance 
s'accommode  mal  de  ces  lenteurs  :  on  s'exerça 
donc  à  mieux  voir,  à  mieux  estimer  une  distance 
à  la  \Tie.  Alors  j'eus  peu  de  peine  à  étendre  et 
nourrir  ce  goût.  Enfin  quelques  mois  d'épreuves 


238  EMILE. 

et  d'erreurs  corrigées  lui  formèrent  tellement  le 
compas  visuel,  que,  quand  je  lui  mettais  par  la 
pensée  un  gâteau  sur  quelque  objet  éloigné,  il 
avait  le  coup  d'oeil  presque  aussi  sur  que  la  chaîne 
d'un  arpenteur. 

Comme  la  vue  est  de  tous  les  sens  celui  dont 
on  peut  le  moins  séparer  les  jugements  de  l'esprit, 
il  faut  beaucoup  de  temps  pour  apprendre  à  voir; 
il  faut  avoir  long-temps  comparé  la  vue  au  toucher 
pour  accoutimier  le  premier  de  ces  deux  sens  à 
nous  faire  un  rapport  fidèle  des  figures  et  des  dis- 
tances :  sans  le  toucher,  sans  le  mouvement  pro- 
gressif, les  yeux  du  monde  les  plus  perçants  ne 
sauraient  nous  donner  aucune  idée  de  l'étendue. 
L'univers  entier  ne  doit  être  qu'un  point  pour  une 
huître  ;  il  ne  lui  paraîtrait  rien  de  plus  quand  même 
une  ame  humaine  informerait  cette  huître.  Ce  n'est 
qu'à  force  de  marcher ,  de  palper,  de  nombrer,  de 
mesurer  les  dimensions,  qu'on  apprend  à  les  es- 
timer :  mais  aussi,  si  l'on  mesurait  toujours,  le 
sens,  se  reposant  sur  l'instrument,  n'acquerrait 
aucune  justesse.  Il  ne  faut  pas  non  plus  que  l'enfant 
passe  tout  d'un  coup  de  la  mesure  à  l'estimation  ; 
il  faut  d'abord  que,  continuant  à  comparer  par 
parties  ce  qu'il  ne  saurait  comparer  tout  d'un  coup , 
à  des  ahquotes  précises  il  substitue  des  aliquotes 
par  appréciation,  et  qu'au  heu  d'appliquer  tou- 
jours avec  la  main  la  mesure,  il  s'accoutume  à  l'ap- 
pliquer seidement  avec  les  yeux.  Je  voudrais  pour- 
tant qu'on  vérifiât  ses  premières  opérations  par 
des  mesures  réelles,  afin  qu'il  corrigeât  ses  erreurs , 


LIVRE  II.  .239 

et  que ,  s'il  reste  dans  le  sens  quelque  fausse  appa- 
rence, il  apprît  à  la  rectifier  par  un  meilleur  juge- 
ment. On  a  des  mesures  naturelles  qui  sont  à  peu 
près  les  mêmes  en  tous  lieux  ;  les  pas  d'un  homme , 
l'étendue  de  ses  bras,  sa  stature.  Quand  l'enfant 
estime  la  hauteur  d'un  étage ,  son  gouverneur  peut 
lui  servir  de  toise  ;  s'il  estime  la  hauteur  d'un  clo- 
cher ,  qu'il  le  toise  avec  les  maisons  ;  s'il  veut  savoir 
les  lieues  de  chemin ,  qu'il  compte  les  heures  de 
marche; et  surtout  qu'on  ne  fasse  rien  de  tout  cela 
pour  lui,  mais  qu'il  le  fasse  lui-même. 

On  ne  saurait  apprendre  à  bien  juger  de  l'éten- 
due et  de  la  grandeur  des  corps,  qu'on  n'apprenne 
à  connaître  aussi  leurs  figures  et  même  à  les  imiter  ; 
car  au  fond  cette  imitation  ne  tient  absolument 
qu'aux  lois  de  la  perspective  ;  et  l'on  ne  peut  esti- 
mer l'étendue  sur  ses  apparences ,  qu'on  n'ait  quel- 
que sentiment  de  ces  lois.  Les  enfants ,  grands  imi- 
tateurs, essaient  tous  de  dessiner  :  je  voudrais  que 
le  mien  cultivât  cet  art,  non  précisément  pour  l'art 
même ,  mais  pour  se  rendre  l'œil  juste  et  la  main 
fiexible  ;  et ,  en  général ,  il  importe  fort  peu  qu'il 
sache  tel  ou  tel  exercice,  pourvu  qu'il  acquière  la 
perspicacité  du  sens  et  la  bonne  habitude  du  corps 
qu'on  gagne  par  cet  exercice.  Je  me  garderai  donc 
bien  de  lui  donner  un  maître  à  dessiner ,  qui  ne  lui 
donnerait  à  imiter  que  des  imitations,  et  ne  le  fe- 
rait dessiner  que  sur  des  dessins  :  je  veux  qu'il  n'ait 
d'autre  maître  que  la  nature,  ni  d'autre  modèle 
que  les  objets.  Je  veux  qu'il  ait  sous  les  yeux  l'ori- 
ginal même  et  non  pas  le  papier  qui  le  représente. 


^4©  EMILE. 

qu'il  crayonne  une  maison  sur  une  maison,  un 
arbre  sur  un  arbre ,  un  homme  sur  un  homme ,  afin 
qu'il  s'accoutume  à  bien  observer  les  corps  et  leurs 
apparences,  et  non  pas  à  prendre  des  imitations 
fausses  et  conventionnelles  pour  de  véritables  imita- 
tions. Je  le  détournerai  même  de  rien  tracer  de  mé- 
moire en  l'absence  des  objets,  jusqu'à  ce  que,  par 
des  observations  fréquentes,  leurs  figures  exactes 
s'impriment  bien  dans  son  imagination  ;  de  peur 
que ,  substituant  à  la  vérité  des  choses  des  figures 
bizarres  et  fantastiques ,  il  ne  perde  la  connaissance 
des  proportions  et  le  goût  des  beautés  de  la  nature. 

Je  sais  bien  que  de  cette  manière  il  barbouillera 
long- temps  sans  rien  faire  de  reconnaissable,  qu'il 
prendra  tard  l'élégance  des  contours  et  le  trait  lé- 
ger des  dessinateurs,  peut-être  jamais  le  discerne- 
ment des  effets  pittoresques  et  le  bon  goût  du  des- 
sin ;  en  revanche ,  il  contractera  certainement  un 
coup  d'œil  plus  juste,  une  main  plus  sûre,  la  con- 
naissance des  vrais  rapports  de  grandeur  et  de 
figure ,  qui  sont  entre  les  animaux ,  les  plantes ,  les 
corps  naturels ,  et  une  plus  prompte  expérience  du 
jeu  de  la  perspective.  Voilà  précisément  ce  que  j'ai 
voulu  faire ,  et  mon  intention  n'est  pas  tant  qu'il 
sache  imiter  les  objets  que  les  connaître;  j'aime 
mieux  qu'il  me  montre  une  plante  d'acanthe ,  et 
qu'il  trace  moins  bien  le  feuillage  d'un  chapiteau. 

Au  reste,  dans  cet  exercice,  ainsi  que  dans  tous 
les  autres,  je  ne  prétends  pas  que  mon  élève  en 
ait  seul  l'amusement.  Je  veux  le  lui  rendre  plus 
agréable  encore  en  le  partageant  sans  cesse  avec 


LIVRE   II.  241 

lui.  Je  ne  veux  point  qu'il  ait  d'autre  émule  que 
moi;  mais  je  serai  son  émule  sans  relâche  et  sans 
risque;  cela  mettra  de  l'intérêt  dans  ses  occupa- 
tions sans  causer  de  jalousie  entre  nous.  Je  pren- 
drai le  crayon  à  son  exemple  ;  je  l'emploierai  d'a- 
bord aussi  maladroitement  que  lui.  Je  serais  un 
Apelles ,  que  je  ne  me  trouverai  qu'un  barbouil- 
leur. Je  commencerai  par  tracer  un  homme  comme 
les  laquais  les  tracent  contre  les  murs  ;  une  barre 
pour  chaque  bras ,  une  barre  pour  chaque  jambe 
et  des  doigts  plus  gros  que  le  bras.  Bien  long- 
temps a])rès  nous  nous  ajiercevrons  l'un  ou  l'autre 
de  cette  disproportion  :  nous  remarquerons  qu'une 
jambe  a  de  l'épaisseur  ,  que  cette  épaisseur  n'est 
pas  partout  la  même;  que  le  bras  a  sa  longueur 
déterminée  par  rapport  au  corps,  etc.  Dans  ce  pro- 
grès, je  marcherai  tout  au  plus  à  côté  de  lui  ,  ou 
je  le  devancerai  de  si  peu,  qu'il  lui  sera  toujours 
aisé  de  m'atteindre ,  et  souvent  de  me  surpasser. 
Nous  aurons  des  couleurs  ,  des  pinceaux;  nous  tâ- 
cherons d'imiter  le  coloris  des  objets  et  toute  leur 
apparence  aussi  bien  que  leur  figure.  Nous  enlu- 
minerons, nous  peindrons,  nous  barbouillerons; 
maiSj  dans  tous  nos  barbouillages,  nous  ne  cesse- 
rons d'épier  la  nature  ;  nous  ne  ferons  jamais  rien 
que  sous  les  yeux  du  maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornements  pour  notre 
chambre,  en  voilà  de  tout  trouvés.  Je  fais  encadrer 
nos  dessins;  je  les  fais  couvrir  de  beaux  verres  , 
afin  qu'on  n'y  touche  plus,  et  que  ,  les  voyant  res- 
ter dans  l'état  où  nous  les  avons  mis ,  chacun  ait 
R.  III.  16* 


^/^1  EMILE. 

intérêt  de  ne  pas  négliger  les  siens.  Je  les  arrange 
par  ordre  autour  de  la  chambre,  chaque  dessin 
répété  vingt,  trente  fois,  et  montrant  à  chaque 
exemplaire  le  progrès  de  l'auteur,  depuis  le  mo- 
ment où  la  maison  n'est  qu'un  carré  presque  in- 
forme, jusqu'à  celui  ou  sa  façade,  son  profil,  ses 
proportions,  ses  ombres,  sont  dans  la  plus  exacte 
vérité.  Ces  gradations  ne  peuvent  manquer  de  nous 
offrir  sans  cesse  des  tableaux  intéressants  pour 
nous,  curieux  pour  d'autres,  et  d'exciter  toujours 
plus  notre  émulation.  Aux  premiers,  aux  plus  gros- 
siers de  ces  dessins,  je  mets  des  cadres  bien  bril- 
lants,  bien  dorés,  qui  les  rehaussent;  mais  quand 
l'imitation  devient  plus  exacte  et  que  le  dessin  est 
véritablement  bon,  alors  je  ne  lui  donne  plus  qu'un 
cadre  noir  très-simple,  il  n'a  plus  besoin  d'autre 
ornement  que  lui-même,  et  ce  serait  dommage  que 
la  bordure  partageât  l'attention  que  mérite  l'objet. 
Ainsi  chacun  de  nous  aspire  à  l'honneur  du  cadre 
uni;  et  quand  l'un  veut  dédaigner  un  dessin  de 
l'autre ,  il  le  condamne  au  cadre  doré.  Quelque  jour, 
peut-être,  ces  cadres  dorés  passeront  entre  nous  en 
proverbe,  et  nous  admirerons  combien  d'hommes 
se  rendent  justice  en  se  faisant  encadrer  ainsi. 

J'ai  dit  que  la  géométrie  n'était  pas  à  la  portée 
des  enfants;  mais  c'est  notre  faute.  ISous  ne  sentons 
pas  que  leur  méthode  n'est  point  la  nôtre,  et  que 
ce  qui  devient  pour  nous  Fart  de  raisonner  ne  doit 
être  pour  eux  que  l'art  de  voir.  Au  lieu  de  leur 
donner  notre  méthode,  nous  ferions  mieux  de 
prendre  la  leur;  car  notre  manière  d'apprendre  la 


LIVHE   II.  243 

géométrie  est  bien  autant  une  affaire  d'imagina- 
tion que  de  raisonnement.  Quand  la  proposition 
est  énoncée ,  il  faut  en  imaginer  la  démonstration , 
c'est-à-dire  trouver  de  quelle  proposition  déjà  sue 
celle-là  doit  être  une  conséquence ,  et  de  toutes  les 
conséquences  qu'on  peut  tirer  de  cette  même  pro- 
position, choisir  précisément  celle  dont  il  s'agit. 

De  cette  manière ,  le  raisonneur  le  plus  exact , 
s'il  n'est  inventif,  doit  rester  court.  Aussi  qu'ar- 
rive-t-il  de  là  ?  Qu'au  lieu  de  nous  faire  trouver 
les  démonstrations ,  on  nous  les  dicte  ;  qu'au  lieu 
de  nous  apprendre  à  raisonner,  le  maître  raisonne 
pour  nous,  et  n'exerce  que  notre  mémoire. 

Faites  des  figures  exactes,  combinez-les,  posez- 
les  l'une  sur  l'autre ,  examinez  leurs  rapports  ;  vous 
trouverez  toute  la  géométrie  élémentaire  en  mar- 
chant d'observation  en  observation ,  sans  qu'il  soit 
question  ni  de  définitions,  ni  de  problèmes,  ni 
d'aucune  autre  forme  démonstrative  que  la  simple 
superposition.  Pour  moi,  je  ne  prétends  point  ap- 
prendre la  géométrie  à  Emile ,  c'est  lui  qui  me  l'ap- 
prendra; je  chercherai  les  rapports,  et  il  les  trou- 
vera; car  je  les  chercherai  de  manière  à  les  lui  faire 
trouver.  Par  exemple,  au  lieu  de  me  servir  d'un 
compas  pour  tracer  un  cercle,  je  le  tracerai  avec 
une  pointe  au  bout  d'un  fil  tournant  sur  un  pivot. 
Après  cela,  quand  je  voudrai  comparer  les  rayons 
entre  eux ,  Emile  se  moquera  de  moi ,  et  il  me  fera 
comprendre  que  le  même  fil  toujours  tendu  ne 
peut  avoir  tracé  des  distances  inégales. 

Si  je  veux  mesurer  un  angle  de  soixante  degrés , 

16. 


^44  :ÉMILE. 

je  décris  du  sommet  de  cet  angle,  non  pas  mi  arc, 
mais  un  cercle  entier  ;  car  avec  les  enfants  il  ne  faut 
jamais  rien  sous-entendre.  Je  trouve  que  la  portion 
du  cercle  comprise  entre  les  deux  cotés  de  l'angle 
est  la  sixième  partie  du  cercle.  Après  cela  je  dé- 
cris du  même  sommet  un  autre  plus  grand  cercle , 
et  je  trouve  que  ce  second  arc  est  encore  la  sixième 
partie  de  son  cercle.  Je  décris  un  troisième  cercle 
concentrique  sur  lequel  je  fais  la  même  épreuve; 
et  je  la  continue  sur  de  nouveaux  cercles,  jusqu'à 
ce  qu'Emile ,  choqué  de  ma  stupidité ,  m'avertisse 
que  chaque  arc ,  grand  ou  petit ,  compris  par  le 
même  angle,  sera  toujours  la  sixième  partie  de  son 
cercle,  etc.  Nous  voilà  tout-à-l'heure  à  l'usage  du 
rapporteur. 

Pour  prouver  que  les  angles  de  suite  sont  égaux 
à  deux  droits ,  on  décrit  un  cercle  ;  moi ,  tout  au 
contraire,  je  fais  en  sorte  qu'Emile  remarque  cela 
premièrement  dans  le  cercle,  et  puis  je  lui  dis  :  Si 
l'on  otait  le  cercle ,  et  qu'on  laissât  les  lignes  droites , 
les  angles  auraient-ils  changé  de  grandeur,  etc. 

On  néglige  la  justesse  des  figures ,  on  la  suppose , 
et  l'on  s'attache  à  la  démonstration.  Entre  nous , 
au  contraire,  il  ne  sera  jamais  question  de  démons- 
tration ;  notre  plus  importante  affaire  sera  de  tirer 
des  lignes  hien  droites ,  bien  justes ,  bien  égales  ; 
de  faire  un  carré  bien  parfait,  de  tracer  un  cercle 
bien  rond.  Pour  vérifier  la  justesse  de  la  figure , 
nous  l'examinerons  par  toutes  ses  propriétés  sen- 
sibles; et  cela  nous  donnera  occasion  d'en  décou- 
vrir chaque  jour  de  nouvelles.  Nous  plierons  par 


LIVRE  II.  245 

le  diamètre  les  deux  demi-cercles  ;  par  la  diago- 
nale ,  les  deux  moitiés  du  carré  :  nous  comparerons 
nos  deux  figures  pour  voir  celle  dont  les  bords 
conviennent  le  plus  exactement,  et  par  conséquent 
la  mieux  faite;  nous  disputerons  si  cette  égalité  de 
partage  doit  avoir  toujours  lieu  dans  les  parallé- 
logrammes ,  dans  les  trapèzes  ,  etc.  On  essaiera 
quelquefois  de  prévoir  le  succès  de  l'expérience  ; 
avant  de  la  faire,  on  tâchera  de  trouver  des  rai- 
sons, etc. 

La  géométrie  n'est  pour  mon  élève  que  l'art  de 
se  bien  servir  de  la  règle  et  du  compas  :  il  ne  doit 
point  la  confondre  avec  le  dessin,  où  il  n'emploiera 
ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  instruments.  La  règle  et  le 
compas  seront  enfermés  sous  la  clef,  et  l'on  ne  lui 
en  accordera  que  rarement  l'usage  et  pour  peu  de 
temps,  afin  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  barbouiller: 
mais  nous  pourrons  quelquefois  porter  nos  figures 
à  la  promenade ,  et  causer  de  ce  que  nous  aurons 
fait  ou  de  ce  que  nous  voudrons  faire. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  à  Turin  un  jeune 
homme  à  qui ,  dans  son  enfance ,  on  avait  appris 
les  rapports  des  contours  et  des  surfaces  en  lui 
donnant  chaque  jour  à  choisir  dans  toutes  les  fi- 
gures géométriques  des  gaufres  isopérimètres.  Le 
petit  gourmand  avait  épuisé  l'art  d'Arcliimède  pour 
trouver  dans  laquelle  il  y  avait  le  plus  à  manger  *. 

Quand  un  enfant  joue  au  volant,  il  s'exerce  l'œil 

On  appelle  figures  tsopérimèties  celles  dont  les  contours  ou  cir- 
conférences sont  égaux  en  longueur.  Or  de  toutes  ces  figures ,  il  est 
prouvé  que  le  cercle  est  celle  qui  contient  la  plus  grande  surface. 
L'enfant  a  donc  dû  choisir  des  gaufres  de  figure  circulaire. 


246  ÉMJLK. 

et  le  bras  à  la  justesse  ;  quand  il  fouette  un  sabot , 
il  accroît  sa  force  en  s'en  servant,  mais  sans  rien 
apprendre.  J'ai  demandé  quelquefois  pourquoi  l'on 
n'offrait  pas  aux  enfants  les  mêmes  jeux  d'adresse 
qu'ont  les  hommes  ;  la  paume ,  le  mail ,  le  billard , 
l'arc,  le  ballon,  les  instruments  de  musique.  On  m'a 
répondu  que  quelques-uns  de  ces  jeux  étaient  au- 
dessus  de  leurs  forces,  et  que  leurs  membres  et 
leurs  organes  n'étaient  pas  assez  formés  pour  les 
autres.  Je  trouve  ces  raisons  mauvaises  :  un  enfant 
n'a  pas  la  taille  d'un  homme  ,■  et  ne  laisse  pas  de 
porter  un  habit  fait  comme  le  sien.  Je  n'entends 
pas  qu'il  joue  avec  nos  masses  sur  un  billard  haut 
de  trois  pieds;  je  n'entends  pas  qu'il  aille  peloter 
dans  nos  tripots,  ni  qu'on  charge  sa  petite  main 
d'une  raquette  de  paumier  ;  mais  qu'il  joue  dans 
une  salle  dont  on  aura  garanti  les  fenêtres  ;  qu'il 
ne  se  serve  d'abord  que  de  balles  molles  ;  que  ses 
premières  raquettes  soient  de  bois,  puis  de  par- 
chemin ,  et  enfin  de  corde  à  boyau  bandée  à  pro- 
portion de  son  progrès.  Vous  préférez  le  volant , 
parce  qu'il  fatigue  moins  et  qu'il  est  sans  danger. 
Vous  avez  tort  par  ces  deux  raisons.  Le  volant  est 
un  jeu  de  femmes  ;  mais  il  n'y  en  a  pas  une  que  ne 
fît  fuir  une  balle  en  mouvement.  Leurs  blanches 
peaux  ne  doivent  pas  s'endurcir  aux  meurtrissu- 
res, et  ce  ne  sont  pas  des  contusions  qu'attendent 
leurs  visages.  Mais  nous,  faits  pour  être  vigoureux, 
croyons-nous  le  devenir  sans  peine?  et  de  quelle 
défense  serons-nous  capables ,  si  nous  ne  sommes 
jamais  attaqués  ?  On  joue  toujours  lâchement  les 


LIVRE   II.  247 

jeux  où  l'on  peut  être  maladroit  sans  risque  :  un 
volant  qui  tombe  ne  fait  de  mal  à  personne  ;  mais 
rien  ne  dégourdit  les  bras  comme  d'avoir  à  couvrir 
la  tête ,  rien  ne  rend  le  coup  d'oeil  si  juste  que  d'a- 
voir à  garantir  les  yeux.  S'élancer  du  bout  d'une 
salle  à  l'autre,  juger  le  bond  d'une  balle  encore  en 
l'air,  la  renvoyer  d'une  main  forte  et  sûre  ;  de  tels 
jeux  conviennent  moins  à  l'homme  qu'ils  ne  ser- 
vent à  le  former. 

Les  fibres  d'iin  enfant ,  dit-on ,  sont  trop  molles  ! 
Elles  ont  moins  de  ressort ,  mais  elles  en  sont  plus 
flexibles;  son  bras  est  faible,  mais  enfin  c'est  un 
bras  ;  on  en  doit  faire  ,  proportion  gardée ,  tout  ce 
qu'on  fait  d'une  autre  machine  semblable.  Les  en- 
fants n'ont  dans  les  mains  nulle  adresse  ;  c'est  pour 
cela  que  je  veux  qu'on  leur  en  donne  :  un  homme 
aussi  peu  exercé  qu'eux  n'en  aurait  pas  davantage  : 
nous  ne  pouvons  connaître  l'usage  de  nos  organes 
qu'après  les  avoir  employés.  Il  n'y  a  qu'une  longue 
expérience  qui  nous  apprenne  à  tirer  parti  de 
nous-mêmes,  et  cette  expérience  est  la  véritable 
étude  à  laquelle  on  ne  peut  trop  tôt  nous  ap- 
pliquer. 

Tout  ce  qui  se  fait  est  faisable.  Or,  rien  n'est 
plus  commun  que  de  voir  des  enfants  adroits  et 
découplés  avoir  dans  les  membres  la  même  agilité 
que  peut  avoir  un  homme.  Dans  presque  toutes 
les  foires  on  en  voit  faire  des  équilibres  ,  marcher 
sur  les  mains,  sauter,  danser  sur  la  corde.  Durant  . 
combien  d'années  des  troupes  d'enfants  n'ont-elles 
pas  attiré  par  leurs  ballets  des  spectateurs  à  la  Co- 


•24^  EMILE. 

médie  italienne  î  Qui  est-ce  qui  n'a  pas  ouï  parier 
en  Allemagne  et  en  Italie  de  la  troupe  pantomime 
du  célèbre  Nicolini  ?  Quelqu'un  a-t-il  jamais  remar- 
qué dans  ces  enfants  des  mouvements  moins  déve- 
loppés ,  des  attitudes  moins  gracieuses ,  une  oreille 
moins  juste,  une  danse  moins  légère  que  dans  les 
danseurs  tout  formés  ?  Qu'on  ait  d'abord  les  doigts 
épais ,  courts ,  peu  mobiles ,  les  mains  potelées  et 
peu  capables  de  rien  empoigner  ;  cela  empéche-t-il 
que  plusieurs  enfants  ne  sachent  écrire  ou  dessiner 
à  l'âge  où  d'autres  ne  savent  pas  encore  tenir  le 
crayon  ni  la  plume?  Tout  Paris  se  souvient  encore 
de  la  petite  Anglaise  qui  faisait  à  dix  ans  des  pro- 
diges sur  le  clavecin '^.  J'ai  vu  chez  un  magistrat, 
son  fils,  petit  bon-homme  de  huit  ans,  qu'on  met- 
tait sur  la  table  au  dessert  comme  une  statue  au 
milieu  des  plateaux,  jouer  là  d'un  violon  presque 
aussi  grand  que  lui ,  et  surprendre  par  son  exécu- 
tion les  artistes  mêmes*. 

Tous  ces  exemples  et  cent  mille  autres  prouvent, 

ce  me  semble,  que  l'inaptitude  qu'on  suppose  aux 

/y        enfants  pour  nos  exercices  est  imaginaire ,  et  que, 

si  on  ne  les  voit  point  réussir  dans  quelques-uns , 

c'est  qu'on  ne  les  y  a  jamais  exercés, 

'^  Un  petit  garçon  de  sept  ans  en  a  fait  depuis  ce  temps-là  de 
plus  étonnants  encore. 

*  Ce  magistrat  était  M.  de  Boisgelou ,  conseiller  au  grand  Con- 
seil ,  auteur  d'une  théorie  savante  sur  les  rapports  des  sons.  Son  fils , 
dont  il  est  question  ici,  fut  mousquetaire,  et  est  mort  en  1806. 
C'est  lui  qui ,  bénévolement  et  par  zèle  pour  l'art ,  s'est  chargé  de 
mettre  en  ordre  toute  la  partie  musicale  de  la  Bibliothèque  royale. 
Voyez  le  Dictionnaire  des  Musiciens ,  de  MM.  Choron  et  Fayole , 
art.  Boisgelou  père  et  fils. 


LIVRE    II.  249 

On  me  dira  que  je  tombe  ici,  par  rapport  au 
corps ,  dans  le  défaut  de  la  culture  prématurée  que 
je  blâme  dans  les  enfants  par  rapport  à  l'esprit.  La 
différence  est  très-grande;  car  l'un  de  ces  progrès 
n'est  qu'apparent ,  mais  l'autre  est  réel.  J'ai  prouvé 
que  l'esprit  qu'ils  paraissent  avoir  ,  ils  ne  l'ont  pas , 
au  lieu  que  tout  ce  qu'ils  paraissent  faire  ils  le  font. 
D'ailleurs,^  on  doit  toujours  songer  que  tout  ceci 
n'est  ou  ne  doit  être  que  jeu,  direction  facile  et 
volontaire  des  mouvements  que  la  nature  leur  de- 
mande; art  de  varier  leurs  amusements  pour  les 
leur  rendre  plus  agréables ,  sans  c{ue  jamais  la 
moindre  contrainte  les  tourne  en  travail  :  car  enfin, 
de  quoi  s'amuseront -ils  dont  je  ne  puisse  faire  un 
objet  d'instruction  pour  eux?  et  quand  je  ne  le 
pourrais  pas,  pourvu  qu'ils  s'amusent  sans  incon- 
vénient, et  que  le  temps  se  passe,  leur  progrès 
en  toute  ckose  n'importe  pas  quant  à  présent  ; 
au  lieu  que,  lorsqu'il  faut  nécessairement  leur  ap- 
prendre ceci  ou  cela ,  comme  qu'on  s'y  prenne ,  il 
est  toujours  impossible  qu'on  en  vienne  à  bout 
sans  contrainte,  sans  fâcherie,  et  sans  ennui. 

Ce  que  j'ai  dit  sur  les  deux  sens  dont  l'usage 
est  le  plus  continu  et  le  plus  important  peut  ser- 
vir d'exemple  de  la  manière  d'exercer  les  autres. 
La  vue  et  le  toucher  s'appliquent  également  sur 
les  corps  en  repos  et  sur  les  corps  qui  se  meuvent  ; 
mais  comme  il  n'y  a  que  l'ébranlement  de  l'air  qui 
puisse  émouvoir  le  sens  de  l'ouïe,  il  n'y  a  qu'un 
corps  en  mouvement  qui  fasse  du  bruit  ou  du  son  ; 
et,  si  tout  était  en  repos,  nous  n'entendrions  ja- 


mais  rien.  La  nuit  donc,  où,  ne  nous  mouvant 
nous-mêmes  qu'autant  qu'il  nous  plaît,  nous  n'a- 
vons à  craindre  que  les  corps  qui  se  meuvent,  il 
nous  importe  d'avoir  l'oreille  alerte ,  et  de  pouvoir 
juger,  par  la  sensation  qui  nous  frappe,  si  le 
corps  qui  la  cause  est  grand  ou  petit,  éloigné  ou 
proche  ;  si  son  ébranlement  est  violent  ou  faible. 
L'air  ébranlé  est  sujet  à  des  répercussions  qui  le 
réfléchissent,  qui,  produisant  des  échos,  répètent 
la  sensation ,  et  font  entendre  le  corps  bruyant  ou 
sonore  en  un  autre  lieu  que  celui  où  il  est.  Si 
dans  une  plaine  ou  dans  une  vallée  on  met  l'oreille 
à  terre,  on  entend  la  voix  des  hommes  et  le  pas 
des  chevaux  de  beaucoup  plus  loin  qu'en  restant 
debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  vue  au  toucher, 
il  est  bon  de  la  comparer  de  même  à  l'ouïe ,  et  de 
savoir  laquelle  des  deux  impressions, partant  à  la 
fois  du  même  corps ,  arrivera  le  plus  tôt  à  son  or- 
gane. Quand  on  voit  le  feu  d'un  canon ,  l'on  peut 
encore  se  mettre  à  l'abri  du  coup;  mais  sitôt  qu'on 
entend  le  bruit,  il  n'est  plus  temps,  le  boulet  est 
là.  On  peut  juger  de  la  distance  où  se  fait  le  ton- 
nerre par  l'intervalle  de  temps  qui  se  passe  de 
l'éclair  au  coup.  Faites  en  sorte  que  l'enfant  con- 
naisse toutes  ces  expériences  ;  qu'il  fasse  celles  qui 
sont  à  sa  portée ,  et  qu'il  trouve  les  autres  par  in- 
duction :  mais  j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  les 
ignore,  que  s'il  faut  que  vous  les  lui  disiez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond  à  l'ouïe ,  sa- 
voir celui  de  la  voix; nous  n'en  avons  pas  de  même 


LIVRE   II.  2DI 

qui  réponde  à  la  w\e ,  et  nous  ne  rendons  jDas  les 
couleurs  comme  les  sons.  C'est  un  moyen  de  plus 
pour  cultiver  le  premier  sens ,  en  exerçant  l'or- 
gane actif  et  l'organe  passif  l'un  par  l'autre. 

L'homme  a  trois  sortes  de  voix  :  savoir ,  la  voix 
parlante  ou  articulée ,  la  voix  chantante  ou  mélo- 
dieuse, et  la  voix  pathétique  ou  accentuée,  qui 
sert  de  langage  aux  passions,  et  qui  anime  le  chant 
et  la  parole.  L'enfant  a  ces  trois  sortes  de  voix 
ainsi  que  l'homme,  sans  les  savoir  allier  de  même  : 
il  a  comme  nous  le  rire,  les  cris,  les  plaintes, 
l'exclamation,  les  gémissements  ;  mais  il  ne  sait  pas 
en  mêler  les  inflexions  aux  deux  autres  voix.  Une 
musique  parfaite  est  celle  qui  réunit  le  mieux  ces 
trois  voix.  Les  enfants  sont  incapables  de  cette 
musique-là,  et  leur  chant  n'a  jamais  d'ame.  De 
même ,  clans  la  voix  parlante ,  leur  langage  n'a 
point  d'accent;  ils  crient,  mais  ils  n'accentuent  pas; 
et  comme  dans  leur  discours  il  y  a  peu  d'accent, 
il  y  a  peu  d'énergie  dans  leur  voix.  Notre  élève 
aura  le  parler  plus  uni,  plus  simple  encore,  parce 
que  ses  passions ,  n'étant  pas  éveillées,  ne  mêleront 
point  leur  langage  au  sien.  N'allez  donc  pas  lui 
donner  à  réciter  des  rôles  de  tragédie  et  de  comé- 
die, ni  vouloir  lui  apprendre,  comme  on  dit,  à 
déclamer.  Il  aura  trop  de  sens  pour  savoir  donner 
un  ton  à  des  choses  qu'il  ne  peut  entendre,  et 
de  l'expression  à  des  sentiments  qu'il  n'éprouva 
jamais. 

Apprenez-lui  à  parler  uniment,  clairement,  à 
bien  articuler ,  à  prononcer  exactement  et  sans  af- 


^52  EMILE. 

fectation ,  à  connaître  et  à  suivre  l'accent  gramma- 
tical et  la  prosodie ,  à  donner  toujours  assez  de  voix 
pour  être  entendu  ,  mais  à  n'en  donner  jamais  plus 
qu'il  ne  faut;  défaut  ordinaire  aux  enfants  élevés 
dans  les  collèges:  en  toute  chose  rien  de  superflu. 

De  même,  dans  le  chant,  rendez  sa  voix  juste, 
égale,  flexible,  sonore;  son  oreille  sensible  à  la 
mesure  et  à  l'harmonie ,  mais  rien  de  plus.  La  mu- 
sique imitative  et  théâtrale  n'est  pas  de  son  âge; 
je  ne  voudrais  pas  même  qu'il  chantât  des  paroles 
s'il  en  voulait  chanter,  je  tâcherais  de  lui  faire  des 
chansons  exprès,  intéressantes  pour  son  âge,  et 
aussi  simples  que  ses  idées. 

On  pense  bien  qu'étant  si  peu  pressé  de  lui  ap- 
prendre à  lire  l'écriture,  je  ne  le  serai  pas  non  plus 
de  lui  apprendre  à  lire  la  musique.  Ecartons  de  son 
cerveau  toute  attention  trop  pénible,  et  ne  nous 
hâtons  point  de  fixer  son  esprit  sur  des  signes  de 
convention.  Ceci,  je  l'avoue,  semble  avoir  sa  diffi- 
culté; car,  si  la  connaissance  des  notes  ne  paraît 
pas  d'abord  plus  nécessaire  pour  savoir  chanter 
que  celle  des  lettres  pour  savoir  parler ,  il  y  a  pour- 
tant cette  différence,  qu'en  parlant  nous  rendons 
nos  propres  idées ,  et  qu'en  chantant  nous  ne  ren- 
dons guère  que  celles  d'autrui.  Or ,  pour  les  rendre, 
il  faut  les  lire. 

Mais,  premièrement,  au  lieu  de  les  lire  on  les 
peut  ouïr,  et  un  chant  se  rend  àl'oreille  encore  plus 
fidèlement  qu'à  l'œil.  De  plus,  pour  bien  savoir  la 
musique  il  ne  suffit  pas  de  la  rendre ,  il  la  faut  com- 
poser, et  l'un  doit  s'apprendre  avec  l'autre,  sans 


LIVRE   II.  253 

quoi  l'on  ne  la  sait  jamais  bien.  Exercez  votre  pe- 
tit musicien  d'abord  à  faire  des  phrases  bien  ré- 
gulières ,  bien  cadencées  ;  ensuite  à  les  lier  entre 
elles  par  une  modulation  très-simple ,  enfin  à  mar- 
quer leurs  différents  rapports  par  une  ponctuation 
correcte  ;  ce  qui  se  fait  par  le  bon  choix  des  ca- 
dences et  des  repos.  Surtout  jamais  de  chant  bi- 
zarre, jamais  de  pathétique  ni  d'expression.  Une 
mélodie  toujours  chantante  et  simple,  toujours  dé- 
rivante des  cordes  essentielles  du  ton,  et  toujours 
indiquant  tellement  la  basse,  qu'il  la  sente  et  l'ac- 
compagne sans  peine;  car,  pour  se  former  la  voix 
et  l'oreille ,  il  ne  doit  jamais  chanter  qu'au  clavecin. 
Pour  mieux  marquer  les  sons,  on  les  articule 
en  les  prononçant;  de  là  l'usage  de  solfier  avec 
certaines  syllabes.  Pour  distinguer  les  degrés  il  faut 
donner  des  noms  et  à  ces  degrés  et  à  leurs  diffé- 
rents termes  fixes;  de  là  les  noms  des  intervalles; 
et  aussi  les  lettres  de  l'alphabet  dont  on  marque 
les  touches  du  clavier  et  les  notes  de  la  gamme.  C 
et  A  désignent  des  sons  fixes  invariables  ,  toujours 
rendus  par  les  mêmes  touches.  Ut  et  la  sont  autre 
chose.  Ut  est  constamment  la  tonique  d'un  mode 
majeur,  ou  la  médiante  d'un  mode  mineur.  La 
est  constamment  la  tonique  d'un  mode  mineur ,  ou 
la  sixième  note  d'un  mode  majeur.  Ainsi  les  lettres 
marquent  les  termes  immuables  des  rapports  de 
notre  système  musical,  et  les  syllabes  marquent 
les  termes  homologues  des  rapports  semblables 
en  divers  tons.  Les  lettres  indiquent  les  touches 
du  clavier ,  et  les  syllabes  les  degrés  du  mode.  Les 


!254  EMILE. 

musiciens  français  ont  étrangement  brouillé  ces 
distinctions  ;  ils  ont  confondu  le  sens  des  syllabes 
avec  le  sens  des  lettres;  et  doublant  inutilement 
les  signes  des  touches,  ils  n'en  ont  point  laissé 
pour  exprimer  les  cordes  des  tons  :  en  sorte  que 
pour  eux  ut  et  C  sont  toujours  la  même  chose;  ce 
qui  n'est  pas ,  et  ne  doit  pas  être,  car  alors  de  quoi 
servirait  C  ?  Aussi  leur  manière  de  solfier  est-elle 
d'une  difficulté  excessive  sans  être  d'aucune  utilité , 
sans  porter  aucune  idée  nette  à  l'esprit ,  puisque , 
par  cette  méthode,  ces  deux  syllabes  ut  et  mi,  par 
exemple,  peuvent  également  signifier  une  tierce 
majeure,  mineure,  superflue,  ou  diminuée.  Par 
quelle  étrange  fatalité  le  pays  du  monde  où  l'on 
écrit  les  plus  beaux  livres  sur  la  musique  est-il 
précisément  celui  où  on  l'apprend  le  plus  diffici- 
lement? 

Suivons  avec  notre  élève  une  pratique  plus  sim- 
ple et  plus  claire  ;  qu'il  n'y  ait  pour  lui  que  deux 
modes,  dont  les  rapports  soient  toujours  les  mêmes 
et  toujours  indiqués  par  les  mêmes  syllabes.  Soit 
qu'il  chante  ou  qu'il  joue  d'un  instrument,  qu'il 
sache  établir  son  mode  sur  chacun  des  douze  tons 
qui  peuvent  lui  servir  de  base,  et  que,  soit  qu'on 
module  en  D ,  en  C ,  en  G ,  etc. ,  la  finale  soit  tou- 
jours ut  ou  la  selon  le  mode.  De  cette  manière  il 
vous  concevra  toujours  ;  les  rapports  essentiels  du 
mode  pour  chanter  et  jouer  juste  seront  toujours 
présents  à  son  esprit,  son  exécution  sera  plus  nette 
et  son  progrès  plus  rapide.  Il  n'y  a  rien  de  plus  bi- 
zarre que  ce  que  les  Français  appellent  solfier  au 


LIVRE   II.  255 

naturel  ;  c'est  éloigner  les  idées  de  la  chose  pour 
en  substituer  d'étrangères  qui  ne  font  qu'égarer. 
Rien  n'est  plus  naturel  que  de  solfier  par  trans- 
position ,  lorsque  le  mode  est  transposé.  Mais  c'en 
est  trop  sur  la  musique  :  enseignez-la  comme  vous 
voudrez ,  pourvu  qu'elle  ne  soit  jamais  qu'un  amu- 
sement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  l'état  des  corps  étran- 
gers par  rapport  au  nôtre ,  de  leur  poids ,  de  leur 
figure ,  de  leur  couleur ,  de  leur  solidité ,  de  leur 
grandeur,  de  leur  distance,  de  leur  température, 
de  leur  repos ,  de  leur  mouvement.  Nous  sommes 
instruits  de  ceux  qu'il  nous  convient  d'approcher 
ou  d'éloigner  de  nous ,  de  la  manière  dont  il  faut 
nous  y  prendre  pour  vaincre  leur  résistance ,  ou 
pour  leur  en  opposer  une  qui  nous  préserve  d'en 
être  offensés  ;  mais  ce  n'est  pas  assez  :  notre  propre 
corps  s'épuise  sans  cesse,  il  a  besoin  d'être  sans 
cesse  renouvelé.  Quoique  nous  ayons  la  faculté 
d'en  changer  d'autres  en  notre  propre  substance, 
le  choix  n'est  pas  indifférent  :  tout  n'est  pas  aliment 
pour  l'homme  ;  et  des  substances  qui  peuvent  l'être , 
il  y  en  a  de  plus  ou 'de  moins  convenables,  selon 
la  constitution  de  son  espèce,  selon  le  climat  qu'il 
habite ,  selon  son  tempérament  particulier,  et  selon 
la  manière  de  vivre  que  lui  prescrit  son  état. 

Nous  mourrions  affamés  ou  empoisonnés , .  s'il 
fallait  attendre,  pour  choisir  les  nourritures  qui 
nous  conviennent,  que  l'expérience  nous  eût  appris 
à  les  connaître  et  à  les  choisir  :  mais  la  suprême 
bonté ,  qui  a  fait  du  plaisir  des  êtres  sensibles  Tins- 


256  ^MILE- 

trument  de  leur  conservation ,  nous  avertit  ^  par  ce 
qui  plaît  à  notre  palais,  de  ce  qui  convient  à  notre 
estomac.  Il  n'y  a  point  naturellement  pour  l'homme 
de  médecin  plus  si\r  que  son  propre  appétit  ;  et , 
à  le  prendre  dans  son  état  primitif,  je  ne  doute 
point  qu'alors  les  aliments  qu'il  trouvait  les  plus 
agréables  ne  lui  fussent  aussi  les  plus  sains. 

Il  y  a  plus.  L'auteur  des  choses  ne  pourvoit  pas 
seulement  aux  besoins  qu'il  nous  donne ,  mais  en- 
core à  ceux  que  nous  nous  donnons  nous-mêmes; 
et  c'est  pour  mettre  toujours  le  désir  à  côté  du 
besoin,  qu'il  fait  que  nos  goûts  changent  et  s'al- 
tèrent avec  nos  manières  de  vivre.  Plus  nous  nous 
éloignons  de  l'état  de  nature,  plus  nous  perdons 
de  nos  goûts  naturels;  ou  plutôt  l'habitude  nous 
fait  une  seconde  nature,  que  nous  substituons  telle- 
ment à  la  première ,  que  nul  d'entre  nous  ne  con- 
naît plus  celle-ci. 

Il  suit  de  là  que  les  goûts  les  plus  naturels  doi- 
vent être  aussi  les  plus  simples  ;  car  ce  sont  ceux 
qui  se  transforment  le  plus  aisément  ;  au  lieu  qu'en 
s'aiguisant,  en  s'irritant  par  nos  fantaisies,  ils  pren- 
nent une  forme  qui  ne  change  plus.  L'homme  qui 
n'est  encore  d'aucun  pays  se  fera  sans  peine  aux 
usages  de  quelque  pays  que  ce  soit;  mais  l'homme 
d'un  pays  ne  devient  plus  celui  d'un  autre. 
.  Ceci  me  paraît  vrai  dans  tous  les  sens ,  et  bien 
plus  encore  ,  appliqué  au  goût  proprement  dit. 
Notre  premier  aliment  est  le  lait;  nous  ne  nous 
accoutumons  que  par  degrés  aux  saveurs  fortes  ; 
d'abord  elles  nous  répugnent.  Des  fruits,  des  lé- 


LIVRE   ÏI.  257 

gumes,  des  herbes,  et  enfin  quelques  viandes  gril- 
lées, sans  assaisonnement  et  sans  sel,  firent  les 
festins  des  premiers  hommes''.  La  première  fois 
qu'un  sauvage  boit  du  vin ,  il  fait  la  grimace  et  le 
rejette  ;  et  même  parmi  nous ,  quiconque  a  vécu 
jusqu'à  vingt  ans  sans  goûter  de  liqueurs  fermèn- 
tées  ne  peut  plus  s'y  accoutumer  :  nous  serions  tous 
abstèmes  si  l'on  ne  nous  eût  donné  du  vin  dans  nos 
jeunes  ans.  Enfin,  plus  nos  goiits  sont  simples,  plus 
ils  sont  universels  ;  les  répugnances  les  plus  com- 
munes tombent  sur  des  mets  composés.  Vit-on  ja- 
mais personne  avoir  en  dégoût  l'eau  ni  le  pain  ? 
Voilà  la  trace  de  la  nature,  voilà  dpnc  aussi  notre 
règle.  Conservons  à  l'enfant  son  goût  primitif  le 
plus  qu'il  est  possible  ;  que  sa  nourriture  soit  com- 
mune et  simple,  que  son  palais  ne  se  familiarise 
qu'à  des  saveurs  peu  relevées,  et  ne  se  forme  point 
un  goût  exclusif. 

Je  n'examine  pas  ici  si  cette  manière  de  vivre 
est  plus  saine  ou  non ,  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  l'en- 
visage. Il  me  suffit  de  savoir,  pour  la  préférer,  que 
c'est  la  plus  conforme  à  la  nature ,  et  celle  qui  peut 
le  plus  aisément  se  plier  à  toute  autre.  Ceux  qui 
disent  qu'il  faut  accoutumer  les  enfants  aux  ali- 
ments dont  ils  useront  étant  grands,  ne  raisonnent 
pas  bien ,  ce  me  semble.  Pourquoi  leur  nourriture 
doit -elle  être  la  même,  tandis  que  leur  manière 
de  vivre  est  si  différente  ?  Un  homme  épuisé  de 
travail,  de  soucis,  de  peines,  a  besoin  d'aliments 

'^  Voyez  l'Arcadie  de  Pausanlas  ;  voyez  aussi  le  morceau  de  Plu- 
tarque ,  transcrit  ci-après. 

R.    III.  I-J 


'V' 


258  :ÉMILE. 

succulents  qui  lui  portent  de  nouveaux  esprits  au 
cerveau  ;  un  enfant  qui  vient  de  s'ébattre ,  et  dont 
le  corps  croît,  a  besoin  d'une  nourriture  abondante 
qui  lui  fasse  beaucoup  de  chyle.  D'ailleurs  l'homme 
fait  a  déjà  son  état,  son  e-mploi ,  son  domicile; 
mais  qui  est-ce  qui  peut  être  sur  de  ce  que  la  for- 
tune réserve  à  l'enfant  ?  En  toute  chose  ne  lui  don- 
nons point  une  forme  si  déterminée ,  qu'il  lui  en 
coûte  trop  d'en  changer  au  besoin.  Ne  faisons  pas 
qu'il  meure  de  faim  dans  d'autres  pays  s'il  ne  traîne 
partout  à  sa  suite  un  cuisinier  français,  ni  qu'il  dise 
im  jour  qu'on  ne  sait  manger  qu'en  France.  Voilà , 
par  parenthèse,  un  plaisant  éloge!  Pour  moi,  je 
dii'ais  au  contraire  qu'il  n'y  a  que  les  Français  qui 
ne  savent  pas  manger,  puisqu'il  faut  un  art  si  par- 
ticulier pour  leur  rendre  les  mets  mangeables. 

De  nos  sensations  diverses ,  le  goût  donne  celles 
qui  généralement  nous  affectent  le  plus.  Aussi 
sommes-nous  plus  intéressés  à  bien  juger  des  subs- 
tances qui  doivent  faire  partie  de  la  nôtre ,  que  de 
celles  qui  ne  font  que  l'environner.  Mille  choses 
sont  indifférentes  au  toucher ,  à  l'ouïe ,  à  la  vue  ; 
mais  il  n'y  a  presque  rien  d'indifférent  au  goût.  De 
plus,  l'activité  de  ce  sens  est  toute  physique  et  ma- 
térielle :  il  est  le  seul  qui  ne  dit  rien  à  l'imagina- 
tion, du  moins  celui  dans  les  sensations  duquel 
elle  entre  le  moins;  au  lieu  que  l'imitation  et  l'ima- 
gination mêlent  souvent  du  moral  à  l'impression 
de  tous  les  autres.  Aussi ,  généralement ,  les  cœurs 
tendres  et  voluptueux,  les  caractères  passionnés 
et  vraiment  sensibles,  faciles  à  émouvoir  par  les 


LIVRE  II.  iSg 

autres  sens,  sont -ils  assez  tièdes  sur  celui-ci.  De 
ceLi  même  qui  semble  mettre  le  goût  au-dessous 
d'eux,  et  rendre  plus  méprisable  le  penchant  qui 
nous  y  livre ,  je  conclurais  au  contraire  que  le  moyen 
le  plus  convenable  pour  gouverner  les  enfants  est 
de  les  mener  par  leur  bouche.  Le  mobile  de  la 
gourmandise  est  surtout  préférable  à  celui  de  la 
vanité ,  en  ce  que  la  première  est  un  appétit  de  la 
nature ,  tenant  immédiatement  au  sens ,  et  que  la 
seconde  est  un  ouvrage  de  l'opinion,  sujet  au  ca- 
price des  hommes  et  à  toutes  sortes  d'abus.  La  gour- 
mandise est  la  passion  de  l'enfance  ;  cette  passion 
ne  tient  devant  aucune  autre  ;  à  la  moindre  con- 
currence elle  disparaît.  Eh!  croyez -moi,  l'enfant 
ne  cessera  que  trop  tôt  de  songer  à  ce  qu'il  mange  ; 
et  quand  son  cœur  sera  trop  occupé ,  son  palais  ne 
l'occupera  guère.  Quand  il  sera  grand ,  mille  senti- 
ments impétueux  donneront  le  change  à  la  gour- 
mandise ,  et  ne  feront  qu'irriter  la  vanité  ;  car  cette 
dernière  passion  seule  fait  son  profit  des  autres , 
et  à  la  fin  les  engloutit  toutes.  J'ai  quelquefois  exa- 
miné ces  gens  qui  donnaient  de  l'importance  aux 
bons  morceaux,  qui  songeaient,  en  s'éveillant,  à 
ce  qu'ils  mangeraient  dans  la  journée ,  et  décri- 
vaient un  repas  avec  plus  d'exactitude  que  n'en 
met  Polybe  à  décrire  un  combat.  J'ai  trouvé  que 
tous  ces  prétendus  hommes  n'étaient  que  des  en- 
fants de  quarante  ans ,  sans  vigueur  et  sans  consis- 
tance, Fruges  consumere  nati* .  La  gourmandise 
est  le  vice  des  cœurs  qui  n'ont  point  d'étoffe.  L'ame 

HçjR. ,  Lib.  I ,  ep.  a. 

17- 


260  EMILE. 

d'un  gourmand  est  toute  dans  son  palais,  il  n'est 
fait  que  pour  manger  ;  dans  sa  stupide  incapacité  il 
n'est  qu'à  table  à  sa  place,  il  ne  sait  juger  que  des 
plats  :  laissons  -  lui  sans  regret  cet  emploi  ;  mieux 
lui  vaut  celui-là  qu'un  autre ,  autant  pour  nous  que 
pour  lui. 

Craindre  que  la  gourmandise  ne  s'enracine  dans 
un  enfant  capable  de  quelque  chose ,  est  une  pré- 
caution de  petit  esprit.  Dans  l'enfance  on  ne  songe 
qu'à  ce  qu'on  mange;  dans  l'adolescence  on  n'y 
songe  plus,  tout  nous  est  bon,  et  l'on  a  bien  d'au- 
tres affaires.  Je  ne  voudrais  pourtant  pas  qu'on 
allât  faire  un  usage  indiscret  d'un  ressort  si  bas, 
ni  étayer  d'un  bon  morceau  l'honneur  de  faire  une 
belle  action.  Mais  je  ne  vois  pas  pourquoi ,  toute 
l'enfance  n'étant  ou  ne  devant  être  que  jeux  et  folâ- 
tres amusements ,  des  exercices  purement  corporels 
n'auraient  pas  un  prix  matériel  et  sensible.  Qu'un 
petit  Majorquin ,  voyant  un  panier  sur  le  haut  d'un 
arbre ,  l'abatte  à  coups  de  fronde  ,  n'est-il  pas  bien 
juste  qu'il  en  profite,  et  qu'un  bon  déjeuner  ré- 
pare la  force  qu'il  use  à  le  gagner  '^  ?  Qu'un  jeune 
Spartiate,  à  travers  les  risques  de  cent  coups  de 
fouet ,  se  glisse  habilement  dans  une  cuisine;  qu'il  y 
vole  un  renardeau  tout  vivant,  qu'en  l'emportant 
dans  sa  robe  il  en  soit  égratigné,  mordu,  mis  en 
sang,  et  que,  pour  n'avoir  pas  la  honte  d'être  sur- 
pris, l'enfant  se  laisse  déchirer  les  entrailles  sans 
sourciller,  sans  pousser  un  seul  cri,  n'est-il  pas 

"^  Il  y  a  bien  des  siècles  que  les  Majorquins  ont  perdu  cet  usage  ; 
il  est  du  temps  de  la  célébrité  de  leurs  frondeurs. 


LIVRE  II.  261 

juste  qu'il  profite  enfin  de  sa  proie ,  et  qu'il  la  mange 
après  en  avoir  été  mangé  ?  Jamais  un  bon  repas  ne 
doit  être  une  récompense  ;  mais  pourquoi  ne  serait- 
il  pas  quelquefois  l'effet  des  soins  qu'on  a  pris  pour 
se  le  procurer?  Emile  ne  regarde  point  le  gâteau 
que  j'ai  mis  sur  la  pierre  comme  le  prix  d'avoir 
bien  couru  ;  il  sait  seulement  que  le  seul  moyen 
d'avoir  ce  gâteau  est  d'y  arriver  plus  tôt  qu'un  autre. 

Ceci  ne  contredit  point  les  maximes  que  j'avan- 
çais tout-à-l'heure  sur  la  simplicité  des  mets  ;  car , 
pour  flatter  l'appétit  des  enfants,  il  ne  s'agit  pas 
d'exciter  leur  sensualité ,  mais  seulement  de  la  sa- 
tisfaire ;  et  cela  s'obtiendra  par  les  choses  du  monde 
les  plus  communes,  si  l'on  ne  travaille  pas  à  leur 
raffiner  le  goût.  Leur  appétit  continuel,  qu'excite 
le  besoin  de  croître,  est  un  assaisonnement  sûr 
qui  leur  tient  lieu  de  beaucoup  d'autres.  Des  fruits  ;, 
du  laitage ,  quelque  pièce  de  four  un  peu  plus  dé- 
licate que  le  pain  ordinaire,  surtout  l'art  de  dis- 
penser sobrement  tout  cela  ;  voilà  de  quoi  mener 
des  armées  d'enfants  au  bout  du  monde  sans  leur 
donner  du  goût  pour  les  saveurs  vives ,  ni  risquer 
de  leur  blaser  le  palais. 

Une  des  preuves  que  le  goût  de  la  viande  n'est 
pas  naturel  à  l'homme ,  est  l'indifférence  que  les 
enfants  ont  pour  ce  mets-là ,  et  la  préférence  qu'ils 
donnent  tous  à  des  nourritures  végétales,  telles 
que  le  laitage,  la  pâtisserie,  les  fruits,  etc.  Il  im- 
porte surtout  de  ne  pas  dénaturer  ce  goût  primitif, 
et  de  ne  point  rendre  les  enfants  carnassiers  :  si 
ce  n'est  pour  leur  santé,  c'est  pour  leur  caractère; 


262  EMILE. 

car,  de  quelque  manière  qu'on  explique  l'expé- 
rience, il  est  certain  que  les  grands  mangeurs  de 
viande  sont  en  général  cruels  et  féroces  plus  que 
les  autres  hommes  :  cette  observation  est  de  tous  les 
lieux  et  de  tous  les  temps.  La  barbarie  anglaise  est 
connue^;  les  Gaures,  au  contraire,  sont  les  plus 
doux  des  hommes*.  Tous  les  sauvages  sont  cruels  ; 
et  leurs  mœurs  ne  les  portent  point  à  l'être  :  cette 
cruauté  vient  de  leurs  aliments.  Ils  vont  à  la  guerre 
comme  à  la  chasse ,  et  traitent  les  hommes  comme 
des  ours.  En  Angleterre  même  les  bouchers  ne 
sont  pas  reçus  en  témoignage'',  non  plus  que  les 
chirurgiens.  Les  grands  scélérats  s'endurcissent  au 
meurtre  en  buvant  du  sang.  Homère  fait  des  Cy- 
clopes ,  mangeurs  de  chair ,  des  hommes  affreux , 
et  des  Lotophages  un  peuple  si  aimable,  qu'aussitôt 
qu'on  avait  essayé  de  leur  commerce,  on  oubliait 
jusqu'à  son  pays  pour  vivre  avec  eux. 

«  Tu  me  demandes ,  disait  Plutarque*,  pourquoi 
«Pythagore  s'abstenait  de  manger  de  la  chair  des 

"■  Je  sais  que  les  Anglais  vantent  beaucoup  leur  humanité  et  le 
bon  naturel  de  leur  nation ,  qu'ils  appellent  good  natured  people  ; 
mais  ils  ont  beau  crier  cela  tant  qu'ils  peuvent,  personne  ne  le  ré- 
pète après  eux. 

*  Les  Banians,  qui  s'iibstiennent  de  toute  chair  plus  sévèrement 
que  les  Gaures,  sont  presque  aussi  doux  qu'eux;  mais  comme  leur 
morale  est  moins  pure  et  leur  culte  moins  raisonnable ,  ils  ne  sont 
pas  si  honnêtes  gens. 

*■  Un  des  traducteurs  anglais  de  ce  livre  a  relevé  ici  ma  méprise, 
et  tous  deux  l'ont  corrigée.  Les  bouchers  et  les  chirurgiens  sont 
reçus  en  témoignage  ;  mais  les  premiers  ne  sont  point  admis  comme 
jurés  ou  pairs  au  jugement  des  crimes ,  et  les  chirurgiens  le  sont. 

Tout  ce  morceau  est  une  traduction  libre  du  commencement 
du  traité.  S'il  est  loisible  de  manger  ciiair. 


LIVRE   II.  263 

«  bétes  ;  mais  moi  je  te  demande  au  contraire  quel 
«  courage  d'homme  eut  le  premier  qui  approcha  de 
«  sa  bouche  une  chair  meurtrie ,  qui  brisa  de  sa  dent 
«les  os  d'une  béte  expirante,  qui  fit  servir  devant 
«lui  des  corps  morts,  des  cadavres,  et  engloutit 
«  dans  son  estomac  des  membres  qui ,  le  moment 
«d'auparavant,  bêlaient,  mugissaient,  marchaient 
«et  voyaient.  Comment  sa  main  put -elle  enfoncer 
«  un  fer  dans  le  cœur  d'un  être  sensible?  comment 
«  ses  yeux  purent-ils  supporter  un  meurtre  ?  com- 
«ment  put-il  voir  saigner,  écorcher,  démembrer 
«un  pauvre  animal  sans  défense?  comment  put-il 
«supporter  l'aspect  des  chairs  pantelantes?  com- 
«  ment  leur  odeur  ne  lui  fit-elle  pas  soulever  le  cœur? 
«  comment  ne  fut- il  pas  dégoûté  ,  repoussé  ,  saisi 
«d'horreur,  quand  il  vint  à  manier  l'ordure  de  ces 
«  blessures ,  à  nettoyer  le  sang  noir  et  figé  qui  le$ 
<(  couvrait  ? 

»  Les  peaux  rampaient  sur  la  terre  écorchées  ; 
«  Les  chairs  au  feu  mugissaient  embrochées; 
«  L'homme  ne  put  les  manger  sans  frémir , 
«  Et  dans  son  sein  les  entendit  gémir. 

«  Voilà  ce  qu'il  dut  imaginer  et  sentir  la  première 
«  fois  qu'il  surmonta  la  nature  pour  faire  cet  horrible 
«repas,  la  première  fois  qu'il  eut  faim  d'une  béte 
«  en  vie ,  qu'il  voulut  se  nourrir  d'un  animal  qui 
«  paissait  encore,  et  qu'il  dit  comment  il  fallait  égor- 
«  ger ,  dépecer ,  cuire  la  brebis  qui  lui  léchait  les 
«  mains.  C'est  de  ceux  qui  commencèrent  ces  cruels 
«  festins ,  et  non  de  ceux  qui  les  quittent ,  qu'on  a 
«  lieu  de  s'étonner  :  encore  ces  premiers-là  pour- 


264  EMILE. 

a  raient-ils  justifier  leur  barbarie  par  des  excuses 
«  qui  manquent  à  la  nôtre ,  et  dont  le  défaut  nous 
«rend  cent  fois  plus  barbares  qu'eux. 

«Mortels  bien-aimés  des  dieux,  nous  diraient 
«  ces  premiers  hommes ,  comparez  les  temps ,  voyez 
«  combien  vous  êtes  heureux  et  combien  nous 
«  étions  misérables!  La  terre  nouvellement  formée 
«  et  l'air  chargé  de  vapeurs  étaient  encore  indociles 
«  à  l'ordre  des  saisons ,  le  cours  incertain  des  fleuves 
«  dégradait  leurs  rives  de  toutes  parts;  des  étangs, 
«  des  lacs,  de  profonds  marécages,  inondaient  les 
«  trois  quarts  de  la  surface  du  monde  ;  l'autre  quart 
«  était  couvert  de  boi^  et  de  forets  stériles.  La  terre 
«  ne  produisait  nuls  bons  fruits;  nous  n'avions  nuls 
«  instruments  de  labourage  ;  nous  ignorions  l'art 
«  de  nous  en  servir ,  et  le  temps  de  la  moisson  ne 
«  venait  jamais  pour  qui  n'avait  rien  semé.  Ainsi  la 
«  faim  ne  nous  quittait  point.  L'iiiver,  la  mousse  et 
«  l'écorce  des  arbres  étaient  nos  mets  ordinaires. 
«  Quelques  racines  vertes  de  chiendent  et  de 
«  bruyère  étaient  pour  nous  un  régal  ;  et  quand 
«  les  hommes  avaient  pu  trouver  des  faînes ,  des 
«  noix  ou  du  gland,  ils  en  dansaient  de  joie  autour 
«  d'un  chêne  ou  d'un  hêtre  au  son  de  quelque 
«  chanson  rustique ,  appelant  la  terre  leur  nourrice 
«  et  leur  mère  :  c'était  là  leur  seule  fête ,  c'étaient 
«  leurs  uniques  jeux  ;  tout  le  reste  de  la  vie  humaine 
«  n'était  que  douleur ,  peine  et  misère. 

«  Enfin ,  quand  la  terre  dépouillée  et  nue  ne  nous 
«  offrait  plus  rien ,  forcés  d'outrager  la  nature  pour 
«  nous  conserver,  nous  mangeâmes  les  compagnons 


LIVRE  II.  265 

a  de  notre  misère  plutôt  que  de  périr  avec  eux. 
«  Mais  vous  ,  hommes  cruels ,  qui  vous  force  à  ver- 
ce  ser  du  sang?  Voyez  quelle  affluence  de  biens  vous 
«  environne  !  combien  de  fruits  vous  produit  la 
«  terre,  que  de  richesses  vous  donnent  les  champs 
«  et  les  vignes  !  que  d'animaux  vous  offrent  leur 
«  lait  pour  vous  nourrir  et  leur  toison  pour  vous 
«  habiller  !  Que  leur  demandez-vous  de  plus  ?  et 
a  quelle  rage  vous  porte  à  commettre  tant  de 
«  meurtres ,  rassasiés  de  biens  et  regorgeant  de 
«  vivres  ?  Pourquoi  mentez-vous  contre  notre  mère 
a  en  l'accusant  de  ne  pouvoir  vous  nourrir?  Pour- 
ce  quoi  péchez -vous  contre  Gérés,  inventrice  des 
ce  saintes  lois,  et  contre  le  gracieux  Bacchus,  con- 
cc  solateur  des  hommes  ?  comme  si  leurs  dons  pro- 
cc  digues  ne  suffisaient  pas  à  la  conservation  du 
ce  genre  humain  !  Comment  avez-vous  le  cœur  de 
«  mêler  avec  leurs  doux  fruits  des  ossements  sur 
ce  vos  tables ,  et  de  manger  avec  le  lait  le  sang  des 
ce  bétes  qui  vous  le  donnent  ?  Les  panthères  et  les 
«lions,  que  vous  appelez  bétes  féroces,  suivent 
ce  leur,  instinct  par  force ,  et  tuent  les  autres  ani- 
ce  maux  pour  vivre.  Mais  vous ,  cent  fois  plus  féroces 
ce  qu'elles,  vous  combattez  l'instinct  sans  nécessité 
ce  pour  vous  livrer  à  vos  cruelles  délices.  Les  animaux 
ce  que  vous  mangez  ne  sont  pas  ceux  qui  mangent  les 
ce  autres  :  vous  ne  les  mangez  pas  ces  animaux  car- 
ce  nassiers ,  vous  les  imitez  :  vous  n'avez  faim  que  des 
ce  bétes  innocentes  et  douces  qui  ne  font  de  mal  à 
ce  personne ,  qui  s'attachent  à  vous ,  qui  vous  servent, 
ce  et  que  vous  dévorez  pour  prix  de  leurs  services. 


0.66  EMILE. 

«  O  meurtrier  contre  nature  !  si  tu  t'obstines  à 
«  soutenir  quelle  t'a  fait  pour  dévorer  tes  sem- 
«  blables ,  des  êtres  de  chair  et  d'os ,  sensibles  et 
«  vivants  comme  toi ,  étouffe  donc  l'horreur  quelle 
«  t'inspire  pour  ces  affreux  repas  ;  tue  les  animaux 
«  toi-même,  je  dis  de  tes  propres  mains,  sans  ferre- 
«  ments ,  sans  coutelas  ;  déchire-les  avec  tes  ongles , 
«  comme  font  les  lions  et  les  ours  ;  mords  ce  bœuf 
«  et  le  mets  en  pièces  ;  enfonce  tes  griffes  dans  sa 
«  peau  ;  mange  cet  agneau  tout  vif,  dévore  ses  chairs 
,  «  toutes  chaudes ,  bois  son  ame  avec  son  sang.  Tu 
a  frémis  !  tu  n'oses  sentir  palpiter  sous  ta  dent  une 
«  chair  vivante  !  Homme  pitoyable  !  tu  commences 
«  par  tuer  l'animal ,  et  puis  tu  le  manges ,  comme 
«  pour  le  faire  mourir  deux  fois.  Ce  n'est  pas  assez: 
«  la  chair  morte  te  répugne  encore ,  tes  entrailles 
«ne  peuvent  la  supporter;  il  la  faut  transformer 
«  par  le  feu ,  la  bouillir ,  la  rôtir ,  l'assaisonner  de 
ce  drogues  qui  la  déguisent  :  il  te  faut  des  chair- 
«  cuitiers*  ,  des  cuisiniers,  des  rôtisseurs,  des  gens 
«  pour  t'ôter  l'horreur  du  meurtre ,  et  t'habiller 
«  des  corps  morts,  afin  que  le  sens  du  goût,  trompé 
«  par  ces  déguisements,  ne  rejette  point  ce  qui  lui 
«  est  étrange ,  et  savoure  avec  plaisir  des  cadavres 
M  dont  l'œil. même  eut  peine  à  souffrir  l'aspect. 

Quoique  ce  morceau  soit  étranger  à  mon  sujet, 
'  /  je  n'ai  pu  résister  à  la  tentation  de  le  transcrire, 
t^^  et  je  crois  que  peu  de  lecteurs  m'en  sauront  mau- 
vais gré. 

Au  reste ,  quelque  sorte  de  régime  que  vous  don- 

*  On  écrit  aujourd'hui  charcutier. 


LIVRE  II.  267 

niez  aux  enfants,  pourvu  que  vous  ne  les  accoutu- 
miez qu'à  des  mets  communs  et  simples,  laissez- 
les  manger,  courir  et  jouer  tant  qu'il  leur  plaît,  puis 
soyez  surs  qu'ils  ne  mangeront  jamais  trop  et  n'au- 
ront point  d'indigestions  :  mais  si  vous  les  affamez 
la  moitié  du  temps ,  et  qu'ils  trouvent  le  moyen  d'é- 
chapper à  votre  vigilance,  ils  se  dédommageront 
de  toute  leur  force;  ils  mangeront  jusqu'à  regorger, 
jusqu'à  crever.  Notre  appétit  n'est  démesuré  que 
parce  que  nous  voulons  lui  donner  d'autres  règles 
que  celles  de  la  nature;  toujours  réglant,  prescri- 
vant, ajoutant,  retranchant,  nous  ne  faisons  rien 
que  la  balance  à  la  main  ;  mais  cette  balance  est  à 
la  mesure  de  nos  fantaisies ,  et  non  pas  à  celle  de 
notre  estomac.  J'en  reviens  toujours  à  mes  exem- 
ples. Chez  les  paysans,  la  huche  et  le  fruitier  sont 
toujours  ouverts,  et  les  enfants,  non  plus  que  les 
hommes,  n'y  savent  ce  que  c'est  qu'indigestions. 

S'il  arrivait  pourtant  qu'un  enfant  mangeât  trop , 
ce  que  je  ne  crois  pas  possible  par  ma  méthode, 
avec  des  imiusements  de  son  goût  il  est  si  aisé  de 
le  distraire ,  qu'on  parviendrait  à  l'épuiser  d'inani- 
tion sans  qu'il  y  songeât.  Comment  des  moyens  si 
sûrs  et  si  faciles  échappent-ils  à  tous  les  institu- 
teurs? Hérodote  raconte*  que  les  Lydiens,  pressés 
d'une  extrême  disette,  s'avisèrent  d'inventer  les 
jeux  et  d'autres  divertissements  avec  lesquels  ils 
donnaient  le  change  à  leur  faim,  et  passaient  des 
jours  entiers  sans  songer  à  manger''.  Vos  savants 

Liv.  I ,  chap.  94- 
'^  Les  anciens  historiens  sont  remplis  de  vues  dont  ou  pourrait 


0.6S  EMILE. 

instituteurs  ont  peut-être  lu  cent  fois  ce  passage, 
sans  voir  l'application  qu'on  en  peut  faire  aux  en- 
fants. Quelqu'un  d'eux  me  dira  peut-être  qu'un 
enfant  ne  quitte  pas  volontiers  son  diner  pour  al- 
ler étudier  sa  leçon.  Maître ,  vous  avez  raison  :  je 
ne  pensais  pas  à  cet  amusement-là. 

Le  sens  de  l'odorat  est  au  goût  ce  que  celui  de 
la  vue  est  au  toucher  :  il  le  prévient,  il  l'avertit  de 
la  manière  dont  telle  ou  telle  substance  doit  l'af- 
fecter, et  dispose  à  la  rechercher  ou  à  la  fuir,  se- 
lon l'impression  qu'on  en  reçoit  d'avance.  J'ai  ouï 
dire  que  les  sauvages  avaient  l'odorat  tout  autre- 
ment affecté  que  le  nôtre,  et  jugeaient  tout  diffé- 
remment des  bonnes  et  des  mauvaises  odeurs.  Pour 
moi,  je  le  croirais  bien.  Les  odeurs  par  elles-mêmes 
sont  des  sensations  faibles  ;  elles  ébranlent  plus 
l'imagination  que  le  sens,  et  n'affectent  pas  tant 
par  ce  qu'elles  donnent  que  par  ce  qu'elles  font 
attendre.  Cela  supposé,  les  goûts  des  uns,  devenus , 
par  leurs  manières  de  vivre,  si  différents  des  goûts 
des  autres,  doivent  leur  faire  porter  des  jugements 
bien  opposés  des  saveurs,  et  par  conséquent  des 
odeurs  qui  les  annoncent.  Un  Tartare  doit  flairer 
avec  autant  de  plaisir  un  quartier  puant  de  cheval 
mort,  qu'un  de  nos  chasseurs  une  perdrix  à  moitié 
pourrie. 

faire  usage ,  quand  même  les  faits  qui  les  présentent  seraient  faux. 
Mais  nous  ne  savons  tirer  aucun  vrai  parti  de  l'histoire  ;  la  critique 
d'érudition  absorbe  tout  :  comme  s'il  importait  beaucoup  qu'un 
fait  fût  vrai ,  pourvu  qu'on  en  pût  tirer  une  instruction  utile.  Les 
hommes  sensés  doivent  regarder  l'histoire  comme  un  tissu  de  fables 
dont  la  morale  est  très-appropriée  au  cœur  humain. 


