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Full text of "uvres de Madame de Souza"

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Book S  o> 


OEUVRES 


DE 


MADAME  DE  SOUZA 


S  (TUC  CL 

NOUVELLE  EDITION  , 


Iprcccbrc  b'mte  ttottee. ôitr  l'auteur  et  ees  (dhumigc*, 
PAR  M. ^SAINTE-BEUVE. 


Adèle  de  Séaange. 

Charles  et  Marie. 

Eugène  de  Rothelin. 


PARIS, 

CHARPENTIER,  LIRRAIRE^ÉDITEUR, 


29,    BUE   DE   SEINE- 
1840. 


/Z-13<it& 


NOTICE 

SUR    MADAME    DE    SOUZA 

ET    SES    OUVRAGES. 


Un  ami  qui ,  après  avoir  beaucoup  connu  le  monde,  s'en 
est  presque  entièrement  retiré  et  qui  juge  de  loin ,  et 
comme  du  rivage  ,  ce  rapide  tourbillon  où  Ton  s'agite  ici , 
m'écrivait  récemment  à  propos  de  quelques  aperçus  sur  le 
caractère  des  œuvres  contemporaines  :  «  Tout  ce  que  vous 
me  dites  de  nos  sublimes  m'intéresse  au  dernier  point. 
Vraiment ,  ils  le  sont  !  Ce  qui  manque,  c'est  du  calme  et 
de  la  fraîcheur ,  c'est  quelque  belle  eau  pure  qui  guérisse 
nos  palais  échauffés.  »  Cette  qualité  de  fraîcheur  et  de 
délicatesse  ,  cette  limpidité  dans  l'émotion ,  cette  sobriété 
dans  la  parole  ,  ces  nuances  adoucies  et  reposées,  en  dis- 
paraissant presque  partout  de  la  vie  actuelle  et  des  œuvres 
d'imagination  qui  s'y  produisent ,  deviennent  d'autant  plus 
précieuses  là  où. on  les  rencontre  en  arrière,  et  dans  les 
ouvrages  aimables  qui  en  sont  les  derniers  reflets.  On 
aurait  tort  de  croire  qu'il  y  a  faiblesse  et  perte  d'esprit  à 
regretter  ces  agrémens  envolés ,  ces  fleurs  qui  n'ont  pu 
naître,  ce  semble,  qu'à  l'extrême  saison  d'une  société  au- 
jourd'hui détruite.  Les  peintures  nuancées  dont  nous 
parlons  supposent  uu  goût  et  une  culture  d'âme  que  l«i 
civilisation  démocratique  n'aurait  pas  abolis  sans  incon- 

a 


II  NOTICE. 

vénient  pour  elle-même ,  s'il  ne  devait  renaître  clans  les 
mœurs  nouvelles  quelque  chose  d'analogue  un  jour.  La 
société  moderne  ,  lorsqu'elle  sera  un  peu  mieux  assise  et 
débrouillée,  devra  avoir  aussi  son  calme,  ses  coins  de 
fraîcheur  et  de  mystère ,  ses  abris  propices  aux  sentimens 
perfectionnés  ,  quelques  forêts  un  peu  antiques ,  quelques 
sources  ignorées  encore.  Elle  permettra,  dans  son  cadre  en 
apparence  uniforme  ,  mille  distinctions  de  pensées  et  bien 
des  formes  rares  d'existences  intérieures  ;  sans  quoi  elle 
serait  sur  un  point  très  au  dessous  de  la  civilisation  pré- 
cédente  et  ne   satisferait  que  médiocrement  toute   une 
famille  d'àmes.  Dans  les  momens  cle  marche  ou  d'instal- 
lation incohérente  et  confuse  ,  comme  le  sont  les  temps 
présens,  il  est  simple  qu'on  aille  au  plus  important ,  qu'on 
s'occupe  du  gros  de  la  manœuvre  ,  et  que  de  toutes  parts, 
même  en  littérature,  ce  soit  l'habitude  de  frapper  fort, 
de  viser  haut  et  de  s'écrier  par  des  trompettes  ou  des  porte- 
voix.  Les  grâces  discrètes  reviendront  peut-être  à  la  longue, 
et  avec  une  physionomie  qui  sera  appropriée  à  leurs  nou- 
veaux alentours  ;  je  le  veux  croire;  mais,  tout  en  espérant 
au  mieux ,  ce  ne  sera  pas  demain  sans  doute  que  se  recom- 
poseront leurs  sentimens  et  leur  langage.  En  attendant, 
Ton  sent  ce  qui  manque ,  et  parfois  l'on  en  souffre  :  on  se 
reprend,  dans  certaines  heures  d'ennui,  à  quelques  par- 
fums du  passé  ,  d'un  passé  d'hier  encore  ,  mais  qui  ne  se 
retrouvera  plus  ;  et  voilà  comment  je  me  suis  remis  l'autre 
matinée  à  relire  Eugène  de  Rothelin^  Adèle  de  Scnange , 
et  pourquoi  j'en  parle  aujourd'hui. 

Une  jeune  fille  qui  sort  pour  la  première  fois  du  cou- 
vent où  elle  a  passé  toute  son  enfance  ,  un  beau  lord  élé- 
gant et  sentimental,  comme  il  s'en  trouvait  vers  1780  à 
Paris  ,  qui  la  rencontre  dans  un  léger  embarras  et  lui 
apparaît  d'abord  comme  un  sauveur,  un  très-vieux  mari , 
bon,  sensible,  paternel,  jamais  ridicule  ,  qui  n'épouse  la 
jeune  fille  que  pour  l'affranchir  d'une  mère  égoïste  et  lui 
assurer  fortune  et  avenir;  tous  les  événemens  les  plus 


NOTICE.  III 

simples  de  chaque  jour  entre  ces  trois  cires  qui,  par  un 
concours  naturel  de  circonstances  ,  ne  vont  plus  se  séparer 
jusqu'à  la  mort  du  vieillard;  des  scènes  de  parc  ,  de  jar- 
din, des  promenades  sur  l'eau  ,  des  causeries  autour  d'un 
fauteuil;  des  retours  au  couvent  et  des  visites  aux  ancien- 
nes compagnes  ;  un  babil  innocent ,  varié  ,  railleur  ou 
tendre ,  traversé  d'éclairs  passionnés  ;  la  bienfaisance  se 
mêlant,  comme  pour  le  bénir,  aux  progrès  de  l'amour  ; 
puis,  de  peur  de  trop  d'uniformes  douceurs,  le  monde  au 
fond  y  saisi  de  profil,  les  ridicules  ou  les  noirceurs  indi- 
qués ,  plus  d'un  original  ou  d'un  sot  marqué  d'un  trait 
divertissant  au  passage  ;  la  vie  réelle  en  un  mot ,  embrassée 
dans  un  cercle  de  choix  ;  une  passion  croissante ,  qui  se 
dérobe,  comme  ces  eaux  de  Neuilly,  sous  des  rideaux  de 
verdure  et  se  replie  en  délicieuses  lenteurs  ;  des  orages 
passagers  ,  sans  ravages ,  semblables  à  des  pluies  d'avril  ; 
la  plus  difficile  des  situations  honnêtes  menée  à  fin  jusque 
dans  ses  moindres  alternatives ,  avec  une  aisance  qui  ne 
penche  jamais  vers  l'abandon ,  avec  une  noblesse  de  ton 
qui  ne  force  jamais  la  nature  ,  avec  une  mesure  indulgente 
pour  tout  ce  qui  n'est  pas  indélicat  ;  tels  sont  les  mérites 
principaux  d'un  livre  où  pas  un  mot  ne  rompt  l'harmonie. 
Ce  qui  y  circule  et  l'anime  ,  c'est  le  génie  d'Adèle,  génie 
aimable  ,  gai,  mobile  ,  ailé  comme  l'oiseau  ,  capricieux  et 
naturel,  timide  et  sensible,  vermeil  de  pudeur,  fidèle, 
passant  du  rire  aux  larmes,  plein  de  chaleur  et  d'enfance. 

On  était  à  la  veille  de  la  révolution  .  quand  ce  charmant 
volume  fut  composé  ;  en  95 ,  à  Londres  ,  au  milieu  des  cala- 
mités et  des  gênes,  l'auteur  le  publia.  Cette  Adèle  de 
Sénange  parut  clans  ses  habits  de  fête  ,  comme  une  vierge 
de  Verdun  échappée  au  massacre ,  et  ignorant  le  sort  de 
ses  compagnes. 

Madame  de  Souza,  alors  Madame  de  Flahaut ,  avant 
d'épouser  fort  jeune  le  comte  de  Flahaut ,  âgé  déjà  de 
cinquante-sept  ans,  avait  été  élevée  au  couvent  à  Paris. 
C'est  ce  couvent  même  qu'elle  a  peint  sans  doute  dans 


TV  \OTICE. 

Adèle  de  Sénange.  11  y  avait  un  hôpital  annexé  au  couvent  ; 
avec  quelques  pensionnaires  les  plus  sages,  et  comme  ré- 
compense, elle  allait  à  cet  hôpital  tous  les  lundis  sots 
servir  les  pauvres  et  leur  faire  la  prière.  Elle  perdit  de 
bonne  heure  ses  parens  ;  les  souvenirs  du  couvent  furent 
ses  souvenirs  de  famille:  cette  éducation  première  influa  , 
nous  le  verrons ,  sur  toute  sa  pensée  ,  et  chacun  de  ses 
écrits  en  retrace  les  vives  images.  Mariée,  logée  au  Louvre, 
elle  dut  l'idée  d'écrire  à  l'ennui  que  lui  causaient  les  dis- 
cussions politiques  de  plus  en  plus  animées  aux  approches 
de  la  révolution  ;  elle  était  trop  jeune  ,  disait-elle,  pour 
prendre  goût  à  ces  matières,  et  elle  voulait  se  faire  un 
intérieur.  Dans  le  roman  d'Emilie  et  Alphonse^  duchesse 
de  Candale ,  récemment  mariée  ,  écrit  à  son  amie  made- 
moiselle d'Astey  :  «  Je  me  suis  fait  une  petite  retraite  dans 
un  des  coins  de  ma  chambre  ;  j'y  ai  placé  une  seule  chaise  , 
mon  piano  ,  ma  harpe  ,  quelques  livres  ,  une  jolie  table  sur 
laquelle  sont  mes  dessins  et  mon  écritoire  ;  et  là,  je  me  suis 
tracé  une  sorte  de  cercle  idéal  qui  me  sépare  du  reste 
de  l'appartement.  Yient-on  me  voir?  je  sors  bien  vite  de 
cette  barrière  pour  empêcher  qu'on  y  pénètre;  si  par 
hasard  on  s'avance  vers  mon  asile  ,  j'ai  peine  à  contenir 
ma  mauvaise  humeur  ;  je  voudrais  qu'on  s'en  allât.  » 
Madame  de  Flahaut ,  en  sa  chambre  du  Louvre ,  dut  se 
faire  une  retraite  assez  semblable  à  celle  de  Madame  de 
Candale,  d'autant  plus  qu'elle  avait  dans  son  isolement 
une  intimité  toute  trouvée.  Si  on  voulait  franchir  son 
cercle  idéal ,  si  on  lui  parlait  politique,  elle  répondait  que 
M.  de  Sénange  avait  eu  une  attaque  de  goutte  ,  et  qu'elle 
en  était  fort  inquiète.  Dans  Eugénie  et  Mathilde  ,  où  elle 
a  peint  l'impression  des  premiers  événemens  de  la  révo- 
lution sur  une  famille  noble  ,  il  est  permis  de  lui  attribuer 
une  part  du  sentiment  de  Mathilde  ,  qui  se  dit  ennuyée  à 
F excès  de  cette  révolution  ,  toutes  les  fois  qu'elle  n'en  est 
pas  désolée.  Adèle  de  Sénange  fut  donc  écrite  sans  aucun 
apprêt  littéraire,  dans  un  simple  but  de  passe-temps  in- 


\OTICE.  v 

time.  Un  jour  pointant,  l'auteur,  cédant  à  un  mouvement 
de  confiance  qui  lui  faisait  lever  sa  barrière  idéale,  pro- 
posa à  un  ami  d'arranger  une  lecture  devant  un  petit 
nombre  de  personnes  ;  cette  offre  ,  jetée  en  avant ,  ne  fut 
pas  relevée  ;  on  lui  croyait  sans  peine  un  esprit  agréable  , 
mais  non  pas  un  talent  d'écrivain.  Adèle  de  Sènange  se 
passa  ainsi  d'auditeurs;  on  sait  que  Paul  et  Virginie  avait 
eu  grand'peine  à  en  trouver.  La  révolution  parcourant  ra- 
pidement ses  phases,  madame  de  Flahaut  quitta  Paris  et 
la  France  après  le  2  septembre.  M.  de  Flahaut ,  empri- 
sonné ,  fut  bientôt  victime.  A  force  d'or  et  de  diamans  , 
prodigués  par  la  famille  et  les  amis  du  dehors  à  l'un  des 
geôliers ,  il  était  parvenu  à  s'évader  et  vivait  dans  une 
cachette  sûre.  Mais  quelqu'un  raconta  devant  lui  que  son 
avocat  venait  d'être  arrêté  comme  soupçonné  de  lui  donner 
asile;  M.  de  Flahaut,  pour  justifier  l'innocent,  quitta  sa 
retraite  dès  six  heures  du  matin ,  et  se  rendit  à  la  Com- 
mune où  il  se  dénonça  lui-même  ;  il  fut  peu  de  jours  après 
guillotiné.  Robespierre  mort,  madame  de  Flahaut  partit 
d'Angleterre  avec  son  fils,  et  vint  en  Suisse  ,  espérant  déjà 
rentrer  en  France;  mais  les  obstacles  n'étaient  pas  levés. 
^Rôdant  toujours  autour  de  cette  France  interdite,  elle  sé- 
journa encore  à  Hambourg ,  et  c'est  dans  cette  ville  que  la 
renommée  ,  désormais  attachée  à  son  nom  par  Adèle  de 
Sènange ,  noua  sa  première  connaissance  avec  M.  de  Souza, 
qu'elle  épousa  plus  tard,  vers  1802.  Elle  avait  publié  dans 
cet  intervalle  Emilie  et  Alphonse  en  1799,  Charles  et 
Marie  en  1801. 

Charles  et  Marie  est  un  gracieux  et  touchant  petit 
roman  anglais,  un  peu  dans  le  goût  de  Miss  Burney.  Le 
paysage  de  parcs  et  d'élégans  cottages ,  les  mœurs,  les 
ridicules  des  ladies  chasseresses  ou  savantes,  la  sentimenta- 
lité languissante  et  pure  des  amans,  y  composent  un  tableau 
achevé  qui  marque  combien  ce  séjour  en  Angleterre  a  in- 
spiré naïvement  l'auteur.  Un  critique  ingénieux  ,  et  cor; es 
compétent  en  fait  de  délicatesse,  M.  Patin  ,  dans  un  juge- 

a. 


VT  NOTICE. 

ment  qu'il  a  porté  sur  madame  de  Souza  *,  préfère  ce  joli 
roman  de  Charles  et  Marie  à  tons  les  autres.  Pour  moi  , 
je  l'aime ,  mais  sans  la  même  prédilection.  Il  y  a,  si  je  l'ose 
dire  ,  comme  dans  les  romans  de  Miss  Burney,  une  trop 
grande  profusion  de  tons  vagues  ,  doux  jusqu'à  la  mollesse , 
pâles  et  blondissons.  Madame  de  Souza  dessine  d'ordi- 
naire davantage ,  et  ses  couleurs  sont  plus  variées.  C'est 
dans  Charles  et  Marie  que  se  trouve  ce  mot  ingénieux  , 
souvent  cité  :  «  Les  défauts  dont  on  a  la  prétention  res- 
semblent à  la  laideur  parée  ;  on  les  voit  dans  tout  leur 
jour.  » 

Si  le  voyage  en  Angleterre ,  le  ciel  et  la  verdure  de  cette 
contrée ,  jetèrent  une  teinte  lactée ,  vaporeuse ,  sur  ce 
roman  de  Charles  et  Marie ,  on  trouve  dans  celui  tV Eu- 
génie et  Mathilde,  qui  parut  seulement  en  1811 ,  des  reflets 
non  moins  frappans  cle  la  nature  du  nord,  des  rivages  de 
Hollande,  des  rades  de  la  Baltique,  où  s'était  assez  long- 
temps prolongé  l'exil  de  madame  de  Flabaut.  «  La  verdure 
»  dans  les  climats  du  nord  a  une  teinte  particulière  dont  la 
»  couleur  égale  et  tendre,  peu  à  peu  ,  vous  repose  et  vous 
»  calme...  Cet  aspect  ne  produisant  aucune  surprise  laisse 
»  l'âme  dans  la  même  situation  ;  état  qui  a  ses  charmes  , 
»  et  peut-être  plus  encore  lorsqu'on  est  malheureux.  Às- 
»  sises  dans  la  campagne,  les  deux  sœurs  s'abandonnaient 
»  à  cle  longues  rêveries,  se  perdaient  dans  de  vagues 
»  pensées  ,  et,  sans  avoir  été  distraites  ,  revenaient  moins 
»  agitées.  »  Et  un  peu  plus  loin  :  «  M.  de  Revel ,  dans  la 
»  vue  de  distraire  sa  famille ,  se  plaisait  à  lui  faire  admirer 
»  les  riches  pâturages  du  Holstein ,  les  beaux  arbres  qui 
»  bordent  la  Baltique,  cette  mer  dont  les  eaux  pâles  ne 
»  diffèrent  point  de  celles  des  lacs  nombreux  dont  le  pays 
»  est  embelli,  et  les  gazons  toujours  verts  qui  se  perdent 
»  sous  les  vagues.  Ils  étaient  frappés  de  cette  physionomie 
»  étrangère  que  chacun  trouve  à  la  nature  dans  les  climats 

*  Répertoire  de  Littérature. 


\OTICE.  VII 

»  éloignés  de  celui  qui  Ta  vu  naitre.  La  perspective  niante 
»  du  lac  de  Ploën  les  faisait  en  quelque  sorte  respirer  plus 
)>  à  Taise.  Ne  possédant  rien  à  eux,  ils  apprirent,  comme 
»  le  pauvre ,  à  faire  leur  délassement  d'une  promenade  ; 
»  leur  récompense  d'un  beau  jour,  enfin  à  jouir  des  biens 
»  accordés  à  tous.  »>  Madame  de  Souza  d'ordinaire  s'arrête 
peu  à  décrire  la  nature  ;  si  elle  le  fait  ici  avec  plus  de  com- 
plaisance ,  c'est  qu'un  souvenir  profond  et  consolateur  s'y 
est  mêlé.  La  riante  Adèle  de  Sénange ,  qui  ne  connaissait 
que  les  allées  de  Neuilly  et  les  peupliers  de  son  île  ,  la  voila 
presque  devenue ,  au  bord  de  cette  Baltique ,  la  sœur  de 
la  rêveuse  Valérie. 

Adèle  de  Sénange  ,  en  effet,  dans  l'ordre  des  concep- 
tions romanesques  qui  ont  atteint  à  la  réalité  vivante,  est 
bien  sœur  de  Valérie ,  comme  elle  l'est  aussi  de  Virginie , 
de  mademoiselle  de  Clermont,  de  la  princesse  de  Clèves  , 
comme  Eugène  cle  Rothelin  est  un  noble  frère  d'Adolphe, 
d'Edouard ,  du  Lépreux ,  de  ce  chevalier  des  Grieux  si 
fragile  et  si  pardonné.  Je  laisse  à  partie  grand  René  clans 
sa  solitude  et  sa  prédominance.  Heureux  celui  qui ,  puisant 
en  lui-même  ou  autour  de  lui ,  et  grâce  à  l'idéal  ou  grâce 
au  souvenir,  enfantera  un  être  digne  de  la  compagnie  cle 
ceux  que  j'ai  nommés  ,  ajoutera  un  frère  ou  une  sœur  inat- 
tendue à  cette  famille  encore  moins  admirée  que  chérie  ;  il 
ne  mourra  pas  tout  entier  ! 

Eugène  de  Rothelin  ,  publié  en  1808,  parait  à  quelques 
bons  juges  le  plus  exquis  des  ouvrages  de  madame  de 
Souza,  et  supérieur  même  à  Adèle  de  Sénange.  S'd  fallait 
se  prononcer  et  choisir  entre  des  productions  presque  éga- 
lement charmantes,  nous  serions  bien  embarrassé  vrai- 
ment, car,  si  Eugène  de  Rothelin  nous  représente  le 
talent  de  madame  de  Souza  clans  sa  plus  ingénieuse  per- 
fection ,  Adèle  nous  le  fait  saisir  dans  son  jet  le  plus  na- 
turel, le  plus  voisin  cle  sa  source  ,  et  pour  ainsi  dire  ,  le 
plus  jaillissant.  Pourtant,  comme  art  accompli ,  comme 
pouvoir  de  composer,  de  créer  en  observant,  d'inventer 


VTIT  NOTICE. 

et  de  peindre,  Eugène  est  une  plus  grande  preuve  qu1 Adèle. 
En  appliquant  ici  ce  que  j'ai  eu  l'occasion  de  dire  ailleurs 
au  sujet  de  L'auteur  àlndiana  et  de  Falentine,  chaque 
àme  un  peu  fine  et  sensible,  qui  oserait  écrire  sans  apprêt, 
a  en  elle-même  la  matière  d'un  bon  roman.  Avec  une  si- 
tuation fondamentale  qui  est  la  nôtre,  situation  qu'on  dé- 
guise ,  qu'on  dépayse  légèrement  dans  les  accessoires  ,  il 
y  a  moyen  de  s'intéresser  à  peindre  comme  pour  des  mé- 
moires confidentiels,  et  d'intéresser  à  notre  émotion  les 
autres.  Le  difficile  est  de  récidiver  lorsqu'on  a  dit  ce  pre- 
mier mot  si  cher,  lorsqu'on  a  exhalé  sous  une  enveloppe 
plus  ou  moins  trahissante  ce  secret  qui  parfume  en  se  déro- 
bant. Dans  Adèle  de  Sènange  la  vie  se  partage  en  deux 
époques  ,  un  couvent  où  l'on  a  été  élevée  dans  le  bonheur 
durant  des  années ,  un  mariage  heureux  encore ,  mais 
inégal  par  Page.  Dans  Eugène  de  Rothelin,  l'auteur  n'en 
est  plus  à  cette  donnée  à  demi  personnelle  et  la  plus  voisine 
de  son  cœur;  ce  n'est  plus  une  toute  matinale  et  adoles- 
cente peinture  où  s'échappent  d'abord  et  se  fixent  vivement 
sur  la  toile  bien  des  traits  dont  on  est  plein.  Ici  c'est  un 
contour  plus  ferme  ,  plus  fini ,  sur  un  sujet  plus  désinté- 
ressé ;  l'observation  du  monde  y  tient  plus  de  place  ,  sans 
que  l'attendrissement  y  fasse  faute  ;  l'atfection  et  l'ironie 
s'y  balancent  par  des  demi-teintes  savamment  ménagées. 
La  passion  ingénue ,  coquette  parfois,  sans  cesse  attrayante, 
d'Athénaïs  et  d'Eugène  ,  se  détache  sur  un  fond  inquiétant 
de  mystère  ;  même  quand  elle  s'épanouit  le  long  de  ces 
terrasses  du  jardin  ou  dans  la  galerie  vitrée  ,  par  une  ma- 
tinée de  soleil ,  on  craint  M.  de  Rieux  quelque  part  absent, 
on  entrevoit  cette  figure  mélancolique  et  sévère  du  père 
d'Eugène  ;  et,  si  Ton  rentre  au  salon,  cette  tendresse  des 
deux  amans  s'en  vient  retomber  comme  une  guirlande  in- 
certaine autour  du  fauteuil  aimable  a  la  fois  et  redoutable 
de  la  vieille  maréchale  qui  raille  et  sourit,  et  pose  des 
questions  sur  le  bonheur,  un  La  Bruyère  ouvert  à  ses 
cotés. 


NOTICE.  1\ 

Marie-Joseph  Chénicr  a  écrit  sur  madame  de  Souza  , 
avec  la  précision  élégante  qui  le  caractérise,  quelques 

lignes  d'éloges  applicables  particulièrement  à  Eugène  : 
<(  Ces  jolis  romans,  dit-il ,  n'offrent  pas ,  il  est  vrai,  le  dé- 
veloppement des  grandes  passions  ;  on  n'y  doit  pas  cher- 
cher non  plus  l'étude  approfondie  des  travers  de  l'espèce 
humaine;  on  est  sûr  au  moins  d'y  trouver  partout  des 
aperçus  très  fins  sur  la  société,  des  tableaux  vrais  et  bien 
terminés ,  un  style  orné  avec  mesure ,  la  correction  d'un 
bon  livre  et  l'aisance  d'une  conversation  fleurie,...  l'esprit 
qui  ne  dit  rien  de  vulgaire  et  le  goût  qui  ne  dit  rien  de 
trop.  »  Mais  indépendamment  de  ces  louanges  générales, 
qui  appartiennent  à  toute  une  classe  de  maîtres  ,  il  faut 
dire  d'Eugène  de  Bothelin  qu'il  peint  le  côté  d'un  siècle  , 
un  côté  brillant,  chaste,  poétique,  qu'on  n'était  guère 
habitué  à  y  reconnaître.  Sous  cet  aspect  le  joli  roman 
cesse  d'être  une  œuvre  individuelle  et  isolée,  il  a  une 
signification  supérieure  ou  du  moins  plus  étendue. 

Madame  de  Souza  est  un  esprit,  un  talent  qui  se  rat- 
tache tout-à-fait  au  dix-huitième  siècle.  Elle  en  a  vu  à 
merveille  et  elle  en  a  aimé  le  monde  ,  le  ton,  l'usage, 
l'éducation  et  la  vie  convenablement  distribuée.  Qu'on 
ne  cherche  pas  quelle  fut  sur  elle  l'influence  de  Jean- 
Jacques  ou  de  tel  autre  écrivain  célèbre,  comme  on  le 
pourrait  faire  pour  madame  de  Staël ,  pour  madame  de 
Krùdner,  pour  mesdames  Cottin  ou  de  Montolieu.  .Ma- 
dame de  Flahaut  était  plus  du  dix-huitième  siècle  que 
cela,  moins  vivement  emportée  par  l'enthousiasme  vers 
des  régions  inconnues.  Elle  s'instruisit  par  la  société,  par 
le  monde  ;  elle  s'exerça  à  voir  et  à  sentir  dans  un  horizon 
tracé.  11  s'était  formé  dans  la  dernière  moitié  du  règne  de 
Louis  XIV,  et  sous  l'influence  de  madame  de  Main  tenon 
particulièrement,  une  école  de  politesse,  de  retenue,  de 
prudence  décente  jusque  dans  les  passions  jeunes  ,  d'au- 
torité aimable  et  maintenue  sans  échec  dans  la  vieillesse. 
On  était  pieux  ,  on  était  mondain  ,  on  (Hait  bel-esprit,  mais 


X  NOTICE. 

tout  cela  réglé,  miligé  par  la  convenance.  On  suivrait  à  la 
trace  cette  succession  illustre  ,  depuis  madame  de  Main- 
tenon,  madame  de  Lambert ,  madame  du  Delïand  (après 
qu'elle  se  fut  réformée)  ,  madame  de  Caylus  et  les  jeunes 
filles  qui  jouaient  Eslher  aSaint-Cyr,  jusqu'à  la  maré- 
chale de  Beauvau  *,  qui  parait  avoir  été  l'original  de  la 
maréchale  d'Eslouteville  clans  Eugène  dellothelin,  jusqu'à 
cette  marquise  de  Créquy  qui  est  morte  centenaire,  et 
dont  je  crains  bien  qu'un  homme  d'esprit  ne  nous  gâte  un 
peu  les  mémoires  **.  Madame  de  Flahaut ,  qui  était  jeune 
quand  le  siècle  mourut,  en  garda  cette  même  portion 
d'héritage,  tout  en  le  modifiant  avec  goût  et  en  l'accommo- 
dant à  la  nouvelle  cour  où  elle  dut  vivre. 

D'autres  ont  peint  le  dix-huitième  siècle  par  des  aspects 
moqueurs  ou  orageux,  dans  ses  inégalités  ou  ses  désordres. 
Voltaire  l'a  bafoué ,  Jean-Jacques  l'a  exalté  et  déprimé  tour 
à  tour.  Diderot,  dans  sa  Correspondance ,  nous  le  fait 
aimer  comme  un  galant  et  brillant  mélange;  Crébillon  fils 
nous  en  déroule  les  conversations  alambiquées  et  les  li- 
cences. L'auteur  d'Eugène  de  liothelin  nous  a  peint  ce 
siècle  en  lui-même  dans  sa  fleur  exquise ,  dans  son  éclat 
idéal  et  harmonieux.  Eugène  de  Rothclin  est  comme  le 
roman  de  chevalerie  du  dix-huitième  siècle  ,  ce  que  Tris- 
tan le  Léonais  ou  tel  autre  roman  du  treizième  siècle  était 
à  la  chevalerie  d'alors,  ce  que  le  petit  Jehan  de  Saintré 

*  C'est  bien  elle  et  non  pas  la  maréchale  de  Luxembourg  (comme 
on  l'a  dit  par  erreur  dans  le  tome  Ier  des  Mémoires  de  madame  de 
créquy  ) ,  qui  a  servi  d'original  au  portrait  de  la  maréchale  d'Estou- 
teville. 

**  Dans  un  passage  d'une  bienveillance  équivoque,  l'auteur  de 
ces  Mémoires  exprime,  à  propos  du  ton  exquis  de  grand  monde, 
qu'il  ne  peut  refuser  à  l'auteur  d'AdUe  de  Sênange,  un  étonnemenl 
singulier  et  lout-à-fait  déplacé  à  l'égard  de  madame  de  Flahaut. 
Mais,  quand  les  motifs  sur  lesquels  l'auteur  des  Mémoires  s'appuie 
ne  seraient  pas  d'une  exagération  visible,  son  étonnement  ne  me 
paraîtrait  pas  plus  fondé;  car,  suivant  moi,  on  n'est  jamais  en  con- 
dition d'observer  mieux,  d'apprécier  et  de  peindre  plus  finement  ce 
monde-là  (si  l'on  a  le  tact)  que  lorsque,  n'en  étant  pas  tout-à-fait, 
de  bonne  heure  on  y  arrive. 


ou  Galaor  étaient  au  quinzième  *,  c'est-à-dire  quelque 
chose  de  poétique  et  de  flatté,  mais  d'assez  ressemblant. 

Eugène  est  le  modèle  auquel  aurait  dû  aspirer  tout  homme 
bien  né  de  ce  temps-là,  c'est  un  Grandisson  sans  fadeur 
et  sans  ennui;  il  n'a  pas  encore  atteint  ce  portrait  uu  peu 
solennel  que  la  maréchale  lui  a  d'avance  assigné  pour  le 
terme  de  ses  vingt-cinq  ans,  ce  portrait  dans  le  goût  de 
ceux  que  trace  mademoiselle  de  Aïonîpensier.  Eugène  ,  au 
milieu  de  ce  monde  de  convenances  et  d'égards  ,  a  ses 
jalousies  ,  ses  allégresses.,  ses  folies  d'un  moment.  Un  jour, 
il  fut  sur  le  point  de  compromettre  par  son  humeur  au  jeu 
sa  douce  amie  Athénaïs.  —  «Quoi!  m'affliger  !  lui  dit 
celle-ci  le  lendemain  ;  et  ce  qui  est  pis  encore  ,  risquer  de 
perdre  sur  parole  !  Eugène  avoir  un  tort  I  Je  ne  l'aurais  pas 
cru.  »  Eugène  a  donc  quelquefois  un  tort,  Athénaïs  a 
ses  imprudences;  mais  ils  n'en  sont  que  plus  aimés.  La 
maréchale  tient  dans  l'action  toute  la  partie  moralisante  , 
et  elle  en  use  avec  un  à-propos  qui  ne  manque  jamais  son 
but;  Athénaïs  et  Eugène  sont  le  caprice  et  la  poésie  ,  qui 
ont  quelque  peine  à  se  laisser  régler  ,  mais  qui  finissent 
par  obéir,  tout  en  sachant  attendrir  leur  maître.  Lors- 
qu'à la  dernière  scène  ,  dans  une  de  ces  allées  droites  où 
Von  se  voit  de  si  loin,  madame  d'Estouteville  s'avance  len- 
tement ,  soutenue  du  bras  d'Eugène  ,  je  sens  tout  se  ré- 
sumer pour  moi  dans  cette  image.  Si  jamais  l'auteur  a 
marié  quelque  part  l'observation  du  moraliste  avec  l'ani- 
mation du  peintre,  s'il  a  élevé  le  roman  jusqu'au  poème  ,' 
c'est  dans  Eugène  de  Rothelin  qu'il  l'a  fait.  Qu'importe 
qu'en  peignant  son  aimable  héros  ,  l'auteur  ait  cru  peut- 
être  proposer  un  exemple  à  suivre  aux  générations  pré- 
sentes, qui  n'en  sont  plus  là  ;  il  a  su  tirer  d'un  passé  ré- 
cent un  type  non  encore  réalisé  ou  prévu ,  un  type  qui  en 


*  Ce  nom  même  de  lioi/uiiii,  si  gracieux  et  aimable  à  prononcer, 
rappelle  une  branche  descendante  du  preux  Dunois.  L'abbé  de  ïio- 
thelin.  cet  ami  bien  doux  et  fidèle  du  cardinal  de  Polignac.  en  était. 


Ail  NOTICE. 

achève  et  en  décote  le  souvenir.  —  L'apparition  d'Eugène 
fut  saluée  d'un  quatrain  de  madame  d'Houcletot. 

Après  Eugène  de  liothelin  ,  nous  avons  à  parler  encore 
de  deux  romans  de  madame  de  Souza,  plus  développés 
que  ses  deux  précédens  chefs-d'œuvre,  et  qui  sont  eux- 
mêmes  d'excellens  ouvrages  \  Eugénie  et  Mathilde  et  la 
Comtesse  de  Fargy.  Le  couvent  joue  un  très-grand  rôle 
en  ces  deux  compositions  ,  ainsi  qu'on  l'a  vu  déjà  dans 
Adèle  de  Sènange.  Il  y  a  en  effet  dans  la  vie  et  dans  la 
pensée  de  madame  de  Souza  quelque  chose  de  plus  impor- 
tant que  d'avoir  lu  Jean-Jacques  ou  La  Bruyère ,  que 
d'avoir  vu  la  révolution  française ,  que  d'avoir  émigré  et 
souffert  '■  et  assisté  aux  pompes  de  l'Empire ,  c'est  d'avoir 
été  élevée  au  couvent.  J'oserai  conjecturer  que  cette  cir- 
constance est  demeurée  la  plus  grande  affaire  de  sa  vie  ,  et 
le  fond  le  plus  inaltérahle  de  ses  rêves.  La  morale,  la  reli- 
gion de  ses  livres,  sont  exactes  et  pures;  toutefois  ce  n'est 
guère  parle  côté  des  ardeurs  et  des  mysticités  qu'elle  envi- 
sage le  cloître  ;  elle  y  voit  peu  l'expiation  contrite  des  Héloïse 
et  des  La  Vallière.  L'auteur  de  Lélia,  qui  a  été  également 
élevée  dans  un  couvent  et  qui  en  a  reçu  une  impression 
très-profonde ,  a  rendu  avec  un  tout  autre  accent  sa  tran- 
quillité fervente  dans  ces  demeures.  Mais  j'ai  dit  que  l'au- 
teur de  la  Comtesse  de  Fargy  ,  d'Eugénie  et  Mathilde  , 
appartient  réellement  par  le  goût  au  dix-huitième  siècle. 
Le  couvent ,  pour  elle  ,  c'est  quelque  chose  de  gai ,  d'ai- 
mable ,  de  gémissant  comme  Saint-Cyr  ;  c'est  nue  volière 
de  colombes  amies  ;  ce  sont  d'ordinaire  les  curiosités  et 
les  babils  d'une  volage  innocence.  «  La  partie  du  jardin  , 
qu'on  nommait  pompeusement  le  bois,  n'était  qu'un  bou- 
quet d'arbres  placés  devant  une  très-petite  maison  tout-à- 
fait  séparée  du  couvent ,  quoique  renfermée  dans  ses  murs. 
Mais  c'est  une  habitude  des  religieuses  de  se  plaire  à 
donner  de  grands  noms  au  peu  qu'elles  possèdent;  accou- 
tumées aux  privations,  les  moindres  choses  leur  paraissent 
considérables.  »  Le  couvent  de  Blanche  ,  le  couvent  d'Eu- 


xonct:.  xin 

génie  ,  sont  ainsi  faits.  Pourtant  dans  celui  d'Eugénie  ,  au 
moment  de  la  dispersion  des  communautés  par  la  révolu- 
tion ,  il  y  a  des  scènes  éloquentes ,  et  cette  prieure  déchar- 
née, qui  profite  avec  joie  de  la  retraite  d'Eugénie  pour 
gouverner  la  maison,  ne  fût-ce  qu'un  jour,  est  une  ligure 
d'une  observation  profonde. 

La  Comtesse  de  Fargy  se  compose  de  deux  parties  en- 
tiemèlées,  la  partie. d'observation  ,  d'obstacle  et  d'expé- 
rience ,  menée  par  madame  de  Nançay  et  par  son  vieil 
ami  M.  d'Entrague,  et  l'histoire  sentimentale  du  marquis 
de  Fargy  et  de  son  père.  Cette  dernière  me  plaît  moins  ; 
en  général ,  à  part  Eugène  de  Rothelin  et  Adèle  de  Se- 
nange,  le  développement  sentimental  est  moins  neuf  dans 
les  romans  de  madame  de  Souza  que  ne  le  sont  les  obser- 
vations morales  et  les  piquantes  causeries.  Ces  types  de 
beaux  jeunes  gens  mélancoliques ,  comme  le  marquis  de 
Fargy,  comme  ailleurs  l'Espagnol  Alphonse  ■  comme  dans 
Eugénie  et  Mathilde  le  Polonais  Ladislas,  tombent  volon- 
tiers dans  le  romanesque  ,  tandis  que  le  reste  est  de  la  vie 
réelle  saisie  dans  sa  plus  fine  vérité.  Madame  de  Souza  a 
voulu  peindre,  par  la  liaison  du  vieux  M.  d'Entrague  et  de 
madame  de  Nançay,  ces  amitiés  d'autrefois ,  qui  subsis- 
taient cinquante  ans ,  jusqu'à  la  mort.  Comme  on  était 
mariée  au  sortir  du  couvent ,  par  pure  convenance,  il  arri- 
vait que  bientôt  le  besoin  du  cœur  se  faisait  sentir  ;  on 
formait  alors  avec  lenteur  un  lien  de  choix,  un  lien  unique  . 
et  durable  ;  cela  se  passait  ainsi  du  moins  là  où  la  conve- 
nance régnait,  et  dans  cet  idéal  de  dix-huitième  siècle, 
qui  n'était  pas  ,  il  faut  le. dire,  universellement  adopté. 
L'aimable  M.  d'Entrague  ,  toujours  grondé  par  madame 
de  Nançay,  toujours  flatté  par  Blanche  ,  et  qui  se  trouve 
servir  chaque  projet  de  celle-ci  sans  le  vouloir  jamais ,  est 
un  personnage  qu'on  aime  et  qu'on  a  connu ,  quoique  L'es- 
pèce ne  s'en  voie  plus  guère.  Madame  de  Nançay  a  vécu 
aussi ,  contrariante  et  bonne  ,  et  qu'avec  un  peu  d'adresse 
on  menait  sans  qu'elle  s'en  doutât  :  «  Madame  de  Nançay 

b 


xiv  noticl. 

rentra  chez  elle  disposée  à  gronder  tout  le  monde  ,  elle 
n  ignorait  pas  qu'elle  était  un  peu  susceptible,  car  dans  la 
vie  on  a  eu  plus  d'une  alfaire  avec  soi-même,  et  si,  Ton  ne 
se  connaît  pas  parfaitement,  on  se  doute  bien  au  moins  de 
quelque  chose ,  » 

Eugénie  et  Maihilde ,  que  nous  avons  déjà  beaucoup 
cité  ,  est  le  plus  long  et  le  plus  soutenu  des  ouvrages  de 
Tauleur,  toujours  Eugène  et  Adèle  à  part.  L'auteur  y  a 
représenté  au  complet  l'intérieur  d'une  famiîle  noble  pen- 
dant les  années  delà  révolution.  Eugénie  qui  a  été  forcée 
de  quitter  son  couvent,  et  qui  devient  comme  Vange  tuté- 
laire  des  siens  ,  attire  constamment  et  repose  le  regard 
avec  sa  douce  figure  ,  sa  longue  robe  noire  ,  ses  cheveux 
voilés  de  gaze  ,  sa  grande  croix  cl'abbesse  si  noblement 
portée.  Il  y  a  un  bien  admirable  sentiment  entrevu  ,  lors- 
qu'étant  allée  dans  le  parc  respirer  l'air  frais  d'une  matinée 
d'automne  ,  tenant  entre  ses  bras  le  petit  Victor,  l'enfant 
de  sa  sœur,  qui ,  attaché  à  son  cou ,  s'approche  de  son 
visage  pour  éviter  le  froid  ,  elle  sent  de  vagues  tendresses 
de  mère  passer  dans  son  cœur;  et  le  comte  Ladislas  la 
rencontre  au  même  moment.  Ce  qu'Eugénie  a  senti  palpiter 
d'obscur  ,  il  n'est  point  donné  à  des  paroles  de  l'exprimer, 
ce  serait  à  la  mélodie  seule  cle  le  traduire  *. 

*  L'esquisse  de  ce  motif  virginal,  que  nous  proposons  à  quelque 
gracieux  compositeur,  serait  celle-ci  : 

LA    PROMENADE    d' EUGÉNIE. 

*-  EUGÉNIE    PARLE.   — 

Dors,  cher  Enfant,  je  sens  ta  main  légère 
A  mon  cou  nu  mollement  s'attacher, 
Je  sens  ton  front  en  mon  sein  se  cacher  ; 
Dors,  cher  Enfant,  je  suis  aussi  ta  mère  ! 

ïa  pauvre  mère  hélas!  est  tout  effroi 
Pour  son  Edmond  que  son  amour  rappelle: 
se  dérobant,  il  est  allé  fidèle 
Mêler  son  risque  au  péril  de  son  roh 


XOTICE.  XV 

Dans  Eugénie  et  Mathihle  ,   madame  do  Souza  s'est 
épanchée   personnellement  plus   peut-être    que    partout 

A  mon  cou  nu  pose  ta  main  légère  ; 
Dors,  cher  Enfant  ;  je  suis  aussi  ta  mère  ! 

Tant  de  malheur  peut-il  fondre  à  plaisir, 
Quand  le  matin  rit  dans  la  vapeur  blanche, 
Quand  le  rayon  qui  mourait  sur  la  branche 
Est  en  passant  si  tiède  à  ressaisir  ? 

A  mon  cou  nu  pose  ta  main  légère; 
Dors,  cher  Enfant  ;  je  suis  aussi  ta  mère  ! 

Mais,  dès  qu'ainsi  ton  doux  soin  m'est  rendu, 
D'où  vient,  Enfant,  que  ta  bouche  innocente 
Soulève  en  moi  le  soupir,  et  qu'absente 
J'aille  peut-être  au  rêver  défendu? 

Eveille-toi  !  je  sens  ta  main  légère 
A  mon  cou  nu  de  trop  près  s'attacher, 
Ce  front  trop  tiède  en  mon  sein  se  cacher; 
Eveille-toi  !  je  ne  suis  point  ta  mère! 

Tout  cœur  fidèle  a  son  signe  et  son  vœu  : 
Edmond  l'honneur;  Mathilde  Edmond  lui-même; 
Mais  ces  soupirs,  tressaillement  que  j'aime, 
sont-ils  de  moi,  dune  vierge  de  Dieu  ? 

De  mon  cou  nu  lève  ta  main  légère  : 
Eveille-toi  !  je  ne  suis  point  ta  mère  ! 

M'est-il  permis  le  baiser  de  l'enfant, 
Ce  vague  heureux  qu'en  le  berçant  prolonge 
Ma  solitude,  et ,  la  nuit,  dans  un  songe 
L'enfant  Jésus  reparu  plus  souvent  ? 

De  mon  cou  nu  lève  ta  main  légère  ; 
Éveille-toi  !  je  ne  suis  point  ta  mère  ! 

Mais  non,  mon  Dieu  n'est  pas  un  Dieu  cruel  ; 
Par  ce  front  pur,  en  cette  claire  allée, 
Tenterait-il  sa  servante  exilée, 
Dieu  des  petits  et  de  Ruth  et  Rachel  ? 

Dors,  cher  Enfant  ;  je  sens  ta  main  légère 
A  mon  cou  nu  de  plus  près  s'attacher, 
Ton  frais  baiser  en  mon  sein  se  cacher  ; 
Dors,  cher  Enfant  ;  je  suis  encor  ta  mère  ! 


XVI  NOTICE. 

ailleurs.  Je  n'ai  jamais  lu  sans  émotion  une  page  que  je 
demande  la  permission  de  citer  pour  la  faire  ressortir. 
C'est  le  cri  du  cœur  de  bien  des  mères  sous  l'Empire ,  que 
madame  de  Souza ,  par  un  retour  sur  elle-même  et  sur  son 
fils,  n'a  pu  s'empêcher  d'exhaler.  Madame  de  Revcl,  mal- 
heureuse dans  son  intérieur  ,  se  met  à  plaindre  les  mères 
qui  n'ont  que  des  filles ,  parce  qu'aussitôt  mariées  ,  leurs 
intérêts  et  leur  nom  même  séparent  ces  filles  de  leur  fa- 
mille. Pour  la  première  fois  depuis  la  naissance  de  Ma- 
thilde,  elle  regrettait  de  n'avoir  pas  eu  un  fils  :  «  Insen- 
»  sée  !  s'écrie  madame  de  Souza  interrompant  le  récit  ; 
»  comme  alors  ses  chagrins  eussent  été  plus  graves  ,  ses 
»  inquiétudes  plus  vives  !  —  Pauvres  mères,  vos  fils  dans 
»  l'enfance  absorbent  toutes  vos  pensées  ,  embrassent 
)>  tout  votre  avenir,  et,  lorsque  vous  croyez  obtenir  la  ré- 
»  compense  de  tant  d'années  en  les  voyant  heureux,  ils 
»  vous  échappent.  Leur  active  jeunesse,  leurs  folles  pas- 
»  sions  les  emportent  et  les  égarent.  Vous  êtes  ressaisies 
»  tout  à  coup  par  des  angoisses  inconnues  jusqu'alors. 

»  Pauvres  mères  !  il  n'est  pas  un  des  mouvemens  de  leur 
»  cœur  qui  ne  fasse  battre  le  vôtre.  Hier  enfant,  ce  fils 
»  est  devenu  un  homme  ;  il  veut  être  libre  ,  se  croit  son 
»  maître  ,  prétend  aller  seul  dans  le  monde....  Jusqu'à  ce 
»  qu'il  ait  acheté  son  expérience ,  vos  yeux  ne  trouveront 
»  plus  le  sommeil  que  vous  ne  l'ayez  entendu  revenir  !  Vous 
»  serez  éveillées  bien  long-temps  avant  lui;  et  les  tendres 
»  soins  d'une  affection  infatigable,  ne  les  montrez  jamais. 
»  Par  combien  de  détours ,  de  charmes  ,  il  faudra  cacher 
»  votre  surveillance  à  sa  tète  jeune  et  indépendante  ! 

)>  Dorénavant  tout  vous  agitera.  Cherchez  sur  la  figure 
»  de  l'homme  en  place  si  votre  fils  n'a  pas  compromis  son 
»  avancement  ou  sa  fortune;  regardez  sur  le  visage  de 
»  ces  femmes  légères  qui  vont  lui  sourire ,  regardez  si  un 
»  amour  trompeur  ou  malheureux  ne  l'entraîne  pas! 

»  Pauvres  mères  !  vous  n'êtes  plus  à  vous-mêmes.  Tou- 
»  jours  préoccupées,  répondant  d'un  air  distrait,  votre 


NOTICE.  XVÏI 

»  oreille  attentive  reçoit  quelques  mots  échappés  à  votre 
»  fils  dans  la  chambre  voisine....  Sa  voix  s'élève....  La 
»  conversation  s'échauffe....  Peut-être  s'est-il  fait  un  en- 
»  nemi  implacable  ,  un  ami  dangereux  ,  une  querelle 
»  mortelle.  Cette  première  année  ,  vous  le  savez  ,  mais 
»  il  l'ignore  ,  son  bonheur  et  sa  vie  peuvent  dépendre  de 
»  chaque  minute  ,  de  chaque  pas.  Pauvres  mères  !  pauvres 
»  mères  !  n'avancez  quen  tremblant. 

»  11  part  pour  l'armée!....  Douleur  inexprimable!  in- 
»  quiétude  sans  repos  ,  sans  relâche  !  inquiétude  qui  s'at- 
»  tache  au  cœur  et  le  déchire!....  Cependant  si,  après 
»  sa  première  campagne ,  il  revient  du  tumulte  des  camps , 
»  avide  de  gloire  ,  et  pourtant  satisfait  y  dans  votre  pai- 
»  sible  demeure  ;  s'il  est  encore  doux  et  facile  pour  vos 
»  anciens  domestiques  ,  soigneux  et  gai  avec  vos  vieux 
»  amis  ;  si  son  regard  serein ,  son  rire  encore  enfant ,  sa 
»  tendresse  attentive  et  soumise  vous  font  sentir  qu'il  se 

»  plait  près  de  vous oh  !  heureuse  ,  heureuse  mère  !  » 

—  Ceci  s'imprimait  en  1811  ;  Bonaparte, dit-on,  lut  quel- 
que chose  du  livre  et  fut  mécontent  *. 

*  il  ne  l'était  pas  du  reste  toujours,  une  fois,  au  retour  d'un 
voyage  à  Berlin,  madame  de  Souza  arrivait  à  Saint-Cloud  pourvoir 
l'impératrice  Joséphine.  L'Empereur  était  sur  le  perron,  impatient 
de  partir  pour  la  chasse  ;  les  fougueux  équipages,  au  bas  des  degrés, 
trépignaient.  La  vue  d'une  femme  le  contraria,  dans  l'idée  sans  doute 
que  ce  serait  une  cause  de  retard  pour  l'impératrice  qu'il  attendait. 
11  s'avança  le  front  assez  sombre  vers  madame  de  Souza,  et,  la  recon-  . 
naissant,  il  lui  demanda  brusquement  :  «  Ah  !  vous  venez  de  Berlin  ? 
eh  bien!  y  aime-ton  la  France?»  —  Elle  vit  l'humeur  au  front  du 
sphinx  redoutable  :  Si  je  réponds  oui,  songea-t-elle,  il  dira,  c'est  une 
sotte;  si  je  réponds  non,  il  y  verra  de  l'insolence...  —  «  Oui,  sire,  ré- 
pondit-elle, on  y  aime  la  France...  comme  les  vieilles  femmes  aiment 
les  jeunes.  »  La  figure  de  l'Empereur  s'éclaira:  «  Oh!  c'est  très-bien, 
c'est  très-bien!  »  s'écria-t-il  deux  fois,  et  comme  la  félicitant  d'être 
si  heureusement  sortie  du  piège.  Quant  à  madame  de  Souza,  récom- 
pensée par  le  glorieux  sourire,  elle  aime  à  citer  cet  exemple  pour 
preuve  que  l'habitude  du  monde  et  de  laisser  naître  ses  pensées  les 
fait  toujours  venir  à  propos  :  «  car,  dit-elle,  cette  réponse  s'était 
échappée  si  à  part  de  ma  volonté,  et  presque  de  mon  esprit,  que  je  fus 
tentée  de  me  retourner  aussitôt  pour  voir  si  personne  ne  me  l'avait 
soufflée.  • 

h. 


xvm  \otici-:. 

]\ous  nn  dirons  rien  des  autres  écrits  de  madame  de 
Souza,  de  mademoiselle  de  Tournon ,  de  la  duchesse  de 
Gaîse ,  non  qu'ils  manquent  aucunement  de  grâce  et  de 
finesse  ,  mais  parce  que  l'observation  morale  s'y  complique 
de  la  question  historique  ,  laquelle  se  place  entre  nous  , 
lecteur  ,  et  le  livre  ,  et  nous  en  gâte  l'effet.  Mademoiselle 
de  Tournon  est  le  développement  d'une  touchante  aven- 
ture racontée  dans  les  mémoires  de  Marguerite  de  Valois. 
L'auteur  de  Cinq-Mars  a  su  seul  de  nos  jours  concilier 
(bien  qu'imparfaitement  encore)  la  vérité  des  peintures 
d'une  époque  avec  l'émotion  d'un  sentiment  romanesque. 
On  était  moins  difficile  du  temps  de  la  princesse  de  Clèves, 
on  l'était  moins  du  temps  même  où  parut  mademoiselle 
de  Clermont  ;  on  ne  saurait  s'en  plaindre;  si  cette  char- 
mante nouvelle  n'était  pas  faite  heureusement ,  pourrait- 
elle  se  tenter  aujourd'hui  qu'on  a  lu  clans  le  méchant  gri- 
moire de  la  Princesse  Palatine  :  «  Madame  la  Duchesse 
avait  les  trois  plus  belles  filles  du  monde.  Celle  qu'on  ap- 
pelle mademoiselle  de  Clermont  est  très-belle ,   mais  je 
trouve  sa  sœur  la  princesse  de  Conti  plus  aimable.  Madame 
la  Duchesse  peut  boire  beaucoup  sans  perdre  la  raison  ; 
ses  filles  veulent  l'imiter,  mais  sont  bientôt  ivres  et  ne  se 
savent  pas  gouverner  comme  leur  mère.  »  Oh  !  bienheu- 
reuse ignorance  de  l'histoire  ,  innocence  des  romanciers 
primitifs ,  où  es-tu  ? 

Ceux  qui  ont  l'honneur  de  connaître  madame  de  Souza 
trouvent  en  elle  toule  cette  convenance  suprême  qu'elle  a 
si  bien  peinte  ;  jamais  de  ces  paroles  inutiles  et  qui  s'es- 
saient au  hasard  ,  comme  on  le  fait  trop  aujourd'hui ,  un 
tour  d'expression  net  et  défini ,  un  arrangement  de  pen- 
sées ingénieux  et  simple,  du  trait  sans  prétention  ,  des 
mots  que  malgré  soi  l'on  emporte ,  quelque  chose  enfui  de 
ce  qu'a  eu  de  distinctif  le  dix -huitième  siècle  depuis  Fon- 
tenellc  jusqu'à  l'abbé  Morellet,  mais  avec  un  coin  de  sen  • 
liment  particulier  aux  femmes.  Moraliste  des  replis  du 
cœur  ,  elle  croit  peu  an  grand  progrès  d'aujourd'hui  ;  elle 


NOtiCB.  XI\ 

serait  sévère  sur  beaucoup  de  nos  jeures  travers  bruyans  , 
si  son  indulgence  aimable  pouvait  être  sévère.  L'auteur 
à" Eugène  de  Bothelin  goûte  peu  ,  on  le  conçoit ,  les  temps 
d'agitation  et  de  disputes  violentes.  Un  ami  qui  l'interro- 
geait ,  eu  1814  s  sur  l'état  réel  de  la  France  jugée  autre- 
ment que  par  les  journaux  ,  reçut  cette  réponse  ,  que  l'état 
de  la  France  ressemblait  à  un  livre  ouvert  par  le  milieu  , 
que  les  ultras  y  lisaient  de  droite  à  gauche  au  rebours  pour 
tâcher  de  remonter  au  commencement  ,  que  les  libéraux 
couraient  de  gauche  à  droite  se  bâtant  vers  la  lin ,  mais  que 
personne  ne  lisait  à  la  page  où  Ton  était.  La  maréchale 
d'Estouteville  pourrait-elle  dire  autrement  de  nos  jours? — 
Une  épigraphe  d'un  style  injurieux  lui  ayant  été  attribuée 
par  mégardc  dans  un  ouvrage  assez  récent ,  madame  de 
Souza  écrivit  ce  modèle  de  rectification  où  Ton  reconnaît 
tout  son  caractère  :  «  M***  a  été  induit  en  erreur  ,  ce  mot 
»>  fut  attribué  à  un  homme  de  lettres  ;  mais,  quoiqu'il  soit 
»  mort  depuis  long -temps  ,  je  ne  me  permettrai  pas  de  le 
»  nommer.  Quant  à  moi ,  je  n'ai  jamais  écrit  ni  dit  une 
»  sentence  fort  injuste  qui  comprend  tous  les  siècles ,  et 
»  qui  est  si  loin  de  ces  convenances  polies  qu'une  femme 
»  doit  toujours  respecter.  »  L'atticisme  scrupuleux  de 
madame  de  Souza  s'effraie  avant  tout  qu'on  ait  pu  lui  sup- 
poser une  impolitesse  de  langage. 

Sainte-Beuve* 


—  Madame  de  Souza  est  morte  à  Paris,  le  16  avril  1856, 
conservant ,  jusqu'à  son  dernier  moment ,  toute  la  bien- 
séance de  son  esprit  et  l'indulgence  de  son  sourire. 


ADÈLE  DE  SÉNANGE 


OU 


LETTRES  DE  LORD  SYDENHAM. 


AVAînT-PROPGS. 

Cet  ouvrage  n'a  point  pour  objet  de  peindre  des 
caractères  extraordinaires  ;  mon  ambition  ne  s'est 
pas  élevée  jusqu'à  prétendre  étonner  par  des  situa- 
tions nouvelles.  J'ai  voulu  seulement  montrer,  dans 
la  vie,  ce  qu'on  n'y  regarde  pas ,  et  décrire  ces  mou- 
vemens  ordinaires  du  cœur  qui  composent  l'histoire 
de  chaque  jour.  Si  je  réussis  à  l'aire  arrêter  un  ins- 
tant mes  lecteurs  sur  eux-mêmes,  et  si,  après  avoir 
lu  cet  ouvrage ,  ils  se  disent  :  77  n'y  a  là  rien  de 
nouveau ,  ils  ne  sauraient  me  flatter  davantage. 

J'ai  pensé  que  l'on  pouvait  se  rapprocher  assez 
de  la  nature  et  inspirer  encore  de  l'intérêt ,  en  se 
bornant  à  tracer  ces  détails  fugitifs  qui  occupent 
l'espace  entre  les  événemens  de  la  vie.  Des  jours , 
des  années,  dont  le  souvenir  est  effacé,  ont  été 
remplis  d'émotions ,  de  sentimens ,  de  petits  inté- 
rêts, de  nuances  fines  et  délicates.  Chaque  moment 
a  son  occupation ,  et  chaque  occupation  a  son  res- 
sort moral.  II  est  même  bon  de  rapprocher  sans 

1 


2  ADJ-LE    DE    SÉNANGE. 

cesse  la  vertu  de  ces  circonstances  obscures  et  ina- 
perçues, parce  que  c'est  la  suite  de  ces  sentimens 
journaliers  qui  forme  essentiellement  le  fond  de  la 
vie.  Ce  sont  ces  ressorts  que  j'ai  tâché  de  démêler. 
Cet  essai  a  été  commencé  dans  un  temps  qui  sem- 
blait imposer  à  une  femme ,  à  une  mère,  le  besoin 
de  s'éloigner  de  tout  ce  qui  était  réel ,  de  ne  guère 
réfléchir ,  et  môme  d'écarter  la  prévoyance  ;  et  il  a 
été  achevé  dans  les  intervalles  d'une  longue  maladie: 
mais ,  tel  qu'il  est ,  je  le  présente  à  l'indulgence  de 
mes  amis. 

A  faint  shadow  of  uneertain  Iight , 

Sucli  as  a  lamp  whosc  life  doth  fade  away, 

Doth  lend  to  lier  who  walks  in  fear  and  sad  alïïight 

Seule  sur  une  terre  étrangère  avec  un  enfant  qui 
a  atteint  l'âge  où  il  n'est  plus  permis  de  retarder 
l'éducation ,  j'ai  éprouvé  une  sorte  de  douceur  à 
penser  que  ses  premières  études  seraient  le  fruit  de 
mon  travail. 

Mon  cher  enfant  !  si  je  succombe  à  la  maladie  qui 
me  poursuit ,  qu'au  moins  mes  amis  excitent  votre 
application ,  en  vous  rappelant  qu'elle  eût  fait  mon 
bonheur!  et  ils  peuvent  vous  l'attester,  eux  qui  sa- 
vent avec  quelle  tendresse  je  vous  ai  aimé;  eux  qui 
si  souvent  ont  détourné  mes  douleurs  en  me  parlant 
de  vous.  Avec  quelle  ingénieuse  bonté  ils  me  fai- 
saient raconter  les  petites  joies  de  votre  enfance  7 
vos  petits  bons  mots  ,  les  premiers  mouvemens  de 
votre  bon  cœur  !  Combien  je  leur  répétais  la  même 


ADELE    DE    StiKAKGtt.  à 

histoire ,  et  avec  quelle  patience  ils  se  prêtaient  à 
irf écouter  !  Souvent  à  la  fin  d'un  de  nies  contes ,  je 
m'apercevais  que  je  l'avais  dit  bien  des  fois  :  alors 
ils  se  moquaient  doucement  de  moi ,  de  ma  crédule 
confiance,  de  ma  tendre  affection.,  et  me  parlaient 
encore  de  vous!....  Je  les  remercie....  Je  leur  ai 
dû  le  plus  grand  plaisir  qu'une  mère  puisse  avoir. 

A.  DE  F 

Londres,  1793. 


LETTRE  I.  —  Paris,  ce  JO  mai  17.. 

Je  ne  suis  arrivé  ici  qu'avant-hier ,  mon  cher 
Henri ,  et  déjà  notre  ambassadeur  veut  me  mener 
passer  quelques  jours  à  la  campagne ,  dans  une  mai- 
son où  il  prétend  qu'on  ne  pense  qu'à  s'amuser.  J'y 
suis  moins  disposé  que  jamais  :  cependant ,  ne  trou- 
vant point  d'objection  raisonnable  à  lui  faire,  je 
n'ai  pu  refuser  de  le  suivre  ;  mais  j'y  ai  d'autant 
plus  de  regret ,  qu'indépendamment  de  cette  mé- 
lancolie qui  me  poursuit  et  me  rend  importuns  les 
plaisirs  de  la  société ,  j'ai  rencontré  hier  matin  une 
jeune  personne  qui  m'occupe  beaucoup.  Elle  m'a 
inspiré  un  intérêt  que  je  n'avais  pas  encore  res- 
senti ;  je  voudrais  la  revoir,  la  connaître...  Mais  je 
vais  livrer  à  votre  esprit  moqueur  tous  les  détails  de 
cette  aventure. 

Je  m'étais  promené  à  cheval  dans  la  campagne, 
et  je  revenais  dou^e  nent  par  1rs  Champs-Elysées , 


4  ADELE    DE    SENAÏVGE. 

lorsque  je  vis  sortir  de  Chaillot  une  énorme  berline 
qui  prenait  le  même  chemin  que  moi.    J'admirais 
presque  également  l'extrême  antiquité  de  sa  forme , 
et  l'éclat,  la  fraîcheur  de  l'or  et  des  paysages  qui  la 
couvraient.   De  grands  chevaux  bien  engraissés , 
bien  lourds;  d'anciens  valets,  dont  les  habits,  d'une 
couleur  sombre,  étaient  chargés  de  larges  galons  : 
tout  était  antique ,  rien  n'était  vieux  ;  et  j'aimais 
assez  qu'il  y  eut  des  gens  qui  conservassent  avec 
soin  des  modes  qui,  peut-être,  avaient  fait  le  bril- 
lant et  le  succès  de  leur  jeunesse.  Nous  allions  entrer 
dans  la  place ,  lorsqu'un  charretier,  conduisant  des 
pierres  hors  de  Paris ,  appliqua  un  grand  coup  de 
fouet  à  ses  pauvres  chevaux  qui,  voulant  se  hâter, 
accrochèrent  la  voiture  et  la  renversèrent.  Je  courus 
offrir  mes  services  aux  femmes  qui  étaient  dans  ce 
carrosse ,  et  dont  une  jetait  des  cris  effroyables.  Elle 
saisit  mon  bras  la  première  :  l'ayant  retirée  de  là 
avec  peine ,  je  vis  une  grande  et  grosse  créature , 
espèce  de  femme  de  chambre  renforcée ,  qui ,  dès 
qu'elle  fut  à  terre ,  ne  pensa  qu'à  crier  après  le  char- 
retier, protester  que  madame  la  comtesse  le  ferait 
mettre  en  prison  ,  et  ordonner  aux  gens  de  le  battre, 
quoique  jusque-là  ils  se  fussent  contentés  de  jurer 
sans  trop  s'échauffer.  Je  laissai  cette  furie  pour  se- 
courir les  dames  à  qui  je  jugeai  qu'elle  appartenait , 
et  dont ,  injustes  que  nous  sommes,  elle  me  donnait 
assez  mauvaise  opinion. 

La  première  qui  s'offrit  à  moi  était  âgée,  faible  , 
tremblante ,    mais  ne   soceupnnt  que  dune  jeune 


ADÈLE    DE    SE N ANGE.  5 

personne  à  laquelle  j'allais  donner  mes  soins ,  lors- 
que je  la  vis  s'élancer  de  la  voiture,  se  jeter  dans 
les  bras  de  son  amie,  l'embrasser,  lui  demander  si 
elle  n'était  pas  blessée ,  s'en  assurer  encore  en  ré- 
pétant la  même  question  ,  la  pressant ,  l'embrassant 
plus  tendrement  â  chaque  réponse.  Elle  me  parut 
avoir  seize  ou  dix-sept  ans ,  et  je  crois  n'avoir  jamais 
rien  vu  d'aussi  beau. 

Lorsqu'elles  furent  un  peu  calmées ,  je  leur  pro- 
posai d'aller  dans  une  maison  voisine  pour  éviter  la 
foule  et  se  reposer.  Elles  prirent  mon  bras.  Je  fus 
étonné  de  voir  que  la  jeune  personne  pleurait.  At- 
tribuant ses  larmes  à  la  peur,  j'allais  me  moquer  de 
sa  faiblesse ,  quand  ses  sanglots  ,  ses  yeux  rouges  , 
fatigués ,  me  prouvèrent  qu'une  peine  ancienne  et 
profonde  la  suffoquait.  J'en  fus  si  attendri,  que  je 
m'oubliai  jusqu'à  lui  demander  bien  bas,  et  en 
tremblant  :  «  Si  jeune!  connaissez- vous  déjà  le 
malheur?  Auriez-vous  déjà  besoin  de  consolation?  » 
—  Ses  larmes  redoublèrent  sans  me  répondre  :  j'au- 
rais dû  m'y  attendre  -,  mais  avec  un  intérêt  vif  et 
des  intentions  pures ,  pense-t-on  aux  convenances? 
Ah  !_n'y  a-t-il  pas  des  momens  dans  la  vie  où  l'on 
se  sent  ami  de  tout  ce  qui  souffre? 

En  entrant  dans  cette  maison  ,  nous  demandâmes 
une  chambre  pour  nous  retirer.  L'extrême  douleur 
de  cette  jeune  personne  me  touchait  et  m'étonnait 
également.  Je  la  regardais  pour  tâcher  d'en  péné- 
trer la  cause,  lorsque  la  dame  plus  âgée ,  qui  sentait 
peut-être  que  les  pleurs  de  la  jeunesse  demandent 

1. 


6  ADELE    DE    SEN/VIVGE. 

encore  plus  d'explications  que  ses  étourderies ,  me 
dit  :  «  Vous  serez  sans  doute  surpris  d'apprendre 
que  la  douleur  de  ma  petite  amie  \ient  des  regrets 
qu'elle  donne  à  son  couvent  ;  mais  elle  y  fut  mise 
dès  l'âge  de  deux  ans  :  long-temps  auparavant,  je 
m'y  étais  retirée  près  de  l'abbesse  avec  laquelle  j'a- 
vais été  élevée  dans  la  même  maison.  Nous  fumes 
séduites  par  les  grâces  et  la  faiblesse  de  cette  petite 
enfant  :  l'abbesse  s'en  chargea  particulièrement;  et 
depuis ,  son  éducation  €t  ses  plaisirs  furent  l'objet 
de  tous  nos  soins.  Sa  mère  l'avait  laissée  jusqu'à  ce 
jour ,  sans  jamais  la  faire  sortir  de  l'intérieur  du 
monastère  5  et  nous  pensions  qu'ayant  deux  gar- 
çons ,  elle  désirait  peut-être  que  sa  fdle  se  fît  reli- 
gieuse; mais  tout-à-coup  ;  avant-hier,  elle  a  fait 
dire  qu'elle  la  reprendrait  aujourd'hui.  Adèle  se 
désolait  en  pensant  qu'il  fallait  quitter  ses  amies  ,  et 
j'ose  dire  sa  patrie  ;  car,  sentimens,  habitudes,  de- 
voirs ,  rien  ne  lui  est  connu  au-delà  de  l'enceinte  de 
cette  maison.  Aussi,  lorsque  la  voiture  de  sa  mère 
est  arrivée,  et  que  cette  femme  que  vous  avez  vue 
s'est  présentée  comme  la  personne  de  confiance  à 
qui  nous  devions  remettre  notre  chère  enfant ,  nous 
avons  craint  qu'il  ne  fallût  employer  la  force  pour 
la  faire  sortir  et  l'arracher  des  bras  de  l'abbesse. 
J'ai  voulu  adoucir  sa  douleur  en  la  suivant,  et  la 
présentant  moi-même  à  une  mère  qui  désire  sans 
doute  la  rendre  heureuse,  puisqu'elle  la  rappelle 
auprès  d'elle.  » 

A  ces  mots,  les  pleurs  de  la  petite  redoublèrent , 


ADÈLE    DE    SÉ.XAXGE. 

et  sa  vieille  amie  la  supplia  de  se  calmer.  «  Par  pi- 
tié pour  moi ,  lui  disait-elle,  ne  me  montrez  pas  une 
douleur  si  vive  ;  pensez  à  celle  que  je  ressens  !  Au 
nom  de  votre  bonheur ,  ma  chère  Adèle,  faites  un 
effort  sur  vous-même  ;  si  celte  femme  revenait , 
que  ne  dirait-elle  pas  à  votre  mère?  déjà  elle  a  osé 
blâmer  vos  regrets.  »  —  La  pauvre  petite  sentait 
sûrement  qu'elle  ne  pouvait  pas  lui  obéir,  car  elle 
se  précipita  aux  pieds  de  son  amie ,  et  cacha  sa  tète 
sur  ses  genoux  ;  nous  n'entendîmes  plus  que  ses 
sanglots. 

Presque  aussi  ému  qu'elles-mêmes,  je  m'en  étais 
rapproché  ;  j'avais  repris  leurs  mains ,  je  les  plai- 
gnais,  j'essayais  de  leur  donner  du  courage,  lors- 
que cette  espèce  de  gouvernante  qui ,  je  crois ,  nous 
avait  écoutés ,  rentra  et  dit  en  me  voyant  si  atten- 
dri, si  près  d'elles  :  «  Comment  donc,  monsieur! 
mademoiselle  doit  être  fort  sensible  à  votre  intérêt  ! 
Je  doute  cependant  que  madame  la  comtesse  fût  sa- 
tisfaite de  voir  mademoiselle  faire  si  facilement  de 
nouvelles  connaissances.  »  —  Je  me  rappelai  que  sa 
mère  l'avait  toujours  tenue  loin  d'elle ,  qu'elles 
étaient  parfaitement  étrangères  l'une  à  l'autre;  et 
je  repartis  avec  mépris  :  «  C'est  une  facilité  dont 
madame  sa  mère  jouira  bientôt  ;  elle  sera ,  je  crois , 
fort  utile  à  toutes  deux.  —  Je  n'entends  pas  ce  que 
monsieur  veut  dire. — Eh  bien!  lui  répondis-je, 
vous  pourrez  en  demander  l'explication  à  madame 
la  comtesse.  —  Je  n'y  manquerai  pas,  »  dit-elle  en 
ricanant  -,  et,  charmée  de  montrer  son  autorité,  elle 


8  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

ajouta  avec  aigreur  :  «  Mademoiselle,  la  voiture  est 
prête;  je  vous  conseille  d'essuyer  vos  jeux,  afin 
que  madame  votre  mère  ne  voie  pas  la  peine  avec 
laquelle  vous  retournez  vers  elle.  »  —  Nous  nous 
levâmes  sans  lui  répondre ,  et  nous  la  suivîmes  dans 
un  silence  que  personne  n'avait  envie  de  rompre. 

Avant  de  monter  en  voiture ,  Adèle  me  salua  avec 
un  air  de  reconnaissance  et  de  sensibilité  que  rien 
ne  peut  exprimer.  Sa  vieille  amie  me  remercia  de 
mes  soins ,  de  l'intérêt  que  je  leur  avais  témoigné. 
Je  lui  demandai  la  permission  d'aller  savoir  de  leurs 
nouvelles  ;  elle  me  l'accorda,  en  disant  :  —  «  Je  pen- 
sais avec  peine  que  peut-être  nous  ne  nous  rever- 
rions plus.  »  —  Concevez-vous,  Henri,  que  cette 
petite  aventure  si  simple ,  qui  vous  paraîtra  si  insi- 
gnifiante ,  m'ait  laissé  un  sentiment  de  tristesse  qui 
me  domine  encore  ? 

Que  pensez-vous  d'une  mère  qui  peut  ainsi  négli- 
ger son  enfant?  oublier  le  plus  sacré  des  devoirs, 
le  premier  de  tous  les  plaisirs  ?  — Ah  !  pauvre  Adèle, 
pauvre  Adèle  ! . . .  En  la  voyant  quitter  sa  retraite 
pour  entrer  dans  un  monde  qu'elle  ne  connaît  pas; 
en  voyant  sa  douleur,  je  sentais  cette  sorte  de  pitié 
que  nous  inspire  le  premier  cri  d'un  enfant.  Hélas! 
le  premier  son  de  sa  voix  est  une  plainte  ;  sa  pre- 
mière impression  est  celle  de  la  souffrance!  que  trou- 
vera-t-il  dans  la  vie? 

Je  faisais  des  vœux  pour  le  bonheur  d'Adèle,  et 
je  me  disais  avec  mélancolie  combien  il  était  incer- 
tain qu'elle  en  connut  jamais.  Malgré  moi ,  je  re- 


ADÈLE    DE    SENANGE.  9 

gardais  ses  larmes  comme  de  tristes  pressentimens  ; 
et  je  me  reproche  de  l'avoir  laissée  sans  lui  dire,  au 
moins  ,  que  je  ne  l'oublierais  pas  ,  et  qu'elle  comptât 
sur  moi ,  si  jamais  elle  avait  besoin  d'un  ami  zélé 
ou  compatissant.  Mais ,  adieu ,  mon  cher  Henri ,  je 
pars,  et  je  pense  avec  plaisir  que  j'ai  beaucoup  de 
chemin  à  faire,  bien  du  temps  à  être  seul.  Il  est 
pourtant  assez  ridicule  de  faire  courir  des  gens  ,  des 
chevaux ,  pour  arriver  dans  une  maison  dont  je 
voudrais  déjà  être  parti. 


LETTRE  II.  —  Au  château  de  Verneuil,  ce  16  mai. 

Me  voilà  arrivé  ,  mon  cher  Henri ,  l'esprit  tou- 
jours occupé  de  cette  sensible  Adèle  ;  j'y  ai  beau- 
coup réfléchi.  Certes,  si  j'eusse  pu  deviner  qu'il 
existait  parmi  nous  une  jeune  fille  soustraite  au 
monde  depuis  sa  naissance  ,  unissant  à  l'éducation 
la  plus  soignée  l'ignorance  et  la  franchise  d'une  sau- 
vage ,  avec  quel  empressement  je  l'eusse  recherchée  ! 
que  de  soins  pour  lui  plaire  !  quel  bonheur  d'en  être 
aimé  !  Je  ne  lui  aurais  demandé  que  d'être  heureuse 
et  de  me  le  dire.  Quel  plaisir  de  la  guider,  de  lui 
montrer  le  monde  peu  à  peu  et  comme  par  tableaux, 
de  lui  donner  ses  idées  ,  ses  goûts  ,  de  la  former 
pour  soi!  Avec  quelle  satisfaction  je  Teusse  fait 
sortir  de  sa  retraite  pour  lui  offrir  à  la  fois  toutes  les 
jouissances,  tous  les  plaisirs,  tous  les  intérêts! 
Dans  sa  simplicité  ,  peut-être  aurait-elle  cru  que  mes 
défauts  appartenaient  à  tous  les  hommes  ;  tandis  que 


10  ADÈLE    di:    SÉiWXUE. 

son  jeune  cœur  n'aurait  attribué  qu'à  moi  seul  les 
biens  dont  elle  jouissait...  Mais  il  est  trop  tard, 
beaucoup  trop  tard  ;  ces  huit  jours  passés  dans  le 
monde ,  ces  huit  jours  la  rendront  semblable  à  tou- 
tes les  femmes  :  n'y  pensons  plus  ;  n'en  parlons  ja- 
mais. 

Avec  le  goût  que  je  vous  connais  pour  les  por- 
traits et  pour  le  bruit ,  vous  seriez  fort  content  ici. 
Quand  j'y  suis  arrivé,  madame  de  Verneuil  et  sa 
société  avaient  Fair  de  m'attendre,  de  me  désirer; 
et  quoique  j'entendisse  plusieurs  personnes  deman- 
der mon  nom ,  tous  avaient  un  air  de  connaissance 
et  même  d'amitié  qui  vous  aurait  charmé.  Lord  D. . . 
a  parlé  de  ma  fortune ,  dont  je  ne  savais  pas  jouir  ; 
de  ma  jeunesse ,  dont  je  n'usais  pas  ;  de  ma  raison , 
qui  ne  m'a  jamais  fait  faire  que  des  folies  :  enfin,  il 
a  fait  de  moi  un  portrait  tout  nouveau  et  si  ridicule, 
qu'il  paraissait  divertir  beaucoup  madame  de  Ver- 
neuil. Cette  jeune  femme  riait,  questionnait,  plai- 
santait, comme  si  je  n'eusse  pas  été  dans  la  cham- 
bre. Je  désirais  tant  d'être  distrait  que,  pour  la 
première  fois,  j'enviai  cette  disposition  à  s'amuser  ; 
et  souhaitant  quelle  me  communiquât  sa  gaieté,  je 
ne  m'occupai  que  d'elle.  Véritablement,  pendant 
une  heure,  je  n'eus  d'idées  que  celles  qu'elle  me 
donnait.  Lui  demandais-je  un  nom?  elle  me  peignait 
la  personne.  Elle  a  un  tel  besoin  de  rire  et  de  se  mo- 
quer, qu'elle  n'aime  et  ne  remarque  que  les  choses 
ridicules;  c'est  un  jeune  chat  qui  égratigne,  mais 
qui  joue  toujours.  Comme  elle  n'a  jamais  la  préten- 


ADÈLE    DE    SÉVVAGE.  Il 

tion  d'occuper  lout  un  cercle,  qu'elle  ne  cherche 
même  pas  à  attirer  l'attention,  elle  parle  toujours 
bas  à  la  personne  qui  est  près  d'elle  -,  ce  qui  donne  à 
sa  malignité  un  air  de  confiance  qui  fait  qu'on  la  lui 
pardonne. 

Elle  m'a  fait  connaître  cette  société  comme  si  j'y 
eusse  passé  ma  vie.  —  «  Voyez  ,  me  disait-elle  ,  ces 
deux  personnes  qui  disputent  avec  tant  d'aigreur, 
ce  sont  deux  hommes  de  lettres.  Leur  présence  cons- 
titue beaux  esprits  les  maîtres  d'une  maison.  L'un , 
plein  d'orgueil ,  entendra  volontiers  du  bien  des  au- 
tres, parce  que  l'opinion  qu'il  a  de  sa  supériorité 
empêche  qu'il  ne  soit  blessé  par  les  éloges  qu'on 
donne  à  ses  rivaux  ;  l'autre ,  pensant  et  disant  du 
mal  de  tout  le  monde ,  permet  aussi  qu'on  se  moque 
de  lui  quelquefois.  Tous  deux  pleins  d'esprit ,  tous 
deux  méchans  ;  avec  cette  différence  que,  pour  faire 
une  épigramme,  l'un  a  besoin  d'un  ressentiment, 
et  qu'il  ne  faut  à  l'autre  qu'une  idée*  —  Pour  cet 
homme  avec  des  cheveux  blancs  et  un  visage  encore 
jeune ,  »  me  dit-elle ,  en  me  désignant  un  homme 
entouré  de  jeunes  gens  qui  P  écoutaient  comme  un 
oracle,  a  il  a  éprouvé  des  malheurs  sans  être  mal- 
heureux »  Tour  à  tour  riche  et  pauvre,  personne 
n'était  plus  magnifique ,  et  personne  ne  se  passe 
mieux  de  fortune.  Les  femmes  ont  occupé  une  grande 
partie  de  sa  vie  ;  parfait  pour  celle  qui  lui  plaît  jus- 
qu'au jour  où  il  l'oublie  pour  une  qui  lui  plaît  da- 
vantage :  alors  son  oubli  est  entier;  son  temps,  son 
cœur,  son  esprit  sont  remplis  lorsqu'il  est  amusé, 


12  ADÈLE    DE    SÉi\Aï*GE. 

À  peine  sait-il  qu'il  a  donné  des  soins  à  d'autres  ob- 
jets ;  et  si  jamais  on  veut  le  rappeler  à  d'anciennes 
liaisons ,  on  pourra  les  lui  présenter  comme  de  nou- 
velles connaissances.  Usera  toujours  aimable,  parce 
qu'il  est  insouciant.  Yous  semblez  étonné ,  ajouta- 
t-elle ,  c'est  peut-être  que  vous  n'avez  pas  assez  dé- 
mêlé l'insouciance  de  la  personnalité.  »  —  Je  la 
priai  de  vouloir  bien  m'expliquer  la  distinction  qu'elle 
en  faisait.  —  «  L'homme  insouciant  ne  s'attache  ni 
aux  choses,  ni  aux  personnes,  »  me  répondit-elle; 
«  mais  il  jouit  de  tout,  prend  le  mieux  de  ce  qui  est 
à  sa  portée ,  sans  envier  un  état  plus  élevé ,  ni  se 
tourmenter  de  positions  plus  fâcheuses.  Lui  plaire, 
c'est  lui  rendre  tous  les  moyens  de  plaire  ;  et  n'é- 
tant assez  fort  ni  pour  l'amitié  ni  pour  la  haine, 
vous  ne  sauriez  lui  être  qu'agréable  ou  indifférent. 
L'homme  personnel ,  au  contraire ,  tient  vivement 
aux  choses  et  aux  personnes-,  toutes  lui  sont  pré- 
cieuses; car,  dans  le  soin  qu'il  prend  de  lui,  il  pré- 
voit la  maladie,  la  vieillesse,  l'utile,  l'agréable  ,  le 
nécessaire  :  tout  peut  lui  servir  pour  le  moment  ou 
pour  l'avenir.  N'aimant  rien  ,  il  n'est  aucun  senti- 
ment ,  aucun  sacrifice ,  qu'il  n'attende  et  n'exige  de 
ce  qui  a  le  malheur  de  lui  appartenir.  —  Mais  vous 
ne  me  parlez  point  des  femmes  ?  —  C'est,  me  ré- 
pondit-elle en  riant,  que  j'y  pense  le  moins  possible; 
cependant,  j'ai  fait  un  conte  tout  entier  pour  elles. 
Je  ne  me  suis  occupée  que  des  vieilles  :  je  ne  re- 
garde point  les  jeunes,  j'ai  toujours   peur  de  les 
trouver  trop  bien  ou  trop  mal.  »  —  Je  dois  entendre 


ADÈLE    DE    SENANGE*  13 

demain  ce  petit  ouvrage*  ;  s'il  en  vaut  la  peine,  je 
vous  Tenverrai.  — Adieu ,  donnez-moi  donc  de  vos 
nouvelles. 


LETTRE  III.  —  Paris,  ce  24  niai, 

Je  me  plaisais  assez  chez  madame  de  Verneuil , 
mon  cher  Henri  ;  son  esprit  me  paraissait  toujours 
nouveau,  suffisamment  juste,  un  peu  railleur  par 
le  besoin  de  s'amuser  ;  mais  sa  gaieté  si  vraie,  que 
je  la  partageais  sans  le  vouloir ,  quelquefois  même 
sans  l'approuver.  Enfin,  près  d'elle,  j'étais  occupé 
sans  être  amoureux,  et  je  l'amusais,  disait-elle, 
sans  l'intéresser.  Un  sage  de  vingt-trois  ans  la  fai- 
sait rire  ;  et  ma  raison  lui  paraissait  plus  ridicule 
que  la  folie  des  autres.  Elle  se  serait  moquée  bien 
davantage ,  si  elle  avait  su  que  cet  Anglais  si  sévère 
restait  occupé  malgré  lui  d'une  jeune  personne  qu'il 
n'avait  vue  qu'un  instant.  —  Adèle  avait  fait  sur  moi 
une  impression  qui  m'étonnait,  et  que  vainement  je 
voulais  détruire.  Son  souvenir  venait  se  mêler  à 
toutes  mes  pensées ,  soit  que  je  voulusse  l'éloigner , 
en  me  représentant  combien  l'amour  serait  dange- 
reux pour  une  àme  ardente  comme  la  mienne  ;  ou 
qu'entraîné ,  sans  m'en  apercevoir ,  j'osasse  penser 
au  bonheur  d'un  mariage  formé  par  une  mutuelle 
affection.  Adèle  ne  cessait  de  m'occuper.  —  J'avais 
beau  me  dire  qu'elle  n'était  plus  à  son  couvent  ;  que 

*  Ce  conte  est  placé  à  la  On  du  volume. 


H  ADÈLC    DE    SÉMNGL. 

peut-être  je  ne  la  retrouverais  jamais,  qu'il  fallait 
l'oublier  ; 

En  songeant  qu'il  faut  qu'on  l'oublie, 
On  s'en  souvient  % 

et  la  raison  même  me  parlait  d'elle.  Madame  de 
Verneuil  seule  avait  le  pouvoir  de  me  distraire  :  je 
la  cherchais  avec  soin^  je  me  plaçais  à  ses  côtés 
comme  un  homme  qui  craint  ou  fuit  un  danger.  Je 
commençais  à  espérer  que  si  le  hasard  ne  me  faisait 
pas  rencontrer  Adèle ,  je  finirais  sûrement  par  n'y 
plus  penser  ,  lorsqu'hier,  peut-être  pour  mon  mal- 
heur ,  il  s'éleva  une  dispute  chez  madame  de  Ver- 
neuil, pour  savoir  s'il  était  plus  heureux  d'être 
aimé  d'une  très-jeune  personne ,  que  de  l'être  par 
une  femme  qui  eût  déjà  connu  l'amour.  Les  vieil- 
lards préféraient  l'innocence  \  la  jeunesse  voulait 
des  sacrifices,  de  grandes  passions  :  on  dissertait 
lourdement,  lorsque  madame  de  Verneuil  fit  ces 
vers  : 

*  Voici  le  couplet  de  l'ancienne  dhansoll  qde  cite  lord  Sy- 
d en ha m  : 

tour  chasser  de  sa  souvenance 

L'ami  secret, 
Oh  se  donne  tant  de  souffrance 

Pour  peu  d'effet! 
Une  si  douce  fantaisie 

Toujours  revient  ; 
En  songeant  qu'il  faut  qu'on  l'oublie, 

On  s'en  souvient. 


ADÈLE    DE    SEWIVGE.  15 

Amans,  amans,  si  vous  voulez  m'en  eroire, 
A  des  cœurs  innocens  consacrez  vos  désirs; 
Supplanter  un  amant  peut  donner  plus  de  gloire, 
Soumettre  un  cœur  tout  neuf  donne  plus  de  plaisir. 

Personne  ne  les  sentit  plus  que  moi ,  et  seul  je  ne 
les  louai  point.  J'osai  même  contredire  madame  de 
Verneuil,  plaisanter  sur  l'amour,  douter  de  l'inno- 
cence :  je  disputais  pour  le  plaisir  d'entendre  des 
raisons  que  j'avais  repoussées  mille  fois.  Ma  tète 
était  remplie  d'Adèle ,  et  je  passai  le  reste  du  jour , 
la  nuit  entière,  à  y  penser.  —  Je  me  disais  que  la 
voir  n'était  pas  m'engager....  que  peut- être  je  né- 
gligeais un  bien  que  je  ne  retrouverais  pas..... 
D'autres  fois,  redoutant  l'amour,  je  me  promettais 
de  la  fuir.  Mais  bientôt ,  me  moquant  de  moi-même, 
je  m'admirais  de  me  créer  ainsi  des  dangers  et  une 
perfection  imaginaire.  Je  pensai  qu'elle  avait  sûre- 
ment des  défauts  que  l'habitude  de  la  voir  me  ferait 
découvrir;  et  que  pour  cesser  de  la  craindre,  il  ne 
fallait  que  la  braver.  La  pitié  vint  encore  se  mêler 
à  toutes  mes  réflexions.  Je  me  la  représentai  mal- 
heureuse ;  car  je  ne  doute  point  que  sa  mère,  après 
l'avoir  abandonnée  si  long-temps ,  ne  l'ait  rappro- 
chée d'elle  pour  la  tourmenter.  Une  voix  secrète  me 
reprochait  le  temps  que  j'avais  perdu.  Dans  cette 
agitation  je  me  déterminai  à  partir  ,  sachant  bien 
que,  même  si  je  devenais  amoureux,  il  serait  im- 
possible que  je  fusse  assez  insensé  pour  offrir  mon 
cœur  et  ma  main  à  celle  que  je  ne  connaîtrais 
pas 


16  ADÈLE    DE    SEi\A\GE. 

Que  de  temps  je  vais  passer  à  l'étudier,  à  ré- 
prouver! Mais  si  un  jour  je  puis  acquérir  la  certi- 
tude qu'elle  possède  toutes  les  qualités  qu'il  faut 
pour  me  rendre  heureux  ;  si  je  peux  lui  plaire  ,  qui 
pourra  s'opposer  à  mon  bonheur  ?  N'ai-je  pas  tout  ce 
qu'il  faut  en  France  pour  décider  un  mariage?  Un 
grand  nom,  une  fortune  immense  ;  sûrement  sa  mère 
n'en  demandera  pas  davantage.  Elle  verra  un  établis- 
sement convenable  pour  sa  fille ,  et  ne  s'informera 
même  pas  si  elle  pourra  être  heureuse  ;  mais  mon 
cœur  le  lui  promet ,  et  si  jamais  elle  m'appartient , 
puisse  sa  vie  entière   n'être  troublée  par  aucun 


nuage  ! 


Dès  que  je  fus  arrivé  ici ,  j'allai  au  couvent  d'A- 
dèle ;  on  me  dit  qu'il  était  trop  tard,  que,  passé 
huit  heures ,  personne  ne  pouvait  être  admis  à  la 
grille.  Ce  ne  sera  donc  que  demain  que  je  saurai  à 
qui  m'adresser  pour  avoir  de  ses  nouvelles  •  mais  de- 
main j'en  aurai  certainement,  et  je  vous  écrirai. 
Adieu,  mon  cher  Henri. 


LETTRE  IV.  — Paris,  ce  26  mai. 

Vous  devez  être  content  :  n'avez-vous  pas  quel- 
que secret  pressentiment  qui  vous  annonce  une  aven- 
ture ridicule?  —  J'allai  hier  au  couvent  d'Adèle, 
et  je  m'abandonnais  aux  plus  flatteuses  espérances.  En 
entrant  dans  la  cour  ,  je  vis  beaucoup  de  voitures , 
de  valets,  de  curieux  qui  attendaient  ;  enfin  l'appa- 
reil d'une  cérémonie,  quoiqu'il  y  eut  sur  tous  les  vi- 


ADELE    DE    SE N ANGE.  17 

sages  une  sorte  de  tristesse  qui  ne  me  donnait  point 
Tidée  d'une  fête. 

Je  demandai  Fabbesse  :  on  me  répondit  qu1  elle 
était  à  l'église  ;  qu'on  y  célébrait  dans  ce  moment 
le  mariage  d'une  jeune  personne  qui  avait  été  élevée 
dans  cette  maison ,  mais  que  dans  quelques  instans 
je  serais  admis  à  la  grille.  A  peine  ce  peu  de  mots 
avaient-ils  été  prononcés  que  je  vis  tous  les  cochers 
"courir  à  leurs  chevaux  ,  les  valets  entourer  la  porte 
de  l'église ,  et  le  peuple  se  presser  au  bas  des  degrés 
qui  y  conduisent.  Bientôt  les  portes  s'ouvrirent ,  et 
jugez  de  mon  trouble  en  voyant  paraître  Adèle  , 
parée  avec  éclat,  mais  bien  moins  jolie  que  le  jour 
où  je  la  rencontrai  pour  la  première  fois.  Elle  était 
couverte  d'argent  et  de  diamans.  Cette  magnificence 
contrastait  si  fort  avec  son  extrême  pâleur,  que  j'en 
fus  attendri  jusqu'aux  larmes.  Elles  descendit  l'es- 
calier sans  lever  les  yeux ,  donnant  la  main  à  un 
jeune  homme  que  je  crois  être  le  marié ,  car  il  était 
paré  aussi  comme  on  l'est  un  jour  de  noces.  Sa  figure 
est  belle,  son  maintien  modeste  et  doux.  Il  la  re- 
gardait avec  des  yeux  qui  semblaient  chercher  à  la 
rassurer;  cependant  je  ne  lui  trouvai  point  cet  air 
heureux  que  l'on  a  lorsque  le  cœur  est  assuré  du 

cœur Adèle  ,    oserait-il    vous    épouser   sans 

amour? 

Immédiatement  après  venait  un  vieillard  gout- 
teux ,  qui  est  sans  doute  le  père  du  jeune  homme. 
Il  se  traînait,  appuyé  sur  deux  personnes  qui  avaient 
peine  à  le  soutenir  ;  et  s'il  n'avait  pas  eu  l'air  très- 


18  ADELE    DE    SENANGE. 

souffrant,  son  extrême  parure  l'aurait  rendu  bien 
ridicule.  La  mère  d'Adèle  le  suivait;  je  l'aurais  de- 
vinée partout  où  je  l'aurais  rencontrée.  Ses  traits 
ressemblent  à  ceux  de  sa  fille  ;  mais  qu'ils  ont  une 
expression  différente  !  Adèle  a  l'air  noble  et  sensible  ; 
sa  mère  parait  fière  et  sévère.  Dans  quelqu'état 
qu'elles  fussent  nées,  la  beauté  de  leur  taille ,  la  régu- 
larité de  leurs  traits  les  feraient  distinguer  parmi  tou- 
tes les  femmes  :  mais  Adèle  a  un  charme  irrésistible  ; 
son  âme  semble  attirer  toutes  les  autres  ;  elle  vous 
plaît  sans  avoir  envie  de  vous  plaire  ,  et  vous  laisse 
persuadé  que  si  elle  eût  parlé,  si  elle  fût  restée,  elle 
\ous  aurait  attaché  encore  davantage. 

Ils  montèrent  tous  les  quatre  dans  la  même  voi- 
ture ;  et ,  sans  m'amuser  à  regarder  le  reste  de  la 
noce ,  je  sortis  à  pied  du  couvent,  prenant  le  che- 
min que  je  leur  avais  vu  prendre.  Je  les  regardai  tant 
que  je  pus  les  voir,  mais  sans  me  hâter  de  les  sui- 
vre. Je  marchais  lentement ,  livré  à  mes  réflexions  : 
ma  tristesse  augmentait ,  en  me  retrouvant  sur  cette 
même  route  où  la  première  fois  j'avais  rencontré 
Adèle.  Aussi  lorsque  je  fus  arrivé  à  l'endroit  où  sa 
voiture  s'était  cassée ,  je  fus  effrayé  de  ce  danger 
comme  s'il  eût  été  présent.  Je  n'avais  pas  encore 
pensé  qu'elle  aurait  pu  être  blessée ,  et  cette  idée  me 
fit  frémir.  II  me  fut  impossible  d'avancer  davantage  ; 
j'allais,  je  revenais  sous  ces  mêmes  arbres,  parcou- 
rant le  même  espace  où  nous  avions  été  ensemble. 
Enfin  j'entrai  dans  la  maison  où  je  l'avais  conduite  ; 
je  demandai  cette  chambre  où  ses  larmes  m'avaient 


ADÈLE    DE    SÉXAXGE.  19 

si  vivement  attendri  ;  et  là  j'interrogeai  mon  cœur, 
j'y  trouvai  ce  regret  qu'on  éprouve  lorsqu'on  perd 
un  bonheur  dont  on  s'était  fait  une  vive  idée.... 
Peut-être  ne  m'aurait-elle  jamais  aimé  ;  sûrement 
je  ne  l'aimais  pas  encore  non  plus  ;  mais  elle  avait 
réveillé  en  moi  toutes  ces  espérances  d'amour ,  de 
bonheur  intérieur  :  biens  suprêmes!...  Que  de  ré- 
flexions ne  fis-je  pas  sur  ces  mariages  d'intérêt ,  où 
une  malheureuse  enfant  est  livrée  par  la  vanité  ou 
la  cupidité  de  ses  parens  à  un  homme  dont  elle  ne 
connaît  ni  les  qualités,  ni  les  défauts.  Alors  il  n'y 
a  point  l'aveuglement  de  l'amour  ;  il  n'y  a  pas  non 
plus  l'indulgence  d'un  âge  avancé  :  la  vie  est  un  ju- 
gement continuel.  Eh  !  quelles  sont  les  unions  qui 
peuvent  résister  à  une  sévérité  de  tous  les  momens? 
Les  enfans  même  n'empêchent  pas  ces  sortes  de  liens 
de  se  rompre.  Ah  !  pourquoi  toutes  ces  idées  ?  pour- 
quoi m'occuper  encore  d'Adèle?  Peut-être  ne  la  re- 
verrai-je  jamais....  Cependant  je  ne  puis  cesser  d'y 
penser.  Les  larmes  qu'elle  répandait  en  quittant  son 
couvent  étaient  trop  amères  pour  être  toutes  de  re- 
gret ;  je  crains  bien  que  la  peur  de  ce  mariage  ne  les 
fit  aussi  couler. 


LETTRE  V.  —  Paris,  ce  16  juin. 

Il  y  a  déjà  plus  de  quinze  jours  que  je  ne  vous 
ai  donné  de  mes  nouvelles,  mon  cher  Henri.  Pen- 
dant ce  temps  ma  vie  a  été  si  insipide,  si  monotone , 
que  j'aurais  craint  de  vous  communiquer  mon  en- 


20  ADELE    DE    SENANGE. 

nui  en  vous  écrivant :  je  garderais  encore  le  môme 
silence  ,  si  ,  hier  ,  je  n'avais  pas  été  tout-à-coup  ré- 
veillé de  cette  léthargie  par  la  vue  d'Adèle,  aujour- 
d'hui madame  la  marquise  de  Sénange. 

J'avais  traîné  mon  oisiveté  au  spectacle.  Le  pre- 
mier acte  était  déjà  assez  avancé ,  sans  que  je  susse 
quel  opéra  on  représentait  :  et  j'étais  bien  déterminé 
à  ne  pas  le  demander  ;  car  étant  venu  pour  me  dis- 
traire ,  je  prétendais  qu'on  m'amusât ,  sans  même 
être  disposé  à  m'y  prêter.  J'étais  assis  au  balcon  ,  à 
moitié  couché  sur  deux  banquettes,  bâillant  à  me 
démettre  la  mâchoire,  lorsqu'un  monsieur  très-offi- 
cieux et  très-parlant  me  dit  :  «  Voilà  une  actrice 
qui  chante  avec  bien  de  l'expression.  —  Elle  me 
paraît  crier  beaucoup ,  lui  répondis-je  ;  mais  je  n'en- 
tends pas  un  mot  de  ce  qu  elle  dit.  — Ah  !  c'est  que 
monsieur  ne  sait  peut-être  pas  qu'on  vend  ici  des 
livres  où  sont  les  paroles  de  l'opéra  ;  si  monsieur 
veut,  je  vais  lui  en  faire  avoir  un.  —  Non,  je  ne 
suis  pas  venu  ici  pour  lire  :  on  m'a  dit  que  ce  spec- 
tacle m'amuserait  ;  c'est  l'affaire  de  ces  messieurs 
qui  chantent  là-bas  ;  je  ne  dois  pas  me  mêler  de 
cela.  »  —  Alors  il  me  quitta  pour  aller  déranger 
quelqu'un  de  plus  sociable  que  moi. 

Continuant  à  ne  rien  comprendre  à  la  joie  ou  aux 
chagrins  des  acteurs,  je  tournai  le  dos  au  théâtre, 
et  me  mis  à  examiner  la  salle  ,  lorsqu'à  quelque  dis- 
tance de  moi  on  ouvrit  avec  bruit  une  loge  dans  la- 
quelle je  vis  paraître  Adèle,  parée  avec  excès.  Je 
n'ai  jamais  vu  tant  de  diamans,  de  fleurs,  de  plu- 


ADÈLE    DE    SE\AI\GE.  21 

mes ,  entassés  sur  la  même  personne  :  cependant , 
comme  elle  était  encore  belle  !  Je  sentais  qu'elle  pou- 
vait être  mieux ,  mais  aucune  femme  n'était  aussi 
bien.  Sa  mère  et  ce  beau  jeune  homme  étaient  avec 
elle.  Je  jugeai  à  son  étonnement,  aux  questions 
qu'elle  parut  leur  faire ,  que  c'était  la  première  fois 
qu'elle  venait  à  ce  spectacle  ;  et  je  ne  sais  pourquoi 
je  fus  bien  aise  que  le  hasard  m'y  eût  conduit  aussi 
pour  la  première  fois. 

Adèle  eut  l'air  de  s'amuser  beaucoup.  Pendant 
l'entr'acte,  elle  promena  ses  regards  sur  toute  la 
salle;  mais  à  peine  m'eut-elle  aperçu  ,  que  je  la  vis 
parler  à  sa  mère  avec  vivacité,  me  désigner,  repar- 
ler encore  ,  et  toutes  deux  me  saluèrent ,  en  me  fai- 
sant signe  de  venir  dans  leur  loge.  J'y  allai  ;  Adèle 
me  reçut  avec  un  sourire  et  des  yeux  qui  m'assurè- 
rent qu'elle  était  bien  aise  de  me  revoir.  Sa  mère 
m'accabla  de  remercîmens  pour  les  soins  que  j'avais 
donnés  à  sa  fille.  Ne  sachant  que  répondre  à  tant 
d'exagérations ,  je  m'adressai  au  jeune  homme  ,  et 
lui  fis  une  espèce  de  compliment  sur  mon  bonheur 
d'avoir  été  utile  à  sa  femme.  «  —  Ma  femme  !  re- 
prit-il d'un  air  surpris;  je  n'ai  jamais  été  marié.  — ■ 
Comment,  lui  dis-je  en  montrant  Adèle,  vous  n'êtes 
pas  le  mari  de  cette  belle  personne  ?  —  Non ,  répon- 
dit-il ,  c'est  ma  sœur.  —  Votre  sœur!  Mais  vous 
lui  donniez  la  main  à  l'église  le  jour  de  son  ma- 
riage? »  —  Adèle  se  retourna  avec  vivacité  et  me 
dit  :  «  Est-ce  que  vous  y  étiez?....  »  —  Un  air  d'in- 
nocence el  de  joie  brillait  dans  ses  veux  et  l'embel- 


22  ADÈLE    DE    SENAXGE. 

lissait  encore  ;  il  me  semblait  qu'un  sentiment  serre! 
nous  éclairait,  au  même  instant,  sur  l'intérêt  qui 
m'avait  porté  à  la  chercher....  Combien  j'étais  ému  ! 
Insensé  que  je  suis....  Hélas!  le  jeune  homme  dé- 
truisit bientôt  une  si  douce  illusion  en  me  disant  : 
«  Qu'il  avait  donné  le  bras  à  sa  sœur  parce  que  le 
marié,  ayant  été  pris  le  matin  d'une  attaque  de 
goutte  ,  avait  besoin  d'être  soutenu.  —  Quoi  !  m'é- 
criai-jeavec  une  vivacité  ,  une  indignation  dont  je  ne 
fus  pas  le  maître ,  est-ce  que  ce  serait  ce  vieillard  qui 
marchait  après  vous?  —  Oui,  »  répondit-il  d'un  air  si 
embarrassé  ;  que  bientôt  après  il  nous  quitta.  Un 
regard  sévère  de  sa  mère  m'apprit  combien  mon  ex- 
clamation lui  avait  déplu  ;  et  voulant  peut-être  évi- 
ter que  je  ne  fisse  encore  quelques  réflexions  aussi 
déplacées,  elle  m'accabla  de  questions  sur  ma  fa- 
mille ,  sur  mon  pays,  sur  mon  goût  pour  les  voyages, 
sur  les  lieux  que  j'avais  parcourus,  sur  ceux  où  je 
comptais  aller  ;  enfin  elle  m'excéda. 

Mais  combien  j'étais  plus  tourmenté  de  voir  cette 
Adèle ,  il  n'y  a  pas  encore  un  mois ,  si  ingénue ,  si 
timide,  maintenant  occupée  du  spectacle  comme  si 
elle  y  eût  passé  sa  vie  ;  riant,  se  moquant  ;  enchantée 
de  voir  et  d'être  vue  !  Tout  en  elle  me  blessa  ;  pa- 
raissait-elle attentive?  J'étais  choqué  qu'elle  pût  se 
distraire  de  sa  nouvelle  situation.  Sa  légèreté  me 
révoltait  plus  encore.  Peut-elle,  me  disais-je,  après 
avoir  consenti  à  donner  sa  main  à  un  homme  que 
sûrement  elle  déteste,  peut-elle  goûter  aucun  plai- 
sir?...  Je  cherchais  en  vain  quelques  traces  de  lar- 


ADLLL    DL    SBNANGE:  23 

mes  sur  ce  visage  dont  la  gaieté  m'indignait.  Si  elle 
eut  eu  seulement  l'apparence  de  la  tristesse,  du  re- 
gret, je  me  dévouais  à  elle  pour  la  vie  :  la  pitié  au- 
rait achevé  de  décider  un  sentiment  qu'une  sorte 
d'attrait  avait  fait  naître;  mais  sa  gaieté  m'a  rendu 
à  moi-même.  —  Quelle  honte  que  ces  mariages!  Il 
y  a  mille  femmes  qu'on  ne  voudrait  pas  revoir  , 
qu'on  n'estimerait  plus,  si  elles  se  donnaient  vo- 
lontairement à  l'homme  qu'elles  se  résignent  à 
épouser. 

Toute  la  magnificence  qui  entourait  Àdéle  me 
semblait  le  prix  de  son  consentement.  Je  me  rappro- 
chai d'elle  ;  et  sans  fixer  un  instant  mes  yeux  sur  les 
siens,  j'examinais  sa  parure  avec  une  attention  si 
extraordinaire  ,  qu'elle  en  eut  l'air  embarrassée. 
Mon  visage  exprimait  le  plus  froid  dédain  ,  et  je  ne 
proférais  que  des  éloges  stupides.  Voilà  ,  disais-je  , 
de  bien  belles  plumes!  — Vos  diamans  sont  d'une 
bien  belle  eau!  —  Votre  collier  est  d'un  goût  par- 
fait. —  Elle  ne  répondait  que  par  monosyllabes ,  et 
cherchait  toujours  à  tourner  la  conversation  sur  d'au- 
tres objets  ;  mais  je  la  ramenais  avec  soin  à  l'admi- 
ration que  semblait  me  causer  sa  parure.  Ne  parais- 
sant frappé  que  de  l'odieux  éclat  qui  l'environnait  , 
ne  louant  que  ce  qui  n'était  pas  elle ,  je  ne  doutais 
pas  qu'elle  ne  devinât  les  sentimens  que  j'éprouvais. 
Je  lui  parlai  de  sa  robe ,  de  ses  rubans  !  Mes  regards 
tombèrent  par  hasard  sur  ses  mains  ;  elle  craignit 
sans  doute  que  je  ne  louasse  encore  de  fort  beaux 
bracelets  qu'elle  portait ,  et  remit  ses  gants  avec  tant 


24  ADELE    DE    SÉi\A\GE. 

d'humeur,  qu'un  des  fils  s'étant  cassé ,  tout  un  rang 
de  perles  s'échappa.  La  mère  se  récria  sur  la  mala- 
dresse de  sa  fille,   sur  la  valeur  de  ces  perles  qui 
étaient  uniques  par  leur  grosseur  et  leur  égalité.  — 
Elles  ont  coûté  bien  cher,  dis-je  en  regardant  Adèle, 
qui  me  répondit  en  prenant  à  son  tour  l'air  du  dé- 
dain :  elles  sont  sans  prix ... .  Je  la  considérai  avec 
étonnement  :  elle  baissa  les  yeux  et  ne  me  parla  plus* 
Que  veut-elle  dire  avec  ces  mots  sans  prix  ?...  Sa 
mère  faisait  un  tel  bruit ,  se  donnait  tant  de  mouve- 
ment, que  nous  nous  mîmes  aussi  à  chercher.  Ces 
perles  étaient  toutes  tombées  dans  la  loge;  j'en  re- 
trouvai la  plus  grande  partie  ,  et  les  rendis  à  Adèle* 
qui  me  dit  avec  assez  d'aigreur ,  qu'elle  regrettait  la 
peine  que  j'avais  prise  pour  elle.  —  Sa  mère  s'émer- 
veilla sur  le  bonheur  de  m'avoir  toujours  de  nou- 
velles obligations,  et  me  pria  d'aller  leur  demander 
à  diner  un  des  jours  suivans.  Je  refusai  ;  elle  insista  : 
mais  sa  fille  eut    tellement  l'air  de  le  redouter , 
qu'aussitôt  j'acceptai.  Cependant  ces  mots  sans  prix 
me  reviennent  sans  cesse....  Ah!  si  elle  était  vic- 
time de  l'ambition ,  de  l'intérêt  !  Si  elle  avait  été  sa- 
crifiée!... Que  je  la  plaindrais  !....  Mais  sa  gaieté! 
cette  gaieté  vient  tout  détruire.  Que  ne  puis-je  l'ou- 
blier ! 


