U dVof OTTAWA
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OE U V R E s
Edouard Grenier
OE U V R E s
Jouard Grenier
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PARIS
ALPHONSE LE M ERRE. É D 1 T E U 1<
23-31. PASSAGE CHOISEUL, 23-31
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FRANGINE
1885
»
DEDICACE
A. VAhacc-Lorrainc ! aux f rires eu souffrance
Oui II ont pas oublié,
Ce livre plein de foi, d'amour et d'espérance,
De deuil et de- pitié,
Comme le battement du cœur de Vautre France,
Ce livre est dédié.
FRANGINE
LIV%,E T%E^CIE%.
^4n manoir, ^ janvier iSjS.
Voici pourquoi j'écris les pages qui vont suivre :
Je lisais tout à l'heure au coin du feu ; le livre
Par deux fois est tombé de mes mains, car mes yeux
Se fermaient malgré moi : c'était trop ennuyeux!
Je ne dis pas de mal du sommeil, au contraire;
Mais je ne puis souflFrir l'ennui, son triste frère.
Huit heures ont sonné seulement au clocher :
On ne peut décemment songer à se coucher.
FRANGINE
Quant à se promener, toute seule, dans l'ombre,
Le parc ou le jardin est déjà par trop sombre.
Dois-je donc m'endormir, comme l'ont fait si bien
Gritty, ma gouvernante, et Pyrame, mon chien,
Qui tous deux devant moi sommeillent sans scrupule,
Près du feu qui s'éteint, sous la lampe qui brûle?
Que faire? Oh! que les soirs semblent longs en hiver !
Un livre intéressant fait de l'heure un éclair :
C'est un ami qui cause et, dans un beau langage,
Vous parle d'autres cieux ou de mœurs d'un autre âge:
Mais ce roman inepte (écrit. Dieu sait comment!).
Avec son but moral, est par trop assommant.
Qui force donc les gens d'écrire de ces choses?
On dirait que la vie est pour eux lettres closes.
La vie! Oh! quel tissu de merveilleux romans!
L'art n'en a pas de plus amers, de plus charmants.
Qui le sait mieux que moi ? Pourtant je touche encore
A l'aube de mes jours, du moins à leur aurore.
On n'est pas vieille encor quand on n'a pas vingt ans ;
Car je ne les aurai qu'à la fin du printemps,
Mais déjà le malheur, l'archer sombre et terrible,
A vidé son carquois sur moi : je suis sa cible
Depuis l'enfance, et Dieu, père des orphelins,
A voulu que de deuil tous mes jours fussent pleins.
— Si je les écrivais! Pourquoi pas? Je m'assure
Qu'il est bon d'égoutter le sang de sa blessure.
Afin d'en exprimer tout le venin. D'ailleurs,
Puis-je vouer mes soirs à des emplois meilleurs?
LIVRE P R E M I E 1
Gritty, ma gouvernante et mon unique amie,
A cette heure est toujours plus ou moins endormie.
La chère âme d'abord veut travailler un peu ;
Puis la paix du manoir, le dîner et le feu
L'assoupissent bientôt; le bas qu'elle tricote
Glisse à terre, et le chat joue avec la pelote.
Dormez, chère Gritty, cœur simple et grand, dormez !
Dieu vous garde, Gritty 1 vous seule encor m'aimez.
Est-il vrai qu'à conter sa peine on la console?
Essayons; que ma plume au hasard glisse et vole,
Et raconte mon cœur aux feuillets complaisants!
Je suis une orpheline et n'avais pas dix ans
Quand la guerre éclata sur le pays de France.
La guerre ! met terrible où tient tant de souffrance !
NLais non ! je ne veux pas décrire ce passé ;
Un seul tableau me reste, et tout est effacé.
On rapporta mon père un jour dans la grand'salle,
Pâle et sanglant, le cœur traversé d'une balle.
On le coucha drapé dans son manteau guerrier.
Et devant lui ma mère à genoux vint prier.
Elle lé regarda sans dire une parole,
Puis tomba raide; une heure après elle était folle.
^L1is la mort, qui d'abord les avait divisés.
Sut réunir bientôt ces pauvres cœurs brisés,
Et leur enfant resta toute seule sur terre.
Le manoir, où grandit ma douleur solitaire,
Est antique ; un vieux parc, à l'enclos sérieux,
F R A N C I X E
Donne à cette maison un air mystérieux.
La ferme est à deux pas; tout au fond et derrière,
On voit monter au ciel, à travers la clairière,
La flèche du clocher du village voisin,
Dont le coq étincelle aux rayons du matin.
Tout est paix et silence, et devant l'orpheline
Chacun dans le pays avec respect s'incline.
Quand je passe au milieu de tous ces braves gens.
Je ne vois que sourire et regards indulgents.
Dieu bénisse ces cœurs aimants et le leur rende !
C'est ma famille... Hélas ! que n'est-elle moins grande!
Comme le souvenir est chez moi faible et fort!
Pour retrouver ma mère il me faut un effort;
Ou, si je la revois, c'est à travers un voile :
Une ombre pâle avec des yeux comme une étoile,
Et c'est tout. Rien de net, nul détail, nul contour.
Mais mon père! Il est là, comme le dernier jour
Qu'il me prit dans ses bras. Je le vois, je l'admire,
Il me parle, m'adresse un triste et doux sourire.
Me conseille : la mort ne me l'a pas ôté.
Je lui fais chaque jour sa place à mon côté ;
Et si je vis encor, c'est grâce à lui, je pense;
Il est l'ange gardien dont la douce influence
Contre tous les périls semble me protéger,
Et, grâce à lui, le poids du jour m'est plus léger.
Un autre ange gardien plus visible me reste :
C'est la bonne Gritty, dont l'amitié céleste,
LIVRE PREMIER
Le tendre dévouement maternel et profond,
Me sacrifierait tout comme les mères font.
Car sous mon toit désert la pauvre et sainte fille
Retrouve et m'a rendu l'ombre d'une famille.
Elle est ma mère, et moi, je suis, non sans douceur,
A la fois son enfant, sa maîtresse et sa sœur.
Comment peindre les jours où, me serrant près d'elle.
Je grandis à son ombre et sous sa main fidèle,
Après l'heure funèbre où mon père, navré,
Me laissa dans ses bras comme un dépôt sacré?
Rien n'entra dans ma vie et dans ma solitude.
Jusqu'au jour où me vint un compagnon d'étude
Et de jeux, un enfant de mon âge, un cousin,
Paul, lycéen déjà, qui du château voisin
Venait me visiter aux vacances d'automne,
Et daignait avec moi s'amuser en personne.
Bientôt il remplit tout, mon coeur et la maison;
Et l'année à mes yeux n'eut plus qu'une saison.
J'attendais de longs mois; puis enfin, en septembre.
Par la fenêtre ouverte il entrait dans ma chambre.
Et tombait dans mes bras en riant comme un fou;
Et nous nous envolions au hasard, Dieu sait où !
Paul était vif, ardent, impétueux, fantasque,
Ne vivant que de bruit, de malice, de frasque.
Souriant et vainqueur, beau comme un jeune dieu,
Aimé de tout le monde, il régnait en tout lieu;
Et je n'ai pas besoin d'ajouter, j'imagine,
F R A X C I X E
Comme il régnait en maître au cœur de sa cousine.
Il avait mis, avec son entrain sans pareil,
Dans ma sombre existence un rayon de soleil,
Et ma jeune âme avide, et si longtemps froissée,
S'emplissait lentement de sa seule pensée.
Je ne vivais qu'en lui, que par lui, que pour lui,
Et mes jours n'avaient plus de vide ni d'ennui.
O courses dans les prés ! ô lentes promenades,
Où, la main dans la main, comme deux camarades,
Nous errions au soleil de longs après-midis,
Dans l'enclos du vieux parc, notre frais paradis !
O jours de liberté, de candeur printanière,
Où l'âme sans détour se donne tout entière,
Et comme un jeune oiseau s'élançant dans l'azur.
Ou nageant comme un cygne au miroir d'un lac pur,
Croit que pour le bonheur seul cette vie est faite !
Où chaque heure a son charme et chaque jour sa fête ;
Où tout parle d'amour à nos sens ingénus !
O mes jours de bonheur, qu'ètes-vous devenus?
Je vais en décrire un, un seul 1 et dans mon âme.
Au risque d'attiser cette première flamme.
Je m'en vais, de mes jours secouant la langueur.
Remuer un instant les cendres de mon cœur.
Je choisirai le jour des vendanges, l'année
Qu'il quitta le pays ; une étrange journée.
Pleine de souvenirs folâtres et charmants,
Dont je n'ai pas compris les avertissements.
J'aurais dû deviner déjà cette âme étrange...
LIVRE PREMIER
Mais il faut m'arrêter. A demain la vendange.
Reformons ces feuillets ! Demain, je poursuivrai ;
Je dirai tous les maux dont mon cœur fut navré.
Vite ! voilà Gritty qui s'éveille et frissonne :
— Comme il est tard ! dit-elle. En ejffet, l'heure sonne
Ht semble m'adresser un reproche argentin.
Je me croyais au soir, nous touchons au malin.
11 faut aller dormir. Gritty gronde et se fâche :
Elle a raison. Je vais suspendre ici ma tâche,
Et reposer mes yeux, ma pensée et ma main.
Demain je reprendrai de bonne heure. — A demain !
4 janvier.
Reprenons donc la plume et racontons l'histoire
De ce jour dont je tiens à fixer la mémoire.
Le soleil rayonnait dans un ciel d'un bleu clair;
Comme si Dieu voulait rendre visible l'air,
Une vapeur d'argent revêtait les collines
Et l'horizon lointain de teintes opalines.
Un vent frais, tout chargé de parfums et de chants.
Venait à moi des prés, des vignes et des champs;
D'une journée heureuse accueillant les prémices,
L'âme au bonheur promis s'ouvrait avec délices ;
Et j'attendais, le cœur plein de trouble et d'espoir,
L'instant délicieux où j'allais le revoir;
F R A X C I X E
Car il avait été convenu, dès la veille,
Que nous vendangerions à nous deux seuls la treille.
Comme une vigneronne avec son vigneron.
Serpette en main, panier au bras, sur le perron,
Pour mieux le voir venir je m'étais installée,
Et mes yeux épiaient le fond de la vallée.
Comme il tardait! comment! pourrait-il oublier?
Et vingt fois me levant, debout sur l'escalier.
Je regardais au loin, la main sur les paupières.
Enfin Paul apparut au détour des Marnicrcs,
Avec son air vainqueur et son pas nonchalant.
Mon Dieu ! qu'il me semblait insupportable et lent ;
Enfin il agita sa main fine et gantée,
Lança mon nom dans l'air... et ravie, enchantée,
Lâchant bride à mon cœur qui prenait le galop,
Je me mis à courir pour l'embrasser plus tôt.
Nous allâmes d'abord à la ferme. Rosette,
La fille du fermier, dans sa fraîche toilette,
Nous attendait au seuil impatiente. Elle est
A peu près de mon âge, et c'est ma sœur de lait;
Blonde avec des yeux bleus, ses cheveux en broussaille
Forte et grande, à treize ans ayant déjà sa taille.
Moi, j'étais pâle et grêle alors comme une enfant
Qui végète et languit sous un poids étouffant.
Que de fois dans nos jeux, quand Paul me cherchait noisi
Et voulait me dompter, la belle villageoise
Se jetait entre nous et terrassait soudain
LIVRE PREMIER I3
Mon tyran écumant de rage et de dédain,
Q.ui sous son bras vainqueur se débattait dans l'herbe,
Comme Satan aux pieds de l'Archange superbe.
En faveur du vaincu j'intervenais alors.
Rosette s'excusait d'avoir les bras si forts
Sur ses travaux, et Paul... réparait sa toilette.
Ce jour-là l'union entre nous fut complète.
Nous allâmes d'abord nous promener sur l'eau.
Installés tous les trois dans un petit bateau,
Nous suivîmes le cours du ruisseau qui serpente
Au fond du parc et sert de frontière à sa pente.
Rosette et Paul, armés d'un aviron léger.
Faisaient voguer l'esquif, non sans nous asperger ;
Et de rire! Est-il rien de plus charmant au monde
Que de glisser sans bruit sur l'eau bleue et profonde,
Avec de chers amis, sous des arbres épais
Qui versent sur nos fronts la fraîcheur et la paix?
Pour moi, couchée au fond de la barque rapide,
Je savourais l'air frais, le ciel pur, l'eau limpide;
J'admirais Paul surtout, en habits élégants,
Dont la rame faisait craquer les jolis gants.
J'étais heureuse enfin. Bientôt, posant les rames.
Près des vignes tous trois gaîment nous débarquâmes.
Aux cris des vendangeurs agitant leurs bras nus :
« Vous venez travailler! Soyez les bienvenus! »
Nous fîmes d'abord halte autour des cuves pleines.
Où sur les grains cueillis les guêpes, par douzaines.
Comme ivres de vin doux s'abattaient lourdement.
F R A N C I X E
Rosette les chassa; notre trio gourmand
Prit leur place et bientôt fit une large brèche
Au monceau de grains noirs de la vendange fraîche.
Ce fut là notre seul travail pour cette fois.
La treille du jardin nous attendait. A trois
Ce fut vite fini d'en faire la cueillette.
Paul et moi remplissions les paniers que Rosette
Sur son chignon touflu, que rien ne fait plier,
D'un pas alerte et sûr emportait au cellier.
Enfin, dans le verger de la ferme, une table.
Où brillaient fraises, crème et gâteau délectable,
Sans que nul d'entre nous eût l'air de s'en douter,
Vint à point nous offrir le plus charmant goûter.
Paul mangea comme un loup, et, déposant sa veste.
Sur un grand tas de foin alla faire la sieste,
Tandis que Rose et moi nous desservions sans bruit
Ce qui restait du lait, des fraises et du fruit.
Et rangions au bahut les nappes, les serviettes.
Ou sur les noirs rayons du dressoir les assiettes.
Après, toutes les deux nous vînmes doucement,
Sur la pointe du pied, auprès de Paul dormant,
Promener sur sa lèvre, et d'une main légère,
Le rameau dentelé d'une fine fougère.
Je ne sais s'il dormait; c'est possible, après tout :
Toujours est-il qu'ouvrant les deux bras tout à coup,
Il serra sur son cœur nos deux tètes penchées
Et baisa fortement nos lèvres rapprochées.
Puis il se mit à rire, à sauter; dans ses yeux
Brillait je ne sais quel éclair malicieux,
LIVRE PREMIER
Rire de demi-dieu que je ne pus comprendre,
Quelque chose d'ardent, de moqueur et de tendre,
D'avide, de méchant, en tout cas de trompeur.
Ce baiser me serra le cœur et me fit peur;
Il me brûla la lèvre et me parut étrange...
Je me sauvai bien vite. — Et voilà la vendange...
L'ai-je dit? Paul devait partir le lendemain.
Je ne le revis pas. Il reprit le chemin
De Paris, et plus tard, durant plusieurs années,
Visita du soleil les plages fortunées...
Quel vide tout à coup dans mon cœur ! Que les jours
Se traînèrent pour moi décolorés et lourds!
Je restais immobile et des heures entières
A regarder sans voir, des larmes aux paupières.
Cette torpeur dura quatre ans. Quand il revint,
J'étais grande ; j'avais dix-sept ans, et lui vingt.
Il n'était pas changé : sa figure un peu pale
Révélait seulement une beauté plus mâle.
L'ironie à sa lèvre avait mis comme un pli
Charmant : enfin c'était un jeune homme accompli.
Dès le premier regard il m'avait reconquise.
Il sut me rappeler d'une façon exquise
Nos souvenirs d'enfant, nos jeux et nos combats.
Tout ce qu'il regrettait, ajoutait-il tout bas,
Sur le Bosphore, en Grèce, au pied des Pyramides,
Au désert, en chassant les gazelles timides.
Mon image l'avait suivi partout; l'exil
N'avait fait que grandir son amour, disait-il.
l6 FRAXCINE
Et puis quels doux regards! Et je sentais, ravie,
Le bonheur à longs flots revenir dans ma vie,
En savourant ces doux discours les yeux baissés.
Chacun nous regardait comme deux fiancés.
Son père, jeune veuf, remarié bien vite.
Semblait prêter les mains à cet accord tacite.
J'étais riche, et déjà, dès l'hiver précédent.
J'avais dû repousser maint noble prétendant.
Je ne pensais qu'à Paul, mon cousin et mon maître.
Mon idole, mon rêve, en me disant : Peut-être
Ne songe-t-il qu'à moi, comme moi seule à lui.
Et maintenant le jour du retour avait lui ;
Il m'aimait; il était resté fidèle et tendre;
Je touchais au bonheur ; je n'avais qu'à lui tendre
Cette main qu'il aimait à tenir dans sa main...
Oh! quel réveil amer! quel aflFreux lendemain!
Il venait tous les jours au manoir ; sa soirée
Surtout, sans y manquer, nous était consacrée.
Comme je n'étais plus une enfant, près de nous
Gritty, les yeux ouverts, ou bien sur ses genoux
Laissant tomber sa laine et sa tapisserie.
Paraissait présider à notre causerie.
Puis, quand l'heure au clocher allait sonner minuit.
Sans réveiller Gritty, Paul me quittait sans bruit.
Pour le revoir encore un seul instant peut-être,
Sur les ombres du parc j'entr'ouvrais la fenêtre.
Et parfois, écartant les rameaux du jasmin.
LIVRE PREMIER
17
Il accourait d'en bas me tendre encor la main ;
Et j'écoutais longtemps, à travers le silence,
De ses pas décroissants la rapide cadence.
Un soir... Ohl je vivrais toute une éternité,
Je n'oublierai jamais, jamais ce soir d'été!
Paul venait de quitter à peine notre enceinte ;
Ma main était encor tiède de son étreinte ;
Le parc était tout noir; les grands taillis ombreux
Ne se détachaient plus sur le ciel ténébreux ;
Un orage planait dans l'air : c'était à peine
Si la brise étouffée essayait une haleine ;
Et la môme lourdeur pesait sur mon esprit.
Je ne sais quelle idée enfantine me prit
D'affronter comme lui la pluie et la tempête.
Je me jetai bien vite un châle sur la tète.
Et me voilà glissant dans l'ombre à pas craintifs,
Sous les sombres arceaux des ténébreux massifs.
Soudain j'entends des voix, des notes indécises ;
Sur un banc à l'écart deux ombres sont assises.
Je m'arrête en tremblant; la peur me cloue au sol.
Bientôt certain accent, des mots saisis au vol,
Me plongent dans l'horreur d'un effroi plus terrible.
Grand Dieu ! non ! c'est un rêve, et ce n'est pas possible :
Ce ne peut être lui I Paul! Paul, mon fiancé.
Auprès d'une autre femme ! Oh ! non, c'est insensé !
Et cependant c'était sa voix pressante et tendre
Qui disait doucement (et je devais l'entendre !) :
« O chère âme I à quoi bon ces pleurs et ces remords ?
3
l8 F R A X C 1 X E
Ke t'inquiète pas; moi seul ai tous les torts;
Je saurai les porter. Vois -tu bien, ma chérie,
Dans notre monde à nous, il faut qu'on se marie,
Mais mon cœur reste à toi. Cesse donc tes sanglots !
Je t'aimerai toujours, ô Rosette !» — A ces mots,
Ne pouvant supporter l'horreur de mon martyre.
Je tombai foudroyée à terre sans rien dire,
Espérant que la mort m'emportait dans ses bras.
Loin de ce monde impur et de ces cœurs ingrats.
Mais non ! je dus revoir la lumière abhorrée.
La fièvre, délirant dans mon âme ulcérée.
Longtemps la fit errer sous ce vague horizon
Où la folie en deuil lutte avec la raison,
La jeunesse vainquit; la nature obstinée
Me remit face à face avec la destinée.
Et le jour vint enfin où mon esprit, plus clair.
Revit tout le passe comme dans un éclair.
Et sentit l'amertume en mon âme oppressée
Noyer dans la douleur ma première pensée.
Tandis que mon premier regard appesanti
Autour de mon chevet reconnaissait Gritty,
Qui, les yeux sur mes yeux, essayait un sourire
Que de longs pleurs muets semblaient trop contredire.
Sa joue encor plus creuse et ses traits amincis
Portaient en longs sillons la trace des soucis.
De l'angoisse mortelle et des veilles sans nombre
Qu'elle avait dû passer à mon chevet dans l'ombre.
« Que je vous ai coûté de fatigue et d'ennuis.
LIVRE PREMIER I9
Lui dis-je en lui tendant la main. Combien de nuits
Vos soins et vos regards m'ont-ils ainsi couvée?
Chère Gritty 1 Ponrquoi m'avez- vous donc sauvée ?
— Taisez-vous, me dit-elle, et ne blasphémez pas !
C'est Rosette qui vous rapporta dans ses bras,
Depuis bientôt un mois, par une nuit d'orage,
Et qui seule a voulu vous veiller sans partage.
Elle n'a pas quitté d'un seul instant ces lieux.
Voyant que vous aviez ouvert enfin les yeux,
Elle vient de partir. Vous lui devez la vie.
Ainsi qu'au bon docteur. Que je leur porte envie ! »
Rosette, mon sauveur ! lorsque sa trahison
A manqué me coûter la vie et la raison!
Rosette I que de maux ce nom seul fait renaître !...
Gritty, qui vit passer un nuage peut-être
Sur mes yeux et mes sens à peine raffermis,
Me dit : « Dormez ! Dormez ! » Et je me rendormis.
Quand je rouvris les yeux le lendemain, l'aurore
Me trouva ranimée et plus vaillante encore.
Rosette ne vint pas le matin ni le soir.
Le lendemain non plus ; je n'eus plus à la voir.
Je n'osais prononcer même son nom, de crainte
De révéler le mal dont j'avais l'àme atteinte;
Et pourtant je sentais que, dussé-je en mourir,
Je devais d'elle au moins paraître m'enquérir.
Attendons, me disais-je ; et l'attente fut vaine.
Rosette ne vint pas. Au bout d'une semaine.
30 F R A X C I N E
Je dis enfin, domptant mes sens irrésolus :
« Et Rosette? Pourquoi ne vient-elle donc plus?
— Ah! répondit Gritty tristement, la pauvrette
Est malade à son tour et paie ainsi sa dette.
Elle a trop présumé de sa force, et son corps
Succombe à cet excès de veilles et d'efforts;
Le docteur Franz n'est pas rassuré sur son compte.
Puisse sa guérison être certaine et prompte !
Et puissiez-vous bientôt vous-même rendre au moir.
A la pauvre malade une part de ses soins! »
Je ne répondis rien; mais l'âme est un abîme.
Je sentis dans la mienne un changement sublime :
La haine, la vengeance et l'âpre désespoir.
Qui cernaient mon esprit de leur horizon noir,
Et me faisaient errer au milieu des ténèbres,
Déchirèrent soudain leurs longs voiles funèbres;
Une pure lumière éclaira mes esprits;
La tendresse, l'amour, que je croyais taris,
La pitié, le pardon, la paix et la clémence.
Inondèrent mon cœur comme une vague immense
Je compris, ou plutôt Dieu me fit pressentir
Jusqu'où Rose voulait pousser son repentir,
Pour m'éviter sa vue à jamais sur la terre.
Pauvre enfant ! dis-je enfin. Dieu te garde à ton père !
Et depuis ce jour-là, mon cœur tranquillisé
Put penser sans horreur à qui l'avait brisé.
Bientôt je pus sortir; enfin, d'un pas plus ferme,
LIVRE PREMIER
Un jour, avec Gritty, j'allai jusqu'à la ferme,
Pour porter à Rosette, à ma sœur d'abandon,
La guérison de l'âme, au moins, par mon pardon.
J'entrai; la pauvre enfant s'agita sur sa couche,
Et, prise à mon aspect d'une angoisse farouche,
Voulut couvrir ses yeux de ses doigts amaigris;
Mais, me penchant sur elle aussitôt, je la pris
Dans mes bras tendrement, et j'appuyai ma lèvre.
Sans rien dire, à son front pâle et brûlant de fièvre ;
Et, toutes deux alors éclatant en sanglots,
Nous mêlâmes nos pleurs qui ruisselaient à flots;
Et, sans avoir besoin de dire une parole.
Je laissai dans son cœur le baume qui console.
Depuis ce jour, je vais le matin et le soir.
Sans y manquer jamais, à son chevet m'asseoir;
Je lui donne une part de ma longue journée.
Pauvre Rosette! elle est la plus infortunée.
Le mépris a tué dans son premier essor
Mon amour; mais Rosette, hélas! elle aime encor.
Tout en pleurant du coup dont elle m'a frappée;
Elle a le droit d'aimer : on ne l'a pas trompée.
Moi, ma plaie est fermée et ne peut se rouvrir;
Tandis qu'elle ! elle souffre et doit deux fois souffrir.
Du mal qu'elle m'a fait et du mal qui la brise.
Aussi, lorsque mon cœur, à moi, se cicatrise,
Le sien, de plus en plus en proie à son remord,
S'abandonne et voudrait expier par la mort.
Guérissez-la, Seigneur ! sauvez-la d'elle-même !
F R A X C I N E
C'est tout. J'en ai fini de cet aveu suprême.
Et maintenant j'éprouve une profonde paix,
Et la douceur qui suit les aveux qu'on a faits.
Il me semble que j"ai dans une oreille amie
Versé tous ces secrets de mon âme aflFermie,
Et que dans un miroir j'ai vu mon cœur entier.
C'est bien! Pour aujourd'hui refermons ce cahier;
Je poursuivrai plus tard. Je veux, quoi qu'il arrive,
Y peindre sans détour mon âme toute vive.
Et, comme la naïade en marbre du bassin,
Y verser tous les flots qui dorment dans mon sein.
Février iSj8.
Il est un coin du parc que jusqu'ici j'évite.
Et dont la seule idée et me trouble et m'irrite :
C'est le banc, à l'écart, sous les arbres caché,
Où me fut mon amour et mon cœur arraché;
Je tiens à surmonter ce reste de faiblesse.
Et pour que rien en moi ne s'aigrisse et ne blesse,
J'ai voulu ce matin au monstre marcher droit.
D'un œil tranquille et sec j'ai revu cet endroit ;
Je m'y suis même assise. A cette même place.
Où la mort m'étreignit avec sa main de glace.
Où celui que j'aimais me renia tout haut.
J'ai senti dans mon sang, qui circulait plus chaud,
LIVRE PREMIER
La généreuse ardeur d'un acte méritoire,
Et l'ineffable paix qui suit toute victoire.
Longtemps j'ai regardé le ciel : puis, en partant,
J'ai dit à demi-voix : Mon père, es-tu content?
^Cars iSjS.
Je ne sais ce que Dieu veut faire de Rosette :
Elle ne reprend pas. Le docteur s'inquiète.
Elle se laisse aller; elle ne lutte pas;
On dirait qu'elle glisse avec joie au trépas.
Seulement, par éclair, quand la fièvre la quitte.
On voit qu'une pensée en secret la visite
Qu'elle n'ose exprimer et suspend tout à coup,
Et qu'elle aurait à cœur de dire, à moi surtout.
Q.u'est-ce donc? 11 faudra que son médecin m'aide.
Mais la tendresse encore est le meilleur remède ;
Je te montrerai tant la mienne, ô pauvre enfant!
Que je t'arracherai ce secret étouffant.
CiCèvie jour, le soir.
A la ferme, ce soir, j'épiai la sortie
Du bon docteur; il a toute ma sympathie.
Quoique bien jeune, il est grave, et son seul aspect
24 FRANGINE
Avec la confiance inspire le respect.
Deux fois Français, de race et par choix, à la guerre.
Il a quitté l'Alsace avec sa vieille mère.
Depuis qu'il est ici, nul ne saura combien
Le fils avec la mère ont déjà fait de bien.
Aussi sont-ils aimés et bénis à la ronde.
Pour ma part, j'ai pour eux une estime profonde.
Il m'a soignée en frère et, pendant tant de jours,
M'a prodigué son temps, son art et ses secours,
Que je ne sais comment à cette âme d'élite
Prouver ma gratitude ainsi qu'il le mérite.
J'en fais mon aumônier, et ses soins complaisants
M'aident à soulager nos pauvres paj'sans.
« Eh. bien ! docteur? » lui dis-je. — 11 secoua la tête,
Et dit en rougissant : « Son état m'inquiète;
Il échappe à mon art et rit de mes efforts.
Son âme est encor plus malade que son corps.
Elle a quelque secret qu'elle n'ose vous dire ;
Du moins ma mère ainsi s'explique son délire.
Venez chez nous. Il faut ne pas perdre de temps;
Les symptômes déjà sont bien inquiétants ;
Hâtons-nous! » Et le cœur serré, j'allai sur l'heure
Voir sa mère, et j'entrai dans leur humble demeure.
La glycine enlacée au rosier de tout mois
De rameaux et de fleurs tapisse ses parois.
Tout respire la paix, le travail, le bien-être.
Madame Heller était assise à sa fenêtre,
Droite, avec des rubans noirs dans ses cheveux gris,
LIVRE PREMIER 2$
Et tournant un fuseau de ses doigts amaigris.
A mon aspect, quittant sa tâche familière,
Elle-même m'ouvrit la porte hospitalière,
Et, me baisant au front, elle me fit asseoir
Sur l'unique fauteuil du modeste parloir.
Franz Heller, nous payant d'une excuse frivole,
Partit; sa mère alors prit ainsi la parole :
« Vous n'êtes plus l'enfant d'autrefois; le malheur
Dès l'aurore a mûri votre âme dans sa fleur;
Vous voilà devenue une femme avant l'âge.
La vérité peut donc vous parler son langage,
Et vous montrer la vie, hélas ! telle qu'elle est.
Rosette, votre amie, et votre sœur de lait,
A failli grandement. Des filles du village
Elle fut la plus belle et longtemps la plus sage.
Mais l'orgueil l'a perdue : elle aspirait trop haut.
Sa faute à tous les yeux va paraître bientôt.
Elle doit avant peu mettre un enfant au monde.
Et voilà d'où lui vient son angoisse profonde.
Elle vous craint surtout, paraît-il. Cet aveu
Met son âme à la gêne et tout son corps en feu.
Allez la voir ! Ici toute pudeur est vaine ;
Et délivrez d'un mot cette pauvre âme en peine. »
C'est ainsi que parla la noble femme eu deuil.
Et la ferme bientôt me revit à son seuil.
J'entrai ; je me penchai sur la pauvre fiévreuse,
En lui disant tout bas : « Rosette, sois heureuse I
20 FRAXCIXE
Ne t'inquiète plus. Il sera notre enfant.
Chut! Ne me réponds pas; le docteur le défend.
Le cher petit aura deux mères tout ensemble,
Et je l'aimerai bien, pourvu qu'il te ressemble.
Allons, repose en paix et laissons faire à Dieu;
Tout s'arrangera bien : adieu, chérie, adieu ! «
Je partis sur ces mots qui calmaient son délire,
Et je vis sur sa lèvre éclore un doux sourire.
lAvril.
Je me suis réveillée au milieu de la nuit.
Revêtant au hasard un long peignoir, sans bruit,
Je m'accoudai rêveuse au bord de la fenêtre.
La nuit était profonde et le jour loin de naître ;
Et dans cet infini tout noir plongeant mes yeux,
J'ai laissé s'envoler mon âme sous les cieux.
La nuit trouble nos sens et les livre aux fantômes:
On respire dans l'air de plus subtils arômes ;
L'oreille entend au loin de célestes accords;
L'œil voit l'ombre s'ouvrir ; le rêve prend un corps. .
On dirait que partout, au ciel et sur la terre,
La nuit prête son voile à quelque grand mystère,
Et qu'un enfantement douloureux et sacré
Va nous donner encor le sauveur espéré...
La lune avait passé ; des millions d'étoiles.
LIVRE PREMIER 27
D'étincelles de feu peuplaient l'azur sans voiles.
Tous ces astres sont-ils des globes habités?
Ont-ils déjà vécu d'autres éternités,
Avant que notre terre ait commencé ses rondes
Dans le vide où dormait le germe épars des mondes?
Vivent-ils? forment-ils 'aussi des nations?
Echangent-ils entre eux leur âme et leurs rayons?
Ou bien, se consumant au feu de leur cratère.
L'orgueil dévore-t-il leur grandeur solitaire ?
Sont-ils peuplés d'esprits, d'anges ou de démons?
Est-ce le paradis des morts que nous aimons?
Irons-nous les revoir? Oh! quelle douce étreinte.
Après tant de douleurs, de tristesse et de crainte !
Quel astre me rendra mon père et son amour?
O Seigneur 1 que ce soit bientôt et sans retour!...
Et ravie en extase à cet espoir sublime,
Je crus sentir la terre en glissant sur l'abîme.
Parmi tous ces soleils qui parsèment l'éther,
.M'emporter dans son vol vers ce qui m'est si cher.
Puis mon esprit flottant, où tout passe et repasse.
Se demandait pourquoi ces mondes dans l'espace?
Pourquoi la vie avec son cortège fatal
D'amertumes? Pourquoi le bien? pourquoi le mal?
Et d'autres questions sans issue et sans nombre.
Où l'homme aime à briser son front triste dans l'ombr
Qui n'a connu ce rêve et ses accablements?
Mais les étoiles d'or, aux yeux de diamants,
Finirent par me dire en fermant mes paupières :
28 F R A X C I X E
« N'interroge pas tant! Va dire tes prières,
Et dors encor ! La nuit n'a pas fourni son quart
Ton père te dira ces choses-là plus tard. «
OiCai 1S7S.
Un enfant ! quand j'y songe ! avant un mois peut-être
Je pourrai caresser ce pauvre petit être,
Le presser sur mon coeur et couvrir de baisers
Ses bras, ses petits pieds et leurs ongles rosés!
Un enfant ! Que c'est beau ! C'est une fleur vivante,
Une fleur qui se meut, qui parle, rit et chante.
Avec ces yeux profonds, ces grands yeux étonnés
Q.ue promènent sur tout les êtres nouveau-nés.
Si purs qu'ils font songer au ciel, leur origine.
Comme je l'aimerai ! Moi, la triste orpheline.
Je deviendrai sa mère et je lui donnerai
Tout l'amour dont mon coeur, hélas ! est trop sevré.
Je pourrai, disposant de ma journée entière.
Guider ses premiers pas tremblants à la lisière,
Éveiller son esprit, et, fillette ou garçon.
Des premiers éléments lui faire la leçon,
Développer son corps, sa force et son adresse.
Et surtout façonner son âme à la tendresse.
Mon Dieu I soyez béni, dans mon isolement
De me donner un but si doux et si charmant !
LIVRE PREMIER 29
20 Jtittt.
Rosette va plus mal. — « Je sens, me disait-elle.
Une atteinte profonde et que je crois mortelle,
Un mal mystérieux qui me mine les os :
Puis j'éprouve un besoin immense de repos.
11 me semble, vraiment, que si Dieu me délivre,
Je n'aurai plus assez de force encor pour vivre.
Alors vous prendrez soin de l'enfant, ô ma sœur !
Et je pourrai partir, et même avec douceur.
Car j'ai fait trop souffrir ici-bas ceux que j'aime ;
Et, le dirai-je aussi? j'ai trop souffert moi-même.
D'ailleurs ce cher enfant, ai-je bien mérité
De l'aimer et d'avoir cette félicité?
Il ne doit pas porter l'ombre de mes souillures.
Et Dieu veut le remettre entre des mains plus pures.
Prenez-le donc, Francine, et qu'il vous fasse honneur !
Que ne puis-je avec lui vous léguer le bonheur ! »
Elle s'interrompit, puis reprit à voix basse :
« Une prière encor pour Paul! Faites-lui grâce.
Pardonnez-lui, ma sœur, aimez-le pour nous deux,
Aimcz-le pour l'enfant, et soyez tous heureux! »
Ce fut le dernier mot de sa vie épuisée.
Je ne pus rien répondre et je partis brisée.
30
FRANGINE
Le lendemain.
Quelle journée affreuse! et quel vide en mon cœur!
Quand le sort aura-t-il épuisé sa rigueur?
Le docteur, qui n'a pas permis que je veillasse,
Et qui près de Rosette avait repris ma place.
Est venu ce matin de bonheur au manoir.
Il demanda Gritty, qui sortit en peignoir.
Et je les vis tous deux, la mine désolée,
Se parler bas le long de notre grande allée.
Je me levai ; j'allai les rejoindre bientôt,
Et du premier regard, avant le premier mot.
Je compris que Rosette avait cessé de vivre.
« Et l'enfant? dis-je alors. — L'enfant a dû la suivre,
Dit le docteur. Ils sont partis du même essor.
Comme ils sont beaux tous deux ! Venez les voir encor
Et tristes tous les trois, sans tarder nous allâmes
Revoir Rosette morte et contenter nos âmes.
Elle semblait dormir dans toute sa beauté.
On avait mis l'enfant priis d'elle, à son coté.
Contre son cœur. La mère avait ce doux sourire,
Ce sourire des morts que l'on ne peut décrire.
Où l'âme laisse au corps comme un adieu divin.
On voyait qu'elle était tranquille, heureuse enfin.
IVRE PREMIER
Elle avait pour linceul sa robe des dimanches ;
Le lit était semé de pâles roses blanches;
Et ses beaux cheveux blonds tout dénoués encor,
Enveloppant ses traits comme d'un voile d'or,
Faisaient mieux ressortir la beauté du visage.
Autour d'elle, à genoux, les filles du village
Récitaient leur rosaire en pleurant, et plus loin.
Son père en cheveux blancs sanglotait dans un coin.
J'allai vers lui, je pris sa vieille main agreste
Et lui dis : ft Père Jean, une fille vous reste. »
Puis j'embrassai Rosette et le petit dormant.
Et Gritty m'emmena par la main doucement.
22 juni.
Ce matin nous avons conduit au cimetière
Rosette et son enfant, à la pâle lumière
De l'aurore. Elle dort du sommeil éternel
Avec les miens, non loin du caveau paternel;
Et quand la mort m'aura comme eux tous endormie.
Je pourrai reposer auprès de mon amie.
En attendant, vivons et laissons faire au sort
Cet étrange tissu dont la frange est la mort.
Juillet.
Je vais la voir souvent dans l'enclos funéraire
due chacun semble fuir; moi, c'est tout le contraire :
32 FRANGINE
J'aime à venir rêver près de mes morts chéris.
Mieux qu'avec les vivants, là je pense et je vis;
J'écoute leurs conseils, et, comme dans un livre.
Je puise à leurs côtés le courage de vivre.
Malgré le voile épais qui les cache à mes sens,
Je les vois, je les touche, ils sont à peine absents.
Je tâche d'enfermer leur âme dans mon âme,
Et de leur feu sacré d'entretenir la flamme.
Comme aux jours d'autrefois, avec un soin pieux,
L'Aryen attisait le foyer des aïeux.
Je viens donc visiter Rosette au cimetière.
Et j'y passe souvent l'après-dînée entière.
Assise et seule auprès de son tertre nouveau :
Mais avant que la pluie abaisse son niveau.
J'y veux faire poser une petite dalle
Toute simple ; au milieu la pierre sépulcrale
Portera ces seuls mots : Rosette, à dix-huit ans!
Et le passant rêveur plaindra ce court printemps.
Juillel iSjS.
Mon oncle vient souvent avec sa jeune femme
Me voir; et leur aspect me met la mort dans l'âme.
Quels discours! vides, froids, sans élan et sans vol.
« Tu ne demandes pas des nouvelles de Paul,
Me disait-il hier. Oh! lui, c'est autre chose;
LIVRE PREMIER 55
Il ne pense qu'à toi dans ses lettres. — Et Rose?
N'en parle-t-il jamais? dis-je éclatant enfin.
— Sans doute, reprit-il, et cette triste fin
L'a fait longtemps souffrir ; il a l'âme si bonne !
Mais il faut accepter ce que le Ciel ordonne.
Dans ce cas, il a tout arrangé pour le mieux. »
La colère et les pleurs me montèrent aux yeux.
Ma tante, qui le vit, pour éviter l'orage,
Vint me baiser au front et me dit qu'à mon âge
Elle était, comme moi, sévère pour le mal,
Et rêvait pour la vie un amour idéal ;
^Lais qu'elle avait appris la sagesse mondaine;
Qu'il fallait éviter avec soin toute peine ;
due les hommes étaient, par nature et par goût,
Egoïstes, légers et vaniteux surtout;
Qu'il fallait peu compter sur eux pour être heureuses.
Et ses phrases ainsi tombant vides et creuses.
Comme les froids grêlons d'une averse d'hiver,
Glissaient en crépitant sur mon silence amer.
^ont iSjS.
Paul revient au pays. On le dit même en route.
Pourrai-je supporter sa présence? J'en doute;
Le mépris et l'horreur me prennent à son nom.
Et mon cœur indigné n'a qu'un seul cri : Non ! Non !
34 FRANGINE
Je ne veux pas revoir celui qui, deux fois traître,
Aurait pu devenir mon époux et mon maître.
Et qui, brisant Rosette et mon cœur sans pitié,
M'a sevrée à la fois d'amour et d'amitié,
Et fait autour de moi le silence et le vide.
Oh! non, jamais! Revoir comme un spectre livide,
L'être aimé qui n'est plus qu'un être indifférent,
Un cadavre d'amour! Ce supplice est trop grand.
Je partirai plutôt. Ces lieux, cette vallée,
Où ma jeunesse en deuil s'est toujours écoulée.
Même ce vieux manoir si tranquille et si beau.
Ne me font plus l'effet que d'un vaste rombeau.
L'air me manque; j'étouffe. En me voyant pâlie.
Le bon docteur hier me parlait d'Italie,
Des pays du soleil à l'air vivifiant.
Pourquoi pas? J'aimerais à voir cet Orient,
L'Italie et la Grèce avec la Palestine.
D'ailleurs ne suis-je pas partout une orpheline?
Puisque Dieu m'a donné l'or et la liberté,
Quittons pour quelque temps mon foyer déserté.
,y40l'lt i8jS.
Oui, oui, je partirai. Mon âme s'accoutume
A ce projet sans trop de peine et d'amertume.
Gritty l'approuve fort, et l'Anglaise pur sang
En ressent comme moi l'effet rafraîchissant.
LIVRE PREMIER 35
Notre existence en est déjà toute changée.
Le guéridon supporte une double rangée
De livres et d'albums, de sacs et de coflFrets,
D'un long voyage enfin les multiples apprêts.
Nous partirons bientôt, au milieu de septembre :
Deux malles seulement, un seul valet de chambre,
C'est assez. Nous irons devant nous. L'univers
N'est pas si grand, malgré ses cent chemins divers.
Adieu, manoir ! adieu, mon parc où, sous les arbres.
Se dressent tout couverts de mousse les vieux marbres I
Adieu, taillis ombreux, fontaines et bassins.
Où les oiseaux du ciel par de furtifs larcins
Picorent leur pâture entre les pieds des cygnes !
Adieu, coteaux chargés de pêchers et de vignes!
Adieu, village ! adieu, cimetière où j'ai mis
Mes parents bien-aimés et mes plus chers amis !
Adieu, tout ce que j'aime et ce qui fait ma vie!
Puissé-je, à mon retour, de vous revoir ravie.
Apaisée et guérie enfin de mon long mal.
Reprendre auprès de vous racine au sol natal !
36 FRAXCIN'E
I.IV%E II
20 août iSj8.
J'avais toujours rêvé, dans mon âme enfantine,
De visiter un jour les lacs de l'Engadine,
Et de prendre du haut de ses glaciers mon vol
Vers la plaine lombarde ou les monts du Tyrol.
L'Engadine ! Ce nom qui charmait mes oreilles
Et semblait me promettre un monde de merveilles,
Ce n'est plus maintenant un rêve : Je la vois;
Je respire l'air pur et sain de ses grands bois.
Où résonne toujours le bruit d'une cascade;
Sous ses monts dont mes yeux tentent seuls l'escalade,
Au bord de ses lacs bleus qu'à peine émeut le vent.
Le cœur rasséréné, je m'assieds en rêvant;
Et les regards fixés sur les glaciers sublimes,
Ma pensée en plein ciel s'élance de ces cimes
Vers mon père et vers Dieu perdus dans l'infini.
Engadinc ! à jamais que ton nom soit béni I
37
Guérissant à la fois mon âme et ma poitrine,
Tu m'as ressuscitée à ta brise divine.
L'air pur de tes glaciers, de tes lacs, de tes monts,
Cicatrisant mon cœur ainsi que mes poumons,
D'une nouvelle vie en secret me pénètre.
Je sens éclore en moi les ailes d'un autre être.
Plus fort, meilleur. De tout ce passé si navrant
Je ne veux rien garder que le bon et le grand ;
Et je n'accepterai dans mon âme nouvelle
Que les choses qui sont immortelles comme elle.
J'emporterai Rosette et mon père; l'oubli,
Comme un écho lointain toujours plus aflfaibli.
Atténuera ce qui me fut triste et funeste;
J'attendrai l'avenir... et Dieu fera le reste.
50 août iSjS.
Ce pays vous retient par un étrange aimant :
C'est qu'il est à la fois grandiose et charmant;
Nul lieu ne doit offrir un pareil caractère.
Je crois avoir trouvé la clef de ce mystère :
L'homme partout ailleurs, dans la création.
Se bâtit des cités ou creuse son sillon ;
Partout il envahit, change, ordonne, rature
Les traits originels de la grande nature.
Il est le maître enfin, et si bien qu'en tout lieu
On ne voit plus que lui dans les œuvres do Dieu.
38 FRAKCIXE
Ici, c'est le contraire, et Dieu prend sa revanche :
L'homme n'est rien. Les lacs, les glaciers, l'avalanche,
Les torrents, les forêts, régnent incontestés;
La nature reprend toutes ses majestés.
La trace des humains est presque disparue :
Ou l'herbe ou le granit; ni verger ni charrue.
Seuls quelques toits épars, timides et cachés,
Une route, un sentier à l'ombre des rochers,
Vous rappellent que l'homme est encor de ce monde.
La paix des premiers jours, paix limpide et profonde,
Où la nature seule élève enpor la voix.
Descend de ces sommets, de ces lacs, de ces bois.
Le murmure sans fin d'invisibles fontaines,
Et la sourde clameur des cascades lointaines.
Troublent seuls le silence éternel de ces lieux
Où semble errer encor l'ombre des anciens dieux.
O ma chère Engadine ! ô désert dont la brise
Vous rafraîchit le cœur, guérit et cicatrise 1
Lieux charmants où j'ai vu, sous un ciel enchanté,
La beauté de la terre et sa virginité !
Quels beaux jours j'ai vécus au bord de tes eaux claires,
Sous les rameaux penchés de tes pins séculaires.
Assise sur la mousse où croissent mille fleurs,
A l'ombre d'églantiers qu'on ne voit pas ailleurs,
Respirant le silence et les fraîches haleines
Qui sortent des grands bois de parfums toutes pleines,
Seule au monde, et n'ayant d'autres témoins que l'œil
Curieux et furtif d'un timide écureuil.
39
Qui sautillait de branche en branche sur ma tête,
Comme pour mieux me voir! — Pauvre petite bête!
Cet étrange inconnu, ce monstre que tu vois
Assis parmi les fleurs, à tes pieds, dans tes bois,
Q.ui te fait peur et trouble ainsi ta solitude.
Ce n'est pas un enfant cruel, un chasseur rude.
Un ennemi ! Non, non ! Va ne crains rien de moi !
Je suis ta sœur; mon cœur comprend trop ton émoi :
Comme toi, cher petit, je tremble sur ma branche ;
Sur la vie, en rêvant, craintive je me penche.
Et je laisse tomber des regards effrayés
Sur l'abîme inconnu qui s'entr'ouvre à mes pieds.
e pic ml
J'ai VU plus d'une fois, dans la haute Engadine,
Deux pins jumeaux sortant de la même racine.
Côte à côte monter ensemble vers le ciel,
Dans la svelte fierté d'un essor fraternel.
Comme des mains d'amis sur l'épaule passées.
Leurs branches à leurs troncs tendrement enlacées.
Des deux côtés tombant en cône épanoui.
Ne formaient qu'un même arbre au regard réjoui.
Immobiles, plongés dans une paix profonde,
Ils ne connaissent rien des misères du monde.
L'existence pour eux glisse d'un cours égal.
Ne sachant pas le bien, ils ne font pas le mal ;
40 FRANGINE
Ils le souffrent, parfois, cependant, quand la neige
Dans leurs huit mois d'hiver sans répit les assiège.
Mais ils souffrent ensemble, et leur embrassement
N'en devient que plus fort encore et plus aimant.
C'est ainsi qu'ils vivront des ans, des siècles même,
D'une amitié parfaite attendrissant emblème ;
Et le temps destructeur, qui sur eux passe en vain,
Leur prête seulement un aspect plus divin.
Rien ne les disjoindra. Le même jour peut-être
Verra mourrir ces pins comme il les a vus naître.
D'un même coup de hache au cœur les bûcherons
Sur le gazon natal viendront coucher leurs fronts,
Unis, toujours unis dans la mort et la vie...
Jumeaux de l'Engadine, oh ! que je vous envie !
I) septembre.
Je vais quitter ce ciel, ces glaciers, ces forêts,
Cet air pur et ces lacs, mais c'est avec regrets
Que je pars; je le sens, mon âme est demeurée
Dans cette bienheureuse et charmante contrée.
Florence nous attend. Des amis inconnus
Nous réclament là-bas en hôtes prévenus.
Des amis de Gritty, des parents de mon père,
Se disputent à qui recevra l'étrangère;
Il me faut donc partir ; il faut voir d'autres lieux.
Mais si belle que soit Florence à tous les yeux,
41
Je doute que jamais dans mon âme elle efface
L'Engadine, la vierge aux épaules de glace,
Qui baigne ses pieds nus dans ses lacs froids et clairs,
Et qui perd dans le ciel son front chargé d'éclairs.