LIVRE   II.  269 

Nos  sensations  oiseuses,  comme  d'être  embaumés 
des  fleurs  d'un  parterre ,  doivent  être  insensibles  à 
des  hommes  qui  marchent  trop  pour  aimer  à  se 
promener,  et  qui  ne  travaillent  pas  assez  pour  se 
faire  une  volupté  du  repos.  Des  gens  toujours  affa- 
més ne  sauraient  prendre  un  grand  plaisir  à  des 
parfums  qui  n'annoncent  rien  à  manger. 

L'odorat  est  le  sens  de  l'imagination  ;  donnant 
aux  nerfs  un  ton  plus  fort ,  il  doit  beaucoup  agiter 
le  cerveau  ;  c'est  pour  cela  qu'il  ranime  un  moment 
le  tempérament  et  l'épuisé  à  la  longue.  Il  a  dans 
l'amour  des  effets  assez  connus  :  le  doux  parfum 
d'un  cabinet  de  toilette  n'est  pas  un  piège  aussi 
faible  qu'on  pense  ;  et  je  ne  sais  s'il  faut  féliciter 
ou  plaindre  l'homme  sage  et  peu  sensible  que  l'o- 
deur des  fleurs  que  sa  maîtresse  a  sur  le  sein  ne 
fit  jamais  palpiter. 

L'odorat  ne  doit  donc  pas  être  fort  actif  dans 
le  premier  âge,  où  l'imagination  que  peu  de  pas- 
sions ont  encore  animée  n'est  guère  susceptible 
d'émotion ,  et  où  l'on  n'a  pas  encore  assez  d'expé- 
rience pour  prévoir  avec  un  sens  ce  que  nous  en 
promet  un  autre.  Aussi  cette  conséquence  est-elle 
parfaitement  confirmée  par  l'observation  ;  et  il  est 
certain  que  ce  sens  est  encore  obtus  et  presque 
hébété  chez  la  plupart  des  enfants.  Non  que  la  sen- 
sation ne  soit  en  eux  aussi  fine  et  peut-être  plus  que 
dans  les  hommes,  mais  parce  que,  n'y  joignant 
aucune  autre  idée,  ils  ne  s'en  affectent  pas  aisé- 
ment d'un  sentiment  de  plaisir  ou  de  peine ,  et 
qu'ils  n'en  sont  ni  flattés  ni  blessés  comme  nous. 


l-jO  EMILE. 

Je  crois  que,  sans  sortir  du  même  système,  et  sans 
recourir  à  l'anatomie  comparée  des  deux  sexes,  on 
trouverait  aisément  la  raison  pourquoi  les  femmes 
en  général  s'affectent  plus  vivement  des  odeurs  que 
les  hommes. 

On  dit  que  les  sauvages  du  Canada  se  rendent 
dès  leur  jeunesse  l'odorat  si  subtil ,  que ,  quoiqu'ils 
aient  des  chiens,  ils  ne  daignent  pas  s'en  servir  à  la 
la  chasse,  et  se  servent  de  chiens  à  eux-mêmes.  Je 
conçois ,  en  effet ,  que  si  l'on  élevait  les  enfants  à 
éventer  leur  dîner,  comme  le  chien  évente  le  gi- 
bier, on  parviendrait  peut-être  à  leur  perfection- 
ner l'odorat  au  même  point  :  mais  je  ne  vois  pas 
au  fond  qu'on  puisse  en  eux  tirer  de  ce  sens  un 
usage  fort  utile,  si  ce  n^est  pour  leur  faire  connaître 
ses  rapports  avec  celui  du  goût.  La  nature  a  pris 
soin  de  nous  forcer  à  nous  mettre  au  fait  de  ces 
rapports.  Elle  a  rendu  l'action  de  ce  dernier  sens 
presque  inséparable  de  celle  de  l'autre,  en  rendant 
leurs  organes  voisins ,  et  plaçant  dans  la  bouche 
une  communication  immédiate  entre  les  deux,  en 
sorte  que  nous  ne  goûtons  rien  sans  le  flairer.  Je 
voudrais  seulement  qu'on  n'altérât  pas  ces  rap- 
ports naturels  pour  tromper  un  enfant,  en  cou- 
vrant, par  exemple,  d'un  aromate  agréable  le  dé- 
boire d'une  médecine  ;'car  la  discorde  des  deux  sens 
est  trop  grande  alors  "pour  pouvoir  l'abuser;  le  sens 
le  plus  actif  absorbant  l'effet  de  l'autre,  il  n'en  prend 
pas  la  médecine  avec  moins  de  dégoût  :  ce  dégoût 
s'étend  à  toutes  les  sensations  qui  le  frappent  en 
même  temps  ;  à  la  présence  de  la  plus  faible  son 


LIVRE  II.  27  I 

Imagination  lui  rappelle  aussi  l'autre  ;  un  parfum 
très-suave  n'est  plus  pour  lui  qu'une  odeur  dégoû- 
tante :  et  c'est  ainsi  que  nos  indiscrètes  précautions 
augmentent  la  somme  des  sensations  déplaisantes 
aux  dépens  des  agréables. 

Il  me  reste  à  parler  dans  les  livres  suivants  de  la 
culture  d'une  espèce  de  sixième  sens,  appelé  sens 
commun ,  moins  parce  qu'il  est  commun  à  tous  les 
hommes,  que  parce  qu'il  résulte  de  l'usage  bien 
réglé  des  autres  sens,  et  qu'il  nous  instruit  de  la 
nature  des  choses  par  le  concours  de  toutes  leurs 
apparences.  Ce  sixième  sens  n'a  point  par  consé- 
quent d'organe  particulier  :  il  ne  réside  que  dans 
le  cerveau,  et  ses  sensations,  purement  internes, 
s'appellent  perceptions  ou  idées.  C'est  par  le  nom- 
bre de  ces  idées  que  se  mesure  l'étendue  de  nos 
connaissances  ;  c'est  leur  netteté ,  leur  clarté ,  qui 
fait  la  justesse  de  l'esprit;  c'est  l'art  de  les  compa- 
rer entre  elles  qu'on  appelle  raison  humaine.  Ainsi 
ce  que  j'appelais  raison  sensitive  ou  puérile  con- 
siste à  former  des  idées  simples  par  le  concours 
de  plusieurs  sensations  ;  et  ce  que  j'appelle  raison 
intellectuelle  ou  humaine  consiste  à  former  des 
idées  complexes  par  le  concours  de  plusieurs  idées 
simples. 

Supposant  donc  que  ma  méthode  soit  celle  de 
la  nature,  et  que  je  ne  me  sois  pas  trompé  dans 
l'application ,  nous  avons  amené  notre  élève ,  à  tra- 
vers les  pays  des  sensations,  jusqu'aux  confins  de 
la  raison  puérile  :  le  premier  pas  que  nous  allons 
faire  au-delà  doit  être  un  pas  d'homme.  Mais,  avant 


l'^'l  EMILE. 

d'entrer  dans  cette  nouvelle  carrière,  jetons  un  mo- 
ment les  yeux  sur  celle  que  nous  venons  de  par- 
courir. Chaque  âge ,  chaque  état  de  la  vie  a  sa  per- 
fection convenable ,  sa  sorte  de  maturité  qui  lui  est 
propre.  Nous  avons  souvent  ouï  parler  d'un  homme 
fait;  mais  considérons  un  enfant  fait:  ce  spectacle 
sera  plus  nouveau  pour  nous ,  et  ne  sera  peut-être 
pas  moins  agréable.  ■ 

L'existence  des  êtres  finis  est  si  pauvre  et  si  bor- 
née ,  que ,  quand  nous  ne  voyons  que  ce  qui  est , 
nous  ne  sommes  jamais  émus.  Ce  sont  les  chimères 
qui  ornent  les  objets  réels;  et  si  l'imagination  n'a- 
joute un  charme  à  ce  qui  nous  frappe ,  le  stérile 
plaisir  qu'on  y  prend  se  borne  à  l'organe,  et  laisse 
toujours  le  cœur  froid.  La  terre,  parée  des  trésors 
de  l'automne ,  étale  une  richesse  que  l'œil  admire  : 
mais  cette  admiration  n'est  point  touchante;  elle 
vient  plus  de  la  réflexion  que  du  sentiment.  Au 
printemps ,  la  campagne  presque  nue  n'est  encore 
couverte  de  rien ,  les  bois  n'offrent  point  d'ombre , 
la  verdure  ne  fait  que  de  poindre,  et  le  cœur  est 
touché  à  son  aspect.  En  voyant  renaître  ainsi  la  na- 
ture, on  se  sent  ranimer  soi-même,  l'image  du  plai- 
sir nous  environne  :  ces  compagnes  de  la  volupté , 
ces  douces  larmes,  toujours  prêtes  à  se  joindre  à 
tout  sentiment  délicieux,  sont  déjà  sur  le  bord  de 
nos  paupières  :  mais  l'aspect  des  vendanges  a  beau 
être  animé,  vivant,  agréable,  on  le  voit  toujours 
d'un  œil  sec. 

Pourquoi  cette  différence  ?  C'est  qu'au  spectacle 
du  printemps  l'imagination  joint  celui  des  Siaisons 


LIVRE   II.  273 

qui  le  doivent  suivre  ;  à  ces  tendres  bourgeons  que 
l'œil  aperçoit,  elle  ajoute  les  fleurs,  les  fruits,  les 
ombrages,  quelquefois  les  mystères  qu'ils  peuvent 
couvrir.  Elle  réunit  en  un  point  des  temps  qui  doi- 
vent se  succéder,  et  voit  moins  les  objets  comme 
ils  seront  que  comme  elle  les  désire ,  parce  qu'il  dé- 
pend d'elle  de  les  choisir.  En  automne,  au  contraire , 
on  n'a  plus  à  voir  que  ce  qui  est.  Si  l'on  veut  arri- 
ver au  printemps,  l'hiver  nous  arrête,  et  l'imagi- 
nation glacée  expire  sur  la  neige  et  sur  les  frimas. 
Telle  est  la  source  du  charme  qu'on  trouve  à 
contempler  une  belle  enfance  préférablement  à  la 
perfection  de  l'âge  mûr.  Quand  est  -  ce  que  nous 
goûtons  un  vrai  plaisir  à  voir  un  homme?  c'est 
quand  la  mémoire  de  ses  actions  nous  fait  rétro- 
grader sur  sa  vie,  et  le  rajeunit,  pour  ainsi  dire, 
à  nos  yeux.  Si  nous  sommes  réduits  à  le  considérer 
tel  qu'il  est ,  ou  à  le  supposer  tel  qu'il  sera  dans  sa 
vieillesse ,  l'idée  de  la  nature  déclinante  efface  tout 
notre  plaisir.  Il  n'y  en  a  point  à  voir  avancer  un 
homme  à  grands  pas  vers  sa  tombe ,  et  l'image  de 
la  mort  enlaidit  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfant  de  dix  à  douze 
ans ,  sain ,  vigoureux ,  bien  formé  pour  son  âge  ,  il 
ne  me  fait  pas  naître  une  idée  qui  ne  soit  agréable, 
soit  pour  le  présent,  soit  pour  l'avenir  :  je  le  vois 
bouillant,  vif,  animé,  sans  souci  rongeant,  sans 
longue  et  pénible  prévoyance ,  tout  entier  à  son 
être  actuel,  et  jouissant  d'une  plénitude  de  vie  qui 
semble  vouloir  s'étendre  hors  de  lui.  Je  le  prévois 
dans  un  autre  âge,  exerçant  le  sens,  l'esprit,  les 

R.     IFI.  18 


2^4  ]éMILE. 

forces  qui  se  développent  en  lui  de  jour  en  jour, 
et  dont  il  donne  à  chaque  instant  de  nouveaux  in- 
dices :  je  le  contemple  enfant,  et  il  me  plaît;  je 
l'imagine  homme ,  et  il  me  plaît  davantage  ;  son 
sang  ardent  semble  réchauffer  le  mien  ;  je  crois 
vivre  de  sa  vie,  et  sa  vivacité  me  rajeunit. 

L'heure  sonne,  quel  changement!  A  l'instant  son 
œil  se  ternit,  sa  gaieté  s'efface  ;  adieu  la  joie,  adieu 
les  folâtres  jeux.  Un  homme  sévère  et  fâché  le  prend 
par  la  main,  lui  dit  gravement ,  Allons ,  monsieur, 
et  l'emmène.  Dans  la  chambre  où  ils  entrent  j'en- 
trevois des  livres.  Des  livres  !  quel  triste  ameuble- 
ment pour  son  âge  !  Le  pauvre  enfant  se  laisse  en- 
traîner, tourne  un  œil  de  regret  sur  tout  ce  qvii 
l'environne,  se  tait,  et  part  les  yeux  gonflés  de 
pleurs  qu'il  n'ose  répandre ,  et  le  cœur  gros  de 
soupirs  qu'il  n'ose  exhaler. 

O  toi  qui  n'as  rien  de  pareil  à  craindre ,  toi  pour 
qui  nul  temps  de  la  vie  n'est  un  temps  de  gène  et 
d'ennui,  toi  qui  vois  venir  le  jour  sans  inquiétude, 
la  nuit  sans  impatience,  et  ne  comptes  les  heures  que 
par  tes  plaisirs ,  viens ,  mon  heureux ,  mon  aimable 
élève,  nous  consoler  par  ta  présence  du  départ  de 
cet  infortuné  ;  viens...  Il  arrive,  et  je  sens  à  son  ap- 
proche un  mouvement  de  joie  que  je  lui  vois  parta- 
ger. C'est  son  ami,  son  camarade,  c'est  le  compa- 
gnon de  ses  jeux  qu'il  aborde  ;  il  est  bien  sûr ,  en  me 
voyant ,  qu'il  ne  restera  pas  long-temps  sans  amu- 
sement :  nous  ne  dépendons  jamais  l'un  de  l'autre, 
mais  nous  nous  accordons  toujours,  et  nous  ne 
sommes  avec  personne  aussi  bien  qu'ensemble. 


I 


LIVRE  II.  I'j5 

Sa  figure ,  son  port ,  sa  contenance ,  annoncent 
l'assurance  et  le  contentement;  la  santé  brille  sur 
son  visage  ;  ses  pas  affermis  lui  donnent  un  air  de 
vigueur;  son  teint,  délicat  encore  sans  être  fade, 
n'a  rien  d'une  mollesse  efféminée  ;  l'air  et  le  soleil 
y  ont  déjà  mis  l'empreinte  honorable  de  son  sexe; 
ses  muscles,  encore  arrondis,  commencent  à  mar- 
quer quelques  traits  d'une  physionomie  naissante  ; 
ses  yeux,  que  le  feu  du  sentiment  n'anime  point 
encore,  ont  au  moins  toute  leur  sérénité  native ''; 
de  longs  chagrins  ne  les  ont  point  obscurcis,  des 
pleurs  sans  fin  n'ont  point  sillonné  ses  joues.  Voyez 
dans  ses  mouvements  prompts,  mais  sûrs,  la  vi- 
vacité de  son  âge,  la  fermeté  de  l'indépendance, 
l'expérience  des  exercices  multipliés.  Il  a  l'air  ou- 
vert et  libre ,  mais  non  pas  insolent  ni  vain  :  son 
visage,  qu'on  n'a  pas  collé  sur  des  livres,  ne  tombe 
point  sur  son  estomac  :  on  n'a  pas  besoin  de  lui 
dire ,  Lei>ez  la  tête;  la  honte  ni  la  crainte  ne  la  lui 
firent  jamais  baisser. 

Faisons-lui  place  au  milieu  de  l'assemblée  :  mes- 
sieurs, examinez -le,  interrogez- le  en  toute  con-i 
fiance;  ne  craignez  ni  ses  importunités ,  ni  son  ba- 
bil, ni  ses  questions  indiscrètes.  N'ayez  pas  peur  cpi'il 
s'empare  de  vous ,  qu'il  prétende  vous  occuper  de  lui 
seul ,  et  que  vous  ne  puissiez  plus  vous  en  défaire. 

N'attendez  pas  non  plus  de  lui  des  propos  agréa- 

"  Natîa.  J'emploie  ce  mot  dans  une  acception  italienne ,  faute  de 
lui  trouver  un  synonyme  en  français.  Si  j'ai  tort,  peu  importe, 
pourvu  qu'on  m'entende   . 

*  Il  l'emploie  encore  dans  le  même  sens  ci-après,  au  Livre  iv.  Une  honte 
native,  un  caractère  timide,  etc. 

i8. 


ayG  EMILE. 

bles,  ni  qu'il  vous  dise  ce  que  je  lui  aurai  dicté; 
n'en  attendez  que  la  vérité  naïve  et  simple,  sans 
ornement,  sans  apprêt,  sans  vanité.  Il  vous  dira 
le  mal  qu'il  a  fait  ou  celui  qu'il  pense,  tout  aussi 
librement  que  le  bien ,  sans  s'embarrasser  en  au- 
cune sorte  de  l'effet  que  fera  sur  vous  ce  qu'il 
aura  dit  :  il  usera  de  la  parole  dans  toute  la  sim- 
plicité de  sa  première  institution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfants,  et  l'on  a 
toujours  regret  à  ce  flux  d'inepties  qui  vient  pres- 
que toujours  renverser  les  espérances  qu'on  vou- 
drait tirer  de  quelque  heureuse  rencontre  qui  par 
hasard  leur  tombe  sur  la  langue.  Si  le  mien  donne 
rarement  de  telles  espérances,  il  ne  donnera  ja- 
mais ce  regret;  car  il  ne  dit  jamais  un  mot  inutile, 
et  ne  s'épuise  pas  sur  un  babil  qu'il  sait  qu'on  n'é- 
coute point.  Ses  idées  sont  bornées,  mais  nettes; 
s'il  ne  sait  rien  par  cœur,  il  sait  beaucoup  par 
expérience;  s'il  lit  moins  bien  qu'un  autre  enfant 
dans  nos  livres,  il  lit  mieux  dans  celui  de  la  na- 
ture; son  esprit  n'est  pas  dans  sa  langue  ,  mais  dans 
sa  tète;  il  a  moins  de  mémoire  que  de  jugement; 
il  ne  sait  parler  qu'un  langage,  mais  il  entend  ce 
qu'il  dit;  et  s'il  ne  dit  pas  si  bien  que  les  autres 
disent ,  en  revanche  il  fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

Il  ne  sait  ce  que  c'est  que  routine,  usage,  habi- 
tude; ce  qu'il  fit  hier  n'influe  point  sur  ce  qu'il 
fait  aujourd'hui'':  il  ne  suit  jamais  de  formule,  ne 

^  L'attrait  de  l'habitude  vient  de  la  paresse  naturelle  à  riiorame , 
et  cette  paresse  augmente  en  s'y  livrant  :  on  fait  plus  aisément  ce 
qu'on   a  déjà  fait  ;   la  route  étant  frayée  en  devient  plus  facile  à 


LIVRE   II.  ann 

cède  point  à  l'autorité  ni  à  l'exemple,  et  n'agit  ni 
ne  parle  que  comme  il  lui  convient.  Ainsi  n'atten- 
dez pas  de  lui  des  discours  dictés  ni  des  manières 
étudiées,  mais  toujours  l'expression  fidèle  de  ses 
idées  et  la  conduite  qui  naît  de  ses  penchants. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre  de  notions 
morales  qui  se  rapportent  à  son  état  actuel ,  aucune 
sur  l'état  relatif  des  hommes  :  et  de  quoi  lui  ser- 
viraient-elles,  puisqu'un  enfant  n'est  pas  encore 
un  membre  actif  de  la  société  ?  Parlez-lui  de  li- 
berté, de  propriété,  de  convention  même  :  il  peut 
en  savoir  jusque-là;  il  sait  pourquoi  ce  qui  est  à  lui 
est  à  lui ,  et  pourquoi  ce  qui  n'est  pas  à  lui  n'est  pas 
à  lui  :  passé  cela  il  ne  sait  plus  rien.  Parlez -lui  de 
devoir ,  d'obéissance,  il  ne  sait  ce  que  vous  voulez 
dire;  commandez-lui  quelque  chose, il  ne  vous  en- 
tendra pas  :  mais  dites-lui  :  Si  vous  me  faisiez  tel  plai- 
sir ,  je  vous  le  rendrais  dans  l'occasion  ;  à  l'instant 
il  s'empressera  de  vous  complaire,  car  il  ne  demande 
pas  mieux  que  d'étendre  son  domaine,  et  d'acqué- 
rir sur  vous  des  droits  qu'il  sait  être  inviolables. 
Peut-être  même  n'est -il  pas  fâché  de  tenir  une 
place,  de  faire  nombre,  d'être  compté  pour  quel- 
que chose  :  mais  s'il  a  ce  dernier  motif,  le  voilà 
déjà  sorti  de  la  nature,  et  vous  n'avez  pas  bien 
bouché  d'avance  toutes  les  portes  de  la  vanité. 

suivre.  Aussi  peut-on  remarquer  que  l'empire  de  l'habitude  est  très- 
grand  sur  les  vieillards  et  sur  les  gens  indolents ,  très  -  petit  sur  la 
jeunesse  et  sur  les  gens  vifs.  Ce  régime  n'est  bon  qu'aux  âmes  faibles, 
et  les  affaiblit  davantage  de  jour  en  jour.  La  seule  habitude  utile 
aux  enfants  est  de  s'asservir  sans  peine  à  la  nécessité  des  choses,  et 
la  seule  habitude  utile  aux  hommes  est  de  s'asservir  sans  peine  à  la 
raison.  Toute  aiitre  habitude  est  un  vice. 


278  ^MILE. 

De  son  côté ,  s'il  a  besoin  de  quelque  assistance, 
il  la  demandera  indifféremment  au  premier  qu'il 
rencontre;  il  la  demanderait  au  roi  comme  à  son 
laquais  :  tous  les  hommes  sont  encore  égaux  à  ses 
yeux.  Vous  voyez,  à  l'air  dont  il  prie,  qu'il  sent 
qu'on  ne  lui  doit  rien  ;  il  sait  que  ce  qu'il  demande 
est  une  grâce.  Il  sait  aussi  que  l'humanité  porte  à 
en  accorder.  Ses  expressions  sont  simples  et  laco- 
niques. Sa  voix ,  son  regard ,  son  geste ,  sont  d'un 
être  également  accoutumé  à  la  complaisance  et  au 
refus.  Ce  n'est  ni  la  rampante  et  servile  soumission 
d'un  esclave,  ni  l'impérieux  accent  d'un  maître; 
c'est  une  modeste  confiance  en  son  semblable ,  c'est 
la  noble  et  touchante  douceur  d'un  être  libre, 
mais  sensible  et  faible ,  qui  implore  l'assistance 
d'un  être  libre ,  mais  fort  et  bienfaisant.  Si  vous  lui 
accordez  ce  qu'il  vous  demande,  il  ne  vous  remer- 
ciera pas,  mais  il  sentira  qu'il  a  contracté  une 
dette.  Si  vous  le  lui  refusez, il  ne  se  plaindra  point, 
il  n'insistera  point,  il  sait  que  cela  serait  inutile:  il  ne 
se  dira  point.  Ou  m'a  refusé;  mais  il  se  dira,  Cela  ne 
pouvait  p9s  être;  et,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  on  ne 
se  mutine  guère  contre  la  nécessité  bien  reconnue. 
Laissez-le  seul  en  liberté,  voyez-le  agir  sans  lui 
rien  dire  ;  considérez  ce  qu'il  fera  et  comment  il 
r^  s'y  prendra.  N'ayant  pas  besoin  de  se  prouver  qu'il 
^  est  libre,  il  ne  fait  jamais  rien  par  étourderie,  et 

seulement  pour  faire  un  acte  de  pouvoir  sur  lui- 
même:  ne  sait -il  pas  qu'il  est  toujours  maître  de 
lui  ?  Il  est  alerte ,  léger ,  dispos  ;  ses  mouvements 
ont  toute  la  vivacité  de  son  âge,  mais  vous  n'en 


LIVRE  II.     .  5179 

voyez  pas  un  qui  n'ait  une  fin.  Quoi  qu'il  veuille 
faire,  il  n'entreprendra  jamais  rien  qui  soit  au- 
dessus  de  ses  forces,  car  il  les  a  bien  éprouvées 
et  les  connaît;  ses  moyens  seront  toujours  appro- 
priés à  ses  desseins ,  et  rarement  il  agira  sans  être 
assuré  du  succès.  Il  aura  l'œil  attentif  et  judicieux  : 
il  n'ira  pas  niaisement  interrogeant  les  autres  sur 
tout  ce  qu'il  voit  ;  mais  il  l'examinera  lui-même  et 
se  fatiguera  pour  trouver  ce  qu'il  veut  apprendre 
avant  de  le  demander.  S'il  tombe  dans  des  embar- 
ras imprévus,  il  se  troublera  moins  qu'un  autre  ; 
s'il  y  a  du  risque ,  il  s'effraiera  moins  aussi.  Comme 
son  imagination  reste  encore  inactive,  et  qu'on  n'a 
rien  fait  pour  l'animer ,  il  ne  voit  que  ce  qui  est , 
n'estime  les  dangers  que  ce  qu'ils  valent,  et  garde 
toujours  son  sang  froid.  La  nécessité  s'appesantit 
trop  souvent  sur  lui  pour  qu'il  regimbe  encore 
contre  elle;  il  en  porte  le  joug  dès  sa  naissance, 
l'y  voilà  bien  accoutumé  ;  il  est  toujours  prêt  à  tout. 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amuse,  l'un  et  l'autre  est 
égal  pour  lui  ;  ses  jeux  sont  ses  occupations,  il  n'y 
sent  point  de  différence.  Il  met  à  tout  ce  qu'il  fait 
un  intérêt  qui  fait  rire  et  une  liberté  qui  plaît,  en 
montrant  à  la  fois  le  tour  de  son  esprit  et  la  sphère 
de  ses  connaissances.  N'est-ce  pas  le  spectacle  de 
cet  âge,  un  spectacle  charmant  et  doux,  de  voir 
un  joli  enfant,  l'œil  vif  et  gai ,  l'air  content  et  se- 
rein, la  physionomie  ouverte  et  riante,  faire,  en 
se  jouant,  les  choses  les  plus  sérieuses,  ou  pro- 
fondément occupé  des  plus  frivoles  amusements  ? 

Voulez-vous  à  présent  le  juger  par  comparaison? 


sBo  EMILE. 

Mélez-le  avec  d'autres  enfants,  et  laissez -le  faire. 
Vous  verrez  bientôt  lequel  est  le  plus  vraiment 
formé,  lequel  approche  le  mieux  de  la  perfection 
de  leur  âge.  Parmi  les  enfants  de  la  ville  nul  n'est 
plus  adroit  que  lui ,  mais  il  est  plus  fort  qu'aucun 
autre.  Parmi  déjeunes  paysans  il  les  égale  en  force 
et  les  passe  en  adresse.  Dans  tout  ce  qui  est  à 
portée  de  l'enfance,  il  juge,  il  raisonne,  il  prévoit 
mieux  qu'eux  tous.  Est-il  question  d'agir,  de  courir, 
de  sauter,  d'ébranler  des  corps,  d'enlever  des  masses, 
d'estimer  des  distances,  d'inventer  des  jeux,  d'em- 
porter des  prix?  on  dirait  que  la  nature  est  à  ses  or- 
dres ,  tant  il  sait  aisément  plier  toute  chose  à  ses  vo- 
lontés. Il  est  fait  pour  guider,  pour  gouverner  ses 
égaux  :  le  talent ,  l'expérience  ,  lui  tiennent  lieu  de 
droit  et  d'autorité.  Donnez-lui  l'habit  et  le  nom  qu'il 
vous  plaira ,  peu  importe ,  il  primera  partout,  il  de- 
viendra partout  le  chef  des  autres  :  ils  sentiront  tou- 
jours sa  supériorité  sur  eux  :  sans  vouloir  comman- 
der il  sera  le  maître;  sans  croire  obéir  ils  obéiront. 

Il  est  parvenu  à  la  maturité  de  l'enfance,  il  a  vécu 
de  la  vie  d'un  enfant ,  il  n'a  point  acheté  sa  perfec- 
tion aux  dépens  de  son  bonheur  ;  au  contraire ,  ils 
ont  concouru  l'un  à  l'autre.  En  acquérant  toute 
la  raison  de  son  âge,  il  a  été  heureux  et  libre  au- 
tant que  sa  constitution  lui  permettait  de  l'être.  Si 
la  fatale  faux  vient  moissonner  en  lui  la  fleur  de 
nos  espérances,  nous  n'aurons  point  à  pleurer  à 
la  fois  sa  vie  et  sa  mort,  nous  n'aigrirons  point  nos 
douleurs  du  souvenir  de  celles  que  nous  lui  aurons 
causées;  nous  nous  dirons  :  Au  moins  il  a  joui  de 


LIVRE   II.  281 

son  enfance  ;  nous  ne  lui  avons  rien  fait  perdre  de 
ce  que  la  nature  lui  avait  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  première  éduca- 
tion est  qu'elle  n'est  sensible  qu'aux  hommes  clair- 
voyants, et  que,  dans  un  enfant  élevé  avec  tant  de 
soin,  des  yeux  vulgaires  ne  voient  qu'un  polisson. 
Un  précepteur  songe  à  son  intérêt  plus  qu'à  celui 
de  son  disciple  ;  il  s'attache  à  prouver  qu'il  ne  perd 
pas  son  temps ,  et  qu'il  gagne  bien  l'argent  qu'on 
lui  donne  ;  il  le  pourvoit  d'un  acquis  de  facile 
étalage  et  qu'on  puisse  montrer  quand  on  veut  ; 
il  n'importe  que  ce  qu'il  lui  apprend  soit  utile , 
pourvu  qu'il  se  voie  aisément.  Il  accumule,  sans 
choix,  sans  discerneinent ,  cent  fatras  dans  sa  mé- 
moire. Quand  il  s'agit  d'examiner  l'enfant ,  on  lui 
fait  déployer  sa  marchandise;  il  l'étalé,  on  est  con- 
tent ,  puis  il  replie  son  ballot  et  s'en  va.  Mon  élève 
n'est  pas  si  riche,  il  n'a  point  de  ballot  à  déployer, 
il  n'a  rien  à  montrer  que  lui-même.  Or  un  enfant , 
non  plus  qu'un  homme ,  ne  se  voit  pas  en  un  mo- 
ment. Où  sont  les  observateurs  qui  sachent  saisir 
au  premier  coup  d'œil  les  traits  qui  le  cai-actéri- 
sent?  Il  en  est ,  mais  il  en  est  peu  ;  et  sur  cent  mille 
pères,  il  ne  s'en  trouvera  pas  un  de  ce  nombre. 

Les  questions  trop  multipliées  ennuient  et  re- 
butent tout  le  monde,  à  plus  forte  raison  les  en- 
fants. Au  bout  de  quelques  minutes  leur  attention 
se  lasse,  ils  n'écoutent  plus  ce  qu'un  obstiné  ques- 
tionneur leur  demande,  et  ne  répondent  plus  qu'au 
hasard.  Cette  manière  de  les  examiner  est  vaine  et 
pédantesque;  souvent  un  n;iot  pris  à  la  volée  peint 


282  ^MILE. 

mieux  leur  sens  et  leur  esprit  que  ne  feraient  de 
longs  discours  :  mais  il  faut  prendre  garde  que  ce 
mot  ne  soit  ni  dicté  ni  fortuit.  Il  faut  avoir  beau- 
coup de  jugement  soi-même  pour  apprécier  celui 
d'un  enfant. 

J'ai  ouï  raconter  à  feu  milord  Hyde  qu'un  de  ses 
amis,  revenu  d'Italie  après  trois  ans  d'absence,  vou- 
lut examiner  les  progrès  de  son  fils  âgé  de  neuf  à 
dix  ans.  Ils  vont  un  soir  se  promener  avec  son  gou- 
verneur et  lui  dans  une  plaine  où  des  écoliers  s'a- 
musaient à  guider  des  cerfs  -  volants.  Le  père  en 
passant  dit  à  son  fils,  Oit  est  le  cerf -volant  dont 
voilà  V ombre?  Sans  hésiter,  sans  lever  la  tête,  l'en- 
fant dit,  Sur  le  grand  chemin.  Et  en  effet,  ajoutait 
milord  H3  de ,  le  grand  chemin  était  entre  le  soleil 
et  nous.  Le  père  à  ce  mot  embrasse  son  fils,  et, 
finissant  là  son  examen,  s'en  va  sans  rien  dire.  Le 
lendemain  il  envoya  au  gouverneur  l'acte  d'une 
pension  viagère  outre  ses  appointements. 

Quel  homme  que  ce  père-là  !  et  quel  fils  lui  était 

promis*  !  La  question  est  précisément  de  l'âge  :  la 

réponse  est  bien  simple  ;  mais  voyez  quelle  netteté 

A       de  judiciaire  enfantine  elle  suppose!  C'est  ainsi  que 

/ï        l'élève  d'Aristote  apprivpisait  ce  coursier  célèbre 

qu'aucun  écuyer  n'avait  pu  dompter. 

Une  lettre  de  Rousseau  à  madame  Latour  de  Franqueville ,  du 
26  septembre  1762,  nous  apprend  que  ce  jeune  homme  était  le 
comte  de  Gisors  ,  fils  unique  du  maréchal  de  Belle-Isle ,  et  qui  dès- 
lors  donnait  en  effet  les  plus  gi'andes  espérances.  Il  en  sera  encore 
parlé  ci-après  au  Livre  v. 

FIJX   DU  LIVRE  SECOJN'D. 


LIVRE   TROISIEME. 


Quoique  jusqu'à  l'adolescence  tout  le  cours  de 
la  vie  soit  uu  temps  de  faiblesse ,  il  est  un  point , 
dans  la  durée  de  ce  premier  âge ,  où ,  le  progrès 
des  forces  ayant  passé  celui  des  besoins ,  l'animal 
croissant ,  encore  absolument  faible ,  devient  fort 
par  relation.  Ses  besoins  n'étant  pas  tous  dévelop- 
pés, ses  forces  actuelles  sont  plus  que  suffisantes 
pour  pourvoir  à  ceux  qu'il  a.  Comme  homme  il  se- 
rait très-faible ,  comme  enfant  il  est  très-fort. 

D'où  vient  la  faiblesse  de  l'homme  ?  De  l'inégalité 
qui  se  trouve  entre  sa  force  et  ses  désirs.  Ce  sont 
nos  passions  qui  nous  rendent  faibles ,  parce  qu'il 
faudrait  pour  les  contenter  plus  de  forces  que  ne 
nous  en  donna  la  nature.  Diminuez  donc  les  désirs, 
c'est  comme  si  vous  augmentiez  les  forces  :  celui 
qui  peut  plus  qu'il  ne  désire  en  a  de  reste  ;  il  est 
certainement  un  être  très -fort.  Voilà  le  troisième 
état  de  l'enfance,  et  celui  dont  j'ai  maintenant  à 
parler.  Je  continue  à  l'appeler  enfance,  faute  de 
terme  propre  à  l'exprimer  ;  car  cet  âge  approche 
de  l'adolescence ,  sans  être  encore  celui  de  la  pu- 
berté. 

A  douze  ou  treize  ans  les  forces  de  l'enfant  se 
développent  bien  plus  rapidement  que  ses  besoins. 
Le  plus  violent,  le  plus  terrible,  ne  s'est  pas  encore 
fait  sentir  à  lui;  l'organe  même  en  reste  dans  l'im- 


\f. 


•10L[  EMILE. 

perfection,  et  semble,  pour  en  sortir,  attendre  que 
sa  volonté  l'y  force.  Peu  sensible  aux  injures  de 
l'air  et  des  saisons,  il  les  brave  sans  peine;  sa  cha- 
leur naissante  lui  tient  lieu  d'habit;  son  appétit  lui 
tient  lieu  d'assaisonnement  ;  tout  ce  qui  peut  nour- 
rir est  bon  à  son  âge  ;  s'il  a  sommeil  il  s'étend  sur 
la  terre  et  dort  ;  il  se  voit  partout  entouré  de  tout 
ce  qui  lui  est  nécessaire  ;  aucun  besoin  imaginaire 
ne  le  tourmente  ;  l'opinion  ne  peut  rien  sur  lui  ;  ses 
désirs  ne  vont  pas  plus  loin  que  ses  bras  :  non-seu- 
lement il  peut  se  suffire  à  lui-même,  il  a  de  la  force 
au-delà  de  ce  qu'il  lui  en  faut  ;  c'est  le  seul  temps 
de  sa  vie  où  il  sera  dans  ce  cas. 

Je  pressens  l'objection.  L'on  ne  dira  pas  que  l'en- 
fant a  plus  de  besoins  que  je  ne  lui  eh  donne,  mais 
on  niera  qu'il  ait  la  force  que  je  lui  attribue  :  on 
ne  songera  pas  que  je  parle  de  mon  élève,  non  de 
ces  poupées  ambulantes  qui  voyagent  d'une  cham- 
bre à  l'autre ,  qui  labourent  dans  une  caisse  et  por- 
tent des  fardeaux  de  carton.  L'on  me  dira  que  la 
force  virile  ne  se  manifeste  qu'avec  la  virilité  ;  que 
les  esprits  vitaux,  élaborés  dans  les  vaisseaux  con- 
venables ,  et  répandus  dans  tout  le  corps ,  peuvent 
seuls  donner  aux  muscles  la  consistance,  l'activité , 
le  ton ,  le  ressort ,  d'où  résulte  une  véritable  force. 
Voilà  la  philosophie  du  cabinet;  mais  moi,  j'en 
appelle  à  l'expérience.  Je  vois  dans  vos  campagnes 
de  grands  garçons  labourer ,  biner ,  tenir  la  char- 
rue ,  charger  un  tonneau  de  vin ,  mener  la  voiture 
tout  comme  leur  père  :  on  les  prendrait  pour  des 
hommes,  si  le  son  de  leur  voix  ne  les  trahissait 


LiVRi-:  III.  aoJ» 

pas.  Dans  nos  villes  même ,  dejemies  ouvriers,  lor- 
fiferons,  taillandiers ,  maréchaux,  sont  presque  aussi 
robustes  que  les  maîtres,  et  ne  seraient  guère 
moins  adroits  si  on  les  eût  exercés  à  temps.  S'il  y  a 
de  la  différence ,  et  je  conviens  qu'il  y  en  a ,  elle  est 
beaucoup  moindre,  je  le  répète ,  que  celle  des  dé- 
sirs fougueux  d'un  homme  aux  désirs  bornés  d'un 
enfant.  D'ailleurs  il  n'est  pas  ici  question  seulement 
de  forces  physiques ,  mais  surtout  de  la  force  et  ca- 
pacité de  l'esprit  qui  les  supplée  ou  qui  les  dirige. 

Cet  intervalle  où  l'individu  peut  plus  qu'il  ne 
désire,  bien  qu'il  ne  soit  pas  le  temps  de  sa  plus 
grande  force  absolue,  est,  comme  je  l'ai  dit,  celui 
de  sa  plus  grande  force  relative.  Il  est  le  temps  le 
plus  précieux  de  la  vie ,  temps  qui  ne  vient  qu'une 
seule  fois;  temps  très-court,  et  d'autant  plus  court, 
comme  on  verra  dans  la  suite,  qu'il  lui  importe 
plus  de  le  bien  employer. 

Que  fera-t-il  donc  de  cet  excédant  de  facultés  et 
de  forces  qu'il  a  de  trop  à  présent ,  et  qui  lui  man- 
quera dans  un  autre  âge  ?  Il  tâchera  de  l'employer 
à  des  soins  qui  lui  puissent  profiter  au  besoin  ;  il 
jettera,  pour  ainsi  dire,  dans  l'avenir  le  superflu 
de  son  être  actuel  :  l'enfant  robuste  fera  des  pro- 
visions pour  l'homme  faible  ;  mais  il  n'établira  ses 
magasins  ni  dans  des  coffres  qu'on  peut  lui  voler , 
ni  dans  des  granges  qui  lui  sont  étrangères  ;  pour 
s'approprier  véritablement  son  acquis ,  c'est  dans 
ses  bras ,  dans  sa  tête ,  c'est  dans  lui  qu'il  le  logera. 
Voici  donc  le  temps  des  travaux  ,  des  instructions , 
des  études  :  et  remarquez  que  ce  n'est  pas  moi  qui 


286  EMILE. 

fais  arbitrairement  ce  choix,  c'est  la  nature  elle- 
même  qui  l'indique. 

L'intelligence  humaine  a  ses  bornes;  et  non-seu- 
lement un  homme  ne  peut  pas  tout  savoir,  il  ne 
peut  pas  même  savoir  en  entier  le  peu  que  savent 
les  autres  hommes.  Puisque  la  contradictoire  de 
chaque  proposition  fausse  est  une  vérité,  le  nombre 
des  vérités  est  inépuisable  comme  celui  des  erreurs. 
Il  y  a  donc  un  choix  dans  les  choses  qu'on  doit 
enseigner  ainsi  que  dans  le  temps  propre  à  les  ap- 
prendre. Des  connaissances  qui  sont  à  notre  portée, 
les  unes  sont  fausses,  les  autres  sont  inutiles,  les 
autres  servent  à  nourrir  l'orgueil  de  celui  qui  les  a. 
Le  petit  nombre  de  celles  qui  contribuent  réelle- 
ment à  notre  bien-être  est  seul  digne  des  recher- 
ches d'un  homme  sage,  et  par  conséquent  d'un 
enfant  qu'on  veut  rendre  tel.  Il  ne  s'agit  point  de 
savoir  ce  qui  est,  mais  seulement  ce  qui  est  utile. 

De  ce  petit  nombre  il  faut  ôter  encore  ici  les  vé- 
rités qui  demandent,  pour  être  comprises,  un  enten- 
dement déjà  tout  formé;  celles  qui  supposent  la 
connaissance  des  rapports  de  l'homme ,  qu'un  en- 
fant ne  peut  acquérir;  celles  qui,  bien  que  vraies 
en  elles-mêmes,  disposent  une  ame  inexpérimentée 
à  penser  faux  sur  d'autres  sujets. 

Nous  voilà  réduits  à  un  bien  petit  cercle  relati- 
vement à  l'existence  des  choses  ;  mais  que  ce  cercle 
forme  encore  une  sphère  immense  pour  la  mesure 
de  l'esprit  d'un  enfant!  Ténèbres  de  l'entendement 
humain  ,  quelle  main  téméraire  osa  toucher  à  votre 
voile?  Que  d'abîmes  je  vois  creuser  par  nos  vaines 


LIVRE  III.  287 

sciences  autour  de  ce  jeune  infortuné!  O  toi  qui 
vas  le  conduire  dans  ces  périlleux  sentiers,  et  tirer 
devant  ses  yeux  le  rideau  sacré  de  la  nature,  tremble. 
Assure-toi  bien  premièrement  de  sa  tète  et  de  la 
tienne ,  crains  qu'elle  ne  tourne  à  l'un  ou  à  l'autre, 
et  peut-être  à  tous  les  deux.  Crains  l'attrait  spécieux 
du  mensonge  et  les  vapeurs  enivrantes  de  l'orgueil. 
Souviens  -  toi ,  souviens  -  toi  sans  cesse  que  l'igno- 
rance n'a  jamais  fait  de  mal ,  que  l'erreur  seule  est 
funeste ,  et  qu'on  ne  s'égare  point  par  ce  qu'on  ne 
sait  pas ,  mais  par  ce  qu'on  croit  savoir. 

Ses  progrès  dans  la  géométrie  vous  pourraient 
servir  d'épreuve  et  de  mesure  certaine  pour  le  dé- 
veloppement de  son  intelligence  :  mais  sitôt  qu'il 
peut  discerner  ce  qui  est  utile  et  ce  qui  ne  l'est  pas, 
il  importe  d'user  de  beaucoup  de  ménagement  et 
d'art  pour  l'amener  aux  études  spéculatives.  Vou- 
lez-vous ,  par  exemple ,  qu'il  cherche  une  moyenne 
proportionnelle  entre  deux  lignes  ;  commencez 
par  faire  en  sorte  qu'il  ait  besoin  de  trouver  un 
carré  égal  à  un  rectangle  donné  :  s'il  s'agissait  de 
deiix  moyennes  proportionnelles,  il  faudrait  d'a- 
bord lui  rendre  le  problème  de  la  duplication  du 
ciibe  intéressant,  etc.  Voyez  comment  nous  ap- 
prochons par  degrés  des  notions  morales  qui  dis- 
tinguent le  bien  et  le  mal.  Jusqu'ici  nous  nWons 
connu  de  loi  que  celle  de  la  nécessité  :  maintenant 
nous  avons  égard  à  ce  qui  est  utile  ;  nous  arriverons 
bientôt  à  ce  qui  est  convenable  et  bon. 

Le  même  instinct  anime  les  diverses  facultés  de 
l'homme.  A  l'activité  du  corps  qui  cherche  à  se  dé- 


faBS  EMILE. 

velopper ,  succède  l'activité  de  l'esprit  qui  cherche 
à  s'instruire.  D'abord  les  enfants  ne  sont  que  re- 
muants ,  ensuite  ils  sont  curieux  ;  et  cette  curiosité 
bien  dirigée  est  le  mobile  de  l'âge  où  nous  voilà 
parvenus.  Distinguons  toujours  les  penchants  qui 
viennent  de  la  nature  de  ceux  qui  viennent  de  l'o- 
pinion. Il  est  une  ardeur  de  savoir  qui  n'est  fondée 
que  sur  le  désir  d'être  estimé  savant;  il  en  est  une 
autre  qui  naît  d'une  curiosité  naturelle  à  l'homme 
pour  tout  ce  qui  peut  l'intéresser  de  près  ou  de 
loin.  Le  désir  inné  du  bien-être  et  l'impossibilité 
de  contenter  pleinement  ce  désir  lui  font  rechercher 
sans  cesse  de  nouveaux  moyens  d'y  contribuer. 
Tel  est  le  premier  principe  de  la  curiosité;  principe 
naturel  au  cœur  humain ,  mais  dont  le  développe- 
ment ne  se  fait  qu'en  proportion  de  nos  passions 
et  de  nos  lumières.  Supposez  un  philosophe  relégué 
dans  une  île  déserte  avec  des  instruments  et  des 
livres,  sûr  d'y  passer  seul  le  reste  de  ses  jours;  il 
ne  s'embarrassera  plus  guère  du  système  du  monde , 
des  lois  de  l'attraction,  du  calcul  différentiel  :  il 
n'ouvrira  peut-être  de  sa  vie  un  seul  livre,  mais 
jamais  il  ne  s'abstiendra  de  visiter  son  île  jusqu'au 
dernier  recoin,  quelque  grande  qu'elle  puisse  être. 
Rejetons  donc  encore  de  nos  premières  études  les 
connaissances  dont  le  goût  n'est  point  naturel  à 
l'homme,  et  bornons-nous  à  celles  que  l'instinct 
nous  porte  à  chercher. 

L'île  du  genre  humain,  c'est  la  terre;  l'objet  le 
plus  frappant  pour  nos  yeux ,  c'est  le  soleil.  Sitôt 
que  nous  commençons  à  nous  éloigner  de  nous, 


LIVRE    ill.  9.89 

nos  premières  observations  doivent  tomber  sur 
l'une  et  sur  l'autre.  Aussi  la  philosophie  de  presque 
tous  les  peuples  sauvages  roule-t-elle  uniquement 
sur  d'imaginaires  divisions  de  la  terre  et  sur  la  di- 
vinité du  soleil. 

Quel  écart!  dira-t-on  peut-être.  Tout-à-l'heure 
nous  n'étions  occupés  que  de  ce  qui  nous  touche , 
de  ce  qui  nous  entoure  immédiatement  ;  tout-à- 
coup  nous  voilà  parcourant  le  globe  et  sautant 
aux  extrémités  de  l'univers!  Cet  écart  est  l'effet 
du  progrès  de  nos  forces  et  de  la  pente  de  notre 
esprit.  Dans  l'état  de  faiblesse  et  d'insuffisance, 
le  soin  de  nous  conserver  nous  concentre  au-de- 
dans  de  nous  ;  dans  l'état  de  puissance  et  de  force, 
le  désir  d'étendre  notre  être  nous  porte  au-delà ,  et 
nous  fait  élancer  aussi  loin  qu'il  nous  est  possible  : 
mais  comme  le  monde  intellectuel  nous  est  encore 
inconnu,  notre  pensée  ne  va  pas  plus  loin  que  nos 
yeux ,  et  notre  entendement  ne  s'étend  qu'avec  l'es- 
pace qu'il  mesure. 

Transformons  nos  sensations  en  idées,  mais  ne 
sautons  pas  tout  d'un  coup  des  objets  sensibles 
aux  objets  intellectuels.  C'est  par  les  premiers  que 
nous  devons  arriver  aux  autres.  Dans  les  premières 
opérations  de  l'esprit,  que  les  sens  soient  toujours 
ses  guides.  Point  d'autre  livre  que  le  monde ,  point 
d'autre  instruction  que  les  faits.  L'enfant  qui  lit 
ne  pense  pas,  il  ne  fait  que  lire;  il  ne  s'instruit 
pas,  il  apprend  des  mots. 

Rendez  votre  élève  attentif  aux  phénomènes  de 
la  nature,  bientôt  vous  le  rendrez  curieux;  mais, 
R.  iir.  19 


290  EMILE. 

pour  nourrir  sa  curiosité ,  ne  vous  pressez  jamais 
de  la  satisfaire.  Mettez  les  questions  à  sa  portée, 
et  laissez-les  lui  résoudre.  Qu'il  ne  sache  rien  parce 
que  vous  le  lui  avez  dit ,  mais  parce  qu'il  l'a  com- 
pris lui-même  ;  qu'il  n'apprenne  pas  la  science ,  qu'il 
l'invente.  Si  jamais  vous  substituez  dans  son  esprit 
l'autorité  à  la  raison ,  il  ne  raisonnera  plus  ;  il  ne 
sera  plus  que  le  jouet  de  l'opinion  des  autres. 

Vous  voulez  apprendre  la  géographie  à  cet  en- 
fant, et  vous  lui  allez  chercher  des  globes,  des 
sphères ,  des  cartes  :  que  de  machines  !  Pourquoi 
toutes  ces  représentations?  Que  ne  commencez- 
vous  par  lui  montrer  l'objet  même,  afin  qu'il  sache 
au  moins  de  quoi  vous  lui  parlez  ! 

Une  belle  soirée,  on  va  se  promener  dans  un 
lieu  favorable ,  où  l'horizon  bien  découvert  laisse 
voir  à  plein  le  soleil  couchant ,  et  l'on  observe  les 
objets  qui  rendent  reconnaissable  le  lieu  de  son 
coucher.  Le  lendemain ,  pour  respirer  le  frais , 
on  retourne  au  même  lieu  avant  que  le  soleil  se 
lève.  On  le  voit  s'annoncer  de  loin  par  les  traits  de 
feu  qu'il  lance  au-devant  de  lui.  L'incendie  aug- 
mente ,  l'orient  paraît  tout  en  flammes  :  à  leur  éclat 
on  attend  l'astre  long-temps  avant  qu'il  se  montre  : 
à  chaque  instant  on  croit  le  voir  paraître;  on  le 
voit  enfin.  Un  point  brillant  part  comme  un  éclair 
et  remplit  aussitôt  tout  l'espace;  le  voile  des  té- 
nèbres s'efface  et  tombe.  L'homme  reconnaît  son 
séjour  et  le  trouve  embelU.  La  verdure  a  pris  du- 
rant la  nuit  une  vigueur  nouvelle;  le  jour  naissant 
qui  l'éclairé ,  les  premiers  rayons  qui  la  dorent,  la 


LIVRE   III.  291 

montrent  couverte  d'un  brillant  réseau  de  rosée, 
qui  réfléchit  à  l'œil  la  lumière  et  les  couleurs.  Les 
oiseaux  en  chœur  se  réunissent  et  saluent  de  con- 
cert le  père  de  la  vie;  en  ce  moment  pas  un  seul 
ne  se  tait;  leur  gazouillement,  faible  encore,  est 
plus  lent  et  plus  doux  que  dans  le  reste  de  la  jour- 
née, il  se  sent  de  la  langueur  d'un  paisible  réveil. 
Le  concours  de  tous  ces  objets  porte  aux  sens  une 
impression  de  fraîcheur  qui  semble  pénétrer  jus- 
qu'à l'ame.  Il  y  a  là  une  demi-heure  d'enchante- 
ment, auquel  nul  homme  ne  résiste  :  un  spectacle 
si  grand ,  si  beau ,  si  délicieux ,  n'en  laisse  aucun 
de  sang  froid. 

Plein  de  l'enthousiasme  qu'il  éprouve,  le  maître 
veut  le  communiquer  à  l'enfant  :  il  croit  l'émou- 
voir en  le  rendant  attentif  aux  sensations  dont  il 
est  ému  lui-même.  Pure  bêtise!  C'est  dans  le  cœur 
de  l'homme  qu'est  la  vie  du  spectacle  de  la  nature  ; 
pour  le  voir  il  faut  le  sentir.  L'enfant  aperçoit  les 
objets;  mais  il  ne  peut  apercevoir  les  rapports  qui 
les  lient ,  il  ne  peut  entendre  la  douce  harmonie  de 
leur  concert.  Il  faut  une  expérience  qu'il  n'a  point 
acquise ,  il  faut  des  sentiments  qu'il  n'a  point  éprou- 
vés, pour  sentir  l'impression  composée  qui  résulte 
à  la  fois  de  toutes  ces  sensations.  S'il  n'a  long- 
temps parcouru  des  plaines  arides,  si  des  sables 
ardents  n'ont  brûlé  ses  pieds,  si  la  réverbération 
suffocante  des  rochers  frappés  du  soleil  ne  l'op- 
pressa jamais  ,  comment  goiitera-t-il  l'air  frais  d  une 
belle  matinée?  comment  le  parfum  des  fleurs,  le 
charme  de  la  verdure,  l'humide  vapeur  de  la  ro- 

19- 


292  EMILE. 

sée,  le  marcher  mol  et  doux  sur  la  pelouse  en- 
chanteront-ils ses  sens  ?  Comment  le  chant  des  oi- 
seaux lui  causera-t-il  une  émotion  voluptueuse,  si 
les  accents  de  l'amour  et  du  plaisir  lui  sont  en- 
core inconnus?  Avec  quels  transports  verra-t-il 
naître  une  si  belle  journée,  si  son  imagination  ne 
sait  pas  lui  peindre  ceux  dont  on  peut  la  remplir? 
Enfin  comment  s'attendrira-t-il  sur  la  beauté  du 
spectacle  de  la  nature ,  s'il  ignore  quelle  main  prit 
soin  de  l'orner? 

Ne  tenez  point  à  l'enfant  des  discours  qu'il  ne 
peut  entendre.  Point  de  descriptions,  point  d'élo- 
quence, point  de  figures,  point  de  poésie.  Il  n'est 
pas  maintenant  question  de  sentiment  ni  de  goût. 
Continuez  d'être  clair,  simple,  et  froid;  le  temps 
ne  viendra  que  trop  tôt  de  prendre  un  autre  lan- 
gage. 

Élevé  dans  l'esprit  de  nos  maximes ,  accoutumé 
à  tirer  tous  ses  instruments  de  lui-même,  et  à  ne 
recourir  jamais  à  autrui  qu'après  avoir  reconnu 
son  insuffisance ,  à  chaque  nouvel  objet  qu'il  voit 
il  l'examine  long-temps  sans  rien  dire.  Il  est  pensif 
et  non  questionneur.  Contentez-vous  donc  de  lui 
présenter  à  propos  les  objets;  puis,  quand  vous 
verrez  sa  curiosité  suffisamment  occupée ,  faites-lui 
quelque  question  laconique  qui  le  mette  sur  la  voie 
de  la  résoudre. 

Dans  cette  occasion ,  après  avoir  bien  contemplé 
avec  lui  le  soleil  levant,  après  lui  avoir  fait  remar- 
quer du  même  côté  les  montagnes  et  les  autres 
objets  voisins,  après  l'avoir  laissé  causer  là-dessus 


LIVRE  III.  2g3 

tout  à  son  aise,  gardez  quelques  moments  le  si- 
lence comme  un  homme  qui  rêve,  et  puis  vous 
lui  direz  :  Je  songe  qu'hier  au  soir  le  soleil  s'est 
couché  là,  et  qu'il  s'est  levé  là  ce  matin.  Comment 
cela  peut-il  se  faire  ?  N'ajoutez  rien  de  plus  :  s'il 
vous  fait  des  questions ,  n'y  répondez  point  ;  parlez 
d'autre  chose.  Laissez-le  à  lui-même ,  et  soyez  sûr 
qu'il  y  pensera. 

Pour  qu'un  enfant  s'accoutume  à  être  attentif, 
et  qu'il  soit  bien  frappé  de  quelque  vérité  sensible, 
il  faut  qu'elle  lui  donne  quelques  jours  d'inquiétude 
avant  de  la  découvrir.  S'il  ne  conçoit  pas  assez 
celle-ci  de  cette  manière,  il  y  a  moyen  de  la  lui 
rendre  plus  sensible  encore,  et  ce  moyen  c'est  de 
retourner  la  question.  S'il  ne  sait  pas  comment  le 
soleil  parvient  de  son  coucher  à  son  lever ,  il  sait  au 
moins  comment  il  parvient  de  son  lever  à  son  cou- 
cher, ses  yeux  seuls  le  lui  apprennent.  Eclaircis- 
sez  donc  la  première  question  par  l'autre  :  ou 
votre  élève  est  absolument  stupide,  ou  l'analogie 
est  trop  claire  pour  lui  pouvoir  échapper.  Voilà  sa 
première  leçon  de  cosmographie. 

Comme  nous  procédons  toujours  lentement  d'i- 
dée sensible  en  idée  sensible ,  que  nous  nous  fami- 
liarisons long-temps  avec  la  même  avant  de  passer 
à  une  autre,  et  qu'enfin  nous  ne  forçons  jamais 
notre  élève  d'être  attentif,  il  y  a  loin  de  cette  pre- 
mière leçon  à  la  connaissance  du  cours  du  soleil 
et  de  la  figure  de  la  terre  :  mais  comme  tous  les 
mouvements  apparents  des  corps  célestes  tiennent 
au  même  principe,   et  que  la  première  observa- 


294  '  EMILE. 

tion  mène  à  toutes  les  autres,  il  faut  moins  d'effort, 
quoiqu'il  faille  plus  de  temps,  pour  arriver  d'une 
révolution  diurne  au  calcul  des  éclipses,  que  pour 
bien  comprendre  le  jour  et  la  nuit. 

Puisque  le  soleil  tourne  autour  du  monde,  il  dé- 
crit un  cercle,  et  tout  cercle  doit  avoir  un  centre; 
nous  savons  déjà  cela.  Ce  centre  ne  saurait  se  voir, 
car  il  est  au  coeur  de  la  terre  ;  mais  on  peut  sur  la 
surface  marquer  deux  points  opposés  qui  lui  cor- 
respondent. Une  broche  passant  par  les  trois  points 
et  prolongée  jusqu'au  ciel  de  part  et  d'autre  sera 
l'axe  du  monde  et  du  mouvement  journalier  du  so- 
leil. Un  toton  rond  tournant  sur  sa  pointe  repré- 
sente le  ciel  tournant  sur  son  axe,  les  deux  pointes 
du  toton  sont  les  deux  pôles  :  l'enfant  sera  fort  aise 
d'en  connaître  un  ;  je  le  lui  montre  à  la  queue  de 
la  petite  ourse.  Voilà  de  l'amusement  pour  la  nuit; 
peu  à  peu  l'on  se  familiarise  avec  les  étoiles ,  et  de 
là  naît  le  premier  goût  de  connaître  les  planètes  et 
d'observer  les  constellations. 

Nous  avons  vu  lever  le  soleil  à  la  Saint- Jean; 
nous  Talions  voir  aussi  lever  à  .Noël  ou  quelque 
autre  beau  jour  d'hiver;  car  on  sait  que  nous  ne 
sommes  pas  paresseux,  et  que  nous  nous  faisons 
un  jeu  de  braver  le  froid.  J'ai  soin  de  faire  cette  se- 
conde observation  dans  le  même  lieu  où  nous  avons 
fait  la  première;  et,  moyennant  quelque  adresse 
pour  préparer  la  remarque ,  l'un  ou  l'autre  ne  man- 
quera pas  de  s'écrier  :  Oh ,  oh  !  voilà  qui  est  plai- 
sant! le  soleil  ne  se  lève  plus  à  la  même  place!  ici 
sont  nos  anciens  renseignements,  et  à  présent  il 


LIVRE   III.  295 

s'est  levé  là,  etc....  Il  y  a  donc  un  orient  d'été,  et 

un  orient  d'hiver,  etc Jeune  maître,  vous  voilà 

sur  la  voie.  Ces  exemples  vous  doivent  suffire  pour 
enseigner  très-clairement  la  sphère ,  en  prenant  le 
monde  pour  le  monde,  et  le  soleil  pour  le  soleil. 

En  général,  ne  substituez  jamais  le  signe  à  la  - 
chose  que  quand  il  vous  est  impossible  de  la  mon- 
trer; car  le  signe  absorbe  l'attention  de  l'enfant,  et 
lui  fait  oublier  la  chose  représentée. 

La  sphère  armillaire  me  paraît  une  machine  mal 
composée  et  exécutée  dans  de  mauvaises  propor- 
tions. Cette  confusion  de  cercles  et  les  bizarres 
figures  qu'on  y  marque  lui  donnent  un  air  de  gri- 
moire qui  effarouche  l'esprit  des  enfants.  La  terre 
est  trop  petite ,  les  cercles  sont  trop  grands ,  trop 
nombreux  ;  quelques-uns ,  comme  les  colures ,  sont 
parfaitement  inutiles  ;  chaque  cercle  est  plus  large 
que  la  terre  ;  l'épaisseur  du  carton  leur  donne  un 
air  de  solidité  qui  les  fait  prendre  pour  des  masses 
circulaires  réellement  existantes;  et  quand  vous 
dites  à  l'enfant  que  ces  cercles  sont  imaginaires, 
il  ne  sait  ce  qu'il  voit,  il  n'entend  plus  rieh. 

Nous  ne  savons  jamais  nous  mettre  à  la  place 
des  enfants  ;  nous  n'entrons  pas  dans  leurs  idées , 
nous  leur  prêtons  les  nôtres;  et,  suivant  toujours 
nos  propres  raisonnements,  avec  des  chaînes  de 
vérités  nous  n'entassons  qu'extravagances  et  qu'er- 
reurs dans  leur  tète. 

On  dispute  sur  le  choix  de  l'analyse  ou  de  la 
synthèse  pour  étudier  les  sciences.  Il  n'est  pas  tou- 
jours besoin  de  choisir.  Quelquefois  on  peut  ré- 


^9^  EMILE. 

soudre  et  composer  dans  les  mêmes  recherches, 
et  guider  l'enfant  par  la  méthode  enseignante  lors- 
qu'il croit  ne  faire  qu'analyser.  Alors,  en  em- 
ployant en  même  temps  l'une  et  l'autre,  elles  se 
serviraient  mutuellement  de  preuves.  Partant  à  la 
fois  des  deux  points  opposés ,  sans  penser  faire  la 
même  route,  il  serait  tout  surpris  de  se  rencontrer , 
et  cette  surprise  ne  pourrait  qu'être  fort  agréable. 
Je  voudrais,  par  exemple,  prendre  la  géographie 
par  ces  deux  termes,  et  joindre  à  l'étude  des  ré- 
volutions du  globe  la  mesure  de  ses  parties,  à 
commencer  du  lieu  qu'on  habite.  Tandis  que  l'en- 
fant étudie  la  sphère  et  se  transporte  ainsi  dans  les 
cieux ,  ramenez-le  à  la  division  de  la  terre ,  et  mon- 
trez-lui d'abord  son  propre  séjour. 

Ses  deux  premiers  points  de  géographie  seront 
la  ville  où  il  demeure  et  la  maison  de  campagne 
de  son  père  :  ensuite  les  lieux  intermédiaires ,  en- 
suite les  rivières  du  voisinage ,  enfin  l'aspect  du 
soleil  et  la  manière  de  s'orienter.  C'est  ici  le  point 
de  réunion.  Qu'il  fasse  lui-même  la  carte  de  tout 
cela  ;  cafrte  très-simple  et  d'abord  formée  de  deux 
seuls  objets,  auxquels  il  ajoute  peu  à  peu  les 
autres,  à  mesure  qu'il  sait  ou  qu'il  estime  leur 
distance  et  leur  position.  Vous  voyez  déjà  quel 
avantage  nous  lui  avons  procuré  d'avance  en  lui 
mettant  un  compas  dans  les  yeux. 

Malgré  cela,  sans  doute,  il  faudra  le  guider  un 
peu,  mais  très -peu,  sans,  qu'il  y  paraisse.  S'il  se 
trompe,  laissez-le  faire,  ne  corrigez  point  ses  er- 
reurs, attendez  en  silence  qu'il  soit  en  état  de  les 


LIVKE   m.  •2()'J 

voir  et  de  les  corriger  lui-même,  ou  tout  au  plus, 
dans  une  occasion  favorable,  amenez  quelque  opé- 
ration qui  les  lui  fasse  sentir.  S'il  ne  se  trompait 
jamais,  il  n'apprendrait  pas  si  bien.  Au  reste,  il  ne 
s'agit  pas  qu'il  sache  exactement  la  topographie  du 
pays ,  mais  le  moyen  de  s'en  instruire  ;  peu  importe 
qu'il  ait  des  cartes  dans  la  tête ,  pourvu  qu'il  con- 
çoive bien  ce  qu'elles  représentent  et  qu'il  ait  une 
idée  nette  de  l'art  qui  sert  à  les  dresser.  Voyez  déjà 
la  différence  qu'il  y  a  du  savoir  de  vos  élèves  à 
l'ignorance  du  mien  !  Ils  savent  les  cartes ,  et  lui 
les  fait.  Voici  de  nouveaux  ornements  pour  sa 
chambre. 

Souvenez-vous  toujours  que  l'esprit  de  mon  ins- 
titution n'est  pas  d'enseigner  à  l'enfant  beaucoup 
de  choses ,  mais  de  ne  laisser  jamais  entrer  dans 
son  cerveau  que  des  idées  justes  et  claires.  Quand 
il  ne  saurait  rien,  peu  m'importe,  pourvu  qu'il  ne 
se  trompe  pas,  et  je  ne  mets  des  vérités  dans  sa 
tête  que  pour  le  garantir  des  erreurs  qu'il  appren- 
drait à  leur  place.  La  raison,  le  jugement  viennent 
lentement,  les  préjugés  accourent  en  foule;  c'est 
d'eux  qu'il  le  faut  préserver.  Mais  si  vous  regardez 
la  science  en  elle-même ,  vous  entrez  dans  une  mer 
sans  fond,  sans  rive,  toute  pleine  d'écueils;  vous 
ne  vous  en  tirerez  jamais.  Quand  je  vois  un  homme 
épris  de  l'amour  des  connaissances  se  laisser  sé- 
duire à  leur  charme  et  courir  de  l'une  à  l'autre  sans 
savoir  s'arrêter,  je  crois  voir  un  enfant  sur  le  ri- 
vage amassant  des  coquilles,  et  commençant  par 
s'en  charger,  puis,  tenté  par  celles  qu'il  voit  en- 


^J 


::f 


298  ^MlLE. 

core,  en  rejeter,  en  reprendre,  jusqu'à  ce  qu'acca- 
blé de  leur  multitude  et  ne  sachant  plus  que  choi- 
sir, il  finisse  par  tout  jeter,  et  retourne  à  vide. 

Durant  le  premier  âge,  le  temps  était  long:  nous 
ne  cherchions  qu'à  le  perdre,  de  peur  de  le  mal 
employer.  Ici  c'est  tout  le  contraire,  et  nous  n'en 
avons  pas  assez  pour  faire  tout  ce  qui  serait  utile. 
Songez  que  les  passions  approchent,  et  que  sitôt 
qu'elles  frapperont  à  la  porte,  votre  élève  n'aura 
plus  d'attention  que  pour  elles.  L'âge  paisible  d'in- 
telligence est  si  court ,  il  passe  si  rapidement ,  il  a 
tant  d'autres  usages  nécessaires,  que  c'est  une  folie 
de  vouloir  qu'il  suffise  à  rendre  un  enfant  savant. 
Il  ne  s'agit  point  de  lui  enseigner  les  sciences,  mais 
de  lui  donner  du  goût  pour  les  aimer  et  des  mé- 
thodes pour  les  apprendre ,  quand  ce  goût  sera 
mieux  développé.  C'est  là  très  -  certainement  un 
principe  fondamental  de  toute  bonne  éducation. 

Voici  le  temps  aussi  de  l'accoutumer  peu  à  peu 
à  donner  une  attention  suivie  au  même  objet  :  mais 
ce  n'est  jamais  la  contrainte,  c'est  toujours  le  plai- 
sir ou  le  désir  qui  doit  produire  cette  attention  ;  il 
faut  avoir  grand  soin  qu'elle  ne  l'accable  point  et 
n'aille  pas  jusqu'à  l'ennui.  Tenez  donc  toujours 
l'œil  au  guet  ;  et ,  quoi  qu'il  arrive ,  quittez  tout 
avant  qu'il  s'ennuie  ;  car  il  n'importe  jamais  autant 
qu'il  apprenne,  qu'il  importe  qu'il  ne  fasse  rien 
malgré  lui. 

S'il  vous  questionne  lui-même ,  répondez  autant 
qu'il  faut  pour  nourrir  sa  curiosité,  non  pour  la 
rassasier  :  surtout ,  quand  vous  voyez  qu'au  lieu  de 


LIVRE  iri.  299 

questionner  ponr  s'instruire,  il  se  met  à  battre  la 
campagne  et  à  vous  accabler  de  sottes  questions, 
arrêtez-vous  à  l'instant,  sûr  qu'alors  il  ne  se  soucie 
plus  de  la  chose  mais  seulement  de  vous  asservir 
à  ses  interrogations.  Il  faut  avoir  moins  d'égard 
aux  mots  qu'il  prononce  qu'au  motif  qui  le  fait 
parler.  Cet  avertissement,  jusqu'ici  moins  néces- 
saire, devient  de  la  dernière  importance  aussitôt 
que  l'enfant  commence  à  raisonner. 

Il  y  a  une  chaîne  de  vérités  générales  par  la- 
quelle toutes  les  sciences  tiennent  à  des  principes 
communs  et  se  développent  successivement  :  cette 
chaîne  est  la  méthode  des  philosophes.  Ce  n'est 
point  de  celle-là  qu'il  s'agit  ici.  Il  y  en  a  une  toute 
différeqte,  par  laquelle  chaque  objet  particulier  en 
attire  un  autre  et  montre  toujours  celui  qui  le  suit. 
Cet  ordre,  qui  nourrit,  pai»  une  curiosité  conti- 
nuelle, l'attention  qu'ils  exigent  tous,  est  celui  que 
suivent  la  plupart  des  hommes,  et  surtout  celui 
qu'il  faut  aux  enfants.  En  nous  orientant  pour  lever 
nos  cartes,  il  a  fallu  tracer  des  méridiennes.  Deux 
points  d'ii\tersection  entre  les  ombres  égales  du 
matin  et  du  soir  donnent  une  méridienne  excel- 
lente pour  un  astronome  de  treize  ans.  Mais  ces 
mér^iennes  s'effacent,  il  faut  du  temps  pour  les 
tracer;  elles  assujettissent  à  travailler  toujours  dans 
le  même  lieu  :  tant  de  soins,  tant  de  gêne,  l'en- 
nuieraient à  la  fin.  Nous  l'avons  prévu  ;  nous  y 
pourvoyons  d'avance. 

Me  voici  de  nouveau  dans  mes  longs  et  minu- 
tieux détails.  Lecteurs,  j'entends  vos  murmures  et 


3oO  EMILE. 

je  les  brave  :  je  ne  veux  point  sacrifier  à  votre  im- 
patience la  partie  la  plus  utile  de  ce  livre.  Prenez 
votre  parti  sur  mes  longueurs;  car  pour  moi  j'ai 
pris  le  mien  sur  vos  plaintes. 

Depuis  long -temps  nous  nous  étions  aperçus, 
mon  élève  et  moi,  que  l'ambre,  le  verre,  la  cire, 
divers  corps  frottés  attiraient  les  pailles,  et  que 
d'autres  ne  les  attiraient  pas.  Par  basard  nous  en 
trouvons  un  qui  a  une  vertu  plus  singulière  en- 
core; c'est  d'attirer  à  quelque  distance,  et  sans  être 
frotté,  la  limaille  et  d'autres  brins  de  fer.  Combien 
de  temps  cette  qualité  nous  amuse  sans  que  nous 
puissions  y  rien  voir  de  plus  !  Enfin  nous  trouvons 
qu'elle  se  communique  au  fer  même  aimanté  dans 
un  certain  sens.  Un  jour  nous  allons  à  la  foire  "  ; 
un  joueur  de  gobelets  attire  avec  un  morceau  de 
pain  un  canard  de  cire 'flottant  sur  un  bassin  d'eau. 
Fort  surpris,  nous  ne  disons  pourtant  pas,  C'est  un 
sorcier,  car  nous  ne  savons  ce  que  c'est  qu'un  sor- 
cier. Sans  cesse  frappés  d'effets  dont  nous  ignorons 
les  causes,  nous  ne  nous  pressons  de  juger  de  rien , 
et  nous  restons  en  repos  dans  notre  ignorance  jus- 
qu'à ce  que  nous  trouvions  l'occasion  d'en  sortir. 

