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Full text of "Oeuvres complètes de Victor Hugo"

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University  of  Ottawa 


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mo 


EDITION  DEFINITIVE  D'APRES  LES  MANUSCRITS  ORIGINAUX 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


DE 


VICTOR    HUGO 

ILLUSTRÉES    DE     GRAVURES    A    L'EAU-FOUTE 

d'après  les  dessins  de 

FRANÇOIS    FLAMENG 


POESIE 


IV 


LES    CHATIMENTS 


PARIS 
ÉDITION     HETZEL-QUANTIN 

LIBRAIRIE     A.    HOUSSIAUX 

Francis  GUILLOT,    Successeur 

7,    RUE  PERRONET,    7 


I 


ŒUVRES    COMPLETES 

DE 

VICTOR    HUGO 


POESIE 
IV 


TOUS    DROITS    RÉSERVÉS 


EDITION  DEFINITIVE  D'APRES  LES  MANUSCRITS  ORIGINAUX 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


l)K 


VICTOR    HUGO 

ILLUSTRÉES     DE     GRAVURES    A    L'EAU-FORTE 

d'après  les  dessins  de 

FRANÇOIS    FLAMENG 


POESIE 

IV 

LES     CHATIMENTS 


PARIS 
ÉDITION     HETZRL-QUANTIN 

LIBRAIRIE     A.    HOUSSIAUX 

Francis   GUJLLOT,    Successeur 

7,  rue  perronet,  7 


PRÉFACE   DE    LA   PREMIÈRE    ÉDITION 


1853 


Il  a  été  publié,  à  Bruxelles,  une  édition  tronquée  de  ce 
livre,  précédée  des  lignes  que  voici  : 


«  Le  faux  serment  est  un  crime. 

«  Le  guet-apens  est  un  crime. 

«  La  séquestration  arbitraire  est  un  crime. 

«  La  subornation  des  fonctionnaires  publics  est  un  crime, 

«  La  subornation  des  juges  est  un  crime. 

«  Le  vol  est  un  crime. 

«  Le  meurtre  est  un  crime. 

POÉS1B,    —   IT.  1 


2 

«  Ce  sera  un  des  plus  douloureux  étonnements  do  l'ave- 
nir que,  dans  de  nobles  pays  qui,  au  milieu  de  la  prostra- 
tion de  l'Europe,  avaient  maintenu  leur  constitution  et  sem- 
blaient être  les  derniers  et  sacrés  asiles  de  la  probité  et  de 
la  liberté,  ce  sera,  disons-nous,  l'etonnement  de  l'avenir 
que,  dans  ces  pays-là,  il  ait  été  fait  des  lois  pour  protéger 
ce  que  toutes  les  lois  humaines,  d'accord  avec  toutes  les 
lois  divines,  ont  dans  tous  les  temps  appelé  crime. 

«  L'honnêteté  universelle  proteste  contre  ces  lois  pro- 
tectrices du  mal. 

«  Pourtant,  que  les  patriotes  qui  défendent  la  liberté, 
que  les  généreux  peuples  auxquels  la  force  voudrait  imposer 
l'immoralité,  ne  désespèrent  pas;  que,  d'un  autre  côté,  les 
coupables,  en  apparence  tout-puissants,  ne  se  hâtent  pas 
trop  de  triompher  en  voyant  les  pages  tronquées  de  ce 
livre. 

«  Quoi  que  fassent  ceux  qui  régnent  chez  eux  par  la 
violence  et  hors  de  chez  eux  par  la  menace,  quoi  que 
fassent  ceux  qui  se  croient  les  maîtres  des  peuples  et  qui 
ne  sont  que  les  tyrans  des  consciences,  l'homme  qui  lutte 
pour  la  justice  et  la  vérité  trouvera  toujours  le  moyen  d'ac- 
complir son  devoir  tout  entier. 

«  La  toute-puissance  du  mal  n'a  jamais  abouti  qu'à  des 
efforts  inutiles.  La  pensée  échappe  toujours  à  qui  tente  de 
l'étouffer.  Elle  se  fait  insaisissable  à  la  compression  ;  elle  se 
réfugie  d'une  forme  dans  l'autre.  Le  flambeau  rayonne  ;  si 
on  l'éteint,  si  on  l'engloutit  dans  les  ténèbres,  le  flambeau 
devient  une  voix,  et  l'on  ne  fail  pas  la  nuit  sur  In  parole; 
si  l'on  met  un  bâillon  à  la  bouche  qui  parle,  la  parole  se 
change  en  lumière,  ci  l'on  ne  bâillonne  pas  la  lumière. 


SOLDATS    DE    L'AN    II 


;DITïUk 


3 

«  Rien  ne  dompte  la  conscience  de  l'homme,  car  la 
conscience  de  l'homme,  c'est  la  pensée  de  Dion. 

«  V.  II.  » 

Les  quelques  lignes  qu'on  vient  de  lire,  préface  d'un 
livre  mutilé,  contenaient  l'engagement  de  publier  le  livre 
.complet.  Cet  engagement,  nous  le  tenons  aujourd'hui. 

V.  II, 


Jersey.  1853. 


AU   MOMENT 


DE  RENTRER  EN  FRANGE 


31  août  187  0 


AU  MOMENT 


DE    RENTRER   EN   FRANGE 


Qui  peut,  en  cet  instant  où  Dieu  peut-être  échoue, 

Deviner 
Si  c'est  du  côté  sombre  ou  joyeux  que  la  roue 

Va  tourner? 


Qu'est-ce  qui  va  sortir  de  ta  main  qui  se  voile, 
0  destin? 


Sera-ce  l'ombre  infâme  et  sinistre,  ou  l'étoile 
Du  matin? 


le  vois  en  même  temps  le  meilleur  et  le  pire; 

Noir  tableau! 
Car  la  France  mérite  Austerlitz,  et  l'empire 
Waterloo. 


J'irai,  je  rentrerai  dans  ta  muraille  sainte, 

0  Paris! 
Je  te  rapporterai  l'âme  jamais  éteinte 

Des  proscrits. 


Puisque  c'est  l'heure  où  tous  doivent  se  mettre  à  l'oeuvre, 

Fiers,  ardents, 
Écraser  au  dehors  le  tigre,  et  la  couleuvre 

Au  dedans; 


Puisque  l'idéal  pur,  n'ayant  pu  nous  convaincre, 

S'engloutit; 
Puisque  nul  n'est  trop  grand  pour  mourir,  ni  pour  vaincre 

Trop  petit; 


Puisqu'on  voit  dans  les  cieux  poindre  l'aurore  noire 
Du  plus  forl  ; 


D 

Puisque  tout  devant  nous  maintenant  est  la  gloire 
Ou  la  mort; 


Puisqu'en  ce  jour  le  sang  ruisselle,  les  toits  brûlent, 

Jour  sacré! 
Puisque  c'est  le  moment  où  les  lâches  reculent, 

J'accourrai, 


Et  mon  ambition,  quand  vient  sur  la  frontière 

L'étranger, 
La  voici  :  part  aucune  au  pouvoir,  part  entière 

Au  danger. 


Puisque  ces  ennemis,  hier  encor  nos  hôtes, 

Sont  chez  nous, 
j'irai,  je  me  mettrai,  France,  devant  tes  fautes 

A  genoux! 


J'insulterai  leurs  chants,  leurs  aigles  noirs,  leurs  serres, 

Leurs  défis; 
Je  te  demanderai  ma  part  de  tes  misères, 

Moi  ton  fils. 


Farouche,  vénérant,  sous  leurs  affronts  infâmes, 
Tes  malheurs, 


10 


Je  baiserai  tes  pieds,  France,  l'œil  plein  de  flammes 
Et  de  pleurs. 


France,  tu  verras  bien  qu'humble  tête  éclipsée 

J'avais  foi, 
Et  que  je  n'eus  jamais  dans  l'âme  une  pensée 

Que  pour  toi. 


Tu  me  permettras  d'être  en  sortant  des  ténèbres 

Ton  enfant; 
Et  tandis  que  rira  ce  tas  d'hommes  funèbres 

Triomphant, 


Tu  ne  trouveras  pas  mauvais  que  je  t'adore, 

En  priant, 
Ébloui  par  ton  front  invincible  que  dore 

L'orient. 


Naguère,  aux  jours  d'orgie  où  l'homme  joyeux  brille, 

Et  croit  peu, 
Pareil  aux  durs  sarments  desséchés  où  pétille 

Un  grand  feu, 


Quand,  ivre  de  splendeur,  de  triomphe  et  de  songes, 
Tu  dansais 


Il 


Et  tu  chantais,  en  proie  aux  éclatants  mensonges 
Du  succès, 


Alors  qu'on  entendait  ta  fanfare  de  fête 

Retentir, 
0  Paris,  je  t'ai  fui  comme  le  noir  prophète 

Fuyait  Tyr. 


Quand  l'empire  en  Gomorrhe  avait  changé  Lutèce, 

Morne,  amer, 
Je  me  cuis  envolé  dans  la  grande  tristesse 

De  la  mer. 


Là,  tragique,  écoutant  ta  chanson,  ton  délire, 

Bruits  confus, 
J'opposais  à  ton  luxe,  à  ton  rêve,  à  ton  rire, 

Un  refus. 


Mais  aujourd'hui  qu'arrive  avec  sa  sombre  foule 

Attila, 
Aujourd'hui  que  le  monde  autour  de  toi  s'écroule, 

Me  voilà. 


France,  être  sur  ta  claie  à  l'heure  où  l'on  te  traîne 
Aux  cheveux, 


I-1 


0  nia  mère,  et  porter  mon  anneau  de  ta  chaîne, 
Je  le  veux! 


J'accours,  puisque  sur  toi  la  bombe  et  la  mitraille 

Ont  craché. 
Tu  me  regarderas  debout  sur  ta  muraille, 

Ou  couché. 


Et  peut-être,  en  ta  terre  où  brille  l'espérance, 

Pur  flambeau, 
Pour  prix  de  mon  exil,  tu  m'accorderas,  France, 

Un  tombeau. 


Bruxelles,  31  août  1870. 


LES 


CHATIMENTS 


NOX 


NOX 


C'est  la  date  choisie  au  fond  de  ta  pensée, 
Prince!  il  faut  en  finir,  —  cette  nuit  est  glacée, 
Viens,  lève-toi!  Flairant  dans  l'ombre  les  escrocs, 
Le  dogue  Liberté  gronde  et  montre  ses  crocs  ; 
Quoique  mis  par  Carlier  à  la  chaîne,  il  aboie  ; 
N'attends  pas  plus  longtemps  !  c'est  l'heure  de  la  proie. 
Vois,  décembre  épaissit  son  brouillard  le  plus  noir; 
Comme  un  baron  voleur  qui  sort  de  son  manoir, 
Surprends,  brusque  assaillant,  l'ennemi  que  tu  cernes. 
Debout!  les  régiments  sont  là  dans  les  casernes, 

POÉSIE.    —  IV.  2 


48  LES    CHATIMENTS. 

Sac  au  dos,  abrutis  de  vin  et  de  fureur, 
N'attendant  qu'un  bandit  pour  faire  un  empereur. 
Mets  ta  main  sur  ta  lampe  et  viens  d'un  pas  oblique; 
Prends  ton  couteau,  l'instant  est  bon  ;  la  république, 
Confiante,  et  sans  voir  tes  yeux  sombres  briller, 
Dort,  avec  ton  serment,  prince,  pour  oreiller. 

Cavaliers,  fantassins,  sortez!  dehors,  les  hordesl 
Sus  aux  représentants  !  soldats,  liez  de  cordes 
Vos  généraux  jetés  dans  la  cave  aux  forçats! 
Poussez,  la  crosse  aux  reins,  l'assemblée  à  Mazas! 
Chassez  la  haute  cour  à  coups  de  plat  de  sabre  ! 
Changez-vous,  preux  de  France,  en  brigands  de  Calabre 
Vous,  bourgeois,  regardez,  vit  troupeau,  vil  limon, 
Comme  un  glaive  rougi  qu'agite  un  noir  démon, 
Le  coup  d'état  qui  sort  flamboyant  de  la  forge  ! 
Les  tribuns  pour  le  droit  luttent;  qu'on  les  égorge! 
Routiers,  condottieri,  vendus,  prostitués, 
Frappez!  tuez  Baudin  !  tuez  Dussoubs  !  tuez! 
Que  fait  hors  des  maisons  ce  peuple?  Qu'il  s'en  aille! 
Soldats,  mitraillez-moi  toute  cette  canaille  ! 
Feu!  feu!  Tu  voteras  ensuite,  ô  peuple  roi! 
Sabrez  le  droit,  sabrez  l'honneur,  sabrez  la  loi! 
Que  sur  les  boulevards  le  sang  coule  en  rivière 
Du  vin  plein  les  bidons!  des  morts  plein  les  civières! 
Qui  veut  de  l'eau-dc-vie  ?  En  ce  temps  pluvieux 
Il  faut  boire.  Soldais,  fusillez-moi  ce  vieux! 
Tuez-moi  cet  enfant.  Qu'est-ce  que  oette  femme? 
C'est  la  mère?  tuez.  Que  tout  ce  peuple  infâme 
Tremble,  el  que  les  pavés  rougissent  ses  talons! 


NOX.  19 

Ce  Paris  odieux  bouge  et  résiste.  Allons! 
Qu'il  sente  le  mépris ,  sombre  et  plein  de  vengeance, 
Que  nous,  la  force,  avons  pour  lui,  l'intelligence! 
L'étranger  respecta  Paris;  soyons  nouveaux! 
Traînons-le  dans  la  boue  aux  crins  de  nos  chevaux! 
Qu'il  meure!  qu'on  le  broie  et  l'écrase  et  l'efface! 
Noirs  canons,  crachez-lui  vos  boulets  à  la  face! 


II 


C'est  fini  !  Le  silence  est  partout,  et  l'horreur. 

Vive  Poulmann  césar  et  Soufflard  empereur! 

On  fait  des  feux  de  joie  avec  les  barricades; 

La  porte  Saint-Denis  sous  ses  hautes  arcades 

Voit  les  brasiers  trembler  au  vent  et  rayonner. 

C'est  fait,  reposez-vous  ;  et  l'on  entend  sonner 

Dans  les  fourreaux  le  sabre  et  l'argent  dans  les  poches. 

De  la  banque  aux  bivouacs  on  vide  les  sacoches. 

Ceux  qui  tuaient  le  mieux  et  qui  n'ont  pas  bronché 

Auront  la  croix  d'honneur  par-dessus  le  marché. 

Les  vainqueurs  en  hurlant  dansent  sur  les  décombres. 

Des  tas  de  corps  saignants  gisent  dans  les  coins  sombres. 

Le  soldat,  gai,  féroce,  ivre,  complice  obscur, 

Chancelle,  et,  de  la  main  dont  il  s'appuie  au  mur, 

Achève  d'écraser  quelque  cervelle  humaine. 

On  boit,  on  rit,  on  chante,  on  ripaille  ;  on  amène 

Des  vaincus  qu'on  fusille,  hommes,  femmes,  enfants. 


50  Li;  S    Cil  ATI. Al  ENTS. 

Les  généraux  dorés  galopenl  triomphants, 

Regardés  par  les  morts  tombés  à  la  renverse. 

Bravo!  César  a  pris  le  chemin  de  traverse! 

Courons  féliciter  l'Elysée  à  présent. 

Du  sang  dans  les  maisons,  clans  les  ruisseaux  du  sang, 

Partout!  Pouf  enjamber  ces  effroyables  mares, 

Les  juges  lestement  retroussent  leurs  simarres, 

El  l'église  joyeuse  en  emporte  un  caillot 

Tout  fumant,  pour  servir  d'écritoire  à  Veuillot. 

Oui,  c'est  bien  vous  qu'hier,  riant  de  vos  férules, 
Un  caporal  chassa  de  vos  chaises  curules, 
Magistrats!  Maintenant  que,  reprenant  du  cœur, 
Vous  êtes  bien  certains  que  Mandrin  est  vainqueur, 
Que  vous  ne  serez  pas  obligés  d'être  intègres, 
Que  Mandrin  dotera  vos  dévouements  allègres, 
Que  c'est  lui  qui  paîra  désormais,  et  très  bien, 
Qu'il  a  pris  le  budget,  que  vous  ne  risquez  rien, 
Qu'il  a  bien  étranglé  la  loi,  qu'elle  est  bien  morte, 
Et  que  vous  trouverez  ce  cadavre  à  sa  porte, 
Accourez,  acclamez,  et  chantez  hosanna! 
Oubliez  le  soulllet  qu'hier  il  vous  donna, 
Et,  puisqu'il  a  lue  vieillards,  mères  et  filles, 
Puisqu'il  est  dans  le  meurtre  entré  jusqu'aux  chevilles, 
Prosternez- vous  de-vani  l'a^sas^in  tout-puissant, 
Et  léchez-lui  les  pieds  pour  effacer  le  sang! 


NOX.  21 


III 


Donc  cet  homme  s'est  dit  :  —  «  Le  maître  des  armées, 

L'empereur  surhumain 
Devant  qui,  gorge  au  vent,  pieds  nus,  les  renommées 

Volaient,  clairons  en  main, 

«  Napoléon,  quinze  ans,  régna  dans  les  tempêtes, 

Du  sud  à  l'aquilon. 
Tous  les  rois  l'adoraient,  lui,  marchant  sur  leurs  tètes, 

Eux,  baisant  son  talon; 

«  Il  prit,  embrassant  tout  dans  sa  vaste  espérance, 

Madrid,  Berlin,  Moscou; 
Je  ferai  mieux,  je  vais  enfoncer  à  la  France 

Mes  ongles  dans  le  cou  ! 

«  La  France  libre  et  fière  et  chantant  la  concorde, 

Marche  à  son  but  sacré; 
Moi,  je  vais  lui  jeter  par  derrière  une  corde 

Et  je  l'étranglerai. 

«  Nous  nous  partagerons,  mon  oncle  et  moi,  l'histoire; 

Le  plus  intelligent, 
C'est  moi,  certe!  il  aura  la  fanfare  de  gloire, 

J'aurai  le  sac  d'argent. 


22  LES   CHATIMENTS. 

«  Je  nie  sers  de  son  nom,  splendide  et  vain  tapage, 

Tombé  dans  mon  berceau. 
Le  nain  grimpe  au  géant.  Je  lui  laisse  sa  page, 

Mais  j'en  prends  le  verso. 

«  Je  me  cramponne  à  lui.  C'est  moi  qui  suis  le  maître. 

J'ai  pour  sort  et  pour  loi 
De  surnager  sur  lui  dans  l'histoire,  ou  peut-être 

De  l'engloutir  sous  moi. 

«  Moi,  chat-hnant,  je  prends  cet  aigle  dans  ma  serre. 

Moi  si  bas,  lui  si  haut, 
Je  le  tiens!  je  choisis  son  grand  anniversaire, 

C'est  le  jour  qu'il  me  faut. 

«  Ce  jour-là,  je  serai  comme  un  homme  qui  monte 

Le  manteau  sur  ses  yeux; 
Nul  ne  se  doutera  que  j'apporte  la  honte 

A  ce  jour  glorieux. 

«  J'irai  plus  aisément  saisir  mon  ennemie 
Dans  mes  poings  meurtriers; 

La  France  ce  jour-Là  sera  mieux  endormie 
Sur  son  lit  de  lauriers.  »  — 

Alors  il  vint,  cassé  de  débauches,  l'œil  terne, 

Fiirtif,  les  traita  pâlis, 
Kl  ce  voleur  de  nuit  alluma  sa  Lanterne 

Au  soleil  d'Austerlitzl 


NOX.  *'J 


IV 


Victoire!  il  était  temps,  prince,  que  tu  parusses! 

Les  filles  d'opéra  manquaient  de  princes  russes; 

Les  révolutions  apportent  de  l'ennui 

Aux  Jeannetons  d'hier,  Pamélas  d'aujourd'hui  ; 

Dans  don  Juan  qui  s'effraie  un  Harpagon  éclate, 

Un  maigre  filet  d'or  sort  de  sa  bourse  plate; 

L'argent  devenait  rare  aux  tripots;  les  journaux 

Faisaient  le  vide  autour  des  confessionnaux  ; 

Le  sacré-cœur,  mourant  de  sa  mort  naturelle, 

Maigrissait;  les  protêts,  tourbillonnant  en  grêle, 

Drus  et  noirs,  aveuglaient  le  portier  de  Magnan  ; 

On  riait  aux  sermons  de  l'abbé  Ravignan  ; 

Plus  de  pur-sang  piaffant  aux  portes  des  donzelles; 

L'hydre  de  l'anarchie  apparaissait  aux  belles 

Sous  la  forme  effroyable  et  triste  d'un  cheval 

De  fiacre  les  traînant  pour  trente  sous  au  bal. 

La  désolation  était  su?  Babylone. 

Mais  tu  surgis,  bras  fort;  tu  te  dresses,  colonne; 

Tout  renaît,  tout  revit,  tout  est  sauvé.  Pour  lors 

Les  figurantes  vont  récolter  des  milords, 

Tous  sont  contents,  soudards,  francs  viveurs,  gent  dévote ; 

Tous  chantent,  monseigneur  l'archevêque,  et  Javotte. 

Allons!  congratulons,  triomphons,  partageons! 


24  LES    CHATIMENTS. 

Los  vieux  partis,  coiffés  en  ailes  de  pigeons, 

Vont  s'inscrire,  adorant  Mandrin,  chez  son  concierge. 

Falstaff  allume  un  punch,  Tartuffe  brûle  un  cierge. 

Vers  l'Elysée  en  joie,  où  sonne  le  tambour, 

Tous  se  hâtent,  Parieu,  Montalembert,  Sibour, 

Rouher,  cette  catin,  Troplong,  cette  servante, 

Grecs,  juifs,  quiconque  a  mis  sa  conscience  en  vente, 

Quiconque  vole  et  ment  cum  privilegio, 

L'homme  du  bénitier,  l'homme  de  l'agio, 

Quiconque  est  méprisable  et  désire  être  infâme, 

Quiconque,  se  jugeant  dans  le  fond  de  son  âme, 

Se  sent  assez  forçat  pour  être  sénateur. 

Myrmidon  de  César  admire  la  hauteur. 

Lui,  fait  la  roue  et  trône  au  centre  de  la  fête. 

—  Eh  bien,  messieurs,  la  chose  est-elle  un  peu  bien  faite? 

Qu'en  pense  Papavoine  et  qu'en  dit  Loyola? 

Maintenant  nous  ferons  voter  ces  drôles-là  ; 

Partout  en  lettres  d'or  nous  écrirons  le  chiffre.  — 

Gai  !  tapez  sur  la  caisse  et  soufflez  dans  le  fifre  ; 

Braillez  vos  salvum  fac,  messeigneurs  ;  en  avant 

Des  églises,  abri  profond  du  Dieu  vivant, 

On  dressera  des  mâts  avec  des  oriflammes. 

Victoire  !  venez  voir  les  cadavres,  mesdames. 


NOX.  25 


Où  sont-ils?  Sur  les  quais,  dans  les  cours,  sous  les  ponts, 
Dans  l'égout,  dont  Maupas  fait  lever  les  tampons, 
Dans  la  fosse  commune  affreusement  accrue, 
Sur  le  trottoir,  au  coin  des  portes,  dans  la  rue, 
Pêle-mêle  entassés,  partout;  dans  les  fourgons 
Que  vers  la  nuit  tombante  escortent  les  dragons, 
Convoi  hideux  qui  vient  du  Champ  de  Mars,  et  passe, 
Et  dont  Paris  tremblant  s'entretient  à  voix  basse. 
0  vieux  mont  des  Martyrs,  hélas,  garde  ton  nom  ! 
Les  morts  sabrés,  hachés,  broyés  par  le  canon, 
Dans  ce  champ  que  la  tombe  emplit  de  son  mystère , 
Étaient  ensevelis  la  tête  hors  de  terre. 
Cet  homme  les  avait  lui-même  ainsi  placés, 
Et  n'avait  pas  eu  peur  de  tous  ces  fronts  glacés. 
Ils  étaient  là,  sanglants,  froids,  la  bouche  entrouverte, 
La  face  vers  le  ciel,  blêmes  clans  l'herbe  verte, 
Effroyables  à  voir  dans  leur  tranquillité, 
Éventrés,  balafrés,  le  visage  fouetté 
Par  la  ronce  qui  tremble  au  vent  du  crépuscule  ; 
Tous,  l'homme  du  faubourg  qui  jamais  ne  recule, 
Le  riche  à  la  main  blanche  et  le  pauvre  au  bras  fort , 
La  mère  qui  semblait  montrer  son  enfant  mort, 
Cheveux  blancs,  tête  blonde,  au  milieu  des  squelettes, 
La  belle  jeune  fille  aux  lèvres  violettes, 


26  LF-S  CHATIMENTS. 

Cote  à  cote  rangés  dans  l'ombre  au  pied  des  ifs, 
Livides,  stupéfaits,  immobiles,  pensifs, 
Spectres  du  même  crime  el  des  mêmes  désastre-. 
De  leur  œil  fixe  el  vide  ils  regardaient  les  astre-. 
Dès  l'aube,  on  s'en  venait  chercher  dans  ce  gazon 
L'absent  qui  n'était  pas  rentré  dans  la  maison; 
Le  peuple  contemplait  ces  tètes  effarées  ; 
La  nuit,  qui  de  décembre  abrège  les  soirées, 
Pudique,  les  couvrait  du  moins  de  son  linceul. 
Le  soir,  le  vieux  gardien  des  tombes,  resté  seul, 
Hâtait  le  pas  parmi  les  pierres  sépulcrales, 
Frémissant  d'entrevoir  toutes  ces  faces  pales; 
Et,  tandis  qu'on  pleurait  dans  les  maisons  en  deuil, 
L'âpre  bise  soufflait  sur  ces  fronts  sans  cercueil, 
L'ombre  froide  emplissait  l'enclos  aux  murs  funèbres. 
0  morts,  que  disiez-vous  à  Dieu  clans  ces  ténèbres? 

On  eût  dit,  en  voyant  ces  morts  mystérieux 
Le  cou  hors  de  la  terre  et  le  regard  aux  cienx 
Que,  dans  le  cimetière  où  le  cyprès  frissonne, 
Entendant  le  clairon  du  jugement  qui  sonne, 
Tous  ces  assassinés  s'éveillaient  brusquement, 
Qu'ils  voyaient,  Bonaparte,  au  seuil  du  firmament 
Amener  devant  Dieu  ton  âme  horrible  et  fausse, 
Et  que,  pour  témoigner,  ils  sortaient  de  leur  fosse, 

Montmartre!  enclos  fatal!  quand  vienl  le  soir  obscur. 
Aujourd'hui  le  passant  évite  encor  ce  mur. 


NOX.  27 


VI 


Un  mois  après,  cet  homme  allait  à  Notre-Dame. 

Il  entra  le  front  haut;  la  myrrhe  et  le  cinname 

Brûlaient;  les  tours  vibraient  sous  le  bourdon  sonnant; 

L'archevêque  était  là,  de  gloire  rayonnant  ; 

Sa  chape  avait  été  taillée  en  un  suaire  ; 

Sur  une  croix  dressée  au  fond  du  sanctuaire 

Jésus  avait  été  cloué  pour  qu'il  restât. 

Cet  infâme  apportait  à  Dieu  son  attentat. 

Comme  un  loup  qui  se  lèche  après  qu'il  vient  de  mordre, 

Caressant  sa  moustache,  il  dit  :  —  J'ai  sauvé  l'ordre  ! 

Anges,  recevez-moi  dans  votre  légion  ! 

J'ai  sauvé  la  famille  et  la  religion  !  — 

Et  dans  son  œil  féroce,  où  Satan  se  contemple, 

On  vit  luire  une  larme...  —  0  colonnes  du  temple, 

Abîmes  qu'à  Patmos  vit  s'entr'ouvrir  saint  Jean, 

Cieux  qui  vîtes  Néron,  soleil  qui  vis  Séjan, 

Vents  qui  jadis  meniez  Tibère  vers  Caprée 

Et  poussiez  sur  les  flots  sa  galère  dorée, 

0  souffles  de  l'aurore  et  du  septentrion, 

Dites  si  l'assassin  dépasse  l'histrion  1 


28  LES  CHATIMENTS. 


VII 


Toi  qui  bals  de  ton  flux  fidèle 

La  roche  où  j'ai  ployé  mon  aiie, 

Vaincu,  mais  non  pas  abattu, 

Gouffre  où  l'air  joue,  où  l'esquif  sombre, 

Pourquoi  me  parles-tu  dans  l'ombre? 

0  sombre  mer,  que  me  veux-tu? 

Tu  n'y  peux  rien  !  Ronge  tes  digues, 
Épands  l'onde  que  tu  prodigues, 
Laisse-moi  souffrir  et  rêver; 
Toutes  les  eaux  de  ton  abîme, 
Hélas!  passeraient  sur  ce  crime, 
0  vaste  mer,  sans  le  laver  ! 

Je  comprends,  tu  veux  m'en  distraire  ; 
Tu  me  dis  :  —  Calme-toi,  mon  frère, 
Calme-toi,  penseur  orageux!  — 
Mais  toi-même  alors,  mer  profonde, 
Calme  ton  flot  puissant  qui  gronde, 
Toujours  amer,  jamais  fangeux! 

Tu  crois  en  ion  pouvoir  suprême, 
Toi  qu'on  admire,  loi  qu'on  aime, 


NOX. 

Toi  qui  ressembles  au  destin, 
Toi  que  les  cieux  ont  azurée, 
Toi  qui  dans  ton  onde  sacrée 
Laves  l'étoile  du  matin! 

Tu  me  dis  :  —  Viens,  contemple,  oublie! 
Tu  me  montres  le  mât  qui  plie, 
Les  blocs  verdis,  les  caps  croulants, 
L'écume  au  loin  dans  les  décombres, 
S'abattant  sur  les  rochers  sombres 
Comme  une  troupe  d'oiseaux  blancs, 

La  pêcheuse  aux  pieds  nus  qui  chante. 

L'eau  bleue  où  fuit  la  nef  penchante, 

Le  marin,  rude  laboureur, 

Les  hautes  vagues  en  démence; 

Tu  me  montres  ta  grâce  immense 

Mêlée  à  ton  immense  horreur  ; 

Tu  me  dis  :  —  Donne-moi  ton  âme  ; 
Proscrit,  éteins  en  moi  ta  flamme; 
Marcheur,  jette  au  flot  ton  bâton; 
Tourne  vers  moi  ta  vue  ingrate.  — 
Tu  me  dis  :  —  J'endormais  Socrate  ! 
Tu  me  dis  :  —  J'ai  calmé  Caton  ! 

Non  !  respecte  l'âpre  pensée, 

L'âme  du  juste  courroucée, 

L'esprit  qui  songe  aux  noirs  forfaits! 

Parle  aux  vieux  rochers,  tes  conquêtes, 


30  LES   CHATIMENTS. 

El  laisse  eu  repos  mes  tempèh 
D'ailleurs,  mer  sombre,  je  le  liais! 

0  mer!  n'est-ce  pas  toi,  servante, 
Qui  traînes  sur  ton  eau  mouvante, 
Parmi  les  vents  «L  les  écueils, 
Vers  Gaycnne  aux  fosses  profondes, 
Ces  noirs  pontons  qui  sur  tes  ondes 
Passent  comme  de  grands  cercueils  ! 

N'est-ce  pas  toi  qui  les  emportes 
Vers  le  sépulcre  ouvrant  ses  portes, 
Tous  nos  martyrs  au  front  serein, 
Dans  la  cale  où  manque  la  paille, 
Où  les  canons  pleins  de  mitraille, 
Béants,  passent  leur  cou  d'airain! 

Et  s'ils  pleurent,  si  les  tortures 
Font  fléchir  ces  hautes  natures, 
N'est-ce  pas  toi,  gouffre  exécré, 
Qui  te  mêles  à  leur  supplice, 
Et  qui,  de  ta  rumeur  complice, 
Couvres  leur  cri  désespéré! 


NOX.  31 


VIII 


Voilà  ce  qu'on  a  vu  !  l'histoire  le  raconte, 
Et,  lorsqu'elle  a  fini,  pleure,  rouge  de  honte. 

Quand  se  réveillera  la  grande  nation, 

Quand  viendra  le  moment  de  l'expiation, 

Glaive  des  jours  sanglants,  oh!  ne  sors  pas  de  l'ombre! 

Non!  non!  il  n'est  pas  vrai  qu'en  plus  d'une  âme  sombre, 

Pour  châtier  ce  traître  et  cet  homme  de  nuit, 

A  cette  heure,  ô  douleur!  ta  nécessité  luit! 

Souvenirs  où  l'esprit  grave  et  pensif  s'arrête, 

Gendarmes,  sabre  nu,  conduisant  la  charrette, 

Roulements  des  tambours,  peuple  criant  :  frappons! 

Foule  encombrant  les  toits,  les  seuils,  les  quais,  les  ponts, 

Grèves  des  temps  passés,  mornes  places  publiques 

Où  l'on  entrevoyait  des  triangles  obliques, 

Oh  !  ne  revenez  pas,  lugubres  visions  ! 

Ciel!  nous  allions  en  paix  devant  nous,  nous  faisions 

Chacun  notre  travail  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 

Le  poète  chantait  l'œuvre  immense  des  hommes, 

La  tribune  parlait  avec  sa  grande  voix, 

On  brisait  échafauds,  trônes,  carcans,  pavois, 

Chaque  jour  décroissaient  la  haine  et  la  souffrance, 

Le  genre  humain  suivait  le  progrès  saint,  la  France 

Marchait  devant,  avec  sa  flamme  sur  le  front; 


33  LES    CHATIMENTS-. 

Ces  hommes  sont  venus!  lui,  ce  vivant  affront, 
Lui,  ce  bandit  qu'on  lave  avec  l'huile  du  sacre! 
Ils  sont  venus,  portant  le  deuil  et  le  massacre, 
Le  meurtre,  les  linceuls,  le  fer,  le  sang,  le  feu; 
Ils  ont  semé  cela  sur  l'avenir,  grand  Dieu! 

Et  maintenant,  pitié,  voici  que  tu  tressailles 

A  ces  mots  effrayants  :  vengeance!  représailles! 

Et  moi,  proscrit  qui  saigne  aux  ronces  des  chemins, 
Triste,  je  rêve  et  j'ai  mon  front  dans  mes  deux  mains, 
Et  je  sens,  par  instants,  d'une  aile  hérissée, 
Dans  les  jours  qui  viendront  s'enfoncer  ma  pensée. 
Géante  aux  chastes  yeux,  à  l'ardente  action, 
Que  jamais  on  ne  voie,  ô  Révolution, 
Devant  ton  fier  visage  où  la  colère  brille, 
L'Humanité,  tremblante  et  te  criant  :  ma  fille! 
Et,  couvrant  de  son  corps  même  les  scélérats, 
Se  traîner  à  tes  pieds  en  se  tordant  les  bras  ! 
Ah!  tu  respecteras  cette  douleur  amère, 
Et  tu  t'arrêteras,  vierge,  devant  la  mère! 

0  travailleur  robuste,  ouvrier  demi-nu, 
Moissonneur  envoyé  par  Dieu  même,  et  venu 
Pour  faucher  eu  un  jour  dix  siècles  de  misère, 
Sans  peur,  sans  pitié,  vrai,  formidable  et  sincère, 
Egal  par  la  stature  au  colosse  romain, 
Toi  qui  vainquis  l'Europe  et  qui  pris  dans  ta  main 
Les  rois,  et  les  brisas  les  uns  contre  les  autres, 
Né  pour  clore  les  temps  d'où  sortirent  les  nôtres, 


NOX.  33 

Toi  qui  par  la  terreur  sauvas  la  liberté, 
Toi  qui  portes  ce  nom  sombre  :  Nécessité! 
Dans  l'histoire  où  tu  luis  comme  en  une  fournaise, 
Reste  seul  à  jamais,  Titan  quatrevingt-treize  ! 
Rien  d'aussi  grand  que  toi  ne  viendrait  après  toi. 

D'ailleurs,  né  d'un  régime  où  dominait  l'effroi, 
Ton  éducation  sur  ta  tête  affranchie 
Pesait,  et,  malgré  toi,  fils  de  la  monarchie, 
Nourri  d'enseignements  et  d'exemples  mauvais, 
Comme  elle  tu  versas  le  sang;  tu  ne  savais 
Que  ce  qu'elle  t'avait  appris,  le  mal,  la  peine, 
La  loi  de  mort  mêlée  avec  la  loi  de  haine  ; 
Et,  jetant  bas  tyrans,  parlements,  rois,  Capets, 
Tu  te  levais  contre  eux  et  comme  eux  tu  frappais. 

Nous,  grâce  à  toi,  géant  qui  gagnas  notre  cause, 

Fils  de  la  liberté,  nous  savons  autre  chose. 

Ce  que  la  France  veut  pour  toujours  désormais, 

C'est  l'amour  rayonnant  sur  ses  calmes  sommets, 

La  loi  sainte  du  Christ,  la  fraternité  pure. 

Ce  grand  mot  est  écrit  dans  toute  la  nature  : 

Aimez-vous  !  aimez-vous  !  —  Soyons  frères  ;  ayons 

L'œil  fixé  sur  l'Idée,  ange  aux  divins  rayons. 

L'Idée,  à  qui  tout  cède  et  qui  toujours  éclaire, 

Prouve  sa  sainteté  môme  dans  sa  colère. 

Elle  laisse  toujours  les  principes  debout. 

Être  vainqueurs,  c'est  peu,  mais  rester  grands,  c'est  tout. 

Quand  nous  tiendrons  ce  traître,  abject,  frissonnant,  blême, 

Affirmons  le  progrès  dans  le  châtiment  même. 

POÉSIE.    —    IV.  3 


34  LES    CHATIMENTS. 

La  honte,  el  non  l;i  mort.  —  Peuples,  couvions  «l'oubli 

L'affreux  passé  «les  rois,  pour  toujours  aboli, 

Supplices,  couperets,  billots,  gibets,  tortures! 

Hâtons  l'heure  promise  aux  nations  futures, 

Où,  calme  et  souriant  aux  bons,  môme  aux  ingrats, 

La  concorde,  serrant  les  hommes  dans  ses  bras, 

Penchera  sur  nous  tous  sa  tète  vénérable! 

Oh!  qu'il  ne  soit  pas  dit  que,  pour  ce  misérable, 

Le  monde  en  son  chemin  sublime  a  reculé! 

Que  Jésus  et  Voltaire  auront  en  vain  parlé! 

Qu'il  n'est  pas  vrai  qu'après  tant  d'efforts  et,  de  peine, 

Notre  époque  ail  enfin  sacré  la  vie  humaine 

Hélas  !  et  qu'il  suffît  d'un  moment  indigné 

Pour  perdre  le  trésor  par  les  siècles  gagné! 

On  peut  être  sévère  et,  de  sang  économe. 

Oh!  qu'il  ne  soit  pas  dit  qu'à  cause  de  cet  homme 

La  guillotine  au  noir  panier,  qu'avec  dégoût 

Février  avait  prise  et  jetée  à  l'égout, 

S'est  réveillée  avec  les  bourreaux  dans  leurs  bouges, 

A  ressaisi  sa  hache  entre  ses  deux  bras  rouges, 

Et,  dressant  son  poteau  dans  les  tombes  scellé, 

Sinistre,  a  reparu  sous  le  ciel  étoile! 


IX 


Toi  qu'aimait  Juvénal  gonflé  de  lave  ardente, 
Toi  dont  la  clarté  luit  dans  l'œil  fixe  de  Dante, 
Muse  Indignation,  viens,  dressons  maintenant, 
Dressons  sur.  cet  empire  heureux  et  rayonnant, 
Et  sur  cette  victoire  au  tonnerre  échappée, 
Assez  de  piloris  pour  faire  une  épopée! 


Jersey,  novembre  1852. 


LIVRE    PREMIER 


LA   SOCIÉTÉ  EST   SAUVÉE 


France!  à  l'heure  où  lu  te  prosternes, 
Le  pied  d'un  tyran  sur  ton  front, 
La  voix  sortira  des  cavernes, 
Les  enchaînés  tressailleront. 

Le  banni,  debout  sur  la  grève, 
Contemplant  l'étoile  et  le  flot, 
Comme  ceux  qu'on  entend  en  rêve, 
Parlera  dans  l'ombre  tout  haut; 

Et  ses  paroles  qui  menacent, 
Ses  paroles  dont  l'éclair  luit, 


40  LES   CHATIMENTS. 

Seront  comme  des  mains  qui  passent 
Tenant  des  glaives  dans  la  nuit. 


Elles  feront  frémir  les  marbres 
Et  les  monts  que  brunit  le  soir; 
Et  les  chevelures  des  arbres 
Frissonneront  sous  ls  ciel  noir. 

Elles  seront  l'airain  qui  sonne, 
Le  cri  qui  chasse  les  corbeaux, 
Le  souffle  inconnu  dont  frissonne 
Le  brin  d'herbe  sur  les  tombeaux  ; 

Elles  crieront  :  Honte  aux  infâmes, 
Aux  oppresseurs,  aux  meurtriers! 
Elles  appelleront  les  âmes 
Comme  on  appelle  des  guerriers! 

Sur  les  races  qui  se  transforment, 
Sombre  orage,  elles  planeront; 
Fi  si  «eux:  qui  vivent  s  endorment, 
Ceux  qui  sont  morts  s'éveilleront. 


Jerscv,  aoûl  1853. 


II 


TOULON 


En  ces  temps-là,  c'était  une  ville  tombée 
Au  pouvoir  des  anglais,  maîtres  des  vastes  mers, 
Qui,  du  canon  battue  et  de  terreur  courbée, 
Disparaissait  dans  les  éclairs. 

C'était  une  cité  qu'ébranlait  le  tonnerre 
A  l'heure  où  la  nuit  tombe,  à  l'heure  où  le  jour  naît, 
Qu'avait  prise  en  sa  griffe  Albion,  qu'en  sa  serre 
La  République  reprenait. 

Dans  la  rade  couraient  les  frégates  meurtries; 
Les  pavillons  pendaient,  troués  par  le  boulet; 
Sur  le  front  orageux  des  noires  batteries 
La  fumée  à  longs  Ilots  roulait. 


•  :'  LES   CHATIMENTS. 

Ou  entendail  gronder  les  forts,  sauter  les  poudre-: 
Le  brùlol  flamboyai!  sur  la  vague  qui  luit; 
Comme  un  astre  effrayant  qui  se  disperse  en  foudres, 
La  bombe  éclatait  dans  la  nuit. 

Sombre  histoire!  Quel  temps!  Et  quelle  illustre  page! 
Tout  se  mêlait,  le  ma!  coupé,  le  mur  détruit, 
Les  obus,  le  sifflet  des  maîtres  d'équipage, 
Et  l'ombre,  et  l'horreur,  et  le  bruit. 

0  France  !  lu  couvrais  alors  toute  la  terre 
Du  choc  prodigieux  de  tes  rébellions. 
Le->  pois  lâchaient  sur  toi  le  tigre  et  la  panthère, 
Et  toi  tu  lâchais  les  lions. 

Alors  la  République  avait  quatorze  arme 
On  luttait  sur  les  monts  et  sur  les  océans. 
Cent   victoires  jetaient  au  vent  cent  renommées. 
On  voyait  surgir  les  géants. 

Alors  apparaissaient  des  aubes  rayonnantes. 
Des  inconnus,  soudain  éblouissant  les  yeux, 
Se  dressaient,  et  taisaient  aux  trompettes  sonnantes 
Dire  leurs  noms  mystérieux. 

[ls  taisaient   de  leurs  jours  de  sublimes  offrandes; 
Ils  criaient:  Liberté'!  guerre  aux  tyrans!  mourons! 
C.uerre!  —  et  la  gloire  ouvrail  ses  ailes  tontes  grandes 
Au-dessus  de  ces  jeunes  iront-. 


TOULON  43 


II 


Aujourd'hui  c'est  la  ville  où  toute  honte  échoue. 
Là  quiconque  est  abject,  horrible  et  malfaisant, 
Quiconque  un  jour  plongea  son  honneur  clans  la  boue, 
Noya  son  âme  dans  le  sang, 

Là,  le  faux  monnayeur  pris  la  main  sur  sa  forge, 
L'homme  du  faux  serment  et  l'homme  du  faux  poids, 
Le  brigand  qui  s'embusque  et  qui  saute  à  la  gorge 
Des  passants,  la  nuit,  dans  les  bois, 

Là,  quand  l'heure  a  sonné,  cette  heure  nécessaire, 
Toujours,  quoi  qu'il  ait  fait  pour  fuir,  quoi  qu'il  ait  dit, 
Le  pirate  hideux,  le  voleur,  le  faussaire, 
Le  parricide,  le  bandit, 

Qu'il  sorte  d'un  palais  ou  qu'il  sorte  d'un  bouge, 
Vient,  et  trouve  une  main,  froide  comme  un  verrou, 
Qui  sur  le  dos  lai  jette  une  casaque  rouge, 
Et  lui  met  un  carcan  au  cou. 

L'aurore  luit,  pour  eux  sombre,  et  pour  nous  vermeille. 
Allons!  debout!  Ils  vont  vers  le  sombre  océan, 
Il  semble  que  leur  chaîne  avec  eux  se  réveille, 
Et  dit  :  me  voilà;  viens-nous-en! 


44  LES    (.HAT  IM  ENTS. 

Ils  marchent,  au  marteau  présentant  leurs  manilles, 
A  leur  chaîne  cloués,  mêlant  leurs  pas  bruyants, 
Traînant  leur  pourpre  infâme  en  hideuses  guenilles, 
Humbles,  furieux,  effrayants. 

Les  pieds  nus,  leur  bonnet  baissé  sur  leurs  paupières,, 

Des  l'aube  harassés,  l'œil  mort,  les  membres  lourds, 

Ils  travaillent,  creusant  des  rocs,  roulant  des  pierres, 

Sans  trêve,  hier,  demain,  toujours. 

Pluie  ou  soleil,  hiver,  été,  que  juin  flamboie, 
Que  janvier  pleure,  ils  vont,  leur  destin  s'accomplit, 
Avec  le  souvenir  de  leurs  crimes  pour  joie, 
Avec  une  planche  pour  lit. 

Le  soir,  comme  un  troupeau  l'argousin  vil  les  compte. 
Ils  montent  deux  à  deux  l'escalier  du  ponton, 
Brisés,  vaincus,  le  cœur  incliné  sous  la  honte, 
Le  dos  courbé  sous  le  bâton. 

La  pensée  implacable  habite  encor  leurs  têtes. 
Morts  vivants,  aux  labeurs  voués,  marqués  au  front, 
Ils  rampent,  recevant  le  fouet  comme  des  bêtes, 
Et  comme  des  hommes  l'affront. 


TOULON  45 


m 


Ville  que  l'infamie  et  la  gloire  ensemencent, 
Où  du  forçat  pensif  le  fer  tond  les  cheveux, 
0  Toulon!  c'est  par  toi  que  les  oncles  commencent, 
Et  que  finissent  les  neveux! 

Va,  maudit!  ce  boulet  que,  dans  des  temps  stoïques, 
Le  grand  soldat,  sur  qui  ton  opprobre  s'assied, 
Mettait  dans  les  canons  de  ses  mains  héroïques, 
Tu  le  traîneras  à  ton  pied  i 


Écrit  en  arrivant  à  Bruxelles,  12  décembre  1851. 


III 


Approchez-vous;  ceci,  c'est  le  tas  des  dévots. 

Cola  hurle  eu  grinçant  un  benedicat  vos; 

C'est  laid,  c'est  vieux,  c'est  noir.  Cela  fait  des  gazettes. 

Pères  fouetteurs  du  siècle,  à  grands  coups  de  garcetles 

Ils  nous  mènent  au  ciel.  Ils  font,  blêmes  grimauds, 

De  l'âme  et  de  Jésus  des  querelles  de  mots, 

Comme  à  Byzance  au  temps  des  Jeans  et  des  Eudoxes. 

Méfions-nous;  ce  sont  des  gredins  orthodoxes. 

Ils  auraient  fait  pousser  des  cris  à  Juvénal. 

La  douairière  aux  yeux  gris  s'ébat  sur  leur  journal, 

Comme  sur  les  marais  la  grue  et  la  bécasse. 

Ils  citent  Poquelin,  Pascal,  Rousseau,  Boccaee, 

Voltaire,  Diderot  l'aigle  au  vol  inégal, 

Devant  l'offîcial  et  le  théologal. 

L'esprit  étant  gênant,  ces  saints  le  congédient. 

Ils  mettent  Escobar  sous  bande  et  l'expédient 

Aux  bedeaux  rayonnants,  pour  quatre  francs  par  mois. 

Avec  le  vieux  savon  des  jésuites  sournois 

Ils  lavent  notre  époque  incrédule  et  pensive, 

Et  le  bûcher  fournit  sa  cendre  à  leur  lessive 


48  LES    CHATIMENTS. 

Leur  gazette,  où  les  mots  de  venin  sont  verdis, 
Est  la  seule  qui  soit  reçue  au  paradis. 
Ils  sont,  là,  tout-puissants;  et  tandis  que  leur  bande 
Prêche  ici-bas  la  dîme  et  défend  la  prébende, 
Ils  font  chez  Jéhovah  la  pluie  et  le  beau  temps. 
L'ange  au  glaive  de  feu  leur  ouvre  à  deux  battants 
La' porte  bienheureuse,  effrayante  et  vermeille; 
Tous  les  matins,  à  l'heure  où  l'oiseau  se  réveille, 
Quand  l'aube,  se  dressant  au  bord  du  ciel  profond. 
Rougit  en  regardant  ce  que  les  hommes  font, 
Et  que  des  pleurs  de  honte  emplissent  sa  paupière, 
Gais,  ils  grimpent  là-haut,  et,  cognant  chez  saint  Pierre* 
Jettent  à  ce  portier  leur  journal  impudent. 
Ils  écrivent  à  Dieu  comme  à  leur  intendant, 
Critiquant,  gourmandant,  et  lui  demandant  compte 
Des  révolutions,  des  vents,  du  flot  qui  monte, 
De  l'astre  au  pur  regard  qu'ils  voudraient  voir  loucher, 
De  ce  qu'il  fait  tourner  notre  terre  et  marcher 
Notre  esprit,  et,  d'un  timbre  ornant  l'eucharistie, 
Ils  cachettent  leur  lettre  immonde  avec  l'hostie. 
Jamais  marquis,  voyant  son  carrosse  broncher. 
N'a  plus  superbement  tutoyé  son  cocher; 
Si  bien  que,  ne  sachant  comment  mener  le  monde, 
Ce  pauvre  vieux  bon  Dieu,  sur  qui  leur  foudre  gronde, 
Tremblant,  cherchant  un  trou  dans  ses  cieux  éclatants. 
Ne  sait  où  se  fourrer  quand  ils  sont  mécontents, 
ils  ont  supprimé  Home;  ils  auraient  détruit  Sparte. 
Ces  drôles  sont  charmés  de  monsieur  Bonaparte. 

Bruxelles,  janvier  1852. 


IV 


AUX  MORTS   DU   h    DECEMBRE 


Jouissez  du  repos  que  vous  donne  le  maître. 
Vous  étiez  autrefois  des  cœurs  troublés  peut-être, 

Qu'un  vain  songe  poursuit; 
L'erreur  vous  tourmentait,  ou  la  haine,  ou  l'envie; 
Vos  bouches,  d'où  sortait  la  vapeur  de  la  vie, 

Étaient  pleines  de  bruit. 

Faces  confusément  l'une  à  l'autre  apparues, 
Vous  alliez  et  veniez  en  foule  dans  les  rues, 

Ne  vous  arrêtant  pas, 
Inquiets  comme  l'eau  qui  coule  des  fontaines, 
Tous,  marchant  au  hasard,  souffrant  les  mêmes  peines, 

Mêlant  les  mêmes  pas. 

Peut-être  un  feu  creusait  votre  tête  embrasée, 
Projets,  espoirs,  briser  l'homme  de  l'Elysée, 
L'homme  du  Vatican, 

POÉSIE.  —   IV.  4 


50  LES   CHATIMENTS. 

Verser  le  libre  esprit  à  grands  flots  sur  la  terre; 

Car  dans  ce  siècle  ardent  toute  âme  est  un  cratère 
Et  tout  peuple  un  volcan. 

Vous  aimiez,  vous  aviez  le  cœur  lié  <Ie  chaînes, 
Et  le  soir  vous  sentiez,  livrés  aux  craintes  vaines, 

Pleins  de  soucis  poignants, 
Ainsi  que  l'océan  sent  remuer  ses  ondes, 
Se  soulever  en  vous  mille  vagues  profondes 

Sous  les  deux  rayonnants. 

Tous,  qui  que  vous  fussiez,  tête  ardente,  esprit  sage, 
Soit  qu'en  vos  yeux  brillât  la  jeunesse,  ou  que  l'âge 

Vous  prît  et  vous  courbât, 
Que  le  destin  pour  vous  fut  deuil,  énigme  ou  fête, 
Vous  aviez  dans  vos  cœurs  l'amour,  celte  tempête, 

La  douleur,  ce  combat. 

Grâce  au  quatre  décembre,  aujourd'hui,  sans  pensée, 
Vous  gisez  étendus  dans  la  fosse  glacée, 

Sous  les  linceuls  épais  ; 
0  morts,  l'herbe  sans  bruit  croit  sur  vos  catacombi 
Dormez  dans  vos  cercueils!  taisez-vous  dans  vos  tombes! 

L'empire,  c'est  la  paix. 


Jersey,  décembre  1SÔ-. 


V 


CETTE  NUIT-LA 


Trois  amis  l'entouraient.  C'était  à  l'Elysée. 

On  voyait  du  dehors  luire  cette  croisée. 

Regardant  venir  l'heure  et  l'aiguille  marcher, 

Il  était  là,  pensif;  et,  rêvant  d'attacher 

Le  nom  de  Bonaparte  aux  exploits  de  Cartouche, 

Il  sentait  approcher  son  guet-apens  farouche. 

D'un  pied  distrait  dans  l'àtre  il  poussait  le  tison. 

Et  voici  ce  que  dit  l'homme  de  trahison  : 

—  «  Cette  nuit  vont  surgir  mes  projets  invisibles. 

Les  Saint-Barthélémy  sont  encore  possibles. 

Paris  dort,  comme  au  temps  de  Charles  de  Valois; 

Vous  allez  dans  un  sac  mettre  toutes  les  lois, 

Et  par-dessus  le  pont  les  jeter  dans  la  Seine.  »  — 

0  ruffians!  bâtards  de  la  fortune  obscène, 

Nés  du  honteux  coït  de  l'intrigue  et  du  sort  ! 

Rien  qu'en  songeant  à  vous  mon  vers  indigné  sort, 


52  LES   CHATIMENTS. 

Et  mon  cœur  orageux  clans  ma  poitrine  gronde 
Comme  le  chêne  au  vent  dans  la  forêt  profonde! 

Comme  ils  sortaient  tous  trois  de  la  maison  Bancal, 
Morny,  Maupas  le  grec,  Saint-Arnaud  le  chacal, 
Voyant  passer  ce  groupe  oblique  et  taciturne, 
Les  clochers  de  Paris,  sonnant  l'heure  nocturne, 
S'efforçaient  vainement  d'imiter  le  tocsin; 
Les  pavés  de  Juillet  criaient  :  à  l'assassin! 
Tous  les  spectres  sanglants  des  antiques  carnages, 
Réveillés,  se  montraient  du  doigt  ces  personnages; 
La  Marseillaise,  archange  aux  chants  aériens, 
Murmurait  dans  les  cieux  :  aux  armes,  citoyens! 
Paris  dormait,  hélas!  et  bientôt,  sur  les  places, 
Sur  les  quais,  les  soldats,  dociles  populaces, 
Janissaires  conduits  par  Reybell  et  Sauboul, 
Payés  comme  à  Byzancc,  ivres  comme  à  Stamboul, 
Ceux  de  Dula«,  et  ceux  de  Rorte  et  d'Espinasse, 
La  cartouchière  au  flanc  et  dans  l'œil  la  menace., 
Vinrent,  le  régiment  après  le  régiment, 
Et  le  long  des  maisons  ils  passaient  lentement, 
A  pas  sourds,  comme  on  voit  les  tigres  dans  les  jongles 
Qui  rampent  sur  le  ventre  en  allongeant  leurs  ongles; 
Et  la  nuit  était  morne,  et  Paris  sommeillait 
Comme  un  aigle  endormi  pris  sous  un  noir  filet. 

Les  chefs  attendaient  l'aube  en  fumant  leurs  cigares. 

0  cosaques!  voleurs!  chauffeurs!  routiers!  bulgares! 
0  généraux  brigands!  bagne,  je  te  les  rends! 


CETTE    NUIT-LA.  53 

Les  juges  d'autrefois  pour  des  crimes  moins  grands 
Ont  brûlé  la  Voisin  et  roué  vif  Desrues  ! 

Éclairant  leur  affiche  infâme  au  coin  des  rues 
Et  le  lâche  armement  de  ces  filous  hardis, 
Le  jour  parut.  La  nuit,  complice  des  bandits, 
Prit  la  fuite,  et,  traînant  à  la  hâte  ses  voiles, 
Dans  les  plis  de  sa  robe  emporta  les  étoiles 
Et  les  mille  soleils  dans  l'ombre  étincelant, 
Comme  les  sequins  d'or  qu'emporte  en  s'en  allant 
Une  fille,  aux  baisers  du  crime  habituée, 
Qui  se  rhabille  après  s'être  prostituée! 


Bruxelles,  janvier  1852. 


VI 


LE  TE   DEUM   DU   1er  JANVIER   1852 


Prêtre,  ta  messe,  écho  des  feux  de  peloton, 

Est  une  chose  impie. 
Derrière  toi,  le  bras  ployé  sous  le  menton, 

Rit  la  mort  accroupie. 

Prêtre,  on  voit  frissonner,  aux  cieux  d'oîi  nous  venons, 

Les  anges  et  les  vierges, 
Quand  un  évoque  prend  la  mèche  des  canons 

Pour  allumer  les  cierges. 

Tu  veux  être  au  sénat,  voir  ton  siège  élevé 
Et  ta  fortune  accrue, 


56  LES   CHATIMENTS. 

Soit;  mais  pour  bénir  l'homme,  attends  qu'on  ait  lavé 
Le  pavé  de  la  rue. 

Peuples,  gloire  à  Gessler!  meure  Guillaume  Tell! 

Un  râle  sort  de  l'orgue. 
Archevêque,  on  a  pris,  pour  bâtir  ton  autel, 

Les  dalles  de  la  morgue. 

Quand  tu  dis  :  —  Te  Deumï  nous  vous  louons,  Dieu  fort, 

Sabaoth  des  armées  !  — 
11  se  mêle  à  l'encens  une  vapeur  qui  sort 

Des  fosses  mal  fermées. 

On  a  tué,  la  nuit,  on  a  tué,  le  jour, 

L'homme,  l'enfant,  la  femme  ! 
Crime  et  deuil  !  Ce  n'est  plus  l'aigle,  c'est  le  vautour 

Qui  vole  à  Notre-Dame. 

Va,  prodigue  au  bandit  les  adorations; 

Martyrs,  vous  l'entendîtes 4 
Dieu  te  voit,  et  là-haut  tes  bénédictions, 

0  prêtre,  sont  maudites! 

Les  proscrits  sont  partis,  aux  flancs  du  ponton  noir, 

Pour  Alger,  pour  Cayenne  ; 
Ils  ont  vu  Bonaparte  à  Paris,  ils  vont  voir 

En  Afrique  l'hyène. 

Ouvriers,  paysans  qu'on  arrache  au  labour, 
Le  sombre  exil  vous  fauche! 


LE   TE   DEUM   DU   4"  JANVIER    1  852»  57 

Bien,  regarde  à  ta  droite,  archevêque  Sibour, 
Et  regarde  à  ta  gauche. 

Ton  diacre  est  Trahison  et  ton  sous-diacre  est  Vol; 

Vends  ton  Dieu,  vends  ton  âme! 
Allons,  coiffe  ta  mitre,  allons,  mets  ton  licol, 

Chante,  vieux  prêtre  infâme! 

Le  meurtre  à  tes  côtés  suit  l'office  divin, 

Criant  :  feu  sur  qui  bouge  ! 
Satan  tient  la  burette,  et  ce  n'est  pas  de  vin 

Que  ton  ciboire  est  rouge. 


Bruxelles,  3  janvier  1852. 


VII 


AD  MAJOREM   DEI  GLORIAM 


«  Vraiment,  notre  siècle  est  étrangement 
«  délicat.  S'imagine-t-il  donc  que  la  cendre 
«  des  bûchers  soit  totalement  éteinte?  qu'il 
«  n'en  soit  pas  resté  le  plus  petit  tison 
«  pour  allumer  une  seule  torche?  Les  in- 
«  sensés  !  en  nous  appelant  jésuites,  ils 
«  croient  nous  couvrir  d'opprobre  !  Mais 
«  ces  jésuites  leur  réserrent  la  censure,  un 
«  bâillon  et  du  feu...  Et,  un  jour,  ils  seront 
«  les  maîtres  de  leurs  maîtres.  » 

(Le  père  Roothaan,  général  des  jésuites, 
à  la  conférence  de  Chiéri.) 


Ils  ont  dit  :  «  Nous  serons  les  vainqueurs  et  les  maîtres. 
Soldats  par  la  tactique  et  par  la  robe  prêtres, 
Nous  détruirons  progrès,  lois,  vertus,  droits,  talents. 
Nous  nous  ferons  un  fort  avec  tous  ces  décombres, 
Et  pour  nous  y  garder,  comme  des  dogues  sombres, 
Nous  démusèlerons  les  préjugés  hurlants. 

«  Oui,  i'échafaud  est  bon;  la  guerre  est  nécessaire; 
Acceptez  l'ignorance,  acceptez  la  misère  ; 


60  LES   CHATIMENTS. 

L'enfer  attend  l'orgueil  du  tribun  triomphant; 
L'homme  parvient  à  l'ange  en  passant  par  la  buse 
Notre  gouvernement  fait  de  force  et  de  ruse 
Bâillonnera  le  père,  abrutira  l'enfant. 

> 

«  Notre  parole,  hostile  au  siècle  qui  s'écoule, 

Tombera  de  la  chaire  en  flocons  sur  la  foule; 

Elle  refroidira  les  cœurs  irrésolus, 

Y  glacera  tout  germe  utile  ou  salutaire, 

Ef  puis  elle  y  fondra  comme  la  neige  h  terre, 

Et  qui  la  cherchera  ne  la  trouvera  plus. 

«  Seulement  un  froid  sombre  aura  saisi  les  âmes; 
Seulement  nous  aurons  tué  toutes  les  flammes; 
Et  si  quelqu'un  leur  crie,  à  ces  français  d'alors  : 
Sauvez  la  liberté  pour  qui  luttaient  vos  pères  ! 
Ils  riront,  ces  français  sortis  de  nos  repaires, 
De  la  liberté  morte  et  de  leurs  pères  morts. 

«  Prêtres,  nous  écrirons  sur  un  drapeau  qui  brille  : 

—  Ordre,  Religion,  Propriété,  Famille;  — 

Et  si  quelque  bandit,  corse,  juif  ou  païen, 

Vient  nous  aider  avec  le  parjure  à  la  bouche, 

Le  sabre  aux  dents,  la  torche  au  poing,  sanglant,  farouche, 

Volant  et  massacrant,  nous  lui  dirons  :  c'est  bien! 

«  Vainqueurs,  fortifiés  aux  lieux  inabordables, 
Nous  vivrons  arrogants,  vénérés,  formidables. 
Que  nous  importe  au  fond  Christ,  Mahomet,  Mithraj 
Régner  es!  noire  but,  notre  moyen  proscrire. 


AD  MAJOREM    DL1    GLORIA. M  6! 

Si  jamais  ici-bas  on  entend  notre  rire, 

Le  fond  obscur  du  cœur  de  l'homme  tremblera. 

«  Nous  garrotterons  rame  au  fond  d'une  caverne. 
Nations,  l'idéal  du  peuple  qu'on  gouverne, 
C'est  le  moine  d'Espagne  ou  le  fellah  du  Nil. 
A  bas  l'esprit!  à  bas  le  droit!  vive  l'épée! 
Qu'est-ce  que  la  pensée?  une  chienne  échappée. 
Mettons  Jean-Jacque  au  bagne  et  Voltaire  au  chenil. 

«  Si  l'esprit  se  débat,  toujours  nous  l'étouffàmes. 
Nous  parlerons  tout  bas  à  l'oreille  des  femmes. 
Nous  aurons  les  pontons,  l'Afrique,  le  Spielberg. 
Les  vieux  bûchers  sont  morts,  nous  les  ferons  revivre; 
N'y  pouvant  jeter  l'homme,  on  y  jette  le  livre; 
A  défaut  de  Jean  Huss,  nous  brûlons  Gutenberg. 