LETTRE  'VI.  —  Pa*is,  ce  20  juin. 

j'ai  été  diner  chez  Adèle  aujourd'hui ,  mon  cher 
Henri ,  et  comme  vous  aimez  les  portraits,  les  détails, 


ADELE    DE    sÉ\Aft(iE.  25 

je  vais  essayer  de  vous  faire  partager  tout  ce  que  j'ai 
ressenti.  —  Je  suis  arrivé  chez  elle  un  peu  avant 
l'heure  où  Ton  se  met  à  table.  Jugez  si  j'ai  élé  étonné 
de  la  trouver  habillée  avec  la  plus  grande  simplicité  : 
une  robe  de  mousseline  plus  blanche  que  la  neige, 
un  grand  chapeau  de  paille  sous  lequel  les  plus  beaux 
cheveux  blonds  retombaient  en  grosses  boucles; 
point  de  rouge  ,  point  de  poudre  ;  enfin ,  si  jolie  et 
si  simple,  que  j'aurais  oublié  son  mariage,  sa  ma- 
gnificence, sa  gaieté,  si  son  vieux  mari  ne  me  les 
avait  rappelés  plus  vivement  que  jamais.  Cependant 
il  m'a  reçu  avec  assez  de  bonhomie ,  m'a  fait  mettre 
à  table  près  de  lui ,  ma  appris  qu'il  avait  été  en  An* 
gleterre ,  il  y  avait  plus  de  cinquante  ans;  qu'il  en 
avait  alors  vingt,  et  qu'il  y  avait  été  bien  heureux, 
Pendant  tout  le  dîner ,  il  m'a  parlé  des  Anglaises 
qu'il  avait  connues.  Aucune  d'elles  ne  vivait  plus; 
et  j'étais  si  peiné  de  répondre  à  chaque  personne 
qu'il  me  nommait,  elle  est  morte....  elle  n'existe 
plus; —  déjà!...  encore!  disait-il  tristement.  Les 
compagnons  de  sa  jeunesse,  qu'il  avait  vus  mourir 
successivement,  l'avaient  moins  frappé.  Ce  n'avait 
jamais  été  que  la  maladie  d'un  seul ,  la  perte  d'un 
seul  qui  l'avait  affligé  ;  mais  là ,  il  se  rappelait  à  la 
fois  un  grand  nombre  de  gens  qu'il  n'avait  pas  vus 
vieillir ,  quoiqu'il  se  souvint  qu'ils  fussent  tous  de 
son  âge.  J'étais  si  fâché  des  retours  qu'il  devait  faire 
sur  lui-même,  que,  lorsqu'il  m'a  nommé  une  de 
mes  tantes  ,  que  nous  avons  perdue  à  vingt  ans ,  j'ai 
senti  une  sorte  de  douceur  à  lui  apprendre  qu'elle 


26  ADELE    DE    SÉ\A\GE. 

était  morte  si  jeune  :  et  lui-même,  probablement 
sans  s'en  rendre  raison ,  s'est  arrêté  à  elle,  ne  m'a 
plus  parlé  que  d'elle,  et  s'est  beaucoup  étendu  sur 
le  danger  des  maladies  vives  dans  la  jeunesse.  Je 
suis  entré  dans  ses  idées  ;  je  ne  m'occupais  que  de 
lui  ;  et  réellement  j'étais  si  malheureux  de  l'avoir  at- 
tristé ,  que  j'aurais  consenti  volontiers  à  passer  Je 
reste  du  jour  à  l'écouter  ou  à  le  distraire. 

Apres  diner,  nous  sommes  retournés  dans  le  sa- 
lon. Monsieur  de  Sénange  s'est  endormi  dans  son 
immense  fauteuil  ;  Adèle  s'est  mise  à  un  grand  mé- 
tier de  tapisserie  ,  et  moi  je  me  suis  approché  d'elle. 
Je  la  regardais  travailler  avec  plaisir.  J'étais  bien  aise 
que  le  sommeil  de  son  mari ,  la  forçant  à  parler  bas, 
nous  donnât  un  air  de  confiance  et  d'intimité,  au- 
quel je  n'aurais  pas  osé  prétendre.  Le  respect  qu'elle 
paraissait  avoir  pour  son  repos,  sa  douceur,  tout 
faisait  renaître  en  moi  le  premier  intérêt  qu'elle 
m'avait  inspiré. 

En  observant  h  simplicité  de  sa  parure,  j'ai  osé 
lui  dire  que  je  la  trouvais  presque  aussi  belle  que  le 
jour  où  elle  était  sortie  du  couvent  ;  elle  m'a  répondu 
assez  sèchement,  qu'elle  ne  faisait  jamais  sa  toilette 
que  le  soir.  J'ai  vu  qu'elle  aurait  été  bien  fâchée  que 
je  crusse  que  c'était  pour  moi  qu'elle  avait  renoncé 
atout  son  éclat  -,  mais  le  craindre  autant ,  n'était-ce 
pas  me  prouver  un  peu  qu'elle  y  avait  pensé  ?  Elle  m'a 
fait  beaucoup  d'excuses  de  m'avoir  reçu  en  tiers 
avec  eux  ,  a  dit  que ,  sa  mère  étant  malade ,  elle  n'a- 
vait pas  osé  inviter  du  monde  sans  elle....;  que  si 


ADÈLE    DE    SÉNANCÏE.  27 

elle  avait  sa  où  je  demeurais  elle  m'aurait  fait  prier 

de  prendre  un  autre  jour et,  sans  attendre  ma 

réponse ,  elle  s'est  levée  en  me  demandant  la  permis- 
sion d'aller  rejoindre  sa  mère.  Elle  a  fait  venir  quel- 
qu'un pour  rester  auprès  de  son  mari ,  et ,  marchant 
sur  la  pointe  des  pieds,  elle  est  sortie  pour  aller  rem- 
plir d'autres  devoirs.  Je  l'ai  conduite  jusqu'à  l'ap- 
partement de  sa  mère.  Avant  de  me  quitter,  elle 
m'a  renouvelé  encore  toutes  ses  excuses....  Dites- 
moi  ,  Henri ,  pourquoi  cet  excès  de  politesse  m'af- 
fligeait? Pouvais-je  attendre  d'elle  plus  de  bonté, 
plus  de  confiance?  —  Lorsqu'à  l'Opéra  elle  me  re- 
connut, m'appela  ,  me  reçut  avec  l'air  si  content  de 
me  revoir ,  n'ai-je  pas  cherché  à  lui  déplaire  ,  à  l'of- 
fenser? Sans  la  connaître,  n'ai-je  pas  osé  la  juger , 
lui  montrer  que  je  la  blâmais  ,  et  de  quoi?  D'avoir, 
à  seize  ans,  paru  s'amuser  d'un  spectacle  vraiment 
magique ,  et  qu'elle  voyait  pour  la  première  fois.  Si 
je  la  croyais  malheureuse ,  n'était-il  pas  affreux  de 
lui  faire  un  crime  d'un  moment  de  distraction,  de 
chercher  à  lui  rappeler  ses  peines  ,  à  en  augmenter  le 
sentiment?...  Ah!  j'ai  été  insensé  et  cruel:  est-il 
donc  écrit  que  je  serai  toujours  mécontent  de  moi 
ou  des  autres? 


LETTRE  VIL  —  Paris,  ce  29  juin. 

Je  suis  retourné  chez  Adèle;  on  m'a  dit  que  sa 
mère  étant  très-mal  elle  ne  recevait  personne.  Voilà 
donc  encore   un  malheur  qui   la   meirice  ,  et    elle 


28  ADELE    DE    SENANGE. 

n'aura  pas  près  d'elle  un  ami  qui  la  console,  un  cœur 
qui  l'entende.  Sans  ma  ridicule  sévérité ,  peut-être 
ses  yeux  m'auraient-ils  cherché  :  j'avais  vu  couler 
ses  larmes,  elles  m'avaient  attendri;  n'était-ce  pas 
assez  pour  qu'elle  crût  à  mon  intérêt?  A  son  âge  , 
l'âme  s'ouvre  si  facilement  à  la  confiance!  la  moin- 
dre marque  de  compassion  parait  de  l'amitié  ;  la  plus 
légère  promesse  semble  un  engagement  sacré;  le 
premier  bonheur  de  la  jeunesse  est  de  tout  embellir. 
Avant  de  me  revoir,  je  suis  sûr  que,  dans  ses  pei- 
nes, la  pensée  d'Adèle  s'est  toujours  reportée  vers 
moi.  Lorsque  je  l'ai  retrouvée ,  ses  yeux  brillaient  de 
joie,  son  cœur  venait  au-devant  du  mien-,  pourquoi 
l'ai-je  repoussé!  —  Je  crois  bien  qu'il  n'entrait  dans 
ses  sentimens  que  le  souvenir  de  ses  religieuses ,  de 
son  couvent,  du  premier  moment  où  elle  en  est  sortie. 
Elle  me  voyait  encore  le  témoin,  le  consolateur  de  son 
premier  chagrin.  Enfin  elle  me  recevait  comme  un 
ami ,  et  j'ai  glacé  jusqu'au  fond  de  son  cœur  ces 
douces  émotions  qu'elle  ressentait  avec  tant  d'inno- 
cence et  de  plaisir  !  —  Cette  idée  me  fait  mal.  —  Si 
je  pouvais  la  voir  ,  lui  dire  combien  elle  m'avait  oc- 
cupé; lui  apprendre  les  projets  que  j'avais  formés  , 
tout  le   bonheur   qu'elle  m'avait  fait  entrevoir,  je 
crois  que  la  paix  renaîtrait  dans  mon  âme ,  que  le 
calme  me  reviendrait  à  mesure  que  je  lui  parlerais. 
[I  ne  m'est  plus  permis  de  paraître  indifférent  :  l'in- 
térêt vif  qu'elle  m'avait  inspiré  peut  seul  m'excuser 
et  faire  naître  son  indulgence. 

Lorsqu'elle    m'aura   pardonné ,    qu'elle   ne   me 


ADÈLE    DE    SÉNANGE.  29 

croira  plus  ni  injuste,  ni  trop  sévère,  je  serai  tran- 
quille, et  alors  je  verrai  si  je  dois  continuer  mes 
voyages ,  ou  céder  au  désir  que  j'ai  d'aller  vous  re- 
trouver. 


LETTRE  VIII.  —  Paris,  ce  4  juillet. 

Adèle  ne  reçoit  encore  personne ,  mais  sa  mère  est 
mieux  ;  ainsi  je  suis  un  peu  moins  tourmenté.  — 
Que  je  voudrais  qu'elle  fût  heureuse  !  son  bonheur 
m'est  devenu  absolument  nécessaire  ;  ses  peines  ont 
le  droit  de  m'aiïliger ,  et  je  sens  cependant  que  sa 
joie  et  ses  plaisirs  ne  sauraient  suspendre  mes  ennuis. 
—  Mais  enfin  i  sa  mère  est  mieux  ;  jouissons  au 
moins  de  ce  moment  de  tranquillité. 

Cette  nouvelle  ayant  un  peu  dissipé  ma  sombre 
humeur,  je  me  crus  plus  sociable,  et  j'allai  hier  aune 
grande  assemblée  chez  la  duchesse  de  ***.  Il  y  avait 
beaucoup  de  monde ,  et  surtout  beaucoup  de  fem- 
mes. Ne  connaissant  presque  personne,  je  me  mis 
dans  un  coin  à  examiner  ce  grand  cercle.  Vous 
croyez  bien  que  je  n'ai  pas  perdu  cette  occasion  d'es- 
sayer le  beau  système  que  vous  avez  découvert.  Je 
m'amusai  donc  à  chercher ,  d'après  l'extérieur  et 
la  manière  d'être  de  chacune  de  ces  femmes,  les  dé- 
fauts ou  les  qualités  des  gens  qu'elles  ont  l'habitude 
de  voir  ;  ce  qui ,  à  une  première  vue ,  est ,  comme 
vous  le  prétendez ,  beaucoup  plus  aisé  à  deviner 
qu'il  n'est  facile  de  les  juger  elles-mêmes.  Il  y  en 
avait  une  d'environ  trenle  ans,  qui  n'a  pas  dit  un 


30  ADÈLE    DE    SENANGE. 

mot,  et  qui  était  toujours  dans  l'attitude  d'une  per- 
sonne qui  écoute ,  approuvant  seulement  par  des  si- 
gnes de  tête.  Voilà  qui  est  clair ,  me  suis-je  dit  ;  c'est 
une  pauvre  femme  dont  le  mari  est  si  bavard  qu'il 
l'a  rendue  muette  :  je  suis  sûr  que  depuis  des  années 
il  lui  a  été  impossible  de  placer  un  mot  dans  leur 
conversation.  Quoique  je  n'en  doutasse  pas,  je  vou- 
lus m'en  assurer,  et  me  rapprochant  d'un  homme 
Yètu  de  noir ,  d'une  figure  assez  grave,  et  qui  se  te- 
nait comme  moi  dans  un  coin ,  à  observer  tout  le 
monde  sans  parler  à  personne  :  «  Oserais-je  vous 
demander,  lui  dis-je,  si  cette  dame  qui  est  là-bas, 
en  brun?...  —  Où?  — Celle  qui  est  si  bien  mise  ,  à 
laquelle  il  ne  manque  pas  une  épingle  ?  —  Hé  bien  ? 

—  Si  cette  dame  n'a  pas  un  mari  fort  bavard  ?  —  Je 
ne  le  connais  pas  :  ils  sont  séparés  depuis  long-temps. 

—  Séparés!...  mais  au  moins,  ajoutai-je,  son  meil- 
leur ami  ne  parle-t-il  pas  beaucoup  ?  —  Affreusement: 
avec  de  l'esprit;  il  en  est  insupportable.  —  J'en  suis 
charmé  ,  m'écriai-je.  —  Et  pourquoi  donc  cela  vous 
fait-il  tant  de  plaisir?  »  —  Alors  je  lui  expliquai 
votre  système,  qu'il  saisit  avidement  ;  et  toujours 
jugeant,  sur  les  personnes  que  nous  voyions,  le  ca- 
ractère de  celles  qui  étaient  absentes ,  nous  fîmes  des 
découvertes  qui  auraient  fort  étonné  ces  dames.  Je 
me  suis  très-amusé;  mais  apparemment  que  je  n'en 
avais  pas  l'air ,  car  nous  entendîmes  une  jeune  femme 
qui  disait  en  me  regardant  :  «  Comme  les  Anglais 
sont  tristes  !»  —  Je  devinai  que  cela  pouvait  bien  si- 
gnifier :  a  Comme  lord  Sydenham  est  ennuyeux  !  »  — 


ADÈLE    DE    SÉXANGE.  31 

et  mon  compagnon  'l'ayant  pensé  comme  moi,  je  m'en 
allai  très-satisfait  de  mes  observations ,  et  regrettant 
seulement  de  ne  vous  avoir  pas  eu  avec  nous ,  pour 
vous  voir  jouir  de  ce  nouveau  succès. 


LETTRE  IX.  —  Paris,  ce  12  juillet. 

Je  passai  hier  à  la  porte  d'Adèle  ;  on  me  dit  encore 
qu'elle  ne  recevait  personne.  J'allais  partir  ,  lorsque 
mon  bon  génie  m'inspira  de  demander  des  nouvelles 
de  monsieur  de  Sénange.  On  me  répondit  qu'il  était 
chez  lui,  et  tout  de  suite  les  portes  s'ouvrirent.  Ma 
voiture  entra  dans  la  cour;  je  descendis,  tout  étourdi 
de  cette  précipitation  ,  et  ne  sachant  pas  trop  si  j'é- 
tais bien  aise  ou  fâché  de  faire  cette  visite.  —  Un 
valet  de  chambre  me  conduisit  dans  le  jardin  où  il 
était.  Je  l'aperçus  de  loin  qui  se  promenait  appuyé 
sur  le  bras  d'Adèle.  En  la  voyant  je  m'arrêtai  indé- 
cis ,  et  souhaitais  de  m'en  aller  -,  car ,  puisqu'elle 
m'avait  fait  défendre  sa  porte  ,  il  m'était  démontré 
qu'elle  ne  désirait  pas  me  voir  ;  mais  le  valet  de 
chambre  avançait  toujours,  et  il  fallut  bien  le  sui- 
vre. 

Lorsqu'il  m'eut  annoncé ,  le  marquis  et  sa  femme 
se  retournèrent  pour  venir  au-devant  de  moi.  Je  les 
joignis  avec  un  embarras  que  je  ne  saurais  vous  ren- 
dre. Un  trouble  secret  m'avertissait  que  j'étais  désa- 
gréable à  Adèle  ;  que  peut-être  son  vieux  mari  ne  me 
reconnaîtrait  plus.  Je  me  sentis  rougir,  je  baissais 
les  yeux ,  et  je  ne  conçois  pas  encore  comment  je  ne 


32  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

suis  pas  sorti  au  lieu  de  leur  parler.  Je  les  saluai  en 
leur  faisant  un  compliment  qu'ils  n'entendirent  sû- 
rement pas,  car  je  ne  savais  ce  que  je  disais. 

Monsieur  de  Sénange  me  reprocha  d'avoir  été  si 
long-temps  sans  les  voir.  —  Je  lui  dis  que  j'étais 
venu  bien  des  fois  ,  et  n'avais  pas  été  assez  heureux 
pour  les  trouver.  —  Adèle,  alors,  crut  devoir  réap- 
prendre la  maladie  de  sa  mère  ,  qui ,  pendant  long- 
temps, l'avait  empêchée  de  recevoir  du  monde  5  et 
son  départ  pour  les  eaux  ,  qui ,  la  laissant  privée  de 
toute  surveillance  maternelle ,  l'obligeait  à  garder 
encore  la  même  retraite.  «  Mais,  ajouta-t-elle,  toutes 
les  fois  que  vous  viendrez  voir  monsieur  de  Sénange, 
je  serai  très-aise  si  je  me  trouve  chez  lui.  »  —  Sa 
voix  était  si  douce,  que  j'osai  lever  les  yeux  et  la  re- 
garder. La  sérénité  de  son  visage,  son  sourire  me 
rendirent  le  calme  et  l'assurance.  Je  marchai  auprès 
d'eux,  mesurant  mes  pas  sur  la  faiblesse  de  monsieur 
de  Sénange.  J'éprouvais  une  sorte  de  satisfaction  à 
imiter  ainsi  la  bonne  ,  la  complaisante  Adèle. 

Après  quelques  minutes  de  conversation,  je  me 
sentis  si  à  mon  aise;  monsieur  de  Sénange  était  de  si 
bonne  humeur  que  je  me  crus  presque  de  la  famille  ; 
et,  sa  canne  étant  tombée ,  au  lieu  de  la  lui  rendre, 
je  pris  doucement  sa  main  et  la  passai  sous  mon  bras 
en  le  priant  de  s'appuyer  aussi  sur  moi.  Il  me  re- 
garda en  souriant,  et  nous  marchâmes  ainsi  tous 
trois  ensemble.  Hélas!  il  fut  bien  long-temps  pour 
traverser  une  très-petite  distance,  un  chemin  qu'A- 
dèle aurait  fait  en  un  instant  si  elle  eut  été  seule.  Je 


ADÈLE    DE    SÉXAXGE.  33 

l'admirais  de  ne  pas  témoigner  la  moindre  impatience, 
le  plus  léger  mouvement  de  vivacité.  Enfin  nous  ar- 
rivâmes auprès  d'une  volière  devant  laquelle  il  s'as- 
sit; je  restai  avec  lui.  Pour  Adèle,  elle  fut  voir  ses 
oiseaux,  leur  parler,  regarder  s'ils  avaient  à  man- 
ger, et  continuellement  allant  à  eux,  revenant  à 
nous,  ne  se  fixant  jamais ,  elle  s'amusa  sans  cesser 
de  s'occuper  de  son  mari,  et  même  de  moi.  Nous 
restâmes  là  jusqu'au  coucher  du  soleil.  L'air  était 
pur,  le  temps  magnifique;  Adèle  était  aimable  et 
gaie,  les  regards  de  monsieur  de  Sénange  m'expri- 
maient une  affection  qui  m' étonnait.  Dans  un  mo- 
ment où  elle  était  auprès  de  ses  oiseaux,  il  me  dit 
avec  attendrissement  :  «  Je  suis  bien  coupable  de 
nlavoir  pas  d'abord  reconnu  votre  nom  ;  je  ne  me  le 
pardonnerais  point  s'il  n'avait  pas  été  indignement 
prononcé.  Lorsque  j'ai  été  en  Angleterre,  j'ai  con- 
tracté envers  votre  famille  les  plus  grandes  obliga- 
tions. J'ai  aimé  votre  mère  comme  ma  fille  ,  je  veux 
vous  chérir  comme  mon  enfant.  Un  jour  je  vous  con- 
terai des  détails  qui  vous  feront  bénir  ceux  à  qui 
vous  devez  la  vie.  »  —  Adèle  revint  et  il  changea 
de  conversation.  Je  ne  pus  ni  le  remercier  ni  l'inter- 
roger ;  mais  s'il  n'a  besoin  que  d'un  cœur  qui  l'aime, 
il  peut  compter  sur  mon  attachement. 

Sans  pouvoir  définir  cette  sorte  d'attrait ,  je  me 
sentais  content  près  d'eux.  Adèle  voulut  savoir  si  je 
trouvais  sa  volière  jolie.  Je  lui  répondis  qu'elle  allait 
bien  avec  le  reste  du  jardin.  Ce  n'était  pas  en  faire  un 
grand  éloge,  car  il  est  affreux  :  c'est  l'ancien  genre 


34  ADÈLE    DE    SEXANGE. 

français  avec  toute  son  aridité  ;  du  buis ,  du  sable  et 
des  arbres  taillés.  La  maison  est  superbe ,  mais  on  la 
voit  tout  entière.  Elle  ressemble  à  un  grand  château 
renfermé  entre  quatre  murailles  ;  et  ce  jardin,  qui  est 
immense  pour  Paris  ,  paraissait  horriblement  petit 
pour  la  maison.  Cette  volière  toute  dorée  était  du 
plus  mauvais  goût.  Adèle  me  demanda  si  j'avais  de 
beaux  jardins,  et  surtout  des  oiseaux?  —  Beaucoup 
d'oiseaux ,  lui  dis-je  ;  mais  les  miens  seraient  mal- 
heureux s'ils  n'étaient  pas  en  liberté.  J'essayai  de 
lui  peindre  ce  parc  si  sauvage  que  j'ai  dans  le  pays  de 
Galles  ;  cela  nous  conduisit  à  parler  de  la  composi- 
tion des  jardins.  Elle  m'entendit ,  et  pria  son  mari  de 
tout  changer  dans  le  leur  ,  et  d'en  planter  un  autre 
sut*  mes  dessins.  Il  s'y  refusa  avec  le  chagrin  d'un 
vieillard  qui  regrette  d'anciennes  habitudes  ;  mais  dès 
que  je  lui  eus  rappelé  les  campagnes  qu'il  avait  vues 
en  Angleterre,  il  se  radoucit.  Les  souvenirs  de  sa 
jeunesse  ne  l'eurent  pas  plutôt  frappé ,  qu'il  me  parla 
de  situations,  de  lieux  qu'il  n'avait  jamais  oubliés  ;  et 
bientôt  il  finit  par  désirer  aussi  que  toutes  ces  allées 
sablées  fussent  changées  en  gazons.  Ils  exigèrent  donc 
que  je  vinsse  aujourd'hui,  dès  le  matin,  avec  des  des- 
sins, avec  un  plan  qui  put  être  exécuté  très-prompte- 
ment.  Ainsi  me  voilà  créé  jardinier,  architecte,  et, 
comme  ces  messieurs ,  ne  doutant  nullement  de  mes 
talens  ni  de  mes  succès.  —  Adieu,  mon  cher  Henri; 
trouvez  bon  que  je  vous  quitte  pour  aller  joindre  mes 
nouveaux  maîtres. 


ADÈLE    DE    SENANGE.  35 

LETTRE  X.  —Paris,  ce  15  juillet. 

J'arrivai  chez  monsieur  de  Sénange  avec  mon  por- 
tefeuille et  mes  crayons  ;  il  n'était  que  midi  juste , 
et  cependant  Adèle  avait  l'air  de  m'attendre  depuis 
long-temps.  Voyons  ,  voyons  ,  me  cria-t-elle  du  plus 
loin  qu'elle  m'aperçut.  J'osai  lui  représenter  en  sou- 
riant, que  les  ayant  quittés  la  veille  à  la  fin  du  jour, 
et  revenant  d'aussi  bonne  heure  le  lendemain,  il 
était  impossible  que  j'eusse  eu  le  temps  de  travailler. 
Que  ferons-nous  donc?  dit-elle  d'un  air  un  peu  bou- 
deur. —  Je  lui  proposai  de  dessiner,— Aussitôt  elle 
sonna  pour  avoir  une  grande  table ,  auprès  de  la 
quelle  je  m'établis.  Monsieur  de  Sénange  fit  apporter 
les  plans  de  sa  maison  et  ceux  du  jardin.  Je  mesurai 
le  terrain,  calculai  les  effets  à  ménager,  les  défauts  à 
cacher,  les  différens  arbres  qu'on  emploierait ,  ceux 
qu'il  fallait  arracher ,  les  sentiers ,  les  gazons ,  les 
touffes  de  fleurs,  la  volière  surtout;  je  n'oubliai 
rien.  Gependant  Adèle  voulait  une  rivière,  et  comme 
il  n'y  avait  pas  une  goutte  d'eau  clans  la  maison,  il 
s'éleva  entre  eux  un  différend  dont  j'aurais  bien 
voulu  que  vous  fussiez  témoin.  Elle  mit  tout  son  es- 
prit à  prouver  la  facilité  d'en  établir  une.  Son  mari 
l'écoutait  avec  bonté,  s'en  moquait  doucement , 
louait  avec  admiration  l'adresse  qu'elle  employait  à 
rendre  vraisemblable  une  chose  impossible  :  elle 
riait,  s'obstinait,  mais  ne  montrait  de  volonté  que 
ce  qu'il  en  faut  pour  être  plus  aimable  en  se  soumet- 
tant. Enfin,  ils  finirent  par  décider  que  ma  peine  serait 


36  ADÈLE    DE    SEXANGE. 

perdue ,  et  qu'on  ne  changerait  rien  au  jardin  ;  mais 
que  monsieur  de  Sénange  ayant  une  fort  belle  maison 
à  Neuilly,  au  bord  de  la  Seine ,  ils  iraient  s'y  éta- 
blir ;  «  et  là ,  dit-il  à  Adèle ,  il  y  a  une  île  de  quarante 
arpens  ;  je  vous  la  donne.  Vous  y  changerez ,  bâ- 
tirez, abattrez  tant  qu'il  vous  plaira  ;  tandis  que  moi 
je  garderai  cette  maison-ci  telle  qu'elle  est.  Ces  ar- 
bres ,  plus  vieux  que  moi  encore  ,  et  qu'intérieure- 
ment je  vous  sacrifiais  avec  un  peu  de  peine,  l'été , 
me  garantiront  du  soleil ,  l'hiver,  me  préserveront 
du  froid;  car  à  mon  âge  tout  fait  mal.  Peut-être 
aussi  la  nature  veut-elle  que  nos  besoins  et  nos  goûts 
nous  rapprochent  toujours  des  objets  avec  lesquels 
nous  avons  vieilli.  Ces  arbres,  mes  anciens  amis, 
vous  les  couperiez!  ils  me  sont  nécessaires...  — 
Adèle,  )>  ajouta-t-il  avec  attendrissement,  «  puissiez- 
vous  dans  votre  île  planter  des  arbres  qui  vous  pro- 
tègent aussi  dans  un  âge  bien  avancé!...  »  — Elle 
prit  sa  main,  la  pressa  contre  son  cœur,  et  il  ne  fut 
plus  question  de  rien  changer.  Elle  déchira  mes 
plans  et  mes  dessins ,  sans  penser  seulement  à  m'en 
demander  la  permission  ou  à  m'en  faire  des  excuses. 
Son  cœur  l'avertissait,  j'espère,  qu'elle  pouvait 
disposer  de  moi. 

Le  reste  de  la  journée  se  passa  en  projets ,  en 
arrangemens  pour  ce  petit  voyage.  Adèle  sautait  de 
joie  en  pensant  à  son  île.  Il  y  aura  ,  disait-elle,  des 
jardins  superbes ,  des  grottes  fraîches ,  des  arbres 
épais  ;  rien  n'était  commencé  ,  et  déjà  elle  voyait 
tout  à  son  point  de  perfection!..,  Heureux  âge!... 


ADÈLE    DE    SENANGE.  37 

je  vous  remerciais  pour  elle,  avenir  brillant,  mais 
trompeur  !  ah  !  lorsque  le  temps  lui  apportera  des 
chagrins ,  au  moins  ne  la  laissez  jamais  sans  beau- 
coup d'espérances  !... 

Je  ne  pouvais  m'cmpècher  de  sourire ,  en  l'enten- 
dant parler  de  la  campagne  ,  comme  si  j'avais  tou- 
jours du  la  suivre.  Tous  les  momens  du  jour  étaient 
déjà  destinés  :  a  Nous  déjeunerons  à  dix  heures, 
me  disait-elle;  ensuite  nous  irons  dans  File;  à  trois 
heures  nous  dînerons  ,  »  et  toujours  nous.  Je  n'osais 
ni  l'approuver,  ni  l'interrompre ,  lorsque  monsieur 
de  Sénange,  averti  peut-être  par  ces  nous  continuels, 
pensa  à  me  proposer  d'aller  avec  eux.  La  pauvre 
petite  n'avait  sûrement  pas  imaginé  que  cela  put 
être  autrement,  car  elle  l'écouta  avec  un  étonne- 
ment  marqué  ,  et  attendit  ma  réponse  dans  une  in- 
quiétude visible.  Je  l'avoue ,  Henri ,  je  restai  quel- 
ques momens  indécis ,  comme  cherchant  dans  ma 
tète  si  je  n'avais  pas  d'autres  engagemens  ;  mais  c'é- 
tait pour  jouir  de  l'intérêt  qu'elle  paraissait  y  atta- 
cher :  et  lorsque  j'acceptai,  tous  ses  projets  et  sa 
gaieté  revinrent.  Elle  continua  ainsi  jusqu'au  soir, 
que  je  les  quittai ,  promettant  de  venir  aujourd'hui 
pour  les  accompagner  à  Neuilly;  cependant  j'atten- 
drai que  j'y  sois  arrivé  pour  croire  à  ce  voyage.  II 
y  a  déjà  trois  jours  de  passés,  et  peut-être  a-t-elle 
quitté  ,  repris  et  changé  vingt  fois  sa  détermination. 
Elle  a  si  vite  renoncé  à  mon  jardin  anglais  que  cela 
m'inspire  un  peu  de  défiance. 


:'\ 


38  adlle  dl  s£r\ a\gl. 

LETTRE  XL  —  Neuilly,  ce  16  juillet. 

C'est  de  Neuilly  que  je  vous  écris ,  mon  cher 
Henri  ;  nous  y  sommes  depuis  hier ,  et  j'ai  déjà 
trouvé  le  moyen  d'être  mécontent  d'Adèle  et  de  lui 
déplaire.  Lorsque  j'arrivai  chez  monsieur  de  Sénange, 
elle  était  si  pressée  d'aller  voir  son  île,  qu'à  peine 
me  donna-t-elle  le  temps  de  le  saluer  ;  il  fallut  partir 
tout  de  suite.  «  Allons,  venez,  »  lui  dit-elle  en  pre- 
nant son  bras  pour  l'emmener.  —  Il  se  leva;  mais 
au  lieu  d'aider  sa  marche  affaiblie,  elle  l'entraînait 
plutôt  qu'elle  ne  le  soutenait.  Dans  une  grande  mai- 
son ,  le  moindre  déplacement  est  une  véritable  af- 
faire. Tous  les  domestiques  attendaient  dans  l'anti- 
chambre le  passage  de  leurs  maîtres;  les  uns  pour 
demander  des  ordres ,  les  autres  pour  rendre  compte 
de  ceux  qu'ils  avaient  exécutés.  Chacun  d'eux  avait 
quelque  chose  à  dire ,  et  Adèle  répondait  à  tous  : 
Oui ,  oui ,  oui ,  sans  mèrne  les  avoir  entendus.  Son 
mari  voulait-il  leur  parler?  elle  ne  lui  en  laissait  pas 
le  temps,  et  l'entraînait  toujours  vers  la  voiture. 
Cette  impatience  me  déplut  ;  je  pris  l'autre  bras  de 
monsieur  de  Sénange,  et  lui  servant  de  contre-poids, 
je  m'arrêtais  avec  égard  dès  qu'il  paraissait  vouloir 
écouter  ou  répondre.  J'espérais  que  cette  attention 
rappellerait  le  respect  d'Adèle,  mais  l'étourdie  ne 
s'en  aperçut  même  pas.  —  Elle  répétait  sans  cesse  : 
Dépêchons-nous  donc,  venez  donc,  allons-nous-en 
vite;  enfin  ,  son  mari  la  suivit  et  nous  montâmes  en 


Ai>i:u-    de  séw\(;i:.  <W 

voilure.  Ah  !  un  vieillard  qui  épouse  une  jeune  per- 
sonne doit  se  résigner  à  finir  sa  vie  avec  un  enfant 
ou  avec  un  maître  ;  trop  heureux  encore  quand  elle 
n'est  pas  l'un  et  V autre!  Cependant  Adèle  fut  plus 
aimable  pendant  le  chemin.  Il  est  vrai  qu'elle  ne 
cessa  de  parler  des  plaisirs  dont  elle  allait  jouir -,  mais 
au  moins  y  joignait-elle  un  sentiment  de  reconnais- 
sance ,  et  elle  lui  disait  je  serai  heureuse  ,  comme  on 
dit  je  vous  remercie.  Je  commençais  à  lui  pardon* 
ner,  peut-être  même  à  la  trouver  trop  tendre  ,  lors- 
que nous  arrivâmes  à  Neuilly.  Imaginez,  Henri ,  le 
plus  beau  lieu  du  monde,  quelle  ne  regarda  même 
pas  ;  mais  une  avenue  magnifique  ,  une  maison  qui 
partout  serait  un  château  superbe  ,  rien  de  tout  cela 
ne  la  frappa.  Elle  traversa  les  cours,  les  apparte- 
nons sans  s'arrêter,  et  comme  elle  aurait  fait  sur  un 
grand  chemin.  Ce  qui  était  à  eux  deux  ne  lui  pa- 
raissait plus  suffisamment  à  elle.  C'était  â  son  île 
qu'elle  allait;  c'était  là  seulement  qu'elle  se  croirait 
arrivée;  mais  comme  il  était  trois  heures,  monsieur 
de  Sénange  voulut  dîner  avant  d'entreprendre  cette 
promenade.  Adèle  fut  très-contrariée,  et  le  montra 
beaucoup;  car  elle  alla  même  jusqu'à  dire  que 
n'ayant  pas  faim  ,  elle  ne  se  mettrait  pas  à  table,  et 
qu'ainsi  elle  pourrait  se  promener  toute  seule  et  tout 
de  suite. — Monsieur  de  Sénange  prit  un  peu  d  hu- 
meur. «  Et  vous,  mylord  ,  me  dit-il,  voudrez-vous 
bien  me  tenir  compagnie  ?  —  Oui ,  assurément ,  lui 
répondis-je,  et  j'espère  que  madame  de  Sénange 
nous  attendra  ,  pour  que  nous  soyons  témoins  de  sa 


40  ADELE    DE    SE\A1\GE. 

joie  à  la  vue  d'une  première  propriété.  —  Ah!  re- 
prit son  mari,  j'en  aurais  joui  plus  qu'elle!  »  — 
Adèle  sentit  son  tort,  baissa  les  yeux ,  et  alla  se  met- 
Ire  à  une  fenêtre  ;  elle  y  resta  jusqu'au  moment  où 
Ton  vint  avertir  qu'on  avait  servi.  J'offris  mon  bras  à 
monsieur  de  Sénange,  car  sa  goutte  l'oblige  toujours 
à  en  prendre  un. — Elle  nous  suivit  en  silence,  et  notre 
dîner  se  passa  assez  tristement.  Adèle  ne  me  regarda, 
ni  ne  me  parla.  En  sortant  de  table,  monsieur  de 
Sénange  nous  dit  qu'il  était  fatigué  et  voulait  se  re- 
poser ;  il  nous  pria  d'aller  sans  lui  à  celte  fameuse 
île.  «  Adèle,  ajouta-t-il  avec  bonté,  nous  avons  eu 
un  peu  d'humeur;  mais  vous  êtes  un  enfant ,  et  je 
dois  encore  vous  remercier  de  me  le  faire  oublier 
quelquefois.  »  —  Elle  avoua  qu'elle  avait  été  trop 
vive ,  lui  en  fit  les  plus  touchantes  excuses  ,  et  parut 
désirer  de  bonne  foi  d'attendre  son  réveil  pour  se 
promener.  Il  ne  le  voulut  pas  souffrir.  Elle  insista; 
mais  il  nous  renvoya  tous  deux,  et  nous  partîmes 
ensemble. 

Nous  marchâmes  long-temps,  l'un  auprès  de  l'au- 
tre, sans  nous  parler.  Elle  gagna  le  bord  de  la  ri- 
vière, et  s'asseyant  sur  l'herbe,  en  face  de  son  île, 
elle  me  dit  :  «  J'ai  été  bien  maussade  aujourd'hui , 
et  vous  m'avez  paru  un  peu  austère.  Au  surplus, 
continua-t-elle  en  riant ,  je  dois  vous  en  remercier  : 
il  est  bien  satisfaisant  de  trouver  de  la  sévérité  lors- 
qu'on n'attendait  que  de  la  politesse  et  de  la  com- 
plaisance. » — Cette  plaisanterie  me  déconcerta,  et  je 
pensai  qu'effectivement  elle  avait  dû  me  trou-ver  un 


ADÈLE    DE    SENANGE,  41 

censeur  fort  ridicule.  Elle  ajouta  :  «Je  me  punirai, 
car  j'attendrai  que  monsieur  de  Sénange  puisse  venir 
avec  nous  pour  jouir  de  ses  bienfaits.  Je  suis  trop 
heureuse  d'avoir  un  sacrifice  à  lui  faire.  »  —  Cette 
dernière  phrase  fut  dite  de  si  bonne  grâce,  que  je  me 
reprochai  plus  encore  ma  pédanterie.  «  Si  vous  sa- 
viez, lui  dis-je,  combien  vous  me  paraissez  près 
de  la  perfection ,  vous  excuseriez  ma  surprise  lors- 
que je  vous  ai  vu  un  mouvement  d'impatience  que , 
dans  une  autre,  je  n'eusse  pas  même  remarqué.  » 

—  «  N'en  parlons  plus ,  »  me  répondit-elle  en  se  le- 
vant ;  elle  regarda  l'autre  côté  du  rivage,  comme  elle 
aurait  regardé  un  objet  chéri,  et  le  salua  de  la  tête, 
en  disant:  «  A  demain,  aujourd'hui  j'ai  besoin  d'une 
privation  pour  me  raccommoder  avec  moi-même.))  — 
Elle  s'en  revint  gaiement  :  monsieur  de  Sénange  ve- 
nait de  s'éveiller  lorsque  nous  rentrâmes.  Adèle  fut 
charmante  le  reste  de  la  journée,  et  lui  montra  une  si 
grande  envie  de  réparer  son  étourderie ,  que  sûre- 
ment il  l'aime  encore  mieux  qu'il  ne  l'aimait  la  veille. 

—  Quant  à  moi ,  Henri ,  je  resterai  ici ,  au  moins 
jusqu'à  ce  que  monsieur  de  Sénange  m'ait  appris  les 
raisons  qui  le  portent  à  me  témoigner  un  si  touchant 
intérêt  et  à  me  traiter  avec  tant  de  bonté. 


LETTRE  XII.  —  Neuilly,  ce  18  juillet. 

Enfin,  elle  a  pris  possession  de  son  île.  Hier  ma- 
tin nous  nous  réunîmes,  à  neuf  heures,  pour  dé- 

4. 


42  ADELE    DE    SÉiVWGE. 

jeûner.  Monsieur  de  Sénange  avait  l'air  plus  satisfait 
qu'il  ne  me  Pavait  encore  paru.  La  joie  brillait  dans 
Jes  yeux  d'Adèle,  mais  elle  tâchait  de  ne  montrer  au- 
cun empressement  -,  seulement  elle  ne  mangea  près- 
que  point.  Pour  moi,  je  pris  une  tasse  de  thé;  et 
comme  il  faut,  je  crois ,  que  je  sois  toujours  incon- 
séquent, du  moment  qu'Adèle  montra  une  défé- 
rence respectueuse  pour  son  mari ,  je  commençai  à 
le  trouver  d'une  lenteur  insupportable.  Sa  main 
soulevait  sa  tasse  avec  tant  de  peine  ;  il  regardait  si 
attentivement  chaque  bouchée,  la  retournait  de  tant 
de  manières  avant  de  la  manger,  faisait  de  si  longues 
pauses  entre  un  morceau  et  l'autre  ,  que  j'éprouvais 
encore  plus  d'impatience  qu'elle  n'en  avait  eu  la 
veille.  Si  elle  avait  pu  lire  dans  mon  cœur,  elle  au- 
rait été  bien  vengée  de  ma  sévérité.  Après  une  mor- 
telle heure,  son  déjeûner  finit.  11  s'assit  dans  un 
grand  fauteuil  roulant,  et  ses  gens  le  traînèrent  jus- 
qu'au bord  de  la  rivière.  Pour  Adèle,  elle  y  alla 
toujours  sautant,  courant,  car  sa  jeunesse  et  sa 
joie  ne  lui  permettaient  pas  de  marcher.  —  Arrivés 
auprès  du  bateau ,  nous  eûmes  bien  de  la  peine  à  y 
faire  entrer  monsieur  de  Sénange  ;  et  c'est  là  que  la 
vivacité  d'Adèle  disparut  tout-à-coup.  Avec  quelle 
attention  elle  le  regarda  monter!  Que  de  prévoyance 
pour  éloigner  tout  ce  qui  pouvait  le  blesser  !  Quelles 
craintes  que  le  bateau  ne  fût  pas  assez  bien  attaché  ! 
Et  moi,  qui  suis  tous  ses  mouvemens,  qui  voudrais 
deviner  toutes  ses  pensées,  quel  plaisir  je  ressenlis 
lorsque  approchés  de  l'autre  bord  ,  le  pied  dans  son 


ADELE    DF    SKWNTir.  43 

Ile,  je  lui  vis  la  même  occupation  ,  les  mêmes  soins, 
les  mômes  inquiétudes ,  jusqu'à  ce  que  monsieur  de 
Sénange  fût  replacé  dans  son  fauteuil,  et  pût  recom- 
mencer sa  promenade.  Alors  elle  nous  quitta ,  et  se 
mit  à  courir  sans  que  ni  la  voix  de  son  mari ,  ni  la 
mienne,  pussent  la  faire  revenir.  Je  la  voyais  à  tra- 
vers les  arbres,  tantôt  se  rapprochant  du  rivage, 
tantôt  rentrant  dans  les  jardins  ;  mais  en  quelque 
lieu  qu'elle  s'arrêtât ,  c'était  toujours  pour  en  cher- 
cher un  plus  éloigné.  Quoique  j'eusse  bien  envie  de 
la  suivre,  je  ne  quittai  point  monsieur  de  Sénange. 
II  fît  avancer  son  fauteuil  sous  de  très-beaux  peu- 
pliers qui  bordent  la  rivière,  et  renvoyant  ses  gens  , 
il  me  dit  qu'il  était  temps  que  je  susse  les  raisons 
qui  lui  donnaient  de  l'intérêt  pour  moi.  —  «  Mon 
jeune  ami ,  il  faut  que  vous  me  pardonniez  de  vous 
parler  de  mon  enfance,  me  dit  il  ;  mais  elle  a  tant 
influé  sur  le  reste  de  ma  vie,  que  je  ne  puis  rrfem- 
pêcher  de  vous  en  dire  quelques  mots.  Ne  vous  ef- 
frayez pas ,  si  je  commence  mon  histoire  de  si  loin  , 
je  tâcherai  de  vous  ennuyer  le  moins  possible. 

»  Mon  père  n'estimait  que  la  noblesse  et  l'argent, 
et  peut-être  ne  me  pardonnait-il  d'être  l'héritier  de 
sa  fortune  que  parce  que  j'étais  en  même  temps  le 
représentant  de  ses  titres.  J'avais  perdu  ma  mère 
en  naissant-,  et  toute  ma  première  enfance  se  passa 
avec  des  gouvernantes  sans  jamais  voir  mon  père. 
A  sept  ans  il  me  mit  au  collège ,  dont  je  ne  sortais 
que  la  veille  de  sa  fête  et  le  premier  jour  de  Tan  pour 
lui  offrir  mon  respect,  Les  parons  ne  saveni  pas  ce 


44  ADÈLE    DE    SENANGE. 

qu'ils  perdent  de  droits  sur  leurs  enfans,  eu  ne  les 
élevant  pas  eux-mêmes.  L'habitude  de  leur  devoir 
tous  ses  plaisirs  ,  d'obéir  aveuglément  à  toutes  leurs 
volontés ,  laisse  un  sentiment  de  déférence  qui  ne 
s'efface  jamais  et  que  j'étais  bien  éloigné  d'éprouver. 
Je  ne  voyais  dans  mon  père  qu'un  homme  que  le 
hasard  avait  rendu  maître  de  ma  destinée  et  dont 
aucune  des  actions  ne  pouvait  me  répondre  que  ce 
fût  pour  mon  bonheur.  Le  jour  même  que  je  sortis 
du  collège ,  il  me  fit  entrer  au  service ,  en  me  re- 
commandant d'être  sage,  avec  une  sécheresse  qui 
approchait  de  la  dureté  ;  et  sans  y  joindre  le  moindre 
encouragement,  sans  me  promettre  la  plus  légère 
marque  de  tendresse  si  je  réussissais  à  lui  plaire. 
Aussi ,  à  peine  fus-je  à  mon  régiment  que  j'y  fis  des 
dettes ,  des  sottises  et  que  je  me  battis.  Mon  père 
me  rappela  près  de  lui  ;  il  me  reçut  avec  une  hu- 
meur, une  colère  épouvantable.  Loin  de  me  corriger, 
il  m'apprit  seulement  qu'il  avait  aussi  des  défauts. 
Je  me  mis  à  les  examiner  avec  soin  ;  et  chaque  jour, 
au  lieu  de  l'écouter,  je  le  jugeais  avec  une  sévérité 
impardonnable.  Il  voulut  me  marier,  et,  disait-il, 
m'apprendre  l'économie  :  j'étais  né  le  plus  prodigue 
et  le  plus  indépendant  des  hommes.  Mon  père,  qui 
ne  s'était  jamais  occupé  de  mon  éducation  ,  fut  tout 
étonné  de  me  trouver  des  goûts  différens  des  siens  , 
et  une  résistance  à  ses  ordres  que  rien  ne  put  vain- 
cre. Il  se  fâcha;  je  persistai  dans  mes  refus  :  ils 
le  rendirent  furieux  ;  je  me  révoltai  ;  et  moi ,  que 
plus  de  bonté  aurait  rendu  son  esclave  ,  rien  ne  pou- 


ADÈLE    DE    SÉNWGE.  45 

vait  plus  ni  me  toucher  ni  me  contenir.  J'étais  de- 
venu inquiet,  ombrageux.  Revenait-il  à  la  douceur? 
je  craignais  que  ce  ne  fut  un  moyen  de  me  dominer. 
Sa  sévérité  me  blessait  plus  encore.  Toujours  en 
garde  contre  lui ,  contre  moi  ,  je  le  rendais  fort 
malheureux  ,  et  je  passais  pour  un  très-mauvais  su- 
jet. Je  le  serais  devenu ,  si  un  de  ses  amis  ne  lui 
eût  conseillé  d'éloigner  ce  monstre  qui  faisait  le 
tourment  de  sa  vie.  On  me  proposa  de  sa  part  de 
voyager:  j'acceptai  avec  joie  ,  et  je  choisis  l'Angle- 
terre, parce  que  la  mer  qu'il  fallait  traverser  sem- 
blait nous  séparer  davantage.  La  veille  de  mon  dé- 
part,  je  demandai  la  permission  de  lui  dire  adieu; 
il  refusa  de  me  voir,  et  je  m'en  allai  charmé  de  ce 
dernier  procédé,  car  mes  torts  me  faisaient  désirer 
d'avoir  le  droit  de  me  plaindre. 

»  J'arrivai  à  Calais,  irrité  contre  mon  père  et 
toute  ma  famille.  On  me  dit  qu'un  paquebot ,  loué 
par  mylord  B...,  votre  grand'père,  allait  partir  dans 
l'instant.  Je  lui  fis  demander  la  permission  de  passer 
avec  lui  ;  il  y  consentit.  En  entrant  sur  le  pont,  je 
vis  une  femme  de  vingt-cinq  ans  ,  assise  sur  des  ma- 
telas dont  on  lui  avait  fait  une  espèce  de  lit.  Elle 
nourrissait  un  enfant  de  sept  à  huit  mois ,  qu'elle 
caressait  avec  tant  de  plaisir,  que  je  m'attendris  sur 
moi-même  et  sur  le  malheureux  sort  qui  m'avait 
empêché  de  recevoir  jamais  d'aussi  tendres  soins. 
Quatre  autres  enfans  l'entouraient  :  son  mari  la  re- 
gardait avec  affection  -,  ses  gens  s'empressaient  de  la 
servir;  mais  aucun  ne  parla  français.  Je  tenais,  dans 


4G  ADÈLE    im:    SKXAXC.E. 

ma  main,  une  montre  à  laquelle  était  attachée  une 
fort  belle  chaîne  d'or  avec  beaucoup  de  cacheis  ;  elle 
frappa  un  de  ces  enfans  qu'on  promenait  encore  à  la 
lisière  :  il  se  traîna  vers  moi ,  et  me  tendant  ses  pe- 
tites mains ,  il  semblait  vouloir  attraper  ce  qui  lui 
paraissait  si  brillant.  Je  descendis  la  chaîne  à  sa 
portée,  et  la  faisant  sauter  devant  lui,  je  rélevais 
dès  qu'il  était  près  de  la  saisir.  Sa  mère  nous  regar- 
dait avec  un  sourire  inquiet  ;  je  voyais  bien  qu'elle 
craignait  que  je  ne  prolongeasse  ce  jeu  jusqu'à  la 
contrariété.  Touché  d'une  si  tendre  sollicitude,  je 
pris  cet  enfant  dans  mes  bras,  je  lui  donnai  ma 
montre  pour  jouer  ;  et  croyant  que,  puisqu'on  n'a- 
vait pas  parlé  français  ,  on  ne  devait  pas  l'entendre, 
je  lui  dis  tout  haut ,  en  l'embrassant  :  Ah  !  que  tu 
es  heureux  d'avoir  encore  une  mère  !  La  sienne  me 
regarda,  et  je  vis  qu  elle  m'avait  compris.  Son  père, 
qui  jusque-là  ne  m'avait  pas  remarqué,  se  rapprocha 
de  moi ,  ne  me  parla  point  du  sentiment  de  tristesse 
qui  m'était  échappé ,  mais  me  fit  de  ces  questions 
qui  ne  signifient  que  le  désir  de  commencer  à  se  con- 
naître. —  Je  lui  répondis  avec  politesse  et  réserve. 
Pendant  ce  peu  de  mots  ,  l'enfant  que  je  tenais  en- 
core,  jeta  ma  montre  par  terre  de  toute  sa  force  ,  et 
se  pencha  aussitôt  pour  la  reprendre.  Elle  n'était 
pas  cassée  ;  je  la  lui  rendis  avant  que  sa  mère  eut  eu 
le  temps  de  me  faire  aucune  excuse.  Je  vis  que  cette 
complaisance  m'avait  attiré  toute  son  affection  ,  et 
sûrement  nous  étions  amis  avant  de  nous  être  parlé. 
Elle  me  pria  de  lui  rapporter  son  (Mitant.  —  Hélas  î 


ADELE    DE    SEM ANGE.  Al 

celte  petite  enfant  s'est  mariée  depuis  à  votre  père , 
et  est  morte  en  vous  donnant  le  jour  ;  je  ne  pensais 
pas  alors  que  je  lui  survivrais  si  long-temps.  — J'en- 
tendis, au  son  de  voix  de  lady  B...,  qu'elle  la  gron- 
dait en  anglais ,  en  lui  ôtant  ma  montre.  La  petite 
iillc  se  mit  à  pleurer  ;  mais,  sans  lui  céder,  sa  mère 
essaya  de  la  distraire;  elle  lui  montra  d'autres  ob- 
jets qui  fixèrent  son  attention,  et  l'enfant  riait  déjà 
que  ses  yeux  étaient  encore  pleins  de  larmes.  — 
Lady  B...  me  pria  de  lui  cacher  ma  montre,  car, 
me  dit-elle ,  il  est  encore  plus  dangereux  de  leur 
donner  des  peines  inutiles  que  de  les  gâter  par  trop 
d'indulgence. 

»  Je  me  remis  à  causer  avec  le  mari.  Cependant 
le  vent  devint  si  fort  que  nous  fumes  obligés  de  des- 
cendre dans  la  chambre:  il  augmenta  toujours,  et 
bientôt  nous  fûmes  en  danger...  Mais  je  finirai  le 
reste  une  autre  fois,  car  voici  madame  de  Sénange; 
elle  va  jeudi  passer  la  journée  à  son  couvent  ;  si  cela 
ne  vous  ennuyait  pas  trop,  nous  dînerions  ensem- 
ble. ))  —  Je  n'eus  que  le  temps  de  l'assurer  que  je 
serais  très-aise  de  rester  avec  lui. 

Adèle  nous  rejoignit  extrêmement  fatiguée  de  sa 
promenade  \  elle  était  enchantée  de  ce  qu'elle  avait 
vu,  et  cependant  ne  parlait  que  de  tout  changer. 
Monsieur  de  Sénange  avait  du  monde  à  dîner,  nous 
rentrâmes  bien  vite  pour  nous  habiller. 

Je  restai  fort  occupé  de  tout  ce  qu'il  venait  de  me 
raconter.  Je  me  demandais  comment  tous  les  pères 
voulant  conduire  leurs  enfans ,  il  y  en  a  si  peu  qui 


48  ADÈLE    DE    SEiXWGE. 

imaginent  d'être  pour  eux  ce  qu'on  est  pour  ses  amis, 
pour  toutes  les  liaisons  auxquelles  on  attache  du 
prix  ?  L'enfance  compare  de  si  bonne  heure  ,  qu'il 
est  nécessaire  d'être  aimable  pour  elle.  Il  faut  lui 
paraître  le  meilleur  des  pères,  pour  pouvoir  se  faire 
craindre  sans  risquer  un  moment  d'être  moins  aimé. 
Alors,  on  n'a  pas  besoin  de  présenter  toujours  la  re- 
connaissance comme  un  devoir  ;  elle  devient  un  sen- 
timent,  et  les  obligations  en  sont  mieux  remplies. 
Adieu ,  mon  cher  Henri  ;  je  vous  écrirai  aussitôt 
que  monsieur  de  Sénange  aura  fini  de  m'apprend re 
ce  qui  le  concerne. 


LETTRE  XHI.  —  Neuilly,  ce  21  juillet. 

Adèle  est  partie  ce  matin  de  fort  bonne  heure  pour 
son  couvent.  Je  suis  resté  seul  avec  monsieur  de  Sé- 
nange. Je  sentais  une  sorte  de  plaisir  à  la  rempla- 
cer dans  les  soins  qu'elle  lui  rend.  Aussitôt  après 
diner,  je  l'ai  conduit  sur  une  terrasse  qui  est  au  bord 
de  la  Seine  ;  ses  gens  nous  ont  apporté  des  fauteuils, 
et  il  a  continué  son  histoire. 

«  Je  ne  vous  ferai  point ,  m'a-t-il  dit ,  le  délai) 
des  dangers  que  nous  courûmes.  J'en  fus  peu  effrayé; 
non  qu'un  excès  de  courage  m'aveuglât  sur  notre 
situation  ou  m'y  rendit  insensible,  mais  j'étais  si 
occupé  de  la  terreur  dont  cette  jeune  femme  était 
saisie  !  Elle  regardait  ses  enfans  avec  tant  d'amour  ! 
elle  les  prenait  dans  ses  bras  et  les  pressait  contre 


ADELE    DE    SE N ANGE.  49 

son  cœur,  comme  si  elle  eût  pu  les  sauver  ou  les  dé- 
fendre. Je  ne  tremblais  que  pour  elle  ,  et  je  suis  sur 
qu'un  grand  intérêt  non-seulement  empêche  la 
crainte,  mais  distrait  de  la  douleur  même  ;  car  après 
que  le  premier  danger  fut  passé  ,  je  m'aperçus  que 
je  m'étais  fait  une  forte  contusion  à  la  tête  ,  sans 
que  j'aie  pu  alors  me  rappeler  ni  où  ni  comment. 

))  Quand  nous  fûmes  un  peu  plus  tranquilles,  my- 
lord  B...  vint  à  moi ,  et  me  jura  une  amitié  que 
rien,  disait-il,  ne  pouvait  plus  détruire.  Effective- 
ment ,  dans  ces  momens  de  trouble ,  on  se  montre 
tel  que  Ton  est  ;  et  peut-être  me  savait-il  gré  de  n'a- 
voir  pas  un  instant  pensé  à  moi-même.  Pour  lui, 
toujours  froid  ,  toujours  raisonnable ,  il  s'occupait 
de  sa  femme  avec  le  regret  de  la  voir  souffrir,  mais 
sans  rien  prévoir  de  ce  qui  pouvait  la  soulager,  ou 
tromper  son  inquiétude.  Nous  arrivâmes  à  Douvres 
le  lendemain  au  soir.  Lady  B  ..  avait  à  peine  la  force 
de  marcher  :  on  la  porta  jusqu'à  l'auberge  ,  où  elle 
se  coucha  ,  et  je  ne  la  revis  plus  du  reste  de  la  jour- 
née. Son  mari  vint  me  retrouver,  nous  soupàmes 
ensemble.  Pendant  le  repas ,  m'ayant  entendu  dire 
qu'aucune  affaire  ne  m'appelait  directement  à  Lon- 
dres et  que  la  curiosité  ne  m'y  attirait  même  pas  ,  il 
me  proposa  d'aller  passer  qir  Iques  semaines  dans  leur 
terre  ,  qui  n'était  qu'à  une  petite  distance  de  cetle 
ville.  J'y  consentis  avec  un  sentiment  de  répugnance 
que  je  ne  pouvais  m'expliquer,  et  qui  me  tourmen- 
tait malgré  moi.  Je  cro;s  que  le  cœur  pressent  tou- 
jours les  peines  qu'il  doit  éprouver.  Cependant,  au- 

5 


50  ADULE    DL    SÉiWNGL. 

cutic  bonne  raison  ne  se  présentant  pour  juslilier 
mon  refus ,  j'acceptai ,  par  cette  sorte  d'embarras 
qui  est  une  suite  naturelle  de  la  manière  dont  on 
m'avait  élevé.  Il  fut  décidé  que  nous  partirions  le 
lendemain  de  bonne  heure.  Je  me  retirai  dans  ma 
chambre ,  contrarié  ;  je  fus  long-temps  sans  pouvoir 
m'endormir.   Je  m'éveillai  de  mauvaise  humeur  : 
j'étais  fâché  de  le  suivre ,  je  l'aurais  été  encore  plus 
de  rester.  Lady  B...  m'attendait  ;  elle  me  fit  les  plus 
touchans  remercîmens  pour  les  soins  que  je  lui  avais 
rendus,  et  me  présentante  ses  enfans,  elle  leur  dit  de 
m'aimer,  parce  que  je  serais  toujours  l'ami  de  leur 
père  et  le  sien .  Je  les  embrassai  tous,  et  après  le  déjeu- 
ner nous  partîmes.  Je  montai  dans  sa  voiture,  les 
enfans  allèrent  dans  la  mienne.  Je  ne  vous  ferai  point 
la  description  de  la  terre  de  lord  B...  ;  vous  devez 
la  connaître  aussi  bien  que  moi ,  mais  pas  mieux, 
ajouta-t-il,  car  c'est  le  temps  de  ma  vie,  peut-être 
le  seul ,  dont  j'aie  parfaitement  conservé  le  souve- 
nir. Depuis  le  premier  moment  où  j'aperçus  lady 
B.».  jusqu'au  jour  où  je  m'éloignai  d'elle,  il  n'est 
pas  un  instant  dont  je  ne  me  souvienne.  11  semble 
que  ce  soit  un  temps  séparé  du  reste  de  ma  vie  j 
avant,  après,  j'ai  beaucoup  oublié;  mais  tout  ce 
qui  la  regarde  m'est  présent,  et  cher.  Ce  que  je  ne 
saurais  vous  rendre,  c'est  l'espèce  de  charme  qui  ré- 
gnait autour  d'elle ,  et  qui  faisait  que  tout  ce  qui 
rapprochait  paraissait  heureux  :  une  réunion  de  qua- 
lités telles  ,  que  j'ai  mille  fois  entendu  faire  son  éloge, 
et  presque  toujours  d'une  manière  différente;  mais 


\ni:u:  de  si;\\\<;i;.  5t 

tous  la  louaient ,  car  il  semblait  qu'elle  eut  particu- 
lièrement ce  qui  plaisait  à  chacun. 

»  Cependant,  j'étais  clans  une  si  triste  disposi- 
tion d'esprit,  que  les  premiers  jours  je  fus  peu  frappé 
de  tout  le  mérite  de  lady  B....  Insensiblement,  je 
me  sentis  attiré  près  d'elle  ,  et  je  l'aimais  déjà  beau- 
coup sans  avoir  pensé  à  l'admirer.  Les  premiers  jours 
que  je  fus  chez  elle,  je  me  promenais  seul  ;  et  lors- 
que le  hasard  me  faisait  trouver  avec  du  monde,  je 
restais  dans  le  silence ,  sans  chercher  à  plaire ,  ni 
souhaiter  d'être  remarqué.  Le  mari ,  les  entours  de 
lady  B...,  devaient  dire  de  moi  que  j'étais  ennuyeux 
et  sauvage  ;  elle  seule  devina  que  j'avais  des  cha- 
grins et  une  timidité  excessive.  Elle  essaya  de  me 
rapprocher  d'elle  et  de  me  faire  parler,  en  me  ques- 
tionnant sur  les  objets  qu'elle  connaissait  sûrement- 
aussi  ne  lui  répondis-je  que  des  demi-mots,  qui  ne 
faisaient  que  m'embarrasser  davantage.  Sa  bonté  lui 
fît  sentir  qu'il  fallait  d'abord  m'accoutumer  à  elle 
avant  d'obtenir  ma  confiance.  Elle  me  proposa  de 
raccompagner  dans  ses  promenades  ;  dès  le  lende- 
main, je  commençai  à  la  suivre.  Elle  me  fit  faire  le 
tour  de  son  parc,  et,  passant  devant  un  temple  qu'elle 
avait  fait  bâtir,  elle  en  prit  occasion  de  me  parler  de 
la  complaisance  de  son  mari  pour  ses  goûts ,  et  de  sa 
reconnaissance.  De  ce  jour,  sans  me  rien  dire  que  ce 
qu'elle  aurait  permis  que  tout  le  monde  sût,  elle  me 
traita  avec  un  air  de  confiance  et  d'estime  qui  m'en- 
traînait et  me  flattait.  C'est  toujours  en  me  parlant 
d'elle-même  que  peu  à  peu  elle  m'amena  à  oser  lui 


52  ADELE    DE    SÉMXGE. 

confier  mes  peines.  Alors  elle  me  donna  toute  son  at- 
tention 5  elle  m'écoutait  avec  intérêt ,  me  question- 
nait sans  curiosité  ,  et  finit  par  m'inspirer  le  besoin 
d'être  toujours  avec  elle  et  de  lui  tout  dire.  Je  trou- 
vai en  elle  les  avis  et  les  consolations  d'une  amie  éclai- 
rée, une  politesse  dans  le  langage  qui  aurait  rappelé 
le  respect  au  plus  audacieux,  et  une  bienveillance 
dans  les  manières  qui  attirait  toutes  les  affections.  Je 
lui  parlai  de  mon  père  avec  amertume;  elle  me  plai- 
gnit d'abord  ;  mais  bientôt,  reprenant  sur  moi  l'as- 
cendant qu'elle  devait  avoir,  sans  se  donner  la  peine 
d'examiner  si  mon  père  avait  usé  de  trop  de  rigueur, 
peu  à  peu  elle  me  conduisit  à  penser  que  les  torts 
des  autres  deviennent  un  titre  à  l'estime  lorsqu'ils 
n'influent  point  sur  notre  conduite  ,  mais  ne  sont  ja- 
mais une  excuse  lorsqu'ils  nous  irritent  au  point  de 
nous  rendre  repréhensibles.  Enfin,  elle  sut  prendre 
tant  d'empire  sur  mon  esprit ,  que  je  n'avais  plus 
une  seule  idée  qu'elle  ne  devinât.  Elle  lisait  sur  ma 
figure ,  rectifiait  toutes  mes  opinions ,  et  fit  de  moi 
l'homme  bon  et  honnête  qui  n'a  jamais  pensé  à  elle 
sans  devenir  meilleur,  et  qui ,  depuis  qu'il  l'a  con- 
nue ,  peut  se  dire  qu'il  n'existe  pas  une  seule  per- 
sonne à  qui  il  ait  fait  un  moment  de  peine. 

»  Je  commençais  à  me  trouver  parfaitement  heu- 
reux ;  j'adorais  lady  B...  comme  les  sauvages  ado- 
rent le  soleil  ;  je  la  cherchais  sans  cesse.  Mon  père 
ne  m'avait  point  appris  à  cacher  mes  sentimens  sous 
ces  formes  qui  donnent  aux  hommes  et  aux  choses 
un  poli  qui  les  rend  tous  semblables  :  je  ne  vivais 


ADÈLE    DE    SE N ANGE.  53 

que  pour  elle  ,  je  n'aimais  qu'elle,  et  il  n'était  que 
trop  facile  de  s'en  apercevoir.  Mylord  B. . .  ne  parais- 
sait plus  chez  sa  femme  qu'aux  heures  des  repas  ;  il 
parlait  fort  peu  ,  et  moins  à  moi  qu'à  personne.  Je 
le  remarquai  sans  m'en  embarrasser  ;  mais  je  la 
voyais  souvent  pensive ,  et  cela  m'inquiétait  vive- 
ment. 

)>  Un  jour,  après  dîner  ,  au  lieu  de  rester  dans  le 
salon  avec  ses  enfans  ,  elle  suivit  son  mari  9  et  ne  re- 
parut plus  du  reste  de  la  journée.  Le  soir,  à  l'heure 
du  souper,  ils  vinrent  tous  deux  se  mettre  à  table. 
Je  la  trouvai  fort  pâle,  et  je  vis  qu'elle  avait  beau- 
coup pleuré  ;  j'en  fus  si  bouleversé ,  que  je  ne  cessai 
de  la  regarder  sans  m'apercevoir  combien  cette  at- 
tention était  inconvenante.  Je  ne  pensai  plus  au  sou- 
per, j'oubliai  de  déployer  ma  serviette  ;  elle  ne  man- 
gea pas  non  plus.  Lord  B...  ne  soupait  jamais  ,  et, 
au  bout  de  dix  minutes  ,  je  l'entendis  qui  poussait 
sa  chaise  avec  humeur,  en  disant  que  puisque  per- 
sonne n'avait  appétit ,  il  était  inutile  de  rester  à  table 
plus  long-temps.  — Lady  B...,  toujours  douce,  tou- 
jours occupée  des  autres ,  vint  me  dire  qu'une  forte 
migraine  la  forçait  à  se  retirer  de  bonne  heure,  mais 
qu'elle  me  priait  de  la  suivre  le  lendemain  à  sa  pro- 
menade du  matin.  Je  la  regardai  sans  lui  répon- 
dre ,  car  je  ne  pensais  qu'à  deviner  ce  qui  pouvait 
l'avoir  affligée.  Elle  me  quitta ,  et  ils  s'en  allèrent 
ensemble.  Je  regagnai  ma  chambre,  où,  pour  la 
première  fois ,  je  connus  à  quel  point  je  l'aimais.  Je 
passai  toute  la  nuit  sans  me  coucher.  J'avais  beau 

5. 


54  Adèle  de  sénange. 

chercher,  me  creuser  la  tête,  je  ne  concevais  rien  à 
sa  douleur,  et,  me  perdant  en  conjectures ,  je  ne 
sentais  bien  clairement  que  le  chagrin  de  lui  savoir 
des  peines  ,  et  le  désir  de  donner  ma  vie  pour  la  voir 
heureuse. 

)>  Dès  que  le  jour  parut ,  j'allai  me  promener 
jusqu'à  l'heure  où  elle  descendait  ordinairement; 
alors,  ne  la  trouvant  point  dans  le  salon ,  je  mon- 
tai la  chercher  chez  ses  enfans.  Leur  chambre 
était  ouverte  -,  je  m'arrêtai  en  voyant  lady  B...  as- 
sise, le  dos  tourné  à  la  porte,  ayant  ses  quatre 
enfans  à  genoux  devant  elle  \  le  cinquième ,  qu'elle 
nourrissait  encore,  était  sur  ses  genoux.  Ces  en- 
fans faisaient  leur  prière  du  matin.  Lorsqu'ils  eu- 
rent prié  pour  la  santé  de  leur  père  et  de  leur  mère, 
elle  leur  dit  :  «  Demandez  aussi  à  Dieu  que  mon- 
sieur de  Sénange  ,  qui  a  eu  tant  de  soin  de  vous 
pendant  la  tempête  ,  n'éprouve  aucun  accident  pour 
son  retour.»  — Elle  prit  les  deux  petites  mains  de  ce 
dernier  enfant ,  les  joignit  dans  les  siennes  ,  en  le- 
vant les  yeux  au  ciel,  et  sembla  s'unir  à  leur  prière. 
Je  n'avais  pas  encore  pensé  à  mon  départ  ;  jugez  de 
ce  que  je  devins,  lorsque  je  l'entendis  parler  de 
voyage.  Elle  me  trouva  encore  appuyé  sur  la  porte  ; 
je  ne  pouvais  revenir  de  mon  saisissement.  Elle  de- 
vina que  je  l'avais  entendue,  et  m'emmena  dans  les 
jardins.  Je  la  suivis  sans  lui  parler  ;  elle  garda  aussi 
quelque  temps  le  même  silence  ,  puis  le  rompit  tout 
à  coup ,  et  me  pria  de  l'écouter  avec  attention  et  sans 
l'interrompre.  «  Lorsque  je  vous  rencontrai,  me 


ADELE    DE    SENANOE.  55 

dit-elle ,  je  fus  sensible  à  l'intérêt  que  je  vous  vis 
témoigner  à  mes  enfans  ,  et  dès-lors  vous  m'en  inspi- 
râtes un  réel.  Le  danger  que  nous  courûmes  ensem- 
ble et  votre  sensibilité  l'augmentèrent  encore  -:  mais 
la  mélancolie  qui  vous  dominait  lorsque  vous  vîntes 
ici  me  toucha  davantage.  La  première  peine,  le  pre- 
mier revers  influe  si  essentiellement  sur  le  reste  de 
la  vie  !  Je  craignais  que ,  livré  à  vous-même ,  seul 
sur  une  terre  étrangère ,  vous  ne  pussiez  résister  à 
cette  grande  épreuve  ,  et  je  vous  voyais  près  de  vous 
laisser  abaltre  par  le  malheur,  au  lieu  de  chercher  à 
le  surmonter.  Je  ne  connaissais  pas  la  cause  de  vos 
chagrins,  j'essayai  de  pénétrer  dans  votre  cœur3  et 
Vous  me  devîntes  vraiment  cher.  Vous  savez  si  je  ne 
vous  ai  pas  toujours  donné  les  conseils  que  je  vou- 
drais que  mes  fils  reçussent  de  vous.  Quel  plaisir  je 
ressentais  lorsque  j'avais  adouci  votre  caractère, 
rendu  vos  idées  plus  justes,  vos  dispositions  plus 
heureuses  !  Mais  ce  bonheur  si  innocent  a  été  mal 
interprété  :  on  m'accuse  d'avoir  pour  vous  des  sen- 
timens  plus  tendres....  »  —  Àh!  que  je  serais  heu-- 
reux!  m'écriai-je.  —  «  Ne  m'interrompez  pas,  »  me 
dit-elle  sévèrement  ;  et  reprenant  bientôt  sa  bonté, 
sa  bienveillance  ordinaire,  elle  ajouta:  «  Mon  mari 
en  a  pris  de  l'ombrage  sans  que  je  m'en  sois  doutée  : 
hier,  il  m'a  avoué  le  tourment  qu'il  éprouve,  et  je 
lui  ai  promis  que  vous  partiriez  aujourd'hui....  »  — 
Non,  par  pitié,  non,  lui  dis -je  en  prenant  ses 
mains  dans  les  miennes.  Que  deviendrai-je!  je  suis 
tout  seul  au  monde  !  —  «  Si  même  je  m'oubliais  jus- 


56  ADÈLE    DE    SÉIVANGE. 

qu'à  permettre  que  vous  restassiez  près  de  moi,  vous 
ne  pouvez  y  demeurer  toujours  \  rendons  notre  sé- 
paration utile  à  tous  deux  ,  car  vous  ne  voudriez  pas 
faire  le  malheur  de  ma  vie  en  troublant  le  repos  de 
lord  B....  Allons,  mon  jeune  ami,  du  courage,  vos 
chevaux  vous  attendent. ...  »  —  Comment ,  mes  che- 
vaux! Et  qui  les  a  demandés?... — «Moi.  Ma  tendre 
amitié  a  voulu  vous  éviter  les  préparatifs  d'une  sé- 
paration trop  affligeante  pour  nous....  »  Et  détour- 
nant ses  yeux  pleins  de  larmes,  elle  se  leva.  J'étais 
si  frappé ,  je  m'attendais  si  peu  à  ce  prompt  éloigne- 
ment,  qu'il  ne  me  vint  aucune  objection;  d'ailleurs, 
je  ne  savais  que  lui  obéir. 

»  Elle  regagna  le  château  le  plus  vite  qu'il  lui 
était  possible ,  et ,  montant  aussitôt  avec  moi  dans  la 
chambre  de  ses  enfans,  elle  sembla  devenir  plus  calme 
dans  cet  asile  de  paix  et  d'innocence.  Cependant, 
elle  paraissait  respirer  avec  peine  ;  mais  bientôt ,  re- 
prenant son  empire  sur  elle-même,  elle  me  dit: 
«  Je  ne  sais  quel  pressentiment  m'a  toujours  persua- 
dée que  je  mourrais  jeune.  Assurez-moi  que  si  mes 
fils  se  trouvaient  jamais  dans  votre  pays  ,  comme  je 
vous  ai  rencontré  dans  le  mien  ,  seuls  ,  sans  con- 
seil ,  sans  parens ,  dans  la  jeunesse  ou  clans  le  mal- 
heur, jurez-moi  que,  vous  souvenant  de  leur  mère, 
vous  seriez  leur  ami  et  leur  guide...  » — Ah  !  je  jure 
qu'ils  seront  toujours  ce  que  j'aurai  de  plus  cher  ! 
—  Je  les  embrassai  tous  en  leur  donnant  les  noms 
les  plus  tendres,  et  promettant  solennellement  de  ne 
jamais  les  oublier.  —  «  Ce  n'est  pas  tout  encore. 


ADELE    DE    SENAXGE.  57 

ajouta-f-elle  ;  s'il  est  vrai  que  j'aie  adouci  vos  cha- 
grins ,  que  vous  partagiez  l'amitié  que  vous  m'avez 
inspirée ,  récompensez  mes  soins  en  allant  tout  de 
suite  retrouver  votre  père  ;  promettez-moi  de  le  ren- 
dre heureux,  et  de  vous  y  dévouer  tout  entier.... 
C'est  encore  m'oecuper  de  vous ,  continua-t-elle  en 
soupirant ,  et  vous  prouver  que  je  crois  à  vos  regrets; 
car  il  n'est  de  consolation  pour  les  cœurs  vraiment 
affligés  que  de  s'occuper  du  bonheur  des  autres...  » 

—  Je  tombai  à  ses  pieds,  je  baisai  ses  mains  avec 
respect ,  avec  amour  ;  je  pris  tous  les  engagemens 
qu'elle  me  dicta  ;  et  je  courus  à  ma  voiture  sans  re- 
garder derrière  moi ,  ni  penser  à  faire  mes  adieux  à 
îordB.... 

»  Je  me  hâtai  de  retourner  à  Paris;  j'arrivai  chez 
mon  père  justement  trois  mois  après  l'avoir  quitté.  Il 
ne  m'attendait  pas.  Je  me  présentai  devant  lui  sans 
permettre  qu'on  m'annonçât,  et  sans  lui  donner  le 
temps  de  me  témoigner  son  étonnement  ou  sa  colère. 
«  Mon  père,  lui  dis-je,  j'ai  été  bien  coupable  en- 
vers vous,  mais  je  reviens  pour  vous  consacrer  ma 
vie.  S'il  est  possible,  oubliez  le  passé  :  daignez  m'é- 
prouver ,  je  défie  votre  rigueur  de  surpasser  mon 
respect  et  ma  soumission.  » 

»  Mon  père,  encore  plus  étonné  de  ce  langage 
que  de  mon  arrivée,  me  demanda  à  qui  il  devait  un 
changement  si  inattendu.  Je  lui  racontai  tout  ce 
que  je  viens  de  vous  dire  ;  il  s'attendrit  avec  moi , 
et,  pour  la  première  fois,  m'appela  son  cher  fils. 

—  Jecherchai  à  lui  plaire.  Souvent  je  trouvai  qu'il 


58  \dî:li;  di:  senange. 

me  jugeait  avec  d'anciennes  et  d'injustes  préventions; 
car  les  torls  de  la  jeunesse  laissent  des  impressions 
qu'on  retrouve  long-temps  après  être  corrigé.  Mais 
j'étais  déterminé  à  le  rendre  heureux  ,  et  je  parvins 
à  m'en  faire  aimer.  Je  m'apercevais  du  succès  de 
mes  soins  à  la  tendre  reconnaissance  qu'il  avait  prise 
pour  lady  B...  Je  lui  écrivis  plusieurs  fois  ;  elle  me 
répondait  toujours  avec  la  même  amitié ,  la  même 
raison,  mais  elle  se  plaignait  souvent  de  sa  santé. 
Ses  lettres  devinrent  plus  rares  :  enfin ,  je  reçus  de 
Londres  un  paquet  d'une  écriture  que  je  ne  connais- 
sais pas ,  et  cacheté  de  noir.  Ces  marques  de  deuil 
me  firent  frémir;  je  n'osais  ni  l'ouvrir  ni  m'en  éloi- 
gner. Il  fallut  bien  cependant  connaître  mon  mal- 
heur, et  j'appris  que  lady  B...,  sentant  sa  fin  appro- 
cher ,  avait  chargé  une  femme  de  confiance  d'une 
boite  qu'elle   m'envoyait.    J'y  trouvai   un  petit  ta- 
bleau, sur  lequel  elle  était  peinte  avec  ses  enfans  ;  il 
était  accompagné  d'une  dernière  lettre  d'elle,  plus 
touchante  que  toutes  les  autres,  où,  me  rappelant 
mes  promesses ,  elle  me  bénissait  avec  sa  famille.  Je 
fus  long-temps  très-affligé  ,  et  jamais  je  n'ai  été  con- 
solé. Mon  père  me  proposa  différens  mariages  ;  tou- 
tes les  femmes  me  paraissaient  si  différentes  de  lady 
B...,  que  cette  proposition  me  rendait  malheureux. 
Il  cessa  de  m'en  parler  ,  et  vécut  encore  quelques  an- 
nées. J'eus  la  consolation  de  l'entendre  me  remercier 
en  mourant,  et  mêler  le  nom  de  lady  B...  aux  béné- 
dictions qu'il  me  donnait.  Je  le  regrettai  du  fond  de 
mon  Ame.  Sa  mort  me  rappela    mement  les  torts 


do  ma  jeunesse  cl  tout  ce  que  je  devais  à  cette  femme 
excellente.  Je  vous  remettrai  ces  lettres  et  les  por- 
traits de  votre  famille.  J'avais  quitté  votre  grand- 
père  avec  si  peu  d'égards  ,  que  je  n'osai  jamais  me 
rappeler  à  son  souvenir  ;  mais  je  ne  perdis  point  de 
vue  ses  enfans.  J'appris  avec  intérêt  leur  mariage, 
celui  de  votre  mère,  et  je  vous  assure  que  vous  ren- 
drez mes  derniers  jours  heureux  si  votre  affection 
me  permet  de  remplir  mes  engagemens ,  et  si  vous 
comptez  sur  moi  comme  sur  un  second  père.  »  —  Je 
l'assurai  de  tout  mon  attachement.  — Adieu.  J'ai  la 
main  fatiguée  d'avoir  écrit  si  long-temps.  En  vérité, 
je  commence  à  croire  au  bonheur,  puisque  le  hasard 
m'a  fait  rencontrer  ce  digne  homme. 


LETTRE  XIV,  —  Neuilly,  ce  "2o  juillet. 

Montesquieu  a  dit  que  ,  «  comme  notre  esprit  est 
une  suite  d'idées,  notre  cœur  est  une  suite  de  désirs.» 
Je  l'éprouve  ,  Henri ,  car  ,  depuis  que  je  sais  les  liai- 
sons que  monsieur  de  Sénange  a  eues  avec  ma  fa- 
mille ,  ma  curiosité  n'est  pas  satisfaite  ;  et,  à  présent, 
je  voudrais  apprendre  ce  qui  a  pu  déterminer  un 
homme  si  raisonnable  à  se  marier,  à  son  âge ,  avec 
un  enfant  de  seize  ans  !  car  Adèle  n'est  qu'un  enfant 
dont  les  inconséquences  m'impatientent  souvent , 
moi  qui ,  plus  rapproché  d'elle  ,  n'ai  pas  encore  at- 
teint ma  vingt-troisième  année. 

Elle  est  revenue  de  son  couvent  les  jeux  rouges  -, 


60  ADÈLE    DE    SÉi\Ai\GE. 

a  été  silencieuse  et  triste  le  reste  de  la  soirée  ;  le 
lendemain  elle  a  paru  au  déjeuner  ,  gaie ,  fraîche , 
brillante  de  santé  et  de  bonne  humeur.  Ce  change- 
ment m'a  tout  dérangé.  J'avais  passé  la  nuit  à  rêver 
aux  chagrins  qu'elle  pouvait  avoir,  et  je  suis  sûr  que, 
non-seulement  elle  a  dormi  tranquille,  mais  qu'ou- 
bliant sa  peine,  elle  aurait  été  fort  étonnée  que  j'y 
pensasse  encore.  Cependant,  Henri ,  elle  est  fort  ai- 
mable, oui ,  très-aimable  ;  ses  défauts  même  vous 
plairaient,  à  vous  qui  ne  cherchez  dans  la  vie  que 
des  scènes  nouvelles. 

Adèle  est  douce  ,  si  Ton  peut  appeler  douceur  un 
esprit  flexible  qui  ne  dispute  ni  ne  cède  jamais.  Son 
humeur  est  égale ,  habituellement  gaie  ;  ses  affections 
sont  si  vives  ,  son  caractère  est  si  mobile ,  que  je  l'ai 
vue  plusieurs  fois  s'attendrir  sur  les  malheurs  des 
autres ,  jusqu'au  point  de  ne  garder  aucune  mesure 
dans  sa  générosité  ou  dans  ses  promesses  ;  mais, 
oubliant  bientôt  qu'il  est  des  infortunés  ,  mettre  le 
même  excès  à  satisfaire  des  fantaisies ,  et ,  passant 
ainsi  de  la  sensibilité  à  la  joie,  vous  surprendre  et 
vous  entraîner  toujours.  Elle  est  d'un  naturel  et  d'une 
sincérité  qui  enchantent.  Ne  connaissant  ni  la  vanité 
ni  le  mystère,  elle  fait  simplement  le  bien  ,  franche- 
ment le  mal,  et  ne  s'étonne  ni  d'avoir  raison  ni  d'avoir 
tort.  Si  elle  vous  a  blessé,  elle  s'en  afflige  tant  que 
Vous  en  paraissez  fâché  ;  mais  elle  l'oublie  aussitôt 
que  vous  êtes  adouci ,  et  il  est  presque  certain  que 
l'instant  d'après  elle  vous  offensera  de  même ,  s'en 
désolera  de  nouveau,  et  se  fera  pardonner  encore. 


ADÈLE    DE    SENYNGÉ.  61 

Aucun  intérêt  ne  la  porterait  à  dire  une  chose  qu'elle 
ne  pense  pas,  ni  à  supporter  un  moment  d'ennui 
sans  le  témoigner.  Aussi,  lorsqu'elle  a  l'air  bien  aise 
de  vous  voir  ,  est-il  impossible  de  ne  pas  croire 
qu'elle  vous  reçoit  avec  plaisir;  et  si  jamais  elle  pa- 
raissait aimer ,  il  serait  bien  difficile  de  lui  résister. 
Ajoutez  à  cela  ,  Henri ,  une  figure  charmante  dont 
elle  ne  s'occupe  presque  pas  ,  une  grâce  enchante- 
resse qui  accompagne  tous  ses  mouvemens  ,  un  be- 
soin de  plaire  et  d'être  aimable  dont  je  n'ai  jamais  vu 
d'exemple  ,  et  qui  ferait  le  tourment  de  celui  qui  se- 
rait assez  lbu  pour  en  être  amoureux  ,  mais  qui  doit 
lui  donner  autant  d'amis  qu'elle  a  de  connaissances  ; 
car  elle  est  aussi  coquette  par  instinct  que  toutes  les 
femmes  ensemble  le  seraient  par  calcul.  Adèle  est 
aimable,  toujours,  avec  tout  le  monde,  involontai- 
rement. Donne-t-elle  à  un  pauvre?  ce  n'est  point  de 
la  simple  compassion  ,  son  visage  lui  peint  le  plaisir 
de  l'avoir  soulagé  ;  le  refuse-telle?  ce  n'est  jamais 
sans  lui  exprimer  le  regret  ou  l'impossibilité  actuelle 
de  le  secourir.  Attentive  dans  la  société ,  se  rappe- 
lant quelquefois  vos  goûts  ,  une  phrase  ,  un  mot  qui 
vous  est  échappé ,  vous  êtes  étonné  de  lui  trouver  des 
soins ,  des  souvenirs ,  lorsqu'elle  n'avait  pas  paru 
vous  entendre.  D'autres  fois ,  manquant  sans  scru- 
pule aux  choses  que  vous  désirez  le  plus ,  à  celles 
môme  qu'elle  vous  avait  promises ,  elle  se  laisse  en- 
traîner par  le  premier  objet  qui  se  présente.  Enfin  , 
réunissant  tous  les  contrastes ,  ce  n'est  qu'en  trem- 
blant que  vous  admirez  ses  talens  ?  ses  grâces,   ses 

6 


62  ADÈLE    DE    SL.VWGE. 

heureuses  dispositions;  un  sentiment  secret  vous 
avertit  qu'elle  vous  échappera  hientôt.  Aussi,  prè- 
terai-je  un  beau  champ  à  vos  plaisanteries  ,  lorsque, 
entre  un  septuagénaire  et  une  femme  charmante  ,  le 
vieillard  obtiendra  toutes  mes  préférences  et  ma  plus 
tendre  amitié.  Je  vous  laisse  sur  cette  pensée  ,  mon 
cher  Henri,  car  je  suis  sûr  qu'elle  vous  paraîtra  si 
ridicule ,  qu'il  vous  serait  impossible  de  m'accorder 
un  instant  d'intérêt  après  un  pareil  aveu. 


LETTRE  XV.  —  Neuilly,  ce  4  août. 

Je  suis  toujours  à  Neuilly ,  mon  cher  Henri  ;  je 
comptais  n'y  passer  que  peu  de  jours,  et  les  semai- 
nes se  succèdent ,  sans  que  monsieur  de  Sénange  me 
permette  de  penser  encore  à  mon  départ.  Adèle  me 
témoigne  aussi  beaucoup  d'amitié  ;  cependant  je  vou- 
drais vous  revoir.  Je  ne  sais  s'il  tient  à  mon  carac- 
tère inquiet  de  ne  jamais  se  trouver  bien  nulle  part, 
mais  j'éprouve  le  désir  de  m'éloigner. 

La  vie  qu'on  mène  ici  est  douce  ,  agréable,  et  me 
plairait  assez  si  je  pouvais  m'y  livrer  sans  inquiétude. 
On  se  réunit  à  dix  heures  du  matin  chez  monsieur 
de  Sénange.  Après  le  déjeuner  on  fait  une  prome- 
nade que  chacun  quitte  ou  prolonge  suivant  ses  af- 
faires ou  sa  fantaisie.  On  dîne  à  trois  heures;  deux 
fois  par  semaine  il  y  a  beaucoup  de  monde  ,  les  autres 
jours  nous  sommes  absolument  seuls,  et  ce  sont  les 
momens  qu'Adèle  semble  préférer.  Après  le  dîner  , 


\I)ÈLE    DE    SF/VVNGE.  03 

monsieur  do  Séiiatigc  dort  environ  Une  demi-heure  , 
ensuite  la  promenade  recommence,  ou  s'il  y  a  quel- 
que bon  spectacle  à  Paris ,  Neuilly  en  est  si  près, 
qu'Adèle  nous  y  entraine  souvent.  La  journée  se 
passe  ainsi ,  sans  projets  ,  sans  prévoyance  ,  et  sur- 
tout sans  ennui. 

Adèle  a  commencé  ses  travaux  dans  l'Ile  ,  je  les 
dirige,  et  cette  occupation  suffit  à  mon  esprit.  Mon- 
sieur de  Sénange  suit  avec  nous  le  travail  des  ou- 
vriers ,  il  est  toujours  le  juge  et  l'arbitre  de  nos  dif- 
férends. 11  a  l'air  heureux  ;  mais  c'est  lorsqu'il  parait 
Tètre  davantage,  qu'il  lui  échappe  des  mots  d'une 
tristesse  profonde. 

Hier  nous  avons  été  à  la  pointe  de  l'île  ;  elle  est 
terminée  par  une  centaine  de  peupliers  très-élevés 
et  très-rapprochés  les  uns  des  autres.  Le  jour  y  pé- 
nètre à  peine ,  le  gazon  est  d'un  vert  sombre ,  la  ri- 
vière ne  s'aperçoit  qu'à  travers  les  arbres.  Dans  cet 
endroit  sauvage  on  se  croit  au  bout  du  monde  ,  et 
il  inspire,  malgré  soi,  une  tristesse  dont  monsieur  de 
Sénange  ne  ressentit  que  trop  l'effet,  car  il  dit  à 
Adèle  :  «  Vous  devriez  ériger  ici  un  tombeau,  bientôt 
il  vous  ferait  souvenir  de  moi.  »  —  La  pauvre  petite 
fut  effrayée  de  ces  paroles  comme  si  elle  n'eut  jamais 
pensé  à  la  mort.  Elle  rougit,  pâlit  et  nous  quitla 
aussitôt.  11  m'envoya  la  chercher  ;  je  la  trouvai  qui 
pleurait ,  et  j'eus  bien  de  la  peine  à  la  ramener  ;  car 
elle  craignait  que  la  vue  de  ses  larmes  n'augmentât 
encore  l'espèce  de  pressentiment  qui  avait  frappé 
monsieur   de  Sénange.  Elle   revint  cependant  ;  et  , 


64  ADÈLE    DE    SÉNAKGE, 

sans  chercher  à  le  rassurer ,  sa  délicatesse  s'empressa 
de  l'occuper  pour  ne  pas  laisser  à  de  pareilles  ré- 
flexions le  temps  de  renaître.  A  peine  fûmes-nous 
clans  le  salon ,  qu'elle  se  mit  au  piano ,  répéta  les 
airs  qu'il  préfère  ,  chanta  les  chansons  qu'il  aime  , 
voulut  qu'il  jouât  aux  échecs  avec  moi.  Il  céda  à 
tous  ses  désirs  ,  écouta  la  musique  ,  joua  aux  échecs, 
mais  fut  pensif  le  reste  de  la  soirée  ;  et ,  pour  la  pre- 
mière fois ,  il  se  retira  immédiatement  après  le 
souper. 

Je  restai  seul  avec  Adèle,  ses  pleurs  recommencè- 
rent à  couler.  «  Si  vous  saviez ,  me  disait-elle  ,  com- 
bien il  est  bon  •  tout  ce  que  je  lui  dois  !  et  quel  tour- 
ment j'éprouve  quand  je  considère  son  grand  âge  ! 
Il  est  heureux  ;  je  donnerais  ma  vie  pour  le  con- 
server ,  et  dans  quelque  temps  nous  aurons  peut-être 
à  le  pleurer...  »  Que  je  lui  sus  gré  de  m'unir  ainsi 
aux  sentimens  les  plus  chers ,  les  plus  purs  de  son 
cœur  !  La  pauvre  petite  était  toute  saisie  :  je  voulus 
qu'elle  descendit  dans  les  jardins ,  espérant  qu'une 
légère  promenade  et  la  fraîcheur  de  la  nuit  dissipe- 
raient ces  noires  idées.  Je  lui  donnai  le  bras;  je  la 
sentais  soupirer.  Elie  marchait  doucement,  appuyée 
sur  moi  :  pour  la  première  fois  elle  avait  besoin  d'un 
soutien.  Combien  sa  peine  me  touchait  !  Cependant, 
ne  pouvant  point  arrêter  ses  larmes ,  j'essayai  de 
traiter  sa  tristesse  de  vapeurs  ,  sans  vouloir  l'écou- 
ter ni  lui  répondre  plus  long-temps  ;  et  doublant  le 
pas ,  je  la  traînai  malgré  elle  ,  jusqu'à  la  faire  cou- 
rir. Ce  moyen  me  réussit  mieux  que  tous  mes  dis- 


ADÈLE    DE    SÉNANGE.  G5 

cours;  car,  moitié  riant,  moitié  so  fâchant,  je  lui 
fis  faire  le  tour  de  la  terrasse.  Dès  qu'elle  fut  dis- 
traite, sa  gaieté  revint.  Alors  j'appelai  la  raison  à 
mon  secours  ;  et  quoique  la  nuit  fut  superbe ,  que 
j'eusse  bien  envie  de  continuer  cette  promenade,  de 
lui  demander  ce  qui  avait  pu  occasionner  un  ma- 
riage qui  me  paraissait  heureux,  mais  bien  dispro- 
portionné, je  me  hâtai  de  la  ramener,  de  crainte  que 
ses  gens  ne  trouvassent  extraordinaire  de  nous  voir 
rentrer  plus  tard.  —  Pour  regagner  mon  apparte- 
ment, il  faut  passer  devant  celui  de  monsieur  de 
Sénange  ;  je  m'y  arrêtai  en  demandant  au  ciel  que 
le  sommeil  de  cet  excellent  homme  fût  calmé  par 
quelques  songes  heureux,  et  lui  rendit  assez  de  force 
pour  espérer  un  long  avenir.  ■ 

P.  S.  Ce  matin ,  monsieur  de  Sénange  m'a  fait 
dire  qu'il  avait  passé  une  mauvaise  nuit.  Sans  doute, 
hier  il  souffrait  déjà;  car  je  suis  persuadé,  Henri , 
que  dans  la  vieillesse  les  inquiétudes  de  l'esprit  ne 
sont  jamais  qu'une  suite  des  maux  du  corps,  comme, 
dans  la  jeunesse  ,  les  maladies  sont  presque  toujours 
le  résultat  des  peines  de  l'âme  -,  et  celui  qui ,  vrai- 
ment compatissant ,  voudrait  soulager  ses  sembla- 
bles, risquerait  peu  de  se  tromper  en  disant  au 
jeune  homme  qui  souffre  :  «  Contez-moi  vos  cha- 
grins? »  Et  au  vieillard  qui  s'afflige  :  «  Quel  mal 
ressentez- vous?  » 


6. 


66  ADIJi:    m    SÉXAKGF. 


LETTRE  XVI.  —  Neuilly,  ce  20  août. 

Monsieur  de  Sénange  a  la  goutte  depuis  quinze 
jours,  mon  cher  Henri;  et,  pendant  que  je  passais 
tout  mon  temps  à  le  soigner ,  vous  me  grondiez 
avec  une  humeur  dont  je  vous  remercie.  Yotre  cu- 
riosité sur  Adèle  me  plaît  encore  ;  je  vous  l'ai  fait 
aimer ,  me  dites-vous ,  et  en  même  temps  vous  me 
demandez  si  je  l'aime  moi-même?  Oui,  assurément 
je  Tairne ,  mais  comme  un  frère  ,  un  ami ,  un  guide 
attentif.  Ne  la  jugez  pas  sur  le  portrait  que  je  vous 
en  avais  fait;  elle  est  bien  plus  aimable  ,  bien  autre- 
ment aimable  que  je  ne  le  croyais.  Si  vous  saviez 
avec  quelle  attention  elle  soigne  monsieur  de  Sé- 
nange !  comme  elle  devine  toujours  ce  qui  peut  le 
soulager  ou  lui  plaire  !  Elle  est  redevenue  cette  sen- 
sible Adèle  qui  m'avait  inspiré  un  intérêt  si  tendre. 
Ce  n'est  plus  madame  de  Sénange  vive ,  étourdie  , 
magnifique  ;  c'est  Adèle,  jeune  sans  être  enfant, 
naïve  sans  légèreté ,  généreuse  sans  ostentation  :  il 
ne  lui  a  fallu  qu'un  moment  d'inquiétude  pour  faire 
ressortir  toutes  ces  qualités. 

Depuis  que  monsieur  de  Sénange  est  malade,  il 
ne  reçoit  personne  ;  aussi ,  la  préférence  qu'il  m'ac- 
corde m'ôte-t-elle  le  désir  de  m'absenter.  Il  sup- 
porte la  douleur  avec  courage ,  ou  plutôt  avec  ré- 
signation. Il  ne  se  plaint  pas  ;  quelquefois  seule- 
ment on  aperçoit  ses  craintes  ,  mais  jamais  il  ne  laisse 
voir  ce  qu'il  souffre.  —  Ces  derniers  jours ,  il  nous 


ADÈLE    DE    SÉXAAGE.  07 

parlait  de  la  vie  comme  d'une  chose  qui  ne  le  regar- 
dait plus.  Il  est  vrai  que  la  goutte  s'était  montrée 
d'abord  d'une  manière  effrayante  ;  mais  depuis  hier 
elle  s'est  heureusement  fixée  au  pied.  —  C'est  de- 
puis sa  maladie  que  j'ai  véritablement  commencé  à 
connaître  Adèle.  Pourquoi  le  hasard  ne  me  Pa-t-il 
pas  fait  rencontrer  plus  tôt?...  Vous  savez  que  l'a- 
mitié de  la  jeunesse  n'a  jamais  de  réticence  :  Adèle 
me  laisse  lire  dans  son  cœur  ;  ses  pensées  me  sont 
toutes  connues.  Quelle  simplicité  !  quelle  innocence! 
Elle  fait  disparaître  toutes  les  préventions  que  l'é- 
goïsme  des  hommes  et  la  perfidie  des  femmes  m'a- 
vaient inspirées.  Près  d'elle ,  je  cesse  d'être  sévère  ; 
je  crois  au  bonheur  ,  à  la  vérité  ,  à  la  tendresse  ;  je 
crois  à  toutes  les  vertus.  Ce  visage  calme,  où  le  cha- 
grin n'a  pas  encore  laissé  de  traces,  où  le  repentir 
n'en  gravera  jamais,  répand  de  la  douceur  sur  tout 
ce  qui  l'environne.  —  Cependant ,  n'allez  pas  ima- 
giner que  je  sois  amoureux  ;  si  je  croyais  le  devenir, 
je  fuirais  à  l'instant.  La  bonté  ,  la  confiance  de  mon- 
sieur de  Sénange  ne  seront  point  trahies.  Je  ne  trou- 
blerai point  les  derniers  jours  d'un  homme  qui  peut 
se  dire  :  a  II  n'y  a  personne  à  qui  j'aie  fait  un  mo- 
ment de  peine.  ))  Je  ne  me  permettrais  pas  même  les 
plus  insignifiantes  attentions  ,  si  elles  pouvaient  lui 
donner  de  l'inquiétude.  Je  suis  effrayé  quand  je  vois, 
dans  le  monde,  avec  quelle  légèreté  on  risque  d'af- 
fliger un  vieillard  ou  un  malade  ;  sait-on  si  l'on  aura 
le  temps  de  le  consoler?...  Ah  !  ce  ne  sera  pas  moi 
qui  l'empêcherai  de  bénir  quelques  années  que  le 


68  ADÈLE    DE    SÉ\A\GE. 

ciel  semble  lui  avoir  accordées  par  prédilection.  — 
Ainsi,  mon  cher  Henri  ,  aimez  Adèle  ;  mais  aussi, 
comme  moi,  chérissez-les,  respectez-les  tous  deux. 


LETTRE  XVII.  —  Neuilly,  ce  26  août. 

Il  n'y  a  pas  un  petit  détail  qui  ne  me  fasse  aimer, 
chaque  jour  davantage,  l'intérieur  de  monsieur  de 
Sénange.  Tous  les  premiers  mouvemens  d'Adèle, 
tous  les  sentimens  plus  réfléchis  de  ce  vieillard ,  sont 
également  bons.  Hier,  pendant  le  déjeûner,  le 
garde-chasse  apporta  un  héron  à  Adèle.  Cet  homme, 
en  le  présentant,  nous  dit  que  ces  oiseaux  étaient 
fort  attachés  les  uns  aux  autres  :  «  Ce  matin , 
ajouta-t-il ,  ils  étaient  deux  -,  lorsque  celui-ci  est 
tombé ,  son  compagnon  a  jeté  plusieurs  cris ,  et  est 
revenu,  jusqu'à  trois  fois,  planer  au-dessus  de  lui , 
en  criant  toujours.  —  Vous  ne  l'avez  pas  tué?  dit 
vivement  Adèle.  —  Non,  madame,  répondit-il, 
prenant  son  effroi  pour  un  reproche;  il  est  toujours 
resté  trop  haut  pour  que  je  pusse  l'atteindre.  »  —  A 
ces  derniers  mots,  elle  fut  si  indignée,  qu'elle  le 
renvoya  très-sèchement ,  en  lui  défendant  d'en  tuer 
jamais.  —  Monsieur  de  Sénange  sourit  ;  et ,  sans 
paraître  avoir  remarqué  l'air  mécontent  d'Adèle,  il 
parla  de  la  voracité  des  hérons!...  «  Ces  oiseaux  , 
dit-il,  mangent  les  poissons....  les  plus  petits  sur- 
tout.... Dès  qu'il  fait  soleil ,  et  qu'ils  viennent,  pour 
se  réjouir,   sur  la  surface  de  l'eau,  le  héron  les 


ADELE    DE    SENANGE.  GO 

guelte —  les  saisit....  les  porte  à  son  nid....  mais 

c'est  pour  nourrir  sa  famille et  lui-même  ne 

prend  de  nourriture  que  lorsque  ses  petits  sont  ras- 
sasiés.... »  Je  voyais  qu'il  s'amusait  à  varier  toutes 
les  impressions  d'Adèle  ;  et  je  me  plaisais  aussi  à  la 
voir  exprimer  successivement  ses  regrets  pour  le 
héron,  sa  pitié  pour  les  petits  poissons,  et  de  l'inté- 
rêt pour  ce  nid  ,  qu'il  fallait  bien  nourrir....  La  pau- 
vre enfant  ne  savait  où  reposer  sa  compassion.... 
Monsieur  de  Sénange  l'appela  près  de  lui  ;  il  lui  ex- 
pliqua ,  sans  chercher  à  trop  approfondir  ce  sujet, 
tous  les  maux  que,  dans  l'ordre  de  la  nature,  le  be- 
soin rendait  nécessaires  ;  mais  ne  voulant  point  la 
fixer  long-temps  sur  des  idées  qui  l'attristaient ,  il 
dit  qu'il  se  sentait  mieux ,  et  qu'une  promenade  lui 
ferait  plaisir.  Adèle  demanda  une  calèche,  et  nous 
partîmes  par  le  plus  beau  temps  du  monde.  Le  grand 
air  ranimait  monsieur  de  Sénange,  et  nous  pûmes 
aller  très-loin  dans  la  campagne.  Dans  un  chemin  de 
traverse ,  bordé  de  fortes  haies ,  nous  trouvâmes  une 
charrette  qui  portait  la  récolte  à  une  ferme  voisine  : 
en  passant ,  la  haie  accrochait  les  épis  ,  et  en  gardait 
toujours  quelques-uns;  Adèle  le  remarqua,  et  s'é- 
tonnait qu'on  eût  négligé  de  l'élaguer.  «  On  ne  la 
coupera  que  (rop  tôt ,  reprit  monsieur  de  Sénange  ; 
ce  que  cette  haie  dérobe  au  riche ,  elle  le  rendra  aux 
pauvres  :  les  haies  sont  les  amies  des  malheureux.  » 
Effectivement ,  à  notre  retour  nous  trouvâmes  dans 
ce  même  chemin  des  femmes,  des  enfans,  qui  re- 
cueillaient tous  ces  épis  avec  soin  ,  pour  les  porter 


70  ADELE    DE    SÉ\AINGE. 

dans  leur  ménage.  —  Monsieur  de  Sénange  les  ap- 
pela ;  sa  bienfaisance  les  secourut  tous;  et  je  vis 
qu'après  avoir  osé  faire  entrevoir  à  Adèle  qu'il  y  a 
des  maux  inévitables,  il  prenait  plaisir  à  la  faire  ar- 
rêter sur  des  idées  douces,  que  les  moindres  circon- 
stances de  la  vie  peuvent  fournir  à  une  âme  sensible. 
—  La  réflexion  d'Adèle  fut  qu'elle  ne  laisserait  ja- 
mais couper  de  haies  ;  et  monsieur  de  Sénange  sourit 
encore ,  en  voyant  comment  elle  avait  profité  de  la 
leçon  du  matin. 


LETTRE  XVIII.  —  Neuilly,  ce  26  août. 

Notre  promenade  n'a  pas  réussi  à  monsieur  de 
Sénange  :  sa  goutte  est  fort  augmentée ,  il  souffre 
beaucoup;  mais  au  milieu  de  ses  douleurs,  il  s'est 
plu  à  m'apprendreles  raisons  qui  l'avaient  déterminé 
à  se  marier. 

Sa  famille  est  alliée  à  celle  de  madame  de  Joyeuse, 
mère  d'Adèle,  chez  laquelle  il  allait  fort  rarement. 
Son  caractère  ne  lui  convenant  pas,  il  ne  la  voyait 
qu'à  un  ou  deux  grands  dîners  de  famille  qu'il  don- 
nait tous  les  ans.  Un  jour  qu'il  lui  faisait  une  visite 
d'égard,  pour  la  prier  de  venir  chez  lui  avec  d'au- 
tres parens,  il  lui  demanda  des  nouvelles  de  sa  tille. 
Madame  de  Joyeuse,  d'un  air  bien  froid  ,  bien  in- 
différent, lui  répondit,  qu'étant  peu  riche,  elle  la 
destinait  au  cloître ,  et  ne  prit  même  pas  la  peine 
d'employer  la  petite  fausseté  ordinaire  en  pareille 
circonstance:  «  ma  fille  veut  absolument  se  faire  re- 


Jigieuse.  »  J'ai  à  la  remercier,  me  dit-il,  des  expres- 
sions qu'elle  employa.  Je  leur  dois,  peut-être,  mon 
bonheur  ;  car  je  fus  révolté  de  voir  une  mère  dispo- 
ser aussi  durement  de  sa  fille ,  et  la  livrer  au  mal- 
heur pour  sa  vie,   uniquement  parce  qu'elle  était 
peu  riche.  Cette  jeune  victime ,  sacrifiée  ainsi  par  ses 
parens ,  ne  me  sortait  pas  de  l'esprit.  Après  notre 
grand  diner  ,  je  proposai  à  madame  de  Joyeuse  de 
la  conduire  au  couvent  où  était  Adèle.  J'étais  bien 
sûr  qu'elle  ne  me  refuserait  pas  ;  car  c'est  la  pre- 
mière femme  du  monde  pour  tirer  parti  de  tout  :  et 
la   seule  pensée  que   mes  chevaux  feraient   cette 
course  ,  au  lieu  des  siens ,  devait  la  déterminer  bien 
plus  que  le  plaisir  de  voir  sa  fille.  Nous  arrivâmes 
au  parloir  à  sept  heures.  C'était  le  moment  de  la  ré- 
création :  on  nous  dit  que  les  pensionnaires  étaient 
au  jardin;  cependant  nous  attendîmes  peu.  Adèle 
arriva  bientôt ,  rouge,  animée,  tout  essoufflée ,  tant 
elle  avait  couru.  Sa  mère,  loin  de  lui  savoir  gré  de 
cet  empressement ,  ne  le  remarqua  même  pas ,  la 
reçut  d'un  air  froid ,  et  parla  long-temps  bas  à  la 
religieuse  qui  l'avait  accompagnée.  Pour  moi,  con- 
tinua monsieur  de  Sénange,  qui  ai  toujours  aimé 
la  jeunesse,  je  me  plus  à  lui  demander  quels  jeux 
l'amusaient  avec  ses  compagnes ,   et  de  quelles  oc- 
cupations ils  étaient  suivis?  —  Elle  me  peignit  le 
colin-maillard  ,  les  quatre  coins  ,  avec  un  plaisir  qui 
me  rappela  mon  enfance  ;  mais  passant  à  ses  devoirs, 
aux  heures  du  travail,  elle  m'en  parla  avec  une 
égale  satisfaction,   Cel  heureux  caractère  nfinlo- 


72  ADÈLE    DE    SÉNANGË. 

ressa  ;  je  demandai  à  sa  mère  la  permission  de  venir 
la  revoir.  Elle  n'osa  pas  la  refuser  à  mon  âge  , 
quoiqu'elle  n'eut  encore  permis  à  sa  fille  de  rece- 
voir personne.  La  semaine  suivante  je  retournai  à 
ce  couvent.  Adèle  me  reçut  avec  plaisir  :  je  l'inter- 
rogeai sur  la  vie  qu'elle  avait  menée  jusqu'alors; 
elle  m'en  parut  fort  contente:  mais,  lui  demandai- 
je,  si  votre  mère  voulait  vous  faire  religieuse?  — 
J'en  serais  charmée  ,  me  dit-elle  gaiement ,  car  alors 
je  ne  quitterais  pas  mes  amies.  —  Et  si  elle  vous 
mariait?  —  Il  faudrait  aussi  lui  obéir:  mais  je  se- 
rais bien  affligée,  si  elle  me  donnait  un  mari  qui, 
m'emmenant  en  province ,  m'éloignàt  de  mes  com- 
pagnes et  de  mes  religieuses.  —  Je  ne  pus  m'em- 
pêclier  de  prendre  en  pitié  cette  âme  innocente, 
toujours  prête  à  se  soumettre  à  sa  rnère,  sans  même 
considérer  quels  devoirs  elle  lui  imposerait.  Si  elle 
se  fût  plainte  ,  si  elle  eût  senti  sa  situation ,  j'aurais 
peut-être  été  moins  touché  ;  mais  la  trouver  douce, 
résignée,  m'intéressa  bien  davantage.  Je  ne  pouvais 
me  résoudre  à  lui  laisser  consommer  ce  sacrifice, 
sans  l'avertir ,  au  moins ,  des  regrets  dont  il  serait 
suivi.  Je  revins  tourmenté  de  son  souvenir  et  de  son 
malheur  ,  je  voyais  toujours  cette  pauvre  enfant  pro- 
nonçant ces  vœux  terribles.  Cependant  il  m'était 
bien  difficile  de  la  secourir  ;  car,  dans  le  temps  que 
mon  père  était  irrité  contre  moi ,  il  avait  fait  un 
testament  qu'après  il  a  oublié  de  détruire.  Par  cet 
acte,  je  ne  jouissais  que  du  revenu  de  sa  fortune,  et 
il  ne  m'était  permis  de  disposer  du  fonds  ,  qu'au 


ADÈLE    DE    SE.YWGE.  73 

seul  cas  où  je  rne  marierais ,  alors  j'en  deviendrais 
Je  maître ,  la  moitié  seulement  restant  substituée  à 
mes  enfans.  — Peut-être  mon  père,  qui  désirait 
passionnément  que  sa  famille  se  perpétuât ,  avait-il 
pensé  qu'en  me  gênant  ainsi  jusqu'à  l'époque  de 
mon  mariage ,  je  me  résoudrais  plus  aisément  à  for- 
mer des  liens  qui  m'avaient  toujours  effrayé.  Sa  pré- 
voyance n'a  pas  été  vaine  ;  car  sans  cette  clause ,  je 
n'eusse  jamais  imaginé  d'épouser  ,  à  mon  âge  ,  une 
si  jeune  personne.  Je  l'aurais  dotée,  mariée,  en 
respectant  son  choix  ;  mais  je  n'en  avais  pas  la  pos- 
sibilité. Je  revis  Adèle  souvent ,  et  chaque  fois  elle 
m'intéressa  davantage.  M'étant  bien  assuré  que  son 
cœur  n'avait  point  d'inclination ,  qu'elle  m'aimait 
comme  un  père,  je  me  déterminai  à  la  demander  en 
mariage.  Je  m'y  décidai  avec  d'autant  moins  de  scru- 
pule ,  que  je  n'avais  que  des  parens  éloignés ,  qui 
jouissaient  tous  de  fortunes  considérables,  et  que 
j'étais  résolu  à  la  traiter  comme  ma  fille.  D'ailleurs 
ma  vieillesse ,  ma  faible  santé  ,  me  faisaient  croire 
que  je  la  laisserais  libre  avant  que  l'âge  eut  déve- 
loppé en  elle  aucune  passion.  J'espérai  qu'alors  se 
trouvant  riche  ,  elle  serait  plus  heureuse  ;  car  on  dit 
toujours,  lorsqu'on  est  jeune,  que  la  fortune  ne  fait 
pas  le  bonheur  ;  mais  à  mesure  que  l'on  avance  dans 
la  vie-,  on  apprend  qu'elle  y  ajoute  beaucoup.  Ma- 
dame de  Joyeuse  fut  charmée  de  me  donner  sa  fille  ; 
je  crois  bien  qu'on  rit  un  peu  du  vieillard  qui  épou- 
sait, avec  tant  de  confiance ,  une  enfant  de  seize  ans  ; 
mais  le  bon  caractère  d'Adèle  m'a  justifié.  Quant  à 

7 


74  ADELE    DE    SENANGE. 

moi ,  j'espère  ne  lui  avoir  causé  aucune  peine.  Ce- 
pendant, si  un  jour  je  la  voyais  moins  gaie,  moins 
heureuse ,  je  me  persuaderais  encore  qu'un  lien  qui, 
naturellement ,  ne  doit  pas  être  long,  vaut  toujours 
mieux  que  le  voile  et  les  vœux  éternels  qui  étaient 
son  partage.  » 

Je  remerciai  monsieur  de  Sénange  de  sa  con- 
fiance, en  admirafit  sa  bonté  et  sa  générosité.  «  Mon 
jeune  ami ,  me  dit-il,  ne  me  louez  pas  tant  ,  je  suis 
assez  récompensé  -,  n'ai-je  pas  obtenu  l'amitié  d'A- 
dèle? Si  j'avais  prétendu  à  un  sentiment  plus  vif, 
tout  le  monde  se  serait  moqué  de  moi ,  et  vous  tout 
le  premier;  au  lieu  que  je  puis  me  dire  :  I!  n'est  pas 
une  de  ses  pensées ,  un  de  ses  sentimens ,  qui  ne 
doive  Tattacher  à  moi.  Cela  vaut  mieux  que  les  plai- 
sirs de  la  vanité;  l'expérience  m'a  appris  qu'on  a 
beau  la  flatter ,  elle  n'est  jamais  complètement  dupe  ; 
il  y  a  toujours  des  momens  où  la  vérité  se  fait  sen- 
tir. ))  —  Hé  bien  i  Henri ,  aimez-vous  monsieur  de 
Sénange?  Exista-t-il  jamais  un  meilleur  homme?  et 
croyez-vous  qu'Adèle  eût  raison  de  paraître  satis- 
faite de  se  voir  unie  à  lui  ?  Comme  ma  sévérité  était 
injuste  et  ridicule  1  Ah!  Adèle,  n'était  ce  pas  assez 
de  vous  connaître  pour  vous  aimer  ?  fallait-il  encore 
avoir  à  m'accuser  auprès  de  vous? 