De  retour  au  logis ,  à  force  de  parler  du  canard 
de  la  foire,  nous  allons  nous  mettre  en  tète^de 

"  Je  n'ai  pu  m' empêcher  de  rire  en  lisant  une  fine  critique  de 
M.  de  Formey  sur  ce  petit  conte:  Ce  joueur  de  gobelets ,  dit-ii ,  qui  se 
pique  d' émulation  contre  un  enfant  et  sermonne  gravement  son  institu- 
teur,  est  un  individu  du  monde  des  Emiles.  Le  spirituel  M.  de  Formey 
n'a  pu  supposer  que  cette  petite  scène  était  arrangée ,  et  que  le  ba- 
teleur était  instruit  du  rôle  qu'il  avait  à  faire  ;  car  c'est  en  effet  ce 
que  je  n'ai  point  dit.  Mais  combien  de  fois ,  en  revanche ,  ai-je  dé- 
claré que  je  n'écrivais  point  pour  les  gens  à  qui  il  fallait  tout  dire  ! 


LIVRE   III.  '  3oi 

l'imiter  :  nous  prenons  une  bonne  aiguille  bien  ai- 
mantée ,  nous  Tentourons  de  cire  blanche  ,  que 
nous  façonnons  de  notre  mieux  en  forme  de  ca- 
nard, de  sorte  que  l'aiguille  traverse  le  corps  et 
que  la  tête  fasse  le  bec.  Nous  posons  sur  l'eau  le 
canard ,  nous  approchons  du  bec  un  anneau  de 
clef,  et  nous  voyons  avec  une  joie  facile  à  com- 
prendre que  notre  canard  suit  la  clef  précisément 
comme  celui  de  la  foire  suivait  le  morceau  de  pain. 
Observer  dans  quelle  direction  le  canard  s'arrête 
sur  l'eau  quand  on  l'y  laisse  en  repos,  c'est  ce  que 
nous  pourrons  faire  une  autre  fois.  Quant  à  pré- 
sent, tout  occupés  de  notre  objet,  nous  n'en  vou- 
lons pas  davantage. 

Dès  le  même  soir  nous  retournons  à  la  foire  avec 
du  pain  préparé  dans  nos  poches  ;  et,  sitôt  que  le 
joueur  de  gobelets  a  fait  son  tour,  mon  petit  doc- 
teur, qui  se  contenait  à  peine,  lui  dit  que  ce  tour 
n'est  pas  difficile,  et  que  lui-même  en  fera  bien 
autant.  Il  est  pris  au  mot  :  à  l'instant  il  tire  de  sa 
poche  le  pain  où  est  caché  le  morceau  de  fer  ;  en 
approchant  de  la  table ,  le  cœur  lui  bat  ;  il  présente 
le  pain  presque  en  tremblant;  le  canard  vient  et 
le  suit  :  l'enfant  s'écrie  et  tressaillit  d'aise.  Aux  bat- 
tements de  mains,  aux  acclamations  de  l'assem- 
blée ,  la  tête  lui  tourne,  il  est  hors  de  lui.  Le  bate- 
leur interdit  vient  pourtant  l'embrasser,  le  féliciter, 
et  le  prie  de  l'honorer  encore  le  lendemain  de  sa 
présence,  ajoutant  qu'il  aura  soin  d'assembler  plus 
de  monde  encore  pour  applaudir  à  son  habileté. 
Mon  petit  naturaliste  enorgueilli  veut  babiller  ;  mais 


302  ÉM'ILE. 

sur-le-champ  je  lui  ferme  la  bouche,  et  l'emmène 
comblé  d'éloges. 

L'enfant,  jusqu'au  lendemain,  compte  les  mi- 
nutes avec  une  risible  inquiétude.  Il  invite  tout  ce 
qu'il  rencontre  ;  il  voudrait  que  tout  lé  genre  hu- 
main fût  témoin  de  sa  gloire  ;  il  attend  l'heure  avec 
peine ,  il  la  devance  :  on  vole  au  rendez-vous  ;  la 
salle  est  déjà  pleine.  En  entrant,  son  jeune  cœur  s'é- 
panouit. D'autres  jeux  doivent  précéder;  le  joueur 
de  gobelets  se  surpasse  et  fait  des  choses  surpre- 
nantes. L'enfant  ne  voit  rien  de  tout  cela;  il  s'agite, 
il  sue ,  il  respire  à  peine  ;  il  passe  son  temps  à  ma- 
nier dans  sa  poche  son  morceau  de  pain  d'une  main 
tremblante  d'impatience.  Enfin  son  toiu^  vient  ;  le 
maître  l'annonce  au  public  avec  pompe.  Il  s'appro- 
che un  peu  honteux,  il  tire  son  pain Nouvelle 

vicissitude  des  choses  humaines!  le  canard,  si  privé 
la  veille,  est  devenu  sauvage  aujourd'hui;  au  lieu 
de  présenter  le  bec,  il  tourne  la  queue  et  s'enfuit; 
il  évite  le  pain  et  la  main  qui  le  présente  avec 
autant  de  soin  qu'il  les  suivait  auparavant.  Après 
mille  essais  inutiles  et  toujours  hués,  l'enfant  se 
plaint,  dit  qu'on  le  trompe,  que  c'est  un  autre 
canard  qu'on  a  substitué  au  premier,  et  défie  le 
■  joueur  de  gobelets  d'attirer  celui-ci. 

Le  joueur  de  gobelets ,  sans  répondre ,  prend  un 
morceau  de  pain ,  le  présente  au  canard  ;  à  l'ins- 
tant le  canard  suit  le  pain ,  et  vient  à  la  main  qui  le 
retire.  L'enfant  prend  le  même  morceau  de  pain  ; 
mais,  loin  de  réussir  mieux  qu'auparavant,  il  voit  le 
canard  se  moquer  de  lui  et  faire  des  pirouettes  tout 


livul  11 1.  3o3 

autour  du  bassin  :  il  s'éloigne  enfin  tout  confus,  et 
n'ose  plus  s'exposer  aux  huées. 

Alors  le  joueur  de  gobelets  prend  le  morceau 
de  pain  que  l'enfant  avait  apporté,  et  s'en  sert 
avec  autant  de  succès  que  du  sien  :  il  en  tire  le  fer 
devant  tout  le  monde,  autre  risée  à  nos  dépens; 
puis  de  ce  pain  ainsi  vidé  il  attire  le  canard  comme 
auparavant.  Il  fait  la  même  chose  avec  un  autre 
morceau  coupé  devant  tout  le  monde  par  une  main 
tierce  ;  il  en  fait  autant  avec  son  gant ,  avec  le  bout 
de  son  doigt;  enfin  il  s'éloigne  au  milieu  de  la 
chambre,  et,  du  ton  d'emphase  propre  à  ces  gens- 
là,  déclarant  cpie  son  canard  n'obéira  pas  moins 
à  sa  voix  qu'à  son  geste,  il  lui  parle,  et  le  canard 
obéit;  il  lui  dit  d'aller  à  droile  et  il  va  à  droite,  de 
revenir  et  il  revient,  de  tourner  et  il  tourne  ;  le  mou- 
vement est  aussi  prompt  que  l'ordre.  Les  applau- 
dissements redoublés  sont  autant  d'affronts  pour 
nous.  Nous  nous  évadons  sans  être  aperçus ,  et  nous 
nous  renfermons  dans  notre  chambre  sans  aller 
raconter  nos  succès  à  tout  le  monde ,  comme  nous 
l'avions  projeté. 

Le  lendemain  matin  l'on  frappe  à  notre  porte  : 
j'ouvre;  c'est  l'homme  aux  gobelets.  Il  se  plaint 
modestement  de  notre  conduite.  Que  nous  avait- 
il  fait  pour  nous  engager  à  vouloir  décréditer  ses 
jeux  et  lui  ôter  son  gagne-pain?  Qu'y  a-t-il  donc 
de  si  merveilleux  dans  l'art  d'attirer  un  canard  de 
cire ,  pour  acheter  cet  honneur  aux  dépens  de  la 
subsistance  d'un  honnête  homme?  Ma  foi,  mes- 
sieurs, si  j'avais  quelque  autre  talent  pour  vivre ,  je 


3o4  EMILE. 

ne  me  glorifierais  guère  de  celui-ci.  Vous  deviez 
croire  qu'un  homme  qui  a  passé  sa  vie  à  s'exercer 
dans  cette  chétive  industrie  en  sait  là-dessus  plus 
que  vous  qui  ne  vous  en  occupez  que  quelques 
moments.  Si  je  ne  vous  ai  pas  d'abord  montré  mes 
coups  de  maître,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  se  presser 
d'étaler  étourdiment  ce  qu'on  sait  :  j'ai  toujours 
soin  de  conserver  mes  meilleurs  tours  pour  l'oc- 
casion, et  après  celui-ci  j'en  ai  d'autres  encore  pour 
arrêter  de  jeunes  indiscrets.  Au  reste,  messieurs, 
je  viens  de  bon  cœur  vous  apprendre  ce  secret  qui 
vous  a  tant  embarrassés,  vous  priant  de  n'en  pas 
abuser  pour  me  nuire,  et  d'être  plus  retenus  une 
autre  fois. 

Alors  il  nous  montre  sa  machine ,  et  nous  voyons 
avec  la  dernière  surprise  qu'elle  ne  consiste  qu'en  un 
aimant  fort  et  bien  armé ,  qu'un  enfant  caché  sous 
la  table  faisait  mouvoir  sans  qu'on  s'en  aperçût. 

L'homme  replie  sa  machine;  et,  après  lui  avoir 
fait  nos  remerciements  et  nos  excuses,  nous  voulons 
lui  faire  un  présent;  il  le  refuse.  «  Non,  messieurs, 
«  je  n'ai  pas  assez  à  me  louer  de  vous  pour  accepter 
«  vos  dons;  je  vous  laisse  obligés  à  moi  malgré  vous  ; 
«  c'est  ma  seule  vengeance.  Apprenez  qu'il  y  a  de 
«  la  générosité  dans  tous  les  états  ;  je  fais  payer  mes 
«  tours  et  non  mes  leçons,  w 

En  sortant,  il  m'adresse  à  moi  nommément  et 
tout  haut  une  réprimande.  J'excuse  volontiers,  me 
dit-il,  cet  enfant;  il  n'a  péché  que  par  ignorance. 
Mais  vous,  monsieur,  qui  deviez  connaître  sa 
faute,  pourquoi  la  lui  avoir  laissé  faire?  Puisque 


LIVRE   III.  3o5 

VOUS  vivez  ensemble ,  comme  le  plus  âgé  vous  lui 
■devez  vos  soins,  vos  conseils;  votre  expérience  est 
l'autorité  qui  doit  le  conduire.  En  se  reprochant, 
étant  grand,  les  torts  de  sa  jeunesse,  il  vous  repro- 
chera sans  doute  ceux  dont  vous  ne  l'aurez  pas 
averti". 

Il  part  et  nous  laisse  tous  deux  très-confus.  Je 
me  blâme  de  ma  molle  facilité;  je  promets  à  l'en- 
fant de  la  sacrifier  une  autre  fois  à  son  intérêt ,  et 
de  l'avertir  de  ses  fautes  avant  qu'il  en  fasse;  car 
le  temps  approche  où  nos  rapports  vont  changer, 
et  où  la  sévérité  du  maître  doit  succéder  à  la  com- 
plaisance du  camarade  :  ce  changement  doit  s'a- 
mener par  degrés;  il  faut  tout  prévoir,  et  tout  pré- 
voir de  fort  loin. 

Le  lendemain  nous  retournons  à  la  foire  pour 
revoir  le  tour  dont  nous  avons  appris  le  secret. 
Nous  abordons  avec  un  profond  respect  notre  ba- 
teleur Socrate  ;  à  peine  osons-nous  lever  les  yeux 
sur  lui  :  il  nous  comble  d'honnêtetés ,  et  nous  place 
avec  une  distinction  qui  nous  humilie  encore.  Il 
fait  ses  tours  comme  à  l'ordinaire  ;  mais  il  s'amuse 
et  se  complaît  long-temps  à  celui  du  canard,  en 
nous  regardant  souvent,  d'un  air  assez  fier.  Nous 
savons  tout  et  nous  ne  soufflons  pas.  Si  mon  élève 

"  Ai-je  dû  supposer  quelque  lecteur  assez  stupide  pour  ne  pas 
sentir  dans  cette  réprimande  un  discours  dicté  mot  à  mot  par  le 
gouverneur  pour  aller  à  ses  vues  ?  A-t-on  dû  me  supposer  assez 
stupide  moi-même  pour  donner  naturellement  ce  langage  à  un  ba- 
teleur? Je  croyais  avoir  fait  preuve  au  moins  du  talent  assez  mé- 
diocre de  faire  parler  les  gens  dans  l'esprit  de  leur  état.  Voyez  en- 
core la  fin  de  l'alinéa  suivant.  N'était-ce  pas  tout  dire  pour  tout 
autre  que  M.  Formey  ? 

R.  TH.  .  20 


3o6  EMILE, 

osait  seulement  ouvrir  la  bouche ,  ce  serait  un  en- 
fant à  écraser. 

Tout  le  détail  de  cet  exemple  importe  plus  qu'il 
ne  semble.  Que  de  leçons  dans  une  seule!  Que  de 
suites  mortifiantes  attire  le  premier  mouvement 
de  vanité  !  Jeune  maître ,  épiez  ce  premier  mouve- 
ment avec  soin.  Si  vous  savez  en  faire  sortir  ainsi 
l'humiliation,  les  disgrâces '',  soyez  sûr  qu'il  n'en 
reviendra  de  long-temps  un  second.  Que  d'apprêts  ! 
direz-vous.  J'en  conviens,  et  le  tout  pour  nous 
faire  une  boussole  qui  nous  tienne  lieu  de  méri- 
dienne. 

Ayant  appris  que  l'aimant  agit  à  travers  les  au- 
tres corps ,  nous  n'avons  rien  de  plus  pressé  que 
de  faire  ime  machine  semblable  à  celle  que  nous 
avons  vue:  une  table  évidée,  un  bassin  très -plat 
ajusté  sur  cette  table ,  et  rempli  de  quelques  lignes 
d'eau ,  un  canard  fait  avec  un  peu  plus  de  soin ,  etc. 
Souvent  attentifs  autour  du  bassin,  nous  remar- 
quons enfin  que  le  canard  en  repos  affecte  tou- 
jours à  peu  près  la  même  direction.  Nous  suivons 
cette  expérience ,  nous  examinons  cette  direction  : 
nous  trouvons  qu'elle  est  du  midi  au  nord.  Il  n'en 
faut  pas  davantage;  notre  boussole  est  trouvée,  ou 
autant  vaut;  nous  voilà  dans  la  physique. 

Il  y  a  divers  cUmats  sur  la  terre,  et  diverses 

°-  Cette  humiliation ,  ces  disgrâces ,  sont  donc  de  ma  façon ,  et 
non  pas  de  celle  du  bateleur.  Puisque  M.  Formey  voulait  de  mon 
vivant  s'emparer  de  mon  livre ,  et  le  faire  imprimer  sans  autre  façon 
que  d'en  ôter  mon  nom  pour  y  mettre  le  sien ,  il  devait  du  moins 
prendre  la  peine ,  je  ne  dis  pas  de  le  composer ,  mais  de  le  lire   . 

*  Voyez  une  note  de  l'avertissement  qui  précède  Emile. 


LIVRE   III.  3o7 

températures  à  ces  climats.  Les  saisons  varient  plus 
sensiblement  à  mesure  qu'on  approche  du  pôle; 
tous  les  corps  se  resserrent  au  froid  et  se  dilatent  à 
la  chaleur  ;  cet  effet  est  plus  mesurable  dans  les 
liqueurs ,  et  plus  sensible  dans  les  liqueurs  spiri- 
tueuses  :  de  là  le  thermomètre.  Le  vent  frappe  le 
visage  ;  l'air  est  donc  un  corps ,  un  fluide  ;  on  le 
sent ,  quoiqu'on  n'ait  aucun  moyen  de  le  voir.  Ren- 
versez un  verre  dans  l'eau,  l'eau  ne  le  remplira  pas, 
à  moins  que  vous  ne  laissiez  à  l'air  une  issue  ;  l'air 
est  donc  capable  de  résistance.  Enfoncez  le  verre 
davantage,  l'eau  gagnera  dans  l'espace  d'air,  sans 
pouvoir  remplir  tout-à-fait  cet  espace  ;  l'air  est  donc 
capable  de  compression  jusqu'à  certain  point.  Un 
ballon  rempli  d'air  comprimé  bondit  mieux  que 
rempli  de  tout  autre  matière  ;  l'air  est  donc  un  corps 
élastique.  Etant  étendu  dans  le  bain,  soulevez  ho- 
rizontalement le  bras  hors  de  l'eau,  vous  le  sen- 
tirez chargé  d'un  poids  terrible  ;  l'air  est  donc  un 
corps  pesant.  En  mettant  l'air  en  équilibre  avec 
d'autres  fluides ,  on  peut  mesurer  son  poids  :  de  là 
le  baromètre,  le  siphon,  la  canne  à  vent,  la  ma- 
chine pneumatique.  Toutes  les  lois  de  la  statique  et 
de  l'hydrostatique  se  trouvent  par  des  expériences 
tout  aussi  grossières.  Je  ne  veux  pas  qu'on  entre 
pour  rien  de  tout  cela  dans  un  cabinet  de  physique 
expérimentale  :  tout  cet  appareil  d'instruments  et 
de  machines  me  déplaît.  L'air  scientifique  tue  la 
science.  Ou  toutes  ces  machines  effraient  un  enfant, 
ou  leurs  figures  partagent  et  dérobent  l'attention 
qu'il  devrait  à  leurs  effets. 

20. 


3o8  EMILE. 

Je  veux  que  nous  fassions  nous-mêmes  toutes 
nos  machines,  et  je  ne  veux  pas  commencer  par 
faire  l'instrument  avant  l'expérience;  mais  je  veux 
qu'après  avoir  entrevu  l'expérience  comme  par  ha- 
sard ,  nous  inventions  peu  à  peu  l'instrument  qui 
doit  la  vérifier.  J'aime  mieux  que  nos  instruments 
ne  soient  point  si  parfaits  et  si  justes,  et  que  nous 
ayons  des  idées  plus  nettes  de  ce  qu'ils  doivent 
être  et  des  opérations  qm  doivent  en  résulter.  Pour 
ma  première  leçon  de  statique,  au  lieu  d'aller  cher- 
cher des  balances,  je  mets  un  bâton  en  travers  sur 
le  dos  d'une  chaise,  je  mesure  la  longueur  des 
deux  parties  du  bâton  en  équilibre,  j'ajoute  de  part 
et  d'autre  des  poids,  tantôt  égaux,  tantôt  inégaux; 
et ,  le  tirant  ou  le  poussant  autant  qu'il  est  néces- 
saire, je  trouve  enfin  que  l'équilibre  résulte  d'une 
proportion  réciproque  entre  la  cj^uantité  des  poids 
et  la  longueur  des  leviers.  Voilà  déjà  mon  petit 
physicien  capable  de  rectifier  des  balances  avant 
que  d'en  avoir  vu. 

Sans  contredit  on  prend  des  notions  bien  plus 
claires  et  bien  plus  sûres  des  choses  qu'on  apprend 
ainsi  de  soi-même,  que  de  celles  qu'on  tient  des 
enseignements  d'autrui;  et,  outre  qu'on  n'accou- 
tume point  sa  raison  à  se  soumettre  servilement  à 
l'autorité ,  l'on  se  rend  plus  ingénieux  à  trouver  des 
rapports,  à  lier  les  idées,  à  inventer  des  instru- 
ments, que  quand,  adoptant  tout  cela  tel  qu'on 
nous  le  donne ,  nous  laissons  affaisser  notre  esprit 
dans  la  nonchalance ,  comme  le  corps  d'un  homme 
qui,  toujours  habillé,  chaussé,  servi  par  ses  gens 


LIVRE   III.  309 

et  traîné  par  ses  chevaux ,  perd  à  la  fin  la  force  et 
l'usase  de  ses  membres.  Boileau  se  vantait  d'avoir 
appris  à  Racine  à  rimer  difficilement.  Parmi  tant 
d'admirables  méthodes  pour  abréger  l'étude  des 
sciences,  nous  aurions  grand  besoin  que  quelqu'un 
nous  en  donnât  une  pour  les  apprendre  avec  effort. 

L'avantage  le  plus  sensible  de  ces  lentes  et  la- 
borieuses recherches  est  de  maintenir ,  au  milieu 
des  études  spéculatives,  le  corps  dans  son  activité, 
les  membres  dans  leur  souplesse,  et  de  former 
sans  cesse  les  mains  au  travail  et  aux  usages  utiles  à 
l'homme.  Tant  d'instruments  inventés  pour  nous 
guider  dans  nos  expériences  et  suppléer  à  la  jus- 
tesse des  sens ,  en  font  négliger  l'exercice.  I^e  gra- 
phomètre  dispense  d'estimer  la  grandeur  des  angles  ; 
l'œil  qui  mesurait  avec  précision  les  distances  s'en 
fie  à  la  chaîne  qui  les  mesure  pour  lui  ;  la  romaine 
m'exempte  de  juger  à  la  main  le  poids  que  je  con- 
nais par  elle.  Plus  nos  outils  sont  ingénieux,  plus 
nos  organes  deviennent  grossiers  et  maladroits  :  à 
force  de  rassembler  des  machines  autour  de  nous , 
nous  n'en  trouvons  plus  en  nous-mêmes. 

Mais,  quand  nous  mettons  à  fabriquer  ces  ma- 
chines l'adresse  qui  nous  en  tenait  lieu ,  quand  nous 
employons  à  les  faire  la  sagacité  qu'il  fallait  pour 
nous  en  passer,  nous  gagnons  sans  rien  perdre, 
nous  ajoutons  l'art  à  la  nature,  et  nous  devenons 
plus  ingénieux  sans  devenir  moins  adroits.  Au  lieu 
de  coller  un  enfant  sur  des  livres,  si  je  l'occupe 
dans  un  atelier ,  ses  mains  travaillent  au  profit  de 
son  esprit  :  il  devient  pliilosophe,  et  croit  n'être 


3lO  EMILE. 

qu'un  ouvrier.  Enfin  cet  exercice  a  d'autres  usages 
dont  je  parlerai  ci-après;  et  l'on  verra  comment 
des  jeux  de  la  philosophie  on  peut  s'élever  aux  vé- 
ritables fonctions  de  l'homme. 

J'ai  déjà  dit  que  les  connaissances  purement  spé- 
culatives ne  convenaient  guère  aux  enfants ,  même 
approchant  de  l'adolescence  :  mais ,  sans  les  faire 
entrer  bien  avant  dans  la  physique  systématique , 
faites  pourtant  que  toutes  leurs  expériences  se  lient 
l'une  à  l'autre  par  quelque  sorte  de  déduction ,  afin 
qu'à  l'aide  de  cette  chaîne  ils  puissent  les  placer 
par  ordre  dans  leur  esprit  et  se  les  rappeler  au  be- 
soin ;  car  il  est  bien  difficile  que  des  faits  et  même 
des  raisonnements  isolés  tiennent  long-temps  dans 
la  mémoire ,  quand  on  manque  de  prise  pour  les 
y  ramener. 

Dans  la  recherche  des  lois  de  la  nature ,  commen- 
cez toujours  par  les  phénomènes  les  plus  communs 
et  les  plus  sensibles ,  et  accoutumez  votre  élève  à 
ne  pas  prendre  ces  phénomènes  pour  des  raisons  , 
mais  pour  des  faits.  Je  prends  une  pierre,  je  feins 
de  la  poser  en  l'air  ;  j'ouvre  la  main ,  la  pierre  tombe. 
Je  regarde  Emile  attentif  à  ce  que  je  fais ,  et  je  lui 
dis  :  Pourquoi  cette  pierre  est-elle  tombée  ? 

Quel  enfant  restera  court  à  cette  question?  Aucun, 
pas  même  Emile,  si  je  n'ai  pris  grand  soin  de  le 
préparer  à  n'y  savoir  pas  répondre.  Tous  diront 
que  la  pierre  tombe  parce  qu'elle  est  pesante.  Et 
qu'est-ce  qui  est  pesant  ?  C'est  ce  qui  tombe.  La 
pierre  tombe  donc  parce  qu'elle  tombe?  Ici  mon 
petit  philosophe  est  arrêté  tout  de  bon.  Voilà  sa 


LIVRE   III.  3l  I 

première  leçon  de  physique  systématique ,  et ,  soit 
qu'elle  lui  profite  ou  non  dans  ce  genre,  ce  sera 
toujours  une  leçon  de  bon  sens. 

A  mesure  que  l'enfant  avance  en  intelligence, 
d'autres  considérations  importantes  nous  obligent 
à  plus  de  choix  dans  ses  occupations.  Sitôt  qu'il 
parvient  à  se  connaître  assez  lui-même  pour  con- 
cevoir en  quoi  consiste  son  bien-être,  sitôt  qu'il 
peut  saisir  des  rapports  assez  étendus  pour  juger 
de  ce  qui  lui  convient  et  de  ce  qui  ne  lui  convient 
pas,  dès-lors  il  est  en  état  de  sentir  la  différence 
du  travail  à  l'amusement ,  et  de  ne  regarder  celui- 
ci  que  comme  le  délassement  de  l'autre.  Alors  des 
objets  d'utilité  réelle  peuvent  entrer  dans  ses 
études,  et  l'engager  à  y  donner  une  application 
plus  constante  qu'il  n'en  donnait  à  de  simples  amu- 
sements. La  loi  de  la  nécessité,  toujours  renais- 
sante ,  apprend  de  bonne  heure  à  l'homme  à  faire 
ce  qui  ne  lui  plaît  pas,  pour  prévenir  un  mal  qui 
lui  déplairait  davantage.  Tel  est  l'usage  de  la  pré- 
voyance ;  et ,  de  cette  prévoyance  bien  ou  mal  ré- 
glée, naît  toute  la  sagesse  ou  toute  la  misère  hu- 
maine. 

Tout  homme  veut  être  heureux  ;  mais ,  pour  par-  1 
venir  à  l'être ,  il  faudrait  commencer  par  savoir  ce 
que  c'est  que  bonheur.  Le  bonheur  de  l'homme 
naturel  est  aussi  simple  que  sa  vie;  il  consiste  à 
ne  pas  souffrir  :  la  santé  ,  la  liberté ,  le  nécessaire , 
le  constituent.  Le  bonheur  de  l'homme  moral  est 
autre  chose;  mais  ce  n'est  pas  de  celui-là  qu'il  est 
ici  question.  Je  ne  saurais  trop  répéter  qu'il  n'y  a 


3l2  EMILE. 

que  des  objets  purement  physiques  qui  puissent 
intéresser  les  enfants,  surtout  ceux  dont  on  n'a 
pas  éveillé  la  vanité ,  et  qu'on  n'a  point  corrompus 
d'avance  par  le  poison  de  l'opinion. 

Lorsqu'avant  de  sentir  leurs  besoins  ils  les  pré- 
voient, leur  intelligence  est  déjà  fort  avancée,  ils 
commencent  à  connaître  le  prix  du  temps.  Il  im- 
porte alors  de  les  accoutumer  à  en  diriger  l'emploi 
sur  des  objets  utiles,  mais  d'une  utilité  sensible  à 
leur  âge,  et  à  la  portée  de  leurs  lumières.  Tout  ce 
qui  tient  à  l'ordre  moral  et  à  l'usage  de  la  société 
ne  doit  point  sitôt  leur  être  présenté ,  parce  qu'ils 
ne  sont  pas  en  état  de  l'entendre.  C'est  une  inep- 
tie d'exiger  d'eux  qu'ils  s'appliquent  à  des  choses 
qu'on  leur  dit  vaguement  être  pour  leur  bien ,  sans 
qu'ils  sachent  quel  est  ce  bien ,  et  dont  on  les  as- 
sure qu'ils  tireront  du  profit  étant  grands,  sans 
qu'ils  prennent  maintenant  aucun  intérêt  à  ce  pré- 
tendu profit,  qu'ils  ne  sauraient  comprendre. 

Que  l'enfant  ne  fasse  rien  sur  parole  :  rien  n'est 
bien  pour  lui  que  ce  qu'il  sent  être  tel.  En  le  je- 
tant toujours  en  avant  de  ses  lumières ,  vous  croyez 
user  de  prévoyance,  et  vous  en  manquez.  Pour 
l'armer  de  quelques  vains  instruments  dont  il  ne 
fera  peut-être  jamais  d'usage,  vous  lui  ôtez  l'ins- 
trument le  plus  universel  de  l'homme,  qui  est  le 
bon  sens,  vous  l'accoutumez  à  se  laisser  toujours 
conduire,  à  n'être  jamais  qu'une  machine  entre 
les  mains  d'autrui.  Vous  voulez  qu'il  soit  docile 
étant  petit;  c'est  vouloir  qu'il  soit  crédule  et  dupe 
étant  grand.  Vous  lui  dites  sans  cesse  :  «  Tout  ce 


LIVRE   III.  3l3 

«  que  je  vous  demande  est  pour  votre  avantage  ; 
«  mais  vous  n'êtes  pas  en  état  de  le  connaître.  Que 
«  m'importe  à  moi  que  vous  fassiez  ou  non  ce  que 
«  j'exige?  c'est  pour  vous  seul  que  vous  travaillez.  » 
Avec  tous  ces  beaux  discours  que  vous  lui  tenez 
maintenant  pour  le  rendre  sage ,  vous  préparez  le 
succès  de  ceux  que  lui  tiendra  quelque  jour  un  vi- 
sionnaire ,  un  souffleur ,  un  charlatan ,  un  fourbe , 
ou  un  fou  de  toute  espèce ,  pour  le  prendre  à  son 
piège  ou  pour  lui  faire  adopter  sa  folie. 

Il  importe  qu'un  homme  sache  bien  des  choses 
dont  un  enfant  ne  saurait  comprendre  l'utilité; 
mais  faut-il  et  se  peut-il  qu'un  enfant  apprenne 
tout  ce  qu'il  importe  à  un  homme  de  savoir  ?  Tâ- 
chez d'apprendre  à  l'enfant  tout  ce  qui  est  utile  à 
son  âge ,  et  vous  verrez  que  tout  son  temps  sera 
plus  que  rempli.  Pourquoi  voulez-vous ,  au  préju- 
dice des  études  qui  lui  conviennent  aujourd'hui, 
l'appliquer  à  celles  d'un  âge  auquel  il  est  si  peu 
sûr  qu'il  parvienne?  Mais,  direz-vous,  sera-t-il 
temps  d'apprendre  ce  qu'on  doit  savoir  quand  le 
moment  sera  venu  d'en  faire  usage  ?  Je  l'ignore  : 
mais  ce  que  je  sais ,  c'est  qu'il  est  impossible  de  l'ap- 
prendre plus  tôt  ;  car  nos  vrais  maîtres  sont  l'expé- 
rience et  le  sentiment ,  et  jamais  l'homme  ne  sent 
bien  ce  qui  convient  à  l'homme  que  dans  les  rap- 
ports où  il  s'est  trouvé.  Un  enfant  sait  qu'il  est 
fait  pour  devenir  homme,  toutes  les  idées  qu'il 
peut  avoir  de  l'état  d'homme  sont  des  occasions 
d'instruction  pour  lui;  mais  sur  les  idées  de  cet 
état  qui  ne  sont  pas  à  sa  portée  il  doit  rester  dans 


3l4  EMILE. 

une  ignorance  absolue.  Tout  mon  livre  n'est  qu'une 
preuve  continuelle  de  ce  principe  d'éducation. 

Sitôt  que  nous  sommes  parvenus  à  donner  à 
notre  élève  une  idée  du  mot  utile,  nous  avons  une 
grande  prise  de  plus  pour  le  gouverner;  car  ce 
mot  le  frappe  beaucoup,  attendu  qu'il  n'a  pour 
lui  qu'un  sens  relatif  à  son  âge,  et  qu'il  en  voit 
clairement  le  rapport  à  son  bien-être  actuel.  Vos 
enfants  ne  sont  point  frappés  de  ce  mot  parce  que 
vous  n'avez  pas  eu  soin  de  leur  en  donner  une 
idée  qui  soit  à  leur  portée ,  et  que  d'autres  se  char- 
geant toujours  de  pourvoir  à  ce  qui  leur  est  utile, 
ils  n'ont  jamais  besoin  d'y  songer  eux-mêmes,  et  ne 
savent  ce  que  c'est  qu'utilité. 

A  quoi  cela  est-il  bon?  Voilà  désormais  le  mot 
sacré,  le  mot  déterminant  entre  lui  et  moi  dans 
toutes  les  actions  de  notre  vie  :  voilà  la  question 
qui  de  ma  part  suit  infailliblement  toutes  ses  ques- 
tions, et  qui  sert  de  frein  à  ces  multitudes  d'inter- 
rogations sottes  et  fastidieuses  dont  les  enfants  fa- 
tiguent sans  relâche  et  sans  fruit  tous  ceux  qui  les 
environnent,  plus  pour  exercer  sur  eux  quelque 
espèce  d'empire  que  pour  en  tirer  quelque  profit. 
Celui  à  qui ,  pour  sa  plus  importante  leçon ,  l'on 
apprend  à  ne  vouloir  rien  savoir  que  d'utile ,  inter- 
roge comme  Socrate;  il  ne  fait  pas  une  question 
sans  s'en  rendre  à  lui-même  la  raison  qu'il  sait 
qu'on  lui  en  va  demander  avant  que  de  la  résoudre. 

Voyez  quel  puissant  instrument  je  vous  mets 
entre  les  mains  pour  agir  sur  votre  élève.  Ne  sa- 
chant les  raisons  de  rien ,  le  voilà  presque  réduit 


LIVRE   III.  3l5 

au  silence  quand  il  vous  plaît;  et  vous,  au  con- 
traire, quel  avantage  vos  connaissances  et  votre 
expérience  ne  vous  donnent-elles  point  pour  lui 
montrer  l'utilité  de  tout  ce  que  vous  lui  proposez! 
Car ,  ne  vous  y  trompez  pas ,  lui  faire  cette  ques- 
tion, c'est  lui  apprendre  à  vous  la  faire  à  son  tour; 
et  vous  devez  compter,  sur  tout  ce  que  vous  lui 
proposerez  dans  la  suite ,  qu'à  votre  exemple  il  ne 
manquera  pas  de  dire  :  A  quoi  cela  est-il  bon  ? 

C'est  ici  peut-être  le  piège  le  plus  difficile  à  évi- 
ter pour  un  gouverneur.  Si,  sur  la  question  de 
l'enfant,  ne  cherchant  qu'à  vous  tirer  d'affaire, 
vous  lui  donnez  une  seule  raison  qu'il  ne  soit  pas 
en  état  d'entendre  ;  voyant  que  vous  raisonnez  sur 
vos  idées  et  non  sur  les  siennes,  il  croira  ce  que 
vous  lui  dites  bon  pour  votre  âge ,  et  non  pour  le 
sien  ;  il  ne  se  fiera  plus  à  vous ,  et  tout  est  perdu. 
Mais  où  est  le  maître  qui  veuille  bien  rester  court 
et  convenir  de  ses  torts  avec  son  élève  ?  tous  se 
font  une  loi  de  ne  pas  convenir  même  de  ceux 
qu'ils  ont;  et  moi  je  m'en  ferais  une  de  convenir 
même  de  ceux  que  je  n'aurais  pas ,  quand  je  ne 
pourrais  mettre  mes  raisons  à  sa  portée  :  ainsi  ma 
conduite,  toujours  nette  dans  son  esprit,  ne  lui 
serait  jamais  suspecte,  et  je  me  conserverais  plus 
de  crédit  en  me  supposant  des  fautes ,  qu'ils  ne  font 
en  cachant  les  leurs. 

Premièrement ,  songez  bien  que  c'est  rarement  à 
vous  de  lui  proposer  ce  qu'il  doit  apprendre  ;  c'est 
à  lui  de  le  désirer,  de  le  chercher,  de  le  trouver  ;  à 
vous  de  le  mettre  à  sa  portée,  de  faire  naître  adroi- 


3l6  EMILE. 

tement  ce  désir  et  de  lui  fournir  les  moyens  de  le 
satisfaire.  Il  suit  de  là  que  vos  questions  doivent 
être  peu  fréquentes ,  mais  bien  choisies  ;  et  que , 
comme  il  en  aura  beaucoup  plus  à  vous  faire  que 
vous  à  lui,  vous  serez  toujours  moins  à  découvert, 
et  plus  souvent  dans  le  cas  de  lui  dire  :  En  quoi  ce 
que  vous  me  demandez  est-il  utile  à  savoir  ? 

De  plus,  comme  il  importe  peu  qu'il  apprenne 
ceci  ou  cela,  pourvu  qu'il  conçoive  bien  ce  qu'il 
apprend  et  l'usage  de  ce  qu'il  apprend ,  sitôt  que 
vous  n'avez  pas  à  lui  donner  sur  ce  que  vous  lui 
dites  un  éclaircissement  qui  soit  bon  pour  lui,  ne 
lui  en  donnez  point  du  tout.  Dites-lui  sans  scru- 
pule :  Je  n'ai  pas  de  bonne  réponse  à  vous  faire  ; 
j'avais  tort,  laissons  cela.  Si  votre  instruction  était 
réellement  déplacée ,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  l'aban- 
donner tout-à-fait;  si  elle  ne  l'était  pas,  avec  un 
peu  de  soin  vous  trouverez  bientôt  l'occasion  de 
lui  en  rendre  l'utilité  sensible. 

Je  n'aime  point  les  explications  en  discours  ;  les 
jeunes  gens  y  font  peu  d'attention  et  ne  les  retien- 
nent guère.  Les  choses  !  les  choses  !  Je  ne  répéterai 
jamais  assez  que  nous  donnons  trop  de  pouvoir 
aux  mots  :  avec  notre  éducation  babillarde  nous 
ne  faisons  que  des  babillards. 

Supposons  que ,  tandis  que  j'étudie  avec  mon 
élève  le  cours  du  soleil  et  la  manière  de  s'orienter , 
tout-à-coup  il  m'interrompe  pour  me  demander  à 
quoi  sert  tout  cela.  Quel  beau  discours  je  vais  lui 
faire  !  de  combien  de  choses  je  saisis  l'occasion  de 
l'instruire  en  répondant  à  sa  question ,  surtout  si 


LIVRE  III.  3l7 

nous  avons  des  témoins  de  notre  entretien '^  !  Je  lui 
parlerai  de  l'utilité  des  voyages,  des  avantages  du 
commerce ,  des  productions  particulières  à  chaque 
climat,  des  mœurs  des  différents  peuples,  de  l'u- 
sage du  calendrier,  de  la  supputation  du  retour  des 
saisons  pour  l'agriculture,  de  l'art  de  la  navigation , 
de  la  manière  de  se  conduire  sur  mer  et  de  suivre 
exactement  sa  route  sans  savoir  où  l'on  est.  La  po- 
litique ,  l'histoire  naturelle ,  l'astronomie ,  la  mo- 
rale même  et  le  droit  des  gens,  entreront  dans  mon 
explication ,  de  manière  à  donner  à  mon  élève  une 
grande  idée  de  toutes  ces  sciences  et  un  grand  désir 
de  les  apprendre.  Quand  j'aurai  tout  dit,  j'aurai 
fait  l'étalage  d'un  vrai  pédant ,  auquel  il  n'aura  pas 
compris  une  seule  idée.  Il  aurait  grande  envie  de 
me  demander  comme  auparavant  à  quoi  sert  de 
s'orienter;  mais  il  n'ose,  de  peur  que  je  ne  me  fâche. 
Il  trouve  mieux  son  compte  à  feindre  d'entendre 
ce  qu'on  l'a  forcé  d'écouter.  Ainsi  se  pratiquent  les 
belles  éducations. 

Mais  notre  Emile,  plus  rustiquement  élevé,  et  à 
qui  nous  donnons  avec  tant  de  peine  une  concep- 
tion dure,  n'écoutera  rien  de  tout  cela.  Du  premier 
mot  qu'il  n'entendra  pas  il  va  s'enfuir,  il  va  folâ- 
trer par  la  chambre  et  me  laisser  pérorer  tout  seul. 
Cherchons  une  solution  plus  grossière  ;  mon  appa- 
reil scientifique  ne  vaut  rien  pour  lui. 

"^  J'ai  souvent  remarqué  que ,  clans  les  doctes  instructions  qu'on 
donne  aux  enfants ,  on  songe  moins  à  se  faire  écouter  d'eux  que  des 
grandes  personnes  qui  sont  présentes.  Je  suis  très-sùr  de  ce  que  je 
dis  là ,  car  j'en  ai  fait  l'observation  sur  moi-même. 


3l8  EMILE. 

Nous  observions  la  position  de  la  forêt  au  nord 
de  Montmorency,  quand  il  m'a  interrompu  par  son 
importune  question ,  A  quoi  sert  cela  ?  Vous  avez 
raison ,  lui  dis  -je  ;  il  y  faut  penser  à  loisir  ;  et  si 
nous  trouvons  que  ce  travail  n'est  bon  à  rien,  nous 
ne  le  reprendrons  plus ,  car  nous  ne  manquons  pas 
d'amusements  utiles.  On  s'occupe  d'autre  chose , 
et  il  n'est  plus  question  de  géographie  du  reste  de 
la  journée. 

Le  lendemain  matin  je  lui  propose  un  tour  de 
promenade  avant  le  déjeuner  :  il  ne  demande  pas 
mieux;  pour  courir,  les  enfants  sont  toujours  prêts, 
et  celui  -  ci  a  de  bonnes  jambes.  Nous  montons 
dans  la  forêt ,  nous  parcourons  les  champ  eaux  , 
nous  nous  égarons,  nous  ne  savons  plus  où  nous 
sommes;  et,  quand  il  s'agit  de  revenir,  nous  ne 
pouvons  plus  retrouver  notre  chemin.  Le  temps 
se  passe,  la  chaleur  vient,  nous  avons  faim;  nous 
nous  pressons,  nous  errons  vainement  de  côté  et 
d'autre ,  nous  ne  trouvons  partout  que  des  bois , 
des  carrières,  des  plaines,  nul  renseignement  pour 
nous  reconnaître.  Bien  échauffés ,  bien  recrus,  bien 
affamés ,  nous  ne  faisons  avec  nos  courses  que  nous 
égarer  davantage.  Nous  nous  asseyons  enfin  pour 
nous  reposer,  pour  délibérer.  Emile,  que  je  sup- 
pose élevé  comme  un  autre  enfant,  ne  délibère 
point,  il  pleure;  il  ne  sait  pas  que  nous  sommes  à 
la  porte  de  Montmorency,  et  qu'un  simple  taillis 
nous  le  cache  ;  mais  ce  taillis  est  une  forêt  pour 
lui ,  un  homme  de  sa  stature  est  enterré  dans  des 
buissons. 


LIVRE  III.  3l9 

Après  quelques  moments  de  silence ,  je  lui  dis 
d'un  air  inquiet  :  Mon  cher  Emile,  comment  ferons- 
nous  pour  sortir  d'ici  ? 

EMILE  ,  en  nage,  et  pleurant  à  chaudes  larmes. 

Je  n'en  sais  rien.  Je  suis  las;  j'ai  faim;  j'ai  soif; 
je  n'en  puis  plus. 

JEAN-JACQUES. 

Me  croyez  -  vous  en  meilleur  état  que  vous  ?  et 
pensez-vous  que  je  me  fisse  faute  de  pleurer  si  je 
pouvais  déjeuner  de  mes  larmes?  Il  ne  s'agit  pas 
de  pleurer,  il  s'agit  de  se  reconnaître.  Voyons  votre 
montre  ;  quelle  heure  est-il  ? 

EMILE. 

Il  est  midi,  et  je  suis  à  jéim. 

JEAN- JACQUES. 

Cela  est  vrai ,  il  est  midi,  et  je  suis  à  jeun. 

EMILE. 

Oh  !  que  vous  devez  avoir  faim  ! 

JEAN-JACQUES. 

Le  malheur  est  que  mon  dîner  ne  viendra  pas  me 
chercher  ici.  Il  est  midi  :  c'est  justement  l'heure  où 
nous  observions  hier  de  Montmorency  la  position 
de  la  forêt.  Si  nous  pouvions  de  même  observer 
de  la  forêt  la  position  de  Montmorency?... 

EMILE. 

Oui  ;  mais  hier  nous  voyions  la  forêt ,  et  d'ici 
nous  ne  voyons  pas  la  ville. 

JEAN-JACQUES. 

Voilà  le  mal...  Si  nous  pouvions  nous  passer  de 
la  voir  pour  trouver  sa  position  ?... 


320  EMILE. 

EMILE 

O  mon  bon  ami  !  ^ 

JEAN-JACQUES. 

Ne  disions-nous  pas  que  la  forêt  était.... 

EMILE. 

Au  nord  de  Montmorency. 

JEAN-JACQUES. 

Par  conséquent  Montmorency  doit  être.... 

EMILE. 

Au  sud  de  la  forêt. 

JEAN-JACQUES. 

Nous  avons  un  moyen  de  trouver  le  nord  à  midi. 

EMILE. 

Oui,  par  la  direction  de  l'ombre. 

JEAN-JACQUES. 

Mais  le  sud  ? 

EMILE. 

Comment  faire  ? 

JEAN-JACQUES. 

Le  sud  est  l'opposé  du  nord. 

EMILE. 

Cela  est  vrai  ;  il  n'y  a  qu'à  chercher  l'opposé  de 
l'ombre.  Oh  !  voilà  le  sud  !  voilà  le  sud  !  sûrement 
Montmorency  est  de  ce  côté  ;  cherchons  de  ce  côté. 

JEAN- JACQUES. 

Vous  pouvez  avoir  raison  ;  prenons  ce  sentier  à 
travers  le  bois. 

EMILE,  frappant  des  mains  et  poussant  un  cri  de  joie. 

Ah  !  je  vois  Montmorency  !  le  voilà  tout  devant 
nous,  tout  à  découvert.  Allons  déjeuner,  allons  dî- 


LIVRE   111.  32  I 

ner,  courons  vite  :  l'astronomie  est  bonne  à  quelque 
chose. 

Prenez  garde  que ,  s'il  ne  dit  pas  cette  dernière 
phrase,  il  la  pensera  ;  peu  importe,  pourvu  que  ce 
ne  soit  pas  moi  qui  la  dise.  Or  soyez  sûr  qu'il  n'ou- 
bliera de  sa  vie  la  leçon  de  cette  journée;  au  lieu 
que,  si  je  n'avais  fait  que  lui  supposer  tout  cela 
dans  sa  chambre ,  mon  discours  eiit  été  oublié  dès 
le  lendemain.  Il  faut  parler  tant  qu'on  peut  par  les 
actions ,  et  ne  dire  que  ce  qu'on  ne  saurait  faire. 

Le  lecteur  ne  s'attend  pas  que  je  le  méprise  assez 
pour  lui  donner  un  exemple  sur  chaque  espèce  d'é- 
tude :  mais,  de  quoi  qu'il  soit  question ,  je  ne  puis 
trop  exhorter  le  gouverneur  à  bien  mesurer  sa 
preuve  sur  la  capacité  de  l'élève  ;  car,  encore  une 
fois,  le  mal  n'est  pas  dans  ce  qu'il  n'entend  point, 
mais  dans  ce  qu'il  croit  entendre. 

Je  me  souviens  que,  voulant  donner  à  un  enfant 
du  goût  pour  la  chimie,  après  lui  avoir  montré 
plusieurs  précipitations  métalliques,  je  lui  expli- 
quais comment  se  faisait  l'encre.  Je  lui  disais  que  sa 
noirceur  ne  venait  que  d'un  fer  très-divisé,  déta- 
ché du  vitriol,  et  précipité  par  une  liqueur  alka- 
line.  Au  milieu  de  ma  docte  explication,  le  petit 
traître  m'arrêta  tout  court  avec  ma  question  que 
je  lui  avais  apprise  :  me  voilà  fort  embarrassé. 

Après  avoir  un  peu  rêvé,  je  pris  mon  parti;  j'en- 
voyai chercher  du  vin  dans  la  cave  du  maître  de 
la  maison ,  et  d'autre  vin  à  huit  sous  chez  un  mar- 
chand de  vin.  Je  pris  dans  un  petit  flacon  de  la  dis- 
solution d'alkali  fixe;  puis,  ayant  devant  moi,  dans 
R.    lU.  'j\ 


3u2  EMILE. 

deux  verres,  de  ces  deux  différents  vins",  je  lui 
parlai  ainsi  : 

On  falsifie  plusieurs  denrées  pour  les  faire  pa- 
raître meilleures  qu'elles  ne  sont.  Ces  falsifications 
trompent  l'œil  et  le  goût;  mais  elles  sont  nuisibles 
et  rendent  la  chose  falsifiée  pire,  avec  sa  belle  ap- 
parence, qu'elle  n'était  auparavant. 

On  falsifie  surtout  les  boissons,  et  surtout  les 
vins,  parce  que  la  tromperie  est  plus  difficile  à 
connaître  et  donne  plus  de  profit  au  trompein\ 

La  falsification  des  vins  verts  ou  aigres  se  fait 
avec  de  la  litliarge  :  la  litharge  est  une  prépara- 
tion de  plomb.  Le  plomb  uni  aux  acides  fait  un  sel 
fort  doux,  qui  corrige  au  goût  la  verdeur  du  vin, 
mais  qui  est  un  poison  pour  ceux  qui  le  boivent. 
Il  importe  donc,  avant  de  boire  du  vin  suspect, 
de  savoir  s'il  est  lithargiré  ou  s'il  ne  l'est  pas.  Or, 
voici  comment  je  raisonne  pour  découvrir  cela. 

La  liqueur  du  vin  ne  contient  pas  seulement  de 
l'esprit  inflammable,  comme  vous  l'avez  vu  par 
l'eau-de-vie  qu'on  en  tire;  elle  contient  encore 
de  l'acide,  comme  vous  pouvez  le  connaître  par 
le  vinaigre  et  le  tartre  qu'on  en  tire  aussi. 

L'acide  a  du  rapport  aux  substances  métalliques, 
et  s'unit  avec  elles  par  dissolution  pour  former  un 
sel  composé,  tel,  par  exemple,  que  la  rouille,  qui 
n'est  qu'un  fer  dissous  par  l'acide  contenu  dans 
l'air  ou  dans  l'eau,  et  tel  aussi  que  le  vert-de-gris, 
qui  n'est  qu'un  cuivre  dissous  par  le  vinaigre. 

"  A  chaque  explication  qu'on  veut  donner  à  l'enfant ,  un  petit 
appareil  qui  la  précède  sert  beaucoup  à  le  rendre  attentif. 


LIVRE   III.  '5l'5 

Mais  ce  même  acide  a  plus  de  rapport  encore 
aux  substances  alkalines  qu'aux  substances  métal- 
liques, en  sorte  que,  par  l'intervention  des  pre- 
mières dans  les  sels  composés  dont  je  viens  de  vous 
parler,  l'acide  est  forcé  de  lâcher  le  métal  auquel 
il  est  uni,  pour  s'attacher  à  l'alkali. 

Alors  la  substance  métallique,  dégagée  de  l'a- 
cide qui  la  tenait  dissoute,  se  précipite  et  rend  la 
liqueur  opaque. 

Si  donc  un  de  ces  deux  vins  est  lithargiré,  son 
acide  tient  la  litharge  en  dissolution.  Que  j'y  verse 
de  la  liqueur  alkaline,  elle  forcera  l'acide  de  quit- 
ter prise  pour  s'unir  à  elle;  le  plomb,  n'étant  plus 
tenu  en  dissolution ,  reparaîtra ,  troublera  la  li- 
queur ,  et  se  précipitera  enfin  dans  le  fond  du  verre. 

S'il  n'y  a  point  de  plomb  "^  ni  d'aucun  métal  dans 
le  vin,  l'alliali  s'unira  paisiblement*  avec  l'acide,  le 
tout  restera  dissous,  et  il  ne  se  fera  aucune  pré- 
cipitation. 

Ensuite  je  versai  de  ma  liqueur  alkaline  succes- 
sivement dans  les  deux  verres  :  celui  du  vin  de  la 
maison  resta  clair  et  diaphane  ;  l'autre  en  un  mo- 
ment fut  trouble,  et  au  bout  d'une  heure  on  vit 

"  Les  vins  qu'on  vend  en  détail  ciiez  les  marchands  de  vin  de 
Paris,  quoiqu'ils  ne  soient  pas  tous  lithargirés,  sont  rarement  exempts 
de  plomb ,  parce  que  les  comptoirs  de  ces  marchands  sont  garnis 
de  ce  métal ,  et  que  le  vin  qui  se  répand  dans  la  mesure  en  passant 
et  séjournant  sur  ce  plomb  en  dissout  toujours  quelque  partie-  Il 
est  étrange  qu'un  a1>us  si  manifeste  et  si  dangereux  soit  souffert  par 
la  police.  Mais  il  est  vrai  que  les  gens  aisés ,  ne  buvant  guère  de  ces 
vins-là ,  sont  peu  sujets  à  en  être  empoisonnés. 

*  L'acide  végétal  est  fort  doux.  Si  c'était  un  acide  minéral  et  qu'il 
fût  moins  étendu  ,  l'union  ne  se  ferait  pas  sans  effervescence. 

21. 


3^4  EMILE. 

clairement  le  plomb  précipité  dans  le  fond  du 
verre. 

Voilà,  repris-je,  le  vin  naturel  et  pur  dont  on 
peut  boire ,  et  voici  le  vin  falsifié  qui  empoisonne. 
Cela  se  découvre  par  les  mêmes  connaissances  dont 
vous  me  demandiez  l'utilité  :  celui  qui  sait  bien 
comment  se  fait  l'encre  sait  connaître  aussi  les  vins 
frelatés. 

J'étais  fort  content  de  mon  exemple,  et  cepen- 
dant je  m'aperçus  que  l'enfant  n'en  était  point 
frappé.  J'eus  besoin  d'un  peu  de  temps  pour  sentir 
que  je  n'avais  fait  qu'une  sottise  :  car,  sans  parler 
de  l'impossibilité  qu'à  douze  ans  un  enfant  pût 
suivre  mon  explication,  l'utilité  de  cette  expérience 
n'entrait  pas  dans  son  esprit ,  parce  qu'ayant  goûté 
des  deux  vins  et  les  trouvant  bons  tous  deux,  il  ne 
joignait  aucune  idée  à  ce  mot  de  falsification  que 
je  pensais  lui  avoir  si  bien  expliqué.  Ces  autres 
mots  malsain,  poison  y  n'avaient  même  aucun  sens 
pour  lui;  il  était  là-dessus  dans  le  cas  de  l'histo- 
rien du  médecin  Philippe  :  c'est  le  cas  de  tous  les 
enfants. 

Les  rapports  des  effets  aux  causes  dont  nous 
n'apercevons  pas  la  liaison,  les  biens  et  les  maux 
dont  nous  n'avons  aucune  idée,  les  besoins  que 
nous  n'avons  jamais  sentis,  sont  nuls  pour  nous; 
il  est  impossible  de  nous  intéresser  par  eux  à  rien 
faire  qui  s'y  rapporte.  On  voit  à  quinze  ans  le  bon- 
heur d'un  homme  sage,  comme  à  trente  la  gloire 
du  paradis.  Si  l'on  ne  conçoit  bien  l'un  et  l'autre,  on 
fera  peu  de  chose  pour  les  acquérir;  ot,  quand 


LIVRE    II  I.  02.5 

même  on  les  concevrait,  on  fera  peu  de  chose  en- 
core si  on  ne  les  désire,  si  on  ne  les  sent  conve- 
nables à  soi.  Il  est  aisé  de  convaincre  un  enfant 
que  ce  qu'on  lui  veut  enseigner  est  utile  :  mais  ce 
n'est  rien  de  le  convaincre  si  l'on  ne  sait  le  per- 
suader. En  vain  la  tranquille  raison  nous  fait  ap- 
prouver ou  blâmer,  il  n'y  a  que  la  passion  qui 
nous  fasse  agir  :.et  comment  se  passionner  pour 
des  intérêts  qu'on  n'a  point  encore? 

Ne  montrez  jamais  rien  à  l'enfant  qu'il  ne  puisse 
voir.  Tandis  que  l'humanité  lui  est  presque  étran- 
gère, ne  pouvant  l'élever  à  l'état  d'homme,  rabais- 
sez pour  lui  l'homme  à  l'état  d'enfant.  En  songeant 
à  ce  qui  lui  peut  être  utile  dans  un  autre  âge,  ne 
lui  parlez  que  de  ce  dont  il  voit  dès  à  présent  l'uti- 
lité. Du  reste,  jamais  de  comparaisons  avec  d'autres 
enfants,  point  de  rivaux,  point  de  concurrents, 
même  à  la  course,  aussitôt  qu'il  commence  à  rai- 
sonner: j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  n'apprenne 
point  ce  qu'il  n'apprendrait  que  par  jalousie  ou  par 
vanité.  Seulement  je  marquerai  tous  les  ans  les  pro- 
grès qu'il  aura  faits  :  je  les  comparerai  à  ceux  qu'il 
fera  l'année  suivante  :  je  lui  dirai  :  Vous  êtes  grandi 
de  tant  de  lignes;  voilà  le  fossé  que  vous  sautiez, 
le  fardeau  que  vous  portiez;  voici  la  distance  où 
vous  lanciez  un  caillou ,  la  carrière  que  vous  par- 
couriez d'une  haleine,  etc.  :  voyons  maintenant  ce 
que  vous  ferez.  Je  l'excite  ainsi  sans  le  rendre  ja- 
loux de  personne.  Il  voudra  se  surpasser ,  il  le 
doit  :  je  ne  vois  nid  inconvénient  qu'il  soit  émule 
de  lui-même. 


3l6  ^MlLE. 

Je  hais  les  livres;  ils  n'apprennent  qu'à  parler 
de  ce  qu'on  ne  sait  pas.  On  dit  qu'Hermès  grava 
sur  des  colonnes  les  éléments  des  sciences,  pour 
mettre  ses  découvertes  à  l'abrfd'un  déluge.  S'il  les 
eût  bien  imprimées  dans  la  tête  des  hommes,  elles 
s'y  seraient  conservées  par  tradition.  Des  cerveaux 
bien  préparés  sont  les  monuments  où  se  gravent 
le  plus  sûrement  les  connaissances  humaines. 

N'y  aurait -il  point  moyen  de  rapprocher  tant  de 
leçons  éparses  dans  tant  de  livres,  de  les  réunir 
sous  un  objet  commun  qui  pût  être  facile  à  voir, 
intéressant  à  suivre,  et  qui  pût  servir  de  stimulant, 
même  à  cet  âge  ?  Si  l'on  peut  inventer  une  situa- 
tion où  tous  les  besoins  naturels  de  l'homme  se 
montrent  d'une  manière  sensible  à  l'esprit  d'un 
enfant ,  et  où  les  moyens  de  pourvoir  à  ces  mêmes 
besoins  se  développent  successivement  avec  la 
même  facilité,  c'est  par  la  peinture  vive  et  naïve 
de  cet  état  qu'il  faut  donner  le  premier  exercice  à 
son  imagination. 

Philosophe  ardent,  je  vois  déjà  s'allumer  la  vôtre. 
Ne  vous  mettez  pas  en  frais;  cette  situation  est 
trouvée,  elle  est  décrite,  et,  sans  vous  faire  tort, 
beaucoup  mieux  que  vous  ne  la  décririez  vous- 
même  ,  du  moins  avec  plus  de  vérité  et  de  simpli- 
cité. Puisqu'il  nous  faut  absolument  des  livres,  il 
en  existe  un  qui  fournit ,  à  mon  gré ,  le  plus  heu- 
reux traité  d'éducation  naturelle.  Ce  livre  sera  le 
premier  que  lira  mon  Emile;  seul  il  composera 
durant  long-temps  toute  sa  bibliothèque,  et  il  y 
tiendra  toujours  une  place  distinguée.  Il  sera  le 


LIVKli   111.  327 

texte  auquel  tous  nos  entretiens  sur  les  sciences 
naturelles  ne  serviront  que  de  commentaire.  Il  ser- 
vira d'épreuve  durant  nos  progrès  à  l'état  de  notre 
jugement;  et,  tant  que  notre  goût  ne  sera  pas 
gâté,  sa  lecture  nous  plaira  toujours.  Quel  est  donc 
ce  merveilleux  livre?  Est-ce  Aristote?  est-ce  Pline? 
est-ce  Buffon?  Non;  c'est  Robinson  Grusoé. 

Robinson  Grusoé  dans  son  île ,  seul ,  dépourvu 
de  l'assistance  de  ses  semblables  et  des  instruments 
de  tous  les  arts,  pourvoyant  cependant  à  sa  sub- 
sistance, à  sa  conservation,  et  se  procurant  même 
une  sorte  de  bien-être;  voilà  un  objet  intéressant 
pour  tout  âge ,  et  qu'on  a  mille  moyens  de  rendre 
agréable  aux  enfants.  Voilà  comment  nous  réali- 
sons l'île  déserte  qui  me  servait  d'abord  de  com- 
paraison. Get  état  n'est  pas ,  j'en  conviens,  celui  de 
l'homme  social;  vraisemblablement  il  ne  doit  pas 
être  celui  d'Emile  :  mais  c'est  sur  ce  même  état 
qu'il  doit  apprécier  tous  les  autres.  Le  plus  sûr 
moyen  de  s'élever  au-dessus  des  préjugés  et  d'or- 
donner ses  jugements  sur  les  vrais  rapports  des 
choses,  est  de  se  mettre  à  la  place  d'un  homme 
isolé,  et  de  juger  de  tout  comme  cet  homme  en 
doit  juger  lui-même  eu  égard  à  sa  propre  utilité. 

Ge  roman ,  débarrassé  de  tout  son  fatras  ,  com- 
mençant au  naufrage  de  Robinson  près  de  son  île , 
et  finissant  à  l'arrivée  du  vaisseau  qui  vient  l'en 
tirer,  sera  tout  à  la  fois  l'amusement  et  l'instruc- 
tion d'Emile  durant  l'époque  dont  il  est  ici  question. 
Je  veux  que  la  tête  lui  en  tourne,  qu'il  s'occupe 
sans  cesse  de  son  château ,  de  ses  chèvres ,  de  ses 


'6-l8  EMILE. 

plantations;  qu'il  apprenne  en  détail,  non  dans 
des  livres,  mais  sur  les  choses,  tout  ce  qu'il  faut 
savoir  en  pareil  cas  ;  qu'il  pense  être  Robinson  lui- 
même  ;  qu'il  se  voie  habillé  de  peaux ,  portant  un 
grand  bonnet ,  un  grand  sabre ,  tout  le  grotesque 
équipage  de  la  figure ,  au  parasol  près  dont  il  n'aura 
pas  besoin.  Je  veux  qu'il  s'inquiète  des  mesures  à 
prendre ,  si  ceci  ou  cela  venait  à  lui  manquer ,  qu'il 
examine  la  conduite  de  son  héros,  qu'il  cherche 
s'il  n'a  rien  omis,  s'il  n'y  avait  rien  de  mieux  à 
faire  ;  qu'il  marque  attentivement  ses  fautes ,  et  qu'il 
en  profite  pour  n'y  pas  tomber  lui-même  en  pareil 
cas  :  car  ne  doutez  point  qu'il  ne  projette  d'aller 
faire  un  établissement  semblable  ;  c'est  le  vrai  châ- 
teau en  Espagne  de  cet  heureux  âge,  où  l'on  ne 
connaît  d'autre  bonheur  que  le  nécessaire  et  la 
liberté. 

Quelle  ressource  que  cette  folie  pour  un  homme 
habile ,  qui  n'a  su  la  faire  naître  qu'afin  de  la  mettre 
à  profit!  L'enfant,  pressé  de  se  faire  un  magasin 
pour  son  île ,  sera  plus  ardent  pour  apprendre ,  que 
le  maître  pour  enseigner.  Il  voudra  savoir  tout  ce 
qui  est  utile,  et  ne  voudra  savoir  que  cela  :  vous 
n'aurez  plus  besoin  de  le  guider ,  vous  n'aurez  qu'à 
le  retenir.  Au  reste,  dépêchons-nous  de  l'établir 
dans  cette  île ,  tandis  qu'il  y  borne  sa  félicité ,  car 
le  jour  approche  où ,  s'il  y  veut  vivre  encore ,  il  n'y 
voudra  plus  vivre  seul,  et  où  Vendredi^  qui  main- 
tenant ne  le  touche  guère ,  ne  lui  suffira  pas  long- 
temps, 

La  pratique  des  arts  naturels ,  auxquels  peut  suf- 


LIVRE  III.  3^9 

fire  un  seul  homme,  mène  à  la  recherche  des  arts 
d'industrie ,  et  qui  ont  besoin  du  concours  de  pki- 
sieurs  mains.  Les  premiers  peuvent  s'exercer  par 
des  soHtaires ,  par  des  sauvages ,  mais  les  autres  ne 
peuvent  naître  que  dans  la  société ,  et  la  rendent 
nécessaire.  Tant  qu'on  ne  connaît  que  le  besoin 
physique,  chaque  homme  se  suffit  à  lui-même,  l'in- 
troduction du  superflu  rend  indispensable  le  par- 
tage et  la  distribution  du  travail  :  car ,  bien  qu'un 
homme  travaillant  seul  ne  gagne  que  la  subsistance 
d'un  homme ,  cent  hommes ,  travaillant  de  concert , 
gagneront  de  quoi  en  faire  subsister  deux  cents. 
Sitôt  donc  qu'une  partie  des  hommes  se  repose ,  il 
faut  que  le  concours  des  bras  de  ceux  qui  travail- 
lent supplée  à  l'oisiveté  de  ceux  qui  ne  font  rien. 

Votre  plus  grand  soin  doit  être  d'écarter  de  l'es- 
prit de  votre  élève  toutes  les  notions  des  relations 
sociales  qui  ne  sont  pas  à  sa  portée  :  mais  quand 
l'enchaînement  des  connaissances  vous  force  à  lui 
montrer  la  mutuelle  dépendance  des  hommes  ,  au 
lieu  de  la  lui  montrer  par  le  côté  moral,  tournez 
d'abord  toute  son  attention  vers  l'industrie  et  les 
arts  mécaniques ,  qui  les  rendent  utiles  les  uns  aux 
autres.  En  le  promenant  d'atelier  en  atelier,  ne 
souffrez  jamais  qu'il  voie  aucun  travail  sans  mettre 
lui-même  la  main  à  l'œuvre,  ni  qu'il  en  sorte  sans 
savoir  parfaitement  la  raison  de  tout  ce  qui  s'y  fait , 
ou  du  moins  de  tout  ce  qu'il  a  observé.  Pour  cela , 
travaillez  vous-même,  donnez-lui  partout  l'exemple  : 
pour  le  rendre  maître ,  soyez  partout  apprenti  ; 
et  comptez  qu'une  heure  de  travail  lui  apprendra 


33u  EMILE. 

plus  de  choses  qu'il  n'en  retiendrait  d'un  jour  d'ex- 
plications. 

Il  y  a  une  estime  publique  attachée  aux  diffé- 
rents arts  en  raison  inverse  de  leur  utilité  réelle. 
Cette  estime  se  mesure  directement  sur  leur  inu- 
tilité même,  et  cela  doit  être.  Les  arts  les  plus  utiles 
sont  ceux  qui  gagnent  le  moins ,  parce  que  le  nom- 
bre des  ouvriers  se  proportionne  au  besoin  des 
hommes,  et  que  le  travail  nécessaire  à  tout  le  monde 
reste  forcément  à  un  prix  que  le  pauvre  peut  payer. 
Au  contraire ,  ces  importants  qu'on  n'appelle  pas 
artisans,  mais  artistes,  travaillant  uniquement  pour 
les  oisifs  et  les  riches,  mettent  un  prix  arbitraire  à 
leurs  babioles;  et,  comme  le  mérite  de  ces  vains 
travaux  n'est  que  dans  l'opinion ,  leur  prix  même 
fait  partie  de  ce  mérite,  et  on  les  estime  à  propor- 
tion de  ce  qu'ils  coûtent.  Le  cas  qu'en  fait  le  riche 
ne  vient  pas  de  leur  usage,  mais  de  ce  que  le  pau- 
vre ne  les  peut  payer.  Nolo  habere  hona  nisi  qui- 
bus populus  iiividerit '^ . 

Que  deviendront  vos  élèves ,  si  vous  leur  laissez 
adopter  ce  sot  préjugé,  si  vous  le  favorisez  vous- 
même,  s'ils  vous  voient,  par  exemple,  entrer  avec 
plus  d'égards  dans  la  boutique  d'un  orfèvre  que 
dans  celle  d'un  serrurier?  Quel  jugement  porte- 
ront-ils du  vrai  mérite  des  arts  et  de  la  véritable 
valeur  des  choses,  quand  ils  verront  partout  le 
prix  de  fantaisie  en  contradiction  avec  le  prix  tiré 
de  l'utilité  réelle,  et  que  plus  la  chose  coûte, moins 
elle  vaut  ?  Au  premier  moment  que  vous  laisserez 

"  Petron.  (cap.  loo,  edlt.  Buimann.) 


LIVRE   III.  33  I 

entrer  ces  idées  dans  leur  tète,  abandonnez  le  reste 
de  leur  éducation  ;  malgré  vous  ils  seront  élevés 
comme  tout  le  monde  ;  vous  avez  perdu  quatorze 
ans  de  soins. 

Emile  songeant  à  meubler  son  île  aura  d'autres 
manières  de  voir.  Eobinson  eût  fait  beaucoup  plus 
de  cas  de  la  boutique  d'un  taillandier  que  de  tous  /  2.  ^ 
les  colifichets  de  Saïde.  Le  premier  lui  eût  paru  un 
homme  très-respectable,  et  l'autre  un  petit  char- 
latan. 

«  Mon  fils  est  fait  pour  vivre  dans  le  monde  ;  il 
«  ne  vivra  pas  avec  des  sages ,  mais  avec  des  fous  : 
«  il  faut  donc  qu'il  connaisse  leurs  folies ,  puisque 
«  c'est  par  elles  qu'ils  veulent  être  conduits.  La  con- 
«  naissance  réelle  des  choses  peut  être  bonne,  mais 
«  celle  des  hommes  et  de  leurs  jugements  vaut  en- 
«  core  mieux  ;  car  dans  la  société  humaine,  le  plus 
a  grand  instrument  de  l'homme  est  l'homme ,  et  le 
«  plus  sage  est  celui  qui  se  sert  le  mieux  de  cet 
«  instrument.  A  quoi  bon  donner  aux  enfants  l'idée 
ce  d'un  ordre  imaginaire  tout  contraire  à  celui  qu'ils 
«  trouveront  établi ,  et  sur  lequel  il  faudra  qu'ils  se 
«  règlent  ?  Donnez  -  leur  premièrement  des  leçons 
«  pour  être  sages ,  et  puis  vous  leur  en  donnerez 
«  pour  juger  en  quoi  les  autres  sont  fous.  » 

Voilà  les  spécieuses  maximes  sur  lesquelles  la 
fausse  prudence  des  pères  travaille  à  rendre  leurs 
enfants  esclaves  des  préjugés  dont  ils  les  nourris- 
sent, et  jouets  eux-mêmes  de  la  tourbe  insensée 
dont  ils  pensent  faire  l'instrument  de  leurs  pas- 
sions. Pour  parvenir  à  connaître  l'homme ,  que  de 


332  EMILE. 

choses  il  faut  connaître  avant  lui  !  L'homme  est  la 
dernière  étude  du  sage ,  et  vous  prétendez  en  faire 
la  première  d'un  enfant  !  Avant  de  l'instruire  de 
nos  sentiments,  commencez  par  lui  apprendre  à 
les  apprécier.  Est-ce  connaître  une  folie  que  de 
la  prendre  pour  la  raison  ?  Pour  être  sage  il  faut 
discerner  ce  qui  ne  l'est  pas.  Comment  votre  en- 
fant connaîtra  - 1  -  il  les  hommes ,  s'il  ne  sait  ni 
juger  leurs  jugements  ni  démêler  leurs  erreurs? 
C'est  un  mal  de  savoir  ce  qu'ils  pensent ,  quand  on 
ignore  si  ce  qu'ils  pensent  est  vrai  ou  faux.  Appre- 
nez-lui donc  premièrement  ce  que  sont  les  choses 
en  elles-mêmes,  et  vous  lui  apprendrez  après  ce 
qu'elles  sont  à  nos  yeux  :  c'est  ainsi  qu'il  saura 
comparer  l'opinion  à  la  vérité  et  s'élever  au-dessus 
du  vulgaire  ;  car  on  ne  connaît  point  les  préjugés 
quand  on  les  adopte,  et  l'on  ne  mène  point  le 
peuple  quand  on  lui  ressemble.  Mais  si  vous  com- 
mencez par  l'instruire  de  l'opinion  publique  avant 
de  lui  apprendre  à  l'apprécier,  assurez- vous  que, 
quoi  que  vous  puissiez  faire ,  elle  deviendra  la 
sienne,  et  que  vous  ne  la  détruirez  plus.  Je  con- 
clus que,  pour  rendre  un  jeune  homme  judicieux , 
il  faut  bien  former  ses  jugements ,  au  lieu  de  lui 
dicter  les  nôtres. 