20 seplemlre iSjS.
Pour faire mes adieux à la chère vallée.
Par un soleil splendide hier je suis allée
Revoir le Morteratsch et ses grottes d'azur.
Assise sur la route où, d'un crayon peu sur,
J'essayais de fixer les bords de la cascade,
Tout à coup j'entendis un bruit de calvacade,
Des clameurs, un long cri, puis soudain je me sens
Emportée à grands pas entre deux bras puissants.
Un tourbillon épais de poussière s'élève ;
Un galop furieux passe, et, comme en un rêve.
Je me trouve posée à terre doucement
Au rebord du chemin; et devant moi, charmant.
Un jeune homme debout, rougissant, plein de grâce.
Me demande humblement pardon de son audace :
« Je ne suis qu'à demi coupable, disait-il :
Un taureau furieux vous mettait en péril,
Car vous ne paraissiez ni le voir ni l'entendre.
M'excusez-vous? » La voix était douce, l'air tendre...
Je lui disais merci, non sans quelque embarras,
Quand Gritty, qui lisait sur un roc à deux pas,
42 FRANC IX E
Vint tomber sur mon cœur, éperdue, hors d'haleine,
Prête à s'évanouir pour achever la scène.
Mais mon sauveur discret, sans ajouter un mot,
Salua gravement et disparut bientôt.
Le lendemain soir.
Ce sauvetage absurde, et dont je devrais rire.
Me laisse en un état que j'ai peine à décrire.
C'est^une impression de dépit, de regret.
Où se mêle pourtant comme un plaisir secret;
Un trouble, une révolte où ma fierté se blesse
De n'avoir pas su mieux défendre ma faiblesse.
Un homme! un étranger! quel que fût son dessein.
Ne m'a-t-il pas osé presser contre son sein?
Moi dont la taille est vierge encore de l'étreinte
Que la mère permet à ses filles sans crainte.
Quand la valse entraînante où l'ivresse du bal
Les jette aux bras ners'eux de tout danseur banal !
Je sens encor la honte et le plaisir étrange
D'être emportée ainsi comme par un vol d'ange.
Et dans ce mouvement rapide, aérien,
De sentir palpiter son cœur contre le mien.
Quel est-il ? D'où vient-il ? Et comment le connaître ?
N'eùt-il pas déjà dû passer sous ma fenêtre,
Par politesse au moins? Il est peu curieux.
Bah! c'est assez! laissons ce beau mystérieux
LIVRE II 43
A son indififérence ou jouée ou naïve ;
Je pars demain matin. Allons, quoi qu'il arrive,
Sans doute nous n'aurons jamais à nous revoir.
C'est aussi bien. — Adieu, irentil sauveur, bonsoir!
E» passant la Maloja.
Monts sublimes, granits, rocs perpendiculaires.
D'où ruissellent sans lin des cascades d'eaux claires
Qui charment le silence éternel de ces lieux,
Vaste désert de pierre et de neige où les yeux
Cherchent en vain des fleurs, des oiseaux et des arbres.
Lits où dorment en paix les gemmes et les marbres.
Pics que la foudre seule et l'aigle ont visités.
Combien avez-vous vu de nos éternités?
Combien de ces sommets, à vos pieds, dans les plaines,
Avez-vous vu passer de nos races humaines?
Vous, les majestueux, les éternels, les forts.
Que devez-vous penser de tous nos vains efforts,
De tout ce qui s'agite en notre fourmilière
De bassesse, de peur, de haine meurtrière.
De vice au front d'airain, de parjures d'amour
Qui doit durer un siècle et qui ne vit qu'un jour?
Devant tant de laideur et tant d'hypocrisies,
Vos âmes de dégoût doivent être saisies.
Mais non ! Dieu vous a fait nos grands amphictyons.
Vous planez au-dessus de nos convulsions.
44 FRANGINE
De vos sièges de marbre, au milieu de la nue,
Où la neige blanchit votre tête chenue.
Les pieds au bord des lacs et le front dans les cieux,
Immobiles, sereins, froids et silencieux,
Vous nous jugez, et quand vous parlez à la terre,
Vous rendez vos arrêts par la voix du tonnerre.
Florence, octobre i8j8.
O Florence ! Florence ! ô beauté dont l'attrait
S'accroît de jour en jour par un charme secret!
Je ne sais plus comment je vis : de fête en fête
Un tourbillon joyeux m'emporte satisfaite.
Légère, sans efforts, sans crainte, sans soucis,
Je glisse sur la vie et ses flots radoucis.
Comme un jeune elkovan des rives du Bosphore.
Puis un monde nouveau sous mes yeux vient d'éclore
L'art! le rêve idéal des plus nobles esprits,
Se révélant enfin à mes regards surpris
Et versant ses trésors dans mon âme élargie.
M'inonde des rayons de sa triple magie.
Toiles, fresques, palais, marbres au pur contour,
Comment ai- je vécu sans vous jusqu'à ce jour?
Que de bonheurs nouveaux dans ma vie amusée!
Tout me ravit : Florence entière est un musée.
On ne peut s'égarer dans la ville, au hasard,
45
Sans voir quelque vestige ignoré du grand art;
Partout quelque beauté tout à coup apparue
"Vous sourit en passant au détour de la rue.
Peuple heureux, qui vivait familièrement
Avec le grand, le beau, comme en son élément.
Et partout en laissait l'ineffaçable trace
Pour servir de leçons à notre faible race !
J'en profite ; je vais à l'école à Pitti ;
Tous les matins, avec cette même Gritty,
J'y cours; ou, variant mon temps et mes délices.
J'erre dévotement aux salles des Offices.
O Raphaël, André, Corrège, Léonard,
Michel- Ange ! vous tous, les maîtres du grand art,
Vous qui m'avez ouvert les deux portes du temple.
Sous ces lambris sacrés lorsque je vous contemple.
Il me prend un frisson presque religieux;
L'horizon s'élargit; j'entrevois d'autres cieux.
D'un culte aimable et doux intelligents apôtres.
Mon âme s'agrandit pour recevoir les vôtres.
Venez rendre à mon cœur les espoirs infinis !
Vous l'avez déjà fait. ^L'lîtres, soyez bénis !
'Hjovembre i8jS.
Et puis, ce peuple est doux et bon. Dans cette ville
Où toutes les horreurs de la guerre civile.
L'ambition, la ruse et la férocité
46 - FRANGINE
Naguère ensanglantaient chaque jour la cité,
Ce n'est plus maintenant que paix, jeux, rire et joie,
Où le bonheur de vivre en riant se déploie,
Et la facile humeur d'un peuple heureux, sans fiel,
Doux comme son air pur, sa lumière et son ciel.
Chacun vit sur son seuil ; partout la vie abonde.
Sur les ponts, les marchés, artisans, gens du monde,
Se pressent au soleil, mais sans hâter le pas :
La rue est le salon des gens qui n'en ont pas.
Mais c'est le soir qu'il faut voir Florence aux Cascines.
Lorsque l'Angélus tinte aux églises voisines.
Tout le monde se masse en haie au bord des quais.
Pour voir passer landaus, équipages coquets,
Carettines volant, légères comme liège.
Ou bien l'Américain qui, du haut de son siège.
Grave, immobile, armé d'irréprochables gants.
Mène en char de l'Etat dix-huit chevaux fringants.
Sous les arbres couverts de lierre on évolue;
D'une voiture à l'autre on parle, on se salue.
On se jette des fleurs; on s'arrête au rond-point.
Alors les cavaliers, leur chapeau noir au poing,
S'approchent galamment de l'équipage; on cause;
On rit; plus d'une joue en fleur devient plus rose;
On se donne tout haut rendez-vous pour le soir :
Au théâtre ou chez soi ne peut-on se revoir?
L'air commence à fraîchir : le serein tombe ; l'heure
Presse et rappelle; il faut regagner sa demeure;
On se quitte; on se dit adieu... pour un moment.
Et voilà ce qui fait ce séjour si charmant.
47
Si je parlais enfin de mes chères hôtesses !
Il n'est attentions, soins et délicatesses
Dont on ne m'ait comblée, et dès le premier jour.
J'ai dû me partager en deux pour ce séjour,
Entre Olga la princesse et Véra la marquise.
Chacune prétendait m'avoir toute à sa guise.
Au détriment de l'autre. Enfin l'on s'arrangea
Par un accord boiteux, et l'on me partagea
(Comme fit Salomon dans sa haute sagesse) :
Un mois chez la marquise, un mois chez la princesse.
Le sort a désigné la marquise en premier.
Le bonheur m'attendait près d'elle, à son foyer.
Elle a l'esprit si noble, et son àme est si franche !
Jean-Paul dit quelque part que notre àme naît blanche.
Mais que le monde vient en ternir la fraîcheur;
Celle de la marquise a toute sa blancheur;
C'est encore une enfant à trente ans. Sa personne
Porte en tout le cachet de la grâce mignonne.
Son esprit, vif, ailé, pour un rien prend l'essor.
Mais ce qui charme encor le plus, c'est son cœur d'or.
Nature exquise et rare, aimante, aimable et vraie,
Gaie, et pourtant mourant d'une incurable plaie,
Q.ue le monde léger aux propos persifleurs
Ke doit pas soupçonner : un tombeau sous des fleurs.
C'est un chagrin d'amour qu'en riant elle cache.
L'hermine a moins d'ardeur à dérober sa tache.
Chère marquise! hélas! qui donc a mérité
48 F R A N C I X E
Mieux qu'elle un peu de paix et de félicité?
Avec mon autre amie elle forme un contraste
Saisissant : la princesse a l'esprit bien moins vaste
Mais il est cultivé, froid, brillant, affiné.
Et dur comme un poignard d'acier damasquiné.
Le cœur ne paraît pas jouer le premier rôle
Chez elle; son aimant regarde un autre pôle.
Homme, l'ambition en eût fait Richelieu;
Femme, elle veut régner; son caprice est son dieu
Et tout doit se plier devant sa fantaisie.
Grande, belle, et toujours pleine de poésie.
De charmes renaissants, d'attraits toujours divers,
Il lui faut à ses pieds voir tomber l'univers.
Malheur à qui se met entre elle et son caprice !
Je crois qu'au fond l'orgueil est sa force motrice.
Je plaindrais fort l'amant qui voudrait la trahir.
Peut-être ce qu'elle aime, au fond, c'est de haïr.
Un naturel de proie et de lutte, où la vie
N'a de valeur qu'au prix d'une haine assouvie.
O ma belle guerrière ! eût dit ce pauvre noir
D'Othello, s'il l'eût vue en gondole un beau soir;
Mais c'est elle, bien sûr, qui, farouche et sans aide,
Sur le moindre soupçon, l'eût étouffé tout raide.
Un monstre ! direz-vous. — Cn beau monstre en tout ca
A qui, même en amie, on ne résiste pas.
Elle est Russe et Véra Florentine.
A leur aise!
49
Moi, je suis plébéienne, étrangère et Française;
Et ce n'est pas sans charme, à ce qu'il semble, ici ;
Car je ne chôme pas de galants, Dieu merci!
Aux Cascines, au bal, au concert, au théâtre.
Près de nous papillonne un publie idolâtre.
Partout on nous entoure, et je prends bravement
Ma part de ces douceurs. Dans ce trio charmant
Je ne suis qu'un bluet près de ces fleurs superbes.
Mais n'est-il pas des gens qui préfèrent les herbes
Aux lis, et même encore aux roses? Braves gens!
C'est bien d'avoir son goût, et mieux d'être indulgents.
'K.ovenihre iSjS.
Oui, je danse, je valse, et sans que je tressaille,
La main de mon danseur peut me serrer la taille.
Je n'y fais même plus la moindre attention;
Et je ris maintenant de mon émotion.
Quand mon jeune sauveur de la verte Engadine,
Légère, m'emporta sur sa mâle poitrine.
J'y suis faite à présent. On s'accoutume à tout.
Suis-je heureuse? Oh ! sans doute, et pourtant le dégoût
Me saisit quelquefois de toutes ces ivresses;
Et, fuyant tout à coup le monde et ses caresses,
Je vais m'agenouiller à l'ombre, dans un coin
De Santa-Maria del Fior. Là, sans témoin.
50 FRANCIXE
Mon âme, comme l'eau qui déborde du vase,
Se fond dans la prière et se perd dans l'extase ;
Mais mon voile mouillé, quand je quitte ces lieux,
Me dit combien de pleurs sont tombés de mes yeux.
D'autres fois, m'échappant quand le soleil décline.
De San-Miniato je gravis la colline.
Arrivée au sommet je respire et m'assieds.
Florence et tout le val d'Arno sont à mes pieds :
Le fleuve lentement traîne ses eaux jaunâtres;
Et campaniles, tours, clochers, dômes, théâtres,
Fiésole dans le fond, baignés d'un rayon d'or,
Peuplent tout l'horizon d'un merveilleux décor.
Quelle ville ! Si grande ensemble et si petite !
Elle remplit l'histoire, et là, qu'elle est réduite !
Athène était encor plus étroite, en tout cas.
Et pourtant quelle place elle tient ici-bas !
Thèbe et Memphis sans doute occupaient plus d'espace :
Mais l'esprit seul est grand et seul laisse une trace.
O Florence ! ton nom vit pour l'éternité.
Ta gloire fut jadis l'art et la liberté ;
Maintenant tu t'endors du sommeil de l'attente.
Mais ton linceul est fait d'une pourpre éclatante,
Et la Muse, évoquant tes gloires tour à tour.
Veille avec la Beauté sur ton repos d'un jour.
51
Décembre iSj8.
Je deviens paresseuse et le monde m'entraîne ;
Car voilà bien des jours et plus d'une semaine
Que je n'ai pas rouvert ce cahier. Cependant
C'est mon meilleur ami, mon plus sur confident.
J'en ai fait le boudoir intime de mon âme,
Où j'ose être moi-même, être tout à fait femme.
Où je puis sans péril me mettre en négligé,
Dire ce qui me manque et compter ce que j'ai,
Ouvrir à Dieu mon cœur en toute confiance
Et faire un examen complet de conscience.
Gritty n'est que mon ombre et fait corps avec moi ;
Je ne pourrais donc pas lui donner cet emploi.
Les autres, la princesse et surtout la marquise,
M'accablent d'amitiés sous une forme exquise;
Mais l'éducation, l'esprit, les mœurs, je crois.
Mettent trop de barrière au fond entre nous trois.
D'ailleurs à qui montrer son âme toute vive?
Les femmes sont toujours un peu sur le qui-vive.
Les hommes en cela paraissent plus heureux :
Ils sont meilleurs amis et plus amis entre eux.
Ils sont moins méfiants, plus ouverts, ce me semble.
Mettent plus de largeur au nœud qui les rassemble,
Et ne calculent pas d'avance qu'un beau jour
L'ami peut devenir un rival en amour.
FRANGINE
Mais la femme ! oh ! qu'ici j'ai fait d'expériences !
Que j'ai vu déchirer de traités d'alliances!
Ici, j'ai plus appris, certes, depuis un mois,
Que dans tous mes vingt ans, mes longs jours d'autrefois
Ah ! ce monde qu'on croit si vain et si frivole
(Et qui l'est tant !) au fond est la meilleure école.
C'est l'ample comédie aux cent actes divers
Dont parle La Fontaine, où, cachant ses travers,
Ses vices, ses laideurs, chacun fait son visage.
Se moque du voisin et croit seul être sage.
Etrange bal masqué ! Mais que de désespoir
Le masque mal fixé parfois laisse entrevoir !
Ticccmhie iSyS.
Savez-vous qui j'ai vu ce matin? Je vous donne
En cent à deviner quelle est cette personne.
Vous renoncez? Eh bien! c'est mon discret sauveur
Du Morteratsch, qui fit demander la faveur
A la princesse, hier, de m'offrir ses hommages.
A vrai dire, mon cœur ne voit pas grands dommages
D'atteler à mon char ce nouveau soupirant.
Il est fort bien ; il a l'air timide et souffrant :
Une blessure dont il se guérit à peine
Non sans grâce a rendu sa démarche incertaine.
Il s'appelle Karol de Karolath. Son nom
Est connu, .même illustre en Pologne, dit-on.
53
Olga le connaissait déjà de longue date.
Ce qui dans ce revoir me ravit et me flatte,
C'est que le plus ému des deux ne fut pas moi.
Colonel, un bon point pour cet aimable émoi 1
Et merci!
Janvier iSj^.
J'ai quitté Véra, non sans tristesse,
Et depuis ce matin je suis chez la princesse ;
■Mon mois était fini. Je suis dans un palais
Plein de tableaux, de fleurs, de tapis, de valets.
De colonnes en marbre ou de stuc revêtues,
De lambris somptueux et de blanches statues ;
Luxe vraiment princier, de bon goût, de grand air.
Cadre où, comme un portrait éblouissant et clair,
La splendide beauté, la grâce orientale
De la princesse Olga complaisamment s'étale.
J'y suis bien ; on ne peut même être mieux vraiment.
Pourtant j'ai du regret au simple appartement
Que j'habitais auprès de Véra, ma chérie.
Ici, j'ai moins d'air libre et moins de rêverie.
Tout est plus froid, plus sec : c'est plus officiel.
Mon œil attristé cherche un plus grand pan du ciel,
Et mon cœur te regrette, ô liberté native!
Mais chut! vite étouff'ons cette note plaintive.
Olga m'aime : on me gâte ici comme là-bas;
54 FRAXCIN'E
Pourquoi donc demander aux gens ce qu'ils n'ont pas?
Tout le monde n'a pas l'esprit franc, le cœur tendre.
Acceptons le bonheur qu'Olga veut bien me tendre :
La liberté que donne un luxe souverain,
Vers les plaisirs bruyants la course à fond de train,
Le caprice fouettant les âmes remuées,
La vie au grand soleil, les pieds sur les nuées,
Ce faux bonheur des grands dans l'ostentation ;
Hélas! celui d'Olga... Suivons le tourbillon!
Janvier iSj^.
Le beau Karol, ainsi qu'on s'y pouvait attendre,
Devient de jour en jour plus pressant et plus tendre.
Je n'ai pas encor l'air de m'en apercevoir;
Je me tiens assez bien et je fais mon devoir.
D'un triple mur d'airain à ses yeux je m'entoure,
Mais j'éprouve un bonheur qu'en secret je savoure
A voir ce beau jeune homme, en son culte fervent.
Se faire aux yeux de tous mon cavalier servant.
Qu'il est doux (je le sens et je le dis sans honte)
D'être l'idole aimée où ce pur encens monte.
Le but inaccessible où tendent tous ces vœux,
De se faire obéir sans dire : je le veux !
D'un geste d'abaisser des regards intrépides.
En un mot de mener un homme à grandes guides !
Mais qu'il est bien plus doux encor de rencontrer
LIVRE II
L'ami sûr à qui rame enfin peut se montrer
Dont l'esprit vous enchante et le cœur vous écoute,
Et qui, pour alléger les ennuis de la route.
Vous aime, et, partageant vos jours qu'il a charmés.
Veut vivre à vos côtés près d'enfants bien-aimés !
Février iSj^.
Ce soir nous avons fui la route des Cascines,
Et préféré le grand boulevard des Collines.
En tète à tête avec Olga, nous devisions,
Au galop des chevaux, sous les derniers rayons.
Olga, bien qu'elle soit à Karol complaisante.
Aime à me taquiner, sourit et me plaisante
Sur ma conquête, et veut que, lui serrant le frein.
Je lui fasse sentir mon pouvoir souverain.
« Voyez-vous, mon enfant, disait-elle, les hommes
Ne prisent pas en nous ce que vraiment nous sommes :
Ils n'estiment surtout que l'effort dépensé,
Et ce qui fit souffrir leur orgueil insensé.
Ce n'est pas nous, c'est eux qu'ils aiment ; et la tête
Joue au fond le premier rôle dans leur conquête;
Le cœur ne vient qu'après, même au troisième rang.
Quand il vient. C'est l'orgueil, l'orgueil du conquérant,
Ce besoin de régner sur les femmes en maître,
Plus encor que la soif du plaisir, qui fait naître
Les grandes passions que nous voyons fleurir,
56 FRANGINE
Et dont ces beaux messieurs disent qu'ils vont mourir.
Chère innocente, allez, ce serait une faute
De ne pas leur tenir la dragée un peu haute.
Faisons-leur donc gagner très cher leurs éperons,
Et sachons profiter du mal que nous ferons.
Ainsi soit-il! Pardon de vous dire ces choses.
C'est parce que je vois sur vos lèvres mi-closes
Un aveu trop hâtif voltiger par moment,
Que je vous crie ainsi casse-cou ! Votre amant,
Francine, me paraît un coursier intrépide.
Qu'il faut savoir dompter et bien tenir en bride.
Sur\'eillez-le toujours avec un soin jaloux,
Même comme amoureux, encor plus comme époux. »
Ce discours m'a jeté du froid au fond de l'âme.
Comme on voit des grêlons tomber sur une flamme,
Qui la font crépiter, sans l'éteindre d'ailleurs.
Mon amour a reçu tous ces propos railleurs.
Et les sarcasmes froids de la belle sceptique
Sans trop d'émotion et sans nulle réplique.
Pourtant je ferai bien, sans changer de façon.
D'utiliser, le cas échéant, la leçon.
Quel ennui ! Quel malheur même I Vraiment Florence
Est le lieu favori des revenants; je pense
Qu'ils s'v donnent sans bruit à plaisir rcnJcz-vous
57
Car un moment ou l'autre ils y paraissent tous.
Aujourd'hui, n'est-ce pas mon cousin qui se montre !
Je ne m'attendais guère à cette malencontre.
Paul ici! Que vient-il y chercher? Mon mépris?
Sans doute il l'aura lu dans mes regards surpris,
Quand, riant de nous voir refaire connaissance,
La princesse nous mit tous les deux en présence.
Elle connaît donc tout le monde, cette Olga?
Paul, au premier coup d'œil, sans doute distingua
Le mouvement d'horreur qui me plissa les lèvres,
Malgré la politesse et ses formules mièvres,
Quand je dus l'accueillir et lui tendre la main.
Et lui laisser me dire : A bientôt, à demain!
Oh! comme à son aspect tous les spectres funèbres.
De mon triste passé ramenant les ténèbres.
Ainsi que des serpents secouant leur sommeil,
Vinrent se dérouler sous mon riant soleil !
Je revis mon amour mort et Rosette morte ;
Cet homme à la douleur ouvrant deux fois ma porte ;
Ma jeunesse flétrie et foulée à ses pieds...
Et quand je me guéris à peine et me rassieds
Dans un espoir charmant dont mon âme est ravie,
Le voilà qui revient et rentre dans ma vie!
J'ai peur. Il sera là, m'épiant, me cherchant ;
II me fera du mal, ne fùt-il pas méchant!
Car il m'aime toujours, et dans ses yeux sans flamme
J'ai vu le feu secret qui brûle encor son âme.
Mon Dieu ! que son amour ne me soit plus fatal !
Vous l'avez dit, Seigneur, délivrez-nous du mal !
58 FRANGINE
V^Cars 1579.
Paul a changé. Ce n'est plus l'enfant égoïste
Qui s'emportait jadis contre ce qui résiste.
C'est un froid diplomate, au geste compassé,
A l'œil impénétrable, et qui de son passé
K'a gardé que ses traits et sa beauté si fine,
du'un rival taxerait d'être trop féminine.
Gentleman accompli, très froid, très fat, très fier,
La princesse l'admire et lui trouve grand air.
Moi, de mon mieux je cherche à lui donner le change :
Sans le fuir, je l'évite ; et pourtant il s'arrange
Partout, à table, au jeu, pour être mon voisin :
D'un côté j'ai Karol, de l'autre mon cousin.
Ce qu'il me faut d'adresse et de diplomatie
Pour leur faire garder une allure adoucie !
Car au premier regard, dressant son front hideux,
La haine s'est assise en silence entre eux deux,
Et l'âpre jalousie, à qui rien ne peut plaire,
Aiguise lourdement leur muette colère.
J'ai l'air de ne rien voir, de rire... cependant
Je sens dans le lointain un orage grondant.
Sous mon air souriant et dégagé je tremble
Quand je les sais absents ou je les vois ensemble.
Un mot est si tôt dit ! Il suffit d'un tison
Pour mettre en un clin d'oeil en feu tout l'horizon.
59
Viarcggio, mal iSjc).
Nous avons tous quitté depuis deux jours la ville.
C'est à Viareggio, le Dieppe ou le Trouville
Des nobles Florentins, que notre gai trio,
Suivi d'adorateurs menant un grand brio.
Avant-hier est venu gaiement poser sa tente.
Ce changement me plaît et je suis très contente
De voir enfin la mer, de vivre à ses côtés,
Et d'imprégner mes sens de toutes ses beautés.
La vie est dans ce coin du monde fort étrange
Et fort libre. Chacun à sa guise s'arrange,
A l'ombre, en plein soleil, sur le sable ou dans l'eau,
Comme on veut ; et la plage oflFre un plaisant tableau,
Dont le ciel et la mer font le cadre splendide ;
Et partout la gaieté du soleil y préside.
C'est d'abord des palais en bois, sur pilotis,
Où le jour on se baigne, enfants, grands et petits,
Et le soir on s'attable, on joue, on rit, on danse,
Et la vague au-dessous vous marque la cadence.
Puis, au bord de la mer, sur le sable mouvant.
Des cabanes de paille et de joncs, où souvent
On passe la journée à respirer la brise,
A lire, à travailler, sans souci de sa mise,
A regarder jouer et rire les enfants
Qui se roulent tout nus, heureux et triomphants ;
6o F R A X C I N E
Et surtout à laisser flotter ses rêveries,
En contemplant des flots les blanches théories,
Qui viennent lentement se dérouler sans fin.
Pour mourir à vos pieds le long du sable fin.
En faisant ce doux bruit harmonieux et vague
Des mille flots brisés qui forment une vague.
On écoute, on s'oublie, on regarde sans voir.
A l'horizon parfois naît et monte un point noir,
Qui tranche sur le ciel et la mer azurée :
Est-ce une île? un vaisseau? quelque barque égarée?
Un mirage? un oiseau? Le point noir disparaît,
Et la mer et le ciel en gardent le secret.
Les heures doucement passent ainsi bien vite.
D'une cabane à l'autre, on se parle, on s'invite.
Le soir, un gai dîner rassemble les amis,
Qui trouvent chez Olga leur couvert toujours mis.
Le jour tombe : on s'en va respirer à la brune
La fraîcheur sur la plage ou bien sur le Neptune
(C'est le grand casino sur pilotis.) Parfois
On pousse jusqu'au môle et l'estacade en bois
Qui protège le port et dans la mer s'allonge.
Là, sur la plate-forme étroite, d'où l'oeil plonge
Sur le gouflfre des flots hurlant des deux côtés.
Tous les jolis baigneurs et toutes les beautés
Allant, venant, rangés en une double file,
Se lorgnent en passant sur le plancher mobile.
La nuit vient ; tout est noir, sauf deux ou trois falots ;
Et l'on persiste encore à flâner sur les flots.
6i
Mais quoi! pensera-t-on, quel plaisir incommode!
Moi, je trouve cela très drôle, et c'est la mode.
Est-ce tout? Non, j'oublie encor le point final
Et le suprême attrait : le Neptune et son bal.
Mais je suis fatiguée et l'ennemi s'éveille :
Un clairon suraigu résonne à mon oreille;
C'est le moustique affreux... Laissons là le tableau;
Vite, allons nous coucher et soufflons le flambeau.
C\Cai iSjp.
Une forêt de pins, sombre, immobile et haute,
A deux pas de la ville, au loin borde la côte.
Les arbres, s'évasant en grands parasols verts,
Protègent à leurs pieds mille sentiers couverts,
Où croissent des genêts, des bruyères, des mûres.
Nul oiseau ; seuls au loin l'on entend deux murmures :
L'air sonore agitant les pins à leurs sommets,
Et la voix de la mer qui ne se tait jamais.
Les deux bruits sont pareils, et l'oreille indécise
Prend le vent pour la mer et la mer pour la brise.
Mais qu'elles soient des eaux ou du ciel, ces deux voix
Rythment l'âme et les pas du rêveur dans ces bois,
Et l'on sent de partout au fond du cœur descendre
Je ne sais quelle paix religieuse et tendre.
Comme si l'on errait dans un semple sacré.
62 FRANGINE
Hier, seule, au hasard, mon pas s'est égaré
Sur le sable léger de cette solitude ;
Et l'heure a passé vite et sans inquiétude :
Si j'ai pensé, j'aurais grand'peine à dire à quoi.
L'oubli de tout, des jours, des autres et de soi,
Serait-il le bonheur? Quel étrange problème!
Mais je me calomnie et me trompe moi-même :
Mon esprit seul dormait ; mon cœur en ce moment
Évoquait de lui-même un fantôme charmant.
Je le faisais asseoir près de moi sur la mousse;
Je l'entendais me dire, avec sa voix si douce.
De ces mots ravissants qu'on prend pour des aveux,
Qui pénètrent le cœur et comblent tous les vœux;
Et perdue en ce rêve et dans la paix profonde
De ces bois, j'oubliai quelques instants le monde,
Ses tracas qu'il nous faut apprendre à dominer,
Les méchants, les cousins... et l'heure du dîner.
Juin iSjç).
Olga m'a dit hier d'une façon charmante :
« Je vois que ton cousin te gêne et te tourmente.
Sans vouloir pénétrer dans vos secrets passés.
Je te vois malheureuse, et pour moi c'est assez. .
Voyons, ma chère enfant, veux-tu que je l'emmène ?
Je puis te l'enlever une grande semaine
L I V R E I I 65
Au moins, et te donner ainsi quelque répit.
Il en éprouvera sans doute du dépit;
Mais il n'osera pas refuser, si je daigne
L'inviter. Nous irons visiter la Sardaigne,
Gênes, la Corse, Alger, la Grèce, et caetera.
Mon yacht m'attend ; demain il nous emportera :
J'emmènerai ma cour de poursuivants fidèles,
En te laissant Gritty pour ange aux chastes ailes,
Véra pour tendre amie, enfin pour défenseur
Le beau Karol. C'est dit, pas vrai? petite sœur! «
Que répondre à ces mots si doux? Cette princesse
Est un sphinx ravissant qui vous jrompe sans cesse.
Elle cache un grand cœur sous son air fier et fou.
J'ai ri; puis je me suis suspendue à son cou.
Juin iSj^.
Ils sont partis. Je suis seule enfin; je respire,
Et je revis ; tout semble à présent me sourire.
Le bonheur m'enveloppe et me dérobe aux yeux.
Comme la nue errante où se cachaient les dieux.
J'ouvre l'aile ; mes pieds touchent la terre à peine.
Oh ! que la vie est douce et de délices pleine !
Mon Dieu ! qu'il faut pourtant peu de chose à nos cœurs
Pour leur faire oublier le sort et ses rigueurs !
Une présence aimée, un seul mot, un seul geste,
64 FRANGINE
Ou d'un regard muet l'éloquence céleste,
Ce n'est rien et c'est tout; et la joie à longs flots
Vient inonder ce sein qu'étouffaient les sanglots ;
Et la pauvre âme humaine, oubliant et ravie,
Recommence en tremblant le rêve de la vie.
Pins tranquilles ! forêt dont le dôme agité
Abrita notre joie et ma félicité !
Amis silencieux qui nous prêtiez votre ombre,
Avez-vous deviné les doux rêves sans nombre
Qui traversaient mon coeur quand, assise à vos pieds.
J'embrassais d'un regard toutes mes amitiés,
Gritty, Véra, Karol, couchés sur la bruyère ?
Dans un chaste abandon de gaieté familière
On riait, on causait, on rêvait au besoin ;
Et par instants la mer, qui murmurait au loin,
Elevait jusqu'à nous sa clameur grandissante.
Comme pour rappeler Olga, la chère absente,
A qui nous devions tous ces bienheureux loisirs.
Pour prolonger encor jusqu'au soir nos plaisirs,
Nous fîmes apporter notre dîner sur l'herbe.
Et le retour eut lieu par une nuit superbe.
Karol à mes côtés était silencieux;
Mais il avait le ciel dans l'âme et dans les yeux.
Nous nous sommes quittés presque sans nous rien dire
Quel mot eût égalé notre muet délire?
Le plus doux eût troublé, comme un son indiscret,
L'ineflFable bonheur dont mon cœur s'enivrait.
LIVRE II 65
Juin iSjç.
Q.ue par moments la vie est donc belle et facile !
Mes jours coulent heureux comme une onde tranquille
Qui glisse sur sa pente en reflétant le ciel.
Mon âme est sans nuage et ma coupe sans fiel.
Etre aimée, adorée; aimer, donner son âme.
C'est planer dans l'azur, la lumière et la flamme ;
C'est consumer ses jours comme un encens divin;
C'est vivre! on peut mourir après. Le reste est vain.
Juillet iS-;^.
Il est un petit lac, triste, inconnu sans doute,
Q.ui dort près d'une tour, à deux pas de la route.
En rentrant, nous l'avions côtoyé l'autre soir;
Nous sommes revenus aujourd'hui pour le voir,
Heureux d'aller ainsi comme à la découverte.
Une barque était là sur la rive déserte ;
Karol prit l'aviron, et, le suivant sans peur.
Nous voilà tous voguant sur l'élément trompeur.
Pauvre cher laghetto ! goutte d'eau triste et pâle.
Que le brouillard voilait d'une gaze d'opale,
Avais-tu jamais vu sur tes flots endormis
66
F R A N C I X E
Deux couples plus contents, un quadrille d'amis
Plus gais, plus oublieux des misères du monde ?
Nul poète jamais n'a célébré ton onde,
Tes bords sont peu riants, ô Lago del Torre !
Kul reflet n'embellit ton flot décoloré ;
Seule une fleur des eaux, à tige souple et molle,
Entr'ouvre sur ton sein l'or mat de sa corolle :
C'est le froid nénufar qui croît près des roseaux,
Sur les remous profonds où s'endorment les eaux.
Gritty l'aime et prétend que la fleur est jolie ;
Qu'elle eût fait le bonheur de la pâle Ophélie ;
Et, pour prouver son dire, elle en fit un bouquet
Qu'elle mit sur son cœur avec un air coquet.
Mais pourquoi donc alors Karol et la marquise.
Echangeant un regard de malice comprise.
Sans pouvoir contenir leurs rires étoufi"ants,
Ont-ils poussé des cris comme de grands enfants?
^'loûl i8j^, d l'aube, sur le balcon.
O jour, ô jour béni ! Pour garder ta mémoire,
Je voudrais enchâsser dans l'or et dans l'ivoire
Les moindres souvenirs de tes instants trop courts.
Mais comment retracer ce plus beau de mes jours?
Essayons! d'un crayon rapide, mais fidèle.
Fixons l'enchantement de cette heure si belle;
67
Laissons couler ici sans ordre et sans dessein
La lave de bonheur qui m'inonde le sein.
Hier, oui, c'est hier, puisque le jour va poindre.
Au môle, après dîner, Karol vint nous rejoindre.
Nous marchâmes longtemps comme on fait deux à deux.
Mais, au bout du chemin, un démon hasardeux
Me pousse, je le quitte, et, seule, m'aventure
(En tremblant toutefois) sur la noire mâture
De l'eStacade en bois, aux pieds cerclés de fer,
Qui termine le môle et plonge en pleine mer.
Le sentier n'est plus là qu'une poutre, et dans l'ombre
Le vide ouvre au-dessous l'horreur d'un gouftre sombre
Où la mer qui mugit rejette aux curieux
L'écume de ses flots brisés et furieux.
Karol me suivait seul, car la chère marquise
Et Gritty, toutes deux tremblantes de surprise.
S'arrêtèrent devant les périls du chemin.
Karol me rejoignit, et, me prenant la main.
Se mit à me gronder doucement, l'hypocrite !
Au fond il bénissait mon audace subite.
Sa main ne quitta plus la mienne ; un seul faux pas,
Et nous trouvions la mort dans l'abîme d'en bas.
J'avais peur maintenant; je tremblais; nous allâmes
Nous asseoir tous les deux au bord du brise-lames
Dont les flots ébranlaient la base de granit,
Et d'où l'œil peut errer jusqu'où la mer lînit.
La lune se levait ; nous étions seuls au monde.
68 FRANGINE
Autour de nous, partout, l'immensité de l'onde,
Et sur nos fronts le ciel semé d'étoiles d'or
D'un second infini nous enserrait encor.
La brise qui venait du large, à chaude haleine.
Nous versait les parfums de quelque île lointaine.
Sauf le rythme des flots on n'entendait nul bruit.
Un silence charmé planait sur cette nuit...
Mon cœur, mon cœur si faible, en proie à trop d'ivresse
Déborda tout à coup d'extase et de tendresse;
Une larme glissa lentement sur mon sein
Et vint mouiller sa main qui retenait ma main...
« Qu'avez-vous ? me dit- il de sa voix argentine.
Et d'où viennent ces pleurs, ô ma chère Francine?
Ne savez-vous donc pas que je vous aime? Eh bien,
Que vous faut-il encor 1 » Je répondis : « Plus rien 1 »
Puis, sentant défaillir mon cœur, j'ajoutai vite :
« Revenons! le retour me fait peur, et j'hésite. »
Il me vit chanceler, prête à faire un faux pas.
Ainsi qu'au Morteratsch il me prit dans ses bras,
Et m'emporta sans peur sur la poutre inégale;
Sa moustache légère effleurait mon front pâle...
J'aurais voulu rester ainsi l'éternité.
Mais déjà nous étions à l'autre extrémité.
Sur les dalles du môle, où la bonne marquise
Et Gritty m'attendaient. « Voyez, la peur l'a prise, »
Dit-il, et me posant à terre entre leur main.
Il disparut dans l'ombre en disant : « A demain ! »
Et depuis ce moment, assise à cette place.
J'ai laissé fuir sans bruit les heures dans l'espace.
Immobile, les yeux fixés sur le ciel noir,
Sans oser respirer, sans penser et sans voir,
J'ai laissé sur la mer descendre au loin la lune.
Les étoiles du ciel s'effacer une à une,
Et la nuit achever son paisible parcours,
Sans que rien de mon rêve ait pu rompre le cours ;
J'aurais crains d'affaiblir et de perdre en moi-même
L'extase où m'a jetée un mot, un seul : Je t'aime !
Il erre autour de moi comme un écho charmant.
Et me laisse un frisson au cœur à tout moment...
Le lemJonain.
A peine ai-je trempé ma lèvre à ces délices
Que le fiel a rempli ce plus doux des calices.
Est-ce donc une loi qu'un souffle empoisonneur
Flétrisse en se jouant l'aube de tout bonheur?
Que je souffre, ô mon Dieu! mon âme saigne toute.
Le pire des tourments, quand on aime, est le doute.
La marquise aujourd'hui recevait au salon.
Je rêvais dans un coin du boudoir quand mon nom
Vint frapper mon oreille en sursaut. La portière
Sous ses plis onduleux me cachait tout entière.
J'allais paraître ; un mot cloua mes pieds au sol :
« Marquise, votre amie épouse donc Karol?
70 y R A X C I X E
Disait la voix flùtée et douce d'une amie.
On en parle partout, mais c'est une infamie
Que de répandre ainsi de tels bruits! On sait bien
Que Francine ne peut épouser un Prussien ;
Son cœur est trop français. Peut-être ignore-t-elle
Que de son amoureux l'origine est bien telle.
Il faut la prévenir en ce cas. Dites-lui
Que le major Karol sert encore aujourd'hui ;
Qu'il déteste la France, et qu'il a fait la guerre
Où l'on dit que Francine a vu périr son père.
Qui sait? Peut-être a-t-il été son meurtrier... »
J'ai fui d'horreur chez moi pour pleurer et crier.
L'abîme sous mes pas de plus en plus se creuse.
Comment tout dire ? Hélas ! que je suis malheureuse !
Karol venait d'entrer au salon. Pas bien loin,
Gritty près du boudoir travaillait dans un coin.
A peine avait-il pris cette place qu'il aime,
On sonne ; un domestique annonce ; à l'instant même,
Paul paraît sur le seuil... avec lui le malheur!
Paul, le front haut empreint d'encor plus de pâleur.
Qui fixe un long regard sur moi ; mon sang se fige :
« Quoi ! c'est vous ! de retour ! Et la princesse ? dis-je.
— Je ne l'ai point suivie et je reviens d'ailleurs. »
LIVRE il
71
En soulignant ces mots de deux regards railleurs,
Calme et froid, lentement mon cousin nous salue,
Et s'assied devant moi, puis ainsi continue :
« Au risque de déplaire et de vous déranger,
Comme je ne suis pas pour vous un étranger.
Et que tout haut partout dans la ville on publie
Vos projets d'avenir et le nœud qui vous lie.
Vous me pardonnerez ma brusque invasion
En faveur de mon but et de l'intention.
Voici, Monsieur, les droits sur lesquels je me fonde :
Je suis le seul parent que Francine ait au monde ;
Le sang m'ordonne donc ici d'intervenir
Et de m'inquiéter de son jeune avenir.
Votre famille est pauvre et ma cousine est riche ;
Vous êtes d'un pays où la noblesse entiche,
Tandis que notre sang à nous est plébéien :
Mais qu'importe ! ceci, c'est peu de chose ou rien.
Francine, voici plus : j'arrive d'Allemagne;
Monsieur est Allemand, il a fait la campagne
De France, il a pris part à ces égorgemcnts
Où votre père est mort. Qu'il dise si je mens!
Il est plus qu'Allemand, il est Prussien; son père
L'était déjà : tous deux nous haïssent. J'espère
Q.ue ces renseignements sont nets et suffisants.
Sont-ils exacts. Monsieur? »
Deux regards méprisants
De Karol pâle et froid sont la seule réponse.
Ce silence en mon cœur comme un poignard s'enfonce.
Je me lève ; mon corps fléchit sous mes genoux.
FRANGINE
Mais je ne tombe pas. « Paul, dis- je, laissez-nous.
Il suffit; maintenant le reste me regarde, w
Et je m'assieds, le cœur brisé, sombre et hagarde.
Paul hésite à partir devant mon désespoir.
« Adieu, dit-il enfin. — Non, Monsieur, au revoir ! »
Lui réplique Karol. Paul s'incline avec grâce
Et part. Karol et moi nous restons face à face.
Alors plus près de moi, d"un ton profond et bas :
« Oui, je suis Allemand; ne le saviez- vous pas?
J'ai cru que subissant l'ascendant de la gloire,
La patrie à vos yeux n'était qu'un accessoire ;
Et, laissant de côté votre faux point d'honneur.
Que dans le seul amour vous cherchiez le bonheur.
Me serais-je trompé ? suis-je donc un autre homme,
Parce que mon pays d'un autre nom se nomme,
Et que depuis mille ans nos peuples acharnés
Ont ravagé le sol où tous deux sommes nés?
due font à notre amour ces haines, ces colères?
Laissons là ces griefs et ces torts séculaires.
Nous nous aimons, c'est tout ; le reste importe peu.
Oublions-le, partons! Sous des soleils de feu,
Venez, cherchons au loin quelque part un asile,
Où poser comme un nid notre bonheur tranquille ;
Où seuls et loin du monde, oubliant, oubliés,
Je passerai ma vie en rêvant à vos pieds.
Pour vous je quitte tout : parents, devoirs, patrie,
Honneurs, gloire, avenir! Pour vous je sacrifie
Tout ce qui jusqu'alors a fait mon seul bonheur.
LIVRE II 73
Puis-je acheter trop cher le don de votre cœur? »
La voix était si douce et le propos si tendre !
Je ne me lassais point, hélas! de les entendre.
Je buvais malgré moi la douceur de ce miel ;
L'avouerai-je? un moment je fus presque entraînée.
Mais je suis du pays où Jeanne d'Arc est née.
Tout à coup une image aux regards anxieux,
Terrible, se dressa lentement sous mes yeux :
Une femme immortelle et sainte, la Patrie,
Toute navrée encor des coups qui l'ont meurtrie,
M'apparut dans sa triste et suprême beauté.
Avec mon père en deuil debout à son côté...
Le grand amour vainquit. Dieu prit en main la barre.
« Adieu, dis-je à Karol, adieu ! tout nous sépare.
— Ah ! vous ne m'aimez pas, dit-il. — Je vous aimais,
Et je vous quitte, adieu! — Pour jamais? — Pour jamais!
Il étendit la main sans rencontrer la mienne.
Frémissant, l'œil en feu, plein de rage et de haine,
Il partit. J'écoutai longtemps ses derniers pas.
Et Gritty me reçut mourante dans ses bras.
T)eux
après.
Ils se sont rencontrés sous les pins dès l'aurore,
Paul est tué. Karol, quoique atteint, vit encore.
Est-ce assez de douleurs, de remords et d'effroi?
Seigneur! qu'ai-je donc fait? que voulez- vous de moi?
74 FRANGINE
L1V%_E III
tAu manoir, 5 septembre jSjc).
W H ! pourquoi donc la mort ne m'a-t-elle pas prise?
A quoi bon vivre encor lorsqu'en vous tout se brise ?
O mon père! ô ma mère! et vous, anges du ciel!
Que ne m'arrachez-vous à ce globe mortel !
Prenez pitié de moi ! Voyez combien je souffre !
Comme le naufragé suspendu sur le gouffre,
Qui ne voit nulle part de rivage et de port.
Laissez-moi me glisser lentement dans la mort!
[\Ccvie date, le soir.
Non! non! le désespoir, la plainte, sont d'un lâche.
Je veux jusqu'à la lin remplir toute ma tâche.
Acceptons le destin tel que Dieu nous le fit.
LIVRE III 75
Je souffre ; mais j'ai fait mon devoir : il suffit.
Si mes jours sont troublés, ma conscience est pure.
La paix viendra peut-être après cette torture.
Dieu seul alors, qui sonde et juge les esprits,
Saura comment je l'ai payée et de quel prix.
Ja,
J'ai scellé d'un cachet funèbre le volume
Où jadis mon esprit courait avec ma plume.
Je ne veux plus revoir ce tableau trop naïf
Où mon cœur confiant parle et se peint au vif,
A l'heure où ma jeunesse, assise sur des tombes.
Vit ses rêves s'enfuir comme un vol de colombes.
Puisque aussi bien la mort n'a pas voulu de moi,
Je vivrai, mais sans but et sans savoir pourquoi;
Ou du moins j'essaierai de voir si je puis vivre.
A nouvelle existence il faut un nouveau livre.
J'ouvre donc celui-ci. Quels pensers, quels travaux,
Aurai-je à retracer sur ces feuillets nouveaux?
Jadis j'aurais tremblé devant ces pages blanches;
Mais à présent je n'ai plus d'espoir de revanches,
De bonheurs à rêver, à craindre de malheurs.
D'avance ces feuillets sont tous voués aux pleurs.
N'importe ! dans ce livre où j'épanche mon âme
Ma conscience dicte ou l'éloge ou le blâme;
Il est le confident, sans échos indiscrets, .
FRANGINE
De ma pensée intime et de mes chers secrets,
L'ami dont les conseils sont acceptés sans crainte,
Le fil léger, mais sur, dans le noir labyrinthe,
Où parmi tant de deuils, de pleurs et de débris,
Les puissances du ciel guident mes pieds meurtris.
Je suis donc revenue au pays, à la vie.
Si c'est vivre que d'être à jamais poursuivie
Par la même pensée et le regret amer
De tout ce qui jadis vous était doux et cher...
Que dire du retour et de ce long voyage?
Jour et nuit j'ai vécu comme dans un nuage
Ou comme dans un rêve : un rêve de douleur;
Les objets n'avaient plus ni forme ni couleur;
Les monts ceints de forêts et les plaines sans bornes
Défilaient devant moi silencieux et mornes.
Sans laisser une image ou l'ombre de leurs traits
Sur le miroir terni de mes esprits distraits.
Ils glissaient sur mes yeux sans atteindre mon âme.
Que m'importaient le monde et ce soleil sans flamme ?
Mon monde, mon soleil, c'était mon désespoir :
Une image implacable, éternelle, un point noir
Et sanglant, absorbait, fixait seul ma pensée.
Par moments j'espérais devenir insensée.
Et j'appelais la mort à grands cris, mais en vain ;
Dieu ne m'octroya pas ce remède divin.
Combien de jours dura cette torpeur voilée?
Je l'ignore. Un matin je vis une vallée
Dont l'aspect me semblait n'être pas inconnu.
77
De sa sombre langueur tout à coup revenu,
Mon esprit, ou plutôt mon cœur, prêt à renaître,
Parmi de chers objets parut se reconnaître.
Au détour du chemin, sur le ciel d'un bleu clair,
Je vis un vieux clocher se détacher dans l'air;
Puis des arbres, un parc, un grand toit, des tourelles...
l:t mon cœur réveillé vola d'un trait vers elles.
Il avait reconnu ce lieu cher et sacré.
Et tout à coup, baissant la tète, j'ai pleuré.
Maintenant j'ai revu la place abandonnée.
Tous mes vieux serviteurs, toute la maisonnée,
La cour, mes fleurs, mes paons, mon cheval et mon chien.
Mais ce monde autrefois si cher ne m'est plus rien.
Je suis un étranger sur mon propre domaine.
Dans ce manoir désert lorsque je me promène
Et franchis des salons les seuils si longtemps clos.
Mon pas semble étonner le sommeil des échos.
Je me dis, en voyant mon reflet dans la glace :
Quelle est donc cette femme^ à la démarche lasse.
Au front pâle et pensif, que j'aperçois là-bas?
Mon œil voilé de pleurs ne me reconnaît pas.
SiCars iS8o.
Ce qui me pèse au fond n'est pas la solitude ;
Quoiqu'elle soit souvent une amie un peu rude,
78 F R A X C I X E
Je l'aime, et nous avons un commerce charmant.