LETTRE  XIX.  —  Neuiîly,  ce  20  août. 

Monsieur  de  Sénange  est  assez  bien  pour  son  état, 
mon  cher  Henri  \  mais  quel  état,  ou  plutôt  quel  âge 


ADELE    DE    SÉIVAXGE,  75 

que  celui  où  Ton  compte  à  peine  la  souffrance,  où 
Ton  vous  Irouve  heureux  ,  parce  que  vous  ne  mou- 
rez pas!  II  est  vrai  qu'aucun  danger  présent  ne  le 
menace;  mais  il  a  la  goutte  aux  deux  pieds,  il  ne 
saurait  marcher,  il  ne  peut  même  se  mouvoir  sans 
éprouver  des  douleurs  cruelles  ;  et  on  lui  dit  qu'il 
est  bien ,  très-bien.  Il  ne  parait  môme  pas  trop  loin 
de  le  penser;  du  moins,  reçoit-il  ces  consolations 
avec  une  douceur  qui  m'étonne.  —  Serait-il  pos- 
sible qu'un  jour  j'aimasse  assez  la  vie  pour  suppor- 
ter une  pareille  situation?...  peut-être....  si  j'ai  fait 
quelques  bonnes  actions  ,  et  si ,  comme  lui ,  j'ai  mé- 
rité d'être  chéri  de  tout  ce  qui  m'entoure. 

Depuis  qu'il  est  mieux ,  il  ne  veut  plus  que  les 
promenades  d'Adèle  soient  interrompues ,  et  il  nous 
renvoie  avec  autorité  aux  heures  où  nous  sortions 
tous  trois  avant  sa  maladie.  Le  croiriez-vous,  Henri? 
elles  me  sont  moins  agréables  que  lorsqu'il  nous 
accompagnait.  Je  les  commence  en  tremblant  ;  et 
lorsqu'elles  sont  finies,  je  reste  mécontent  de  moi , 
de  mon  esprit,  de  mes  manières.  Je  suis  continuel- 
lement tourmenté  par  la  crainte  d'ennuyer,  ou,  ce 
que  j'ose  à  peine  m'avouer  ,  par  celle  de  plaire.  Mon- 
sieur de  Sénange  ,  avec  toute  sa  bonté,  est  aussi  par 
trop  confiant.  Croit-il  que  j'aie  un  cœur  inaccessible 
à  l'amour?  Non  :  mais  l'âge  a  tellement  refroidi  ses 
sentimens,  qu'il  est  incapable  d'inquiétude  ;  peut- 
être  aussi,  et  je  !e  redoute  plus  encore,  son  estime 
pour  moi  est-elle  plus  forte  que  ses  craintes.  Les 
maris  sont  tous  jaloux,  ou  imprudensà  l'excès.  Ce- 


76  ADÈLE    DE    SEXAKGE. 

pendant  je  suis  encore  libre ,  puisque  je  prévois  le 
danger,  et  que  je  penîe  à  le  fuir;  mais  le  plaisir  d'être 
auprès  d'Adèle  me  retient,  lors  même  que  je  me  crois 
maître  dç  moi. 

Avant-hier,  après  le  dîner,  monsieur  de  Sénange 
voulut  se  reposer  :  Adèle  mit  un  chapeau  de  paille , 
ses  gants ,  et  me  fit  signe  de  la  suivre.  En  sortant  de 
la  maison ,  elle  prit  mon  bras  :  je  ne  le  lui  avais  pas 
offert,  je  n'osai  le  lui  refuser,  mais  je  frémis  en  la 
sentant  si  près  de  moi.  Elle  n'avait  jamais  été  à  pied 
hors  de  l'enceinte  des  jardins  ou  de  Pile  ,  la  faiblesse 
de  monsieur  de  Sénange  l'obligeant  à  aller  toujours 
en  voiture  :  seule  avec  moi ,  elle  voulut  entreprendre 
une  longue  course.  Les  champs  lui  paraissaient  su- 
perbes. Elle  ne  connaît  rien  encore  ;  car  à  peine  eut- 
elle  quitté  son  couvent ,  que  la  maladie  de  sa  mère  !a 
retint  près  d'elle.  Tout  la  frappait  agréablement  ; 
les  bluets ,  les  plus  simples  fleurs  attiraient  son  at- 
tention. Cette  ignorance  ajoutait  encore  à  ses  char- 
mes •  Tingénuité  de  l'esprit  est  une  preuve  si  tou- 
chante de  l'innocence  du  cœur!  J'aurais  été  très- 
content  de  cette  journée ,  si ,  me  redoutant  moi- 
môme  ,  je  n'avais  pas  craint  de  l'aimer  plus  que  je  ne 
le  devais. 

Le  lendemain  elle  me  proposa  d'aller  encore  dans 
la  campagne  ;  je  la  refusai  sous  le  prétexte  d'affaire , 
de  lettres  indispensables.  Son  visage  m'exprima  un 
vif  regret,  mais  sa  bouche  ne  prononça  aucun  re- 
proche; elle  me  dit  avec  un  triste  sourire  :  «  J'irai 
donc  seule.  »  —  Sa  douceur  faillit  détruire  toutes 


ADELE    DE    SFAAÏW.E. 

mes  résolutions.  Heureusement  qu'elle  partit  sans 
insister  davantage  :  si  elle  eut  ajouté  un  mot,  si  elle 
m'eût  regardé ,  je  la  suivais. ...  Je  suis  resté ,  Henri  ! 
mais  je  ne  fus  pas  long-temps  sans  me  le  reprocher. 
A  peine  fus-je  remonté  dans  ma  chambre,  que  je  me 
la  représentai  se  promenant ,  sans  avoir  personne 
avec  elle;  un  passant,  le  moindre  bruit  pouvait  lui 
faire  peur.  Je  trouvai  qu'il  y  avait  de  l'imprudence 
à  la  laisser  ainsi  :  enfin  ,  après  y  avoir  bien  pensé , 
je  pris  mon  chapeau ,  et,  descendant  bien  vite  par  le 
petit  escalier  de  mon  appartement ,  je  courus  la  re- 
joindre. —  Je  la  cherchai  dans  les  jardins  ;  elle  n'y 
était  pas  :  le  batelier  me  dit  qu'elle  n'avait  point  été 
dans  l'île.  C'est  alors  que  je  m'inquiétai  véritable- 
ment ;  je  tremblai  que  seule ,  ne  connaissant  pas  le 
danger ,  elle  n'eût  eu  la  fantaisie  de  revoir  ces 
champs  qui  lui  avaient  paru  si  beaux  la  veille.  Je  n'en 
doutai  plus  ,  lorsque  je  trouvai  la  porte  du  parc  ou- 
verte. Je  sortis  aussitôt ,  et  parcourant  à  perte  d'ha- 
leine tous  les  endroits  où  nous  avions  été,  je  fis  un 
chemin  énorme  ;  car  je  sais  trop  qu'à  son  âge,  lors- 
qu'une promenade  plaît,  on  va  sans  penser  qu'il 
faut  revenir.  Mais  comme  le  jour  tombait  tout-à- 
fait  ,  et  que  je  voyais  à  peine  à  me  conduire  ,  il  fallut 
bien  regagner  la  maison.  —  Quelquefois  je  m'ar- 
rêtais, prêtant  l'oreille  au  moindre  bruit  :  peut-être , 
me  disais-je ,  revient-elle  aussi ,  bien  loin  der- 
rière moi.  Souvent  je  retournais  sur  mes  pas,  écou- 
tant sans  rien  entendre.  Je  fus  horriblement  tour- 
menté, et  je  me  promis  bien  ,  à  l'avenir,  de  ne  plus 

7. 


78  ADELE    DE    SENANGE. 

consulter  ma  raison  ,  et  de  tout  abandonner  au  ha- 
sard. —  En  rentrant,  je  la  .trouvai  tranquillement 
assise  ,  qui  travaillait  auprès  de  son  mari.  Je  fus  au 
moment  de  la  quereller ,  et  lui  demandai ,  avec  hu- 
meur, où  elle  avait  pu  aller  tout  le  jour?  Elle  ré- 
pondit doucement ,  qu'après  avoir  fait  quelques  pas 
sur  la  terrasse ,  elle  s'était  ennuyée,  «  Et  vous,  me 
dit-elle ,  vos  lettres  sont-elles  écrites  ?  »  Je  ne  fis 
pas  semblant  de  l'entendre,  pour  ne  pas  lui  répondre. 
—  Henri,  je  l'aime  !...  mais  ne  puis-je  l'aimer  sans 
le  lui  dire?  Je  puis  être  son  ami  ;  et  si  jamais  elle 
était  libre!...  Ah  !  je  m'arrête:  l'amour  n'est  pas 
encore  mon  maître ,  et  déjà  je  pense  sans  regret  au 
moment  où  ce  bon  ,  ce  vertueux  monsieur  de  Sé- 
nange  ne  sera  plus!  encore  un  jour,  et  peut-être 
désirerais-je  sa  mort!...  Non,  je  fuirai  Adèle  ,  j'y 
suis  résolu.  Ces  six  semaines  passées  ainsi ,  presque 
seul  avec  elle  ;  ces  six  semaines  m'ont  rendu  trop 
différent  de  moi-même.  Je  n'éprouve  plus  ces  mou- 
vemens  d'indignation  que  les  plus  légères  fautes 
m'inspiraient:  la  vertu  m'attire  encore,  mais  je  la 
trouve  quelquefois  d'un  accès  bien  difficile.  Cepen- 
dant, je  m'en  irai;  oui,  je  m'en  irai  :  il  m'en  coû- 
tera,  peut-être,  hélas!  bien  plus  que  je  ne  crois.... 
Adieu  :  puisse  l'amitié  consoler  ma  vie  et  remplir 


LETTRE  XX.  —  Ncuilly,  ce  27  août. 
Je  me  suis  levé  ce  matin  décidé  à  partir,  à  quitter 
Adèle.  En  descendant  chez  monsieur  de  S>nange 


ADÈLE    DE    SÉXANGE.  79 

pour  le  déjeuner,  je  l'ai  trouvé  mieux  qu'il  n'avait 
été  depuis  sa  maladie,  Adèle  avait  un  air  satisfait  où 
je  remarquais  quelque  chose  de  particulier.  Vingt 
fois  j'ai  été  au  moment  de  parler  de  mon  prochain 
voyage ,  de  leur  faire  mes  adieux  ,  et  vingt  fois  je 
me  suis  arrêté.  Non  que  je  me  flattasse  qu'elle  me 
regrettât  long-temps  :  mais  ils  paraissaient  heureux  ; 
et  il  faut  si  peu  de  chose  pour  troubler  le  bonheur , 
que  j'ai  respecté  leur  tranquillité.  Si  monsieur  de 
Sénange  eut  souffert ,  s'il  eut  été  triste ,  mon  départ 
eût  sans  doute  ajouté  bien  peu  à  leur  peine  ,  et  j'au- 
rais osé  l'annoncer.  Tantôt ,  ce  soir  ,  me  disais-je , 
à  leur  premier  chagrin ,  je  m'éloignerai  sans  qu'ils 
s'en  aperçoivent.  Combien  je  cherche  à  m'aveugler! 
Ah!  s'ils  étaient  souffrans  ou  malheureux,  pour- 
rais-je  les  abandonner?  Enfin  je  n'ai  pas  eu  le  cou- 
rage d'annoncer  cette  résolution  qui  m'avait  coûté 
tant  d'efforts. 

Après  le  déjeûner,  la  pluie  empêchant  Adèle  de  se 
promener,  elle  est  remontée  dans  sa  chambre;  et, 
resté  seul  avec  monsieur  de  Sénange,  je  lui  ai  pro- 
posé de  faire  une  lecture.  Mais  à  peine  l'avais-je 
commencée  qu'un  de  ses  gens  est  venu  m'averlir 
tout  bas  qu'on  me  demandait.  Je  suis  sorti ,  et  j'ai 
été  très-étonné  de  voir  une  des  femmes  d'Adèle,  qui 
m'a  dit  que  sa  maîtresse  m'attendait  dans  son  ap- 
partement. Je  n'y  étais  jamais  entré  ;  comme  elle 
se  rend  chaque  jour  à  dix  heures  du  matin  chez  son 
mari,  et  qu'elle  ne  le  quitte  qu'aux  heures  de  la 
promenade,  c'est  chez  lui  qu'elle  passe  sa  vie,  qu'elle 


80  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

lit,  dessine,  fait  de  la  musique.  L'impossibilité  où 
il  est  de  s'occuper,  le  besoin  qu'il  a  d'elle,  lui  font 
un  devoir  de  ne  jamais  le  laisser  seul  ;  et  pour  moi, 
conservant  nos  usages,  même  chez  les  étrangers, 
j'aurais  craint  d'être  indiscret  si  je  lui  avais  demandé 
de  voir  sa  chambre. 

J'ai  été  surpris  de  l'air  mystérieux  de  la  femme 
qui  me  conduisait  ;  cependant  je  l'ai  suivie. 

Dès  qu'Adèle  m'a  aperçu,  elle  s'est  avancée  vers 
moi  avec  joie ,  et  sans  me  donner  le  temps  de  lui 
parler ,  elle  m'a  dit  :  «  Monsieur  Je  Sénange  étant 
mieux ,  je  veux  célébrer  sa  convalescence  ;  il  faut 
que  vous  m'aidiez  à  le  surprendre.  Dans  quelques 
jours  je  donnerai  une  fête  ,  un  bal  à  toutes  les  pen- 
sionnaires de  mon  couvent.  Nous  chanterons  des 
chansons  faites  pour  lui  ;  il  y  aura  un  feu  d'artifice, 
des  illuminations.  Ses  anciens  amis,  mes  compagnes, 
les  malheureux  dont  il  prend  soin  ,  tout  ce  qui  l'in- 
téresse sera  invité  ;  heureuse  de  lui  témoigner  ainsi 
mon  bonheur  et  ma  reconnaissance!  J'irai  demain  à 
mon  couvent  pour  arranger  tout  cela  ;  voudrez-vous 
bien  rester  avec  lui?  »  —  Pouvais-je  la  refuser?  Ce 
n'est  qu'un  jour  de  plus,  et  un  jour  sans  elle,  c'est 
déjà  commencer  l'absence.  — Je  le  lui  ai  promis; 
alors  elle  s'est  laissée  aller  à  tout  le  plaisir  qu'elle  at- 
tend de  cette  fête.  Elle  me  racontait  son  plan,  le  ré- 
pétait de  toutes  manières  ;  et,  pendant  qu'elle  jouis- 
sait d'avance  de  la  surprise  qu'elle  voulait  procurer 
à  cet  homme  si  digne  d'être  aimé  ,  je  pensais  triste- 
ment que  je  n'en  serais  pas  témoin,  que  bientôt  je 


m>!;le  de  sénange.  81 

no  la  verrais  plus.  Malgré  ces  idées  pénibles,  je  me 
suis  trouvé  heureux  que  le  hasard  m'ait  fait  connaî- 
tre son  appartement.  C'est  ajouter  au  souvenir  de  la 
personne  que  de  se  rappeler  aussi  les  lieux  où  elle  se 
trouve.  J'ai  examiné  sa  chambre  avec  soin  ;  ses 
meubles,  les  plus  petits  détails,  rien  ne  m'a  échappé, 
je  m'en  souviendrai  toujours.  —  Je  lui  ai  demandé 
l'heure  à  laquelle  elle  se  levait? —  A  huit  heures  , 
m'a-t-elle  répondu.  —  Tous  les  matins  à  huit  heures, 
me  suis-je  dit  intérieurement,  je  ferai  des  vœux 
pour  que  rien  ne  trouble  le  bonheur  de  sa  journée. 
J'ai  voulu  voir  sa  bibliothèque;  elle  a  résisté  long- 
temps :  mes  instances  en  ont  été  plus  vives;  enfin  , 
elle  a  cédé  à  ce  désir  ;  et  jugez  de  mon  étonnement , 
lorsqu'en  y  entrant ,  le  premier  objet  qui  s'est  offert 
à  ma  vue  a  été  un  tableau  fort  peu  avancé  ,  mais  où 
la  tête  de  monsieur  de  Sénange  et  la  mienne  étaient 
déjà  parfaitement  ressemblantes!  «J'aurais  voulu, 
m'a-t-elle  dit  en  riant,  que  vous  ne  le  vissiez  que 
lorsqu'il  aurait  été  fini  ;  je  copie  un  des  portraits  de 
monsieur  de  Sénange,  j'y  ai  moins  de  mérite;  mais  le 
votre,  c'est  de  souvenir.  »  —  Aces  mots, la  surprise, 
la  joie  ont  troublé  toute  mon  àme  :  «  De  souvenir?  lui 
ai-je  dit  en  tremblant;  car  je  rappelais  ses  paroles  pour 
qu'elle  les  entendit  elle-même  et  qu'elle  les  prononçât 
encore.  —  Oui ,  a-t-elle  repris  avec  une  douce  con- 
fiance. —  Ah  !  me  suis-je  écrié ,  vous  ne  m'oublierez 
donc  point?  —  Jamais,  a-t-elle  répondu.  »  — J'étais 
saisi ,  et  sans  oser  la  regarder,  je  lui  ai  dit  :  «  Croyez 
aussi  que  ma  pensée  vous  suivra  toujours!  » 


82  ADÈLE    DE    SÉVYNGE, 

Je  n'osai  plus  lever  les  yeux  ,  ni  dire  un  mot  ;  je 
regardais  alternativement  mon  portrait ,  celui  de 
monsieur  de  Sënange  surtout...  Il  m'a  rappelé  à 
moi-même  et  a  empoché  mon  secret  de  m'échapper. 
Elle  est  si  vive  quelle  ne  s'est  pas  aperçue  de  mon 
émotion,  et  m'a  proposé  gaiement  de  voir  ses  autres 
ouvrages,  ses  cartons,  ses  dessins.  Elle  m'a  mon- 
tré un  petit  portrait  d'elle,  à  peine  tracé,  et  qui  la 
représente  dans  son  enfance  :  je  le  lui  ai  demandé 
vivement-,  elle  me  l'a  accordé  sans  difficulté,  et 
môme  reconnaissante  de  mon  intérêt.  J'aurais  voulu 
qu'elle  crût  me  faire  un  sacrifice;  mais  son  inno- 
cence ne  lui  laissait  pas  deviner  le  prix  que  j'y  atta- 
chais. Je  l'ai  priée  du  moins  de  ne  dire  à  personne 
quejel'eusseobtenu.  «  Pourquoi  ?m'a-t-elle demandé 
avec  étonnement ,  n'ètes-vous  pas  noire  meilleur 
ami?  —  Àh!  dites  notre  seul  ami. — Non,  mon- 
sieur de  Sénange  en  a  beaucoup.  — Et  vous?  — 
Pour  moi ,  c'est  bien  vrai  !  —  Eh  bien  ,  dites  donc , 
mon  seul  ami  !  —  Mon  seul  ami,  a-t-elie  répété  en 
souriant  !  —  Promettez-moi ,  ai— je  ajouté  ,  que  lors- 
que je  serai  absent ,  vous  m'apprendrez  tout  ce  qui 
pourra  vous  intéresser....  Vous  me  direz  s'il  est 
quelqu'un  que  vous  me  préfériez.  —  Ne  parlez  pas 
d'absence,  m'a-t-elle  dit  doucement;  vous  gâtez 
toute  ma  joie.)) — J'ai  cessé  d'en  parler;  mais  la  dou- 
leur et  les  regrets  étaient  dans  mon  cœur  :  elle  m'a 
regardé  avec  inquiétude  et  a  perdu  cet  air  satisfait 
qui  Fanimait.  Nous  sommes  descendus  chez  mon- 
sieur de  Sénange  presque  aussi  émus  l'un  que  l'autre. 


ADELE    DE    SÉNAHGE.  83 

Souvent,  clans  le  courant  du  jour,  elle  m'a  con- 
sidéré attentivement,  comme  si  elle  eût  cherché  dans 
mes  yeux  la  cause  ou  la  fin  de  sa  peine.  Après  dîner, 
au  lieu  de  se  promener  elle  s'est  mise  à  son  piano , 
mais  n'a  plus  joué  ni  chanté  les  airs  brillans  qui  l'a- 
musaient la  veille.  La  journée  a  fini  sans  qu'elle  ait 
retrouvé  sa  gaieté  ;  et  le  soir ,  en  me  quittant ,  la 
pauvre  petite  m'a  dit ,  les  larmes  aux  yeux  :  «  Mon 
seul  ami,  est-ce  que  vous  pensez  à  partir?  » — Ah!  je 
crains  bien  de  n'être  pas  seul  malheureux!  —  Que 
n'ètes-vous  avec  moi ,  Henri!  peut-être  que  l'amitié, 
en  partageant  mon  cœur,  rendrait  moins  vif  le  sen- 
timent qu'Adèle  m'inspire  ;  mes  peines  en  seraient 
moins  amères.  Mais  ces  désirs  sont  vains!  vous  ne 
viendrez  pas,  et  il  faut  que  je  m'éloigne;  il  le  faut 
absolument. 


LETTRE  XXI.  —  Neuilly,  ce  28  août. 

Adèle  était  allée  diner  à  son  couvent.  Quelle  diffé- 
rence du  jour  où ,  pour  la  première  fois ,  je  restai 
seul  avec  monsieur  de  Sénange!  Je  ne  pensais  qu'à 
l'amuser  ;  aujourd'hui  je  me  suis  ennuyé  à  mourir. 
Je  m'efforçais  en  vain  de  l'occuper,  de  le  distraire  ; 
le  moindre  soin  me  fatiguait-,  jamais  le  temps  ne 
m'a  paru  si  long.  Aussi ,  pour  faire  quelque  chose , 
lui  ai-je  proposé  de  lire  les  lettres  de  lady  B...., 
trop  heureux  de  trouver  un  objet  qui  put  l'intéres- 
ser !  11  a  saisi  cette  idée  avec  joie  ,  m'a  donné  la  clef 
d'un  secrétaire  qui  est  dans  son  cabinet ,  et  m'a  prié 


84  ADELE    DE    SÉiNAINGE. 

d'aller  les  chercher.  — En  ouvrant  le  premier  ti- 
roir, j'y  ai  trouvé  un  portrait  d'Adèle  en  miniature  , 
fait  par  le  meilleur  peintre  et  enrichi  de  diamans , 
comme  s'il  avait  besoin  de  cet  entourage  pour  pa- 
raître précieux!  Je  l'ai  regardé  avec  transport;  sa 
beauté,  sa  douceur,  la  sérénité  de  son  regard  y  sont 
peintes  d'une  manière  ravissante.  Il  m'a  été  impos- 
sible de  m'en  détacher,  et,  par  un  mouvement  invo- 
lontaire ,  je  l'ai  placé  contre  mon  cœur.  Insensé  ! 
il  me  semblait  qu'en  le  possédant  ainsi,  ne  fut-ce 
qu'un  moment,  j'en  conserverais  long-temps  Fiin- 
pression.  Mais  je  me  promettais  bien  de  le  remettre 
lorsque  je  rapporterais  ces  lettres.  Je  suis  rentré 
dans  le  salon  avec  le  carton  où  elles  étaient  renfer- 
mées. Monsieur  de  Sénange  les  a  prises  et  a  voulu 
les  lire  lui-même.  —  Tranquille  en  le  voyant  satis- 
fait, je  me  laissais  aller  à  mes  propres  pensées-,  je 
l'entendais  sans  l'écouter.  Le  son  monotone  de  sa 
voix,  ne  pouvant  fixer  mon  attention,  ajoutait  encore 
à  ma  rêverie.  11  était  heureux  ,  le  temps  se  passait, 
et  c'est  tout  ce  qu'il  me  fallait.  A  cinq  heures ,  nous 
avons  entendu  le  bruit  d'une  voiture;  c'était  Adèle. 
Mon  cœur  a  battu  avec  violence ,  comme  si  elle  n'a- 
vait pas  dû  venir  ou  que  je  ne  l'attendisse  pas... 
Elle  nous  a  raconté  qu'elle  avait  trouvé  ses  reli- 
gieuses encore  fort  affligées  ,  parce  qu'il  y  a  environ 
huit  ou  dix  jours  un  pan  de  mur  de  leur  jardin  est 
tombé.  «  Pour  moi ,  m'a-t-el!e  dit ,  j'en  ai  été  ravie  ; 
car  lorsque  la  clôture  est  interrompue  comme  cela, 
par  une  sorte  de  fatalité  7  il  est  permis  aux  hommes 


ADLLL    DE    SÉJNAXGD.  85 

d  entrer  dans  l'intérieur  des  couvons  ;  et  j'ai  pensé 
que ,  ne  connaissant  pas  ces  sortes  d'établissemens  , 
yous  auriez  peut-être  la  curiosité  d'en  voir  un.  La 
supérieure  m'a  permis  de  vous  y  conduire  après- 
demain,  si  cela  peut  vous  être  agréable.  »  — Je  lui  ai 
répondu  courageusement  que  je  craignais  bien  de  ne 
pouvoir  pas  profiter  de  cette  permission  ;  mais  après 
ce  grand  effort ,  je  n'ai  plus  senti  que  le  désir  de  voir 
cet  asile  de  son  enfance.  Elle  a  paru  le  souhaiter  vi- 
vement, a  insisté;  et  tout  ce  que  ma  raison  a  pu 
conserver  d'empire  s'est  borné  à  lui  répondre  que 
je  tacherais  de  la  suivre.  Mais  j'y  étais  résolu;  ne 
vous  moquez  pas  de  ma  faiblesse ,  Henri  ;  je  partirai , 
soyez-en  sur  :  un  jour  de  plus  n'est  pas  bien  dan- 
gereux. Peut-être  aussi  ces  voiles,  ces  grilles,  ces 
mortifications  de  tout  genre ,  que  des  femmes  em- 
brassent avec  ardeur  et  supportent  sans  se  plaindre, 
ces  exemples  de  courage  feront  rougir  celui  qui  n'est 
assez  fort,  ni  pour  résister  au  danger,  ni  même 
pour  le  fuir. — D'ailleurs,  quelque  envie  que  j'eusse 
de  m'éloigner ,  il  faut  bien  que  je  reste ,  je  ne  sais, 
combien  d'heures ,  de  jours  ,  de  temps  encore  ;  car, 
imaginez  que  lorsque  Adèle  est  arrivée,  monsieur  de 
Sénange  a  resserré  ces  malheureuses  lettres  de  lady 
B...,  et  a  remis  le  carton  sur  une  table  près  de  lui. 
Je  lui  ai  offert  de  le  reporter  dans  son  secrétaire  , 
mais  je  ne  sais  quelle  fantaisie  lui  a  fait  préférer  de  le 
garder.  Avant  le  souper,  je  lui  ai  proposé  de  nou- 
veau d'aller  le  serrer  ;  il  s'y  est  encore  refusé  :  et , 
au  moment  de  nous  retirer,  lui  ayant  fait  entendre 

8 


86  ADÈLE    DE    SEAAMiE. 

qu'il  ne  fallait  pas  le  laisser  traîner  sur  sa  table,  il 
s'est  impatienté- tout-à- fait,  a  haussé  les  épaules,  et 
a  dit  à  Adèle  de  mettre  ce  carton  dans  une  bibliothè- 
que qui  est  dans  le  salon  ;  ce  qu'elle  a  fait  avec  cet 
empressement  distrait  qui  la  porte  toujours  à  lui 
obéir  5  sans  même  prendre  intérêt  aux  choses  qu'il 
lui  demande. 

Me  voilà  donc  avec  un  portrait  enrichi  de  diamans, 
ne  prévoyant  pas  quand  il  me  sera  possible  de  le  re- 
placer sans  qu'on  s'en  aperçoive  ;  n'osant  ni  le  gar- 
der, ni  le  rendre,  de  peur  de  la  compromettre;  ris- 
quant de  faire  soupçonner  la  probité  d'anciens  ser- 
viteurs ,  et  probablement  obligé  à  la  fin  de  déclarer, 
devant  toute  une  maison ,  que  c'est  moi  qui  l'ai  dé- 
robé, parce  que  j'aime  madame  de  Sénange!  Belle 
raison  à  donner  à  un  mari,  à  des  valets,  à  Adèle 
elle-même  ,  qui  me  traite  assez  bien  pour  qu  alors 
on  pût  la  soupçonner  de  partager  mes  sentimens  !... 
En  vérité ,  Henri ,  je  crois  qu'il  y  a  quelque  démon 
qu\  s'amuse  à  me  tourmenter. 


LETTRE  XXII.  — Neuilly,  ce  29  août. 

Je  ne  vous  écrirai  que  deux  mois  aujourd'hui, 
mon  cher  Henri ,  car  l'heure  de  la  poste  me  presse. 
Ii  est  certain  qu'un  mauvais  génie  se  mêle  de  toutes 
mes  actions-,  je  me  croirais  ensorcelé  ,  si  nous  étions 
encore  à  ce  bienheureux  temps  où  l'on  accusait  quel- 
que être  imaginaire  de  ses  chagrins  et  de  ses  fau- 
tes, où  il  suffisait  d'un  moment  de  bonheur  pour  se 


ADELE    DE    SEXWGE.  87 

flatter  qu'une  divinité  bienfaisante  vous  conduisait, 
et  se  plaisait  à  vous  protéger  toujours. 

En  m'éveillant  ce  matin  ,  je  me  suis  empressé  de 
regarder  le  portrait  d'Adèle.  Après  m1  être  dit ,  ré- 
pété combien  j'aime  celle  qu'il  représente ,  je  l'ai 
serré  dans  mon  écritoire,  afin  qu'aucun  accideut, 
aucun  basard  ne  fit  qu'on  le  découvrit  si  je  le  portais 
sur  moi  ;  et,  satisfait  de  cette  sage  précaution  ,  de 
cette  heureuse  prévoyance ,  je  suis  descendu  chez 
monsieur  de  Sénange  pour  le  déjeuner  ;  il  était  en- 
core seul.  —  a  Yenez,  m'a-t-il  dit  vivement  ;  hier, 
vous  m'avez  impatienté  en  me  demandant  ces  lettres 
devant  Adèie;   allez  les  serrer  bien  vite  où  elles 
étaient,  et  revenez  aussitôt.  »  —Henri,  me  voyez- 
vous  ,  enrageant  de  tenir  la  clef  du  secrétaire  lors- 
que je  n'avais  plus  le  portrait ,  et  sans  qu'il  me  fût 
possible  d'aller  le  chercher?  car  ce  cabinet  n'a  d'is- 
sue que  par  la  porte  qui  donne  dans  le  salon  où  était 
monsieur  de  Sénange.  J'ai  donc  remis  ce  maudit 
carton  ;  mais  j'ai  eu  soin  de  ne  faire  que  pousser  le 
secrétaire,  au  lieu  de  le  fermer,  demeurant  ainsi  le 
maître  de  rendre  ce  trésor  sans  qu'on  s'en  aperçoive. 
En  rentrant  dans  le  salon,  monsieur  de  Sénange  m'a 
redemandé  sa  clef,  «  Quoique  lady  B...,  mVt-il  dit, 
fût  la  vertu  même,  je  n'ai  jamais  voulu  parler  d'elle 
devant  Adèle.  J'étais  si  jeune  alors,  si  amoureux  ;  je 
me  trouve  si  différent  aujourd'hui  !  X  mon  âge,  a-t-il 
ajouté  en  riant,  les  comparaisons  sont  dangereuses. 
D'ailleurs,  elle  a  été  élevée  dans  un  couvent,  où, 
suivant  l'usage  .  les  romans  sont  sévèrement  défen- 


8$  ADELE    DE    SE\AïVGE. 

dus,  et  où  les  chansons  même  qui  renferment  le  mot 
d'amour  ne  se  font  jamais  entendre.  Aussi ,  son  es- 
prit est-il  simple  et  pur  comme  son  cœur.  »  II  aurait 
pu  continuer  long-temps  son  éloge,  sans  que  je 
trouvasse  qu'il  en  dit  assez  ;  mais  Adèle  elle-même 
est.  venue  l'interrompre.  Son  regard  timide  me  di- 
sait qu'elle  ne  se  fiait  plus  à  l'avenir  :  la  tristesse 
de  la  veille  lui  avait  laissé  une  sorte  d'abattement 
qui  donnait  à  sa  voix ,  à  ses  mouvemens ,  une  mol- 
lesse, une  douceur  inexprimables.  Il  m'a  été  impos- 
sible d'y  résister  :  je  me  suis  approché  d'elle ,  et  lui 
ai  demandé  à  quelle  heure  il  fallait  être  prêt  le  len- 
demain pour  la  suivre  au  couvent.  —  Ce  seul  mot 
Ta  ranimée ,  lui  a  rendu  sa  vivacité,  son  sourire,  et 
je  n'ai  jamais  été  si  heureux!...  Je  sens  près  d'elle 
un  charme  qui  m'était  inconnu.  Ah!  jouissons  au 
moins  de  cette  journée ,  oublions  mes  résolutions,  et 
puissé-je  ne  penser  à  mon  départ  qu'au  moment  où 
il  faudra  la  quitter  ! 


LETTRE  XXIII.  — •  Neuilly,  51  août,  2  heures  du  matin. 

Immédiatement  après  le  dîner,  mon  cher  Henri, 
Adèle  demanda  ses  chevaux  pour  se  rendre  au  cou- 
vent. Monsieur  de  Sénange  lui  dit  d'emmener  une 
de  ses  femmes ,  étant  trop  jeune  pour  aller  seule 
avec  moi.  Son  innocence  n'en  avait  pas  senti  la  né- 
cessité ,  et  ne  s'en  trouva  pas  gênée  ,  tandis  que  ma 
raison,  en  le  jugeant  convenable,  s'y  soumettait 
avec  peine.  Elle  partit  gaiment,  et  je  la  suivis  fort 


ADELE    DE    SFAWGE.  89 

ennuyé  d'avoir  cette  femme  avec  nous.  Lorsque 
nous  arrivâmes  au  couvent ,  Adèle  monta  au  par- 
loir, et  me  présenta  à  la  supérieure,  qui  me  reçut 
avec  une  bonté  extrême.  Elle  me  proposa  d'aller, 
par  les  dehors  de  la  maison ,  gagner  le  mur  du  jar- 
din, pendant  qu'elle  viendrait  avec  Adèle  me  joindre 
par  l'intérieur.  —  «  Mais ,  lui  dis-je  ,  puisque  je 
vais  me  trouver  aussitôt  que  vous  dans  le  monas- 
tère ,  pourquoi  ne  me  laisseriez-vous  pas  suivre  tout 
simplement  madame  de  Sénange ,  sans  réordonner 
de  faire  seul  un  chemin  si  inutile?  —  Non ,  me  ré- 
pondit-elle en  souriant;  la  même  loi  qui  suppose 
que  vous  êtes  les  maîtres  d'entrer  dans  nos  maisons 
lorsque  la  clôture  en  est  interrompue  par  le  hasard, 
nous  défend  de  vous  en  ouvrir  les  portes.  Les  esprits 
forts  peuvent  se  conduire  par  leur  jugement  -,  mais 
nous,  qui  sommes  des  êtres  imparfaits,  nous  sui- 
vons la  règle  exacte ,  sans  oser  en  interpréter  l'es- 
prit ,  ni  permettre  à  l'obéissance  d'établir  des  bornes 
que,  tour  à  tour,  la  faiblesse  ou  l'exagération  vou- 
drait changer.  » 

Je  conduisis  donc  Adèle  à  la  porte  de  clôture.  Dès 
qu'elle  fut  entrée  ,  on  la  referm  x  sur  elle  ,  avec  un  si 
grand  bruit  de  barres  de  fer  et  de  verroux  •  que  mon 
cœur  se  serra  comme  si  je  n'avais  pas  du  la  revoir 
dans  l'instant  même.  Je  me  hâtai  de  faire  le  tour  de 
la  maison  ,  et  j'arrivai  à  cette  brèche  presque  aus- 
sitôt qu'elle.  La  supérieure  me  reçut,  accompagnée 
de  deux  religieuses  qui  la  suivirent  le  reste  dujour. 
Peut-être  m'accuserez-vous  de  folie  ;  mais  vérita- 


90  ADELE    DE    SENAXGE. 

blemcnt  je  sentis  une  émotion  extraordinaire  lorsque 
mon  pied  se  posa  sur  cette  terre  consacrée.  Dès  qu'A- 
dèle me  vit  dans  le  jardin ,  elle  me  demanda  tout  bas 
si  je  serais  bien  contrarié  qu'elle  me  laissât  seul  avec 
ces  dames  ;  l'amie  qui  était  avec  elle  le  jour  où  je  la 
rencontrai  pour  la  première  fois  étant  malade ,  elle 
désirait  d'aller  la  voir.  — 11  fallut  bien  y  consentir. 
—  Elle  se  rapprocha  de  la  supérieure,  me  recom- 
manda à  ses  soins ,  à  ses  bontés ,  l'embrassa  aussi 
tendrement  qu'une  fille  chérie  embrasse  sa  mère,  et 
me  laissa  avec  cette  digne  femme ,  qui  voulut  bien 
me  conduire  dans  l'intérieur  du  couvent. 

«  Notre  maison ,  me  dit-elle ,  est  à  elle  seule  un 
petit  monde  séparé  du  grand.  Nous  ne  connaissons 
ici  ni  le  besoin  ni  la  fortune  :  aucune  religieuse  ne 
se  croit  pauvre,  parce  qu'aucune  n'est  riche.  Tout 
est  égal ,  tout  est  en  commun  ;  ce  qui  nous  est  né- 
cessaire se  fait  dans  la  maison.  Les  emplois  sont  dis- 
tribués suivant  les  talens  de  chacune.  Souvent  nous 
cédons  à  leur  goût-,  quelquefois  nous  le  contrarions; 
car  si  les  âmes  tendres  ont  besoin  d'être  conduites 
avec  douceur,  même  pour  aimer  Dieu  ,  les  cœurs  ar- 
dens  croient  que  pour  gagner  le  ciel  il  faut  une  vie 
pleine  d'austérités.  Je  cherche  à  connaître  leur  ca- 
ractère sans  parattrç  le  deviner.  Obligée  de  mainte- 
nir l'obéissance  à  la  règle  de  ce  monastère ,  je  désire 
que  ce  soit  avec  peu  d'effort,  et  qu'elles  soient  heu- 
reuses autant  qu'il  est  possible.  Toutes  le  deviens 
nent  par  la  seule  habitude  de  les  tenir  continuelle- 
ment occupées  du  bonheur  des  autres.  Les  ancien- 


ADELE    DE    SÉXAXGE.  91 

nés  sont  à  la  tète  de  chaque  différent  exercice  :  ne 
pouvant  plus  faire  beaucoup  de  bien  par  elles-mê- 
mes, elles  ont  au  moins  la  consolation  de  le  conseil- 
ler, d'apprendre  aux  jeunes  à  faire  mieux  ;  et  ces 
dernières  trouvent  une  sorte  de  plaisir  dans  la  défé- 
rence qu'elles  ont  pour  celles  d'un  âge  avancé.  L'a- 
mour delà  vertu  a  besoin  d'aliment ,  et  je  regarde- 
rais comme  bien  à  plaindre  celles  qui  n  auraient  aucun 
devoir  à  remplir.  » 

Je  voulus  tout  voir.  Elle  me  mena  à  la  roberie  *  • 
quatre  religieuses  étaient  chargées  de  faire  les  vète- 
mens  de  toute  la  maison.  C'était  l'heure  du  silence  ; 
elles  se  levèrent  sans  nous  regarder ,  et  se  remirent 
à  leur  ouvrage  sans  nous  parler.  —  De  là  nous  al- 
lâmes à  la  lingerie  :  toujours  d'aussi  grands  détails 
et  aussi  peu  de  monde  pour  y  suffire.  La  supérieure, 
m'en  voyant  étonné  ,  me  demanda  s'il  ne  fallait  pas 
bien  leur  ménager  de  l'occupation  pour  toute  l'an- 
née ?  Nous  parcourûmes  ainsi  toute  la  maison.  Les 
religieuses  me  reçurent  toujours  avec  la  même  po- 
litesse et  le  même  recueillement.  Nous  arrivâmes  jus- 
qu'à l'infirmerie  :  là  ,  le  silence  était  interrompu  ;  on 
ne  parlait  pas  assez  haut  pour  faire  du  bruit  aux  ma- 
lades ,  mais  on  s'occupait  du  soin  de  les  distraire,  et 
même  de  les  amuser.  C'était  la  chambre  des  conva- 
lescentes ,  ou  de  celles  dont  les  maladies  douloureu- 
ses j  mais  lentes  et  incurables,  ne  leur  permettaient 
plus  de  sortir.  I!  y  avait  dans  cette  salle  immense  des 

*  Nom  de  la  salle  où  Ton  fait  et  serre  les  robes  des  reli- 
gieuses. 


92  ADÈLE    DE    SÉ\A\GE. 

oiseaux  ,  un  gros  chien  ,  deux  chats ,  et,  sur  les  fe- 
nêtres ,  entre  deux  châssis,  des  fleurs,  de  petits  ar- 
bustes et  des  simples.  La  supérieure  m'apprit  que 
leur  ordre  leur  défendait  cesamusemens.  —  «  Mais, 
ici,  ajouta-t-elle,  tout  ce  qui  divise  l'attention  sou- 
lage, et  devient  un  de  nos  devoirs.  Lorsque  l'esprit 
ne  peut  plus  être  occupé  long-temps,  il  a  besoin 
d'être  distrait.  »  —  Il  y  avait  dans  cette  chambre, 
comme  dans  les  autres ,  une  vieille  religieuse  qui 
présidait  au  service,  et  des  jeunes  qui  lui  obéis- 
saient. 

Nous  arrivâmes  aux  classes.  C'est  là  que  le  sou- 
venir d'Adèle  l'offrit  à  moi  comme  si  elle  eût  été  pré- 
sente ;  j'aurais  voulu  voir  la  place  qu'elle  occupait, 
retrouver  quelques  traces  de  son  séjour  dans  cette 
maison.  Avec  quel  intérêt  je  regardais  ces  jeunes 
filles  que  l'affection  et  les  habitudes  rendent  comme 
les  enfans  d'une  même  famille!  Je  les  considérais 
comme  autant  de  sœurs  d'Adèle ,  et  je  me  sentais 
pour  chacune  un  attrait  particulier.  Je  leur  deman- 
dai quelle  était  sa  meilleure  amie  :  «  C'est  ?noi,  di- 
rent-elles presque  toutes  à  la  fois.  —  Et  quelle  est 
celle  que  madame  de  Sénange  préférait?  »  —  Tou- 
tes regardèrent  une  jeune  personne  belle  et  modeste, 
qui  baissa  les  yeux  en  rougissant-  elle  paraissait 
plus  confuse  d'être  distinguée  qu'elle  n'eût  été  sen- 
sible à  l'oubli.  Je  fis  des  vœux  pour  son  bonheur, 
et  pour  qu'elle  conservât  toujours  cette  heureuse 
simplicité. 

Quel  étonnant  contraste  de  voir  ces  jeunes  pen- 


VIUJE    DE    SKYWf.E.  93 

sionnaircs  élevées,  avec  (es  talons  qui  donnent  des 
succès  dans  le  monde  et  les  vertus  qui  peuvent 
les  rendre  chères  à  leurs  maris ,  par  des  femmes  qui 
ont  renoncé  pour  elles-mêmes  au  monde ,  au  ma- 
riage, et  qui  cependant  n'oublient  rien  de  ce  qui  peut 
les  rendre  plus  aimables  !  —  On  leur  montre  la  mu- 
sique, le  dessin,  divers  instrumens.  Leur  taille,  leur 
figure,  leur  maintien,  sont  soignés  sans  recherche, 
mais  avec  l'attention  que  pourrait  y  donner  la  mère 
la  plus  vaine  de  la  beauté  de  ses  filles.  Une  de  ces 
petites  se  tenait  mal  ;  la  maîtresse  n'eut  qu'à  la  nom- 
mer pour  qu'elle  se  redressât  bien  vite;  et  il  me  pa- 
rtit que  si  c'était  un  défaut  clans  lequel  elle  retom- 
bait souvent,  la  religieuse  avait  pris  la  môme  habi- 
tude de  la  reprendre,  sans  humeur  et  sans  négligence  ; 
ce  qui  doit  finir  par  corriger.  Toutes  travaillaient  : 
une  d'elles  dévidait  un  écheveau  de  soie  très-fine  et 
si  mêlée ,  qu'elle  ne  pouvait  pas  en  venir  à  bout ,  en- 
fin, après  avoir  essajé  de  toutes  les  manières,  elle 
y  renonça,  prit  sa  soie  et  la  jeta  dans  la  cheminée. 
La  supérieure  fut  la  ramasser,  ouvrit  doucement  la 
fenêtre ,  et  la  jeta  dans  la  rue  :  —  «  Peut-être ,  lui  dit- 
elle  en  souriant ,  quelqu'un  plus  patient  et  plus  pau- 
vre que  vous  la  ramassera...  »  La  jeune  fille  rougit, 
et  la  supérieure,  pour  ne  pas  augmenter  son  embar- 
ras, chercha  à  m'éioigner  en  me  proposant  de  me 
mener  voirie  service  des  pauvres.  —  <c  Cette  institu- 
tion ,  me  dit-elle,  vous  prouvera,  j'espère  ,  que  rien 
n'échappe  à  une  charité  bien  entendue.  Il  y  a  plus 
d'un  siècle  qu'un  vieillard  a  attaché  à  noire  maison 


94  ADÈLE    DE    SÉNAAGE. 

un  bâtiment  et  des  fonds  pour  recevoir  tous  les  soirs 
les  gens  de  la  campagne  que  leurs  affaires  forceraient 
à  passer  par  Paris,  et  qui,  n'ayant  point  d'asile, 
seraientexposés  à  mille  dangers  sans  cette  ressource. 
Ils  n'ont  besoin  que  d'un  certificat  de  leurs  curés 
pour  être  admis  ;  mais  ils  ne  peuvent  rester  que 
trois  jours ,  car  on  ne  suppose  point  que  leurs  affai- 
res doivent  les  relenir  plus  long-temps.  Cependant, 
nous  ne  nous  sommes  jamais  refusées  à  accorder  un 
plus  grand  délai  à  ceux  qui  annonçaient  de  vrais  be- 
soins. » 

Tout  en  marchant,  je  lui  demandai  pourquoi  elle 
avait  repris  cette  jeune  pensionnaire  devant  moi ,  et 
cependant  sans  la  gronder.  —  «  Il  y  a  peu  de  jours, 
me  dit-elle,  qu'elle  est  avec  nous,  et  elle  avait  be- 
soin d'une  leçon.  Pour  rien  au  monde,  je  ne  l'aurais 
reprise  devant  personne  d'une  faute  réelle.  Le  mys- 
tère avec  lequel  les  instituteurs  cachent  les  torts  gra- 
ves augmente  la  honte  et  le  repentir  des  élèves  ;  mais 
pour  les  étourderies  de  la  jeunesse,  les  mauvaises 
habitudes .  les  distractions ,  nous  croyons  que  tout 
ce  qui  peut  imprimer  un  plus  long  souvenir  doit  être 
employé.  Je  ne  l'ai  pas  grondée,  parce  qu'elle  n'a- 
vait rien  fait  de  mal  en  soi,  et  qu'il  faut  garder  la 
sévérité  pour  des  choses  vraiment  répréhensibles. 
Les  enfans  ont  toutes  les  passions  en  miniature  ;  leur 
vie  est ,  comme  celle  des  personnes  faites ,  partagée 
entre  le  mal,  le  bien  et  le  mieux.  Nous  reprenons 
rigoureusement  celles  qui  annoncent  des  dispositions 
fâcheuses -,  nous  montrons,  nous  conseillons  douce- 


ADELE    DE    SE\Ai\GE.  95 

ment  le  bien.  Ce  n'est  pas  l'obéissance  ,  mais  le  goût 
qui  doit  y  porter  ;  et  nous  louons  ,  nous  chérissons 
celles  qui ,  plus  avancées ,  croient  à  la  perfection,  et 
la  cherchent.  » 

Nous  arrivâmes  à  l'hôpital.  Représentez-vous, 
Henri,  une  voûte  immense,  éclairée  par  trois  lam- 
pes placées  à  une  si  juste  distance  les  unes  des  au- 
tres, qu'on  y  voyait  assez ,  quoique  la  lumière  y  fût 
sans  éclat.  Une  table  fort  étroite,  et  occupant  toute 
la  longueur  de  la  salle,  était  couverte  de  nappes 
très-blanches.  Une  centaine  de  pauvres  y  étaient  as- 
sis, tous  rangés  sur  la  même  ligne.  On  avait  écrit 
sur  les  murs  des  sentences  des  livres  saints,  qui  in- 
vitaient à  la  chanté  et  à  ne  jamais  manquer  l'occa- 
sion d'une  bonne  œuvre.  Dans  le  milieu  de  cette 
salle ,  était  un  prie-Dieu  ;  auprès ,  un  socle  sur  le- 
quel on  avait  posé  un  grand  bassin  rempli  d'une 
soupe  assez  épaisse  pour  les  nourrir,  et  cependant 
fort  appétissante.  La  supérieure  la  servit  ;  quatre 
jeunes  religieuses  lui  apportaient  promptement  et 
successivement  de  petites  écuelles  de  terre  qu'elle 
emplissait,  et  qu'elles  reportaient  à  chaque  pauvre. 
Ensuite,  on  leur  donna  à  chacun  un  petit  plat,  dans 
lequel  était  un  ragoût  mêlé  de  viande  et  de  légumes, 
avec  deux  livres  de  pain  bis  blanc.  Pendant  leur  re- 
pas ,  une  jeune  pensionnaire  fit  tout  haut  une  lecture 
pieuse.  Le  grand  silence  qui  régnait  dans  cette  salle 
prouvait  également  la  reconnaissance  du  pauvre,  et 
le  respect  des  religieuses  pour  le  malheur.  Je  m'in- 
formai avec  soin  des  revenus  et  des  dépenses  de  cet 


(J6  ADELE    DE    SÉ\A\GL. 

établissement.  Vous  seriez  étonné  du  peu  qu'il  en 
coûte  pour  faire  autant  de  bien.  À  ma  prière,  la 
supérieure  entra  dans  les  plus  grands  détails.  Avec 
quelle  modestie  elle  passait  sur  les  peines  que  devait 
lui  donner  une  surveillance  si  étendue  !  C'était  tou- 
jours des  usages  qu'elle  avait  trouvés,  des  exemples 
qu'elle  avait  reçus ,  des  secours  et  des  consolations 
que  ses  religieuses  lui  donnaient.  —  «  Une  des  pre- 
mières règles  de  cette  maison,  me  dit-elle,  est  de 
ne  rien  perdre,  et  de  croire  que  tout  peut  servir. 
Par  exemple,  après  le  dîner  de  nos  pensionnaires, 
une  religieuse  a  le  soin  de  ramasser  dans  une  ser- 
viette tous  les  petits  morceaux  de  pain  que  les  en- 
fans  laissent  ;  car  la  gourmandise  trouve  à  se  placer, 
même  en  ne  mangeant  que  du  pain  sec,  et  je  suis 
toujours  étonnée  du  choix  et  des  différences  qu'elles 
y  trouvent.  On  porte  ces  restes  dans  le  bassin  des 
pauvres  ;  une  pensionnaire  suit  la  religieuse ,  qui  se 
garde  bien  de  lui  dire  :  regardez,  mais  qui  lui  mon- 
tre que  tout  est  utile.  Travaillent-elles ,  le  plus  pe- 
tit chiffon,  un  bout  de  fil  est  serré,  et  finit  toujours 
par  être  employé.  En  leur  faisant  ainsi  pratiquer  en- 
semble la  charité  qui  ne  refuse  aucun  malheureux, 
et  l'économie  qui  seule  nous  met  en  état  de  les  se- 
courir tous ,  elles  apprennent  de  bonne  heure  qu'a- 
vec de  l'ordre ,  la  fortune  la  plus  bornée  peut  encore 
faire  du  bien  ;  et  qu'avec  de  l'attention ,  les  riches 
en  font  chaque  jour  davantage.  » 

Après  le  souper,  qui  dura  une  demi-heure ,  tous 
les  pauvres  se  mirent  à  genoux,  et  la  plus  jeune  des 


ADELE    DE    S£i\AXGE.  97 

religieuses ,  se  mettant  aussi  à  genoux  devant  un 
prie-Dieu,  fit  tout  haut  la  prière,  â  laquelle  ils  ré- 
pondirent avec  une  dévotion  que  leur  gratitude  aug- 
mentait sûrement.  Je  fus  frappé  de  la  voix  douce 
et  tendre  de  cette  religieuse.  La  pâleur  de  la  mort 
était  sur  son  visage  ;  elle  me  parut  si  faible  ,  que  je 
craignais  qu'elle  n'élevât  la  voix.  Après  la  prière,  je 
lui  demandai  s'il  y  avait  long-temps  qu'elle  avait  pro- 
noncé ses  vœux.  «Il  y  a  six  mois,  »  me  répondit- 
elle...  Après  un  long  soupir,  elle  ajouta  :  «  J'étais 
bien  jeune  alors  !...  »  et  elle  s'éloigna.  —  «Ah  !  m'é- 
criai-je,  en  me  rapprochant  de  la  supérieure,  y  en 
aurait-il  parmi  vous  qui  regrettassent  leur  liberté? 
—  Ne  m'interrogez  pas  sur  ma  plus  grande  peine, 
me  dit-elle  en  rougissant  ;  veuillez  croire  seulement 
qu'alors  ce  ne  serait  pas  ma  faute,  et  que  je  leur 
donnerais  toutes  les  consolations  qui  seraient  en  ma 
puissance.  Leurs  vertus ,  leur  résignation ,  peuvent 
les  rendre  heureuses  sans  moi  ;  mais  elles  ne  sau- 
raient avoir  de  peines  que  je  ne  les  partage.  Comme 
la  plus  simple  religieuse,  je  n'ai  que  ma  voix  pour 
admettre  ou  pour  refuser  celles  qui  veulent  prendre 
le    voile.    Lorsqu'une   vraie    dévotion    les   déter- 
mine ,  elles  ne  regrettent  rien  sur  la  terre.  Mais  il 
est  de  jeunes  novices  qu'un  excès  de  ferveur  trompe 
elles-mêmes ,  et  d'autres  qui ,  se  fiant  à  leur  cou- 
rage ,  renoncent  au  monde  pour  des  intérêts  de 
famille,  et  nous  le  cachent  avec  soin.  Le  sort  des 
religieuses  qui  se  repentent  est  d'autant  plus  à  plain- 
dre que  notre  état  est  le  seul  dans  la   vie  où   il 


98  ADELE    Dfc    SÉjWjXGE. 

n'y  ail  jamais  de  changement  ni  aucune  espérance.  9 
Comme  elle  disait  ces  mots,  Adèle  reyint  avec 
deux  ou  trois  de  ses  jeunes  compagnes.  Ni  son  re- 
tour ,  ni  leur  gaieté  ne  purent  dissiper  la  tristesse 
que  m'avaient  inspirée  les  dernières  paroles  delà  su- 
périeure. J'en  étais  encore  affecté  lorsqu'elle  nous 
avertit  que,  le  souper  des  pauvres  étant  fini,  il  fal- 
lait leur  laisser  prendre  un  repos  dont  ils  avaient  be- 
soin -,  et  après  nous  avoir  dit  adieu  ,  avoir  encore 
embrassé  Adèle ,  qu'elle  appelait  sa  chère  fille ,  elle 
regagna  une  grande  porte  de  fer  qui  sépare  l'hôpital 
de  l'intérieur  du  couvent.  Elle  y  rentra  et  referma 
cette  porte  sur  elle  avec  ce  même  bruit  de  verroux  , 
de  triple  serrure,  qui  donnait  trop  d'idée  d'une  pri- 
son. Je  pensai  à  la  douleur  que  devait  éprouver 
cette  jeune  religieuse  quand ,  chaque  jour,  ce  bruit 
lui  renouvelait  le  sentiment  de  son  esclavage. 

Lorsque  nous  arrivâmes  à  Neuiily,  monsieur  de 
Sénange  se  fit  traîner  au-devant  de  nous  ?  et  reçut 
Adèle  avec  un  plaisir  qui  prouvait  bien  l'ennui  que 
lui  avait  causé  son  absence  :  «  Bonjour,  mes  enfans,» 
nous  dit-il  avec  joie.  Mon  cœur  tressaillit  en  l'enten- 
dant nous  réunir  ainsi ,  quoique  ce  fut  sûrement 
sans  y  avoir  pensé.  Je  lui  rendis  compte  de  tout  ce 
que  j'avais  vu  ,  des  impressions  que  j'avais  ressen- 
ties. Mais  quand  j'en  vins  à  cette  jeune  religieuse  , 
j'osai  le  remercier  d'avoir  sauvé  Adèle  d'un  pareil 
sort.  «  Sans  vous,  lui  dis-je  vivement,  sans  vous, 
dans  six  mois  ,  elle  aurait  été  bien  malheureuse!  — 
Et  malheureuse  pour  toujours!  m  me  répondit-il. — 


ADÈLE    DE    SFJVAiNGE.  99 

Il  la  regarda  avec  attendrissement,  son  visage  était 
serein,  mais  des  larmes  tombaient  de  ses  yeux.  Adèle, 
entraînée  par  tant  de  bonté ,  se  jeta  à  genoux  devant 
lui  et  baisa  sa  main  avec  une  tendre  reconnaissance. 
a  Ma  chère  enfant,  lui  dit-il  en  la  pressant  contre 
son  cœur  ,  dites-moi  que  vous  ne  regrettez  pas  no- 
tre union  ;  je  ne  veux  que  votre  bonheur;  cherchez, 
demandez- moi  tout  ce  qui  pourra  y  ajouter!  »  — 
Tant  d'émotions  firent  mal  à  ce  bon  vieillard;  il  pleu- 
rait et  tremblait,  sans  pouvoir  parler  davantage.  Je 
fis  éloigner  Adèle ,  et  je  donnai  à  monsieur  de  Sé- 
ria nge  tous  les  soins  que  je  pus  imaginer  -,  mais  il 
fallut  le  porter  dans  son  lit.  Lorsqu'il  fut  un  peu 
calmé,  il  s'endormit.  Je  revins  dans  ma  chambre,  où 
il  me  fut  impossible  de  trouver  le  repos.  J'ai  lu ,  je 
me  suis  promené  ;  je  vous  écris  depuis  trois  heures  , 
il  en  est  cinq ,  et  le  sommeil  est  encore  bien  loin.  Ce- 
pendant, je  suis  tranquille,  satisfait,  sans  remords. 
Je  ne  me  crois  plus  obligé  de  fuir  ;  j'avais  trop  peu 
de  confiance  en  moi-même.  Serait-il  possible  que 
mon  cœur  éprouvât  jamais  un  sentiment  dont  cet 
excellent  homme  eût  à  se  plaindre? 


LETTRE  XXIV.  —  Neuilly,  ce  \p  septembre,  2  heures 
après-midi. 

Vous,  mon  cher  Henri,  qui  avez  eu  si  souvent  à 
supporter  ma  détestable  humeur  ,  jouissez  de  la  si- 
tuation nouvelle  dans  laquelle  je  me  trouve.  Je  suis 
content  de  moi ,  content  des  autres  :  j'aime  ,  j'estime 


100  ADÈLE    DE    SEftAMiE. 

tout  ce  qui  m'environne;  je  reçois  des  preuves  con- 
tinuelles que  j'ai  inspiré  les  mêmes  sentimens.  Que 
faut-il  de  plus  pour  être  heureux? 

Ce  matin ,  l'esprit  encore  fortement  occupé  de 
tout  ce  que  j'avais  vu  dans  le  couvent  d'Adèle ,  j'ai 
écrit  à  la  supérieure  pour  lui  demander  la  permission 
d'augmenter  la  fondation  de  l'hôpital.  On  y  garde, 
comme  je  vous  l'ai  dit ,  les  voyageurs  pendant  trois 
jours ,  et  le  quatrième  ils  sont  obligés  de  quitter  cette 
maison  :  c'est  de  ce  quatrième  jour  que  je  me  suis 
occupé.  J'ai  offert  une  somme  assez  considérable 
pourqua  l'on  puisse  leur  donner  de  quoi  faire  deux 
jours  de  route.  A  l'obligation  qu'ils  doivent  avoir 
pour  l'asile  qui  leur  a  été  accordé,  ils  ajouteront 
une  reconnaissance  peut-être  plus  vive  encore  pour 
le  secours  qu'ils  recevront  au  moment  de  leur  dé- 
part. Quand  un  homme  se  trouve  seul ,  il  est  bien 
plus  sensible  aux  services  qu'on  lui  rend,  et  dont  il 
jouit,  que  lorsqu'il  partage  le  même  bienfait  avec 
beaucoup  d'autres  -,  car  alors ,  il  croit  seulement  que 
c'est  un  devoir  qui  a  été  rempli. 

J'ai  prié  l'abbesse  de  donner  cette  aumône  au  nom 
d'Adèle  de  Joyeuse,  pour  qu'on  la  bénît  et  qu'on 
priât  pour  son  bonheur.  Quoique  j'aime  monsieur 
de  Sénange  ,  j'ai  eu  plus  de  plaisir  à  employer  le 
nom  de  famille  d'Adèle.  —  Adèle  m'occupe  unique- 
ment :  parle-t-on  d'un  malheur,  d'une  peine  vive- 
ment sentie?  je  tremble  que  le  cours  de  sa  vie  n'en 
soit  pas  exempt,  et  je  voudrais  qu'il  me  fût  possi- 
ble de  supporter  toutes  celles  qui  lui  sont  réservées. 


ADÈLE    DE    SÉïVAXGE.  101 

—  S'attend  rit-on  sur  la  maladie,  sur  la  mort  d'une 
jeune  personne  enlevée  au  monde  avant  le  temps?  je 
frémis  pour  Adèle  }  sa  fraîcheur,  sa  jeunesse  ne  me 
rassurent  plus  assez.  Et  si  le  mot  de  bonheur  est  pro- 
noncé devant  moi ,  mon  cœur  s'émeut  ;  je  forme  le 
vœu  sincère  qu'elle  jouisse  de  tout  celui  qui  m'est 
destiné  !  —  Enfin  ,  je  l'aime  jusqu'à  sentir  que  je  ne 
puis  plus  souffrir  que  de  ses  peines,  ni  être  heureux 
que  par  elle. 

Après  avoir  fait  partir  ma  lettre  pour  le  couvent 
je  suis  descendu  chez  monsieur  de  Sénange.  J'avais 
sans  doute  cet  air  satisfait  qui  suit  toujours  les  bon- 
nes actions  ,  car  il  a  été  le  premier  à  le  remarquer  et 
à  m'en  faire  compliment.  Pour  Adèle ,  elle  m'en  a 
tout  simplement  demandé  la  raison.  Sans  vouloir  la 
donner,  je  suis  convenu  qu'il  y  en  avait  une  qui  tou- 
chait mon  cœur.  Elle  s'est  épuisée  en  recherches  ,  en 
conjectures.  Sa  curiosité  amusait  fort  le  bon  vieil- 
lard ;  mais  elle  est  restée  confondue  de  me  voir  rire, 
de  m'entendre  la  prier  de  me  féliciter ,  et  l'assurer  en 
même  temps  que  non-seulement  je  n'avais  vu  per- 
sonne ,  mais  que  je  n'avais  reçu  aucune  lettre.  — 
Alors,  feignant  d'être  effrayée,  elle  m'a  dit  que  mes 
accès  de  tristesse  et  de  gaieté  avaient  des  symptômes 
de  folie  auxquels  il  fallait  prendre  garde.  Elle  se  mo- 
quait de  moi ,  et  me  paraissait  charmante  -,  sa  bonne 
humeur  ajoutait  encore  à  la  mienne. 

Comme  le  déjeûner  a  duré  trois  fois  plus  qu'à 
l'ordinaire,  mon  valet  de  chambre  a  eu  le  temps  de 
revenir  avec  la  réponse  de  la  supérieure,  qu'il  m'a 

9, 


102         -  ADI-TE    DE    SE\ATXGE. 

remise  sans  me  dire  de  quelle  part.  —  C'est  pour 
le  coup  que  la  curiosité  d'Adèle  a  été  à  son  comble; 
mais  voulant  continuer  ce  badinage ,  j'ai  mis  cette 
lettre  dans  ma  poche  sans  l'ouvrir.  — Adèle  me  re- 
gardait avec  inquiétude,  me  traitanttoujours  comme 
un  homme  en  démence.  Enfin,  cette  plaisanterie  s'est 
prolongée  sans  perdre  de  sa  grâce.  Mais ,  mon  cher 
Henri ,  malgré  votre  goût  pour  les  détails ,  je  m'ar- 
rête. Qui  sait  si,  lorsque  vous  lirez  cette  lettre, 
vous  ne  serez  point  triste  ,  de  mauvaise  humeur ,  et 
si  notre  gaieté  ne  provoquera  pas  votre  sourire  dé- 
daigneux? —  Du  reste,  j'étais  si  disposé  à  m'amu- 
ser,  que  monsieur  de  Sénange  a  été  obligé  de  nous 
avertir  plus  d'une  fois  qu'ayant  du  monde  à  dîner, 
Adèle  aurait  à  peine  le  temps  de  faire  sa  toilette. 


LETTRE  XXV.  —  Neuilly,  ce  2  septembre. 

Notre  journée ,  mon  cher  Henri,  se  termina  hier 
aussi  ridiculement  qu'elle  avait  commencé.  Lorsque 
j'entrai  dans  le  salon,  Adèle  courut  au-devant  de 
moi  et  me  dit  tout  bas  de  venir  écouter  la  personne 
du  monde  la  plus  extraordinaire,  une  personne  qui 
ne  parle  point  sans  placer  trois  mots  presque  syno- 
nymes l'un  après  l'autre  :  Toujours  trois,  me  dit-elle, 
jamais  plus,  jamais  moins;  et  se  rapprochant  d'un 
homme  jeune  encore,  qui  avait  l'air  froid  ,  même  un 
peu  sauvage ,  et  dont  tous  les  mouvemens  étaient 
lents  et  toutes  les  expressions  exagérées ,  elle  me  le 
présenta  comme  un  parent  de  monsieur  de  Sénange, 


ADÈLE    DE    SïïAANGE.  103 

—  «  Monsieur ,  me  dit-il ,  vous  pouvez  compter 
sur  ma  considération ,  ma  déférence  et  mes  égards.» 

—  Je  m'assis  près  de  lui ,  Adèle  me  demanda  si  en- 
fin j'avais  lu  celte  lettre  que  j'avais  reçue  avec  tant 
de  mystère,  Ce  monsieur  s'empressa  d'assurer  que 
j'étais  certainement  trop  poli ,  gracieux  et  civil 
pour  ne  pas  prévenir  ses  désirs.  —  Je  lui  répondis 
que  les  Anglais  n'étaient  pas  si  galans.  —  Us  ont  rai- 
son, dit-il ,  car  peut-être  plaisent-ils  davantage  par 
leur  ingénuité,  leur  sincérité,  leur  rudesse.  —  Pour- 
quoi  rudesse ?  lui  demandai-je  avec    étonnement. 

—  Monsieur ,  me  répondit-il ,  nous  appelons  sou- 
vent rudesse,  et  sûrement  mal  à  propos ,  leur  vérité, 
leur  franchise  et  leur  loyauté.  » 

Adèle  riait  aux  éclats ,  et  jusqu'au  point  de  m'em- 
barrasser  ;  mais  au  lieu  de  s'apercevoir  qu'elle  se 
moquait  de  lui,  il  trouvait  sa  gaieté,  son  enjoue- 
ment et  sa  joie  admirables.  Enfin  on  avertit  qu'on 
avait  servi  ;  Adèle  le  fit  asseoir  à  table  près  d'elle  , 
et  s'en  occupa  tout  le  dîner.  Elle  avait  pourtant  as- 
sez de  peine  à  le  faire  causer,  car  il  est  extrêmement 
sérieux;  il  ne  parle  presque  jamais  que  lorsqu'on 
l'interroge,  et  répond  toujours  avec  la  même  élo- 
quence. Pendant  le  repas  il  ne  mangea  ni  ne  refusa 
rien  indifféremment  :  ce  qu'il  préférait  était  toujours 
sain,  salubre  et  fortifiant;  ce  qui  lui  faisait  mal 
était  positivement  indigeste,  pesant  et  lourd.  Au 
moment  de  son  départ ,  Adèle  l'engagea  à  revenir 
souvent;  il  l'assura  que  la  gratitude,  la  reconnais- 
sance et  l'inclination  l'y  portaient,  autant  que  si 


104  ADÈLE    DE    SÉAAXGE. 

soumission,  son  respect  et  son  dévouement.  Après 
m'avoir  demandé  la  permission  de  soigner ,  recher- 
cher ,  cultiver  ma  connaissance  ,  il  se  retourna  vers 
monsieur  de  Sénange,  et  lui  dit  que  le  mariage, 
qui ,  chez  les  autres  ,  lui  avait  toujours  paru  mériter 
la  raillerie,  la  plaisanterie,  le  ridicule,  chez  lui  in- 
spirait le  désir ,  l'envie  et  la  jalousie.  Puis,  mettant 
ses  pieds  à  la  troisième  position,  une  main  dans  sa 
veste,  et  de  l'autre  saluant  tout  le  monde  avec  un 
air  gracieux ,  il  s'en  alla. 

Adèle  le  reconduisit  et  l'invita  encore  à  revenir 
bientôt.  Je  voulus  lui  parler  un  peu  de  cette  dispo- 
sition à  la  moquerie  ,  de  cette  manière  de 's'en  pré- 
parer les  occasions  :  je  lui  en  fis  quelques  reproches  ; 
elle  prit  alors  le  même  ton  que  ce  monsieur ,  et  me 
pria  de  la  laisser  rire,  s'amuser,  se  divertir ,  et  de 
n'être  pas  plus  pédant,  prêchant,  grondant  qu'il  ne 
l'était  lui-même.  Elle  faisait  des  rires  si  extravagans 
que  sa  gaieté  me  gagna.  En  dépit  de  ma  raison  je  lui 
abandonnai  ce  parent  qui,  malgré  ses  ridicules,  a 
l'air  d'un  fort  bon  homme.  —  Que  je  suis  devenu 
faible!  Henri.  Autrefois  ce  persiflage  m'aurait  été 
insupportable;  aujourd'hui,  non-seulement  il  m'a 
diverti  malgré  moi,  mais  je  l'ai  même  imité  un  in- 
stant. 

Lorsque  tout  le  monde  fut  parti ,  Adèle  voulut 
profiter  du  peu  de  jour  qui  restait  pour  aller  se  pro- 
mener. A  peine  fùmcs-nous  seuls  qu'elle  me  reparia 
de  celte  lettre.  Après  m'ètre amusé  quelques  momens 
h  (Impatienter  encore  ,  je  la  lui  présentai  telle  qu'on 


ADELE    DE    SÉA AXCiE.  105 

me  l'avait  remise  le  malin  ,  car  je  ne  sais  quelle  com- 
plaisance m'avait  empêché  de  l'ouvrir.  Elle  brisa  le 
cachet  ;  nous  nous  assîmes  au  bord  de  la  rivière ,  et 
nous  la  lûmes  tous  deux  ensemble.  La  supérieure  me 
mandait  qu'elle  avait  fait  assembler  la  communauté, 
que  ses  religieuses  acceptaient  avec  gratitude  !a  do- 
nation que  je  leur  faisais  au  nom  d'Adèle.  Sa  recon- 
naissance avait  quelque  chose  de  noble  et  d'affec- 
tueux \  qui  n'était  point  mêlé  de  cette  exagération 
dont  les  gens  du  monde  accompagnent  si  souvent  les 
éloges  qu'ils  croient  vous  devoir.  Je  présentai  aussi 
à  Adèle  une  copie  de  îa  lettre  que  j'avais  écrite  à  la 
supérieure.  «  Pardonnez-moi,  lui  clis-je  vivement, 
pardonnez-moi  d'avoir  pris  votre  nom  sans  vous  le 
dire.  Cette  bonne  œuvre  eût  été  plus  parfaite  si  vous 
l'eussiez  dirigée  ;  mais  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de 
vous  consulter.  Entraîné  par  mon  cœur,  j'ai  désiré 
et  aussitôt  j'ai  voulu  que  votre  nom  fut  connu  et  in- 
voqué par  les  malheureux...  Que  le  pauvre,  lui  clis-je 
tendrement,  que  le  pauvre  fatigué  regarde  s'il  ne 
découvre  point  votre  demeure!  Qu'il  s'empresse  d'y 
arriver,  la  quitte  avec  regret,  et  se  retourne  sou- 
vent en  s'en  allant  pour  la  revoir  encore  et  vous 
combler  de  bénédictions  !  »  —  Adèle  m'écoutait 
comme  ravie;  loin  de  penser  à  me  faire  de  froids  re- 
merciemens,  elle  me  demanda  avec  émotion  de  lui 
apprendre  à  faire  le  bien,  à  mieux  user  de  sa  for- 
tune. Nous  promîmes  ensemble  de  ne  jamais  man- 
quer l'occasion  de  secourir  le  malheur,  et  nous  rega- 
gnâmes doucement  la  maison,  où  nous  passâmes  le 


106  ADÈLE    DE    SÉNAî\GE. 

reste  de  la  soirée  ,  contens  Tan  de  l'autre  ,  occupés 
de  monsieur  de  Sénange,  et  désirant  également  de  le 
rendre  heureux. 


LETTRE  XXVI.  —  Ncuilly,  ce  5  septembre. 

Ce  matin  je  suis  descendu  avant  huit  heures  dans 
le  parc;  je  m'y  promenais  depuis  quelques  instans 
lorsque  j'ai  vu  Adèle  ouvrir  sa  fenêtre.  Je  me  suis 
avancé,  elle  m'a  fait  signe  de  ne  point  parler  de 
crainte  d'éveiller  monsieur  de  Sénange,  dont  l'ap- 
partement est  au-dessous  du  sien...  Henri,  que 
j'aime  ce  langage  par  signes!  Les  mouvemens  d'une 
jeune  personne  ont  tant  de  grâces ,  elle  fait  tant  de 
gestes  de  trop  de  peur  de  n'être  pas  entendue  !  Adèle 
avançait  un  de  ses  jolis  bras  qu'elle  baissait  sur  moi 
comme  pour  me  fermer  la  bouche  ,  et  elle  plaçait  en 
même  temps  un  de  ses  doigts  sur  ses  lèvres...  Pour 
me  dire  seulement  un  mot  obligeant,  que  j'avais 
l'air  de  ne  pas  comprendre  ,  elle  finissait  par  des  si  - 
gnes  d'amitié...  Je  lui  montrais  le  ciel  qui  était 
azuré,  pas  un  seul  nuage;  je  regardais  sa  fenêtre, 
je  faisais  quelques  pas  du  côté  de  l'ile,  lorsque,  me 
retournant  encore  vers  sa  fenêtre,  je  n'ai  plus  vu 
Adèle.  Alors,  quoiqu'elle  ne  m'ait  pas  dit  un  mot  , 
j'ai  été  l'attendre  au  bas  de  l'escalier  ;  elle  est  arri- 
vée bientôt  après  ,  n'ayant  qu'un  simple  déshabillé 
de  mousseline  blanche  qui  marquait  bien  sa  taille  ;  un 
grand  fichu  la  couvrait  :  il  n'était  que  posé  s:Vns  être 


ADELE    DE    SE\A*GE.  ]  07 

attaché.  Qu'elle  était  jolie!  Henri  ;  je  me  suis  pres- 
que repenti  de  l'avoir  engagée  à  descendre. 

Arrivés  au  bord  de  la  rivière,  elle  a  bien  voulu 
se  confier   à  mes  soins.  Nous  sommes  d'étranges 
créatures  !  A  peine  Adèle  a-t-elle  été  dans  cette  pe- 
tite barque,  au  milieu  de  l'eau,  seule  avec  moi ,  que 
j'ai  éprouvé  une  émotion  inexprimable;  elle-même 
s'abandonnait  à  une  douce  rêverie.  Comment  rendre 
ces  impressions  vagues  et  délicieuses ,  où  l'on  est 
assez  heureux  parce  qu'on  se  voit ,  parce  qu'on  est 
ensemble  !  Alors  un  mot ,  le  son  même  de  la  voix 
viendrait  vous  troubler...  Nous  ne  nous  parlions  pas; 
mais  je  la  regardais ,  et  j'étais  satisfait  !  Il  n'y  avait 
plus  dans  l'univers  que  le  ciel ,  Adèle  et  moi  !  et  j'a- 
vais oublié  Tune  et  l'autre  rive!...  Ah!  que  nous 
devenons  enfansdès  que  nous  aimons!  Combien  de 
grands  plaisirs  et  de  grandes  peines  naissent  des  plus 
petits  événemens  de  la  vie!  Je  la  promenai  ainsi 
quelque  temps  sur  cette  eau  paisible;  mais  il  fallut 
arriver.  Dès   qu'elle  fut  descendue  dans  son  île  sa 
gaieté  revint,  et  son  sourire  me  rendit  ma  raison. 
Je  rattachai  le  bateau  et  nous  entrâmes  dans  les  jar- 
dins. Les  ouvriers  n'y  étaient  pas  encore  ;  il  n'y  avait 
pas  le  plus  léger  bruit.  Après  quelques  momens  de 
silence,  nous  avons  parlé  pour  la  première  fois  du 
jour  où  je  l'avais  rencontrée  aux  Champs-Elysées. 
C'est  en  même  temps  que  nous  avons  osé  tous  deux 
nous  le  rappeler.  Je  l'ai  priée  de  m'apprendre  tout 
ce  qui  l'avait  intéressée  avant  que  je  la  connusse. 
Elle  s'est  assise  sur  le  gazon,  lira  permis  de  me  pla- 


108  ADÈLE    DE    SE i\ ANGE. 

cer  auprès  d'elle ,  et  m'a  raconté  les  détails  de  son 
enfance,  le  moment  où  elle  est  entrée  au  couvent , 
l'oubli ,  l'indifférence  de  sa  mère  qu'elle  tâchait  d'ex- 
cuser, les  soins,  la  tendresse  des  religieuses  ,  enfin 
sa  première  entrevue  avec  monsieur  de  Sénange  ,  et 
les  visites  qu'il  lui  faisait  ensuite.  Quand  elle  ne  par- 
lait que  d'elle,  son  récit  était  court,  elle  ne  disait 
qu'un  mot  ;  mais  lorsque  ses  compagnes  entraient 
pour  quelque  chose  dans  ses  souvenirs  ,  elle  n'oubliait 
pas  la  moindre  particularité.  Les  plaisirs  de  l'enfance 
sont  si  vrais ,  si  vifs ,  que  les  plus  petites  circonstan- 
ces intéressent. 

Je  veux ,  mon  cher  Henri ,  vous  faille  aimer  une 
scène  d'un  parloir  de  couvent.  —  «  A  la  seconde 
visite  de  monsieur  de  Sénange,  j'étais,  m'a  dit 
Adèle,  à  la  fenêtre  de  la  supérieure,  lorsque  nous 
le  vîmes  entrer  dans  la  cour.  On  retira  de  son  car- 
rosse une  quantité  énorme  de  paniers  remplis  de 
fruits  ,  de  gâteaux  et  de  fleurs  :  mes  compagnes  fai- 
saient des  cris  de  joie  à  la  vue  de  tant  de  bonnes 
choses.  J'allai  au  parloir  de  la  supérieure,  mais  j'y 
arrivai  long-temps  avant  qu'il  eut  pu  monter  l'es- 
calier :  je  le  reçus  de  mon  mieux.  On  posa  tous  ces 
paniers  sur  une  table  près  de  la  grille ,  et  je  deman- 
dai à  monsieur  de  Sénange  la  permission  d'aller 
chercher  mes  jeunes  amies  qui,  étant  à  goûter,  pren- 
draient chacune  ce  qu'elles  aimeraient  davantage.  La  . 
supérieure  le  permit ,  et  je  courus  les  appeler.  Elles 
vinrent  toutes ,  et  après  avoir  fait  une  révérence 
bien  profonde,  bien  sérieuse,  un  peu  gauche,  elles 


ADELE    Ï)E    SEiV4x\GE<  109 

s'approchèrent  de  lui;  mais  la  vue  des  paniers  lit 
bientôt  disparaître  cet  air  cérémonieux.  Comme  il 
était  impossible  de  les  faire  entrer  par  la  grille,  cha- 
cune d'elles  passait  sa  main  à  travers  les  barreaux, 
et  prenait,  comme  elle  pouvait,  les  fruits  dont  elle 
avait  envie,  Nous  mangeâmes  notre  goûter  avec  une 
gaieté  qui  amusa  beaucoup  monsieur  de  Sénange.  11 
resta  fort  long-temps  avec  nous  ;  et,  quand  il  s'en 
alla ,  nous  le  priâmes  toutes  de  revenir  le  plus  tôt 
possible.  Il  nous  demanda,  en  souriant,  ce  qui  nous 
plairait  le  plus ,  qu'il  vint  sans  le  goûter  ou  le  goûter 
sans  lui  ?  Ces  demoiselles  reprirent  leur  air  poli  pour 
Tassurer  qu'elles  aimaient  bien  mieux  le  revoir,  — * 
Et  vous,  Adèle?  me  dit-il.  Moi,  répondis-je  gaie- 
ment, je  regretterais  beaucoup  l'absent,  quel  qu'il 
fût.  —  Ma  franchise  le  fit  rire  ;  il  promit  de  revenir 
bientôt  et  de  ne  rien  séparer. 

»  Pendant  huit  jours  nous  ne  parlâmes  que  de 
lui.  Toutes  les  pensionnaires  auraient  voulu  l'avoir 
pour  leur  père,  leur  oncle,  leur  cousin;  mais,  s'il 
faut  être  vraie,  aucune  ne  pensait  qu'on  pûc  l'épou- 
ser. Nous  nous  étions  accoutumées  bien  vite  à  le  re- 
garder comme  un  ancien  ami.  Sûrement  il  me  pré- 
férait à  toutes  ,  car  un  jour  il  me  demanda  si  je  serais 
bien  aise  d'être  sa  femme?  Je  l'assurai  que  oui, 
mais  sans  y  faire  grande  attention.  Peu  de  jours 
après  ,  ma  mère  écrivit  à  la  supérieure  qu'elle  allait 
me  prendre  chez  elle.  Nous  étions  â  la  récréation 
lorsqu'on  vint  m'annoncer  cette  triste  nouvelle.  Ce 
fut  véritablement  un  malheur  général  :  mes  compa- 

10 


110  ADELE    DE    SÉNANGE. 

gnes  quittèrent  leurs  jeux ,  m'entourèrent ,  et  nous 
pleurâmes  toutes  ensemble. 

»  Le  lendemain  une  vieille  femme  de  chambre  de 
ma  mère  vint  me  chercher.  Mes  regrets  étaient  si 
vifs  que ,  quoique  ce  fût  la  première  fois  que  je  sor- 
tisse du  couvent ,  rien  ne  me  frappa.  J'étais  étouffée 
par  mes  sanglots ,  le  visage  caché  dans  mon  mou- 
choir. Je  ne  sais  pas  encore  quel  accident  fit  renver- 
ser notre  voiture ,  car  je  ne  me  souviens  que  du 
moment  où  vous  vîntes  nous  secourir.  Je  n'ai  pas 
oublié  l'intérêt  que  vous  me  témoignâtes;  et  le  jour 
où  je  vous  aperçus  à  l'Opéra,  j'éprouvai  un  plaisir 
sensible.  Quelque  chose  eût  manqué  au  reste  de  ma 
vie,  si  je  ne  vous  avais  jamais  retrouvé» 

»  A  peine  étais-je  dans  la  chambre  de  ma  mère, 
qu'elle  me  dit  sèchement  de  m'asseoir  près  d'elle  et 
de  l'écouler.  Je  lui  trouvai  un  air  sévère  qui  me  fit 
trembler-,  il  était  impossible  que  la  chose  qu'elle 
avait  à  m'annoncer  ne  me  parût  pas  douce  en  com- 
paraison de  mes  craintes  :  aussi ,  lorsqu'elle  m'ap- 
prit qu'il  ne  s'agissait  que  d'épouser  monsieur  de 
Sénange,  y  consentis-je  avec  joie.  Après  avoir  ob- 
tenu cet  aveu,  elle  voulut  bien  me  renvoyer  au 
couvent  où  je  devais  rester  jusqu'au  jour  de  la  célé- 
bration. 

»  En  entrant  dans  la  maison ,  je  fis  part  à  la  su- 
périeure de  mort  prochain  mariage.  Elle  me  regarda 
avec  des  yeux  où  la  pitié  était  peinte  :  sa  compassion 
m'effraya;  et  sans  savoir  pourquoi,  je  m'affligeai 
dès  qu'elle  parut  me  plaindre.  Ensuite  ,  j'allai  dire 


ADÈLE    DE    SÉNA:VGE  111 

à  mes  compagnes  que  je  devais  épouser  monsieur 
de  Sénange  :  elles  l'apprirent  avec  une  surprise  mê- 
lée de  tristesse.  Bientôt  je  partageai  cette  impression 
que  je  leur  voyais-,  j'étais  inquiète,  incertaine  :  et, 
dans  ce  moment,  on  m'aurait  rendu  un  grand  ser- 
vice si  Ton  m'eût  assurée  que  j'étais  fort  heureuse 
ou  très  à  plaindre.  Cependant,  peu  à  peu,  réflé- 
chissant sur  les  vertus  de  cet  excellent  homme  ,  mes 
amies  cessèrent  de  craindre  pour  mon  avenir. 

»  Le  jour  suivant,  il  m'écrivit  une  lettre  si  tou- 
chante ,  dans  laquelle  il  paraissait  désirer  mon  bon- 
heur avec  un  sentiment  si  vrai  que  je  sentis  renaître 
toute  ma  confiance.  Je  me  rappelle  encore ,  avec 
plaisir,  la  complaisance  qu'il  eut  pour  moi  lorsque 
nos  deux  familles  étaient  réunies  pour  lire  mon  con- 
trat de  mariage.  Pendant  cette  lecture ,  qui  était  une 
affaire  si  importante,  vous  serez  peut-être  étonné 
d'apprendre  que  je  ne  songeais  qu'au  moyen  de  faire 
signer  à  la  supérieure  et  à  mes  compagnes  l'acte  qui 
disposait  de  moi.  N'osant  pas  en  parler  à  ma  mère  , 
je  le  demandai  tout  bas  à  monsieur  de  Sénange ,  et 
il  le  proposa ,  le  voulut ,  comme  si  c'était  lui  qui 
en  eût  la  pensée.  La  supérieure  vint  donc  avec  les 
pensionnaires  ;  elles  signèrent  toutes  ,  en  faisant  des 
vœux  sincères  qui  ont  été  exaucés. 

»  Lorsque  les  notaires  eurent  emporté  cet  acte, 
qui  m'était  devenu  précieux  par  les  noms  de  tout  ce 
que  j'avais  l'habitude  d'aimer,  je  vis  entrer  quatre 
valets  de  chambre  de  monsieur  de  Sénange  portant 
des  corbeilles  magnifiques  remplies  des  présens  de 


112  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

noces.  Les  fleurs ,  les  parures ,  enchantèrent  mes 
compagnes  ;  les  plus  beaux  bijoux  m'étaient  offerts  : 
ma  mère  m'en  apprenait  la  valeur  et  se  chargeait  de 
mes  remercîmens.  La  troisième  corbeille  renfermait 
les  diamans  qu'on  admira  beaucoup,  et  dont  ma 
mère  me  para  aussitôt  :  mais  ce  qui  étonna  davan- 
tage, fut  une  paire  de  bracelets  de  perles  de  la  plus 
grande  beauté  ;  ce  sont  les  bracelets  ,  me  dit-elle  en 
riant ,  que  je  portais  le  jour  où  je  vous  vis  à  l'Opéra. 
Mes  compagnes  furent  charmées  de  me  voir  si  bril- 
lante. La  quatrième  corbeille  était  pleine  de  jolies 
bagatelles;  c'étaient  des  présens  pour  chacune  d'el- 
les ,  car  monsieur  de  Sénange  n'oubliait  rien. 

»  Mon  frère  proposa  d'en  faire  une  loterie  pour 
le  lendemain  :  cette  idée  fut  adoptée  avec  joie ,  et 
nous  nous  séparâmes  fort  contens  les  uns  des  autres. 
La  loterie  fut  tirée ,  et  le  hasard ,  que  je  dirigeai , 
donna  à  chacune  de  mes  compagnes  ce  qu'elle  aurait 
choisi.  J'obtins  la  permission  d'être  mariée  dans 
l'église  de  mon  couvent.  A  très-peu  de  différence 
près,  toutes  mes  journées  se  passèrent  ensuite  comme 
celles  dont  vous  avez  été  témoin.  Depuis  votre  ar- 
rivée il  y  a  un  intérêt  de  plus  5  et  il  est  vif,  je  vous 
assure ,  car  je  serais  fort  étonnée  si  après  moi  vous 
n'étiez  pas  ce  que  monsieur  de  Sénange  aime  le 
mieux.  » 

Elle  a  terminé  son  récit  par  ces  mots  auxquels 
j'aurais  bien  voulu  changer  quelque  chose.  —  Un 
jardinier  nous  a  appris  qu'il  était  onze  heures.  Nous 
ovons  couru  au  batepu  :  Adèle  était  inquiète  de  s'fi- 


ADÈLE    DE    SENANGE.  113 

ire  oubliée  si  long-lemps,  et  ne  savait  pas  trop 
comment  excuser  une  pareille  étourderie  ,  car  mon- 
sieur de  Sénange  déjeûne  toujours  à  dix  heures  pré- 
cises. 

Nous  revenions  avec  cet  empressement,  ce  bruit 
de  la  jeunesse  qui  s'entend  de  si  loin.  Adèle  a  ou- 
vert la  porte  du  salon  avec  vivacité  ;  mais  elle  s'est 
arrêtée  saisie,  en  y  trouvant  monsieur  de  Sénange 
établi  dans  son  fauteuil  ;  il  paraissait  lire.  Dès  qu'il 
nous  a  vus ,  il  a  sonné  pour  que  Ton  servit  le  dé- 
jeuner. Il  a  pris  son  chocolat  sans  dire  un  mot  ; 
Adèle  n'osait  pas  lever  les  yeux,  et  nous  sommes 
tous  restés  dans  le  plus  grand  silence.  Le  déjeuner 
fini ,  il  a  repris  son  livre  -,  Adèle  a  apporté  son  ou- 
vrage près  de  lui ,  et  je  suis  remonté  dans  ma  cham- 
bre. 

Que  je  suis  embarrassé  de  ma  contenance!  L'air 
froid  et  sévère  de  monsieur  de  Sénange  me  glace  et 
m'impose  au  point  que ,  s'il  ne  me  parle  pas  le  pre- 
mier, il  me  sera  impossible  de  lui  dire  une  parole. 
Ah  !  cette  matinée  si  douce  devait-elle  finir  par  un 
orage  ! 


LETTRE  XXVII.  —  Ce  5  septembre  au  soir.      . 

Au  lieu  de  descendre  à  trois  heures  comme  à  mon 
ordinaire,  j'ai  patiemment  attendu  qu'on  vint  me 
chercher  pour  dîner;  car  j'aurais  été  trop  confus  de 
me  retrouver  peut-être  seul  avec  monsieur  de  Sé- 
nange, craignant  qu'il  ne  fût  encore  fâché;  mais 

10. 


114  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

dans  la  salle  à  manger  tout  fait  diversion.  Il  n'y  a 
que  les  gens  timides  qui  sachent  combien  on  est  heu- 
reux quelquefois  d'avoir  à  dire  qu'une  soupe  est  trop 
chaude,  un  poulet  trop  froid  ;  chaque  plal  peut  de- 
venir un  sujet  de  conversation  ;  et  je  ne  pouva:s 
guère  compter  sur  mon  esprit  pour  me  fournir  quel- 
que chose  de  plus  brillant.  Mais  comme  rien  n'arrive 
jamais ,  ainsi  que  je  le  prévois  ,  ou  que  je  le  désire, 
en  descendant ,  les  gens  m'ont  averti  qu'on  m'atten- 
dait pour  se  mettre  à  table  :  j'ai  donc  été  obligé 
d'entrer  dans  le  salon.  Aussitôt  qu  Adèle  m'a  vu, 
elle  s'est  levée  et  a  donné  le  bras  à  monsieur  de  Sé- 
nange  :  je  me  suis  rangé  sur  leur  passage;  et  lors- 
qu'ils ont  été  devant  moi,  je  leur  ai  fait  une  pro- 
fonde révérence...  Apparemment  que,  sans  m'en 
apercevoir,  j'avais  supprimé  depuis  long-temps  cette 
grave  politesse  ;  car  monsieur  de  Sénange  s'est  ar- 
rêté avec  étonnement ,  m'a  regardé  depuis  la  tête 
jusqu'aux  pieds ,  et  m'a  rendu  mon  salut  d'une  ma- 
nière si  affectée  qu'Adèle  a  fait  un  grand  éclat  de 
rire.  Il  a  souri  aussi  :  «  Venez ,  m'a-t-il  dit,  mais  ne 
la  laissez  plus  s'oublier  si  long-temps;  elle  ne  sait 
pas  encore  combien  le  monde  est  méchant,  et  vous 
seriez  inexcusable  de  la  rendre  l'objet  d'une  calom- 
nie. »  —  J'ai  voulu  lui  répondre  ;  il  ne  l'a  pas  per- 
mis ,  et  nous  sommes  allés  nous  mettre  à  table.  Pen- 
dant le  repas  ,  il  m'a  parlé  avec  encore  plus  d'amitié 
qu'à  l'ordinaire,  a  traité  Adèle  avec  plus  de  consi- 
dération, lui  a  demandé  souvent  son  avis,  même 
sur  des  choses  indifférentes  ;  et  regardant  ses  gens 


ADÈLE    DE    SÉNAIXGE.  115 

avec  un  sérieux  presque  sévère,  que  je  ne  lui  avais 
jamais  vu,  il  m'a  prouvé  qu'il  fallait  rappeler  leur 
respect  lorsqu'on  voulait  prévenir  leurs  malignes 
observations. 

Quoiqu'il  soit  venu  beaucoup  de  monde  après 
diner,  Adèle  a  trouvé  moyen  de  m'apprendre  que  le 
matin  monsieur  de  Sénange  étant  resté  encore  long- 
temps sans  lui  parler,  cela  lui  avait  fait  tant  de  peine 
qu'elle  s'était  mise  à  pleurer  sans  rien  dire  non  plus  ; 
qu'alors  il  lui  avait  demandé  ce  qui  l'affligeait ,  et 
qu'elle  lui  avait  répondu  qu'elle  craignait  de  l'avoir 
fâché.  —  Non  ,  a-t-il  repris  ,  mais  j'ai  été  malheu- 
reux de  voir  que  vous  pouviez  m'oublier.  —  Elle 
Ta  assuré  que  jamais  elle  n'avait  été  plus  occupée 
de  lui,  et  lui  a  raconté  tout  ce  qu'elle  m'avait  dit  de 
son  mariage  ,  de  sa  reconnaissance  ,  des  pensionnai- 
res,  des  goûters,  «  A  mesure  que  je  lui  parlais, 
m'a-t-elle  dit,  la  sérénité  revenait  sur  son  visage. 
—  Je  vous  crois ,  a-t-il  répondu  ;  mais  ceux  qui  ne 
vous  connaissent  pas  auraient  pu  interpréter  bien 
mal  une  promenade  si  longue  et  à  une  heure  si  ex- 
traordinaire.—  J'ai  promis  d'être  plus  attentive,  et 
il  n'a  plus  voulu  qu'il  en  fut  question.  »  —  Qu'il 
est  bon  !  Henri ,  et  quelle  humeur  j'aurais  eue  à  sa 
place  !  Mais  ne  parlons  plus  de  cet  instant  de  trou- 
ble ;  c'est  demain  un  jour  de  bonheur  et  de  joie  pour 
cette  maison  :  demain  nous  célébrons  la  convales- 
cence de  monsieur  de  Sénange  :  combien  il  va  jouir 
de  la  fête  qu'Adèle  lui  prépare  ! 


116  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

LETTRE  XXVIII.  —  Ce  4  septembre. 

Ah  !  jamais ,  jamais  je  ne  me  promettrai  aucun 
plaisir;  et  môme  j'attendrai  mes  chagrins  des  choses 
qui  plaisent  ou  qui  réussissent  aux  autres  hommes. 
—  Légère  Adèle ,  comme  je  vous  aimais  !  —  Au 
surplus ,  j'ai  moins  perdu  qu'elle  -,  c'était  sa  vie  en- 
tière que  j'espérais  rendre  heureuse,  et  sa  coquet- 
terie ne  me  causera  que  la  peine  d'un  moment.  Mais 
je  suis  trop  agité  pour  écrire  à  présent  -,  demain  je 
tous  raconterai  tous  les  détails  de  cette  fête  que, 
pour  l'amour  d'elle,  j'avais  si  vivement  désirée.,.. 


LETTRE  XXIX.  —  Ce  5  septembre. 

Hier  matin,  en  descendant,  je  trouvai  Adèle 
dans  une  galerie  que  monsieur  de  Sénange  n'occupe 
que  lorsqu'il  a  beaucoup  de  monde.  Elle  Pavait  des- 
tinée à  être  la  salle  du  bal  :  une  place  particulière , 
entourée  de  tous  les  attributs  de  la  reconnaissance , 
était  réservée  pour  monsieur  de  Sénange.  Adèle 
vint  au-devant  de  moi ,  et ,  sans  me  laisser  le  temps 
de  parler,  elle  me  pria  d'aller  lui  tenir  compagnie  et 
surtout  d'empêcher  qu'il  ne  la  fit  demander.  Je 
voulus  lui  dire  combien  j'étais  heureux  du  plaisir 
qu'elle  allait  avoir  ;  elle  ne  rn  écouta  point.  Je  com- 
mençai deux  ou  trois  phrases  qu'elle  interrompait 
toujours,  en  me  disant  de  m'en  aller.  Cette  vivacité 
m'impatientait  un  peu;  cependant,  je  lui  obéis  et 


ADÈLE    DE    SENANGE.  Il7 

j'entrai  chez  monsieur  de  Sénange.  Il  posa  son  livre, 
et  me  dit  en  riant  que  son  vieux  valet  de  chambre 
l'avait  mis  dans  le  secret;  mais  qu'il  jouerait  l'élon- 
nement  de  son  mieux  afin  de  ne  rien  déranger  à  la 
fêle.  —  Nous  entendions  un  bruit  horrible  de  clous, 
de  marteaux  ,  de  mouvement  de  meubles  ;  et  il  s'a- 
musait beaucoup  de  la  bonne  foi  avec  laquelle  Adèle 
croyait  qu'il  ne  s'apercevait  point  de  tout  ce  tracas. 
—  A  dix  heures  précises,  il  me  dit  d'aller  la  cher- 
cher pour  déjeuner  ;  car  il  faudra  être  prêt  de  bonne 
heure  ,  ajouta- t-il.  Je  revins  avec  elle  ;  il  eut  la  com- 
plaisance de  se  dépêcher ,  et  bientôt  il  nous  quitta  , 
en  disant  assez  naturellement  qu'il  allait  passer  dans 
sa  chambre. 

A  peine  fut-il  sorti  du  salon,  qu'Adèle  le  fit  or- 
ner de  fleurs,  de  guirlandes  et  de  lustres.  A  midi  , 
elle  alla  faire  sa  toilette  ;  et ,  à  près  de  deux  heures, 
elle  m'envoya  prier  de  descendre  chez  monsieur  de 
Sénange.  Dès  que  j'y  fus,  on  vint  l'avertir  que 
quelques  personnes  l'attendaient.  Il  se  leva  en  me 
regardant  mystérieusement ,  prit  mon  bras ,  et  en- 
tra dans  le  salon  :  il  y  trouva  ses  amis  qui  s'étaient 
réunis  pour  l'embrasser  et  le  féliciter  sur  sa  conva- 
lescence. Tout  le  village  vint  aussitôt ,  les  vieillards , 
la  jeunesse,  les  enfans  ;  il  fut  parfait  pour  tous.  — 
Adèle  le  conduisit  sur  une  pelouse  qui  borde  la  ri- 
vière :  elle  y  avait  fait  placer  une  grande  table,  au- 
tour de  laquelle  ces  bonnes  gens  se  rangèrent*,  mais 
avant  de  s'asseoir  pour  dîner  ,  chacun  d'eux  prit  un 
verre,  et  but  à  la  santé  de  leur  bon  seigneur  :  à  sa 


118  ADÈLE    DE    SENANGE. 

longue  santé  !  s'écria  Adèle  ;  à  sa  longue  santé  !  re- 
prirent-ils tous  à  la  fois. 

Lorsqu'ils  furent  assis,  nous  revînmes  dans  la 
salle  à  manger  ;  monsieur  de  Sénange  fut  fort  gai 
pendant  le  repas.  Nous  étions  encore  au  dessert , 
quand  nous  entendîmes  le  bruit  d'une  \oiture ,  et 
vîmes  paraître  madame  la  duchesse  de  Mortagne , 
son  fils  et  ses  deux  filles.  Je  reconnus  l'aînée  ;  c'était 
cette  jeune  pensionnaire,  belle  et  modeste ,  qu'Adèle 
préférait  à  toutes,  et  dont  j'avais  été  frappé  dans  les 
classes  du  couvent.  Elle  présenta  son  frère  à  son 
amie ,  qui  le  présenta ,  à  son  tour  ,  à  monsieur  de 
Sénange,  en  lui  disant  qu'elle  avait  prié  ses  com- 
pagnes d'amener  chacune  un  de  leurs  païens ,  afin 
que  son  bal  ne  manquât  pas  de  danseurs. 

Plusieurs  voitures  se  succédèrent;  et  avant  six 
heures,  quarante  jeunes  personnes  offrirent  des 
fleurs  j  des  vœux ,  pour  le  bonheur  et  la  santé  de 
ce  bon  vieillard  :  elles  chantèrent  une  ronde  faite 
pour  lui  ;  Adèle  commençait ,  et  elles  répétaient  en- 
suite chaque  couplet,  toutes  ensemble.  Ce  moment 
fut  fort  agréable ,  mais  passa  bien  vite.  Après  qu'il 
les  eut  remerciées,  le  bal  commença.  Elles  furent 
toutes  très- gaies  :  Adèle  dit  qu'elle  désirait  ne  pas 
danser,  pour  s'occuper  davantage  des  autres. 

Je  n'avais  pas  l'idée  d'un  besoin  de  plaire  sem- 
blable à  celui  qu'elle  a  montré.  Jamais  on  ne  la  trou- 
vait à  la  même  place  :  elle  parlait  à  tout  le  monde  ; 

aux  mères,  pour  louer  leurs  enfans aux  filles , 

pour  demander  ce  qui  pouvait  leur  plaire....  aux 


ADÈLE    DE    SÉflANGE.  119 

jeunes  gens,  pour   les   remercier  d'être  venus 

Réellement ,  j'étais  confondu  ;  elle  me  paraissait  une 
personne  nouvelle.  —  Elle  ne  me  regarda  ,  ni  ne  me 
parla  de  la  journée.  J'essayai  un  moment  d'attirer 
son  attention ,  en  me  plaçant  devant  elle ,  comme 
elle  traversait  la  salle  ;  mais  elle  se  détourna,  et  alla 
causer  avec  monsieur  de  Mortagne ,  dont  la  danse 
brillante  fixait  les  regards  de  tout  le  monde.  J'en- 
tendis Adèle  le  plaisanter  sur  ses  succès.  —  11  la 
pria  de  danser  avec  lui  :  et  elle  qui ,  dès  le  commen- 
cement du  bal ,  n'avait  pas  voulu  danser,  pour  mieux 
faire  les  honneurs  de  sa  maison  ;  elle  qui  avait  re- 
fusé tous  les  autres  hommes ,  après  s'être  très-peu 
fait  prier,  l'accepta  pour  une  contre-danse!  —  Il  faut 
être  vrai,  Henri,  ils  avaient  l'air  bien  supérieurs 
aux  autres.  On  fit  un  cercle  autour  d'eux  pour  les 
voir  et  les  applaudir.  Adèle,  enivrée  d'hommages, 
voulut  danser  encore,  et  toujours  avec  monsieur  de 
Mortagne.  Se  reposait-elle  un  instant?  il  s'asseyait 
près  de  sa  chaise.  —  Désirait-elle  quelques  rafrai- 
chissemens  ?  il  courait  les  lui  chercher.  — Parlait- 
on  d'une  danse  nouvelle?  il  était  trop  heureux  de  la 
suivre  ou  de  la  conduire.  —  Enfin  ,  ils  ne  se  quit- 
tèrent plus....  Il  jouait  avec  son  éventail ,  tenait  un 
de  ses  gants  qu'elle  avait  ôtés ,  et  elle  riait  de  ses 
folies.  —  Son  bouquet  tomba  ,  il  le  ramassa,  le  mit 
dans  sa  poche,  et  elle  le  lui  laissa.  Je  n'ai  jamais 
vu  de  coquetterie  si  vive  de  part  et  d'autre. 

A  onze  heures  ,  les  fenêtres  du  jardin  s'ouvrirent, 
et  l'on  aperçut  une  très-belle  illumination.  Partout 


120  ADELE    DE    SENANGE. 

étaient  les  chiffres  de  monsieur  de  Sénange  ,  partout 
des  allégories  à  la  reconnaissance  ;  et  Adèle  ne  pensa 

seulement  pas  à  les  lui  faire  remarquer Entraînée 

par  mesdemoiselles  de  Mortagne  et  leur  frère,  elle 
courait  dans  les  jardins.  Je  ne  la  suivis  point  ;  car 
je  puis  être  tourmenté,  mais  je  ne  m'abaisserai  ja- 
mais jusqu'à  être  importun. 

Monsieur  de  Sénange,  craignant  l'air  du  soir, 
n'osa  pas  se  promener,  et  resta  avec  moi.  Bientôt 
nous  entendîmes  sur  la  rivière  une  musique  char- 
mante ;  et  les  vifs  applaudissemens  de  toute  cette 
jeunesse  nous  firent  juger  combien  Adèle  était  con- 
tente d'elle-même.  Vers  minuit  on  commença  à  ren- 
trer. Madame  de  Mortagne  revint,  et  pria  monsieur 
de  Sénange  de  faire  appeler  ses  enfans  :  après  bien 
des  cris  et  des  courses  inutiles ,  ils  arrivèrent  avec 
Adèle.  Monsieur  de  Mortagne,  en  la  quittant,  lui 
demanda  la  permission  de  venir  lui  faire  sa  cour.... 
Elle  lui  répondit  qu'elle  serait  très-aise  de  le  voir , 
sans  se  rappeler  qu'elle  m'avait  fait  défendre  sa  porte 
long-temps ,  sous  le  prétexte  que  sa  mère  lui  avait 
recommandé  de  ne  recevoir  personne  pendant  son 
absence.  Elle  embrassa  ses  sœurs  avec  plus  de 
tendresse  qu'elle  n'avait  fait  aucune  de  ses  com- 
pagnes. 

Lorsqu'elles  furent  toutes  parties  ,  monsieur  de 
Sénange  remercia  sa  femme  avec  une  bonté  que  je 
trouvai  presque  ridicule  ;  car  si  elle  avait  imaginé 
cette  fête  pour  lui  ,  au  moins  Pavait-elle  bientôt 
oublié  pour  en  jouir  elle-même.  —  Comme  elle 


ADÈLE    i)L    SEW  ANGE.  1*21 

montait  clans  sa  chambre,  elle  daigna  s'apercevoir 
que  j'étais  déjà  au  haut  de  l'escalier  ,  et  elle  me  dit 
assez  légèrement  :  «Bonsoir,  Myiord! — Vous  auriez 
pu  me  dire  bonjour,  lui  répondis-jc  froidement.  — 
Pourquoi  donc?  —  Parce  que  vous  ne  m'avez  pas 
vu  delà  journée.  —  Vous  voulez  dire  parce  que  je 
ne  vous  ai  pas  remarqué,  reprit-elle  avec  ironie.  »  — 
Je  ne  lui  laissai  pas  le  plaisir  de  se  moquer  de  moi 
davantage,  et  je  gagnai  le  corridor  qui  conduit  à  mon 
appartement.  Au  détour  de  l'escalier,  je  vis  qu'elle 
était  restée  sur  la  môme  marche  où  elle  m'avait 
parlé ,  et  me  suivait  des  yeux  ;  elle  croyait  peut-être 
que  je  m'arrêterais  un  instant,  mais  je  rentrai  tout 
de  suite  dans  ma  chambre.  —  Je  yous  avais  bien  dit, 
Henri,  qu'elle  était  coquette;  cependant ,  j'avoue 
que  je  n'aurais  jamais  cru  qu'il  fut  possible  de  l'être 
à  cet  excès.  Certes  je  ne  suis  point  jaloux  ,  car  je 
voudrais  pouvoir  l'excuser  :  je  Youdrais  même  me 
persuader  qu'un  sentiment  de  préférence  l'entraînait 
Yers  ce  jeune  homme-,  alors  du  moins  elle  pourrait 
m'intéresser  encore!,...  Mais  elle  le  voyait  pour  la 
première  fois!...  Quedis-je,  pour  la  première  fois? 
Peut-être  Ta-t-elle  connu  au  couvent  lorsqu'il  y  ve- 
nait voir  ses  sœurs.  Elle  ne  l'a  jamais  nommé,  de 
crainte  de  se  laisser  pénétrer.  Qui  sait  si  cette  fête  n'a 
pas  été  imaginée  pour  l'introduire  dans  la  maison? 
Et  voilà  cette  sincérité  que  j'adorais  ,  et  qui  n'était 
qu'un  raffinement  de  coquetterie  !  —  Àh  !  sans  les 
égards  que  je  dois  à  monsieur  de  Sénange  ,  je  serais 
parti  cette  nuit  même,   et  elle  ne  m'aurait  jamais 

11 


122  ADÈLE    DE    SÉXAXGE. 

revu-,  mais  je  ne  resterai  pas  long-temps,  je  vous 
assure:  demain  je  remettrai  son  portrait,  que  j'ai 
eu  la  faiblesse  de  garder  jusqu'à  présent. 