Vous  voyez  que  jusqu'ici  je  n'ai  point  parlé  des 
hommes  à  mon  élève ,  il  aurait  eu  trop  de  bon  sens 
pour  m'entendre  ;  ses  relations  avec  son  espèce  ne 
lui  sont  pas  encore  assez  sensibles  pour  qu'il  puisse 
juger  des  autres  par  lui.  Il  ne  connaît  d'être  hu- 
main que  lui  seul ,  et  même  il  est  bien  éloigné  de 


LIVRE  111.  333 

se  connaître  :  mais,  s'il  porte  peu  de  jugements  sur 
sa  personne,  au  moins  il  n'en  porte  que  de  justes. 
Il  ignore  quelle  est  la  place  des  autres,  mais  il 
sent  la  sienne  et  s'y  tient.  Au  lieu  des  lois  sociales 
qu'il  ne  peut  connaître,  nous  l'avons  lié  des  chaînes 
de  la  nécessité.  Il  n'est  presque  encore  qu'un  être 
physique ,  continuons  de  le  traiter  comme  tel. 

C'est  par  leur  rapport  sensible  avec  son  utilité , 
sa  sûreté,  sa  conservation,  son  bien-être,  qu'il  doit 
apprécier  tous  les  corps  de  la  nature  et  tous  les 
travaux  des  hommes.  Ainsi  le  fer  doit  être  à  ses 
yeux  d'un  beaucoup  plus  grand  prix  que  l'or ,  et  le 
verre  que  le  diamant  :  de  même ,  il  honore  beau- 
coup plus  un  cordonnier,  un  maçon,  qu'un  Lempe- 
reur,  un  Le  Blanc^  et  tous  les  joailliers  de  l'Europe  ; 
un  pâtissier  est  surtout  à  ses  yeux  un  homme  très- 
important  ,  et  il  donnerait  toute  l'académie  des 
sciences  pour  le  moindre  confiseur  de  la  rue  des 
Lombards.  Les  orfèvres ,  les  graveurs ,  les  doreurs , 
les  brodeurs,  ne  sont,  à  son  avis,  que  des  fainéants 
qui  s'amusent  à  des  jeux  parfaitement  inutiles  ;  il 
ne  fait  pas  même  un  grand  cas  de  l'horlogerie. 
L'heureux  enfant  jouit  du^  temps  sans  en  être  es- 
clave; il  en  profite  et  n'en  connaît  pas  le  prix.  Le 
calme  des  passions,  qui  rend  pour  lui  sa  succession 
toujours  égale,  lui  tient  lieu  d'instrument  pour  le 
mesurer  au  besoin''.  En  lui  supposant  une  montre, 
aussi-bien  qu'en  le  faisant  pleurer,  je  me  donnais 

"  Le  temps  perd  pour  nous  sa  mesure,  quand  nos  passions  veulent 
régler  son  cours  à  leur  grt'.  La  montre  du  sage  est  l'égalité  d'hu- 
meur et  la  paix  de  l'ame  :  il  est  toujours  h  son  lieure ,  et  il  la  con- 
naît toujours. 


33/|  EMILE. 

an  Emile  vulgaire  pour  être  utile  et  me  faire  en- 
tendre ;  car,  quant  au  véritable ,  un  enfant  si  diffé- 
rent des  autres  ne  servirait  d'exemple  à  rien. 

Il  y  a  un  ordre  non  moins  naturel  et  plus  judi- 
cieux encore ,  par  lequel  on  considère  les  arts  selon 
les  rapports  de  nécessité  qui  les  lient,  mettant  au 
premier  rang  les  plus   indépendants,  et  au  der- 
nier ceux  qui  dépendent  d'un  plus  grand  nombre 
d'autres.  Cet  ordre,  qui  fournit  d'importantes  con- 
sidérations sur   celui  de  la  société  générale,  est 
semblable  au  précédent,  et  soumis  au  même  ren- 
versement dans  l'estime  des  hommes  ;  en  sorte  que 
l'emploi  des  matières  premières  se  fait  dans  des 
métiers  sans  honneur,  presque  sans  profit,  et  que 
plus  elles  changent  de  main ,  plus  la  main-d'œuvre 
augmente  de  prix  et  devient  honorable.  Je  n'exa- 
mine pas  s'il  est  vrai  que  l'industrie  soit  plus  grande 
et  mérite  plus  de  récompense  dans  les  arts  minu- 
tieux qui  donnent  la  dernière  forme  à  ces  matières, 
que  dans  le  premier  travail  qui  les  convertit  à  l'u- 
sage des  hommes  :  mais  je  dis  qu'en  chaque  chose 
l'art  dont  l'usage  est  le  plus  général  et  le  plus  in- 
dispensable est  incontestablement  celui  qui  mérite 
le  plus  d'estime ,  et  que  celui  à  qui  moins  d'autres 
arts  sont  nécessaires  la  mérite  encore  par  -  dessus 
les  plus  sidDordonnés ,  parce  qu'il  est  plus  Ubre  et 
plus  près  de  l'indépendance.  Voilà  les  véritables 
règles  de  l'appréciation  des  arts  et  de  l'industrie  ; 
tout  le  reste  est  arbitraire  et  dépend  de  l'opinion. 

Le  premier  et  le  plus  respectable  de  tous  les  arts 
est  l'agriculture  :  je  mettrais  la  forge  au  second 


\ 


LIVRE  m.  335 

rang- ,  la  charpeiite  au  troisième ,  et  ainsi  de  suite. 
L'enfant  qui  n'aura  point  été  séduit  par  les  préjugés 
vulgaires  en  jugera  précisément  ainsi.  Que  de  ré- 
flexions importantes  notre  Emile  ne  tirera-t-il  point 
là- dessus  de  son  Robinson  !  Que  pensera -t -il  en 
voyant  que  les  arts  ne  se  perfectionnent  qu'en  se 
subdivisant,  en  multipliant  à  l'infini  les  instruments 
des  uns  et  des  autres  ?  Il  se  dira  :  Tous  ces  gens-là 
sont  sottement  ingénieux  :  on  croirait  qu'ils  ont 
peur  que  leurs  bras  et  leurs  doigts  ne  leur  servent 
à  quelque  chose,  tant  ils  inventent  d'instruments 
pour  s'en  passer.  Pour  exercer  un  seul  art  ils  sont 
asservis  à  mille  autres  ;  il  faut  une  ville  à  chaque 
ouvrier.  Pour  mon  camarade  et  moi  nous  mettons 
notre  génie  dans  notre  adresse  ;  nous  nous  faisons 
des  outils  que  nous  puissions  porter  partout  avec 
nous.  Tous  ces  gens  si  fiers  de  leurs  talents  dans 
Paris  ne  sauraient  rien  dans  notre  île,  et  seraient 
nos  apprentis  à  leur  tour.     . 

Lecteur,  ne  vous  arrêtez  pas  à  voir  ici  l'exercice 
du  corps  et  l'adresse  des  mains  de  notre  élève;  mais 
considérez  quelle  direction  nous  donnons  à  ces  cu- 
riosités enfantines;  considérez  le  sens,  l'esprit  in- 
ventif, la  prévoyance  ;  considérez  quelle  tête  nous 
allons  lui  former.  Dans  tout  ce  qu'il  verra,  dans 
tout  ce  qu'il  fera ,  il  voudra  tout  connaître ,  il  vou- 
dra savoir  la  raison  de  tout;  d'instrument  en  instru- 
ment, il  voudra  toujours  remonter  au  premier;  il 
n'admettra  rien  par  supposition  ;  il  refuserait  d'ap- 
prendre ce  qui  demanderait  une  connaissance  anté- 
rieure qu'il  n'aurait  pas:  s'il  voit  faire  un  ressort,  il 


336  EMILE. 

voudra  savoir  comment  l'acier  a  été  tiré  de  la  mine  ; 
s'il  voit  assembler  les  pièces  d'un  coffre*,  il  voudra 
savoir  comment  l'arbre  a  été  coupé  ;  s'il  travaille 
lui-même,  à  chaque  outil  dont  il  se  sert,  il  ne 
manquera  pas  de  se  dire  :  Si  je  n'avais  pas  cet  outil, 
comment  m'y  prendrais-je  pour  en  faire  un  sem- 
blable ou  pour  m'en  passer  ? 

,4u  reste,  une  erreur  difficile  à  éviter  dans  les 
occupations  pour  lesquelles  le  maître  se  passionne 
est  de  supposer  toujours  le  même  goût  à  l'enfant  : 
gardez,  quand  l'amusement  du  travail  vous  em- 
porte, que  lui  cependant  ne  s'ennuie  sans  vous 
l'oser  témoigner.  L'enfant  doit  être  tout  à  la  chose  ; 
mais  vou§  devez  être  tout  à  l'enfant,  l'observer, 
l'épier  sans  relâche  et  sans  qu'il  y  paraisse,  pres- 
sentir tous  ses  sentiments  d'avance,  et  prévenir 
ceux  qu'il  ne  doit  pas  avoir,  l'occuper  enfin  de 
manière  que  non-seulement  il  se  sente  utile  à  la 
chose,  mais  qu'il  s'y  plaise  à  force  de  bien  com- 
prendre à  quoi  sert  ce  qu'il  fait. 

La  société  des  arts  consiste  en  échanges  d'indus- 
trie, celle  du  commerce  en  échanges  de  choses, 
celle  des  banques  en  échanges  de  signes  et  d'ar- 
gent :  toutes  ces  idées  se  tiennent ,  et  les  notions 
élémentaires  sont  déjà  prises;  nous  avons  jeté  les 
fondements  de  tout  cela  dès  le  premier  âge,  à 
l'aide  du  jardinier  Robert.  Il  ne  nous  reste  main- 
tenant .qu'à  généraliser  ces  mêmes  idées  et  les 
étendre  à  plus  d'exemples,  pour  lui  faire  com- 
prendre le  jeu  du  trafic  pris  en  lui-même ,  et  ren- 
du sensible  par  les  détails  d'histoire  naturelle  qui 


LIVRE   III.  337 

regardent  les  productions  particulières  à  chaque 
pays,  par  les  détails  d'arts  et  de  sciences  qui  re- 
gardent la  navigation ,  enfin  par  le  plus  grand  ou 
moindre  embarras  du  transport,  selon  l'éloigne- 
ment  des  lieux,  selon  la  situation  des  terres,  des 
mers,  des  rivières,  etc. 

Nulle  société  ne  peut  exister  sans  échange ,  nul 
échange  sans  mesure  commune,  et  nulle  mesure 
commune  sans  égalité.  Ainsi ,  toute  société  a  pour 
première  loi  quelque  égalité  conventionnelle ,  soit 
dans  les  hommes ,  soit  dans  les  choses. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  hommes,  bien 
différente  de  l'égalité  naturelle,  rend  nécessaire 
le  droit  positif,  c'est-à-dire  le  gouvernement  et  les 
lois.  Les  connaissances  politiques  d'un  enfant  doi- 
vent être  nettes  et  bornées;  il  ne  doit  connaître 
du  gouvernement  en  général  que  ce  qui  se  rap- 
porte au  droit  de  propriété  dont  il  a  déjà  quelque 
idée. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  choses  a  fait 
inventer  la  monnaie;  car  la  monnaie  n'est  qu'un 
terme  de  comparaison  poiu*  la  valeur  des  choses 
de  différentes  espèces  ;  et  en  ce  sens  la  monnaie 
est  le  vrai  lien  de  la  société  :  mais  tout  peut  être 
monnaie;  autrefois  le  bétail  l'était,  des  coquillages 
le  sont  encore  chez  plusieurs  peuples;  le  fer  fut 
monnaie  à  Sparte ,  le  cuir  l'a  été  en  Suède ,  l'or  et 
l'argent  le  sont  parmi  nous. 

Les  métaux ,  comme  plus  faciles  à  transporter  ^ 
ont  été  généralement  choisis  pour  termes  moyens 
de  tous  les  échanges;  et  l'on  a  converti  ces  métaux 

R.    III.  22 


338  :ÉMiLE. 

en  monnaie ,  pour  épargner  la  mesure  ou  le  poids 
à  chaque  échange  :  car  la  marque  de  la  monnaie 
n'est  qu'une  attestation  que  la  pièce  ainsi  marquée 
est  d'un  tel  poids;  et  le  prince  seul  a  droit  de 
battre  monnaie ,  attendu  que  lui  seul  a  droit  d'exi- 
ger que  son  témoignage  fasse  autorité  parmi  tout 
un  peuple. 

L'usage  de  cette  invention  ainsi  expliqué  se  fait 
sentir  au  plus  stupide.  Il  est  difficile  de  comparer 
immédiatement  des  choses  de  différentes  natures , 
du  drap ,  par  exemple ,  avec  du  blé  ;  mais ,  quand 
on  a  trouvé  une  mesure  commune ,  savoir  la  mon- 
naie, il  est  aisé  au  fabricant  et  au  laboureur  de 
rapporter  la  valeur  des  choses  qu'ils  veulent  échan- 
ger à  cette  mesure  commune.  Si  telle  quantité  de 
drap  vaut  une  telle  somme  d'argent,  et  que  telle 
quantité  de  blé  vaille  aussi  la  même  somme  d'argent, 
il  s'ensuit  que  le  mar§hand ,  recevant  ce  blé  pour 
son  drap,  fait  un  échange  équitable.  Ainsi,  c'est 
par  la  monnaie  que  les  biens  d'espèces  diverses  de- 
viennent commensurables  et  peuvent  se  comparer. 

N'allez  pas  plus  loin  que  cela,  et  n'entrez  point 
dans  l'explication  des  effets  moraux  de  cette  insti- 
tution. En  toute  chose  il  importe  de  bien  exposer 
les  usages  avant  de  montrer  les  abus.  Si  vous  pré- 
tendiez expliquer  aux  enfants  comment  les  signes 
font  négliger  les  choses ,  comment  de  la  monnaie 
sont  nées  toutes  les  chimères  de  l'opinion,  comment 
les  pays  riches  d'ai^ent  doivent  être  pauvres  de 
tout,  vous  traiteriez  ces  enfants  non-seulement  en 
philosophes,  mais  en  hommes  sages,  et  vous  pré- 


LIVRE  III.  339 

tendriez  leur  faire  entendre  ce  que  peu  de  philo- 
sophes même  ont  bien  conçu. 

Sur  quelle  abondance  d'objets  intéressants  ne 
peut-on  point  tourner  ainsi  la  curiosité  d'un  élève, 
sans  jamais  quitter  les  rapports  réels  et  matériels 
qui  sont  à  sa  portée ,  ni  souffrir  qu'il  s'élève  dans 
son  esprit  une  seule  idée  qu'il  ne  puisse  pas  con- 
cevoir! L'art  du  maître  est  de  ne  laisser  jamais  ap- 
pesantir ses  observations  sur  des  minuties  qui  ne 
tiennent  à  rien ,  mais  de  le  rapprocher  sans  cesse 
des  grandes  relations  qu'il  doit  connaître  un  jour 
pour  bien  juger  du  bon  et  du  mauvais  ordre  de  la 
société  civile.  Il  faut  savoir  assortir  les  entretiens 
dont  on  l'amuse  au  tour  d'esprit  qu'on  lui  a  donné. 
Telle  question ,  qui  ne  pourrait  pas  même  effleurer 
l'attention  d'un  autre,  va  tourmenter  Emile  pen^ 
dant  six  mois. 

Nous  allons  dîner  dans  une  maison  opulente; 
nous  trouvons  les  apprêts  d'un  festin ,  beaucoup  de 
monde,  beaucoup  de  laquais,  beaucoup  de  plats, 
un  service  élégant  et  fin.  Tout  cet  appareil  de  plaisir 
et  de  fête  a  quelque  chose  d'enivrant  qui  porte  à 
la  tête  quand  on  n'y  est  pas  accoutumé.  Je  pressens 
l'effet  de  tout  cela  sur  mon  jeune  élève.  Tandis  que 
le  repas  se  prolonge ,  tandis  que  les  services  se  suc- 
cèdent, tandis  qu'autour  de  la  table  régnent  mille 
propos  bruyants,  je  m'approche  de  son  oreille ,  et 
je  lui  dis  :  Par  combien  de  mains  estimeriez-vous 
bien  qu'ait  passé  tout  ce  que  vous  voyez  sur  cette 
table  avant  que  d'y  arriver?  Quelle  foule  d'idées 
j'éveille  dans  son  cerveau  par  ce  peu  de  mots!  A 

22. 


34o  EMILE. 

l'instant  voilà  toutes  les  vapeurs  du  délire  abattues. 
Il  rêve ,  il  réfléchit ,  il  calcule ,  il  s'inquiète.  Tandis 
que  les  philosophes,  égayés  par  le  vin,  peut-être 
par  leurs  voisines ,  radotent  et  font  les  enfants ,  le 
voilà  lui  philosophant  tout  seul  dans  son  coin  :  il 
m'interroge;  je  refuse  de  répondre,  je  le  renvoie  à 
un  autre  temps  ;  il  s'impatiente ,  il  oublie  de  manger 
et  de  boire ,  il  brûle  d'être  hors  de  table  pour  m'en- 
tretenir  à  son  aise.  Quel  objet  pour  sa  curiosité! 
quel  texte  pour  son  instruction  !  Avec  un  jugement 
sain  que  rien  n'a  pu  corrompre,  que  pensera-t-il 
du  luxe,  quand  il  trouvera  que  toutes  les  régions 
du  monde  ont  été  mises  à  contribution ,  que  vingt 
millions  de  mains  peut-être  ont  long-temps  tra- 
vaillé ,  qu'il  en  a  coûté  la  vie  peut-être  à  des  milliers 
d'hommes ,  et  tout  cela  pour  lui  présenter  en  pompe 
à  midi  ce  qu'il  va  déposer  le  soir  dans  sa  garde-robe? 
Épiez  avec  soin  les  conclusions  secrètes  qu'il 
tire  en  son  cœur  de  toutes  ces  observations.  Si 
vous  l'avez  moins  bien  gardé  que  je  ne  le  sup- 
pose, il  peut  être  tenté  de  tourner  ses  réflexions 
dans  un  autre  sens,  et  de  se  regarder  comme  un 
personnage  important  au  monde,  en  voyant  tant 
de  soins  concourir  pour  apprêter  son  diner.  Si 
vous  pressentez  ce  raisonnement,  vous  pouvez  ai- 
sément le  prévenir  avant  qu'il  le  fasse,  ou  du 
moins  en  effacer  aussitôt  l'impression.  Ne  sachant 
encore  s'approprier  les  choses  que  par  une  jouis- 
sance matérielle ,  il  ne  peut  juger  de  leur  conve- 
nance ou  disconvenance  avec  lui  que  par  des  rap- 
ports sensibles.  La  comparaison  d'un  dîner  simple 


LIVRE  III.  341 

et  rustique ,  préparé  par  l'exercice ,  assaisonné  par 
la  faim,  par  la  liberté,  par  la  joie,  avec  son  fes- 
tin si  magnifique  et  si  compassé,  suffira  pour  lui 
faire  sentir  que  tout  l'appareil  du  festin  ne  lui 
ayant  donné  aucun  profit  réel ,  et  son  estomac  sor- 
tant tout  aussi  content  de  la  table  du  paysan  que 
de  celle  du  financier,  il  n'y  avait  rien  à  l'un  de  plus 
qu'à  l'autre  qu'il  put  appeler  véritablement  sien. 

Imaginons  ce  qu'en  pareil  cas  un  gouverneur 
pourra  lui  dire.  Rappelez-vous  bien  ces  deux  repas, 
et  décidez  en  vous-même  lequel  vous  avez  fait 
avec  le  plus  de  plaisir  ;  auquel  avez-vous  remarqué 
le  plus  de  joie?  auquel  a-t-on  mangé  de  plus  grand 
appétit,  bu  plus  gaiement,  ri  de  meilleur  cœur? 
lequel  a  duré  le  plus  long-temps  sans  ennui ,  et 
sans  avoir  besoin  d'être  renouvelé  par  d'autres  ser- 
vices ?  Cependant  voyez  la  différence  :  ce  pain  bis, 
que  vous  trouvez  si  bon ,  vient  du  blé  recueilli  par 
ce  paysan  ;  son  vin  noir  et  grossier ,  mais  désalté- 
rant et  sain ,  est  du  cru  de  sa  vigne  ;  le  linge  vient 
de  son  chanvre,  filé  l'hiver  par  sa  femme,  par  ses 
filles,  par  sa  servante;  nulles  autres  mains  que 
celles  de  sa  famille  n'ont  fait  les  apprêts  de  sa 
table  ;  le  moulin  le  plus  proche  et  le  marché  voisin 
sont  les  bornes  de  l'univers  pour  lui.  En  quoi  donc 
avez-vous  réellement  joui  de  tout  ce  qu'ont  fourni 
de  plus  la  terre  éloignée  et  la  main  des  hommes 
sur  l'autre  table?  Si  tout  cela  ne  vous  a  pas  fait 
faire  un  meilleur  repas ,  qu'avez-vous  gagné  à  cette 
abondance?  qu'y  avait-il  là  qui  fût  fait  pour  vous? 
Si  vous  eussiez  été  le  maître  de  la  maison ,  pourra- 


34^  EMILE. 

t-il  ajouter,  tout  cela  VOUS  fut  resté  plus  étranger  en- 
core :  car  le  soin  d'étaler  aux  yeux  des  autres  votre 
jouissance  eût  achevé  de  vous  l'ôter  :  vous  auriez 
eu  la  peine ,  et  eux  le  plaisir. 

Ce  discours  peut  être  fort  beau  ;  mais  il  ne  vaut 
rien  pour  Éniile ,  dont  il  passe  la  portée ,  et  à  qui 
l'on  ne  dicte  point  ses  réflexions.  Parlez-lui  donc 
plus  simplement.  Après  ces  deux  épreuves,  dites- 
lui  quelque  matin  :  Où  dînerons^nous  aujourd'hui? 
autour  de  cette  montagne  d'argent  qui  couvre  les 
trois  quarts  de  la  table ,  et  de  ces  parterres  de  fleurs 
de  papier  qu'on  sert  au  dessert  sur  des  miroirs , 
parmi  ces  femmes  en  grand  panier  qui  vous  traitent 
en  marionnette ,  et  veulent  que  vous  ayez  dit  ce  que 
vous  ne  savez  pas  ;  ou  bien  dans  ce  village  à  deux 
lieues  d'ici,  chez  ces  bonnes  gens  qui  nous  re- 
çoivent si  joyeusement,  et  nous  donnent  de  si 
bonne  crème?  Le  choix  d'Emile  n'est  pas  douteux  : 
car  il  n'est  ni  babillard  ni  vain;  il  ne  peut  souffrir 
la  gêne,  et  tous  nos  ragoûts  fins  ne  lui  plaisent 
point:  mais  il  est  toujours  prêt  à  courir  en  cam- 
pagne ,  et  il  aime  fort  les  bons  fruits ,  les  bons  lé- 
gumes, la  bonne  crème,  et  les  bonnes  gens*.  Che- 

"  Le  goût  que  je  suppose  à  mon  élève  pour  la  campagne  est  un 
fruit  naturel  de  son  éducation.  D'ailleurs ,  n'ayant  rien  de  cet  air  fat 
et  requinqué  qui  plaît  tant  aux  femmes ,  il  en  est  moins  fêté  que 
d'autres  enfants  :  par  conséquent  il  se  plaît  moins  avec  elles ,  et  se 
gâte  moins  dans  leur  société ,  dont  il  n'est  pas  encore  en  état  de 
sentir  le  charme.  Je  me  suis  gardé  de  lui  apprendre  à  leur  baiser  la 
main ,  à  leur  dire  des  fadeurs ,  pas  même  à  leur  marquer  préféra- 
blement  aux  hommes  les  égards  qui  leur  sont  dus  :  je  me  suis  fait 
une  inviolable  loi  de  n'exiger  rien  de  lui  dont  la  raison  ne  fût  à  sa 
portée  ;  et  il  n'y  a  point  de  bonne  raison  pour  un  enfant  de  traiter 
un  sexe  autrement  que  l'autre. 


LIVRE   111.  343 

min  faisant,  la  réflexion  vient  d'elle-même.  Je  vois 
que  ces  foules  d'hommes  qui  travaillent  à  ces  grands 
repas  perdent  bien  leurs  peines,  ou  qu'ils  ne  son- 
gent guère  à  nos  plaisirs. 

Mes  exemples,  bons  peut-être  pour  un  sujet, 
seront  mauvais  pour  mille  autres.  Si  l'on  en  prend 
l'esprit ,  on  saura  bien  les  varier  au  besoin  :  le  choix 
tient  à  l'étude  du  génie  propre  à  chacun,  et  cette 
étude  tient  aux  occasions  qu'on  leur  offre  de  se 
montrer.  On  n'imaginera  pas  que ,  dans  l'espace  de 
trois  ou  quatre  ans  que  nous  avons  à  remplir  ici, 
nous  puissions  donner  à  l'enfant  le  plus  heureuse- 
ment né  une  idée  de  tous  les  arts  et  de  toutes  les 
sciences  naturelles,  suffisante  pour  les  apprendre 
un  jour  de  lui-même;  mais  en  faisant  ainsi  passer 
devant  lui  tous  les  objets  qu'il  lui  importe  de  con- 
naître, nous  le  mettons  dans  le  cas  de  développer 
son  goût,  son  talent,  de  faire  les  premiers  pas 
vers  l'objet  où  le  porte  son  génie ,  et  de  nous  in- 
diquer la  route  qu'il  lui  faut  ouvrir  pour  seconder 
la  nature. 

Un  autre  avantage  de  cet  enchaînement  de  con- 
naissances bornées,  mais  justes,  est  de  les  lui  mon- 
trer par  leurs  liaisons ,  par  leurs  rapports ,  de  les 
mettre  toutes  à  leur  place  dans  son  estime,  et  de 
prévenir  en  lui  les  préjugés  qu'ont  la  plupart  des 
hommes  pour  les  talents  qu'ils  cultivent,  contre 
ceux  qu'ils  ont  négligés.  Celui  qui  voit  bien  l'ordre 
du  tout  voit  la  place  où  doit  être  chaque  partie  ; 
celui  qui  voit  bien  une  partie,  et  qui  la  connaît  à 
fond ,  peut  être  un  savant  homme  :  l'autre  est  un 


344  EMILE. 

homme  judicieux  ;  et  vous  vous  souvenez  que  ce 
que  nous  nous  proposons  d'acquérir  est  moins  la 
science  que  le  jugement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ma  méthode  est  indépendante 
de  mes  exemples ,  elle  est  fondée  sur  la  mesure  des 
facultés  de  l'homme  à  ses  différents  âges,  et  sur 
le  choix  des  occupations  qui  conviennent  à  ses  fa- 
cultés. Je  crois  qu'on  trouverait  aisément  une  autre 
méthode  avec  laquelle  on  paraîtrait  faire  mieux  • 
mais  si  elle  était  moins  appropriée  à  l'espèce ,  à 
l'âge,  au  sexe,  je  doute  qu'elle  eût  le  même  succès. 

En  commençant  cette  seconde  période,  nous 
avons  profité  de  la  surahondance  de  nos  forces 
sur  nos  besoins  pour  nous  porter  hors  de  nous  ; 
nous  nous  sommes  élancés  dans  les  cieux  ;  nous 
■  t?  avons  mesuré  la  terre;  nous  avons  recueilli  les  lois 
I  de  la  nature ,  en  un  mot  nous  avons  parcouru  l'île 

entière  :  maintenant  nous  revenons  à  nous  ;  nous 
nous  rapprochons  insensiblement  de  notre  habi- 
tation. Trop  heureux,  en  y  rentrant,  de  n'en  pas 
trouver  encore  en  possession  l'ennemi  qui  nous 
menace ,  et  qui  s'apprête  à  s'en  emparer  ! 

Que  nous  reste -t- il  à  faire  après  avoir  observé 
tout  ce  qui  nous  environne  ?  D'en  convertir  à  notre 
usage  tout  ce  que  nous  pouvons  nous  approprier, 
et  de  tirer  parti  de  notre  curiosité  pour  l'avantage 
de  notre  bien-être.  Jusqu'ici  nous  avons  fait  pro- 
vision d'instruments  de  toute  espèce,  sans  savoir 
desquels  nous  aurions  besoin.  Peut-être,  inutiles 
à  nous  -  mêmes ,  les  nôtres  pourront  -  ils  servir  à 
d'autres  ;  et  peut-être ,  à  notre  tour ,  aurons-nous 


LIVKE  111.  345 

besoin  des  leurs.  Ainsi  nous  trouverions  tous  notre* 
compte  à  ces  échanges  :  mais ,  pour  les  faire ,  il 
faut  connaître  nos  besoins  mutuels,  il  faut  que 
chacun  sache  ce  que  d'autres  ont  à  son  usage,  et 
ce  qu'il  peut  leur  offrir  en  retour.  Supposons  dix 
hommes,  dont  chacun  a  dix  sortes  de  besoins.  Il 
faut  que  chacun,  pour  son  nécessaire,  s'applique 
à  dix  sortes  de  travaux  :  mais ,  vu  la  différence  de 
génie  et  de  talent ,  l'un  réussira  moins  à  quelqu'un 
de  ces  travaux,  l'autre  à  un  autre.  Tous,  propres 
à  diverses  choses ,  feront  les  mêmes,  et  seront  mal 
servis.  Formons  une  société  de  ces  dix  hommes, 
et  que  chacun  s'applique,  pour  lui  seul  et  pour 
les  neuf  autres ,  au  genre  d'occupation  qui  lui  con- 
vient le  mieux  :  chacun  profitera  des  talents  des 
autres  comme  si  lui  seul  les  avait  tous  ;  chacun  per- 
fectionnera le  sien  par  un  continuel  exercice  :  et  il 
arrivera  que  tous  les  dix ,  parfaitement  bien  pour- 
vus ,  auront  encore  du  surabondant  pour  d'autres. 
Voilà  le  principe  apparent  de  toutes  nos  institu- 
tions. Il  n'est  pas  de  mon  sujet  d'en  examiner  ici  les 
conséquences  :  c'est  ce  que  j'ai  fait  dans  un  autre 
écrit  '^. 

Sur  ce  principe ,  un  homme  qui  voudrait  se  re- 
garder comme  un  être  isolé ,  ne  tenant  du  tout  à 
rien  et  se  suffisant  à  lui-même,  ne  pourrait  être 
que  misérable.  Il  lui  serait  même  impossible  de 
subsister  ;  car ,  trouvant  la  terre  entière  couverte 
du  tien  et  du  mien,  et  n'ayant  rien  à  lui  que  son 
corps,  d'où  tirerait -il  son  nécessaire?  En  sortant 

«  Discours  sur  l'Inégalité. 


5l[6  KM  ILE. 

ds  l'état  de  nature,  nous  forçons  nos  semblables 
d'en  sortir  aussi  ;  nul  n'y  peut  demeurer  malgré 
les  autres  :  et  ce  serait  réellement  en  sortir,  que 
d'y  vouloir  rester  dans  l'impossibilité  d'y  vivre; 
car  la  première  loi  de  la  nature  est  le  soin  de  se 
conserver. 

iVinsi  se. forment  peu  à  peu  dans  l'esprit  d'un 
enfant  les  idées  des  relations  sociales,  même  avant 
qu'il  puisse  être  réellement  membre  actif  de  la  so- 
ciété. Emile  voit  que,  pour  avoir  des  instruments 
à  son  usage,  il  lui  en  faut  encore  à  l'usage  des 
autres  par  lesquels  il  puisse  obtenir  en  échange  les 
choses  qui  lui  sont  nécessaires  et  qui  sont  en  leur 
pouvoir.  Je  l'amène  aisément  à  sentir  le  besoin  de 
ces  échanges,  et  à  se  mettre  en  état  d'en  profiter. 

Monseigneur,  il /cuit  que  je  viue ,  disait  un  mal- 
heureux auteur  satirique  au  ministre  qui  lui  re- 
prochait l'infamie  de  ce  métier.  Je  nen  vois  pas  la 
nécessité,  lui  répartit  froidement  l'homme  en  place. 
Cette  réponse,  excellente  pour  un  ministre,  eût 
été  barbare  et  fausse  en  toute  autre  bouche.  Il 
faut  que  tout  homme  vive.  Cet  argument,  auquel 
chacun  donne  plus  ou  moins  de  force  à  proportion 
qu'il  a  plus  ou  moins  d'humanité,  me  paraît  sans 
réplique  pour  celui  qui  le  fait  relativement  à  lui- 
même.  Puisque,  de  toutes  les  aversions  que  nous 
donne  la  nature,  la  plus  forte  est  celle  de  mourir, 
il  s'ensuit  que  tout  est  permis  par  elle  à  quiconque 
n'a  nul  autre  moyen  possible  pour  vivre.  Les  prin- 
cipes sur  lesquels  l'homme  vertueux  apprend  à 
mépriser  sa  vie  et  à  l'immoler  à  son  devoir  sont 


LIVRE  III.  347 

bien  loin  de  cette  simplicité  primitive.  Heureux 
les  peuples  chez  lesquels  on  peut  être  bon  sans 
effort  et  juste  sans  vertu  !  S'il  est  quelque  misé- 
rable état  au  monde  où  chacun  ne  puisse  pas  vivre 
sans  malfaire  et  où  les  citoyens  soient  fripons  par 
nécessité,  ce  n'est  pas  le  malfaiteur  qu'il  faut  pen- 
dre ,  c'est  celui  qui  le  force  à  le  devenir. 

Sitôt  qu'Emile  saura  ce  que  c'est  que  la  vie ,  mon 
premier  soin  sera  de  lui  apprendre  à  la  conserver. 
Jusqu'ici  je  n'ai  point  distingué  les  états  ,  les  rangs, 
les  fortunes;  et  je  ne  les  distinguerai  guère  plus 
dans  la  suite ,  parce  que  l'homme  est  le  même  dans 
tous  les  états;  que  le  riche  n'a  pas  l'estomac  plus 
grand  que  le  pauvre  et  ne  digère  pas  mieux  que 
lui  ;  que  le  maître  n'a  pas  les  bras  plus  longs  ni 
plus  forts  que  ceux  de  son  esclave;  qu'un  grand 
n'est  pas  plus  grand  qu'un  homme  du  peuple;  et 
qu'enfin  les  besoins  naturels  étant  partout  les 
mêmes,  les  moyens  d'y  pourvoir  doivent  être  par- 
tout égaux.  Appropriez  l'éducation  de  l'homme  à 
l'homme,  et  non  pas  à  ce  qui  n'est  point  lui.  Ne 
voyez-vous  pas  qu'en  travaillant  à  le  former  exclu- 
sivement pour  un  état  vous  le  rendez  inutile  à  tout 
autre ,  et  que ,  s'il  plaît  à  la  fortune ,  vous  n'aurez 
travaillé  qu'à  le  rendre  malheureux  ?  Qu'y  a-t-il  de 
plus  ridicule  qu'un  grand  seigneur  devenu  gueux , 
qui  porte  dans  sa  misère  les  préjugés  de  sa  nais- 
sance ?  Qu'y  a-t-il  de  plus  vil  qu'un  riche  appauvri , 
qui,  se  souvenant  du  mépris  qu'on  doit  à  la  pau- 
vreté ,  se  sent  devenu  le  dernier  des  hommes  ?  L'un 
a  pour  toute  ressource  le  métier  de  fripon  public , 


348  EMILE. 

l'autre  celui  de  valet  rampant  avec  ce  beau  mot. 
Il  faut  que  je  vive. 

Vous  vous  fiez  à  l'ordre  actuel  de  la  société  sans 
songer  que  cet  ordre  est  sujet  à  des  révolutions 
inévitables ,  et  qu'il  vous  est  impossible  de  prévoir 
ni  de  prévenir  celle  qui  peut  regarder  vos  enfants. 
Le  grand  devient  petit,  le  riche  devient  pauvre, 
le  monarque  devient  sujet  :  les  coups  du  sort  sont- 
ils  si  rares  que  vous  puissiez  compter  d'en  être 
exempt  ?  Nous  approchons  de  l'état  de  crise  et  du 
siècle  des  révolutions  ''.  Qui  peut  vous  répondre 
de  ce  que  vous  deviendrez  alors?  Tout  ce  qu'ont 
fait  les  hommes,  les  hommes  peuvent  le  détruire  : 
il  n'y  a  de  caractères  ineffaçables  que  ceux  qu'im- 
prime la  nature,  et  la  nature  ne  fait  ni  princes, 
ni  riches ,  ni  grands  seigneurs.  Que  fera  donc ,  dans 
la  bassesse,  ce  satrape  que  vous  n'avez  élevé  que 
pour  la  grandeur  ?  Que  fera ,  dans  la  pauvreté , 
ce  publicain  qui  ne  sait  vivre  que  d'or  ?  Que  fera , 
dépourvu  de  tout,  ce  fastueux  imbécile  qui  ne  sait 
point  user  de  lui-même,  et  ne  met  son  être  que 
dans  ce  qui  est  étranger  à  lui  ?  Heureux  celui  qui 
sait  quitter  alors  l'état  qui  le  quitte ,  et  rester 
homme  en  dépit  du  sort  !  Qu'on  loue  tant  qu'on 
voudra  ce  roi  vaincu  qui  veut  s'enterrer  en  furieux 
sous  les  débris  de  son  trône;  moi  je  le  méprise;  je 
vois  qu'il  n'existe  que  par  sa  couronne,  et  qu'il 

"  Je  tiens  pour  impossible  que  les  grandes  monarchies  de  l'Eu- 
rope aient  encore  long-temps  à  durer  :  toutes  ont  brillé ,  et  tout 
état  qui  brille  est  sur  son  déclin.  J'ai  de  mou  opinion  des  raisons 
plus  particulières  que  cette  maxime  ;  mais  il  n'est  pas  à  propos  de 
les  dire ,  et  chacun  ne  les  voit  que  trop. 


LIVRE  III.  349 

n'est  rien  du  tout  s'il  n'est  roi  :  mais  celui  qui  la 
perd  et  s'en  passe  est  alors  au-dessus  d'elle.  Du 
rang  de  roi ,  qu'un  lâche ,  un  méchant ,  un  fou 
peut  remplir  comme  un  autre,  il  monte  à  l'état 
d'homme,  que  si  peu  d'hommes  savent  remplir. 
Alors  il  triomphe  de  la  fortune ,  il  la  brave,  il  ne 
doit  rien  qu'à  lui  seul;  et,  quand  il  ne  lui  reste  à 
montrer  que  lui,  il  n'est  point  nul;  il  est  quelque 
chose.  Oui,  j'aime  mieux  cent  fois  le  roi  de  Syra- 
cuse maître  d'école  à  Corinthe ,  et  le  roi  de  Macé- 
doine greffier  à  Rome  %  qu'un  malheureux  Tarquin, 
ne  sachant  que  devenir  s'il  ne  règne  pas ,  que  l'hé- 
ritier du  possesseur  de  trois  royaumes*,  jouet  de 
quiconque  ose  insulter  à  sa  misère ,  errant  de  cour 
en  cour,  cherchant  partout  des  secours,  et  trou- 
vant partout  des  affronts  ,  faute  de  savoir  faire 
autre  chose  qu'un  métier  qui  n'est  plus  en  son 
pouvoir. 

L'homme  et  le  citoyen ,  quel  qu'il  soit ,  n'a 
d'autre  bien  à  mettre  dans  la  société  que  lui-même, 
tous  ses  autres  biens  y  sont  malgré  lui  ;  et  quand 
un  homme  est  riche,  ou  il  ne  jouit  pas  de  sa  ri- 
chesse ,  ou  le  public  en  jouit  aussi.  Dans  le  premier 
cas  il  vole  aux  autres  ce  dont  il  se  prive  ;  et  dans 
le  second  il  ne  leur  donne  rien.  Ainsi  la  dette  so- 
ciale lui  reste  tout  entière  tant  qu'il  ne  paie  que 
de  son  bien.  Mais  mon  père ,  en  le  gagnant,  a  servi 

'  Alexandre ,  fils  de  Persée  ,  roi  de  Macédoine ,  fut  secrétaire 
d'un  magistrat  de  Rome. 

Le  prince   Charles  -  Edouard  ,   dit   le  Prétendant,   petit-fils  de 
Jacques  II,  roi  d'Angleterre,  détrôné  en  1688. 


35o  EMILE; 

la  société...  Soit;  il  a  payé  sa  dette,  mais  non  pas 
la  vôtre.  Vous  devez  plus  aux  autres  que  si  vous 
fussiez  né  sans  bien ,  puisque  vous  êtes  né  favorisé. 
Il  n'est  point  juste  que  ce  qu'un  homme  a  fait  pour 
la  société  en  décharge  un  autre  de  ce  qu'il  lui  doit; 
car  chacun ,  se  devant  tout  entier,  ne  peut  payer 
que  pour  lui,  et  nul  père  ne  peut  transmettre  à 
son  fils  le  droit  d'être  inutile  à  ses  semblables  :  or 
c'est  pourtant  ce  qu'il  fait,  selgn  vous ,  en  lui  trans- 
mettant ses  richesses,  qui  sont  la  preuve  et  le  prix 
du  travail.  Celui  qui  mange  dans  l'oisiveté  ce  qu'il 
n'a  pas  gagné  lui-même  le  vole  ;  et  un  rentier  que 
l'état  paye  pour  ne  rien  faire  ne  diffère  guère,  à 
mes  yeux ,  d'un  brigand  qui  vit  aux  dépens  des 
passants.  Hors  de  la  société,  l'homme  isolé,  ne  de- 
vant rien  à  personne,  a  droit  de  vivre  comme  il 
lui  plaît  ;  mais  dans  la  société  ^  où  il  vit  nécessaire- 
ment aux  dépens  des  autres ,  il  leur  doit  en  travail 
le  prix  de  son  entretien  ;  cela  est  sans  exception.  Tra- 
vailler est  donc  un  devoir  indispensable  à  l'homme 
social.  Riche  ou  pauvre,  puissant  ou  faible,  tout 
citoyen  oisif  est  un  fripon. 

Or ,  de  toutes  les  occupations  qui  peuvent  fournir 
la  subsistance  à  l'homme,  celle  qui  le  rapproche  le 
plus  de  l'état  de  nature  est  le  travail  des  mains  :  de 
toutes  les  conditions,  la  plus  indépendante  de  la 
fortune  et  des  hommes  est  celle  de  l'artisan.  L'ar- 
tisan ne  dépend  que  de  son  travail;  il  est  libre, 
aussi  hbre  que  le  laboureur  est  esclave:  car  celui- 
ci  tient  à  son  champ ,  dont  la  récolte  est  à  la  dis- 
crétion d'autrui.  L'ennemi,  le  prince  ,  un  voisin 


LIVRE  III.  35l 

puissant,  un  procès,  lui  peut  enlever  ce  champ  ;  par 
ce  champ  on  peut  le  vexer  en  mille  manières  :  mais 
partout  où  l'on  veut  vexer  l'artisan ,  son  bagage  est 
bientôt  fait;  il  emporte  ses  bras  et  s'en  va.  Toute- 
fois l'agriculture  est  le  premier  métier  de  l'homme  : 
c'est  le  plus  honnête  ,  le  plus  utile ,  et  par  consé- 
quent le  plus  noble  qu'il  puisse  exercer.  Je  ne  dis 
pas  à  Emile,  Apprends  l'agriculture;  il  la  sait.  Tous 
les  travaux  rustiques  lui  sont  familiers;  c'est  par 
eux  qu'il  a  commencé;  c'est  à  eux  qu'il  revient  sans 
cesse.  Je  lui  dis  donc.  Cultive  l'héritage  de  tes  pères. 
Mais  si  tu  perds  cet  héritage,  ou  si  tu  n'en  as  point, 
que  faire?  Apprends  un  métier. 

Un  métier  à  mon  fils!  mon  fils  artisan!  Mon- 
sieur, y  pensez -vous  ?  J'y  pense  mieux  que  vous, 
madame,  qui  voulez  le  réduire  à  ne  pouvoir  jamais 
être  qu'un  lord ,  un  marquis ,  un  prince ,  et  peut- 
être  un  jour  moins  que  rien  :  moi  ,  je  lui  veux 
donner  un  rang  qu'il  ne  puisse  perdre ,  un  rang  qui 
l'honore  dans  tous  les  temps;  je  veux  l'élever  à 
l'état  d'homme;  et,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire, 
il  aura  moins  d'égaux  à  ce  titre  qu'à  tous  ceux  qu'il 
tiendra  de  vous. 

La  lettre  tue,  et  l'esprit  vivifie.  11  s'agit  moins 
d'apprendre  un  métier  pour  savoir  un  métier,  que 
pour  vaincre  les  préjugés  qui  le  méprisent.  Vous 
ne  serez  jamais  réduit  à  travailler  pour  vivre.  Eh! 
tant  pis ,  tant  pis  pour  vous  !  Mais  n'importe  ;  ne 
travaillez  point  par  nécessité,  travaillez  par  gloire. 
Abaissez-vous  à  l'état  d'artisan  pour  être  au-dessus 
du  vôtre.  Pour  vous  soumettre  la  fortune  et  les 


352  JÉMILE. 

choses,  commencez  par  vous  en  rendre  indépen- 
dant. Pour  régner  par  l'opinion,  commencez  par 
régner  sur  elle. 

Souvenez-vous  que  ce  n'est  point  un  talent  que 
je  vous  demande  ;  c'est  un  métier,  un  vrai  métier, 
un  art  purement  mécanique  j  où  les  mains  travail- 
lent plus  que  la  tête,  et  qui  ne  mène  point  à  la 
fortune,  mais  avec  lequel  on  peut  s'en  passer. Dans 
des  maisons  fort  au-dessus  du  danger  de  manquer 
de  pain,  j'ai  vu  des  pères  pousser  la  prévoyance 
jusqu'à  joindre  au  soin  d'instruire  leurs  enfants 
celui  de  les  pourvoir  de  connaissances  dont,  à  tout 
événement,  ils  pussent  tirer  parti  pour  vivre.  Ces 
pères  prévoyants  croient  beaucoup  faire;  ils  ne 
font  rien ,  parce  que  les  ressources  qu'ils  pensent 
ménager  à  leurs  enfants  dépendent  de  cette  même 
fortune  au-dessus  de  laquelle  ils  les  veulent  mettre. 
En  sorte  qu'avec  tous  ces  beaux  talents,  si  celui 
qui  les  a  ne  se  trouve  dans  des  circonstances  favo- 
rables pour  en  faire  usage  ,  il  périra  de  misère 
comme  s'il  n'en  avait  aucun. 

Dès  qu'il  est  question  de  manège  et  d'intrigues, 
autant  vaut  les  employer  à  se  maintenir  dans  l'a- 
bondance, qu'à  regagner,  du  sein  de  la  misère,  de 
quoi  remonter  à  son  premier  état.  Si  vous  cultivez 
des  arts  dont  le  succès  tient  à  la  réputation  de  l'ar- 
tiste; si  vous  vous  rendez  propre  à  des  emplois 
qu'on  n'obtient  que  par  la  faveur ,  que  vous  servira 
tout  cela,  quand ^  justement  dégoûté  du  monde, 
vous  dédaignerez  les  moyens  sans  lesquels  on  n'y 
peut  réussir?  Vous  avez  étudié  la  politique  et  les 


LIVRE  III,        ,  353 

intérêts  des  princes  :  voilà  qui  va  fort  bien  ;  mais 
que  ferez-vous  de  ces  connaissances,  si  vous  ne 
savez  parvenir  aux  ministres,  aux  femmes  de  la 
cour,  aux  chefs  des  bureaux;  si  vous  n'avez  le  se- 
cret de  leur  plaire ,  si  tous  ne  trouvent  en  vous  le 
fripon  qui  leur  convient?  Vous  êtes  architecte  ou 
peinti-e  :  soit;  mais  il  faut  faire  connaître  votre  ta- 
lent. Pensez-vous  aller  de  but  en  blanc  exposer  un 
ouvrage  au  salon?  Oh!  qu'il  n'en  va  pas  ainsi!  Il 
faut  être  de  l'Académie  ;  il  y  faut  même  être  protégé 
pour  obtenir  au  coin  d'un  mur  quelque  place  obs- 
cure. Quittez  -  moi  la  règle  et  le  pinceau  ;  prenez 
un  fiacre ,  et  courez  de  porte  en  porte  :  c'est  ainsi 
qu'on  acquiert  la  célébrité.  Or  vous  devez  savoir 
que  toutes  ces  illustres  portes  ont  des  suisses  ou 
des  portiers  qui  n'entendent  que  par  geste ,  et  dont 
les  oreilles  sont  dans  leurs  mains.  Voulez-vous  en- 
seigner ce  que  vous  avez  appris ,  et  devenir  maître 
de  géographie,  ou  de  mathématiques,  ou  de  lan- 
gues, ou  de  musique, ou  de  dessin;  pour  cela  même 
il  faut  trouver  des  écoliers,  par  conséquent  des 
prôneurs.  Comptez  qu'il  importe  plus  d'être  char- 
latan qu'habile,  et  que,  si  vous  ne  savez  de  mé- 
tier que  le  vôtre ,  jamais  vous  ne  serez  qu'un 
ignorant. 

Voyez  donc  combien  toutes  ces  brillantes  res- 
sources sont  peu  solides ,  et  combien  d'autres  res- 
sources vous  sont  nécessaires  pour  tirer  parti  de 
celles-là.  Et  puis,  que  deviendrez -vous  dans  ce 
lâche  abaissement?  Les  revers,  sans  vous  instruire, 
vous  avilissent;  jouet  plus  que  jamais  de  l'opinion 
R.  ni.  9,3 


354  EMILE. 

publique,  comment  vous  élèverez-vous  au-dessus 
des  préjugés,  arbitres  de  votre  sort?  Comment 
mépriserez-vous  la  bassesse  et  les  vices  dont  vous 
avez  besoin  pour  subsister?  Vous  ne  dépendiez  que 
des  richesses,  et  maintenant  vous  dépendez  des 
riches;  yous  n'avez  fait  qu'empirer  votre  esclavage 
et  le  surcharger  de  votre  misère.  Vous  voilà  pauvre 
sans  être  libre;  c'est  le  pire  état  où  l'homme  puisse 
tomber. 

Mais,  au  lieu  de  recourir  pour  vivre  à  ces  hautes 
connaissances  qui  sont  faites  pour  nourrir  l'ame 
et  non  le  corps ,  si  vous  recourez,  au  besoin,  à  vos 
mains  et  à  l'usage  que  vous  en  savez  faire,  toutes 
les  difficultés  disparaissent ,  tous  les  manèges  de- 
viennent inutiles;  la  ressource  est  toujours  prête 
au  moment  d'en  user,  la  probité,  l'honneur,  ne 
sont  plus  un  obstacle  à  la  vie  :  vous  n'avez  plus 
besoin  d'être  lâche  et  menteur  devant  les  grands , 
souple  et  rampant  devant  les  fripons,  vil  complai- 
sant de  tout  le  monde,  emprunteur  ou  voleur,  ce 
qui  est  à  peu  près  la  même  chose  quand  on  n'a  rien  : 
l'opinion  des  autres  ne  vous  touche  point;  vous 
n'avez  à  faire  votre  cour  à  personne, point  de  sot 
à  flatter,  point  de  suisse  à  fléchir,  point  de  cour- 
tisane à  payer ,  et,  qui  pis  est,  à  encenser.  Que  des 
coquins  mènent  les  grandes  affaires,  peu  vous  im- 
porte :  cela  ne  vous  empêchera  pas ,  vous ,  dans 
votre  vie  obscure,  d'être  honnête  homme  et  d'a- 
voir du  pain.  Vous  entrez  dans  la  première  bou- 
tique du  métier  que  vous  avez  appris:  Maître,  j'ai 
besoin  d'ouvrage.  Compagnon  , mettez-vous  là,  tra- 


I 


LIVRE  III.  355 

vaillez.  Avant  que  l'heure  du  dîner  soit  venue ,  vous 
avez  gagné  votre  dîner  :  si  vous  êtes  diligent  et 
sobre,  avant  que  huit  jours  se  passent,  vous  aurez 
de  quoi  vivre  huit  autres  jours  :  vous  aurez  vécu 
libre,  sain,  vrai,  laborieux,  juste.  Ce  n'est  pas 
perdre  son  temps  que  d'en  gagner  ainsi. 

Je  veux  absolument  qu'Emile  apprenne  un  mé- 
tier. Un  métier  honnête,  au  moins,  direz -vous? 
Que  signifie  ce  mot  ?  Tout  métier  utile  au  public 
n'est-il  pas  honnête?  Je  ne  veux  point  qu'il  soit 
brodeur,  ni  doreur,  ni  vernisseur,  comme  le  gen- 
tilhomme de  Locke;  je  ne  veux  qu'il  soit  ni  musi- 
cien ,  ni  comédien ,  ni  faiseur  de  livres".  A  ces  pro- 
fessions près  et  les  autres  qui  leur  ressemblent, 
qu'il  prenne  celle  qu'il  voudra;  je  ne  prétends  le 
gêner  en  rien.  J'aime  mieux  qu'il  soit  cordonnier 
que  poète;  j'aime  mieux  qu'il  pave  les  grands 
chemins  que  de  faire  des  fleurs  de  porcelaine.  IMais, 
direz-vous,  les  archers ,  les  espions ,  les  bourreaux, 
sont  des  gens  utiles.  Il  ne  tient  qu'au  gouverne- 
ment qu'ils  ne  le  soient  point.  Mais  passons  ;  j'avais 
tort  :  il  ne  suffit  pas  de  choisir  un  métier  utile,  il 
faut  encore  qu'il  n'exige  pas  des  gens  qui  l'exercent 
des  qualités  d'ame  odieuses  et  incompatibles  avec 
l'humanité.  Ainsi,  revenant  au  premier  mot,  pre- 
nons un  métier  honnête  :  mais  souvenons -nous 
toujours  qu'il  n'y  a  point  d'honnêteté  sans  l'utilité. 

**  Vous  l'êtes  bien,  tous,  me  dira-t-on.  Je  le  suis  pour  mon  mal- 
heur ,  je  l'avoue  ;  et  mes  torts  ,  que  je  pense  avoir  assez  expiés ,  ne 
sont  pas  pour  autrui  des  raisons  d'en  avoir  de  semblables.  Je  n'écris 
pas  pour  excuser  mes  fautes,  mais  pour  empêcher  mes  lecteurs  til- 
les imiter. 

23. 


356  EMILE. 

Un  célèÎ3re  auteur  de  ce  siècle",  dont  les  livres 
sont  pleins  de  grands  projets  et  de  petites  vues , 
avait  fait  vœu ,  comme  tous  les  prêtres  de  sa  com- 
munion ,  de  n'avoir  point  de  femme  en  propre  ; 
mais  se  trouvant  plus  scrupuleux  que  les  autres 
sur  l'adultère ,  on  dit  qu'il  prit  le  parti  d'avoir  de 
jolies  servantes,  avec  lesquelles  il  réparait  de  son 
mieux  l'outrage  qu'il  avait  fait  à  son  espèce  par  ce 
téméraire  engagement.  Il  regardait  comme  un  de- 
voir du  citoyen  d'en  donner  d'autres  à  la  patrie , 
et  du  tribut  qu'il  lui  payait  en  ce  genre  il  peuplait 
la  classe  des  artisans.  Sitôt  que  ces  enfants  étaient 
en  âge ,  il  leur  faisait  apprendre  à  tous  un  métier 
de  leur  goût,  n'excluant  que  les  professions  oi- 
seuses, futiles,  ou  sujettes  à  la  mode,  telles,  par 
exemple ,  que  celle  de  perruquier,  qui  n'est  jamais 
nécessaire ,  et  qui  peut  devenir  inutile  d'un  jour 
à  l'autre ,  tant  que  la  nature  ne  se  rebutera  pas  de 
nous  donner  des  cheveux. 

Voilà  l'esprit  qui  doit  nous  guider  dans  le  choix 
du  métier  d'Emile;  ou  plutôt  ce  n'est  pas  à  nous  de 
faire  ce  choix ,  c'est  à  lui ,  car  les  maximes  dont  il  est 
imbu  conservant  en  lui  le  mépris  naturel  des  choses 
inutiles,  jamais  il  ne  voudra  consumer  son  temps  en 
travaux  de  nulle  valeur,  et  il  ne  connaît  de  valeur 
aux  choses  que  celle  de  leur  utilité  réelle;  il  lui  faut 
un  métier  qui  pût  servir  à  Robinson  dans  son  île. 

En  faisant  passer  en  revue  devant  un  enfant  les 
productions  de  la  nature  et  de  l'art,  en  irritant  sa 
curiosité,  en  le  suivant  où  elle  le  porte,  on  a  l'a- 

"^  L'abbé  de  Saint-Pierre. 


LIVRE  111.  357 

vantage  d'étudier  ses  goûts,  ses  inclinations,  ses 
penchants,  et  de  voir  briller  la  première  étincelle 
de  son  génie,  s'il  en  a  quelqu'un  qui  soit  bien  dé- 
cidé. Mais  une  erreur  commune  et  dont  il  faut  vous 
préserver,  c'est  d'attribuer  à  l'ardeur  du  talent 
l'effet  de  l'occasion ,  et  de  prendre  pour  une  incli- 
nation marquée  vers  tel  ou  tel  art  l'esprit  imitatif 
commun  à  l'homme  et  au  singe ,  et  qui  porte  ma" 
chinalement  l'un  et  l'autre  à  vouloir  faire  tout  ce 
qu'il  voit  faire,  sans  trop  savoir  à  quoi  cela  est 
bon.  Le  monde  est  plein  d'artisans  ,  et  surtout 
d'artistes ,  qui  n'ont  point  le  talent  naturel  de  l'art 
qu'ils  exercent,  et  dans  lequel  on  les  a  poussés  dès 
leur  bas  âge,  soit  déterminé  par  d'autres  conve- 
nances ,  soit  trompé  par  un  zèle  apparent  qui  les 
eût  portés  de  même  vers  tout  autre  art,  s'ils  l'a- 
vaient vu  pratiquer  aussitôt.  Tel  entend  un  tam- 
bour et  se  croit  général  ;  tel  voit  bâtir  et  veut  être 
architecte.  Chacun  est  tenté  du  métier  qu'il  voit 
faire,  quand  il  le  croit  estimé. 

J'ai  connu  un  laquais  qui ,  voyant  peindre  et  des- 
siner son  maître,  se  mit  dans  la  tète  d'être  peintre 
et  dessinateur.  Dès  l'instant  qu'il  eut  formé  cette 
résolution ,  il  prit  le  crayon ,  qu'il  n'a  plus  quitté 
que  pour  prendre  le  pinceau ,  qu'il  ne  quittera  de 
sa  vie.  Sans  leçons  et  sans  règles  il  se  mit  à  dessi- 
ner tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main.  11  passa 
trois  ans  entiers  collé  sur  ses  barbouillages  ,  sans 
que  jamais  rien  pût  l'en  arracher  que  son  service, 
et  sans  jamais  se  rebuter  du  peu  de  progrès  que  de 
médiocres  dispositions  lui  laissaient  faire.  Je  l'ai  vu 


^^^■ 


358  EMILE. 

durant  six  mois  d'un  été  très-ardent,  dans  une  petite 
antichambre  au  midi,  où  l'on  suffoquait  au  passage, 
assis,  ou  plutôt  cloué  tout  le  jour  sur  sa  chaise, 
devant  un  globe ,  dessiner  ce  globe ,  le  redessiner, 
commencer  et  recommencer  sans  cesse  avec  une 
invincible  obstination ,  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût 
rendu  la  ronde-bosse  assez  bien  pour  être  content 
de  son  travail.  Enfin,  favorisé  de  son  maître  et 
guidé  par  un  artiste ,  il  est  parvenu  au  point  de 
quitter  la  livrée  et  de  vivre  de  son  pinceau.  Jusqu'à 
certain  terme  la  persévérance  supplée  au  talent  : 
il  a  atteint  ce  terme  et  ne  le  passera  jamais.  La 
constance  et  l'émulation  de  cet  honnête  garçon 
sont  louables.  Il  se  fera  toujours  estimer  par  son 
assiduité ,  par  sa  fidélité ,  par  ses  mœurs  ;  mais  il 
ne  peindra  jamais  que  des  dessus  de  porte.  Qui 
est-ce  qui  n'eût  pas  été  trompé  par  son  zèle  et  ne 
l'eût  pas  pris  pour  un  vrai  talent?  Il  y  a  bien  de 
la  différence  entre  se  plaire  à  un  travail ,  et  y  être 
propre.  Il  faut  des  observations  plus  fines  qu'on 
ne  pense  pour  s'assurer  du  vrai  génie  et  du  vi^ai 
goût  d'un  enfant  qui  montre  bien  plus  ses  désirs 
que  ses  dispositions,  et  qu'on  juge  toujours  par 
les  premiers,  faute  de  savoir  étudier  les  autres.  Je 
voudrais  qu'un  homme  judicieux  nous  donnât  un 
traité  de  l'art  d'observer  les  enfants.  Cet  art  serait 
très-important  à  connaître  :  les  pères  et  les  maîtres 
n'en  ont  pas  encore  les  éléments. 

Mais  peut-être  donnons-nous  ici  trop  d'impor- 
tance au  choix  d'un  métier.  Puisqu'il  ne  s'agit  que 
d'un  travail  des  mains,  ce  choix  n'est  rien  pour 


LIVRE  III.  359 

Emile  ;  et  son  apprentissage  est  déjà  plus  d'à  moitié 
fait,  par  les  exercices  dont  nous  l'avons  occupé 
jusqu'à  présent.  Que  voulez-vous  qu'il  fasse?  Il  est 
prêt  à  tout  :  il  sait  déjà  manier  la  bêche  et  la  houe  , 
il  sait  se  servir  du  tour,  du  marteau,  du  rabot,  de  la 
Unie  ;  les  outils  de  tous  les  métiers  lui  sont  déjà 
familiers.  Il  ne  s'agit  plus  que  d'acquérir  de  quel- 
qu'un de  ces  outils  un  usage  assez  prompt ,  assez 
facile,  pour  égaler  en  diligence  les  bons  ouvriers 
qui  s'en  servent  ;  et  il  a  sur  ce  point  un  grand  avan- 
tage par-dessus  tous,  c'est  d'avoir  le  corps  agile, 
les  membres  flexibles,  pour  prendre  sans  peine 
toutes  sortes  d'attitudes  et  prolonger  sans  effort 
toutes  sortes  de  mouvements.  De  plus,  il  a  les  or- 
ganes justes  et  bien  exercés  ;  toute  la  mécanique 
des  arts  lui  est  déjà  connue.  Pour  savoir  travailler 
en  maître ,  il  ne  lui  manque  que  de  l'habitude ,  et 
l'habitude  ne  se  gagne  qu'avec  le  temps.  Auquel 
des  métiers ,  dont  le  choix  nous  reste  à  faire ,  don- 
nera-t-il  donc  assez  de  temps  pour  s'y  rendre  dili- 
gent ?  Ce  n'est  plus  que  de  cela  qu'il  s'agit. 

Donnez  à  l'homme  un  métier  qui  convienne  à 
son  sexe,  et  au  jeune  homme  un  métier  qui  con- 
vienne à  son  âge;  toute  profession  sédentaire  et 
casanière,  qui  efféminé  et  ramollit  le  corps,  ne  lui 
plaît  ni  ne  lui  convient.  Jamais  jeune  garçon  n'as- 
pira de  lui-même  à  être  tailleur;  il  faut  de  l'art 
pour  porter  à  ce  métier  de  femmes  le  sexe  pour 
lequel   il  n'est  pas   faif.  L'aiguille  et  l'épée  ne 

•^  Il  n'y  avait  point  de  tailleurs  parmi  les  anciens  :  les  habits  des 
hommes  se  faisaient  dans  la  maison  par  les  femmes. 


3Go  îiMItÉ. 

sauraient  être  maniées  par  les  mêmes  mains.  Si  j'é- 
tais souverain,  je  ne  permettrais  la  couture  et  les 
métiers  à  l'aiguille  qu'aux  femmes  et  aux  boiteux 
réduits  à  s'occuper  comme  elles.  En  supposant  les 
eunuques  nécessaires,  je  trouve  les  Orientaux  bien 
fous  d'en  faire  exprès.  Que  ne  se  contentent-ils  de 
ceux  qu'a  faits  la  nature,  de  ces  foules  d'hommes 
lâches  dont  elle  a  mutilé  le  cœur?  ils  en  auraient 
de  reste  pour  le  besoin.  Tout  homme  faible,  dé- 
licat ,  craintif,  est  condamné  par  elle  à  la  vie  séden- 
taire; il  est  fait  pour  vivre  avec  les  femmes  ou  à 
leur  manière.  Qu'il  exerce  quelqu'un  des  métiers 
qui  leur  sont  propres,  à  la  bonne  heure;  et,  s'il 
faut  absolument  de  vrais  eunuques ,  qu'on  réduise 
à  cet  état  les  hommes  qui  déshonorent  leur  sexe  en 
prenant  des  emplois  qui  ne  lui  conviennent  pas. 
Leur  choix  annonce  l'erreur  de  la  nature  :  corri- 
gez cette  erreur  de  manière  ou  d'autre,  vous  n'au- 
rez fait  que  du  bien. 

J'interdis  à  mon  élève  les  métiers  malsains ,  mais 
non  pas  les  métiers  pénibles,  ni  même  les  mé- 
tiers périlleux.  Ils  exercent  à  la  fois  la  force  et  le 
courage;  ils  sont  propres  aux  hommes  seuls;  les 
femmes  n'y  prétendent  point  :  comment  n'ont-ils 
pas  honte  d'empiéter  sur  ceux  qu'elles  font  ? 

Luctantur  paucaî ,  comedunt  coliphia  paucae. 
Vos  lanam  trahitis ,  calathisque  peracta  refertis 
Vellera * 

En  Italie,  on  ne  voit  point  de  femmes  dans  les  bou- 
tiques ;  et  l'on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  triste 

Juvcii. ,  Sat.  II,  V.  53. 


LIVRE  III.  36l 

que  le  coup  d'œil  des  rues  de  ce  pays-là  pour  ceux 
qui  sont  accoutumés  à  celles  de  France  et  d'Angle- 
terre. En  voyant  des  marchands  de  modes  vendre 
aux  dames  des  rubans,  des  pompons,  du  réseau, 
de  la  chenille ,  je  trouvais  ces  parures  délicates  bien 
ridicules  dans  de  grosses  mains,  faites  pour  souf- 
fler la  forge  et  frapper  sur  1  enclume.  Je  me  disais  : 
Dans  ce  pays  les  femmes  devraient,  par  repré- 
sailles ,  lever  des  boutiques  de  fourbisseuis  et  d'ar- 
muriers. Eh!  que  chacun  fasse  et  vende  les  armes 
de  son  sexe.  Pour  les  connaître,  il  les  faut  em- 
ployer. 

Jeune  homme,  imprime  à  tes  travaux  la  main 
de  l'homme.  Apprends  à  manier  d'un  bras  vigou- 
reux la  hache  et  la  scie,  à  équarrir  une  poutre,  à 
monter  sur  un  comble,  à  poser  le  faite,  à  l'affer- 
mir de  jambes-de-force  et  d'entraits;  puis  crie  à 
ta  sœur  de  venir  t'aider  à  ton  ouvrage,  comme 
elle  te  disait  de  travailler  à  son  point-croisé. 

J'en  dis  trop  pour  mes  agréables  contemporains , 
je  le  sens;  mais  je  me  laisse  quelquefois  entraîner 
à  la  force  des  conséquences.  Si  quelque  homme 
que  ce  soit  a  honte  de  travailler  en  public  armé 
d'une  doloire  et  ceint  d'un  tablier  de  peau,  je  ne 
vois  plus  en  lui  qu'un  esclave  de  l'opinion,  prêt  à 
rougir  de  bien  faire,  sitôt  qu'on  se  rira  des  hon- 
nêtes gens.  Toutefois  cédons  au  préjugé  des  pères 
tout  ce  qui  ne  peut  nuire  au  jugement  des  en- 
fants. Il  n'est  pas  nécessaire  d'exercer  toutes  les 
professions  utiles  pour  les  honorer  toutes;  il  suf- 
fit de  n'en  estimer  aucune  au-dessous  de  soi.  Quand 


362  JÉMILE. 

on  a  le  choix  et  que  rien  d'ailleurs  ne  nous  déter- 
mine, pourquoi  ne  consulterait-on  pas  l'agrément, 
l'inclination,  la  convenance  entre  les  professions 
de  même  rang?  Les  travaux  des  métaux  sont  utiles , 
et  même  les  plus  utiles  de  tous;  cependant,  à 
moins  qu'une  raison  particulière  ne  m'y  porte,  je 
ne  ferai  point  de  votre  fils  un  maréchal,  un  ser- 
rurier, un  forgeron;  je  n'aimerais  pas  à  lui  voir, 
dans  sa  forge,  la  figure  d'un  cyclope.  De  même,  je 
n'en  ferai  pas  un  maçon ,  encore  moins  un  cordon- 
nier. Il  faut  que  tous  les  métiers  se  fassent  ;  mais 
qui  peut  choisir  doit  avoir  égard  à  la  propreté,  car 
il  n'y  a  point  là  d'opinion  :  sur  ce  point  les  sens 
nous  décident.  Enfin,  je  n'aimerais  pas  ces  stu- 
pides  professions  dont  les  ouvriers,  sans  indus- 
trie et  presque  automates,  n'exercent  jamais  leurs 
mains  qu'au  même  travail;  les  tisserands,  les  fai- 
seurs de  bas,  les  scieurs  de  pierre  :  à  quoi  sert 
d'employer  à  ces  métiers  des  hommes  de  sens?  c'est 
une  machine  qui  en  mène  une  autre. 

Tout  bien  considéré,  le  métier  que  j'aimerais  le 
mieux  qui  fût  du  goût  de  mon  élève  est  celui  de 
menuisier.  Il  est  propre,  il  est  utile,  il  peut  s'exer- 
cer dans  la  maison  ;  il  tient  suffisamment  le  corps 
en  haleine;  il  exige  dans  l'ouvrier  de  l'adresse  et 
de  l'industrie;  et  dans  la  forme  des  ouvrages  que 
l'utilité  détermine,  l'élégance  et  le  goût  ne  sont 
pas  exclus. 

Que  si  par  hasard  le  génie  de  votre  élève  était 
décidément  tourné  vers  les  sciences  spéculatives , 
alors  je  ne  blâmerais  pas  qu'on  lui  donnât  un  mé- 


LIVRE  III.  363 

tier  conforme  à  ses  inclinations;  qu'il  apprît,  par 
exemple,  à  faire  des  instruments  de  mathéma- 
tiques, des  lunettes,  des  télescopes,  etc. 

Quand  Emile  apprendra  son  métier,  je  veux  l'ap- 
prendre avec  lui;  car  je  suis  convaincu  qu'il  n'ap- 
prendra jamais  bien  que  ce  que  nous  apprendrons 
ensemble.  Nous  nous  mettrons  donc  tous  deux  en 
apprentissage,  et  nous  ne  prétendrons  point  être 
traités  en  messieurs ,  mais  en  vrais  apprentis  qui  ne 
le  sont  pas  pour  rire  :  pourquoi  ne  le  serions-nous 
pas  tout  de  bon?  Le  czar  Pierre  était  charpentier 
au  chantier ,  et  tambour  dans  ses  propres  troupes  : 
pensez-vous  que  ce  prince  ne  vous  valût  pas  par 
la  naissance  ou  par  le  mérite  ?  Vous  comprenez  que 
ce  n'est  point  à  Emile  que  je  dis  cela  ;  c'est  à  vous , 
qui  que  vous  puissiez  être. 