Ce n'est pas elle, non, mais c'est l'isolement;
L'isolement du cœur, cet exil où notre âme
Ne sait plus où répandre et rallumer sa flamme.
Ne donne et ne reçoit plus rien; sombre désert
Où la tendresse en vain se flétrit et se perd,
En jetant ses parfums dans l'air qui les ignore.
Oh ! combien ont souffert de ce mal qui dévore !
Combien d'hommes, d'enfants, de vierges, de grands o
Sont morts en le cachant au regard des moqueurs!
Vivre seul ! ô torture ! ô destinée amère !
Le soir, ne plus sentir le baiser de sa mère.
N'est-ce pas se coucher vivant dans le linceul?
Il faut être égoïste ou Dieu pour vivre seul.
Non, l'homme n'est pas fait pour vivre seul au monde.
Sans qu'une main amie à la sienne réponde, '
Sans qu'un regard ému se lève sur ses yeux, !
Quand ils se sont remplis de pleurs silencieux. ]
Rien de faible ne vit isolé sur la terre : I
Le roseau des grands lacs ne croît pas solitaire ; 1
Les sapins des forêts, les animaux des champs, i
Les oiseaux voyageurs et même les méchants, '
Ont comme moi l'horreur de cette solitude.
Ah! si jamais le sort que nul mortel n'élude ;
M'y condamnait un jour, si j'étais seule, eh bien,
A défaut de Grittv, j'embrasserais mon chien.
L I V R I- III
79
^Avril iSSo.
Comment passent les jours? Je ne sais, mais ils passent.
C'est assez ! Je n'attends plus rien d'eux, quoi qu'ils fassent.
Comme une feuille morte arrachée aux rameaux,
Je m'en vais devant moi sans craindre d'autres maux.
Qui peut m'atteindre encor? Je suis invulnérable.
Comment pourrais-je encore être plus misérable?
La pauvreté ? Mais quoi ! j'aurais un aiguillon ;
Il me faudrait tracer chaque jour mon sillon;
Mon corps maté rendrait l'âme moins exigeante :
J'aurais donc à gagner si j'étais indigente.
La maladie? Et bien, alors j'aurais au moins
De ce corps misérable à prendre de vains soins;
Et puis, en admettant le pire, en fin de compte,
Qu'aurais-je devant moi? La mort. Tardive ou prompte.
La mort ouvre le seuil d'un nouvel avenir;
Et quand elle viendrait, j'aurais à la bénir!
ViCai iSSo.
Pour dévorer mes pleurs dans une paix profonde.
J'aurais aimé fermer ma porte à tout le monde.
Impossible ! J'ai dû recevoir mes parents.
80 F R A X C I N E
Mes amis, mes voisins et les indifférents.
Quel supplice ! et combien j'y trouve d'amertume !
Qu'y faire? c'est le train du monde et la coutume.
Le premier jour mon oncle est venu ; mais du moins
J'ai pu pleurer son fils avec lui sans témoins.
Ma tante l'a suivi... Quelle œuvre expiatoire!
Elle m'a fait en règle un interrogatoire.
Je n'ai jamais subi d'entretien plus cruel :
Comment Paul est-il mort? et pourquoi ce duel?
Et le reste ! Gritty, me voyant si navrée,
Par un pieux mensonge enfin m'a délivrée.
Quand le cœur est à vif ou meurtri, que de mal
Peut nous faire un esprit curieux ou banal !
En dépit de son deuil officiel, ma tante
Laisse trop rayonner une joie éclatante.
Elle détestait Paul et le craignait; sa fin
De mon oncle et des biens la rend maîtresse enfin :
Pauvre âme ! qu'elle soit donc heureuse à sa guise,
Et me laisse à ma paix... quand je l'aurai conquise!
Les seuls dont la présence et le court entretien,
Au lieu de me blesser, m'ont fait un peu de bien,
C'est le docteur Heller et sa mère. Leur âme.
Qu'une grande douleur épura de sa flamme,
Devine et comprend tout sans en rien laisser voir.
Ils me font plus de bien qu'ils ne peuvent savoir :
Dans leur simplicité qui touche et me captive.
On sent percer au fond une grandeur native;
Une noble pensée, un deuil profond se lit
LIVRE III
Sur leur front triste et pur qu'un seul regret remplit :
La patrie ! et l'exil au fils comme à la mère
A leurs rares souris prête une grâce austère.
Gritty surtout, Gritty me fait aussi grand bien.
Chère âme ! elle sait tout et ne dit jamais rien ;
Elle est plus qu'une amie, elle est une atmosphère
De soins silencieux qu'aurait seule une mère;
Comme une ombre elle glisse à travers le manoir,
Réglant tout, et sachant tout voir et tout prévoir.
Son pas même est muet, sa marche est étouffée;
Elle circule autour de moi comme une fée.
De près comme de loin, me couvant du regard
Tout le jour, et le soir, au moment du départ,
Me donne un long baiser, bien tendre, et puis soupire.
Et s'en va doucement, lentement, sans rien dire.
Elle sait qu'à la plaie il ne faut pas toucher,
Qu'au chevet du malade il faut savoir marcher,
Et tout le mal que fait souvent une parole,
Et qu'il est des douleurs que nul mot ne console.
Chère Gritty! que Dieu vous récompense un jour
De tant de patience, et de soins, et d'amour!
Juillet iS8o.
La douleur est un monde, ou mieux une mer sombre
Où, comme un naufragé, l'esprit plonge et, dans l'ombre.
r R A N C I X E
Glisse et descend toujours jusqu'à des profondeurs
Que ne connaissent pas les dragues des sondeurs.
La vie et ses vains bruits, ses vents et ses tempêtes,
S'éteignent en rumeurs qui passent sur nos têtes.
D'abord c'est une zone au demi-jour trompeur.
Où l'espoir jette encore une pâle lueur;
Puis ce dernier rayon s'éteint; la nuit augmente;
Un noir silence suit la funèbre descente ;
Enfin, on touche au fond. . . Mais quels étranges bords !
On croirait à leur paix qu'on est parmi les morts.
Mais non ! ils sont peuplés d'infortunés sans nombre.
De vivants comme nous. Heureux qui, dans cette ombre
Trouve sans trop tarder la froide région
Où trône, avec l'oubli, la résignation !
Sepieiiibn i8So.
Et je vais le dimanche à l'église, et j'écoute
La parole de Dieu tonner sous l'humble voûte.
J'écoute aussi les chants et j'y mêle ma voix.
Et pour quelques instants suis l'enfant d'autrefois.
Mais à peine dehors, mon âme inconsolée
Au joug des vieux chagrins se retrouve attelée.
Je me sens plus aride et plus triste qu'avant.
Notre curé, sans doute, est bien bon, bien savant;
Sa main comme son cœur est, certes, charitable ;
Mais ses meilleurs sermons sont écrits sur le sable
LIVRE III 83
Il V manque ce don ineffable et vainqueur
Par lequel ce qui vient du cœur pénètre au cœur.
Aussi pour me refaire, au sortir de l'église,
Je rouvre l'Évangile, afin que j'en relise
Quelque page au hasard, et surtout ces sermons
Que le Sauveur aimait cà dire sur les monts.
Octobre iSSo.
Le temps est un vain mot; c'est une idée abstraite,
Une convention que notre esprit s'est faite
Pour alléger la vie en divisant son poids
Par les heures, les jours, les semaines, les mois.
Mais, en dépit des jours à marche régulière,
L'âme a sa notion du temps particulière.
Ici par les soleils il n'est plus limité,
Et tel instant paraît toute une éternité.
A peine quelques mois me séparent de l'heure
Où nous avons quitté cette vieille demeure;
Me voilà revenue à mon point de départ.
J'ai tant vécu par l'âme et d'une vie à part
Si profonde, si forte et tellement intense,
Qu'elle contient pour moi des siècles d'existence.
Je ne suis plus la même; un nouvel être est né
Dans ce cœur en poussière et ce corps ruiné.
J'ai vécu par deux fois et deux fois je suis morte ;
84 F R A M C I X E
Et je sais désormais ce que la vie apporte.
Ce n'est plus moi : je suis mon aïeule à présent;
La Francine qui souflFre est une pauvre enfant
Dont j'ai pitié ; selon la guise maternelle,
Je calme sa douleur en pleurant avec elle.
Il me semble que c'est dans un sanre univers
Que tous ces sentiments si forts et si divers
D'ivresse et de tourment, de souffrance et de joie.
Ont fondu sur mon cœur pour en faire leur proie.
La vie à tout jamais n'a plus rien à m'offrir.
C'en est fait : je sais tout ; je n'ai plus qu'à mourir.
'Décembre 1880.
La mort transforme tout : c'est le creuset céleste
Où l'alliage impur se fond, et seul l'or reste.
Quand nous avons fermé les yeux de nos chers morts,
Et jusqu'au cimetière accompagné leur corps,
Lorsque le long cortège en silence s'écoule,
La justice se lève et parle à cette foule;
Et tous, amis, rivaux, adversaires, parents,
Jugent le mort avec des cœurs bien différents.
Les fautes, les travers, les torts, les ridicules,
Ce qu'on blâmait hier encore et sans scrupules,
Tout s'efface : on ne voit plus que le pauvre humain
Qui vient de s'en aller où nous irons demain.
Depuis que Paul est mort, et mort pour moi, j'y pense
LIVRE m 8)
Avec un autre cœur plein de tendre indulgence.
Je l'aime ainsi qu'un frère, et le revois enfant,
Comme en nos jours heureux, superbe et triomphant :
Et si l'amant m'adresse un regard triste et sombre,
Je demande pardon doucement à son ombre
De tous ces maux que j'ai subis, non provoqués;
Et je pleure tout bas sur nos destins manques.
Janvier iSSi.
Q.ui viendra me chercher dans ce désert? Personne.
J'y mourrai lentement sans que nul me soupçonne.
Quelquefois en voyant tomber la neige au loin.
Les pieds sur les chenets, je me mets dans mon coin
A rêver; je me fais mon roman à moi-même.
Ce n'est pas très nouveau, je reprends un vieux thème.
Des grelots tinteraient sur la route, une nuit.
Une chaise de poste, accourant à grand bruit,
Passerait devant nous comme un éclair qui brille.
Tout à coup, en tournant la borne de la grille,
L'équipage au galop serait dans le fossé.
Jurons, plaintes, clameurs : le ressort est cassé,
La roue à bas; que faire? Au manoir on s'agite,
On accourt; pour la nuit on offre un humble gîte;
Si l'on daigne accepter, on sera trop heureux,
Et cxtera ! Mais quoi ! dans ce désordre affreux
La comtesse a le pied foulé ! Plein de tendresse,
86 F R A X C I N E
Son fils, jeune et charmant, auprès d'elle s'empresse
Et l'emporte à demi mourante dans ses bras.
Le docteur vient bien vite, et^ sans nul embarras.
Dit qu'on ne peut partir avant une quinzaine.
Le vicomte charmant s'en console sans peine,
Car l'amour a déjà pris son cœur... Mais bientôt
Je m'éveille et je ris... ou j'éclate en sanglot.
S\Cars 1881.
J'ai souvent, trop souvent des lettres de Florence.
Je ne puis voir ce timbre avec indifférence :
Il évoque des jours que je dois oublier.
Véra surtout m'écrit; son style singulier.
Plein de grâce, d'entrain, dans un français fort drôle,
Me raconte ce monde où j'ai joué mon rôle,
Me dit ceux qui de moi gardent un souvenir
Et demandent toujours quand je dois revenir.
Y revenir ! grand Dieu ! jamais, jamais ! ce monde
Ne sait donc pas comhien ma blessure est profonde?
Non, tous mes souvenirs en sont trop ulcérés.
Bords de l'Arno, jamais vous ne me reverrez !
^vril 18S1.
J'écris de moins en moins ; mon âme est vide et sèche.
Jadis elle courait comme une source fraîche
L I V R n I 1 1 87
Sur ces feuillets légers qu'elle aimait à couvrir.
Je sens qu'elle s'épuise et qu'elle va tarir.
Grand Dieu ! quoi ! l'âme aussi peut linir de la sorte?
Oh ! supplice ! exister avec une âme morte !
N'avoir plus de pensée et rien que des penchants !
Vivre comme la bête ou la plante des champs!
Encore si j'avais leur paix, leur innocence,
Si j'étais sans espoir et sans réminiscence.
J'accepterais ce lot. Mais sentir dans son sein
Le cadavre des jours que l'on regrette en vain;
N'être plus qu'un cercueil ambulant qui promène
Les cendres de son cœur parmi la foule humaine !
Ce n'est plus l'existence et ce n'est pas la mort.
Seigneur! sauvez mon âme, épargnez-moi ce sort!
Vt<:ai iSSi.
J'étais seule au jardin, triste et la mort dans l'âme,
Lorsque madame Heller vint avec la jeune femme
Du tisserand à qui j'ai payé le loyer.
« Nous venons tous les deux pour vous remercier,
Dit-elle. La pauvre âme, hier tant éprouvée,
Tient à venir baiser la main qui l'a sauvée. »
La tisserande alors se jette à mes genoux.
Et veut les embrasser. « Vite, relevez-vous,
Dis-je, c'est à Dieu seul qu'on rend un tel hommage.
J'irai vous voir bientôt : retournez à l'ouvrage. »
FRANGINE
Elle part tout en pleurs, heureuse en son émoi,
Et nous laisse au jardin, madame Heller et moi.
Nous étions sur le banc qu'un chèvrefeuille embaume ;
La brise sur nos fronts secouait son arôme ;
Le soleil se couchait; l'air était pur et doux;
Un silence enchanteur régnait autour de nous ;
La paix tombait du ciel ainsi qu'une rosée.
Madame Heller, sa main sur mes deux mains posée,
Et plongeant tendrement son regard dans le mien,
De sa voix grave ainsi commença l'entretien :
« Ma chère et douce enfant (permettez à mon âge
De prendre en vous parlant ce maternel langage).
Vous voyez le bonheur que fait un peu d'argent.
Et combien il est doux d'aider un indigent.
Votre cœur en reçoit une heureuse secousse,
Dieu vous fait la leçon, et sa leçon est douce;
Sachez bien la comprendre et souffrez qu'un instant
J'ose vous l'expliquer moi-même en insistant.
On voit trop qu'un chagrin en secret vous dévore.
Vous venez de souffrir et vous souffrez encore...
Ne me répondez pas; je n'attends nul aveu.
Que votre douleur reste entre vous seule et Dieu 1
Moi, j'ai souffert aussi ; car comme vous, Francine,
J'étais, en commençant la vie, une orpheline.
J'ai perdu mon époux que j'aimais tendrement,
Puis une fille unique — autre déchirement;
Enfin, perte suprême et que rien ne remplace.
J'ai dû quitter leur tombe et mon pays d'Alsace.
L I V R E 1 1 r 89
Malgré tant de chagrins je suis encor debout.
Mais j'ai mon fils, mon fils qui me tient lieu de tout. »
Elle dut s'arrêter; une tendresse exquise
Se peignait dans sa voix par les larmes surprise;
Mais bientôt, retrouvant sa noble gravité,
Elle reprit ainsi son discours arrêté :
« Vous en savez plus long que moi sur bien des choses ;
Car les livres pour vous n'ont pas de lettres closes :
Mais j'ai vécu. La vie et Dieu m'ont plus appris
Que ce qu'on peut trouver dans les savants écrits.
Je sais que la douleur dans l'humaine existence
N'est pas et ne doit pas être une déchéance.
Souffrir, c'est recevoir d'en haut un don sacré ;
Vers Dieu qui nous sourit c'est monter d'un degré;
C'est, en initié, de la bouche divine
Recueillir de plus près la céleste doctrine.
Et quelle est-elle ? Un mot suffit sans longs discours :
C'est de nous oublier pour les autres toujours.
La vie est un vain rêve au bord d'un précipice :
Elle n'a de valeur que par le sacrifice ;
Ce n'est qu'en la donnant aux autres qu'on est grand.
Heureux qui sait le voir ! heureux qui le comprend 1
Et plus heureux encor qui le met en pratique !
C'est le commandement divin, suprême, unique.
Donnez votre âme à tous, vivez en eux, par eux;
Vos jours mieux dépensés deviendront plus heureux.
Essayez, mon enfant, buvez à cette source.
Ouvrez aussi votre âme en ouvrant votre bourse.
90
F R A N C I K E
Un mot, un bon regard jeté sur l'indigent,
Le touchera bien plus encor que votre argent.
En tout cas, le bienfait, par une loi suprême,
Vous fera plus de bien à vous qu'au pauvre même ;
Car votre âme alanguie et pliant sous le faix
Trouvera, grâce à lui, le plus grand bien : la paix.
Quoique malade encor, cette âme est toujours belle ;
Dieu la fit de cristal; on voit à travers elle.
Un chagrin, un mécompte, un amer souvenir,
Même une faute, enfant, ne peuvent la ternir;
Elle est faite avant tout pour vivre d'héroïsme
Et des mâles vertus qu'ignore l'égoïsme.
Sortez donc des langueurs de cet ennui profond ;
Tout ennui vient toujours de l'égoïsme au fond.
Sans remettre à demain, commencez tout de suite ;
Aux pauvres du pays faisons une visite;
Descendons au village, où plus d'un pauvre enfant
Lutte et meurt sans secours sous un mal étouffant :
Mon fils pour le pays craint une épidémie.
Vous venez, n'est-ce pas? — Oui, vénérable amie! »
Lui dis-je en l'embrassant. Vite un châle, un chapeau !
Et bientôt nous voilà descendant le coteau.
Amsi de seuil en seuil faisant notre tournée,
Auprès des malheureux j'ai passé la journée.
Nous avons commencé d'abord par les parents
Dont les pauvres petits étaient les plus souffrants.
Laissant derrière nous dans plus d'une cabane.
Où le fléau sévit, hélas! et la mort plane,
LIVRE III 91
Pour l'àme et pour le corps quelque remède urgent,
Une bonne parole avec un peu d'argent.
Nous avons rencontré le docteur dans plus d'une.
Son adresse de main et d'âme est peu commune;
Tendre avec les enfants, digne et non solennel,
Quoique jeune, il inspire un respect paternel.
Surpris et mécontent quand il nous vit paraître
Dans cet air méphitique, empoisonné peut-être,
Il voulut nous chasser; je lui dis : « Et pourquoi?
Vous y restez bien, vous, et tout le jour. — Oh ! moi.
Reprit-il souriant, en redressant sa taille.
C'est mon métier à moi, c'est mon champ de bataille. »
Je suis rentrée enfin bien lasse, et cependant
Heureuse de sentir comme un foyer ardent
S'éveiller dans mon cœur qui n'était plus que cendre.
A quelque chose encor si je puis me reprendre.
Oui, c'est aux malheureux, c'est aux déshérités.
Madame Heller m'a dit les grandes vérités :
Renoncer, s'immoler, s'o\iblier dans les autres,
Et de l'humanité se faire les apôtres.
Voilà bien désormais quelle sera ma loi
Et de mes tristes jours l'utile et noble emploi.
Je suis brisée, allons dormir; la nuit s'avance.
Je veux continuer demain cette existence,
Et dès l'aube revoir mes malades sans bruit.
Ah! je dormirai bien, j'espère, cette nuit!
92 F R A X C I N E
D^Cai l8Sl.
Depuis l'heure bénie où cette sainte femme
A ranimé ma vie au feu de sa grande âme,
Huit jours se sont passés, huit jours de paix, d'oubli,
Où l'heureux sentiment du devoir accompli.
Et chaque heure réglée, avec ordre conduite.
Du temps mieux employé m'a dérobé la fuite.
C'est une autre existence ouverte sous mes yeux.
Détournant du passé mes regards anxieux,
Je n'ai plus ces retours où, pleine de faiblesse,
Je ne savais y voir que le côté qui blesse.
Sans doute je n'ai pas perdu toute langueur;
Ce n'est pas en huit jours que l'on change son cœur ;
Mais il entre déjà presque en convalescence.
Mon Dieu ! pourrai-je avoir aussi ma renaissance ?
Pourrai-je refleurir comme ces saules verts
Que j'ai vus se parer de bourgeons entr'ouverts?
L'hiver nous quitte enfin : chaque jour il recule ;
Le ciel a plus d'azur; un air plus doux circule;
Le soleil monte au ciel et verse de plus haut
Sa lumière plus pure et son rayon plus chaud.
Seigneur 1 tout va renaître et reprendre racine;
Tout va vivre... Seigneur, n'oubliez pas Francinel
LIVRE III
93
Juin iSSi.
Comme l'âme a de peine à vaincre ses penchants !
Nos instincts sont-ils donc par nature méchants ?
Malgré ma vie active et si bien occupée,
Malgré tout mon vouloir, je sens par échappée
Mon courage mollir, et dans mon faible cœur
Pénétrer le venin de la vieille langueur ;
Et je me laisse aller à la mélancolie.
Mais bientôt, rougissant de ma lâche folie,
Je me dis • N'es-tu pas la fille d'un soldat?
Et je reprends ma tâche et retourne au combat.
Quand je sens revenir ces heures de faiblesse.
Je vais trouver madame Heller; je me confesse,
Je lui conte ma peine, et toujours je reviens
Plus forte, plus heureuse, après ces entretiens.
Sa grande âme est un lac calme, profond, limpide.
Que n'atteint nul orage et que nul vent ne ride,
Où chacun peut puiser, comme en un réservoir,
La paix, la foi, la force et l'amour du devoir.
Juillet iSSi.
Je vais au cimetière et j'y reste des heures
A rêver longuement, et ce sont les meilleures.
94 FRANC IXE
Au milieu de ces fleurs germant sur des débris,
Je revis de plus près avec mes morts chéris.
Je ne fais pas sarcler à l'entour de leur tombe,
Et je laisse y pousser ce qui du ciel y tombe.
Que ce soit le gazon ou la mousse sans fleur.
Ou le pavot des champs à l'ardente couleur,
Le plantin des oiseaux, la timide ancolie.
Le serpolet, l'épi sauvage qui se plie.
Le liseron grimpant, l'éclatant bouton d'or,
La ronce ou l'ortie; oui, même l'ortie encor;
J'aime et j'accepte tout; car c'est Dieu qui les sème.
Et qui sait? leur racine a touché ceux que j'aime;
Peut-être, en s'infiltrant au coeur des chers défunts,
De leurs débris sans nom fait-elle des parfums;
La terre connaît bien d'autfes métamorphoses !
Pourquoi non? En tout cas, j'aime à rêver ces choses.
Aussi tout ce qui vient sur ce sol m'est sacré
Comme ce qu'il recouvre, et je l'y laisserai.
Oui, je l'y laisserai, quoi qu'on pense ou qu'on dise.
Je sais bien qu'on me blâme et que je scandalise;
J'ai surpris par moments plus d'un propos moqueur.
Mais pourvu que l'oubli ne vienne pas au cœur,
Que l'on aime toujours, que rien ne vous console.
Qu'on sarcle dans son sein l'ortie et l'herbe folle,
C'est bien, cela suffit, le reste importe peu.
Et l'on peut vivre en paix sous le regard de Dieu.
Voilà ce que j'ai dit, de plus simple manière,
A Babet, en sortant le soir de la prière,
Quand cette bonne vieille avec mille détours,
L r V R E 1 1 1 95
Sur ce chapitre-là mit enfin le discours.
Je ne l'ai pas touchée, encor moins convertie ;
Passe encore des fleurs! mais l'ortie! oh! l'ortie!
Des roses dans un pot, à la bonne heure, bien !
Mais l'herbe du bon Dieu ! non, ce n'est pas chrétien.
Septembre iSSi.
La poupée était pauvre et laide, une guenille.
Rien de plus; et pourtant cette petite fille
La serrait sur son cœur avec ravissement.
« C'est ton enfant, lui dis-je. — Oh ! parlez doucement,
Mademoiselle, elle est malade et vient à peine
De s'endormir; aussi je retiens mon haleine
De peur de l'éveiller ; c'est que je l'aime tant ! «
J'ai souri; mais combien j'étais triste en partant!
La femme est dès l'enfance une petite mère.
C'est d'abord un morceau de bois, une chimère,
Que la petite fille embrasse nuit et jour.
Et berce sur son sein déjà rempli d'amour.
Cette figure en cire ou dans le bois coupée.
Le monde ignorant croit que c'est une poupée :
Mais elle ! elle sait bien que c'est son propre enfant
Qu'elle habille, nourrit, et protège, et défend.
Dont il faut réprimer les volontés fantasques ;
Sans cela! Dieu du ciel! il ferait de ces frasques
96 F R A X C I X E
i
Qu'une mère ne peut tolérer sans danger,
Et qu'elle doit toujours, verge en main, corriger.
O merveilleux instinct ! ô voix de la nature 1
Qui montrez en jouant à toute créature
La route, le devoir et l'avenir distinct;
O voix de la nature ! ô merveilleux instinct 1
Vous en qui je croyais, m'avez-vous donc trompée?*
Quand aurai-je l'enfant promis par ma poupée?
Octobre 1881.
Je suis de jour en jour plus forte, et je ressens
Déjà de tants d'efforts les effets bienfaisants.
Pour donner plus de suite à l'œuvre commencée,
Pour mieux remplir mes jours et brider ma pensée,
J'ai pris soin d'inviter, tous les dimanches soir,
Les filles du village à venir au manoir;
Les plus grandes du moins, celles dont la culture
Peut le mieux profiter d'une bonne lecture;
Et je leur lis alors quelque récit touchant
De guerre ou de voyage, et parfois même un chant
D'Homère, VIliade, ou plutôt VOdyssèe,
Dont les tableaux naïfs plaisent à leur pensée.
Et j'aime à voir comment ces esprits enfantins
S'éveillent aux récits de ces âges lointains.
Tout ce monde naissant est pour eux plein de charmes.
I
L I V R E 1 1 1 97
Bien souvent, dans leurs yeux, j'ai vu courir des larmes
Pour Achille, Priam, la belle Briséis,
Et les héros tombés au bord du Simoïs.
D'autres fois je révèle à leur âme attendrie
La gloire et les malheurs de la mère patrie :
Les Gaulois promenant leur vaillance en tous lieux.
Sans crainte, si ce n'est de voir tomber les cieux;
Les luttes avec Rome, et plus tard, quand l'empire.
Vainqueur de l'univers, sous l'univers expire,
La France commençant l'œuvre des temps nouveaux;
Les croisades, les rois, le peuple et ses travaux;
Et surtout Jeanne d'Arc, l'enfant pure et sublime,
A qui d'avoir sauvé la France on lit un crime,
Honneur de notre histoire, ange né parmi nous.
Nom sacré qu'on devrait ne dire qu'à genoux;
Enfin quatre-vingt-neuf rayonnant sur le monde ;
Les fautes, la grandeur et la chute profonde ;
Puis le relèvement, la foi, l'espoir fécond,
La volonté de n'être à nul autre second.
C'est ainsi qu'en causant j'instruis mes écolières.
Et toujours mes leçons finissent en prières
Pour ce cher vieux pays de France, notre amour,
Que ses fils sauront faire encor si grand un jour.
13
F R A X C I X E
jo ociobrc jSSi.
Hier, nous étions tous chez mon oncle, aux Marnièrcs.
On effleura d'abord différentes matières ;
Puis soudain, sur un mot presque au hasard lancé,
La conversation revint sur le passé,
La guerre et ses horreurs ; chacun contait ses peines,
La France en deuil perdant tout le sang de ses veines.
Mais combattant encor, puis son effort si grand
Pour remonter la pente et reprendre son rang.
Franz Heller se taisait. A travers son silence
Je voyais que son cœur se faisait violence;
L'amertume plissait ses deux lèvres : « Eh bien.
Dit mon oncle, docteur, vous ne nous dites rien?
— Que voulez-vous? j'aurais peut-être trop à dire.
— Dites toujours. — Alors, dussiez-vous en sourire.
Au risque de passer pour un rêveur, un fou.
Que l'ardente chimère emporte Dieu sait où.
Je dirai qu'il est bien qu'un peuple se rachète
En payant sa rançon. Mais il est d'autre dette.
Tout devoir pour la France est-il donc accompli
Quand le sac des vainqueurs de notre or s'est rempli ?
Si c'est une revanche, à mon sens, elle est mince.
Nous a-t-elle rendu l'une et l'autre province?
En ressentons-nous moins la plaie au trou sanglant
Que la patrie en pleurs porte encore à son flanc.
LIVRE III
99
Et les brèches sans nom que de telles défaites
A notre amas de gloire en un seul jour ont faites?
Ah ! ce n'est pas ainsi qu'on répare ses torts,
Qu'on refait l'avenir et qu'on venge ses morts !
Je dirai plus : la France, au sortir de l'abîme,
Eût dû ceindre ses reins dans un eiïort sublime,
N'avoir qu'une pensée unique, un seul espoir.
Un seul but immuable, un incessant devoir :
Se refaire une autre âme avant une frontière ;
Car le plus sûr rempart est une âme guerrière.
Il fallait voir le mal sans nul voile trompeur,
Regarder l'avenir bien en face et sans peur.
Est-ce en fermant les yeux au péril qu'on l'écarté?
La France athénienne eût dû se faire Sparte ;
Car il ne s'agit plus d'un futile débat.
Et désormais la vie est le prix du combat.
Eh bien, sommes-nous prêts pour la lutte prochaine ?
Avons-nous su tremper nos âmes dans la haine.
Ou mieux, dans la justice et le bon droit, tous deux
Si puissants malgré tout, et quoi qu'on dise d'eux?
Non, rien ne change : au fond même, le mal empire ;
On a rouvert le livre au signet de l'empire ;
On est en république et nous avons un roi :
L'argent, qui règne en maître et partout fait la loi ;
On veut jouir; chacun ne songe qu'à poursuivre
Son plaisir, comme si l'on était sûr de vivre!
Comme si l'éternel ennemi, l'arme au bras,
Pour nous mieux écraser, ne nous épiait pas !
Pense-t-on à l'Alsace, à la pauvre Lorraine,
HFCA
F R A X C I X E
Dont chaque Jour la vie en vain espoir se traîne,
Qui nous tendent de loin leurs bras comme leurs cœurs
Et pâtissent pour nous sous le joug des vainqueurs?
Je sais bien qu'en deçà des Vosges quelques justes
Se font l'écho vibrant de ces douleurs augustes;
Que plus d'un cœur vaillant, pénétré de regrets,
N'accepte pas du sort les injustes décrets.
Ces cœurs-là sauveront cette France amollie :
J'en ai l'ardent espoir. — Ah! pardon, je m'oublie.
Excusez ma morale et ce trop long discours :
Les sermons les meilleurs sont toujours les plus courts.
Mais il ne fallait pas me mettre sur ce thème.
Et c'est vous qui m'avez fait sortir de moi-même.
Adieu, j'ai près d'ici quelque malade à voir;
Souffrez que je me sauve et vous dise bonsoir. »
Et Franz sortit ainsi, laissant dans plus d'une âme.
Je l'espère du moins, un rayon de sa flamme;
En tout cas, il a dû dans les cœurs les plus morts
Déposer un ferment de trouble et de remords.
12 octobre i88j.
L'âme est tout, la pensée, ou légère ou sublime.
Sur nos fronts, malgré nous, d'elle-même s'imprime.
Et laisse quelquefois éclater au dehors
Nos sentiments cachés et leurs secrets ressorts.
LIVRE III
Quel plaisir n'est-ce pas, dans ce monde frivole,
D'entendre tout à coup une mâle parole.
De voir une âme enfin, et le divin rayon
Que donne aux traits l'ardeur d'une conviction.
^ Fiu d'oclohre iSSi.
L'autre jour, je venais de voir une malade.
J'avais le cœur serré ; j'étais triste et maussade.
Je me dis: Allons voir madame Heller; un mot
De sa bouche, un regard, me remettront bientôt;
Et j'allai. — Dans la cour, je m'arrête, j'écoute :
J'entends le piano. C'est le docteur sans doute.
Dois-je entrer? J'hésitais, et, le pied suspendu,
Je m'arrête ; bientôt le motif entendu
Me retient. Il jouait cette sombre sonate
Où Beethoven avec tout son génie éclate
(Je devrais dire avec sa grande âme plutôt;
Car elle n'est au fond qu'un sublime sanglot).
Je m'assis sur le banc qu'un grand rosier ombrage.
Et, le front appuyé sur le léger treillage.
Immobile, les yeux au ciel, je me livrai
Tout entière aux transports de mon cœur enivré.
D'un coup d'aile enlevée au ciel par l'harmonie.
Je suivis dans son vol l'impétueux génie.
Sa tendresse orageuse et sa sauvage ampleur
Font surgir du chaos un monde de douleur.
F R A X C I X F,
On nage en plein éther, et par delà les nues
On découvre à ses pieds des sphères inconnues,
Où tout semble plus beau, plus grand, plus radieux
Un univers peuplé de géants et de dieux,
Mais où le désespoir, planant sur toutes choses.
Jette seul des accents amers et grandioses;
Monde étrange, mêlé d'ombres et de splendeur,
Où la douleur s'oublie à force de grandeur.
Les accords se taisaient que j'écoutais encore :
Je vibrais plus longtemps que l'insirument sonore,
Sans pouvoir secouer le sombre enchantement.
Mais bientôt le clavier reprit plus doucement.
Un air suave et doux, une fraîche harmonie.
Un sourire divin de tendresse infinie,
La beauté, l'innocence, et la grâce dans l'art,
Le don suprême enfin! Je reconnus Mozart.
Et je restai clouée à ma place indiscrète,
En admirant le jeune et savant interprète
Dont l'art et le talent, jusqu'alors ignorés,
Savaient traduire ainsi mes maîtres adorés.
Déjà le jour cédait la place au crépuscule.
L'ombre me dérobait; je restai sans scrupule.
Une étoile bientôt se leva dans l'azur.
Comme pour écouter le chant céleste et pur
Qui montait vers le ciel par la fenêtre ouverte.
J'oubliai tout : ma vie inutile et déserte.
Mes ennuis, mes chagrins, et dans mes tristes yeux
Je sentis s'amasser des pleurs délicieux.
I03
Le monde était changé; Dieu semblait me sourire.
O musique ! ô magie ! étrange et pur délire !
l\ir quel charme inconnu, par quels liens puissants,
]'cux-tu régner ainsi sur notre âme et nos sens?
A ces accords si doux, une émotion tendre,
Une pais ineffable en mon cœur vint descendre.
Mais lorsque tout se tut, au lieu d'aller les voir,
Je m'esquivai bien vite et revins au manoir.
Ne voulant pas gâter par un mot, une phrase,
Les délices sans nom d'une pareille extase.
J'évitai tout le monde et me couchai sans bruit,
Pour l'emporter en rêve avec moi dans la nuit.
'X^oveiiibrc i8Si.
Ce matin, dans les bois j'errais à l'aventure.
Emportée au galop de ma jeune monture.
L'air vif, ce mouvement rapide, aérien,
M'avaient fouetté le sang et me faisaient grand bien
J'avais l'esprit tranquille et l'âme reposée ;
Les branches sur mon front secouaient la rosée
Avec l'odeur des bois plus douce qu'un parfum.
Tout à coup j'aperçus sur son cheval bai-brun
Le docteur qui passait le long de la clairière.
Je l'eus bientôt rejoint et j'allai la première
Lui dire le bonjour que l'on doit aux amis.
Après un léger trouble, et quand il fut remis.
I04 FRÂNCIXE
Il me donna bien vite et très bien la réplique.
L'entretien sans tarder roula sur la musique.
« Oh! comme vous savez bien cacher votre jeu,
Lui dis-je avec malice en soulignant un peu.
— Comment? que voulez- vous dire, Mademoiselle?
— Rien que la vérité, qui du reste est fort belle.
— Vous m'intriguez. — Je tiens le fait de bonne part.
— Quels sont ces médisants? — Beethoven et Mozart.
— Voilà de beaux secrets si chacun les pénètre 1
— Quelquefois les secrets s'en vont par la fenêtre.
— Oh ! j'y suis, — Vous n'aurez jamais, assurément,
Un public plus charmé. — Dites mieux, plus charmant
Et moitié sérieux, et moitié badinage,
Nous avons terminé ce gai marivaudage
Par l'offre qu'il me fit gentiment, sans façons.
De venir quelquefois me donner des leçons.
J'acceptai. C'est une âme attristée et naïve,
Un cœur droit qui n'ira jamais à la dérive.
Il a comme sa mère une candeur d'enfant
Qu'heureusement pour lui beaucoup d'esprit défend.
'K.ovembre 1881.
Véra vient de m'écrire une lettre fort tendre.
Bonne et franche comme elle ; elle tient à m'apprendre,
Avec précaution et le plus doucement,
Ce que Florence appelle un grand événement : j
LIVRE III
Karol épouse Olga 1 — Véra craint, me dit-elle,
La douleur que me peut causer cette nouvelle,
Ht cherche à prévenir le hasard indiscret
Qui brusquement peut-être un jour me l'apprendrait.
Je viens de lui répondre, et la bonne marquise
Sera sans doute aussi contente que surprise
De voir sa crainte vaine et combien peu d'effet
C ' grand événement si terrible m'a fait.
11 n'en eût pas été, certe, ainsi, l'autre année.
Moi-même, à dire vrai, je suis tout étonnée
De cette indifférence et du calme profond
Où je suis. J'ai sondé mon âme jusqu'au fond;
Dans ses derniers replis m'efforçant de descendre.
De cet amour éteint j'ai remué la cendre;
Pas la moindre étincelle au foyer n'a jailli;
Pas une seule fibre au cœur n'a tressailli ;
Tout était mort, bien mort, ni regret, ni tristesse.
Plus rien. Oh! quel bonheur! quelle immense allégresse!
Ainsi donc je suis libre ! et ce récent passé.
Qui m'a fait tant souffrir, est donc bien effacé,
Puisque ma vanité même n'est pas saisie
De la plus vague et plus lointaine jalousie I
Chère Olga! vous avez été bonne pour moi;
Recevez tous mes vœux! ils sont de franc aloi.
14
I06 FRANC IN E
'Décembre i8Si.
Il est sur la montagne une lande déserte
Que sans doute autrefois des chênes ont couverte.
Un rocher la couronne, au front sauvage et nu;
On l'appelle au pays le roc du mont Chesnu.
Hier soir, à cheval, je traversais la lande,
Au coucher du soleil; ma surprise fut grande
D'y trouver le docteur et sa mère à genoux.
Je leur criai d'en bas : « Eh quoi ! serait-ce vous ?
— Oui, dit madame Heller, de sa voix grave et tendre,
Montez jusque vers nous; vous allez tout comprendre. »
Sans en demander plus, je quittai l'étrier;
J'attachai mon cheval près d'un genévrier;
Et me voilà grimpant le sentier de la roche.
« Venez, me dit madame HeUer, venez plus proche. »
Et, redressant sa taille, elle étendit le bras :
« Regardez, mon enfant, que voyez-vous là-bas?
— Je vois des champs, des bois, des vingtaines de lieues
De grands monts se perdant au loin en lignes bleues. »
Elle prit un accent encor plus solennel :
« Pouvez-vous distinguer, là-bas, plus près du ciel,
Par delà tous ces monts, cette ligne qui passe
Et semble regarder la France? C'est l'Alsace!
Le berceau des enfants, la tombe des aïeux! »
Et des pleurs lentement ruisselaient de leurs yeux.
LIVRE iir 107
Janvier 1SS2.
Je n'eus jamais dans l'âme une paix plus parfaite ;
Mais depuis quelques jours ma santé m'inquiète :
J'éprouve une faiblesse, une étrange langueur;
Je n'en ai rien voulu dire encore au docteur.
Cependant je me sens secrètement atteinte.
Seigneur ! j'accepterai votre volonté sainte ;
Si mon heure est venue, et si je dois partir,
J'irai, je quitterai ce monde sans soupir.
Sans regret, sans remords, sans reproche, et j'espère
Rapporter un front pur aux baisers de mon père.
J'ai pu faiblir. Seigneur! mais j'ai souffert aussi;
Et votre amour me fait croire à votre merci.
ViCars 1SS2.
Hélas! j'avais raison. C'était la maladie
Qui couvait et déjà me tenait engourdie.
Une angine, que sais-je? et depuis un grand mois
Je viens de me lever pour la première fois.
Oh ! comme ils m'ont soignée ! avec quelle tendresse
Tout ce monde d'amis autour de moi s'empresse !
Gritty, madame Heller, le docteur, lui surtout!
Io8 FRANGINE
Aussi je ne suis pas malheureuse du tout;
Au contraire ; et vraiment c'est presque un plaisir même
Que d'être ainsi malade aux mains de ceux qu'on aime.
Puis tout est volupté pour le convalescent.
L'univers tout entier avec nous renaissant
Se pare de beautés et de grâces nouvelles;
Notre âme rajeunie a de plus vastes ailes,
Et, dans l'éther plus pur essayant son essor,
Vole vers le bonheur auquel on croit encor.
Mais je n'y songe pas! qu'est-ce que je griffonne?
Si Gritty me voyait! Finissons vite... On sonne,
On va venir. Mon Dieu ! si c'était le docteur !
Comme il me gronderait ! Ah ! c'est que j'en ai peur.
Il n'approuverait pas du tout ce long grimoire.
Cachons tous ces feuillets et fermons l'écritoire.
DiCéme jour, le soir.
Oui, c'était lui. Mon cœur, qui ne me trompe pas,
Avait bien reconnu sa démarche et son pas.
Il devina mon trouble à ma joue un peu rose.
« Je vois que vous voulez me cacher quelque chose ;
Eh bien ! qu'est-ce? dit-il en ouvrant ses grands yeux;
Comment vous trouvez- vous ce matin? — Mieux, bien m
Et mon bonheur serait vraiment complet, unique.
Si... — Quoi? — Si j'entendais quelque peu de musique.
Voyons, mon bon docteur, jouez-moi sans retard
LIVRE III 109
Mon morceau favori, ce thème de Mozart,
Que j'appelle à part moi la sonate aux étoiles.
Le salon est tout près ; délivrez de ses voiles
Mon pauvre piano; puis jouez au manoir
Aussi bien, s'il se peut, que chez vous, certain soir. »
Il se lève, rougit, pâlit, rougit encore;
Mais bientôt, préludant sur le clavier sonore
Par de larges accords expirants par degré.
Comme pour préparer l'âme au thème sacré.
Il joua la sonate avec un art suprême
Et si grand que Mozart l'eût admiré lui-même.
Comme le premier soir ce fut délicieux.
J'écoutai sans rien dire, en fermant les deux yeux :
La même émotion, pleine des mêmes charmes.
Ramena dans mes yeux les mêmes douces larmes.
Quand il revint, il vit mes yeux rouges : « Eh bien,
Je m'en doutais, dit-il, cela ne vous vaut rien.
— Non, non, vous vous trompez, cher docteur, répondis-je
Mozart faire du mail ce serait un prodige.
Je vous bénis tous deux pour ces divins accords;
Car ils guérissent l'âme aussi bien que le corps. »
^vril 1SS2.
Je vais bien. On me trouve embellie, éclatante ;
Il se peut. Mais au fond je ne suis pas contente.
11 me semble sentir se réveiller en moi
FRAXCIXE
Ce trouble heureux du cœur, ce dangereux émoi
Qu'hélas ! je ne connais que trop, qui me rappelle
De mon double passé l'épreuve si cruelle.
Ah! cette indiflFérence et ce détachement,
Quand j'appris de Véra le grand événement.
Auraient dû m'éclairer sur l'état de mon âme.
Et me montrer l'abîme où je cours, pauvre femme !
Quoi ! j'aimerais encore ! Une troisième fois
De ce vampire affreux je subirais les lois!
Ah! misérable cœur, que rien ne rassasie,
Qui ne peut se passer de cette frénésie
Qu'on appelle l'amour et qui n'est que douleur.
Je te châtierai tant, ô misérable cœur!
Dussé-je te briser, qu'enfin, de guerre lasse,
Tu seras bien forcé de me demander grâce.
Et de me laisser vivre au gré de ma raison.
Si je veux échapper à toute trahison.
Si ce besoin d'aimer veut encor se répandre.
Je sais un digne objet où je peux me reprendre.
Puisque en soignant ainsi les pauvres, les enfants.
Contre toute faiblesse au moins je me défends.
Puisque dans le devoir je retrouve le calme.
Faisons plus, faisons mieux : cueillons toute la palme ;
Aime et sers ton pays, meurs pour l'humanité ;
Fais-toi religieuse et sœur de Charité !
Oui, c'est la voix du ciel que j'entends, Dieu m'inspire
Ici-bas tout est deuil, ennui, trouble, martyre.
Fuyons ce monde faux, et quand viendra la mort.
J'aurai déjà trouvé le refuge et le port !
LIVRE III
Avril 1SS2.
Plus je pense à mon grand projet, plus je l'approuve ;
Plus je sonde des yeux l'avenir, plus je trouve
Tristesse, solitude, ennuis devant mes pas.
Sans compter les chagrins que je ne prévois pas.
J'ai fait part à madame Heller de mon idée
Ce matin, c Mon enfant, êtes-vous décidée?
Me dit-elle, surprise, après un court moment
De silence, en baissant les yeux. Si c'est vraiment
Votre vocation, oui, si Dieu vous appelle,
C'est bien ; il n'en est pas sur terre de plus belle :
Quoique à vous dire tout, je croie avec raison
Q.ue sans changer d'habit, de vie et de maison.
Libre, vous pourriez faire avec votre fortune
Autant de bien qu'au joug d'une règle commune.
Mais si c'est votre idée, essayez du couvent;
Nos cœurs seront à vous tout comme auparavant. «
Alors, ouvrant ses bras, la femme austère et sainte
Me serra sur son sein dans une douce étreinte ;
Et j'entendis sa voix, comme un suprême adieu.
Murmurer tendrement : « Soyez heureuse en Dieu ! »
Reste à parler encore à Gritty. Je redoute
Ce moment; je prévois sa douleur; il m'en coûte
FRANGINE
De contrister ce cœur si bon, si maternel.
Mais tout est sacrifice à qui monte à l'autel.
V^Cai 18S2.
O faiblesse 1 ô mortels aveugles que nous sommes !
Qu'est-ce que les désirs et les projets des hommes?
Sans cesse ballottés, flottants, irrésolus,
Nous sommes le jouet d'invisibles reflux...
Oui, c'en est fait! ma vie est enfin décidée;
Mais dans un autre sens où Dieu seul m'a guidée.
Oh ! que je suis heureuse, et comme enfin mon cœur
D'une céleste paix savoure la douceur!
Je venais à Gritty d'ouvrir toute mon âme :
Certes, j'avais prévu sa douleur et son blâme;
Mais je ne croyais pas à cette explosion
De colère, de pleurs et d'indignation.
« Q.uoi ! vous quitteriez tout ! ce pays qui vous aime,
Ces champs, cette maison, vos pauvres et moi-même,
Moi qui suis seule au monde et n'y connais que vous I
Vous ne le ferez pas ! j'embrasse vos genoux.
Mon Dieu 1 si vous saviez quelle erreur est la vôtre I
Vous voulez donc briser mon cœur et puis. . . un autre ?
L I \' R E 1 1 1 113
— Quel autre ? demandai-Je. — Eh ! ne voyez- vous pas
Que le docteur vous aime et que c'est son trépas? »
Ces mots, qui sur mon cœur tombaient comme la foudre,
M'arrêtent; je ne sais plus à quoi me résoudre.
je tremble, je pâlis. « Qui te l'a dit? — Mes yeux.
— Mais sa mère m'approuve. — Interrogez-la mieux,
Et vous verrez. — Eh bien, va la chercher de suite.
— J'y cours, et vous saurez la vérité bien vite. »
Elle vole, revient avec elle. « Pardon,
Lui dis-je, répondez par un oui, par un non;
Votre fils m'aime-t-il? — Oui, me répondit-elle.
— Alors, pourquoi m'avoir de façon si formelle
Conseillé le couvent? — C'était votre désir.
— Et vous saviez pourtant quïl pouvait en mourir?
— Oui. Vous êtes trop riche, et pour une âme fière
Cette inégalité fait plus qu'une barrière,
— O ma mère, lui dis-je en tombant dans ses bras.
Qu'il vivel je le veux; vous aussi, n'est-ce pas? »
Et toutes trois, mêlant le sourire et les larmes,
Nous avons prolongé cet instant plein de charmes.
« Gardez-moi le secret, dis-je enfin, et, ce soir.
Allons au mont Chesnu tous quatre nous asseoir. »
Et là-haut, sur l'étroite et rude plate-forme
Qui monte vers le ciel comme un autel énorme.
Je dis à Franz : « Voici ma main ; la voulez- vous ?
Franz, ivre de bonheur, la reçut à 2:enoux.
114 FRAXCIXE
Nous prîmes à témoin le ciel, ces bois, ces cimes,
Cette Alsace lointaine... Et quand nous descendîmes,
Les cœurs comme les mains à jamais enlacés.
Devant sa mère et Dieu nous étions fiancés.
EPILOGUE
EPILOGUE
'Deux ans après.
VJ ne dernière fois je prends encor la plume,
Et puis je fermerai pour jamais ce volume.
Franz, pour qui je n'ai rien de caché, Franz l'a lu
Du premier au dernier feuillet ; car j"ai voulu
Que mon époux connût et ma vie et mon âme,
Et qu'il pût posséder ainsi toute sa femme.
Son grand cœur a compris la franchise du mien.
A ce trop long récit il ne manque plus rien
Qu'un cri de gratitude ineffable et ravie
Pour tous les biens dont Dieu comble à présent ma vie.
Oh ! oui, je suis heureuse, et d'un bonheur si grand
Que je suis éblouie et que la peur me prend !
Quel lot ! Franz et sa mère, et Gritty ! puis pour clore
Le rêve de ma vie, un enfant que j'adore...
