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Full text of "uvres de Édouard Grenier .."

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U  dVof  OTTAWA 


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Univers ity  of  Ottawa 


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OE  U  V  R  E  s 


Edouard    Grenier 


OE  U  V  R  E  s 


Jouard  Grenier 


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PARIS 

ALPHONSE     LE  M  ERRE.     É  D  1 T  E  U  1< 

23-31.     PASSAGE     CHOISEUL,     23-31 


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FRANGINE 

1885 


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DEDICACE 


A.   VAhacc-Lorrainc  !  aux  f rires  eu  souffrance 

Oui  II  ont  pas  oublié, 
Ce  livre  plein  de  foi,  d'amour  et  d'espérance, 

De  deuil  et  de- pitié, 
Comme  le  battement  du  cœur  de  Vautre  France, 

Ce  livre  est  dédié. 


FRANGINE 


LIV%,E    T%E^CIE%. 


^4n  manoir,  ^  janvier  iSjS. 


Voici  pourquoi  j'écris  les  pages  qui  vont  suivre  : 
Je  lisais  tout  à  l'heure  au  coin  du  feu  ;  le  livre 
Par  deux  fois  est  tombé  de  mes  mains,  car  mes  yeux 
Se  fermaient  malgré  moi  :  c'était  trop  ennuyeux! 
Je  ne  dis  pas  de  mal  du  sommeil,  au  contraire; 
Mais  je  ne  puis  souflFrir  l'ennui,  son  triste  frère. 
Huit  heures  ont  sonné  seulement  au  clocher  : 
On  ne  peut  décemment  songer  à  se  coucher. 


FRANGINE 


Quant  à  se  promener,  toute  seule,  dans  l'ombre, 
Le  parc  ou  le  jardin  est  déjà  par  trop  sombre. 
Dois-je  donc  m'endormir,  comme  l'ont  fait  si  bien 
Gritty,  ma  gouvernante,  et  Pyrame,  mon  chien, 
Qui  tous  deux  devant  moi  sommeillent  sans  scrupule, 
Près  du  feu  qui  s'éteint,  sous  la  lampe  qui  brûle? 
Que  faire?  Oh!  que  les  soirs  semblent  longs  en  hiver  ! 
Un  livre  intéressant  fait  de  l'heure  un  éclair  : 
C'est  un  ami  qui  cause  et,  dans  un  beau  langage, 
Vous  parle  d'autres  cieux  ou  de  mœurs  d'un  autre  âge: 
Mais  ce  roman  inepte  (écrit.  Dieu  sait  comment!). 
Avec  son  but  moral,  est  par  trop  assommant. 
Qui  force  donc  les  gens  d'écrire  de  ces  choses? 
On  dirait  que  la  vie  est  pour  eux  lettres  closes. 
La  vie!  Oh!  quel  tissu  de  merveilleux  romans! 
L'art  n'en  a  pas  de  plus  amers,  de  plus  charmants. 
Qui  le  sait  mieux  que  moi  ?  Pourtant  je  touche  encore 
A  l'aube  de  mes  jours,  du  moins  à  leur  aurore. 
On  n'est  pas  vieille  encor  quand  on  n'a  pas  vingt  ans  ; 
Car  je  ne  les  aurai  qu'à  la  fin  du  printemps, 
Mais  déjà  le  malheur,  l'archer  sombre  et  terrible, 
A  vidé  son  carquois  sur  moi  :  je  suis  sa  cible 
Depuis  l'enfance,  et  Dieu,  père  des  orphelins, 
A  voulu  que  de  deuil  tous  mes  jours  fussent  pleins. 

—  Si  je  les  écrivais!  Pourquoi  pas?  Je  m'assure 
Qu'il  est  bon  d'égoutter  le  sang  de  sa  blessure. 
Afin  d'en  exprimer  tout  le  venin.  D'ailleurs, 
Puis-je  vouer  mes  soirs  à  des  emplois  meilleurs? 


LIVRE     P  R  E  M  I  E  1 


Gritty,  ma  gouvernante  et  mon  unique  amie, 
A  cette  heure  est  toujours  plus  ou  moins  endormie. 
La  chère  âme  d'abord  veut  travailler  un  peu  ; 
Puis  la  paix  du  manoir,  le  dîner  et  le  feu 
L'assoupissent  bientôt;  le  bas  qu'elle  tricote 
Glisse  à  terre,  et  le  chat  joue  avec  la  pelote. 
Dormez,  chère  Gritty,  cœur  simple  et  grand,  dormez  ! 
Dieu  vous  garde,  Gritty  1  vous  seule  encor  m'aimez. 
Est-il  vrai  qu'à  conter  sa  peine  on  la  console? 
Essayons;  que  ma  plume  au  hasard  glisse  et  vole, 
Et  raconte  mon  cœur  aux  feuillets  complaisants! 

Je  suis  une  orpheline  et  n'avais  pas  dix  ans 

Quand  la  guerre  éclata  sur  le  pays  de  France. 

La  guerre  !  met  terrible  où  tient  tant  de  souffrance  ! 

NLais  non  !  je  ne  veux  pas  décrire  ce  passé  ; 

Un  seul  tableau  me  reste,  et  tout  est  effacé. 

On  rapporta  mon  père  un  jour  dans  la  grand'salle, 

Pâle  et  sanglant,  le  cœur  traversé  d'une  balle. 

On  le  coucha  drapé  dans  son  manteau  guerrier. 

Et  devant  lui  ma  mère  à  genoux  vint  prier. 

Elle  lé  regarda  sans  dire  une  parole, 

Puis  tomba  raide;  une  heure  après  elle   était  folle. 

^L1is  la  mort,  qui  d'abord  les  avait  divisés. 

Sut  réunir  bientôt  ces  pauvres  cœurs  brisés, 

Et  leur  enfant  resta  toute  seule  sur  terre. 

Le  manoir,  où  grandit  ma  douleur  solitaire, 
Est  antique  ;  un  vieux  parc,  à  l'enclos  sérieux, 


F  R  A  N  C  I  X  E 


Donne  à  cette  maison  un  air  mystérieux. 

La  ferme  est  à  deux  pas;  tout  au  fond  et  derrière, 

On  voit  monter  au  ciel,  à  travers  la  clairière, 

La  flèche  du  clocher  du  village  voisin, 

Dont  le  coq  étincelle  aux  rayons  du  matin. 

Tout  est  paix  et  silence,  et  devant  l'orpheline 

Chacun  dans  le  pays  avec  respect  s'incline. 

Quand  je  passe  au  milieu  de  tous  ces  braves  gens. 

Je  ne  vois  que  sourire  et  regards  indulgents. 

Dieu  bénisse  ces  cœurs  aimants  et  le  leur  rende  ! 

C'est  ma  famille...  Hélas  !  que  n'est-elle  moins  grande! 

Comme  le  souvenir  est  chez  moi  faible  et  fort! 
Pour  retrouver  ma  mère  il  me  faut  un  effort; 
Ou,  si  je  la  revois,  c'est  à  travers  un  voile  : 
Une  ombre  pâle  avec  des  yeux  comme  une  étoile, 
Et  c'est  tout.  Rien  de  net,  nul  détail,  nul  contour. 
Mais  mon  père!  Il  est  là,  comme  le  dernier  jour 
Qu'il  me  prit  dans  ses  bras.  Je  le  vois,  je  l'admire, 
Il  me  parle,  m'adresse  un  triste  et  doux  sourire. 
Me  conseille  :  la  mort  ne  me  l'a  pas  ôté. 
Je  lui  fais  chaque  jour  sa  place  à  mon  côté  ; 
Et  si  je  vis  encor,  c'est  grâce  à  lui,  je  pense; 
Il  est  l'ange  gardien  dont  la  douce  influence 
Contre  tous  les  périls  semble  me  protéger, 
Et,  grâce  à  lui,  le  poids  du  jour  m'est  plus  léger. 

Un  autre  ange  gardien  plus  visible  me  reste  : 
C'est  la  bonne  Gritty,  dont  l'amitié  céleste, 


LIVRE     PREMIER 


Le  tendre  dévouement  maternel  et  profond, 
Me  sacrifierait  tout  comme  les  mères  font. 
Car  sous  mon  toit  désert  la  pauvre  et  sainte  fille 
Retrouve  et  m'a  rendu  l'ombre  d'une  famille. 
Elle  est  ma  mère,  et  moi,  je  suis,  non  sans  douceur, 
A  la  fois  son  enfant,  sa  maîtresse  et  sa  sœur. 

Comment  peindre  les  jours  où,  me  serrant  près  d'elle. 
Je  grandis  à  son  ombre  et  sous  sa  main  fidèle, 
Après  l'heure  funèbre  où  mon  père,  navré, 
Me  laissa  dans  ses  bras  comme  un  dépôt  sacré? 
Rien  n'entra  dans  ma  vie  et  dans  ma  solitude. 
Jusqu'au  jour  où  me  vint  un  compagnon  d'étude 
Et  de  jeux,  un  enfant  de  mon  âge,  un  cousin, 
Paul,  lycéen  déjà,  qui  du  château  voisin 
Venait  me  visiter  aux  vacances  d'automne, 
Et  daignait  avec  moi  s'amuser  en  personne. 
Bientôt  il  remplit  tout,  mon  coeur  et  la  maison; 
Et  l'année  à  mes  yeux  n'eut  plus  qu'une  saison. 
J'attendais  de  longs  mois;  puis  enfin,  en  septembre. 
Par  la  fenêtre  ouverte  il  entrait  dans  ma  chambre. 
Et  tombait  dans  mes  bras  en  riant  comme  un  fou; 
Et  nous  nous  envolions  au  hasard,  Dieu  sait  où  ! 

Paul  était  vif,  ardent,  impétueux,  fantasque, 
Ne  vivant  que  de  bruit,  de  malice,  de  frasque. 
Souriant  et  vainqueur,  beau  comme  un  jeune  dieu, 
Aimé  de  tout  le  monde,  il  régnait  en  tout  lieu; 
Et  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter,  j'imagine, 


F  R  A  X  C  I  X  E 


Comme  il  régnait  en  maître  au  cœur  de  sa  cousine. 

Il  avait  mis,  avec  son  entrain  sans  pareil, 

Dans  ma  sombre  existence  un  rayon  de  soleil, 

Et  ma  jeune  âme  avide,  et  si  longtemps  froissée, 

S'emplissait  lentement  de  sa  seule  pensée. 

Je  ne  vivais  qu'en  lui,  que  par  lui,  que  pour  lui, 

Et  mes  jours  n'avaient  plus  de  vide  ni  d'ennui. 

O  courses  dans  les  prés  !  ô  lentes  promenades, 

Où,  la  main  dans  la  main,  comme  deux  camarades, 

Nous  errions  au  soleil  de  longs  après-midis, 

Dans  l'enclos  du  vieux  parc,  notre  frais  paradis  ! 

O  jours  de  liberté,  de  candeur  printanière, 

Où  l'âme  sans  détour  se  donne  tout  entière, 

Et  comme  un  jeune  oiseau  s'élançant  dans  l'azur. 

Ou  nageant  comme  un  cygne  au  miroir  d'un  lac  pur, 

Croit  que  pour  le  bonheur  seul  cette  vie  est  faite  ! 

Où  chaque  heure  a  son  charme  et  chaque  jour  sa  fête  ; 

Où  tout  parle  d'amour  à  nos  sens  ingénus  ! 

O  mes  jours  de  bonheur,  qu'ètes-vous  devenus? 

Je  vais  en  décrire  un,  un  seul  1  et  dans  mon  âme. 
Au  risque  d'attiser  cette  première  flamme. 
Je  m'en  vais,  de  mes  jours  secouant  la  langueur. 
Remuer  un  instant  les  cendres  de  mon  cœur. 
Je  choisirai  le  jour  des  vendanges,  l'année 
Qu'il  quitta  le  pays  ;  une  étrange  journée. 
Pleine  de  souvenirs  folâtres  et  charmants, 
Dont  je  n'ai  pas  compris  les  avertissements. 
J'aurais  dû  deviner  déjà  cette  âme  étrange... 


LIVRE     PREMIER 


Mais  il  faut  m'arrêter.  A  demain  la  vendange. 
Reformons  ces  feuillets  !  Demain,  je  poursuivrai  ; 
Je  dirai  tous  les  maux  dont  mon  cœur  fut  navré. 
Vite  !  voilà  Gritty  qui  s'éveille  et  frissonne  : 
—  Comme  il  est  tard  !  dit-elle.  En  ejffet,  l'heure  sonne 
Ht  semble  m'adresser  un  reproche  argentin. 
Je  me  croyais  au  soir,  nous  touchons  au  malin. 
11  faut  aller  dormir.  Gritty  gronde  et  se  fâche  : 
Elle  a  raison.  Je  vais  suspendre  ici  ma  tâche, 
Et  reposer  mes  yeux,  ma  pensée  et  ma  main. 
Demain  je  reprendrai  de  bonne  heure.  —  A  demain  ! 


4  janvier. 

Reprenons  donc  la  plume  et  racontons  l'histoire 
De  ce  jour  dont  je  tiens  à  fixer  la  mémoire. 

Le  soleil  rayonnait  dans  un  ciel  d'un  bleu  clair; 
Comme  si  Dieu  voulait  rendre  visible  l'air, 
Une  vapeur  d'argent  revêtait  les  collines 
Et  l'horizon  lointain  de  teintes  opalines. 
Un  vent  frais,  tout  chargé  de  parfums  et  de  chants. 
Venait  à  moi  des  prés,  des  vignes  et  des  champs; 
D'une  journée  heureuse  accueillant  les  prémices, 
L'âme  au  bonheur  promis  s'ouvrait  avec  délices  ; 
Et  j'attendais,  le  cœur  plein  de  trouble  et  d'espoir, 
L'instant  délicieux  où  j'allais  le  revoir; 


F  R  A  X  C  I  X  E 


Car  il  avait  été  convenu,  dès  la  veille, 
Que  nous  vendangerions  à  nous  deux  seuls  la  treille. 
Comme  une  vigneronne  avec  son  vigneron. 
Serpette  en  main,  panier  au  bras,  sur  le  perron, 
Pour  mieux  le  voir  venir  je  m'étais  installée, 
Et  mes  yeux  épiaient  le  fond  de  la  vallée. 
Comme  il  tardait!  comment!  pourrait-il  oublier? 
Et  vingt  fois  me  levant,  debout  sur  l'escalier. 
Je  regardais  au  loin,  la  main  sur  les  paupières. 

Enfin  Paul  apparut  au  détour  des  Marnicrcs, 
Avec  son  air  vainqueur  et  son  pas  nonchalant. 
Mon  Dieu  !  qu'il  me  semblait  insupportable  et  lent  ; 
Enfin  il  agita  sa  main  fine  et  gantée, 
Lança  mon  nom  dans  l'air...  et  ravie,  enchantée, 
Lâchant  bride  à  mon  cœur  qui  prenait  le  galop, 
Je  me  mis  à  courir  pour  l'embrasser  plus  tôt. 

Nous  allâmes  d'abord  à  la  ferme.  Rosette, 

La  fille  du  fermier,  dans  sa  fraîche  toilette, 

Nous  attendait  au  seuil  impatiente.  Elle  est 

A  peu  près  de  mon  âge,  et  c'est  ma  sœur  de  lait; 

Blonde  avec  des  yeux  bleus,  ses  cheveux  en  broussaille 

Forte  et  grande,  à  treize  ans  ayant  déjà  sa  taille. 

Moi,  j'étais  pâle  et  grêle  alors  comme  une  enfant 

Qui  végète  et  languit  sous  un  poids  étouffant. 

Que  de  fois  dans  nos  jeux,  quand  Paul  me  cherchait  noisi 

Et  voulait  me  dompter,  la  belle  villageoise 

Se  jetait  entre  nous  et  terrassait  soudain 


LIVRE     PREMIER  I3 

Mon  tyran  écumant  de  rage  et  de  dédain, 

Q.ui  sous  son  bras  vainqueur  se  débattait  dans  l'herbe, 

Comme  Satan  aux  pieds  de  l'Archange  superbe. 

En  faveur  du  vaincu  j'intervenais  alors. 

Rosette  s'excusait  d'avoir  les  bras  si  forts 

Sur  ses  travaux,  et  Paul...  réparait  sa  toilette. 

Ce  jour-là  l'union  entre  nous  fut  complète. 
Nous  allâmes  d'abord  nous  promener  sur  l'eau. 
Installés  tous  les  trois  dans  un  petit  bateau, 
Nous  suivîmes  le  cours  du  ruisseau  qui  serpente 
Au  fond  du  parc  et  sert  de  frontière  à  sa  pente. 
Rosette  et  Paul,  armés  d'un  aviron  léger. 
Faisaient  voguer  l'esquif,  non  sans  nous  asperger  ; 
Et  de  rire!  Est-il  rien  de  plus  charmant  au  monde 
Que  de  glisser  sans  bruit  sur  l'eau  bleue  et  profonde, 
Avec  de  chers  amis,  sous  des  arbres  épais 
Qui  versent  sur  nos  fronts  la  fraîcheur  et  la  paix? 
Pour  moi,  couchée  au  fond  de  la  barque  rapide, 
Je  savourais  l'air  frais,  le  ciel  pur,  l'eau  limpide; 
J'admirais  Paul  surtout,  en  habits  élégants, 
Dont  la  rame  faisait  craquer  les  jolis  gants. 
J'étais  heureuse  enfin.  Bientôt,  posant  les  rames. 
Près  des  vignes  tous  trois  gaîment  nous  débarquâmes. 
Aux  cris  des  vendangeurs  agitant  leurs  bras  nus  : 
«  Vous  venez  travailler!  Soyez  les  bienvenus!  » 
Nous  fîmes  d'abord  halte  autour  des  cuves  pleines. 
Où  sur  les  grains  cueillis  les  guêpes,  par  douzaines. 
Comme  ivres  de  vin  doux  s'abattaient  lourdement. 


F  R  A  N  C  I  X  E 


Rosette  les  chassa;  notre  trio  gourmand 
Prit  leur  place  et  bientôt  fit  une  large  brèche 
Au  monceau  de  grains  noirs  de  la  vendange  fraîche. 
Ce  fut  là  notre  seul  travail  pour  cette  fois. 
La  treille  du  jardin  nous  attendait.  A  trois 
Ce  fut  vite  fini  d'en  faire  la  cueillette. 
Paul  et  moi  remplissions  les  paniers  que  Rosette 
Sur  son  chignon  touflu,  que  rien  ne  fait  plier, 
D'un  pas  alerte  et  sûr  emportait  au  cellier. 
Enfin,  dans  le  verger  de  la  ferme,  une  table. 
Où  brillaient  fraises,  crème  et  gâteau  délectable, 
Sans  que  nul  d'entre  nous  eût  l'air  de  s'en  douter, 
Vint  à  point  nous  offrir  le  plus  charmant  goûter. 
Paul  mangea  comme  un  loup,  et,  déposant  sa  veste. 
Sur  un  grand  tas  de  foin  alla  faire  la  sieste, 
Tandis  que  Rose  et  moi  nous  desservions  sans  bruit 
Ce  qui  restait  du  lait,  des  fraises  et  du  fruit. 
Et  rangions  au  bahut  les  nappes,  les  serviettes. 
Ou  sur  les  noirs  rayons  du  dressoir  les  assiettes. 
Après,  toutes  les  deux  nous  vînmes  doucement, 
Sur  la  pointe  du  pied,  auprès  de  Paul  dormant, 
Promener  sur  sa  lèvre,  et  d'une  main  légère, 
Le  rameau  dentelé  d'une  fine  fougère. 
Je  ne  sais  s'il  dormait;  c'est  possible,  après  tout  : 
Toujours  est-il  qu'ouvrant  les  deux  bras  tout  à  coup, 
Il  serra  sur  son  cœur  nos  deux  tètes  penchées 
Et  baisa  fortement  nos  lèvres  rapprochées. 
Puis  il  se  mit  à  rire,  à  sauter;  dans  ses  yeux 
Brillait  je  ne  sais  quel  éclair  malicieux, 


LIVRE     PREMIER 


Rire  de  demi-dieu  que  je  ne  pus  comprendre, 

Quelque  chose  d'ardent,  de  moqueur  et  de  tendre, 

D'avide,  de  méchant,  en  tout  cas  de  trompeur. 

Ce  baiser  me  serra  le  cœur  et  me  fit  peur; 

Il  me  brûla  la  lèvre  et  me  parut  étrange... 

Je  me  sauvai  bien  vite.  —  Et  voilà  la   vendange... 

L'ai-je  dit?  Paul  devait  partir  le  lendemain. 

Je  ne  le  revis  pas.  Il  reprit  le  chemin 

De  Paris,  et  plus  tard,  durant  plusieurs  années, 

Visita  du  soleil  les  plages  fortunées... 

Quel  vide  tout  à  coup  dans  mon  cœur  !  Que  les  jours 

Se  traînèrent  pour  moi  décolorés  et  lourds! 

Je  restais  immobile  et  des  heures  entières 

A  regarder  sans  voir,  des  larmes  aux  paupières. 

Cette  torpeur  dura  quatre  ans.  Quand  il  revint, 

J'étais  grande  ;  j'avais  dix-sept  ans,  et  lui  vingt. 

Il  n'était  pas  changé  :  sa  figure  un  peu  pale 

Révélait  seulement  une  beauté  plus  mâle. 

L'ironie  à  sa  lèvre  avait  mis  comme  un  pli 

Charmant  :  enfin  c'était  un  jeune  homme  accompli. 

Dès  le  premier  regard  il  m'avait  reconquise. 

Il  sut  me  rappeler  d'une  façon  exquise 

Nos  souvenirs  d'enfant,  nos  jeux  et  nos  combats. 

Tout  ce  qu'il  regrettait,  ajoutait-il  tout  bas, 

Sur  le  Bosphore,  en  Grèce,  au  pied  des  Pyramides, 

Au  désert,  en  chassant  les  gazelles  timides. 

Mon  image  l'avait  suivi  partout;  l'exil 

N'avait  fait  que  grandir  son  amour,  disait-il. 


l6  FRAXCINE 


Et  puis  quels  doux  regards!  Et  je  sentais,  ravie, 
Le  bonheur  à  longs  flots  revenir  dans  ma  vie, 
En  savourant  ces  doux  discours  les  yeux  baissés. 

Chacun  nous  regardait  comme  deux  fiancés. 
Son  père,  jeune  veuf,  remarié  bien  vite. 
Semblait  prêter  les  mains  à  cet  accord  tacite. 
J'étais  riche,  et  déjà,  dès  l'hiver  précédent. 
J'avais  dû  repousser  maint  noble  prétendant. 
Je  ne  pensais  qu'à  Paul,  mon  cousin  et  mon  maître. 
Mon  idole,  mon  rêve,  en  me  disant  :  Peut-être 
Ne  songe-t-il  qu'à  moi,  comme  moi  seule  à  lui. 
Et  maintenant  le  jour  du  retour  avait  lui  ; 
Il  m'aimait;  il  était  resté  fidèle  et  tendre; 
Je  touchais  au  bonheur  ;  je  n'avais  qu'à  lui  tendre 
Cette  main  qu'il  aimait  à  tenir  dans  sa  main... 
Oh!  quel  réveil  amer!  quel  aflFreux  lendemain! 

Il  venait  tous  les  jours  au  manoir  ;  sa  soirée 
Surtout,  sans  y  manquer,  nous  était  consacrée. 
Comme  je  n'étais  plus  une  enfant,  près  de  nous 
Gritty,  les  yeux  ouverts,  ou  bien  sur  ses  genoux 
Laissant  tomber  sa  laine  et  sa  tapisserie. 
Paraissait  présider  à  notre  causerie. 
Puis,  quand  l'heure  au  clocher  allait  sonner  minuit. 
Sans  réveiller  Gritty,  Paul  me  quittait  sans  bruit. 
Pour  le  revoir  encore  un  seul  instant  peut-être, 
Sur  les  ombres  du  parc  j'entr'ouvrais  la  fenêtre. 
Et  parfois,  écartant  les  rameaux  du  jasmin. 


LIVRE     PREMIER 


17 


Il  accourait  d'en  bas  me  tendre  encor  la  main  ; 
Et  j'écoutais  longtemps,  à  travers  le  silence, 
De  ses  pas  décroissants  la  rapide  cadence. 

Un  soir...  Ohl  je  vivrais  toute  une  éternité, 
Je  n'oublierai  jamais,  jamais  ce  soir  d'été! 
Paul  venait  de  quitter  à  peine  notre  enceinte  ; 
Ma  main  était  encor  tiède  de  son  étreinte  ; 
Le  parc  était  tout  noir;  les  grands  taillis  ombreux 
Ne  se  détachaient  plus  sur  le  ciel  ténébreux  ; 
Un  orage  planait  dans  l'air  :  c'était  à  peine 
Si  la  brise  étouffée  essayait  une  haleine  ; 
Et  la  môme  lourdeur  pesait  sur  mon  esprit. 
Je  ne  sais  quelle  idée  enfantine  me  prit 
D'affronter  comme  lui  la  pluie  et  la  tempête. 
Je  me  jetai  bien  vite  un  châle  sur  la  tète. 
Et  me  voilà  glissant  dans  l'ombre  à  pas  craintifs, 
Sous  les  sombres  arceaux  des  ténébreux  massifs. 
Soudain  j'entends  des  voix,  des  notes  indécises  ; 
Sur  un  banc  à  l'écart  deux  ombres  sont  assises. 
Je  m'arrête  en  tremblant;  la  peur  me  cloue  au  sol. 
Bientôt  certain  accent,  des  mots  saisis  au  vol, 
Me  plongent  dans  l'horreur  d'un  effroi  plus  terrible. 
Grand  Dieu  !  non  !  c'est  un  rêve,  et  ce  n'est  pas  possible  : 
Ce  ne  peut  être  lui  I  Paul!  Paul,  mon  fiancé. 
Auprès  d'une  autre  femme  !  Oh  !  non,  c'est  insensé  ! 
Et  cependant  c'était  sa  voix  pressante  et  tendre 
Qui  disait  doucement  (et  je  devais  l'entendre  !)  : 
«  O  chère  âme  I  à  quoi  bon  ces  pleurs  et  ces  remords  ? 

3 


l8  F  R  A  X  C  1  X  E 


Ke  t'inquiète  pas;  moi  seul  ai  tous  les  torts; 
Je  saurai  les  porter.  Vois -tu  bien,  ma  chérie, 
Dans  notre  monde  à  nous,  il  faut  qu'on  se  marie, 
Mais  mon  cœur  reste  à  toi.  Cesse  donc  tes  sanglots  ! 
Je  t'aimerai  toujours,  ô  Rosette  !»   —  A  ces  mots, 
Ne  pouvant  supporter  l'horreur  de  mon  martyre. 
Je  tombai  foudroyée  à  terre  sans  rien  dire, 
Espérant  que  la  mort  m'emportait  dans  ses  bras. 
Loin  de  ce  monde  impur  et  de  ces  cœurs  ingrats. 

Mais  non  !  je  dus  revoir  la  lumière  abhorrée. 

La  fièvre,  délirant  dans  mon  âme  ulcérée. 

Longtemps  la  fit  errer  sous  ce  vague  horizon 

Où  la  folie  en  deuil  lutte  avec  la  raison, 

La  jeunesse  vainquit;  la  nature  obstinée 

Me  remit  face  à  face  avec  la  destinée. 

Et  le  jour  vint  enfin  où  mon  esprit,  plus  clair. 

Revit  tout  le  passe  comme  dans  un  éclair. 

Et  sentit  l'amertume  en  mon  âme  oppressée 

Noyer  dans  la  douleur  ma  première  pensée. 

Tandis  que  mon  premier  regard  appesanti 

Autour  de  mon  chevet  reconnaissait  Gritty, 

Qui,  les  yeux  sur  mes  yeux,  essayait  un  sourire 

Que  de  longs  pleurs  muets  semblaient  trop  contredire. 

Sa  joue  encor  plus  creuse  et  ses  traits  amincis 

Portaient  en  longs  sillons  la  trace  des  soucis. 

De  l'angoisse  mortelle  et  des  veilles  sans  nombre 

Qu'elle  avait  dû  passer  à  mon  chevet  dans  l'ombre. 

«  Que  je  vous  ai  coûté  de  fatigue  et  d'ennuis. 


LIVRE     PREMIER  I9 

Lui  dis-je  en  lui  tendant  la  main.  Combien  de  nuits 
Vos  soins  et  vos  regards  m'ont-ils  ainsi  couvée? 
Chère  Gritty  1   Ponrquoi  m'avez- vous  donc  sauvée  ? 
—  Taisez-vous,  me  dit-elle,  et  ne  blasphémez  pas  ! 
C'est  Rosette  qui  vous  rapporta  dans  ses  bras, 
Depuis  bientôt  un  mois,  par  une  nuit  d'orage, 
Et  qui  seule  a  voulu  vous  veiller  sans  partage. 
Elle  n'a  pas  quitté  d'un  seul  instant  ces  lieux. 
Voyant  que  vous  aviez  ouvert  enfin  les  yeux, 
Elle  vient  de  partir.  Vous  lui  devez  la  vie. 
Ainsi  qu'au  bon  docteur.  Que  je  leur  porte  envie  !  » 

Rosette,  mon  sauveur  !  lorsque  sa  trahison 

A  manqué  me  coûter  la  vie  et  la  raison! 

Rosette  I  que  de  maux  ce  nom  seul  fait  renaître  !... 

Gritty,  qui  vit  passer  un  nuage  peut-être 

Sur  mes  yeux  et  mes  sens  à  peine  raffermis, 

Me  dit  :  «  Dormez  !  Dormez  !  »  Et  je  me  rendormis. 

Quand  je  rouvris  les  yeux  le  lendemain,  l'aurore 
Me  trouva  ranimée  et  plus  vaillante  encore. 
Rosette  ne  vint  pas  le  matin  ni  le  soir. 
Le  lendemain  non  plus  ;  je  n'eus  plus  à  la  voir. 
Je  n'osais  prononcer  même  son  nom,  de  crainte 
De  révéler  le  mal  dont  j'avais  l'àme  atteinte; 
Et  pourtant  je  sentais  que,  dussé-je  en  mourir, 
Je  devais  d'elle  au  moins  paraître  m'enquérir. 
Attendons,  me  disais-je  ;  et  l'attente  fut  vaine. 
Rosette  ne  vint  pas.  Au  bout  d'une  semaine. 


30  F  R  A  X  C  I  N  E 

Je  dis  enfin,  domptant  mes  sens  irrésolus  : 

«  Et  Rosette?  Pourquoi  ne  vient-elle  donc  plus? 

—  Ah!  répondit  Gritty  tristement,  la  pauvrette 

Est  malade  à  son  tour  et  paie  ainsi  sa  dette. 

Elle  a  trop  présumé  de  sa  force,  et  son  corps 

Succombe  à  cet  excès  de  veilles  et  d'efforts; 

Le  docteur  Franz  n'est  pas  rassuré  sur  son  compte. 

Puisse  sa  guérison  être  certaine  et  prompte  ! 

Et  puissiez-vous  bientôt  vous-même  rendre  au  moir. 

A  la  pauvre  malade  une  part  de  ses  soins!  » 

Je  ne  répondis  rien;  mais  l'âme  est  un  abîme. 
Je  sentis  dans  la  mienne  un  changement  sublime  : 
La  haine,  la  vengeance  et  l'âpre  désespoir. 
Qui  cernaient  mon  esprit  de  leur  horizon  noir, 
Et  me  faisaient  errer  au  milieu  des  ténèbres, 
Déchirèrent  soudain  leurs  longs  voiles  funèbres; 
Une  pure  lumière  éclaira  mes  esprits; 
La  tendresse,  l'amour,  que  je  croyais  taris, 
La  pitié,  le  pardon,  la  paix  et  la  clémence. 
Inondèrent  mon  cœur  comme  une  vague  immense 
Je  compris,  ou  plutôt  Dieu  me  fit  pressentir 
Jusqu'où  Rose  voulait  pousser  son  repentir, 
Pour  m'éviter  sa  vue  à  jamais  sur  la  terre. 
Pauvre  enfant  !  dis-je  enfin.  Dieu  te  garde  à  ton  père  ! 
Et  depuis  ce  jour-là,  mon  cœur  tranquillisé 
Put  penser  sans  horreur  à  qui  l'avait  brisé. 

Bientôt  je  pus  sortir;  enfin,  d'un  pas  plus  ferme, 


LIVRE     PREMIER 


Un  jour,  avec  Gritty,  j'allai  jusqu'à  la  ferme, 

Pour  porter  à  Rosette,  à  ma  sœur  d'abandon, 

La  guérison  de  l'âme,  au  moins,  par  mon  pardon. 

J'entrai;  la  pauvre  enfant  s'agita  sur  sa  couche, 

Et,  prise  à  mon  aspect  d'une  angoisse  farouche, 

Voulut  couvrir  ses  yeux  de  ses  doigts  amaigris; 

Mais,  me  penchant  sur  elle  aussitôt,  je  la  pris 

Dans  mes  bras  tendrement,  et  j'appuyai  ma  lèvre. 

Sans  rien  dire,  à  son  front  pâle  et  brûlant  de  fièvre  ; 

Et,  toutes  deux  alors  éclatant  en  sanglots, 

Nous  mêlâmes  nos  pleurs  qui  ruisselaient  à  flots; 

Et,  sans  avoir  besoin  de  dire  une  parole. 

Je  laissai  dans  son  cœur  le  baume  qui  console. 

Depuis  ce  jour,  je  vais  le  matin  et  le  soir. 
Sans  y  manquer  jamais,  à  son  chevet  m'asseoir; 
Je  lui  donne  une  part  de  ma  longue  journée. 
Pauvre  Rosette!  elle  est  la  plus  infortunée. 
Le  mépris  a  tué  dans  son  premier  essor 
Mon  amour;  mais  Rosette,  hélas!  elle  aime  encor. 
Tout  en  pleurant  du  coup  dont  elle  m'a  frappée; 
Elle  a  le  droit  d'aimer  :  on  ne  l'a  pas  trompée. 
Moi,  ma  plaie  est  fermée  et  ne  peut  se  rouvrir; 
Tandis  qu'elle  !  elle  souffre  et  doit  deux  fois  souffrir. 
Du  mal  qu'elle  m'a  fait  et  du  mal  qui  la  brise. 
Aussi,  lorsque  mon  cœur,  à  moi,  se  cicatrise, 
Le  sien,  de  plus  en  plus  en  proie  à  son  remord, 
S'abandonne  et  voudrait  expier  par  la  mort. 
Guérissez-la,  Seigneur  !  sauvez-la  d'elle-même  ! 


F  R  A  X  C I  N  E 


C'est  tout.  J'en  ai  fini  de  cet  aveu  suprême. 
Et  maintenant  j'éprouve  une  profonde  paix, 
Et  la  douceur  qui  suit  les  aveux  qu'on  a  faits. 
Il  me  semble  que  j"ai  dans  une  oreille  amie 
Versé  tous  ces  secrets  de  mon  âme  aflFermie, 
Et  que  dans  un  miroir  j'ai  vu  mon  cœur  entier. 
C'est  bien!  Pour  aujourd'hui  refermons  ce  cahier; 
Je  poursuivrai  plus  tard.  Je  veux,  quoi  qu'il  arrive, 

Y  peindre  sans  détour  mon  âme  toute  vive. 
Et,  comme  la  naïade  en  marbre  du  bassin, 

Y  verser  tous  les  flots  qui  dorment  dans  mon  sein. 


Février  iSj8. 

Il  est  un  coin  du  parc  que  jusqu'ici  j'évite. 

Et  dont  la  seule  idée  et  me  trouble  et  m'irrite  : 

C'est  le  banc,  à  l'écart,  sous  les  arbres  caché, 

Où  me  fut  mon  amour  et  mon  cœur  arraché; 

Je  tiens  à  surmonter  ce  reste  de  faiblesse. 

Et  pour  que  rien  en  moi  ne  s'aigrisse  et  ne  blesse, 

J'ai  voulu  ce  matin  au  monstre  marcher  droit. 

D'un  œil  tranquille  et  sec  j'ai  revu  cet  endroit  ; 

Je  m'y  suis  même  assise.  A  cette  même  place. 

Où  la  mort  m'étreignit  avec  sa  main  de  glace. 

Où  celui  que  j'aimais  me  renia  tout  haut. 

J'ai  senti  dans  mon  sang,  qui  circulait  plus  chaud, 


LIVRE     PREMIER 


La  généreuse  ardeur  d'un  acte  méritoire, 
Et  l'ineffable  paix  qui  suit  toute  victoire. 
Longtemps  j'ai  regardé  le  ciel  :  puis,  en  partant, 
J'ai  dit  à  demi-voix  :  Mon  père,  es-tu  content? 


^Cars  iSjS. 

Je  ne  sais  ce  que  Dieu  veut  faire  de  Rosette  : 
Elle  ne  reprend  pas.  Le  docteur  s'inquiète. 
Elle  se  laisse  aller;  elle  ne  lutte  pas; 
On  dirait  qu'elle  glisse  avec  joie  au  trépas. 
Seulement,  par  éclair,  quand  la  fièvre  la  quitte. 
On  voit  qu'une  pensée  en  secret  la  visite 
Qu'elle  n'ose  exprimer  et  suspend  tout  à  coup, 
Et  qu'elle  aurait  à  cœur  de  dire,  à  moi  surtout. 
Q.u'est-ce  donc?  11  faudra  que  son  médecin  m'aide. 
Mais  la  tendresse  encore  est  le  meilleur  remède  ; 
Je  te  montrerai  tant  la  mienne,  ô  pauvre  enfant! 
Que  je  t'arracherai  ce  secret  étouffant. 


CiCèvie  jour,  le  soir. 

A  la  ferme,  ce  soir,  j'épiai  la  sortie 

Du  bon  docteur;  il  a  toute  ma  sympathie. 

Quoique  bien  jeune,  il  est  grave,  et  son  seul  aspect 


24  FRANGINE 

Avec  la  confiance  inspire  le  respect. 

Deux  fois  Français,  de  race  et  par  choix,  à  la  guerre. 

Il  a  quitté  l'Alsace  avec  sa  vieille  mère. 

Depuis  qu'il  est  ici,  nul  ne  saura  combien 

Le  fils  avec  la  mère  ont  déjà  fait  de  bien. 

Aussi  sont-ils  aimés  et  bénis  à  la  ronde. 

Pour  ma  part,  j'ai  pour  eux  une  estime  profonde. 

Il  m'a  soignée  en  frère  et,  pendant  tant  de  jours, 

M'a  prodigué  son  temps,  son  art  et  ses  secours, 

Que  je  ne  sais  comment  à  cette  âme  d'élite 

Prouver  ma  gratitude  ainsi  qu'il  le  mérite. 

J'en  fais  mon  aumônier,  et  ses  soins  complaisants 

M'aident  à  soulager  nos  pauvres  paj'sans. 

«  Eh.  bien  !  docteur?  »  lui  dis-je.  —  11  secoua  la  tête, 

Et  dit  en  rougissant  :  «  Son  état  m'inquiète; 

Il  échappe  à  mon  art  et  rit  de  mes  efforts. 

Son  âme  est  encor  plus  malade  que  son  corps. 

Elle  a  quelque  secret  qu'elle  n'ose  vous  dire  ; 

Du  moins  ma  mère  ainsi  s'explique  son  délire. 

Venez  chez  nous.  Il  faut  ne  pas  perdre  de  temps; 

Les  symptômes  déjà  sont  bien  inquiétants  ; 

Hâtons-nous!  »  Et  le  cœur  serré,  j'allai  sur  l'heure 

Voir  sa  mère,  et  j'entrai  dans  leur  humble  demeure. 

La  glycine  enlacée  au  rosier  de  tout  mois 
De  rameaux  et  de  fleurs  tapisse  ses  parois. 
Tout  respire  la  paix,  le  travail,  le  bien-être. 
Madame  Heller  était  assise  à  sa  fenêtre, 
Droite,  avec  des  rubans  noirs  dans  ses  cheveux  gris, 


LIVRE     PREMIER  2$ 

Et  tournant  un  fuseau  de  ses  doigts  amaigris. 
A  mon  aspect,  quittant  sa  tâche  familière, 
Elle-même  m'ouvrit  la  porte  hospitalière, 
Et,  me  baisant  au  front,  elle  me  fit  asseoir 
Sur  l'unique  fauteuil  du  modeste  parloir. 
Franz  Heller,  nous  payant  d'une  excuse  frivole, 
Partit;  sa  mère  alors  prit  ainsi  la  parole  : 

«  Vous  n'êtes  plus  l'enfant  d'autrefois;  le  malheur 
Dès  l'aurore  a  mûri  votre  âme  dans  sa  fleur; 
Vous  voilà  devenue  une  femme  avant  l'âge. 
La  vérité  peut  donc  vous  parler  son  langage, 
Et  vous  montrer  la  vie,  hélas  !  telle  qu'elle  est. 
Rosette,  votre  amie,  et  votre  sœur  de  lait, 
A  failli  grandement.  Des  filles  du  village 
Elle  fut  la  plus  belle  et  longtemps  la  plus  sage. 
Mais  l'orgueil  l'a  perdue  :  elle  aspirait  trop  haut. 
Sa  faute  à  tous  les  yeux  va  paraître  bientôt. 
Elle  doit  avant  peu  mettre  un  enfant  au  monde. 
Et  voilà  d'où  lui  vient  son  angoisse  profonde. 
Elle  vous  craint  surtout,  paraît-il.  Cet  aveu 
Met  son  âme  à  la  gêne  et  tout  son  corps  en  feu. 
Allez  la  voir  !  Ici  toute  pudeur  est  vaine  ; 
Et  délivrez  d'un  mot  cette  pauvre  âme  en  peine.  » 

C'est  ainsi  que  parla  la  noble  femme  eu  deuil. 
Et  la  ferme  bientôt  me  revit  à  son  seuil. 
J'entrai  ;  je  me  penchai  sur  la  pauvre  fiévreuse, 
En  lui  disant  tout  bas  :  «  Rosette,  sois  heureuse  I 


20  FRAXCIXE 


Ne  t'inquiète  plus.  Il  sera  notre  enfant. 
Chut!  Ne  me  réponds  pas;  le  docteur  le  défend. 
Le  cher  petit  aura  deux  mères  tout  ensemble, 
Et  je  l'aimerai  bien,  pourvu  qu'il  te  ressemble. 
Allons,  repose  en  paix  et  laissons  faire  à  Dieu; 
Tout  s'arrangera  bien  :  adieu,  chérie,  adieu  !  « 

Je  partis  sur  ces  mots  qui  calmaient  son  délire, 
Et  je  vis  sur  sa  lèvre  éclore  un  doux  sourire. 


lAvril. 

Je  me  suis  réveillée  au  milieu  de  la  nuit. 
Revêtant  au  hasard  un  long  peignoir,  sans  bruit, 
Je  m'accoudai  rêveuse  au  bord  de  la  fenêtre. 
La  nuit  était  profonde  et  le  jour  loin  de  naître  ; 
Et  dans  cet  infini  tout  noir  plongeant  mes  yeux, 
J'ai  laissé  s'envoler  mon  âme  sous  les  cieux. 
La  nuit  trouble  nos  sens  et  les  livre  aux  fantômes: 
On  respire  dans  l'air  de  plus  subtils  arômes  ; 
L'oreille  entend  au  loin  de  célestes  accords; 
L'œil  voit  l'ombre  s'ouvrir  ;  le  rêve  prend  un  corps. . 
On  dirait  que  partout,  au  ciel  et  sur  la  terre, 
La  nuit  prête  son  voile  à  quelque  grand  mystère, 
Et  qu'un  enfantement  douloureux  et  sacré 
Va  nous  donner  encor  le  sauveur  espéré... 
La  lune  avait  passé  ;  des  millions  d'étoiles. 


LIVRE     PREMIER  27 

D'étincelles  de  feu  peuplaient  l'azur  sans  voiles. 
Tous  ces  astres  sont-ils  des  globes  habités? 
Ont-ils  déjà  vécu  d'autres  éternités, 
Avant  que  notre  terre  ait  commencé  ses  rondes 
Dans  le  vide  où  dormait  le  germe  épars  des  mondes? 
Vivent-ils?  forment-ils 'aussi  des  nations? 
Echangent-ils  entre  eux  leur  âme  et  leurs  rayons? 
Ou  bien,  se  consumant  au  feu  de  leur  cratère. 
L'orgueil  dévore-t-il  leur  grandeur  solitaire  ? 
Sont-ils  peuplés  d'esprits,  d'anges  ou  de  démons? 
Est-ce  le  paradis  des  morts  que  nous  aimons? 
Irons-nous  les  revoir?  Oh!  quelle  douce  étreinte. 
Après  tant  de  douleurs,  de  tristesse  et  de  crainte  ! 
Quel  astre  me  rendra  mon  père  et  son  amour? 
O  Seigneur  1  que  ce  soit  bientôt  et  sans  retour!... 
Et  ravie  en  extase  à  cet  espoir  sublime, 
Je  crus  sentir  la  terre  en  glissant  sur  l'abîme. 
Parmi  tous  ces  soleils  qui  parsèment  l'éther, 
.M'emporter  dans  son  vol  vers  ce  qui  m'est  si  cher. 

Puis  mon  esprit  flottant,  où  tout  passe  et  repasse. 
Se  demandait  pourquoi  ces  mondes  dans  l'espace? 
Pourquoi  la  vie  avec  son  cortège  fatal 
D'amertumes?  Pourquoi  le  bien?  pourquoi  le  mal? 
Et  d'autres  questions  sans  issue  et  sans  nombre. 
Où  l'homme  aime  à  briser  son  front  triste  dans  l'ombr 
Qui  n'a  connu  ce  rêve  et  ses  accablements? 
Mais  les  étoiles  d'or,  aux  yeux  de  diamants, 
Finirent  par  me  dire  en  fermant  mes  paupières  : 


28  F  R  A  X  C  I X  E 


«  N'interroge  pas  tant!  Va  dire  tes  prières, 

Et  dors  encor  !  La  nuit  n'a  pas  fourni  son  quart 

Ton  père  te  dira  ces  choses-là  plus  tard.  « 


OiCai  1S7S. 

Un  enfant  !  quand  j'y  songe  !  avant  un  mois  peut-être 
Je  pourrai  caresser  ce  pauvre  petit  être, 
Le  presser  sur  mon  coeur  et  couvrir  de  baisers 
Ses  bras,  ses  petits  pieds  et  leurs  ongles  rosés! 
Un  enfant  !  Que  c'est  beau  !  C'est  une  fleur  vivante, 
Une  fleur  qui  se  meut,  qui  parle,  rit  et  chante. 
Avec  ces  yeux  profonds,  ces  grands  yeux  étonnés 
Q.ue  promènent  sur  tout  les  êtres  nouveau-nés. 
Si  purs  qu'ils  font  songer  au  ciel,  leur  origine. 
Comme  je  l'aimerai  !  Moi,  la  triste  orpheline. 
Je  deviendrai  sa  mère  et  je  lui  donnerai 
Tout  l'amour  dont  mon  coeur,  hélas  !  est  trop  sevré. 
Je  pourrai,  disposant  de  ma  journée  entière. 
Guider  ses  premiers  pas  tremblants  à  la  lisière, 
Éveiller  son  esprit,  et,  fillette  ou  garçon. 
Des  premiers  éléments  lui  faire  la  leçon, 
Développer  son  corps,  sa  force  et  son  adresse. 
Et  surtout  façonner  son  âme  à  la  tendresse. 
Mon  Dieu  I  soyez  béni,  dans  mon  isolement 
De  me  donner  un  but  si  doux  et  si  charmant  ! 


LIVRE     PREMIER  29 


20  Jtittt. 

Rosette  va  plus  mal.  —  «  Je  sens,  me  disait-elle. 
Une  atteinte  profonde  et  que  je  crois  mortelle, 
Un  mal  mystérieux  qui  me  mine  les  os  : 
Puis  j'éprouve  un  besoin  immense  de  repos. 
11  me  semble,  vraiment,  que  si  Dieu  me  délivre, 
Je  n'aurai  plus  assez  de  force  encor  pour  vivre. 
Alors  vous  prendrez  soin  de  l'enfant,  ô  ma  sœur  ! 
Et  je  pourrai  partir,  et  même  avec  douceur. 
Car  j'ai  fait  trop  souffrir  ici-bas  ceux  que  j'aime  ; 
Et,  le  dirai-je  aussi?  j'ai  trop  souffert  moi-même. 
D'ailleurs  ce  cher  enfant,  ai-je  bien  mérité 
De  l'aimer  et  d'avoir  cette  félicité? 
Il  ne  doit  pas  porter  l'ombre  de  mes  souillures. 
Et  Dieu  veut  le  remettre  entre  des  mains  plus  pures. 
Prenez-le  donc,  Francine,  et  qu'il  vous  fasse  honneur  ! 
Que  ne  puis-je  avec  lui  vous  léguer  le  bonheur  !  » 
Elle  s'interrompit,  puis  reprit  à  voix  basse  : 
«  Une  prière  encor  pour  Paul!    Faites-lui  grâce. 
Pardonnez-lui,  ma   sœur,  aimez-le  pour  nous  deux, 
Aimcz-le  pour  l'enfant,  et  soyez  tous  heureux!  » 

Ce  fut  le  dernier  mot  de  sa  vie  épuisée. 
Je  ne  pus  rien  répondre  et  je  partis  brisée. 


30 


FRANGINE 


Le  lendemain. 

Quelle  journée  affreuse!  et  quel  vide  en  mon  cœur! 
Quand  le  sort  aura-t-il  épuisé  sa  rigueur? 

Le  docteur,  qui  n'a  pas  permis  que  je  veillasse, 

Et  qui  près  de  Rosette  avait  repris  ma  place. 

Est  venu  ce  matin  de  bonheur  au  manoir. 

Il  demanda  Gritty,  qui  sortit  en  peignoir. 

Et  je  les  vis  tous  deux,  la  mine  désolée, 

Se  parler  bas  le  long  de  notre  grande  allée. 

Je  me  levai  ;  j'allai  les  rejoindre  bientôt, 

Et  du  premier  regard,  avant  le  premier  mot. 

Je  compris  que  Rosette  avait  cessé  de  vivre. 

«  Et  l'enfant?  dis-je  alors.  —  L'enfant  a  dû  la  suivre, 

Dit  le  docteur.  Ils  sont  partis  du  même  essor. 

Comme  ils  sont  beaux  tous  deux  !  Venez  les  voir  encor 

Et  tristes  tous  les  trois,  sans  tarder  nous  allâmes 

Revoir  Rosette  morte  et  contenter  nos  âmes. 

Elle  semblait  dormir  dans  toute  sa  beauté. 
On  avait  mis  l'enfant  priis  d'elle,  à  son  coté. 
Contre  son  cœur.  La  mère  avait  ce  doux  sourire, 
Ce  sourire  des  morts  que  l'on  ne  peut  décrire. 
Où  l'âme  laisse  au  corps  comme  un  adieu  divin. 
On  voyait  qu'elle  était  tranquille,  heureuse  enfin. 


IVRE     PREMIER 


Elle  avait  pour  linceul  sa  robe  des  dimanches  ; 
Le  lit  était  semé  de  pâles  roses  blanches; 
Et  ses  beaux  cheveux  blonds  tout  dénoués  encor, 
Enveloppant  ses  traits  comme  d'un  voile  d'or, 
Faisaient  mieux  ressortir  la  beauté  du  visage. 
Autour  d'elle,  à  genoux,  les  filles  du  village 
Récitaient  leur  rosaire  en  pleurant,  et  plus  loin. 
Son  père  en  cheveux  blancs  sanglotait  dans  un  coin. 
J'allai  vers  lui,  je  pris  sa  vieille  main  agreste 
Et  lui  dis  :  ft  Père  Jean,  une  fille  vous  reste.  » 
Puis  j'embrassai  Rosette  et  le  petit  dormant. 
Et  Gritty  m'emmena  par  la  main  doucement. 


22  juni. 

Ce  matin  nous  avons  conduit  au  cimetière 

Rosette  et  son  enfant,  à  la  pâle  lumière 

De  l'aurore.  Elle  dort  du  sommeil  éternel 

Avec  les  miens,  non  loin  du  caveau  paternel; 

Et  quand  la  mort  m'aura  comme  eux  tous  endormie. 

Je  pourrai  reposer  auprès  de  mon  amie. 

En  attendant,  vivons  et  laissons  faire  au  sort 

Cet  étrange  tissu  dont  la  frange  est  la  mort. 


Juillet. 

Je  vais  la  voir  souvent  dans  l'enclos  funéraire 
due  chacun  semble  fuir;  moi,  c'est  tout  le  contraire  : 


32  FRANGINE 


J'aime  à  venir  rêver  près  de  mes  morts  chéris. 
Mieux  qu'avec  les  vivants,  là  je  pense  et  je  vis; 
J'écoute  leurs  conseils,  et,  comme  dans  un  livre. 
Je  puise  à  leurs  côtés  le  courage  de  vivre. 
Malgré  le  voile  épais  qui  les  cache  à  mes  sens, 
Je  les  vois,  je  les  touche,  ils  sont  à  peine  absents. 
Je  tâche  d'enfermer  leur  âme  dans  mon  âme, 
Et  de  leur  feu  sacré  d'entretenir  la  flamme. 
Comme  aux  jours  d'autrefois,  avec  un  soin  pieux, 
L'Aryen  attisait  le  foyer  des  aïeux. 

Je  viens  donc  visiter  Rosette  au  cimetière. 
Et  j'y  passe  souvent  l'après-dînée  entière. 
Assise  et  seule  auprès  de  son  tertre  nouveau  : 
Mais  avant  que  la  pluie  abaisse  son  niveau. 
J'y  veux  faire  poser  une  petite  dalle 
Toute  simple  ;  au  milieu  la  pierre  sépulcrale 
Portera  ces  seuls  mots  :  Rosette,  à  dix-huit  ans! 
Et  le  passant  rêveur  plaindra  ce  court  printemps. 


Juillel  iSjS. 

Mon  oncle  vient  souvent  avec  sa  jeune  femme 
Me  voir;  et  leur  aspect  me  met  la  mort  dans  l'âme. 
Quels  discours!  vides,  froids,  sans  élan  et  sans  vol. 
«  Tu  ne  demandes  pas  des  nouvelles  de  Paul, 
Me  disait-il  hier.  Oh!  lui,  c'est  autre  chose; 


LIVRE    PREMIER  55 

Il  ne  pense  qu'à  toi  dans  ses  lettres.  —  Et  Rose? 

N'en  parle-t-il  jamais?  dis-je  éclatant  enfin. 

—  Sans  doute,  reprit-il,  et  cette  triste  fin 

L'a  fait  longtemps  souffrir  ;  il  a  l'âme  si  bonne  ! 

Mais  il  faut  accepter  ce  que  le  Ciel  ordonne. 

Dans  ce  cas,  il  a  tout  arrangé  pour  le  mieux.   » 

La  colère  et  les  pleurs  me  montèrent  aux  yeux. 

Ma  tante,  qui  le  vit,  pour  éviter  l'orage, 

Vint  me  baiser  au  front  et  me  dit  qu'à  mon  âge 

Elle  était,  comme  moi,  sévère  pour  le  mal, 

Et  rêvait  pour  la  vie  un  amour  idéal  ; 

^Lais  qu'elle  avait  appris  la  sagesse  mondaine; 

Qu'il  fallait  éviter  avec  soin  toute  peine  ; 

due  les  hommes  étaient,  par  nature  et  par  goût, 

Egoïstes,  légers  et  vaniteux  surtout; 

Qu'il  fallait  peu  compter  sur  eux  pour  être  heureuses. 

Et  ses  phrases  ainsi  tombant  vides  et  creuses. 

Comme  les  froids  grêlons  d'une  averse  d'hiver, 

Glissaient  en  crépitant  sur  mon  silence  amer. 


^ont    iSjS. 

Paul  revient  au  pays.  On  le  dit  même  en  route. 
Pourrai-je  supporter  sa  présence?  J'en  doute; 
Le  mépris  et  l'horreur  me  prennent  à  son  nom. 
Et  mon  cœur  indigné  n'a  qu'un  seul  cri  :  Non  !  Non  ! 


34  FRANGINE 


Je  ne  veux  pas  revoir  celui  qui,  deux  fois  traître, 
Aurait  pu  devenir  mon  époux  et  mon  maître. 
Et  qui,  brisant  Rosette  et  mon  cœur  sans  pitié, 
M'a  sevrée  à  la  fois  d'amour  et  d'amitié, 
Et  fait  autour  de  moi  le  silence  et  le  vide. 
Oh!  non,  jamais!  Revoir  comme  un  spectre  livide, 
L'être  aimé  qui  n'est  plus  qu'un  être  indifférent, 
Un  cadavre  d'amour!  Ce  supplice  est  trop  grand. 
Je  partirai  plutôt.  Ces  lieux,  cette  vallée, 
Où  ma  jeunesse  en  deuil  s'est  toujours  écoulée. 
Même  ce  vieux  manoir  si  tranquille  et  si  beau. 
Ne  me  font  plus  l'effet  que  d'un  vaste  rombeau. 
L'air  me  manque;  j'étouffe.  En  me  voyant  pâlie. 
Le  bon  docteur  hier  me  parlait  d'Italie, 
Des  pays  du  soleil  à  l'air  vivifiant. 
Pourquoi  pas?  J'aimerais  à  voir  cet  Orient, 
L'Italie  et  la  Grèce  avec  la  Palestine. 
D'ailleurs  ne  suis-je  pas  partout  une  orpheline? 
Puisque  Dieu  m'a  donné  l'or  et  la  liberté, 
Quittons  pour  quelque  temps  mon  foyer  déserté. 


,y40l'lt   i8jS. 

Oui,  oui,  je  partirai.  Mon  âme  s'accoutume 
A  ce  projet  sans  trop  de  peine  et  d'amertume. 
Gritty  l'approuve  fort,  et  l'Anglaise  pur  sang 
En  ressent  comme  moi  l'effet  rafraîchissant. 


LIVRE     PREMIER  35 

Notre  existence  en  est  déjà  toute  changée. 
Le  guéridon  supporte  une  double  rangée 
De  livres  et  d'albums,  de  sacs  et  de  coflFrets, 
D'un  long  voyage  enfin  les  multiples  apprêts. 
Nous  partirons  bientôt,  au  milieu  de  septembre  : 
Deux  malles  seulement,  un  seul  valet  de  chambre, 
C'est  assez.  Nous  irons  devant  nous.  L'univers 
N'est  pas  si  grand,  malgré  ses  cent  chemins  divers. 
Adieu,  manoir  !  adieu,  mon  parc  où,  sous  les  arbres. 
Se  dressent  tout  couverts  de  mousse  les  vieux  marbres  I 
Adieu,  taillis  ombreux,  fontaines  et  bassins. 
Où  les  oiseaux  du  ciel  par  de  furtifs  larcins 
Picorent  leur  pâture  entre  les  pieds  des  cygnes  ! 
Adieu,  coteaux  chargés  de  pêchers  et  de  vignes! 
Adieu,  village  !  adieu,  cimetière  où  j'ai  mis 
Mes  parents  bien-aimés  et  mes  plus  chers  amis  ! 
Adieu,  tout  ce  que  j'aime  et  ce  qui  fait  ma  vie! 
Puissé-je,  à  mon  retour,  de  vous  revoir  ravie. 
Apaisée  et  guérie  enfin  de  mon  long  mal. 
Reprendre  auprès  de  vous  racine  au  sol  natal  ! 


36  FRAXCIN'E 


I.IV%E     II 


20  août  iSj8. 

J'avais  toujours  rêvé,  dans  mon  âme  enfantine, 
De  visiter  un  jour  les  lacs  de  l'Engadine, 
Et  de  prendre  du  haut  de  ses  glaciers  mon  vol 
Vers  la  plaine  lombarde  ou  les  monts  du  Tyrol. 
L'Engadine  !  Ce  nom  qui  charmait  mes  oreilles 
Et  semblait  me  promettre  un  monde  de  merveilles, 
Ce  n'est  plus  maintenant  un  rêve  :  Je  la  vois; 
Je  respire  l'air  pur  et  sain  de  ses  grands  bois. 
Où  résonne  toujours  le  bruit  d'une  cascade; 
Sous  ses  monts  dont  mes  yeux  tentent  seuls  l'escalade, 
Au  bord  de  ses  lacs  bleus  qu'à  peine  émeut  le  vent. 
Le  cœur  rasséréné,  je  m'assieds  en  rêvant; 
Et  les  regards  fixés  sur  les  glaciers  sublimes, 
Ma  pensée  en  plein  ciel  s'élance  de  ces  cimes 
Vers  mon  père  et  vers  Dieu  perdus  dans  l'infini. 
Engadinc  !  à  jamais  que  ton  nom  soit  béni  I 


37 


Guérissant  à  la  fois  mon  âme  et  ma  poitrine, 

Tu  m'as  ressuscitée  à  ta  brise  divine. 

L'air  pur  de  tes  glaciers,  de  tes  lacs,  de  tes  monts, 

Cicatrisant  mon  cœur  ainsi  que  mes  poumons, 

D'une  nouvelle  vie  en  secret  me  pénètre. 

Je  sens  éclore  en  moi  les  ailes  d'un  autre  être. 

Plus  fort,  meilleur.  De  tout  ce  passé  si  navrant 

Je  ne  veux  rien  garder  que  le  bon  et  le  grand  ; 

Et  je  n'accepterai  dans  mon  âme  nouvelle 

Que  les  choses  qui  sont  immortelles  comme  elle. 

J'emporterai  Rosette  et  mon  père;  l'oubli, 

Comme  un  écho  lointain  toujours  plus  aflfaibli. 

Atténuera  ce  qui  me  fut  triste  et  funeste; 

J'attendrai  l'avenir...  et  Dieu  fera  le  reste. 


50  août  iSjS. 

Ce  pays  vous  retient  par  un  étrange  aimant  : 

C'est  qu'il  est  à  la  fois  grandiose  et  charmant; 

Nul  lieu  ne  doit  offrir  un  pareil  caractère. 

Je  crois  avoir  trouvé  la  clef  de  ce  mystère  : 

L'homme  partout  ailleurs,  dans  la  création. 

Se  bâtit  des  cités  ou  creuse  son  sillon  ; 

Partout  il  envahit,  change,  ordonne,  rature 

Les  traits  originels  de  la  grande  nature. 

Il  est  le  maître  enfin,  et  si  bien  qu'en  tout  lieu 

On  ne  voit  plus  que  lui  dans  les  œuvres  do  Dieu. 


38  FRAKCIXE 


Ici,   c'est  le  contraire,  et  Dieu  prend  sa  revanche  : 
L'homme  n'est  rien.  Les  lacs,  les  glaciers,  l'avalanche, 
Les  torrents,  les  forêts,  régnent  incontestés; 
La  nature  reprend  toutes  ses  majestés. 
La  trace  des  humains  est  presque  disparue  : 
Ou  l'herbe  ou  le  granit;  ni  verger  ni  charrue. 
Seuls  quelques  toits  épars,  timides  et  cachés, 
Une  route,  un  sentier  à  l'ombre  des  rochers, 
Vous  rappellent  que  l'homme  est  encor  de  ce  monde. 
La  paix  des  premiers  jours,  paix  limpide  et  profonde, 
Où  la  nature  seule  élève  enpor  la  voix. 
Descend  de  ces  sommets,  de  ces  lacs,  de  ces  bois. 
Le  murmure  sans  fin  d'invisibles  fontaines, 
Et  la  sourde  clameur  des  cascades  lointaines. 
Troublent  seuls  le  silence  éternel  de  ces  lieux 
Où  semble  errer  encor  l'ombre  des  anciens  dieux. 

O  ma  chère  Engadine  !  ô  désert  dont  la  brise 

Vous  rafraîchit  le  cœur,  guérit  et  cicatrise  1 

Lieux  charmants  où  j'ai  vu,  sous  un  ciel  enchanté, 

La  beauté  de  la  terre  et  sa  virginité  ! 

Quels  beaux  jours  j'ai  vécus  au  bord  de  tes  eaux  claires, 

Sous  les  rameaux  penchés  de  tes  pins  séculaires. 

Assise  sur  la  mousse  où  croissent  mille  fleurs, 

A  l'ombre  d'églantiers  qu'on  ne  voit  pas  ailleurs, 

Respirant  le  silence  et  les  fraîches  haleines 

Qui  sortent  des  grands  bois  de  parfums  toutes  pleines, 

Seule  au  monde,  et  n'ayant  d'autres  témoins  que  l'œil 

Curieux  et  furtif  d'un  timide  écureuil. 


39 


Qui  sautillait  de  branche  en  branche  sur  ma  tête, 
Comme  pour  mieux  me  voir!  —  Pauvre  petite  bête! 
Cet  étrange  inconnu,  ce  monstre  que  tu  vois 
Assis  parmi  les  fleurs,  à  tes  pieds,  dans  tes  bois, 
Q.ui  te  fait  peur  et  trouble  ainsi  ta  solitude. 
Ce  n'est  pas  un  enfant  cruel,  un  chasseur  rude. 
Un  ennemi  !  Non,  non  !  Va  ne  crains  rien  de  moi  ! 
Je  suis  ta  sœur;  mon  cœur  comprend  trop  ton  émoi  : 
Comme  toi,  cher  petit,  je  tremble  sur  ma  branche  ; 
Sur  la  vie,  en  rêvant,  craintive  je  me  penche. 
Et  je  laisse  tomber  des  regards  effrayés 
Sur  l'abîme  inconnu  qui  s'entr'ouvre  à  mes  pieds. 


e pic  ml 


J'ai  VU  plus  d'une  fois,  dans  la  haute  Engadine, 
Deux  pins  jumeaux  sortant  de  la  même  racine. 
Côte  à  côte  monter  ensemble  vers  le  ciel, 
Dans  la  svelte  fierté  d'un  essor  fraternel. 
Comme  des  mains  d'amis  sur  l'épaule  passées. 
Leurs  branches  à  leurs  troncs  tendrement  enlacées. 
Des  deux  côtés  tombant  en  cône  épanoui. 
Ne  formaient  qu'un  même  arbre  au  regard  réjoui. 
Immobiles,  plongés  dans  une  paix  profonde, 
Ils  ne  connaissent  rien  des  misères  du  monde. 
L'existence  pour  eux  glisse  d'un  cours  égal. 
Ne  sachant  pas  le  bien,  ils  ne  font  pas  le  mal  ; 


40  FRANGINE 

Ils  le  souffrent,  parfois,  cependant,  quand  la  neige 
Dans  leurs  huit  mois  d'hiver  sans  répit  les  assiège. 
Mais  ils  souffrent  ensemble,  et  leur  embrassement 
N'en  devient  que  plus  fort  encore  et  plus  aimant. 
C'est  ainsi  qu'ils  vivront  des  ans,  des  siècles  même, 
D'une  amitié  parfaite  attendrissant  emblème  ; 
Et  le  temps  destructeur,  qui  sur  eux  passe  en  vain, 
Leur  prête  seulement  un  aspect  plus  divin. 
Rien  ne  les  disjoindra.  Le  même  jour  peut-être 
Verra  mourrir  ces  pins  comme  il  les  a  vus  naître. 
D'un  même  coup  de  hache  au  cœur  les  bûcherons 
Sur  le  gazon  natal  viendront  coucher  leurs  fronts, 
Unis,  toujours  unis  dans  la  mort  et  la  vie... 
Jumeaux  de  l'Engadine,  oh  !  que  je  vous  envie  ! 


I)   septembre. 