Malheureusement  nous  ne  pouvons  passer  tout 
notre  temps  à  l'établi.  Nous  ne  sommes  pas  seule- 
ment apprentis  ouvriers,  nous  sommes  apprentis 
hommes;  et  l'apprentissage  de  ce  dernier  métier 
est  plus  pénible  et  plus  long  que  l'autre.  Comment 
ferons-nous  donc?  Prendrons -nous  un  maître  de 
rabot  une  heure  par  jour ,  comme  on  prend  un 
maître  à  danser?  Non;  nous  ne  serions  pas  des  ap- 
prentis, mais  des  disciples;  et  notre  ambition  n'est 
pas  tant  d'apprendre  la  menuiserie  que  de  nous 
élever  à  l'état  de  menuisier.  Je  suis  donc  d'avis  que 
nous  allions  toutes  les  semaines  une  ou  deux  fois 
au  moins  passer  la  journée  entière  chez  le  maître, 
que  nous  nous  levions  à  son  heure ,  que  nous 
soyons  à  l'ouvrage  avant  lui,  que  nous  mangions  à 


3G4  EMILE. 

sa  table ,  que  nous  travaillions  sous  ses  ordres  ;  et 
qu'après  avoir  eu  l'honneur  de  souper  avec  sa  fa- 
mille, nous  retournions,  si  nous  voulons,  coucher 
dans  nos  lits  durs.  Voilà  comment  on  apprend  plu- 
sieurs métiers  à  la  fois;  et  comment  on  s'exerce  au 
travail  des  mains,  sans  négliger  l'autre  apprentis- 
sage. 

Soyons  simples  en  faisant  bien.  N'allons  pas  re- 
produire la  vanité  par  nos  soins  pour  la  combattre. 
S'enorgueiUir  d'avoir  vaincu  les  préjugés ,  c'est  s'y 
soumettre.  On  dit  que,  par  un  ancien  usage  de  la 
maison  ottomane,  le  grand-seigneur  est  obligé  de 
travailler  de  ses  mains  ;  et  chacun  sait  que  les  ou-- 
vrages  d'une  main  royale  ne  peuvent  être  que  des 
chefs-d'œuvre.  Il  distribue  donc  magnifiquement 
ces  chefs-d'œuvre  aux  grands  de  la  Porte  ;  et  l'ou- 
vrage est  payé  selon  la  qualité  de  l'ouvrier.  Ce 
<|ue  je  vois  de  mal  à  cela  n'est  pas  cette  prétendue 
vexation;  car  au  contraire  elle  est  un  bien.  En  for- 
çant les  grands  de  partager  avec  lui  les  dépouilles 
du  peuple,  le  prince  est  d'autant  moins  obligé  de 
piller  le  peuple  directement.  C'est  un  soulagement 
nécessaire  au  despotisme,  et  sans  lequel  cet  hor- 
rible gouvernement  ne  saurait  subsister. 

Le  vrai  mal  d'un  pareil  usage  est  l'idée  qu'il  donne 
à  ce  pauvre  homme  de  son  mérite.  Comme  le  roi 
Midas  ,  il  voit  changer  en  or  tout  ce  qu'il  touche , 
mais  il  n'aperçoit  pas  quelles  oreilles  cela  fait  pous- 
ser. Pour  en  conserver  de  courtes  à  notre  Emile, 
préservons  ses  mains  de  ce  riche  talent;  que  ce 
(pi'il  fait  ne  tire  pas  son  prix  de  l'ouvrier,  mais  de 


LIVRE  m.  3G5 

Touvrage.  Ne  souffrons  jamais  qu'on  juge  du  sien 
qu'en  le  comparant  à  celui  des  bons  maîtres.  Que 
son  travail  soit  prisé  par  le  travail  même,  et  non 
parce  qu'il  est  de  lui.  Dites  de  ce  qui  est  bien  fait, 
Voilà  qui  est  bienfait;  mais  n'ajoutez  point,  Qui 
est-ce  qui  a  fait  cela?  S'il  dit  lui-même  d'un  air 
fier  €t  content  de  lui,  Cest  moi  qui  l'ai  fait;  ajoutez 
froidement,  Vous  ou  un  autre ,  il  n'importe  ;  cest 
toujours  un  travail  bienfait. 

Bonne  mère,  préserve-toi  surtout  des  mensonges 
qu'on  te  prépare.  Si  ton  fils  sait  beaucoup  de 
choses,  défie-toi  de  tout  ce  qu'il  sait  :  s'il  a  le  mal- 
heur d'être  élevé  dans  Paris,  et  d'être  riche,  il  est 
perdu.  Tant  qu'il  s'y  trouvera  d'habiles  artistes,  il 
aura  tous  leurs  talents;  mais  loin  d'eux  il  n'en  aura 
plus.  A  Paris,  le  riche  sait  tout;  il  n'y  a  d'ignorant 
que  le  pauvre.  Cette  capitale  est  pleine  d'amateurs  et 
surtout  d'amatrices,  qui  font  leurs  ouvrages  comme 
M.  Guillaume  inventait  ses  couleurs.  Je  connais  à 
ceci  trois  exceptions  honorables  parmi  les  hommes, 
il  y  en  peut  avoir  davantage;  mais  je  n'en  connais 
aucune  parmi  les  femmes,  et  je  doute  qu'il  y  en  ait. 
En  général  on  acquiert  un  nom  dans  les  arts  comme 
dans  la  robe;  on  devient  artiste  et  juge  des  artistes 
comme  on  devient  docteur  en  droit  et  magistrat. 

Si  donc  il  était  une  fois  établi  qu'il  est  beau  de 
savoir  un  métier,  vos  enfants  le  sauraient  bientôt 
sans  l'apprendre  :  ils  passeraient  maîtres  comme  les 
conseillers  de  Zurich.  Point  de  tout  ce  cérémonial 
pour  Emile;  point  d'apparence,  et  toujours  de  la 
réalité.  Qu'on  ne  dise  pas  qu'il  sait,  mais  qu'il  ap- 


36G  EMILE. 

prenne  en  silence.  Qu'il  fasse  toujours  son  chef- 
d'œuvre,  et  que  jamais  il  ne  passe  maître;  qu'il  ne 
se  montre  pas  ouvrier  par  son  titre ,  mais  par  son 
travail. 

Si  jusqu'ici  je  me  suis  fait  entendre ,  on  doit  con- 
cevoir comment ,  avec  l'habitude  de  l'exercice  du 
corps  et  du  travail  des  mains ,  je  donne  insensible- 
ment à  mon  élève  le  goût  de  la  réflexion  et  de  la 
méditation ,  pour  balancer  en  lui  la  paresse  qui  ré- 
sulterait de  son  indifférence  pour  les  jugements  des 
hommes  et  du  calme  de  ses  passions.  Il  faut  qu'il 
travaille  en  paysan,  et  qu'il  pense  en  philosophe, 
pour  n'être  pas  aussi  fainéant  qu'un  sauvage.  Le 
grand  secret  de  l'éducation  est  de  faire  que  les 
exercices  du  corps  et  ceux  de  l'esprit  servent  tou- 
jours de  délassement  les  uns  aux  autres. 

Mais  gardons -nous  d'anticiper  sur  les  instruc- 
tions qui  demandent  un  esprit  plus  mûr.  Emile  ne 
sera  pas  long-temps  ouvrier  sans  ressentir  par  lui- 
même  l'inégalité  des  conditions,  qu'il  n'avait  d'a- 
bord qu'aperçue.  Sur  les  maximes  que  je  lui  donne 
et  qui  sont  à  sa  portée,  il  voudra  m'examiner  à 
mon  tour.  En  recevant  tout  de  moi  seul,  en  se 
voyant  si  près  de  l'état  des  pauvres,  il  voudra  savoir 
pourquoi  j'en  suis  si  loin.  Il  me  fera  peut-être,  au 
dépourvu ,  des  questions  scabreuses  :  «  Vous  êtes 
«  riche,  vous  me  l'avez  dit,  et  je  le  vois.  Un  riche 
«  doit  aussi  son  travail  à  la  société  puisqu'il  est 
«  homme.  Mais  vous,  que  faites -vous  donc  pour 
«  elle?  »  Que  dirait  à  cela  un  beau  gouverneur?  Je 
l'ignore.  Il  serait  peut-être  assez  sot  pour  parler  à 


LIVRE  III.  367 

l'enfant  des  soins  qu'il  lui  rend.  Quant  à  moi,  l'a- 
telier me  tire  d'affaire.  (.<  Voilà,  cher  Emile,  une 
«  excellente  question  :  je  vous  promets  d'y  répondre 
«  pour  moi,  quand  vous  y  ferez  pour  vous-même 
«  une  réponse  dont  vous  soyez  content.  En  atten- 
te dant,  j'aurai  soin  de  rendre  à  vous  et  aux  pauvres 
«  ce  que  j'ai  de  trop ,  et  de  faire  une  table  ou  un 
«  banc  par  semaine,  afin  de  n'être  pas  tout -à-fait 
«  inutile  à  tout,  m 

Nous  voici  revenus  à  nous-mêmes.  Voilà  notre 
enfant  prêt  à  cesser  de  l'être,  rentré  dans  son  in- 
dividu. Le  voilà  sentant  plus  que  jamais  la  néces- 
sité qui  l'attache  aux  choses.  Après  avoir  com- 
mencé par  exercer  son  corps  et  ses  sens,  nous 
avons  exercé  son  esprit  et  son  jugement.  Enfin 
nous  avons  réuni  l'usage  de  ses  membres  à  celui 
de  ses  facultés;  nous  avons  fait  un  être  agissant 
et  pensant:  il  ne  nous  reste  plus,  pour  achever 
riiomme,  que  de  faire  un  être  aimant  et  sensible, 
c'est-à-dire  de  perfectionner  la  raison  par  le  sen- 
timent. Mais  avant  d'entrer  dans  ce  nouvel  ordre 
de  choses,  jetons  les  yeux  sur  celui  d'où  nous  sor- 
tons ,  et  voyons ,  le  plus  exactement  qu'il  est  pos- 
sible, jusqu'où  nous  sommes  parvenus. 

Notre  élève  n'avait  d'abord  que  des  sensations,^ 
maintenant  il  a  des  idées  :  il  ne  faisait  que  sentir , 
maintenant  il  juge.  Car  de  la  comparaison  de  plu- 
sieurs sensations  successives  ou  simultanées,  et 
du  jugement  qu'on  en  porte ,  naît  une  sorte  de 
sensation  mixte  ou  complexe,  que  j'appelle  idée. 

La  manière  de  former  les  idées  est  ce  qui  donne 


3G8  EMILE. 

un  caractère  à  l'esprit  humain.  I/esprit  qui  ne 
forme  ses  idées  que  sur  des  rapports  réels  est  un 
esprit  solide  ;  celui  qui  se  contente  des  rapports  ap- 
parents est  un  esprit  superficiel;  celui  qui  voit  les 
rapports  tels  cju'ils  sont  est  un  esprit  juste;  celui 
qui  les  apprécie  mal  est  un  esprit  faux  ;  celui  qui 
controuve  des  rapports  imaginaires  qui  n'ont  ni 
réalité  ni  apparence  est  un  fou  ;  celui  qui  ne  com- 
pare point  est  un  imbécile.  L'aptitude  plus  ou 
moins  grande  à  comparer  des  idées  et  à  trouver 
des  rapports  est  ce  qui  fait  dans  les  hommes  le 
plus  ou  le  moins  d'esprit,  etc. 

Les  idées  simples  ne  sont  que  des  sensations 
comparées.  Il  y  a  des  jugements  dans  les  simples 
sensations  aussi -bien  que  dans  les  sensations  com- 
plexes, que  j'appelle  idées  simples.  Dans  la  sensa- 
tion, le  jugement  est  purement  passif,  il  affirme 
qu'on  sent  ce  qu'on  sent.  Dans  la  perception  ou 
idée,  le  jugement  est  actif;  il  rapproche,  il  com- 
pare ,  il  détermine  des  rapports  que  le  sens  ne  dé- 
termine pas.  Voilà  toute  la  différence;  mais  elle  est 
grande.  Jamais  la  nature  ne  nous  trompe;  c'est  tou- 
jours nous  qui  nous  trompons. 

Je  vois  servir  à  un  enfant  de  huit  ans  d'un  fro- 
mage glacé;  il  porte  la  cuillère  à  sa  bouche,  sans 
savoir  ce  que  c'est,  et  saisi  de  froid,  s'écrie:  Ahl 
cela  me  brûle  !  Il  éprouve  une  sensation  très-vive  ; 
il  n'en  connaît  point  de  plus  vive  que  la  chaleur 
du  feu,  et  il  croit  sentir  celle-là.  Cependant  il 
s'abuse;  le  saisissement  du  froid  le  blesse,  mais  il 
ne  le  brûle  pas;  et  ces  deux  sensations  ne  sont  pas 


LIVRE  III.  369 

semblables ,  puisque  ceux  qui  ont  éprouvé  l'une  et 
l'autre  ne  les  confondent  point.  Ce  n'est  donc  pas 
la  sensation  qui  le  trompe,  mais  le  jugement  qu'il 
en  porte. 

Il  en  est  de  même  de  celui  qui  voit  pour  la  pre- 
mière fois  un  miroir  ou  une  machine  d'optique,  ou 
qui  entre  dans  une  cave  profonde  au  cœur  de  l'hi- 
ver ou  de  l'été ,  ou  qui  trempe  dans  l'eau  tiède  une 
main  très-chaude  ou  très-froide ,  ou  qui  fait  rouler 
entre  deux  doigts  croisés  une  petite  boule,  etc.  S'il 
se  contente  de  dire  ce  qu'il  aperçoit ,  ce  qu'il  sent , 
son  jugement  étant  purement  passif,  il  est  impos- 
sible qu'il  se  trompe  :  mais  quand  il  juge  de  la 
chose  par  l'apparence,  il  est  actif,  il  compare,  il 
établit  par  induction  des  rapports  qu'il  n'aperçoit 
pas;  alors  il  se  trompe  ou  peut  se  tromper.  Pour 
corriger  ou  prévenir  l'erreur,  il  a  besoin  de  l'ex- 
périence. 

Montrez  de  nuit  à  votre  élève  des  nuages  pas- 
sant entre  la  lune  et  lui ,  il  croira  que  c'est  la  lune 
qui  passe  en  sens  contraire  et  que  les  nuages  sont 
arrêtés.  Il  le  croira  par  une  induction  précipitée, 
parce  qu'il  voit  ordinairement  les  petits  objets  se 
mouvoir  préférablement  aux  grands,  et  que  les 
nuages  lui  semblent  plus  grands  que  la  lune,  dont 
il  ne  peut  estimer  l'éloignement.  Lorsque ,  dans  un 
bateau  qui  vogue,  il  regarde  d'un  peu  loin  le  ri- 
vage, il  tombe  dans  l'erreur  contraire ,  et  croit  voir 
courir  la  terre ,  parce  que ,  ne  se  sentant  point  en 
mouvement,  il  regarde  le  bateau,  la  mer  ou  la  ri- 
vière, et  tout  son  horizon,  comme  un  tout  immo- 
R.  Tii.  24 


?>']0  EMILE. 

bile ,  dont  le  rivage  qu'il  voit  courir  ne  lui  semble 
qu'une  partie, 

La  première  fois  qu'un  enfant  voit  un  bâton  à 
moitié  plongé  dans  l'eau ,  il  voit  un  bâton  brisé  :  la 
sensation  est  vraie  ,  et  elle  ne  laisserait  pas  de  l'être 
quand  même  nous  ne  saurions  point  la  raison  de 
cette  apparence.  Si  donc  vous  lui  demandez  ce  qu'il 
voit,  il  dit,  un  bâton  brisé,  et  il  dit  vrai,  car  il  est 
très-sûr  qu'il  a  la  sensation  d'un  bâton  brisé.  Mais 
quand,  trompé  par  son  jugement,  il  va  plus  loin, 
et  qu'après  avoir  affirmé  qu'il  voit  un  bâton  brisé, 
il  affirme  encore  que  ce  qu'il  voit  est  en  effet  un 
bâton  brisé,  alors  il  dit  faux.  Pourquoi  cela?  parce 
qu'alors  il  devient  actif,  et  qu'il  ne  juge  plus  par 
inspection,  mais  par  induction,  en  affirmant  ce 
qu'il  ne  sent  pas,  savoir,  que  le  jugement  qu'il 
reçoit  par  un  sens  serait  confirmé  par  un  autre. 

Puisque  toutes  nos  erreurs  viennent  de  nos  juge- 
ments, il  est  clair  que,  si  nous  n'avions  jamais 
besoin  de  juger,  nous  n'aurions  nul  besoin  d'ap- 
^  ^  prendre;  nous  ne  serions  jamais  dans  le  cas  de 
nous  tromper  ;  nous  serions  plus  heureux  de  notre 
ignorance  que  nous  ne  pouvons  l'être  de  notre 
savoir.  Qui  est  -  ce  qui  nie  que  les  savants  ne  sa- 
chent mille  choses  vraies  que  les  ignorants  ne  sau- 
ront jamais  ?  Les  savants  sont-ils  pour  cela  plus 
près  de  la  vérité?  Tout  au  contraire,  ils  s'en  éloi- 
gnent en  avançant  ;  parce  que  la  vanité  de  juger 
faisant  encore  plus  de  progrès  que  les  lumières, 
chaque  vérité  qu'ils  apprennent  ne  vient  qu'avec 
cent  jugements  faux.  Il  est  de  la  dernière  évidence 


.U*^ 


LIVRE  iir.  3^  I 

que  les  compagnies  savantes  de  l'Europe  ne  sont 
que  des  écoles  publiques  de  mensonges  ;  et  très- 
sûrement  il  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'académie  des 
sciences  que  dans  tout  un  peuple  de  Hurons. 

Puisque  plus  les  hommes  savent,  plus  ils  se 
trompent,  le  seul  moyen  d'éviter  l'erreur  est  l'igno- 
rance. Ne  jugez  point,  vous  ne  vous  abuserez  ja- 
mais. C'est  la  leçon  de  la  nature  aussi  bien  que  de 
la  raison.  Hors  les  rapports  immédiats  en  très-petit 
nombre  et  très-sensibles  que  les  choses  ont  avec 
nous,  nous  n'avons  naturellement  qu'une  profonde 
indifférence  pour  tout  le  reste.  Un  sauvage  ne  tour- 
nerait pas  le  pied  pour  aller  voir  le  jeu  de  la  plus 
belle  machine  et  tous  les  prodiges  de  l'électricité. 
Que  m  importe?  est  le  mot  lé  plus  familier  à  l'igno- 
rant et  le  plus  convenable  au  sage. 

Mais  malheureusement  ce  mot  ne  nous  va  plus. 
Tout  nous  importe  depuis  que  nous  sommes  dé- 
pendants de  tout  ;  et  notre  curiosité  s'étend  néces- 
sairement avec  nos  besoins.  Voilà  pourquoi  j'en 
donne  une  très  -  grande  au  philosophe  et  n'en 
donne  point  au  sauvage.  Celui-ci  n'a  besoin  de 
personne;  l'autre  a  besoin  de  tout  le  monde,  et 
surtout  d'admirateurs. 

On  me  dira  que  je  sors  de  la  nature  ;  je  n'en 
crois  rien.  Elle  choisit  ses  instruments ,  et  les  règle, 
non  sur  l'opinion ,  mais  sur  le  besoin.  Or  les  bc'- 
soins  changent  selon  la  situation  des  hommes.  Il  y 
a  bien  de  la  différence  entre  l'homme  naturel  vivant 
dans  l'état  de  nature,  et  l'homme  naturel  vivant 
dans  l'état  de  société.  Emile  n'est  pas  un  sauvage  à 


oA. 


3']i  iaiiLE. 

reléguer  dans  les  déserts  ;  c'est  un  sauvage  fait  pour 
habiter  les  villes.  Il  faut  qu'il  sache  y  trouver  son 
nécessaire,  tirer  parti  de  leurs  habitants,  et  vivre, 
sinon  comme  eux ,  du  moins  avec  eux, 

Puisqu'au  milieu  de  tant  de  rapports  nouveaux 
dont  il  va  dépendre  il  faudra  malgré  lui  qu'il  juge, 
apprenons -lui  donc  à  bien  juger, 

La  meilleure  manière  d'apprendre  à  bien  juger 
est  celle  qui  tend  le  plus  à  simplifier  nos  expé- 
riences, et  à  pouvoir  même  nous  en  passer  sans 
tomber  dans  l'erreur.  D'où  il  suit  qu'après  avoir 
long-temps  vérifié  les  rapports  des  sens  l'un  par 
l'autre ,  il  faut  encore  apprendre  à  vérifier  les  rap- 
ports de  chaque  sens  par  lui-même ,  sans  avoir  be- 
soin de  recourir  à  un  autre  sens  :  alors  chaque 
sensation  deviendra  pour  nous  une  idée,  et  cette 
idée  sera  toujours  conforme  à  la  vérité.  Telle  est 
la  sorte  d'acquis  dont  j'ai  tâché  de  remplir  ce  troi- 
sième âge  de  la  vie  humaine. 

Cette  manière  de  procéder  exige  une  patience 
et  une  circonspection  dont  peu  de  maîtres  sont 
capables,  et  sans  laquelle  jamais  le  disciple  n'ap- 
prendra à  juger.  Si,  par  exemple,  lorsque  celui-ci 
s'abuse  sur  l'apparence  du  bâton  brisé,  pour  lui 
montrer  son  erreur  vous  vouç  pressez  de  tirer  le 
bâton  hors  de  l'eau,  vous  le  détromperez  peut- 
être;  mais  que  lui  apprendrez -vous?  rien  que  ce 
qu'il  aurait  bientôt  appris  de  lui-même.  Oh!  que 
ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  faut  faire  !  Il  s'agit  moins  de 
lui  apprendre  une  vérité  que  de  lui  montrer  com- 
ment il  faut  s'y  prendre  pour  découvrir  toujours  la 


LIVRE  III.  373 

vérité.  Pour  mieux  l'instruire  il  ne  faut  pas  le  dé- 
tromper sitôt.  Prenons  Emile  et  moi  pour  exemple. 

Premièrement,  à  la  seconde  des  deux  questions 
supposées,  tout  enfant  élevé  à  l'ordinaire  ne  man- 
quera pas  de  répondre  affirmativement.  C'est  sû- 
rement, dira- 1- il,  un  bâton  brisé.  Je  doute  fort 
qu'Emile  me  fasse  la  même  réponse.  Ne  voyant 
point  la  nécessité  d'être  savant  ni  de  le  paraître, 
il  n'est  jamais  pressé  de  juger  :  il  ne  juge  que  sur 
l'évidence  ;  et  il  est  bien  éloigné  de  la  trouver  dans 
cette  occasion,  lui  qui  sait  combien  nos  jugements 
sur  les  apparences  sont  sujets  à  l'illusion  ,  ne  fût-ce 
que  dans  la  perspective. 

D'ailleurs ,  comme  il  sait  par  expérience  que  mes 
questions  les  plus  fiùvoles  ont  toujours  quelque 
objet  qu'il  n'aperçoit  pas  d'abord  ,  il  n'a  point 
pris  l'habitude  d'y  répondre  étourdiment  ;  au  con- 
traire, il  s'en  défie,  il  s'y  rend  attentif,  il  les  exa- 
mine avec  grand  soin  avant  d'y  répondre.  Jamais  il 
ne  me  fait  de  réponse  qu'il  n'en  soit  content  lui- 
même  ;  et  il  est  difficile  à  contenter.  Enfin  nous  ne 
nous  piquons  ni  lui  ni  moi  de  savoir  la  vérité  des 
choses ,  mais  seulement  de  ne  pas  donner  dans  l'er- 
reur. Nous  serions  bien  plus  confus  de  nous  payer 
d'une  raison  qui  n'est  pas  bonne ,  que  de  n'en  point 
trouver  du  tout.  Je  ne  sais,  est  un  mot  qui  nous 
va  si  bien  à  tous  deux ,  et  que  nous  répétons  si  sou- 
vent, qu'il  ne  coûte  plus  rien  à  l'un  ni  à  l'autre. 
Mais,  soit  que  cette  étourderie  lui  échappe,  ou 
qu'il  l'évite  par  notre  commode  Je  ne  sais ,  ma  ré- 
plique est  la  même  :  Voyons,  examinons. 


374  EMILE. 

Ce  bâton  qui  trempe  à  moitié  dans  l'eau  est  fixé 
dans  une  situation  perpendiculaire.  Pour  savoir  s'il 
est  brisé,  comme  il  le  paraît,  que  de  choses  n'a- 
vons-nous pas  à  faire  avant  de  le  tirer  de  l'eau  ou 
avant  d'y  porter  la  main  ! 

10  D'abord  nous  tournons  tout  autour  du  bâton 
et  nous  voyons  que  la  brisure  tourne  comme  nous. 
C'est  donc  notre  œil  seul  qui  la  change,  et  les  re- 
gards ne  remuent  pas  les  corps. 

2°  Nous  regardons  bien  à-plomb  sur  le  bout  du 
bâton  qui  est  hors  de  l'eau  ;  alors  le  bâton  n'est 
plus  courbe ,  le  bout  voisin  de  notre  œil  nous  cache 
exactement  l'autre  bout  "".  Notre  œil  a-t-il  redressé 
le  bâton  ? 

3°  Nous  agitons  la  surface  de  l'eau;  nous  voyons 
le  bâton  se  plier  en  plusieurs  pièces,  se  mouvoir 
en  zig-zag,  et  suivre  les  ondulations  de  l'eau.  Le 
mouvement  que  nous  donnons  à  cette  eau  suffit- 
il  pour  briser ,  amollir ,  et  fondre  ainsi  le  bâton  ? 

4°  Nous  faisons  écouler  l'eau ,  et  nous  voyons  le 
bâton  se  redresser  peu  à  peu ,  à  mesure  que  l'eau 
baisse.  N'en  voilà- 1 -il  pas  plus  qu'il  ne  faut  pour 
éclaircir  le  fait  et  trouver  la  réfraction?  Il  n'est 
donc  pas  vrai  que  la  vue  nous  trompe,  puisque 
nous  n'avons  besoin  que  d'elle  seule  pour  rectifier 
les  erreurs  que  nous  lui  attribuons. 

Supposons  l'enfant  assez  stupide  pour  ne  pas 

'^  J'ai  depuis  trouvé  le  contraiie  par  une  expérience  plus  exacte. 
La  réfraction  agit  circulairement,  et  le  bâton  paraît  plus  gros  par 
le  bout  qui  est  dans  l'eau  que  par  l'autre  ;  mais  cela  ne  change  rien 
à  la  force  du  raisonnement,  et  la  conséquence  n'en  est  pas  moins 
juste. 


LIVRE   III.  375 

sentir  le  résultat  de  ces  expériences  ;  c'est  alors 
qu'il  faut  appeler  le  toucher  au  secours  de  la  vue. 
Au  lieu  de  tirer  le  bâton  hors  de  l'eau ,  laissez-le 
dans  sa  situation ,  et  que  l'enfant  y  passe  la  main 
d'un  bout  à  l'autre,  il  ne  sentira  point  d'angle;  le 
bâton  n'est  donc  pas  brisé. 

Vous  me  direz  qu'il  n'y  a  pas  seulement  ici  des 
jugements,  mais  des  raisonnements  en  forme.  Il  est 
vrai:  mais  ne  voyez- vous  pas  que,  sitôt  que  l'es- 
prit est  parvenu  jusqu'aux  idées,  tout  jugement 
est  un  raisonnement?  La  conscience  de  toute  sen- 
sation est  une  proposition ,  un  jugement.  Donc , 
sitôt  que  l'on  compare  une  sensation  à  une  autre , 
on  raisonne.  L'art  de  juger  et  l'art  de  raisonner 
sont  exactement  le  même. 

Emile  ne  saura  jamais  la  dioptrique,  ou  je  veux 
qu'il  l'apprenne  autour  de  ce  bâton.  Il  n'aura  point 
disséqué  d'insectes  ;  il  n'aura  point  compté  les 
taches  du  soleil  ;  il  ne  saura  ce  que  c'est  qu'un 
microscope  et  un  télescope.  Vos  doctes  élèves  se 
moqueront  de  son  ignorance.  Ils  n'auront  pas  tort; 
car  avant  de  se  servir  de  ces  instruments,  j'entends 
qu'il  les  invente ,  et  vous  vous  doutez  bien  que 
cela  ne  viendra  pas  sitôt. 

Voilà  l'esprit  de  toute  ma  méthode  dans  cette 
partie.  Si  l'enfant  fait  rouler  une  petite  boule  entre 
deux  doigts  croisés,  et  qu'il  croie  sentir  deux  boules, 
je  ne  lui  permettrai  point  d'y  regarder,  qu'aupara- 
vant il  ne  soit  convaincu  qu'il  n'y  en  a  qu'une. 

Ces  éclaircissements  suffiront,  je  pense,  pour 
marquer  nettement  le  progrès  qu'a  fait  jusqu'ici 


^7^  EMILE. 

l'esprit  de  mon  élève ,  et  la  route  par  laquelle  il  a 
suivi  ce  progrès.  Mais  vous  êtes  effrayés  peut-être 
de  la  quantité  de  choses  que  j'ai  fait  }>asser  devant 
lui.  Vous  craignez  que  je  n'accable  son  esprit  sous 
ces  multitudes  de  connaissances.  C'est  tout  le  con- 
traire ;  je  lui  apprends  bien  plus  à  les  ignorer  qu'à 
les  savoir.  Je  lui  montre  la  route  de  la  science ,  ai- 
sée à  la  vérité,  mais  longue,  immense,  lente  à  par- 
courir. Je  lui  fais  faire  les  premiers  pas  pour  qu'il 
reconnaisse  l'entrée ,  mais  je  ne  lui  permets  jamais 
d'aller  loin. 

Forcé  d'apprendre  de  lui-même,  il  use  de  sa 
raison  et  non  de  celle  d'autrui  ;  car,  pour  ne  rien 
donner  à  l'opinion,  il  ne  faut  rien  donner  à  l'au- 
torité ;  et  la  plupart  de  nos  erreurs  nous  viennent 
bien  moins  de  nous  que  des  autres.  De  cet  exercice 
continuel  il  doit  résulter  une  vigueur  d'esprit  sem- 
blable à  celle  qu'on  donne  au  corps  par  le  travail 
et  par  la  fatigue.  Un  autre  avantage  est  qu'on  n'a- 
vance qu'à  proportion  de  ses  forces.  L'esprit,  non 
plus  que  le  corps,  ne  porte  que  ce  qu'il  peut  por- 
ter. Quand  l'entendement  s'approprie  les  choses 
avant  de  les  déposer  dans  la  mémoire ,  ce  qu'il  en 
tire  ensuite  est  à  lui;  au  lieu  qu'en  surchargeant 
la  mémoire  à  son  insu  on  s'expose  à  n'en  jamais 
rien  tirer  qui  lui  soit  propre. 

Emile  a  peu  de  connaissances,  mais  celles  qu'il 
a  sont  véritablement  siennes,  il  ne  sait  rien  à  demi. 
Dans  le  petit  nombre  des  choses  qu'il  sait  et  qu'il 
sait  bien  ,  la  plus  importante  est  qu'il  y  en  a  beau- 
coup  qu'il  ignore  et  qu'il  peut  savoir   un  jour , 


LIVRE  III.  377 

beaucoup  plus  que  d'autres  hommes  savent  et  qu'il 
ne  saura  de  sa  vie,  et  une  infinité  d'autres  qu'au- 
cun homme  ne  saura  jamais.  Il  a  un  esprit  univer- 
sel ,  non  par  les  lumières ,  mais  par  la  faculté  d'en 
acquérir;  un  esprit  ouvert,  intelligent,  prêt  à  tout, 
et ,  comme  dit  Montaigne,  sinon  instruit,  du  moins 
instruisable.  Il  me  suffit  qu'il  sache  trouver  l'a  quoi 
hon  sur  tout  ce  qu'il  fait ,  et  le  pourquoi  sur  tout 
ce  qu'il  croit.  Encore  une  fois,  mon  objet  n'est  point 
de  lui  donner  la  science ,  mais  de  lui  apprendre  à 
l'acquérir  au  besoin,  de  la  lui  faire  estimer  exac- 
tement ce  qu'elle  vaut,  et  de  lui  faire  aimer  la  vé- 
rité par-dessus  tout*.  Avec  cette  médiode  on  avance 
peu,  mais  on  ne  fait  jamais  un  pas  inutile ,  et  l'on 
n'est  point  forcé  de  rétrograder. 

Emile  n'a  que  des  connaissances  naturelles  et  pu- 
rement physiques.  Il  ne  sait  pas  même  le  nom  de 
l'histoire ,  ni  ce  que  c'est  que  métaphysique  et  mo- 
rale. Il  connaît  les  rapports  essentiels  de  l'homme 
aux  choses ,  mais  nul  des  rapports  moraux  de 
l'homme  à  l'homme.  Il  sait  peu  généraliser  d'idées, 
peu  faire  d'abstractions.  Il  voit  des  qualités,  com- 
munes à  certains  corps  sans  raisonner  sur  ces  qua- 
lités en  elles-mêmes.  Il  connaît  l'étendue  abstraite 
à  l'aide  des  figures  de  la  géométrie  ;  il  connaît  la 
quantité  abstraite  à  l'aide  des  signes  de  l'algèbre. 

Telle  est  la  leçon  que  présentent  l'édition  de  1762  et  celle  de 
1782.  Mais  dans  le  manuscrit  on  lit:  Car,  encore  une  fois,  mon 
objet  n'est  pas  de  lui  donner  la  science ,  mais  de  la  lui  faire  con- 
naître ,  de  lui  apprendre  à  en  acquérir  au  besoin ,  enfin  de  la  lui 
faire  estimer  exactement  ce  qu'elle  vaut ,  et  de  lui  faire  aimer  la  vé- 
rité par-dessus  toutes  choses. 


378  liMILE. 

Ces  figures  et  ces  signes  sont  les  supports  de  ces 
abstractions ,  sur  lesquels  ses  sens  se  reposent.  Il 
ne  cherche  point  à  connaître  les  choses  par  leur 
nature ,  mais  seulement  par  les  relations  qui  l'in- 
téressent. Il  n'estime  ce  qui  lui  est  étranger  que 
par  rapport  à  lui  ;  mais  cette  estimation  est  exacte 
et  sûre.  La  fantaisie,  la  convention,  n'y  entrent 
pour  rien.  Il  fait  plus  de  cas  de  ce  qui  lui  est  plus 
utile;  et,  ne  se  départant  jamais  de  cette  manière 
d'apprécier,  il  ne  donne  rien  à  l'opinion. 

Emile  est  laborieux,  tempérant,  patient,  ferme, 
plein  de  courage.  Son  imagination ,  nullement  allu- 
mée ,  ne  lui  grossit  jamais  les  dangers  ;  il  est  sen- 
sible à  peu  de  maux ,  et  il  sait  souffrir  avec  cons- 
tance, parce  qu'il  n'a  point  appris  à  disputer  contre 
la  destinée.  A  l'égard  de  la  mort,  il  ne  sait  pas  en- 
core bien  ce  que  c'est  ;  mais ,  accoutumé  à  subir 
sans  résistance  la  loi  de  la  nécessité ,  quand  il  fau- 
dra mourir  il  mourra  sans  gémir  et  sans  se  débattre  ; 
c'est  tout  ce  que  la  nature  permet  dans  ce  moment 
abhorré  de  tous.  Vivre  libre  et  peu  tenir  aux  choses 
humaines,  est  le  meilleur  moyen  d'apprendre  à 
mourir. 

En  un  mot  Emile  a  de  la  vertu  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  lui-même.  Pour  avoir  aussi  les  vertus 
sociales,  il  lui  manque  uniquement  de  connaître 
les  relations  qui  les  exigent  ;  il  lui  manque  uni- 
quement des  lumières  que  son  esprit  est  tout  prêt 
a  recevoir. 

Il  se  considère  sans  égard  aux  autres ,  et  trouve 
bon  que  les  autres  ne  pensent  point  à  lui.  Il  n'exige 


LIVRE  III.  379 

rien  de  personne ,  et  ne  croit  rien  devoir  à  personne. 
Il  est  seul  dans  la  société  humaine ,  il  ne  compte 
que  sur  lui  seul.  Il  a  droit  aussi  plus  qu'un  autre 
de  compter  sur  lui-même,  car  il  est  tout  ce  qu'on 
peut  être  à  son  âge.  Il  n'a  point  d'erreurs,  ou  n'a 
que  celles  qui  nous  sont  inévitables;  il  n'a  point 
de  vices,  ou  n'a  que  ceux  dont  nul  homme  ne  peut 
se  garantir.  Il  a  le  corps  sain ,  les  membres  agiles , 
l'esprit  juste  et  sans  préjugés,  le  cœur  libre  et  sans 
passions.  L'amour -propre,  la  première  et  la  plus 
naturelle  de  toutes,  y  est  encore  à  peine  exalté. 
Sans  troubler  le  repos  de  personne,  il  a  vécu  con- 
tent, heureux  et  libre,  autant  que  la  nature  l'a 
permis.  Trouvez-vous  qu'un  enfant  ainsi  parvenu 
à  sa  quinzième  année  ait  perdu  les  précédentes  ? 


FIN    DU  TROISIEME  LIVRE. 


LIVRE  QUATRIEME. 


Que  nous  passons  rapidement  sur  cette  terre  !  le 
premier  quart  de  la  vie  est  écoulé  avant  qu'on  en 
connaisse  l'usage  ;  le  dernier  quart  s'écoule  encore 
après  qu'on  a  cessé  d'en  jouir.  D'abord  nous  ne  sa- 
vons point  vivre  ;  bientôt  nous  ne  le  pouvons  plus  ; 
et ,  dans  l'intervalle  qui  sépare  ces  deux  extrémités 
inutiles,  les  trois  quarts  du  temps  qui  nous  reste 
sont  consumés  par  le  sommeil ,  par  le  travail ,  par 
la  douleur,  par  la  contrainte,  par  les  peines  de 
toute  espèce.  La  vie  est  courte,  moins  par  le  peu 
de  temps  qu'elle  dure,  que  parce  que,  de  ce  peu 
de  temps ,  nous  n'en  avons  presque  point  pour  la 
goûter.  L'instant  de  la  mort  a  beau  être  éloigné  de 
celui  de  la  naissance,  la  vie  est  toujours  trop  courte 
quand  cet  espace  est  mal  rempli. 

Nous  naissons ,  pour  ainsi  dire ,  en  deux  fois  : 
l'une  pour  exister,  et  l'autre  pour  vivre  ;  l'une  pour 
l'espèce,  et  l'autre  pour  le  sexe.  Ceux  qui  regardent 
la  femme  comme  un  homme  imparfait,  ont  tort  sans 
doute  :  mais  l'analogie  extérieure  est  pour  eux.  Jus- 
qu'à l'âge  nubile ,  les  enfants  des  deux  sexes  n'ont 
rien  d'apparent  qui  les  distingue  ;  même  visage , 
même  figure,  même  teint,  même  voix,  tout  est 
égal  :  les  filles  sont  des  enfants ,  les  garçons  sont 
des  enfants  ;  le  même  nom  suffit  à  des  êtres  si  sem- 


EMILE.  38 1 

blables.  Les  mâles  en  qui  l'on  empêche  le  dévelop- 
pement ultérieur  du  sexe  gardent  cette  conformité 
toute  leur  vie  ;  ils  sont  toujours  de  grands  enfants , 
et  les  femmes ,  ne  perdant  point  cette  même  con- 
formité, semblent,  à  bien  des  égards,  ne  jamais 
être  autre  chose. 

Mais  l'homme  en  général  n'est  pas  fait  pour 
rester  toujours  dans  l'enfance.  Il  en  sort  au  temps 
prescrit  par  la  nature;  et  ce  moment  de  crise,  bien 
qu'assez  court,  a  de  longues  influences. 

Comme  le  mugissement  de  la  mer  précède  de 
loin  la  tempête,  cette  orageuse  révolution  s'an- 
nonce par  le  murmure  des  passions  naissantes  ; 
une  fermentation  sourde  avertit  de  l'approche  du 
danger.  Un  changement  dans  l'humeur,  des  em- 
portements fréquents,  une  continuelle  agitation 
d'esprit,  rendent  l'enfant  presque  indisciplinable. 
Il  devient  sourd  à  la  voix  qui  le  rendait  docile;  c'est 
un  lion  dans  sa  fièvre;  il  méconnaît  son  guide,  il 
ne  veut  plus  être  gouverné. 

Aux  signes  moraux  d'une  humeur  qui  s'altère  se 
joignent  des  changements  sensibles  dans  la  figure. 
Sa  physionomie  se  développe  et  s'empreint  d'un 
caractère  ;  le  coton  rare  et  doux  qui  croît  au  bas 
de  ses  joues  brunit  et  prend  de  la  consistance.  Sa 
voix  mue,  ou  plutôt  il  la  perd  :  il  n'est  ni  enfant 
ni  homme ,  et  ne  peut  prendre  le  ton  d'aucun  des 
deux.  Ses  yeux ,  ces  organes  de  l'ame ,  qui  n'ont 
rien  dit  jusqu'ici ,  trouvent  un  langage  et  de  l'ex- 
pression ;  un  feu  naissant  les  anime ,  leurs  regards 
plus  vifs  ont  encore  une  sainte  innocence ,  mais  ils 


'5Sl  EMILE. 

n'ont  plus  leur  première  imbécillité  :  il  sent  déjà 
qu'ils  peuvent  trop  dire  ;  il  commence  à  savoir  les 
baisser  et  rougir;  il  devient  sensible  avant  de  sa- 
voir ce  qu'il  sent;  il  est  inquiet  sans  raison  de  l'être. 
Tout  cela  peut  venir  lentement  et  vous  laisser  du 
temps  encore  :  mais  si  sa  vivacité  s»  rend  trop  im- 
patiente, si  son  emportement  se  change  en  fureur, 
s'il  s'irrite  et  s'attendrit  d'un  instant  à  l'autre,  s'il 
verse  des  pleurs  sans  sujet,  si,  près  des  objets  qui 
commencent  à  devenir  dangereux  pour  lui,  son 
pouls  s'élève  et  son  œil  s'enflamme,  si  la  main  d'une 
femme  se  posant  sur  la  sienne  le  fait  frissonner, 
s'il  se  trouble  ou  s'intimide  auprès  d'elle;  Ulysse, 
o  sage  Ulysse  !  prends  garde  à  toi  ;  les  outres  que 
tu  fermais  avec  tant  de  soin  sont  ouvertes;  les  vents 
sont  déjà  déchaînés  ;  ne  quitte  plus  un  moment  le 
gouvernail,  ou  tout  est  perdu. 

C'est  ici  la  seconde  naissance  dont  j'ai  parlé; 
c'est  ici  que  l'homme  naît  véritablement  à  la  vie , 
et  que  rien  d'humain  n'est  étranger  à  lui.  Jusqu'ici 
nos  soins  n'ont  été  que  des  jeux  d'enfant;  ils  ne 
prennent  qu'à  présent  une  véritable  importance. 
Cette  époque  où  finissent  les  éducations  ordinaires 
est  proprement  celle  où  la  nôtre  doit  commencer  ; 
mais,  pour  bien  exposer  ce  nouveau  plan ,  repre- 
nons de  plus  haut  l'état  des  choses  qui  s'y  rap- 
portent. 

Nos  passions  sont  les  principaux  instruments 
de  notre  conservation  :  c'est  donc  une  entreprise 
aussi  vaine  c[ue  ridicule  de  vouloir  les  détruire; 
c'est  contrôler  la  nature ,  c'est  réformer  l'ouvrage 


LIVRE  IV.  383 

de  Dieu.  Si  Dieu  disait  à  l'homme  d'anéantir  les 
passions  qu'il  lui  donne,  Dieu  voudrait  et  ne  vou- 
drait pas;  il  se  contredirait  lui-même.  Jamais  il  n'a 
donné  cet  ordre  insensé ,  rien  de  pareil  n'est  écrit 
dans  le  coeur  humain  ;  et  ce  que  Dieu  veut  qu'un 
homme  fasse ,  il  ne  le  lui  fait  pas  dire  par  un  autre 
homme ,  il  le  lui  dit  lui-même ,  il  l'écrit  au  fond  de 
son  cœur. 

Or  je  trouverais  celui  qui  voudrait  empêcher  les 
passions  de  naître  presque  aussi  fou  que  celui  qui 
voudrait  les  anéantir;  et  ceux  qui  croiraient  que 
tel  a  été  mon  projet  jusqu'ici  m'auraient  sûrement 
fort  mal  entendu. 

Mais  raisonnerait -on  bien  si,  de  ce  qu'il  est 
dans  la  nature  de  l'homme  d'avoir  des  passions, 
on  allait  conclure  que  toutes  les  passions  que  nous 
sentons  en  nous  et  que  nous  voyons  dans  les  autres 
sont  naturelles  ?  Leur  source  est  naturelle ,  il  est 
vrai  ;  mais  mille  ruisseaux  étrangers  l'ont  grossie  ; 
c'est  un  grand  fleuve  qui  s'accroît  sans  cesse, 
et  dans  lequel  on  retrouverait  à  peine  quelques 
gouttes  de  ses  premières  eaux.  Nos  passions  natu- 
relles sont  très-bornées;  elles  sont  les  instruments 
de  notre  liberté,  elles  tendent  à  nous  conserver. 
Toutes  celles  qui  nous  subjuguent  et  nous  détrui- 
sent nous  viennent  d'ailleurs  ;  la  nature  ne  nous 
les  donne  pas,  nous  nous  les  approprions  à  son 
préjudice. 

La  source  de  nos  passions ,  l'origine  et  le  prin- 
cipe de  toutes  les  autres ,  la  seule  qui  naît  avec 
l'homme  et  ne  le  quitte  jamais  tant  qu'il  vit ,  est 


384  EMILE. 

l'amour  de  soi:  passion  primitive,  innée,  anté- 
rieure à  toute  autre  ,  et  dont  toutes  les  autres  no 
sont,  en  un  sens,  que  des  modifications.  En  ce 
sens,  toutes,  si  l'on  veut,  sont  naturelles.  Mais  la 
plupart  de  ces  modifications  ont  des  causes  étran- 
gères sans  lesquelles  elles  n'auraient  jamais  lieu  ; 
et  ces  mêmes  modifications,  loin  de  nous  être 
avantageuses,  nous  sont  nuisibles;  elles  changent 
le  premier  objet  et  vont  contre  leur  principe  :  c'est 
alors  que  l'homme  se  trouve  hors  de  la  nature , 
et  se  met  en  contradiction  avec  soi. 

L'amour  de  soi-même  est  toujours  bon,  et  tou- 
jours conforme  à  l'ordre.  Chacun  étant  chargé  spé- 
cialement de  sa  propre  conservation,  le  premier 
et  le  plus  important  de  ses  soins  est  et  doit  être 
d'y  veiller  sans  cesse  :  et  comment  y  veillerait-il 
ainsi,  s'il  n'y  prenait  le  plus  grand  intérêt? 

Il  faut  donc  que  nous  nous  aimions  pour  nous 
conserver  ;  il  faut  que  nous  nous  aimions  plus  que 
toute  chose  ;  et ,  par  une  suite  immédiate  du  même 
sentiment,  nous  aimons  ce  qui  nous  conserve. 
Tout  enfant  s'attache  à  sa  nourrice  :  Romulus  de- 
vait s'attacher  à  la  louve  qui  l'avait  allaité.  D'abord 
cet  attachement  est  purement  machinal.  Ce  qui  fa- 
vorise le  bien-être  d'un  individu  l'attire;  ce  qui  lui 
nuit  le  repousse  :  ce  n'est  là  qu'un  instinct  aveugle. 
Ce  qui  transforme  cet  instinct  en  sentiment ,  l'atta- 
chement en  amour ,  l'aversion  en  haine ,  c'est  l'in- 
tention manifestée  de  nous  nuire  ou  de  nous  être 
utile.  On  ne  se  passionne  pas  pour  les  êtres  insen- 
sibles qui  ne  suivent  qu3  l'impulsion  qu'on  leur 


LIVRE   IV.  385 

donne  :  mais  ceux  dont  on  attend  du  bien  ou  du 
mal  par  leur  disposition  intérieure,  par  leur  vo- 
lonté, ceux  que  nous  voyons  agir  librement  pour 
ou  contre,  nous  inspirent  des  sentiments  semblables 
à  ceux  qu'ils  nous  montrent.  Ce  qui  nous  sert,  on 
le  cherche; mais  ce  qui  nous  veut  servir,  on  l'aime  : 
ce  qui  nous  nuit,  on  le  fuit;  mais  ce  qui  nous  veut 
nuire,  on  le  hait. 

Le  premier  sentiment  d'un  enfant  est  de  s'ai- 
mer lui-même;  et  le  second,  qui  dérive  du  pre- 
mier, est  d'aimer  ceux  qui  l'approchent;  car,  dans 
l'état  de  faiblesse  où  il  est,  il  ne  connaît  personne 
que  par  l'assistance  et  les  soins  qu'il  reçoit.  D'abord 
l'attachement  qu'il  a  pour  sa  nourrice  et  sa  gouver- 
nante n'est  qu'habitude.  Il  les  cherche,  parce  qu'il 
a  besoin  d'elles  et  qu'il  se  trouve  bien  de  les  avoir; 
c'est  plutôt  connaissance  que  bienveillance.  Il  lui 
faut  beaucoup  de  temps  pour  comprendre  que  non- 
seulement  elles  lui  sont  utiles  mais  qu'elles  veulent 
l'être;  et  c'est  alors  qu'il  commence  à  les  aimer. 

Un  enfant  est  donc  naturellement  enclin  à  la 
bienveillance,  parce  qu'il  voit  que  tout  ce  qui  l'ap- 
proche est  porté  à  l'assister,  et  qu'il  prend  de  cette 
observation  l'habitude  d'un  sentiment  favorable  à 
son  espèce  :  mais ,  à  mesure  qu'il  étend  ses  rela- 
tions, ses  besoins,  ses  dépendances  actives  ou  pas- 
sives, le  sentiment  de  ses  rapports  à  autrui  s'éveille, 
et  produit  celui  des  devoirs  et  des  préférences. 
Alors  l'enfant  devient  impérieux,  jaloux,  trom- 
peur, vindicatif.  Si  on  le  plie  à  l'obéissance,  ne 
voyant  point  l'utilité  de  ce  qu'on  lui  commande, 
R.  in.  9,5 


386  EMILE. 

il  l'attribue  au  caprice,  à  rintention  de  le  tourmen- 
ter, et  il  se  mutine.  Si  on  lui  obéit  à  lui-même, 
aussitôt  que  quelque  chose  lui  résiste,  il  y  voit 
une  rébellion,  une  intention  de  lui  résister;  il  bat 
la  chaise  ou  la  table  pour  avoir  désobéi.  L'amour 
de  soi,  qui  ne  regarde  qu'à  nous,  est  content  quand 
nos  vrais  besoins  sont  satisfaits;  mais  l'amour- 
propre,  qui  se  compare,  n'est  jamais  content  et 
ne  saurait  l'être,  parce  que  ce  sentiment,  en  nous 
préférant  aux  autres,  exige  aussi  que  les  autres 
nous  préfèrent  à  eux;  ce  qui  est  impossible.  Voilà 
comment  les  passions  douces  et  affectueuses  nais- 
sent de  l'amour  de  soi,  et  comment  les  passions 
haineuses  et  irascibles  naissent  de  l'amour-propre. 
Ainsi,  ce  qui  rend  l'homme  essentiellement  bon 
est  d'avoir  peu  de  besoins,  et  de  peu  se  comparer 
aux  autres;  ce  qui  le  rend  essentiellement  méchant 
est  d'avoir  beaucoup  de  besoins ,  et  de  tenir  beau- 
coup à  l'opinion.  Sur  ce  principe  il  est  aisé  de  voir 
comment  on  peut  diriger  au  bien  ou  au  mal  toutes 
les  passions  des  enfants  et  des  hommes.  Il  est  vrai 
que,  ne  pouvant  vivre  toujours  seuls,  ils  vivront 
difficilement  toujours  bons  :  cette  difficulté  même 
augmentera  nécessairement  avec  leurs  relations;  et 
c'est  en  ceci  surtout  que  les  dangers  de  la  société 
nous  rendent  l'art  et  les  soins  plus  indispensables 
pour  prévenir  dans  le  cœur  humain  la  dépravation 
qui  naît  de  ses  nouveaux  besoins. 

L'étude  convenable  à  l'homme  est  celle  de  ses 
rapports.  Tant  qu'il  ne  se  connaît  que  par  son  être 
physique, il  doit  s'étudier  par  ses  rapports  avec  les 


LIVRE  IV.  387 

choses;  c'est  l'emploi  de  son  enfance  :  quand  il  com- 
mence à  sentir  son  être  moral,  il  doit  s'étudier 
par  ses  rapports  avec  les  hommes;  c'est  l'emploi 
de  sa  vie  entière,  à  commencer  au  point  où  nous 
voilà  parvenus. 

Sitôt  que  l'homme  a  besoin  d'une  compagne,  il 
n'est  plus  un  être  isolé,  son  cœur  n'est  plus  seul. 
Toutes  ses  relations  avec  son  espèce,  toutes  les 
affections  de  son  ame  naissent  avec  celle-là.  Sa 
première  passion  fait  bientôt  fermenter  les  autres. 

Le  penchant  de  l'instinct  est  indéterminé.  Un 
sexe  est  attiré  vers  l'autre;  voilà  le  mouvement  de 
la  nature.  Le  choix ,  les  préférences ,  l'attachement 
personnel,  sont  l'ouvrage  des  lumières,  des  pré- 
jugés ,  de  l'habitude  :  il  faut  du  temps  et  des  con- 
naissances pour  nous  rendre  capables  d'amour:  on 
n'aime  qu'après  avoir  jugé,  on  ne  préfère  qu'après 
avoir  comparé.  Ces  jugements  se  font  sans  qu'on 
s'en  aperçoive ,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  réels. 
Le  véritable  amour,  quoi  qu'on  en  dise,  sera  tou- 
jours honoré  des  hommes:  car,  bien  que  ses  em- 
portements nous  égarent,  bien  qu'il  n'exclue  pas 
du  cœur  qui  le  sent  des  qualités  odieuses,  et  même 
qu'il  en  produise,  il  en  suppose  pourtant  toujours 
d'estimables,  sans  lesquelles  on  serait  hors  d'état 
de  le  sentir.  Ce  choix  qu'on  met  en  opposition  avec 
la  raison  nous  vient  d'elle.  On  a  fait  l'Amour  aveugle, 
parce  qu'il  a  de  meilleurs  yeux  que  nous ,  et  qu'il 
voit  des  rapports  que  nous  ne  pouvons  apercevoir. 
Pour  qui  n'aurait  nulle  idée  de  mérite  ni  de  beauté, 
toute  femme  serait  également  bonne,  et  la  pre- 

i5. 


388  ÉMELE. 

mière  venue ,  serait  toujours  la  plus  aimable.  Loiu 
que  l'amour  vienne  de  la  nature,  il  est  la  règle  et 
le  frein  de  ses  penchants  :  c'est  par  lui  qu'excepté 
l'objet  aimé  un  sexe  n'est  plus  rien  pour  l'autre. 

La  préférence  qu'on  accorde,  on  veut  l'obtenir; 
l'amour  doit  être  réciproque.  Pour  être  aimé,  il 
faut  se  rendre  aimable;  pour  être  préféré,  il  faut 
se  rendre  plus  aimable  qu'un  autre,  plus  aimable 
que  tout  autre,  au  moins  aux  yeux  de  l'objet  aimé. 
De  là  les  premiers  regards  sur  ses  semblables;  de 
là  les  premières  comparaisons  avec  eux  ;  de  là  l'é- 
mulation, les  rivalités,  la  jalousie.  Un  cœur  plein 
d'un  sentiment  qui  déborde  aime  à  s'épancher  : 
du  besoin  d'une  maîtresse  naît  bientôt  celui  d'un 
ami.  Celui  qui  sent  combien  il  est  doux  d'être  aimé 
voudrait  l'être  de  tout  le  monde,  et  tous  ne  sau- 
raient vouloir  de  préférence  qu'il  n'y  ait  beaucoup 
de  mécontents.  Avec  l'amour  et  l'amitié  naissent 
les  dissentions,  l'inimitié,  la  haine.  Du  sein  de  tant 
de  passions  diverses  je  vois  l'opinion  s'élever  un 
trône  inébranlable,  et  les  stupides  mortels,  asservis 
là  son  empire,  ne  fonder  leur  propre  existence  que 
sur  les  jugements  d'autrui. 

Étendez  ces  idées,  et  vous  verrez  d'où  vient  à 
notre  amour-propre  la  forme  que  nous  lui  croyons 
naturelle;  et  comment  l'amour  de  soi,  cessant  d'être 
un  sentiment  absolu  ,  devient  orgueil  dans  les 
fijrandes  âmes,  vanité  dans  les  petites,  et  dans  toutes 
se  nourrit  sans  cesse  aux  dépens  du  prochain.  L'es- 
pèce de  ces  passions,  n'ayant  point  son  germe  dans 
le  cœur  des  enfants ,  n'y  peut  naître  d'elle-même  ; 


LIVRE   IV.  389 

c'est  nous  seuls  qui  l'y  portons,  et  jamais  elles  n  y 
prennent  racine  que  par  notre  faute  :  mais  il  n'en 
est  plus  ainsi  du  cœur  du  jeune  homme;  quoi  que 
nous  puissions  faire,  elles  y  naîtront  malgré  nous. 
Il  est  donc  temps  de  changer  de  méthode. 

Commençons  par  quelques  réflexions  impor- 
tantes sur  l'état  critique  dont  il  s'agit  ici.  Le  passage 
de  l'enfance  à  la  puberté  n'est  pas  tellement  dé- 
terminé par  la  nature  qu'il  ne  varie  dans  les  indi- 
vidus selon  les  tempéraments,  et  dans  les  peuples 
selon  les  climats.  Tout  le  monde  sait  les  distinctions 
observées  sur  ce  point  entre  les  pays  chauds  et  les 
pays  froids,  et  chacun  voit  que  les  tempéraments 
ardents  sont  formés  plus  tôt  que  les  autres  :  mais 
on  peut  se  tromper  sur  les  causes,  et  souvent  attri- 
buer au  physique  ce  qu'il  faut  imputer  au  moral  ; 
c'est  un  des  abus  les  plus  fréquents  de  la  philoso- 
phie de  notre  siècle.  Les  instructions  de  la  nature 
sont  tardives  et  lentes;  celles  des  hommes  sont 
presque  toujours  prématurées.  Dans  le  premier  cas, 
les  sens  éveillent  l'imagination;  dans  le  second, 
l'imagination  éveille  les  sens  ;  elle  leur  donne  une 
activité  précoce  qui  ne  peut  manquer  d'énerver, 
d'affaiblir  d'abord  les  individus,  puis  l'espèce  même 
à  la  longue.  Une  observation  plus  générale  et  plus 
sûre  que  celle  de  l'effet  des  climats ,  est  que  la  pu- 
berté et  la  puissance  du  sexe  est  toujours  plus  hâtive 
chez  les  peuples  instruits  et  policés  que  chez  les 
peuples  ignorants  et  barbares  ".  Les  enfants  ont 

'^  «  Dans  les  villes ,  dit  M.  de  Buffon ,  et  chez  les  gens  aisés ,  les 
«  enfants,  accoutumés  à  des  nourritures  abondantes  et  succulentes. 


390  EMILE. 

une  sagacité  singulière  pour  démêler  à  travers  toutes 
les  singeries  de  la  décence  les  mauvaises  mœurs 
qu'elle  couvre.  Le  langage  épuré  qu'on  leur  dicte, 
les  leçons  d'honnêteté  qu'on  leur  donne,  le  voile 
du  mystère  qu'on  affecte  de  tendre  devant  leurs 
yeux,  sont  autant  d'aiguillons  à  leur  curiosité.  A  la 
manière  dont  on  s'y  prend,  il  est  clair  que  ce  qu'on 
feint  de  leur  cacher  n'est  que  pour  le  leur  appren- 
dre; et  c'est  de  toutes  les  instructions  qu'on  leur 
donne  celle  qui  leur  profite  le  mieux. 

Consultez  l'expérience ,  vous  comprendrez  à  quel 
point  cette  méthode  insensée  accélère  l'ouvrage  de 
la  nature  et  ruine  le  tempérament.  C'est  ici  l'une 
des  principales  causes  qui  font  dégénérer  les  races 
dans  les  villes.  Les  jeunes  gens ,  épuisés  de  bonne 
heure,  restent  petits,  faibles,  mal  faits,  vieillissent 
au  lieu  de  grandir,  comme  la  vigne  à  qui  l'on  fait 
porter  du  fruit  au  printemps  languit  et  meurt  avant 
l'automne. 

«  arrivent  plus  tôt  à  cet  état  ;  à  la  campagne  et  dans  le  pauvre 
«  peuple ,  les  enfants  sont  plus  tardifs ,  parce  qu'ils  sont  mal  et  trop 
«  peu  nourris  ;  il  leur  faut  deux  ou  trois  années  de  plus.  »  (  Hist. 
nat.,  t.  IV,  p.  238,  in-i2.)  J'admets  l'observation,  mais  non  l'ex- 
plication ,  puisque ,  dans  le  pays  où  le  villageois  se  nourrit  très- 
bien  et  mange  beaucoup  ,  comme  dans  le  Valais ,  et  même  en  certains 
cantons  montueux  de  l'Italie ,  comme  le  Frioul ,  l'âge  de  puberté 
dans  les  deux  sexes  est  également  plus  tardif  qu'au  sein  des  villes , 
où ,  pour  satisfaire  la  vanité ,  l'on  met  souvent  dans  le  manger  une 
extrême  jiarcimonie  ,  et  où  la  plupart  font ,  comme  dit  le  proverbe  , 
habits  de  'velours  et  ventre  de  son.  On  est  étonné  ,  dans  ces  montagnes, 
de  voir  de  grands  garçons  forts  comme  des  hommes  avoir  encore  la 
voix  aiguë  et  le  menton  sans  barbe ,  et  de  grandes  filles  ,  d'ailleurs 
très-formées ,  n'avoir  aucun  signe  périodique  de  leur  sexe.  Différence 
qui  me  paraît  venir  uniquement  de  ce  que ,  dans  la  simplicité  de  leurs 
niœms,  leur  imagination ,  plus  long-temps  paisible  et  calm.e ,  fait  plus 
tard  fermenter  leur  sang  et  rend  leur  tempérament  moins  précoce. 


LIVRE   IV.  391 

11  faut  avoir  vécu  chez  tles  peuples  grossiers  et 
simples  pour  connaître  jusqu'à  quel  âge  une  heu- 
reuse ignorance  y  peut  prolonger  l'innocence  des 
enfants.  C'est  un  spectacle  à  la  fois  touchant  et 
risible  d'y  voir  les  deux  sexes,  livrés  à  la  sécurité 
de  leurs  cœurs ,  prolonger  dans  la  fleur  de  l'âge  et 
de  la  beauté  les  jeux  naïfs  de  l'enfiince,  et  montrer 
par  leur  familiarité  même  la  pureté  de  leurs  plaisirs. 
Quand  enfin  cette  aimable  jeunesse  vient  à  se  ma- 
rier, les  deux  époux,  se  donnant  mutuellement  les 
prémices  de  leur  personne,  en  sont  plus  chers  l'un  à 
l'autre;  des  multitudes  d'enfants ,  sains  et  robustes , 
deviennent  le  gage  d'une  union  que  rien  n'altère,  et 
le  fruit  de  la  sagesse  de  leurs  premiers  ans. 

Si  l'âge  où  l'homme  acquiert  la  conscience  de 
son  sexe  diffère  autant  par  l'effet  de  l'éducation 
que  par  l'action  de  la  nature ,  il  suit  de  là  qu'on 
peut  accélérer  et  retarder  cet  âge  selon  la  manière 
dont  on  élèvera  les  enfants  ;  et  si  le  corps  gagne 
ou  perd  de  la  consistance  à  mesure  qu'on  retarde 
ou  qu'on  accélère  ce  progrès,  il  suit  aussi  que, 
plus  on  s'applique  à  le  retarder,  plus  un  jeune 
homme  acquiert  de  vigueur  et  de  force.  Je  ne  parle 
encore  que  des  effets  purement  physiques  :  on 
verra  bientôt  qu'ils  ne  se  bornent  pas  là. 

De  ces  réflexions  je  tire  la  solution  de  cette  ques- 
tion si  souvent  agitée ,  s'il  convient  d'éclairer  les 
enfants  de  bonne  heure  sur  les  objets  de  leur  cu- 
riosité, ou  s'il  vaut  mieux  leur  donner  le  change 
par  de  modestes  erreurs.  Je  pense  qu'il  ne  faut 
faire  ni  l'un  ni  l'autre.  Premièrement,  cette  curie- 


igi  EMILE. 

site  ne  leur  vient  point  sans  qu'on  y  ait  donné  lieu. 
Il  faut  donc  faire  en  sorte  qu'ils  ne  l'aient  pas.  En 
second  lieu ,  des  questions  qu'on  n'est  pas  forcé  de 
résoudre  n'exigent  point  qu'on  trompe  celui  qui  les 
fait  :  il  vaut  mieux  lui  imposer  silence  que  de  lui 
répondre  en  mentant.  Il  sera  peu  surpris  de  cette 
loi ,  si  l'on  a  pris  soin  de  l'y  asservir  dans  les  choses 
indifférentes.  Enfin,  si  l'on  prend  le  parti  de  ré- 
pondre ,  que  ce  soit  avec  la  plus  grande  simplicité , 
sans  mystère ,  sans  embarras ,  sans  sourire.  Il  y  a 
beaucoup  moins  de  danger  à  satisfaire  la  curiosité 
de  l'enfant  qu'à  l'exciter. 

Que  vos  réponses  soient  toujours  graves,  courtes, 
décidées,  et  sans  jamais  paraître  hésiter.  Je  n'ai  pas 
besoin  d'ajouter  qu'elles  doivent  être  vraies.  On  ne 
peut  apprendre  aux  enfants  le  danger  de  mentir 
aux  hommes,  sans  sentir,  de  la  part  des  hommes, 
le  danger  plus  grand  de  mentir  aux  enfants.  Un  seul 
mensonge  avéré  du  maître  à  l'élève  ruinerait  à 
jamais  tout  le  fruit  de  l'éducation. 

Une  ignorance  absolue  sur  certaines  matières 
est  peut-être  ce  qui  conviendrait  le  mieux  aux  en- 
fants :  mais  qu'ils  apprennent  de  bonne  heure  ce 
qu'il  est  impossible  de  leur  cacher  toujours.  Il  faut, 
ou  que  leur  curiosité  ne  s'éveille  en  aucune  ma- 
nière, ou  qu'elle  soit  satisfaite  avant  l'âge  où  elle 
n'est  plus  sans  danger.  Votre  conduite  avec  votre 
élève  dépend  beaucoup  en  ceci  de  sa  situation 
particulière,  des  sociétés  qui  l'environnent,  des 
circonstances  où  l'on  prévoit  qu'il  pourra  se  trou- 
ver, etc.  Il  importe  ici  de  ne  rien  donner  au  hasard; 


LIVUE   IV.  893 

et,  si  vous  n'êtes  pas  sur  de  lui  faire  ignorer 
jusqu'à  seize  ans  la  différence  des  sexes,  ayez  soin 
qu'il  l'apprenne  avant  dix. 

Je  n'aime  point  qu'on  affecte  avec  les  enfants  un 
langage  trop  épuré,  ni  qu'on  fasse  de  longs  dé- 
tours, dont  ils  s'aperçoivent,  pour  éviter  de  donner 
aux  choses  leur  véritable  nom.  Les  bonnes  mœurs, 
en  ces  matières,  ont  toujours  beaucoup  de  simpli- 
cité; mais  des  imaginations  souillées  par  le  vice 
rendent  l'oreille  délicate ,  et  forcent  de  raffiner 
sans  cesse  sur  les  expressions.  Les  termes  grossiers 
sont  sans  conséquence;  ce  sont  les  idées  lascives 
qu'il  faut  écarter. 

Quoique  la  pudeur  soit  naturelle  à  l'espèce  hu- 
maine, naturellement  les  enfants  n'en  ont  point. 
La  pudeur  ne  naît  qu'avec  la  connaissance  du  mal  : 
et  comment  les  enfants ,  qui  n'ont  ni  ne  doivent 
avoir  cette  connaissance,  auraient-ils  le  sentiment 
qui  en  est  l'effet?  Leur  donner  des  leçons  de  pudeur 
et  d'honnêteté,  c'est  leur  apprendre  qu'il  y  a  des 
choses  honteuses  et  déshonnêtes,  c'est  leur  donner 
un  désir  secret  de  connaître  ces  choses-là.  Tôt  ou 
tard  ils  en  viennent  à  bout,  et  la  première  étincelle 
qui  louche  à  l'imagination  accélère  à  coup  sûr 
l'embrasement  des  sens.  Quiconque  rougit  est  déjà 
coupable;  la  vraie  innocence  n'a  honte  de  rien. 

Les  enfants  n'ont  pas  les  mêmes  désirs  que  les 
hommes;  mais,  sujets  comme  eux  à  la  malpro- 
preté qui  blesse  les  sens,  ils  peuvent  de  ce  seul 
assujettissement  recevoir  les  mêmes  leçons  de  bien- 
séance. Suivez  l'esprit  de  là  nature ,  qui ,  plaçant 


394  EMILE. 

dans  les  mêmes  lieux  les  organes  des  plaisirs  secrets 
et  ceux  des  besoins  dégoûtants,  nous  inspire  les 
mêmes  soins  à  différents  âges,  tantôt  par  une  idée 
et  tantôt  par  une  autre;  à  l'homme  par  la  modestie, 
à  l'enfant  par  la  propreté. 

Je  ne  vois  qu'un  bon  moyen  de  conserver  aux 
enfants  leur  innocence  ;  c'est  que  tous  ceux  qui  les 
entourent  la  respectent  et  l'aiment.  Sans  cela ,  toute 
la  retenue  dont  on  tâche  d'user  avec  eux  se  dément 
tôt  ou  tard;  un  sourire,  un  clin  d'œil,  un  geste 
échappé,  leur  disent  tout  ce  qu'on  cherche  à  leur 
taire;  il  leur  suffit,  pour  l'apprendre,  de  voir 
qu'on  le  leur  a  voulu  cacher.  La  délicatesse  de 
tours  et  d'expressions  dont  se  servent  entre  eux  les 
gens  polis,  supposant  des  lumières  que  les  enfants 
ne  doivent  point  avoir,  est  tout- à- fait  déplacée 
avec  eux  :  mais  quand  on  honore  vraiment  leur 
simplicité,  l'on  prend  aisément,  en  leur  parlant, 
celle  des  termes  qui  leur  conviennent.  Il  y  a  une 
certaine  naïveté  de  langage  qui  sied  et  qui  plaît  à 
l'innocence  :  voilà  le  vrai  ton  qui  détourne  un  en- 
fant d'une  dangereuse  curiosité.  En  lui  parlant  sim- 
plement de  tout,  on  ne  lui  laisse  pas  soupçonner 
qu'il  reste  rien  de  plus  à  lui  dire.  En  joignant  aux 
mots  grossiers  les  idées  déplaisantes  qui  leur  con- 
viennent, on  étouffe  le  premier  feu  de  l'imagina- 
tion :  on  ne  lui  défend  pas  de  prononcer  ces  mots 
et  d'avoir  ces  idées;  mais  on  lui  donne,  sans  qu'il 
y  songe,  de  la  répugnance  à  les  rappeler.  Et  com- 
bien d'embarras  cette  liberté  naïve  ne  sauve-t-elle 
point  à  ceux  qui,  la  tirant  de  leur  propre  cœur, 


LIVRE   IV.  395 

disent  toujours  ce  qu'il  faut  dire,  et  le  disent  tou- 
jours comme  ils  l'ont  senti. 

Comment  se  font  les  enfants  ?  Question  embar- 
rassante qui  vient  assez  naturellement  aux  enfants , 
et  dont  la  réponse  indiscrète  ou  prudente  décide 
quelquefois  de  leurs  mœurs  et  de  leur  santé  pour 
toute  leur  vie.  La  manière  la  plus  courte  qu'une 
mère  imagine  pour  s'en  débarrasser  sans  tromper 
son  fils,  est  de  lui  imposer  silence.  Cela  serait  bon , 
si  on  l'y  eût  accoutumé  de  longue  main  dans  des 
questions  indifférentes,  et  qu'il  ne  soupçonnât  pas 
du  mystère  à  ce  nouveau  ton.  Mais  rarement  elle 
s'en  tient  là.  C'est  le  secret  des  gens  mariés ^  lui 
dira  - 1  -  elle  ;  de  petits  garçons  ne  doivent  point  être 
si  curieux.  Voilà  qui  est  fort  bien  pour  tirer  d'em- 
barras la  mère  :  mais  qu'elle  sache  que,  piqué  de 
cet  air  de  mépris,  le  petit  garçon  n'aura  pas  un 
moment  de  repos  qu'il  n'ait  appris  le  secret  des 
gens  mariés ,  et  qu'il  ne  tardera  pas  de  l'apprendre. 