«  Et  quant  à  la  raison,  qui  prétend  juger  Rome, 
Flambeau  qu'allume  Dieu  sous  le  crâne  de  l'homme, 
Dont  s'éclairait  Socrate  et  qui  guidait  Jésus, 
Nous,  pareils  au  voleur  qui  se  glisse  et  qui  rampe, 
Et  commence  en  entrant  par  éteindre  la  lampe, 
En  arrière  et  furtifs,  nous  soufflerons  dessus. 

«  Alors  dans  l'âme  humaine  obscurité  profonde. 
Sur  Je  néant  des  cœurs  le  vrai  pouvoir  se  fonde. 
Tout  ce  que  nous  voudrons,  nous  le  ferons  sans  bruit. 
Pas  un  souffle  de  voix,  pas  un  battement  d'aile 
Ne  remuera  dans  l'ombre,  et  notre  citadelle 
Sera  comme  une  tour  plus  noire  que  la  nuit. 


62 


LES  CHATIMENTS. 


-<  Nous  régnerons.  La  tourbe  obéit  comme  l'onde* 
Nous  serons  tout-puissants,  nous  régirons  le  monde; 
Nous  posséderons  tout,  force,  gloire  et  bonheur; 
El  nous  ne  craindrons  rien,  n'ayant  ni  foi  ni  règles...  » 
—  Quand  vous  habiteriez  la  montagne  des  aigles, 
Je  vous  arracherais  de  là,  dit  le  Seigneur! 


Jersey,  novembre  1852. 


vin 


A   UN  MARTYR 


On  lit  dans  les  Annales  de  la  propagation 
de  la  Foi  : 

«  Une  lettre  de  Hong-kong  (Chine),  en  due 
du  24  juillet  1852,  nous  annonce  que  M.  Bo:i- 
nard,  missionnaire  du  Tong-king,  a  été  dé- 
capité pour  la  foi,  le  1er  mai  dernier. 

«  Ce  nouveau  martyr  était  né  dans  le  dio- 
cèse de  Lyon  et  appartenait  à  la  Société  di  s 
Missions  étrangères.  11  était  parti  pour  Io 
Tong-king  en  1849.  » 


0  saint  prêtre!  grande  âme!  oh!  je  tombe  à  genoux! 
Jeune,  il  avait  encor  de  longs  jours  parmi  nous, 

Il  n'en  a  pas  compté  le  nombre; 
ïl  était  à  cet  âge  où  le  bonheur  fleurit; 
Il  a  considéré  la  croix  de  Jésus-Christ 

Toute  rayonnante  dans  l'ombre. 

Il  a  dit  :  —  «  C'est  le  Dieu  de  progrès  et  d'amour. 
Jésus,  qui  voit  ton  front,  croit  voir  le  front  du  jour. 


64  LES    CHATIM  ENTS. 

Christ  sourit  à  qui  le  repousse. 
Puisqu'il  est  mort  pour  nous,  je  veux  mourir  pour  lui; 
Dans  sou  tombeau,  dont  j'ai  la  pierre  pour  appui, 

Il  m'appelle  d'une  voix  douce. 

«  Sa  doctrine  est  le  ciel  entr'ouvcrt;  par  la  main, 
Comme  un  père  l'enfant,  il  tient  le  genre  humain; 

Par  lui  nous  vivons  et  nous  sommes; 
Au  chevet  des  geôliers  dormant  dans  leurs  maisons, 
Il  dérobe  les  clefs  de  toutes  les  prisons 

Et  met  en  liberté  les  hommes. 

«  Or  il  est,  loin  de  nous,  une  autre  humanité 
Qui  ne  le  connaît  point,  et  dans  l'iniquité 

Rampe  enchaînée,  et  souffre  et  tombe; 
Ils  font  pour  trouver  Dieu  de  ténébreux  efforts; 
Us  s'agitent  en  vain;  ils  sont  comme  des  morts 

Qui  tàtent  le  mur  de  leur  tombe. 

«  Sans  loi,  sans  but,  sans  guide,  iîs  errent  ici-bas. 
Ils  sont  méchants,  étant  ignorants;  ils  n'ont  pas 

Leur  part  de  la  grande  conquête. 
J'irai.  Pour  les  sauver  je  quitte  le  saint  lieu. 
0  mes  frères,  je  viens  vous  apporter  mon  Dieu; 

Je  viens  vous  apporter  ma  tête!  »  — 

Prêtre,  il  s'est  souvenu,  calme  en  nos  jours  troublés, 
De  la  parole  dite  aux  apôtres  :  —  Allez, 
Bravez  les  bûchers  el  les  claies! 
Kl  de  l'adieu  du  Christ  au  suprême  moment  : 


A  UN  MARTYR.  65 

—  0  vivants,  aimez-vous!  aimez.  En  vous  aimant, 
Frères,  vous  fermerez  mes  plaies.  — 

Il  s'est  dit  qu'il  est  bon  d'éclairer  dans  leur  nuit 
Ces  peuples,  égarés  loin  du  progrès  qui  luit, 

Dont  l'âme  est  couverte  de  voiles; 
Puis  il  s'en  est  allé,  dans  les  vents,  dans  les  flots, 
Vers  les  noirs  chevalets  et  les  sanglants  billots, 

Les  yeux  fixés  sur  les  étoiles. 


fï 


Ceux  vers  qui  cet  apôtre  allait  l'ont  égorgé. 


III 


Oh!  tandis  que  là-bas,  hélas!  chez  ces  barbares, 
S'étale  l'échafaud  de  tes  membres  chargé, 
Que  le  bourreau,  rangeant  ses  glaives  et  ses  barres, 
Frotte  au  gibet  son  ongle  où  ton  sang  s'est  figé; 

Ciel!  tandis  que  les  chiens  dans  ce  sang  viennent  boire, 
Et  que  la  mouche  horrible,  essaim  au  vol  joyeux, 

POÉSIE.  —  IV.  5 


C6  LES    CHATIMENTS. 

Comme  dans  une  ruche  entre  en  (a  bouche  noire 
Et  bourdonne  au  soleil  dans  les  trous  de  tes  yeux  ; 

Tandis  qu'échevelée,  et  sans  voix,  sans  paupières, 
Ta  tête  blême  est  là  sur  un  infâme  pieu, 
Livrée  aux  vils  affronts,  meurtrie  à  coups  de  pierres, 
Ici,  derrière  toi,  martyr,  on  vend  ton  Dieu! 

Ce  Dieu  qui  n'est  qu'à  toi,  martyr,  on  te  le  vole  ! 
On  le  livre  à  Mandrin,  ce  Dieu  pour  qui  tu  meurs  ! 
Des  hommes,  comme  toi  revêtus  de  l'étole, 
Pour  être  cardinaux,  pour  être  sénateurs, 

Des  prêtres,  pour  avoir  des  palais,  des  carrosses, 
Et  des  jardins,  l'été,  riant  sous  le  ciel  bleu, 
Pour  argenter  leur  mitre  et  pour  dorer  leurs  crosses, 
Pour  boire  de  bon  vin,  assis  près  d'un  bon  feu, 

Au  forban  dont  la  main  dans  le  meurtre  est  trempée, 
Au  larron  chargé  d'or  qui  paye  et  qui  sourit, 
Grand  Dieu!  retourne-toi  vers  nous,  tête  coupée! 
Ils  vendent  Jésus-Christ!  ils  vendent  Jésus-Christ! 

Ils  livrent  au  bandit,  pour  quelques  sacs  sordides, 

L'évangile,  la  loi,  l'autol  épouvanté, 

Et  la  justice  aux  yeux  sévères  et  candides, 

Et  l'étoile  du  cœur  humain,  la  vérité! 

Les 'bons,  jetés  vivants  au  bagne,  ou  morts  aux  fleuves, 
L'homme  juste  proscrit  par  Cartouche  Sylla, 


A  UN  MARTYR.  67 

L'innocent  égorgé,  le  deuil  sacré  des  veuves, 
Les  pleurs  de  l'orphelin,  ils  vendent  tout  cela  ! 

Tout!  la  foi,  le  serment  que  Dieu  tient  sous  sa  garde, 
Le  saint  temple  où,  mourant,  tu  dis  :  Introiboy 
Ils  livrent  tout!  pudeur,  vertu!  —  martyr,  regarde, 
Rouvre  tes  yeux  qu'emplit  la  lueur  du  tombeau  ;  — ■ 

Ils  vendent  l'arche  auguste  où  l'hostie  étincelle  ! 
Ils  vendent  Christ,  te  dis-je!  et  ses  membres  liés! 
Ils  vendent  la  sueur  qui  sur  son  front  ruisselle, 
Et  les  clous  de  ses  mains,  et  les  clous  de  ses  pieds! 

Ils  vendent  au  brigand  qui  chez  lui  les  attire 
Le  grand  crucifié  sur  les  hommes  penché  ; 
Ils  vendent  sa  parole,  ils  vendent  son  martyre, 
Et  ton  martyre  à  toi  par-dessus  le  marché! 

Tant  pour  les  coups  de  fouet  qu'il  reçut  à  la  porte? 
César!  tant  pour  l'amen!  tant  pour  l' alléluia! 
Tant  pour  la  pierre  où  vint  heurter  sa  tête  morte! 
Tant  pour  le  drap  rougi  que  sa  barbe  essuya  ! 

Ils  vendent  ses  genoux  meurtris,  sa  palme  verte, 
Sa  plaie  au  flanc,  son  œil  tout  baigné  d'infini, 
Ses  pleurs,  son  agonie,  et  sa  bouche  entrouverte, 
Et  le  cri  qu'il  poussa,  Lamma  Sabacthani! 

'Ils  vendent  le  sépulcre!  ils  vendent  les  ténèbres! 
Les  séraphins  chantant  au  seuil  profond  des  cieux. 


68  LES  CHATIMENTS. 

Et  la  mère  debout  sous  l'arbre  aux  bras  funèbres, 
Qui,  sentant  là  son  fils,  ne  levait  pas  les  yeux! 

Oui,  ces  évêques,  oui,  ces  marchands,  oui,  ces  prêtres, 
A  l'histrion  du  crime,  assouvi,  couronné, 
A  ce  Néron  repu  qui  rit  parmi  les  traîtres, 
Un  pied  sur  Thraséas,  un  coude  sur  Phryné, 

Au  voleur  qui  tua  les  lois  à  coups  de  crosse, 
Au  pirate  empereur  Napoléon  dernier, 
Ivre  deux  fois,  immonde  encor  plus  que  féroce, 
Pourceau  dans  le  cloaque  et  loup  dans  le  charnier, 

Ils  vendent,  ô  martyr,  le  Dieu  pensif  et  pâle 
Qui,  debout  sur  la  terre  et  sous  le  firmament, 
Triste  et  nous  souriant  dans  notre  nuit  fatale, 
Sur  le  noir  Golgotha  saigne  éternellement. 


Jersey,  décembre  1852. 


IX 


L'ART  ET  LE  PEUPLE 


L'art,  c'est  la  gloire  et  la  joie  ; 
Dans  la  tempête  il  flamboie, 
Il  éclaire  le  ciel  bleu. 
L'art,  splendeur  universelle, 
Au  front  du  peuple  étincelle, 
Comme  l'astre  au  front  de  Dieiï. 


L'art  est  un  champ  magnifique 
Qui  plaît  au  cœur  pacifique, 


70  LES   CHATIMENTS. 

Que  la  cité  dit  aux  bois, 
Que  l'homme  dit  à  la  femme, 
Que  toutes  les  voix  de  l'âme 
Chantent  en  chœur  à  la  fois! 


L'art,  c'est  la  pensée  humaine 
Qui  va  brisant  toute  chaîne! 
L'art,  c'est  le  doux  conquérant! 
A  lui  le  Rhin  et  le  Tibre! 
Peuple  esclave,  il  te  fait  libre-, 
Peuple  libre,  il  te  fait  grand' 


II 


0  bonne  France  invincible, 
('hante  ta  chanson  paisible! 
Chante,  et  regarde  le  ciel  ! 
Ta  voix  joyeuse  et  profonde 
Est  l'espérance  au  monde, 
0  grand  peuple  fraternel! 


Bon  peuple,  chante  à  l'aurore! 
Quand  vient  le  soir,  chante  encore! 
Le  travail  fait  la  gaîté. 
Ris  du  vieux  siècle  qui  passe! 


L'ART    ET    LE    PEUPLE.  71 

Chante  l'amour  à  voix  basse, 
Et  tout  haut  la  liberté! 


Chante  la  sainte  Italie, 
La  Pologne  ensevelie, 
Naples  qu'un  sang  pur  rougit, 
La  Hongrie  agonisante...  — 
0  tyrans!  le  peuple  c.hante 
Comme  le  lion  rugit! 


Paris,  7  novembre  1851. 


CHANSON 


Courtisans  !  attablés  dans  la  splendide  orgie, 

La  bouche  par  le  rire  et  la  soif  élargie, 

Vous  célébrez  César,  très  bon,  très  grand,  très  pur; 

Vous  buvez,  apostats  à  tout  ce  qu'on  révère, 

Le  chypre  à  pleine  coupe,  et  la  honte  à  plein  verre... — 

Mangez,  moi  je  préfère, 

Vérité,  ton  pain  dur. 


Boursier  qui  tonds  le  peuple,  usurier  qui  le  triches, 
Gais  soupeurs  de  Chevet,  ventrus,  coquins  et  riches, 
Amis  de  Fould  le  juif  et  de  Maupas  le  grec, 
Laissez  le  pauvre  en  pleurs  sous  la  porte  cochère, 
Engraissez-vous,  vivez,  et  faites  bonne  chère...  — 


74  LES    CHATIMENTS. 

Mangez,  moi  je  préfère, 
Probité,  ton  pain  sec. 


L'opprobre  est  une  lèpre  et  le  crime  une  dartre. 
Soldats  qui  revenez  du  boulevard  Montmartre, 
Le  vin,  au  sang  mêlé,  jaillit  sur  vos  habits; 
Chantez!  la  table  emplit  TÉcole  militaire, 
Le  festin  fume,  on  trinque,  on  boit,  on  roule  à  terre. 

Mangez,  moi  je  préfère, 

0  gloire,  ton  pain  bis. 


0  peuple  des  faubourgs,  je  vous  ai  vu  sublime. 
Aujourd'hui  vous  avez,  serf  grisé  par  le  crime, 
Plus  d'argent  dans  la  poche,  au  cœur  moins  de  fierté. 
On  va,  chaîne  au  cou,  rire  et  boire  à  la  barrière. 
Et  vive  l'empereur!  et  vive  le  salaire!...  — 

Mangez,  moi  je  préfère, 

Ton  pain  noir,  liberté  ! 


Jersey,  décembre  18o2. 


Xî 


Oh!  je  sais  qu'ils  feront  des  mensonges  sans  nombre 
Pour  s'évader  des  mains  de  la  vérité  sombre  ; 
Qu'ils  nieront,  qu'ils  diront  :  ce  n'est  pas  moi,  c'est  lui  ! 
Mais,  n'est-il  pas  vrai,  Dante,  Eschyle,  et  vous,  prophètes? 

Jamais,  du  poignet  des  poètes, 
Jamais,  pris  au  collet,  les  malfaiteurs  n'ont  fui. 
J'ai  fermé  sur  ceux-ci  mon  livre  expiatoire; 

J'ai  mis  des  verrous  à  l'histoire; 

L'histoire  est  un  bagne  aujourd'hui. 


Le  poëte  n'est  plus  /esprit  qui  rêve  et  prie; 
Il  a  la  grosse  clef  de  la  conciergerie. 
Quand  ils  entrent  au  greffe,  où  pend  leur  chaîne  au  clou. 
On  regarde  le  prince  aux  poches,  comme  un  drôle, 
Et  les  empereurs  à  l'épaule  ; 


7G  LES   CHATIMENTS. 

Macbeth  est  un  escroc,  César  est  un  filou. 

Vous  gardez  des  forçats,  ô  mes  strophes  ailées! 
Les  Calliopcs  étoilées 
Tiennent  des  registres  d'écrou. 


Il 


0  peuples  douloureux,  il  faut  bien  qu'on  vous  venge! 
Les  rhéteurs  froids  m'ont  dit  :  Le  poëte,  c'est  l'ange; 
Il  plane,  ignorant  Fould,  Magnan,  Morny,  Maupas; 
Il  contemple  la  nuit  sereine  avec  délices...  — 

Non,  tant  que  vous  serez  complices 
De  ces  crimes  hideux  que  je  suis  pas  à  pas, 
Tant  que  vous  couvrirez  ces  brigands  de  vos  voiles, 

Cieux  azurés,  soleils,  étoiles, 

Je  ne  vous  regarderai  pas! 

Tant  qu'un  gueux  forcera  les  bouches  à  se  taire, 
Tant  que  la  liberté  sera  couchée  à  terre 
Comme  une  femme  morte  et  qu'on  vient  de  noyer, 
Tant  que  dans  les  pontons  on  entendra  des  râles, 

J'aurai  des  clartés  sépulcrales 
Pour  tous  ces  fronts  abjects  qu'un  bandit  fait  ployer. 
Je  crierai  :  Lève-toi,  peuple  !  ciel,  tonne  et  gronde  ! 

La  France,  dans  sa  nuit  profonde, 

Verra  ma  torche  flamboyer! 


OH!  JE  SAIS  QU'ILS  FERONT  DES  MENSONGES  77 


ni 


Ces  coquins  vils  qui  font  de  la  France  une  Chine, 

On  entendra  mon  fouet  claquer  sur  leur  échine. 

Ils  chantent  :  Te  Deum,  je  crierai  :  Mémento! 

Je  fouaillerai  les  gens,  les  faits,  les  noms,  les  titres, 
Porte-sabres  et  porte-mitres  ; 

Je  les  tiens  dans  mon  vers  comme  dans  un  étau. 

On  verra  choir  surplis,  épaulettes,  bréviaires, 
Et  César,  sous  mes  étrivières, 
Se  sauver,  troussant  son  manteau! 

Et  les  champs,  et  les  prés,  le  lac,  la  fleur,  la  plaine, 
Les  nuages  pareils  à  des  flocons  de  laine, 
L'eau  qui  fait  frissonner  l'algue  et  les  goémons,-. 
Et  l'énorme  océan,  hydre  aux  écailles  vertes, 

Les  forêts  de  rumeurs  couvertes, 
Le  phare  sur  les  flots,  l'étoile  sur  les  monts, 
Me  reconnaîtront  bien  et  diront  à  voix  basse  : 
C'est  un  esprit  vengeur  qui  passe, 
Chassant  devant  lui  les  démons  ! 


Jersey,  novembre  1852. 


"XI  l 


CARTE  D'EUROPE 


Des  sabres  sont  partout  posés  sur  les  provinces. 
L'autel  ment.  On  entend  ceux  qu'on  nomme  les  princes 
Jurer,  d'un  front  tranquille  et  sans  baisser  les  yeux, 
De  faux  serments  qui  font,  tant  ils  navrent  les  âmes , 
Tant  ils  sont  monstrueux,  effroyables,  infâmes,. 
Remuer  le  tonnerre  endormi  dans  les  cieux. 


Les  soldats  ont  fouetté  des  femmes  dans  les  rues. 
Où  sont  la  liberté,  la  vertu?  disparues! 


80  LES   CHATIMENTS. 

Dans  l'exil!  dans  l'horreur  des  pontons  étouffants! 
0  nations!  où  sont  vos  âmes  les  plus  belles? 
Le  boulet,  c'est  trop  peu  contre  de  tels  rebelles  ; 
Haynau  dans  les  canons  met  des  tètes  d'enfants*. 


Peuple  russe,  tremblant  et  morne,  tu  chemines, 
Serf  à  Saint-Pétersbourg,  ou  forçat  dans  les  mines. 
Le  pôle  est  pour  ton  maître  un  cachot  vaste  et  noir  -, 
Russie  et  Sibérie,  ô  ezar!  tyran!  vampire! 
Ce  sont  les  deux  moitiés  de  ton  funèbre  empire; 
L'une  est  l'Oppression,  l'autre  est  le  Désespoir. 


Les  supplices  d'Ancône  emplissent  les  murailles." 
Le  pape  Mastaï  fusille  ses  ouailles  ; 
Il  pose  là  l'hostie  et  commande  le  feu. 
Simoncelli  périt  le  premier;  tous  les  autres 
Le  suivent  sans  pâlir,  tribuns,  soldats,  apôtres  ; 
Ils  meurent,  et  s'en  vont  parler  du  prêtre  à  Dieu. 


Saint-Père,  sur  tes  mains  laisse  tomber  tes  manches  ! 
Saint-Père,  on  voit  du  sang  à  tes  sandales  blanches! 
Borgia  te  sourit,  le  pape  empoisonneur. 
Combien  sont  morts?  combien  mourront?  qui  sait  le  nombre? 
Ce  qui  mène  aujourd'hui  votre  troupeau  dans  l'ombre, 
Ce  n'est  pas  le  berger,  c'est  le  boucher,  Seigneur! 

*  Sac  de  Brcscia.  Voir  les  Mémoires  du  général  Pepe. 


CARTE  D'EUROPE.  81 


Italie!  Allemagne!  ô  Sicile!  ô  Hongrie! 

Europe,  aïeule  en  pleurs,  de  misère  amaigrie, 

Vos  meilleurs  fils  sont  morts  ;  l'honneur  sombre  est  absent 

Au  midi  l'échafaud,  au  nord  un  ossuaire. 

La  lune  chaque  nuit  se  lève  en  un  suaire, 

Le  soleil  chaque  soir  se  couche  dans  du  sang. 


Sur  les  français  vaincus  un  saint-office  pèse. 

Un  brigand  les  égorge,  et  dit  :  je  les  apaise. 

Paris  lave  à  genoux  le  sang  qui  l'inonda; 

La  France  garrottée  assiste  à  l'hécatombe. 

Par  les  pleurs,  par  les  cris,  réveillés  dans  la  tombe. 

—  Bien!  dit  Laubardemont;  —  Va!  dit  Torquemada. 


Batthyani,  Sandor,  Poërio,  victimes! 
Pour  le  peuple  et  le  droit  en  vain  nous  combattîmes. 
Baudin  tombe,  agitant  son  écharpe  en  lambeau. 
Pleurez  dans  les  forêts,  pleurez  sur  les  montagnes! 
Où  Dieu  mit  des  édens  les  rois  mettent  des  bagnes  ; 
Venise  est  une  chiourme  et  Naple  est  un  tombeau. 


Le  gibet  sur  Arad!  le  gibet  sur  Palerme! 
La  corde  à  ces  héros  qui  levaient  d'un  bras  ferme 
Leur  drapeau  libre  et  fier  devant  les  rois  tremblants! 
Tandis  qu'on  va  sacrer  l'empereur  Schinderhannes, 

POÉSIE.  —  IV.  6 


S2  LES  CHATIMENTS. 

Martyrs,  la  pluie  à  flots  ruisselle  sur  vos  crânes, 
Et  le  bec  des  corbeaux  fouille  vos  yeux  sanglants. 


Avenir!  avenir!  voici  que  tout  s'écroule! 
Les  pâles  rois  ont  fui,  la  mer  vient,  le  flot  roule, 
Peuples  !  le  clairon  sonne  aux  quatre  coins  du  ciel  ; 
Quelle  fuite  effrayante  et  sombre  !  les  armées 
S'en  vont  dans  la  tempête  en  cendres  enflammées, 
L'épouvante  se  lève.  —  Allons,  dit  l'Éternel! 


Jersey,  novembre  1852. 


XIII 


CHANSON 


La  femelle?  elle  est  morte. 
Le  mâle?  un  chat  l'emporte 
Et  dévore  ses  os. 
Au  doux  nid  qui  frissonne 
Qui  reviendra?  personne, 
Pauvres  petits  oiseaux! 


Le  pâtre  absent  par  fraude  ! 
Le  ohien  mort!  le  loup  rôde, 
Et  tend  ses  noirs  panneaux. 
Au  bercail  qui  frissonne, 


U  LES  CHATIMENTS. 

Qui  veillera?  personne. 
Pauvres  petits  agneaux! 


L'homme  au  bagne  !  la  mère 
A  l'hospice  !  ô  misère  ! 
Le  logis  tremble  aux  vents  ; 
L'humble  berceau  frissonne. 
Que  reste-t-il?  personne. 
Pauvres  petits  enfants  ! 


Jersey,  février  1853. 


XIV 


C'est  la  nuit;  la  nuit  noire,  assoupie  et  profonde; 
L'ombre  immense  élargit  ses  ailes  sur  le  monde. 
Dans  vos  joyeux  palais  gardés  par  le  canon, 
Dans  vos  lits  de  velours,  de  damas,  de  linon, 
Sous  vos  chauds  couvre-pieds  de  martres  zibelines, 
Sous  le  nuage  blanc  des  molles  mousselines, 
Derrière  vos  rideaux  qui  cachent  sous  leurs  plis 
Toutes  les  voluptés  avec  tous  les  oublis, 
Aux  sons  d'une  fanfare  amoureuse  et  lointaine, 
Tandis  qu'une  veilleuse,  en  tremblant,  ose  à  peine 
Éclairer  le  plafond  de  pourpre  et  de  lampas, 
Vous,  duc  de  Saint-Arnaud,  vous,  comte  de  Maupas, 


8€  LES  CHATIMENTS. 


Jersey,  28  octobre  1852. 


Vous,  sénateurs,  préfets,  généraux,  juges,  princes, 
Toi,  César,  qu'à  genoux  adorent  tes  provinces, 
Toi  qui  rêvas  l'empire  et  le  réalisas, 
Dormez,  maîtres...  —  Voici  le  jour.  Debout,  forçats! 


XV 


CONFRONTATIONS 


0  cadavres,  parlez!  quels  sont  vos  assassins? 
Quelles  mains  ont  plongé  ces  styïets  dans  vos  seins? 
Toi  d'abord,  que  je  vois  dans  cette  ombre  apparaître, 
Ton  nom?  —  Religion.  —  Ton  meurtrier?  —  Le  prêtre. 

—  Vous,  vos  noms?  — Probité,  pudeur,  raison,  vertu. 

—  Et  qui  vous  égorgea?  —  L'église.  —  Toi,  qu'es-tu? 

—  Je  suis  la  foi  publique.  —  Et  qui  t'a  poignardée? 

—  Le  serment.  —  Toi,  qui  dors  de  ton  sang  inondée? 

—  Mon  nom  était  justice.  —  Et  quel  est  ton  bourreau? 

—  Le  juge.  —  Et  toi,  géant,  sans  glaive  en  ton  fourreau, 
Et  dont  la  boue  éteint  l'auréole  enflammée? 

—  Je  m'appelle  Austerlitz.  —  Qui  t'a  tué?  —  L'armée. 

Bruxelles,  5  janvier  1852. 


LIVRE  II    ' 
L'ORDRE  EST  RÉTABLI 


IDYLLES 


LE    SENAT. 


Vibrez,  trombone  et  chanterelle  ! 
Les  oiseaux  chantent  dans  les  nids. 
La  joie  est  chose  naturelle. 
Que  Magnan  danse  la  trénis 
Et  Saint-Arnaud  la  pastourelle! 

LES    CAVES    DE    LILLE. 

Miserere  ! 
Miserere  ! 


02  LES   CHATIMENTS. 


LE    CONSEIL    D   ETAT. 


Des  lampions  dans  les  charmilles! 
Des  lampions  dans  les  buissons! 
Mêlez-vous,  sabres  et  mantilles! 
Chantez  en  chœur,  les  beaux  garçons! 
Dansez  en  rond,  les  belles  filles.' 

LES    GRENIERS    DE    ROUEN. 

Miserere  ! 
Miserere  ! 

LE    CORPS    LÉGISLATIF. 

Jouissons!  l'amour  nous  réclame. 
Chacun,  pour  devenir  meilleur, 
Cueille  son  miel,  nourrit  son  âme, 
L'abeille  aux  lèvres  de  la  fleur, 
Le  sage  aux  lèvres  de  la  femme  ! 

BRUXELLES,    LONDRES,    BELLE-ISLE,    JERSEY. 

Miserere! 
Miserere! 

L'HOTEL    DE    VILLE. 

L'empire  se  met  aux  croisées; 
Rions,  jouons,  soupons,  dînons. 
Des  pétards  aux  Champs-Elysées! 


IDYLLES.  93 

A  l'oncle  il  fallait  des  canons, 
Il  faut  au  neveu  des  fusées. 

LES    PONTONS. 

Miserere  ! 
Miserere  ! 

l'armée. 

Pas  de  scrupule!  pas  de  morgue! 
A  genoux!  un  bedeau  paraît. 
Le  tambour  obéit  à  l'orgue. 
Notre  ardeur  sort  du  cabaret, 
Et  notre  gloire  est  à  la  morgue. 

LAMBESSA. 

Miserere  ! 
Miserere  ! 

LA   MAGISTRATURE. 

Mangeons,  buvons,  tout  le  conseille. 
Heureux  l'ami  du  raisin  mûr, 
Qui  toujours,  riant  sous  sa  treille, 
Trouve  une  grappe  sur  son  mur 
Et  dans  sa  cave  une  bouteille! 

CAYENNE. 

Miserere  ! 
Miserere  ! 


94  LES  CHATIMENTS, 

LES    ÉVÊQUES. 

Jupiter  l'ordonne,  on  révère 
Le  succès,  sur  le  trône  assis. 
Trinquons!  Le  prêtre  peu  sévère 
Vide  son  âme  de  soucis, 
Et  de  vin  vieux  emplit  son  verre  ! 

LE    CIMETIÈRE    MONTMARTRE. 

Miserere  ! 
Miserere! 


Jersey,  avril  1853 


II 


AU  PEUPLE 


Partout  pleurs,  sanglots,  cris  funèbres. 

Pourquoi  dors-tu  dans  les  ténèbres? 

Je  ne  veux  pas  que  tu  sois  mort. 

Pourquoi  dors-tu  dans  les  ténèbres? 

Ce  n'est  pas  l'instant  où  Ton  dort. 
La  pâle  Liberté  gît  sanglante  à  ta  porte. 

Tu  le  sais,  toi  mort,  elle  est  morte. 

Voici  le  chacal  sur  ton  seuil, 

Voici  les  rats  et  les  belettes, 
Pourquoi  t'es-tu  laissé  lier  de  bandelettes? 

Ils  te  mordent  dans  ton  cercueil! 

De  tous  les  peuples  on  prépare 
Le  convoi...  — 


96  LES  CHATIMENTS. 

Lazare!  Lazare!  Lazare! 
Lève-toi! 

Paris  sanglant,  au  clair  de  lune, 

Rêve  sur  la  fosse  commune  ; 

Gloire  au  général  Trestaillon! 

Plus  de  presse,  plus  de  tribune! 

Quatrevingt-neuf  porte  un  bâillon. 
La  Révolution,  terrible  à  qui  la  touche, 

Est  couchée  à  terre!  un  Cartouche 

Peut  ce  qu'aucun  titan  ne  put. 

Escobar  rit  d'un  rire  oblique. 
On  voit  traîner  sur  toi,  géante  République, 

Tous  les  sabres  de  Lilliput. 

Le  juge,  marchand  en  simarre, 
Vend  la  loi...  — 

Lazare  !  Lazare  !  Lazare  ! 
Lève-toi! 

Sur  Milan,  sur  Vienne  punie, 
Sur  Rome  étranglée  et  bénie, 
Sur  Pesth,  torturé  sans  répit, 
La  vieille  louve  Tyrannie, 
Fauve  et  joyeuse,  s'accroupit. 

Elle  rit;  son  repaire  est  orné  d'amulettes; 
Elle  marche  sur  des  squelettes, 
De  la  Vistule  au  Tanaro; 
Elle  a  ses  petits  qu'elle  couve. 

Qui  la  nourrit?  qui  porte  à  manger  à  la  louve? 
C'est  l'évèque,  c'est  le  bourreau. 


AU  PEUPLE.  97 

Qui  s'allaite  à  son  flanc  barbare? 

C'est  le  roi...  — 
Lazare  !  Lazare  !  Lazare  ! 

Lève-toi  ! 

Jésus  parlant  à  ses  apôtres, 

Dit  :  Aimez-vous  les  uns  les  autres. 

Et  voilà  bientôt  deux  mille  ans 

Qu'il  appelle  nous  et  les  nôtres, 

Et  qu'il  ouvre  ses  bras  sanglants. 
Rome  commande  et  règne  au  nom  du  doux  prophète. 

De  trois  cercles  sacrés  est  faite 

La  tiare  du  Vatican; 

Le  premier  est  une  couronne, 
Le  second  est  le  nœud  des  gibets  de  Vérone, 

Et  le  troisième  est  un  carcan. 

Mastaï  met  cette  tiare 
Sans  effroi...  — 

Lazare!  Lazare!  Lazare! 
Lève-toi! 

Ils  bâtissent  des  prisons  neuves; 
0  dormeur  sombre,  entends  les  fleuves 
Murmurer,  teints  de  sang  vermeil; 
Entends  pleurer  les  pauvres  veuves, 
0  noir  dormeur  au  dur  sommeil! 
Martyrs,  adieu!  le  vent  souffle,  les  pontons  flottent; 
Les  mères  au  front  gris  sanglotent; 
Leurs  fils  sont  en  proie  aux  vainqueurs; 
Elles  gémissent  sur  la  route; 

POÉSIE.   —  IV.  7 


M  LES  CHATIMENTS. 

Les  pleurs  qui  de  leurs  yeux  s'échappent  goutte  à  goutte 
Filtrent  en  haine  dans  nos  cœurs. 
Les  juifs  triomphent,  groupe  avare 

Et  sans  foi...  — 
Lazare!  Lazare!  Lazare! 

Lève-toi  ! 

Mais,  il  semble  qu'on  se  réveille! 

Est-ce  toi  que  j'ai  dans  l'oreille, 

Bourdonnement  as:,  sombre  essaim? 

Dans  la  ruche  frémit  l'abeille; 

J'entends  sourdre  un  vague  tocsin. 
Les  césars,  oubliant  qu'il  est  des  gémonies, 

S'endorment  dans  les  symphonies, 

Du  lac  Baltique  au  mont  Etna  ; 

Les  peuples  sont  dans  la  nuit  noire; 
Dormez,  rois;  le  clairon  dit  aux  tyrans  :  victoire! 

Et  l'orgue  leur  chante  :  hosanna! 
•   Qui  répond  à  cette  fanfare? 
Le  beffroi...  — 

Lazare!  Lazare!  Lazare! 
Lève-toi  ! 


Jersey,  mai  1823. 


III 


SOUVENIR  DE  LA  NUIT   DU  d 


L'enfant  avait  reçu  deux  balles  dans  la  tête. 

Le  logis  était  propre,  humble,  paisible,  honnête; 

On  voyait  un  rameau  bénit  sur  un  portrait. 

Une  vieille  grand'mère  était  là  qui  pleurait. 

Nous  le  déshabillions  en  silence.  Sa  bouche, 

Pèle,  s'ouvrait;  la  mort  noyait  son  œil  farouche; 

Ses  bras  pendants  semblaient  demander  des  appuis. 

Il  avait  dans  sa  poche  une  toupie  en  buis. 

On  pouvait  mettre  un  doigt  dans  les  trous  de  ses  plaie*. 

Avez-vous  vu  saigner  la  mûre  dans  les  haies? 

Son  crâne  était  ouvert  comme  un  bois  qui  se  fend. 

L'aïeule  regarda  déshabiller  l'enfant, 


400  LES    CHATIMENTS. 

Disant  :  —  Comme  il  est  blanc!  approchez  donc  la  lampe. 
Dieu!  ses  pauvres  cheveux  sont  collés  sur  sa  tempe!  — 
Et  quand  ce  fut  fini,  le  prit  sur  ses  genoux. 
La  nuit  était  lugubre;  on  entendait  des  coups 
De  fusil  dans  la  rue  ou  l'on  en  tuait  d'autres. 

—  Il  faut  ensevelir  l'enfant,  dirent  les  nôtres. 

Et  l'on  prit  un  drap  blanc  dans  l'armoire  en  noyer. 

L'aïeule  cependant  l'approchait  du  foyer, 

Comme  pour  réchauffer  ses  membres  déjà  roides, 

Hélas!  ce  que  la  mort  touche  de  ses  mains  froides 

Ne  se  réchauffe  plus  aux  foyers  d'ici-bas  ! 

Elle  pencha  la  tête  et  lui  tira  ses  bas, 

Et  dans  ses  vieilles  mains  prit  les  pieds  du  cadavre. 

—  Est-ce  que  ce  n'est  pas  une  chose  qui  navre  ! 
Cria-t-elle  ;  monsieur,  il  n'avait  pas  huit  ans  ! 
Ses  maîtres,  il  allait  en  classe,  étaient  contents. 
Monsieur,  quand  il  fallait  que  je  fisse  une  lettre, 
C'est  lui  qui  l'écrivait.  Est-ce  qu'on  va  se  mettre 
A  tuer  les  enfants  maintenant?  Ah  !  mon  Dieu  ! 

On  est  donc  des  brigands?  Je  vous  demande  un  peu, 

Il  jouait  ce  matin,  là,  devant  la  fenêtre! 

Dire  qu'ils  m'ont  tué  ce  pauvre  petit  être  ! 

Il  passait  dans  la  rue,  ils  ont  tiré  dessus. 

Monsieur,  il  était  bon  et  doux  comme  un  Jésus. 

Moi  je  suis  vieille,  il  est  tout  simple  que  je  parte; 

Cela  n'aurait  rien  fait  à  monsieur  Bonaparte 

De  me  tuer  au  lieu  de  tuer  mon  enfant!  — 

Elle  s'interrompit,  les  sanglots  l'étouffant. 

Puis  elle  dit,  et  tous  pleuraient  près  de  l'aïeule  : 

—  Que  vais-je  devenir  à  présent  toute  seule? 


SOUVENIR  DE    LA   NUIT   DU  4.  101 

Expliquez-moi  cela,  vous  autres,  aujourd'hui. 
Hélas!  je  n'avais  plus  de  sa  mère  que  lui. 
Pourquoi  l'a-t-on  tué?  je  veux  qu'on  me  l'explique. 
L'enfant  n'a  pas  crié  vive  la  République.  — 
Nous  nous  taisions,  debout  et  graves,  chapeau  bas, 
Tremblant  devant  ce  deuil  qu'on  ne  console  pas. 

Vous  ne  compreniez  point,  mère,  la  politique. 
Monsieur  Napoléon,  c'est  son  nom  authentique, 
Est  pauvre,  et  même  prince;  il  aime  les  palais; 
Il  lui  convient  d'avoir  des  chevaux,  des  valets, 
De  l'argent  pour  son  jeu,  sa  table,  son  alcôve, 
Ses  chasses;  par  la  même  occasion,  il  sauve 
La  famille,  l'église  et  la  société; 
Il  veut  avoir  Saint-Cloud,  plein  de  roses  l'été, 
Où  viendront  l'adorer  les  préfets  et  les  maires; 
C'est  pour  cela  qu'il  faut  que  les  vieilles  grand'mères, 
De  leurs  pauvres  doigts  gris  que  fait  trembler  le  temps, 
Cousent  dans  le  linceul  des  enfants  de  sept  ans. 


Jersey,  2  décembre  1852. 


IV 


0  soleil,  ô  face  divine, 
Fleurs  sauvages  de  la  ravine, 
Grottes  où  l'on  entend  des  voix, 
Parfums  que  sous  l'herbe  on  devine, 
O  ronces  farouches  des  bois, 


Monts  sacrés,  hauts  comme  l'exemple, 
Blancs  comme  le  fronton  d'un  temple, 
Vieux  rocs,  chêne  des  ans  vainqueur, 
Dont  je  sens,  quand  je  vous  contemple, 
L'àme  éparse  entrer  dans  mon  cœur, 


4  04  LES    CHATIMENTS. 


0  vierge  forêt,  source  pure, 
Lac  limpide  que  l'ombre  azuré, 
Eau  chaste  où  le  ciel  resplendit, 
Conscience  de  la  nature, 
Que  pensez-vous  de  ce  bandit? 


Jersey,  2  décembre  1852. 


Puisque  le  juste  est  dans  l'abîme, 
Puisqu'on  donne  le  sceptre  au  crime, 
Puisque  tous  les  droits  sont  trahis, 
Puisque  les  plus  fiers  restent  mornes, 
Puisqu'on  affiche  au  coin  des  bornes 
Le  déshonneur  de  mon  pays  ; 


0  République  de  nos  pères, 
Grand  Panthéon  plein  de  lumières, 
Dôme  d'or  dans  le  libre  azur, 
Temple  des  ombres  immortelles, 
Puisqu'on  vient  avec  des  échelles 
Coller  l'empire  sur  ton  mur; 


406  LES  CHATIMENTS. 


Puisque  toute  âme  est  affaiblie, 
Puisqu'on  rampe,  puisqu'on  oublie 
Le  vrai,  le  pur,  le  grand,  le  beau, 
Les  yeux  indignés  de  l'histoire, 
L'honneur,  la  loi,  le  droit,  la  gloire, 
Et  ceux  qui  sont  dans  le  tombeau; 


Je  t'aime,  exil!  douleur,  je  t'aime! 
Tristesse,  sois  mon  diadème  ! 
Je  t'aime,  altière  pauvreté! 
J'aime  ma  porte  aux  vents  battue. 
J'aime  le  deuil,  grave  statue 
Qui  vient  s'asseoir  à  mon  côté. 


J'aime  le  malheur  qui  m'éprouve, 

Et  cette  ombre  où  je  vous  retrouve, 

0  vous  à  qui  mon  cœur  sourit, 

Dignité,  foi,  vertu  voilée, 

Toi,  liberté,  fière  exilée, 

Et  toi,  dévouement,  grand  proscrit! 


J'aime  cette   le  solitaire, 
Jersey,  que  la  libre  Angleteure 
Couvre  de  son  vieux  pavillon, 
L'eau  Qoire,  par  moments  accrue, 


PUISQUE   LE  JUSTE  EST  DANS  L'ABIME        407 

Le  navire,  errante  charrue, 
Le  flot,  mystérieux  sillon. 


J'aime  ta  mouette,  ô  mer  profonde, 
Qui  secoue  en  perles  ton  onde 
Sur  son  aile  aux  fauves  couleurs, 
Plonge  dans  les  lames  géantes, 
Et  sort  de  ces  gueules  béantes 
Comme  l'àme  sort  des  douleurs. 


J'aime  la  roche  solennelle 
D'où  j'entends  la  plainte  éternelle, 
Sans  trêve  comme  le  remords, 
Toujours  renaissant  dans  les  ombres, 
Des  vagues  sur  les  écueils  sombres, 
Des  mères  sur  leurs  enfants  morts. 


Jersey,  décembre  1852. 


VI 


L'AUTRE   PRÉSIDENT 


Donc,  vieux  partis,  voilà  votre  homme  consulaire! 
Aux  jours  sereins,  quand  rien  ne  nous  vient  assiéger, 
Dogue  aboyant,  dragon  farouche,  hydre  eu  colère; 
Taupe  aux  jours  du  danger! 


Pour  le  mettre  à  leur  tête,  en  nos  temps  que  visite 
La  tempête,  brisant  le  cèdre  et  le  sapin, 
Ils  prirent  le  plus  lâche,  et,  n'ayant  pas  Thersite, 
Ils  choisirent  Dupin. 


110  LES    CHATIMENTS. 


Tandis  que  ton  bras  fort  pioche,  laboure  et  bêche, 
Ils  te  trahissaient,  peuple,  ouvrier  souverain; 
Ces  hommes  opposaient  le  président  Bobèche 
Au  président  Mandrin. 


Il 


Sa  voix  aigre  sonnait  comme  une  calebasse; 
Ses  quolibets  mordaient  l'orateur  au  cœur  chaud  ; 
Ils  avaient,  insensés,  mis  l'âme  la  plus  basse 
Au  faîte  le  plus  haut; 


Si  bien  qu'un  jour,  ce  fut  un  dénouement  immonde, 
Des  soldats,  sabre  au  poing,  quittant  leur  noir  chevet, 
Entrèrent  dans  ce  temple  auguste  où,  pour  le  monde, 
L'aurore  se  levait  ! 


Devant  l'autel  des  lois  qu'on  renverse  ei  qu'on  brûle, 
Honneur,  devoir,  criaient  à  cet  homme  :  —  Deboul  ! 
Dresse-toi,  foudre  en  main,  sur  la  chaise  eurule!  — 
Il  plongea  dans  l'égout. 


L'AUTRE    PRÉSIDENT.  444 


III 


Qu'il  y  reste  à  jamais!  qu'à  jamais  il  y  dorme! 
Que  ce  vil  souvenir  soit  à  jamais  détruit! 
Qu'il  se  dissolve  là!  qu'il  y  devienne  informe, 
Et  pareil  à  la  nuit  ! 


Que,  même  en  l'y  cherchant,  on  le  distingue  à  peine 
Dans  ce  profond  cloaque,  affreux,  morne,  béant! 
Et  que  tout  ce  qui  rampe  et  tout  ce  qui  se  traîne 
Se  mêle  à  son  néant! 


Et  que  l'histoire  un  jour  ne  s'en  rende  plus  compte, 
Et  dise  en  le  voyant  dans  la  fange  étendu  : 
—  On  ne  sait  ce  que  c'est.  C'est  quelque  vieille  honte 
Dont  le  nom  s'est  perdu  !  — 


Oh!  si  ces  âmes-là  par  l'enfer  sont  reçues, 
S'il  ne  les  chasse  pas  dans  son  amer  orgueil, 


112  LES  CHATIMENTS. 

Poètes  qui,  portant  dans  vos  mains  des  massues, 
Gardez  ce  sombre  seuil, 


N'est-ce  pas?  dans  ce  gouffre  où  la  justice  habite, 
Dont  l'espérance  fuit  le  flamboyant  fronton, 
Dites,  toi  de  Patmos  lugubre  cénobite, 
Toi  Dante,  toi  Milton, 


Toi,  vieil  Eschyle,  ami  des  plaintives  Électres, 
Ce  doit  être  une  joie,  ô  vengeurs  des  vertus, 
De  faire  souffleter  les  masques  par  les  spectres, 
Et  Dupin  par  Bru  tus  ! 


Bruxelles,  décembre  1851. 


VII 


A  L'OBEISSANCE  PASSIVE 


0  soldats  de  l'an  deux!  ô  guerres!  épopées! 
Contre  les  rois  tirant  ensemble  leurs  épées, 

Prussiens,  autrichiens, 
Contre  toutes  les  Tyrs  et  toutes  les  Sodomes, 
Contre  le  czar  du  nord,  contre  ce  chasseur  d'hommes. 

Suivi  de  tous  ses  chiens, 


Contre  toute  l'Europe  avec  ses  capitaines, 
Avec  ses  fantassins  couvrant  au  loin  les  plaines, 

Avec  ses  cavaliers, 
Tout  entière  debout  comme  une  hydre  vivante, 

POÉSIE    —  IV»  8 


414  LES  CHATIMENTS. 

Ils  chantaient,  ils  allaient,  L'âme  sans  épouvante 
Et  les  pieds  sans  souliers! 


Au  levant,  au  couchant,  partout,  au  sud,  au  pôle, 
Avec  dfb  vieux  fusils  sonnant  sur  leur  épaule, 

Passant  torrents  et  monts, 
Sans  repos,  sans  sommeil,  coudes  percés,  sans  vivres, 
Ils  allaient,  fiers,  joyeux,  et  soufflant  dans  des  cuivres, 

Ainsi  que  des  démons! 


La  liberté  sublime  emplissait  leurs  pensées. 
Flottes  prises  d'assaut,  frontières  effacées 

Sous  leur  pas  souverain, 
0  France,  tous  les  jours  c'était  quelque  prodige, 
Chocs,  rencontres,  combats;  et  Joubert  sur  l'Adige, 

Et  Marceau  sur  le  Rhin  ! 


On  battait  l'avant-garde,  on  culbutait  le  centre  ; 
Dans  la  pluie  et  la  neige  et  de  l'eau  jusqu'au  ventre, 

On  allait!  en  avant! 
Et  l'un  offrait  la  paix,  et  l'autre  ouvrait  ses  portes, 
Et  lès  trônes,  roulant  comme  des  feuilles  mortes, 

Se  dispersaient  au  vent! 


Oh  !  que  vous  étiez  grandvS  au  milieu  des  mêlées, 
Soldais!   L'.ril  ] . J « •  i i j  d'éclairs,  laces  cclicvclées 


A    L'OBEISSANCE    PASSIVE.  m 

Dans  le  noir  tourbillon, 
Ils  rayonnaient,  debout,  ardents,  dressant  la  tête; 
Et  comme  les  lions  aspirent  la  tempête 

Quand  souffle  l'aquilon, 


Eux,  dans  l'emportement  de  leurs  luttes  épiques, 
Ivres,  ils  savouraient  tous  les  bruits  héroïques, 

Le  fer  heurtant  le  fer, 
La  Marseillaise  ailée  et  volant  dans  tes  balles, 
Les  tambours,  les  obus,  les  bombes,  les  cymbales, 

Et  ton  rire,  ô  Kléber! 


La  Révolution  leur  criait  :  —  Volontaires, 
Mourez  pour  délivrer  tous  les  peuples  vos  frères  ! 

Contents,  ils  disaient  oui. 
—  Allez,  mes  vieux  soldats,  mes  généraux  imberbes 
Et  l'on  voyait  marcher  ces  va-nu-pieds  superbes 

Sur  le  monde  ébloui! 


La  tristesse  et  la  peur  leur  étaient  inconnues. 
Ils  eussent,  sans  nul  doute,  escaladé  les  nues, 

Si  ces  audacieux, 
En  retournant  les  yeux  dans  leur  course  olympique, 
Avaient  vu  derrière  eux  la  grande  République 

Montrant  du  doigt  les  oieux! 


14G  LES  CHATIMENTS. 


IJ 


Oh!  vers  ces  vétérans  quand  notre  esprit  s'élève, 
Nous  voyons  leur  front  luire  et  resplendir  leur  glaive, 

Fertile  en  grands  travaux. 
C'étaient  là  les  anciens.  Mais  ce  temps  les  efface! 
France,  dans  ton  histoire  ils  tiennent  trop  de  place. 

France,  gloire  aux  nouveaux! 


Oui,  gloire  à  ceux  d'hier!  ils  se  mettent  cent  mille, 
Sabres  nus,  vingt  contre  un,  sans  crainte,  et  par  la  .ville 

S'en  vont,  tambours  battants. 
A  mitraille  !  leur  feu  brille,  l'obusier  tonne, 
Victoire!  ils  ont  tué,  carrefour  Tiquetonne, 

Un  enfant  de  sept  ..ns! 


Ceux-ci  sont  des  héros  qui  n'ont  pas  peur  des  femmes 
Ils  tirent  sans  pâlir,  gloire  à  ces  grandes  âmes! 

Sur  les  passants  tremblants. 
On  voit,  quand  dans  Paris  leur  troupe  se  promène, 
Aux  fers  de  leurs  chevaux  de  la  cervelle  humaine, 

Avec  des  cheveux  blancs. 


A    L'OBÉISSANCE   PASSIVE.  1\1 

Ils  montent  à  l'assaut  des  lois;  sur  la  patrie 
Ils  s'élancent  ;  chevaux,  fantassins,  batterie, 

Bataillon,  escadron, 
Gorgés,  payés,  repus,  joyeux,  fous  de  colère, 
Sonnant  la  charge,  avec  Maupas  pour  vexillaire 

Et  Veuillot  pour  clairon. 


Tout,  le  fer  et  le  plomb,  manque  à  nos  bras  farouches, 
Le  peuple  est  sans  fusils,  le  peuple  est  sans  cartouches, 

Braves!  c'est  le  moment! 
Avec  quelques  tribuns  la  loi  demeure  seule. 
Derrière  vos  canons  chargés  jusqu'à  la  gueule 

Risquez-vous  hardiment  ! 


.0  soldats  de  décembre  !  ô  soldats  d'embuscades 
Contre  votre  pays  !  honte  à  vos  cavalcades 

Sur  Paris  consterné! 
Vos  pères,  je  l'ai  dit,  brillaient  comme  le  phare; 
Ils  bravaient,  en  chantant  une  haute  fanfare, 

La  mort,  spectre  étonné  ; 


Vos  pères  combattaient  les  plus  fières  armées, 

Le  prussien  blond,  le  russe  aux  foudres  enflammées, 

Le  catalan  bruni; 
Vous,  vous  tuez  des  gens  de  bourse  et  de  négoce. 
Vos  pères,  ces  géants,  avaient  pris  Saragosse , 

Vous  prenez  Tortoni  ! 


m  LES    CHATIMENTS. 

Histoire,  qu'en  dis-tu?  les  vieux  dans  les  batailles 
('."liraient  sur  les  canons  vomissant  les  mitrailles; 

Ceux-ci  vont,  sans  trembler, 
Foulant  aux  pieds  vieillards  sanglants,  femmes  mourantes, 
Droit  au  crime.  Ce  sont  deux  façons  différentes 

De  ne  pas  reculer. 


Iïi 


Cet  homme  fait  venir,  à  l'heure  où  la  nuit  voile 

Paris  dormant  encor, 
Des  généraux  français  portant  la  triple  étoile 

Sur  l'épaulelte  d'or; 


Il  leur  dit  :  —  «  Écoutez,  pour  vos  yeux  seuls  j'écarte 

L'ombre  que  je  répands  ; 
Vous  crûtes  jusqu'ici  que  j'étais  Bonaparte, 

Mon  nom  est  Guet-apens. 


C'< isl  demain  1''  grand  jour,  le  jour  des  funérailles 
Kl  le  jour  des  douleurs. 
Vous  allez  vous  glisser  sans  bruit  sous  les  murailles, 
Comme  font  les  voleurs; 


A  L'OBÉISSANCE   PASSIVE.  119 

«  Vous  prendrez  cette  pince,  à  mon  service  usée, 

Que  je  cache  sur  moi, 
Et  vous  soulèverez  avec  une  pesée 

La  porte  de  la  loi; 


«  Puis,  hourrah  !  sabre  au  vent,  et  la  police  en  tête  ! 

Et  main  basse  sur  tout, 
Sur  vos  chefs  africains,  sur  quiconque  est  honnête, 

Sur  quiconque  est  debout, 


«  Sur  les  représentants,  et  ceux  qu'ils  représentent, 

Sur  Paris  terrassé  ! 
Et  je  vous  paîrai  bien!  »  —  Ces  généraux  consentent; 

Vidocq  eût  refusé. 


ÏY 


Maintenant,  largesse  au  prétoire! 
Trinquez,  soldats  !  et  depuis  quand 
A-t-on  peur  de  rire  et  de  boire? 
Fête  aux  casernes  !  fête  au  camp  ! 


L'orgie  a  rougi  leur  moustache, 
Les  rouleaux  d'or  gonflent  leur  sac; 


420  LES  CHATIMENTS. 

Pour  capitaine  ils  ont  Gamache, 
Ils  ont  Cocagne  pour  bivouac. 


La  bombance  après  l'équipée. 
On  s'attable.  Hier  on  tua. 
0  Napoléon,  ton  épée 
Sert  de  broche  à  Gargantua. 


Le  meurtre  est  pour  eux  la  victoire  ; 
Leur  œil,  par  l'ivresse  endormi, 
Prend  le  déshonneur  pour  la  gloire 
Et  les  français  pour  l'ennemi. 


France,  ils  (.'égorgèrent  la  veille 
Ils  tiennent,  c'est  leur  lendemain, 
Dans  une  main  une  bouteille 
Et  ta  tête  dans  l'autre  main. 


Ils  dansent  en  rond,  noirs  quadrilles, 
Comme  des  gueux  dans  le  ravin  ; 
Troplong  leur  amène  des  filles, 
Et  Sibour  leur  verse  du  vin. 


Et  leurs  banquets  sans  fin  ni  trêves 
D'orchestres  sont  environnés...  — 


A  L'OBÉISSANCE   PASSIVE.  m 

Nous  faisions  pour  vous  d'autres  rêves, 
0  nos  soldats  infortunés  ! 


Nous  rêvions  pour  vous  l'âpre  bise, 
La  neige  au  pied  du  noir  sapin, 
La  brèche  où  la  bombe  se  brise, 
Les  nuits  sans  feu,  les  jours  sans  pain. 


Nous  rêvions  les  marches  forcées, 
La  faim,  le  froid,  les  coups  hardis, 
Les  vieilles  capotes  usées, 
Et  la  victoire  un  contre  dix! 


Nous  rêvions,  ô  soldats  esclaves, 
Pour  vous  et  pour  vos  généraux, 
La  sainte  misère  de&  braves, 
La  grande  tombe  des  héros! 


Car  l'Europe  en  ses  fers  soupire, 
Car  dans  les  cœurs  un  ferment  bout, 
Car  voici  l'heure  où  Dieu  va  dire  : 
Chaînes,  tombez!  Peuples,  debout! 


L'histoire  ouvre  un  nouveau  registre  ; 
Le  penseur,  amer  et  serein, 


KH  LES  CHATIMENTS. 

Derrière  l'horizon  sinistre 
Entend  rouler  dos  chars  d'airain. 


Un  bruit  profond  trouble  la  terre; 
Dans  les  fourreaux  s'émeut  l'acier; 
Ce  vent  qui  souffle  sort,  ô  guerre, 
Des  naseaux  de  ton  noir  coursier! 


Vers  l'heureux  but  où  Dieu  nous  mène, 
Soldats!  rêveurs,  nous  vous  poussions, 
Tête  de  la  colonne  humaine, 
Avant-garde  des  nations! 


Nous  rêvions,  bandes  aguerries, 
Pour  vous,  fraternels  conquérants, 
La  grande  guerre  des  patries, 
La  chute  immense  des  tyrans! 


Nous  réservions  votre  effort  juste, 
Vos  fiers  tambours,  vos  rangs  épais. 
Soldats,  pour  cette  guerre  auguste 
D'où  sortira  l'auguste  paix! 


Dans  nos  soiil'o  visionnaires, 
Nous  vous  vo\ioiiv,  ô  nos  glMfffiérâ, 


A  L'OBÉISSANCE    PASSIVE.  123 

Marcher  joyeux  dans  les  tonnerres, 
Courir  sanglants  dans  les  lauriers, 


Sous  la  fumée  et  la  poussière 
Disparaître  en  noirs  tourbillons, 
Puis  tout  à  coup  clans  la  lumière 
Surgir,  radieux  bataillons, 


Et  passer,  légion  sacrée 
Que  les  peuples  venaient  bénir, 
Sous  la  haute  porte  azurée 
De  l'éblouissant  avenir! 


Donc,  les  soldats  français  auront  vu,  jours  infâmes  î 
Après  Brune  et  Desaix,  après  ces  grandes  âmes 

Que  nous  admirons  tous, 
Après  Turenne,  après  Saintraille,  après  Lahire, 
Poulailler  leur  donner  des  drapeaux  et  leur  dire  : 

Je  suis  content  de  vous  ! 


0  drapeaux  du  passé,  si  beaux  dans  les  histoires, 
Drapeaux  de  tous  nos  preux  et  de  toutes  nos  gloires, 


421  LES    CHATIMENTS. 

Redoutés  du  fuyard, 
Percés,  troués,  criblés,  sans  peur  et  sans  reproche, 
Vous  qui  dans  vos  lambeaux  mêlez  le  sang  de  Hocha 

Et  le  sang  de  Bayard, 


0  vieux  drapeaux!  sortez  des  tombes,  des  abîmes! 
Sortez  en  foule,  ailés  de  vos  haillons  sublimes, 

Drapeaux  éblouissants  ! 
Comme  un  sinistre  essaim  qui  sur  l'horizon  monte, 
Sortez,  venez,  volez,  sur  toute  cette  honte 

Accourez  frémissants  ! 


Délivrez  nos  soldats  de  ces  bannières  viles  ! 

Vous  qui  chassiez  les  rois,  vous  qui  preniez  les  villes, 

Vous  en  qui  L'âme  croit, 
Vous  qui  passiez  les  monts,  les  gouffres  et  les  fleuves, 
Drapeaux  sous  qui  l'on  meurt,  chassez  ces  aigles  neuves, 

Drapeaux  sous  qui  l'on  boit! 


Que  nos  tristes  soldats  fassent  la  différence! 
Montrez-leur  ce  que  c'est  que  les  drapeaux  de  France, 

Montrez  vos  sacrés  plis 
Qui  flottaient  sur  le  Rhin,  sur  la  Meuse  et  la  Sambre, 
Et  faites,  ô  drapeaux,  auprès  du  Deux-Décembre 

Frissonner  Austerlitz  ! 


A  L'OBÉISSANCE   PASSIVE.  *25 


VI 


Hélas!  tout  est  fini!  fange!  néant!  nuit  noire! 
Au-dessus  de  ce  gouffre  où  croula  notre  gloire, 

Flamboyez,  noms  maudits  ! 
Maupas,  Morny,  Magnan,  Saint-Arnaud,  Bonaparte! 
Courbons  nos  fronts  !  Gomorrhe  a  triomphé  de  Sparte! 

Cinq  hommes  !  cinq  bandits  ! 


Toutes  les  nations  tour  à  tour  sont  conquises, 
L'Angleterre,  pays  des  antiques  franchises, 

Par  les  vieux  neustriens, 
Rome  par  Alaric,  par  Mahomet  Byzance, 
La  Sicile  par  trois  chevaliers,  et  la  France 

Par  cinq  galériens! 


Soit.  Régnez  !  emplissez  de  dégoût  la  pensée, 
Notre-Dame  d'encens,  de  danses  l'Elysée, 

Montmartre  d'ossements. 
Régnez!  liez  ce  peuple,  à  vos  yeux  populace, 
Liez  Paris,  liez  la  France  à  la  culasse 

De  vos  canons  fumants  ! 


U6  LkS  CHATIMENTS 


VII 


Quand  sur  votre  poitrine  il  jeta  sa  médaille, 
Ses  rubans  et  sa  croix,  après  cette  bataille 

Et  ce  coup  de  lacet, 
0  soldats  dont  l'Afrique  avait  hàlé  la  joue, 
N'avez-vous  donc  pas  vu  que  c'était  de  la  boue 

Qui  vous  éclaboussait? 


Oh!  quand  je  pense  à  vous,  mon  œil  se  mouille  encore! 
Je  vous  pleure,  soldats  !  je  pleure  votre  aurore, 

Et  ce  qu'elle  promit. 
Je  pleure  !  car  la  gloire  est  maintenant  voilée  ; 
Car  il  est  parmi  vous  plus  d'une  âme  accablée 

Qui  songe  et  qui  frémit! 


0  soldats!  nous  aimions  votre  splendeur  première; 
Fils  de  la  république  et  fils  de  la  chaumière, 

Que  l'hcmieur  échauffait, 
Pour  servir  ce  bandit  qui  dans  leur  sang  se  vautre, 
Hélas!  pour  trahir  l'une  et  déshonorer  l'autre, 

Que  vous  ont-elles  l'ait  '. 


A  L'OBÉISSANCE    PASSIVE.  127 

Après  qui  marchez-vous,  ô  légion  trompée? 
L'homme  à  qui  vous  avez  prostitué  l'épéc, 

Ce  criminj   flagrant, 
Cet  aventurier  vil  en  qui  vous  semblez  croire, 
Sera  Napoléon  le  Petit  dans  l'histoire, 

Ou  Cartouche  le  Grand. 


Armée  !  ainsi  ton  sabre  a  frappé  par  derrière 
Le  serment,  le  devoir,  la  loyauté  guerrière, 

Le  droit  au  vent  jeté, 
La  révolution  sur  ce  grand  siècle  empreinte, 
Le  progrès,  l'avenir,  la  république  sainte, 

La  sainte  liberté, 


Pour  qu'il  puisse  asservir  ton  pays  que  tu  navres, 

Pour  qu'il  puisse  s'asseoir  sur  tous  ces  grands  cadavres, 

Lui,  ce  nain  tout-puissant, 
Qui  préside  l'orgie  immonde  et  triomphale, 
Qui  cuve  le  massacre  et  dont  la  gorge  exhale 

L'affreux  hoquet  du  sang  ! 


128  LES   CHATIMENTS. 


Y11I 


0  Dieu,  puisque  voilà  ce  qu'a  fait  cette  armée, 
Puisque,  comme  une  porte  est  barrée  et  fermée, 

Elle  est  sourde  à  l'honneur, 
Puisque  tous  ces  soldats  rampent  sans  espérance, 
Et  puisque  dans  le  sang  ils  ont  éteint  la  France, 

Votre  flambeau,  Seigneur! 