Je  vais  quitter  ce  ciel,  ces  glaciers,  ces  forêts, 
Cet  air  pur  et  ces  lacs,  mais  c'est  avec  regrets 
Que  je  pars;  je  le  sens,  mon  âme  est  demeurée 
Dans  cette  bienheureuse  et  charmante  contrée. 
Florence  nous  attend.  Des  amis  inconnus 
Nous  réclament  là-bas  en  hôtes  prévenus. 
Des  amis  de  Gritty,  des  parents  de  mon  père, 
Se  disputent  à  qui  recevra  l'étrangère; 
Il  me  faut  donc  partir  ;  il  faut  voir  d'autres  lieux. 
Mais  si  belle  que  soit  Florence  à  tous  les  yeux, 


41 


Je  doute  que  jamais  dans  mon  âme  elle  efface 
L'Engadine,  la  vierge  aux  épaules  de  glace, 
Qui  baigne  ses  pieds  nus  dans  ses  lacs  froids  et  clairs, 
Et  qui  perd  dans  le  ciel  son  front  chargé  d'éclairs. 


20  seplemlre  iSjS. 

Pour  faire  mes  adieux  à  la  chère  vallée. 
Par  un  soleil  splendide  hier  je  suis  allée 
Revoir  le  Morteratsch  et  ses  grottes  d'azur. 
Assise  sur  la  route  où,  d'un  crayon  peu  sur, 
J'essayais  de  fixer  les  bords  de  la  cascade, 
Tout  à  coup  j'entendis  un  bruit  de  calvacade, 
Des  clameurs,  un  long  cri,  puis  soudain  je  me  sens 
Emportée  à  grands  pas  entre  deux  bras  puissants. 
Un  tourbillon  épais  de  poussière  s'élève  ; 
Un  galop  furieux  passe,  et,  comme  en  un  rêve. 
Je  me  trouve  posée  à  terre  doucement 
Au  rebord  du  chemin;  et  devant  moi,  charmant. 
Un  jeune  homme  debout,  rougissant,  plein  de  grâce. 
Me  demande  humblement  pardon  de  son  audace  : 
«  Je  ne  suis  qu'à  demi  coupable,  disait-il  : 
Un  taureau  furieux  vous  mettait  en  péril, 
Car  vous  ne  paraissiez  ni  le  voir  ni  l'entendre. 
M'excusez-vous?  »  La  voix  était  douce,  l'air  tendre... 
Je  lui  disais  merci,  non  sans  quelque  embarras, 
Quand  Gritty,  qui  lisait  sur  un  roc  à  deux  pas, 


42  FRANC  IX  E 


Vint  tomber  sur  mon  cœur,  éperdue,  hors  d'haleine, 
Prête  à  s'évanouir  pour  achever  la  scène. 
Mais  mon  sauveur  discret,  sans  ajouter  un  mot, 
Salua  gravement  et  disparut  bientôt. 


Le  lendemain  soir. 

Ce  sauvetage  absurde,  et  dont  je  devrais  rire. 
Me  laisse  en  un  état  que  j'ai  peine  à  décrire. 
C'est^une  impression  de  dépit,  de  regret. 
Où  se  mêle  pourtant  comme  un  plaisir  secret; 
Un  trouble,  une  révolte  où  ma  fierté  se  blesse 
De  n'avoir  pas  su  mieux  défendre  ma  faiblesse. 
Un  homme!  un  étranger!  quel  que  fût  son  dessein. 
Ne  m'a-t-il  pas  osé  presser  contre  son  sein? 
Moi  dont  la  taille  est  vierge  encore  de  l'étreinte 
Que  la  mère  permet  à  ses  filles  sans  crainte. 
Quand  la  valse  entraînante  où  l'ivresse  du  bal 
Les  jette  aux  bras  ners'eux  de  tout  danseur  banal  ! 
Je  sens  encor  la  honte  et  le  plaisir  étrange 
D'être  emportée  ainsi  comme  par  un  vol  d'ange. 
Et  dans  ce  mouvement  rapide,  aérien, 
De  sentir  palpiter  son  cœur  contre  le  mien. 
Quel  est-il  ?  D'où  vient-il  ?  Et  comment  le  connaître  ? 
N'eùt-il  pas  déjà  dû  passer  sous  ma  fenêtre, 
Par  politesse  au  moins?  Il  est  peu  curieux. 
Bah!  c'est  assez!  laissons  ce  beau  mystérieux 


LIVRE     II  43 

A  son  indififérence  ou  jouée  ou  naïve  ; 
Je  pars  demain  matin.  Allons,  quoi  qu'il  arrive, 
Sans  doute  nous  n'aurons  jamais  à  nous  revoir. 
C'est  aussi  bien.  —  Adieu,  irentil  sauveur,  bonsoir! 


E»  passant  la  Maloja. 

Monts  sublimes,  granits,  rocs  perpendiculaires. 
D'où  ruissellent  sans  lin  des  cascades  d'eaux  claires 
Qui  charment  le  silence  éternel  de  ces  lieux, 
Vaste  désert  de  pierre  et  de  neige  où  les  yeux 
Cherchent  en  vain  des  fleurs,  des  oiseaux  et  des  arbres. 
Lits  où  dorment  en  paix  les  gemmes  et  les  marbres. 
Pics  que  la  foudre  seule  et  l'aigle  ont  visités. 
Combien  avez-vous  vu  de  nos  éternités? 
Combien  de  ces  sommets,  à  vos  pieds,  dans  les  plaines, 
Avez-vous  vu  passer  de  nos  races  humaines? 
Vous,  les  majestueux,  les  éternels,  les  forts. 
Que  devez-vous  penser  de  tous  nos  vains  efforts, 
De  tout  ce  qui  s'agite  en  notre  fourmilière 
De  bassesse,  de  peur,  de  haine  meurtrière. 
De  vice  au  front  d'airain,  de  parjures  d'amour 
Qui  doit  durer  un  siècle  et  qui  ne  vit  qu'un  jour? 
Devant  tant  de  laideur  et  tant  d'hypocrisies, 
Vos  âmes  de  dégoût  doivent  être  saisies. 
Mais  non  !  Dieu  vous  a  fait  nos  grands  amphictyons. 
Vous  planez  au-dessus  de  nos  convulsions. 


44  FRANGINE 

De  vos  sièges  de  marbre,  au  milieu  de  la  nue, 

Où  la  neige  blanchit  votre  tête  chenue. 

Les  pieds  au  bord  des  lacs  et  le  front  dans  les  cieux, 

Immobiles,  sereins,  froids  et  silencieux, 

Vous  nous  jugez,  et  quand  vous  parlez  à  la  terre, 

Vous  rendez  vos  arrêts  par  la  voix  du  tonnerre. 


Florence,  octobre  i8j8. 

O  Florence  !  Florence  !  ô  beauté  dont  l'attrait 
S'accroît  de  jour  en  jour  par  un  charme  secret! 

Je  ne  sais  plus  comment  je  vis  :  de  fête  en  fête 
Un  tourbillon  joyeux  m'emporte  satisfaite. 
Légère,  sans  efforts,  sans  crainte,  sans  soucis, 
Je  glisse  sur  la  vie  et  ses  flots  radoucis. 
Comme  un  jeune  elkovan  des  rives  du  Bosphore. 
Puis  un  monde  nouveau  sous  mes  yeux  vient  d'éclore 
L'art!  le  rêve  idéal  des  plus  nobles  esprits, 
Se  révélant  enfin  à  mes  regards  surpris 
Et  versant  ses  trésors  dans  mon  âme  élargie. 
M'inonde  des  rayons  de  sa  triple  magie. 
Toiles,  fresques,  palais,  marbres  au  pur  contour, 
Comment  ai- je  vécu  sans  vous  jusqu'à  ce  jour? 
Que  de  bonheurs  nouveaux  dans  ma  vie  amusée! 
Tout  me  ravit  :  Florence  entière  est  un  musée. 
On  ne  peut  s'égarer  dans  la  ville,  au  hasard, 


45 


Sans  voir  quelque  vestige  ignoré  du  grand  art; 

Partout  quelque  beauté  tout  à  coup  apparue 

"Vous  sourit  en  passant  au  détour  de  la  rue. 

Peuple  heureux,  qui  vivait  familièrement 

Avec  le  grand,  le  beau,  comme  en  son  élément. 

Et  partout  en  laissait  l'ineffaçable  trace 

Pour  servir  de  leçons  à  notre  faible  race  ! 

J'en  profite  ;  je  vais  à  l'école  à  Pitti  ; 

Tous  les  matins,  avec  cette  même  Gritty, 

J'y  cours;  ou,  variant  mon  temps  et  mes  délices. 

J'erre  dévotement  aux  salles  des  Offices. 

O  Raphaël,  André,  Corrège,  Léonard, 

Michel- Ange  !  vous  tous,  les  maîtres  du  grand  art, 

Vous  qui  m'avez  ouvert  les  deux  portes  du  temple. 

Sous  ces  lambris  sacrés  lorsque  je  vous  contemple. 

Il  me  prend  un  frisson  presque  religieux; 

L'horizon  s'élargit;  j'entrevois  d'autres  cieux. 

D'un  culte  aimable  et  doux  intelligents  apôtres. 

Mon  âme  s'agrandit  pour  recevoir  les  vôtres. 

Venez  rendre  à  mon  cœur  les  espoirs  infinis  ! 

Vous  l'avez  déjà  fait.  ^L'lîtres,  soyez  bénis  ! 


'Hjovembre  i8jS. 

Et  puis,  ce  peuple  est  doux  et  bon.  Dans  cette  ville 
Où  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile. 
L'ambition,  la  ruse  et  la  férocité 


46  -     FRANGINE 


Naguère  ensanglantaient  chaque  jour  la  cité, 
Ce  n'est  plus  maintenant  que  paix,  jeux,  rire  et  joie, 
Où  le  bonheur  de  vivre  en  riant  se  déploie, 
Et  la  facile  humeur  d'un  peuple  heureux,  sans  fiel, 
Doux  comme  son  air  pur,  sa  lumière  et  son  ciel. 
Chacun  vit  sur  son  seuil  ;  partout  la  vie  abonde. 
Sur  les  ponts,  les  marchés,  artisans,  gens  du  monde, 
Se  pressent  au  soleil,  mais  sans  hâter  le  pas  : 
La  rue  est  le  salon  des  gens  qui  n'en  ont  pas. 
Mais  c'est  le  soir  qu'il  faut  voir  Florence  aux  Cascines. 
Lorsque  l'Angélus  tinte  aux  églises  voisines. 
Tout  le  monde  se  masse  en  haie  au  bord  des  quais. 
Pour  voir  passer  landaus,  équipages  coquets, 
Carettines  volant,  légères  comme  liège. 
Ou  bien  l'Américain  qui,  du  haut  de  son  siège. 
Grave,  immobile,  armé  d'irréprochables  gants. 
Mène  en  char  de  l'Etat  dix-huit  chevaux  fringants. 
Sous  les  arbres  couverts  de  lierre  on  évolue; 
D'une  voiture  à  l'autre  on  parle,  on  se  salue. 
On  se  jette  des  fleurs;  on  s'arrête  au  rond-point. 
Alors  les  cavaliers,  leur  chapeau  noir  au  poing, 
S'approchent  galamment  de  l'équipage;  on  cause; 
On  rit;  plus  d'une  joue  en  fleur  devient  plus  rose; 
On  se  donne  tout  haut  rendez-vous  pour  le  soir  : 
Au  théâtre  ou  chez  soi  ne  peut-on  se  revoir? 
L'air  commence  à  fraîchir  :  le  serein  tombe  ;  l'heure 
Presse  et  rappelle;  il  faut  regagner  sa  demeure; 
On  se  quitte;  on  se  dit  adieu...  pour  un  moment. 
Et  voilà  ce  qui  fait  ce  séjour  si  charmant. 


47 


Si  je  parlais  enfin  de  mes  chères  hôtesses  ! 

Il  n'est  attentions,  soins  et  délicatesses 

Dont  on  ne  m'ait  comblée,  et  dès  le  premier  jour. 

J'ai  dû  me  partager  en  deux  pour  ce  séjour, 

Entre  Olga  la  princesse  et  Véra  la  marquise. 

Chacune  prétendait  m'avoir  toute  à  sa  guise. 

Au  détriment  de  l'autre.  Enfin  l'on  s'arrangea 

Par  un  accord  boiteux,  et  l'on  me  partagea 

(Comme  fit  Salomon  dans  sa  haute  sagesse)  : 

Un  mois  chez  la  marquise,  un  mois  chez  la  princesse. 

Le  sort  a  désigné  la  marquise  en  premier. 

Le  bonheur  m'attendait  près  d'elle,  à  son  foyer. 
Elle  a  l'esprit  si  noble,  et  son  àme  est  si  franche  ! 
Jean-Paul  dit  quelque  part  que  notre  àme  naît  blanche. 
Mais  que  le  monde  vient  en  ternir  la  fraîcheur; 
Celle  de  la  marquise  a  toute  sa  blancheur; 
C'est  encore  une  enfant  à  trente  ans.  Sa  personne 
Porte  en  tout  le  cachet  de  la  grâce  mignonne. 
Son  esprit,  vif,  ailé,  pour  un  rien  prend  l'essor. 
Mais  ce  qui  charme  encor  le  plus,  c'est  son  cœur  d'or. 
Nature  exquise  et  rare,  aimante,  aimable  et  vraie, 
Gaie,  et  pourtant  mourant  d'une  incurable  plaie, 
Q.ue  le  monde  léger  aux  propos  persifleurs 
Ke  doit  pas  soupçonner  :  un  tombeau  sous  des  fleurs. 
C'est  un  chagrin  d'amour  qu'en  riant  elle  cache. 
L'hermine  a  moins  d'ardeur  à  dérober  sa  tache. 
Chère  marquise!  hélas!  qui  donc  a  mérité 


48  F  R  A  N  C  I  X  E 

Mieux  qu'elle  un  peu  de  paix  et  de  félicité? 

Avec  mon  autre  amie  elle  forme  un  contraste 
Saisissant  :  la  princesse  a  l'esprit  bien  moins  vaste 
Mais  il  est  cultivé,  froid,  brillant,  affiné. 
Et  dur  comme  un  poignard  d'acier  damasquiné. 
Le  cœur  ne  paraît  pas  jouer  le  premier  rôle 
Chez  elle;  son  aimant  regarde  un  autre  pôle. 
Homme,  l'ambition  en  eût  fait  Richelieu; 
Femme,  elle  veut  régner;  son  caprice  est  son  dieu 
Et  tout  doit  se  plier  devant  sa  fantaisie. 
Grande,  belle,  et  toujours  pleine  de  poésie. 
De  charmes  renaissants,  d'attraits  toujours  divers, 
Il  lui  faut  à  ses  pieds  voir  tomber  l'univers. 
Malheur  à  qui  se  met  entre  elle  et  son  caprice  ! 
Je  crois  qu'au  fond  l'orgueil  est  sa  force  motrice. 
Je  plaindrais  fort  l'amant  qui  voudrait  la  trahir. 
Peut-être  ce  qu'elle  aime,  au  fond,  c'est  de  haïr. 
Un  naturel  de  proie  et  de  lutte,  où  la  vie 
N'a  de  valeur  qu'au  prix  d'une  haine  assouvie. 
O  ma  belle  guerrière  !  eût  dit  ce  pauvre  noir 
D'Othello,  s'il  l'eût  vue  en  gondole  un  beau  soir; 
Mais  c'est  elle,  bien  sûr,  qui,  farouche  et  sans  aide, 
Sur  le  moindre  soupçon,  l'eût  étouffé  tout  raide. 
Un  monstre  !  direz-vous.  —  Cn  beau  monstre  en  tout  ca 
A  qui,  même  en  amie,  on  ne  résiste  pas. 
Elle  est  Russe  et  Véra  Florentine. 

A  leur  aise! 


49 


Moi,  je  suis  plébéienne,  étrangère  et  Française; 
Et  ce  n'est  pas  sans  charme,  à  ce  qu'il  semble,  ici  ; 
Car  je  ne  chôme  pas  de  galants,  Dieu  merci! 
Aux  Cascines,  au  bal,  au  concert,  au  théâtre. 
Près  de  nous  papillonne  un  publie  idolâtre. 
Partout  on  nous  entoure,  et  je  prends  bravement 
Ma  part  de  ces  douceurs.  Dans  ce  trio  charmant 
Je  ne  suis  qu'un  bluet  près  de  ces  fleurs  superbes. 
Mais  n'est-il  pas  des  gens  qui  préfèrent  les  herbes 
Aux  lis,  et  même  encore  aux  roses?  Braves  gens! 
C'est  bien  d'avoir  son  goût,  et  mieux  d'être  indulgents. 


'K.ovenihre  iSjS. 

Oui,  je  danse,  je  valse,  et  sans  que  je  tressaille, 

La  main  de  mon  danseur  peut  me  serrer  la  taille. 

Je  n'y  fais  même  plus  la  moindre  attention; 

Et  je  ris  maintenant  de  mon  émotion. 

Quand  mon  jeune  sauveur  de  la  verte  Engadine, 

Légère,  m'emporta  sur  sa  mâle  poitrine. 

J'y  suis  faite  à  présent.  On  s'accoutume  à  tout. 

Suis-je  heureuse?  Oh  !  sans  doute,  et  pourtant  le  dégoût 
Me  saisit  quelquefois  de  toutes  ces  ivresses; 
Et,  fuyant  tout  à  coup  le  monde  et  ses  caresses, 
Je  vais  m'agenouiller  à  l'ombre,  dans  un  coin 
De  Santa-Maria  del  Fior.  Là,  sans  témoin. 


50  FRANCIXE 

Mon  âme,  comme  l'eau  qui  déborde  du  vase, 
Se  fond  dans  la  prière  et  se  perd  dans  l'extase  ; 
Mais  mon  voile  mouillé,  quand  je  quitte  ces  lieux, 
Me  dit  combien  de  pleurs  sont  tombés  de  mes  yeux. 

D'autres  fois,  m'échappant  quand  le  soleil  décline. 
De  San-Miniato  je  gravis  la  colline. 
Arrivée  au  sommet  je  respire  et  m'assieds. 
Florence  et  tout  le  val  d'Arno  sont  à  mes  pieds  : 
Le  fleuve  lentement  traîne  ses  eaux  jaunâtres; 
Et  campaniles,  tours,  clochers,  dômes,  théâtres, 
Fiésole  dans  le  fond,  baignés  d'un  rayon  d'or, 
Peuplent  tout  l'horizon  d'un  merveilleux  décor. 
Quelle  ville  !  Si  grande  ensemble  et  si  petite  ! 
Elle  remplit  l'histoire,  et  là,  qu'elle  est  réduite  ! 
Athène  était  encor  plus  étroite,  en  tout  cas. 
Et  pourtant  quelle  place  elle  tient  ici-bas  ! 
Thèbe  et  Memphis  sans  doute  occupaient  plus  d'espace  : 
Mais  l'esprit  seul  est  grand  et  seul  laisse  une  trace. 
O  Florence  !  ton  nom  vit  pour  l'éternité. 
Ta  gloire  fut  jadis  l'art  et  la  liberté  ; 
Maintenant  tu  t'endors  du  sommeil  de  l'attente. 
Mais  ton  linceul  est  fait  d'une  pourpre  éclatante, 
Et  la  Muse,  évoquant  tes  gloires  tour  à  tour. 
Veille  avec  la  Beauté  sur  ton  repos  d'un  jour. 


51 


Décembre  iSj8. 

Je  deviens  paresseuse  et  le  monde  m'entraîne  ; 
Car  voilà  bien  des  jours  et  plus  d'une  semaine 
Que  je  n'ai  pas  rouvert  ce  cahier.  Cependant 
C'est  mon  meilleur  ami,  mon  plus  sur  confident. 
J'en  ai  fait  le  boudoir  intime  de  mon  âme, 
Où  j'ose  être  moi-même,  être  tout  à  fait  femme. 
Où  je  puis  sans  péril  me  mettre  en  négligé, 
Dire  ce  qui  me  manque  et  compter  ce  que  j'ai, 
Ouvrir  à  Dieu  mon  cœur  en  toute  confiance 
Et  faire  un  examen  complet  de  conscience. 
Gritty  n'est  que  mon  ombre  et  fait  corps  avec  moi  ; 
Je  ne  pourrais  donc  pas  lui  donner  cet  emploi. 
Les  autres,  la  princesse  et  surtout  la  marquise, 
M'accablent  d'amitiés  sous  une  forme  exquise; 
Mais  l'éducation,  l'esprit,  les  mœurs,  je  crois. 
Mettent  trop  de  barrière  au  fond  entre  nous  trois. 
D'ailleurs  à  qui  montrer  son  âme  toute  vive? 
Les  femmes  sont  toujours  un  peu  sur  le  qui-vive. 
Les  hommes  en  cela  paraissent  plus  heureux  : 
Ils  sont  meilleurs  amis  et  plus  amis  entre  eux. 
Ils  sont  moins  méfiants,  plus  ouverts,  ce  me  semble. 
Mettent  plus  de  largeur  au  nœud  qui  les  rassemble, 
Et  ne  calculent  pas  d'avance  qu'un  beau  jour 
L'ami  peut  devenir  un  rival  en  amour. 


FRANGINE 


Mais  la  femme  !  oh  !  qu'ici  j'ai  fait  d'expériences  ! 

Que  j'ai  vu  déchirer  de  traités  d'alliances! 

Ici,  j'ai  plus  appris,  certes,  depuis  un  mois, 

Que  dans  tous  mes  vingt  ans,  mes  longs  jours  d'autrefois 

Ah  !  ce  monde  qu'on  croit  si  vain  et  si  frivole 

(Et  qui  l'est  tant  !)  au  fond  est  la  meilleure  école. 

C'est  l'ample  comédie  aux  cent  actes  divers 

Dont  parle  La  Fontaine,  où,  cachant  ses  travers, 

Ses  vices,  ses  laideurs,  chacun  fait  son  visage. 

Se  moque  du  voisin  et  croit  seul  être  sage. 

Etrange  bal  masqué  !  Mais  que  de  désespoir 

Le  masque  mal  fixé  parfois  laisse  entrevoir  ! 


Ticccmhie  iSyS. 

Savez-vous  qui  j'ai  vu  ce  matin?  Je  vous  donne 

En  cent  à  deviner  quelle  est  cette  personne. 

Vous  renoncez?  Eh  bien!  c'est  mon  discret  sauveur 

Du  Morteratsch,  qui  fit  demander  la  faveur 

A  la  princesse,  hier,  de  m'offrir  ses  hommages. 

A  vrai  dire,  mon  cœur  ne  voit  pas  grands  dommages 

D'atteler  à  mon  char  ce  nouveau  soupirant. 

Il  est  fort  bien  ;  il  a  l'air  timide  et  souffrant  : 

Une  blessure  dont  il  se  guérit  à  peine 

Non  sans  grâce  a  rendu  sa  démarche  incertaine. 

Il  s'appelle  Karol  de  Karolath.  Son  nom 

Est  connu,  .même  illustre  en  Pologne,  dit-on. 


53 


Olga  le  connaissait  déjà  de  longue  date. 
Ce  qui  dans  ce  revoir  me  ravit  et  me  flatte, 
C'est  que  le  plus  ému  des  deux  ne  fut  pas  moi. 
Colonel,  un  bon  point  pour  cet  aimable  émoi  1 
Et  merci! 


Janvier  iSj^. 

J'ai  quitté  Véra,  non  sans  tristesse, 
Et  depuis  ce  matin  je  suis  chez  la  princesse  ; 
■Mon  mois  était  fini.  Je  suis  dans  un  palais 
Plein  de  tableaux,  de  fleurs,  de  tapis,  de  valets. 
De  colonnes  en  marbre  ou  de  stuc  revêtues, 
De  lambris  somptueux  et  de  blanches  statues  ; 
Luxe  vraiment  princier,  de  bon  goût,  de  grand  air. 
Cadre  où,  comme  un  portrait  éblouissant  et  clair, 
La  splendide  beauté,  la  grâce  orientale 
De  la  princesse  Olga  complaisamment  s'étale. 
J'y  suis  bien  ;  on  ne  peut  même  être  mieux  vraiment. 
Pourtant  j'ai  du  regret  au  simple  appartement 
Que  j'habitais  auprès  de  Véra,  ma  chérie. 
Ici,  j'ai  moins  d'air  libre  et  moins  de  rêverie. 
Tout  est  plus  froid,  plus  sec  :  c'est  plus  officiel. 
Mon  œil  attristé  cherche  un  plus  grand  pan  du  ciel, 
Et  mon  cœur  te  regrette,  ô  liberté  native! 
Mais  chut!  vite  étouff'ons  cette  note  plaintive. 
Olga  m'aime  :  on  me  gâte  ici  comme  là-bas; 


54  FRAXCIN'E 


Pourquoi  donc  demander  aux  gens  ce  qu'ils  n'ont  pas? 

Tout  le  monde  n'a  pas  l'esprit  franc,  le  cœur  tendre. 

Acceptons  le  bonheur  qu'Olga  veut  bien  me  tendre  : 

La  liberté  que  donne  un  luxe  souverain, 

Vers  les  plaisirs  bruyants  la  course  à  fond  de  train, 

Le  caprice  fouettant  les  âmes  remuées, 

La  vie  au  grand  soleil,  les  pieds  sur  les  nuées, 

Ce  faux  bonheur  des  grands  dans  l'ostentation  ; 

Hélas!  celui  d'Olga...  Suivons  le  tourbillon! 


Janvier  iSj^. 

Le  beau  Karol,  ainsi  qu'on  s'y  pouvait  attendre, 
Devient  de  jour  en  jour  plus  pressant  et  plus  tendre. 
Je  n'ai  pas  encor  l'air  de  m'en  apercevoir; 
Je  me  tiens  assez  bien  et  je  fais  mon  devoir. 
D'un  triple  mur  d'airain  à  ses  yeux  je  m'entoure, 
Mais   j'éprouve  un  bonheur  qu'en  secret  je  savoure 
A  voir  ce  beau  jeune  homme,  en  son  culte  fervent. 
Se  faire  aux  yeux  de  tous  mon  cavalier  servant. 
Qu'il  est  doux  (je  le  sens  et  je  le  dis  sans  honte) 
D'être  l'idole  aimée  où  ce  pur  encens  monte. 
Le  but  inaccessible  où  tendent  tous  ces  vœux, 
De  se  faire  obéir  sans  dire  :  je  le  veux  ! 
D'un  geste  d'abaisser  des  regards  intrépides. 
En  un  mot  de  mener  un  homme  à  grandes  guides  ! 
Mais  qu'il  est  bien  plus  doux  encor  de  rencontrer 


LIVRE     II 


L'ami  sûr  à  qui  rame  enfin  peut  se  montrer 
Dont  l'esprit  vous  enchante  et  le  cœur  vous  écoute, 
Et  qui,  pour  alléger  les  ennuis  de  la  route. 
Vous  aime,  et,  partageant  vos  jours  qu'il  a  charmés. 
Veut  vivre  à  vos  côtés  près  d'enfants  bien-aimés  ! 


Février  iSj^. 

Ce  soir  nous  avons  fui  la  route  des  Cascines, 

Et  préféré  le  grand  boulevard  des  Collines. 

En  tète  à  tête  avec  Olga,  nous  devisions, 

Au  galop  des  chevaux,  sous  les  derniers  rayons. 

Olga,  bien  qu'elle  soit  à  Karol  complaisante. 

Aime  à  me  taquiner,  sourit  et  me  plaisante 

Sur  ma  conquête,  et  veut  que,  lui  serrant  le  frein. 

Je  lui  fasse  sentir  mon  pouvoir  souverain. 

«  Voyez-vous,   mon  enfant,  disait-elle,  les  hommes 

Ne  prisent  pas  en  nous  ce  que  vraiment  nous  sommes  : 

Ils  n'estiment  surtout  que  l'effort  dépensé, 

Et  ce  qui  fit  souffrir  leur  orgueil  insensé. 

Ce  n'est  pas  nous,  c'est  eux  qu'ils  aiment  ;  et  la  tête 

Joue  au  fond  le  premier  rôle  dans  leur  conquête; 

Le  cœur  ne  vient  qu'après,  même  au  troisième  rang. 

Quand  il  vient.  C'est  l'orgueil,  l'orgueil  du  conquérant, 

Ce  besoin  de  régner  sur  les  femmes  en  maître, 

Plus  encor  que  la  soif  du  plaisir,  qui  fait  naître 

Les  grandes  passions  que  nous  voyons  fleurir, 


56  FRANGINE 


Et  dont  ces  beaux  messieurs  disent  qu'ils  vont  mourir. 
Chère  innocente,  allez,  ce  serait  une  faute 
De  ne  pas  leur  tenir  la  dragée  un  peu  haute. 
Faisons-leur  donc  gagner  très  cher  leurs  éperons, 
Et  sachons  profiter  du  mal  que  nous  ferons. 
Ainsi  soit-il!  Pardon  de  vous  dire  ces  choses. 
C'est  parce  que  je  vois  sur  vos  lèvres  mi-closes 
Un  aveu  trop  hâtif  voltiger  par  moment, 
Que  je  vous  crie  ainsi  casse-cou  !  Votre  amant, 
Francine,  me  paraît  un  coursier  intrépide. 
Qu'il  faut  savoir  dompter  et  bien  tenir  en  bride. 
Sur\'eillez-le  toujours  avec  un  soin  jaloux, 
Même  comme  amoureux,  encor  plus  comme  époux.  » 

Ce  discours  m'a  jeté  du  froid  au  fond  de  l'âme. 
Comme  on  voit  des  grêlons  tomber  sur  une  flamme, 
Qui  la  font  crépiter,  sans  l'éteindre  d'ailleurs. 
Mon  amour  a  reçu  tous  ces  propos  railleurs. 
Et  les  sarcasmes  froids  de  la  belle  sceptique 
Sans  trop  d'émotion  et  sans  nulle  réplique. 
Pourtant  je  ferai  bien,  sans  changer  de  façon. 
D'utiliser,  le  cas  échéant,  la  leçon. 


Quel  ennui  !  Quel  malheur  même  I  Vraiment  Florence 

Est  le  lieu  favori  des  revenants;  je  pense 

Qu'ils  s'v  donnent  sans  bruit  à  plaisir  rcnJcz-vous 


57 


Car  un  moment  ou  l'autre  ils  y  paraissent  tous. 
Aujourd'hui,  n'est-ce  pas  mon  cousin  qui  se  montre  ! 
Je  ne  m'attendais  guère  à  cette  malencontre. 
Paul  ici!  Que  vient-il  y  chercher?  Mon  mépris? 
Sans  doute  il  l'aura  lu  dans  mes  regards  surpris, 
Quand,  riant  de  nous  voir  refaire  connaissance, 
La  princesse  nous  mit  tous  les  deux  en  présence. 
Elle  connaît  donc  tout  le  monde,  cette  Olga? 
Paul,  au  premier  coup  d'œil,  sans  doute  distingua 
Le  mouvement  d'horreur  qui  me  plissa  les  lèvres, 
Malgré  la  politesse  et  ses  formules  mièvres, 
Quand  je  dus  l'accueillir  et  lui  tendre  la  main. 
Et  lui  laisser  me  dire  :  A  bientôt,  à  demain! 
Oh!  comme  à  son  aspect  tous  les  spectres  funèbres. 
De  mon  triste  passé  ramenant  les  ténèbres. 
Ainsi  que  des  serpents  secouant  leur  sommeil, 
Vinrent  se  dérouler  sous  mon  riant  soleil  ! 
Je  revis  mon  amour  mort  et  Rosette  morte  ; 
Cet  homme  à  la  douleur  ouvrant  deux  fois  ma  porte  ; 
Ma  jeunesse  flétrie  et  foulée  à  ses  pieds... 
Et  quand  je  me  guéris  à  peine  et  me  rassieds 
Dans  un  espoir  charmant  dont  mon   âme  est  ravie, 
Le  voilà  qui  revient  et  rentre  dans  ma  vie! 
J'ai  peur.  Il  sera  là,  m'épiant,  me  cherchant  ; 
II  me  fera  du  mal,  ne  fùt-il  pas  méchant! 
Car  il  m'aime  toujours,  et  dans  ses  yeux  sans  flamme 
J'ai  vu  le  feu  secret  qui  brûle  encor  son  âme. 
Mon  Dieu  !  que  son  amour  ne  me  soit  plus  fatal  ! 
Vous  l'avez  dit,  Seigneur,  délivrez-nous  du  mal  ! 


58  FRANGINE 


V^Cars  1579. 

Paul  a  changé.  Ce  n'est  plus  l'enfant  égoïste 

Qui  s'emportait  jadis  contre  ce  qui  résiste. 

C'est  un  froid  diplomate,  au  geste  compassé, 

A  l'œil  impénétrable,  et  qui  de  son  passé 

K'a  gardé  que  ses  traits  et  sa  beauté  si  fine, 

du'un  rival  taxerait  d'être  trop  féminine. 

Gentleman  accompli,  très  froid,  très  fat,  très  fier, 

La  princesse  l'admire  et  lui  trouve  grand  air. 

Moi,  de  mon  mieux  je  cherche  à  lui  donner  le  change  : 

Sans  le  fuir,  je  l'évite  ;  et  pourtant  il  s'arrange 

Partout,  à  table,  au  jeu,  pour  être  mon  voisin  : 

D'un  côté  j'ai  Karol,  de  l'autre  mon  cousin. 

Ce  qu'il  me  faut  d'adresse  et  de  diplomatie 

Pour  leur  faire  garder  une  allure  adoucie  ! 

Car  au  premier  regard,  dressant  son  front  hideux, 

La  haine  s'est  assise  en  silence  entre  eux  deux, 

Et  l'âpre  jalousie,  à  qui  rien  ne  peut  plaire, 

Aiguise  lourdement  leur  muette  colère. 

J'ai  l'air  de  ne  rien  voir,  de  rire...  cependant 

Je  sens  dans  le  lointain  un  orage  grondant. 

Sous  mon  air  souriant  et  dégagé  je  tremble 

Quand  je  les  sais  absents  ou  je  les  vois  ensemble. 

Un  mot  est  si  tôt  dit  !  Il  suffit  d'un  tison 

Pour  mettre  en  un  clin  d'oeil  en  feu  tout  l'horizon. 


59 


Viarcggio,  mal  iSjc). 

Nous  avons  tous  quitté  depuis  deux  jours  la  ville. 

C'est  à  Viareggio,  le  Dieppe  ou  le  Trouville 

Des  nobles  Florentins,  que  notre  gai  trio, 

Suivi  d'adorateurs  menant  un  grand  brio. 

Avant-hier  est  venu  gaiement  poser  sa  tente. 

Ce  changement  me  plaît  et  je  suis  très  contente 

De  voir  enfin  la  mer,  de  vivre  à  ses  côtés, 

Et  d'imprégner  mes  sens  de  toutes  ses  beautés. 

La  vie  est  dans  ce  coin  du  monde  fort  étrange 

Et  fort  libre.  Chacun  à  sa  guise  s'arrange, 

A  l'ombre,  en  plein  soleil,  sur  le  sable  ou  dans  l'eau, 

Comme  on  veut  ;  et  la  plage  oflFre  un  plaisant  tableau, 

Dont  le  ciel  et  la  mer  font  le  cadre  splendide  ; 

Et  partout  la  gaieté  du  soleil  y  préside. 

C'est  d'abord  des  palais  en  bois,  sur  pilotis, 

Où  le  jour  on  se  baigne,  enfants,  grands  et  petits, 

Et  le  soir  on  s'attable,  on  joue,  on  rit,  on  danse, 

Et  la  vague  au-dessous  vous  marque  la  cadence. 

Puis,  au  bord  de  la  mer,  sur  le  sable  mouvant. 

Des  cabanes  de  paille  et  de  joncs,  où  souvent 

On  passe  la  journée  à  respirer  la  brise, 

A  lire,  à  travailler,  sans  souci  de  sa  mise, 

A  regarder  jouer  et  rire  les  enfants 

Qui  se  roulent  tout  nus,  heureux  et  triomphants  ; 


6o  F  R  A  X  C  I  N  E 


Et  surtout  à  laisser  flotter  ses  rêveries, 
En  contemplant  des  flots  les  blanches  théories, 
Qui  viennent  lentement  se  dérouler  sans  fin. 
Pour  mourir  à  vos  pieds  le  long  du  sable  fin. 
En  faisant  ce  doux  bruit  harmonieux  et  vague 
Des  mille  flots  brisés  qui  forment  une  vague. 
On  écoute,  on  s'oublie,  on  regarde  sans  voir. 
A  l'horizon  parfois  naît  et  monte  un  point  noir, 
Qui  tranche  sur  le  ciel  et  la  mer  azurée  : 
Est-ce  une  île?  un  vaisseau?  quelque  barque  égarée? 
Un  mirage?  un  oiseau?  Le  point  noir  disparaît, 
Et  la  mer  et  le  ciel  en  gardent  le  secret. 

Les  heures  doucement  passent  ainsi  bien  vite. 
D'une  cabane  à  l'autre,  on  se  parle,  on  s'invite. 
Le  soir,  un  gai  dîner  rassemble  les  amis, 
Qui  trouvent  chez  Olga  leur  couvert  toujours  mis. 
Le  jour  tombe  :  on  s'en  va  respirer  à  la  brune 
La  fraîcheur  sur  la  plage  ou  bien  sur  le  Neptune 
(C'est  le  grand  casino  sur  pilotis.)  Parfois 
On  pousse  jusqu'au  môle  et  l'estacade  en  bois 
Qui  protège  le  port  et  dans  la  mer  s'allonge. 
Là,  sur  la  plate-forme  étroite,  d'où  l'oeil  plonge 
Sur  le  gouflfre  des  flots  hurlant  des  deux  côtés. 
Tous  les  jolis  baigneurs  et  toutes  les  beautés 
Allant,  venant,  rangés  en  une  double  file, 
Se  lorgnent  en  passant  sur  le  plancher  mobile. 
La  nuit  vient  ;  tout  est  noir,  sauf  deux  ou  trois  falots  ; 
Et  l'on  persiste  encore  à  flâner  sur  les  flots. 


6i 


Mais  quoi!  pensera-t-on,  quel  plaisir  incommode! 
Moi,  je  trouve  cela  très  drôle,  et  c'est  la  mode. 
Est-ce  tout?  Non,  j'oublie  encor  le  point  final 
Et  le  suprême  attrait  :  le  Neptune  et  son  bal. 
Mais  je  suis  fatiguée  et  l'ennemi  s'éveille  : 
Un  clairon  suraigu  résonne  à  mon  oreille; 
C'est  le  moustique  affreux...  Laissons  là  le  tableau; 
Vite,  allons  nous  coucher  et  soufflons  le  flambeau. 


C\Cai  iSjp. 

Une  forêt  de  pins,  sombre,  immobile  et  haute, 
A  deux  pas  de  la  ville,  au  loin  borde  la  côte. 
Les  arbres,  s'évasant  en  grands  parasols  verts, 
Protègent  à  leurs  pieds  mille  sentiers  couverts, 
Où  croissent  des  genêts,  des  bruyères,  des  mûres. 
Nul  oiseau  ;  seuls  au  loin  l'on  entend  deux  murmures  : 
L'air  sonore  agitant  les  pins  à  leurs  sommets, 
Et  la  voix  de  la  mer  qui  ne  se  tait  jamais. 
Les  deux  bruits  sont  pareils,  et  l'oreille  indécise 
Prend  le  vent  pour  la  mer  et  la  mer  pour  la  brise. 
Mais  qu'elles  soient  des  eaux  ou  du  ciel,  ces  deux  voix 
Rythment  l'âme  et  les  pas  du  rêveur  dans  ces  bois, 
Et  l'on  sent  de  partout  au  fond  du  cœur  descendre 
Je  ne  sais  quelle  paix  religieuse  et  tendre. 
Comme  si  l'on  errait  dans  un  semple  sacré. 


62  FRANGINE 


Hier,  seule,  au  hasard,  mon  pas  s'est  égaré 

Sur  le  sable  léger  de  cette  solitude  ; 

Et  l'heure  a  passé  vite  et  sans  inquiétude  : 

Si  j'ai  pensé,  j'aurais  grand'peine  à  dire  à  quoi. 

L'oubli  de  tout,  des  jours,  des  autres  et  de  soi, 

Serait-il  le  bonheur?  Quel  étrange  problème! 

Mais  je  me  calomnie  et  me  trompe  moi-même  : 

Mon  esprit  seul  dormait  ;  mon  cœur  en  ce  moment 

Évoquait  de  lui-même  un  fantôme  charmant. 

Je  le  faisais  asseoir  près  de  moi  sur  la  mousse; 

Je  l'entendais  me  dire,  avec  sa  voix  si  douce. 

De  ces  mots  ravissants  qu'on  prend  pour  des  aveux, 

Qui  pénètrent  le  cœur  et  comblent  tous  les  vœux; 

Et  perdue  en  ce  rêve  et  dans  la  paix  profonde 

De  ces  bois,  j'oubliai  quelques  instants  le  monde, 

Ses  tracas  qu'il  nous  faut  apprendre  à  dominer, 

Les  méchants,  les  cousins...  et  l'heure  du  dîner. 


Juin  iSjç). 

Olga  m'a  dit  hier  d'une  façon  charmante  : 
«  Je  vois  que  ton  cousin  te  gêne  et  te  tourmente. 
Sans  vouloir  pénétrer  dans  vos  secrets  passés. 
Je  te  vois  malheureuse,  et  pour  moi  c'est  assez.  . 
Voyons,  ma  chère  enfant,  veux-tu  que  je  l'emmène  ? 
Je  puis  te  l'enlever  une  grande  semaine 


L  I  V  R  E     I  I  65 


Au  moins,  et  te  donner  ainsi  quelque  répit. 
Il  en  éprouvera  sans  doute  du  dépit; 
Mais  il  n'osera  pas  refuser,  si  je  daigne 
L'inviter.  Nous  irons  visiter  la  Sardaigne, 
Gênes,  la  Corse,  Alger,  la  Grèce,  et  caetera. 
Mon  yacht  m'attend  ;  demain  il  nous  emportera  : 
J'emmènerai  ma  cour  de  poursuivants  fidèles, 
En  te  laissant  Gritty  pour  ange  aux  chastes  ailes, 
Véra  pour  tendre  amie,  enfin  pour  défenseur 
Le  beau  Karol.  C'est  dit,  pas  vrai?  petite  sœur!  « 

Que  répondre  à  ces  mots  si  doux?  Cette  princesse 
Est  un  sphinx  ravissant  qui  vous  jrompe  sans  cesse. 
Elle  cache  un  grand  cœur  sous  son  air  fier  et  fou. 
J'ai  ri;  puis  je  me  suis  suspendue  à  son  cou. 


Juin   iSj^. 

Ils  sont  partis.  Je  suis  seule  enfin;  je  respire, 
Et  je  revis  ;  tout  semble  à  présent  me  sourire. 
Le  bonheur  m'enveloppe  et  me  dérobe  aux  yeux. 
Comme  la  nue  errante  où  se  cachaient  les  dieux. 
J'ouvre  l'aile  ;  mes  pieds  touchent  la  terre  à  peine. 
Oh  !  que  la  vie  est  douce  et  de  délices  pleine  ! 
Mon  Dieu  !  qu'il  faut  pourtant  peu  de  chose  à  nos  cœurs 
Pour  leur  faire  oublier  le  sort  et  ses  rigueurs  ! 
Une  présence  aimée,  un  seul  mot,  un  seul  geste, 


64  FRANGINE 


Ou  d'un  regard  muet  l'éloquence  céleste, 
Ce  n'est  rien  et  c'est  tout;  et  la  joie  à  longs  flots 
Vient  inonder  ce  sein  qu'étouffaient  les  sanglots  ; 
Et  la  pauvre  âme  humaine,  oubliant  et  ravie, 
Recommence  en  tremblant  le  rêve  de  la  vie. 

Pins  tranquilles  !  forêt  dont  le  dôme  agité 

Abrita  notre  joie  et  ma  félicité  ! 

Amis  silencieux  qui  nous  prêtiez  votre  ombre, 

Avez-vous  deviné  les  doux  rêves  sans  nombre 

Qui  traversaient  mon  coeur  quand,  assise  à  vos  pieds. 

J'embrassais  d'un  regard  toutes  mes  amitiés, 

Gritty,  Véra,  Karol,  couchés  sur  la  bruyère  ? 

Dans  un  chaste  abandon  de  gaieté  familière 

On  riait,  on  causait,  on  rêvait  au  besoin  ; 

Et  par  instants  la  mer,  qui  murmurait  au  loin, 

Elevait  jusqu'à  nous  sa  clameur  grandissante. 

Comme  pour  rappeler  Olga,  la  chère  absente, 

A  qui  nous  devions  tous  ces  bienheureux  loisirs. 

Pour  prolonger  encor  jusqu'au  soir  nos  plaisirs, 

Nous  fîmes  apporter  notre  dîner  sur  l'herbe. 

Et  le  retour  eut  lieu  par  une  nuit  superbe. 

Karol  à  mes  côtés  était  silencieux; 

Mais  il  avait  le  ciel  dans  l'âme  et  dans  les  yeux. 

Nous  nous  sommes  quittés  presque  sans  nous  rien  dire 

Quel  mot  eût  égalé  notre  muet  délire? 

Le  plus  doux  eût  troublé,  comme  un  son  indiscret, 

L'ineflFable  bonheur  dont  mon  cœur  s'enivrait. 


LIVRE     II  65 


Juin  iSjç. 


Q.ue  par  moments  la  vie  est  donc  belle  et  facile  ! 
Mes  jours  coulent  heureux  comme  une  onde  tranquille 
Qui  glisse  sur  sa  pente  en  reflétant  le  ciel. 
Mon  âme  est  sans  nuage  et  ma  coupe  sans  fiel. 
Etre  aimée,  adorée;  aimer,  donner  son  âme. 
C'est  planer  dans  l'azur,  la  lumière  et  la  flamme  ; 
C'est  consumer  ses  jours  comme  un  encens  divin; 
C'est  vivre!  on  peut  mourir  après.  Le  reste  est  vain. 


Juillet  iS-;^. 

Il  est  un  petit  lac,  triste,  inconnu  sans  doute, 
Q.ui  dort  près  d'une  tour,  à  deux  pas  de  la  route. 
En  rentrant,  nous  l'avions  côtoyé  l'autre  soir; 
Nous  sommes  revenus  aujourd'hui  pour  le  voir, 
Heureux  d'aller  ainsi  comme  à  la  découverte. 
Une  barque  était  là  sur  la  rive  déserte  ; 
Karol  prit  l'aviron,  et,  le  suivant  sans  peur. 
Nous  voilà  tous  voguant  sur  l'élément  trompeur. 
Pauvre  cher  laghetto  !  goutte  d'eau  triste  et  pâle. 
Que  le  brouillard  voilait  d'une  gaze  d'opale, 
Avais-tu  jamais  vu  sur  tes  flots  endormis 


66 


F  R  A  N  C  I  X  E 


Deux  couples  plus  contents,  un  quadrille  d'amis 
Plus  gais,  plus  oublieux  des  misères  du  monde  ? 
Nul  poète  jamais  n'a  célébré  ton  onde, 
Tes  bords  sont  peu  riants,  ô  Lago  del  Torre  ! 
Kul  reflet  n'embellit  ton  flot  décoloré  ; 
Seule  une  fleur  des  eaux,  à  tige  souple  et  molle, 
Entr'ouvre  sur  ton  sein  l'or  mat  de  sa  corolle  : 
C'est  le  froid  nénufar  qui  croît  près  des  roseaux, 
Sur  les  remous  profonds  où  s'endorment  les  eaux. 
Gritty  l'aime  et  prétend  que  la  fleur  est  jolie  ; 
Qu'elle  eût  fait  le  bonheur  de  la  pâle  Ophélie  ; 
Et,  pour  prouver  son  dire,  elle  en  fit  un  bouquet 
Qu'elle  mit  sur  son  cœur  avec  un  air  coquet. 
Mais  pourquoi  donc  alors  Karol  et  la  marquise. 
Echangeant  un  regard  de  malice  comprise. 
Sans  pouvoir  contenir  leurs  rires  étoufi"ants, 
Ont-ils  poussé  des  cris  comme  de  grands  enfants? 


^'loûl  i8j^,  d  l'aube,  sur  le  balcon. 

O  jour,  ô  jour  béni  !  Pour  garder  ta  mémoire, 
Je  voudrais  enchâsser  dans  l'or  et  dans  l'ivoire 
Les  moindres  souvenirs  de  tes   instants  trop  courts. 
Mais  comment  retracer  ce  plus  beau  de  mes  jours? 

Essayons!  d'un  crayon  rapide,  mais  fidèle. 
Fixons  l'enchantement  de  cette  heure  si  belle; 


67 


Laissons  couler  ici  sans  ordre  et  sans  dessein 

La  lave  de  bonheur  qui  m'inonde  le  sein. 

Hier,  oui,  c'est  hier,  puisque  le  jour  va  poindre. 

Au  môle,  après  dîner,  Karol  vint  nous  rejoindre. 

Nous  marchâmes  longtemps  comme  on  fait  deux  à  deux. 

Mais,  au  bout  du  chemin,  un  démon  hasardeux 

Me  pousse,  je  le  quitte,  et,  seule,  m'aventure 

(En  tremblant  toutefois)  sur  la  noire  mâture 

De  l'eStacade  en  bois,  aux  pieds  cerclés  de  fer, 

Qui  termine  le  môle  et  plonge  en  pleine  mer. 

Le  sentier  n'est  plus  là  qu'une  poutre,  et  dans  l'ombre 

Le  vide  ouvre  au-dessous  l'horreur  d'un  gouftre  sombre 

Où  la  mer  qui  mugit  rejette  aux  curieux 

L'écume  de  ses  flots  brisés  et  furieux. 

Karol  me  suivait  seul,  car  la  chère  marquise 
Et  Gritty,  toutes  deux  tremblantes  de  surprise. 
S'arrêtèrent  devant  les  périls  du  chemin. 
Karol  me  rejoignit,  et,  me  prenant  la  main. 
Se  mit  à  me  gronder  doucement,  l'hypocrite  ! 
Au  fond  il  bénissait  mon  audace  subite. 
Sa  main  ne  quitta  plus  la  mienne  ;  un  seul  faux  pas, 
Et  nous  trouvions  la  mort  dans  l'abîme  d'en  bas. 
J'avais  peur  maintenant;  je  tremblais;  nous  allâmes 
Nous  asseoir  tous  les  deux  au  bord  du  brise-lames 
Dont  les  flots  ébranlaient  la  base  de  granit, 
Et  d'où  l'œil  peut  errer  jusqu'où  la  mer  lînit. 

La  lune  se  levait  ;  nous  étions  seuls  au  monde. 


68  FRANGINE 


Autour  de  nous,  partout,  l'immensité  de  l'onde, 

Et  sur  nos  fronts  le  ciel  semé  d'étoiles  d'or 

D'un  second  infini  nous  enserrait  encor. 

La  brise  qui  venait  du  large,  à  chaude  haleine. 

Nous  versait  les  parfums  de  quelque  île  lointaine. 

Sauf  le  rythme  des  flots  on  n'entendait  nul  bruit. 

Un  silence  charmé  planait  sur  cette  nuit... 

Mon  cœur,  mon  cœur  si  faible,  en  proie  à  trop  d'ivresse 

Déborda  tout  à  coup  d'extase  et  de  tendresse; 

Une  larme  glissa  lentement  sur  mon  sein 

Et  vint  mouiller  sa  main  qui  retenait  ma  main... 

«  Qu'avez-vous  ?  me  dit- il  de  sa  voix  argentine. 

Et  d'où  viennent  ces  pleurs,  ô  ma  chère  Francine? 

Ne  savez-vous  donc  pas  que  je  vous  aime?  Eh  bien, 

Que  vous  faut-il  encor  1  »  Je  répondis  :  «  Plus  rien  1  » 

Puis,  sentant  défaillir  mon  cœur,  j'ajoutai  vite  : 

«  Revenons!  le  retour  me  fait  peur,  et  j'hésite.  » 

Il  me  vit  chanceler,  prête  à  faire  un  faux  pas. 

Ainsi  qu'au  Morteratsch  il  me  prit  dans  ses  bras, 

Et  m'emporta  sans  peur  sur  la  poutre  inégale; 

Sa  moustache  légère  effleurait  mon  front  pâle... 

J'aurais  voulu  rester  ainsi  l'éternité. 

Mais  déjà  nous  étions  à  l'autre  extrémité. 

Sur  les  dalles  du  môle,  où  la  bonne  marquise 

Et  Gritty  m'attendaient.  «  Voyez,  la  peur  l'a  prise,  » 

Dit-il,  et  me  posant  à  terre  entre  leur  main. 

Il  disparut  dans  l'ombre  en  disant  :   «  A  demain  !  » 

Et  depuis  ce  moment,  assise  à  cette  place. 


J'ai  laissé  fuir  sans  bruit  les  heures  dans  l'espace. 

Immobile,  les  yeux  fixés  sur  le  ciel  noir, 

Sans  oser  respirer,  sans  penser  et  sans  voir, 

J'ai  laissé  sur  la  mer  descendre  au  loin  la  lune. 

Les  étoiles  du  ciel  s'effacer  une  à  une, 

Et  la  nuit  achever  son  paisible  parcours, 

Sans  que  rien  de  mon  rêve  ait  pu  rompre  le  cours  ; 

J'aurais  crains  d'affaiblir  et  de  perdre  en  moi-même 

L'extase  où  m'a  jetée  un  mot,  un  seul  :  Je  t'aime  ! 

Il  erre  autour  de  moi  comme  un  écho  charmant. 

Et  me  laisse  un  frisson  au  cœur  à  tout  moment... 


Le  lemJonain. 

A  peine  ai-je  trempé  ma  lèvre  à  ces  délices 
Que  le  fiel  a  rempli  ce  plus  doux  des  calices. 
Est-ce  donc  une  loi  qu'un  souffle  empoisonneur 
Flétrisse  en  se  jouant  l'aube  de  tout  bonheur? 
Que  je  souffre,  ô  mon  Dieu!  mon  âme  saigne  toute. 
Le  pire  des  tourments,  quand  on  aime,  est  le  doute. 

La  marquise  aujourd'hui  recevait  au  salon. 
Je  rêvais  dans  un  coin  du  boudoir  quand  mon  nom 
Vint  frapper  mon  oreille  en  sursaut.  La  portière 
Sous  ses  plis  onduleux  me  cachait  tout  entière. 
J'allais  paraître  ;  un  mot  cloua  mes  pieds  au  sol  : 
«  Marquise,  votre  amie  épouse  donc  Karol? 


70  y  R  A  X  C  I  X  E 


Disait  la  voix  flùtée  et  douce  d'une  amie. 

On  en  parle  partout,  mais  c'est  une  infamie 

Que  de  répandre  ainsi   de  tels  bruits!  On  sait  bien 

Que  Francine  ne  peut  épouser  un  Prussien  ; 

Son  cœur  est  trop  français.  Peut-être  ignore-t-elle 

Que  de  son  amoureux  l'origine  est  bien  telle. 

Il  faut  la  prévenir  en  ce  cas.  Dites-lui 

Que  le  major  Karol  sert  encore  aujourd'hui  ; 

Qu'il  déteste  la  France,  et  qu'il  a  fait  la  guerre 

Où  l'on  dit  que  Francine  a  vu  périr  son  père. 

Qui  sait?  Peut-être  a-t-il  été  son  meurtrier...  » 

J'ai  fui  d'horreur  chez  moi  pour  pleurer  et  crier. 


L'abîme  sous  mes  pas  de  plus  en  plus  se  creuse. 
Comment  tout  dire  ?  Hélas  !  que  je  suis  malheureuse  ! 

Karol  venait  d'entrer  au  salon.  Pas  bien  loin, 
Gritty  près  du  boudoir  travaillait  dans  un  coin. 
A  peine  avait-il  pris  cette  place  qu'il  aime, 
On  sonne  ;  un  domestique  annonce  ;  à  l'instant  même, 
Paul  paraît  sur  le  seuil...  avec  lui  le  malheur! 
Paul,  le  front  haut  empreint  d'encor  plus  de  pâleur. 
Qui  fixe  un  long  regard  sur  moi  ;  mon  sang  se  fige  : 
«  Quoi  !  c'est  vous  !  de  retour  !  Et  la  princesse  ?  dis-je. 
—  Je  ne  l'ai  point  suivie  et  je  reviens  d'ailleurs.   » 


LIVRE    il 


71 


En  soulignant  ces  mots  de  deux  regards  railleurs, 
Calme  et  froid,  lentement  mon  cousin  nous  salue, 
Et  s'assied  devant  moi,  puis  ainsi  continue  : 
«  Au  risque  de  déplaire  et  de  vous  déranger, 
Comme  je  ne  suis  pas  pour  vous  un  étranger. 
Et  que  tout  haut  partout  dans  la  ville  on  publie 
Vos  projets  d'avenir  et  le  nœud  qui  vous  lie. 
Vous  me  pardonnerez  ma  brusque  invasion 
En  faveur  de  mon  but  et  de  l'intention. 
Voici,  Monsieur,  les  droits  sur  lesquels  je  me  fonde  : 
Je  suis  le  seul  parent  que  Francine  ait  au  monde  ; 
Le  sang  m'ordonne  donc  ici  d'intervenir 
Et  de  m'inquiéter  de  son  jeune  avenir. 
Votre  famille  est  pauvre  et  ma  cousine  est  riche  ; 
Vous  êtes  d'un  pays  où  la  noblesse  entiche, 
Tandis  que  notre  sang  à  nous  est  plébéien  : 
Mais  qu'importe  !  ceci,  c'est  peu  de  chose  ou  rien. 
Francine,  voici  plus  :  j'arrive  d'Allemagne; 
Monsieur  est  Allemand,  il  a  fait  la  campagne 
De  France,  il  a  pris  part  à  ces  égorgemcnts 
Où  votre  père  est  mort.  Qu'il  dise  si  je  mens! 
Il  est  plus  qu'Allemand,  il  est  Prussien;  son  père 
L'était  déjà  :  tous  deux  nous  haïssent.  J'espère 
Q.ue  ces  renseignements  sont  nets  et  suffisants. 
Sont-ils  exacts.  Monsieur?  » 

Deux  regards  méprisants 
De  Karol  pâle  et  froid  sont  la  seule  réponse. 
Ce  silence  en  mon  cœur  comme  un  poignard  s'enfonce. 
Je  me  lève  ;  mon  corps  fléchit  sous  mes  genoux. 


FRANGINE 


Mais  je  ne  tombe  pas.    «  Paul,   dis- je,  laissez-nous. 

Il  suffit;  maintenant  le  reste  me  regarde,  w 

Et  je  m'assieds,  le  cœur  brisé,  sombre  et  hagarde. 

Paul  hésite  à  partir  devant  mon  désespoir. 

«  Adieu,  dit-il  enfin.  —  Non,  Monsieur,  au  revoir  !  » 

Lui  réplique  Karol.  Paul  s'incline  avec  grâce 

Et  part.  Karol  et  moi  nous  restons  face  à  face. 

Alors  plus  près  de  moi,  d"un  ton  profond  et  bas  : 
«  Oui,  je  suis  Allemand;  ne  le  saviez- vous  pas? 
J'ai  cru  que  subissant  l'ascendant  de  la  gloire, 
La  patrie  à  vos  yeux  n'était  qu'un  accessoire  ; 
Et,  laissant  de  côté  votre  faux  point  d'honneur. 
Que  dans  le  seul  amour  vous  cherchiez  le  bonheur. 
Me  serais-je  trompé  ?  suis-je  donc  un  autre  homme, 
Parce  que  mon  pays  d'un  autre  nom  se  nomme, 
Et  que  depuis  mille  ans  nos  peuples  acharnés 
Ont  ravagé  le  sol  où  tous  deux  sommes  nés? 
due  font  à  notre  amour  ces  haines,  ces  colères? 
Laissons  là  ces  griefs  et  ces  torts  séculaires. 
Nous  nous  aimons,  c'est  tout  ;  le  reste  importe  peu. 
Oublions-le,  partons!  Sous  des  soleils  de  feu, 
Venez,  cherchons  au  loin  quelque  part  un  asile, 
Où  poser  comme  un  nid  notre  bonheur  tranquille  ; 
Où  seuls  et  loin  du  monde,  oubliant,  oubliés, 
Je  passerai  ma  vie  en  rêvant  à  vos  pieds. 
Pour  vous  je  quitte  tout  :   parents,   devoirs,  patrie, 
Honneurs,  gloire,  avenir!  Pour  vous  je  sacrifie 
Tout  ce  qui  jusqu'alors  a  fait  mon  seul  bonheur. 


LIVRE    II  73 

Puis-je  acheter  trop  cher  le  don  de  votre  cœur?  » 

La  voix  était  si  douce  et  le  propos  si  tendre  ! 

Je  ne  me  lassais  point,  hélas!  de  les  entendre. 

Je  buvais  malgré  moi  la  douceur  de  ce  miel  ; 

L'avouerai-je?  un  moment  je  fus  presque  entraînée. 

Mais  je  suis  du  pays  où  Jeanne  d'Arc  est  née. 

Tout  à  coup  une  image  aux  regards  anxieux, 

Terrible,  se  dressa  lentement  sous  mes  yeux  : 

Une  femme  immortelle  et  sainte,  la  Patrie, 

Toute  navrée  encor  des  coups  qui  l'ont  meurtrie, 

M'apparut  dans  sa  triste  et  suprême  beauté. 

Avec  mon  père  en  deuil  debout  à  son  côté... 

Le  grand  amour  vainquit.  Dieu  prit  en  main  la  barre. 

«  Adieu,  dis-je  à  Karol,  adieu  !  tout  nous  sépare. 

—  Ah  !  vous  ne  m'aimez  pas,  dit-il.  —  Je  vous  aimais, 

Et  je  vous  quitte,  adieu!  —  Pour  jamais?  —  Pour  jamais! 

Il  étendit  la  main  sans  rencontrer  la  mienne. 

Frémissant,  l'œil  en  feu,  plein  de  rage  et  de  haine, 

Il  partit.  J'écoutai  longtemps  ses  derniers  pas. 

Et  Gritty  me  reçut  mourante  dans  ses  bras. 


T)eux 


après. 


Ils  se  sont  rencontrés  sous  les  pins  dès  l'aurore, 
Paul  est  tué.  Karol,  quoique  atteint,  vit  encore. 
Est-ce  assez  de  douleurs,  de  remords  et  d'effroi? 
Seigneur!  qu'ai-je  donc  fait?  que  voulez- vous  de  moi? 


74  FRANGINE 


L1V%_E     III 


tAu  manoir,  5  septembre  jSjc). 


W  H  !  pourquoi  donc  la  mort  ne  m'a-t-elle  pas  prise? 
A  quoi  bon  vivre  encor  lorsqu'en  vous  tout  se  brise  ? 
O  mon  père!  ô  ma  mère!  et  vous,  anges  du  ciel! 
Que  ne  m'arrachez-vous  à  ce  globe  mortel  ! 
Prenez  pitié  de  moi  !  Voyez  combien  je  souffre  ! 
Comme  le  naufragé  suspendu  sur  le  gouffre, 
Qui  ne  voit  nulle  part  de  rivage  et  de  port. 
Laissez-moi  me  glisser  lentement  dans  la  mort! 


[\Ccvie  date,  le  soir. 

Non!  non!  le  désespoir,  la  plainte,  sont  d'un  lâche. 
Je  veux  jusqu'à  la  lin  remplir  toute  ma  tâche. 
Acceptons  le  destin  tel  que  Dieu  nous  le  fit. 


LIVRE     III  75 


Je  souffre  ;  mais  j'ai  fait  mon  devoir  :  il  suffit. 
Si  mes  jours  sont  troublés,  ma  conscience  est  pure. 
La  paix  viendra  peut-être  après  cette  torture. 
Dieu  seul  alors,  qui  sonde  et  juge  les  esprits, 
Saura  comment  je  l'ai  payée  et  de  quel  prix. 


Ja, 


J'ai  scellé  d'un  cachet  funèbre  le  volume 
Où  jadis  mon  esprit  courait  avec  ma  plume. 
Je  ne  veux  plus  revoir  ce  tableau  trop  naïf 
Où  mon  cœur  confiant  parle  et  se  peint  au  vif, 
A  l'heure  où  ma  jeunesse,  assise  sur  des  tombes. 
Vit  ses  rêves  s'enfuir  comme  un  vol  de  colombes. 
Puisque  aussi  bien  la  mort  n'a  pas  voulu  de  moi, 
Je  vivrai,  mais  sans  but  et  sans  savoir  pourquoi; 
Ou  du  moins  j'essaierai  de  voir  si  je  puis  vivre. 
A  nouvelle  existence  il  faut  un  nouveau  livre. 
J'ouvre  donc  celui-ci.  Quels  pensers,  quels  travaux, 
Aurai-je  à  retracer  sur  ces  feuillets  nouveaux? 
Jadis  j'aurais  tremblé  devant  ces  pages  blanches; 
Mais  à  présent  je  n'ai  plus  d'espoir  de  revanches, 
De  bonheurs  à  rêver,  à  craindre  de  malheurs. 
D'avance  ces  feuillets  sont  tous  voués  aux  pleurs. 
N'importe  !  dans  ce  livre  où  j'épanche  mon  âme 
Ma  conscience  dicte  ou  l'éloge  ou  le  blâme; 
Il  est  le  confident,  sans  échos  indiscrets, . 


FRANGINE 


De  ma  pensée  intime  et  de  mes  chers  secrets, 
L'ami  dont  les  conseils  sont  acceptés  sans  crainte, 
Le  fil  léger,  mais  sur,  dans  le  noir  labyrinthe, 
Où  parmi  tant  de  deuils,  de  pleurs  et  de  débris, 
Les  puissances  du  ciel  guident  mes  pieds  meurtris. 
Je  suis  donc  revenue  au  pays,  à  la  vie. 
Si  c'est  vivre  que  d'être  à  jamais  poursuivie 
Par  la  même  pensée  et  le  regret  amer 
De  tout  ce  qui  jadis  vous  était  doux  et  cher... 
Que  dire  du  retour  et  de  ce  long  voyage? 
Jour  et  nuit  j'ai  vécu  comme  dans  un  nuage 
Ou  comme  dans  un  rêve  :  un  rêve  de  douleur; 
Les  objets  n'avaient  plus  ni  forme  ni  couleur; 
Les  monts  ceints  de  forêts  et  les  plaines  sans  bornes 
Défilaient  devant  moi  silencieux  et  mornes. 
Sans  laisser  une  image  ou  l'ombre  de  leurs  traits 
Sur  le  miroir  terni  de  mes  esprits  distraits. 
Ils  glissaient  sur  mes  yeux  sans  atteindre  mon  âme. 
Que  m'importaient  le  monde  et  ce  soleil  sans  flamme  ? 
Mon  monde,  mon  soleil,  c'était  mon  désespoir  : 
Une  image  implacable,  éternelle,  un  point  noir 
Et  sanglant,  absorbait,  fixait  seul  ma  pensée. 
Par  moments  j'espérais  devenir  insensée. 
Et  j'appelais  la  mort  à  grands  cris,  mais  en  vain  ; 
Dieu  ne  m'octroya  pas  ce  remède  divin. 

Combien  de  jours  dura  cette  torpeur  voilée? 
Je  l'ignore.  Un  matin  je  vis  une  vallée 
Dont  l'aspect  me  semblait  n'être  pas  inconnu. 


77 


De  sa  sombre  langueur  tout  à  coup  revenu, 

Mon  esprit,  ou  plutôt  mon  cœur,  prêt  à  renaître, 

Parmi  de  chers  objets  parut  se  reconnaître. 

Au  détour  du  chemin,  sur  le  ciel  d'un  bleu  clair, 

Je  vis  un  vieux  clocher  se  détacher  dans  l'air; 

Puis  des  arbres,  un  parc,  un  grand  toit,  des  tourelles... 

l:t  mon  cœur  réveillé  vola  d'un  trait  vers  elles. 

Il  avait  reconnu  ce  lieu  cher  et  sacré. 