Qu'on  me  permette  de  rapporter  une  réponse 
bien  différente  que  j'ai  entendu  faire  à  la  même 
question,  et  qui  me  frappa  d'autant  plus,  qu'elle 
partait  d'une  femme  aussi  modeste  dans  ses  discours 
que  dans  ses  manières ,  mais  qui  savait  au  besoin 
fouler  aux  pieds,  pour  le  bien  de  son  fils  et  pour 
la  vertu,  la  fausse  crainte  du  blâme  et  les  vains 
propos  des  plaisants.  Il  n'y  avait  pas  long -temps 
que  l'enfant  avait  jeté  par  les  urines  une  petite 
pierre  qui  lui  avait  déchiré  l'urètre;  mais  le  mal 
passé  était  oublié.  Maman ,  dit  le  petit  étourdi , 
comment  se  font  les  enfants?  Mon  fils ,  répond  la 


396  EMILE. 

mère  sans  hésiter  ,  les  femmes  les  pissent  avec  des 
douleurs  qui  leur  coûtent  quelquefois  la  vie.  Que 
les  fous  rient,  et  que  les  sots  soient  scandalisés; 
mais  que  les  sages  cherchent  si  jamais  ils  trouve- 
ront une  réponse  plus  judicieuse  et  qui  aille  mieux 
à  ses  fins. 

D'abord  l'idée  d'un  besoin  naturel  et  connu  de 
l'enfant  détourne  celle  d'une  opération  mysté- 
rieuse. Les  idées  accessoires  de  la  douleur  et  de 
la  mort  couvrent  celle-là  d'un  voile  de  tristesse  qui 
amortit  l'imagination  et  réprime  la  curiosité  ;  tout 
porte  l'esprit  sur  les  suites  de  l'accouchement ,  et 
non  pas  sur  ses  causes.  Les  infirmités  de  la  nature 
humaine,  des  objets  dégoûtants,  des  images  de 
souffrance ,  voilà  les  éclaircissements  où  mène  cette 
réponse,  si  la  répugnance  qu'elle  inspire  permet  à 
l'enfant  de  les  demander.  Par  où  l'inquiétude  des 
désirs  aura-t-elle  occasion  de  naître  dans  des  entre- 
tiens ainsi  dirigés?  et  cependant  vous  voyez  que  la 
vérité  n'a  point  été  altérée,  et  qu'on  n'a  point  eu 
besoin  d'abuser  son  élève  au  lieu  de  l'instruire. 

Vos  enfants  lisent  ;  ils  prennent  dans  leurs  lec- 
tures des  connaissances  qu'ils  n'auraient  pas  s'ils 
n'avaient  point  lu.  S'ils  étudient,  l'imagination  s'al- 
lume et  s'aiguise  dans  le  silence  du  cabinet.  S'ils 
vivent  dans  le  monde,  ils  entendent  un  jargon  bi- 
zarre, ils  voient  des  exemples  dont  ils  sont  frappés  : 
on  leur  a  si  bien  persuadé  qu'ils  étaient  hommes, 
que,  dans  tout  ce  que  font  les  hommes  en  leur 
présence,  ils  cherchent  aussitôt  comment  cela  peut 
leur  convenir  :  il  faut  bien  que  les  actions  d'autrui 


LIYRK   IV.  397 

leur  servent  de  modèle,  quand  les  jugements  d'au- 
trui  leur  servent  de  loi.  Des  domestiques  qu'on  fait 
dépendre  d'eux,  par  conséquent  intéressés  à  leur 
plaire ,  leur  font  leur  cour  aux  dépens  des  bonnes 
mœurs;  des  gouvernantes  rieuses  leur  tiennent  à 
quatre  ans  des  propos  que  la  plus  effrontée  n'ose- 
rait leur  tenir  à  quinze.  Bientôt  elles  oublient  ce 
qu'elles  ont  dit;  mais  ils  n'oublient  pas  ce  qu'ils  ont 
entendu.  Les  entretiens  polissons  préparent  les 
mœurs  libertines  :  le  laquais  fripon  rend  l'enfant 
débauché;  et  le  secret  de  l'un  sert  de  garant  à  celui 
de  l'autre. 

L'enfant  élevé  selon  son  âge  est  seul.  Il  ne  con- 
naît d'attachements  que  ceux  de  l'habitude;  il  aime 
sa  sœur  comme  sa  montre,  et  son  ami  comme  son 
chien.  Il  ne  se  sent  d'aucun  sexe,  d'aucune  espèce  : 
l'homme  et  la  femme  lui  sont  également  étrangers; 
il  ne  rapporte  à  lui  rien  de  ce  qu'ils  font  ni  de  ce 
qu'ils  disent  :  il  ne  le  voit  ni  ne  l'entend ,  ou  n'y 
fait  nulle  attention;  leurs  discours  ne  l'intéressent 
pas  plus  que  leurs  exemples  :  tout  cela  n'est  point 
fait  pour  lui.  Ce  n'est  pas  une  erreur  artificieuse 
qu'on  lui  donne  par  cette  méthode,  c'est  l'ignorance 
de  la  nature.  Le  temps  vient  où  la  même  nature 
prend  soin  d'éclairer  son  élève;  et  c'est  alors  seu- 
lement quelle  l'a  mis  en  état  de  profiter  sans  risque 
des  leçons  qu'elle  lui  donne.  Voilà  le  principe  :  le 
détail  des  règles  n'est  pas  de  mon  sujet  ;  et  les 
moyens  que  je  propose  en  vue  d'autres  objets  ser- 
vent encore  d'exemple  pour  celui-ci. 

Voulez-vous  mettre  l'ordre  et  la  règle  dans  les 


39^  EMILE. 

passions  naissantes ,  étendez  l'espace  durant  lequel 
elles  se  développent ,  afin  qu'elles  aient  le  temps  de 
s'arranger  à  mesure  qu'elles  naissent.  Alors  ce  n'est 
pas  l'homme  qui  les  ordonne,  c'est  la  nature  elle- 
même,  votre  soin  n'est  que  de  la  laisser  arranger 
son  travail.  Si  votre  élève  était  seul,  vous  n'auriez 
rien  à  faire  ;  mais  tout  ce  qui  l'environne  enflamme 
son  imagination.  Le  torrent  des  préjugés  l'entraîne  : 
pour  le  retenir  il  faut  le  pousser  en  sens  contraire. 
Il  faut  que  le  sentiment  enchaîne  l'imagination ,  et 
que  la  raison  fasse  taire  l'opinion  des  hommes.  La 
source  de  toutes  les  passions  est  la  sensibilité ,  l'ima- 
gination détermine  leur  pente.  Tout  être  qui  sent 
ses  rapports  doit  être  affecté  quand  ces  rapports 
s'altèrent,  et  qu'il  en  imagine  ou  qu'il  en  croit 
imas^iner  de  plus  convenables  à  sa  nature.  Ce  sont 
les  erreurs  de  l'imagination  qui  ti^ansforment  en 
vices  les  passions  de  tous  les  êtres  bornés ,  même 
des  anges,  s'ils  en  ont*  :  car  il  faudrait  qu'ils  con- 
nussent la  nature  de  tous  les  êtres,  pour  savoir  quels 
rapports  conviennent  le  mieux  à  la  leur. 

Voici  donc  le  sommaire  de  toute  la  sagesse  hu- 
maine dans  l'usage  des  passions  :  i*^  sentir  les  vrais 
rapports  de  l'homme  tant  dans  l'espèce  que  dans 
l'individu;  i°  ordonner  toutes  les  affections  de 
l'ame  selon  ces  rapports. 

*  Variante  :  s'il  y  en  a.  Telle  est  en  effet  la  leçon  du  manuscrit 
autographe.  On  peut  croire  que  l'auteur  fut  forcé  d'y  substituer , 
s'ils  en  ont ,  dans  les  premières  éditions  ;  mais  puisque  cette  dernière 
leçon  se  retrouve  dans  l'édition  de  Genève,  il  est  vraisemblable 
qu'il  s'est  décidé  à  la  laisser  subsister  dans  le  texte,  préférablement  à 
la  première. 


LIVRE   IV.  39g 

Mais  l'homme  est-il  maître  d'ordonner  ses  affec- 
tions selon  tels  ou  tels  rapports? Sans  doute,  s'il  est 
maître  de  diriger  son  imagination  sur  tel  ou  tel 
objet,  ou  de  lui  donner  telle  ou  telle  habitude. 
D'ailleurs  il  s'agit  moins  ici  de  ce  qu'un  homme 
peut  faire  sur  lui-même  que  de  ce  que  nous  pou- 
vons faire  sur  notre  élève  par  le  choix  des  circons- 
tances où  nous  le  plaçons.  Exposer  les  moyens  pro- 
pres à  le  maintenir  dans  l'ordre  de  la  nature,  c'est 
dire  assez  comment  il  en  peut  sortir. 

Tant  que  sa  sensibilité  reste  bornée  à  son  indi- 
vidu ,  il  n'y  a  rien  de  moral  dans  ses  actions  ;  ce 
n'est  que  quand  elle  commence  à  s'étendre  hors  de 
lui ,  qu'il  prend  d'abord  les  sentiments ,  ensuite  les 
notions  du  bien  et  du  mal,  qui  le  constituent  vé- 
ritablement homme,  et  partie  intégrante  de  son 
espèce.  C'est  donc  à  ce  premier  point  qu'il  faut  d'a- 
bord fixer  nos  observations. 

Elles  sont  difficiles  en  ce  que,  pour  les  faire,  il 
faut  rejeter  les  exemples  qui  sont  sous  nos  yeux, 
et  chercher  ceux  où  les  développements  successifs 
se  font  s^lon  l'ordre  de  la  nature. 

Un  enfant  façonné,  poli,  civilisé,  qui  n'attend 
que  la  puissance  de  mettre  en  œuvre  les  instruc- 
tions prématurées  qu'il  a  reçues,  ne  se  trompe  ja- 
mais sur  le  moment  où  cette  puissance  lui  survient. 
I^oin  de  l'attendre  il  l'accélère;  il  donne  à  son  sang 
une  fermentation  précoce,  il  sait  quel  doit  cire 
l'objet  de  ses  désirs  long -temps  même  avant  qu'il 
les  éprouve.  Ce  n'est  pas  la  nature  qui  l'excite, 
c'est  lui  qui  la   force  :  elle  n'a  plus  rien  à  lui  aj)- 


400  EMILE. 

prendre  en  le  fesant  homme;  il  l'était  par  la  pen- 
sée long-temps  avant  de  l'être  en  effet. 

La  véritable  marche  de  la  nature  est  plus  gra- 
duelle et  plus  lente.  Peu  à  peu  le  sang  s'enflamme, 
les  esprits  s'élaborent,  le  tempérament  se  forme. 
I^e  sage  ouvrier  qui  dirige  la  fabrique  a  soin  de 
perfectionner  tous  ses  instruments  avant  de  les 
mettre  en  œuvre  :  une  longue  inquiétude  précède 
les  premiers  désirs  ,  une  longue  ignorance  leur 
donne  le  change;  on  désire  sans  savoir  quoi.  Le 
sang  fermente  et  s'agite  ;  une  surabondance  de 
vie  cherche  à  s'étendre  au-dehors.  L'œil  s'anime 
et  parcourt  les  autres  êtres,  on  commence  à  prendre 
intérêt  à  ceux  qui  nous  environnent,  on  commence 
à  sentir  qu'on  n'est  pas  fait  pour  vivre  seul  :  c'est 
ainsi  que  le  cœur  s'ouvre  aux  affections  humaines, 
et  devient  capable  d'attachement. 

Le  premier  sentiment  dont  un  jeune  homme 
élevé  soigneusement  est  susceptible  n'est  pas  l'a- 
mour, c'est  l'amitié.  Le  premier  acte  de  son  ima- 
gination naissante  est  de  lui  apprendre  qu'il  a  des 
semblables ,  et  l'espèce  l'affecte  avant  le  sexe.  Voilà 
donc  un  autre  avantage  de  l'innocence  prolongée; 
c'est  de  profiter  de  la  sensibihté  naissante  pour 
jeter  dans  le  cœur  du  jeune  adolescent  les  pre- 
mières semences  de  l'humanité  :  avantage  d'autant 
plus  précieux  que  c'est  le  seul  temps  de  la  vie  où 
les  mêmes  soins  puissent  avoir  un  vrai  succès. 

J'ai  toujours  vu  que  les  jeunes  gens  corrompus 
de  bonne  heure,  et  livrés  aux  femmes  et  à  la  dé- 
bauche ,  étaient  inhumains  et  cruels;  la  fougue  du 


LIVRE  IV,  4oi 

tempérament  les  rendait  impatients,  vindicatifs, 
furieux:  leur  imagination,  pleine  d'un  seul  objet, 
se  refusait  à  tout  le  reste;  ils  ne  connaissaient  ni 
pitié  ni  miséricorde  ;  ils  auraient  sacrifié  père,  mère , 
et  l'univers  entier,  au  moindre  de  leurs  plaisirs. 
Au  contraire,  un  jeune  homme  élevé  dans  une 
heureuse  simplicité  est  porté  par  les  premiers  mou- 
vements de  la  nature  vers  les  passions  tendres  et 
affectueuses  :  son  cœur  compatissant  s'émeut  sur 
les  peines  de  ses  semblables  ;  il  tressaillit  d'aise 
quand  il  revoit  son  camarade,  ses  bras  savent  trou- 
ver des  étreintes  caressantes ,  ses  yeux  savent  verser 
des  larmes  d'attendrissement;  il  est  sensible  à  la 
honte  de  déplaire,  au  regret  d'avoir  offensé.  Si  l'ar- 
deur d'un  sang  qui  s'enflamme  le  rend  vif,  emporté, 
colère,  on  voit  le  moment  d'après  toute  la  bonté 
de  son  cœur  dans  l'effusion  de  son  repentir;  il 
pleure,  il  gémit  sur  la  blessure  qu'il  a  faite;  il  vou- 
drait au  prix  de  son  sang  racheter  celui  qu'il  a 
versé;  tout  son  emportement  s'éteint,  toute  sa  fierté 
s'humilie  devant  le  sentiment  de  sa  faute.  Est-il 
offensé  lui-même;  au  fort  de  sa  fureur,  une  excuse , 
un  mot  le  désarme;  il  pardonne  les  torts  d'autrui 
d'aussi  bon  cœur  qu'il  répare  les  siens.  L'adoles- 
cence n'est  l'âge  ni  de  la  vengeance  ni  de  la  haine; 
elle  est  celui  de  la  commisération ,  de  la  clémence, 
de  la  générosité.  Oui,  je  le  soutiens  et  je  ne  crains 
point  d'être  démenti  par  l'expérience ,  un  enfant 
qui  n'est  pas  mal  né,  et  qui  a  conservé  jusqu'à 
vingt  ans  son  innocence ,  est  à  cet  âge  le  plus  gé- 
néreux ,  le  meilleur ,  le  plus  aimant  et  le  plus  ai- 

R.    TU.  26 


4o2  EMILE. 

mable  des  hommes.  On  ne  vous  a  jamais  rien  dit 
de  semblable;  je  le  crois  bien;  vos  philosophes, 
élevés  dans  toute  la  corruption  des  collèges,  n'ont 
garde  de  savoir  cela. 

C'est  la  faiblesse  de  l'homme  qui  le  rend  so- 
ciable ;  ce  sont  nos  misères  communes  qui  portent 
nos  cœurs  à  l'humanité  :  nous  ne  lui  devrions  rien 
si  nous  n'étions  pas  hommes.  Tout  attachement  est 
un  signe  d'insuffisance  :  si  chacun  de  nous  n'avait 
nul  besoin  des  autres,  il  ne  songerait  guère  à  s'unir 
à  eux.  Ainsi  de  notre  infirmité  même  naît  notre 
frêle  bonheur.  Un  être  vraiment  heureux  est  un 
être  solitaire;  Dieu  seul  jouit  d'un  bonheur  absolu  ; 
mais  qui  de  nous  en  a  l'idée?  Si  quelque  être  im- 
parfait pouvait  se  suffire  à  lui-même,  de  quoi 
jouirait-il  selon  nous?  Il  serait  seul,  il  serait  mi- 
sérable. Je  ne  conçois  pas  que  celui  qui  n'a  besoin 
de  rien  puisse  aimer  quelque  chose  :  je  ne  conçois 
pas  que  celui  qui  n'aime  rien  puisse  être  heureux. 

Il  suit  de  là  que  nous  nous  attachons  à  nos  sem- 
blables moins  par  le  sentiment  de  leurs  plaisirs 
que  par  celui  de  leurs  peines;  car  nous  y  voyons 
bien  mieux  l'identité  de  notre  nature  et  les  garants 
de  leur  attachement  pour  nous.  Si  nos  besoins 
communs  nous  unissent  par  intérêt,  nos  misères 
communes  nous  unissent  par  affection.  L'aspect 
d'un  homme  heureux  inspire  aux  autres  moins 
d'amour  que  d'envie;  on  l'accuserait  volontiers 
d'usurper  un  droit  qu'il  n'a  pas  en  se  faisant  un 
bonheur  exclusif;  et  l'amour-propre  souffre  encore 
en  nous  faisant  sentir  que  cet  homme  n'a  nul  be- 


LIVRE   IV.  4o3 

soin  de  nous.  Mais  qui  est-ce  qui  ne  plaint  pas  le 
malheureux  qu'il  voit  souffrir?  Qui  est-ce  qui  ne 
voudrait  pas  le  délivrer  de  ses  maux  s'il  n'en  coû- 
tait qu'un  souhait  pour  cela?  L'imagination  nous 
met  à  la  place  du  misérable  plutôt  qu'à  celle  de 
l'homme  heureux;  on  sent  que  l'un  de  ces  états 
nous  touche  de  plus  près  que  l'autre.  La  pitié  est 
douce,  parce  qu'en  se  mettant  à  la  place  de  celui 
qui  souffre  on  sent  pourtant  le  plaisir  de  ne  pas 
souffrir  comme  lui.  L'envie  est  amère,  en  ce  que 
l'aspect  d'un  homme  heureux,  loin  de  mettre  l'en- 
vieux à  sa  place,  lui  donne  le  regret  de  n'y  pas 
être.  Il  semble  que  l'un  nous  exempte  des  maux 
qu'il  souffre ,  et  que  l'autre  nous  ôte  les  biens  dont 
il  jouit. 

Voulez-vous  donc  exciter  et  nourrir  dans  le 
cœur  d'un  jeune  homme  les  premiers  mouvements 
de  la  sensibilité  naissante,  et  tourner  son  carac- 
tère vers  la  bienfaisance  et  vers  la  bonté  ;  n'allez 
point  faire  germer  en  lui  l'orgeuil ,  la  vanité ,  l'en- 
vie, par  la  trompeuse  image  du  bonheur  des 
hommes;  n'exposez  point  d'abord  à  ses  yeux  la 
pompe  des  cours,  le  faste  des  palais,  l'attrait  des 
spectacles  ;  ne  le  promenez  point  dans  les  cercles , 
dans  les  brillantes  assemblées;  ne  lui  montrez  l'ex- 
térieur de  la  grande  société  qu'après  l'avoir  mis 
en  état  de  l'apprécier  en  elle-même.  Lui  montrer 
le  monde  avant  qu'il  connaisse  les  hommes,  ce 
n'est  pas  le  former ,  c'est  le  corrompre  :  ce  n'est 
pas  l'instruire ,  c'est  le  tromper. 

Les  hommes  ne  sont  naturellement  ni  rois,  ni 

Q.G. 


4o4  liMILE. 

grands,  ni  courtisans,  ni  riches;  tous  sont  nés 
nus  et  pauvres,  tous  sujets  aux  misères  de  la  vie, 
aux  chagrins ,  aux  maux ,  aux  besoins ,  aux  dou- 
leurs de  toute  espèce;  enfin  tous  sont  condamnés 
à  la  mort.  Voilà  ce  qui  est  vraiment  de  l'homme  ; 
voilà  de  quoi  nul  mortel  n'est  exempt.  Commen- 
cez donc  par  étudier  de  la  nature  humaine  ce  qui 
en  est  le  plus  inséparable,  ce  qui  constitue  le 
mieux  l'humanité. 

A  seize  ans  l'adolescent  sait  ce  que  c'est  que 
souffrir  ;  car  il  a  souffert  lui-même  ;  mais  à  peine 
sait-il  que  d'autres  êtres  souffrent  aussi  :  le  voir 
sans  le  sentir  n'est  pas  le  savoir ,  et ,  comme  je  l'ai 
dit  cent  fois,  l'enfant,  n'imaginant  point  ce  que 
sentent  les  autres,  ne  connaît  de  maux  que  les 
siens  :  mais  quand  le  premier  développement  des 
sens  allume  en  lui  le  feu  de  l'imagination ,  il  com- 
mence à  se  sentir  dans  ses  semblables ,  à  s'émou- 
voir de  leurs  plaintes,  et  à  souffrir  de  leurs  dou- 
leurs. C'est  alors  que  le  triste  tableau  de  l'huma- 
nité souffrante  doit  porter  à  son  cœur  le  premier 
attendrissement  qu'il  ait  jamais  éprouvé. 

Si  ce  moment  n'est  pas  facile  à  remarquer  dan» 
vos  enfants ,  à  qui  vous  en  prenez-vous  ?  Vous  les 
instruisez  de  si  bonne  heure  à  jouer  le  sentiment, 
vous  leur  en  apprenez  sitôt  le  langage,  que,  par- 
lant toujours  sur  le  même  ton ,  ils  tournent  vos  le- 
çons contre  vous-même,  et  ne  vous  laissent  nul 
moyen  de  distinguer  quand,  cessant  de  mentir,  ils 
commencent  à  sentir  ce  qu'ils  disent.  Mais  voyez 
mon  Emile  ;  à  l'âge  où  je  l'ai  conduit  il  n'a  ni  senti 


LIVRE   IV.  4o5 

ni  menti.  fVvant  de  savoir  ce  que  c'est  qu'aimer,  il 
ii'a  dit  à  personne,  Je  vous  aime  bien;  on  ne  lui  a 
point  prescrit  la  contenance  qu'il  devait  prendre 
en  entrant  dans  la  chambre  de  son  père,  de  sa 
mère ,  ou  de  son  gouverneur  malade  ;  on  ne  lui  a 
point  montré  l'art  d'affecter  la  tristesse  qu'il  n'avait 
pas.  Il  n'a  feint  de  pleurer  sur  la  mort  de  personne; 
car  il  ne  sait  ce  que  c'est  que  mourir.  La  même  in- 
sensibilité qu'il  a  dans  le  cœur  est  aussi  dans  ses 
manières.  Indifférent  à  tout,  hors  à  lui-même, 
comme  tous  les  autres  enfants ,  il  ne  prend  intérêt 
à  personne;  tout  ce  qui  le  distingue,  est  qu'il  ne 
veut  point  paraître  en  prendre,  et  qu'il  n'est  pas 
faux  comme  eux. 

Emile,  ayant  peu  réfléchi  sur  les  êtres  sensibles, 
saura  tard  ce  que  c'est  que  souffrir  et  mourir.  Les 
plaintes  et  les  cris  commenceront  d'agiter  ses  en- 
trailles ,  l'aspect  du  sang  qui  coule  lui  fera  détour- 
ner les  yeux  ;  les  convulsions  d'un  animal  expirant 
lui  donneront  je  ne  sais  quelle  angoisse  avant  qu'il 
sache  d'où  lui  viennent  ces  nouveaux  mouvements. 
S'il  était  resté  stupide  et  barbare,  il  ne  les  aurait 
pas;  s'il  était  plus  instruit,  il  en  connaîtrait  la 
source  :  il  a  déjà  trop  comparé  d'idées  pour  ne  rien 
sentir,  et  pas  assez  pour  concevoir  ce  qu'il  sent. 

Ainsi  naît  la  pitié  ,  premier  sentiment  relatif  qui 
touche  le  cœur  humain  selon  l'ordre  de  la  nature. 
Pour  devenir  sensible  et  pitoyable,  il  faut  que  l'en- 
fant sache  qu'il  y  a  des  êtres  semblables  à  lui  qui 
souffrent  ce  qu'il  a  souffert,  qui  sentent  les  dou- 
leurs qu'il  a  senties,  et  d'autres  dont  il  doit  avoir 


4o6  EMILE. 

l'idée ,  comme  pouvant  les  sentir  aussi.  En  effet , 
comment  nous  laissons-nous  émouvoir  à  la  pitié , 
si  ce  n'est  en  nous  transportant  hors  de  nous  et 
nous  identifiant  avec  l'animal  souffrant ,  en  quit- 
tant, pour  ainsi  dire,  notre  être  pour  prendre  le 
sien?  Nous  ne  souffrons  qu'autant  que  nous  ju- 
geons qu'il  souffre  ;  ce  n'est  pas  dans  nous ,  c'est 
dans  lui  que  nous  souffrons.  Ainsi  nul  ne  devient 
sensible  que  quand  son  imagination  s'anime  et  com- 
mence à  le  transporter  hors  de  lui. 

Pour  exciter  et  nourrir  cette  sensibilité  naissante, 
pour  la  guider  ou  la  suivre  dans  sa  pente  naturelle, 
qu'avons-nous  donc  à  faire,  si  ce  n'est  d'offrir  au 
jeune  homme  des  objets  sur  lesquels  puisse  agir  la 
force  expansive  de  son  cœur,  qui  le  dilatent,  qui 
rétendent  sur  les  autres  êtres ,  qui  le  fassent  par- 
tout retrouver  hors  de  lui  ;  d'écarter  avec  soin  ceux 
qui  le  resserrent,  le  concentrent,  et  tendent  le 
ressort  du  moi  humain;  c'est-à-dire,  en  d'autres 
termes,  d'exciter  en  lui  la  bonté,  l'humanité,  la  com- 
misération, la  bienfaisance,  toutes  les  passions  at- 
tirantes et  douces  qui  plaisent  naturellement  aux 
hommes,  et  d'empêcher  de  naître  l'envie,  la  con- 
voitise ,  la  haine ,  toutes  les  passions  repoussantes 
et  cruelles,  qui  rendent,  pour  ainsi  dire,  la  sensi- 
bilité non-seulement  nulle ,  mais  négative ,  et  font 
le  tourment  de  celui  qui  les  éprouve  ? 

Je  crois  pouvoir  résumer  toutes  les  réflexions 
précédentes  en  deux  ou  trois  maximes  précises , 
claires,  et  faciles  à  saisir. 


LIVRE  IV.  407 

PREMIÈRE    MAXIME. 

Il  n'est  pas  dans  le  cœur  humain  de  se  mettre  h  la  place  des  gens 
qui  sont  plus  heureux  que  nous ,  mais  seulement  de  ceux  qui 
sont  lîlus  à  plaindre. 

Si  l'on  trouvç  des  exceptions  à  cette  maxime , 
elles  sont  plus  apparentes  que  réelles.  Ainsi  l'on  ne 
se  met  pas  à  la  place  du  riche  ou  du  grand  auquel 
on  s'attache  ;  même  en  s'attachant  sincèrement ,  on 
ne  fait  que  s'approprier  une  partie  de  son  bien-être. 
Quelquefois  on  l'aime  dans  ses  malheurs  :  mais,  tant 
qu'il  prospère,  il  n'a  de  véritable  ami  que  celui  qui 
n'est  pas  la  dupe  des  apparences,  et  qui  le  plaint 
plus  qu'il  ne  l'envie ,  malgré  sa  prospérité. 

On  est  touché  du  bonheur  de  certains  états , 
par  exemple,  de  la  vie  champêtre  et  pastorale.  Le 
charme  de  voir  ces  bonnes  gens  heureux  n'est  point 
empoisonné  par  l'envie,  on  s'intéresse  à  eux  vérita- 
blement. Pourquoi  cela  ?  parce  qu'on  se  sent  maître 
de  descendre  à  cet  état  de  paix  et  d'innocence ,  et 
de  jouir  de  la  même  félicité  :  c'est  un  pis-aller  qui 
ne  donne  que  des  idées  agréables,  attendu  qu'il 
suffit  d'en  vouloir  jouir  pour  le  pouvoir.  Il  y  a  tou- 
jours du  plaisir  à  voir  ses  ressources,  à  contempler 
son  propre  bien ,  même  quand  on  n'en  veut  pas 
user. 

Il  suit  de  là  que,  pour  porter  un  jeune  homme 
à  l'humanité,  loin  de  lui  faire  admirer  le  sort  bril- 
lant des  autres ,  il  faut  le  lui  montrer  par  les  côtés 
tristes,  il  faut  le  lui  faire  craindre.  Alors,  par  une 


I 


4o8  :ÉMILE. 

conséquence  évidente,  il  doit  se  frayer  une  route 
au  bonheur,  qui  ne  soit  sur  les  traces  de  personne. 

DEUXIÈME   MAXIME. 

I    On  ne  plaint  jamais  dans  autrui  que  les  maux  dont  ou  ne  se  croit 
\  pas  exempt  soi-même. 

Non  ignara  mali ,  niiseris  succurrere  disco. 

AEneid.  ,  1 ,  634. 

Je  ne  connais  rien  de  si  beau ,  de  si  profond ,  de 
si  touchant,  de  si  vrai,  que  ce  vers-là. 

Pourquoi  les  rois  sont-ils  sans  pitié  pour  leurs  su- 
jets ?  c'est  qu'ils  comptent  de  n'être  jamais  hommes. 
Pourquoi  les  riches  sont-ils  si  durs  envers  les  pau- 
vres ?  c'est  qu'ils  n'ont  pas  peur  de  le  devenir.  Pour- 
quoi la  noblesse  a-t-elle  un  si  grand  mépris  pour 
le  peuple  ?  c'est  qu'un  noble  ne  sera  jamais  rotu- 
rier. Pourquoi  les  Turcs  sont-ils  généralement  plus 
humains ,  plus  hospitaliers  que  nous  ?  c'est  que , 
dans  leur  gouvernement  tout- à-fait  arbitraire,  la 
grandeur  et  la  fortune  des  particuliers  étant  tou- 
jours précaires  et  chancelantes ,  ils  ne  regardent 
point  l'abaissement  et  la  misère  comme  un  état 
étranger  à  eux''  ;  chacun  peut  être  demain  ce  qu'est 
aujourd'hui  celui  qu'il  assiste.  Cette  réflexion,  qui 
revient  sans  cesse  dans  les  romans  orientaux,  donne 
à  leur  lecture  je  ne  sais  quoi  d'attendrissant  que  n'a 
point  tout  l'apprêt  de  notre  sèche  morale. 

N'accoutumez  donc  pas  votre  élève  à  regarder 

"  Cela  paraît  changer  un  peu  maintenant:  les  états  semblent  de- 
venir plus  fixes ,  et  les  hommes  deviennent  aussi  plus  durs. 


LIVRE  IV.  409 

du  haut  de  sa  gloire  les  peines  des  infortunés,  les 
travaux  des  misérables;  et  n'espérez  pas  lui  ap- 
prendre à  les  plaindre,  s'il  les  considère  comme 
lui  étant  étrangers.  Faites-lui  bien  comprendre  que 
le  sort  de  ces  malheureux  peut  être  le  sien,  que 
tous  leurs  maux  sont  sous  ses  pieds,  que  mille 
événements  imprévus  et  inévitables  peuvent  l'y 
plonger  d'un  moment  à  l'autre.  Apprenez-lui  à  ne 
compter  ni  sur  la  naissance,  ni  sur  la  santé,  ni 
sur  les  richesses  ;  montrez-lui  toutes  les  vicissitudes 
de  la  fortune;  cherchez-lui  les  exemples  toujours 
trop  fréquents  de  gens  qui,  d'un  état  plus  élevé 
que  le  sien,  sont  tombés  au-dessous  de  celui  de 
ces  malheureux  :  que  ce  soit  par  leur  faute  ou  non, 
ce  n'est  pas  maintenant  de  quoi  il  est  question  ; 
sait-il  seulement  ce  que  c'est  que  faute?  N'empié- 
tez jamais  sur  l'ordre  de  ses  connaissances ,  et  ne 
l'éclairez  que  par  les  lumières  qui  sont  à  sa  portée  : 
il  n'a  pas  besoin  d'être  fort  savant  pour  sentir 
que  toute  la  prudence  humaine  ne  peut  lui  ré- 
pondre si  dans  une  heure  il  sera  vivant  ou  mou- 
rant; si  les  douleurs  de  la  néphrétique  ne  lui  fe- 
ront point  grincer  les  dents  avant  la  nuit  ;  si  dans 
lui  mois  il  sera  riche  ou  pauvre;  si  dans  un  an 
peut-être  il  ne  ramera  point  sous  le  nerf  de 
bœuf  dans  les  galères  d'Alger.  Surtout  n'allez  pas 
lui  dire  tout  cela  froidement  comme  son  caté- 
chisme; qu'il  voie,  qu'il  sente  les  calamités  hu- 
maines :  ébranlez  ,  effrayez  son  imagination  des  pé- 
rils dont  tout  homme  est  sans  cesse  environné; 
qu'il  voie  autour  do  lui   tous  ces  abîmes,  et  qu'à 


4lO  EMILE. 

VOUS  les  entendre  décrire,  il  se  presse  contre  vous 
de  peur  d'y  tomber.  Nous  le  rendrons  timide  et 
poltron,  direz-vous.  Nous  verrons  dans  la  suite; 
mais,  quant  à  présent,  commençons  par  le  rendre 
humain  ;  voilà  surtout  ce  qui  nous  importe. 

TROISIÈME  MAXIME. 

La  pitié  qu'on  a  du  mal  d'autrui  ne  se  mesure  pas  sur  la  quantité 
de  ce  mal ,  mais  sur  le  sentiment  qu'on  prête  à  ceux  qui  le 
souffrent. 

On  ne  plaint  un  malheureux  qu'autant  qu'on 
croit  qu'il  se  trouve  à  plaindre.  Le  sentiment  phy- 
sique de  nos  maux  est  plus  borné  qu'il  ne  semble; 
mais  c'est  par  la  mémoire  qui  nous  en  fait  sentir  la 
continuité ,  c'est  par  l'imagination  qui  les  étend  sur 
l'avenir,  qu'ils  nous  rendent  vraiment  à  plaindre. 
Voilà,  je  pense,  une  des  causes  qui  nous  endur- 
cissent plus  aux  maux  des  animaux  qu'à  ceux  des 
hommes,  quoique  la  sensibilité  commune  dut  éga- 
lement nous  identifier  avec  eux.  On  ne  plaint  guère 
un  cheval  de  charretier  dans  son  écurie,  parce 
qu'on  ne  présume  pas  qu'en  mangeant  son  foin  il 
songe  aux  coups  qu'il  a  reçus  et  aux  fatigues  qui 
l'attendent.  On  ne  plaint  pas  non  plus  un  mouton 
qu'on  voit  paître ,  quoiqu'on  sache  qu'il  sera  bientôt 
égorgé,  parce  qu'on  juge  qu'il  ne  prévoit  pas  son 
sort.  Par  extension  l'on  s'endurcit  ainsi  sur  le  sort 
des  hommes;  et  les  riches  se  consolent  du  mal  qu'ils 
font  aux  pauvres,  en  les  supposant  assez  stupides 
pour  n'en  rien  sentir.  En  général  je  juge  du  prix 
que  chacun  met  au  bonheur  de  ses  semblables  par 


LIVRE  IV.  4l  I 

le  cas  qu'il  paraît  faire  d'eux.  Il  est  naturel  qu'on 
fasse  bon  marché  du  bonheur  des  gens  qu'on 
méprise.  Ne  vous  étonnez  donc  plus  si  les  poli- 
tiques parlent  du  peuple  avec  tant  de  dédain,  ni 
si  la  plupart  des  philosophes  affectent  de  faire 
l'homme  si  méchant. 

C'est  le  peuple  qui  compose  le  genre  humain; 
ce  qui  n'est  pas  peuple  est  si  peu  de  chose  que  ce 
n'est  pas  la  peine  de  le  compter.  L'homme  est  le 
même  dans  tous  les  états:  si  cela  est,  les  états  les 
plus  nombreux  méritent  le  plus  de  respect.  Devant 
celui  qui  pense ,  toutes  les  distinctions  civiles  dis- 
paraissent :  il  voit  les  mêmes  passions ,  les  mêmes 
sentiments  dans  le  goujat  et  dans  l'homme  illustre; 
il  n'y  discerne  que  leur  langage,  qu'un  coloris  plus 
ou  moins  apprêté  ;  et  si  quelque  différence  essen- 
tielle les  distingue,  elle  est  au  préjudice  des  plus 
dissimulés.  Le  peuple  se  montre  tel  qu'il  est,  et 
n'est  pas  aimable  :  mais  il  faut  bien  que  les  gens  du 
monde  se  déguisent;  s'ils  se  montraient  tels  qu'ils 
sont,  ils  feraient  horreur. 

Il  y  a,  disent  encore  nos  sages,  même  dose  de 
bonheur  et  de  peine  dans  tous  les  états.  Maxime 
aussi  funeste  qu'insoutenable  :  car,  si  tous  sont 
également  heureux ,  qu'ai-je  besoin  de  m'incom- 
moder  pour  personne  ?  Que  chacun  reste  comme 
il  est  :  que  l'esclave  soit  maltraité ,  que  l'infirme 
souffre ,  que  le  gueux  périsse  ;  il  n'y  a  rien  à  ga- 
gner pour  eux  à  changer  d'état.  Ils  font  l'énuméra- 
tion  des  peines  du  riche,  et  montrent  l'inanité  de  ses 
vains  plaisirs  :  quel  grossier  sophisme  !  les  peines 


4l^  JÉMILE. 

du  riche  ne  lui  viennent  point  de  son  étal,  mais 
de  lui  seul ,  qui  en  abuse.  Fùt-il  plus  malheureux 
que  le  pauvre  même ,  il  n'est  point  à  plaindre,  parce 
que  ses  maux  sont  tous  son  ouvrage,  et  qu'il  ne 
tient  qu'à  lui  d'être  heureux.  Mais  la  peine  du  mi- 
sérable lui  vient  des  choses  ,  de  la  rigueur  du  sort 
qui  s'appesantit  sur  lui.  Il  n'y  a  point  d'habitude 
qui  lui  puisse  oter  le  sentiment  physique  de  la  fa- 
ligue,  de  l'épuisement,  de  la  faim  :  le  bon  esprit 
ni  la  sagesse  ne  servent  de  rien  pour  l'exempter 
des  maux  de  son  état.  Que  gagne  Épictète  de  pré- 
voir que  son  maître  va  lui  casser  la  jambe?  la  lui 
casse-t-il  moins  pour  cela  Pila  par-dessus  son  mal 
le  mal  de  la  prévoyance.  Quand  le  peuple  serait 
aussi  sensé  que  nous  le  supposons  stupide,  que 
pourrait-il  être  autre  que  ce  qu'il  est?  que  pour- 
rai l-il  faire  autre  que  ce  qu'il  fait  ?  Étudiez  les  gens 
de  cet  ordre ,  vous  verrez  que ,  sous  un  autre  lan- 
gage ,  ils  ont  autant  d'esprit  et  plus  de  bon  sens 
que  vous.  Respectez  donc  votre  espèce;  songez 
qu'elle  est  composée  essentiellement  de  la  collec- 
tion des  peuples; que,  quand  tous  les  rois  et  tous 
les  philosophes  en  seraient  ôtés,  il  n'y  paraîtrait 
guère,  et  que  les  choses  n'en  iraient  pas  plus  mal. 
En  un  mot,  apprenez  à  votre  élève  à  aimer  tous 
les  hommes,  et  même  ceux  qui  les  déprisent;  faites 
en  sorte  qu'il  ne  se  place  dans  aucune  classe,  mais 
qu'il  se  retrouve  dans  toutes  :  parlez  devant  lui 
du  genre  humain  avec  attendrissement,  avec  pitié 
même,  mais  jamais  avec  mépris.  Homme,  ne  dés- 
honore point  l'homme. 


LJVRE  IV.  4ï3 

C'est  par  ces  routes  et  d'autres  8em})lables,  bien 
contraires  à  celles  qui  sont  frayées ,  qu'il  convient 
de  pénétrer  dans  le  cœur  d'un  jeune  adolescent 
pour  y  exciter  les  premiers  mouvements  de  la  na- 
ture ,  le  développer  et  l'étendre  sur  ses  semblables; 
à  quoi  j'ajoute  qu'il  importe  de  mêler  à  ces  mou- 
vements le  moins  d'intérêt  personnel  qu'il  est  pos- 
sible; surtout  point  de  vanité,  point  d'émulation, 
point  de  gloire,  point  de  ces  sentiments  qui  nous 
forcent  de  nous  comparer  aux  autres;  car  ces  com- 
paraisons ne  se  font  jamais  sans  quelque  impres- 
sion de  haine  contre  ceux  qui  nous  disputent  la 
préférence,  ne  fût-ce  que  dans  notre  propre  es- 
time. Alors  il  faut  s'aveugler  ou  s'irriter ,  être  un 
méchant  ou  un  sot  :  tâchons  d'éviter  cette  alter- 
native. Ces  passions  si  dangereuses  naîtront  tôt  ou 
tard,  me  dit-on,  malgré  nous.  Je  ne  le  nie  pas; 
chaque  chose  a  son  temps  et  son  lieu;  je  dis  seu- 
lement qu'on  ne  doit  pas  leur  aider  à  naître. 

Voilà  l'esprit  de  la  méthode  qu'il  faut  se  pres- 
crire. Ici  les  exemples  et  les  détails  sont  inutiles , 
parce  qu'ici  commence  la  division  presque  infinie 
des  caractères,  et  que  chaque  exemple  que  je  don- 
nerais ne  conviendrait  pas  peut-être  à  un  sur  cent 
mille.  C'est  à  cet  âge  aussi  que  commence,  dans 
l'habile  maître ,  la  véritable  fonction  de  l'observa- 
teur et  du  philosophe  qui  sait  l'art  de  sonder  les 
cœurs  en  travaillant  à  les  former.  Tandis  que  le 
jeune  homme  ne  songe  point  encore  à  se  contre- 
faire, et  ne  l'a  point  encore  appris,  à  chaque  objet 
qu'on  lui  présente  on  voit  dans  son  air,  dans  ses 


4l4  EMILE. 

yeux ,  dans  son  geste ,  l'impression  qu'il  en  reçoit  ; 
on  lit  sur  son  visage  tous  les  mouvements  de  son 
ame  :  à  force  de  les  épier  on  parvient  à  les  prévoir , 
et  enfin  à  les  diriger. 

On  remarque  en  général  que  le  sang,  les  bles- 
sures, les  cris,  les  gémissements,  l'appareil  des 
opérations  douloureuses ,  et  tout  ce  qui  porte  aux 
sens  des  objets  de  souffrance,  saisit  plus  tôt  et 
plus  généralement  tous  les  liommes.  L'idée  de  des- 
truction ,  étant  plus  composée ,  ne  frappe  pas  de 
même  ;  l'image  de  la  mort  touche  plus  tard  et  plus 
faiblement ,  parce  que  nul  n'a  par  -  devers  soi  l'ex- 
périence de  mourir  :  il  faut  avoir  vu  des  cadavres 
pour  sentir  les  angoisses  des  agonisants.  Mais 
quand  une  fois  cette  image  s'est  bien  formée  dans 
notre  esprit,  il  n'y  a  point  de  spectacle  plus  hor- 
rible à  nos  yeux,  soit  à  cause  de  l'idée  de  destruc- 
tion totale  qu'elle  donne  alors  par  les  sens,  soit 
parce  que,  sachant  que  ce  moment  est  inévitable 
pour  tous  les  hommes,  on  se  sent  plus  vivement 
affecté  d'une  situation  à  laquelle  on  est  sûr  de  ne 
pouvoir  échapper. 

Ces  impressions  diverses  ont  leurs  modifications 
et  leurs  degrés ,  qui  dépendent  du  caractère  par- 
ticulier de  chaque  individu  et  de  ses  habitudes 
antérieures;  mais  elles  sont  vmiverselles ,  et  nul 
n'en  est  tout-à-fait  exempt.  Il  en  est  de  plus  tar- 
dives et  de  moins  générales,  qui  sont  plus  propres 
aux  âmes  sensibles  ;  ce  sont  celles  qu'on  reçoit  des 
peines  morales ,  des  douleurs  internes ,  des  afflic- 
tions, des  langueurs,  de  la  tristesse.  Il  y  a  des 


LIVRE  IV.  4l5 

gens  qui  ne  savent  être  émus  que  par  des  cris  et 
des  pleurs  ;  les  longs  et  sourds  gémissements  d'un 
cœur  serré  de  détresse  ne  leur  ont  jamais  arraché 
des  soupirs;  jamais  l'aspect  d'une  contenance  abat- 
tue, d'un  visage  hâve  et  plombé,  d'un  œil  éteint 
et  qui  ne  peut  plus  pleurer,  ne  les  fit  pleurer  eux- 
mêmes  ;  les  maux  de  l'ame  ne  sont  rien  pour  eux  : 
ils  sont  jugés ,  la  leur  ne  sentri.en,  n'attendez  d'eux 
que  rigueur  inflexible,  endurcissement,  cruauté. 
Ils  pourront  être  intègres  et  justes,  jamais  clé- 
ments, généreux,  pitoyables.  Je  dis  qu'ils  pour- 
ront être  justes ,  si  toutefois  un  homme  peut  l'être 
quand  il  n'est  pas  miséricordieux. 

Mais  ne  vous  pressez  pas  de  juger  les  jeunes  gens 
par  cette  règle ,  surtout  ceux  qui ,  ayant  été  élevés 
comme  ils  doivent  l'être,  n'ont  aucune  idée  des 
peines  morales  qu'on  ne  leur  a  jamais  fait  éprou- 
ver; car,  encore  une  fois,  ils  ne  peuvent  plaindre 
que  les  maux  qu'ils  connaissent  ;  et  cette  apparente 
insensibilité,  qui  ne  vient  que  d'ignorance,  se 
change  bientôt  en  attendrissement  quand  ils  com- 
mencent à  sentir  qu'il  y  a  dans  la  vie  humaine 
mille  douleurs  qu'ils  ne  connaissaient  pas.  Pour 
mon  Emile,  s'il  a  eu  de  la  simplicité  et  du  bon 
sens  dans  son  enfance,  je  suis  bien  sûr  qu'il  aura 
de  l'ame  et  de  la  sensibilité  dans  sa  jeunesse;  car 
la  vérité  des  sentiments  tient  beaucoup  à  la  justesse 
des  idées. 

Mais  pourquoi  le  rappeler  ici  ?  Plus  d'un  lecteur 
me  reprochera  sans  doute  l'oubli  de  mes  premières 
résolutions  et   du  bonheur    constant  que  j'avais^ 


4lG  EMILE. 

promis  à  mon  élève.  Des  malheureux ,  des  mou- 
rants ,  des  spectacles  de  douleur  et  de  misère  !  quel 
bonheur ,  quelle  jouissance  pour  un  jeune  cœur 
qui  naît  à  la  vie  !  Son  triste  instituteur ,  qui  lui  des- 
tinait une  éducation  si  douce ,  ne  le  fait  naître  que 
pour  souffrir.  Voilà  ce  qu'on  dira  :  Que  m'importe? 
j'ai  promis  de  le  rendre  heureux;  non  de  faire 
qu'il  parût  l'être.  Est-ce  ma  faute  si ,  toujours  dupe 
de  l'apparence,  vous  la  prenez  pour  la  réalité  ? 

Prenons  deux  jeunes  gens  sortant  de  la  première 
éducation  et  entrant  dans  le  monde  par  deux  portes 
directement  opposées.  L'un  monte  tout-à-coup  sur 
l'Olympe  et  se  répand  dans  la  plus  brillante  so- 
ciété ;  on  le  mène  à  la  cour ,  chez  les  grands ,  chez 
les  riches,  chez  les  jolies  femmes.  Je  le  suppose 
fêté  partout,  et  je  n'examine  pas  l'effet  de  cet  ac- 
cueil sur  sa  raison;  je  suppose  qu'elle  y  résiste.  Les 
plaisirs  volent  au-devant  de  lui;  tous  les  jours  de 
nouveaux  objets  l'amusent;  il  se  livre  à  tout  avec 
un  intérêt  qui  vous  séduit.  Vous  le  voyez  attentif, 
empressé,  curieux;  sa  première  admiration  vous 
frappe;  vous  l'estimez  content  :  mais  voyez  l'état 
de  son  ame;  vous  croyez  qu'il  jouit;  moi,  je  crois 
qu'il  souffre. 

Qu'aperçoit-il  d'abord  en  ouvrant  les  yeux?  des 
multitudes  de  prétendus  biens  qu'il  ne  connaissait 
pas,  et  dont  la  plupart,  n'étant  qu'un  moment  à 
sa  portée,  ne  semblent  se  montrer  à  lui  que  pour 
Im  donner  le  regret  d'en  être  privé.  Se  promène-t-il 
dans  un  palais ,  vous  voyez  à  son  inquiète  curiosité 
qu'il  se  demande  pourquoi  sa  maison  paternelle 


LIVRE  IV.  4^7 

n'est  pas  ainsi.  Toutes  ses  questions  vous  disent 
qu'il  se  compare  sans  cesse  au  maître  de  cette  mai- 
son ;  et  tout  ce  qu'il  trouve  de  mortifiant  pour  lui 
dans  ce  parallèle  aiguise  sa  vanité  en  la  révoltant. 
S'il  rencontre  un  jeune  homme  mieux  mis  que  lui ^ 
je  le  vois  murmurer  en  secret  contre  l'avarice  de 
ses  parents.  Est-il  plus  paré  qu'un  autre,  il  a  la 
douleur  de  voir  cet  autre  l'effacer  ou  par  sa  nais- 
sance ou  par  son  esprit ,  et  toute  sa  dorure  humiliée 
devant  un  simple  habit  de  drap.  Brille-t-il  seul  dans 
une  assemblée;  s'élève-t-il  sur  la  pointe  du  pied 
pour  être  mieux  vu  ;  qui  est-ce  qui  n'a  pas  iinfe  dis- 
position secrète  à  rabaisser  l'air  superbe  et  vain  d'un 
jeune  fat?  Tout  s'unit  bientôt  comme  de  concert; 
les  regards  inquiétants  d'un  homme  grave,  les  mots 
railleurs  d'un  caustique,  ne  tardent  pas  d'arriver 
jusqu'à  lui;  et,  ne  fùt-il  dédaigné  que  d'un  seul 
homme,  le  mépris  de  cet  homme  empoisonne  à 
l'instant  les  applaudissements  des  autres. 

Donnons-lui  tout,  prodiguons-lui  les  agréments^ 
le  mérite  ;  qu'il  soit  bien  fait,  plein  d'esprit,  aimable  : 
il  sera  recherché  des  femmes;  mais  en  le  recher- 
chant avant  qu'il  les  aime ,  elles  le  rendront  plutôt 
fou  qu'amoureux  :  il  aura  de  bonnes  fortunes  ;  mais 
il  n'aura  ni  transports  ni  passion  pour  les  goûter. 
Ses  désirs  toujours  prévenus,  n'ayant  jamais  le 
temps  de  naître,  au  sein  des  plaisirs  il  ne  sent  que 
l'ennui  de  la  gène  :  le  sexe  fait  pour  le  bonheur 
du  sien  le  dégoûte  et  le  rassasie  même  avant  qu'il 
le  connaisse;  s'il  continue  à  le  voir,  ce  n'est  plus 
que  par  vanité  ;  et  quand  il  s'y  attacherait  par  un 
R.  in.  27 


4l8  EMILE. 

goiit  véritable  ,  il  ne  sera  pas  seul  jeune  ,  seul 
brillant,  seul  aimable,  et  ne  trouvera  pas  toujours 
dans  ses  maîtresses  des  prodiges  de  fidélité. 

Je  ne  dis  rien  des  tracasseries,  des  trahisons, 
des  noirceurs ,  des  repentirs  de  toute  espèce  insé- 
parables d'une  pareille  vie.  L'expérience  du  monde 
en  dégoûte,  on  le  sait;  je  ne  parle  que  des  ennuis 
attachés  à  la  première  illusion. 

Quel  contraste  pour  celui  qui ,  renfermé  jusqu'ici 
dans  le  sein  de  sa  famille  et  de  ses  amis,  s'est  vu 
l'unique  objet  de  toutes  leurs  attentions ,  d'entrer 
tout  à  coup  dans  un  ordre  de  choses  où  il  est 
compté  pour  si  peu;  de  se  trouver  comme  noyé 
dans  une  sphère  étrangère,  lui  qui  fît  si  long-temps 
le  centre  de  la  sienne!  Que  d'affronts,  que  d'hu- 
miliations ne  faut-il  pas  qu'il  essuie,  avant  de 
perdre,  parmi  les  inconnus,  les  préjugés  de  son 
importance  pris  et  nourris  parmi  les  siens  !  Enfant , 
tout  lui  cédait ,  tout  s'empressait  autour  de  lui  : 
jeune  homme,  il  faut  qu'il  cède  à  tout  le  monde; 
ou  pour  peu  qu'il  s'oublie  et  conserve  ses  anciens 
airs ,  que  de  dures  leçons  vont  le  faire  rentrer  en 
lui-même  !  L'habitude  d'obtenir  aisément  les  objets 
de  ses  désirs  le  porte  à  beaucoup  désirer,  et  lui 
fait  sentir  des  privations  continuelles.  Tout  ce  qui 
le  flatte  le  tente;  tout  ce  que  d'autres  ont,  il  vou- 
drait l'avoir  :  il  convoite  tout,  il  porte  envie  à  tout 
le  monde,  il  voudrait  dominer  partout;  la  vanité 
le  ronge,  l'ardeur  des  désirs  effrénés  enflamme  son 
jeune  cœur  ;  la  jalousie  et  la  haine  y  naissent  avec 
eux  ;  toutes  les  passions  dévorantes  v  prennent  à 


LIVRE   IV.  4*9 

la  fois  leur  essor  ;  il  en  porte  l'agitation  dans  le 
tumulte  du  monde  ;  il  la  rapporte  avec  lui  tous  les 
soirs;  il  rentre  mécontent  de  lui  et  des  autres;  il 
s'endort  plein  de  mille  vains  projets,  troublé  de 
mille  fantaisies;  et  son  orgueil  lui  peint  jusque 
dans  ses  songes  les  chimériques  biens  dont  le  désir 
le  tourmente  et  qu'il  ne  possédera  de  sa  vie.  Voilà 
votre  élève  :  voyons  le  mien. 

Si  le  premier  spectacle  qui  le  frappe  est  un  objet 
de  tristesse,  le  premier  retour  sur  lui-même  est  un 
sentiment  de  plaisir.  En  voyant  de  combien  de 
maux  il  est  exempt,  il  se  sent  plus  heureux  qu'il 
ne  pensait  l'être.  Il  partage  les  peines  de  ses  sem- 
blables; mais  ce  partage  est  volontaire  et  doux.  Il 
jouit  à  la  fois  de  la  pitié  qu'il  a  pour  leurs  maux , 
et  du  bonheur  qui  l'en  exempte  ;  il  se  sent  dans 
cet  état  de  force  qui  nous  étend  au-delà  de  nous ,  et 
lîous  fait  porter  ailleurs  l'activité  superflue  à  notre 
bien-être.  Pour  plaindre  le  mal  d'autrui,  sans  doute 
il  faut  le  connaître,  mais  il  ne  faut  pas  le  sentir. 
Quand  on  a  souffert,  ou  qu'on  craint  de  souffrir, 
on  plaint  ceux  qui  souffrent  ;  mais  tandis  qu'on 
souffre,  on  ne  plaint  que  soi.  Or  si,  tous  étant  as- 
sujettis aux  misères  de  la  vie,  nul  n'accorde  aux 
autres  que  la  sensibilité  dont  il  n'a  pas  actuellement 
besoin  pour  lui-même,  il  s'ensuit  que  la  commiséra- 
tion doit  être  un  sentiment  très-doux ,  puisqu'elle 
dépose  en  notre  faveur,  et  qu'au  contraire  un 
homme  dur  est  toujours  malheureux,  puisque  l'état 
de  son  cœur  ne  lui  laisse  aucune  sensibilité  sura- 
bondante qu'il  puisse  accorder  aux  peines  d'autrui. 

27. 


4^0  EMILE. 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  sur  les  appa- 
rences :  nous  le  supposons  où  il  est  le  moins  ;  nous 
le  cherchons  où  il  ne  saurait  être  :  la  gaieté  n'en  est 
qu'un  signe  très -équivoque.  Un  homme  gai  n'est 
souvent  qu'un  infortuné  qui  cherche  à  donner  le 
change  aux  autres  et  à  s'étourdir  lui-même.  Ces 
gens  si  riants ,  si  ouverts ,  si  sereins  dans  un  cercle, 
sont  presque  tous  tristes  et  grondeurs  chez  eux , 
et  leurs  domestiques  portent  la  peine  de  l'amuse- 
ment qu'ils  donnent  à  leurs  sociétés.  Le  vrai  con- 
tentement n'est  ni  gai  ni  folâtre  ;  jaloux  d'un  sen- 
timent si  doux,  en  le  goûtant  on  y  pense,  on  le 
savoure,  on  craint  de  l'évaporer.  Un  homme  vrai- 
ment heureux  ne  parle  guère  et  ne  rit  guère;  il 
resserre,  pour  ainsi  dire,  le  bonheur  autour  de  son 
cœur.  Les  jeux  bruyants,  la  turbulente  joie,  voi- 
lent les  dégoûts  et  l'ennui.  Mais  la  mélancolie  est 
amie  de  la  volupté  :  l'attendrissement  et  les  larmes 
accompagnent  les  plus  douces  jouissances,  et  l'ex- 
cessive joie  elle-même  arrache  plutôt  des  pleurs  que 
des  ris. 

Si  d'abord  la  multitude  et  la  variété  des  amuse- 
ments paraît  contribuer  au  bonheur,  si  l'unifor- 
mité d'une  vie  égale  paraît  d'abord  ennuyeuse,  en 
y  regardant  mieux,  on  trouve,  au  contraire,  que 
la  plus  douce  habitude  de  l'ame  consiste  dans  une 
modération  de  jouissance  qui  laisse  peu  de  prise 
au  désir  et  au  dégoût.  L'inquiétude  des  désirs  pro- 
duit la  curiosité,  l'inconstance;  le  vide  des  turbu- 
lents plaisirs  produit  l'ennui.  On  ne  s'ennuie  jamais 
de  son  état  quand  on  n'en  connaît  point  de  plus 


LIVRE   IV.  4^1 

agréable.  De  tous  les  hommes  du  monde,  les  sau- 
•vages  sont  les  moins  curieux  et  les  moins  ennuyés; 
tout  leur  est  indifférent  :  ils  ne  jouissent  pas  des 
choses,  mais  d'eux;  ils  passent  leur  vie  à  ne  rien 
faire,  et  ne  s'ennuient  jamais. 

L'homme  du  monde  est  tout  entier  dans  son 
masque.  N'étant  presque  jamais  en  lui-même,  il 
y  est  toujours  étranger,  et  mal  à  son  aise  quand  il 
est  forcé  d'y  rentrer.  Ce  qu'il  est  n'est  rien,  ce  qu'il 
paraît  est  tout  pour  lui. 

Je  ne  puis  m'empécher  de  me  représenter,  sur 
le  visage  du  jeune  homme  dont  j'ai  parlé  ci-devant, 
je  ne  sais  quoi  d'impertinent,  de  doucereux,  d'af- 
fecté, qui  déplaît,  qui  rebute  les  gens  unis;  et  sur 
celui  du  mien,  une  physionomie  intéressante  et 
simple,  qui  montre  le  contentement,  la  véritable 
sérénité  de  l'ame,  qui  inspire  l'estime,  la  con- 
fiance ,  et  qui  semble  n'attendre  que  l'épanche- 
nient  de  l'amitié  pour  donner  la  sienne  à  ceux  qui 
l'approchent.  On  croit  que  la  physionomie  n'est 
qu'un  simple  développement  de  traits  déjà  marqués 
par  la  nature.  Pour  moi,  je  penserais  qu'outre  ce 
développement,  les  traits  du  visage  d'un  homme 
viennent  insensiblement  à  se  former  et  prendre  de 
la  physionomie  par  l'impression  fréquente  et  ha- 
bituelle de  certaines  affections  de  l'ame.  Ces  affec- 
tions se  marquent  sur  le  visage,  rien  n'est  plus 
certain;  et  quand  elles  tournent  en  habitude,  elles 
y  doivent  laisser  des  impressions  durables.  Voilà 
comment  je  conçois  que  la  physionomie  annonce 
le  caractère,  et  qu'on  peut  quelquefois  juger  de 


l\11  EMILE. 

l'un  par  l'autre,  sans  aller  chercher  des  explica- 
tions mystérieuses  qui  supposent  des  connaissances 
que  nous  n'avons  pas. 

Un  enfant  n'a  que  deux  affections  bien  mar- 
quées, la  joie  et  la  douleur  :  il  rit  ou  il  pleure; 
les  intermédiaires  ne  sont  rien  pour  lui;  sans  cesse 
il  passe  de  l'un  de  ces  mouvements  à  l'autre.  Cette 
alternative  continuelle  empêche  qu'ils  ne  fassent 
sur  son  visage  aucune  impression  constante ,  et 
qu'il  ne  prenne  de  la  physionomie  :  mais  dans  l'âge 
où,  devenu  plus  sensible,  il  est  plus  vivement  ou 
plus  constamment  affecté ,  les  impressions  plus 
profondes  laissent  des  traces  plus  difficiles  à  dé- 
truire ;  et  de  l'état  habituel  de  l'ame  résulte  un 
arrangement  de  traits  que  le  temps  rend  ineffa- 
çables. Cependant  il  n'est  pas  rare  de  voir  des 
hommes  changer  de  physionomie  à  différents  âges. 
J'en  ai  vu  plusieurs  dans  ce  cas  ;  et  j'ai  toujours 
trouvé  que  ceux  que  j'avais  pu  bien  observer  et 
suivre  avaient  aussi  changé  de  passions  habituelles. 
Cette  seule  observation  ,  bien  confirmée,  me  paraî- 
trait décisive  ,  et  n'est  pas  déplacée  dans  un  traité 
d'éducation ,  où  il  importe  d'apprendre  à  juger  des 
mouvements  de  l'ame  par  les  signes  extérieurs. 

Je  ne  sais  si,  pour  n'avoir  pas  appris  à  imiter 
des  manières  de  convention  et  à  feindre  des  sen- 
timents qu'il  n'a  pas ,  mon  jeune  homme  sera 
moins  aimable ,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici  : 
je  sais  seulement  qu'il  sera  plus  aimant,  et  j'ai 
bien  de  la  peine  à  croire  que  celui  qui  n'aime 
que  lui  puisse  assez  bien  se  déguiser  pour  plaire 


LIVRK   IV.  42  3 

autant  que  celui  qui  tire  de  sou  attachement  j3our 
les  autres  un  nouveau  sentiment  de  bonheur.  Mais, 
quant  à  ce  sentiment  même,  je  crois  en  avoir  assez 
dit  pour  guider  sur  ce  point  un  lecteur  raisonnable, 
et  montrer  que  je  ne  me  suis  pas  contredit. 

Je  reviens  donc  à  ma  méthode ,  et  je  dis  :  Quand 
rage  critique  approche,  offrez  aux  jeunes  gens  des 
spectacles  qui  les  retiennent,  et  non  des  spectacles 
qui  les  excitent  :  donnez  le  change  à  leur  imagina- 
tion naissante  par  des  objets  qui,  loin  d'enflammer 
leiu's  sens,  en  répriment  l'activité.  Éloignez-les  des 
grandes  villes,  où  la  parure   et  l'immodestie  des 
femmes  hâtent  et  préviennent  les  leçons  de  la  na- 
ture, où  tout  présente  à  leurs  yt'tix  des  plaisirs 
qu'ils  ne  doivent  connaître  que  quand  ils  sauront 
les  choisir.  Ramenez-les  dans  leurs  premières  habi- 
tations ,  où  la  simplicité  champêtre  laisse  les  passions 
de  leur  âge  se  développer  moins  rapidement;  ou  si 
leur  goût  pour  les  arts  les  attache  encore  à  la  ville , 
prévenez  en  eux,  par  ce  goût  même,  une  dange- 
reuse oisiveté.  Choisissez  avec  soin  leurs  sociétés, 
leurs  occupations,  leurs  plaisirs:  ne  leur  montrez 
que  des  tableaux  touchants,  mais  modestes,  qui  les 
remuent  sans  les  séduire,  et  qui  nourrissent  leur 
sensibilité  sans  émouvoir  leurs  sens.  Songez  aussi 
qu'il  y  a  partout  quelques  excès  à  craindre ,  et  que 
les  passions  immodérées  font  toujours  plus  de  mal 
qu'on  n'en  veut  éviter.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  de 
votre  élève  un  garde-malade ,  un  frère  de  la  charité, 
d'affliger  ses  regards  par  des  objets  continuels  d<» 
douleurs  et  de  souffrances,  de  le  promener  d'in- 


424  EMILE. 

firme  en  infirme,  d'hôpital  en  hôpital,  et  de  la 
Grève  aux  prisons  :  il  faut  le  toucher  et  non  l'en- 
durcir à  l'aspect  des  misères  humaines.  Long-temps 
frappé  des  mêmes  spectacles ,  on  n'en  sent  plus  les 
impressions;  l'habitude  accoutume  à  tout;  ce  qu'on 
voit  trop  on  ne  l'imagine  plus,  et  ce  n'est  que  l'i- 
magination qui  nous  fait  sentir  les  maux  d'autrui  : 
c'est  ainsi  qu'à  force  de  voir  mourir  et  souffrir ,  les 
prêtres  et  les  médecins  deviennent  impitoyables. 
Que  votre  élève  connaisse  donc  le  sort  de  l'homme 
et  les  misères  de  ses  semblables;  mais  qu'il  n'en 
soit  pas  trop  souvent  le  témoin.  Un  seul  objet  bien 
choisi,  et  montré  dans  un  jour  convenable,  lui 
donnera  pour  un  mois  d'attendrissement  et  de  ré- 
flexions. Ce  n'est  pas  tant  ce  qu'il  voit,  que  son 
retour  sur  ce  qu'il  a  vu ,  qui  détermine  le  jugement 
qu'il  en  porte  ;  et  l'impression  durable  qu'il  reçoit 
d'un  objet  lui  vient  moins  de  l'objet  même,  que 
du  point  de  vue  sous  lequel  on  le  porte  à  se  le 
rappeler.  C'est  ainsi  qu'en  ménageant  les  exemples, 
les  leçons ,  les  images,  vous  émousserez  long-temps 
l'aiguillon  des  sens,  et  donnerez  le  change  à  la 
pâture  en  suivant  ses  propres  directions. 

A  mesure  qu'il  acquiert  des  lumières,  choisissez 
des  idées  qui  s'y  rapportent;  à  mesure  que  ses 
désirs  s'allument,  choisissez  des  tableaux  propres 
à  les  réprimer.  Un  vieux  militaire,  qui  s'est  dis- 
tingué par  ses  mœurs  autant  que  par  son  courage, 
m'a  raconté  que,  dans  sa  première  jeunesse,  son 
père ,  homme  de  sens,  mais  très-dévot ,  voyant  son 
tempérament  naissant  le  livrer  aux  femmes,  n'é- 


LIVRE  IV,  l[lS 

pargna  rien  pour  le  contenir  ;  mais  enfin ,  malgré 
tous  ses  soins,  le  sentant  prêt  à  lui  échapper,  il 
s'avisa  de  le  mener  dans  un  hôpital  de  véroles ,  et , 
sans  le  prévenir  de  rien,  le  fit  entrer  dans  une 
salle  où  une  troupe  de  ces  malheureux  expiaient, 
par  un  traitement  effroyable,  le  désordre  qui  les 
y  avait  exposés.  A  ce  hideux  aspect,  qui  révoltait 
à  la  fois  tous  les  sens,  le  jeune  homme  faillit  à  se 
trouver  mal.  «  Va,  misérable  débauché,  lui  dit  alors 
«  le  père  d'un  ton  véhément,  suis  le  vil  penchant 
«qui  t'entraîne;  bientôt  tu  seras  trop  heureux 
«  d'être  admis  dans  cette  salle,  où  ,  victime  des  plus 
«  infâmes  douleurs ,  tu  forceras  ton  père  à  remer- 
«  cier  Dieu  de  ta  mort.  » 

Ce  peu  de  mots,  joints  à  l'énergique  tableau 
qui  frappait  le  jeune  homme,  lui  firent  une  im- 
pression qui  ne  s'effara  jamais.  Condamné  par  son 
état  à  passer  sa  jeunesse  dans  des  garnisons,  il 
aima  mieux  essuyer  toutes  les  railleries  de  ses  ca- 
marades, que  d'imiter  leur  libertinage.  «  J'ai  été 
«homme,  me  dit-il,  j'ai  eu  des  faiblesses;  mais 
«  parvenu  jusqu'à  mon  âge,  je  n'ai  jamais  pu  voir 
«  une  fille  publique  sans  horreur.  »  Maître,  peu  de 
discours  ;  mais  apprenez  à  choisir  les  lieux  ,  les 
temps ,  les  personnes  ,  puis  donnez  toutes  vos  le- 
çons en  exemples ,  et  soyez  sur  de  leur  effet. 

L'emploi  de  l'enfance  est  peu  de  chose:  le  mal 
qui  s'y  glisse  n'est  point  sans  remède  ;  et  le  bien 
qui  s'y  fait  peut  venir  plus  tard.  Mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  du  premier  âge  où  l'homme  commence 
véritablement  à  vivre.  Cet  âge  ne  dure  jamais  as- 


4^6  EMILE. 

sez  pour  l'usage  qu'on  en  doit  faire ,  et  son  im- 
portance exige  une  attention  sans  relâche  :  voilà 
pourquoi  j'insiste  sur  l'art  de  le  prolonger.  Un  des 
meilleurs  préceptes  de  la  bonne  culture  est  de  tout 
retarder  tant  qu'il  est  possible.  Rendez  les  progrés 
lents  et  sûrs;  empêchez  que  l'adolescent  ne  de- 
vienne homme  au  moment  où  rien  ne  lui  reste  à 
faire  pour  le  devenir.  Tandis  que  le  corps  croît, 
les  esprits  destinés  à  donner  du  baume  au  sang  et 
de  la  force  aux  fibres  se  forment  et  s'élaborent.  Si 
vous  leur  faites  prendre  un  cours  différent,  et  que 
ce  qui  est  destiné  à  perfectionner  un  individu  serve 
à  la  formation  d'un  autre ,  tous  deux  restent  dans 
un  état  de  faiblesse ,  et  l'ouvrage  de  la  nature  de- 
meure imparfait.  Les  opérations  de  l'esprit  se  sen- 
tent à  leur  tour  de  cette  altération  ;  et  l'ame ,  aussi 
débile  que  le  corps,  n'a  que  des  fonctions  faibles 
et  languissantes.  Des  membres  gros  et  robustes  ne 
font  ni  le  courage  ni  le  génie;  et  je  conçois  qae  la 
force  de  l'amè  n'accompagne  pas  celle  du  corps , 
quand  d'ailleurs  les  organes  de  la  communication 
des  deux  substances  sont  mal  disposés.  Mais ,  quel- 
que bien  disposés  qu'ils  puissent  être,  ils  agiront 
toujours  faiblement,  s'ils  n'ont  pour  principe  qu'un 
sang  épuisé ,  appauvri ,  et  dépourvu  de  cette  subs- 
tance qui  donne  de  la  force  et  du  jeu  à  tous  les 
ressorts  de  la  machine.  Généralement  on  aperçoit 
plus  de  vigueur  d'ame  dans  les  hommes  dont  les 
jeunes  ans  ont  été  préservés  d'une  corruption  pré- 
maturée ,  que  dans  ceux  dont  le  désordre  a  com- 
mencé avec  le  pouvoir  de  s'y  livrer;  et  c'est  sans 


LIVRE   IV.  4'^7 

doute  une  des  raisons  pourquoi  les  peuples  qui  ont 
des  mœurs  surpassent  ordinairement  en  bon  seiis 
et  en  courage  les  peuples  qui  n'en  ont  pas.  Ceux-ci 
brillent  uniquement  par  je  ne  sais  quelles  petites 
qualités  déliées,  qu'ils  appellent  esprit,  sagacité, 
finesse;  mais  ces  grandes  et  nobles  fonctions  de 
sagesse  et  de  raison  qui  distinguent  et  honorent 
l'homme  par  de  belles  actions,  par  des  vertus,  par 
des  soins  véritablement  utiles,  ne  se  trouvent  guère 
que  dans  les  premiers. 

Les  maîtres  se  plaignent  que  le  feu  de  cet  âge 
rend  la  jeunesse  indisciplinabie,  et  je  le  vois  :  mais 
n'est-ce  pas  leur  faute?  Sitôt  qu'ils  ont  laissé  prendre 
à  ce  feu  son  cours  par  les  sens ,  ignorent-ils  qu'on 
ne  peut  plus  lui  en  donner  un  autre?  Les  longs  et 
froids  sermons  d'un  pédant  effaceront-ils  dans  l'es- 
prit de  son  élève  l'image  des  plaisirs  qu'il  a  conçus? 
banniront-ils  de  son  cœur  les  désirs  qui  le  tour- 
mentent? amortiront-ils  l'ardeur  d'un  tempérament 
dont  il  sait  l'usage?  ne  s'irritera-t-il  pas  contre  les 
obstacles  qui  s'opposent  au  seul  bonheiw  dont  il 
ait  l'idée?  Et,  dans  la  dure  loi  qu'on  lui  prescrit 
sans  pouvoir  la  lui  faire  entendre,  que  verra-t-il, 
sinon  le  caprice  et  la  haine  d'un  homme  qui  cherche 
à  le  tourmenter?  Est-il  étrange  qu'il  se  mutine  et 
le  haïsse  à  son  tour. 