Puisque  la  conscience  en  deuil  est  sans  refuge  ; 
Puisque  le  prêtre  assis  dans  la  chaire,  et  le  juge 

D'hermine  revêtu, 
Adorent  le  succès,  seul  vrai,  seul  légitime, 
Et  disent  qu'il  vaut  mieux  réussir  par  le  crime 

Que  choir  par  la  vertu  ; 


Puisque  les  âmes  sont  pareilles  à  des  filles  ; 
Puisque  ceux-là  sont  morts  qui  brisaient  les  bastilles, 

Ou  bien  sont  dégradés; 
Puisque  l'abjection  aux  conseils  misérables, 
Sortant  de  tous  les  cœurs,  fait  les  bouches  semblables 

Aux  égouts  débordés; 


À  L/OBEISSANCE    PASSIVE.  129 

Puisque  l'honneur  décroît  pendant  que  César  monte, 
Puisque  dans  ce  Paris  on  n'entend  plus,  ô  honte, 

Que  des  femmes  gémir; 
Puisqu'on  n'a  plus  de  cœur  devant  les  grandes  tâches, 
Puisque  les  vieux  faubourgs,  tremblant  comme  des  lâches, 

Font  semblant  de  dormir; 


O  Dieu  vivant,  mon  Dieu!  prêtez-moi  votre  force, 
Et,  moi  qui  ne  suis  rien,  j'entrerai  chez  ce  corse 

Et  chez  cet  inhumain  ; 
Secouant  mon  vers  sombre  et  plein  de  votre  flamme, 
J'entrerai  là,  Seigneur,  la  justice  dans  l'âme 

Et  le  fouet  à  la  main. 


Et,  retroussant  ma  manche  ainsi  qu'un  belluaire, 
Seul,  terrible,  des  morts  agitant  le  suaire 

Dans  ma  sainte  fureur, 
Pareil  aux  noirs  vengeurs  devant  qui  l'on  se  sauve, 
J'écraserai  du  pied  l'antre  et  la  bote  fauve, 

L'empire  et  l'empereur! 


Jersey,  7-13  janvier  1853. 


poésie.  —  IV- 


LIVRE  III 

LA   FAMILLE   EST   RESTAURÉE 


APOTHÉOSE 


Méditons!  Il  est  bon  que  l'esprit  se  repaisse 
De  ces  spectacles-là.  L'on  n'était  qu'une  espèce 
De  perroquet  ayant  un  grand  nom  pour  perchoir; 
Pauvre  diable  de  prince,  usant  son  habit  noir, 
Auquel  mil  huit  cent  quinze  avait  coupé  les  vivres. 
On  n'avait  pas  dix  sous,  on  emprunte  cinq  livres. 
Maintenant,  remarquons  l'échelle,  s'il  vous  plaît. 
De  l'écu  de  cinq  francs  on  s'élève  au  billet 
Signé  Garât;  bravo!  puis  du  billet  de  banque 
On  grimpe  au  million,  rapide  saltimbanque; 
Le  million  gobé  fait  mordre  au  milliard. 


m  LES   CHATIMENTS. 

Ou  arrive  au  lingot  en  partant  du  liard. 
Puis  carrosses,  palais,  bals,  festins,  opulence; 
On  s'attable  au  pouvoir  et  l'on  mange  la  France, 
('/est  ainsi  qu'un  filou  devient  homme  d'état. 

Qu'a-t-il  fait"?  Un  délit?  Fi  donc!  un  attentat; 

Un  grand  acte,  un  massacre,  un  admirable  crime 

Auquel  la  haute  cour  prête  serment.  L'abîme 

Se  referme  en  poussant  un  grognement  bourru. 

La  Révolution  sous  terre  a  disparu 

En  laissant  derrière  elle  une  senteur  de  soufre. 

Romieu  montre  la  trappe  et  dit  :  Voyez  le  gouffre  ! 

Vivat  Mascarillus!  roulement  de  tambours. 

On  tient  sous  le  bâton  parqués  dans  les  faubourgs 

Les  ouvriers  ainsi  que  des  noirs  dans  leurs  cases  ; 

Paris  sur  ses  pavés  voit  neiger  les  ukases  ; 

La  Seine  devient  glace  autant  que  la  Neva. 

Quant  au  maître,  il  triomphe;  il  se  promène,  va 

De  préfet  en  préfet,  vole  de  maire  en  maire, 

Orné  du  deux  décembre  et  du  dix-huit  brumaire, 

Bombardé  de  bouquets,  voiture  dans  des  chars, 

Laid,  joyeux,  salué  par  des  chœurs  de  mouchards. 

Puis  il  rentre  empereur  au  Louvre,  il  parodie 

Napoléon,  il  lit  l'histoire,  il  étudie 

L'honneur  et  la  vertu  dans  Alexandre  six  ; 

Il  s'installe  au  palais  du  spectre  Médicis; 

Il  quitte  par  moments  sa  pourpre  ou  sa  casaque, 

Flâne  autour  du  bassin  eu  pantalon  cosaque, 

El  riant,  ei  semant  les  miettes  sur  ses  pas. 

Donne  aux  poissons  le  pain  que  les  proscrits  n'ont  pas. 


APOTHÉOSE.  13S 

La  caserne  l'adore,  on  le  bénit  au  prône  ; 

L'Europe  est  sous  ses  pieds  et  tremble  sous  son  trône. 

Il  règne  par  la  mitre  et  par  le  hausse-col. 

Ce  trône  a  trois  degrés,  parjure,  meurtre  et  vol. 

0  Carrare  !  ô  Paros  !  ô  marbres  pentéliques  ! 

0  tous  les  vieux  héros  des  vieilles  républiques 

O  tous  les  dictateurs  de  l'empire  latin! 

Le  moment  est  venu  d'admirer  le  destin. 

Voici  qu'un  nouveau  dieu  monte  au  fronton  du  temple. 

Regarde,  peuple,  et  toi,  froide  histoire,  contemple. 

Tandis  que  nous,  martyrs  du  droit,  nous  expions, 

Avec  les  Périclès,  avec  les  Scipions, 

Sur  les  frises  où  sont  les  victoires  aptères, 

Au  milieu  des  césars  traînés  par  des  panthères, 

Vêtus  de  pourpre  et  ceints  du  laurier  souverain, 
Parmi  les  aigles  d'or  et  les  louves  d'airain, 
Comme  un  astre  apparaît  parmi  ses  satellites, 
Voici  qu'à  la  hauteur  des  empereurs  stylites, 
Entre  Auguste  à  l'œil  calme  et  Trajan  au  front  pur, 
Resplendit,  immobile  en  l'éternel  azur, 
Sur  vous,  ô  panthéons,  sur  vous,  ô  propylées, 
Robert  Macaire  avec  ses  bottes  éculées  ! 


Jersey,  décembre  1852. 


II 


L'HOMME  A  RT 


<;  M.  Victor  Hugo  vient  de  publier  à 
Bruxelles  un  livre  qui  a  pour  titre  :  Napo- 
léon le  Petit,  et  qui  renferme  les  calomnies 
les  plus  odieuses  contre  le  prince-président. 

«  On  raconte  qu'un  des  jours  de  la  se- 
maine dernière  un  fonctionnaire  apporta  ce 
libelle  à  Saint-Cloud.  Lorsque  Louis-Napo- 
iêon  le  vit,  il  le  prit,  l'examina  un  instant 
avec  le  sourire  du  mépris  sur  les  lèvres,  puis, 
s'adressant  aux  personnes  qui  l'entouraient, 
il  dit,  en  leur  montrant  le  pamphlet  : 
«  Voyez,  messieurs,  voici  Napoléon  le  Petit, 
«  par  Victor  Hugo  le  Grand.  » 

(Journaux  élyséens,  août  1852.) 


Ah  !  tu  finiras  bien  par  hurler,  misérable  ! 
Encor  tout  haletant  de  ton  crime  exécrable, 
Dans  ton  triomphe  abject,  si  lugubre  et  si  prompt, 
Je  t'ai  saisi.  J'ai  mis  l'écriteau  sur  ton  front; 
Et  maintenant  la  foule  accourt  et  te  bafoue. 
Toi,  tandis  qu'au  poteau  le  châtiment  te  cloue, 
Que  le  carcan  te  force  à  lever  le  menton, 
Tandis  que,  de  ta  veste  arrachant  le  bouton, 


138 


LES   CHATIMENTS. 


L'histoire  à  mes  côtés  met  à  nu  ton  épaule, 
Tu  dis  :  je  ne  sens  rien!  et  tu  nous  railles,  drôle! 
Ton  rire  sur  mon  nom  gaîment  vient  écumer; 
Mais  je  tiens  le  fer  rouge  et  vois  ta  chair  fumer. 


Jersey,  août  1852. 


III 


FABLE  OU    HISTOIRE 


Un  jour,  maigre  et  sentant  un  royal  appétit, 

Un  singe  d'une  peau  de  tigre  se  vêtit. 

Le  tigre  avait  été  méchant  ;  lui,  fut  atroce. 

11  avait  endossé  le  droit  d'être  féroce. 

Il  se  mit  à  grincer  des  dents,  criant  :  Je  suis 

Le  vainqueur  des  halliers,  le  roi  sombre  des  nuits. 

Il  s'embusqua,  brigand  des  bois,  dans  les  épines  ; 

Il  entassa  l'horreur,  le  meurtre,  les  rapines, 

Égorgea  les  passants,  dévasta  la  forêt, 

Fit  tout  ce  qu'avait  fait  la  peau  qui  le  couvrait. 

Il  vivait  dans  un  antre,  entouré  de  carnage. 

Chacun,  voyant  la  peau,  croyait  au  personnage., 


jiifl  LES  CHATIMENTS. 

Il  s'écriait,  poussant  d'affreux  rugissements  : 
Regardez,  ma  caverne  est  pleine  d'ossements; 
Devant  moi,  tout  recule  et  frémit,  tout  émigré, 
Tout  tremble;  admirez-moi,  voyez,  je  suis  un  tigre) 
Les  bêtes  l'admiraient,  et  fuyaient  à  grands  pas. 
Un  belluaire  vint,  le  saisit  dans  ses  bras, 
Déchira  cette  peau  comme  on  déchire  un  linge, 
Mit  à  nu  ce  vainqueur,  et  dit  :  Tu  n'es  qu'un  singe! 


Jersey,  septembre  1852. 


IV 


Ainsi  les  plus  abjects,  les  plus  vils,  les  plus  minces 

Vont  régner!  ce  n'était  pas  assez  des  vrais  princes 

Qui  de  leur  sceptre  d'or  insultent  le  ciel  bleu, 

Et  sont  rois  et  méchants  par  la  grâce  de  Dieu  ! 

Quoi!  tel  gueux  qui,  pourvu  d'un  titre  en  bonne  forme, 

A  pour  toute  splendeur  sa  bâtardise  énorme, 

Tel  enfant  du  hasard,  rebut  des  échafauds, 

Dont  le  nom  fut  un  vol  et  la  naissance  un  faux, 

Tel  bohème  pétri  de  ruse  et  d'arrogance, 

Tel  intrus  entrera  dans  le  sang  de  Bragance, 

Dans  la  maison  d'Autriche  ou  dans  la  maison  d'Est, 

Grâce  à  la  fiction  légale  is  pater  est, 

Criera  :  je  suis  Bourbon,  ou  :  je  suis  Bonaparte, 

Mettra  cyniquement  ses  deux  poings  sur  la  carte, 

Et  dira  :  c'est  à  moi!  je  suis  le  grand  vainqueur! 

Sans  que  les  braves  gens,  sans  que  les  gens  de  cœur 


142  LES   CHATIMENTS. 

Rendenl  à  Curtius  ce  monarque  de  cire! 

Et,  quand  je  dis  :  faquin!  l'écho  répondra  :  sire! 

Quoi!  ce  royal  croquant,  ce  maraud  couronné, 

Qui,  d'un  boulet  de  quatre  à  la  cheville  orné, 

Devrait  dans  un  ponton  pourrir  à  fond  de  cale, 

Cette  altesse  en  ruolz,  ce  prince  en  chrysocalc, 

Se  fait  devant  la  France,  horrible,  ensanglanté, 

Donner  de  l'empereur  et  de  la  majesté, 

Il  trousse  sa  moustache  en  croc  et  la  caresse, 

Sans  que  sous  les  soufflets  sa  face  disparaisse, 

Sans  que,  d'un  coup  de  pied  l'arrachant  à  Saint-Cloud, 

On  le  jette  au  ruisseau,  dût-on  salir  l'égout  ! 

—  Paix!  disent  cent  crétins.  C'est  fini.  Chose  faite. 
Le  Trois  pour  cent  est  Dieu,  Mandrin  est  son  prophète. 
Il  règne.  Nous  avons  voté  !  Vox  popvli.  — 
Oui,  je  comprends,  l'opprobre  est  un  fait  accompli. 
Mai5,  qui  donc  a  voté?  Mais  qui  donc  tenait  l'urne? 
Mais  qui  donc  a  vu  clair  dans  ce  scrutin  nocturne? 
Où  donc  était  la  loi  dans  ce  tour  effronté? 
Où  donc  la  nation?  Où  donc  la  liberté? 
Ils  ont  voté! 

Troupeau  que  la  peur  mène  paître 
Entre  le  sacristain  el  le  garde  champêtre, 
Vous  qui,  pleins  de  terreur,  voyez,  pour  vous  manger, 
Pour  manger  vos  maisons,  vos  bois,  voire  verger, 
Vos  meules  de  luzerne  et  vos  pommes  a  cidre. 

S'ouvrir  I<mis  les  malins  les  mâchoires  d'une  hydre; 
Braves  gens,  qui  croyez  en  vos  foins,  el  niellez 


AINSI  LES  PLUS  ABJECTS  j|43 

De  la  religion  dans  vos  propriétés  ; 

Ames  que  l'argent  touche  et  que  l'or  fait  dévotes; 

Maires  narquois,  traînant  vos  paysans  aux  votes; 

Marguilliers  aux  regards  vitreux  ;  curés  camus 

Hurlant  h  vos  lutrins  :  Dœmonem  laudamus; 

Sots,  qui  vous  courroucez  comme  flambe  une  bûche; 

Marchands  dont  la  balance  incorrecte  trébuche; 

Vieux  bonshommes  crochus,  hiboux  hommes  d'état, 

Qui  déclarez,  devant  la  fraude  et  l'attentat, 

La  tribune  fatale  et  la  presse  funeste; 

Fats,  qui,  tout  effrayés  de  l'esprit,  cette  peste, 

Criez,  quoique  h  l'abri  de  la  contagion  ; 

Voltairiens,  viveurs,  fervente  légion, 

Saints  gaillards,  qui  jetez  dans  la  même  gamelle 

Dieu,  l'orgie  et  la  messe,  et  prenez  pêle-mêle 

La  défense  du  ciel  et  la  taille  à  Coton  ; 

Bons  dos,  qui  vous  courbez,  adorant  le  bâton  ; 

Contemplateurs  béats  des  gibets  de  l'Autriche; 

Gens  de  Bourse  effarés,  qui  trichez  et  qu'on  triche; 

Invalides,  lions  trausformés  en  toutous  ; 

Niais,  pour  qui  cet  homme  est  un  sauveur;  vous  tous, 

Qui  vous  ébahissez,  bestiaux  de  Panurge, 

Aux  miracles  que  fait  Cartouche  thaumaturge  ; 

Noircisseurs  de  papier  timbré,  planteurs  de  choux, 

Est-ce  que  vous  croyez  que  la  France  c'jst  vous, 

Que  vous. êtes  le  peuple,  et  que  jamais  vous  eûtes 

Le  droit  de  nous  donner  un  maître,  ô  tas  de  brutes? 

Ce  droit,  sachez-le  bien,  chiens  du  berger  Maupas, 
Et  la  France  et  le  peuple  eux-mêmes  ne  l'ont  pas. 


U4  LES  CHATIMENTS. 

L'altière  Vérité  jamais  ne  tombe  en  cendre. 

La  Liberté  n'est  pas  une  guenille  à  vendre, 

Jetée  au  tas,  pendue  au  clou  chez  un  fripier. 

Quand  un  peuple  se  laisse  au  piège  estropier, 

Le  droit  sacré,  toujours  à  soi-même  fidèle, 

Dans  chaque  citoyen  trouve  une  citadelle  ; 

On  s'illustre  en  bravant  un  lâche  conquérant, 

Et  le  moindre  du  peuple  en  devient  le  plus  grand. 

Donc,  trouvez  du  bonheur,  ô  plates  créatures, 

A  vivre  dans  la  fange  et  dans  les  pourritures, 

Adorez  ce  fumier  sous  ce  dais  de  brocart, 

L'honnête  homme  recule  et  s'accoude  à  l'écart. 

Dans  la  chute  d'autrui  je  ne  veux  pas  descendre. 

L'honneur  n'abdique  point.  Nul  n'a  droit  de  me  prendre 

Ma  liberté,  mon  bien,  mon  ciel  bleu,  mon  amour. 

Tout  l'univers  aveugle  est  sans  droit  sur  le  jour. 

Fût-on  cent  millions  d'esclaves,  je  suis  libre. 

Ainsi  parle  Gaton.  Sur  la  Seine  ou  le  Tibre, 

Personne  n'est  tombé  tant  qu'un  seul  est  debout. 

Le  vieux  sang  des  aïeux  qui  s'indigne  et  qui  bon/ 

La  vertu,  la  fierté,  la  justice,  l'histoire, 

Toute  une  nation  avec  toute  sa  gloire 

Vit  dans  le  dernier  front  qui  ne  veut  pas  plier. 

Pour  soutenir  le  temple  il  suffit  d'un  pilier; 

Un  français,  c'est  la  France;  un  romain  contient  Rome, 

Et  ce  qui  brise  un  peuple  avorte  aux  pieds  d'un  homme. 

ej .  novembre  1852. 


QUERELLES   DU  SÉRAIL 


Ciel!  après  tes  splendeurs  qui  rayonnaient  naguères, 
Liberté  sainte;  après  toutes  ces  grandes  guerres, 

Tourbillon  inouï  ; 
Après  ce  Marengo  qui  brille  sur  la  carte, 
Et  qui  ferait  lâcher  le  premier  Bonaparte 

A  Tacite  ébloui; 

Après  ces  messidors,  ces  prairials,  ces  frimaires, 
Et  tant  de  préjugés,  d'hydres  et  de  chimères, 

Terrassés  à  jamais  ; 
Après  le  sceptre  en  cendre  et  la  Bastille  en  poudre, 
Le  troue  en  flamme  ;  après  tous  ces  grands  coups  de  foudre, 

Sur  tous  ces  grands  sommets; 

lO-ÎSIE.    —    IV-  10 


LES   CHATIAI  I 

Après  Lo  -ouuis,  après  tous  ces  colosses, 

tournant  malgré  Dion,  comme  d'ardents  molossi 
Quand  Dieu  disait  :  va-t'en! 
m  océan,  république  français 
Où  nos  pères  ont  vu  passer  Quatre  vingt-treize 
Comme  Léviathan  ; 

Après  Danton,  Saint-Jus!  et  Mirabeau,  ces  hommes, 
Ces  titans,  —  aujourd'hui  cotte  France  où  nous  sommes 

Contemple  l'embryon  ! 
L'infiniment  petit,  monstrueux  et  féroce! 
Et,  dans  la  goutte  d'eau,  les  guerres  du  volvocc 

Contre  le  vibrion! 

Honte!  France,  aujourd'hui,  voici  ta  grande  affaire  : 
Savoir  si  c'est  Maupas  ou  Morny  qu'on  préfère, 

Là-haut,  dans  le  palais; 
Tous  deux  ont  sauvé  l'ordre  et  sauvé  les  familles; 
Lequel" l'emportera?  l'un  a  pour  lui  les  filles, 

El  l'autre,  les  valets. 


invicr  1852. 


VI 


ORIENTALE 


Lorsque  Abcl-el-Kader  dans  sa  geôle 
Vit  entrer  l'homme  aux  yeux  étroits 
Que  l'histoire  appelle  —  ce  drôle,  — 
Et  Troplong  —  Napoléon  trois  ;  — 

Qu'il  vit  venir,  de  ^a  croisée. 

Suivi  du  troupeau  qui  îe  sert, 
L'homme  louche  de  l'Elysée,  — 
Lui,  l'homme  fauve  du  désert  ; 

Lui,  le  sulta::  né  sous  les  palmes, 
Le  compagnon  des  lions  roux, 


148  LES  CHATIMENTS. 

Le  hadji  farouche  aux  yeux  calmes, 
L'émir  pensif,  féroce  cl  doux  ; 

Lui,  sombre  el  fatal  personnage 
Qui,  spectre  pâle  au  blanc  burnous, 
Bondissait,  ivre  de  carnage, 
Puis  tombait  dans  l'ombre  à  genoux; 

4}ui,  de  sa  (ente  ouvrant  les  toiles, 
Et  priant  au  bord  du  chemin, 
Tranquille,  montrait  aux  étoiles 
Ses  mains  teintes  de  sang  humain; 

Qui  donnait  à  boire  aux  épées, 
Et  qui,  rêveur  mystérieux, 
Assis  sur  des  têtes  coupées, 
Contemplait  la  beauté  des  cieux; 

Voyant  ce  regard  fourbe  et  traître, 
Ce  front  bas  de  honte  obscurci, 
Lui,  le  beau  soldat,  le  beau  prêtre, 
11  dit  :  Quel  est  cet  homme-ci  ? 

Devant  ce  vil  masque  à  moustaches, 

11  hésita  ;  mais  on  lui  dit  : 

«  —  Regarde,  émir,  passer  les  haches, 

Cet  homme,  c'est  César  bandit. 

«  Écoute  ces  plaintes  amères 
Et  celle  clameur  qui  grandit. 


ORIENTALE.  U9 

Cet  homme  est  maudit  par  les  mères, 
Par  les  femmes  il  est  maudit  ; 

«  Il  les  fait  veuves,  il  les  navre  ; 
Il  prit  la  France  et  la  tua, 
Il  ronge  à  présent  son  cadavre.  » 
Alors  le  hadji  salua. 

Mais  au  fond  toutes  ses  pensées 
Méprisaient  ie  sanglant  grecun  ; 
Le  tigre  aux  narines  froncées 
Flairait  ce  loup  avec  dédain. 


Jersey3  novembn 


VII 


UN   BON  BOURGEOIS   DANS  SA  MATSON 


«  Mais  q  donc  heureux  d'être 

a  né  en  Chine!  Je  possède  une  maison  pour 
»  m'abriter,  j'ai  de  quoi  manger  et  boire, 
a  j'ai  commodités  de  l'existence, 

«  j'ai  des  habits,  des  bonnets  et  une  mul- 
«  titude  d'agréments  ;  en  vérité,  la  fél 
u  la  plus  grande  est  m  !» 

Thikn-ci-khi,  lettré  cliinois. 


Il  est  certains  bourgeois,  prêtres  du  dieu  Boutique, 
Plus  voisins  de  Ghrysès  que  de  Gai  on  d'Utique, 
Mettant  par-dessus  tout  la  rente  et  le  coupon. 
Qui,  voguant  à  la  Bourse  et  tenant  un  harpon, 
Honnêtes  gens  d'ailleurs,  mais  de  la  grosse  espèce, 
Acceptent  Phalaris  par  amour  pour  leur  cais 
Et  le  taureau  d'airain  à  cause  du  veau  <V<'>r- 
Ils  ont  voté.  Demain  ils  voleront  encor. 
Si  quelque  libre  écrit  entre  leurs  mains  s'égare, 
Les  pieds  sur  les  chenets  et  fumant  son  cigare, 
Chacun  de  ces  volants  tout  lias  raisonne  ainsi  : 


152  LES  CHATIMENTS. 

—  Ce  livre  est  fort  choquant.  De  quel  droit  celui-ci 

Est-il  généreux,  ferme  et  fier,  quand  je  suis  lâche! 

En  attaquant  monsieur  Bonaparte,  on  me  fâche. 

Je  pense  comme  lui  que  c'est  un  gueux  ;  pourquoi 

Le  dit-il?  Soit,  d'accord,  Bonaparte  est  sans  foi 

Ni  loi;  c'est  un  parjure,  un  brigand,  un  faussaire, 

C'est  vrai  ;  sa  politique  est  armée  en  corsaire  ; 

11  a  banni  jusqu'à  des  juges  suppléants  ; 

Il  a  coupé  leur  bourse  aux  princes  d'Orléans; 

C'est  le  pire  gredin  qui  soit  sur  cette  terre  ; 

Mais  puisque  j'ai  voté  pour  lui,  l'on  doit  se  taire. 

Écrire  contre  lui,  c'est  me  blâmer  au  fond; 

C  est  me  dire  :  voilà  comment  les  braves  font  ; 

Et  c'est  une  façon,  à  nous  qui  restons  neutres, 

De  nous  faire  sentir  que  nous  sommes  des  pleutres. 

J'en  conviens,  nous  avons  une  corde  au  poignet. 

Que  voulez-vous  ?  la  Bourse  allait  mal  ;  on  craignait 

La  république  rouge,  et  même  un  peu  la  rose  ; 

Il  fallait  bien  finir  par  faire  quelque  chose  ; 

On  trouve  ce  coquin,  on  Le  fait  empereur; 

C'est  tout  simple.  On  voulait  éviter  la  terreur, 

Le  spectre  de  monsieur  Romicu,  la  jacquerie; 

On  s'est  réfugié  dans  cette  escroquerie. 

Or,  quand  on  dit  du  mal  de  ce  gouvernement, 

Je  me  sens  chatouillé  désagréablement. 

Qu'on  fouaille  avec  raison  cet  homme,  c'est  possible*, 

Mais  c'est  m'insinuer  à  moi,  bourgeois  paisible 

Qui  fis  ce  scéléral  empereur  ou  consul, 

Que  j'ai  dit  oui  par  peur  et  vival  par  calcul. 

.le  trouve  impertinent,  parbleu,  qu'on  me  le  dise. 


UN  BON  BOURGEOIS   DANS  SA  MAISON.       153 

M'éta'nt  enseveli  dans  cette  couardise, 

Il  me  déplaît  qu'on  soit  intrépide  aujourd'hui, 

Et  je  tiens  pour  affront  le  courage  d'autrui.  — 

Penseurs,  quand  vous  marquez  au  front  l'homme  punique 
Qui  de  la  loi  sanglante  arracha  la  tunique, 
Quand  vous  vengez  le  peuple  à  la  gorge  saisi, 
Le  serment  et  le  droit,  vous  êtes,  songez-y, 
Entre  Sbogar  qui  règne  et  Géronte  qui  vote  ; 
Et  votre  plume  ardente,  anarchique,  indévote, 
Démagogique,  impie,  attente  d'un  côté 
A  ce  crime;  de  l'autre,  à  cette  lâcheté. 


Jersey,  novembre  1852» 


Vïïî 


SPLENDEURS 


A  présent  que  c'est  fait,  dans  l'avilissement 
Arrangeons-nous  chacun  notre  compartiment; 
Marchons  d'un  air  auguste  et  fier;  la  honte  est  bue; 
Que  tout  à  composer  cette  cour  contribue, 
Tout,  excepté  l'honneur,  tout,  hormis  les  vertus. 
Faites  vivre,  animez,  envoyez  vos  fœtus 
Et  vos  nains  monstrueux,  bocaux  d'anatomic  ; 
Donne  ton  crocodile  et  donne  ta  momie, 
Vieille  Egypte;  donnez,  tapis-francs,  vos  filous; 
Shakspeare,  ton  Falstaff;  noires  forets,  mis  loups; 
Donne,  ô  bon  Rabelais,  ton  Grandgdusier  qui  mange; 
Donne  ton  diable,  Hoffmann;  Veuillot,  donne  ton  ange; 


456  LES    CHATIM  ENTS. 

Scapin,  apporte-nous  Géronte  dans  ton  sur; 
Beaumarchais,  prête-nous  Bridoisou  ;  que  Balzac 
Donne  Vautrin;  Dumas,  la  Carconte;  Voltaire, 
Son  Frelon  que  l'argent  fait  parler  et,  fait  taire; 
Mabile,  les  beautés  de  ton  jardin  d'hiver; 
Le  Sage,  cède-nous  Gil  Blas;  que  Gulliver 
Donne  tout  Lilliput  dont  l'aigle  est  une  mouche, 
Et  Soarron  Bruscambille,  et  Callot  Scaramouche. 
11  nous  faut  un  dévot  dans  ce  tripot  païen; 
Molière,  donne-nous  Montaleroberl    C'est  bien; 
L'ombre  à  l'horreur  s'accouple  et  ïe  mauvais  au  pire. 
Tacite,  nous  avons  de  quoi  faire  l'empire  ; 
Juvénal,  nous  avons  de  quoi  faire  un  sénat. 


11 


0  Ducos  le  gascon,  ô  Boulier  l'auvergnat, 
Et  vous,  juifs,  Fould  Shylock,  Sibour  Iscariote, 
Toi  Parieu,  toi  Bertrand,  horreur  du  patriote, 
Bauchart,  bourreau  douceâtre  et  prescripteur  plaintif, 
Baroche,  dont  le  nom  n'est  plus  qu'un  vomitif, 
O  valets  solennels,  ô  majestueux  fourbes, 
Travaillant  votre  échine  à  produire  des  courbes, 
li.is,  hautains,  ravissant  les  Daumiers  enchantés 
Par  vos  convexités  «'I   vos  concavités, 


SPLENDEURS.  157 

Convenez  avec  moi,  vous  ions  qu'ici  je  nomme, 

Que  Dieu  dans  sa  sagesse  a  fait  exprès  cet  homme 

Pour  régner  sur  la  France,  ou  bien  sur  Haïti. 

£t  vous  autres,  créés  pour  grossir  son  parti, 

Philosophes  gênés  de  cuissons  à  l'épaule, 

Et  vous,  viveurs  râpés,  irais  sortis  de  la  geôle, 

Saluez  l'être  unique  et  providentiel, 

Ce  gouvernant  tombé  d'une  trappe  du  ciel, 

Ce  césar  moustachu,  gardé  par  cent  guérites, 

Qui  sait  apprécier  les  gens  et  les  mérites, 

Et  qui,  prince  admirable  et  grand  homme  en  effet, 

Fait  Poissy  sénateur  et  Clichy  sous-préfet 


JÏI 


Après  quoi  l'on  ajuste  au  fait  la  théorie. 

« —  A  bas  les  mots!  à  bas  loi,  liberté,  patrie  1 

Plus  on  s'aplatira,  plus  on  prospérera. 

Jetons  au  feu  tribune  et  presse  et  caetera. 

Depuis  quatrevingt-neuf  les  nations  sont  ivres. 

Les  faiseurs  de  discours  et  les  faiseurs  de  livres 

Perdent  tout;  le  poëte  est  un  fou  dangereux; 

Le  progrès  mort,  le  ciel  est  vide,  l'art  est  creux, 

Le  monde  est  mort.  Le  peuple?  un  âne  qui  se  cabre! 

La  force,  c'est  le  droit.  Courbons-nous.  Gloire  au  sabre \ 


LES    CHATIMENTS 

A  bas  1rs  Washington!  vivenl  les  Attila!  —  » 
On  ;i  des  gens  d'esprit  pour  soutenir  cela. 

Oui,  qu'ils  viennent  tous  ceux  qui  n'ont  ni  cœur  ni  flamme, 
Qui  boitent  de  l'honneur  el  qui  louchenl  de  l'âme  ; 
Oui,  leur  soleil  se  lève  el  leur  messie  esl  né. 
G'esl  décrété,  c'est  fait,  c'est  dit,  c'esl  canonné'; 

La  France  est  mitraillée,  escroquée  et  sauvée. 

Le  hibou  Trahison  pond  gaîment  sa  couvée. 


IV 


El  partout  le  néant,  prévaut;  pour  déchirer 
Noire  histoire,  nos  lois,  dos  droits,  pour  dévorer 
L'avenir  de  nos  lils  el  les  os  de  nos  pèi 
Les  bêtes  de  la  nuit  sortent  de  leurs  repain 
Sophistes  et  souda'  rrent,  leur  réseau; 

Les  Radetzky  flairant  le  gibet  du  museau, 
Giulay,  poil  tigré,  les  Buol,  face  verte, 
Haynau,  les  Bomba,  rodent,  la  gueule  ouverte, 
Autour  du  genre  humain  qui,  pâle  el  garrotté, 
Lutte  pour  la  ju  pour  la  vérité  : 

El  >\r  Paris  a  Pesth,  du  Tibre  aux  monts  Garpathes, 
Sur  nos  débris  sanglants  rampent  ces  mille-patl 


SPLENDEURS.  451» 


Du  lourd  dictionnaire  où  Beauzée  et  Batfeux 
Ont  versé  le?  trésors  de  leur  bon  sens  goutteux, 
Il  faut,  grâce  aux  vainqueurs,  refaire  chaque  lettre. 
Ame  de  l'homme,  ils  ont  trouvé  moyen  de  mettre 
Sur  tes  vieilles  laideurs  un  tas  de  mots  nouveaux, 
Leurs  noms.  L'hypocrisie  aux  yeux  bas  et  dévots 
A  nom  Menjaud,  et  vend  Jésus  dans  sa  chapelle; 
On  a  débaptisé  la  honte,  elle  s'appelle 
Sibour;  la  trahison,  Maupas  ;  l'assassinat 
Sous  le  nom  de  Magnan  est  membre  du  sénat  ; 
Quant  à  la  lâcheté,  c'est  Hardouin  qu'on  la  nomme  ; 
Rianeey,  c'est  le  mensonge,  il  arrive  de  Rome 
Et  tient  la  vérité  renfermée  en  son  puits; 
La  platitude  a  nom  Montlaville-Chapuis  ; 
La  prostitution,  ingénue,  est  princesse; 
La  férocité,  c'est  Carrelet  ;  la  bassesse 
Signe  Rouher,  avec  Delangle  pour  greffier. 
0  muse,  inscris  ces  noms.  Veux-tu  qualifier 
La  justice  vénale,  atroce,  abjecte  et  fausse? 
Commence  à  Partarieu  pour  finir  par  Lafosse. 
J'appelle  Saint-Arnaud,  le  meurtre  dit  :  c'est  moi. 
Et,  pour  tout  compléter  par  le  deuil  ei  l'effroi, 


160  LES  CHATIMENTS. 

Le  vieux  calendrier  remplace  sur  sa  carte 
La  Saint-Barthélémy  par  la  Saint-Bonaparte. 

Quant  au  peuple,  il  admire  et  vote;  on  est  suspect 

D'en  douter,  et  Paris  écoute  avec  respect 

Sibour  et  ses  sermons,  Troplong  et  ses  troplongues. 

Les  deux  Napoléon  s'unissent  en  diphthongues, 

Et  Berger  entrelace  en  un  chiffre  hardi 

Le  boulevard  Montmartre  entre  Arcole  et  Lodi. 

Spartacus  agonise  en  un  bagne  fétide  ; 

On  chasse  Thémistocle,  on  expulse  Aristide, 

On  jette  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions  ; 

Et  maintenant  ouvrons  le  ventre  aux  millions!, 


Fersey,  novembre  1852.' 


IX 


JOYEUSE    VIE 


Bien!  pillards,  intrigants,  fourbes,  crétins,  puissances! 
Àttablez-vous  en  hâte  autour  des  jouissances! 

Accourez  !  place  à  tous  ! 
Maîtres,  buvez,  mangez,  car  la  vie  est  rapide. 
Tout  ce  peuple  conquis,  tout  ce  peuple  stupide, 

Tout  ce  peuple  est  à  vous! 


Vendez  l'état!  coupez  les  bois!  coupez  les  bourses! 
Videz  les  réservoirs  et  tarissez  les  sources! 
Les  temps  sont  arrivés. 

POÉSIE.  —    IV.  Il 


102  LES   CHATIMENTS. 

Prenez  le  dernier  sou!  prenez,  gais  el  faciles, 
Aux  travailleurs  «les  champs,  aux  travailleur s^les  villes! 
Prenez,  riez,  vivez! 


Bombance!  allez!  c'est  bien!  vivez!  faites  ripaille  ! 
La  famille  du  pauvre  expire  sur  la  paille, 

Sans  porte  ni  volet. 
Le  père  en  frémissant  va  mendier  dans  l'ombre; 
La  mère  n'ayant  plus  de  pain,  dénûmenl  sombre, 

L'enfant  n'a  plus  de  lait 


II 


Millions!  millions!  châteaux!  liste  civile! 

Un  jour  je  descendis  dans  les  caves  de  Lille; 

Je  vis  ce  morne  enfer. 
Des  fantômes  sont  là  sous  terre  dans  des  chambres, 
Blêmes,  courbés,  ployés;  le  rachis  lord  leurs  membres 

Dans  sou  poignet  de  fer. 


Sous  ces  voûtes  on  souffre,  el  l'air  semble  un  toxique; 
L'aveugle  en  tâtonnant  donne  à  boire  au  phthisique»; 

L'eau  coule  a  longs  ruisseaux; 

Presq 'Niant  a  vingt  ans,  déjà  vieillard  à   trente. 

le  vivanl  chaque  jour  sent  la  mort  pénétrante 

S'infiltrer  dans  ses  o 


JOY  EUSE   VIF..  463 

Jamai  -  de  fou  ;  la  pluie  iuonde  la  lucarne; 

L'œil  en  ces  souterrains  où  le  malheur  s'acharne 

Sur  vous,  ô  travailleurs, 
Près  «lu  rouet  qui  tourne  et  du  fil  qu'on  dévide, 
Voit  îles  larves  errer  dans  la  lueur  livide 

hu  soupirail  en  pleurs. 


Misère!  l'homme  songe  en  regardantla  femme. 
Le  père,  autour  de  lui  sentant  l'angoisse  infâme 

Etreindre  la  vertu, 
Voit  sa  fille  rentrer  sinistre  sous  la  porte, 
Et  n'ose,  l'œil  fixe  sur  le  pain  qu'elle  apporte, 

Lui  dire  :  D'où  viens-tu  ? 


Là  dort  le  désespoir  sur  son  haillon  sordide; 
Là,  l'avril  de  la  vie,  ailleurs  tiède  et  splendide, 

Ressemble  au  sombre  hiver; 
La  vierge,  rose  au  jour,  dans  l'ombre  est  violette; 
Là,  rampent  dans  l'horreur  la  maigreur  du  squelette;, 

La  nudité  du  ver; 


Là  frissonnent,  plus  bas  que  les  égouts  des  rues, 
Familles  de  la  vie  et  du  jour  disparues, 

Des  groupes  grelottants; 
La,  quand  j'entrai,  farouche,  aux  méduses  pareille, 
l  ne  petite  lilie  à  figure  de  vieille 

M"  dit   :  J'ai  dix-huit  ans! 


164  LES   CHATIMENTS. 

Là,  n'ayant  pas  <  1  «  *  lit,  la  mère  malheureuse 

Mot  ses  petits  enfants  dans  un  trou  qu'elle  creuse, 

Tremblants  comme  l'oiseau; 
Hélas  !  ces  innocents  aux  regards  de  colombe 
Trouvent  en  arrivant  sur  la  terre  une  tombe, 
En  place  d'un  berceau  ! 


Gaves  de  Lille  !  on  meurt  sous  vos  plafonds  de  pierre! 
J'ai  vu,  vu  de  mes  yeux  pleurant  sous  ma  paupière, 

Râler  l'aïeul  flétri, 
La  fille  aux  yeux  hagards  de  ses  cheveux:  vêtue, 
Et  l'enfant  spectre  au  sein  de  la  mère  statue  ! 

0  Dante  Alighieri  ! 


C'est  de  ces  douleurs-là  que  sortent  vos  richesses, 
Princes!  ces  dénûments  nourrissent  vos  largesses, 

0  vainqueurs!  conquérants! 
Votre  budget  ruisselle  et  suinte  à  larges  gouttes 
Des  murs  de  ces  caveaux,  des  pierres  de  ces  voûtes, 

Du  cœur  de  ces  mourants. 


Sous  ce  rouage  affreux  qu'on  nomme  tyrannie, 
Sous  celle  vis  que  meul  le  use,  hideux  génie, 

De  l'aube  jusqu'au  soir, 
Sans  trêve,  nuit  el  ,j<»ur,  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 
Ainsi  que  dos  raisins  on  écrase  des  hommes, 

Et  l'or  sort  du  pressoir. 


JOYEUSE    VIE.  165 

C'est  de  cette  détresse  et  de  ces  agonies, 

De  cette  ombre,  où  jamais,  dans  les  àmcs  ternies, 

Espoir,  tu  ne  vibras, 
C'est  de  ces  bouges  noirs  pleins  d'angoisses  amères, 
C'est  de  ce  sombre  amas  de  pères  et  de  mères 

Qui  se  tordent  les  bras, 


Oui,  c'est  de  ce  monceau  d'indigences  terribles 
Que  les  lourds  millions,  étincelants,  horribles, 

Semant  l'or  en  chemin, 
Rampant  vers  les  palais  et  les  apothéoses, 
Sortent,  monstres  joyeux  el  couronnés  de  roses, 

Et  teints  de  sang-  humain! 


Iïï 


0  paradis  !  splendeurs!  versez  à  boire  aux  maîtres! 
L'orchestre  rit,  la  fête  empourpre  les  fenêtres, 

La  table  éclate  et  luit  ; 
L'ombre  est  là  sous  leurs  pieds;  les  portes  sont  fermées; 
La  prostitution  des  vierges  affamées 

Pleure  dans  cette  nuit, 


Vous  tous  qui  partagez  ces  hideuses  délices, 
Soldats  payés,  tribuns  vendus,  juges  complices, 


166  LES   (.11  A  II. M  riNTS. 

Évoques  effrontés, 
La  misère  frémil  sous  ce  Louvre  où  vous  êtes! 
G'esl  de  fièvre  el  de  faim  el  de  morf  que  sonl  faites 

Toutes  vos  voluptés  ! 


A.  Saint-Cloud,  effeuillanl  jasmins  el  marguerite 
Quand  s'ébai  sous  les  fleurs  l'essaim  des  favorites, 

Bras  mis  el  gorge  au  vent, 
Dans  le  festin  qu'égaie  un  lustre  à  mille  branches, 
Chacune,  en  souriant,  dans  ses  belles  dents  blanche? 
Mange  un  curant  vivanl  ! 


Mais  qu'importe!  riez!  Se  plaindra-t-on  sans  cesse? 
Serait-on  empereur,  prélat,  prince  el  princesse, 

Pour  ue  pas  s'amuser? 
Ce  peuple  en  larmes,  triste,  et  îjue  la  faim  déchire, 
Doit  être  satisfait  puisqu'il  vous  entend  rire 

Et  qu'il  vous  voit  danser  ! 


Qu'importe  '  Allons,  emplis  ton  coffre,  emplis  ta  poche. 
Chantez,  le  vn-iv  en  main,  Troplong,  Sibour,  Baroche! 

Ce  tableau  nou  3  manquait. 
Regorgez,  quand  la  faim  tient  le  peuple  en  su  -erre, 
Et  faites,  au-dessus  de  l'immense  misère, 

In  immense  banquel  ! 


JOYEUSE    VIE.  467 


IV 


Ils  marchent  sur  toi,  peuple!  0  barricade  sombre, 
Si  haute  hier,  dressant  dans  les  assauts  sans  nombre 

Ton  front  de  sang  lavé, 
Sous  la  roue  emportée,  étincelante  et  folle 
De  leur  coupé  joyeux  qui  rayonne  et  qui  vole, 

Tu  redeviens  pavé! 


A  César  ton  argent,  peuple;  à  toi,  la  famine. 
N'es-tu  pas  le  chien  vil  qu'on  bat  et  qui  chemine 

Derrière  son  seigneur? 
A  lui  la  pourpre;  à  toi  la  noue  et  les  guenilles. 
Peuple,  à  lui  la  beauté  de  ces  femmes,  tes  filles, 

A  toi  leur  déshonneur! 


Ah!  quelqu'un  parlera.  La  muse,  c'est  l'histoire. 
Quelqu'un  élèvera  la  voix  dans  la  nuit  noire. 
Riez,  bourreaux  bouffons! 


468 


LES  CHATIM  ENTS. 


Quelqu'un  te  vengera,  pauvre  France  abattue. 
Ma  mère  !  et  l'on  verra  la  parole  qui  lue 
Sortir  des  cieux  profonds  ' 


Ces  gueux,  pires  brigands  que  ceux  des  vieilles  races, 
Rongeant  le  pauvre  peuple  avec  leurs  dents  voraces, 

Sans  pitié,  sans  merci, 
Vils,  n'ayant  pas  de  cœur,  mais  ayant  deux  visages, 
Disent  :  —  Bah  !  le  poète  !  il  est  dans  les  nuages  !  — 

Soit.  Le  tonnerre  au>si. 


Jersey,  janvier  1853, 


L'EMPEREUR  S'AMUSE 


CHANSON 


Pour  les  bannis  opiniâtres 
La  France  est  loin,  la  tombe  est  près. 
Prince,  préside  aux  jeux  folâtres, 
Chasse  aux  femmes  dans  les  théâtres, 
Chasse  aux  chevreuils  dans  les  forêts  ; 
Rome  te  brûle  le  cinname, 
Les  rois  te  disent  :  mon  cousin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin! 


470 


i  i  s  châtiments; 


Les  plus  frappés  sont  les  plus  dignes. 
Ou  l'exil  !  ou  l'Afrique  en  feu  ! 
Prince,  Compiègne  est  plein  de  cygnes, 
Coins  dans  les  bois,  cours  dans  les  vignes, 
Vénus  rayonne  au  plafond  bleu  ;• 
La  bacchante  aux  bras  nus  se  pâme 
Son-  sa  ronronne  de  raisin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin  ! 

Les  forçats  bâtissenl  le  phare, 

Traînant  leurs  l'ers  au  bord  des  flots! 
Hallali!   hallali!  fanfare! 
Le  cor  sonne,  le  boi  3  s'eftare, 
La  lune  argenté  les  bouleaux  ; 
A  l'eau  les  chiens!  le  cerf  qui  brame 
Se  perd  dans  l'ombre  du  bassin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin  ! 


Le  père  esl  au  bagne  à  ('.avenue. 
Et  les  enfants  meurent  de  faim. 
Le  loup  \<'v*<)  à  boire  à  l'hyène  ; 

L'homme  à  la  mitre  citoyenne 
Trinque  en  son  ciboire  d'or  lin  ; 
On  voit  lini e  les  yeux  de  flamme 
Des  faunes  dans  l'antre  voisin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 

Kl  demain  le  tocsin  ! 


LEMPEUEUR   S  "A  AI  USE.  171 

Los  morts,  au  boulevard  Montmartre, 
Rôdent,  montranl  leur  plaie  au  cœur. 
Pâtés  de  Strasbourg  et  de  Ghartre; 

Sous  la  table,  un  lapis  du  martre; 
Les  belles  boivent  au  vainqueur, 
Et  leur  sourire  offre  leur  âme, 
El  leur  corset  offre  leur  soin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin  ! 

Captifs,  expire/  dans  les  fièvres. 
Vous  allez  donc  vous  reposer! 
Dans  (e  vieux  saxe  et  le  vieux  sèvres 
On  soupe,  on  mange,  ei  sur  les  lèvres 
Eclôt  le  doux  oiseau  baiser  ; 
Et,  tout  en  riant,  chaque  femme 
En  laisse  fuir  un  fol  essaim.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin  ! 

La  Guyane,  cachot  fournaise, 
Tue  aujourd'hui  comme  jadis. 
Couche-toi,  joyeux  et  plein  d'aise, 
Au  lit  où  coucha  Louis  seize, 
Puis  l'empereur,  puis  Charles  dix; 
Endors-toi,  pendant  qu'on  t'acclame, 
La  tète  sur  leur  traversin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin l 


17  2  M' S   G  HAT]  M  ENTi 

0  deuil  !  par  un  bandit  féroce 
L'avenir  est  mort  poignar4é! 
C'est  aujourd'hui  la  grande  noce, 
Le  fiancé  monte  en  carrosse; 
C'est  lui  !  César  le  bien  gardé  ! 
Peuples,  chantez  l'épithalame  ! 
La  France  épouse  l'assassin.  — 
Sonne  aujourd'hui  le  glas,  bourdon  de  Notre-Dame, 
Et  demain  le  tocsin! 


Jersey,  décembre  1853. 


Xï 


—  Sentiers  où  l'herbe  se  balance, 
Vallons,  coteaux,  bois  chevelus, 
Pourquoi  ce  deuil  et  ce  silence? 

—  Celui  qui  venait  ne  vient  plus. 


—  Pourquoi  personne  à  ta  fenêtre, 
Et  pourquoi  ton  jardin  sans  fleurs, 
0  maison!  où  donc  est  ton  maître"? 

—  Je  ne  sais  pas,  il  est  ailleurs. 


—  Chien,  veille  au  logis.  —  Pourquoi  faire? 
La  maison  est  vide  à  présent. 


174  LES  CHAT!  M  EN  I  S 


—  Enfant,  qui  pjeurcs-tu?  —  Mon  père. 

—  Femme,  qui  pleures-tu?  —  L'absent. 


—  Où  s'eu  est-il  ailé?  —  Dans  l'omble. 

—  Flots  qui  gémissez  sur  recueil, 
D'où  venez-vous?  —  Du  bagne  sombre. 

—  El  qu'apportez-vous?  —  Un  cercueil 


iuillL-t  1853 


XÏI 


0  Robert,  un  conseil;  Ayez  l'air  moins  candide. 

Soyons  homme  d'esprit.  Le  moment  est  splendide, 

Je  le  sais;  le  quart  d'heure  est  cnatoyant,  c'est  vrai  ; 

Cette  Californie  csû  riche  en  minerai, 

D'accord;  mais  cependant  quand  un  préfet,  un  maire, 

Un  évêque  adorant  le  fils  de  votre  mère, 

Quand  un  Suin,  un  Parieu,  payé  pour  sa  ferveur, 

Vous  parlant  en  plein  nez,  vous  appelle  sauveur, 

Vous  promet  l'avenir,  atteste  Fould  et  Magne, 

Et  vous  fait  coudoyer  César  et  Charlemagne, 

Mon  cher,  vous  accueillez  ces  propos  obligeants 

D'un  air  de  bonne  foi  qui  prête  à  rire  aux  gens. 

Vous  avez  l'œil  béat  d'un  bailli  de  province. 

Par  ces  simplicités  vous  affligez,  ô  prince, 

Napoléon,  votre  oncle,  et  moi,  votre  parrain. 

Ne  soyons  pas  Jocrisse  ayant  été  Mandrin. 

On  vole  un  trône,  on  prend  un  peuple  en  une  attrape, 

Mais  il  est  de  bon  goûl  dYn  rire  un  peu  sous  cape 


176  LES  CHATIMENTS. 

Kl  de  cligner  de  l'œil  «lu  côté  des  malins. 

Être  ^;i  propre  dupe!  ah!  fi  donc!  Verres  pleins, 

Poche  pleine,  et  rions!  La  France  rampe  et  s'offre; 

Soyons  un  sage  à  qui  Jupiter  livre  un  coffre; 

Dépêchons-nous,  pillons,  régnons  vite.  —  Mais  quoi! 

Le  pape  nous  bénit;  czar,  sultan,  (lue  et  roi 

Sont  nos  cousins;  fonder  un  empire  est  facile; 

Il  est  doux  d'être  chef  d'une  race!  —  Imbécile! 

Te  figures-tu  donc  que  ceci  durera? 

Prends-tu  pour  du  granil  ce  décor  d'opéra? 

Paris  dompté!  par  toi!  dans  quelle  apocalypse 

Lit-on  que  le  géant  devant  le  nain  s'éclipse? 

Crois-tu  donc  qu'on  va  voir,  gaîment,  l'œil  impudent, 

Ta  fortune  cynique  écraser  sous  sa  dent 

lia  révolution  que  nos  pères  ont  faite, 

Ainsi  qu'une  guenon  qui  croque  une  noisette? 

Ote-toi  de  l'esprit  ce  rêve  enchanteur.  Crois 

A  Rose  Tamisier  faisant  saigner  la  croix, 

A  l'âme  de  Baroche  entr'ouvrant  sa  corolle, 

Crois  à  l'honnêteté  de  Deutz,  à  ta  parole, 

C'est  bien;  mais  ne  crois  pas  à  ton  succès;  il  ment. 

Rose  Tamisier,  Deutz,  Baroche,  ton  serment, 

C'est  de  l'or,  j'en  conviens;  Ion  sceptre  est  de  l'argile. 

Dieu,  qui  t'a  mis  au  coche,  écrit  sur  loi  :  fragile. 


Jersey,  mai  1853: 


XIII 


L'histoire  a  pour  égout  des  temps  comme  les  nôtres: 
Et  c'est  là  que  la  table  est  mise  pour  vous  autres. 
C'est  là,  sur  cette  nappe  où,  joyeux,  vous  mangez, 
Qu'on  voit,  —  tandis  qu'ailleurs,  nus  et  de  fers  chargés, 
Agonisent,  sereins,  calmes,  le  front  sévère, 
Socrate  à  l'agora,  Jésus-Christ  au  calvaire, 
Colomb  dans  son  cachot,  Jean  Huss  sur  son  bûcher, 
Et  que  l'humanité  pleure  et  n'ose  approcher 
Tous  ces  gibets  où  sont  les  justes  et  les  sages,  — 
C'est  là  qu'on  voit  trôner  dans  la  longueur  des  âges, 
Parmi  les  vins,  les  luths,  les  viandes,  les  flambeaux, 
Sur  des  coussins  de  pourpre  oubliant  les  tombeaux, 
Ouvrant  et  refermant  leurs  féroces  mâchoires, 
Ivres,  heureux,  affreux,  la  tête  dans  des  gloires, 

POÉSIE.    —  IV.  12 


07S  M:  S  C  H  ATI  M  ENTS. 

Tout  1<-  troupeau  hideux  des  satrapes  dorés; 
C'est  là  qu'on  ente  ml  rire  et  chanter,  entourés 
De  femmes  couronnant  de  fleurs  leurs  turpitudes, 
Dans  leur  lasciveté  prenant  mille  attitudes, 
Laissant  peuples  et  chiens  en  bas  ronger  les  os, 
Tous  les  hommes  requins,  tous  les  hommes  pourceaux, 
Les  princes  de  hasard  plus  fangeux  que  les  rues, 
Les  goinfres  courtisans,  les  altesses  ventrues, 
Toute  gloutonnerie  et  toute  abjection, 
Depuis  Cambacérès  jusqu'à  Trimalcion. 


Jersey,  février  1853 


XïV 


A  PROPOS  DE   LA   LOI    FAIDER 


Ce  qu'on  appelle  charte  ou  constitution, 

C'est  un  antre  qu'un  peuple  en  révolution 

Creuse  dans  le  granit,  abri  sûr  et  fidèle. 

Joyeux,  le  peuple  enferme  en  cette  citadelle 

Ses  conquêtes,  ses  droits,  payés  de  tant  d'efforts, 

Ses  progrès,  son  honneur;  pour  garder  ces  trésors, 

Il  installe  en  la  haute  et  superbe  tanière 

La  fauve  liberté,  secouant  sa  crinière. 

L'œuvre  faite,  il  s'apaise,  il  reprend  ses  travaux; 

Il  retourne  à  son  champ,  fier  de  ses  droits  nouveaux, 


480  LES  CHATIMENTS. 

Et  tranquille  il  s'endort  sur  des  dates  célèbres, 
Sans  songer  aux  larrons  rôdant  dans  les  ténèbres. 
Un  beau  matin,  le  peuple  en  s'éveillant  va  voir 
Sa  constitution,  temple  de  son  pouvoir; 
Hélas  !  de  l'antre  auguste  on  a  fait  une  niche. 
11  y  mit  un  lion,  il  y  trouve  un  caniche. 


Jersey,  décembre  1852. 


XV 


LE   BORD   DE   LA   MER 


HARMODIUS. 

La  nuit  vient.  Vénus  brille. 

l'épée. 

Harmodius,  c'est  l'heure  ! 

LA   BORNE   DU    CHEMIN. 

Le  tyran  va  passer. 

HARMODIUS. 

J'ai  froid,  rentrons. 

UN   TOMBEAU.       ■ 

Demeure. 

HARMODIUS. 

Qu'es-tu? 


182  LES   CHATIMENTS. 

LE    TOMBEAU. 

Je  suis  la  tombe.  —  Exécule  ou  péris. 

UN    NAVIRE    A    L'HORIZON. 

Je  suis  la  tombe  aussi,  j'emporte  les  proscrits. 

l'épée. 
Attendons  le  tyran. 

HARMODIUS. 

J'ai  froid.  Quel  vent! 

LE  vent. 

Je  passe. 
Mon  bruit  est  une  voix.  Je  sème  dans  l'espace 
Les  cris  des  exilés,  de  misère  expirants, 
Qui  sans  pain,  sans  abri,  sans  amis,  sans  parents, 
Meurent  en  regardant  du  côté  de  la  Grèce. 

VOIX    DANS    L'AIR. 

Némésis  !  Némésis  !  lève-toi,  vengeresse  ! 

l'épée. 
C'est  l'heure.  Profitons  de  l'ombre  qui  descend. 

la  terre. 

Je  suis  pleine  de  morts. 

la  mer. 

Je  suis  rouge  <1<  sang. 
Les  fleuves  m'ont  porté  des  cadavres  sans  nombre. 


LE   BORD   DE    LA   HIER.  -183 

LA    TERRE. 

Les  morts  saignent  pendant  qu'on  adore  son  ombre. 
A  chaque  pas  qu'il  fait  sous  le  clair  firmament, 
Je  les  sens  s'agiter  en  moi  confusément. 

UN   FORÇAT. 

Je  suis  forçat,  voici  la  chaîne  que  je  porte, 
Hélas!  pour  n'avoir  pas  chassé  loin  de  ma  porte 
Un  proscrit  qui  fuyait,  noble  et  pur  citoyen. 

l'épée. 
Ne  frappe  pas  au  cœur,  tu  ne  trouverais  rien. 

LA     LOI. 

J'étais  la  loi,  je  suis  un  spectre.  Il  m'a  tuée. 

LA  JUSTICE. 

De  moi,  prêtresse,  il  fait  une  prostituée. 

LES    OISEAUX. 

Il  a  retiré  l'air  des  cieux  et  nous  fuyons. 

LA    LIRERTÉ. 

Je  m'enfuis  avec  eux;  —  ô  terre  sans  rayons, 
Grèce,  adieu  ! 

UN   VOLEUR. 

Ce  tyran ,  nous  l'aimons.  Car  ce  maître 
Que  respecte  le  juge  et  qu'admire  le  prêtre, 
Qu'on  accueille  partout  de  cris  encourageants, 
Est  plus  pareil  à  nous  qu'à  vous,  honnêtes  gens. 


184 


LES    CHATIMENTS. 


LE    SERMENT. 

Dieux  puissants!  à  jamais  fermez  toutes  les  bouches! 
La  confiance  est  morte  au  fond  des  cœurs  farouches. 
Homme,  tu  mens!  Soleil,  tu  mens!  Cieux,  vous  mentez! 
Soufflez,  vents  de  la  nuit!  emportez,  emportez 
L'honneur  et  la  vertu,  cette  sombre  chimère! 

LA    PATRfE. 

Mon  fils,  je  suis  aux  fers!  Mon  fils,  je  suis  ta  mère! 
Je  tends  les  bras  vers  toi  du  fond  de  ma  prison. 

HARMODIUS. 

Quoi!  le  frapper,  la  nuit,  rentrant  dans  sa  maison! 
Quoi!  devant  ce  ciel  noir,  devant  ces  mers  sans  borne! 
Le  poignarder,  devant  ce  groupe  obscur  et  inorne, 
En  présence  de  l'ombre  et  de  l'immensité! 

LA   CONSCIENCE. 

Tu  peux  tuer  cet  homme  avec  tranquillité. 


Jersey,  octobn    1852 


XVI 


NON 


Laissons  le  glaive  à  Rome  et  le  stylet  à  Sparte, 
Ne  faisons  pas  saisir,  trop  pressés  de  punir, 
Par  le  spectre  Brutus  le  brigand  Bonaparte. 
Gardons  ce  misérable  au  sinistre  avenir. 


Vous  serez  satisfaits,  je  vous  le  certifie, 
Bannis,  qui  de  l'exil  portez  le  triste  faix, 
Captifs,  proscrits,  martyrs  qu'il  foule  et  qu'il  défie, 
Vous  tous  qui  frémissez,  vous  serez  satisfaits. 


Jamais  au  criminel  son  crime  ne  pardonne; 

Mais  gardez,  croyez-moi,  la  vengeance  au  fourreau; 


186  LES  CHATIMENTS. 

Attendez;  ayez  foi  dans  les  ordres  que  donne 
Dieu,  juge  patient,  au  temps,  tardif  bourreau! 


Laissons  vivre  le  traître  en  sa  honte  insondable. 
Ce  sang  humilirait  même  le  vil  couteau. 
Laissons  venir  le  temps,  l'inconnu  formidable 
Qui  tient  le  châtiment  caché  sous  son  manteau. 


Qu'il  soit  le  couronné  parce  qu'il  est  le  pire, 
Le  maître  des  fronts  plats  et  des  cœurs  abrutis; 
Que  son  sénat  décerne  à  sa  race  l'empire, 
S'il  trouve  une  femelle  et  s'il  a  des  petits; 


Qu'il  règne  par  la  messe  et  par  la  pertuisane; 
Qu'on  le  fasse  empereur  dans  son  flagrant  délit; 
Que  l'église  en  rampant,  que  cette  courtisane 
Se  glisse  dans  son  antre  et  couche  dans  son  lit; 


Qu'il  soit  cher  à  Troplong,  que  Sibour  le  vénère, 
Qu'il  leur  donne  son  pied  tout  sanglant  a  baiser, 
Qu'il  vive,  ce  césar!  Louvel  ou  Lacenaire 
Seraient  pour  le  tuer  forcés  de  se  baisser. 


Ne  tuez  pas  cet  homme,  ô  vous,  songeurs  sévères, 
Rêveurs  mystérieux,  solitaires  et  forts, 


NON.  487 


Qui,  pendant  qu'on  le  fête  et  qu'il  choque  les  verres, 
Marchez,  le  poing  crispé,  dans  l'herbe  où  sont  les  morts 


Avec  l'aide  d'en  haut  toujours  nous  triomphcâmes. 
L'exemple  froid  vaut  mieux  qu'un  éclair  de  fureur. 
Non,  ne  le  tuez  pa.s.  Les  piloris  infâmes 
Ont  besoin  d'être  ornés  parfois  d'un  empereur. 


Jersey,  octobre  1852= 


LIVRE    IV 


LA   RELIGION   EST   GLORIFIEE 


SACER   ESÏO 


Non,  liberté  !  non,  peuple,  il  ne  faut  pas  qu'il  meure  î 
Oh!  certes,  ce  serait  trop  simple,  en  vérité, 
Qu'après  avoir  brisé  les  lois,  et  sonné  l'heure 
Où  la  sainte  pudeur  au  ciel  a  remonté; 

Qu'après  avoir  gagné  sa  sanglante  gageure, 
Et  vaincu  par  l'embûche,  et  le  glaive,  et  le  feu  ; 
Qu'après  son  guet-apens,  ses  meurtres,  son  parjure, 
Son  faux  serment,  soufflet  sur  la  face  de  Dieu; 

Qu'après  avoir  traîné  la  France,  au  cœur  frappée, 
Et  par  les  pieds  liée,  à  son  immonde  char, 


192  LES  CHATIMENTS. 

Cet  infâme  en  fût  quitte  avec  un  coup  d'épée 
Au  cou  comme  Pompée,  au  flanc  comme  César! 

Non  !  il  est  l'assassin  qui  rôde  dans  les  plaines. 
Il  a  tué,  sabré,  mitraillé  sans  remords. 
Il  fit  la  maison  vide,  il  fit  les  tombes  pleines, 
11  marche,  il  va,  suivi  par  l'œil  fixe  des  morts; 

A  cause  de  cet  homme,  empereur  éphémère, 
Le  fils  n'a  plus  de  père  et  l'enfant  plus  d'espoir, 
La  veuve  à  genoux  pleure  et  sanglote,  et  la  mère 
N'est  plus  qu'un  spectre  assis  sous  un  long  voile  noir; 

Pour  filer  ses  habits  royaux,  sur  les  navettes 
On  met  du  fil  trempé  dans  le  sang  qui  coula  ; 
Le  boulevard  Montmartre  a  fourni  ses  cuvettes, 
Et  l'on  teint  son  manteau  dans  cette  pourpre-là. 

Il  vous  jette  h  Cayenne,  à  l'Afrique,  aux  sentines, 
Martyrs,  héros  d'hier  et  forçats  d'aujourd'hui  ! 
Le  couteau  ruisselant  des  rouges  guillotines 
Laisse  tomber  le  sang  goutte  à  goutte  sur  lui  ; 

Lorsque  la  trahison,  sa  complice  livide 
Vient  et  frappe  à  sa  porte,  il  fait  signe  d'ouvrir; 
Il  est  le  fratricide!  il  est  le  parricide  !  — 
Peuples,  c'est  pour  cela  qu'il  ne  doit  pas  mourir! 