Et  tout  à  coup,  baissant  la  tète,  j'ai  pleuré. 

Maintenant  j'ai  revu  la  place  abandonnée. 

Tous  mes  vieux  serviteurs,  toute  la  maisonnée, 

La  cour,  mes  fleurs,  mes  paons,  mon  cheval  et  mon  chien. 

Mais  ce  monde  autrefois  si  cher  ne  m'est  plus  rien. 

Je  suis  un  étranger  sur  mon  propre  domaine. 

Dans  ce  manoir  désert  lorsque  je  me  promène 

Et  franchis  des  salons  les  seuils  si  longtemps  clos. 

Mon  pas  semble  étonner  le  sommeil  des  échos. 

Je  me  dis,  en  voyant  mon  reflet  dans  la  glace  : 

Quelle  est  donc  cette  femme^  à  la  démarche  lasse. 

Au  front  pâle  et  pensif,  que  j'aperçois  là-bas? 

Mon  œil  voilé  de  pleurs  ne  me  reconnaît  pas. 


SiCars  iS8o. 

Ce  qui  me  pèse  au  fond  n'est  pas  la  solitude  ; 
Quoiqu'elle  soit  souvent  une  amie  un  peu  rude, 


78  F  R  A  X  C  I  X  E 


Je  l'aime,  et  nous  avons  un  commerce  charmant. 
Ce  n'est  pas  elle,  non,  mais  c'est  l'isolement; 
L'isolement  du  cœur,  cet  exil  où  notre  âme 
Ne  sait  plus  où  répandre  et  rallumer  sa  flamme. 
Ne  donne  et  ne  reçoit  plus  rien;  sombre  désert 
Où  la  tendresse  en  vain  se  flétrit  et  se  perd, 
En  jetant  ses  parfums  dans  l'air  qui  les  ignore. 
Oh  !  combien  ont  souffert  de  ce  mal  qui  dévore  ! 
Combien  d'hommes,  d'enfants,  de  vierges,  de  grands  o 
Sont  morts  en  le  cachant  au  regard  des  moqueurs! 
Vivre  seul  !  ô  torture  !  ô  destinée  amère  ! 
Le  soir,  ne  plus  sentir  le  baiser  de  sa  mère. 
N'est-ce  pas  se  coucher  vivant  dans  le  linceul? 
Il  faut  être  égoïste  ou  Dieu  pour  vivre  seul. 
Non,  l'homme  n'est  pas  fait  pour  vivre  seul  au  monde. 
Sans  qu'une  main  amie  à  la  sienne  réponde,  ' 

Sans  qu'un  regard  ému  se  lève  sur  ses  yeux,  ! 

Quand  ils  se  sont  remplis  de  pleurs  silencieux.  ] 

Rien  de  faible  ne  vit  isolé  sur  la  terre  :  I 

Le  roseau  des  grands  lacs  ne  croît  pas  solitaire  ;         1 
Les  sapins  des  forêts,  les  animaux  des  champs,  i 

Les  oiseaux  voyageurs  et  même  les  méchants,  ' 

Ont  comme  moi  l'horreur  de  cette  solitude. 
Ah!  si  jamais  le  sort  que  nul  mortel  n'élude  ; 

M'y  condamnait  un  jour,  si  j'étais  seule,  eh  bien, 
A  défaut  de  Grittv,  j'embrasserais  mon  chien. 


L I  V  R  I-     III 


79 


^Avril  iSSo. 

Comment  passent  les  jours?  Je  ne  sais,  mais  ils  passent. 
C'est  assez  !  Je  n'attends  plus  rien  d'eux,  quoi  qu'ils  fassent. 
Comme  une  feuille  morte  arrachée  aux  rameaux, 
Je  m'en  vais  devant  moi  sans  craindre  d'autres  maux. 
Qui  peut  m'atteindre  encor?  Je  suis  invulnérable. 
Comment  pourrais-je  encore  être  plus  misérable? 
La  pauvreté  ?  Mais  quoi  !  j'aurais  un  aiguillon  ; 
Il  me  faudrait  tracer  chaque  jour  mon  sillon; 
Mon  corps  maté  rendrait  l'âme  moins  exigeante  : 
J'aurais  donc  à  gagner  si  j'étais  indigente. 
La  maladie?  Et  bien,  alors  j'aurais  au  moins 
De  ce  corps  misérable  à  prendre  de  vains  soins; 
Et  puis,  en  admettant  le  pire,  en  fin  de  compte, 
Qu'aurais-je  devant  moi?  La  mort.  Tardive  ou  prompte. 
La  mort  ouvre  le  seuil  d'un  nouvel  avenir; 
Et  quand  elle  viendrait,  j'aurais  à  la  bénir! 


ViCai  iSSo. 

Pour  dévorer  mes  pleurs  dans  une  paix  profonde. 
J'aurais  aimé  fermer  ma  porte  à  tout  le  monde. 
Impossible  !  J'ai  dû  recevoir  mes  parents. 


80  F  R  A  X  C  I  N  E 


Mes  amis,  mes  voisins  et  les  indifférents. 

Quel  supplice  !  et  combien  j'y  trouve  d'amertume  ! 

Qu'y  faire?  c'est  le  train  du  monde  et  la  coutume. 

Le  premier  jour  mon  oncle  est  venu  ;  mais  du  moins 

J'ai  pu  pleurer  son  fils  avec  lui  sans  témoins. 

Ma  tante  l'a  suivi...  Quelle  œuvre  expiatoire! 

Elle  m'a  fait  en  règle  un  interrogatoire. 

Je  n'ai  jamais  subi  d'entretien  plus  cruel  : 

Comment  Paul  est-il  mort?  et  pourquoi  ce  duel? 

Et  le  reste  !  Gritty,  me  voyant  si  navrée, 

Par  un  pieux  mensonge  enfin  m'a  délivrée. 

Quand  le  cœur  est  à  vif  ou  meurtri,  que  de  mal 

Peut  nous  faire  un  esprit  curieux  ou  banal  ! 

En  dépit  de  son  deuil  officiel,  ma  tante 

Laisse  trop  rayonner  une  joie  éclatante. 

Elle  détestait  Paul  et  le  craignait;  sa  fin 

De  mon  oncle  et  des  biens  la  rend  maîtresse  enfin  : 

Pauvre  âme  !  qu'elle  soit  donc  heureuse  à  sa  guise, 

Et  me  laisse  à  ma  paix...  quand  je  l'aurai  conquise! 

Les  seuls  dont  la  présence  et  le  court  entretien, 
Au  lieu  de  me  blesser,  m'ont  fait  un  peu  de  bien, 
C'est  le  docteur  Heller  et  sa  mère.  Leur  âme. 
Qu'une  grande  douleur  épura  de  sa  flamme, 
Devine  et  comprend  tout  sans  en  rien  laisser  voir. 
Ils  me  font  plus  de  bien  qu'ils  ne  peuvent  savoir  : 
Dans  leur  simplicité  qui  touche  et  me  captive. 
On  sent  percer  au  fond  une  grandeur  native; 
Une  noble  pensée,  un  deuil  profond  se  lit 


LIVRE     III 


Sur  leur  front  triste  et  pur  qu'un  seul  regret  remplit  : 
La  patrie  !  et  l'exil  au  fils  comme  à  la  mère 
A  leurs  rares  souris  prête  une  grâce  austère. 

Gritty  surtout,  Gritty  me  fait  aussi  grand  bien. 
Chère  âme  !  elle  sait  tout  et  ne  dit  jamais  rien  ; 
Elle  est  plus  qu'une  amie,  elle  est  une  atmosphère 
De  soins  silencieux  qu'aurait  seule  une  mère; 
Comme  une  ombre  elle  glisse  à  travers  le  manoir, 
Réglant  tout,  et  sachant  tout  voir  et  tout  prévoir. 
Son  pas  même  est  muet,  sa  marche  est  étouffée; 
Elle  circule  autour  de  moi  comme  une  fée. 
De  près  comme  de  loin,  me  couvant  du  regard 
Tout  le  jour,  et  le  soir,  au  moment  du  départ, 
Me  donne  un  long  baiser,  bien  tendre,  et  puis  soupire. 
Et  s'en  va  doucement,  lentement,  sans  rien  dire. 
Elle  sait  qu'à  la  plaie  il  ne  faut  pas  toucher, 
Qu'au  chevet  du  malade  il  faut  savoir  marcher, 
Et  tout  le  mal  que  fait  souvent  une  parole, 
Et  qu'il  est  des  douleurs  que  nul  mot  ne  console. 
Chère  Gritty!  que  Dieu  vous  récompense  un  jour 
De  tant  de  patience,  et  de  soins,  et  d'amour! 


Juillet  iS8o. 

La  douleur  est  un  monde,  ou  mieux  une  mer  sombre 
Où,  comme  un  naufragé,  l'esprit  plonge  et,  dans  l'ombre. 


r  R  A  N  C  I  X  E 


Glisse  et  descend  toujours  jusqu'à  des  profondeurs 
Que  ne  connaissent  pas  les  dragues  des  sondeurs. 
La  vie  et  ses  vains  bruits,  ses  vents  et  ses  tempêtes, 
S'éteignent  en  rumeurs  qui  passent  sur  nos  têtes. 
D'abord  c'est  une  zone  au  demi-jour  trompeur. 
Où  l'espoir  jette  encore  une  pâle  lueur; 
Puis  ce  dernier  rayon  s'éteint;  la  nuit  augmente; 
Un  noir  silence  suit  la  funèbre  descente  ; 
Enfin,  on  touche  au  fond. . .  Mais  quels  étranges  bords  ! 
On  croirait  à  leur  paix  qu'on  est  parmi  les  morts. 
Mais  non  !  ils  sont  peuplés  d'infortunés  sans  nombre. 
De  vivants  comme  nous.  Heureux  qui,  dans  cette  ombre 
Trouve  sans  trop  tarder  la  froide  région 
Où  trône,  avec  l'oubli,  la  résignation  ! 


Sepieiiibn  i8So. 

Et  je  vais  le  dimanche  à  l'église,  et  j'écoute 
La  parole  de  Dieu  tonner  sous  l'humble  voûte. 
J'écoute  aussi  les  chants  et  j'y  mêle  ma  voix. 
Et  pour  quelques  instants  suis  l'enfant  d'autrefois. 
Mais  à  peine  dehors,  mon  âme  inconsolée 
Au  joug  des  vieux  chagrins  se  retrouve  attelée. 
Je  me  sens  plus  aride  et  plus  triste  qu'avant. 
Notre  curé,  sans  doute,  est  bien  bon,  bien  savant; 
Sa  main  comme  son  cœur  est,  certes,  charitable  ; 
Mais  ses  meilleurs  sermons  sont  écrits  sur  le  sable 


LIVRE     III  83 


Il  V  manque  ce  don  ineffable  et  vainqueur 

Par  lequel  ce  qui  vient  du  cœur  pénètre  au  cœur. 

Aussi  pour  me  refaire,  au  sortir  de  l'église, 

Je  rouvre  l'Évangile,  afin  que  j'en  relise 

Quelque  page  au  hasard,  et  surtout  ces  sermons 

Que  le  Sauveur  aimait  cà  dire  sur  les  monts. 


Octobre  iSSo. 

Le  temps  est  un  vain  mot;  c'est  une  idée  abstraite, 
Une  convention  que  notre  esprit  s'est  faite 
Pour  alléger  la  vie  en  divisant  son  poids 
Par  les  heures,  les  jours,  les  semaines,  les  mois. 
Mais,  en  dépit  des  jours  à  marche  régulière, 
L'âme  a  sa  notion  du  temps  particulière. 
Ici  par  les  soleils  il  n'est  plus  limité, 
Et  tel  instant  paraît  toute  une  éternité. 

A  peine  quelques  mois  me  séparent  de  l'heure 
Où  nous  avons  quitté  cette  vieille  demeure; 
Me  voilà  revenue  à  mon  point  de  départ. 
J'ai  tant  vécu  par  l'âme  et  d'une  vie  à  part 
Si  profonde,  si  forte  et  tellement  intense, 
Qu'elle  contient  pour  moi  des  siècles  d'existence. 
Je  ne  suis  plus  la  même;  un  nouvel  être  est  né 
Dans  ce  cœur  en  poussière  et  ce  corps  ruiné. 
J'ai  vécu  par  deux  fois  et  deux  fois  je  suis  morte  ; 


84  F  R  A  M  C  I  X  E 


Et  je  sais  désormais  ce  que  la  vie  apporte. 

Ce  n'est  plus  moi  :  je  suis  mon  aïeule  à  présent; 

La  Francine  qui  souflFre  est  une  pauvre  enfant 

Dont  j'ai  pitié  ;  selon  la  guise  maternelle, 

Je  calme  sa  douleur  en  pleurant  avec  elle. 

Il  me  semble  que  c'est  dans  un  sanre  univers 

Que  tous  ces  sentiments  si  forts  et  si  divers 

D'ivresse  et  de  tourment,  de  souffrance  et  de  joie. 

Ont  fondu  sur  mon  cœur  pour  en  faire  leur  proie. 

La  vie  à  tout  jamais  n'a  plus  rien  à  m'offrir. 

C'en  est  fait  :  je  sais  tout  ;  je  n'ai  plus  qu'à  mourir. 


'Décembre  1880. 

La  mort  transforme  tout  :  c'est  le  creuset  céleste 
Où  l'alliage  impur  se  fond,  et  seul  l'or  reste. 
Quand  nous  avons  fermé  les  yeux  de  nos  chers  morts, 
Et  jusqu'au  cimetière  accompagné  leur  corps, 
Lorsque  le  long  cortège  en  silence  s'écoule, 
La  justice  se  lève  et  parle  à  cette  foule; 
Et  tous,  amis,  rivaux,  adversaires,  parents, 
Jugent  le  mort  avec  des  cœurs  bien  différents. 
Les  fautes,  les  travers,  les  torts,  les  ridicules, 
Ce  qu'on  blâmait  hier  encore  et  sans  scrupules, 
Tout  s'efface  :  on  ne  voit  plus  que  le  pauvre  humain 
Qui  vient  de  s'en  aller  où  nous  irons  demain. 
Depuis  que  Paul  est  mort,  et  mort  pour  moi,  j'y  pense 


LIVRE    m  8) 


Avec  un  autre  cœur  plein  de  tendre  indulgence. 
Je  l'aime  ainsi  qu'un  frère,  et  le  revois  enfant, 
Comme  en  nos  jours  heureux,  superbe  et  triomphant  : 
Et  si  l'amant  m'adresse  un  regard  triste  et  sombre, 
Je  demande  pardon  doucement  à  son  ombre 
De  tous  ces  maux  que  j'ai  subis,  non  provoqués; 
Et  je  pleure  tout  bas  sur  nos  destins  manques. 


Janvier  iSSi. 

Q.ui  viendra  me  chercher  dans  ce  désert?  Personne. 
J'y  mourrai  lentement  sans  que  nul  me  soupçonne. 
Quelquefois  en  voyant  tomber  la  neige  au  loin. 
Les  pieds  sur  les  chenets,  je  me  mets  dans  mon  coin 
A  rêver;  je  me  fais  mon  roman  à  moi-même. 
Ce  n'est  pas  très  nouveau,  je  reprends  un  vieux  thème. 
Des  grelots  tinteraient  sur  la  route,  une  nuit. 
Une  chaise  de  poste,  accourant  à  grand  bruit, 
Passerait  devant  nous  comme  un  éclair  qui  brille. 
Tout  à  coup,  en  tournant  la  borne  de  la  grille, 
L'équipage  au  galop  serait  dans  le  fossé. 
Jurons,  plaintes,  clameurs  :  le  ressort  est  cassé, 
La  roue  à  bas;  que  faire?  Au  manoir  on  s'agite, 
On  accourt;  pour  la  nuit  on  offre  un  humble  gîte; 
Si  l'on  daigne  accepter,  on  sera  trop  heureux, 
Et  cxtera  !  Mais  quoi  !  dans  ce  désordre  affreux 
La  comtesse  a  le  pied  foulé  !  Plein  de  tendresse, 


86  F  R  A  X  C  I  N  E 


Son  fils,  jeune  et  charmant,  auprès  d'elle  s'empresse 
Et  l'emporte  à  demi  mourante  dans  ses  bras. 
Le  docteur  vient  bien  vite,  et^  sans  nul  embarras. 
Dit  qu'on  ne  peut  partir  avant  une  quinzaine. 
Le  vicomte  charmant  s'en  console  sans  peine, 
Car  l'amour  a  déjà  pris  son  cœur...  Mais  bientôt 
Je  m'éveille  et  je  ris...  ou  j'éclate  en  sanglot. 


S\Cars  1881. 

J'ai  souvent,  trop  souvent  des  lettres  de  Florence. 
Je  ne  puis  voir  ce  timbre  avec  indifférence  : 
Il  évoque  des  jours  que  je  dois  oublier. 
Véra  surtout  m'écrit;  son  style  singulier. 
Plein  de  grâce,  d'entrain,  dans  un  français  fort  drôle, 
Me  raconte  ce  monde  où  j'ai  joué  mon  rôle, 
Me  dit  ceux  qui  de  moi  gardent  un  souvenir 
Et  demandent  toujours  quand  je  dois  revenir. 
Y  revenir  !  grand  Dieu  !  jamais,  jamais  !  ce  monde 
Ne  sait  donc  pas  comhien  ma  blessure  est  profonde? 
Non,  tous  mes  souvenirs  en  sont  trop  ulcérés. 
Bords  de  l'Arno,  jamais  vous  ne  me  reverrez  ! 


^vril  18S1. 

J'écris  de  moins  en  moins  ;  mon  âme  est  vide  et  sèche. 
Jadis  elle  courait  comme  une  source  fraîche 


L  I  V  R  n    I  1 1  87 


Sur  ces  feuillets  légers  qu'elle  aimait  à  couvrir. 
Je  sens  qu'elle  s'épuise  et  qu'elle  va  tarir. 
Grand  Dieu  !  quoi  !  l'âme  aussi  peut  linir  de  la  sorte? 
Oh  !  supplice  !  exister  avec  une  âme  morte  ! 
N'avoir  plus  de  pensée  et  rien  que  des  penchants  ! 
Vivre  comme  la  bête  ou  la  plante  des  champs! 
Encore  si  j'avais  leur  paix,  leur  innocence, 
Si  j'étais  sans  espoir  et  sans  réminiscence. 
J'accepterais  ce  lot.  Mais  sentir  dans  son  sein 
Le  cadavre  des  jours  que  l'on  regrette  en  vain; 
N'être  plus  qu'un  cercueil  ambulant  qui  promène 
Les  cendres  de  son  cœur  parmi  la  foule  humaine  ! 
Ce  n'est  plus  l'existence  et  ce  n'est  pas  la  mort. 
Seigneur!  sauvez  mon  âme,   épargnez-moi  ce  sort! 


Vt<:ai  iSSi. 

J'étais  seule  au  jardin,  triste  et  la  mort  dans  l'âme, 
Lorsque  madame  Heller  vint  avec  la  jeune  femme 
Du  tisserand  à  qui  j'ai  payé  le  loyer. 
«  Nous  venons  tous  les  deux  pour  vous  remercier, 
Dit-elle.  La  pauvre  âme,  hier  tant  éprouvée, 
Tient  à  venir  baiser  la  main  qui  l'a  sauvée.  » 
La  tisserande  alors  se  jette  à  mes  genoux. 
Et  veut  les  embrasser.  «  Vite,  relevez-vous, 
Dis-je,  c'est  à  Dieu  seul  qu'on  rend  un  tel  hommage. 
J'irai  vous  voir  bientôt  :  retournez  à  l'ouvrage.  » 


FRANGINE 


Elle  part  tout  en  pleurs,  heureuse  en  son  émoi, 
Et  nous  laisse  au  jardin,  madame  Heller  et  moi. 

Nous  étions  sur  le  banc  qu'un  chèvrefeuille  embaume  ; 
La  brise  sur  nos  fronts  secouait  son  arôme  ; 
Le  soleil  se  couchait;  l'air  était  pur  et  doux; 
Un  silence  enchanteur  régnait  autour  de  nous  ; 
La  paix  tombait  du  ciel  ainsi  qu'une  rosée. 
Madame  Heller,  sa  main  sur  mes  deux  mains  posée, 
Et  plongeant  tendrement  son  regard  dans  le  mien, 
De  sa  voix  grave  ainsi  commença  l'entretien  : 
«  Ma  chère  et  douce  enfant  (permettez  à  mon  âge 
De  prendre  en  vous  parlant  ce  maternel  langage). 
Vous  voyez  le  bonheur  que  fait  un  peu  d'argent. 
Et  combien  il  est  doux  d'aider  un  indigent. 
Votre  cœur  en  reçoit  une  heureuse  secousse, 
Dieu  vous  fait  la  leçon,  et  sa  leçon  est  douce; 
Sachez  bien  la  comprendre  et  souffrez  qu'un  instant 
J'ose  vous  l'expliquer  moi-même  en  insistant. 
On  voit  trop  qu'un  chagrin  en  secret  vous  dévore. 
Vous  venez  de  souffrir  et  vous  souffrez  encore... 
Ne  me  répondez  pas;  je  n'attends  nul  aveu. 
Que  votre  douleur  reste  entre  vous  seule  et  Dieu  1 
Moi,  j'ai  souffert  aussi  ;  car  comme  vous,  Francine, 
J'étais,  en  commençant  la  vie,  une  orpheline. 
J'ai  perdu  mon  époux  que  j'aimais  tendrement, 
Puis  une  fille  unique  —  autre  déchirement; 
Enfin,  perte  suprême  et  que  rien  ne  remplace. 
J'ai  dû  quitter  leur  tombe  et  mon  pays  d'Alsace. 


L I V  R  E   1 1  r  89 


Malgré  tant  de  chagrins  je  suis  encor  debout. 
Mais  j'ai  mon  fils,  mon  fils  qui  me  tient  lieu  de  tout.  » 

Elle  dut  s'arrêter;  une  tendresse  exquise 

Se  peignait  dans  sa  voix  par  les  larmes  surprise; 

Mais  bientôt,  retrouvant  sa  noble  gravité, 

Elle  reprit  ainsi  son  discours  arrêté  : 

«  Vous  en  savez  plus  long  que  moi  sur  bien  des  choses  ; 

Car  les  livres  pour  vous  n'ont  pas  de  lettres  closes  : 

Mais  j'ai  vécu.  La  vie  et  Dieu  m'ont  plus  appris 

Que  ce  qu'on  peut  trouver  dans  les  savants  écrits. 

Je  sais  que  la  douleur  dans  l'humaine  existence 

N'est  pas  et  ne  doit  pas  être  une  déchéance. 

Souffrir,  c'est  recevoir  d'en  haut  un  don  sacré  ; 

Vers  Dieu  qui  nous  sourit  c'est  monter  d'un  degré; 

C'est,  en  initié,  de  la  bouche  divine 

Recueillir  de  plus  près  la  céleste  doctrine. 

Et  quelle  est-elle  ?  Un  mot  suffit  sans  longs  discours  : 

C'est  de  nous  oublier  pour  les  autres  toujours. 

La  vie  est  un  vain  rêve  au  bord  d'un  précipice  : 

Elle  n'a  de  valeur  que  par  le  sacrifice  ; 

Ce  n'est  qu'en  la  donnant  aux  autres  qu'on  est  grand. 

Heureux  qui  sait  le  voir  !  heureux  qui  le  comprend  1 

Et  plus  heureux  encor  qui  le  met  en  pratique  ! 

C'est  le  commandement  divin,  suprême,  unique. 

Donnez  votre  âme  à  tous,  vivez  en  eux,  par  eux; 

Vos  jours  mieux  dépensés  deviendront  plus  heureux. 

Essayez,  mon  enfant,  buvez  à  cette  source. 

Ouvrez  aussi  votre  âme  en  ouvrant  votre  bourse. 


90 


F  R  A  N  C  I K  E 


Un  mot,  un  bon  regard  jeté  sur  l'indigent, 
Le  touchera  bien  plus  encor  que  votre  argent. 
En  tout  cas,  le  bienfait,  par  une  loi  suprême, 
Vous  fera  plus  de  bien  à  vous  qu'au  pauvre  même  ; 
Car  votre  âme  alanguie  et  pliant  sous  le  faix 
Trouvera,  grâce  à  lui,  le  plus  grand  bien  :  la  paix. 
Quoique  malade  encor,  cette  âme  est  toujours  belle  ; 
Dieu  la  fit  de  cristal;  on  voit  à  travers  elle. 
Un  chagrin,  un  mécompte,  un  amer  souvenir, 
Même  une  faute,  enfant,  ne  peuvent  la  ternir; 
Elle  est  faite  avant  tout  pour  vivre  d'héroïsme 
Et  des  mâles  vertus  qu'ignore  l'égoïsme. 
Sortez  donc  des  langueurs  de  cet  ennui  profond  ; 
Tout  ennui  vient  toujours  de  l'égoïsme  au  fond. 
Sans  remettre  à  demain,  commencez  tout  de  suite  ; 
Aux  pauvres  du  pays  faisons  une  visite; 
Descendons  au  village,  où  plus  d'un  pauvre  enfant 
Lutte  et  meurt  sans  secours  sous  un  mal  étouffant  : 
Mon  fils  pour  le  pays  craint  une  épidémie. 
Vous  venez,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  vénérable  amie!  » 
Lui  dis-je  en  l'embrassant.  Vite  un  châle,  un  chapeau  ! 
Et  bientôt  nous  voilà  descendant  le  coteau. 

Amsi  de  seuil  en  seuil  faisant  notre  tournée, 
Auprès  des  malheureux  j'ai  passé  la  journée. 
Nous  avons  commencé  d'abord  par  les  parents 
Dont  les  pauvres  petits  étaient  les  plus  souffrants. 
Laissant  derrière  nous  dans  plus  d'une  cabane. 
Où  le  fléau  sévit,  hélas!  et  la  mort  plane, 


LIVRE     III  91 

Pour  l'àme  et  pour  le  corps  quelque  remède  urgent, 
Une  bonne  parole  avec  un  peu  d'argent. 
Nous  avons  rencontré  le  docteur  dans  plus  d'une. 
Son  adresse  de  main  et  d'âme  est  peu  commune; 
Tendre  avec  les  enfants,  digne  et  non  solennel, 
Quoique  jeune,  il  inspire  un  respect  paternel. 
Surpris  et  mécontent  quand  il  nous  vit  paraître 
Dans  cet  air  méphitique,  empoisonné  peut-être, 
Il  voulut  nous  chasser;  je  lui  dis  :  «  Et  pourquoi? 
Vous  y  restez  bien,  vous,  et  tout  le  jour.  —  Oh  !  moi. 
Reprit-il  souriant,  en  redressant  sa  taille. 
C'est  mon  métier  à  moi,  c'est  mon  champ  de  bataille.  » 

Je  suis  rentrée  enfin  bien  lasse,  et  cependant 
Heureuse  de  sentir  comme  un  foyer  ardent 
S'éveiller  dans  mon  cœur  qui  n'était  plus  que  cendre. 
A  quelque  chose  encor  si  je  puis  me  reprendre. 
Oui,  c'est  aux  malheureux,  c'est  aux  déshérités. 
Madame  Heller  m'a  dit  les  grandes  vérités  : 
Renoncer,  s'immoler,  s'o\iblier  dans  les  autres, 
Et  de  l'humanité  se  faire  les  apôtres. 
Voilà  bien  désormais  quelle  sera  ma  loi 
Et  de  mes  tristes  jours  l'utile  et  noble  emploi. 

Je  suis  brisée,  allons  dormir;  la  nuit  s'avance. 
Je  veux  continuer  demain  cette  existence, 
Et  dès  l'aube  revoir  mes  malades  sans  bruit. 
Ah!  je  dormirai  bien,  j'espère,  cette  nuit! 


92  F  R  A  X  C  I  N  E 


D^Cai  l8Sl. 

Depuis  l'heure  bénie  où  cette  sainte  femme 

A  ranimé  ma  vie  au  feu  de  sa  grande  âme, 

Huit  jours  se  sont  passés,  huit  jours  de  paix,  d'oubli, 

Où  l'heureux  sentiment  du  devoir  accompli. 

Et  chaque  heure  réglée,  avec  ordre  conduite. 

Du  temps  mieux  employé  m'a  dérobé  la  fuite. 

C'est  une  autre  existence  ouverte  sous  mes  yeux. 

Détournant  du  passé  mes  regards  anxieux, 

Je  n'ai  plus  ces  retours  où,  pleine  de  faiblesse, 

Je  ne  savais  y  voir  que  le  côté  qui  blesse. 

Sans  doute  je  n'ai  pas  perdu  toute  langueur; 

Ce  n'est  pas  en  huit  jours  que  l'on  change  son  cœur  ; 

Mais  il  entre  déjà  presque  en  convalescence. 

Mon  Dieu  !  pourrai-je  avoir  aussi  ma  renaissance  ? 

Pourrai-je  refleurir  comme  ces  saules  verts 

Que  j'ai  vus  se  parer  de  bourgeons  entr'ouverts? 

L'hiver  nous  quitte  enfin  :  chaque  jour  il  recule  ; 

Le  ciel  a  plus  d'azur;  un  air  plus  doux  circule; 

Le  soleil  monte  au  ciel  et  verse  de  plus  haut 

Sa  lumière  plus  pure  et  son  rayon  plus  chaud. 

Seigneur  1  tout  va  renaître  et  reprendre  racine; 

Tout  va  vivre...  Seigneur,  n'oubliez  pas  Francinel 


LIVRE     III 


93 


Juin  iSSi. 

Comme  l'âme  a  de  peine  à  vaincre  ses  penchants  ! 
Nos  instincts  sont-ils  donc  par  nature  méchants  ? 
Malgré  ma  vie  active  et  si  bien  occupée, 
Malgré  tout  mon  vouloir,  je  sens  par  échappée 
Mon  courage  mollir,  et  dans  mon  faible  cœur 
Pénétrer  le  venin  de  la  vieille  langueur  ; 
Et  je  me  laisse  aller  à  la  mélancolie. 
Mais  bientôt,  rougissant  de  ma  lâche  folie, 
Je  me  dis  •  N'es-tu  pas  la  fille  d'un  soldat? 
Et  je  reprends  ma  tâche  et  retourne  au  combat. 
Quand  je  sens  revenir  ces  heures  de  faiblesse. 
Je  vais  trouver  madame  Heller;  je  me  confesse, 
Je  lui  conte  ma  peine,  et  toujours  je  reviens 
Plus  forte,  plus  heureuse,  après  ces  entretiens. 
Sa  grande  âme  est  un  lac  calme,  profond,  limpide. 
Que  n'atteint  nul  orage  et  que  nul  vent  ne  ride, 
Où  chacun  peut  puiser,  comme  en  un  réservoir, 
La  paix,  la  foi,  la  force  et  l'amour  du  devoir. 


Juillet  iSSi. 

Je  vais  au  cimetière  et  j'y  reste  des  heures 
A  rêver  longuement,  et  ce  sont  les  meilleures. 


94  FRANC IXE 


Au  milieu  de  ces  fleurs  germant  sur  des  débris, 
Je  revis  de  plus  près  avec  mes  morts  chéris. 
Je  ne  fais  pas  sarcler  à  l'entour  de  leur  tombe, 
Et  je  laisse  y  pousser  ce  qui  du  ciel  y  tombe. 
Que  ce  soit  le  gazon  ou  la  mousse  sans  fleur. 
Ou  le  pavot  des  champs  à  l'ardente  couleur, 
Le  plantin  des  oiseaux,  la  timide  ancolie. 
Le  serpolet,  l'épi  sauvage  qui  se  plie. 
Le  liseron  grimpant,  l'éclatant  bouton  d'or, 
La  ronce  ou  l'ortie;  oui,  même  l'ortie  encor; 
J'aime  et  j'accepte  tout;  car  c'est  Dieu  qui  les  sème. 
Et  qui  sait?  leur  racine  a  touché  ceux  que  j'aime; 
Peut-être,  en  s'infiltrant  au  coeur  des  chers  défunts, 
De  leurs  débris  sans  nom  fait-elle  des  parfums; 
La  terre  connaît  bien  d'autfes  métamorphoses  ! 
Pourquoi  non?  En  tout  cas,  j'aime  à  rêver  ces  choses. 
Aussi  tout  ce  qui  vient  sur  ce  sol  m'est  sacré 
Comme  ce  qu'il  recouvre,  et  je  l'y  laisserai. 
Oui,  je  l'y  laisserai,  quoi  qu'on  pense  ou  qu'on  dise. 
Je  sais  bien  qu'on  me  blâme  et  que  je  scandalise; 
J'ai  surpris  par  moments  plus  d'un  propos  moqueur. 
Mais  pourvu  que  l'oubli  ne  vienne  pas  au  cœur, 
Que  l'on  aime  toujours,  que  rien  ne  vous  console. 
Qu'on  sarcle  dans  son  sein  l'ortie  et  l'herbe  folle, 
C'est  bien,  cela  suffit,  le  reste  importe  peu. 
Et  l'on  peut  vivre  en  paix  sous  le  regard  de  Dieu. 
Voilà  ce  que  j'ai  dit,  de  plus  simple  manière, 
A  Babet,  en  sortant  le  soir  de  la  prière, 
Quand  cette  bonne  vieille  avec  mille  détours, 


L  r  V  R  E   1 1 1  95 


Sur  ce  chapitre-là  mit  enfin  le  discours. 
Je  ne  l'ai  pas  touchée,  encor  moins  convertie  ; 
Passe  encore  des  fleurs!  mais  l'ortie!  oh!  l'ortie! 
Des  roses  dans  un  pot,  à  la  bonne  heure,  bien  ! 
Mais  l'herbe  du  bon  Dieu  !  non,  ce  n'est  pas  chrétien. 


Septembre  iSSi. 

La  poupée  était  pauvre  et  laide,  une  guenille. 
Rien  de  plus;  et  pourtant  cette  petite  fille 
La  serrait  sur  son  cœur  avec  ravissement. 
«  C'est  ton  enfant,  lui  dis-je.  —  Oh  !  parlez  doucement, 
Mademoiselle,  elle  est  malade  et  vient  à  peine 
De  s'endormir;  aussi  je  retiens  mon  haleine 
De  peur  de  l'éveiller  ;  c'est  que  je  l'aime  tant  !  « 
J'ai  souri;  mais  combien  j'étais  triste  en  partant! 

La  femme  est  dès  l'enfance  une  petite  mère. 
C'est  d'abord  un  morceau  de  bois,  une  chimère, 
Que  la  petite  fille  embrasse  nuit  et  jour. 
Et  berce  sur  son  sein  déjà  rempli  d'amour. 
Cette  figure  en  cire  ou  dans  le  bois  coupée. 
Le  monde  ignorant  croit  que  c'est  une  poupée  : 
Mais  elle  !  elle  sait  bien  que  c'est  son  propre  enfant 
Qu'elle  habille,  nourrit,  et  protège,  et  défend. 
Dont  il  faut  réprimer  les  volontés  fantasques  ; 
Sans  cela!  Dieu  du  ciel!  il  ferait  de  ces  frasques 


96  F  R  A  X  C  I X  E 


i 


Qu'une  mère  ne  peut  tolérer  sans  danger, 

Et  qu'elle  doit  toujours,  verge  en  main,  corriger. 

O  merveilleux  instinct  !  ô  voix  de  la  nature  1 

Qui  montrez  en  jouant  à  toute  créature 

La  route,  le  devoir  et  l'avenir  distinct; 

O  voix  de  la  nature  !  ô  merveilleux  instinct  1 

Vous  en  qui  je  croyais,  m'avez-vous  donc  trompée?* 

Quand  aurai-je  l'enfant  promis  par  ma  poupée? 


Octobre  1881. 

Je  suis  de  jour  en  jour  plus  forte,  et  je  ressens 

Déjà  de  tants  d'efforts  les  effets  bienfaisants. 

Pour  donner  plus  de  suite  à  l'œuvre  commencée, 

Pour  mieux  remplir  mes  jours  et  brider  ma  pensée, 

J'ai  pris  soin  d'inviter,  tous  les  dimanches  soir, 

Les  filles  du  village  à  venir  au  manoir; 

Les  plus  grandes  du  moins,  celles  dont  la  culture 

Peut  le  mieux  profiter  d'une  bonne  lecture; 

Et  je  leur  lis  alors  quelque  récit  touchant 

De  guerre  ou  de  voyage,  et  parfois  même  un  chant 

D'Homère,  VIliade,  ou  plutôt  VOdyssèe, 

Dont  les  tableaux  naïfs  plaisent  à  leur  pensée. 

Et  j'aime  à  voir  comment  ces  esprits  enfantins 

S'éveillent  aux  récits  de  ces  âges  lointains. 

Tout  ce  monde  naissant  est  pour  eux  plein  de  charmes. 


I 


L  I  V  R  E     1 1 1  97 

Bien  souvent,  dans  leurs  yeux,  j'ai  vu  courir  des  larmes 
Pour  Achille,  Priam,  la  belle  Briséis, 
Et  les  héros  tombés  au  bord  du  Simoïs. 

D'autres  fois  je  révèle  à  leur  âme  attendrie 
La  gloire  et  les  malheurs  de  la  mère  patrie  : 
Les  Gaulois  promenant  leur  vaillance  en  tous  lieux. 
Sans  crainte,  si  ce  n'est  de  voir  tomber  les  cieux; 
Les  luttes  avec  Rome,  et  plus  tard,  quand  l'empire. 
Vainqueur  de  l'univers,  sous  l'univers  expire, 
La  France  commençant  l'œuvre  des  temps  nouveaux; 
Les  croisades,  les  rois,  le  peuple  et  ses  travaux; 
Et  surtout  Jeanne  d'Arc,  l'enfant  pure  et  sublime, 
A  qui  d'avoir  sauvé  la  France  on  lit  un  crime, 
Honneur  de  notre  histoire,  ange  né  parmi  nous. 
Nom  sacré  qu'on  devrait  ne  dire  qu'à  genoux; 
Enfin  quatre-vingt-neuf  rayonnant  sur  le  monde  ; 
Les  fautes,  la  grandeur  et  la  chute  profonde  ; 
Puis  le  relèvement,  la  foi,  l'espoir  fécond, 
La  volonté  de  n'être  à  nul  autre  second. 

C'est  ainsi  qu'en  causant  j'instruis  mes  écolières. 
Et  toujours  mes  leçons  finissent  en  prières 
Pour  ce  cher  vieux  pays  de  France,  notre  amour, 
Que  ses  fils  sauront  faire  encor  si  grand  un  jour. 


13 


F  R  A  X  C  I  X  E 


jo  ociobrc  jSSi. 

Hier,  nous  étions  tous  chez  mon  oncle,  aux  Marnièrcs. 
On  effleura  d'abord  différentes  matières  ; 
Puis  soudain,  sur  un  mot  presque  au  hasard  lancé, 
La  conversation  revint  sur  le  passé, 
La  guerre  et  ses  horreurs  ;  chacun  contait  ses  peines, 
La  France  en  deuil  perdant  tout  le  sang  de  ses  veines. 
Mais  combattant  encor,  puis  son  effort  si  grand 
Pour  remonter  la  pente  et  reprendre  son  rang. 
Franz  Heller  se  taisait.  A  travers  son  silence 
Je  voyais  que  son  cœur  se  faisait  violence; 
L'amertume  plissait  ses  deux  lèvres  :   «  Eh  bien. 
Dit  mon  oncle,  docteur,  vous  ne  nous  dites  rien? 

—  Que  voulez-vous?  j'aurais  peut-être  trop  à  dire. 

—  Dites  toujours.  —  Alors,  dussiez-vous  en  sourire. 
Au  risque  de  passer  pour  un  rêveur,  un  fou. 

Que  l'ardente  chimère  emporte  Dieu  sait  où. 
Je  dirai  qu'il  est  bien  qu'un  peuple  se  rachète 
En  payant  sa  rançon.  Mais  il  est  d'autre  dette. 
Tout  devoir  pour  la  France  est-il  donc  accompli 
Quand  le  sac  des  vainqueurs  de  notre  or  s'est  rempli  ? 
Si  c'est  une  revanche,  à  mon  sens,  elle  est  mince. 
Nous  a-t-elle  rendu  l'une  et  l'autre  province? 
En  ressentons-nous  moins  la  plaie  au  trou  sanglant 
Que  la  patrie  en  pleurs  porte  encore  à  son  flanc. 


LIVRE     III 


99 


Et  les  brèches  sans  nom  que  de  telles  défaites 
A  notre  amas  de  gloire  en  un  seul  jour  ont  faites? 
Ah  !  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  répare  ses  torts, 
Qu'on  refait  l'avenir  et  qu'on  venge  ses  morts  ! 
Je  dirai  plus  :  la  France,  au  sortir  de  l'abîme, 
Eût  dû  ceindre  ses  reins  dans  un  eiïort  sublime, 
N'avoir  qu'une  pensée  unique,  un  seul  espoir. 
Un  seul  but  immuable,  un  incessant  devoir  : 
Se  refaire  une  autre  âme  avant  une  frontière  ; 
Car  le  plus  sûr  rempart  est  une  âme  guerrière. 
Il  fallait  voir  le  mal  sans  nul  voile  trompeur, 
Regarder  l'avenir  bien  en  face  et  sans  peur. 
Est-ce  en  fermant  les  yeux  au  péril  qu'on  l'écarté? 
La  France  athénienne  eût  dû  se  faire  Sparte  ; 
Car  il  ne  s'agit  plus  d'un  futile  débat. 
Et  désormais  la  vie  est  le  prix  du  combat. 
Eh  bien,  sommes-nous  prêts  pour  la  lutte  prochaine  ? 
Avons-nous  su  tremper  nos  âmes  dans  la  haine. 
Ou  mieux,  dans  la  justice  et  le  bon  droit,  tous  deux 
Si  puissants  malgré  tout,  et  quoi  qu'on  dise  d'eux? 
Non,  rien  ne  change  :  au  fond  même,  le  mal  empire  ; 
On  a  rouvert  le  livre  au  signet  de  l'empire  ; 
On  est  en  république  et  nous  avons  un  roi  : 
L'argent,  qui  règne  en  maître  et  partout  fait  la  loi  ; 
On  veut  jouir;  chacun  ne  songe  qu'à  poursuivre 
Son  plaisir,  comme  si  l'on  était  sûr  de  vivre! 
Comme  si  l'éternel  ennemi,  l'arme  au  bras, 
Pour  nous  mieux  écraser,  ne  nous  épiait  pas  ! 
Pense-t-on  à  l'Alsace,  à  la  pauvre  Lorraine, 


HFCA 


F  R  A  X  C  I  X  E 


Dont  chaque  Jour  la  vie  en  vain  espoir  se  traîne, 
Qui  nous  tendent  de  loin  leurs  bras  comme  leurs  cœurs 
Et  pâtissent  pour  nous  sous  le  joug  des  vainqueurs? 
Je  sais  bien  qu'en  deçà  des  Vosges  quelques  justes 
Se  font  l'écho  vibrant  de  ces  douleurs  augustes; 
Que  plus  d'un  cœur  vaillant,  pénétré  de  regrets, 
N'accepte  pas  du  sort  les  injustes  décrets. 
Ces  cœurs-là  sauveront  cette  France  amollie  : 
J'en  ai  l'ardent  espoir.  —  Ah!  pardon,  je  m'oublie. 
Excusez  ma  morale  et  ce  trop  long  discours  : 
Les  sermons  les  meilleurs  sont  toujours  les  plus  courts. 
Mais  il  ne  fallait  pas  me  mettre  sur  ce  thème. 
Et  c'est  vous  qui  m'avez  fait  sortir  de  moi-même. 
Adieu,  j'ai  près  d'ici  quelque  malade  à  voir; 
Souffrez  que  je  me  sauve  et  vous  dise  bonsoir.  » 

Et  Franz  sortit  ainsi,  laissant  dans  plus  d'une  âme. 
Je  l'espère  du  moins,  un  rayon  de  sa  flamme; 
En  tout  cas,  il  a  dû  dans  les  cœurs  les  plus  morts 
Déposer  un  ferment  de  trouble  et  de  remords. 


12  octobre  i88j. 

L'âme  est  tout,  la  pensée,  ou  légère  ou  sublime. 
Sur  nos  fronts,  malgré  nous,  d'elle-même  s'imprime. 
Et  laisse  quelquefois  éclater  au  dehors 
Nos  sentiments  cachés  et  leurs  secrets  ressorts. 


LIVRE     III 


Quel  plaisir  n'est-ce  pas,  dans  ce  monde  frivole, 
D'entendre  tout  à  coup  une  mâle  parole. 
De  voir  une  âme  enfin,  et  le  divin  rayon 
Que  donne  aux  traits  l'ardeur  d'une  conviction. 


^    Fiu  d'oclohre  iSSi. 

L'autre  jour,  je  venais  de  voir  une  malade. 
J'avais  le  cœur  serré  ;  j'étais  triste  et  maussade. 
Je  me  dis:  Allons  voir  madame  Heller;  un  mot 
De  sa  bouche,  un  regard,  me  remettront  bientôt; 
Et  j'allai.  —  Dans  la  cour,  je  m'arrête,  j'écoute  : 
J'entends  le  piano.  C'est  le  docteur  sans  doute. 
Dois-je  entrer?  J'hésitais,  et,  le  pied  suspendu, 
Je  m'arrête  ;  bientôt  le  motif  entendu 
Me  retient.  Il  jouait  cette  sombre  sonate 
Où  Beethoven  avec  tout  son  génie  éclate 
(Je  devrais  dire  avec  sa  grande  âme  plutôt; 
Car  elle  n'est  au  fond  qu'un  sublime  sanglot). 
Je  m'assis  sur  le  banc  qu'un  grand  rosier  ombrage. 
Et,  le  front  appuyé  sur  le  léger  treillage. 
Immobile,  les  yeux  au  ciel,  je  me  livrai 
Tout  entière  aux  transports  de  mon  cœur  enivré. 
D'un  coup  d'aile  enlevée  au  ciel  par  l'harmonie. 
Je  suivis  dans  son  vol  l'impétueux  génie. 
Sa  tendresse  orageuse  et  sa  sauvage  ampleur 
Font  surgir  du  chaos  un  monde  de  douleur. 


F  R  A  X  C  I  X  F, 


On  nage  en  plein  éther,  et  par  delà  les  nues 
On  découvre  à  ses  pieds  des  sphères  inconnues, 
Où  tout  semble  plus  beau,  plus  grand,  plus  radieux 
Un  univers  peuplé  de  géants  et  de  dieux, 
Mais  où  le  désespoir,  planant  sur  toutes  choses. 
Jette  seul  des  accents  amers  et  grandioses; 
Monde  étrange,  mêlé  d'ombres  et  de  splendeur, 
Où  la  douleur  s'oublie  à  force  de  grandeur. 

Les  accords  se  taisaient  que  j'écoutais  encore  : 
Je  vibrais  plus  longtemps  que  l'insirument  sonore, 
Sans  pouvoir  secouer  le  sombre  enchantement. 
Mais  bientôt  le  clavier  reprit  plus  doucement. 
Un  air  suave  et  doux,  une  fraîche  harmonie. 
Un  sourire  divin  de  tendresse  infinie, 
La  beauté,  l'innocence,  et  la  grâce  dans  l'art, 
Le  don  suprême  enfin!  Je  reconnus  Mozart. 
Et  je  restai  clouée  à  ma  place  indiscrète, 
En  admirant  le  jeune  et  savant  interprète 
Dont  l'art  et  le  talent,  jusqu'alors  ignorés, 
Savaient  traduire  ainsi  mes  maîtres  adorés. 
Déjà  le  jour  cédait  la  place  au  crépuscule. 
L'ombre  me  dérobait;  je  restai  sans  scrupule. 
Une  étoile  bientôt  se  leva  dans  l'azur. 
Comme  pour  écouter  le  chant  céleste  et  pur 
Qui  montait  vers  le  ciel  par  la  fenêtre  ouverte. 
J'oubliai  tout  :  ma  vie  inutile  et  déserte. 
Mes  ennuis,  mes  chagrins,  et  dans  mes  tristes  yeux 
Je  sentis  s'amasser  des  pleurs  délicieux. 


I03 


Le  monde  était  changé;  Dieu  semblait  me  sourire. 
O  musique  !  ô  magie  !  étrange  et  pur  délire  ! 
l\ir  quel  charme  inconnu,  par  quels  liens  puissants, 
]'cux-tu  régner  ainsi  sur  notre  âme  et  nos  sens? 
A  ces  accords  si  doux,  une  émotion  tendre, 
Une  pais  ineffable  en  mon  cœur  vint  descendre. 
Mais  lorsque  tout  se  tut,  au  lieu  d'aller  les  voir, 
Je  m'esquivai  bien  vite  et  revins  au  manoir. 
Ne  voulant  pas  gâter  par  un  mot,  une  phrase, 
Les  délices  sans  nom  d'une  pareille  extase. 
J'évitai  tout  le  monde  et  me  couchai  sans  bruit, 
Pour  l'emporter  en  rêve  avec  moi  dans  la  nuit. 


'X^oveiiibrc  i8Si. 

Ce  matin,  dans  les  bois  j'errais  à  l'aventure. 
Emportée  au  galop  de  ma  jeune  monture. 
L'air  vif,  ce  mouvement  rapide,  aérien, 
M'avaient  fouetté  le  sang  et  me  faisaient  grand  bien 
J'avais  l'esprit  tranquille  et  l'âme  reposée  ; 
Les  branches  sur  mon  front  secouaient  la  rosée 
Avec  l'odeur  des  bois  plus  douce  qu'un  parfum. 
Tout  à  coup  j'aperçus  sur  son  cheval  bai-brun 
Le  docteur  qui  passait  le  long  de  la  clairière. 
Je  l'eus  bientôt  rejoint  et  j'allai  la  première 
Lui  dire  le  bonjour  que  l'on  doit  aux  amis. 
Après  un  léger  trouble,  et  quand  il  fut  remis. 


I04  FRÂNCIXE 


Il  me  donna  bien  vite  et  très  bien  la  réplique. 
L'entretien  sans  tarder  roula  sur  la  musique. 
«  Oh!  comme  vous  savez  bien  cacher  votre  jeu, 
Lui  dis-je  avec  malice  en  soulignant  un  peu. 

—  Comment?  que  voulez- vous  dire,  Mademoiselle? 

—  Rien  que  la  vérité,  qui  du  reste  est  fort  belle. 

—  Vous  m'intriguez.  —  Je  tiens  le  fait  de  bonne  part. 

—  Quels  sont  ces  médisants?  —  Beethoven  et  Mozart. 

—  Voilà  de  beaux  secrets  si  chacun  les  pénètre  1 

—  Quelquefois  les  secrets   s'en  vont  par  la  fenêtre. 

—  Oh  !  j'y  suis,  —  Vous  n'aurez  jamais,  assurément, 
Un  public  plus  charmé.  —  Dites  mieux,  plus  charmant 
Et  moitié  sérieux,  et  moitié  badinage, 

Nous  avons  terminé  ce  gai  marivaudage 

Par  l'offre  qu'il  me  fit  gentiment,  sans  façons. 

De  venir  quelquefois  me  donner  des  leçons. 

J'acceptai.  C'est  une  âme  attristée  et  naïve, 

Un  cœur  droit  qui  n'ira  jamais  à  la  dérive. 

Il  a  comme  sa  mère  une  candeur  d'enfant 

Qu'heureusement  pour  lui  beaucoup  d'esprit  défend. 


'K.ovembre  1881. 

Véra  vient  de  m'écrire  une  lettre  fort  tendre. 
Bonne  et  franche  comme  elle  ;  elle  tient  à  m'apprendre, 
Avec  précaution  et  le  plus  doucement, 
Ce  que  Florence  appelle  un  grand  événement  :  j 


LIVRE     III 


Karol  épouse  Olga  1  —  Véra  craint,  me  dit-elle, 
La  douleur  que  me  peut  causer  cette  nouvelle, 
Ht  cherche  à  prévenir  le  hasard  indiscret 
Qui  brusquement  peut-être  un  jour  me  l'apprendrait. 

Je  viens  de  lui  répondre,  et  la  bonne  marquise 

Sera  sans  doute  aussi  contente  que  surprise 

De  voir  sa  crainte  vaine  et  combien  peu  d'effet 

C  '  grand  événement  si  terrible  m'a  fait. 

11  n'en  eût  pas  été,  certe,  ainsi,  l'autre  année. 

Moi-même,  à  dire  vrai,  je  suis  tout  étonnée 

De  cette  indifférence  et  du  calme  profond 

Où  je  suis.  J'ai  sondé  mon  âme  jusqu'au  fond; 

Dans  ses  derniers  replis  m'efforçant  de  descendre. 

De  cet  amour  éteint  j'ai  remué  la  cendre; 

Pas  la  moindre  étincelle  au  foyer  n'a  jailli; 

Pas  une  seule  fibre  au  cœur  n'a  tressailli  ; 

Tout  était  mort,  bien  mort,  ni  regret,  ni  tristesse. 

Plus  rien.  Oh!  quel  bonheur!  quelle  immense  allégresse! 

Ainsi  donc  je  suis  libre  !  et  ce  récent  passé. 

Qui  m'a  fait  tant  souffrir,  est  donc  bien  effacé, 

Puisque  ma  vanité  même  n'est  pas  saisie 

De  la  plus  vague  et  plus  lointaine  jalousie  I 

Chère  Olga!  vous  avez  été  bonne  pour  moi; 

Recevez  tous  mes  vœux!  ils  sont  de  franc  aloi. 


14 


I06  FRANC  IN  E 


'Décembre  i8Si. 

Il  est  sur  la  montagne  une  lande  déserte 

Que  sans  doute  autrefois  des  chênes  ont  couverte. 

Un  rocher  la  couronne,  au  front  sauvage  et  nu; 

On  l'appelle  au  pays  le  roc  du  mont  Chesnu. 

Hier  soir,  à  cheval,  je  traversais  la  lande, 

Au  coucher  du  soleil;  ma  surprise  fut  grande 

D'y  trouver  le  docteur  et  sa  mère  à  genoux. 

Je  leur  criai  d'en  bas  :  «  Eh  quoi  !  serait-ce  vous  ? 

—  Oui,  dit  madame  Heller,  de  sa  voix  grave  et  tendre, 
Montez  jusque  vers  nous;  vous  allez  tout  comprendre.  » 
Sans  en  demander  plus,  je  quittai  l'étrier; 
J'attachai  mon  cheval  près  d'un  genévrier; 

Et  me  voilà  grimpant  le  sentier  de  la  roche. 

«  Venez,  me  dit  madame  HeUer,  venez  plus  proche.  » 

Et,  redressant  sa  taille,  elle  étendit  le  bras  : 

«  Regardez,  mon  enfant,  que  voyez-vous  là-bas? 

—  Je  vois  des  champs,  des  bois,  des  vingtaines  de  lieues 
De  grands  monts  se  perdant  au  loin  en  lignes  bleues.  » 
Elle  prit  un  accent  encor  plus  solennel  : 

«  Pouvez-vous  distinguer,  là-bas,  plus  près  du  ciel, 
Par  delà  tous  ces  monts,  cette  ligne  qui  passe 
Et  semble  regarder  la  France?  C'est  l'Alsace! 
Le  berceau  des  enfants,  la  tombe  des  aïeux!  » 
Et  des  pleurs  lentement  ruisselaient  de  leurs  yeux. 


LIVRE    iir  107 


Janvier   1SS2. 

Je  n'eus  jamais  dans  l'âme  une  paix  plus  parfaite  ; 
Mais  depuis  quelques  jours  ma  santé  m'inquiète  : 
J'éprouve  une  faiblesse,  une  étrange  langueur; 
Je  n'en  ai  rien  voulu  dire  encore  au  docteur. 
Cependant  je  me  sens  secrètement  atteinte. 
Seigneur  !  j'accepterai  votre  volonté  sainte  ; 
Si  mon  heure  est  venue,  et  si  je  dois  partir, 
J'irai,  je  quitterai  ce  monde  sans  soupir. 
Sans  regret,  sans  remords,  sans  reproche,  et  j'espère 
Rapporter  un  front  pur  aux  baisers  de  mon  père. 
J'ai  pu  faiblir.  Seigneur!  mais  j'ai  souffert  aussi; 
Et  votre  amour  me  fait  croire  à  votre  merci. 


ViCars  1SS2. 

Hélas!  j'avais  raison.  C'était  la  maladie 

Qui  couvait  et  déjà  me  tenait  engourdie. 

Une  angine,  que  sais-je?  et  depuis  un  grand  mois 

Je  viens  de  me  lever  pour  la  première  fois. 

Oh  !  comme  ils  m'ont  soignée  !  avec  quelle  tendresse 

Tout  ce  monde  d'amis  autour  de  moi  s'empresse  ! 

Gritty,  madame  Heller,  le  docteur,  lui  surtout! 


Io8  FRANGINE 


Aussi  je  ne  suis  pas  malheureuse  du  tout; 

Au  contraire  ;  et  vraiment  c'est  presque  un  plaisir  même 

Que  d'être  ainsi  malade  aux  mains  de  ceux  qu'on  aime. 

Puis  tout  est  volupté  pour  le  convalescent. 

L'univers  tout  entier  avec  nous  renaissant 

Se  pare  de  beautés  et  de  grâces  nouvelles; 

Notre  âme  rajeunie  a  de  plus  vastes  ailes, 

Et,  dans  l'éther  plus  pur  essayant  son  essor, 

Vole  vers  le  bonheur  auquel  on  croit  encor. 

Mais  je  n'y  songe  pas!  qu'est-ce  que  je  griffonne? 
Si  Gritty  me  voyait!  Finissons  vite...  On  sonne, 
On  va  venir.  Mon  Dieu  !  si  c'était  le  docteur  ! 
Comme  il  me  gronderait  !  Ah  !  c'est  que  j'en  ai  peur. 
Il  n'approuverait  pas  du  tout  ce  long  grimoire. 
Cachons  tous  ces  feuillets  et  fermons  l'écritoire. 


DiCéme  jour,  le  soir. 

Oui,  c'était  lui.  Mon  cœur,  qui  ne  me  trompe  pas, 
Avait  bien  reconnu  sa  démarche  et  son  pas. 
Il  devina  mon  trouble  à  ma  joue  un  peu  rose. 
«  Je  vois  que  vous  voulez  me  cacher  quelque  chose  ; 
Eh  bien  !  qu'est-ce?  dit-il  en  ouvrant  ses  grands  yeux; 
Comment  vous  trouvez- vous  ce  matin?  —  Mieux, bien  m 
Et  mon  bonheur  serait  vraiment  complet,  unique. 
Si...  —  Quoi? —  Si  j'entendais  quelque  peu  de  musique. 
Voyons,  mon  bon  docteur,  jouez-moi  sans  retard 


LIVRE    III  109 


Mon  morceau  favori,  ce  thème  de  Mozart, 

Que  j'appelle  à  part  moi  la  sonate  aux  étoiles. 

Le  salon  est  tout  près  ;  délivrez  de  ses  voiles 

Mon  pauvre  piano;  puis  jouez  au  manoir 

Aussi  bien,  s'il  se  peut,  que  chez  vous,  certain  soir.  » 

Il  se  lève,  rougit,  pâlit,  rougit  encore; 

Mais  bientôt,  préludant  sur  le  clavier  sonore 

Par  de  larges  accords  expirants  par  degré. 

Comme  pour  préparer  l'âme  au  thème  sacré. 

Il  joua  la  sonate  avec  un  art  suprême 

Et  si  grand  que  Mozart  l'eût  admiré  lui-même. 

Comme  le  premier  soir  ce  fut  délicieux. 

J'écoutai  sans  rien  dire,  en  fermant  les  deux  yeux  : 

La  même  émotion,  pleine  des  mêmes  charmes. 

Ramena  dans  mes  yeux  les  mêmes  douces  larmes. 

Quand  il  revint,  il  vit  mes  yeux  rouges  :  «  Eh  bien, 

Je  m'en  doutais,  dit-il,  cela  ne  vous  vaut  rien. 

—  Non,  non,  vous  vous  trompez,  cher  docteur,  répondis-je 

Mozart  faire  du  mail  ce  serait  un  prodige. 

Je  vous  bénis  tous  deux  pour  ces  divins  accords; 

Car  ils  guérissent  l'âme  aussi  bien  que  le  corps.  » 


^vril  1SS2. 

Je  vais  bien.  On  me  trouve  embellie,  éclatante  ; 
Il  se  peut.  Mais  au  fond  je  ne  suis  pas  contente. 
11  me  semble  sentir  se  réveiller  en  moi 


FRAXCIXE 


Ce  trouble  heureux  du  cœur,  ce  dangereux  émoi 

Qu'hélas  !  je  ne  connais  que  trop,  qui  me  rappelle 

De  mon  double  passé  l'épreuve  si  cruelle. 

Ah!  cette  indiflFérence  et  ce  détachement, 

Quand  j'appris  de  Véra  le  grand  événement. 

Auraient  dû  m'éclairer  sur  l'état  de  mon  âme. 

Et  me  montrer  l'abîme  où  je  cours,  pauvre  femme  ! 

Quoi  !  j'aimerais  encore  !   Une  troisième  fois 

De  ce  vampire  affreux  je  subirais  les  lois! 

Ah!  misérable  cœur,  que  rien  ne  rassasie, 

Qui  ne  peut  se  passer  de  cette  frénésie 

Qu'on  appelle  l'amour  et  qui  n'est  que  douleur. 

Je  te  châtierai  tant,  ô  misérable  cœur! 

Dussé-je  te  briser,  qu'enfin,  de  guerre  lasse, 

Tu  seras  bien  forcé  de  me  demander  grâce. 

Et  de  me  laisser  vivre  au  gré  de  ma  raison. 

Si  je  veux  échapper  à  toute  trahison. 

Si  ce  besoin  d'aimer  veut  encor  se  répandre. 

Je  sais  un  digne  objet  où  je  peux  me  reprendre. 

Puisque  en  soignant  ainsi  les  pauvres,  les  enfants. 

Contre  toute  faiblesse  au  moins  je  me  défends. 

Puisque  dans  le  devoir  je  retrouve  le  calme. 

Faisons  plus,  faisons  mieux  :  cueillons  toute  la  palme  ; 

Aime  et  sers  ton  pays,  meurs  pour  l'humanité  ; 

Fais-toi  religieuse  et  sœur  de  Charité  ! 

Oui,  c'est  la  voix  du  ciel  que  j'entends,  Dieu  m'inspire 

Ici-bas  tout  est  deuil,  ennui,  trouble,  martyre. 

Fuyons  ce  monde  faux,  et  quand  viendra  la  mort. 

J'aurai  déjà  trouvé  le  refuge  et  le  port  ! 


LIVRE     III 


Avril  1SS2. 


Plus  je  pense  à  mon  grand  projet,  plus  je  l'approuve  ; 
Plus  je  sonde  des  yeux  l'avenir,  plus  je  trouve 
Tristesse,  solitude,  ennuis  devant  mes  pas. 
Sans  compter  les  chagrins  que  je  ne  prévois  pas. 
J'ai  fait  part  à  madame  Heller  de  mon  idée 
Ce  matin,  c  Mon  enfant,  êtes-vous  décidée? 
Me  dit-elle,  surprise,  après  un  court  moment 
De  silence,  en  baissant  les  yeux.  Si  c'est  vraiment 
Votre  vocation,  oui,  si  Dieu  vous  appelle, 
C'est  bien  ;  il  n'en  est  pas  sur   terre  de  plus  belle  : 
Quoique  à  vous  dire  tout,  je  croie  avec  raison 
Q.ue  sans  changer  d'habit,  de  vie  et  de  maison. 
Libre,  vous  pourriez  faire  avec  votre  fortune 
Autant  de  bien  qu'au  joug  d'une  règle  commune. 
Mais  si  c'est  votre  idée,  essayez  du  couvent; 
Nos  cœurs  seront  à  vous  tout  comme  auparavant.  « 
Alors,  ouvrant  ses  bras,  la  femme  austère  et  sainte 
Me  serra  sur  son  sein  dans  une  douce  étreinte  ; 
Et  j'entendis  sa  voix,  comme  un  suprême  adieu. 
Murmurer  tendrement  :  «  Soyez  heureuse  en  Dieu  !  » 

Reste  à  parler  encore  à  Gritty.  Je  redoute 

Ce  moment;  je  prévois  sa  douleur;  il  m'en  coûte 


FRANGINE 


De  contrister  ce  cœur  si  bon,  si  maternel. 
Mais  tout  est  sacrifice  à  qui  monte  à  l'autel. 


V^Cai  18S2. 


O  faiblesse  1  ô  mortels  aveugles  que  nous  sommes  ! 
Qu'est-ce  que  les  désirs  et  les  projets  des  hommes? 
Sans  cesse  ballottés,  flottants,  irrésolus, 
Nous  sommes  le  jouet  d'invisibles  reflux... 
Oui,  c'en  est  fait!  ma  vie  est  enfin  décidée; 
Mais  dans  un  autre  sens  où  Dieu   seul  m'a  guidée. 
Oh  !  que  je  suis  heureuse,  et  comme  enfin  mon  cœur 
D'une  céleste  paix  savoure  la  douceur! 

Je  venais  à  Gritty  d'ouvrir  toute  mon  âme  : 
Certes,  j'avais  prévu  sa  douleur  et  son  blâme; 
Mais  je  ne  croyais  pas  à  cette  explosion 
De  colère,  de  pleurs  et  d'indignation. 

«  Q.uoi  !  vous  quitteriez  tout  !  ce  pays  qui  vous  aime, 
Ces  champs,  cette  maison,  vos  pauvres  et  moi-même, 
Moi  qui  suis  seule  au  monde  et  n'y  connais  que  vous  I 
Vous  ne  le  ferez  pas  !  j'embrasse  vos  genoux. 
Mon  Dieu  1  si  vous  saviez  quelle  erreur  est  la  vôtre  I 
Vous  voulez  donc  briser  mon  cœur  et  puis. . .  un  autre  ? 


L  I  \'  R  E     1 1 1  113 

—  Quel  autre  ?  demandai-Je.  —  Eh  !  ne  voyez- vous  pas 
Que  le  docteur  vous  aime  et  que  c'est  son  trépas?  » 

Ces  mots,  qui  sur  mon  cœur  tombaient  comme  la  foudre, 
M'arrêtent;  je  ne  sais  plus  à  quoi  me  résoudre. 
je  tremble,  je  pâlis.  «  Qui  te  l'a  dit?  —  Mes  yeux. 

—  Mais  sa  mère  m'approuve.  —  Interrogez-la  mieux, 
Et  vous  verrez.  —  Eh  bien,  va  la  chercher  de  suite. 

—  J'y  cours,  et  vous  saurez  la  vérité  bien  vite.   » 
Elle  vole,  revient  avec  elle.  «  Pardon, 

Lui  dis-je,  répondez  par  un  oui,  par  un  non; 
Votre  fils  m'aime-t-il?  —  Oui,  me  répondit-elle. 

—  Alors,  pourquoi  m'avoir  de  façon  si  formelle 
Conseillé  le  couvent?  —  C'était  votre  désir. 

—  Et  vous  saviez  pourtant  quïl  pouvait  en  mourir? 

—  Oui.  Vous  êtes  trop  riche,  et  pour  une  âme  fière 
Cette  inégalité  fait  plus  qu'une  barrière, 

—  O  ma  mère,  lui  dis-je  en  tombant  dans  ses  bras. 
Qu'il  vivel  je  le  veux;  vous  aussi,  n'est-ce  pas?  » 
Et  toutes  trois,  mêlant  le  sourire  et  les  larmes, 
Nous  avons  prolongé  cet  instant  plein  de  charmes. 
«  Gardez-moi  le  secret,  dis-je  enfin,  et,  ce  soir. 
Allons  au  mont  Chesnu  tous  quatre  nous  asseoir.  » 


Et  là-haut,  sur  l'étroite  et  rude  plate-forme 
Qui  monte  vers  le  ciel  comme  un  autel  énorme. 
Je  dis  à  Franz  :  «  Voici  ma  main  ;  la  voulez- vous  ? 
Franz,  ivre  de  bonheur,  la  reçut  à  2:enoux. 