LETTRE  XXX.  —  Même  jour. 

Je  n'ai  à  me  plaindre  de  personne  ;  Adèle  même 
n'a  point  de  tort  avec  moi.  Ce  n'est  pas  elle  qui  a 
cherché  à  m'aveugler  ;  c'est  moi ,  insensé  !  qui  pre- 
nais plaisir  à  l'embellir ,  à  la  parer  de  toutes  les  qua- 
lités que  je  lui  désirais,  à  me  persuader  que  les  dé- 
fauts que  je  lui  connaissais  n'existaient  plus ,  parce 
qu'ils  n'avaient  plus  l'occasion  de  se  montrer.... 
Elle  ne  se  donnait  pas  la  peine  de  paraître  bien  ;  elle 
ne  faisait  que  suivre  ses  premiers  mouvemens ,  et  il 
y  avait  plus  de  bonheur  que  de  réflexion  dans  sa 
conduite.  —  Il  m'aurait  été  trop  pénible  de  la  revoir 
ce  malin  ;  j'ai  fait  dire  qu'ayant  été  incommodé ,  je 
ne  descendrais  pas  pour  le  déjeûner  :  mais  j'entends 
du  bruit  dans  le  corridor  :....  c'est  la  marche  de 
monsieur  de  Sénange....  la  voix  d'Adèle —  On 
frappe  à  ma  porte..*,  ah!  vient-elle  jouir  de  ma 
peine? * 

Ce  sont  eux  ,  Henri ,  qui ,  inquiets  de  ce  que  je 
ne  descendais  point ,  sont  venus  voir  si  je  n'étais  pas 
plus  malade  qu'on  ne  le  leur  avait  dit.  Monsieur  de 
Sénange ,  appuyé  sur  le  bras  d'Adèle ,  est  entré  en 
me  disant  qu'en  bons  maîtres  de  maison ,  ils  dési- 
raient savoir  si  je  n'avais  besoin  de  rien?...  Il  s'est 
assis  près  de  moi ,  et  m'a  questionné  avec  beaucoup 


ADÈfE    DE    SÉWXGF.  1  *>3 

d'intérêt  sur  ma  santé.  Pondant  ce  temps,  Adèle  est 
restée  debout ,  sans  parler,  précisément  comme  si 
elle  ne  fût  venue  que  pour  le  conduire.  Elle  était 
pale  ;  elle  n'a  pas  levé  les  yeux....  j'étais  assez 
faible  pour  souffrir  de  son  embarras.  Je  sais  qu'en 
France  les  femmes  se  permettent  d'entrer  dans  la 
chambre  d'un  homme  qui  se  trouve  malade  chez 
elles  à  la  campagne  ;  mais  le  souvenir  de  nos  usages 
donnait  à  la  visite  d'Adèle  un  charme  qui  me  trou- 
blait malgré  moi.  Que  je  voudrais  que  cette  maudite 
fête  n'eut  jamais  eu  lieu  !....  Elle  ne  m'a  rien  dit  ; 
seulement ,  en  s'en  allant  ,  elle  m'a  demandé  si  je 
descendrais  dîner  ?  —  Je  lui  ai  répondu  que  je  serais 
dans  le  salon  à  trois  heures. 

Depuis  que  je  l'ai  revue ,  Henri ,  je  me  sens  plus 
calme;  j'avais  tort  de  craindre  sa  présence,  je  ne 

l'aime  plus mais  je  sens  un  vide  que  rien  ne  peut 

remplir.  Adèle  occupait  toute  ma  pensée  ,  était 
l'unique  objet  de  tous  mes  vœux;...  ce  qui  m'en- 
toure m'est  devenu  étranger....  Adèle  n'est  plus 
Adèle....  Il  me  semble  aussi  que  monsieur  de  Sé- 

nange  n'est  plus  le  même et  moi  ! . . .  moi  ! . . .  que 

ferai-je  de  moi?... 


LETTRE  XXXI.  —  Même  jour. 

Comment  oser  l'avouer?  j'ai  trouvé  qu'elle  avait 
raison,  que  j'étais  trop  heureux  :  je  vous  assure  que 
j'ai  été  injuste  ;  écoutez-moi.  —  A  trois  heures,  je 
suis  descendu  dans  le  salon ,  ainsi  que  je  l'avais 


124  ADEEE    DE    SENANGE. 

promis.  Adèle  travaillait;  elle  ne  m'a  pas  regardé  ; 
j'ai  cru  apercevoir  qu'elle  pleurait.  Ne  me  sentant 
plus  la  force  de  lui  faire  aucun  reproche ,  je  me  suis 
éloigné,  et  j'ai  été  prendre,  le  plus  indifféremment 
que  j'ai  pu,  un  livre  à  l'autre  bout  de  la  chambre. 
Elle  continuait  son  ouvrage  sans  lever  les  yeux  : 
bientôt  j'ai  vu  de  grosses  larmes  tomber  sur  son 
métier  :  toutes  mes  résolutions  m'ont  abandonné  ; 
je  me  suis  rapproché  ,  et ,  entraîné  malgré  moi , 
«  Adèle,  lui  ai-je  dit,  je  n'existais  que  pour  vous! 
daigneriez-vous  partager  une  si  tendre  affection  ? 
pouvez-vous  seulement  la  comprendre  ?»  —  Elle  a 
levé  ses  yeux  au  ciel  :  nous  avons  entendu  le  pas 
de  monsieur  de  Sénange;  j'ai  été  reprendre  mon 
livre. 

Peu  de  temps  après  nous  avons  passé  dans  la 
salle  à  manger  :  j'ai  essayé  d'amuser  monsieur  de 
Sénange,  mais  il  y  avait  trop  d'efforts  dans  ma  gaieté 
pour  pouvoir  y  réussir.  Adèle  n'a  pas  dit  un  mot. 
En  sortant  de  table  je  l'ai  priée  tout  bas  de  m'écou- 
ter  un  instant  avant  la  fin  du  jour:  elle  l'a  promis 
par  un  signe  de  tête.  Selon  notre  usage,  j'ai  joué  aux 
échecs  avec  monsieur  de  Sénange;  il  m'a  gagné,  ce 
qui  lui  arrive  rarement. 

A  six  heures,  il  est  venu  du  monde  :  Adèle  a 
proposé  une  promenade  générale  :  elle  l'a  suivie 
quelque  temps  ;  mais  peu  à  peu  elle  a  ralenti  sa 
marche  ,  et  nous  nous  sommes  trouvés  seuls  ,  assez 
loin  de  la  société.  J'avais  mille  questions  à  lui  faire, 
et  cependant  j'étais  si  troublé,  qu'il  ne  m'en  venait 


ADÈLE    DE    SEXANGE.  125 

aucune.  Enfin  ,  je  lui  ai  demandé  si  elle  connaissait 
monsieur  de  Mortagne  avant  le  bal  :  elle  m'a  assuré 
que  non.  «  Monsieur  de  Mortagne,  m'a-t-elle  dit, 
est  un  parent  très-éloigné  de  ma  mère ,  et  le  chef 
de  sa  maison.  Quoiqu'elle  l'ait  toujours  recherché 
avec  soin  ,  elle  n'a  jamais  permis  que  je  le  visse  au 
couvent  :  depuis  que  j'ensuis  sortie,  vous  savez  dans 
quelle  solitude  j'ai  vécu.  J'aime  beaucoup  ses  sœurs  ; 
mais  monsieur  de  Mortagne  ,  je  ne  le  connais  pas. 
—  Pourquoi  donc  avez -vous  été  si  coquette  avec 
lui?  — Qu'appelez-vous  coquette,  m'a-t-elle  de- 
mandé avec  son  ingénuité  ordinaire? — Comment  !  me 
suis-je  écrié,  vous  ne  le  savez  pas?  c'est  involontaire- 
ment que  vous  l'avez  si  bien  traité!  »  — Elle  m'a  ré- 
pondu qu'elle  ne  savait  ni  la  faute  qu'elle  avait  com- 
mise ,  ni  ce  qui  m'avait  fâché.  «  Dans  le  commen- 
cement du  bal  5  m'a-t-elle  dit ,  vous  regardant  comme 
de  la  maison  ,  j'ai  cru  qu'il  était  mieux  de  s'occuper 
des  autres  :  à  la  fin,  la  gaieté  de  mes  compagnes  m'a 
gagnée;  tout  le  monde  me  priait  de  danser;  j'en 
avais  bien  envie  :  monsieur  de  Mortagne  danse  mieux 
que  personne,  et  je  l'ai  préféré.  »  —  Mais  il  tenait 
vos  gants  ;  il  a  gardé  votre  bouquet  !  —  «  J'ai 
trouvé  très-singulier ,  très-ridicule ,  qu'il  y  attachât 
du  prix  ;  et  je  les  lui  ai  laissés,  parce  que  je  n'y  en 
mettais  aucun.  — Tous  ne  savez  donc  pas,  Adèle, 
que  ce  sont  des  faveurs  que  je  n'aurais  jamais  pris 
la  liberté  de  vous  demander;  et  si  quelquefois  j'ai 
gardé  les  fleurs  que  vous  aviez  portées,  au  moins 
n'ai-je  pas  osé  vous  le  dire,  — Pourquoi  ?  m'a-t-elle 

11. 


126  ADELE    DE    SENAXGE. 

répondu  avec  tristesse,  cela  m'aurait  appris  à  n'en 
laisser  jamais  à  d'autres.  »  —  A  ces  mots,  Henri, 
j'ai  tout  oublié  :  je  lui  ai  juré  de  lui  consacrer  ma 
vie.  —  La  plus  tendre  reconnaissance  s'est  peinte 
dans  ses  yeux  ;  elle  me  remerciait  d'un  air  étonné , 
et  comme  si  j'eusse  été  trop  bon  de  l'aimer  autant. 
—  Quelle  ravissante  simplicité  !  Bientôt  toute  la 
compagnie  nous  a  rejoints  ;  il  a  fallu  la  suivre. 

Le  reste  du  jour  ,  toutes  les  expressions  innocen- 
tes, délicates,  dont  Adèle  s'était  servie,  sont  reve- 
nues à  mon  esprit ,  quelquefois  encore  avec  un  sen- 
timent d'inquiétude  que  je  me  reprochais.  Je  suis 
heureux  :  je  me  le  dis  ,  je  mêle  répète  ;  maintenant, 
je  suis  obligé  de  me  le  répéter,  pour  en  être  sûr. 
Combien  on  devrait  craindre  de  blesser  une  âme 
tendre!  elle  peut  guérir  -,  mais  qu'un  rien  vienne  la 
toucher ,  si  elle  ne  souffre  pas ,  elle  sent  au  moins 
qu'elle  a  souffert.  Je  suis  heureux  ;  et  pourtant  une 
voix  secrète  me  dit  que  je  ne  pourrais  pas  voir  une 
fête  ,  un  bal ,  sans  une  sorte  de  peine  ;  Je  son  d'un 
violon  me  ferait  mal.  Ah  !  mon  bonheur  ne  dépend 
plus  de  moi. 

Ce  soir,  mon  valet  de  chambre  m'a  remis  une 
lettre  qu'il  m'a  dit  avoir  été  apportée  avec  mystère, 
et  qui  m'oblige  d'aller  à  Paris  dans  l'instant.  Une 
femme  très-malheureuse ,  dont  je  vous  ai  déjà  parlé, 
implore  mon  secours  :  sans  doute  elle  a  vu  combien 
elle  m'inspirait  de  pitié.  Je  ne  puis  trouver  le  mo- 
ment d'apprendre  à  Adèle  la  raison  qui  me  force  à 
m'éloigner.   Je  n'ose  pas  lui  écrire  non  plus  :  car 


ADÈLE    DE   SE \ ANGE.  127 

cela  pourrait  paraître  extraordinaire...  mais  je  ne 
serai  qu'un  jour  loin  d'elle....  cependant,  si  cette 
courte  absence  ,  surtout  au  moment  de  notre  ex- 
plication ,  allait  lui  déplaire!...  Oh!  non —  elle 
ne  saurait  soupçonner  un  cœur  comme  le  mien. 


LETTRE  XXXII.  —  Paris ,  ce  6  septembre. 

Voici  la  lettre  qui  m'a  fait  partir  si  brusquement; 
jugez  ,  Henri ,  si  je  pouvais  m'en  dispenser. 

Copie  de  la  lettre  de  la  sœur  Eugénie ,  religieuse  au 
couvent  où  Adèle  a  été  élevée. 

«  C'est  moi ,  Mylord  ,  qui  ose  m'adresser  à  vous  ; 
c'est  cette  jeune  religieuse  qui  faisait  la  prière  le 
jour  que  vous  vîntes  voir  le  service  des  pauvres  ,  au 
couvent  de  Sainte-Anastasie.  Il  me  parut  alors  que 
vous  deviniez  la  douleur  dont  j'étais  accablée.  J'a- 
perçus dans  vos  regards  un  sentiment  de  compassion 
qui  adoucit  un  peu  mes  profonds  chagrins;  je  bénis 
votre  bonté  ;  je  vous  dus  un  bien  incalculable  pour 
les  malheureux,  celui  de  cesser  un  moment  de  pen- 
ser à  moi  !  celui  plus  grand  encore  d'oser  prier  le 
ciel  pour  vous,  Mylord  ,  qui,  peut-être  ,  n'avez  au- 
cun désir  à  former.  Hélas!  depuis  long-temps,  j'ai 
cessé  d'invoquer  Dieu  pour  moi-même  ;  pour  moi , 
qui  l'offense  sans  cesse ,  qui ,  tour  à  tour,  gémissant 
sur  mon  état,  ou  succombant  sous  le  poids  des  re- 
mords ,  vis  dans  le  désespoir  du  sacrifice  que  j'ai  fait 
à  la  vanité.   Mais  ,  permettez-moi  de  chercher  à 


128  ADÈLE    I>E    SE N ANGE, 

m'excuser  à  vos  yeux  ;  pardonnez ,  si  j'ose  vous 
occuper  un  instant  de  moi ,  et  vous  parler  des 
peines  qui  m'ont  poursuivie  depuis  que  je  suis  au 
monde. 

)>  J'avais  huit  ans  ,  lorsque  ma  mère  mourut;  je 
la  pleurai  alors  avec  toute  la  douleur  qu'un  enfant 
peut  éprouver  ;  mais  je  ne  sentis  véritablement  Té- 
tendue  de  la  perte  que  j'avais  faite ,  qu'après  que 
Page  m'eut  appris  à  comparer ,  et  que  le  bonheur 
de  mes  compagnes  m'eut  en  quelque  sorte  donné  la 
mesure  de  ma  propre  infortune.  Alors  il  me  sembla 
que  ma  mère  m'était  enlevée  une  seconde  fois  :  je 
lui  donnai  de  nouvelles  larmes  ,  et  je  repris  un  deuil 
que  je  ne  quitterai  jamais. 

»  Depuis ,  toutes  les  années  de  ma  jeunesse  ont 
été  marquées  par  l'adversité.  Mon  père  mourut  de 
chagrin ,  à  la  suite  d'une  banqueroute  qui  lui  enle- 
vait tout  son  bien.  Un  seul  de  ses  amis  me  conserva 
de  l'intérêt  ;  je  le  perdis  avant  qu'il  eût  pu  assurer 
mon  sort.  Il  ne  me  restait  plus  que  quelques  parens 
éloignés  ;  les  religieuses  leur  écrivirent.  Les  uns  re- 
fusèrent de  se  charger  de  moi  ;  d'autres  ne  répon- 
dirent même  pas  :  enfin,  Mylord,  que  vous  dirai-je? 
je  me  vis  à  dix-sept  ans  sans  amis  ,  sans  famille,  sans 
protecteurs,  à  la  veille  d'éprouver  toutes  les  horreurs 
de  la  plus  affreuse  pauvreté. 

»  On  avait  cru  soigner  beaucoup  mon  éducation, 
en  m'apprenant  à  chanter,  à  danser;  mais  je  ne 
savais  exactement  rien  faire  d'utile  :  d'ailleurs  j'au- 
rais rougi  alors  de  travailler  pour  gagner  ma  vie ,  et 


ADÈLE    DE    SÉNANGE.  129 

j'étais  encore  plus  humiliée  qu'affligée  de  ma  misère. 
Les  religieuses  seules  m'avaient  témoigné  quelque 
pitié  :  leur  retraite  me  parut  une  ressource  contre 
les  malheurs  qui  m'attendaient.  Elles  s'engagèrent 
a  me  recevoir  sans  dot,  si  je  pouvais  supporter  les 
austérités  de  la  maison.  L'effroi  de  me  trouver  sans 
asile,  si  elles  ne  m'admettaient  pas,  me  donna  une 
exactitude  à  suivre  la  règle ,  qu'elles  prirent  pour  de 
la  ferveur.  Tout  entière  à  cette  crainte ,  je  passai 
l'année  d'épreuve ,  sans  considérer  une  seule  fois 
l'étendue  de  l'engagement  que  j'allais  contracter.  Je 
n'avais  devant  les  yeux  que  le  malheur  et  l'humilia- 
tion où  je  serais  plongée  ,  si  elles  me  rejetaient  dans 
le  monde.  Mais  ,  comme  celui  qui  tombe  et  meurt 
en  arrivant  au  but ,  le  jour  même  que  je  prononçai 
mes  vœux  fut  le  premier  instant  où  les  plus  tristes 
réflexions  vinrent  me  saisir.  Le  soir  ,  en  rentrant 
dans  ma  cellule,  je  pensai  avec  terreur  que  je  n'en 
sortirais  que  pour  mourir.  Je  la  regardai  pour  la 
première  fois.  Imaginez,  Mylord,  un  petit  réduit 
de  huit  pieds  carrés ,  une  seule  chaise  de  paille ,  un 
lit  de  serge  verte,  en  forme  de  tombeau,  un  prie- 
dieu  ,  au-dessus  duquel  était  une  image  représen- 
tant la  mort  et  tous  ses  attributs.  Voilà  ce  qui  m'é- 
tait donné  pour  le  reste  de  ma  vie  ! Je  regardai 

encore  la  petitesse  de  cette  chambre  ;  et,  involon- 
tairement, j'en  fis  le  tour  à  petits  pas,  me  pressant 
contre  le  mur ,  comme  si  j'eusse  pu  agrandir  l'es- 
pace ,  ou  que  ce  mur  dut  fléchir  sous  mes  faibles  ef- 
forts :  je  me  retrouvai  bientôt  devant  cette  image. 


130  ADÈLE    DE    SENWGE. 

qui  m'annonçait  ma  propre  destruction.  En  Féxa- 
minant  plus  attentivement,  j'aperçus  qu'on  y  avait 
écrit  une  sentence  cle  Massillon  :  je  pris  ma  lampe , 
et  je  lus  que  le  premier  pas  que  l'homme  fait  dans  la 
vie,  est  aussi  le  premier  qui  l'approche  du  tom- 
beau. Ces  idées  m'accablaient  ;  je  retombai  sur  ma 
chaise.  Reprenant  ensuite  quelques  forces  ,  je  m'ap- 
prochai encore  de  ce  tableau  ;  je  le  détachai  pour  le 
considérer  de  plus  près.  Mais  comme  il  suffît,  je 
crois,  d'être  malheureux ,  pour  que  rien  de  ce  qui 
doit  déchirer  l'âme  n'échappe  à  l'attention,  après 
avoir  lu,  regardé  ,  relu  ,  je  le  retournai  machinale-  « 
ment,  et  ce  fut  pour  voir  ces  paroles  de  Pascal , 
écrites  d'une  main  tremblante  *  :  Si  l'éternité  existe, 
c'est  bien  peu  que  le  sacrifice  de  notre  vie  pour 
l'obtenir;  et  si  elle  n'existe  pas,  quelques  années  de 
douleur  ne  sont  rien....  Ce  doute  sur  l'éternité,  ma 
seule  espérance;  ce  doute  qui  ne  s'était  jamais  offert 
à  moi ,  m'épouvanta  ;  je  me  jetai  à  genoux.  Je  ne 
regrettais  pas  ce  monde  que  j'avais  quitté ,  et  qui 
m'effrayait  encore  ;  mais  les  vœux  éternels  que  je 
venais  de  prononcer  me  firent  frémir.  Je  versais  des 
larmes,  sans  pouvoir  dire  ce  que  j'avais;  je  me  dé- 
solais ,  sans  former  aucun  souhait  ;  je  ne  sentais 
qu  un  mortel  abattement ,  dont  je  ne  sortais  que 
par  des  sanglots  prêts  à  m' étouffer.  Enfin,  je  fus 

*  Lorsqu'une  religieuse  meurt,  sa  cellule,  ainsi  que  lout 
ce  qui  lui  a  appartenu,  passe  à  la  nouvelle  postulante;  ces 
paroles  avaient  été  probablement  écrites  par  la  dernière  qui 
avait  occupé  cette  chambre. 


ADELL    DE    SÉAAJXGU.  131 

rendue  à  moi-même  par  le  son  de  la  cloche  qui  nous 
appelait  à  l'église;  je  m'y  traînai.  Ma  voix  qui, 
jusque-là,  s'était  fait  entendre  par  dessus  celle  de 
toutes  mes  compagnes,  ma  voix  était  éteinte  :  j'étais 
debout,  assise  comme  elles,  suivant  tous  leurs  mou- 
vemens,  sans  savoir  ce  que  je  faisais.  Après  l'office, 
les  religieuses  se  mirent  à  genoux,  pour  faire  cha- 
cune tout  bas  une  prière  particulière  à  sa  dévotion. 
Je  me  prosternai  aussi.  A  cette  même  place,  où,  la 
veille  encore,  j'avais  invoqué  le  ciel  avec  tant  de  con- 
fiance ,  je  joignis  mes  mains  avec  ardeur  ;  et ,  bai- 
gnée de  larmes,  je  m'humiliai  devant  Dieu;  je  lui 
demandai ,  je  le  suppliai ,  de  détruire  en  moi  le  sen- 
timent et  la  réflexion.  Je  sortis  de  l'église  avec  mes 
compagnes;  et,  pendant  quelques  jours  ,  je  fus  un 
peu  plus  tranquille  :  mais  je  n'étais  plus  la  même  ; 
tout  m'était  devenu  insupportable. 

»  La  supérieure,  dont  la  bonté  est  celle  d'un  ange, 
lisait  dans  mon  âme.  J'en  jugeais  aux  consolations 
qu'elle  me  donnait  ;  car  jamais  un  reproche  n'est 
sorti  de  sa  bouche  :  jamais  non  plus  elle  n'a  voulu 
entendre  mes  douleurs.  Un  jour  que,  seule  avec  elle' 
je  me  mis  à  fondre  en  larmes ,  les  siennes  coulèrent 
aussi  :  «Pleurez,  mon  enfant,  me  dit-elle  ,  pleurez  ; 
mais  ne  me  parlez  point.  En  voulant  exciter  la  com- 
passion des  autres,  on  s'attendrit  soi-même  :  on 
passe  en  revue  tous  ses  maux  ;  et  s'il  est  quelque 
circonstance  qui  nous  ait  échappé,  on  la  retrouve , 
et  elle  nous  blesse  long  temps.  D'ailleurs,  vous  vous 
révolteriez  si ,  désirant  vous  donner  du  courage,  je 


132  ADELE    DE    SEi\Ai\GE. 

m'efforçais  de  vous  persuader  que  vous  êtes  moins  à 
plaindre.  Votre  faiblesse  s'autoriserait  de  ma  pitié, 
pour  se  laisser  aller  au  désespoir  ;  et  vous  imagine- 
riez peut-être  qu'il  n'est  point  d'exemple  d'un  mal- 
heur semblable  au  vôtre....  Combien  vous  yous 
tromperiez!...  Interdisez-vous  donc  la  plainte,  ma 
chère  enfant  :  mais  soyez  avec  moi  sans  cesse;  et, 
puissiez-vous  faire  usage  de  ma  raison  et  de  la 
vôtre  !  » 

»  Depuis  cet  instant  je  ne  la  quittai  plus.  Sou- 
vent je  me  désolais  ,  et  elle  ne  paraissait  y  faire  at- 
tention que  pour  essayer  de  me  distraire.  Quelque- 
fois je  riais  jusqu'à  la  folie  ;  alors  elle  me  regardait 
avec  compassion ,  mais  sans  me  montrer  jamais  ni 
impatience  ni  humeur.  —  Le  croiriez-vous,  Mylord  ! 
son  inaltérable  douceur  me  fatigua  ;  combien  il  fal- 
lait que  le  malheur  m'eût  aigrie  !  Bientôt ,  loin  de 
la  chercher,  je  l'évitai  ;  je  m'enfonçai  dans  ma  cel- 
lule pour  être  seule  :  et  là ,  je  pensais  sans  cesse  à 
cet  état  où  l'on  ne  conserve  de  la  vie  que  les  tour- 
mens  ;  où  tous  les  jours ,  toutes  les  heures  de  chaque 
jour  se  ressemblent  ;  à  cet  état  qui  serait  la  mort  si 
l'on  pouvait  y  trouver  le  calme.  Ma  santé  dépéris- 
sait-, j'allais  succomber,  lorsqu'un  jour,  que  la  su- 
périeure était  venue  me  retrouver  dans  ma  cham- 
bre, on  accourut  f  avertir  que  tout  un  pan  du  mur 
du  jardin  était  tombé.  Elle  y  alla  -,  je  la  suivis  :  la 
brèche  était  considérable  ;  et  je  ne  saurais  vous  ren- 
dre le  sentiment  de  joie  que  j'éprouvai  en  revoyant 
le  monde  une  seconde  fois.  À  cet  instant,  je  ne  me 


ADÈLE    DE    SÉKAMiL.  133 

sentis  plus  ;  je  riais ,  je  pleurais  tout  ensemble.  Les 
religieuses  arrivèrent  successivement;  la  supérieure, 
"jïour  leur  cacher  mon  trouble  ,  rne  renvoya.  Le  len- 
demain, dès  cinq  heures  du  matin,  j'étais  dans  le 
jardin*-;  cette  brèche  donnait  dans  les  champs  et  me 
laissait  apercevoir  un  vaste  horizon.  Je  contemplai 
le  lever  du  soleil  avec  ravissement.  La  petitesse  de 
notre  jardin,  la  hauteur  de  ses  murs,  nous  empê- 
chent de  jouir  de  ce  beau  spectacle.  Je  me  mis  à  ge- 
noux; mon  cœur  m'échappa  ,  comme  malgré  moi  ; 
et ,  dans  ce  moment  d'émolion ,  je  fis  une  courte 
prière  avec  ma  première  ferveur.  Ce  jour  je  retour- 
nai à  l'église,  je  chantai  l'office  et  j'y  trouvai  même 
une  sorte  de  plaisir. 

»  La  faiblesse  de  ma  santé  me  laissait  une  liberté 
dont  les  religieuses  ne  jouissent  que  lorsqu'elles  sont 
malades.  J'en  profitais  pour  ne  plus  quitter  le  jar- 
din ,  mais  sans  oser  franchir  la  ligne  où  le  mur  avait 
marqué  la  clôture  ;  car,  dès  que  la  possibilité  de  sor- 
tir se  fut  offerte,  les  malheurs  qui  m'attendaient 
dans  le  monde  se  présentèrent  à  mon  esprit  plus  for- 
tement que  jamais.  —  Je  restais  des  jours  entiers  sur 
un  banc  qui  est  en  face  de  cette  brèche,  souvent  sans 
me  rappeler  le  soir  une  seule  des  réflexions  qui  m'a- 
vaient fait  tant  souffrir.  — La  supérieure  fit  venir 
les  ouvriers  ;  l'architecte  décida  qu'il  fallait  abattre 
encore  une  portion  de  ce  mur  avant  de  le  réparer. 
Chaque  coup  de  marteau  ,  chaque  pierre  qu'on  em- 
portait,  me  donnait  un  mouvement  de  joie  ;  il  sem- 
blait que  la  paix  rentrât  dans  mon  âme  à  mesure 

12 


134  ADELE    DE    SENAA'GE. 

que  l'espace  s'étendait.  Mais  bientôt  ils  atteignirent 
l'endroit  où  ils  devaient  s'arrêter.  Rien  ne  pourrait 
vous  peindre  le  saisissement  que  j'éprouvai,  lors- 
qu'un matin  ,  venant  comme  à  l'ordinaire  pour  m'é- 
tablir  sur  ce  banc,  j'aperçus  qu'il  y  avait  une  pierre 
de  plus  que  la  veille  :  on  commençait  à  rebâtir!... 
Je  jetai  un  cri  d'effroi ,  et  cachant  ma  tète  dans  mes 
mains ,  je  courus  vers  ma  cellule  comme  si  la  mort 
m'eut  poursuivie  :  j'y  restai  jusqu'au  soir,  anéantie 
par  la  douleur.  Ce  même  jour  vous  entrâtes  dans  le 
monastère  avec  madame  de  Sénange  ;  je  ne  le  sus 
qu'à  l'heure  du  service  des  pauvres  3  seul  devoir  au- 
quel je  n'avais  jamais  manqué.  Votre  regard,  votre 
pitié ,  seront  toujours  présens  à  mon  cœur.  Le  len- 
demain ,  la  supérieure  m'apprit  par  quel  hasard  vous 
aviez  eu  la  curiosité  de  voir  notre  maison.  Elle  me 
parla  avec  attendrissement  de  votre  extrême  bonté, 
de  cette  bonté  qui  va  au-devant  de  tous  les  infortu- 
nés, et  qui  les  secourt  d'abord  sans  s'informer  s'ils 
ont  raison  de  se  plaindre.  Avec  quelle  reconnaissance 
elle  me  parla  aussi  de  la  donation  que  vous  veniez  de 
faire  à  notre  hôpital  !  Vous  avez  vu  ces  malheureux 
un  moment,  et  vos  bienfaits  les  suivront  par  delà 

votre  existence Ah!  j'ose  vous  en  remercier, 

moi ,  que  le  malheur  unit ,  attache  à  tout  ce  qui 
souffre  ! 

)>  Les  jours  suivons ,  je  retournai  au  jardin  ;  je 
m'y  traînais  lentement ,  comme  on  marche  au  sup- 
plice-, je  crois  qu'une  force  surnaturelle  m'y  condui- 
sait.... Ce  mur  s'élevait  avec  une  rapidité  qui  me 


ADÈLE    DE    SÉNANGE.  135 

désespérait,  Quelquefois  ne  pouvant  plus  supporter 
l'activité  des  ouvriers,  je  fermais  les  yeux  et  restais 
là  absorbée  dans  mes  vagues  et  sombres  rêveries.  En 
me  réveillant  de  cette  espèce  de  sommeil ,  leur  tra- 
vail me  paraissait  doublé  ;  je  m'éloignais ,  mais  sans 
être  plus  tranquille.  Absente,  présente,  jour  et 
nuit,  à  toute  heure,  je  voyais  ce  mur,  éternellement 
ce  mur,  qui  s'avançait  pour  refermer  mon  tombeau. 
Je  ne  priais  plus,  car  je  n'osais  rien  demander.  Alors 
Dieu,  oui,  Dieu,  sans  doute,  rejetant  un  sacrifice 
profané  par  les  motifs  humains  qui  m'avaient  déci- 
dée, Dieu  m'inspira  de  m'adresser  à  vous.  J'espérai 
dans  votre  bonté  si  compatissante.  Cependant,  la 
première  fois  que  la  pensée  de  manquer  à  mes  vœux 
se  présenta ,  je  la  repoussai  avec  horreur  ;  mais  hier, 
le  mur  était  presque  achevé!....  encore  un  instant 
et  votre  pitié  même  ne  pourrait  plus  me  secourir... 
Arrachez-moi  d'ici,  Mylord ,  arrachez-moi  d'ici. 
Demain ,  à  la  pointe  du  jour,  je  me  trouverai  sur  ce 
mur  ;  les  décombres  m'aideront  à  monter  :  si  vous 
daignez  vous  y  rendre ,  je  vous  devrai  plus  que  la 
vie.  Mylord,  ne  rejetez  pas  ma  prière;  au  nom  de 
tout  le  bonheur  que  vous  devez  attendre,  des  peines 
que  vous  pouvez  craindre,  ayez  pitiez  de  moi. 

»  Sœur  Eugénie.  » 

P.-S.  «  Mylord ,  je  n'abuserai  point  de  votre 
bienfaisance  \  je  refuserais  la  fortune  s'il  fallait  avec 
elle  vivre  dans  l'oisiveté.  Placez-moi  dans  une  ferme, 
donnez-moi  des  travaux  pénibles ,  un  désert  où  je 


136  ADÈLE    DE    SE IV ANGE. 

puisse  au  moins  fatiguer  mon  inquiétude.  Mylord , 
songez  que  vous  pouvez  prononcer  mon  malheur 
éternel.  » 

II  était  près  de  onze  heures  lorsque  je  reçus  cette 
lettre  ;  n'ayant  pas  le  temps  d'envoyer  chercher  des 
chevaux  à  Paris  ,  je  me  fis  mener  par  un  des  cochers 
de  monsieur  de  Sénange  :  un  peu  d'argent  me  ré- 
pondit de  son  zèle  et  de  sa  discrétion.  Je  montai  en 
voiture  avec  mon  fidèle  John  ;  nous  fûmes  bientôt 
arrivés.  Je  reconnus  facilement  la  portion  de  mur 
qui  venait  d'être  bâtie;  cette  pauvre  religieuse  n'y 
était  pas  encore.  Nous  eûmes  te  temps  de  rassembler 
des  pierres  pour  nous  approcher  de  la  hauteur  de 
cette  brèche.  Je  commençais  à  craindre  qu'elle  n'eût 
rencontré  quelqu'obstacle  ,  lorsque  je  la  vis  paraî- 
tre; elle  se  laissa  glisser  doucement,  et  nous  la  re- 
çûmes sans  qu'elle  se  fût  fait  aucun  mal.  Épuisée 
par  la  violence  de  tous  les  sentimens  qu'elle  venait 
d'éprouver,  elle  s'évanouit.  Nous  la  portâmes  dans 
la  voiture  que  je  fis  partir  bien  vite.  L'agitation  et 
le  bruit  la  rappelèrent  à  la  vie  ;  et  ce  fut  par  une 
abondance  de  larmes  qu'elle  manifesta  sa  joie,  lors- 
que je  lui  dis  «  qu'elle  était  libre  et  que  l'honneur 
et  le  respect  veilleraient  sur  son  asile.  » 

Nous  arrivâmes  à  l'hôtel  garni  où  j'ai  conservé 
mon  appartement.  Elle  s'était  enveloppée  avec  tant 
de  soin  qu'on  ne  pouvait  deviner  son  état  de  reli- 
gieuse. Je  lui  parlais  avec  les  égards  les  plus  respec- 
tueux pour  prévenir  la  première  pensée  qui  aurait 
pu  naître  dans  l'esprit  des  gens  de  la  maison.  Son 


ADÈLE    DE    SE N ANGE.  137 

visage  était  pâle^  ses  grands  yeux  noirs,  pres- 
qu'éteints,  suivaient  sans  intérêt  les  personnes  qui 
marchaient  dans  la  chambre.  Je  m'aperçus  bientôt 
que  son  abattement ,  cet  air  résigné  de  la  vertu  souf- 
frante, intéressaient  l'hôtesse  ;  j'en  profitai  pour  lui 
recommander  de  ne  pas  la  quitter  un  instant  ;  et , 
me  rapprochant  d'Eugénie  ,  je  lui  fis  sentir  combien 
il  serait  dangereux  que  cette  femme  pénétrât  son  se- 
cret. Je  pensais  bien  qu'elle  ne  le  dirait  pas,  car  je 
la  savais  sensible  et  bonne  -,  mais  je  croyais  qu'en 
forçant  ainsi  Eugénie  à  dissimuler  sa  peine,  elle  la 
sentirait  moins  vivement.. .  Mon  cher  Henri ,  on  fait 
bien  des  découvertes  dans  le  cœur  humain  lorsqu'on 
a  un  véritable  désir  de  porter  du  soulagement  aux 
âmes  malheureuses.  Combien  une  sensibilité  délicate 
aperçoit  de  moyens  au-delà  de  cette  pitié  ordinaire, 
qui  ne  sait  plaindre  que  les  maux  du  corps  ou  les 
revers  de  la  fortune  !  —  La  crainte  de  parler,  l'envie 
de  laisser  dormir  sa  garde,  la  fatigue,  auront  con- 
tribué à  faire  assoupir  quelques  momens  ma  pauvre 
religieuse. 

Ce  matin,  elle  s'est  rendue  dans  le  salon  dès 
qu'elle  a  su  que  je  l'y  attendais.  J'ai  cherché  les  cho- 
ses les  plus  rassurantes  et  les  plus  douces  à  lui  dire  : 
je  lui  ai  présenté  les  soins  que  je  lui  rendais  comme 
un  devoir  ;  c'était  son  frère ,  un  ancien  ami ,  qui  était 
auprès  d'elle.  Je  suis  parvenu  à  éloigner  ainsi  toutes 
les  expressions  de  la  reconnaissance ,  et  nous  n'avons 
plus  parlé  de  son  départ  pour  l'Angleterre,  de  son 
établissement  ,  quand  elle  y  serait  f  que  comme  d'af- 

13, 


138  ADELE    DE    SÉNANGE. 

faires  qui  nous  étaient  communes.  Nous  ayons  été 
d'avis  qu'il  fallait  partir  sur-le-champ  pour  être  cer- 
tain d'échapper  à  toutes  les  poursuites  ;  quoique  j'es- 
père que  l'esprit  et  la  bonté  de  la  supérieure  l'en- 
gageront à  ne  commencer  les  démarches  auxquelles 
sa  place  l'oblige ,  que  lorsqu'elle  sera  bien  sûre  de 
leur  inutilité.  John,  à  qui  je  puis  me  fier,  la  con- 
duira chez  le  docteur  Morris.,  chapelain  de  ma 
terre.  Elle  trouvera  dans  sa  respectable  famille,  si- 
non de  grands  plaisirs  ,  au  moins  la  tranquillité  ;  et 
elle  a  tellement  souffert  que  la  tranquillité  sera  pour 
elle  le  bonheur. 

Adieu ,  je  vais  retrouver  Adèle  ;  j'y  vais  plus  sa- 
tisfait encore  qu'à  mon  ordinaire;  car  j'ai  à  moi 
une  bonne  action  de  plus. 


LETTRE  XXXIII.  —  Neuilly,  ce  7  septembre. 

Adèle  est  malade;  elle  a  refusé  de  me  voir.  Ce- 
pendant ,  monsieur  de  Sénange  est  calme;  il  m'a  dit, 
d'un  air  assez  indifférent ,  qu'on  ne  savait  pas  encore 
ce  qu'elle  avait,  mais  que  ce  ne  serait  vraisembla- 
blement rien.  —  Rien  !  et  elle  ne  veut  pas  me  rece- 
voir... Les  gens  vont  dans  la  maison  comme  à  l'or- 
dinaire... Je  ne  vois  point  entrer  de  médecin.  Il  me 
semble  qu'il  y  a  là  une  négligence  qui  ne  s'accorde 
point  avec  l'intérêt  que  monsieur  de  Sénange  a  pour 
elle.  Est-ce  ainsi  que  l'on  aime  lorsqu'on  est  vieux? 
Ah  !  j'espère  que  je  mourrai  jeune...  J'éprouve  une 
agitation  que  personne  ne  partage,  dont  personne 


ADÈLE    DE    SÉNANGE.  139 

n'a  pitié.  Il  ne  m'est  pas  permis  de  savoir  comment 
elle  est;  j'étonne  quand  je  demande  trop  souvent  de 
ses  nouvelles  :  ils  la  laisseront  mourir!...  Je  viens 
de  passer  devant  sa  chambre ,  je  suis  resté  long- 
temps contre  sa  porte,  je  n'ai  entendu  aucun  mou- 
vement; peut-être  qu'elle  se  trouvait  mal....  Mais 
non,  il  y  aurait  eu  de  l'agitation  autour  d'elle;  je 
n'ai  vu  aucune  de  ses  femmes,  tout  était  fermé... 
Que  devenir  ?  mon  ami ,  je  croyais  que  j'avais  été 
malheureux!  Oh,  non,  je  ne  l'avais  jamais  été... 
Monsieur  de  Sénange  me  fait  dire  de  descendre  pour 
diner  ;  il  sort  de  chez  elle ,  je  cours  le  joindre.... 

7  septembre  soir. 

C'était  tout  simplement  pour  dîner  avec  du  monde 
qu'il  me  faisait  avertir.  J'ai  trouvé,  comme  dans  un 
autre  temps ,  quelques  personnes  qui  étaient  venues 
de  Paris.  Adèle  est  malade!  et  rien  ne  paraissait 
changé  dans  la  manière  de  vivre  ;  seulement  mon- 
sieur de  Sénange  était  froid  avec  moi.  D'abord  ,  j'ai 
aimé  cette  distinction;  c'était  me  dire  que  nous 
éprouvions  la  même  peine.  Mais  ensuite  je  n'ai 
plus  compris  ce  qu'il  avait,  lorsque  après  le  diner, 
au  lieu  de  prendre  mon  bras  selon  son  usage ,  il  a 
sonné  un  de  ses  gens ,  et  m'a  dit  avec  une  politesse 
embarrassée  qu'il  allait  voir  sa  femme...  Sa  femme  ! 
jamais  il  ne  la  nomme  ainsi.  ■ —  Resté  seul  dans  ce 
grand  salon,  tout  rempli  d'Adèle,  mille  pensées  à  la 
fois  me  sont  venues  à  l'esprit.  Il  n'y  a  point  d'émo- 
tion que  je  n'aie  éprouvée,  point  de  petites  habitu- 


140  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

des  que  je  ne  me  sois  rappelées...  Ah!  dès  qu'un 
sentiment  vif  nous  occupe ,  faut-il  que  notre  raison 
nous  échappe?  Je  m'étais  assis  dans  le  fauteuil  d'A- 
dèle; j'y  trouvais  même  un  peu  de  tranquillité,  et 
me  rappelais  avec  douceur  les  momens  que  nous 
avions  passés  ensemble;  lorsque  tout-à-coup  une 
voix  secrète  a  semblé  me  reprocher  d'avoir  pris  sa 
place ,  me  presser  de  la  quitter,  me  faire  craindre 
qu'elle  ne  l'occupât  plus...  Celte  pensée  m'a  causé 
une  terreur  si  vive  ,  que  je  me  suis  précipité  à  l'au- 
tre bout  de  la  chambre.  En  me  retournant ,  j'ai  vu 
encore  ce  fauteuil ,  sa  petite  table ,  son  ouvrage,  des 
dessins  commencés ,  et  tout  ce  désordre  d'une  per- 
sonne qui  était  là  il  y  a  peu  d'instans  et  qui  peut-être 
n'y  reviendra  plus...  J'ai  fermé  les  yeux  et  me  suis 
enfui  sans  oser  jeter  un  regard  derrière  moi. 

Revenu  dans  ma  chambre ,  je  me  suis  empressé 
de  prendre  le  portrait  d'Adèle  que  je  possède  encore. 
Vous  serez  peut-être  surpris  que  j'aie  osé  le  garder 
jusqu'à  présent  ;  il  est  vrai  que ,  dans  le  premier  mo- 
ment,  je  ne  voyais  que  le  danger  de  le  conserver  ; 
mais  bientôt ,  peu  à  peu ,  de  jour  en  jour,  je  me  suis 
accoutumé  à  cette  crainte  :  je  me  suis  fait  aussi  un 
bonheur  nécessaire  de  regarder  ce  portrait.  D'ail- 
leurs, enhardi  par  la  certitude  que  monsieur  de  Sé- 
nange  ne  va  jamais  dans  le  cabinet  où  il  était  serré  , 
je  remettais  toujours  au  lendemain  à  m'en  séparer. 

Combien,  dans  les  angoisses  que  j'éprouvais,  ce 
portrait  me  devenait  cherl  Avec  quelle  émotion  je 
contemplai!  (eu  traits  d'Adèle,  ion  regard  lerein, 


ADÈLE    DE    SÉNAXGE.  14  l 

ce  doux  sourire,  sa  jeunesse  qui  devait  me  promettre 
pour  elle  de  nombreuses  années!  Je  me  sentais  plus 
tranquille  ;  et ,  quoiqu'encore  effrayé ,  j'osais  espérer 
de  l'avenir. 


LETTRK  XXXIV.  —Ce  8  septembre. 

Ne  soyez  pas  trop  sévère,  ayez  pitié  de  votre  pau- 
vre ami.  Je  ne  suis  plus  le  même  :  ou  j'éprouve  le 
bonheur  le  plus  vif,  ou  je  suis  abîmé  de  douleur; 
tout  est  passion  pour  moi.  —  Adèle  gardait  la  cham- 
bre -,  j'étais  dévoré  d'inquiétude,  je  craignais  qu'elle 
ne  fût  menacée  de  quelque  maladie  violente.  Je  ne  la 
voyais  pas,  je  croyais  que  je  ne  devais  plus  la  revoir  ; 
son  tombeau  était  devant  mes  yeux,  je  voulais  mou- 
rir. Hé  bien  !  elle  n'était  seulement  pas  malade;  c'é- 
tait un  caprice  ou  l'envie  de  me  tourmenter  et  d'es- 
sayer son  empire.  Mon  ami  !  est-ce  que  je  serai 
comme  cela  long-temps? 

Ce  matin  ,  ne  m'étant  pas  couché  ,  ayant  passé  la 
nuit  à  écouter,  à  expliquer  le  moindre  bruit,  à  huit 
heures  j'ai  entendu  ouvrir  son  appartement.  J'y  ai 
couru  aussitôt  pour  demander  de  ses  nouvelles.  Sa 
femme  de  chambre  n'avait  point  refermé  la  porte  ; 
jugez  de  mon  étonnement  !  Adèle  était  levée  ;  elle  pa- 
raissait triste,  mais  tout  aussi  bien  qu'à  l'ordinaire. 
Dès  qu'elle  m'aaperçu,  son  visage  s'est  animé. . .  a  Que 
voulez-vous,  monsieur?  laissez-moi,  m'a-t-elle  dit, 
laissez-moi ,  je  ne  veux  voir  personne.  »  —  S?s  fem- 
mes étaient  présentes  ;  tremblant ,  je  me  suis  retiré. 


142  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

Elle  a  fait  signe  à  une  d'elles  de  fermer  la  porte  sur 
moi  ;  j'ai  regagné  ma  chambre  et  me  suis  perdu  en 
conjectures.  Qu'est-il  arrivé?  Qu'ai-je  fait?  Que 
peut-on  lui  avoir  dit  de  moi?  Serait-ce  de  la  jalousie? 
ô  Dieu!  de  la  jalousie!  Que  je  serais  heureux!  Ce 
qui  est  sûr,  c'est  qu'elle  n'est  point  malade, 

LETTRE  XXXV.  —  Ce  8  septembre,  le  soir. 

À  deux  heures,  j'ai  fait  demander  à  Adèle  la  per- 
mission de  lui  parler  ;  elle  m'a  refusé  en  disant  en- 
core qu'elle  était  souffrante....  Est-ce  qu'il  serait 
vrai?  on  peut  être  malade  sans  être  changé...  Mais 
non  ;  monsieur  de  Sénange  ,  ses  femmes ,  celle  sur- 
tout qui  ne  la  quitte  jamais  ,  qui  l'aime  comme  son 
enfant,  m'ont  assuré  qu'elle  était  beaucoup  mieux. 
Je  n'y  puis  rien  comprendre.  Elle  m'a  fait  dire  qu'elle 
ne  descendrait  pas  pour  diner.  Il  m'était  impossible 
de  me  trouver  tète  à  tète  avec  monsieur  de  Sénange  ; 
j'avais  besoin  de  distractions  ,  et  je  sentais  que  ce 
n'était  qu'en  me  plaçant  au  milieu  d'objets  indiffé- 
rens  pour  moi  que  je  pourrais  me  retrouver. 

Avec  ce  projet ,  j'ai  été  dans  la  campagne  sans 
savoir  où  j'allais  :  je  marchais  comme  quelqu'un 
qu'on  poursuit.  Je  ne  sais  combien  de  temps  j'avais 
couru,  lorsqu'à  la  porte  d'un  petit  jardin  une  jeune 
fille  m'a  crié  :  —  et  Monsieur,  voulez-vous  des  bou- 
quets? —  Et  à  qui  les  donnerai-je?  »  lui  ai-je  ré- 
pondu. Les  larmes  me  sont  venues  aux  yeux  ;  Adèle 
aime  tant  les  fleurs!...   Apparemment  que  j'étais 


ADÈLE    DE    SÉ.VYiN'GE.  143 

pâle  et  défait,  car  cette  jeune  fille  me  regardait  avec 
compassion.  —  ce  Vous  avez  l'air  tout  malade ,  nra- 
t-elle  dit  ;  entrez  chez  nous  pour  vous  reposer.  »  — 
Je  l'ai  suivie  machinalement -,  elle  m'a  fait  asseoir 
sur  un  mauvais  banc  près  de  leur  maison  ,  et ,  se  te- 
nant debout  devant  moi ,  elle  m'a  regardé  quelque 
temps  avec  un  air  d'inquiétude  et  de  curiosité.  En- 
fin, elle  m'a  dit  :  —  «  Voulez-vous  prendre  un  bouil- 
lon? Nous  avons  mis  le  pot  au  feu  aujourd'hui ,  car 
c'est  dimanche.  »  — Je  lui  ai  demandé  seulement  un 
morceau  de  pain  et  un  verre  d'eau  ;  elle  m'a  apporté 
du  pain  noir,  et ,  dans  un  pot  de  grès  7  de  l'eau  as- 
sez claire.  Après  avoir  été  assis  un  moment,  je  com- 
mençais à  sentir  toute  ma  lassitude ,  et  je  restais  sur 
ce  banc  sans  pouvoir  m'en  aller.  Alors,  cette  jeune 
fille  m'a  appris  que  son  père  était  jardinier  fleuriste; 
qu'il  était  à  l'église  avec  toute  sa  famille ,  qu'elle  était 
restée,  parce  que  c'était  à  son  tour  de  garder  la 
maison  ;  mais  qu'ils  allaient  bientôt  rentrer,  et  que 
sa  mère,  qui  s'entendait  très-bien  aux  maladies,  me 
dirait  ce  que  j'avais. 

Je  l'ai  remerciée  par  un  signe  de  tète,  et,  fer- 
mant les  yeux,  je  me  suis  mis  à  rêver  à  la  bizarrerie 
de  ma  situation  et  au  caractère  d'Adèle,  J'ai  été  bien- 
tôt arraché  à  mes  réflexions  par  la  jeune  fille ,  qui 
m'a  crié  avec  effroi  :  —  ((Monsieur,  ouvrez  donc  les 
yeux  ;  vous  me  faites  peur  comme  cela  !  »  —  J'ai 
souri  de  sa  frayeur;  pour  la  dissiper,  et  pour  répon- 
dre à  l'intérêt  qu'elle  m'avait  témoigné  ,  je  m'effor- 
çais de  lui  parler  ;  je  lui  ai  demandé  si  elle  avait  des 


144  ADELE    DE    SÉi\AI\GE. 

frères  et  des  sœurs.  —  «  Onze,  »  m'a  t-elle  répondu 
en  faisant  une  petite  révérence ,  «  et  je  suis  l'ainée.  » 
—  «Quel  âge  ayez-vous?  —  Quatorze  ans,  et  je 
me  nomme  Françoise.  »  A  chaque  réponse,  elle  fai- 
sait sa  petite  révérence.  —  a  Votre  père  gagne-t-il 
bien  sa  vie? —  Oui;  si  ma  mère  n'avait  pas  toujours 
peur  de  manquer,  nous  ne  serions  pas  mal.  Notre 
malheur,  c'est  que  dans  l'été  les  bouquets  ne  se  ven- 
dent rien ,  et  que  l'hiver  toutes  les  dames  en  veu- 
lent, qu'il  y  en  ait  ou  qu'il  n'y  en  ait  pas.  »  —  Alors, 
nous  avons  entendu  le  chien  aboyer,  et  la  famille  est 
rentrée.  Dès  que  le  père  et  la  mère  ont  pu  m'aper- 
cevoir,  ils  ont  appelé  Françoise,  lui  ont  parlé  long- 
temps bas  ;  puis,  s'approchant,  ils  m'ont  salué  tous 
deux.  Je  leur  ai  dit  combien  Françoise  avait  eu  soin 
de  moi.  —  ce  Ah  !  c'est  une  bonne  fille ,  a  dit  le  père 
en  lui  frappant  doucement  sur  l'épaule.  —  Bah!  a 
repris  la  mère,  pourvu  qu'elle  perde  son  temps,  c'est 
tout  ce  qu'il  lui  faut.  »  — La  petite  mine  de  Françoise, 
qui  s'était  épanouie  d'abord ,  s'est  rembrunie  bien 
vite.  —  Combien  les  parens  devraient  craindre  de 
troubler  la  joie  de  leurs  enfans  !  Il  me  semble  que  je 
remercierais  les  miens  si  je  les  entendais  rire,  si  je 
les  voyais  contens.  Mais  je  me  promettais  bien  de 
dédommager  Françoise.  Sa  mère  s'est  assise  près 
de  moi.  Elle  m'a  offert  une  soupe,  je  l'ai  refusée.  Le 
bon  père  m' a  proposé  une  salade  du  jardin.  —  «Oh! 
une  salade,  m'a-t-il  dit  en  riant,  comme  vous  n'en 
avez  jamais  mangé.  »  —  Ce  visage  brûlé  parle  soleil, 
ce  corps  que  la  fatigue  avait  courbé,  sa  bonne  humeur, 


ADÈLE    DE    SlLwMiL,  145 

m'inspiraient  une  sorte  d'affection  mêlée  de  respect  ; 
j'ai  accepté  sa  salade  pour  ne  pas  le  chagriner  en  le 
refusant.  Françoise  a  couru  bien  vite  la  cueillir;  sa 
mère  (madame  Antoine)  m'a  présenté  ses  autres  en- 
fans,  quatre  garçons  et  six  filles.  A  chaque  enfant, 
elle  criait  d'une  voix  aigre  :  —  «  Otez  votre  chapeau, 
monsieur  ;  faites  la  révérence,  mamselle.  »  — Et  les 
petits  de  me  saluer  et  de  s'enfuir  aussitôt.  Le  père  a 
dit  à  sa  femme  d'aller  accommoder  ma  salade  ;  il  est 
resté  avec  moi.  Je  lui  ai  demandé  avec  quoi  il  pou- 
vait entretenir  cette  nombreuse  famille. — «Avec  mes 
fleurs,  m'a-t-il  dit;  quand  elles  réussissent,  nous 
sommes  bien.  Ma  femme ,  comme  vous  avez  vu, 
gronde  un  peu  ;  mais  c'est  sa  façon  ;  et  puis  nous  y 
sommes  faits  :  Françoise  chante,  et  cela  m'amuse* 
—  Combien  gagnez-vous  par  an?  —  Ah!  je  vis 
sans  compter  :  tous  les  soirs  j'ajoute  à  mes  prières  : 
«  Mon  Dieu ,  voilà  onze  enfans  ;  je  n'ai  que  mon  jar- 
din, ayez  pitié  de  nous  5  »  et  nous  n'avons  pas  encore 
manqué  de  pain.  —  Vous  devez  beaucoup  travail- 
ler? —  Dame,  il  faut  bien  un  peu  de  peine.  Dans 
ma  jeunesse,  il  n'y  en  avait  pas  trop  ;  à  présent,  la 
journée  commence  à  être  lourde.  Mais  Françoise 
m'aide:  elle  porte  les  bouquets  à  la  ville;  Jacques, 
le  plus  grand  de  nos  garçons ,  entend  déjà  fort  bien 
notre  métier  ;  les  petits  arrachent  les  mauvaises  her- 
bes -,  à  mesure  que  je  m'affaiblis ,  leurs  forces  aug- 
mentent ,  et  bientôt  ils  se  mettront  tout-à-fait  à  ma 
place.  Je  ne  suis  pas  à  plaindre.  —  Quoi  !  lui  ai» 
je  dit,  avec  une  chaleur  qui  aurait  été  cruelle  si  elle 

13 


146  ÀDLLC    DÉ    SENAAGE. 

avait  été  réfléchie,  quoi  !  vous  ne  vous  plaignez  pas  ! 
Onze  enfans!...  un  jardin!...  et  vous  dites  que  vous 
êtes  content!  —  Oui,  m'a-t-il  répondu,  fort  con- 
tent! Il  ne  nous  est  mort  aucun  enfant;  nous  n'a- 
vons encore  rien  demandé  à  personne  :  pourquoi 
nous  plaignez-vous?  Vous  autres  grands,  on  voit  bien 
que  vous  ne  connaissez  pas  les  gens  de  travail.  On  a 
raison  de  dire  que  la  moitié  du  monde  ne  sait  pas 
comment  Fautre  yit.  » 

Que  de  réflexions  fit  naître  en  moi  cet  exemple  de 
vertu  et  de  modération  -,  moi ,  qui  ne  me  suis  jamais 
trouvé  heureux  dans  ma  position ,  qu'on  appelle 
brillante!..  J'ai  serré  la  main  de  ce  bon  vieillard.  Il 
n'avait  pas  prétendu  m'instruire ,  et  c'est  peut-être 
pour  cela  que  sa  sagesse  a  si  vivement  frappé  mon 
cœur.... 

Madame  Antoine  et  Françoise  ont  apporté  une 
petite  table  avec  ma  salade.  Le  bon  père  avait  rai- 
son :  jamais  je  n'en  ai  trouvé  d'aussi  bonne.  Pendant 
ce  léger  repas  ]  il  me  regardait  avec  l'air  satisfait  de 
lui-même.  Madame  Antoine  et  Françoise  restaient 
debout  devant  moi ,  et,  quoique  je  fusse  sur  qu'elles 
n'avaient  rien  de  plus  à  me  donner,  elles  semblaient 
attendre  que  je  leur  demandasse  quelque  chose,  et 
se  tenaient  prêtes  à  me  servir*  Les  enfans  aussi  se 
sont  rapprochés  peu  à  peu;  je  ne  les  effrayais  plus. 
Le  père  m'a  prié  de  venir  voir  son  jardin  :  le  terrain 
était  si  peu  étendu,  si  précieux,  qu'on  n'y  avait  laissé 
que  de  petits  sentiers  où  nos  pieds  pouvaient  à  peine 
se  placer.  Nous  marchions  l'un  après  l'autre,  et  la 


ADÈLE    DE    SÉNA&GE.  147 

famille ,  jusqu'au  dernier  petit  enfant,  nous  sui- 
vait, comme  s'ils  entraient  dans  ce  jardin  pour  la 
première  fois.  Au  milieu  de  ce  tableau  si  touchant, 
je  trouvais  quelque  chose  de  triste  à  ne  voir  que  des 
arbustes  dépouillés,  des  tiges  dont  on  avait  coupé  les 
fleurs ,  ou  quelques  boutons  prêts  à  éclore ,  et  impa- 
tiemment attendus  pour  les  vendre.  Cela  me  présen- 
tait l'image  d'une  existence  précaire,  dépendante  des 
caprices  de  la  coquetterie  et  de  toutes  les  variations 
de  l'atmosphère.  Je  pensais  ,  pour  la  première  fois, 
que  les  inquiétudes  du  besoin  pouvaient  être  atta- 
chées à  la  croissance  d'une  fleur  !.. .  J'ai  abrégé  cette 
promenade,  qui  me  devenait  pénible.  Revenu  près 
de  !a  maison  ,  j'ai  appelé  Françoise  ,  et  lui  ai  donné 
quelques  louis  pour  s'acheter  un  habit  ;  sa  mère  les 
lui  a  arrachés  des  mains ,  en  disant  qu'il  fallait  gar- 
der cela  pour  les  provisions  de  l'hiver.  —  «  J'y  au- 
rais songé,  »  lui  ai-je  répondu  avec  humeur  ,  et  j'ai 
encore  donné  à  ma  petite  Françoise  ;  puis  j'ai  offert 
au  bon  père  de  quoi  habiller  tous  ses  enfans ,  et  j'ai 
demandé  que  cette  somme  ne  fut  employée  qu'à  cet 
usage.  Je  m'en  allais,  lorsque  j'ai  réfléchi  que  j'a- 
vais pu  affliger  madame  Antoine  en  m'occupant  plu- 
tôt du  plaisir  des  enfans  que  des  besoins  du  ménage- 
je  sentais  que  les  sollicitudes  d'une  mère  sont  encore 
de  l'amour,  et  que  son  avarice  n'est  souvent  qu'une 
sage  précaution.  Je  suis  alors  retourné  vers  elle,  et 
lui  ai  serré  la  main.  —  «  Je  reviendrai ,  lui  ai-je  dit, 
pour  les  provisions  de  l'hiver.  —  Ah  !  vous  re- 
viendrez! s'est  écriée  Françoise.  —  Il  reviendra,  di- 


148  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

saient  les  petits.  —  Vous  le  promettez?  dit  le  père. 
—Ne  nous  oubliez  pas,  dit  la  mère.  » — Françoise  te- 
nait mon  habit,  le  père  une  de  mes  mains  ;  la  mère 
s'était  saisie  de  l'autre  ;  les  enfants  se  pressaient  con- 
tre mes  jambes.  En  me  voyant  ainsi  entouré  de  ces 
bonnes  gens ,  en  pensant  au  bonheur  que  je  leur 
avais  procuré,  j'oubliais  mes  propres  peines  -,  et  quoi- 
que tous  mes  chagrins  vinssent  du  cœur,  je  remer- 
ciais le  ciel  d'être  né  sensible. 

Après  les  avoir  quittés ,  je  suis  revenu  tranquille 
par  ce  même  chemin  que  j'avais  traversé  avec  tant 
d'agitation.  Le  jour  était  sur  son  déclin,  j'admirais 
les  derniers  rayons  du  soleil  ;  la  paix  de  cette  bonne 
famille  avait  passé  dans  mon  âme.  Pour  un  moment, 
je  me  suis  senti  plus  fort  que  l'amour  ;  car  j'ai  pensé 
que,  si  je  ne  pouvais  pas  être  heureux  sans  Adèle, 
au  moins  il  pouvait  y  avoir  sans  elle  des  moments  de 
satisfaction.  Plus  calme,  j'ai  cru  que  sa  colère  était 
trop  injuste  pour  durer  ;  et ,  en  repassant  devant 
son  appartement,  je  me  suis  dit  avec  une  tristesse 
moins  douloureuse  :  Si  elle  a  eu  pour  moi  une  af- 
fection véritable,  nous  nous  raccommoderons  bien- 
tôt ; et  si  elle  ne  m'aimait  pas!....  si  Adèle  ne 

m'aimait  pas!  ah!  qu'au  moins  je  ne  prévoie  pas 
mon  malheur  ! 

P.  S.  Il  est  dix  heures  ,  on  vient  de  me  dire  que 
monsieur  de  Sénange  est  avec  elle  ;  je  vais  m'y 
présenter  encore.  Il  est  bien  difficile  que ,  chez  eux, 
ils  continuent  long-temps  à  ne  pas  me  recevoir. 


ADÈLE    DE    SENANGE.  149 

LETTRE  XXXVI.  —  Une  heure  du  matin. 

Je  la  quitte  ,  Henri.  C'est  cet  infernal  cocher  qui 
a  tout  dit,  c'est  sa  maladroite  indiscrétion  qui  m'a 
jeté  dans  toutes  les  folies  que  je  crois  vous  avoir 
écrites.  J'ai  trouvé  Adèle  couchée  sur  un  canapé  ; 
monsieur  de  Sénange  était  près  d'elle.  Ma  présence, 
quoiqu'ils  m'eussent  permis  de  venir  les  joindre,  a 
eu  l'air  de  les  étonner  l'un  et  l'autre  -,  je  me  suis  as- 
sez légèrement  excusé  de  n  être  point  revenu  pour 
dîner.  Monsieur  de  Sénange  m'a  demandé  d'un  air 
froid  où  j'avais  été;  je  lui  ai  répondu  que,  sans 
m'en  apercevoir,  je  m'étais  trouvé  à  une  trop  grande 
distance  pour  espérer  d'être  rentré  à  temps.  Je  me 
suis  mis  à  leur  parler  de  Françoise  ,  de  son  père, 
du  jardin....  Pas  la  plus  petite  interruption  de  mon- 
sieur de  Sénange  ni  d'Adèle.  Cependant ,  lorsque 
j'en  suis  venu  aux  adieux  de  cette  bonne  famille, 
j'ai  vu  que  je  faisais  quelque  impression  sur  mon- 
sieur de  Sénange.  Il  m'a  demandé  si  j'avais  foi  aux 
compensations.  Je  ne  l'ai  pas  compris  ,  et  l'ai  avoué 
franchement.  —  a  Croyez-vous  donc,  m'a-t-il  dit, 
qu'on  puisse  enlever  une  femme  aujourd'hui ,  et  ré- 
parer ce  scandale  le  lendemain  en  secourant  une  fa- 
mille? ))•  Ce  mot  enlever  m'a  éclairé  aussitôt  :  j'ai 
regardé  Adèle ,  qui  baissait  les  yeux.  —  «  Je  vois , 
leur  ai-jedit,  qu'on  vous  a  parlé  d'une  aventure  à  la- 
quelle ,  peut-être,  je  me  suis  livré  sans  réfléchir- 
mais  vous  me  pardonnerez  ,  j'espère,  de  n'avoir  pas 
hésité  lorsqu'il  s'agissait  d'arracher  quelqu'un  au 


150  ADÈLE    DE    SENANGE. 

dernierdésespoir.  m — Et,  sans  attendre  leur  réponse, 
j'ai  tiré  de  ma  poche  la  lettre  d'Eugénie,  que  j'ai 
lue  tout  haut.  A  mesure  que  j'avançais,  l'attendris- 
sement de  monsieur  de  Sénange  augmentait  ;  Adèle 
môme  a  laissé  tomber  quelques  larmes.  Lorsque  j'ai 
eu  fini ,  il  s'est  approché  de  moi  en  m'embrassant  : 

—  «C'est  à  vous  à  nous  excuser,  m'a-t-il  dit,  de 
vous  avoir  soupçonné  au  moment  où  tant  de  géné- 
rosité vous  conduisait.  Pardonnez-moi,  mon  jeune 
ami ,  je  vous  aime  comme  un  père ,  et  les  meilleurs 
pères  grondent  quelquefois  mal  à  propos.  »  — Pour 
Adèle  ,  elle  n'allait  pas  si  vite ,  et  elle  m'a  demandé 
où  j'avais  placé  cette  religieuse.  Dès  que  j'ai  dit 
qu'elle  était  partie  le  matin  même  pour  l'Angle- 
terre, elle  a  paru  soulagée ,  et  a  respiré  comme  si  je 
l'eusse  délivrée  d'un  grand  poids.  —  ail  fallait,  a-t- 
eile  repris,  nous  mettre  dans  votre  secret,  nous  au- 
rions partagé  votre  bonne  action.  —  Ne  me  reprochez 
pas  mon  silence,  lui  ai-je  répondu  ,  il  y  a  une  sorte 
d'embarras  à  parler  du  peu  de  bien  qu'on  peut  faire. 

—  Pourquoi?  a-t-elle  reparti  vivement;  moi,  j'en 
ferais  exprès  pour  vous  le  dire.  »  —  A  ces  mots, 
soit  que  monsieur  de  Sénange  ait  aperçu  pour  la 
première  fois  le  sentiment  d'Adèle ,  soit  qu'en  effet 
quelque  douleur  soudaine  l'ait  saisi ,  il  s'est  levé  en 
disant  qu'il  souffrait.  Je  lui  ai  offert  mon  bras  pour 
descendre  chez  lui  ;  il  l'a  pris  sans  me  répondre.  Elle 
nous  a  suivis.  A  peine  avons-nous  été  arrivés  dans 
son  appartement,  qu'il  a  demandé  à  se  reposer,  et  a 
renvoyé  Adèle,  En  sortant ,  elle  m'a  salué  de  la 


\Diarc  nr  séywge.  151 

main  on  signe  do  paix ,  et  avec  un  sourire  d'une 
douceur  ravissante.  Je  me  suis  avancé  vers  elle. 
— «  Pardonnez-moi ,  »  avons-nous  dit  tous  deux  en 
même  temps. 

J'ai  été  obligé  de  la  quitter  aussitôt ,  car  j'ai  en- 
tendu monsieur  de  Sénange  qui  m'appelait.  Cepen- 
dant, lorsque  je  me  suis  approché  de  son  lit,  il  ne 
m'a  point  parlé;  il  se  retournait,  s'agitait,  et  gar- 
dait le  silence.  De  peur  de  le  gêner,  je  suis  allé  m'as- 
seoir  un  peu  loin  de  lui.  J'attendais  toujours  ce  qu'il 
pouvait  avoir  à  me  dire,  mais  j'ai  attendu  vainement. 
Au  bout  d'une  heure,  il  m'a  prié  de  me  retirer,  en 
ajoutant  qu'il  ne  voulait  pas  me  déranger,  et  que  le 
lendemain  il  me  parlerait.  Que  veut-il  me  dire?.... 
S'il  allait  croire  mon  absence  nécessaire  !...  Ce  n'est 
plus  mon  bonheur  seul  que  je  sacrifierais,  c'est 
Adèle  même  qu'il  faudrait  affliger,  et  jamais  je  n'en 
aurai  le  courage.  —  Que  ma  situation  est  horrible! 
Chacune  des  peines  de  l'amour  paraît  la  plus  forte 
que  l'on  puisse  supporter.  A  ce  bal ,  lorsque  j'aT 
pensé  qu'elle  ne  m'aimait  pas,  j'ai  cru  que  c'était  le 
plus  grand  des  malheurs  !...  Hier,  quand  on  parlait, 
de  sa  maladie,  ses  souffrances  m'accablaient;  j'é- 
tais prêt  à  sacrifier  et  son  affection  et  moi-même  ; 
il  ne  me  fallait  plus  rien  que  de  ne  pas  trembler 
pour  sa  vie.  Aujourd'hui  que  je  serai  peut-être  con- 
damné à  m'éloigner  d'elle  si  monsieur  de  Sénange 
l'exige,  que  peut-être  il  portera  la  prudence  jusqu'à 
vouloir  qu'elle  ignore  que  c'est  lui  qui  a  ordonné 
mon  départ,  que  devienJrai-je.  lorsqu'on  prônant 


152  ADÈLE    DE    SEXANGE. 

congé  d'elle,  ses  regards  me  reprocheront  de  m'en 
aller  volontairement  ?. . .  Jamais  je  ne  pourrai  le  sup- 
porter.... jamais. 


LETTRE  XXXVII.  —  Ce  9  septembre,  6  heures  du  matin. 

Il  n'y  ayait  pas  deux  heures  que  j'étais  couché , 
lorsque  j'ai  entendu  frapper  à  ma  porte ,  et  quel- 
qu'un m'appeler  vivement.  J'ai  ouvert  aussitôt  ;  et 
Ton  m'a  dit  de  descendre  bien  vite,  que  monsieur  de 
Sénange  venait  d'être  frappé  d'une  attaque  d'apo- 
plexie. Je  l'ai  trouvé  sans  aucune  connaissance.  Le 
médecin  était  près  de  lui  :  lorsqu'il  a  rouvert  les 
yeux  ,  je  le  tenais  dans  mes  bras  ;  il  m'a  regardé 
long-temps.  Ses  yeux  se  fixaient  de  même  sur  tout 
ce  qui  l'entourait,  sans  reconnaître  personne.  —  Le 
médecin  m'a  dit  qu'il  le  trouvait  fort  mal ,  que  son 
pouls  était  très-mauvais ,  et  qu'il  fallait  prompte- 
ment  instruire  sa  famille  de  son  état.  J'ai  chargé 
"une  des  femmes  d'Adèle  de  l'avertir,  n'osant  pas  y 
aller  moi-même  :  je  sentais  que  ce  n'était  pas  à 
moi  de  lui  apprendre  le  genre  de  malheur  qui  la  me- 
naçait. 

Quel  spectacle  pour  elle,  que  d'assister  à  l'ef- 
frayante décomposition  d'un  être  qu'elle  aime  comme 
son  père!  Monsieur  de  Sénange  est  défiguré,  sans 
mouvement ,  sans  parole  :  la  douleur  de  cette  mal- 
heureuse enfant  déchire  mon  âme;  mais  au  moins 
Adèle  n'a  point  de  remords  ,  et  j'en  suis  accablé. 
Elle  ne  s'est  pas  aperçue  de  In  peine  Qu'elle  lui  a 


ADÈLE    DE    SÉNANGE.  IS 

causée;  et  moi,  j'étais  sûr  qu'il  se  couchait  mécon- 
tent. Il  a  vu  ses  larmes;  il  a  entendu  ces  mots  si 
touchans  :  Moi ,  je  ferais  du  bien  exprès  pour  vous 
Je  dire!  Il  en  aura  senti  une  douleur  vive ,  qui  peut- 
être  aura  causé  son  accident.  Quelle  récompense  !... 
il  m'a  reçu  comme  un  fils;  et  non-seulement  j'aime 
Adèle ,  mais  je  n'ai  pas  même  eu  la  force  de  cacher 
mes  sentimens!  J'ai  bien  besoin  qu'il  revienne  tout- 
à-fait  à  lui ,  et  que  je  puisse  lui  dire  que  nous  l'avons 
toujours  chéri,  respecté;  que  jamais  nous  n'avons 
été  ingrats  ni  coupables  envers  lui  ;  et  s'il  doit  mou- 
rir de  cette  maladie  ,  au  moins  que  son  dernier  re- 
gard nous  bénisse!....  S'il  doit  mourir,  que  devien- 
dra Adèle?  Me  sera-t-il  permis  de  m'aftliger  avec 
elle,  de  chercher  à  la  consoler?  Son  âge...  le  mien... 
j'ignore  les  usages  de  ce  pays...  Combien  j'aurais 
besoin  de  votre  amitié  et  de  vos  conseils! 


LETTRE  XXXVIII.— Ce  10  septembre,  5  heures  du  matin. 

On  croit  que  monsieur  de  Sénange  est  un  peu 
mieux  ;  ce  qu'il  y  a  de  sur ,  c'est  qu'il  a  reconnu 
Adèle ,  et  lui  a  serré  la  main.  Il  a  plusieurs  fois  jeté 
les  yeux  sur  moi ,  mais  sans  le  plus  léger  signe  d'af- 
fection. Sûrement  il  m'accuse  :  puisse-t-il  avoir  le 
temps  d'apprendre  combien  mes  sentimens  ont  été 
purs  !  J'ai  dit ,  il  est  vrai ,  à  Adèle  que  je  l'aimais  ; 
mais  ce  mot  si  tendre ,  ce  mot  je  vous  aime  n'appar- 
tient-il pas  autant  à  l'amitié  qu'à  l'amour? 

Monsieur  de  Sénange   parait  avoir  repris  toute 


154  ADÈLE    DE    SENANCiE. 

sa  connaissance;  et  celle  nuit  il  a  eu  des  momensde 
sommeil.  Adèle  ne  Ta  pas  quitté.  Dans  les  inter- 
valles, elle  lui  parlait,  le  rassurait,  cherchait  à  le 
distraire  ;  tandis  que  j'étais  dans  un  coin  de  la  cham- 
bre, osant  à  peine  me  mouvoir,  dans  la  crainte 
qu'il  ne  m'entendit ,  et  que  ma  présence  ne  le  trou- 
blât... Qu'il  est  affreux  d'être  obligé  de  cacher  ses 
attentions,  sa  douleur,  à  l'homme  qu'on  respecte  le 
plus  ! 

Adèle  attend  aujourd'hui  les  parens  de  monsieur 
de  Sénange  ;  son  intendant  leur  a  fait  part  de  l'état 
de  son  maître.  Elle  redoute  fort  ce  moment  ;  car  elle 
sait  qu'ils  n'ont  cessé  de  le  voir  qu'à  l'époque  de  son 
mariage  ;  mais  l'espoir  de  quelques  petits  legs  les 
ramènera.  On  a  aussi  envoyé  un  courrier  à  madame 
de  Joyeuse.  Adèle  ne  doute  pas  non  plus  qu'elle  ne 
revienne  aussitôt.  Comme  elle  va  nous  tourmen- 
ter!... Ah!  mes  beaux  jours  sont  passés!  Que  je 
m'en  veux  de  n'en  avoir  pas  mieux  senti  le  prix  !... 
Heureux  temps  où,  seul  entre  Adèle  et  cet  excel- 
lent homme,  jamais  ils  ne  me  regardaient  sans  me 
sourire!  où,  lorsque  je  paraissais,  ils  semblaient 
me  recevoir  toujours  avec  un  plaisir  nouveau!...  et 
je  n'étais  pas  satisfait  ! . . . 


LETTPtE  XXXIX.  —  Ce  10  septembre ,  9  heures  du  soir. 

Il  y  a  bien  peu  de  changement  dans  la  situation  de 
monsieur  de  Sénange.  A  nos-  inquiétudes,  hélas! 
trop  fondées,  se  sont  joints  les  tournions  d'une  la- 


ADELE    DE    SEWNGE.  155 

mille  qui ,  fort  indifférente  sur  les  souffrances  de 
cet  homme  si  digne  de  regret ,  importune  tout  ce 
qui  l'entoure,  pour  avoir  l'air  de  s'y  intéresser. 

Aujourd'hui ,  comme  il  paraissait  être  un  peu 
moins  mal,  j'avais  engagé  Adèle  à  diner  dans  la 
chambre  qui  précède  celle  où  il  est.  J'obtenais  de  sa 
complaisance  qu'elle  prît  quelque  nourriture,  lorsque 
nous  avons  été  interrompus  par  un  domestique  qui 
a  ouvert  avec  fracas  les  portes  de  la  chambre  où 
nous  dînions ,  pour  annoncer  la  vieille  maréchale  de 
Dreux,  parente  fort  éloignée  de  monsieur  de  Sé- 
nange,  et  qu'Adèle  n'avait  jamais  vue.  —  «  Votre 
occupation  me  fait  présumer ,  nous  a-t-eîle  dit ,  que 
mon  cousin  est  mieux.  »  Adèle,  intimidée,  a  essayé 
de  lui  rendre  compte  de  l'état  du  malade.  La  maré- 
chale, que  j'ai  rencontrée  plusieurs  fois  dans  le 
monde,  a  fait  semblant  de  ne  pas  me  reconnaître , 
et  a  dit  à  Adèle  :  «  C'est  sans  doute  là  monsieur 
votre  frère?  il  vous  soigne  de  manière  à  tromper  vos 
inquiétudes.  »  —  Adèle,  embarrassée  de  ce  nom  de 
frère,  ne  répondait  point  ;  mais  après  quelques  mi- 
nutes, elle  m'a  adressé  la  parole  en  me  nommant 
Mylord.  —  La  maréchale  feignait  de  ne  pas  entendre 
ce  titre  étranger,  et  continuait  à  parler  de  moi  comme 
du  frère  d'Adèle.  Alors,  il  m'a  paru  convenable  de 
lui  dire  que  monsieur  de  Sénange  étant  venu  en 
Angleterre  dans  sa  jeunesse ,  il  croyait  avoir  eu  des 
obligations  essentielles  à  ma  famille,  «  J'ignorais  ces 
détails ,  m'a-t-elle  répondu  avec  aigreur  ;  car  assu- 
rément je  n'étais  pas  née  lorsque  monsieur  de  Se- 


156  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

nange  était  jeune.  —  II.  m'a  attiré  chez  lui,  ai- 
je  repris,  et  m'y  a  traité  avec  trop  de  bonté  ,  pour 
que  j'aie  songé  à  le  quitter  depuis  qu'il  est  malade. 
—  Je  ne  blâme  rien,  a-t-elle  répliqué  d'un  ton 
sec  ;  mais  vous  trouverez  bon  que ,  ne  sachant  pas 
vos  droits  ici ,  et  monsieur  de  Sénange  étant  à  la 
mort ,  j'aie  cru  que  sa  femme  ne  voyait  que  ses  pro- 
ches parens.  »  —  Adèle,  avec  plus  de  présence 
d'esprit  que  je  ne  lui  en  aurais  soupçonné  (  l'orgueil 
blessé  est  un  si  grand  maître!  ) ,  Adèle  lui  a  répondu, 
que  tant  que  monsieur  de  Sénange  vivait,  il  pouvait 
seul  donner  des  ordres  chez  lui  :  «  Si  j'ai  le  malheur 
de  le  perdre,  a-t-elle  ajouté,  alors,  comme  vous  le 
dites,  madame,  je  ne  verrai  plus  que  mes  proches 
parens.  »  —  La  maréchale  Test  à  un  degré  si  éloi- 
gné, qu'il  aurait  autant  valu  lui  dire  :  Je  ne  me  sou- 
cie pas  de  vous,  et  je  ne  vous  verrai  pas  non  plus. 
Cependant ,  elle  n'avait  rien  à  répondre ,  car  Adèle 
s'était  servie  de  ses  propres  expressions.  Aussi  est- 
elle  restée  dans  le  silence ,  et  de  si  mauvaise  humeur, 
que  je  crois  bien  qu'Adèle  s'en  est  fait  une  ennemie 
pour  la  vie. 

Il  est  venu  encore  un  grand  nombre  de  parens  qui 
arrivaient  tous  avec  un  visage  de  circonstance.  A 
peine  avaient-ils  salué  Adèle  ,  qu'ils  allaient  dans  un 
autre  coin  de  la  chambre  chuchoter  et  ricaner  entre 
eux.  La  maréchale  les  appelait  l'un  après  l'autre  , 
parlait  bas  à  chacun ,  riait  et  grondait  derrière  son 
éventail ,  et  leur  apprenait,  je  crois,  par  quelle  jolie 
plaisanterie  elle  avait  fait  sentir  à  Adèle  Tinconve- 


ADÈLE    DE    SE\Yi\GE.  157 

nance  de  mon  séjour  clans  sa  maison.  Je  n'en  ai  pas 
clouté,  lorsqu'une  de  ces  femmes,  jeune  cependant 
(à  cet  âge  n'avoir  pas  d'indulgence!)  est  venue  à 
moi  avec  minauderie  ,  et  m'a  parlé  d' Adèle  en  la 
nommant  aussi  ma  sœur.  Je  n'ai  pas  daigné  lui  ré- 
pondre ,  et  elle  a  couru  bien  vite  chercher  les  applau- 
dissemens  de  ce  groupe  infernal. 

La  pauvre  Adèle  était  si  embarrassée,  que  des 
larmes  tombaient  de  ses  yeux.  J'étais  indigné,  lors- 
qu'à mon  grand  étonnement  on  a  annoncé  madame 
de  Verneuil  qui ,  en  me  voyant,  a  souri  et  m'a  ap- 
pelé. «  Je  vous  en  supplie ,  lui  ai-je  dit  tout  bas , 
venez  avec  moi  un  instant;  je  vous  crois  bonne,  et 
voici  l'occasion  d'être  généreuse.  »  — ElIeuTa  suivi 
sur  la  terrasse ,  où  je  lui  ai  raconté  ,  à  la  hâte ,  les 
motifs  de  mon  séjour  chez  monsieur  de  Sénange , 
et  de  son  amitié  pour  moi,  et  les  impertinences  de 
la  maréchale.  «  Venez  au  secours  de  madame  de  Sé- 
nange ,  ai-je  ajouté  ;  ayez  compassion  de  sa  jeunesse. 
—  Convenez,    m'a-t-elle  dit,  que  vous  êtes  parti 
de  chez  moi  avec  une  légèreté  qui  me  donne  assez 
d'envie  de  vous   tourmenter.  — J'ai  tort,   mille 
fois  tort  ;  mais  de  grâce  ne  faites  pas  une  réflexion  , 
j'ai  trop  sujet  de  les  craindre  :  allons  J  venez,  soyez 
bonne  ,  »  lui  ai-je  dit  en  l'entraînant  dans  le  salon  , 
où  je  l'ai  placée  près  d'Adèle. 

Je  tremblais  pour  sa  première  parole;  car  si  mal* 
heureusement  une  idée  ridicule  l'avait  frappée,  nous 
étions  perdus....  Par  bonheur  la  maréchale  Ta  ap- 
pelée ;  et  ?  attirer  son  attention,  c'est  presque  lou- 

14 


158  YDLLL     DE    9ENAKGE. 

jours  exciter  sa  moquerie.  Elle  lui  a  parlé  long-temps 
bas  ;  sûrement  elle  lui  racontait  ses  gentillesses  :  lors- 
qu'à ma  grande  satisfaction  ,  j'ai  vu  madame  de 
Verneuil  répondre  d'un  air  si  imposant,  que  bientôt 
chacun  est  allé  se  rasseoir,  et  a  repris  le  sérieux  que 
le  moment  exigeait.  Madame  de  Verneuil  est  reve- 
nue près  d'Adèle,  et  lui  a  dit ,  devant  toute  cette 
famille  :  «  Vous  trouverez  simple,  ma  cousine,  que 
nous  ayons  été  fâchés  du  mariage  de  monsieur  de 
Sénange  :  l'humeur  nous  a  éloignés  de  lui,  mais 
vous  ne  devez  pas  en  souffrir-,  et,  a-t-elle  continué 
en  élevant  la  voix  ,  puisque  cette  triste  circonstance 
nous  rapproche,  j'espère  que  nous  ne  nous  éloigne- 
rons plus.  »  —  Adèle  Fa  embrassée,  et  dès-lors  la 
maréchale  et  le  reste  de  la  famille  l'ont  traitée  avec 
plus  d'égards.  Mais  madame  de  Verneuil  m'a  bien 
fait  payer  cette  obligation  ;  car  aussitôt  que  le  calme 
et  la  bienséance  ont  été  rétablis  dans  le  salon ,  elle 
m'a  ordonné  de  la  suivre  sur  la  terrasse.  Après  m'a- 
voir  encore  plaisanté  sur  la  manière  dont  je  l'avais 
quittée,  elle  m'a  demandé  si  j'étais  amoureux  d'A- 
dèle. —  «  Non,  lui  ai-je  répondu  gravement.  — 
Vous  ne  l'aimez  donc  pas?  a-t-elle  dit  en  riant. 
Puisque  vous  ne  l'aimez  pas ,  je  vais  la  livrer  à  la 
maréchale.  —  Oui,  je  l'aime,  me  suis-je  écrié, 
mais  je   n'en  suis   pas  amoureux.   —  Ah!   vous 
n'en  êtes  pas  amoureux!  et  se   retournant,   elle 
me   dit:    Je  vais....  — Eh  bien,  oui!   si  vous  le 
voulez  j'en  serai  amoureux,  »  lui  ai-je  répondu,  et 
je  me  suis  saisi  de  ses  mains  pour  la  retenir  malgré 


ADÈLE    DE    SEX ANGE.  150 

elle  :  «  Mais  ayez  pitié  de  son  embarras  et  de  sa 
jeunesse.  —  Et  vous  aime-t-elle?  —  ÏSTon  certaine- 
ment. —  Elle  ne  vous  aime  pas!....  Fi  donc!  c'est 
une  ingrate,  et  je  l'abandonnerai.  —  Au  nom  du 
ciel ,  ai-je  repris  ,  n'abusez  pas  de  ma  situation  ;  je 
dirai  tout  ce  qu'il  vous  plaira ,  pourvu  que  vous  la 
sauviez  de  cette  marécbale.  »  —  Alors  s'asseyant 
elle  m'a  dit  avec  une  majestueuse  ironie  :  «  Voyons 
si  vous  êtes  digne  de  ma  protection.  »  —  Mais 
comme  je  ne  voulais  pas  compromettre  Adèle ,  et 
que  je  craignais  de  piquer  l'esprit  railleur  de  ma- 
dame de  Verneuil ,  je  me  suis  jeté  dans  des  défini- 
tions ,  divisions  ,  subdivisions ,  sur  le  degré  d'amour 
que  je  ressentais,  sur  celui  qui  était  permis,  sur 
l'espèce  d'amitié  que  j'inspirais....  Plus  je  parlais, 
plus  elle  s'étonnait ,  se  moquait ,  et  faisait  des  ques- 
tions si  positives ,  avec  un  regard  si  malin  ,  et  en  me 
menaçant  toujours  de  cette  maudite  maréchale,  que 
je  m'embrouillais  comme  un  sot,  et  me  fâchais 
comme  un  enfant. 

Enfin  ,  la  douce  et  triste  Adèle  est  venue  nous 
avertir  que  tout  le  monde  était  parti  ;  «  mais  ils  re- 
viendront demain ,  »  a-t-elle  dit ,  en  s'adressant  a 
madame  de  Verneuil  avec  timidité,  et  comme  pour  la 
prier  d'être  encore  son  appui.  Aussi,  malgré  le  be- 
soin qu'elle  a  de  s'amuser ,  y  a-t-elle  paru  sensible, 
et  a-t-elle  promis  de  revenir  le  lendemain.  Quel  hor- 
rible usage,  que  celui  qui  force  à  recevoir  les  per- 
sonnes qu'on  aime  le  moins ,  dans  les  momens  où  la 
vue  des  indifférens  est  un  supplice,  et  à  se  priver  de 


160  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

ses  amis,  quand  la  solitude  et  les  consolations  de  IV 
mitié  seraient  si  nécessaires  ! 


LETTRE  XL.  —  Ce  il  septembre. 
Monsieur  de  Sénange  étant  moins  mal  hier  au 
soir,  Adèle  consentit  à  prendre  un  peu  de  repos. 
Je  remontai  aussi  dans  ma  chambre ,  après  avoir 
bien  recommandé  que  s'il  arrivait  la  moindre  chose, 
s'il  me  nommait ,  on  vînt  aussitôt  m1  avertir;  car 
j'espérais  toujours  qu'il  se  souviendrait  de  moi ,  de 
mon  attachement,  de  mon  respect. 

Heureusement  pour  la  tranquillité  de  mon  avenir, 
ce  matin  à  cinq  heures  on  est  venu  me  dire  qu'il 
m'appelait.  J'ai  couru  chez  lui  :  dès  qu'il  m'a  vu,  il 
m'a  demandé  où  j'avais  passé  tout  ce  temps?  —  J'ai 
serré  sa  main  et  lui  ai  dit  que  j'étais  toujours  resté 
près  de  lui.  —  «  J'ai  donc  été  bien  mal,  car  je  ne 
me  rappelle  pas....  »  Et  rêvant  ensuite  comme  s'il 
cherchait  à  rassembler  ses  idées....  «  Mon  jeune 
ami ,  a-t-il  ajouté  ,  il  se  mêle  à  votre  souvenir  des 
sentimens  pénibles....  mais  je  veux  les  éloigner  dans 
ces  derniers  instans.  Dites-moi ,  je  vous  prie  ,  assu- 
rez-moi qu'Adèle  m'aime  encore.  »  —  Je  l'ai  inter- 
rompu pour  l'assurer  qu'elle  n'avait  pas  un  repro- 
che à  se  faire.  —  «  Et  vous?  »  m'a-t-il  dit.  —  Et 
moi!  ai-je  repris,  en  tombant  à  genoux  près  de  son 
lit,  et  moi!....  Je  lui  ai  avoué  mon  amour,  mes 
combats  ,  ma  résolution  de  fuir  ;  mais  je  lui  ai  pro- 
testé que,  ni  pour  elle,  ni  pour  moi,  cet  éloigne- 


ADÈLE    DE    SÉ\Y\GE.  1GL 

ment  n'avait  été  nécessaire  ;  «  et  je  yous  jure ,  lui 
ai-je  dit,  que  yous  êtes  toujours  ce  qu'elle  aime  le 
mieux.  —  Puis-je  vous  croire,  »  m'a-t-il  demandé, 
en  m'examinant  avec  une  grande  attention.  Je  lui  ai 
affirmé  que  j'étais  vrai  avec  lui ,  comme  si  je  parlais 
à  Dieu  même.  —  «  Je  vous  remercie ,  a-t-il  répondu 
avec  attendrissement  -,  Adèle  pourra  donc  me  dire 
adieu  sans  rougir,  et  un  jour  s'unir  à  vous  sans  re- 
mords ,  et  sûre  de  votre  estime  !  Je  vous  remercie , 
je  vous  remercie ,  »  a-t-il  répété  plusieurs  fois  très- 
vivement. 

Cette  bonté  céleste,  cette  abnégation  de  lui-même 
m'ont  rappelé  tous  mes  torts ,  et  me  les  rendaient 
insupportables.  Je  me  suis  souvenu  de  ce  portrait 
d'Adèle  que  j'avais  dérobé  avec  tant  d'imprudence , 
et  dont  je  n'avais  pas  eu  la  force  de  me  détacher. 
Dans  ce  moment  solennel ,  dans  ce  moment  d'éter- 
nelle séparation  ,  il  m'a  été  impossible  de  rien  dissi- 
muler. «  Ah  !  lui  ai-je  dit ,  un  profond  repentir  pèse 
sur  mon  cœur.  »  —  Il  m'a  regardé  d'un  air  in- 
quiet. «  Parlez-moi,  m'a-t-il  répondu,  pendant, 
que  je  puis  encore  vous  entendre  et  vous  ab- 
soudre. » 

J'ai  osé  lui  avouer  l'abus  que  j'avais  fait  de  sa 
confiance.  Il  a  levé  les  yeux  au  ciel  :  «  Adèle  en  a- 
t-elle  été  instruite ,  a-t-il  repris  d\in  ton  sévère?  — 
Jamais,  me  suis-je  écrié  ;  je  l'aurais  redoutée  plus 
encore  que  vous-même.  »  —  Il  est  resté  comme  ab- 
sorbé dans  ses  réflexions  ;  puis  se  ranimant  tout-à- 
coup  ,  il  m'a  dit  :   «  Prenez  ma  clef  ;  allez  cher- 

14. 


162  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

cher  ce  portrait,  replacez-le  dans  mon  secrétaire; 
dépêchez-vous,  la  mort  me  poursuit,  le  temps 
presse.  » 

Je  me  suis  levé  aussitôt  ;  j'ai  couru  dans  ma 
chambre,  et  pris  le  portrait  sur  lequel  j'ai  jeté  un 
triste  et  dernier  regard  ;  mais  dans  cet  instant  j'avais 
hâte  de  m'en  séparer.  Dès  que  je  l'ai  eu  remis  dans 
le  secrétaire ,  je  suis  revenu  tomber  à  genoux  prés 
du  Jit  de  monsieur  de  Sénange.  II  était  plus  calme. 
«  Pendant  votre  absence,  m'a-t-il  dit,  j'ai  fait  un 
retour  sur  votre  jeunesse,  et  je  vous  ai  excusé.  »  — 
Après  un  assez  long  silence ,  il  a  ajouté  :  «  Je  vous 
pardonne  -,  mais  souvenez-vous  que  le  portrait  d'A- 
dèle ne  doit  être  accordé  que  par  elle.  Si  jamais  elle 
consent  à  vous  le  rendre ,  c'est  qu'elle  croira  pou- 
voir s'unir  à  vous.  Alors  vous  lui  direz  que  je  vous 
ai  bénis  tous  deux. 

J'ai  voulu  éloigner  ces  idées  de  mort ,  le  rassurer 
sur  son  état  ;  il  ne  l'a  pas  permis.  «  Je  sais  que  je 
n'en  reviendrai  point,  m'a-t-il  dit;  cependant,  mal- 
gré moi,  je  crains  de  mourir....  Mon  jeune  ami, 
promettez-moi  que,  lorsque  cet  instant  viendra,  yous 
ne  m'abandonnerez  pas  !  »  Je  le  lui  ai  promis,  en  es- 
sayant encore  de  calmer  ses  esprits  :  mais  lorsque 
*  je  lui  disais  qu'il  était  mieux  ,  il  souriait,  et  pour- 
tant se  répétait  à  lui-même  qu'il  mourrait,  comme 
s'il  eût  craint  de  se  livrer  à  de  fausses  espérances , 
ou  qu'il  eût  eu  besoin  de  se  rappeler  son  état  pour 
conserver  son  courage. 

Il  m'a  parlé  d'Adèle  avec  une  tendresse  extrême* 


ADÈLE    DE    SEX.WOE.  163 

c<  Je  ne  la  recommande  pas  à  votre  amour,  m'a-t-il 
dit;  mais  j'implore  votre  indulgence...  .Craignez 
votre  sévérité...  elle  est  jeune,  vive,  étourdie  à  l'ex- 
cès... Promettez-moi  de  ne  jamais  vous  fâcher  sans 
le  lui  dire....  la  condamner  sans  l'entendre...  N'ou- 
bliez pas  que,  dans  ce  moment  cruel  où  non-seule- 
ment il  faut  quitter  tout  ce  qu'on  aime...  tout  ce 
qu'on  a  connu...  mais  où  il  faut  encore  se  séparer 
de  soi-même.,  dans  ce  moment  je  vous  crois  ,  vous 
la  confie,  et  vous  souhaite  d  être  heureux...  Au 
moins  ,  que  son  bonheur  soit  ma  récompense  !  » 

Il  tremblait,  soupirait,  essayait  de  retenir  des 
larmes  qui  s'échappaient  malgré  lui ,  et  tenait  ma 
main  si  fortement  serrée ,  qu'il  m'était  impossible 
de  m'éloigner.  Pour  lui  cacher  la  douleur  que  j'é- 
prouvais ,  j'appuyais  ma  tète  sur  son  lit  sans  pou- 
voir lui  répondre,  lorsqu'on  est  venu  lui  dire  que 
son  notaire  était  arrivé,  ce  Allez  ,  mon  ami,  m'a-l-il 
dit,  j'ai  quelques  dispositions  à  faire;  vous  verrez 
que  je  meurs  en  vous  aimant  et  en  vous  estimant 
toujours.  » 

Je  l'ai  quitté  l'âme  brisée  ;  au  bout  d'une  heure  , 
j'ai  entendu  plusieurs  voix  m'appeler. . .  Monsieur  de 
Sénange  venait  d'être  frappé  d'une  nouvelle  attaque  ; 
elle  a  été  moins  longue  ,  moins  fâcheuse  que  la 
première ^  mais  il  est  resté  si  faible,  que  le  moin- 
dre accident  peut  nous  l'enlever  d'un  moment  à 
l'autre. 


164  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

Huit  heures  du  soir. 

Depuis  cette  seconde  attaque ,  monsieur  de  Sé- 
nange  s'affaisse  à  vue  d'œil;  mais  il  ne  parait  pas 
beaucoup  souffrir  ;  il  a  des  absences  fréquentes , 
pendant  lesquelles  il  ne  lui  reste  que  le  souvenir 
d'Adèle  ,  mon  nom  qu'il  répète  souvent ,  et  le  regret 
de  la  vie  qu'il  sent  encore ,  lors  même  qu'il  ne  peut 
plus  connaître  le  danger  de  son  état.  La  pauvre 
Adèle  ne  se  fait  point  d'idée  de  la  mort.  Quand 
monsieur  de  Sénange  parle,  se  meut,  elle  se  rassure, 
et  croit  que  les  médecins  se  trompent  ;  mais  s'il  reste 
dans  le  silence,  elle  se  désole,  l'appelle,  l'interroge, 
voudrait  même  l'éveiller  lorsqu'il  s'assoupit  ;  et 
l'image  de  la  mort  peut  seule  lui  faire  croire  à  la 
mort. . .  La  pauvre  enfant  ! . . .  dans  quelques  heures. . . 
—  La  pauvre  enfant!... 

Minuit. 

C'est  dans  la  chambre  de  monsieur  de  Sénange 
que  je  vous  écris  ;  il  repose  assez  tranquillement , 
mais  il  est  sans  aucune  espérance.  Adèle  me  fait  une 
pitié  extrême  ;  elle  a  passé  la  journée  à  genoux  dans 
les  prières  ,  et  toujours  je  l'ai  vue  se  relever  un  peu 
consolée...  Ah!  c'est  au  moment  où  l'on  va  perdre 
ce  qu'on  aime ,  où  tout  ce  qui  l'entoure  marque ,  à 
quelques  minutes  près,  la  fin  de  sa  vie;  c'est  alors 
que  l'athée,  si  l'athée  peut  aimer,  c'est  alors  qu'il 
doit  sentir  le  besoin  d'un  Dieu!  —  Mais  j'entends 
la  voix  de  monsieur  de  Sénange.  —  Il  me  deman- 


adï:le  de  sé\a\ge.  165 

dait  pour  me  recommander  encore  Adèle:  à  mesure 
que  la  vie  le  quitte  ,  il  semble  s'attacher  plus  forte- 
ment à  tout  ce  qu'il  a  aimé.  Il  Pa  appelée;  il  a  pris 
sa  main,  la  mienne,  et  a  parlé  long-temps  bas  sans 
que  je  pusse  l'entendre  :  seulement  j'ai  distingué 
plusieurs  fois  le  nom  de  lady  B....  Il  est  tombé  sans 
connaissance  en  nous  parlant  ;  Adèle  a  fait  des  cris 
si  affreux,  qu'il  a  fallu  l'emporter  de  cette  chambre, 
où  elle  ne  le  verra  plus!...  Je  n'ai  pu  la  suivre,  car 
il  a  exigé  que  je  restasse  près  de  lui  jusqu'à  son 
dernier  soupir,  et  je  ne  le  quitterai  pas.... 

12  septembre ,  7  heures  du  matin. 

Il  n'est  plus  ,  Henri  !  le  meilleur  des  hommes  a 
cessé  de  vivre,  celui  qui  pouvait  se  dire  :  «  Il 
n'existe  personne  à  qui  j'aie  fait  un  moment  de 
peine.  »  ■ —  Ah!  excellent  homme!....  excellent 
homme  !.... 


LETTRE  XLI.  —  Paris  ,  même  jour. 

Je  ne  suis  plus  à  Neuilly,  mon  cher  Henri;  c'est 
dans  mon  hôtel  garni ,  c'est  tout  seul  que  j'ai  à  sup- 
porter mes  regrets  et  mon  extrême  inquiétude.  Ce 
matin,  après  vous  avoir  écrit  deux  mots,  je  me  suis 
présenté  chez  Adèle,  qui,  en  me  voyant,  a  bien  de- 
viné la  perte  qu'elle  avait  faile ,  et  s'est  trouvée  fort 
mal.  J'étais  à  genoux  près  d'elle;  ses  femmes  l'en- 
touraient ,  lorsque  tout-à-coup  madame  de  Joyeuse 
est  entrée ,  et,  sans  remarquer  l'état  de  sa  fille ,  m'a 


166  ADÈLE    DE    SÉl\AJ\GE. 

demandé  pourquoi  j'étais  dans  cette  maison  en  une 
pareille  circonstance.  —  Je  n'ai  pas  daigné  lui  ré- 
pondre, et  je  soutenais  toujours  la  tète  d'Adèle,  qui 
n'apercevait  rien  de  ce  qui  se  passait  autour  d'elle. 
Sa  mère  m'a  repoussé ,  et  m'a  dit  de  lui  laisser  pren- 
dre des  soins  qu'il  était  trop  déplacé  que  je  lui  ren- 
disse. Je  n'ai  point  souffert  qu'on  m'arrachât  Adèle 
dans  cet  état,  et  madame  de  Joyeuse  a  bien  vu  qu'il 
serait  inutile  de  le  tenter.  Elle  s'est  promenée  brus- 
quement dans  la  chambre,  attendant  avec  impa- 
tience qu'Adèle  reprit  ses  esprits.  Dès  qu'elle  a  pu 
ouvrir  les  yeux ,  sa  mère  lui  a  reproché  l'indiscré- 
tion de  sa  conduite.  —  Adèle  la  regardait  d'un  air 
égaré  ;  mais  aussitôt  qu'elle  l'a  reconnue ,  elle  a 
caché  sa  tète  sur  moi,  et  a  fondu  en  larmes.  «  Fi- 
nirez-vous  bientôt  cette  scène  ridicule?  lui  a  dit  sa 
mère  ;  votre  mari  est  mort ,  et  la  décence  exige  au 
moins  que  vous  paraissiez  le  regretter.  —  Pa- 
raître! »  a  dit  Adèle  en  levant  les  yeux  au  ciel.  — 
a  Oui  ,  lui  a  répondu  sa  mère,  et  il  faut  que  lord 
Sydenham  sorte  à  l'instant  de  chez  vous.  »  —  Fu- 
rieux ,  j'allais  lui  répondre  ;  mais  Adèle  a  joint  ses 
mains  ,  et  je  me  suis  arrêté.  —  Cependant,  je  sen- 
tais que  je  devais  m'en  aller  ;  Adèle  môme  m'en  a 
prié  ,  en  me  disant  tout  bas  qu'elle  m'écrirait.  Je 
l'ai  donc  laissée  seule  avec  cette  mère  qui  ne  l'a  ja- 
mais vue  que  pour  la  tourmenter.  Quel  supplice!... 
Je  suis  revenu  dans  un  accès  de  rage  qui  dure  en- 
core; puisse-t-il  continuer  long-temps!  car  je  re- 
doute bien  plus  le  calme  qui  lui  succédera. 


ADELE    DE    SEWMiE.  167 

P.  S.  Ufi  des  gens  d1  Adèle  arrive  en  ce  moment 
pour  me  prier  de  me  rendre  tout  de  suite  à  Neuilly . . . 
Cet  homme  en  ignore  la  raison  -,  mais  il  ajoute  que 
toute  la  famille  m'attend  :  toute  la  famille!  Que 
puis-je  avoir  de  commun  avec  elle?  Ah  !  c'est  Adèle 
seule  que  je  vais  chercher. 


LETTRE  XL1I. —Paris,  minuit. 

Lorsque  je  suis  arrivé  à  Neuilly  ,  j'ai  vu  en  effet 
toute  la  famille  de  monsieur  et  de  madame  de  Sé- 
nange  réunie  dans  cette  galerie  où  Adèle  avait  donné 
une  si  belle  fête.  J'y  avais  tant  souffert  qu'il  m'a 
pris  un  saisissement  dont  je  n'ai  pas  été  maître.  Que 
nous  sommes  bizarres ,  Henri  !  Je  regrettais  mon- 
sieur de  Sénange  ;  je  le  regrettais  du  fond  de  mon 
cœur,  et  j'ai  cessé  tout-à-fait  d'y  penser.  Bientôt  un 
froid  mortel  m'a  saisi  lorsque  j'ai  aperçu  monsieur 
de  Morlagne  près  d'Adèle.  Il  semblait  qu'il  ne  fut 
jamais  sorti  de  cette  chambre;  qu'il  m'y  attendait 
pour  me  braver  et  me  tourmenter  encore.  Je  sais 
que  le  titre  de  parent  lui  donne  le  droit  d'être  chez 
elle  dans  cette  circonstance.  Mais  le  retrouver  là  , 
près  d'elle,  en  noir  comme  elle,  pouvant  la  voir 
chaque  jour,  à  toute  heure ,  tandis  que  le  devoir, 
les  convenances,  sa  mère,  m1  éloigneront  !...  le  re- 
trouver ainsi  ,  a  fait  renaître  tous  mes  sentimens 
jaloux;  je  ne  pouvais  ni  respirer,  ni  parler. 

Un  notaire  m'a  dit  que  monsieur  de  Sénange  avait 
ordonné  que  son  testament  ne  lût  ouvert  que  devant 


168  ADELE    DE    SEAAÎXGE. 

moi.  On  Ta  lu  tout  haut;  pendant  cette  lecture  , 
j'essayais  de  me  calmer,  ou  au  moins  de  cacher  mon 
agitation.  —  Après  avoir  laissé  toute  sa  fortune  à 
Adèle ,  monsieur  de  Sénange  fait  quelques  legs  à  des 
malheureux  dont  il  prend  soin  depuis  long-temps , 
et  me  nomme  son  exécuteur  testamentaire  ;  «  espé- 
rant ,  ajoute-t-il ,  que  les  personnes  qu'il  avait  le 
mieux  aimées  s'uniraient  d'intérêt  et  d'affection 
après  lui.  »  —  A  ces  mots  ,  j'ai  vu  monsieur  de 
Mortagne  s'embarrasser  et  regarder  madame  de 
Joyeuse ,  qui  paraissait  irritée  :  il  m'a  regardé 
aussi  ;  et  mes  yeux  ont  dû  lui  apprendre  qu'Adèle 
était  à  moi ,  et  qu'on  ne  me  l'arracherait  qu'avec  la 
vie.  Nous  ne  nous  sommes  point  parlé  ;  toutefois  , 
je  suis  certain  que  nos  sentimens  nous  sont  bien 
connus. 

Par  tin  codicille  ,  monsieur  de  Sénange  conseille 
à  Adèle  d'aller  passer  au  couvent  le  premier  temps 
de  son  deuil ,  et  demande  d'être  enterré  à  la  pointe 
de  File,  dans  cet  endroit  solitaire  dont  il  avait  été 
frappé  un  jour -,  «  dans  cet  endroit,  dit-il,  où  le  ha- 
sard ne  pouvant  conduire  personne,  le  regret  seul 
viendra  me  chercher,  ou  l'oubli  m'y  laisser  incon- 
nu. )>  —  Comme  l'usage  permet  d'offrir  un  présent 
à  son  exécuteur  testamentaire ,  il  me  donne  sa  mai- 
son de  Neuilly,  et  me  prie  de  ne  jamais  venir  en 
France  sans  y  passer  quelques  jours.  —  Je  le  re- 
mercie de  ce  bienfait,  car  cette  maison  me  sera  tou- 
jours chère. 

Les  parens  de  monsieur  de  Sénange,  après  avoir 


ADELi;    DE    SE.VA.NGE.  1  69 

vu  qu'ils  n'avaient  plus  rien  à  espérer,  sont  partis 
en  montrant  plus  ou  moins  leur  humeur.  Adèle  a 
désiré  d'aller  à  l'instant  au  couvent  :  sa  mère  a  re- 
fusé d'y  consentir  ;  mais  la  volonté  de  monsieur  de 
Sénange  lui  a  inspiré  une  résolution  que,  sans  cela, 
elle  n'eut  jamais  osé  manifester.  Je  l'ai  priée  de  me 
donner  ses  ordres  ,  ou  de  permettre  que  j'allasse  les 
recevoir.  Madame  de  Joyeuse  a  prétendu  s'y  oppo- 
ser encore  -,  mais  Adèle  a  été  encore  courageuse,  et 
a  dit  qu'elle  me  verrait  avec  plaisir.  —  Elle  est 
partie  avec  ses  femmes ,  et  sa  mère  s'en  est  allée 
avec  monsieur  de  Mortagne...  Quelle  union!...  Je 
suis  sûr  que,  pendant  tout  le  chemin,  ils  n'ont  pensé 
qu'aux  moyens  de  m'éloigner,  de  me  persécuter. 
Madame  de  Joyeuse  me  hait,  et  la  haine  des  mé- 
dians n'est  jamais  stérile.  Ah  !  faudra-t-il  lutter 
long-temps  avant  d'être  heureux  ?  J'ai  quitté  sur- 
le-champ  cette  maison  de  deuil  ;  mais  j'y  retournerai 
pour  la  triste  cérémonie.  Adieu. 