Gardons  l'homme  vivant.  Oh!  châtiment  superbe! 
Oh  !  s'il  pouvait  un  jour  passer  par  le  chemin, 


SACER   ESTO.  193 

Nu,  courbé,  frissonnant,  comme  au  vent  tremble  l'herbe, 
Sous  l'exécration  de  tout  le  genre  humain! 

Étreint  par  son  passé  tout  rempli  de  ses  crimes, 
Comme  par  un  carcan  tout  hérissé  de  clous, 
Cherchant  les  lieux  profonds,  les  forêts,  les  abîmes, 
Pâle,  horrible,  effaré,  reconnu  par  les  loups; 

Dans  quelque  bagne  vil  n'entendant  que  sa  chaîne, 
Seul,  toujours  seul,  parlant  en  vain  aux  rochers  sourds, 
Voyant  autour  de  lui  le  silence  et  la  haine, 
Des  hommes  nulle  part  et  des  spectres  toujours; 

Vieillissant,  rejeté  par  la  mort  comme  indigne, 
Tremblant  sous  la  nuit  noire,  affreux  sous  le  ciel  bleu... 
Peuples,  écartez -vous!  cet  homme  porte  un  signe; 
Laissez  passer  Caïn  !  il  appartient  à  Dieu. 


Jersey,  14  novembre  1852. 


poésie.  —  :v.  13 


II 


CE  QUE  LE  POÈTE  SE  DISAIT  EN  I8/18 


Tu  ne  dois  pas  chercher  le  pouvoir,  tu  dois  faire 
Ton  œuvre  ailleurs  ;  tu  dois,  esprit  d'une  autre  sphère, 
Devant  l'occasion  reculer  chastement. 
De  la  pensée  en  deuil  doux  et  sévère  amant, 
Compris  ou  dédaigné  des  hommes,  tu  dois  être 
Pâtre  pour  les  garder  et  pour  les  bénir  prêtre. 
Lorsque  les  citoyens,  par  la  misère  aigris, 
Fils  de  la  même  France  et  du  même  Paris, 
S'égorgent;  quand,  sinistre,  et  soudain  apparue, 
La  morne  barricade  au  coin  de  chaque  rue 
Monte  et  vomit  la  mort  de  partout  à  la  fois, 


496  LES  CHATIMENTS- 

Tu  dois  y  courir  seul  et  désarmé  ;  tu  dois 

Dans  cette  guerre  impie,  abominable,  infâme, 

Présenter  ta  poitrine  et  répandre  ton  âme, 

Parler,  prier,  sauver  les  faibles  et  les  forts, 

Sourire  à  la  mitraille  et  pleurer  sur  les  morts  ; 

Puis  remonter  tranquille  à  ta  place  isolée, 

Et  là,  défendre,  au  sein  de  l'ardente  assemblée, 

Et  ceux  qu'on  veut  proscrire  et  ceux  qu'on  croit  juger, 

Renverser  l'échafaud,  servir  et  protéger 

L'ordre  et  la  paix  qu'ébranle  un  parti  téméraire, 

Nos  soldats  trop  aisés  à  tromper,  et  ton  frère, 

Le  pauvre  homme  du  peuple  aux  cabanonà  jeté, 

Et  les  lois,  et  la  triste  et  fière  liberté  ; 

Consoler,  dans  ces  jours  d'anxiété  funeste, 

L'art  divin  qui  frissonne  et  pleure,  et  pour  le  reste 

Attendre  le  moment  suprême  et  décisif. 

Ton  rôle  est  d'avertir  et  de  rester  pensif. 


Paris,  juillet  I«i8. 


III 


LES  COMMISSIONS  MIXTES 


Ils  sont  assis  dans  l'ombre  et  disent  :  nous  jugeons. 
Ils  peuplent  d'innocents  les  geôles,  les  donjons, 

Et  les  pontons,  nefs  abhorrées, 
Qui  flottent  au  soleil,  sombres  comme  le  soir, 
Tandis  que  le  reflet  des  mers  sur  leur  flanc  noir 

Frissonne  en  écailles  dorées. 


Pour  avoir  sous  son  chaume  abrité  des  proscrits, 

Ce  vieillard  est  au  bagne,  et  l'on  entend  ses  cris. 

A  Cayenne,  à  Bone,  aux  galères, 


198  LES  CHATIMENTS. 

Quiconque  a  combattu  cet  escroc  du  scrutin 
Qui,  traître,  après  avoir  crocheté  le  destin, 
Filouta  les  droits  populaires  ! 


Ils  ont  frappé  l'ami  des  lois  ;  ils  ont  flétri 
La  femme  qui  portait  du  pain  à  son  mari, 

Le  fils  qui  défendait  son  père; 
Le  droit?  on  l'a  banni;  l'honneur?  on  l'exila. 
Cette  justice-là  sort  de  ces  juges-là, 

Comme  des  tombeaux  la  vipère^ 


Bruxelles,  juillet  1852. 


IV 


A  DES  JOURNALISTES  DE  ROBE  COURTE 


Parce  que,  jargonnant  vêpres,  jeûne  et  vigile,. 
Exploitant  Dieu  qui  rêve  au  fond  du  firmament, 
Vous  avez,  au  milieu  du  divin  évangile, 
Ouvert  boutique  effrontément; 

Parce  que  vous  feriez  prendre  à  Jésus  la  verge, 
Cyniques  brocanteurs  sortis  on  ne  sait  d'où  ; 
Parce  que  vous  allez  vendant  la  sainte  vierge 
Dix  sous  avec  miracle,  et  sans  miracle  un  sou; 

Parce  que  vous  contez  d'effroyables  sornettes 

Qui  font  des  temples  saints  trembler  les  vieux  piliers 


200  LES  CHATIMENTS. 

Parce  que  votre  style  éblouit  les  lunettes 
Des  duègnes  et  des  marguilliers  ; 

Parce  que  la  soutane  est  sous  vos  redingotes, 
Parce  que  vous  sentez  la  crasse  et  non  l'œillet, 
Parce  que  vous  bâclez  un  journal  de  bigotes 
Pensé  par  Escobar,  écrit  par  Patouillet  ; 

Parce  qu'en  balayant  leurs  portes,  les  concierges 
Poussent  dans  le  ruisseau  ce  pamphlet  méprisé; 
Parce  que  vous  mêlez  à  la  cire  des  cierges 
Votre  affreux  suif  vert-de-grisé  ; 


Parce  qu'à  vous  tout  seuls  vous  faites  une  espèce  ; 
Parce  qu'enfin,  blanchis  dehors  et  noirs  dedans, 
Criant  mea  culpa,  battant  la  grosse  caisse 
La  boue  au  cœur,  la  larme  à  l'œil,  le  fifre  aux  dents, 

Pour  attirer  les  sots  qui  donnent  tête-bêche 
Dans  tous  les  vils  panneaux  du  mensonge  immortel, 
Vous  avez  adossé  le  tréteau  de  Bobèche 
Aux  saintes  pierres  de  l'autel, 

Vous  vous  croyez  le  droit,  trempant  dans  l'eau  bénite 
Cette  griffe  qui  sort  de  votre  abject  pourpoint, 
De  dire  :  Je  suis  saint,  ange,  vierge  et  jésuite, 
J'insulte  les  passants  et  je  ne  me  bats  point! 

0  pieds  plats  !  votre  plume  au  fond  de  vos  masures 
Griffonne,  va,  vient,  court,  boit  l'encre,  rend  du  fiel, 


A  DES  JOURNALISTES  DE   ROBE   COURTE.    201 

Bave,  égratigne  et  crache,  et  ses  éclaboussures 
Font  des  taches  jusques  au  ciel  ! 

Votre  immonde  journal  est  une  charretée 
De  masques  déguisés  en  prédicants  camus, 
Qui  passent  en  prêchant  la  cohue  ameutée 
Et  qui  parlent  argot  entre  deux  oremus. 

Vous  insultez  l'esprit,  l'écrivain  dans  ses  veilles, 
Et  le  penseur  rêvant  sur  les  libres  sommets  ; 
Et  quand  on  va  chez  vous  pour  chercher  vos  oreilles, 
Vos  oreilles  n'y  sont  jamais  ! 

Après  avoir  lancé  l'affront  et  le  mensonge, 
Vous  fuyez,  vous  courez,  vous  échappez  aux  yeux. 
Chacun  a  ses  instincts,  et  s'enfonce  et  se  plonge, 
Le  hibou  dans  les  trous  et  l'aigle  dans  les  cieux. 


■c 


Vous,  où  vous  cachez-vous?  dans  quel  hideux  repaire? 
0  Dieu!  l'ombre  où  l'on  sent  tous  les  crimes  passer 
S'y  fait  autour  de  vous  plus  noire,  et  la  vipèro 
S'y  glisse  et  vient  vous  y  baiser. 

Là  vous  pouvez,  dragons  qui  rampez  sous  les  presses, 
Vous  vautrer  dans  la  fange  où  vous  jettent  vos  goûts. 
Le  sort  qui  dans  vos  cœurs  mit  toutes  les  bassesses 
Doit  faire  en  vos  taudis  passer  tous  les  égouts. 

Bateleurs  de  l'autel,  voilà  quels  sont  vos  rôles. 
Et  quand  un  galant  homme  à  de  tels  compagnons 


202  LES  CHATIMENTS. 

Fait  cet  immense  honneur  de  leur  dire  :  Mes  drôles, 
Je  suis  votre  homme;  dégainons! 

—  Un  duel!  nous!  des  chrétiens!  jamais!  —  Et  ces  crapules 
Font  des  signes  de  croix  et  jurent  par  les  saints. 
Lâches  gueux,  leur  terreur  se  déguise  en  scrupules 
Et  ces  empoisonneurs  ont  peur  d'être  assassins. 

Bien,  écoutez,  la  trique  est  là,  fraîche  coupée. 
On  vous  fera  cogner  le  pavé  du  menton  ; 
Car  sachez-le,  coquins,  on  n'esquive  l'épée 
Que  pour  rencontrer  le  bâton. 

Vous  conquîtes  la  Seine  et  le  Rhin  et  le  Tage, 
L'esprit  humain  rogné  subit  votre  compas. 
Sur  les  publicains  juifs  vous  avez  l'avantage, 
Maudits!  Judas  est  mort,  Tartuffe  ne  meurt  pas. 

Iago  n'est  qu'un  fat  près  de  votre  Basile. 

La  bible  en  vos  greniers  pourrit  mangée  aux  vers. 

Le  jour  où  le  mensonge  aurait  besoin  d'asile, 

Vos  cœurs  sont  là,  tout  grands  ouverts. 

Vous  insultez  le  juste  abreuvé  d'amertumes. 
Tous  les  vices,  quittant  veste,  cape  et  manteau, 
Vont  se  masquer  chez  vous  et  trouvent  des  costumes 
On  entre  Lacenaire,  on  sort  Gontrafatto. 

Les  âmes  sont  pour  vous  des  bourses  el  <le>  banques. 
Quiconque  vous  accueille  a  d'affreux  repentirs. 


A  DES  JOURNALISTES  DE   ROBE   COURTE.     203 

Vous  vous  faites  chasser,  et  par  vos  saltimbanques 
Vous  parodiez  les  martyrs. 

L'église  du  bon  Dieu  n'est  que  votre  buvette. 
Vous  offrez  l'alliance  à  tous  les  inhumains. 
On  trouvera  du  sang  au  fond  de  la  cuvette, 
Si  jamais,  par  hasard,  vous  vous  lavez  les  mains. 

Vous  seriez  des  bourreaux  si  vous  n'étiez  des  cuistres. 
Pour  vous  le  glaive  est  saint  et  le  supplice  est  beau! 
0  monstres!  vous  chantez  dans  vos  hymnes  sinistres 
Le  bûcher,  votre  seul  flambeau  ! 

Depuis  dix-huit  cents  ans  Jésus,  le  doux  pontife, 
Veut  sortir  du  tombeau  qui  lentement  se  rompt, 
Mais  vous  faites  effort,  ô  valets  de  Caïphe, 
Pour  faire  retomber  la  pierre  sur  son  front  ! 

O  cafards  !  votre  échine  appelle  l'étrivière. 
Le  sort  juste  et  railleur  fait  chasser  Loyola 
De  France  par  le  fouet  d'un  pape,  et  de  Bavière 
Par  la  cravache  de  Lola. 

Allez,  continuez,  tournez  la  manivelle 
De  votre  impur  journal,  vils  grimauds  dépravés  ; 
Avec  vos  ongles  noirs  grattez  votre  cervelle; 
Calomniez,  hurlez,  mordez,  mentez,  vivez  ! 

Dieu  prédestine  aux  dents  des  chevreaux  les  brins  d'herbes, 
La  mer  aux  coups  de  vent,  les  donjons  aux  boulets, 


2-4  LES  CHATIMENTS. 

Aux  rayons  du  soleil  les  parthénons  superbes, 
Vos  faces  aux  larges  soufflets. 

Sus  donc!  cherchez  les  trous,  les  recoins,  les  cavernes! 
Cachez-vous,  plats  vendeurs  d'un  fade  orviétan, 
Pitres  dévots,  marchands  d'infâmes  balivernes, 
Vierges  comme  l'eunuque,  anges  comme  Satan! 

0  saints  du  ciel!  est-il,  sous  l'œil  de  Dieu  qui  règne, 
Charlatans  plus  hideux  et  d'un  plus  lâche  esprit, 
Que  ceux  qui,  sans  frémir,  accrochent  leur  enseigne 
Aux  clous  saignants  de  Jésus-Christ! 


Septembre  1X50. 


QUELQU'UN 


Donc  un  homme  a  vécu  qui  s'appelait  Varron, 

Un  autre  Paul-Émile,  un  autre  Cicéron; 

Ces  hommes  ont  été  grands,  puissants,  populaires, 

Ont  marché,  précédés  des  faisceaux  consulaires, 

Ont  été  généraux,  magistrats,  orateurs; 

Ces  hommes  ont  parlé  devant  les  sénateurs; 

Us  ont  vu,  dans  la  poudre  et  le  bruit  des  armées, 

Frissonnantes,  passer  les  aigles  enflammées  ; 

La  foule  les  suivait  et  leur  battait  des  mains  ; 

Ils  sont  morts  ;  on  a  fait  à  ces  fameux  romains 

Des  tombeaux  dans  le  marbre,  et  d'autres  dans  l'histoire  ; 

Leurs  bustes,  aujourd'hui,  graves  comme  la  gloire, 


206  LES  CHATOIENT  S. 

Dans  l'ombre  des  palais  ouvrant  leurs  vagues  yeux, 
Rêvent  autour  de  nous,  témoins  mystérieux; 
Ce  qui  n'empêche  pas,  nous,  gens  des  autres  âges, 
Que,  lorsque  nous  parlons  de  ces  grands  personnages, 
Nous  ne  disions  :  tel  jour  Varron  fut  un  butor, 
Paul-Émile  a  mal  fait,  Cicéron  eut  grand  tort. 
Et  lorsque  nous  traitons  ainsi  ces  morts  illustres, 
Tu  prétends,  toi,  maraud,  goujat  parmi  les  rustres, 
Que  je  parle  de  toi  qui  lasses  le  dédain, 
Sans  dire  hautement  :  cet  homme  est  un  gredin  ! 
Tu  veux  que  nous  prenions  des  gants  et  des  mitaines 
Avec  toi,  qu'eût  chassé  Sparte  aussi  bien  qu'Athènes! 
Force  gens  t'ont  connu  jadis  quand  tu  courais 
Les  brelans,  les  enfers,  les  trous,  les  cabarets, 
Quand  on  voyait,  le  soir,  tantôt  dans  l'ombre  obscure, 
Tantôt  devant  la  porte  entr'ouverte  et  peu  sûre 
D'un  antre  d'où  sortait  une  rouge  clarté, 
Ton  chef  branlant  couvert  d'un  feutre  cahoté. 
Tu  t'es  fait  broder  d'or  par  l'empereur  bohème. 
Ta  vie  est  une  farce  et  se  guindé  en  poëme. 
Et  que  m'importe  à  moi,  penseur,  juge,  ouvrier, 
Que  décembre,  étranglant  dans  ses  poings  février, 
T'installe  en  un  palais,  toi  qui  souillais  un  bouge! 
Allez  aux  tapis  francs  de  Vanvrc  et  de  Montrouge, 
Courez  aux  galetas,  aux  caves,  aux  (midis, 
Les  échos  vous  diront  partout  ce  que  je  <li<  : 
Ce  drôle  était  voleur  avant  d'être  ministre!  — 
Ah!  tu  veux  qu'on  t'épargne,  imbécile  sinishv! 
Ah!  te  voilà  content,  satisfait,  souriant! 
Sois  tranquille.  J'irai  par  la  ville  criant  : 


QUELQU'UN.  207 

Citoyens  !  voyez-vous  ce  jésuite  aux  yeux  jaunes, 
Jadis,  c'était  Brutus.  11  haïssait  les  trônes, 
Il  les  aime  aujourd'hui.  Tous  métiers  lui  sont  bons; 
11  est  pour  le  succès.  Donc,  à  bas  les  Bourbons, 
Mais  vive  l'empereur  !  à  bas  tribune  et  charte  ! 
Il  déteste  Chambord,  mais  il  sert  Bonaparte. 
On  l'a  fait  sénateur,  ce  qui  le  rend  fougueux. 
Si  les  choses  étaient  à  leur  place,  ce  gueux 
Qui  n'a  pas,  nous  dit-il  en  déclamant  son  rôle, 
Les  fleurs  de  lys  au  cœur,  les  aurait  sur  l'épaule. 


Londres.,  août  i852. 


VI 


ÉCRIT  LE  17  JUILLET  1851 


EN  DESCENDANT  DE  LA  TRIBUNE 


Ces  hommes  qui  mourront,  foule  abjecte  et  grossière, 
Sont  de  la  boue  avant  d'être  de  la  poussière. 
Oui,  certe,  ils  passeront  et  mourront.  Aujourd'hui 
Leur  vue  à  l'honnête  homme  inspire  un  mâle  ennui. 
Envieux,  consumés  de  rages  puériles, 
D'autant  plus  furieux  qu'ils  se  sentent  stériles, 
Ils  mordent  les  talons  de  qui  marche  en  avant. 
Ils  sont  humiliés  d'aboyer,  ne  pouvant 
Jusqu'au  rugissement  hausser  leur  petitesse. 
Ils  courent,  c'est  à  qui  gagnera  de  vitesse, 

POÉSIE.    —  IV.  14 


210  LES  CHATIMENTS. 

La  proie  est  là!  —  hurlant  et  jappant  à  la  fois, 
Lancés  dans  le  sénat  ainsi  que  dans  un  bois, 
Tous  confondus,  traitant,  magistrat,  soldat,  prêtre, 
Meute  autour  du  Mon,  chenil  aux  pieds  du  maître, 
Ils  sont  à  qui  les  veut,  du  premier  au  dernier, 
Aujourd'hui  Bonaparte  et  demain  Changarnier! 
Ils  couvrent  de  leur  bave  honneur,  droit,  république, 
La  charte  populaire  et  l'œuvre  évangélique, 
Le  progrès,  ferme  espoir  des  peuples  désolés  ; 
Ils  sont  odieux.  —  Bien.  Continuez,  allez  ! 
Quand  l'austère  penseur  qui,  loin  des  multitudes, 
Rêvait  hier  encore  au  fond  des  solitudes, 
Apparaissant  soudain  dans  sa  tranquillité, 
Vient  au  milieu  de  vous  dire  la  vérité, 
Défendre  les  vaincus,  rassurer  la  patrie, 
Éclatez!  répandez  cris,  injures,  furie, 
Ruez-vous  sur  son  nom  comme  sur  un  butin! 
Vous  n'obtiendrez  de  lui  qu'un  sourire  hautain, 
Et  pas  même  un  regard  !  —  Car  cette  âme  sereine 
Méprisant  votre  estime,  estime  votre  haine. 


Paris,  1851. 


vu 


UN    AUTRE 


Ce  zoïla  cagot  naquit  d'une  Javotte. 
Le  diable,  —  ce  jour-là  Dieu  permit  qu'il  créât,  — 
D'un  peu  de  Ravaillac  et  d'un  peu  de  Nonotte 
Composa  ce  gTerîin  béat. 

Tout  jeune,  il  contemplait,  sans  gîte  et  sans  valise, 
Les  sous-diacres  coiffés1  d'un  feutre  en  lampion  ; 
Vidocq  le  rencontra  priant  dans  une  église, 
^t,  l'ayant  vu  loucfeer,  en  fit  un  espion. 

Alors  ce  va-nu-pieds  songea  dans  sa  mansarde; 
Et,  se  voyant  sans  cœur,  sans  style,  san&  esprit, 


212  LES  CHATIMENTS. 

Imagina  de  mettre  une  feuille  poissarde 
Au  service  de  Jésus-Christ. 


Armé  d'un  goupillon,  il  entra  dans  la  lice 
Contre  les  jacobins,  le  siècle  et  le  péché. 
Il  se  donna  le  luxe,  étant  de  la  police, 
D'être  jésuite  et  saint  par-dessus  le  marché. 

Pour  mille  francs  par  mois  livrant  l'eucharistie, 
Plus  vil  que  les  voleurs  et  que  les  assassins, 
Il  fut  riche.  Il  portait  un  flair  de  sacristie 
Dans  le  bouge  des  argousins. 

Il  prospère!  —  Il  insulte,  il  prêche,  il  fait  la  roue; 
S'il  n'était  pas  saint  homme,  il  eût  été  sapeur; 
Comme  s'il  s'y  lavait,  il  piaffe  en  pleine  boue, 
Et,  voyant  qu'on  se  sauve,  il  dit  :  comme  ils  ont  peur  ! 

Regardez,  le  voilà!  —  Son  journal  frénétique 
Plaît  aux  dévots  et  semble  écrit  par  des  bandits. 
Il  fait  des  fausses  clefs  dans  l'arrière-boutique 
Pour  la  porte  du  paradis. 

Des  miracles  du  jour  il  colle  les  affiches  ; 
Il  rédige  l'absurde  en  articles  de  foi  ; 
Pharisien  hideux,  il  trinque  avec  les  riches, 
Et  dit  au  pauvre  :  ami,  viens  jeûner  avec  moi. 

Il  ripaille  à  huis  clos,  en  public  il  sermonne, 
Chante  landerirctte  après  alléluia, 


UN  AUTRE.  213 

Dit  un  pater,  et  prend  le  menton  de  Simone...  — 
Que  j'en  ai  vu,  de  ces  saints-là, 

)ui  vous  expectoraient  des  psaumes  après  boire, 
Vendaient  d'un  air  contrit  leur  pieux  bric-à-brac, 
Et  qui  passaient,  selon  qu'ils  changeaient  d'auditoire, 
Des  strophes  de  Piron  aux  quatrains  de  PibracJ 

C'est  ainsi  qu'outrageant  gloires,  vertus,  génies, 
Charmant  par  tant  d'horreurs  quelques  niais  fougueux, 
Il  vit  tranquillement  dans  les  ignominies, 
Simple  jésuite  et  triple  gueux. 


Paris,  septembre  1850. 


\  J  il 


DEJA  NOMMÉ 


Malgré  moi  je  reviens,  et  mes  vers  s'y  résignent, 
A  cet  homme  qui  fut  si  misérable,  hélas, 
Et  dont  Mathieu  Mole,  chez  les  morts  qui  s'indignent, 
Parle  à  Boissy  d'Anglas. 

0  loi  sainte!  Justice!  où  tout  pouvoir  s'étaie, 
Gardienne  de  tout  droit  et  de  tout  ordre  humain! 
Cet  homme  qui,  vingt  ans,  pour  recevoir  sa  paie, 
T'avait  tendu  la  main, 

Quand  il  te  vit  sanglante  et  livrée  à  l'infâme, 
Levant  tes  bras,  meurtrie  aux  talons  des  soldats, 


216  LES  CHATIMENTS. 

Tourna  la  tête  et  dit  :  Qu'est-ce  que  cette  femme? 
Je  ne  la  connais  pas! 

Les  vieux  partis  avaient  mis  au  fauteuil  ce  juste. 
Ayant  besoin  d'un  homme  on  prit  un  mannequin. 
Il  eût  fallu  Caton  sur  cette  chaise  auguste, 
On  y  jucha  Pasquin. 

Opprobre  !  il  dégradait  à  plaisir  l'assemblée  ; 
Souple,  insolent,  semblable  aux  valets  familiers, 
Ses  gros  lazzis  marchaient  sur  l'éloquence  ailée 
Avec  leurs  gros  souliers. 

Quand  on  ne  croit  à  rien  on  est  prêt  à  tout  faire. 
Il  eût  reçu  Cromwell  ou  Monk  dans  Temple-Bar. 
Suprême  abjection!  riant  avec  Voltaire, 
Votant  pour  Escobar  ! 

Ne  sachant  que  lécher  à  droite  et  mordre  à  gauche, 
Aidant,  à  son  insu,  le  crime;  vil  pantin, 
Il  entr'ouvrait  la  porte  aux  sbires  en  débauche 
Qui  vinrent  un  matin. 

Si  l'on  avait  voulu,  pour  sauver  du  déluge, 
Certes,  son  traitement,  sa  place,  son  trésor, 
Et  sa  loque  d'hermine  et  son  bonnet  de  juge 
Au  triple  galon  d'or, 

Il  eût  été  complice,  il  eût  rempli  sa  tâche  ; 

Mais  les  chefs  sur  son  nom  passèrent  le  charbon; 


DÉJÀ  NOMMÉ.  217 

Ils  n'ont  pas  daigné  faire  un  traître  avec  ce  lâche  ; 
Ils  ont  dit  :  à  quoi  bon? 

Sous  ce  règne  où  l'on  vend  de  la  fange  au  pied  cube, 
Du  moins  cet  homme  a-t-il  à  jamais  disparu, 
Rustre  exploiteur  des  rois,  courtisan  du  Danube, 
Hideux  flatteur  bourru! 

Il  s'offrait  aux  brigands  après  la  loi  tuée  ; 
Et  pour  qu'il  lâchât  prise,  aux  yeux  de  tout  Paris, 
Il  fallut  qu'on  lui  dit  :  Vieille  prostituée, 
Vois  donc  tes  cheveux  gris  ! 

Aujourd'hui  méprisé,  même  de  cette  clique, 
On  voit  pendre  la  honte  à  son  nom  infamant, 
Et  le  dernier  lambeau  de  la  pudeur  publique 
A  son  dernier  serment. 

Si  par  hasard,  la  nuit,  dans  les  carrefours  mornes, 
Fouillant  du  croc  l'ordure  où  dort  plus  d'un  secret, 
Un  chiffonnier  trouvait  cette  âme  au  coin  des  bornes, 
Il  la  dédaignerait  ! 


Jersey,  décembre  1852. 


IX 


Ceux  qui  vivent,  ce  sont  ceux  qui  luttent;  ce  sont 

Ceux  dont  un  dessein  ferme  emplit  l'àme  et  le  front, 

Ceux  qui  d'un  haut  destin  gravissent  l'àpre  cime, 

Ceux  qui  marchent  pensifs,  épris  d'un  but  sublime, 

Ayant  devant  les  yeux  sans  cesse,  nuit  et  jour, 

Ou  quelque  saint  labeur  ou  quelque  grand  amour. 

C'est  le  prophète  saint  prosterné  devant  l'arche, 

C'est  le  travailleur,  pâtre,  ouvrier,  patriarche, 

Ceux  dont  le  eœur  est  bon,  ceux  dont  les  jours  sont  pleins. 

Ceux-là  vivent,  Seigneur!  les  autres,  je  les  plains. 

Car  de  son  vague  ennui  le  néant  les  enivre, 

Car  le  plus  lourd  fardeau,  c'est  d'exister  sans  vivre. 

Inutiles,  épars,  ils  traînent  ici-bas 

Le  sombre  accablement  d'être  en  ne  pensant  pas. 

Ils  s'appellent  vulgus,  plebs,  la  tourbe,  la  foule. 

Ils  sont  ce  qui  murmure,  applaudit,  siffle,  coule, 

Bat  des  mains,  foule  aux  pieds,  bâille,  dit  oui,  dit  non, 

N'a  jamais  de  figure  et  n'a  jamais  de  nom; 


220  LES  CHATIMENTS. 

Troupeau  qui  va,  revient,  juge,  absout,  délibère, 
Détruit,  prêt  à  Marat  comme  prêt  à  Tibère, 
Foule  triste,  joyeuse,  habits  dorés,  bras  nus, 
Pêle-mêle,  et  poussée  aux  gouffres  inconnus. 
Ils  sont  les  passants  froids,  sans  but,  sans  nœud,  sans  âge* 
Le  bas  du  genre  humain  qui  s'écroule  en  nuage  ; 
Ceux  qu'on  ne  connaît  pas,  ceux  qu'on  ne  compte  pas, 
Ceux  qui  perdent  les  mots,  les  volontés,  les  pas. 
L'ombre  obscure  autour  d'eux  se  prolonge  et  recule; 
Ils  n'ont  du  plein  midi  qu'un  lointain  crépuscule, 
Car,  jetant  au  hasard  les  cris,  les  voix,  le  bruit, 
Ils  errent  près  du  bord  sinistre  de  la  nuit. 

Quoi!  ne  point  aimer!  suivre  une  morne  carrière 
Sans  un  songe  en  avant,  sans  un  deuil  en  arrière  ! 
Quoi!  marcher  devant  soi  sans  savoir  où  l'on  va! 
Rire  de  Jupiter  sans  croire  à  Jéhova  ! 
Regarder  sans  respect  l'astre,  la  fleur,  la  femme  ! 
Toujours  vouloir  le  corps,  ne  jamais  chercher  l'âme I 
Pour  de  vains  résultats  faire  de  vains  efforts  ! 
N'attendre  rien  d'en  haut!  ciel!  oublier  les  morts! 
Oh  non,  je  ne  suis  point  de  ceux-là!  grands,  prospères, 
Fiers,  puissants,  ou  cachés  dans  d'immondes  repaires, 
Je  les  fuis,  et  je  crains  leurs  sentiers  détestés  ; 
Et  j'aimerais  mieux  être,  ô  fourmis  des  cités,. 
Tourbe,  foule,  hommes  faux,  coeurs  morts,  races  déchues, 
Un  arbre  dans  les  bois  qu'une  âme  en  vos  cohues! 

Paris,  31  décembre   18i8.  Minuit. 


AUBE 


Un  immense  frisson  émeut  la  plaine  obscure. 

C'est  l'heure  où  Pythagore,  Hésiode,  Épicure, 

Songeaient;  c'est  l'heure  où,  las  d'avoir,  toute  la  nuit, 

Contemplé  l'azur  sombre  et  l'étoile  qui  luit, 

Pleins  d'horreur,  s'endormaient  les  pâtres  de  Chaldée. 

Là-bas,  la  chute  d'eau,  de  mille  plis  ridée, 

Brille,  comme  dans  l'ombre  un  manteau  de  satin  ; 

Sur  l'horizon  lugubre  apparaît  le  matin, 

Face  rose  qui  rit  avec  des  dents  de  perles  ; 

Le  bœuf  rêve  et  mugit,  les  bouvreuils  et  les  merles 

Et  les  geais  querelleurs  sifflent,  et  dans  les  bois 

On  entend  s'éveiller  confusément  les  voix; 

Les  moutons  hors  de  l'ombre,  à  travers  les  bourrées, 

Font  bondir  au  soleil  leurs  toisons  éclairées  ; 


222  LES  CHATIMENTS. 

Et  la  jeune  dormeuse,  entr 'ouvrant  son  œil  noir, 
Fraîche,  et  ses  coudes  blancs  sortis  hors  du  peignoir, 
Cherche  de  son  pied  nu  sa  pantoufle  chinoise. 

Louange  à  Dieu  !  toujours,  après  la  nuit  sournoise, 
Agitant  sur  les  monts  la  ronce  et  le  genêt, 
La  nature  superbe  et  tranquille  renaît; 
L'aube  éveille  le  nid  à  l'heure  accoutumée, 
Le  chaume  dresse  au  vent  sa  plume  de  fumée, 
Le  rayon,  flèche  d'or,  perce  l'âpre  forêt; 
Et  plutôt  qu'arrêter  le  soleil,  on  ferait 
Sensibles  à  l'honneur  et  pour  le  bien  fougueuses 
Les  âmes  de  Baroche  et  de  Troplong,  ces  gueuses! 


Jersey,  '28  avril  I8n3. 


Xf 


Vicomte  de  Foucault,  lorsque  vous  empoignâtes 
L'éloquent  Manuel  de  vos  mains  auvergnates, 
Comme  l'océan  bout  quand  tressaille  l'Etna, 
Le  peuple  tout  entier  s'émut  et  frissonna; 
On  vit,  sombre  lueur,  poindre  mil  huit  cent  trente; 
L'antique  royauté,  fière  et  récalcitrante, 
Chancela  sur  son  trône,  et  dans  ce  noir  moment 
On  sentit  commencer  ce  vaste  écroulement; 
Et  ces  rois,  qu'on  punit  d'oser  toucher  un  homme, 
Étaient  grands,  et  mêlés  à  notre  histoire,  en  somme, 
Ils  avaient  derrière  eux  des  siècles  éblouis, 
Henri  quatre  et  Goutras,  Damiette  et  saint  Louis. 
Aujourd'hui,  dans  Paris,  un  prince  de  la  pègre, 
Un  pied  plat,  copiant  Faustin,  singe  d'un  nègre, 
Plus  faux  qu'Ali  pacha,  plus  cruel  que  Rosas, 
Fourre  en  prison  la  loi,  met  la  gloire  à  Mazas, 


224  LES  CHATIMENTS. 

Chasse  l'honneur,  le  droit,  les  probités  punies, 

Orateurs,  généraux,  représentants,  génies, 

Les  meilleurs  serviteurs  du  siècle  et  de  l'état, 

Et  c'est  tout  !  et  le  peuple,  après  cet  attentat, 

Souffleté  mille  fois  sur  ces  faces  illustres, 

Va  voir  de  l'Elysée  étinceler  les  lustres, 

Ne  sent  rien  sur  sa  joue,  et  contemple  César! 

Lui,  souverain,  il  suit  en  esclave  le  char! 

Il  regarde  danser  dans  le  Louvre  les  maîtres, 

Ces  immondes  faisant  vis-à-vis  à  ces  traîtres, 

La  fraude  en  grand  habit,  le  meurtre  en  apparat, 

Et  le  ventre  Berger  près  du  ventre  Murât! 

On  dit:  — vivons!  adieu  grandeur,  gloire,  espérance! 

Comme  si,  dans  ce  monde,  un  peuple  appelé  France, 

Alors  qu'il  n'est  plus  libre,  était  encor  vivant  ! 

On  boit,  on  mange,  on  dort,  on  achète  et  l'on  vend, 

Et  l'on  vote,  en  riant  des  doubles  fonds  de  l'urne; 

Et  pendant  ce  temps-là,  ce  gredin  taciturne, 

Ce  chacal  à  sang  froid,  ce  corse  hollandais, 

Étale,  front  d'airain,  son  crime  sous  le  dais, 

Gorge  d'or  et  de  vin  sa  bande  scélérate, 

S'accoude  sur  la  nappe,  et  cuvant,  noir  pirate, 

Son  guet-apens  français,  son  guet-apens  romain, 

.Jâche  son  cure-dents  taché  de  sang  humain  ! 


BruAelle9,  mai  1852. 


XII 


A  QUATRE  PRISONNIERS 


(APRES   LEUR    CONDAMNATION) 


Mes  fils,  soyez  contents  ;  l'honneur  est  où  vous  êtes. 
Et  vous,  mes  deux  amis,  la  gloire,  ô  fiers  poètes, 
Couronne  votre  nom  par  l'affront  désigné  ; 
Offrez  aux  juges  vils,  groupe  abject  et  stupide, 

Toi,  ta  douceur  intrépide, 

Toi,  ton  sourire  indigné. 

Dans  cette  salle  où  Dieu  voit  la  laideur  des  âmes, 
Devant  ces  froids  jurés,  choisis  pour  être  infâmes, 


*  Paul  Meurice,   Auguste    Vacquerie,  Charles    Hugo,  François-Victor 
Hugo,  rédacteurs  de  l'Événement, 

poésie.  —  îv.  15 


226  LES  CHATIMENTS. 

Ces  douze  hommes  muets,  de  leur  honte  chargés, 
0  justice,  j'ai  cru,  justice  auguste  et  sombre, 

Voir  autour  de  toi  dans  l'ombre 

Douze  sépulcres  rangés. 

Ils  vous  ont  condamnés,  que  l'avenir  les  juge! 
Toi,  pour  avoir  crié  :  la  France  est  le  refuge 
Des  vaincus,  des  proscrits!  —  Je  t'approuve,  mon  fils! 
Toi,  pour  avoir,  devant,  la  hache  qui  s'obstine, 

Insulté  la  guillotine, 

Et  vengé  le  crucifix! 

Les  temps  sont  durs;  c'est  bien.  Le  martyre  console. 
J'admire,  ô  vérité,  plus  que  toute  auréole, 
Plus  que  le  nimbe  ardent  des  saints  en  oraison, 
Plus  que  les  trônes  d'or  devant  qui  tout  s'efface, 

L'ombre  que  font  sur  ta  face 

Les  barreaux  d'une  prison! 

Quoi  que  le  méchant  fasse  en  sa  bassesse  noire, 
L'outrage  injuste  et  vil  là-haut  se  change  en  gloire. 
Quand  Jésus  commençait  sa  longue  passion, 
Le  crachat  qu'un  bourreau  lança  sur  son  front  blême 

Fit  au  ciel  à  l'instant  môme 

Une  constellation  ! 


Conciergerie,  novembre  1881-. 


XIII 


ON  LOGE  A  LA  NUIT 


Aventurier  conduit  par  le  louche  destin, 
Pour  y  passer  la  nuit,  jusqu'à  demain  matin, 
Entre  à  l'auberge  Louvre  avec  ta  rosse  Empire. 

Molière  te  regarde  et  fait  signe  à  Shakspeare  ; 
L'un  te  prend  pour  Scapin,  l'autre  pour  Richard  trois. 
Entre  en  jurant  et  fais  le  signe  de  la  croix. 
L'antique  hôtellerie  est  tout  illuminée. 
L'enseigne,  par  le  temps  salie  et  charbonnée, 
Sur  le  vieux  fleuve  Seine,  à  deux  pas  du  Pont-Neuf, 
Crie  et  grince  au  balcon  rouillé  de  Charles  neuf; 
On  y  déchiffre  encor  ces  quelques  lettres  :  —Sacre  ;  - 
Texte  obscur  et  tronqué,  reste  du  mot  Massacre. 

Un  fourmillement  sombre  emplit  ce  noir  logis. 
Parmi  les  chants  d'ivresse  et  les  refrains  mugis, 


228  LES  CHATIMENTS. 

On  rit,  on  boit,  on  mange,  et  le  vin  sort  des  outres. 

Toute  une  boucherie  est  accrochée  aux  poutres. 

Ces  êtres  triomphants  ont  fait  quelque  bon  coup. 

L'un  crie  :  assommons  tout  !  et  l'autre  :  empochons  tout  ! 

L'autre  agite  une  torche  aux  clartés  aveuglantes. 

Par  places,  sur  les  murs  on  voit  des  mains  sanglantes. 

Les  mets  fument  ;  la  braise  aux  fourneaux  empourprés 

Flamboie  ;  on  voit  aller  et  venir  affairés, 

Des  taches  à  leurs  mains,  des  taches  à  leurs  chausses, 

Les  Rianceys  marmitons,  les  îsisards  gâte-sauces  ; 

Et,  —  derrière  la  table  où  sont  assis  Fortoul, 

Persil,  Piétri,  Carlier,  Chapuys  le  capitoul, 

Ducos  et  Magne  au  meurtre  ajoutant  leur  paraphe, 

Forey  dont  à  Bondy  l'on  change  l'orthographe, 

Rouher  et  Radetzky,  Ilaynau  près  de  Drouyn,  — 

Le  porc  Sénat  fouillant  l'ordure  du  grouin. 

Ces  gueux  ont  commis  plus  de  crimes  qu'un  évêque 

N'en  bénirait.  Explore,  analyse,  dissèque, 

Dans  leur  âme  où  de  Dieu  le  germe  est  étouffé, 

Tu  ne  trouveras  rien.  —  Sus  donc,  entre  coiffé 

Comme  Napoléon,  botté  comme  Macaire. 

Le  général  Bertrand  te  précède  ;  tonnerre 

De  bravos.  Cris  de  joie  aux  hurlements  mêlés. 

Les  spectres  qui  gisaient  dans  l'ombre  échevelés 

Te  regardent  entrer  et  rouvrent  leurs  yeux  mornes; 

Autour  de  toi  s'émeut  l'essaim  des  maritornes, 

A  beaucoup  '1''  jargon  mêlant  un  peu  d'argol  ; 

La  marquise  Toinon,  la  duchesse  Margot, 

Ilouris  au  cœur  <1«'  verre,  aux  regards  d'escarboucles. 

Maître,  es-tu  la  régence?  on  poudrera  ses  boucles  ; 


ON  LOGE   A  LA  NUIT.  229 

Es-tu  le  directoire?  on  mettra  des  madras. 
Fais,  ô  bel  étranger,  tout  ce  que  tu  voudras, 
Ton  nom  est  million,  entre  !  —  Autour  de  ces  belles, 
Colombes  de  l'orgie,  ayant  toutes  des  ailes, 
Folâtrent  Suin,  Mongis,  Turgot  et  d'Aguesseau, 
Et  Saint-Arnaud  qui  vole  autrement  que  l'oiseau. 
Aux  trois  quarts  gris  déjà,  Reybell  le  traboucaire 
Prend  Fould  pour  un  curé  dont  Sibour  est  vicaire. 

Regarde,  tout  est  prêt  pour  te  fêter,  bandit. 

L'immense  cheminée  au  centre  resplendit. 

Ton  aigle,  une  chouette,  en  blasonne  le  plâtre. 

Le  bœuf  Peuple  rôtit  tout  entier  devant  l'âtre; 

La  lèchefrite  chante  en  recevant  le  sang  ; 

A  côté  sont  assis,  souriant  et  causant, 

Magnan  qui  l'a  tué,  Troplong  qui  le  fait  cuire. 

On  entend  cette  chair  pétiller  et  bruire, 

Et  sur  son  tablier  de  cuir,  joyeux  et  las, 

Le  boucher  Carrelet  fourbit  son  coutelas. 

La  marmite  budget  pend  à  la  crémaillère. 

Viens,  toi  qu'aiment  les  juifs  et  que  l'église  éclaire, 

Espoir  des  fils  d'Ignace  et  des  fils  d'Abraham, 

Qui  t'en  vas  vers  Toulon  et  qui  t'en  viens  de  Ham, 

Viens,  la  journée  est  faite  et  c'est  l'heure  de  paître  ! 

Prends  devant  ce  bon  feu  ce  bon  fauteuil,  ô  maître! 

Tout  ici  te  vénère  et  te  proclame  roi; 

Viens  ;  rayonne,  assieds-toi,  chauffe-toi,  sèche-toi, 

Sois  bon  prince,  ô  brigand!  ô  fils  de  la  créole, 

Dépouille  ta  grandeur,  quitte  ton  auréole  ! 

Ce  qu'on  appelle  ainsi  dans  ce  nid  de  félons, 


5.30  LES  CHATIMENTS. 

C'est  la  bouc  et  le  sang  collé?  à  tes  talons, 

C'est  la  fange  rouillant  ton  éperon  sordide. 

Les  héros,  les  penseurs  portent,  groupe  splendide, 

Leur  immortalité  sur  leur  radieux  front; 

Toi,  tu  traînes  ta  gloire  h  tes  pieds.  Entre  donc, 

Ote  ta  renommée  avec  un  tire-bottes. 

Vois,  les  grands  hommes  nains  et  les  gloires  nabotes 

T'entourent  en  chantant,  ô  Tom-Poucc  Attila! 

Ce  bœuf  rôtit  pour  toi;  Maupas,  ton  nègre,  est  là; 

Et,  jappant  dans  sa  niche  au  coin  du  feu,  Baroche 

Vient  te  lécher  les  pieds,  tout  en  tournant  la  broche. 

Pendant  que  dans  l'auberge  ils  trinquent  à  grand  bruit, 
Dehors,  par  un  chemin  qui  se  perd  dans  la  nuit, 
Hâtant  son  lourd  cheval  dont  le  pas  se  rapproche, 
Muet,  pensif,  avec  des  ordres  dans  sa  poche, 
Sous  ce  ciel  noir  qui  doit  redevenir  ciel  bleu, 
Arrive  l'avenir,  le  gendarme  ce  Dieu! 


Jorecy,  novembre  1852. 


LIVRE  V 
L'AUTORITÉ  EST   SACRÉE 


LE  SACRE 

SUR    L'AIR   DE    MALBROUK 


Dans  l'affreux  cimetière, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Dans  l'affreux  cimetière 
Frémit  le  nénuphar. 

Castaing  lève  sa  pierre, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Castaing  lève  sa  pierre 
Dans  l'herbe  de  Clamar, 

Et  crie  et  vocifère, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère  ! 


234 


LES  CHATIMENTS. 

Et  crie  et  vocifère  : 
—  Je  veux  être  césar! 


Cartouche  en  son  suaire, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Cartouche  en  son  suaire 
S'écrie  ensanglanté  : 

—  Je  veux  aller  sur  terre. 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 

Je  veux  aller  sur  terre, 
Pour  être  majesté! 

Mingrat  monte  à  sa  chaire, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Mingrat  monte  à  sa  chaire 
Et  dit,  sonnant  le  glas  : 

—  Je  veux,  dans  l'ombre  où  j'erre, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 

Je  veux,  dans  l'ombre  où  j'erre 
Avec  mon  coutelas, 

Être  appelé  :  mon  frère, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère  ! 
Être  appelé  :  mon  frère 
Par  le  czar  Nicolas  ! 


Poulmann  d-ans  l'ossuaire, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  miser»'  ! 


LE   SACRE.  238 

Pouîmann  dans  l'ossuaire 
S' éveillant  en  fureur, 

Dit  à  Mandrin  :  —  Compère, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Dit  à  Mandrin  :  —  Compère, 
Je  veux  être  empereur! 

—  Je  veux,  dit  Lacenaire, 
Patris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 

Je  veux,  dit  Lacenaire, 
Être  empereur  et  roi  ! 

Et  Soufflard  déblatère, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Et  Soufflard  déblatère, 
Hurlant  comme  un  beffroi  : 

—  Au  lieu  de  cette  bière, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 

Au  lieu  de  cette  bière, 
Je  veux  le  Louvre,  moi! 

Ainsi,  dans  leur  poussière, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Ainsi,  dans  leur  poussière, 
Parlent  les  chenapans. 

—  Çà,  dit  Robert  Macaire, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 


236  LES  CHATIMENTS. 

—  Çà,  dit  Robert  Macaire, 
Pourquoi  ces  cris  de  paons? 

Pourquoi  cette  colère? 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Pourquoi  cette  colère? 
Ne  sommes-nous  pas  rois? 

Regardez,  le  saint-père, 
Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère! 
Regardez,  le  saint-père, 
Portant  sa  grande  croix, 

Nous  sacre  tous  ensemble, 
O  misère,  ô  douleur,  Paris  tremble! 
Nous  sacre  tous  ensemble 
Dans  Napoléon  trois  ! 


Jersey,  juillet  1853. 


II 


CHANSON 


Un  jour  Dieu  sur  sa  table 
Jouait  avec  le  diable 
Du  genre  humain  haï  ; 
Chacun  tenait  sa  carte; 
L'un  jouait  Bonaparte 
Et  l'autre  Mastaï. 


Un  pauvre  abbé  bien  mince! 
Un  méchant  petit  prince, 
Polisson  hasardeux! 
Quel  enjeu  pitoyable! 


LES    CHATIMENTS- 

Dieu  fit  tant  que  le  diable 
Les  gagna  tous  les  deux. 


—  Prends  !  cria  Dieu  le  père, 
Tu  ne  sauras  qu'en  faire  !  — 
Le  diable  dit  :  —  Erreur  !  — 
Et,  ricanant  sous  cape, 
Il  fit  de  l'un  un  pape, 
De  l'autre  un  empereur. 


Jersey,  juillet  1853. 


III 


LE  MANTEAU  IMPERIAL 


Oh!  vous  dont  le  travail  est  joie, 
Vous  qui  n'avez  pas  d'autre  proie 
Que  les  parfums,  souffles  du  ciel, 
Vous  qui  fuyez  quand  vient  décembre, 
Vous  qui  dérobez  aux  fleurs  l'ambre 
Pour  donner  aux  hommes  le  miel, 

Chastes  buveuses  de  rosée, 
Qui,  pareilles  à  l'épousée, 
Visitez  le  lys  du  coteau, 
3  sœurs  des  corolles  vermeilles, 
Filles  de  la  lumière,  abeilles, 
Envolez-vous  de  ce  manteau! 

Ruez-vous  sur  l'homme,  guerrières! 
0  généreuses  ouvrières, 


240  LES  CHATIMENTS. 

Vous  le  devoir,  vous  la  vertu, 

Ailes  d'or  et  flèches  de  flamme, 

Tourbillonuez  sur  cet  infâme  ! 

Dites-lui  :  —  «  Pour  qui  nous  prends-tu? 

«  Maudit  !  nous  sommes  les  abeilles  ! 
Des  chalets  ombragés  de  treilles; 
Notre  ruche  orne  le  fronton  ; 
Nous  volons,  dans  l'azur  écloses, 
Sur  la  bouche  ouverte  des  roses 
Et  sur  les  lèvres  de  Platon. 

«  Ce  qui  sort  de  la  fange  y  rentre. 

Va  trouver  Tibère  en  son  antre, 

Et  Charles  neuf  sur  son  balcon. 

Va  !  sur  ta  pourpre  il  faut  qu'on  mette, 

Non  les  abeilles  de  l'Hymette, 

Mais  l'essaim  noir  de  Montfaucon  !  * 

Et  percez-le  toutes  ensemble, 
Faites  honte  au  peuple  qui  tremble, 
Aveuglez  l'immonde  trompeur, 
Acharnez-vous  sur  lui,  farouches, 
Et  qu'il  soit  chassé  par  les  mouches 
Puisque  les  hommes  en  ont  peur! 


Jersey,  juin  1853. 


IV 


TOUT  S'EN  VA 


LA    RAISON. 

Moi,  je  me  sauve. 

LE    DROIT. 

Adieu!  je  m'en  vais. 

l'honneur. 

Je  m'exile. 

ALCESTE. 

Je  vais  chez  les  hurons  leur  demander  asile. 

LA    CHANSON. 

J'émigre.  Je  ne  puis  souffler  mot,  s'il  vous  plaît, 
Dire  un  refrain  sans  être  empoignée  au  collet 
Par  les  sergents  de  ville,  affreux  drôles  livides. 

POÉSIE.    —    IV.  16 


242  LES  CHATIMENTS. 

UNE    PLUME. 

Personne  n'écrit  plus;  les  encriers  sont  vide-. 
On  dirait  d'un  pays  mogol,  russe  ou  persan. 
Nous  n'avons  plus  ici  que  faire;  allons-nous-en, 
Mes  sœurs,  je  quitte  l'homme  et  je  retourne  aux  oi< 

LA    PITIÉ. 

Je  pars.  Vainqueurs  sanglants,  je  vous  laisse  à  vos  joies, 
Je  vole  vers  Cayenne  où  j'entends  de  grands  cris. 

LA   MARSEILLAISE. 

J'ouvre  mon  aile  et  vais  rejoindre  les  proscrits. 

LA    POÉSIE. 

Oh  !  je  pars  avec  toi,  pitié,  puisque  tu  saignes  ! 

l'aigle. 

Quel  est  ce  perroquet  qu'on  met  sur  vos  enseignes, 
Français  !  de  quel  égout  sort  cette  bête-là  ? 
Aigle  selon  Cartouche  et  selon  Loyola, 
Il  a  du  sang  au  bec,  français  ;  mais  c'est  le  vôtre. 
Je  regagne  les  monts.  Je  ne  vais  qu'avec  l'autre. 
Les  rois  à  ce  félon  peuvent  dire  :  merci; 
Moi,  je  ne  connais  pas  ce  Bonaparte-ci! 
Sénateurs  !  courtisans  !  je  rentre  aux  solitudes  ! 
Vivez  dans  le  cloaque  et  dans  les  turpitudes, 
Soyez  vils,  vautrez-vous  sous  les  cieux  rayonnants. 

la   foudke. 

Je  remonte  avec  l'âghe  aux  nuages  tonnante. 
L'heure  ne  peut  tarder.  Je  vais  attendre  un  ordre. 


TOUT   S'EN  VA.  243 

UNE    LIME. 

Puisqu'il  n'est  plus  permis  au'aux  vipères  de  mordre, 
Je  pars,  je  vais  couper  les  fers  dans  les  pontons. 

LES    CHIENS. 

Nous  sommes  remplacés  par  les  préfets  ;  partons. 

LA    CONCORDE. 

Je  m'éloigne.  La  haine  est  dans  les  cœurs  sinistres. 

LA   PENSÉE. 

On  n'échappe  aux  fripons  que  pour  choir  dans  les  cuistres. 
Il  semble  que  tout  meure  et  que  de  grands  ciseaux 
Vont  jusque  dans  les  cieux  couper  l'aile  aux  oiseaux. 
Toute  clarté  s'éteint  sous  cet  homme  funeste. 
0  France!  je  m'enfuis  et  je. pleure. 

LE    MÉPRIS. 

Je  reste. 


Jersey,  novembre  1852. 


V 


0  drapeau  de  Wagram  !  ô  pays  de  Voltaire  ! 
Puissance,  liberté,  vieil  honneur  militaire, 
Principes,  droits,  pensée,  ils  font  en  ce  moment 
De  toute  cette  gloire  un  vaste  abaissement. 
Toute  leur  confiance  est  dans  leur  petitesse. 
Ils  disent,  se  sentant  d'une  chétive  espèce  : 

—  Bah!  nous  ne  pesons  rien  !  régnons. —  Les  nobles  cœurs! 
Ils  ne  savent  donc  pas,  ces  pauvres  nains  vainqueurs, 
Sautés  sur  le  pavois  du  fond  d'une  caverne, 

Que  lorsque  c'est  un  peuple  illustre  qu'on  gouverne, 
Un  peuple  en  qui  l'honneur  résonne  et  retentit, 
On  est  d'autant  plus  lourd  que  l'on  est  plus  petit! 

—  Est-ce  qu'ils  vont  changer,  —  est-ce  là  notre  compte?  — 
Ce  pays  de  lumière  en  un  pays  de  honte? 

Il  est  dur  de  penser,  c'est  un  souci  profond, 

Qu'ils  froissent  dans  les  cœurs,  sans  savoir  ce  qu'ils  font, 


246 


LES    CHATIMENTS. 


Les  instincts  les  plus  fiers  et  les  plus  vénérables. 
Ah!  ces  hommes  maudits,  ces  hommes  misérables 
Éveilleront  enfin  quelque  rébellion 
A  force  de  courber  la  tête  du  lion! 
La  bête  est  étendue  à  terre,  et  fatiguée; 
Elle  sommeille,  au  fond  de  l'ombre  reléguée; 
Le  mufle  fauve  et  roux  ne  bouge  pas,  d'accord; 
C'est  vrai,  la  patte  énorme  et  monstrueuse  dort; 
Mais  on  l'excite  assez  pour  que  !a  griffe  sorte. 
J'estime  qu'ils  ont  tort  de  jouer  de  la  sorte. 


Jersey,  juin  1853. 


VI 


On  est  Tibère,  on  est  Judas,  on  est  Dracon  ; 
Et  l'on  a  Lambessa  n'ayant  plus  Montfaucon. 
On  forge  pour  le  peuple  une  chaîne;  on  enferme, 
On  exile,  on  proscrit  le  penseur  libre  et  ferme; 
Tout  succombe.  On  comprime  élans,  espoirs,  regrets, 
La  liberté,  le  droit,  l'avenir,  le  progrès, 
Comme  faisait  Séjan,  comme  fit  Louis  onze, 
Avec  des  lois  de  fer  et  des  juges  de  bronze. 
Puis,  —  c'est  bien,  —  on  s'endort,  et  le  maître  joyeux 
Dit  :  l'homme  n'a  plus  d'àme  et  le  ciel  n'a  plus  d'yeux. 
0  rêve  des  tyrans  !  l'heure  fuit,  le  temps  marche, 
Le  grain  croît  dans  la  terre  et  l'eau  coule  sous  l'arche. 


243  LES    CHATIMENTS. 

Un  jour  vient  où  ces  lois  de  silence  et  de  mort 
Se  rompant  tout  à  coup,  comme,  sous  un  effort, 
Se  rouvrent  à  grand  bruit  des  portes  mal  fermées, 
Emplissent  la  cité  de  torches  enflammées. 


Jersey,  "ont  ISJ3. 


VII 


LES  GRANDS  CORPS  DE  L'ÉTAT 


Ces  hommes  passeront  comme  un  ver  sur  le  sable. 
Qu'est-ce  que  tu  ferais  de  leur  sang  méprisable? 

Le  dégoût  rend  clément. 
Retenons  la  colère  âpre,  ardente,  électrique. 
Peuple,  si  tu  m'en  crois,  tu  prendras  une  trique 

Au  jour  du  châtiment 

0  de  Soulouque  deux  burlesque  cantonade  ! 
0  ducs  de  Trou-Bonbon,  marquis  de  Cassonade, 
Souteneurs  du  larron, 


250  LES    CHATIMENTS. 

Vous  dont  la  poésie,  ou  sublime  ou  mordante, 
Ne  sait  (jue  faire,  gueux,  trop  grotesques  pour  Dante, 
Trop  sanglants  pour  Scarron, 


0  jongleurs,  noirs  par  l\àme  et  par  la  servitude, 
Vous  vous  imaginez  un  lendemain  trop  rude, 

Vous  êtes  trop  tremblants, 
Vous  croyez  qu'on  en  veut,  dans  l'exil  où  nous  sommes, 
A  cette  peau  qui  fait  qu'on  vous  prend  pour  des  hommes  ; 

Calmez-vous,  nègres  blancs! 

Cambyse,  j'en  conviens,  eut  eu  ce  cœur  de  roche 
De  faire  asseoir  Troplong  sur  la  peau  de  Baroche  ; 

Au  bout  d'un  temps  peu  long, 
11  eût  crié  :  Cet  autre  est  pire  !  qu'on  l'étrangle  ! 
Et,  j'en  conviens  encore,  eût  fait  asseoir  Delangle 

Sur  la  peau  de  Troplong. 

Cambyse  était  stupide  et  digne  d'être  auguste; 
Comme  s'il  suffisait  pour  qu'un  être  soit  juste, 

Sans  vices,  sans  orgueil, 
Pour  qu'il  ne  soit  pas  traître  à  la  loi,  ni  transfuge, 
Que  d'une  peau  de  tigre  ou  d'une  peau  de  juge 

On  lui  fasse  un  fauteuil  ! 

Toi,  peuple,  lu  <  1  iras  :  —  Ces  hommes  se  ressemblent. 
Voyou-  les  mains,  —  et  tous  trembleront  comme  tremblent 
Les  loups  pris  auK  filets. 


LES  GRANDS  CORPS  DE   L'ÉTAT.  254 

—  Bon.  Les  uns  ont  du  sang,  qu'au  bagne  on  les  écroue, 
A  la  chaîne  !  Mais  ceux  qui  n'om  que  de  la  boue, 
Tu  leur  diras  :  —  Valets! 


La  loi  râlait,  ayant  en  vain  crié  main-forte; 
Vous  avez  partagé  les  habits  de  la  morte. 

Par  César  achetés, 
De  tous  nos  droits  livrés  vous  avez  fait  des  ventes; 
Toutes  ses  trahisons  ont  trouvé  pour  servantes 

Toutes  vos  lâchetés. 

Allez,  fuyez,  vivez  !  pourvu  que,  mauvais  prêtre, 
Mauvais  juge,  on  vous  voie  en  vos  trous  disparaître, 

Rampant  sur  vos  genoux, 
Et  qu'il  ne  reste  rien,  sous  les  cieux  que  Dieu  dore, 
Sous  le  splendide  azur  où  se  lève  l'aurore,     ' 

Rien  de  pareil  à  vous! 

Vivez,  si  vous  pouvez  !  l'opprobre  est  votre  asile. 
Vous  aurez  à  jamais,  toi,  cardinal  Basile, 

Toi,  sénateur  Crispin, 
De  quoi  boire  et  manger  dans  vos  fuites  lointaines, 
Si  le  mépris  se  boit  comme  l'eau  des  fontaines, 

Si  la  honte  est  du  pain  !  — 

Peuple,  alors  nous  prendrons  au  collet  tous  ces  drôles, 
Et  tu  les  jetteras  dehors  par  les  épaules 
A  grands  coups  de  bâton; 


•252 


LES  CHATIMENTS. 


Et  dans  le  Luxembourg,  blancs  sous  les  branches  d'arbre, 
Vous  nous  approuverez  de  vos  tètes  de  marbre, 
0  Lycurgue,  ô  Caton! 

Citoyens!  le  néant  pour  ces  laquais  se  rouvre; 
Qu'importe,  ô  citoyens  !  l'abjection  les  couvre 

De  son  manteau  de  plomb. 
Qu'importe  que,  le  soir,  un  passant  solitaire, 
Voyant  un  récureur  d'égouts  sortir  de  terre, 

Dise  :  Tiens!  c'est  Troplong! 

Qu'importe  que  Rouher  sur  le  Pont-Neuf  se  carre, 
Que  Baroche  et  Delangle,  en  quittant  leur  simarre, 

Prennent  des  tabliers, 
Qu'ils  s'offrent  pour  trois  sous,  oubliés  quoique  infâmes, 
Et  qu'ils  aillent,  après  avoir  sali  leurs  âmes, 

Nettoyer  vos  souliers! 


Jersey,  juin  1803. 


vin 


Le  Progrès  calme  et  fort,  et  toujours  innocent, 

Ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  de  verser  le  sang. 

Il  règne,  conquérant  désarmé  ;  quoi  qu'on  fasse, 

De  la  hache  et  du  glaive  il  détourne  sa  face  ; 

Car  le  doigt  éternel  écrit  dans  le  ciel  bleu 

Que  la  terre  est  à  l'homme  et  que  l'homme  est  à  Dieu, 

Car  la  force  invincible  est  la  force  impalpable.  — 

Peuple,  jamais  de  sang!  —  Vertueux  ou  coupable, 

Le  sang  qu'on  a  versé  monte  des  mains  au  front. 

Quand  sur  une  mémoire,  indélébile  affront, 

Il  jaillit,  plus  d'espoir;  cette  fatale  goutte 

Finit  par  la  couvrir  et  la  dévorer  toute  ; 

Il  n'est  pas  dans  l'histoire  une  tache  de  sang 

Qui  sur  les  noirs  bourreaux  n'aille  s'élargissant. 

Sachons-le  bien,  la  honte  est  la  meilleure  tombe. 

Le  même  homme  sur  qui  son  crime  enfin  retombe, 


254  LES  CHATIMENTS. 

Sort  sanglant  du  sépulcre  el  fangeux  du  mépris. 

Le  bagne  dédaigneux  <ur  les  coquins  flétris 

Se  ferme,  et  tout  est  dit;  l'obscur  tombeau  se  rouvre. 

Qu'on  le  fasse  profond  et  muré,  qu'on  le  couvre 

D'une  dalle  de  marbre  et  d'un  plafond  massif, 

Quand  vous  avez  fini,  le  fantôme  pensif 

Lève  du  front  la  pierre  et  lentement  se  dresse. 

Mettez  sur  ce  tombeau  toute  une  forteresse, 

Tout  un  mont  de  granit,  impénétrable  et  sourd, 

Le  fantôme  est  plus  fort  que  le  granit  n'est  lourd. 

Il  soulève  ce  mont  comme  une  feuille  morte. 

Le  voici,  regardez,  il  sort;  il  faut  qu'il  sorte! 

Il  faut  qu'il  aille  et  marche  et  traîne  son  linceul! 

Il  surgit  devant  vous  dès  que  vous  êtes  seul! 

Il  dit  :  c'est  moi  ;  tout  vent  qui  souffle  vous  l'apporte; 

La  nuit,  vous  l'entendez  qui  frappe  à  votre  porte. 

Les  exterminateurs,  avec  ou  sans  le  droit, 

Je  les  hais,  mais  surtout  je  les  plains.  On  les  voit, 

A  travers  l'âpre  histoire  où  le  vrai  seul  demeure, 

Pour  s'être  délivrés  de  leurs  rivaux  d'une  heure, 

D'ennemis  innocents,  ou  même  criminels, 

Fuir  dans  l'ombre  entourés  de  spectres  éternels. 


Jersey,  octobre  1852. 


IX 


LE  CHANT  DE  CEUX  QUI  S'EN  VONT  SUR  MER 


AIR   BRETON 


Adieu,  patrie  ! 