114  FRAXCIXE 


Nous  prîmes  à  témoin  le  ciel,  ces  bois,  ces  cimes, 
Cette  Alsace  lointaine...  Et  quand  nous  descendîmes, 
Les  cœurs  comme  les  mains  à  jamais  enlacés. 
Devant  sa  mère  et  Dieu  nous  étions  fiancés. 


EPILOGUE 


EPILOGUE 

'Deux  ans  après. 

VJ  ne  dernière  fois  je  prends  encor  la  plume, 
Et  puis  je  fermerai  pour  jamais  ce  volume. 
Franz,  pour  qui  je  n'ai  rien  de  caché,    Franz  l'a  lu 
Du  premier  au  dernier  feuillet  ;  car  j"ai  voulu 
Que  mon  époux  connût  et  ma  vie  et  mon  âme, 
Et  qu'il  pût  posséder  ainsi  toute  sa  femme. 
Son  grand  cœur  a  compris  la  franchise  du  mien. 

A  ce  trop  long  récit  il  ne  manque  plus  rien 
Qu'un  cri  de  gratitude  ineffable  et  ravie 
Pour  tous  les  biens  dont  Dieu  comble  à  présent  ma  vie. 
Oh  !  oui,  je  suis  heureuse,  et  d'un  bonheur  si  grand 
Que  je  suis  éblouie  et  que  la  peur  me  prend  ! 
Quel  lot  !  Franz  et  sa  mère,  et  Gritty  !  puis  pour  clore 
Le  rêve  de  ma  vie,  un  enfant  que  j'adore... 


Il6  FRANGINE 


Ne  dois-je  pas  sans  fin  crier  à  Dieu  :  merci  1 

Car  c'est  près  d'un  berceau  que  j'écris  tout  ceci. 

Un  enfant!  un  petit  garçon  qui  lui  ressemble  1 

Un  pauvre  être  innocent  que  nous  aimons  ensemble  ! 

Que  de  félicités!  et  comment  notre  cœur 

Peut-il  sans  se  briser  suffire  à  ce  bonheur? 

Il  est  déjà  très  beau  ;  plus  tard  il  sera  brave  ; 

Ainsi  que  son  aïeule  il  sera  digne  et  grave  ; 

De  son  père  il  aura  la  secrète  grandeur, 

La  fermeté,  l'esprit  et  la  rare  candeur. 

Mutilée  ou  complète,  il  aimera  la  France; 

Il  sera  le  soldat  de  sa  juste  espérance; 

Et  tant  que  ce  grand  jour  ne  sera  pas  venu, 

Nous  guiderons  ses  pas  au  roc  du  mont  Chesnu. 


POÈMES   ÉPARS 


1890 


PREFACE 

Plaire  aux  bons,  plaire  à  peu. 
(A.    d'Aubigxé.) 


Je  réunis  ici  ce  que  j'ai  retrouve  de  mes  Poésies, 
soit  inédites,  soit  publiées  çà  et  là  dans  les  revues 
ou  les  journaux.  Je  Je  Jais  surtout  pour  mes  amis; 
car  je  ne  sais  si  le  public  lit  encore  des  vers.  A 
tout  hasard  les  miens  le  saluent  :  Ave  Caesar. . . 


G. 


POÈMES    ÉPARS 


LE    VOYAGE 


La  vie  est  un  voyage. 
(Vieille  chanson.) 


Il  fait  froid;  c'est  l'hiver.  Sur  la  neige  immobile, 
Comme  un  oiseau  rasant  le  sol,  le  traîneau  file 
Et  berce  dans  son  vol  presque  silencieux 
Le  voyageur  pensif  qui  regarde  les  cieux. 
Il  est  triste,  il  est  seul,  il  quitte  sa  patrie; 
La  fleur  de  sa  jeunesse  est  à  moitié  flétrie, 

i6 


I^OEMES     EPARS 


Et  l'œil  lit  sur  son  front,  creusé  de  deux  sillons, 
La  trace  qu'y  laissa  le  cours  des  passions, 
Comme  au  lit  desséché  de  l'étroite  ravine 
Le  torrent  qui  n'est  plus  sans  peine  se  devine. 
Il  rêve;  au  sourd  galop  des  chevaux  écumants 
Il  évoque  sa  vie  et  ses  plus  chers  moments; 
Et  rien  ne  peut  troubler  son  rêve  solitaire  : 
La  terre  avec  stupeur  dort  sous  un  blanc  suaire  ; 
Tout  se  tait  :  les  flocons  qui  tombent  plus  épais 
Ont  tapissé  le  sol  de  silence  et  de  paix. 
L'homme,  qui  remplit  tout,  disparaît;  la  nature 
Semble  en  un  jour  laver  des  siècles  de  souillure. 
Les  champs,  les  prés,  les  bois,  les  plaines  et  les  monts. 
Les  torrents  et  les  lacs,  les  fleuves  et  les  ponts, 
Les  hameaux,  les  cités  et  l'horizon  sans  borne, 
Tout  s'efface  et  revêt  un  aspect  pâle  et  morne. 
On  dirait  qu'en  tombant  sans  bruit  du  ciel  couvert, 
La  neige  sur  le  monde  a  semé  le  désert. 


II 


En  avant!  en  avant!  Tandis  qu'à  perdre  haleine 
Les  chevaux  font  voler  le  traîneau  dans  la  plaine. 
Le  pâle  voyageur,  ses  blonds  cheveux  au  vent, 
Rêve,  les  yeux  fixés  sur  le  soleil  levant; 
Et  son  âme,  au  hasard,  prend  son  vol  dans  l'espace. 


LE     VOYAGE 


II  cause  avec  son  cœur  et  lui  dit  à  voix  basse  : 
Toi  que  le  temps,  l'oubli,  la  mort,  rien  n'a  lassé, 
Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  où  donc  t'ai-je  laissé  ? 

—  Hélas!  lui  répond-il,   est-ce  à  moi  de  le  dire. 

Et  ne  ressens-tu  rien  lorsque  je  me  déchire? 

Eh  quoi  !  veux-tu  revoir  ce  sombre  défilé 

De  souvenirs  riants  et  funèbres  peuplé. 

Où  ta  jeunesse  en  deuil,  menant  ses  funérailles, 

Perdit  contre  les  dieux  ses  premières  batailles? 

Veux-tu  voir  se  lever  comme  autant  de  blessés 

Tes  rêves  d'autrefois,  ces  Titans  insensés. 

Qui  tentèrent  des  cieux  l'escalade  sublime. 

Et  qui  sont  retombés  tout  meurtris  dans  l'abîme? 

Eh  bien,  soit  !  Dusses-tu  souffrir  encor  par  eux, 

Je  m'en  vais  commencer  le  récit  douloureux. 

Tu  m'as  laissé  d'abord  aux  rives  ignorées 

Où  le  Doubs  clair  étend  ses  nappes  azurées 

Parmi  les  rocs  à  pic,  les  prés  verts  et  les  bois. 

C'est  là  que  s'éveillant  pour  la  première  fois. 

Ton  âme  vit  au  seuil  de  cette  vie  amère 

Cet  ange  souriant  qu'on  appelle  une  mère. 

Ta  mère  !  ô  souvenir  !  ineffable  trésor. 

Le  seul  qu'en  vieillissant  le  temps  augmente  encor  ! 

Jours  bénis,  où  couvé  sous  l'aile  maternelle. 

Tu  disais  ta  prière  à  genoux  auprès  d'elle! 

Jours  trop  tôt  disparus  de  force  et  de  candeur. 

Où  l'homme,  avant  d'être  homme,  a  toute  sa  grandeur 


124  POEMES    EPARS 

Où  la  fraîche  primeur  cueillie  en  toute  chose 

Laisse  un  parfum  céleste  à  l'âme  à  peine  éclose; 

Où  la  création  lui  fait  voir  en  tout  lieu, 

Pure  et  presque  sans  voile,  une  image  de  Dieu  ; 

Où  l'esprit,  dépliant  ses  feuilles  virginales, 

S'entr'ouvre  avec  délice  aux  brises  matinales. 

Et,  comme  l'alouette  ou  le  chevreau  des  monts,    . 

Respire  le  bonheur  dans  l'air  à  pleins  poumons  1 

Age  heureux  où  l'enfant,  fort  de  son  innocence, 

Est  encor  dans  l'Eden  et  croit  à  sa  puissance. 

Et,  quoique  né  d'hier,  s'imagine  immortel  ! 

Il  a,  comme  Jacob,  sa  pierre  de  Béthel, 

Et  du  ciel  à  la  terre  il  voit,  la  nuit,  sans  trêves 

Des  anges  descendant  l'échelle  de  ses  rêves. 

Age  heureux  !  seul  heureux  1  quand,  au  bord  du  sillon. 

Il  sufEt  d'une  fleur,  d'un  nid,  d'un  papillon. 

Pour  faire  déborder  notre  âme  comme  un  vase! 

Et  plus  heureux  encor,  quand,  dans  une  autre  extase, 

L'enfant  peut,  comme  toi,  sur  un  front  de  dix  ans 

Mettre  le  nimbe  d'or  de  ses  rêves  naissants  ! 

O  bonheur  !  voir  Marie  et  jouer  avec  elle  ! 

Ne  souris  pas  I  C'était  la  lumière  nouvelle, 

La  première  lueur  au  fond  du  ciel  voilé, 

C'était  déjà  l'amour  qui  t'était  révélé; 

Oui,  l'amour  dans  sa  douce  et  vaste  plénitude  : 

Ivresse  de  bonheur,  ardente  inquiétude. 

Trouble,  remords,  espoir,  attente  tout  le  jour. 

Si  ce  n'est  pas  l'amour,  qu'est-ce  donc  que  l'amour? 

Car  Dieu  t'avait  pétri  d'une  argile  de  flamme, 


LE    VOYAGE 


Et  déjà  tu  sentais  sous  un  regard  de  femme 

Ce  trouble  et  ce  transport  dont  rien  ne  vous  défend  ; 

Et  rhomme  a  bien  tenu  ce  que  promit  l'enfant  1 


—  Derrière  les  grands  monts,  l'aube  incertaine  et  pâle 
Teint  vaguement  le  ciel  d'un  doux  reflet  d'opale. 
Puisque  en  ton  souvenir  rien  ne  s'est  eiïacé, 

Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  où  donc  t'ai-je  laissé? 

—  As-tu  donc  oublié  Fontenay  dans  ses  roses, 
Et  la  geôle  lettrée  aux  vieux  maîtres  moroses, 
Où  l'enfant,  enfermé  dans  un  cercle  de  fer, 

A  l'âge  du  bonheur  comprit  enfin  l'enfer? 
Adieu  la  liberté,  l'essor  du  premier  âge, 
Et  dans  les  prés  en  fleur  le  gai  vagabondage  ! 
Adieu  le  doux  foyer  paternel,  où  le  jour 
Passait  libre  et  joyeux  sous  des  regards  d'amour  ! 
Adieu  ta  mère!  adieu  ses  baisers,  ses  caresses, 
Et  ta  petite  amie,  et  ses  calmes  tendresses, 
Et  tes  jeux  innocents  avec  elle  au  jardin  I 
Adieu  l'enchantement  du  bonheur  enfantin  1 
Adieu  I  l'Éden  se  ferme;  et  la  nuit,  quand  les  heures 
Ramènent  le  sommeil,  tout  un  an  tu  le  pleures. 
Car  ce  n'est  qu'au  lit  seul  que  tes  pleurs,  chaque  soir, 


126  POÈMES    ÉPARS 


Pouvaient  tomber  sans  bruit  dans  l'ombre  du  dortoir. 

Pauvre  enfant  !  c'est  la  vie,  ou  du  moins  ce  qu'en  somn 

On  croit  bon  maintenant  pour  élever  un  homm.e. 

Mais  en  travers  de  Dieu  l'homme  se  met  en  vain  ; 

L'âme  que  Ton  comprime  a  son  essor  divin; 

La  nature  troublée  en  sa  route  suivie 

Fraie  un  autre  chemin  aux  sources  de  la  vie, 

Et  l'ardente  amitié  vient  remplir  à  son  tour 

Ces  cœurs,  ces  jeunes  cœurs,  trop  tôt  sevrés  d'amour. 

Rappelle-toi  les  noms  des  amis  du  jeune  âge 

Q.ue  la  vie  a  semés  partout  comme  un  orage, 

Et  le  premier  de  tous,  ton  frère  retrouvé, 

Le  seul  qu'auprès  de  toi  le  sort  t'ait  conservé  ! 

O  chères  amitiés  !  douces  consolatrices  1 

Plus  tard  on  vous  respire  encore  avec  délices, 

Lorsque  sur  l'océan  des  jours  et  loin  du  port 

L'homme  en  vain  se  retourne  et  regarde  le  bord  1 

O  bras  entrelacés  durant  les  promenades. 

Complots  si  bien  ourdis,  nocturnes  escapades, 

Taillis  ombreux  du  parc  où  sur  l'herbe  on  s'étend, 

Bains  furtifs  et  peureux  dans  les  joncs  de  l'étang, 

Sable  où,  dans  une  ardeur  jusqu'au  jour  prolongée, 

Nous  avions  su  creuser  un  rustique  hypogée. 

Stratagème  au  retour  pour  revenir  sans  bruit, 

Et  rentrer  au  dortoir  loin  du  veilleur  de  nuit! 

Et  le  jour,  que  de  fois,  te  sauvant  de  la  classe, 

X'allais-tu  pas  rêver  au  bout  de  la  terrasse 

D'où  l'on  voit  tout  Paris,  à  l'horizon  lointain, 

Fumer  comme  un  volcan  sous  son  ciel  ffris  d'étain  ! 


LE     \"  O  Y  A  G  E 


Ah  !  c'est  donc  là  que  bat  rame  de  la  patrie  ? 
Au  retour,  un  pensum  payait  ta  rêverie, 
Et  même  la  prison  sous  l'œil  du  vieux  Hongrois. 
Jours  tristes  et  charmants  !  jours  sacrés  d'autrefois  ! 
Comme  je  vais  souvent  vous  chercher  en  idée  ! 
Je  revois  les  tilleuls  et  l'arbre  de  Judée, 
Avec  sa  fleur  si  rose  et  son  grand  rameau  noir 
Q.ui  traînait  jusqu'à  terre,  où  tu  venais  t'asseoir, 
En  t'isolant  des  jeux,  pour  lire  les  poètes  ; 
Où,  sentant  s'éveiller  en  toi  des  voix  secrètes, 
Sur  des  rythmes  boiteux  et  comptés  sur  tes  doigts 
Tu  cherchais  en  cachette  à  traduire  ces  voix. 
Car  la  Muse  aux  grands  yeux,  à  la  douce  parole, 
Jetait  déjà  sur  toi  son  regard  qui  console, 
Dans  tes  premiers  chagrins  venait  à  ton  secours, 
Comme  elle  fait  encore  au  midi  de  tes  jours. 


—  Chassant  bientôt  du  ciel  les  dernières  étoiles, 
L'aurore  en  feu  sourit  à  travers  ses  longs  voiles. 
Rends- moi  pour  un  instant  les  rêves  du  passé  : 
Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  où  donc  t'ai-je  laissé  ? 

—  Seize  ans  !  la  liberté  !  Pour  séjour  et  domaine 
Besançon,  vieille  ville  espagnole  et  romaine. 


POEMES    EPARS 


Au  lieu  du  grand  dortoir,  une  chambrette  à  soi; 
Plus  de  maître  et  de  frein  !  Ton  caprice  est  ta  loi. 
Seize  ans  !  la  liberté  !  C'est  le  bonheur  sans  doute  ; 
La  vie  est  devant  toi  comme  une  longue  route  ; 
Tu  peux  la  parcourir  à  grands  pas  ou  t'asseoir  ; 
Tu  peux  lire,  chanter  ou  rêver  jusqu'au  soir. 
Te  baigner  dans  le  Doubs,  en  face  de  Chaudanne, 
Ou  sur  la  citadelle,  à  l'angle  d'où  l'œil  plane, 
Regarder  à  tes  pieds,  dans  l'étroit  horizon, 
Les  murs  de  ta  nouvelle  et  plus  douce  prison. 
Seize  ans!  la  liberté!  C'est  le  bonheur  sans  doute... 
Quant  à  la  liberté,  la  femme  la  prend  toute. 
Son  image  remplit  tes  jours,  même  tes  nuits, 
Dans  un  trouble  mêlé  de  bonheurs  et  d'ennuis. 
Ton  adoration  innocente  et  commune 
Vole  de  fleur  en  fleur  sans  en  cueillir  aucune. 
L'âge  de  Chérubin  et  des  larcins  furtifs, 
De  la  pensée  ardente  et  des  regards  craintifs. 
—  Puis  ce  n'est  plus  le  Doubs  à  la  teinte  azurée 
Ki  la  France.  A  présent,  c'est  une  autre  contrée. 
Le  ciel  n'est  pas  changé  ;  c'est  le  même  soleil, 
La  même  terre  aussi;  pourtant  rien  n'est  pareil. 
C'est  le  Rhin,  le  Neckar,  la  sombre  forêt  Noire, 
L'Allemagne  rêveuse  !  Autres  mœurs,  autre  histoire  ; 
D'autres  yeux  pleins  d'azur  aux  regards  ingénus, 
D'un  langage  étranger  les  accents  inconnus, 
Enfin  un  autre  Dieu,  du  moins  un  nouveau  culte. 
Tout  assiège  le  seuil  de  ton  âme  en  tumulte, 
Et  le  vaste  horizon  de  ce  monde  nouveau, 


I 


LE     VOYAGE  I29 


En  fécondant  ton  âme  élargit  ton  cerveau. 
Gœthe,  en  qui  l'univers  se  retrouve  et  respire, 
Te  présente  à  Byron,  et  Schiller  à  Shakspeare. 
Herder  et  Spinoza,  Kant,  la  Bible  et  Luther 
Font  reculer  ton  ciel  dans  un  plus  vaste  éther; 
Mozart  et  Beethoven,  te  prenant  sur  leurs  ailes. 
Te  font  connaître  encor  des  extases  nouvelles; 
Et  l'amour,  sans  lequel  il  n'est  point  de  douceurs. 
Te  donne  à  l'amitié  de  deux  charmantes  sœurs. 
Jours  d'étude  et  de  paix,  d'ardente  poésie, 
Dont  chaque  heure,  apportant  sa  coupe  d'ambroisie, 
T'enivrait  de  bonheur,  de  génie  et  d'amour I... 
Et  le  parfum  t'en  reste  encor  jusqu'à  ce  jour. 


—  Sous  les  pieds  des  chevaux  la  neige  crie  et  vole  ; 
Le  soleil  a  percé  sa  brumeuse  auréole. 

Que  de  rêves,  d'espoirs,  d'amours,  t'ont  traversé! 
Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  où  donc  t'ai-je  laissé? 

—  C'est  Paris  maintenant,  le  monde  et  ses  orages. 
C'est  la  vie  à  vingt  ans  avec  tous  ses  mirages, 

Ses  rêves  de  grandeur,  ses  folles  passions, 

Et  le  flot  débordé  de  ses  ambitions. 

Paris,  cerveau  du  monde  où  la  pensée  afflue  : 


130  POEMES     EPARS 

Mecque  de  l'avenir  que  tout  peuple  salue; 

Gai  théâtre  rempli  d'acteurs  toujours  divers, 

Qui  fait  rire,  pleurer,  ou  trembler  l'univers; 

Paris,  vaste  océan  où,  perdu  dans  la  foule, 

L'on  n'est  qu'un  grain  de  sable  au  gré  du  flot  qui  rou.. 

Fourmilière  confuse  où,  s'agitant  sans  fin. 

Chacun  cherche  à  la  hâte  ou  poursuit  son  chemin  ! 

Vingt  ans!  l'âge  du  rêve  où  le  monde  trop  vide 

Fait  de  tout  un  problème  à  l'esprit  trop  avide  ; 

Où  la  vérité  fuit  comme  l'eau  sous  nos  doigts; 

Où  l'on  cherche  en  vain  Dieu  dans  des  cieux  trop  étroits 

Alors,  las  de  sonder  l'insondable  mystère. 

L'esprit  ferme  son  aile,  et,  retombé  sur  terre. 

Retourne  se  mêler  au  tourbillon  humain. 

Que  de  fleurs  à  cueillir  au  hasard  du  chemin  ! 

Que  d'amours  pour  remplir  la  vie  inoccupée  ! 

Si  la  vérité  fuit  notre  attente  trompée, 

L'art  jette  son  rayon  divin  sur  l'univers. 

Rappelle-toi  le  Louvre  et  ses  trésors  ouverts. 

Ces  peuplades  de  dieux  sous  nos  cieux  exilées. 

Immobiles  le  long  de  nos  froids  propylées; 

Ces  marbres  de  Paros  dont  un  reflet  vermeil 

Semble  garder  encor  les  baisers  du  soleil; 

Et  ces  toiles  sans  nombre  où,  luttant  de  génie. 

Chaque  siècle  a  laissé  son  empreinte  bénie! 

Oh  !  ne  regrette  pas  ces  heures  où  tes  yeux 

S'imprégnaient  du  grand  art  en  rêvant  dans  ces  lieux  ! 

EUes  t'ont  mis  au  front  une  secrète  flamme. 

Et  peut-être  ce  culte  a-t-il  sauvé  ton  âme 


LE    VOYAGE  I3I 


En  l'emportant  au  ciel  loin  des  impurs  bas-fonds. 
Puis  l'amitié  virile  aux  dévoûments  profonds; 
La  nuit,  le  long  des  quais,  les  longues  causeries 
Où  s'épanchaient  sans  fin  les  âmes  attendries, 
Quand,  donnant  à  chacun  sa  vigne  et  son  figuier, 
Vous  refaisiez  d'un  mot  l'univers  tout  entier, 
Et  que  la  liberté,  soleil  des  jeunes  âmes. 
Eblouissait  vos  yeux  de  rayons  et  de  flammes  ; 
Puis  surtout,  oh  !  surtout,  l'amour,  le  grand  amour, 
L'unique,  le  seul  vrai,  sans  ombre  et  sans  détour; 
L'amour  qui  vous  élève  au  dessus  de  vous-même. 
Pur,  héroïque  et  fort;  l'amour  complet,  suprême; 
L'amour  qui  vous  fait  di^u,  dont  le  prisme  enchanté 
Rend  au  monde  un  instant  sa  première  beauté... 
Ah  !  quand  on  l'a  perdu,  c'en  est  fait  de  la  vie  ; 
On  en  garde  une  soif  toujours  inassouvie. 
Un  rêve  insaisissable  et  l'aiguillon  divin 
D'un  bonheur  qui  n'est  plus  et  que  l'on  cherche  en  vain  ! 


VI 


—  Dégagé  des  vapeurs  qui  voilaient  son  aurore. 
Le  soleil  plus  ardent  monte  au  zénith  qu'il  dore, 
Et  poursuit  son  chemin  par  Dieu  même  tracé... 
Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  où  donc  t'ai-je  laissé  ? 


POEMES     EPARS 


—  Partout  1  au  nord,  au  sud,  dans  tous  les  lieux  du  mo 

Que  m'a  fait  visiter  ton  humeur  vagabonde  ; 

Car  partout  la  beauté,  d'un  frêle  et  doux  lien, 

Sur  le  sol  étranger  te  faisait  citoyen. 

Eh!  pourquoi  se  parquer  dans  un  coin  de  la  terre? 

Te  souvient-il  encor  de  la  pâle  Angleterre, 

Qui  sort  de  l'océan  comme  une  fleur  des  eaux? 

Vois-tu  ses  arbres  verts  et  ses  mille  vaisseaux, 

La  Tamise  aux  flots  noirs  et  son  vaste  estuaire. 

Dont  l'univers  entier  semble  le  tributaire? 

Et  ses  vierges  au  teint  si  pur,  aux  yeux  si  bleus. 

Hélas!  le  seul  azur  de  ces  bords  nébuleux? 

Rappelle-toi  la  mer  du  Nord  et  la  Hollande, 

Et  la  riche  Belgique  et  la  plage  d'Ostende, 

Où  votre  mère  heureuse,  et  les  yeux  demi-clos, 

Regardait  ses  deux  fils  se  jouer  dans  les  flots  ; 

Et  la  libre  Helvétie  avec  ses  lacs  limpides 

Et  ses  glaciers  dressant  au  ciel  leurs  pyramides! 

Que  de  fois  n'as-tu  pas  respiré  cet  air  pur! 

L'âme  et  le  corps  ont  soif  de  lumière  et  d'azur. 

Rappelle-toi  surtout  quand,  moins  jeune  et  plus  libre. 

Tu  vins  t'asseoir  avec  ton  frère  au  bord  du  Tibre, 

Et  contempler  ravi  la  Rome  des  Césars, 

La  mère  en  deuil  des  dieux,  des  héros  et  des  arts! 

Puis  Florence  si  belle  en  sa  grâce  charmante, 

Et  Venise  qui  dort  près  de  son  eau  dormante! 

Peuple  heureux  à  qui  tout  sourit,  tout  excepté 

Le  plus  grand  d^  nos  biens,  le  seul,  la  liberté. 


LE     VOYAGE  I33 

Car  l'Autriche  a  ses  noirs  canons,  bouches  ouvertes, 

Braqués  sur  les  palais  et  les  places  désertes  ; 

Sans  compter  les  martyrs  du  carcere  duro 

Dont  la  mort  a  trompé  l'attente  du  bourreau. 

Grand  Dieu  !  Q.uand  donc,  d'autrui  respectant  la  frontière, 

Chaque  peuple  aura-t-il  sous  le  ciel  place  entière. 

Et  du  sol  paternel  tranquille  possesseur, 

Ne  craindra  plus  les  pas  d'un  rude  envahisseur? 

O  France  1  sers  toujours  aux  opprimés  d'asile, 

Ouvre  tes  bras,  ton  cœur,  à  tous  ceux  qu'on  exile, 

Et  sois  une  patrie  à  ceux  qui  n'en  ont  plus  ! 

Aussi,  quand  du  retour  les  jours  sont  révolus, 

Qu'on  revoit  tes  couleurs  flottant  à  la  frontière, 

Avec  quelle  allégresse  à  la  fois  douce  et  fière. 

On  salue  en  pleurant  ce  sublime  oripeau 

Ce  symbole  sacré  qu'on  appelle  un  drapeau  ! 

On  foule  avec  orgueil  le  sol  d'un  peuple  libre  ; 

On  sent  dans  tout  son  être  un  plus  sûr  équilibre; 

On  retrouve  sa  langue  au  son  accoutumé  ; 

On  respire  dans  l'air  tout  ce  qui  fut  aimé  ; 

On  est  enfin  rentré  dans  la  grande  famille  ! 

Et  quand,  à  la  maison,  près  du  feu  qui  pétille, 

On  a  revu  les  siens  dans  leur  coin  ignoré. 

Sans  qu'il  manque  une  tète  à  ce  groupe  adoré. 

Dans  tous  les  cœurs  émus  que  d'actions  de  grâce  ! 

On  cause,  on  rit,  on  pleure,  on  s'admire,  on  s'embrasse; 

Et  puis  quels  longs  récits  !  Et  comme  on  comprend  peu 

Cet  instinct  voyageur  qui  vous  pousse  en  tout  lieu. 

Qui  vous  force  à  quitter,  pour  suivre  une  chimère, 


134 


POEMES     EPARS 


Les  conseils  d'un  aïeul,  les  baisers  d'une  mère, 
Le  bonheur,  en  un  mot,  qu'on  va  chercher  si  loin, 
Et  qui  vous  attendait  là,  près  d'eux,  dans  un  coin  ! 


VII 


—  Le  char  de  feu  roulant  sur  la  céleste  voûte 
A  déjà  dépassé  la  moitié  de  sa  route. 

•  Quelles  flèches  du  sort  vont  encor  te  blesser? 
Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  où  dois-Je  te  laisser? 

—  Le  soleil  dans  les  cieux,  selon  l'éternel  rite, 
Sous  l'œil  du  Créateur  suit  sa  route  prescrite  : 
L'homme  ignore  la  sienne;  il  choisit,  au  hasard, 
Le  premier  des  chemins  qui  s'oflFre  à  son  regard. 
Sans  guide,  sans  appui,  sans  boussole  et  sans  trêve, 
Il  marche  dans  la  vie  ainsi  que  dans  un  rêve. 

Et  tombe  tout  à  coup  dans  l'abîme  béant 

Que  tous  nomment  la  mort  et  plus  d'un  le  néant. 

Encor,  s'il  prévoyait  le  moment  de  sa  chute! 

Mais  ce  qu'il  sait  trop  bien  —  et  qu'ignore  la  brute  — 

C'est  qu'il  devra  mourir;  et  ce  pressentiment, 

Comme  il  fait  sa  grandeur,  fait  aussi  son  tourment, 

G  pâle  voyageur!  cette  pensée  amère 

T'a  navré  bien  souvent  en  regardant  ta  mère... 

Que  de  fois,  quand  venait  le  moment  du  départ. 


L  E     V  O  Y  A  G  E  I  3  > 


Ne  t'es-tu  pas  senti  percé  de  part  en  part 
Par  ce  doute  poignant  :  La  reverrai-je  encore? 
Ah  !  quels  maux  peut  cacher  l'avenir  qu'on  ignore  ! 
Que  fait-elle  à  présent  ?  hélas  !  et  qui  te  dit 
Qu'elle  te  suit  encor  des  yeux  et  qu'elle  vit? 
O  craintes  !  ô  douleur  !  Ah  !  l'absence  est  trop  rude  ; 
Absence  !  ton  vrai  nom  est  bien  :  Inquiétude  ! 

—  Écoute  !  un  bruit  sonore  a  traversé  les  cieux  : 
Vois-tu  ces  bataillons  d'oiseaux  silencieux 

Qui  fendent  l'air  en  rangs  serrés  à  tire-d'aile? 
Voyageurs  de  l'éther,  parlez,  parlez-nous  d'elle  ! 
Avez-vous  traversé  la  France  et  le  vallon 
Où  sous  la  neige  dort  notre  vieille  maison? 
Dites,  avez-vous  vu,  sous  le  toit  qui  s'incline, 
Une  étroite  fenêtre  où,  près  de  la  glycine. 
Une  mère  est  assise  en  silence  et  priant 
Pour  son  fils  qui  s'en  va  si  loin  vers  l'Orient? 
Elle  reçoit  au  cœur  chaque  flocon  de  neige... 
Pauvre  mère  adorée  !  Ah  !  que  Dieu  nous  protège  ! 

—  Allons,  faisons  comme  elle,  accomplis  ton  devoir. 
Et  laisse  à  Dieu  le  soin  et  l'heure  du  revoir. 
Cette  absence,  d'ailleurs,  qui  la  voulut?  C'est  elle. 
Obéis,  et  si  Dieu,  selon  sa  loi  cruelle. 

Veut  te  la  prendre...  eh  bien  !  vis  pour  elle  toujours. 

Fais  de  son  souvenir  l'étoile  de  tes  Jours! 

Sois  bon  comme  elle  est  tendre  :  apprends  d'elle  à  bien  vivre  : 

Ne  laisse  pas  de  tache  aux  pages  de  ton  livre; 

Rien  ne  vaut  ici-bas  que  d'avoir  été  bon. 

Sois  juste  :  la  justice  est  la  sœur  du  pardon. 


136  POÈMES     ÉPARS 


Pardonne  donc  à  tous,  à  tout,  même  à  la  vie. 
Si,  trompant  tes  désirs  et  ta  plus  noble  envie, 
Elle  a  brisé  le  char  de  tes  ambitions. 
Et  déchiré  le  voile  où  les  illusions 
A  tes  regards  d'enfant  apparaissaient  si  belles, 
Du  moins  elle  t'a  fait  entrevoir  derrière  elles 
L'austère  vérité  sur  le  fond  du  ciel  bleu. 
Trônant  dans  l'infini  sous  le  regard  de  Dieu, 


—  Plus  douce  que  jamais,  la  lumière  divine 
Vers  l'horizon  brumeux  comme  à  regret  s'incline. 
Toi  que  rien  n'a  comblé,  rien  ne  peut  retenir. 
Mon  cœur,  mon  pauvre  cœur,  que  vas-tu  devenir? 

—  Ne  t'inquiète  pas!  Toujours  prudente  et  sage 
La  nature  a  doté  diversement  chaque  âge  : 

Le  printemps  n'est  pas  tout;  et  la  maturité 

A  ses  fleurs  et  ses  fruits  encor  plus  que  l'été. 

Si  ton  sang  apaisé  court  moins  vite  en  tes  veines, 

Tu  peux  goûter  du  moins  les  voluptés  sereines 

De  l'austère  devoir  et  du  bien  accompli; 

Et  si  ton  front  moins  pur,  creusé  de  plus  d'un  pli. 

De  ses  cheveux  moins  blonds  voit  tomber  la  couronne, 

Accepte  cette  loi  :  c'est  celle  de  l'automne. 

Et  d'ailleurs,  pour  cacher  l'outrage  meurtrier. 


L  E     V  O  Y  A  G  E  1 3  7 


La  gloire  y  peut  poser  sa  branche  de  laurier; 
Fais  mieux  encor,  mets-y  le  baiser  d'une  épouse 
Et  celui  d'un  enfant  jouant  sur  ta  pelouse 
Dont  le  rire,  les  cris  et  les  ébats  joyeux 
Rafraîchiront  ton  cœur,  ton  esprit  et  tes  yeux. 
Oui,  le  bonheur  est  là.  Xe  vis  pas  seul,  sois  père! 
Vois  grandir  près  de  toi  ta  famille  prospère, 
Et  donne  à  ta  patrie,  ainsi  que  tous  les  tiens, 
Le  sang  vivace  et  pur  de  jeunes  citoyens. 
Donne-lui  plus  encore,  et  d'une  âme  ravie, 
Ton  temps,  ton  cœur,  ton  sang,  et,  s'il  le  faut,  ta  vie  ! 
C'est  la  grande  famille,  et  songe,  en  fils  pieux, 
Que  son  sol  n'est  formé  que  des  os  des  aïeux. 
Heureux  qui  sert  sa  cause  et  sa  juste  querelle! 
Et  plus  heureux  encor  qui  tombe  et  meurt  pour  elle  1 
Son  nom  vit  dans  le  cœur  des  vaillants  et  des  bons. 
N'est-ce  pas  le  plus  beau  de  tous  les  Panthéons? 


IX 


—  La  pourpre  du  couchant,  sous  ses  rayons  obliques. 
Remplit  la  route  au  loin  d'ombres  mélancoliques. 
Toi  qui  fus  toujours  jeune  et  le  seras  toujours, 
Mon  cœur,  que  vas-tu  faire  au  déclin  de  tes  jours? 

—  Eh  bien,  si  Dieu  t'oublie  et  veut  que  sur  la  terre 
Tu  traînes  ta  vieillesse  errante  et  solitaire, 


138  POÈMES     ÉPAR  s 

Après  avoir  fermé  les  yeux  de  tous  les  tiens; 

S'il  veut  te  laisser  seul,  sans  enfants,  sans  soutiens, 

Dans  ton  âme  immortelle  et  ton  corps  en  ruine, 

Tu  peux  garder  encor  l'étincelle  divine  ; 

Et  revenu  de  tout,  calme  et  silencieux. 

Attendre  enfin  la  mort  en  regardant  les  cieux. 

Tu  peux,  quoique  le  temps  outrage  et  qu'il  mutile, 

A  tes  frères  d'un  jour  n'être  pas  inutile. 

Le  secret  du  bonheur,  c'est  l'art  de  s'oublier. 

L'âme  est  un  feu  divin  qu'il  faut  multiplier  : 

Répands  la  tienne  au  loin,  dissipe  les  chimères. 

Et,  sans  scruter  les  cœurs,  ne  vois  que  les  misères  ; 

Touche  la  main  du  pauvre  en  y  mettant  ton  or. 

Puisque  l'expérience  est  un  autre  trésor. 

Donne-le  sans  compter;  parle,  instruis  et  conseille. 

Fais  que  le  mal  s'endorme  et  que  le  bien  s'éveille 

Dans  unt  d'esprits  obscurs  qui  cherchent  leur  chemin. 

Apprends-leur  que  l'honneur  de  l'homme  est  d'être  hun 

Et  malgré  le  respect  de  tous,  la  paix,  l'étude,  ; 

Si  Fâpre  isolement  gagne  ta  solitude, 

Voisl  Dieu  te  garde  encor,  dans  sa  tendre  pitié, 

La  consolation  suprême  :  l'amitié. 


—  Le  soleil  baisse  ;  il  plonge,  et  derrière  les  cimes, 
La  mer  va  l'engloutir  dans  ses  vastes  abîmes. 


LE     VOYAGE  I39 


Pauvre  cœur,  qu'ici-bas  rien  ne  peut  apaiser, 
La  mort  est  là  !  Tu  vas  enfin  te  reposer. 

—  Non,  jamais  de  repos,  ton  âme  est  immortelle  ; 

Hlle  a  l'éternité  derrière  et  devant  elle. 

Puisque  rien  n'en  trahit  l'obscur  commencement, 

P.'.le  a  vécu  toujours;  n'importe  où,  ni  comment! 

Peut-être  est-ce  là-haut,  dans  ces  globes  de  flammes, 

Dont  Dieu  sans  doute  a  fait  le  réservoir  des  âmes... 

Il  te  la  prête  :  elle  est  le  plus  sain  des  dépôts  ; 

Mais  elle  ne  peut  pas  connaître  le  repos. 

Comme  l'aiglon  des  cieux  qui  plane  solitaire 

Et  qui  se  pose  à'  peine  un  instant  sur  la  terre. 

L'âme  dans  l'infini  des  mondes  prend  l'essor, 

Et  vole  encor  plus  haut,  toujours  plus  haut  encor. 

L'éternel  mouvement  est  la  loi  de  tout  être; 

Tout  change,  tout  se  meut,  tout  meurt,  mais  pour  renaître  : 

Ou  plutôt  rien  ne  meurt,  tout  remonte  vers  Dieu. 

Sans  l'atteindre  jamais  dans  son  centre  de  feu. 

On  le  cherche,  on  l'approche,  autour  de  lui  tout  flotte  : 

L'homme  est  du  Créateur  l'éternelle  asymptote. 

Et,  sans  le  posséder,  il  le  poursuit  sans  fin 

Dans  le  cercle  étoile  du  voyage  divin. 

Plaines  de  la  Galicie,  janvier  i5//. 


140  POEMES     EPARS 


L^    GUE%%E    'D'OTIIE'K.T 

Sujet  proposé  par  l'Académie  française  pour  le  concours 
de  poésie,  en  iSfS. 


M, 


USE  des  premiers  temps,  toi  qui  chantais  naguère 
Sur  le  mode  ionien  les  héros  et  la  guerre, 
Toi  qu'implorait  jadis  le  poète  pieux 
Avant  de  célébrer  les  mortels  et  les  dieux, 
Je  ne  t'invoque  point.  Dans  ce  siècle  incrédule, 
Ton  culte  suranné  paraîtrait  ridicule; 
Autres  temps,  autres  dieux.  Le  souffle  inspirateur 
Ne  descend  plus  pour  nous  d'un  Parnasse  menteur. 
Liberté,  gloire,  honneur,  amour,  vertu,  patrie. 
Valent  mieux  qu'une  antique  et  vaine  idolâtrie. 
Comme  un  coursier  fidèle  à  la  voix  des  clairons. 
Le  monde  se  réveille  encore  à  leurs  grands  noms. 
Voilà  quels  sont  les  dieux  du  moderne  poète; 
La  vérité  leur  sert  d'Apollon  Musagète  ; 


LA    GUERRE     D    ORIEXT  1^1 


Au  lieu  de  Castalie  et  de  ses  rameaux  verts, 
C'est  du  cœur  que  jaillit  la  source  des  beaux  vers  ; 
C'est  là  le  vrai  séjour  de  nos  muses  nouvelles, 
Et  celles-là  du  moins  resteront  immortelles. 
—  On  nous  dit  aujourd'hui  :  Chantez  Sébastopol  ! 
Que,  pareille  à  l'obus,  la  strophe  dans  son  vol 
Traverse  le  Bosphore  et  jette  à  la  mer  Noire 
L'éblouissant  reflet  de  notre  jeune  gloire!... 
Soit!  la  France  est  toujours  la  France,  libre  ou  non. 
Et  quel  que  soit  le  bras  qui  porte  son  pennon. 
Mais  quoi  !  faut-il  chanter,  en  contraignant  sa  lyre 
Au  ton  des  bulletins  que  chacun  a  pu  lire, 
Saint-Arnaud  défaillant,  Canrohert  résigné, 
Pélissier  renversant  l'obstacle  désigné  ? 
Non  I  la  Muse  a  ses  droits.  Sur  ces  plages  lointaines 
Ils  ont  fait  leur  devoir  de  vaillants  capitaines. 
Et,  prodigues  de  sang,  de  temps  et  de  canons, 
Mis  un  brin  de  laurier  au  cimier  de  leurs  noms. 
C'est  assez  pour  fixer  les  regards  de  l'histoire 
Un  instant,  et  sauver  de  l'oubli  leur  mémoire  ; 
Mais  pour  toucher  la  Muse  et  mériter  ses  chants, 
Il  faut  d'autres  vertus  et  des  traits  plus  touchants. 
Ce  n'est  pas  tout  d'avoir,  au  fracas  de  ses  armes. 
Retrempé  le  bon  droit  dans  le  sang  et  les  larmes. 
Ou  troublé  l'univers  au  bruit  de  ses  exploits  ; 
La  Muse  est  toujours  libre  et  ne  suit  que  ses  lois. 
Annibal  sur  le  monde  a  promené  la  guerre, 
Alexandre  et  César  ont  ravagé  la  terre  ; 
D'autres  vainqueurs  encore  ont  semé  dans  tout  lieu 


I 


142  POEMES     EPARS 


La  ruine,  la  mort  et  les  fléaux  de  Dieu, 

La  Muse  n'a  rien  dit  —  et  seule  la  colère 

D'un  chef  de  Myrmidons  obscurs  eut  un  Homère. 

—  C'est  qu'aux  jours  d'autrefgis  tout  était  différent; 

La  scène  était  petite  et  le  héros  plus  grand. 

Tout  était  jeune  et  vrai;  le  ciel  touchait  la  terre; 

L'homme  se  déployait  dans  tout  son  caractère; 

L'empire  appartenait  aux  plus  audacieux, 

Et  les  mortels  pouvaient  combattre  avec  les  dieux. 

Tandis  que,  de  nos  jours,  de  l'un  à  l'autre  pôle 

Presque  toujours  l'acteur  est  moins  grand  que  le  rôle  ; 

Le  sort  n'égale  plus  l'homme  à  l'événement, 

Et  l'idée  en  travail  accouche  obscurément. 

Nos  révolutions  sont  une  œuvre  anonyme  ; 

Nul  n'en  peut  assumer  la  gloire  ou  bien  le  crime  ; 

Tous  s'attellent  au  char  et  nul  ne  le  conduit. 

Comme  pour  les  tombeaux  où  dorment  dans  la  nuit 

Les  Pharaons,  auprès  du  désert  qui  commence. 

Il  faut  un  peuple  entier  pour  ce  labeur  immense. 

Atlas  ne  porte  plus  le  monde  sur  son  dos, 

Et  ce  sont  nos  bras  seuls  qui  lèvent  nos  fardeaux. 

Chacun  s'y  met;  chacun  agit,  pense,  raisonne. 

Et  ne  laisse  absorber  sa  gloire  par  personne. 

Nous  comptons  aujourd'hui  par  cents  et  par  milliers 

Des  grands  hommes  du  jour  les  groupes  familiers. 

Chacun  est  son  héros,  chacun  s'admire,  s'aime. 

Et  sur  un  piédestal  vient  se  poser  lui-même. 

Mais  derrière  vos  rangs,  grands  hommes  frelatés, 

Q.ui  fatiguez  les  murs  de  vos  portraits  flattés, 


LA    GUERRE     D    ORIENT  I45 


Je  veux  prendre  un  héros  que  j'aime  et  que  j'honore, 

Qui  se  tient  à  l'écart,  qui  se  tait  et  s'ignore, 

Bon,  sobre,  patient,  brave,  que  rien  n'abat, 

Et  je  te  chanterai,  pauvre  simple  soldat  ! 

—  Oui,  le  simple  soldat,  vrai  héros  de  la  guerre. 

Le  fils  du  paysan  qui  cultive  la  terre... 


(Inachevé.)  1857. 


144  POEMES     EPARS 


L^    'BIGOL^'K.TE 


A     M0\     FRERE 


A.M1 


I ,  tu  verras  à  Venise, 
Dans  la  cour  du  palais  ducal, 
Ciselé  d'une  main  exquise. 
Deux  puits  revêtus  de  métal. 

Sur  trois  marches  de  pierre  humides 
S'élèvent  leurs  vasques  d'airain. 
Ce  ne  sont  que  cariatides, 
Sirène,  monstre,  dieu  marin. 

Plaques  de  bronze  niellées, 
Arabesques  à  l'infini. 
Qu'on  pourrait  croire  ciselées 
Par  Benvenuto  Cellini. 


L  A     15  I  G  O  L  A  X  T  i:  14) 


C'est  là  que,  sveltes,  court  vêtues, 
Tout  le  jour  les  porteuses  d'eau, 
En  découvrant  leurs  jambes  nues, 
Plongent  et  retirent  leur  seau. 

Puis  elles  repartent  vermeilles 
Du  côté  de  la  Piazzetta. 
Sans  un  regard  pour  les  merveilles 
Qu'à  pleines  mains  l'art  y  jeta. 

Et  pourtant,  ô  cour  sans  rivale  ! 
Escalier  des  Géants,  portail. 
Palais  à  fenêtre  ogivale, 
Pignons  dentelés,  noir  vitrail. 

Vieux  transept  de  la  basilique, 
Prison  au  toit  de  plomb,  tombeau, 
Dôme,  horloge,  arcade  gothique  : 
Quel  lieu  sur  la  terre  est  plus  beau? 


II 


Au  balcon  de  la  haute  loge, 
Malade  et  dévoré  d'ennuis, 
Un  pâle  enfant,  le  fils  du  doge. 
Se  penche  et  regarde  les  puits. 


19 


146  POÈMES     ÉPARS 


Fiévreux,  il  attend  qu'apparaisse 
Une  forme  au  charmant  contour 
Qui  sur  la  margelle  se  baisse 
Et  se  relève  tour  à  tour. 

Enfin  il  voit  sa  bien-aimée, 
Pieds  nus,  chantant  un  gai  refrain, 
Qui  vient  à  l'heure  accoutumée 
Puiser  aux  citernes  d'airain. 

Un  instant  la  vie  et  sa  flamme 
Étincellent  dans  son  regard; 
Puis  tout  s'éteint  :  il  perd  son  âme 
Dès  que  la  jeune  fille  part. 

Car  c'est  la  jeune  Bigolante 
Qui  prit  son  cœur  sans  le  vouloir; 
Et  la  plébéienne  insolente 
Ne  semble  pas  même  le  voir! 


Sur  un  lit  à  colonnes  torses 
Qu'abrite  un  baldaquin  doré. 
Le  fils  du  doge  gît  sans  forces, 
Le  front  morne  et  décoloré. 


LA     BIGOLANTE  147 


A  quinze  ans  î  à  l'âge  où  la  vie 
Doit  s'épanouir  dans  sa  fleur, 
Où  le  corps  et  l'âme  ravie 
Devraient  ignorer  la  douleur  1 

La  dogaresse  consternée 
Consulte  et  pleure  vainement; 
Son  fils,  dans  sa  fièvre  obstinée, 
Se  meurt  silencieusement. 

—  «  Oh  !  parle  1  Tu  peux  tout  me  dire. 
As-tu  quelques  chagrins  secrets? 
Va,  tout  ce  que  ton  cœur  désire, 
Tu  l'auras,  je  te  le  promets.  » 

C'est  ainsi  que  la  pauvre  mère 
Prie  et  pleure  au  chevet  du  lit. 
L'enfant  soulève  sa  paupière. 
Rougit,  soupire  et  puis  pâlit. 

Il  murmure  :  «  O  mère  chérie  ! 
Je  vais  te  dire,  je  voudrais 
Du  balcon  de  la  galerie 
Voir  encor  la  cour  du  Palais.  » 

On  le  couvre  de  blanche  laine. 
De  molle  hermine  et  d'édredon; 
Un  géant  à  la  peau  d'ébène 
L'emporte  comme  un  nourrisson. 


148  POÈMES     ÉPARS 

Sa  mère,  auprès  de  lui  tremblante, 
Dit  :  «  Rentrons,  voici  le  serein. 

—  «  Non,  je  veux  voir  la  Bigolante 
Remplir  ses  seaux  au  puits  d'airain.  » 

Elle  vient  enfin  belle  et  fière, 
Sous  son  noir  chapeau  frioukis, 
Et  monte  les  marches  de  pierre 
Sans  voir  les  hôtes  du  palais. 

—  «  C'est  assez,  mon  fils,  c'est  trop  même, 
Quittons  l'air  froid  de  cette  cour... 

—  «  Ah!  ne  vois-tu  pas  que  je  l'aime, 
.Et  que  je  meurs  de  cet  amour?...  » 

Il  s'évanouit.  La  surprise 
Arrête  la  mère  un  instant  : 

—  «  Qu'on  m'amène  l'enfant  qui  puise  1  » 
Dit  la  dogaresse  en  sortant. 


IV 


Dans  la  salle  d'or  constellée, 
Etonnée  et  l'oeil  ébloui, 
La  jeune  fille  est  installée 
Près  du  jeune  homme  évanoui. 


LA     BIGOLAXTE  I49 

Le  malade  enfin  se  soulève  ; 
Mais  quand  il  voit  ces  traits  chéris, 
Il  se  croit  le  jouet  d'un  rêve, 
Et  referme  ses  yeux  surpris. 

Puis  il  les  rouvre,  et,  sans  rien  dire. 
Lentement  s'accoude,  et  soudain, 
Pour  voir  si  vraiment  il  délire, 
Au  cher  fantôme  il  tend  la  main. 

O  joie  !  il  sent  une  main  brune, 
Brune,  mais  fine,  où  le  soleil, 
L'eau  des  puits,  l'air  de  la  lagune 
Ont  laissé  leur  baiser  vermeil. 

Il  la  prend,  l'étreint  et  la  pose 
Sur  son  cœur  satisfait  enfin; 
Alors  de  sa  paupière  close 
Jaillissent  de  longs  pleurs  sans  fin. 

—  «  Mon  fils,  qu'as-tu?  lui  dit  sa  mère, 
Calme-toi,  n'es-tu  pas  heureux? 

As-tu  quelque  autre  peine  amère  ? 
Dis-nous  encor  ce  que  tu  veux! 

—  «  Je  ne  veux  rien,  plus  rien  au  monde. 
Ni  même  dans  l'éternité. 

Rien  que  cette  ivresse  profonde 
Que  je  savoure  à  son  côté. 


I)0  POEMES    EPARS 


«  Nous  nous  marierons  1  Quelle  fête  ! 
Et  nous  nous  aimerons  toujours!  » 
La  jeune  fille  stupéfaite 
Se  lève  et  répond  sans  détours, 

En  retirant  sa  main  pressée 
Des  mains  du  pâle  enfant  princier  : 
—  «  Monseigneur,  je  suis  fiancée, 
Et  j'aime  Azo  le  gondolier.  » 

L'enfant  crie  :  une  rouge  écume 
Monte  à  sa  lèvre  qui  se  tord... 
Le  cœur  brisé  par  l'amertume, 

Le  fils  du  doge  tombe  mort. 


A  Saint-Marc,  l'église  ducale, 
Le  fils  du  doge  est  enterré  ; 
Sa  mère  sous  la  même  dalle 
A  rejoint  son  fils  adoré. 

Souvent,  auprès  du  mausolée, 
On  voit  dans  l'ombre  du  pilier 
Pleurer  une  forme  voilée  : 
C'est  la  femme  du  gondolier. 


IIGOLANTE 


La  Bigolante  est  toujours  belle; 
Le  temps  n'a  fait  que  l'effleurer. 
Mais  qu'elle  est  pâle  !  Soutïre-t-elle  ? 
Pourquoi  vient-elle  donc  pleurer? 

C'est  que  de  la  dalle  glacée 
Un  appel  invincible  sort; 
Toute  autre  image  est  effacée  : 
L'enfant  a  vaincu  par  la  mort. 

Elle  l'aime,  et  la  pauvre  femme, 
Désormais  blessée  à  son  tour. 
Languit  et  meurt  pour  la  jeune  âme 
Dont  elle  a  dédaigné  l'amour. 


151 


POEMES     EPARS 


HELVETIui 


Un  pour  tous  ! 


vy  pays  des  glaciers,  des  lacs,  des  hommes  libres, 
Air  pur  où  l'étranger  vient  retremper  ses  fibres, 
Sublime  réservoir  de  neige  et  de  granit, 
D'où  s'épanchent  sans  fin  les  fleuves  du  vieux  monde. 
O  Suisse  !  accepte  ici  ma  tendresse  profonde  : 
Je  t'admire,  je  t'aime,  et  mon  cœur  te  bénit. 


Ton  front  est  couronné  de  neiges  éternelles  ; 
La  foudre  ou  le  soleil  se  joue  en  tes  prunelles; 
L'avalanche  rapide  et  tes  mille  torrents 
D'une  agrafe  d'argent  retiennent  ta  ceinture  : 
Les  forêts  ont  tissé  ta  robe  de  verdure, 
Et  tu  baignes  tes  pieds  dans  tes  lacs  transparents. 


155 


Que  de  temps  tu  restas  inconnue  et  secrète  ! 
Un  peuple  de  pasteurs  fit  enfin  ta  conquête  ; 
Nul  désert,  nul  sommet  n'arrêta  son  élan. 
Comme  un  amant  jaloux  d'une  beauté  voilée, 
Il  foula  jusqu'aux  pics  où  la  neige  étoilée 
Depuis  l'aube  des  jours  dort  sous  son  voile  blanc. 


Adossée  à  tes  monts,  pacifique  guerrière, 

Entre  l'Europe  et  toi  Dieu  mit  une  barrière  : 

Les  Alpes  sur  tes  flancs  dressent  leurs  bastions. 

Ainsi  que  l'Angleterre  à  l'abri  dans  son  île. 

De  ton  nid  d'aigle,  au  loin,  tu  regardes,  tranquille, 

Passer  le  flot  troublé  des  révolutions. 


Jouis  de  ta  beauté  1  L'art  peut  la  rendre  à  peine  : 

Le  pinceau  n'atteint  pas  ta  taille  surhumaine; 

Son  cadre  trop  étroit  veut  un  moindre  milieu. 

La  parole  essaierait  en  vain  de  te  décrire  ; 

Ta  grandeur  déconcerte,  hélas  !  même  la  lyre. 

C'est  que  l'art  vient  de  l'homme,  et  toi,  tu  viens  de  Dieu. 

Il  nous  a  montré  là  sa  puissance  sans  bornes. 
Il  dit  au  cyclamen  :  Fleuris  sous  les  pics  mornes! 
Au  glacier  :  Mire-toi  dans  l'eau  du  lac  dormant  ! 
Au  mélèze  éperdu  :  Penche-toi  sur  l'abîme  ! 
Au  mont  Blanc  :  Vers  le  ciel  monte  en  dôme  sublime. 
Et  que  le  grandiose  ait  un  aspect  charmant  1 


154  POEMES     E PARS 


Heureux  le  voyageur,  l'amant  ou  le  poète, 
Qui  contemple  de  près  ta  majesté  muette, 
Plonge  ses  yeux  lassés  dans  tes  lacs  toujours  bleus. 
Ou  rafraîchit  sa  lèvre  à  tes  claires  fontaines, 
Ou  d'un  roc  escarpé  voit  les  Alpes  lointaines 
S'enfuir  à  l'horizon  en  sommets  onduleux  ! 


Heureux,  et  plus  encor,  celui  que  Dieu  fit  naître 
Sur  ton  sol  fortuné,  dans  quelque  lieu  champêtre, 
Pour  y  vivre  et  mourir  libre  parmi  les  siens  ! 
Ah!  si  jamais  l'exil  m'arrachait  de  la  France, 
C'est  là  que  je  voudrais  abriter  ma  souflFrance 
Et  donner  à  mon  cœur  ses  vrais  concitoyens! 


II 


Champ  d'asile,  place  choisie 

Où  les  meilleurs  et  les  plus  grands, 

Les  amants  de  la  poésie 

Et  les  ennemis  des  tyrans. 

Loin  des  foules  toujours  serviles, 

Fuyaient  le  tumulte  des  villes, 

Staël,  Rousseau,  Voltaire,  Byronl 

Tu  t'embellis  de  leur  mémoire. 

Et  leur  gloire  ajoute  à  ta  gloire 

Un  impérissable  fleuron. 


HEL^'ETIA  155 

Tes  beautés  n'ont  pas  de  pareilles. 

Pour  en  former  les  traits  divers, 

Dieu  choisit  toutes  les  merveilles 

Dont  il  a  semé  l'univers. 

Sur  tes  monts  et  dans  tes  v.illées, 

Il  les  a  toutes  rassemblées, 

Du  sublime  jusqu'au  joli  : 

Ainsi  cet  empereur  de  Rome 

Prit  tous  les  chefs-d'œuvre  de  l'homme 

Pour  son  jardin  de  Tivoli. 

Ici,  dans  leur  paix  inconnue. 

Les  pics  neigeux  planent  dans  l'air; 

Leur  tête  dépasse  la  nue, 

Et  leur  flanc  voit  ramper  l'éclair. 

Là-bas,  comme  des  coupes  pleines, 

Les  lacs  se  creusent  dans  les  plaines; 

Là  le  Giesbach  tombe  et  mugit; 

Plus  loin,  derrière  le  Salève, 

Le  soir,  le  mont  Blanc  se  soulève 

Pour  voir  la  Jungfrau  qui  rougit. 

Lieux  charmants,  quand  vous  reverrai-je? 

Beau  pays  d'où  mon  souvenir, 

Ainsi  qu'un  oiseau  pris  au  piège, 

A  tant  de  peine  à  revenir  ! 

Genève,  Lausanne,  Lucerne, 

Zurich,  Berne,  où  l'esprit  moderne 


1)6  POÈMES    ÉPARS 


S'est  librement  épanoui; 
Clarens,  nid  caché,  paix  profonde, 
Oberland,  Eden  du  vieux  monde, 
Interlak,  Rosenlaùi  1 


Et  vous  dont  j'ai  gravi  la  cime, 
Forêts  où  mon  pied  s'égara; 
Schaffhouse,  où  le  Rhin  qui  s'abîme 
Fait  rêver  au  Niagara  ; 
Mont  Saint-Bernard  d'où  l'Italie. 
Comme  une  carte  qu'on  déplie, 
Se  déroule  au  regard  charmé; 
Et  toi,  grandiose  Engadine, 
Fleur  de  beauté,  brise  divine. 
Dont  mon  cœur  reste  parfumé! 


III 


Et  l'âme  en  ces  beaux  lieux  respire  satisfaite. 
Nulle  part  l'indigent,  venant  troubler  la  fête. 

Ne  s'impose  à  l'œil  atrristé. 
Partout  le  gai  travail,  la  propreté,  l'aisance. 
Et  cet  air  de  bonheur  que  donne  ta  présence, 

O  sainte  et  saine  liberté  ! 


HELVETIA  157 


C'est  que  la  liberté,  mère  des  sacrifices, 

Au  lieu  du  faste  impur  et  des  grandeurs  factices 

Qui  s'écroulent  au  premier  choc. 
Donne  seule  aux  États  une  base  immuable. 
Les  despotes  d'un  jour  bâtissent  sur  le  sable; 

Le  peuple  bâtit  sur  le  roc. 


Le  peuple  est  éternel  comme  l'eau  d'une  source  : 
Les  générations  se  suivant  dans  leur  course 

Accumulent  leur  long  travail; 
Un  monde  peut  sortir  de  ces  efforts  sans  trêve. 
Voyez  !  avec  le  temps,  le  madrépore  élève 

Tout  un  continent  de  corail. 


Tu  t'es  ainsi  fondée,  assise  par  assise; 

Ton  peuple,  cinq  cents  ans  fidèle  à  ta  devise, 

N'eut  pour  but  que  le  bien  commun. 
Et,  quoique  à  l'étranger  de  son  sang  trop  prodigue, 
Il  étendit  toujours  sa  frontière  ou  sa  ligne 

Au  cri  d'un  pour  tous,  tous  pour  un! 

Dès  ton  adolescence,  ô  Suisse  !  tu  fus  grande, 
Et  ta  première  histoire  est  presque  une  légende. 

Du  Griitli  le  pacte  immortel 
Sur  l'océan  des  jours  comme  une  arche  surnage, 
Et  l'écho  de  tes  lacs  redira  d'âge  en  âge 

La  flèche  de  Guillaume  Tell. 


POEMES    EPARS 


Comme  Hercule  au  berceau,  ta  main  rude  et  loyale 
Etouffa  les  replis  de  l'hj-dre  impériale  : 

Sempach  préludait  à  Granson, 
La  Bourgogne  à  son  tour  plia  sous  tes  étreintes. 
C'était  pour  te  défendre. . .  O  guerres  vraiment  saintes  ! 

Gloire  sans  tache  et  sans  rançon  ! 


Ce  fut  l'aube  des  temps  modernes;  et  l'histoire, 
De  ces  vils  paysans  célébrant  la  victoire, 

Apprit  au  monde  féodal 
Qu'un  noble  cœur  peut  battre  aussi  bien  sous  la  bure, 
Et  qu'au  fond  la  justice  est  la  meilleure  armure. 

Et  le  trop  de  puissance  un  mal. 

Ainsi  Dieu  te  fit  belle,  et  toi,  tu  te  fis  libre! 
Et,  conservant  toujours  ton  heureux  équilibre. 

Tu  vas  en  paix  vers  l'avenir. 
Ce  lot  est  assez  beau  :  qu'ajouterais-je  encore? 
Les  prés  ont  assez  bu,  le  ruisseau  peut  se  clore, 

Et  cet  hvmne  devrait  finir... 


Non!  Non!  le  meilleur  reste  à  dire, 
Mon  cœur  est  encore  trop  plein. 
Je  ne  puis  apaiser  ma  lyre 


HELVETIA  159 


En  l'étouffant  contre  mon  sein. 
Ma  course  n'est  pas  achevée; 
Autre  est  l'œuvre  que  j'ai  rêvée  : 
Je  veux  accomplir  mon  dessein. 

Sans  doute  ta  beauté  m'enchante, 

Et  j'honore  ta  liberté  ; 

Mais  si  dans  ce  four  je  te  chante, 

Si  cet  hymne  fut  mérité, 

Si  je  t'admire  et  si  je  t'aime, 

C'est  pour  un  autre  don  suprême, 

O  Suisse!  c'est  pour  ta  bonté! 


Ah  !  la  bonté  !  source  divine, 
Inconnue  au  monde  moqueur! 
Vertu  cachée  où  se  devine 
La  main  qui  forma  notre  cœur! 
La  moindre  larme  qu'on  essuie 
Vaut  cent  fois  le  trône  où  s'appuie 
La  froide  main  d'un  dur  vainqueur. 


Oui,  tu  fus  dévouée  et  bonne  envers  la  France 

A  l'heure  de  ses  grands  revers, 
Quand  tout  l'abandonnait,  tout,  même  l'espérance, 


l6o  POÈMES     ÉPARS 

Tes  bras  lui  restèrent  ouverts. 
O  bon  Samaritain  des  nations  !  toi  seule, 

Arrachant  sa  proie  au  vainqueur, 
Pauvres  soldats  blessés  qu'allait  broyer  la  meule, 

Tu  les  emportas  sur  ton  cœur; 
Tu  leur  fis  de  tes  bras  la  prison  la  plus  douce, 

Et,  les  réchauffant  dans  ton  sein. 
Tu  donnas  aux  vaincus,  à  ceux  que  tout  repousse, 

Place  au  foyer  et  part  au  pain. 
Val  Travers!  Val  Travers!  port  de  salut,  refuge, 

Où  cet  exode  s'assura, 
Abri  dans  la  tourmente,  arche  dans  le  déluge, 

Oasis  du  sombre  Jura, 
C'est  toi  qui  recueillis,  qui  sauvas  cette  armée, 

(Notre  dernière  armée,  hélas  !) 
Troupe  errante,  éperdue,  épuisée,  affamée, 

S'entre-choquant  sur  le  verglas. 
Traînant  ses  pieds  meurtris  dans  la  neige  durcie... 

Car  l'hiver,  cruel  jusqu'au  bout. 
Fit  de  cette  campagne  en  France  une  Russie; 

Et  tout  fut  notre  ennemi,  tout! 
Alors,  pour  bien  montrer  que  cette  guerre  infâme. 

Du  passé  trop  sanglant  retour. 
N'avait  pas  étouffé  dans  tout  peuple  et  toute  âme 

Le  rayon  divin  de  l'amour. 
Pour  qu'en  cet  océan  d'incendie  et  de  crime 

Notre  regard  épouvanté 
Pût  se  poser  au  moins  sur  quelque  pure  cime. 

Refuge  de  l'humanité, 


HELVETIA  l6l 

Dieu  permit  que  la  Suisse,  assise  à  la  frontière, 

Vînt  recueillir  ces  délaissés. 
Les  prît  à  son  foyer,  et,  douce,  hospitalière. 

Pansât  tous  ces  pauvres  blessés. 
Avec  une  tendresse  et  de  mère  et  de  femme, 

En  soignant  leurs  membres  meurtris. 
Elle  n'oubliait  pas  les  blessures  de  l'âme 

Et  nous  les  renvoyait  guéris. 
Guéris  des  préjugés,  guéris  de  l'ignorance. 

Accrus  dans  leur  saine  raison, 
Rendus  meilleurs  enfin  par  l'exil,  la  souffrance 

Et  la  douceur  de  leur  prison. 
Est-ce  tout?  NonI  —  Plus  tard,  quand  l'affreuse  famine 

Menaçait  la  Franche-Comté, 
La  Suisse,  sans  rien  dire,  en  fermière,  en  voisine. 

Toujours  simple  dans  sa  bonté, 
Passa  notre  frontière  et  s'en  vint,  les  mains  pleines  ; 

Nourrir  tout  ce  peuple  accablé, 
Et  pour  ensemencer  le  désert  de  nos  plaines, 

Lui  donner  son  orge  et  son  blé  ! 
Ah!  que  ce  grain  béni  garde,  touchant  emblème. 

Les  dons  du  sol  qui  l'a  porté, 
Et  qu'il  fasse  germer  dans  nos  champs  qu'il  ressème 

La  liberté,  l'humanité  ! 


l62  POÈMES     ÉPARS 


Tout  est  dit  maintenant,  ô  Suisse  vénérée  1 

J'ai  déchargé  mon  cœur  d'une  dette  sacrée, 

Et  peut-être  allégé  celle  de  mon  pays. 

Ah  !  si  la  France  heureuse  un  jour  pouvait  te  rendre... 

Non!  Puisses-tu  n'avoir  jamais  à  te  défendre 

Sur  tes  fils  massacrés  et  tes  champs  envahis  ! 

Reste  toujours  heureuse  et  grande  !  —  Oui,  j'ai  dit  grande 

On  est  grand  par  le  cœur.  La  Suisse  et  la  Hollande 

L'ont  prouvé  toutes  deux  en  défendant  leurs  droits. 

Athène  et  la  Judée  étaient-elles  petites? 

La  force  n'y  fait  rien,  pas  plus  que  les  limites. 