Il6 FRANGINE
Ne dois-je pas sans fin crier à Dieu : merci 1
Car c'est près d'un berceau que j'écris tout ceci.
Un enfant! un petit garçon qui lui ressemble 1
Un pauvre être innocent que nous aimons ensemble !
Que de félicités! et comment notre cœur
Peut-il sans se briser suffire à ce bonheur?
Il est déjà très beau ; plus tard il sera brave ;
Ainsi que son aïeule il sera digne et grave ;
De son père il aura la secrète grandeur,
La fermeté, l'esprit et la rare candeur.
Mutilée ou complète, il aimera la France;
Il sera le soldat de sa juste espérance;
Et tant que ce grand jour ne sera pas venu,
Nous guiderons ses pas au roc du mont Chesnu.
POÈMES ÉPARS
1890
PREFACE
Plaire aux bons, plaire à peu.
(A. d'Aubigxé.)
Je réunis ici ce que j'ai retrouve de mes Poésies,
soit inédites, soit publiées çà et là dans les revues
ou les journaux. Je Je Jais surtout pour mes amis;
car je ne sais si le public lit encore des vers. A
tout hasard les miens le saluent : Ave Caesar. . .
G.
POÈMES ÉPARS
LE VOYAGE
La vie est un voyage.
(Vieille chanson.)
Il fait froid; c'est l'hiver. Sur la neige immobile,
Comme un oiseau rasant le sol, le traîneau file
Et berce dans son vol presque silencieux
Le voyageur pensif qui regarde les cieux.
Il est triste, il est seul, il quitte sa patrie;
La fleur de sa jeunesse est à moitié flétrie,
i6
I^OEMES EPARS
Et l'œil lit sur son front, creusé de deux sillons,
La trace qu'y laissa le cours des passions,
Comme au lit desséché de l'étroite ravine
Le torrent qui n'est plus sans peine se devine.
Il rêve; au sourd galop des chevaux écumants
Il évoque sa vie et ses plus chers moments;
Et rien ne peut troubler son rêve solitaire :
La terre avec stupeur dort sous un blanc suaire ;
Tout se tait : les flocons qui tombent plus épais
Ont tapissé le sol de silence et de paix.
L'homme, qui remplit tout, disparaît; la nature
Semble en un jour laver des siècles de souillure.
Les champs, les prés, les bois, les plaines et les monts.
Les torrents et les lacs, les fleuves et les ponts,
Les hameaux, les cités et l'horizon sans borne,
Tout s'efface et revêt un aspect pâle et morne.
On dirait qu'en tombant sans bruit du ciel couvert,
La neige sur le monde a semé le désert.
II
En avant! en avant! Tandis qu'à perdre haleine
Les chevaux font voler le traîneau dans la plaine.
Le pâle voyageur, ses blonds cheveux au vent,
Rêve, les yeux fixés sur le soleil levant;
Et son âme, au hasard, prend son vol dans l'espace.
LE VOYAGE
II cause avec son cœur et lui dit à voix basse :
Toi que le temps, l'oubli, la mort, rien n'a lassé,
Mon cœur, mon pauvre cœur, où donc t'ai-je laissé ?
— Hélas! lui répond-il, est-ce à moi de le dire.
Et ne ressens-tu rien lorsque je me déchire?
Eh quoi ! veux-tu revoir ce sombre défilé
De souvenirs riants et funèbres peuplé.
Où ta jeunesse en deuil, menant ses funérailles,
Perdit contre les dieux ses premières batailles?
Veux-tu voir se lever comme autant de blessés
Tes rêves d'autrefois, ces Titans insensés.
Qui tentèrent des cieux l'escalade sublime.
Et qui sont retombés tout meurtris dans l'abîme?
Eh bien, soit ! Dusses-tu souffrir encor par eux,
Je m'en vais commencer le récit douloureux.
Tu m'as laissé d'abord aux rives ignorées
Où le Doubs clair étend ses nappes azurées
Parmi les rocs à pic, les prés verts et les bois.
C'est là que s'éveillant pour la première fois.
Ton âme vit au seuil de cette vie amère
Cet ange souriant qu'on appelle une mère.
Ta mère ! ô souvenir ! ineffable trésor.
Le seul qu'en vieillissant le temps augmente encor !
Jours bénis, où couvé sous l'aile maternelle.
Tu disais ta prière à genoux auprès d'elle!
Jours trop tôt disparus de force et de candeur.
Où l'homme, avant d'être homme, a toute sa grandeur
124 POEMES EPARS
Où la fraîche primeur cueillie en toute chose
Laisse un parfum céleste à l'âme à peine éclose;
Où la création lui fait voir en tout lieu,
Pure et presque sans voile, une image de Dieu ;
Où l'esprit, dépliant ses feuilles virginales,
S'entr'ouvre avec délice aux brises matinales.
Et, comme l'alouette ou le chevreau des monts, .
Respire le bonheur dans l'air à pleins poumons 1
Age heureux où l'enfant, fort de son innocence,
Est encor dans l'Eden et croit à sa puissance.
Et, quoique né d'hier, s'imagine immortel !
Il a, comme Jacob, sa pierre de Béthel,
Et du ciel à la terre il voit, la nuit, sans trêves
Des anges descendant l'échelle de ses rêves.
Age heureux ! seul heureux 1 quand, au bord du sillon.
Il sufEt d'une fleur, d'un nid, d'un papillon.
Pour faire déborder notre âme comme un vase!
Et plus heureux encor, quand, dans une autre extase,
L'enfant peut, comme toi, sur un front de dix ans
Mettre le nimbe d'or de ses rêves naissants !
O bonheur ! voir Marie et jouer avec elle !
Ne souris pas I C'était la lumière nouvelle,
La première lueur au fond du ciel voilé,
C'était déjà l'amour qui t'était révélé;
Oui, l'amour dans sa douce et vaste plénitude :
Ivresse de bonheur, ardente inquiétude.
Trouble, remords, espoir, attente tout le jour.
Si ce n'est pas l'amour, qu'est-ce donc que l'amour?
Car Dieu t'avait pétri d'une argile de flamme,
LE VOYAGE
Et déjà tu sentais sous un regard de femme
Ce trouble et ce transport dont rien ne vous défend ;
Et rhomme a bien tenu ce que promit l'enfant 1
— Derrière les grands monts, l'aube incertaine et pâle
Teint vaguement le ciel d'un doux reflet d'opale.
Puisque en ton souvenir rien ne s'est eiïacé,
Mon cœur, mon pauvre cœur, où donc t'ai-je laissé?
— As-tu donc oublié Fontenay dans ses roses,
Et la geôle lettrée aux vieux maîtres moroses,
Où l'enfant, enfermé dans un cercle de fer,
A l'âge du bonheur comprit enfin l'enfer?
Adieu la liberté, l'essor du premier âge,
Et dans les prés en fleur le gai vagabondage !
Adieu le doux foyer paternel, où le jour
Passait libre et joyeux sous des regards d'amour !
Adieu ta mère! adieu ses baisers, ses caresses,
Et ta petite amie, et ses calmes tendresses,
Et tes jeux innocents avec elle au jardin I
Adieu l'enchantement du bonheur enfantin 1
Adieu I l'Éden se ferme; et la nuit, quand les heures
Ramènent le sommeil, tout un an tu le pleures.
Car ce n'est qu'au lit seul que tes pleurs, chaque soir,
126 POÈMES ÉPARS
Pouvaient tomber sans bruit dans l'ombre du dortoir.
Pauvre enfant ! c'est la vie, ou du moins ce qu'en somn
On croit bon maintenant pour élever un homm.e.
Mais en travers de Dieu l'homme se met en vain ;
L'âme que Ton comprime a son essor divin;
La nature troublée en sa route suivie
Fraie un autre chemin aux sources de la vie,
Et l'ardente amitié vient remplir à son tour
Ces cœurs, ces jeunes cœurs, trop tôt sevrés d'amour.
Rappelle-toi les noms des amis du jeune âge
Q.ue la vie a semés partout comme un orage,
Et le premier de tous, ton frère retrouvé,
Le seul qu'auprès de toi le sort t'ait conservé !
O chères amitiés ! douces consolatrices 1
Plus tard on vous respire encore avec délices,
Lorsque sur l'océan des jours et loin du port
L'homme en vain se retourne et regarde le bord 1
O bras entrelacés durant les promenades.
Complots si bien ourdis, nocturnes escapades,
Taillis ombreux du parc où sur l'herbe on s'étend,
Bains furtifs et peureux dans les joncs de l'étang,
Sable où, dans une ardeur jusqu'au jour prolongée,
Nous avions su creuser un rustique hypogée.
Stratagème au retour pour revenir sans bruit,
Et rentrer au dortoir loin du veilleur de nuit!
Et le jour, que de fois, te sauvant de la classe,
X'allais-tu pas rêver au bout de la terrasse
D'où l'on voit tout Paris, à l'horizon lointain,
Fumer comme un volcan sous son ciel ffris d'étain !
LE \" O Y A G E
Ah ! c'est donc là que bat rame de la patrie ?
Au retour, un pensum payait ta rêverie,
Et même la prison sous l'œil du vieux Hongrois.
Jours tristes et charmants ! jours sacrés d'autrefois !
Comme je vais souvent vous chercher en idée !
Je revois les tilleuls et l'arbre de Judée,
Avec sa fleur si rose et son grand rameau noir
Q.ui traînait jusqu'à terre, où tu venais t'asseoir,
En t'isolant des jeux, pour lire les poètes ;
Où, sentant s'éveiller en toi des voix secrètes,
Sur des rythmes boiteux et comptés sur tes doigts
Tu cherchais en cachette à traduire ces voix.
Car la Muse aux grands yeux, à la douce parole,
Jetait déjà sur toi son regard qui console,
Dans tes premiers chagrins venait à ton secours,
Comme elle fait encore au midi de tes jours.
— Chassant bientôt du ciel les dernières étoiles,
L'aurore en feu sourit à travers ses longs voiles.
Rends- moi pour un instant les rêves du passé :
Mon cœur, mon pauvre cœur, où donc t'ai-je laissé ?
— Seize ans ! la liberté ! Pour séjour et domaine
Besançon, vieille ville espagnole et romaine.
POEMES EPARS
Au lieu du grand dortoir, une chambrette à soi;
Plus de maître et de frein ! Ton caprice est ta loi.
Seize ans ! la liberté ! C'est le bonheur sans doute ;
La vie est devant toi comme une longue route ;
Tu peux la parcourir à grands pas ou t'asseoir ;
Tu peux lire, chanter ou rêver jusqu'au soir.
Te baigner dans le Doubs, en face de Chaudanne,
Ou sur la citadelle, à l'angle d'où l'œil plane,
Regarder à tes pieds, dans l'étroit horizon,
Les murs de ta nouvelle et plus douce prison.
Seize ans! la liberté! C'est le bonheur sans doute...
Quant à la liberté, la femme la prend toute.
Son image remplit tes jours, même tes nuits,
Dans un trouble mêlé de bonheurs et d'ennuis.
Ton adoration innocente et commune
Vole de fleur en fleur sans en cueillir aucune.
L'âge de Chérubin et des larcins furtifs,
De la pensée ardente et des regards craintifs.
— Puis ce n'est plus le Doubs à la teinte azurée
Ki la France. A présent, c'est une autre contrée.
Le ciel n'est pas changé ; c'est le même soleil,
La même terre aussi; pourtant rien n'est pareil.
C'est le Rhin, le Neckar, la sombre forêt Noire,
L'Allemagne rêveuse ! Autres mœurs, autre histoire ;
D'autres yeux pleins d'azur aux regards ingénus,
D'un langage étranger les accents inconnus,
Enfin un autre Dieu, du moins un nouveau culte.
Tout assiège le seuil de ton âme en tumulte,
Et le vaste horizon de ce monde nouveau,
I
LE VOYAGE I29
En fécondant ton âme élargit ton cerveau.
Gœthe, en qui l'univers se retrouve et respire,
Te présente à Byron, et Schiller à Shakspeare.
Herder et Spinoza, Kant, la Bible et Luther
Font reculer ton ciel dans un plus vaste éther;
Mozart et Beethoven, te prenant sur leurs ailes.
Te font connaître encor des extases nouvelles;
Et l'amour, sans lequel il n'est point de douceurs.
Te donne à l'amitié de deux charmantes sœurs.
Jours d'étude et de paix, d'ardente poésie,
Dont chaque heure, apportant sa coupe d'ambroisie,
T'enivrait de bonheur, de génie et d'amour I...
Et le parfum t'en reste encor jusqu'à ce jour.
— Sous les pieds des chevaux la neige crie et vole ;
Le soleil a percé sa brumeuse auréole.
Que de rêves, d'espoirs, d'amours, t'ont traversé!
Mon cœur, mon pauvre cœur, où donc t'ai-je laissé?
— C'est Paris maintenant, le monde et ses orages.
C'est la vie à vingt ans avec tous ses mirages,
Ses rêves de grandeur, ses folles passions,
Et le flot débordé de ses ambitions.
Paris, cerveau du monde où la pensée afflue :
130 POEMES EPARS
Mecque de l'avenir que tout peuple salue;
Gai théâtre rempli d'acteurs toujours divers,
Qui fait rire, pleurer, ou trembler l'univers;
Paris, vaste océan où, perdu dans la foule,
L'on n'est qu'un grain de sable au gré du flot qui rou..
Fourmilière confuse où, s'agitant sans fin.
Chacun cherche à la hâte ou poursuit son chemin !
Vingt ans! l'âge du rêve où le monde trop vide
Fait de tout un problème à l'esprit trop avide ;
Où la vérité fuit comme l'eau sous nos doigts;
Où l'on cherche en vain Dieu dans des cieux trop étroits
Alors, las de sonder l'insondable mystère.
L'esprit ferme son aile, et, retombé sur terre.
Retourne se mêler au tourbillon humain.
Que de fleurs à cueillir au hasard du chemin !
Que d'amours pour remplir la vie inoccupée !
Si la vérité fuit notre attente trompée,
L'art jette son rayon divin sur l'univers.
Rappelle-toi le Louvre et ses trésors ouverts.
Ces peuplades de dieux sous nos cieux exilées.
Immobiles le long de nos froids propylées;
Ces marbres de Paros dont un reflet vermeil
Semble garder encor les baisers du soleil;
Et ces toiles sans nombre où, luttant de génie.
Chaque siècle a laissé son empreinte bénie!
Oh ! ne regrette pas ces heures où tes yeux
S'imprégnaient du grand art en rêvant dans ces lieux !
EUes t'ont mis au front une secrète flamme.
Et peut-être ce culte a-t-il sauvé ton âme
LE VOYAGE I3I
En l'emportant au ciel loin des impurs bas-fonds.
Puis l'amitié virile aux dévoûments profonds;
La nuit, le long des quais, les longues causeries
Où s'épanchaient sans fin les âmes attendries,
Quand, donnant à chacun sa vigne et son figuier,
Vous refaisiez d'un mot l'univers tout entier,
Et que la liberté, soleil des jeunes âmes.
Eblouissait vos yeux de rayons et de flammes ;
Puis surtout, oh ! surtout, l'amour, le grand amour,
L'unique, le seul vrai, sans ombre et sans détour;
L'amour qui vous élève au dessus de vous-même.
Pur, héroïque et fort; l'amour complet, suprême;
L'amour qui vous fait di^u, dont le prisme enchanté
Rend au monde un instant sa première beauté...
Ah ! quand on l'a perdu, c'en est fait de la vie ;
On en garde une soif toujours inassouvie.
Un rêve insaisissable et l'aiguillon divin
D'un bonheur qui n'est plus et que l'on cherche en vain !
VI
— Dégagé des vapeurs qui voilaient son aurore.
Le soleil plus ardent monte au zénith qu'il dore,
Et poursuit son chemin par Dieu même tracé...
Mon cœur, mon pauvre cœur, où donc t'ai-je laissé ?
POEMES EPARS
— Partout 1 au nord, au sud, dans tous les lieux du mo
Que m'a fait visiter ton humeur vagabonde ;
Car partout la beauté, d'un frêle et doux lien,
Sur le sol étranger te faisait citoyen.
Eh! pourquoi se parquer dans un coin de la terre?
Te souvient-il encor de la pâle Angleterre,
Qui sort de l'océan comme une fleur des eaux?
Vois-tu ses arbres verts et ses mille vaisseaux,
La Tamise aux flots noirs et son vaste estuaire.
Dont l'univers entier semble le tributaire?
Et ses vierges au teint si pur, aux yeux si bleus.
Hélas! le seul azur de ces bords nébuleux?
Rappelle-toi la mer du Nord et la Hollande,
Et la riche Belgique et la plage d'Ostende,
Où votre mère heureuse, et les yeux demi-clos,
Regardait ses deux fils se jouer dans les flots ;
Et la libre Helvétie avec ses lacs limpides
Et ses glaciers dressant au ciel leurs pyramides!
Que de fois n'as-tu pas respiré cet air pur!
L'âme et le corps ont soif de lumière et d'azur.
Rappelle-toi surtout quand, moins jeune et plus libre.
Tu vins t'asseoir avec ton frère au bord du Tibre,
Et contempler ravi la Rome des Césars,
La mère en deuil des dieux, des héros et des arts!
Puis Florence si belle en sa grâce charmante,
Et Venise qui dort près de son eau dormante!
Peuple heureux à qui tout sourit, tout excepté
Le plus grand d^ nos biens, le seul, la liberté.
LE VOYAGE I33
Car l'Autriche a ses noirs canons, bouches ouvertes,
Braqués sur les palais et les places désertes ;
Sans compter les martyrs du carcere duro
Dont la mort a trompé l'attente du bourreau.
Grand Dieu ! Q.uand donc, d'autrui respectant la frontière,
Chaque peuple aura-t-il sous le ciel place entière.
Et du sol paternel tranquille possesseur,
Ne craindra plus les pas d'un rude envahisseur?
O France 1 sers toujours aux opprimés d'asile,
Ouvre tes bras, ton cœur, à tous ceux qu'on exile,
Et sois une patrie à ceux qui n'en ont plus !
Aussi, quand du retour les jours sont révolus,
Qu'on revoit tes couleurs flottant à la frontière,
Avec quelle allégresse à la fois douce et fière.
On salue en pleurant ce sublime oripeau
Ce symbole sacré qu'on appelle un drapeau !
On foule avec orgueil le sol d'un peuple libre ;
On sent dans tout son être un plus sûr équilibre;
On retrouve sa langue au son accoutumé ;
On respire dans l'air tout ce qui fut aimé ;
On est enfin rentré dans la grande famille !
Et quand, à la maison, près du feu qui pétille,
On a revu les siens dans leur coin ignoré.
Sans qu'il manque une tète à ce groupe adoré.
Dans tous les cœurs émus que d'actions de grâce !
On cause, on rit, on pleure, on s'admire, on s'embrasse;
Et puis quels longs récits ! Et comme on comprend peu
Cet instinct voyageur qui vous pousse en tout lieu.
Qui vous force à quitter, pour suivre une chimère,
134
POEMES EPARS
Les conseils d'un aïeul, les baisers d'une mère,
Le bonheur, en un mot, qu'on va chercher si loin,
Et qui vous attendait là, près d'eux, dans un coin !
VII
— Le char de feu roulant sur la céleste voûte
A déjà dépassé la moitié de sa route.
• Quelles flèches du sort vont encor te blesser?
Mon cœur, mon pauvre cœur, où dois-Je te laisser?
— Le soleil dans les cieux, selon l'éternel rite,
Sous l'œil du Créateur suit sa route prescrite :
L'homme ignore la sienne; il choisit, au hasard,
Le premier des chemins qui s'oflFre à son regard.
Sans guide, sans appui, sans boussole et sans trêve,
Il marche dans la vie ainsi que dans un rêve.
Et tombe tout à coup dans l'abîme béant
Que tous nomment la mort et plus d'un le néant.
Encor, s'il prévoyait le moment de sa chute!
Mais ce qu'il sait trop bien — et qu'ignore la brute —
C'est qu'il devra mourir; et ce pressentiment,
Comme il fait sa grandeur, fait aussi son tourment,
G pâle voyageur! cette pensée amère
T'a navré bien souvent en regardant ta mère...
Que de fois, quand venait le moment du départ.
L E V O Y A G E I 3 >
Ne t'es-tu pas senti percé de part en part
Par ce doute poignant : La reverrai-je encore?
Ah ! quels maux peut cacher l'avenir qu'on ignore !
Que fait-elle à présent ? hélas ! et qui te dit
Qu'elle te suit encor des yeux et qu'elle vit?
O craintes ! ô douleur ! Ah ! l'absence est trop rude ;
Absence ! ton vrai nom est bien : Inquiétude !
— Écoute ! un bruit sonore a traversé les cieux :
Vois-tu ces bataillons d'oiseaux silencieux
Qui fendent l'air en rangs serrés à tire-d'aile?
Voyageurs de l'éther, parlez, parlez-nous d'elle !
Avez-vous traversé la France et le vallon
Où sous la neige dort notre vieille maison?
Dites, avez-vous vu, sous le toit qui s'incline,
Une étroite fenêtre où, près de la glycine.
Une mère est assise en silence et priant
Pour son fils qui s'en va si loin vers l'Orient?
Elle reçoit au cœur chaque flocon de neige...
Pauvre mère adorée ! Ah ! que Dieu nous protège !
— Allons, faisons comme elle, accomplis ton devoir.
Et laisse à Dieu le soin et l'heure du revoir.
Cette absence, d'ailleurs, qui la voulut? C'est elle.
Obéis, et si Dieu, selon sa loi cruelle.
Veut te la prendre... eh bien ! vis pour elle toujours.
Fais de son souvenir l'étoile de tes Jours!
Sois bon comme elle est tendre : apprends d'elle à bien vivre :
Ne laisse pas de tache aux pages de ton livre;
Rien ne vaut ici-bas que d'avoir été bon.
Sois juste : la justice est la sœur du pardon.
136 POÈMES ÉPARS
Pardonne donc à tous, à tout, même à la vie.
Si, trompant tes désirs et ta plus noble envie,
Elle a brisé le char de tes ambitions.
Et déchiré le voile où les illusions
A tes regards d'enfant apparaissaient si belles,
Du moins elle t'a fait entrevoir derrière elles
L'austère vérité sur le fond du ciel bleu.
Trônant dans l'infini sous le regard de Dieu,
— Plus douce que jamais, la lumière divine
Vers l'horizon brumeux comme à regret s'incline.
Toi que rien n'a comblé, rien ne peut retenir.
Mon cœur, mon pauvre cœur, que vas-tu devenir?
— Ne t'inquiète pas! Toujours prudente et sage
La nature a doté diversement chaque âge :
Le printemps n'est pas tout; et la maturité
A ses fleurs et ses fruits encor plus que l'été.
Si ton sang apaisé court moins vite en tes veines,
Tu peux goûter du moins les voluptés sereines
De l'austère devoir et du bien accompli;
Et si ton front moins pur, creusé de plus d'un pli.
De ses cheveux moins blonds voit tomber la couronne,
Accepte cette loi : c'est celle de l'automne.
Et d'ailleurs, pour cacher l'outrage meurtrier.
L E V O Y A G E 1 3 7
La gloire y peut poser sa branche de laurier;
Fais mieux encor, mets-y le baiser d'une épouse
Et celui d'un enfant jouant sur ta pelouse
Dont le rire, les cris et les ébats joyeux
Rafraîchiront ton cœur, ton esprit et tes yeux.
Oui, le bonheur est là. Xe vis pas seul, sois père!
Vois grandir près de toi ta famille prospère,
Et donne à ta patrie, ainsi que tous les tiens,
Le sang vivace et pur de jeunes citoyens.
Donne-lui plus encore, et d'une âme ravie,
Ton temps, ton cœur, ton sang, et, s'il le faut, ta vie !
C'est la grande famille, et songe, en fils pieux,
Que son sol n'est formé que des os des aïeux.
Heureux qui sert sa cause et sa juste querelle!
Et plus heureux encor qui tombe et meurt pour elle 1
Son nom vit dans le cœur des vaillants et des bons.
N'est-ce pas le plus beau de tous les Panthéons?
IX
— La pourpre du couchant, sous ses rayons obliques.
Remplit la route au loin d'ombres mélancoliques.
Toi qui fus toujours jeune et le seras toujours,
Mon cœur, que vas-tu faire au déclin de tes jours?
— Eh bien, si Dieu t'oublie et veut que sur la terre
Tu traînes ta vieillesse errante et solitaire,
138 POÈMES ÉPAR s
Après avoir fermé les yeux de tous les tiens;
S'il veut te laisser seul, sans enfants, sans soutiens,
Dans ton âme immortelle et ton corps en ruine,
Tu peux garder encor l'étincelle divine ;
Et revenu de tout, calme et silencieux.
Attendre enfin la mort en regardant les cieux.
Tu peux, quoique le temps outrage et qu'il mutile,
A tes frères d'un jour n'être pas inutile.
Le secret du bonheur, c'est l'art de s'oublier.
L'âme est un feu divin qu'il faut multiplier :
Répands la tienne au loin, dissipe les chimères.
Et, sans scruter les cœurs, ne vois que les misères ;
Touche la main du pauvre en y mettant ton or.
Puisque l'expérience est un autre trésor.
Donne-le sans compter; parle, instruis et conseille.
Fais que le mal s'endorme et que le bien s'éveille
Dans unt d'esprits obscurs qui cherchent leur chemin.
Apprends-leur que l'honneur de l'homme est d'être hun
Et malgré le respect de tous, la paix, l'étude, ;
Si Fâpre isolement gagne ta solitude,
Voisl Dieu te garde encor, dans sa tendre pitié,
La consolation suprême : l'amitié.
— Le soleil baisse ; il plonge, et derrière les cimes,
La mer va l'engloutir dans ses vastes abîmes.
LE VOYAGE I39
Pauvre cœur, qu'ici-bas rien ne peut apaiser,
La mort est là ! Tu vas enfin te reposer.
— Non, jamais de repos, ton âme est immortelle ;
Hlle a l'éternité derrière et devant elle.
Puisque rien n'en trahit l'obscur commencement,
P.'.le a vécu toujours; n'importe où, ni comment!
Peut-être est-ce là-haut, dans ces globes de flammes,
Dont Dieu sans doute a fait le réservoir des âmes...
Il te la prête : elle est le plus sain des dépôts ;
Mais elle ne peut pas connaître le repos.
Comme l'aiglon des cieux qui plane solitaire
Et qui se pose à' peine un instant sur la terre.
L'âme dans l'infini des mondes prend l'essor,
Et vole encor plus haut, toujours plus haut encor.
L'éternel mouvement est la loi de tout être;
Tout change, tout se meut, tout meurt, mais pour renaître :
Ou plutôt rien ne meurt, tout remonte vers Dieu.
Sans l'atteindre jamais dans son centre de feu.
On le cherche, on l'approche, autour de lui tout flotte :
L'homme est du Créateur l'éternelle asymptote.
Et, sans le posséder, il le poursuit sans fin
Dans le cercle étoile du voyage divin.
Plaines de la Galicie, janvier i5//.
140 POEMES EPARS
L^ GUE%%E 'D'OTIIE'K.T
Sujet proposé par l'Académie française pour le concours
de poésie, en iSfS.
M,
USE des premiers temps, toi qui chantais naguère
Sur le mode ionien les héros et la guerre,
Toi qu'implorait jadis le poète pieux
Avant de célébrer les mortels et les dieux,
Je ne t'invoque point. Dans ce siècle incrédule,
Ton culte suranné paraîtrait ridicule;
Autres temps, autres dieux. Le souffle inspirateur
Ne descend plus pour nous d'un Parnasse menteur.
Liberté, gloire, honneur, amour, vertu, patrie.
Valent mieux qu'une antique et vaine idolâtrie.
Comme un coursier fidèle à la voix des clairons.
Le monde se réveille encore à leurs grands noms.
Voilà quels sont les dieux du moderne poète;
La vérité leur sert d'Apollon Musagète ;
LA GUERRE D ORIEXT 1^1
Au lieu de Castalie et de ses rameaux verts,
C'est du cœur que jaillit la source des beaux vers ;
C'est là le vrai séjour de nos muses nouvelles,
Et celles-là du moins resteront immortelles.
— On nous dit aujourd'hui : Chantez Sébastopol !
Que, pareille à l'obus, la strophe dans son vol
Traverse le Bosphore et jette à la mer Noire
L'éblouissant reflet de notre jeune gloire!...
Soit! la France est toujours la France, libre ou non.
Et quel que soit le bras qui porte son pennon.
Mais quoi ! faut-il chanter, en contraignant sa lyre
Au ton des bulletins que chacun a pu lire,
Saint-Arnaud défaillant, Canrohert résigné,
Pélissier renversant l'obstacle désigné ?
Non I la Muse a ses droits. Sur ces plages lointaines
Ils ont fait leur devoir de vaillants capitaines.
Et, prodigues de sang, de temps et de canons,
Mis un brin de laurier au cimier de leurs noms.
C'est assez pour fixer les regards de l'histoire
Un instant, et sauver de l'oubli leur mémoire ;
Mais pour toucher la Muse et mériter ses chants,
Il faut d'autres vertus et des traits plus touchants.
Ce n'est pas tout d'avoir, au fracas de ses armes.
Retrempé le bon droit dans le sang et les larmes.
Ou troublé l'univers au bruit de ses exploits ;
La Muse est toujours libre et ne suit que ses lois.
Annibal sur le monde a promené la guerre,
Alexandre et César ont ravagé la terre ;
D'autres vainqueurs encore ont semé dans tout lieu
I
142 POEMES EPARS
La ruine, la mort et les fléaux de Dieu,
La Muse n'a rien dit — et seule la colère
D'un chef de Myrmidons obscurs eut un Homère.
— C'est qu'aux jours d'autrefgis tout était différent;
La scène était petite et le héros plus grand.
Tout était jeune et vrai; le ciel touchait la terre;
L'homme se déployait dans tout son caractère;
L'empire appartenait aux plus audacieux,
Et les mortels pouvaient combattre avec les dieux.
Tandis que, de nos jours, de l'un à l'autre pôle
Presque toujours l'acteur est moins grand que le rôle ;
Le sort n'égale plus l'homme à l'événement,
Et l'idée en travail accouche obscurément.
Nos révolutions sont une œuvre anonyme ;
Nul n'en peut assumer la gloire ou bien le crime ;
Tous s'attellent au char et nul ne le conduit.
Comme pour les tombeaux où dorment dans la nuit
Les Pharaons, auprès du désert qui commence.
Il faut un peuple entier pour ce labeur immense.
Atlas ne porte plus le monde sur son dos,
Et ce sont nos bras seuls qui lèvent nos fardeaux.
Chacun s'y met; chacun agit, pense, raisonne.
Et ne laisse absorber sa gloire par personne.
Nous comptons aujourd'hui par cents et par milliers
Des grands hommes du jour les groupes familiers.
Chacun est son héros, chacun s'admire, s'aime.
Et sur un piédestal vient se poser lui-même.
Mais derrière vos rangs, grands hommes frelatés,
Q.ui fatiguez les murs de vos portraits flattés,
LA GUERRE D ORIENT I45
Je veux prendre un héros que j'aime et que j'honore,
Qui se tient à l'écart, qui se tait et s'ignore,
Bon, sobre, patient, brave, que rien n'abat,
Et je te chanterai, pauvre simple soldat !
— Oui, le simple soldat, vrai héros de la guerre.
Le fils du paysan qui cultive la terre...
(Inachevé.) 1857.
144 POEMES EPARS
L^ 'BIGOL^'K.TE
A M0\ FRERE
A.M1
I , tu verras à Venise,
Dans la cour du palais ducal,
Ciselé d'une main exquise.
Deux puits revêtus de métal.
Sur trois marches de pierre humides
S'élèvent leurs vasques d'airain.
Ce ne sont que cariatides,
Sirène, monstre, dieu marin.
Plaques de bronze niellées,
Arabesques à l'infini.
Qu'on pourrait croire ciselées
Par Benvenuto Cellini.
L A 15 I G O L A X T i: 14)
C'est là que, sveltes, court vêtues,
Tout le jour les porteuses d'eau,
En découvrant leurs jambes nues,
Plongent et retirent leur seau.
Puis elles repartent vermeilles
Du côté de la Piazzetta.
Sans un regard pour les merveilles
Qu'à pleines mains l'art y jeta.
Et pourtant, ô cour sans rivale !
Escalier des Géants, portail.
Palais à fenêtre ogivale,
Pignons dentelés, noir vitrail.
Vieux transept de la basilique,
Prison au toit de plomb, tombeau,
Dôme, horloge, arcade gothique :
Quel lieu sur la terre est plus beau?
II
Au balcon de la haute loge,
Malade et dévoré d'ennuis,
Un pâle enfant, le fils du doge.
Se penche et regarde les puits.
19
146 POÈMES ÉPARS
Fiévreux, il attend qu'apparaisse
Une forme au charmant contour
Qui sur la margelle se baisse
Et se relève tour à tour.
Enfin il voit sa bien-aimée,
Pieds nus, chantant un gai refrain,
Qui vient à l'heure accoutumée
Puiser aux citernes d'airain.
Un instant la vie et sa flamme
Étincellent dans son regard;
Puis tout s'éteint : il perd son âme
Dès que la jeune fille part.
Car c'est la jeune Bigolante
Qui prit son cœur sans le vouloir;
Et la plébéienne insolente
Ne semble pas même le voir!
Sur un lit à colonnes torses
Qu'abrite un baldaquin doré.
Le fils du doge gît sans forces,
Le front morne et décoloré.
LA BIGOLANTE 147
A quinze ans î à l'âge où la vie
Doit s'épanouir dans sa fleur,
Où le corps et l'âme ravie
Devraient ignorer la douleur 1
La dogaresse consternée
Consulte et pleure vainement;
Son fils, dans sa fièvre obstinée,
Se meurt silencieusement.
— « Oh ! parle 1 Tu peux tout me dire.
As-tu quelques chagrins secrets?
Va, tout ce que ton cœur désire,
Tu l'auras, je te le promets. »
C'est ainsi que la pauvre mère
Prie et pleure au chevet du lit.
L'enfant soulève sa paupière.
Rougit, soupire et puis pâlit.
Il murmure : « O mère chérie !
Je vais te dire, je voudrais
Du balcon de la galerie
Voir encor la cour du Palais. »
On le couvre de blanche laine.
De molle hermine et d'édredon;
Un géant à la peau d'ébène
L'emporte comme un nourrisson.
148 POÈMES ÉPARS
Sa mère, auprès de lui tremblante,
Dit : « Rentrons, voici le serein.
— « Non, je veux voir la Bigolante
Remplir ses seaux au puits d'airain. »
Elle vient enfin belle et fière,
Sous son noir chapeau frioukis,
Et monte les marches de pierre
Sans voir les hôtes du palais.
— « C'est assez, mon fils, c'est trop même,
Quittons l'air froid de cette cour...
— « Ah! ne vois-tu pas que je l'aime,
.Et que je meurs de cet amour?... »
Il s'évanouit. La surprise
Arrête la mère un instant :
— « Qu'on m'amène l'enfant qui puise 1 »
Dit la dogaresse en sortant.
IV
Dans la salle d'or constellée,
Etonnée et l'oeil ébloui,
La jeune fille est installée
Près du jeune homme évanoui.
LA BIGOLAXTE I49
Le malade enfin se soulève ;
Mais quand il voit ces traits chéris,
Il se croit le jouet d'un rêve,
Et referme ses yeux surpris.
Puis il les rouvre, et, sans rien dire.
Lentement s'accoude, et soudain,
Pour voir si vraiment il délire,
Au cher fantôme il tend la main.
O joie ! il sent une main brune,
Brune, mais fine, où le soleil,
L'eau des puits, l'air de la lagune
Ont laissé leur baiser vermeil.
Il la prend, l'étreint et la pose
Sur son cœur satisfait enfin;
Alors de sa paupière close
Jaillissent de longs pleurs sans fin.
— « Mon fils, qu'as-tu? lui dit sa mère,
Calme-toi, n'es-tu pas heureux?
As-tu quelque autre peine amère ?
Dis-nous encor ce que tu veux!
— « Je ne veux rien, plus rien au monde.
Ni même dans l'éternité.
Rien que cette ivresse profonde
Que je savoure à son côté.
I)0 POEMES EPARS
« Nous nous marierons 1 Quelle fête !
Et nous nous aimerons toujours! »
La jeune fille stupéfaite
Se lève et répond sans détours,
En retirant sa main pressée
Des mains du pâle enfant princier :
— « Monseigneur, je suis fiancée,
Et j'aime Azo le gondolier. »
L'enfant crie : une rouge écume
Monte à sa lèvre qui se tord...
Le cœur brisé par l'amertume,
Le fils du doge tombe mort.
A Saint-Marc, l'église ducale,
Le fils du doge est enterré ;
Sa mère sous la même dalle
A rejoint son fils adoré.
Souvent, auprès du mausolée,
On voit dans l'ombre du pilier
Pleurer une forme voilée :
C'est la femme du gondolier.
IIGOLANTE
La Bigolante est toujours belle;
Le temps n'a fait que l'effleurer.
Mais qu'elle est pâle ! Soutïre-t-elle ?
Pourquoi vient-elle donc pleurer?
C'est que de la dalle glacée
Un appel invincible sort;
Toute autre image est effacée :
L'enfant a vaincu par la mort.
Elle l'aime, et la pauvre femme,
Désormais blessée à son tour.
Languit et meurt pour la jeune âme
Dont elle a dédaigné l'amour.
151
POEMES EPARS
HELVETIui
Un pour tous !
vy pays des glaciers, des lacs, des hommes libres,
Air pur où l'étranger vient retremper ses fibres,
Sublime réservoir de neige et de granit,
D'où s'épanchent sans fin les fleuves du vieux monde.
O Suisse ! accepte ici ma tendresse profonde :
Je t'admire, je t'aime, et mon cœur te bénit.
Ton front est couronné de neiges éternelles ;
La foudre ou le soleil se joue en tes prunelles;
L'avalanche rapide et tes mille torrents
D'une agrafe d'argent retiennent ta ceinture :
Les forêts ont tissé ta robe de verdure,
Et tu baignes tes pieds dans tes lacs transparents.
155
Que de temps tu restas inconnue et secrète !
Un peuple de pasteurs fit enfin ta conquête ;
Nul désert, nul sommet n'arrêta son élan.
Comme un amant jaloux d'une beauté voilée,
Il foula jusqu'aux pics où la neige étoilée
Depuis l'aube des jours dort sous son voile blanc.
Adossée à tes monts, pacifique guerrière,
Entre l'Europe et toi Dieu mit une barrière :
Les Alpes sur tes flancs dressent leurs bastions.
Ainsi que l'Angleterre à l'abri dans son île.
De ton nid d'aigle, au loin, tu regardes, tranquille,
Passer le flot troublé des révolutions.
Jouis de ta beauté 1 L'art peut la rendre à peine :
Le pinceau n'atteint pas ta taille surhumaine;
Son cadre trop étroit veut un moindre milieu.
La parole essaierait en vain de te décrire ;
Ta grandeur déconcerte, hélas ! même la lyre.
C'est que l'art vient de l'homme, et toi, tu viens de Dieu.
Il nous a montré là sa puissance sans bornes.
Il dit au cyclamen : Fleuris sous les pics mornes!
Au glacier : Mire-toi dans l'eau du lac dormant !
Au mélèze éperdu : Penche-toi sur l'abîme !
Au mont Blanc : Vers le ciel monte en dôme sublime.
Et que le grandiose ait un aspect charmant 1
154 POEMES E PARS
Heureux le voyageur, l'amant ou le poète,
Qui contemple de près ta majesté muette,
Plonge ses yeux lassés dans tes lacs toujours bleus.
Ou rafraîchit sa lèvre à tes claires fontaines,
Ou d'un roc escarpé voit les Alpes lointaines
S'enfuir à l'horizon en sommets onduleux !
Heureux, et plus encor, celui que Dieu fit naître
Sur ton sol fortuné, dans quelque lieu champêtre,
Pour y vivre et mourir libre parmi les siens !
Ah! si jamais l'exil m'arrachait de la France,
C'est là que je voudrais abriter ma souflFrance
Et donner à mon cœur ses vrais concitoyens!
II
Champ d'asile, place choisie
Où les meilleurs et les plus grands,
Les amants de la poésie
Et les ennemis des tyrans.
Loin des foules toujours serviles,
Fuyaient le tumulte des villes,
Staël, Rousseau, Voltaire, Byronl
Tu t'embellis de leur mémoire.
Et leur gloire ajoute à ta gloire
Un impérissable fleuron.
HEL^'ETIA 155
Tes beautés n'ont pas de pareilles.
Pour en former les traits divers,
Dieu choisit toutes les merveilles
Dont il a semé l'univers.
Sur tes monts et dans tes v.illées,
Il les a toutes rassemblées,
Du sublime jusqu'au joli :
Ainsi cet empereur de Rome
Prit tous les chefs-d'œuvre de l'homme
Pour son jardin de Tivoli.
Ici, dans leur paix inconnue.
Les pics neigeux planent dans l'air;
Leur tête dépasse la nue,
Et leur flanc voit ramper l'éclair.
Là-bas, comme des coupes pleines,
Les lacs se creusent dans les plaines;
Là le Giesbach tombe et mugit;
Plus loin, derrière le Salève,
Le soir, le mont Blanc se soulève
Pour voir la Jungfrau qui rougit.
Lieux charmants, quand vous reverrai-je?
Beau pays d'où mon souvenir,
Ainsi qu'un oiseau pris au piège,
A tant de peine à revenir !
Genève, Lausanne, Lucerne,
Zurich, Berne, où l'esprit moderne
1)6 POÈMES ÉPARS
S'est librement épanoui;
Clarens, nid caché, paix profonde,
Oberland, Eden du vieux monde,
Interlak, Rosenlaùi 1
Et vous dont j'ai gravi la cime,
Forêts où mon pied s'égara;
Schaffhouse, où le Rhin qui s'abîme
Fait rêver au Niagara ;
Mont Saint-Bernard d'où l'Italie.
Comme une carte qu'on déplie,
Se déroule au regard charmé;
Et toi, grandiose Engadine,
Fleur de beauté, brise divine.
Dont mon cœur reste parfumé!
III
Et l'âme en ces beaux lieux respire satisfaite.
Nulle part l'indigent, venant troubler la fête.
Ne s'impose à l'œil atrristé.
Partout le gai travail, la propreté, l'aisance.
Et cet air de bonheur que donne ta présence,
O sainte et saine liberté !
HELVETIA 157
C'est que la liberté, mère des sacrifices,
Au lieu du faste impur et des grandeurs factices
Qui s'écroulent au premier choc.
Donne seule aux États une base immuable.
Les despotes d'un jour bâtissent sur le sable;
Le peuple bâtit sur le roc.
Le peuple est éternel comme l'eau d'une source :
Les générations se suivant dans leur course
Accumulent leur long travail;
Un monde peut sortir de ces efforts sans trêve.
Voyez ! avec le temps, le madrépore élève
Tout un continent de corail.
Tu t'es ainsi fondée, assise par assise;
Ton peuple, cinq cents ans fidèle à ta devise,
N'eut pour but que le bien commun.
Et, quoique à l'étranger de son sang trop prodigue,
Il étendit toujours sa frontière ou sa ligne
Au cri d'un pour tous, tous pour un!
Dès ton adolescence, ô Suisse ! tu fus grande,
Et ta première histoire est presque une légende.
Du Griitli le pacte immortel
Sur l'océan des jours comme une arche surnage,
Et l'écho de tes lacs redira d'âge en âge
La flèche de Guillaume Tell.
POEMES EPARS
Comme Hercule au berceau, ta main rude et loyale
Etouffa les replis de l'hj-dre impériale :
Sempach préludait à Granson,
La Bourgogne à son tour plia sous tes étreintes.
C'était pour te défendre. . . O guerres vraiment saintes !
Gloire sans tache et sans rançon !
Ce fut l'aube des temps modernes; et l'histoire,
De ces vils paysans célébrant la victoire,
Apprit au monde féodal
Qu'un noble cœur peut battre aussi bien sous la bure,
Et qu'au fond la justice est la meilleure armure.
Et le trop de puissance un mal.
Ainsi Dieu te fit belle, et toi, tu te fis libre!
Et, conservant toujours ton heureux équilibre.
Tu vas en paix vers l'avenir.
Ce lot est assez beau : qu'ajouterais-je encore?
Les prés ont assez bu, le ruisseau peut se clore,
Et cet hvmne devrait finir...
Non! Non! le meilleur reste à dire,
Mon cœur est encore trop plein.
Je ne puis apaiser ma lyre
HELVETIA 159
En l'étouffant contre mon sein.
Ma course n'est pas achevée;
Autre est l'œuvre que j'ai rêvée :
Je veux accomplir mon dessein.
Sans doute ta beauté m'enchante,
Et j'honore ta liberté ;
Mais si dans ce four je te chante,
Si cet hymne fut mérité,
Si je t'admire et si je t'aime,
C'est pour un autre don suprême,
O Suisse! c'est pour ta bonté!
Ah ! la bonté ! source divine,
Inconnue au monde moqueur!
Vertu cachée où se devine
La main qui forma notre cœur!
La moindre larme qu'on essuie
Vaut cent fois le trône où s'appuie
La froide main d'un dur vainqueur.
Oui, tu fus dévouée et bonne envers la France
A l'heure de ses grands revers,
Quand tout l'abandonnait, tout, même l'espérance,
l6o POÈMES ÉPARS
Tes bras lui restèrent ouverts.
O bon Samaritain des nations ! toi seule,
Arrachant sa proie au vainqueur,
Pauvres soldats blessés qu'allait broyer la meule,
Tu les emportas sur ton cœur;
Tu leur fis de tes bras la prison la plus douce,
Et, les réchauffant dans ton sein.
Tu donnas aux vaincus, à ceux que tout repousse,
Place au foyer et part au pain.
Val Travers! Val Travers! port de salut, refuge,
Où cet exode s'assura,
Abri dans la tourmente, arche dans le déluge,
Oasis du sombre Jura,
C'est toi qui recueillis, qui sauvas cette armée,
(Notre dernière armée, hélas !)
Troupe errante, éperdue, épuisée, affamée,
S'entre-choquant sur le verglas.
Traînant ses pieds meurtris dans la neige durcie...
Car l'hiver, cruel jusqu'au bout.
Fit de cette campagne en France une Russie;
Et tout fut notre ennemi, tout!
Alors, pour bien montrer que cette guerre infâme.
Du passé trop sanglant retour.
N'avait pas étouffé dans tout peuple et toute âme
Le rayon divin de l'amour.
Pour qu'en cet océan d'incendie et de crime
Notre regard épouvanté
Pût se poser au moins sur quelque pure cime.
Refuge de l'humanité,
HELVETIA l6l
Dieu permit que la Suisse, assise à la frontière,
Vînt recueillir ces délaissés.
Les prît à son foyer, et, douce, hospitalière.
Pansât tous ces pauvres blessés.
Avec une tendresse et de mère et de femme,
En soignant leurs membres meurtris.
Elle n'oubliait pas les blessures de l'âme
Et nous les renvoyait guéris.
Guéris des préjugés, guéris de l'ignorance.
Accrus dans leur saine raison,
Rendus meilleurs enfin par l'exil, la souffrance
Et la douceur de leur prison.
Est-ce tout? NonI — Plus tard, quand l'affreuse famine
Menaçait la Franche-Comté,
La Suisse, sans rien dire, en fermière, en voisine.
Toujours simple dans sa bonté,
Passa notre frontière et s'en vint, les mains pleines ;
Nourrir tout ce peuple accablé,
Et pour ensemencer le désert de nos plaines,
Lui donner son orge et son blé !
Ah! que ce grain béni garde, touchant emblème.
Les dons du sol qui l'a porté,
Et qu'il fasse germer dans nos champs qu'il ressème
La liberté, l'humanité !
l62 POÈMES ÉPARS
Tout est dit maintenant, ô Suisse vénérée 1
J'ai déchargé mon cœur d'une dette sacrée,
Et peut-être allégé celle de mon pays.
Ah ! si la France heureuse un jour pouvait te rendre...
Non! Puisses-tu n'avoir jamais à te défendre
Sur tes fils massacrés et tes champs envahis !
Reste toujours heureuse et grande ! — Oui, j'ai dit grande
On est grand par le cœur. La Suisse et la Hollande
L'ont prouvé toutes deux en défendant leurs droits.
Athène et la Judée étaient-elles petites?
La force n'y fait rien, pas plus que les limites.
On peut être puissant et petit à la fois.
Continue à montrer à l'Europe attardée
La force du bon droit, la grandeur de l'idée.
Que la liberté seule a des fruits savoureux.
Que par ses sages lois toujours tu te gouvernes,
Et que c'est à ce prix que les peuples modernes
Peuvent être puissants et s'estimer heureux.
HELVETIA 163
Montre-leur qu'en ton sein, sur tes monts, dans tes villes,
Tu nourris, sans danger des discordes civiles.
Trois peuples diflférents réunis pour le bien.
Leurs usages, leurs dieux, leurs langues sont contraires :
Qu'importe ! ils sont contents et vivent tous en frères ;
Car c'est la liberté qui fait leur sur lien.
Ah! puisse un jour l'Europe, imitant ton exemple,
N'être dans l'avenir qu'une Suisse plus ample,
Nouveaux États-Unis des vieux peuples chrétiens!
Immense république, où nations et races,
De leurs trop longs discords répudiant les traces,
Formeraient des cantons libres comme les tiens!
Si c'est une chimère, elle est belle! L'histoire
Doit-elle errer toujours dans un cercle illusoire,
Comme Samson tournant la meule en sa prison?
Des siècles plus actifs sont à l'œuvre pour elle :
Le nôtre va finir; l'axe incline et révèle
Un meilleur avenir, un plus large horizon.