L'onde  est  en  furie. 

Adieu,  patrie, 

Azur! 

Adieu,  maison,  treille  au  fruit  mûr, 
Adieu,  les  fleurs  d'or  du  vieux  mur! 

Adieu,  patrie! 

Ciel,  forêt,  prairie! 

Adieu,  patrie, 

Azur! 


256  LES  CHATIMENTS. 

Adieu,  patrie! 

L'onde  est  en  furie. 

Adieu,  patrie, 

Azur! 

Adieu,  fiancée  au  front  pur, 
Le  ciel  est  noir,  le  vent  est  dur. 

Adieu,  patrie! 

Lise,  Anna,  Marie! 

Adieu,  patrie, 

Azur! 


Adieu,  patrie! 
L'onde  est  en  furie. 
Adieu,  patrie, 
Azur! 

Notre  œil,  que  voile  un  deuil  futur, 
Va  du  flot  sombre  au  sort  obscur! 

Adieu,  patrie! 

Pour  toi  mon  cœur  prie. 

Adieu,  patrie, 

Azur! 


En  mer,  1er  août  1852. 


X 


A  UN  QUI   VEUT  SE  DETACHtiK 


Maintenant  il  se  dit  :  —  L'empire  est  chancelant; 

ija  victoire  est  peu  sûre.  — 
Il  cherche  à  s'en  ailer,  furtif  et  reculant. 

Reste  dans  la  masure  ! 

Tu  dis  :  —  Le  plafond  croule.  Ils  vont,  si  l'on  me  voit, 

Empêcher  que  je  sorte.  — 
N'osant  rester  ni  fuir,  tu  regardes  le  toit, 

Tu  regardes  la  porte  ; 

Tu  mets  timidement  la  main  sur  le  verrou. 
Reste  en  leurs  rangs  funèbres  ! 

POÉSIE^    —   IV.  . 


S58  LES  CHATIMENTS. 

Reste!  la  loi  qu'ils  ont  enfouie  en  un  trou 
Est  là  clans  les  ténèbres. 


Reste!  elle  est  là,  le  flanc  percé  de  leur  couteau, 

Gisante,  et  sur  sa  bière 
Ils  ont  mis  une  dalle.  Un  pan  de  ton  manteau 

Est  pris  sous  cette  pierre. 

Pendant  qu'à  l'Elysée  en  fête  el  plein  d'encens 

On  chante,  on  déblatère, 
Qu'on  oublie  et  qu'on  rit,  toi  tu  pâlis;  tu  sens 

Ce  spectre  sous  la  terre. 

Tu  ne  t'en  iras  pas!  quoi!  quitter  leur  maison! 

Et  fuir  leur  destinée  ! 
Quoi!  tu  voudrais  trahir  jusqu'à  la  trahison, 

Elle-même  indignée  ! 

Quoi!  tu  veux  renier  ce  larron  au  fronl  bas 

Qui  t'admire  et  t'honore! 
Quoi!  Judas  pour  Jésus,  tu  veux  pour  Barrabai 

Être  Judas  encore.1 

Quoi!  n'as-tu  pas  tenu  l'échelle  à  ces  fripons, 

En  pleine  connivence? 
Le  sac  de  ces  voleurs  ne  fut-il  pas,  réponds, 

Cousu  par  toi  d'avance? 

Les  mensonges,  la  haine  au  dard  froid  cl  visqueux. 
Habitent  ce  repaire; 


A   UN   QUI    VEUT    SE    DÉTACHER.  259 

Tu  t'en  vas!  de  quel  droit?  étant  plus  renard  qu'eux, 
Et  plus  qu'elle  vipère! 


il 


Quand  l'Italie  en  deuil  dressa,  du  Tibre  au  Pô, 

Son  drapeau  magnifique, 
Quand  ce  grand  peuple,  après  s'être  couché  troupeau, 

Se  leva  république, 

C'est  toi,  quand  Rome  aux  fers  jeta  le  cri  d'espoir, 

Toi  qui  brisas  son  aile, 
Toi  qui  fis  retomber  l'affreux  capuchon  noir 

Sur  sa, face  éternelle! 

C'est  toi  qui  restauras  Montrouge  et  Saint-Acheul, 

Écoles  dégradées, 
Où  l'on  met  à  l'esprit  frémissant  un  linceul, 

Un  bâillon  aux  idées. 

C'est  toi  qui,  pour  progrès  rêvant  l'homme  animal, 

Livras  l'enfant  victime 
Aux  jésuites  lascifs,  sombres  amants  du  mal, 

En  rut  devant  le  crime  ! 


260  LES  CHATIMENTS. 

0  pauvres  chers  enfants  qu'ont  nourris  de  leur  lait 
Et  qu'ont  bercés  nos  femmes, 

Ces  blêmes  oiseleurs  ont  pris  dans  leur  filet 
Toutes  vos  douons  âmes  ! 

Hélas  !  ce  triste  oiseau,  sans  plumes  sur  la  chair, 

Rongé  de  lèpre  immonde, 
Qui  rampe  et  qui  se  meurt  dans  leur  cage  de  fer, 

C'est  l'avenir  du  monde  ! 

Si  nous  les  laissons  faire,  on  aura  dans  vingt  ans, 
Sous  les  cieux  que  Dieu  dore, 

Une  France  aux  yeux  ronds,  aux  regards  clignotants, 
Qui  haïra  l'aurore. 

Ces  noirs  magiciens,  ces  jongleurs  tortueux, 

Dont  la  fraude  est  la  règle, 
Pour  en  faire  sortir  le  hibou  monsfrueux, 

Ont  volé  l'œuf  de  l'aigle  ! 


ili 


Donc  comme  les  baskirs,  sur  Paris  étouffé., 
Et  comme  les  en  talcs, 


A   UN  QUI    VEUT   SE    DÉTACHER.  261 

Créateurs  du  néant,  vous  avez  triomphé 
Dans  vos  haines  béates; 

Et  vous  êtes  joyeux,  vous,  constructeurs  savants 

Des  préjugés  sans  nombre, 
Qui,  pareils  à  la  nuit,  versez  sur  les  vivants 

Des  urnes  pleines  d'ombre. 

Vous  courez  saluer  le  nain  Napoléon  ; 

Vous  dansez  dans  l'orgie. 
Ce  grand  siècle  est  souillé;  c'était  le  Panthéon, 

Et  c'est  la  tabagie. 

Et  vous  dites  :  c'est  bien!  vous  sacrez  parmi  nous 

César,  au  nom  de  Rome, 
L'assassin  qui,  la  nuit,  se  met  à  deux  genoux, 

Sur  le  ventre  d'un  homme. 

Ah  !  malheureux  !  louez  César  qui  fait  trembler, 

Adorez  son  étoile; 
Vous  oubliez  le  Dieu  vivant  qui  peut  rouler 

Les  cieux  comme  une  toile  ! 

Encore  un  peu  de  temps,  et  ceci  tombera; 

Dieu  vengera  sa  cause  ! 
Les  villes  chanteront,  le  lieu  désert  sera 

Joyeux  comme  une  rose  ! 

Encore  un  peu  de  temps,  et  vous  ne  serez  plus, 
Et  je  viens  vous  le  dire. 


262  LES  CHATIMENTS. 

Vous  êtes  les  maudits,  nous  sommes  les  éius*, 
Regardez-nous  sourire) 


'Dl 


Je  le  sais,  moi  qui  vis  au  bord  du  gouffre  amci 
Sur  les  rocs  centenaires, 

tioi  qui  passe  mes  jours  à  contempler  la  mer 
Pleine  de  sourds  tonnerres! 


IV 


Toi,  leur  chef,  sois  leur  chef,  cest  la  ton  châtiment, 

Sois  l'homme  des  discordes. 
Ces  fourbes  ont  saisi  le  genre  humain  dormam 

Et  l'ont  lié  de  cordes. 

Ah!  tu  voulus  défaire,  épouvantable  auront! 

Les  âmes  que  Dieu  crée; 
Eh  bien,  frissonne  et  pleure,  atteint  toi-même  au  iron». 

Par  ton  œuvre  exécrée. 

A  mesure  que  vient  l'ignorance,  et  l'oubli, 

Et  l'erreur  qu'elle  amène, 
A  mesure  qu'aux  cieux  décroît,  soleil  pâli, 

L'intelligence  humaine. 


A  UN  QUI   VEUT   SE   DÉTACHE  II.  263 

Et  que  son  jour  s'éteint,  laissant  l'homme  méchant 
Et  plus  froid  que  les  marbres, 

Votre  honte,  ô  maudits,  grandit  comme  au  couchant 
Grandit  l'ombre  des  arbres  ! 


v 


Oui,  reste  leur  apôtre!  oui,  tu  l'as  mérité. 

C'est  là  ta  peine  énorme! 
Regarde  en  frémissant  dans  la  postérité 

Ta  mémoire  difforme. 

On  voit,  louche  rhéteur  des  vieux  partis  hurlants, 

Qui  mens  et  qui  t'emportes, 
Pendre  à  tes  noirs  discours,  comme  à  des  clous  sanglante, 

Toutes  les  grandes  mortes, 

La  justice,  la  foi,  bel  ange  souffleté 

Par  la  goule  papale, 
La  vérité,  fermant  les  yeux,  la  liberté 

Échevelée  et  pâle, 

Et  ces  deux  sœurs,  hélas  !  nos  mères  toutes  deux. 
Rome,  qu'en  pleurs  je  nomme 


864 


LES  CHATIMENTS. 


El  La  France  sur  qui,  rallineinenl   hideux, 


Goule  le  sang  de  Rome  ! 


Homme  fatal!  l'histoire  en  ses  enseignements 

Te  montrera  dans  l'ombre, 
Comme  on  montre  un  gibet  entouré  d'ossements 

Sur  la  colline  sombre! 


Jersey,  janvier  1853. 


XI 


PAULINE  ROLAND 


Elle  ne  connaissait  ni  l'orgueil  ni  la  haine; 

Elle  aimait;  elle  était  pauvre,  simple  et  sereine; 

Souvent  le  pain  qui  manque  abrégeait  son  repas. 

Elle  avait  trois  enfants,  ce  qui  n'empêchait  pas 

Qu'elle  ne  se  sentît  mère  de  ceux  qui  souffrent. 

Les  noirs  événements  qui  dans  la  nuit  s'engouffrent, 

Les  flux  et  les  reflux,  les  abîmes  béants, 

Les  nains,  sapant  sans  bruit  l'ouvrage  des  géants, 

Et  tous  nos  malfaiteurs  inconnus  ou  célèbres, 

Ne  l'épouvantaient  point;  derrière  ces  ténèbres, 

Elle  apercevait  Dieu  construisant  l'avenir. 

Elle  sentait  sa  foi  sans  cesse  rajeunir; 

De  la  liberté  sainte  elle  attisait  les  flammes, 

Elle  s'inauiétait  des  enfants  et  des  femmes-, 


266  LES  CHATIMENTS. 

Elle  disait,  tendant  la  main  aux  travailleurs  : 

La  vie  est  dure  iei,  mais  sera  bonne  ailleurs. 

Avançons!  —  Elle  allait,  portant  de  l'un  à  l'autre 

L'espérance;  c'était  une  espèce  d'apôtre 

Que  Dieu,  sur  cette  terre  où  nous  gémissons  tous, 

Avait  fait  mère  et  fsmme,  afin  qu'il  fût  plus  doux. 

L'esprit  le  plus  farouche  aimait  sa  voix  sincère; 

Tendre,  elle  visitait,  sous  leur  toit  de  misère, 

Tous  ceux  que  la  famine  ou  la  douleur  abat, 

Les  malades  pensifs,  gisant  sur  leur  grabat» 

La  mansarde  où  languit  l'indigence  morose  ; 

Quand,  par  hasard  moins  pauvre,  elle  avait  quelque  chose, 

Elle  le  partageait  à  tous  comme  une  sœur; 

Quand  elle  n'avait  rien,  elle  donnait  son  cœur. 

Calme  et  grande,  elle  aimait  comme  le  soleil  brille. 

Le  genre  humain  pour  elle  était  une  famille, 

Comme  ses  trois  enfants  étaient  l'humanité. 

Elle  criait  :  progrès!  amour!  fraternité! 

Elle  ouvrait  aux  souffrants  des  horizons  sublimes. 

Quand  Pauline  Roland  eut  commis  tous  ces  crimes, 

Le  sauveur  de  l'église  et  de  l'ordre  la  prit 

Et  la  mit  en  prison.  Tranquille,  elle  sourit, 

Car  l'éponge  de  fiel  plaît  à  ces  lèvres  pures. 

Cinq  mois  elle  subit  le  contact  des  souillures, 

L'oubli,  le  rire  affreux  du  vice,  les  bourreaux, 

Et  le  pain  noir  qu'on  jette  à  travers  les  barreaux, 

Edifiant  la  geôle  au  mal  habituée, 

Enseignant  la  voleuse  et  la  prostituée. 

Os  cinq  mois  écoulés,  un  soldat,  un  bandit, 


PAULINE   ROLAND.  267 

Dont  le  nom  souillerait  ces  vers,  vint  et  lui  dit  : 

—  Soumettez- vous  sur  l'heure  au  règne  qui  commence, 
Reniez  votre  foi;  sinon,  pas  de  clémence, 
Lambessa!  choisissez.  —  Elle  dit  :  Lambessa. 

Le  lendemain  la  grille  en  frémissant  grinça, 
Et  l'on  vit  arriver  un  fourgon  cellulaire. 

—  Ah!  voici  Lambessa,  dit-elle  sans  colère. 

Elles  étaient  plusieurs  qui  souffraient  pour  le  droit 
Dans  la  même  prison.  Le  fourgon  trop  étroit 
Ne  put  les  recevoir  dans  ses  cloisons  infâmes  ; 
Et  l'on  fit  traverser  tout  Paris  à  ces  femmes, 
Bras  dessus  bras  dessous  avec  les  argousins. 
Ainsi  que  des  voleurs  et  que  des  assassins, 
Les  sbires  les  frappaient  de  paroles  bourrues. 
S'il  arrivait  parfois  que  les  passants  des  rues, 
Surpris  de  voir  mener  ces  femmes  en  troupeau, 
S'approchaient  et  mettaient  la  main  à  leur  chapeau, 
L'argousin  leur  jetait  des  sourires  obliques, 
Et  les  passants  fuyaient,  disant  :  filles  publiques  ! 
Et  Pauline  Roland  disait  :  courage,  sœurs  ! 
L'océan  au  bruit  rauque,  aux  sombres  épaisseurs, 
Les  emporta.  Durant  la  rude  traversée, 
L'horizon  était  noir,  la  bise  était  glacée, 
Sans  l'ami  qui  soutient,  sans  la  voix  qui  répond, 
Elles  tremblaient.  La  nuit,  il  pleuvait  sur  le  pont. 
Pas  de  lit  pour  dormir,  pas  d'abri  sous  l'orage, 
Et  Pauline  Roland  criait  :  mes  sœurs,  courage  ! 
Et  les  durs  matelots  pleuraient  en  les  voyant. 
On  atteignit  l'Afrique  au  rivage  effrayant, 
Les  sables,  les  déserts  qu'un  ciel  d'airain  calcine, 


268  LES  CHATIMENTS. 

Les  rocs  sans  une  source  et  sans  une  racine; 

L'Afrique,  lieu  d'horreur  pour  les  plus  résolus, 

Terre  au  rivage  étrange  où  l'on  ne  se  sent  plus 

Regardé  par  les  yeux  de  la  douce  patrie. 

Et  Pauline  Roland,  souriante  et  meurtrie, 

Dit  aux  femmes  en  pleurs  :  courage,  c'est  ici. 

Et  quand  elle  était  seule,  elle  pleurait  aussi. 

Ses  trois  enfants!  loin  d'elle!  Oh!  quelle  angoisse  amère! 

Un  jour,  un  des  geôliers  dit  à  la  pauvre  mère, 

Dans  la  casbah  de  Boue  aux  cachots  étouffants  : 

—  Voulez-vous  être  libre  et  revoir  vos  enfants? 

Demandez  grâce  au  prince.  —  Et  cette  femme  forte 

Dit  :  —  J'irai  les  revoir  lorsque  je  serai  morte. 

Alors  sur  la  martyre,  humble  cœur  indompté, 

On  épuisa  la  haine  et  la  férocité. 

Bagnes  d'Afrique  !  enfers  qu'a  sondés  Ribeyrolles  ! 

Oh!  la  pitié  sanglote  et  manque  de  paroles, 

Une  femme,  une  mère,  un  esprit!  ce  fut  là 

Que  malade,  accablée  et  seule,  on  l'exila. 

Le  lit  de  camp,  le  froid  et  le  chaud,  la  famine, 

Le  jour,  l'affreux  soleil,  et,  la  nuit,  la  vermine, 

Les  verrous,  le  travail  sans  repos,  les  affronts, 

Rien  ne  plia  son  âme;  elle  disait  :  —  Souffrons; 

Souffrons  comme  Jésus,  souffrons  comme  Socrate.  — 

Captive,  on  la  traîna  sur  cette  terre  ingrate  ; 

Et,  lasse,  et  quoiqu'un  ciel  torride  l'écrasât, 

On  la  faisait  marcher  à  pied  comme  un  forçat. 

La  fièvre  la  rongeait;  sombre,  pâle,  amaigrie, 

Le  soir  elle  tombait  sur  la  paille  pourrie, 

Et  de  la  France  aux  fers  murmurait  le  doux  nom. 


PAULINE    ROLAND.  269 

On  jeta  cette  femme  au  fond  d'un  cabanon. 

Le  mal  brisait  sa  vie  et  grandissait  son  âme. 

Grave,  elle  répétait  :  —  Il  est  bon  qu'une  femme, 

Dans  cette  servitude  et  cette  lâcheté, 

Meure  pour  la  justice  et  pour  la  liberté.  — 

Voyant  qu'elle  râlait,  sachant  qu'ils  rendront  compte, 

Les  bourreaux  eurent  peur,  ne  pouvant  avoir  honte  ; 

Et  l'homme  de  décembre  abrégea  son  exil. 

—  Puisque  c'est  pour  mourir,  qu'elle  rentre!  dit-il.  — 

Elle  ne  savait  plus  ce  que  l'on  faisait  d'elle. 

L'agonie  à  Lyon  la  saisit.  Sa  prunelle, 

Comme  la  nuit  se  fait  quand  baisse  le  flambeau, 

Devint  obscure  et  vague,  et  l'ombre  du  tombeau 

Se  leva  lentement  sur  son  visage  blême. 

Son  fils,  pour  recueillir,  à  cette  heure  suprême, 

Du  moins  son  dernier  souffle  et  son  dernier  regard, 

Accourut.  Pauvre  mère!  Il  arriva  trop  tard. 

Elle  était  morte  ;  morte  à  force  de  souffrance, 

Morte  sans  avoir  su  qu'elle  voyait  la  France, 

Et  le  doux  ciel  natal  aux  rayons  réchauffants; 

Morte  dans  le  délire  en  criant  :  mes  enfants  ! 

On  n'a  pas  même  osé  pleurer  à  ses  obsèques  ; 

Elle  dort  sous  la  terre.  —  Et  maintenant,  évêques, 

Debout,  la  mitre  au  front,  dans  l'ombre  du  saint  lieu, 

Crachez  vos  Te  Deum  à  la  face  de  Dieu! 


Jersey,  décembre  1852. 


XII 


Le  plus  haut  attentat  que  puisse  faire  un  homme, 
C'est  de  lier  la  France  ou  de  garrotter  Rome  ; 
C'est,  quel  que  soit  le  lieu,  le  pays,  la  cité, 
D'ôter  l'âme  a  chacun,  a  tous  la  liberté. 
Dans  la  curie  auguste  entrer  avec  l'épee, 
Assassiner  la  loi  dans  son  temple  frappée, 
Mettre  aux  fers  tout  un  peuple,  est  un  crime  odieux 
Que  Dieu  calme  et  rêveur  ne  quitte  pas  des  yeux. 
Dès  que  ce  grand  forfait  est  commis,  point  de  grâce; 
La  Peine  au  fond  des  cieux,  lente,  mais  jamais  lasse, 
Se  met  en  marche,  et  vient;  son  regard  est  serein. 
Elle  tient  sous  son  bras  son  fouet  aux  clous  d'airain. 


Jersey,  novembre  1852. 


XIII 


L'EXPIATION 


Il  neigeait.  On  était  vaincu  par  sa  conquête. 
Pour  la  première  fois  l'aigle  baissait  la  tête. 
Sombres  jours  !  l'empereur  revenait  lentement, 
Laissant  derrière  lui  brûler  Moscou  fumant. 
Il  neigeait.  L'âpre  hiver  fondait  en  avalanche. 
Après  la  plaine  blanche  une  autre  plaine  blanche. 
On  ne  connaissait  plus  les  chefs  ni  le  drapeau. 
Hier  la  grande  armée,  et  maintenant  troupeau. 
On  ne  distinguait  plus  les  ailes  ni  le  centre. 
Il  neigeait.  Les  blessés  s'abritaient  dans  le  ventre 
Des  chevaux  morts  ;  au  seuil  des  bivouacs  désolés 
On  voyait  des  clairons  à  leur  poste  gelés, 

POÉSIE.   —  IV.  18 


274  LES  CHATIMENTS. 

Restés  debout,  en  selle  et  muets,  blancs  de  givre, 
Colla  ni  leur  bouche  en  pierre  aux  trompettes  de  cuivre. 

Boulets,  mitraille,  obus,  mêlés  aux.  flocons  blancs, 

lMeuvaieul  ;  les  grenadiers,  surpris  d'être  tremblants, 

Marchaienl  pensifs,  la  glace  à  leur  moustache  grise. 

il  neigeait,  il  neigeait  toujours!  La  froide  bise 

Sifflait;  sur  le  verglas,  dans  des  lieux  inconnus, 

On  n'avait  pas  de  pain  et  l'on  allait  pieds  nus. 

Ce  n'étaient  plus  des  cœurs  vivants,  des  gens  de  guerre, 

C'était  un  rêve  errant  dans  la  brume,  un  mystère, 

Une  procession  d'ombres  sur  le  ciel  noir. 

La  solitude,  vaste,  épouvantable  a  voir, 

Partout  apparaissait,  muette  vengeresse. 

Le  ciel  faisait  sans  bruit  avec  la  neige  épaisse 

Pour  cette  immense  armée  un  immense  linceul  ; 

Et,  chacun  se  sentant  mourir,  on  était  seul. 

—  Sortira-t-on  jamais  de  ce  funeste  empire  ? 

Deux  ennemis!  le  czar,  le  nord.  Le  nord  est  pire. 

On  jetait  les  canons  pour  brûler  les  affûts. 

Qui  se  couchait,  mourait.  Groupe  morne  et  confus, 

Ils  fuyaient;  le  désert  dévorait  le  cortège. 

On  pouvait,  à  des  plis  qui  soulevaient  la  neige, 

Voir  que  des  régiments  s'étaient  endormis  la. 

0  chutes  d'Annibal  !  lendemains  d'Attila  ! 

Fuyards,  blessés,  mourants,  caissons,  brancards,  civières, 

On  s'écrasait  aux  ponts  pour  passer  les  rivières, 

On  s'endormait  dix  mille,  on  se  réveillai!  cent. 

Ney,  que  suivait  naguère  une  armée,  à  présent 

S'évadait,  di-putant  sa  montre  à  trois  cosaques. 

Toutes  les  nuits,  qui  vive!  alerte!  assauts!  attaques I 


L'EXPIATION.  fc?5 

Ces  fantômes  prenaient  leur  fusn,  ci  sur  eux 

Ils  voyaient  se  ruer,  effrayants,  ténébreux, 

Avec  des  cris  pareils  aux  voix  des  vautours  chauves, 

D'horribles  escadrons,  tourbillons  d'hommes  fauves. 

Toute  une  année  ainsi  dans  la  nuit  se  perdait. 

L'empereur  était  là,  debout,  qui  regardait. 

11  était  comme  un  arbre  en  proie  à  la  cognée. 

Sur  ce  géant,  grandeur  jusqu'alors  épargnée, 

Le  malheur,  bûcheron  sinistre,  était  monté; 

Et  lui,  chêne  vivant,  par  la  hache  insulté, 

Tressaillant  sous  le  spectre  aux  lugubres  revanches, 

Il  regardait  tomber  autour  de  lui  ses  branches. 

Chefs,  soldats,  tous  mouraient.  Chacun  avait  son  tour. 

Tandis  qu'environnant  sa  lente  avec  amour, 

Voyant  son  ombre  aller  et  venir  sur  la  toile, 

Ceux  qui  restaient,  croyant  toujours  à  son  étoile, 

Accusaient  le  destin  de  lèse-majesté, 

Lui  se  sentit  soudain  dans  l'àme  épouvanté. 

Stupéfait  du  désastre  et  ne  sachant  que  croire, 

L'empereur  se  tourna  vers  Dieu;  l'homme  de  gloire 

Trembla  ;  Napoléon  comprit  qu'il  expiait 

Quelque  chose  peut-être,  et,  livide,  inquiet, 

Devant  ses  légions  sur  la  neige  semées  : 

—  Est-ce  le  châtiment,  dit-il,  Dieu  des  armées?  — 

Alors  il  s'entendit  appeler  par  sou  nom 

Et  quelqu'un  qui  parlait  dans  l'ombre  lui  dit  :  Non 


276  LES  CHATIMENTS- 


II 


Waterloo!  Waterloo!  Waterloo!  morne  plaine! 
Comme  une  onde  qui  bout  dans  une  unie  trop  pleine, 
Dans  ton  cirque  de  bois,  de  coteaux,  de  vallon-, 
La  pâle  mort  mêlait  les  sombres  bataillons. 
D'un  côté  c'est  l'Europe  et  de  l'autre  la  France. 
Choc  sanglant!  des  héros  Dieu  trompait  l'espérance; 
Tu  désertais,  victoire,  et  le  sort  était  las. 
0  Waterloo!  je  pleure  et  je  m'arrête,  hélas! 
Car  ces  derniers  soldats  de  la  dernière  guerre 
Furent  grands;  ils  avaient  vaincu  toute  la  terre, 
Chassé  vingt  rois,  passé  les  Alpes  et  le  Rhin, 
Et  leur  âme  chantait  dans  les  clairons  d'airain! 

Le  soir  tombait;  la  lutte  était  ardente  et  noire. 

11  avait  l'offensive  et  presque  la  victoire; 

Il  tenait  Wellington  acculé  sur  un  bois. 

Sa  lunette  à  la  main,  il  observait  parfois 

Le  centre  du  combat,  point  obscur  où  tressaille 

La  mêlée,  effroyable  et  vivante  broussaille, 

Et  parfois  l'horizon,  sombre  comme  la  mer. 

Soudain,  joyeux,  il  dit  :  Grouchy!  —  C'était  Blucher  1 

L'espoir  changea  de  camp,  le  combat  changea  d'âme, 

La  mêlée  en  hurlanl  grandit  comme  une  flamme. 

La  batterie  anglaise  écrasa  nos  carrés. 


L  Ii  X  PI  A  T  ION.  277 

La  plaine  où  frissonnaient  les  drapeaux  déchirés 

Ne  fut  plus,  dans  les  cris  des  mourants  qu'on  égorge, 

Qu'un  gouffre  flamboyant,  rouge  comme  une  forge; 

Gouffre  où  les  régiments,  comme  des  pans  de  murs, 

Tombaient,  où  se  couchaient  comme  des  épis  murs 

Les  hauts  tambours-majors  aux  panaches  énormes, 

Où  l'on  entrevoyait  des  blessures  difformes! 

Carnage  affreux  !  moment  fatal  !  L'homme  inquiet 

Sentit  que  la  bataille  entre  ses  mains  pliait. 

Derrière  un  mamelon  la  garde  était  massée, 

La  garde,  espoir  suprême  et  suprême  pensée  ! 

—  Allons  !  faites  donner  la  garde,  cria-t-il,  — 

Et  lanciers,  grenadiers  aux  guêtres  de  coutil. 

Dragons  que  Rome  eût  pris  pour  des  légionnaires, 

Cuirassiers,  canonniers  qui  traînaient  des  tonnerres, 

Portant  le  noir  colback  ou  le  casque  poli, 

Tous,  ceux  de  Friedland  et  ceux  de  Rivoli, 

Comprenant  qu'ils  allaient  mourir  dans  cette  fête, 

Saluèrent  leur  dieu,  debout  dans  la  tempête. 

Leur  bouche,  d'un  seul  cri,  dit  :  vive  l'empereur! 

Puis,  à  pas  lents,  musique  en  tête,  sans  fureur, 

Tranquille,  souriant  à  la  mitraille  anglaise, 

La  garde  impériale  entra  dans  la  fournaise. 

Hélas!  Napoléon,  sur  sa  garde  penché, 

Regardait,  et,  sitôt  qu'ils  avaient  débouché 

Sous  les  sombres  canons  crachant  des  jets  de  soufre, 

Voyait,  l'un  après  l'autre,  en  cet  horrible  gouffre, 

Fondre  ces  régiments  de  granit  et  d'acier, 

Comme  fond  une  cire  au  souffle  d'un  brasier. 

Ils  allaient,  l'arme  au  brus,  front  haut,  graves,  stoïques. 


?73  LES   CHATIMENTS. 

Pas  lin  ne  recula.  Donnez,  morts  héroïques! 

I  c  reste  de  l'armée  hésitait  sur  leurs  corps 

Kl  regardait  mourir  la  garde.  —  C'est  alors 

Qu'élevant  tout  à  coup  sa  voix  désespérée, 

La  Déroute,  géante  à  la  face  effarée, 

Qui,  pale,  épouvantant  les  plus  fiers  bataillons, 

Changeant  subitement  les  drapeaux  en  haillons, 

A  de  certains  moments,  spectre  fait  de  fumé 

Se  lMe  grandissante  au  milieu  des  armées, 

La  Déroute  apparut  au  soldat  qui  s'émeut, 

Et,  se  tordant  les  bras,  cria  :  Sauve  qui  peut  ! 

Sauve  qui  peut!  affront!  horreur!  toutes  les  bouchi 

Criaient;  à  travers  champs,  fous,  éperdus,  farouches, 

Comme  si  quelque  souffle  avait,  passé  sur  eux. 

Parmi  les  lourds  caissons  et  les  fourgons  poudreux, 

Roulant  dans  les  fossés,  se  cachant  dans  les  scigh 

Jetant  shakos,  manteaux,  fusils,  jetant  les  aigles, 

Sous  les  sabres  prussiens,  ces  vétérans,  ô  deuil  ! 

Tremblaient,  hurlaient,  pleuraient,  couraient  !  —  En  un  cl;n  d'ici 

Comme  s'envole  au  vent  une  paille  enflammée, 

S'évanouit  ce  bruit  qui  fut  la  grande  armée, 

Et  cette  plaine,  hélas,  où  l'on  rêve  aujourd'hui, 

Vit  fuir  ceux  devant  qui  l'univers  avait  fui! 

Quarante  ans  sont  passés,  et  ce  coin  de  la  terre. 

Waterloo,  ce  plateau  funèbre  et  solitaire, 

Ce  champ  sinistre  où  Dieu  mêla  tant,  de  néants, 

Tremble  encor  d'avoir  vu   la  fuite  dr<>  géants! 

Napoléon  les  vil  s'écouler  connue  un  fleuve; 

Hommes,  chevaux,  tambours,  drapeaux  ;  —  et  dans  l'épreuve 


L  E  X  j  1  A.  T 1 0  N .  279 

Sentant  confusément  revenir  son  remords, 

Levant  les  mains  au  ciel,  il  dit  :  —  Mes  soldats  morts, 

Moi  vaincu  !  mon  empire  est  brisé  comme  verre. 

Est-ce  le  châtiment  cette  fois,  Dieu  sévère?  — 

Alors  parmi  1rs  cris,  les  rumeurs,  le  canon, 

Il  entendit  la  voix:  qui  Lui  répondait  :  Non! 


m 


Il  croula.  Dieu  changea  la  chaîne  de  l'Europe. 

Il  est,  au  fond  des  mers  que  la  brume  enveloppe, 

Un  roc  hideux,  débris  des  antiques  volcans. 

Le  Destin  prit  des  clous,  un  marteau,  des  carcans, 

Saisit,  pâle  et  vivant,  ce  voleur  du  tonnerre, 

Et,  joyeux,  s'en  alla  sur  le  pic  centenaire 

Le  clouer,  excitant  par  son  rire  moqueur 

Le  vautour  Angleterre  à  lui  ronger  le  coeur. 

Evanouissement  d'une  splendeur  immense  ! 

Du  soleil  qui  se  lève  à  la  nuit  qui  commence, 

Toujours  l'isolement,  l'abandon,  la  prison; 

Un  soldat  rouge  au  seuil,  la  mer  à  l'horizon. 

Des  rochers  nus,  des  bois  affreux,  l'ennui,  l'espace, 

Des  voiles  s'enfuyant  comme  l'espoir  qui  passe, 

Toujours  le  bruit  des  flots,  toujours  le  bruit  des  vents! 


280  LES   CHATIMENTS. 

Adieu,  tente  de  pourpre  aux  panaches  mouvants, 

Adieu,  le  cheval  blanc  que  César  éperonne  ! 

Plus  de  tambours  battant  aux  champs,  plus  de  couronne, 

Plus  de  rois  prosternés  dans  l'ombre  avec  terreur, 

Plus  de  manteau  traînant  sur  eux,  plus  d'empereur! 

Napoléon  était  retombé  Bonaparte. 

Comme  un  romain  blessé  par  la  flèche  du  parthe, 

Saignant,  morne,  il  songeait  à  Moscou  qui  brûla. 

Un  caporal  anglais  lui  disait  :  halte-là! 

Son  fils  aux  mains  des  rois,  sa  femme  au  bras  d'un  autre I 

Plus  vil  que  le  pourceau  qui  dans  l'égout  se  vautre, 

Son  sénat,  qui  l'avait  adoré,  l'insultait. 

Au  bord  des  mers,  à  l'heure  où  la  bise  se  tait, 

Sur  les  escarpements  croulant  en  noirs  décombres, 

Il  marchait,  seul,  rêveur,  captif  des  vagues  sombres. 

Sur  les  monts,  sur  les  flots,  sur  les  cieux,  triste  et  lier, 

L'œil  encore  ébloui  des  batailles  d'hier, 

Il  laissait  sa  pensée  errer  à  l'aventure. 

Grandeur,  gloire,  ô  néant!  calme  de  la  nature! 

Les  aigles  qui  passaient  ne  le  connaissaient  pas. 

Les  rois,  ses  guichetiers,  avaient  pris  un  compas 

Et  l'avaient  enfermé  dans  un  cercle  inflexible. 

Il  expirait.  La  mort  de  plus  en  plus  visible 

Se  levait  dans  sa  nuit  et  croissait  à  ses  yeux 

Comme  le  froid  matin  d'un  jour  mystérieux. 

Son  âme  palpitait,  déjà  presque  échappée. 

Un  jour  enfin  il  mit  sur  son  lit  son  épée, 

Et  se  coucha  près  d'elle,  et  dit  :  c'est  aujourd'hui! 

On  jeta  le  manteau  de  Marengo  sur  lui. 

S. ■->  batailles  du  Ml,  du  Danube,  du  Tibre, 


L'EXPIATION.  281 

Se  penchaient  sur  son  front;  il  dit  :  Me  voici  libre! 
Je  suis  vainqueur!  je  vois  mes  aigles  accourir!  — 
Et,  comme  il  retournait  sa  tête  pour  mourir, 
11  aperçut,  un  pied  dans  la  maison  déserte, 
Hudson  Lowe  guettant  par  la  porte  entr'ouverte. 
Alors,  géant  broyé  sous  le  talon  des  rois, 
Il  cria  :  La  mesure  est  comble  cette  fois  ! 
Seigneur!  c'est  maintenant  fini!  Dieu  que  j'implore, 
Vous  m'avez  châtié  !  —  La  voix  dit  :  —  Pas  encore  ! 


IV 


0  noirs  événements,  vous  fuyez  dans  la  nuit! 

L'empereur  mort  tomba  sur  l'empire  détruit. 

Napoléon  alla  s'endormir  sous  le  saule. 

Et  les  peuples  alors,  de  l'un  à  l'autre  pôle, 

Oubliant  le  tyran,  s'éprirent  du  héros. 

Les  poètes,  marquant  au  front  les  rois  bourreaux, 

Consolèrent,  pensifs,  cette  gloire  abattue. 

A  la  colonne  veuve  on  rendit  sa  statue. 

Quand  on  levait  les  yeux,  on  le  voyait  debout 

Au-dessus  de  Paris,  serein,  dominant  tout, 

Seul,  le  jour  dans  l'azur  et  la  nuit  dans  les  astres. 

Panthéons,  on  grava  son  nom  sur  vos  pilastres! 

On  ne  regarda  plus  qu'un  seul  côté  des  temps; 

On  ne  se  souvint  plus  que  des  jours  éclatants; 

Cet  homme  étrange  avait  comme  enivré  l'histoire; 


LES   CHATIMENTS. 

La  justice  à  l'œil  froid  disparu!  son-;  sa  gloire, 
On  ne  vil  plus  qu'Essling,  Ultn,  Aréole,  Austerlitz: 
Gomme  dans  les  tombeaux  des  romains  abolis, 
On  se  mil  a  fouiller  dans  ces  grandes  années; 
El  vous  applaudissiez,  nations  inclinées, 
Chaque  fois  qu'on  tirait  de  ce  sol  souverain 
Ou  le  consul  de  marbre  ou  l'empereur  d'airain! 


Le  nom  grandit,  quand  l'homme  tombe; 
Jamais  rien  de  tel  n'avait  lui. 
Calme,  il  écoutait  dans  sa  tombe 
La  terre  qui  parlait  de  lui. 

La  terre  disait  :  «  —  La  victoire 
A  suivi  cet  homme  en  tous  lieux. 
Jamais  tu  n'as  vu,  sombre  histoire, 
Un  passant  plus  prodigieux! 

«  Gloire  au  maître  qui  dort  sous  l'herbe! 
Gloire  à  ce  grand  audacieux:! 
Nous  l'avons  vu  gravir,  superbe, 
Les  premiers  échelons  des  eieu\  ! 

«  Il  énvoyail ,  âme  acharnée, 
Prenanl  Moscou,  prenant  Madrid, 


L'EXPIATION.  283 

Lutter  contre  In  destinée 
Tous  les  rêves  de  son  esprit. 

«  A  chaque  instant,  rentrant  en  lice, 
Cet  homme  aux  gigantesques  pas 
Proposait  quelque  grand  caprice 
A  Dieu,  qui  n'y  consentait  pas. 

«  Il  n'était  presque  plus  un  homme. 
Il  disait  grave  et  rayonnant, 
En  regardant  fixement  Rome  : 
C'est  moi  qui  règne  maintenant  ' 

«  Il  voulait,  héros  et  symbole, 
Pontife  et  roi,  phare  et  volcan, 
Faire  du  Louvre  un  Gapitole 
Et  de  Saint-Cloud  un  Vatican. 

«  César,  il  eût  dit  à  Pompée  : 
Sois  fier  d'être  mon  lieutenant! 
On  voyait  luire  son  épée 
Au  fond  d'un  nuage  tonnant. 

«  11  voulait,  dans  les  frénésies 
De  ses  vastes  ambitions, 
Faire  devant  ses  fantaisies 
Agenouiller  les  nations, 

«  Ainsi  qu'en  une  urne  protonde, 
Mêler  races;,  langues,  esprits, 


284  LES  CHATIMENTS. 

Répandre  Paris  sur  le  monde, 
Enfermer  le  monde  en  Paris  ! 


«  Comme  Cyrus  dans  Babylone, 
11  voulait,  sous  sa  large  main, 
Ne  faire  du  monde  qu'un  trône 
Et  qu'un  peuple  du  genre  humain, 

«  Et  bâtir,  malgré  les  huées, 
Un  tel  empire  sous  son  nom, 
Que  Jéhovah  dans  les  nuées 
Fut  jaloux  de  Napoléon!  » 


VI 


Enfin,  mort  triomphant,  il  vit  sa  délivrance 
Et  l'océan  rendit  son  cercueil  à  la  France. 

L'homme,  depuis  douze  ans,  sous  le  dôme  doré 
Beposait,  par  l'exil  et  par  la  mort  sacré, 
En  paix!  —  Quand  on  passait  près  du  monument  sombre, 
On  se  le  figurait,  couronne  au  front,  dans  l'ombre, 
Dans  son  manteau  semé  d'abeilles  d'or,  muet, 
Couché  sous  cette  voûte  où  rien  ne  remuait, 
Lui,  l'homme  qui  trouvait  la  terre  trop  étroite, 
Le  sceptre  <'n  sa  main  gauche,  el  l'epée  en  sa  droite, 


L'EXPIATION.  285 

A  ses  pieds  son  grand  aigle  ouvrant  L'œil  à  demi, 
EL  l'on  disait  :  C'est  là  qu'est  César  endormi  ! 

Laissant  dans  la  clarté  marcher  l'immense  ville, 
11  dormait  ;  il  dormait  confiant  et  tranquille. 


VII 


Une  nuit,  —  c'est  toujours  la  nuit  dans  le  tombeau, 
11  s'éveilla.  Luisant  comme  un  hideux  flambeau, 
D'étranges  visions  emplissaient  sa  paupière; 
Des  rires  éclataient  sous  son  plafond  de  pierre  ; 
Livide,  il  se  dressa;  la  vision  grandit; 
0  terreur!  une  voix  qu'il  reconnut  lui  dit  : 

—  Réveille-toi.  Moscou,  Waterloo,  Sainte-Hélène, 
L'exil,  les  rois  geôliers,  l'Angleterre  hautaine 
Sur  ton  lit  accoudée  à  ton  dernier  moment, 
Sire,  cela  n'est  rien.  Voici  le  châtiment! 

La  voix  alors  devint  âpre,  amère,  stridente, 
Comme  le  noir  sarcasme  et  l'ironie  ardente; 
C'était  le  rire  amer  mordant  un  demi-dieu. 

—  Sire!  on  t'a  retiré  de  ton  Panthéon  bleu! 
Sire  !  on  t'a  descendu  de  ta  haute  colonne  ! 


LES   Cil  ATI. M  KM  S. 

Regarde.  Des  brigands,  dont  l'essaim  tourbillonne, 

D'affreux  bohémiens,  des  vainqueurs  de  charnier 

Te  tiennent  dans  leurs  mains  et  t'ont  fait  prisonnier. 

A  ton  orteil  d'airain  leur  patte  infâme  touche. 

Ils  t'ont  pris.  Tu  mourus,  comme  un  astre  se  couch 

Napoléon  le  Grand,  empereur;  tu  renais 

Bonaparte,  écuyer  du  cirque  Beauharnais. 

Te  voilà  dans  leurs  rangs,  on  t'a,  l'on  te  harnache. 

Ils  t'appellent  tout  haut  grand  homme,  entre  eux,  ganache. 

Ils  traînent,  sur  Paris  qui  les  voit  s'étaler, 

Des  sabres  qu'au  besoin  ils  sauraient  avaler. 

Aux  passants  attroupés  devant  leur  habitacle, 

Ils  disent,  entends-les  :  —  Empire  à  grand  spectacle! 

Le  pape  est  engagé  dans  la  troupe  ;  c'est  bien, 

Nous  avons  mieux.  ;  le  czar  en  est;  mais  ce  n'est  rien, 

Le  czar  n'est  qu'un  sergent,  le  pape  n'est  qu'un  bon. 

Nous  avons  avec  nous  le  bonhomme  de  bronze  ! 

Nous  sommes  les  neveux  du  grand  Napoléon  !  — 

Et  Fould,  Magnan,  Rouher,  Parieu  caméléon, 

Font  rage.  Ils  vont  montrant  un  sénat  d'automates. 

Ils  ont  pris  de  la  paille  au  fond  des  casemates 

Pour  empailler  ton  aigle,  ô  vainqueur  d'Iéna! 

11  est  là,  mort,  gisant,  lui  qui  si  haut  plana, 

Et  du  champ  de  bataille  il  tombe  au  champ  de  foire. 

Sire,  de  ton  vieux  trône  ils  recousent  la  moire. 

Ayant  dévalisé  la  France  au  coin  d'un  bois, 

Ils  ont  à  leurs  haillons  du  sang,  comme  lu  vois, 

Et  dans  son  bénitier  Sibour  lave  leur  linge. 

Toi,  lion,  tu  les  suis;  leur  maître,  c'esi  le  singe. 

Ton  nom  leur  sert  de  lit,  Napoléon  premier. 


L'EXPIATION.  ïs7 

On  voit  sur  Austeriitz  un  pou  de  leur  fumier. 

Ta  gloire  est  un  gros  vin  dont  leur  honte  se  grise. 

Cartouche  essaie  et  met  ta  redingote  grise  ; 

On  quête  des  liards  dans  le  petit  chapeau  ; 

Pour  tapis  sur  la  table  ils  ont  mis  ton  drapeau; 

A  cette  table  immonde  où  le  grec  devient  riche, 

Avec  le  paysan  on  boit,  on  joue,  on  triche. 

Tu  te  mêles,  compère,  à  ce  tripot  hardi, 

Et  ta  main  qui  tenait  l'étendard  de  Lodi, 

Cette  main  qui  portait  la  foudre,  ô  Bonaparte, 

Aide  à  piper  les  dés  et  fait  sauter  la  carte. 

Ils  te  forcent  à  boire  avec  eux,  et  Carlier 

Pousse  amicalement  d'un  coude  familier 

Votre  majesté,  sire,  et  Piétri  dans  son  antre 

Vous  tutoie,  et  Maupas  vous  tape  sur  le  ventre. 

Faussaires,  meurtriers,  escrocs,  forbans,  voleurs, 

Ils  savent  qu'ils  auront,  comme  toi,  des  malheurs  ; 

Leur  soif  en  attendant  vide  la  coupe  pleine 

A  ta  santé;  Poissy  trinque  avec  Sainte-Hélène. 

Regarde  !  bals,  sabbats,  fêtes  matin  et  soir. 

La  foule  au  bruit  qu'ils  font  se  culbute  pour  voir; 

Debout  sur  le  tréteau  qu'assiège  une  cohue 

Qui  rit,  bâille,  applaudit,  tempête,  siffle,  hue, 

Entouré  de  pasquins  agitant  leur  grelot, 

—  Commencer  par  Homère  et  finir  par  Callot  ! 

Épopée  !  épopée  !  oh  !  quel  dernier  chapitre  !  — 

Entre  Troplong  paillasse  et  Chaix-d'Est-Ange  pitre, 

Devant  cette  baraque,  abject  et  vil  bazar 

Où  Mandrin  mal  lavé  se  déguise  en  César, 

Riant,  l'affreux  bandit,  dans  sa  moustache  épaisse. 


288  LES  CHATIMENTS. 

Toi,  spectre  impérial,  tu  bats  la  grosse  caisse!  — 

L'horrible  vision  s'éteignit.  —  L'empereur, 
Désespéré,  poussa  dans  l'ombre  un  cri  d'horreur, 
Baissant  les  yeux,  dressant  ses  mains  épouvantées 
Les  Victoires  de  marbre  à  la  porte  sculptées, 
Fantômes  blancs  debout  hors  du  sépulcre  obscur, 
Se  faisaient  du  doigt  signe  et,  s'appuyant  au  mur, 
Écoutaient  le  titan  pleurer  dans  les  ténèbres. 
Et  lui,  cria  :  Démon  aux  visions  funèbres, 
Toi  qui  me  suis  partout,  que  jamais  je  ne  vois, 
Qui  donc  es-tu?  —  Je  suis  ton  crime,  dit  la  voix.  — 
La  tombe  alors  s'emplit  d'une  lumière  étrange 
Semblable  à  la  clarté  de  Dieu  quand  il  se  venge  ; 
Pareils  aux  mots  que  vit  resplendir  Balthazar, 
Deux  mots  dans  l'ombre  écrits  flamboyaient  sur  César; 
Bonaparte,  tremblant  comme  un  enfant  sans  mère, 
Leva  sa  face  pâle  et  lut  :  — Dix-huit  Brumaire! 


Jersey,  5s5-30  novembre  1852. 


LIVRE   VI 
LA  STABILITÉ   EST  ASSURÉE 


POESIE.    —   IV. 


19 


NAPOLEON    111 


Donc  c'est  fait.  Dût  rugir  de  honte  le  canon, 
Te  voilà,  nain  immonde,  accroupi  sur  ce  nom  ! 
Cette  gloire  est  ton  trou,  ta  bauge,  ta  demeure! 
Toi  qui  n'as  jamais  pris  la  fortune  qu'à  l'heure, 
Te  voilà  presque  assis  sur  ce  hautain  sommet! 
Sur  le  chapeau  d'Essling  tu  plantes  ton  plumet; 
Tu  mets,  petit  Poucet,  ces  bottes  de  sept  lieues  ; 
Tu  prends  Napoléon  dans  les  régions  bleues; 


292  LES  CHATIMENTS. 

Ta  fais  travailler  l'oncle,  et,  perroquet  ravi, 
Grimper  à  ton  perchoir  l'aigle  de  Mondovi  ! 
Thcrsitc  est  le  neveu  d'Achille  Péliade  ! 
C'est  pour  toi  qu'on  a  fait  toute  cette  Iliade  ! 
C'est  pour  toi  qu'on  livra  ces  combats  inouïs! 
C'est  pour  toi  que  Murât,  aux  russes  éblouis, 
Terrible,  apparaissait,  cravachant  leur  armée  ! 
C'est  pour  toi  qu'à  travers  la  flamme  et  la  fumée 
Les  grenadiers  pensifs  s'avançaient  à  pas  lents! 
C'est  pour  toi  que  mon  père  et  mes  oncles  vaillants 
Ont  répandu  leur  sang  dans  ces  guerres  épiques  ! 
Pour  toi  qu'ont  fourmillé  les  sabres  et  les  piques, 
Que  tout  le  continent  trembla  sous  Attila, 
Et  que  Londres  frémit  et  que  Moscou  brûla! 
C'est  pour  toi,  pour  tes  Deutz  et  pour  tes  Mascarilles, 
Pour  que  tu  puisses  boire  avec  de  belles  filles, 
Et,  la  nuit,  t'attabler  dans  le  Louvre  à  l'écart, 
C'est  pour  monsieur  Fialin  et  pour  monsieur  Mocquart, 
Que  Lannes  d'un  boulet  eut  la  cuisse  coupée, 
Que  le  front  des  soldats,  entr'ouvert  par  l'épée, 
Saigna  sous  le  shako,  le  casque  et  le  colback, 
Que  Lasalle  à  Wagram,  Duroc  à  Reichcnbach, 
Expirèrent  frappés  au  milieu  de  leur  route, 
Que  Caulaincourt  tomba  dans  la  grande  redoute, 
Et  que  la  vieille  garde  est  morte  à  Waterloo  ! 
C'est  pour  toi  qu'agitant  le  pin  et  le  bouleau. 
Le  vent  fait  aujourd'hui,  sous  ses  âpres  haleines, 
Blanchir  tant  d'ossements, hélas!  dans  laul  de  plaines I 
Faquin!  —  Tu  t'es  soudé,  chargé  d'un  vil  butin, 
Toi,  l'homme  du  hasard,  à  l'homme  du  destin! 


NAPOLEON   III.  293 

Tu  fourres,  impudent,  ton  front  dans  ses  couronnes! 
Nous  entendons  claquer  dans  tes  mains  fanfaronnes 
Ce  fouet  prodigieux  qui  conduisait  les  rois  ; 
Et  tranquille,  attelant  à  ton  numéro  trois 
Austerlitz,  Marcngo,  Rivoli,  Sain  t-Jean-d' Acre, 
Aux  chevaux  du  soleil  tu  fais  traîner  ton  fiacre! 


Jersey,  31  mai  ISbà, 


II 


LES  JMARTYHES 


Ces  femmes  qu'on  envoie  aux  lointaines  bastilles, 
Peuple,  ce  sont  tes  sœurs,  tes  mères  et  tes  tilles! 
0  peuple,  leur  forfait,  c'est  de  t' avoir  aimé! 
Paris  sanglant,  courbé,  sinistre,  inanimé, 
Voit  ces  horreurs  et  garde  un  silence  farouche. 

Celle-ci,  qu'on  amène  un  bâillon  dans  la  bouche, 
Cria  (c'est  là  son  crime)  :  —  à  bas  la  trahison  ! 
Ces  femmes  sont  la  foi,  la  vertu,  la  raison, 
L'équité,  la  pudeur,  la  fierté,  la  justice. 
Saint-Lazare  —  il  faudra  broyer  cette  bâtisse  ! 
Il  n'en  restera  pas  pierre  sur  pierre  un  jour!  — 
Les  reçoit,  les  dévore,  et,  quand  revient  leur  tour, 
S'ouvre,  et  les  revomit  par  son  horrible  porte, 
Et  les  jette  au  fourgon  hideux  qui  les  emporte. 


296  LES  CHATIMENTS. 

Où  vont-elles  ?  L'oubli  le  sait,  et  le  tombeau 
Le  raconte  au  cyprès  et  le  dit  au  corbeau. 

Une  d'elles  était  une  mère  sacrée. 
Le  jour  qu'on  l'entraîna  vers  l'Afrique  abhorrée, 
Ses  enfants  étaient  là  qui  voulaient  l'embrasser; 
On  les  chassa.  La  mère  en  deuil  les  vit  chasser 
Et  dit  :  —  partons  !  —  Le  peuple  en  larmes  criait  grâce- 
La  porte  du  fourgon  étant  étroite  et  basse, 
Un  argousin  joyeux,  raillant  son  embonpoint, 
La  fit  entrer  de  force  en  la  poussant  du  poing. 

Elles  s'en  vont  ainsi,  malades,  verrouillées, 

Dans  le  noir  chariot  aux  cellules  souillées 

Où  le  captif,  sans  air,  sans  jour,  sans  pleurs  dans  l'œil, 

N'est  plus  qu'un  mort  vivant  assis  dans  son  cercueil. 

Dans  la  route  on  entend  leurs  voix  désespérées. 

Le  peuple  hébété  voit  passer  ces  torturées. 

A  Toulon,  le  fourgon  les  quitte,  le  ponton 

Les  prend  ;  sans  vêtements,  sans  pain,  sous  le  bâton, 

Elles  passent  la  mer,  veuves,  seules  au  monde, 

Mangeant  avec  les  doigts  dans  la  gamelle  immonde. 


Bruxelles,  juillet  i352. 


III 


HYMNE   DES  TRANSPORTES 


Prions  !  voici  l'ombre  sereine. 
Vers  toi,  grand  Dieu,  nos  yeux  et  nos  bras  sont  levés. 
Ceux  qui  t'offrent  ici  leurs  larmes  et  leur  chaîne 
Sont  les  plus  douloureux  parmi  les  éprouvés. 
Ils  ont  le  plus  d'honneur  ayant  le  plus  de  peine. 

Souffrons!  le  crime  aura  son  tour. 
Oiseaux  qui  passez,  nos  chaumières, 
Vents  qui  passez,  nos  sœurs,  nos  mères, 
Sont  là-bas,  pleurant  nuit  et  jour; 
Oiseaux,  dites-leur  nos  misères  ! 
0  vents,  portez-leur  notre  amour! 

Nous  t'envoyons  notre  pensée, 
Dieu!  nous  te  demandons  d'oublier  les  proscrits, 


293  l.i:S   CHATIMENTS. 

Mais  tir  pendre  sa  gloire  à  la  France  abaissée; 
Et  laisse-nous  mourir,  nous  brisés  et  meurtris, 

Nous  que  le  jour  brûlant  livre  à  la  nuit  glacée,1 

Souffrons  !  le  crime  — 

Comme  un  archer  frappe  une  cible, 
L'implacable  soleil  nous  perce  de  ses  traits; 
Apres  le  dur  labeur,  le  sommeil  impossible; 
Cette  chauve-souris  qui  sort  des  noirs  marais 
La  fièvre,  bat  nos  fronts  de  son  aile  invisible. 

Soutirons!  le  crime  — 

On  a  soif,  l'eau  brûle  la  bouche  ! 
On  a  faim,  du  pain  noir;  travaillez,  malheureux  ! 
A  chaque  coup  de  pioche  en  ce  désert  farouche 
La  mort  sort  de  la  terre  avec  son  rire  affreux, 
Prend  l'homme  dans  ses  bras,  l'étreint  et  se  recouche. 

Souffrons!  le  crime  — 

Mais  qu'importe  !  rien  ne  nous  dompte  ; 
Nous  sommes  torturés  et  nous  sommes  contents. 
.Nous  remercions  Dieu  vers  qui  notre  hymne  monte 
De  nous  avoir  choisis  pour  souffrir  dans  ce  temps 
Où  tous  ceux  qui  n'ont  pas  la  souffrance  ont  la  honte. 

Souffrons  !  le  crime  — 


HYMNE   DES  TRANSPORTÉS.  299 

Vive  la  grande  République! 
Paix  à  l'immensité  du  soir  mystérieux! 
Paix  aux  morts  endormis  dans  la  tombe  stoïque  ! 
Paix  au  sombre  oeéan  qui  mêle  sous  les  cieux 
La  plainte  de  Gayenne  au  sanglot  de  l'Afrique  ! 

Souffrons  !  le  crime  aura  son  tour. 
Oiseaux  qui  passez,  nos  chaumières, 
Vents  qui  passez,  nos  sœurs,  nos  mères, 
Sont  là-bas,  pleurant  nuit  et  jour; 
Oiseaux,  dites-leur  nos  misères  ! 
0  vents,  portez-leur  notre  amour! 


Jersey,  juillet  1853. 


IV 


CHANSON 


Nous  nous  promenions  parmi  les  décombres, 

A  Rozel-Tower, 
Et  nous  écoutions  les  paroles  sombres 

Que  disait  la  mer. 


L'énorme  océan,  —  car  nous  entendîmes 
Ses  vagues  chansons,  — 

Disait  :  «  Paraissez,  vérités  sublimes 
Et  bleus  horizons  ! 


«  Le  monde  captif,  sans  lois  et  sans  règles, 
Est  aux  oppresseurs; 


302  LES  CHATIMENTS. 

Volez  dans  les  cieux,  ailes  des  grands  aigles, 
Esprits  des  penseurs  ! 


"  Naissez,  levez-vous  sur  les  flots  sonores, 
Sur  les  flots  vermeils, 

Faites  dans  la  nuit  poindre  vos  aurores, 
Peupler-  (i  soleils! 


«  Vous,  —  laissez  passer  la  foudre  el  la  brume, 

Les  vents  cl  les  cris 
Affrontez  l'orage,  affrontez  l'écume, 

Rochers  et  proscrits!  » 


V 


ËBL0U1SSEMENTS 


0  temps  miraculeux  !  ô  gaîtés  homériques  ! 
0  rires  de  l'Europe  et  des  deux  Amériques  ! 
Croûtes  qui  larmoyez  !  bons  dieux  mal  accrochés 
Qui  saignez  dans  vos  coins!  madones  qui  louchez! 
Phénomènes  vivants!  ô  choses  inouïes! 
Candeurs!  énormités  au  jour  épanouies! 
Le  goudron  déclaré  fétide  par  le  suif, 
Judas  flairant  Shylock  et  criant  :  c'est  un  juif! 
L'arsenic  indigné  dénonçant  la  morphine, 
La  hotte  injuriant  la  borne,  Messaline 
Reprochant  à  Goton  son  regard  effronté, 
Et  Dupin  accusant  Sauzet  de  lâcheté! 

Oui,  le  vide-gousset  flétrit  le  tire-laine, 
Falstaff  montre  du  doigt  le  ventre  de  Silène, 


304  LES  CHATIMENTS. 

Lacenaire,  pudique  et  de  rougeur  atteint, 

Dit  en  baissant  les  yeux  :  J'ai  vu  passer  Castaing! 

Je  contemple  nos  temps;  j'en  ai  le  droit,  je  pense. 
Souffrir  étant  mon  lot,  rire  est  ma  récompense. 
Je  ne  sais  pas  comment  cette  pauvre  Clio 
Fera  pour  se  tirer  de  cet  imbroglio. 
Ma  rêverie  au  fond  de  c  ;  règne  pénètre, 
Quand,  ne  pouvant  dormir,  la  nuit  à  ma  fenêtre, 
Je  songe,  et  que  là-bas,  dans  l'ombre,  à  travers  l'eau, 
Je  vois  briller  le  phare  auprès  de  Saint-Malo. 

Donc  ce  moment  existe  !  il  est  !  Stupeur  risible  ! 
On  le  voit  ;  c'est  réel,  et  ce  n'est  pas  possible. 
L'empire  est  là,  refait  par  quelques  sacripans. 
Bonaparte  le  Grand  dormait.  Quel  guet-apens  ! 
Il  dormait  dans  sa  tombe,  absous  par  la  patrie. 
Tout  à  coup  des  brigands  firent  une  tuerie 
Qui  dura  tout  un  jour  et  du  soir  au  matin  ; 
Napoléon  le  Nain  en  sortit.  Le  destin, 
De  l'expiation  implacable  ministre, 
Dans  tout  ce  sang  versé  trempa  son  doigt  sinistre 
Pour  barbouiller,  affront  à  la  gloire  en  lambeau, 
Cette  caricature  au  mur  de  ce  tombeau. 

Ce  monde-là  prospère.  11  prospère,  vous  dis-je! 

Embonpoint  de  la  honte!  époque  callipyge! 

11  trône,  ce  cockney  d'Eglinton  el  d'Epsom, 

Qui,  la  main  sur  son  cueur,  dit  :  .!  !  mens,  ergo  mm. 

Les  jours,  les  mois.  1rs  mis  plissent  ;  ce  flegmatique, 


ÉBL0U1SSEMENTS.  3Uj 

Ce  somnambule  obscur,  brusquement  frénétique, 

Que  Schœlcher  a  nommé  le  président  Obus, 

Règne,  continuant  ses  crimes  en  abus. 

0~ spectacle!  en  plein  jour,  il  marche  et  se  promène, 

Cet  être  horrible  insulte  à  la  figure  humaine! 

Il  s'étale  effroyable,  ayant  tout  un  troupeau 

De  Suins  et  de  Fortouls  qui  vivent  sur  sa  peau, 

Montrant  ses  nudités,  cynique,  infâme,  indigne, 

Sans  mettre  à  son  Baroche  une  feuille  de  vigne! 

Il  rit  de  voir  à  terre  et  montre  à  Machiavel 

Sa  parole  d'honneur  qu'il  a  tuée  en  duel. 

Il  sème  l'or;  —  venez!  —  et  sa  largesse  éclate. 

Magnan  ouvre  sa  griffe  et  Troplong  tend  sa  patte. 

Tout  va.  Les  sous-coquins  aident  le  drôle  en  chef. 

Tout  est  beau,  tout  est  bon,  et  tout  est  juste;  bref, 

L'église  le  soutient,  l'opéra  le  constate. 

Il  vola!  Te  Deum.  Il  égorgea!  cantate. 

Lois,  mœurs,  maître,  valets,  tout  est  à  l'avenant. 
C'est  un  bivouac  de  gueux,  splendide  et  rayonnant. 
Le  mépris  bat  des  mains,  admire,  et  dit  :  courage  ! 
C'est  hideux.  L'entouré  ressemble  à  l'entourage. 
Quelle  collection!  quel  choix!  quel  OEil-de-bœuf ! 
L'un  vient  de  Loyola,  l'autre  vient  de  Babeuf. 
Jamais  vénitiens,  romains  et  bergamasques 
N'ont  sous  plus  de  sifflets  vu  passer  plus  de  masques. 
La  société  va  sans  but,  sans  jour,  sans  droit, 
Et  l'envers  de  l'habit  est  devenu  l'endroit. 
L'immondice  au  sommet  de  l'état  se  déploie. 
Les  chiffonniers,  la  nuit,  courbés,  flairant  leur  proie, 

POÉSIE.    —   IV.  -0 


306  LES  G  11  ATI. M  ENTS. 

Allongent  leurs  crochets  du  côlé  du  sénat. 

Voyez-moi  ce  coquin,  normand,  corse,  auvergnat; 

C'était  fait  pour  vieillir  bélître  et  mourir  cuistre; 

C'est  premier  président,  c'est  préfet,  c'est  ministre. 

Ce  truand  catholique  au  temps  jadis  vivait 

Maigre,  chez  Flicoteaux  plutôt  que  chez  Chevet; 

11  habitait  au  fond  d'un  bouge  à  tabatière 

Un  lit  fait  et  défait,  hélas,  par  sa  portière, 

Et  griffonnait  dès  l'aube,  amer,  affreux,  souillé, 

Exhalant  dans  son  trou  l'odeur  d'un  chien  mouillé. 

Il  conseille  l'état  pour  vingt-cinq  mille  livre's 

Par  an.  Ce  petit  homme,  étant  teneur  de  livres 

Dans  la  blonde.  Marseille;  au  pays  du  mistral, 

Fit  des  faux.  Le  voici  procureur  général. 