On  peut  être  puissant  et  petit  à  la  fois. 


Continue  à  montrer  à  l'Europe  attardée 
La  force  du  bon  droit,  la  grandeur  de  l'idée. 
Que  la  liberté  seule  a  des  fruits  savoureux. 
Que  par  ses  sages  lois  toujours  tu  te  gouvernes, 
Et  que  c'est  à  ce  prix  que  les  peuples  modernes 
Peuvent  être  puissants  et  s'estimer  heureux. 


HELVETIA  163 


Montre-leur  qu'en  ton  sein,  sur  tes  monts,  dans  tes  villes, 
Tu  nourris,  sans  danger  des  discordes  civiles. 
Trois  peuples  diflférents  réunis  pour  le  bien. 
Leurs  usages,  leurs  dieux,  leurs  langues  sont  contraires  : 
Qu'importe  !  ils  sont  contents  et  vivent  tous  en  frères  ; 
Car  c'est  la  liberté  qui  fait  leur  sur  lien. 

Ah!  puisse  un  jour  l'Europe,  imitant  ton  exemple, 
N'être  dans  l'avenir  qu'une  Suisse  plus  ample, 
Nouveaux  États-Unis  des  vieux  peuples  chrétiens! 
Immense  république,  où  nations  et  races, 
De  leurs  trop  longs  discords  répudiant  les  traces, 
Formeraient  des  cantons  libres  comme  les  tiens! 

Si  c'est  une  chimère,  elle  est  belle!  L'histoire 
Doit-elle  errer  toujours  dans  un  cercle  illusoire, 
Comme  Samson  tournant  la  meule  en  sa  prison? 
Des  siècles  plus  actifs  sont  à  l'œuvre  pour  elle  : 
Le  nôtre  va  finir;  l'axe  incline  et  révèle 
Un  meilleur  avenir,  un  plus  large  horizon. 

Et  quand  ces  jours  viendront,  c'est  toi  seule,  Helvétie, 
Toi  qui  les  fis  comprendre  et  fus  leur  prophétie, 
Q.ui  conduiras  le  chœur  de  nos  amphictyons. 
Pacifique  et  sereine  en  tes  Alpes  tranquilles, 
Où  notre  liberté  peut  voir  ses  Thermopyles, 
Tu  jugeras  d'en  haut  toutes  les  nations. 

Septembre  iSj2. 


164  POÈMES     ÉPARS 


QUA'K.T)    OX    EST   JEVKjE 


v^u  AND  on  est  jeune,  on  rit  souvent  de  toute  chose; 
La  vieillesse  nous  semble  ou  grotesque  ou  morose, 
Et  l'on  n'éprouve  pas  encore  à  son  aspect 
Ce  suprême  degré  de  l'amour,  le  respect. 
On  ne  soupçonne  pas  ce  que  cachent  ces  rides 
De  jeunesse  de  cœur,  de  tendresses  timides, 
De  désirs  refoulés,  d'espoirs  trop  tôt  déçus  : 
Dieu  voit  le  fond  ;  l'enfant  ne  voit  que  le  dessus. 
C'est  plus  tard,  quand  la  vie  est  un  peu  mieux  connue. 
Quand  le  cœur  a  souôert,  quand  la  tête  est  chenue. 
Quand  l'homme  aimant  encor  n'inspire  plus  l'amour, 
Qu'il  pense  à  faire  enfin  sur  lui-même  un  retour. 
Alors  naïvement  égoïste  ou  plus  sage, 
Il  se  prend  à  songer  aux  profits  de  son  âge, 
Et  demande  aux  enfants  ce  respect  du  vieillard 
Qu'il  ignorait  jadis  et  qu'il  connut  trop  tard. 


QUAND     ON     EST    JEUNE  165 


—  Pour  moi,  même  en  l'ardeur  des  gaietés  enfantines, 
J'eus  le  culte  des  morts  et  l'amour  des  ruines. 
J'aime  donc  les  vieillards,  et  je  n'ai  jamais  ri 
De  ce  pauvre  être  éteint,  au  visage  flétri. 
Qui  s'en  va  chancelant,  oublié,  solitaire, 
Traînant  ses  derniers  pas  au  hasard  sur  la  terre. 
C'est  plus  que  du  respect  que  j'ai  pour  eux  au  fond  ; 
C'est  comme  un  gentiment  à  part,  tendre  et  profond  : 
Sur  ces  faces  d'un  jour  que  l'âge  a  labourées, 
Je  vois  toujours  ma  mère  et  ses  rides  sacrées. 

Potitresiiia,  1S72. 


[66  POÈMES     ÉPARS 


LOT    'DE    TOI-TE 


Lj  ES  uns  auront  des  champs  dont  ils  cueillent  les  gerbei 
D'autres,  des  parcs  ombreux  et  des  palais  superbes, 
Où,  fermant  l'horizon  pour  le  plaisir  des  yeux. 
Le  jet  d'eau  du  bassin  s'élance  jusqu'aux  cieux. 
Les  uns,  malgré  les  vents  et  la  fureur  de  l'onde, 
Vont  sur  les  mers  au  loin  chercher  l'or  de  Golconde  : 
D'une  mer  plus  perfide  affrontant  les  brisants. 
D'autres  se  font  du  peuple  ou  des  rois  courtisans, 
Ou  demandent  la  gloire  aux  horreurs  de  la  guerre. 
Tout  le  monde  a  sa  part,  ou  sublime  ou  vulgaire, 
Dans  les  biens  d'ici-bas...  Moi  seul  n'ai-je  donc  rien? 
—  Ah  !  nul  lot  cependant  n'est  plus  beau  que  le  mien  ! 
Je  n'ai  rien  et  j'ai  tout;  je  plane  sur  la  vie; 
Toute  âme  a  son  écho  dans  mon  âme  ravie; 
Tout  s'y  peint  largement  par  son  divin  côté; 
Partout  dans  l'univers  je  cueille  la  beauté, 
Et  je  sais  lui  prêter  une  langue  secrète  : 
Quel  sort  puis-je  envier?  Ne  suis-je  pas  poète? 


;œ:ur   simplice  167 


SŒUX  SIÏ\CTLICE 

«  Vendredi  ont  en  lieu,  dans  l'église  de  Saint-Germain- 
des-Prés,  les  obsèques  de  la  sœur  Simplice,  institutrice, 
victime  de  son  dévouement. 

«  Voyant  un  chien  enragé,  que  Ton  poursuivait,  arriver 
sur  les  enfants  qu'elle  conduisait  à  la  promenade,  elle  s'était 
jetée  au  devant  d'eux  pour  les  préserver  et  avait  été  cruel- 
lement mordue  aux  mains  par  le  dangereux  animal. 

«  C'est  aux  suites  de  ces  morsures,  qu'après  plusieurs  jours 
de  souffrances,  la  sœur  Simplice  a  succombé.  » 

(Journaux  du  2_j  octobre  i8jj.) 


Souvent  dans  l'océan  de  l'humaine  bassesse, 
Parmi  ces  flots  fangeux  qui  s'agitent  sans  cesse, 
Comme  une  vision,  une  perle  sans  prix 
Passe  et  brille  un  instant  à  nos  regards  surpris, 
Et  la  vague  l'emporte  en  ses  replis.  L'abîme 
Se  referme,  et  son  bruit,  monotone  ou  sublime. 
Continue  à  bercer  avec  ses  mille  échos 
Nos  craintes,  nos  espoirs,  nos  luttes  sans  repos. 


l68  POÈMES    ÉPARS 


Car  la  vie,  au  hasard  sans  cesse  dépensée, 
A  tous  les  vents  du  ciel  disperse  la  pensée. 
Hélas  !  que  de  beautés  nous  perdons  sans  remords  ! 
Et  que  nous  savons  peu  nous  souvenir  des  morts  ! 


Je  ne  t'ai  pas  connue  en  ce  monde,  ô  Simplice  ! 
Mais  je  te  vois  tendant  tes  deux  mains  au  supplice, 
Et  regardant  la  mort  avec  tranquillité 
Pour  sauver  ces  petits  tremblants. à  ton  côté; 
Je  te  vois  souriant  à  tes  saintes  blessures, 
Et  bénissant  ce  mal  aux  atteintes  trop  sûres. 
Douce  et  chaste  héroïne  !  à  l'heure  de  mourir. 
Sur  ton  front  rayonnant  le  Ciel  a  dû  s'ouvrir. 
Abandonnant  le  choeur  des  célestes  phalanges, 
Les  mères,  les  enfants  dont  la  mort  fit  des  anges, 
Sont  venus  t'accueillir  au  seuil  du  Paradis 
Et  baiser  en  pleurant  tes  pauvres  bras  meurtris. 
Devant  les  Séraphins,  l'Ange  du  Sacrifice 
A  posé  sa  couronne  à  ton  front,  ô  SimpHce  ! 
Et  le  Christ,  les  yeux  pleins  d'ineffable  douceur. 
T'a  tendu  les  deux  bras  en  te  disant  :  Ma  soeur! 


169 


C%I 


Wù  sont-ils?  où  sont-ils,  ceux  que  j'ai  tant  aimés? 
Dans  quels  mondes  lointains  Dieu  les  a-t-il  semés  ? 

Où  sont-ils?  Ici-bas  je  ne  vois  que  leur  tombe; 
Et  par  delà,  plus  rien,  un  voile  noir  qui  tombe. 

Où  sont-ils  ?  où  sont-ils  ?  Alon  cœur  en  vain  les  suit  ; 
Je  n'étreins  que  le  vide  et  ne  vois  que  la  nuit. 

Où  sont-ils?  ô  mon  Dieu  !  tout  mon  être  t'implore  : 
Rends-les-moi  dans  ton  ciel  pour  les  aimer  encore  ! 


^m^(s^éimpm^^ 


^    VUE    MO%TE 


SU%  L^4    TETIX^SSE 


UUR  la  terrasse  en  fleur  qu'un  soleil  d'or  inonde, 
Comme  dans  un  Eden,  on  plane  sur  le  monde  : 
La  mer  est  à  nos  pieds  ;  jusqu'aux  confins  des  deux 
Elle  déroule  en  paix  ses  flots  silencieux; 
Une  lumière  pure,  éclatante,  éthérée, 
Tombe  d'un  ciel  d'azur  sur  la  terre  altérée. 
Qui  sourit  cependant  d'un  printemps  éternel; 
Les  grands  monts  aux  flancs  verts,  au  profil  solennel. 
Majestueusement  groupant  leurs  lignes  noires, 
S'allongent  dans  les  flots  en  mornes  promontoires. 
Tout  est  fleurs  et  parfums,  rayons,  splendeurs,  beauté. 
Et  l'âme  à  ce  bonheur  qui  vient  de  tout  côté. 


A     UNE     MORTE 


D'une  douce  langueur  et  d'extase  saisie, 

Prend  dans  cette  lumière  un  bain  de  poésie. 

—  J'étais  assis  près  d'elle  et  presque  à  ses  genoux  : 

Le  silence  se  fit  tout  à  coup  entre  nous. 

La  rose  qui  mourait  à  son  corsage,  heureuse, 

Embaumait  l'air  chargé  de  langueur  amoureuse, 

Et  mêlait  ses  parfums  à  ceux  de  ses  cheveux; 

Ses  yeux  semblaient  aux  miens  demander  des  aveux. 

Et  sur  la  lèvre  en  fleur  un  humide  sourire 

D'avance  à  mes  baisers  avait  l'air  de  souscrire... 

Je  sentis  que  j'allais  me  perdre  —  quand  soudain 

Un  vent  frais  agita  les  bosquets  du  jardin  ; 

Les  arbres  frissonnant  au  souffle  de  la  brise 

Semblaient  me  regarder  de  loin  avec  surprise; 

Un  oiseau,  s'envolant  avec  un  cri  d'effroi, 

En  passant  sur  m.on  front  me  dit  :  Prends  garde  à  toi  ! 

Comme  un  rire  étouffé,  les  branches  des  yeuses 

Entremêlaient  au  vent  leurs  voix  mélodieuses; 

J'entendis  un  palmier  aux  flexibles  rameaux 

Soupirer  :  A-t-il  donc  oublié  tous  ses  maux? 

L'aloès,  élançant  au  ciel  sa  fleur  immense 

Et  dont  il  meurt,  disait  :  Est  ce  qu'on  recommence? 

Et  les  verts  mimosas  chargés  de  grappes  d'or 

Se  demandaient  entre  eux  :  Aimerait-il  encor? 


Monte-Carlo. 


172  POÈMES     ÉPARS 


^U   'BOTiTt    T)U  L^C 


/Vu  bord  du  lac  tranquille 
Nous  nous  sommes  assis. 
Du  monde  et  de  la  ville 
Oubliant  les  soucis, 
Loin  de  la  foule  vile 
Et  des  pavés  noircis, 
Au  bord  du  lac  tranquille 
Nous  nous  sommes  assis. 

Au  fond  des  solitudes 
Nous  nous  sommes  aimés. 
Loin  des  contacts  trop  rudes 
Et  des  cœurs  trop  fermés, 
Loin  des  inquiétudes 
Dont  les  jours  sont  semés, 
Au  fond  des  solitudes 
Nous  nous  sommes  aimés. 
Chîllou. 


A     UNE     MORTE  I73 


LE    TO%.%.E'K,T 


Ivegarde  ce  torrent  qui  bondit,  gronde  et  roule, 
Et  comme  une  avalanche  en  poussière  s'écroule  : 
Dans  un  bassin  du  roc  il  s'arrête  un  moment  : 
Mais  c'est  pour  rassembler  tout  son  cours  écumant. 
Et  s'abîmer  encor.  Comme  une  âme  qui  soufifre, 
Il  repart,  rejaillit,  saute,  tombe  et  s'engouffre, 
En  couvrant  de  ses  pleurs  ses  parois  de  granit. 
Et  pourtant  à  deux  pas  tout  ce  tourment  finit  : 
Tout  à  coup  le  lac  ouvre  aux  fureurs  de  cette  onde 
Sa  sérénité  bleue,  immobile  et  profonde  ; 
Et  le  torrent  fougueux,  le  lac  tranquille  et  pur. 
Ne  font  plus  sous  le  ciel  qu'une  nappe  d'azur. 
O  Lixa!  ce  torrent  est  ma  fidèle  image  : 
Mon  cœur,  ainsi  que  lui,  fils  troublé  de  l'orage. 
En  se  précipitant  des  calmes  régions, 
S'est  livré  sans  repos  au  choc  des  passions. 
Blessé,  blessant,  broyé  comme  une  eau  qui  tournoie, 
A  travers  les  hasards  il  a  frayé  sa  voie. 


174  POEMES    EPARS 

Et  sur  les  rocs  aigus  sans  cesse  déchiré,  ] 

En  écume  légère  il  s'est  évaporé. 
C'est  ainsi  qu'il  s'usait  dans  un  trouble  stérile, 
O  Lixa!  quand  ton  cœur  s'offrit  comme  un  asile. 
Sous  le  charme  apaisant  de  ton  regard  aimé, 
Tout  ce  vain  tourbillon,  tout  ce  bruit  s'est  calmé, 
Et  trouvant  le  repos  au  sein  de  ta  tendresse. 
Comme  en  un  lac  heureux,  ô  ma  chère  maîtresse  ! 
Entre  tes  bras  aimants  à  jamais  abrité, 
Je  m'endors  dans  la  paix  de  ma  félicité! 

Clarens. 


A     UNE     MORTE 


FLEU%  F^'H.EE 


Li  E  jour  de  sa  mort,  —  oh  1  quelle  journée  !  - 
J'ai  pris  en  partant,  sur  le  guéridon. 
Une  fleur  d'automne  à  demi  fanée. 
Dernier  souvenir  de  ce  cher  salon  ! 

Cette  fleur,  c'est  moi  qui  l'avais  donnée... 
O  déchirement!  ô  morne  abandon! 
Ainsi  mon  amie  était  condamnée, 
Lorsqu'en  souriant  je  lui  fis  ce  don!... 

Ah!  pauvres  de  nous!  Quel  destin  nous  mène! 
Q.ui  m'expliquera  cette  énigme  humaine  ? 
A  quoi  bon  la  vie  et  tant.de  douleur? 

Quoi  !  tant  de  beauté,  de  grâce  et  de  charmes  ! 
Quoi  !  tout  ce  bonheur  qui  se  fond  en  larmes, 
Devait  moins  durer  qu'une  pâle  fleur! 


176  POÈMES     ÉPARS 


5075  'BE'K.IE! 


Dois  bénie  à  jamais,  chère  âme  que  la  mort 

Vient  de  me  prendre, 
Q.ui  jusqu'au  dernier  jour  te  montras  sans  efiort 

Fidèle  et  tendre! 

Ah!  puisses-tu  trouver  dans  la  paix  du  tombeau        * 

(Sombre  mystère  I) 
Ce  qu'en  vain  demandait  ton  cœur  épris  du  beau 

A  cette  terre! 

Et  puisses-tu  surtout  du  sein  des  régions 

Où  Dieu  t'emmène. 
Voir  nos  pleurs,  nos  regrets,  et  combien  nous  t'aimionSj 

Pauvre  âme  en  peine  ! 


A     UNE     MORTE  I77 

Car  un  remords  me  prend  de  tant  de  jours  passés 

Et  qui  m'oppresse, 
T'ai-je  assez  révélé  mon  amour,  t'ai-je  assez 

Dit  ma  tendresse? 

Non,  non,  je  n'ai  pas  su  t'ouvrir  mon  cœur  à  fond  ; 

Et  mon  silence 
Ne  t'as  pas  dit  combien  mion  amour  vrai,  profond. 

Était  immense  1 


23 


POEMES     EPARS 


L^     'PLUIE 


J  'ai  suivi  tout  le  jour  le  bord  de  la  rivière; 
Un  brouillard  gris  flottait  sur  la  vallée  entière. 
Perdu  dans  son  nuage  et  son  cher  souvenir, 
J'allais  sans  trop  songer  qu'il  faudrait  revenir. 
Sous  un  crêpe  de  deuil  la  nature  endormie 
Semblait  aussi  pleurer  la  mort  de  mon  amie. 
Nul  chant  d'oiseau  ;  la  brise,  en  passant  sur  les  bois, 
Semblait  mener  un  chœur  de  lamentables  voix; 
L'écluse  aux  flots  troublés  roulait  des  voix  éteintes  : 
Tout  était  triste  et  noir,  gémissements  et  plaintes. 
La  pluie  enfin  tomba;  des  nuages  rampants 
Chaque  arbre  retenait  les  larmes  en  suspens, 
Pour  mieux  les  laisser  choir  sur  mon  front  au  passage. 
Mais  déjà  d'autres  pleurs  me  baignaient  le  visage, 
Pleurs  d'amour,  de  regrets,  de  douceur  et  de  fiel, 
Et  ces  gouttes  d'eau-là  ne  venaient  pas  du  ciel. 


A     UNE     MORTE  I79 


L'^%'B'Ji,E 


Cl  LE  n'était  encor  qu'une  enfant  frêle  et  blonde, 
Qu'elle  vivait  à  part  et  s'isolait  du  monde. 
Un  de  ses  grands  bonheurs  était  de  se  percher 
Dans  les  branches  d'un  arbre  et  de  s'y  bien  cacher  ; 
Et  seule,  elle  restait  ainsi  de  longues  heures. 
Immobile  à  rêver  —  et  c'étaient  les  meilleures, 
Disait-elle  plus  tard,  quand,  la  main  dans  la  main, 
Nous  causions  tous  les  deux  de  ce  passé  lointain, 
Où  son  âme  ignorait  mon  âme  et  moi  la  sienne. 
—  A  quoi  donc  songeais-tu,  rêveuse  aérienne? 
Sans  doute  l'avenir  se  peignait  à  tes  yeux 
Sous  les  traits  enchanteurs  d'un  bonheur  radieux... 
Hélas  !  quel  démenti  te  donnait  avant  l'âge 
Le  sort  qui  te  forgeait  un  si  rude  esclavage! 
Voyais-tu  sous  quel  joug  il  faudrait  te  ployer? 
Et  l'amertume  assise  à  ton  jeune  foyer. 
Jusqu'à  l'heure  où  l'amour,  nous  unissant  dans  l'ombre. 


l8o  POÈxMES    ÉPARS 

Brilla  comme  une  étoile  au  bord  de  ton  ciel  sombre? 
—  Maintenant  que  la  mort  t'a  prise  entre  mes  bras, 
K'est-ce  pas?  jusqu'à  moi  souvent  tu  descendras? 
Si  ton  âme  aime  encore  à  revoir  cette  terre, 
A  rêver  loin  du  sol  dans  un  coin  solitaire, 
Comme  faisait  l'enfant  au  matin  de  ses  jours, 
Ah!  viens  à  moi,  descends,  visite-moi  toujours! 
Mon  âme  est  un  grand  arbre  aux  vastes  rameaux  sombres 
Où  le  vent  fait  flotter  les  rayons  et  les  ombres. 
Où  le  feuillage  ému,  plein  de  bruits  enchanteurs, 
Des  sèves  du  printemps  vanne  au  loin  les  senteurs. 
Où  la  fraîcheur  des  nuits,  lentement  déposée. 
Transforme  en  diamants  les  pleurs  de  la  rosée. 
Le  zéphyr  y  frémit,  et  les  oiseaux  du  ciel 
Y  cachent  leurs  doux  nids,  et  l'abeille  son  miel. 
Mille  doux  souvenirs  s'abritent  sous  son  dôme  : 
Mais  c'est  toi  que  je  veux,  ô  bien-aimé  fantôme! 
Chère  ombre  à  qui  je  dois  tant  de  biens  et  de  maux. 
C'est  toi  que  je  veux  voir  toujours  dans  mes  rameaux  ! 


A     UNE     MORTE 


TiESIG'K.^iTIO'K. 


Allons,  remettons-nous  à  vivre  au  jour  le  jour. 
Patience  1  La  mort  viendra;  j'aurai  mon  tour. 
Ce  ne  sera  pas  long  :  le  soir  touche  à  l'aurore. 
Allons,  3gitons-nous,  aimons,  souffrons  encore, 
C'est  la  loi;  laissons-la  s'accomplir  sur  nos  fronts  1 
L'ange  s'ébauche  en  nous,  tandis  que  nous  souffrons; 
Et  l'esprit  à  travers  notre  corps  en  ruines 
Monte  et  contemple  mieux  les  régions  divines. 
Comme  en  hiver  le  dôme  éclairci  des  forêts 
Laisse  voir  sur  les  monts  le  ciel  bleu  de  plus  près. 
La  souffrance  est  un  feu  qui  purifie;  et  l'âme, 
Au  lieu  d'onde  lustrale,  a  besoin  de  la  flamme 
Q.ui  consume  et  dévore  et  la  dégage  un  peu 
Des  passions  d'en  bas,  cendre  et  scorie  en  feu, 
Poussière  que  le  vent  de  la  vie  amoncelle, 
Qui  voile  trop  souvent  la  divine  étincelle. 
Pour  que  l'homme  comprenne  enfin  la  vérité 


l82  POÈMES     ÉPARS 


Et  sente,  faible  atome  en  cette  immensité, 
Que  la  vie  est  un  point  dans  les  siècles  sans  nombre 
Son  génie  un  vain  souffle  et  son  bonheur  une  ombre, 
Il  est  bon  qu'au  milieu  de  nos  mille  tracas 
La  foudre  sur  nos  seuils  éclate  avec  fracas, 
Qu'on  voie  à  nos  banquets  le  malheur  apparaître, 
Et  que  l'esprit  tremblant  reconnaisse  son  maître. 
Il  est  bon  que  la  mort,  qui  réveille  et  confond, 
Ouvre  à  nos  yeux  soudain  cet  abîme  sans  fond, 
Et  que  de  tous  côtés,  pour  seule  perspective. 
S'étende  l'infini  comme  une  mer  sans  rive. 


A     UNE     MORTE 


STELLA     'K.UOV^ 


J  'aurais  voulu  que  ton  image 
Se  prolongeât  sur  tous  mes  jours, 
Que  ta  tendresse  sans  partage 
Fût  le  dernier  de  mes  amours... 
Mais,  ô  ma  pauvre  bien-aimée  ! 
Ta  tombe  est  à  peine  fermée, 
Que  je  vais  à  d'autres  douleurs  ! 
Un  astre  plus  puissant  qui  passe 
M'emporte  avec  lui  dans  l'espace, 
Et  m'arrache  à  toi,  tout  en  pleurs 

Éternelle  faiblesse  humaine' 
Malgré  mes  regrets,  mes  remords. 
Je  vais  où  le  destin  m'emmène, 
Moi,  si  fidèle  à  tous  mes  morts! 
Hélas  I  un  jour  désabusée. 
Mon  âme  s'en  viendra,  brisée, 


i84 


POEMES     EPARS 


Honteuse  de  cet  abandon, 
Demander  à  ta  froide  pierre, 
A  deux  genoux  dans  la  poussière. 
L'aumône  d'un  dernier  pardon! 


157. 


A     U'ME     VIV^'^LTE 


LES    TLEU%S 


A     SZERETLEK 


J  "ai  vu  des  pleurs  errer  au  bord  de  ses  paupières. 
Qu'un  sourire  forcé  ne  voilait  qu'à  demi, 
Ces  pleurs  mal  contenus,  que  les  âmes  trop  fières 
Ne  savent  pas  verser,  même  auprès  d'un  ami. 

Quoi  !  si  jeune  et  déjà  souÔrir  !  Lorsque  la  vie 
Semble  avoir  à  tes  pieds  répandu  tous  ses  donsl 
Q.uand  on  possède  tout  ce  que  la  terre  envie, 
Se  tlétrir  dans  l'ennui  des  mornes  abandons! 


l86  POÈMES     ÉPARS 


Ah  !  laisse  ouvrir  ton  cœur  !  Laisse  couler  tes  larmes  ! 
C'est  la  source  qui  doit  féconder  ton  désert. 
La  vie  est  un  combat  ;  les  pleurs  trempent  nos  âmes  ; 
Et  l'on  n'est  doux  et  fort  que  si  l'on  a  souffert. 


iS-j.... 


A     UNE    VIVANTE  187 


^4Î\CITIE 


Souvent  je  m'interroge  et  tout  bas  me  demande 

Et  cherche  d'où  me  vient  cette  amitié  si  grande, 

Cette  pure,  tranquille  et  noble  passion 

Q.ui  dans  mon  soir  d'hiver  glisse  un  si  doux  rayon. 

Q.u'aimé-je  donc  en  elle,  et  que  puis-je  en  attendre? 

Quel  est  cet  intérêt  à  la  fois  triste  et  tendre 

Qui  m'attache  à  ses  pas,  et  comme  un  doux  aimant 

Attire  mes  pensers  vers  elle  à  tout  moment  ? 

Serait-ce  sa  beauté?  J'en  connais  d'aussi  belles. 

Sa  douleur?  Mais,  hélas!  j'en  sais  de  plus  cruelles. 

Sa  jeunesse  et  ce  front  chargé  de  blonds  cheveux? 

Son  grand  art,  quand  ses  doigts,  au  jeu  souple  et  nerveux, 

Éveillent  Beethoven  sur  les  touches  d'ébène? 

Ses  yeux  bleus  aux  cils  noirs?  Sa  grâce  souveraine? 

Ou  bien  l'âme  cachée  en  ce  corps  si  charmant, 

Cette  âme  qui  se  meurt  silencieusement. 

Et,  comme  une  martyre  expirant  sur  le  sable, 


POEMES     EPARS 


Se  fait  de  sa  pudeur  un  voile  impénétrable, 

Et  cache  à  tous  les  yeux  la  blessure  sans  nom 

Q.ue  lui  fit  en  plein  cœur  leur  stupide  abandon? 

—  Ah  !  douleur  ou  beauté,  que  m'importent  les  causss  ! 

Quels  que  soient  les  rayons  dont  tu  te  décomposes  1 

Je  te  reconnais  bien,  c'est  toi,  prisme  adoré. 

Étincelle  divine  où  dort  le  feu  sacré  ! 

Chaste  étoile  qui  tremble  et  qu'un  nuage  assiège, 

Pâle  et  dernière  fleur  qui  grandit  sous  la  neige, 

Flot  suprême  d'amour,  flot > pur,  pacifié. 

Qui  vient  mourir  au  bord  et  n'est  plus  qu'amitié  1 


A     U  X  E     \'  I  V  A  N  r  E 


T)ÉT)1C^CE    T)E    MARCEL 


A     SZERETLEK 


Nunc  et  semper. 


v^  o  M  M  E  au  sommet  des  tours  on  plante  une  bannière. 
Comme  on  pose  un  panache  au  cimier  du  vainqueur, 
Comme  un  amant  heureux  fleurit  sa  boutonnière, 
Pour  arborer  sa  joie  et  parfumer  son  cœur, 
Comme  au  fez  des  sultans  jaillit  l'aigrette  altière, 
Comme  un  fronton  de  marbre  ouvre  le  Parthénon, 
Ainsi  sur  ce  premier  feuillet  je  mets  ton  nom! 


[90  POEMES     EPARS 


Ce  nom  mystérieux,  tendre  comme  toi-même, 
Qui  frémit  sur  ta  lèvre  aussi  doux  qu'un  baiser, 
D'un  bonheur  innocent  chaste  et  subtil  emblème, 
Masque  heureux  qu'à  nos  fronts  tu  te  plus  à  poser, 
Que  ce  mot  soit  inscrit  au  seuil  de  ce  poème  1 
Qu'il  soit  le  talisman  dont  le  charme  accompli 
Protège  un  jour  de  plus  mes  vers  contre  l'oubli  ! 


III 


Mais  quand  même  le  monde  en  son  indifférence 
Refermerait  ce  livre  où  j'ai  mis  tout  mon  cœur, 
J'ai  pour  me  consoler  une  chère  espérance  : 
Ton  âme  ouverte  au  grand,  close  au  rire  moqueur. 
Et  dont  l'achèvement  se  fit  par  la  souffrance. 
Ton  âme  en  qui  la  mienne  a  su  voir  une  sœur. 
Lira  toujours  ces  vers  avec  quelque  douceur. 


IV 


Ce  n'est  pas  la  musique  ou  le  fond  du  poème 
Qui  retiendra  ton  front  sur  mon  livre  penché  ; 
Ce  que  tu  chercheras  dans  mes  vers,  c'est  moi-même, 
Le  vrai  moi.  l'être  intime,  invisible  et  caché. 


A     UNE     VIVANTE  I91 


L'aimant  mystérieux  qui  fait  que  l'on  vous  aime, 
Le  penseur  attendri,  le  rêveur  des  sommets. 
Ce  que  la  foule  en  nous  ne  devine  jamais. 


Le  monde,  ô  Szeretlek!  ne  t'aura  pas  connue, 
Il  n'aura  vu  de  toi  que  ta  fière  beauté. 
Tes  yeux  bleus  aux  cils  noirs  et  ta  grâce  ingénue. 
Moi  seul,  j'ai  vu  ton  âme  et  son  divin  côté  ; 
Moi  seul,  j'ai  vu  l'éclair  qui  dormait  dans  ta  nue  ; 
Moi  seul,  plongeur  heureux,  j'ai  vu  sous  le  flot  pur 
Tous  les  trésors  secrets  de  ton  liquide  azur. 


VI 


Tu  traversais  la  vie  ainsi  qu'une  étrangère; 
Le  bonheur  t'oubliait;  tu  restais  en  chemin. 
Je  vis  quels  pleurs  cachait  ta  gaieté  mensongère. 
Je  m'assis  près  de  toi,  je  te  pris  par  la  main; 
Et,  repartant  à  deux,  d'une  âme  plus  légère, 
Mêlant  le  rire  aux  pleurs,  les- bras  entrelacés. 
Nous  avons  respiré  l'oubli  des  maux  passés. 

VII 

Ne  rougis  pas  d'aimer  ma  tête  déjà  blanche  ; 

La  vigne-  embrasse  bien  le  vieil  orme  au  tronc  creux, 


192  POEMES     EPARS 


Et  la  rose  fleurit  jusque  sous  l'avalanche. 
Qu'importe!  le  seul  point,  n'est-ce  pas  d'être  heureux? 
Le  sort,  qui  tôt  ou  tard  nous  off"re  une  revanche. 
Pour  jeter  sur  ta  vie  un  rayon  plus  clément, 
A  défaut  du  plus  jeune  a  pris  le  plus  aimant. 

VIII 

Hélas!  notre  amitié  sans  doute  sera  brève. 
Mais  quel  est  le  bonheur  qui  n'a  pas  de  rançon? 
Tu  commences  la  vie  et  la  mienne  s'achève. 
Il  faudra  nous  sevrer  de  ce  tendre  unisson; 
Il  faudra  que  la  mort  nous  sépare  et  m'enlève. 
Selon  la  loi  divine,  ou  ce  soir  ou  demain, 
Je  dois  te  laisser  seule  au  milieu  du  chemin. 


IX 


Eh  bien,  nous  acceptons  tous  les  deux  cette  épreuve  1     ' 
Pour  croire  on  n'a  besoin  que  de  se  souvenir  : 
Sans  qu'il  doute  un  instant,  mais  non  sans  qu'il  s'émeuve 
Mon  cœur  affrontera  ce  trop  sur  avenir.  j 

Je  le  sais  :  tu  prendras  mon  deuil  comme  une  veuve  ;     1 
Le  nœud  qui  nous  étreint  n'en  sera  que  plus  fort  : 
Car  l'absence  m'a  dit  le  secret  de  la  mort. 


A     U\E     VIVANTE  I93 


Puis  par  delà  ce  monde  et  sa  sphère  bornée, 
Dans  cet  azur  sans  fond  où  s'abîment  nos  yeux, 
II  est  un  astre  d'or,  une  île  fortunée, 
Où  tout  ce  qui  s'unit  et  s'aima  sous  les  cieux 
Renoue,  et  pour  jamais,  la  chaîne  abandonnée. 
Et,  dans  un  bonheur  pur  qu'ici  rien  n'égala, 
Vit  d'extase  et  d'amour,  et  je  t'attendrai  làl 


25 


[94 


POEMES    EPARS 


LE    C\C0'N:.T    'BLA'yiC 


^  o  X  image  en  mon  cœur  est  pareille  au  mont  Blanc. 

Parfois  l'amer  regret,  un  souvenir  troublant, 

Le  doute  et  les  soupçons  impurs,  comme  un  nuage, 

S'élèvent  des  bas-fonds  et  voilent  son  image. 

L'horizon  de  mes  jours,  alors  bas  et  terni, 

K'a  plus  ces  grands  aspects  qui  parlent  d'infini; 

Je  suis  seul;  j'ai  perdu  ma  vision  céleste; 

Tout  s'efiace,  et  d'ailleurs,  que  m'importe  le  reste? 

Mais  un  mot  d'elle,  un  rien  me  rend  à  la  raison  : 

Un  nouveau  souflfl^e  heureux  passe  sur  l'horizon; 

Le  brouillard  disparait;  le  ciel  se  rassérène; 

J'ai  rejeté  le  poids  de  la  misère  humaine  ; 

Je  crois  encor,  je  vis,  et,  comme  au  premier  jour. 

Je  revois  les  flots  bleus  du  lac  de  notre  amour, 


A     tfXE     VIVANTE  I95 

Et  dans  les  profondeurs  de  la  voûte  azurée, 
Calme  et  dominant  tout,  son  image  adorée, 
Plus  pure  et  plus  sublime  encor  que  le  mont  Blanc. 
Élève  vers  le  ciel  son  dôme  étincelant. 

Divoiine. 


196  POÈMES    ÉPARS 


^T)IEU 


/\dieu 


!  puisque  ta  main  cherche  à  quitter  la  mienne, 
Ne  crains  pas  que  je  veuille  encor  la  retenir. 
Quoi  !  ton  cœur  n'a  donc  rien,  plus  rien  qui  m'appartien 
—  Ah!  le  déchirement  terrible  va  venir!  . 

Ainsi  tu  ne  vis  plus  de  moi  !  Ton  âme  entière, 
Qui  plongeait  dans  mes  yeux  pour  y  chercher  le  jour, 
S'élance  maintenant  vers  une  autre  lumière, 
Un  autre  azur  plus  jeune  où  tu  pressens  l'amour! 

Puisses-tu  l'y  trouver!  Puisse-t-il  te  suffire! 

Borne  là  ton  essai,  sache  te  limiter! 

A  défaut  de  raison,  que  la  pitié  t'inspire! 

On  est  trop  malheureux  quand  il  faut  te  quitter  ! 


A     UNE     VIVANTE  I97 

Ah  !  ne  souffre  jamais  du  moins  ce  que  je  souftVe, 
Ce  martyre  d'un  cœur  qui  se  sent  délaissé, 
Qiu  voit  la  vie  ouverte  à  ses  pieds  comme  un  goutîre, 
Ce  gouffre  horrible  et  noir  que  connut  ton  passé  ! 

Je  t'en  ai  délivrée,  et  c'est  toi  qui  m'y  plonges! 
Le  bien  que  je  t'ai  fait  devient  mon  châtiment... 
La  vérité  n'est  donc  qu'un  tissu  de  mensonges, 
Puisqu'il  me  faudra  croire  un  jour  que  ton  cœur  ment? 

Et  pourquoi  me  quitter?  Est-ce  parce  que  l'âge 
A  sillonné  mon  front  qu'il  devait  transformer? 
Mais  quand  je  vins  à  toi,  ce  n'est  pas  mon  visage, 
C'est  mon  cœur  que  tu  vis  et  qui  se  fit  aimer. 

Eh  bien  I  ce  cœur  si  jeune  est  demeuré  le  même, 
Des  misères  d'en  bas  il  est  mieux  dégagé  ; 
Il  est  meilleur,  plus  fier,  plus  tendre  encore  :  il  t'aime.. 
Hélas  !  comme  il  croyait  cet  amour  partagé  ! 

Nous  avions  traversé  la  saison  des  orages; 
Nos  cœurs  dans  le  devoir  s'étaient  réfugiés; 
Et  déjà  nous  planions  par  delà  les  nuages, 
Dans  l'azur  rayonnant  des  pures  amitiés. 

Mais  je  te  vis  faiblir...  Tu  regrettais  la  terre  : 
Le  ciel  était  trop  haut,  l'air  trop  vif,  trop  subtil... 
Et  voilà  que  ta  main  sur  mon  cou  se  desserre  ! 
Quoi!  le  ciel  avec  moi,  c'est  donc  pour  toi  l'exil? 


198  POÈMES     ÉPARS 


Où  vas-tu  retomber?  Aux  ardeurs  inquiètes, 
Au  bruit,  au  tourbillon,  aux  hommages  du  bal, 
Aux  rêveuses  langueurs  des  lendemains  de  fêtes, 
Au  froid  du  cœur,  au  train  du  monde  si  banal... 

Va  donc  où  ta  Jeunesse  et  ton  sexe  t'entraîne  ! 
Va  briser  d'autres  cœurs  encore  en  te  jouant  1 
Le  monde  acclamera  ta  beauté  souveraine; 
Mais  te  cachera-t-il  son  vide  et  son  néant? 

D'autres  t'admireront  dans  ta  beauté  de  femme, 
Et  cet  amour  d'une  heure,  ils  te  le  diront  mieux; 
Mais  moi,  ce  que  j'aimais  en  toi,  c'était  ton  âme. 
Et  l'ange  qui  passait  quelquefois  dans  tes  yeux. 

Adieu!  Tu  n'as  jamais  compris  quelle  tendresse 
Enveloppait  tes  jours  d'un  éternel  souci. 
Te  suivait,  te  couvait  en  tous  lieux  et  sans  cesse. 
Ah!  pauvre  enfant!  qui  donc  saura  t'aimer  ainsi? 

Adieu  !  Va,  je  le  sais,  ma  plainte  est  inutile  ; 
Mais  quand,  lasse  du  monde  et  brisée  à  demi. 
Tu  chercheras  des  yeux  pour  mourir  un  asile. 
Souviens-toi,  souviens  toi  de  ton  meilleur  ami! 


I 


6  mai  iSy.... 


A    UNE    VIVANTE  I99 


c/4    L^     VE'N:,US     T>E    tSCILO 


^UR  ton  socle  de  marbre,  immobile  et  sereine, 
Ta  beauté  mutilée  est  encor  souveraine, 
O  Vénus  !  et  les  jours  sur  toi  glissent  en  vain. 
Ta  lèvre  peut  garder  son  tranquille  sourire  ; 
L'Olympe  est  disparu,  mais  non  pas  ton  empire  : 
L'art  rouvre  un  nouveau  temple  à  ton  culte  divin. 


Si  tu  n'es  plus  pour  nous  la  'déesse  vivante 
Qui  sème  sur  ses  pas  l'amour  et  l'épouvante, 
Dont  la  Grèce  adorait  les  autels  à  Paphos, 
Des  cultes  du  passé  si  tu  n'es  qu'un  emblème. 
L'homme  dans  ta  beauté  peut  s'admirer  lui-même 
En  voyant  ce  qu'il  lit  de  ce  bloc  de  Paros. 


POEMES     EPARS 


Jamais  il  n'a  plus  haut  fait  monter  son  génie  ; 
La  chasteté,  la  grâce  à  la  grandeur  unie, 
Trônent  pour  tous  les  temps  sur  ce  blanc  piédestal. 
Le  marbre  y  devient  chair,  la  chair  esprit;  la  terre 
N'a  rien  su  revêtir  d'un  plus  beau  caractère, 
Et  l'art  ne  peut  rêver  de  plus  pur  idéal. 

De  la  terre  et  du  ciel  mystérieux  mélange, 

Plus  divin  que  la  femme  et  plus  humain  que  l'ange, 

Trait  d'union  sublime  entre  l'homme  et  les  dieux, 

Point  culminant  de  l'art  et  de  la  poésie. 

Où  la  beauté  parfaite,  en  un  éclair  saisie. 

Se  fixe  aux  purs  contours  d'un  marbre  radieux! 

Dix-huit  siècles  entiers,  ô  divine  statue  ! 

De  ton  autel  natal,  détrônée,  abattue, 

Dans  la  terre  des  morts  tu  dormis  comme  nous. 

Mais  quand  tu  reparus  enfin  à  la  lumière, 

Ce  fut  un  cri  d'amour  comme  à  l'heure  première. 

Et  tu  revis  encor  la  terre  à  tes  genoux. 

Les  générations  se  succédant  sans  cesse 

Ramènent  à  tes  pieds,  mieux  qu'aux  temps  de  la  Grèce, 

Un  flot  toujours  pressé  d'admirateurs  nouveaux. 

Quel  poète  pieux,  dans  la  foule  fidèle. 

N'est  venu  t'adorer  en  prenant  pour  modèle 

Ta  beauté,  désespoir  de  ses  pâles  travaux? 


! 


A     UNE     VIVANTE 


Enfant,  j'y  suis  venu;  vieillard,  j'y  viens  encore 
(Souvent  le  crépuscule  ainsi  rejoint  l'aurore)  ; 
Et  j'espère  y  venir  jusqu'à  mon  dernier  jour. 
Ma  place  familière  est  là,  dans  ce  coin  sombre, 
Et  ton  œil  impassible  a  pu  voir  à  ton  ombre 
Ma  première  jeunesse  et  mon  dernier  amour. 

C'est  là,  t'en  souvient-il?  sous  la  fenêtre  haute, 
Comme  des  écoliers  qui  se  sentent  en  faute, 
Qn^ellc  et  moi  nous  venions  nous  blottir  à  l'écart; 
Et  la  main  dans  la  main,  heureux,  sans  nous  rien  dire. 
L'œil  sur  toi,  nous  mêlions,  dans  un  double  délire, 
A  notre  immense  amour  l'immensité  de  l'art. 


La  foule,  autour  de  nous,  bourdonnait  dans  les  salles, 
Lançant  aux  dieux  vaincus  ses  remarques  banales. 
Sa  naïve  ignorance  ou  son  rire  moqueur. 
Mais  nous,  ne  regardant  que  toi  seule,  ô  déesse  ! 
Perdus  dans  ta  pensée  et  dans  notre  tendresse, 
Nous  laissions  le  silence  expliquer  notre  cœur. 

L'art  à  notre  amitié  prêtait  encor  des  ailes. 
Dans  notre  essor,  pareils  à  deux,  ramiers  fidèles, 
Kous  montions  dans  l'azur  des  hautes  régions. 
La  terre  sous  nos  pieds  s'enfuyait  dans  l'espace. 
Et  quand  nous  retombions  (car  toute  aile  se  lasse), 
C'était  les  pleurs  aux  yeux  que  nous  nous  souriions. 

26 


POEMES    EPARS 


Ah!  comme  elle  m'aimait  alors!  de  quelle  flamme 
L'ardente  gratitude  emplissait  sa  jeune  âme! 
C'était  plus  que  l'amour,  même  dans  sa  ferveur. 
Du  sombre  désespoir  trop  longtemps  prisonnière, 
Je  lui  rendais  la  voix,  la  vie  et  la  lumière, 
J'étais  l'ange  attendu,  j'étais  le  Dieu  sauveur! 


Comment  ne  pas  l'aimer  aussi,  ne  pas  la  croire. 
Et  ne  pas  m'enivrer  de  ce  rêve  illusoire? 
Des  jours,  des  mois,  des  ans,  elle-même  l'a  cru. 
Pour  elle,  c'était  vivre  enfin,  c'était  l'aurore  ; 
Moi,  je  me  retournais  pour  saluer  encore 
Le  reflet  adoré  du  soleil  disparu. 

Tu  n'as  pu  l'oublier,  cette  jeune  mortelle. 

Que  même  auprès  de  toi  l'on  osait  trouver  belle. 

Qu'elle  était  digne  alors  de  vivre  sous  ta  loi  1 

Elle  te  ressemblait  dans  sa  fierté  divine  ; 

Puis,  ce  regard  étrange,  où  rien  ne  se  devine... 

Hélas  !  j'aurais  mieux  fait  de  n'adorer  que  toi  ! 

Toi,  tu  ne  changes  pas;  telle  tu  fus,  tu  restes. 

Dans  l'immobilité  des  idoles  célestes; 

Si  ton  cœur  est  de  marbre,  il  n'a  pas  de  détours  ; 

Tu  ne  t'élèves  pas  au  ciel  pour  redescendre  ; 

Tu  ne  t'enflammes  pas  pour  n'être  un  jour  que  cendre; 

Toi,  tu  ne  promets  pas  d'éternelles  amours! 


A     UNE     VIVANTE  2O3 

Oh!  qui  m'eût  dit  qu'un  jour,  à  cette  même  place, 

Tiède  encor  d'un  bonheur  dont  tout  garde  la  trace, 

Exilé  de  son  cœur  et  par  l'âge  affaibli, 

Je  viendrais,  dans  ces  lieux  témoins  de  tant  d'ivresse, 

Verser  furtivement  à  tes  pieds,  ô  déesse  ! 

Les  pleurs  de  l'abandon  et  de  l'injuste  oubli  ! 


Tout  mon  être  eût  crié  :  Non  !  non  !  C'est  un  blasphème  ! 
Eh  quoi  !  tant  de  bonheurs,  tant  de  souffrances  même. 
Tant  de  rêves,  d'espoir,  de  fautes,  de  pardons, 
Tant  de  serments  cueillis  sur  une  lèvre  avide  ! 
Tout  cela  pour  tomber  tout  à  coup  dans  le  vide 
Et  la  muette  horreur  des  mornes  abandons  ! 


Qu'est-ce  donc  que  la  vie,  et  quelle  est  sa  misère, 
Si  tout,  même  l'amour,  n'est  qu'un  souffle  éphémère? 
L'inconstance,  ô  nature!  est  donc  la  grande  loi? 
Quoi  !  la  grâce  est  un  leurre  et  la  tendresse  un  piège  ? 
Qui  nous  a  réunis  ?  Pourquoi  la  rencontrai-je  ? 
Pourquoi  nous  séparer?  Pourquoi  souffrir?  Pourquoi?. 

O  Vénus  !  ô  statue  !  ô  déesse  éternelle  ! 
Le  regard  calme  et  froid  de  tes  yeux  sans  prunelle 
Semble  me  contempler  avec  étonnement. 
Tandis  que  je  t'ouvrais  ce  cœur  qui  se  déchire, 
J'ai  cru  voir  sur  ta  lèvre  un  étrange  sourire 
Comme  un  muet  reproche  errer  confusément. 


204  POEMES     EPARS 

Tu  n'as  que  trop  raison.  C'est  vrai  ;  la  plainte  est  vaine 
Et  mon  cœur  plein  d'amour  n'est  pas  fait  pour  la  haine. 
Laissons  là  les  regrets,  l'amertume  et  les  pleurs. 
Elle  était  jeune  et  femme;  elle  était  admirée. 
D'ailleurs,  qui  sait?  son  âme  aussi  fut  déchirée, 
Et  Dieu  seul,  qui  voit  tout,  a  connu  ses  douleurs. 


Puis,  n'ai-je  pas  mes  torts?  Je  devais  me  connaître; 
De  son  cœur  et  du  mien  j'aurais  dû  rester  maître; 
Mes  jours  d'illusion  étaient  plus  que  passés; 
Il  fallait  me  borner  à  l'amitié...  —  Sans  doute  1 
Mais  qui  donc  s'arrêta  jamais  sur  cette  route. 
Et  dit  à  la  ieunesse,  à  l'amour  :  C'est  assez  l 


C'est  l'heure  maintenant.  Comme  ces  fleurs  divines 
Qui  croissent  au  désert  dans  un  temple  en  ruines 
Que  le  pardon  grandisse  en  mon  cœur  dévasté  1 
Oublions  les  oublis,  les  serments,  les  parjures; 
Soulevons  le  linceul  où  dorment  nos  blessures; 
A  défaut  du  bonheur,  cherchons  la  vérité  1 


L'amour,  si  grand  qu'il  soit,  n'est  pas  tout  dans  la  vie. 
La  femme  peut  tromper  ainsi  que  la  patrie. 
Mais  pour  nous  consoler  Dieu  sourit  autre  part; 
Regarde  !  un  autre  azur  s'ouvre  aux  ailes  humaines  : 
C'est  l'amitié  virile  aux  douceurs  souveraines. 
C'est  la  divine  paix  de  l'étude  et  de  l'art. 


A     UXE     VIVANTE  20$ 

Seul,  l'art  ne  trompe  pas;  seul,  il  reste  fidèle, 

Et,  fixant  nos  regards  sur  un  divin  modèle, 

Il  apaise  nos  cœurs  en  remplissant  nos  jours. 

Lui  seul,  couvrant  de  fleurs  le  gouflre  où  tout  s'abîme. 

Aux  misères  d'en  bas  prête  une  voix  sublime, 

Et  porte  à  Dieu  nos  chants,  nos  pleurs  et  nos  amours. 


L'art,  c'est  la  liberté  de  l'esprit,  la  revanche 

Du  cœur  contre  le  sort  ;  et,  quand  le  monde  penche. 

C'est  le  levier  divin  qui  le  remet  debout. 

Au  réel  trop  étroit  il  ajoute  le  rêve. 

Et  la  création  entre  ses  mains  s'achève  ; 

Car  il  met  la  justice  et  la  beauté  partout. 


Adieu,  Vénus!  Adieu,  déesse!  Adieu,  statue! 

Je  te  quitte  plus  calme  et  presque  heureux  :  ta  vue 

M'a  rendu  l'espérance  et  la  sérénité. 

Je  ne  bâtirai  plus  sur  l'onde  ou  sur  le  sable  ; 

Mon  culte  désormais  sera  l'impérissable. 

Et  mon  dernier  amour,  l'immuable  beauté. 


Paris,  iSj... 


2o6  POÈMES     É  P  A  R  S 


Jl      L'OVELI 


L.-'iEU  sévère,  au  front  pâle,  aux  lèvres  toujours  close 
Aux  mains  pleines  de  fleurs  sur  les  tombeaux  écloses, 
O  frère  de  la  mort,  qui  sur  les  pas  du  temps 
Effaces  nos  projets  et  nos  vœux  inconstants, 
Qui  fermes  toute  plaie,  endors  toute  souffrance, 
Et  sèmes  sur  nos  maux  la  froide  indifférence. 
Comme  l'hiver  la  neige  aux  flancs  noirs  d'un  ravin  ; 
Oubli,  céleste  ami,  consolateur  divin! 
Toi  qui  sur  le  passé  qui  s'efface  et  recule 
Jettes  le  voile  d'or  d'un  vague  crépuscule  ; 
Toi  qui,  dans  les  grands  cœurs  que  tu  n'oses  flétrir, 
N'as  jamais  rien  détruit  de  ce  qui  doit  périr. 
Dieu  puissant  !  je  t'ai  bien  maudit  dans  ma  jeunesse  ! 
Mais  à  présent  je  sais...  Il  faut  que  tout  renaisse. 
Que  l'herbe  pousse  au  pied  des  vieux  chaumes  brisés, 
Que  la  source  remonte  à  ses  bords  épuisés. 
Que,  dans  l'àtre  noirci  qui  toujours  brûle  ou  fume. 


A     UNE    VIVANTE  207 

Sur  la  cendre  d'hier  un  feu  nouveau  s'allume, 
Que  dans  les  profondeurs  de  leur  éther  dormant 
Les  astres,  même  au  ciel,  vivent  de  changement; 
Dieu  fort!  si  tu  régis  tous  ces  globes  de  flammes, 
Tu  peux  bien  sous  ta  loi  plier  aussi  nos  âmes  : 
Oubli!  Dieu  triste  et  bon,  père  de  l'avenir, 
Je  t'accepte  en  ce  jour  et  je  veux  te  bénir  1 


LETTRES    ET    E'KVOIS 


^    ^C^T>^D>CE    E.     T)E     FILLE%S 


Vous  êtes  une  fée,  et  sous  votre  main  blanche 

Le  vers  naît  sans  eflFort. 
Comme  l'oiseau  qui  vole  et  se  pose  à  la  branche, 

Près  de  son  nid  qui  dort, 
Votre  âme  ailée  et  vive  ainsi  qu'une  alouette 

Chante,  et  dans  son  élan 
Vient  réveiller  l'écho  de  la  chambre  muette 

Où  naquit  VElkovan. 


LETTRES     ET     ENVOIS  209 

Merci  du  souvenir,  merci  de  la  visite 

Au  manoir  maternel  ! 
Merci  du  doux  accent  d'amitié  qui  palpite 

Dans  votre  gai  rappel  1 
Des  anges  radieux  qui  peuplaient  mon  aurore, 

Rêves,  espoirs,  amours. 
Un  seul,  l'amitié  reste  ;  ah  1   qu'il  me  reste  encore, 

Et  longtemps  et  toujours  ! 

Octobre  i86}. 


27 


POEMES     EPARS 


^    V^C^T)^C\CE    E.     ^^YaCO'K.T) 


JL)ans  votre  charmante  retraite 

De  poète, 
Où  vous  n'avez  pour  tout  portier 

Qu'un  rosier, 

N'entendez-vous  pas,  d'aventure, 

Un  murmure 
Qui  s'élève  et  chante  tout  bas 

Sous  vos  pas? 

Ce  n'est  pas  dans  la  blanche  allée 

Bien  sablée 
Le  sphinx  allant  de  fleur  en  fleur; 

(L'enjôleur!) 


LETTRES     ET    ENVOIS 


Ce  n'est  pas  la  brise  qui  penche 

Chaque  branche, 
Et  remplit  d'un  concert  soudain 

Le  jardin; 

Ni  la  fauvette  si  gentille 

Qui  sautille 
En  chantant  sous  le  sombre  arceau 

Du  berceau  ; 

Non  !  Ce  que  vous  pouvez  entendre 

Est  plus  tendre, 
Et  vous  parle  avec  un  accent 

Plus  pressant. 

C'est  la  voix  d'un  ami  fidèle, 

Sûre  d'elle, 
Q.ui  sans  craindre  un  souris  moqueur, 

Frappe  au  cœur; 

Et  vous  dit  :  Malgré  mon  silence 

Et  l'absence, 
Prenez  avec  mes  torts-  muets 

Mes  souhaits  : 

Que  Dieu  protège  votre  vie 

Refleurie 
Comme  la  glycine  au  treillis 

Près  du  puits; 


POEMES    EPARS 


Qu'il  lui  garde  la  quiétude 
De  l'étude. 


Et  partout  l'entoure  à  jamais  ■ 


D'amis  vrais! 

Et  surtout,  surtout  qu'il  lui  laisse 

La  tendresse 
De  votre  mère  en  cheveux  blancs, 

Bien  longtemps! 

Saînie-Sv^annc,  i86j. 


LETTRES     ET    ENVOIS  213 


^4    EMILE    oiUGIETl 


rxMi,  te  souvient-il  de  nos  jours  de  jeunesse, 

Où  la  Ciguë  éclose  au  souffle  de  Lucrèce, 

La  France  saluait  deux  poètes  nouveaux? 

Jours  heureux,  aube  fraîche  où  la  Gloire  en  personne, 

Unissant  vos  deux  fronts  sous  la  même  couronne, 

Fit  deux  frères  de  vous  et  non  pas  deux  rivaux? 


Ft  la  vie  a  tenu  ce  que  promit  l'aurore; 
l:t  jusqu'au  dernier  jour  vous  vous  aimiez  encore  ; 
Car  je  t'ai  vu  penché  sur  son  lit  de  douleurs, 
l'resque  à  l'heure  où  la  mort  lui  fermait  la  paupière  ; 
Ft  quand  nous  avons  dû  le  coucher  sous  sa  pierre, 
Fes  larmes  de  mes  yeux  ont  rencontré  tes  pleurs. 


214  POÈMES     ÉPARS 


Pauvre  Ponsard  !  combien  sa  vie,  hélas!  fût  brève  1 
Ses  jours  brûlés  au  feu  des  passions  sans  trêve 
Venaient  de  ranimer  leur  languissant  flambeau; 
A  peine  à  son  foyer  un  enfant,  une  femme, 
Versaient-ils  leur  fraîcheur  et  la  paix  à  son  âme, 
Qu'il  lui  fallut  descendre  en  martyr  au  tombeau  ! 

Qu'est-ce  donc  que  la  vie  et  qu'est-ce  que  la  gloire. 

S'il  faut  tomber  ainsi,  victime  expiatoire, 

Et  se  voir  arracher  le  laurier  de  ses  mains! 

Le  sort  jaloux  des  dons  que  lui-même  nous  prête 

Ne  pardonne-t-il  pas  d'être  heureux  au  poète, 

Parce  qu'il  se  survit  dans  de  sûrs  lendemains? 

N'importe  !  Aimons  toujours  la  gloire  !  Et  si  la  vie 
La  refuse  à  qui  l'a  comme  moi  poursuivie, 
D'autres  sont  plus  heureux;  et  ce  fut  là  ta  part. 
Tu  grandis  chaque  jour;  la  scène  est  ton  empire. 
J'en  suis  fier;  et  ma  gloire,  à  moi,  c'est  de  me  dire  : 
Je  fus  l'ami  d'Augier  et  l'ami  de  Ponsard. 


1Z6-J. 


LETTRES    ET     ENVOIS  215 


■^CATl^iV^CE    LA    COC\CTESSE    T)'AGOULT 
En  quittant  Salnt-Liipicin  et  le  manoir  de  Roiichand. 


Lj  a  jument  fleur  de  pêcher 

Sans  broncher 
Emporta  la  carriole 

Où  l'on  vole  ; 

Et  j'ai  pu  voir  de  mes  yeux 

Curieux 
Le  ravissant  paysage 

Si  sauvage, 

Que  votre  main  retraça 

Et  fixa 
Dans  une  page  modèle 

Très  fidèle. 


2l6  POÈMESÉPARS 


Sous  les  noirs  sapins  des  bois 

Par  endroits 
J'ai  vu  la  Sourde  et  sa  rude 

Solitude. 

Plus  loin  j'ai  pu  voir  les  prés 

Empourprés 
Par  l'épilobe  que  j'aime 

Pour  vous-même. 

Mais  je  n'ai  pas  reconnu 

A  l'oeil  nu 
L'or  blanc  de  la  digitale 

Virginale. 

Tout  en  longeant  les  ravins, 

Je  revins 
Par  la  pensée  au  cher  gîte 

Q.ue  je  quitte  : 

Je  revis  le  vieux  manoir 

Pas  trop  noir 
Parmi  ses  vergers  suberbes 

Remplis  d'herbes, 

L'honneur,  le  respect,  l'amour 

D'alentour; 
Nid  caché,  douce  retraite 

De  poète, 


LETTRES    ET    ENVOIS  217 

OÙ  toujours  vous  fait  accueil, 

Dès  le  seuil, 
Le  cœur  simple,  l'àme  haute 

De  son  hôte  ; 

Et  le  vieux  jardin  français, 

Calme  et  frais, 
A  la  droite  et  blanche  allée 

Bien  sablée; 

Où  le  regard  dans  un  coin 

Plonge  au  loin, 
Avec  des  aspects  sublimes 

Sur  les  cimes; 

Où  nous  venions  chaque  jour 

Faire  un  tour. 
Pour  prendre  un  bain  de  lumière 

Pri  manière; 

Où  l'on  marchait  si  longtemps 
A  pas  lents. 
En  causant  de  toute  chose 
Sombre  ou  rose, 

Avec  cet  esprit  si  grand, 

Ferme  et  franc, 
Où  la  grâce  de  la  femme 

Mit  sa  flamme. 

28 


POÈMES     ÉPARS 


Adieu,  beaux  jours  tôt  finis 

Et  bénis 
D'amitié,  d'art,  de  lecture. 

De  nature  ! 

Ma  pensée  ira  souvent, 

En  rêvant, 
Chercher  votre  douce  image 

Sans  nuage  ! 

Ainsi  contant  aux  forêts 

Mes  regrets. 
Je  vis  sous  les  branches  vertes 

Entrouvertes 

Les  deux  lacs  bleus  de  Clairvaux, 

Vrais  jumeaux, 
S'étendre  dans  la  vallée 

Étalée. 

Devrais-je  encor  de  Vien, 

Mal  ou  bien, 
Vous  dire  en  mes  rimes  folles 

Deux  paroles? 

Mais  tout  s'abrège  ici-bas. 

N'est-ce  pas? 
Il  faut  donc  finir.  En  somme 

Voilà  comme 


LETTRES     ET    ENVOIS  219 


La  jument  fleur  de  pêcher, 
Sans  broncher, 

Emporta  la  carriole 
Où  l'on  vole  I 


De  Clairvaux  à  Mâcoii,  ^0  septembre  1S6S. 


POEMES     EPARS 


^4    [\C^4'DE0iCOISELLE 
V^LE'n.Tl'K.E    T)E    L^M^%TI'K.E 


!-(' AUTRE  jour,  presque  pris  pour  vous  d'inquiétude 
J'ai  troublé  du  chalet  la  blanche  solitude  ; 
La  neige  avait  couvert  les  sentiers  non  frayés, 
Et  dès  mes  premiers  pas  les  merles  effrayés 
Au  bruit  du  fer  sonore  et  tremblant  de  la  grille. 
Comme  un  rire  moqueur  me  lancèrent  leur  trille  : 
«  Oh!  l'adroit  visiteur,  qui  vient,  mal  à  propos, 
Quand  elle  n'est  pas  là,  troubler  notre  repos!  » 
Et  le  long  du  chemin,  au  rebord  de  l'allée, 
Chaque  arbre  succombant  sous  la  neige  étalée 
Semblait  m'interroger  :  «  Comment!  tu  ne  sais  pas 
Combien  de  jours  encore  elle  reste  là-bas?  » 
«  Quand  vient-elle?  »  sifflait  la  bise  par  bouffée; 
L'eau  du  petit  bassin  sous  la  glace  étouffée 
Balbutiait  tout  bas  :  «  Nous  a-t-elle  oubliés?  « 


LETTRES     ET    ENVOIS 


<(  Est-ce  elle  enfin?  »  criait  le  sable  sous  mes  pieds. 

La  pelouse  poudrée  à  frimas  par  la  neige 

Murmurait  tristement  :  «  Quand  donc  la  reverrai-je  ?  » 

Au  treillage  de  fer  éventré  par  l'obus 

Le  lierre  épars  disait  :  «  Je  ne  m'attache  plus  : 

Pourquoi  faire  au  jardin  une  verte  ceinture? 

Quand  l'enclos  est  désert,  à  quoi  bon  la  clôture?  w 

Et,  grave,  sous  son  toit  de  neige  enseveli, 

Le  chalet  répondait  :  «  Qui  parle  ici  d'oubli  ? 

Il  n'est  point  fait  pour  nous  !  Cette  terre  est  bénie  : 

La  gloire,  le  malheur,  la  mort  et  le  génie. 

Ces  messagers  d'en  haut  vers  tout  élu  de  Dieu, 

D'une  empreinte  éternelle  ont  consacré  ce  lieu. 

Pour  elle,  loin  de  nous  lorsque  le  sort  l'attardé. 

C'est  auprès  du  tombeau  que  Dieu  mit  à  sa  garde  ; 

Car  sa  vie  en  pleurant  oscillera  toujours 

De  Saint-Point  au  chalet  témoin  des  derniers  jours.  » 


Paris,  2  janvier  iSj2. 


POEMES     EPARS 


^   3\C^T>ED,C  OIS  ELLE   LOUISE    %E^iT) 


Il  est  des  sons,  des  voix  perdues, 
Qui  flottent  dans  l'air  un  moment, 
Dont  nos  âmes  gardent,  émues. 
L'écho  charmant. 

Il  est  des  parfums  qu'on  respire 

Pleins  d'arômes  doux  et  subtils  ; 

On  rêve  et  l'on  se  prend  à  dire  : 

D'où  viennent-ils? 

Il  est  des  amitiés  voilées, 
Sons  plus  charmants,  parfums  plus  doux, 
Dont  les  tendresses  non  parlées 
Planent  sur  nous. 

187s. 


LETTRES     ET     ENVOIS  223 


^    ^C^4T>^C\CE     HL^i'H.CHECOTTE 


IVioN  silence  n'est  pas  ce  qu'il  doit  vous  paraître 

Peut-être, 
Le  rapide  abandon  d'un  cœur  trop  tôt  rempli 

D'oubli. 

Le  silence  est  souvent  le  seul  parler  que  l'âme 

Réclame  ; 
A  l'amitié  lointaine  il  peut  prêter  parfois 

Sa  voix. 

Le  silence  a  pour  sœur  la  pâle  rêverie, 

Chérie 
De  ceux  pour  qui  tout  mot  écrit  est  maladroit 

Et  froid. 


224  POEMES     EPARS 


Le  silence  est  la  loi  sacrée,  universelle  ; 

C'est  celle 
Qui  régit  l'axe  d'or  et  les  muets  essieux 

Des  cieux. 


Mai  iSjs- 


LETTRES     ET    ENVOIS  225 


^    5C^T)^4^CE    L.A    DXA%OUISE    %ICCI 


B 


ELLE  marquise,  en  commençant, 
Vous  étiez  tout  feu,  toute  flamme; 
Dans  une  lettre  comme  en  cent 
Vous  donniez  tout  :  esprit,  cœur,  âme. 
Et  dans  un  style  ravissant. 
Vous  m'avez  trop  gâté.  Madame, 
En  commençant. 


Maintenant  votre  ardeur  se  glace  ; 
Vos  lettres  vont  ralentissant; 
Chacune  retarde  et  s'espace  ; 
Votre  style  est  plus  languissant... 
Oh  !  comme  on  a  tort  d'être  absent 
On  vous  néglige,  et  que  sera-ce 
En  vieillissant? 


POEMES     EPARS 


Mais  non  !  Douter  est  un  blasphème  : 
C'est  créer  le  mal  qu'on  pressent. 
Malgré  votre  paresse  extrême, 
Pour  moi,  tout  comme  en  commençant, 
Belle  marquise,  je  vous  aime, 
Et  je  vous  aimerai  quand  même 
En  finissant. 


Juillet  i8So. 