LETTRE "XLI1I.  —  Paris,  ce  14  septembre.   ' 

Je  viens  de  rendre  à  cet  excellent  homme  les  der- 
niers devoirs  :  j'ai  répandu  sur  sa  tombe  des  larmes 
bien  sincères.  Ah  !  si  après  la  mort  on  peut  sentir 
les  regrets  de  l'amitié  ,  les  miens  doivent  arriver  jus- 
qu'à lui.  Mon  âme  s'attache  à  cette  espérance;  car, 
Henri ,  je  rejette  avec  effroi  tous  ces  systèmes  d'a- 
néantissement total.  Détruire  les  idées  de  l'immor- 
talité de  l'âme ,  c'est  ajouter  la  mort  à  la  mort.  J'ai 

15 


170  ADÈLE    DE    SÉAANGE. 

besoin  dy  croire;  c'est  la  loi  que  veut  la  nature,  et 
que  toutes  les  religions  adoptent  pour  se  faire  aimer. 
Oh!  non!  je  ne  quitterai  point  Adèle  sans  espérer 

de  la  revoir 

Je  reviens  encore  à  ces  paroles  que  monsieur  de 
Sénange  prononçait  avec  tant  de  simplicité  :  «  Pas 
une  personne  à  qui  j'aie  fait  un  moment  de 
peine!...  »  Combien  ces  mots  renferment  de  bonnes 
actions,  d'heureux  sentimens  !....  Chaque  jour  de 
ses  nombreuses  années  a  été  occupé ,  embelli  par  le 
bonheur  de  tout  ce  qui  rapprochait..,  Ces  momens 
qui  échappent  à  l'attention  des  hommes,  et  dont  le 
souvenir  compose  l'estime  de  soi-même,  ces  inomens 
réunis  sont  tous  venus  s'offrir  à  sa  pensée  pour 
adoucir  les  maux  attachés  à  la  vieillesse.  —  Oh  ! 
heureuse,  mille  fois  heureuse  la  famille  de  celui  qui 
n'aurait  eu  d'autre  ambition  que  de  parvenir  à  pou- 
voir se  dire  à  sa  dernière  heure  :  «  Il  n'y  a  personne 
à  qui  j'aie  fait  un  moment  de  peine!...  »  Paroles 
louchantes  que  j'aime  à  répéter,  et  qui  ne  sortiront 
jamais  ni  de  mon  esprit,  ni  de  mon  cœur! 

LETTRE  XLIV.  —  Paris ,  Ie'  octobre. 

Je  n'ai  point  encore  été  chez  Adèle  :  je  crois  de- 
voir laisser  passer  ces  premiers  jours  sans  chercher 
à  la  voir.  Si  je  n'étais  que  son  ami,  je  ne  l'aurais  pas 
quittée;  mais  j'avoue  qu'aujourd'hui  ma  fierté  ne 
peut  consentir  a  prendre  un  titre  si  différent  de  mes 
senlimcns.  D'ailleurs ,  qu'ai-je  à  faire  daller  Iroui- 


ADELE    DE    SEWAflE.  171 

per  ou  flatter  madame  de  Joyeuse?  Adèle  est  libre  ; 
les  petits  mystères,  les  faux  prétextes,  le  nom  d'ami 
pour  cacher  celui  d'amant ,  tous  ces  détours  doivent 
èîre  bannis  entre  nous.  Adèle  seule  dans  f  univers 
a  des  droits  sur  moi.  Mes  volontés ,  mes  défauts , 
mes  qualités  lui  appartiennent .  et  seront  à  elle  jus- 
qu'à mon  dernier  soupir.  Adèle  est  libre!....  Tous 
mes  vœux  seront  remplis. 

Elle  m'écrira  sans  doute  pour  m'avertir  de  l'in- 
stant où  je  pourrai  la  voir.  Mais  que  le  temps  me 
semble  long!  Je  ne  sais  ni  le  perdre,  ni  l'employer. 
J'ai  voulu  revoir  les  chefs-d'œuvre  des  arts  que 
Paris  renferme  -,  cependant ,  soit  que  cela  tienne  à 
ma  situation ,  soit  qu'ils  n'eussent  plus  l'attrait  de 
la  nouveauté,  ils  ne  m'ont  point  intéressé.  J'ai  bien 
reconnu  l'inconvénient  d'avoir  voyagé  trop  jeune. 
Je  n'avais  que  quinze  ans  lorsque  mon  père  me  fit 
parcourir  cette  grande  ville.  Nous  passions  la  jour- 
née à  voir  tout  à  la  hâte  ,  spectacles ,  édifices  ,  mo- 
numens ,  tableaux  :  il  a  éteint  en  moi  la  curiosité 
sans  m'instruire ,  et  m'a  fait  traverser  ainsi  toutes 
les  cours  de  l'Europe.  Je  pourrais  dire  qu'aujour- 
d'hui rien  ne  me  serait  nouveau ,  et  que  cependant 
tout  m'est  inconnu. 

Pour  achever  de  me  mettre  mal  avec  moi-même  , 
le  docteur  Morris  m'écrit  que  cette  jeune  religieuse 
se  désole,  passe  ses  jours  dans  les  larmes,  fuit  le 
monde  et  repousse  les  consolations.  Sa  santé  s'affai- 
blit d'une  manière  effrayante  ;  et  la  mort  qui ,  dans 
son  couvent,  lui  paraissait  être  la  fin  de  ses  peines , 


172  ADÈLE    DE    SÉKAXGE. 

ne  lui  semble  plus,  aujourd'hui,  que  le  commence- 
ment de  ses  maux.  Il  ajoute  :  «  Que  celui  qui  na 
pas  l'àme  assez  forte  pour  se  soumettre  à  son  état , 
quel  qu'il  soit ,  ne  sera  jamais  heureux  dans  quel- 
que situation  qu'on  le  place.  »  Si  cela  était  vrai ,  la 
plus  douce  récompense  d'un  bienfait  serait  perdue. 

—  Que  je  hais  ces  tristes  vérités  !  On  cherche  à  les 
apprendre,  et  on  désire  encore  plus  de  les  oublier. 

—  Adieu. 


LETTRE  XLV.  —  Paris,  10  octobre. 

Que  d'obligations  j'ai  à  monsieur  de  Sénange! 
Sans  lui,  je  ne  sais  combien  j'aurais  encore  passé 
de  temps  sans  revoir  Adèle  :  mais ,  grâce  à  l'affec- 
tion qui  l'a  porté  à  me  nommer  son  exécuteur  tes- 
tamentaire ,  les  affaires  nous  rapprocheront  malgré 
les  usages ,  le  deuil ,  les  parens ,  et  même  en  dépit  de 
madame  de  Joyeuse. 

Hier,  un  notaire  me  remit  des  papiers  qu'il  fallait 
qu'Adèle  signât  avec  moi.  Je  lui  écrivis  pour  de- 
mander la  permission  d'aller  les  lui  porter  ;  elle  me 
fit  dire  qu'elle  m'attendait,  et  je  partis  dans  une  joie 
inexprimable  de  la  revoir. 

En  arrivant  au  couvent ,  l'on  me  fit  monter  dans 
le  parloir  de  son  appartement.  Elle  courut  à  la 
grille  ,  et  me  donna  sa  main  à  travers  les  barreaux  ; 
il  semblait  qu'elle  retrouvât  le  seul  ami  qui  lui  fût 
reslé ,  l'ami  qui  avait  été  le  témoin  des  jours  de  son 
bonheur.  Cependant  les  crêpes  dont  elle  était  vètpe  , 


ADÈLE    DE    SÉWNGE.  173 

cette  tenture  noire  qui  couvrait  toute  la  chambre 
me  rappelèrent  à  moi-môme,  et,  dans  ce  premier 
moment ,  nous  ne  parlâmes  que  de  monsieur  de  Sé- 
nange.  Elle  me  racontait  mille  traits  do  sa  bonté,  de 
sa  bienfaisance  ;  et  ses  pleurs  coulaient  avec  une 
douleur  si  sincère,  un  respect  si  tendre,  qu'elle 
m'en  devenait  plus  chère. 

Elle  voulut  que  je  lui  rendisse  compte  de  l'entre- 
tien qu'il  avait  eu  avec  moi  la  veille  de  sa  mort.  — 
Une  réserve  craintive  m'empêchait  de  dire  un  mot 
des  espérances  qu'il  m'avait  fait  entrevoir,  de  la  fé- 
licité qu'il  m'avait  promise.  Je  ne  sais  quel  senti- 
ment secret  me  faisait  préférer  de  m'accuser  moi- 
même.  Je  lui  confiai  les  aveux  que  j'avais  osé  lui 
faire  ;  je  parlai  de  ce  portrait  qui ,  pendant  si  long- 
temps ,  avait  été  ma  seule  consolation.  —  «  Vous 
IVt-il  laissé?  »  me  dit-elle  en  baissant  les  yeux.  — 
II  m'était  facile  de  voir  qu'elle  en  aurait  été  satis- 
faite ,  mais  je  fus  encore  sincère,  a  Non ,  lui  répon- 
disse en  tremblant ,  il  m'a  dit  que  vous  seule  pou- 
viez le  donner.  »  —  Elle  leva  ses  yeux  au  ciel ,  se 
détourna  ,  comme  si  elle  eût  craint  de  rencontrer  les 
miens ,  et  garda  le  silence. 

Ce  don  d'amour,  je  ne  l'attendais  pas  ;  je  n'aurais 
même  pas  voulu  qu'elle  me  l'eût  accordé  ,  la  perte 
qu'elle  avait  faite  étant  encore  si  récente  :  mais 
j'aurais  désiré  qu'un  mot  d'avenir  m'eût  permis  de 
l'espérer  pour  un  temps  plus  éloigné. 

(c  Ah  !  lui  dis-je  ,  dans  ses  derniers  instans ,  mon- 
sieur de  Sénange  prononçait  votre  nom ,  le  mien  ; 

15. 


174  ADÈLE    DE    SÉWNfiE. 

il  nous  unissait  dans  ses  pensées  et  dans  ses  vreux  ; 
il  nous  appelait  ses  en/ans!  »  —  Elle  se  leva,  comme 
si  elle  n'avait  eu  la  force  ni  de  résister,  ni  de  céder 
à  l'émotion  que  j'éprouvais  ;  elle  s'en  allait....  Ce- 
pendant elle  s'arrêta  au  milieu  de  cette  chambre , 
et  me  dit  adieu  avec  un  faible  sourire.  Il  y  avait 
quelque  chose  de  si  tendre  dans  ce  mot  adieu,  que 
le  regret  de  se  quitter,  le  désir  de  se  revoir  se  fai- 
saient également  sentir  !  —  «  Un  mot  encore,  m'é- 
criai-je,  un  seul  mot!  »  —  Elle  posa  la  main. sur 
son  cœur,  et  me  dit  :  «  Les  intentions  de  monsieur 
de  Sénange  me  seront  sacrées.  »  —  ^le  jeta  sur 
moi  un  dernier  regard ,  et  sortit.  Jue  le  dernier 
regard  est  doux ,  et  qu'il  avoue  plus  qu'on  n'aurait 
osé  dire  !  Je  m'en  allai  aussi  ;  mais  j'emportais  avec 
moi  cette  promesse  timide  ;  je  l'entendais  toujours  : 
et ,  quoique  Adèle  eût  prononcé  seulement  le  nom 
de  monsieur  de  Sénange  sans  oser  y  joindre  le  mien, 
j'étais  bien  sûr  de  toute  son  affection. 

LETTRE  XLVI.  —  Paris,  20  octobre. 

Je  l'ai  revue  encore  ;  nous  étions  si  émus  que  nous 
avons  été  quelque  temps  sans  pouvoir  nous  parler. 
Aux  premiers  mots ,  sa  voix  m'a  causé  un  trouble 
inexprimable.  Je  m'arrêtais  pour  l'entendre,  et 
quand  je  lui  répondais  ,  je  voyais  aussi  qu'elle  îué- 
coutait ,  même  lorsque  je  ne  parlais  plus. 

J'ai  osé  lui  avouer  mes  sentimens;  mais  j'avais 
soin   de    soumettre  mes  espérances  à  sa  volonté. 


ADÈLE    DE    SÉYWPtE.  17  5 

Cette  réserve  la  rassurait  et  lui  donnait  de  la  con- 
fiance. Je  lui  ai  rappelé  qu'elle  était  libre.  —  Elle  a 
souri ,  ses  yeux  se  sont  baissés  et  elle  m'a  dit  bien 
bas  et  en  rougissant  :  «  Est-ce  que  vous  me  rendez 
»  ma  liberté?))  —  Quel  mot!  et  combien  il  m'a 
rendu  heureux!  Je  suis  tombé  à  genoux  prés  de 
cette  grille.  Je  lui  faisais  entendre  tous  ces  sermens 
d'amour  renfermés  dans  mon  cœur  pendant  si  long- 
temps. —  Alors  nous  avons  parlé  sans  contrainte  de 
ce  penchant  qui  nous  avait  entraînés  l'un  vers  l'au- 
tre, et  de  notre  avenir.  C'était  obéir  encore  à  mon- 
sieur de  S-ci'uige,  que  de  nous  occuper  de  notre 
commun  bonBeur. 

Elle  m'a  prié  d'être  plus  respectueux  pour  sa 
mère ,  de  la  soigner  davantage  :  «  Tout  ce  que  vous 
lui  direz  d'aimable ,  pensez  que  vous  me  l'adres- 
sez ,  m'a-t-elle  dit ,  et  que  je  vous  en  remercie  : 
car  je  ne  puis  être  tranquille  que  lorsque  vous  lui 
aurez  plu;  et  jusque-là,  je  crains  toujours  qu'elle 
ne  se  laisse  aller  à  quelques-unes  de  ces  préven- 
tions dont  ensuite  il  est  impossible  de  la  faire  re- 
venir. )) 

J'ai  promis  tout  ce  qu'elle  m'a  demandé  ;  et  lors- 
que je  cédais  à  un  de  ses  désirs  c'était  en  souhaitant 
qu'elle  en  exprimât  de  nouveaux  pour  m'y  soumettre 
encore.  Nous  avons  ainsi  passé  trois  heures,  qui  se 
sont  écoulées  bien  vite.  J'ai  voulu  savoir  à  quoi  elle 
s'occupait  dans  sa  retraite.  Elle  m'a  répondu  qu'elle 
s'était  arrangée  pour  que  sa  vie  fut  à  peu  près  dis- 
tribuée comme  elle  l'était  à  Neuillv.  «  Je  dessine, 


176  ADÈLE    DE    SEWXGE. 

joue  du  piano,  travaille  aux  mômes  heures ,  m*a-t- 
elle  dit.  Le  temps  si  heureux  de  nos  longues  prome- 
nades je  le  passe  à  continuer  les  leçons  d'anglais  que 
vous  aviez  commencé  à  me  donner.  Quoique  seule, 
je  fais  mes  lectures  tout  haut,  je  répète  le  même 
mot  jusqu'à  ce  que  je  Taie  dit  précisément  comme 
vous.  L'anglais  a  pour  moi  un  charme  d'imitation  et 
de  souvenir  que  le  français  ne  saurait  avoir.  Je  ne 
l'ai  jamais  entendu  parler  qu'à  vous,  et,  quand  je  le 
prononce,  il  me  semble  vous  entendre  encore.  Chaque 
mot  me  rappelle  votre  voix ,  vos  manières  :  loin  de 
vous,  c'est  ma  distraction  la  plus  douce.  Si  jamais 
vous  me  menez  en  Angleterre,  je  serai  fâchée  d'y 
trouver  que  tout  le  monde  parle  comme  vous.  » 

Nous  avons  été  interompus  par  mesdemoiselles 
de  Mortagne.  En  entrant,  l'aînée  a  appelé  Adèle 
ma  sœur;  ce  nom  m'a  fait  tressaillir.  Adèle  a  remar- 
qué mon  émotion,  et  s'est  empressée  de  me  dire  que 
l'usage ,  dans  les  couvens,  était  que  les  religieuses, 
entre  elles ,  se  nommassent  toujours  ma  sœur  pour 
exprimer  leur  union  et  leur  égalité.  —  «  A  leur 
exemple,  a-t-elle  ajouté,  les  pensionnaires  qui  s'ai- 
ment d'une  affection  de  préférence ,  se  donnent  quel- 
quefois ce  nom  qui  les  distingue  parmi  leurs  compa- 
gnes ;  et  depuis  l'enfance ,  mademoiselle  de  Mortagne 
et  moi  nous  nous  nommons  ainsi.  » 

L'explication  d'Adèle  ne  m'a  point  satisfait  :  ce 
nom  de  sœur  m'avait  causé  une  impression  ex- 
traordinaire. Je  crois  que  Famour  m'a  rendu  su- 
perstitieux ;  car  je  suis  tourmenté  par  une  sorte  de 


ADULE    DE    SÊNAXGE.  177 

pressentiment   qui    me    trouble.  Mademoiselle   de 
Mortagne  sœur  d'Adèle!...  j'en  frémis  encore. 


LETTRE  XL VII.  —  Paris,  ce  2  novembre. 

L'étiquette  du  deuil ,  les  obsessions  de  madame 
de  Joyeuse  empêchent  souvent  Adèle  de  me  rece- 
voir. Elle  craint  si  fort  l'aigreur  continuelle  de  sa 
mère,  qu'elle  aime  mieux  me  tenir  éloigné  que  d'o- 
ser avouer  les  sentimens  qui  nous  unissent.  Cepen- 
dant à  l'entendre,  ma  délicatesse  devrait  toujours 
être  satisfaite  ;  car  elle  appelle  devoirs  les  choses  qui 
me  déplaisent  le  plus.  —  Si  je  lui  reproche  l'éloigne- 
ment  qu'elle  me  prescrit,  elle  dit  qu'elle  se  sacrifie 
elle-même.  — La  peur  qu'elle  a  de  sa  mère  lui  pa- 
raît du  respect. — Elle  nomme  décence  la  soumis- 
sion qu'elle  a  pour  les  plus  sots  usages  -,  et  dans 
nos  continuelles  disputes,  Adèle  n'a  jamais  tort  et  je 
ne  suis  jamais  content. 

Le  dernière  fois  que  je  la  vis,  sa  mère  était  chez 
elle.  J'essayai  vainement  de  lui  plaire,  elle  me  ré- 
pondit avec  une  sécheresse  presque  offensante.  Je 
ne  disais  pas  un  mot  qu'elle  ne  fut  prête  à  soutenir 
le  contraire  :  aussi  retombions-nous  souvent  dans 
des  silences  vraiment  ridicules  ;  et  notre  conversa- 
tion ressemblait  tout-à-fait  à  la  musique  chinoise  , 
où  de  longues  pauses  finissent  par  des  sons  discor- 
dans.  Mais  Adèle  me  regardait ,  me  souriait ,  et  c'é- 
tait assez  pour  me  dédommager. 

Au  bout  d'une  heure,  madame  de  Joyeuse  prit 


178  ADELE    DE    SÉiYWGE. 

son  éventail,  mit  son  manlelet,  et  dit  en  me  regar- 
dant qu'elle  était  obligée  de  sortir...  Je  vis  claire- 
ment que  cela  voulait  dire  qu'elle  désirait  ne  pas 
me  laisser  seul  avec  sa  fille...  Mais  j'étais  résolu  à 
ne  pas  la  comprendre ,  et  je  ne  me  dérangeai  point. . . 
Elle  espéra  sûrement  qu'Adèle  aurait  plus  d'intelli- 
gence ,  et  elle  lui  demanda  si  ce  n'était  pas  l'heure  de 
ses  études?  Adèle  baissa  les  yeux  et  répondit  que 
non.  Madame  de  Joyeuse  ne  se  contenta  pas  de  cette 
réponse  ;  elle  tira  encore  ses  gants  l'un  après  l'au- 
tre, répéta  plusieurs  fois  qu'elle  avait  affaire...  réel- 
lement affaire...  sans  qu'aucun  de  nous  fit  un  mou- 
vement pour  se  lever.  —  Enfin,  elle  me  demanda  si 
je  n'avais  pas  l'intention  d'aller  à  quelque  specta- 
cle? Je  lui  répondis  à  mon  tour  par  un  non  fort 
respectueux...  Aussi,  après  avoir  balancé  encore 
long-temps ,  fallut-il  bien  qu'elle  se  déterminât  â 
partir. 

Nous  restâmes  dans  le  silence  tant  que  nous  la 
crûmes  sur  l'escalier;  mais  dès  que  nous  la  jugeâ- 
mes un  peu  loin  je  me  livrai  à  toute  la  joie  que  me 
causait  son  départ.  Adèle  avait  l'air  d'un  enfant 
échappé  à  son  maître.  Cependant  la  peur  fut  plus 
forte  que  tous  ses  sentimens.  Son  amour  ,  sa  gaieté 
même  ne  purent  lui  donner  le  courage  de  m'accor- 
der  une  minute.  Elle  médit  de  m'en  aller  bien  vite, 
et  me  recommanda  surtout  de  tâcher  de  rejoin- 
dre sa  mère  et  de  la  saluer  en  passant  afin  de  lui 
faire  voir  que  je  n'étais  pas  resté  long-temps  après 
elle.  Je  fus  donc   forcé  de  la  quitter  aussitôt ,  et 


AD1LLL    DE    SEÏSANUE.  179 

de  l'aire  courir  mes  chevaux  pour  rattraper  la 
lourde  et  brillante  voiture  de  madame  de  Joyeuse. 
En  me  voyant ,  elle  sortit  presque  sa  tète  hors  de 
la  portière ,  pour  s'assurer  apparemment  si  c'était 
bien  moi.  Je  lui  fis  une  révérence  qu'elle  ne  me  ren- 
dit pas... 

Dès  que  je  fus  seul,  je  me  mis  à  rêver  à  la  crainte 
affreuse  qu'elle  inspire  à  sa  fille.  J'étais  affligé  qu'A- 
dèle m'eut  renvoyé  si  promptement ,  qu'elle  eût 
songé  à  me  dire  de  saluer  sa  mère  ;  cette  petite 
fausseté  me  déplaisait...  Près  d'elle,  sa  gaieté  m'a- 
muse; je  pense  comme  elle,  j'agis  comme  il  lui  plait; 
mais  la  réflexion  change  toutes  mes  idées  ;  je  me  fâ- 
che contre  elle,  contre  moi;  je  suis  mécontent  de 
tout  le  monde. 

LETTRE  XLVIII.  —  Paris,  ce  6  novembre. 

J'avais  bien  pressenti,  Henri,  que  la  mor.t  de 
monsieur  de  Sénange  serait  le  commencement  de 
mes  véritables  peines  ;  cependant  je  devais  croire 
qu'Adèle  étant  libre,  rien  ne  pouvait  plus  troubler 
mon  bonheur. 

Hier  matin  elle  me  fit  dire  de  passer  chez  elle  tout 
de  suite  :  j'y  courus  aussitôt  ;  je  lui  trouvai  un  air 
embarrassé  qui  me  surprit  et  m'inquiéta.  Elle  m'a- 
vait envoyé  chercher  pour  me  parler,  disait-elle  , 
et  elle  n'osait  me  rien  dire.  —  E'ie  me  regardait  at- 
tentivement, ouvrait  la  bouche...  se  taisait...  me 
tendait  ses  mains  à  travers  la  grille...  hésitait...  alla:! 
enfin  parler,  et  s'arrêtait  encore. 


180  ADÈLE    DE    SENAKCE. 

Je  ne  savais  que  penser  de  tant  d'émotion.  Plus 
elle  paraissait  agitée,  plus  je  désirais  d'en  connaître 
le  motif  ;  mais ,  ou  elle  se  taisait ,  ou  elle  ne  retrou- 
vait d'expressions  que  pour  dire  quelle  m'aimait  et 
m'aimerait  toujours!...  Elle  le  répétait  avec  une  ar- 
deur qui  m'effrayait:  Toujours!  toujours!...  disait- 
elle  vivement.  —  Je  n'en  doute  pas,  lui  répondis- 
je.  —  Ces  seuls  mots  lui  rendirent  son  embarras, 
son  silence,  ses  yeux,  même  se  remplirent  de  lar- 
mes... Je  ne  pouvais  plus  supporter  cette  incerti- 
tude; mais  je  la  suppliais  vainement  de  s'expliquer. 
Ses  promesses  d'amour  avaient  un  ton  si  solennel , 
que  je  la  regardais  quelquefois  pour  m'assurer  si 
elle  était  bien  devant  mes  yeux ,  car  ses  protestations 
si  répétées  annonçaient  quelque  chose  de  sinistre  : 
elles  avaient  Taccent  d'un  adieu...  Son  trouble  m'a- 
vait gagné  au  point  que,  ne  sachant  qu'imaginer, 
je  lui  demandai ,  avec  effroi ,  si  elle  se  portait  bien  ? 
Elle  répondit  qu'oui,  et  je  respirai  un  moment, 
comme  si  je  n'eusse  plus  de  chagrins  à  redouter... 
Malheureux  que  je  suis  ! . . . 

Cependant ,  mon  inquiétude  devenait  un  supplice* 
Adèle  fit  un  effort  sur  elle-même  pour  m'apprendre 
que  sa  mère  était  venue  la  veille,  et  l'avait  traitée 
avec  une  bonté  mêlée  de  confiance  et  de  plaisanterie , 
qui  lui  avait  presque  fait  oublier  cette  distance  res- 
pectueuse dans  laquelle  elle  l'avait  toujours  tenue. 
—  Hé  bien!  m'écriai-jc  ,  fatigué  de  toutes  ces  dis- 
tinctions? «Hé  bien!  reprit-elle,  ma  mère  voulut 
savoir  si  vous  résidiez  long-temps  ici.  Comme  je  ne 


ADÈLE    DE    SÉ\Y\GE.  181 

répondais  pas ,  elle  a  demandé  en  riant  si  j'avais  la 
folle  idée  de  vous  épouser?  Je  n'ai  encore  rien  dit , 
et  elle  a  ajouté  que  ce  ne  serait  jamais  de  son  consen- 
tement ;  que  votre  caractère  ferait  le  tourment  de 
ma  vie.  Elle  a  peint  avec  vivacité  le  malheur  de  se 
trouver  en  pays  étranger  sans  amis,  sans  parens ,  et 
n'ayant  ni  consolation  ni  soutien.  »  —  Tout  ce  que 
j'avais   de  force  en   moi   était  employé  à  me  con- 
traindre-, car,  dès  que  je  laissais  échapper  ma  co- 
lère,  Adèle  retombait  dans  le  silence,    et  j'étais 
obligé  de  solliciter  long-temps  les  explications  qui  al- 
laient me  désoler.  Enfin  elle  m'apprit,  «que  sa  mère 
lui  avait  avoué  que  depuis  long-temps  elle  la  destinait 
à  un  jeune  homme  qui  réunissait  tous  les  avantages 
de  la  naissance,  de  la  fortune  et  des  talens...  — 
Quel  est  son  nom?  »  lui  dis-je  avec  un  emporte- 
ment dont  je  n'étais  plus  maître.  Elle  me  répondit 
qu'elle  l'avait  demandé.  —  Demandé  !   comment 
trouvez-vous  cette  prévoyance?  Sans  doute  pour  se 
décider  ensuite...  Et  qui  croyez-vous  que  ce  soit? 
—  Monsieur  de  Mortagne?  —  Oui,  c'est  lui.  — 
Elle  le  nomma;  je  l'avais  trop  deviné!  —  Monsieur 
de  Mortagne  ,  repris-je  transporté   d'indignation. 
«  Mon  seul  ami,  calmez-vous,  medit-elle  ;  sans  cela, 
il  me  serait  impossible  de  vous  parler.  »  —  Elle  me 
répétait  qu  elle  m'aimait,  avec  une  affection  que  je 
ne  lui  avais  jamais  vue-,  mais  toutes  ses  assurances 
n'arrivaient  plus  à  mon  cœur.  J'étais  appuyé  sur  la 
grille  sans  pouvoir  dire  un  mot,  ni  même  la  regar- 
der :  un  poids  insupportable  m'accablait;  elle  par- 

10 


182  ADÈLE    DE    SÈrVAftGE. 

lait  et  je  ne  l'entendais  pas.  — Effrayée  elle  se  leva  , 
et  m'appela  comme  si  j'eusse  été  loin  d'elle.  Le  son 
de  sa  voix  me  causa  une  douleur  aiguë  que  je  res- 
sens encore.  Parlez  tous  bas,  lui  dis-je,  parlez  tout 
doucement.  —  Alors,  il  faut  lui  rendre  justice... 
alors  elle  fit  tout  au  monde  pour  m'adoucir.  Se  rap- 
prochant de  moi ,  comme  si  elle  eût  été  près  d'un 
malade  affaibli  par  de  longues  souffrances,  elle  m'ap- 
pelait à  voix  basse,  me  donnait  les  noms  les  plus 
tendres,  les  titres  les  plus  chers...  Mon  cœur  l'en- 
tendait ;  et  peu  à  peu  ce  grand  orage  s'apaisait , 
lorsque  ,  malheureusement ,  elle  prononça  le  mot  de 
mari  :  à  ce  mot  je  ne  me  possédai  plus.  Le  mariage 
pour  monsieur  de  Mortagne  n'est  qu'une  affaire.  II 
ne  se  donne  pas  la  peine  d'aimer  -,  c'est  sa  fortune 
qu'il  épouse,  son  rang  qu'il  lui  offre. 

Au  lieu  d'écouter  les  douces  plaintes  d'Adèle ,  je 
me  laissai  aller  à  toute  ma  fureur  ;  je  l'accusai  de 
perfidie,  de  vanité.  Ses  larmes  firent  cesser  tout-à- 
coup  mon  emportement  ;  elles  tombaient  en  abon- 
dance ,  et  semblaient  adoucir  ma  blessure...  Dès 
que  je  parus  plus  tranquille  ,  elle  pressa  mes  mains 
de  nouveau  et  les  porta  à  ses  yeux  ,  comme  si  elle 
eût  voulu  me  cacher  ses  pleurs  :  mais  elle  s'ar- 
rêta, et  je  vis  bien  qu'elle  avait  encore  quelque 

chose  à  m'apprendre Alors,  je  l'avoue,  Henri, 

surpris  qu'il  lui  restât  une  nouvelle  peine  à  me  faire, 
je  me  mis  à  marcher  dans  la  chambre  en  lui  criant 
de  se  hâter,  et  de  tout  dire.  —  «  Ma  mère,  reprit- 
êlle  ;  me  vanla  long-temps  les  avantages  de  ce  ma- 


ADÈLE    DE    SENANGE.  183 

riage,  mais  je  l'ai  refusé.  »  Ah!  ce  mot  me  rendit 
mon  amour  et  ma  soumission  ;  je  revins  près  d'elle, 
je  promis  de  ne  plus  l'affliger,  de  modérer  la  vio- 
lence de  mon  caractère La   cruelle,  abusant 

bientôt  de  mes  remords,  de  ma  douceur,  s'empressa 
d'ajouter  que  sa  mère  n'avait  paru  ni  étonnée,  ni 
fâchée  de  son  refus,  et  lui  avait  seulement  demandé 
de  voir  monsieur  de  Mortagne  comme  un  parent  à 
qui  elle  devait  des  égards....  «  Ma  mère,  continuâ- 
t-elle ,  m'a  dit  que  je  croyais  vous  aimer,  et  qu'elle 
ne  le  pensait  pas  ;  que  je  croyais  ne  jamais  aimer 
monsieur  de  Mortagne ,  et  qu'elle  était  persuadée 
du  contraire.  Ne  disputons  pas  sur  ce  point ,  m'a- 
t-elle  dit  en  riant  :  voyez-les  également  tous  deux  ; 
passez  Tannée  de  votre  deuil  à  comparer,  à  réflé- 
chir ;  et,  au  bout  de  ce  temps,  celui  que  vous  pré- 
férerez aura  mon  consentement.  Ce  projet  m'était 
odieux  ;  mais  ,  tremblant  de  la  fâcher,  craignant  de 
vous  déplaire,  j'ai  seulement  osé  lui  demander  un 
jour  pour  me  décider  :  voyez  ,  dictez  ma  réponse.  » 
Que  pouvais-je  dire?  C'était  moi  alors  qui  gar- 
dais le  silence  :  il  m'était  impossible  de  donner  ou 

de  refuser  mon  aveu  à  un  pareil  arrangement 

Cependant  la  terreur  que  sa  mère  lui  inspire  est  si 
vive  ,  elle  me  répéta  tant  de  fois  qu'elle  m'aimait , 
que  moi ,  faible  créature  ,  je  fermai  les  yeux  et  m'en 

rapportai  à  elle Le  croirez -vous  ?  Au  lieu  de 

s'effrayer  des  chagrins  qu'elle  allait  me  causer ,  de 
se  trouver  plus  à  plaindre  que  moi ,  elle  a  paru  bien 
aise;  et,  saisissant  aussitôt  une  permission  que  je 


184  \DlvLK    DE    SÉNANGE. 

n'avais  pas  même  prononcée,  elle  m'a  remercié.... 
oui,  remercié!...  l'ingrate!...  J'avais  été  si  cruelle- 
ment agité  que  le  son  de  sa  voix ,  son  silence ,  ses 
paroles ,  tout  me  blessait  ;  et  cependant  je  ne  pou- 
vais m'éloigner  d'elle.  J'étais  là  ,  sans  dire  un  mot  ; 
mes  pensées,  mes  souffrances  même  avaient  encore 
une  sorte  de  vague  que  je  craignais  de  fixer.  Il  me 
semblait  que ,  tant  que  je  me  tiendrais  près  d'elle  , 
on  ne  pourrait  pas  me  l'enlever  ;  mais  que  ,  si  une 

fois  je  m'en  allais,  tout  serait  fini  pour  moi 

Pourtant ,  il  fallut  bien  la  quitter  ;  et  je  partis,  déjà 
tourmenté  de  toutes  les  horreurs  de  la  jalousie. 


LETTRE  XLIX.  —  Paris,  ce  25  novembre. 

Je  ne  vous  ai  pas  écrit  depuis  quelques  jours ,  mon 
cher  Henri ,  parce  que  je  suis  trop  mécontent  de  moi- 
même.  Mes  résolutions  varient  presque  aussi  rapi- 
dement que  mes  pensées  se  succèdent  ;  je  ne  me  re- 
connais plus. 

Après  avoir  eu  la  faiblesse  de  consentir  qu'Adèle 
revît  monsieur  de  Mortagne ,  je  passai  tout  le  jour 
à  rêver  à  sa  situation  ,  à  la  mienne  ;  je  ne  savais  en- 
core à  quoi  m'arrêter,  lorsque  le  lendemain  je  re- 
tournai à  son  couvent.  J'y  allai  lentement-,  c'était 
la  première  fois  que  je  ne  me  hâtais  pas  d'y  ar- 
river. 

En  entrant  dans  la  cour  ,  je  vis  un  cabriolet  au- 
quel était  attelé  un  superbe  cheval  qui  frappait  la 


ADELE    DE    S EN ANGE.  185 

terre  ,  rongeait  son  mors ,  et  semblait  brûler  de  par- 
tir. Son  maître  est  ici  depuis  long-temps,  medis-je 
intérieurement;  car  un  instinct  secret  m'avertissait 
que  cette  voiture  appartenait  à  monsieur  de  Mor- 
tagne. 

Je  montai  l'escalier  avec  une  répugnance  extrême, 
et  cependant  j'avançais  toujours.  J'allais  entrer  dans 
le  parloir,  lorsque  j'entendis  des  éclats  de  rire  à 
travers  lesquels  je  reconnus  la  voix  d'Adèle.  Sa 
gaieté  me  fit  redescendre  quelques  marches,  qu'il 
fallut  remonter  pour  suivre  le  laquais  qui  m'avait 
annoncé. 

Je  trouvai  monsieur  de  Mortagne  avec  un  grand 
chien  qui  était  la  cause  de  tout  ce  bruit.  Ses  sœurs 
étaient  avec  Adèle  dans  l'intérieur  du  parloir.  Après 
les  complimens  d'usage,  la  plus  jeune  d'elles  pria  son 
frère  de  faire  recommencer  au  chien  les  tours  qu'il 
avait  déjà  faits;  le  voilà  donc  faisant  sentinelle,  et 
toutes  ces  bêtises  qui  ne  devraient  amuser  que  des 
enfans.  Mesdemoiselles  de  Mortagne  s'en  divertis- 
saient beaucoup ,  mais  Adèle  ne  riait  plus.  —  Elle 
me  regardait  avec  inquiétude  :  la  joie  de  ses  amies, 
les  soins  que  se  donnait  leur  frère  ,  n'attiraient  plus 
son  attention  ;  c'était  même  avec  effort  que  sa  poli- 
tesse la  forçait  quelquefois  à  sourire...  Déjà,   me 

disais-je,  elle  se  contraint  pour  moi Encore  un 

jour ,  et  elle  s'en  cachera  peut-être  :  de  la  crainte  à  la 
dissimulation  il  n'y  a  qu'un  instant. 

Le  sérieux  avec  lequel  je  regardais  le  maître  et  le 
chien  fit  bientôt  cesser  ce  badinage  ;  d'ailleurs ,  l'im- 

16. 


186  ADÈLE    DE    SEXAXGE. 

patient  cheval  se  faisait  toujours  entendre;  et  les 
cris  continuels  du  palefrenier  avertissaient  assez  de 
la  peine  qu'il  avait  à  le  contenir.  Adèle  en  fit  la  re- 
marque, sans  y  attacher  d'importance.  Mais  mon- 
sieur de  Mortagne  se  leva  aussitôt ,  et  sortit  avec 
empressement ,  en  lui  jetant  un  regard  qui  disait  : 
a  Je  ne  gène  personne ,  moi  !  Je  ne  suis  point  ja- 
loux... »  Si  jeune  ,  point  jaloux  !...  Il  a  clone  déjà 
renoncé  à  l'amour!  Adèle,  vous  suffirait-il  d'être 
aimée  ainsi  ? 

Ses  sœurs  coururent  à  la  fenêtre  pour  le  voir  par- 
tir. —  Je  l'entendis  qui  fouettait,  arrêtait,  excitait 
son  cheval  ;  elles  détournaient  la  vue ,  lui  disaient 
de  prendre  garde;  mais  ni  leur  peur,  ci  leurs  cris 
ne  purent  engager  Adèle  à  se  déplacer  ;  elle  resta 
assise  près  de  moi.  —  «  Si  je  n'avais  pas  été  ici ,  lui 
demandai-je  tout  bas  ,  seriez-vous  restée  ?  —  Non  , 
me  répondit-elle;  je  crois  que  par  curiosité  j'aurais 
été  à  la  fenêtre.  —  Oui ,  lui  dis-je,  par  curiosité  ; 
mais  monsieur  de  Mortagne  aurait  cru  que  c'était 
lui  qui  vous  y  attirait.  » 

Quelques  minutes  après,  ses  sœurs  nous  laissè- 
rent seuls.  —  Comme  Adèle  était  embarrassée!... 
Je  pris  sa  main  et  la  baisai  en  soupirant...  «  Je  n'ai 
rien  à  me  reprocher,  me  dit-ellie;  et  cependant  je 
ne  suis  plus  contente...  »  —  Sa  douceur  me  toucha; 
je  ne  pensai  plus  qu'à  la  crainte  que  sa  mère  lui  ins- 
pire ;  je  la  plaignis ,  la  plaignis  sincèrement.  Avec 
quelle  tendresse  je  cherchais  à  la  rassurer,  à  la  con- 
soler! —  «  Si  vous  saviez,  me  dit-elle,  comme  vous 


ADIJ.E    DE    SFAWP.E.  187 

êtes  différent  cle  vous-même  !  Lorsque  vous  êtes 
entré,  votre  visage  était  si  sévère!  —  Avant  que 
j'arrivasse,  lui  répondis-je  en  souriant,  vous  étiez 
si  gaie  !  » 

Elle  sourit  à  son  tour  ;  mais  ce  sourire  avait  une 
expression  de  tristesse  et  de  douceur  qui  me  pénétra. 
«  J'avoue,  reprit-elle,  que  je  ne  suis  assez  forte, 
ni  pour  déplaire  à  ma  mère,  ni  pour  vous  fâcher.  » 
—  Elle  rêva  long-temps,  et  finit  par  me  proposer 
de  ne  jamais  voir  monsieur  de  Mortagne  qu'en  ma 
présence.  Cette  idée ,  qui  lui  paraissait  devoir  tout 
concilier ,  avait  quelque  chose  qui  me  blessait.  Ce- 
pendant elle  en  était  si  satisfaite  que  nous  nous  sépa- 
râmes contens  l'un  de  l'autre  ,  et  nous  aimant ,  je 
crois,  plus  que  jamais. 

Deux  jours  après,  Adèle  m'écrivit  que  monsieur 
de  Mortagne  lui  avait  fait  demander  si  elle  serait 
chez  elle  après  dîner ,  et  qu'elle  me  priait  de  m'y 
rendre  de  bonne  heure.  Je  fus  exact;  mais  il  arriva 
presque  en  même  temps  que  moi ,  et  parut  étonné 
de  me  rencontrer.  Cependant,  il  se  remit  aussitôt, 
comme  un  homme  maître  de  ses  passions,  ou  plutôt 
n'ayant  déjà  plus  de  passions  ;  il  fit  plusieurs  corn- 
plimens  à  Adèle,  qui  lui  répondit  avec  une  séche- 
resse que  je  n'approuvai  point...  Ne  pourra-t-elle 
donc  jamais  le  traiter  comme  un  homme  ordinaire? 
et  aura-t-il  toujours  à  se  plaindre  ou  à  se  louer 
d'elle  ?  Je  comptais  lui  en  faire  quelques  reproches 
dès  que  nous  serions  seuls;  mais  soit  qu'il  espérât 
demeurer  après  moi ,  ou  qu'il  s'amusil  à  sue  t_mr- 


188  ADÈLE    DE    SENANGE. 

menter ,  il  ne  s'en  alla  qu'au  moment  où  Ton  vint 
avertir  Adèle  que  la  supérieure  la  demandait.... 
Alors  il  fallut  bien  que  nous  sortissions  en  même 
temps  ;  il  sauta  plutôt  qu'il  ne  descendit  l'escalier , 
se  jeta  dans  sa  voiture,  et  partit  comme  un  éclair. 
Dès  qu'il  fut  hors  de  la  cour,  Adèle  parut  à  sa  fe- 
nêtre, et  me  salua  comme  si  elle  m'eût  dit  :  «  J'ai 
attendu  qu'il  n'y  fût  plus  pour  me  montrer...  » 
Combien  je  lui  sus  gré  de  cette  petite  attention  ! . . . 
Que  la  plus  légère  préférence  laisse  de  douceur  après 
elle  !  En  quittant  Adèle ,  ma  raison  avait  beau  me 
dire  que  cette  froideur  était  trop  loin  de  son  carac- 
tère pour  durer...  qu'elle  passerait  bientôt,  et  que 
si  monsieur  de  Mortagne  s'obstinait  à  lavoir,  il  fini- 
rait par  en  être  supporté...  Adèle  à  la  fenêtre,  et 
n'y  venant  que  pour  moi ,  détruisait  toutes  ces  ré- 
flexions. 

Mais  hier ,  elle  m'écrivit  qu'il  allait  encore  venir. 
—  Je  ne  reçus  sa  lettre  qu'à  l'heure  même  où  il  de- 
vait être  déjà  chez  elle-,  je  m'y  rendis,  détestant  le 
rôle  auquel  ma  complaisance  m'avait  soumis.  —  Eit 
effet ,  quelle  lâcheté  de  lui  permettre  de  le  recevoir 
si  j'étais  inquiet  !  et  si  je  n  étais  point  jaloux  ,  pour- 
quoi ne  pas  oser  les  laisser  ensemble?...  Vingt  fois 
j'eus  envie  de  retourner  sur  mes  pas ,  et  cependant 
j'avançais  toujours  :  mes  sentimens  changeaient , 
se  heurtaient ,  et  n'en  devenaient  que  plus  doulou- 
reux. 

Lorsque  j'entrai  chez  elle,  je  remarquai  que  mon- 
sieur de  Mortagne  regarda  plusieurs  fois  ses  sœurs. 


ADELE    DE    SÉNANGE.  189 

d'un  air  d'intelligence.  Mon  humeur  augmenta,  mes 
soupçons  se  renouvelèrent.  Adèle  aussi  me  demanda 
de  mes  nouvelles  ,  d'une  voix  qui  me  semblait  plus 
assurée  qu'à  l'ordinaire  ;  et  lui-même  s'avisa  de  m'a- 
dresser  plusieurs  fois  la  parole.  Je  crus  voir  régner 
entre  eux  une  aisance  ,  une  facilité  de  conversation 
qui  me  confondaient. ..  Elle  se  fît  apporter  un  dessin 
qu'elle  venait  de  finir  ;  il  le  loua  avec  tant  d'exagéra- 
tion ,  qu'elle  rejeta  ses  éloges ,  mais  si  faiblement , 
qu'on  sentait  bien  que  la  flatterie  ne  lui  déplaisait 
pas...  D'ailleurs  pourquoi  lui  faire  connaître  ses  ta- 
lens,  si  elle  ne  désire  pas  lui  plaire?...  Non,  Henri, 
non,  je  ne  souffrirai  pas  qu'elle  le  revoie...  Cette 
affectation  de  ne  le  recevoir  que  devant  moi  n'est 
qu'une  ruse  de  femme  ;  j'enlends  ce  qu'elle  dit,  mais 
sais-je  ce  qu'elle  pense?... 

Pour  achever  de  me  tourmenter ,  sa  mère  arriva 
peu  de  temps  après  moi ,  et  dit  à  sa  fille  qu'elle  avait 
à  lui  parler  :  je  me  levai  pour  les  laisser  libres.  Mon- 
sieur de  Mortagne  fit  aussi  un  mouvement  pour  s'en 
aller ,  mais  madame  de  Joyeuse  lui  dit  de  s'arrêter. . . 
Indigné  ,  j'allais  me  rasseoir  ,  peut-être  même  faire 
une  scène  ridicule,  lorsqu' Adèle,  plus  pâle  que  la 
mort ,  me  dit  adieu ,  et  me  pria  de  revenir  aujour- 
d'hui... Sa  terreur  me  fit  pitié  ;  je  reviendrai ,  oui  je 
reviendrai  ,  et  certes  je  ne  me  laisserai  pas  jouer  plus 

long-temps Elle  ne  le  reverra  jamais —  Que  peut 

lui  faire  la  colère  de  sa  mère?  elle  n'en  dépend  plus... 
Si  je  dois  l'épouser  un  jour,  mon  opinion,  mon 
estime  seules  doivent  la  diriger.   Je  lui  proposerai 


190  ADÈLE    DE    SÉNANGE. 

d'aller  à  Neuilly,  d'y  passer  tout  le  temps  de  son 
deuil  ;  si  elle  me  refuse,  c'est  qu'elle  ne  m'aura  ja- 
mais aimé....  Mais  aussi  si  elle  y  consent!...  In- 
sensé!.... si  elle  y  consent!  souffriras-tu  quelle 
manque  à  des  convenances  que  les  femmes  doivent 
toujours  respecter?  Ah!  je  ne  serai  jamais  heureux , 
ni  avec  elle,  ni  sans  elle! 


LETTRE  L.  -Neuilly,  ce  22  janvier. 

Je  la  revis  hier,  et,  comme  à  l'ordinaire,  elle 
voulut  essayer  de  me  toucher  par  sa  douceur ,  de  me 
séduire  par  ses  larmes  ;  mais  je  m'étais  armé  de  cou- 
rage ,  et  je  sus  leur  résister  J'exigeai  qu'elle  ne  revit 
jamais  monsieur  de  Mortagne.  «  Adèle,  lui  dis-je, 
ma  chère  Adèle  ,  n'écoutez  plus  de  vaines  frayeurs, 
une  fausse  timidité.  Consentez  à  déclarer  à  votre 
mère  les  sentimens  qui  nous  unissent.  — Je  n'oserai 
jamais.  —  Adèle,  je  vous  aime  de  toutes  les  forces 
de  mon  âme  ;  je  vous  aime  plus  que  moi-même,  plus 
que  la  vie;  mais  je  ne  puis  souffrir  ce  partage  d'in- 
térêt. Ma  jalousie  vous  offense,  me  dégrade,  et  ce- 
pendant je  ne  saurais  m'empêcher  d'être  inquiet.  » 
■ —  Alors  nous  entendîmes  le  bruit  d'une  voiture  ; 
car  depuis  que  madame  de  Joyeuse  veut  sacrifier  sa 
fille  une  seconde  fois ,  elle  l'obsède  sans  cesse  ;  et  le 
matin  ,  l'après  dinée ,  le  soir,  quelle  que  soit  l'heure 
où  j'arrive,  elle  accourt  toujours  sur  mes  pas. 
«  Voilà  votre  mère,    m'écriai-je  ;    ce   moment  est 


ADLLE    DE    SE\  WGE.  191 

peut-être  le  dernier.  Prononcez  que  vous  ne  reverrez 
jamais  monsieur  de  Mortagne  ,  ou  dites-moi  de  vous 
fuir  sans  retour.  —  Ma  mère  me  fait  trembler.  » 
Je  n'en  entendis  pas  davantage ,  et  la  quittai  sans 
savoir  ce  que  je  faisais. 

Décidé  à  me  guérir  d'un  amour  si  faiblement  par- 
tagé, je  courus  à  mon  hôtel  garni  demander  des 
chevaux  pour  retourner  en  Angleterre.  John  voulut 
vainement  représenter,  demander  quelques  heures  : 
a  Pas  une  minute  ,  lui  clis-je  \  laissez  tout  ce  que  je 
ne  puis  emporter.,  et  marchons,  »  —  Cependant  je 
n'avais  pas  fait  deux  lieues,  que  l'envie  de  savoir  ce 
que  deviendrait  Adèle  me  tourmenta.  D'ailleurs,  je 
voulais  bien  l'abandonner  ;  mais,  certes,  je  ne  con- 
sentais pas  à  la  céder  à  monsieur  de  Mortagne ,  et 
j'étais  déterminé  à  lui  arracher  la  vie  plutôt  que  de 
la  lui  voir  épouser.  Dans  cette  agitation  je  revins  à 
Neuilly.  Cette  maison  m'appartient;  ainsi  j'en  puis 
disposer. 

Lorsque  j'y  fus  arrivé ,  je  fis  venir  les  gens  de 
monsieur  de  Sénange  que  j'ai  tous  gardés.  «  Des 
raisons  particulières,  leur  dis-je,  font  que  je  ne  veux 
point  qu'on  sache  mon  séjour  ici  ;  s'il  vient  à  être 
connu  ,  je  ne  pourrai  en  accuser  que  vous,  et  je  vous 
chasserai  tous.  »  —  Alors  ils  se  regardèrent  les  uns 
les  autres,  comme  suspectant  chacun  leur  fidélité. 
—  M  Mais  si  je  parviens  à  être  ignoré ,  je  vous  ré- 
compenserai tous.  »  lis  se  regardèrent  de  nou- 
veau, en  se  faisant  par  signes  de  mutuelles  recom- 
mandations ,  et  quand  ils  sortirent ,  j'entendis  qu  ils 


192  ADÈLE    DE    SÉl\A\GE. 

se  promettaient  d'être  discrets;  ainsi  j'espère  qu'ils 
le  seront. 

J'ai  senti  une  sorte  d'effroi ,  en  revoyant  ce  lieu 
où  j'ai  éprouvé  des  émotions  si  vives,  des  peines  si 
cruelles  ! 

Je  ne  suis  encore  entré  que  dans  l'appartement 
que  j'occupais.  Je  redoute  de  voir  celui  de  monsieur 
de  Sénange ,  la  chambre  d'Adèle  ;  je  le  crains  d'au- 
tant plus ,  que  j'avais  ordonné  qu'on  ne  déplaçât 
aucun  meuble  ,  que  chaque  chose  restât  comme  elle 
était  lorsqu'ils  occupaient  cette  maison.  Les  habi- 
tudes de  monsieur  de  Sénange  seront  conservées,  ses 
goûts  respectés.  Il  faut  garder  bien  peu  de  mémoire 
des  morts  pour  déranger  sans  scrupule  les  objets 
auxquels  ils  tenaient.  On  ne  sait  pas  soi-même  ce 
qu'on  perd  de  petits  souvenirs,  d'impressions  dou- 
ces, combien  on  affaiblit  ses  regrets,  en  faisant 
le  moindre  changement  dans  les  lieux  qu'ils  ont  ha- 
bités ! 

Adieu ,  je  ne  fermerai  point  cette  lettre ,  et  je  vous 
écrirai  sans  ordre,  sans  suite,  un  journal  de  mes 
projets,  de  mes  inquiétudes,  ce  que  j'apprendrai 
d'Adèle,  enfin  ma  vie  :  trop  heureux  si  je  puis  un 
jour  retrouver  mon  indifférence! 

Ce  25  janvier,  six  heures  du  soir. 

J'ai  revu  ces  jardins.  Il  n'y  a  pas  un  arbre  qui  ne 
m'ait  rappelé  Adèle,  et  ses  petites  joies,  lorsque, 
plus  diligente  que  moi ,  elle  arrivait  de  meilleure 
heure  et  passait  dans  l'île  pour  voir  le  travail  des  ou- 


ADÈLE    DE    SÉ.NANCiE.  193 

Vriers  ;  elle  gardait  le  bateau ,  attendant  sur  le  ri- 
vage que  je  parusse  à  l'autre  bord....  alors  elle  se 
moquait  de  ma  paresse,  de  mon  embarras,  et  me 
faisait  des  signes  pressans  de  venir  la  trouver.  Quand 
je  lui  montrais  le  bateau  qui  était  attaché  près  de 
File,  j'entendais  les  éclals  de  ce  rire  frais  et  gai  qui 
passe  avec  la  première  jeunesse.  Elle  me  disait  un 
léger  adieu,  partait  comme  pour  ne  plus  revenir, 
mais  s'arrêtait  de  manière  à  ne  pas  me  perdre  de 
vue;  se  cachait  derrière  les  arbres,  croyant  que  je 
n'apercevrais  pas  le  transparent  de  sa  mousseline 
blanche,  de  sa  robe  de  neige  ;  puis  elle  venait  me  sa- 
luer ,  feignait  de  me  voir  pour  la  première  fois  ; 
puis  enfin,  elle  m'envoyait  ce  bateau,  j'allais  la 
joindre...  Joies  innocentes!  plaisirs  simples  qui  me 
rendiez  si  heureux!  plaisirs  que  je  me  rappelle 
tous! 

For  oh  î  how  >vast  a  memory  lias  love  ! 

suis-je  donc  condamné  à  vous  perdre  sans  retour? 

Ce  24  janvier,  à  midi. 

Quelle  démence  a  pu  me  porter  à  venir  dans  cette 
maison?  Était-ce  pour  oublier  Adèle?  est-ce  ici  que 
je  me  promettais  de  la  haïr?  ici  où  j1ai  juré  d'être  à 
elle  et  de  lui  consacrer  ma  vie. 

Ce  matin  je  suis  entré  dans  la  chambre  où  mon- 
sieur de  Sénange  est  mort.  Les  fenêtres  en  étaient 
fermées.  Une  obscurité  religieuse  couvrait  ce  lit  où 
il  a  rendu  les  derniers  soupirs.  Je  m'en  suis  appro- 

17 


194  ADÈLE    DE    SEXAXGE. 

ché  5  et  là ,  une  voix  secrète ,  ma  conscience  peut- 
être  ,  m'a  répété  les  paroles  qu'il  m'a  dites  avant  de 
mourir...  le  pardon  qu'il  m'avait  accordé,  sous  la 
condition  de  me  dévouer  au  bonheur  d'Adèle  et 
d'être  plus  indulgent.  Ai-je  rempli  ma  promesse? 
Cet  excellent  homme  m'approuverait-il?...  Je  suis 
sorti  lentement  de  cette  chambre.  Ma  colère  était 
passée;  je  n'étais  plus  que  le  défenseur  d'Adèle  et 
le  juge  sévère  de  moi-même. 

J'ai  été  dans  l'île  voir  le  monument  qu'elle  a  fait 
élever  à  la  mémoire  de  monsieur  de  Sénange,  Un 
obélisque  très-simple  couvre  sa  tombe  ,  sur  laquelle 
elle  a  fait  graver  ces  mots  : 

Il  ne  me  répond  pas,  mais  peut-être  il  m'entend. 

Et  moi  que  lui  dirais-je? 

A  deux  heures. 

Je  viens  d'ordonner  à  John  de  prendre  un  cheval 
à  la  poste  ,  et  d'aller  descendre  à  Paris  dans  l'hôtel 
garni  que  j'occupais,  comme  s'il  revenait  pour  cher- 
cher quelque  chose  qu'il  avait  oublié;  mais  mon 
dessein  était  qu'il  s'informât  adroitement  si  Adèle 
avait  envoyé  chez  moi  et  qu'il  sut  de  ses  nouvelles. 
En  attendant  le  retour  de  John ,  je  vais  promener 
ma  tristesse  dans  la  campagne.  Le  temps  est  beau  , 
quoiqu'au  milieu  des  rigueurs  de  l'hiver.  Une  visite 
à  la  famille  de  Françoise  sera  sûrement  bien  reçue , 
et  peut-être  leurs  visages  satisfaits  me  rendront-ils 
plus  tranquille. 


adèle  de  se\\\ge.  195 

Paris  ,   10  heures  du  soir. 

En  revenant  de  chez  Françoise,  je  suis  entré 
dans  la  cour,  et  j'ai  vu  sur  le  sable  les  traces  d'un 
carrosse.  Les  sillons  me  prouvaient  qu'on  n'était 
pas  entré  dans  la  maison  ,  mais  que  la  voiture  s'était 
arrêtée  à  la  grille  du  jardin  et  de  là  avait  gagné  la 
cour  des  écuries....  Henri  !  moquez-vous  encore  de 
l'amour!  Malgré  l'invraisemblance  d'une  pareille 
visite ,  mon  cœur,  mes  yeux  même  me  disaient  que 
cette  voiture  appartenait  à  Adèle.  Je  suis  entré  avec 
précipitation  dans  le  jardin  ,  et  je  l'ai  aperçue  suivie 
de  deux  de  ses  femmes  qui  prenaient  le  chemin  de 
Tile.  J'ai  couru  la  joindre.  Elle  ne  m'attendait  pas. 
En  me  voyant,  elle  a  jeté  un  cri;  une  pâleur  mor- 
telle a  couvert  son  visage,  et  cependant  avec  quelle 
joie  elle  m'a  dit  :  «  Je  craignais  que  vous  ne  fussiez 
parti  pour  l'Angleterre.  »  —  J'ai  pris  ses  mains,  et 
les  pressant  contre  mon  cœur  :  «  Adèle ,  lui  ai— je 
répondu,  qu'avez -vous  décidé?  —  Rien:  je  me 
désespérais  de  votre  départ  ;  je  vous  croyais  absent , 
et  je  venais  ici  pleurer  monsieur  de  Sénange,  pleu- 
rer sur  vous,  sur  moi-même.  —  Aurez-vous  du 
courage?  —  Je  n'en  trouve  pas  contre  ma  mère! 
Ne  me  rendez  pas  malheureuse ,  ayez  pitié  de  ma 
faiblesse.  »  —  Elle  paraissait  si  accablée,  que  je  l'ai 
prise  vivement  dans  mes  bras  pour  la  soutenir.  A 
l'instant  je  me  suis  senti  arrêter  par  une  main  étran- 
gère ;  et,  me  retournant,  j'ai  vu  madame  de  Joyeuse 
transportée  de  fureur.  Elle  avait  été  au  couvent,  y 


196  ADÈLE    DE    SEiMAIVGE. 

avait  appris  qu'Adèle  venait  de  partir  pour  Neuilly, 
et  l'avait  immédiatement  suivie.  —  «  Vous!  implo- 
rant lord  Sydenham!  »  s'est-elle  écriée.  —  Adèle 
est  tombée  à  genoux  devant  sa  mère  ;  et ,  avec  une 
voix  qu'on  entendait  à  peine  :  —  «  Ma  mère ,  lui  a- 
t-elle  dit,  je  l'aime.  Il  vous  respectera  aussi,  n'en 
doutez  pas.  Je  vous  ai  obéi  une  fois  sans  résistance; 
récompensez-moi  aujourd'hui  en  faisant  mon  bon- 
heur. » 

Madame  de  Joyeuse  a  déclaré  qu'elle  ne  consen- 
tirait jamais  à  ce  mariage,  a  réprimandé  durement 
sa  fille ,  et  a  cherché  à  m'insulter,  en  disant  que  je 
n'ambitionnais  que  l'immense  fortune  d'Adèle.  — 
Sa  fortune!  lui  ai-je  dit  avec  mépris,  je  la  refuse; 
gardez-la  pour  ses  frères.  Je  ne  veux  de  votre  fille 
qu'elle-même.  A  ces  mots  ,  j'ai  vu  sur  son  visage  un 
mélange  d'étonnement  et  de  doute.  «  Vous  l'enten- 
dez, a  dit  Adèle,  que  n'y  avons-nous  pensé  plus 
tôt  !  Oui ,  ma  mère ,  mon  jeune  frère  n'est  pas 
riche  ;  donnez-lui  tout  mon  bien  et  rendez  heureux 
vos  enfans.  —  Oui,  ai-je  répété,  tous  vos  en- 
fans  ;  »  car ,  soit  par  cette  confiance  que  donne  la 
générosité ,  soit  par  un  effet  de  l'amour ,  je  ne  me 
trouvais  point  humilié  de  descendre  envers  elle  jus- 
qu'à la  prière  ;  je  suis  aussi  tombé  à  ses  pieds.  Elle 
a  essayé  de  résister,  de  traiter  de  folie  le  désintéres- 
sement de  sa  fille.  Elle  a  môme  prétendu  être  obli- 
gée de  la  défendre  contre  une  passion  insensée  :  mais 
j'ai  su  détruire  des  scrupules  qui  ne  demandaient 
peut-être  qu'à  être  vaincus  ,  et  j'ai  promis  d'assurer 


adÈli  nrc  sénange.  197 

à  Adèle  au-delà  du  sacrifice  qu'elle  me  faisait.  En- 
fin mes  instances ,  mon  dévouement ,  les  caresses  de 
sa  fille  ont  achevé  de  l'entraîner,  et  elle  m'a  appelé 
son  fils  en  embrassant  Adèle. 

Ce  n'est  pas  tout,  Henri;  madame  de  Joyeuse, 
peut  être  pour  se  sauver  un  peu  de  mauvaise  honte, 
car  elle  a  dit  bien  du  mal  de  moi,  a  bien  souvent 
protesté  que  je  ne  serais  jamais  son  gendre  ;  ma- 
dame de  Joyeuse  a  décidé  que  notre  mariage  aurait 
lieu  aussitôt  après  l'arrivée  de  ses  fils  qu'elle  fait 
voyager  dans  les  différentes  cours  de  l'Europe.  Elle 
va  leur  écrire  pour  presser  leur  retour. 

P. -S.  Je  joins  ici  la  copie  d'une  lettre  qu'Adèle 
avait  envoyée  chez  moi  et  que  John  m'a  rapportée. 
Que  j'étais  injuste  !  et  combien  d'amers  repentirs 
eussent  été  la  suite  de  mon  caractère  jaloux  et  em- 
porté! Oh!  je  ne  mérite  pas  mon  bonheur;  mais 
puissé-je  le  justifier  par  la  conduite  du  reste  de  ma 
vie! 

«  Mon  ami ,  mon  seul  ami ,  vous  avez  pu  me 
fuir,  ne  pas  me  répondre  lorsque  je  vous  appelais. 
Je  me  suis  précipitée  à  la  fenêtre  du  parloir ,  mais 
vous  n'avez  pas  tourné  la  tête.  C'est  la  première 
fois  que  vous  partez  sans  m'y  chercher  encore  pour 
me  dire  un  dernier  adieu.  Si  vous  m'aviez  regardée, 
vous  m'auriez  vue  au  désespoir.  Mon  seul  ami  ! 
sûrement  vous  ne  doutez  pas  de  votre  Adèle.  Je 
vous  appartiens  par  le  vœu  de  mon  cœur,  par  Tor- 
dre de  monsieur  de  Sénange.  Pourquoi  n'avoir  pas 

17. 


198  ADÈLE    DE    SENANGE. 

pitié  de  ma  faiblesse?  Ne  suflît-il  pas  que  la  pré- 
sence de  monsieur  de  Mortagne  vous  inquiète  pour 
qu'elle  me  soit  odieuse  ?  Cependant  j'avoue  que , 
pour  satisfaire  ma  mère,  j'aurais  voulu  le  recevoir 
jusqu'à  l'époque  qu'elle  a  fixée.  Mais  si  ce  sacrifice 
vous  est  trop  pénible,  dictez  ma  conduite.  Je  n'ai 
pas  besoin  d'être  à  vous  pour  respecter  votre  in- 
quiétude -,  songez  seulement ,  avant  de  rien  exiger, 
que  mon  attachement  pour  vous  ne  saurait  être 
douteux  et  que  ma  timidité  est  extrême.  » 

A  cette  lettre  était  joint  le  portrait  d'Adèle ,  et 
sur  le  papier  qui  le  renfermait  elle  avait  écrit  : 
a  Puisse-t-il  vous  ramener  !  » 


LETTRE  LI.  —  Paris. 

Après  avoir  toujours  partagé  mes  peines ,  avoir 
si  souvent  écouté  mes  plaintes ,  je  vous  dois  bien , 
mon  cher  Henri,  de  vous  apprendre  aujourd'hui 
que  je  suis  le  plus  heureux  des  hommes. 

Je  viens  de  l'autel.  Adèle  est  à  moi  ;  je  lui  appar- 
tiens. Elle  a  donné  sa  fortune  à  son  jeune  frère. 
Madame  de  Joyeuse  est  contente ,  chérit  sa  fille  ; 
elle  m'aimera.  Monsieur  de  Mortagne  est  oublié  de 
tous.  Jouissez  du  bonheur  de  votre  ami. 


FIN    D  ADELE    DE    SENANGE. 


CHARLES  ET  MARIE. 


CHARLES  LENOX  A  SON  AMI. 

J'ai  suivi  votre  conseil;  chaque  jour  je  me  suis 
rendu  compte  des  différens  sentimens  que  j'ai  éprou- 
vés. Je  pensais  que  vous  liriez  ce  journal ,  et  je  me 
disais  :  Mon  ami  sera  pour  moi  une  seconde  con- 
science ;  je  m'adresserai  à  lui ,  ou  me  parlerai  à  moi- 
même  avec  une  égale  sincérité. 

T'is  greatly  wise  to  talk  with  our  past  hours  : 
Their  answers  form  what  men  expérience  call  *. 

You^tg.  , 

Combien  j'ai  été  affligé  en  voyant  que  la  plus 
grande  partie  de  mes  jours  a  été  vide  d'intérêt!  Je 
me  suis  rappelé  l'étonnement  d'un  de  nos  philoso- 
phes à  la  vue  de  ces  nombreuses  épitaphes ,  où  la 
date  de  la  naissance  et  celle  de  la  mort  composent, 
toute  l'histoire  d'un  homme.  J'ai  donc  supprimé 
dans  mon  journal  ces  heures  que  rien  n'a  remplies , 
ces  jours  commencés  et  finis  sans  laisser  un  souve- 
nir. Je  ne  vous  confie  de  ma  vie  que  ce  qui  peut 
exciter,  ou  des  retours  consolans  sur  moi-même, 
ou  des  regrets  tardifs ,  mais  d'où  naissent  des  réso- 
lutions généreuses. 

*  Il  est  sage  d'interroger  ses  heures  passées  :  leurs  réponses 
forment  ce  que  les  hommes  appellent  l'expérience.. 


200  CHARLES    ET    MARIE. 

Ie»'  mai. 

J'étais  à  Oxford  ;  je  venais  d'avoir  vingt  ans ,  et 
je  célébrais  le  jour  de  ma  naissance  avec  plusieurs  de 
mes  compagnons  d'étude,  lorsqu'on  m'a  apporté 
une  lettre  qui  m'annonçait  la  maladie  de  ma  mère  et 
son  exlrême  danger.  Je  suis  parti  aussitôt  ;  l'inquié- 
tude, le  trouble  qui  m'ont  agité  pendant  ma  route 
ne  peuvent  s'exprimer.  Arrivé  près  du  château  de 
mon  père,  j'osais  à  peine  lever  les  yeux,  dans  la 
crainte  de  rencontrer  ce  tableau  de  deuil  qui  avertit 
qu'un  des  maîtres  de  la  maison  n'est  plus*.  Hélas  ! 
il  a  frappé  mes  regards  ;  je  regardais  ce  tableau  ,  et 
m'écriais  involontairement  :  —  Ma  mère ,  ma  mère, 
je  vous  ai  donc  perdue  pour  toujours!  rien  ne  vous 
rendra  jamais  à  ma  tendresse  !  j'aurai  beau  vous 
chercher,  vous  désirer,  je  ne  vous  retrouverai  plus  ! 
—  Je  suis  descendu  de  voiture;  je  souffrais  trop, 
renfermé  dans  ce  petit  espace  ;  le  repos  qu'il  m'y 
fallait  supporter  me  livrait  trop  à  l'agitation  de  mon 
âme.  Je  me  suis  hâté  d'arriver  à  notre  maison  ;  je 
suis  entré  dans  la  chambre  de  mon  vieux  père  :  il  a 
étendu  ses  bras  vers  moi ,  il  m'a  serré  contre  son 
cœur^  une  larme  s'est  échappée  de  ses  yeux,  elle 
est  tombée  sur  ma  main.  Je  crois  la  sentir  encore... 
Mon  père!  vous  qui  aviez  toujours  été  l'arbitre  de 
mon  sort ,  que  je  souffris  lorsque  je  vous  vis  une 

*  En  Angleterre,  à  la  mort  d'une  personne  distinguée,  on 
met  sur  la  façade  de  sa  maison  le  tableau  de  ses  armoiries 
entouré  d'un  cadre  noir. 


CHARLES    ET    MARIE.  201 

première  douleur!...  J'ai  voulu  lui  parler,  essayer 
de  lui  donner  des  consolations.  Sa  voix  s'est  baissée 
involontairement  lorsqu'il  m'a  rendu  compte  de  la 
maladie  et  de  la  fin  de  ma  mère.  A  peine  pouvais-je 
l'entendre;  ses  sanglots  étaient  étouffés,  ses  mots 
interrompus;  mais  quand  il  a  voulu  me  faire  juger 
de  l'étendue  de  la  perte  que  nous  avions  faite ,  sa 
voix  s'est  élevée  sans  qu'il  s'en  aperçut.  Ses  yeux 
s'animaient  à  mesure  qu'il  faisait  l'éloge  de  ma  mère. 
Espérait-il  parvenir  encore  jusqu'à  celle  qu'il  avait 
perdue?  0  ma  mère,  puissiez-vous  avoir  entendu 
ces  dernières  expressions  de  son  amour  ! 


Aujourd'hui,  lorsque  nous  sommes  entrés  pour 
dîner,  j'ai  détourné  les  yeux  de  la  place  que  ma 
mère  occupait  au  haut  de  la  table.  En  regardant 
cette  place  où  je  la  voyais  tous  les  jours  ,  je  craignais 
que  mon  père  n'allât  s'y  asseoir.  Dieu  sait  si  je 
l'aime!  mais  il  ne  peut  remplacer  ma  mère,  et  elle 
n'aurait  pu  me  tenir  lieu  de  lui  ! ...  Je  voudrais  qu'on  - 
ne  succédât  pour  ainsi  dire  que  par  degrés  à  ceux 
qui  nous  étaient  chers  ;  et  qu'au  moins ,  quand  le 
souvenir  frappe  davantage,  les  yeux  retrouvassent 
quelques  traces  de  leur  séjour  dans  leur  maison.  Je 
ne  sais  si  mon  père  a  été  saisi  du  même  sentiment; 
mais  ,  comme  moi ,  il  a  détourné  ses  regards  et  est 
allé  prendre  sa  chaise  accoutumée,  «  Mon  fils,  m'a- 
t-il  dit,  laissons  cette  place  vide  jusqu'au  jour  où 


202  CHARLES    ET    MARIE. 

votre  femme  l'occupera.  Alors  je  vous  donnerai  la 
mienne  aussi  ;  ma  fortune  deviendra  la  vôtre ,  vous 
n'hériterez  point  d'un  père,  vous  partagerez  avec 
un  ami.  Avant  de  mourir,  je  vous  verrai  agir  comme 
chef  de  notre  famille  ;  avant  de  mourir,  je  pourrai 
juger  quel  sera  votre  avenir  quand  j'aurai  quitté  la 
vie.  » 

Pendant  qu'il  parlait ,  mon  cœur  faisait  le  serment 
de  ne  jamais  oublier  tant  de  bonté. 


3  mai. 

Ce  matin  je  suis  descendu  dans  les  jardins  que  ma 
mère  aimait.  Combien  de  pensées  tristes  et  douces 
m'ont  occupé!  Chaque  pas,  chaque  arbre  me  rap- 
pelait mon  heureuse  enfance.  Les  soins  de  ma  mère 
se  mêlent  tellement  avec  le  commencement  de  ma 
vie,  que  j'ignore  à  quelle  époque,  de  quel  jour, 
dater  un  souvenir  où  le  sien  ne  vienne  pas  se  con- 
fondre. Ma  mère  et  moi,  moi  et  ma  mère,  voilà 
tout  ce  qui  a  rempli  mes  jeunes  années. 

0  vous ,  tendres  affections  de  l'âme  qu'elle  cher- 
cha toujours  à  m'inspirer,  pitié  généreuse,  sa- 
crifice de  soi-même ,  conduisez-moi  à  travers  la  vie 
pour  chercher  et  deviner  le  malheur.  Que  de  fois 
j'ai  vu  ma  mère  pleurer  avec  ceux  que  l'affliction  ac- 
cablait! J'admirais  avec  quelle  réserve  elle  s'infor- 
mait de  leurs  besoins;  comme  elle  savait  les  amener 
à  lui  confier  leurs  peines  !  J'étais  le  seul  confident 
de  ses  œuvres  pieuses  qu'elle  cachait  soigneusement 


CHAULES    ET    MARIE.  203 

à  tous  les  autres;  mais  moi  je  savais  tout,  parce 
quelle  voulait  ouvrir  mon  cœur  à  la  bienfaisance. 
Elle  me  répétait  souvent  :  «  Mon  fils ,  mon  cher 
fils!  sois  bon,  sois  trop  bon;  car  il  avait  bien  raison 
celui  qui  disait  :  À  la  mort  il  ne  reste  que  ce  que 
Ton  a  donné.  » 

Il  m'arrivait  quelquefois  de  craindre  que  des  émo- 
tions trop  vives  n'altérassent  sa  santé  si  délicate, 
mais  il  était  impossible  de  la  décider  à  s'occuper 
d'elle-même.  «Tu  Tas  vu  souvent,  me  disait-elle; 
ces  larmes  consolent  ceux  que  le  bienfait  a  soulagés. 
Elles  consolent  même  quand  de  grandes  infortunes 
rendent  les  secours  trop  difficiles.  Mais  ces  larmes 
si  douces  à  répandre,  ne  les  montre  pas  aux  heureux 
de  ce  monde,  car  ils  les  ont  nommées  faiblesse.  » 
—  Alors  elle  causait  avec  moi  ;  elle  m'apprenait ,  et 
le  bien  et  le  mal  que  je  rencontrerais  parmi  les  hom- 
mes, les  difficultés  que  j'aurais  à  vaincre,  les  sé- 
ductions qu'il  me  faudrait  éviter.  Sa  tendresse  pré- 
voyante me  présentait  ainsi  tout  ce  cjui  pourrait 
m'éclairer  lorsqu'elle  ne  serait  plus.  Ma  mère,  vous 
serez  toujours  obéie.  Je  crois  entendre  encore  votre' 
voix  si  touchante;  vos  regards  si  tendres,  je  les  vois 
encore,  et  votre  souvenir  sera  toujours  mon  guide. 


3  juin. 

Il  y  a  déjà  un  mois  que  j'ai  laissé  ce  journal , 
parce  que  mes  réflexions ,  mes  sentimens  ont  tou- 
jours été  les  mêmes,  et  que  je  n'avais  pas  le  courage 
d'écrire.  Loin  de  travailler  à  surmonter  ma  douleur. 


204  CHARLES    ET    MARIE. 

je  cherchais,  avec  une  secrète  satisfaction ,  tout  ce 
qui  pouvait  l'accroître.  Je  m'abandonnais  à  une 
sombre  mélancolie,  et  ne  me  plaisais  plus  que  dans 
la  solitude. 

Plusieurs  fois  mon  père  avait  essayé  de  parler  à 
ma  raison  sans  pouvoir  obtenir  que  je  fisse  aucun 
effort  pour  me  distraire.  Je  lui  savais  même  mau- 
vais gré  d'en  avoir  la  pensée;  et  quand  il  m'avait 
fait  de  pressantes,  mais  vaines  représentations,  je 
le  quittais ,  mécontent  de  lui  qui  voulait  m'arracher 
à  des  regrets  qui  m'étaient  chers ,  et  mécontent  de 
moi  qui  affligeais  ses  vieux  jours. 

Enfin  hier  il  m'a  dit  :  «  Veux-tu  donc  abréger 
ma  vie?  »  A  ces  mots  j'ai  senti  un  frémissement  ex* 
traordinaire ,  je  l'ai  regardé  avec  d'autres  yeux  que 
je  n'avais  fait  la  veille.  II  me  semblait  que  j'allais 
le  trouver  changé ,  malade  ;  et  je  tremblais  pour  lui* 
Je  l'ai  pressé  dans  mes  bras  avec  toute  l'ardeur  du 
plus  tendre  attachement.  Il  y  a  paru  sensible.  — 
«  Nous  reviendrons  ici  bientôt ,  m'a-t-il  dit  ;  car 
c'est  ici  que  je  veux  passer  le  peu  qui  me  reste  à 
vivre.  Mais  aujourd'hui ,  mon  enfant,  je  désire  que 
tu  m'accompagnes  dans  une  terre  que  je  n'habite 
plus  depuis  long-temps.  J'y  ai  des  affaires,  et  j'ai 
besoin  de  t'avoir  avec  moi.  »  —  Je  lui  ai  fait  ob- 
server avec  timidité  que ,  s'il  y  avait  bien  long-temps 
qu'il  n'avait  été  dans  cette  terre ,  il  pouvait  encore 
différer  de  s'y  rendre.  —  «Non,  a-t-il  repris,  je 
veux  te  remettre  le  soin  de  nos  biens  -,  et  pour  cela 
il  faut  que  tu  les  connaisses.  » 


CHARLES    ET    MAK1L.  205 

En  disant  ces  mots  il  tenait  ses  yeux  baissés  ;  car 
il  se  reprochait  peut-être  de  ne  pas  me  dire  le  vrai 
motif  qui  le  portait  à  s'éloigner.  Je  savais  aussi 
bien  que  lui  qu'il  cherchait  à  m'enlever  d'un  séjour 
qui  me  rappelait  trop  vivement  celle  que  nous  avions 
perdue.  Mais,  comme  il  ne  prononçait  pas  le  nom 
de  ma  mère,  je  n'osais  pas  lui  parler  d'elle. 

«  Mon  père,  lui  ai-je  dit,  permettez  à  votre  (ils 
de  vous  faire  une  question  ;  et  promettez-lui  d'y 
répondre,  sans  vouloir,  même  pour  son  bien,  lui 
rien  dissimuler.  »  —  Il  m'a  regardé  d'un  air  sur- 
pris. Mon  ton  grave ,  cette  manière  nouvelle  et  im- 
prévue de  l'interroger,  ce  doute  sur  sa  sincérité  que 
je  devais  si  bien  connaître,  ont  paru  le  troubler. 
Aussi  était-ce  seulement  parce  que  je  le  voyais  en- 
traîné par  le  désir  de  donner  quelque  soulagement 
à  mes  peines ,  qu'un  pareil  doute  pouvait  entrer  dans 
mon  âme. 

«  Mon  père ,  ai-je  ajouté  ,  si  j'osais  me  refuser  à 
vous  suivre,  partiriez-vous  toujours?  »  —  J'ai  vu 
qu'il  prenait  à  l'instant  une  résolution  qu'il  n'avait 
pas  formée  jusqu'alors ,  mais  qui  devenait  inébran- 
lable. —  «  Oui ,  mon  fils  ,  m'a-t-il  répondu ,  j'irais 
seul  et  j'y  resterais  seul.  —  S'il  en  est  ainsi ,  lui  ai-je 
dit  en  soupirant,  nous  irons  ensemble.  » 

Il  a  pris  ma  main  et  Ta  serrée  dans  les  siennes  : 
il  jugeait  combien  il  m'en  coûtait  de  lui  obéir ,  et 
s'affligeait  de  me  contraindre;  mais  il  s'y  crojait 
obligé ,  et  il  m'a  dit  :  «  Nous  reviendrons  ici  dès  que 


tu  l'exigeras.  » 


18 


206  CHAULES    ET    MARIE. 


8  juin. 


II  y  a  trois  jours  que  nous  avons  quitté  la  terre 
où  j'avais  passé  mon  heureuse  enfance.  Il  m'a  sem- 
blé que  je  me  séparais  de  ma  mère  une  seconde  fois, 
et  je  lui  ai  dit  de  cœur  un  dernier  adieu.  Mon  père 
ne  m'a  point  laissé  le  temps  d'attacher  de  nouveaux 
et  pénibles  regrets  à  un  séjour  que  tant  de  souvenirs 
me  rendent  si  cher.  Il  avait  tellement  hâté  les  pré- 
paratifs de  notre  départ ,  que  je  me  suis  vu  ,  près  de 
lui,  dans  sa  voiture,  sans  trop  savoir  comment  il 
avait  obtenu  de  moi  une  obéissance  si  prompte. 

Mon  père ,  qui  avait  retrouvé  toute  l'activité  de 
sa  jeunesse  pour  arranger  notre  voyage ,  n'a  plus 
rien  su  faire  pour  lui-même  dès  qu'il  m'a  eu  en  sa 
puissance.  En  chemin  venait -on  lui  demander  des 
ordres,  il  répondait  toujours  :  «  Adressez -vous  à 
mon  fils.  ))  —  Lorsque  ses  gens  lui  ont  proposé  de 
s'arrêter  à  l'heure  ordinaire  de  ses  repas  ,  il  m'a  re- 
gardé sans  leur  parler.  Etrfîn,  il  semblait  attendre 
de  moi  tous  les  soins  auxquels  son  âge  et  sa  faiblesse 
étaient  accoutumés. 

Je  voyais  qu'il  voulait  m'occuper  et  m'arracher 
à  mes  pensées ,  mais  je  sentais  aussi  que  je  pouvais 
lui  être  utile  et  que  je  lui  faisais  du  bien.  Toujours 
attentif  à  prévenir  ses  désirs  avant  la  fin  du  jour, 
malgré  moi ,  je  fus  réellement  tiré  de  mes  rêveries  ; 
et ,  pendant  cette  route ,  je  ne  songeai  plus  qu'à  ce 
qui  pouvait  la  lui  rendre  moins  fatigante. 

II  m'a  dit  qu'il  n'avait  pas  été  depuis  vingt  ans 


Ctf ARLES    ET    MARIE.  '207 

dans  la  terre  où  il  me  conduisait ,  parce  qu'il  y  aval! 
perdu  son  premier  enfant.  «Depuis  lors,  a-t-il 
ajouté,  tu  as  été  toute  mon  espérance;  aujourd'hui 
tu  es  mon  unique  consolation  ,  ne  l'oublie  pas...  » 
—  Il  s'est  arrêté.  —  «  Mon  fils,  a-t-il  repris  tout 
ému  ,  je  te  confie  mes  vieilles  années  ;  tu  peux  encore 
me  faire  chérir  la  vie...  Mais  ,  sans  toi ,  que  devien- 
drais-je?...  »  — II  a  porlé  ses  regards  vers  le  ciel  et 
m'a  répété  :  «  Il  ne  me  reste  que  toi ,  ne  l'oublie 
pas.  )>  —  Des  larmes  s'échappaient  de  ses  yeux. 

A  ces  mots,  je  l'ai  pressé  contre  mon  cœur,  en 
me  promettant  de  me  consacrer  entièrement  à  lui... 
J'ai  vu  qu'il  lisait  dans  mon  âme ,  car  il  m'a  dit  d'un 
air  attendri  :  «  Soyons  quelque  temps  sans  parler 
de  ces  jours  heureux  qui  sont  à  jamais  passés...  S'il 
est  possible,  ne  jetons  pas  de  regards  en  arrière... 
Nous  y  reviendrons ,  mon  fils  ;  elle  nous  sera  tou- 
jours présente  !. . .  Mais  aujourd'hui  je  m'abandonne 
à  toi.  » 


15  juin. 

Mon  père  ne  songe  qu'à  me  distraire ,  et  il  y  par- 
vient en  se  confiant  aux  soins  de  ma  tendre  surveil- 
lance. Sous  le  prétexte  de  son  grand  âge ,  il  prétend 
me  persuader  que  je  lui  suis  nécessaire ,  et  que  je 
le  soulage  beaucoup  depuis  qu'il  m'a  mis  à  la  tète 
de  sa  maison.  Ses  gens  ne  s'adressent  plus  qu'à  moi 
pour  tout  régler,  tout  décider,  et  je  ne  puis  quel- 
quefois m'empècher  de  sourire  lorsque  lui-même 
me  demande  mon  avis  pour  la  moindre  chose.  Enfin, 


208  CHARLES    ET    MARIE. 

il  ne  paraît  plus  être  qu'en  visite  chez  lui  •  et  si  par 
hasard  il  donne  un  ordre ,  c'est  lorsqu'il  craint  que 
je  ne  pense  pas  assez  à  moi ,  et  que  ses  gens  ne  nie 
négligent. 

Il  s'est  plu  à  me  rendre  compte  de  la  valeur  de 
cette  terre ,  qui  se  ressent  un  peu  de  l'absence  du 
maître.  Il  me  parle  des  améliorations  dont  elle  est 
susceptible,  il  veut  que  j'y  fasse  des  embellissemens 
qui  puissent  me  la  faire  aimer  ;  enfin,  il  n'est  plus 
avec  moi  qu'un  homme  d'affaires  éclairé  qui  entre- 
tient un  jeune  propriétaire  de  sa  fortune.  Qu'il  est 
bon ,  mon  père  !  et  comme  son  extrême  bonté  re- 
lève mon  courage  !  Il  est  au  fond  de  mon  cœur  un 
regret  qui  ne  s'effacera  point  ;  mais  je  saurai  le  ca- 
cher, pour  consoler  mon  vieil  ami;  car  c'est  le  nom 
que  mon  père  se  donne  en  me  parlant  de  lui.  Ac- 
tuellement, je  m'efforce  de  paraître  tranquille;  je 
cherche  même  à  l'amuser.  Je  lis,  je  cause  avec  lui, 
et  sa  bonté  a  plus  d'empire  sur  moi  que  n'en  au- 
raient les  plus  sages  conseils  dénués  d'une  si  tendre 
affection. 

Nous  avons  été  reçus  ici  avec  une  joie  très-vive 
par  nos  fermiers.  Tous  avaient  l'air  si  enchantés  de 
nous  revoir,  que  je  leur  en  ai  su  gré.  Si  mon  père  a 
négligé  ses  intérêts  en  ne  venant  point  dans  cette 
terre,  au  moins  ceux  qui  dépendent  de  lui  n'en  ont 
pas  souffert  :  j'ai  pu  voir  à  leur  aisance  que  s'ils  n'a- 
vaient pas  joui  de  la  présence  de  leur  maître ,  ils 
n'en  avaient  pas  été  oubliés.  Ces  visages  si  contens 
me  causèrent  un  moment  de  satisfaction.  Mon  père 


CHARLES    ET    MARIE.  209 

me  les  nomma  -,  il  leur  dit  que  je  les  rendrais  heu- 
reux ,  et  je  leur  en  fis  la  promesse  en  me  souvenant 
de  ma  mère. 

24  juin. 

Nous  commençons  à  reprendre  des  occupations 
régulières  qui  finiront  par  devenir  des  habitudes.  Je 
tâcherai  de  les  rendre  douces  et  agréables  à  mon 
père.  Il  voudrait  bien  obtenir  de  moi  que  j'allasse 
voir  quelques-uns  de  nos  voisins  dont  nous  avons 
reçu  des  marques  d'intérêt  à  notre  arrivée  ici  ;  mais 
je  n'ai  pas  encore  pu  m'y  résoudre.  Des  visites!  des 
indifférens  !  Hé  !  qu'aurais-je  à  leur  dire?  Cependant 
je  ne  me  renferme  point  dans  l'enceinte  de  cette  terre, 
j'aime  à  errer  dans  la  campagne  ;  mais  alors  j'ai  be- 
soin d'être  seul ,  je  préfère  même  une  belle  soirée  à 
l'éclat  du  jour. 

Mon  père  s'étant  retiré  hier  de  bonne  heure ,  je 
suis  sorti  pour  me  promener.  Sans  projet,  sans  ré- 
flexion ,  j'ai  suivi  le  cours  d'une  petite  rivière  qui 
rn'a  conduit  à  un  parc  charmant.  J'y  suis  entré.  Le 
ciel  étincelant  d'étoiles  ne  m'avait  jamais  paru  si 
brillant.  L'air  était  embaumé  par  les  fleurs ,  et  quel- 
quefois je  m'arrêtais  pour  en  respirer  le  parfum.  Ce 
calme  de  la  nature,  ce  silence  de  la  nuit ,  me  plon- 
geaient dans  une  profonde  rêverie.  Mon  âme  s'y 
abandonnait  tout  entière ,  lorsque  j'ai  été  rappelé  à 
moi-même  par  les  sons  lointains  d'une  romance  plain- 
tive. Je  me  suis  approché  sans  bruit  de  la  cabane 

18. 


210  CÎIÀttLES    ET    MARÎE. 

doxx  venaient  ces  accens  si  tendres.  Appuyé  contre 
un  arbre ,  je  n'osais  faire  un  mouvement.  Ne  con- 
naissant rien  de  ce  qui  m'environnait ,  n'entendant 
que  cette  voix  céleste  qui  se  perdait  dans  les  airs,  je 
sentais  un  charme  que  je  ne  puis  définir ,  et  j'ou- 
bliais le  reste  du  monde  et  moi-même. 

Je  ne  saurais  exprimer  ce  que  j'ai  éprouvé  quand 
cette  voix  s'est  interrompue,  et  qu'à  l'instant  plu- 
sieurs personnes  ont  loué  vivement  celle  qui  venait 
de  chanter.  Alors,  tout  m'a  paru  changé  autour  de 
moi  :  mon  illusion  a  cessé  ,  ces  applaudissemens 
m'ont  fait  mal.  Je  ne  sais  si  celle  à  qui  j'avais  dû  ces 
impressions  inattendues  m'avait  inspiré  trop  d'inté- 
rêt ;  mais  j'ai  pris  de  l'humeur  contre  elle  ;  je  me  la 
représentais  flattée  de  briller.  C'est  à  force  d'art, 
me  disais-je ,  qu'elle  a  trouvé  ces  notes  sensibles, 
qu'elle  a  surpris  mon  cœur  sans  défense.  Je  m'éloi- 
gnais à  grands  pas  de  cette  cabane  ,  et  cependant  un 
sentiment  inexplicable  me  faisait  trouver  une  sorte 
de  plaisir  à  n'avoir  pas  vu  cette  femme.  Peut-être 
qu'un  jour  le  hasard  me  la  fera  rencontrer,  et,  si  je 
puis  ne  pas  la  deviner,  peut-être  serai-je  de  nouveau 
attiré  vers  elle  sans  me  souvenir  de  ces  applau- 
dissemens que  j'entends  encore.  Qu'elle  ne  chante 
plus,  mais  qu'elle  me  parle;  sa  voix  doit  être  bien 
douce  ! 

Il  y  a ,  près  de  la  cabane  où  elle  s'était  retirée,  un 
rosier  couvert  de  fleurs  5  j'en  avais  pris  une  que, 
sans  m'en  apercevoir,  je  sentais  avec  délice  toutes 
les  fois  que  de?  sons  plus  toucbans  rendaient  mon 


CHARLES    ET    MARIE.  211 

émotion  plus  vive.  En  revenant  dans  ma  chambre, 
l'éclat  de  la  lumière  me  fit  remarquer  que  j'avais 
conservé  cette  rose  ;  elle  ne  me  plaisait  plus  ;  je  la 
jetai  sur  ma  table  ,  et  me  couchai.  Ce  matin,  à  mon 
réveil ,  elle  était  fanée  ;  j'ai  commencé  à  la  regret- 
ter. Je  suis  descendu  dans  le  jardin  de  mon  père  ;  il 
y  a  beaucoup  de  rosiers  :  je  ne  sais  pourquoi  ce 
grand  nombre  de  fleurs  réunies  m'a  donné  aussi  de 
l'humeur.  Enfin  ,  j'ai  découvert  une  rose  isolée,  so- 
litaire ;  elle  m'en  a  paru  plus  belle  :  je  l'ai  cueillie. 
Je  recherchais  les  sensations  que  celle  de  la  veille 
m'avait  fait  éprouver  5  elle  me  les  a  rappelées  sans 
me  les  rendre.  Il  faisait  grand  jour;  j'étais  seul  :  ce 
n'était  plus  qu'une  rose. 


25  juin. 

II  m'est  resté  de  la  soirée  d'hier  une  vague  in- 
quiétude qui  me  poursuit  encore.  Aujourd'hui,  me 
promenant  seul ,  je  me  plaisais  à  créer  une  âme  et, 
une  figure  enchanteresse  pour  cette  voix  qui  était 
venue  me  charmer.  En  revenant  sur  toutes  mes  im- 
pressions, je  me  suis  dit  que  si  cette  femme  eût 
chanté  un  air  gai  ou  vif,  je  ne  l'aurais  entendu  que 
comme  un  bruit  importun  qui  venait  troubler  ma 
rêverie.  Il  me  semble  que  la  joie  a  besoin  de  lumière; 
qu'il  faut,  pour  ainsi  dire,  voir  la  gaieté  pour  la  par- 
tager ;  tandis  qu'hier  la  solitude ,  le  silence  de  la 
nuit,  m'avaient  disposé  à  la  mélancolie.  Dans  l'é- 
motion où  j'étais ,  ces  sons  plaintifs  semblaient  ré- 


212  CHARLES    ET    MARIE. 

pondre  à  mes  peines,  el  me  faisaient  désirer  un 

cœur  qui  pût  les  partager,  ou  du  moins  les  com- 
prendre. 


1er  juillet. 

Toujours  involontairement  occupé  de  cette  femme, 
sans  oser  parler  d'elle  à  mon  père,  je  lui  ai  rendu 
compte  de  ma  promenade  dans  le  parc  inconnu .  La  pe- 
tite rivière  qui  y  conduit,  cette  profusion  de  fleurs  , 
la  cabane  où  je  me  suis  arrêté,  tout  lui  a  fait  juger 
qu'il  appartient  à  lord  Seymour,  chez  qui  il  avait  eu 
lintention  de  me  mener.  Aujourd'hui,  sans  m'en 
avoir  prévenu ,  il  a  demandé  ses  chevaux  après  dî- 
ner, et  nous  sommes  partis  pour  faire  cette  visite. 
Je  craignais  le  monde  ;  mais  j'étais  bien  aise  de  re- 
voir le  parc  de  lord  Seymour. 

Que  de  sentimens  divers  j'ai  éprouvés  pendant 
le  chemin!  —  Qui  sait,  me  disais-je,  si  cette  voix 
qui  m'a  touché  n'est  pas  celle  d'une  femme  dont  le 
séjour  n'était  que  momentané  dans  cette  maison? 
J'ai  toujours  redouté  les  nouvelles  connaissances ,  et 
je  m'empresse  d'aller  chez  lord  Seymour,  que  je 
n'ai  jamais  vu!  Pourquoi?  Pour  rencontrer  une 
personne  qui  peut-être  n'y  est  déjà  plus.  —  Cette 
crainte  m'agitait,  lorsqu'une  voix  secrète  m'a  crié  : 
Insensé!  tu  serais  bien  heureux  de  ne  pas  la  voir 
aujourd'hui;  au  moins,  tu  la  chercherais  demain, 
avec  l'espérance  de  la  trouver  telle  que  tu  la  désires. . . 
Si  cette  femme  était  laide?  Laide!  non  ,  non  :   pas 


CHARLES    ET    MARIE.  213 

môme  une  figure  ordinaire.  —  Aussitôt,  je  me  l'i- 
maginais parée  de  tout  l'éclat  de  la  jeunesse  et  de  la 
beauté,  mais  avec  l'art  d'une  coquette.  Comment, 
moi  qui  croyais  n'avoir  jamais  remarqué  la  parure 
d'aucune  femme,  avais-je  ainsi  présentes  toutes  les 
exagérations  de  la  mode?  —  Mon  père  me  parlait, 
je  l'entendais  à  peine.  Ses  regards  surpris  ont  aug- 
menté mon  embarras.  Heureusement,  nous  arri- 
vions, et  il  n'a  pas  eu  le  temps  de  me  faire  des  ques- 
tions auxquelles  j'aurais  été  bien  embarrassé  de  ré- 
pondre. 

Lord  Seymour  est  venu  au-devant  de  nous.  Après 
les  complimens  d'usage,  il  nous  a  conduits  dans  le 
salon  ,  et  m'a  présenté  à  sa  famille.  —  Je  ne  saurais 
peindre  l'inquiétude  secrète  qui  me  faisait  tenir  les 
yeux  baissés,  dans  la  crainte  de  ne  pas  trouver  celle 
que  mon  cœur  cherchait.  Dès  que  j'ai  osé  regarder 
les  filles  de  lord  Seymour,  il  ne  m'est  plus  resté 
d'incertitude. 

Je  veux  placer  cette  famille  dans  l'ordre  où  elle 
était  assise.  Près  de  la  cheminée,  à  droite,  était  lady 
Seymour.  Elle  parait  succomber  sous  une  maladie 
lente.  Ses  souffrances  n'altèrent  ni  la  douceur  ni  la 
régularité  de  ses  traits.  Sa  faiblesse,  l'attention  que 
l'on  est  forcé  d'avoir  pour  l'entendre,  ajoutent  en- 
core une  sorte  de  charme  à  la  bienveillance  de  ses 
expressions.  Marie,  sa  troisième  fille,  était  à  côlé 
d'elle.  Jamais  on  n'a  plus  ressemblé  à  sa  mère  -,  mais, 
comme  la  timidité  l'empêche  de  parler,  ses  beaux 
yeux  seulement  cherchent  les   vôtres  quand   vous 


214  CHARTES    ET    MARIE. 

avez  dit  une  chose  qui  lui  a  plu  ;  et  si  un  mol ,  un 
oubli  vient  à  l'étonner,  elle  ne  s'en  rapporte  plus  à 
elle  ;  ses  regards  demandent  à  sa  mère  si  elle  a  rai- 
son d'être  mécontente. 

Marie ,  j'ignore  si  c'est  vous  dont  la  voix  m'a 
touché  ;  je  n'ai  même  plus  le  désir  de  m'en  instruire. 
Je  ne  sais  si  je  voudrais  vous  trouver  ces  talens  en- 
chanteurs :  j'ai  besoin  de  vous  aimer;  je  craindrais 
d'être  séduit.  Oui,  Marie,  je  vous  aime  pour  cet 
amour  que  vous  portez  à  votre  mère.  Je  vous  aime 
encore  en  vous  comparant  à  vos  sœurs  ;  chacune  de 
leurs  prétentions  fait  ressortir  vos  qualités  :  je  vous 
aime  pour  cette  réserve ,  ce  silence ,  qui  semblent 
promettre  à  un  seul  la  connaissance  de  votre  cœur. 
Marie  , 'j'ignore  si  vous  êtes  riche ,  et  je  suis  sur  que 
vous  êtes  bienfaisante.  Si  le  pauvre  ne  prononce  pas 
votre  nom  dans  ses  peines,  mon  cœur  reviendra 
d'un  long  rêve. 

Lord  Seymour  était  étendu  dans  un  grand  fau- 
teuil ,  à  gauche  de  la  cheminée.  Deux  gros  chiens 
dormaient  à  ses  pieds;  il  les  réveillait  par  des  ca- 
resses ou  par  des  injures,  car  il  s'en  occupait  sans 
cesse.  Miss  Sara ,  sa  fille  aînée  ,  a  paru  en  habit  de 
cheval.  Elle  a  pris  le  parti  d'être  sémillante  et  gaie  ; 
aussi  rit-elle  toujours  sans  raison,  comme  elle  s'agite 
sans  motif.  Je  lui  ai  été  présenté.  Elle  a  voulu  sa- 
voir si  j'aimais  les  chiens  et  les  chevaux,  et  m'a 
compté  parmi  ses  compagnons  de  chasse ,  sans  dai- 
gner s'informer  si  je  pouvais  la  suivre.  Marie  ne 
prenait  aucune  part  à  ces  arrangemens.'  J'ai  osé  lui 


CHAULES    ÇT    AlAltlE.  215 

demander,  mais  mon  cœur  ne  doutait  point  de  sa 
réponse ,  si  elle  partageait  ces  plaisirs.  Sara  ne  lui  a 
pas  laissé  le  temps  de  s'exprimer,  et  m'a  dit  d'un  air 
moqueur  :  — -«  Marie  reste  toujours  à  l'ombre  de  la 
maison.  —  Oui,  a  repris  lady  Seymour,  elle  reste 
près  de  moi  ;  elle  prête  à  ma  faiblesse  l'appui  que  je 
donnais  à  son  enfance.  »  —  Marie  a  levé  les  yeux  au 
ciel ,  et  les  a  baissés  aussitôt  sur  son  ouvrage.  —  Je 
vous  entends ,  Marie  ;  c'est  au  ciel  que  vous  repor- 
tiez ce  bien  si  pur,  la  reconnaissance  d'une  mère! 
Mais  ces  yeux  baissés  m'apprennent  aussi  combien 
votre  àme  sensible  craint  de  blesser  yos  sœurs. 

Miss  Sara  caressait  les  chiens  de  son  père.  Lord 
Seymour  regardait  sa  femme  d'un  air  mécontent. 
On  est  tombé  dans  un  silence  qui  n  a  été  interrompu 
que  par  l'arrivée  de  miss  Indiana  ,  sœur  de  lord  Sey- 
mour, et  de  miss  Eudoxie,  sa  seconde  fdle.  J'ai  été 
présenté  à  ces  dames.  Elles  ont  fait  peu  d'attention 
à  moi  jusqu'à  l'instant  où  mon  père  a  dit  que  j'arri- 
vais d'Oxford.  —  «  Dieu  !  s'est  écriée  miss  Eudoxie, 
tous  devez  bien  regretter  une  ville  qui  renferme  tant 
de  savans!  Les  livres  seuls  peuvent  remplacer  leur 
conversation.  »  —  L'embarras  de  Marie,  l'inquié- 
tude de  lady  Seymour,  m'ont  prouvé  combien  cette 
ridicule  prétention  les  affligeait  ;  aussi  ai-je  répondu 
sèchement  à  miss  Eudoxie  que  les  savans  cher- 
chaient quelquefois  dans  la  conversation  à  oublier 
leurs  livres.  —  Elle  a  regardé  sa  tante  avec  un  air  de 
surprise  et  de  dédain  qui  m'était  destiné,  et  m'a  fait 
plusieurs  questions  qui  auraient  mieux  convenu  à 


216  CHAULES    ET    MARIÉ. 

une  femme  qu'à  moi.  Cette  petite  vengeance  m'a 
amusé. 

Le  soir,  tous  les  beaux  esprits  des  environs  sont 
venus  former  une  cour  à  miss  Eudoxie.  Marie  a 
fait  le  thé.  Par  quel  amour-propre  désire-t-on,  pour 
celle  qu'on  préfère,  des  suffrages  que  Ton  dédaigne- 
rait pour  soi  ?  Je  souffrais  d'entendre  ces  messieurs 
ne  jamais  adresser  la  parole  à  Marie  que  pour  lui 
donner  la  peine  de  les  servir  :  ils  blessaient  mon 
sentiment,  et  n'auraient  pu  décider  mon  opinion. 

Lord  Seymour  et  Sara  sont  sortis  ;  lady  Seymour 
m'a  fait  approcher  d'elle.  Avec  quel  respect,  quel 
regret  elle  m'a  parlé  de  mon  excellente  mère!  A 
chacune  de  ses  paroles ,  Marie  soupirait,  regardait 
alternativement  sa  mère ,  moi ,  mon  grand  deuil  ;  et 
une  douce  et  consolante  pitié  régnait  sur  son  visage. 
—  Marie ,  j'aurais  aimé  à  vous  confier  mes  peines  ; 
mais  je  sentais  encore  que  si  j'en  dois  éprouver  à 
l'avenir,  c'est  près  de  vous  que  je  voudrais  passer  le 
temps  du  malheur. 

A  mesure  que  lady  Seymour  semblait  s'occuper 
davantage  de  moi,  miss  Indiana  ,  miss  Eudoxie  me 
traitaient  avec  plus  de  politesse  ;  elles  ont  même  fini 
par  me  parler  sans  cesse.  La  bonne  et  souffrante  lady 
Seymour ,  ne  pouvant  supporter  tant  de  bruit ,  a  de- 
mandé la  permission  de  se  retirer.  A  l'instant  Marie 
a  donné  le  bras  à  sa  mère,  et  s'est  éloignée.  A  l'in- 
stant ce  salon  m'a  paru  désert,  cette  conversation 
insupportable.  J'ai  entraîné  mon  père,  et  me  suis 
échappé  avec  la  joie  et  l'impatience  d'un  enfant. 


CUARLLS    Ll    31  Ail  IL.  217 

8  juillet. 

Hier  malin ,  je  reçus  une  invitation  de  lord  Sey- 
moiir  et  de  miss  Sara ,  pour  me  rendre  aussitôt  à  une 
partie  de  chasse,  qu'ils  assuraient  devoir  être  char- 
mante. La  certitude  que  Marie  n'y  paraîtrait  point, 
Tidée  de  m'y  trouver  sans  elle  ,  me  contrariaient  ; 
mais  je  sentais  aussi  qu'un  refus  déplairait  à  lord  Sej  - 
mour  et  à  sa  fille  chérie.  D'ailleurs,  mon  père  a  exigé 
que  j'acceptasse  cette  proposition.  Je  ne  sais  pourquoi 
les  gens  âgés  croient  que  la  jeunesse  ne  s'amuse  que 
lorsqu'elle  est  active  et  agitée.  Mon  père  m'a  dit  que 
le  mouvement  de  la  chasse ,  et  cette  familiarité  qu'a- 
mènent tous  les  plaisirs  bruyans,  me  donneraient  sans 
doute  une  sorte  d'intimité  dans  cette  maison,  et 
qu'il  désirait  m'y  voir  aller  souvent;  car  il  estime 
beaucoup  lady  Seymour.  Je  m'engageai  donc  à  sui- 
vre lord  Seymour ,  mais  avec  humeur  ;  j'étais  obligé 
de  me  répéter  :  «  C'est  pour  voir  Marie  !  aujourd'hui 
sera  perdu,  sacrifié;  mais  demain,  mais  les  jours 
qui  suivront,  je  serai  près  d'elle?» — Cependant, 
je  ne  pouvais  surmonter  cette  déplaisance  qu'on 
éprouve  toujours  en  prévoyant  un  long  ennui. 

J'arrive;  à  peine  ai-je  entendu  le  son  du  cor,  la 
voix  du  chasseur,  qu'à  ma  grande  surprise,  je  par- 
tage la  gaieté  générale.  Tout  entier  à  Marie ,  j'avais 
oublié  que  j'aimais  les  chiens,  les  chevaux  ;  et  une 
fois  au  rendez-vous ,  je  retrouvai  ces  premières  pas- 
sions de  ma  jeuuesse. 

Miss  Sara  m'appela  près  délie.  Sa  franche  gaieté 

19 


218  CHAULES    ET    MARIE. 

excitait  la  mienne  ;  il  me  semblait  que  nous  avions 
passé  notre  vie  ensemble.  J'admirais  ses  grâces,  son 
courage,  et  même  sa  témérité.  Le  soleil  était  dans 
tout  son  éclat,  Fair  pur,  le  ciel  sans  nuage.  Nous 
franchissions  tous  les  obstacles;  elle  me  semblait  une 
divinité  aérienne.  Malheureusement  le  cheval  de  Sara 
fit  un  faux  pas,  elle  tomba,  je  me  précipitai  pour  la 
secourir.  Elle  voulut  aussitôt  remonter  à  cheval ,  je 
m'y  opposai.  Si  elle  ne  redoutait  pas  le  danger,  au 
moins  désirais-je  qu'elle  s'arrêtât  un  instant  sur  celui 
qu'elle  avait  couru ,  qu'elle  jouît  avec  moi  du  bon- 
heur d'y  avoir  échappé;  peut-être  même  lui  aurais- 
je  voulu  la  crainte,  la  timide  faiblesse  d'une  femme. 
Mais  Sara  n'entendait  rien  à  ces  nuances  délicates. 
Elle  me  regarda  d'un  air  surpris, fit  un  grand  éclat 
de  rire,  et  repartit  au  galop.  Je  grondais,  m'impa- 
tientais; elle  admirait,  disait-elle,  ma  rare  prudence. 
Cherchant  le  péril  pour  m'effrayer ,  elle  quitta  la 
plaine,  et  alla  sauter  un  fossé  considérable,  en  me 
saluant  d'un  air  moqueur.  De  quel  droit  espérait-elle 
me  troubler?  Vraisemblablement  Sara  est  née  vive 
et  légère;  on  aura  ri  de  ses  étourderies,  et  voilà 
Sara  bruyante  et  inconsidérée  pour  le  reste  de  sa  vie. 
Les  défauts  dont  on  a  la  prétention  ressemblent  à  la 
laideur  parée:  on  les  voit  dans  tout  leur  jour. 

Lord  Seymour  nous  rejoignit.  Je  revins  douce- 
ment avec  le  reste  de  la  chasse ,  caressant  mon  che- 
val de  temps  en  temps ,  lui  parlant  comme  à  un  ami. 
Ce  pauvre  animal  ne  savait  pas  que  si  je  lui  accordais 
(outcs  ces  faveurs,  c'était  parce  que  Sara  m'avait 


CHARLES    ET    MARI  F  219 

déplu  ;  qu'auparavant  je  l'aurais  sacrifié  pour  la  sui- 
vre ou  la  dépasser  à  la  course.  Il  en  est  de  même  dans 
le  monde,  me  disais-je  :  celui  qui  reçoit  une  marque 
d'intérêt  inattendue  devrait  souvent  chercher  à  côté 
de  lui  le  sentiment  de  joie  ou  d'humeur  auquel  il  en 
est  redevahle. 

On  revint  diner  chez  lord  Seymour.  Nous  trou- 
vâmes miss  Indiana ,  miss  Eudoxie  dans  le  salon. 
«  Assurément,  mon  frère,  dit  la  première,  vous 
vous  êtes  oublié  long-temps.  —Comment,  oublié, 
reprit  lord  Seymour  ;dites  donc  fort  diverti.  —  Mais, 
reprit-elle  sèchement,  je  ne  suis  pas  accoutumée  à 
diner  si  tard.  »  Miss  Indiana  toussait,  s'agitait,  se 
promenait  d'un  pas  chancelant,  comme  si  elle  eût  eu 
peine  à  se  soutenir.  Fatigué  de  tant  d'affectation ,  je 
courus  lui  chercher  ,  pour  s'asseoir  ,  la  môme  chaise 
qu'elle  venait  de  quitter  :  elle  me  regarda  avec  sur- 
prise, et  cependant  me  remercia,  Que  de  fois  elle 
parla  de  son  extrême  faiblesse!  elle  était  éteinte,... 
anéantie....;  elle  avait  beau  se  plaindre,  personne 
ne  prenait  part  à  sa  situation,  «  Ne  soyez  pas  si  occu- 
pé de  ma  tante ,  me  dit  tout  bas  Sara  ,  car  nous  dî- 
nons plus  tard  ordinairement ,  mais  ma  tante  est  fâ- 
chée quand  on  s'amuse.  »  — Comme  elle  finissait  ces 
mots ,  Marie  entra  ;  c'est  alors  seulement  que  je  pris 
un  intérêt  personnel  à  tout  ce  qui  m'environnait.  Je 
regardais  avec  inquiétude  la  place  que  Marie  allait 
choisir  :  le  hasard ,  sa  volonté  la  rapprocherait-elle 
de  moi?  s'en  éloignerait-elle?  me  regarderait-elle  en 
passant?  Enfin  chacun  de  ses  mouvemens  me  don- 


2  20  CHARLES    ET    MA1UE. 

naît  une  vague  impression  de  crainte  ou  d'espoir. 