Celui-là,  qui  courait  la  foire  avec  un  singe, 

Est  député  ;  cet  autre,  ayant  fort  peu  de  linge, 

Sur  la  pointe  du  pied  entrait  dans  les  logis 

Où  bâillait  quelque  armoire  aux  tiroirs  élargis, 

Et  du  bourgeois  absent  empruntait  la  tunique; 

Nul  mortel  n'a  jamais,  de  façon  plus  cynique, 

Assouvi  le  désir  des  chemises  d' autrui; 

Il  était  grinche  hier,  il  est  juge  aujourd'hui. 

Ceux-ci,  quand  il  leur  plaît,  chapelains  de  la  clique, 

Au  saint-père  accroupi  font  pondre  une  encyclique; 

Ce  sont  des  gazetiers  fort  puissants  en  haut  lieu, 

Car  ils  sont  les  amis  particuliers  de  Dieu  ; 

Sachez  que  ces  béats,  quand  ils  parlent  du  temple 

Comme  de  leur  maison,  n'ont  pas  tort;  par  exemple, 

J'ai  toujours  applaudi  quand  ils  ont  affecté 

Avec  les  saints  du  ciel  des  airs  d'intimité; 


ÉBLOUISSEMENTS;  307 

Veuillot,  certe,  aurait  pu  vivre  avec  saint  Antoine. 

Cet  autre  est  général  comme  on  serait  chanoine, 

Parce  qu'il  est  très  gras  et  qu'il  a  trois  mentons. 

Cet  autre  fut  escroc.  Cet  autre  eut  vingt  bâtons 

Cassés  sur  lui.  Cet  autre,  admirable  canaille, 

Quand  la  bise,  en  janvier,  nous  pince  et  nous  tenaille, 

D'une  savate  oblique  écrasant  les  talons, 

Pour  se  garer  du  froid  mettait  deux  pantalons 

Dont  les  trous  par  bonheur  n'étaient  pas  l'un  sur  l'autre. 

Aujourd'hui,  sénateur,  dans  l'empire  il  se  vautre. 

Je  regrette  le  temps  que  c'était  dans  l'égout. 

Ce  ventre  a  nom  d'Hautpoul ,  ce  nez  a  nom  d'Argout. 

Ce  prêtre,  c'est  la  honte  à  l'état  de  prodige. 

Passons  vite.  L'histoire  abrège,  elle  rédige 

Royer  d'un  coup  de  fouet,  Mongis  d'un  coup  de  pied, 

Et  fuit.  Royer  se  frotte  et  Mongis  se  rassied  ; 

Tout  est  dit.  Que  leur  fait  l'affront?  l'opprobre  engraisse. 

Quant  au  maître  qui  hait  les  curieux,  la  presse, 

La  tribune,  et  ne  veut  pour  son  règne  éclatant 

Ni  regards,  ni  témoins,  il  doit  être  content  ; 

Il  a  plus  de  succès  encor  qu'il  n'en  exige  ; 

César,  devant  sa  cour,  son  pouvoir,  son  quadrige, 

Ses  lois,  ses  serviteurs  brodés  et  galonnés, 

Veut  qu'on  ferme  les  yeux ,  on  se  bouche  le  nez. 

Prenez  ce  Beauharnais  et  prenez  une  loupe  ; 
Penchez-vous,  regardez  l'homme  et  scrutez  la  troupe, 
Vous  n'y  trouverez  pas  l'ombre  d'un  bon  instinct. 
C'est  vil  et  c'est  féroce.  En  eux  l'homme  est  éteint; 
Et  ce  qui  plonge  l'âme  en  des  stupeurs  profondes, 


308  LES  CHATIMENTS. 

C'est  la  perfection  de  ces  gredins  immondes. 

A  ce  ramas  se  joint  un  tas  d'affreux  poussahs, 

Un  tas  de  Triboulets  et  de  Sancho  Panças. 

Sous  vingt  gouvernements  ils  ont  palpé  des  sommes. 

Aucune  indignité  ne  manque  à  ces  bonshommes  ; 

Rufins  poussifs,  Verres  goutteux,  Séjans  fourbus, 

Selles  à  tout  tyran,  sénateurs  omnibus. 

On  est  l'ancien  soudard,  on  est  l'ancien  bourgmestre  ; 

On  tua  Louis  seize,  on  vote  avec  de  Maistre  ; 

Ils  ont  eu  leur  fauteuil  dans  tous  les  Luxembourgs  ; 

Ayant  vu  les  Maurys,  ils  sont  faits  aux  Sibours; 

Ils  sont  gais  et,  contant  leurs  antiques  bamboches,. 

Branlent  leurs  vieux  gazons  sur  leurs  vieilles  caboches. 

Ayant  été,  du  temps  qu'ils  avaient  un  cheveu, 

Lâches  sous  l'oncle,  ils  sont  abjects  sous  le  neveu. 

Gros  mandarins  chinois  adorant  le  tartare, 

Ils  apportent  leur  cœur,  leur  vertu,  leur  catarrhe, 

Et  prosternent,  cagneux,  devant  sa  majesté 

Leur  bassesse  avachie  en  imbécillité. 

Cette  bande  s'embrasse  et  se  livre  à  des  joies. 
Bou  ménage  touchant  des  vautours  et  des  oies  ! 

Noirs  empereurs  romains  couchés  dans  les  tombeaux, 
Qui  faisiez  aux  sénats  discuter  les  turbots, 
Toi,  dernière  Lagide,  ô  reine  au  cou  de  cygne, 
Prêtre  Alexandre  six  qui  rêves  dans  ta  vigne, 
Despotes  d'Allemagne  éclos  dans  le  Rœmer, 
Nemrod  qui  hais  le  ciel,  Xercès  qui  bats  la  mer, 


ÉBL0U1SSEMENTS.  309 

Caïphe  qui  tressas  la  couronne  d'épine, 
Claude  après  Messaline  épousant  Agrippine, 
Caïus  qu'on  fit  césar,  Commode  qu'on  fit  dieu, 
Iturbide,  Rosas,  Mazarin,  Richelieu, 
Moines  qui  chassez  Dante  et  brisez  Galilée, 
Saint-office,  conseil  des  dix,  chambre  étoilée, 
Parlements  tout  noircis  de  décrets  et  d'olims, 
Vous  sultans,  les  Mourads,  les  Achmets,  les  Sélims, 
Rois  qu'on  montre  aux  enfants  dans  tous  les  syllabaires, 
Papes,  ducs,  empereurs,  princes,  tas  de  Tibères! 
Bourreaux  toujours  sanglants,  toujours  divinisés, 
Tyrans  !  enseignez-moi,  si  vous  le  connaissez, 
Enseignez-moi  le  lieu,  le  point,  la  borne  où  cesse 
La  lâcheté  publique  et  l'humaine  bassesse  ! 

Et  l'archet  frémissant  fait  bondir  tout  cela! 
Bal  à  l'hôtel  de  ville,  au  Luxembourg  gala. 
Allons,  juges,  dansez  la  danse  de  l'épée  ! 
Gambade,  ô  Dombidau,  pour  l'onomatopée! 
Polkez,  Fould  et  Maupas,  avec  votre  écriteau, 
Toi,  Persil-Guillotine,  au  profil  de  couteau  ! 
Ours  que  Boustrapa  montre  et  qu'il  tient  par  la  sangle, 
Valsez,  Billault,  Parieu,  Drouyn,  Lebœuf,  Delangle! 
Danse,  Dupin  !  dansez,  l'horrible  et  le  bouffon  ! 
Hyènes,  loups,  chacals,  non  prévus  par  Buffon, 
Leroy,  Forey,  tueurs  au  fer  rongé  de  rouilles, 
Dansez!  dansez,  Berger,  d'Hautpoul,  Murât,  citrouilles! 

Et  l'on  râle  en  exil,  à  Cayenne,  à  Blidah  ! 
Et  sur  le  Duguesclin,  et  sur  le  Canada, 


310  LES  CHATIMENTS. 

Des  enfants  de  dix  ans,  brigands  qu'on  extermine, 
Agonisent,  brûlés  de  fièvre  et  de  vermine! 
Et  les  mères,  pleurant  sous  l'homme  triomphant, 
Ne  savent  môme  pas  où  se  meurt  leur  enfant! 
Et  Samson  reparaît,  et  sort  de  ses  retraites! 
Et,  le  soir,  on  entend,  sur  d'horribles  charrettes 
Qui  traversent  la  ville  et  qu'on  suit  à  pas  lents, 
Quelque  chose  sauter  dans  des  paniers  sanglants! 
Oh!  laissez!  laissez-moi  m'enfuir  sur  le  rivage! 
Laissez-moi  respirer  l'odeur  du  flot  sauvage! 
Jersey  rit,  terre  libre,  au  sein  dos  sombres  mers; 
Les  genêts  sont  en  fleur,  l'agneau  paît  les  prés  vertsr 
L'écume  jette  aux  rocs  ses  blanches  mousselines; 
Par  moments  apparaît,  au  sommet  des  collines, 
Livrant  ses  crins  épars  au  vent  âpre  et  joyeux, 
Un  cheval  effaré  qui  hennit  dans  les  deux! 


Jersey,  24  mai  1*,:;, 


VI 


A  CEUX  QUI   DORMENT 


Réveillez-vous,  assez  de  honte! 
Rravez  boulets  et  biscaïens. 
Il  est  temps  qu'enfin  le  flot  monte, 
Assez  de  honte,  citoyens! 
Troussez  les  manches  de  la  blouse. 
Les  hommes  de  quatrcvingt-douze 
Affrontaient  vingt  rois  combattants. 
Brisez  vos  fers,  forcez  vos  geôles  ! 
Quoi!  vous  avez  peur  de  ces  drôles; 
Vos  pères  bravaient  les  titans! 

Levez-vous!  foudroyez  et  la  horde  et  le  maître! 
Vous  avez  Dieu  pour  vous  et  contre  vous  le  prêtre; 
Dieu     Mil  est  souvt     ic . 


312  LES  CHATIMENTS. 

Devant  lui  nul  n'est  fort  et  tous  sont  périssables. 
Il  chasse  comme  un  chien  le  grand  tigre  des  sables 

,  Et  le  dragon  marin  ; 

Rien  qu'en  soufflant  dessus,  comme  un  oiseau  d'un  arbre, 
11  peut  faire  envoler  de  leur  temple  de  marbre 
Les  idoles  d'airain. 

Vous  n'êtes  pas  armés?  qu'importe! 
Prends  ta  fourche,  prends  ton  marteau! 
Arrache  le  gond  de  ta  porte. 
Emplis  de  pierres  ton  manteau! 
Et  poussez  le  cri  d'espérance! 
Redevenez  la  grande  France  ! 
Redevenez  le  grand  Paris  ! 
Délivrez,  frémissants  de  rage, 
Votre  pays  de  l'esclavage, 
Votre  mémoire  du  mépris  ! 

Quoi  !  faut-il  vous  citer  les  royalistes  même? 
On  était  grand  aux  jours  de  la  lutte  suprême. 

Alors,  que  voyait-on? 
La  bravoure,  ajoutant  à  l'homme  une  coudée. 
Était  dans  les  deux  camps.  N'est-il  pas  vrai,  Vendée, 

0  dur  pays  breton? 
Pour  vaincre  un  bastion,  pour  rompre  une  muraille, 
Pour  prendre  cenl  canons  vomissanl  la  mitraille. 

Il  sullit  d'un  bâton  ! 

Si  dans  ce  cloaque  <>n  demeure, 
Si  cela  dure  encore  un  jour, 


A   CEUX   QUI   DORMENT.  313 

Si  cela  dure  encore  une  heure, 
Je  brise  clairon  et  tambour, 
Je  flétris  ces  pusillanimes, 
0  vieux  peuple  des  jours  sublimes, 
Géants  à  qui  nous  les  mêlions, 
Je  les  laisse  trembler  leurs  fièvres, 
Et  je  déclare  que  ces  lièvres 
Ne  sont  pas  vos  fils,  ô  lions! 


Jersey,  septembre  1853. 


VI 7 


LUNA 


0  France,  quoique  tu  sommeilles, 
Nous  t'appelons,  nous,  les  proscrits 
Les  ténèbres  ont  des  oreilles, 
Et  les  profondeurs  ont  des  cris. 

Le  despotisme  âpre  et  sans  gloire 
Sur  les  peuples  découragés 
Forme  la  grille  épaisse  et  noire 
Des  erreurs  et  des  préjugés  ; 

11  tient  sous  clef  l'essaim  fidèle 
Des  fermes  penseurs,  des  héros, 


310  LES    CHATIMENTS. 

Mais  l'Idée  avec  un  coup  d'aile 
Écartera  les  durs  barreaux, 

Et,  comme  en  l'an  quatrevingt-onze, 
Reprendra  son  vol  souverain; 
Car  briser  la  cage  de  bronze, 
C'est  facile  à  l'oiseau  d'airain. 

L'obscurité  couvre  le  monde, 
Mais  l'Idée  illumine  et  luit; 
De  sa  clarté  blanche  elle  inonde 
Les  sombres  azurs  de  la  nuit. 

Elle  est  le  fanal  solitaire, 

Le  rayon  providentiel. 

Elle  est  la  lampe  de  la  terre 

Qui  ne  peut  s'allumer  qu'au  ciel. 

Elle  apaise  l'âme  qui  souffre, 
Cuide  la  vie,  endort  la  mort; 
Elle  montre  aux  méchants  le  gouffre. 
Elle  montre  aux  justes  le  port. 

En  voyant  dans  la  brume  obscure 
L'Idée,  amour  des  tristes  yeux, 
Monter  calme,  sereine  et  pure, 
Sur  l'horizon  mystérieux, 

Les  fanatismes  et  les  haines 
Rugissent  devant  chaque  seuil 


LUNA.  317 

Comme  hurlent  les  chiens  obscènes 
Quand  apparaît  la  lune  en  deuil. 

Oh  !  contemplez  l'Idée  altière, 
Nations!  son  front  surhumain 
A,  dès  à  présent,  la  lumière 
Qui  vous  éclairera  demain! 


Jersey,  .juillet  1853. 


VIII 


AUX   FEMMES 


Quand  tout  se  fait  petit,  femmes,  vous  restez  grandes. 

En.  vain,  aux  murs  sanglants  accrochant  des  guirlandes, 

Ils  ont  ouvert  le  bal  et  la  danse  ;  ô  nos  sœurs, 

Devant  ces  scélérats  transformés  en  valseurs 

Vous  haussez,  —  châtiment  !  —  vos  charmantes  épaules. 

Votre  divin  sourire  extermine  ces  drôles. 

En  vain  leur  frac  brodé  scintille  ;  en  vain,  brigands, 

Pour  vous  plaire  ils  ont  mis  à  leurs  griffes  des  gants, 

Et  de  leur  vil  tricorne  ils  ont  doré  les  ganses, 

Vous  bafouez  ces  gants,  ces  fracs,  ces  élégances, 

Cet  empire  tout  neuf'et  déjà  vermoulu. 

Dieu  vous  a  tout  donné,  femmes;  il  a  voulu 


320  LES   CHATIMENTS. 

Que  les  seuls  alcyons  tinssent  tète  à  l'orage, 
Et  qu'étant  la  beauté  vous  fussiez  le  courage. 

Les  femmes  ici-bas  et  là-haut  les  aïeux, 
Voilà  ce  qui  nous  reste  ! 

Abjection  !  nos  yeux 
Plongent  dans  une  nuit  toujours  plus  épaissie. 
Oui,  le  peuple  français,  oui,  le  peuple  messie, 
Oui,  ce  grand  forgeron  du  droit  universel 
Dont,  depuis  soixante  ans,  l'enclume  sous  le  ciel 
Luit  et  sonne,  dont  l'àtre  incessamment  pétille, 
Qui  fit  voler  au  vent  les  tours  de  la  Bastille, 
Qui  broya,  se  dressant  tout  à  coup  souverain, 
Mille  ans  de  royauté  sous  son  talon  d'airain, 
Ce  peuple  dont  le  souffle,  ainsi  que  des  fumées, 
Faisait  tourbillonner  les  rois  et  les  armées, 
Qui,  lorsqu'il  se  fâchait,  brisait  sous  son  bâton 
Le  géant  Robespierre  et  le  titan  Danton, 
Oui,  ce  peuple  invincible,  oui,  ce  peuple  superbe 
Tremble  aujourd'hui,  pâlit,  frissonne  comme  l'herbe, 
Claque  des  dents,  se  cache  et  n'ose  dire  un  mot 
Devant  Magnan,  ce  reître,  et  Troplong,  ce  grimaud! 
Oui,  nous  voyons  cela!  Nous  tenant  dans  leurs  serres, 
Mangeant  les  millions  en  face  des  misères, 
Les  Fortoul,  les  liouher,  êtres  stupéfiants, 
S'étalent;  on  se  tait.  Nos  maîtres  ruffians 
A  Cayenne,  en  un  bagne,  abîme  d'agonie. 
Accouplent  l'héroïsme  avec  l'ignominie. 
On  se  tait.  Les  pontons  râlent;  que  dit-on?  rien. 


AUX    FEMMES.  321 

Des  enfants  sont  forçats  en  Afrique  ;  c'est  bien. 

Si  vous  pleurez,  tenez  votre  larme  secrète. 

Le  bourreau,  noir  faucheur,  debout  dans  sa  charrette 

Revient  de  la  moisson  avec  son  panier  plein; 

Pas  un  souffle.  Il  est  là,  ce  Tibère-Ezzelin 

Qui  se  croit  scorpion  et  n'est  que  scolopendre, 

Fusillant,  et  jaloux  de  Ilaynau  qui  peut  pendre; 

Éclaboussé  de  sang,  le  prêtre  l'applaudit; 

Il  est  là,  ce  César  chauve-souris  qui  dit 

Aux  rois  :  voyez  mon  sceptre  ;  aux  gueux:  voyez  mon  crime; 

Ce  vainqueur  qui,  béni,  lavé,  sacré,  sublime, 

De  deux  pourpres  vêtu,  dans  l'histoire  s'assied, 

Le  globe  dans  sa  main,  un  boulet  à  son  pied  ; 

Il  nous  crache  au  visage,  il  règne!  nul  ne  bouge. 

Et  c'est  à  votre  front  qu'on  voit  monter  le  rouge, 
C'est  vous  qui  vous  levez  et  qui  vous  indignez, 
Femmes  ;  le  sein  gonflé,  les  yeux  de  pleurs  baignés, 
Vous  huez  le  tyran,  vous  consolez  les  tombes. 
Et  le  vautour  frémit  sous  le  bec  des  colombes  ! 

Et  moi,  prose  rit  pensif,  je  vous  dis  :  Gloire  à  vous! 
Oh!  oui,  vous  êtes  bien  le  sexe  fier  et  doux, 
Ardent  au  dévouement,  ardent  à  la  souffrance, 
Toujours  prêt  à  la  lutte,  à  Béthulie,  en  France, 
Dont  l'àme  à  la  hauteur  des  héros  s'élargit, 
D'où  s'élève  Judith,  d'où  Charlotte  surgit! 
Vous  mêlez  la  bravoure  à  la  mélancolie. 
Vous  êtes  Porcia,  vous  êtes  Cornéhe* 
Vous  êtes  Arria  qui  saigne  et  qui  sourit; 

POÉSIE.   —  IV.  21 


322  LES    CHATIMENTS. 

Oui,  vous  avez  toujours  en  vous  ce  même  esprit 
Qui  relève  et  soutient  les  nations  tombées, 
Qui  suscite  la  Juive  et  les  sept  Machabées, 
Qui  dans  toi,  Jeanne  d'Arc,  fait  revivre  Amadis, 
Et  qui,  sur  le  chemin  des  tyrans  interdits, 
Pour  les  épouvanter  dans  leur  gloire  éphémère, 
Met  tantôt  une  vierge  et  tantôt  une  mère! 

Si  bien  que,  par  moments,  lorsqu'on  nos  visions 

Nous  voyons,  secouant  un  glaive  de  rayons, 

Dans  les  cieux  apparaître  une  figure  ailée, 

Saint  Michel  sous  ses  pieds  foulant  l'hydre  écaillée, 

Nous  disons  :  c'est  la  Gloire  et  c'est  la  Liberté! 

Et  nous  croyons,  devant  sa  grâce  et  sa  beauté, 

Quand  nous  cherchons  le  nom  dont  il  faut  qu'on  le  nomme 

Que  l'archange  est  plutôt  une  femme  qu'un  homme  ! 


Jersey,  mai  ISbô. 


i 


IX 


AU  PEUPLE 


Il  te  ressemble;  il  est  terrible  et  pacifique. 

Il  est  sous  l'infini  le  niveau  magnifique; 

Il  a  le  mouvement,  il  a  l'immensité. 

Apaisé  d'un  rayon  et  d'un  souffle  agité, 

Tantôt  c'est  l'harmonie  et  tantôt  le  cri  rauqne. 

Les  monstres  sont  à  l'aise  en  sa  profondeur  glauque  ; 

La  trombe  y  germe  ;  il  a  des  goullres  inconnus 

D'où  ceux  qui  l'ont  bravé  ne  sont  pas  revenus  ; 

Sur  son  énormité  le  colosse  chavire; 

Gomme  toi  le  despote  il  brise  le  navire; 

Le  fanal  est  sur  lui  comme  l'esprit  sur  toi; 

U  foudroie,  il  caresse,  et  Dieu  seul  sait  pourquoi; 


324  LES  CHATIMENTS. 

Sa  vague,  où  l'on  entend  comme  des  chocs  d'armures, 

Emplit  la  sombre  nuit  de  monstrueux  murmures, 

Et  Ton  sent  que  ce  flot,  comme  toi,  gouffre  humain, 

Ayant  rugi  ce  soir,  dévorera  demain. 

Son  onde  est  une  lame  aussi  bien  que  le  glaive  ; 

Il  chante  un  hymne  immense  à  Vénus  qui  se  lève; 

Sa  rondeur  formidable,  azur  universel, 

Accepte  en  son  miroir  tous  les  astres  du  ciel  ; 

Il  a  la  force  rude  et  la  grâce  superbe  ; 

Il  déracine  un  roc,  il  épargne  un  brin  d'herbe; 

Il  jette  comme  toi  l'écume  aux  fiers  sommets, 

0  peuple  ;  seulement,  lui,  ne  trompe  jamais 

Quand,  l'œil  fixe,  et  debout  sur  sa  grève  sacrée, 

Et  pensif,  on  attend  l'heure  de  sa  marée. 


u  bord  de  l'océan,  juillet  1853. 


X 


Apportez  vos  chaudrons,  sorcières  de  Shakspeare, 

Sorcières  de  Macbeth,  prenez-moi  tout  l'empire, 

L'ancien  et  le  nouveau;  sur  le  même  réchaud 

Mettez  le  gros  Berger  et  le  comte  Frochot, 

Maupas  avec  Real,  Ilullin  sur  Espinasse, 

La  Saint-Napoléon  avec  la  Saint-Ignace, 

Fould  et  Maret,  Fouché  gâté,  Troplong  pourri, 

Retirez  Austerlitz,  ajoutez  Satory, 

Penchez-vous,  crins  épars,  œil  ardent,  gorge  nue, 

Soufflez  à  pleins  poumons  le  feu  sous  la  cornue; 

Regardez  le  petit  se  dégager  du  grand, 

Faites  évaporer  Baroche  et  Talleyrand, 

Le  neveu  qui  descend  pendant  que  l'oncle  monte; 

Que  rcste-t-il  au  fond  de  l'alambic?  La  honte. 


Jersey,  26  mai  1853. 


XI 


LE   PARTI   DU   CRIME 


«  Amis  et  frères!  en  présence  de  ce  gouvernement  in» 
fàme,  négation  de  toute  morale,  obstacle  à  tout  progrès  so- 
cial, en  présence  de  ce  gouvernement  meurtrier  du  peuple 
et  violateur  des  lois,  de  ce  gouvernement  né  de  la  force  et 
qui  doit  périr  par  la  force,  de  ce  gouvernement  élevé  par 
le  crime  et  qui  doit  être  terrassé  par  le  droit,  le  français 
digne  du  nom  de  citoyen  ne  sait  pas,  ne  veut  pas  savoir 
s'il  y  a  quelque  part  des  semblants  de  scrutin,  des  comé- 
dies de  suffrage  universel  et  des  parodies  d'appel  à  la 
nation  ;  il  ne  s'informe  pas  s'il  y  a  des  hommes  qui  votent 
et  des  hommes  qui  font  voter,  s'il  y  a  un  troupeau  qu'on 
appelle  le  sénat  et  qui  délibère  et  un  autre  troupeau 
qu'on  appelle  le  peuple  et  qui  obéit  ;  il  ne  s'informe  pas 
si  le  pape  va  sacrer  au  maitre-autel  de  Notre-Dame 
l'homme  qui  —  n'en  doutez  pas,  ceci  est  l'avenir  inévi- 
table —  sera  ferré  au  poteau  par  le  bourreau  ;  —  en  pré- 
sence de  M.  Bonaparte  et  de  son  gouvernement,  le  citoyen 
digne  de  ce  nom  ne  fait  qu'une  chose  et  n'a  qu'une  chose 
à  faire  :  charger  son  fusil,  et  attendre  l'heure. 

«  Jersey,  31  octobre  1852.  » 
(Déclaration  des  proscrits  républicains  de  Jersey,  a 
propos  de  l'empire,  publiée  par  le  Moniteur,  signée 
pour  copie  conforme  : 

Victor  Hugo,  Faure,  Fombertaux.) 
«  Nous  flétrissons  de  l'énergie  la   plus  vigoureuse  de 
notre  âme  les  ignobles  et  coupables  manifestes  du  part' 
du  crime.   » 

(Riancey,  journal  l'Union,  22  novembre.) 
«  Le  parti  du  croie  relève  la  tète.  » 

(Tous  les  journaux  élyséens  en  chœur 


Ainsi  ce  gouvernant  dont  l'ongle  est  une  griffe. 
Ce  masque  impérial,  Bonaparte  apocryphe, 


328  LES  CHATIMENTS. 

A  coup  sûr  Beauharnais,  peut-être  Verhuefl, 

Qui,  pour  la  mettre  en  croix,  livra,  sbire  cruel, 

Rome  républicaine  à  Rome  catholique, 

Cet  homme,  l'assassin  de  la  chose  publique, 

Ce  parvenu,  choisi  par  le  destin  sans  yeux, 

Ainsi,  lui,  ce  glouton  singeant  l'ambitieux, 

Cette  altesse  quelconque  habile  aux  catastrophes, 

Ce  loup  sur  qui  je  lâche  une  meute  de  strophes, 

Ainsi  ce  boucanier,  ainsi  ce  chourineur 

A  fait  d'un  jour  d'orgueil  un  jour  de  déshonneur 

Mis  sur  la  gloire  un  crime  et  souillé  la  victoire  ; 

Il  a  volé,  l'infâme,  Austerlitz  à  l'histoire; 

Brigand,  dans  ce  trophée  il  a  pris  un  poignard; 

Il  a  broyé  bourgeois,  ouvrier,  campagnard; 

Il  a  fait  de  corps  morts  une  horrible  étagère 

Derrière  les  barreaux  de  la  cité  Bergère  ; 

Il  s'est,  le  sabre  en  main,  rué  sur  son  serment; 

Il  a  tué  les  lois  et  le  gouvernement, 

La  justice,  l'honneur,  tout,  jusqu'à  l'espérance; 

Il  a  rougi  de  sang,  de  ton  sang  pur,  o  France, 

Tous  nos  fleuves,  depuis  la  Seine  jusqu'au  Var; 

Il  a  conquis  le  Louvre  en  méritant  Clamar; 

Et  maintenant  il  règne,  appuyant,  ô  patrie, 

Son  vil  talon  fangeux  sur  ta  bouche  meurtrie  ; 

Voilà  ce  qu'il  a  fait;  je  n'exagère  rien; 

Et  quand,  nous  indignant  de  ce  galérien 

Et  de  tous  les  escrocs  de  cette  dictature, 

Croyant  rêver  devant  cette  affreuse  aventure, 

Nous  disons,  de  dégoût  et  d'horreur  soulevés  : 

—  Citoyens,  marchons!  Peuple,  aux  armes,  aux  pavésl 


LE   PARTI   DU  CRIME.  329 

A  bas  ce  sabre  abject  qui  n'est  pas  même  un  glaive! 
Que  le  jour  reparaisse  et. que  le  droit  se  lève!  — 
C'est  nous,  proscrits  frappés  par  ces  coquine  hardis, 
Nous,  les  assassinés,  qui  sommes  les  bandits! 
Nous  qui  voulons  le  meurtre  et  les  guerres  civiles  ! 
Nous  qui  mettons  la  torche  aux  quatre  coins  des  villes! 

Donc,  trôner  par  la  mort,  fouler  aux  pieds  le  droit  ; 
Être  fourbe,  impudent,  cynique,  atroce,  adroit; 
Dire  :  je  suis  César,  et  n'être  qu'un  maroufle  ; 
Étouffer  la  pensée  et  la  vie  et  le  souffle  ; 
Forcer  quatrevingt-neuf  qui  marche  à  reculer; 
Supprimer  lois,  tribune  et  presse;  museler 
La  grande  nation  comme  une  bête  fauve  ; 
Régner  dans  la  caserne  et  du  fond  d'une  alcôve; 
Restaurer  les  abus  au  profit  des  félons  ; 
Livrer  ce  pauvre  peuple  aux  voraces  Troplongs, 
Sous  prétexte  qu'il  fut,  loin  des  temps  où  nous  sommes, 
Dévoré  par  les  rois  et  par  les  gentilshommes  ; 
Faire  manger  aux  chiens  ce  reste  des  lions  ; 
Prendre  gaîment  pour  soi  palais  et  millions  ; 
S'afficher  tout  crûment  satrape,  et,  sans  sourdines, 
Mener  joyeuse  vie  avec  des  gourgandines; 
Torturer  des  héros  dans  le  bagne  exécré  ; 
Bannir  quiconque  est  ferme  et  fier;  vivre  entouré 
De  grecs,  comme  à  Byzance  autrefois  le  despote- 
Être  le  bras  qui  tue  et  la  main  qui  tripote  ; 
Ceci,  c'est  la  justice,  ô  peuple,  et  la  vertu! 
Et  confesser  le  droit  par  le  meurtre  abattu; 
Dans  l'exil,  à  travers  l'encens  et  les  fumées, 


330  LES  Cil  ATI. ME  NT  S. 

Dire  en  face  aux  tyrans,  dire  en  face  aux  armées 

—  Violence,  injustice  et  force  sont  vos  noms  ; 
Vous  êtes  les  soldats,  vous  êtes  les  canons  ; 

La  terre  est  sous  vos  pieds  comme  votre  royaume; 
Vous  êtes  le  colosse  et  nous  sommes  l'atome  ; 
Eh  bien!  guerre!  et  luttons,  c'est  notre  volonté, 
Vous,  pour  l'oppression,  nous,  pour  la  liberté.  — 
Montrer  les  noirs  pontons,  montrer  les  catacombes, 
Et  s'écrier,  debout  sur  la  pierre  des  tombes  : 

—  Français!  craignez  d'avoir  un  jour  pour  repentirs 
Les  pleurs  des  innocents  et  les  os  des  martyrs  ! 
Brise  l'homme  sépulcre,  ô  France!  ressuscite! 
Arrache  de  ton  flanc  ce  Néron  parasite  ! 

Sors  de  terre  sanglante  et  belle,  et  dresse-toi, 
Dans  une  main  le  glaive  et  dans  l'autre  la  loi!  — 
Jeter  ce  cri  du  fond  de  son  àme  proscrite, 
Attaquer  le  forban,  démasquer  l'hypocrite 
Parce  que  l'honneur  parle  et  parce  qu'il  le  faut, 
C'est  le  crime,  cela!  —  Tu  l'entends,  toi,  là-haut! 
Oui,  voila  ce  qu'on  dit,  mon  Dieu,  devant  ta  face! 
Témoin  toujours  présent  qu'aucune  ombre  n'efface, 
Voilà  ce  qu'on  étale  à  tes  yeux  éternels! 

Quoi  !  le  sang  fume  aux  mains  de  tous  cer,  criminels  ! 
Quoi!  les  morts,  vierge,  enfant,  vieillards  et  femmes  grosses, 
Ont  à  peine  eu  le  temps  de  pourrir  dans  leurs  fosses! 
Quoi!  Paris  saigne  encor!  quoi!  devant  tous  les  yeux, 
Son  faux  serment  est  là  qui  plane  dans  les  cieux! 
El,  voila  comme  parle  un  Lis  d'êtres  immondes! 
O  noirs  bouillonnement  des  colères  profond'- 


LE   PARTI   DU  CRIME.  331 

Et  maint  vivant,  gavé,  triomphant  et  vermeil, 

Reprend  :  —  Ce  bruit  qu'on  fait  dérange  mon  sommeil. 

Tout  va  bien.  Les  marchands  triplent  leurs  clientèles, 

Et  nos  femmes  ne  sont  que  fleurs  et  que  dentelles  ! 

—  De  quoi  donc  se  plaint-on?  crie  un  autre  quidam; 

En  flânant  sur  l'asphalte  et  sur  le  macadam, 

Je  gagne  tous  les  jours  trois  cents  francs  à  la  Bourse. 

L'argent  coule  aujourd'hui  comme  l'eau  d'une  source; 

Les  ouvriers  maçons  ont  trois  livres  dix  sous, 

C'est  superbe  ;  Paris  est  sens  dessus  dessous. 

Il  paraît  qu'on  a  mis  dehors  les  démagogues. 

Tant  mieux.  Moi,  j'applaudis  les  bals  et  les  églogues 

Du  prince  qu'autrefois  à  tort  je  reniais. 

Que  m'importe  qu'on  ait  chassé  quelques  niais? 

Quant  aux  morts,  ils  sont  morts   paix  à  ces  imbéciles  ! 

Vivent  les  gens  d'esprit!  vivent  ces  temps  faciles 

Oa  l'on  peut  à  son  choix  prendre  pour  nourricier 

Le  crédit  mobilier  ou  le  crédit  foncier! 

La  république  rouge  aboie  en  ses  cavernes, 

C'est  affreux!  Liberté,  droit,  progrès,  balivernes! 

Hier  encor  j'empochais  une  prime  d'un  franc; 

Et  moi,  je  sens  fort  peu,  j'en  conviens,  je  suis  franc, 

Les  déclamations  m'étant  indifférentes, 

La  baisse  de  l'honneur  dans  la  hausse  des  rentes.  — 

0  langage  hideux!  on  le  tient!  on  l'entend! 
Eh  bien,  sachez-le  donc,  repus  au  cœur  content, 
Que  nous  vous  le  disions  bien  une  fois  pour  toutes, 
Oui,  nous,  les  vagabonds  dispersés  sur  les  routes, 


332  LES   CHATIMENTS. 

Errant  sans  passe-port,  sans  nom  et  sans  foyer, 

Nous  autres,  les  proscrits  qu'on  ne  fait  pas  ployer, 

Nous  qui  n'acceptons  point  qu'un  peuple  s'abrutisse. 

Qui  d'ailleurs  ne  voulons,  tout  en  voulant  justice, 

D'aucune  représaille  et  d'aucun  échafaud, 

Nous,  dis-je,  les  vaincus  sur  qui  Mandrin  prévaut, 

Pour  que  la  liberté  revive,  et  que  la  honte 

Meure,  et  qu'à  tous  les  fronts  l'honneur  serein  remonte, 

Pour  affranchir  romains,  lombards,  germains,  hongrois, 

Pour  faire  rayonner,  soleil  de  tous  les  droits, 

La  république  mère  au  centre  de  l'Europe, 

Pour  réconcilier  le  palais  et  l'échoppe, 

Pour  faire  refleurir  la  fleur  Fraternité, 

Pour  foncier  du  travail  le  droit  incontesté, 

Pour  tirer  les  martyrs  de  ces  bagnes  infâmes, 

Pour  rendre  aux  fils  le  père  et  les  maris  aux  femmes, 

Pour  qu'enfin  ce  grand  siècle  et  cette  nation 

Sortent  du  Bonaparte  et  de  l'abjection, 

Pour  atteindre  à  ce  but  où  notre  âme  s'élance, 

Nous  nous  ceignons  les  reins  dans  l'ombre  et  le  silence: 

Nous  nous  déclarons  prêts,  —  prêts,  entendez-vous  bien?  -^ 

Le  sacrifice  est  tout,  la  souffrance  n'est  rien,  — 

Prêts,  quand  Dieu  fera  signe,  à  donner  notre  vie  ; 

Car  à  voir  ce  qui  vit,  la  mort  nous  fait  envie, 

Car  nous  sommes  tous  mal  sous  ce  drôle  effronté, 

Vivant,  nous  sans  patrie,  et  vous  sans  liberté! 

Oui,  sachez-le,  vous  tous  que  l'air  libre  importune 
Et  qui  dans  ce  fumier  plantez  votre  fortune, 
Nous  ne  laisserons  pas  le  peuple  s'assoupir; 


LE   PARTI    DU  CRIME.  333 

Oui,  nous  appellerons,  jusqu'au  dernier  soupir, 

Au  secours  de  la  France  aux  fers  et  presque  éteinte, 

Comme  nos  grands  aïeux,  l'insurrection  sainte; 

Nous  convierons  Dieu  môme  à  foudroyer  ceci  ; 

Et  c'est  notre  pensée  et  nous  sommes  ainsi, 

Aimant  mieux,  dût  le  sort  nous  broyer  sous  sa  roue, 

Voir  couler  notre  sang  que  croupir  votre  boue. 


jersey,  novembre  1852. 


XII 


On  dit  :  —  Soyez  prudents.  —  Puis  vient  ce  dithyrambe 
«  —  •••  Qui  veut  frapper  iNeron 

Rampe,  et  ne  se  fait  pas  précéder  d'un  ïambe 
Soufflant  dans  un  clairon. 

«  Souviens-toi  d'Ettenheim  et  des  pièges  célèbres; 

Attends  le  jour  marqué. 
Sois  comme  Ghéréas  qui  vient  dans  les  ténèbres, 

Seul,  muet  et  masqué. 

«  La  prudence  conduit  au  but  qui  sait  la  suivre. 

Marche  d'ombre  vêtu...  »  — 
C'est  bien  ;  je  laisse  à  ceux  qui  veulent  longtemps  vivre 

Cette  lâche  vertu. 

Jersey,  août  1853. 


Xlïï 


A  JUVENAL 


Retournons  à  l'école,  ô  mon  vieux  Juvénal! 
Homme  d'ivoire  et  d'or,  descends  du  tribunal 
Où  depuis  deux  mille  ans  tes  vers  superbes  tonnent. 
Il  parait,  vois-tu  bien,  ces  choses  nous  étonnent, 
Mais  c'est  la  vérité  selon  monsieur  Riancey, 
Que  lorsqu'un  peu  de  temps  sur  le  sang  a  passé, 
Après  un  an  ou  deux,  c'est  une  découverte, 
Quoi  qu'en  disent  les  morts  avec  leur  bouche  verte, 
Le  meurtre  n'est  plus  meurtre  et  le  vol  n'est  plus  vol. 
Monsieur  Veuillot,  qui  tient  d'Ignace  et  d'Auriol, 
Nous  l'affirme,  quand  l'heure  a  tourné  sur  l'horloge, 
De  notre  entendement  ceci  fait  peu  l'éloge, 

POÉSIE.    —  IV.  £2 


338  LES  CHATIMENTS. 

Pourvu  qu'à  Notre-Dame  on  brûle  de  l'encens, 

Et  que  l'abonné  vienne  aux  journaux  bien  pensants, 

Il  paraît  que,  sortant  de  son  hideux  suaire, 

Joyeux,  en  panthéon  changeant  son  ossuaire, 

Dans  l'opération  par  monsieur  Fould  aidé, 

Par  les  juges  lavé,  par  les  filles  fardé, 

0  miracle  !  entouré  de  croyants  et  d'apôtres, 

En  dépit  des  rêveurs,  en  dépit  de  nous  autres 

Noirs  poètes  bourrus  qui  n'y  comprenons  rien, 

Le  mal  prend  tout  à  coup  la  figure  du  bien. 


Il 


Il  est  l'appui  de  l'ordre;  il  est  bon  catholique; 

Il  signe  hardiment  :  prospérité  publique. 

La  trahison  s'habille  en  général  français  ; 

L'archevêque  ébloui  bénit  le  dieu  Succès; 

C'était  crime  jeudi,  mais  c'est  haut  fait  dimanche. 

Du  pourpoint  probité  l'on  retourne  la  manche. 

Tout  est  dit.  La  vertu  tombe  dans  l'arriéré. 

L'honneur  est  un  vieux  fou  dans  sa  cave  muré. 

0  grand  penseur  de  bronze,  en  nos  dures  cervelles 

Faisons  entrer  un  peu  ces  morales  nouvelles, 

Lorsque  sur  le  GrandlCombe  ou  sur  le  blanc  de  zinc 

On  a  revendu  vingt  ce  qu'on  a  payé  cinq, 

Sache  qu'un  guel-aprns  par  où  nous  triomphâmes 

Est  juste,  honnête  et  bon;  tout  au  rebours  des  femmes, 


A  JUVÉNAL.  339 

Sache  qu'en  vieillissant  le  crime  devient  beau. 

Il  plane  cygne  après  s'être  envolé  corbeau. 

Oui,  tout  cadavre  utile  exhale  une  odeur  d'ambre. 

Que  vient-on  nous  parler  d'un  crime  de  décembre 

Quand  nous  sommes  en  juin  !  l'herbe  a  poussé  dessus. 

Toute  la  question,  la  voici  :  fils,  tissus, 

Cotons  et  sucres  bruts  prospèrent;  le  temps  passe. 

Le  parjure  difforme  et  la  trahison  basse 

En  avançant  en  ège  ont  la  propriété 

De  perdre  leur  bassesse  et  leur  difformité; 

Et  l'assassinat  louche  et  tout  souillé  de  fange 

Change  son  front  de  spectre  en  un  visage  d'ange. 


m 


Et  comme  en  même  temps,  dans  ce  travail  normal, 

La  vertu  devient  faute  et  le  bien  devient  mal, 

Apprends  que,  quand  Saturne  a  soufflé  sur  leur  rôle. 

Néron  est  un  sauveur  et  Spartacus  un  drôle. 

La  raison  obstinée  a  beau  faire  du  bruit; 

La  justice,  ombre  pâle,  a  beau,  dans  notre  nuit, 

Murmurer  comme  un  souffle  à  toutes  les  oreilles  ; 

On  laisse  dans  leur  coin  bougonner  ces  deux  vieilles. 

Narcisse  gazetier  lapide  Scévola. 

Accoutumons  nos  yeux  à  ces  lumières-là 

Qui  font  qu'on  aperçoit  tout  sous  un  nouvel  angle, 

Et  qu'on  voit  Malesherbe  en  regardant  Delangle. 


340  LES  CHATIMENTS. 

Sachons  dire  :  Lebeeuf  est  grand,  Persil  est  beau; 
Et  laissons  la  pudeur  au  fond  du  lavabo. 


IV 


Le  bon,  le  sûr,  le  vrai,  c'est  Tor  dans  notre  caisse 

L'homme  est  extravagant  qui,  lorsque  tout  s'affaisse, 

Proteste  seul  debout  dans  une  nation, 

Et  porte  à  bras  tendu  son  indignation. 

Que  diable!  il  faut  pourtant  vivre  de  l'air  des  rues, 

Et  ne  pas  s'entêter  aux  choses  disparues. 

Quoi!  tout  meurt  ici-bas,  l'aigle  comme  le  ver, 

Le  charançon  périt  sous  la  neige  l'hiver, 

Quoi!  le  Pont-Neuf  fléchit  lorsque  les  eaux  sont  grosses, 

Quoi!  mon  coude  est  troué,  quoi!  je  perce  mes  chausses, 

Quoi!  mon  feutre  était  neuf  et  s'est  usé  depuis, 

Et  la  vérité,  maître,  aurait,  dans  son  vieux  puits, 

Cette  prétention  rare  d'être  éternelle  ! 

De  ne  pas  se  mouiller  quand  il  pleut,  d'être  belle 

A  jamais,  d'être  reine  en  .l'ayant  pas  le  sou, 

Et  de  ne  pas  mourir  quand  on  lui  tord  le  cou  ! 

Allons  donc!  Citoyens,  c'est  au  fait  qu'il  faut  croire! 


A  JUVÉNAL.  341 


V 


Sur  ce,  les  charlatans  prêchent  leur  auditoire 
D'idiots,  de  mouchards,  de  grecs,  de  philistins, 
Et  de  gens  pleins  d'esprit  détroussant  les  crétins  ; 
La  Bourse  rit;  la  hausse  offre  aux  badauds  ses  prismes; 
La  douce  hypocrisie  éclate  en  aphorismes  ; 
C'est  bien,  nous  gagnons  gros  et  nous  sommes  contents; 
Et  ce  sont,  Juvénal,  les  maximes  du  temps. 
Quelque  sous-diacre,  éclos  dans  je  ne  sais  quel  bouge, 
Trouva  ces  vérités  en  balayant  Montrouge, 
Si  bien  qu'aujourd'hui,  fiers  et  rois  des  temps  nouveaux, 
Messieurs  les  aigrefins  et  messieurs  les  dévots 
Déclarent,  s'éclairant  aux  lueurs  de  leur  cierge, 
Jeanne  d'Arc  courtisane  et  Messaline  vierge. 

Voilà  ce  que  curés,  évoques,  talapoins, 
Au  nom  du  Dieu  vivant,  démontrent  en  trois  points, 
Et  ce  Tue  le  filou  qui  fouille  dans  ma  poche 
Prouve  par  A  plus  B,  par  Argout  plus  Baroche. 


342  LES  CHATIMENTS. 


VI 


Maître!  voilà-t-il  pas  de  quoi  nous  indigner? 

A  quoi  bon  s'exclamer?  à  quoi  bon  trépigner? 

Nous  avons  l'habitude,  en  songeurs  que  nous  sommes. 

De  contempler  les  nains  bien  moins  que  les  grands  hommes; 

Même  toi,  satirique,  et  moi,  tribun  amer, 

Nous  regardons  en  haut,  le  bourgeois  dit  :  en  l'air; 

C'est  notre  infirmité.  Nous  fuyons  la  rencontre 

Des  sots  et  des  méchants.  Quand  le  Dombidau  montre 

Son  crâne  et  que  le  Fould  avance  son  menton, 

J'aime  mieux  Jacques  Cœur,  tu  préfères  Caton  ; 

La  gloire  des  héros,  des  sages  que  Dieu  crée, 

Est  notre  vision  éternelle  et  sacrée  ; 

Éblouis,  l'œil  noyé  des  clartés  de  l'azur, 

Nous  passons  notre  vie  à  voir  dans  l'éther  pur 

Resplendir  les  géants,  penseurs  ou  capitaines, 

Nous  regardons,  au  bruit  des  fanfares  lointaines, 

Au-dessus  de  ce  monde  où  l'ombre  règne  encor, 

Mêlant  dans  les  rayons  leurs  vagues  poitrails  d'or, 

Une  foule  de  chars  voler  dans  les  nuées  ; 

Aussi  l'essaim  des  gueux  et  des  prostituées, 

Quand  il  se  heurte  cà  nous,  blesse  nos  yeux  pensas. 

Soit.  Mais  réfléchissons.  Soyons  moins  exclusifs. 
Je  hais  les  cœurs  abjects,  et  loi,  tu  t'en  défies; 
Mais  laissons-les  en  paix  dans  leurs  philosophics. 


A  JUVÉNAL.  343 


VII 


Et  puis,  môme  en  dehors  de  tout  ceci,  vraiment, 

Peut-on  blâmer  l'instinct  et  le  tempérament? 

Ne  doit-on  pas  se  faire  aux  natures  des  êtres? 

La  fange  a  ses  amants  et  l'ordure  a  ses  prêtres; 

De  la  cité  bourbier  le  vice  est  citoyen; 

OU  l'un  se  trouve  mal,  l'autre  se  trouve  bien; 

J'en  atteste  Mines  et  j'en  fais  juge  Eaque, 

Le  paradis  du  porc,  n'est-ce  pas  le  cloaque  ? 

Voyons,  en  quoi,  réponds,  génie  âpre  et  subtil, 

Cela  nous  touche-t-il  et  nous  regarde-t-il, 

Quand  l'homme  du  serment  dans  le  meurtre  patauge, 

Quand  monsieur  Beauharnais  fait  du  pouvoir  une  auge, 

Si  quelque  évêque  arrive  et  chante  alléluia, 

Si  Saint-Arnaud  bénit  la  main  qui  le  paya, 

Si  tel  ou  tel  bourgeois  le  célèbre  et  le  loue, 

S'il  est  des  estomacs  qui  digèrent  la  boue? 

Quoi!  quand  la  France  tremble  au  vent  des  trahisons, 

Stupéfaits  et  naïfs,  nous  nous  ébahissons 

Si  Parieu  vient  manger  des  glands  sous  ce  grand   chène^ 

Nous  trouvons  surprenant  que  l'eau  coule  à  la  Seine, 

Nous  trouvons  merveilleux  que  Troplong  soit  Scapin, 

Nous  trouvons  inouï  que  Dupin  soit  Dupin! 


3i4  LES    CHATIMENTS. 


Vllï 


Un  vieux  penchant  humain  mène  à  la  turpitude. 

L'opprobre  est  un  logis,  un  centre,  une  habitude, 

Un  toit,  un  oreiller,  un  lit  (iède  et  charmant, 

Un  bon  manteau  bien  ample  où  l'on  est  chaudement. 

L'opprobre  est  le  milieu  respirable  aux  immondes. 

Quoi!  nous  nous  étonnons  d'ouïr  dans  les  deux  mondes 

Les  dupes  faisant  chœur  avec  les  chenapans, 

Les  gredins,  les  niais  vanter  ce  guet-apens. 

Mais  ce  sont  là  les  lois  de  la  mère  nature. 

C'est  de  l'antique  instinct  l'éternelle  aventure. 

Par  le  point  qui  séduit  ses  appétits  flattés 

Chaque  bête  se  plaît  aux  monstruosités. 

Quoi  !  ce  crime  est  hideux  !  quoi  !  ce  crime  est  stupide! 

N'est-il  plus  d'animaux  pour  l'admirer?  Le  vide 

S'est-il  fait?  N'est-il  plus  d'êtres  vils  et  rampants? 

N'est-il  plus  de  chacals?  n'est-il  plus  de  serpents? 

Quoi!  les  baudets  ont-ils  pris  tout  à  coup  des  ailes, 

Et  se  sont- ils  enfuis  aux  voûtes  éternelles? 

De  la  création  l'âne  a-t-il  disparu? 

Quand  Cyrus,  Annibal,  César,  montaient  à  cru 

Cet  effrayant  cheval  qu'on  appelle  la  gloire, 

Quand,  ailés,  effarés  de  joie  et  de  victoire, 

Ils  passaient  flartfboyants  au  fond  des  eieux  vermeils, 

Les  aigles  leur  criaient  :  vous  êtes  nos  pareils  1 


A   JUVÉNAL.  345 

Les  aigles  leur  criaient  :  vous  portez  le  tonnerre! 

Aujourd'hui  les  hiboux  acclament  Lacenaire. 

Eh  bien  !  je  trouve  bon  que  cela  soit  ainsi. 

J'applaudis  les  hiboux  et  je  leur  dis  :  merci. 

La  sottise  se  mêle  à  ce  concert  sinistre, 

Tant  mieux.  Dans  sa  gazette,  ô  Juvénal,  tel  cuistre 

Déclare,  avec  messieurs  d'Arras  et  de  Beauvais, 

Mandrin  très  bon,  et  dit  l'honnête  homme  mauvais, 

Foule  aux  pieds  les  héros  et  vante  les  infâmes, 

C'est  tout  simple;  et,  vraiment,  nous  serions  bonnes  âmes 

De  nous  émerveiller  lorsque  nous  entendons 

Les  Veuillots  aux  lauriers  préférer  les  chardons. 


IX 


Donc  laissons  aboyer  la  conscience  humaine 
Comme  un  chien  qui  s'agite  et  qui  tire  sa  chaîne. 
Guerre  aux  justes  proscrits!  gloire  aux  coquins  fêtés1 
Et  faisons  bonne  mine  à  ces  réalités. 
Acceptons  cet  empire  unique  et  véritable. 
Saluons  sans  broncher  Trestaillon  connétable, 
Mingrat  grand  aumônier,  Bosco  grand  électeur; 
Et  ne  nous  fâchons  pas  s'il  advient  qu'un  rhéteur, 
Un  homme  du  sénat,  un  homme  du  conclave, 
Un  eunuque,  un  cagot,  un  sophiste,  un  esclave, 
Esprit  sauteur  prenant  la  phrase  pour  tremplin, 
Après  avoir  chanté  César  de  grandeur  plein, 


340  LES  CHATIMENTS. 

Et  ses  perfections  et  ses  mansuétudes, 

Insulte  les  bannis  jetés  aux  solitudes, 

Ces  brigands  qu'a  vaincus  Tibère  Amphitryon. 

Vois-tu,  e'-eat  un  talent  de  plus  dans  l'histrion; 

C'est  de  l'art  de  flatter  le  plus  exquis  peut-être  ; 

On  chatouille  moins  bien  Henri  huit,  le  bon  maître, 

En  louant  Henri  huit  qu'en  déchirant  Morus. 

Les  dictateurs  d'esprit,  bourrés  d'éloges  crus, 

Sont  friands,  dans  leur  gloire  et  dans  leurs  arrogances, 

De  ces  raffinements  et  de  ces  élégances. 

Poëte,  c'est  ainsi  que  les  despotes  sont. 

Le  pouvoir,  les  honneurs  sont  plus  doux  quand  ils  ont 

Sur  l'échafaud  du  juste  une  fenêtre  ouverte. 

Les  exilés,  pleurant  près  de  la  mer  déserte, 

Les  sages  torturés,  les  martyrs  expirants 

Sont  l'assaisonnement  du  bonheur  des  tyrans. 

Juvénal,  Juvénal,  mon  vieux  lion  classique, 

Notre  vin  de  Champagne  et  ton  vin  de  Massique, 

Les  festins,  les  palais  et  le  luxe  effréné, 

L'adhésion  du  prêtre  et  l'amour  de  Phryné, 

Les  triomphes,  l'orgueil,  les  respects,  les  caresses, 

Toutes  les  voluptés  et  toutes  les  ivresses 

Dont  s'abreuvait  Séjan,  dont  se  gorgeait  Rufin, 

Sont  meilleures  à  boire,  on'  un  goût  bien  plus  lin, 

Si  l'on  n'es!  pas  un  sot  à  cervelle  exiguë, 

Dans  la  coupe  où  Socrate  hier  bu!  la  ciguë! 

Jersey,  novembre  1852. 


XIV 


FLOREAL 


Au  retour  des  beaux  jours,  dans  ce  vert  floréal 
Où  meurent  les  Danton  trahis  par  les  Real, 
Quand  l'étable  s'agite  au  fond  des  métairies, 
Quand  l'eau  vive  au  soleil  se  change  en  pierreries, 
Quand  la  grisette  assise,  une  aiguille  à  la  main, 
Soupire,  et,  de  côté  regardant  le  chemin, 
Voudrait  aller  cueillir  des  fleurs  au  lieu  de  coudre, 
Quand  les  nids  font  l'amour,  quand  le  pommier  se  poudre 
Pour  le  printemps  ainsi  qu'un  marquis  pour  le  bal, 
Quand,  par  mai  réveillés,  Charles  douze,  Annibal, 


348  LES    CHATIMENTS. 

Disent  :  c'est  l'heure  !  et  font  vers  les  sanglants  tumultes 

Rouler,  l'un  les  canons,  l'autre  les  catapultes; 

Moi,  je  crie  :  ô  soleil!  salut!  parmi  les  fleurs 

J'entends  les  gais  pinsons  et  les  merles  sifïlcurs; 

L'arbre  chante;  j'accours;  ô  printemps!  on  vit  double; 

Gallus  entraîne  au  bois  Lycoris  qui  se  trouble; 

Tout  rayonne;  et  le  ciel,  couvant  l'homme  enchanté, 

N'est  plus  qu'un  grand  regard  plein  de  sérénité  ! 

Alors  l'herbe  m'invite  et  le- pré  me  convie; 

Alors  j'absous  le  sort,  je  pardonne  à  la  vie, 

Et  je  dis  :  Pourquoi  faire  autre  chose  qu'aimer? 

Je  sens,  comme  au  dehors,  tout  en  moi  s'animer, 

Et  je  dis  aux  oiseaux  :  —  Petits  oiseaux,  vous  n'êtes 

Que  des  chardonnerets  et  des  bergeronnettes, 

Vous  ne  me  connaissez  pas  même,  vous  allez 

Au  hasard  dans  les  champs,  dans  les  bois,  dans  les  blés, 

Pêle-mêle,  pluviers,  grimpereaux,  hochequeues, 

Dressant  vos  huppes  d'or,  lissant  vos  plumes  bleues; 

Vous  êtes,  quoique  beaux,  très  bêtes  ;  votre  loi, 

C'est  d'errer;  vous  chantez  en  l'air  sans  savoir  quoi; 

Eh  bien,  vous  m'inondez  d'émotions  sacrées! 

Et  quand  je  vous  entends  sur  les  branches  dorées, 

Oiseaux,  mon  aile  s'ouvre,  et  mon  cœur  rajeuni 

Boit  à  l'amour  sans  fond  et  s'emplit  d'infini!  — 

Et  je  me  laisse  aller  aux  longuas  rêveries. 

O  feuilles  d'arbre!  oubli!  bœufs  mugissants!  prairies/1 

Mais  dans  ces  moments-là,  lu  le  sais,  Juvénal, 

Qu'il  sorte  par  hasard  de  ma  poche  un  journal, 

Et  que  mon  œil  distrait,  qui  vers  les  cieux  remonte, 

Heurte  l'un  de  ces  noms  qui  veulent  dire  honte, 


FLORÉAL.  343 

Alors  toute  l'horreur  revient;  dans  les  bois  verts 
Xémésis  m'apparait,  et  me  montre,  à  travers 
Les  rameaux  et  les  fleurs,  sa  gorge  de  furie. 


C'est  que  tu  veux  tout  l'homme,  ô  devoir!  ô  patrie! 
C'est  que  lorsque  ton  flanc  saigne,  ô  France,  tu  veux 
Que  l'angoisse  nous  tienne  et  dresse  nos  cheveux, 
Que  nous  ne  regardions  plus  autre  chose  au  monde, 
Et  que  notre  œil,  noyé  dans  la  pitié  profonde, 
Cesse  de  voir  les  cieux  pour  ne  voir  que  ton  sang! 


Et  je  me  lève,  et  tout  s'efface,  et,  frémissant, 

Je  n'ai  plus  sous  les  yeux  qu'un  peuple  à  la  torture, 

Crimes  sans  châtiment,  griefs  sans  sépulture, 

Les  géants  garrottés  livrés  aux  avortons, 

Femmes  dans  les  cachots,  enfants  dans  les  pontons, 

Bagnes,  sénats,  proscrits,  cadavres,  gémonies; 

Alors,  foulant  aux  pieds  toutes  les  fleurs  ternies, 

Je  m'enfuis,  et  je  dis  à  ce  soleil  si  doux  : 

Je  veux  l'ombre!  et  je  dis  aux  oiseaux  :  taisez-vous! 


Et  je  pleure!  et  la  strophe  éclose  de  ma  bouche 
Bat  mon  front  orageux  de  son  aile  farouche. 


Ainsi  pas  de  printemps!  ainsi  pas  de  ciel  bleu! 
O  bandits,  et  toi,  fils  d'IIortense  de  Saint-Leu, 


350  LES  CHATIMENTS. 

Soyez  maudits,  d'abord  d'être  ce  que  vous  êtes, 

Et  puis  soyez  maudits  d'obséder  les  poètes  ! 

Si  >yez  maudits,  Troplong,  Fould,  Magnan,  Faustin  deux, 

De  faire  au  penseur  triste  un  cortège  hideux, 

De  le  suivre  au  désert,  dans  les  champs,  sous  les  ormes, 

De  mêler  aux  forêts  vos  figures  difformes! 

Soyez  maudits,  bourreaux  qui  lui  masquez  le  jour, 

D'emplir  de  haine  un  cœur  qui  déborde  d'amour! 


Jersey,  28  mai  1858. 


XV 


STELLA 


Je  m'étais  endormi  la  nuit  près  de  la  grève. 
Un  vent  frais  m'éveilla,  je  sortis  de  mon  rêve, 
J'ouvris  les  yeux,  je  vis  l'étoile  du  matin. 
Elle  resplendissait  au  fond  du  ciel  lointain 
Dans  une  blancheur  molle,  infinie  et  charmante. 
Aquilon  s'enfuyait  emportant  la  tourmente. 
L'astre  éclatant  changeait  la  nuée  en  duvet. 
C'était  une  clarté  qui  pensait,  qui  vivait; 
Elle  apaisait  recueil  où  la  vague  déferle  ; 
On  croyait  voir  une  âme  à  travers  une  perle. 
Il  faisait  nuit  encor,  l'ombre  régnait  en  vain, 
Le  ciel  s'illuminait  d'un  sourire  divin. 
La  lueur  argentait  le  haut  du  mât  qui  penche; 
Le  navire  était  noir,  mais  la  voile  était  blanche; 
Des  goélands  debout  sur  un  escarpement, 
Attentifs,  contemplaient  l'étoile  gravement 
Comme  un  oiseau  céleste  et  fait  d'une  étincelle 


352  LES  CHATIMENTS. 

L'océan  qui  ressemble  au  peuple  allait  vers  elle, 
Et,  rugissant  tout  bas,  la  regardait  briller, 
Et  semblait  avoir  peur  de  la  faire  envoler. 
Un  ineffable  amour  emplissait  l'étendue. 
L'herbe  verte  à  mes  pieds  frissonnait  éperdue, 
Les  oiseaux  se  parlaient  dans  les  nids;  une  fleur 
Qui  s'éveillait  me  dit  :  c  est  l'étoile  ma  sœur. 
Et  pendant  qu'à  longs  plis  l'ombre  levait  son  voile, 
J'entendis  une  voix  qui  venait  de  l'étoile 
Et  qui  disait  :  —  Je  suis  l'astre  qui  vient  d'abord. 
Je  suis  celle  qu'on  croit  dans  la  tombe  et  qui  sort. 
J'ai  lui  sur  le  Sina,  j'ai  lui  sur  le  Taygète  ; 
Je  suis  le  caillou  d'or  et  de  feu  que  Dieu  jette, 
Comme  avec  une  fronde,  au  front  noir  de  la  nuit. 
Je  suis  ce  qui  renaît  quand  un  monde  est  détruit. 
0  nations!  je  suis  la  Poésie  ardente. 
J'ai  brillé  sur  Moïse  et  j'ai  brillé  sur  Dante. 
Le  lion  océan  est  amoureux  de  moi. 
J'arrive.  Levez-vous,  vertu,  courage,  foi  ! 
Penseurs,  esprits,  montez  sur  la  tour,  sentinelles, 
Paupières,  ouvrez-vous,  allumez-vous,  prunelles, 
Terre,  émeus  le  sillon,  vie,  éveille  le  bruit, 
Debout,  vous  qui  dormez  !  —  car  celui  qui  me  suit, 
Car  celui  qui  m'envoie  en  avant  la  première, 
C'est  l'ange  Liberté,  c'est  le  géant  Lumière! 

Jersey,  31  août  1853. 


XVI 


LES  TROIS   CHEVAUX 


Trois  chevaux,  qu'on  avait  attachés  au  même  arbre, 
Causaient. 


L'un,  coureur  leste  à  la  croupe  de  marbre, 
Valait  cent  mille  francs,  était  vainqueur  d'Epsom, 
Et,  tout  harnaché  d'or,  s'écriait  :  sum  qui  sumî 
Cela  parle  latin,  les  bêtes.  Des  mains  blanches 
Cent  fois  de  ce  pur-sang  avaient  flatté  les  hanches, 
Et  souvent  il  avait,  dans  le  turf  ébloui, 
Senti  courir  les  cœurs  des  femmes  après  lui. 
De  là  bien  des  succès  à  son  propriétaire. 


Le  second  quadrupède  était  un  militaire, 
Uu  dada  formidable,  une  brute  d'acier, 

POÉSIE.  —  IV.  23 


3o'.  LES  CHATIMENTS. 

Un  cheval  que  Racine  eîil  appelé  coursier. 

H  se  dressait,  bridé,  superbe,  ivre  de  joie, 

D'autant  plus  triomphant  qu'il  avait  l'œil  d'une  oie. 

Sur  sa  housse  ou  lisait  :  Essling,  Ulm,  Iéna. 