LETTRES     ET    ENVOIS  227 


^     VIOLETTE 


LJ  N  nom  fait  quelquefois  toute  une  destinée. 

C'est  un  charme  en  tous  cas  dont  l'âme  est  dominée  ; 

L'homme,  toute  la  vie,  et  même  à  son  insu, 

Subit  ce  joug  dès  l'heure  où  l'enfant  l'a  reçu. 

Angélique  ou  mondain,  favorable  ou  funeste, 

Le  nom  laisse  à  nos  jours  une  empreinte  qui  reste. 

C'est  comme  un  don  de  fée,  un  invisible  appel 

Q.ui  vient  des  profondeurs  de  l'abîme  ou  du  ciel; 

C'est  comme  un  vêtement  pour  l'âme,  ou  mieux,  le  moule 

Où  notre  caractère  insensiblement  coule. 

Et,  revêtant  enfin  la  forme  qu'il  cherchait, 

Reçoit  l'ineffaçable  et  suprême  cachet. 

—  Ainsi  j'ai  rencontré,  dans  cette  vie  amère, 

La  très  charmante  enfant  d'une  charmante  mère, 

Pleine  de  naturel,  de  grâce  et  d'abandon, 

Jolie  et  vraie  :  est-il  ici-bas  plus  beau  don  ? 

Ce  n'est  pas  tout  :  elle  a  d'autres  attraits  encore. 


228  POÈMES     ÉPARS 


Eh  bien,  tout  ce  qu'elle  est,  la  belle  enfant  l'igncr 
Ou  bien,  se  défiant  de  son  jeune  pouvoir, 
S'obstine  à  ne  pas  voir  ce  que  chacun  peut  voir. 
Comme  une  fleur  timide  an  fond  des  bois  éclose. 
Que  nulle  brise  encor  n'a  flattée,  elle  n'ose, 
Se  regardant  enfin  par  ses  meilleurs  côtés, 
Lever  un  coin  du  voile  où  dorment  ses  beautés. 
Que  voulez-vous?  Du  nom  l'influence  est  complète 
Car  sa  mère  en  naissant  la  nomma  ;  Violette. 

Novembre  1880. 


LETTRES     ET    ENVOIS  229 


^4    ^iUGUSTE    B^Tl'BIEX 


E  chemin  côtoyait  la  mer  et  les  presqu'îles; 
Toute  la  nuit,  j'ai  vu  les  étoiles  tranquilles 
Sur  le  miroir  des  flots  agités  ou  dormants 
Semer  du  haut  du  ciel  leurs  pâles  diamants. 
La  lune  avait  quitté  l'horizon,  et  chacune 
De  ses  lointaines  sœurs,  pour  combler  la  lacune, 
Semblait  faire  briller  plus  vivement  encor 
Sur  le  réseau  mouvant  des  flots  son  reflet  d'or. 
Une  surtout,  plus  grande  et  plus  près  de  la  terre, 
Allongeait  jusqu'à  moi  son  rayon  solitaire 
Que  chaque  onde  berçait  et  quittait  tour  à  tour. 
Autrefois  j'aurais  dit  :  C'est  l'astre  de  l'amour, 


230  POÈMES     ÉPARS 

Et,  laissant  sur  la  mer  flotter  ma  rêverie, 
J'eusse  évoqué  sans  doute  une  image  chérie  ; 
A  présent,  vieux  et  sage,  ou  du  moins  à  moitit 
Je  n'ai  plus  d'autre  étoile  au  ciel  que  l'amitié. 

De  Monaco  à  Gènes,  21  janvier  1S81. 


LETTRES    ET    ENVOIS  23I 


!->' u  fond  de  la  Hongrie  un  appel  m'est  venu  : 
Souviens-toi,  disait-il  ;  et  mon  âme  attendrie 
A,  du  premier  regard,  bien  vite  reconnu 
La  main  d'où  me  venait  cette  page  fleurie; 
Et.  les  larmes  aux  yeux,  je  me  suis  souvenu 
Des  amis  exilés  au  fond  de  la  Hongrie. 

Du  fond  de  la  Hongrie  on  pense  donc  au  Doubs! 
Mais  moi  je  me  souviens  aussi  de  l'Italie, 
De  la  chère  Florence  aux  souvenirs  si  doux  ; 
Et  je  viens  à  mon  tour,  d'un  coin  de  ma  patrie. 
Vous  dire  tous  les  vœux  que  je  forme  pour  vous, 
O  chers  amis,  perdus  au  fond  de  la  Hongrie  ! 

Baume,  )   janvier  iSSj. 


POEMES    EPARS 


^i    ^LEX^'K.'DTIE    I" 


.01     DE     SERl 


KJ  le  plus  jeune  roi  de  notre  vieille  Europe! 
Permets  qu'une  voix  libre  —  et  tendre  cependant  — 
Te  parle  sous  le  voile  où  le  vers  s'enveloppe, 
Et  t'adresse  un  salut  du  fond  de  l'Occident; 

Un  salut  et  des  vœux,  où  mon  âme  indiscrète 
Ose  ajouter  encor  d'affectueux  conseils. 
Mais  ils  viennent  du  cœur,  d'un  Français,  d'un  poète, 
Qui  jadis  près  des  tiens  a  vu  bien  des  soleils. 

Tu  ne  me  connais  pas,  ô  roi  !  mais  ton  aïeule 
Et  sa  mère  auraient  pu  te  dire  qui  je  suis. 
Toutes  les  deux  m'aimaient,  et  c'est  leur  ombre  seule 
Qui  me  montre  en  ce  jour  Belgrade  où  je  les  suis. 


LETTRES    ET    ENVOIS  233 

Je  ne  sais  rien  de  toi  qu'un  mot  :  mais  qu'il  me  touche  ! 
Je  pourrai  donc  revoir  ma  mère  :  oh!  ce  seul  cri, 
Le  premier  qui  sortit  de  ta  royale  bouche, 
T'a  gagné  tous  les  cœurs,  et  nul  n'en  a  souri. 

Que  tu  pleures  ta  mère  ou  vives  sous  son  aile, 
Garde  bien  dans  ton  sein  cet  amour  filial  ! 
Des  -plus  mâles  vertus  c'est  la  source  éternelle  ; 
C'est  l'onde  pure  où  croît  la  fleur  de  l'idéal. 

Grandis,  règne,  deviens  un  roi  juste  et  prospère; 
Rends  ta  mère  et  ton  peuple  heureux  !  Voici  ta  loi  : 
Sois  pour  ta  mère  un  fils,  pour  la  Serbie  un  père  I 
Sois  homme  et  reste  enfant  !  Reste  homme  et  sois  un  roi . 

Baume,  20  mars  iSSç/. 


30 


CH^'H.SO'N^S 


^     CO-XjCH^ 


A.  la  pêche  aux  équilles, 
Dès  l'aurore,  pendant 
Que  dorment  les  familles, 
On  s'arme  d'un  trident 
Fendant. 

A  la  pêche  aux  équilles. 
Mille  trésors  secrets 
Que  voilaient  les  mantilles 
Se  laissent  voir  de  près 
Exprès. 


C  H  A  X  s  O  X  s 


235 


A  la  pêche  aux  équilles, 
On  voit  trotter  menu 
Des  jambes  bien  gentilles, 
Dont  le  mollet  charnu 
Est  nu. 

A  la  pêche  aux  équilles. 
On  bêche,  on  saute,  on  rit 
Sur  la  plage  aux  coquilles, 
Quand  le  poisson  s'enfuit 
Sans  bruit. 

A  la  pèche  aux  équilles. 
Dans  le  sable  mouvant 
Garçons  et  jeunes  filles 
Jettent  leur  cœur  souvent 
Au  vent. 

A  la  pêche  aux  équilles, 
Moi,  j'ai  perdu  le  mien  : 
Une  enfant  des  Castilles 
L'a  pris  sans  donner  rien 
Du  sien. 

Houlgale,  22  septembre  iSjj. 


236  POÈMESÉPARS 


C'EST    MOI! 


i-> A-BAS,  quand  la  mer  bleue  expire 
Sur  le  sable  en  baisant  tes  pas, 
Si  le  flot  mourant  semble  dire 
Un  mot  tout  bas; 

Là-bas,  quand  la  lune  se  lève 
Avec  son  chœur  d'illusions. 
Et  baigne  ton  front  et  son  rêve 
De  ses  rayons; 

Là  bas,  quand  la  brise  s'éveille. 

Et,  frissonnant  dans  tes  cheveux. 

Laisse  en  murmure  à  ton  oreille 

Comme  des  vœux, 


C  H  A  X  s  0  X  s 

237 

C'est  moi  !  c'est  ma  pensée  errante 
Qui,  pleine  encor  d'un  doux  émoi, 
Parle  à  ton  âme  indifférente.,. 
C'est  moi  !  c'est  moi  ! 

Janvier  iSjS. 

258  POÈMES     H  PAR  S 


L'OFF%E 


V^u  I  veut  de  mon  cœur  ?  mon  cœur  m'est  à  chargi 
11  est  tendre,  aimant,  vaste  et  si  profond. 
Que  tout  l'univers  y  tiendrait  au  large. 
Sans  toucher  le  fond. 

Une  enfant  passait.  —  Le  veux-tu,  ma  belle? 
—  Ton  cœur  est  trop  jeune  et  ton  front  trop  vieux, 
Dit  la  belle  enfant,  dit  l'enfant  cruelle. 
Dont  i'aimais  les  veux. 


1S78. 


39 


E-X,     'F^-1%T^4-X.T 


T 


u  pars  chargé  de  tristesse, 
L'œil  sombre,  l'air  abattu... 
Quel  amer  souci  t'oppresse? 
D'où  viens-tu,  cœur  en  détresse? 
Où  vas-tu? 


—  Je  viens  des  rives  si  belles 
Où  se  trouve  un  coin  béni. 
Où  l'on  croit  aux  cœurs  fidèles. 
Où  l'âme  a  devant  ses  ailes 
L'infini. 


240  POÈMES     EPARS 

Et  je  vais  vers  la  souffrance, 
Vers  mon  destin  accompli, 
Vers  l'abandon,  le  silence. 
Le  froid,  le  vide,  l'absence 
Et  l'oubli. 

187.... 


CHANSONS  241 


OtCO'K.    Joi^fBl'H. 


M, 


ON  jardin  est  une  volière 
Où  les  fauvettes,  les  pinsons, 
Jettent  leur  note  familière  ; 
Et  ma  muse,  vieille  écolière, 
Voudrait  bien  imiter  leurs  naïves  chansons. 


Mon  jardin  est  un  nid  de  roses; 
Tous  les  jours,  en  buissons  épais, 
J'y  vois  des  fleurs  fraîches  écloses; 
Et  mon  coeur,  plein  d'ombres  moroses, 
Voudrait  bien  posséder  leurs  parfums  et  leur  paix. 

31 


242  POÈMES     ÉPARS 

Mon  jardin  est  comme  une  tombe 
Où  fleurit  maint  cher  souvenir; 
J'y  marche  seul,  quand  la  nuit  tombe, 
Et  mon  âme,  au  vol  de  colombe, 
Va  vers  ceux  qui  sont  morts  pour  ne  plus  revenir. 


1883. 


CHANSONS  243 


V^CESSIT>0% 


JL  A  saison  des  nids  est  passée  ; 
Les  petits  ont  pris  leur  essor; 
Mais  la  terre,  jamais  lassée, 
Enfante  encor. 

Déjà  le  regain  pousse  en  herbe  ; 
Le  fruit  mûrit  à  l'espalier; 
Le  moissonneur  songe  à  la  gerbe 
Q.u'il  va  lier. 

Le  lis  éclôt  près  de  la  r^se 
Au  gai  soleil  de  messidor... 
Mon  cœur,  puisque  rien,  ne  repose, 
Vis,  souffre  encor  I 


244  POEMES    ÉPARS 


'D^'N.S    L^    'H.UIT 


i-A  nuit  tombe;  le  lis  exhale 
Ses  plus  doux  parfums  dans  la  nuit; 
La  rosée  à  chaque  pétale 
Suspend  une  larme  sans  bruit. 

Tout  se  tait  :  ce  calme  m'oppresse  : 
Le  ciel  me  semble  un  grand  linceul. 
Chers  morts,  que  cherche  ma  tendresse, 
Comme  vous  m'avez  laissé  seul! 

Tout  là-bas  une  étoile  monte 
Dans  ce  grand  désert  du  ciel  noir... 
Coulez,  mes  pleurs,  coulez  sans  honte  1 
L'étoile  seule  peut  vous  voir... 


^^sa*- 


SOIsL'METS 


^i    LJi     T)UCHESSE    I.     %. 


PROLOGUE 


Ici,  dans  ces  couchants  sur  TEstérel  en  feu, 
Où  l'azur  se  remplit  de  lumière  et  de  gloires. 
Dans  cet  air  frais  et  pur  qui  descend  d'un  ciel  bleu. 
Dans  ces  îles  dormant  sur  l'onde  en  lignes  noires, 
Dans  l'immuable  aspect  des  lointains  promontoires, 
Dans  ces  palmiers  cherchant  l'Egypte  à  l'horizon, 
Dans  ces  flots  dont  plusieurs  peut-être  ont  vu  la  Grèce, 
J'ai  salué  celui  qui  fuit  notre  raison 
Et  se  laisse  approcher  par  la  seule  tendresse  : 
Il  se  dévoile  ici  plus  qu'en  tout  autre  lieu, 
Et  j'ai  baisé  le  bord  de  la  robe  de  Dieu. 
Cannes,  février  iSjS. 


246  POÈMES    ÉPARS 


Quand  nous  n'aimons  plus  rien,  rien,  pas  même  les  roses  ! 
I.  R.  G. 


On  ne  saurait  aimer  ici-bas  trop  de  choses. 
L'homme  ne  vit  qu'un  jour  sous  la  splendeur  des  cieux  ; 
Avant  que  pour  jamais  ses  paupières  soient  closes, 
Sachons  de  la  beauté  rassasier  nos  yeux  ! 

Aimons  tout  :  la  nature  et  ses  métamorphoses, 
Les  étoiles  du  ciel  au  cours  silencieux, 
La  source  et  l'océan,  les  grands  monts  et  les  roses. 
L'enfance  et  les  tombeaux  où  dorment  nos  aïeux! 

Aimons  surtout  la  main  qu'un  ami  vient  nous  tendre  ! 
N'est-ce  rien  d'inspirer  un  culte  pur  et  tendre. 
Et  l'admiration,  fille  et  mère  du  beau? 

O  poète  !  la  vie  est  parfois  pleine  d'ombre  ; 

Mais  sur  notre  chemin,  quand  il  devient  trop  sombre. 

Dieu  plaça  l'amitié  comme  un  divin  flambeau. 

Baume,  iSjS. 


SOXNETS  247 


Au  bord  de  l'océan  sonore,  intarissable, 
Dont  le  flot  prête  à  l'âme  un  rythme  solennel, 
Les  yeux  à  l'horizon  et  les  pieds  sur  le  sable, 
Jai  passé  tout  le  jour  loin  du  monde  réel. 

Emporté  par  un  rêve  au  vol  insaisissable, 

Je  me  disais  devant  cette  mer  et  ce  ciel  : 

—  Leur  double  immensité,  dont  la  grandeur  accable, 

N'est  rien  auprès  du  cœur,  ce  chercheur  éternel. 

Comme  eux  il  est  profond  et  fertile  en  orages  ; 
Comme  eux  de  ses  débris  il  sème  ses  rivages  ; 
Comme  eux  il  a  des  pleurs  dont  le  goût  est  amer. 

Rien  ne  peut  le  combler;  il  s'agite  sans  trêve, 
Il  espère,  il  attend...  Et  perdu  dans  mon  rêve, 
Je  soupirai  tout  bas  :  «  Q.uand  viendra  donc  l'hiver?  » 

Le  Havre,  juillet  iSjS. 


148  POÈMES     ÉPARS 


III 


Et  l'hiver  est  venu  !  mais  non  tel  que  mon  rêve 
L'espérait,  doux  et  calme,  au  pays  des  heureux. 
Près  des  flots  bleus  mourant  à  grands  plis  sur  la  grève, 
Aux  rayons  du  soleil,  sous  des  palmiers  poudreux. 

Non!  c'est  l'hiver  du  nord,  à  clarté  pâle  et  brève. 
Aux  jours  froids,  sombres,  lourds,  se  ressemblant  entre 
La  neige  à  gros  flocons  tombe  du  ciel  sans  trêve, 
Et  couvre  l'horizon  d'un  linceul  douloureux. 

Tout  se  tait  :  je  n'entends,  avec  le  vent  qui  pleure, 
Que  le  balancier  d'or  qui  bat  froidement  l'heure 
A  coups  secs  et  heurtés  comme  le  glas  d'un  mort; 

Et,  pâle,  ouvrant  sans  bruit  l'alcôve  mi-fermée, 
Muet  d'horreur  devant  l'impitoyable  sort, 
Je  regarde  mourir  ma  mère  bien-aimée  ! 

Baume,  décembre  iSjS. 


SONNETS  249 


IV 

Et  vous  ne  m'avez  vue  qu'un  instant  ! 
I.  R.  G. 


C'est  vrai,  je  vous  ai  vue  un  instant  sur  la  terre. 
(Ne  dites  pas  que  c'est  pour  la  dernière  fois  !) 
Mais  qu'importe  le  temps  à  l'âme  solitaire? 
Le  cœur  a  ses  instincts,  si  le  monde  a  ses  lois. 

Quand  l'admiration  nous  prend,  pourquoi  la  taire? 
Et  puis  la  sympathie  élève  aussi  la  voix  : 
Vous  êtes  la  douleur,  la  beauté,  le  mystère. 
De  votre  sort  voilé  c'est  tout  ce  que  je  vois. 

Et  quand  vous  me  peignez  le  mal  qui  vous  consume, 
Quand  vous  jetez  au  ciel  ce  long  cri  d'amertume 
En  tombant  dans  l'abîme  ouvert  au  désespoir, 

Comment  puis-je  rester  dans  une  ombre  discrète 
Et  ne  pas  vous  crier,  sans  que  rien  ne  m'arrête  : 
Vous  avez  un  ami  :  pourquoi  ne  pas  le  voir? 

Parc  Monceau,  mai  iSjcf. 

32 


POEMES    EPARS 


4 


Travailler  beaucoup.  Voyager  un 
N'être  pas  détestée. 

I.  R.  G. 


I 


\ 


Travailler,  voyager,  aimer  :  tel  est,  Madame, 
Votre  idéal;  il  est  charmant,  et  c'est  le  mien. 
Le  clavier  de  la  vie  a  là  toute  sa  gamme  ; 
Le  mal,  c'est  qu'on  ne  sait  en  jouer  assez  bien. 

Moi,  je  renverserais  les  termes  du  programme  : 
Je  serre  votre  gerbe  avec  un  seul  lien  ; 
Je  ne  fais  qu'un  rayon  de  cette  triple  flamme  : 
Aimer!  car  sans  l'amour  tout  le  reste  n'est  rien. 

Travailler,  c'est  aimer  une  idée,  une  cause; 
Voyager,  c'est  chercher  un  nid  où  l'on  se  pose. 
Ainsi  tout  se  résume  en  un  rêve  pareil. 

La  course  de  nos  jours,  dans  sa  brève  durée, 
Par  la  même  lumière  est  toujours  éclairée  : 
L'amitié,  cette  lune,  ou  l'amour,  ce  soleil. 

Baume,  juillet  i8~^. 


SONNETS 


VI 


Sur  les  Alpes  au  front  ceint  de  neige  éternelle, 
Comme  aux  bords  où  l'orange  en  plein  sol  a  mûri, 
Que  la  nature  fût  pleine  d'horreur  ou  belle, 
Partout,  votre  pensée  en  mon  âme  a  fleuri. 

Avec  la  liberté  d'un  vieil  ami  iîdèle 

Et  ce  que  le  respect  a  de  plus  attendri, 

Je  me  suis  demandé  bien  souvent  :  «  Q.ue  fait-elle  ? 

Est-ce  que  son  chagrin  ne  s'est  pas  amoindri? 

«  N'a-t-elle  pas  encor  fléchi  la  destinée? 
Est-elle  donc  toujours  sur  ce  lit  inclinée 
A  veiller,  à  pleurer,  à  combattre  la  mort  ?  » 

Hélas  1  je  connais  trop  cette  lutte  inégale, 

Et  comme  on  plie  enfin  sous  l'horrible  rafale... 

Ah  !  qu'au  moins  cette  fois  l'amour  soit  le  plus  fort  ! 

De  la  Spei:{ia  à  Gènes,  septemhre  iSj^. 


POEMES    EPARS 


VII 


Le  silence  ici-bas  a  plus  d'une  apparence. 

Il  prend  selon  les  jours  et  les  cœurs  maint  aspect; 

Il  peut  être  la  froide  et  pâle  indifférence, 

L'oubli  même  !  (Poor  soûls  !  we  are  so  imperfect  I) 

Mais  il  peut  être  aussi  la  suprême  éloquence, 
La  voix  du  cœur,  le  frère  attendri  du  respect. 
L'unique  messager  qu'admette  la  souffrance... 
C'est  le  mien!  Q.ue  jamais  il  ne  vous  soit  suspect  1 

Votre  âme  et  sa  douleur  sauront  bien  le  comprendre. 
C'est  celui  d'un  ami,  discret,  fidèle  et  tendre. 
Dont  la  vie  a  perdu  comme  vous  sa  douceur. 

Car  nous  avons  au  cœur  la  même  plaie  amère; 
Si  vous  pleurez  un  fils,  moi  je  pleure  une  mère. 
Que  notre  peine  au  moins  trouve  en  l'autre  une  sœur  1 

Baume,  ociohre  1^79. 


SONNETS  253 


VIII 


Septembre  est  revenu,  le  mois  qui  vous  ramène 
Le  tableau  déchirant  d'un  douloureux  passé  ; 
Hélas  !  et  vous  allez  revoir  cette  semaine 
Et  ce  jour  qui  vous  prit  votre  cher  trépassé! 

Le  temps  ne  guérit  pas  toujours  notre  âme  en  peine. 
Comme  le  char  d'un  dieu  qui  n'est  jamais  lassé 
Et  promène  partout  sa  cruauté  sereine, 
Il  revient  écraser  le  cœur  qu'il  a  blessé. 

Qu'importe  !  laissons  faire  ;  ici-bas  tout  commence  ; 
Rien  ne  finit  peut-être  et  le  cercle  est  immense. 
Ceux  que  nous  pleurons  tant  doiv-ent  revivre  ailleurs. 

Comment  croire  qu'ici  l'existence  soit  close? 
Les  étoiles  du  ciel  sont  là  pour  quelque  chose. 
Et  l'infini  n'est  plein  que  de  mondes  meilleurs. 

Baume,  septembre  iSSi. 


54  POÈMES     ÉPARS 


IX 


Après  avoir  lu  la  Vie  sombre. 


Sur  ces  bords  enchanteurs  où  vous  ne  venez  plus, 
J'ai  passé  tout  le  jour  à  vous  lire,  ô  poète  ! 
Troublé  par  les  accents  de  votre  âme  inquiète 
Et  vos  doutes  amers  contre  Dieu  résolus. 

Mais  pour  mieux  méditer  les  vers  que  j'avais  lus, 
J'interrompis  soudain  la  lecture  incomplète, 
Et  je  levai  les  yeux  :  le  ciel  était  en  fête, 
Le  soleil  rayonnait  sur  les  fleurs  des  talus; 

Les  pêchers  rougissaient  sous  les  palmiers  tranquilles  ; 
La  mer  d'un  nœud  d'azur  ceignait  au  loin  les  îles; 
Le  bonheur  éclatait  partout  dans  ce  beau  lieu. 

Le  printemps  réfutait  si  bien  vos  vers  trop  tristes, 
Que,  mêlant  la  nature  aux  dizains  pessimistes, 
Pour  collaborateur  je  vous  ai  donné  Dieu. 

Hyères,  avril  i8SS. 


s  O  \  X  E  T  s 


L^    SULI'K,^ 


V^^AND  j'ai  franchi  ta  passe,  ô  Sulina!  mes  yeux 
Ont  pu  compter  au  pied  du  double  promontoire 
Vingt  navires  brisés,  mornes,  silencieux. 
Que  battaient  sans  répit  les  flots  de  la  mer  Noire. 

Comme  ces  chars  rompus,  versés  sur  leurs  essieux, 
Qui  hérissent  le  sol  où  passa  la  victoire, 
Chacun  tournait  sa  quille  ou  ses  mâts  vers  les  cieux, 
Leur  racontant  la  même  et  lamentable  histoire. 

Et  moi,  l'esprit  perdu  dans  un  regret  amer, 
Je  me  disais  :  Le  monde  est  comme  cette  mer; 
Les  écueils  sont  partout  :  malheur  à  qui  dévie  1 

Jeune  ou  vieux,  faible  ou  fort,  fier  ou  découragé, 
Tous  sombrent  :  qui  de  nous  n'est  pas  un  naufragé  ? 
Oh  !  quelle  Sulina  terrible  que  la  vie  ! 

Baume,  avril  i86S. 


POEMES     EPARS 


i 


DILED^CÎSCE 


L*  E  S  morts  que  nous  aimons  et  qui  nous  ont  aimés, 
Où  vont-ils  ?  notre  esprit  cherche  en  vain  à  les  suivre, 
Les  autres  univers  à  nos  yeux  sont  fermés; 
C'est  par  fragments  que  Dieu  nous  entr' ouvre  son  livn 

Mais  eux?  Ces  chers  absents,  parla  mort  transformés, 
Sont-ils  sevrés  de  nous  quand  le  sort  les  délivre? 
Des  mondes  inconnus  où  Dieu  les  a  semés 
Nous  aiment-ils  encor?  Nous  regardent-ils  vivre? 

S'ils  nous  ont  délaissés,  ô  Dieu!  quelle  rigueur  1 
Et  s'ils  peuvent  nous  voir  et  lire  en  notre  cœur, 
A  quels  oublis  faut-il  que  leur  tendresse  assiste  1 

Unis  ou  séparés,  oublieux  ou  jaloux, 

Un  double  abîme,  hélas!  se  creuse  entre  eux  et  nous; 

Et  je  ne  sais  encor  lequel  est  le  plus  triste. 

Paris,  février  j8/J. 


SONNETS  257 


^    D^CoiT)^^CE     T)E    H.     "K.. 


*  E  n'est  pas  un  lien  banal  qui  joint  nos  âmes  ; 
Le  temps  ne  pourra  pas  l'emporter  par  lambeau; 
Car  c'est  Dieu  qui  lui-même  en  a  serré  les  trames  : 
Notre  jeune  amitié  naquit  sur  un  tombeau. 

Nuit  funeste  et  terrible  où  nous  nous  rencontrâmes 
Au  chevet  de  cet  être  et  si  doux  et  si  beau, 
Le  plus  sûr  des  amis,  la  plus  tendre  des  femmes, 
A  l'heure  où  de  ses  jours  s'éteignait  le  flambeau  ! 

O  souvenir  sacré  1  Pleins  des  mêmes  alarmes. 
Nous  avons  sur  son  front  versé  les  mêmes  larmes 
Et  dit  le  même  adieu,  l'adieu  si' déchirant. 

Mais  elle  !  pour  calmer  la  blessure  trop  vive, 

Et  voulant  que  son  culte  en  quelque  cœur  survive, 

Elle  nous  a  légués  l'un  à  l'autre  en  mourant. 

Baume,  janvier  iSj6. 

33 


POEMES     EPARS 


'N.EIGE    ET    FLEU%S 

A    MADEMOISELLE    F R É D É R I aU E    PELLETIER 


Vous  l'avez  dit  :  avril  aux  fraîches  matinées 
Voit  la  neige  tardive,  aux  flocons  hésitants, 
Descendre  quelquefois  sur  les  fleurs  étonnées, 
Comme  un  dernier  baiser  de  l'hiver  au  printemps. 

Nous  aussi  nous  voyons  la  neige  des  années 
Se  poser  tout  à  coup  sur  nos  fronts  triomphants. 
Quoi!  nos  roses  déjà  seraient-elles  fanées? 
K'était-ce  pas  hier  que  nous  étions  enfants? 

Mais  sous  le  froid  contact  de  ce  temps  qui  nous  vole, 
Sous  nos  cheveux  blanchis  et  leur  pâle  auréole, 
Comme  un  trésor  caché  tout  un  printemps  fleurit  : 

Chez  vous,  c'est  d'un  cœur  pur  la  jeunesse  éternelle, 

Et,  visible  reflet  de  l'àme  paternelle, 

La  tranquille  bonté  qui  pardonne  et  sourit. 

Baume,  juillet  iSjj. 


SONNETS  259 


^    D^C^'DED^COISELLE    LOUISE     %E^T> 

Apres  avoir  lu  les  Poésies  posthumes  de  soit  frère. 


\-J  ■£  nos  jours  quel  que  soit  le  nombre, 
Tout  destin  reste  inaccompli. 
Mais  rien  ne  meurt  de  ce  qui  sombre, 
Et  Dieu  ne  connaît  pas  l'oubli. 

Une  fleur  naît  de  tout  décombre  ; 
Tout  germe  est  désenseveli; 
Rien  ne  s'évanouit  dans  l'ombre; 
Tout  par  la  mort  est  ennobli. 

Toute  idée  en  appelle  une  autre; 
Tout  esprit  peut  nourrir  le  nôtre; 
Tout  soupir  se  mêle  au  grand  chœur; 

Et  ces  pages  où  vit  une  âme 
Seront  le  foyer  plein  de  flamme, 
Où  s'allumera  plus  d'un  cœur. 

Paris,  février  iSj^. 


200  POÈMES     ÉPARS 


^    ^4'yLT)%E    THEU%IET 


J'ai  passé  tout  le  jour  dans  les  bois.  Loin  des  villes 
Où  par  tant  de  dégoûts  nous  sommes  assaillis, 
Quel  bonheur  d'oublier  nos  discordes  civiles 
Dans  les  parfums  flottants  et  la  paix  des  taillis  ! 

Assis  dans  la  clairière  où  croissent  les  myrtiles, 
Je  vois  passer  les  bœufs  et  les  gens  du  pays. 
L'ombre  qui  croît  au  pied  des  chênes  immobiles 
M'annonce  enfin  le  soir  :  à  regret  j'obéis, 

Je  me  lève  et  regagne  à  pas  lents  la  demeure 
Où  tout  me  parle  encor  de  celle  que  je  pleure. 
Humble  toit,  lieu  béni  qu'un  ange  a  visité  ; 

Et,  songeant  aux  heureux  comme  vous,  cher  poète, 
A  qui  Dieu  laisse  encor  leur  mère,  je  souhaite 
Q.u'il  vous  garde  longtemps  cette  félicité  ! 

Bauiue,  jinllcl   iSjç}. 


SONNETS  261 


^    ^C^'D^C\CE    'DE    H.     'NL. 


/\iNSi  qu'un  vieux  pasteur  assis  sur  une  cime 
Qui  regarde  à  ses  pieds  s'écouler  un  torrent, 
riuiant  sur  tout,  du  haut  d'une  douleur  sublime, 
Je  vois  s'enfuir  les  jours  d'un  œil  indifférent. 

Je  me  dis  :  Chacun  d'eux  m'entraîne  vers  l'abîme, 
Et  je  m'en  réjouis,  tant  mon  chagrin  est  grand. 
J'ai  tout  perdu  ;  mon  deuil  n'est  que  trop  légitime  ; 
Comme  un  soldat  vaincu,  mon  cœur  navré  se  rend. 

A  quoi  bon  vivre  encor,  lutter  et  se  défendre? 

Si  j'obtiens  la  couronne,  où  puis-je  la  suspendre? 

Pour  qui  tout  cet  effort?  —  Pour  moi?  Grand  Dieu  !  jamais. 

Peut-on  s'aimer  soi-même?  Oh!  la  triste  chimère  1 
La  mort,  l'aveugle  mort,  en  me  prenant  ma  mère, 
M'a  pris  toute  ma  force  et  tout  ce  que  j'aimais. 

Baume,  août  iSj^. 


202  POÈMES    ÉPARS 


Pour  sa  fèie. 


JLe  temps  vole  et  fuit:  les  années, 
Les  mois,  les  semaines,  les  jours. 
Comme  des  perles  égrenées. 
Glissent  de  nos  mains  sans  retours. 

Gerbes  fraîches  ou  fleurs  fanées. 
Ennuis  trop  longs,  bonheurs  trop  courts, 
Dans  l'océan  des  destinées 
Tout  s'engloutit,  et  pour  toujours. 

Mais  il  est  des  jours  que  l'on  aime. 
Où  le  cœur  revit  de  lui-même 
Tout  un  passé  qui  dure  encor  ; 

Ces  jours-là,  l'amitié  dévote, 
Qu'on  s'appelle  Aline  ou  Charlotte, 
Les  marque  de  son  stylet  d'or. 


Paris,  4  novembre  il 


SONNETS  263 


^     ViC^T)^O^CE    ViC.     ViC. 


l->'iEU  VOUS  a  tout  donné  :  la  beauté,  la  richesse, 
D'un  charme  pénétrant  le  dangereux  pouvoir, 
Et  deux  beaux  fronts  d'enfants  où  mettre  une  caresse, 
Amour  profond  et  pur,  doublé  d'un  saint  devoir. 

Sous  vos  pieds  pas  un  pli  de  rose  qui  vous  blesse  ; 
Dans  votre  ciel  d'azur  pas  un  nuage  noir... 
D'où  vous  vient  donc  au  cœur  cette  étrange  faiblesse 
D'avoir  tous  ces  bonheurs  et  de  ne  pas  les  voir  ? 

Allons,  ouvrez  les  yeux  et  relevez  la  tête! 
Secouez  de  vos  jours  la  langueur  inquiète  ! 
Ce  sont  tous  vos  amis  qui  parlent  par  ma  voix. 

Ouvrez-leur  un  peu  plus  votre  âme  trop  fermée  : 
Pourquoi  vous  refuser  au  bonheur  d'être  aimée, 
Et  peut-être  d'aimer  pour  la  première  fois  ? 

Paris,  novembre  iSSo. 


264  POÈMES     ÉPARS 


^     VIOLETTE 


V^E  ne  sont  pas  encor  les  vers  promis;  je  n'ose 
Vous  révéler  mes  torts  dans  toute  leur  grandeur. 
Ces  vers,  je  ne  saurais  les  écrire,  et  pour  cause  : 
Ils  sont  trop  vrais,  trop  francs  dans  leur  timide  ardeur. 

En  vous  les  refusant,  je  le  sais,  je  m'expose 
A  vous  voir  prendre  un  air  mécontent  et  boudeur. 
Mais  si  je  les  montrais,  ce  serait  autre  chose; 
Votre  regard  si  doux  s'armerait  de  froideur. 

Grand  Dieu  !  c'est  trop  risquer.  J'ai  peur  d'une  mépris^ 
Penser  que  le  dédain,  comme  une  froide  bise. 
Peut  flétrir  dans  sa  fleur  notre  jeune  amitié  1 

Oh  1  non,  c'est  bien  assez  —  et  n'est-ce  pas  trop  même 
Que  de  voir  dans  les  yeux  d'une  enfant  que  l'on  aime, 
Comme  un  pardon  muet,  se  lever  la  pitié  ? 

Paris,  novembre  1880. 


SONNETS  265 


II 
(Avec  une  bague.) 


Chère  petite  bague,  adieu  !  je  dois  te  rendre. 
Je  baise  ton  chaton  une  dernière  fois. 
Va,  mon  cœur  gardera  l'impression  si  tendre 
Que  ta  fidèle  étreinte  a  laissée  à  mes  doigts. 

Retourne  à  cette  main  que  j'aime  tant  à  prendre  ; 
Brille  à  ses  doigts  si  doux,  si  jolis  et  si  froids. 
Mais  parle-lui  souvent  de  moi,  fais-lui  comprendre 
Tout  ce  que  je  t'ai  dit  pour  elle,  à  demi-voix. 

Moi,  je  n'ai  pas  besoin  que  l'on  me  parle  d'elle  : 
Chaque  chose  lui  sert  d'interprète  fidèle  : 
La  musique,  les  fleurs,  un  mot,  un  souvenir. 

Tout  l'évoque  et  me  rend  son  image  en  silence, 
Et  la  vie  à  mes  yeux  se  rouvre  et  recommence. 
Et  je  puis  maintenant  regarder  l'avenir. 

Paris,  novembre  j8So. 


34 


POEMES     EPARS 


III 


I 


Enfant,  votre  candeur  ne  doit  pas  s'y  méprendre  : 
Sans  doute  j'ai  forcé  le  ton  de  mes  sonnets  ; 
Mon  vers,  en  vous  parlant,  prit  un  accent  trop  tendre  ; 
Le  tort  est  manifeste,  et  je  le  reconnais. 

II  faut  donc  m'excuser  et  tâcher  de  comprendre 
Cet  excès  de  tendresse  où  je  m'abandonnais. 
Le  foyer  de  mon  cœur,  hélas  !  n'est  plus  que  cendre, 
Et  c'est  un  arriéré  d'amour  que  je  donnais. 

Pardonnez-moi  :  mon  âme  errante  à  demi  morte, 
Est  pareille  au  nageur  que  le  torrent  emporte, 
Et  qui  vers  chaque  fleur  du  bord  étend  les  bras. 

Vous  étiez  là,  rêveuse  et  triste  sur  la  rive  : 
D'une  étreinte  d'ami  trop  forte  et  convulsive 
J"ai  serré  votre  main...  ne  la  retirez  pas! 

Paris,  décembre  j88o. 


SONNETS  267 


^    CHI    'K.O'K.     VE%,%^ 


i\  qui  voudrait  m'aimer  sans  feinte  et  sans  détours 
J'offre  encore  une  part  de  bonheur  presque  entière  : 
Les  fruits  mieux  savourés  de  la  saison  dernière, 
Et  1:1  sereine  ardeur  qui  succède  aux  beaux  jours. 

La  vie  a  vers  le  soir  de  sombres  carrefours, 
Où  l'on  n'entrevoit  plus  ni  sentier  ni  clairière  ; 
La  gloire  se  dérobe,  on  perd  la  foi  première  : 
Les  pâles  amitiés  remplacent  les  amours. 

Et  pourtant  c'est  en  vain  que  le  temps  vous  fait  signe. 
A  vivre  triste  et  seul  qui  de  nous  se  résigne  ? 
Ce  livre  à  peine  ouvert,  quoi!  faut-il  le  fermer? 

Je  donnerais  ma  vie  à  qui  saurait  la  prendre, 
Et  ce  cœur  trop  meurtri,  si  profond  et  si  tendre, 
A  qui  voudrait  m'aimer. 

Baume,  septembre  i8~^. 


208  POÈMES    ÉPARS 


^    LOUIS    T>E    %0'K,CH^UT) 


I 


V>E  n'est  pas  seulement  pour  vous  que  je  vous  aime, 
Ami!  par  plus  d'un  nœud  nos  deux  cœurs  sont  liés  : 
C'est  l'art,  la  liberté,  le  sol  natal  lui-même, 
Et  le  charmant  réseau  des  mêmes  amitiés. 

La  vie  à  tout  moment  nous  disperse  et  nous  sème. 
Mais  si  l'on  se  rencontre,  alors  les  deux  moitiés 
Se  rejoignent;   le  cœur  reprend   son  ancien  thème, 
Et  chante  les  vieux  airs,  qu'on  croyait  oubliés. 

On  se  serre  la  main  ;  puis  l'on  se  quitte  encore  ; 
O  n  se  dit  :  Au  revoir  !  Mais  où  ?  quand  ?  On  l'ignore. 
C'est  peut-être  demain,  peut-être  est-ce  jamais  ! 

Heureux  qui,  révélant  son  âme  tout  entière,  * 

N'a  pas  à  dire  un  jour  sur  une  froide  pierre  : 
Pauvre  ami  !  s'il  avait  su  combien  je  l'aimais  1 

Paris,  dècemhre  iSSo.  ■ 


SONNETS 


'DECOUX^GE^E'N.T 


A     FREDERIC     BATAILLE 


V^'  EN  est  fait  :  je  me  rends  ;  d'ailleurs  l'âge  y  convie. 
Les  douleurs  ont  percé  mon  cœur  de  part  en  part. 
Je  suis  vaincu.  Quittons  ce  combat  de  la  vie, 
El  cherchons  pour  mourir  un  coin  d'ombre  à  l'écart. 

J'ai  lini  ce  grand  rêve  où  mon  âme  ravie 
S'enivrait  follement  d'amour,  de  gloire  et  d'art. 
J'ai  perdu  tous  les  miens,  et  mon  unique  envie 
Est  de  les  retrouver  n'importe  où!  quelque  part. 

Comme  un  homme  à  la  mer,  las  de  nager  sans  trêve. 
Qui  voit  des  flots  partout  et  nulle  pajt  la  grève, 
Jette  un  dernier  regard  à  ce  ciel  où  Dieu  dort, 

S'arrête,  à  cette  lutte  inégale  renonce, 

Et  dans  les  profondeurs  de  l'abîme  s'enfonce, 

Je  me  laisse  glisser  lentement  vers  la  mort. 

Baume,  juin   iSSi. 


270  POEMES    EPARS 


CO'K.SOL^TIO'K. 


A     MADAME     TH.     BLA\C 


V^ UELQUEFOis  dans  mon  cœur  que  le  chagrin  co; 
Je  me  sens  torturé  par  un  remords  secret. 
Ma  pensée  a  des  flots  de  vase  et  d'amertume, 
Où,  comme  un  nénufar,  monte  un  triste  regret. 

Je  me  dis  :  Qu'ai-je  fait  ?  Quelle  trace  posthume. 
Où  la  postérité  puisse  prendre  intérêt. 
Signalera  mon  nom,  phare  éteint  dans  la  brume  ? 
La  gloire  a  dédaigné  mon  essor  indiscret. 

Dans  un  stérile  effort  j'ai  donc  perdu  ma  vie  ? 
Tout  a  trompé  mes  vœux,  mon  rêve  et  mon  envie.  1 
Que  suis-je  ?  Rien  1  à  peine  un  obscur  écrivain.       1 

Mais  un  ange  invisible  est  là  qui  me  console, 
Et  me  murmure  au  cœur  cette  douce  parole  : 
«  Rendre  sa  mère  heureuse,  est-ce  donc  vivre  en  vain 

Baume,  octohre  1883. 


SONNETS 


271 


L^     %E--}<.CO'yLTTlE 


A     MADAME     D    A  . 


-Tl  1ER,  SOUS  la  voûte  en  spirale 
Du  plus  noble  des  escaliers, 
J\ii  revu  votre  beauté  pâle  : 
Je  montais  et  vous  descendiez. 

Votre  grâce  fut  sans  égale  : 
Et  sans  doute  à  vos  amitiés 
Ma  réponse  fut  bien  banale  : 
Mais  mon  cœur  était  à  vos  pieds. 

Cet  escalier  est  un  emblème  : 
C'est  la  vie  ;  on  s'y  croise,  on  s'aime 
)ments  trop  vite  comptés.' 


Des  moi 


Heureux  qui  près  de  vous,  Madame, 
Peut  arrêter  ses  pas,  son  âme!... 
Mais  je  descends  et  vous  montez. 

Parts,  décembre  1SS4. 


272  POEMES    EPARS 


SY^CT^THIE 


A     MADAME     CLAIRE    BRIERE 


J  E  le  sais,  j'aurais  dû  me  fermer,  me  défendre, 
Et  ne  pas  me  livrer  si  vite  et  sans  espoir. 
Écouter  une  voix  qu'on  ne  doit  plus  entendre, 
Et  regarder  des  yeux  qu'on  ne  doit  plus  revoir. 

La  raison  le  disait;  j'aurais  dû  le  comprendre. 
Mais  tel  je  fus  plus  jeune  et  tel  je  reste  au  soir  : 
La  nature  m'a  fait  d'une  argile  trop  tendre, 
Et  j'aime  à  me  donner,  même  sans  recevoir. 

Comme  la  vie,  au  fond,  est  une  étrange  chose! 
La  sympathie  à  peine  entre  nous  est  éclose. 
Qu'il  faut  nous  dire  adieu  sans  un  sûr  lendemain. 

N'importe  !  on  a  vécu  ;  dans  des  yeux  pleins  de  flamme 
On  a  vu  la  beauté  d'un  visage  et  d'une  âme. 
Et  l'on  reprend  sa  route  une  fleur  à  la  main. 

Menton,  février  iSSf. 


SOXXETS  275 


LES    TIEUX    G0EL^4'K.T)S 


A     CH .     GROS 


E  vois  chaque  matin,  au  lever  de  l'aurore, 
Deux  goélands  jumeaux  qui  planent  dans  les  cieux. 
Décrivant  au-dessus  de  la  vague  sonore 
La  courbe  de  leur  vol  calme  et  silencieux. 

Lentem.ent,  dans  l'éther  que  la  lumière  dore. 
Ils  glissent  d'un  essor  pareil,  insoucieux 
De  ces  pauvres  hum.ains  qui  s'éveillent  encore 
Pour  reprendre  leur  joug  et  tirer  leurs  essieux. 

Mais  eux,  montant  toujours  plus  haut  dans  la  lumière. 

Ils  ont  su  conserver  la  liberté  première. 

Et  n'ont  d'autres  soucis  que  d'ouvrir  l'aile  aux  vents; 

Leur  solitude  à  deux  est  limpide  et  profonde; 

Ils  s'aiment  en  planant  loin  des  bruits  de  ce  monde... 

Comme  je  vous  envie,  ô  pâles  elkovans  1 

MenioH,  février  iSSf. 

35 


274 


POEMES     EPARS 


L^      T)E%fl^IE%E     ETOILE 


A    MADAME    VALENTINE    MONNIER 


V^UAND  la  nuit  se  retire  et  lentement  achève 
Son  cours  silencieux  dans  le  ciel  pâlissant, 
Quand  l'aube  frissonnante  à  l'horizon  soulève 
Les  plis  du  voile  où  dort  l'aurore  qu'on  pressent: 

Chaque  étoile,  éteignant  sa  lumière  plus  brève, 
S'efiFace,  et  dans  l'éther  infini  s'enfonçant, 
Porte  aux  mondes  lointains,  que  l'on  ne  voit  qu'en  ri 
D'un  éternel  foyer  le  rayon  incessant. 


Une  seule  s'attarde  et  longtemps  brille  encore. 
Mêlant  ses  derniers  feux  aux  lueurs  de  l'aurore. 
Et  ne  quitte  le  ciel  que  vaincue  à  moitié. 

Cet  astre  au  pur  rayon  qui  lutte  et  qui  persiste 
Et  semble  nous  jeter  un  regard  doux  et  triste, 
K'est-ce  pas  ton  étoile,  ô  divine  amitié? 

Menton,  février  i88j. 


SONNETS  275 


L.4      TE%I 


A     MADAME     LA     COMTESSE     E.     POTOCKA 


-Cl LE  est  belle.  Une  âme  profonde 
Se  cache  au  fond  de  son  œil  noir, 
Comme  ces  lacs  au  clair  miroir 
Dont  nul  rayon  ne  perce  l'onde. 

Son  fin  sourire  à  la  Joconde 
Inspire  un  désir  sans  espoir; 
Et  pourtant  rien  que  l'entrevoir 
Est  un  des  bonheurs  de  ce  m.onde. 

Est-ce  un  ange,  un  démon?  Je  crois 
Qu'elle  est  tous  les  deux  à  la  fois. 
C'est  plus  et  moins  qu'une  mortelle  ; 

C'est  une  fée,  une  péri, 

Dont  l'œil  n'est  jamais  attendri. 

Mais  est-elle  heureuse?  —  Elle  est  belle. 

Baume,  juin  iSSj. 


276  POÈMES     ÉPARS 


'BLEU    ET    'hLOIX 


A     LA     MEME 


1  OUT  est  bleu  ce  matin;  c'est  une  symphonie 
Que  nous  donnent  en  chœur  tous  les  tons  de  l'azur. 
Chaque  nuance  est  là  sous  nos  yeux  réunie; 
L'opale  y  rivalise  avec  le  saphir  pur. 

La  coupole  du  ciel,  dans  sa  courbe  infinie, 
N'est  qu'un  dôme  en  cristal  d'outre-mer  presque  dur  ; 
Le  lac  d'un  bleu  plus  doux  sur  sa  vague  aplanie 
En  berce  le  reflet  jusqu'au  lointain  obscur. 

Les  monts  même,  oubliant  leur  couleur  consacrée, 

Ont  aussi  revêtu  la  céleste  livrée  : 

Un  bleu  tendre  voilé  d'une  gaze  d'argent. 

Mais  tout  ce  bleu  des  monts,  des  eaux  et  du  ciel  même 
Ne  vaut  pas  deux  yeux  noirs  que  je  sais  et  que  j'aime, 
Et  qui  liront  ces  vers  d'un  regard  indulgent. 

Clarens,  septembre  iSSf. 


SONNETS  277 


LE    'DE%'K,IE%    %^YO'K. 

A     LA     MÊME 


V,^u  AND  le  grand  Michel-Ange  eut  sa  force  brisée, 
Et  dut  pencher  son  front,  las  de  créer  des  dieux, 
Il  allait,  vers  le  soir,  au  pied  du  Colisée, 
Voir  du  soleil  couchant  les  sublimes  adieux. 

Là,  seul  et  triste,  assis  sur  quelque  pierre  usée, 
Loin  du  bruit  de  la  foule  et  du  monde  odieux, 
Il  ranimait  encor  sa  vieillesse  épuisée 

A  la  douce  chaleur  de  l'astre  radieux. 


Je  n'ai  pas  son  génie,  ô  grande  âme  ingénue  ! 
La  fatigue  pourtant  comm^  à  toi  m'est  venue, 
Lt  je  vois  décliner  mes  rêves  et  mes  jours. 

NLiis  un  dernier  rayon  réchauiîe  aussi  mon  âme  ; 
Mon  soir  a  son  soleil  suprême,  et  c'est.  Madame, 
Votre  chère  amitié,  qui  vaut  tous  les  amours. 

Paris,  7  décembre  1SS6. 


278  POÈMES    ÉPARS 


^4    L'IT^iLIE 


Italie,  Italie!  ô  trop  chère  contrée 
Dont  j'aimais  tant  le  ciel,  la  nature  et  les  arts, 
Toi  qu'au  prix  de  son  sang  la  France  a  délivrée 
Des  barbares  du  Nord  et  du  joug  des  Césars! 

Toi  que  tant  de  martyrs  ont  jadis  illustrée, 
Au  Spielberg,  à  Venise,  à  Kaple,  aux  champs  lomba] 
Toi  qui  maudissais  tant  l'Allemagne  abhorrée. 
Quand  ses  canons  braqués  insultaient  tes  regards! 

De  tes  bourreaux  d'hier  à  présent  la  complice. 
Comment  peux-tu  prêter  les  mains  à  ce  supplice, 
Toi  qui  devrais  savoir  si  bien  le  poids  des  fers? 

Comment,  naguère  esclave,  aujourd'hui  souveraine, 
Oublieuse  des  maux  si  récemment  soufferts. 
Peux-tu  serrer  l'écrou  de  l' Alsace-Lorraine  ? 

Baume,  jo  août  iSSS. 


SONNETS  279 


XE'N.O'K.CE^CE'K.T 


A     G.     REBIERE 


lJ  'autres  auront  le  bruit,  la  gloire, 
Et  leur  nom  partout  répété; 
Le  mien  s'éteindra  sans  mémoire, 
Comme  s'il  n'eût  jamais  été. 

Mais  qu'on  marque  ou  non  dans  l'histoire. 
Rien  ne  vaut  d'être  regretté. 
La  vie  est  un  rêve  illusoire. 
Le  songe  d'une  nuit  d'été. 

Obscur  ou  glorieux,  qu'importe  ! 

La  mort  d'un  seul  coup  d'aile  emporte 

Tous  nos  vains  désirs  —  et  c'est  bien  ! 

La  gloire  est  d'être  aimé.  Q.u'il  tombe 
Une  ou  deux  larmes  sur  ma  tombe, 
Il  suffit  :  le  reste  n'est  rien. 

Baume,  octobre  iSSS. 


280  POÈMES     ÉPARS 


^      un.     ^V^l     TE%T)U 


V^UE  t'ai-je  fait?  Q.uel  tort  peux-tu  me  reconnaître, 
Qui  te  donne  le  droit  de  m'infliger  l'oubli? 
Pourquoi  donc  de  ma  vie  à  jamais  disparaître, 
Comme  un  son  qui  s'éloigne  et  qui  meurt  aflFaibli? 

Pourquoi  me  délaisser  et  renier  peut-être 
Ce  tendre  accord  que  l'âge  eût  encore  ennobli? 
Ne  pouvait-il  durer  comme  il  avait  su  naître? 
Et  n'était-ce  pas  Dieu  qui  l'avait  établi? 

Dis,  quand  de  ta  jeunesse  évoquant  le  doux  rêve, 

Dans  ton  cœur  refroidi  mon  image  s'élève, 

N'y  sens-tu  pas  trembler  comme  un  vague  remord? 

O  frère  d'autrefois!  le  temps  marche,  il  nous  presse; 
Il  nous  a  fait  franchir  le  seuil  de  la  vieillesse... 
Pour  reprendre  ma  main  attends-tu  donc  ma  mort? 
Cauiereis,  août  iS^o. 


RAYONS    D'HIVER 

I  890 


36 


DEDICACE 

A    MADAME     *** 


Ami,  réveille^  votre  lyre, 
M'avei-vous  dit  en  me  quittant, 
Ecrivei-moi,  je  veux  vous  lire, 
Mais  en  vers,  je  les  aime  tant  !  » 

r obéis,  et  je  vous  adresse 
Ces  vers  faits  pour  être  oubliés. 
Ennui,  gaieté,  rêves,  tendresse, 
J'effeuille  mon  diiie  à  vos  pieds. 

Alger,  janvier  et  février  i8S6. 


RAYONS    D'HIVER 


TTIOLOGUE 


Voici  l'hiver,  le  froid,  la  neige,  le  ciel  gris, 
Les  boulevards  fangeux...  il  faut  quitter  Paris. 
Oui,  mais  quitter  aussi  tout  ce  qui  nous  fait  vivre. 
Vous  parle  à  l'âme,  au  cœur,  vous  charme  et  vous  enivre 
La  musique,  les  arts,  le  choc  des  grands  esprits. 
Les  regards  amoureux  furtivement  surpris, 
Les  problèmes  profonds,  la  causerie  ailée, 
Des  vanités  d'un  jour  l'âpre  et  sombre  mêlée, 
Et  ce  bruit  incessant  fait  de  gloire  et  d'oubli. 
Dont  ce  cratère  en  flamme  est  sans  cesse  rempli, 


286  RAYONS     d'hiver 

Et  surtout,  oh  !  surtout,  les  amitiés  charmantes. 
Qui  vous  font  oublier  le  monde  et  ses  tourmentes, 
Et  sont  ce  que  la  vie  offre  encor  de  plus  doux. 
Ah  !  maudits  soient  le  froid,  les  brouillards  et  la  touxl 
La  toux  qui  vous  saisit,  vous  juge  et  vous  exile. 
En  vous  prenant  des  mains  tout  ce  bonheur  facile, 
Vous  oblige  à  chercher  ailleurs.  Dieu  sait  comment  1 
Un  air  moins  périlleux  sous  un  ciel  plus  clément. 


LA     CHAMBRE    BLEUE  287 


L^     CH^^CBXE     "BLEUE 


L(  A  chambre  est  bleue  ;  on  y  respire 
La  paix  et  la  sérénité. 
Tout  vain  bruit  à  son  seuil  expire  ; 
Les  enfants  dorment  à  côté. 

Dans  l'angle  de  la  cheminée, 
Près  d'elle,  hier,  j'étais  assis, 
Songeant  combien  la  destinée 
Lui  gardait  encor  de  soucis. 

Lt  nous  causions  de  toutes  choses, 
Gaiement  et  le  cœur  sur  la  main. 
Sans  parler  des  adieux  moroses; 
Car  je  partais  le  lendemain. 


288  RAYONS     d'hiver 

Souvent  le  meilleur  de  notre  être 
Ne  se  laisse  voir  qu'à  moitié  ! 
Mais  on  se  devine  peut-être  : 
Sinon,  que  vaudrait  l'amitié? 

Le  navire  fuit  loin  des  côtes, 
En  traçant  un  sillon  d'argent... 
Sur  la  chambre  bleue  et  ses  hôtes 
Que  Dieu  veille  en  père  indulgent  ! 

En  mer.  devant  les  Baléares. 


EN     ARRIVANT  289 


fX    oiTCKlV^i'K.T 


rE  UT-ÊTRE  d'autres  lieux  sont-ils  plus  beaux  encore  ; 

A  Florence,  à  Sorrente,  aux  rives  du  Bosphore, 

La  vie  également  s'écoule  à  flot  léger; 

Mais  je  préfère  à  tout  l'air  et  le  ciel  d'Alger. 

C'est  mieux  que  l'Orient  et  c'est  encor  la  France, 

Le  ciel  plus  haut,  plus  vaste,  a  plus  de  transparence, 

La  nuit  plus  de  douceur  ;  les  étoiles,  le  soir, 

Y  brillent  dans  l'azur  sur  un  velours  plus  noir; 

La  mer  sous  ses  flots  bleus  au  loin  s'y  développe 

Avec  une  grandeur  inconnue  à  l'Europe, 

Et  ses  coteaux,  pleins  d'ombre  et  d'arbres  toujours  verts 

Font  de  ce  lieu  béni  l'Éden  de  l'univers. 

Et  puis,  dirai-je  tout?  Ce  n'est  plus  le  vieux  monde  ; 

C'est  pour  nous  un  nouvel  empire  qui  se  fonde; 

C'est  une  arène  neuve  ouverte  à  nos  enfants  : 

C'est  la  jeunesse  enfin  et  ses  dons  triomphants. 

Mustapha  d'Alger. 


37 


>90  RAYONS     D    HIVER 


O     TOESIE 


\-y  poésie  !  ô  poésie  ! 
On  rit  lorsque  dans  nos  sonnets 
Nous  parlons  de  ton  ambroisie  ; 
Mais  moi,  mais  moi,  je  la  connais  ! 

Douce  et  chère  consolatrice, 
Qui  sur  nos  maux  et  nos  douleurs, 
Pour  mieux  cacher  la  cicatrice. 
Viens  jeter  des  gerbes  de  fleurs  ; 

Qui,  lorsque  tout  nous  abandonne, 
Restes  fidèle  à  nos  vieux  ans. 
Et  fais  tant  qu'enfin  l'on  pardonne 
A  la  vie,  à  ses  faux  présents  ! 


O     POESIE 


Ton  ambroisie  ?  ah  !  c'est  l'ivresse 
Du  travail  et  son  saint  tourment, 
L'indulgence  dans  la  tendresse, 
Le  bonheur  dans  l'apaisement; 

C'est  l'espoir  et  la  foi  première 
Qui  nous  reviennent  plus  profonds  : 
C'est  la  grandeur  dans  la  lumière, 
L'essor  charmé  loin  des  bas-fonds. 

O  poésie!  ô  poésie  1 
Reste-moi  jusqu'au  dernier  jour  ! 
Ce  cœur  que  rien  ne  rassasie 
Trouve  en  toi  son  dernier  amour. 


RAYONS     D    HIVER 


LE    J.iXfDin. 


1  AN  DIS  qu'au  coin  du  feu  nonchalamment  assise, 
Pour  oublier  le  froid,  le  brouillard  et  la  bise, 
Vous  rêvez  ou  lisez  peut-être  des  romans 
(A  moins  que  vous  n'ayez  d'autres  amusements), 
Moi,  je  vis  au  soleil,  et  je  passe  ma  vie 
En  plein  air,  au  jardin,  et  j'ai  l'âme  ravie. 
Ce  jardin  est  charmant,  c'est  un  séjour  divin. 
Comme  un  long  promontoire  entre  un  double  ravin, 
Il  s'allonge  au  penchant  de  la  verte  colline, 
Et  regarde  la  mer,  que  de  loin  il  domine. 
A  travers  les  rameaux  qu'agite  un  vrai  zéphyr. 
On  voit  la  nappe  bleue  en  golfe  s'arrondir, 
Et  pqur  mieux  couronner  cet  horizon  sublim.e. 
Le  Djurdjura  neigeux  élève  au  fond  sa  cime. 
On  se  croirait  aux  jours  les  plus  beaux  du  printemps  : 
Le  soleil  verse  à  flots  ses  rayons  éclatants. 
Et  partout  sous  mes  pas  des  fleurettes  sans  nombre, 


LE    JARDIN  293 


Dans  l'herbe  épaisse  et  drue  éclatent,  même  à  l'ombre. 
Le  bougainvillia,  serpentant  sur  les  murs, 
Mêle  ses  fleurs  de  pourpre  aux  citrons  déjà  mûrs, 
Tandis  que  l'aloès,  sur  le  cactus  qui  rampe, 
Dresse  tout  droit  au  ciel  les  grappes  de  sa  hampe; 
Les  rosiers  renaissants  qui  vont  fleurir  encor, 
Les  mimosas  légers  ornés  d'aigrettes  d'or, 
Les  bambous  que  le  vent  ne  laisse  jamais  calmes, 
Les  dattiers  étalant  dans  l'air  leurs  larges  palmes, 
Les  dragonniers  rugueux  aux  feuilles  de  roseaux, 
Les  bananiers  pareils  à  des  ailes  d'oiseaux. 
L'anémone,  la  mauve  et  la  blanche  azalée, 
Tapissent  de  leurs  fleurs  le  bord  de  chaque  allée. 
Tout  cela  pousse,  embaume  et  rit  de  toutes  parts. 
^Liis  les  vieux  oliviers  aux  feuillages  épars 
Sont  les  rois  du  jardin.  Si  sur  leurs  troncs  arides 
Les  siècles  ont  écrit  leur  âge  avec  des  rides. 
Leur  front  est  immortel,  et,  malgré  les  hivers. 
Se  couronne  de  fleurs  et  de  fruits  toujours  verts. 
Des  lianes  en  troupe  à  leurs  troncs  enlacées 
Grimpent  et,  surchargeant  les  branches  affaissées, 
Ainsi  que  des  soldats  qui  montent  à  l'assaut, 
Vont  planter  leur  aigrette  au  sommet  le  plus  haut. 
On  se  croirait  dans  l'Inde  ou  l'Eden  de  la  Bible. 

Vous  le  voyez,  ma  vie  innocente  et  paisible 
Savoure  avec  ivresse  en  ce  jardin  béni. 
Les  tranquilles  douceurs  d'un  repos  infini. 
Rien  n'y  trouble  la  paix  de  l'âme  ensoleillée; 
Nul  bruit  :  à  peine  un  chant  d'oiseau  sous  la  feuillée  ; 


294 


RAYONS     D    HIVER 


Quelque  chose  de  bon,  de  tendre,  de  calmant, 
Sur  vous,  dans  cet  air  pur,  plane  invisiblement. 
Oui,  c'est  bien  unEden  —  que  Je  complète  en  rêve,  — j 
Carie  meilleur  y  manque. — Eh  !  quoi  donc? — Vouscoï 


Mustapha. 


INSATIABLE  295 


I-X.S^TI^i'BLE 


rivAXT  de  quitter  cette  terre 
e  voudrais  jeter  un  grand  cri, 
Comme  un  naufragé  solitaire 
Qui  coule  à  fond,  pâle  et  meurtri. 

Je  voudrais  laisser  une  trace 
Ineffaçable  sous  mes  pas. 
Celle  qu'à  genoux  l'on  embrasse . 
En  disant  votre  nom  tout  bas. 

Mais  si  je  rêve  ainsi  la  gloire 
A  travers  nos  fragilités, 
Si  j'aspire  à  voir  ma  mémoire 
Dépasser  nos  jours  limités, 


296  RAYONS     d'hiver 


Jl 


Ce  n'est  pas  le  conseil  perfide 
D'un  amour-propre  vain  et  faux, 
L'eâfroi  de  la  mort  et  du  vide. 
Non  :  mes  rêves  sont  bien  plus  hauts. 

C'est  simplement  pour  que  l'on  m'aime, 
Longtemps,  toujours,  et  plus  encor, 
Partout  1  oui,  car  je  voudrais  même 
Être  aimé  des  étoiles  d'or. 


A     L    AUBE  297 


oi    L'^AVBE 


L-'ans  le  ciel  pâlissant  le  jour  venait  de  naître; 

Tout  sommeillait  encor  :  j'entr'ouvris  ma  fenêtre. 

Un  flot  d'air  frais  et  pur  m'effleura  doucement, 

Et  je  vis  s'éveiller  cet  Alger  si  charmant, 

Sous  son  beau  ciel,  au  bord  de  son  golfe  aux  eaux  calmes, 

Près  de  moi,  les  dattiers,  froissant  leurs  larges  palmes. 

Et  les  frêles  bambous  sur  leurs  tiges  tremblants. 

Frissonnaient;  à  deux  pas,  la  mosquée  aux  murs  blancs. 

Avec  son  muezzin  suspendu  dans  l'espace  ; 

Puis  le  duc  d'Orléans,  seul,  veillant  sur  la  place. 

Et  derrière  le  port  et  les  phares  éteints, 

La  mer,  la  vaste  mer  roulant  ses  flots  lointains 

Vers  la  France...  Quel  cadre  unique  !  et,  pour  le  clore 

Les  sommets  de  l'Atlas,  que  rougissait  l'aurore. 

38 


2y8  KAYUXS     d'hiver 

Tel  est  cet  horizon  sublime  qu'un  ciel  pur 
S'apprêtait  au  zénith  à  couronner  d'azur. 
Longtemps  je  contemplai  les  jeux  de  la  lumière 
Qui  sont  l'enchantement  de  cette  heure  première; 
Et,  tout  en  regardant  le  soleil  se  lever, 
Je  me  mis  à  penser  —  ou  plutôt  à  rêver. 
Je  me  disais  tout  bas  :  Quel  magnifique  empire 
Que  ce  pays  d'Afrique  où  le  bonheur  respire, 
Qui  commence  à  Marseille  au  nord,  et  qui  se  perd 
Dans  le  monde  inconnu  des  sables  du  désert! 
Et  cet  étrange  Alger,  ce  vieux  nid  de  pirates. 
Qui  contient  aujourd'hui  deux  mondes  disparates, 
Où  se  mêlent  sans  choc  deux  peuples  sans  liens, 
Arabes  et  Français,  musulmans  et  chrétiens  ! 
Oui,  cet  empire  est  grand,  jeune  et  plein  d'espérance; 
C'est  le  plus  beau  fleuron  de  notre  vieille  France. 
Mais  à  qui  devons-nous  ce  trésor  d'avenir? 
Le  présent  n'est  pas  tout  ;  sachons  nous  souvenir  ! 
A  quoi  sert  d'être  ingrats?  L'ingratitude  est  vile. 
Sotte  même,  et  provient  au  fond  d'un  cœur  servile. 
Honneur  à  vous.  Français!  matelots  et  soldats. 
Princes  et  généraux,  chefs  des  premiers  combats  ! 
Vous  aussi,  paysans  qui  veniez  sur  leurs  traces. 
Et  fécondiez  ce  sol  de  vos  labeurs  tenaces  ! 
Longtemps  vous  avez  cru  tous  ces  eflForts  trahis; 
Mais  tous  vous  avez  bien  mérité  du  pays  : 
Les  vieux  chefs,  Cavaignac,   Bugeaud,  Lamoricière, 
Les  jeunes  d'Orléans  et  leur  ardeur  princière, 
Les  soldats  libérés  qui  se  faisaient  colons, 


A     L    AUBE  299 

Vignerons  des  coteaux,  laboureurs  des  vallons, 
Recevez  de  nos  mains  la  couronne  civique  1 
Qu'elle  ait  nom  monarchie,  empire  ou  république, 
La  France  de  nos  jours  est  celle  de  jadis, 
Et,  vieux  républicain,  je  bénis  Charles  Disl 

Alger. 