Et quand ces jours viendront, c'est toi seule, Helvétie,
Toi qui les fis comprendre et fus leur prophétie,
Q.ui conduiras le chœur de nos amphictyons.
Pacifique et sereine en tes Alpes tranquilles,
Où notre liberté peut voir ses Thermopyles,
Tu jugeras d'en haut toutes les nations.
Septembre iSj2.
164 POÈMES ÉPARS
QUA'K.T) OX EST JEVKjE
v^u AND on est jeune, on rit souvent de toute chose;
La vieillesse nous semble ou grotesque ou morose,
Et l'on n'éprouve pas encore à son aspect
Ce suprême degré de l'amour, le respect.
On ne soupçonne pas ce que cachent ces rides
De jeunesse de cœur, de tendresses timides,
De désirs refoulés, d'espoirs trop tôt déçus :
Dieu voit le fond ; l'enfant ne voit que le dessus.
C'est plus tard, quand la vie est un peu mieux connue.
Quand le cœur a souôert, quand la tête est chenue.
Quand l'homme aimant encor n'inspire plus l'amour,
Qu'il pense à faire enfin sur lui-même un retour.
Alors naïvement égoïste ou plus sage,
Il se prend à songer aux profits de son âge,
Et demande aux enfants ce respect du vieillard
Qu'il ignorait jadis et qu'il connut trop tard.
QUAND ON EST JEUNE 165
— Pour moi, même en l'ardeur des gaietés enfantines,
J'eus le culte des morts et l'amour des ruines.
J'aime donc les vieillards, et je n'ai jamais ri
De ce pauvre être éteint, au visage flétri.
Qui s'en va chancelant, oublié, solitaire,
Traînant ses derniers pas au hasard sur la terre.
C'est plus que du respect que j'ai pour eux au fond ;
C'est comme un gentiment à part, tendre et profond :
Sur ces faces d'un jour que l'âge a labourées,
Je vois toujours ma mère et ses rides sacrées.
Potitresiiia, 1S72.
[66 POÈMES ÉPARS
LOT 'DE TOI-TE
Lj ES uns auront des champs dont ils cueillent les gerbei
D'autres, des parcs ombreux et des palais superbes,
Où, fermant l'horizon pour le plaisir des yeux.
Le jet d'eau du bassin s'élance jusqu'aux cieux.
Les uns, malgré les vents et la fureur de l'onde,
Vont sur les mers au loin chercher l'or de Golconde :
D'une mer plus perfide affrontant les brisants.
D'autres se font du peuple ou des rois courtisans,
Ou demandent la gloire aux horreurs de la guerre.
Tout le monde a sa part, ou sublime ou vulgaire,
Dans les biens d'ici-bas... Moi seul n'ai-je donc rien?
— Ah ! nul lot cependant n'est plus beau que le mien !
Je n'ai rien et j'ai tout; je plane sur la vie;
Toute âme a son écho dans mon âme ravie;
Tout s'y peint largement par son divin côté;
Partout dans l'univers je cueille la beauté,
Et je sais lui prêter une langue secrète :
Quel sort puis-je envier? Ne suis-je pas poète?
;œ:ur simplice 167
SŒUX SIÏ\CTLICE
« Vendredi ont en lieu, dans l'église de Saint-Germain-
des-Prés, les obsèques de la sœur Simplice, institutrice,
victime de son dévouement.
« Voyant un chien enragé, que Ton poursuivait, arriver
sur les enfants qu'elle conduisait à la promenade, elle s'était
jetée au devant d'eux pour les préserver et avait été cruel-
lement mordue aux mains par le dangereux animal.
« C'est aux suites de ces morsures, qu'après plusieurs jours
de souffrances, la sœur Simplice a succombé. »
(Journaux du 2_j octobre i8jj.)
Souvent dans l'océan de l'humaine bassesse,
Parmi ces flots fangeux qui s'agitent sans cesse,
Comme une vision, une perle sans prix
Passe et brille un instant à nos regards surpris,
Et la vague l'emporte en ses replis. L'abîme
Se referme, et son bruit, monotone ou sublime.
Continue à bercer avec ses mille échos
Nos craintes, nos espoirs, nos luttes sans repos.
l68 POÈMES ÉPARS
Car la vie, au hasard sans cesse dépensée,
A tous les vents du ciel disperse la pensée.
Hélas ! que de beautés nous perdons sans remords !
Et que nous savons peu nous souvenir des morts !
Je ne t'ai pas connue en ce monde, ô Simplice !
Mais je te vois tendant tes deux mains au supplice,
Et regardant la mort avec tranquillité
Pour sauver ces petits tremblants. à ton côté;
Je te vois souriant à tes saintes blessures,
Et bénissant ce mal aux atteintes trop sûres.
Douce et chaste héroïne ! à l'heure de mourir.
Sur ton front rayonnant le Ciel a dû s'ouvrir.
Abandonnant le choeur des célestes phalanges,
Les mères, les enfants dont la mort fit des anges,
Sont venus t'accueillir au seuil du Paradis
Et baiser en pleurant tes pauvres bras meurtris.
Devant les Séraphins, l'Ange du Sacrifice
A posé sa couronne à ton front, ô SimpHce !
Et le Christ, les yeux pleins d'ineffable douceur.
T'a tendu les deux bras en te disant : Ma soeur!
169
C%I
Wù sont-ils? où sont-ils, ceux que j'ai tant aimés?
Dans quels mondes lointains Dieu les a-t-il semés ?
Où sont-ils? Ici-bas je ne vois que leur tombe;
Et par delà, plus rien, un voile noir qui tombe.
Où sont-ils ? où sont-ils ? Alon cœur en vain les suit ;
Je n'étreins que le vide et ne vois que la nuit.
Où sont-ils? ô mon Dieu ! tout mon être t'implore :
Rends-les-moi dans ton ciel pour les aimer encore !
^m^(s^éimpm^^
^ VUE MO%TE
SU% L^4 TETIX^SSE
UUR la terrasse en fleur qu'un soleil d'or inonde,
Comme dans un Eden, on plane sur le monde :
La mer est à nos pieds ; jusqu'aux confins des deux
Elle déroule en paix ses flots silencieux;
Une lumière pure, éclatante, éthérée,
Tombe d'un ciel d'azur sur la terre altérée.
Qui sourit cependant d'un printemps éternel;
Les grands monts aux flancs verts, au profil solennel.
Majestueusement groupant leurs lignes noires,
S'allongent dans les flots en mornes promontoires.
Tout est fleurs et parfums, rayons, splendeurs, beauté.
Et l'âme à ce bonheur qui vient de tout côté.
A UNE MORTE
D'une douce langueur et d'extase saisie,
Prend dans cette lumière un bain de poésie.
— J'étais assis près d'elle et presque à ses genoux :
Le silence se fit tout à coup entre nous.
La rose qui mourait à son corsage, heureuse,
Embaumait l'air chargé de langueur amoureuse,
Et mêlait ses parfums à ceux de ses cheveux;
Ses yeux semblaient aux miens demander des aveux.
Et sur la lèvre en fleur un humide sourire
D'avance à mes baisers avait l'air de souscrire...
Je sentis que j'allais me perdre — quand soudain
Un vent frais agita les bosquets du jardin ;
Les arbres frissonnant au souffle de la brise
Semblaient me regarder de loin avec surprise;
Un oiseau, s'envolant avec un cri d'effroi,
En passant sur m.on front me dit : Prends garde à toi !
Comme un rire étouffé, les branches des yeuses
Entremêlaient au vent leurs voix mélodieuses;
J'entendis un palmier aux flexibles rameaux
Soupirer : A-t-il donc oublié tous ses maux?
L'aloès, élançant au ciel sa fleur immense
Et dont il meurt, disait : Est ce qu'on recommence?
Et les verts mimosas chargés de grappes d'or
Se demandaient entre eux : Aimerait-il encor?
Monte-Carlo.
172 POÈMES ÉPARS
^U 'BOTiTt T)U L^C
/Vu bord du lac tranquille
Nous nous sommes assis.
Du monde et de la ville
Oubliant les soucis,
Loin de la foule vile
Et des pavés noircis,
Au bord du lac tranquille
Nous nous sommes assis.
Au fond des solitudes
Nous nous sommes aimés.
Loin des contacts trop rudes
Et des cœurs trop fermés,
Loin des inquiétudes
Dont les jours sont semés,
Au fond des solitudes
Nous nous sommes aimés.
Chîllou.
A UNE MORTE I73
LE TO%.%.E'K,T
Ivegarde ce torrent qui bondit, gronde et roule,
Et comme une avalanche en poussière s'écroule :
Dans un bassin du roc il s'arrête un moment :
Mais c'est pour rassembler tout son cours écumant.
Et s'abîmer encor. Comme une âme qui soufifre,
Il repart, rejaillit, saute, tombe et s'engouffre,
En couvrant de ses pleurs ses parois de granit.
Et pourtant à deux pas tout ce tourment finit :
Tout à coup le lac ouvre aux fureurs de cette onde
Sa sérénité bleue, immobile et profonde ;
Et le torrent fougueux, le lac tranquille et pur.
Ne font plus sous le ciel qu'une nappe d'azur.
O Lixa! ce torrent est ma fidèle image :
Mon cœur, ainsi que lui, fils troublé de l'orage.
En se précipitant des calmes régions,
S'est livré sans repos au choc des passions.
Blessé, blessant, broyé comme une eau qui tournoie,
A travers les hasards il a frayé sa voie.
174 POEMES EPARS
Et sur les rocs aigus sans cesse déchiré, ]
En écume légère il s'est évaporé.
C'est ainsi qu'il s'usait dans un trouble stérile,
O Lixa! quand ton cœur s'offrit comme un asile.
Sous le charme apaisant de ton regard aimé,
Tout ce vain tourbillon, tout ce bruit s'est calmé,
Et trouvant le repos au sein de ta tendresse.
Comme en un lac heureux, ô ma chère maîtresse !
Entre tes bras aimants à jamais abrité,
Je m'endors dans la paix de ma félicité!
Clarens.
A UNE MORTE
FLEU% F^'H.EE
Li E jour de sa mort, — oh 1 quelle journée ! -
J'ai pris en partant, sur le guéridon.
Une fleur d'automne à demi fanée.
Dernier souvenir de ce cher salon !
Cette fleur, c'est moi qui l'avais donnée...
O déchirement! ô morne abandon!
Ainsi mon amie était condamnée,
Lorsqu'en souriant je lui fis ce don!...
Ah! pauvres de nous! Quel destin nous mène!
Q.ui m'expliquera cette énigme humaine ?
A quoi bon la vie et tant.de douleur?
Quoi ! tant de beauté, de grâce et de charmes !
Quoi ! tout ce bonheur qui se fond en larmes,
Devait moins durer qu'une pâle fleur!
176 POÈMES ÉPARS
5075 'BE'K.IE!
Dois bénie à jamais, chère âme que la mort
Vient de me prendre,
Q.ui jusqu'au dernier jour te montras sans efiort
Fidèle et tendre!
Ah! puisses-tu trouver dans la paix du tombeau *
(Sombre mystère I)
Ce qu'en vain demandait ton cœur épris du beau
A cette terre!
Et puisses-tu surtout du sein des régions
Où Dieu t'emmène.
Voir nos pleurs, nos regrets, et combien nous t'aimionSj
Pauvre âme en peine !
A UNE MORTE I77
Car un remords me prend de tant de jours passés
Et qui m'oppresse,
T'ai-je assez révélé mon amour, t'ai-je assez
Dit ma tendresse?
Non, non, je n'ai pas su t'ouvrir mon cœur à fond ;
Et mon silence
Ne t'as pas dit combien mion amour vrai, profond.
Était immense 1
23
POEMES EPARS
L^ 'PLUIE
J 'ai suivi tout le jour le bord de la rivière;
Un brouillard gris flottait sur la vallée entière.
Perdu dans son nuage et son cher souvenir,
J'allais sans trop songer qu'il faudrait revenir.
Sous un crêpe de deuil la nature endormie
Semblait aussi pleurer la mort de mon amie.
Nul chant d'oiseau ; la brise, en passant sur les bois,
Semblait mener un chœur de lamentables voix;
L'écluse aux flots troublés roulait des voix éteintes :
Tout était triste et noir, gémissements et plaintes.
La pluie enfin tomba; des nuages rampants
Chaque arbre retenait les larmes en suspens,
Pour mieux les laisser choir sur mon front au passage.
Mais déjà d'autres pleurs me baignaient le visage,
Pleurs d'amour, de regrets, de douceur et de fiel,
Et ces gouttes d'eau-là ne venaient pas du ciel.
A UNE MORTE I79
L'^%'B'Ji,E
Cl LE n'était encor qu'une enfant frêle et blonde,
Qu'elle vivait à part et s'isolait du monde.
Un de ses grands bonheurs était de se percher
Dans les branches d'un arbre et de s'y bien cacher ;
Et seule, elle restait ainsi de longues heures.
Immobile à rêver — et c'étaient les meilleures,
Disait-elle plus tard, quand, la main dans la main,
Nous causions tous les deux de ce passé lointain,
Où son âme ignorait mon âme et moi la sienne.
— A quoi donc songeais-tu, rêveuse aérienne?
Sans doute l'avenir se peignait à tes yeux
Sous les traits enchanteurs d'un bonheur radieux...
Hélas ! quel démenti te donnait avant l'âge
Le sort qui te forgeait un si rude esclavage!
Voyais-tu sous quel joug il faudrait te ployer?
Et l'amertume assise à ton jeune foyer.
Jusqu'à l'heure où l'amour, nous unissant dans l'ombre.
l8o POÈxMES ÉPARS
Brilla comme une étoile au bord de ton ciel sombre?
— Maintenant que la mort t'a prise entre mes bras,
K'est-ce pas? jusqu'à moi souvent tu descendras?
Si ton âme aime encore à revoir cette terre,
A rêver loin du sol dans un coin solitaire,
Comme faisait l'enfant au matin de ses jours,
Ah! viens à moi, descends, visite-moi toujours!
Mon âme est un grand arbre aux vastes rameaux sombres
Où le vent fait flotter les rayons et les ombres.
Où le feuillage ému, plein de bruits enchanteurs,
Des sèves du printemps vanne au loin les senteurs.
Où la fraîcheur des nuits, lentement déposée.
Transforme en diamants les pleurs de la rosée.
Le zéphyr y frémit, et les oiseaux du ciel
Y cachent leurs doux nids, et l'abeille son miel.
Mille doux souvenirs s'abritent sous son dôme :
Mais c'est toi que je veux, ô bien-aimé fantôme!
Chère ombre à qui je dois tant de biens et de maux.
C'est toi que je veux voir toujours dans mes rameaux !
A UNE MORTE
TiESIG'K.^iTIO'K.
Allons, remettons-nous à vivre au jour le jour.
Patience 1 La mort viendra; j'aurai mon tour.
Ce ne sera pas long : le soir touche à l'aurore.
Allons, 3gitons-nous, aimons, souffrons encore,
C'est la loi; laissons-la s'accomplir sur nos fronts 1
L'ange s'ébauche en nous, tandis que nous souffrons;
Et l'esprit à travers notre corps en ruines
Monte et contemple mieux les régions divines.
Comme en hiver le dôme éclairci des forêts
Laisse voir sur les monts le ciel bleu de plus près.
La souffrance est un feu qui purifie; et l'âme,
Au lieu d'onde lustrale, a besoin de la flamme
Q.ui consume et dévore et la dégage un peu
Des passions d'en bas, cendre et scorie en feu,
Poussière que le vent de la vie amoncelle,
Qui voile trop souvent la divine étincelle.
Pour que l'homme comprenne enfin la vérité
l82 POÈMES ÉPARS
Et sente, faible atome en cette immensité,
Que la vie est un point dans les siècles sans nombre
Son génie un vain souffle et son bonheur une ombre,
Il est bon qu'au milieu de nos mille tracas
La foudre sur nos seuils éclate avec fracas,
Qu'on voie à nos banquets le malheur apparaître,
Et que l'esprit tremblant reconnaisse son maître.
Il est bon que la mort, qui réveille et confond,
Ouvre à nos yeux soudain cet abîme sans fond,
Et que de tous côtés, pour seule perspective.
S'étende l'infini comme une mer sans rive.
A UNE MORTE
STELLA 'K.UOV^
J 'aurais voulu que ton image
Se prolongeât sur tous mes jours,
Que ta tendresse sans partage
Fût le dernier de mes amours...
Mais, ô ma pauvre bien-aimée !
Ta tombe est à peine fermée,
Que je vais à d'autres douleurs !
Un astre plus puissant qui passe
M'emporte avec lui dans l'espace,
Et m'arrache à toi, tout en pleurs
Éternelle faiblesse humaine'
Malgré mes regrets, mes remords.
Je vais où le destin m'emmène,
Moi, si fidèle à tous mes morts!
Hélas I un jour désabusée.
Mon âme s'en viendra, brisée,
i84
POEMES EPARS
Honteuse de cet abandon,
Demander à ta froide pierre,
A deux genoux dans la poussière.
L'aumône d'un dernier pardon!
157.
A U'ME VIV^'^LTE
LES TLEU%S
A SZERETLEK
J "ai vu des pleurs errer au bord de ses paupières.
Qu'un sourire forcé ne voilait qu'à demi,
Ces pleurs mal contenus, que les âmes trop fières
Ne savent pas verser, même auprès d'un ami.
Quoi ! si jeune et déjà souÔrir ! Lorsque la vie
Semble avoir à tes pieds répandu tous ses donsl
Q.uand on possède tout ce que la terre envie,
Se tlétrir dans l'ennui des mornes abandons!
l86 POÈMES ÉPARS
Ah ! laisse ouvrir ton cœur ! Laisse couler tes larmes !
C'est la source qui doit féconder ton désert.
La vie est un combat ; les pleurs trempent nos âmes ;
Et l'on n'est doux et fort que si l'on a souffert.
iS-j....
A UNE VIVANTE 187
^4Î\CITIE
Souvent je m'interroge et tout bas me demande
Et cherche d'où me vient cette amitié si grande,
Cette pure, tranquille et noble passion
Q.ui dans mon soir d'hiver glisse un si doux rayon.
Q.u'aimé-je donc en elle, et que puis-je en attendre?
Quel est cet intérêt à la fois triste et tendre
Qui m'attache à ses pas, et comme un doux aimant
Attire mes pensers vers elle à tout moment ?
Serait-ce sa beauté? J'en connais d'aussi belles.
Sa douleur? Mais, hélas! j'en sais de plus cruelles.
Sa jeunesse et ce front chargé de blonds cheveux?
Son grand art, quand ses doigts, au jeu souple et nerveux,
Éveillent Beethoven sur les touches d'ébène?
Ses yeux bleus aux cils noirs? Sa grâce souveraine?
Ou bien l'âme cachée en ce corps si charmant,
Cette âme qui se meurt silencieusement.
Et, comme une martyre expirant sur le sable,
POEMES EPARS
Se fait de sa pudeur un voile impénétrable,
Et cache à tous les yeux la blessure sans nom
Q.ue lui fit en plein cœur leur stupide abandon?
— Ah ! douleur ou beauté, que m'importent les causss !
Quels que soient les rayons dont tu te décomposes 1
Je te reconnais bien, c'est toi, prisme adoré.
Étincelle divine où dort le feu sacré !
Chaste étoile qui tremble et qu'un nuage assiège,
Pâle et dernière fleur qui grandit sous la neige,
Flot suprême d'amour, flot > pur, pacifié.
Qui vient mourir au bord et n'est plus qu'amitié 1
A U X E \' I V A N r E
T)ÉT)1C^CE T)E MARCEL
A SZERETLEK
Nunc et semper.
v^ o M M E au sommet des tours on plante une bannière.
Comme on pose un panache au cimier du vainqueur,
Comme un amant heureux fleurit sa boutonnière,
Pour arborer sa joie et parfumer son cœur,
Comme au fez des sultans jaillit l'aigrette altière,
Comme un fronton de marbre ouvre le Parthénon,
Ainsi sur ce premier feuillet je mets ton nom!
[90 POEMES EPARS
Ce nom mystérieux, tendre comme toi-même,
Qui frémit sur ta lèvre aussi doux qu'un baiser,
D'un bonheur innocent chaste et subtil emblème,
Masque heureux qu'à nos fronts tu te plus à poser,
Que ce mot soit inscrit au seuil de ce poème 1
Qu'il soit le talisman dont le charme accompli
Protège un jour de plus mes vers contre l'oubli !
III
Mais quand même le monde en son indifférence
Refermerait ce livre où j'ai mis tout mon cœur,
J'ai pour me consoler une chère espérance :
Ton âme ouverte au grand, close au rire moqueur.
Et dont l'achèvement se fit par la souffrance.
Ton âme en qui la mienne a su voir une sœur.
Lira toujours ces vers avec quelque douceur.
IV
Ce n'est pas la musique ou le fond du poème
Qui retiendra ton front sur mon livre penché ;
Ce que tu chercheras dans mes vers, c'est moi-même,
Le vrai moi. l'être intime, invisible et caché.
A UNE VIVANTE I91
L'aimant mystérieux qui fait que l'on vous aime,
Le penseur attendri, le rêveur des sommets.
Ce que la foule en nous ne devine jamais.
Le monde, ô Szeretlek! ne t'aura pas connue,
Il n'aura vu de toi que ta fière beauté.
Tes yeux bleus aux cils noirs et ta grâce ingénue.
Moi seul, j'ai vu ton âme et son divin côté ;
Moi seul, j'ai vu l'éclair qui dormait dans ta nue ;
Moi seul, plongeur heureux, j'ai vu sous le flot pur
Tous les trésors secrets de ton liquide azur.
VI
Tu traversais la vie ainsi qu'une étrangère;
Le bonheur t'oubliait; tu restais en chemin.
Je vis quels pleurs cachait ta gaieté mensongère.
Je m'assis près de toi, je te pris par la main;
Et, repartant à deux, d'une âme plus légère,
Mêlant le rire aux pleurs, les- bras entrelacés.
Nous avons respiré l'oubli des maux passés.
VII
Ne rougis pas d'aimer ma tête déjà blanche ;
La vigne- embrasse bien le vieil orme au tronc creux,
192 POEMES EPARS
Et la rose fleurit jusque sous l'avalanche.
Qu'importe! le seul point, n'est-ce pas d'être heureux?
Le sort, qui tôt ou tard nous off"re une revanche.
Pour jeter sur ta vie un rayon plus clément,
A défaut du plus jeune a pris le plus aimant.
VIII
Hélas! notre amitié sans doute sera brève.
Mais quel est le bonheur qui n'a pas de rançon?
Tu commences la vie et la mienne s'achève.
Il faudra nous sevrer de ce tendre unisson;
Il faudra que la mort nous sépare et m'enlève.
Selon la loi divine, ou ce soir ou demain,
Je dois te laisser seule au milieu du chemin.
IX
Eh bien, nous acceptons tous les deux cette épreuve 1 '
Pour croire on n'a besoin que de se souvenir :
Sans qu'il doute un instant, mais non sans qu'il s'émeuve
Mon cœur affrontera ce trop sur avenir. j
Je le sais : tu prendras mon deuil comme une veuve ; 1
Le nœud qui nous étreint n'en sera que plus fort :
Car l'absence m'a dit le secret de la mort.
A U\E VIVANTE I93
Puis par delà ce monde et sa sphère bornée,
Dans cet azur sans fond où s'abîment nos yeux,
II est un astre d'or, une île fortunée,
Où tout ce qui s'unit et s'aima sous les cieux
Renoue, et pour jamais, la chaîne abandonnée.
Et, dans un bonheur pur qu'ici rien n'égala,
Vit d'extase et d'amour, et je t'attendrai làl
25
[94
POEMES EPARS
LE C\C0'N:.T 'BLA'yiC
^ o X image en mon cœur est pareille au mont Blanc.
Parfois l'amer regret, un souvenir troublant,
Le doute et les soupçons impurs, comme un nuage,
S'élèvent des bas-fonds et voilent son image.
L'horizon de mes jours, alors bas et terni,
K'a plus ces grands aspects qui parlent d'infini;
Je suis seul; j'ai perdu ma vision céleste;
Tout s'efiace, et d'ailleurs, que m'importe le reste?
Mais un mot d'elle, un rien me rend à la raison :
Un nouveau souflfl^e heureux passe sur l'horizon;
Le brouillard disparait; le ciel se rassérène;
J'ai rejeté le poids de la misère humaine ;
Je crois encor, je vis, et, comme au premier jour.
Je revois les flots bleus du lac de notre amour,
A tfXE VIVANTE I95
Et dans les profondeurs de la voûte azurée,
Calme et dominant tout, son image adorée,
Plus pure et plus sublime encor que le mont Blanc.
Élève vers le ciel son dôme étincelant.
Divoiine.
196 POÈMES ÉPARS
^T)IEU
/\dieu
! puisque ta main cherche à quitter la mienne,
Ne crains pas que je veuille encor la retenir.
Quoi ! ton cœur n'a donc rien, plus rien qui m'appartien
— Ah! le déchirement terrible va venir! .
Ainsi tu ne vis plus de moi ! Ton âme entière,
Qui plongeait dans mes yeux pour y chercher le jour,
S'élance maintenant vers une autre lumière,
Un autre azur plus jeune où tu pressens l'amour!
Puisses-tu l'y trouver! Puisse-t-il te suffire!
Borne là ton essai, sache te limiter!
A défaut de raison, que la pitié t'inspire!
On est trop malheureux quand il faut te quitter !
A UNE VIVANTE I97
Ah ! ne souffre jamais du moins ce que je souftVe,
Ce martyre d'un cœur qui se sent délaissé,
Qiu voit la vie ouverte à ses pieds comme un goutîre,
Ce gouffre horrible et noir que connut ton passé !
Je t'en ai délivrée, et c'est toi qui m'y plonges!
Le bien que je t'ai fait devient mon châtiment...
La vérité n'est donc qu'un tissu de mensonges,
Puisqu'il me faudra croire un jour que ton cœur ment?
Et pourquoi me quitter? Est-ce parce que l'âge
A sillonné mon front qu'il devait transformer?
Mais quand je vins à toi, ce n'est pas mon visage,
C'est mon cœur que tu vis et qui se fit aimer.
Eh bien I ce cœur si jeune est demeuré le même,
Des misères d'en bas il est mieux dégagé ;
Il est meilleur, plus fier, plus tendre encore : il t'aime..
Hélas ! comme il croyait cet amour partagé !
Nous avions traversé la saison des orages;
Nos cœurs dans le devoir s'étaient réfugiés;
Et déjà nous planions par delà les nuages,
Dans l'azur rayonnant des pures amitiés.
Mais je te vis faiblir... Tu regrettais la terre :
Le ciel était trop haut, l'air trop vif, trop subtil...
Et voilà que ta main sur mon cou se desserre !
Quoi! le ciel avec moi, c'est donc pour toi l'exil?
198 POÈMES ÉPARS
Où vas-tu retomber? Aux ardeurs inquiètes,
Au bruit, au tourbillon, aux hommages du bal,
Aux rêveuses langueurs des lendemains de fêtes,
Au froid du cœur, au train du monde si banal...
Va donc où ta Jeunesse et ton sexe t'entraîne !
Va briser d'autres cœurs encore en te jouant 1
Le monde acclamera ta beauté souveraine;
Mais te cachera-t-il son vide et son néant?
D'autres t'admireront dans ta beauté de femme,
Et cet amour d'une heure, ils te le diront mieux;
Mais moi, ce que j'aimais en toi, c'était ton âme.
Et l'ange qui passait quelquefois dans tes yeux.
Adieu! Tu n'as jamais compris quelle tendresse
Enveloppait tes jours d'un éternel souci.
Te suivait, te couvait en tous lieux et sans cesse.
Ah! pauvre enfant! qui donc saura t'aimer ainsi?
Adieu ! Va, je le sais, ma plainte est inutile ;
Mais quand, lasse du monde et brisée à demi.
Tu chercheras des yeux pour mourir un asile.
Souviens-toi, souviens toi de ton meilleur ami!
I
6 mai iSy....
A UNE VIVANTE I99
c/4 L^ VE'N:,US T>E tSCILO
^UR ton socle de marbre, immobile et sereine,
Ta beauté mutilée est encor souveraine,
O Vénus ! et les jours sur toi glissent en vain.
Ta lèvre peut garder son tranquille sourire ;
L'Olympe est disparu, mais non pas ton empire :
L'art rouvre un nouveau temple à ton culte divin.
Si tu n'es plus pour nous la 'déesse vivante
Qui sème sur ses pas l'amour et l'épouvante,
Dont la Grèce adorait les autels à Paphos,
Des cultes du passé si tu n'es qu'un emblème.
L'homme dans ta beauté peut s'admirer lui-même
En voyant ce qu'il lit de ce bloc de Paros.
POEMES EPARS
Jamais il n'a plus haut fait monter son génie ;
La chasteté, la grâce à la grandeur unie,
Trônent pour tous les temps sur ce blanc piédestal.
Le marbre y devient chair, la chair esprit; la terre
N'a rien su revêtir d'un plus beau caractère,
Et l'art ne peut rêver de plus pur idéal.
De la terre et du ciel mystérieux mélange,
Plus divin que la femme et plus humain que l'ange,
Trait d'union sublime entre l'homme et les dieux,
Point culminant de l'art et de la poésie.
Où la beauté parfaite, en un éclair saisie.
Se fixe aux purs contours d'un marbre radieux!
Dix-huit siècles entiers, ô divine statue !
De ton autel natal, détrônée, abattue,
Dans la terre des morts tu dormis comme nous.
Mais quand tu reparus enfin à la lumière,
Ce fut un cri d'amour comme à l'heure première.
Et tu revis encor la terre à tes genoux.
Les générations se succédant sans cesse
Ramènent à tes pieds, mieux qu'aux temps de la Grèce,
Un flot toujours pressé d'admirateurs nouveaux.
Quel poète pieux, dans la foule fidèle.
N'est venu t'adorer en prenant pour modèle
Ta beauté, désespoir de ses pâles travaux?
!
A UNE VIVANTE
Enfant, j'y suis venu; vieillard, j'y viens encore
(Souvent le crépuscule ainsi rejoint l'aurore) ;
Et j'espère y venir jusqu'à mon dernier jour.
Ma place familière est là, dans ce coin sombre,
Et ton œil impassible a pu voir à ton ombre
Ma première jeunesse et mon dernier amour.
C'est là, t'en souvient-il? sous la fenêtre haute,
Comme des écoliers qui se sentent en faute,
Qn^ellc et moi nous venions nous blottir à l'écart;
Et la main dans la main, heureux, sans nous rien dire.
L'œil sur toi, nous mêlions, dans un double délire,
A notre immense amour l'immensité de l'art.
La foule, autour de nous, bourdonnait dans les salles,
Lançant aux dieux vaincus ses remarques banales.
Sa naïve ignorance ou son rire moqueur.
Mais nous, ne regardant que toi seule, ô déesse !
Perdus dans ta pensée et dans notre tendresse,
Nous laissions le silence expliquer notre cœur.
L'art à notre amitié prêtait encor des ailes.
Dans notre essor, pareils à deux, ramiers fidèles,
Kous montions dans l'azur des hautes régions.
La terre sous nos pieds s'enfuyait dans l'espace.
Et quand nous retombions (car toute aile se lasse),
C'était les pleurs aux yeux que nous nous souriions.
26
POEMES EPARS
Ah! comme elle m'aimait alors! de quelle flamme
L'ardente gratitude emplissait sa jeune âme!
C'était plus que l'amour, même dans sa ferveur.
Du sombre désespoir trop longtemps prisonnière,
Je lui rendais la voix, la vie et la lumière,
J'étais l'ange attendu, j'étais le Dieu sauveur!
Comment ne pas l'aimer aussi, ne pas la croire.
Et ne pas m'enivrer de ce rêve illusoire?
Des jours, des mois, des ans, elle-même l'a cru.
Pour elle, c'était vivre enfin, c'était l'aurore ;
Moi, je me retournais pour saluer encore
Le reflet adoré du soleil disparu.
Tu n'as pu l'oublier, cette jeune mortelle.
Que même auprès de toi l'on osait trouver belle.
Qu'elle était digne alors de vivre sous ta loi 1
Elle te ressemblait dans sa fierté divine ;
Puis, ce regard étrange, où rien ne se devine...
Hélas ! j'aurais mieux fait de n'adorer que toi !
Toi, tu ne changes pas; telle tu fus, tu restes.
Dans l'immobilité des idoles célestes;
Si ton cœur est de marbre, il n'a pas de détours ;
Tu ne t'élèves pas au ciel pour redescendre ;
Tu ne t'enflammes pas pour n'être un jour que cendre;
Toi, tu ne promets pas d'éternelles amours!
A UNE VIVANTE 2O3
Oh! qui m'eût dit qu'un jour, à cette même place,
Tiède encor d'un bonheur dont tout garde la trace,
Exilé de son cœur et par l'âge affaibli,
Je viendrais, dans ces lieux témoins de tant d'ivresse,
Verser furtivement à tes pieds, ô déesse !
Les pleurs de l'abandon et de l'injuste oubli !
Tout mon être eût crié : Non ! non ! C'est un blasphème !
Eh quoi ! tant de bonheurs, tant de souffrances même.
Tant de rêves, d'espoir, de fautes, de pardons,
Tant de serments cueillis sur une lèvre avide !
Tout cela pour tomber tout à coup dans le vide
Et la muette horreur des mornes abandons !
Qu'est-ce donc que la vie, et quelle est sa misère,
Si tout, même l'amour, n'est qu'un souffle éphémère?
L'inconstance, ô nature! est donc la grande loi?
Quoi ! la grâce est un leurre et la tendresse un piège ?
Qui nous a réunis ? Pourquoi la rencontrai-je ?
Pourquoi nous séparer? Pourquoi souffrir? Pourquoi?.
O Vénus ! ô statue ! ô déesse éternelle !
Le regard calme et froid de tes yeux sans prunelle
Semble me contempler avec étonnement.
Tandis que je t'ouvrais ce cœur qui se déchire,
J'ai cru voir sur ta lèvre un étrange sourire
Comme un muet reproche errer confusément.
204 POEMES EPARS
Tu n'as que trop raison. C'est vrai ; la plainte est vaine
Et mon cœur plein d'amour n'est pas fait pour la haine.
Laissons là les regrets, l'amertume et les pleurs.
Elle était jeune et femme; elle était admirée.
D'ailleurs, qui sait? son âme aussi fut déchirée,
Et Dieu seul, qui voit tout, a connu ses douleurs.
Puis, n'ai-je pas mes torts? Je devais me connaître;
De son cœur et du mien j'aurais dû rester maître;
Mes jours d'illusion étaient plus que passés;
Il fallait me borner à l'amitié... — Sans doute 1
Mais qui donc s'arrêta jamais sur cette route.
Et dit à la ieunesse, à l'amour : C'est assez l
C'est l'heure maintenant. Comme ces fleurs divines
Qui croissent au désert dans un temple en ruines
Que le pardon grandisse en mon cœur dévasté 1
Oublions les oublis, les serments, les parjures;
Soulevons le linceul où dorment nos blessures;
A défaut du bonheur, cherchons la vérité 1
L'amour, si grand qu'il soit, n'est pas tout dans la vie.
La femme peut tromper ainsi que la patrie.
Mais pour nous consoler Dieu sourit autre part;
Regarde ! un autre azur s'ouvre aux ailes humaines :
C'est l'amitié virile aux douceurs souveraines.
C'est la divine paix de l'étude et de l'art.
A UXE VIVANTE 20$
Seul, l'art ne trompe pas; seul, il reste fidèle,
Et, fixant nos regards sur un divin modèle,
Il apaise nos cœurs en remplissant nos jours.
Lui seul, couvrant de fleurs le gouflre où tout s'abîme.
Aux misères d'en bas prête une voix sublime,
Et porte à Dieu nos chants, nos pleurs et nos amours.
L'art, c'est la liberté de l'esprit, la revanche
Du cœur contre le sort ; et, quand le monde penche.
C'est le levier divin qui le remet debout.
Au réel trop étroit il ajoute le rêve.
Et la création entre ses mains s'achève ;
Car il met la justice et la beauté partout.
Adieu, Vénus! Adieu, déesse! Adieu, statue!
Je te quitte plus calme et presque heureux : ta vue
M'a rendu l'espérance et la sérénité.
Je ne bâtirai plus sur l'onde ou sur le sable ;
Mon culte désormais sera l'impérissable.
Et mon dernier amour, l'immuable beauté.
Paris, iSj...
2o6 POÈMES É P A R S
Jl L'OVELI
L.-'iEU sévère, au front pâle, aux lèvres toujours close
Aux mains pleines de fleurs sur les tombeaux écloses,
O frère de la mort, qui sur les pas du temps
Effaces nos projets et nos vœux inconstants,
Qui fermes toute plaie, endors toute souffrance,
Et sèmes sur nos maux la froide indifférence.
Comme l'hiver la neige aux flancs noirs d'un ravin ;
Oubli, céleste ami, consolateur divin!
Toi qui sur le passé qui s'efface et recule
Jettes le voile d'or d'un vague crépuscule ;
Toi qui, dans les grands cœurs que tu n'oses flétrir,
N'as jamais rien détruit de ce qui doit périr.
Dieu puissant ! je t'ai bien maudit dans ma jeunesse !
Mais à présent je sais... Il faut que tout renaisse.
Que l'herbe pousse au pied des vieux chaumes brisés,
Que la source remonte à ses bords épuisés.
Que, dans l'àtre noirci qui toujours brûle ou fume.
A UNE VIVANTE 207
Sur la cendre d'hier un feu nouveau s'allume,
Que dans les profondeurs de leur éther dormant
Les astres, même au ciel, vivent de changement;
Dieu fort! si tu régis tous ces globes de flammes,
Tu peux bien sous ta loi plier aussi nos âmes :
Oubli! Dieu triste et bon, père de l'avenir,
Je t'accepte en ce jour et je veux te bénir 1
LETTRES ET E'KVOIS
^ ^C^T>^D>CE E. T)E FILLE%S
Vous êtes une fée, et sous votre main blanche
Le vers naît sans eflFort.
Comme l'oiseau qui vole et se pose à la branche,
Près de son nid qui dort,
Votre âme ailée et vive ainsi qu'une alouette
Chante, et dans son élan
Vient réveiller l'écho de la chambre muette
Où naquit VElkovan.
LETTRES ET ENVOIS 209
Merci du souvenir, merci de la visite
Au manoir maternel !
Merci du doux accent d'amitié qui palpite
Dans votre gai rappel 1
Des anges radieux qui peuplaient mon aurore,
Rêves, espoirs, amours.
Un seul, l'amitié reste ; ah 1 qu'il me reste encore,
Et longtemps et toujours !
Octobre i86}.
27
POEMES EPARS
^ V^C^T)^C\CE E. ^^YaCO'K.T)
JL)ans votre charmante retraite
De poète,
Où vous n'avez pour tout portier
Qu'un rosier,
N'entendez-vous pas, d'aventure,
Un murmure
Qui s'élève et chante tout bas
Sous vos pas?
Ce n'est pas dans la blanche allée
Bien sablée
Le sphinx allant de fleur en fleur;
(L'enjôleur!)
LETTRES ET ENVOIS
Ce n'est pas la brise qui penche
Chaque branche,
Et remplit d'un concert soudain
Le jardin;
Ni la fauvette si gentille
Qui sautille
En chantant sous le sombre arceau
Du berceau ;
Non ! Ce que vous pouvez entendre
Est plus tendre,
Et vous parle avec un accent
Plus pressant.
C'est la voix d'un ami fidèle,
Sûre d'elle,
Q.ui sans craindre un souris moqueur,
Frappe au cœur;
Et vous dit : Malgré mon silence
Et l'absence,
Prenez avec mes torts- muets
Mes souhaits :
Que Dieu protège votre vie
Refleurie
Comme la glycine au treillis
Près du puits;
POEMES EPARS
Qu'il lui garde la quiétude
De l'étude.
Et partout l'entoure à jamais ■
D'amis vrais!
Et surtout, surtout qu'il lui laisse
La tendresse
De votre mère en cheveux blancs,
Bien longtemps!
Saînie-Sv^annc, i86j.
LETTRES ET ENVOIS 213
^4 EMILE oiUGIETl
rxMi, te souvient-il de nos jours de jeunesse,
Où la Ciguë éclose au souffle de Lucrèce,
La France saluait deux poètes nouveaux?
Jours heureux, aube fraîche où la Gloire en personne,
Unissant vos deux fronts sous la même couronne,
Fit deux frères de vous et non pas deux rivaux?
Ft la vie a tenu ce que promit l'aurore;
l:t jusqu'au dernier jour vous vous aimiez encore ;
Car je t'ai vu penché sur son lit de douleurs,
l'resque à l'heure où la mort lui fermait la paupière ;
Ft quand nous avons dû le coucher sous sa pierre,
Fes larmes de mes yeux ont rencontré tes pleurs.
214 POÈMES ÉPARS
Pauvre Ponsard ! combien sa vie, hélas! fût brève 1
Ses jours brûlés au feu des passions sans trêve
Venaient de ranimer leur languissant flambeau;
A peine à son foyer un enfant, une femme,
Versaient-ils leur fraîcheur et la paix à son âme,
Qu'il lui fallut descendre en martyr au tombeau !
Qu'est-ce donc que la vie et qu'est-ce que la gloire.
S'il faut tomber ainsi, victime expiatoire,
Et se voir arracher le laurier de ses mains!
Le sort jaloux des dons que lui-même nous prête
Ne pardonne-t-il pas d'être heureux au poète,
Parce qu'il se survit dans de sûrs lendemains?
N'importe ! Aimons toujours la gloire ! Et si la vie
La refuse à qui l'a comme moi poursuivie,
D'autres sont plus heureux; et ce fut là ta part.
Tu grandis chaque jour; la scène est ton empire.
J'en suis fier; et ma gloire, à moi, c'est de me dire :
Je fus l'ami d'Augier et l'ami de Ponsard.
1Z6-J.
LETTRES ET ENVOIS 215
■^CATl^iV^CE LA COC\CTESSE T)'AGOULT
En quittant Salnt-Liipicin et le manoir de Roiichand.
Lj a jument fleur de pêcher
Sans broncher
Emporta la carriole
Où l'on vole ;
Et j'ai pu voir de mes yeux
Curieux
Le ravissant paysage
Si sauvage,
Que votre main retraça
Et fixa
Dans une page modèle
Très fidèle.
2l6 POÈMESÉPARS
Sous les noirs sapins des bois
Par endroits
J'ai vu la Sourde et sa rude
Solitude.
Plus loin j'ai pu voir les prés
Empourprés
Par l'épilobe que j'aime
Pour vous-même.
Mais je n'ai pas reconnu
A l'oeil nu
L'or blanc de la digitale
Virginale.
Tout en longeant les ravins,
Je revins
Par la pensée au cher gîte
Q.ue je quitte :
Je revis le vieux manoir
Pas trop noir
Parmi ses vergers suberbes
Remplis d'herbes,
L'honneur, le respect, l'amour
D'alentour;
Nid caché, douce retraite
De poète,
LETTRES ET ENVOIS 217
OÙ toujours vous fait accueil,
Dès le seuil,
Le cœur simple, l'àme haute
De son hôte ;
Et le vieux jardin français,
Calme et frais,
A la droite et blanche allée
Bien sablée;
Où le regard dans un coin
Plonge au loin,
Avec des aspects sublimes
Sur les cimes;
Où nous venions chaque jour
Faire un tour.
Pour prendre un bain de lumière
Pri manière;
Où l'on marchait si longtemps
A pas lents.
En causant de toute chose
Sombre ou rose,
Avec cet esprit si grand,
Ferme et franc,
Où la grâce de la femme
Mit sa flamme.
28
POÈMES ÉPARS
Adieu, beaux jours tôt finis
Et bénis
D'amitié, d'art, de lecture.
De nature !
Ma pensée ira souvent,
En rêvant,
Chercher votre douce image
Sans nuage !
Ainsi contant aux forêts
Mes regrets.
Je vis sous les branches vertes
Entrouvertes
Les deux lacs bleus de Clairvaux,
Vrais jumeaux,
S'étendre dans la vallée
Étalée.
Devrais-je encor de Vien,
Mal ou bien,
Vous dire en mes rimes folles
Deux paroles?
Mais tout s'abrège ici-bas.
N'est-ce pas?
Il faut donc finir. En somme
Voilà comme
LETTRES ET ENVOIS 219
La jument fleur de pêcher,
Sans broncher,
Emporta la carriole
Où l'on vole I
De Clairvaux à Mâcoii, ^0 septembre 1S6S.
POEMES EPARS
^4 [\C^4'DE0iCOISELLE
V^LE'n.Tl'K.E T)E L^M^%TI'K.E
!-(' AUTRE jour, presque pris pour vous d'inquiétude
J'ai troublé du chalet la blanche solitude ;
La neige avait couvert les sentiers non frayés,
Et dès mes premiers pas les merles effrayés
Au bruit du fer sonore et tremblant de la grille.
Comme un rire moqueur me lancèrent leur trille :
« Oh! l'adroit visiteur, qui vient, mal à propos,
Quand elle n'est pas là, troubler notre repos! »
Et le long du chemin, au rebord de l'allée,
Chaque arbre succombant sous la neige étalée
Semblait m'interroger : « Comment! tu ne sais pas
Combien de jours encore elle reste là-bas? »
« Quand vient-elle? » sifflait la bise par bouffée;
L'eau du petit bassin sous la glace étouffée
Balbutiait tout bas : « Nous a-t-elle oubliés? «
LETTRES ET ENVOIS
<( Est-ce elle enfin? » criait le sable sous mes pieds.
La pelouse poudrée à frimas par la neige
Murmurait tristement : « Quand donc la reverrai-je ? »
Au treillage de fer éventré par l'obus
Le lierre épars disait : « Je ne m'attache plus :
Pourquoi faire au jardin une verte ceinture?
Quand l'enclos est désert, à quoi bon la clôture? w
Et, grave, sous son toit de neige enseveli,
Le chalet répondait : « Qui parle ici d'oubli ?
Il n'est point fait pour nous ! Cette terre est bénie :
La gloire, le malheur, la mort et le génie.
Ces messagers d'en haut vers tout élu de Dieu,
D'une empreinte éternelle ont consacré ce lieu.
Pour elle, loin de nous lorsque le sort l'attardé.
C'est auprès du tombeau que Dieu mit à sa garde ;
Car sa vie en pleurant oscillera toujours
De Saint-Point au chalet témoin des derniers jours. »
Paris, 2 janvier iSj2.
POEMES EPARS
^ 3\C^T>ED,C OIS ELLE LOUISE %E^iT)
Il est des sons, des voix perdues,
Qui flottent dans l'air un moment,
Dont nos âmes gardent, émues.
L'écho charmant.
Il est des parfums qu'on respire
Pleins d'arômes doux et subtils ;
On rêve et l'on se prend à dire :
D'où viennent-ils?
Il est des amitiés voilées,
Sons plus charmants, parfums plus doux,
Dont les tendresses non parlées
Planent sur nous.
187s.
LETTRES ET ENVOIS 223
^ ^C^4T>^C\CE HL^i'H.CHECOTTE
IVioN silence n'est pas ce qu'il doit vous paraître
Peut-être,
Le rapide abandon d'un cœur trop tôt rempli
D'oubli.
Le silence est souvent le seul parler que l'âme
Réclame ;
A l'amitié lointaine il peut prêter parfois
Sa voix.
Le silence a pour sœur la pâle rêverie,
Chérie
De ceux pour qui tout mot écrit est maladroit
Et froid.
224 POEMES EPARS
Le silence est la loi sacrée, universelle ;
C'est celle
Qui régit l'axe d'or et les muets essieux
Des cieux.
Mai iSjs-
LETTRES ET ENVOIS 225
^ 5C^T)^4^CE L.A DXA%OUISE %ICCI
B
ELLE marquise, en commençant,
Vous étiez tout feu, toute flamme;
Dans une lettre comme en cent
Vous donniez tout : esprit, cœur, âme.
Et dans un style ravissant.
Vous m'avez trop gâté. Madame,
En commençant.
Maintenant votre ardeur se glace ;
Vos lettres vont ralentissant;
Chacune retarde et s'espace ;
Votre style est plus languissant...
Oh ! comme on a tort d'être absent
On vous néglige, et que sera-ce
En vieillissant?
POEMES EPARS
Mais non ! Douter est un blasphème :
C'est créer le mal qu'on pressent.
Malgré votre paresse extrême,
Pour moi, tout comme en commençant,
Belle marquise, je vous aime,
Et je vous aimerai quand même
En finissant.
Juillet i8So.
LETTRES ET ENVOIS 227
^ VIOLETTE
LJ N nom fait quelquefois toute une destinée.
C'est un charme en tous cas dont l'âme est dominée ;
L'homme, toute la vie, et même à son insu,
Subit ce joug dès l'heure où l'enfant l'a reçu.
Angélique ou mondain, favorable ou funeste,
Le nom laisse à nos jours une empreinte qui reste.
C'est comme un don de fée, un invisible appel
Q.ui vient des profondeurs de l'abîme ou du ciel;
C'est comme un vêtement pour l'âme, ou mieux, le moule
Où notre caractère insensiblement coule.
Et, revêtant enfin la forme qu'il cherchait,
Reçoit l'ineffaçable et suprême cachet.
— Ainsi j'ai rencontré, dans cette vie amère,
La très charmante enfant d'une charmante mère,
Pleine de naturel, de grâce et d'abandon,
Jolie et vraie : est-il ici-bas plus beau don ?
Ce n'est pas tout : elle a d'autres attraits encore.