Marie  s'avança  vers  son  père ,  et  lui  fit  une  révé- 
rence timide  qui  sollicitait  un  coup-d'œil,  un  mot 
affectueux.  Lord  Seymour  prit  la  main  de  Marie  en 
lui  disant  :  «  Comment  se  porte  votre  mère?»  — 
Marie,  jusqu'à  votre  arrivée,  votre  père  était  dans 
sa  maison ,  avec  ses  filles ,  comme  parmi  des  étran- 
gers; c'est  vous  qu'il  attendait  pour  savoir  des  nou- 
velles de  sa  femme  ,  de  la  mère  de  vos  sœurs  !  Vous 
seule  remplissez  ce  devoir  d'amour  ,  de  respect  filial  ; 
devoir  si  doux  et  si  cher,  qu'en  vous  voyant  ma 
pensée  me  rappelait  les  instans  où  je  m'occupais  aussi 
du  bonheur  d'une  mère!  Je  me  disais:  C'est  elle 
que  ma  mère  aurait  choisie  pour  sa  fille. 

On  vint  avertir  que  le  dîner  était  servi.  Mon  mal- 
heur voulut  que  je  fusse  placé  à  table  loin  de  Marie  ; 
je  ne  pus  me  rapprocher  d'elle  après  le  repas  ;  le 
reste  du  jour  fut  sans  intérêt  pour  moi. 

u  juillet. 

J'ai  rendu  compte  à  mon  père  de  cette  chasse  en 
lui  avouant  qu'il  avait  eu  raison  ,  et  que  je  m'y  étais 
amusé.  Ma  colère  contre  la  turbulence  de  Sara  ,  mes 
caresses  à  mon  pauvre  cheval  l'ont  fait  rire.  Cepen- 
dant ,  malgré  le  désir  que  je  lui  sais  de  me  distraire  , 
j'ai  été  étonné  lorsque,  le  lendemain  matin,  il  m'a 
appris  qu'il  venait  de  proposer  à  lord  et  à  lady  Sey- 
mour de  venir  dîner  chez  lui,  en  famille,  un  des 
jours  suivans.  11  a  ajouté  qu'il  les  avait  priés  de  Pex- 


CHARLES    ET    MARIE.  221 

cuser  s'il  ne  leur  offrait  pas  une  société  plus  nom- 
breuse ,  en  leur  disant  qu'ils  étaient  les  seuls  que , 
clans  notre  grand  deuil ,  nous  nous  fussions  permis 
de  voir. 

Lord  Seymour  ayant  annoncé  qu'il  viendrait 
hier,  j'ai  été  fort  occupé,  le  matin,  à  préparer  dans 
le  salon  tout  ce  qui  pouvait  être  agréable  à  lady 
Seymour.  J'ai  placé  prés  de  la  cheminée  un  grand 
fauteuil  comme  le  sien  l'est  chez  elle ,  un  coussin 
pour  ses  pieds ,  et  une  chaise  près  d'elle  ;  c'était 
pour  Marie.  Comme  je  pensais  d'avance  à  la  con- 
trariété que  j'éprouverais  si  une  autre  qu'elle  venait 
s'y  asseoir  !  J'arrangeais  l'autre  côté  du  salon  pour 
le  reste  de  la  famille.  Mon  père  était  présent  à  tous 
ces  préparatifs  :  mon  empressement  le  faisait  sou- 
rire; et,  pour  achever  de  l'égayer,  j'allai  prendre 
quelques  livres  grecs  et  latins  que  je  posai  sur  la 
table  qui  est  dans  le  milieu  du  salon.  «  Voilà,  dis-je 
à  mon  père,  de  quoi  me  réhabiliter  dans  l'estime  de 
miss  Eudoxie.  »  — Il  entra  dans  cette  plaisanterie 
de  fort  bonne  grâce  ;  et ,  me  saluant  avec  un  pro- 
fond respect ,  il  osait,  disait-il ,  me  représenter  que  - 
c'était  porter  trop  haut  mes  prétentions  que  de  vou- 
loir plaire  à  cette  savante  personne.  —  La  bonne 
humeur  de  mon  père  ajoutait  à  la  mienne  ;  et  nous 
nous  amusâmes  à  passer  en  revue  les  ridicules  d'Eu- 
doxie  ;  je  me  donnai  la  joie  de  me  moquer  de  toutes 
ses  prétentions  ;  car  je  trouvais  un  secret  plaisir  à 
me  venger  ainsi  de  l'ennui  que  sa  seule  vue  allait 
«n'inspirer.  —  Mon  pauvre  p^re  ne  parla  point  de 

19. 


222  CHAULES    ET    MARIE. 

Sara  ,  et  je  nYn  fus  pas  surpris  ;  mais  j'étais  un  pou 
blessé  qu'il  ne  songeât  point  que  c'était  à  Marie 

qu'on  pouvait  sérieusement  souhaiter  de  plaire 

Je  ne  concevais  pas  qu'elle  ne  se  présentât  point  à  sa 
pensée  :  cependant  je  ne  parlai  pas  d'elle  non  plus  , 
peut-être  parce  que  j'y  pensais.... 

Lorsque  nous  entendîmes  leur  voiture  arriver, 
nous  allâmes  au-devant  d'eux.  Mon  père  donna  le 
bras  à  lady  Seymour  ;  je  fus  condamné  à  offrir  le 
mien  à  miss  Indiana,  et  les  trois  jeunes  personnes, 
ainsi  que  lord  Seymour,  nous  suivirent.  —  Mon 
père  conduisit  lady  Seymour  à  la  place  que  j'avais 
choisie  pour  elle.  Je  ressentis  une  véritable  satis- 
faction en  voyant  Marie  se  séparer  de  ses  sœurs 
pour  aller  s'asseoir  près  de  sa  mère  ;  elle  prit  la 
chaise  que  je  lui  avais  destinée  !  C'était  pour  être 
plus  à  portée  de  prévenir  les  désirs  de  lady  Sey- 
mour ;  mais  je  lui  savais  autant  de  gré  d'avoir  suivi 
mes  intentions  ,  sans  s'en  douter,  que  si  elle  s'y  fût 
soumise  par  complaisance.  J'avais  prévu  les  soins 

qu'elle  donnerait  à  sa  mère j'avais  deviné  son 

cœur...  je  la  connaissais  comme  aurait  fait  un  ancien 
ami  :  ce  sont  déjà  d'assez  grands  plaisirs  ! 

II  y  avait  à  peine  un  quart  d'heure  que  cette  fa- 
mille était  dans  le  salon,  lorsqu'on  vint  annoncer 
que  le  dîner  était  servi.  Nous  passâmes  dans  la  salle 
à  manger.  Mon  père  ,  ayant  placé  lady  Seymour  à 
sa  droite ,  je  menai  près  de  lui  miss  Indiana  que  je 
quittai  bien  vite;  mais  je  fus  obligé  de  nf asseoir 
entre  miss  luuloxie  et  Sara.  —  Marie,  comme  la 


cjiap.lfs  et  marie.  283 

plus  jeune ,  passait  toujours  la  dernière  ;  on  ne  ia 
comptait ,  et  elle  ne  se  comptait  elle-même  qu'après 
tous  les  autres.  Si  elle  n'était  pas  à  côté  de  moi  , 
du  moins  me  trouvais-je  assez  près  d'elle  pour  la 
voir,  l'entendre,  et  toujours  la  comparer  à  ses  sœurs; 
combien  elle  y  gagnait! 

Après  le  diner,  les  dames  se  retirèrent,  et  mon 
père  fut  assez  bon  pour  ne  mè  laisser  qu'un  quart 
d'heure  à  l'ennui  d'une  conversation  de  chasse  qu'a- 
vait commencée  lord  Seyraour.  Il  m'envoya  dans  le 
salon  sous  le  prétexte  d'aller  faire  les  honneurs  de 
chez  lui.  —  Je  m'esquivai  sans  écouter  les  cris  de 
lord  Seymour  qui  me  rappelait  ;  et  je  trouvai  lady 
Seymour  faible,  fatiguée  et  bien  établie  dans  le 
fauteuil  que  j'avais  nommé  le  sien.  —  Miss  Eudoxie 
était  près  de  la  table  -,  j'aperçus ,  au  dérangement 
des  livres,  qu'elle  les  avait  tous  ouverts,  j'imagine 
pour  juger  de  la  solidité  de  mes  lectures.  Je  me  ré- 
jouissais de  l'avoir  vue  tomber  dans  le  piège  que  je 
lui  avais  préparé  ;  mais  j'en  fus  bien  puni,  car  elle 
m'appela  près  d'elle  pour  entreprendre  une  disser- 
tation sur  un  des  plus  graves  auteurs.  —  Heureu- 
sement que  Sara  vint  me  tirer  de  sa  pédanterie. 
D'abord  elle  avait  commencé  par  ôter  son  chapeau, 
comme  si  elle  eût  été  chez  elle  ,  et  l'avait  jeté  sur  la 
table  près  de  laquelle  nous  étions  :  ensuite ,  elle  s'a- 
visa de  couper  toutes  les  belles  phrases  de  sa  sœur, 
en  y  mêlant  les  chiens,  la  chasse,  des  questions  sur 
l'étendue  des  réserves  que  mon  père  faisait  pour  le 
gibier,  et  mille  autres  objets  aussi  intéressans,  — 


224  CHARLES    ET    MARIE. 

Eudoxie  se  montrait  saisie  d'indignation  :  ses  lèvres 
étaient  pincées;  elle  se  redressait  d'un  air  majes- 
tueux ;  ses  yeux  étonnés  se  portaient  sur  moi ,  sur 
sa  sœur  ;  et  elle  paraissait  ne  pouvoir  pas  compren- 
dre tant  d'irrévérence. 

J'avais  fort  envie  de  rire  ;  Marie ,  qui  s'en  aper- 
çut ,  ne  put  s'empêcher  de  me  regarder  en  souriant 
aussi  ;  mais,  à  l'instant,  elle  se  détourna  ,  comme  si 
elle  se  fût  reproché  d'avoir  abandonné  Eudoxie  à 
mon  esprit  moqueur.  Que  tous  ses  mouvemens  sont 
aimables  et  doux!  On  croirait  que  le  ciel  l'a  placée  à 
dessein  près  de  ces  deux  insensées  pour  faire  ressor- 
tir toutes  ses  qualités. 

Bientôt  lord  Seymour  rentra  avec  mon  père.  «  Eh 
bien  !  s'écria-t-il  d'un  ton  de  voix  dont  l'éclat  devait 
blesser  lady  Seymour,  est-ce  que  nous  ne  ferons  pas 
un  tour  dans  le  parc  avant  de  nous  en  aller?  Qu'en 
dites-vous,  Sara?  »  —  Chacun  se  leva  pour  le  sui- 
vre. —  Sara  remit  à  la  hâte  son  chapeau ,  sans  se 
soucier  qu'il  fût  de  travers  ou  droit.  —  Eudoxie , 
voyant  que  tout  le  monde  se  disposait  à  sortir,  vou- 
lut bien  venir  avec  nous;  mais  elle  semblait  mar- 
cher au  supplice  ;  sa  figure  disait  :  «  La  nature 
n'est-elle  pas  la  même  partout?  Quel  malheur  de  ne 
pas  examiner  les  livres  rares  qu'il  faut  laisser  sur 
cette  table?  »  — Cependant  elle  aimait  mieux  nous 
accompagner  que  de  rester  seule  avec  ces  livres  , 
dont  on  ne  jouit  pourtant  jamais  aussi  bien  que 
dans  la  solitude.  Je  fus  tenté  de  le  lui  faire  ob- 
server. 


CHARLES    ET    MARIE.  225 

Lady  Seymour  demanda  la  permission  de  nous 
attendre  dans  le  salon;  et  Marie,  sans  dire  un  mot, 
sans  que  d'autres  quemioi  y  lissent  attention,  Marie 
resta  près  de  sa  mère.  —  J'avais  bien  envie  de  de- 
meurer aussi  ;  mais  Sara  me  dit  avec  son  ton  vif  et 
assez  impérieux  :  «  Venez-vous?  »  Et  elle  avait  déjà 
avancé  son  bras  pour  prendre  le  mien.  Elle  m'at- 
tendait ;  je  fus  donc  obligé  de  la  suivre. 

Notre  promenade  dura  plus  d'une  heure;  miss 
ïndiana  et  Eudoxie  marchaient  appuyées  Tune  sur 
l'autre  :  elles  se  parlaient  bas  et  nous  regardaient 
d'un  air  mécontent  et  ennuyé.  —  Sara  allait,  ve- 
nait, m'entraînait,  sans  faire  la  moindre  attention 
ni  à  leur  humeur,  ni  à  leurs  propos.  —  Lord  Sey- 
mour donnait  à  mon  père  de  fort  bons  conseils  sur 
l'ordonnance  des  jardins  ,  mais  aucun  ne  m'est  resté 
dans  la  tète.  Je  ne  voudrais  pas  me  souvenir  d'un 
seul ,  à  moins  que  ce  ne  fut  pour  l'éviter.  Si  jamais 
lady  Seymour  est  assez  forte  pour  voir  ce  parc  et 
qu'elle  veuille  bien  me  dire  ce  qu'il  faut  y  changer, 
alors  que  je  serai  heureux  de  me  conformer  à  son 
goût  ! 

On  vint  avertir  lord  Seymour  que  ses  voitures 
étaient  arrivées;  nous  revînmes  dans  le  salon.  En 
entrant ,  il  dit  à  sa  femme  :  «  Nous  allons  partir,  n 
—  Et,  sans  attendre  sa  réponse,  il  sortit  avec  l'air 
d'un  homme  qui  est  accoutumé  à  ne  trouver  ni  ré- 
sistance ni  objection  dans  sa  famille.  Non-seulement 
il  ne  s'informe  jamais  de  ce  qui  peut  être  agréable 
aux  autres;  mais  uniquement  occupé  de  ce  qui  lui 


226  CHARLES    ET    MARIE. 

convient  h  lui-même,  il  force  tous  les  siens  à  s\ 
soumettre ,  et  cela  le  plus  simplement  du  monde  : 
c'est  une  habitude ,  il  ne  se  dSute  pas  de  son  égoïs- 
me.  Quelle  grande  surprise  il  aurait  si  on  pouvait 
lui  apprendre  qu'il  est  insupportable  !  —  Je  donnai 
le  bras  à  lady  Seyrnour  pour  la  conduire  à  sa  voi- 
ture. Elle  y  monta  avec  Marie,  miss  Indiana  et  Eu- 
doxie.  Lord  Seymour  partit  en  gig  avec  Sara. 

Je  les  regardais  s'en  aller,  en  pensant  que  je  n'a- 
vais presque  point  vu  lady  Seymour  ni  Marie,  qui 
étaient  les  seules  que  j'aurais  voulu  voir.  11  ne  m'a- 
vait pas  été  possible  de  leur  exprimer  le  plaisir  que 
j'avais  à  les  recevoir  chez  mon  père.  Elles  n'avaient 
pu  me  dire  un  mot ,  on  ne  m'avait  pas  laissé  le  temps 
de  leur  adresser  une  parole.  J'étais  excédé  -,  et ,  dans 
mon  impatience ,  je  me  dis  avec  humeur  :  «  Quelle 
belle  journée  !  » 


12  juillet. 

Je  suis  sorti  hier  de  bonne  heure  ;  et  naturelle- 
ment ,  pour  ainsi  dire ,  à  mon  insu  ,  j'ai  tourné  mes 
pas  vers  le  parc  de  lord  Seymour.  Je  crois  qu'il  en 
est  de  môme  de  tous  les  premiers  mouvemens ,  on 
n'y  fait  attention  qu'en  se  les  rappelant.  Enfin  il  est 
très-vrai  que  ,  sans  y  avoir  pensé  ,  je  me  suis  trouvé 
près  de  la  petite  cabane  où  j'avais  entendu  cette 
voix  ravissante.  La  porte  en  était  fermée,  je  n'ai 
pu  y  entrer.  Le  rosier  n'a  plus  de  fleurs  ;  quelque 
temps  encore  et  ses  feuilles  tomberont.  Tout  me 
jetait  dans  une  disposition  mélancolique. 


CHARLES    ET    MARIE.  227 

Étendu  sur  le  gazon  ,  j'ai  voulu  me  rendre  compte 
de  ce  penchant  qui  m'entraîne  vers  Marie ,  moi , 
dont  l'âme  semble  réunir  tous  les  contrastes  ;  moi , 
jaloux  ,  susceptible,  exigeant,  inquiet  et  léger  ;  oui, 
léger,  car  je  fuirais  Marie  à  l'aperçu  d'un  défaut ,  et 
peut-être  que  la  perfection  me  fatiguerait.  Comment 
oserais-je  me  livrer  à  l'amour  !  L'amitié  n'a-t-elle 
pas  eu  mille  fois  à  souffrir  de  mes  injustices?  Marie 
me  rendra  malheureux  ou  je  la  tyranniserai.  Sera- 
t-elle  calme?  je  la  supposerai  indifférente.  Si  en  me 
revoyant  elle  parait  gaie  ,  je  croirai  qu'elle  n'a  point 
remarqué  mon  absence.  Si  je  la  trouve  triste,  c'est 
qu'elle  ne  jouira  pas  assez  de  mon  retour.  Enfin,  je 
n'aime  pas  encore  ,  et  j'entrevois  déjà  toutes  les  agi- 
tations de  l'amour. 

J'étais  livré  à  ces  réflexions ,  lorsque  Marie  parut 
dans  le  sentier  qui  conduit  à  la  cabane.  Elle  était 
suivie  de  deux  femmes  qui  portaient  des  corbeilles 
de  fleurs.  Elle  rougit  en  me  voyant.  —  «  Sara  est 
montée  à  cheval ,  me  dit-elle.. .  Eudoxie  passe  toutes 
ses  matinées  dans  la  bibliothèque...  Je  venais  ici 
préparer  le  déjeûner  de  ma  mère ,  elle  aime  cette 
retraite,..  Nous  croyions  être  seules.» — Marie 
rougit  encore  plus  en  disant  ces  derniers  mots.  Etait- 
ce  une  invitation  de  partager  leur  solitude  ou  un 
avertissement  de  la  respecter?  —  Je  cachai  mon 
embarras  en  lui  demandant  des  nouvelles  de  )ady 
Seymour  ?  —  «  Elle  est  mieux  aujourd'hui,  répondit 
Marie  -,  il  fait  si  beau  !  »  —  Elle  sourit ,  et  ce  sou- 
rire ne  me  disait  point  de  m'éloigner. 


228  CHAULES    ET    MARIE. 

Marie  lient  la  clef  de  la  cabane;  elle  ouvre  la 
porte.  Combien  je  cherche  à  m'aveugler!  Je  pré- 
tends douter  si  je  l'aime,  et  mon  cœur  bat  d'in- 
quiétude pour  savoir  si  elle  me  dira  adieu  ou  me 
priera  de  la  suivie.  Marie  est  encore  plus  troublée 
que  moi ,  elle  a  fait  passer  une  de  ses  femmes ,  puis 
l'autre ,  que  va-t-elle  faire?  Si  elle  ne  songe  môme 
pas  à  moi ,  et  quelle  entre  dans  la  cabane  sans  me 
rien  dire  ,  je  m'en  irai  ;  je  ne  la  reverrai  plus  :  mais 
sais-je  quel  chagrin  j'en  ressentirai?  Si  elle  m'offre 
de  la  suivre,  ce  sera  une  indiscrétion  dont  je  suis 
sur  de  la  blâmer  un  jour.  Marie,  Marie!  possédez- 
vous  déjà  toute  mon  âme?  Je  me  surprends  quel- 
quefois me  promettant  votre  bonheur,  comme  s'il 
dépendait  de  moi  et  qu'il  fût  incertain  !  A  qui  fais-je 
ces  sermens  dont  vous  ne  vous  doutez  pas?  à  moi  ! 
à  cette  âme  ardente ,  à  ce  caractère  inquiet ,  sévère , 
que  je  redoute  en  connaissant  l'amour. 

Marie  était  toujours  indécise ,  et  je  restais  ap- 
puyé contre  l'arbre  le  plus  près  délie  ;  enfin ,  par 
une  sorte  d'inspiration,  je  lui  demande  si  cette  re- 
traite lui  appartient  particulièrement.  —  «  Oui,  me 
dit-elle,  c'est  moi  qui  l'ai  arrangée.  »  —  Ma  ques- 
tion lui  semble  peut-être  une  prière  de  satisfaire  ma 
curiosité;  car  elle  s'avance,  me  fait  place;  je  la 
suis  ,  et  me  voilà  dans  cette  solitude,  préférable  au 
grand  château  de  lord  Seymour. 

Pendant  que  j'ai  l'air  de  regarder  les  meubles ,  les 
gravures,  mes  yeux  ne  quittent  pas  Marie.  Elle  ar- 
range ses  Heurs ,       pare  sa  table  à  thé  ,  —  y  place 


CHAULES    ET    MARIE.  221) 

une  tasse  ;  c'est  pour  sa  mère ,  —  une  seconde  ;  c'est 
pour  elle  ,  —  mais  Marie  en  prend  une  troisième.  Je 
ine  dis ,  c'est  pour  moi  ;  et  je  détourne  mon  visage 
de  peur  qu'elle  n'aperçoive  tout  le  plaisir  que  j'é- 
prouve. —  Hélas  !  il  fut  bientôt  détruit  ;  —  après 
avoir  bien  tourné ,  regardé  cette  troisième  tasse , 
Marie  la  replaça  sur  la  cheminée  ;  mais  par  une  dé- 
licatesse dont  elle  seule  est  capable  ,  que  je  puis  seul 
deviner,  elle  ôta  également  la  tasse  qu'elle  se  desti- 
nait. Tout  cela  se  faisait  sans  me  parler ,  sans  me  re- 
garder; et  ce  silence,  cet  embarras  n'étaient  pas 
perdus  pour  mon  cœur. 

Lady  Seymour  parut  ;  Marie  en  témoigna  une 
joie  qui  semblait  me  dire  :  «  A  présent  seulement  je 
puis  avoir  du  plaisir  à  vous  voir.  »  —  Sans  attendre 
que  sa  mère  m'eût  invité  à  déjeûner,  elle  remit  sur 
la  table  les  deux  tasses ,  objet  de  son  innocente  in- 
quiétude. Lady  Seymour  m'offrit  du  thé  ;  je  me  pla- 
çai entre  elle  et  sa  charmante  fille.  Jamais  je  n'ai 
éprouvé  un  sentiment  de  bonheur  si  pur  ni  si  vif. 
Lady  Seymour  avait  aussi  un  air  plus  satisfait  que 
de  coutume.  Elle  ne  me  disait  que  des  choses  sim- 
ples, ne  parlait  que  d'objets  indifférens;  mais  cha- 
que expression  avait  un  accent  touchant  qui  arrivait 
jusqu'à  mon  àme  :  il  semblait  que  chacun  de  nous 
devinât  ce  que  chacun  de  nous  n'aurait  osé  ni  en- 
tendre ni  dire. 

Après  le  déjeuner,  lady  Se)  mour  proposa  à  Marie 
de  chanter.  Dès  les  premiers  mots ,  je  reconnus  la 
même  romance,  les  sons  tendres ,  les  paroles  plain- 

♦20 


230  CHAULES    ET    HAR1E. 

tives  qui  avaient  pénétré  mon  cœur.  Aussi,  dès  les 
premiers  mots ,  mon  émotion  fut  si  grande  que  lady 
Seymour  la  remarqua.  —  «  Cet  air,  me  dit-elle, 
vous  rappelle-t-il  quelque  souvenir  sensible?  — Pas 
cet  air,  repris-je  troublé,  mais  cette  voix.  »  —  Elle 
parut  étonnée  :  ses  regards  m'interrogeaient  ;  i!s  de- 
mandaient une  réponse...  Après  avoir  hésité  long- 
temps ,  je  lui  parlai  de  ma  promenade  près  de  cette 
même  cabane.  J'essayai  de  lui  peindre  le  ravissement 
où  j'avais  été  lorsque  ,  me  croyant  seul  dans  ses  jar- 
dins, au  milieu  de  la  nuit ,  cette  voix  inconnue  était 
venue  se  placer  entre  le  ciel  et  moi....  —  Lady  Sey- 
mour m'écoutait  avec  un  plaisir  qui  animait  sa  fi- 
gure, et  semblait  éclairer  tous  ses  traits.  Sa  fille 
baissait  les  yeux  ;  mais  lorsque  j'ajoutai  que  plusieurs 
personnes  ayant  applaudi ,  je  m'étais  éloigné  ,  Marie 
s'écria  :  «  C'est  sûrement  le  jour  que  mes  cousines 
ont  passé  ici.  »  —  Ses  cousines  !  comme  je  l'ai  mal 
jugée  !  Sans  doute  de  jeunes  personnes,  compagnes 
de  son  enfance  ;  —  non ,  Marie  n'est  point  coquette  \ 
elle  chantait  parce  que  sa  voix  plaît  à  sa  mère. 

Marie,  mon  cœur  vous  appartient.  Dans  cette 
petite  retraite,  près  de  votre  mère  ,  avec  vous  ,  j'ai 
cru  au  bonheur.  Mais  pourrez-vous  partager  l'exal- 
tation de  mon  amour,  excuser  ma  bizarrerie?  J'é- 
tais heureux  :  eh  bien!  dans  cet  instant  même,  je 
sentais  que,  s'il  fut  arrivé  une  seule  personne,  si 
vous  eussiez  fait  un  seul  pas  dans  le  monde,  le  doute, 
l'inquiétude  se  seraient  emparés  de  mon  âme. 


CHARLES    ET    MARIE.  231 

20  juillet. 

Comment  exprimer  tout  ce  qui  se  passe  en  moi  ! 
Ce  matin ,  j'ai  rencontré  Marie  dans  le  village  ;  n'o- 
sant lui  offrir  mon  bras  ,  je  me  suis  promené  à  coté 
d'elle.  Marie  est  entrée  dans  différentes  chaumières 
où  Ton  n'existe  que  par  ses  bienfaits  :  mon  cœur 
palpitait  d'amour  et  de  joie,  en  voyant  le  respect, 
l'adoration  qu'elle  inspire. 

Toutes  les  actions  de  Marie  ont  un  charme  qui 
n'appartient  qu'à  elle.  Accoutumée  à  vivre,  pour 
ainsi  dire ,  inaperçue  dans  sa  propre  maison ,  loin 
de  chercher,  comme  ses  sœurs,  à  paraître,  à  briller, 
elle  craint  d'être  distinguée.  Aujourd'hui ,  chez  ces 
bonnes  gens,  «  c'était  de  la  part  de  sa  mère  qu'elle 
venait  les  trouver  ;  c'était  à  sa  mère  qu'elle  rendrait 
compte  des  peines  ou  du  besoin  de  chaque  pauvre 
famille.  »  Marie  ,  demain  vous  viendrez  leur  appor- 
ter des  secours  ,  des  consolations  ;  et  comptant  pour 
rien  vos  pas,  vos  démarches,  vos  larmes  même  que 
j'ai  vu  couler  sur  le  malheur,  vous  vous  joindrez 
à  eux  pour  bénir  votre  mère  :  c'est  vers  elle  seule 
que  vous  porterez  leur  reconnaissance  et  leur 
amour. 

Je  regardais  Marie,  et  me  disais  :  Ce  cœur-là  n'a 
jamais  été  insensible  à  la  pitié.  Elle  a  fait  le  bien  , 
tout  le  bien  qu'elle  a  pu  faire.  Point  de  négligence  , 
point  d'oubli;  pas  un  sentiment  qui  n'ait  été  pur; 
pas  une  action  qui  n'ait  été  généreuse  !  Marie ,  je 
vous  aimais  hier  presque  involontairement  ;  aujour- 


232  CHAULES    ET    MARIE. 

(f  hui,  c'est  de  toute  la  puissance  de  mon  âme  que  je 
désire  vous  appartenir. 

En  quittant  le  village,  Marie  m'a  dit  adieu  :  je 
suis  resté  à  la  même  place  ,  tant  que  j'ai  pu  l'aper- 
cevoir. Elle  s'est  retournée  plusieurs  fois  ;  et  tou- 
jours un  signe  obligeant  m'a  prouvé  que  non-seule- 
ment elle  me  voyait,  mais  qu'elle  s'attendait  à  me 
voir.  Arrivée  près  d'un  sentier  qui  devait  me  la  ca- 
cher entièrement,  elle  m'a  regardé  une  dernière  fois  ; 
et  de  sa  main  et  de  son  mouchoir  m'a  dit  un  dernier 
adieu  ,  tandis  que  moi ,  presque  immobile ,  je  ne 
pouvais  même  la  saluer.  N'osant  la  suivre,  ne  pou- 
vant la  fuir,  je  sentais  de  tristes  pensées  rentrer  dans 
mon  âme  à  mesure  qu'elle  s'éloignait.  0  avenir  ! 
avenir  si  vague ,  si  incertain ,  qui  n'arrivez  jamais 
ni  comme  on  le  craint,  ni  comme  on  le  désire,  au 
moins  ne  me  laissez  pas  sans  espérance  ! 

En  m'en  allant,  j'ai  salué  à  mon  tour  le  dernier 
arbre  qui  m'avait  caché  Marie  ;  et ,  comme  s'il  eût 
pu  m'entendre  ,  je  disais  :  Demain ,  je  reviendrai  la 
chercher  ici  :  peut-être  demain  te  regarderai-je  bien 
long-temps  avant  de  la  voir  paraître  !  Jamais  je  ne 
passerai  près  de  cet  arbre  sans  éprouver  un  souvenir 
de  regret  et  d'amour. 


1er  août. 


Je  suis  retourné  plusieurs  fois  à  la  cabane,  dans 
le  village  ;  je  n'y  ai  plus  rencontré  Marie!...  Quand 
je  la  vois  chez  son  père  ,  je  ne  fais  pas  un  pas  que  ses 


CHARLES    ET    MARTE.  233 

yeux  ne  me  suivent ,  je  ne  dis  pas  un  mot  que  son 
regard  ne  réponde  à  chacune  de  mes  expressions. 
Mais  si  je  m'approche  d'elle ,  aussitôt  ce  regard 
change ,  ses  yeux  se  baissent ,  ils  semblent  m'éviter 
ou  craindre  de  m'entendre...  Marie,  pourquoi  me 
faut-il  deviner  toutes  vos  pensées,  interpréter  toutes 
vos  .actions?  Ah!  n'éloignez  pas  trop  le  temps  où  , 
après  m'avoir  laissé  lire  dans  votre  cœur,  vous  vous 
direz  :  Il  me  connaît,  si  je  me  connais  moi-même. 

Aujourd'hui ,  il  y  avait  beaucoup  de  monde  chez 
lord  Seymour.  Miss  Eudoxie ,  miss  Sara  étaient  ha- 
billées à  cette  mode  nouvelle  qui  laisse  à  peine  ces 
voiles  que  désirent  également  la  pudeur  et  l'amour. 
Marie  avait  imité  ses  sœurs  dans  leur  parure.  Je 
suis  loin  de  l'excuser  :  mais  quelle  joie  je  ressentis 
lorsque,  dès  qu'elle  m'aperçut,  je  la  vis  prendre 
un  châle  derrière  elle  ,  et  s'en  cacher  en  rougissant  ! 
Marie ,  votre  cœur  ne  vous  trompe  pas  ;  mes  yeux 
seuls  sont  ceux  d'un  amant.  Avant  que  j'arrivasse , 
plusieurs  hommes  étaient  près  de  vous  ;  et  vous  ne 
vous  êtes  pas  aperçue  qu'ils  vous  regardaient.  Ah! 
toute-puissance  de  l'amour,  je  te  reconnais  surtout 
à  la  mobilité  de  mes  impressions  !  Hier,  je  n'aurais 
pu  supporter  l'idée  de  voir  Marie  si  légèrement  vê- 
tue ;  dans  quelques  instans  ,  peut-être ,  je  l'en  blâ- 
merai avec  rigueur  :  mais  ,  en  ce  moment ,  je  ne 
voyais  ,  ne  sentais  que  l'émotion  qu'elle  éprouvait. 
Son  ingénuité,  ses  grâces  timides,  sa  craintive  mo- 
destie ont  fait  naître  mes  sentimens  ;  et ,  je  le  sais  , 
une  erreur  m'a  découvert  les  siens.  N'importe  ,  je 

•20. 


234  CHARLES    ET    MME, 

la  lui  pardonne  :  que  cette  fois  seulement  sa  parure 
soit  semblable  à  celle  des  autres  femmes,  j'y  con- 
sens ;  mais  qu'à  l'avenir  tout  la  distingue,  et  que 
mes  yeux  et  mon  cœur  la  reconnaissent  toujours.  . 


8  août. 

Ce  matin ,  mon  père  m'a  demandé  si  je  ne  comp- 
tais pas  faire  quelques  visites  dans  les  environs.  Il 
m'a  surpris,  comme  s'il  n'y  avait  près  de  nous  que 
Marie  et  sa  famille.  Où  me  suis-je  laissé  entraîner 
sans  m'en  apercevoir?  Je  n'existe  donc  plus  que 
pour  Marie!  Je  relis  mon  journal  :  les  jours  passés 
sans  la  voir  ne  sont  plus  comptés.  Je  reviens  sur 
toutes  mes  impressions  depuis  que  je  la  connais ,  et 
je  m'étonne  de  ne  plus  trouver  une  démarche  dont 
elle  ne  soit  l'objet.  Son  souvenir  vient  se  placer  entre 
moi  et  toute  chose. 

Pendant  le  déjeûner,  mon  père  est  resté  long- 
temps en  silence  :  je  l'imitais  ;  je  voyais  bien  qu'il 
était  troublé;  mais  je  n'osais  lui  en  demander  le 
motif.  C'est  la  première  fois  que  je  lui  dissimule  une 
pensée,  qu'il  me  cache  une  inquiétude.  Je  sortais , 
lorsqu'il  m'a  dit  :  «  Vous  allez  beaucoup  chez  lord 
Seymour.  »  —  Je  lui  ai  répondu  par  une  inclina- 
tion de  tête.  —  «  Ses  filles  sont  charmantes.  »  — 
Encore  une  inclination ,  quoique  je  fusse  mécontent 
qu'il  ne  nommât  point  Marie.  —  «  En  général ,  on 
préfère  la  troisième.  »  —  Je  commençais  à  respirer 
—  «  Il  est  fâcheux  que  lord  Seymoqr  ait  résolu  de 


CHARLES    ET    MARIE.  235 

ne  la  marier  que  lorsque  les  deux  aînées  seront  éta- 
blies. »  —  Quel  sentiment  douloureux  m'a  saisi  ! 
Toutes  mes  espérances  nie  semblaient  détruites.  Qui 
pourrait  aimer  une  autre  que  Marie  !  —  «  Croit-il 
donc,  me  suis-je  écrié,  que  Ton  puisse  chérir  sa 
pédante  Eudoxie  ,  confier  son  bonheur  à  cette  folle 
Sara?  — Vous  êtes  bien  sévère,  m'a-t-il  dit;  et 
je  pourrais  en  présumer  qu'un  intérêt  caché  vous 
aigrit  ;  mais  je  ne  veux  point  pénétrer  dans  votre 
âme  malgré  vous.  —  Jamais  malgré  moi,  mon 
père  ;  et  peut-être  avez-vous  lu  dans  cette  âme  avant 
moi-même.  »  —  11  soupira. 

a  La  famille  de  lord  Seymour,  a-t-il  ajouté ,  est 
séparée  en  trois  autorités  qui  se  choquent  sans 
cesse. 

»  Lord  Seymour,  désolé  de  n'avoir  pas  de  gar- 
çon, a  exclusivement  adopté  sa  fille  aînée  ,  et  a  dé- 
claré, d'une  manière  irrévocable,  qu'il  donnerait 
son  nom  et  sa  fortune  à  celui  qui  épouserait  Sara. 

)>  Miss  Indiana  demanda  à  son  frère  la  permission 
d'élever  sa  seconde  fille  ;  lord  Seymour,  ne  consi- 
dérant que  la  fortune  immense  de  sa  sœur,  y  con- 
sentit. La  petite  Eudoxie  fut  donc  remise  à  sa  tante, 
qui ,  dès-lors  ,  l'institua  son  héritière ,  et  ne  permit 
plus  à  lady  Seymour  de  faire  une  représentation  sur 
la  manière  dont  on  élevait  sa  fille.  Je  ne  doute  pas 
que  tant  de  chagrins  réunis  n'aient  contribué  à  dé- 
truire  la  santé  de  cette  malheureuse  mère. 

»  Toutes  ses  espérances ,  toutes  ses  consolations , 
mais  aussi  toutes  ses  inquiétudes,  se  sont  donc  por- 


236  CHARLES    ET    MARTE. 

tées  sur  la  petite  Marie,  que  lord  Seymour  lui  aban- 
donnait par  insouciance.   Je  sais  qu'elle  Ta  élevée 
avec  cette  tendresse  active,  prévoyante,  qui  ne  né- 
glige ni  les  vertus  ni  les  talens.  Mon  fils,  j'honore 
votre  choix  :  mais  considérez  aussi  qu'une  jalousie 
extrême  agite  également  Eudoxie  et  Sara,  et  qu'elle 
rend  bien  injustes  ce  père  et  cette  tante;  que  Ton 
blesse  chacun  d'eux  en  faisant  l'éloge  de  l'une  de 
ces  jeunes  personnes.  Chercher  à  lui  plaire  suffirait 
pour  offenser  le  reste  de  la  famille.  Mais  prétendre 
à  Marie  serait  sûrement  se  faire  exclure  de  la  mai- 
son, aggraver  les  peines  de  lady  Seymour,  et  faire 
persécuter  son  innocente  fille.  »  —  J'ai  pris  la  main 
de  mon  père;  je  l'ai  serrée  dans  la  mienne  ,  en  lui 
disant  :  «  Je  me  trompe  bien ,  ou  la  position  de 
Marie  vous  a  touché.  Jamais  le  plus  ou  moins  de 
fortune  ne  vous  arrêtera  pour  m'accorder  celle  que 
j'aime.  — Jamais  ;  et  votre  mère  a  reçu  en  mourant 
ma  promesse  de  vous  rendre  heureux.  Cependant, 
mon  enfant,  ne  vous  jetez  pas  dans  une  famille  ca- 
pricieuse,  vaine,   désunie,  où  l'intérêt  d'un  seul 
éveille  la  haine  de  tous.  —  Ah!  lady  Seymour,  son 
aimable  fille,  n'ont  sûrement  pas  connu  la  haine?  — 
Non  :  mais  elles  ne  peuvent  rien ,  ni  pour  leur  bon- 
heur, ni  pour  le  vôtre.  —  Mon   père!  me  suis-je 
écrié,  il  est  trop  tard.  —  Je  l'avais  prévu,  a-t-il  re- 
pris :  pourquoi  le  désir  de  vous  distraire ,  de  vous 
éloigner  du  deuil  qui  m'environnait,   m'a-t-il  fait 
consentir  à  vous  mener  chez  lord  Seymour  ?»  — 
C'est  moi  qui  ai  tort,  se  disait-il  à  lui-même.  —  Une 


CHARLES    ET    MARIE.  23? 

voix  intérieure  semblait  m'avertir,  et  je  répondais 
tristement  :  —  C'est  moi  qui  serai  malheureux.  — 
J'étais  loin  toutefois  d'en  accuser  mon  père;  je 
trouvais  même  une  sorte  de  charme  à  me  persua- 
der que  j'aurais  sûrement  rencontré  Marie  s'il  ne 
me  l'avait  pas  fait  connaître  ;  enfin  ,  que  le  cœur  de 
Marie  attendait  le  mien  pour  devenir  sensible. 

Dans  ce  moment  on  a  annoncé  une  visite  impor- 
tune 5  mon  père  Ta  reçue  :  je  n'aurais  pu  composer 
mon  visage,  m'occuper  de  gens  oisifs.  Que  d'incer- 
titudes ,  que  de  tourmens  se  présentaient  à  mon 
avenir!  Dans  quelles  agitations  vais-je  m'engager? 
mon  père  me  paraissait  aussi  affligé  que  moi-même; 
souvent  il  me  regardait  avec  une  bonté  touchante. 
Je  fus  vingt  fois  à  une  fenêtre,  d'où  je  voyais  ce 
chemin  que  je  faisais  tous  les  jours  ,  et  chaque  fois 
je  revenais  plus  accablé.  —  Cependant  j'eus  la  force 
de  ne  pas  aller  chercher  Marie,  espérant  par  ce  sa- 
crifice diminuer  les  inquiétudes  de  mon  père.  Je 
suis  resté  tout  le  jour  près  de  lui.  En  me  quittant 
il  m'a  serré  la  main  et  m'a  dit  :  «  Lorsque  vous  au- 
rez retrouvé  îe  calme,  vous  jugerez  combien  îe  cou- 
rage de  ce  moment  vous  évite  de  peines!  »  —  Re- 
trouvé le  calme!  Ces  mois  ont  brisé  mon  cœur  : 
j'ai  regretté  de  n'avoir  pas  été  chez  Marie.  Peut-il 
croire  que  j'aie  renoncé  à  l'amour,  au  bonheur? 
Marie,  Marie,  la  seule  pensée  de  ne  plus  vous  voir 
m'a  fait  trembler ,  m'a  fait  prononcer  le  serment 
d'être  pour  toujours  à  vous. 


238  CHARLES    ET    MARIE. 


9  août. 


Ne  plus  voir  Marie  !  Voilà  le  premier  sentiment 
qui  m'a  saisi  avant  que  mes  yeux  fussent  ouverts; 
et  je  me  suis  écrié  :  jamais  !  comme  répondant  à  une 
puissance  qui  voulait  me  séparer  de  moi-même.  Le 
son  de  ma  voix  m'a  éveillé;  je  me  suis  levé,  j'ai 
couru  à  cette  fenêtre,  d'où  Ton  aperçoit  le  parc 
de  lord  Seymour.  Appuyé  sur  le  balcon  ,  tranquille 
en  apparence ,  tous  les  orages  de  la  passion  boule- 
versaient mon  âme.  Oubliant  la  bonté  de  mon  père , 
je  lui  jurais  comme  à  un  tyran  de  ne  jamais  me  sé- 
parer de  Marie.  Mon  père  un  tyran  !  Qu'il  est  loin 
de  soupçonner  mon  ingratitude!  Je  reprochais  à  lord 
Seymour  sa  criminelle  partialité,  à  sa  femme  une 
faiblesse  impardonnable.  Tous  les  défauts  d'Eudoxie, 
de  Sara  s'offraient  à  mes  yeux  ;  enfin  tout  ce  qui 
s'opposait  à  mon  amour  se  présentait ,  et  à  chaque 
obstacle  nouveau  serment  d'aimer  Marie.  Que  dis- 
je,  aimer?  lui  dévouer  mon  âme  et  ma  vie;  la  dé- 
dommager de  ses  peines  passées ,  assurer  la  joie  et 
le  bonheur  de  son  avenir,  tels  étaient  mon  espoir  et 
mes  vœux. 

Je  ne  suis  pas  entré  chez  mon  père  ce  matin  5 
comment  oser  lui  avouer  que  j'allais  la  revoir  ?  Mais 
aussi ,  mon  père ,  est-ce  en  me  la  représentant  mal- 
heureuse que  vous  avez  cru  me  disposer  à  nréloi- 
gner  d'elle? 

Lorsque  je  suis  arrivé  chez  lord  Seymour,  je  rai 
trouvé  au  moment  de  partir  avec  sa  famille  pour  se 


CHAULES    ET    MARIE.  239 

rendre  à  une  course  près  de  Bath.  Désespéré  de  ne 
pouvoir  parler  à  Marie,  j'ai  résolu  de  raccompa- 
gner. La  course  a  été  suivie  d'un  grand  dîner,  d'un 
bal  magnifique;  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  distingué 
dans  les  environs  s'y  est  trouvé. 

Comme  les  dames  se  rendaient  dans  une  tente 
où  elles  devaient  dîner,  plusieurs  Bohémiennes 
avec  une  troupe  d'enfans  fort  jolis  les  ont  suivies. 
Elles  demandaient  à  chacun  une  légère  aumône  que 
personne  ne  daignait  même  leur  refuser  ;  on  les  re- 
poussait sans  les  regarder  ,  les  entendre,  ni  leur  ré- 
pondre. Marie,  appuyée  contre  un  arbre,  laissait 
passer  toute  cette  brillante  société  sans  paraître  sur- 
prise de  son  indifférence  pour  le  malheur.  Je  suis 
arrivé,  Marie  m'a  salué  d'un  signe  de  tête  qui 
m'exprimait  le  plaisir  qu'elle  avait  à  me  voir  ;  son 
sourire  était  encore  plus  doux.  Trop  occupé  d'elle, 
j'oubliais  aussi  ces  familles  indigentes.  LordSeymour, 
missEudoxie,  Sara  étaient  déjà  passés.  Marie  ba- 
lançait à  les  suivre.  Je  voyais  dans  ses  yeux  un  re- 
gret mêlé  de  surprise  qui  m'étonnait.  En  regardant 
autour  d'elle  et  apercevant  des  infortunés,  j'ai  senti 
que  Marie  désirait  de  les  secourir.  J'ai  donné  une 
guinée  à  la  femme  qui  était  le  plus  près  de  nous  -, 
aussitôt  sa  petite  fille  s'est  écriée ,  en  s'adressant  à 
Marie  :  a  Ah!  vous  nous  aviez  bien  dit  d'attendre; 
qu'il  en  viendrait  un  qui  nous  donnerait.  »  —  Ma- 
rie a  rougi ,  mais  a  affecté  de  reprendre  gaiement  : 
«  Cette  ridicule  mode  de  ne  point  porter  de  poches 
empêche  quelquefois  d'être  généreuse.  —  Marie , 


240  CHAULES    ET    MARIE. 

lui  ai-je  dit  bien  bas ,  est-ce  à  moi  que  vous  pensiez? 
est  ce  sur  moi  que  vous  auriez  compté?  »  —  Elle  a 
baissé  les  yeux  ,  mais  a  gardé  le  silence.  Ce  silence 
n'est-il  pas  un  aveu?  Dans  ma  joie  j'ai  jeté  ma 
bourse  tout  entièreà  cette  Bohémienne,  en  lui  disant  : 
«  N'oubliez  jamais  ce  jour;  c'est  un  jour  de  bon- 
heur. )>  — Marie  a  mis  sa  main  devant  ses  yeux  , 
et ,  sans  me  parler ,  elle  s'est  hâtée  d'entrer  dans  la 
tente,  où  nous  avons  trouvé  miss  Eudoxie  qui  ap- 
prenait, et  à  ceux  qui  le  savaient  et  à  ceux  qui  ne 
désiraient  guère  le  savoir,  l'origine  des  Bohémiens. 

((C'est,  disait-elle,  une  colonie  d'émigrés  de 
l'Inde  qui  ont  quitté  leur  patrie  à  l'époque  où  Ti- 
murbeg  porta  la  désolation  clans  ces  contrées.  On 
les  appelle  en  France  Bohémiens  ;  en  Angleterre 
Gipsies  ;  Zingani  en  Italie  \  Zigeuner  en  Allema- 
gne ;  Tchinguenèe  en  Turquie  et  dans  tout  l'Orient.  » 

Les  femmes  qui ,  n'ayant  point  d'esprit  naturel  , 
cherchent  à  paraître  savantes  ,  ne  disent  bien  sou- 
vent que  des  mots.  Aussi,  dans  les  longues  nomen- 
clatures dont  nous  accable  miss  Eudoxie ,  elle  a  le 
rare  avantage  de  citer  toujours  ce  qu'une  femme  ai- 
mable ignore,  ce  qu'un  homme  instruit  a  oublié. 
Et  il  faudra  que  j'attende,  pour  être  heureux,  qu'il 
se  trouve  un  infortuné  assez  sourd  ,  assez  aveugle 
pour  se  laisser  charmer  par  tant  de  prétentions!  Un 
pareil  intérieur  me  paraîtrait  bien  ce  que  Saint-Au- 
laire  appelait  les  galères  du  bel  esprit. 

Sara  demanda  à  sa  sœur  si  véritablement  les 
Bohémiennes   prédisaient    l'avenir?  «  J'espère  que 


CHAULES    ET    MARIE.  241 

vous  n'y  croyez  pas ,  reprit  sévèrement  miss  Eu- 
doxie;  mais  il  est  certain  que  le  tambour  de  basque 
et  les  castagnettes  que  ces  vagabonds  portent  encore 
aujourd'hui  sont  les  mêmes  dont  se  servaient  les  prê- 
tres indiens  pour  leurs  opérations  magiques  et  divi- 
natoires ;  d'ailleurs  la  chiromancie  à  laquelle  ils  se 
livrent  est  une  inventionde  l'Inde;  et  le  nom  de  Zin- 
gani  prouve  qu'ils  sortent  du  pays  de  Zinganes,  sur 
les  bords  de  l'Inclus.  »  — Elle  avait  dit  toute  cette 
grande  phrase  sans  s'être  arrêtée  un  instant,  et  vé- 
ritablement j'avais  besoin  de  respirer  pour  elle. 

Sara,  qui  nous  avait  attiré  cette  longue  disserta- 
tion ,  n'avait  pas  daigné  l'écouter  ;  elle  était  sortie 
pendant  que  sa  sœur  parlait.  Bientôt  elle  est  rentrée 
suivie  de  quatre  sorcières  plus  vieilles  et  plus  laides 
que  toutes  les  autres.  Les  jeunes  gens  ont  fait  des 
cris  affreux  ,  ils  ne  pouvaient  supporter  la  vue  d'une 
nature  si  dégradée.  Leur  dégoût ,  leur  humeur  amu- 
saient beaucoup  Sara  ;  elle  a  donné  sa  main  à  ces 
Bohémiennes  pour  qu'elles  y  devinassent  l'avenir. 
Dans  leur  jargon  elles  lui  ont  prédit  rang,  plaisir, 
richesse,  tout  ce  que  le  monde  appelle  bonheur.- 
Miss  Eudoxie  n'a  jamais  voulu  se  prêter  à  cette  plai- 
santerie. Pour  Marie,  accoutumée  à  céder  aux  vo- 
lontés de  ses  sœurs,  dès  la  première  invitation  de 
Sara  elle  a  donné  sa  belle  main  aux  sorcières,  «  Ah! 
lui  ont-elles  dit  en  même  temps,  vous  serez  la 
femme  du  seul  qui  n'oublie  pas  le  pauvre.  »  —  Ma- 
rie a  remis  bien  vite  son  gant.  Du  seul ,  s'est  écriée 
Sara  \  du  seul,  ont  répété  les  hommes  ;  et  Ton  cher- 

21 


242  CHARLES    ET    31A1UE. 

chait  quel  serait  le  fortuné  mortel.  Mais,  par  mira- 
cle, personne  nravait  vu  que  j'avais  donné  quelques 
secours  à  ces  malheureux,  et  personne  n'a  pensé  à 
moi. 

Combien  je  jouissais  du  trouble  de  Marie!  Tour 
à  tour  rouge  et  pâle  ,  elle  me  regardait  un  instant 
et  baissait  les  yeux  avec  tant  d'émotion  ,  qu'il  me 
paraissait  impossible  qu'elle  ne  se  trahit  pas.  J'ai  eu 
la  force  de  m'éloigner  d'elle,  mais  sans  la  perdre  de 
vue.  Qu'elle  m'était  chère  !  Vers  le  milieu  du  bal  je 
l'ai  aperçue  seule,  et  saisissant  ce  moment  pour 
m'approcher  d'elle  :  «  Me  défendrez- vous  d'èlre 
superstitieux?  lui  ai-je  dit;  ou  me  permettrez-vous 
d'espérer  la  félicité  qui  m'est  promise?  »  —  Deux 
fois  elle  a  essayé  de  me  répondre ,  et  deux  fois  elle 
s'est  arrêtée.  J'ai  osé  lui  parler  de  mon  amour ,  de 
cet  amour  si  tendre  que  tout  l'augmente ,  quoique 
toujours  persuadé  de  ne  pouvoir  aimer  davantage. 
Elle  m'écoutait,  me  regardait  avec  une  incertitude 
douloureuse  :  «  Marie,  douteriez-vous  de  mes 
sentimens?»  — Elle  a  continué  de  garder  le  si- 
lence. Ce  silence  m'était  insupportable  :  «  Marie  ! 
Marie  !  par  pitié  répondez-moi  !  doutez-vous  de  ma 
sincérité?  doutez-vous  de  mon  amour?  —  Je  suis 
née  si  malheureuse  !  »  a-t-elle  répondu  en  tremblant. 
—  Ces  mots  ont  retenti  jusqu'à  mon  cœur  ;  ils  as- 
suraient le  bonheur  de  ma  vie.  C'est  parce  qu'elle 
se  croit  née  malheureuse  qu'elle  doute  si  je  l'aime  ! 
Quel  supplice  d'entendre  cet  aveu  devant  mille  in- 
différens  ,  de  ne  pouvoir  ni  en  jouir  ni  le  lui  faire 


CHARLES    ET    MARIE.  243 

répéter  !  Sara  approchait ,  je  n'ai  eu  le  temps  que  de 
dire  à  Marie  :  «  Jamais  malheureuse.  »  —  Je  ne 
sais  quelle  tristesse  a  couvert  son  visage  ,  un  grand 
soupir  s'est  échappé  de  son  cœur.  Elle  s'est  éloi- 
gnée de  moi ,  je  l'ai  suivie.  On  Ta  priée  de  danser, 
j'ai  vu  clairement  qu'elle  acceptait  pour  éviter  mes 
regards,  et  peut-être  ses  propres  réflexions. 

Marie  !  pourquoi  cette  tristesse  ?  Vous  reprochc- 
riez-vous  la  satisfaction  que  j'éprouve?  craindriez- 
vous  votre  père ,  vos  sœurs?  Mon  humeur  fière  , 
impatiente,  supportera  leur  injustice;  je  placerai 
votre  souvenir  entre  mes  défauts  et  les  leurs ,  pour 
me  soumettre ,  pour  surmonter  tous  les  obstacles. 

Avec  quel  plaisir  ,  quelle  affection  nouvelle  je  sui- 
vais tous  les  pas ,  tous  les  mouvemens  de  Marie  ! 
Elle  m'aime!  medisais-je  -,  elle  sera  la  compagne,  le 
charme  de  ma  vie.  Ah!  quel  nom  vous  donner, 
premier  regard  qui  suit  un  premier  aveu ,  pre- 
mier regard  où  le  cœur  prononce  :  «  Elle  sera  à 
moi  !  » 


il  août. 

En  arrivant  chez  mon  père  je  me  suis  précipité 
dans  ses  bras  :  «  Elle  m'aime,  »  lui  disais-je;  s'il 
voulait  dire  un  mot,  former  une  objection  ,  je  répé- 
tais :  ((  Elle  m'aime.  »  Je  n'écoutais  rien;  plus  de 
crainte,  plus  d'incertitude  :  «  Mon  père,  soyez 
aussi  content  que  je  le  suis  !  » 

Le  lendemain  je  l'ai  entraîné  chez  lady  Seymour. 
J'avais  choisi  l'instant  où  elle  est  seule  ordinaire- 


244  CUMULES    ET    MARIE. 

ment.  J'ai  (Hé  ravi  de  ne  trouver  personne  avee 
elle,  je  n'en  doutais  pas;  serait-il  possible  qu'à 
présent  j'éprouvasse  une  contradiction?  Je  suis  si 
heureux  !  Marie  môme  était  absente  ,  et  je  m'en  fé- 
licitai ;  c'est  la  première ,  ce  sera  Tunique  fois  de  ma 
vie. 

Comme  j'étais  agité  en  entrant  dans  le  cabinet  de 
lady  Seymour  !  Comme  mon  cœur  devançait  l'instant 
où  j'allais  lui  promettre  l'affection  d'un  fils!  Elle 
s'est  levée  pour  recevoir  mon  père.  Cet  égard  céré- 
monieux a  un  peu  calmé  mon  émotion ,  et  m'a  em- 
pêché de  lui  donner  ce  doux  nom  de  mère,  qu'invo- 
lontairement j'aurais  prononcé  si  j'avais  osé  lui  par- 
ler de  sa  fille. 

Mon  père  s'est  assis  et  lui  a  d'abord  demandé  de 
ses  nouvelles  avec  le  ton  froid  d'une  visite  ordinaire. 
Que  j'étais  impatient!  Enfin  il  a  dit  à  lady  Seymour  : 
«  J'ai  un  fils  qui  est  bon,  qui  ne  m'a  jamais  donné 
un  instant  de  peine.  Il  désire  épouser  une  jeune 
personne  bien  meilleure  que  lui  encore.  Ne  pourriez- 
vous  pas  m'aider  à  l'obtenir  de  son  père?  »  —  Lady 
Seymour  a  rougi.  Marie  est  entrée  avant  qu'elle 
ait  pu  nous  répondre.  Sa  mère  lui  a  fait  signe  de  s'é- 
loigner ;  et,  en  s'en  allant,  j'ai  cru  m'apercevoir  à 
son  embarras  qu'elle  devinait  le  motif  qui  nous  ame- 
nait. Dès  qu'elle  a  été  partie,  je  suis  tombé  aux 
pieds  de  sa  mère  :  «  Accordez-la  à  ma  prière  ,  à 
mon  amour;  et  ma  vie  entière  sera  consacrée  à. son 
bonheur.  —  Que  ne  dépend  -  elle  uniquement  de 
moi!  »  — J'ai  baisé  une  de  ses  mains,  mon  père 


CHAULES    ET    MARIE.  245 

pressait  l'autre  dans  les  siennes.  —  «  Mes  amis  , 
mes  bons  amis,  nous  a-t-elle  dit,  nous  aurons  bien 
de  la  peine  à  réussir.  »  —  Nous  aurons!  que  je  lui 
ai  su  gré  de  cetle union d'intérêts!  «  Loin  de  vous 
refuser  ou  de  faire  attendre  mon  consentement ,  a- 
t-elle  ajouté  J'avouerai  que  depuis  long-temps  mon 
cœur  vous  destinait  à  ma  fille.  Dès  que  j'ai  cru  voir 
qu'elle  vous  était  chère,  ma  faible  santé,  qui  cau- 
sait mes  craintes,  ne  m'a  plus  donné  d'inquiétude.  » 
—  Elle  s'est  retournée  vers  mon  père  :  «  Je  me 
promettais  de  vous  laisser  Marie ,  et  la  mort  ne  me 
paraissait  plus  affreuse...  Mais  lord  Seymour ,  ma 
belle-sœur ,  mes  deux  filles ,  comment  obtenir  leur 
aveu?  »  —  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  lui  dire  : 
«  C'est  Marie  qui  est  votre  fille.  »  —  Mon  père  l'a 
priée  avec  instance  de  parler  à  lord  Seymour.  Elle 
s'y  est  engagée ,  mais  nous  a  demandé  de  ne  pas 
presser  cette  démarche  :  «  Je  choisirai  le  moment 
favorable  pour  lui  rappeler  que  lorsqu'il  confia  Eu- 
doxie  à  sa  sœur  il  m'assura  que  je  pourrais  disposer 
de  Marie  :  c'est  cette  promesse  qui  m'autorise  à  vous 
entendre  aujourd'hui.  »  Elle  laissait  sa  main  dans  la 
mienne,  mais  ne  s'occupait  plus  que  de  mon  père; 
bientôt  ils  ont  oublié  tous  deux  ma  présence  :  «  C'est 
une  si  bonne  enfant  que  Marie!  lui  disait-elle.  — 
Mon  fils  a  un  si  excellent  cœur  !  —  Si  vous  saviez 
comme  elle  devine  tout  ce  qui  peut  me  rendre  heu- 
reuse! —  Comme  il  évite  tout  ce  qui  pourrait  me 
fâcher! — Ah!  qu'ils  sont  bons  ceux  dont  la  mère, 
dont  le  père,  en  les  mariant,   leur  souhaitent  pour 

21. 


246  CHARLES    ET    MARIE. 

bonheur  des  enfans  qui  leur  ressemblent!  — Ce  sera 
mon  vœu  ,  a  dit  mon  père.  — Ce  sera  ma  prière,  » 
a  dit  lady  Seymour. 

Elle  m'a  nommé  son  fils ,  et  m'a  permis  de  par- 
ler à  Marie  de  mon  amour. 

12  août. 

J'étais  revenu  dans  une  espèce  de  ravissement  im- 
possible à  rendre.  Aussi,  dès  le  matin  j'ai  couru  vers 
le  parc  de  lord  Seymour.  Quelle  a  été  ma  surprise 
d'y  rencontrer  miss  Eudoxie  !  La  simple  politesse 
m'eût  forcé  de  m'arrêter;  mais  d'ailleurs  j'étais  si 
content,  que  je  n'aurais  pu  désobliger  personne  Je 
l'ai  donc  saluée  avec  une  véritable  satisfaction  ;  et  si 
je  n'ai  pas  dit  :  «  Chère  miss  Eudoxie ,  »  c'est  qu'une 
sorte  de  timidité  m'arrêtait  :  dans  ma  joie  j'aimais 
tout  le  monde. 

Elle  a  fermé  son  livre ,  et  m'a  proposé  de  conti- 
nuer ma  promenade  avec  elle.  Je  ne  m'y  attendais 
pas ,  et  cela  a  commencé  à  troubler  ma  bonne  hu- 
meur ;  mais  ce  n'a  été  qu'un  léger  nuage.  Mon  cœur 
s'adressait  à  Marie:  C'est  pour  vous,  lui  disais-je, 
que  je  supporte  cette  contradiction  ;  c'est  pour  qu'à 
son  retour ,  votre  sœur  vous  sache  gré  des  soins 
que  je  lui  aurai  rendus. 

Nous  avions  pris  un  côté  du  parc  où  je  n'avais  pas 
encore  été.  Il  était  évident  que  miss  Eudoxie  s'était 
détournée  de  son  chemin  pour  me  conduire  dans  le 
sentier  que  nous  suivions.  Elle  a  ouvert  une  petite 


CHARLES    ET    MARIE.  247 

porte,  et  nous  nous  sommes  trouvés  sur  une  hau- 
teur isolée,  solitaire,  et  consacrée  à  la  mélancolie. 
Des  arbres  verts ,  point  de  fleurs  ,  de  tous  côtés  des 
souvenirs  aux  amans  malheureux,  un  autel  à  Wer- 
ther ;  des  prières  à  l'indifférence,  à  la  raison  :  il  sem- 
blait qu'on  eût  craint  d'invoquer  l'amitié.  «  Je  ne 
viens  jamais  ici  sans  une  sorte  d'effroi ,  m'a  dit  miss 
Eudoxie;  et  cependant  ma  sensibilité  m'y  attire.)) 

—  Miss  Eudoxie  sensible  !  assurément  ma  surprise 

fut  grande Je  la  regardais ,  pour  voir  si  jusqu'à 

présent  je  ne  m'étais  pas  trompé  :  elle  était  froide, 
droite  et  pincée  comme  à  son  ordinaire,  a  Vous  voyez 
là-bas  cette  maison  blanche,  m'a-t-elle  dit;  hélas! 
elle  renferme  un  père,  une  mère  bien  infortunés.  » 

—  Je  continuais  d'écouter  miss  Eudoxie  ,  sans  oser 
faire  une  question.  Je  ne  sais  si  mon  cœur  pressen- 
tait la  douleur ,  ou  craignait  de  perdre  les  douces 
impressions  qu'il  éprouvait.  Miss  Eudoxie  s'inter- 
rompait , ...  me  regardait , . . .  soupirait , . . .  paraissait 
attendre  que  je  la  pressasse  de  me  parler  de  ses 
peines...  Je  ne  pouvais  rompre  le  silence-,  un  mou- 
vement intérieur  me  portait  même  à  m'éloigner 
d'elle,  que  ne  Tai-je  suivi! 

Après  un  long  soupir,  miss  Eudoxie  m'a  dit  : 
«Vous  êtes  un  si  honnête  jeune  homme,  que  je 
puis  bien  vous  confier  des  secrets  qui  peut-être  vous 
feront  craindre  d'aimer...,  du  moins  sans  être  sur 
d'inspirer  le  même  sentiment.  Asseyez-vous  près  de 
moi ,  et  promettez  de  ne  répéter  à  personne  ce  que 
je  vais  vous  dire,  »  —  0  superstition  de  l'amour  ! 


248  CHARLES    £T    MARIE. 

loi  seule  peux  expliquer  l'extrême  répugnance  que 
j'avais  à  recevoir  ses  secrets.  Comme  je  me  sentais 
mal  à  Taise  sur  ce  banc  où  elle  m'avait  forcé  de 
m'asseoir? 

a  Cette  maison ,  a-t-elle  ajouté ,  appartient  au 
propriétaire  d'un  petit  domaine  voisin.  Il  envoya  son 
fils  à  Eton,  ensuite  à  Cambridge.  Une  tendresse 
aveugle  pour  sa  famille  lui  faisant  oublier  son  peu 
de  fortune  et  la  médiocrité  de  sa  naissance ,  il  poussa 
la  folie  jusqu'à  joindre  des  talens  agréables  aux  étu- 
des sérieuses.  Aussi ,  lorsque  le  jeune  Philippe  revint 
de  l'université,  passait-il  pour  un  prodige.  Son 
père  l'amena  chez  le  mien  ;  il  fut  reçu  avec  bienveil- 
lance ;  nous  le  traitions  même  avec  cette  amitié  fa- 
milière que  l'on  n'oserait  témoigner  à  son  égal.  Il 
en  profita  pour  nous  faire  hommage  de  son  temps , 
de  ses  talens;  et  bientôt  il  ne  sortit  plus  de  chez 
mon  père,  qui  désirait  se  l'attacher.  Quelquefois  il 
accompagnait  Sara  à  la  chasse  ;  souvent  il  faisait  des 
vers  pour  moi  ;  je  les  corrigeais  ,  et  nous  avions  des 
disputes  littéraires  qui  divisaient  le  canton.  Enfin ,  il 
avait  l'air  reconnaissant  des  bontés  que  nous  avions 
tous  pour  lui ,  lorsqu'un  jour  je  vis  Marie  rentrer, 
les  yeux  fort  rouges.  »  A  ce  nom  de  Marie  tout  mon 
sang  s'est  retiré  vers  mon  cœur.  «  Ce  jeune  homme 
n'avait  jamais  paru  s'occuper  d'elle,  a  continué  miss 
Eudoxie,  aussi  étais-je  loin  d'imaginer  qu'il  put 
causer  ses  chagrins.  L'après-dinée  de  ce  même  jour, 
mon  père  demanda  à  Marie  si  c'était  de  son  aveu  que 
Philippe  avait  osé  prétendre  à  l'épouser.  Elle  répon- 


CHAULES    ET    MARIE.  2'l9 

dit  un  non  si  faible ,  que  la  colère  de  mon  père  s'en 
accrut,  et  il  lui  ordonna  de  dire  nettement  ce  qui 
avait  donné  lieu  à  un  pareil  bruit  » 

Grand  Dieu!  comme  alors  j'ai  tremblé!  chaque 
mot  de  miss  Eudoxie  allait  décider  de  mon  sort.  Je 
m'étais  levé  dès  qu'elle  avait  prononcé  le  nom  de 
Marie  •  mais  n'ayant  plus  la  force  de  me  soutenir  , 
j'ai  été  obligé  de  me  rasseoir.  J'avais  de  la  peine  à 
me  contraindre  ;  je  détournais  ma  tète -,  j'étouffais 
ma  respiration  ;  mes  yeux  étaient  baissés;  je  ne  pou- 
vais voir  miss  Eudoxie,  et  cependant  je  sentais 
qu'elle  me  regardait.  Il  me  semble  qu'elle  est  restée 
long-temps  dans  le  silence.  «Eh  bien?  ai-je  dit  en 
frémissant.  —  Eli  bien!  Marie  avoua  que  souvent 
Philippe  l'avait  accompagnée  dans  ses  promenades. 
Plusieurs  fois  il  lui  avait  parlé  de  son  père ,  de  sa 
mère,  avec  un  respect  si  tendre,  si  touchant,  qu'elle 
en  avait  été  émue.  Il  lui  avait  proposé  d'aller  voir 
ces  respectables  parens  ;  elle  avait  cédé  à  ce  désir,  et 
Philippe,  trompé  peut-être  par  cette  complaisance , 
s'était  flatté  de  la  voir  autoriser  un  amour  qu'elle 
n'avait  même  pas  soupçonné.  Mon  père  lui  reprocha 
vivement  d'avoir  encouragé  les  prétentions  de  ce 
jeune  homme  par  cette  visite  inconsidérée.  Pour 
moi ,  il  me  fut  impossible  de  ne  pas  être  sensible  aux 
peines  de  Philippe:,  j'obtins  sa  confiance,  et  je  vis 
clairement  qu'il  avait  cru  inspirer  un  intérêt  véri- 
table à  Marie.  Ne  pensant  jamais  qu'à  elle,  tantôt 
il  m'en  parlait  avec  adoration,  plus  souvent  avec 
amertume,  jamais  avec  calme. 


250  CHAULES    ET    MAlUÉ; 

»  Après  plusieurs  mois  do  souffrances,  un  soir 
Philippe  disparut.  Son  départ  causa  à  Marie  une 
douleur  qu'elle  attribuait  au  seul  regret  d'avoir  in- 
nocemment contribué  à  la  perte  de  ce  jeune  homme. 
Elle  sortait  presque  tous  les  matins  ;  quelquefois  je 
m'étais  aperçue  qu'elleavait  pleuré:  enfin  je  découvris 

qu'elle  allait  voir  souvent  la  mère  de  Philippe 

Étranges  contradictions!  Marie  agissait  comme  si 
elle  aimait,  et  parlait  avec  indifférence;  les  parens 
du  jeune  homme  lui  devaient  tous  leurs  chagrins , 
et  de  nous  tous  ils  ne  pouvaient  supporter  qu'elle.  » 
A  peine  miss  Eudoxie  finissait-elle  ces  mots ,  que 
j'ai   vu  ouvrir  la  porte  de  la  maison.   Une   femme 
allait  en  sortir  :   elle  ne  se  montrait  pas   encore  \ 
mais  le  vent    attirait  un  peu  au-dehors  la  mous- 
seline  de   sa   robe.  Déjà    mon    cœur  tressaillait: 
serait-ce  Marie?   Ah!  si  un   autre  lui  a  inspiré  la 
plus  légère  préférence,  ce  ne  sera  plus  cette  Ma- 
rie que,  dans  mon  illusion,  je  croyais  m'avoir  été 
destinée;  ce  ne  sera  plus  la  femme  à  laquelle  j'avais 
attaché  toutes  les  espérances  de  ma  vie. 

Je  voyais  toujours  cette  mousseline  :  il  était  clair 
que  la  personne  qui  la  portait  s'était  arrêtée;  qu'elle 
quittait  à  regret  cette  maison.  Je  souffrais,  j'étais  au 
supplice;  enfin  elle  a  paru,  et  c'était  Marie!  Elle 
s'est  retournée  plusieurs  fois ,  en  faisant  des  signes 
d'amitié  à  une  femme  âgée  qui  restait  près  de  cette 
porte,  pour  la  regarder  pendant  qu'elle  s'éloignait. 
Quand  Marie  a  été  à  la  moitié  du  chemin  elle  a  fait 
un  dernier  signe  d'adieu,  et  cette  femme  est  ren- 


CllUlLES    ET    xUVUlE.  251 

trée  dans  la  maison. —  C'est  donc  à  une  place  convenue 
qu'elles  se  quittent ,  qu'elles  se  retrouvent  !  tout  est 
habitude  entre  elles. 

Aussitôt  j'ai  laissé  miss  Eudoxie.  Tant  que  cette 
femme  était  là  ,  elle  pouvait  rappeler  Marie  ,  Marie 
pouvait  d'elle-même  revenir  sur  ses  pas;  tant  qu'elles 
pouvaient  se  rejoindre ,  il  me  semblait  que  j'avais 
quelque  chose  à  apprendre.  Mais  dés  que  Marie  a  été 
seule,  que  chaque  pas  la  ramenait  prés  de  moi,  je 
n'ai  plus  senti  que  le  besoin  de  la  fuir. 

Marie  ,  que  j'avais  tant  aimée  !   Marie  qui  avait 

feint  de  répondre  à  mon  amour! Je  courais  de 

toutes  mes  forces  ;  je  suis  arrivé  chez  moi  comme 
un  trait;  je  me  suis  jeté  sur  une  chaise  ;  j'ai  fermé 
les  yeux,  et  dans  mon  délire  je  me  suis  écrié  :  Mal- 
heureux !  Ah!  première  douleur  d'un  premier  amour, 
que  vos  angoisses  sont  insupportables!  Tout  le  bon- 
heur que  je  m'étais  promis  n'existait  plus  ;  tous  les 
maux  dont  j'avais  pu  me  faire  l'idée,  que  j'avais  re- 
doutés pour  ma  vie  entière,  étaient  surpassés   par 
cette  seule  peine!  Je  ne  respirais  pas,  je  ne  voyais  rien  ! 
Les  heures  s'étaient  écoulées  sans  que  je  m'en' 
fusse  aperçu.  Je  ne  pensais  pas  à  mon  père;  lui 
ne  pouvait  m'oublier.  A  huit  heures   il  est  entré 
dans  ma  chambre ,  je  me  suis  levé  machinalement  : 
il  m'a  fait  rasseoir   sur  le  fauteuil  que  j'occupais  j 
a  pris  une  petite  chaise,  et  s'est  placé  près  de  moi» 
—  «  Ingrat  enfant ,  m'a-t-il  dit ,  pourquoi  ne  pas 
me  chercher?  N'ai-je  pas  des  larmes  pour  vos  cha- 
grins, de  la  joie  pour  vos  plaisirs?  »  —  Je  me  cou- 


252  CHAULES    ET    MAltlE. 

vrais  le  visage:  des  pleurs  s'échappaient  de  mes  yeux, 
j'aurais  rougi  de  les  laisser  voir  à  mon  père.  Il  a 
pris  ma  main ,  a  découvert  mon  visage  ;  alors  je 
me  suis  appuyé  contre  son  cœur  en  m'écriant  : 
«  Mon  père,  j'ai  toute  la  faiblesse  de  l'amour  !  — 
A  votre  âge,  la  vie  ne  vaut  que  par  ses  illusions  dé- 
cevantes, confiez-moi  ce  qui  vous  afflige,  m'a-t-il 
dit.  »  —  Je  ne  lui  répondais  que  des  demi-mots ,  et 
cependant  il  pouvait  juger  du  désordre  de  mon  es- 
prit.... Il  m'a  écouté  avec  plus  de  patience  que  ne 
l'eût  fait  un  ami  de  mon  âge.  Il  partageait  mes  tour- 
mens.  mes  inquiétudes.  Quelquefois  je  m'interrom- 
pais pour  m'écrier  :  —  Mon  père ,  j'ai  pressenti  le 

bonheur  ,  et  il  m'est  échappé Enfin  ,  je  lui  ai 

rendu  compte  de  cette  malheureuse  promenade  avec 
miss  Eudoxie  ;  j'ai  essayé  de  faire  passer  dans  son 
àme  toute  la  rage  que  j'éprouvais  contre  Marie.... 

sa  coquetterie  pour  ce  jeune  homme sa  vanité 

qui  lui  avait  fait  sacrifier  l'amour  à  l'orgueil,  à 
l'ambition...  Je  lui  prêtais  tous  les  torts  que  le  ré- 
cit de  sa  sœur  m'avait  fait  entrevoir.  Mon  père  gar- 
dait le  silence,  quoique  chacune  de  mes  paroles  ac- 
cusât Marie.  Tout  à  coup  il  m'a  dit  :  «  Que  de 
peines  tu  prendras  demain  pour  détruire  ce  que  tu 
veux  me  persuader  aujourd'hui!  »  —  Ces  mots  ont 
été  un  trait  de  lumière  ;  ils  m'ont  fait  sentir  une 
douleur  encore  inconnue,  celle  d'avoir  nui  à  Marie. . . 
Ils  m'ont  fait  apercevoir  une  dernière  consolation, 
qui  aurait  toujours  dû  être  en  ma  puissance,  celle 
d'avoir  élé  généreux  envers  elle.  Généreux  I  ai-jc  été 


CHAULES    ET    MAIUE.  253 

juste?  l'avais-je  entendue?  —  «  Mon  père,  oubliez 
mon  égarement,  ma  folie.  —  Je  m'informerai  de  la 
conduite  de  Marie  à  l'égard  de  ce  jeune  homme. 
—  Mon  amour  n'existant  plus,  nous  n'avons  pas 
le  droit  d'examiner  la  conduite  de  Marie.  —  Crains- 
tu  de  perdre  le  doute  qui  te  flatte  encore?  » 

Il  est  resté  bien  avant  dans  la  nuit  ;  sa  froide  rai- 
son a  calmé  mes  transports,  mais  eu  ajoutant  à  mou 
malheur.  Mon  père,  mon  père,  laissez-moi  ma  co- 
lère et  mon  amour. 


J3  août. 

Faible,  faible  créature!  j'avais  résolu  hier  de  ne 
plus  revoir  Marie .  et  aujourd'hui  il  m'a  paru  im- 
possible de  ne  pas  la  chercher.  Il  me  semblait 
qu'en  la  regardant  je  découvrirais  tout  ce  qui  s'é- 
tait passsé  dans  son  âme. 

Comme  je  traversais  le  parc  de  lord  Seymour,  je 
l'ai  rencontré  ,  j'allais  chez  lui,  et  je  me  suis  dit  avec- 
plaisir  qu'il  m'était  impossible  de  l'éviter.  —  J'en- 
tre dans  le  salon  :  les  yeux  de  Marie  me  demandent 
ce  qui  m'agite;  elle-même  se  trouble;....  on  s'é- 
tonne, on  se  récrie  sur  mon  extrême  changement , 
et  j'éprouve  une  satisfaction  incroyable  à  répondre 
que  j'ai  souffert,  beaucoup  souffert!  Marie  doit  bien 
savoir  que  je  ne  me  plaindrais  pas  de  maux  qui  ne 
me  viendraient  pas  délie.  A  l'instant  son  visage  a 
pâli;  je  m'approchais  avec  empressement,  lorsque 
cette  voix  secrète  qui   me  poursuit,  qui  me  perse- 


254  CHAULES    ET    MARIE. 

cute ,  cette  voix  m'a  crié  :  Peut-être  a-t-elle  aussi 
pâli  pour  les  chagrins  de  Philippe.  —  Ah  !  puisque 
Marie  remplit  toutes  mes  affections  ,  que  ne  peut- 
elle  détruire  en  moi  le  souvenir  et  la  prévoyance! 
Ne  donnant  qu'un  demi-intérêt  au  reste  de  ma  vie, 
pourquoi  l'instant  où  je  la  vois  n'est-il  pas  le  seul 
où  j'existe? 

Je  me  suis  assis.  Sara  était  à  côté  d'elle:  caché 
derrière  leurs  fauteuils ,  appuyant  ma  tête  sur  une 
de  mes  mains,  je  souffrais  ;  la  présence  de  Sara  ne 
me  permettait  pas  de  parler  à  Marie,  mais  quand 
même  elle  aurait  été  seule ,  il  m'eut  été  impossible 
de  lui  dire  un  mot  de  mes  tourmens;  ce  mot  pou- 
vait les  augmenter,  et  près  d'elle,  par  sa  seule  pré- 
sence je  les  sentais  s'affaiblir.  A  chaque  instant  elle 
me  regardait  avec  intérêt,  avec  inquiétude,  mais  gar- 
dait le  silence.  Je  lui  en  savais  gré,  ce  silence  même 
me  calmait.  11  est  donc  des  momens  où ,  lorsque 
celle  qu'on  a  tant  aimée  a  causé  vos  peines ,  le  son 
de  sa  voix  pourrait  encore  les  aggraver  ! 

Peu  à  peu  j'ai  retrouvé  la  force  de  cacher  mon 
agitation.  Je  me  rappelle  que  les  premiers  mots  que 
j'ai  entendus  ont  été  des  plaisanteries  sur  une  fa- 
mille qui  venait  de  tomber  dans  l'infortune.  Tout 
ce  qui  était  présent,  riche,  magnifique,  prodigue 
même ,  tous  examinaient  si  réellement  la  ruine  de 
ces  pauvres  gens  était  bien  complète.  Les  uns  pré- 
tendaient qu'ils  se  l'étaient  attirée  ;  d'autres  ,  quils 
auraient  du  la  prévoir.  Le  plus  grand  nombre  assu- 
rait qu'il  leur  restait  encore  des  ressources  ;  el  c'est 


CHAULES    ET    MARIE.  255 

ainsi  qu'ils  mettaient  à  l'aise  leur  coupable  insou- 
ciance, en  détruisant  la  pitié  chez  les  autres.  Ce 
spectacle  m'indignait.  J'allais,  non  défendre  ces  in- 
fortunés ,  mais  demander  qu'au  moins  on  les  ou- 
bliât, lorsque  Marie,  qui  ne  m'avait  point  parlé  jus- 
qu'alors, m'a  dit  tout  bas  :  «  Les  gens  heureux  sont 
bien  difficiles  en  malheur!  »  —  Sa  douce  voix,  ces 
mots  dits  pour  moi  seul,  cette  union  dans  nos  pen- 
sées, dans  nos  sentimens,  tout  semblait  la  justifier 
à  mes  yeux.  —  «  Marie,  lui  ai-je  répondu  aussi 
tout  bas,  j'ignore  si  je  ne  suis  pas  bien  coupable  en- 
vers vous  ,  ou  s'il  me  faut  renoncer  au  bonheur  ; 
mais  avant  que  ce  jour  finisse,  ces  infortunés  seront 
secourus,  consolés  -,  c'est  en  vous  nommant  que  je 
les  tirerai  de  l'abîme,  et  au  mains  pour  cette  fois 
nos  noms  seront  bénis  ensemble.  » 

Avec  quelle  anxiété  son  regard  m'interrogeait  !  Je 
me  suis  éloigné.  —  Marie,  ce  n'est  pas  ici ,  ce  n  est 
pas  en  un  instant,  d'un  seul  mot,  que  vous  pouvez 
rassurer  mon  àme.  11  faut  que  devant  moi  vous  re= 
cherchiez  toutes  vos  pensées;  que,  pour  ainsi  dire, 
vous  me  fassiez  retourner  avec  vous  sur  votre  vie 
entière.  Àh!  puissiez- vous  être  telle  que  vous  m'a- 
viez paru!  puissiez-vous  être  encore  celle  qui  sur  la 
terre  me  donnait  une  idée  du  ciel. 


15  août. 


J'ai  passé  vainement  l'après-diner  chez  lord  Sey- 
mour ,  elle  ne  s'est  point  montrée.  Vers  huit  heures 


256  CHARLES    ET    MARIE. 

op  a  apporté  une  petite  lettre  à  sa  mère  qui  Ta  lue 
et  l'a  donnée  à  son  mari.  En  la  parcourant,  il  a 
haussé  les  épaules  d'un  air  dédaigneux,  Ta  rendue 
à  sa  femme  et  ensuite  s'est  mis  à  jouer  avec  ses 
chiens,  signe  ordinaire  de  sa  gaieté  ou  de  son  hu- 
meur. Dans  les  carresses  qu'il  leur  faisait,  j'ai  été 
frappé  de  l'entendre  s'adresser  à  l'un  d'eux ,  plus 
bruyant,  plus  méchant  que  les  autres,  et  lui  dire: 
«  Je  t'aime,   toi,  parce  que  tu  n'es  pas  sensible.  » 
—  Avec  quelle  affectation  il  a  appuyé  sur  ce  mot 
sensible!  J'ai  cru  voir  dans  ses  yeux,'  et  à  l'embar- 
ras de  lady  Seymour,  qu'il  voulait  blâmer  sa  trop 
facile  bonté.  —  Où  est  Marie,  me  suis-je  dit  en 
frémissant.  —  Aussitôt  je  suis  sorti  du  salon,  et  j'ai 
gagné  à  grands  pas  le  côté  du  parc  où  miss  Eudoxie 
m'avait  conduit.  La  petite  porte  était  ouverte.  J'ai 
pris  le  sentier  qui  mène  à  la  maison  de  Philippe. 
Les  fenêtres  étaient  fermées;  tout  était  dans  un  pro- 
fond silence,  Quel  trouble  dans  mon  âme!  Quel  re- 
pos autour  de  moi  !  il  augmentait  mes   maux;  il 
semblait  repousser  dans  mon  cœur  toute  l'agitation 
qui  me  dévorait:  j'écoutais;  aucun  bruit,   aucune 

voixne  venait  me  répondre. 

Assurément,  rien  ne  m'indiquait  que  Marie  fut 
près  de  moi  ;  et  cependant  un  instinct  secret  m'em- 
pêchait de  m'éloigner.  Assis  près  d'un  grand  chêne 
qui  est  en  face  de  la  maison ,  je  me  livrais  aux  plus 
cruelles  pensées,  «  Ici,  peut-être,  medisais-je,  Phi- 
lippe lui  a  déclaré  son  amour.  Peut-être  ici  a-t-elle 

donné  des  larmes  h  son  absence.  »  —  Et  je  m'écriais 


CHAULES    ET    MARIE.  257 

de  ce  cri  de  l'âme  que  j'entends  encore  :  «  Marie, 
jamais  il  ne  vous  aimera  comme  je  vous  aimais  !  » 
—  Quel  retour  sur  moi-même  !  comme  je  sentais 
bien  dans  ce  moment  tout  ce  que  j'aurais  fait  pour 
lui  plaire  ,  pour  la  rendre  heureuse!  II  me  semblait 
que  je  devais  la  rappeler,  l'avertir  de  ne  pas  perdre 
un  amour  si  extrême.  Et  comme  à  chaque  douleur, 
à  chaque  souvenir,  à  chaque  inquiétude,  je  me 
répétais  toujours  :  «  II  ne  l'aimera  jamais  comme  je 
l'aimais  !  » 

Je  me  suis  rapproché  de  la  maison  sans  savoir  ce 
que  je  faisais,  ce  que  je  voulais.  Un  chien  s'est  mis 
à  aboyer  dans  l'intérieur  ;  en  même  temps ,  la  porte 
s'ouvre  ;  Marie  s'avance  avec  empressement ,  et  dit  : 
((Venez  donc,  il  est  bien  mal.  »  —  J'ai  saisi  sa 
main ,  et,  dans  ma  fureur,  je  lui  ai  dit  avec  un  ac- 
cent qui  m'a  effrayé  moi-même  :  —  «  Vous  ici ,  Ma- 
rie? vous,  à  cette  heure  !  —  Ah  !  mon  Dieu  !  a-t^elie 
repris  d'une  voix  faible  et  tremblante,  ce  malheur 
me  manquait  !  »  —  Elle  n'avait  pas  la  force  de  se 
soutenir.  Je  l'ai  prise  dans  mes  bras ,  je  l'ai  posée 
sur  les  marches  du  perron.  Marie,  presque  insen- 
sible, n'était  pourtant  pas  sans  connaissance-,  elle 
me  regardait,  et  ne  prononçait  pas  un  mot.  J'ai  eu 
le  temps  de  reprendre  tin  peu  d'empire  sur  moi- 
même  :  —  ((  Disposez  de  moi,  lui  ai-je  dit  ;  puis-je 
être  utile  à  Philippe?  —  Philippe  !  qui  vous  a  parlé 
de  lui?  —  Est-il  malade,  blessé?  —  Son  père  se 
meurt,  j'attendais  un  médecin.  »  —  Aussitôt  elle  a 
été  suffoquée  par  des  sanglots.  Ses  larmes  me  lai- 


258  CHVULFS    FT    MARIE. 

saient  un  mal  horrible  ;  je  souffrais  pour  elle  et  pour 
moi.  Combien  il  faut  qu'elle  aime  Philippe  pour  s'af- 
fliger si  vivement  du  danger  de  son  père  !  —  «  Ve- 
nez ,  laissez-moi  vous  ramener  chez  votre  mère.  — 
Non  ,  non  ,  s'est-elle  écriée  :  que  son  dernier  regard 
me  cherche  sans  me  trouver  ;  qu'il  me  maudisse  à  sa 
dernière  heure!  je  n'y  puis  consentir.  —  Et  moi 
donc ,  Marie ,  voulez-vous  que  je  maudisse  l'heure 
où  je  vous  ai  rencontrée?  »  — -  Elle  a  appuyé  ses 
deux  mains  sur  mon  bras  : —  «  Charles  ,  » —  m'a-t- 
elle  dit.  Jamais  elle  ne  m'avait  appelé  Charles.  Ce 
nom  a  retenti  dans  mon  cœur.  Qui  peut  donc  lui  in- 
spirer le  mot,  le  regard  qui  me  domine,  qui  me  sou- 
met à  sa  volonté?  «  Charles,  je  ne  puis  vous  parler 
à  présent  ;  mais  demain  matin  ,  trouvez-vous  près  de 
la  cabane  ;  si  ma  mère  le  permet,  j'irai  vous  y  join- 
dre^, j'irai  de  bonne  heure.  —  Allez-vous  donc  me 
quitter?  —  11  le  faut.  »  —  Et  elle  s'est  éloignée  sans 
attendre  ma  réponse ,  sans  écouter  mes  plaintes.  Je 
l'ai  rappelée  ;  elle  m'a  entendu,  car  elle  s'est  retour- 
née ,  mais  n'est  point  revenue.. 

Marie  ,  il  viendra  le  jour  où  je  cesserai  de  vous 
aimer,  le  jour  où  je  me  dirai  pour  toute  consolation  : 
(c  Je  n'aime  plus  !  »  où  j'opposerai  à  tous  les  maux  : 
«  Je  n'aime  plus  !  »  Alors  je  ne  sentirai  rien  ;  mes 
forces  suffiront  à  tout  supporter  ;  je  n'aimerai  plus  ! 


16  août. 


J'ai  été  attendre  Marie  près  de  la  cabane.  Ce  no- 
tait pas  l'amour  qui  me  conduisait  ;  c'était  cette  eu- 


CHARLES    ET    MARIE.  259 

riosité,  relie  soif  (rapprendre  quelle  excuse,  quel 
motif  sa  perfide  légèreté  pourrait  alléguer.  Je  nie 
croyais  si  dégagé  de  l'amour,  qu'en  attendant  Marie, 
je  cherchais  avec  un  secret  plaisir  comment  elle 
pourrait  se  justifier.  Avec  quelle  amère  ironie  je  pas- 
sais en  revue  tous  les  vains  prétextes  des  femmes, 
leur  feinte  innocence,  leurs  prétendus  égards,  leur 
craintive  faiblesse,  leur  silence  timide!  J'épuisais 
tous  leurs  inutiles  subterfuges  pour  la  condamner 
plus  sûrement  ;  oui ,  je  la  condamnais  ;  et  si  tout-à- 
coup  je  l'eusse  entendue  s'avouer  coupable,  j'aurais 
laissé  échapper  malgré  moi  un  cri  de  douleur  et  de 
surprise. 

Elle  a  paru.  Je  vois  encore  ses  pas  chancelans, 
sa  figure  décolorée  ,  ce  regard  triste  et  doux  ;  en  la 
voyant ,  le  reproche  s'est  arrêté  sur  mes  lèvres.  Dieu 
me  préserve  de  faire  répandre  encore  une  larme  à 
des  yeux  qui  ont  déjà  tant  pleuré  !  — «On  vous  a 
donc  parlé  de  Philippe?  »  m'a-t-elle  dit.  J'allais  lui 
nommer  sa  sœur,  lorsqu'elle  a  ajouté  :  «  Je  ne  veux 
point  savoir  à  qui  je  dois  les  chagrins  que  j'éprouve: 
il  me  serait  trop  difficile  de  pardonner.  »  —  Elle  a 
détourné  la  tête,  et  s'est  arrêtée  au  moment  où  nous 
allions  entrer  dans  la  cabane  :  «  Restons  ici ,  »  a-t-elle 
ajouté  ;  et ,  levant  les  yeux  avec  confiance  :  «  Rien 
entre  le  ciel  et  moi  ;  il  n'y  a  que  lui  de  juste.  »  Elle 
s'est  assise  sur  le  gazon ,  et  s'est  encore  détournée 
pour  me  cacher  ses  larmes  ;  elles  m'ont  fait  oublier 
ma  colère,  l'avenir,  mon  amour  et  moi-même.  Je 
m  songeais  qu'aux  peines  qu'elle  avait  pu  avoir,  et 


260  CHARLES    ET    MARIE. 

je  souffrais  !  J'attendais  ses  premiers  mots  pour  souf- 
frir davantage,  et  cependant  je  les  attendais  avec 
impatience.  Enfin ,  elle  m'a  dit  :  «  Vous  avez  été 
bien  sévère  !  me  juger  sans  m'entendre,  me  fuir  sans 
faire  un  reproche!  Si  j'avais  eu  tort,  et  tort  envers 
vous,  dites-moi ,  de  quel  malheur  plus  grand  aurais- 
je  eu  besoin  d'être  consolée?  »  — Elle  n'avait  encore 
rien  dit  pour  se  justifier,  et  déjà  mon  cœur  ne  la 
croyait  plus  coupable.  Son  regard  était  si  pur,  sa 
confiance  en  elle ,  en  moi,  si  tranquille,  si  parfaite- 
ment la  même  !  Je  la  regardais ,  et  me  disais  :  Quand 
je  la  connaîtrai  mieux ,  sûrement  elle  me  deviendra 
plus  chère.  —  «  Marie ,  pardonnez-moi ,  et  ne  pen- 
sons plus  au  passé  ;  l'avenir  est  à  nous.  Permettez 
que  je  demande  votre  main  à  lord  Seymour,  si  vous 
pouvez  oublier »  Je  me  suis  arrêté  involontaire- 
ment 5  le  nom  de  Philippe  ne  pouvait  sortir  de  mes 
lèvres  -,  elle  l'a  prononcé  :  «  Sans  doute  oublier  Phi- 
lippe! »  a-t-elle  repris  avec  un  sourire  amer;  et  ses  yeux 
se  sont  levés  encore  vers  le  ciel,  comme  pour  se  plain- 
dre de  mon  injustice.  —  «  J'ignore  ce  qu'on  a  pu 
vous  dire ,  et  je  ne  veux  pas  en  être  instruite ,  a-t- 
elle  ajouté.  Il  vaut  mieux  pour  nous  deux  que  je 
vous  raconte  tout  ce  que  je  sais  de  moi-même.  De- 
puis hier,  je  n'ai  cessé  de  rechercher  avec  soin  mes 
plus  légères  impressions.  Ces  démarches  si  indiffé- 
rentes, ces  intérêts  si  faibles,  qu'à  peine  sentis  en 
!es  éprouvant ,  ils  n'ont  repris  de  valeur  que  par  les 
suites  qu'ils  ont  eues,  rien  ne  m'a  échappé.  Je  lui 
dirai  tout  ,  me  disais-je  ;  heureuse  si  je  puis  féncon- 


CHARLES    ET    MARIE.  ^fit 

trer  le  mot  qui  réponde  à  sa  pensée ,  le  sentiment 
qui  détruise  son  inquiétude  ! 

»  Je  ne  vous  parlerai  point  des  peines  que  j'ai 
éprouvées  depuis  mon  enfance.  Vous  croyez  les  de- 
viner, et  cependant  il  est  mille  petites  circonstances 
inaperçues,  ignorées,  qui  me  les  rendaient  plus  sen- 
sibles que  vous  ne  le  pensez.  Ma  mère  en  était  trop 
vivement  affectée  ,  et,  loin  de  pouvoir  lui  ouvrir  mon 
àme,  j'étais  sans  cess€  occupée  à  lui  cacher  mes  im- 
pressions. 

»  Le  jour  de  la  naissance  de  mes  sœurs,  celui  de 
leur  fête ,  étaient  célébrés  d'une  manière  brillante. 
Toujours  oubliée  par  mon  père,  aucun  jour  n'était 
pour  moi  l'anniversaire  d'un  bonheur  ;  aucun  jour 
n'était  ni  regretté  ni  attendu. 

»  Il  y  a  deux  ans  que  ma  tante  donna  une  grande 
fête  pour  la  naissance  d'Eudoxie  ,  tous  nos  voisins 
ayant  été  invités ,  Philippe  et  son  père  y  furent  ad- 
mis. Le  jeune  homme  était  timide ,  et  n'osait  se  li- 
vrer à  la  société;  j'étais  triste;  et  je  la  fuyais;  il 
n'était  pas  noble,  j'étais  sans  fortune.  Tous  deux 
isolés  ,  oubliés  ,  nous  remarquâmes  en  môme  temps 
que  nous  restions  seuls  au  milieu  de  la  foule.  Ce 
nest  pas  nous  qui  nous  sommes  cherchés;  c'est  la 
joie ,  ce  sont  les  heureux  qui  nous  ont  repoussés 
hors  de  leur  cercle. 

»  Depuis  cet  instant,  je  m'aperçus  facilement 
que  toutes  mes  actions  intéressaient  Philippe  ,  et  je 
vous  l'avouerai,  aucune  des  siennes  ne  m'était  in- 
différente. Souvent  j'ai  trouvé  près  de  cetle  cabane 


262  CHARLES    ET    MARIE. 

des  fleurs  que  j'aimais  ,  sur  une  table  des  livres  qu'il 
désirait  que  je  lusse  ;  enfin  mille  petits  souvenirs 
qui  me  paraissaient  consacrés  par  un  malheur 
commun ,  et  où  je  ne  voyais  que  l'amitié  d'un 
frère. 

»  Vers  ce  même  temps  ma  mère  tomba  malade. 
Je  passais  les  jours  et  les  nuits  près  d'elle  ;  il  me 
semblait  qu'en  la  perdant  je  ne  tiendrais  plus  à  rien 
dans  la  vie.  Comme  à  la  plus  légère  espérance  je  de- 
mandais à  Dieu  de  me  la  conserver!  et  dès  qu'elle 
était  plus  mal ,  je  le  priais  de  me  laisser  mourir  avant 
elle.  —  Ah!  m'a-t-elle  dit  avec  un  air  de  reproche, 
je  n'aimais  pas  Philippe  ;  car  jamais  ma  pensée  ne 
me  reportait  vers  lui ,  pendant  ces  jours  de  danger. 
Son  souvenir  m'offrait  des  consolations  -,  jamais  il  ne 
m'a  promis  de  bonheur. 

»  lin  matin  que  ma  mère  avait  reposé ,  je  vins 
me  promener  près  de  cette  cabane  ;  j'y  trouvai  Phi- 
lippe :  il  s'occupa  d'elle  autant  que  moi-même.  Avec 
quel  intérêt  il  s'arrêtait  sur  ces  heures  de  douleur 
et  de  crainte!  Je  ne  puis  me  rappeler  comment  il 
m'amena  à  lui  parler  de  l'inquiétude  que ,  dans  son 
délire ,  elle  avait  témoignée  sur  mon  sort.  Je  pei- 
gnais à  Philippe  ses  cris  ,  ses  angoisses  ;  je  croyais 

les  entendre  encore  :  je  pleurais! —  Charles  , 

vous  n'avez  jamais  été  malheureux ,  sans  cela  vous 
sauriez  comme  on  croit  ami  celui  devant  qui  Ton  a 
pleuré  ! 

»  Philippe  dit  en  me  quittant  que,  tous  les  ma- 
lins ,  il  se  rendrait  à  cette  même  place ,  pour  savoir 


CHARLES    ET    Al  A  Kl  K.  263 

des  nouvelles  de  ma  mère.  Je  lui  en  sus  gré  :  je  pro- 
mis de  venir  exactement  lui  dire  comment  elle  se 
trouverait  ;  je  m'en  faisais  un  devoir.  En  effet , 
chaque  jour  j'accourais  :  souvent  je  ne  disais  qu'un 
mot  à  Philippe  ;  quelquefois  ,  égayée  par  un  sourire 
de  ma  mère ,  par  quelques  heures  de  sommeil  dont 
elle  avait  joui,  je  restais  plus  long-temps  :  mais  je 
ne  me  rappelle  pas  un  seul  moment  où  j'aie  cessé  de 
penser  uniquement  à  elle.  Bientôt  elle  se  trouva 
mieux;  alors  je  ne  la  quittais  presque  plus.  Philippe 
me  voyait  à  peine  :  il  en  fut  mécontent,  témoigna 
même  de  l'humeur;  je  le  trouvais  exigeant,  mais 
en  le  plaignant  d'être  susceptible.  Que  vous  dirais- 
je?  ses  défauts  ne  m'importaient  pas  ;  jamais  je  n'ai 
craint  d'en  dépendre  un  jour.  » 

En  disant  ces  mots  elle  s'est  arrêtée  ,  et  m'a  re- 
gardé d'un  air  qui  m'a  fait  craindre  qu'elle  n'eut 
déjà  vu  tout  ce  qu'elle  pouvait  redouter  des  miens. 

a  Ma  mère  n'était  pas  assez  forte  pour  sortir  ;  et 
chaque  jour  elle  exigeait  que  je  me  promenasse  une 
heure  dans  le  parc.  Philippe  me  pria  d'aller  voir  sa 
mère  dans  une  de  ces  promenades.  En  entrant  chez 
elle,  je  fus  frappé  de  l'ordre  et  de  la  propreté  qui 
régnaient  dans  sa  maison.  Il  y  a  chez  mon  père  plu- 
sieurs dessins  que  j'ai  faits.  Philippe  ne  m'avait 
point  paru  les  remarquer  ;  jugez  de  ma  surprise,  en 
les  voyant  tous  imités  par  lui ,  et  placés  chez  sa  mère 
comme  ils  l'étaient  chez  la  mienne.  Un  embarras 
que  je  ne  saurais  exprimer  m'empêchait  de  lever 
les  jeux  :   je  sentais  dans  cette  attention  quelque 


2(54  CHAULES    ET    JUAltl£, 

chose  de  trop  tendre;  mon  cœur  ne  pouvait  j  ré- 
pondre. 

»  Sa  mère ,  cette  mère  que  je  n'avais  jamais  vue, 
sans  me  dire  que  son  fils  lui  eût  parlé  de  moi,  me 
prouva  qu'il  l'en  occupait  sans  cesse,  par  la  connais- 
sance qu'elle  avait  de  tout  ce  qui  m'intéressait.  Mes 
goûts,  mes  expressions  les  plus  familières,  et  jus- 
qu'à ces  petites  habitudes  dont  ma  mère  me  faisait 
des  reproches ,  elle  savait  tout.  C'était  un  visage 
nouveau ,  avec  une  àme  qui  semblait  avoir  suivi  lu 
mienne  depuis  mon  enfance. 

»  Après  le  déjeûner ,  elle  me  lit  entrer  dans  la 
bibliothèque  de  Philippe.  11  y  a  dans  celle  de  mon 
père  son  portrait,  celui  de  ma  mère,  placés  l'un 
près  de  l'autre.  Quel  fut  mon  étonnementde  trou- 
ver, dans  celle  de  Philippe,  son  portrait  de  la  même 
grandeur  que  celui  de  mon  père,  le  même  cadre;  et 
en  face  un  cadre  pareil,  renfermant  un  tableau  dont 
il  m'était  impossible  de  ne  pas  voir  que  j'étais  l'objet  ! 
Il  représente  l'intérieur  d'une  chambre  :  une  gui- 
tare -,  j'en  joue  assez  bien  :  des  livres  sur  une  table  ; 
je  reconnus  ceux  qu'il  m'avait  donnés  :  une  cor- 
beille des  fleurs  que  j'aime  ;  et  déroulé  négligemment 
près  de  ces  fleurs ,  un  ruban  semblable  à  ceux  que 
je  portais  le  jour  où  j'ai  vu  Philippe  pour  la  pre- 
mière fois  :  enlin  ,  tout  ce  qui  avait  rapport  à  moi  ; 
excepté  moi. 

»  Je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  je  vis  bien  que  j'étais 
l'objet  de  ce  tableau  :  cependant  je  crus  qu'il  n'était 
pas  convenable  que  je  m'}  reconnusse.  Peut-être  ai- 


CHAULES    ET    MA1UË.  20.) 

je  eu  tort  ;  mais  il  me  semblait  que  Philippe  aurait 
eu  le  droit  de  me  dire  :  Une  guitare  ,  des  livres  ,  des 
Heurs,  un  ruban  ,  qu'est-ce  que  tout  cela  a  de  par- 
ticulier à  vous  ? 

»  Et  vous-même  aujourd'hui ,  si  j'eusse  hasardé 
un  reproche ,  ne  penseriez-vous  pas  que  j'aurais 
donné  à  Philippe  le  droit  de  croire  que  mon  cœur , 
ou  mon  amour-propre  l'avait  deviné?  » 

Marie  me  regardait ,  et  cherchait  à  lire  dans  ma 
pensée  ;  je  ne  pouvais  lui  exprimer  aucun  de  mes 
sentimens....  Cette  exactitude  dans  les  moindres  dé- 
tails qui  concernaient  Philippe  achevait  de  ni  indi- 
gner..,. Et  pas  un  mot,  pas  un  soupir  ue  m'échap- 
pait. c<  Je  prévoyais  trop  que  je  ne  serais  pas 
approuvée  par  \ous ,  m'a-t-cile  dit  d'un  air  craintif; 
mais  j'espérais  que  vous  m'excuseriez.  »  —  Elle 
s'est  arrêtée  encore;  elle  a  attendu  ma  réponse.... 
Vaine  attente —  Qu'aurais-je  pu  lui  dire?  Je  l'é- 
coûtais  avec  effroi,  persuadé  qu'il  ne  me  fallait  qu'un 
aveu  de  plus  pour  cesser  d'aimer  !  —  «  Ah!  s'est- 
elle  écriée  ,  au  moins  blàmez-moi  ;  que  je  puisse  me 
défendre  !  »  —  Des  larmes  s'échappaient  de  ses 
yeux....  «  Quel  silence!  Marie,  pauvre  Marie!  se 
disait-elle  ;  il  est  bien  vengé!  —  Qui  ,  vengé?  — 
Philippe!  il  m'aimait  lui!  il  n'aurait  pas  vu  mes 
larmes  sans  me  croire.  —  Vous  croire  !  eh  !  c'est  en 
vous  croyant  que  je  sens  combien  tout  noùs-sépare  !  » 
—  Elle  a  encore  levé  les  yeux  au  ciel ,  mais  avec  une 
résignation  qui  m'a  rendu  tout  mon  amour  ;  il  sem- 
blait quelle  disait  à  Dieu  :   «  II  a  dit  que  je  serais 

2o 


2(i6  CHARLES    ET    JHAUIE. 

malheureuse,  et  je  serai  malheureure.  —  Marie, 
pauvre  Marie ,  ai-je  dit  à  mon  tour ,  parlez  ;  au 
moins  serai-je  toujours  votre  ami  ?  »  —  Ce  mot 
d'ami ,  qui  paraissait  à  mon  amour  une  si  grande 
menace,  ce  mot  lui  a  porté  de  la  consolation.  Il 
faut  donc  que  j'aie  été  bien  cruel  !  Marie  ,  il  est  en- 
core dans  mon  âme  une  place  où  vous  êtes  tout  en- 
tière. 

«  A  demain  ,  m'a-t-elle  dit.  Voici  l'heure  où  ma 
mère  s'éveille  :  ma  longue  absence  l'étonnerait  ;  je 
n'aurais  pas  la  force  de  supporter  un  reproche  d'elle, 
une  peine  de  plus.  » 


22  août. 

J'étais  venu  cinq  jours  de  suite  sans  trouver  Ma- 
rie. Ce  matin  elle  m'attendait  près  de  la  cabane  ,  et 
mon  cœur  ne  l'avait  pas  deviné.  Je  m'avançais  len- 
tement ;  il  me  semble  même  que  je  me  traînais  avec 
peine.  Oserais-je  avouer  ma  folie  ?  j'ai  été  presque  ef- 
frayé en  l'apercevant.  Oui,  dans  les  jours  de  bonheur 
et  d'espoir,  un  sentiment  secret  m'annonçait  la  pré- 
sence de  Marie  ;  je  me  sentais  heureux,  et  n'en  cher- 
chais pas  la  raison.  Aujourd'hui ,  pour  la  première 
fois,  j'étais  arrivé  sans  émotion  ,  sans  avoir  hâté  ma 
marche  un  instant.  Aussi  ,  en  la  voyant,  ai-je  été 
près  de  lui  demander  :  «  Marie,  à  quelle  distance 
ètes-vousdc  moi?  Qui  nous  a  éloignés,  séparés?  » 
Serait-il  donc  possible  qu'un  jour  nous  fussions  l'un 
près  de  l'autre ,  comme  ces  gens  qui  se  regardent ,  et 


CHARLES    ET   MARIE.  :>(>? 

ignorent  s'ils  se  voienl  ou  s'ils  sont  absens?  Le  ton 
de  Marie  a  contribué  aussi  à  augmenter  la  crainte 
qui  m'avait  saisi. 

«  Asseyez-vous,  m'a-t-elle  dit  avec  une  vivacité 
toute  nouvelle ,  asseyez-vous  ;  je  n'ai  qu'un  mo- 
ment. » 

Elle  n'a  qu'un  moment!  Pourquoi  être  venue? 
Pourquoi  néglige-t-elle  de  me  parler  de  ces  jours 
d'attente  où  l'inquiétude  m'a  dévoré? 

«  Je  veux  achever  de  vous  faire  connaître  tout 
ce  que  j'ai  éprouvé  avant  de  vous  avoir  vu ,  a-t-elle 
ajouté.  »  —  Que  me  fait  le  passé!  C'est  cet  instant 
qui  m'occupe.  —  Elle  parlait ,  je  ne  l écoutais  pas  ; 
je  cherchais  à  me  rendre  raison  de  ce  silence  du  cœur 
qui  m'avait  empêché  de  pressentir  que  j'allais  la  re- 
voir. Cependant ,  peu  à  peu  sa  voix  arrivait  à  mon 
ame,  et,  avec  mes  souvenirs,  me  rendait  mon 
amour.  C'est  lui  qui  m'a  fait  sentir  qu'étant  Venu 
cinq  jours  de  suite  sans  la  trouver,  il  était  simple 
qu'aujourd'hui  j'en  eusse  perdu  l'espoir,  que  je  fusse 
venu  lentement,  craignant  de  revenir  plus  triste  en- 
core. Combien  j'étais  heureux  d'avoir  trouvé  un 
motif  si  raisonnable  au  sentiment  qui  me  troublait 
malgré  moi  !  Aussi  me  suis-je  écrié  avec  un  mou- 
vement de  joie  dont  je  n'ai  pas  été  maître  :  —  «  Ma- 
rie, je  vous  aime  toujours.  »  —  Elle  n'en  doutait 
pas,  et  je  l'ai  vu  à  l'étonnement  que  lui  a  inspiré  cet 
aveu.  —  «  Quel  nouvel  orage  a  passé  par  votre 
cœur?  ))  m'a-t-elle  demandé  en  souriant.  Je  n'ai  pas 
voulu  lui  avouer  mes  inquiétudes  et  mon  amour  in- 


2G8  CHARLES    ET    MARIE. 

sensé.  —  «  Parlons  de  Philippe,  lui  ai-je  dit;  puis- 
sions-nous en  parler  pour  la  dernière  fois  !  » 

—  «  Je  ne  saurais  vous  dire ,  a-t-elle  repris , 
comment  je  quittai  la  mère  de  Philippe;  il  me  sem- 
ble qu'il  n'y  eut  entre  nous  que  des  phrases  sans 
suite,  des  complimens  sans  intérêt...  Je  me  rappelle 
seulement  qu'il  voulut  m'accompagner  :  je  m'y  op- 
posai ;  je  revins  seule  ,  et  m'assis  à  cette  même  place 
où  nous  sommes.  Là  je  réfléchis  tristement  sur  le 
passé,  mais  il  me  fallait  un  autre  juge  que  moi- 
même  pour  m'ahsoudre.  C'est  alors  que  je  regrettai 
de  n'avoir  pas  soumis  à  ma  mère  toutes  mes  dé- 
marches. Peut-être  m'eût-elle  avertie  de  craindre 
l'amour  où  je  n'avais  vu  que  de  l'amitié  ;  et  pendant 
que  je  me  condamnais  avec  rigueur,  peut-être  aussi 
m'aurait-elle  excusée. 