300  PAYONS     D    HIVER 


L^     V%^IE    G%.^'K.'-BEU% 


i-«  E  ciel  à  toute  heure  est  sublime  : 
Le  jour,  c'est  le  soleil  ;  la  nuit, 
Les  étoiles  dorent  l'abîme 
Où  la  terre  flotte  sans  bruit. 

La  mer  est  belle  aussi  :  ses  ondes 
Ont  toujours  mille  aspects  divers, 
Et  dans  leur  sein  il  dort  des  mondes 
Que  nul  plongeur  n'a  découverts. 

Les  monts  affrontent  les  tempêtes. 
Dressant  au  zénith  leurs  sommets, 
Ils  ont  les  majestés  muettes 
De  ce  qui  ne  change  jamais. 


LA     VRAIE     GRANDEUR  30I 


O  monts  à  jamais  immobiles  I 
Mer  mouvante,  désert  sans  fin 
Dont  les  oasis  sont  les  îles  1 
Ciel  d'azur  au  soleil  divin  ! 

Vous  êtes  grands!  mais  une  chose 
Est  plus  grande  encor  sous  les  cieux 
C'est  la  moindre  tendresse  éclose 
Au  fond  d'un  cœur  silencieux. 


302  RAYOXS     D  HIVER 


^U     REVEIL 


V^UELQUE  chose  de  doux,  d'apaisé,  de  calmant, 
Se  respire  dans  l'air  de  ce  pa3'S  charmant; 
Au  réveil,  on  se  trouve  heureux  de  vivre  encore; 
On  sent  ce  que  l'oiseau  doit  sentir  à  l'aurore, 
Quand  son  âme  légère,  après  ce  long  sommeil. 
Attend  dans  la  rosée  un  baiser  du  soleil. 

Mustapha  d'Alger. 


LE     DERNIER     MOT  303 


LE     'DETl'H.IETi    ^COT 


A     MADAME 


J  E  ne  sais  si  j'irai  bientôt 
Rejoindre  les  miens  dans  la  tombe; 
Mais  que  tôt  ou  tard  je  succombe, 
Je  veux  vous  dire  un  dernier  mot. 

Je  veux  vous  dire,  ô  jeune  femme  ! 
Quel  bien  me  fit  votre  amitié  : 
Vous  m'avez  rendu  la  moitié 
De  ce  qui  fut  jadis  mon  âme. 

Los  pieds  sur  un  double  cercueil, 
Je  tournais  le  dos  à  la  vie. 
Et  je  n'avais  plus  qu'une  envie 
De  m'ensevelir  dans  mon  deuil. 


304  RAYONS     D    HIVER 

Je  VOUS  rencontrai.  D'un  sourire 
Éclairant  mon  triste  chemin, 
Vous  m'avez  tendu  votre  main 
Et  dit  ce  qu'il  fallait  me  dire. 

Je  revis,  et  depuis  ce  jour 
Je  sens,  dans  mon  cœur  eu  ruine, 
Se  rouvrir  ta  source  divine, 
O  poésie,  ô  pur  amour! 


A     CLAUDE-JL'LES     GRE  X  1ER  3O; 


^     CL^iVDE-JULES    G%E'}LIE% 


i  uiSQUE  ton  souvenir  et  ta  chère  pensée 
Veillent  toujours  au  fond  de  mon  âme  blessée, 
Comme  ces  lampes  d'or  qui  brûlent  jour  et  nuit 
Dans  les  temples  sacrés,  loin  du  monde  et  du  bruit, 
O  mon  frère  !  je  veux  que  ta  pure  mémoire 
Et  ton  nom  ignoré,  qui  méritait  la  gloire. 
Illuminent  ce  livre,  où  sans  crainte  j'ai. mis 
Le  meilleur  de  mon  cœur  pour  mes  meilleurs  amis. 
Je  veux,  quelle  que  soit  la  sphère  où  Dieu  te  cache. 
Te  dire  qu'envers  toi  j'ai  su  remplir  ma  tâche, 
Et  que  les  jours,  les  mois,  les  ans,  ont  beau  passer, 
Rien  n'atteint  ton  image  et  ne  peut  l'effacer. 
Je  tressaille  à  ton  nom,  et  je  ne  puis  l'entendre 
Sans  être  pris  au  cœur  d'un  regret  triste  et  tendre, 


39 


306  RAYONS     d'hiver 


Et  me  sentir  monter  des  larmes  dans  les  yeux 
Tu  n'es  qu'absent  pour  moi  ;  tu  me  suis  en  tous  lieu 
Sur  la  mer,  dans  les  bois,  les  monts  et  la  campagne. 
Ton  souvenir  vivant  est  là  qui  m'accompagne. 
Mais  une  heure  surtout  t'appartient  dans  le  jour 
Et  te  rend  plus  présent  encore  à  mon  amour  : 
C'est  cette  heure  de  calme  et  de  mélancolie 
Où  le  soleil,  voilant  sa  lumière  pâlie, 
S'incline  à  l'horizon  majestueusement. 
Personne  n'a  traduit  comme  toi  ce  moment. 
Kul  peintre  d'un  pinceau  plus  habile  et  plus  leste 
K'a  mieux  redit  cette  heure  et  son  charme  céleste 
Kul,  sauf  ton  homonyme  et  confrère  lorrain. 
D'un  sentiment  plus  vrai,  plus  sur  et  plus  serein, 
K'a  poursuivi  dans  l'air  ces  vapeurs  fugitives. 
Qui  s'élèvent  des  monts,  des  plaines  et  des  rives, 
Et  forment  dans  i'éther  ce  lit  de  pourpre  et  d'or 
Où  le  soleil  se  couche  en  rayonnant  encor. 
Kul  n'a  peint  mieux  que  toi  la  grande  poésie 
Et  ce  recueillement  dont  la  terre  est  saisie, 
Lorsque  le  crépuscule,  apaisant  tous  les  bruits, 
Prélude  dans  les  airs  au  silence  des  nuits. 
Comme  il  avait  raison,  le  cher  et  grand  poète 
Qui  t'appelait  le  Roi  du  ciel  !  Oh  !  quelle  fête 
C'eût  été  pour  ton  âme,  ainsi  que  pour  les  yeux, 
De  voir  ici  la  mer,  ces  coteaux  et  ces  cieux 
Si  vastes  et  si  doux,  cet  Atlas  qui  les  touche. 
Et  surtout,  à  cette  heure  où  le  soleil  se  couche. 
Cette  lumière  intense  et  diaphane,  enfin 


le^ 


I 


A     CL  AUDE- JULES     GRENIER  307 

Ce  fond  de  l'air  si  pur,  si  profond  et  si  fin, 
Cette  teinte  rosée  et  lentement  pâlie 
Que  l'on  ne  voit  pas  même  aux  couchants  d'Italie! 
Oh!  comme  cette  x\frique  et  toutes  ses  beautés, 
Cher  frère,  nous  auraient  ravis  et  transportés! 
Hélas  1  tu  n'es  plus  là;  je  parle  en  vain  dans  l'ombre, 
Et  d'une  ombre  !  La  mort,  la  mort  aveugle  et  sombre, 
Qui  t'a  pris  sur  mon  cœur  pour  te  mettre  au  linceul. 
Me  voile  les  splendeurs  d'un  monde  où  je  suis  seul. 


J!ge 


308  RAYONS     d'hiver 


LES    %ÊVES 


JL/A  nuit,  souvent  je  vois  en  rêve 
Les  bien-aimés  que  j'ai  perdus  : 
Ah!  c'est  vous!  et  je  me  soulève 
Comme  un  blessé,  les  bras  tendus. 

Mais  en  vain  !  leur  ombre  légère 
Échappe  à  mon  embrassement  ; 
Tarfois  même  elle  est  mensongère; 
Ce  n'est  pas  eux  entièrement. 

C'est  bien  leurs  traits;  mais  il  me  semble 
Qu'une  autre  âme  habite  la  leur  : 
Ils  ne  m'aiment  plus,  et  je  tremble. 
Et  ma  joie  est  une  douleur. 


LES     REVES  309 


Mais  d'autres  fois  que  de  tendresses! 
Nous  sommes  ce  que  nous  étions; 
Et  je  retrouve  leurs  caresses, 
Et  la  mort  n'a  plus  d'aiguillons. 

Ohl  venez,  revenez  sans  trêve! 
Si  c'est  un  mensonge,  il  est  doux; 
Et  puisque  la  vie  est  un  rêve, 
Que  je  rêve  au  moins  avec  vous  ! 


310 


RAYONS     D    HIVER 


Loi     GTl^'K.'DE    ^FF^I%.E 


11 1ER  soir,  nous  étions  assis  sur  la  terrasse, 

D'où  le  vaste  horizon  qu'un  seul  coup  d'oeil  embrasse 

Se  déroule  d'Alger  jusqu'au  cap  Matifou 

Et  s'étend  sur  la  mer  pour  finir  Dieu  sait  où! 

Le  soleil  se  couchait  derrière  la  colline 

Où  le  vert  Mustapha  s'échelonne  et  s'incline, 

Avec  ses  grands  massifs  d'arbres  et  de  villas, 

Vers  la  mer  aux  flots  teints  de  pourpre  et  de  lilas. 

L'air  était  frais  et  pur;  l'invisible  rosée 

Descendait  lentement  sur  la  terre  apaisée; 

De  doux  parfums  montaient  de  partout.  Je  me  pri:; 

A  rêver  tristement  à  tous  mes  morts  chéris; 

J'évoquai  leur  image,  et  dans  l'heure  indécise 

Il  me  semblait  la  voir  à  mes  côtés  assise. 


LA     GRAXDE    AFFAIRE  311 


Tout  à  coup,  dissipant  ma  chère  illusion, 
7un  d'entre  nous  posa  tout  haut  la  question  : 
A.U  fond,  quelle  est  la  grande  affaire  dans  ce  monde? 
A-lIons,  et  qu'à  son  tour  chacun  de  nous  réponde  ! 

Le  premier  dit  :  Le  but  important  ici-bas 
Et  le  seul,  c'est  la  gloire  et  ses  nobles  combats. 
—  Le  second  répliqua  :  La  gloire  est  peu  de  chose  ! 
L'affaire  est  de  savoir  et  de  chercher  la  cause 
Et  le  pourquoi  de  tout.  —  Le  troisième  à  son  tour, 
Dit  en  haussant  l'épaule  :  Eh  !  non  pas,  c'est  l'amour  ! 

Je  me  taisais.  —  Et  vous,  n'avez-vous  rien  à  dire  ? 
Me  cria-t-on.  Alors,  avec  un  doux  sourire, 
Je  leur  dis  simplement  sans  honte  et  sans  remords  : 
Pour  moi,  la  grande  affaire,  est  de  revoir  mes  morts  ! 

^[usl^pha. 


312  RAYONS     DHI  VER 


L'EXCUSE 


J  E  sais  bien  qu'il  est  ridicule 
De  larmoyer  ainsi  sans  fin; 
Chaque  jour  a  son  crépuscule 
Et  toute  chose  a  son  déclin. 

Sans  doute  un  jour  je  verrai  l'heure 
Où,  subissant  la  loi  des  ans, 
Tout  en  pleurant  ceux  que  je  pleure, 
Mes  regrets  seront  moins  cuisants. 

Mais  avant  que  le  temps  apaise 
Ces  sanglots  trop  multipliés, 
Laissez-moi  pleurer  à  mon  aise  : 
Tant  d'autres  morts  sont  oubliés! 


LA    TEMPETE  313 


L^    TE^CTÊTE 


1  L  pleut;  le  ciel,  la  mer,  tout  est  gris,  tout  se  fond. 
Pourtant  on  voit  encor  les  montagnes  du  fond, 
Sous  ce  voile  de  pluie  ondulant  à  la  brise. 
Dessiner  le  profil  de  leur  ligne  indécise; 
La  mer  blafarde  étend  sa  nappe  d'un  ton  dur. 
Où  le  jaune  fangeux  a  remplacé  l'azur  ; 
Les  navires  du  port,  agités  par  la  houle, 
Balancent  lourdement  leur  grand  corps  noir  qui  roule  ; 
Bientôt  le  vent  du  nord  accourt  en  soulevant 
Chaque  flot  qui  se  creuse  en  un  sillon  mouvant  : 
Toute  la  mer  n'est  plus  qu'une  aflreuse  mêlée 
Où  la  vague  se  tord  furieuse,  affolée. 
Et,  se  brisant  enfin  sur  le  môle  aux  murs  bruns, 
Rejaillit  en  fusée  et  retombe  en  embruns. 

40 


314  RAY  ONS     D    HIVER 

Soudain  tout  s'assombrit  encor;  dans  les  nuées 
L'éclair  fait  tout  à  coup  de  rapides  trouées, 
Et  le  tonnerre,  enfin  roulant  en  longs  échos, 
Achève  la  terreur  de  ce  sombre  chaos. 

Alger. 


CE     QUI     RESTE  315 


CE    QUI    %ESTE 


J  E  ne  suis  plus  ambitieux  : 
J'ai  trop  regardé  les  étoiles; 
L'infini  cache  sous  ses  voiles 

Trop  de  mondes  et  trop  de  cieux. 

Suis-je  encore  amoureux  ?  —  Peut-être  1 
Mais  si  le  prestige  divin 
M'effleure  un  instant,  c'est  en  vain  : 
Je  n'ose  le  laisser  paraître. 

Pauvre  esprit  toujours  affamé  I 
Pauvre  cœur  avide  et  si  tendre! 
A  quoi  donc  désormais  vous  prendre? 
Peut-on  vivre  sans  être  aimé  ? 


3l6  RAYONS     d'hiver 

Non,  sans  doute  !  mais  il  nous  reste 
Le  culte  de  nos  morts  chéris, 
Et  pour  nos  déclins  attendris 
L'amitié,  l'amitié  céleste. 


PROMENADE     DU     MATIN  317 


T%OC\CE'}L^T)E     T>U    ■^CoiTI'K, 


v^UEL  étrange  pays!  La  neige  couvre  encore 
Les  cèdres  de  l'Atlas,  du  côté  de  l'aurore, 
Et  même  dans  ce  coin  d'aloès  abrité 
Le  soleil  a  déjà  les  ardeurs  de  l'été. 
Voyez  !  l'orange  d'or  luit  sous  sa  sombre  feuille  ; 
Elle  est  mûre,  et  partout  à  pleins  paniers  se  cueille, 
Tandis  que  l'amandier,  oublieux  des  hivers, 
Etoile  de  ses  fleurs  ses  légers  rameaux  verts. 
La  neige  et  le  soleil  1  Les  saisons  réunies, 
Mélangeant  leurs  bienfaits  avec  leurs  harmonies! 
Le  printemps  éternel  et  son  rêve  enchanté 
Est-il  donc,  et  si  près,  une  réalité? 

Blidah. 


310  RAYONS     D    HIVER 


LE    TIS    ^LLE% 


J  'ai  plus  d'une  corde  à  ma  lyre, 
Plus  d'un  amour  au  fond  du  cœur; 
D'un  simple  son  je  fais  un  chœur, 
Et  j'aime  oomme  je  respire. 

Mais  si  larges  que  mon  esprit 
Et  mon  cœur  s'ouvrent  dans  ce  monde, 
Ils  demandent  qu'on  leur  réponde  ; 
II  faut  sourire  à  qui  sourit. 

La  mort  a  fait  pour  moi,  Madame, 
Ce  que  la  vie  a  fait  pour  vous  : 
Nous  souflfrons  sous  leurs  doubles  coups 
De  la  solitude  de  l'âme. 


LE     PIS     ALLER  319 


Remplissons-la  sans  la  troubler. 
L'amitié  nous  est  légitime, 
Et  nous  pouvons  jouir  sans  crime 
De  ce  sublime  pis  aller. 


320  RAYOXS     D    HIVER 


SOIIIS    ^    'BLI'D^H 


0\jK  le  chemin  qui  mène  à  l'Oued-el-Kébir, 

Au  coucher  du  soleil  souvent  j'aime  à  venir. 

Je  regarde  le  ciel,  et  je  pense  à  ce  rêve 

Q.u'on  appelle  la  vie  et  qui  pour  moi  s'achève, 

Et  dont  les  flots  mouvants  sont  plus  changeants  encor 

Q.ue  ces  teintes  du  ciel  et  ces  nuages  d'or. 

Je  me  dis  :  A  quoi  bon  tant  d'espérances  vaines, 

Tant  de  larmes  de  sang,  tant  d'efforts  et  de  peines? 

Pour  aboutir  à  quoi  ?  Vieillir  et  rester  seul. 

Enfin  dormir  les  bras  croisés  dans  un  linceul  1 

Et  puis  après  ?  Toujours  ce  problème  terrible 

Où  l'homme  agite  Dieu  pour  le  passer  au  crible, 

Et,  s'arrêtant  au  bord  de  l'abîme  béant, 

Recule  avec  horreur  devant  le  noir  néant. 


SOIRS     A    BLIDAH  32 1 


Tandis  qu'ainsi  mon  cœur  lutte  et  résiste  au  doute, 
La  nuit  tombe,  le  jour  s'éteint;  je  croise  en  route 
Des  Arabes  des  champs  regagnant  leurs  gourbis, 
Drapés  dans  leurs  burnous  relevés  en  longs  plis, 
Grands,  superbes  et  pleins  de  gravité  hautaine. 
Pareils  aux  empereurs  sous  la  toge  romaine. 

Blidah. 


41 


322  RAYOXS     D 


oiD,CITIES     T^%T>IVES 


Il  est  des  amitiés  tardives, 
Charme  de  l'arrière-saison, 
Dont  les  lueurs  pures  et  vives 
Illuminent  notre  horizon. 

Ainsi  le  soir  a  ses  étoiles, 
Quand  le  jour  s'efface  sans  bruit  ; 
Ainsi  Vesper  luit  sous  les  voiles 
Qui  tombent  du  front  de  la  nuit. 

Amitiés,  étoiles  de  l'âme, 

Enchantement  de  mon  déclin, 

Ne  voilez  jamais  votre  flamme  ! 

Brillez  sur  moi  jusqu'à  la  fin.  ^ 

l 


LA    JUIVE  323 


L^    JUIVE 


l\  Blidah,  l'autre  jour,  je  passais  sur  la  place; 

Un  enfant  tout  à  coup  dans  mes  pieds  s'entrelace  ; 

Je  me  baisse,   et  le  prends  doucement  par  la  main, 

Pour  l'aider  à  trouver  plus  vite  son  chemin. 

Sa  mère  le  suivait,  qui  me  fit  un  sourire, 

Et  je  la  saluai  gravement  sans  rien  dire. 

Plus  loin,  la  retrouvant  au  jardin,  simplement 

Des  beaux  yeux  de  l'enfant  je  lui  fis  compliment; 

Non  sans  droit;  car  c'était  une  petite  fille 

De  cinq  ans  tout  au  plus  et  vraiment  fort  gentille. 

Pour  la  mère,  elle  était  grande  et  superbe  à  voir, 

Une  juive  d'Afrique,  au  teint  pâle,  à  l'oeil  noir. 

Magnifique  à  coup  sûr;  mais  sa  beauté  stupide 

Montrait  trop  que  le  cœur  ou  la  tête  était  vide. 


324  RAYOXS     D    HIVER  \ 

Comme  je  lui  parlais  des  beaux  yeux  de  l'enfant, 
«  Oh  !  me  répondit-elle  et  d'un  air  triomphant, 
Ce  n'est  rien;  j'en  avais  un  autre,  un  vrai  prodige, 
Chacun  de  sa  beauté  subissait  le  prestige. 
On  n'avait  jamais  vu  de  si  joli  garçon. 
On  l'admirait  partout  et  de  telle  façon 
Qu'à  tous  les  coins  de  rue  on  nous  arrêtait  :  même 
Un  vieux  riche,  charmé  de  sa  grâce  suprême, 
Voulut  me  l'acheter  :  je  refusai;  j'eus  tort; 
Car  quelques  mois  après,  le  petit  était  mort,  w 
Sur  ce,  l'inconsciente  et  tranquille  mégère 
Passa,  se  dandinant,  souriante  et  légère. 

Blidah. 


32^ 


^^CICIS 


v_>œ:urs  attendris  de  jeunes  femmes, 
Ce  livre  vous  est  dédié  ; 
Mais  il  est  encor  d'autres  âmes 
Dont  je  dois  bénir  l'amitié. 

C'est  vous,  amis,  dont  les  tendresses, 
Avec  des  accents  plus  virils, 
M'ont  soutenu  dans  mes  détressés 
Et  consolé  dans  mes  exils. 

Sans  doute  vos  fronts  plus  sévères 
Et  vos  yeux  ont  moins  de  douceurs  ; 
Mais  vous  êtes  pour  moi  des  frères, 
Comme  les  autres  sont  des  sœurs. 


326  RAYONS     d'hiver 


Mon  cœur  reconnaissant  vous  nomme 
Avec  la  même  effusion  : 
Sourire  aimant  de  femme  ou  d'homme, 
C'est  le  même  divin  rayon. 


K  ]I  A  M  S  I  N 


327 


KH^^CSIN 


T, 


o  u  T  A  COUP,  cette  nuit,  au  milieu  des  ténèbres, 
La  tempête  a  poussé  des  hurlements  funèbres. 
Le  khamsin,  du  désert  venant  à  fond  de  train. 
Secouait  la  toiture  avec  un  bruit  d'airain. 
Comme  un  vol  de  démons  hurlant  dans  la  mitraille, 
Le  vent  avec  fureur  ébranlant  la  muraille. 
Soulevait  en  grinçant  les  ais  et  le  parquet. 
Tout  pliait,  tout  pleurait,  tout  criait,  tout  craquait, 
J'entendais  les  dattiers  en  plaintes  désolées 
Courber  sous  l'ouragan  leurs  palmes  affolées. 
Je  me  levai,  j'ouvris  ma  fenêtre  ;  un  torrent 
D'air  embrasé  frappa  mon  visage  en  courant. 
Je  croyais  assister  presque  à  la  fin  du  monde. 
Mais  quelle  ne  iat  pas  ma  surprise  profonde  ! 


RAYONS     D    HIVER 


La  lune  rayonnait  dans  l'éther  le  plus  pur; 
Les  étoiles  voguaient  sur  le  plus  sombre  azur, 
Et  le  vent  sous  ce  ciel  calme,  étoile,  splendide, 
Continuait  son  vol  eflfréné  dans  le  vide. 


Blidah. 


LE     GRAXD     ABSENT  32c 


LE    GX^'N.'I)    ..d'BSE'K.T 


1->'axs  ces  vers  où  ton  cœur  respire 
Et  se  déploie  à  découvert, 
Une  note  manque  à  ta, lyre, 
Une  voix  manque  à  ton  concert. 

Ne  le  vois-tu  pas,  ô  poète? 
C'est  l'amour  1  et  ce  grand  absent 
A  ta  symphonie  incomplète 
Ote  tout  charme  et  tout  accent, 

—  Je  le  sais,  Je  le  sens  trop  même. 
Mais  le  cœur  a  beau  s'enflammer, 
Il  ne  suffit  pas  que  l'on  aime  : 
Il  faut  qu'on  puisse  vous  aimer. 


42 


330  RAYONS     D    HIVER 

On  l'a  mieux  dit  :  qui  donc  ignore 
Ces  vers  qu'on  relira  toujours  : 
Si  vous  voulez  que  j'aime  encore, 
Rendei-vioi  l'âge  des  amours  I 


33' 


E  TITUBE 


A     MADAME     G  . 


V 


ous  dont  j'aime  l'œil  vif  et  la  lèvre  rieuse, 
Vous  voulez  donc  savoir,  ô  belle  curieuse, 
Les  succès,  les  plaisirs  de  mon  séjour  d'Alger? 
Je  l'avouerai  tout  bas  :  mon  bagage  est  léger; 
Car  l'âge  et  le  péril  me  faisant  deux  sagesses, 
Mon  cœur  n'a  pas  osé  faire  trop  de  largesses. 
Hélas  1  Léporello  trouverait  à  bon  droit 
Sur  ce  chapitre-là  mon  catalogue  étroit. 
Cette  prudence,  au  fond,  m'a  coûté  peu  de  peine. 
Nul  objet  n'a  tenté  de  réveiller  ma  veine  : 
Moresque,  Arabe  ou  bien  Kabyle,  à  cet  égard 
Nulle  ne  m'a  paru  valoir  mieux  qu'un  regard. 
Si  l'Afrique  est  un  vieux  continent,  je  me  pique 
D'en  être  un  autre  ici  1  Ce  jeu  de  mots  pudique 


332  RAYONS     D    HIVER 

(Q.u'un  médisant  dira  tiré  par  les  cheveux) 
Pourra  vous  préparer  à  mes  derniers  aveux  : 
Le  soir,  à  la  Kasbah,  dans  ces  sombres  ruelles 
Où,  d'ordinaire,  on  trouve  assez  peu  de  cruelles, 
Zorah  m'a  dit  :  Maboul  !  Fatma  m'a  dit  :  Halouf  I 
Peut-on  se  confesser  plus  ingénument?  —  Oufl 


LA    NATURE  333 


L^     'K.^TUTIE 


Oi  belle  que  soit  la  nature, 
Homme,  il  ne  faut  pas  t'y  fier  : 
Elle  est  impénétrable  et  dure 
Comme  l'acier. 

Ne  te  livre  pas  à  ses  charmes 
Avec  un  espoir  de  retour  : 
Elle  est  impassible,  sans  larmes 
Et  sans  amour, 

Dieu  la  fit  pour  être  la  trame 
De  nos  pensers  les  plus  divers  : 
C'est  le  cadre  où  se  meut  notre  âme 
Dans  l'univers. 


334  RAYONS     D    HIVER 

Mais  tout  en  étant  plus  grands  qu'elle, 
Elle  nous  blesse  en  cent  façons. 
Elle  sait  qu'elle  est  immortelle, 
Et  nous  passons. 

Sans  la  mépriser  ni  la  craindre, 
Et  sans  nous  laisser  opprimer. 
Jouissons-en,  et  sans  nous  plaindre. 
Sachons  l'aimer! 


I 


INSAISISSABLE 


335 


l'H^S^ISISS^ULE 


J'ai  tenté  quelquefois  de  traduire  en  mes  vers 
Cette  mer  si  changeante,  aux  flots  toujours  divers  ; 
Mais  en  vain.  Car  la  mer  est  plus  mobile  encore 
Que  le  nuage  errant  au  ciel  qui  le  colore. 
Elle  est  insaisissable  !  Et  le  vol  des  oiseaux 
Se  suit  plutôt  des  yeux  que  le  miroir  des  eaux. 
Que  de  fois,  comme  un  peintre  attentif  et  sincère. 
Ai- je  voulu  fixer  cet  ondoyant  mystère  1 
Il  m'échappait  toujours.  Xi  le  ciel  ni  le  vent 
Ne  m'expliquent  pourquoi,  sur  l'abîme  mouvant, 
Ou  voit  ces  longs  sillons  où  la  vague  endormie 
Sur  le  golfe  agité  fait  comme  une  accalmie; 
Ou  pourquoi,  sous  un  ciel  de  l'éther  le  plus  pur, 
La  mer  roule  assombrie  et  sans  reflet  d'azur. 


356  RAYONS     d'hiver 


Obéit-elle  donc  à  des  forces  secrètes? 

Ou  ses  flots  dont  notre  œil  n'aperçoit  que  les  crêtes, 

Subissent-ils  la  loi  de  courants  inconnus? 

Des  fleuves  sous-marins. dans  son  sein  contenus 

Surgiraient-ils  d'en  bas  pour  troubler  sa  surface? 

O  mer!  quel  est  ton  rôle  ici-bas  dans  l'espace? 

Pourquoi  tant  t'agiter?  qui  donc  règle  ton  cours? 

O  mer!  comme  tes  flots  ressemblent  à  nos  jours  1 


Alger. 


LA     VIE     ET     LA     MER  337 


L^     VIE    ET    L^    V>CE% 


Lu  A  mer  est  semblable  à  la  vie  : 
Chaque  jour  nous  pousse  à  la  mort: 
Et  l'onde  par  l'onde  suivie 
Comme  nous  vient  mourir  au  bord. 

La  vie  à  la  mer  est  pareille  : 
Elle  a  ses  courants  et  ses  flots, 
Ses  jours  que  la  joie  ensoleille,    ' 
Et  ses  tempêtes  de  sanglots. 

Et  toutes  deux  sont  un  mystère 
Que  les  hommes  sondent  en  vain, 
Un  mot  qu'épelle  encor  la  terre 
De  l'énigme  du  plan  divin. 


43 


338  RAYONS    d'hiver 


T^iLE    oiUTlOXE 


-Cntouré  de  vapeurs,  pâle  et  tout  languissant, 
Le  soleil,  ce  matin,  comme  un  convalescent, 
Se  lève  avec  lenteur,  et  la  mer  sans  écume. 
Plate,  se  couvre  au  fond  d'un  long  voile  de  brume. 
Des  nuages  dans  l'air  montent  silencieux. 
Et  d'une  molle  ouate  ont  tapissé  les  cieux. 
A  voir  cette  mer  calme  et  la  lumière  pâle 
Qui  tombe  de  ce  ciel  couvert,  teinté  d'opale. 
On  se  croirait  en  Suisse,  au  bord  d'un  lac  charmant 
Quand  la  lune  blanchit  au  loin  le  flot  dormant. 
Tout  est  flou,  vaporeux,  de  teinte  froide  et  grise  ; 
Kul  bruit  ;  rien  ne  s'émeut,  ni  la  mer  ni  la  brise, 
Et  tout  sommeille  encor  dans  la  ville  et  le  port. 
Cette  aube  est  presque  un  soir  de  nos  pays  du  Nord. 
Alger. 


COMMENT  339 


COS^C'ME'H.T 


A   MADAME 


'J    IGNORE  comment  je  vous  aime, 
Mais  je  vous  aime  infiniment. 
Au  fond,  tenez-vous  bien  vous-même 
A  préciser  ce  sentiment? 

Q.u'il  soit  une  amitié  trop  tendre, 
Un  pâle  amour  silencieux. 
Cette  flamme  n'a  pas  de  cendre 
Et  ce  rêve  est  délicieux. 

Cette  tendresse  aérienne 
Qui  plane  sur  vous  doucement, 
Sans  que  nulle  tempête  vienne 
Troubler  la  paix  du  lac  dormant; 


340 


RAYONS     D    HIVER 


Cette  attention  inquiète 
Qui  vous  fait  le  centre  de  tout, 
Ce  regard  dont  l'ardeur  discrète 
Vous  suit  de  près,  de  loin,  partout; 

Ce  sentiment  qui  remplit  l'âme. 
Et  dont  on  n'est  jamais  lassé, 
Vaut  mieux  que  les  rêves  de  flamme 
Et  les  orages  du  passé. 

La  fleur  de  l'âme  s'y  respire 
Et  s'y  cueille  même  parfois, 
Sans  que  le  réel  nous  déchire 
Et  nous  ensanglante  les  doigts. 


Laissons-le  se  nommer  lui-même  : 
Amie,  amante,  femme  ou  sœur, 
Qu'importe!  il  suffit  que  l'on  s'aime 
Et  que  la  vie  ait  sa  douceur. 


FEMMES    D    ALGER  34I 


FECtCC^CES    T)'^4LGE% 


OuR  la  terrasse  au  nord,  auprès  d'un  laurier-rose, 

Le  visage  voilé,  la  femme  arabe  pose, 

Toute  en  blanc,  et  la  laine,  aux  grands  plis  ondulants. 

Dessine  avec  ampleur  ses  contours  opulents. 

Seuls  deux  grands  yeux  tout  noirs,  pareils  à  deux  étoiles, 

Brillent  d'un  sombre  éclat  dans  la  blancheur  des  voiles. 

Elle  reste  immobile,  et  le  peintre  à  ses. pieds 

N'a  qu'à  rendre  ses  plis  avec  soin  copiés, 

Pour  en  faire  un  pendant  à  la  Diane  antique. 

Or,  comme  je  restais  à  l'ombre  du  portique, 

«  Avancez,   me  dit-il,  j'ai  toute  la  smala  : 

L'aïeule  et  la  petite-enfant  sont  encor  là. 

Regardez  1  n'est-ce  pas  une  double  merveille  ? 

Vous  pouvez  lui  parler,  si  vous  voulez  ;  la  vieille 


342  RAYONS     D    HIVER 


Sait  un  peu  de  français,  mais  l'enfant,  pas  un  mot 
Je  m'approche  et  je  dis  à  l'aïeule  aussitôt. 
Admirant  le  costume  et  les  pantalons  roses, 
Les  yeux  de  la  fillette  et  ses  charmantes  poses  : 
«  Ne  lui  feras-tu  pas  apprendre  le  français?  » 
La  vieille  simplement  me  répondit  :  «  Jamais  1  )> 
Mais  il  aurait  fallu  voir  de  quel  air  farouche, 
Et  l'horreur,  le  mépris,  qui  lui  tordaient  la  bouche  I 

Mustapha  d'^Alger. 


I 


DOLOROS.E  343 


'DOLO%OS.E 


C 


HAST  ES  ombres  de  jeunes  femmes, 
Chères  et  douces  amitiés, 
Je  pense  à  vous!  Si  dans  vos  âmes, 
Là-bas,  au  loin,  vous  le  sentiez! 

Hélas  !  toutes  ou  presque  toutes 
Dans  ce  noble  et  charmant  essaim 
Perdent  leur  sang  à  larges  gouttes. 
Et  portent  une  plaie  au  sein. 

Pas  une  qui  n'ait  sa  blessure  ! 
L'une  après  des  jours  triomphants 
De  rien  au  monde  n'est  plus  sûre  ; 
L'autre  a  perdu  tous  ses  enfants. 


344 


RAYONS     D    HIVER 


L'autre  encor  si  digne  qu'on  l'aime 
N'a  rencontré  qu'un  cœur  glacé; 
Tout  a  trompé  la  quatrième 
Dans  le  présent  et  le  passé. 

D'autres  enfin,  pauvres  et  fières, 
Pour  assurer  leur  lendemain 
Usent  leurs  doigts  et  leurs  paupières 
A  gagner  chaque  jour  leur  pain. 

Une  seule  est  encore  heureuse... 
Ah  1  qu'elle  le  soit  à  jamais  1 
Que  jamais  le  chagrin  ne  creuse 
Ce  front  pur  où  siège  la  paix  1 

Si  vous  saviez,  quand  ma  main  presse 
Votre  main,  de  quelle  pitié, 
De  quelle  ineflfable  tendresse 
S'émeut  pour  vous  mon  amitié  ! 

Pauvres  âmes  désemparées  ! 
Puisse-t-elle  vous  tenir  lieu 
De  l'amour  dont  vous  a  sevrées 
Ce  siècle  froid,  le  monde  et  Dieu  1 


A    LA    KASBAH  345 


^    L^    K^iS'B^iH 


Ht  nous  sommes  entrés  dans  l'étrange  réduit: 

Zorah,  sur  des  coussins,  belle  comme  la  nuit, 

Trônait  nonchalamment  dans  sa  petite  chambre, 

Où  planaient  la  fumée  et  le  parfum  de  l'ambre. 

Elle  est  vraiment  jolie  et  fait  plaisir  à  voir; 

Son  front  est  blanc,  sa  joue  est  rose,  et  son  œil  noir. 

Sans  le  secours  du  khôl,  brille  comme  une  étoile; 

Sa  tête  sous  ses  lourds  sequins  d'or  est  sans  voile 

Et  sa  poitrine  aussi  —  je  veux  dire  le  haut  ; 

Car  on  n'en  voit  pas  plus,  Madame,  qu'il  ne  faut, 

Comme  lorsqu'à  Paris  de  leurs  blancheurs  nacrées 

Vos  épaules  d'ivoire  éclairent  nos  soirées. 

Ses  traits  n'ont  rien  d'arabe,  elle  parle  français, 

Assez  pour  discuter  les  frais  de  ses  procès; 

Car  elle  en  a  beaucoup,  et  chez  elle  l'on  plaide 

44 


246  RAYONS     d'hiVEI 


Nuit  et  jour  :  le  client  au  client  y  succède. 
Ce  soir-là,  mes  amis  voulaient  tout  simplement 
Me  montrer,  disaient-ils,  cet  avocat  charmant, 
Sans  lui  faire  étaler  toute  son  éloquence  : 
Une  simple  visite  en  toute  bienséance. 
Quand  la  vieille  négresse  eut  fini  de  caser 
Notre  bande  joyeuse,  on  se  mit  à  causer; 
On  servit  le  café,  puis  les  confiseries. 
Alors  vint  le  gros  rire  et  les  plaisanteries. 
Moi,  tout  en  écoutant,  je  laissais  au  hasard 
Sur  cet  intérieur  s'égarer  mon  regard. 
.Le  mobilier  est  simple  et  des  plus  ridicules  : 
On  n'aperçoit  d'abord  qu'horloges  et  pendules, 
Une  douzaine  au  moins  ;  c'est  le  fond  du  décor. 
Avec  quelques  chromos  aux  brillants  cadres  d'or; 
Puis  une  alcôve;  enfin  au  fond,  sur  une  estrade, 
Dans  des  flots  de  dentelle,  un  grand  lit  de  parade  : 
De  parade,  ai-je  dit?  non,  c'est  l'autel  riant 
D'un  culte  qu'on  pratique  ailleurs  qu'en  Orient, 
Or  la  nuit  s'avançait  :  je  sonnai  la  retraite  : 
Pour  payer  le  café  la  vieille  fit  la  quête 
Sur  un  plateau  de  cuivre,  et,  la  lampe  à  la  main. 
De  l'étroit  escalier  nous  montra  le  chemin. 
Un  escalier  de  pierre  et  droit  comme  une   échelle. 
Adieu  !  s'écria-t-on,  adieu,  Zorah  la  belle  ! 
Mais  un  fait  étonnant  aussi  bien  que  précis  : 
Nous  étions  entrés  sept,  et  nous  sortîmes  six! 

Ahcr. 


LE    ROSIER     DU     BENGALE  347 


LE    %OSIE%    'DU    'BE^G^LE 


-LliER,  à  l'heure  matinale, 
J'admirais  les  fraîches  couleurs 
D'un  pied  de  roses  du  Bengale, 
Chargé  de  boutons  et  de  fleurs. 

Quel  charmant  emblème!  me  dis- 
Roses  et  boutons  entr'ouverts      - 
Fleurissent  sur  la  même  tige, 
Tout  en  étant  d'âges  divers. 

Ainsi  des  tendresses  nouvelles 
Dans  mon  cœur  naissent  à  côté 
De  vieilles  amitiés  fidèles 
A  qui  rien  ne  peut  être  ôté. 


348  RAYOxs   d'hiver 

Voyez!  est-ce  que  par  la  rose 
Le  frais  bouton  est  envié? 
Une  tendresse  fraîche  éclose 
Nuit-elle  à  l'ancienne  amitié? 

La  rose'  au  bouton  fait  sa  place 
Sans  accaparer  le  rosier; 
Chacun  l'enchante  de  sa  grâce, 
Et  chacun  le  possède  en  entier. 

La  rose  un  jour  sera  fanée; 
Mais  l'amitié,  c'est  diâFérent  : 
Le  temps  l'embellit;  chaque  année 
La  revêt  d'un  charme  plus  grand. 

Doux  nœuds  resserrés  par  la  vie, 
Et  par  le  temps  sanctifiés, 
Ke  craignez  pas  qu'on  vous  oublie, 
O  chères  vieilles  amitiés  ! 


A    FROMENTIN  349 


^    F%Oî\CE'}Z.TI-'}L 


vv   Fromentin  !  ami  de  mes  jeunes  années, 
La  vie  a  pu  disjoindre  un  jour  nos  destinées, 
Et  longtemps,  trop  longtemps,  écartant  nos  chemins, 
Sans  diviser  nos  cœurs,  séparer  nos  deux  mains. 
Mais  plus  tard,  mûrs  tous  deux  quand  nous  nous  rencontrâmes. 
Quel  élan  mutuel  a  rapproché  nos  âmes  ! 
Hél^s  1  le  sort  jaloux  avait  compté  tes  jours. 
N'importe  I  Je  t'aimai,  je  t'aimerai  toujours  ; 
Toujours  le  souvenir  de  ta  tête  pensive, 
Et  l'admiration  que  le  regret  avive 
Pour  ton  œuvre  charmante  et  tes  nobles  efforts. 
Te  feront  une  place  à  part  parmi  mes  morts. 
Et  ce  n'est  pas  ici,  dans  ce  Sahel  d'Afrique 
Qu'illustra  ta  palette  et  ta  plume  magique, 
O  peintre  deux  fois  peintre,  ô  poète  accompli  ! 
Que  pour  toi  dans  mon  cœur  peut  commencer  l'oubli. 
Alger. 


350  RAYONS     D    HIVER 


U'K.E    SURTOUT 


1->'axs  ce  groupe  charmant  qui  m'aime 
Il  en  est  une,  une  surtout, 
Dont  l'amitié  tendre  et  suprême 
De  près,  de  loin,  me  suit  partout. 

C'est  une  pauvre  abandonnée, 
Qui  dans  le  vide  étend  ses  bras, 
A  qui  la  dure  destinée 
A  pris  ses  enfants  ici-bas. 

Quand  je  mourrai,  ce  sera  celle 
A  qui  je  manquerai  le  plus, 
Et  qui  m'évoquera  pour  elle 
Dans  mes  vers  sans  cesse  relus. 


UNE     SURTOUT  351 


Et  quand  un  jour,  sans  qu'elle  y  pense, 

Elle  rencontrera  ceux-ci, 

Je  sais  que  ses  pleurs  en  silence 

Me  répondront  tout  bas  :  Merci  ! 


352  RAYON- s     D    HIVER 


STYLITE    .4%^'BE 


r  RÈs  du  fort  Bab-Azoun,  où  s'arrête  le  quai, 
Au  coucher  du  soleil  souvent  j'ai  remarqué 
Un  Arabe  accroupi  sur  la  margelle  en  pierre, 
Immobile,  les  yeux  perdus  dans  la  lumière. 
On  dirait  un  monceau  de  laine.  Son  burnous 
L'enveloppe  en  entier  de  la  tête  aux  genoux  ; 
Et  ses  plis  poussiéreux  ne  laissent  voir  qu'à  peine 
Le  profil  d'une  face  amaigrie  et  sereine, 
Où  la  peau  n'est  qu'un  cuir  tanné  par  le  soleil. 
Et  deux  grands  yeux  profonds,  d'un  éclat  sans  pareil. 
Qui  ne  voient  que  le  ciel  et  la  mer.  —  A  quel  rêve 
Peut  se  livrer  ce  front  qui  jamais  ne  se  lève  ? 
Est-ce  un  pauvre  idiot  ?  ou  bien  un  marabout 
Ivre  de  Dieu,  sondant  l'énigme  du  Grand-Tout, 


STYLITE    ARABE  353 


Inaccessible  aux  bruits  comme  aux  soins  de  la  terre? 
Qui  le  sait  ?  En  tout  cas,  l'étrange  solitaire 
Pour  rêver  à  son  aise  a  bien  choisi  le  lieu 
D'où  l'esprit  plus  léger  peut  monter  jusqu'à  Dieu. 
A  ses  pieds,  c'est  le  port  et  la  voie  élargie 
Qu'ouvre  sans  fin  la  mer  à  l'humaine  énergie  ; 
Puis  la  rade,  le  cap,  le  Djurjura  neigeux, 
Enfin  le  ciel  profond,  la  lumière  et  ses  jeux; 
Quel  vaste  champ  d'essor  pour  l'âme  et  la  pensée  ! 
Mais  où  ma  fantaisie  en  sa  course  insensée 
M'emporte-t-elle  encor  ?  Cet  Arabe  accroupi 
Ne  pense  à  rien  peut-être.  Indolent,  assoupi. 
Sans  doute  son  esprit  n'est  qu'un  froid  crépuscule 
Où  l'instinct  seul  domine,  où  seul  rit  et  circule 
Le  flottant  souvenir  des  pâles  voluptés 
Qu'hier  le  kiff  versa  dans  ses  membres  domptés. 
N'importe  !  mendiant  stupide  ou  pur  ascète. 
Cet  Arabe  immobile  est  beau  pour  le  poète. 
Et  tout  peintre  devant  ses  splendides  haillons 
Sentira  sous  ses  doigts  frissonner  ses  crayons. 

AUer.  '■' 


45 


3  54  RAYONS     D    HIVE] 


L^     FAUVETTE 


r  ETiTE  fauvette  qui  chantes 
Dans  ce  bois  d'où  l'on  voit  la  mer, 
Sais-tu  que  tes  notes  touchantes 
Me  rendent  l'exil  moins  amer? 

D'où  viens-tu  ?  Ton  chant  me  rappelle 
Tant  de  lieux  remplis  de  douceurs, 
La  vieille  maison  maternelle 
Et  mon  jardin  plein  de  tes  sœurs. 

Q.ui  sait  même  ?  c'est  toi  peut-être 
De  ta  douce  voix  de  cristal 
Qui  gazouillais  sous  ma  fenêtre, 
En  Europe,  au  pays  natal  ? 


LA    FAUVETTE  355 


Oh!  si  c'est  vrai,  pauvre  exilée, 
Qui  fuis  comme  moi  nos  hivers, 
Chère  petite  amie  ailée, 
Parlons  de  tant  d'objets  si  chers  ! 

Te  souviens-tu  de  la  tourelle 
Qui  s'avance  sur  le  chemin, 
Où  venait  nicher  l'hirondelle, 
Près  des  rosiers  et  du  jasmin  ? 

Et  la  glycine  et  la  bignonne 
Qui,  jusqu'au  faîte  s'attachant, 
Couvre  la  maison  en  automne 
De  grappes  de  fleurs  au  couchant  ? 

Et  le  jardin  et  la  charmille, 
Où  peut-être  un  jour  tu  nichas. 
Où  j'ai  défendu  ta  famille 
Contre  les  enfants  et  les  chats  ? 

Et  les  tombes  du  cimetière 

Où  dorment  tous  mes  bien-aimés,- 

Où  sous  leurs  pieds  m'attend  ma  pierre. 

J'irai  bientôt  :  Dormez  1  dormez  ! 


356  RAYONS     d'hiver 


La  vieille  maison  est  fermée, 
Triste,  elle  rêve  à  mon  retour; 
Aucun  bruit,  aucune  fumée 
Ne  trahit  sa  vie  alentour. 

Laissons-l^  dormir  sous  la  neige, 
Jusqu'au  printemps,  et  d'ici  là 
Que  Dieu  me  guérisse  et  protège 
Ce  nid  d'où  sa  main  m'exila! 

Et  puisque  au  loin  il  nous  rassemble. 
Pauvre  oiseau,  je  veux  l'en  bénir  : 
Tous  les  deux  puissions-nous  ensemble 
Au  pays  natal  revenir  ! 

Viens  1  tu  chanteras  sur  les  branches 
De  mes  vieux  pommiers  à  plein  vent. 
Sans  regretter  les  villas  blanches, 
Ni  cette  mer  au  flot  mouvant; 

Ni  ces  monts  à  teinte  opaline, 
Le  soir  au  coucher  du  soleil, 
Ni  la  Kasbah  sur  sa  colline 
D'un  ton  mat  au  marbre  pareil. 


LA    FAUVETTE  357 


Notre  nid,  à  nous,  est  en  France; 
Dépêchons-nous  d'y  revenir. 
Le  tien  est  rempli  d'espérance, 
Le  mien,  des  pleurs  du  souvenir. 

Oui,  partons  1  contentons  nos  âmes; 
Retournons  bien  vite  là-bas  ! 
Loin  de  la  terre  où  nous  aimâmes 
L'exil  est  partout  sous  nos  pas. 


358  RAYONS     d'hiver 


^'DIEU 


1-«E  signal  est  donné;  déjà  gronde  l'hélice; 
Le  navire  s'ébranle  avec  lenteur  et  glisse 
Majestueusement  sur  les  bassins  du  port; 
Il  arrondit  sa  courbe  et  met  le  cap  au  nord... 
Adieu,  la  blanche  Alger  et  son  quai  magnifique  ! 
Adieu,  soleil!  adieu,  coteaux!  adieu,  l'Afrique! 
Ciel  d'azur  dont  mes  yeux  ne  se  sont  pas  lassés, 
Jours  d'étude  et  de  paix  si  doux,  si  tôt  passés. 
Même  lorsque  la  pluie  à  longs  flots  descendue 
Jetait  son  voile  gris  sur  la  vaste  étendue  ! 
Palmiers  verts  aux  fruits  d'or  frissonnant  à  mes  pieds. 
Pâles  soleils  levants  chaque  jours  épiés, 
Couchants  épanouis  dans  un  ciel  d'or  fluide, 
Dont  mon  frère  aurait  peint  la  profondeur  limpide  ! 


359 


Air  ^embaumé,  qui  viens  de  la  mer  et  des  monts, 
Rasséréner  les  cœurs  et  guérir  les  poumons  I 
Rade  où  l'écume  au  bord  fait  un  feston  de  franges, 
Kasbah,  la  ville  étrange,  aux  hôtes  plus  étranges, 
Blanche  villa  moresque,  enchantement  de  l'œil, 
Où  deux  peintres  amis  m'attendaient  sur  le  seuil, 
Sidi-Ferruch,  deux  fois  conquête  de  la  France, 
Où  germe  en  paix  le  prix  de  la  persévérance, 
Adieu,  trois  fois  adieu  !  Vous  aussi,  couple  aimant. 
Jeunes  Talebs  qu'unit  le  même  sentiment. 
Derniers  regards  amis,  dernières  mains  pressées, 
Adieu  !  gardez  au  cœur  mes  meilleures  pensées  ! 

Mais  c'en  est  fait.  Déjà  les  montagnes  du  fond 
S'abaissent  ;  à  leur  pied  la  Kasbah  se  confond  ; 
La  mer,  la  vaste  mer  partout  nous  enveloppe... 
Tournons-nous  vers  la  France  et  saluons  l'Europe  ! 

A  bord. 


360  RAYONS     d'hiver 


^U    %,ETOU% 


i-«  E  navire  grand  comme  une  arche, 
Par  l'œil  du  pilote  conduit, 
Majestueux  poursuit  sa  marche 
Dans  les  ténèbres  de  la  nuit. 

Ses  mâts  glissent  sur  les  étoiles  ; 
L'écume  blanchit  ses  bossoirs; 
L'hélice,  à  la  place  des  voiles. 
Le  fait  bondir  sur  les  flots  noirs. 

Il  sait  son  but  :  sans  qu'il  dévie, 
Il  se  dirige  vers  le  port. 
C'est  l'image  de  notre  vie, 
Car  mourir,  c'est  toucher  le  bord. 

En  mer,  la  nuit. 


RAYONS     d'hiver  361 


%^YO'}i.S    T)'HIVETi 


R 


AYONS  d'hiver!  soleils  de  la  saison  dernière, 
Aux  crépuscules  courts,  à  la  pâle  lumière. 
Vous  êtes  bien  l'image  et  le  nom  de  ces  vers, 
Où  l'on  sent  trop  le  froid  de  l'âge  et  des  hivers. 
Faibles  et  languissants,  sans  grâce  et  sans  haleine, 
Ils  ne  jaillissent  plus  de  cette  source  pleine 
Q.ui  s'ouvrit  largement  au  printemps  de  mes  jours, 
Ils  s'épanchent  sans  bruit  en  flots  rares  et  courts. 
Pour  se  perdre  au  hasard  dans  le  silence  et  l'ombre. 
Voici  la  nuit  :  mon  âme  est  comme  un  bois  plus  sombre 
Où  sur  les  nids  déserts  cesse  tout  chant  joyeux; 
Le  crépuscule  étend  son  voile  sur  les  cieux; 
La  rosée  aux  rameaux  en  givre  se  balance... 
O  Musel  c'est  l'hiver  —  et  l'heure  du  silence. 


Baume. 


46 


FLEURS   DE    GIVRE 


PRÉFACE 


L'hiver  û:  ses  fleurs.  Sur  la  vitre  pâle, 
Oii  vient  se  fixer  la  vapeur  de  l'air, 
De  son  froid  burin  la  Use  hyémah 
Grave  un  paysage  au  ton  mat  et  clair. 
Au  dehors,  le  givre  en  grains  diaphanes 
Pose  aux  noirs  rameaux  les  arbres  dormants 
Des  colliers  de  nacre  et  des  filigranes 
Oîi  l'argent  sertit  de  purs  diamants. 
La  froide  vieillesse  —  hiver  de  la  vie  — 
Peut  aussi  fleurir  malgré  ses  doideurs  : 
Car  toute  saison  a  sa  poésie, 
Ses  liens  et  ses  maux,  ses  fruits  et  ses  pleurs. 


FLEURS    DE    GIVRE 


LIVRE    PREMIER 


F^iC\CILLE 

O  lispelnd  Lied  !  bring  mir  zurûck 
Der  ersten  Tage  Unschuld  un  Gluck! 

O  dear  parents,  sweet  home,  old  place 
"Where  I  am  born, 

And  where,  the  last  of  my  race, 
I  sit  forloni  ! 


O    F^^CILLE 


vy  famille,  o  loyer  où  s'alluma  notre  àme, 
Paradis  où  l'enfant  ignore  un  monde  amer! 
Jeune,  on  te  fuit,  mais  vieux,  on  réveille  ta  flamme, 
Comme  un  pauvre  à  genoux  devant  un  feu  d'hiver. 


368  FLEURS     DE     GIVRE 


D'une  main  incertaine  on  soulève  tes  cendres, 
Cherchant  dans  la  poussière  où  dort  le  souvenir 
L'ombre  des  jours  heureux  et  des  êtres  si  tendres 
Qui  ne  doivent  jamais,  plus  jamais  revenir. 

C'est  mon  tour  à  présent!  Me  voici  devant  l'âtre, 
Où  jadis  plein  de  jours  s'asseyait  mon  aïeul. 
C'est  ici  que  son  cœur,  si  grand,  cessa  de  battre. 
J'y  viens  mourir  aussi  :  mais  moi  j'y  serai  seul. 

Salut,  vieille  maison,  où  le  ciel  me  fit  naître, 
Où  de  tous  mes  parents  j'ai  dû  fermer  les  yeux  ! 
Regarde  !  c'est  bien  moi  ;  pourras-tu  reconnaître. 
Dans  ce  vieillard  flétri,  l'enfant  des  jours  joyeux? 

Tu  m'as  vu  chaque  année  au  déclin  des  automnes 
Respirant  l'air  natal  avec  enivrement, 
A  tes  vieilles  parois  suspendre  mes  couronnes, 
Ces  présages  trompeurs  que  l'avenir  dément. 

Puis  tu  m'as  vu  plus  tard,  au  milieu  de  la  vie. 
Revenir  las,  brisé,  les  cheveux  déjà  blancs, 
M'asseoir  près  de  ma  mère  et  n'avoir  qu'une  envie 
Ouater  de  bonheur  le  nid  de  ses  vieux  ans. 

Maintenant  je  suis  seul;  père,  sœur,  frère,  mère, 
Aïeul,  tous  sont  allés  d'où  nul  n'est  revenu; 
Je  partirai  bientôt  comme  eux,  et  ma  chimère 
Est  de  les  retrouver  dans  un  monde  inconnu. 


O  souvenirs  sacrés!  seuls  débris  du  naufrage 
Que  les  flots  en  colère  ont  rejetés  au  bord, 
O  souvenirs  sacrés  1  cher  et  dernier  mirage, 
Je  veux  vivre  avec  vous  en  attendant  la  mort  ! 


Baume. 


47 


370  FLEURSDE     GIVRE 


LES     T>EUX     TIE'li_%ES 


Il  est  une  pierre,  une  simple  pierre, 
Près  de  la  tonnelle  au  fond  du  jardin. 
Qu'un  indifférent  trouverait  grossière. 
Je  ne  puis  la  voir  sans  qu'à  ma  paupière 
Les  pleurs  du  regret  ne  montent  soudain. 

C'est  là  qu'autrefois  sur  cette  humble  pierre 
J'ai  vu  si  souvent  ma  mère  s'asseoir 
Pour  y  faire  en  paix  à  Dieu  sa  prière, 
A  l'heure  où  le  ciel  voile  sa  lumière, 
Ou  pour  respirer  la  fraîcheur  du  soir. 

Et  je  pense  alors  à  cette  autre  pierre. 
Que  connaissent  bien  mon  cœur  et  mes  pas, 
Où  m'attend  sous  l'herbe  au  vieux  cimetière 
Celle  qui  n'est  plus  qu'un  peu  de  poussière... 
O  mère  !  ton  fils  ne  tardera  pas. 


;?! 


L'ETI'yLE    'BL^'X.CHE 


Voici  le  printemps,  un  printemps  encori 
Dans  les  airs  plus  doux  l'hirondelle  crie, 
L'insecte  engourdi  reprend  son  essor... 

L'aubépine  blanche  est  déjà  fleurie. 


Je  ne  verrai  pas  linir  ce  printemps. 

D'un  poids  douloureux  mon  âme  meurtrie 

Ne  tient  pas  à  vivre  encor  plus  longtemps. 

L'aubépine  blanche  est  déjà  fleurie. 


Dans  l'enclos  funèbre  où  l'on  m'aura  mis, 
Si  l'on  vient  me  voir,  je  veux  qu'on  sourie. 
Ne  me  pleurez  pas,  ô  mes  chers  amis. 

L'aubépine  blanche  est  déjà  fleurie. 


1 


372  FLEURS     DE     GIVRE 

J'aurai  retrouvé  tous  ceux  que  j'aimais  : 

Mon  frère,  ma  sœur,  ma  mère  chérie, 

Et,  n'est-il  pas  vrai.  Seigneur,  pour  jamais? 

L'aubépine  blanche  est  déjà  fleurie. 


373 


LE    CTl^X'D    .AC\COU% 


V^UE  de  fois  j'essayai  de  dire 

Comment  et  combien  je  l'aimais  ! 

Mais  le  cœur  dépasse  la  lyre; 

L'infini  ne  s'atteint  jamais. 

Je  cherche  en  vain  des  mots  pour  rendre 

Ce  sentiment  profond  et  tendre 

Qui  fut  notre  vie  un  moment; 

Je  n'en  trouve  qu'un  seulement  : 

—  Hélas!  peut-elle  encor  l'entendre?  — 

Ce  mot  qui  dit  tout,  c'est  maman  I 

Je  sais  qu'en  vers  on  doit  proscrire 

Ce  premier  cri  de  tous  les  cœurs  ; 

Je  sais  que  le  monde  en  peut  rire 

Et  que  l'empire  est  aux  moqueurs. 


374  FLEURS     DE     GIVRE 

Mais  la  nature  est  la  plus  forte  ; 
Ce  vain  monde  et  l'art,  que  m'importe  ! 
Quand  viendra  mon  dernier  moment, 
Mon  pauvre  cœur  en  s'endormant 
Et  ma  lèvre  avant  d'être  morte 
Diront  encor  :  Maman,  maman  1 


FAMILLE  375 


^U    JEU'K.E    (2U^TU0% 


v^UAND  je  ne  serai  plus,  quand  sous  ma  froide  pierre 
Dieu  m'aura  près  des  miens  pour  jamais  endormi, 
Vous  viendrez,  n'est-ce  pas?  le  soir,  au  cimetière, 
W  Visiter  votre  ami. 

J'ai  planté  sur  ma  tombe  un  rosier  du  Bengale  ; 
Vous  pourrez  en  passant  y  cueillir  une  fleur, 
Et  si  quelque  parfum  doucement  s'en  exhale. 
Respirez-y  mon  cœur! 

Ce  cœur  qui  vous  aima  plus  qu'il  n'a  su  le  dire  ; 
Car  vous  avez  jeté  comme  un  rayon  charmant 
La  gaieté,  la  candeur  de  votre  frais  sourire 
Sur  mon  isolement. 


376  FLEURS     DE     GIVRE 


Et  puisque  vous  priez  ce  Dieu  que  tout  implore, 
O  mes  chères  enfants!  demandez-lui  qu'un  jour 
Nous  nous  retrouvions  tous  pour  nous  aimer  encore 
Dans  son  divin  amour. 


FAMILLE  377 


LES    GoiUT)ES 
Pour  le  100^  dhier  des  Gaudes 


-(ES  Gaudes I  à  ce  mot  tout  le  passé  se  lève; 
/essaim  des  souvenirs  m'emporte  comme  un  rêve  ; 
e  retrouve  mes  jours  d'enfance  et  mon  pays 
Lvec  ses  bois  de  chêne  et  ses  champs  de  maïs, 
'ai  sept  ans;  je  revois  la  maison  paternelle, 
;t  ma  mère  et  les  jours  écoulés  sous  son  aile, 
2es  jours  de  liberté,  d'amour,  si  tôt  taris, 
Want  les  ans  d'étude  et  de  geôle  k  Paris, 
e  revois  tous  les  coins  de  la  vieille  demeure  ; 
.e  jardin  où  j'allais  marauder  à  toute  heure, 
Dû  le  blé  de  Turquie,  aux  pieds  souvent  pillés, 
^'offrait  des  rôts  laiteux  que  je  mangeais  grillés; 
Il  surtout  la  cuisine  antique  avec  son  âtre. 
Dû  le  grillon  chantait  dans  la  cendre  grisâtre; 


48 


378  FLEURS     DE     GIVRE 

Le  haut  bahut  rempli  de  linge  jusqu'au  fond  ; 
Les  épis  de  maïs  suspendus  au  plafond, 
Qu'on  égrenait  le  soir  en  les  frottant  ensemble 
Pour  livrer  les  grains  mûrs  à  la  meule  qui  tremble, 
La  vaste  cheminée  en  manteau  surplombant 
Et  la  table  de  chêne  avec  son  double  banc, 
Où  toute  la  famille  —  au  grand  complet  encore  — 
Gaiement  et  sans  façons  s'asseyait  dès  l'aurore 
Pour  prendre  le  premier  déjeuner  du  matin. 
Oh!  comme  je  revois  ce  rustique  festin! 
L'aïeul  même,  le  front  orné  d'une  fontange, 
Dans  sa  robe  de  chambre  au  grand  ramage  étrange, 
Laissant  les  plus  petits  grimper  sur  ses  genoux, 
Descendait  pour  manger  sa  panade  avec  nous. 
Aux  enfants  on  donnait  des  gaudes;  la  marmite. 
Au  gré  de  nos  désirs,  n'allait  pas  assez  vite. 
Enfin  l'instant  venait  qu'on  attendait  debout 
Où  la  farine  d'or  du  maïs  chante  et  bout. 
Alors  chacun  tendait  son  assiette  à  mesure  ; 
On  se  dispuuit  bien  le  fond  et  la  rasure. 
Mais  chacun  contenait  son  envie  et  sa  faim, 
Et  c'étaient  des  chansons  et  des  rires  sans  fin  ! 

—  Sans  doute  au  cher  pays  on  mange  encor  des  gaudes 
L'été,  j'y  trouve  encor  des  amitiés  bien  chaudes; 
La  maison  est  toujours  debout,  mais  j'y  suis  seul. 
Et  quoique  sans  enfants,  c'est  moi  qui  suis  l'aïeul... 

—  O  maïs  aux  fruits  d'or,  à  la  tige  élancée, 
Champs  du  pays  natal  si  chers  à  ma  pensée. 
Quand  pourrai-je  revoir  votre  ombrage  léger  ? 


379 


[ci,  dans  mon  exil,  où  fleurit  l'oranger, 

L'hiver  n'est  qu'un  printemps  qu'un  air  plus  doux  embaume 

Mais  j'aime  mieux  encor  les  bords  du  Doubs  et  Baume 

Que  l'azur  provençal,  la  mer  et  les  palmiers  : 

Car  nos  vrais  et  nos  seuls  amours  sont  les  premiers. 


Hyéres,  iS^2. 


380  FLEURS     DE     GIVRE 


'X.OS    C\CE%ES 


IIeureux  qui  tout  enfant  dans  cette  vie  amère 
A  connu  le  sourire  et  l'amour  d'une  mèrel 
Le  lait  de  la  tendresse  humaine  a  pénétré 
Ce  cœur  où  pour  jamais  goutte  à  goutte  est  entré 
Le  culte  et  le  respect  attendri  de  la  femme. 
C'est  aux  mères  qu'on  doit  le  meilleur  de  son  âme. 
Heureux,  et  d'un  bonheur  plus  rare  et  plus  entier, 
L'homme  qui  peut  asseoir  sa  mère  à  son  foyer, 
Et  lui  rendre  les  soins  qu'enfant  il  reçut  d'elle. 
Oh  !  que  son  sort  est  doux  et  que  sa  part  est  belle  1 
Il  peut  guider  ses  pas  que  l'âge  en  sa  rigueur 
A  rendus  chancelants,  la  serrer  sur  son  cœur, 
Caresser  sur  son  front  où  passait  un  nuage 
Ces  cheveux  que  la  vie  a  blanchis  avant  l'âge. 


38i 


Par  des  propos  virils  ou  des  mots  enfantins 
Lui  rappeler  parfois  les  jours  déjà  lointains, 
Dissiper  ses  regrets  et  ses  mélancolies, 
Faire  éclore  un  sourire  à  ses  lèvres  pâlies. 
Hélas  1  et  lui  cacher  sous  un  air  de  gaieté 
Combien  tout  ce  bonheur  si  grand  est  limité; 
Enfin,  changeant  de  rôle,  et  fils  pieux  sans  cesse, 
[usqu'à  son  dernier  jour  l'entourer  de  tendresse. 
Car  lorsque  sur  leur  front  Dieu  met  des  cheveux  blancs, 
Nos  mères  à  leur  tour  deviennent  nos  enfants! 


382  FLEURS     DE     GIVRE 


J'^        %EVE 


J  'ai  rêvé,  quand  j'étais  un  enfant,  que  la  vie 
De  joie  et  de  bonheur  n'était  qu'un  long  chemin. 
Ma  mère  souriait  à  mon  âme  ravie; 
Il  me  semblait  que  Dieu  me  tenait  par  la  main. 
Hélas!  tout  Paradis  n'est  qu'un  songe  éphémère  : 
Dieu  se  retire  au  fond  de  son  ciel  réservé, 
Et  sur  mon  cœur  navré  la  mort  a  pris  ma  mère... 
J'ai  rêvé. 

J'ai  rêvé,  quand  j'étais  adolescent,  que  l'homme 
Se  devait  d'être  pur  et  grand,  sans  passions  : 
Que  la  France  pouvait  ainsi  qu'Athène  et  Rome 
Devenir  guide  et  chef  des  autres  nations  ; 
Q.ue  les  heureux  voudraient  éteindre  la  misère; 
Que  l'humble  par  l'amour  du  riche  relevé 
L'embrasserait  au  front  et  lui  dirait  :  Mon  frère  I 
J'ai  rêvé. 


FAMILLE  383 

J'ai  rêvé,  quand  j'étais  homme  fait,  que  la  gloire 
Ne  devait  couronner  que  le  front  du  plus  grand, 
Qu'il  fallait  travailler,  souflFrir,  aimer  et  croire, 
Être  homme  enfin,   avant  d'oser  sortir  du  rang. 
J'avais  cru  qu'il  fallait  démasquer  l'hypocrite, 
Faire  honte  au  méchant,  au  lâche,  au  dépravé. 
Et  qu'enfin  le  pouvoir  n'était  dû  qu'au  mérite... 
J'ai  rêvé. 