228 POÈMES ÉPARS
Eh bien, tout ce qu'elle est, la belle enfant l'igncr
Ou bien, se défiant de son jeune pouvoir,
S'obstine à ne pas voir ce que chacun peut voir.
Comme une fleur timide an fond des bois éclose.
Que nulle brise encor n'a flattée, elle n'ose,
Se regardant enfin par ses meilleurs côtés,
Lever un coin du voile où dorment ses beautés.
Que voulez-vous? Du nom l'influence est complète
Car sa mère en naissant la nomma ; Violette.
Novembre 1880.
LETTRES ET ENVOIS 229
^4 ^iUGUSTE B^Tl'BIEX
E chemin côtoyait la mer et les presqu'îles;
Toute la nuit, j'ai vu les étoiles tranquilles
Sur le miroir des flots agités ou dormants
Semer du haut du ciel leurs pâles diamants.
La lune avait quitté l'horizon, et chacune
De ses lointaines sœurs, pour combler la lacune,
Semblait faire briller plus vivement encor
Sur le réseau mouvant des flots son reflet d'or.
Une surtout, plus grande et plus près de la terre,
Allongeait jusqu'à moi son rayon solitaire
Que chaque onde berçait et quittait tour à tour.
Autrefois j'aurais dit : C'est l'astre de l'amour,
230 POÈMES ÉPARS
Et, laissant sur la mer flotter ma rêverie,
J'eusse évoqué sans doute une image chérie ;
A présent, vieux et sage, ou du moins à moitit
Je n'ai plus d'autre étoile au ciel que l'amitié.
De Monaco à Gènes, 21 janvier 1S81.
LETTRES ET ENVOIS 23I
!->' u fond de la Hongrie un appel m'est venu :
Souviens-toi, disait-il ; et mon âme attendrie
A, du premier regard, bien vite reconnu
La main d'où me venait cette page fleurie;
Et. les larmes aux yeux, je me suis souvenu
Des amis exilés au fond de la Hongrie.
Du fond de la Hongrie on pense donc au Doubs!
Mais moi je me souviens aussi de l'Italie,
De la chère Florence aux souvenirs si doux ;
Et je viens à mon tour, d'un coin de ma patrie.
Vous dire tous les vœux que je forme pour vous,
O chers amis, perdus au fond de la Hongrie !
Baume, ) janvier iSSj.
POEMES EPARS
^i ^LEX^'K.'DTIE I"
.01 DE SERl
KJ le plus jeune roi de notre vieille Europe!
Permets qu'une voix libre — et tendre cependant —
Te parle sous le voile où le vers s'enveloppe,
Et t'adresse un salut du fond de l'Occident;
Un salut et des vœux, où mon âme indiscrète
Ose ajouter encor d'affectueux conseils.
Mais ils viennent du cœur, d'un Français, d'un poète,
Qui jadis près des tiens a vu bien des soleils.
Tu ne me connais pas, ô roi ! mais ton aïeule
Et sa mère auraient pu te dire qui je suis.
Toutes les deux m'aimaient, et c'est leur ombre seule
Qui me montre en ce jour Belgrade où je les suis.
LETTRES ET ENVOIS 233
Je ne sais rien de toi qu'un mot : mais qu'il me touche !
Je pourrai donc revoir ma mère : oh! ce seul cri,
Le premier qui sortit de ta royale bouche,
T'a gagné tous les cœurs, et nul n'en a souri.
Que tu pleures ta mère ou vives sous son aile,
Garde bien dans ton sein cet amour filial !
Des -plus mâles vertus c'est la source éternelle ;
C'est l'onde pure où croît la fleur de l'idéal.
Grandis, règne, deviens un roi juste et prospère;
Rends ta mère et ton peuple heureux ! Voici ta loi :
Sois pour ta mère un fils, pour la Serbie un père I
Sois homme et reste enfant ! Reste homme et sois un roi .
Baume, 20 mars iSSç/.
30
CH^'H.SO'N^S
^ CO-XjCH^
A. la pêche aux équilles,
Dès l'aurore, pendant
Que dorment les familles,
On s'arme d'un trident
Fendant.
A la pêche aux équilles.
Mille trésors secrets
Que voilaient les mantilles
Se laissent voir de près
Exprès.
C H A X s O X s
235
A la pêche aux équilles,
On voit trotter menu
Des jambes bien gentilles,
Dont le mollet charnu
Est nu.
A la pêche aux équilles.
On bêche, on saute, on rit
Sur la plage aux coquilles,
Quand le poisson s'enfuit
Sans bruit.
A la pèche aux équilles.
Dans le sable mouvant
Garçons et jeunes filles
Jettent leur cœur souvent
Au vent.
A la pêche aux équilles,
Moi, j'ai perdu le mien :
Une enfant des Castilles
L'a pris sans donner rien
Du sien.
Houlgale, 22 septembre iSjj.
236 POÈMESÉPARS
C'EST MOI!
i-> A-BAS, quand la mer bleue expire
Sur le sable en baisant tes pas,
Si le flot mourant semble dire
Un mot tout bas;
Là-bas, quand la lune se lève
Avec son chœur d'illusions.
Et baigne ton front et son rêve
De ses rayons;
Là bas, quand la brise s'éveille.
Et, frissonnant dans tes cheveux.
Laisse en murmure à ton oreille
Comme des vœux,
C H A X s 0 X s
237
C'est moi ! c'est ma pensée errante
Qui, pleine encor d'un doux émoi,
Parle à ton âme indifférente.,.
C'est moi ! c'est moi !
Janvier iSjS.
258 POÈMES H PAR S
L'OFF%E
V^u I veut de mon cœur ? mon cœur m'est à chargi
11 est tendre, aimant, vaste et si profond.
Que tout l'univers y tiendrait au large.
Sans toucher le fond.
Une enfant passait. — Le veux-tu, ma belle?
— Ton cœur est trop jeune et ton front trop vieux,
Dit la belle enfant, dit l'enfant cruelle.
Dont i'aimais les veux.
1S78.
39
E-X, 'F^-1%T^4-X.T
T
u pars chargé de tristesse,
L'œil sombre, l'air abattu...
Quel amer souci t'oppresse?
D'où viens-tu, cœur en détresse?
Où vas-tu?
— Je viens des rives si belles
Où se trouve un coin béni.
Où l'on croit aux cœurs fidèles.
Où l'âme a devant ses ailes
L'infini.
240 POÈMES EPARS
Et je vais vers la souffrance,
Vers mon destin accompli,
Vers l'abandon, le silence.
Le froid, le vide, l'absence
Et l'oubli.
187....
CHANSONS 241
OtCO'K. Joi^fBl'H.
M,
ON jardin est une volière
Où les fauvettes, les pinsons,
Jettent leur note familière ;
Et ma muse, vieille écolière,
Voudrait bien imiter leurs naïves chansons.
Mon jardin est un nid de roses;
Tous les jours, en buissons épais,
J'y vois des fleurs fraîches écloses;
Et mon coeur, plein d'ombres moroses,
Voudrait bien posséder leurs parfums et leur paix.
31
242 POÈMES ÉPARS
Mon jardin est comme une tombe
Où fleurit maint cher souvenir;
J'y marche seul, quand la nuit tombe,
Et mon âme, au vol de colombe,
Va vers ceux qui sont morts pour ne plus revenir.
1883.
CHANSONS 243
V^CESSIT>0%
JL A saison des nids est passée ;
Les petits ont pris leur essor;
Mais la terre, jamais lassée,
Enfante encor.
Déjà le regain pousse en herbe ;
Le fruit mûrit à l'espalier;
Le moissonneur songe à la gerbe
Q.u'il va lier.
Le lis éclôt près de la r^se
Au gai soleil de messidor...
Mon cœur, puisque rien, ne repose,
Vis, souffre encor I
244 POEMES ÉPARS
'D^'N.S L^ 'H.UIT
i-A nuit tombe; le lis exhale
Ses plus doux parfums dans la nuit;
La rosée à chaque pétale
Suspend une larme sans bruit.
Tout se tait : ce calme m'oppresse :
Le ciel me semble un grand linceul.
Chers morts, que cherche ma tendresse,
Comme vous m'avez laissé seul!
Tout là-bas une étoile monte
Dans ce grand désert du ciel noir...
Coulez, mes pleurs, coulez sans honte 1
L'étoile seule peut vous voir...
^^sa*-
SOIsL'METS
^i LJi T)UCHESSE I. %.
PROLOGUE
Ici, dans ces couchants sur TEstérel en feu,
Où l'azur se remplit de lumière et de gloires.
Dans cet air frais et pur qui descend d'un ciel bleu.
Dans ces îles dormant sur l'onde en lignes noires,
Dans l'immuable aspect des lointains promontoires,
Dans ces palmiers cherchant l'Egypte à l'horizon,
Dans ces flots dont plusieurs peut-être ont vu la Grèce,
J'ai salué celui qui fuit notre raison
Et se laisse approcher par la seule tendresse :
Il se dévoile ici plus qu'en tout autre lieu,
Et j'ai baisé le bord de la robe de Dieu.
Cannes, février iSjS.
246 POÈMES ÉPARS
Quand nous n'aimons plus rien, rien, pas même les roses !
I. R. G.
On ne saurait aimer ici-bas trop de choses.
L'homme ne vit qu'un jour sous la splendeur des cieux ;
Avant que pour jamais ses paupières soient closes,
Sachons de la beauté rassasier nos yeux !
Aimons tout : la nature et ses métamorphoses,
Les étoiles du ciel au cours silencieux,
La source et l'océan, les grands monts et les roses.
L'enfance et les tombeaux où dorment nos aïeux!
Aimons surtout la main qu'un ami vient nous tendre !
N'est-ce rien d'inspirer un culte pur et tendre.
Et l'admiration, fille et mère du beau?
O poète ! la vie est parfois pleine d'ombre ;
Mais sur notre chemin, quand il devient trop sombre.
Dieu plaça l'amitié comme un divin flambeau.
Baume, iSjS.
SOXNETS 247
Au bord de l'océan sonore, intarissable,
Dont le flot prête à l'âme un rythme solennel,
Les yeux à l'horizon et les pieds sur le sable,
Jai passé tout le jour loin du monde réel.
Emporté par un rêve au vol insaisissable,
Je me disais devant cette mer et ce ciel :
— Leur double immensité, dont la grandeur accable,
N'est rien auprès du cœur, ce chercheur éternel.
Comme eux il est profond et fertile en orages ;
Comme eux de ses débris il sème ses rivages ;
Comme eux il a des pleurs dont le goût est amer.
Rien ne peut le combler; il s'agite sans trêve,
Il espère, il attend... Et perdu dans mon rêve,
Je soupirai tout bas : « Q.uand viendra donc l'hiver? »
Le Havre, juillet iSjS.
148 POÈMES ÉPARS
III
Et l'hiver est venu ! mais non tel que mon rêve
L'espérait, doux et calme, au pays des heureux.
Près des flots bleus mourant à grands plis sur la grève,
Aux rayons du soleil, sous des palmiers poudreux.
Non! c'est l'hiver du nord, à clarté pâle et brève.
Aux jours froids, sombres, lourds, se ressemblant entre
La neige à gros flocons tombe du ciel sans trêve,
Et couvre l'horizon d'un linceul douloureux.
Tout se tait : je n'entends, avec le vent qui pleure,
Que le balancier d'or qui bat froidement l'heure
A coups secs et heurtés comme le glas d'un mort;
Et, pâle, ouvrant sans bruit l'alcôve mi-fermée,
Muet d'horreur devant l'impitoyable sort,
Je regarde mourir ma mère bien-aimée !
Baume, décembre iSjS.
SONNETS 249
IV
Et vous ne m'avez vue qu'un instant !
I. R. G.
C'est vrai, je vous ai vue un instant sur la terre.
(Ne dites pas que c'est pour la dernière fois !)
Mais qu'importe le temps à l'âme solitaire?
Le cœur a ses instincts, si le monde a ses lois.
Quand l'admiration nous prend, pourquoi la taire?
Et puis la sympathie élève aussi la voix :
Vous êtes la douleur, la beauté, le mystère.
De votre sort voilé c'est tout ce que je vois.
Et quand vous me peignez le mal qui vous consume,
Quand vous jetez au ciel ce long cri d'amertume
En tombant dans l'abîme ouvert au désespoir,
Comment puis-je rester dans une ombre discrète
Et ne pas vous crier, sans que rien ne m'arrête :
Vous avez un ami : pourquoi ne pas le voir?
Parc Monceau, mai iSjcf.
32
POEMES EPARS
4
Travailler beaucoup. Voyager un
N'être pas détestée.
I. R. G.
I
\
Travailler, voyager, aimer : tel est, Madame,
Votre idéal; il est charmant, et c'est le mien.
Le clavier de la vie a là toute sa gamme ;
Le mal, c'est qu'on ne sait en jouer assez bien.
Moi, je renverserais les termes du programme :
Je serre votre gerbe avec un seul lien ;
Je ne fais qu'un rayon de cette triple flamme :
Aimer! car sans l'amour tout le reste n'est rien.
Travailler, c'est aimer une idée, une cause;
Voyager, c'est chercher un nid où l'on se pose.
Ainsi tout se résume en un rêve pareil.
La course de nos jours, dans sa brève durée,
Par la même lumière est toujours éclairée :
L'amitié, cette lune, ou l'amour, ce soleil.
Baume, juillet i8~^.
SONNETS
VI
Sur les Alpes au front ceint de neige éternelle,
Comme aux bords où l'orange en plein sol a mûri,
Que la nature fût pleine d'horreur ou belle,
Partout, votre pensée en mon âme a fleuri.
Avec la liberté d'un vieil ami iîdèle
Et ce que le respect a de plus attendri,
Je me suis demandé bien souvent : « Q.ue fait-elle ?
Est-ce que son chagrin ne s'est pas amoindri?
« N'a-t-elle pas encor fléchi la destinée?
Est-elle donc toujours sur ce lit inclinée
A veiller, à pleurer, à combattre la mort ? »
Hélas 1 je connais trop cette lutte inégale,
Et comme on plie enfin sous l'horrible rafale...
Ah ! qu'au moins cette fois l'amour soit le plus fort !
De la Spei:{ia à Gènes, septemhre iSj^.
POEMES EPARS
VII
Le silence ici-bas a plus d'une apparence.
Il prend selon les jours et les cœurs maint aspect;
Il peut être la froide et pâle indifférence,
L'oubli même ! (Poor soûls ! we are so imperfect I)
Mais il peut être aussi la suprême éloquence,
La voix du cœur, le frère attendri du respect.
L'unique messager qu'admette la souffrance...
C'est le mien! Q.ue jamais il ne vous soit suspect 1
Votre âme et sa douleur sauront bien le comprendre.
C'est celui d'un ami, discret, fidèle et tendre.
Dont la vie a perdu comme vous sa douceur.
Car nous avons au cœur la même plaie amère;
Si vous pleurez un fils, moi je pleure une mère.
Que notre peine au moins trouve en l'autre une sœur 1
Baume, ociohre 1^79.
SONNETS 253
VIII
Septembre est revenu, le mois qui vous ramène
Le tableau déchirant d'un douloureux passé ;
Hélas ! et vous allez revoir cette semaine
Et ce jour qui vous prit votre cher trépassé!
Le temps ne guérit pas toujours notre âme en peine.
Comme le char d'un dieu qui n'est jamais lassé
Et promène partout sa cruauté sereine,
Il revient écraser le cœur qu'il a blessé.
Qu'importe ! laissons faire ; ici-bas tout commence ;
Rien ne finit peut-être et le cercle est immense.
Ceux que nous pleurons tant doiv-ent revivre ailleurs.
Comment croire qu'ici l'existence soit close?
Les étoiles du ciel sont là pour quelque chose.
Et l'infini n'est plein que de mondes meilleurs.
Baume, septembre iSSi.
54 POÈMES ÉPARS
IX
Après avoir lu la Vie sombre.
Sur ces bords enchanteurs où vous ne venez plus,
J'ai passé tout le jour à vous lire, ô poète !
Troublé par les accents de votre âme inquiète
Et vos doutes amers contre Dieu résolus.
Mais pour mieux méditer les vers que j'avais lus,
J'interrompis soudain la lecture incomplète,
Et je levai les yeux : le ciel était en fête,
Le soleil rayonnait sur les fleurs des talus;
Les pêchers rougissaient sous les palmiers tranquilles ;
La mer d'un nœud d'azur ceignait au loin les îles;
Le bonheur éclatait partout dans ce beau lieu.
Le printemps réfutait si bien vos vers trop tristes,
Que, mêlant la nature aux dizains pessimistes,
Pour collaborateur je vous ai donné Dieu.
Hyères, avril i8SS.
s O \ X E T s
L^ SULI'K,^
V^^AND j'ai franchi ta passe, ô Sulina! mes yeux
Ont pu compter au pied du double promontoire
Vingt navires brisés, mornes, silencieux.
Que battaient sans répit les flots de la mer Noire.
Comme ces chars rompus, versés sur leurs essieux,
Qui hérissent le sol où passa la victoire,
Chacun tournait sa quille ou ses mâts vers les cieux,
Leur racontant la même et lamentable histoire.
Et moi, l'esprit perdu dans un regret amer,
Je me disais : Le monde est comme cette mer;
Les écueils sont partout : malheur à qui dévie 1
Jeune ou vieux, faible ou fort, fier ou découragé,
Tous sombrent : qui de nous n'est pas un naufragé ?
Oh ! quelle Sulina terrible que la vie !
Baume, avril i86S.
POEMES EPARS
i
DILED^CÎSCE
L* E S morts que nous aimons et qui nous ont aimés,
Où vont-ils ? notre esprit cherche en vain à les suivre,
Les autres univers à nos yeux sont fermés;
C'est par fragments que Dieu nous entr' ouvre son livn
Mais eux? Ces chers absents, parla mort transformés,
Sont-ils sevrés de nous quand le sort les délivre?
Des mondes inconnus où Dieu les a semés
Nous aiment-ils encor? Nous regardent-ils vivre?
S'ils nous ont délaissés, ô Dieu! quelle rigueur 1
Et s'ils peuvent nous voir et lire en notre cœur,
A quels oublis faut-il que leur tendresse assiste 1
Unis ou séparés, oublieux ou jaloux,
Un double abîme, hélas! se creuse entre eux et nous;
Et je ne sais encor lequel est le plus triste.
Paris, février j8/J.
SONNETS 257
^ D^CoiT)^^CE T)E H. "K..
* E n'est pas un lien banal qui joint nos âmes ;
Le temps ne pourra pas l'emporter par lambeau;
Car c'est Dieu qui lui-même en a serré les trames :
Notre jeune amitié naquit sur un tombeau.
Nuit funeste et terrible où nous nous rencontrâmes
Au chevet de cet être et si doux et si beau,
Le plus sûr des amis, la plus tendre des femmes,
A l'heure où de ses jours s'éteignait le flambeau !
O souvenir sacré 1 Pleins des mêmes alarmes.
Nous avons sur son front versé les mêmes larmes
Et dit le même adieu, l'adieu si' déchirant.
Mais elle ! pour calmer la blessure trop vive,
Et voulant que son culte en quelque cœur survive,
Elle nous a légués l'un à l'autre en mourant.
Baume, janvier iSj6.
33
POEMES EPARS
'N.EIGE ET FLEU%S
A MADEMOISELLE F R É D É R I aU E PELLETIER
Vous l'avez dit : avril aux fraîches matinées
Voit la neige tardive, aux flocons hésitants,
Descendre quelquefois sur les fleurs étonnées,
Comme un dernier baiser de l'hiver au printemps.
Nous aussi nous voyons la neige des années
Se poser tout à coup sur nos fronts triomphants.
Quoi! nos roses déjà seraient-elles fanées?
K'était-ce pas hier que nous étions enfants?
Mais sous le froid contact de ce temps qui nous vole,
Sous nos cheveux blanchis et leur pâle auréole,
Comme un trésor caché tout un printemps fleurit :
Chez vous, c'est d'un cœur pur la jeunesse éternelle,
Et, visible reflet de l'àme paternelle,
La tranquille bonté qui pardonne et sourit.
Baume, juillet iSjj.
SONNETS 259
^ D^C^'DED^COISELLE LOUISE %E^T>
Apres avoir lu les Poésies posthumes de soit frère.
\-J ■£ nos jours quel que soit le nombre,
Tout destin reste inaccompli.
Mais rien ne meurt de ce qui sombre,
Et Dieu ne connaît pas l'oubli.
Une fleur naît de tout décombre ;
Tout germe est désenseveli;
Rien ne s'évanouit dans l'ombre;
Tout par la mort est ennobli.
Toute idée en appelle une autre;
Tout esprit peut nourrir le nôtre;
Tout soupir se mêle au grand chœur;
Et ces pages où vit une âme
Seront le foyer plein de flamme,
Où s'allumera plus d'un cœur.
Paris, février iSj^.
200 POÈMES ÉPARS
^ ^4'yLT)%E THEU%IET
J'ai passé tout le jour dans les bois. Loin des villes
Où par tant de dégoûts nous sommes assaillis,
Quel bonheur d'oublier nos discordes civiles
Dans les parfums flottants et la paix des taillis !
Assis dans la clairière où croissent les myrtiles,
Je vois passer les bœufs et les gens du pays.
L'ombre qui croît au pied des chênes immobiles
M'annonce enfin le soir : à regret j'obéis,
Je me lève et regagne à pas lents la demeure
Où tout me parle encor de celle que je pleure.
Humble toit, lieu béni qu'un ange a visité ;
Et, songeant aux heureux comme vous, cher poète,
A qui Dieu laisse encor leur mère, je souhaite
Q.u'il vous garde longtemps cette félicité !
Bauiue, jinllcl iSjç}.
SONNETS 261
^ ^C^'D^C\CE 'DE H. 'NL.
/\iNSi qu'un vieux pasteur assis sur une cime
Qui regarde à ses pieds s'écouler un torrent,
riuiant sur tout, du haut d'une douleur sublime,
Je vois s'enfuir les jours d'un œil indifférent.
Je me dis : Chacun d'eux m'entraîne vers l'abîme,
Et je m'en réjouis, tant mon chagrin est grand.
J'ai tout perdu ; mon deuil n'est que trop légitime ;
Comme un soldat vaincu, mon cœur navré se rend.
A quoi bon vivre encor, lutter et se défendre?
Si j'obtiens la couronne, où puis-je la suspendre?
Pour qui tout cet effort? — Pour moi? Grand Dieu ! jamais.
Peut-on s'aimer soi-même? Oh! la triste chimère 1
La mort, l'aveugle mort, en me prenant ma mère,
M'a pris toute ma force et tout ce que j'aimais.
Baume, août iSj^.
202 POÈMES ÉPARS
Pour sa fèie.
JLe temps vole et fuit: les années,
Les mois, les semaines, les jours.
Comme des perles égrenées.
Glissent de nos mains sans retours.
Gerbes fraîches ou fleurs fanées.
Ennuis trop longs, bonheurs trop courts,
Dans l'océan des destinées
Tout s'engloutit, et pour toujours.
Mais il est des jours que l'on aime.
Où le cœur revit de lui-même
Tout un passé qui dure encor ;
Ces jours-là, l'amitié dévote,
Qu'on s'appelle Aline ou Charlotte,
Les marque de son stylet d'or.
Paris, 4 novembre il
SONNETS 263
^ ViC^T)^O^CE ViC. ViC.
l->'iEU VOUS a tout donné : la beauté, la richesse,
D'un charme pénétrant le dangereux pouvoir,
Et deux beaux fronts d'enfants où mettre une caresse,
Amour profond et pur, doublé d'un saint devoir.
Sous vos pieds pas un pli de rose qui vous blesse ;
Dans votre ciel d'azur pas un nuage noir...
D'où vous vient donc au cœur cette étrange faiblesse
D'avoir tous ces bonheurs et de ne pas les voir ?
Allons, ouvrez les yeux et relevez la tête!
Secouez de vos jours la langueur inquiète !
Ce sont tous vos amis qui parlent par ma voix.
Ouvrez-leur un peu plus votre âme trop fermée :
Pourquoi vous refuser au bonheur d'être aimée,
Et peut-être d'aimer pour la première fois ?
Paris, novembre iSSo.
264 POÈMES ÉPARS
^ VIOLETTE
V^E ne sont pas encor les vers promis; je n'ose
Vous révéler mes torts dans toute leur grandeur.
Ces vers, je ne saurais les écrire, et pour cause :
Ils sont trop vrais, trop francs dans leur timide ardeur.
En vous les refusant, je le sais, je m'expose
A vous voir prendre un air mécontent et boudeur.
Mais si je les montrais, ce serait autre chose;
Votre regard si doux s'armerait de froideur.
Grand Dieu ! c'est trop risquer. J'ai peur d'une mépris^
Penser que le dédain, comme une froide bise.
Peut flétrir dans sa fleur notre jeune amitié 1
Oh 1 non, c'est bien assez — et n'est-ce pas trop même
Que de voir dans les yeux d'une enfant que l'on aime,
Comme un pardon muet, se lever la pitié ?
Paris, novembre 1880.
SONNETS 265
II
(Avec une bague.)
Chère petite bague, adieu ! je dois te rendre.
Je baise ton chaton une dernière fois.
Va, mon cœur gardera l'impression si tendre
Que ta fidèle étreinte a laissée à mes doigts.
Retourne à cette main que j'aime tant à prendre ;
Brille à ses doigts si doux, si jolis et si froids.
Mais parle-lui souvent de moi, fais-lui comprendre
Tout ce que je t'ai dit pour elle, à demi-voix.
Moi, je n'ai pas besoin que l'on me parle d'elle :
Chaque chose lui sert d'interprète fidèle :
La musique, les fleurs, un mot, un souvenir.
Tout l'évoque et me rend son image en silence,
Et la vie à mes yeux se rouvre et recommence.
Et je puis maintenant regarder l'avenir.
Paris, novembre j8So.
34
POEMES EPARS
III
I
Enfant, votre candeur ne doit pas s'y méprendre :
Sans doute j'ai forcé le ton de mes sonnets ;
Mon vers, en vous parlant, prit un accent trop tendre ;
Le tort est manifeste, et je le reconnais.
II faut donc m'excuser et tâcher de comprendre
Cet excès de tendresse où je m'abandonnais.
Le foyer de mon cœur, hélas ! n'est plus que cendre,
Et c'est un arriéré d'amour que je donnais.
Pardonnez-moi : mon âme errante à demi morte,
Est pareille au nageur que le torrent emporte,
Et qui vers chaque fleur du bord étend les bras.
Vous étiez là, rêveuse et triste sur la rive :
D'une étreinte d'ami trop forte et convulsive
J"ai serré votre main... ne la retirez pas!
Paris, décembre j88o.
SONNETS 267
^ CHI 'K.O'K. VE%,%^
i\ qui voudrait m'aimer sans feinte et sans détours
J'offre encore une part de bonheur presque entière :
Les fruits mieux savourés de la saison dernière,
Et 1:1 sereine ardeur qui succède aux beaux jours.
La vie a vers le soir de sombres carrefours,
Où l'on n'entrevoit plus ni sentier ni clairière ;
La gloire se dérobe, on perd la foi première :
Les pâles amitiés remplacent les amours.
Et pourtant c'est en vain que le temps vous fait signe.
A vivre triste et seul qui de nous se résigne ?
Ce livre à peine ouvert, quoi! faut-il le fermer?
Je donnerais ma vie à qui saurait la prendre,
Et ce cœur trop meurtri, si profond et si tendre,
A qui voudrait m'aimer.
Baume, septembre i8~^.
208 POÈMES ÉPARS
^ LOUIS T>E %0'K,CH^UT)
I
V>E n'est pas seulement pour vous que je vous aime,
Ami! par plus d'un nœud nos deux cœurs sont liés :
C'est l'art, la liberté, le sol natal lui-même,
Et le charmant réseau des mêmes amitiés.
La vie à tout moment nous disperse et nous sème.
Mais si l'on se rencontre, alors les deux moitiés
Se rejoignent; le cœur reprend son ancien thème,
Et chante les vieux airs, qu'on croyait oubliés.
On se serre la main ; puis l'on se quitte encore ;
O n se dit : Au revoir ! Mais où ? quand ? On l'ignore.
C'est peut-être demain, peut-être est-ce jamais !
Heureux qui, révélant son âme tout entière, *
N'a pas à dire un jour sur une froide pierre :
Pauvre ami ! s'il avait su combien je l'aimais 1
Paris, dècemhre iSSo. ■
SONNETS
'DECOUX^GE^E'N.T
A FREDERIC BATAILLE
V^' EN est fait : je me rends ; d'ailleurs l'âge y convie.
Les douleurs ont percé mon cœur de part en part.
Je suis vaincu. Quittons ce combat de la vie,
El cherchons pour mourir un coin d'ombre à l'écart.
J'ai lini ce grand rêve où mon âme ravie
S'enivrait follement d'amour, de gloire et d'art.
J'ai perdu tous les miens, et mon unique envie
Est de les retrouver n'importe où! quelque part.
Comme un homme à la mer, las de nager sans trêve.
Qui voit des flots partout et nulle pajt la grève,
Jette un dernier regard à ce ciel où Dieu dort,
S'arrête, à cette lutte inégale renonce,
Et dans les profondeurs de l'abîme s'enfonce,
Je me laisse glisser lentement vers la mort.
Baume, juin iSSi.
270 POEMES EPARS
CO'K.SOL^TIO'K.
A MADAME TH. BLA\C
V^ UELQUEFOis dans mon cœur que le chagrin co;
Je me sens torturé par un remords secret.
Ma pensée a des flots de vase et d'amertume,
Où, comme un nénufar, monte un triste regret.
Je me dis : Qu'ai-je fait ? Quelle trace posthume.
Où la postérité puisse prendre intérêt.
Signalera mon nom, phare éteint dans la brume ?
La gloire a dédaigné mon essor indiscret.
Dans un stérile effort j'ai donc perdu ma vie ?
Tout a trompé mes vœux, mon rêve et mon envie. 1
Que suis-je ? Rien 1 à peine un obscur écrivain. 1
Mais un ange invisible est là qui me console,
Et me murmure au cœur cette douce parole :
« Rendre sa mère heureuse, est-ce donc vivre en vain
Baume, octohre 1883.
SONNETS
271
L^ %E--}<.CO'yLTTlE
A MADAME D A .
-Tl 1ER, SOUS la voûte en spirale
Du plus noble des escaliers,
J\ii revu votre beauté pâle :
Je montais et vous descendiez.
Votre grâce fut sans égale :
Et sans doute à vos amitiés
Ma réponse fut bien banale :
Mais mon cœur était à vos pieds.
Cet escalier est un emblème :
C'est la vie ; on s'y croise, on s'aime
)ments trop vite comptés.'
Des moi
Heureux qui près de vous, Madame,
Peut arrêter ses pas, son âme!...
Mais je descends et vous montez.
Parts, décembre 1SS4.
272 POEMES EPARS
SY^CT^THIE
A MADAME CLAIRE BRIERE
J E le sais, j'aurais dû me fermer, me défendre,
Et ne pas me livrer si vite et sans espoir.
Écouter une voix qu'on ne doit plus entendre,
Et regarder des yeux qu'on ne doit plus revoir.
La raison le disait; j'aurais dû le comprendre.
Mais tel je fus plus jeune et tel je reste au soir :
La nature m'a fait d'une argile trop tendre,
Et j'aime à me donner, même sans recevoir.
Comme la vie, au fond, est une étrange chose!
La sympathie à peine entre nous est éclose.
Qu'il faut nous dire adieu sans un sûr lendemain.
N'importe ! on a vécu ; dans des yeux pleins de flamme
On a vu la beauté d'un visage et d'une âme.
Et l'on reprend sa route une fleur à la main.
Menton, février iSSf.
SOXXETS 275
LES TIEUX G0EL^4'K.T)S
A CH . GROS
E vois chaque matin, au lever de l'aurore,
Deux goélands jumeaux qui planent dans les cieux.
Décrivant au-dessus de la vague sonore
La courbe de leur vol calme et silencieux.
Lentem.ent, dans l'éther que la lumière dore.
Ils glissent d'un essor pareil, insoucieux
De ces pauvres hum.ains qui s'éveillent encore
Pour reprendre leur joug et tirer leurs essieux.
Mais eux, montant toujours plus haut dans la lumière.
Ils ont su conserver la liberté première.
Et n'ont d'autres soucis que d'ouvrir l'aile aux vents;
Leur solitude à deux est limpide et profonde;
Ils s'aiment en planant loin des bruits de ce monde...
Comme je vous envie, ô pâles elkovans 1
MenioH, février iSSf.
35
274
POEMES EPARS
L^ T)E%fl^IE%E ETOILE
A MADAME VALENTINE MONNIER
V^UAND la nuit se retire et lentement achève
Son cours silencieux dans le ciel pâlissant,
Quand l'aube frissonnante à l'horizon soulève
Les plis du voile où dort l'aurore qu'on pressent:
Chaque étoile, éteignant sa lumière plus brève,
S'efiFace, et dans l'éther infini s'enfonçant,
Porte aux mondes lointains, que l'on ne voit qu'en ri
D'un éternel foyer le rayon incessant.
Une seule s'attarde et longtemps brille encore.
Mêlant ses derniers feux aux lueurs de l'aurore.
Et ne quitte le ciel que vaincue à moitié.
Cet astre au pur rayon qui lutte et qui persiste
Et semble nous jeter un regard doux et triste,
K'est-ce pas ton étoile, ô divine amitié?
Menton, février i88j.
SONNETS 275
L.4 TE%I
A MADAME LA COMTESSE E. POTOCKA
-Cl LE est belle. Une âme profonde
Se cache au fond de son œil noir,
Comme ces lacs au clair miroir
Dont nul rayon ne perce l'onde.
Son fin sourire à la Joconde
Inspire un désir sans espoir;
Et pourtant rien que l'entrevoir
Est un des bonheurs de ce m.onde.
Est-ce un ange, un démon? Je crois
Qu'elle est tous les deux à la fois.
C'est plus et moins qu'une mortelle ;
C'est une fée, une péri,
Dont l'œil n'est jamais attendri.
Mais est-elle heureuse? — Elle est belle.
Baume, juin iSSj.
276 POÈMES ÉPARS
'BLEU ET 'hLOIX
A LA MEME
1 OUT est bleu ce matin; c'est une symphonie
Que nous donnent en chœur tous les tons de l'azur.
Chaque nuance est là sous nos yeux réunie;
L'opale y rivalise avec le saphir pur.
La coupole du ciel, dans sa courbe infinie,
N'est qu'un dôme en cristal d'outre-mer presque dur ;
Le lac d'un bleu plus doux sur sa vague aplanie
En berce le reflet jusqu'au lointain obscur.
Les monts même, oubliant leur couleur consacrée,
Ont aussi revêtu la céleste livrée :
Un bleu tendre voilé d'une gaze d'argent.
Mais tout ce bleu des monts, des eaux et du ciel même
Ne vaut pas deux yeux noirs que je sais et que j'aime,
Et qui liront ces vers d'un regard indulgent.
Clarens, septembre iSSf.
SONNETS 277
LE 'DE%'K,IE% %^YO'K.
A LA MÊME
V,^u AND le grand Michel-Ange eut sa force brisée,
Et dut pencher son front, las de créer des dieux,
Il allait, vers le soir, au pied du Colisée,
Voir du soleil couchant les sublimes adieux.
Là, seul et triste, assis sur quelque pierre usée,
Loin du bruit de la foule et du monde odieux,
Il ranimait encor sa vieillesse épuisée
A la douce chaleur de l'astre radieux.
Je n'ai pas son génie, ô grande âme ingénue !
La fatigue pourtant comm^ à toi m'est venue,
Lt je vois décliner mes rêves et mes jours.
NLiis un dernier rayon réchauiîe aussi mon âme ;
Mon soir a son soleil suprême, et c'est. Madame,
Votre chère amitié, qui vaut tous les amours.
Paris, 7 décembre 1SS6.
278 POÈMES ÉPARS
^4 L'IT^iLIE
Italie, Italie! ô trop chère contrée
Dont j'aimais tant le ciel, la nature et les arts,
Toi qu'au prix de son sang la France a délivrée
Des barbares du Nord et du joug des Césars!
Toi que tant de martyrs ont jadis illustrée,
Au Spielberg, à Venise, à Kaple, aux champs lomba]
Toi qui maudissais tant l'Allemagne abhorrée.
Quand ses canons braqués insultaient tes regards!
De tes bourreaux d'hier à présent la complice.
Comment peux-tu prêter les mains à ce supplice,
Toi qui devrais savoir si bien le poids des fers?
Comment, naguère esclave, aujourd'hui souveraine,
Oublieuse des maux si récemment soufferts.
Peux-tu serrer l'écrou de l' Alsace-Lorraine ?
Baume, jo août iSSS.
SONNETS 279
XE'N.O'K.CE^CE'K.T
A G. REBIERE
lJ 'autres auront le bruit, la gloire,
Et leur nom partout répété;
Le mien s'éteindra sans mémoire,
Comme s'il n'eût jamais été.
Mais qu'on marque ou non dans l'histoire.
Rien ne vaut d'être regretté.
La vie est un rêve illusoire.
Le songe d'une nuit d'été.
Obscur ou glorieux, qu'importe !
La mort d'un seul coup d'aile emporte
Tous nos vains désirs — et c'est bien !
La gloire est d'être aimé. Q.u'il tombe
Une ou deux larmes sur ma tombe,
Il suffit : le reste n'est rien.
Baume, octobre iSSS.
280 POÈMES ÉPARS
^ un. ^V^l TE%T)U
V^UE t'ai-je fait? Q.uel tort peux-tu me reconnaître,
Qui te donne le droit de m'infliger l'oubli?
Pourquoi donc de ma vie à jamais disparaître,
Comme un son qui s'éloigne et qui meurt aflFaibli?
Pourquoi me délaisser et renier peut-être
Ce tendre accord que l'âge eût encore ennobli?
Ne pouvait-il durer comme il avait su naître?
Et n'était-ce pas Dieu qui l'avait établi?
Dis, quand de ta jeunesse évoquant le doux rêve,
Dans ton cœur refroidi mon image s'élève,
N'y sens-tu pas trembler comme un vague remord?
O frère d'autrefois! le temps marche, il nous presse;
Il nous a fait franchir le seuil de la vieillesse...
Pour reprendre ma main attends-tu donc ma mort?
Cauiereis, août iS^o.
RAYONS D'HIVER
I 890
36
DEDICACE
A MADAME ***
Ami, réveille^ votre lyre,
M'avei-vous dit en me quittant,
Ecrivei-moi, je veux vous lire,
Mais en vers, je les aime tant ! »
r obéis, et je vous adresse
Ces vers faits pour être oubliés.
Ennui, gaieté, rêves, tendresse,
J'effeuille mon diiie à vos pieds.
Alger, janvier et février i8S6.
RAYONS D'HIVER
TTIOLOGUE
Voici l'hiver, le froid, la neige, le ciel gris,
Les boulevards fangeux... il faut quitter Paris.
Oui, mais quitter aussi tout ce qui nous fait vivre.
Vous parle à l'âme, au cœur, vous charme et vous enivre
La musique, les arts, le choc des grands esprits.
Les regards amoureux furtivement surpris,
Les problèmes profonds, la causerie ailée,
Des vanités d'un jour l'âpre et sombre mêlée,
Et ce bruit incessant fait de gloire et d'oubli.
Dont ce cratère en flamme est sans cesse rempli,
286 RAYONS d'hiver
Et surtout, oh ! surtout, les amitiés charmantes.
Qui vous font oublier le monde et ses tourmentes,
Et sont ce que la vie offre encor de plus doux.
Ah ! maudits soient le froid, les brouillards et la touxl
La toux qui vous saisit, vous juge et vous exile.
En vous prenant des mains tout ce bonheur facile,
Vous oblige à chercher ailleurs. Dieu sait comment 1
Un air moins périlleux sous un ciel plus clément.
LA CHAMBRE BLEUE 287
L^ CH^^CBXE "BLEUE
L( A chambre est bleue ; on y respire
La paix et la sérénité.
Tout vain bruit à son seuil expire ;
Les enfants dorment à côté.
Dans l'angle de la cheminée,
Près d'elle, hier, j'étais assis,
Songeant combien la destinée
Lui gardait encor de soucis.
Lt nous causions de toutes choses,
Gaiement et le cœur sur la main.
Sans parler des adieux moroses;
Car je partais le lendemain.
288 RAYONS d'hiver
Souvent le meilleur de notre être
Ne se laisse voir qu'à moitié !
Mais on se devine peut-être :
Sinon, que vaudrait l'amitié?
Le navire fuit loin des côtes,
En traçant un sillon d'argent...
Sur la chambre bleue et ses hôtes
Que Dieu veille en père indulgent !
En mer. devant les Baléares.
EN ARRIVANT 289
fX oiTCKlV^i'K.T
rE UT-ÊTRE d'autres lieux sont-ils plus beaux encore ;
A Florence, à Sorrente, aux rives du Bosphore,
La vie également s'écoule à flot léger;
Mais je préfère à tout l'air et le ciel d'Alger.
C'est mieux que l'Orient et c'est encor la France,
Le ciel plus haut, plus vaste, a plus de transparence,
La nuit plus de douceur ; les étoiles, le soir,
Y brillent dans l'azur sur un velours plus noir;
La mer sous ses flots bleus au loin s'y développe
Avec une grandeur inconnue à l'Europe,
Et ses coteaux, pleins d'ombre et d'arbres toujours verts
Font de ce lieu béni l'Éden de l'univers.
Et puis, dirai-je tout? Ce n'est plus le vieux monde ;
C'est pour nous un nouvel empire qui se fonde;
C'est une arène neuve ouverte à nos enfants :
C'est la jeunesse enfin et ses dons triomphants.
Mustapha d'Alger.
37
>90 RAYONS D HIVER
O TOESIE
\-y poésie ! ô poésie !
On rit lorsque dans nos sonnets
Nous parlons de ton ambroisie ;
Mais moi, mais moi, je la connais !
Douce et chère consolatrice,
Qui sur nos maux et nos douleurs,
Pour mieux cacher la cicatrice.
Viens jeter des gerbes de fleurs ;
Qui, lorsque tout nous abandonne,
Restes fidèle à nos vieux ans.
Et fais tant qu'enfin l'on pardonne
A la vie, à ses faux présents !
O POESIE
Ton ambroisie ? ah ! c'est l'ivresse
Du travail et son saint tourment,
L'indulgence dans la tendresse,
Le bonheur dans l'apaisement;
C'est l'espoir et la foi première
Qui nous reviennent plus profonds :
C'est la grandeur dans la lumière,
L'essor charmé loin des bas-fonds.
O poésie! ô poésie 1
Reste-moi jusqu'au dernier jour !
Ce cœur que rien ne rassasie
Trouve en toi son dernier amour.
RAYONS D HIVER
LE J.iXfDin.
1 AN DIS qu'au coin du feu nonchalamment assise,
Pour oublier le froid, le brouillard et la bise,
Vous rêvez ou lisez peut-être des romans
(A moins que vous n'ayez d'autres amusements),
Moi, je vis au soleil, et je passe ma vie
En plein air, au jardin, et j'ai l'âme ravie.
Ce jardin est charmant, c'est un séjour divin.
Comme un long promontoire entre un double ravin,
Il s'allonge au penchant de la verte colline,
Et regarde la mer, que de loin il domine.
A travers les rameaux qu'agite un vrai zéphyr.
On voit la nappe bleue en golfe s'arrondir,
Et pqur mieux couronner cet horizon sublim.e.
Le Djurdjura neigeux élève au fond sa cime.
On se croirait aux jours les plus beaux du printemps :
Le soleil verse à flots ses rayons éclatants.
Et partout sous mes pas des fleurettes sans nombre,
LE JARDIN 293
Dans l'herbe épaisse et drue éclatent, même à l'ombre.
Le bougainvillia, serpentant sur les murs,
Mêle ses fleurs de pourpre aux citrons déjà mûrs,
Tandis que l'aloès, sur le cactus qui rampe,
Dresse tout droit au ciel les grappes de sa hampe;
Les rosiers renaissants qui vont fleurir encor,
Les mimosas légers ornés d'aigrettes d'or,
Les bambous que le vent ne laisse jamais calmes,
Les dattiers étalant dans l'air leurs larges palmes,
Les dragonniers rugueux aux feuilles de roseaux,
Les bananiers pareils à des ailes d'oiseaux.
L'anémone, la mauve et la blanche azalée,
Tapissent de leurs fleurs le bord de chaque allée.
Tout cela pousse, embaume et rit de toutes parts.
^Liis les vieux oliviers aux feuillages épars
Sont les rois du jardin. Si sur leurs troncs arides
Les siècles ont écrit leur âge avec des rides.
Leur front est immortel, et, malgré les hivers.
Se couronne de fleurs et de fruits toujours verts.
Des lianes en troupe à leurs troncs enlacées
Grimpent et, surchargeant les branches affaissées,
Ainsi que des soldats qui montent à l'assaut,
Vont planter leur aigrette au sommet le plus haut.
On se croirait dans l'Inde ou l'Eden de la Bible.
Vous le voyez, ma vie innocente et paisible
Savoure avec ivresse en ce jardin béni.
Les tranquilles douceurs d'un repos infini.
Rien n'y trouble la paix de l'âme ensoleillée;
Nul bruit : à peine un chant d'oiseau sous la feuillée ;
294
RAYONS D HIVER
Quelque chose de bon, de tendre, de calmant,
Sur vous, dans cet air pur, plane invisiblement.
Oui, c'est bien unEden — que Je complète en rêve, — j
Carie meilleur y manque. — Eh ! quoi donc? — Vouscoï
Mustapha.
INSATIABLE 295
I-X.S^TI^i'BLE
rivAXT de quitter cette terre
e voudrais jeter un grand cri,
Comme un naufragé solitaire
Qui coule à fond, pâle et meurtri.
Je voudrais laisser une trace
Ineffaçable sous mes pas.
Celle qu'à genoux l'on embrasse .
En disant votre nom tout bas.
Mais si je rêve ainsi la gloire
A travers nos fragilités,
Si j'aspire à voir ma mémoire
Dépasser nos jours limités,
296 RAYONS d'hiver
Jl
Ce n'est pas le conseil perfide
D'un amour-propre vain et faux,
L'eâfroi de la mort et du vide.
Non : mes rêves sont bien plus hauts.
C'est simplement pour que l'on m'aime,
Longtemps, toujours, et plus encor,
Partout 1 oui, car je voudrais même
Être aimé des étoiles d'or.
A L AUBE 297
oi L'^AVBE
L-'ans le ciel pâlissant le jour venait de naître;
Tout sommeillait encor : j'entr'ouvris ma fenêtre.
Un flot d'air frais et pur m'effleura doucement,
Et je vis s'éveiller cet Alger si charmant,
Sous son beau ciel, au bord de son golfe aux eaux calmes,
Près de moi, les dattiers, froissant leurs larges palmes.
Et les frêles bambous sur leurs tiges tremblants.
Frissonnaient; à deux pas, la mosquée aux murs blancs.
Avec son muezzin suspendu dans l'espace ;
Puis le duc d'Orléans, seul, veillant sur la place.
Et derrière le port et les phares éteints,
La mer, la vaste mer roulant ses flots lointains
Vers la France... Quel cadre unique ! et, pour le clore
Les sommets de l'Atlas, que rougissait l'aurore.
38
2y8 KAYUXS d'hiver
Tel est cet horizon sublime qu'un ciel pur
S'apprêtait au zénith à couronner d'azur.
Longtemps je contemplai les jeux de la lumière
Qui sont l'enchantement de cette heure première;
Et, tout en regardant le soleil se lever,
Je me mis à penser — ou plutôt à rêver.
Je me disais tout bas : Quel magnifique empire
Que ce pays d'Afrique où le bonheur respire,
Qui commence à Marseille au nord, et qui se perd
Dans le monde inconnu des sables du désert!
Et cet étrange Alger, ce vieux nid de pirates.
Qui contient aujourd'hui deux mondes disparates,
Où se mêlent sans choc deux peuples sans liens,
Arabes et Français, musulmans et chrétiens !
Oui, cet empire est grand, jeune et plein d'espérance;
C'est le plus beau fleuron de notre vieille France.
Mais à qui devons-nous ce trésor d'avenir?
Le présent n'est pas tout ; sachons nous souvenir !
A quoi sert d'être ingrats? L'ingratitude est vile.
Sotte même, et provient au fond d'un cœur servile.
Honneur à vous. Français! matelots et soldats.
Princes et généraux, chefs des premiers combats !
Vous aussi, paysans qui veniez sur leurs traces.
Et fécondiez ce sol de vos labeurs tenaces !
Longtemps vous avez cru tous ces eflForts trahis;
Mais tous vous avez bien mérité du pays :
Les vieux chefs, Cavaignac, Bugeaud, Lamoricière,
Les jeunes d'Orléans et leur ardeur princière,
Les soldats libérés qui se faisaient colons,
A L AUBE 299
Vignerons des coteaux, laboureurs des vallons,
Recevez de nos mains la couronne civique 1
Qu'elle ait nom monarchie, empire ou république,
La France de nos jours est celle de jadis,
Et, vieux républicain, je bénis Charles Disl
Alger.
300 PAYONS D HIVER
L^ V%^IE G%.^'K.'-BEU%
i-« E ciel à toute heure est sublime :
Le jour, c'est le soleil ; la nuit,
Les étoiles dorent l'abîme
Où la terre flotte sans bruit.
La mer est belle aussi : ses ondes
Ont toujours mille aspects divers,
Et dans leur sein il dort des mondes
Que nul plongeur n'a découverts.
Les monts affrontent les tempêtes.
Dressant au zénith leurs sommets,
Ils ont les majestés muettes
De ce qui ne change jamais.
LA VRAIE GRANDEUR 30I
O monts à jamais immobiles I
Mer mouvante, désert sans fin
Dont les oasis sont les îles 1
Ciel d'azur au soleil divin !