»  Cette  première  faute  fut  suivie  d'une  seconde  ; 
je  n'osai  lui  parler  des  sentimens  que  je  croyais  avoir 
inspirés  à  Philippe.  Comment  lui  avouer  que  j'avais 
pu  lui  cacher  quelque  chose?  Ma  mère  n'aurait  pas 
su  comme  moi ,  qu'imperceptiblement ,  et  pour  ainsi 
dire  à  mon  insu ,  chaque  jour  avait  augmenté  mes 
torts  et  la  confiance  de  ce  jeune  homme.  Ce  n'était 
pas  un  faux  orgueil  qui  m'arrêtait,  c'était  la  crainte 
d'affliger  ma  mère  dans  l'objet  de  sa  plus  tendre  af- 
fection. 

»  Je  passai  une  journée  affreuse.  Le  lendemain  , 
le  jour  suivant,  je  ne  descendis  point  dans  le  salon 
de  peur  de  rencontrer  Philippe.  Cependant  il  fallut 
bien   reparaître  au  milieu  de  ma  famille,  et  je  l'y 


CHAULES    ET    MARIE.  2(i9 

trouvai.  Réservée,  silencieuse,  Philippe  me  parlait- 
il?  je  lui  répondais  à  peine*  s'approchait-il  de  moi? 
je  m'éloignais  :  enfin,  pour  le  guérir  de  son  amour, 
je  crus  que  je  devais  me  montrer  au  moins  indiffé- 
rente. Il  me  regarda  avec  surprise ,  puis  il  affecta 
de  m'éviter.  Cette  manière  nouvelle,  en  me  tran- 
quillisant sur  une  affection  trop  tendre,  me  laissait 
à  regretter  son  amitié.  Ce  fut  alors  qu'il  commença 
à  s'occuper  de  ma  sœur  Eudoxie. 

»  Philippe  a  beaucoup  d'esprit  ;  elle  est  très-in- 
struite :  mille  objets  qui  leur  étaient  étrangers  les 
intéressaient;  ils  pouvaient  causer  long-temps  avant 
de  découvrir  qu'ils  cherchaient  à  se  plaire,  qu'ils 
s'occupaient  l'un  de  l'autre.  Aussi  ma  sœur,  qui, 
pour  l'ordinaire,  consacrait  ses  matinées  à  l'étude  , 
ma  sœur  sortait  sans  cesse  et  se  promenait  conti- 
nuellement avec  Philippe.  Plus  elle  se  liait  avec  lui , 
plus  ma  situation  devenait  pénible.  Si,  en  rentrant , 
le  hasard  me  faisait  trouver  sur  son  passage,  elle 
détournait  ses  regards  comme  si  elle  eut  craint  d'a- 
percevoir un  objet  désagréable.  Philippe  venait-il 
chez  mon  père?  elle  lui  parlait  toujours.  C'étaient 
de  petits  mots  tout  bas ,  suivis  de  rires  éclatans  ;  de 
petits  vers  qui  semblaient  faire  allusion  à  quelque 
secret  dont  j'étais  l'objet  ;  c'étaient  surtout  des  phra- 
ses générales  contre  la  coquetterie.  Tous  les  crimes 
n'étaient  rien  en  comparaison  de  la  coquetterie,  et 
avec  quels  yeux  elle  me  regardait!  Dieu  sait  cepen- 
dant si  j'avais  été  coquette!  Mais  il  est  des  gens  à 
qui  l'on  ne  persuadera  jamais  que  l'on  puisse  être 

23. 


270  CHARLES    ET    MARIE. 

aimé  malgré  soi.  L'intimité  de  ma  sœur  avec  Phi- 
lippe était  si  contraire  à  nos  usages  que  ma  mère 
en  parut  mécontente  ;  mais  il  ne  lui  était  pas  permis 
de  se  mêler  de  son  éducation,  et  ma  tante  approu- 
vait toujours  Eudoxie. 

»  Une  après-dinée,  toute  la  famille  réunie  se  pro- 
menait ;  le  temps  était  superbe  :  c'était  un  de  ces 
jours  d'été  où  la  nature  est  si  belle  qu'on  croit  la 
voir  pour  la  première  fois.  La  gaieté  de  Sara  nous 
animait  tous.  Autorisée  par  la  liberté  de  la  campa- 
gne ,  par  la  présence  de  nos  parens,  elle  eut  la  fan- 
taisie de  vaincre  à  la  course  une  de  nos  cousines , 
aussi  jeune  et  presqu'aussi  vive  qu'elle.  Elles  revin- 
rent excédées ,  respirant  à  peine.  Je  l'avoue ,  il  me 
parut  bien  ridicule  de  se  fatiguer  autant  sans  motif; 
et  lorsque  Sara  me  demanda  si  je  voulais  essayer  de 
courir,  je  m'y  refusai.  Mais  pour  adoucir  ce  refus 
qui  la  blâmait  indirectement,  je  lui  répondis  en  riant: 
«  L'on  ne  devrait  courir  que  pour  aller  au-devant 
de  ce  qu'on  aime.  —  Pour  le  fuir,  reprit  ma  sœur 
Euxodie;  et  elle  me  lança  un  regard  d'indignation. 
—  Elle  emmena  Philippe  ;  en  se  laissant  entraîner, 
il  se  retourna  plusieurs  fois  pour  me  voir.  » 

«  Pardon ,  me  dit-elle ,  si  malgré  moi  je  vous 
fais  revenir  sur  des  circonstances  si  frivoles  ;  mais 
je  n?ai  pas  un  souvenir  grave,  pas  une  action  impor- 
tante à  vous  confier.  » 

«  Le  soir,  Philippe  parvint  à  se  trouver  près  de 
moi  ;  il  dit  sans  m'adresser  la  parole ,  mais  assez  bas 
pour  que  je  pusse  seule  l'entendre  ;  —  «  Celle  qui  a 


CHARLES    ET    MARIE.  271 

dit  :  L'on  no  devrait  se  hâter  que  pour  aller  au- 
devant  de  ce  qu'on  aime,  croit  donc  à  l'amour  ?  je 
ne  l'espérais  pas.  —  Vous  pensez  bien  que  je  ne 
répondis  point.  Il  s'éloigna  ;  et  se  promenant  dans 
le  salon,  il  passa  et  repassa  plusieurs  fois  devant 
moi.  Lorsqu'il  s'en  approchait ,  il  ralentissait  son 
pas  et  semblait  attendre  que  je  lui  parlasse;  ensuite, 
il  se  retirait  avec  impatience.  Je  n'osais  faire  un 
mouvement,  ni  lever  les  yeux.  Après  quelques  mi- 
nutes il  s'arrêta  près  de  moi ,  et  dit  :  —  Miss  Eu- 
doxie  a  raison,  c'est  pour  fuir  qu'il  faut  réserver 
toute  sa  volonté.  »  —  Alors  je  le  regardai ,  car  j'é- 
prouvais une  espèce  de  plaisir  à  recevoir  cette  pro- 
messe d'indifférence.  Quel  courroux  sur  son  visage! 
il  me  fit  mal.  Je  baissai  les  yeux  aussitôt,  et  je  sou- 
pirai en  regrettant  le  bon  Philippe.  Je  ne  le  recon- 
naissais plus  ;  Philippe  ,  dont  l'amitié  m'avait  paru 
si  douce,  l'intérêt  si  tendre!  ah!  je  l'aurais  volon- 
tiers prié  de  m'aimer  moins.  Si  j'avais  pu  l'obtenir, 
ajouta-t-elle ,  que  j'aurais  eu  de  plaisir  à  lui  parler 
de  vous  !  )) 

J'aime  Marie  comme  un  insensé  !  presqu'au 
même  instant  mon  cœur  l'appelle,  l'abandonne,  la 
repousse  ,  mais  la  chérit  toujours.  Que  faisais-je  là  ? 
Pourquoi  me  dire  que  c'est  à  lui  qu  elle  aurait  eu 
du  plaisir  à  parler  de  moi  ?  Par  quelle  magie  enchan- 
teresse lui  arrive-t-il  toujours  un  mot ,  un  regard 
qui  vient  lui  rendre  toutes  les  affections  de  mon  âme? 

«  Je  commençais  à  oublier  Philippe,  reprit-elle, 
lorsqu'un  matin,  venant  comme  de  coutume  près 


272  CHARLES    ET    MARIE. 

de  cette  cabane,  je  fus  très-surprise  de  l'y  rencon- 
trer. J'hésitais....  je  voulais  l'éviter;....  il  me  de- 
manda s'il  m'était  possible  de  le  haïr  dans  cette  re- 
traite où  il  était  venu  si  souvent  penser  à  moi?  — 
«  Ici,  me  dit-il,  j'ai  éprouvé  toutes  les  passions  qui 
peuvent  agiter  une  âme  !  »  —  Vous  connaissez  mon 
caractère  timide,  et  combien  je  crains  d'affliger. 
Je  n'osais  donc  ni  parlera  Philippe  ni  m'éloigner; 
sa  figure  paraissait  aussi  près  de  l'aversion  que  de 
l'amour.  Je  sentais  qu'un  seul  mot  allait  lui  rendre 
toute  sa  faiblesse  ou  toute  son  injustice.  C'est  alors 
que  je  vis  le  danger  de  cette  innocente  affection  à  la- 
quelle je  m'étais  livrée  sans  inquiétude.  J'en  restai 
effrayée  :  aussi  actuellement  je  pourrais  peut-être 
entendre  les  menaces  de  la  haine  sans  crainte ,  mais 
une  promesse  d'amitié  me  ferait  trembler. 

»  Ah!  s'écria  Philippe,  vous  n'avez  jamais  su  à 
quel  point  je  vous  aimais  !  —  Je  lui  dis  qu'au  moins 
il  naurait  pas  dû  m'en  instruire.  — Ecoutez-moi, 
reprit-il  ;  au  nom  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacré  au 
monde ,  écoutez-moi  :  je  vous  ai  aimée  dès  le  pre- 
mier jour  où  je  vous  ai  vue.  Si  j'ai  pu  croire  un  in- 
stant que  vous  partageriez  mes  sentimens ,  bientôt 
j'ai  cessé  de  m'en  flatter.  Mais  je  n'avais  pas  la  force 
de  renoncer  à  vous ,  et  j'ai  fini  par  espérer  que , 
peut-être,  les  plus  tendres  soins  vous  inspireraient 
cette  amitié  douce  et  calme  qui  vous  rendra  sensible 
à  ma  joie,  indulgente  pour  mes  peines;  sans  même 
savoir,  a-t-il  ajouté  tristement ,  ce  que  mon  cœur 
appelle  joie  ou  douleur.  » 


CHARLES    ET    MARIE.  273 

Ici  Marie  m'a  fait  remarquer  que  Philippe  avait 
toujours  bien  senti  qu'elle  ne  l'aimait  pas.  Bonne 
Marie!  comme  elle  souhaite  me  persuader!  et  comme 
elle  y  réussit! 

«  Dès  que  je  voulais  dire  un  mot,  Philippe  me 
suppliait  de  ne  pas  lui  répondre ,  et  me  répétait  qu'il 
savait  trop  que  je  ne  l'aimais  pas.  Avec  cette  assu- 
rance ,  je  croyais  pouvoir  l'écouter  sans  l'affliger 
inutilement;  que  lui  aurais-je  dit  de  plus?  II  m'ap- 
prit que  son  père  voulait  le  faire  partir  pour  les  Indes 
où  un  oncle  venait  de  lui  laisser  une  succession  con- 
sidérable. —  «  Je  reviendrai  dans  six  mois,  me  dit- 
il  ,  peut-être  ce  riche  héritage  pourra-t-il  déterminer 
lord  Seymour  à  m'accorder  votre  main.  —  Cette 
idée  me  fut  si  nouvelle  ,  me  parut  si  extraordinaire , 
que  je  laissai  échapper  un  cri  de  surprise.  Il  me  con- 
jura encore  de  ne  pas  lui  répondre. —  Je  n'ose  même 
pas  penser  à  un  engagement,  disait-il;  je  n'implore 
que  du  silence!...  Vous  n'aimez  rien,  combien  il 
serait  cruel  de  m'ôter  tout  espoir  !  —  Mais  je  croyais 
que  ma  sœur  Eudoxie...  — Àh!  répliqua-t-il ,  je 
suis  bien  coupable  !  N'ai-je  pas  eu  la  folle  prétention 
de  vous  inquiéter  !  ne  l'ai-je  pas  recherchée ,  suivie  , 
pour  qu'elle  fit  attention  à  moi  !  Au  moins ,  me  di- 
sais-je,  Marie  verra  que  je  puis  être  aimé.  —  Et  si 
elle  vous  aimait?  m'écriai-je.  Ayez-vous  pu  vous 
jouer  de  son  affection,  risquer  le  malheur  de  sa 
vie?  »  —  A  peine  ces  mots  m'étaient-ils  échappés 
qu'Eudoxie  parut.  J'ignore  si  elle  nous  avait  en- 
tendus ,  mais  toutes  les  horreurs  de  la  jalousie  étaient 


274  CHARLES    ET    MARIE. 

peintes  sur  sa  figure  :  quelle  agitation  ,  quelle  pâ- 
leur! «  Votre  mère  vous  demande,  me  dit-elle,  w 
— Hélas  !  ma  mère  était  la  sienne  aussi  -,  mais  il  sem- 
blait que  dans  ce  moment  elle  eut  voulu  briser  tous 
les  liens  qui  nous  unissaient.  Je  me  levai  à  l'instant 
pour  m' éloigner.  Philippe  se  rapprocha  de  moi  :  — 
a  Je  prendrai  vos  ordres  avant  de  partir ,  me  dit-il , 
et  il  ajouta  tout  bas  :  Puisse  votre  silence  autoriser 
mes  vœux!  »  —  Eudoxie  s'avança  dès  qu'elle  le 
vit  me  parler  bas;  je  ne  pus  lui  dire  un  mot  pour 
l'éclairer. 

»  En  rentrant ,  je  sus  que  ma  mère  ne  m'avait 
point  fait  appeler.  Elle  était  seule;  je  lui  racontai 
tout  ce  que  je  viens  de  vous  confier.  À  genoux  près 
d'elle ,  je  lui  demandais  de  me  réconcilier  avec  moi- 
même  ;  de  m'enseigner  comment  il  me  serait  possi- 
ble de  faire  comprendre  à  Philippe  que  mon  cœur 
ne  consentirait  jamais  à  aucune  des  espérances  qu'il 
voulait  conserver. 

»  Sûrement  Eudoxie  instruisit  mon  père  de  ma 
rencontre  avec  Philippe,  et  le  prévint  contre  lui, 
contre  moi  ;  car  le  soir  il  me  traita  avec  une  sévérité 
que  je  ne  lui  avais  jamais  vue.  Il  me  défendit  de  ve- 
nir dans  le  salon  jusqu'après  le  départ  de  ce  jeune 
homme  ;  il  rejeta  sur  la  trop  grande  bonté  de  ma 
mère  toute  l'imprudence  de  ma  conduite.  Elle  vou- 
lut se  justifier,  m'excuser  :  l'emportement  de  mon 
père  devint  extrême  ;  une  larme  tomba  des  yeux  de 
ma  mère ,  et  je  ne  connus  plus  d'autre  devoir  que  de 
la  consoler.  Je  promis  d'éviter  la  présence  de  'Philippe. 


CHAULES    ET    MARIE.  275 

»  Ce  n'était  pas  pour  lui  que  je  désirais  le  revoir, 
c'était  pour  ne  pas  le  laisser  partir  avec  cette  fatale 
illusion  à  laquelle  il  s'attachait  malgré  moi.  Qu'al- 
lait-il  penser?  quel  droit  mon  silence  allait-il  lui 
donner? —  «Ali!  me  dit-elle,  que  ne  vous  ai-je 
vu  avant  le  départ  de  Philippe!  Il  aurait  pu  mieux 
lire  dans  mon  cœur.  » 

»  Plusieurs  jours  se  passèrent  sans  que  je  susse 
ce  qu'il  était  devenu  ;  enfin  ,  un  matin  on  me  remit 
une  lettre  de  sa  mère.  —  «  Mon  fils  est  parti  sans 
prendre  congé  de  voire  père,  m'écrivait-elle,  et  il 
ne  vous  a  pas  vue  !  J'ajoute  à  mes  regrets  le  sou- 
venir de  son  désespoir  ;  il  me  poursuit ,  il  m'effraie  : 
cependant ,  si  vous  consentez  à  venir  adoucir  mes 
peines ,  je  ne  vous  parlerai  que  de  moi.  »  —  Je  mon- 
trai cette  lettre  à  ma  mère,  elle  permit  que  j'allasse 
voir  celle  de  Philippe.  J'y  courus  avec  empresse- 
ment :  ma  sincérité  la  persuadera  sans  doute ,  me 
disais-je  ;  elle  verra  que  je  n'ai  jamais  encouragé  les 
sentimens  de  son  fils ,  et  il  semblait  que  chaque  pas 
me  rendit  ma  liberté. 

»  Je  la  trouvai  malade ,  faible  :  ce  n'était  pas  le 
jour  de  l'affliger, . .  Ceux  qui  suivirent  augmentèrent 
sa  douleur.  Le  vent  était-il  contraire?  Philippe  se- 
rait arrêté  dans  sa  course,  et  elle  soupirait...  Le  vent 
était-il  favorable?  Philippe  s'éloignait.,.  Eh!  qui  sait 
comme  une  mère  tout  ce  que  l'éloignement  ajoute  à 
l'absence?  Insensiblement  je  m'attachai  à  cette  femme 
si  bonne  que  tout  le  monde  l'aime.  Jugez  si  moi,  à 
qui  elle  désirait  plaire;  moi,  dont  elle  cherchait  à 


276  CHAULES    ET    MA1UE. 

cire  aimée,  je  pouvais  échapper  aux  avances  de  ce 
cœur  qui  semble  attirer  tous  les  autres.  C'est  par 
une  suite  de  cette  affection  que,  lors  de  la  maladie 
de  son  mari ,  j'allai  la  consoler,  partager  ses  inquié- 
tudes ,  et  que  vous  me  trouvâtes  cbez  elle. 

»  Jamais  elle  ne  me  parlait  de  Philippe  relative- 
ment à  moi ,  et  jamais  elle  ne  consentit  à  lui  appren- 
dre mes  véritables  sentimens.  —  a  Laissons  faire  Je 
temps ,  me  dit-elle  un  jour  -,  celui  où  Ton  espère  est 
de  bonne  prise,  et  bien  enlevé  au  malheur.  — Je 
n'aime  point  Philippe.  —  Est-il  possible  de  ne  pas 
aimer  Philippe?  me  dit-elle  en  souriant.  — Au  moins 
n'a -je  pas  d'amour.  —  Savez-vous  ce  que  c'est  que 
l'amour?  —  Non.  »  —  Elle  mit  ses  doigts  sur  ses 
lèvres,  et  reprit:  «Ne  parlons  plus  de  Philippe; 
prenons  garde  de  rien  dire  qui  puisse  le  faire  souf- 
frir :  ici  où  il  est  né  ,  où  il  a  passé  toute  sa  vie  près 
de  moi ,  je  crois  toujours  qu  il  m'entend. 

»  Malgré  mes  résolutions,  je  ne  trouvai  pas  en 
moi  le  courage  barbare  de  désoler  une  pareille  mère. 
Hélas  !  je  devais  bientôt ,  sans  y  penser ,  sans  le  vou- 
loir ,  détruire  toutes  ses  chimères  de  bonheur.... 
Quel  chagrin  elle  éprouva  lorsqu'elle  crut  s'aperce- 
voir que  je  vous  aimais.  —  ((Comment?  quelle  pieu- 
ve?»  m'écriai -je.  — Un  jour  je  prononçai  votre 
nom.  »  Marie  a  baissé  les  veux;  et  moi,  j'ai  osé, 
pour  la  première  fois ,  la  presser  contre  mon  cœur  : 
je  ne  voulais  plus  rien  entendre.  La  mère  de  Philippe 
a  cru  qu'elle  m'aimait,  et  je  pourrais  en  douter! 
—  «  Marie ,  ne  dites  plus  un  mot  sur  Philippe  ;  c'est 


CHAULES    LT    ALUUË.  277 

en  prononçant  mon  nom  que  Ion  m'a  cru  aimé! 
répétez-le,  ce  nom.  »  —  Elle  a  posé  la  main  sur  mon 
bras,  et,  avec  une  douceur  angélique,  une  sérénité 
que  la  joie  de  mon  àme  avait  fait  passer  dans  la 
sienne  :  «  Charles,  ma-t-elle  dit,  ne  so\ez  plus 
injuste  :  dites-vous  que  mon  cœur  reçoit  toutes  les 
peines  que  vous  voulez  lui  faire. 

lti  septembre. 

Je  n'existe  plus  que  pour  Marie.  Mais  que  je  passe 
promptement  du  bonheur  à  l'inquiétude  !  Elle  me 
fait  éprouver  tous  les  sentimens  contraires.  Que  de 
fois  elle  a  sa  «l'arracher  un  sourire  au  milieu  de  ma 
colère!  Que  de  fois,  d'un  mot,  d'un  regard,  elle  a 
brisé  mon  àme  !  Cependant  depuis  plusieurs  jours 
aucune  peine  n'avait  troublé  ma  vie.  J'étais  au  com- 
ble de  la  félicité  :  il  me  fallait  un  grand  empire  sur  moi- 
même  pour  ne  pas  m'écrier  à  toute  heure ,  devant 
tout  le  monde  :  Je  suis  heureux  ,  je  suis  trop  heu- 
reux! Qu'elle  est  aimable,  Marie!  Si  elle  ne  prévoit 
jamais  ce  qui  va  me  fâcher,  au  moins  devine-t-elle 
toujours  ce  qui  peut  me  ramener  vers  elle.  Eh  bien! 
il  m'est  arrivé  de  m'irriter  contre  la  douceur,  l'inal- 
térable douceur  de  son  caractère. 

L'un  de  ces  derniers  jours,  les  sœurs  de  Marie 
s'étaient,  je  crois,  promis  de  la  tourmenter.  C'est 
elle  qui  fait  le  déjeûner;  rien  n'était  à  leur  goût  :  il 
fallut  refaire  le  thé  trois  fois  :  jamais  elles  n'en  furent 
contentes.  Marie  ,  toujours  patiente  ,  toujours  égale, 


278  CHARLES    ET    MARIE. 

s'occupait  d'elles,  comme  si  l'on  pouvait  satisfaire 
une  humeur  sans  motif.  Sara  lui  demanda  ce  quelle 
comptait  faire  dans  la  journée.  Il  fallait  bien  sa- 
voir si  elle  avait  l'intention  de  rester  chez  elle ,  afin 
de  l'engager  à  sortir  :  c'est  ce  qui  arriva.  Marie 
m'avait  promis  la  veille  de  passer  la  matinée  dans  le 
cabinet  de  sa  mère  ;  nous  devions  lui  lire  un  ouvrage 
nouveau.  Que  j'aime  ces  lectures  où  Marie  travaille 
.en  m'écoutant,  où  elle  suspend  son  ouvrage  lorsque 
l'intérêt  augmente!  Le  môme  mot,  la  même  situation 
nous  frappe  ensemble ,  nous  touche  également ,  et 
mes  yeux  ne  se  lèvent  jamais  sans  rencontrer  les 
siens. 

Marie  dit  à  Sara  qu  elle  avait  le  projet  de  rester 
près  de  sa  mère  ;  dès-lors  Sara  ne  cessa  d'obséder 
Marie  jusqu'à  ce  qu'elle  en  eut  obtenu  la  promesse 
de  l'accompagner  à  la  promenade.  Elle  s'y  refusa 
long-temps ,  mais  finit  par  se  soumettre  à  la  fantai- 
sie de  sa  sœur.  —  Marie  m'oubliait,  me  sacrifiait! 
Dès  que  je  la  trouvai  seule ,  je  lui  reprochai  son  peu 
de  résolution,  ce  manque  de  caractère  ;  elle  m'écouta 
en  souriant.  «  Demain  ,  me  dit-elle ,  lorsque  j'oublie- 
rai votre  colère,  vos  reproches,  vous  serez  bien 
heureux  d'aimer  une  personne  sans  caractère  comme 
moi.  »  —  Je  souris  à  mon  tour ,  car  près  d'elle  je  ne 
puis  rester  mécontent  ;  mais  je  m'en  allai  tourmenté, 
malheureux,  de  cette  disposition  à  se  laisser  dominer 
par  tout  ce  qui  l'environne. 

Tant  que  je  lus  près  de  Marie,  elle  sut  me  per- 
suader que  la  seule  complaisance  l'avait  portée  à 


CHAULES    ET    MARIE.  279 

réder  à  sa  sœur  ;  loin  d'elle,  je  vis  sa  faiblesse;  plus 
loin  encore,  l'oubli  du  rendez-vous  qu'elle  m'avait 
donné. 

Avec  cette  a  me  passionnée,  ce  caractère  ombra- 
geux ,  comment  ai-je  pu  m'abandonner  à  l'amour  ? 
Ne  serai-je  pas  tyran  ou  victime  ?  Je  ferai  à  Marie 
le  sacrifice  de  ma  vie,  ou  j'exigerai  le  dévouemenl 
de  toute  la  sienne. 

Marie,  ne  vous  laisserai- je  donc  aucun  repos? 
L'instant  où  vous  me  feriez  l'aveu  des  plus  tendres 
sentimens  serait  celui  même  où  je  voudrais  les  mettre 
à  l'épreuve.  N'ai-je  pas  quelquefois  rendu  mon  hu- 
meur inégale  ,  farouche ,  pour  voir  si  votre  affection 
surpassait  mes  torts?  J'ai  feint  l'indifférence,  en  re- 
gardant si  votre  figure  palissait ,  si  des  larmes  rem- 
plissaient vos  yeux  ;  mais  qu'elles  ne  tombent  pas, 
ces  larmes,  tout  mon  courage  serait  détruit.  Marie, 
lorsque  hier  j'entrai  dans  le  salon  de  votre  père , 
n'osant  vous  lever,  m'adresser  un  doux  bonjour, 
vous  me  fîtes  un  signe  obligeant  qui  m'exprimait 
toute  votre  affection.  J'étais  heureux;  eh  bien!  je 
ne  sais  quel  démon  m'a  porté  à  feindre  une  inatten- 
tion qui  était  bien  loin  de  mon  cœur.  J'ai  regardé 
votre  mère,  j'ai  causé  avec  vos  sœurs ,  et  je  me  suis 
même  détourné,  mais  c'était  pour  vous  voir  dans  une 
glace  qui  me  rendait  toutes  vos  impressions.  Je  vous  ai 
vue  inquiète,  agitée,  prête  à  faire  une  imprudence  pour 
vous  rapprocher  de  moi;  alors  honteux  de  ma  folie, 
je  n'ai  cependant  pas  osé  vous  l'avouer.  Comment 
consentir  à  diminuer  votre  estime,  votre  confiance? 


280  CHARLES    ET    MARIE. 

et,  le  dirai-je?  comment  me  résoudre  à  perdre  le 
pouvoir  de  bouleverser  votre  àme,  d'un  regard  dé- 
truire votre  joie ,  ramener  un  sourire  au  moment  où 
des  pleurs  allaient  couler?  Je  suis  revenu  prés  de 
vous,  et  avec  quelle  curieuse  inquiétude  j'ai  observé 
si  la  sérénité  et  le  bonheur  reparaissaient  sur  votre 
visage  !  Marie,  puissé-je  parvenir  à  vous  peindre,  à 
vous  exprimer  l'exaltation  de  mon  amour  !  mais  vous 
n'en  eonnaîtrez  jamais  l'injustice.  Comme  de  cou- 
tume, loin  d'apercevoir  mes  torts  ,  c'est  dans  votre 
propre  conduite  que  vous  chercherez  des  raisons  h 
ma  bizarrerie.  — Ils  ne  m'ont  pas  échappé  ces  mots 
que  vous  m'avez  dits!  Nous  étions  seuls,  et  vous  les 
disiez  tout  bas.  Quelle  puissance  inconnue  vous  a 
inspiré  de  parler  si  bas?  il  semble  qu'alors  le  cœur 
seul  peut  entendre.  —  «Qu'ai-je  fait!  »  m'avez-vous 
dit.  Vous  vous  croyiez  coupable ,  puisque  je  parais- 
sais mécontent.  Ma  douce  Marie  ,  lorsque  vous  serez 
la  compagne  de  ma  vie,  que  vous  serez  tout,  oui, 
tout  mon  bonheur ,  et  que  vous  prendrez  votre 
moitié  de  mes  peines,  ne  demandez  plus  de  raisons 
à  votre  ami.  Quand  vous  me  verrez  sombre,  inquiet , 
appuyez-vous  contre  mon  cœur  5  laissez  votre  dou- 
ceur, votre  silence  me  ramener  vers  vous:  je  vous 
ferai  justice  de  moi-même. 


JO  décembre. 


Des  semaines ,   des  mois  se  sont  écoulés  depuis 
que  je  n'ai  ouvert,  ce  journal.  Cependant  il  me  sera 


CHARLES    ET    MARIE.  2SI 

facile  de  retrouver  toutes  mes  impressions  :  ne  me 
suis-je  pas  toujours  occupé  de  Marie?  Je  la  replace- 
rai chez  son  père ,  près  de  moi  ;  et  j'éprouverai  les 
mêmes  sentimens  qui  m'animaient  alors.  Marie  , 
avec  vous ,  le  moment  qui  s'écoule  est  tout  pour 
moi  ;  il  n'y  a  ni  passé ,  ni  avenir  :  loin  de  vous  le 
présent  n'est  rien;  je  n'existe  que  par  mon  souvenir 
et  mes  espérances. 

Un  matin ,  après  avoir  obtenu  de  lady  Seymour 
qu'elle  prierait  son  mari  de  m'accorder  sa  fille ,  je 
revenais,  trop  heureux  pour  rien  voir  de  ce  qui 
m'environnait.  Tout-à-coup  mon  cheval ,  dont  je  ne 
m'occupais  point ,  s'emporta  sans  qu'il  me  fût  pos- 
sible de  l'arrêter.  Je  me  heurtai  la  tête  avec  violence 
contre  une  branche  d'arbre ,  et  je  restai  sans  con- 
naissance sur  le  grand  chemin.  Le  premier  instant 
dont  je  me  souvienne  fut  celui  où  je  me  trouvai  dans 
mou  lit ,  entouré  de  mon  père ,  de  médecins  ,  et  de 
lady  Seymour.  Mes  premiers  mots  furent  pour  mon 
père  y  et  j'en  rends  grâce  au  ciel  !  —  Bientôt  je  lui 
demandai  par  quelle  faveur  lady  Seymour  était  près 
de  moi.  —  a  Calmez-vous ,  »  me  répondit-il.  «  Vi- 
vez, »  me  dit-elle.  —  Le  médecin  m'ordonna  le  si- 
lence ,  et  me  menaça  de  faire  éloigner  tout  ce  qui 
m'environnait  si  je  continuais  à  m'agiter.  Je  voulus 
parler  à  lady  Seymour  ;  elle  ne  m'en  laissa  pas  le 
temps ,  et  me  dit  :  «  Marie  se  porte  bien  ;  je  vais 
lui  donner  de  vos  nouvelles.  » 

A  peine  fut-elle  sortie  que  je  commençai  à  sentir 
mes  douleurs  ,  mais  sans  oser  me  plaindre.   Mon 

24. 


•282  CHAftfilS    ET    MARIE. 

pauvre  père  ,  assis  à  côté  de  mon  lit ,  me  regardait 
sans  dire  un  mot  ;  des  larmes  coulaient  lentement 
de  ses  yeux.  Je  lui  tendis  la  main  ;  il  la  prit  dans  les 
siennes  :  je  cherchai  à  le  rassurer.  —  «  Ah!  me 
dit-il ,  le  même  jour  nous  eût  vus  mourir.  »  —  In- 
grat que  je  suis  !  combien  de  fois ,  dans  l'emporte- 
ment de  ma  passion ,  n'ai-je  pas  désiré  la  mort  ? 
avais-je  pensé  aux  larmes  d'un  père? 

Mon  état  s'améliorait-,  mon  père,  ayant  moins 
d'inquiétude,  ne  put  résister  plus  long-temps  aux 
questions  que  je  lui  faisais  sans  cesse  sur  Marie.  Il 
m'apprit  qu'on  m'avait  rapporté  chez  lui  avec  une 
très-forte  blessure  à  la  tête,  et  que  les  médecins 
avaient  long-temps  désespéré  de  ma  vie ,  puis  craint 
pour  ma  raison,  «  Un  jour,  me  dit-il,  vous  me  re- 
connûtes ,  vous  me  suppliâtes  de  vous  accorder  Ma- 
rie. —  Qu'après  ma  mort,  disiez-vous,  celle  que 
j'ai  tant  aimée  vous  nomme  son  père  !  —  Il  fallut 
céder  à  vos  instances ,  vous  quitter  pour  aller  obte- 
nir Marie  de  lord  Seymour.  Sa  femme  se  joignit  à 
moi  ;  Marie  même  osa  solliciter  cet  hymen  de  deuil 
et  de  larmes.  Mon  enfant,  je  lui  répétai  vos  paro- 
les ;  comme  vous  je  disais  :  S'il  doit  mourir,  que 
celle  qu'il  a  tant  aimée  me  nomme  son  père  !  — 
Lord  Seymour  eut  pitié  de  la  douleur  qui  m'acca- 
blait ,  et ,  prenant  la  main  de  Marie  :  C'est  votre 
fille  ,  me  dit-il  ;  disposez  de  son  sort  :  allez  avec  elle, 
avec  lady  Seymour  -,  je  vous  suivrai  bientôt.  —  En 
arrivant ,  nous  vous  trouvâmes  dans  un  affreux  dé- 
lire; nous  étions  près  de  vous ,  et  vous  demandiez 


CHARLES    ET    MARIE.  283 

que  votre  père  vous  donnât  Marie. ...  Je  vous  tenais 
dans  mes  bras,  et  vous  m'appeliez....  Je  vous  par- 
lais ,  vous  promettais  Marie ,  et  c'était  Dieu  que 
vous  invoquiez  pour  toucher  mon  cœur.  —  Quel 
état!  s'écria  mon  malheureux  père.  Mon  enfant , 
mon  unique  enfant ,  égaré ,  parlait  sans  cesse  de 
mort,  de  mariage;  il  ignorait  s'il  était  malade,  et 
sentait  qu'il  allait  mourir  ! 

»  Que  d'angoisses  et  de  craintes  !  Marie,  amenée 
par  sa  mère  et  par  moi ,  osa  approcher  de  vous  dans 
ce  moment.  0  mon  fils!  avec  quelle  douceur,  quelle 
patience  elle  cherchait  à  ramener  votre  raison ?  à 
fixer  vos  idées!  —  Un  jour  (vous  n'aviez  jamais  été 
si  mal  ) ,  je  la  vois  se  mettre  à  genoux  devant  sa 
mère.  —  Mon  fils ,  ajouta-t-il  avec  un  ton  imposant 
qui  retentit  dans  mon  âme ,  écoutez  les  paroles  de 
Marie  ;  que  toujours  présentes ,  elles  répandent  sur 
votre  vie  ce  charme  inexprimable  qui  naît  d'un  sou- 
venir céleste  :  —  J'aime  Charles ,  nous  dit-elle  ;  et 
je  l'aime  mille  fois  plus  encore  depuis  que  moi  seule 
peux  l'aimer.  Daignez  nous  unir  avant  que  les  mé- 
decins prononcent  peut-être  un  arrêt  funeste.  —  0 
ma  fille  !  s'écria  lady  Seymour  -,  si  jeune,  attacherez- 
vous  ce  long  avenir  à  un  homme  privé  de  sa  raison? 
—  Que  ce  mot  me  fit  de  mal  !  Il  brisa  le  cœur  de 
Marie  ;  elle  joignit  ses  mains  suppliantes  :  Ne  répé- 
tez plus  ce  mot  horrible ,  lui  dit-elle ,  il  me  tue  !  Ma 
mère,  vous  me  connaissez  ;  croyez-vous  que  je  puisse 
oublier  Charles  ,  l'abandonner  lorsqu'il  ne  reconnaît 
que  moi ,  n'écoute  que  moi  ?  Tous  m'avez  permis 


384  CHARLES    ET    MARIE. 

de  l'aimer  :  consacrez  mon  amour  avant  que  mon 
père  connaisse  son  état,  avant  qu'un  public  indiffé- 
rent blâme  ou  approuve  le  sacrifice  que  je  veux  lui 
faire...  Ma  mère,  ma  mère,  ne  me  sutfit-il  pas  à 
moi  qu'il  soit  encore  sensible  aux  soins  qu'on  lui 
rend  ?  —  Où  est  Marie ,  m'écriai-je ,  où  est-elle  ? 
—  Mon  père  hésita  à  me  répondre.  Enfin,  j'appris 
que  les  médecins  lui  avaient  défendu  de  s'offrir  à  mes 
yeux  depuis  que  la  connaissance  m'était  revenue. 
J'obtins  qu'elle  viendrait  me  voir  un  instant,  un 
seul  instant.  Dieu!  quelle  émotion  j'éprouvai  en  la 
voyant  paraître  ,  en  entendant  sa  voix  !  «  Ange  du 
ciel  !  est-il  vrai  que  si  ma  raison  fût  restée  égarée , 
vous  eussiez  consenti  à  protéger  mon  bonheur  et  ma 
vie?  —  Il  doute  encore  !  »  dit-elle  à  mon  père.  — 
Ah  !  je  n'en  doutais  pas  ,  mais  j'aimais  à  le  lui  en- 
tendre redire.  Elle  me  défendit  de  lui  parler,  de 
m 'agiter.  Je  lui  obéis  :  je  la  contemplais  en  silence  : 
mais  mon  âme  ravie  ne  pouvait  contenir  toutes  ses 
impressions.  Avec  quel  plaisir  elle  me  rappelait 
que ,  dans  ces  temps  d'égarement ,  mon  cœur  la 
devinait  lorsque  mes  yeux  ne  la  connaissaient  plus  ! 
Assuré  de  son  consentement ,  j'osai  demander 
que  notre  mariage  se  fit  tout  de  suite  :  il  y  a  quel- 
que  chose  de  si  effrayant  dans  l'attente  d'un  grand 
bonheur!  Tant  que  je  n'appartenais  pas  à  Marie,  je 
craignais  qu'on  ne  vint  me  séparer  d'elle  -,  je  crai- 
gnais que  la  jalousie  de  ses  sœurs  ne  fût  de  nouveau 
réveillée,  et  qu'elles  ne  cherchassent  à  retarder  notre 
union  ;  enfin  ,  je  craignais  tout.  Lady  Seymoureul 


CHARLES    ET    MARI»:.  285 

pitié  du  trouble  où  elle  me  voyait  :  elle  consentit  à 
m'accorder  Marie  avant  mon  entier  rétablissement, 
Lord  Seymour,  elle,  mon  père,  furent  seuls  té- 
moins du  serment  que  je  fis  de  n'exister  que  pour 
Marie. 

Aimable  et  bonne  Marie ,  vous  avez  vaincu  mes 
préventions,  détruit  ma  susceptibilité,  calmé  ma  ja- 
louse inquiétude  ;  je  voulais  vous  dominer,  votre 
douceur  m'a  soumis. 


FI\    DE    CHARLES    ET    MARIE. 


EUGÈNE  DE  ROTHELIN. 


CHAPITRE   1. 

Mon  père  vient  de  me  ramener  à  Paris,  après 
m'avoir  fait  voyager  avec  lui  pendant  trois  ans  pour 
terminer  mon  éducation.  Je  vais  commencer  une 
existence  nouvelle ,  jouir  de  ma  liberté  ;  mais  ma 
déférence  pour  mon  père  sera  la  même.  Seulement, 
elle  deviendra  plus  volontaire  ;  et  il  me  semble  que, 
pour  lui  comme  pour  moi,  elle  aura  un  mérite  de 
plus. 

Il  m'a  dit  qu'avant  de  réintroduire  dans  le  monde, 
il  voulait  me  faire  connaître  les  personnes  chez  les- 
quelles il  avait  l'intention  de  me  conduire.  —  «  Nous 
irons  d'abord  ,  a-t-il  ajouté  ,  chez  madame  de  Sene- 
cey.  C'est  une  femme  d'une  grande  vertu,  d'un  es- 
prit supérieur,  capable  des  procédés  les  plus  géné- 
reux ,  mais  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  craindre.  » 
Ce  sentiment ,  si  peu  d'accord  avec  l'éloge  qu'il  en 
faisait ,  m'a  surpris.  -Quoique  assez  disposé  à  pren- 
dre sans  examen  les  impressions  que  mon  père  veut 
me  donner,  je  lui  ai  demandé  comment  des  qualités 
si  distinguées  pouvaient  produire  un  si  triste  résul- 
tat. —  «  Elle  voit  beaucoup  de  monde ,  m'a-t-il  ré- 
pondu ;  chaque  soir,  elle  écrit  tout  ce  qu'elle  a  en- 
tendu dire  dans  la  journée,  le  bien  comme  le  mal  : 


"2H8  EUGENE    DE    UOTHELl.X. 

on  ne  l'ignore  pas  :  aussi,  chez  elle,  le  plus  sage  est 
gène  ;  il  semble  qu'en  y  arrivant  chacun  se  pose 
devant  une  glace  d'où  il  ne  se  perd  pas  de  vue.  » 

Mon  père,  accoutumé  à  diriger  mon  esprit,  n'a 
pas  eu  de  peine  à  me  convaincre  que  cette  habitude, 
un  peu  inquiétante  pour  les  autres ,  serait  fort  utile 
pour  soi  5  qu'un  jeune  homme  qui  écrirait ,  sans  rien 
omettre  ,  ses  actions ,  ses  idées  ,  les  motifs  qui  l'ont 
entraîné,  deviendrait  nécessairement  meilleur. 

Les  avantages  que  je  pourrais  retirer  d'un  examen 
fait  de  bonne  foi  ne  me  touchaient  pas  autant  que  le 
besoin  d'avoir  un  ami  avec  qui  je  pusse  être  moi 
sans  rien  dissimuler.  Pendant  que  mon  père  me  par- 
lait, je  me  persuadais  que  mon  journal  serait  cet 
ami  à  qui  je  dirais  tout,  et  que  je  prendrais  pour 
ses  réponses  mes  propres  réflexions  sur  ma  cou- 
duite.  C'est  de  ce  jour  que  commence  mon  travail  : 
mais  je  le  ferai  précéder  du  récit  des  premiers  évé- 
nemens  de  ma  vie. 

Je  n'ai  point  la  prétention  de  faire  des  mémoires , 
ni  un  journal.  Je  chercherai  seulement  à  me  rendre 
un  compte  fidèle  des  différentes  impressions  de  ma 
jeunesse.  Si  jamais  j'ai  l'honneur  d'être  chef  de  fa- 
mille ,  je  veux  pouvoir  dire  à  mes  enfans  :  «  Voilà 
ce  que  j'ai  été;  lisez,  jugez,  profitez  si  vous  pou- 
vez. ))  —  J'ai  souvent  pensé  qu'on  devrait  bien  dé- 
guiser les  reproches  en  conseils ,  tandis  que  ,  pour 
l'ordinaire,  on  présente  les  conseils  comme  des  re- 
proches. 

J'écrirai  avec  sincérité*  mais  suivant  mon  lui- 


KLctiM^    DL    ROTHELIN.  289 

meur  ou  ma  fantaisie.  Quelquefois ,  après  m'ètre 
abandonné  à  ma  paresse ,  à  mon  insouciance ,  je 
rechercherai  des  souvenirs  presque  effacés;  d'au- 
tres fois,  plus  ému,  je  m'arrêterai  sur  tous  mes 
sentimens;  ainsi  que  madame  de  Senecey,  je  dirai 
le  bien  ,  je  dirai  le  mal ,  et  j'oserai  même  devancer 
l'avenir. 


CHAPITRE    IL 

J'ai  été  élevé  dans  la  terre  de  mon  père.  Alors, 
comme  aujourd'hui ,  il  m'aimait  avec  une  tendresse 
extrême,  et  je  puis  dire  qu'il  n'existait  que  pour 
moi.  Mais  son  air  sévère  n'attirait  point  ma  con- 
fiance. Lorsqu'il  me  voyait  triste,  et  parfois  en- 
nuyé, il  faisait  de  grands  efforts  pour  se  rapprocher 
de  mon  âge,  et  ces  efforts  mêmes  m'avertissaient  de 
la  distance  qui  existait  entre*  nous  :  ils  me  prou- 
vaient trop  que  nous  ne  pouvions  avoir  aucun  plai- 
sir qui  nous  fût  commun. 

Pour  que  mon  éducation  ne  se  ressentit  pas  de  ' 
son  séjour  à  la  campagne ,  il  avait  réuni  près  de  lui 
des  maîtres  éclairés  en  tous  genres.  Sûrement,  ils 
m'instruisaient  avec  plus  de  soin  que  si  Ton  m'eut 
placé  dans  un  collège  ;  mais  là  j'aurais  été  entouré 
de  petits  compagnons,  enfans  comme  moi  ;  j'aurais 
été  animé  par  l'émulation ,  j'aurais  pu  quelquefois 
éprouvé  le  sentiment  de  ma  supériorité  ;  au  lieu  qu'a- 
vec ces  graves  personnages  il  n \avait  pas  une  cir- 


290  EUGENE    1>E    KOTIIELIX. 

constance  qui  ne  me  fit  reconnaître  combien  j 'étais 
inférieur  à  chacun  d'eux. 

Mon  père  a  toujours  pensé  qu'il  suffît  d'imprimer 
fortement  dès  l'enfance  une  vertu  quelconque,  pour 
que,  par  la  suite,  toutes  les  autres  viennent  s'y 
réunir,  lors  même  qu'une  jeunesse  orageuse  les  au- 
rait fait  oublier. 

Un  grand  respect  pour  sa  parole  lui  parait  la  base 
de  l'honneur  et  de  la  considération  parmi  les  hom- 
mes ;  ce  fut  donc  là  l'un  des  premiers  principes  de 
mon  éducation.  «  Ne  manquez  jamais  à  votre  pa- 
role ,  mon  fils ,  »  me  disait-il  sur  tous  les  tons  que 
la  voix  peut  employer  pour  arriver  à  F  à  me.  Au  mi- 
lieu de  mes  jeux ,  après  mes  fautes ,  dans  nos  rac- 
commodemens  ,  il  me  rappelait  cette  fidélité ,  me  la 
prescrivait  avec  l'autorité  d'un  père,  me  la  deman- 
dait avec  l'affection  d'un  ami. 

Jusqu'à  l'âge  de  seize  ans ,  il  ne  m'a  jamais  per- 
mis de  faire  la  plus  légère  promesse.  «  Vous  tâche- 
rez, vous  essaierez  de  mieux  faire,  »  me  disait-il  ; 
((attendez,  pour  le  promettre,  que  vous  connais- 
siez la  mesure  du  temps  et  la  valeur  des  choses.  »  — 
L'habitude  prise,  dès  l'enfance,  de  cette  sévérité 
d'expression ,  a  surtout  contribué  à  me  rendre  d'une 
rigoureuse  exactitude  dans  mes  engagemens.  Je  vais 
rapporter  ici  la  première  circonstance  où  mon  père 
reçut  ma  parole,  et  me  dit  :  Jo  vous  crois. 

La  fermière  qui  m'avait  nourri  demeurait  dans 
un  village  dépendant  de  la  terre  de  mou  père.  Louise 
était  une  bonne,  une  excellente  femme.  Agathe,  sa 


EUGÈ\E    DE    UOTIIFXIN.  291 

fille,  était  charmante;  elle  m'appelait  son  frère,  je 
la  nommais  ma  sœur,  et  nous  nous  aimions  sans 
nous  en  douter. 

Mon  père  savait  que  j'allais  voir  tous  les  jours  !a 
bonne  Louise  -,  mais  il  ignorait  que  Louise  avait  une 
fille,  et  il  s'applaudissait  de  me  trouver  un  cœur 
reconnaissant,  lorsque  j'étais  au  moment  de  porter 
le  trouble  dans  cette  honnête  famille. 

Un  jour,  il  envoyait  à  Paris  :  pendant  qu'il  ca- 
chetait ses  lettres,  et  croyant  qu'il  ne  m'écoutait 
pas ,  je  priai  son  valet  de  chambre  de  me  rapporter 
une  robe  de  mousseline  toute  brodée ,  une  belle 
croix  d'or,  et  un  tablier  de  soie  rayée,  «  François, 
c'est  une  grande  affaire  que  ce  tablier  de  soie,  »  lui 
dis-je  en  riant  :  «  il  ne  faut  pas  qu'on  le  voie  de  loin, 
il  ne  faut  pas  qu'il  soit  brun  ;  enfin  ,  il  faut  qu'il  soit 
bien.  —  Qu'entendez-vous  par  bien  ?  )>  reprit  mon 
père.  Cette  voix  de  mon  père  qui  venait  se  mêler  à 
ma  gaieté  me  troubla.  Cependant  je  repris  :  a  j'en- 
tends beaucoup  de  choses  que  je  ne  puis  expliquer, 
mais  qui  ne  m'embarrasseraient  guère  si  j'avais  à 
le  choisir.  —  Il  est  assez  indifférent  à  Louise  que 
le  présent  que  vous  vouiez  lui  faire  soit  joli;  ne 
suffît-il  pas  qu'il  lui  soit  utile?  »  Mon  père  me  re- 
gardait ,  et,  pour  la  première  fois,  je  me  seutis  rou- 
gir. Il  attendait  ma  réponse  ,  et  je  ne  pouvais  parler. 
a  Ne  pensez-vous  donc  pas  qu'il  vaudrait  mieux  lui 
donner  l'argent  que  coûteront  ces  fantaisies  ? — L'ar- 
gent serait  pour  elle ,  »  répondis-je  en  balbutiant, 
ce  et  ces  fantaisies  sont  pour  sa   fii!e.  —  Ah  !  c\  si 


292  EUGÈNE    DE    ROTHELIN. 

différent,  »  reprit-il.  h  François,  ayez  soin  des  com- 
missions que  tous  donne  mon  fils  ;  je  me  chargerai 
de  fournir  à  Louise  les  choses  nécessaires  qu'il  ou- 
blie. »  Malgré  ce  petit  reproche,  je  ne  voyais  que 
la  joie  d'Agathe,  que  sa  parure  ;  si  c'était  une  fai- 
blesse ,  je  la  croyais  permise ,  puisque  mon  père  ne 
l'avait  pas  défendue.  Heureux  par  lui ,  j'étais  con- 
tent de  moi. 

Avec  quelle  habileté  il  éloigna  jusqu'au  souvenir 
de  Louise,  et  passa  toute  la  matinée  à  me  faire  tra- 
vailler près  de  lui ,  ou  à  me  distraire  !  Le  soir,  il  me 
proposa  une  promenade  dans  le  champ  de  cettebonne 
femme.  Il  avait  l'air  si  indifférent,  que  j'acceptai 
sans  méfiance,  et  sans  deviner  qu'il  voulait  savoir 
jusqu'à  quel  point  Agathe  m'intéressait. 

Louise  nous  reçut  avec  cette  joie  qu'elle  avait  tou- 
jours quand  elle  me  voyait  ;  elle  montra  à  mon  père 
le  petit  jardin  que  nous  cultivions  sa  fille  et  moi.  Il 
regarda  (es  fleurs  les  unes  après  les  autres,  et  j'au- 
rais voulu  les  bouleverser  toutes. 

Ce  petit  jardin  était  exactement  semblable  à  celui 
que,  depuis  trois  mois  ,  je  m'étais  fait  sous  mes  fe- 
nêtres, près  du  château.  Mon  père,  jouissant  du 
plaisir  que  je  prenais  à  m'en  occuper,  avait  voulu 
me  donner  un  terrain  plus  considérable;  je  le  refu- 
sai à  plusieurs  reprises.  Cette  bizarrerie  l'étonna,  et 
l'aurait  peut-être  éclairé,  si  une  heureuse  défaite  ne 
m'avait  soustrait  à  ses  observations.  Je  prétendais 
ne  désirer  qu'un  jardin  assez  resserré  pour  le  culti- 
ver moi-même. 


EUGÈNE    DE    ROTHELIX.  293 

Il  s'était  contenté  de  cette  raison ,  parce  qu'elle 
aurait  été  la  sienne  ;  mais  j'en  avais  une  autre  dont 
mon  cœur  était  enchanté.  J'aimais  à  me  faire  un  jar- 
din semblable  en  tout  à  celui  d'Agathe.  —  Un  églan- 
tier était  chez  Agathe  ,  un  églantier  fut  près  du 
château  ;  un  lilas  au  château ,  un  lilas  chez  Aga- 
the... Jours  de  bonheur  ,  d'innocence  !  jours  paisi- 
bles! ni  la  fortune,  ni  l'ambition,  ni  même  un  amour 
partagé,  ne  pourront  vous  faire  oublier.  Jardin  d'A- 
gathe, vous  ne  serez  plus  si  près  du  château  ;  mais 
vous  aurez  encore  une  place  dans  le  parc  ;  un  sentier 
détourné,  solitaire,  me  conduira  vers  vous  ;  ce  n'est 
point  avec  des  regrets  que  j'irai  vous  chercher.  Amour 
pour  Agathe,  vous  n'eussiez  pas  rempli  ma  vie  5  mais 
j'irai  penser  à  vous  avec  charme,  et  comme  on  se 
rappelle  ces  beaux  jours  qui  n'ont  eu  ni  veille  ni  len- 
demain qui  puissent  leur  être  comparés. 

Que  de  preuves  d'amour  j'avais  déjà  données  à 
Agathe ,  sans  qu'elle  les  distinguât ,  et  sans  me  dou- 
ter que  je  l'aimais  !  Mon  père ,  en  se  promenant, 
s'efforçait  de  paraître  tranquille  ;  mais  je  m'aperce- 
vais de  sa  préoccupation.  11  revint  chez  Louise.  — 
«  Par  quel  hasard ,  lui  dit-il,  n'avais-je  jamais  vu 
Agathe?  —  Elle  était  chez  ma  mère.  —  Depuis 
quand  est-elle  revenue  ?  —  Depuis  trois  mois.  —  11 
faudra  bientôt  songer  à  la  marier.  f>  —  En  disant 
ces  mots,  mon  père  me  regarda,  et  j'éprouvais  un 
embarras  inexprimable.  —  «  Qu'elle  soit  sage,  dit- 
il  ,  et  je  la  doterai.  »  —  Ce  qu'elle  soit  sage  fut  ac- 
compagné d'un  regard  si  sévère ,  qu'Agathe  baissa 

25. 


204  KliC.ivNE    DE    ROTIÏEUIV, 

les  jeux  ,  comme  si  elle  avait  su  ce  que  frétait  qu'ê- 
tre coupable. 

En  rentrant  au  château,  il  s'arrêta  près  du  petit 
jardin  que  j'avais  fait  sous  mes  fenêtres.  II  considérait 
chaque  plante  avec  un  triste  étonnement,  et  sem- 
blait dire  :  ce  Depuis  quand  son  âme  m'est-elle  échap- 
pée?)) —  Ah!  pères,  mères,  qui  prétendez  con- 
naître vos  enfans ,  lorsque  vous  leur  verrez  un  goût 
nouveau,  n7ayez  aucun  repos  que  vous  ne  sachiez  ce 
qui  l'a  fait  naître.  Si  mon  père  avait  cherché  pour- 
quoi je  préférais  un  vilain  petit  carré  de  terre  aux 
jolis  bosquets  de  son  parc,  il  aurait  su  qu'il  y  avait 
près  de  là  une  Agathe  de  seize  ans ,  qui  pouvait 
bien  inspirer  à  son  fils  ce  qu'à  cet  âge  on  appelle 
amour. 


CHAPITRE   III. 

Mon  père  résolut  de  marier  Agathe  ,  et  de  l'éloi- 
gner de  moi.  Le  lendemain  ,  à  déjeûner,  il  me  remit 
plusieurs  papiers  qui  devaient  m'occuper  toute  la 
matinée ,  et ,  dès  qu'il  m'eut  établi  à  son  secrétaire, 
il  alla  chez  Louise.  J'ai  su  depuis  qu'il  lui  avait  pro- 
posé de  donner  à  Agathe  un  champ  assez  considéra- 
ble si  elle  voulait  épouser  le  fils  d'un  de  ses  fermiers. 
Louise  accepta  avec  joie  ,  promit  la  main  de  sa  fille, 
et  mon  père  revint  au  château. 

Pendant  le  dîner,  il  me  dit  qu'il  avait  passé  toute 
la  matinée  à  penser  à  mes  amis.  Je  le  regardais  en 
silence,  et  je  pressentais  que  ces  soins  dont  il  se 


rifiÏAF  nr  iuniïrn\.  205 

vantail  allaient  détruire  toute  la  joie  cle  ma  jeunesse. 
«  Vous  aimez  Louise ,  ajouta-t-il  ;  c'est  une  brave 
femme;  j'ai  assuré  son  sort,  celui  de  sa  fille,  par 
un  bon  mariage;  elles  seront  très-heureuses...  Vous 
devez èlre  content...  J'ai  fait  ce  que  vous  auriez  du 
faire. — Je  n'avais  pas  de  dot  à  donner  à  Agathe,  » 
répondis-je  en  rougissant.  —  «  Mon  ami,  reprit 
mon  père ,  j'aurai  toujours  soin  du  bonheur  de  ceux 
qui  vous  seront  chers  ;  ainsi,  une  autre  fois,  ne  for- 
mez pas  de  liaisons  sans  m'en  parler.  Si  j'avais  connu 
votre  amitié  pour  Agathe,  j'aurais  déjà  trouvé  mille 
manières  de  lui  être  utile.  »  —  Jamais  mon  père  ne 
s'était  montré  aussi  bon,  et  cependant  je  n'avais  pas 
encore  été  aussi  tourmenté. 

Aussitôt  après  le  dîner,  j'allai  chez  Louise.  Je  trou- 
vai Agathe  dans  le  petit  jardin  ;  elle  pleurait.  Je 
m'assis  près  d'elle.  —  a  Ah  !  si  monsieur  votre  père 
voulait  me  donner  tout  ce  qu'il  m'a  promis ,  sans 
me  marier,  me  dit  elle,  cela  ferait  le  bien  de  ma 
mère  ,  et  je  suis  si  heureuse  !  »  —  Comme  elle  pleu- 
rait en  disant  qu'elle  était  heureuse  !  —  a  Et  moi, 
Agathe,  j'étais  si  satisfait!  »  Elle  me  fit  promettre 
que  je  tâcherais  d'obtenir  que  mon  père  renonçât  à 
lui  faire  du  bien;  c'est  ainsi  qu'elle  s'exprimait.  Je 
m'y  engageai ,  sans  même  penser  que  je  donnais  une 
parole  inconsidérée,  ni  prévoir  comment  je  pourrais 
faire  changer  le  projet  de  mon  père.  —  «  Vous  re- 
viendrez demain?  »  me  dit  Agathe.  —  a  Oui,  ma 
bonne  amie,  »  lui  répondis-je  en  l'embrassant.  — 
«  On  ne  me  mariera  pas  !  »  s'écria-t-elle.  Je  ne  pus 


296  EUGÈNE    DE    ROTHELIN. 

lui  cacher  que  les  volontés  de  mon  pure  étaient  in- 
variables. —  «  Au  moins ,  »  me  dit-elle  en  soupirant, 
a  je  vous  verrai  demain  ?  —  Oh  !  oui ,  oui  !  »  —  Elle 
fut  consolée,  et  elle  me  dit  adieu  sans  inquiétude. 
—  Nous  nous  séparâmes ,  en  espérant  du  bonheur 
pour  le  lendemain.  A  notre  âge,  c'était  assez  pour 
ne  pas  craindre  l'avenir. 

En  rentrant  au  château ,  je  fus  bien  embarrassé 
pour  parler  à  mon  père  ;  son  regard  annonçait  plus 
de  sévérité  que  je  ne  lui  en  avais  jamais  vu.  Cepen- 
dant j'avais  promis  à  Agathe  de  lui  demander  qu'il 
renonçât  à  la  marier;  et  certes ,  ce  n'était  point  par 
Agathe  que  j'aurais  commencé  à  manquer  à  ma 
parole. 

Dès  les  premiers  mots  que  je  hasardai ,  mon  père 
prit  un  air  austère  qui  m'imposa.  Il  me  fit  sentir 
qu'on  pouvait  mal  interpréter  mes  démarches  inno- 
centes ,  mon  affection  fraternelle.  Le  fils  de  son  fer- 
mier avait  consenti  avec  peine  à  épouser  Agathe — 
Agathe  aurait  été  méprisée  par  celui  qu'intérieure- 
ment je  dédaignais  !  Comment  supporter  une  pareille 
humiliation! 

Mon  père  fit  retentir  jusqu'à  mon  cœur  ces 
mots  sacrés,  probité,  honneur  :  et  je  n'avais  pas 
encore  renoncé  à  Agathe,  que  je  commençai  à  la  re- 
gretter. 

a  S'il  était  possible  ,  me  dit-il ,  que  vous  aimas- 
siez cette  villageoise  plus  que  vous-même ,  et  que 
vous  fussiez  résolu  à  lui  tout  sacrifier  ,  j'en  mour- 
rais de  douleur  ;  cependant  je  pourrais  vous  estimer 


EUGÈNE    DE    ROTHEM\.  297 

encore  :  mais  si  ce  n'est  qu'une  fantaisie  ;  si  vous 
vous  faites  un  jeu  de  séduire  et  tromper  l'innocence, 
vous  êtes  impardonnable.  » 

Mon  père  parlait  à  mon  cœur,  à  ma  raison.  Je 
me  levai.  —  «  Où  allez-vous?  me  dit-il.  —  Je  vais 
décider  Agathe  à  vous  obéir.  »  —  Il  me  pressa  dans 
ses  bras-,  je  ne  l'avais  pas  encore  vu  s'attendrir: 
jusqu'alors  ,  j'avoue  qu'il  s'était  rarement  donné  la 
peine  de  chercher  à  me  convaincre  ;  encore  moins  à 
me  persuader.  Jamais  il  n'était  entré  ni  dans  sa  tète, 
ni  dans  la  mienne  ,  qu'il  me  fut  possible  d'avoir  un 
avis  différent  du  sien.  —  «  Mon  fiis  ,  mon  cher  Eu- 
gène, assieds-toi  près  de  moi  ! ...  »  —  Dans  son  émo- 
tion, mon  père  me  tutoya  pour  la  première  fois. 
Cette  tendresse  d'expression  ,  la  douceur  de  son  re- 
gard lui  livraient  toute  mon  àme.  —  «  Ta  vie  est 
encore  pure,  me  dit-il;  ah!  que  volontiers  je  te 
demanderais  de  t'aimer  autant  que  je  t'aime  !  Con- 
nais-tu le  monde?  Veux-tu  y  réussir?»  —  Je  serrai 
sa  main.  «  Eh  bien!  laisse-moi  te  guider,  profite  de 
mon  expérience  ;  c'est  ainsi  que  tu  hériteras  de  ma 
jeunesse  :  et  ne  faut-il  pas  que  tout  ce  qui  a  été  à 
moi  te  revienne?  Jusqu'ici,  tu  n'as  vu  en  moi  qu'un 
maître  ;  aujourd'hui  que  tu  as  été  un  homme,  que  tu 
as  eu  de  l'empire  sur  tes  passions,  je  suis  ton  ami.  )> 

Ah  !  dans  ce  moment  mon  père  aurait  pu  m'or- 
donner  les  sacrifices  les  plus  pénibles  ;  j'aurais  été 
heureux  de  lui  obéir. 

Quelle  nuit  je  passai  après  cette  conversation  ! 
comme  elle  avait  élevé  mon  âme!  Avec  quelle  exal- 


298  EUGÈNE    DE    R0TIIEL1X. 

talion  je  me  promettais  d'être  digne  de  ce  titre  d'ami 
qui  semblait  rn'ouvrir  une  nouvelle  existence!  J'a- 
vais acquis  toute  la  force  qui  m'empêchait  de  douter 
de  moi-même.  Par  la  suite ,  j'admirai  mon  père  d'a- 
voir essayé  mes  premiers  efforts  contre  un  attache- 
ment qui  n'était  qu'un  simple  goût,  qui  me  laissait 
tout  l'honneur  d'avoir  triomphé  ,  sans  que  le  com- 
bat eût  été  trop  pénible.  Je  me  crus  de  l'expérience  ; 
et,  comme  une  chose  facile,  je  me  dis  que  la  vie 
pouvait  être  soumise  à  la  volonté.  La  première  fois 
qu'on  se  croit  son  maître,  commander  à  soi-même, 
commander  aux  autres,  c'est  toujours  commander  ; 
je  me  crus  vainqueur  ,  et  je  m'estimais. 

Le  jour  suivant ,  j'allai  reporter  à  Agathe  ce  désir 
d'être  bon  ,  généreux  ,  dont  mon  père  avait  rempli 
mon  âme.  Elle  m'écoutait  les  yeux  baissés.  Je  n'eus 
pas  la  force  de  lui  parler  de  son  mariage  ;  mais  je  lui 
peignis  la  joie  de  soigner  sa  mère,  d'avoir  de  l'ai- 
sance, de  faire  du  bien.  J'appelai  Louise  ;  je  lui  dis 
que  sa  fille  était  décidée.  Agathe  soupira ,  mais  ne 
me  démentit  point.  Dès  le  lendemain ,  mon  père  fit 
tous  les  arrangemens  nécessaires  pour  son  mariage. 
A  mon  tour  ,  je  devins  triste  ,  et  fus  au  moment  de 
maudire  Louise,  lorsque  nous  amenant  son  gendre 
et  sa  fille  ,  elle  me  dit  :  «  Je  ne  forme  plus  qu'un 
vœu  ;  c'est  que  Dieu  vous  donne  une  bonne  femme, 
un  bel  enfant ,  et  qu'Agathe  en  soit  la  nourrice.  »  — 
J'en  aurai  bien  soin,  dit  la  pauvre  fille;  puis  elle 
me  regarda  et  reprit  :  «  J'en  aurais  plus  de  soin  que 
des  miens  !  » 


EUGEXE    DE    llOTliELIX.  299 

Pauvre  Agathe!  elle  ne  devinait  pas  l'amour  ma- 
terne! ,  et  sentait  encore  notre  jeune  et  douce  affec- 
tion. Mon  père  les  combla  de  biens.  En  partant, 
Agathe  me  jeta  le  dernier  regard  d'amour;  j'y  ré- 
pondis par  un  soupir,  dernier  soupir  de  regret  et 
d'amour  ! 


CHAPITRE  IV. 

Non-seulement  mon  père  avait  surmonté  cette 
légère  inclination  ,  mais  il  en  avait  profité  pour  me 
rendre  meilleur.  Cependant  il  craignit  que  la  soli- 
tude de  sa  terre  ne  m'attristât ,  et  crut  qu'il  fallait 
à  ma  jeunesse  une  existence  plus  active.  J'avais  at- 
teint l'âge  d'entrer  au  service  ;  mon  père  m'envoya 
au  régiment. 

Avant  mon  départ,  il  me  parla,  pour  la  première 
fois ,  de  la  retraite  dans  laquelle  il  m'avait  élevé» 
«  J'ai  renoncé  au  monde,  me  dit-il ,  pour  me  con- 
sacrer à  votre  éducation  ,  n'admettant  chez  moi  que 
les  personnes  qui  pouvaient  vous  instruire.  On  m'a 
accusé  de  misantropie.  Les  indifférens  se  sont  plaints, 
les  amis  m'ont  oublié.  Mais  votre  cœur  se  formait  ; 
il  devenait  juste  et  bon  ,  et  j'étais  satisfait.  De  votre 
coté,  ignorant  qu'on  put  avoir  une  enfance  plus 
dissipée,  vous  vous  trouviez  heureux.  » 

Il  m'annonça  l'intention  de  me  laisser  peu  de 
temps  au  régiment,  de  voyager  ensuite  avec  moi 
pendant  trois  ans ,  et  de  ne  me  présenter  dans  ma 
famille  qu'à  mon  retour. 


300  ELGÈAK    dl    UOIllliLlV. 

Je  connaissais  mon  père  ;  il  m'aimait  uniquement, 
m'aurait  sacrifié  sa  fortune  et  sa  vie  :  mais  lorsqu'il 
croyait  un  projet  utile,  ses  résolutions  devenaient 
tellement  irrévocables,  qu'elles  avaient  presque  mes 
jeux  la  stabilité  d'une  chose  passée.  Je  me  soumis 
donc  à  ce  plan,  et  je  partis. 

A  mon  arrivée ,  je  me  vis  soutenu  par  la  bienveil- 
lance des  chefs,  que  la  réputation  de  mon  père  avait 
prévenus  en  ma  faveur.  Je  parvins  à  me  faire  aimer  ; 
et  la  vie  militaire,  libre ,  active,  insouciante,  me  pa- 
rut le  bonheur  même.  J'aimais  mon  métier  avec 
passion  ;  mon  cheval  était  mon  ami ,  le  soldat  mon 
camarade  ,  les  officiers  mes  frères.  Mon  cœur  était 
si  pur  3  mon  âme  si  ouverte,  que  je  rapprochais  de 
moi  tout  ce  qui  m'environnait.  Toujours  de  bonne 
humeur  ,  les  bêtises  des  beaux-esprits  du  corps  me 
faisaient  mourir  de  rire  ;  les  gens  d'un  vrai  mérite 
m'inspiraient  les  plus  belles  résolutions.  Un  grand 
avenir  devant  mes  yeux  semblait ,  en  me  laissant  du 
temps  pour  tout,  me  porter  à  jouir  pleinement  de 
l'instant  présent.  Trop  occupé  des  autres  pour  pen- 
ser à  moi-même ,  j'étais  dans  un  état ,  je  ne  dirai 
point  d'ivresse ,  mais  d'évaporation  continuelle.  Que 
les  premiers  jours  de  la  vie  sont  heureux  !  Pas  un 
retour  sur  le  passé ,  pas  un  élan  vers  l'avenir  ;  j'étais 
content. 

Au  milieu  de  toute  cette  joie  ,  je  m'avisai  de  plain- 
dre une  petite  actrice  que  mes  camarades  s'amusaient 
à  siffler,  dès  qu'elle  paraissait.  Un  soir ,  elle  en  avait 
pleuré  sur  le  théâtre ,  et  de  ce  moment  la  pitié  me 


EUGÈNE    DE    KOT11ELJN.  301 

rendit  son  défenseur.  Je  commençai  par  demander 
à  mes  amis  de  la  protéger  ;  ils  cessèrent  de  siffler. 
J'étais  au  balcon,  attendant  qu'elle  parût-,  je  nie 
démenais ,  je  priais  celui-ci ,  celui-là  de  ne  rien  dire  : 
ils  m'avaient  caché  le  tour  qu'ils  lui  réservaient. 
Cécile  parut,  et  voilà  tous  les  officiers  à  l'applaudir, 
mais  à  l'applaudir  avec  un  tel  acharnement,  qu'a- 
près la  première  surprise ,  il  partit  du  reste  de  la 
salle  des  éclats  de  rire  qui  la  rendirent  encore  plus 
dégingandée  et  plus  gauche  que  de  coutume. 

Je  n'avais  jamais  parlé  à  Cécile  :  on  voulut  me 
faire  honneur  d'une  belle  passion  pour  cette  char- 
mante personne ,  et  me  voilà  de  la  plus  mauvaise 
humeur.  On  ne  m'avait  jamais  vu  d'humeur,  et 
d'abord  on  ne  me  crut  pas  réellement  fâché  ;  mais 
lorsqu'on  s'en  aperçut ,  deux  ou  trois  de  mes  cama- 
rades voulurent,  disaient-ils,  me  former  le  carac- 
tère. Tantôt  on  sifflait ,  tantôt  on  applaudissait  : 
enfin  je  me  pris  de  querelle  avec  l'un  d'eux;  je  me 
permis  de  ces  expressions  qu'il  faut  effacer  avec  le 
sang ,  et  je  retournai  chez  moi ,  après  lui  avoir  donné 
un  rendez-vous  pour  le  lendemain. 

La  nuit,  je  pensai  à  mon  père^  que  jetais  mal- 
heureux !  Je  sentais  toute  ma  faute  ,  et  d'autant  plus 
vivement  qu'elle  était  irréparable  :  il  fallait  attaquer 
la  vie  d'un  brave  homme ,  et  risquer  la  mienne  qui 
ne  m'intéressait  guère  en  ce  qui  me  concernait.  Je 
puis  affirmer  que  je  ne  pensai  pas  un  instant  à  la 
perte  de  tant  de  jeunesse  et  d'espérance,  si  je  suc- 
combais ;  je  n'étais  occupé  que  de  mon  père. 

26 


302  EUGE\E    de    UOTIIELIV. 

Cependant  je  n'avais  pas  acquis  le  droit  de  recon- 
naître et  d'avouer  un  tort  y  il  fallait  m'ètre  battu 
pour  que  mon  courage  ne  fiïtpas  douteux.  J'arrive 
au  rendez- vous  :  je  m'approche  de  mon  camarade  ; 
je  lui  serre  la  main  sans  lui  parler;  je  craignais  de 
dire  un  mot,  il  eut  été  d'excuse.  Nous  nous  éloi- 
gnons; je  me  sens  blessé,  je  tombe,  et  là,  devant 
les  témoins,  je  fais  des  réparations  à  celui  que  j'avais 
offensé.  «  Que  j'ai  regretté,  lui  dis-je ,  de  n'avoir 
pas  eu  le  droit  de  vous  les  faire  dès  hier  !  »  Il  me 
serra  la  main  à  son  tour,  m'embrassa,  et  Ton  me 
porta  chez  moi.  J'appris  quelques  heures  après 
qu'on  avait  chassé  Cécile  du  théâtre.  Assuréxent , 
on  la  ilattait  beaucoup  en  croyant  qu'elle  put  être 
l'objet  même  d'une  distraction  ;  et  j'en  étais  indigné. 
Cependant  je  lui  envoyai  quelque  argent;  car  j'étais 
bien  sur  que  non-seulement  elle  ne  trouverait  pas  un 
autre  fou  qui  se  battit  pour  elle,  mais  qu'elle  n'ob- 
tiendrait aucun  secours  de  personne.  Son  air  disgra- 
cieux ne  lui  promettait  pas  l'intérêt  des  insensés  ,  et 
sa  conduite  n'appelait  point  la  bienfaisance. 

Cécile  se  vanta  de  ma  générosité  ;  l'on  en  crut 
d'autant  plus  à  ma  ridicule  fantaisie.  J'entrai  en  fu- 
reur ,  et  j'étais  si  bien  corrigé  que  je  me  promettais 
fort  de  me  battre  contre  toute  la  ville  dès  que  je  se- 
rais guéri. 

Dans  celte  belle  disposition  ,  l'officier  le  plus  go- 
guenard du  régiment  vint  me  voir.  Heureusement 
il  me  trouva  seul ,  alors  il  était  assez  bon  homme  : 
s'il  y  eut  eu  du  monde,  il  aurait  repris  son  détesta- 


KUGÈXE    DE    KOTHEUX.  903 

bte  persifllagc.  Il  me  plaignit  d'avoir  été  blesse.  Je 
me  récriai  sur  le  ridicule  qu'on  voulait  me  donner. 
—  «  Eh  !  ne  le  prenez  pas,  me  répondit-il.  —  Com- 
ment puîs-je  éviter  cette  belle  histoire!  —  Moquez- 
vous  le  premier  de  vous-même.  »  —  Quel  beau 
système  il  me  développa!  c'était  une  tactique  tout 
entière. 

«  Je  me  moque  volontiers ,  me  dit-il  ;  rien  de  plus 
divertissant  que  d'amener  une  bète  à  se  croire  capa- 
ble d'occuper  tout  un  cercle.  J'ai  pour  cela  de  cer- 
taines manières  d'écouter  qui  l'engagent  à  se  mon- 
trer dans  tout  son  jour.  Pour  les  sots,  j'encourage 
leurs  sottises ,  les  répète,  les  fais  revenir  sur  quel- 
ques circonstances  où  ils  ont  été  plus  sots  que  de 
coutume.  Ali  !  les  bètes ,  les  sots ,  tout  ce  peuple-là 
m'aime  à  la  folie  ;  souvent  je  pense  qu'ils  me  croient 
des  leurs.  Je  pourrais  même  vous  nommer  des  gens 
de  mérite  à  qui  j'ai  préparé  l'occasion  de  tomber 
dans  quelques  inadvertances  ,  qui  les  ont  rendus  pas- 
sablement ridicules.  Mon  cher,  le  persiiïlage  n'est 
autre  chose  que  d'ajouter  toujours  aux  torts  ou  aux 
défauts  des  autres.  Cependant  il  ne  faut  pas  s'y 
tromper.  Je  me  souviens  qu'un  jour  je  fis  la  balour- 
dise de  prendre  pour  bète  un  homme  qui  n'était  que 
timide.  Je  m'en  amusai  beaucoup,  je  fus  très-ai- 
mable, triomphant  ;  mais  ,  avant  de  quitter  le  salon, 
je  vis  cet  homme  prendre  son  grand  courage ,  s'ap- 
procher, et  me  dire  très  haut  :  «  Je  sais  gré  à  ma 
gaucherie,  sans  moi  vous  n'auriez  pas  eu  d'esprit  de 
la  soirée.  »  —  Mon  homme  s'en  alla,  laissant  tout 


304  EUGÈNE    DE    ROTÏIFUX. 

le  monde  rire  à  mes  dépens.  Ah!  il  ne  faut  pas  s'y 
tromper  !— Quoi ,  lui  répondis  je,  rien  ne  trouve 
grâce  devant  vous!...  les  connaissances,  les  taîens? 
—  Bah!  que  faire  de  tout  cela  dans  le  monde?  Ces 
choses-là  ne  sont  honnes  que  pour  ceux  qui  les  pos- 
sèdent. —  Je  conçois,  lui  dis-je ,  que  vous  puissiez 
vous  en  passer.  »  —  Cette  naïveté  m'échappa  ;  il  la 
crut  volontaire,  la  prit  pour  du  persifflage,  et  dès- 
lors  en  fut  très-content.  —  «  Fort  bien  ,  mon  cher  ! 
s'écria-t-il  en  riant-,  très-bien!  11  n'y  a  personne 
ici  -,  la  porte  est  fermée ,  vous  pouvez  vous  moquer 
de  moi  sans  que  je  m'en  fâche  :  toutefois  ,  souvenez- 
vous  de  l'avis  d'un  homme  qui  connaît  le  monde. 
Ne  confiez  jamais  une  sottise  que  vous  pourrez  ca- 
cher ,  pas  de  faiblesse  sur  ce  point.  Mais  si  on  la 
sait,  riez-en  le  premier,  riez-en  le  dernier  ;  et  ne 
quittez  jamais  la  place  que  vous  n'ayez  amené  la  so- 
ciété à  s'occuper  d'un  autre  que  de  vous.  » 

Jl  sortit ,  et  je  restai  indigné  de  cet  abus  d'esprit 
qui ,  pour  briller  ,  égayer  tout  un  cercle  ,.  fait  taire 
les  meilleures  dispositions.  Cet  homme  était  bon, 
avait  même  de  la  générosité  5  mais  jeune ,  il  s'était 
amusé  à  n'examiner  que  le  côté  ridicule  de  tout  le 
monde  et  de  toute  chose;  actuellement  il  en  était 
frappé  d'abord  ,  et  pour  ainsi  dire  malgré  lui  ;  sa 
vue  était  si  exercée! 

Je  me  promis  de  profiter  de  la  moitié  de  ses  con- 
seils. Je  me  moquerai  de  ma  folle  aventure  ,  me  di- 
sais-je  ;  mais  jamais  je  ne  me  permettrai  une  plai- 
santerie qui  puisse  affliger  un  imbécile  que  je  plains. 


EUGENE    DE    ROTIÏFJJA.  305 

un  sol  qu'il  vaut  mieux  éviter  ou  un  homme  de  mé- 
rite dont  Tembarras  devrait  me  faire  rougir. 


CHAPITRE  V. 

Je  dormis  fort  tranquille  ;  c'était  la  première  fois 
depuis  cette  sotte  affaire.  Le  lendemain  ,  je  reçus 
mes  camarades  très-gaiement  :  ils  purent  rire  de 
moi ,  devant  moi  et  avec  moi  tant  qu'ils  voulurent  -, 
dès-lors  ils  n'y  pensèrent  plus.  C'est  ainsi  qu'en  vi- 
vant avec  les  hommes,  si  je  ne  me  corrigeais  pas  de 
mes  défauts ,  au  moins  évitais-je  les  leurs  ;  et  c'est 
déjà  beaucoup. 

Lorsque  je  fus  rétabli ,  j'allai  chez  le  commandant 
de  la  place.  C'était  un  homme  très-rude  avec  un 
fort  bon  cœur.  Il  était  né  si  impétueux ,  que  ses 
moindres  goûts  paraissaient  des  passions.  Il  ne  par- 
lait des  objets  les  plus  indifférens  qu'avec  des  ex- 
pressions exagérées,  toutes  au  superlatif.  On  l'en- 
tendait toujours  crier  après  quelqu'un  ou  sur  quel- 
que chose.  Cela  était  l'habitude,  et  on  n'y  Faisait 
guère  attention  ;  mais  l'extraordinaire  était  lorsqu'il 
s'efforçait  de  se  modérer.  Il  se  craignait  tellement 
lui-même,  que  dès  qu'il  sentait  une  véritable  colère 
le  gagner,  sa  voix  s'affaiblissait,  ses  termes  deve- 
naient simples;  il  parlait  lentement,  s'arrèlant  entre 
chaque  mot  comme  s'il  eût  voulu  les  compter  :  mal- 
gré ce  câline  apparent,  ses  yeux  étincel  aient  et  sem- 
blaient près  de  lui  sortir  de  la  tète. 

2(v. 


306  EUGÈNE    DE    ROTllELIX. 

«  Écoutez-moi ,  jeune  homme,  me  dit-i 
votre  âge  lorsqu'on  m'envoya  pour  la  première  fois 
à  Nancy  où  était  mon  régiment.  C'est  une  jolie  ville 
que  Nancy.  Il  y  avait  alors  une  femme  de  trente  six 
ans  qui  me  parut  charmante ,  entendez-vous?  »  —  Il 
me  jetait  en  même  temps  des  regards  terribles  ,  et 
charmante  tenait  bien  plus  de  place  dans  sa  bouche 
que  dans  celle  d'un  autre. 

«  Ma  jeunesse  la  frappa ,  je  cherchai  à  lui  plaire  ; 
je  réussis,  et  je  me  crus  heureux;  entendez-vous, 
heureux?))  — Toute  la  chambre  retentissait  de  ce 
mot  heureux. 

«  Au  bout  de  quelques  jours  ,  je  crus  m'aperce- 
voir  qu'un  monsieur  de  la  ville  venait  chez  elle  plus 
souvent  que  les  autres...  Il  s'avisait  de  me  traiter 
avec  protection...  de  me  sourire  lorsque  j'arrivais... 
Cela  me  déplut.  C'était  une  connaissance  ancienne, 
me  disait-elle  :  je  le  savais  ;  mais  elle  avait  été  nou- 
velle une  fois  ,  et  c'est  de  cette  époque  que  je  m'in- 
quiétais   Je  songeais  à  tout  cela,  regardais  ce 

monsieur  fort  en  noir,  répondais  à  peine  à  cette 
dame,  lorsqu'un  matin  que  j'étais  chez  elle  il  y  ar- 
rive, et  lui  présente  un  petit  bouquet  d'un  air  si  mi- 
gnard  que  j'entre  en  fureur...  Il  avançait  la  main  ; 
je  fais  sauter  en  l'air  son  bouquet,  son  chapeau ,  et 
lui  propose  de  passer  par  la  fenêtre.  La  dame  tombe 
sans  connaissance  :  je  sors  avec  lui ,  nous  nous  bat- 
tons ,  et  je  le  tue  ;  oui ,  monsieur ,  me  dit-il  en  me 
prenant  le  bras  à  me  le  casser,  je  l'ai  tué  !  un  brave 
homme,  un  honnêle  homme  à  qui  personne  n  avait 


éuGene  de  rotiïflix.  307 

péut-êlre  jamais  dit  dans  toute  sa  vie  un  mot  plus 
haut  que  l'autre.  Je  l'ai  tué  !.. .  »  —  Le  pauvre  com- 
mandant fit  un  tour  dans  la  chambre,  en  essuyant 
ses  yeux  mouillés  de  larmes  ;  il  \oulait  que  je  crusse 
à  ses  regrets,  et  cependant  il  était  embarrassé  de 
ses  larmes  comme  d'une  faiblesse.  Bon  et  bravo 
homme!  11  reprit ,  en  se  rapprochant  de  moi  :  «  Je 
me  désespérais  auprès  de  ce  corps  mort.  Ma  mère  , 
qui  était  pieuse,  m'avait  toujours  dit  qu'il  y  avait 
un  ciel  et  un  enfer  :  Dieu  sait  où  ce  pauvre  homme 
était  allé.  Je  m'échauffe,  m'indigne  contre  moi- 
même.  Je  prends  des  chevaux  et  cours  m'ensevelir  à 
la  Trappe.  J'y  restai  six  mois;  c'est  là  que  je  fis  un 
bel  exercice  de  patience!  J'ai  manqué  y  devenir  fou. 
Mes  parens  me  tirèrent  de  ma  retraite  ;  on  me  ma- 
ria. J'ai  fait  bien  des  sottises  depuis  ,  mais  jamais 
d'irréparables.  Trente  ans  après  celle  dont  je  viens 
de  vous  parler,  le  hasard  me  fit  retourner  à  Nancy. 
Je  pensai  à  cette  dame,  et  j'eus  l'idée  d'aller  lui  faire 
mes  excuses  sur  la  manière  dont  je  l'avais  quittée... 
J'arrive  chez  elle.  On  y  donnait  un  bal;  c'était  le. 
mariage  de  sa  petite-fille.  Je  demande  ma  dame,  et 
j'aperçois  un  petit  paquet  tout  gris  ,  tout  difforme  ; 
c'était  ma  dame,  plus  infirme  que  son  âge,  peut-être 
par  le  chagrin  que  je  lui  avais  causé;  c'était  elle... 
Cette  chambre  était  la  même,  cette  fenêtre  était  la 
même  ;  il  n'y  avait  que  la  dame  de  changée.  Plus  je 
la  regardais ,  plus  elle  devenait  affreuse ,  hideuse. 
Est-il  possible,  me  disais-je,  que  ce  soit  pour  cette 
figure-là  que  j'aie  proposé  à  un  honnête  homme  de 


308  EUGÈNE    DE    ROTITEL1N. 

passer  par  cette  fenêtre?  Je  regardais  cette  femme  , 
je  regardais  la  fenêtre,  je  sentais  la  rage  me  gagner, 
et  je  m'en  allai  sans  lui  parler.  Oui ,  monsieur,  et 
je  fis  bien  ;  car  je  l'y  aurais  fait  passer  en  expiation  à 
ce  pauve  homme.  Savez-vous  ce  que  c'est  que  de 
tuer  un  homme?  Quelles  larmes  vous  faites  couler? 
Et  vous  vous  querellez  pour  des  femmes  perdues! 
Si  vous  n'aviez  pas  été  blessé  ,  vous  seriez  encore 
aux  arrèls  ;  mais  vous  vous  êtes  conduit  bravement. 
Je  l'ai  écrit  à  votre  père.  »  —  En  disant  cela  ,  il  me 
serra  la  main  bien  fort.  «  Jeune  homme,  j'ai  conté 
cette  histoire  à  mon  fils,  je  la  lui  raconte  souvent: 
cela  ne  Ta  pas  empêché  de  trouver  les  femmes  jolies, 
mais  cela  fait  qu'il  n'a  encore  tué  personne.  » 


CHAPITRE   VI. 

Après  avoir  passé  quatre  mois  à  mon  régiment, 
mon  père  me  fit  revenir  près  de  lui.  Nous  partîmes 
aussitôt  pour  voyager  dans  les  différentes  cours  de 
F  Europe,  et  terminer  ainsi  mon  éducation. 

J'aimais  passionnément  mon  père,  et  à  peine  osais- 
je  le  lui  dire.  Cependant ,  j'étais  sûr  qu'il  aurait 
donné  sa  vie  pour  moi.  Sa  conversation  était  éclai- 
rée, instructive  \  je  la  préférais  à  toutes  les  autres  ; 
jel'écoutais  ,  l'approuvais ,  mais  n'y  fournissais  rien, 
ou  peu  de  chose.  Sa  sévérité  ne  permettait  pas  qu'il 
y  eut  entre  nous  de  doux  épanchemens,  aucun 
échange  d'idées. 


EUGÈNE    DC    ROTIÏEMX.  309 

Mon  père  mesurveillaitaveclc  plus  ardent  intérêt; 
mais,  dès  qu'il  jugeait  un  projet  utile  ou  dangereux, 
il  ne  me  quittait  pas  qu'il  ne  m1eùt  démontré  ma  fo- 
lie ;  ou  fait  adopter  son  opinion  :  alors  il  n'était  plus 
question  de  délai,  de  demi-sacrifice;  les  mots  en- 
traînement, faiblesse,  lui  étaient  inconnus.  Toute- 
fois ,  il  se  croyait  indulgent  ;  parce  qu'il  sentait  com- 
bien il  m'aimait:  et  peut-être  me  croyais-je  sage, 
parce  que  j'ignorais  encore  les  passions. 

Nous  passâmes  trois  ans  à  voyager,  menant  la  >:e 
la  plus  active  qu'il  soit  possible  de  concevoir.  D'a- 
bord, cette  extrême  agitation  avait  charmé  ma  jeu- 
nesse; bientôt  elle  en  fut  excédée.  J'avoue  que  mon 
cœur  sentait  bien  plus  le  besoin  de  s'attacher,  que 
mon  esprit  ne  trouvait  de  plaisir  à  s'instruire  ,  quoi  - 
que  je  reconnusse  bien  que  tant  d'objets  différens  me 
préparaient  à  comparer  et  à  réfléchir, 

A  peine  étions-nous  parvenus  à  nous  faire  connaî- 
tre dans  une  ville ,  à  y  former  des  liaisons  ,  que  mon 
père  la  quittait.  Il  semblait  épier  l'instant  où  je  com- 
mençais à  m'y  plaire  pour  m'en  faire  partir.  Fatigué 
de  visages  nouveaux ,  je  soupirais  après  une  vie  plus  - 
tranquille.  Tous  mes  rêves  de  bonheur  se  portaient 
vers  une  existence  assez  douce,  assez  heureuse  pour 
désirer  à  chaque  jour  un  lendemain  qui  lui  fut  sem- 
blable, qui  m'offrit  les  mêmes  plaisirs,  les  mêmes 
sociétés,  enfin  ces  petits  intérêts  de  chaque  instant 
qui  font  entre  peu  de  personnes  une  vie  commune, 
et  pour  ainsi  dire  une  langue  particulière.  Il  me 
fallait  des  amis  que  je  crusse  aimer  le  reste  de  mes 


310  ÉCIGËNE    DE    ROTIIF.LÏX. 

jours,  une  maison  qui  fut  la  mienne,  et  un  pays  où 
l'ambition  de  me  distinguer  pût  rrfètre  permise. 
Aussi ,  dès  que  nous  fîmes  un  pas  vers  le  retour,  je 
fus  transporté  de  joie.  Jusque-là,  j'avais  vu  passer 
les  premières,  les  plus  belles  années  de  ma  jeunesse 
s  ns  gaieté  comme  sans  afiecion,  et  je  me  disais  sou- 
vent :  «  Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  vieillis ,  car  je  ne 
vis  pas.  » 

Quand  nous  sommes  entrés  dans  Paris,  j'ai  éprouvé 
une  satisfaction  inexprimable,  et  j'ai  cru  que  tous  mes 
rêves  de  bonheur  allaient  se  réaliser. 

Après  m'ètre  ainsi  retracé  les  premières  années  de 
ma  jeunesse ,  je  sens  plus  vivement  encore  le  besoin 
de  continuer  à  me  rendre  compte  de  mes  impressions. 
Cependant . ,  je  souris  d'avance  à  la  contrainte  que  je 
vais  m'imposer  ;  car  j'entrevois  fort  bien  qu'un  cen- 
seur que  Ton  ne  peut  ni  tromper,  ni  séduire,  ni  quit- 
ter, doit  être  parfois  assez  incommode. 


CHAPITRE  VIT. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée  à  Paris  ,  mon  père 
me  présenta  à  toute  notre  famille.  Jusqu'alors ,  il  n'a- 
vait voulu  me  lier  avec  aucun  de  nos  parens.  Dans 
les  premiers  temps  de  son  séjour  dans  sa  terre,  ils 
s'étaient  empressés  de  venir  l'y  chercher  ;  mais  ,  peu 
à  peu,  ils  Pavaient  abandonné  à  la  solitude  qu'il  pa- 
raissait désirer,  et  je  les  connaissais  à  peine,  Je  fus 
accueilli  avec  un  véritable  intérêt  ;  il  paraissait qifo 


EIGEAE    DE    KOTilLLlV.  311 

attendait  plus  de  moi  que  d'un  autre  jeune  homme. 
En  effet,  quelle  espèce  de  prodige  devait  être  celui 
pour  qui  son  père  avait  tout  quitté ,  afin  de  le  mieux 
élever  dans  une  retraite  absolue,  et  qui,  après  tant 
d'années,  venait  se  rejeter  dans  le  monde  pour  le  sur- 
veiller encore  !  J'étais  donc  l'objet  de  la  curiosité  un 
peu  maligne  des  pères  et  des  enfans.  11  me  mena 
chez  la  maréchale  d'Estouteville.  «  C'est  une  femme 
que  je  n'aime  point,  me  dit-il  ;  mais  son  rang  ,  sa 
fortune ,  son  esprit ,  lui  ont  acquis  une  telle  autorité, 
que  son  suffrage  est  devenu  nécessaire  au  succès 
d'un  jeune  homme  qui  parait  dans  le  monde.  Cepen- 
dant, j'ai  hésité  long-temps  ;  mais  le  public  s'éton- 
nerait trop  si  j'évitais  de  vous  conduire  dans  une 
maison  où  ,  d'ailleurs ,  des  relations  de  parenté  sem- 
blent m'obliger  à  vous  mener.  Vous  irez  donc  chez 
elle,  mon  fils.  Quant  à  moi,  je  la  verrai  bien  peu,  » 
ajouta-t-il  en  soupirant. 

Mon  père  ,  toujours  sérieux ,  ne  m'avait  jamais 
paru  triste;  jamais  je  ne  l'avais  entendu  soupirer. 
Celte  obligation  d'aller  voir  une  femme  qu'il  n'aimait 
point ,  cette  première  action  contraire  à  sa  volonté, 
diminua,  je  dois  le  dire,  un  peu  de  sa  supériorité  à 
mes  yeux,  et  accrut  beaucoup  l'importance  de  ma- 
dame d  Estouteville. 

J'avais  tort  d'oser  juger  mon  père  ainsi,  ie  l'avoue, 
car  je  n'écris  point  pour  me  montrer  tel  que  je  de- 
vrais être,  mais  tel  que  je  suis. 

La  maréchale  reçut  mon  père  avec  une  politesse 
froide  qui  me  surprit.  Elle  me  sourit  tristement,  et, 


312  EUGENE    DE    ROTHELlN. 

sans  me  parler,  dit  à  une  femme  qui  était  près 
(Pelle  .  «  Comme  il  ressemble  à  sa  mère  !  »  En  même 
temps  ses  yeux  m'exprimaient  un  intérêt  si  doux, 
que  j'en  étais  ému.  Elle  semblait  chercher  à  retrou- 
ver dans  mes  traits  ceux  d'une  personne  tendrement 
aimée. 

Cette  ressemblance  qui  avait  frappé  madame  d'Es- 
toutevilîe  me  rappela  que  je  n'avais  jamais  vu  de 
portrait  de  ma  mère.  J  en  fis  la  remarque  pour  Ja 
première  fois.  Mon  père  m'avait  dit  qu'elle  était 
morte  en  me  donnant  le  jour.  Ne  l'ayant  pas  connue, 
ma  pensée  s'y  était  peu  arrêtée.  Mais  pourquoi  mon 
père  n'avait-il  pas  eu  besoin  de  s'entourer  de  son 
souvenir? 

La  maréchale  me  questionna  sur  mes  voyages  ; 
j'étais  timide,  elle  m'en  sut  gré.  Elle  m'écoutait 
avec  une  attention  particulière,  et  j'étais  étonné  de 
me  sentir  près  d'elle  comme  si  je  l'avais  vue  autre- 
fois. 

Au  moment  où  mon  père  s'en  allait ,  elle  se  leva, 
et  lit  quelques  pas  vers  lui  pour  s'en  rapprocher. 
J'entendis  qu'elle  avait  l'indulgence  de  louer  mon 
maintien,  et  elle  ajouta,  en  me  regardant  avec  affec- 
tion, que,  précédé  par  le  bruit  qu'avait  fait  mon  ex- 
cellente éducation  ,  six  mois  d'une  conduite  sage  me 
suffiraient  pour  acquérir  la  réputation  la  plus  dési- 
rable. 

Mon  père,  jusque-là,  avait  été  froid  et  silencieux. 
Dans  cet  instant ,  un  mouvement  de  satisfaction 
éclata  sur  son  visage  ;  il  la  pria  de  m'accorder  ses 


EUGENE    DE    KOTttELlN.  313 

bontés.  En  la  quittant,  il  me  parut  moins  aigri  con- 
tre elle. 

Cependant,  clés  qu'il  fut  en  voilure,  il  retomba 
dans  sa  rêverie,  ne  me  répondant  que  par  monosyl- 
labes. Je  me  livrais  aussi  âmes  réflexions.  Mon  père 
était  si  absorbé  dans  les  siennes,  que  tout-à-coup  il 
lui  échappa  de  se  dire  à  lui-même:  «  Oui,  j'ai  eu 
raison  ;  il  me  consolera  !  »  Mon  père  consolé  !  Qui 
avait  pu  l'affliger?  de  qui  avait-il  eu  à  se  plaindre? 
—  J'osai  le  lui  demander-,  il  me  regarda,  comme 
étonné  d'avoir  ainsi  laissé  pénétrer  son  secret.  Ha- 
bituellement sérieux,  il  devint  plus  grave  encore, 
leva  ses  jeux  sur  moi  à  plusieurs  reprises  ;  mais, 
soit  qu'il  me  crût  trop  jeune  pour  m'accorder  sa  con- 
fiance, soit  qu'il  fût  résolu  à  ne  jamais  révéler  ses 
chagrins,  il  me  répondit  vaguement  qu'il  n'était  per- 
sonne qui  n'eût  connu  le  malheur. 

J'ai  senti  que  cette  seule  réticence  pouvait  influer 
sur  le  reste  de  ma  vie.  Ces  mots  :  il  me  consolera! 
me  revenaient  sans  cesse.  Oui,  mon  père,  disais-je 
en  moi-même,  je  pourrais  me  sacrifier  à  votre  bon- 
heur -,  mais  le  mien  n'est  plus  tout-à-fait  en  votre 
puissance.  —  Sa  réserve  venait  de  m'apprendre  que 
j'avais  besoin  d'une  àme  qui  me  chérît  dans  toute  la 
plénitude  de  sa  confiance  et  de  son  affection  ,  d'une 
àme  dont  je  fusse  toute  la  joie ,  toute  la  peine ,  et  qu  i 
aussi  dépendit  de  moi. 


:  / 


314  EUGE.\E    DE    IIOTHELIA. 

CHAPITRE  VIII. 

La  semaine  suivante,  je  tombai  malade.  Etre  en 
danger  et  guéri ,  fut  l'affaire  de  quelques  jours.  Ce- 
pendant je  ne  sortais  pas  encore,  lorsque  mon  père 
reçut  Tordre  de  se  rendre  à  Versailles.  Le  roi  le  char- 
gea d'une  mission  très-délicate ,  dont  le  succès  dépen- 
dait, en  quelque  sorte,  du  secret,  de  la  promptitude, 
et  surtout  de  l'estime  que  le  caractère  de  mon  père 
avait  inspirée. 

J'étais  trop  faible  pour  l'accompagner  dans  ce 
voyage ,  qu'il  fallait  faire  sans  perdre  un  instant , 
sans  prendre  aucun  repos  :  il  fut  donc  obligé  de  me 
laisser  à  Paris.  Nous  convînmes  de  dire  qu'il  était 
allé  passer  quinze  jours  dans  ses  terres.  Son  absence 
ne  devait  durer  que  six  semaines  ;  mais  si  elle  se 
prolongeait ,  je  lui  promis  d'aller  le  joindre  aussitôt 
que  mes  forces  me  le  permettraient. 

Au  moment  de  son  départ ,  il  me  donna  beaucoup 
plus  d'argent  que  je  ne  devais  raisonnablement  en 
désirer.  —  «Mon  enfant,  me  dit-il,  ne  contractez 
jamais  de  dettes  :  je  sais  qu'à  votre  âge  tous  les 
engagemens  sont  nuls ,  mais  votre  parole  me  serait 
sacrée.  Oui ,  mon  fils  ,  ajouta-t-il  en  élevant  la  voix, 
vous  n'avez  point  de  frère,  point  de  sœur  qui  partage 
mes  devoirs ,  et  je  puis  tout  sacrifier  à  ce  que  j'ap- 
pelle le  véritable  honneur.  N'oubliez  donc  point  que 
je  languirai,  souffrirai  dans  mes  vieux  jours,  si  votre 
jeunesse  a  été  inconsidérée.  A  mon  retour-,  je  vous 


ECHONS    DE    ROTHELII*.  3iS 

ferai  connaître  ma  fortune;  c'est  vous  qui  jugerez 
ce  que  je  puis  accorder  à  vos  besoins,  à  vos  goûts. 
Vous  êtes  mon  ami.  »  Que  j'étais  ému  !  Je  pris  ses 
mains  dans  les  miennes.  «  Mon  père,  s'il  est  vrai  que 
je  sois  votre  ami,  parlez  à  votre  fils  :  vous  avez  eu 
des  peines;  mon  cœur  vous  plaint,  vous  approuve 
d'avance  ;  chacune  de  vos  paroles  m'inspirera  vos 
sentimens.  lime  consolera,  vous  l'avez  dit.  Eh!  de 
quel  autre,  que  moi  pouviez-vous  parler?  —  Ce  mot 
a  fait  sur  vous  une  grande  impression,  me  répondit- 
il  tristement.  Si  j'avais  des  peines,  mon  fils,  il  me 
serait  douloureux  de  les  confier.  »  —  Je  le  serrai 
dans  mes  bras,  le  pressai  contre  mon  cœur  ;  j'espé- 
rais briser  cette  glace  qui  nous  séparait.  Mon  père 
me  repoussa  doucement,  mais  il  me  repoussa.  S'il 
avait  su  que  de  sa  confiance  dépendait  toute  la 

mienne  ! Pourquoi  m'a-t-il  appris  qu'il  pouvait 

y  avoir  entre  nous  une  barrière  insurmontable?  Quel 
mal  il  me  fit  lorsque  ,  reprenant  toute  la  sévérité  de 
sa  raison,  je  l'entendis  me  dire  froidement  :  «  Croyez, 
mon  fils,  que  je  sais  mieux  que  vous  ce  qu'il  est  bon 
de  vous  taire  ou  de  vous  apprendre.  »  En  s'en  allant 
il  m'embrassa.  C'était  pour  la  première  fois  qu'il  me 
quittait,  et  j'avais  besoin  d'être  seul,  de  m'abandon- 
ner  au  regret  que  j'éprouvais.  Il  me  semblait  avoir 
perdu  un  ami  que  je  n'avais  fait  qu'entrevoir  ;  je  le 
regrettais  d'autant  plus  que,  comme  père,  je  ne 
pouvais  en  imaginer  un  meilleur. 

Le  lendemain  de  son  départ  je  me  trouvai  bien 
isolé  dans  sa  grande  maison.  L'émotion  que  j'ava:s 


316  EUGÈNE    DE    ROTHEMN. 

éprouvée  la  veille  n'étant  plus  si  vive,  le  souvenir  de 
ses  bontés  reprenait  toute  sa  force.  Je  devins  plus 
triste  encore  lorsqu'on  me  demanda  les  ordres  que 
mon  père  donnait  toujours.  Ces  mots  si  simples, 
Monsieur  dînera-t-il  seul?  me  troublèrent.  Que  je 
plains  celui  qui  jouit  du  premier  moment  où  il  se 
trouve  el  maître  et  seul  chez  lui  !  Son  jeune  âge  n'a 
sûrement  pas  été  environné  de  bienveillance  et 
d'amour. 

Ne  pouvant  m'occuper,  j'allai  me  promener  dans 
la  campagne  :  plus  calme,  je  m'étonnais  de  l'impres- 
sion que  ce  refus  de  mon  père  m'avait  causée. 
N'était-il  pas  maître  de  ses  secrets?  La  veille,  je 
n'avais  jugé  que  mon  père;  lui  absent,  je  n'exami- 
nai que  moi.  Cependant  je  pensai  à  la  conduite  qu'à 
sa  place  j'aurais  eue  avec  mon  fils ,  et  je  me  promis 
que  mes  enfans  n'apercevraient  jamais  s'il  y  avait  dans 
mon  âme  des  points  où  ils  n'arrivaient  pas.  Tout  en 
marchant,  je  revenais  sans  cesse  à  l'objet  qui  m'avait 
blessé;  c'était  l'article  de  la  confiance  que  je  discu- 
tais avec  moi-même.  Obligé  de  nVavouer  que  la 
jeunesse  est  indiscrète,  imprudente,  je  ne  pensais 
qu'à  devenir  meilleur,  à  devenir  si  pariait  pour  mon 
père,  qu'il  pût  me  bénir  tous  les  jours  de  sa  vie. 
A  ma  dernière  heure  ,  me  disais-je ,  je  lui  demande- 
rai de  mettre  ma  main  sur  son  cœur,  de  la  placer 
là  où  mon  affection  n'a  pu  pénétrer.  Oh  !  quel  est 
le  jeune  homme  qui  ne  se  rappelle  qu'à  la  première 
peine  de  son  âme  toutes  les  idées  d'une  fin  préma- 
turée sont  venues  le  consoler  et  l'attendrir? 


EtlGÎ:\E    DE    ROTIIEMW  3l7 

Dans  la  disposition  mélancolique  où  je  me  trou- 
vais ,  je  résolus  de  ne  pas  aller  encore  dans  le  monde. 
En  attendant,  pour  me  distraire,  je  consacrai  tou- 
tes mes  matinées  à  des  courses  instructives ,  mes 
soirées  aux  spectacles.  À  mon  retour  j'écrivais, 
pour  mon  père,  mes  réflexions  sur  ce  que  j'avais 
vu;  et  je  me  disais,  quelquefois  avec  amertume, 
tantôt  avec  une  douce  tristesse,  tantôt  assez  gaie- 
ment :  Je  ne  suis  pas  content  de  lui ,  mais  il  sera 
content  de  moi. 


CHAPITRE  IX. 

Il  y  avait  déjà  huit  jours  que  je  vivais  ainsi ,  lors- 
que l'ambassadeur  d'Espagne  donna  une  fête  superbe 
à  laquelle  je  fus  invité.  En  entrant  dans  la  salle  du 
bal,  j'aperçus  la  maréchale  d'Estouteville  ;  elle  y 
était  venue  pour  conduire  la  marquise  de  Rieux  ,  sa 
petite-fille. 

Madame  d'Estouteville,  assise  au  haut  de  la  gale- 
rie, regardait  avec  assez  d'indifférence  toute  cette 
agitation  ;  mais  dès  que  ses  yeux  eurent  rencontré  les 
miens  ,  elle  me  fît  signe  d'approcher  :  «  Dites  -  moi 
donc  ce  que  vous  devenez ,  et  pourquoi  je  ne  vous 
ai  plus  revu. —  Mon  père  est  absent,  répondis-je 
avec  embarras.  —  Est-ce  qu'il  vous  a  défendu  d'aller 
dans  le  monde  sans  lui?  —  Il  m'a  souvent  dit, 
madame ,  combien  je  serais  heureux  que  vous  dai- 
gnassiez me  permettre  de  vous  faire  ma  cour.  »  Elle 


318  EUGÈNE    DE    ROTKELIN. 

ne  put  dissimuler  un  peu  d'étonnement ,  mais  reprit 
aussitôt  :  «  Demain ,  je  veux  que  vous  veniez  dîner 
chez  moi.  »  —  J'acceptai  avec  une  reconnaissance 
mêlée  d'orgueil.  Cette  femme  si  respectée,  dont  le 
suffrage  était  assez  important  pour  que  mon  père 
eût  cru  nécessaire  de  me  mener  chez  elle  ,  quoiqu'il 
ne  l'aimât  point;  cette  femme,  que  tout  le  monde 
recherchait,  me  prévenait,  s'occupait  de  moi  !  Que 
je  la  trouvai  bonne,  aimable ,  et  avec  quelle  fierté  je 
me  plaçai  derrière  son  fauteuil  !  Dès  qu'elle  s'en 
aperçut ,  elle  me  renvoya.  —  «  Ne  restez  point  près 
de  moi,  me  dit-elle  avec  cette  douceur  attentive 
qu'elle  aurait  eue  pour  son  fils  ;  à  votre  âge,  au  bal, 
il  faut  danser ,  s'amuser,  et  chercher  à  plaire  aux 
jeunes  femmes.  »  Je  ne  pus  m'empècher  de  sourire. 
Elle  le  remarqua.  «Monsieur  me  trouve  peut-être 
trop  gaie?  reprit-elle  en  plaisantant-,  cependant, 
croyez  que  je  vous  donnerais  de  fort  bons  conseils  : 
ceux  de  votre  père  vous  réussiront  chez  vous  ;  les 
miens  vous  feront  réussir  dans  le  monde.  »  Cette  per- 
sonne si  digne  ,  si  froide,  me  traitait  avec  une  bien- 
veillance qui  avait  quelque  chose  de  tendre,  et  de  si 
particulier ,  qu'il  me  venait  toujours  dans  l'esprit 
que  mon  père  s'était  sûrement  trompé  lorsqu'il  avait 
cru  avoir  à  s'en  plaindre  ;  mais  j'éloignai  toute  ré- 
flexion, et  me  lançai  dans  le  bal.  Je  n'avais  pas 
désiré  les  plaisirs  bruyans,  et  j'en  jouis  comme  si 
j'en  eusse  été  privé.  Les  parures,  les  lumières,  la 
musique,  le  mouvement  du  bal  ,  tout  m'enivrait. 
Cdmrtie  j'arrivai»;  on  ge  rangeait  pour  faire  plarr 


EUGEXE    DE    ROTIIELIX.  319 

à  une  jeune  femme  qui  allait  danser  un  menuet. 
Quelle  grâce!  quelle  dignité!  et  que  l'homme  qui 
dansait  avec  elle  me  paraissait  heureux  !  J'éprouvai 
très-vivement  l'envie' de  me  moquer  de  lui,  et  le 
besoin  d'applaudir  cette  jeune  personne. 

A  peine  le  menuet  fut-il  fini ,  qu'elle  alla  repren- 
dre sa  place.  Je  m'approchai  ;  une  sorte  d'enchante- 
ment m'arrêtait  près  d'elle.  Je  ne  pouvais  détacher 
mes  regards  de  cette  physionomie  vive,  piquante, 
qui  a  conservé  l'air  de  joie ,  d'ingénuité  de  l'enfance  ; 
de  ces  grands  yeux  noirs  si  parfaitement  doux  ,  qui 
semblent  encore  ignorer  la  peine  et  ne  laisser  prévoir 
aucun  chagrin.  Sa  taille  souple  ,  légère  i  élégante  ; 
ses  beaux  cheveux  noirs  attachés  avec  des  roses  ; 
un  bouquet  de  roses  ,  sa  robe  garnie  de  roses  ,  tout 
en  elle  était  si  frais ,  si  jeune  et  si  agréable  3  qu'on 
aurait  craint  d'y  trouver  le  moindre  changement. 