J'ai  rêvé  bien  longtemps,  car  la  vie  est  un  rêve. 
Et  la  mienne  a  passé  le  but  plus  qu'à  moitié. 
O  mes  amis!  avant  que  ma  course  s'achève, 
Resserrons  nos  liens  d'amour  et  d'amitié  ! 
Puisque  Dieu  m'a  permis  de  respirer  vos  âmes, 
Faites  que  votre  cœur  au  mien  reste  rivé, 
Et  ne  me  dites  pas  que  quand  nous  nous  aimâmes. 
J'ai  rêvé. 


t 


384  FLEURS     DE     GIVRE 


'P'BJE%.E 


l-^iEU  tout-puissant,  daigne  m'entendre ! 

Être  superbe,  esprit  caché. 

Ma  raison  ne  peut  te  comprendre  : 

Mais  mon  cœur  t'a  toujours  cherché. 

Combien  de  fois,  d'amour  avide, 

Tendant  mes  deux  bras  dans  le  vide, 

Vers  toi  j'étais  prêt  à  crier... 

Hélas  1  par  le  doute  obscurcie, 

Comme  un  enfant  qui  balbutie, 

Mon  âme  hésitait  à  prier. 

Toi  qui  fus  le  Dieu  de  ma  mère, 
Tu  le  sais,  je  n'ai  plus  sa  foi. 
Pourtant  à  chaque  peine  amère 
Je  m'adressais  toujours  à  toi. 


FAMILLE  385 


Soit  par  filiale  habitude, 
Ou  l'horreur  de  la  solitude, 
J'invoquais  ton  nom  en  tout  lieu  : 
A  l'heure  où  le  cœur  se  déploie. 
Dans  la  tristesse  ou  dans  la  Joie, 
L'homme  n"a  qu'un  seul  mot  :  Mon  Dieu 

J'ai  cru  longtemps  que  la  nature 
Etait  ton  ombre  et  me  dirait, 
Même  dans  une  langue  obscure, 
Ton  impénétrable  secret  ; 
due  de  l'humble  insecte  à  l'étoile 
Ici-bas  tout  n'était  qu'un  voile 
Qui  te  dérobait  à  nos  yeux  ; 
Et  que  les  choses  de  la  terre, 
Vivants  symboles  du  mystère, 
M'apprendraient  les  choses  des  cieux. 

.■\iors,  comme  font  les  poètes, 
J'ai  contemplé  cet  univers. 
Admirant  ses  beautés  secrètes^ 
Sous  les  aspects  les  plus  divers. 
Dans  l'horreur  des  forêts  profondes. 
Sur  les  sommets,  au  bord  des  ondes, 
Je  t'interrogeais  éperdu... 
Devant  les  plus  sombres  abîmes 
Ou  les  couchants  les  plus  sublimes. 
Nulle  voix  ne  m'a  répondu. 


49 


386  FLEURS     UH     GIVRE 

J'ai  dit  alors  :  Serait-ce  un  songe? 

—  Non  !  ce  que  Thomme  a  toujours  cru 
Ke  peut  être  un  rêve,  un  mensonge. 
Dans  son  esprit  sans  cesse  accru 

Tous  les  jours  Dieu  grandit  encore; 
Le  savant  même  l'élabore, 
En  croyant  se  passer  de  lui. 
En  vain  notre  horizon  recule, 
Sur  notre  pâle  crépuscule 
Uéclair  divin  a  toujours  lui. 

Le  ciel  étoile  le  proclame  : 
La  création  n'est  qu'un  corps  ; 
L'infini  doit  avoir  une  âme. 
Qui  fait  agir  tous  ces  ressorts... 

—  Ah!  c'est  toi.  Dieu,  source  première, 
Principe  incréé,  tout  lumière, 

Toute  intelligence,  tout  cœur, 
Tout  amour  et  toute  puissance! 
C'est  toi,  sublime  et  pure  essence, 
Que  les  astres  chantent  en  chœur! 

De  quelque  nom  que  l'on  te  nomme. 

Dans  les  ténèbres  d'ici-bas. 

Tu  dois  avoir  pitié  de  l'homme, 

Si  borné,  si  faible,  si  bas! 

Atome  perdu  dans  l'espace. 

Ephémère  à  qui  tout  retrace 


FAMILLE  387 

Son  néant  et  son  abandon... 
O  Dieu,  reçois  donc  ma  prière, 
Et  qu'elle  soit  l'avant-courrière 
De  ta  grâce  et  de  mon  pardon  ! 

Regarde-moi  !  Flétri  par  l'âge, 
Comme  un  vieux  mage  d'Orient, 
Battu  des  vents  et  de  l'orage, 
Je  reviens  à  toi,  confiant. 
Et  j'ose  te  dire  :  Mon  père  ! 
Me  voici.  Je  t'aime  et  j'espère  ! 
Malgré  ma  longue  iniquité 
Souviens-toi  de  ma  mère,  ô  Juge  ! 
Et  qu'elle  m'ouvre  le  refuge 
De  ton  insondable  bonté. 


LIVRE    DEUXIEME 


E'M    VOYAGE 


Why  leave  so  thy  homely  hearth  ? 
—  To  see  the  wonders  of  tbe  Earth. 

Jùngling  und  Mann,  sogar  der  Greise 
Hat  viel  zu  lernen  auf  die  Reise. 


L^    FLEUX    T>ES    TiUI'^LES 


Pleur  des  raines,  fleur  sans  nom, 
Que  sous  mes  pas  j'ai  rencontrée 
Sur  les  dalles  du  Parthénon, 
Fleur  des  ruines,  fleur  sacrée  1 


F.  y     VOYAGE 


389 


D'où  viens-tu?  Quel  oiseau  du  ciel, 
Quelle  brise  cà  l'aile  féconde, 
Quelle  abeille  cherchant  son  miel, 
T'a  semée  ici  loin  du  monde  ? 

Fidèle  amante  des  débris 
Qui,  dans  cette  froide  altitude, 
Sous  ces  marbres  épars,  fleuris 
Pour  embaumer  la  solitude. 

Ne  sais-tu  pas  que  c'est  l'hiver? 
VoisI  Toutes  tes  sœurs  dans  la  plaine 
Ont  perdu  leur  corolle  hier. 
Et  le  vent  a  semé  la  graine. 

Puisque  en  vain  tu  fleuris  si  tard, 
Viens  mourir  sur  mon  cœur  qui  t'aime 
De  la  poésie  et  de  l'art 
N'es-tu  pas  le  plus  pur  emblème  ? 


39©  FLEURS     DE     GIVRE 


SUTi.    t/X    FTl^GCSCE'X.T    'DE     'BOV^C'BE 


TROUVE     AU     PIED     DU     PARTHEXON 


v^UE  tu  sois  turque  ou  vénitienne, 
Tu  fus  des  bourreaux  de  jadis, 
O  bombe  !  Ottomane  ou  chrétienne. 
Peu  m'importe!  Je  te  maudis! 

Sais-tu  l'irréparable  crime 
Que  tu  commis  en  te  brisant 
Contre  l'œuvre  la  plus  sublime 
Que  l'homme  fit  jusqu'à  présent? 

Peut-être  est-ce  par  jalousie 
Que  tu  péchas,  ô  vil  métal! 
Le  marbre,  c'est  la  poésie  ; 
Le  fer  n'est  qu'un  outil  brutal. 


EN     VOYAGE  39I 

Tu  détruis,  et  le  marbre  crée. 
Du  Pentélique  ou  de  Paros 
Il  sort,  œuvre  à  jamais  sacrée, 
Colonne,  temple,  Dieu,  héros. 

Toi,  tu  ne  connais  que  la  guerre, 
La  mort  est  ton  seul  élément; 
Ton  métier  est  triste  et  vulgaire 
Et  tu  le  fais  aveuglément. 

N'est-ce  donc  pas  assez,  trop  même. 
Pour  toi  de  tuer  les  humains. 
Sans  mutiler  l'œuvre  suprême. 
Le  pur  chef-d'œuvre  de  leurs  mains  ? 

Quand  on  te  lança  dans  le  vide 
Contre  ce  temple  radieux, 
Qui  sait?  ô  bombe  déicide! 
Peut-être  as-tu  blessé  des  dieux. 

En  vain  dans  une  herbe  fleurie 
Tu  cachais  tes  débris  sans  nom. 
Je  t'emporte  dans  ma  patrie 
Pour  t'y  parler  du  Parthénon. 

Je  t'arrache,  ruine  informe, 

A  tous  ces  glorieux  débris  : 

Il  ne  faut  pas  qu'un  bourreau  dorme 

Près  des  martyrs  qu'il  a  meurtris. 


392  FLEURS     DE     GIVRE 

Assez  de  tes  sœurs  meurtrières 
Gisent  sous  ces  temples  brisés, 
Mêlant  leurs  impures  poussières 
Aux  beaux  marbres  divinisés. 

De  même  qu'au  soir  des  batailles, 
Côte  à  côte  on  ensevelit 
Tous  les  morts  qui,  sans  funérailles. 
Vainqueurs  ou  vaincus,  n'ont  qu'un  lit, 

Ainsi,  bombes  dévastatrices, 
Fûts  de  colonne  au  teint  vermeil. 
Vous  portez  mêmes  cicatrices, 
Vous  dormez  le  même  sommeil. 

Vous  n'êtes  plus  que  des  ruines 
Eparses  sur  le  même  sol. 
Les  uns  sous  leurs  formes  divines, 
Les  autres  sans  flamme  et  sans  vol. 

^Lais  que  tu  sois  turque  ou  chrétienne, 
C'est  toi  qui  fis  le  mal  jadis, 
Bombe  ottomane  ou  vénitienne. 
Je  t'emporte  et  je  te  maudis! 


EN     VOYAGE 


393 


SITX    LES    TE-l^TES     T)E    L'^iC%OTOLE 


^UR  les  pentes  de  l'Acropole 
Ce  matin  j'ai  longtemps  erré, 
Tâchant  d'ouvrir  mon  cœur  serré 
Au  beau  qui  charme  et  qui  console. 

Le  Parthénon  trônait  dans  l'air; 
Les  colonnes  des  Propylées 
Dressaient  leurs  lignes  mutilées 
Sur  le  fond  du  ciel  vaste  et  clair. 

Au  loin,  derrière  Salamine, 
Sur  la  mer  au  miroir  dormant, 
Je  cherchais  des  yeux  vaguement 
Les  îles  qu'on  voit  ou  devine. 


50 


394  FLEURS     DE     GIVRE 

Et  je  pensais  :  Oui,  cette  mer 
Cette  Acropole,  ces  statues, 
De  gloire  à  jamais  sont  vêtues, 
Mais  mon  cœur  est-il  moins  amer? 

N'est-ce  pas  dans  cet  instant  même 
Qu'à  l'Occident,  là-bas,  là-bas. 
Un  époux  la  prend  dans  ses  bras 
Et  que  je  perds  celle  que  j'aime? 

Et  j'allai  m'asseoir  au  soleil 
Sous  le  temple  de  la  Victoire, 
Q.ui  plane  comme  un  promontoire 
Sur  cet  horizon  sans  pareil. 


D'où  me  viens-tu,  larme  timide 
Qui  trembles  au  bord  de  mes  cils' 
Est-ce  ennui  des  lointains  exils, 
Vague  désir,  horreur  du  vide? 

Est-ce  la  beauté  de  ces  lieux? 
Les  grandeurs  de  cette  ruine. 
Ce  soleil  couchant  sur  Égine, 
Qui  me  mouillent  ainsi  les  yeux? 


EX     VOYAGE  395 


Non,  c'est  cette  amour  insensée 
Dont  je  sens  toujours  l'aiguillon. 
Quel  Dieu  de  cette  obsession 
Guérira  jamais  ma  pensée  ? 

O"  Minerve,  ô  chaste  Athéné  ! 
Raison  divine  qui  fait  vivre. 
C'est  toi  que  j'implore  ;  délivre 
Ce  cœur  trop  longtemps  enchaîné  ! 

Rends-lui  l'amour  des  grandes  choses, 
La  paix  des  sens  et  de  l'esprit, 
L'art  divin  dont  jeune  il  s'éprit 
Et  tous  les  biens  dont  tu  disposes. 

Rends-moi  cette  mâle  fierté 
D'un  cœur  sans  haine  et  sans  envie 
Q.ui  voit  tout  de  haut  dans  la  vie, 
Rends-moi  surtout  la  liberté  ! 


Une  voix  passa  dans  la  brise 
Elle  disait  :  Vois  à  tes  pieds 
Ce  marbre  même  où  tu  t'assieds, 
X'apprend-il  pas  que  tout  se  brise? 


396  FLEURS     DE     GIVRE 

Qui  sait?  Il  fut  peut-être  un  dieu, 
Et  le  voilà  dans  la  poussière. 
Crois-moi,  les  pleurs  de  ta  paupière 
Ne  sont  pas  de  mise  en  ce  lieu. 

Quelle  durée  est  éternelle? 
Tout  périt,  glorieux  ou  non. 
Pour  Jeter  bas  le  Parthénon, 
Il  a  suffi  d'une  étincelle. 

Pauvre  créature  d'un  jour. 
Si  proche  de  ta  dernière  heure, 
Puisqu'il  faut  que  tout  change  et  meure, 
Que  vient  faire  ici  ton  amour? 

Ne  le  savais-tu  pas  toi-même? 
Il  était  né  sans  avenir; 
Tôt  ou  tard  il  devait  iinir. 
Dis-lui  donc  un  adieu  suprême. 

Il  est  mort.  Choisis  son  tombeau. 
L'Acropole  est  un  cimetière 
Digne  de  lui.  La  terre  entière 
Ne  peut  t'en  offrir  un  plus  beau. 

Sous  un  de  ces  marbres  sans  nombre 
Qu'il  dorme  à  jamais  ignoré  1 
Le  Parthénon,  témoin  sacré. 
Le  couvrira  de  sa  grande  ombre. 


EX     VOYAGE 


397 


Plur.  tard,  si  tu  peux  revenir 
Dans  ces  lieux  qui  virent  tes  larmes, 
Ton  cœur  retrouvera  des  charmes 
A  ce  triste  et  doux  souvenir. 

De  vos  amours  si  poétiques 
Tu  recueilleras  les  débris; 
Le  temps  aura  doublé  leur  prix  : 
Il  en  aura  fait  des  reliques. 


Et  ce  Parthénon  dévasté 
T'apprendra  ce  qu'une  ruine 
Peut  garder  de  grâce  divine, 
De  grandeur  et  de  majesté. 


398  FLEURS     DE     GIVRE 


Ljl    FO'K.T^I'K.E 


J\  Clarens,  près  du  cimetière, 
D'où  l'on  voit  le  lac  et  ses  bords, 
Une  source  au  bassin  de  pierre 
Chante  gaiement  non  loin  des  morts. 

La  fontaine,  à  l'ombre  des  arbres, 

Ne  tait  jamais  son  bruit  charmant  ; 

Les  morts  couchés  sur  leurs  vains  marbres 

Dorment  silencieusement. 

Ici  la  mort  !  Là-bas  la  vie  ! 
Et  chacune  a  sa  mission  : 
L'eau  s'oflFre  à  la  lèvre  ravie; 
La  tombe  ouvre  son  froid  sillon. 


EN    VOYAGE 


!99 


Tout  vit,  tout  renaît,  rien  ne  passe, 
Et  rien  n'est  éternel  pourtant; 
Le  lac  un  four  perdra  sa  gnâce, 
Le  glacier  son  dôme  éclatant. 

Autour  de  nous,  tout  est  mystère  : 
L'homme  s'agite  et  cherche  en  vain. 
Il  passe  un  instant  sur  la  terre 
Sans  rien  savoir  du  plan  divin... 

Voyageur,  bois  à  la  fontaine, 
Pense  aux  morts  et  va  ton  chemin  ! 
Quelle  que  soit  ou  fut  ta  peine, 
Comme  eux  tu  dormiras  demain. 


400  FLEURS     DE     GIVRE 


E'H.    T^XT^'^LT 


r  Aix  des  profondes  eaux  plus  calmes  que  la  mer, 
Paix  du  ciel  qui  paraît  d'un  plus  limpide  éther, 
Paix  des  soleils  couchants  qui  colorent  la  nue, 
Paix  qui  vient  de  partout,  vous  gagne  et  s'insinue 
Jusqu'au  fond  de  notre  âme  et  la  met  d'unisson 
Avec  ce  radieux  et  tranquille  horizon; 
Silence  des  vains  bruits  que  font  au  sein  des  villes 
Les  chars  bruyants,  les  pas  pressés,  les  cris  serviles. 
Silence  des  grands  monts  dont  les  sombres  sommets 
Depuis  l'aube  des  jours  sont  muets  à  jamais, 
Silence  du  nuage  errant  qui  glisse  et  passe 
En  transformant  toujours  sa  forme  dans  l'espace. 
Hymne  muet  des  monts,  du  soleil  et  des  eaux. 
Qui  n'est  interrompu  que  par  des  chants  d'oiseaux. 


EN    VOYAGE  4OI 


Le  murmure  assoupi  des  plaintives  fontaines 
Ou  les  joyeux  appels  de  quelques  voix  lointaines, 
Contentement  du  cœur,  isolement  heureux, 
Qui  met  l'âme  et  les  sens  enfin  d'accord  entre  eux, 
Soyez  bénis!  Je  sais  maintenant  où  vous  êtes, 
Et  quel  accueil  charmant  vous  faites  aux  poètes. 
—  O  solitude  aimée  !  ô  lac  tranquille  et  pur! 
O  glaciers  éternels  se  dressant  dans  l'azur! 
Quand  donc  pourrai-je  encor,  libre  d'inquiétude, 
Retrouver  près  de  vous  les  douceurs  de  l'étude, 
Le  silence,  et  la  paix,  et  ces  moments  heureux 
Qui  te  rendent  si  cher  à  mon  cœur,  ô  Montreux? 


51 


LIVRE    TROISIEME 


V^%I^ 


Verklungene  Lieder 
Aus  alten  Zeiten 
Wie  kommen  sie  wieder 
In  dièse  Seiteii? 

O  daj-s  of  yore, 
Love,  joy  or  pain, 
Shall  you  once  more 
Rise  hère  again? 


J  'ai  laissé  mon  cœur  au  bord  de  la  mer, 
Dans  un  bois  de  pins  où  le  myrte  pousse. 
Un  silence  heureux  planait  seul  dans  l'air. 
J'ai  laissé  mon  cœur  au  bord  de  la  mer. 
Nous  étions  assis  tous  deux  sur  la  mousse  : 
Des  voiles  glissaient  sur  le  gouffre  amer... 
J'ai  laissé  mon  cœur  au  bord  de  la  mer, 
Dans  un  bois  de  pins  où  le  myrte  pousse. 


403 


Quand  on  est  à  deux  seuls  au  fond  des  bois, 
Qu'il  tient  de  bonheur  dans  une  heure  brève  ! 
I.à,  je  fus  heureux  comme  on  Test  en  rêve, 
Quand  on  est  à  deux  seuls  au  fond  des  bois. 
Combien  faudra-t-il  que  le  jour  se.  lève 
Pour  revoir  cette  heure  encore  une  fois? 
Quand  on  est  à  deux  seuls  au  fond  des  bois, 
Qu'il  tient  de  bonheur  dans  une  heure  brève  ! 

Le  bonheur  passé  revient-il  jamais? 
Qu'est-ce  que  la  vie?  une  feuille  morte. 
Un  pâle  débris  que  le  vent  emporte. 
Le  bonheur  passé  revient-il  jamais? 
De  tout  paradis  le  ciel  veut  qu'on  sorte, 
Et  l'année,  hélas!  n'a  pas  plusieurs  Mais. 
Le  bonheur  passé  revient-il  jamais? 
Qu'est-ce  que  la  vie?  une  feuille  m.orte. 

J'ai  laissé  mon  cœur  au  bord  de  la  mer 
Dans  un  lit  de  mousse  et  de  feuilles  sèches; 
Mais  comme  un  instant  heureux  coûte  cher! 
J'ai  laissé  mon  cœur  au  bord  de  la  mer. 
Fleurs  du  souvenir,  ô  fleurs  toujours  fraîches  ! 
Que  votre  parfum  est  parfois  amer!... 
Dans  un  lit  de  mousse  et  de  feuilles  sèches 
J'ai  laissé  mon  cœur  au  bord  de  la  mer. 


404  FLEURS     DE     GIVRE 


T%IOLETS    LI'BXES 


IN  OTRE  amour  est  né  dans  les  bois, 
Comme  un  petit  oiseau  sauvage 
Caché  dans  l'ombre  et  le  feuillage, 
Notre  amour  est  né  dans  les  bois. 
Enivré  de  sa  propre  voix- 
Sous  un  ciel  d'azur  sans  nuage, 
Notre  amour  est  né  dans  les  bois, 
Comme  un  petit  oiseau  sauvage. 

Comme  un  petit  oiseau  sauvage 
Ton  coeur  a  tremblé  sous  mes  doigts. 
Dis-moi  qu'il  n'est  pas  trop  volage. 
Ce  cœur  qui  trembla  sous  mes  doigts! 
Ma  tendresse  sera  sa  cage, 
Nous  la  suspendrons  dans  les  bois. 
Comme  un  petit  oiseau  sauvage 
Ton  cœur  a  tremblé  sous  mes  doigts. 


405 


Quand  ton  cœur  tremble  sous  mes  doigts, 

Ne  regarde  pas  mon  visage. 

Cherche  mon  cœur,  là  tu  me  vois. 

Ne  regarde  pas  mon  visage  I 

On  le  sait,  l'amour  n'a  pas  d'âge  ; 

Il  échappe  à  toutes  les  lois. 

Cherche  mon  cœur,  là,  tu  me  vois; 

Ne  regarde  pas  mon  visage. 

Nous  reviendrons  plus  d'une  fois 
Sous  les  pins  au  sombre  feuillage 
Revoir  la  place  au  fond  des  bois, 
Où  naquit  notre  amour  sauvage. 
Près  des  flots  à  la  grande  voix. 
Sous  un  ciel  toujours  sans  nuage. 
Heureux  malgré  le  monde  et  Tâge, 
Nous  reviendrons  au  fond  des  bois. 


4o6  FLEURS     DE     GIVRE 


so-y:,'K.ET 


i\  l'ombre  des  rameaux  frémissants  des  Pinèdes, 
S'enivrer  à  ses  pieds  de  silence  et  de  paix, 
En  regardant  la  mer  qui  ceint  le  cap  des  Mèdes, 
Ah!  c'était  le  bonheur!  Reviendra-t-il  jamais? 

Il  ne  reviendra  pas!  le  mal  est  sans  remèdes; 
Car  l'avenir  se  rit  des  vœux  que  tu  formais, 
O  poète!  les  dieux,  comme  au  temps  des  Aèdes, 
Jalousent  les  heureux  et  frappent  les  sommets. 

Tu  ne  la  verras  plus,  tu  ne  vivras  plus  d'elle... 
Mais  puisque  dans  l'absence,  elle  reste  fidèle 
Et  partage  en  pleurant  l'angoisse  de  ton  cœur, 

Puisqu'elle  t'aime  encor,  que  ta  douleur  soit  fière  ! 
Comme  un  soleil  couchant  qui  meurt  dans  la  lumière 
Ta  vieillesse  à  la  mort  peut  sourire  en  vainqueur. 


407 


LE     %I%E     T)ES     'DIEUX 


V>' ÉTAIT  aux  premiers  jours.  —  La  terre  humide  encor 
Par  d'immenses  vapeurs  était  toujours  voilée  ; 
A  peine  si  la  nuit  se  montrait  étoilée. 
Les  mammouths  seuls  peuplaient  cet  étrange  décor. 
L'océan,  les  forêts,  les  glaciers  et  les  fleuves 
Régnaient  seuls  sous  le  ciel  du  zénith  au  nadir. 
Ignorant,  dans  la  foi  de  leurs  puissances  neuves, 
Que  l'homme  allait  enfin  venir. 

Ces  dieux,  les  premiers  dieux  de  l'aube  de  la  terre. 
Vivaient  épars,  muets,  sombres,  pleins  de  mystère. 

Or,  un  jour  l'Océan,  rassemblant  tous  ces  dieux, 
Leur  dit  :  «  Vous  connaissez,  ô  forces  primitives  ! 
«  La  légende  qui  veut  que  bientôt  sur  nos  rives 


408  FLEURS     DE     GIVRE 


«  Un  maître  vous  détrône  et  règne  dans  ces  lieux. 
«  Il  est  né,  je  l'ai  vu.  —  J'ai  découvert  ce  maître 
«  Qui  doit  nous  vaincre  tous  après  de  longs  combats. 
«  Je  puis  vous  le  montrer.  —  Voulez-vous  le  connaître 
«  Regardez  là-bas,  tout  là-bas  !  » 

Et  les  dieux,  se  levant  à  demi  de  leur  siège. 
Regardèrent  du  haut  de  leurs  trônes  de  neige. 

«  Voyez-vous  sur  les  bords  de  ce  fleuve  inconnu 
«  Cet  animal  chétif  à  la  pâle  figure, 
«  Cet  être  informe  et  laid,  rebut  de  la  nature, 
«  Qui  sèche  en  plein  soleil  son  corps  à  demi-nu  ? 
«  C'est  l'homme!  A  peine  né,  déjà  l'orgueil  l'abuse; 
«  Il  prétend  que  lui  seul  possède  l'avenir, 
«  Et  que  la  terre  un  jour,  ou  par  force  ou  par  ruse, 
«  A  lui  seul  doit  appartenir. 

—  S'il  veut  notre  pouvoir  qu'il  vienne  donc  le  prendr 
Ricanèrent  les  dieux,  nous  saurons  nous  défendre  1 

«  —  Hier,  je  l'ai  vu  de  près  ;  voici  ce  qu'il  m'a  dit  : 

«  L'esprit  de  l'homme  est  seul  le  roi  de  la  planète. 

«  Il  doit  prendre  de  tout  possession  complète  ; 

«  Sur  la  matière  brute  il  a  mis  l'interdit  ; 

«  Les  choses  ne  sont  rien  que  des  forces  inertes; 

«  Je  saurai  les  soumettre  à  des  emplois  divers. 

«  En  véritables  gains  il  faut  changer  ces  pertes; 
«  Je  transformerai  l'univers.  » 


409 


L'Océan  ajouta  :  «  L'homme  dans  son  délire 
(i  M'a  dit  encor  ceci  (tâchez  de  n'en  pas  rire  !)  : 

«  Je  vaincrai  l'Océan.  Pour  traverser  ses  eaux 
«  Le  feu  me  servira  de  rames  et  de  voiles; 
«  Je  saurai  calculer  la  marche  des  étoiles, 
«  Et  changer  des  marais  infects  en  champs  nouveaux  : 
«  J'abaisserai  l'orgueil  des  monts  aux  fronts  de  neige  ; 
«  Je  creuserai  des  lacs,  je  sécherai  des  mers  ; 
K  Je  ferai  plus  encor  !  Et  même  un  jour,  que  sais-je  ? 
«  Je  naviguerai  dans  les  airs  !  » 

Alors  un  rire  énorme,  effroyable,  unanime, 
Ebranlant  les  sept  cieux,  roula  de  cime  en  cime. 


52 


41 0  FLEURS     DE     GIVRE 


LES    /•X,CO'X,CV.t75 


AMI     LEON     B  O  V  P.  G  U  I  G  N  O  K 


V_>  O  SI  B I E  X  d'étoiles  inconnues 
Scintillent  par  delà  nos  cieux, 
Dont  nul  ra3'on  perçant  les  nues 
N'atteint  nos  yeux! 

Combien  de  perles  qu'on  ignore 
Dorment  sur  leur  lit  sous-marin, 
Sans  que  l'art  ne  leur  élabore 
Un  autre  écria  ! 

Combien  d'oiseaux  charment  la  lande 
De  leurs  chants  perdus  dans  les  airs, 
Sans  que  nulle  oreille  n'entende 
Leurs  doux  concerts! 


411 


^ 


Combien  de  fleurs  meurent  dans  l'ombre 
Sans  avoir  offert  à  quelqu'un 
Leur  beauté  radieuse  ou  sombre 
Et  leur  parfum  ! 

Combien  d'âmes  restent  muettes  ! 
Combien  d'essors  trop  contenus! 
Peut-être  étaient-ce  des  poètes 
Morts  inconnus. 

C'est  la  loi.  Mais  d'ailleurs  qu'importe? 
Méconnu  du  monde  ou  béni, 
La  mort  prend  chacun  et  l'emporte 
Dans  l'infini. 


412  FLEURS     DE     GIVRE 


LE    'P^4%FU^C 


i-<ORSQUE  à  mon  foyer  solitaire, 
O  chère  enfant,  tu  viens  t'asseoir, 
La  vie  autour  de  moi  s'éclaire  : 
C'est  le  bonheur  qui  vient  me  voir. 

Quand  tu  pars,  ce  bonheur  me  reste  : 
Car  tu  m'as  fait  de  ton  amour 
Comme  une  atmosphère  céleste 
Qui  m'enveloppe  tout  le  jour. 

Je  garde  un  reflet  de  ta  flamme, 
J'entends  l'écho  de  ta  gaieté, 
Et  je  respire  encor  ton  âme, 
Même  après  que  tu  m'as  quitté. 


Ainsi  rencens,  dès  qu'on  l'allume , 
Brûle  sans  être  consumé; 
Ainsi  la  rose  en  fleur  parfume 
L'air  flottant  qui  reste  embaumé. 


413 


414  FLEURS     DE     GIVRE 


LIT^4'}LIES 


C 


HÈRE  mignonne  si  jolie, 
Qui  ne  veux  être  que  ma  sœur, 
Viens  encore,  oh!  je  t'en  supplie. 
Poser  ta  tête  sur  mon  cœur! 

Puisque  ta  volonté  me  lie, 
Je  respecterai  sa  rigueur; 
Je  saurai  borner  ma  folie... 

—  Pose  ta  tête  sur  mon  cœur. 

Sur  ton  cou  de  cygne  qui  plie, 
A  défaut  de  ta  bouche  en  fleur. 
Je  mettrai  ma  lèvre  pâlie... 

—  Pose  ta  tête  sur  mon  cœur. 


41 5 


Dans  la  coupe  à  moitié  remplie 
Je  boirai  l'ardente  liqueur, 
Sans  la  vider  jusqu'à  la  lie... 

—  Pose  ta  tête  sur  mon  cœur. 

Ainsi,  sans  la  faute  accomplie, 
Nous  savourerons  la  langueur 
D'une  heure  unique  où  tout  s'oublie. 

—  Pose  ta  tête  sur  mon  cœur. 

Et  quand  sur  ma  lèvre  affaiblie 
La  mort  mettra  son  doigt  vainqueur, 
Viens  encore,  oh!  je  t'en  supplie, 
Poser  ta  tête  sur  mou  cœur. 


4l6  FLEURS     DE     GIVRE 


LICE 


J-LLE  était  douce,  grande  et  belle. 
Tout  lui  souriait  ;  l'avenir 
S'ouvrait  radieux  devant  elle... 
Et  nous  allons  l'ensevelir! 

A  seize  ans  !  ô  mort,  6  mystère  ! 
Nuit  profonde  au  voile  étouffant! 
Pourquoi  donc  faut-il  qu'une  mère 
Ferme  les  yeux  de  son  enfant? 

Hyères. 


417 


I 


LE    T>ELT^ 


IVioN  cœur  d'où  s'épanchaient  tant  d'amours  toujours  neuves, 

Au  moment  de  tarir,  suit  la  loi  des  grands  fleuves  ; 

Le  Xil  et  le  Niger,  le  Danube  et  le  Rhin, 

Lorsqu'ils  vont  se  jeter  dans  l'Océan  sans  fin, 

Ralentissant  le  cours  de  leurs  flots  plus  tranquilles. 

Forment  des  bras  divers  autour  d'un  réseau  d'îles. 

Il  fait  comme  eux  :  au  lieu  de  couler  à  plein  bord, 

Avant  de  s'endormir  pour  jamais  dans  la  mort, 

Il  s'apaise,  s'étend,  s'éparpille  et  divise 

En  ruisseaux  paresseux  sa  langueur  indécise. 

Et  dans  le  frais  delta  des  chastes  amitiés 

Promène  lentement  ses  flots  pacifiés. 


LIVRE    QUATRIEME 


O  Vaterland!  o  Vaterland  ! 
Der  edien  Seelen  starkest  Band, 
In  dieser  Zeit  so  grausam  triibe, 
Sey  meine  letzte  Liebe! 

Sweet  France  !  O  pride  !  o  Love  so  smart  ! 
To  thee  the  last  throb  of  my  heart  ! 


^     %OUGET    'DE    LISLE 

POÈTE    FRANC-COMTOIS 
Pour  le  diner  des  Gaudes,  à  Choisy-h-lipi 

JlIeureux  le  mortel  qui  peut  dire 
Ce  qui  dort  au  fond  de  son  cœur, 
Et  le  confier  à  la  lyre 
Sans  craindre  le  rire  moqueur! 


419 


Le  poète  ajoute  le  rêve 
Aux  beautés  du  monde  réel; 
Un  souffle  divin  le  soulève 
La  muse  l'emporte  en  plein  ciel. 


Heureux  le  guerrier  qui  s'élance 
A  la  frontière  où  l'on  se  bat, 
Qui  fait  son  devoir  en  silence, 
Capitaine  ou  simple  soldat! 
S'il  vit,  sa  vieillesse 'admirée 
De  tous  est  l'exemple  et  l'orgueil; 
S'il  meurt,  sa  mémoire  est  sacrée  : 
Un  laurier  croît  sur  son  cercueil. 


O  Rouget  de  l'Isle  !  ton  âme 
A  connu  ce  double  bonheur; 
Ton  front  de  cette  double  flamme 
Garde  l'impérissable  honneur. 
Soldat-citoyen  et  poète, 
Ton  nom  à  l'histoire  est  rivé. 
Et  dans  ce  jour  chacun  répète 
Ton  jour  de  gloire  est  ai-rivé. 

Par  toi  seul,  moderne  Tyrtée, 
L'âme  française  eut  une  voix, 
Quand  la  Marseillaise  irritée 
Frappa  de  terreur  tous  les  rois  : 


420  FLEURS     DE     GIVRE 

Allons,  enfants  de  la  Patrie! 
A  ce  vers  mâle  et  plein  d'essor 
Tous  tes  fils,  ô  France  meurtrie  ! 
Sauront  vaincre  et  mourir  encor. 

1893. 


421 


LES     T)EUX    ^4[\C0U%S 
Pour  le  dîner  des  Amis  du  pnys  de  Moiitbéliard 


/iMis,  nous  avons  tous  une  double  patrie. 
La  première  est  le  Doubs  qui  vit  notre  berceau, 
La  seconde  est  la  France  ;  et  notre  âme  est  pétrie 
De  ces  deux  grands  amours  marqués  du  même  sceau. 

Leur  sève  se  confond  sans  en  être  amoindrie  : 
L'un  ressemble  au  vieux  chêne  et  l'autre  à  l'arbrisseau. 
Quand  ils  versent  leurs  flots  à  notre  âme  attendrie, 
L'un  est  le  fleuve  immense  et  l'autre  est  le  ruisseau. 

O  Comté,  cher  pays!  Ton  souvenir  agreste 

Nous  suit  dans  les  splendeurs  de  Paris,  et  nous  reste 

Pour  parfumer  nos  coeurs  jusques  au  dernier  jour. 

Mais  toi,  France  adorée,  on  t'aime  sans  mesure  ; 
Nous  baisons  en  pleurant  ta  dernière  blessure 
Et  nous  l'enveloppons  de  notre  double  amour. 


422  FLEURS     DE     GIVRE 


S^LUT    'DE    L^i    'PXOVI'K.CE    ^U    TSo4% 


\~J  Tsar!  que  de  Français  ne  t'ont  vu  qu'en  image, 

Et  n'ont  pu  t' acclamer  de  près  comme  Paris! 

Ces  absents  par  ma  voix  t'adressent  leur  hommage  ; 

Puisse-t-il  t' agréer!  Car  ce  serait  dommage 

Que  nos  cœurs  par  le   tien  ne  fussent  pas  compris. 

Paris,  si  beau  qu'il  soit,  n'est  pas  la  France  entière; 
Il  n'en  est  que  la  tête  et  le  cerveau  puissant. 
Le  cœur,  c'est  la  Province  :  et  jusqu'à  la  frontière 
Tout  le  sol  a  frémi  d'une  allégresse  altière 
Quand  tu  posas  sur  lui  ton  pas  retentissant. 

Ce  qui  nous  charme  en  toi  n'est  pas  l'éclat  qui  brille 

Dans  le  vain  apparat  de  l'absolu  pouvoir; 

C'est  que  tu  sois  venu,  simplement,  en  famille, 

Et  que  ta  jeune  épouse  ait  confié  sa  fille 

Aux  bras  du  peuple  immense  accouru  pour  te  voir. 


4^3 


Va,  ce  peuple  est  meilleur  que  ne  le  dit  la  haine. 
Mûri  par  le  malheur,  plus  sur  du  lendemain, 
11  est  fort  ;  mais  il  sait  où   trop  d'orgueil  entraîne  ; 
Il  sait  aimer  surtout,  et  ta  main  souveraine 
Peut  se  mettre  sans  peur  dans  sa  loyale  main. 

Il  est  bon  qu'entre  nous  cette  amitié  se  fonde. 
L'Europe  en  vaudra  mieux,  quoi  qu'il  puisse  advenir  ; 
Elle  a  vu  dans  ces  jours  d'émotion  profonde 
Quelque  chose  de  grand  se  lever  sur  le  monde  : 
La  force  et  le  bon  droit  maîtres  de  l'avenir. 

Baume,  iS^6. 


424  FLEURS     DE     GIVRE 


L'OISEAU    D>CO%T 


H 


1ER  matin,  sous  la  buvette, 
Au  fond  du  jardin,  j'ai  trouvé 
Un  nid  désert,  où  la  fauvette 
Dans  les  beaux  jours  avait  couvé. 

Chère  fauvette!  ta  famille 
Est-elle  à  l'abri  des  hivers  ! 
Vois!  les  rameaux  de  la  charmille 
De  blancs  flocons  sont  tout  couverts. 

Ah  !  c'est  déjà  le  froid,  la  neige. 
Il  faut  émigrer  ou  mourir. 
Chers  compagnons  ailés,  que  n'ai-je 
La  main  de  Dieu  pour  vous  nourrir  ! 


425 


Je  rêvais  ainsi  dans  l'allée, 
Quand  au  bord  du  sentier  étroit 
Je  vis  sur  la  neige  étoilée 
Un  petit  oiseau  mort  de  froid, 

Mort  de  froid  et  de  faim  sans  doute... 
—  Hélas!  hélas I  combien  d'humains, 
Aux  jours  affreux  de  la  déroute 
Sont  morts  ainsi  par  les  chemins  ! 

Ah  !  cet  hiver  que  rien  n'efface. 
Où,  malgré  nos  pleurs  et  nos  cris, 
La  guerre  nous  a  pris  l'Alsace, 
Et  la  mort  nos  pauvres  conscrits  I 

Le  temps  use  tout;  mais  mon  âme 
Est  d'un  métal  plus  résistant; 
Le  souvenir  en  traits  de  flamme 
Rouvre  la  plaie  à  chaque  instant. 

Et  je  revis  ces  heures  sombres, 
Ces  jours  d'horreur  inexpiés 
Où,  dans  le  sang  et  les  décombres, 
L'étranger  nous  foulait  aux  pieds. 

Ainsi  ton  image,  ô  patrie  I 
Malgré  l'oubli  toujours  vainqueur, 
S'imposait  à  ma  rêverie. 
Et  des  pleurs  me  montaient  au  cœur. 


54 


426  FLEURS     DE     GIVRE 

Alors  d'une  main  tendre  et  douce 
J'ai  ramassé  le  pauvre  oiseau  ; 
Et,  couché  dans  le  nid  de  m.ousse, 
Il  eut  pour  tombe  son  berceau. 

1896. 


427 


LE     'BOUQUET    T%ICOLO%E 

OFFERT    A    MADAME     KŒCHLIN-SCHWARTZ 
Par  l'Union  des  Femmes  de  France 


c 


ES  roses  vous  diront  comme  nous,  et  mieux  même, 
L'effusion  profonde  et  tendre  de  nos  cœurs. 
Oui,  chacune  de  nous  vous  admire  et  vous  aime, 
Heureuse  d'adoucir  avec  vous  les  douleurs. 

Vous  avez  deviné  le  cher  et  noble  emblème 
Q.ue  ces  roses  d'un  jour  ont  caché  sous  leurs  fleurs  : 
Les  rouges,  c'est  le  sang  que  la  bataille  sème  ; 
Les  blanches,  c'est  l'Alsace  avec  sa  joue  en  pleurs, 

L'Alsace  qui  pour  nous  souffre  un  si  dur  martyre... 
^Lais  silence  !  Les  fleurs  seules  peuvent  tout  dire. 
Puis,  quand  il  est  trop  grand,  le  chagrin  est  muet. 

Le  bleu  manque  au  bouquet.  Le  bleu,  c'est  l'espérance. 
Alors  pour  rappeler  le  drapeau  de  la  France, 
Au  sommet  de  ces  fleurs  nous  posons  un  bluet. 


428  FLEURS     DE     GIVRE. 


Ljl    FLEUTi    T>E    V^iLOES 


L^'aloès  aux  feuilles  de  glaive 

Ne  fleurit  que  tous  les  cent  ans; 

Sa  fleur  alors  pousse  et  s'élève 

Comme  un  grand  arbre  en  peu  d'instants. 

Elle  dure  à  peine  une  année; 
Après  ce  gigantesque  effort, 
Sur  la  plante  déjà  fanée 
L'énorme  pistil  tombe  mort. 

N'es-tu  pas  le  vivant  symbole 
D'une  loi  de  cet  univers? 
O  pauvre  Aloès  !  ta  corolle 
Explique  de  plus  grands  revers. 


429 


Tout  peuple  élu  vit  d'une  idée 
Qui  fait  son  orgueil  :  c'est  sa  fleur. 
Athènes,  Rome  et  la  Judée 
Avant  la  France  ont  eu  la  leur. 

Mais  cette  floraison  sublime 
Les  poussa  plus  vite  au  tombeau... 
O  France!  seras-tu  victime 
D'avoir  été  porte-flambeau? 

iSç,7. 


430  FLEURS     DE     GIVRE 


iX.1  ECTIFE 


Tour  QUOI  donc  ce  long  cri  de  fureur  qui  s'élève 
Contre  la  France  en  deuil  des  quatre  coins  du  ciel? 
Petits  ou  grands,  chacun  nous  outrage  sans  trêve. 
D'où  vient  chez  nos  rivaux  tant  de  haine  et  de  fiel? 
Nous  croit-on  désormais  si  faibles  que  Ton  rêve, 
En  frappant  sans  péril  le  lion  terrassé, 
De  nous  faire  expier  les  gloires  du  passé? 

Eh  bien,  soit!  nous  n'avons  ni  vertus  ni  mérites; 
Nous  sommes  aussi  bas  qu'un  peuple  est  descendu  ; 
Nous  valons  encor  moins  que  tout  ce  que  vous  dites  ; 
La  France  n'est  plus  rien  qu'un  nom  ;  c'est  entendu. 


431 


Mais  nous  ne  sommes  pas  au  moins  des  hypocrites, 
Et  ce  que  nous  avons,  vertu,  vice  ou  défaut. 
Nous  sommes  les  premiers  à  le  crier  bien  haut. 


O  chers  voisins  haineux!  Faites  les  bons  apôtres I 
Vous  qui  ne  voyez  pas  la  poutre  dans  vos  yeux. 
N'avez-vous  pas  aussi  vos  ulcères,  vous  autres? 
Seulement  vous  savez  les  cacher  un  peu  mieux. 
Mais  vos  vices  au  fond  sont  plus  grands  que  les  nôtres. 
Allez  !  rabaissez-nous  !  Outragez  !  insultez  1 
La  Muse  peut  vous  dire  aussi  vos  vérités. 

Honte  à  toi,  l'Amérique,  à  toi  qui  te  dis  tille 
Du  noble  Washington  et  du  sage  Franklin  ! 
Crois-tu  qu'ils  auraient  pris  la  Havane  ou  Manille 
Et  rançonné  sans  foi  l'Espagne  à  son  déclin? 
Sois  Hère  !  une  autre  étoile  à  ton  drapeau  scintille  ; 
Mais  celles  du  passé  l'ont  reçue  en  pleurant 
De  voir  l'hypocrisie  admise  dans  leur  rang. 

Honte  à  toi,  l'Angleterre  !  Agrandis  tes  empires, 

Viole  le  bon  droit  partout  dans  l'univers, 

Suce  les  peuples  morts  comme  font  les  vampires  ! 

Mais  l'Irlande  à  tes  flancs  te  meurtrit  de  ses  fers; 

Et  plus  l'orgueil  est  haut,  plus  les  chutes  sont  pires  : 

De  simples  paysans  ont  laissé  sur  ton  front 

Le  stigmate  sanglant  d'un  éternel  affront. 


432  FLEURS     DE     GIVRE 

Honte  à  toi,  l'Allemagne,  où  l'empire  a  pour  bases 
Trois  peuples  frémissants  sous  ton  sceptre  de  fer  ! 
Tu  voulais  délivrer  l'Alsace  et  tu  l'écrases; 
Tu  fais  de  ton  Reichsland  ua  cercle  de  l'enfer. 
Shjlock  des  nations,  garde  pour  toi  tes  phrases  1 
Si  tu  voulais  plus  d'or,  nous  pouvions  le  donner  ; 
Mais  tu  prends  notre  chair!  qui  peut  te  pardonner? 


Honte  à  toi,  l'Italie,  aujourd'hui  la  complice 
Du  Tudesque  abhorré  qui  fut  ton  oppresseur  ! 
Ne  ressens-tu  donc  plus  les  clous  de  ton  supplice? 
O  toi  qui  devrais  être  et  qui  fus  notre  sœur. 
Peux-tu  ser^'ir  d'appoint  et  d'aide  à  la  Triplice? 
Esclave  hier  encor,  peux-tu  prêter  les  mains 
A  mieux  river  les  fers  de  nos  pauvres  Lorrains? 


Et  toi,  Russie  aussi,  toi  si  forte  et  si  grande, 
Ecoute  sans  aigreur  ta  part  de  vérités  1 
La  justice  le  veut,  l'amitié  le  commande, 
Ton  jeune  essor  n'est  pas  exempt  d'iniquités  : 
La  Pologne  à  tes  pieds  se  meurt,  et  la  Courlande 
T'implore  à  deux  genoux  pour  ses  droits  menacés... 
O  noble  Tzar  !  ne  va  pas  plus  loin,  c'est  assez. 

Maintenant,  gloire  à  toi,  France,  toi  qui  n'opprimes 
Personne  !  Ton  sol  même  affranchit  ;  tes  enfants 
Sont  humains  ;  leurs  erreurs  sont  rarement  des  crimes. 


433 


Soldats  de  l'idéal,  vaincus  ou  triomphants, 
Nos  guerres  ont  toujours  des  causes  magnanimes. 
O  France,  souris  donc  à  ces  clameurs  d'en  bas. 
Et  calme,  ceins  tes  rei^s,  pour  les  prochains  combats  ! 


Novembre  jSç^, 


55 


434  FLEURS     DE     GIVRH 


TOU'R.    VK.    HET^OS 


Non,  ne  tirez  pas! 
Colonel   Klobi 


J\  quoi  donc  servira  l'art  ou  la  poésie, 
Si  la  muse  se  tait  quand  notre  âme  est  saisie 
D'horreur,  d'amers  regrets  et  d'admiration? 
Qui  dira  ton  grand  geste  et  ta  mort  magnanime, 
O  Klobb  !  soldat-héros,  volontaire  victime. 
Plus  grand  que  tous  ceux  d'Illion? 


Je  l'essaierai.  Si  l'âge  a  refroidi  mon  âme, 
Le  nom  seul  de  la  France  en  ravive  la  flamme. 
Mais  l'art  demande  plus  qu'un  cœur  de  citoyen... 
Oh  1  quels  accents  Chénier  nous  eùt-il  fait  entendre 
Pour  célébrer  celui  qui  mourut  sans  répandre 
D'autre  sang  français  que  le  sien  ! 


435 


La  foule  a  ses  héros  qui  sont  d'une  autre  espèce  ; 
Mais  ta  mort,  digne  en  tout  de  Rome  et  de  la  Grèce, 
Par  sa  simple  grandeur  le  met  au  premier  rang. 
Le  temps  qui  détruit  tout  veillera  sur  ta  gloire  : 
Car  ta  mâle  vertu  vient  du  cœur,  et  l'histoire 
Ne  nous  offre  rien  de  plus  grand. 


Sois  fier!  Ta  ténébreuse  et  sanglante  épopée 
Montre  ce  qui  se  cache  au  fourreau  de  l'épée 
De  dévouement  obscur,  de  force  et  de  candeur. 
Il  suffit  qu'un  rayon  jaillisse  dans  la  nue 
Pour  voir  que  le  soleil  est  là  qui  continue 
Son  intarissable  splendeur. 


Hélas  !  fallait-il  donc  que  cette  mort  sacrée 
Xous  révélât  si  tard  ta  grande  âme  ignorée. 
Toujours  maîtresse  d'elle  et  son  propre  vainqueur? 
Fallait-il  que  ce  fût  une  main  assassine, 
—  Une  main  de  Français  !  —  qui  perçât  la  poitrine 
Où  battait  un  si  noble  cœur? 


Souvent  nous  ignorons  ce  qu'un  Dieu  nous  inspire. 
Toi-même,  savais-tu  tout  ce  qu'ils  veulent  dire, 
Ces  mots  —  tes  derniers  mots  !  —  quand  tu  les  prononçais, 
Calme  et  prêt  à  mourir  sans  vouloir  te  défendre  : 
—  Ah  !  si  nous  savions,  tous,  à  présent  les  comprendre  !  — 
Xc  tire:^  pas  sur  des  Français  ! 


436  FLEURS     DE     GIVRE 

Puissent-ils,  en  tombant  dans  le  trouble  où  nous  somme 
Faire  de  nous  enfin  des  citoyens,  des  hommes  ! 
Puisque  chaque  Français  doit  être  un  jour  soldat, 
Marchons  vers  l'avenir  avec  cette  devise  ; 
Oublions  à  jamais  tout  ce  qui  nous  divise, 
Et  combattons  le  bon  combat  1 


Adieu,  Klobb  !  dors  en  paix  dans  ta  couche  de  sable  ! 
Ta  mort  lègue  à  la  France  un  nom  impérissable, 
Une  réplique  altière  à  des  rivaux  jaloux, 
A  nos  drapeaux  en  deuil  une  nouvelle  gloire, 
Au  monde  entier  un  mot  qui  vaut  une  victoire, 
Un  exemple  éternel  à  tous! 


437 


^     VH^E    XEl'N.E 


L'Angleterre,  cette  puissance  orgueil- 
leuse qui  ne  conuait  d'autre  équité  que 
la  force. 

Cardinal    de   Richelieu. 


iN  E  crains  pas  que  mes  vers  outragent  l'Angleterre, 
O  Reine!  quand  sa  gloire  est  atteinte  en  plein  vol. 
Non,  la  Muse  est  la  sœur  de  la  Justice  austère, 
Et  sa  tête  est  au  ciel  si  son  pied  reste  au  sol  ; 
Elle  juge  d'en  haut  les  choses  de  la  terre  ; 
Et,  lorsque  sa  voix  prend  un  accent  irrité, 
C'est  pour  défendre  mieux  l'auguste  vérité. 

Ton  peuple,  riche,  heureux,  fier  jusqu'à  l'insolence, 

A  cru  que  sous  le  ciel  tout  lui  serait  permis; 

Qu'en  jetant  son  trident  de  fer  dans  la  balance, 

Il  pouvait  se  passer  de  justice  et  d'amis; 

Q.ue  le  monde  en  suspens  garderait  le  silence, 

Et  que  les  Boers  au  bruit  d'un  seul  coup  de  canon 

Tomberaient  à  ses  pieds  tout  tremblants...  Eh  bien,  non  ! 


438  FLEURS     DE     GIVRE 

Longtemps  on  croit  que  Dieu  dans  son  azur  sommeille, 
Et  laisse  le  hasard  gouverner  les  humains. 
L'incrédule  sourit;  mais  la  justice  veille, 
Et  creuse  sous  nos  pas  d'invisibles  chemins. 
Soudain  au  fond  des  cieux  le  tonnerre  s'éveille; 
Il  éclate,  foudroie,  et  brise  en  un  clin  d'œil 
Tout  empire  bâti  sur  la  force  et  l'orgueil. 

O  Justice  éternelle  !  ô  divine  ironie  1 

C'est  le  faible  qui  met  le  plus  fort  à  néant; 

C'est  Athènes  vainqueur  de  l'Asie  infinie  ; 

C'est  David  terrassant  Goliath,  le  géant; 

C'est  Spartacus  debout  contre  la  tyrannie  ; 

C'est  l'humble  Jeanne  d'Arc,  une  femme,  un  enfant, 

Délivrant  notre  sol  de  l'Anglais  triomphant! 

Maintenant  c'est  le  Boer  qui  monte  sur  la  scène  ; 

A  son  tour  il  devient  le  vrai  soldat  de  Dieu. 

Il  quitte  femme,  enfants,  ses  champs,  sa  grange  pleine, 

S'arme,  prend  un  cheval  à  l'inutile  essieu. 

Et  meurt  pour  son  pays  qu'il  veut  libre  et  sans  chaîne.., 

O  peuple  de  héros  !  quelles  mâles  leçons 

Pour  cette  vieille  Europe  où  nous  dépérissons! 

Mets  fin  à  cette  guerre,  ô  Reine!  elle  est  un  crime. 
Xe  fais  pas  de  ces  Boers  de  nouveaux  insurgents. 
Chrétienne,  montre  à  Dieu  que  son  esprit  t'anime. 
Et  tends  ta  main  royale  à  tous  ces  braves  gens  ! 
Le  monde  applaudira  ce  geste  magnanime  ; 


439 


Et  ton  règne  si  long,  qui  s'en  va  finissant, 
Ne  sera  pas  taché  de  larmes  et  de  sang. 

On  dit  que  l'on  t'a  vue  un  jour  verser  des  larmes, 
En  songeant  tristement  dans  ton  parc  de  Windsor 
Aux  maux  de  cette  guerre  où  s'engageaient  tes  armes, 
Et  qui  coûtait  déjà  tant  de  sang  et  tant  d'or. 
Sans  doute  la  victoire  à  tout  âge  a  des  charmes; 
Mais  au  tien  !  quand  on  touche  aux  portes  du  tombeau, 
La  paix  vaut  un  triomphe;  en  e.st-il  de  plus  beau? 

Oui,  tu  pouvais  pleurer...  O  larmes  éphémères! 
D'où  veniez-vous?  Était-ce  orgueil,  pitié,  remords? 
Hélas  !  que  d'autres  pleurs  ont   répandus  des  mères 
Devant  un  nom  cherché  sur  la  liste  des  morts! 
Si  ton  pouvoir  n'est  pas  au  nombre  des  chimères, 
Prends  un  parti  viril  qui  comblerait  nos  vœux; 
Dis  à  ton  peuple  :  «  Assez  !  Fais  la  paix  !  Je  le  veux.  » 

S'il  ne  t'écoute  pas,  dépose  la  couronne  ; 
Laisse  à  ton  fils  oisif  ce  métier  de  bourreau  ! 
Q.u'il  continue  alors  cette  guerre  en  personne, 
Et,  l'épée  à  la  main,  jette  au  loin  le  fourreau  ! 
Soit  !  qu'il  tente  le  sort,  et  que  Dieu  lui  pardonne  ! 
Ce  Dieu  qui  souflFre  peu  de  crimes  impunis. 
Veut  qu'à  son  tour  l'Afrique  ait  ses  Etats-Unis. 

Et  le  monde  saura  désormais  que  la  gloire 
N'est  pas  de  massacrer  de  pâles  nations; 


440 


FLEURS     DE     GIVRE 


Q.u'un  grand  homme  de  bien  dépasse  dans  l'histoire 
Le  conquérant  chargé  de  malédictions; 
Que  la  justice  est  tout  et  le  reste  illusoire; 
Que  la  force  ne  peut  rien  fonder,  et  qu'un  jour 
Le  bon  droit  et  l'honneur  peuvent  vaincre  à  leur  tour  ! 

Jani'ier  i^oo. 


441 


^    L'^LS^CE-LOXTl^'lI'^LE 


O 


frères  séparés  !  Chère  Alsace-Lorraine, 
Non,  ne  croyez  jamais  que  nous  vous  oublions  1 
Nos  cœurs  ont  pour  liens  même  amour,  même  haine. 
Même  horreur  des  oppressions  ! 

Nos  vainqueurs  vous  diront  que  la  France  meurtrie 
Ne  vous  montrera  plus  ses  drapeaux  triomphants, 
Que  vous  êtes  rentrés  dans  la  grande  patrie, 
Et  qu'elle  veut  tous  ses  enfants. 

Ahl  la  seule  patrie,  à  vous,  c'est  notre  France. 
Vous  avez  partagé  ses  gloires  autrefois; 
Vous  l'aimerez  bien  plus  encor  pour  sa  souffrance  ; 
Son  malheur  rive  votre  choix. 


56 


442  l-LEURS     DE     GIVRE 

Laissez  dire  !  le  temps  révélera  notre  âme. 
Des  nœuds  les  plus  étroits  on  peut  se  délier; 
Le  fourreau  ne  dit  pas  ce  que  rêve  la  lame; 

Se  taire  n'est  pas  oublier. 

La  force  n'a  qu'un  temps  ;  ici-bas  rien  ne  dure  ; 
Et  pour  les  nations  un  siècle  n'est  qu'un  jour. 
Patientons  !  La  foi  rend  l'attente  moins  dure 
Et  rien  ne  peut  vaincre  l'amour. 

O  frères  séparés  de  l' Alsace-Lorraine  1 
Nous  ne  voudrons  jamais,  jamais  vous  dire  adieu. 
La  justice  est  pour  nous  :  c'est  la  loi  souveraine, 
Et  nous  en  appelons  à  Dieu  ! 

Janvier  iç)oo. 


443 


TE'K.'D^-X.T    L^i    FETE 


L. 


nuit  resplendissait  de  mille  feux  ;  la  foule, 
Sans  cesse  à  flots  pressés  comme  un  torrent  qui  rouk 
Inondait  les  parvis  des  palais  radieux. 
Seul  et  triste,  fuyant  les  rumeurs  de  la  fête, 
Voici  ce  que  disait  dans  l'ombre  le  poète, 
Avec  des  larmes  dans  les  veux  : 


«  O  peuple  d'oublieux  !  race  à  l'âme  légère  ! 
Va,  montre  à  l'univers  ta  grandeur  mensongère, 
Élève  des  palais,  des  temples  et  des  ponts. 
Fais  flotter  tes  drapeaux  au  soleil  des  revues... 
—  Mais  à  quoi  bon,  diront  nos  provinces  perdues, 
Si  ce  n'est  pas  pour  nous  ?  Réponds  ! 


444  FLEURS     DE     GIVRE 

«  Oui,  cherche  à  t'étourdir,  amuse-toi,  ris,  joue, 
Cache  le  trait  sanglant  qui  siUonne  ta  joue 
Sous  le  fard  transparent  de  tes  plaisirs  menteurs! 
La  honte  est  toujours  là,  comme  aussi  la  blessure; 
Et  l'ennemi  qui  vient  t' observer  se  rassure, 
Et  dit  :  Je  comprends  ses  lenteurs. 

«  Laisse-moi  te  parler  comme  un  ami  sincère, 
Et  te  montrer  d'un  mot  l'excès  de  ta  misère. 
Qui  jamais  fut  vaincu  plus  que  toi  ?  Ton  vainqueur, 
Xon  content  de  toucher  sa  rançon  légitime, 
S'est  taillé  dans  ta  chair,  sans  rougir  de  son  crime, 
Un  large  morceau  de  ton  cœur. 

«  Quoi  !  serait-elle  donc  déjà  cicatrisée. 
Cette  blessure  au  cœur  dont  ton  âme  brisée 
Devait  garder  sans  fin  l'éternel  souvenir? 
Comme  un  convalescent  pâli  qui  se  relève, 
Hier  ta  main  cherchait  le  tronçon  de  ton  glaive... 
Hélas!  pouvais-tu  le  tenir? 

«  Le  temps  a  maintenant  renouvelé  ta  race  ; 
Des  malheurs  d'autrefois  l'œil  cherche  en  vain  la  trace  ; 
Ton  sang  afflue  au  cœur;  tu  relèves  le  front... 
Mais  tu  reprends  la  vie  où  tu  l'avais  laissée, 
Sans  songer  que  ta  gloire  est  à  jamais  blessée 
Par  un  inoubliable  aflPront. 


445 


«  Il  fallait  avant  tout  te  refoire  une  autre  âme, 
Ou  retremper  la  tienne  à  son  antique  flamme, 
N'avoir  qu'un  but,  l'atteindre,  et  par  tous  les  chemins. 
Mais  au  lieu  d'y  bander  ton  âme  et  tes  pensées, 
En  stériles  discords  tu  les  as  dépensées, 
Tu  t'es  déchiré  de  tes  mains  I 

«  Ah  1  ce  n'est  pas  ainsi  qu'un  peuple  se  rachète, 
Q.u'il  répare  et  qu'il  fait  oublier  sa  défaite  ; 
Il  faut  plus  de  vertus  pour  les  rédemptions. 
C'est  par  le  repentir,  la  foi,  le  sacrifice. 
Le  m-épris  de  la  mort,  Ihorreur  de  l'injustice, 
Q.ue  renaissent  les  nations. 

«  Dieu  lui-même  l'a  dit  :  elles  sont  guérissables. 
Tout  fleuve  ne  va  pas  se  perdre  dans  les  sables, 
L'hiver  voit  tous  les  ans  le  printemps  revenir. 
O  peuple  aux  grands  aïeux,  tu  peux  renaître  encore. 
Et  rentrer  dans  la  gloire  aux  feux  d'une  autre  aurore  : 
Ta  vie  importe  à  l'avenir.  » 

Le  poète  se  tut.  Soudain  à  travers  l'ombre, 
Il  crut  voir  que  la  nuit  n'était  plus  aussi  sombre; 
L'aube  pâle  entr'ouvrit  timidement  les  cieux; 
Le  jour  vint;  tout  alors  prit  une  autre  apparence. 
Et  le  vent  du  matin,  frais  comme  l'espérance, 
Sécha  les  larmes  de  ses  yeux. 

Mai  1^00. 


TABLE 


I 


TABLE 


Dédicace 5 

Livre  premier > 

Livre  ii 36 

Livre  11^ 74 

Épii.ogu  H ii> 

POÈ^MES    ÉT^'KS 

Préface ii9 

Le   Voyage 121 

La  Guerre  d'Orient 140 

La  B'golante 144 

Hclvetia 1^2 

Quand  on  est  jeune 164 

Lot  de  Poète 166 

Sœur  Sinii-ilicc 167 

Cri 169 

57 


450 


A  vxr  Morte. 

Sur  la  Terrasse '. 170 

Au  bord  du  Lac 172 

Le  Torrent 173 

Fleur  fanée 175 

Sois  bénie! 176 

La  Pluie 178 

L'Arbre 179 

Résignation 181 

Stella  nuova 183 

A  UNE  Vivante. 

Les  Pleurs iS, 

Amitié 187 

Dédicace  de  Marcel 189 

Le  Mont  Blanc I9<t 

.\dieu 196 

A  la  Vénus  de  Milo 199 

A  l'Oubli 206 

Lettres   et    Ex  vois. 

A  Madame  E.  de  Villers 20S 

A  Madame  E.  Raymond 210 

A  Emile  Augier 215 

A  Madame  la  Comtesse  d"Agoult 215 

A  Mademoiselle  Valentine  de  Lamartine 220 

A  Mademoiselle  Louisa  Read 222 

.\  Madame  Blanchecotte 223 

.\  Madame  la  Marquise  Ricci 225 

,A  Violette 227 

.\  .\nguste  Barbier 229 

.\  Madame  la  Margrave  Pallavicini-Czaki 231 

.\  .\lexandre  I'^'',  Roi  de  Serbie 232 

Chansons. 

A    Concha 234 

C'est  moi  ! 236 

L'offre 238 


4SI 


En  partant 239 

Mon  jardin 241 

Messidor 245 

Dans  la  nuit '.  244 

Sonnets. 

A  la  Duchesse  I.  R.  G 245 

La   Siilina 255 

Dilemme. 256 

A  Madame  H.  de  N 257 

Neige  et  Fleurs 25 S 

A  Mademoiselle  Louisa  Read 259 

A  André  Tlieuriet : 260 

A  Madame  H.  de  N 261 

A  Madame  Aline  Cliazal 262 

A   Madame  M.  M 263 

A  Violette 264 

A  Chi  non  verra 267 

A  Louis  de  Ronchaud 268 

Découragement 269 

Consolation  , 270 

La  Rencontre 271 

Sympathie 272 

Les  deux  Goélands 273 

La    dernière  Etoile 274 

Le  Péri 275 

Bleu  et  Noir 276 

Le  dernier  Rayon 277 

A   l'Italie 278 

Renoncement 279 

A  un  Ami  perdu 280 

Dédicack 28  3 

Prologue 285 

La  Chambre  bleue 287 


452 


En  arrivant '...*.  289 

O  poésie 290 

Le  jardin 292 

Insatiable 295 

A  l'aube 297 

La  vraie  Grandeur 500 

Au  réveil 302 

Le  dernier  Mot 305 

A  Claude-Jules  Grenier 305 

Les  Rêves 308 

La  grande  Affaire 310 

L'Excuse 312 

La  Tempête 313 

Ce    qui   reste 315 

Promenade  du  matin 317 

Le  pis  aller 31S 

Soirs  à  Blidah 520 

Amitiés  tardives 322 

La  Juive 323 

Amicis 325 

Khamsin 527 

Le  grand  absent 329 

Epître 331 

La  nature 355 

Insaisissable 333 

La  Vie  et  la  Mer 337 

Pâle  Aurore 338 

Comment 339 

Femmes  d'Alger 341 

Dolorosae 343 

A  la  Kasbah 345 

Le  rosier  du  Bengale 347 

A  Fromentin 349 

Une  surtout 350 

Stylite  arabe 3^2 

La  Fauvette 354 

Adieu 55  S 


453 


Au  retour 360 

Rayons   d'hiver 361 


FLEU%S    T>E    GIVXE 

Préface 365 

livre   premier 
Famille. 

O   famille 567 

Les  deux  Pierres - 370 

L'Epine  Blanche 371 

Le  grand  Amour 373 

Au  jeune  Quatuor 37^ 

Les  Gaudes 377 

Nos  Mères 380 

J'ai  rêvé 382 

Prière 3S4 

livre  deuxième 
En  Voyage. 

La  Fleur  des  Ruines 588 

Sur  un  fragment  de    Bombe 390 

Sur  les  pentes  de  l'Acropole.    .    : 393 

La  Fontaine 398 

En  partant 400 

livre  troisième 
Varia  . 

Regret ^02 

Triolets  libres 404 

Sonnet 406 

Le  Rire  des  Dieux 407 

Les  Inconnus 410 

Le  Parfum ^12 


4)4 


Litanies.    .    .    '. 4^4 

Alice 416 

Le    Delta 417 

LIVRE     a^ATRIÈME 

Patrie. 

A  Rouget  de  Lisle \i8 

Les  deux  Amours \2i 

Salut  de  la  Province  au  Tsar 422 

L'Oiseau  mort 424 

Le  Bouquet  Tricolore 427 

La  Fleur  de  TAloès 428 

Invective 430 

Pour  un  Héros 434 

A  une  Reine 457 

A  l'Alsace-Lorraine 441 

Pendant  la  Fête 443 


^4chn'c  d'imprimer 

!e  dix-sept  janvier  mil   neuf  ceni  deux 


ALPHONSE     L  E  M  E  R  R  E 

6,      RUE     DES     BERGERS,     6 


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