Vous êtes grands! mais une chose
Est plus grande encor sous les cieux
C'est la moindre tendresse éclose
Au fond d'un cœur silencieux.
302 RAYOXS D HIVER
^U REVEIL
V^UELQUE chose de doux, d'apaisé, de calmant,
Se respire dans l'air de ce pa3'S charmant;
Au réveil, on se trouve heureux de vivre encore;
On sent ce que l'oiseau doit sentir à l'aurore,
Quand son âme légère, après ce long sommeil.
Attend dans la rosée un baiser du soleil.
Mustapha d'Alger.
LE DERNIER MOT 303
LE 'DETl'H.IETi ^COT
A MADAME
J E ne sais si j'irai bientôt
Rejoindre les miens dans la tombe;
Mais que tôt ou tard je succombe,
Je veux vous dire un dernier mot.
Je veux vous dire, ô jeune femme !
Quel bien me fit votre amitié :
Vous m'avez rendu la moitié
De ce qui fut jadis mon âme.
Los pieds sur un double cercueil,
Je tournais le dos à la vie.
Et je n'avais plus qu'une envie
De m'ensevelir dans mon deuil.
304 RAYONS D HIVER
Je VOUS rencontrai. D'un sourire
Éclairant mon triste chemin,
Vous m'avez tendu votre main
Et dit ce qu'il fallait me dire.
Je revis, et depuis ce jour
Je sens, dans mon cœur eu ruine,
Se rouvrir ta source divine,
O poésie, ô pur amour!
A CLAUDE-JL'LES GRE X 1ER 3O;
^ CL^iVDE-JULES G%E'}LIE%
i uiSQUE ton souvenir et ta chère pensée
Veillent toujours au fond de mon âme blessée,
Comme ces lampes d'or qui brûlent jour et nuit
Dans les temples sacrés, loin du monde et du bruit,
O mon frère ! je veux que ta pure mémoire
Et ton nom ignoré, qui méritait la gloire.
Illuminent ce livre, où sans crainte j'ai. mis
Le meilleur de mon cœur pour mes meilleurs amis.
Je veux, quelle que soit la sphère où Dieu te cache.
Te dire qu'envers toi j'ai su remplir ma tâche,
Et que les jours, les mois, les ans, ont beau passer,
Rien n'atteint ton image et ne peut l'effacer.
Je tressaille à ton nom, et je ne puis l'entendre
Sans être pris au cœur d'un regret triste et tendre,
39
306 RAYONS d'hiver
Et me sentir monter des larmes dans les yeux
Tu n'es qu'absent pour moi ; tu me suis en tous lieu
Sur la mer, dans les bois, les monts et la campagne.
Ton souvenir vivant est là qui m'accompagne.
Mais une heure surtout t'appartient dans le jour
Et te rend plus présent encore à mon amour :
C'est cette heure de calme et de mélancolie
Où le soleil, voilant sa lumière pâlie,
S'incline à l'horizon majestueusement.
Personne n'a traduit comme toi ce moment.
Kul peintre d'un pinceau plus habile et plus leste
K'a mieux redit cette heure et son charme céleste
Kul, sauf ton homonyme et confrère lorrain.
D'un sentiment plus vrai, plus sur et plus serein,
K'a poursuivi dans l'air ces vapeurs fugitives.
Qui s'élèvent des monts, des plaines et des rives,
Et forment dans i'éther ce lit de pourpre et d'or
Où le soleil se couche en rayonnant encor.
Kul n'a peint mieux que toi la grande poésie
Et ce recueillement dont la terre est saisie,
Lorsque le crépuscule, apaisant tous les bruits,
Prélude dans les airs au silence des nuits.
Comme il avait raison, le cher et grand poète
Qui t'appelait le Roi du ciel ! Oh ! quelle fête
C'eût été pour ton âme, ainsi que pour les yeux,
De voir ici la mer, ces coteaux et ces cieux
Si vastes et si doux, cet Atlas qui les touche.
Et surtout, à cette heure où le soleil se couche.
Cette lumière intense et diaphane, enfin
le^
I
A CL AUDE- JULES GRENIER 307
Ce fond de l'air si pur, si profond et si fin,
Cette teinte rosée et lentement pâlie
Que l'on ne voit pas même aux couchants d'Italie!
Oh! comme cette x\frique et toutes ses beautés,
Cher frère, nous auraient ravis et transportés!
Hélas 1 tu n'es plus là; je parle en vain dans l'ombre,
Et d'une ombre ! La mort, la mort aveugle et sombre,
Qui t'a pris sur mon cœur pour te mettre au linceul.
Me voile les splendeurs d'un monde où je suis seul.
J!ge
308 RAYONS d'hiver
LES %ÊVES
JL/A nuit, souvent je vois en rêve
Les bien-aimés que j'ai perdus :
Ah! c'est vous! et je me soulève
Comme un blessé, les bras tendus.
Mais en vain ! leur ombre légère
Échappe à mon embrassement ;
Tarfois même elle est mensongère;
Ce n'est pas eux entièrement.
C'est bien leurs traits; mais il me semble
Qu'une autre âme habite la leur :
Ils ne m'aiment plus, et je tremble.
Et ma joie est une douleur.
LES REVES 309
Mais d'autres fois que de tendresses!
Nous sommes ce que nous étions;
Et je retrouve leurs caresses,
Et la mort n'a plus d'aiguillons.
Ohl venez, revenez sans trêve!
Si c'est un mensonge, il est doux;
Et puisque la vie est un rêve,
Que je rêve au moins avec vous !
310
RAYONS D HIVER
Loi GTl^'K.'DE ^FF^I%.E
11 1ER soir, nous étions assis sur la terrasse,
D'où le vaste horizon qu'un seul coup d'oeil embrasse
Se déroule d'Alger jusqu'au cap Matifou
Et s'étend sur la mer pour finir Dieu sait où!
Le soleil se couchait derrière la colline
Où le vert Mustapha s'échelonne et s'incline,
Avec ses grands massifs d'arbres et de villas,
Vers la mer aux flots teints de pourpre et de lilas.
L'air était frais et pur; l'invisible rosée
Descendait lentement sur la terre apaisée;
De doux parfums montaient de partout. Je me pri:;
A rêver tristement à tous mes morts chéris;
J'évoquai leur image, et dans l'heure indécise
Il me semblait la voir à mes côtés assise.
LA GRAXDE AFFAIRE 311
Tout à coup, dissipant ma chère illusion,
7un d'entre nous posa tout haut la question :
A.U fond, quelle est la grande affaire dans ce monde?
A-lIons, et qu'à son tour chacun de nous réponde !
Le premier dit : Le but important ici-bas
Et le seul, c'est la gloire et ses nobles combats.
— Le second répliqua : La gloire est peu de chose !
L'affaire est de savoir et de chercher la cause
Et le pourquoi de tout. — Le troisième à son tour,
Dit en haussant l'épaule : Eh ! non pas, c'est l'amour !
Je me taisais. — Et vous, n'avez-vous rien à dire ?
Me cria-t-on. Alors, avec un doux sourire,
Je leur dis simplement sans honte et sans remords :
Pour moi, la grande affaire, est de revoir mes morts !
^[usl^pha.
312 RAYONS DHI VER
L'EXCUSE
J E sais bien qu'il est ridicule
De larmoyer ainsi sans fin;
Chaque jour a son crépuscule
Et toute chose a son déclin.
Sans doute un jour je verrai l'heure
Où, subissant la loi des ans,
Tout en pleurant ceux que je pleure,
Mes regrets seront moins cuisants.
Mais avant que le temps apaise
Ces sanglots trop multipliés,
Laissez-moi pleurer à mon aise :
Tant d'autres morts sont oubliés!
LA TEMPETE 313
L^ TE^CTÊTE
1 L pleut; le ciel, la mer, tout est gris, tout se fond.
Pourtant on voit encor les montagnes du fond,
Sous ce voile de pluie ondulant à la brise.
Dessiner le profil de leur ligne indécise;
La mer blafarde étend sa nappe d'un ton dur.
Où le jaune fangeux a remplacé l'azur ;
Les navires du port, agités par la houle,
Balancent lourdement leur grand corps noir qui roule ;
Bientôt le vent du nord accourt en soulevant
Chaque flot qui se creuse en un sillon mouvant :
Toute la mer n'est plus qu'une aflreuse mêlée
Où la vague se tord furieuse, affolée.
Et, se brisant enfin sur le môle aux murs bruns,
Rejaillit en fusée et retombe en embruns.
40
314 RAY ONS D HIVER
Soudain tout s'assombrit encor; dans les nuées
L'éclair fait tout à coup de rapides trouées,
Et le tonnerre, enfin roulant en longs échos,
Achève la terreur de ce sombre chaos.
Alger.
CE QUI RESTE 315
CE QUI %ESTE
J E ne suis plus ambitieux :
J'ai trop regardé les étoiles;
L'infini cache sous ses voiles
Trop de mondes et trop de cieux.
Suis-je encore amoureux ? — Peut-être 1
Mais si le prestige divin
M'effleure un instant, c'est en vain :
Je n'ose le laisser paraître.
Pauvre esprit toujours affamé I
Pauvre cœur avide et si tendre!
A quoi donc désormais vous prendre?
Peut-on vivre sans être aimé ?
3l6 RAYONS d'hiver
Non, sans doute ! mais il nous reste
Le culte de nos morts chéris,
Et pour nos déclins attendris
L'amitié, l'amitié céleste.
PROMENADE DU MATIN 317
T%OC\CE'}L^T)E T>U ■^CoiTI'K,
v^UEL étrange pays! La neige couvre encore
Les cèdres de l'Atlas, du côté de l'aurore,
Et même dans ce coin d'aloès abrité
Le soleil a déjà les ardeurs de l'été.
Voyez ! l'orange d'or luit sous sa sombre feuille ;
Elle est mûre, et partout à pleins paniers se cueille,
Tandis que l'amandier, oublieux des hivers,
Etoile de ses fleurs ses légers rameaux verts.
La neige et le soleil 1 Les saisons réunies,
Mélangeant leurs bienfaits avec leurs harmonies!
Le printemps éternel et son rêve enchanté
Est-il donc, et si près, une réalité?
Blidah.
310 RAYONS D HIVER
LE TIS ^LLE%
J 'ai plus d'une corde à ma lyre,
Plus d'un amour au fond du cœur;
D'un simple son je fais un chœur,
Et j'aime oomme je respire.
Mais si larges que mon esprit
Et mon cœur s'ouvrent dans ce monde,
Ils demandent qu'on leur réponde ;
II faut sourire à qui sourit.
La mort a fait pour moi, Madame,
Ce que la vie a fait pour vous :
Nous souflfrons sous leurs doubles coups
De la solitude de l'âme.
LE PIS ALLER 319
Remplissons-la sans la troubler.
L'amitié nous est légitime,
Et nous pouvons jouir sans crime
De ce sublime pis aller.
320 RAYOXS D HIVER
SOIIIS ^ 'BLI'D^H
0\jK le chemin qui mène à l'Oued-el-Kébir,
Au coucher du soleil souvent j'aime à venir.
Je regarde le ciel, et je pense à ce rêve
Q.u'on appelle la vie et qui pour moi s'achève,
Et dont les flots mouvants sont plus changeants encor
Q.ue ces teintes du ciel et ces nuages d'or.
Je me dis : A quoi bon tant d'espérances vaines,
Tant de larmes de sang, tant d'efforts et de peines?
Pour aboutir à quoi ? Vieillir et rester seul.
Enfin dormir les bras croisés dans un linceul 1
Et puis après ? Toujours ce problème terrible
Où l'homme agite Dieu pour le passer au crible,
Et, s'arrêtant au bord de l'abîme béant,
Recule avec horreur devant le noir néant.
SOIRS A BLIDAH 32 1
Tandis qu'ainsi mon cœur lutte et résiste au doute,
La nuit tombe, le jour s'éteint; je croise en route
Des Arabes des champs regagnant leurs gourbis,
Drapés dans leurs burnous relevés en longs plis,
Grands, superbes et pleins de gravité hautaine.
Pareils aux empereurs sous la toge romaine.
Blidah.
41
322 RAYOXS D
oiD,CITIES T^%T>IVES
Il est des amitiés tardives,
Charme de l'arrière-saison,
Dont les lueurs pures et vives
Illuminent notre horizon.
Ainsi le soir a ses étoiles,
Quand le jour s'efface sans bruit ;
Ainsi Vesper luit sous les voiles
Qui tombent du front de la nuit.
Amitiés, étoiles de l'âme,
Enchantement de mon déclin,
Ne voilez jamais votre flamme !
Brillez sur moi jusqu'à la fin. ^
l
LA JUIVE 323
L^ JUIVE
l\ Blidah, l'autre jour, je passais sur la place;
Un enfant tout à coup dans mes pieds s'entrelace ;
Je me baisse, et le prends doucement par la main,
Pour l'aider à trouver plus vite son chemin.
Sa mère le suivait, qui me fit un sourire,
Et je la saluai gravement sans rien dire.
Plus loin, la retrouvant au jardin, simplement
Des beaux yeux de l'enfant je lui fis compliment;
Non sans droit; car c'était une petite fille
De cinq ans tout au plus et vraiment fort gentille.
Pour la mère, elle était grande et superbe à voir,
Une juive d'Afrique, au teint pâle, à l'oeil noir.
Magnifique à coup sûr; mais sa beauté stupide
Montrait trop que le cœur ou la tête était vide.
324 RAYOXS D HIVER \
Comme je lui parlais des beaux yeux de l'enfant,
« Oh ! me répondit-elle et d'un air triomphant,
Ce n'est rien; j'en avais un autre, un vrai prodige,
Chacun de sa beauté subissait le prestige.
On n'avait jamais vu de si joli garçon.
On l'admirait partout et de telle façon
Qu'à tous les coins de rue on nous arrêtait : même
Un vieux riche, charmé de sa grâce suprême,
Voulut me l'acheter : je refusai; j'eus tort;
Car quelques mois après, le petit était mort, w
Sur ce, l'inconsciente et tranquille mégère
Passa, se dandinant, souriante et légère.
Blidah.
32^
^^CICIS
v_>œ:urs attendris de jeunes femmes,
Ce livre vous est dédié ;
Mais il est encor d'autres âmes
Dont je dois bénir l'amitié.
C'est vous, amis, dont les tendresses,
Avec des accents plus virils,
M'ont soutenu dans mes détressés
Et consolé dans mes exils.
Sans doute vos fronts plus sévères
Et vos yeux ont moins de douceurs ;
Mais vous êtes pour moi des frères,
Comme les autres sont des sœurs.
326 RAYONS d'hiver
Mon cœur reconnaissant vous nomme
Avec la même effusion :
Sourire aimant de femme ou d'homme,
C'est le même divin rayon.
K ]I A M S I N
327
KH^^CSIN
T,
o u T A COUP, cette nuit, au milieu des ténèbres,
La tempête a poussé des hurlements funèbres.
Le khamsin, du désert venant à fond de train.
Secouait la toiture avec un bruit d'airain.
Comme un vol de démons hurlant dans la mitraille,
Le vent avec fureur ébranlant la muraille.
Soulevait en grinçant les ais et le parquet.
Tout pliait, tout pleurait, tout criait, tout craquait,
J'entendais les dattiers en plaintes désolées
Courber sous l'ouragan leurs palmes affolées.
Je me levai, j'ouvris ma fenêtre ; un torrent
D'air embrasé frappa mon visage en courant.
Je croyais assister presque à la fin du monde.
Mais quelle ne iat pas ma surprise profonde !
RAYONS D HIVER
La lune rayonnait dans l'éther le plus pur;
Les étoiles voguaient sur le plus sombre azur,
Et le vent sous ce ciel calme, étoile, splendide,
Continuait son vol eflfréné dans le vide.
Blidah.
LE GRAXD ABSENT 32c
LE GX^'N.'I) ..d'BSE'K.T
1->'axs ces vers où ton cœur respire
Et se déploie à découvert,
Une note manque à ta, lyre,
Une voix manque à ton concert.
Ne le vois-tu pas, ô poète?
C'est l'amour 1 et ce grand absent
A ta symphonie incomplète
Ote tout charme et tout accent,
— Je le sais, Je le sens trop même.
Mais le cœur a beau s'enflammer,
Il ne suffit pas que l'on aime :
Il faut qu'on puisse vous aimer.
42
330 RAYONS D HIVER
On l'a mieux dit : qui donc ignore
Ces vers qu'on relira toujours :
Si vous voulez que j'aime encore,
Rendei-vioi l'âge des amours I
33'
E TITUBE
A MADAME G .
V
ous dont j'aime l'œil vif et la lèvre rieuse,
Vous voulez donc savoir, ô belle curieuse,
Les succès, les plaisirs de mon séjour d'Alger?
Je l'avouerai tout bas : mon bagage est léger;
Car l'âge et le péril me faisant deux sagesses,
Mon cœur n'a pas osé faire trop de largesses.
Hélas 1 Léporello trouverait à bon droit
Sur ce chapitre-là mon catalogue étroit.
Cette prudence, au fond, m'a coûté peu de peine.
Nul objet n'a tenté de réveiller ma veine :
Moresque, Arabe ou bien Kabyle, à cet égard
Nulle ne m'a paru valoir mieux qu'un regard.
Si l'Afrique est un vieux continent, je me pique
D'en être un autre ici 1 Ce jeu de mots pudique
332 RAYONS D HIVER
(Q.u'un médisant dira tiré par les cheveux)
Pourra vous préparer à mes derniers aveux :
Le soir, à la Kasbah, dans ces sombres ruelles
Où, d'ordinaire, on trouve assez peu de cruelles,
Zorah m'a dit : Maboul ! Fatma m'a dit : Halouf I
Peut-on se confesser plus ingénument? — Oufl
LA NATURE 333
L^ 'K.^TUTIE
Oi belle que soit la nature,
Homme, il ne faut pas t'y fier :
Elle est impénétrable et dure
Comme l'acier.
Ne te livre pas à ses charmes
Avec un espoir de retour :
Elle est impassible, sans larmes
Et sans amour,
Dieu la fit pour être la trame
De nos pensers les plus divers :
C'est le cadre où se meut notre âme
Dans l'univers.
334 RAYONS D HIVER
Mais tout en étant plus grands qu'elle,
Elle nous blesse en cent façons.
Elle sait qu'elle est immortelle,
Et nous passons.
Sans la mépriser ni la craindre,
Et sans nous laisser opprimer.
Jouissons-en, et sans nous plaindre.
Sachons l'aimer!
I
INSAISISSABLE
335
l'H^S^ISISS^ULE
J'ai tenté quelquefois de traduire en mes vers
Cette mer si changeante, aux flots toujours divers ;
Mais en vain. Car la mer est plus mobile encore
Que le nuage errant au ciel qui le colore.
Elle est insaisissable ! Et le vol des oiseaux
Se suit plutôt des yeux que le miroir des eaux.
Que de fois, comme un peintre attentif et sincère.
Ai- je voulu fixer cet ondoyant mystère 1
Il m'échappait toujours. Xi le ciel ni le vent
Ne m'expliquent pourquoi, sur l'abîme mouvant,
Ou voit ces longs sillons où la vague endormie
Sur le golfe agité fait comme une accalmie;
Ou pourquoi, sous un ciel de l'éther le plus pur,
La mer roule assombrie et sans reflet d'azur.
356 RAYONS d'hiver
Obéit-elle donc à des forces secrètes?
Ou ses flots dont notre œil n'aperçoit que les crêtes,
Subissent-ils la loi de courants inconnus?
Des fleuves sous-marins. dans son sein contenus
Surgiraient-ils d'en bas pour troubler sa surface?
O mer! quel est ton rôle ici-bas dans l'espace?
Pourquoi tant t'agiter? qui donc règle ton cours?
O mer! comme tes flots ressemblent à nos jours 1
Alger.
LA VIE ET LA MER 337
L^ VIE ET L^ V>CE%
Lu A mer est semblable à la vie :
Chaque jour nous pousse à la mort:
Et l'onde par l'onde suivie
Comme nous vient mourir au bord.
La vie à la mer est pareille :
Elle a ses courants et ses flots,
Ses jours que la joie ensoleille, '
Et ses tempêtes de sanglots.
Et toutes deux sont un mystère
Que les hommes sondent en vain,
Un mot qu'épelle encor la terre
De l'énigme du plan divin.
43
338 RAYONS d'hiver
T^iLE oiUTlOXE
-Cntouré de vapeurs, pâle et tout languissant,
Le soleil, ce matin, comme un convalescent,
Se lève avec lenteur, et la mer sans écume.
Plate, se couvre au fond d'un long voile de brume.
Des nuages dans l'air montent silencieux.
Et d'une molle ouate ont tapissé les cieux.
A voir cette mer calme et la lumière pâle
Qui tombe de ce ciel couvert, teinté d'opale.
On se croirait en Suisse, au bord d'un lac charmant
Quand la lune blanchit au loin le flot dormant.
Tout est flou, vaporeux, de teinte froide et grise ;
Kul bruit ; rien ne s'émeut, ni la mer ni la brise,
Et tout sommeille encor dans la ville et le port.
Cette aube est presque un soir de nos pays du Nord.
Alger.
COMMENT 339
COS^C'ME'H.T
A MADAME
'J IGNORE comment je vous aime,
Mais je vous aime infiniment.
Au fond, tenez-vous bien vous-même
A préciser ce sentiment?
Q.u'il soit une amitié trop tendre,
Un pâle amour silencieux.
Cette flamme n'a pas de cendre
Et ce rêve est délicieux.
Cette tendresse aérienne
Qui plane sur vous doucement,
Sans que nulle tempête vienne
Troubler la paix du lac dormant;
340
RAYONS D HIVER
Cette attention inquiète
Qui vous fait le centre de tout,
Ce regard dont l'ardeur discrète
Vous suit de près, de loin, partout;
Ce sentiment qui remplit l'âme.
Et dont on n'est jamais lassé,
Vaut mieux que les rêves de flamme
Et les orages du passé.
La fleur de l'âme s'y respire
Et s'y cueille même parfois,
Sans que le réel nous déchire
Et nous ensanglante les doigts.
Laissons-le se nommer lui-même :
Amie, amante, femme ou sœur,
Qu'importe! il suffit que l'on s'aime
Et que la vie ait sa douceur.
FEMMES D ALGER 34I
FECtCC^CES T)'^4LGE%
OuR la terrasse au nord, auprès d'un laurier-rose,
Le visage voilé, la femme arabe pose,
Toute en blanc, et la laine, aux grands plis ondulants.
Dessine avec ampleur ses contours opulents.
Seuls deux grands yeux tout noirs, pareils à deux étoiles,
Brillent d'un sombre éclat dans la blancheur des voiles.
Elle reste immobile, et le peintre à ses. pieds
N'a qu'à rendre ses plis avec soin copiés,
Pour en faire un pendant à la Diane antique.
Or, comme je restais à l'ombre du portique,
« Avancez, me dit-il, j'ai toute la smala :
L'aïeule et la petite-enfant sont encor là.
Regardez 1 n'est-ce pas une double merveille ?
Vous pouvez lui parler, si vous voulez ; la vieille
342 RAYONS D HIVER
Sait un peu de français, mais l'enfant, pas un mot
Je m'approche et je dis à l'aïeule aussitôt.
Admirant le costume et les pantalons roses,
Les yeux de la fillette et ses charmantes poses :
« Ne lui feras-tu pas apprendre le français? »
La vieille simplement me répondit : « Jamais 1 )>
Mais il aurait fallu voir de quel air farouche,
Et l'horreur, le mépris, qui lui tordaient la bouche I
Mustapha d'^Alger.
I
DOLOROS.E 343
'DOLO%OS.E
C
HAST ES ombres de jeunes femmes,
Chères et douces amitiés,
Je pense à vous! Si dans vos âmes,
Là-bas, au loin, vous le sentiez!
Hélas ! toutes ou presque toutes
Dans ce noble et charmant essaim
Perdent leur sang à larges gouttes.
Et portent une plaie au sein.
Pas une qui n'ait sa blessure !
L'une après des jours triomphants
De rien au monde n'est plus sûre ;
L'autre a perdu tous ses enfants.
344
RAYONS D HIVER
L'autre encor si digne qu'on l'aime
N'a rencontré qu'un cœur glacé;
Tout a trompé la quatrième
Dans le présent et le passé.
D'autres enfin, pauvres et fières,
Pour assurer leur lendemain
Usent leurs doigts et leurs paupières
A gagner chaque jour leur pain.
Une seule est encore heureuse...
Ah 1 qu'elle le soit à jamais 1
Que jamais le chagrin ne creuse
Ce front pur où siège la paix 1
Si vous saviez, quand ma main presse
Votre main, de quelle pitié,
De quelle ineflfable tendresse
S'émeut pour vous mon amitié !
Pauvres âmes désemparées !
Puisse-t-elle vous tenir lieu
De l'amour dont vous a sevrées
Ce siècle froid, le monde et Dieu 1
A LA KASBAH 345
^ L^ K^iS'B^iH
Ht nous sommes entrés dans l'étrange réduit:
Zorah, sur des coussins, belle comme la nuit,
Trônait nonchalamment dans sa petite chambre,
Où planaient la fumée et le parfum de l'ambre.
Elle est vraiment jolie et fait plaisir à voir;
Son front est blanc, sa joue est rose, et son œil noir.
Sans le secours du khôl, brille comme une étoile;
Sa tête sous ses lourds sequins d'or est sans voile
Et sa poitrine aussi — je veux dire le haut ;
Car on n'en voit pas plus, Madame, qu'il ne faut,
Comme lorsqu'à Paris de leurs blancheurs nacrées
Vos épaules d'ivoire éclairent nos soirées.
Ses traits n'ont rien d'arabe, elle parle français,
Assez pour discuter les frais de ses procès;
Car elle en a beaucoup, et chez elle l'on plaide
44
246 RAYONS d'hiVEI
Nuit et jour : le client au client y succède.
Ce soir-là, mes amis voulaient tout simplement
Me montrer, disaient-ils, cet avocat charmant,
Sans lui faire étaler toute son éloquence :
Une simple visite en toute bienséance.
Quand la vieille négresse eut fini de caser
Notre bande joyeuse, on se mit à causer;
On servit le café, puis les confiseries.
Alors vint le gros rire et les plaisanteries.
Moi, tout en écoutant, je laissais au hasard
Sur cet intérieur s'égarer mon regard.
.Le mobilier est simple et des plus ridicules :
On n'aperçoit d'abord qu'horloges et pendules,
Une douzaine au moins ; c'est le fond du décor.
Avec quelques chromos aux brillants cadres d'or;
Puis une alcôve; enfin au fond, sur une estrade,
Dans des flots de dentelle, un grand lit de parade :
De parade, ai-je dit? non, c'est l'autel riant
D'un culte qu'on pratique ailleurs qu'en Orient,
Or la nuit s'avançait : je sonnai la retraite :
Pour payer le café la vieille fit la quête
Sur un plateau de cuivre, et, la lampe à la main.
De l'étroit escalier nous montra le chemin.
Un escalier de pierre et droit comme une échelle.
Adieu ! s'écria-t-on, adieu, Zorah la belle !
Mais un fait étonnant aussi bien que précis :
Nous étions entrés sept, et nous sortîmes six!
Ahcr.
LE ROSIER DU BENGALE 347
LE %OSIE% 'DU 'BE^G^LE
-LliER, à l'heure matinale,
J'admirais les fraîches couleurs
D'un pied de roses du Bengale,
Chargé de boutons et de fleurs.
Quel charmant emblème! me dis-
Roses et boutons entr'ouverts -
Fleurissent sur la même tige,
Tout en étant d'âges divers.
Ainsi des tendresses nouvelles
Dans mon cœur naissent à côté
De vieilles amitiés fidèles
A qui rien ne peut être ôté.
348 RAYOxs d'hiver
Voyez! est-ce que par la rose
Le frais bouton est envié?
Une tendresse fraîche éclose
Nuit-elle à l'ancienne amitié?
La rose' au bouton fait sa place
Sans accaparer le rosier;
Chacun l'enchante de sa grâce,
Et chacun le possède en entier.
La rose un jour sera fanée;
Mais l'amitié, c'est diâFérent :
Le temps l'embellit; chaque année
La revêt d'un charme plus grand.
Doux nœuds resserrés par la vie,
Et par le temps sanctifiés,
Ke craignez pas qu'on vous oublie,
O chères vieilles amitiés !
A FROMENTIN 349
^ F%Oî\CE'}Z.TI-'}L
vv Fromentin ! ami de mes jeunes années,
La vie a pu disjoindre un jour nos destinées,
Et longtemps, trop longtemps, écartant nos chemins,
Sans diviser nos cœurs, séparer nos deux mains.
Mais plus tard, mûrs tous deux quand nous nous rencontrâmes.
Quel élan mutuel a rapproché nos âmes !
Hél^s 1 le sort jaloux avait compté tes jours.
N'importe I Je t'aimai, je t'aimerai toujours ;
Toujours le souvenir de ta tête pensive,
Et l'admiration que le regret avive
Pour ton œuvre charmante et tes nobles efforts.
Te feront une place à part parmi mes morts.
Et ce n'est pas ici, dans ce Sahel d'Afrique
Qu'illustra ta palette et ta plume magique,
O peintre deux fois peintre, ô poète accompli !
Que pour toi dans mon cœur peut commencer l'oubli.
Alger.
350 RAYONS D HIVER
U'K.E SURTOUT
1->'axs ce groupe charmant qui m'aime
Il en est une, une surtout,
Dont l'amitié tendre et suprême
De près, de loin, me suit partout.
C'est une pauvre abandonnée,
Qui dans le vide étend ses bras,
A qui la dure destinée
A pris ses enfants ici-bas.
Quand je mourrai, ce sera celle
A qui je manquerai le plus,
Et qui m'évoquera pour elle
Dans mes vers sans cesse relus.
UNE SURTOUT 351
Et quand un jour, sans qu'elle y pense,
Elle rencontrera ceux-ci,
Je sais que ses pleurs en silence
Me répondront tout bas : Merci !
352 RAYON- s D HIVER
STYLITE .4%^'BE
r RÈs du fort Bab-Azoun, où s'arrête le quai,
Au coucher du soleil souvent j'ai remarqué
Un Arabe accroupi sur la margelle en pierre,
Immobile, les yeux perdus dans la lumière.
On dirait un monceau de laine. Son burnous
L'enveloppe en entier de la tête aux genoux ;
Et ses plis poussiéreux ne laissent voir qu'à peine
Le profil d'une face amaigrie et sereine,
Où la peau n'est qu'un cuir tanné par le soleil.
Et deux grands yeux profonds, d'un éclat sans pareil.
Qui ne voient que le ciel et la mer. — A quel rêve
Peut se livrer ce front qui jamais ne se lève ?
Est-ce un pauvre idiot ? ou bien un marabout
Ivre de Dieu, sondant l'énigme du Grand-Tout,
STYLITE ARABE 353
Inaccessible aux bruits comme aux soins de la terre?
Qui le sait ? En tout cas, l'étrange solitaire
Pour rêver à son aise a bien choisi le lieu
D'où l'esprit plus léger peut monter jusqu'à Dieu.
A ses pieds, c'est le port et la voie élargie
Qu'ouvre sans fin la mer à l'humaine énergie ;
Puis la rade, le cap, le Djurjura neigeux,
Enfin le ciel profond, la lumière et ses jeux;
Quel vaste champ d'essor pour l'âme et la pensée !
Mais où ma fantaisie en sa course insensée
M'emporte-t-elle encor ? Cet Arabe accroupi
Ne pense à rien peut-être. Indolent, assoupi.
Sans doute son esprit n'est qu'un froid crépuscule
Où l'instinct seul domine, où seul rit et circule
Le flottant souvenir des pâles voluptés
Qu'hier le kiff versa dans ses membres domptés.
N'importe ! mendiant stupide ou pur ascète.
Cet Arabe immobile est beau pour le poète.
Et tout peintre devant ses splendides haillons
Sentira sous ses doigts frissonner ses crayons.
AUer. '■'
45
3 54 RAYONS D HIVE]
L^ FAUVETTE
r ETiTE fauvette qui chantes
Dans ce bois d'où l'on voit la mer,
Sais-tu que tes notes touchantes
Me rendent l'exil moins amer?
D'où viens-tu ? Ton chant me rappelle
Tant de lieux remplis de douceurs,
La vieille maison maternelle
Et mon jardin plein de tes sœurs.
Q.ui sait même ? c'est toi peut-être
De ta douce voix de cristal
Qui gazouillais sous ma fenêtre,
En Europe, au pays natal ?
LA FAUVETTE 355
Oh! si c'est vrai, pauvre exilée,
Qui fuis comme moi nos hivers,
Chère petite amie ailée,
Parlons de tant d'objets si chers !
Te souviens-tu de la tourelle
Qui s'avance sur le chemin,
Où venait nicher l'hirondelle,
Près des rosiers et du jasmin ?
Et la glycine et la bignonne
Qui, jusqu'au faîte s'attachant,
Couvre la maison en automne
De grappes de fleurs au couchant ?
Et le jardin et la charmille,
Où peut-être un jour tu nichas.
Où j'ai défendu ta famille
Contre les enfants et les chats ?
Et les tombes du cimetière
Où dorment tous mes bien-aimés,-
Où sous leurs pieds m'attend ma pierre.
J'irai bientôt : Dormez 1 dormez !
356 RAYONS d'hiver
La vieille maison est fermée,
Triste, elle rêve à mon retour;
Aucun bruit, aucune fumée
Ne trahit sa vie alentour.
Laissons-l^ dormir sous la neige,
Jusqu'au printemps, et d'ici là
Que Dieu me guérisse et protège
Ce nid d'où sa main m'exila!
Et puisque au loin il nous rassemble.
Pauvre oiseau, je veux l'en bénir :
Tous les deux puissions-nous ensemble
Au pays natal revenir !
Viens 1 tu chanteras sur les branches
De mes vieux pommiers à plein vent.
Sans regretter les villas blanches,
Ni cette mer au flot mouvant;
Ni ces monts à teinte opaline,
Le soir au coucher du soleil,
Ni la Kasbah sur sa colline
D'un ton mat au marbre pareil.
LA FAUVETTE 357
Notre nid, à nous, est en France;
Dépêchons-nous d'y revenir.
Le tien est rempli d'espérance,
Le mien, des pleurs du souvenir.
Oui, partons 1 contentons nos âmes;
Retournons bien vite là-bas !
Loin de la terre où nous aimâmes
L'exil est partout sous nos pas.
358 RAYONS d'hiver
^'DIEU
1-«E signal est donné; déjà gronde l'hélice;
Le navire s'ébranle avec lenteur et glisse
Majestueusement sur les bassins du port;
Il arrondit sa courbe et met le cap au nord...
Adieu, la blanche Alger et son quai magnifique !
Adieu, soleil! adieu, coteaux! adieu, l'Afrique!
Ciel d'azur dont mes yeux ne se sont pas lassés,
Jours d'étude et de paix si doux, si tôt passés.
Même lorsque la pluie à longs flots descendue
Jetait son voile gris sur la vaste étendue !
Palmiers verts aux fruits d'or frissonnant à mes pieds.
Pâles soleils levants chaque jours épiés,
Couchants épanouis dans un ciel d'or fluide,
Dont mon frère aurait peint la profondeur limpide !
359
Air ^embaumé, qui viens de la mer et des monts,
Rasséréner les cœurs et guérir les poumons I
Rade où l'écume au bord fait un feston de franges,
Kasbah, la ville étrange, aux hôtes plus étranges,
Blanche villa moresque, enchantement de l'œil,
Où deux peintres amis m'attendaient sur le seuil,
Sidi-Ferruch, deux fois conquête de la France,
Où germe en paix le prix de la persévérance,
Adieu, trois fois adieu ! Vous aussi, couple aimant.
Jeunes Talebs qu'unit le même sentiment.
Derniers regards amis, dernières mains pressées,
Adieu ! gardez au cœur mes meilleures pensées !
Mais c'en est fait. Déjà les montagnes du fond
S'abaissent ; à leur pied la Kasbah se confond ;
La mer, la vaste mer partout nous enveloppe...
Tournons-nous vers la France et saluons l'Europe !
A bord.
360 RAYONS d'hiver
^U %,ETOU%
i-« E navire grand comme une arche,
Par l'œil du pilote conduit,
Majestueux poursuit sa marche
Dans les ténèbres de la nuit.
Ses mâts glissent sur les étoiles ;
L'écume blanchit ses bossoirs;
L'hélice, à la place des voiles.
Le fait bondir sur les flots noirs.
Il sait son but : sans qu'il dévie,
Il se dirige vers le port.
C'est l'image de notre vie,
Car mourir, c'est toucher le bord.
En mer, la nuit.
RAYONS d'hiver 361
%^YO'}i.S T)'HIVETi
R
AYONS d'hiver! soleils de la saison dernière,
Aux crépuscules courts, à la pâle lumière.
Vous êtes bien l'image et le nom de ces vers,
Où l'on sent trop le froid de l'âge et des hivers.
Faibles et languissants, sans grâce et sans haleine,
Ils ne jaillissent plus de cette source pleine
Q.ui s'ouvrit largement au printemps de mes jours,
Ils s'épanchent sans bruit en flots rares et courts.
Pour se perdre au hasard dans le silence et l'ombre.
Voici la nuit : mon âme est comme un bois plus sombre
Où sur les nids déserts cesse tout chant joyeux;
Le crépuscule étend son voile sur les cieux;
La rosée aux rameaux en givre se balance...
O Musel c'est l'hiver — et l'heure du silence.
Baume.
46
FLEURS DE GIVRE
PRÉFACE
L'hiver û: ses fleurs. Sur la vitre pâle,
Oii vient se fixer la vapeur de l'air,
De son froid burin la Use hyémah
Grave un paysage au ton mat et clair.
Au dehors, le givre en grains diaphanes
Pose aux noirs rameaux les arbres dormants
Des colliers de nacre et des filigranes
Oîi l'argent sertit de purs diamants.
La froide vieillesse — hiver de la vie —
Peut aussi fleurir malgré ses doideurs :
Car toute saison a sa poésie,
Ses liens et ses maux, ses fruits et ses pleurs.
FLEURS DE GIVRE
LIVRE PREMIER
F^iC\CILLE
O lispelnd Lied ! bring mir zurûck
Der ersten Tage Unschuld un Gluck!
O dear parents, sweet home, old place
"Where I am born,
And where, the last of my race,
I sit forloni !
O F^^CILLE
vy famille, o loyer où s'alluma notre àme,
Paradis où l'enfant ignore un monde amer!
Jeune, on te fuit, mais vieux, on réveille ta flamme,
Comme un pauvre à genoux devant un feu d'hiver.
368 FLEURS DE GIVRE
D'une main incertaine on soulève tes cendres,
Cherchant dans la poussière où dort le souvenir
L'ombre des jours heureux et des êtres si tendres
Qui ne doivent jamais, plus jamais revenir.
C'est mon tour à présent! Me voici devant l'âtre,
Où jadis plein de jours s'asseyait mon aïeul.
C'est ici que son cœur, si grand, cessa de battre.
J'y viens mourir aussi : mais moi j'y serai seul.
Salut, vieille maison, où le ciel me fit naître,
Où de tous mes parents j'ai dû fermer les yeux !
Regarde ! c'est bien moi ; pourras-tu reconnaître.
Dans ce vieillard flétri, l'enfant des jours joyeux?
Tu m'as vu chaque année au déclin des automnes
Respirant l'air natal avec enivrement,
A tes vieilles parois suspendre mes couronnes,
Ces présages trompeurs que l'avenir dément.
Puis tu m'as vu plus tard, au milieu de la vie.
Revenir las, brisé, les cheveux déjà blancs,
M'asseoir près de ma mère et n'avoir qu'une envie
Ouater de bonheur le nid de ses vieux ans.
Maintenant je suis seul; père, sœur, frère, mère,
Aïeul, tous sont allés d'où nul n'est revenu;
Je partirai bientôt comme eux, et ma chimère
Est de les retrouver dans un monde inconnu.
O souvenirs sacrés! seuls débris du naufrage
Que les flots en colère ont rejetés au bord,
O souvenirs sacrés 1 cher et dernier mirage,
Je veux vivre avec vous en attendant la mort !
Baume.
47
370 FLEURSDE GIVRE
LES T>EUX TIE'li_%ES
Il est une pierre, une simple pierre,
Près de la tonnelle au fond du jardin.
Qu'un indifférent trouverait grossière.
Je ne puis la voir sans qu'à ma paupière
Les pleurs du regret ne montent soudain.
C'est là qu'autrefois sur cette humble pierre
J'ai vu si souvent ma mère s'asseoir
Pour y faire en paix à Dieu sa prière,
A l'heure où le ciel voile sa lumière,
Ou pour respirer la fraîcheur du soir.
Et je pense alors à cette autre pierre.
Que connaissent bien mon cœur et mes pas,
Où m'attend sous l'herbe au vieux cimetière
Celle qui n'est plus qu'un peu de poussière...
O mère ! ton fils ne tardera pas.
;?!
L'ETI'yLE 'BL^'X.CHE
Voici le printemps, un printemps encori
Dans les airs plus doux l'hirondelle crie,
L'insecte engourdi reprend son essor...
L'aubépine blanche est déjà fleurie.
Je ne verrai pas linir ce printemps.
D'un poids douloureux mon âme meurtrie
Ne tient pas à vivre encor plus longtemps.
L'aubépine blanche est déjà fleurie.
Dans l'enclos funèbre où l'on m'aura mis,
Si l'on vient me voir, je veux qu'on sourie.
Ne me pleurez pas, ô mes chers amis.
L'aubépine blanche est déjà fleurie.
1
372 FLEURS DE GIVRE
J'aurai retrouvé tous ceux que j'aimais :
Mon frère, ma sœur, ma mère chérie,
Et, n'est-il pas vrai. Seigneur, pour jamais?
L'aubépine blanche est déjà fleurie.
373
LE CTl^X'D .AC\COU%
V^UE de fois j'essayai de dire
Comment et combien je l'aimais !
Mais le cœur dépasse la lyre;
L'infini ne s'atteint jamais.
Je cherche en vain des mots pour rendre
Ce sentiment profond et tendre
Qui fut notre vie un moment;
Je n'en trouve qu'un seulement :
— Hélas! peut-elle encor l'entendre? —
Ce mot qui dit tout, c'est maman I
Je sais qu'en vers on doit proscrire
Ce premier cri de tous les cœurs ;
Je sais que le monde en peut rire
Et que l'empire est aux moqueurs.
374 FLEURS DE GIVRE
Mais la nature est la plus forte ;
Ce vain monde et l'art, que m'importe !
Quand viendra mon dernier moment,
Mon pauvre cœur en s'endormant
Et ma lèvre avant d'être morte
Diront encor : Maman, maman 1
FAMILLE 375
^U JEU'K.E (2U^TU0%
v^UAND je ne serai plus, quand sous ma froide pierre
Dieu m'aura près des miens pour jamais endormi,
Vous viendrez, n'est-ce pas? le soir, au cimetière,
W Visiter votre ami.
J'ai planté sur ma tombe un rosier du Bengale ;
Vous pourrez en passant y cueillir une fleur,
Et si quelque parfum doucement s'en exhale.
Respirez-y mon cœur!
Ce cœur qui vous aima plus qu'il n'a su le dire ;
Car vous avez jeté comme un rayon charmant
La gaieté, la candeur de votre frais sourire
Sur mon isolement.
376 FLEURS DE GIVRE
Et puisque vous priez ce Dieu que tout implore,
O mes chères enfants! demandez-lui qu'un jour
Nous nous retrouvions tous pour nous aimer encore
Dans son divin amour.
FAMILLE 377
LES GoiUT)ES
Pour le 100^ dhier des Gaudes
-(ES Gaudes I à ce mot tout le passé se lève;
/essaim des souvenirs m'emporte comme un rêve ;
e retrouve mes jours d'enfance et mon pays
Lvec ses bois de chêne et ses champs de maïs,
'ai sept ans; je revois la maison paternelle,
;t ma mère et les jours écoulés sous son aile,
2es jours de liberté, d'amour, si tôt taris,
Want les ans d'étude et de geôle k Paris,
e revois tous les coins de la vieille demeure ;
.e jardin où j'allais marauder à toute heure,
Dû le blé de Turquie, aux pieds souvent pillés,
^'offrait des rôts laiteux que je mangeais grillés;
Il surtout la cuisine antique avec son âtre.
Dû le grillon chantait dans la cendre grisâtre;
48
378 FLEURS DE GIVRE
Le haut bahut rempli de linge jusqu'au fond ;
Les épis de maïs suspendus au plafond,
Qu'on égrenait le soir en les frottant ensemble
Pour livrer les grains mûrs à la meule qui tremble,
La vaste cheminée en manteau surplombant
Et la table de chêne avec son double banc,
Où toute la famille — au grand complet encore —
Gaiement et sans façons s'asseyait dès l'aurore
Pour prendre le premier déjeuner du matin.
Oh! comme je revois ce rustique festin!
L'aïeul même, le front orné d'une fontange,
Dans sa robe de chambre au grand ramage étrange,
Laissant les plus petits grimper sur ses genoux,
Descendait pour manger sa panade avec nous.
Aux enfants on donnait des gaudes; la marmite.
Au gré de nos désirs, n'allait pas assez vite.
Enfin l'instant venait qu'on attendait debout
Où la farine d'or du maïs chante et bout.
Alors chacun tendait son assiette à mesure ;
On se dispuuit bien le fond et la rasure.
Mais chacun contenait son envie et sa faim,
Et c'étaient des chansons et des rires sans fin !
— Sans doute au cher pays on mange encor des gaudes
L'été, j'y trouve encor des amitiés bien chaudes;
La maison est toujours debout, mais j'y suis seul.
Et quoique sans enfants, c'est moi qui suis l'aïeul...
— O maïs aux fruits d'or, à la tige élancée,
Champs du pays natal si chers à ma pensée.
Quand pourrai-je revoir votre ombrage léger ?
379
[ci, dans mon exil, où fleurit l'oranger,
L'hiver n'est qu'un printemps qu'un air plus doux embaume
Mais j'aime mieux encor les bords du Doubs et Baume
Que l'azur provençal, la mer et les palmiers :
Car nos vrais et nos seuls amours sont les premiers.
Hyéres, iS^2.
380 FLEURS DE GIVRE
'X.OS C\CE%ES
IIeureux qui tout enfant dans cette vie amère
A connu le sourire et l'amour d'une mèrel
Le lait de la tendresse humaine a pénétré
Ce cœur où pour jamais goutte à goutte est entré
Le culte et le respect attendri de la femme.
C'est aux mères qu'on doit le meilleur de son âme.
Heureux, et d'un bonheur plus rare et plus entier,
L'homme qui peut asseoir sa mère à son foyer,
Et lui rendre les soins qu'enfant il reçut d'elle.
Oh ! que son sort est doux et que sa part est belle 1
Il peut guider ses pas que l'âge en sa rigueur
A rendus chancelants, la serrer sur son cœur,
Caresser sur son front où passait un nuage
Ces cheveux que la vie a blanchis avant l'âge.
38i
Par des propos virils ou des mots enfantins
Lui rappeler parfois les jours déjà lointains,
Dissiper ses regrets et ses mélancolies,
Faire éclore un sourire à ses lèvres pâlies.
Hélas 1 et lui cacher sous un air de gaieté
Combien tout ce bonheur si grand est limité;
Enfin, changeant de rôle, et fils pieux sans cesse,
[usqu'à son dernier jour l'entourer de tendresse.
Car lorsque sur leur front Dieu met des cheveux blancs,
Nos mères à leur tour deviennent nos enfants!
382 FLEURS DE GIVRE
J'^ %EVE
J 'ai rêvé, quand j'étais un enfant, que la vie
De joie et de bonheur n'était qu'un long chemin.
Ma mère souriait à mon âme ravie;
Il me semblait que Dieu me tenait par la main.
Hélas! tout Paradis n'est qu'un songe éphémère :
Dieu se retire au fond de son ciel réservé,
Et sur mon cœur navré la mort a pris ma mère...
J'ai rêvé.
J'ai rêvé, quand j'étais adolescent, que l'homme
Se devait d'être pur et grand, sans passions :
Que la France pouvait ainsi qu'Athène et Rome
Devenir guide et chef des autres nations ;
Q.ue les heureux voudraient éteindre la misère;
Que l'humble par l'amour du riche relevé
L'embrasserait au front et lui dirait : Mon frère I
J'ai rêvé.
FAMILLE 383
J'ai rêvé, quand j'étais homme fait, que la gloire
Ne devait couronner que le front du plus grand,
Qu'il fallait travailler, souflFrir, aimer et croire,
Être homme enfin, avant d'oser sortir du rang.
J'avais cru qu'il fallait démasquer l'hypocrite,
Faire honte au méchant, au lâche, au dépravé.
Et qu'enfin le pouvoir n'était dû qu'au mérite...
J'ai rêvé.
J'ai rêvé bien longtemps, car la vie est un rêve.
Et la mienne a passé le but plus qu'à moitié.
O mes amis! avant que ma course s'achève,
Resserrons nos liens d'amour et d'amitié !
Puisque Dieu m'a permis de respirer vos âmes,
Faites que votre cœur au mien reste rivé,
Et ne me dites pas que quand nous nous aimâmes.
J'ai rêvé.
t
384 FLEURS DE GIVRE
'P'BJE%.E
l-^iEU tout-puissant, daigne m'entendre !
Être superbe, esprit caché.
Ma raison ne peut te comprendre :
Mais mon cœur t'a toujours cherché.
Combien de fois, d'amour avide,
Tendant mes deux bras dans le vide,
Vers toi j'étais prêt à crier...