Je  conçois  bien  qu'en  se  rendant  facile  on  peut 
se  rendre  plus  supportable,  et  conserver  une  ap- 
parente autorité.  Mais  je  ne  vois  pas  trop  à  quoi  sert 
l'autorité  qu'on  ne  garde  sur  son  élève  qu'en  fo- 
mentant les  vices  qu'elle  devrait  réprimer;  c'est 


428  É3IILE. 

comme  si,  pour  calmer  un  cheval  fougueux,  l'é- 
cûver  le  faisait  sauter  dans  un  précipice. 

Loin  que  ce  feu  de  l'adolescent  soit  un  obstacle 
à  l'éducation ,  c'est  par  lui  qu'elle  se  consomme  et 
s'achève  ;  c'est  lui  qui  vous  donne  une  prise  syr 
le  cœur  d'un  jeune  homme,  quand  il  cesse  d'être 
moins  fort  que  vous.  Ses  premières  affections  sont 
les  rênes  avec  lesquelles  vous  dirigez  tous  ses  mou- 
vements :  il  était  libre,  et  je  le  vois  asservi.  Tant 
qu'il  n'aimait  rien,  il  ne  dépendait  que  de  lui-même 
et  de  ses  besoins  ;  sitôt  qu'il  aime ,  il  dépend  de  ses 
attachements.  Ainsi  se  forment  les  premiers  liens 
qui  l'unissent  à  son  espèce.  En  dirigeant  sur  elle 
sa  sensibilité  naissante ,  ne  croyez  pas  qu'elle  em- 
brassera d'abord  tous  les  hommes ,  et  que  ce  mot 
de  genre  humain  signifiera  pour  lui  quelque  chose. 
Non ,  cette  sensibilité  se  bornera  premièrement  à 
ses  semblables  ;  et  ses  semblables  ne  seront  point 
pour  lui  des  inconnus,  mais  ceux  avec  lesquels  il 
a  des  liaisons,  ceux  que  l'habitude  lui  a  rendus 
chers  ou  nécessaires,  ceux  qu'il  voit  évidemment 
avoir  avec  lui  des  manières  de  penser  et  de  sentir 
communes ,  ceux  qu'il  voit  exposés  aux  peines  qu'il 
a  souffertes  et  sensibles  aux  plaisirs  qu'il  a  goûtés , 
ceux,  en  un  mot,  en  qui  l'identité  de  nature  plus 
manifestée  lui  donne  une  plus  grande  disposition 
à  s'aimer.  Ce  ne  sera  qu'après  avoir  cultivé  son  na- 
turel en  mille  manières,  après  bien  des  réflexions 
sur  ses  propres  sentiments  et  sur  ceux  qu'il  obser- 
vera dans  les  autres,  qu'il  pourra  parvenir  à  géné- 
raliser ses  notions  individuelles  sous  l'idée  abstraite 


Livre  iv.  4^9 

d'humanité ,  et  joindre  à  ses  affections  particulières 
celles  qui  peuvent  l'identifier  avec  son  espèce. 

En  devenant  capable  d'attachement,  il  devient 
sensible  à  celui  des  autres  " ,  et  par  là  même  attentif 
aux  signes  de  cet  attachement.  Voyez  -  vous  quel 
nouvel  empire  vous  allez  acquérir  sur  lui  ?  Que  de 
chaînes  vous  avez  mises  autour  de  son  cœur  avant 
qu'il  s'en  aperçût  !  Que  ne  sentira-t-il  point  quand, 
ouvrant  les  yeux  sur  lui-même,  il  verra  ce  que 
vous  avez  fait  pour  lui  ;  quand  il  pourra  se  com- 
parer aux  autres  jeunes  gens  de  son  âge ,  et  vous 
comparer  aux  autres  gouverneurs  !  Je  dis  quand  il 
le  verra ,  mais  gardez-vous  de  le  lui  dire  ;  si  vous 
le  lui  dites ,  il  ne  le  verra  plus.  Si  vous  exigez  de 
lui  de  l'obéissance  en  retour  des  soins  que  vous  lui 
avez  rendus ,  il  croira  que  vous  l'avez  surpris  :  il  se 
dira  qu'en  feignant  de  l'obliger  gratuitement  vous 
avez  prétendu  le  charger  d'une  dette,  et  le  lier  par 
un  contrat  auquel  il  n'a  point  consenti.  En  vain 
vous  ajouterez  que  ce  que  vous  exigez  de  lui  n'est 
que  pour  lui  -  même  :  vous  exigez  enfin ,  et  vous 
exigez  en  vertu  de  ce  que  vous  avez  fait  sans  son 
aveu.  Quand  un  malheureux  prend  l'argent  qu'on 

"^  L'attachement  peut  se  passer  de  retour ,  jamais  l'amitié.  Elle 
est  un  échange  ,  un  contrat  comme  les  autres  ;  mais  elle  est  le  plus 
saint  de  tous.  Le  mot  d'awi  n'a  point  d'autre  corrélatif  que  lui-même. 
Tout  homme  qui  n'est  pas  l'ami  de  son  ami  est  très-sûrement  un 
fourbe;  car  ce  n'est  qu'en  rendant  ou  feignant  de  rendre  l'amitié, 
qu'on  peut  l'obtenir  '. 

'  D'après  cette  remarque ,  d'une  incontestable  vérité ,  l'on  peut  juger  Grimm  < 
qui  n'accordait  même  pas  sa  confiance  à  ses  amis  ,  si  l'on  en  croit  madame  d'E- 
pinay ,  dont  nous  rapportons  le  témoignage  ,  tome  premier  de  cetîe  édition  , 
page  xxr. 


43o  EMILE. 

feint  de  lui  donner,  et  se  trouve  enrôlé  malgré  lui , 
vous  criez  à  l'injustice  :  n'étes-vous  pas  plus  injuste 
encore  de  demander  à  votre  élève  le  prix  des  soins 
qu  il  n'a  point  acceptés  ? 

L'ingratitude  serait  plus  rare  si  les  bienfaits  à 
usure  étaient  moins  communs.  On  aime  ce  qui  nous 
fait  du  bien  ;  c'est  un  sentiment  si  naturel  !  L'in- 
gratitude n'est  pas  dans  le  cœur  de  l'homme,  mais 
l'intérêt  y  est  :  il  y  a  moins  d'obligés  ingrats  que  de 
bienfaiteurs  intéressés.  Si  vous  me  vendez  vos  dons, 
je  marchanderai  sur  le  prix;  mais  si  vous  feignez 
de  donner  pour  vendre  ensuite  à  votre  mot,  vous 
usez  de  fraude  :  c'est  d'être  gratuits  qui  les  rend 
inestimables.  Le  cœur  ne  reçoit  de  lois  que  de  lui- 
même  ;  en  voulant  l'enchaîner  on  le  dégage  ;  on 
l'enchahie  en  le  laissant  libre. 

Quand  le  pêcheur  amorce  l'eau,  le  poisson  vient, 
et  reste  autour  de  lui  sans  défiance;  mais  quand, 
pris  à  l'hameçon  caché  sous  l'appât ,  il  sent  retirer 
la  li£;ne,  il  tâche  de  fuir.  Le  pêcheur  est-il  le  bien- 
faiteur? le  poisson  est-il  l'ingrat?  Voit-on  jamais 
qu'un  homme  oublié  par  son  bienfaiteur  l'oublie  ? 
A.U  contraire,  il  en  parle  toujours  avec  plaisir,  il 
n'y  songe  point  sans  attendrissement  :  s'il  trouve 
occasion  de  lui  montrer  par  quelque  service  inat- 
tendu qu'il  se  ressouvient  des  siens ,  avec  quel  con- 
tentement intérieur  il  satisfait  alors  sa  gratitude  ! 
avec  quelle  douce  joie  il  se  fait  reconnaître  !  avec 
quel  transport  il  lui  dit  :  Mon  tour  est  venu  !  Voilà 
vraiment  la  voix  de  la  nature;  jamais  un  vrai  bien- 
fait ne  fit  d'ingrat. 


LIVRE  IV.  43l 

Si  donc  la  reconnaissance  est  un  sentiment  natu- 
rel ,  et  que  vous  n'en  détruisiez  pas  l'effet  par  votre 
faute,  assurez-vous  que  votre  élève,  commençant 
à  voir  le  prix  de  vos  soins,  y  sera  sensible ,  pourvu 
que  vous  ne  les  ayez  point  mis  vous-même  à  prix  ; 
et  cpi'ils  vous  donneront  dans  son  cœur  une  auto- 
rité que  rien  ne  pourra  détruire.  Mais,  avant  de 
vous  être  bien  assuré  de  cet  avantage,  gardez  de 
vous  l'ôter  en  vous  faisant  valoir  auprès  de  lui. 
Lui  vanter  vos  services ,  c'est  les  lui  rendre  insup- 
portables; les  oublier,  c'est  l'en  faire  souvenir.  Jus- 
qu'à ce  qu'il  soit  temps  de  le  traiter  en  homme , 
qu'il  ne  soit  jamais  question  de  ce  cpi'il  vous  doit , 
mais  de  ce  qu'il  se  doit.  Pour  le  rendre  docile  lais- 
sez-lui toute  sa  liberté;  dérobez -vous  pour  c[u'il 
vous  cherche;  élevez  son  ame  au  noble  sentiment 
de  la  reconnaissance ,  en  ne  lui  parlant  jamais  que 
de  son  intérêt.  Je  n'ai  point  voulu  qu'on  lui  dît  que 
ce  qu'on  faisait  était  pour  son  bien,  avant  qu'il  fût 
en  état  de  i'.entendre;  dans  ce  discours  il  n'eût  vu 
que  votre  dépendance ,  et  il  ne  vous  eût  pris  que 
pour  son  valet.  Mais  maintenant  qu'il  commence 
à  sentir  ce  que  c'est  qu'aimer,  il  sent  aussi  quel 
doux  lien  peut  unir  un  homme  à  ce  qu'il  aime;  et, 
dans  le  zèle  qui  vous  fait  occuper  de  lui  sans  cesse , 
il  ne  voit  plus  l'attachement  d'un  esclave,  mais  l'af- 
fection d'un  ami.  Or  rien  n'a  tant  de  poids  sur  le 
cœur  humain  que  la  voix  de  l'amitié  bien  recon- 
nue ;  car  on  sait  qu'elle  ne  nous  parle  jamais  que 
pour  notre  intérêt.  On  peut  croire  qu'un  ami  se 
trompe,  mais  non  qu'il  veuille  nous  tromper.  Quel- 


43a  EMILE. 

quefois  on  résiste  à  ses  conseils ,  mais  jamais  on  ne 
les  méprise. 

Nous  entrons  enfin  dans  l'ordre  moral  :  nous  ve- 
nons de  faire  un  second  pas  d'homme.  Si  c'en  était 
ici  le  lieu,  j'essaierais  de  montrer  comment  des  pre- 
miers mouvements  du  cœur  s'élèvent  les  premières 
voix  de  la  conscience ,  et  comment  des  sentiments 
d'amour  et  de  haine  naissent  les  premières  notions 
du  bien  et  du  mal.  Je  ferais  voir  que  justice  et 
bonté  ne  sont  point  seulement  des  mots  abstraits, 
de  purs  êtres  moraux  formés  par  l'entendement, 
mais  de  véritables  affections  de  l'ame  éclairée  par 
la  raison ,  et  qui  ne  sont  qu'un  progrès  ordonné  de 
nos  affections  primitives;  que,  par  la  raison  seule, 
indépendamment  de  la  conscience,  on  ne  peut  éta- 
blir aucune  loi  naturelle  ;  et  que  tout  le  droit  de 
la  nature  n'est  qu'une  chimère  ,  s'il  n'est  fondé  sur 
un  besoin  naturel  au  cœur  humain".  Mais  je  songe 
que  je  n'ai  point  à  faire  ici  des  traités  de  métaphy- 

"^  Le  précepte  même  d'agir  avec  autrui  comme  nous  voulons  qu'on 
agisse  avec  nous  n'a  de  vrai  fondement  que  la  conscience  et  le  sen- 
timent ;  car  où  est  la  raison  précise  d'agir  étant  moi  comme  si  j'étais 
un  autre ,  surtout  quand  je  suis  moralement  sûr  de  ne  jamais  me 
trouver  dans  le  même  cas  ?  et  qui  me  répondra  qu'en  suivant  bien 
fidèlement  cette  maxime  j'obtiendrai  qu'on  la  suive  de  même  avec 
moi  ?  Le  méchant  tire  avantage  de  la  probité  du  juste  et  de  sa  propre 
injustice  ;  il  est  bien  aise  que  tout  le  monde  soit  juste  excepté  lui. 
Cet  accord-là ,  quoi  qu'on  en  dise ,  n'est  pas  fort  avantageux  aux 
gens  de  bien.  Mais  quand  la  force  d'une  ame  expansive  m'identifie 
avec  mon  semblable,  et  que  je  me  sens  pour  ainsi  dire  en  lui,  c'est 
pour  ne  pas  souffrir  que  je  ne  veux  pas  qu'il  souffre  ;  je  m'intéresse 
à  lui  pour  l'amour  de  moi,  et  la  raison  du  précepte  est  dans  la  na- 
ture elle-même  ,  qui  m'inspire  le  désir  de  mon  bien-être  en  quelque 
lieu  que  je  me  sente  exister.  D'où  je  conclus  qu'il  n'est  pas  vrai  que 
les  préceptes  de  la  loi  naturelle  soient  fondés  sur  la  raison  seule; 


LIVRE  IV.  433 

sique  et  de  morale,  ni  des  cours  d'étude  d'aucune 
espèce  ;  il  me  suffît  de  marquer  l'ordre  et  le  pro- 
grès de  nos  sentiments  et  de  nos  connaissances  re->- 
lativement  à  notre  constitution.  D'autres  démon- 
treront peut-être  ce  que  je  ne  fais  qu'indiquer  ici. 

Mon  Emile  n'ayant  jusqu'à  présent  regardé  que 
lui-même,  le  premier  regard  qu'il  jette  sur  ses 
semblables  le  porte  à  se  comparer  avec  eux;  et  le 
premier  sentiment  qu'excite  en  lui  cette  compa- 
raison est  de  désirer  la  première  place.  Voilà  le 
point  où  l'amour  de  soi  se  change  en  amour-propre, 
et  où  commencent  à  naître  toutes  les  passions  qui 
tiennent  à  celle-là.  Mais  pour  décider  si  celles  de 
ces  passions  qui  domineront  dans  son  caractère 
seront  humaines  et  douces,  ou  cruelles  et  malfai- 
santes, si  ce  seront  des  passions  de  bienveillance 
et  de  commisération,  ou  d'envie  et  de  convoitise, 
il  faut  savoir  à  quelle  place  il  se  sentira  parmi  les 
hommes ,  et  quels  genres  d'obstacles  il  pourra  croire 
avoir  à  vaincre  pour' parvenir  à  celle  qu'il  veut 
occuper.  •  „ 

Pour  le  guider  dans  cette  recherche,  après  lui 
avoir  montré  les  hommes  par  les  accidents  com- 
muns à  l'espèce,  il  faut  maintenant  les  lui  montrer 
par  leurs  différences.  Ici  vient  la  mesure  de  l'iné- 
galité naturelle  et  civile,  et  le  tableau  de  tout  l'ordre 
social. 

Il  faut  étudier  la  société  par  les  hommes ,  et  les 

ils  ont  une  base  plus  solide  et  plus  sûre.  L'amour  des  hommes  dérivé 
de  l'amour  de  soi  est  le  principe  de  la  justice  humaine.  Le  sommaire 
de  toute  la  morale  est  donné  dans  l'Évangile  par  celui  de  la  loi. 

R.    III.  28 


434  ÉMILK. 

hommes  par  la  société  :  ceux  qui  voudront  traiter 
séparé.ment  la  politique  et  la  morale  n'entendront 
jamais  rien  à  aucune  des  deux.  En  s'attachant  d'a- 
bord aux  relations  primitives,  on  voit  comment  les 
hommes  en  doivent  être  affectés,  et  quelles  pas- 
sions en  doivent  naître  :  on  voit  que  c'est  récipro- 
quement par  le  progrès  des  passions  que  ces  rela- 
tions se  multiplient  et  se  resserrent.  C'est  moins 
la  force  des  bras  que  la  modération  des  cœurs  qui 
rend  les  hommes  indépendants  et  libres.  Quiconque 
désire  peu  de  choses  tient  à  peu  de  gens;  mais, 
confondant  toujours  nos  vains  désirs  avec  nos  be- 
soins physiques,  ceux  qui  ont  fait  de  ces  derniers 
les  fondements  de  la  société  humaine  ont  toujours 
pris  les  effets  pour  les  causes ,  et  n'ont  fait  que 
s'égarer  dans  tous  leurs  raisonnements. 

Il  y  a  dans  l'état  de  nature  une  égalité  de  fait 
réelle  et  indestructible ,  parce  qu'il  est  impossible 
dans  cet  état  que  la  seule  différence  d'homme  à 
homme  soit  assez  grande  pour  rendre  l'un  dé|>en- 
Y  daijt  de  l'autre.  Il  y  a  dans  l'état  civil  une  égalité 
de  droit  chimérique  et  vaine,  parce  que  les  moyens 
destinés  à  la  maintenir  servent  eux-mêmes  à  la  dé- 
truire, et  que  la  force  publique  ajoutée  au  plus  fort 
pour  opprimer  le  faible  rompt  l'espèce  d'équilibre 
que  la  nature  avait  mis  entre  eux".  De  cette  pre- 
mière contradiction  découlent  toutes  celles  qu'on 
remarque  dans  l'ordre  civil  entre  l'apparence  et  la 

"  L'esprit  universel  des  lois  de  tous  les  pays  est  de  favoriser  tou- 
jours le  fort  contre  le  faible,  et  celui  qui  a  rontre  celui  qui  n'a 
rien  :  cet  inconvénient  est  inévitable,  et  il  est  sans  exception. 


LIVRE   IV.  43D 

réalité.  Toujours  la  multitude  sera  sacrifiée  au  petit 
nombre,  et  l'intérêt  public  à  l'intérêt  particulier; 
toujours  ces  noms  spécieux  de  justice  et  de  subor- 
dination serviront  d'instruments  à  la  violence  et 
d'armes  à  l'iniquité  :  d'où  il  suit  que  les  ordres  dis- 
tingués qui  se  prétendent  utiles  aux  autres  ne  sont 
en  effet  utiles  qu'à  eux-mêmes  aux  dépens  des 
autres;  par  où  l'on  doit  juger  de  la  considération 
qui  leur  est  due  selon  la  justice  et  selon  la  raison. 
Reste  à  voir  si  le  rang  qu'ils  se  sont  donné  est  plus 
favorable  au  bonheur  de  ceux  qui  l'occupent,  pour 
savoir  quel  jugement  chacun  de  nous  doit  porter 
de  son  propre  sort.  Voilà  maintenant  l'étude  qui 
nous  importe;  mais,  pour  la  bien  faire,  il  faut  com- 
mencer par  connaître  le  cœur  humain.  . 

S'il  ne  s'agissait  que  de  montrer  aux  jeunes  gens 
l'homme  par  son  masque ,  on  n'aurait  pas  besoin 
de  le  leur  montrer,  ils  le  verraient  toujours  de 
reste;  mais,  puisque  le  masque  n'est  pas  l'homme, 
et  qu'il  ne  faut  pas  que  son  vernis  le  séduise,  en 
leur  peignant  les  hommes,  peignez -les -leur  tels 
qu'ils  sont ,  non  pas  afin  qu'ils  les  haïssent ,  mais 
afin  qu'ils  les  plaignent  et  ne  leur  veuillent  pas 
ressembler.  C'est,  à  mon  gré,  le  sentiment  le  mieux 
entendu  que  l'homme  puisse  avoir  sur  son  espèce. 

Dans  cette  vue,  il  importe  ici  de  prendre  une 
route  opposée  à  celle  que  nous  avons  suivie  jus- 
qu'à présent,  et  d'instruire  plutôt' le  jeune  homme 
par  l'expérience  d'autrui  que  par  la  sienne.  Si  les 
hommes  le  trompent,  il  les  prendra  en  haine;  mais 
si,  respecté  d'eux,  il  les  voit  se  tromper  mutuel- 

28. 


436  EMILE. 

lement,  il  en  aura  pitié.  Le  spectacle  du  monde, 
disait  Pythagore,  ressemble  à  celui  des  jeux  olym- 
piques :  les  uns  y  tiennent  boutique  et  ne  songent 
qu'à  leur  profit  ;  les  autres  y  paient  de  leur  per- 
sonne et  cherchent  la  gloire  :  d'autres  se  contentent 
de  voir  les  jeux,  et  ceux-ci  ne  sont  pas  les  pires. 

Je  voudrais  qu'on  choisît  tellement  les  sociétés 
d'un  jeune  homme,  qu'il  pensât  bien  de  ceux  qui 
vivent  avec  lui;  et  qu'on  lui  apprît  à  si  bien  con- 
naître le  monde,  qu'il  pensât  mal  de  tout  ce  qui 
s'y  fait.  Qu'il  sache  que  l'homme  est  naturellement 
bon,  qu'il  le  sente,  qu'il  juge  de  son  prochain  par 
lui-même;  mais  qu'il  voie  comment  la  société  dé- 
prave et  pervertit  les  hommes;  qu'il  trouve  dans 
leurs  préjugés  la  source  de  tous  leurs  vices;  qu'il 
soit  porté  à  estimer  chaque  individu ,  mais  qu'il 
méprise  la  multitude;  qu'il  voie  que  tous  les  hommes 
portent  à  peu  près  le  même  masque,  mais  qu'il 
sache  aussi  qu'il  y  a  des  visages  plus  beaux  que  le 
masque  qui  les  couvre. 

Cette  méthode ,  il  faut  l'avouer ,  a  ses  inconvé- 
nients et  n'est  pas  facile  dans  la  pratique  ;  car ,  s'il 
devient  observateur  de  trop  bonne  heure ,  si  vous 
l'exercez  à  épier  de  trop  près  les  actions  d'autrui, 
vous  le  rendrez  médisant  et  satirique,  décisif  et 
prompt  à  juger  :  il  se  fera  un  odieux  plaisir  de 
chercher  à  tout  de  sinistres  interprétations,  et  à 
ne  voir  en  bien  rien  même  de  ce  qui  est  bien.  Il  s'ac- 
coutumera du  moins  au  spectacle  du  vice,  et  à 
A^oir  les  méchants  sans  horreur,  comme  on  s'ac- 
coutume à  voir  les  malheureux  sans  pitié.  Bientôt 


LIVRE  IV.  4^7 

la  perversité  générale  lui  servira  moins  de  leçon 
que  d'excuse  :  il  se  dira  que  si  l'homme  est  ainsi,  il 
ne  doit  pas  vouloir  être  autrement. 

Que  si  vous  voulez  l'instruire  par  principe  et 
lui  faire  connaître  avec  la  nature  du  coeur  humain 
l'application  des  causes  externes  qui  tournent  nos 
penchants  en  vices;  en  le  transportant  ainsi  tout 
d'un  coup  des  objets  sensibles  aux  objets  intellec- 
tuels, vous  employez  une  métaphysique  qu'il  n'est 
point  en  état  de  comprendre;  vous  retombez  dans 
l'inconvénient,  évité  si  soigneusement  jusqu'ici,  de 
lui  donner  des  leçons  qui  ressemblent  à  des  leçons, 
de  substituer  dans  son  esprit  l'expérience  et  l'au^ 
torité  du  maître  à  sa  propre  expérience  et  au  pro- 
grès de  sa  raison. 

Pour  lever  à  la  fois  ces  deux  obstacles  et  pour 
mettre  le  cœur  humain  à  sa  portée  sans  risquer  de 
gâter  le  sien,  jevoudrois  lui  montrer  les  hommes 
au  loin,  les  lui  montrer  dans  d'autres  temps  ou 
dans  d'autres  lieux ,  et  de  sorte  qu'il  put  voir  la 
scène  sans  jamais  y  pouvoir  agir.  Voilà  le  moinent 
de  l'histoire  ;  c'est  par  elle  qu'il  lira  dans  les  cœurs 
sans  les  leçons  de  la  philosophie  ;  c'est  par  elle  qu'il 
les  verra,  simple  spectateur,  sans  intérêt  et  sans 
passion,  comme  leur  juge,  non  comme  leur  com- 
plice ni  comme  leur  accusateur. 

Pour  connaître  les  hommes  il  faut  les  voir  agir. 
Dans  le  monde  on  les  entend  parler;  ils  mon- 
trent leurs  discours  et  cachent  leurs  actions  :  mais 
dans  l'histoire  elles  sont  dévoilées,  et  on  les  juge 
sur  les  faits.  Leurs  propos  même  aident  à  les  ap- 


438  EMILE. 

précier;  car,  comparant  ce  qu'ils  font  à  ce  qu'ils 
disent,  on  voit  à  la  fois  ce  qu'ils  sont  et  ce  (ju'ils 
veulent  paraître  :  plus  ils  se  déguisent ,  mieux  on 
les  comiaît. 

Malheureusement  cette  étude  a  ses  dangers,  ses 
inconvénients  de  plus  d'une  espèce.  Il  est  difficile  de 
se  mettre  dans  un  point  de  vue  d'où  l'on  puisse  ju- 
ger ses  semblables  avec  équité.  Un  des  grands  vices 
de  l'histoire  est  qu'elle  peint  beaucoup  plus  les 
hommes  par  leurs  mauvais  côtés  que  par  les  bons  : 
comme  elle  n'est  intéressante  que  par  les  révolu- 
tions, les  catastrophes,  tant  qu'un  peuple  croît  et 
prospère  dans  le  calme  d'un  paisible  gouvernement, 
elle  n'en  dit  rien;  elle  ne  commence  à  en  parier 
que  quand,  ne  pouvant  plus  se  suffire  à  lui-même, 
il  prend  part  aux  affaires  de  ses  voisins,  ou  les 
laisse  prendre  part  aux  siennes;  elle  ne  l'illustre 
que  quand  il  est  déjà  sur  son  déclin  :  toutes  nos 
histoires  commencent  où  elles  devraient  finir.  Nous 
avons  fort  exactement  celle  des  peuples  qui  se  dé- 
truisent ;  ce  qui  nous  manque  est  celle  des  peuples 
qui  se  multiplient  ;  ils  sont  assez  heureux  et  assez 
sages  pour  qu'elle  n'ait  rien  à  dire  d'eux  :  et  en  ef- 
fet nous  voyons ,  même  de  nos  jours,  que  les  gou- 
vernements qui  se  conduisent  le  mieux  sont  ceux 
dont  ont  parle  le  moins.  Nous  ne  savons  donc  que 
le  mal,  à  peine  le  bien  fait-il  époque.  Il  n'y  a  que 
les  méchants  de  célèbres ,  les  bons  sont  oubliés  ou 
tournés  en  ridicule  ;  et  voilà  comment  l'histoire , 
mnsi  que  la  philosophie,  calomnie  sans  cesse  le 
genre  humain. 


LIVRE  IV.  4^^>9 


De  plus ,  il  s'en  faut  bien  que  les  faits  décrits 
dans  Thistpire  ne  soient  la  peinture  exacte  des 
mêmes  faits  tels  qu'ils  sont  arrivés  :  ils  changent 
de  forme  dans  la  tète  de  l'historien ,  ils  se  moulent 
sur  ses  intérêts,  ils  prennent  la  teinte  de  ses  pré- 
jugés. Qui  est-ce  qui  sait  mettre  exactement  le  lec- 
teur au  lieu  de  la  scène  pour  voir  un  événement 
tel  qu'il  s'est  passé?  L'ignorance  ou  la  partialité  dé- 
guise tout.  Sans  altérer  même  un  trait  historique , 
en.  étendant  ou  resserrant  des  circonstances  qui  s'y 
rapportent,  que  de  faces  différentes  on  peut  lui 
donner!  Mettez  un  même  objet  à  divers  points  de 
vue,  à  peine  paraitra-t-il  le  même ,  et  pourtant  rien 
n'aura  changé  que  l'œil  du  spectateur.  Suffit-il, 
pour  l'honneur  de  la  vérité ,  de  me  dire  un  fait  vé- 
ritable en  me  le  faisant  voir  tout  autrement  qu'il 
n'est  arrivé  ?  Combien  de  fois  un  arbre  de  plus  ou 
de  moins ,  un  rocher  à  droite  ou  à  gauche ,  un  tour- 
billon de  poussière  élevé  par  le  vent,  ont  décidé 
de  l'événement  d'un  combat  sans  que  personne  s'en 
soit  aperçu!  Cela  empêche-t-il  que  l'historien  ne 
vous  dise  la  cause  de  la  défaite  ou  de  la  victoire 
avec  autant  d'assurance  que  s'il  eût  été  partout? 
Or  que  m'importent  les  faits  en  eux-mêmes ,  quand 
la  raison  m'en  reste  inconnue?  et  quelles  leçons 
puis-je  tirer  d'un  événement  dont  j'ignore  la  vraie 
cause?  L'historien  m'en  donne  une,  mais  il  la  con- 
trouve;  et  la  critique  elle-même,  dont  on  fait  tant 
de  bruit,  n'est  qu'un  art  de  conjecturer,  l'art  de 
choisir  entre  plusieurs  mensonges  celui  qui  res- 
semble le  mieux  à  la  vérité. 


l\l\0  EMILE. 

N'avez-vous  jamais  lu  Cléopâtre  ou  Cassandre*, 
ou  d'autres  livres  de  cette  espèce  ?  L'auteur  choisit 
un  événement  connu,puis  l'accommodant  à  ses  vues, 
l'ornant  de  détails  de  son  invention ,  de  personnages 
qui  n'ont  jamais  existé ,  et  de  portraits  imaginaires , 
entasse  fictions  sur  fictions  pour  rendre  sa  lecture 
agréable.  Je  vois  peu  de  différence  entre  ces  romans 
et  vos  histoires,  si  ce  n'est  que  le  romancier  se  livre 
davantage  à  sa  propre  imagination,  et  que  l'histo- 
rien s'asservit  plus  à  celle  d'autrui  :  à  quoi  j'ajou- 
terai, si  l'on  veut,  que  le  premier  se  propose  un 
objet  moral,  bon  ou  mauvais,  dont  l'autre  ne  se 
soucie  guère. 

On  me  dira  que  la  fidélité  de  l'histoire  intéresse 
moins  que  la  vérité  des  mœurs  et  des  caractères; 
pourvu  que  le  cœur  humain  soit  bien  peint,  il  im- 
porte peu  que  les  événements  soient  fidèlement 
rapportés  :  car,  après  tout,  ajoute-t-on,  que  nous 
font  des  faits  arrivés  il  y  a  deux  mille  ans  ?  On  a  rai- 
son ,  si  les  portraits  sont  bien  rendus  d'après  nature  ; 
mais  si  la  plupart  n'ont  leur  modèle  que  dans  l'ima- 
gination de  l'historien ,  n'est-ce  pas  retomber  dans 
l'inconvénient  qu'on  voulait  fuir,  et  rendre  à  l'au- 
torité des  écrivains  ce  qu'on  veut  ôter  à  celle  du 
maître?  Si  mon  élève  ne  doit  voir  que  des  tableaux 
de  fantaisie,  j'aime  mieux  qu'ils  soient  tracés  de  ma 
main  que  d'une  autre;  ils  lui  seront  du  moins 
mieux  appropriés. 

Les  pires  historiens  pour  un  jeune  homme  sont 

Romans  de   La  Calprenède ,  le  premier  en  douze  volumes  ,  le 
second  en  dix  volumes  iu-S". 


LIVRE   IV.  44l 

ceux  qui  jugent.  Les  faits  !  les  faits!  et  qu'il  juge  lui- 
même;  c'est  ainsi  qu'il  apprend  à  connaître  les 
hommes.  Si  le  jugement  de  l'auteur  le  guide  sans 
cesse ,  il  ne  fait  que  voir  par  l'œil  d'un  autre  ;  et 
quand  cet  œil  lui  manque,  il  ne  voit  plus  rien. 

Je  laisse  à  part  l'histoire  moderne ,  non-seule- 
ment parce  qu'elle  n'a  plus  de  physionomie  et  que 
nos  hommes  se  ressemblent  tous ,  mais  parce  que 
nos  historiens,  uniquement  attentifs  à  briller,  ne 
songent  qu'à  faire  des  portraits  fortement  coloriés, 
et  qui  souvent  ne  représentent  rien'^.  Générale- 
ment les  anciens  font  moins  de  portraits,  mettent 
moins  d'esprit  et  plus  de  sens  dans  leurs  jugements  ; 
encore  y  a-t-il  entre  eux  un  grand  choix  à  faire, 
et  il  ne  faut  pas  d'abord  prendre  les  plus  judicieux, 
mais  les  plus  simples.  Je  ne  voudrais  mettre  dans 
la  main  d'un  jeune  homme  ni  Polybe  ni  Salluste  ; 
Tacite  est  le  livre  des  vieillards,  les  jeunes  gens  ne 
sont  pas  faits  pour  l'entendre  :  il  faut  apprendre 
à  voir  dans  les  actions  humaines  les  premiers  traits 
du  cœur  de  l'homme,  avant  d'en  vouloir  sonder 

"■  Voye?  Davila ,  Guicciardini ,  Strada ,  Solîs  ,  Machiavel ,  et  quel- 
quefois De  Thou  lui-même.  Vertot  est  presque  le  seul  qui  savait 
peindre  sans  faire  de  portraits    . 

*  Davila  ,  né  aux  environs  de  Padoue ,  long-temps  attaché  à  Catherine  de 
Médicis  ,  est  mort  en  i63i  ;  il  est  auteur  d'une  Histoire  dus  Guerres  civiles  de 
France  ,  sous  François  II ,  Charles  IX  ,  Henri  III  et  Henri  IV  ,  écrite  eu  italien 
et  traduite  eu  français.  (^  Paris ,  1757  ,  3  vol.  in-4°.  ) 

Guicciardini ,  plus  connu  en  France  sous  le  nom  de  Giiichardin ,  né  à  Flo- 
rence ,  mort  en  i54o,  auteur  de  ï Histoire  des  Guerres  d'Italie  ,  de  1490  à 
r,Ti34  ,  traduite  en  français.  (^  Paris  ,  1738  ,  3  vol.  in-4°.  ) 

.Strada  ,  jésuite  romain  ,  mort  en  1649  >  a"teur  de  VHistoire  des  Pays-Bas  , 
écrite  en  latin  ,  traduite  en  français.  (  Bruxelles ,  4  vol.  in-12.  ) 

Solis  ,  Espagnol ,  poète  et  liistorien  ,  mort  en  i686  ,  auteur  d'une  Histoire  de 
là  Conqucte  du  Mexique ,  traduite  en  français.  (  Paris ,  1692  ,  2  vol.  iu-i2.  ) 


44^  EMILE. 

les  profondeurs;  il  faut  savoir  bien  lire  dans  les 
faits  avant  de  lire  dans  les  maximes.  La  philoso- 
phie en  maximes  ne  convient  qu'à  l'expérience. 
La  jeunesse  ne  doit  rien  généraliser;  toute  son  ins- 
truction doit  être  en  règles  particulières. 

Thucydide  est,  à  mon  gré,  le  vrai  modèle  des 
historiens.  Il  rapporte  les  faits  sans  les  juger  :  mais 
il  n'omet  aucune  des  circonstances  propres  à  nous 
en  faire  juger  nous-mêmes.  Il  met  tout  ce  qu'il  ra- 
conte sous  les  yeux  du  lecteur  ;  loin  de  s'interposer 
entre  les  événements  et  les  lecteurs ,  il  se  dérobe; 
on  ne  croit  plus  lire ,  on  croit  voir.  Malheureuse- 
ment il  parle  toujours  de  guerre,  et  l'on  ne  voit 
presque  dans  ses  récits  que  la  chose  du  monde 
la  moins  instructive ,  savoir  des  combats.  La  Re- 
traite des  dix  mule  et  \es  Commentaires  de  César 
ont  à  peu  près  la  même  sagesse  et  le  même  dé- 
faut. Le  bon  Hérodote,  sans  portraits,  sans  maxi- 
mes, mais  coulant,  naïf,  plein  de  détails  les  plus 
capables  d'intéresser  et  de  plaire ,  serait  peut-être 
le  meilleur  des  historiens ,  si  ces  mêmes  détails  ne 
dégénéraient  souvent  en  simplicités  puériles ,  plus 
propres  à  gâter  le  goût  de  la  jeunesse  qu'à  le  for- 
mer :  il  faut  déjà  du  discernement  pour  le  lire.  Je 
ne  dis  rien  de  Tite-Live ,  son  tour  viendra  ;  mais  il 
est  politique ,  il  est  rhéteur ,  il  est  tout  ce  qui  ne 
convient  pas  à  cet  âge. 

L'histoire  en  général  est  défectueuse ,  en  c^ 
qu'elle  ne  tient  registre  quç  de  faits  sensibles  et 
marqués,  qu'on  peut  fixer  par  des  noms,  des  lieux, 
des  dates;  mais  les  causes  lentes  et  progressives  de 


LIVRE   IV.  44^ 

ces  faits,  lesquelles  ne  peuvent  s'assigner  de  même, 
restent  toujours  inconnues. On  trouve  souvent  dans 
une  bataille  gagnée  ou  perdue  la  raison  d'une  révolu- 
tion qui ,  même  avant  cette  bataille ,  était  déjà  deve- 
nue inévitable.  La  guerre  ne  fait  guère  qiie  manifes- 
ter des  événements  déjà  déterminés  par  des  causes 
morales  que  les  historiens  savent  rarement  voir. 

L'esprit  philosophique  a  tourné  de  ce  côlé  les 
réflexions  de  plusieurs  écrivains  de  ce  siècle  ; 
mais  je  doute  que  la  vérité  gagne  à  leur  travail.  La 
fureur  des  systèmes  s'étant  emparée  d'eux  tous,  nul 
ne  cherche  à  voir  les  choses  comme  elles  sont , 
mais  comme  elles  s'accordent  avec  son  système. 

Ajoutez  à  toutes  ces  réflexions  que  l'histoire 
montre  bien  plus  les  actions  que  les  hommes, 
parce  qu'elle  ne  saisit  ceux-ci  que  dans  certains 
moments  choisis,  dans  leurs  vêtements  de  parade; 
elle  n'expose  que  l'homme  public  qui  s'est  arfangé 
pour  être  vu  :  elle  ne  le  suit  point  dans  sa  maison, 
dans  son  cabinet,  dans  sa  famille,  au  milieu  de  ses 
amis  ;elle  ne  le  peint  que  quand  il  représente  :  c'est 
bien  plus  son  habit  que  sa  personne  qu'elle  peint. 

J'aimerais  mieux  la  lecture  des  vies  particulières 
pour  commencer  l'étude  du  cœur  humain;  car 
alors  l'homme  a  beau  se  dérober,  l'historien  le 
poursuit  partout;  il  ne  lui  laisse  aucun  moment 
de  relâche ,  aucun  recoin  pour  éviter  l'œil  perçant 
du  spectateur;  et  c'est  quand  l'un  croit  mieux  se 
cacher,  que  l'autre  le  fait  mieux  connaître.  «Ceulx, 
«dit  Montaigne,  qui  escrivent  les  vies,  d'autant 
«  qu'ils  s'amusent  plus  aux  conseils  qu'aux  evene- 


444  ÉMJLE. 

a  ments,  plus  à  ce  qui  part  du  dedans  qu'à  ce  qui 
«  arrive  au  dehors ,  ceux  là  me  sont  plus  propres: 
«  voylà  pourquoy ,  en  toutes  sortes ,  c'est  mon 
«  homme  que  Plutarque  *.  » 

Il  est  vrai  que  le  génie  des  hommes  assemblés 
ou  des  peuples  est  fort  différent  du  caractère  de 
l'homme  en  particulier,  et  que  ce  serait  connaître 
ti'ès-imparfaitement  le  cœur  humain  que  de  ne 
pas  l'examiner  aussi  dans  la  multitude  :  mais  il 
n'est  pas  moins  vrai  qu'il  faut  commencer  par  étu- 
dier l'homme  pour  juger  les  hommes,  et  que  qui 
connaîtrait  parfaitement  les  penchants  de  chaque 
individu  pourrait  prévoir  tous  leurs  effets  combi- 
nés dans  le  corps  du  peuple. 

11  faut  encore  ici  recourir  aux  anciens  par  les 
raisons  que  j'ai  déjà  dites ,  et  de  plus ,  parce  que  tous 
les  détails  familiers  et  bas ,  mais  vrais  et  caracté- 
ristiques ,  étant  bannis  du  style  moderne,  les  hom- 
mes sont  aussi  parés  par  nos  auteurs  dans  leurs 
vies  privées  que  sur  la  scène  du  monde.  La  décence , 
non  moins  sévère  dans  les  écrits  que  dans  les  ac- 
tions, ne  permet  plus  de  dire  en  public  que  ce 
qu'elle  permet  d'y  faire,  et,  comme  on  ne  peut 
montrer  les  hommes  que  représentant  toujours, 
on  ne  les  connaît  pas  plus  dans  nos  livres  que  sur 
nos  théâtres.  On  aura  beau  faire  et  refaire  cent  fois 
la  vie  des  rois,  nous  n'aurons  plus  de  Suétones  ''. 

*  Livre  ii ,  cliap.  lo. 

°  Un  seul  de  nos  historiens  * ,  qui  a  imité  Tacite  dans  les  grands 

*  Duclos,  auteur  de  la  Vie  de  Louis  XI,  3  vol.  m-8°  ,  publiée  en  174^, 
avec  un  supjilément  eu  un  volume  ,  qui  parut  l'année  suivante. 


I 


LIVRE  IV.  44^ 

Pliitarqiie  excelle  par  ces  mêmes  détails  dans 
lesquels  nous  n'osons  plus  entrer.  Il  a  une  grâce 
inimitable  à  peindre  les  grands  hommes  dans  les 
petites  choses;  et  il  est  si  heureux  dans  le  choix 
de  ses  traits,  que  souvent  un  mot,  un  sourire,  un 
geste,  lui  suffit  pour  caractériser  son  héros.  Avec 
un  mot  plaisant  Annibal  rassure  son  armée  effrayée, 
et  la  fait  marcher  en  riant  à  la  bataille  qui  lui  li- 
vra l'Italie  :  Agésilas ,  à  cheval  sur  un  bâton ,  me 
fait  aimer  le  vainqueur  du  grand  roi  :  César,  tra- 
versant un  pauvre  village,  et  causant  avec  ses 
amis,  décèle,  sans  y  penser,  le  fourbe  qui  disait 
ne  vouloir  qu'être  l'égal  de  Pompée  :  Alexandre 
avale  une  médecine  et  ne  dit  pas  un  seul  mot; 
c'est  le  plus  beau  moment  de  sa  vie  :  Aristide 
écrit  son  propre  nom  sur  une  coquille ,  et  justifie 
ainsi  son  surnom  :  Philopœmen ,  le  manteau  bas , 
coupe  du  bois  dans  la  cuisine  de  son  hôte.  Voilà 
le  véritable  art  de  peindre.  La  physionomie  ne  se 
montre  pas  dans  les  grands  traits,  ni  le  caractère 
dans  les  grandes  actions  ;  c'est  dans  les  bagatelles 
que  le  naturel  se  découvre.  Les  choses  publiques 
sont  ou  trop  communes  ou  trop  apprêtées ,  et 
c'est  presque  uniquement  à  celles-ci  que  la  dignité 
moderne  permet  à  nos  auteurs  de  s'arrêter. 

Un  des  plus  grands  hommes  du  siècle  dernier 
fut  incontestablement  M.  de  Turenne.  On  a  eu  le 
courage  de  rendre  sa  vie  intéressante  par  de  petits 

traits ,  a  osé  imiter  Suétone  et  quelquefois  transcrire  Comines  dans 
les  petits;  et  cela  même,  qui  ajoute  au  prix  de  sou  livre,  l'a  fait 
critiquer  parmi  nous. 


[\l\Ç>  EMILE, 

détails  qui  le  font  connaître  et  aimer;  mais  com- 
bien s'est-on  vu  forcé  d'en  supprimer  qui  l'auraienj; 
fait  connaître  et  aimer  davantage.  Je  n'en  citerai 
qu'un,  que  je  tiens  de  bon  lieu,  et  que  Plutarque 
n'eût  eu  garde  d'omettre ,  mais  que  Ramsai  n'eût 
eu  garde  d'écrire  quand  il  l'aurait  su . 

Un  jour  d'été  qu'il  faisait  fort  chaud,  le  vicomte 
de  Turenne,  en  petite  veste  blanche  et  en  bonnet, 
était  à  la  fenêtre  dans  son  antichambre  :  un  de  ses 
gens  survient,  et,  trompé  par  l'habillement,  le 
prend  pour  un  aide  de  cuisine  avec  lequel  ce  domes- 
tique était  familier.  Il  s'approche  doucement  par 
derrière,  et  d'une  main  qui  n'était  pas  légère  lui  ap- 
plique un  grand  coup  sur  les  fesses.  L'homme  frappé 
se  retourne  à  l'instant.  Le  valet  voit  en  frémissant 
le  visage  de  son  maître.  Il  se  jette  à  genoux  tout 
éperdu  :  Monseigneur ,  j'ai  cru  que  c  était  George... 
Et  quand  c'eût  été  George,  s'écrie  Turenne  en  se 
frottant  le  derrière,  il  7ie  fallait  pas  frapper  si  fort. 
Voilà  donc  ce  que  vous  n'osez  dire,  misérables? 
Soyez  donc  à  jamais  sans  naturel,  sans  entrailles; 
trempez,  durcissez  vos  cœurs  de  fer  dans  votre 
vile  décence;  rendez-vous  méprisables  à  force  de 
dignité.  Mais  toi, bon  jeune  homme  qui  lis  ce  trait, 
et  qui  sens  avec  attendrissement  toute  la  douceur 
d'ame  qu'il  montre ,  même  dans  le  premier  mouve- 
ment, lis  aussi  les  petitesses  de  ce  grand  homme, 
dès  qu'il  était  question  de  sa  naissance  et  de  son 
nom.  Songe  que  c'est  le  même  Turenne  qui  affectait 
de  céder  partout  le  pas  à  son  neveu,  afin  qu'on  vît 
bien  que  cet  enfant  était  le  chef  d'une  maison  sou- 


LIVRE   IV.  447 

vcraine.  Rapproche  ces  contrastes,  aime  la  nature, 
méprise  l'opinion ,  et  connais  l'homme. 

Il  y  a  bien  peu  de  gens  en  état  de  concevoir  les 
effets  que  des  lectures  ainsi  dirigées  peuvent  opérer 
sur  l'esprit  tout  neuf  d'un  jeune  homme.  Appe- 
santis sur  des  livres  dès  notre  enfance,  accoutumés 
à  lire  sans  penser,  ce  que  nous  lisons  nous  frappe 
d'autant  moins,  que ,  portant  déjà  dans  nous-mêmes 
les  passions  et  les  préjugés  qui  remplissent  l'his- 
toire et  les  vies  des  hommes,  tout  ce  qu'ils  font 
nous  paraît  naturel ,  parce  que  nous  sommes  hors 
de  la  nature,  et  que  nous  jugeons  des  autres  par 
nous.  Mais  qu'on  se  représente  un  jeune  homme 
élevé  selon  naes  maximes ,   qu'on  se  figure  mon 
Emile,  auquel  dix-huit  ans  de  soins  assidus  n'ont 
eu  pour  objet  que  de  conserver  un  jugement  in- 
tègre et  un  cœur  sain  ;  qu'on  se  le  figure ,  au  lever 
de  la  toile,  jetant  pour  la  première  fois  les  yeux 
sur  la  scène  du  monde,  ou  plutôt,  placé  derrière 
le  théâtre,  voyant  les  acteurs  prendre  et  poser  leurs 
habits,  et  comptant  les  cordes  et  les  poulies  dont 
le  grossier  prestige  abuse  les  yeux  des  spectateurs. 
Bientôt  à  sa  première  surprise  succéderont  des  mou- 
vements de  honte  et  de  dédain  pour  son  espèce  :  il 
s'indignera  de  voir  ainsi  tout  le  genre  humain , 
dupe  de  lui-même,  s'avilir  à  ces  jeux  d'enfants;  il 
s'affligera  de  voir  ses  frères  s'entre-déchirer  pour 
des  rêves,  et  se  changer  en  bêtes  féroces  poin-  n'a- 
voir pas  su  se  contenter  d'être  hommes. 

Certainement,  avec  les  dispositions  naturelles  de 
l'élève,  pour  peu  que  le  maître  apporte  de  prii- 


448  lÉMILE. 

dence  et  de  choix  dans  ses  lectures ,  pour  peu  qu'il 
le  mette  sur  la  voie  des  réflexions  qu'il  en  doit  tirer, 
cet  exercice  sera  pour  lui  un  cours  de  philosophie 
pratique,  meilleur  sûrement  et  mieux  entendu  que 
toutes  les  vaines  spéculations  dont  on  brouille  l'es- 
prit des  jeunes  gens  dans  nos  écoles.  Qu'après  avoir 
suivi  les  romanesques  projets  de  Pyrrhus,  Cynéas 
lui  demande  quel  bien  réel  lui  procurera  la  con- 
quête du  monde ,  dont  il  ne  puisse  jouir  dès  à  pré- 
sent sans  tant  de  tourments;  nous  ne  voyons  là 
qu'un  bon  mot  qui  passe  :  mais  Emile  y  verra  une 
réflexion  très-sage,  qu'il  eût  faite  le  premier,  et  qui 
ne  s'effacera  jamais  de  son  esprit ,  parce  qu'elle  n'y 
trouve  aucun  préjugé  cdntraire  qui  puisse  en  em- 
pêcher l'impression.  Quand  ensuite,  en  lisant  la 
vie  de  cet  insensé,  il  trouvera  que  tous  ses  grands 
desseins  ont  abouti  à  s'aller  faire  tuer  par  la  main 
d'une  femme  ;  au- lieu  d'admirer  cet  héroïsme  pré- 
tendu, que  verra -t -il  dans  tous  les  exploits  d'un 
si  grand  capitaine,  dans  toutes  les  intrigues  d'un 
si  grand  pohtique ,  si  ce  n'est  autant  de  pas  pour 
aller  chercher  cette  malheureuse  tuile  qui  devait 
terminer  sa  vie  et  ses  projets  par  une  mort  désho- 
norante. 

Tous  les  conquérants  n'ont  pas  été  tués;  tous 
les  usurpateurs  n'ont  pas  échoué  dans  leurs  entre- 
prises ,  plusieurs  paraîtront  heureux  aux  esprits 
prévenus  des  opinions  vulgaires  :  mais  celui  qui , 
sans  s'arrêter  aux  apparences ,  ne  juge  du  bonheur 
des  hommes  que  par  l'état  de  leurs  cœurs,  verra 
leurs  misères  dans  leurs  succès  mêmes  ;  il  verra  leurs 


LIVRE  IV.  449 

désirs  et  leurs  soucis  rongeants  s'étendre  et  s'ac- 
croître avec  leur  fortune;  il  les  verra  perdre  ha- 
leine en  avançant,  sans  jamais  parvenir  à  leurs 
termes  :  il  les  verra  semblables  à  ces  voyageurs 
inexpérimentés  qui,  s'engageant  pour  la  première 
fois  dans  les  Alpes ,  pensent  les  franchir  à  chaque 
montagne ,  et ,  quand  ils  sont  au  sommet ,  trou- 
vent avec  découragement  de  plus  hautes  montagnes 
au-devant  d'eux, 

Auguste ,  après  avoir  soumis  ses  concitoyens  et 
détruit  ses  rivaux,  régit  durant  quarante  ans  le  plus 
grand  empire  qui  ait  existé  :  mais  tout  cet  immense 
pouvoir  l'empêchait -il  de  frapper  les  murs  de  sa 
tête  et  de  remplir  son  vaste  palais  de  ses  cris,  en  re- 
demandant à  Varus  ses  légions  exterminées?  Quand 
il  aurait  vaincu  tous  ses  ennemis ,  de  quoi  lui  au* 
raient  servi  ses  vains  triomphes,  tandis  que  les  peines 
de  toute  espèce  naissaient  sans  cesse  autour  de  lui , 
tandis  que  ses  plus  chers  amis  attentaient  à  sa  vie , 
et  qu'il  était  réduit  à  pleurer  la  honte  ou  la  mort 
de  tous  ses  proches  ?  L'infortuné  voulut  gouverner 
le  monde ,  et  ne  sut  pas  gouverner  sa  maison  !  Qu'ar- 
riva-t-il  de  cette  négligence  ?  Il  vit  périr  à  la  fleur 
de  l'âge  son  neveu,  son  fils  adoptif,  son  gendre; 
son  petit-fils  fut  réduit  à  manger  la.  bourre  de  son 
lit  pour  prolonger  de  quelques  heures  sa  misérable 
vie;  sa  fille  et  sa  petite-fille,  après  l'avoir  couvert 
de  leur  infamie ,  moururent  l'une  de  misère  et  de 
faim  dans  une  île  déserte ,  l'autre  en  prison  par  la 
main  d'un  archer.  Lui-même  enfin,  dernier  reste 
de  sa  malheureuse  famille,  fut  réduit  par  sa  propre 
R.  m.  29 


45o  EMILE. 

femme  à  ne  laisser  après  lui  qu'un  monstre  pour 
lui  succéder.  Tel  fut  le  sort  de  ce  maître  du  monde , 
tant  célébré  pour  sa  gloire  et  pour  son  bonheur. 
Croirai-je  qu'un  seul  de  ceux  qui  les  admirent  les 
voulût  acquérir  au  même  prix  ? 

J'ai  pris  l'ambition  pour  exemple;  mais  le  jeu  de 
toutes  les  passions  humaines  offre  de  semblables 
leçons  à  qui  veut  étudier  l'histoire  pour  se  con- 
naître et  se  rendre  sage  aux  dépens  des  morts.  Le 
temps  approche  où  la  vie  d'Antoine  aura  pour  le 
jeune  homme  une  instruction  plus  prochaine  que 
celle  d'Auguste.  Emile  ne  se  reconnaîtra  guère  dans 
les  étranges  objets  qui  frapperont  ses  regards  du- 
rant ses  nouvelles  études  ;  mais  il  saura  d'avance 
écarter  l'illusion  des  passions  avant  qu'elles  nais- 
sent ;  et ,  voyant  que  de  tous  les  temps  elles  ont 
aveuglé  les  hommes ,  il  sera  prévenu  de  la  manière 
dont  elles  pourront  l'aveugler  à  son  tour,  si  jamais 
il  s'y  livre '^.  Ces  leçons,  je  le  sais,  lui  sont  mal  ap- 
propriées ;  peut  -  être  au  besoin  seront  -  elles  tar- 
dives ,  insuffisantes  :  mais  souvenez-vous  que  ce  ne 
sont  point  celles  que  j'ai  voulu  tirer  de  cette  étude. 
En  la  commençant,  je  me  proposais  un  autre  objet; 
et  sûrement,  si  cet  objet  est  mal  rerppli,  ce  sera  la 
faute  du  maître. 

Songez  qu'aussitôt  que  l'amour-propre  est  déve- 

^  C'est  toujours  le  préjugé  qui  fomente  dans  nos  cœurs  l'impé- 
tuosité des  passions.  Celui  qui  ne  voit  que  ce  qui  est ,  et  n'estime 
que  ce  qu'il  connaît ,  ne  se  passionne  guère.  Les  erreurs  de  nos 
jugements  produisent  l'ardeur  de  tous  nos  désirs    . 

*  Cette  note ,  qui  est  dans  le  manuscrit  autographe ,  n'a  été  imprimée  dans 
aucune  édition  antérieure  à  celle  de  1801. 


LJ  VRE  IV.  45l 

loppé ,  le  moi  relatif  se  met  en  jeu  sans  cesse ,  et 
que  jamais  le  jeune  homme  n'observe  les  autres 
sans  revenir  sur  lui-même  et  se  comparer  avec  eux. 
Il  s'agit  donc  de  savoir  à  quel  rang  il  se  mettra  parmi 
ses  semblables  après  les  avoir  examinés.  Je  vois,  à 
la  manière  dont  on  fait  lire  l'histoire  aux  jeunes 
gens,  qu'on  les  transforme,  pour  ainsi  dire,  dans 
tous  les  personnages  qu'ils  voient ,  qu'on  s'efforce 
de  les  faire  devenir  tantôt  Cicéron,  tantôt  Trajan, 
tantôt  Alexandre  ;  de  les  décourager  lorsqu'ils  ren- 
trent dans  eux-mêmes  ;  de  donner  à  chacun  le  re- 
gret de  n'être  que  soi.  Cette  méthode  a  certains 
avantages  dont  je  ne  disconviens  pas  ;  mais ,  quant 
à  mon  Emile ,  s'il  arrive  une  seule  fois ,  dans  ces 
parallèles ,  qu'il  aime  mieux  être  un  autre  que  lui  ; 
cet  autre,  fùt-il  Socrate,  fiit-il  Caton,  tout  est  man- 
qué :  celui  qui  commence  à  se  rendre  étranger  à 
lui-même  ne  tarde  pas  à  s'oublier  tout-à-fait. 

Ce  ne  sont  point  les  philosophes  qui  connaissent 
le  mieux  les  hommes  ;  ils  ne  les  voient  qu'à  travers 
les  préjugés  de  la  philosophie  ;  et  je  ne  sache  aucun 
état  où  l'on  en  ait  tant.  Un  sauvage  nous  juge  plus 
sainement  que  ne  fait  un  philosophe.  Celui-ci  sent 
ses  vices ,  s'indigne  des  nôtres ,  et  dit  en  lui-même , 
Nous  sommes  tous  méchants  :  l'autre  nous  regarde 
sans  s'émouvoir,  et  dit.  Vous  êtes  des  fous.  Il  a  rai- 
son; car  nul  ne  fait  le  mal  pour  le  mal.  Mon  élève 
est  ce  sauvage,  avec  cette  différence  qu'Emile, 
ayant  plus  réfléchi,  plus  comparé  d'idées,  vu  nos 
erreurs  de  plus  près,  se  tient  plus  en  garde  contie 
lui-même  et  ne  juge  que  de  ce  qu'il  connaît. 

■29. 


452  ÉMTLE. 

Ce  sont  nos  passions  qui  nous  irritent  contre 
celles  des  autres;  c'est  notre  intérêt  qui  nous  fait 
haïr  les  méchants  ;  s'ils  ne  nous  faisaient  aucun  mal , 
nous  aurions  pour  eux  plus  de  pitié  que  de  haine. 
Le  mal  que  nous  font  les  méchants  nous  fait  oublier 
celui  qu'ils  se  font  à  eux-mêmes.  Nous  leur  pardon- 
nerions plus  aisément  leurs  vices ,  si  nous  pouvions 
connaître  combien  leur  propre  cœur  les  en  punit. 
Nous  sentons  l'offense  et  nous  ne  voyons  pas  le 
châtiment  ;  les  avantages  sont  apparents ,  la  peine 
est  intérieure.  Celui  qui  croit  jouir  du  fruit  de  ses 
S'ices  n'est  pas  moins  tourmenté  que  s'il  n'eût  point 
réussi;  l'objet  est  changé ,  l'inquiétude  est  la  même: 
ils  ont  beau  montrer  leur  fortune  et  cacher  leur 
cœur,  leur  conduite  le  montre  en  dépit  d'eux  : 
mais  pour  le  voir ,  il  n'en  faut  pas  avoir  un  sem- 
blable. 

Les  passions  que  nous  partageons  nous  séduisent; 
celles  qui  choquent  nos  intérêts  nous  révoltent, 
et,  par  une  inconséquence  qui  nous  vient  d'elles, 
nous  blâmons  dans  les  autres  ce  que  nous  vou- 
drions imiter.  L'aversion  et  l'illusion  sont  inévi- 
tables ,  quand  on  est  forcé  de  souffrir  de  la  part  d'au- 
trui  le  mal  qu'on  ferait  si  l'on  était  à  sa  place. 

Que  faudrait-il  donc  pour  bien  observer  les 
hommes?  Un  grand  intérêt  à  les  connaître,  une 
grande  impartialité  à  les  juger,  un  cœur  assez  sen- 
sible pour  concevoir  toutes  les  passions  humaines, 
et  assez  calme  pour  ne  les  pas  éprouver.  S'il  est  dans 
la  vie  un  moment  favorable  à  cette  étude,  c'est 
celui  que  j'ai  choisi  pour  Emile  :  plus  tôt  ils  lui 


LIVRE  IV,  453 

eussent  été  étrangers,  plus  tard  il  leur  eût  été  sem- 
blable. L'opinion  dont  il  voit  le  jeu  n'a  point  en- 
core acquis  sur  lui  d'empire:  les  passions  dont  il 
sent  l'effet  n'ont  point  agité  son  cœur.  Il  est  homme , 
il  s'intéresse  à  ses  frères;  il  est  équitable,  il  juge  ses 
pairs.  Or,  sûrement,  s'il  les  juge  bien,  il  ne  voudra 
être  à  la  place  d'aucun  d'eux;  car  le  but  de  tous  les 
tourments  qu'ils  se  donnent  étant  fondé  sur  des 
préjugés  qu'il  n'a  pas,  lui  paraît  un  but  en  l'air. 
Pour  lui,  tout  ce  qu'il  désire  est  à  sa  portée.  De 
qui  dépendrait-il ,  se  suffisant  à  lui-même  et  libre 
de  préjugés?  Il  a  des  bras,  de  la  santé  '^ ,  de  la  mo- 
dération ,  peu  de  besoins  et  de  quoi  les  satisfaire. 
Nourri  dans  la  plus  absolue  liberté,  le  plus  grand 
des  maux  qu'il  conçoit  est  la  servitude.  Il  plaint  ces 
misérables  rois  esclaves  de  tout  ce  qui  leur  obéit; 
il  plaint  ces  faux  sages  enchaînés  à  leur  vaine  répu- 
tation; il  plaint  ces  riches  sots,  martyrs  de  leur  faste; 
il  plaint  ces  voluptueux  de  parade ,  qui  livrent  leur 
vie  entière  à  l'ennm  pour  paraître  avoir  du  plaisir.  Il 
plaindrait  l'ennemi  qui  lui  ferait  du  mal  à  lui-même; 
car,  dans  ses  méchancetés,  il  verrait  sa  misère.  Il 
se  dirait  ;  En  se  donnant  le  besoin  de  me  nuire,  cet 
homme  a  fait  dépendre  son  sort  du  mien. 

Encore  un  pas  et  nous  touchons  au  but.  L'amour- 
propre  est  un  instrument  utile,  mais  dangereux; 
souvent  il  blesse  la  main  qui  s'en  sert,  et  fait  ra- 
rement du  bien  sans  mal.  Emile,  en  considérant 

**  Je  crois  pouvoir  compter  hardiment  la  santé  et  la  bonne  cons- 
titution au  nombre  des  avantages  acquis  par  son  éducation ,  ou 
plutôt  au  nombre  des  dons  de  la  nature  que  son  éducation  lui  a 
conservés. 


454  EMILE. 

son  rang  dans  l'esjDèce  humaine  et  s'y  voyant  si 
heureusement  placé ,  sera  tenté  de  faire  honneur 
à  sa  raison  de  l'ouvrage  de  la  vôtre ,  et  d'attribuer 
à  son  mérite  l'effet  de  son  bonheur.  Il  se  dira  :  Je 
suis  sage,  et  les  hommes  sont  fous.  En  les  plaignant 
il  les  méprisera,  en  se  félicitant  il  s'estimera  davan- 
tage ;  et,  se  sentant  plus  heureux  qu'eux,  il  se  croira 
plus  digne  de  l'être.  Voila  l'erreur  la  plus  à  craindre, 
parce  qu'elle  est  la  plus  difficile  à  détruire.  S'il  res- 
tait dans  cet  état,  il  aurait  peu  gagné  à  tous  nos 
soins;  et  s'il  fallait  opter,  je  ne  sais  si  je  n'aimerais 
pas  mieux  encore  l'illusion  des  préjugés  que  celle 
de  l'orgueil. 

Les  grands  hommes  ne  s'abusent  point  sur  leur 
supériorité;  il  la  voient,  la  sentent,  et  n'en  sont  pas 
moins  modestes.  Plus  ils  ont,  plus  ils  connaissent 
tout  ce  qui  leur  manque.  Ils  sont  moins  vains  de 
leur  élévation  sur  nous ,  qu'humiliés  du  sentiment 
de  leur  misère;  et,  dans  les  biens  exclusifs  qu'ils 
possèdent ,  ils  sont  trop  sensés  pour  tirer  vanité 
d'un  don  qu'ils  ne  se  sont  pas  fait.  L'homme  de  bien 
peut  être  fier  de  sa  vertu,  parce  qu'elle  est  à  lui; 
mais  de  quoi  l'homme  d'esprit  est-il  fier?  Qu'a  fait 
Racine  pour  n'être  pas  Pradon  ?  Qu'a  fait  Boileau 
pour  n'être  pas  Cotin  ? 

Ici  c'est  tout  autre  chose  encore.  Restons  tou- 
jours dans  l'ordre  commun.  Je  n'ai  supposé  dans 
mon  élève  ni  un  génie  transcendant ,  ni  un  enten- 
dement bouché.  Je  l'ai  choisi  parmi  les  esprits  vul- 
gaires pour  montrer  ce  que  peut  l'éducation  sur 
l'homme.  Tous  les  cas  rares  sont  hors  des  règles. 


LIVRE  IV.  455 

Quand  donc ,  en  conséquence  de  mes  soins ,  Emile 
préfère  sa  manière  d'être ,  de  voir ,  de  sentir ,  à  celle 
des  autres  hommes ,  Emile  a  raison  ;  mais  quand  il 
se  croit  pour  cela  d'une  nature  plus  excellente,  et 
plus  heureusement  né  qu'eux,  Emile  a  tort  :  il  se 
trompe  ;  il  faut  le  détromper ,  ou  plutôt  prévenir 
l'erreur,  de  peur  qu'il  ne  soit  trop  tard  ensuite  pour 
la  détruire. 

Il  n'y  a  point  de  folie  dont  on  ne  puisse  guérir 
un  homme  qui  n'est  pas  fou ,  hors  la  vanité  ;  pour 
celle-ci ,  rien  n'en  corrige  que  l'expérience,  si  toute- 
fois quelque  chose  en  peut  corriger;  à  sa  nais- 
sance, au  moins,  on  peut  l'empêcher  de  croître. 
N'allez  donc  pas  vous  perdre  en  beaux  raisonne- 
ments ,  pour  prouver  à  l'adolescent  qu'il  est  homme 
comme  les  autres  et  sujet  aux  mêmes  faiblesses. 
Faites-le-lui  sentir ,  ou  jamais  il  ne  le  saura.  C'est  en- 
core ici  un  cas  d'exception  à  mes  propres  règles;  c'est 
le  cas  d'exposer  volontairement  mon  élève  à  tous  les 
accidents  qui  peuvent  lui  prouver  qu'il  n'est  pas 
plus  sage  que  nous.  L'aventure  du  bateleur  serait 
répétée  en  mille  manières ,  je  laisserais  aux  flatteurs 
prendre  tout  leur  avantage  avec  lui  :  si  des  étourdis 
l'entramaient  dans  quelque  extravagance,  je  lui  en 
laisserais  courir  le  danger  :  si  des  filous  l'attaquaient 
au  jeu ,  je  le  leur  livrerais  pour  en  faire  leur  dupe  '^  ; 

"  Au  reste ,  notre  élève  donnera  peu  dans  ce  piège  ,  lui  que  tant 
d'amusements  environnent ,  lui  qui  ne  s'ennuya  de  sa  vie ,  et  qui 
sait  à  peine  à  quoi  sert  l'argent.  Les  deux  mobiles  avec  lesquels  on 
conduit  les  enfants  étant  l'intérêt  et  la  vanité ,  ces  deux  mêmes  mo- 
biles servent  aux  courtisanes  et  aux  escrocs  pour  s'emparer  d'eux 
dans  la  suite.  Quand  vous  voyez  exciter  leur  avidité  par  des  prix , 


456  EMILE. 

je  le  laisserais  encenser ,  plumer ,  dévaliser  par  eux  ; 
et  quand,  l'ayant  mis  à  sec,  ils  finiraient  par  se 
moquer  de  lui,  je  les  remercierais  encore  en  sa 
présence  des  leçons  qu'ils  ont  bien  voulu  lui  donner. 
Les  seuls  pièges  dont  je  le  garantirais  avec  soin  se- 
raient ceux  des  courtisanes.  Les  seuls  ménagements» 
que  j'aurais  pour  lui  seraient  de  partager  tous  les 
dangers  que  je  lui  laisserais  courir  et  tous  les  af- 
fronts que  je  lui  laisserais  recevoir.  J'endurerais 
tout  en  silence ,  sans  plainte ,  sans  reproche ,  sans 
jamais  lui  en  dire  un  seul  mot ,  et  soyez  siir  qu'avec 
cette  discrétion  bien  soutenue ,  tout  ce  qu'il  m'aura 
vu  souffrir  pour  lui  fera  plus  d'impression  sur  son 
coeur  que  ce  qu'il  aura  souffert  lui-même. 

Je  ne  puis  m'empéclier  de  relever  ici  la  fausse 
dignité  des  gouverneurs  qui ,  pour  jouer  sottement 
les  sages,  rabaissent  leurs  élèves,  affectent  de  les 
traiter  toujours  en  enfants,  et  de  se  distinguer  tou- 
jours d^eux  dans  tout  ce  qu'ils  leur  font  faire.  Loin 
de  ravaler  ainsi  leurs  jeunes  courages,  n'épargnez 
rien  pour  leur  élever  l'ame;  faites-en  vos  égaux  afin 
qu'ils  le  deviennent;  et,  s'ils  ne  peuvent  encore 
s'élever  à  vous ,  descendez  à  eux  sans  honte ,  sans 
scrupule.  Songez  que  votre  honneur  n'est  plus  dans 

par  des  récompenses,  quand  vous  les  voyez  applaudir  à  dix  ans 
dans  un  acte  public  au  collège ,  vous  voyez  comment  on  leur  fera 
laisser  à  vingt  leur  bourse  dans  un  brelan ,  et  leur  santé  dans  un 
mauvais  lieu.  Il  y  a  toujours  à  parier  que  le  plus  savant  de  sa  classe 
deviendra  le  plus  joueur  et  le  plus  débauché.  Or  les  moyens  dont 
on  n'usa  point  dans  l'enfance  n'ont  point  dans  la  jeunesse  le  même 
abus.  Mais  on  doit  se  souvenir  qu'ici  ma  constante  maxime  est  de 
mettre  partout  la  chose  au  pis.  Je  cherche  d'abord  à  prévenir  le 
vice;  et  puis  je  le  suppose,  afin  d'y  remédier. 


LIVRE  IV.  4^7 

VOUS,  mais  dans  votre  élève;  partagez  ses  fautes 
pour  l'en  corriger  :  chargez-vous  de  sa  honte  pour 
l'effacer  :  imitez  ce  brave  Romain  qui ,  voyant  fuir 
son  armée  et  ne  pouvant  la  rallier,  se  mit  à  fuir 
à  la  tête  de  ses  soldats,  en  criant  :  Ils  ne  fuient  pas  , 
ils  suivent  leur  capitaine.  Fut-il  déshonoré  pour 
cela?  Tant  s'en  faut  :  en  sacrifiant  ainsi  sa  gloire 
il  l'augmenta.  La  force  du  devoir,  la  beauté  de  la 
vertu  entraînent  malgré  nous  nos  suffrages  et  ren- 
versent nos  insensés  préjugés.  Si  je  recevais  un 
soufflet  en  remplissant  mes  fonctions  auprès  d'E- 
mile, loin  de  me  venger  de  ce  soufflet,  j'irais  par- 
tout m'en  vanter;  et  je  doute  qu'il  y  eût  dans  le 
monde  un  homme  assez  vil  "  pour  ne  pas  m'en 
respecter  davantage. 