Il  avait  la  fierté  massive  que  l'on  a 

Lorsqu'on  est  orgueilleux  de  tout  ce  qu'on  ignore; 

Son  caparaçon  fauve  était  riche  et  sonore; 

Il  piaffait,  il  semblait  écouter  le  tambour. 


Et  le  troisième  était  un  cheval  de  labour. 
Un  bât  de  corde  au  cou,  c'était  là  sa  toilette. 
Triste  bête!  on  croyait  voir  marcher  un  squelette, 
Ayant  assez  de  peau  sous  la  bise  et  le  vent 
Pour  faire  un  peu  l'effet  d'un  être  encor  vivant. 


Le  beau  cheval  de  luxe,  espèce  de  jocrisse, 
Disait  : 


—  Ici  le  pape,  et  là  le  baron  Brissc; 
Pour  l'estomac  Brébant,  pour  l'âme  Loyola; 
Être  béni,  bien  boire  et  bien  manger,  voilà 
Ce  ^ue  prêche  mon  maître;  et- moi,  roi  de  la  joule, 
J'estime  que  mon  maitre  a  raison,  et  j'ajmiir 
Que  les  cocottes  font  l'ornemeni  du  derby. 
Il  faut  au  peuple  un  dieu  par  les  prêtres  fourbi, 
A  nous  une  écurie  en  acajou,  la  bible 
Pour  l'homme,  et' des  journaux,  morbleu,  le  moins  possible, 


LES    TROIS   CHEVAUX.  355 


Le  Jockey-Club  vaut  mieux  que  l'esprit  Légion. 

Pas  de  société  sans  la  religion. 

Si  je  n'étais  cheval,  je  voudrais  être  moine. 


—  Moi,  je  voudrais  manger  parfois  un  peu  d'avoine 
Et  de  foin,  soupira  le  cheval  paysan. 
Je  travaille  beaucoup,  et  je  suis,  jugez-en 
Par  ma  côte  saignante  et  mon  échine  maigre, 
Presque  aussi  mal  traité  que  l'homme  appelé  nègre. 
Compter  les  coups  de  fouet  que  je  reçois  serait 
Compter  combien  d'oiseaux  chantent  dans  la  forêt; 
J'ai  faim,  j-'ai  soif,  j'ai  froid;  je  ne  suis  pas  féroce, 
Mais  je  suis  malheureux. 


Ainsi  parla  la  rosse. 


Le  cheval  de  bataille  alors,  plein  de  fureur, 
Indigné,  bien  pensant,  dit  :  —  Vive  l'empereur' 


XVII 


APPLAUDISSEMENT 


0  grande  nation,  vous  avez  à  cette  heure, 

Tandis  qu'en  bas  dans  l'ombre  on  souffre,  on  râle,  on  pleure^ 

Un  empire  qui  fait  sonner  ses  étriers, 

Les  éblouissements  des  panaches  guerriers, 

Une  cour  où  pourrait  trôner  le  roi  de  Thune, 

Une  Bourse  où  l'on  peut  faire  en  huit  jours  fortune, 

Des  rosières  jetant  aux  soldats  leurs  bouquets; 

Vous  avez  des  abbés,  des  juges,  des  laquais, 

Dansant  sur  des  sacs  d'or  une  danse  macabre, 

La  banque  à  deux  genoux  qui  harangue  le  sabre, 

Des  boulets  qu'on  empile  au  fond  des  arsenaux, 

Un  sénat,  les  sermons  remplaçant  les  journaux, 

Des  maréchaux  dorés  sur  toutes  les  coutures, 


358  LES  CHATIMENTS. 

Un  Paris  qu'on  refait  tout  à  neuf,  des  voitures 

A  huit  chevaux,  entrant  dans  le  Louvre  à  grand  bruit, 

Des  fêtes  tout  le  jour,  des  hais  toute  la  nuit, 

Des  lampions,  des  jeux,  des  spectacles;  en  somme, 

Tu  t'es  prostituée  à  ce  misérable  homme! 

Tout  ce  que  tu  conquis  est  tombé  de  tes  mains; 
On  dit  les  vieux  français  comme  les  vieux  romains, 
Et  leur  nom  fait  songer  leurs  fils  rouges  de  honte; 
Le  monde  aimait  la  gloire  et  t'en  demande  compte, 
Car  il  se  réveillait  au  bruit  de  ton  clairon. 
Tu  contemples  d'un  œil  abruti  ton  Néron 
Qu'entourent  des  Romieux  déguisés  en  Sénèques; 
Tu  te  complais  à  voir  brailler  ce  tas  d'évêques 
Qui,  pendant  que  César  se  vautre  en  son  harem, 
Entonnent  leur  Sahum  fac  imper atorem. 
(Au  fait,  faquin  devait  se  trouver  dans  la  phrase.) 
Ton  âme  est  comme  un  chien  sous  le  pied  qui  l'écrase  ; 
Ton  fier  quatrevingt-neuf  reçoit  des  coups  de  fouet 
D'un  gueux  qu'hier  encor  l'Europe  bafouait. 
Tes  propres  souvenirs,  folle,  tu  les  lapides. 
La  Marseillaise  est  morte  à  tes  lèvres  stupides. 
Ton  Champ  de  Mars  subit  ces  vainqueurs  répugnants, 
Ces  Maupas,  ces  Fontouls,  ces  Bertr.an.ds,  ces  Magnans, 
Tous  ces  tueurs  portant  le  tricorne  en  équerre, 
Et  Korte,  et  Carrelet,  et.  Canrobcrt  Macaire. 
Tu  u'es  plus  rien;  c'est  dit,  c'est  fait,  c'e&l  établi. 
Tu  ne  sais  même  plus,  dans  ce  lugubre  oubli 
Quelle  est  la  nation  qui  brisa  la  Bastilli  . 
On  te  voit  le  dimanche  aller  à  la  Courtille, 


APPLAUDISSEMENT.  PS9 

Riant,  sautant,  buvant,  sans  un  instinct  moral, 
Comme  une  drôlesse  ivre  au  bras  d'un  caporal. 
Des  soufflets  qu'il  te  donne  on  ne  sait  plus  le  nombre. 
Et,  tout  en  revenant  sur  ce  boulevard  sombre 
Où  le  meurtre  a  rempli  tant  de  noirs  corbillards, 
Où  bourgeois  et  passants,  femmes,  enfants,  vieillards, 
Tombèrent  effarés  d'une  attaque  soudaine, 
Tu  chantes  Turlurette  et.  la  Faridondaine! 

C'est  bien,  descends  encore  et  je  m'en  réjouis, 

Car  ceci  nous  promet  des  retours  inouïs, 

Car,  France,  c'est  ta  loi  de  ressaisir  l'espace, 

Car  tu  seras  bien  grande  ayant  été  si  basse! 

L'avenir  a  besoin  d'un  gigantesque  effort. 

Va,  traîne  l'affreux  char  d'un  satrape  ivre-mort, 

Toi,  qui  de  la  victoire  as  conduit  les  quadriges. 

J'applaudis.  Te  voilà  condamnée  aux  prodiges. 

Le  monde,  au  jour  marqué,  te  verra  brusquement 

Égaler  la  revanche  à  l'avilissement, 

0  Patrie,  et  sortir,  changeant  soudain  de  forme. 

Par  un  immense  éclat  de  cet  opprobre  énorme! 

Oui,  nous  verrons,  ainsi  va  le  progrès  humain, 

De  ce  vil  aujourd'hui  naître  un  fier  lendemain, 

Et  tu  rachèteras,  ô  prêtresse,  ô  guerrière, 

Par  cent  pas  en  avant  chaque  pas  en  arrière! 

Donc  recule  et  descends  !  tombe,  ceci  me  plaît 

Flatte  le  pied  du  maître  et  le  pied  du  valet! 

Plus  bas  !  baise  Troplong  !  plus  bas  !  lèche  Baroche  ! 

Descends,  car  le  jour  vient,  descends,  car  l'heure  approche, 

Car  tu  vas  t'élancer,  ô  grand  peuple  courbé, 


360  LES   CHATIMENTS. 

Et,  comme  le  jaguar  dans  un  piège  tombé, 

Tu  donnes  pour  mesure,  en  tes  ardentes  luttes, 

A  la  hauteur  des  bonds  la  profondeur  des  chutes! 

Oui,  je  me  réjouis;  oui,  j'ai  la  foi;  je  sais 
Qu'il  faudra  bien  qu'enfin  tu  dises  :  c'est  assez! 
Tout  passe  à  travers  toi  comme  à  travers  le  crible, 
Mais  tu  t'éveilleras  bientôt,  pâle  et  terrible, 
Peuple,  et  tu  devieudras  superbe  tout  à  coup. 
De  cet  empire  abject,  bourbier,  cloaque,  égout, 
Tu  sortiras  splendide,  et  ton  aile  profonde 
En  secouant  la  fange  éblouira  le  monde! 
Et  les  couronnes  d'or  fondront  au  front  des  rois, 
Et  le  pape,  arrachant  sa  tiare  et  sa  croix, 
Tremblant,  se  cachera  comme  un  loup  sous  sa  chaire, 
Et  la  Thémis  aux  bras  sanglants,  cette  bouchère, 
S'enfuira  vers  la  nuit,  vieux  monstre  épouvanté, 
Et  tous  les  yeux  humains  s'empliront  de  clarté, 
Et  l'on  battra  des  mains  de  l'un  à  l'autre  pôle, 
Et  tous  les  opprimés,  redressant  leur  épaule, 
Se  sentiront  vainqueurs,  délivrés  et  vivants, 
Rien  qu'à  te  voir  jeter  ta  honte  aux  quatre  vents! 


Jerso}-,  septembre  1853. 


LIVRE  VII 


LES  SAUVEURS  SE  SAUVERONT 


LA    CARAVANE 


■■-■■' 


'•:. 


Sonnez,  sonnez  toujours,  clairons  de  la  pensée. 

Quand  Josué  rêveur,  la  tête  aux  cieux  dressée, 

Suivi  des  siens,  marchait,  et,  prophète  irrité, 

Sonnait  de  la  trompette  autour  de  la  cité, 

Au  premier  tour  qu'il  fit  le  roi  se  mit  à  rire; 

Au  second  tour,  riant  toujours,  il  lui  fit  dire  : 

—  Crois-tu  donc  renverser  ma  ville  avec  du  vent  ? 

A  la  troisième  fois  l'arche  allait  en  avant, 

Puis  les  trompettes,  puis  toute  l'armée  en  marche, 

Et  les  petits  enfants  venaient  cracher  sur  l'arche, 

Et,  soufflant  dans  leur  trompe,  imitaient  le  clairon; 

Au  quatrième  tour,  bravant  les  fils  d'Aaron, 


364  LES  CHATIMENTS. 

Entre  les  vieux  créneaux  tout  brunis  par  la  rouille, 
Les  femmes  s'asseyaient  en  filant  leur  quenouille, 
Et  se  moquaient  jetant  des  pierres  aux  hébreux; 
A  la  cinquième  fois,  sur  ces  murs  ténébreux, 
Aveugles  et  boiteux  vinrent,  et  leurs  huées 
Raillaient  le  noir  clairon  sonnant  sous  les  nuées  ; 
A  la  sixième  fois,  sur  sa  tour  de  granit 
Si  haute  qu'au  sommet  l'aigle  faisait  son  nid, 
Si  dure  que  l'éclair  l'eût  en  vain  foudroyée, 
Le  roi  revint,  riant  à  gorge  déployée, 
Et  cria  :  —  Ces  hébreux  sont  bons  musiciens  !  — 
Autour  du  roi  joyeux,  riaient  tous  les  anciens 
Qui  le  soir  sont  assis  au  temple  et  délibèrent. 

A  la  septième  fois,  les  murailles  tombèrent. 


Jeisey,  19  mars  1853. 


ÏI 


LA  RECULADE 


Je  disais  :  —  Ces  soldats  ont  la  tête  trop  basse. 

Il  va  leur  ouvrir  des  chemins. 
Le  peuple  aime  la  poudre,  et  quand  le  clairon  passe 

La  France  chante  et  bat  dos  mains. 
La  guerre  est  une  pourpre  où  le  meurtre  se  drape; 

Il  va  crier  son  :  quos  ego  ! 
Un  beau  jour,  de  son  crime,  ainsi  que  d'une  trappe, 

Nous  verrons  sortir  Marengo. 
Il  faut  bien  qu'il  leur  jette  enfin  un  peu  de  gloire 

Après  tant  de  honte  et  d'horreur! 


366  LES  CHATIMENTS. 

Que,  vainqueur,  il  défile  avec  tout  son  prétoire 

devant  Troplong  le  procureur; 
Qu'il  tâche  de  cacher  son  carcan  à  l'histoire, 

El  qu'il  fasse  par  ie  doreur 
Ajuster  sa  sellette  au  vieux  char  de  victoire 

Où  monta  le  grand  empereur. 
Il  voudra  devenir  César,  frapper,  dissoudre 

Les  anciens  états  ébranlés, 
Et,  calme,  h  l'univers  montrer,  tenant  la  foudre, 

La  main  qui  fit  les  fausses  clés. 
Il  fera  du  vieux  monde  éclater  la  machine; 

Il  voudra  vaincre  et  surnager. 
Hudson  Lowe,  Blucher,  Wellington,  Rostopschine, 

Que  de  souvenirs  a  venger! 
L'occasion  abonde  à  l'époque  où  nous  sommes, 

Il  saura  saisir  le  moment. 
On  ne  peut  pas  rester  avec  cinq  cent  mille  hommes 

Dans  la  fange  éternellement. 
Il  ne  peut  les  laisser  courbés  sous  leur  sentence  ; 

Il  leur  faut  les  hauts  faits  lointains; 
A  la  meute  guerrière  il  faut  une  pitance 

De  lauriers  et  de  bulletins. 
Ces  soldats,  que  Décembre  orne  comme  une  dartre, 

Ne  peuvent  pus,  chiens  avilis, 
Ronger  à  tout  jamais  le  boulevard  Montmartre, 

Quand  leurs  pères  ont  Austerlitz!  — 


LA    RECULADE.  367 


II 


Eli  bien  non!  je  rêvais.  Illusion  détruite! 

Gloire!  songe,  néant,  vapeur! 
0  soldats!  quel  réveil!  l'empire,  c'est  la  fuite. 

Soldats  !  l'empire,  c'est  la  peur. 
Ce  Mandrin  de  la  paix  est  plein  d'instincts  placides 

Ce  Schinderhannes  craint  les  coups. 
0  châtiment!  pour  lui  vous  fûtes  parricides, 

Soldats,  il  est  poltron  pour  vous. 
Votre  gloire  a  péri  sous  ce  hideux  incube 

Aux  doigts  de  fange,  au  cœur  d'airain. 
Ah!  frémissez!  le  czar  marche  sur  le  Danube, 

Vous  ne  marchez  pas  sur  le  Rhin  ! 


0  nos  pauvres  enfants!  soldats  de  notre  France! 

0  triste  armée  à  l'œil  terni  ! 
Adieu  la  tente  !  adieu  les  camps  !  plus  d'espérance  ! 

Soldats!  soldats!  tout  est  fini! 
N'espérez  plus  laver  dans  les  combats  le  crime 

Dont  vous  êtes  éclaboussés. 


368  LES  CHATIMENTS. 

Pour  nous  ce  fut  le  piège  et  pour  vous  c'est  l'abîme. 

Cartouche  règne  ;  c'est  assez. 
Oui,  Décembre  à  jamais  vous  tient,  hordes  trompées! 

Oui,  vous  êtes  ses  vils  troupeaux! 
Oui,  gardez  sur  vos  mains,  gardez  sur  vos  épées, 

Hélas  !  gardez  sur  vos  drapeaux 
Ces  souillures  qui  font  horreur  à  vos  familles 

Et  qui  font  sourire  Dracon, 
Et  que  ne  voudrait  pas  avoir  sur  ses  guenilles 

L'équarrisseur  de  Montfaucon! 
Gardez  le  deuil,  gardez  le  sang,  gardez  la  boue! 

Votre  maître  hait  le  danger, 
Il  vous  fait  reculer;  gardez  sur  votre  joue 

L'âpre  soufflet  de  l'étranger  ! 
Ce  nain  à  sa  stature  a  rabaissé  vos  tailles 

Ce  n'est  qu'au  vol  qu'il  est  hardi 
Adieu  la  grande  guerre  et  les  grandes  batailles  ! 

Adieu  Wagram  !  adieu  Lodi  ! 
Dans  cette  horrible  glu  votre  aile  est  prisonnière. 

Derrière  un  crime  il  faut  marcher. 
C'est  fini.  Désormais  vous  avez  pour  bannière 

Le  tablier  de  ce  boucher  ! 
Renoncez  aux  combats,  au  nom  de  Grande  Armée, 

Au  vieil  orgueil  des  trois  couleurs  ; 
Renoncez  à  l'immense  et  superbe  fumée, 

Aux  femmes  vous  jetant  des  fleurs, 
A  l'encens,  aux  grands  arcs  triomphaux  que  fréquentent 

Les  ombres  des  héros  le  soir; 
Hélas!  contentez-vous  de  ces  prêtres  qui  chantent 

Des  Te  Deum  dans  Ta  bal  loir! 


LA   RECULADE.  369 

Vous  ne  conquerrez  point  la  palme  expiatoire, 
La  palme  des  exploits  nouveaux, 

Et  vous  ne  verrez  pas  se  dorer  dans  la  gloire 
La  crinière  de  vos  chevaux! 


IV 


Donc  l'épopée  échoue  avant  qu'elle  commence  ! 

Annibal  a  pris  un  calmant; 
L'Europe  admire,  et  mêle  une  huée  immense 

A  cet  immense  avortement. 
Donc  ce  neveu  s'en  va  par  la  porte  bâtarde  ! 

Donc  ce  sabreur,  ce  pourfendeur, 
Ce  masque  moustachu  dont  la  bouche  vantarde 

S'ouvrait  dans  toute  sa  grandeur, 
Ce  césar  qu'un  valet  tous  les  matins  harnache 

Pour  s'en  aller  dans  les  combats, 
Cet  ogre  galonné  dont  le  hautain  panache 

Faisait  oublier  le  front  bas, 
Ce  tueur  qui  semblait  l'homme  que  rien  n'étonne, 

Qui  jouait,  dans  les  hosanna 
Tout  barbouillé  du  sang  du  ruisseau  Tiquetonne, 

La  pantomime  d'Iéna, 
Ce  héros  que  Dieu  fit  général  des  jésuites, 

Ce  vainqueur  qui  s'est  dit  absous, 
Montre  à  Clio  son  nez  meurtri  de  pommes  cuites. 

Son  œil  éborgné  de  gros  sous! 

POÉSIE.   —  IV.  2i 


370  LES   C1IATIMKN  TS. 

El  notre  nnixv.  hélas!  sa  dupe  et  sa  complice, 

Baisse  un  front  lugubre  et  puni, 
Et  voit  sous  les  sifflets  s'enfuir  dans  la  coulisse 

Cet  écuyer  de  Franconi  ! 
Cet  histrion,  qu'on  cingle  à  grands  coups  de  lanière, 

A  le  crime  pour  seul  talent; 
Les  Saint-Barthélémy  vont  mieux  à  sa  manière 

Qu'Aboukir  et  que  Friedland. 
Le  cosaque  stupide  arrache  à  ce  superbe 

Sa  redingote  à  brandebourgs; 
L'âne  russe  a  brouté  ce  Bonaparte  en  herbe. 

Sonnez,  ciairons!  battez,  tambours! 
Tranche-montagne,  ainsi  que  Basile,  a  la  fièvre  ; 

La  colique  empoigne  Agramant; 
Sur  le  crâne  du  loup  les  oreilles  du  lièvre 

Se  dressent  lamentablement. 
Le  fier-à-bras  tremblant  se  blottit  dans  son  antre; 

Le  grand  sabre  a  peur  de  briller; 
La  fanfare  bégaie  et  meurt;  la  flotte  rentre 

Au  port,  et  l'aigle  au  poulailler! 


Et  tous  ces  capitans  dont  l'ëpaulètte  brille 
Dans  les  Louvres  et  les  châteaux 

Disent  :  —  Mangeons  la  France  et  le  peuple  en  famille 
Sire,  les  boulets  sont  brutaux. 


LA   RECULADE.  371 

Et  Forey  va  criant  :  —  Majesté,  prenez  garde. 

Reybel  dit  :  —  Morbleu,  sacrebleu! 
Tenons-nous  coi.  Le  czar  fait  manœuvrer  sa  garde. 

Ne  jouons  pas  avec  le  feu. 
Espinasse  reprend  :  —  César,  gardez  la  chambre. 

Ces  kalmoucks  ne  sont  pas  manchots. 
—  Coiffez-vous,  dit  Leroy,  du  laurier  de  décembre, 

Prince,  et  tenez-vous  les  pieds  chauds. 
Et  Magnan  dit  :  —  Buvons  et  faisons  l'amour,  sire!  — 

Les  rêves  s'en  vont  à  vau-l'eau. 
EL  dans  sa  sombre  plaine,  ô  douleur,  j  entends  rire 

Le  noir  lion  de  Waterloo! 


Jersey,  juillet  1853. 


III 


LE   CHASSEUR  NOIR 


—  Qu'es-tu,  passant?  Le  bois  est  sombre, 
Les  corbeaux  volent  en  grand  nombre, 

Il  va  pleuvoir. 

—  Je  suis  celui  qui  va  dans  l'ombre, 

Le  chasseur  noir  ! 

Les  feuilles  des  bois,  du  vent  remuées, 

Sifflent...  on  dirait 
Qu'un  sabbat  nocturne  emplit  de  huées 

Toute  la  forêt; 


374  LES  CHATIMENTS. 

Dans  une  clairière  au  sein  des  nuées, 
La  lune  apparaît. 

Chasse  le  daim,  chasse  la  biche, 

Cours  dans  les  bois,  cours  dans  la  friche, 

Voici  le  soir. 
Chasse  le  czar,  chasse  l'Autriche, 

0  chasseur  noir! 

Les  feuilles  des  bois  — 

Souffle  en  ton  cor,  boucle  ta  guêtre, 
Chasse  les  cerfs  qui  viennent  paître 

Près  du  manoir. 
Chasse  le  roi,  chasse  le  prêtre, 

0  chasseur  noir  ! 

Les  feuilles  des  bois  — 

Il  tonne,  il  pleut,  c'est  le  déluge. 
Le  renard  fuit,  pas  de  refuge 

Ki  pas  d'espoir! 
Chasse  l'espion,  chasse  le  juge, 

0  chasseur  noir! 

Les  feuilles  des  bois  — 


Tous  les  démcos  de  saint  Antoine 
Pxui'li  à  ni  dlâos  la  folie  avoine 
Sans  lYniHiivoir  ; 


LE   CHASSEUR    NOIR.  375 

Chasse  l'abbé,  chasse  le  moii  e, 
0  chasseur  noir! 


Les  feuilles  des  bois  — 

Chasse  les  ours  !  ta  meute  jappe. 
Que  pas  un  sanglier  n'échappe  ! 

Fais  ton  devoir  ! 
Chasse  César,  chasse  le  pape, 

0  chasseur  noir! 

Les  feuilles  des  bois  — 

Le  loup  de  ton  sentier  s'écarte. 
Que  ta  meute  à  sa  suite  parte! 

Cours  !  fais-le  choir  ! 
Chasse  le  brigand  Bonaparte, 

0  chasseur  noir! 

Les  feuilles  des  bois,  du  vent  remuées, 

Tombent...  on  dirait 
Que  le  sabbat  sombre  aux.  rauques  huées 

A  fui  la  forêt; 
Le  clair  chant  du  coq  perce  les  nuées; 

Ciel!  l'aube  apparaît! 

Tout  reprend  sa  force  première. 
Tu  redeviens  la  France  altière 
Si  belle  à  voir, 


376  LES  CHATIMENTS. 

L'ange  blanc  vêtu  de  lumière, 
0  chasseur  noir! 

Les  feuilles  des  bois,  du  vent  remuées, 

Tombent...  on  dirait 
Que  le  sabbat  sombre  aux  rauques  huées 

A  fui  la  forêt; 
Le  clair  chant  du  coq  perce  les  nuées, 

Ciel  !  l'aube  apparaît  ! 


Jersey,  septembre,  1853. 


IV 


L'EGOUT    DE    ROME 


Voici  le  trou.  Voici  l'échelle.  Descendez. 

Tandis  qu'au  corps  de  garde  en  face  on  joue  aux  dés 

En  riant  sous  le  nez  des  matrones  bourrues, 

Laissez  le  crieur  rauque,  assourdissant  les  rues, 

Proclamer  le  numide  ou  le  dace  aux  abois, 

Et,  groupés  sous  l'auvent  des  échoppes  de  bois, 

Les  savetiers  romains  et  les  marchandes  d'herbes 

De  la  Minerve  étrusque  échanger  les  proverbes: 

Descendez. 

Vous  voilà  dans  un  lieu  monstrueux, 
Enfer  d'ombre  et  de  boue  aux  porches  tortueux, 
Où  les  murs  ont  la  lèpre,  où,  parmi  les  pustules, 


LES  CHATIMENTS. 

Glissent  les  scorpions  mêlés  aux  tarentules. 
Morne  abîme  ! 

Au-dessus  de  ce  plafond  fangeux, 
Dans  les  eieux,  dans  le  cirque  immense  et  plein  de  jeux, 
Sur  les  pavés  sabins,  dallage  centenaire, 
Roulent  les  chars,  les  bruits,  les  vents  et  les  tonnerres; 
Le  peuple  gronde  et  rit  dans  le  forum  sacré; 
Le  navire  d'Ostie  au  port  est  amarré, 
Laïc  triomphal  rayonne,  et  sur  la  borne  agraire 
Tettent,  nus  et  divins,  Rémus  avec  son  frère 
Romulus,  louveteaux  de  la  louve  d'airain  ; 
Non  loin,  le  fleuve  Tibre  épand  son  flot  serein, 
Et  la  vache  au  (lanc  roux  y  vient  boire,  et  les  buffles 
Laissent  en  fils  d'argent  l'eau  tomber  de  leurs  mufles. 

Le  hideux  souterrain  s'étend  dans  tous  les  sens; 
Il  ouvre  par  endroits  sous  les  pieds  des  passants 
Ses  soupiraux  infects  et  flairés  par  les  truies; 
Cette  cave  se  change  en  fleuve  au  temps  des  pluies  ; 
Vers  midi,  tout  au  bord  du  soupirail  vermeil, 
Les  durs  barreaux  de  fer  découpent  le  soleil, 
Et  le  mur  apparaît  semblable  au  dos  des  zèbres; 
Tout  le  reste  est  miasme,  obscurité,  ténèbres. 
Par  places  le  pavé,  comme  chez  les  tueurs, 
Parait  sanglant;  la  pierre  a  d'affreuses  sueurs; 
Ici,  l'oubli,  la  peste  et  la  nuit  foui  leurs  (Ouvres. 
Le  rat  heurte  en  courant  la  taupe;  les  couleuvres 
Serpentent  SUf  le  mur  comme  «le  noirs  éclairs; 
'  '-son-,  les  haillons,  les  piliers  aux  pieds  verts, 


L'ÉGOUT   DE    ROME.  379 

Les  reptiles  laissant  aes  traces  de  salives, 

La  toile  d'araignée  attachée  aux  solives, 

Des  mares  dans  les  coins,  effroyables  miroirs, 

Où  nagent  on  ne  sait  quels  êtres  lents  et  noirs, 

Fout  un  fourmillement  horrible  dans  ces  ombres. 

La  vieille  hydre  chaos  rampe  sous  ces  décombres. 

On  voit  des  animaux  accroupis  et  mangeant; 

La  moisissure  rose  aux  écailles  d'argent 

Fait  sur  l'obscur  bourbier  luire  ses  mosaïques; 

L'odeur  du  lieu  mettrait  en  fuite  des  stoïques; 

Le  sol  partout  se  creuse  en  gouffres  empestés; 

Et  les  chauves-souris  volent  de  tous  côtés 

Comme  au  milieu  des  fleurs  s'ébattent  les  colombes. 

On  croit,  dans  cette  brume  tt  dans  ces  catacombes, 

Entendre  bougonner  la  mégère  Atropos; 

Le  pied  sent  dans  la  nuit  le  dos  mou  des  crapauds  ; 

L'eau  pleure;  par  moments  quelque  escalier  livide 

Plonge  lugubrement  ses  marches  dans  le  vide. 

Tout  est  fétide,  informe,  abject,  terrible  à  voir. 

Le  charnier,  le  gibet,  le  ruisseau,  le  lavoir, 

Les  vieux  parfums  rancis  dans  les  fioles  persanes, 

Le  lavabo  vidé  des  pâles  courtisanes, 

L'eau  lustrale  épandue  aux  pieds  des  dieux  menteurs* 

Le  sang  des  confesseurs  et  des  gladiateurs, 

Les  meurtres,  les  festins,  les  luxures  hardies, 

Le  chaudron  renversé  des  noires  Ganidies, 

Ce  que  Trimalcion  vomit  sur  le  chemin, 

Tous  les  vices  de  Rome,  égout  du  genre  humain, 

Suintent,  comme  en  un  crible,  à  travers  cette  voûte, 


380  LES   CHATIMENTS. 


Et  l'immonde  univers  y  filtre  goutte  à  goutte. 


Là-haut,  on  vit,  on  temt  ses  lèvres  de  carmin, 

On  a  le  lierre  au  front  et  la  coupe  à  la  main, 

Le  peuple  sous  les  fleurs  cache  sa  plaie  impurf 

Et  chante;  et  c'est  ici  que  l'ulcère  suppure. 

Ceci,  c'est  le  cloaque,  effrayant,  vil,  glacé. 

Et  Rome  tout  entière  avec  tout  son  passé, 

Joyeuse,  souveraine,  esclave,  criminelle, 

Dans  ce  marais  sans  fond  croupit,  fange  éternelle. 

C'est  le  noir  rendez-vous  de  l'immense  néant  ; 

Toute  ordure  aboutit  à  ce  gouffre  béant; 

La  vieille  au  chef  branlant  qui  gronde  et  qui  soupire 

Y  vide  son  panier,  et  le  monde,  l'empire. 

L'horreur  remplit  cet  antre,  infâme  vision. 

Toute  l'impureté  de  la  création 

Tombe  et  vient  échouer  sur  cette  sombre  rive. 

Au  fond,  on  entrevoit,  dans  une  ombre  où  n'arrive 

Pas  un  reflet  de  jour,  pas  un  souffle  de  vent, 

Quelque  chose  d'affreux  qui  fut  jadis  vivant, 

Des  mâchoires,  des  yeux,  des  ventres,  des  entrailles, 

Des  carcasses  qui  font  des  taches  aux  murailles  ; 

On  approche  et  longtemps  on  reste  l'œil  fixé 

Sur  ce  tas  monstrueux,  dans  la  bourbe  enfoncé, 

Jeté  là  par  un  trou  redouté  des  ivrognes, 

Sans  pouvoir  distinguer  si  ces  mornes  charognes 

Ont  une  forme  encor  visible  en  leurs  débris, 

Et  sont  des  chiens  crevés  ou  des  césars  pourris. 

Jersey,  30  avril  1853. 


C'était  en  juin,  j'étais  à  Bruxelle;  on  me  dit  : 
Savez-vous  ce  que  fait  maintenant  ce  bandit? 
Et  l'on  me  raconta  le  meurtre  juridique, 
Charlet  assassiné  sur  la  place  publique, 
Cirasse,  Cuisinier,  tous  ces  infortunés 
Que  cet  homme  au  supplice  a  lui-même  traînés 
Et  qu'il  a  de  ses  mains  liés  sur  la  bascule. 
0  sauveur,  ô  héros,  vainqueur  de  crépuscule, 
César!  Dieu  fait  sortir  de  terre  les  moissons, 
La  vigne,  l'eau  courante  abreuvant  les  buissons, 


382  LES  CHATIMENTS. 

Les  fruits  vermeils,  la  rose  où  l'abeille  butine, 
Les  chênes,  les  lauriers,  et  toi  la  guillotine. 

Prince  qu'aucun  de  ceux  qui  lui  donnent  leur  voix 
Ne  voudrait  rencontrer  le  soir  au  coin  d'un  bois! 

J'avais  le  front  brûlant;  je  sortis  par  la- ville. 
Tout  m'y  parut  plein  d'ombre  et  de  guerre  civile; 
Les  passants  me  semblaient  des  spectres  effarés; 
Je  m'enfuis  dans  les  champs  paisibles  et  dorés; 
0  contre-coups  du  crime  au  fond  de  l'àme  humaine! 
La  nature  ne  put  me  calmer.  L'air,  la  plaine, 
Les  fleurs,  tout  m'irritait;  je  frémissais  devant 
Ce  monde  où  je  sentais  ce  scélérat  vivant. 
Sans  pouvoir  m'apaiser,  je  fis  plus  d'une  lieue. 
Le  soir  triste  monta  sous  ia  coupole  bleue; 
Linceul  frissonnant,  l'ombre  autour  de  moi  s'accru' 
Tout  à  coup  la  nuit  vint,  et  la  lune  apparut 
Sanglante,  et  dans  les  cieux,  de  deuil  enveloppée, 
Je  regardai  rouler  cette  tête  coupée. 


Jersey,  mai  1853. 


VI 


CHANSON 


Sa  grandeur  éblouit  l'histoire. 

Quinze  ans,  il  fut 
Le  dieu  que  traînait  la  victoire 

Sur  un  all'ùt; 
L'Europe  sous  sa  loi  guerrière 

Se  débattit.  — 
Toi,  son  singe,  marche  derrière 

Petit,  petit. 


Napoléon  dans  la  bataille, 
Grave  et  serein, 


384  LES    CHATIMENTS. 

Guidait  à  travers  la  mitraille 

L'aigle  d'airain. 
Il  entra  sur  le  pont  d'Arcole, 

11  en  sortit.  — 
Voici  de  l'or,  viens,  pille  et  vole, 

Petit,  petit. 


Berlin,  Vienne,  étaient  ses  maîtresses; 

Il  les  forçait, 
Leste,  et  prenant  les  forteresses 

Par  le  corset; 
Il  triompha  de  cent  bastilles 

Qu'il  investit.  — 
Voici  pour  toi,  voici  des  filles, 

Petit,  petit. 


Il  passait  les  monts  et  les  plaines, 

Tenant  en  main 
La  palme,  la  foudre  et  les  rênes 

Du  genre  humain; 
Il  était  ivre  de  sa  gloire 

Qui  retentit.  — 
Voici  du  sang,  accours,  viens  boire, 

Petit,  petit. 


Quand  il  tomba,  lâchant  le  monde, 
L'immense  mer 


CHANSON.  385 

Ouvrit  à  sa  chute  profonde 

Le  gouffre  amer; 
Il  y  plongea,  sinistre  archange, 

Et  s'engloutit.  — . 
Toi,  tu  te  noieras  dans  la  fange, 
Petit,  petit. 


Jersey,  septembre  1853. 


POESIE.  —  IV. 


n 


VII 


PATRIA 


MUSIQUE     DE     BEETHOVEN 


Là-haut  qui  sourit? 

Est-ce  un  esprit? 

Est-ce  une  femme? 
Quel  front  sombre  et  doux! 

Peuple,  à  genoux! 

Est-ce  notre  âme 

Qui  vient  à  nous? 


Cette  figure  en  deuil 
Paraît  sur  notre  seuil, 


Voir  la  note  II,  page  456. 


388  LES  CHATIMENTS. 

Et  notre  antique  orgueil 

Sort  du  cercueil. 
Ses  fiers  regards  vainqueurs 
Réveillent  tous  les  cœurs, 
Les  nids  dans  les  buissons, 
Et  les  chansons. 


C'est  i'ange  du  jour; 

L'espoir,  l'amour 

Du  cœur  qui  pense; 
Du  monde  enchanté 

C'est  la  clarté. 

Son  nom  est  France 

Ou  Vérité. 


Bel  ange,  à  ton  miroir 
Quand  s'offre  un  vil  pouvoir, 
Tu  viens,  terrible  à  voir, 

Sous  le  ciel  noir. 
Tu  dis  au  monde  :  Allons! 
Formez  vos  bataillons  ! 
Et  ie  monde  ébloui 

Te  répond  :  Oui. 


C'est  l'ange  de  nuit. 
Rois,  il  vous  suit, 
Marquant  d'avance 


PATRIA.  339 

Le  fatal  moment 
Au  firmament. 
Son  nom  est  France 
Ou  Châtiment. 


Ainsi  que  nous  voyons 
En  mai  les  alcyons, 
Voguez,  ô  nations, 

Dans  ses  rayons! 
Son  bras  aux  cieux  dressé 
Ferme  le  noir  passé 
Et  les  portes  de  fer 

Du  sombre  enfer. 


C'est  l'ange  de  Dieu. 

Dans  le  ciel  bleu 

Son  aile  immense 
Couvre  avec  fierté 

L'humanité. 

Son  nom  est  France 

Ou  Liberté! 


Jersey,  septembre  1853. 


VIII 


LA  CARAVANE 


Sur  la  terre,  tantôt  sable,  tantôt  savane, 
L'un  à  l'autre  liés  en  longue  caravane, 
Échangeant  leur  pensée  en  confuses  rumeurs, 
Emmenant  avec  eux  les  lois,  les  faits,  les  mœurs, 
Les  esprits,  voyageurs  éternels,  sont  en  marche. 
L'un  porte  le  drapeau,  les  autres  portent  l'arche; 
Ce  saint  voyage  a  nom  Progrès.  De  temps  en  temps, 
Ils  s'arrêtent,  rêveurs,  attentifs,  haletants, 
Puis  repartent.  En  route!  ils  s'appellent,  ils  s'aident, 
Ils  vont!  Les  horizons  aux  horizons  succèdent, 


J92  LES  CHATIMENTS. 

Les  plateaux  aux  plateaux,  les  sommets  aux  sommets. 

On  avance  toujours,  on  n'arrive  jamais. 

A  chaque  étape  un  guide  accourt  à  leur  rencontre  ; 

Quand  Jean  Huss  disparaît,  Luther  pensif  se  montre: 

Luther  s'en  va,  Voltaire  alors  prend  le  flambeau; 

Quand  Voltaire  s'arrête,  arrive  Mirabeau. 

Ils  sondent,  pleins  d'espoir,  une  terre  inconnue  ; 

A  chaque  pas  qu'on  fait,  la  brume  diminue  ; 

Ils  marchent,  sans  quitter  des  yeux  un  seul  instant 

Le  terme  du  voyage  et  l'asile  où  l'on  tend, 

Point  lumineux  au  fond  d'une  profonde  plaine, 

La  Liberté  sacrée,  éclatante  et  lointaine, 

La  Paix  dans  le  travail,  l'universel  Hymen, 

L'Idéal,  ce  grand  but,  Mecque  du  genre  humain. 

Plus  ils  vont,  plus  la  foi  les  pousse  et  les  exalte. 

Pourtant,  à  de  certains  moments,  lorsqu'on  fait  halte, 

Que  la  fatigue  vient,  qu'on  voit  le  jour  blêmir, 

Et  qu'on  a  tant  marché  qu'il  faut  enfin  dormir, 

C'est  l'instant  où  le  Mal,  prenant  toutes  les  formes, 

Morne  oiseau,  vil  reptile  ou  monstre  aux  bonds  énormes, 

Chimère,  préjugé,  mensonge  ténébreux, 

C'est  l'heure  où  le  Passé,  qu'ils  laissent  derrière  eux, 

Voyant  dans  chacun  d'eux  une  proie  échappée, 

Surprend  la  caravane  assoupie  et  campée, 

Et,  sortant  hors  de  l'ombre  et  du  néant  profond, 

Tâche  de  ressaisir  ces  esprits  qui  s'en  vont. 


LA  CARAVANE.  390 


ÎI 


Le  jour  baisse  ;  on  atteint  quelque  colline  chauve 
Que  l'âpre  solitude  entoure,  immense  et  fauve, 
Et  dont  pas  même  un  arbre,  une  roche,  un  buisson 
Ne  coupe  l'immobile  et  lugubre  horizon; 
Les  tchaouchs,  aux  lueurs  des  premières  étoiles, 
Piquent  des  pieux  en  terre  et  déroulent  les  toiles; 
En  cercle  autour  du  camp  les  feux  sont  allumés, 
Il  est  nuit.  Gloire  à  Dieu!  voyageurs  las,  dormez. 


Non,  veillez!  car  autour  de  vous  tout  se  réveille. 

Écoutez!  écoutez!  debout!  prêtez  l'oreille! 

Voici  qu'à  la  clarté  du  jour  zodiacal, 

L'épervier  gris,  le  singe  obscène,  le  chacal, 

Les  rats  abjects  et  noirs,  les  belettes,  les  fouines. 

Nocturnes  visiteurs  des  tentes  bédouines, 

L'hyène  au  pas  boiteux  qui  menace  et  qui  fuit, 

Le  tigre  au  crâne  plat  où  nul  instinct  ne  luit, 

Dont  la  férocité  ressemble  à  de  la  joie, 

Tous  les  oiseaux  de  deuil  et  les  bêtes  de  proie, 

Vers  le  feu  rayonnant  poussant  d'étranges  voix, 

De  tous  les  points  de  l'ombre  arrivent  à  la  fois. 

Dans  la  brume,  pareils  aux  brigands  qui  maraudent, 

Bandits  de  la  nature,  ils  sont  tous  là  qui  rôdent. 


394  LES    CHATIAI  BN.TS. 

Le  foyer  se  reflète  aux  yeux  des  léopards. 
Fourmillement  terrible  !  ou  voit  de  toutes  parts 
Des  prunelles  de  braise  errer  dans  les  ténèbres. 
La  solitude  éclate  en  hurlements  funèbres. 
Des  pierres,  des  fossés,  des  ravins  tortueux, 
De  partout,  sort  un  bruit  farouche  et  monstrueux. 
Car  lorsqu'un  pas  humain  pénètre  dans  ces  plaines, 
Toujours,  à  l'heure  où  l'ombre  épanche  ses  haleines, 
Où  la  création  commence  son  concert, 
Le  peuple  épouvantable  et  rauque  du  désert, 
Horrible  et  bondissant  sous  les  pâles  nuées, 
Accueille  l'homme  avec  des  cris  et  des  huées. 
Bruit  lugubre  !  chaos  des  forts  et  des  petits 
Cherchant  leur  proie  avec  d'immondes  appétits  ! 
L'un  glapit,  l'autre  rit,  miaule,  aboie  ou  gronde. 
Le  voyageur  invoque  en  son  horreur  profonde 
Ou  son  saint  musulman  ou  son  patron  chrétien. 


Soudain  tout  fait  silence  et  l'on  n'entend  plus  rien. 


Le  tumulte  effrayant  cesse,  râles  et  plaintes 
Meurent  comme  des  voix  par  l'agonie  éteintes, 
Comme  si,  par  miracle  et  par  enchantement, 
Dieu  même  avait  dans  l'ombre  emporté  brusquement 
Renards,  singes,  vautours,  le  tigre  la  panthère, 
Tous  ces  monstres  hideux  qui  sont,  sur  notre  terre, 
Ce  que  sont  les  démons  dans  le  monde  inconnu. 
Tout  se  tait. 


LA   CARAVANE.  3y5 


Le  désert  est  muet,  vaste  et  nu. 
L'œil  ne  voit  sous  les  cieux  que  l'espace  sans  borne. 


Tout  à  coup,  au  milieu  de  ce  silence  morne 

Qui  monte  et  qui  s'accroît  de  moment  en  moment, 

S'élève  un  formidable  et  long  rugissement! 


C'est  le  lion. 


III 


Il  vient,  il  surgit  où  vous  êtes, 
Le  roi  sauvage  et  roux  des  profondeurs  muettes! 


Il  vient  de  s'éveiller  comme  le  soir  tombait, 
Non,  comme  le  loup  triste,  à  l'odeur  du  gibet, 
Non,  comme  le  jaguar,  pour  aller  dans  les  havres 
Flairer  si  la  tempête  a  jeté  des  cadavres, 
Non,  comme  le  chacal  furtif  et  hasardeux, 
Pour  déterrer  la  nuit  les  morts,  spectres  hideux, 
Dans  quelque  champ  qui  vit  la  guerre  et  ses  désastres; 
Mais  pour  marcher  dans  l'ombre  à  la  clarté  des  astres. 


396  LES  CHATIMENTS. 

Car  l'azur  constellé  plaît  à  son  œil  vermeil; 

Car  Dieu  fait  contempler  par  l'aigle  le  soleil, 

Et  fait  par  le  lion  regarder  les  étoiles. 

Il  vient,  du  crépuscule  il  traverse  les  voiles, 

11  médite,  il  chemine  à  pas  silencieux, 

Tranquille  et  satisfait  sous  la  splendeur  des  cieux; 

Il  aspire  l'air  pur  qui  manquait  à  son  antre; 

Sa  queue  à  coups  égaux  revient  battre  son  ventre, 

Et,  dans  l'obscurité  qui  le  sent  approcher, 

Rien  ne  le  voit  venir,  rien  ne  l'entend  marcher. 

Les  palmiers,  frissonnant  comme  des  touffes  d'herbe, 

Frémissent.  C'est  ainsi  que,  paisible  et  superbe, 

Il  arrive  toujours  par  le  même  chemin, 

Et  qu'il  venait  hier,  et  qu'il  viendra  demain, 

A  cette  heure  où  Vénus  à  l'occident  décline. 


Et  quand  il  s'est  trouvé  proche  de  la  colline, 

Marquant  ses  larges  pieds  dans  le  sable  mouvant, 

Avant  même  que  l'œil  d'aucun  être  vivant 

Ait  pu,  sous  l'éternel  et  mystérieux  dôme, 

Voir  poindre  à  l'horizon  son  vague  et  noir  fantôme, 

Avant  que  dans  la  plaine  il  se  soit  avancé, 

Il  se  taisait,  son  souffle  a  seulement  passé, 

Et  ce  souffle  a  suffi,  flottant  à  l'aventure, 

Pour  faire  tressaillir  la  profonde  nature, 

Et  pour  faire  soudain  taire  au  plus  fort  du  bruit 

Toutes  ces  sombres  voix  qui  hurlent  dans  la  nuit. 


LA  CARAVANE.  397 


IV 


Ainsi,  quand,  de  ton  antre  enfin  poussant  ia  pierre, 

Et  las  du  long  sommeil  qui  pèse  à  ta  paupière, 

0  peuple,  ouvrant  tes  yeux  d'où  sort  une  clarté, 

Tu  te  réveilleras  dans  ta  tranquillité, 

Le  jour  où  nos  pillards,  où  nos  tyrans  sans  nombre 

Comprendront  que  quelqu'un  remue  au  fond  de  l'ombre, 

Et  que  c'est  toi  qui  viens,  ô  lion!  ce  jour-là, 

Ce  vil  groupe  où  Falstaff  s'accouple  à  Loyola, 

Tous  ces  gueux  devant  qui  la  probité  se  cabre, 

Les  traîneurs  de  soutane  et  les  traîneurs  de  sabre, 

Le  général  Soufïlard,  le  juge  Barrabas, 

Le  jésuite  au  front  jaune,  à  l'œil  féroce  et  bas, 

Disant  son  chapelet  dont  les  grains  sont  des  balles, 

Les  Mingrats  bénissant  les  Héliogabales, 

Les  Veuillots  qui  naguère,  errant  sans  feu  ni  lieu, 

Avant  de  prendre  en  main  la  cause  du  bon  Dieu, 

Avant  d'être  des  saints,  traînaient  dans  les  ribotes 

Les  haillons  de  leur  style  et  les  trous  de  leurs  bottes, 

L'archevêque,  ouléma  du  Christ  ou  de  Mahom, 

Mâchant  avec  l'hostie  un  sanglant  Te  Deum, 

Les  Troplong,  les  Rouher,  violateurs  de  chartes, 

Grecs  qui  tiennent  les  lois  comme  ils  tiendraient  les  cartes, 

Les  beaux  fils  dont  les  mains  sont  rouges  sous  leurs  gants, 

Ces  dévots,  ces  viveurs,  ces  bedeaux,  ces  brigands, 


398  LES  CHATIMENTS. 

Depuis  les  hommes  vils  jusqu'aux  hommes  sinistres, 
Tout  ce  tas  monstrueux  de  gredins  et  de  cuistres 
Qui  grincent,  l'œil  ardent,  le  mufle  ensanglanté, 
Autour  de  la  raison  et  de  la  vérité, 
Tous,  du  maître  au  goujat,  du  bandit  au  maroufle, 
Pâles,  rien  qu'à  sentir  au  loin  passer  ton  souffle, 
Feront  silence,  ô  peuple!  et  tous  disparaîtront 
Subitement,  l'éclair  ne  sera  pas  plus  prompt, 
Cachés,  évanouis,  perdus  dans  la  nuit  sombre, 
Avant  même  qu'on  ait  entendu,  dans  cette  ombre 
Où  les  justes  tremblants  aux  méchants  sont  mêlés, 
Ta  grande  voix  monter  vers  les  cieux  étoiles! 


Jersey,  juin  1853. 


IX 


Cette  nuit,  il  pleuvait,  la  marée  était  haute. 

Un  brouillard  lourd  et  gris  couvrait  toute  la  côte, 

Les  brisants  aboyaient  comme  des  chiens,  le  flot 

Aux  pleurs  du  ciel  profond  joignait  son  noir  sanglot, 

L'infini  secouait  et  mêlait  dans  son  urne 

Les  sombres  tournoiements  de  l'abîme  nocturne; 

Les  bouches  de  la  nuit  semblaient  rugir  dans  l'air. 

J'entendais  le  canon  d'alarme  sur  la  mer. 

Des  marins  en  détresse  appelaient  à  leur  aide. 

Dans  l'ombre  où  la  rafale  aux  rafales  succède, 

Sans  pilote,  sans  mât,  sans  ancre,  sans  abri, 

Quelque  vaisseau  perdu  jetait  son  dernier  cri. 

Je  sortis.  Une  vieille,  en  passant  effarée, 

Me  dit  :  —  Il  a  péri;  c'est  un  chasse-marée. 


400 


LES  CHATIMENTS 


Je  courus  à  la  grève  et  ne  vis  qu'un  linceul 
De  brouillard  et  de  nuit,  et  l'horreur,  et  moi  seul; 
Et  la  vague,  dressant  sa  tête  sur  l'abîme, 
Comme  pour  éloigner  un  témoin  de  son  crime, 
Furieuse,  se  mit  à  hurler  contre  moi. 


Qu'es-tu  donc,  Dieu  jaloux,  Dieu  d'épreuve  et  d'effroi, 
Dieu  des  écroulements,  des  gouffres,  des  orages, 
Que  tu  n'es  pas  content  de  tant  de  grands  naufrages, 
Qu'après  tant  de  puissants  et  de  forts  engloutis, 
Il  te  reste  du  temps  encor  pour  les  petits, 
Que  sur  les  moindres  fronts  ton  bras  laisse  ta  marque, 
Et  qu'après  cette  France,  il  te  faut  cette  barque  ! 


Jersey,  avril  1853. 


X 


Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  ces  choses 
Finiront  par  des  chants  et  des  apothéoses  ; 
Certe,  il  viendra,  le  rude  et  fatal  châtiment, 
Jamais  l'arrêt  d'en  haut  ne  recule  et  ne  ment; 
Mais  ces  jours  effrayants  seront  des  jours  sublimes. 
Tu  feras  expier  à  ces  hommes  leurs  crimes, 
0  peuple  généreux,  ô  peuple  frémissant, 
Sans  glaive,  sans  verser  une  goutte  de  sang, 
Par  la  loi  ;  sans  pardon,  sans  fureur,  sans  tempête. 
Non,  que  pas  un  cheveu  ne  tombe  d'une  tête, 

POÉSIE.   —  IV.  '  26 


402  LES   CHATIMENTS. 

Que  Ton  n'entende  pas  une  bouche  crier; 

Que  pas  un  scélérat  ne  trouve  un  meurtrier. 

Les  temps  sont  accomplis  ;  la  loi  de  mort  est  morte. 

Du  vieux  charnier  humain  nous  avons  clos  la  porte. 

Tous  ces  hommes  vivront.  —  Peuple,  pas  même  lui! 


Nous  le  disions  hier,  nous  venons  aujourd'hui 
Le  redire,  et  demain  nous  le  dirons  encore, 
Nous  qui  des  temps  futurs  portons  au  front  l'aurore, 
Parce  que  nos  esprits,  peut-être  pour  jamais, 
De  l'adversité  sombre  habitent  les  sommets  ; 
Nous,  les  absents,  allant  où  l'exil  nous  envoie; 
Nous,  proscrits,  qui  sentons,  pleins  d'une  douce  joie, 
Dans  le  bras  qui  nous  frappe  une  main  nous  bénir, 
Nous,  les  germes  du  grand  et  splendide  avenir 
Que  le  Seigneur,  penché  sur  la  famille  humaine, 
Sema  dans  un  sillon  de  misère  et  de  peine. 


II 


Ils  tremblent,  ces  coquins,  sous  leur  nom  accablant*, 

Ils  ont  peur  pour  leur  tête  infâme,  ou  font  sembla!*!  : 

Mais,  maraud  ,  cj  serait  déshonorer  la  Grève] 

De:,  révolutions  remuer  le  vieux  glaive 

Pour  eux!  y  songent-ils?  diffamer  l'échafaud! 

Mais,  drôles,  des  martyrs  qui  marchaient  le  front  haut, 


CE   SERAIT  UNE  ERREUR  DE   CROIRE 

Des  justes,  des  héros,  souriant  à  l'abîme, 

Sont  morts  sur  cette  planche  e.  l'ont  faite  sublime! 

Quoi  !  Charlotte  Corday,  quoi  !  madame  Roland 

Sous  cette  grande  hache  ont  posé  leur  cou  blanc, 

Elles  l'ont  essuyée  avec  leur  tresse  blonde, 

Et  Magnan  y  viendrait  faire  sa  tache  immonde! 

Où  le  lion  gronda,  grognerait  le  pourceau  ! 

Pour  Rouher,  Fould  et  Suin,  ces  rebuts  du  ruisseau, 

L'échafaud  des  Camille  et  des  Vergniaud  superbes  ! 

Quoi  !  grand  Dieu,  pour  Troplong  la  mort  de  Malesherbesï 

Traiter  le  sieur  Delangle  ainsi  qu'André  Chénier! 

Jeter  ces  tètes-là  dans  le  même  panier, 

Et,  dans  ce  dernier  choc  qui  mêle  et  qui  rapproche, 

Faire  frémir  Danton  du  contact  de  Baroche  ! 

Non,  leur  règne,  où  l'atroce  au  burlesque  se  joint, 

Est  une  mascarade,  et,  ne  l'oublions  point, 

Nous  en  avons  pleuré,  mais  souvent  nous  en  rîmes. 

Sous  prétexte  qu'il  a  commis  beaucoup  de  crimes, 

Et  qu'il  est  assassin  autant  que  charlatan, 

Paillasse  après  Saint-Just,  Robespierre  et  Titan, 

Monterait  cette  échelle  effrayante  et  sacrée  ! 

Après  avoir  coupé  le  cou  de  Briarée, 

Ce  glaive  couperait  la  tête  d'Arlequin  ! 

Non,  non!  maître  Rouher,  vous  êtes  un  faquin, 

Fould,  vous  êtes  un  fat,  Suin,  vous  êfes  un  cuistre. 

L'échafaud  est  le  lieu  du  triomphe  sinistre, 

Le  piédestal  dressé  sur  le  noir  cabanon, 

Qui  fait  tomber  la  tête  et  fait  surgir  le  nom, 

C'est  le  faîte  vermeil  d'où  le  martyr  s'envole, 

C'est  la  hache  impuissante  à  trancher  l'auréole, 


404  LES    CHATIMENTS. 

C'est  le  créneau  sanglant,  étrange  et  redouté, 

Par  où  l'âme  se  penche  et  voit  l'éternité. 

Ce  qu'il  faut,  ô  justice,  à  ceux  de  cette  espèce, 

C'est  le  lourd  bonnet  vert,  c'est  la  casaque  épaisse, 

C'est  le  poteau;  c'est  Brest,  c'est  Clairvaux,  c'est  Toulon;* 

C'est  le  boulet  roulant  derrière  leur  talon, 

Le  fouet  et  le  bâton,  la  chaîne,  âpre  compagne, 

Et  les  sabots  sonnant  sur  le  pavé  du  bagne  ! 

Qu'ils  vivent  accouplés  et  flétris!  L'échafaud, 

Sévère,  n'en  veut  pas.  Qu'ils  vivent,  il  le  faut, 

L'un  avec  sa  simarre  et  l'autre  avec  son  cierge! 

La  mort  devant  ces  gueux  baisse  ses  yeux  de  vierge. 


Jersey,  juillet  1853. 


XI 


Quand  reunuque  régnait  à  côté  du  césar, 
Quand  Tibère,  et  Caïus,  et  Néron,  sous  leur  char 
Foulaient  Rome,  plus  morte,  hélas!  que  Babylone, 
Le  poëte  saisit  ces  bourreaux  sur  leur  trône  ; 
La  muse  entre  deux  vers,  tout  vivants,  les  scia. 
Toi,  faux  prince,  cousin  du  blême  hortensia, 
Hidalgo  par  ta  femme,  amiral  par  ta  mère, 
Tu  règnes  par  décembre  et  tu  vis  sur  brumaire, 
Mais  la  muse  t'a  pris  ;  et  maintenant,  c'est  bien, 
Tu  tressailles  aux  mains  du  sombre  historien. 


406  LES   CHATIMENTS. 

Pourtant,  quoique  tremblant  sous  la  verge  lyrique, 
Tu  dis  dans  ton  orgueil  :  — Je  vais  être  historique. 
Non,  coquin  !  le  charnier  des  rois  t'est  interdit. 
Non,  tu  n'entreras  point  dans  l'histoire,  bandit! 
Haillon  humain,  hibou  déplumé,  bête  morte, 
Tu  resteras  dehors  et  cloué  sur  la  porte. 


Jersey,  1er  août  1853. 


XI! 


PAROLES  D'UJN   CONSERVATEUR 


A    PROPOS 


D'UN    PERTURBATEUR 


Était-ce  un  rêve?  étais-je  éveillé?  jugez^en. 

Un  homme,  —  était-il  grec,  juif,  chinois,  turc,  persan? 

On  membre  du  parti  de  l'ordre,  véridique 

Et  grave,  me  disait  :  —  Cette  mort  juridique 

Frappant  ce  charlatan,  anarchiste  é  honte, 


408 


LES  CHATIMENTS. 


Ssl  juste.  Il  faut  que  l'orare  et  que  l'autorité 

Se  défendent.  Comment  souffrir  qu'on  les  discute? 

D'ailleurs  les  'cis  sont  là  pour  qu'on  les  exécute. 

Il  est  des  vérités  éternelles  qu'il  faut 

Faire  prévaloir,  fût-ce  au  prix  de  l'échafaud. 

Ce  novateur  prêchait  une  philosophie. 

Amour,  progrès,  mots  creux,  et  dont  je  me  défie. 

Il  raillait  notre  culte  antique  et  vénéré. 

Cet  homme  était  de  ceux  qui  n'ont  rien  de  sacré, 

Il  ne  respectait  rien  de  tout  ce  qu'on  respecte. 

Pour  leur  inoculer  sa  doctrine  suspecte, 

Il  allait  ramassant  dans  les  plus  méchants  lieux 

Des  bouviers,  des  pêcheurs,  des  drôles  bilieux, 

D'immondes  va-nu-pieds  n'ayant  ni  sou  ni  maille; 

Il  faisait  son  cénacle  avec  cette  canaille. 

Il  ne  s'adressait  pas  à  l'homme  intelligent, 

Sage,  honorable,  ayant  des  rentes,  de  l'argent. 

Du  bien;  il  n'avait  garde.  11  égarait  les  masses; 

Avec  des  doigts  levés  en  l'air  et  des  grimaces 

Il  prétendait  guérir  malades  et  blessés, 

Contrairement  aux  lois.  Mais  ce  n'est  pas  assez. 

L'imposteur,  s'il  vous  plaît,  tirait  les  morts  des  fosses. 

Il  prenait  de  faux  noms  et  des  qualités  fausses, 

Et  se  faisait  passer  pour  ce  qu'il  n'était  pas. 

Il  errait  au  hasard,  disant  :  —  Suivez  mes  pas, 

Tantôt  dans  la  campagne  et  tantôt  dans  la  ville 

N'est-ce  pas  exciter  à  la  guerre  civile, 

Au  mépris,  à  la  haine  entre  les  citoyens? 

On  voyait  accourir  vers  lui  d'affreux  païens, 

Couchant  dans  les  fossés  et  dans  les  fours  à  plâtre, 


PAROLES   D'UN   CONSERVATEUR.  409 

L'un  boiteux,  l'autre  sourd,  l'autre  un  œil  sous  l'emplâtre, 

L'autre  raclant  sa  plaie  avec  un  vieux  tesson. 

L'honnête  homme  indigné  rentrait  dans  sa  maison 

Quand  ce  jongleur  passait  avec  cette  séquelle. 

Dans  une  fête,  un  jour,  je  ne  sais  plus  laquelle, 

Cet  homme  prit  un  fouet,  et  criant,  déclamant, 

Il  se  mit  à  chasser,  mais  fort  brutalement, 

Des  marchands  patentés,  le  fait  est  authentique, 

Très  braves  gens  tenant  sur  le  parvis  boutique, 

Avec  permission,  ce  qui,  je  crois,  suffit, 

Du  clergé  qui  touchait  sa  part  de  leur  profit. 

Il  traînait  à  sa  suite  une  espèce  de  fille. 

Il  allait  pérorant,  ébranlant  la  famille, 

Et  la  religion,  et  la  société; 

Il  sapait  la  morale  et  la  propriété  ; 

Le  peuple  le  suivait,  laissant  les  champs  en  friches; 

C'était  fort  dangereux.  Il  attaquait  les  riches, 

Il  flagornait  le  pauvre,  affirmant  qu'ici-bas 

Les  hommes  sont  égaux  et  frères,  qu'il  n'est  pas 

De  grands  et  de  petits,  d'esclaves  ni  de  maîtres, 

Que  le  fruit  de  la  terre  est  à  tous;  quant  aux  prêtres, 

Il  les  déchirait;  bref,  il  blasphémait.  Cela 

Dans  la  rue.  Il  contait  toutes  ces  horreurs-là 

Aux  premiers  gueux  venus,  sans  cape  et  sans  semelles. 

îl  fallait  en  finir,  les  lois  étaient  formelles, 

On  l'a  crucifié.  — 


Ce  met,  dit  d'un  air  doux, 
Me  frappa.  Je  lui  dis  :  Mais  qui  donc  êtes-vous? 


410 


l;:s  CHATIMENTS. 


Il  répondit  :  —  Vraiment,  il  fallait  un  exemple. 
Je  m'appelle  Elizab,  je  suis  scribe  du  temple. 

—  Et  de  qui  parlez-vous?  demandai-je.  —  Il  reprit 

—  Mais  !  de  ce  vagabond  qu'on  nomme  Jésus-Christ. 


Jersey,  -23  décembre  1853. 


XIII 


FORGE  DES  CHOSES 


Que  devant  les  coquins  l'honnête  homme  soupire  ; 
Que  l'histoire  soit  laide  et  plate  ;  que  l'empire 
Boite  avec  Talleyrand  ou  louche  avec  Parieu  ; 
Qu'un  tour  d'escroc  bien  fait  ait  nom  grâce  de  Dieu  ; 
Que  le  pape  en  massue  ait  changé  sa  houlette  ; 
Qu'on  voie  au  Champ  de  Mars  piafter  sous  l'épaulette 
Le  Meurtre  général,  le  Vol  aide  de  camp  ; 
Que  hors  de  l'Elysée  un  prince  débusquant, 
Qu'un  flibustier  quittant  l'île  de  la  Tortue, 
Assassine,  extermine,  égorge,  pille  et  tue  ; 
Que  les  bonzes  chrétiens,  cognant  sur  leur  tam-tam, 
Hurlent  devant  Soufflard  :  Atlollile  portam! 