Hélas 1 par le doute obscurcie,
Comme un enfant qui balbutie,
Mon âme hésitait à prier.
Toi qui fus le Dieu de ma mère,
Tu le sais, je n'ai plus sa foi.
Pourtant à chaque peine amère
Je m'adressais toujours à toi.
FAMILLE 385
Soit par filiale habitude,
Ou l'horreur de la solitude,
J'invoquais ton nom en tout lieu :
A l'heure où le cœur se déploie.
Dans la tristesse ou dans la Joie,
L'homme n"a qu'un seul mot : Mon Dieu
J'ai cru longtemps que la nature
Etait ton ombre et me dirait,
Même dans une langue obscure,
Ton impénétrable secret ;
due de l'humble insecte à l'étoile
Ici-bas tout n'était qu'un voile
Qui te dérobait à nos yeux ;
Et que les choses de la terre,
Vivants symboles du mystère,
M'apprendraient les choses des cieux.
.■\iors, comme font les poètes,
J'ai contemplé cet univers.
Admirant ses beautés secrètes^
Sous les aspects les plus divers.
Dans l'horreur des forêts profondes.
Sur les sommets, au bord des ondes,
Je t'interrogeais éperdu...
Devant les plus sombres abîmes
Ou les couchants les plus sublimes.
Nulle voix ne m'a répondu.
49
386 FLEURS UH GIVRE
J'ai dit alors : Serait-ce un songe?
— Non ! ce que Thomme a toujours cru
Ke peut être un rêve, un mensonge.
Dans son esprit sans cesse accru
Tous les jours Dieu grandit encore;
Le savant même l'élabore,
En croyant se passer de lui.
En vain notre horizon recule,
Sur notre pâle crépuscule
Uéclair divin a toujours lui.
Le ciel étoile le proclame :
La création n'est qu'un corps ;
L'infini doit avoir une âme.
Qui fait agir tous ces ressorts...
— Ah! c'est toi. Dieu, source première,
Principe incréé, tout lumière,
Toute intelligence, tout cœur,
Tout amour et toute puissance!
C'est toi, sublime et pure essence,
Que les astres chantent en chœur!
De quelque nom que l'on te nomme.
Dans les ténèbres d'ici-bas.
Tu dois avoir pitié de l'homme,
Si borné, si faible, si bas!
Atome perdu dans l'espace.
Ephémère à qui tout retrace
FAMILLE 387
Son néant et son abandon...
O Dieu, reçois donc ma prière,
Et qu'elle soit l'avant-courrière
De ta grâce et de mon pardon !
Regarde-moi ! Flétri par l'âge,
Comme un vieux mage d'Orient,
Battu des vents et de l'orage,
Je reviens à toi, confiant.
Et j'ose te dire : Mon père !
Me voici. Je t'aime et j'espère !
Malgré ma longue iniquité
Souviens-toi de ma mère, ô Juge !
Et qu'elle m'ouvre le refuge
De ton insondable bonté.
LIVRE DEUXIEME
E'M VOYAGE
Why leave so thy homely hearth ?
— To see the wonders of tbe Earth.
Jùngling und Mann, sogar der Greise
Hat viel zu lernen auf die Reise.
L^ FLEUX T>ES TiUI'^LES
Pleur des raines, fleur sans nom,
Que sous mes pas j'ai rencontrée
Sur les dalles du Parthénon,
Fleur des ruines, fleur sacrée 1
F. y VOYAGE
389
D'où viens-tu? Quel oiseau du ciel,
Quelle brise cà l'aile féconde,
Quelle abeille cherchant son miel,
T'a semée ici loin du monde ?
Fidèle amante des débris
Qui, dans cette froide altitude,
Sous ces marbres épars, fleuris
Pour embaumer la solitude.
Ne sais-tu pas que c'est l'hiver?
VoisI Toutes tes sœurs dans la plaine
Ont perdu leur corolle hier.
Et le vent a semé la graine.
Puisque en vain tu fleuris si tard,
Viens mourir sur mon cœur qui t'aime
De la poésie et de l'art
N'es-tu pas le plus pur emblème ?
39© FLEURS DE GIVRE
SUTi. t/X FTl^GCSCE'X.T 'DE 'BOV^C'BE
TROUVE AU PIED DU PARTHEXON
v^UE tu sois turque ou vénitienne,
Tu fus des bourreaux de jadis,
O bombe ! Ottomane ou chrétienne.
Peu m'importe! Je te maudis!
Sais-tu l'irréparable crime
Que tu commis en te brisant
Contre l'œuvre la plus sublime
Que l'homme fit jusqu'à présent?
Peut-être est-ce par jalousie
Que tu péchas, ô vil métal!
Le marbre, c'est la poésie ;
Le fer n'est qu'un outil brutal.
EN VOYAGE 39I
Tu détruis, et le marbre crée.
Du Pentélique ou de Paros
Il sort, œuvre à jamais sacrée,
Colonne, temple, Dieu, héros.
Toi, tu ne connais que la guerre,
La mort est ton seul élément;
Ton métier est triste et vulgaire
Et tu le fais aveuglément.
N'est-ce donc pas assez, trop même.
Pour toi de tuer les humains.
Sans mutiler l'œuvre suprême.
Le pur chef-d'œuvre de leurs mains ?
Quand on te lança dans le vide
Contre ce temple radieux,
Qui sait? ô bombe déicide!
Peut-être as-tu blessé des dieux.
En vain dans une herbe fleurie
Tu cachais tes débris sans nom.
Je t'emporte dans ma patrie
Pour t'y parler du Parthénon.
Je t'arrache, ruine informe,
A tous ces glorieux débris :
Il ne faut pas qu'un bourreau dorme
Près des martyrs qu'il a meurtris.
392 FLEURS DE GIVRE
Assez de tes sœurs meurtrières
Gisent sous ces temples brisés,
Mêlant leurs impures poussières
Aux beaux marbres divinisés.
De même qu'au soir des batailles,
Côte à côte on ensevelit
Tous les morts qui, sans funérailles.
Vainqueurs ou vaincus, n'ont qu'un lit,
Ainsi, bombes dévastatrices,
Fûts de colonne au teint vermeil.
Vous portez mêmes cicatrices,
Vous dormez le même sommeil.
Vous n'êtes plus que des ruines
Eparses sur le même sol.
Les uns sous leurs formes divines,
Les autres sans flamme et sans vol.
^Lais que tu sois turque ou chrétienne,
C'est toi qui fis le mal jadis,
Bombe ottomane ou vénitienne.
Je t'emporte et je te maudis!
EN VOYAGE
393
SITX LES TE-l^TES T)E L'^iC%OTOLE
^UR les pentes de l'Acropole
Ce matin j'ai longtemps erré,
Tâchant d'ouvrir mon cœur serré
Au beau qui charme et qui console.
Le Parthénon trônait dans l'air;
Les colonnes des Propylées
Dressaient leurs lignes mutilées
Sur le fond du ciel vaste et clair.
Au loin, derrière Salamine,
Sur la mer au miroir dormant,
Je cherchais des yeux vaguement
Les îles qu'on voit ou devine.
50
394 FLEURS DE GIVRE
Et je pensais : Oui, cette mer
Cette Acropole, ces statues,
De gloire à jamais sont vêtues,
Mais mon cœur est-il moins amer?
N'est-ce pas dans cet instant même
Qu'à l'Occident, là-bas, là-bas.
Un époux la prend dans ses bras
Et que je perds celle que j'aime?
Et j'allai m'asseoir au soleil
Sous le temple de la Victoire,
Q.ui plane comme un promontoire
Sur cet horizon sans pareil.
D'où me viens-tu, larme timide
Qui trembles au bord de mes cils'
Est-ce ennui des lointains exils,
Vague désir, horreur du vide?
Est-ce la beauté de ces lieux?
Les grandeurs de cette ruine.
Ce soleil couchant sur Égine,
Qui me mouillent ainsi les yeux?
EX VOYAGE 395
Non, c'est cette amour insensée
Dont je sens toujours l'aiguillon.
Quel Dieu de cette obsession
Guérira jamais ma pensée ?
O" Minerve, ô chaste Athéné !
Raison divine qui fait vivre.
C'est toi que j'implore ; délivre
Ce cœur trop longtemps enchaîné !
Rends-lui l'amour des grandes choses,
La paix des sens et de l'esprit,
L'art divin dont jeune il s'éprit
Et tous les biens dont tu disposes.
Rends-moi cette mâle fierté
D'un cœur sans haine et sans envie
Q.ui voit tout de haut dans la vie,
Rends-moi surtout la liberté !
Une voix passa dans la brise
Elle disait : Vois à tes pieds
Ce marbre même où tu t'assieds,
X'apprend-il pas que tout se brise?
396 FLEURS DE GIVRE
Qui sait? Il fut peut-être un dieu,
Et le voilà dans la poussière.
Crois-moi, les pleurs de ta paupière
Ne sont pas de mise en ce lieu.
Quelle durée est éternelle?
Tout périt, glorieux ou non.
Pour Jeter bas le Parthénon,
Il a suffi d'une étincelle.
Pauvre créature d'un jour.
Si proche de ta dernière heure,
Puisqu'il faut que tout change et meure,
Que vient faire ici ton amour?
Ne le savais-tu pas toi-même?
Il était né sans avenir;
Tôt ou tard il devait iinir.
Dis-lui donc un adieu suprême.
Il est mort. Choisis son tombeau.
L'Acropole est un cimetière
Digne de lui. La terre entière
Ne peut t'en offrir un plus beau.
Sous un de ces marbres sans nombre
Qu'il dorme à jamais ignoré 1
Le Parthénon, témoin sacré.
Le couvrira de sa grande ombre.
EX VOYAGE
397
Plur. tard, si tu peux revenir
Dans ces lieux qui virent tes larmes,
Ton cœur retrouvera des charmes
A ce triste et doux souvenir.
De vos amours si poétiques
Tu recueilleras les débris;
Le temps aura doublé leur prix :
Il en aura fait des reliques.
Et ce Parthénon dévasté
T'apprendra ce qu'une ruine
Peut garder de grâce divine,
De grandeur et de majesté.
398 FLEURS DE GIVRE
Ljl FO'K.T^I'K.E
J\ Clarens, près du cimetière,
D'où l'on voit le lac et ses bords,
Une source au bassin de pierre
Chante gaiement non loin des morts.
La fontaine, à l'ombre des arbres,
Ne tait jamais son bruit charmant ;
Les morts couchés sur leurs vains marbres
Dorment silencieusement.
Ici la mort ! Là-bas la vie !
Et chacune a sa mission :
L'eau s'oflFre à la lèvre ravie;
La tombe ouvre son froid sillon.
EN VOYAGE
!99
Tout vit, tout renaît, rien ne passe,
Et rien n'est éternel pourtant;
Le lac un four perdra sa gnâce,
Le glacier son dôme éclatant.
Autour de nous, tout est mystère :
L'homme s'agite et cherche en vain.
Il passe un instant sur la terre
Sans rien savoir du plan divin...
Voyageur, bois à la fontaine,
Pense aux morts et va ton chemin !
Quelle que soit ou fut ta peine,
Comme eux tu dormiras demain.
400 FLEURS DE GIVRE
E'H. T^XT^'^LT
r Aix des profondes eaux plus calmes que la mer,
Paix du ciel qui paraît d'un plus limpide éther,
Paix des soleils couchants qui colorent la nue,
Paix qui vient de partout, vous gagne et s'insinue
Jusqu'au fond de notre âme et la met d'unisson
Avec ce radieux et tranquille horizon;
Silence des vains bruits que font au sein des villes
Les chars bruyants, les pas pressés, les cris serviles.
Silence des grands monts dont les sombres sommets
Depuis l'aube des jours sont muets à jamais,
Silence du nuage errant qui glisse et passe
En transformant toujours sa forme dans l'espace.
Hymne muet des monts, du soleil et des eaux.
Qui n'est interrompu que par des chants d'oiseaux.
EN VOYAGE 4OI
Le murmure assoupi des plaintives fontaines
Ou les joyeux appels de quelques voix lointaines,
Contentement du cœur, isolement heureux,
Qui met l'âme et les sens enfin d'accord entre eux,
Soyez bénis! Je sais maintenant où vous êtes,
Et quel accueil charmant vous faites aux poètes.
— O solitude aimée ! ô lac tranquille et pur!
O glaciers éternels se dressant dans l'azur!
Quand donc pourrai-je encor, libre d'inquiétude,
Retrouver près de vous les douceurs de l'étude,
Le silence, et la paix, et ces moments heureux
Qui te rendent si cher à mon cœur, ô Montreux?
51
LIVRE TROISIEME
V^%I^
Verklungene Lieder
Aus alten Zeiten
Wie kommen sie wieder
In dièse Seiteii?
O daj-s of yore,
Love, joy or pain,
Shall you once more
Rise hère again?
J 'ai laissé mon cœur au bord de la mer,
Dans un bois de pins où le myrte pousse.
Un silence heureux planait seul dans l'air.
J'ai laissé mon cœur au bord de la mer.
Nous étions assis tous deux sur la mousse :
Des voiles glissaient sur le gouffre amer...
J'ai laissé mon cœur au bord de la mer,
Dans un bois de pins où le myrte pousse.
403
Quand on est à deux seuls au fond des bois,
Qu'il tient de bonheur dans une heure brève !
I.à, je fus heureux comme on Test en rêve,
Quand on est à deux seuls au fond des bois.
Combien faudra-t-il que le jour se. lève
Pour revoir cette heure encore une fois?
Quand on est à deux seuls au fond des bois,
Qu'il tient de bonheur dans une heure brève !
Le bonheur passé revient-il jamais?
Qu'est-ce que la vie? une feuille morte.
Un pâle débris que le vent emporte.
Le bonheur passé revient-il jamais?
De tout paradis le ciel veut qu'on sorte,
Et l'année, hélas! n'a pas plusieurs Mais.
Le bonheur passé revient-il jamais?
Qu'est-ce que la vie? une feuille m.orte.
J'ai laissé mon cœur au bord de la mer
Dans un lit de mousse et de feuilles sèches;
Mais comme un instant heureux coûte cher!
J'ai laissé mon cœur au bord de la mer.
Fleurs du souvenir, ô fleurs toujours fraîches !
Que votre parfum est parfois amer!...
Dans un lit de mousse et de feuilles sèches
J'ai laissé mon cœur au bord de la mer.
404 FLEURS DE GIVRE
T%IOLETS LI'BXES
IN OTRE amour est né dans les bois,
Comme un petit oiseau sauvage
Caché dans l'ombre et le feuillage,
Notre amour est né dans les bois.
Enivré de sa propre voix-
Sous un ciel d'azur sans nuage,
Notre amour est né dans les bois,
Comme un petit oiseau sauvage.
Comme un petit oiseau sauvage
Ton coeur a tremblé sous mes doigts.
Dis-moi qu'il n'est pas trop volage.
Ce cœur qui trembla sous mes doigts!
Ma tendresse sera sa cage,
Nous la suspendrons dans les bois.
Comme un petit oiseau sauvage
Ton cœur a tremblé sous mes doigts.
405
Quand ton cœur tremble sous mes doigts,
Ne regarde pas mon visage.
Cherche mon cœur, là tu me vois.
Ne regarde pas mon visage I
On le sait, l'amour n'a pas d'âge ;
Il échappe à toutes les lois.
Cherche mon cœur, là, tu me vois;
Ne regarde pas mon visage.
Nous reviendrons plus d'une fois
Sous les pins au sombre feuillage
Revoir la place au fond des bois,
Où naquit notre amour sauvage.
Près des flots à la grande voix.
Sous un ciel toujours sans nuage.
Heureux malgré le monde et Tâge,
Nous reviendrons au fond des bois.
4o6 FLEURS DE GIVRE
so-y:,'K.ET
i\ l'ombre des rameaux frémissants des Pinèdes,
S'enivrer à ses pieds de silence et de paix,
En regardant la mer qui ceint le cap des Mèdes,
Ah! c'était le bonheur! Reviendra-t-il jamais?
Il ne reviendra pas! le mal est sans remèdes;
Car l'avenir se rit des vœux que tu formais,
O poète! les dieux, comme au temps des Aèdes,
Jalousent les heureux et frappent les sommets.
Tu ne la verras plus, tu ne vivras plus d'elle...
Mais puisque dans l'absence, elle reste fidèle
Et partage en pleurant l'angoisse de ton cœur,
Puisqu'elle t'aime encor, que ta douleur soit fière !
Comme un soleil couchant qui meurt dans la lumière
Ta vieillesse à la mort peut sourire en vainqueur.
407
LE %I%E T)ES 'DIEUX
V>' ÉTAIT aux premiers jours. — La terre humide encor
Par d'immenses vapeurs était toujours voilée ;
A peine si la nuit se montrait étoilée.
Les mammouths seuls peuplaient cet étrange décor.
L'océan, les forêts, les glaciers et les fleuves
Régnaient seuls sous le ciel du zénith au nadir.
Ignorant, dans la foi de leurs puissances neuves,
Que l'homme allait enfin venir.
Ces dieux, les premiers dieux de l'aube de la terre.
Vivaient épars, muets, sombres, pleins de mystère.
Or, un jour l'Océan, rassemblant tous ces dieux,
Leur dit : « Vous connaissez, ô forces primitives !
« La légende qui veut que bientôt sur nos rives
408 FLEURS DE GIVRE
« Un maître vous détrône et règne dans ces lieux.
« Il est né, je l'ai vu. — J'ai découvert ce maître
« Qui doit nous vaincre tous après de longs combats.
« Je puis vous le montrer. — Voulez-vous le connaître
« Regardez là-bas, tout là-bas ! »
Et les dieux, se levant à demi de leur siège.
Regardèrent du haut de leurs trônes de neige.
« Voyez-vous sur les bords de ce fleuve inconnu
« Cet animal chétif à la pâle figure,
« Cet être informe et laid, rebut de la nature,
« Qui sèche en plein soleil son corps à demi-nu ?
« C'est l'homme! A peine né, déjà l'orgueil l'abuse;
« Il prétend que lui seul possède l'avenir,
« Et que la terre un jour, ou par force ou par ruse,
« A lui seul doit appartenir.
— S'il veut notre pouvoir qu'il vienne donc le prendr
Ricanèrent les dieux, nous saurons nous défendre 1
« — Hier, je l'ai vu de près ; voici ce qu'il m'a dit :
« L'esprit de l'homme est seul le roi de la planète.
« Il doit prendre de tout possession complète ;
« Sur la matière brute il a mis l'interdit ;
« Les choses ne sont rien que des forces inertes;
« Je saurai les soumettre à des emplois divers.
« En véritables gains il faut changer ces pertes;
« Je transformerai l'univers. »
409
L'Océan ajouta : « L'homme dans son délire
(i M'a dit encor ceci (tâchez de n'en pas rire !) :
« Je vaincrai l'Océan. Pour traverser ses eaux
« Le feu me servira de rames et de voiles;
« Je saurai calculer la marche des étoiles,
« Et changer des marais infects en champs nouveaux :
« J'abaisserai l'orgueil des monts aux fronts de neige ;
« Je creuserai des lacs, je sécherai des mers ;
K Je ferai plus encor ! Et même un jour, que sais-je ?
« Je naviguerai dans les airs ! »
Alors un rire énorme, effroyable, unanime,
Ebranlant les sept cieux, roula de cime en cime.
52
41 0 FLEURS DE GIVRE
LES /•X,CO'X,CV.t75
AMI LEON B O V P. G U I G N O K
V_> O SI B I E X d'étoiles inconnues
Scintillent par delà nos cieux,
Dont nul ra3'on perçant les nues
N'atteint nos yeux!
Combien de perles qu'on ignore
Dorment sur leur lit sous-marin,
Sans que l'art ne leur élabore
Un autre écria !
Combien d'oiseaux charment la lande
De leurs chants perdus dans les airs,
Sans que nulle oreille n'entende
Leurs doux concerts!
411
^
Combien de fleurs meurent dans l'ombre
Sans avoir offert à quelqu'un
Leur beauté radieuse ou sombre
Et leur parfum !
Combien d'âmes restent muettes !
Combien d'essors trop contenus!
Peut-être étaient-ce des poètes
Morts inconnus.
C'est la loi. Mais d'ailleurs qu'importe?
Méconnu du monde ou béni,
La mort prend chacun et l'emporte
Dans l'infini.
412 FLEURS DE GIVRE
LE 'P^4%FU^C
i-<ORSQUE à mon foyer solitaire,
O chère enfant, tu viens t'asseoir,
La vie autour de moi s'éclaire :
C'est le bonheur qui vient me voir.
Quand tu pars, ce bonheur me reste :
Car tu m'as fait de ton amour
Comme une atmosphère céleste
Qui m'enveloppe tout le jour.
Je garde un reflet de ta flamme,
J'entends l'écho de ta gaieté,
Et je respire encor ton âme,
Même après que tu m'as quitté.
Ainsi rencens, dès qu'on l'allume ,
Brûle sans être consumé;
Ainsi la rose en fleur parfume
L'air flottant qui reste embaumé.
413
414 FLEURS DE GIVRE
LIT^4'}LIES
C
HÈRE mignonne si jolie,
Qui ne veux être que ma sœur,
Viens encore, oh! je t'en supplie.
Poser ta tête sur mon cœur!
Puisque ta volonté me lie,
Je respecterai sa rigueur;
Je saurai borner ma folie...
— Pose ta tête sur mon cœur.
Sur ton cou de cygne qui plie,
A défaut de ta bouche en fleur.
Je mettrai ma lèvre pâlie...
— Pose ta tête sur mon cœur.
41 5
Dans la coupe à moitié remplie
Je boirai l'ardente liqueur,
Sans la vider jusqu'à la lie...
— Pose ta tête sur mon cœur.
Ainsi, sans la faute accomplie,
Nous savourerons la langueur
D'une heure unique où tout s'oublie.
— Pose ta tête sur mon cœur.
Et quand sur ma lèvre affaiblie
La mort mettra son doigt vainqueur,
Viens encore, oh! je t'en supplie,
Poser ta tête sur mou cœur.
4l6 FLEURS DE GIVRE
LICE
J-LLE était douce, grande et belle.
Tout lui souriait ; l'avenir
S'ouvrait radieux devant elle...
Et nous allons l'ensevelir!
A seize ans ! ô mort, 6 mystère !
Nuit profonde au voile étouffant!
Pourquoi donc faut-il qu'une mère
Ferme les yeux de son enfant?
Hyères.
417
I
LE T>ELT^
IVioN cœur d'où s'épanchaient tant d'amours toujours neuves,
Au moment de tarir, suit la loi des grands fleuves ;
Le Xil et le Niger, le Danube et le Rhin,
Lorsqu'ils vont se jeter dans l'Océan sans fin,
Ralentissant le cours de leurs flots plus tranquilles.
Forment des bras divers autour d'un réseau d'îles.
Il fait comme eux : au lieu de couler à plein bord,
Avant de s'endormir pour jamais dans la mort,
Il s'apaise, s'étend, s'éparpille et divise
En ruisseaux paresseux sa langueur indécise.
Et dans le frais delta des chastes amitiés
Promène lentement ses flots pacifiés.
LIVRE QUATRIEME
O Vaterland! o Vaterland !
Der edien Seelen starkest Band,
In dieser Zeit so grausam triibe,
Sey meine letzte Liebe!
Sweet France ! O pride ! o Love so smart !
To thee the last throb of my heart !
^ %OUGET 'DE LISLE
POÈTE FRANC-COMTOIS
Pour le diner des Gaudes, à Choisy-h-lipi
JlIeureux le mortel qui peut dire
Ce qui dort au fond de son cœur,
Et le confier à la lyre
Sans craindre le rire moqueur!
419
Le poète ajoute le rêve
Aux beautés du monde réel;
Un souffle divin le soulève
La muse l'emporte en plein ciel.
Heureux le guerrier qui s'élance
A la frontière où l'on se bat,
Qui fait son devoir en silence,
Capitaine ou simple soldat!
S'il vit, sa vieillesse 'admirée
De tous est l'exemple et l'orgueil;
S'il meurt, sa mémoire est sacrée :
Un laurier croît sur son cercueil.
O Rouget de l'Isle ! ton âme
A connu ce double bonheur;
Ton front de cette double flamme
Garde l'impérissable honneur.
Soldat-citoyen et poète,
Ton nom à l'histoire est rivé.
Et dans ce jour chacun répète
Ton jour de gloire est ai-rivé.
Par toi seul, moderne Tyrtée,
L'âme française eut une voix,
Quand la Marseillaise irritée
Frappa de terreur tous les rois :
420 FLEURS DE GIVRE
Allons, enfants de la Patrie!
A ce vers mâle et plein d'essor
Tous tes fils, ô France meurtrie !
Sauront vaincre et mourir encor.
1893.
421
LES T)EUX ^4[\C0U%S
Pour le dîner des Amis du pnys de Moiitbéliard
/iMis, nous avons tous une double patrie.
La première est le Doubs qui vit notre berceau,
La seconde est la France ; et notre âme est pétrie
De ces deux grands amours marqués du même sceau.
Leur sève se confond sans en être amoindrie :
L'un ressemble au vieux chêne et l'autre à l'arbrisseau.
Quand ils versent leurs flots à notre âme attendrie,
L'un est le fleuve immense et l'autre est le ruisseau.
O Comté, cher pays! Ton souvenir agreste
Nous suit dans les splendeurs de Paris, et nous reste
Pour parfumer nos coeurs jusques au dernier jour.
Mais toi, France adorée, on t'aime sans mesure ;
Nous baisons en pleurant ta dernière blessure
Et nous l'enveloppons de notre double amour.
422 FLEURS DE GIVRE
S^LUT 'DE L^i 'PXOVI'K.CE ^U TSo4%
\~J Tsar! que de Français ne t'ont vu qu'en image,
Et n'ont pu t' acclamer de près comme Paris!
Ces absents par ma voix t'adressent leur hommage ;
Puisse-t-il t' agréer! Car ce serait dommage
Que nos cœurs par le tien ne fussent pas compris.
Paris, si beau qu'il soit, n'est pas la France entière;
Il n'en est que la tête et le cerveau puissant.
Le cœur, c'est la Province : et jusqu'à la frontière
Tout le sol a frémi d'une allégresse altière
Quand tu posas sur lui ton pas retentissant.
Ce qui nous charme en toi n'est pas l'éclat qui brille
Dans le vain apparat de l'absolu pouvoir;
C'est que tu sois venu, simplement, en famille,
Et que ta jeune épouse ait confié sa fille
Aux bras du peuple immense accouru pour te voir.
4^3
Va, ce peuple est meilleur que ne le dit la haine.
Mûri par le malheur, plus sur du lendemain,
11 est fort ; mais il sait où trop d'orgueil entraîne ;
Il sait aimer surtout, et ta main souveraine
Peut se mettre sans peur dans sa loyale main.
Il est bon qu'entre nous cette amitié se fonde.
L'Europe en vaudra mieux, quoi qu'il puisse advenir ;
Elle a vu dans ces jours d'émotion profonde
Quelque chose de grand se lever sur le monde :
La force et le bon droit maîtres de l'avenir.
Baume, iS^6.
424 FLEURS DE GIVRE
L'OISEAU D>CO%T
H
1ER matin, sous la buvette,
Au fond du jardin, j'ai trouvé
Un nid désert, où la fauvette
Dans les beaux jours avait couvé.
Chère fauvette! ta famille
Est-elle à l'abri des hivers !
Vois! les rameaux de la charmille
De blancs flocons sont tout couverts.
Ah ! c'est déjà le froid, la neige.
Il faut émigrer ou mourir.
Chers compagnons ailés, que n'ai-je
La main de Dieu pour vous nourrir !
425
Je rêvais ainsi dans l'allée,
Quand au bord du sentier étroit
Je vis sur la neige étoilée
Un petit oiseau mort de froid,
Mort de froid et de faim sans doute...
— Hélas! hélas I combien d'humains,
Aux jours affreux de la déroute
Sont morts ainsi par les chemins !
Ah ! cet hiver que rien n'efface.
Où, malgré nos pleurs et nos cris,
La guerre nous a pris l'Alsace,
Et la mort nos pauvres conscrits I
Le temps use tout; mais mon âme
Est d'un métal plus résistant;
Le souvenir en traits de flamme
Rouvre la plaie à chaque instant.
Et je revis ces heures sombres,
Ces jours d'horreur inexpiés
Où, dans le sang et les décombres,
L'étranger nous foulait aux pieds.
Ainsi ton image, ô patrie I
Malgré l'oubli toujours vainqueur,
S'imposait à ma rêverie.
Et des pleurs me montaient au cœur.
54
426 FLEURS DE GIVRE
Alors d'une main tendre et douce
J'ai ramassé le pauvre oiseau ;
Et, couché dans le nid de m.ousse,
Il eut pour tombe son berceau.
1896.
427
LE 'BOUQUET T%ICOLO%E
OFFERT A MADAME KŒCHLIN-SCHWARTZ
Par l'Union des Femmes de France
c
ES roses vous diront comme nous, et mieux même,
L'effusion profonde et tendre de nos cœurs.
Oui, chacune de nous vous admire et vous aime,
Heureuse d'adoucir avec vous les douleurs.
Vous avez deviné le cher et noble emblème
Q.ue ces roses d'un jour ont caché sous leurs fleurs :
Les rouges, c'est le sang que la bataille sème ;
Les blanches, c'est l'Alsace avec sa joue en pleurs,
L'Alsace qui pour nous souffre un si dur martyre...
^Lais silence ! Les fleurs seules peuvent tout dire.
Puis, quand il est trop grand, le chagrin est muet.
Le bleu manque au bouquet. Le bleu, c'est l'espérance.
Alors pour rappeler le drapeau de la France,
Au sommet de ces fleurs nous posons un bluet.
428 FLEURS DE GIVRE.
Ljl FLEUTi T>E V^iLOES
L^'aloès aux feuilles de glaive
Ne fleurit que tous les cent ans;
Sa fleur alors pousse et s'élève
Comme un grand arbre en peu d'instants.
Elle dure à peine une année;
Après ce gigantesque effort,
Sur la plante déjà fanée
L'énorme pistil tombe mort.
N'es-tu pas le vivant symbole
D'une loi de cet univers?
O pauvre Aloès ! ta corolle
Explique de plus grands revers.
429
Tout peuple élu vit d'une idée
Qui fait son orgueil : c'est sa fleur.
Athènes, Rome et la Judée
Avant la France ont eu la leur.
Mais cette floraison sublime
Les poussa plus vite au tombeau...
O France! seras-tu victime
D'avoir été porte-flambeau?
iSç,7.
430 FLEURS DE GIVRE
iX.1 ECTIFE
Tour QUOI donc ce long cri de fureur qui s'élève
Contre la France en deuil des quatre coins du ciel?
Petits ou grands, chacun nous outrage sans trêve.
D'où vient chez nos rivaux tant de haine et de fiel?
Nous croit-on désormais si faibles que Ton rêve,
En frappant sans péril le lion terrassé,
De nous faire expier les gloires du passé?
Eh bien, soit! nous n'avons ni vertus ni mérites;
Nous sommes aussi bas qu'un peuple est descendu ;
Nous valons encor moins que tout ce que vous dites ;
La France n'est plus rien qu'un nom ; c'est entendu.
431
Mais nous ne sommes pas au moins des hypocrites,
Et ce que nous avons, vertu, vice ou défaut.
Nous sommes les premiers à le crier bien haut.
O chers voisins haineux! Faites les bons apôtres I
Vous qui ne voyez pas la poutre dans vos yeux.
N'avez-vous pas aussi vos ulcères, vous autres?
Seulement vous savez les cacher un peu mieux.
Mais vos vices au fond sont plus grands que les nôtres.
Allez ! rabaissez-nous ! Outragez ! insultez 1
La Muse peut vous dire aussi vos vérités.
Honte à toi, l'Amérique, à toi qui te dis tille
Du noble Washington et du sage Franklin !
Crois-tu qu'ils auraient pris la Havane ou Manille
Et rançonné sans foi l'Espagne à son déclin?
Sois Hère ! une autre étoile à ton drapeau scintille ;
Mais celles du passé l'ont reçue en pleurant
De voir l'hypocrisie admise dans leur rang.
Honte à toi, l'Angleterre ! Agrandis tes empires,
Viole le bon droit partout dans l'univers,
Suce les peuples morts comme font les vampires !
Mais l'Irlande à tes flancs te meurtrit de ses fers;
Et plus l'orgueil est haut, plus les chutes sont pires :
De simples paysans ont laissé sur ton front
Le stigmate sanglant d'un éternel affront.
432 FLEURS DE GIVRE
Honte à toi, l'Allemagne, où l'empire a pour bases
Trois peuples frémissants sous ton sceptre de fer !
Tu voulais délivrer l'Alsace et tu l'écrases;
Tu fais de ton Reichsland ua cercle de l'enfer.
Shjlock des nations, garde pour toi tes phrases 1
Si tu voulais plus d'or, nous pouvions le donner ;
Mais tu prends notre chair! qui peut te pardonner?
Honte à toi, l'Italie, aujourd'hui la complice
Du Tudesque abhorré qui fut ton oppresseur !
Ne ressens-tu donc plus les clous de ton supplice?
O toi qui devrais être et qui fus notre sœur.
Peux-tu ser^'ir d'appoint et d'aide à la Triplice?
Esclave hier encor, peux-tu prêter les mains
A mieux river les fers de nos pauvres Lorrains?
Et toi, Russie aussi, toi si forte et si grande,
Ecoute sans aigreur ta part de vérités 1
La justice le veut, l'amitié le commande,
Ton jeune essor n'est pas exempt d'iniquités :
La Pologne à tes pieds se meurt, et la Courlande
T'implore à deux genoux pour ses droits menacés...
O noble Tzar ! ne va pas plus loin, c'est assez.
Maintenant, gloire à toi, France, toi qui n'opprimes
Personne ! Ton sol même affranchit ; tes enfants
Sont humains ; leurs erreurs sont rarement des crimes.
433
Soldats de l'idéal, vaincus ou triomphants,
Nos guerres ont toujours des causes magnanimes.
O France, souris donc à ces clameurs d'en bas.
Et calme, ceins tes rei^s, pour les prochains combats !
Novembre jSç^,
55
434 FLEURS DE GIVRH
TOU'R. VK. HET^OS
Non, ne tirez pas!
Colonel Klobi
J\ quoi donc servira l'art ou la poésie,
Si la muse se tait quand notre âme est saisie
D'horreur, d'amers regrets et d'admiration?
Qui dira ton grand geste et ta mort magnanime,
O Klobb ! soldat-héros, volontaire victime.
Plus grand que tous ceux d'Illion?
Je l'essaierai. Si l'âge a refroidi mon âme,
Le nom seul de la France en ravive la flamme.
Mais l'art demande plus qu'un cœur de citoyen...
Oh 1 quels accents Chénier nous eùt-il fait entendre
Pour célébrer celui qui mourut sans répandre
D'autre sang français que le sien !
435
La foule a ses héros qui sont d'une autre espèce ;
Mais ta mort, digne en tout de Rome et de la Grèce,
Par sa simple grandeur le met au premier rang.
Le temps qui détruit tout veillera sur ta gloire :
Car ta mâle vertu vient du cœur, et l'histoire
Ne nous offre rien de plus grand.
Sois fier! Ta ténébreuse et sanglante épopée
Montre ce qui se cache au fourreau de l'épée
De dévouement obscur, de force et de candeur.
Il suffit qu'un rayon jaillisse dans la nue
Pour voir que le soleil est là qui continue
Son intarissable splendeur.
Hélas ! fallait-il donc que cette mort sacrée
Xous révélât si tard ta grande âme ignorée.
Toujours maîtresse d'elle et son propre vainqueur?
Fallait-il que ce fût une main assassine,
— Une main de Français ! — qui perçât la poitrine
Où battait un si noble cœur?
Souvent nous ignorons ce qu'un Dieu nous inspire.
Toi-même, savais-tu tout ce qu'ils veulent dire,
Ces mots — tes derniers mots ! — quand tu les prononçais,
Calme et prêt à mourir sans vouloir te défendre :
— Ah ! si nous savions, tous, à présent les comprendre ! —
Xc tire:^ pas sur des Français !
436 FLEURS DE GIVRE
Puissent-ils, en tombant dans le trouble où nous somme
Faire de nous enfin des citoyens, des hommes !
Puisque chaque Français doit être un jour soldat,
Marchons vers l'avenir avec cette devise ;
Oublions à jamais tout ce qui nous divise,
Et combattons le bon combat 1
Adieu, Klobb ! dors en paix dans ta couche de sable !
Ta mort lègue à la France un nom impérissable,
Une réplique altière à des rivaux jaloux,
A nos drapeaux en deuil une nouvelle gloire,
Au monde entier un mot qui vaut une victoire,
Un exemple éternel à tous!
437
^ VH^E XEl'N.E
L'Angleterre, cette puissance orgueil-
leuse qui ne conuait d'autre équité que
la force.
Cardinal de Richelieu.
iN E crains pas que mes vers outragent l'Angleterre,
O Reine! quand sa gloire est atteinte en plein vol.
Non, la Muse est la sœur de la Justice austère,
Et sa tête est au ciel si son pied reste au sol ;
Elle juge d'en haut les choses de la terre ;
Et, lorsque sa voix prend un accent irrité,
C'est pour défendre mieux l'auguste vérité.
Ton peuple, riche, heureux, fier jusqu'à l'insolence,
A cru que sous le ciel tout lui serait permis;
Qu'en jetant son trident de fer dans la balance,
Il pouvait se passer de justice et d'amis;
Q.ue le monde en suspens garderait le silence,
Et que les Boers au bruit d'un seul coup de canon
Tomberaient à ses pieds tout tremblants... Eh bien, non !
438 FLEURS DE GIVRE
Longtemps on croit que Dieu dans son azur sommeille,
Et laisse le hasard gouverner les humains.
L'incrédule sourit; mais la justice veille,
Et creuse sous nos pas d'invisibles chemins.
Soudain au fond des cieux le tonnerre s'éveille;
Il éclate, foudroie, et brise en un clin d'œil
Tout empire bâti sur la force et l'orgueil.
O Justice éternelle ! ô divine ironie 1
C'est le faible qui met le plus fort à néant;
C'est Athènes vainqueur de l'Asie infinie ;
C'est David terrassant Goliath, le géant;
C'est Spartacus debout contre la tyrannie ;
C'est l'humble Jeanne d'Arc, une femme, un enfant,
Délivrant notre sol de l'Anglais triomphant!
Maintenant c'est le Boer qui monte sur la scène ;
A son tour il devient le vrai soldat de Dieu.
Il quitte femme, enfants, ses champs, sa grange pleine,
S'arme, prend un cheval à l'inutile essieu.
Et meurt pour son pays qu'il veut libre et sans chaîne..,
O peuple de héros ! quelles mâles leçons
Pour cette vieille Europe où nous dépérissons!
Mets fin à cette guerre, ô Reine! elle est un crime.
Xe fais pas de ces Boers de nouveaux insurgents.
Chrétienne, montre à Dieu que son esprit t'anime.
Et tends ta main royale à tous ces braves gens !
Le monde applaudira ce geste magnanime ;
439
Et ton règne si long, qui s'en va finissant,
Ne sera pas taché de larmes et de sang.
On dit que l'on t'a vue un jour verser des larmes,
En songeant tristement dans ton parc de Windsor
Aux maux de cette guerre où s'engageaient tes armes,
Et qui coûtait déjà tant de sang et tant d'or.
Sans doute la victoire à tout âge a des charmes;
Mais au tien ! quand on touche aux portes du tombeau,
La paix vaut un triomphe; en e.st-il de plus beau?
Oui, tu pouvais pleurer... O larmes éphémères!
D'où veniez-vous? Était-ce orgueil, pitié, remords?
Hélas ! que d'autres pleurs ont répandus des mères
Devant un nom cherché sur la liste des morts!
Si ton pouvoir n'est pas au nombre des chimères,
Prends un parti viril qui comblerait nos vœux;
Dis à ton peuple : « Assez ! Fais la paix ! Je le veux. »
S'il ne t'écoute pas, dépose la couronne ;
Laisse à ton fils oisif ce métier de bourreau !
Q.u'il continue alors cette guerre en personne,
Et, l'épée à la main, jette au loin le fourreau !
Soit ! qu'il tente le sort, et que Dieu lui pardonne !
Ce Dieu qui souflFre peu de crimes impunis.
Veut qu'à son tour l'Afrique ait ses Etats-Unis.
Et le monde saura désormais que la gloire
N'est pas de massacrer de pâles nations;
440
FLEURS DE GIVRE
Q.u'un grand homme de bien dépasse dans l'histoire
Le conquérant chargé de malédictions;
Que la justice est tout et le reste illusoire;
Que la force ne peut rien fonder, et qu'un jour
Le bon droit et l'honneur peuvent vaincre à leur tour !
Jani'ier i^oo.
441
^ L'^LS^CE-LOXTl^'lI'^LE
O
frères séparés ! Chère Alsace-Lorraine,
Non, ne croyez jamais que nous vous oublions 1
Nos cœurs ont pour liens même amour, même haine.
Même horreur des oppressions !
Nos vainqueurs vous diront que la France meurtrie
Ne vous montrera plus ses drapeaux triomphants,
Que vous êtes rentrés dans la grande patrie,
Et qu'elle veut tous ses enfants.
Ahl la seule patrie, à vous, c'est notre France.
Vous avez partagé ses gloires autrefois;
Vous l'aimerez bien plus encor pour sa souffrance ;
Son malheur rive votre choix.
56
442 l-LEURS DE GIVRE
Laissez dire ! le temps révélera notre âme.
Des nœuds les plus étroits on peut se délier;
Le fourreau ne dit pas ce que rêve la lame;
Se taire n'est pas oublier.
La force n'a qu'un temps ; ici-bas rien ne dure ;
Et pour les nations un siècle n'est qu'un jour.
Patientons ! La foi rend l'attente moins dure
Et rien ne peut vaincre l'amour.
O frères séparés de l' Alsace-Lorraine 1
Nous ne voudrons jamais, jamais vous dire adieu.
La justice est pour nous : c'est la loi souveraine,
Et nous en appelons à Dieu !
Janvier iç)oo.
443
TE'K.'D^-X.T L^i FETE
L.
nuit resplendissait de mille feux ; la foule,
Sans cesse à flots pressés comme un torrent qui rouk
Inondait les parvis des palais radieux.
Seul et triste, fuyant les rumeurs de la fête,
Voici ce que disait dans l'ombre le poète,
Avec des larmes dans les veux :
« O peuple d'oublieux ! race à l'âme légère !
Va, montre à l'univers ta grandeur mensongère,
Élève des palais, des temples et des ponts.
Fais flotter tes drapeaux au soleil des revues...
— Mais à quoi bon, diront nos provinces perdues,
Si ce n'est pas pour nous ? Réponds !
444 FLEURS DE GIVRE
« Oui, cherche à t'étourdir, amuse-toi, ris, joue,
Cache le trait sanglant qui siUonne ta joue
Sous le fard transparent de tes plaisirs menteurs!
La honte est toujours là, comme aussi la blessure;
Et l'ennemi qui vient t' observer se rassure,
Et dit : Je comprends ses lenteurs.
« Laisse-moi te parler comme un ami sincère,
Et te montrer d'un mot l'excès de ta misère.
Qui jamais fut vaincu plus que toi ? Ton vainqueur,
Xon content de toucher sa rançon légitime,
S'est taillé dans ta chair, sans rougir de son crime,
Un large morceau de ton cœur.
« Quoi ! serait-elle donc déjà cicatrisée.
Cette blessure au cœur dont ton âme brisée
Devait garder sans fin l'éternel souvenir?
Comme un convalescent pâli qui se relève,
Hier ta main cherchait le tronçon de ton glaive...
Hélas! pouvais-tu le tenir?
« Le temps a maintenant renouvelé ta race ;
Des malheurs d'autrefois l'œil cherche en vain la trace ;
Ton sang afflue au cœur; tu relèves le front...
Mais tu reprends la vie où tu l'avais laissée,
Sans songer que ta gloire est à jamais blessée
Par un inoubliable aflPront.
445
« Il fallait avant tout te refoire une autre âme,
Ou retremper la tienne à son antique flamme,
N'avoir qu'un but, l'atteindre, et par tous les chemins.
Mais au lieu d'y bander ton âme et tes pensées,
En stériles discords tu les as dépensées,
Tu t'es déchiré de tes mains I
« Ah 1 ce n'est pas ainsi qu'un peuple se rachète,
Q.u'il répare et qu'il fait oublier sa défaite ;
Il faut plus de vertus pour les rédemptions.
C'est par le repentir, la foi, le sacrifice.
Le m-épris de la mort, Ihorreur de l'injustice,
Q.ue renaissent les nations.
« Dieu lui-même l'a dit : elles sont guérissables.
Tout fleuve ne va pas se perdre dans les sables,
L'hiver voit tous les ans le printemps revenir.
O peuple aux grands aïeux, tu peux renaître encore.
Et rentrer dans la gloire aux feux d'une autre aurore :
Ta vie importe à l'avenir. »
Le poète se tut. Soudain à travers l'ombre,
Il crut voir que la nuit n'était plus aussi sombre;
L'aube pâle entr'ouvrit timidement les cieux;
Le jour vint; tout alors prit une autre apparence.
Et le vent du matin, frais comme l'espérance,
Sécha les larmes de ses yeux.
Mai 1^00.
TABLE
I
TABLE
Dédicace 5
Livre premier >
Livre ii 36
Livre 11^ 74
Épii.ogu H ii>
POÈ^MES ÉT^'KS
Préface ii9
Le Voyage 121
La Guerre d'Orient 140
La B'golante 144
Hclvetia 1^2
Quand on est jeune 164
Lot de Poète 166
Sœur Sinii-ilicc 167
Cri 169
57
450
A vxr Morte.
Sur la Terrasse '. 170
Au bord du Lac 172
Le Torrent 173
Fleur fanée 175
Sois bénie! 176
La Pluie 178
L'Arbre 179
Résignation 181
Stella nuova 183
A UNE Vivante.
Les Pleurs iS,
Amitié 187
Dédicace de Marcel 189
Le Mont Blanc I9<t
.\dieu 196
A la Vénus de Milo 199
A l'Oubli 206
Lettres et Ex vois.
A Madame E. de Villers 20S
A Madame E. Raymond 210
A Emile Augier 215
A Madame la Comtesse d"Agoult 215
A Mademoiselle Valentine de Lamartine 220
A Mademoiselle Louisa Read 222
.\ Madame Blanchecotte 223
.\ Madame la Marquise Ricci 225
,A Violette 227
.\ .\nguste Barbier 229
.\ Madame la Margrave Pallavicini-Czaki 231
.\ .\lexandre I'^'', Roi de Serbie 232
Chansons.
A Concha 234
C'est moi ! 236
L'offre 238
4SI
En partant 239
Mon jardin 241
Messidor 245
Dans la nuit '. 244
Sonnets.
A la Duchesse I. R. G 245
La Siilina 255
Dilemme. 256
A Madame H. de N 257
Neige et Fleurs 25 S
A Mademoiselle Louisa Read 259
A André Tlieuriet : 260
A Madame H. de N 261
A Madame Aline Cliazal 262
A Madame M. M 263
A Violette 264
A Chi non verra 267
A Louis de Ronchaud 268
Découragement 269
Consolation , 270
La Rencontre 271
Sympathie 272
Les deux Goélands 273
La dernière Etoile 274
Le Péri 275
Bleu et Noir 276
Le dernier Rayon 277
A l'Italie 278
Renoncement 279
A un Ami perdu 280
Dédicack 28 3
Prologue 285
La Chambre bleue 287
452
En arrivant '...*. 289
O poésie 290
Le jardin 292
Insatiable 295
A l'aube 297
La vraie Grandeur 500
Au réveil 302
Le dernier Mot 305
A Claude-Jules Grenier 305
Les Rêves 308
La grande Affaire 310
L'Excuse 312
La Tempête 313
Ce qui reste 315
Promenade du matin 317
Le pis aller 31S
Soirs à Blidah 520
Amitiés tardives 322
La Juive 323
Amicis 325
Khamsin 527
Le grand absent 329
Epître 331
La nature 355
Insaisissable 333
La Vie et la Mer 337
Pâle Aurore 338
Comment 339
Femmes d'Alger 341
Dolorosae 343
A la Kasbah 345
Le rosier du Bengale 347
A Fromentin 349
Une surtout 350
Stylite arabe 3^2
La Fauvette 354
Adieu 55 S
453
Au retour 360
Rayons d'hiver 361
FLEU%S T>E GIVXE
Préface 365
livre premier
Famille.
O famille 567
Les deux Pierres - 370
L'Epine Blanche 371
Le grand Amour 373
Au jeune Quatuor 37^
Les Gaudes 377
Nos Mères 380
J'ai rêvé 382
Prière 3S4
livre deuxième
En Voyage.
La Fleur des Ruines 588
Sur un fragment de Bombe 390
Sur les pentes de l'Acropole. . : 393
La Fontaine 398
En partant 400
livre troisième
Varia .
Regret ^02
Triolets libres 404
Sonnet 406
Le Rire des Dieux 407
Les Inconnus 410
Le Parfum ^12
4)4
Litanies. . . '. 4^4
Alice 416
Le Delta 417
LIVRE a^ATRIÈME
Patrie.
A Rouget de Lisle \i8
Les deux Amours \2i
Salut de la Province au Tsar 422
L'Oiseau mort 424
Le Bouquet Tricolore 427
La Fleur de TAloès 428
Invective 430
Pour un Héros 434
A une Reine 457
A l'Alsace-Lorraine 441
Pendant la Fête 443
^4chn'c d'imprimer
!e dix-sept janvier mil neuf ceni deux
ALPHONSE L E M E R R E
6, RUE DES BERGERS, 6
G70G 4
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La BibI
Université
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