Ce  n'est  pas  que  l'élève  doive  supposer  dans  le 
maître  des  lumières  aussi  bornées  que  les  siennes 
et  la  même  facilité  à  se  laisser  séduire.  Cette  opinion 
est  bonne  pour  un  enfant,  qui,  ne  sachant  rien 
voir ,  rien  comparer ,  met  tout  le  monde  à  sa  portée , 
et  ne  donne  sa  confiance  qu'à  ceux  qui  savent  s'y 
mettre  en  effet.  Mais  un  jeune  homme  de  l'âge 
d'Emile,  et  aussi  sensé  que  lui ,  n'est  plus  assez  sot 
pour  prendre  ainsi  le  change ,  et  il  ne  serait  pas 
bon  qu'il  le  prît.  La  confiance  qu'il  doit  avoir  en 
son  gouverneur  est  d'une  autre  espèce  :  elle  doit 
porter  sur  l'autorité  de  la  raison ,  sur  la  supériorité 
des  liunières ,  sur  les  avantages  que  le  jeune  homme 
est  en  état  de  connaître,  et  dont  il  sent  l'utilité 
pour  lui.  Une  longue  expérience  l'a  convaincu  qu'il 

"  Je  me  trompais,  j'en  ai  découveit  un;  c'est  M.  Formey. 


458  EMILE. 

est  aimé  de  son  conducteur;  que  ce  conducteur  est 
un  homme  sage,  éclairé,  qui,  voulant  son  bonheur, 
sait  ce  qui  peut  le  lui  procurer.  Il  doit  savoir  que  , 
pour  son  propre  intérêt,  il  lui  convient  d'écouter 
ses  avis.  Or ,  si  le  maître  se  laissait  tromper  comme 
le  disciple,  il  perdrait  le  droit  d'en  exiger  de  la 
déférence  et  de  lui  donner  des  leçons.  Encore  moins 
l'élève  doit-il  supposer  que  le  maître  le  laisse  à 
dessein  tomber  dans  des  pièges,  et  tend  des  em- 
bûches à  sa  simplicité.  Que  faut-il  donc  faire  pour 
éviter  à  la  fois  ces  deux  inconvénients?  Ce  qu'il  y 
a  de  meilleur  et  de  plus  naturel;  être  simple  et 
vrai  comme  lui  ;  l'avertir  des  périls  auxquels  il  s'ex- 
pose; les  lui  montrer  clairement,  sensiblement, 
mais  sans  exagération ,  sans  humeur ,  sans  pédan- 
tesque  étalage,  surtout  sans  lui  donner  vos  avis 
pour  des  ordres ,  jusqu'à  ce  qu'ils  le  soient  devenus 
et  que  ce  ton  impérieux  soit  absolument  nécessaire. 
S'obstine-t-il  après  cela,  comme  il  fera  très-souvent; 
alors  ne  lui  dites  plus  rien;  laissez-le  en  liberté, 
suivez-le ,  imitez-le ,  et  cela  gaiement,  franchement  ; 
livrez-vous,  amusez-vous  autant  que  lui,  s'il  est 
possible.  Si  les  conséquences  deviennent  trop  fortes, 
vous  êtes  toujours  là  pour  les  arrêter  ;  et  cependant 
combien  le  jeune  homme,  témoin  de  votre  pré- 
voyance et  de  votre  complaisance,  ne  doit-il  pas 
être  à  la  fois  frappé  de  l'iuie  et  touché  de  l'autre! 
Toutes  ses  fautes  sont  autant  de  liens  qu'il  vous 
fournit  pour  le  retenir  au  besoin.  Or,  ce  qui  fait 
ici  le  plus  grand  art  du  maître ,  c'est  d'amener  les 
occasions  et  de  diriger  les  exhortations  de  manière 


LIVRE  IV.  4% 

qu'il  sache  d'avance  quand  le  jeune  homme  cédera , 
et  quand  il  s'obstinera ,  afin  de  l'environner  partout 
des  leçons  de  l'expérience,  sans  jamais  l'exposer  à 
de  trop  grands  dangers. 

Avertissez-le  de  ses  fautes  avant  qu'il  y  tombe  : 
quand  il  y  est  tombé,  ne  les  lui  reprochez  point; 
vous  ne  feriez  qu'enflammer  et  mutiner  son  amour- 
propre.  Une  leçon  qui  révolte  ne  profite  pas.  Je 
ne  connais  rien  de  plus  inepte  que  ce  mot ,  Je  vous 
V avais  bien  dit.  Le  meilleur  moyen  de  faire  qu'il  se 
souvienne  de  ce  qu'on  lui  a  dit  est  de  paraître 
l'avoir  oublié.  Tout  au  contraire,  quand  vous  le 
verrez  honteux  de  ne  vous  avoir  pas  cru ,  effacez 
doucement  cette  humiliation  par  de  bonnes  paroles. 
Il  s'affectionnera  sûrement  à  vous  en  voyant  que 
vous  vous  oubliez  pour  lui ,  et  qu'au  lieu  d'achever 
de  l'écraser  vous  le  consolez.  Mais  si  à  son  chagrin 
vous  ajoutez  des  reproches  ,  il  vous  prendra  en 
haine,  et  se  fera  une  loi  de  ne  vous  plus  écouter, 
comme  pour  vous  prouver  qu'il  ne  pense  pas  comme 
vous  sur  l'importance  de  vos  avis. 

Le  tour  de  vos  consolations  peut  encore  être 
pour  lui  une  instruction  d'autant  plus  utile  qu'il 
ne  s'en  défiera  pas.  En  lui  disant,  je  suppose ,  que 
mille  autres  font  les  mêmes  fautes ,  vous  le  mettez 
loin  de  son  compte  :  vous  le  corrigez  en  ne  pa- 
raissant que  le  plaindre:  car,  pour  celui  qui  croit 
valoir  mieux  que  les  autres  hommes,  c'est  une 
excuse  bien  mortifiante  que  de  se  consoler  par  leur 
exemple;  c'est  concevoir  que  le  plus  qu'il  peut 
prétendre  est  qu'ils  ne  valent  pas  mieux  que  lui. 


46o  EMILE. 

Le  temps  des  fautes  est  celui  des  fables.  En  cen- 
surant le  coupable  sous  un  masque  étranger,  on 
l'instruit  sans  l'offenser  ;  et  il  comprend  alors  que 
.l'apologue  n'est  pas  un  mensonge,  par  la  vérité 
dont  il  se  fait  l'application.  L'enfant  qu'on  n'a  jamais 
trompé  par  des  louanges  n'entend  rien  à  la  fable 
que  j'ai  ci-devant  examinée ,  mais  l'étourdi  qui  vient 
d'être  la  dupe  d'un  flatteur  conçoit  à  merveille  que 
le  corbeau  n'était  qu'un  sot.  Ainsi ,  d'un  fait  il  tire 
une  maxime  ;  et  l'expérience,  qu'il  eut  bientôt  ou- 
bliée, se  grave,  au  moyen  de  la  fable,  dans  son  ju- 
gement. Il  n'y  a'  point  de  connaissance  morale 
qu'on  ne  puisse  acquérir  par  l'expérience  d'autrui 
ou  par  la  sienne.  Dans  les  cas  où  cette  expérience 
est  dangereuse,  au  lieu  de  la  faire  soi-même,  on 
tire  sa  leçon  de  l'histoire.  Quand  l'épreuve  est  sans 
conséquence,  il  est  bon  que  le  jeune  homme  y 
reste  exposé;  puis,  au  moyen  de  l'apologue,  on  ré- 
dige en  maximes  les  cas  particuliers  qui  lui  sont 
connus. 

Je  n'entends  pas  pourtant  que  ces  maximes  doi- 
vent être  développées,  ni  même  énoncées.  Rien 
n'est  si  vain ,  si  mal  entendu ,  que  la  morale  par  la- 
quelle on  termine  la  plupart  des  fables;  comme  si 
cette  morale  n'était  pas  ou  ne  devait  pas  être  éten- 
due dans  la  fable  même  de  manière  à  la  rendre  sen- 
sible au  lecteur!  Pourquoi  donc,  en  ajoutant  cette 
morale  à  la  fin ,  lui  ôter  le  plaisir  de  la  trouver  de 
son  chef?  Le  talent  d'instruire  est  de  faire  que  le 
disciple  se  plaise  à  l'instruction.  Or ,  pour  qu'il  s'y 
plaise,  il  ne  faut  pas  que  son  esprit  reste  tellement 


LIVRE  IV.  4^1 

passif  à  tout  ce  que  vous  lui  dites ,  qu'il  n'ait  abso- 
lument rien  à  faire  pour  vous  entendre.  Il  faut  que 
l'amour-propre  du  maître  laisse  toujours  quelque 
prise  au  sien  ;  il  faut  qu'il  se  puisse  dire  :  Je  con- 
çois ,  je  pénètre ,  j'agis ,  je  m'instruis.  Une  des  choses 
qui  rendent  ennuyeux  le  Pantalon  de  la  comédie 
italienne,  est  le  soin  qu'il  prend  d'interpréter  au 
parterre  des  platises  qu'on  n'entend  déjà  que  trop. 
Je  ne  veux  point  qu'un  gouverneur  soit  Pantalon , 
encore  moins  un  auteur.  Il  faut  toujours  se  faire  en- 
tendre ,  mais  il  ne  faut  pas  toujours  tout  dire:  celui 
qui  dit  tout  dit  peu  de  choses,  car  à  la  fin  on  ne 
l'écoute  plus.  Que  signifient  ces  quatre  vers  que  La 
Fontaine  ajoute  à  la  fable  de  la  grenouille  qui  s'enfle? 
A-t-ilpeur  qu'on  ne  l'ait  pas  compris?  A-t-il  besoin, 
ce  grand  peintre,  d'écrire  les  noms  au-dessous  des 
objets  qu'il  peint?  Loin  de  généraliser  par  là  sa 
morale,  il  la  particularise,  il  la  restreint  en  quelque 
sorte  aux  exemples  cités ,  et  empêche  qu'on  ne  l'ap- 
plique à  d'autres.  Je  voudrais  qu'avant  de  mettre 
les  fables  de  cet  auteur  inimitable  entre  les  mains 
d'un  jeune  homme,  on  en  retranchât  toutes  ces 
conclusions  par  lesquelles  il  prend  la  peine  d'expli- 
quer ce  qu'il  vient  de  dire  aussi  clairement  qu'a- 
gréablement. Si  votre  élève  n'entend  la  fable  qu'à 
l'aide  de  l'explication ,  soyez  sûr  qu'il  ne  l'entendra 
pas  même  ainsi. 

Il  importerait  encore  de  donner  à  ces  fables  un 
ordre  plus  didactique  et  plus  conforme  aux  pro» 
grès  des  sentiments  et  des  lumières  du  jeune  ado- 
lescent. Conçoit-on  rien  de  moins  raisonnable  que 


462  EMILE. 

d'aller  suivre  exactement  l'ordre  numérique  du 
livre,  sans  égard  au  besoin  ni  à  l'occasion?  D'a- 
bord le  corbeau,  puis  la  cigale'*, puis  la  grenouille, 
puis  les  deux  mulets ,  etc.  J'ai  sur  le  cœur  ces  deux 
mulets,  parce  que  je  me  souviens  d'avoir  vu  un 
enfant  élevé  pour  la  finance ,  et  qu'on  étourdissait 
de  l'emploi  qu'il  allait  remplir,  lire  cette  fable, 
l'apprendre  ,  la  dire  ,  la  redire  cent  et  cent  fois , 
sans  en  tirer  jamais  la  moindre  objection  contre  le 
métier  auquel  il  était  destiné.  Non -seulement  je 
n'ai  jamais  vu  d'enfants  faire  aucune  application 
solide  des  fables  qu'ils  apprenaient,  mais  je  n'ai  ja- 
mais vu  que  personne  se  souciât  de  leur  faire  faire 
cette  application.  Le  prétexte  de  cette  étude  est 
l'instruction  morale;  mais  le  véritable  objet  de  la 
mère  et  de  l'enfant  n'est  que  d'occuper  de  lui  toute 
une  compagnie ,  tandis  qu'il  récite  ses  fables;  aussi 
les  oublie-t-il  toutes  en  grandissant,  lorsqu'il  n'est 
plus  question  de  les  réciter,  mais  d'en  profiter.  En- 
core une  fois,  il  n'appartient  qu'aux  hommes  de 
s'instruire  dans  les  fables  ;  et  voici  pour  Emile  le 
temps  de  commencer. 

Je  montre  de  loin,  car  je  ne  veux  pas  non  plus 
tout  dire,  les  routes  qui  détournent  de  la  bonne, 
afin  qu'on  apprenne  à  les  éviter.  Je  crois  qu'en 
suivant  celle  que  j'ai  marquée ,  votre  élève  achet- 
tera  la  connaissance  des  hommes  et  de  soi-même 
au  meilleur  marché  qu'il  est  possible;  que  vous  le 
mettrez  au  point  de  contempler  les  jeux  de  la  for- 

^  Il  faut  encore  appliquer  ici  la  correction  de  M.  Formey.  C'est 
la  cigale ,  puis  le  corbeau ,  etc. 


LIVRE  IV.  4^3 

tune  sans  envier  le  sort  de  ses  favoris,  et  d'être 
content  de  lui  sans  se  croire  plus  sage  que  les  au- 
tres. Vous  avez  aussi  commencé  à  le  rendre  acteur 
pour  le  rendre  spectateur:  il  faut  achever;  car  du 
parterre  on  voit  les  objets  tels  qu'ils  paraissent, 
mais  de  la  scène  on  les  voit  tels  qu'ils  sont.  Pour 
embrasser  le  tout ,  il  faut  se  mettre  dans  le  point 
de  vue  ;  il  faut  approcher  pour  voir  les  détails.  Mais 
à  quel  titre  un  jeune  homme  entrera-t-il  dans  les  af- 
faires du  inonde  ?  Quel  droit  a-t-il  d'être  initié  dans 
ces  mystères  ténébreux  ?  Des  intrigues  de  plaisir 
bornent  les  intérêts  de  son  âge  ;  il  ne  dispose  encore 
que  de  lui-même;  c'est  comme  s'il  ne  disposait  de 
rien.  L'homme  est  la  plus  vile  des  marchandises, 
et ,  parmi  nos  importants  droits  de  propriété ,  celui 
de  la  personne  est  toujours  le  moindre  de  tous. 

Quand  je  vois  que,  dans  l'âge  de  la  plus  grande 
activité ,  l'on  borne  les  jeunes  gens  à  des  études  pu- 
rement spéculatives,  et  qu'après,  sans  la  moindre 
expérience,  ils  sont  tout  d'un  coup  jetés  dans  le 
monde  et  dans  les  affaires,  je  trouve  qu'on  ne 
choque  pas  moins  la  raison  que  la  nature,  et  je  ne 
5uis  plus  surpris  que  si  peu  de  gens  sachent  se 
conduire.  Par  quel  bizarre  tour  d'esprit  nous  ap- 
prend-on tant  de  choses  inutiles,  tandis  que  l'art  , 
d'agir  est  compté  pour  rien  ?  On  prétend  nous  for- 
mer pour  la  société ,  et  l'on  nous  instruit  comme 
si  chacun  de  nous  devait  passer  sa  vie  à  penser  seul 
dans  sa  cellule,  ou  à  traiter  des  sujets  en  l'air  avec 
des  indifférents.  Vous  croyez  apprendre  à  vivre  à 
vos  enfants ,  en  leur  enseignant  certaines  contor- 


464  EMILE. 

sions  du  corps  et  certaines  formules  de  paroles  qui 
ne  signifient  rien.  Moi  aussi,  j'ai  appris  à  vivre  à 
mon  Emile,  car  je  lui  ai  appris  à  vivre  avec  lui- 
même,  et  de  plus,  à  savoir  gagner  son  pain.  Mais 
ce  n'est  pas  assez.  Pour  vivre  dans  le  monde,  il 
faut  savoir  traiter  avec  les  hommes,  il  faut  con- 
naître les  instruments  qui  donnent  prise  sur  eux; 
il  faut  calculer  l'action  et  réaction  de  l'intérêt  par- 
ticulier dans  la  société  civile,  et  prévoir  si  juste  les 
événements ,  qu'on  soit  rarement  trompé  dans  ses 
entreprises,  ou  qu'on  ait  du  moins  toujours  pris 
les  meilleurs  moyens  pour  réussir.  Les  lois  ne  per- 
mettent pas  aux  jeunes  gens  de  faire  leurs  propres 
affaires,  et  de  disposer  de  leur  propre  bien  :  mais 
que  leur  serviraient  ces  précautions,  si,  jusqu'à 
l'âge  prescrit,  ils  ne  pouvaient  acquérir  aucune  ex- 
périence? Ils  n'auraient  rien  gagné  d'attendre,  et  se- 
raient tout  aussi  neufs  à  vingt-cinq  ans  qu'à  quinze. 
Sans  doute  il  faut  empêcher  qu'un  jeune  homme, 
aveuglé  par  son  ignorance ,  ou  trompé  par  ses  pas- 
sions ,  ne  se  fasse  du  mal  à  lui-même  ;  mais  à  tout 
âge  il  est  permis  d'être  bienfaisant,  à  tout  âge  on 
peut  protéger ,  sous  la  direction  d'un  homme  sage, 
les  malheureux  qui  n'ont  besoin  que  d'appui. 

Les  nourrices,  les  mères  s'attachent  aux  enfants 
par  les  soins  qu'elles  leur  rendent;  l'exercice  des 
vertus  sociales  porte  au  fond  des  cœurs  l'amour  de 
l'humanité  :  c'est  en  faisant  le  bien  qu'on  devient 
bon  ;  je  ne  connais  point  de  pratique  plus  sûre. 
Occupez  votre  élève  à  toutes  les  bonnes  actions 
qui  sont  à  sa  portée  ;  que  l'intérêt  des  indigents 


LIVRE   IV.  465 

soit  toujours  le  sien  ;  qu'il  ne  les  assiste  pas  seule- 
ment de  sa  bourse,  mais  de  ses  soins  ;  qu'il  les  serve , 
qu'il  les  protège,  qu'il  leur  consacre  sa  personne 
et  son  temps  ;  qu'il  se  fasse  leur  homme  d'affaires  : 
il  ne  remplira  de  sa  vie  un  si  noble  emploi.  Com- 
bien d'opprimés,  qu'on  n'eût  jamais  écoutés,  ob- 
tiendront justice,  quand  il  la  demandera  pour  eux 
avec  cette  intrépide  fermeté  que  donne  l'exercice 
de  la  vertu;  quand  il  forcera  les  portes  des  grands 
et  des  riches  ;  quand  il  ira ,  s'il  le  faut ,  jusqu'au 
pied  du  trône  faire  entendre  la  voix  des  infortunés, 
à  qui  tous  les  abords  sont  fermés  par  leur  misère , 
et  que  la  crainte  d'être  punis  des  maux  qu'on  leur 
fait  empêche  même  d'oser  s'en  plaindre  ! 

Mais  ferons-nous  d'Emile  un  chevalier  errant,  un 
redresseur  des  torts,  un  paladin?  Ira-t-il  s'ingérer 
dans  les  affaires  publiques,  faire  le  sage  et  le  dé- 
fenseur des  lois  chez  les  grands,  chez  les  magis- 
trats, chez  le  prince,  faire  le  solliciteur  chez  les 
juges  et  l'avocat  dans  les  tribunaux?  Je  ne  sais  rien 
de  tout  cela.  Les  noms  badins  et  ridicules  ne  chan- 
gent rien  à  la  nature  des  choses.  Il  fera  tout  ce 
qu'il  sait  être  utile  et  bon.  Il  ne  fera  rien  de  plus , 
et  il  sait  que  rien  n'est  utile  et  bon  pour  lui  de  ce 
qui  ne  convient  pas  à  son  âge.  Il  sait  que  son  pre- 
mier devoir  est  envers  lui-même  ;  que  les  jeunes 
gens  doivent  se  défier  d'eux ,  être  circonspects  dans 
leur  conduite,  respectueux  devant  les  gens  plus 
âgés,  retenus  et  discrets  à  parler  sans  sujet,  mo- 
destes dans  les  choses  indifférentes,  mais  hardis  à 
bien  faire,  et  courageux  à  dire  la  vérité.  Tels  étaient 
R.  lu.  3o 


466  EMILE; 

ces  illustres  Romains  qui ,  avant  d'être  admis  dans 
les  charges,  passaient  leur  jeunesse  à  poursuivre  le 
crime  et  à  défendre  l'innocence,  sans  autre  intérêt 
que  celui  de  s'instruire  en  servant  la  justice  et 
protégeant  les  bonnes  mœurs. 

Emile  n'aime  ni  le  bruit  ni  les  querelles,  non-seu- 
lement entre  les  hommes'',  pas  même  entre  les  ani- 

*  Mais  si  on  lui  cherche  querelle  à  lui-même ,  comment  se  con- 
duira-t-il?  Je  réponds  qu'il  n'aura  jamais  de  querelle,  qu'il  ne  s'y 
prêtera  jamais  assez  pour  en  avoir.  Mais  enfin,  poursuivra-t-on , 
qui  est-ce  qui  est  à  l'abri  d'un  soufflet  ou  d'un  démenti  d&  la  part 
d'un  brutal ,  d'un  ivrogne  ou  d'un  brave  coquin  ,  qui ,  pour  avoir 
le  plaisir  de  tuer  son  homme ,  commence  par  le  déshonorer  ?  C'est 
autre  chose  ;  ii  ne  faut  point  que  l'honneur  des  citoyens  ni  leur  vie 
soit  à  la  merci  d'un  brutal ,  d'un  ivrogne  ou  d'un  brave  coquin ,  et 
l'on  ne  peut  pas  plus  se  préserver  d'un  pareil  accident  que  de  la 
chute  d'une  tuile.  Un  soufflet  et  un  démenti  reçus  et  endurés  ont 
dés  effets  civils  que  nulle  sagesse  ne  peut  prévenir ,  et  dont  nul  tri- 
bunal ne  peut  venger  l'offensé.  L'insuffisance  des  lois  lui  rend  donc 
en  cela  son  indépendance  ;  il  est  alors  seul  magistrat ,  seul  juge 
entre  l'offenseur  et  lui  :  il  est  seul  interprète  et  ministre  de  la  loi 
naturelle;  il  se  doit  justice  et  peut  seul  se  la  rendre,  et  il  n'y  a  sur 
la  terre  nul  gouvernement  assez  insensé  pour  le  punir  de  se  l'être 
faite  en  pareil  cas.  Je  ne  dis  pas  qu'il  doive  s'aller  battre ,  c'est  une 
extravagance  ;  je  dis  qu'il  se  doit  justice ,  et  qu'il  en  est  le  seul  dis- 
pensateur. Sans  tant  de  vains  édits  contre  les  duels ,  si  j'étais  sou- 
verain ,  je  réponds  qu'il  n'y  aurait  jamais  ni  soufflet  ni  démenti 
donné  dans  mes  états ,  et  cela  pai'  un  moyen  fort  simple  dont  les 
tribunaux  ne  se  mêleraient  point.  Quoi  qu'il  en  soit,  Emile  sait  en 
pareil  cas  la  justice  qu'il  se  doit  à  lui-même ,  et  l'exemple  qu'il  doit 
à  la  sûreté  des  gens  d'honneur.  Il  ne  dépend  pas  de  l'homme  le 
plus  ferme  d'empêcher  qu'on  ne  l'insulte ,  mais  il  dépend  de  lui 
d'empêcher  qu'on  ne  se  vante  long-temps  de  l'avoir  insulté  '. 

'  Cette  note  a  fourni  à  la  critique  un  aliment  dont  la  malignité  et  la  mau- 
vaise foi  se  sont  empressées  de  profiter.  Au  reste  ,  l'idée  que  Rousseau  fait  seule- 
ment entrevoir  ici ,  et  sur  laquelle  il  parait  éviter  de  s'expliquer  plus  ouverte- 
ment ,  est  clairement  énoncée  et  même  développée  dans  une  de  ses  lettres  à 
l'abbé  M***,  du  14  mars  1770.  Il  y  joint  le  récit  d'une  anecdote  très-remar- 
quable qui  a  fait  naître  cette  idée  dans  son  esprit.  Son  opinion  est  qu'on  peut 
se  venger  sur-le-champ  d'une  insulte  qui  déshonore  et  st  faire  justice  soi-même , 
puisque  ,  dans  cette  supposition  ,  il  n'appartient  qu'à  soi  de  se  la  faire.  Voyez  , 
dans  cette  édition  ,  la  note  sur  la  lettre  indiquée. 


LIVRE  IV.  467 

maux.  Il  n'excita  jamais  deux  chiens  à  se  battre;  ja- 
mais il  ne  fit  poursuivre  un  chat  par  un  chien.  Cet 
esprit  de  paix  est  un  effet  de  son  éducation ,  qui , 
n'ayant  point  fomenté  l'amour- propre  et  la  haute 
opinion  de  lui-même,  l'a  détourné  de  chercher  ses 
plaisirs  dans  la  domination  et  dans  le  malheur  d'au- 
trui.  Il  souffre  quand  il  voit  souffrir;  c'est  un  sen- 
timent naturel.  Ce  qui  fait  qu'un  jeune  homme 
s'endurcit  et  se  complaît  à  voir  tourmenter  un  être 
sensible ,  c'est  quand  un  retour  de  vanité  le  fait  se 
regarder  comme  exempt  des  mêmes  peines  par  sa 
sagesse  ou  par  sa  supériorité.  Celui  qu'on  a  garanti 
de  ce  tour  d'esprit  ne  saurait  tomber  dans  le  vice  qui 
en  est  l'ouvrage.  Emile  aime  donc  la  paix.  L'image 
du  bonheur  le  flatte,  et  quand  il  peut  contribuer 
à  le  produire ,  c'est  un  moyen  de  plus  de  le  parta- 
ger. Je  n'ai  pas  supposé  qu'en  voyant  des  malheu- 
reux il  n'aurait  pour  eux  que  cette  pitié  stérile  et 
cruelle  qui  se  contente  de  plaindre  les  maux  qu'elle 
peut  guérir.  Sa  bienfaisance  active  lui  donne  bien- 
tôt des  lumières  qu'avec  un  cœur  plus  dur  il  n'eût 
point  acquises,  ou  qu'il  eût  acquises  beaucoup  plus 
tard.  S'il  voit  régner  la  discorde  entre  ses  camarades, 
il  cherche  à  les  réconcilier;  s'il  voit  des  affligés,  il 
s'informe  du  sujet  de  leurs  peines;  s'il  voit  deux 
hommes  se  haïr,  il  veut  connaître  la  cause  de  leur 
inimitié  ;  s'il  voit  un  opprimé  gémir  des  vexations 
du  puissant  et  du  riche,  il  cherche  de  quelles  ma- 
nœuvres se  couvrent  ces  vexations;  et,  dans  l'in- 
térêt qu'il  prend  à  tous  les  misérables ,  les  moyens 
de  finir  leurs  maux  ne  sont  jamais  indifférents  pour 

3o. 


468  i;MlLE. 

lui.  Qu'avons-noiis  donc  à  faire  pour  tirer  parti  de 
ces  dispositions  d'une  manière  convenable  à  son 
âge?  De  régler  ses  soins  et  ses  connaissances,  et 
d'employer  son  zèle  à  les  augmenter. 

Je  ne  me  lasse  point  de  le  redire  :  mettez  toutes 
les  leçons  des  jeunes  gens  en  actions  plutôt  qu'en 
discours;  qu'ils  n'apprennent  rien  dans  les  livres 
de  ce  que  l'expérience  peut  leur  enseigner.  Quel 
extravagant  projet  de  les  exercer  à  parler,  sans 
sujet  de  rien  dire;  de  croire  leur  faire  sentir,  sur 
les  bancs  d'un  collège,  l'énergie  du  langage  des 
passions  et  toute  la  force  de  l'art  de  persuader, 
sans  intérêt  de  rien  persuader  à  personne!  Tous 
les  préceptes  de  la  rhétorique  ne  semblent  qu'un 
pur  verbiage  à  quiconque  n'en  sent  pas  l'usage 
pour  son  profit.  Qu'importe  à  un  écolier  de  savoir 
comment  s'y  prit  Annibal  pour  déterminer  ses  sol- 
dats à  passer  les  Alpes?  Si,  au  lieu  de  ces  magni- 
fiques harangues,  vous  lui  disiez  comment  il  doit 
s'y  prendre  pour  porter  son  préfet  à  lui  donner 
congé,  soyez  sûr  qu'il  serait  plus  attentif  à  vos 
règles. 

Si  je  voulais  enseigner  la  rhétorique  à  un  jeime 
homme  dont  toutes  les  passions  fussent  déjà  déve- 
loppées ,  je  lui  présenterais  sans  cesse  des  objets 
propres  à  flatter  ses  passions,  et  j'examinerais  avec 
lui  quel  langage  il  doit  tenir  aux  autres  hommes 
pour  les  engager  à  favoriser  ses  désirs.  Mais  mon 
Emile  n'est  pas  dans  une  situation  si  avantageuse 
à  l'art  oratoire  ;  borné  presque  au  seul  nécessaire 
physique,  il  a  moins  besoin  des  autres  que  les 


LIVRE  IV.  4^ 

autres  n'ont  besoin  de  lui;  et  n'ayant  rien  à  leur 
demander  pour  lui-même ,  ce  qu'il  veut  leur  per- 
suader ne  le  touche  pas  d'assez  près  pour  l'émou- 
voir excessivement.  Il  suit  de  là  qu'en  général  il 
doit  avoir  un  langage  simple  et  peu  figuré.  Il  parle 
ordinairement  au  propre  et  seulement  pour  être 
entendu.  Il  est  peu  sentencieux,  parce  qu'il  n'a 
pas  appris  à  généraliser  ses  idées  :  il  a  peu  d'images, 
parce  qu'il  est  rarement  passionné. 

Ce  n'est  pas  pourtant  qu'il  soit  tout-à-fait  fleg- 
matique et  froid;  ni  son  âge,  ni  ses  mœurs,  ni  ses 
goùls ,  ne  le  permettent  :  dans  le  feu  de  l'adoles- 
cence,  les  esprits  vivifiants,  retenus  et  cohobés 
dans  son  sang,  portent  à  son  jeune  cœur  une  cha- 
leur qui  brille  dans  ses  regards,  qu'on  sent  dans 
ses  discours,  qu'on  voit  dans  ses  actions.  Son  lan- 
gage a  pris  de  l'accent,  et  quelquefois  de  la  véhé- 
mence. Le  noble  sentiment  qui  l'inspire  lui  donne 
de  la  force  et  de  l'élévation  :  pénétré  du  tendre 
amour  de  l'humanité,  il  transmet  en  parlant  les 
mouvements  de  son  ame  ;  sa  généreuse  franchise  a 
je  ne  sais  quoi  de  plus  enchanteur  que  l'artificieuse 
éloquence  des  autres  ;  ou  plutôt  lui  seul  est  véri- 
tablement éloquent,  puisqu'il  n'a  qu'à  montrer  ce 
qu'il  sent  pour  le  communiquer  à  ceux  qui  l'é- 
coutent. 

Plus  j'y  pense,  plus  je  trouve  qu'en  mettant  ainsi 
la  bienfaisance  en  action  et  tirant  de  nos  bons  ou 
mauvais  succès  des  réflexions  sur  leurs  causes ,  il 
y  a  peu  de  connaissances  utiles  qu'on  ne  puisse 
cultiver  dans  l'esprit  d'un  jeune  homme ,  et  qu'avec 


■'] 


47^  ^MILE. 

tout  le  vrai  savoir  qu'on  peut  acquérir  dans  les 
collèges ,  il  acquerra  de  plus  une  science  plus  im- 
portante encore,  qui  est  l'application  de  cet  acquis 
aux  usages  de  la  vie.  Il  n'est  pas  possible  que ,  pre- 
nant tant  d'intérêt  à  ses  semblables,  il  n'apprenne 
de  bonne  beure  à  peser  et  apprécier  leurs  actions  , 
leurs  goûts,  leurs  plaisirs,  et  à  donner  en  général 
une  plus  juste  valeur  à  ce  qui  peut  contribuer  ou 
nuire  au  bonheur  des  hommes,  que  ceux  qui,  ne 
s'intéressant  à  personne,  ne  font  jamais  rien  pour 
autrui.  Ceux  qui  ne  traitent  jamais  que  leurs  pro- 
pres affaires  se  passionnent  trop  pour  juger  saine- 
ment des  choses.  Rapportant  tout  à  eux  seuls,  et 
réglant  sur  leur  seul  intérêt  les  idées  du  bien  et 
du  mal,  ils  se  remplissent  l'esprit  de  mille  préju- 
gés ridicules,  et,  dans  tout  ce  qui  porte  atteinte 
à  leur  moindre  avantage,  ils  voient  aussitôt  le 
bouleversement  de  tout  l'univers. 

Étendons  Tamour- propre  sur  les  autres  êtres, 
nous  le  transformerons  en  vertu  ;  et  il  n'y  a  point 
de  cœur  d'homme  dans  lequel  cette  vertu  n'ait  sa 
racine.  Moins  l'objet  de  nos  soins  tient  immédia- 
tement à  nous-mêmes,  moins  l'illusion  de  l'intérêt 
particulier  est  à  craindre  ;  plus  on  généralise  cet 
intérêt ,  plus  il  devient  équitable ,  et  l'amour  du 
genre  humain  n'est  autre  chose  en  nous  que  l'a- 
mour de  la  justice.  Voulons -nous  donc  qu'Emile 
aime  la  vérité,  voulons -nous  qu'il  la  connaisse; 
dans  les  affaires  tenons-le  toujours  loin  de  lui.  Plus 
ses  soins  seront  consacrés  au  bonheur  d'autrui , 
plys  ils  seront  éclairés  et  sages,  et  moins  il  se  trom- 


LIVRE   IV.  471 

pera  sur  ce  qui  est  bien  ou  mal  :  mais  ne  souf- 
frons jamais  en  lui  de  préférence  aveugle ,  fondée 
uniquement  sur  des  acceptions  de  personnes  ou 
sur  d'injustes  préventions.  Et  pourquoi  nuirait -il 
à  l'un  pour  servir  l'autre?  Peu  lui  importe  à  qui 
tombe  un  plus  grand  bonheur  en  partage ,  pourvu 
qu'il  concoure  au  plus  grand  bonheur  de  tous  : 
c'est  là  le  premier  intérêt  du  sage  après  l'intérêt 
privé  ;  car  chacun  est  partie  de  son  espèce  et  non 
d'un  autre  individu. 

Pour  empêcher  la  pitié  de  dégénérer  en  fai- 
blesse ,  il  faut  donc  la  généraliser  et  l'étendre  sur 
tout  le  genre  humain.  Alors  on  ne  s'y  livre  qu'au- 
tant qu'elle  est  d'accord  avec  la  justice,  parce  que, 
de  toutes  les  vertus ,  la  justice  est  celle  qui  concourt 
le  plus  au  bien  commun  des  hommes.  Il  faut  par 
raison,  par  amour  pour  nous,  avoir  pitié  de  notre 
espèce  encore  plus  que  de  notre  prochain  ;  et  c'est 
une  très-grande  cruauté  envers  les  hommes  que  la 
pitié  pour  les  méchants. 

Au  reste  ,  il  faut  se  souvenir  que  tous  ces 
moyens,  par  lesquels  je  jette  ainsi  mon  élève  hors 
de  lui-même ,  ont  cependant  toujours  un  rapport 
direct  à  lui,  puisque  non -seulement  il  en  résulte 
une  jouissance  intérieure,  mais  qu'en  le  rendant 
bienfaisant  au  profit  des  autres  je  travaille  à  sa 
propre  instruction. 

J'ai  d'abord  donné  les  moyens,  et  maintenant 
j'en  montre  l'effet.  Quelles  grandes  vues  je  vois 
s'arranger  peu  à  peu  dans  sa  tête!  Quels  senti- 
ments sublimes  étouffent  dans  son  coeur  le  germe 


472  EMILE. 

des  petites  passions  !  Quelle  netteté  de  judiciaire , 
quelle  justesse  de  raison  je  vois  se  former  en  lui 
de  ses  penchants  cultivés,  de  l'expérience  qui  con- 
centre les  vœux  d'une  ame  grande  dans  l'étroite 
borne  des  possibles,  et  fait  qu'un  homme  supérieur 
aux  autres,  ne  pouvant  les  élever  à  sa  mesure,  sait 
s'abaisser  à  la  leur!  Les  vrais  principes  du  juste, 
les  vrais  modèles  du  beau,  tous  les  rapports  mo- 
raux des  êtres ,  toutes  les  idées  de  l'ordre ,  se  gra- 
vent dans  son  entendement;  il  voit  la  place  de 
chaque  chose  et  la  cause  qui  l'en  écarte  ;  il  voit  ce 
qui  peut  faire  le  bien  et  ce  qui  l'empêche.  Sans 
avoir  éprouvé  les  passions  humaines ,  il  connaît 
leurs  illusions  et  leur  jeu. 

J'avance,  attiré  par  la  force  des  choses,  mais 
sans  m'en  imposer  sur  les  jugements  des  lecteurs. 
Depuis  long-temps  ils  me  voient  dans  le  pays  des 
chimères;  moi  je  les  vois  toujours  dans  le  pays  des 
préjugés.  En  m'écartant  si  fort  des  opinions  vul- 
gaires, je  ne  cesse  de  les  avoir  présentes  à  mon 
esprit  :  je  les  examine,  je  les  médite ,  non  pour  les 
suivre  ni  pour  les  fuir,  mais  pour  les  peser  à  la  ba- 
lance du  raisonnement.  Toutes  les  fois  qu'il  me 
force  à  m'écarter  d'elles ,  instruit  par  l'expérience , 
je  me  tiens  déjà  pour  dit  qu'ils  ne  m'imiteront  pas  :  je 
sais  que,  s'obstinant  à  n'imaginer  possible  que  ce 
qu'ils  voient,  ils  prendront  le  jeune  homme  que 
je  figure  pour  un  être  imaginaire  et  fantastique, 
parce  qu'il  diffère  de  ceux  auxquels  ils  le  compa- 
rent ;  sans  songer  qu'il  faut  bien  qu'il  en  diffère , 
puisque  élevé  tout  différemment,  affecté  de  sen- 


LIVRE   IV.  47^ 

timents  tout  contraires,  instruit  tout  autrement 
qu'eux,  il  serait  beaucoup  plus  surprenant  qu'il 
leur  ressemblât  que  d'être  tel  que  je  le  suppose. 
Ce  n'est  pas  l'homme  de  l'homme,  c'est  l'homme 
de  la  nature.  Assurément  il  doit  être  fort  étranger 
à  leurs  yeux. 

En  commençant  cet  ouvrage ,  je  ne  supposais  rien 
que  tout  le  monde  ne  put  observer  ainsi  que  moi, 
parce  qu'il  est  un  point,  savoir  la  naissance  de 
l'homme ,  duquel  nous  partons  tous  également  : 
mais  plus  nous  avançons ,  moi  pour  cultiver  la  na- 
ture ,  et  vous  pour  la  dépraver ,  plus  nous  nous 
éloignons  les  uns  des  autres.  Mon  élève,  à  six  ans, 
différait  peu  des  vôtres  que  vous  n'aviez  pas  en- 
core eu  le  temps  de  défigurer  ;  maintenant  ils 
n'ont  plus  rien  de  semblable  ;  et  l'âge  de  l'homme 
fait,  dont  il  approche,  doit  le  montrer  sous  une 
forme  absolument  différente,  si  je  n'ai  pas  perdu 
tous  mes  soins.  La  quantité  d'acquis  est  peut-être 
assez  égale  de  part  et  d'autre  ;  mais  les  choses  ac- 
quises ne  se  ressemblent  point.  Vous  êtes  étonnés 
de  trouver  à  l'un  des  sentiments  sublimes  dont  les 
autres  n'ont  pas  le  moindre  germe  ;  mais  consi- 
dérez aussi  que  ceux-ci  sont  déjà  tous  philosophes 
et  théologiens,  avant  qu'Emile  sache  seulement  ce 
que  c'est  que  philosophie  et  qu'il  ait  même  entendu 
parler  de  Dieu. 

Si  donc  on  venait  me  dire ,  Rien  de  ce  que  vous 
supposez  n'existe  ;  les  jeunes  gens  ne  sont  point 
faits  ainsi;  ils  ont  telle  ou  telle  passion;  ils  font 
ceci  ou  cela  :  c'est  comme  si  l'on  niait  que  jamais 


474  :ÉM1LE. 

poirier  fût  un  grand  arbre ,  parce  qu*on  n'en  voit 
que  de  nains  dans  nos  jardins. 

Je  prie  ces  juges,  si  prompts  à  la  censure,  de 
considérer  que  ce  qu'ils  disent  là  je  le  sais  tout  aussi 
bien  qu'eux,  que  j'y  ai  probablement  réfléchi  plus 
long-temps,  et  que,  n'ayant  nul  intérêt  à  leur  en  im- 
poser, j'ai  droit  d'exiger  qu'ils  se  donnent  au  moins 
le  temps  de  chercher  en  quoi  je  rhe  trompe.  Qu'ils 
examinent  bien  la  constitution  de  l'homme  ,  qu'ils 
suivent  les  premiers  développements  du  cœur  dans 
telle  ou  telle  circonstance  ,  afin  de  voir  combien 
un  individu  peut  différer  d'un  autre  par  la  force 
de  l'éducation;  qu'ensuite  ils  comparent  la  mienne 
aux  effets  que  je  lui  donne;  et  qu'ils  disent  en  quoi 
j'ai  mal  raisonné  :  je  n'aurai  rien  à  répondre. 

Ce  qui  me  rend  plus  affirmatif ,  et ,  je  crois,  plus 
excusable  de  l'être ,  c'est  qu'au  lieu  de  me  livrer  à 
l'esprit  de  système ,  je  donne  le  moins  qu'il  est 
possible  au  raisonnement  et  ne  me  fie  qu'à  l'ob- 
servation. Je  ne  me  fonde  point  sur  ce  que  j'ai  ima- 
giné, mais  sur  ce  que  j'ai  vu.  Il  est  vrai  que  je  n'ai 
pas  renfermé  mes  expériences  dans  l'enceinte  des 
murs  d'une  ville  ni  dans  un  seul  ordre  de  gens; 
mais ,  après  avoir  comparé  tout  autant  de  rangs  et 
de  peuples  que  j'en  ai  pu  voir  dans  une  vie  passée 
à  les  observer ,  j'ai  retranché  comme  artificiel  ce  qui 
était  d'un  peuple  et  non  pas  d'un  autre ,  d'un  état 
et  non  pas  d'un  autre  ,  et  n'ai  regardé  comme  appar- 
tenant incontestablement  à  l'homme,  que  ce  qui 
était  commun  à  tous,  à  quelque  âge,  dans  quel- 
que rang ,  et  dans  quelque  nation  que  ce  fût. 


LIVRE  IV.  4'75 

Or ,  si ,  selon  cette  méthode ,  vous  suivez  dès 
f enfance  un  jeune  horçme  qui  n'aura  point  reçu 
de  forme  particulière ,  et  qui  tiendra  le  moins  qu'il 
est  possible  à  l'autorité  et  à  l'opinion  d'autrui  ;  à 
qui  de  mon  élève  ou  des  vôtres  pensez-vous  qu'il 
ressemblera  le  plus  ?  Voilà ,  ce  me  semble ,  la  ques- 
tion qu'il  faut  résoudre  pour  savoir  si  je  me  suis 
égaré. 

L'homme  ne  commence  pas  aisément  à  penser , 
mais  sitôt  qu'il  commence  il  ne  cesse  plus.  Qui- 
conque a  pensé  pensera  toujours,  et  l'entendement 
une  fois  exercé  à  la  réflexion  ne  peut  plus  rester 
en  repos.  On  pourrait  donc  croire  que  j'en  fais 
trop  ou  trop  peu ,  que  l'esprit  humain  n'est  point 
naturellement  si  prompt  à  s'ouvrir,  et  qu'après  lui 
avoir  donné  des  facilités  qu'il  n'a  pas,  je  le  tiens 
trop  long-temps  inscrit  dans  un  cercle  d'idées  qu'il 
doit  avoir  franchi. 

Mais  considérez  premièrement  que,  voulant  for- 
mer l'homme  de  la  nature,  il  ne  s'agit  pas  pour 
cela  d'en  faire  un  sauvage  et  de  le  reléguer  au  fond 
des  bois  ;  mais  qu'enfermé  dans  le  tourbillon  so- 
cial, il  suffit  qu'il  ne  s'y  laisse  entraîner  ni  par 
les  passions  ni  par  les  opinions  des  hommes  ;  qu'il 
voie  par  ses  yeux  ,  qu'il  sente  par  son  cœur;  qu'au- 
cune autorité  ne  le  gouverne  hors  celle  de  sa  pro- 
pre raison.  Dans  cette  position  il  est  clair  que  la 
multitude  d'objets  qui  le  frappent,  les  fréquents  sen- 
timents dont  il  est  affecté,  les  divers  moyens  de 
pourvoir  à  ses  besoins  réels,  doivent  lui  donner 
beaucoup  d'idées  qu'il  n'aurait  jamais  eues,  ou  qu'il 


{\']6  EMILE. 

eût  acquises  plus  lentement.  Le  progrès  naturel  à 
l'esprit  est  accéléré,  mais  ^lon  renversé.  Le  même 
homme  qui  doit  rester  stupide  dans  les  forets  doit 
devenir  raisonnable  et  sensé  dans  les  villes ,  quand 
il  y  sera  simple  spectateur.  Rien  n'est  plus  propre 
à  rendre  sage  que  les  folies  qu'on  voit  sans  les  par- 
tager; et  celui  même  qui  les  partage  s'instruit  en- 
core ,  pourvu  qu'il  n'en  soit  pas  la  dupe  et  qu'il 
n'y  porte  pas  l'erreur  de  ceux  qui  les  font. 

Considérez  aussi  que ,  bornés  par  nos  facultés 
aux  choses  sensibles ,  nous  n'offrons  presque  au- 
cune prise  aux  notions  abstraites  de  la  philosophie 
et  aux  idées  purement  intellectuelles.  Pour  y  at- 
teindre il  faut,  ou  nous  dégager  du  corps  auquel 
nous  sommes  si  fortement  attachés,  ou  faire  d'objet 
en  objet  un  progrès  graduel  et  lent,  ou  enfin  fran- 
chir rapidement  et  presque  d'un  saut  l'intervalle 
par  un  pas  de  géant  dont  l'enfance  n'est  pas  ca- 
pable ,  et  pour  lequel  il  faut  même  aux  hommes  bien 
des  échelons  faits  exprès  pour  eux.  La  première 
idée  abstraite  est  le  premier  de  ces  échelons  ;  mais 
j'ai  bien  de  la  peine  à  voir  cominent  on  s'avise  de 
le  construire. 

L'Être  incompréhensible  qui  embrasse  tout,  qui 
donne  le  mouvement  au  monde  et  forme  tout  le 
système  des  êtres ,  n'est  ni  visible  à  nos  yeux ,  ni 
palpable  à  nos  mains;  il  échappe  à  tous  nos  sens  : 
l'ouvrage  se  montre,  mais  l'ouvrier  se  cache.  Ce 
n'est  pas  une  petite  affaire  de  connaître  enfin  qu'il 
existe  ,  et  quand  nous  sommes  parvenus  là ,  quand 
nous  nous  demandons,  quel  est-il?  où  est-il?  notre 


LIVRE   IV.  477 

esprit  se  confond ,  s'égare ,  et  nous  ne  savons  plus 
que  penser. 

Locke  veut  qu'on  commence  par  l'étude  des  es- 
prits ,  et  qu'on  passe  ensuite  à  celle  des  corps.  Cette 
méthode  est  celle  de  la  superstition,  des  préjugés, 
de  l'erreur  :  ce  n'est  point  celle  de  la  raison ,  ni 
même  de  la  nature  bien  ordonnée;  c'est  se  boucher 
les  yeux  pour  apprendre  à  voir.  Il  faut  avoir  long- 
temps étudié  les  corps  pour  se  faire  une  véritable 
notion  des  esprits ,  et  soupçonner  qu'ils  existent. 
L'ordre  contraire  ne  sert  qu'à  établir  le  matéria- 
lisme. 

Puisque  nos  sens  sont  les  premiers  instruments 
de  nos  connaissances ,  les  êtres  corporels  et  sensi- 
bles sont  les  seuls  dont  nous  ayons  immédiatement 
l'idée.  Ce  mot  esprit  n'a  aucun  sens  pour  quicon- 
que n'a  pas  philosophé.  Un  esprit  n'est  qu'un  corps 
pour  le  peuple  et  pour  les  enfants.  N'imaginent-ils 
pas  des  esprits ,  qui  crient,  qui  parlent ,  qui  battent, 
qui  font  du  bruit?  Or  on  m'avouera  que  des  es- 
prits qui  ont  des  bras  et  des  langues  ressemblent 
beaucoup  à  des  corps.  Voilà  pourquoi  tous  les 
peuples  du  monde,  sans  excepter  les  Juifs,  se  sont 
fait  des  dieux  corporels.  Nous-mêmes,  avec  nos 
termes  d'esprit,  de  Trinité,  de  Personnes,  sommes 
pour  la  plupart  de  vrais  anthropomorphites  ".  J'a- 
voue qu'on  nous  apprend  à  dire  que  Dieu  est  par- 
tout :  mais  nous  croyons  aussi  que  l'air  est  partout, 

*  De  ùyêpoTTos,  homme,  et  ju.o^'^li ,  forme.  On  a  donné  ce  nom  à 
d'anciens  liérétiques,  qui,  prenant  à  la  lettre  ce  qui  est  dit  de  Dieu 
dans  l'Écriture ,  prétendaient  qu'il  avait  réellement  une  forme  hu- 
maine. 


478  :ÉMILE. 

aii  moins  dans  notre  atmosphère  ;  et  le  mot  esprit  y 
dans  son  origine ,  ne  signifie  lui-même  que  souffle 
eXvent.  Sitôt  qu'on  accoutume  les  gens  à  dire  des 
mots  sans  les  entendre,  il  est  facile  après  cela  de 
leur  faire  dire  tout  ce  qu'on  veut 

Le  sentiment  de  notre  action  sur  les  autres  corps 
a  dû  d'abord  nous  faire  croire  que ,  quand  ils  agis- 
saient sur  nous ,  c'était  d'une  manière  semblable  à 
celle  dont  nous  agissons  sur  eux.  Ainsi  l'homme  a 
commencé  par  animer  tous  les  êtres  dont  il  sentait 
l'action.  Se  sentant  moins  fort  que  la  plupart  de 
ces  êtres,  faute  de  connaître  les  bornes  de  leur 
puissance,  il  l'a  supposée  illimitée,  et  il  en  fit  des 
dieux  aussitôt  qu'il  en  fit  des  corps.  Durant  les 
premiers  âges,  les  hommes,  effrayés  de  tout,  n'ont 
rien  vu  de  mort  dans  la  nature.  L'idée  de  la  matière 
n'a  pas  été  moins  lente  à  se  former  en  eux  que  celle 
de  l'esprit,  puisque  cette  première  idée  est  une 
abstraction  elle-même.  Ils  ont  ainsi  rempli  l'uni- 
vers de  dieux  sensibles.  Les  astres,  les  vents,  les 
montagnes ,  les  fleuves ,  les  arbres ,  les  villes ,  les 
maisons  même ,  tout  avait  son  ame ,  son  dieu ,  sa 
vie.  Les  marmousets  de  Laban,  les  manitous  des 
sauvages,  les  fétiches  des  Nègres,  tous  les  ouvrages 
de  la  nature  et  des  hommes  ont  été  les  premières 
divinités  des  mortels  ;  le  polythéisme  a  été  leur  pre- 
mière religion ,  et  l'idolâtrie  leur  premier  culte.  Ils 
n'ont  pu  reconnaître  un  seul  Dieu  que  quand ,  gé- 
néralisant de  plus  en  plus  leurs  idées,  ils  ont  été 
en  état  de  remonter  à  une  première  cause,  de  réu- 
nir le  système  total  des  êtres  sous  une  seule  idée, 


LIVRE   IV.  479 

et  de  donner  un  sens  au  mot  substance^  lequel  est 
au  fond  la  plus  grande  des  abstractions.  Tout  en- 
fant qui  croit  en  Dieu  est  donc  nécessairement 
idolâtre,  ou  du  moins  anthropomorphite;  et  quand 
une  fois  l'imagination  a  vu  Dieu,  il  est  bien  rare 
que  l'entendement  le  conçoive.  Voilà  précisément 
l'erreur  où  mène  l'ordre  de  Locke. 

Parvenu,  je  ne  sais  comment,  à  l'idée  abstraite 
de  la  substance ,  on  voit  que ,  pour  admettre  une 
substance  unique,  il  lui  faudrait  supposer  des  qua- 
lités incompatibles  qui  s'excluent  mutuellement, 
telles  que  la  pensée  et  l'étendue ,  dont  l'une  est  es- 
sentiellement divisible,  et  dont  l'autre  exclut  toute 
divisibilité.  On  conçoit  d'ailleurs  que  la  pensée,  ou 
si  l'on  veut  le  sentiment,  est  une  qualité  primitive 
et  inséparable  de  la  substance  à  laquelle  elle  ap- 
partient; qu'il  en  est  de  même  de  l'étendue  par  rap- 
port à  sa  substance.  D'où  l'on  conclut  que  les  êtres 
qui  perdent  une  de  ces  qualités  perdent  la  subs- 
tance à  laquelle  elle  appartient,  que  par  conséquent 
la  mort  n'est  qu'une  séparation  de  substances,  et 
que  les  êtres  où  ces  deux  qualités  sont  réunies  sont 
composés  des  deux  substances  auxquelles  ces  deux 
qualités  appartiennent. 

Or  considérez  maintenant  quelle  distance  reste 
encore  entre  la  notion  des  deux  substances  et  celle 
de  la  nature  divine  ;  entre  l'idée  incompréhensible 
de  l'action  de  notre  ame  sur  notre  corps  et  l'idée 
de  l'action  de  Dieu  sur  tous  les  êtres.  Les  idées  de 
création,  d'annihilation,  d'ubiquité,  d'éternité,  de 
toute-puissance ,  celles  des  attributs  divins ,  toutes 


48o  EMILE. 

ces  idées  qu'il  appartient  à  si  peu  d'hommes  de  voir 
aussi  confuses  et  aussi  obscures  qu'elles  le  sont ,  et 
qui  n'ont  rien  d'obscur  pour  le  peuple,  parce  qu'il 
n'y  comprend  rien  du  tout,  comment  se  présen- 
teront-elles dans  toute  leur  force  ,  c'est-à-dire 
dans  toute  leur  obscurité,  à  de  jeunes  esprits  en- 
core occupés  aux  premières  opérations  des  sens 
et  qui  ne  conçoivent  que  ce  qu'ils  touchent?  C'est 
en  vain  que  les  abîmes  de  l'infini  sont  ouverts  tout 
autour  de  nous  ;  un  enfant  n'en  sait  point  être 
épouvanté  ;  ses  faibles  yeux  n'en  peuvent  sonder 
la  profondeur.  Tout  est  infini  pour  les  enfants,  ils 
ne  savent  mettre  de  bornes  à  rien;  non  qu'ils 
fassent  la  mesure  fort  longue,  mais  parce  qu'ils  ont 
l'entendement  court.  J'ai  même  remarqué  qu'ils 
mettent  l'infini  moins  au-delà  qu'au -deçà  des  di- 
mensions qui  leur  sont  connues.  Ils  estimeront  un 
espace  immense  bien  plus  par  leurs  pieds  que  par 
leurs  yeux;  il  ne  s'étendra  pas  pour  eux  plus  loin 
qu'ils  ne  pourront  voir,  mais  plus  loin  qu'ils  ne 
pourront  aller.  Si  on  leur  parle  de  la  puissance  de 
Dieu ,  ils  l'estimeront  presque  aussi  fort  que  leur 
père.  En  toute  chose,  leur  connaissance  étant  pour 
eux  la  mesure  des  possibles,  ils  jugent  ce  qu'on 
leur  dit  toujours  moindre  que  ce  qu'ils  savent.  Tels 
sont  les  jugements  naturels  à  l'ignorance  et  à  la 
faiblesse  d'esprit.  Ajax  eût  craint  de  se  mesurer 
avec  Achille,  et  défie  Jupiter  au  combat,  parce  qu'il 
connaît  Achille  et  ne  connaît  pas  Jupiter.  Un  paysan 
suisse  qui  se  croyait  le  plus  riche  des  hommes ,  et 
à  qui  l'on  tâchait  d'expliquer  ce  que  c'était  qu'un 


LIVRE   IV.  4<^1 

roi ,  demandait  d'un  air  fier  si  le  roi  pourrait  bien 
avoir  cent  vaches  à  la  montagne. 

Je  prévois  combien  de  lecteurs  seront  surpris  de 
me  voir  suivre  tout  le  premier  âge  de  mon  élève 
sans  lui  parler  de  rt'ligion.  A  quinze  ans  il  ne  sa- 
vait s'il  avait  une  ame,  et  peut-être  à  dix-huit  n'est- 
il  pas  encore  temps  qu'il  l'apprenne  ;  car,  s'il  l'ap- 
prend plus  tôt  qu'il  ne  faut ,  il  court  risque  de  ne 
le  savoir  jamais. 

Si  j'avais  à  peindre  la  stupidité  fâcheuse,  je  pein- 
drais un  pédant  enseignant  le  catéchisme  à  des  en- 
fants ;  si  je  voulais  rendre  un  enfant  fou ,  je  l'oblioje- 
rais  d'expliquer  ce  qu'il  dit  en  disant  son  catéchisme. 
On  m'objectera  que  la  plupart  des  dogmes  du  chris- 
tianisme étant  des  mystères ,  attendre  que  l'esprit 
humain  soit  capable  de  les  concevoir,  ce  n'est  pas 
attendre  que  l'enfant  soit  homme ,  c'est  attendre 
que  l'homme  ne  soit  plus.  A  cela  je  réponds  pre- 
mièrement qu'il  y  a  des  mystères  qu'il  est  non-seu- 
lement impossible  à  l'homme  de  concevoir,  mais  de 
croire,  et  que  je  ne  vois  pas  ce  qu'on  gagne  à  les 
enseigner  aux  enfants,  si  ce  n'est  de  leur  apprendre 
à  mentir  de  bonne  heure.  Je  dis  de  plus  que,  pour 
admettre  les  mystères,  il  faut  comprendre  au  moins 
qu'ils  sont  incompréhensibles  ;  et  les  enfants  ne 
sont  pas  même  capables  de  cette  conception -là. 
Pour  l'âge  où  tout  est  mystère,  il  n'y  a  point  de 
mystères  proprement  dits. 

Il  faut  croire  en  Dieu  pour  être  sauvé.  Ce  dogme 
mal  entendu  est  le  principe  de  la  sanguinaire  in- 
tolérance, et  la  cause  de  toutes  ces  vaines  instruc- 
R.  m.  3i 


482  KM  II.  F. 

tions  qui  portent  le  coup  mortel  à  la  raison  humaine 
en  l'accoutumant  à  se  payer  de  mots.  Sans  cloute 
il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre  pour  mériter  le 
salut  éternel  :  mais  si,  pour  l'obtenir,  il  suffit  de 
répéter  certaines  paroles,  je  ne  vois  pas  ce  qui 
nous  empêche  de  peupler  le  ciel  de  sansonnets  et 
de  pies,  tout  aussi-bien  que  d'enfants. 

L'obligation  de  croire  en  suppose  la  possibilité. 
Le  philosophe  qui  ne  croit  pas  a  tort,  parce  qu'il 
use  mal  de  la  raison  qu'il  a  cultivée,  et  qu'il  est  en 
état  d'entendre  les  vérités  qu'il  rejette.  Mais  l'en- 
fant qui  professe  la  religion  chrétienne ,  que  croit- 
il?  ce  qu'il  conçoit;  et  il  conçoit  si  peu  ce  qu'on  lui 
fait  dire,  que  si  vous  lui  dites  le  contraire  il  l'adop- 
tera tout  aussi  volontiers.  La  foi  des  enfants  et  de 
beaucoup  d'hommes  est  une  affaire  de  géographie. 
Seront-ils  récompensés  d'être  nés  à  Rome  plutôt 
qu'à  la  Mecque  ?  On  dit  à  l'un  que  Mahomet  est 
le  prophète  de  Dieu ,  et  il  dit  que  Mahomet  est  le 
prophète  de  Dieu  ;  on  dit  à  l'autre  que  Mahomet 
est  un  fourbe,  et  il  dit  que  Mahomet  est  un  fourbe. 
Chacun  des  deux  eût  affirmé  ce  qu'affirme  l'autre, 
s'ils  se  fussent  trouvés  transposés.  Peut-on  partir 
de  deux  dispositions  si  semblables  pour  envoyer 
l'un  en  paradis  et  l'autre  en  enfer*?  Quand  un  en- 
fant dit  qu'il  croit  en  Dieu,  ce  n'est  pas  en  Dieu 
qu'il  croit,  c'est  à  Pierre  ou  à  Jacques  qui  lui  disent 

*  Var.  «  On  dit  à  l'un  qu'il  faut  honorer  Mahomet ,  et  il  dit  qu'il 
«  honore  Mahomet;  on  dit  k  l'autre  qu'il  faut  honorer  la  Vierge,  et 
«  il  dit  qu'il  honore  la  Vierge.  Chacun  des  deux  aurait  fait  ce  qu'a 
«  fait  l'autre,  s'ils  se  fussent  trouvés  transposés.  Peut-on  partir  de 
«  deux  sentiments  si  semhlables  ponr....  >• 


LIVRE   IV.  l^S'^ 

qu'il  y  a  quelque  chose  qu'on  appelle  Dieu;  et  il 
le  croit  à  la  manière  d'Euripide  : 

O  Jupiter  !  car  de  toi  rien  sinon 

Je  ne  connais  seulement  que  le  nom  ". 

Nous  tenons  que  nul  enfant  mort  avant  l'âge  de 
raison  ne  sera  privé  du  bonheur  éternel  :  les  ca- 
tholiques croient  la  même  chose  de  tous  les  enfants 
qui  ont  reçu  le  baptême,  quoiqu'ils  n'aient  jamais 
entendu  parler  de  Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où  l'on 
peut  être  sauvé  sans  croire  en  Dieu,  et  ces  cas  ont 
lieu,  soit  dans  l'enfance,  soit  dans  la  démence, 
quand  l'esprit  humain  est  incapable  des  opérations 
nécessaires  pour  reconnaître  la  Divinité.  Toute  la 
différence  que  je  vois  ici  entre  vous  et  moi  est  que 
vous  prétendez  que  les  enfants  ont  à  sept  ans  cette 
capacité,  et  que  je  ne  la  leur  accorde  pas  même  à 
quinze.  Que  j'aie  tort  ou  raison,  il  ne  s'agit  pas  ici 
d'un  article  de  foi,  mais  d'une  simple  observation 
d'histoire  naturelle. 

Par  le  même  principe ,  il  est  clair  que  tel  homme  ? 
parvenu  jusqu'à  la  vieillesse  sans  croire  en  Dieu, 
ne  sera  pas  pour  cela  privé  de  sa  présence  dans 
l'autre  vie  si  son  aveuglement  n'a  pas  été  volontaire , 
et  je  dis  qu'il  ne  l'est  pas  toujours.  Vous  en  conve- 
nez pour  les  insensés  qu'une  maladie  prive  de  leurs 
facultés   spirituelles  î   mais   non    de   leur   qualité 

"  Plutarque  ,  Traité  de  l'Amour,  traduction  d'Aniyot.  C'est  ainsi 
que  commençait  d'abord  la  tragédie  de  Ménalippe;  mais  les  cla- 
meurs du  peuple  d'Athènes  forcèrent  Euripide  à  chr.nger  ce  com- 
mencement. 


484  EMILE. 

d'homme,  ni  par  conséquent  du  droit  aux  bien- 
faits de  leur  créateur.  Pourquoi  donc  n'en  pas  con- 
venir pour  ceux  qui,  séquestrés  de  toute  société 
dès  leur  enfance,  auraient  mené  une  vie  absolu- 
ment sauvage,  privés  des  lumières  qu'on  n'acquiert 
que  dans  le  commerce  des  hommes"^?  Car  il  est  d'une 
impossibilité  démontrée  qu'un  pareil  sauvage  put 
jamais  élever  ses  réflexions  jusqu'à  la  connaissance 
du  vrai  Dieu.  La  raison  nous  dit  qu'un  homme 
n'est  punissable  que  par  les  fautes  de  sa  volonté, 
et  qu'une  ignorance  invincible  ne  lui  saurait  être 
imputée  à  crime.  D'où  il  suit  que,  devant  la  justice 
éternelle,  tout  homme  qui  croirait,  s'il  avait  des  lu- 
mières nécessaires,  est  réputé  croire,  et  qu'il  n'y 
aura  d'incrédules  punis  que  ceux  dont  le  cœur  se 
ferme  à  la  vérité. 

Gardons- nous  d'annoncer  la  vérité  à  ceux  qui 
ne  sont  pas  en  état  de  l'entendre ,  car  c'est  y  vou- 
loir substituer  l'erreur.  Il  vaudrait  mieux  n'avoir 
aucune  idée  de  la  Divinité  que  d'en  avoir  des  idées 
basses,  fantastiques,  injurieuses,  indignes  d'elle; 
c'est  un  moindre  mal  de  la  méconnaître  que  de 
l'outrager.  J'aimerais  mieux ,  dit  le  bon  Plutarque  *, 
qu'on  crût  qu'il  n'v  a  point  de  Plutarque  au  monde, 
que  si  l'on  disait  que  Plutarque  est  injuste,  en- 
vieux, jaloux,  et  si  tyran,  qu'il  exige  plus  qu'il  ne 
laisse  le  pouvoir  de  faire. 

IjC  grand  mal  des  images  difformes  de  la  Divi- 

"  Sur  l'état  uaturel  de   l'esprit  humain  et  sur  la  lenteur  de  ses 
progrès ,  voyez  la  première  Partie  du  Discours  sur  l'Inégalité. 
Traité  de  la  Superstition  ,  §  27. 


LIVRE  IV.  485 

nité  qu'on  trace  dans  l'esprit  des  enfants,  est 
qu'elles  y  restent  toute  leur  vie ,  et  qu'ils  ne  con- 
çoivent plus,  étant  hommes,  d'autre  Dieu  que  ce- 
lui des  enfants.  J'ai  vu  en  Suisse  une  bonne  et 
pieuse  mère  de  famille  tellement  convaincue  de 
cette  maxime,  qu'elle  ne  voulut  point  instruire 
son  fils  de  la  religion  dans  le  premier  âge,  de  peur 
que,  content  de  cette  instruction  grossière,  il  n'en 
négligeât  une  meilleure  à  l'âge  de  raison.  Cet  en- 
fant n'entendait  jamais  parler  de  Dieu  qu'avec 
recueillement  et  révérence,  et,  sitôt  qu'il  en  vou- 
lait parler  lui-même,  on  lui  imposait  silence, 
comme  sur  un  sujet  trop  sublime  et  trop  grand 
pour  lui.  Cette  réserve  excitait  sa  curiosité,  et  son 
amour-propre  aspirait  au  moment  de  connaître  ce 
mystère  qu'on  lui  cachait  avec  tant  de  soin.  Moins 
on  lui  parlait  de  Dieu ,  moins  on  souffrait  qu'il 
en  parlât  lui-même ,  et  plus  il  s'en  occupait  :  cet 
enfant  voyait  Dieu  partout.  Et  ce  que  je  craindrais 
de  cet  air  de  mystère  indiscrètement  affecté,  se- 
rait qu'en  allumant  trop  l'imagination  d'un  jeune 
homme  on  n'altérât  sa  tête,  et  qu'enfin  l'on  n'en 
fit  un  fanatique  au  lieu  d'en  faire  un  croyant. 

Mais  ne  craignons  rien  de  semblable  pour  mon 
Emile,  qui,  refusant  constamment  son  attention 
à  tout  ce  qui  est  au-dessus  de  sa  portée,  écoute 
avec  la  plus  profonde  indifférence  les  choses  qu'il 
n'entend  pas.  Il  y  en  a  tant  sur  lesquelles  il  est 
habitué  à  dire.  Cela  n'est  pas  de  mon  ressort, 
qu'une  de  plus  ne  l'embarrasse  guère;  et,  quand 
il  commence  à  s'inquiéter  de  ces  grandes  ques- 


486  EMILE. 

tions ,  ce  n'est  pas  pour  les  avoir  entendu  propo- 
ser, mais  c'est  quand  le  progrès  naturel  de  ses 
lumières  porte  ses  recherches  de  ce  côté-là. 

Nous  avons  vu  par  quel  chemin  l'esprit  humain 
cultivé  s'approche  de  ces  mystères;  et  je  convien- 
drai volontiers  qu'il  n'y  parvient  naturellement , 
au  sein  de  la  société  même,  que  dans  un  âge  plus 
avancé.  Mais  comme  il  y  a  dans  la  même  société 
des  causes  inévitables  par  lesquelles  le  progrès 
des  passions  est  accéléré,  si  l'on  n'accélérait  de 
même  le  progrès  des  liunières  qui  servent  à  ré- 
gler ces  passions,  c'est  alors  qu'on  sortirait  véri- 
tablement de  l'ordre  de  la  nature,  et  que  l'équi- 
libre serait  rompu.  Quand  on  n'est  pas  maître  de 
modérer  un  développement  trop  rapide ,  il  faut 
mener  avec  la  même  rapidité  ceux  qui  doivent  y 
correspondre;  en  sorte  que  l'ordre  ne  soit  point 
interverti,  que  ce  quj  doit  marcher  ensemble  ne 
soit  point  séparé,  et  que  l'homme,  tout  entier  à 
tous  les  moments  de  sa  vie ,  ne  soit  pas  à  tel  point 
par  une  de  ses  facultés,  et  à  tel  autre  point  par 
les  autres. 

Quelle  difficulté  je  vois  s'élever  ici!  difficulté 
d'autant  plus  grande,  qu'elle  est  moins  dans  les 
choses  que  dans  la  pusillanimité  de  ceux  qui  n'osent 
la  résoudre.  Commençons  au  moins  par  oser  la 
proposer.  Un  enfant  doit  être  élevé  dans  la  religion 
de  son  père  :  on  lui  prouve  toujours  très-bien  *  que 
cette  religion,  quelle  qu'elle  soit,  est  la  seule  vé- 

Manuscrit  :   On   lui   prouve   toujours   très-bien,    très- aisément 
nue  ,  etc. 


LIVRE  IV.  4<^7 

ritable;  que  toutes  les  autres  ne  sont  qu'extrava- 
gance et  absurdité.  La  force  des  arguments  dépend 
absolument ,  sur  ce  point,  du  pays  où  l'on  les  pro- 
pose. Qu'un  Turc,  qui  trouve  le  christianisme  si 
ridicule  à  Gonstantinople ,  aille  voir  comment  on 
trouve  le  mahométisme  à  Paris!  C'est  surtout  en 
matière  de  religion  que  l'opinion  triomphe.  Mais 
nous  qui  prétendons  secouer  son  joug  en  toute 
chose  ;  nous  qui  ne  voulons  rien  donner  à  l'autorité, 
nous  qui  ne  voulons  rien  enseigner  à  notre  Emile 
qu'il  ne  pût  apprendre  de  lui-même  par  tout  pays , 
dans  quelle  religion  l'élèverons-nous  ?  à  quelle  secte 
agrégerons-nous  l'homme  de  la  nature?  La  réponse 
est  fort  simple,  ce  me  semble;  nous  ne  l'agrége- 
rons ni  à  celle-ci  ni  à  celle-là ,  mais  nous  le  mettrons 
en  état  de  choisir  celle  où  le  meilleur  usage  de  sa 
raison  doit  se  conduire. 

Incedo  per  ignés 
Suppositos  cineri  doloso    . 

N'importe  :  le  zèle  et  la  bonne  foi  m'ont  jusqu'ici 
tenu  lieu  de  prudence.  J'espère  que  ces  garants 
ne  m'abandonneront  point  au  besoin.  Lecteurs, 
ne  craignez  pas  de  moi  des  précautions  indignes 
d'un  ami  de  la  vérité  :  je  n'oublierai  jamais  ma  de- 
vise; mais  il  m'est  trop  permis  de  me  défier  de  mes 
jugements.  Au  lieu  de  vous  dire  ici  de  mon  chef  ce 
que  je  pense ,  je  vous  dirai  ce  que  pensait  un  homme 
qui  valait  mieux  que  moi.  Je  garantis  la  vérité  des 

HoR. ,  I^îb.  II ,  od.  I. 


488  EMILE. 

faits  qui  vont  être  rapportés,  ils  sont  réellement 
arrivés  à  l'auteur  du  papier  que  je  vais  transcrire  : 
c'est  à  vous  devoir  si  l'on  peut  en  tirer  des  réflexions 
utiles  sur  le  sujet  dont  il  s'agit.  Je  ne  vous  propose 
point  le  sentiment  d'un  autre  ou  le  mien  pour 
règle;  je  vous  l'offre  à  examiner. 


FIN    DU  TOME  PREMIER. 


IMPRIMERIE   DE    GAIILTIER-I.AGUIONIE ,  SUCCESSECR   DE   V.    DUPONT. 


BIBLIOTHECA 


I 


Lo  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échconce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


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-APR  -71971. 


M  i  7  '80 

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DECO 


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