412  LES  CHATIMENTS. 

Que  pour  olaqucurs  le  crime  ait,  cent  journaux  infâmes, 
Ceux  qu'à  la  maison  d'or,  sur  les  genoux  des  femmes, 
Griffonnent  les  Romieux,  le  verre  en  main,  et  ceux 
Que  saint  Ignace  inspire  à  des  gredins  crasseux  ; 
Qu'en  ces  vils  tribunaux,  où  le  regard  se  heurte 
De  Moreau  de  la  Seins  à  Moreau  de  la  Meurthe, 
La  justice  ait  reçu  d'horribles  horions; 
Que,  sur  un  lit  de  camp,  par  des  centurions 
La  loi  soit  violée  et  râle  à  l'agonie  ; 
Que  cet  être  choisi,  créé  par  Dieu  génie, 
L'homme,  adore  à  genoux  le  loup  fait  empereur; 
Qu'en  un  éclat  de  rire  abrégé  par  l'horreur, 
Tout  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  se  résume; 
Qu'Hautpoul  vende  son  sabre  et  Cucheval  sa  plume; 
Que  tous  les  grands  bandits,  en  petit  copiés, 
Revivent;  qu'on  emplisse  un  sénat  de  plats-pieds 
Dont  la  servilité  négresse  et  mamelouque 
Eût  révolté  Mahmoud  et  lasserait  Soulouque  ; 
Que  l'or  soit  le  seul  culte,  et  qu'en  ce  temps  vénal, 
Coffre-fort  étant  Dieu,  Gousset  soit  cardinal; 
Que  la  vieille  Thémis  ne  soit  plus  qu'une  gouine 
Baisant  Mandrin  dans  l'antre  où  Mongis  baragouine; 
Que  Montalembert  bave  accoudé  sur  l'autel; 
Que  Veuillot  sur  Sibour  crève  sa  poche  au  fiel; 
Qu'on  voie  aux  bals  de  cour  s'étaler  des  guenipes 
Qui  le  long  des  trottoirs  traînaient  hier  leurs  nipner-, 
Beautés  de  lansquenet  avec  un  profil  grec; 
Que  Haynau  dans  Brescia  soit  pire  que  Lautrec; 
Que  partout,  des  Sept-Tours  aux  colonnes  d'Hercule, 
Napoléon,  le  poing  sur  la  hanche,  recub, 


FORCE  DES  CHOSES.  443 

Car  l'aigle  est  vieux,  Essling  grisonne,  Marengo 

A  la  goutte,  Austerlitz  est  pris  d'un  lombago; 

Que  le  czar  russe  ait  peur  tout  autant  que  le  nôtre  ; 

Que  l'ours  noir  et  l'ours  blanc  tremblent  l'un  devant  l'autre  ; 

Qu'avec  son  grand  panache  et  sur  son  grand  cheval 

Rayonne  Saint-Arnaud,  ci-devant  Florival, 

Fort  dans  la  pantomime  et  les  combats  à  l'hache  ; 

Que  Sodome  se  montre  et  que  Paris  se  cache; 

Qu'Escobar  et  Houdin  vendent  le  même  onguent; 

Que  grâce  à  tous  ces  gueux  qu'on  touche  avec  le  gant, 

Tout  dorés  au  dehors,  au  dedans  noirs  de  lèpres, 

Courant  les  bals,  courant  les  jeux,  allant  à  vêpres, 

Grâce  à  ces  bateleurs  mêlés  aux  scélérats, 

La  Saint-Barthélémy  s'achève  en  mardi  gras  ; 

0  nature  profonde  et  calme,  que  t'importe  ! 

Nature,  Isis  voilée  assise  à  notre  porte, 

Impénétrable  aïeule  aux  regards  attendris, 

Vieille  comme  Cybèle  et  fraîche  comme  Iris, 

Ce  qu'on  fait  ici-bas  s'en  va  devant  ta  face; 

A  ton  rayonnement  toute  laideur  s'efface  ; 

Tu  ne  t'informes  pas  quel  drôle  ou  quel  tyran 

Est  fait  premier  chanoine  à  Saint-Jean-de-Latran  ; 

Décembre,  les  soldats  ivres,  les  lois  faussées, 

Les  cadavres  mêlés  aux  bouteilles  cassées, 

Ne  te  font  rien;  tu  suis  ton  flux  et  ton  reflux. 

Quand  l'homme  des  faubourgs  s'endort  et  ne  sait  plus 

Bourrer  dans  un  fusil  des  balles  de  calibre; 

Quand  le  peuple  français  n'est  plus  le  peuple  libre  : 

Quand  mon  esprit,  fidèle  au  but  qu'il  se  fixa, 

Sur  cette  léthargie  applique  un  vers  moxa, 


414  LES  CHATIMENTS. 

Toi,  tu  rêves;  souvent  du  fond  des  geôles  sombres, 

Sort,  comme  d'un  enfer,  le  murmure  des  ombres 

Que  Baroche  et  Rouher  gardent  sous  les  barreaux, 

Car  ce  tas  de  laquais  est  un  tas  de  bourreaux; 

Étant  les  cœurs  de  boue  ils  sont  les  cœurs  de  roche; 

Ma  strophe  alors  se  dresse,  et,  pour  cingler  Baroche, 

Se  taille  un  fouet  sanglant  dans  Rouher  écorché  ; 

Toi,  tu  ne  t'émeus  point;  flot  sans  cesse  épanché, 

La  vie  indifférente  emplit  toujours  tes  urnes; 

Tu  laisses  s'élever  des  attentats  nocturnes, 

Des  crimes,  des  fureurs,  de  Rome  mise  en  croix, 

De  Paris  mis  aux  fers,  des  guets-apens  des  rois, 

Des  pièges,  des  serments,  des  toiles  d'araignées, 

L'orageuse  clameur  des  âmes  indignées; 

Dans  ce  calme  où  toujours  tu  te  réfugias, 

Tu  laisses  le  fumier  croupir  chez  Augias, 

Et  renaître  un  passé  dont  nous  nous  affranchîmes, 

Et  le  sang  rajeunir  les  abus  cacochymes, 

La  France  en  deuil  jeter  son  suprême  soupir, 

Les  prostitutions  chanter,  et  se  tapir 

Les  lâches  dans  leurs  trous,  la  taupe  en  ses  cachettes, 

Et  gronder  les  lions,  et  rugir  les  poètes! 

Ce  n'est  pas  ton  affaire  à  toi  de  L'irriter. 

Tu  verrais,  sans  frémir  et  sans  te  révolter, 

Sur  tes  fleurs,  sou-  tes  pins,  les  ifs  et  tes  érables 

Errer  le  plus  coquin  de  tous  ces  misérables. 

Quand  Troplong,  le  matin,  ouvre  un  œil  chassieux. 

Vénus,  splendeur  serein^  éblouissant  les  cieux, 

Vénus,  qui  devrait  fuir  courroucée  e!  hagarde, 

N'a  pas  l'air  de  savoir  que  Troplong  la  regarde! 


FORCE   DES  CHOSES.  4*5 

Tu  laisserais  cueillir  une  rose  à  Dupin  i 

Tandis  que,  de  velours  recouvrant  le  sapin, 

L'escarpe  couronné  que  l'Europe  surveille, 

Trône  et  guette,  et  qu'il  a,  lui  parlant  à  l'oreille, 

D'un  côté  Loyola,  de  l'autre  Trestaillon, 

Ton  doigt  au  blé  dans  l'ombre  entr'ouvre  le  sillon. 

Pendant  que  l'horreur  sort  des  sénats,  des  conclavess 

Que  les  États-Unis  ont  des  marchés  d'esclaves 

Comme  en  eut  Rome  avant  que  Jésus-Christ  passât, 

Que  l'américain  libre  à  l'africain  forçat 

3Iet  un  bat,  et  qu'on  vend  des  hommes  pour  des  piastres, 

Toi,  tu  gonfles  la  mer,  tu  fais  lever  les  astres, 

Tu  courbes  l'arc-en-ciel,  tu  remplis  les  buissons 

D'essaims,  l'air  de  parfums,  et  les  nids  de  chansons, 

Tu  fais  dans  le  bois  vert  la  toilette  des  roses, 

Et  tu  fais  concourir,  loin  des  hommes  moroses, 

Pour  des  prix  inconnus  par  les  anges  cueillis, 

La  candeur  de  la  vierge  et  la  blancheur  du  lys; 

Et  quand,  tordant  ses  mains  devant  les  turpitudes, 

Le  penseur  (buloureux  fuit  dans  les  solitudes, 

Tu  lui  dis  :  Viens  !  c'est  moi  !  moi  que  rien  ne  corrompt  ; 

Je  t'aime!  et  tu  répands  dans  l'ombre,  sur  son  front 

Où  de  l'artère  ardente  il  sent  battre  les  ondes, 

L'acre  fraîcheur  de  l'herbe  et  des  feuilles  profondes  ! 

Par  moments,  à  te  voir,  parmi  les  trahisons, 

Mener  paisiblement  les  mois  et  les  saisons, 

A.  te  voir  impassible  et  froide,  quoi  qu'on  fasse, 

Pour  qui  ne  creuse  point  plus  bas  que  la  surface. 

Tu  semblés  bien  glacée,  et  l'on  &  étonne  un  peu. 

Quand  les  proscrits,  martyrs  du  peuple,  élus  de  Dieu, 


416  LES  CHATIMENTS. 

Stoïques,  dans  la  mort  se  couchent  sans  se  plaindre. 
Tu  n'as  l'air  de  songer  qu'à  dorer  et  qu'à  peindre 
L'aile  du  scarabée  errant  sur  leurs  tombeaux. 
Les  rois  font  le  gibet,  toi,  tu  fais  les  corbeaux. 
Tu  mets  le  même  ciel  sur  le  juste  et  l'injuste. 
Occupée  à  la  mouche,  à  la  pierre,  à  l'arbuste, 
Aux  mouvements  confus  du  vil  monde  animal, 
Tu  parais  ignorer  le  bien  comme  le  mal  ; 
Tu  laisses  l'homme  en  proie  à  sa  misère  aiguë. 
Que  t'importe  Socrate!  et  tu  fais  la  ciguë. 
Tu  créas  le  besoin,  l'instinct  et  l'appétit; 
Le  fort  mange  le  faible  et  le  grand  le  petit, 
L'ours  déjeune  du  rat,  l'autour  de  la  colombe, 
Qu'importe  !  allez,  naissez,  fourmillez  pour  la  tombe, 
Multitudes  !  vivez,  tuez,  faites  l'amour, 
Croissez!  le  pré  verdit,  la  nuit  succède  au  jour, 
L'âne  brait,  le  cheval  hennit,  le  taureau  beugle. 
0  figure  terrible,  on  te  croirait  aveugle! 
Le  bon  et  le  mauvais  se  mêlent  sous  tes  pas. 
Dans  cet  immense  oubli,  tu  ne  vois  même  pas 
Ces  deux  géants  lointains  penchés  sur  ton  abîme, 
Satan,  père  du  mal,  Caïn,  père  du  crime  ! 

Erreur!  erreur!  erreur!  ô  géante  aux  cent  yeux, 
Tu  fais  un  grand  labeur,  saint  et  mystérieux  ! 
Oh!  qu'un  autre  que  moi  te  blasphème,  ô  nature! 
Tandis  que  notre  chaîne  étreint  notre  ceinture, 
Et  que  l'obscurité  s'étend  de  toutes  parts, 
Les  principes  cachés,  les  éléments  épars, 
Le  fleuve,  le  volcan  à  la  bouche  écarlate, 


FORCE   DES  CHOSES.  417 

Le  gaz  qui  se  condense  et  l'air  qui  se  dilate, 
Les  fluides,  l'éther,  le  germe  sourd  et  lent, 
Sont  autant  d'ouvriers  dans  l'ombre  travaillant  ; 
Ouvriers  sans  sommeil,  sans  fatigue,  sans  nombre. 
Tu  viens  dans  cette  nuit,  libératrice  sombre  ! 
Tout  travaille,  l'aimant,  le  bitume,  le  fer, 
Le  charbon  ;  pour  changer  en  éden  notre  enfer, 
Les  forces  à  ta  voix  sortent  du  fond  des  gouffres. 

Tu  murmures  tout  bas  :  — Race  d'Adam  qui  souffres, 

Hommes,  forçats  pensants  au  vieux  monde  attachés, 

Chacune  de  mes  lois  vous  délivre.  Cherchez!  — 

Et  chaque  jour  surgit  une  clarté  nouvelle, 

Et  le  penseur  épie  et  le  hasard  révèle; 

Toujours  le  vent  sema,  le  calcul  récolta. 

Ici  Fulton,  ici  Galvani,  là  Volta, 

Sur  tes  secrets  profonds  que  chaque  instant  nous  livre, 

Rêvent;  l'homme  ébloui  déchiffre  enfin  ton  livre. 

D'heure  en  heure  on  découvre  un  peu  plus  d'horizon; 

Comme  un  coup  de  bélier  au  mur  d'une  prison, 

Du  genre  humain  qui  fouille  et  qui  creuse  et  qui  sonde 

Chaque  tâtonnement  fait  tressaillir  le  monde. 

L'hymen  des  nations  s'accomplit.  Passions, 

Intérêts,  mœurs  et  lois,  les  révolutions 

Par  qui  le  cœur  humain  germe  et  change  de  formes, 

Paris,  Londres,  New-York,  les  continents  énormes, 

Ont  pour  lien  un  fil  qui  tremble  au  fond  des  mers. 

Une  force  inconnue,  empruntée  aux  éclairs, 

Mêle  au  courant  des  flots  le  courant  des  idées. 

La  science,  gonflant  ses  ondes  débordées, 

POÉSIE.  —  IV.  27 


4t8  LES  CHATIMENTS. 

Submerge  trône  et  sceptre,  idole  et  potentat. 

Tout  va,  pense,  se  meut,  s'accroît.  L'aérostat 

Passe,  et  du  haut  des  cicux  ensemence  les  hommes. 

Chanaan  apparaît;  le  voilà,  nous  y  sommes! 

L'amour  aux  pleurs  succède  et  l'eau  vive  à  la  mort 

Et  la  bouche  qui  chante  à  la  bouche  qui  mord. 

La  science,  pareille  aux  antiques  pontifes, 

Attelle  aux  chars  tonnants  d'effrayants  hippogriffes; 

Le  feu  souffle  aux  naseaux  de  la  bute  d'airain. 

Le  globe  esclave  cède  à  l'esprit  souverain. 

Partout  où  la  terreur  régnait,  où  marchait  l'homme, 

Triste  et  plus  accablé  que  la  bête  de  somme, 

Traînant  ses  fers  sanglants  que  l'erreur  a  forgés, 

Partout  où  les  carcans  sortaient  des  préjugés, 

Partout  où  les  césars,  posant  les  pieds  sur  l'âme, 

Etouffaient  la  clarté,  la  pensée  et  la  flamme, 

Partout  où  le  mal  sombre,  étendant  son  réseau, 

Faisait  ramper  le  ver,  tu  fais  naître  l'oiseau  ! 

Par  degrés,  lentement,  on  voit  sous  ton  haleine 

La  liberté  sortir  de  l'herbe  de  la  plaine. 

Des  pierres  du  chemin,  des  branches  des  forêts, 

liayonner,  convertir  la  science  en  décrets, 

Du  vieil  univers  mort  briser  la  carapace, 

Emplir  le  feu  qui  luit,  l'eau  qui  bout,  l'air  qui  passe, 

Gronder  dans  le  tonnerre,  errer  dans  les  torrents, 

Vivre!  et  tu  rends  le  monde  impossible  ans:  tyrans! 

La  matière,  aujourd'hui  vivante,  jadis  monte, 

Hier  écrasait  l'homme  et  maintenant  L'emporte. 

Le  bien  germe  à  toute  heure  et  la  joie  en  tout  lieu. 

Oh!  sois  fière  eu  ton  coeur,  loi  qui,  sous  l'œil  de  Dieu, 


FORCE   DES  CHOSES.  419 

Nous  prodigues  les  dons  que  ton  mystère  épanche, 
Toi  qui  regardes,  comme  une  mère  se  penche 
Pour  voir  naître  l'enfant  que  son  ventre  a  porté, 
De  ton  flanc  éternel  sortir  l'humanité  ! 

Vie  !  idée  !  avatars  bouillonnant  dans  les  têtes  ! 

Le  progrès,  reliant  entre  elles  ses  conquêtes, 

Gagne  un  point  après  l'autre,  et  court  contagieux. 

De  cet  obscur  amas  de  faits  prodigieux 

Qu'aucun  regard  n'embrasse  et  qu'aucun  mot  ne  nomme, 

Tu  nais  plus  frissonnant  que  l'aigle,  esprit  de  l'homme, 

Refaisant  mœurs,  cités,  codes,  religion. 

Le  passé  n'est  que  l'œuf  d'où  tu  sors,  Légion  ! 

0  nature  !  c'est  là  ta  genèse  sublime. 
Oh!  l'éblouissement  nous  prend  sur  cette  cime! 
Le  monde,  réclamant  l'essor  que  Dieu  lui  doit, 
Vibre,  et  dès  à  présent,  grave,  attentif,  le  doigt 
Sur  la  bouche,  incliné  sur  les  choses  futures.. 
Sur  la  création  et  sur  les  créatures, 
Une  vague  lueur  dans  son  œil  éclatant, 
Le  voyant,  le  savant,  le  philosophe  entend 
Dans  l'avenir,  déjà  vivant  sous  ses  prunelles, 
La  palpitation  de  ces  millions  d  ailes  ! 


Jersey,  23  mai  1853. 


XIV 


CHANSON 


A  quoi  ce  proscrit  pense-t-il? 
A  son  champ  d'orge  ou  de  laitue, 
A  sa  charrue,  à  son  outil, 
A  la  grande  France  abattue. 
Hélas  !  le  souvenir  le  tue. 
Pendant  qu'on  rente  les  Dupin 
Le  pauvre  exilé  souffre  et  prie. 
—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 
On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie. 

L'ouvrier  rêve  l'atelier, 

Et  le  laboureur  sa  chaumière, 


452  LES  CHATIMENTS. 

Les  pots  de  fleurs  sur  l'escalier, 
Le  feu  brillant,  la  vitre  claire, 
Au  fond  le  lit  de  la  grand'mère. 
Quatre  gros  glands  de  vieux  crépin 
En  faisaient  la  coquetterie. 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 
On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

En  mai  volait  la  mouche  à  miel  ; 
On  voyait  courir  dans  les  seigles 
Les  moineaux,  partageux  du  ciel  ; 
Ils  pillaient  nos  champs,  ces  espiègles, 
Tout  comme  s'ils  étaient  des  aigles. 
Un  château  du  temps  de  Pépin 
Croulait  près  de  la  métairie. 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

Avec  sa  lime  ou  son  maillet 

On  soutenait  enfants  et  femme; 

De  l'aube  au  soir  on  travaillait 

Et  le  travail  égayait  l'àme. 

0  saint  travail!  lumière  et  flamme! 

De  Watt,  de  Jacquart,  de  Papin, 

La  jeunesse  ainsi  fut  nourrie. 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

Les  jouis  de  fiète,  l'ouvrier 
Laissait  les  soucis  eu  fourrière; 


CHANSON.  423 

Chantant  les  chants  de  février, 
Blouse  au  vent,  casquette  en  arrière, 
On  s'en  allait  à  la  barrière. 
On  mangeait  un  douteux  lapin 
Et  l'on  buvait  à  la  Hongrie. 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

Les  dimanches  le  paysan 

Appelait  Jeanne  ou  Jacqueline, 

Et  disait  :  —  Femme,  viens-nous-en, 

Mets  ta  coiffe  de  mousseline  ! 

Et  l'on  dansait  sur  la  colline. 

Le  sabot  et  non  l'escarpin 

Foulait  gaîment  l'herbe  fleurie. 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

Les  exilés  s'en  vont  pensifs. 
Leur  âme,  hélas  !  n'est  plus  entière. 
Ils  regardent  l'ombre  des  ifs 
Sur  les  fosses  du  cimetière; 
L'un  songe  à  l'Allemagne  altière, 
L'autre  au  beau  pays  transalpin, 
L'autre  à  sa  Pologne  chérie. 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

Un  proscrit,  lassé  de  souffrir, 
Mourait;  calme,  il  fermait  son  livre; 


424  LES   CHATIMENTS. 

Et  je  lui  dis  :  «  Pourquoi  mourir?  » 
Il  me  répondit  :  «  Pourquoi  vivre?  » 
Puis  il  reprit  :  «  Je  me  délivre. 
Adieu  !  je  meurs.  Néron-Scapin 
Met  aux  fers  la  France  flétrie...  » 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  — 

«  ...  Je  meurs  de  ne  plus  voir  les  champs 

Où  je  regardais  l'aube  naître, 

De  ne  plus  entendre  les  chants 

Que  j'entendais  de  ma  fenêtre. 

Mon  âme  est  où  je  ne  puis  être. 

Sous  quatre  plancnes  de  sapin, 

Enterrez-moi  dans  la  prairie.  » 

—  On  ne  peut  pas  vivre  sans  pain  ; 

On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie.  -~ 


Jersey,  13  avril  1853. 


XV 


Il  est  des  jours  abjects  où,  séduits  Dar  la  joie 

Sans  honneur, 
Les  peuples  au  succès  se  livrent,  triste  proie 

Du  bonheur. 

Alors  des  nations,  que  berce  un  fatal  songe 

Dans  leur  lit, 
La  vertu  coule  et  tombe,  ainsi  que  d'une  éponge 

L'eau  jaillit. 

Alors  devant  le  mal,  le  vice,  la  folie, 
Les  vivants 


426  LES  CHATIMENTS. 

Imitent  les  saluts  du  vil  roseau  qui  plie 
Sous  les  vents. 


Alors  festins  et  jeux  ;  rien  de  ce  que  dit  l'âme 

Ne  s'entend  ; 
On  boit,  on  mange,  on  chante,  on  danse,  on  est  infâme 

Et  content. 

Le  crime  heureux,  servi  par  d'immondes  ministres, 

Sous  les  cieux 
Rit,  et  vous  frissonnez,  grands  ossements  sinistres 

Des  aïeux. 

On  vit  honteux,  les  yeux  troubles,  le  pas  oblique, 

Hébété  ; 
Tout  à  coup  un  clairon  jette  aux  vents  :  République! 

Liberté  ! 

Et  le  monde,  éveillé  par  cette  âpre  fanfare, 

Est  pareil 
Aux  ivrognes  de  nuit  qu'en  se  levant  effare 

Le  soleil. 


Jersey,  1853. 


XVI 


ULT1MA  VERBA 


La  conscience  humaine  est  morte  ;  dans  l'orgie, 
Sur  elle  il  s'accroupit  ;  ce  cadavre  lui  plaît  ; 
Par  moments,  gai,  vainqueur,  la  prunelle  rougie, 
Il  se  retourne  et  donne  à  la  morte  un  soufflet. 

I  La  prostitution  du  juge  est  la  ressource. 
Les  prêtres  font  frémir  l'honnête  homme  éperdu  ; 
Dans  le  champ  du  potier  ils  déterrent  la  bourse, 
Sibour  revend  le  Dieu  que  Judas  a  vendu. 

j 
Ils  disent  :  —  César  règne,  et  le  Dieu  des  armées 

L'a  fait  son  élu.  Peuple,  obéis!  tu  le  dois.  — 


i28  LES  CHATIMENTS. 

Pendant  qu'ils  vont  chantant,  tenant  leurs  mains  fermées, 
On  voit  le  sequin  d'or  qui  passe  entre  leurs  doigts. 

Oh  !  tant  qu'on  le  verra  trôner,  ce  gueux,  ce  prince 
Par  le  pape  béni,  monarque  malandrin, 
Dans  une  main  le  sceptre  et  dans  l'autre  la  pince, 
Charlemagne  taillé  par  Satan  dans  Mandrin  ; 

Tant  qu'il  se  vautrera,  broyant  dans  ses  mâchoires 
Le  serment,  la  vertu,  l'honneur  religieux, 
Ivre,  affreux,  vomissant  sa  honte  sur  nos  gloires; 
Tant  qu'on  verra  cela  sous  le  soleil  des  cieux; 

Quand  môme  grandirait  l'abjection  publique 
A  ce  point  d'adorer  l'exécrable  trompeur; 
Quand  même  l'Angleterre  et  même  l'Amérique 
Diraient  à  l'exilé  :  —  Va-t'en!  nous  avons  peur! 

Quand  même  nous  serions  comme  la  feuille  morte  ; 
Quand,  pour  plaire  à  César,  on  nous  rentrait  tous; 
Quand  le  proscrit  devrait  s'enfuir  de  porte  en  porte, 
Aux  hommes  déchiré  comme  un  haillon  aux  clous  ; 

Quand  le  désert,  où  Dieu  contre  l'homme  proteste, 
Bannirait  les  bannis,  chasserait  les  chassés  ; 
Quand  même,  infâme  aussi,  lâche  comme  le  reste, 
Le  tombeau  jetterait  dehors  les  trépassés; 

Je  ne  fléchirai  pas  !  Sans  plainte  dans  la  bouche, 
Calme,  le  deuil  au  cœur,  dédaignant  le  troupeau, 


ULTIMA   VERBA.  429 

Je  vous  embrasserai  dans  mon  exil  farouche, 
Patrie,  ô  mon  autel!  liberté,  mon  drapeau! 

Mes  nobles  compagnons,  je  garde  votre  culte; 
Bannis,  la  république  est  là  qui  nous  unit. 
J'attacherai  la  gloire  à  tout  ce  qu'on  insulte  ; 
Je  jetterai  l'opprobre  à  tout  ce  qu'on  bénit! 

Je  serai,  sous  le  sac  de  cendre  qui  me  couvre, 
La  voix  qui  dit  :  malheur!  la  bouche  qui  dit  :  non'. 
Tandis  que  tes  valets  te  montreront  ton  Louvre, 
Moi,  je  te  montrerai,  césar,  ton  cabanon. 

Devant  les  trahisons  et  les  têtes  courbées, 
Je  croiserai  les  bras,  indigné,  mais  serein. 
Sombre  fidélité  pour  les  choses  tombées, 
Sois  ma  force  et  ma  joie  et  mon  pilier  d'airain! 

Oui,  tant  qu'il  sera  là,  qu'on  cède  ou  qu'on  persiste, 
O  France!  France  aimée  et  qu'on  pleure  toujours, 
Je  ne  re verrai  pas  ta  terre  douce  et  triste, 
Tombeau  de  mes  aïeux  et  nid  de  mes  amours  ! 

Je  ne  re  verrai  pas  ta  rive  qui  nous  lente, 
France!  hors  le  devoir,  hélas!  j'oublîrai  tout. 
Parmi  les  éprouvés  je  planterai  ma  tente. 
Je  resterai  proscrit,  voulant  rester  debout. 

J'accepte  l'âpre  exil,  n'eût-il  ni  fin  ni  terme, 
Sans  chercher  à  savoir  et  sans  considérer 


430  L&S  CHATIMENTS. 

Si  quelqu'un  a  plié  qu'on  aurait  cru  plus  ferme, 
Et  si  plusieurs  s'en  vont  qui  devraient  demeurer. 

Si  l'on  n'est  plus  que  mine,  en  oien,  j'en  suis!  Si  même 
Ils  ne  sont  plus  que  cent,  je  brave  encor  Sylla  ; 
S'il  en  demeure  dix,  je  serai  le  dixième; 
Et  s'il  n'en  reste  qu'un,  je  serai  celui-là! 


Jersey,  2  décembre  1852. 


LUX 


LUX 


Temps  futurs!  vision  sublime1 
Les  peuples  sont  hors  de  i  abîme. 
Le  désert  morne  est  traversé, 
après  les  sables,  la  pelouse  ; 
fit  la  terre  est  comme  une  épouse, 
Et  l'homme  est  comme  un  fiancé  ! 

Dès  à  présent  l'œil  qui  s'élève 
Voit  distinctement  ce  beau  rêve 

POÉSIE.   —  IV.  28 


434  LES  CHATIMENTS. 

Oui  sera  le  réel  un  jour; 
Car  Dieu  dénoûra  toute  chaîne, 
Car  le  passé  s'appelle  haine 
Et  l'avenir  se  nomme  amour! 

Dès  à  présent  dans  nos  misères 
Germe  l'hymen  des  peuples  frères; 
Volant  sur  nos  sombres  rameaux, 
Comme  un  frelon  que  l'aube  éveille, 
Le  progrès,  ténébreuse  abeille, 
Fait  du  bonheur  avec  nos  maux. 

Oh!  voyez!  la  nuit  se  dissipe. 
Sur  le  monde  qui  s'émancipe, 
Oubliant  Césars  et  Capets, 
Et  sur  les  nations  nubiles, 
S'ouvrent  dans  l'azur,  immobiles, 
Les  vastes  ailes  de  la  paix! 

0  libre  France  enfin  surgie  ! 
0  robe  blanche  après  l'orgie! 
0  triomphe  après  les  douleurs! 
Le  travail  bruit  dans  les  forges, 
Le  ciel  rit,  et  les  rouges-gorges 
Chantent  dans  l'aubépine  en  fleurs! 

La  rouille  mord  les  hallebardes. 
De  vos  canons,  de  vos  bombardes, 
Il  ne  reste  pas  un  morceau 
Qui  soit  assez  grand,  capitaines, 


LUX.  433 

Pour  qu'on  puisse  prendre  aux  fontaines 
De  quoi  faire  boire  un  oiseau. 

Les  rancunes  sont  effacées  ; 

Tous  les  cœurs,  toutes  les  pensées, 

Qu'anime  le  même  dessein, 

Ne  font  plus  qu'un  faisceau  superbe  ; 

Dieu  prend  pour  lier  cette  gerbe 

La  vieille  corde  du  tocsin. 

Au  fond  des  cieux  un  point  scintille. 
Regardez,  il  grandit,  il  brille, 
11  approche,  énorme  et  vermeil. 
0  République  universelle, 
Tu  n'es  encor  que  l'étincelle, 
Demain  tu  seras  le  soleil. 


II 


Fêtes  dans  les  cités,  fêtes  dans  les  campagnes! 

Les  cieux  n'ont  plus  d'enfers,  les  lois  n'ont  plus  de  bagnes. 

Où  donc  est  l'échafaud?  ce  monstre  a  disparu. 

Tout  renaît.  Le  bonheur  de  chacun  est  accru 

De  la  félicité  des  nations  entières. 

Plus  de  soldats  l'épée  au  poing,  plus  de  frontières, 

Plus  de  fisc,  plus  de  glaive  ayant  forme  de  croix. 


436  LES    CHATIMENTS. 

L'Europe  en  rougissant  dit  :  — Quoi!  j'avais  des  rois! 
Et  l'Amérique  dit  :  —  Quoi!  j'avais  des  esclaves! 
Science,  art,  poésie,  ont  dissous  les  entraves 
De  tout  le  genre  humain.  Où  sont  les  maux  soufferts? 
Les  libres  pieds  de  l'homme  ont  oublié  les  fers. 
Tout  l'univers  n'est  plus  qu'une  famille  unie. 
Le  saint  labeur  de  tous  se  fond  en  harmonie  ; 
Et  la  société,  qui  d'hymnes  retentit, 
Accueille  avec  transport  l'effort  du  plus  petit  ; 
L'ouvrage  du  plus  humble  au  fond  de  sa  chaumière 
Émeut  l'immense  peuple  heureux  dans  la  lumière; 
Toute  l'humanité,  dans  sa  splendide  ampleur, 
Sent  le  don  que  lui  fait  ïe  moindre  travailleur; 
Ainsi  les  verts  sapins,  vainqueurs  des  avalanches, 
Les  grands  chênes  remplis  de  feuilles  et  de  branches, 
Les  vieux  cèdres  touffus,  plus  durs  que  le  granit, 
Quand  la  fauvette  en  mai  vient  y  faire  son  nid, 
Tressaillent  dans  leur  force  et  leur  hauteur  superbe, 
Tout  joyeux  qu'un  oiseau  leur  apporte  un  brin  d'herbe. 

Radieux  avenir!  essor  universel! 
Épanouissement  de  l'homme  sous  le  ciel! 


LUX.  M 


III 


0  proscrits!  hommes  de  l'épreuve, 
Mes  compagnons  vaillants  et  doux, 
Bien  des  fois,  assis  près  du  fleuve, 
J'ai  chanté  ce  chant  parmi  vous; 

Bien  des  fois,  quand  vous  m'entendîtes, 
Plusieurs  m'ont  dit  :  «  Perds  ton  espoir. 
Nous  serions  des  races  maudites, 
Le  ciel  ne  serait  pas  plus  noir! 

«  Que  veut  dire  cette  inclémence? 
Quoi  !  le  juste  a  le  châtiment  ! 
La  vertu  s'étonne  et  commence 
A  regarder  Dieu  fixement. 

«  Dieu  se  jdérobe  et  nous  échappe. 
Quoi  donc!  l'iniquité  prévaut! 
Le  crime,  voyant  où  Dieu  frappe, 
Rit  d'un  rire  impie  et  dévot. 

«  Nous  ne  comprenons  pas  ses  voies. 
Gomment  ce  Dieu  des  nations 


438  LES    CHATIMENTS. 

Fera-t-il  sortir  tant  de  joies 
De  tant  de  désolations? 

«  Ses  desseins  nous  semblent  contraires 
A  l'espoir  qui  luit  dans  les  yeux...  » 
—  Mais  qui  donc,  ô  proscrits,  mes  frères, 
Comprend  le  grand  mystérieux? 

Qui  donc  a  traversé  l'espace, 

La  terre,  l'eau,  l'air  et  le  feu, 

Et  l'étendue  où  l'esprit  passe? 

Qui  donc  peu!  dire  :  «  J'ai  vu  Dieu! 

«  J'ai  vu  Jéhova!  je  le  nomme! 
Tout  à  l'heure  il  me  réchauffait. 
Je  sais  comment  il  a  fait  l'homme, 
Comment  il  fait  tout  ce  qu'il  fait. 

«  J'ai  vu  cette  main  inconnue, 
Qui  lâche  en  s'ouvrant  l'àpre  hiver. 
Et  les  tonnerres  dans  la  nue, 
Et  les  tempêtes  sur  la  mer, 

«  Tendre  et  ployer  la  nuit  livide; 
Mettre  une  àmc  dans  l'embryon; 
Appuyer  dans  l'ombre  du  vide 
Le  pôle  du  septentrion; 

«  Amener  l'heure  où  tout  arrive; 
Faire  au  banque!  du  roi  fètj 


LUX.  ^9 

Entrer  la  mort,  ce  noir  convive 
Qui  vient  sans  qu'on  l'ait  invité; 

«  Créer  l'araignée  et  sa  toile, 
Peindre  la  fleur,  mûrir  le  fruit, 
Et,  sans  perdre  une  seule  étoile, 
Mener  tous  les  astres  la  nuit; 

«  Arrêter  la  vague  à  la  rive; 
Parfumer  de  roses  l'été  ; 
Yltsit  le  temps  comme  une  eau  vive 
Des  urnes  de  l'éternité  ; 

«  D'un  souffle,  avec  ses  feux  sans  nombre, 
Faire,  dans  toute  sa  hauteur, 
Frissonner  le  firmament  sombre 
Comme  la  tente  d'un  pasteur; 

«  Attacher  les  globes  aux  sphères 
Par  mille  invisibles  liens... 
Toutes  ces  choses  sont  très  claires, 
Je  sais  comment  il  fait!  j'en  viens!  » 

Qui  peut  dire  cela?  personne. 
Nuit  sur  nos  cœurs!  nuit  sur  nos  yeux! 
L'homme  est  un  vain  clairon  qui  sonne. 
Dieu  seul  parle  aux  axes  des  cieux. 


440  LES   CHATIMENTS, 


IV 


Ne  doutons  pas!  croyons!  La  fin,  c'est  le  mystère. 
Attendons.  Des  Nérons  comme  de  la  panthère 

Dieu  sait  briser  la  dent. 
Dieu  nous  essaie,  amis.  Ayons  foi,  soyons  calmes, 
Et  marchons.  0  désert!  s'il  fait  croître  des  palmes, 

C'est  dans  ton  sable  ardent! 

Parce  qu'il  ne  fait  pas  son  œuvre  tout  de  suite , 
Qu'il  livre  Rome  au  prêtre  et  Jésus  au  jésuite, 

Et  les  bons  au  méchant, 
Nous  désespérerions!  de  lui!  du  juste  immense! 
Non  !  non  !  lui  seul  connaît  le  nom  de  la  semence 

Qui  germe  dans  son  champ. 

Ne  possède-t-il  pas  toute  la  certitude  ? 

Dieu  ne  remplit-il  pas  ce  monde,  notre  étude, 

Du  nadir  au  zénith? 
Notre  sagesse  auprès  de  la  sienne  est  démence. 
Et  n'est-ce  pas  à  lui  que  la  clarté  commence, 

Et  que  l'ombre  finit? 

Ne  voit-il  pas  ramper  les  hydres  sur  leurs  ventres? 
Ne  regarde-t-il  pas  jusqu'au  fond  de  leurs  antres 


LUX.  444 

Atlas  et  Pélion? 
Ne  connaît-il  pas  l'heure  où  la  cigogne  émigré? 
Sait-il  pas  ton  entrée  et  ta  sortie,  ô  tigre, 

Et  ton  antre,  ô  lion? 

Hirondelle,  réponds,  aigle  à  l'aile  sonore, 
Parle,  avez-vous  des  nids  que  l'Éternel  ignore? 

O  cerf,  quand  l'as-tu  fui? 
Renard,  ne  vois-tu  pas  ses  yeux  dans  la  broussaille? 
Loup,  quand  tu  sens  la  nuit  une  herbe  qui  tressaille, 

Ne  dis-tu  pas  :  c'est  lui! 

Puisqu'il  sait  tout  cela,  puisqu'il  peut  toute  chose, 
Que  ses  doigts  font  jaillir  les  effets  de  la  cause 

Comme  un  noyau  d'un  fruit, 
Puisqu'il  peut  mettre  un  ver  dans  les  pommes  de  l'arbre, 
Et  faire  disperser  les  colonnes  de  marbre 

Par  le  vent  de  la  nuit; 

Puisqu'il  bat  l'océan  pareil  au  bœuf  qui  beugle, 
Puisqu'il  est  le  voyant  et  que  l'homme  est  l'aveugle, 

Puisqu'il  est  le  milieu, 
Puisque  son  bras  nous  porte,  et  puisqu'à  son  passage 
La  comète  frissonne  ainsi  qu'en  une  cage 

Tremble  une  étoupe  en  feu; 

Puisque  l'obscure  nuit  le  connaît,  puisque  l'ombre 
Le  voit,  quand  il  lui  plaît,  sauver  la  nef  qui  sombre, 

Comment  douterions-nous, 
Nous  qui,  fermes  et  purs,  fiers  dans  nos  agonies, 


442  LES   CHATIMENTS. 

Sommes  debout  devant  toutes  les  tyrannies, 
Pour  lui  seul,  à  genoux! 

D'ailleurs,  pensons.  Nos  jours  sont  des  jours  d'amertume, 
Mais,  quand  nous  étendons  les  bras  dans  cette  brume, 

Nous  sentons  une  main; 
Quand  nous  marchons,  courbés,  dans  l'ombre  du  martyre, 
Nous  entendons  quelqu'un  derrière  nous  nous  dire  : 

C'est  ici  le  chemin. 

0  proscrits,  l'avenir  est  aux  peuples  !  Paix,  gloire, 
Liberté,  reviendront  sur  des  chars  de  victoire 

Aux  foudroyants  essieux; 
Ce  crime  qui  triomphe  est  fumée  et  mensonge. 
Voilà  ce  que  je  puis  affirmer,  moi  qui  songe 

L'œil  fixé  sur  les  cieux. 

Les  césars  sont  plus  fiers  que  les  vagues  marines, 
Mais  Dieu  dit  :  —  Je  mettrai  ma  boucle  en  leurs  narines, 

Et  dans  leur  bouche  un  mors, 
Et  je  les  traînerai,  qu'on  cède  ou  bien  qu'on  lutte, 
Eux  et  leurs  histrions  et  leurs  joueurs  de  flûte, 

Dans  l'ombre  où  sont  les  morts  ! 

Dieu  dit;  et  le  granit  que  foulait  leur  semelle 
S'écroule,  et  les  voilà  disparus  pêle-mêle 

Dans  leurs  prospérités  ! 
Aquilon  !  aquilon  !  qui  viens  battre  nos  portes, 
Oh  !  dis-nous,  si  c'est  toi,  souille,  qui  les  emportes. 

Où  les  as-tu  jetés? 


LUX.  443 


Bannis  !  bannis  !  bannis  !  c'est  là  la  destinée. 
Ce  qu'apporte  le  flux  sera  dans  la  journée 

Repris  par  le  reflux. 
Les  jours  mauvais  fuiront  sans  qu'on  sache  leur  nombre, 
Et  les  peuples  joyeux  et  se  penchant  sur  l'ombre 

Diront  :  Cela  n'est  plus  ! 

Les  temps  heureux  luiront,  non  pour  la  seule  France, 
Mais  pour  tous.  On  verra,  dans  cette  délivrance, 

Funeste  au  seul  passé, 
Toute  l'humanité  chanter,  ^e  fleurs  couverte, 
Comme  un  maître  qui  rentre  en  sa  maison  déserte, 

Dont  on  l'avait  chassé. 

Les  tyrans  s'éteindront  comme  des  météores. 
Et,  comme  s'il  naissait  de  la  nuit  deux  aurores 

Dans  le  même  ciel  bleu, 
Nous  vous  verrons  sortir  de  ce  gouffre  où  nous  sommes, 
Mêlant  vos  deux  rayons,  fraternité  des  hommes, 

Paternité  de  Dieu! 

Oui,  je  vous  le  déclare,  oui,  je  vous  le  répète, 
Car  le  clairon  redit  ce  que  dit  la  trompette, 
Tout  sera  paix  et  jour! 


444  LES   CHATIMENTS. 

Liberté  !  plus  de  serf  et  plus  de  prolétaire  ! 
0  sourire  d'en  haut!  ô  du  ciel  pour  la  terre 
Majestueux  amour! 

L'arbre  saint  du  Progrès,  autrefois  chimérique, 
Croîtra,  couvrant  l'Europe  et  couvrant  l'Amérique, 

Sur  le  passé  détruit, 
Et,  laissant  l'éther  pur  luire  à  travers  ses  branches, 
Le  jour,  apparaîtra  plein  de  colombes  blanches, 

Plein  d'étoiles,  la  nuit. 

Et  nous  qui  serons  morts,  morts  dans  l'exil  peut-être, 
Martyrs  saignants,  pendant  que  les  hommes,  sans  maître, 

Vivront,  plus  fiers,  plus  beaux, 
Sous  ce  grand  arbre,  amour  des  cieux  qu'il  avoisine, 
Nous  nous  réveillerons  pour  baiser  sa  racine, 

Au  fond  de  nos  tombeaux! 


Jersey,  16-20  décembre  1853. 


LA  FIN 


JETtSEY,     9     OCTOBRE     1853. 


Comme  j'allais  fermer  ces  pages  inflexibles, 
Sur  les  trônes  croulants,  perdus  par  leur  sauveur, 
La  guerre  s'est  dressée,  et  j'ai  vu,  moi  rêveur, 
Passer  dans  un  éclair  sa  face  aux  cris  terribles. 

Et  j'ai  vu  frissonner  l'homme  de  grand  chemin! 
Cette  foudre  subite  éblouit  ses  prunelles, 


446  LES   CHATIMENTS. 

11  I remit,  effaré,  devant  les  Dardanelles, 
0  lâche  !  Et  peut-être  demain, 

Grâce  aux  soldats  nos  fils,  vaillants,  quoique  infidèles, 
Demain  sur  ce  front  vil,  sur  cet  abject  cimier, 
Comme  un  aigle  parfois  s'abat  sur  un  fumier, 
Quelque  victoire  aveugle  ira  poser  ses  ailes! 

Malgré  ta  couardise,  il  faut  combattre,  allons! 
Bats-toi,  bandit  !  c'est  dur;  il  le  faut.  Dieu  t'opprime. 
Toi  qui,  le  front  levé,  te  ruas  dans  le  crime, 
Marche  à  la  gloire  à  reculons! 

Quoi  !  même  en  se  traînant  comme  un  chien  qui  se  couche, 
Quoi!  même  en  criant  grâce,  en  demandant  pardon, 
Même  en  léchant  les  pieds  des  cosaques  du  Don, 
On  ne  peut  éviter  Austerlitz?  Non,  Cartouche. 

Nul  moyen  de  sortir  de  la  peau  de  César! 
En  guerre,  faux  lion  !  ta  crinière  l'exige. 
Voici  le  Rhin,  voici  l'Elster,  voici  l'Adige, 
Voici  la  fosse  auprès  du  char! 

La  guerre,  c'est  la  tin.  0  peuples,  nous  y  sommes. 
I1,  ,ir  L'entendre  sonner,  je  monte  sur  ma  tour, 
Formidable  atrgëluS  de  ce  grand  point  du  jour, 
Dernière  heure  des  rois,  première  heure  des  hommes! 

Droits,  progrès,  qu'on  croyait  éclipsés  pour  jamais, 
Liberté,  qu'invoquaient  nos  voix  exténuées, 


LA    FIN.  447 

Vous  surgissez!  voici  qu'à  travers  les  nuées 
Reparaissent  les  grands  sommets! 

Des  révolutions  nous  revoyons  les  cimes. 

Vieux  monde  du  passé,  marche,  allons!  c'est  la  loi. 

L'ange  au  glaive  de  feu,  debout  derrière  toi, 

Te  met  l'épée  aux  reins  et  te  pousse  aux  abîmes! 


NOTES 


POKSIF..   IV. 


20 


1853 


KO  TE  1 

ÉCRIT     EN     DESCENDANT     DE    LA     TRIBUNE 
LE     17     JUILLET     1851 

Livre  IV.  —  vi. 


Le  17  juillet  1851,  on  débattait  à  l'Assemblée  nationale  la  ré- 
vision de  la  Constitution.  Il  est  bon  de  jeter  aujourd'hui  un  coup 
d'oeil  rétrospectif  sur  cette  lutte.  L'auteur  de  ce  livre  resta 
quatre  heures  à  la  tribune.  Son  discours  remplit  la  séance.  On 
peut  le  lire  tout  entier  dans  le  recueil  complet  de  ses  discours, 
publié  en  deux  volumes  à  Bruxelles,  sous  ce  titre  :  Œuvres  ora- 
toires de  Victor  Hugo. 

Nous  en  extrayons,  pour  l'enseignement  et  la  méditation  du 
lecteur,  ce  qui  suit  : 


Suit,  dans  l'édition  de  î8o3,  un  extrait  du  discours  de  Victor 
Hugo,  qu'on  trouvera  complet  dans  le  tome  premier  d'i  Actes  et 
l'aroles.  —  Avant  l'exil  ». 


4{>2  LES  CHÂTIMENTS.  -  NOTES, 


NOTE   II 


Ce  somnambule  obscur,  brusquement  frénétique, 
Que  Schœlcher  a  nommé  le  président  Obus. 

Livre  VI.  —  v.   Êbluu  '.xsements. 


Le  représentant  Schœlcher,  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  con- 
tribué à  imprimer  un  cachet  d'héroïsme  aux  luttes  armées  de  la 
gauche  contre  le  coup  d'état  dans  les  rues  de  Paris,  était,  on  le 
sait,  membre  du  comité  dej  ?  fit  qui,  pendant  quatre  jours, 
dirigea  le  combat.  Le  représentant  Schœlcher  a  continué  dans 
l'exil  sa  vaillante  et  généreuse  guerr ". au  crime  et  à  l'usurpation. 
Il  a  raconté  en  détail  toutci  les  scélératesses  du  coup  d'état  et 
du  gouvernement  engendré  par  le  coup  d'état,  dans  les  deux 
livres  excellents  intitulés  :  les  Crimes  du  Deux-Décembre, 
Londres,  1852  ;  —  le  Gouvernement  du  Deux-Décembre,  Lon- 
dres, 1853. 


NOTE    III 

Oui,  nous  appellerons  j usqu'au  dernier  soupir, 

Au  secours  de  la  France  aux  fers  et  presque  éteinte, 

Comm;  nos  grands  aïeux,  l'insurrection  sainte. 

Livre  \  1.  —  xi.  Le  parti  du  crime. 


M.  Bonaparte  ayant  jugé  utile  à  ses  intérêts  de  publier  dans 
son  Moniteur  la  déclaration  des  proscrits  républicains  de  Jersey 
au  sujet  du  vote  à  l'empire,  non-  lui  rendons  le  service  de  la 
reproduire  ici  : 


L'édition    de    1853  (Lnne  ce  teste  de   lu  Déclaration,  qu'on 
hra  au  tome  second  d'<t  Actes  e!  rurales,  —  reniant  l'a  il  ». 


4853,  453 


NOTE   IV 


On  ne  pmt  pas  vivre  sans  pain; 
On  ne  peut  pas  non  plus  vivre  sans  la  patrie. 

Livre  VII.  —  xiv.  Chanson. 


Nous  croyons  utile  de  reproduire  ici  les  deux  discours  de 
l'auteur  de  ce  livre,  au  nom  de  la  proscription  de  Jersey,  sur  ia 
tombe  des  deux  derniers  proscrits  morts  à  Jersey.  (Nous  écrivons 
cette  note  le  1er  octobre  1!  53.) 

Voici  les  discours  : 


Suivent,  dans  l'édition  belge,  les  Discours  prononcés  sur  les 
tombes  de  Jean  Bousquet  et  de  Louise  Julien,  reproduits  au  tome 
second  d'«  Actes  et  Paroles.  —  Pendant  l'exil  ». 


1870 


NOTE  T 


L'édition  de  1810,  la  première  publiée  en  France  après  la 
chute  de  l'empire,  est  précédée  de  l'Avertissement  que  voici  : 


AVERTISSEMENT    DE    L'ÉDITEUR 

Chacun  sait  que  l'immortel  livre  que  nous  réimprimons  ici 
est  né  dans  l'exil.  Une  seule  édition  y  fut  imprimée  en  1853  sous 
les  yeux  de  l'auteur  et  par  nos  soins.  Depuis,  d'innombrables 
contrefaçons  en  ont  été  faites,  dont  le  moindre  défaut  était  sou- 
vent l'incorrection  la  plus  grossière.  La  législation  imposée  par 
l'empire  avait  ses  contre-coups  même  sur  les  pays  circonvoisins. 
Elle  était  telle,  que,  pour  être  assuré  du  secret,  il  fallut  créer 
une  imprimerie  et  un  imprimeur,  et  que  l'auteur,  se  trouvant 
n'avoir  nulle  part  aucun  droit  sur  son  livre,  n'a  jamais,  non  plus 
que  son  éditeur,  tiré  un  sou  de  son  énorme  débit,  depuis  la  pre- 
mière édition  publiée  à  ses  frais  pour  la  plus  grande  partie,  puis 
aux  frais  du  colonel  Charras,  de  Victor  Sehrelcher,  et  aux  miens 
pour  le  reste.  C'est  à  nos  dépens  que  nous  avons  tous,  par  une 
cotisation  de  nos  ressources  d'exilés,  pu  faire  entendre  à  l'empire 
les  premières  j  aroles  de  vérité, 


1870.  455 

Cette  édition  de  1853  faite,  l'auteur  n'a  pu  môme  essayer  de 
revoir  les  éditions  de  contrefaçon  de  son  œuvre  et  les  empêcher 
de  se  substituer  à  l'édition  primitive.  Un  nombre  immense 
d'exemplaires  des  Châtiments  dans  ces  éditions  ultra-défectueuses 
se  sont  ainsi  répandus  dans  le  monde  entier,  ci,  récemment,  car 
la  contrefaçon  a  toujours  été  attentive,  elle  n'aime  nulle  part  à 
perdre  son  temps,  ils  ont  fait  irruption  en  France,  et  y  demeure- 
raient si  l'éditeur  primitif  du  livre,  d'accord  avec  l'auteur,  n'avait 
pour  devoir  de  les  arrêter.  La  spéculation  en  était  venue  même 
à  ce  point  d'effronterie  de  vendre  sous  le  nom  de  Victor  Hugo 
des  rapsodies  telles  que  le  Christ  au  Vatican.  Quelques  contre- 
façons des  Châtiments  portent  cet  appendice  inepte.  L'heure  est 
enfin  venue  de  donner  une  édition  complète  des  Châtiments, 
digne  de  l'œuvre  et  digne  de  la  France. 

L'édition  que  nous  publions,  augmentée  de  plusieurs  pièces, 
.est  donc  plus  complète  qu'aucune  autre  et  que  l'édition  primi- 
tive elle-même. 

Lue  ou  relue  avec  l'esprit  de  vérité  qui  souffle  enfin  sur  notre 
pays,  l'œuvre  de  Victor  Hugo  semblera  nouvelle  aujourd'hui. 
Elle  apparaîtra  telle  à  ceux  mêmes  qui  la  savent  par  cœur;  elle 
montrera  aux  temps  futurs  qu'il  y  a  eu,  dès  l'empire,  la  justice 
anticipée  de  la  poésie  sur  l'histoire. 

Les  Châtiments  resteront  comme  une  de  cç3  œuvres  éternelles 
qui  plaident  aux  yeux  de  l'avenir  pour  les  faiblesses  d'un  peuple 
aveugle,  et  qui  finalement  les  rachètent.  «  La  lumière  était  donc 
quelque  part.  Il  y  avait  donc  quelque  part  un  flambeau  qu'aucune 
tempête  n'avait  pu  éteindre,  se  diront  nos  enfants.  Rien  n'était 
dès  lors  tout  à  fait  perdu,  puisque,  du  milieu  des  abaissements 
les  plus  extrêmes,  une  telle  voix  parlait  encore.  » 

J.  Hetzel. 


456 


LES  CHATIMENTS.  —  NOTES. 


NOTE   II 

PATRIA.   Musique  île  Beethoven, 
Livre  VII.  —  vi  i. 

Ce  chant  en  l'honneur  de  la  France  a  deux  auteurs;  l'un 
français,  pour  les  paroles,  l'autre  allemand  pour  la  musique  ; 
symbole  de  cette  sainte  fraternité  de  la  France  et  de  l'Allemagne 
que  les  rois  ne  parviendront  point  à  détruire  Voici  l'admirable 
musique  de  Beethoven  : 


Andant*. 


Là        haut,    qui        sou    -    rit?   Est-ce  un        es- 


-  prit?  Est-ce  u    -    ne        fem   -    me?    Quel  front  som'  reet 


doux!        Peuple,   à         gc    -    noux  !      Est-ce  notre 


^^ppipIiEiliill 


me      Qui       vient         à 


~AvV 


t=T=b 


l'a  -  rait  sur  no  - 


Cet    -     te      fi  -    guic  en         deuil  l'a  -  rait  sur  no  -  tre 


seuil,    Et  noire     an  -  tique  or    -  gueil  bort  du  cer-cueil. 


Ses      fiers     ru-gardsvain-queurs  l\6  -  veillent  tous    les 


4 


=$=7=*^ 


ÇÊ^m-m 


H 


Oœui'3,  Les  nids  Ujiis  lus    Luis  •  suiii    Lt     les    chau-soui, 


1882 


Nous  notons,  dans  le  manuscrit  original,  les  variantes  et 
suppressions  qui  suivent  : 

Une  des  premières  pages  donne  ces  projets  de  titre  :  —  Néron 

AU    CARCAN.    —    L'EMPIRE     AU    PILORI.    —   RENDONS    A   CÉSAR   CE    QUI 
APPARTIENT    A   MANDRIN. 


Livre  I.  —  iv.  Aux  Morts  du  h  décembre. 

Toi,  marchand,  tu  pensais  à  ton  navire  en  charge, 
Aux  écueils,  aux  hasards  des  mers,  aux  vents  du  large; 

Tu  dormais  mal,  souvent; 
Vous  songiez,  toi,  jeune  homme,  à  l'avenir  qui  presse, 
Toi,  vieillard,  au  passé,  toi,  riche,  à  ta  richesse, 

Toi,  mère,  à  ton  enfant. 

Livre    IL  —  i.  Idylles. 

LE    SÉNAT. 

Du  jour  de  l'an  à  Saint-Sylvestre, 
Chantons  l'ordre  et  son  paladin! 


4:-»?  LES    CHATIMENTS.  -  NOTES. 

Fanfare!  honneur!  statue  équestre! 
Dressons  un  orchestre  au  jardin! 
Dressons  dans  ta  salle  un  orchestre! 


Livre  III.   —  vin.  Splendeurs. 

Mabile,  prête-nous  tes  beautés  aux  yeux  d'ange, 
Au  cœur  de  goule,  errant  dans  ton  jardin  d'hiver; 
Beaumarchais,  donne-nous  Bégears,  que  Gulliver 
Donne  tout  Lilliput  dont  l'aigle  est  une  mouche. 
Et  Scarron  Jodelet,  et  Callot  Scaramouche. 

Livre    IV.  —  xm.  On  loge  à  la  nuit. 

On  croit  voir  de  l'enfer  le  troisième  dessous, 

Maints  grimauds  sur  le  seuil  t'offrent  pour  trente  sous 

Leur  admiration  laveuse  de  vaisselle, 

De  la  cave  au  grenier  la  gargote  étincelle. 

Livre   V.  —  x.  A  un  qui  veut  se  détacher. 

Reste!  —  Si  c'est  un  antre  où  ceux  qui  font  le  mal, 

Joyeux,  ôtent  leur  casque, 
N'as-tu  pas  un  stylet  comme  eux?  Si  c'est  un  bal, 

Dis,  n'es-tu  pas  un  masque? 

Quoi!  tout  ce  qu'ils  ont  fait,  ne  l'as-tu  pas  loué? 

Disant  :  c'est  légitime  ! 
Reste!  et  sois  le  poteau  sinistre  où  pend,  cloué, 

L'écriteau  de  leur  crime! 


1882.  459 

Livre  VI.  —  vin.   Aux  Femmes, 
....    Vous  êtes  bien  le  sexe  fier  et  doux 

Qui  suscite  la  Juive  et  les  sept  Machabées, 

Et,  quand  Jeanne  a  saisi  nos  bannières  tombées, 

Du  sacre  et  du  bûcher  lui  montre  les  chemins. 


Lux. 


0  République  universelle, 
L'astre  n'est  encor  qu'étincelle; 
Mais,  pareille  au  soleil  joyeux, 
Couvrant  les  Paris  et  les  Romes, 
Tu  seras  la  clarté  des  hommes, 
Comme  il  est  la  clarté  des  cieux. 


TABLE 


TABLE 


Pages. 
PRÉFACE  DE  1853.    . 1 


AU   MOMENT   DE   RENTRER   EN   FRANGE.   —   31  août  1870    ...  5 


LES   CHATIMENTS 

NOX 15 

LIVRE    PREMIER 

LA    SOCIÉTÉ    EST    SAUVÉE 

I.  France,  àTheure  où  tu  te  prosternés. 39 

II.  Toulon.   ...   : 41 

III.  Approchez-vous;  ceci,  c'est  le  tas  des  dévots.    ...     ZiV 

IV.  AUX   MORTS   DU   II   DÉCEMBRE A9 


Mi  ÎABLlï. 

PagèS, 

Y.  CE.TTE   NUIT-LA 51 

VI.  Le  te  deum  du  1"  janvier  1 S 5 12 55 

VII.  A»  MAJORES!   DEIGLORIAM 59 

VIII.  A    UN    MARTYR 63 

IX.  L'ARTETLEPEIPLE 69 

X.  Chanson 73 

XI.  Oh!  je  sais  qu'ils  feront  des  mensonges  sans  nombre.  75 

XII.  Carte  d'Europe 79 

XI II.  Chanson 83 

XIV.  C'est  la  nuit;  la  nuit  noire 85 

XV.  Confrontations 87 


Li VIVE   II 
l'ordre   est   rétabli. 

I.  Idylles 91 

II.  Ad  peuple 95 

III.  Souvenir  de  la  nuit  du  !\ 99 

IV.  0  soleil!  ù  faee  divine 103 

V.  Puisque  le  juste  est  dans  l'abîme .  105 

VI.  L'autre  président .  109 

VIL      A  l'obéissance  passive 113 


LIVRE    111 

la   famille  est  restaurée 

1.         Apothéose ...........    133 

IL         L* homme  a  Ri 137 


TABLE.  «a 

Pages. 

III.  Fable  od  histoire 139 

IV.  Ainsi  les  plus  abjects,  les  plus  vils,  les  plus  minces.  1Z|1 

V.  Querelles  dd  sérail 145 

VI.  Orientale 1Z|7 

VII.  Ui\   BON    BOURGEOIS   DANS    SA    MAISON 151 

VIII.  Splendeurs 155 

I\.  Joyeuse  vie 161 

X.  L'empereur  s'amuse 169 

XL  Sentiers  où  l'herbe  se  balance 173 

XII.  0  Robert,  un  conseil.  Ayez  l'air  moins  candieb.    .    .  175 

XIII.  L'histoire  a  pour  egout  des  temps  comme  lés  nôtres,  177 

XIV.  A    PROPOS   DE    LA    LOI    FAIDER 179 

XV.  Le  bord  de  la  mer .    , 181 

XVI.  Non.    . ■..*......,  185 


LIVRK    IV 

LA    RELIGION     EST    GLORIFIÉS 

T.              SACER   ESTO 191 

IL         Ce  que  le  poëte  se  disait  en  1848  .....  195 

III.  Lesco  M  MISSIONS  MIXTE  s 197 

IV.  A   DES   JOURNALISTES   DE    ROBE    C.O  LUT  F. 199 

V.  Quelqu'un ^,05 

VI.  ÉCRIT     LE     17    JUILLET    1851,    EN     DESCENDANT 

DE     LA    TRIBUNE 209 

VIL      Un  autre 211 

VIII.  DÉJÀ    NOMMÉ 215 

IX.  Ceux  qui  vivent,  ce  sont  ceux  qui  luttent 219 

X.  Aube ,  221 

POÉSIE.    —    IV.  ~Q 


A6&  TA  RLE. 

Pages. 

XI.  Vicomte  de  Foucault,  lorsque  vou;  empoignâtes  .   .     223 

XII.  A   QUATRE   PRISONNIERS 225 

XIII.  On  loge  a  la  nuit 227 


LIVRE    V 

l'autorité  est  SACRÉE 

T.  Le  sacre  (sur  l'air  de  Malbrouk) 233 

IL  Chanson 237 

III.  Le  manteau  impérial 239 

IV.  Tout  s'en  va 241 

V.  0  drapeau  de  Wagram!  ô  pays  de  Voltaire!.    .    .   .  2/j5 

VI.  On  est  Tibère,  on  est  Judas,  on  est  Dracon 2V7 

VII.  Les  grands  corps  de  l'état 2'49 

VIII.  Le  Progrès,  calme  et  fort,  et  toujours  innocent  .    .  253 

IX.  Le  chant  de  ceux  qui  s'en  vont  sur  mer  .    .  255 

X.  A   UN    QUI    VEUT   SE   DÉTACHER 257 

XL  Pauline  Roland 265 

XII.  Le  plus  haut  attentat  que  puisse  faire  un  homme.    .  271 

XIII.  L'expiation 273 


LIVRE   VI 

la   stabilité  est   assurée 

L  Napoléon  m 291 

51.         Les  martyres ,   .   0   .    .   .     295 

III.       Hymne  des  transportés 297 


TABLE.  467 

Pages. 

IV.  -  Chanson 301 

V.  Éblouissements 303 

VI.  A    CEUX   QUI    DORMENT 31L 

VII.  Luxa 315 

VIII.  AUX   FEMMES 319 

IX.  Au  peuple 323 

X.  Apportez  vos  chaudrons,  sorcières  de  Shakspeare.  .  325 

XI.  Le  parti  du  crime 327 

XII.  On  dit  :  — Soj'ez  prudents 335 

XIII.  A  Juvknal .  337 

XIV.  Floréal 3Zi7 

XV.  Stella 351 

XVI.  Les  trois  chevaux 353 

XVII.  Applaudissement 357 


LIVRE     Vil 

LES  SAUVEURS  SE  SAUVERONT 

I.  Sonnez,  sonnez  toujours,  clairons  de  la  pensée.  .   .  363 

IL         La  reculade 365 

III.  Le  chasseur  noir 373 

IV.  L'égout  de  Rome 377 

V.  C'était  en  juin,  j'étais  à  Bruxelles,  on  me  dit.    .    .    .  381 

VI.  Chanson 383 

VII.  Patria 387 

VIII.  La  caravane 391 

IX.  Cette  nuit,  il  pleuvait,  la  marée  était  haute.    .    .    .  399 

X.  Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  ces  choses.   .   .  601 
XI-  Quand  l'eunuque  régnait  à  côté  du  césar.    ....  hOb 


«Gs  T  A  B  L  E  . 

Pages. 
MI.       PAROLES    D'UN    CONSERVATEUR    A    rr.opos    d'un 

PERTURBATEUR Z|07 

Mil.    Force  des  choses /ill 

M  Y.     Chanson 4->l 

\  Y.      Il  est  dos  jours  abjects  où,  séduits  par  la  joie  .   .    .  Z|25 

XVI.   •    U  MIMA    VERBA 627 


LUX , 431 

LA  FIN  ....... M5 


NOTES 

1853 . 4M 

187  0.  .    . 4M 

13  S  2 •  4M 


^  nul-Denis  -  Imp.  -  ■)    pardai}1on       4-i*ç 


VICTOR 

HUGO 


ŒUVRES 

10MPLÈTES 

Édition   définitive 
illustrée 


POÉSIE 
IV 

LES    CHATIMENTS 


ÉDITION 

ETZEL-yUANTIN 

F.      GUILLOT 

7,  rue  Perronet,  7 


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