Les  hommes  les  plus  à  la  mode  s'empressaient  de 
l'environner.  Je  regrettais  de  la  voir  sourire  à  leurs 
plaisanteries  ,  mais  ce  sourire  était  si  gracieux  qu'il 
paraissait  de  l'obligeance.  Plusieurs  fois  elle  porta 
ses  yeux  sur  moi  ;  je  ne  voyais  plus  qu'elle,  ne  m'oc- 
cupais que  d'elle:  il  me  suffisait  d'être  près  d'elle 
pour  être  content. 

Quelque  insensée  que  fût  cette  idée ,  je  ne  pus 
m'empêcher  de  croire  qu'elle  me  regardait  avec  une 
impression  triste.  Il  me  parut  même  qu'elle  détourna 
la  tète,  et  qu'il  lui  échappa  un  soupir.  Aussitôt, 
ayant  voulu  savoir  son  nom,  j'appris  avec  transport 
que  celte  charmante  personne  *Hait  la  jeune  marquise 


3?0  EUGÈNE    DE    ROTHEUX. 

de  Rieux  ,  petite-fille  de  la  maréchale  d'Estouteville. 
Je  fus  à  peine  maître  de  ne  pas  m'écrier  :  Je  la  verrai  ! 
Mais  je  me  le  disais  tout  bas,  et  j'étais  ravi. 

Je  désirai  de  lui  être  présenté  ;  elle  me  dit  quelques 
mots  polis  sur  mon  père.  Mon  attachement  pour  lui 
était  si  connu,  que  je  ne  me  rappelle  personne  qui 
ne  m'ait  d'abord  parlé  de  lui.  Il  me  parut  donc  sim- 
ple qu'elle  s'en  occupât.  Mais  avec  elle,  toutes  les 
phrases  insignifiantes  de  la  société  m'inspiraient  un 
intérêt  nouveau.  Elle  me  demanda  si  je  dansais-,  au 
lieu  de  lui  répondre  ,  je  m'informai  si  elle  était  enga- 
gée. —  «  Oui,  me  dit-elle.  —  Ah!  repris-je  invo- 
lontairement, s'il  en  est  ainsi,  la  danse  ne  me  parait 
plus  qu'une  fatigue.  —  Je  suis  priée  pour  la  première 
valse,  reprit-elle  avec  son  regard  séduisant.  » — 
Et  moi  qui  venais  de  déclarer  presque  une  aversion 
pour  la  danse,  je  la  suppliai  de  s'engager  avec  moi 
pour  la  seconde.  Elle  sourit.  Sa  coquetterie  encore 
naïve  ne  chercha  point  à  me  dissimuler  qu  elle  aper- 
cevait bien  que  le  seul  plaisir  de  danser  avec  elle 
m'entraînait.  Quelle  danse  que  cette  valse!  Jamais 
celle  que  j'aimerai  ne  valsera  avec  un  autre  que  moi; 
et  jamais  celle  qui  m'aimera  ne  valsera  ,  même  avec 
moi,  devant  personne. 

Toutes  les  fois  que  madame  de  Rieux  passait  de- 
vant moi ,  nos  yeux  se  rencontraient  ;  mais  ,  excepté 
ce  regard  ,  elle  ne  s'occupa  que  de  celui  qui  dansait 
avec  elle.  La  valse  finie,  elle  vint  se  remettre  à  la 
place  que  je  lui  avais  gardée.  Pendant  qu'elle  se  re- 
posait, elle  me  demanda  si  mon  père  était  à  Paris? 


EUGENE    DE    ROTIIELI\.  321 

—  ((  II  n'y  arrive  que  dans  quinze  jours.  —  Com- 
ment a-t-il  pu  rester  éloigné  de  vous  si  long-temps,  » 
me  dit-elle  avec  une  sorte  d'emphase!  —  Je  ne  lui 
répondis  pas  ;  car  le  si  long-temps  me  paraissait  un 
persiftlage  lorsqu'il  s'agissait  de  si  peu  de  jours.  — 
a  Vous  croyez  que  je  plaisante,  me  dit-elle,  et  vous 
avez  tort;  en  quinze  jours  on  peut  oublier...  — 
Presque  tout,»  repris-je  en  cherchant  à  ôter  à  ma  voix 
ce  qu'il  y  avait  de  trop  sévère  dans  mes  paroles  : 
«presque  tout,  hors  un  père...!  — Vous  êtes  grave, 
répliqua-t-elle  assez  surprise;  mais  je  ne  m'amuse- 
rai pas  à  défendre  les  personnes  que  vous  paraissez 
si  disposé  à  oublier.  »  —  Je  reconnus  aussitôt  tout 
le  ridicule  de  mon  humeur ,  et  je  voulus  réparer  ce 
tort  ;  elle  ne  parut  ni  se  le  rappeler  ,  ni  s'apercevoir 
de  mon  retour.  Dédaignant  également  l'un  et  l'autre, 
parfaitement  à  son  aise,  me  voyant  toujours  à  ses 
côtés,  elle  continua  de  causer  avec  moi.  Elle  me  parla 
de  mes  voyages,  me  demanda  si  je  m'étais  amusé  , 
si  aucun  pays  ne  m'avait  assez  intéressé  pour  m'in- 
spirer  le  désir  d'y  retourner.  Enfin ,  elle  ne  me  parla 
que  de  tfioi ,  et  je  ne  m'occupai  que  d'elle. 

Pendant  que  nous  causions,  je  remarquai  que 
le  comte  de  Tavanne,  avec  qui  elle  avait  valsé  , 
passa  devant  nous,  lui  fit  la  révérence  la  plus 
profonde  ,  mais  en  riant  :  elle  lui  rendit  son  salut , 
en  riant  aussi. —  m  Jamais?  lui  dit-il  avec  l'air 
du  doute.  —  Moins  que  jamais  ,  répondit-elle  d'un 
ton  très-positif.  —  Je  ri  ai  pas  tant  de  confiance, 
reprit-il  en  secouant  la  tète,  a  —  Il  alla  parler  à 


3^2  EUGENE    DE    ROTIIELIX. 

une  autre  femme,  et  elle  recommença  à  causer  avec 
moi. 

Son  intimité  apparente  avec  ce  jeune  homme  me 
déplut  ;  je  ne  sais  pourquoi  je  me  croyais  le  sujet 
de  ces  mots  mystérieux.  —  «  Votre  père  vous  a- 
t-il  dit  que  nous  étions  un  peu  parens?  —  Jamais,  » 
répondis-je  à  mon  tour,  d'un  air  que  je  m'efforçai  de 
rendre  bien  fin  ,  quoique  je  n'attachasse  dans  ce  mo- 
ment aucune  idée  à  ce  mot  qui  m'avait  blessé  ,  lors- 
qu'elle l'avait  prononcé ,  ni  au  motif  qui  avait  em- 
pêché mon  père  de  me  parler  d'elle.  Aussi,  quelle 
fut  ma  surprise  lorsqu'elle  me  répondit  tristement  : 
«  Je  le  crois,  je  m'en  doutais...  — Comment, 
"vous  le  croyez  !  m'écriai-je.  Et  pourquoi?  —  Ah! 
les  intérêts  de  famille  ont  un  sérieux  qui  ne  convient 
pas  au  bal.  Voulez-vous  valser?  »  —  Je  la  suivis,  la 
tenant  dans  mes  bras,  tournant  dans  cette  chambre 
avec  elle,  partageant  sa  gaieté-,  car  la  valse  russe 
est  si  vive  qu'elle  ressemble  un  peu  à  la  folie.  J'é- 
prouvais un  sentiment  de  joie,  de  bonheur  que  je  n'a- 
vais jamais  connu.  Si  Ton  m'eût  dit  que  je  voyais  ma- 
dame de  Rieux  pour  la  première  fois ,  je  ne  l'aurais 
pas  cru;  si  l'on  m'eût  averti  de  craindre  l'avenir,  je 
me  serais  moqué  de  l'avenir  et  delà  prévoyance.  La 
Taise  finie ,  je  ne  quittai  pas  madame  de  Rieux  de  la 
soirée.  —  «  Quel  âge  avez-vous?  me  dit-elle.  - — 
Sommes-nous  bien  proches  parens?  lui  répondis-je. 
■ —  Pas  assez  pour  nous  aimer  ni  nous  haïr.  —  Mais  " 
au  moins  assez  pour  que  vous  consentiez  à  me  re- 
cevoir, —  Oui...,  nous  nous  chercherons  par  égard, 


EUGENE    j)fe   ftOtHEilNj  3*23 

reprit-elle  d'un  air  doucement  moqueur;  avec  in- 
différence. »  —  En  prononçant  ces  derniers  mots  il 
y  avait  sur  son  visage  :  Moi ,  cela  n'est  pas  douteux; 
mais  vous,  nous  verrons! 

Je  la  ramenai  jusqu'à  sa  voiture  ,  et  revenu  chez 
moi,  je  me  croyais  encore  au  bal.  Je  voyais  madame 
de  Rieux  sourire,  me  «regarder.  Un  souvenir  de 
musique  ,  de  danse  ,  charma  ce  moment  qui  précède 
le  sommeil  ;  et  je  m'éveillai  si  content ,  si  gai ,  que, 
j'aurais  craint  d'ajouter  un  sentiment  à  l'impression 
vague  et  légère  qui  m'  était  restée. 


CHAPITRE   X, 

Je  me  rendis  chez  la  maréchale  :  elle  n'était  pas 
encore  dans  le  salon  ;  il  y  avait  beaucoup  de  monde, 
mais  point  de  femmes.  C'était  un  jeudi,  jour  où 
elle  invite  toutes  les  personnes  distinguées  par  un 
mérite  quelconque.  Les  rangs  y  étaient  réunis,  sans 
être  confondus  ;  l'homme  de  lettres  cherchait  à 
plaire ,  le  grand  seigneur  à  obliger.  Toujours  at- 
tentif à  s'oublier  soi-même  ,  toujours  empressé  à 
faire  valoir  les  autres,  il  semblait  qu'à  ces  jeudis  le 
grand  moi  était  effacé.  Je  crois  bien  qu'on  le  retrou- 
vait en  sortant ,  mais  au  moins  chez  elle  il  ne  se  fai- 
sait jamais  sentir. 

La  maréchale  parut ,  suivie  de  madame  de  Rieux* 
Qu'il  a  de  charmes ,  ce  premier  penchant  du  cœur  * 
ce  goût  qui  porte  l'un  vers  l'autre  sans  aimer  en- 


324  EUGEXE    DE    UOTHEL1JV. 

core,  sans  se  demander  même  si  Ton  s'aimera  ja- 
mais! Je  ne  me  suis  pas  aveuglé;  à  peine  madame 
de  Rieux  avait-elle  fait  un  pas  dans  la  chambre , 
qu'elle  m'avait  déjà  salué  d'un  regard  et  que  tout 
l'attrait  de  sa  personne  et  la  grâce  de  sa  parure  m'a- 
vaient enchanté. 

La  maréchale  dit  un  mot  à  chacun  en  allant  à  sa 
place.  Madame  de  Rieux  la  suivait,  disant  aussi  ses 
petils  mots  obligeans.  Lorsqu'elle  fut  près  de  moi , 
nos  yeux  se  rencontrèrent,  mais  elle  ne  m'adressa 
point  la  parole  -,  je  lui  en  sus  gré  :  ce  n'était  pas  me 
traiter  comme  un  autre. 

Je  saluai  madame  d'Estouteville  avec  un  profond 
et  véritable  respect.  —  a  Aujourd'hui ,  me  dit-elle , 
il  sera  de  très-bon  goût  que  vous  restiez  près  de 
mon  fauteuil  et  que  vous  vous  occupiez  de  moi.  » 
Elle  ajouta  gaiement  :  «  La  maîtresse  de  la  maison 
où  un  jeune  homme  est  admis  ,  quelque  vieille 
qu'elle  soit ,  doit  toujours  lui  paraître  aimable.  Mes- 
sieurs, dit-elle  en  me  désignant,  je  vous  présente 
un  jeune  ami;  son  éducation  un  peu  sévère  le  rap- 
prochera de  notre  âge.  »  —  On  m'accueillit  avec 
bonté,  avec  intérêt,  et  j'allai  me  placer  derrière 
madame  d'Estouteville.  Madame  de  Rieux  s'assit  à 
côté  d'elle.  Ce  n'était  plus  cette  femme  à  la  mode, 
si  vive ,  si  brillante  ;  c'était  une  personne  attentive, 
timide ,  désirant  plaire  sans  y  prétendre  ;  et  j'ajou- 
tais à  l'agrément  de  sa  figure  tout  celui  que  son 
esprit  devait  acquérir  dans  une  telle  société. 

On  jugea  quelques  livres  nouveaux,  sans  engoue- 


EUGENE    DE    UOTIIELIN.  325 

ment  comme  sans  amertume.  La  maréchale  parla  du 
bal  de  la  veille;  parler  de  bal,  c'est  penser  aux 
femmes  ;  elle  nous  dit  :  —  «  En  France,  une  femme 
ne  paraît  dans  le  monde  qu'après  son  mariage  ;  alors 
son  sort  est  fixé  ou  du  moins  elle  doit  le  croire.  Je 
voudrais  qu'une  sorte  de  repos  ,  de  calme  l'envi- 
ronnât; que  son  regard  fut  doux  et  tranquille,  que 
ses  sentimens  fussent  plutôt  devinés  qu'aperçus. 
Elle  doit  arriver  sans  qu'on  l'entende  venir  ,  rire 
sans  éclats ,  et  n'élever  jamais  la  voix  ;  parler  bas 
attire  l'attention,  parler  peu  fixe  le  souvenir.  — 
Voilà,  dit  monsieur  de  Senecey,  une  personne  toute 
charmante  ;  mais,  pour  naturelle,  il  faut  y  renon- 
cer. —  Pourquoi  ?  reprit  la  maréchale  ;  avoir  envie 
de  plaire,  mais  en  douter,  donne  seulement  au  natu- 
rel une  grâce  de  plus.  —  Quant  à  moi  ,  reprit  le 
marquis  de  Nangis ,  je  consens  que  les  femmes 
restent  telles  que  Dieu  les- a  faites,  pourvu  qu'elles 
sachent  s'occuper.  Madame  la  maréchale  me  per- 
met-elle de  lui  raconter  un  des  désespoirs  de  ma 
jeunesse? 

»  Je  me  souviens,  ajouta-t-il,  d'avoir  été  très-lié 
avec  une  femme  belle  comme  un  ange,  mais  qui 
n'avait  jamais  ouvert  un  livre,  jamais  brodé,  jamais 
dessiné  ;  aussi ,  quoique  née  avec  autant  de  bon 
sens  qu'une  autre,  il  n'était  pas  possible  de  rester 
avec  elle  un  quart  d'heure.  Moi ,  qui  en  étais  éperdu, 
tout  en  admirant  sa  beauté  ,  je  ne  pouvais  me  ren- 
dre compte  de  l'espèce  de  sommeil  d'esprit  qui  me 
saisissait  chez  elle;  j'éprouvais  une  absence  d'idées 

28 


3*26  i;igi:\l  du  nonitLiv. 

qu'elle  me  faisait  remarquer,  en  bâillant  un  peu 

plus  que  de  coutume. 

»  Mon  amie  se  faisait  peindre  souvent  ;  et  par  pa- 
renthèse j'ai  remarqué  que  c'est  l'amusement  fa- 
vori des  femmes  à  qui  le  temps  est  à  charge.  Durant 
les  séances,  mon  amie,  droite,  silencieuse,  immo- 
bile ,  paraissait  cependant  moins  nulle  qu'à  l'ordi- 
naire ;  car  elle  semblait  alors  prendre  intérêt  à  quel- 
que chose. 

»  N'ayant  de  goût  pour  rien  ,  elle  attendait  tou  - 
jours  ses  plaisirs  du  moment  qui  devait  suivre  ;  et 
ses  phrases,  en  me  voyant,  étaient  presque  toutes 
comme  celle-ci:  Ah!  bonjour.  Où  irons-nous  ce 
soir? 

»  Ne  sachant  comment  occuper  ma  belle  in- 
souciante, je  lui  inspirai  la  fantaisie  d'apprendre 
l'anglais ,  et  je  choisis  pour  mes  leçons  une  comédie 
où  le  caractère  d'un  homme  oisif  est  peint  d'une  ma- 
nière admirable.  Je  l'expliquai  à  mon  amie,  espé- 
rant qu'elle  s'y  reconnaîtrait  -,  mais  elle  écrivait  sous 
ma  dictée,  sans  faire  la  moindre  attention  à  ce  que 
je  lui  disais. 

»  Dans  la  comédie,  cet  homme,  excédé  de  la 
longueur  du  jour,  éprouve  un  moment  de  joie  dès 
qu'il  arrive  un  nouveau  personnage.  Tous  lui  sont 
bons,  aucun  ne  lui  est  meilleur.  Aussi,  à  peine  leur 
a-t-il  entendu  dire  deux  ou  trois  phrases  que  l'ennui 
le  reprend.  11  va  voir  à  la  pendule  l'heure  qu'il  est, 
revient  écouter  d'un  air  distrait,  répond  en  bail- 
lant ,  regarde  sa  montre  ,  <■(  ,  accablé  par  le  poids 


m;<.K\F,  m;  uotiikux.  :V27 

du  temps  ,  il  va  sans  cosse  de  la  montre  à  la  pendule, 
de  la  pendule  h  la  montre,  disant  à  chaque  fois  : 
Voyons  comment  va  l'ennemi. 

»  Ma  belle  amie  ne  s'aperçut  pas  que  l'ennemi 
était  le  temps;  l'état  de  cet  homme  lui  parut  assez 
naturel,  et  elle  me  demanda,  aussi  en  baillant,  ce 
qu'il  y  avait  de  piquant  dans  ce  caractère.  —  J'é- 
clatai de  rire;  elle  se  fâcha  :  je  cessai  de  la  voir,  et 
ne  suis  pas  bien  sûr  qu'elle  s'en  soit  aperçue. 

)>  Depuis  lors,  ajouta  monsieur  de  Nangis,  je 
n'ai  eu  garde  de  contempler  la  beauté  d'aucune 
femme  avant  de  m'être  bien  informé  si  elle  savait 
comment  va  l'ennemi.  » 

On  ne  plaint  guère  un  malheur  ridicule,  aussi 
trouvait-on  plaisant  celui  que  monsieur  de  Nangis 
appelait  un  des  désespoirs  de  sa  jeunesse.  Mais  on 
s'en  amusait,  parce  qu'il  s'en  était  moqué  le  pre- 
mier; et  personne  ne  se  permit  d'en  rire  plus  haut 
que  lui. 

De  l'usage  du  temps ,  on  passa  bientôt  à  l'emploi 
de  la  vie.  A.  des  idées  bizarres  succédaient  les  ré- 
flexions les  plus  tristes;  ces  réflexions  ramenaient  à 
des  sentimens  doux  :  enfin ,  causer  chez  madame 
d'Estouteville  était  une  manière  de  penser  haut,  sans 
transitions,  mais  sans  incohérence,  sans  prétention 
comme  sans  danger. 


3*28  EUGÈNE    DE    ROTHEL1IV. 

CHAPITRE   XI. 

J'avais  quitté  la  maison  de  madame  d'Estoute- 
ville  si  occupé  d'elle ,  si  enchanté  de  madame  de 
Rieux,  que  je  résolus  d'y  retourner  dès  le  lendemain. 
J'arrivai  chez  elle  avec  assez  d'embarras  ,  craignant 
qu'elle  ne  me  trouvât  importun;  mais  elle  parut 
bien  aise  de  me  voir,  et  me  reçut  comme  si  elle  m'a- 
vait attendu. 

Au  moment  d'aller  à  l'Opéra  avec  madame  de 
Rieux ,  elle  me  proposa  de  les  accompagner.  Que 
j'étais  heureux  dans  cette  voiture,  seul  avec  elles! 
Combien  j'eus  soin  de  madame  d'Estouteville! 
Je  lui  donnai  le  bras  pour  monter  dans  sa  loge  : 
j'éprouvais  une  secrète  complaisance  à  prévenir  ses 
moindres  désirs;  elle  m'observait  avec  intérêt,  et 
je  sentais  pour  elle  un  véritable  attachement. 

Elle  me  demanda  ce  que  je  faisais  de  mes  soirées. 
Je  lui  avouai  que ,  ne  connaissant  personne  ,  je  les 
passais  ordinairement  seul.  —  «  Si  mon  grand  âge 
ne  vous  effraie  pas,  me  dit-elle ,  en  attendant  le  re- 
tour de  votre  père,  venez  tous  les  jours  dîner  et 
souper  chez  moi;  considérez -moi  comme  votre 
mère  :  si  elle  vivait,  je  suis  sûre  qu'elle  serait  tou- 
chée du  sentiment  que  vous  m'inspirez.  »  —  Ma- 
dame d'Estouteville  soupira ,  regarda  le  spectacle 
sans  me  parler  davantage;  elle  était  triste  et  préoc- 
cupée. Sûrement  elle  a  connu  ma  mère  ,  mais  com- 
ment pénétrer  ce  mystère?  car  madame  d'Esfoule- 


Eugène   nrc   R0TIIEL1X.  320 

ville  avec  toute  sa  bonté  ,  n'est  point  une  personne 
à  qui  Ton  ose  faire  des  questions.  Son  air  devient  si 
vite  imposant  ! 

Un  peu  avant  la  fin  de  Topera,  elle  me  dit  avec 
un  ton  de  voix  rempli  d'affection  :  —  «  Mon  en- 
fant,  faites  appeler  ma  voiture.  »  —  Mon  enfant t 
répétais  je  intérieurement;  et  mon  cœur  était  sa- 
tisfait. Oui,  j'aimerai  madame  d'Estouteville  comme 
madame  de  Rieux  l'aime;  je  la  soignerai  comme 
elle  la  soigne  :  c'est  déjà  un  bortfieur  que  d'avoir  un 
intérêt  commun,  une  pensée  qui  soit  la  même. 

Il  y  avait  beaucoup  de  monde  chez  la  maréchale 
lorsqu'elle  arriva.  On  me  proposa  de  jouer  :  j'igno- 
rais tous  les  jeux;  elle  m'invita  à  les  apprendre, 
pour  me  rendre  utile,  agréable,  et  ne  pas  m'ennuyer. 
«  D'ailleurs,  ajouta-t-elle ,  ceux  qui  n'ont  pas  ap- 
pris jeunes  les  jeux  de  calcul ,  ne  les  savent  jamais 
bien  ;  ils  commencent  par  jouer  en  dupes  ;  ils  finis- 
sent par  s'en  fatiguer,  et  souvent  se  jeter  dans  les 
jeux  de  hasard  et  la  mauvaise  compagnie.  »  —  Je 
trouvai  qu'elle  avait  bien  raison ,  surtout  lorsque 
madame  de  Rieux  se  mit  à  jouer.  Elle  choisit  pour 
faire  sa  partie  deux  vieillards  peu  riches,  qui  n'ac- 
ceptèrent des  caries  que  pour  passer  le  temps.  On 
ne  pensait  point  à  eux  ;  elle  s'en  occupa.  Égayés  par 
la  vue  de  sa  jeunesse,  heureux  d  être  l'objet  de  sa 
complaisance,  cette  soirée  put  encore  embellir  leur 
souvenir.  Si  j'avais  sujouer,  madame  de  Rieux  m'au- 
rait peut-être  admis  à  cette  partie  d'enfans  -,  mais  , 
sans  y  être  appelé  ;  je  n'osai  pas  m'approcher  d'elle. 

28. 


.1.10  r.i  (ii:\i:   i>i:  nonn-nx. 

Que  je  nie  scmiIis  seul  lorsque  tout  !e  monde  m* 
fut  placé!  Peu  à  peu  m'abandonnant  à  mes  ré- 
flexions ,  je  m'étonnai  de  n'avoir  pas  encore  entendu 
parler  de  monsieur  de  Rieux.  Je  sais  qu'il  voyage 
depuis  trois  ans  :  assurément ,  en  regardant  celle 
qu'il  oublie,  il  me  paraissait  bien  insensé  ou  b;en  à 
plaindre. 

Quel  peut  être  le  motif  de  cette  longue  absence? 
Madame d*£stouteville  seule  pourrait  m'en  instruire- 
mais,  je  le  répète,  sous  quel  prétexte  oser  faire 
une  question  à  une  personne  qui  possède  si  bien  le 
sentiment  des  convenances? 

La  maréchale  est  une  femme  respectable  par  son 
âge,  jeune  par  son  esprit,  recherchée  par  tout  ce 
qui  prétend  à  quelque  considération.  Ce  n'est  pas  un 
petit  succès  pour  un  jeune  homme  ou  une  jeune 
femme  qui  entre  dans  le  monde ,  que  d'être  appelé 
près  de  son  fauteuil  pour  causer  avec  elle. 

Distinguée  surtout  par  une  extrême  politesse  . 
madame  d'Estouteville  ne  manque  jamais  aux  égards 
qu'elle  doit  aux  autres,  et  sait  le  respect  qu'elle 
peut  en  attendre;  aussi  ne  souffre-t-elle  point  ces 
éclats  de  voix  qui  avertissent  la  contradiction  et  en- 
couragent les  disputes.  Elle  dit  sa  pensée  telle  qu'elle 
est,  sans  attacher  le  moindre  prix  à  vous  convain- 
cre, ni  laisser  l'espoir  qu'elle  pourra  être  ramenée 
à  votre  opinion. 

Jamais  elle  ne  s'abaisse  à  dire  une  méchanceté 
positive,  à  porter  une  décision  offensante  :  le  blâme 
chez  elle  ne  s'exprime  que  par  le  mépris  :  l'aversion, 


Ei<;i:\i:  nr,  Rorunix.  33  J 

que  par  l'élpignement.  Lorsqu'elle  d'il  cj'|in  homme, 
<9?z  ?z<?  fe  connaît  pas ,  c'est  qu'il  n'a  jamais  été  eu 
bonne  compagnie;  et  lorsqu'elle  se  permet  ces  pa- 
roles, je  ne  le  vois  point ,  c'est  qu'il  n'est  plus  digne 
d'y  être  admis; 

Voilà  ce  qu'elle  est  pour  tout  le  monde;  ma's 
pour  moi,  quelle  tendie  surveillance!  Je  suis  encore 
à  concevoir  pourquoi  mon  père  avait  évité  de  me 
mener  chez  elle;  pourquoi,  dans  mon  enfance,  il 
ne  m'a  jamais  prononcé  le  nom  d'aucun  de  mes  pa- 
rons. Je  ne  le  blâme  pas  5  mais  je  ne  puis  m'empè- 
cher  de  croire  que,  dans  cet  isolement,  cette  pro- 
fonde retraite,  il  entrait  bien  autant  de  misantropie 
que  de  désir  de  me  donner  une  merveilleuse  éduca- 
tion. Cependant,  lorsque  de  telles  idées  se  présen- 
tent à  mon  esprit,  je  les  repousse  comme  une  sorte 
d'ingratitude. 

Mon  père,  mon  excellent  père!  si  des  chagrins 
vous  ont  dégoûté  d'un  monde  brillant  et  heureux  , 
n'avez- vous  pas  toujours  laissé  arriver  jusqu'à  vous 
les  infortunés?  Moi-même,  dans  vos  terres  et  pen- 
dant mes  voyages  ,  vous  ai-je  jamais  imploré  pour  le 
pauvre  sans  obtenir  plus  qu'il  n'aurait  osé  deman- 
der? Vous  me  l'avez  dit  mille  fois ,  votre  plus  cher 
désir  était  de  former  mon  cœur.  Hé  bien!  le  mys- 
tère que  vous  me  faites  de  vos  peines  tournera  à  mon 
avantage.  Je  l'avouerai,  votre  éloignement  de  la 
société  me  parait  trop  austère ,  votre  séparation  de 
ma  famille  un  peu  hors  de  Tordre-,  mais ,  si  la  con- 
duite du  meilleur  des  pères  a  besoin  d'être  expliquée 


332  EUGÈNE    DK    ROTIÏRLIX. 

au  fils  le  plus  reconnaissant  pour  être  approuvée  , 
que  sera-ce  de  la  réputation  de  gens  que  je  connais  à 
peine  et  dont  je  me  hasarde  à  parler? 

En  me  rappelant  que  j'ai  osé  juger  mon  père  d'a- 
près les  apparences,  je  me  souviendrai  de  ne  jamais 
arrêter  ma  pensée  sur  des  démarches,  dont  le  plus 
souvent  l'excuse  ou  le  motif  reste  ignoré,  Jamais  je 
ne  les  interpréterai  suivant  mon  humeur  ou  mon 
inexpérience. 

CHAPITRE   XII. 

Hier  matin  j'allai  chez  madame  d'Estouteville 
pour  lui  rendre  compte  d'une  commission  dont  elle 
m'avait  chargé. 

On  me  fit  entrer  dans  ce  grand  appartement  où 
il  y  a  toujours  tant  de  monde  et  où  je  fus  charmé  de 
ne  trouver  personne.  Je  croyais  presque  être  chez 
moi ,  faire  partie  de  la  famille  de  madame  d'Estou- 
teville; enfin  j'étais  satisfait. 

Les  portes,  les  fenêtres  étaient  ouvertes  sur  le 
jardin.  C'était  un  des  plus  beaux  jours  d'automne  ; 
le  soleil,  brillant  de  tout  son  éclat,  donnait  à  cette 
matinée  l'air  d'une  véritable  fête.  Toutes  mes  im- 
pressions, vives  et  nouvelles,  me  faisaient  sentir 
pour  la  première  fois  ce  bien-être,  cette  joie  inté- 
rieure que  donne  un  jour  clair  et  serein.  Jusque-là 
j'en  avais  joui  sans  trop  m'en  apercevoir. 

Madame  d'Estouteville  me  fit  dire  qu'elle  allait 
passer  dans  le  salon.  A  peine  ce  peu  de  mots  avaient- 


EUGENE    DE    ROTHELIN.  333 

ils  été  prononcés  que  j'aperçus  madame  de  Rieux 
dans  le  jardin,  et  courus  la  joindre....  Encore  un 
bonheur  !  Je  ne  Pavais  jamais  vue  que  parée,  qu'en 
présence  de  beaucoup  de  monde  ;  et  là ,  sans  toilette, 
sans  apprêt ,  elle  me  parut  mille  fois  plus  jolie. 

Je  ne  sais  pourquoi  elle  fut  embarrassée  de  se 
trouver  seule  avec  moi ,  mais  aussitôt  elle  me  pro- 
posa d'aller  voir  madame  d'Estouteville  ;  et  s'avan- 
çant  vers  une  grande  porte  de  glace  qui  s'ouvre 
aussi  sur  le  jardin  :  —  «  Maman,  lui  dit-elle  ,  voici 
monsieur  Eugène.  »  —  Elle  entra  dans  une  galerie 
où  je  la  suivis.  La  maréchale  écrivait.  —  a  Ah  !  mon 
Athénaïs,  reprit-elle  d'un  air  un  peu  chagrin  ,  j'a- 
vais fait  prier  Eugène  de  m'attendre.  »  —  Voyant 
que  j'examinais  de  fort  beaux  tableaux  dont  cette 
galerie  est  ornée ,  elle  ajouta  tristement  :  «  Ce  sont 
les  portraits  de  toutes  les  personnes  que  j'ai  per- 
dues. » 

Un  immense  tableau  représente  monsieur  d'Es- 
touteville  appuyé  sur  son  fils  aîné.  La  figure  du 
maréchal  est  si  froide  ,  annonce  tant  d'orgueil ,  que 
j'en  détournai  les  yeux. 

En  face  de  lui ,  dans  un  autre  tableau ,  est  un 
jeune  homme  qui  m'intéressait  par  son  air  mélan- 
colique :  —  «  C'est  mon  second  fils  ,  me  dit-elle  , 
mon  cher  Alfred.  »  —  Et  ses  yeux  se  remplirent  de 
larmes. 

Plus  loin,  je  remarquai  deux  petits  tableaux  avec 
des  cadres  d'ébène  représentant  deux  jeunes  person- 
nes.—  a  Le  premier,  me  dit  la  maréchale,   c'est 


334  eit.î:m:  de   iiotileliv. 

ma  fille,  la  mûre  de  mon  Athénaïs.  »  —  Elle  ne 
parlait  pas  du  second  tableau.  Je  le  lui  rappelai. 
Alors  elle  me  répondit  en  baissant  les  jeux  :  — 
«  C'est  votre  mère.  —  Ma  mère!  et  c'est  chez  vous 
que  je  retrouve  son  portrait!  je  ne  l'ai  jamais  vu 
chez  mon  père.  — Sûrement,  reprit-elle,  parce 
qu'il  Ta  trop  regrettée.  Ma  douleur ,  douce  et  con- 
stante ,  s'est  nourrie  de  souvenirs  qu'un  sentiment 
plus  vif  ne  pourrait  supporter.  » 

Ces  deux  tableaux  doivent  avoir  été  faits  en  même 
temps.  Leurs  cadres  noirs,  tant  de  jeunesse  et  de 
charmes  qui  n'étaient  plus  ,  me  causaient  une  émo- 
tion inexprimable.  La  maréchale  s'en  aperçut.  — 
a  Je  ne  voulais  pas  que  vous  entrassiez  ici ,  reprit- 
tlle,  et  c'est  pour  cela  que  je  vous  avais  fait  prier 
de  m'attendre^  car  vous  savez,  Eugène,  que  je 
suis  bien  aise  de  vous  voir  à  toutes  les  heures.  » 

Je  considérais  le  portrait  de  ma  mère  sans  pou- 
voir m'en  détacher.  Son  regard  doux  et  touchant 
portait  le  trouble ,  les  regrets  dans  mon  âme ,  et  je 
m'écriai  :  «  Elle  m'aurait  regardé,  suivi,  avec  ces 
yeux-là.  » 

J'étais  entré  dans  cette  galerie  avec  un  sentiment 
de  gaieté  très-vif,  et  à  peine  pouvais-je  respirer.  — 
a  Voilà,  continua  la  maréchale,  ce  qu'on  gagne  à 
vivre  ;  des  regrets  !  »  —  Puis,  jetant  un  coup-d'œil 
sur  sa  petite-fille  avec  inquiétude,  elle  ajouta  :  — 
a  Et  des  craintes!  —  Maman ,  dit  madame  de Rieux, 
je  suis  bien  fâchée  de  vous  avoir  amené  monsieur 
Eugène.  »  — Ne  sachant  comment  nous  distraire, 


ELGtAL    1>L    UOTULUX.  335 

elle  me  conduisit  vers  un  portrait  d'elle,  placé  au- 
dessus  du  secrétaire  de  madame  d'EstoutevilIe,  et 
ine  demanda  si  je  le  trouvais  ressemblant.  Je  dis 
oui,  je  dis  non,  comme  elle  voulut;  car  j'étais 
frappé  d'étonnement  et  de  tristesse.  La  maréchale 
regarda  ce  portrait  avec  un  tendre  intérêt.  —  «  Je 
voudrais  bien ,  nous  dit-elle ,  que  cette  petite  per- 
sonne-là fut  heureuse.  —  Ah!  reprit  madame  de 
Rieux  ,  qui  a  jamais  eu  une  meilleure  ,  une  plus  ai- 
mable mère  ?  —  Ma  chère  Àthénaïs ,  répondit  ma- 
dame d'EstoutevilIe,  quand  j'oserais  le  penser,  ce 
serait  un  chagrin  de  plus.  A  mon  âge,  chaque  jour 
semble  pris  sur  le  lendemain  et  le  rendre  plus  dou- 
teux.—  Maman,  maman!  s'écria  Alhénaïs,  vous 
me  glacez  d'effroi.  Je  ne  veux  point  que  vous  ajcz 
de  semblables  idées  :  venez  avec  moi  dans  le  jardin  , 
profitons  de  ce  beau  temps.  » 

La  maréchale  se  leva  ;  sa  petite-fille  l'entraînait; 
mais  avant  de  la  laisser  sortir,  je  l'arrêtai.  —  «  Oh  ! 
permettez-moi  de  vous  faire  une  seule  question. 
Mon  père  sait-il  combien  vous  regrettez  rna  mère?  » 
—  Elle  devina  qu'instruit  des  préventions  qu'il  avait 
contre  elle,  sans  oser  lui  en  parler,  j'aurais  bien  dé- 
siré qu'elle  consentit  à  les  détruire.  —  «  Votre  père 
a  été  long-temps  sans  voir  personne.  Quels  que 
soient  les  motifs  qui  l'aient  déterminé,  je  suis  sure 
qu'il  a  cru  avoir  raison.  Au  surplus,  c'est  à  lui  à 
vous  apprendre  sur  lui-même  ce  qu  il  désire  que 
vous  en  connaissiez.  »  —  Je  voulus  insister,  elle 
me  regarda  avec  un  sérieux  presque  sévèrbï  —  c<  Eu- 


336  EUGÈNE    DE    KOT11EL1X. 

gène!  moi,  vous  prévenir!  moi!...  Quand  il  s'agit 
d'un  père,  j'ignore  s'il  serait  même  permis  de  s'ex- 
cuser. —  Au  moins  n'oublierai-je  pas  que  chez 
vous  j'ai  vu  le  portrait  de  ma  mère  pour  la  première 
fois.  —  N'attachez  pas  à  ce  souvenir  plus  d'impor- 
tance qu'il  n'en  a  réellement.  Votre  mère  m'appar- 
tenait d'assez  près  pour  que  j'aie  voulu  réunir  son 
portrait  à  celui  des  parens  que  j'ai  perdus.  »  —  Ma- 
dame d'Estouteville  cherchait  à  affaiblir  mon  émo- 
tion, et  ce  soin  même  la  rendait  plus  vive. 

En  m'en  allant ,  je  repassai  dans  ce  grand  appar- 
tement. Le  soleil  l'éclairait  encore.  Mes  impressions 
étaient  si  différentes  qu'à  peine  me  souvenais-je  d'en 
avoir  éprouvé  de  plus  douces.  Peu  de  minutes 
avaient  suffi  pour  détruire  cet  enchantement.  Je  n'é- 
tais plus  occupé  que  d'une  seule  idée  ;  je  ne  pensais 
qu'au  malheur  de  voir  disparaître  ce  qu'on  aime. 


CHAPITRE   XIII. 

Le  voyage  de  mon  père  se  prolonge;  voilà  déjà 
deux  mois  qu'il  est  absent.  Que  je  voudrais  le  re- 
voir !  et  cependant  que  je  crains  son  retour  ! 

Je  ne  sais  ce  qu'il  en  pensera  ,  mais  je  ne  sors 
plus  de  chez  madame  d'Estouteville.  Tout  me  plaît 
chez  elle.  L'homme  qui  ailleurs  n'attirerait  pas  mon 
attention,  chez  elle  m'inspire  un  véritable  intérêt  : 
près  d'elle  mon  esprit  s'éclaire  ,  mon  goût  s'épure  ; 
<*t,    lorsqu'il   >    a  du  monde,   j'\    gagne  toujours 


EUGENE    DE    ROTHELIJN.  337 

quelques  conversations  particulières  avec  madame 
de  Rieux. 

Qu'elle  est  aimable  !  Nous  ne  nous  sommes  ja- 
mais dit  une  phrase  d'usage  ,  jamais  un  mot  d'ami  - 
tié;  et  sur  toute  chose,  nous  nous  entendons  par- 
faitement. Quand  je  dis  sur  toute  chose,  je  veux 
dire  que  c'est  sur  ce  qui  a  rapport  aux  autres ,  que 
nous  pensons  de  môme  ;  car  pour  ce  qui  nous  con- 
cerne, nous  différons  toujours.  Combien  de  fois, 
dans  la  même  journée,  nous  nous  sommes  boudés 
sans  nous  être  fâchés  !  Combien  de  fois  sommes-nous 
revenus  sans  nous  être  raccommodés  ! 

Madame  d'Estouteville  m'a  permis  de  copier  le 
portrait  de  ma  mère.  Hier,  étant  venu  un  peu  avant 
dîner  pour  commencer  à  peindre,  madame  de  Rieux 
me  trouva  seul  dans  la  galerie  :  elle  ne  s'attendait 
pas  à  me  voir,  hésita  un  moment ,  mais  s'approcha 
pour  regarder  mon  ouvrage.  Tout-à-coup  elle  me 
dit  :  «  Et  moi  aussi  j'ai  un  portrait  de  votre  mère  ! 
—  Vous  ,  madame  !  et  qui  vous  Ta  donné?  —  J'i- 
gnore, me  répondit-elle,  les  motifs  qui  ont  éloigné 
nos  parais.  Madame  d'Estouteville  ne  s'est  jamais 
permis  de  m'en  parler.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  ma 
mère  était  amie  intime  de  la  vôtre,  qu'elle  portait 
toujours  son  portrait ,  et  me  fa  laissé  en  mourant 
avec  l'ordre  de  le  conserver  toute  ma  vie.  »  —  Je 
la  regardais  et  me  sentais  entraîné  vers  elle  par  un 
attrait  irrésistible.  Dans  cette  maison,  chaque  jour 
me  découvre  un  intérêt  nouveau,  m'inspire  un  sen- 
timent doux  et  inattendu. 

~2V 


338  klgiVm^   dl:    KOTIUXI.N. 

Je  la  suppliai  de  me  montrer  ce  portrait  de  ma 
mère;  elle  me  répondit  qu'elle  allait  le  chercher,  me 
quitta,  mais  revint  presqtf  aussitôt.  C'est  une  mi- 
niature renfermée  dans  un  petit  médaillon  en  or. 
Je  crus  sentir  que  For  conservait  encore  de  la  cha- 
leur. Le  ruban  passé  dans  ce  médaillon  avait  été 
noué  :  une  voix  secrète  semblait  me  dire  qif  Athénaïs 
n'était  sortie  que  pour  le  détacher  de  son  cou.  Avec 
quelle  émotion  mon  cœur  adoptait  une  idée  si  chère! 
Mais  je  me  serais  cru  coupahle  de  m'y  arrêter.  Je 
lui  rendis  le  portrait  :  elle  le  reprit  en  rougissant  ;  et 
je  baissai  les  yeux  pour  qu'elle  ne  s'aperçût  pas  que 
je  l'avais  vue  rougir.  Je  lui  demandai  si  jamais  elle 
n'avait  pu  obtenir  de  sa  grand'mère  l'aveu  des  cir- 
constances  qui    avaient   brouillé   nos    parens. 
«  Croyez-vous,  me  dit-elle,  que  j'aie  rien  négligé 
pour  les  apprendre?  J'ai  fait  plus,  j'ai  questionné 
ceux  qui  les  voyaient  alors.  Personne  n'a  pu  m'in- 
struire.  Aucun  événement  n'a  frappé  le  public  ;  au- 
cune plainte,  aucun  mot  ne  leur  est  échappé  :  seu- 
lement ils  ont  cessé  de  se  voir.  Je  crois  que  c'est  un 
secret  qui  restera  à  jamais  entre  eux.  — II  me  sem- 
ble,  lui  dis-je,  que  nous  sommes   entourés  d'un 
nuage  qui  m'effraie.  —  Ah!  répondit-elle  en  sou- 
riant ,  il  n'est  pas  bien  sombre  puisqu'on  peut  encore 
se  voir.  »  —  Aussitôt  elle  me  rappela  qu'il  y  avait 
déjà  du  monde  dans  le  salon  et  qu'on  allait  diner; 
elle  me  quitta  pour  rejoindre  madame  d'Estoule- 
ville.  —  En  la  regardant  s'éloigner,  je  disais  triste- 
ment :  «  Puissions-nous  toujours  nous  voir.  » 


j:h;i:\e  nr  no riii.u \ .  3.19 

Le  soir,  la  maréchale  désira  que  madame  de  Ricux 
fit  un  peu  de  musique  ;  j'offris  d'aller  chercher  sa 
harpe.  Je  n'avais  pas  encore  vu  son  appartement , 
je  désirais  le  connaître;  cette  occasion  me  parut  ex- 
cellente. 

Quelle  sensation  j'éprouvai  en  entrant  pour  la 
première  fois  dans  son  cabinet!  Tout  y  présentait 
l'habitude  de  l'occupation  et  l'inconstance  des  goûts  ; 
un  piano  ,  une  harpe  ,  une  guitare,  des  dessins,  des 
tableaux  ,  des  livres,  des  fleurs  ,  des  broderies.  Tou- 
jours occupée  ,  me  disais-je;  fixée,  jamais!  Mas- 
sillon  était  à  moitié  ouvert  sur  sa  table  ;  un  volume 
du  Théâtre  de  Voltaire  en  était  si  près,  qu'on 
voyait  bien  qu'ils  avaient  été  lus  presqu'en  même 
temps. 

En  rentrant  dans  le  salon  ,  je  ne  pus  m'empèeher 
de  faire  mon  compliment  à  madame  de  Rieux  sur 
la  variété  de  ses  goûts,  la  réunion  de  ses  talens  ; 
elle  s'amusa  de  mes  plaisanteries,  et  se  moqua 
d'elle-même  de  fort  bonne  grâce.  —  «  Divertissez- 
vous  à  me  raconter  du  mal  de  moi ,  me  dit-elle  :  je 
vous  devrai  d'être  obligé,  pour  me  défendre,  d'eu 
dire  du  bien  ;  c'est  toujours  un  plaisir.  » 

Je  lui  apportai  sa  harpe ,  et ,  debout  devant  elle, 
je  la  soutenais  pendant  qu'elle  l'accordait.  J'osai  la 
prier  bien  bas  de  chanter  la  romance  qui  lui  plaisait 
davantage.  —  «  Crojez-vous ,  me  dit-elle  aussi  tout 
bas,  qu'on  puisse  juger  quelqu'un  sur  le  choix  des 
airs  qu'il  préfère?  —  Je  ne  veux  le  croire  qu'après 
vous  avoir  entendue.—  Oui  ,  pour  que,  si  je  chante 


.140  EUC.i:\E    DE    ROTHELIN. 

quelque  air  vif  et  brillant ,  vous  me  supposiez  lé- 
gère,  insouciante;  ou  que,  si  je  choisis  une  ro- 
mance mélancolique,  vous  me  jugiez  sentimentale. 
—  Non ,  non ,  un  air  brillant  me  laissera  croire 
que  la  difficulté  vous  aura  séduite  ;  un  air  tendre  , 
que  vous  serez  inspirée  par  un  souvenir.  »  —  Dans 
l'instant  sa  figure  changea ,  et  retirant  à  elle  sa 
harpe  que  je  tenais  encore  :  —  «  Un  souvenir ,  me 
dit-elle  sèchement!  je  ne  l'imaginais  pas.  »  —  Elle 
préluda  long-temps  ;  tout  en  préludant  elle  me  de- 
manda avec  un  peu  d'humeur  :  «  A  quel  âge  donc , 
monsieur,  pensez-vous  que  les  souvenirs  commen- 
cent? »  —  Sans  attendre  de  réponse,  elle  se  mit  à 
jouer  une  grande  et  terrible  sonate ,  bien  éclatante  , 
bien  travaillée,  où  il  était  impossible  de  deviner  un 
sentiment. 

Quand  elle  fut  finie  ,  la  maréchale  la  pria  de  nou- 
veau de  chanter  ;  tout  ce  qui  était  présent  l'en  sol 
licita  :  je  m'étais  placé  dans  un  coin  d'où  je  me  gar- 
dais bien  de  dire  un  mot  j  et  cependant  elle  ne  chanta 
pas. 


CHAPITRE   XIV. 

Lorsque  je  retournai  chez  la  maréchale,  madame 
de  Rieux  était  près  d'elle  et  travaillait  :  dès  qu'elle 
m'aperçut,  elle  quitta  son  ouvrage  et  se  mit  à  lire. 

Je  vis  clairement  qu'elle  avait  pris  un  livre  pour 
me  bien  prouver  qu'elle  ne  voulait  pas  me  parler. 
Sans  être  fort  habile  à  déjouer  les  caprices  des  fem- 


EUGENE    DE    ROTÏIEU\.  .T4  1 

mes ,  je  crus  cependant  qu'il  valait  mieux  avoir  Pair 
de  ne  pas  m'apercevoir  de  son  humeur.  Je  commen- 
çai donc  à  causer  avec  la  maréchale.  Tout-à-coup 
madame  de  Rieux  s'écria  :  «  En  vérité ,  je  crois 
qu'il  a  raison.  —  Qui  donc ,  dit  sa  grand'mère?  — 
C'est  une  pensée  de  La  Bruyère  à  laquelle  je  n'avais 
jamais  fait  attention  et  qui  me  frappe  à  présent.  »  — 
La  maréchale  la  lui  demanda ,  et  elle  reprit  avec 
une  sorte  d'emphase ,  et  me  saluant  à  demi  de  sa 
jolie  tète  :  —  «  Qu'il  est  difficile  d'être  content  de 
quelqu'un!  —  Ah!  vous  en  êtes  là?  répliqua  ma- 
dame d'Estouteville.  »  —  Elle  baissa  la  voix,  et  me 
dit  tout  bas  :  «  Ma  pauvre  Àthénaïs  n'est  pas  heu- 
reuse !  »  —  Mais,  soit  qu'elle  se  plût  à  revenir  sur 
sa  jeunesse,  soit  pour  distraire  madame  de  Rieux  , 
elle  lui  dit  :  —  «  Cette  pensée  a  été  pour  moi  une 
sorte  d'avertissement  qui  a  marqué  les  différentes 
saisons  de  ma  vie.  À  dix -huit  ans  j'ai  trouvé, 
comme  vous,  que  ce  n'était  guère  la  peine  d'écrire 
pour  nous  communiquer  une  pensée  probablement 
fausse  et  exprimée  d'une  manière  si  commune-  car 
à  voire  âge,  mon  enfant,  le  clair  parait  commun  et  - 
au-dessous  de  soi.  Ce  fut  bien  pis  de  vingt  à  vingt- 
cinq  ans;  je  décidai  que  La  Bruyère  n'était  qu'un 
misantrope.  J'inspirais  et  j'éprouvais  tant  de  bien- 
veillance !  Cependant,  à  mon  premier  chagrin,  je 
fus  obligée  de  m'avouer,  non  pas  encore  qu'il  était 
difficile  ,  mais  bien  malheureux  de  n'être  pas  c>  ntcnt 
de  tout  le  monde.  »  —  Madame  de  Rieux  soupira 
et  quitta  son  livre.  En  apprenant  que  tous  avaient 

29. 


342  rn;i\r  de  rotiifun. 

eu  leurs  chagrins,  elle  semblait  craindre  l'avenir  et 
nie  regarda  tristement.  J'étais  si  ému  de  ne  pas  la 
savoir  heureuse  qu'elle  dut  bien  penser  que,  si  j'en 
avais  le  droit,  je  ne  lui  causerais  volontairement 
aucune  contrariété.  —  «  Un  seul  jour,  continua  ma- 
dame d'Estouteville,  c'était  vers  la  moitié  de  ma 
vie ,  je  crus  entrevoir  que  La  Bruyère  pouvait  bien 
n'avoir  pas  tort  ;  mais  ce  ne  fut  qu'un  moment. 
Bientôt  le  chagrin,  l'humeur  m'avaient  gagnée,  et 
le  pauvre  La  Bruyère  y  perdit  encore.  Il  me  parut 
trop  doux  ;  oui,  mon  enfant,  beaucoup  trop  doux  ; 
et  je  me  disais  qu'il  était  impossible  d'être  content 
de  soi ,  ni  des  autres.  Enfin ,  tout-à-fait  vieille ,  je 
lui  ai  rendu  tout-à-fait  justice.  Aussi ,  lorsqu'au- 
jourdhui  je  ne  trouve  pas  les  gens  comme  je  les 
voudrais ,  je  dis  avec  lui  :  «  Qu'il  est  difficile  d'être 
content  de  quelqu'un!  »  —  Cela  me  rend  plus  in- 
dulgente pour  tout  le  monde  et  plus  indifférente  sur 
toute  chose.  Mais  jeune ,  on  ne  veut  pas  croire  ces 
vérités-là.  » 

Notre  conversation  fut  interrompue  par  l'arrivée 
d'un  grave  personnage.  Madame  de  Rieux  passa 
dans  le  jardin;  je  la  suivis  avec  un  saisissement  que 
je  n'avais  jamais  connu.  J'entendais  encore  la  voix 
de  madame  d'Estouteville  me  dire  :  «  Ma  pauvre 
Àthénaïs  n'est  pas  heureuse!  »  —  Je  ne  savais 
comment  l'amener  à  me  parler  d'elle-même.  Nous 
nous  promenions  sur  une  terrasse  vis-à-vis  des  fe- 
nêtres de  la  maréchale;  je  n'osais  dire  un  mot  :  il 
me  semblait  que  ma  première  parole  découvrirait 


ru;i.\F,  nr  nomrrix.  :\s{:\ 

le  (rouble4  de  mon  Ame.  J'éprouvais  une  conlrainle 
si  douloureuse  qu'à  peine  pouvais-je  respirer.  Ma- 
dame de  Rieux,  qui  vit  combien  j'étais  agité  ,  m'en 
demanda  le  sujet  avec  intérêt.  Voyant  que  j'hésitais 
à  lui  répondre,  elle  reprit  doucement  :  —  «  X'a- 
vez-vous  pas  d'amie?  — Hélas!  lui  répondis -je, 
vous  pourriez  me  le  dire.  —  Moi  !  reprit-elle  avec 
une  gaieté  trop  vive  pour  être  vraie,  moi!  je  suis 
dans  une  singulière  situation  pour  la  confiance! 
Mon  tuteur  m'a  recommandé  de  ne  jamais  parler 
de  mes  secrets  ,  de  mes  peines  à  aucune  femme  ;  car, 
m'a-t-il  dit .  elles  sont  toutes  perfides  :  et  ma  grand* 
mère  m'a  bien  défendu  d'avoir  jamais  d'intimité 
avec  aucun  homme,  parce  qu'ils  sont  tous  dange- 
reux. Cependant,  continua-t-elle  en  me  regardant , 
je  sens  que  je  pourrais  cacher  mes  chagrins-,  mais 
comment  consentir  à  ignorer  ceux  de  ses  parens ,  de 
ses  amis?  »  — Elle  s'arrêta  ;  je  m'empressai  de  l'as- 
surer que  je  n'avais  jamais  eu  de  chagrin  qui  me 
tut  personnel  :  en  effet ,  je  venais  d'apprendre 
qu'elle  n'était  pas  heureuse,  et  ses  peines  seules 
me  troublaient.  «  Écoutez-moi ,  ajouta-t-elle;  j'ai 
besoin  aussi  de  causer  avec  vous  :  je  voudrais  vous 
confier  tout  ce  qui  a  occupé  mon  enfance ,  affligé 
ma  jeunesse  ;  mais  je  ne  veux  vous  parler  que  la 
veille  du  retour  de  votre  père.  »  — Je  m'empressai 
de  lui  demander  ce  que  l'arrivée  de  mon  père  et  sa 
confiance  avaient  de  commun.  —  «  Ah!  répondit- 
elle,  son  retour  a  une  telle  influence  sur  moi,  que 
s'il  devait  rester  toujours  absent ,  je  ne  vous  parle- 


344  EUGENE    DE.  ROTHELIN. 

rais  jamais  ;  et  s'il  arrive,  je  ne  veux  plus  rien  vous 
cacher.  —  Quel  est  donc  ce  mystère?  »  —  Elle  re- 
prit, en  appuyant  sur  chacune  de  ses  paroles,  mais 
avec  un  regard  si  doux  ,  qu'il  m'était  impossible  de 
ne  pas  lui  obéir  :  «  La  veille  du  jour  où  vous  atten- 
drez votre  père,  venez  me  trouver  dans  ce  jardin  , 
à  cette  même  place  ;  alors  je  vous  parlerai.  —  Pour- 
quoi pas  dans  ce  moment?  m'écriai-je.  —  Dans  ce 
moment  je  ne  puis  vous  dire  qu'un  seul  mot  ;  c'est 
que  ce  jour-là  je  serai  bien  contente  si  nos  idées 
peuvent  s'accorder.  Puissions-nous  rapprocher  deux 
personnes  si  dignes  de  s'aimer  et  qui  nous  sont  bien 
chères  !  »  —  Elle  se  mit  à  fuir  ,  en  me  défendant  de 
la  suivre  ;  et  je  restai ,  me  disant  pour  la  première 
fois  :  On  peut  aimer  malgré  soi ,  Fàimerai-je  mal- 
gré mon  père  ? 


CHAPITRE   XV. 

Je  le  disais  bien  ,  on  peut  aimer  malgré  soi.  Mais 
dès  qu'on  aime  malgré  soi,  doit-on  compter  sur  sa 
raison  et  sur  son  bonheur? 

Hier,  madame  d'Estouteville  a  eu  une  assemblée 
considérable.  Le  comte  de  Tavanne  était  arrive  avant 
moi.  Je  ne  l'avais  pas  rencontré  depuis  le  bal  où 
j'ai  vu  madame  de  Rieux  pour  la  première  fois.  Dès- 
lors  leur  apparente  intimité  m'avait  déplu.  Je  n'ai- 
mais pas  encore,  et  j'étais  déjà  blessé  de  cette  pré- 
férence ;  aujourd'hui  j'ai  connu  la  jalousie. 


EUGÈNE    DE    ROTIIELIX.  345 

Quand  je  suis  entré  dans  le  salon,  monsieur  de 
Tavanne,  placé  derrière  madame  de  Rieux,  appuyé 
négligemment  sur  son  fauteuil ,  causait ,  riait  avec 
elle. 

J'ignore  quelle  bizarrerie  me  procure  toujours 
l'honneur  d'attirer  son  attention  ;  mais  il  m'a  été 
facile  de  voir  qu'il  lui  a  long-temps  parlé  de  moi. 
Lorsqu'il  était  sérieux  ,  elle  plaisantait  -,  prenait-elle 
un  air  plus  grave?  il  se  moquait  :  enfin,  l'un  pa- 
raissait vouloir  convaincre ,  l'autre  essayer  de  per- 
suader. 

Quel  droit  monsieur  de  Tavanne  a-t-il  sur  ma- 
dame de  Rieux?  D'abord  je  m'étais  approché  d'elle  ; 
mais  j'en  avais  reçu  un  accueil  si  froid  ,  que ,  rie 
voulant  pas  être  importun  ,  j'étais  allé  me  placer  à 
l'autre  extrémité  de  la  chambre. 

Monsieur  de  Tavanne  me  regardait ,  riait  :  et  ce 
qu'il  y  avait  de  choquant ,  c'est  qu'elle  était  de  moi- 
tié dans  ses  plaisanteries -,  car  tous  deux  baissaient 
les  yeux,  lorsqu'ils  ne  pouvaient  plus  contenir  leur 
gaieté.  Aussi,  à  l'instant,  suis  je  venu  m'asseoirtout 
à  côté  de  madame  de  Rieux.  S'ils  me  tourmentent  • 
me  disais-je,  qui  m'empêchera  de  les  gêner?  J'étais 
à  peine  assis,  que  madame  de  Rieux,  sans  deman- 
der si  cela  me  plaisait  ou  non,  me  présenta  à  mon- 
sieur de  Tavanne;  je  suffoquais  de  colère.  Il  s'ap- 
procha de  moi  ,  me  parla  avec  un  intérêt  désolant  : 
j'a>ais  tant  d'en\ie  de  le  brusquer! 

Il  fallait  que  mon  humeur  me  donnât  un  air  un 
peu  sauvage,  car  madame  de  Rieux  me  considérait 


346  FHilXE    DE    UOTHEMN. 

aussi  avec  un  étomiement  singulier.  Pour  monsieur 
de  Tavanne,  il  s'en  alla  comme  s'il  eut  voulu  éviter 
un  jaloux  ,  un  fâcheux.  Suis -je  donc  de  ces  gens 
dont  l'amour  esl  fait  comme  la  haine? 

Dès  quMl  fut  parti ,  madame  de  Rieux  me  témoi- 
gna son  mécontentement.  —  «  Monsieur  Eugène, 
me  dit-elle  ,  savez-vous  que  vous  avez  été  très-ridi- 
cule? que  vous  avez  très-mal  reçu  monsieur  de  Ta- 
vanne? —  Il  ne  tient  qu'à  lui  de  s'en  offenser.  — 
Et  de  quel  droit,  s'il  vous  plaît ,  vous  avisez-vous 
de  manquer  d'égards  pour  mes  amis?  —  Mon- 
sieur de  Tavanne  est  la  première ,  la  seule  personne 
qui  m'ait  été  insupportable.  —  Il  est  certain  .  re- 
prit-elle avec  ironie ,  que  vous  ne  devez  pas  vous 
convenir.  Il  est  doux  ,  poli  ;  il  a  un  sentiment  des 
bienséances  très-délicat.  —  Et  de  plus,  répliquai- 
je  tremblant  de  colère,  il  a  l'air  tout-à-fait  convaincu 
de  la  bonne  opinion  qu'on  a  de  lui.  »  —  Quand  elle 
vit  que  je  n'étais  plus  maître  de  moi ,  elle  parut  de- 
venir craintive.  —  «  Eugène!  me  dit-elle,  avec  le 
Ion  du  reproche  le  plus  louchant,  ne  m'est-il  pas 
permis  de  plaisanter  avec  vous?  Est-ce  le  bon,  l'hon- 
nête Eugène,  qui  compromettra  une  femme  par  son 
humeur,  ou....?  »  —  Elle  s'arrêta;  et  mon  cœur 
achevant  sa  pensée,  me  dit  qu'elle  avait  craint  d'a- 
jouter.... ou  par  son  affection. 

Ah!  que  dorénavant  monsieur  de  Tavanne  >ienne 
causer  avec  madame  de  Rieux  ,  j'en  souffrirai  sûre- 
ment, mais  sans  jamais  oser  m'en  plaindre.  Elle 
me  quitta  ,  et  alla  rejoindre  madame  d'Eslouteville. 


klJUfiÂi!    DL    ROJJltLiV.  34/ 

Je  passai  dans  un  autre  salon  :  malheureusement 
j'v  trouvai  quelques  hommes  qui  jouaient  au  trente- 
et-quarante.  Sans  dessein  déjouer,  je  me  plaçai 
près  d'eux. 

Uniquement  occupé  d'Àthénaïs  ,  je  ne  prenais 
aucune  part  a  ce  qui  se  passait  autour  de  moi  :  je 
voyais  encore  ce  visage  qui  avait  souri  à  un  autre, 
ces  veux  qui  avaient  évité  les  miens.  Loin  délie  je 
sentis  renaître  ma  colère ,  mais  seulement  contre 
monsieur  de  Tavanne.  Sa  voix  vint  réveiller  mon  at- 
tention.  Il  tenait  la  main ,  et  demandait  si  le  jeu  était 
f  lit.  Pour  la  première  fois  je  voulus  jouer  :  je  désirai 
gagner.  Que  me  faisait  de  perdre?  est-ce  que  j'y 
pensais?  Je  ne  voyais  que  la  possibilité  de  piquer  , 
de  tacher  monsieur  de  Tavanne.  Je  jetai  sur  la  table 
tout  l'argent  que  j'avais  dans  ma  bourse,  et  perdis. 
Bientôt ,  empruntant  a  mes  voisins,  je  risquai  cent, 
deux  cents,  trois  cents  louis.  J'aurais  hasardé  ma 
fortune,  pour  attraper  quelque  coup  favorable  qui 
ne  laissât  pas  à  monsieur  de  Tavanne  l'idée  que, 
même  au  jeu,  il  était  plus  heureux  que  moi. 
Je  ne  me  possédais  plus  5  j'allais  jouer  sur  pa- 
role, lorsque  j'entendis  derrière  moi  la  voix  douce 
de  madame  de  Rieux  mappeler.  —  «  Monsieur  Eu- 
gène ,  me  dit-elle,  ma  grand'mère  vous  demande 
tout  de  suite.  »  —  Je  me  retourne,  et  sa  pâleur  , 
son  inquiétude  me  rendent  ma  raison  ,  et  me  lou- 
chent :  elle  s'éloigne-  je  la  suis.  Nous  restâmes 
seuls  un  moment  au  milieu  de  cette  chambre;  elle 
reprit  alors .  en  levant  les  veux  au  ciel  ;  t<  Eugène! 


348  elgem;  de  kotuelia. 

est-ce  vous!  »  —  Elle  me  défendit  de  la  suivre.  Que 
j'étais  humilié! 

J'allai  trouver  madame  d'Estouteville  ;  je  m'ap- 
prochai d'elle  avec  empressement  :  je  la  regardais  , 
attendant  les  ordres  qu'elle  avait  à  me  donner.  De 
son  côté,  ses  yeux  semblaient  m'interroger  ,  pour 
savoir  ce  que  je  voulais.  —  «  Madame  de  Rieux  m'a 
dit  que  madame  la  maréchale  me  faisait  appeler.  — 
Ah!  répondit-elle  d'un  air  surpris,  Athénaïs  vous 
a  dit  cela!  »  —  Je  balbutiai  quelques  mots  inintelli- 
gibles ;  car ,  un  peu  revenu  de  mon  trouble  ,  je  com- 
mençais à  deviner  que  c'était  un  prétexte  dont  ma- 
dame de  Rieux  s'était  servie  pour  m'arracher  au 
jeu.  —  «  Ah!  ma  petite-fille  me  môle  dans  ses  plai- 
santeries !  Eh  bien  !  je  prétends  me  mettre  en  tiers 
dans  les  explications  :  restez  prés  de  moi,  monsieur, 
jusque  ce  que  tout  le  monde  soit  parti.  »  — Il  fallut 
bien  m'asseoir  à  côté  d'elle. 

Madame  de  Rieux  s'était  placée  dans  le  coin  de 
la  cheminée.  Triste,  absorbée  dans  ses  réflexions  , 
elle  ne  paraissait  plus  se  souvenir  que  j'étais  là  ,  jus- 
qu'au moment  où  monsieur  de  Tavanne  vint  encore 
auprès  d'elle.  Je  vis  bien  qu'il  lui  rendait  compte  de 
cette  partie,  où  j'avoue  qu'il  avait  paru  regretter  de 
me  voir  engagé.  Madame  de  Rieux  l'écoutait;  mais 
en  lui  répondant ,  c'était  moi  qu'elle  regardait.  Du 
moment  où  il  s'est  rapproché  d'elle,  toujours  occu- 
pée de  moi,  elle  ne  m'a  plus  perdu  de  vue.  Cette 
preuve  d'aiïection,  cette  seule  préférence  calmait 
mon  âme,  y  portait  une  douceur  ,  un  charme  inc\- 


EUGENE    DE    ROTUEL1N.  349 

primable.  Combien  j'aimais  madame  de  Rieux  dans 
cet  instant!  et  que  n'aurais-je  pas  donné  pour  pou- 
voir me  jeter  à  ses  pieds ,  et  m'avouer  coupable  ! 

Que  j'ai  été  injuste!  ridicule!  Eh!  quand  mon- 
sieur de  Tavanne  l'aimerait  !  qui  peut  la  connaître 
sans  l'aimer?  Elle  a  raison  :  il  a  de  l'esprit,  de  la 
gaieté;  on  doit  le  trouver  agréable  :  je  faime  pres- 
que, moi!  N'a-t-il  pas  toutes  les  qualités  qui  me 
manquent? 

Lorsque  tout  le  monde  fut  parti,  madame  d'Es- 
touteville  s'établit  dans  son  grand  fauteuil ,  fît  venir 
madame  de  Rieux  auprès  d'elle ,  me  fit  asseoir  de 
l'autre  côté ,  et  nous  demanda  pourquoi  elle  m'avait 
fait  appeler?  —  Nous  ne  répondîmes  ni  l'un  ni  l'au- 
tre. —  «  Mais  enfin  ,  nous  dit-elle,  je  suis  d'un  âge 
à  savoir  ce  que  je  fais  :  voulez-vous  bien  me  dire , 
Eugène,  pourquoi  je  vous  ai  fait  appeler? — Ce 
que  je  sais ,  madame ,  c'est  que  je  quitterais  tout 
pour  vous  obéir.  —  Rien  de  plus  poli  ;  mais  ce 
n'est  pas  cela  que  je  désire  savoir  :  un  de  nous  a  eu 
tort  ;  voilà  ce  que  je  ne  veux  pas  ignorer.  »  —  J'a- 
vais bien  envie  d'avouer  ma  folie  :  mais  il  aurait . 
fallu  parler  de  la  bonté  de  madame  de  Rieux  ;  et  à 
peine  aurais-je  consenti  à  l'en  faire  souvenir. 

Après  avoir  hésité  long-temps ,  elle  prit  la  pa- 
role. —  «  Maman,  on  jouait  :  j'ai  craint  que  mon- 
sieur Eugène  ne  s'oubliât  ;  et  je  me  suis  servie  de 
votre  nom  pour  l'éloigner.  —  C'est  un  fort  bon 
sentiment ,  reprit  la  maréchale  :  cependant ,  Allié— 
naïs,    une  autre   lois  bornez-vous  à  éviter  vous- 

30 


350  EUGENE    DE    KOI'liELl.N. 

même  les  erreurs.  À  votre  âge  on  ne  corrige  les  au- 
tres qu'à  ses  risques  et  périls.  Que  féréz-vous,  si 
demain  le  public  parle  de  votre  aimable  intérêt  pour 
Eugène,  de  votre  sensible  surveillance?  —  Ma- 
man ,  vous  savez  que  je  dois  craindre  le  jeu  plus  que 
personne;...  et  d'ailleurs  mon  intention  était  pure. 
— -  Je  n'en  doute  pas  :  mais,  mon  enfant,  ce  sont 
ces  intentions  pures  qu'il  faut  examiner  à  deux  fois  ; 
les  mauvaises  parlent  d'elles-mêmes.  » 

La  pauvre  Athénaïs  se  leva,  les  yeux  pleins  de 
larmes ,  et  embrassa  sa  grand'mère  d'un  air  qui  de- 
mandait grâce.  —  «  Maman,  lui  dit-elle,  en  me 
regardant  tristement ,  je  renonce  pour  toujours  à  la 
perfection  d'Eugène.  —  Voilà  un  parti  extrême , 
répondit  la  marécbale ,  et  ils  sont  presque  toujours 
mauvais  ;  seulement ,  à  I  avenir  ,  vous  ferez  passer 
par  moi  les  conseils  que  vous  voudrez  lui  donner.  » 
—  Je  pris  la  main  de  madame  d'Estoutevilie,  et  la 
baisai  avec  le  plus  tendre  respect.  —  «  Oh!  pour 
vous  ,  monsieur ,  ajouta-t-elle,  c'est  demain  que  je 
vous  dirai  mon  avis  sur  votre  conduite;  attendez- 
vous  à  une  sévère  réprimande.  »  —  Elle  me  congé- 
dia ;  et  je  m'en  allai  fort  honteux  de  ma  soirée ,  ce- 
pendant plus  occupé  encore  de  savoir  ce  qui  por- 
tait madame  de  Rieux  à  craindre  le  jeu  plus  que 
personne* 


rn.iAE  de  lumirr.rx. 


CHAP1TKE  XVI. 


C'est  demain  le  premier  jour  de  janvier.  On  m'a 
remis  ce  matin  un  cachet  sur  lequel  est  gravé  un  petit 
Amour  :  i!  a  déjà  tracé  la  première  lettre  de  mon 

nom,  et  est  prêt  à  en  former  une  seconde Mon 

cœur  osera-t-il  deviner  cette  lettre  qu'on  n'a  pas 
commencée,  celle  que  je  désirerais  voir  unie  à  la 
mienne  ? 

A  ce  cachet  était  joint  un  portrait ,  beaucoup 
trop  flatteur  pour  qu'il  puisse  me  convenir.  Aussi , 
sans  égard  pour  mes  malheureux  vingt  ans,  fauteur 
parait  s'attendre  à  ne  trouver  de  la  ressemblance  que 
lorsqu'un  lustre  de  plus  m'aura  corrigé.  Quoi  qu'il 
en  soit ,  je  me  plais  à  le  copier  ,  à  penser  que  celle 
qui  me  l'envoie  a  eu  du  plaisir  à  l'écrire.  11  n'y  a  que 
la  bienveillance  qui  puisse  faire  voir  avec  tant  d'illu- 
sion. 

Portrait  d'Eugène  lorsqu'il  aura  vingt-cinq  an?. 

«  Eugène  est  d'une  taille  parfaite,  à  la  fois  élé-. 
gante  et  noble.  Tous  ses  mouvemens  ont  de  la  dignité. 
Il  serait  peut-être  trop  imposant,  si  une  sorte  de 
mollesse,  d'insouciance  ne  lui  donnait  un  charme 
particulier.  On  sent  que  ,  s  il  se  fâchait,  il  pourrait 
être  fier;  mais  on  se  demande  qui  voudrait  l'of- 
fenser ? 

»  Son  regard  est  pur  comme  son  àme  ;  le  son  de 
sa  voix  est  dou\  et  tendre  :  il  a  quelque» chose  de  si 


352  EUGÈNE    DE    ttOTHELIN. 

attrayant  dans  ses  manières,  qu'il  semble  que  vous 
puissiez  seul  lui  inspirer  le  mot  qu'il  vous  adresse. 
Aussi ,  les  phrases  communes  avec  lesquelles  on  se 
salue,  reprennent ,  lorsqu'il  les  emploie,  leur  expres- 
sion première.  Bon  jour,  dit  par  Eugène  ,  signifie  : 
puissiez-vous  être  heureuse  !  Lorsqu'il  demande  : 
comment  vous  portez -vous?  c'est  véritablement 
de  vos  nouvelles  qu'il  désire  savoir. 

»  Un  sentiment  de  grandeur  règne  dans  toutes  ses 
actions-,  il  ne  se  croirait  pas  généreux,  s'il  n'était 
pas  un  peu  prodigue. 

»  Personne  plus  que  lui  n'attire  la  confiance ,  mais 
sans  jamais  faire  naître  la  crainte  :  il  n'est  ni  léger 
ni  trop  sévère.  Si  vous  lui  avouez  une  erreur,  il  s'af- 
flige des  circonstances  qui  ont  pu  vous  entraîner  ; 
il  pénètre  mieux  que  vous-même  dans  votre  cœur, 
y  découvre  des  motifs ,  ou  des  excuses  qui  vous 
avaient  échappé.  Enfin,  il  s'en  prendrait  plutôt  aux 
travers,  aux  faiblesses  de  l'humanité  entière,  que  de 
vous  imputer  une  action  répréhensible  qui  ne  se- 
rait qu'à  vous. 

))  On  pourrait  dire  que  la  colère  d'Eugène  es! 
douce ,  il  appuie  si  légèrement  sur  ses  plaintes  ou 
ses  reproches!  La  rancune  lui  est  étrangère;  la  haine 
lui  serait  impossible;  et  si  on  voulait  lui  faire  aperce- 
voir dos  torts  dans  ses  amis,  il  fermerait  les  yeux, 
demanderait  grâce,  en  sïHonnant  qu'on  veuille  l'af- 
fliger. 

»  A  vingt  ans,  Eugène  avait  des  dispositions  à  la 
jalousie.  Un  jour  il  fut  au  moment  de  compromet- 


EUGÈNE    DE    ROTHF.UN.  353 

tre ,  par  son  humeur  ,  une  femme  qui  à  peine  lui 
avait  parlé  d'amitié.  Eugène  a  de  l'honneur  -,  il  est 
sensible,  délicat.  Le  souvenir  d'avoir  été  si  près  d'une 
faute  qu'on  ne  répare  ni  n'efface  jamais  entièrement 
Ta  corrigé  pour  toujours.  Dans  cette  circonstance, 
un  mot  lui  a  suffi  pour  le  faire  rougir  de  son  injus- 
tice; un  regard  aurait  dû  la  prévenir. 

»  Jamais  Eugène  ne  se  permet  d  être  méchant  ; 
toutefois,  si  une  expression  piquante  excite  sa  gaie- 
té ,  il  n'a  pas  encore  le  courage  de  la  blâmer  :  il  ne 
peut  même  s'empêcher  de  sourire ,  mais  on  sent  que 
c'est  malgré  lui,  qu'il  s'en  accuserait  volontiers,  et 
du  moins  son  rire  se  voit  et  ne  s'entend  pas. 

»  Si  Eugène  était  encore  jeune ,  on  regretterait 
l'intérêt  qu'il  inspire,  par  la  peur  de  n'en  être  pas 
uniquement  aimée.  Cependant  cette  âme  si  bonne  , 
ce  caractère  si  facile,  si  aimable,  perdraient  trop  en 
changeant.  Mais  peut-on  espérer  de  le  fixer?  Ose- 
ra-t-on  se  flatter  de  le  consoler  seule  dans  les  diffi- 
cultés de  la  vie,  de  le  prévenir  contre  ses  illusions 
séduisantes?  Si  j'avais  rencontré  Eugène  lorsqu'il 
avait  vingt  ans,  je  lui  aurais  dit:  Défiez-vous  de  vos 
premières  impressions  ,  de  ces  entraînemens  qui  font 
qu'on  ne  sait  jamais  si  l'on  vous  retrouvera  comme 
on  vous  a  laissé,  qui  peuvent  même  faire  craindre 
de  vous  perdre  sans  retour.  Assurez  davantage  vos 
qualités  ;  faites  que  vos  dispositions  deviennent  des 
principes  ,  sans  quoi  ces  qualités  seront  peut-être 
plus  à  craindre  que  des  défauts.  » 

J'ai  relu  plusieurs  fois  ce  portrail,  et  j'avoue  que 

30. 


354  noivr  ï>f,  naïiiF.u\, 

j'aime  assez  l'Eugène  qu'il  représente.  Cependant, 
je  sens  fort  bien  qu'il  m'apprend  plutôt  ce  que  je 
dois  être  que  ce  que  je  suis.  D'ailleurs  ces  dernières 
lignes  ne  me  gâtent  pas  trop.  Mais  comme  Saint- 
Preux,  j'adore  ma  jolie  prêcheuse;  je  suis  prêt  à 
lui  crier  merci,  à  me  soumettre  à  sa  raison.  Quelle 
autre  femme  aurait  pu  s'occuper  de  moi?  je  n'ai  ja- 
mais pensé,  parlé  qu'à  madame  de  Rieux. 


CHAPITRE  XVII. 

Ce  cachet,  ce  portrait  m'avaient  enchanté!  Je  ne  me 
rappelais  plus  l'humeur  que  m'avait  donnée  mon- 
sieur de  Tavanne ,  et  je  me  flattais  que  madame  de 
Rieux  l'avait  oubliée  -,  ne  lui  en  voulant  plus  ,  je 
ne  doutais  pas  de  son  pardon.  Hier  au  soir,  je 
courus  chez  elle ,  ne  songeant  qu'à  la  manière  de 
lui  dire  que  mon  cœur  l'avait  devinée.  Je  la  trouvai 
assise  près  de  sa  grand'mère,  elle  lui  lisait  un  ou- 
vrage nouveau.  Mon  arrivée  ne  la  dérangea  point: 
elle  n'eut  pas  Pair  de  me  savoir  dans  la  chambre  et 
ne  me  regarda  même  pas. 

Madame  d'Estouteville ,  plus  gaie,  plus  aimable 
que  je  ne  l'avais  jamais  vue,  lui  fit  quitter  son  livre. 
—  «  Je  comptais  vous  gronder  aujourd'hui,  me  dit- 
elle;  mais  je  remets  à  demain  mon  sermon  :  car  les 
grand'mères  prétendent  qu'il  ne  faut  pas  se  fâcher 
le  premier  jour  de  Tan  ,  elles  disent  que  cela  porte 
malheur.  Eh  bien  ,  Eugène,  avez-vous  reçu  beau- 


ruHAE  Dr  noTïin  t\.  $56 

coup  d'élretmes?  —  Aucune,  madame.  »  Car  ce  por- 
trait, ce  cachet  ne  me  paraissaient  pas  un  présent 
d'usage-,  mon  cœur  voulait  les  croire  le  don  d'une 
éternelle  amilié.  —  «  Comment  !  s'écria  la  maréchale 
en  affectant  de  me  plaindre,  pauvre  jeune  homme! 
pas  une  marque  de  souvenir  !  —  Non,  madame.  — 
Eugène,  votre  discrétion  m'édifie  beaucoup-,  cepen- 
dant, entre  nous,  elle  est  un  peu  exagérée.  Je  vous 
ai  envoyé  ce  matin  un  cachet.  —  Quoi  !  m'écriai-je, 
ne  revenant  pas  de  ma  surprise,  c'est  vous,  madame? 
—  Oui,  ce  petit  Amour,  c'est  moi  qui  vous  lai  of- 
fert. »  — J'avoue  qu'il  me  fut  impossible  de  dissimu- 
ler mon  chagrin. 

Apparemment  que  j'avais  un  air  confus  tout-à- 
fait  ridicule,  caria  maréchale  ne  put  s'empêcher  d'en 
rire  ;  et  Athénaïs,  un  peu  riant,  un  peu  de  mauvaise 
humeur ,  s'écria  :  «  Je  parie  ,  maman  ,  qu'il  a  cru 
que  ce  présent  lui  venait  de  moi.  —  Je  ne  m'at- 
tendais pas  à  cette  belle  observation ,  reprit  la  ma- 
réchale. Mon  enfant ,  il  n'a  sûrement  pas  imaginé 
une  pareille  folie.  Je  lui  ai  envoyé  un  petit  Amour 
qui  est  près  de  joindre  une  lettre  à  son  chiffre  :  vous 
jugez  que  ce  ne  peut  êlre  la  vôtre?  » 

Madame  de  Rieux  reprit  son  livre,  et  moi  je  re- 
trouvai mes  douces  impressions.  Après  elle,  ce  qui 
m'est  le  plus  cher,  ce  qui  me  plait  le  plus  au  monde, 
c'est  son  excellente  mère  :  car  non-seulement  ma- 
dame d'Estouteville  est  bonne,  gaie,  indulgente  avec 
sa  petite-fille  ;  mais  elle  est  toujours  aimable,  et  peut- 
être  même  Test-elle  plus  avec  nous  qu'elle  ne  Ta 


356  EUGÈNE    DE    ROTHEUN. 

jamais  été  pour  personne.  Cependant  je  conviens 
qu'elle  me  paraît  souvent  plus  incompréhensible  que 
sa  fille.  Une  sorte  d'enchantement  leur  a-t-il  lait 
oublier  monsieur  de  Rieux?...  Au  moins,  puisse 
mon  bon  génie  le  tenir  éloigné  long- temps  ! 

Qu'Athénaïs  est  charmante  !  Comment  pein  dre 
ce  mélange  d'un  grand  usage  du  monde  avec  une 
parfaite  innocence  de  cœur?  Mariée  depuis  quatre 
ans,  elle  n'en  a  pas  dix-huit,  et  n'a  jamais  quitté 
madame  d'Estouteville.  Surveillée,  sans  être  con- 
trainte, sonjesprit  a  conservé  toute  sa  grâce,  toute 
sa  liberté;  son  caractère  sincère,  franc,  lui  persuade 
que  tout  ce  que  sa  grand'mère  ne  défend  pas  est 
permis.  Athénaïs,  sensible  et  naïve,  a  encore  ce  sou- 
rire d'enfant  qui  donne  à  l'imprudence  l'air  de  la 
sécurité. 

Combien  ces  trois  mois  que  j'ai  passés,  unique- 
ment occupé  d'elle,  m'ont  paru  doux!  Je  voudrais 
pouvoir  revenir  à  la  première  de  toutes  ces  heures, 
pour  les  recommencer;  oui,  même  celles  où  j'ai  connu 
la  jalousie.  Un  seul  moment  je  me  suis  cru  dédai- 
gné, oublié,  et  ce  moment  est  pour  moi  le  plus  cher 
de  ma  vie.  Dès  qu'Athénaïs  a  vu  le  trouble  de  mon 
àme,  elle  n'a  plus  su,  ni  peut-être  voulu  me  cacher 
son  intérêt .  Sa  tendre  surveillance  n'est-elle  pas  venue 
m'arracher  au  jeu,  à  l'instant  même  où,  aveuglé  par 
ma  folle  humeur,  j'avais  risqué  de  la  compromettre! 

O  Athénaïs!  avant  d'oser  vous  jurer  un  amour 
éternel,  que  de  sei  mens  je  me  serai  fait  à  moi-même 
de  vous  aimer  toujours! 


EUGENE    DE    ROTIIELIX.  >']f)7 

CHAPITRE  XVIII. 

Mon  père  arrive  demain.  J'en  suis  ravi  de  joie  ; 
et  cependant  une  inquiétude  secrète  me  tourmente. 
Je  suis  allé  ce  matin  chez  toutes  les  personnes  que 
j'avais  négligé  de  voir.  Il  me  semble  que  lorsque 
mon  père  me  demandera  dans  quelle  société  j'ai 
vécu  pendant  son  absence  ,  et  que  je  lui  nommerai 
chacune  de  ces  personnes,  il  ne  s'arrêtera  pas  plus  à 
madame  d'Estouteville  qu'à  une  autre.  Puisque  je 
n'ose  lui  parler  de  mes  sentimens,  je  désire  au  moins 
l'empêcher  de  les  deviner. 

J'ai  couru  chez  madame  de  Rieux  pour  lui 
apprendre  cette  grande  nouvelle.  Je  l'ai  trouvée 
seule.  J'imaginais  qu'elle  allait  partager  mon  agita- 
tion; sa  froideur,  son  air  mécontent  m'ont  arrêté. 
Toute  occupée  de  cette  malheureuse  soirée,  que  je 
me  reprocherais  bien  plus  si  elle  l'oubliait,  elle  m* 
daignait  ni  me  regarder ,  ni  m'adresser  la  parole. 

Madame  de  Rieux  ignorait  mon  inquiétude,  je 
le  sais;  mais  le  cœur  ne  croit-il  pas  être  entendu  , 
deviné  par  ce  qu'il  aime?  Quand  j'ai  vu  qu'elle  avait 
pris  le  parti  de  se  montrer  fâchée  ,  j'ai  été  me  placer 
loin  d'elle.  Que  me  faisait  cet  orage?  J'étais  bien 
sur  de  le  dissiper  avec  un  mot  ;  je  n'avais  qu'à  dire  : 
«  Mon  père  revient.  »  —  Nous  verrons,  me  di- 
sais-je  intérieurement,  si,  lorsque  je  voudrai  parler, 
elle  pensera  encore  à  cette  vieille  querelle. 

Nous  sommes  restés  quelque  temps  dans  un  pro- 


!if>8  FUGFAK    DF,    ItOTITFJMN. 

fond  silence.  Enfin,  elle  Ta  rompu  la  première.  — 
u  Etes-vous  allé  vous  Faire  écrire  chez  monsieur  de 
Tavanne  P  —  Je  n'ai  seulement  pas  pensé  à  lui. — II 
me  semble  cependant  que,  comme  il  est  entré  dans 
Je  inonde  long-temps  avant  vous  ,  et  qu'il  y  est  gé- 
néralement bien  vu  ,  c'est  une  politesse  que  vous  lui 
deviez.  D'ailleurs ,  votre  amabilité  envers  lui  aurait 
dû  le  rappeler  à  votre  souvenir.  —  La  politesse  pour 
moi  n'est  que  de  la  bienveillance  ;  quand  je  ne  suis 
pas  poli,  c'est  qu'apparemment  je  ne  désire  pas  de 
l'être.  — C'est  un  goût  particulier.  Du  reste,  pour- 
riez-vous  me  dire,  monsieur  Eugène,  ce  qui  avait 
provoqué  votre  incroyabble  humeur?  —  Je  me  la 
reproche  beaucoup,  madame,  mais  j'ose  croire  que 
vous  n'en  ignorez  pas  l'objet.  —  Je  vous  assure  que 
je  suis  à  en  chercher  le  motif  depuis  deux  jours,  sans 
pouvoir  le  trouver.  —  Au  moins ,  suis-je  heureux 
d'avoir  pu  vous  occuper  deux  jours.  »  —  Elle  s'est 
sentie  offensée,  et  a  rougi.  —  «  Oui  ,  monsieur,  on 
peut  penser  deux  jours  à  quelqu'un  qu'on  veut  ou- 
blier toute  sa  viç.  »  —  Son  émotion  ,  ses  larmes, 
m'ont  vivement  touché.  —  «  Oh  !  pardonnez-moi  ! 
car  je  m'avoue  coupable,  et  me  repens,  »  lui  ai-je 
dit  en  me  rapprochant  d'elle  ;  «  mais  croyez- vous  que 
que  si  je  n'aimais  pas?...  —  Belle  amitié  que  celle 
qui ,  loin  d'ajouter  au  bonheur  ,  le  détruit  ?  —  Vous 
savez  bien  que  je  n'étais  plus  maître  de  moi. — Mon- 
sieur, je  n'entends  rien  à  toutes  ces  exagérations  ;  je 
veux  qu'on  m'aime  comme  j'aime,  et  pas  davan- 
tage. —  Et  mai  j'aime  plus  que  moi-même!  et  vous 


LIOLXL    DE    KOTIIEM.V.  'io9 

u  en  cloutez  pas.  »  —  Elle  a  baissé  les  jeux  ,  mais 
il  n'y  avait  plus  de  courroux.  —  c<  M'aflliger  !  a-t- 
elle  dit  ;  et,  ce  qui  est  pis  encore,  risquer  de  per- 
dre sur  parole  !  Eugène  avoir  un  tort,  je  ne  l'aurais 
pas  bru.  —  NoîTs  n'avons  qu'un  instant  à  être  seuls, 
voulez-vous  mentendre?  l'avenir  sera  peut-être  as- 
sez malheureux.  »  —  Elle  m'a  regardé  avec  une 
crainte,  une  anxiété  qui  a  remis  le  calme  dans  mon 
cœur.  J'étais  sûr  quun  mot  sur  l'avenir  lui  ferait 
oublier  le  passé.  —  «  Mon  père  arrive  demain.  »  — 
Aussitôt  elle  s'est  levée  et  s'est  approchée  de  moi.  — 
«  Eugène,  je  comptais  vous  bien  gronder  aujourd'hui; 
mais,  plus  affligée  que  fâchée,  je  voulais  seulement  que 
mon  humeur  vous  apprit  à  maîtriser  la  votre  $  pro- 
mettez que...  »  À  l'instant  la  porte  s'est  ouverte, 
la  maréchale  a  paru,  et  je  n'ai  pu  savoir  ce  que  ma- 
dame de  Rieux  désirait  obtenir  de  moi;  mais  elle 
avait  le  droit  de  tout  en  attendre. 

J'ai  appris  à  madame  d'Estouteviile  !e  prochain 
retour  de  mon  père  ;  elle  en  a  été  troublée.  —  «  Eu 
gène,  m'â-t-ëlië  dit,  pourquoi  cette  tristesse?  Vous 
êtes  sûrement  bien  aise  de  le  revoir.  —  Comment 
pourrais-je  ne  pas  l'être  ?  Mais  tout  changement  de 
situation  étonne  d'abord.  —  Je  sais  que  votre  père 
a  un  peu  d'éloignement  pour  nous  ;  je  ne  prétends 
ni  m'excuser  ni  le  blâmer,  seulement  je  vous  prie  de 
ne  point  attaquer  cette  prévention  ,  de  la  laisser  se 
détruire  d'elle-même.  S'il  lui  était  désagréable  que 
vous  vinssiez  ici,  cessez  de  nous  voir  aussi  long- 
temps qu'il  le  désire] a  ;  car  je  le  connais,  sa  leu- 


360  EUGÈNE    DE    KOTUELliV 

dresse  inquiète  sera  jalouse  de  votre  affection.  D'ail- 
leurs ,  Eugène  ,  soyez  certain  que  l'absence  ne  vous 
fera  rien  perdre  dans  mon  esprit.  » 

A  celte  supposition  d'être  long-temps  sans  nous 
voir,  madame  de  Rieux  a  pâli.  Désespérée  de  ne 
pouvoir  lui  parler,  j'ai  protesté  qu'aucune  puissance 
n'affaiblirait  jamais  mon  attachement ,  mon  respect 
pour  toutes  deux.  —  Madame  d'Estouteville  m'a 
arrêté:  —  «Eugène,  ne  pensezaujourd'hui  qu'à 
satisfaire  votre  père  :  enfin ,  qu'il  soit  content  :  je  le 
désire  pour  son  bonheur,  et  plus  encore  pour  le  vô. 
tre  ;  car  la  faiblesse  paternelle  peut  faire  aimer  un 
fils  coupable ,  mais  on  n'estime  que  les  enfans  dont 
les  pères  sont  heureux.  » 

Madame  de  Rieux  n'a  pu  retenir  ses  larmes  ;  sa 
grand'mère  n'a  pas  eu  l'air  de  les  apercevoir.  Ce- 
pendant ,  soit  qu'elle  voulût  en  détourner  mon  at- 
tention, soit  pour  lui  donner  du  courage,  elle  a 
ajouté  :  «  Par  exemple  ,  mon  Àthénaïs  comble  ma 
vieillesse  de  soins  si  tendres,  si  attentifs,  que  je  ne 
sens  ni  les  ennuis  ni  les  infirmités  de  l'âge.  Je  ne  me 
crois  point  de  trop  près  de  sa  jeunesse,  et  mon  cœur 
la  bénit  chaque  jour.  »  Madame  de  Rieux  est  venue 
l'embrasser  -,  cet  éloge  lui  a  rendu  la  force  de  cacher 
sa  peine. 

En  allant  dîner,  j'ai  osé  lui  rappeler  que  le  retour 
de  mon  père  était  l'instant  qu'elle  avait  choisi  pour 
me  raconter  ce  qui  l'avait  intéressée  depuis  son  en- 
fance. — r  «  Raconter,  »  a-t-elle  repris  tristement  , 
«  ah!  Eugène,  je  crois  que  j'ai  dit  confier..  » 


ELGEXE    DE    KOIllELiN.  301 

Je  l'aime  autant  qu'il  est  possible  d'aimer  ,  et  ja- 
mais je  ne  puis  lui  exprimer  ce  que  j'éprouve,  de 
manière  à  me  satisfaire  ,  à  me  flatter  dêtre  deviné; 
tandis  qu'elle,  d'un  regard,  d'un  mot,  vient  sur- 
prendre toute  mon  affection,  me  donner  mille  petits 
bonheurs  inattendus  qui  enchantent  mon  âme  et  me 
persuadent  toujours. 

Après  diner,  lorsque  j'espérais  qu' Athénaïs  trou- 
verait le  moyen  de  m'instruire  de  ces  détails  si  so- 
lennellement promis  ,  madame  d'Estouteville  Fa  ap- 
pelée près  d'elle,  et  Ta  priée  de  lui  commencer  un 
ouvrage  en  tapisserie.  Il  fallait  voir  comme  cette 
grand' mère,  penchée  sur  Athénaïs,  paraissait  sui- 
vre avec  attention  cet  ouvrage,  qui,  je  crois,  ac 
l'intéressait  pas  du  tout.  Nous  nous  entendions  par- 
faitement tous  trois  ;  la  maréchale  ,  pour  craindre 
que  de  nouvelles  larmes  ne  vinssent  m' enhardir  jus- 
qu'à parler  à  sa  fille  de  mes  sentimens  5  Athénaïs, 
pour  partager  mes  regrets ,  mon  impatience.  Ses 
yeux  m'exprimaient  si  bien  le  chagrin  d'être  comme 
fixée  aux  côtés  de  sa  grand' mère  ! 

A  l'heure  du  spectacle,  madame  d'Estouteville  a 
eu  la  fantaisie  d'aller  à  l'Opéra.  Renfermés  dans  sa 
loge,  il  n'était  même  plus  possible  de  se  dire  de  demi- 
mots,  à  peine  de  se  regarder.  Mais  le  hasard  ,  qui 
s'amuse  quelquefois  à  servir  l'amour,  a  permis  que 
le  vieux  marquis  de  Canaples  vint  saluer  madame 
d'Estoutevillc.  Nous  allions  partir  :  je  lui  ai  cédé 
volontiers  l'honneur  de  donner  le  bras  à  la  maré- 
chale, qui  a   deviné   ma  satisfaction,  ef,enpas- 

31 


362  EUGÈNE    DE    iVOTHELIX  . 

sant   devant  moi ,   n'a  pu  s'empêcher  de   sourire. 

Tout  naturellement ,  j'ai  offert  mon  bras  à  ma- 
dame de  Bieux,  et  j'en  demande  pardon  à  cette  bonne 
maréchale,  mais  j'étais  bien  content  de  la  lenteur  du 
pas  de  ces  deux  graves  personnes. 

Àthénaïs  et  moi  nous  descendions  derrière  elle. 
Nous  sommes  convenus  de  ne  pas  laisser  échapper 
une  occasion  de  ramener  mon  père  à  des  sentimens 
plus  doux.  Ne  pouvant  nous  voir  seuls  ,  je  l'ai  sup- 
pliée de  m' écrire  ces  détails  qu'elle  a  promis  de  me 
confier.  Elle  s'y  refusait.  J'ai  été  presque  indigné 
qu'elle  hésitât  à  se  fier  à  ma  probité ,  à  mon  hon- 
neur. —  «Laissez,  lui  ai-jedit,  à  ces  femmes  qui 
sont  devenue?  prudentes  parce  qu'elles  ont  été  trom- 
pées ,  laissez-leur  la  crainte  d'écrire  ce  qu'elles  con- 
sentent à  dire  ;  mais  vous  ! . . .  mais  à  moi  ! . . .  »  — Elle 
me  voyait  affligé,  c'était  peut-être  notre  dernier 
jour  de  bonheur,  et  elle  m'a  répondu:  —  «J'é- 
crirai. » 

Uniquement  occupés  de  n'être  pas  entendus  par 
madame  d'Estouteville ,  nous  descendions  la  tète 
baissée,  parlant  bien  bas  pour  qu'elle  ne  pat  nous 
comprendre.  Deux  jeunes  gens  ont  passé;  Tun  a  dit 
à  Tautre  :  «  Où  est  donc  ce  tranquille  monsieur  de 
Jlieux  ?  »  —  J'ai  relevé  la  tète ,  et  les  ai  regardés  en 
frémissant  décolère.  Àthénaïs  s'cstattachée  pour  ainsi 
dire  à  mon  bras;  elle  tremblait  :  — «  Et  Vous,  mVt- 
elle  dit,  pensez -vous  aussi  à  monsieur  de  Rieux  1 
—  Il  oublie  tout  le  monde ,  ce  me  semble ,  et  je  ne 
vois  pas  pourquoi  Ton  s'occuperait  de  lui.        Ah! 


EUGENE    DE    110TIIEL1N.  3G3 

Eugène,  »  a-t-elle  repris  avec  un  profond  soupir, 
«  m'avez-vous  crue  capable  de  l'oublier?  »  —  Nous 
entrions  dans  le  vestibule  où  Ton  attend  les  voitu- 
res, madame  d'Estouteville  m'a  dit  de  faire  appeler 
la  sienne.  En  revenant,  j'ai  trouvé  Atbénaïs  pres- 
que cachée  derrière  sa  grand'mère,  et  n'ai  pas  osé 
m'approcher  d'elle. 

A  peine  avons-nous  été  arrivés  chez  madame  d'Es- 
touteville,  qu'Athénaïs  lui  a  dit  :  «  Maman ,  je  souf- 
fre ,  et  vais  me  retirer.  )>  —  Elle  m'a  dit  en  passant  : 
—  a  Eugène ,  que  vous  m'avez  mal  jugée  !  oui ,  oui, 
j'écrirai.  »  —  Et  elle  est  sortie. 

Je  suis  resté  bien  contrarié,  bien  agité  ;  cette  soi- 
rée m'a  paru  éternelle. 


CHAPITRE    XIX. 

On  m'a  remis  ce  matin  la  lettre  suivante  de  ma- 
dame de  Rieux. 

«  Je  viens  de  vous  quitter,  Eugène,  et  je  sens  avec 
chagrin  que  vous  vous  affligez  sûrement  de  passer 
sans  moi  cette  soirée  où  nous  aurions  tant  besoin 
de  nous  parler.  Si  j'osais ,  je  redescendrais  ;  mais  que 
penserait  ma  grand'mère,  qui  a  peut-être  annoncé 
que  je  suis  souffrante?  Restons.  D'ailleurs  ,  il  m'est 
nécessaire  de  vous  tout  dire ,  de  me  placer  dans  vo- 
tre cœur,  avec  la  pureté  de  sentiment  qui  est  dans  le 
mien  ;  et  aujourd'hui  il  m'importe  bien  plus  de  vous 
écrire  que  de  vous  voir. 


364  EUGÈNE    DE    ROTIIELIN. 

)>  Je  ne  comprends  pas  pourquoi  le  retour  de  vo- 
tre père  me  parait  le  commencement  d'un  malheur, 
mais  je  ne  puis  m'empècher  de  redouter  sa  présence. 
Vous  ignorez  qu'il  a  déjà  cruellement  influé  sur  mon 
sort. 

»  Les  molifs  qui  ont  brouillé  nos  parais  me  sont 
inconnus.  Je  sais  seulement  que  des  amis  communs 
cherchèrent  à  les  rapprocher  en  leur  proposant  de 
nous  unir.  Ils  crurent  que  ce  mariage  ,  convenable 
sous  tous  les  rapports ,  mettrait  un  terme  à  cette 
ancienne  division.  Je  dois  à  ma  grand'mère  la  justice 
de  dire  qu'elle  y  consentit  sans  peine.  Votre  père  s'y 
refusa  ,  et  témoigna  ouvertement  contre  elle  une  hu- 
meur et  des  préventions  révoltantes. 

»  Ma  grand'mère ,  piquée  de  ce  refus  ,  voulut  me 
marier  avant  qu'il  fût  connu  dans  le  monde.  J'avais 
quatorze  ans  ;  on  lui  parla  de  monsieur  de  Rieux, 
qui  n'en  avait  que  seize.  Son  grand  nom ,  une  for- 
tune immense,  décidèrent  ma  grand'mère  aie  pré- 
férer ;  mais  on  convint  qu'immédiatement  après  no- 
tre mariage,  monsieur  de  Rieux  voyagerait  pendant 
deux  ans ,  et  qu'à  son  retour  seulement  on  nous 
réunirait  chez  la  maréchale.  Ces  sortes  de  mariages 
étaient  fort  en  usage  alors.  C'était  les  biens  qu'on 
réunissait  :  deux  familles  se  décidaient  après  avoir 
examiné  les  convenances  ;  mais  pour  les  rapports  de 
caractère  ,  de  goût  et  d'humeur,  on  s'en  remettait 
au  hasard. 

»  Je  ne  fis  pas  une  réflexion  sur  l'éternel  enga- 
gement que  j'allais    contracter.  Monsieur  de  Rieux 


EUGE\E    DE    ROTHELIN.  365 

\enait  toujours  accompagné  de  son  gouverneur  ;  je 
ne  le  voyais  qu'en  présence  de  ma  grand'mère  ,  et 
lorsque  je  l'épousai ,  c'était  la  personne  que  je  con- 
naissais le  moins.  En  sortant  de  l'église  ,  ma  grand'- 
mère donna  un  dîner  de  famille  :  nous  y  fumes  pla- 
cés l'un  près  de  l'autre  ;  monsieur  de  Rieux  et  moi, 
sans  trouver  un  seul  mot  à  nous  dire  :  il  partit  aussi- 
tôt après  pour  commencer  ses  voyages. 

»  Dès  le  lendemain  je  repris  mes  études  habituel- 
les ;  des  maîtres  de  tous  genres  m'occupaient.  Je  fus 
quelques  jours  assez  touchée  du  plaisir  de  m'enten- 
dre  appeler  madame.  Je  m'y  accoutumai  prompte- 
ment-,  et  bientôt  je  ne  me  souvins  de  mon  mariage 
que  lorsque  des  circonstances  imprévues  en  faisaient 
parler  à  quelqu'un ,  car ,  de  moi-même ,  je  n'y  pen- 
sais jamais. 

»  Il  y  avait  un  an  que  je  vivais  ainsi  fort  tran- 
quille ,  quand,  un  matin,  l'oncle  de  monsieur  de 
Rieux,  qui  était  son  tuteur,  vint  chez  ma  grand'- 
mère. Il  témoigna  le  désir  de  la  voir  seule;  on  me 
renvoya  :  et  cette  manière  de  me  traiter  en  enfant, 
sur  des  intérêts  qui  me  touchaient  de  si  près,  corn- 
inença  à  me  blesser. 

»  Rientôt  après  ma  grand'mère  me  fit  rappeler. 
Elle  était  seule  ;  je  lui  trouvai  un  air  grave  que  je  ne 
lui  avais  jamais  vu;  ma  présence  n'attira  même  pas 
ses  regards.  J'imaginai  que  monsieur  de  Rieux  était 
malade  ,  et  moi  qui  n'avais  jamais  parlé  de  lui  j'en 
demandai  des  nouvelles.  Cette  question  parut  la  sur- 
prendre ,  elle  s'étonna  que  j'en  fusse  inquiète.  C'est, 

SI. 


36G  IXGOE    DE    ROTIÏELÏX. 

lui  dis-je  ,  que  j'aperçois  bien  qu'il  y  a  quelque  chose 
d'extraordinaire.  —  Mais ,  me  répondit-elle ,  la 
maladie,  la  mort  vous  semblent-elles  donc  les  seuls 
malheurs  à  redouter?  —  Ah  !  repris-je  ,  sans  penser 
à  toute  la  confiance  qu'il  y  avait  dans  ma  réponse; 
je  ne  crains  que  les  malheurs  dont  vous  ne  pouvez 
pas  me  sauver  !  Elle  ouvrit  ses  bras  ,  m'appela  près 
d'elle,  me  serra  contre  son  cœur,  et  je  vis  des 
larmes  dans  ses  yeux.  C'est  alors  que  je  fus  réelle- 
ment effrayée.  Ma  grand'mère  crut  qu'il  valait 
mieux  m'apprendre  toute  la  vérité.  —  Monsieur 
de  Rieux  a  perdu  au  jeu  une  somme  considérable, 
me  dit -elle,  une  somme  immense.  Son  oncle, 
qui  est  très-avare,  veut  qu'on  assemble  un  con- 
seil de  famille  ;  que  ce  soit  moi  qui  le  demande 
pour  sauver  votre  dot ,  et  que  son  neveu ,  réduit  à 
une  pension  modique ,  aille  passer  dans  ses  terres 
Tannée  qui  doit  s'écouler  jusqu'à  votre  réunion. 
Cette  retraite  serait  sans  doute  raisonnable  s'il  s'y 
résignait  de  lui-même  ;  mais  s'il  la  regarde  comme 
une  injustice,  car  il  se  croit  maître  de  ses  biens,  on 
risque  de  l'irriter  ,  et  de  le  jeter  clans  des  travers  en- 
core plus  graves.  —  Je  priai  mon  excellente  grand'- 
mère de  payer  la  dette  de  monsieur  de  Rieux  sur 
ma  fortune.  —  J'y  consentirais  sans  balancer,  dit- 
elle,  si  vous  aviez  assez  vu  monsieur  de  Rieux  pour 
l'aimer;  mais  vous  déranger  pour  un  mari  fort  ri- 
che ,  et  que  vous  ne  connaissez  point ,  paraîtrait  une 
exagération  folle,  dont  le  public  s'étonnerait.  J'ob- 
tins d'elle  cependant  qu'elle  ne  provoquerait  aucune 


ELOÎ:\E    DR    ROTHFJJX.  367 

des  mesures  de  rigueur  que  voulait  prendre  In  fa- 
mille de  monsieur  de  Rieux,  et  que  mon  nom  ne  lui 
parviendrait  jamais  d'une  manière  désagréable. 

»  C'était  son  intention  ;  mais  elle  fut  bien  aise  de 
m'en  laisser  le  mérite.  Ce  déplorable  événement,  qui 
m'annonçait  un  si  triste  avenir,  établit  entre  elle  et 
moi  une  intimité  dont  je  n'avais  pas  encore  joui.  De- 
venue son  amie  ,  j'osai  lui  demander  pourquoi  elle 
m'avait  mariée  à  monsieur  de  Rieux ,  dans  un  âge 
où  son  caractère  ,  à  peine  formé  ,  ne  pouvait  donner 
aucune  certitude  de  bonheur.  Voulant  excuser  la 
précipitation  qu'elle  avait  mise  à  disposer  de  mon 
sort ,  elle  me  parla  de  vous  pour  la  première  fois, 
et  m'apprit  le  refus  de  votre  père. 

»  La  conduite  de  monsieur  de  Rieux  ,  comparée  à 
vos  excellentes  qualités,  ajoutait  aux  regrets  de  ma 
grand'mère.  Sans  nous  en  douter,  vous  étiez  devenu 
le  sujet  habituel  de  nos  conversations.  Je  n'avais  ja- 
mais pensé  à  monsieur  de  Rieux  pour  en  espérer 
mon  bonheur  ;  j'oubliai  môme  que  j'avais  à  craindre 
de  lui  mes  peines;  je  ne  m'occupais  que  de  vous, 
ne  revais  qu'à  cette  félicité  idéale  qu'elle  m'avait  im- 
prudemment fait  entrevoir. 

)>  Le  baron  de  Rieux  poursuivit  le  système  de 
rigueur  qu'il  avait  adopté.  Son  neveu  s'en  offensait  ; 
ses  torts  en  devinrent  plus  graves.  Le  croyant  mal- 
heureux, je  lui  écrivis  pour  le  prier  de  reprendre  la 
pension  qu'il  m'avait  accordée  par  mon  contrat  de 
mariage.  Je  lui  offris  mes  diamans,  en  l'assurant  que 
si  ma  jeunesse  me  jetait  jamais  dans  quelque  embar- 


368  EUGÈNE    DE    ROTHELIN. 

ras  semblable ,  je  le  préférerais  à  ma  famille  pour 
m'en  tirer. 

)>  Ma  grand'mère  fut  enchantée  du  sentiment  qui 
avait  dicté  ma  lettre.  Dès  qu'il  y  avait  deux  person- 
nes réunies,  elle  ne  se  permettait  point  de  parler  des 
égaremens  de  monsieur  de  Rieux  ;  mais  à  chacune 
d'elles  ,  mais  à  part ,  mais  tout  bas  ,  elle  me  louait , 
et  ne  pouvait  s'empêcher  de  raconter  ce  qu'elle  ap- 
pelait mes  généreux  procédés.  Elle  ne  se  souvenait 
plus  de  m'avoir  souvent  dit  qu'il  n'est  permis  aux 
femmes  d'avoir  raison  qu'en  silence,  qu'avec  une 
sorte  d'égard ,  de  réserve ,  et  pour  ainsi  dire  à  leur 
insu.  Sa  tendresse  pour  moi  l'aveuglait  5  je  ne  puis 
pas  m'en  plaindre. 

m  Monsieur  de  Rieux  n'accepta  ni  ma  pension  ni 
mesdiamans,  et  me  remercia  assez  froidement.  Il 
parlait  avec  beaucoup  d'aigreur  de  son  oncle  qui , 
en  me  faisant  connaître  ,  disait-il ,  une  erreur  par- 
donnable à  son  âge,  avait  sans  doute  diminué  l'es- 
time que  je  devais  avoir  pour  lui.  Enfin  il  était  fa- 
cile de  juger  qu'il  craignait  de  me  trouver  le  senti- 
ment insupportable  de  ma  supériorité. 

)>  Dès  que  ma  grand'mère  put  prévoir  le  sort  qui 
m'était  réservé,  elle  s'attacha  à  moi  davantage  :  elle 
formait  mon  cœur  et  ma  raison.  A  seize  ans  j'étais 
déjà  assez  avancée  pour  me  dire ,  sans  trop  me  ré- 
volter ,  que  personne  n'était  complètement  heureux, 
et  que  je  le  serais  peut-être  moins  que  personne. 

»  Au  moment  où  l'on  attendait  le  retour  de  mon- 
sieur de  Rieux,  il  m'écrivit  qu'il  ne  reviendrait  ja- 


EIGÈVE    DE    ROTIIELIW  369 

mais  en  France.  —  Le  baron  de  Rieux  a  cru  ,  me 
disait-il  7  ne  jouir  pleinement  de  son  autorité  qu'en 
me  faisant  sentir  toute  l'étendue  de  ma  faute.  Ses 
éternelles  plaintes  ont  mis  le  public  dans  la  confi- 
dence de  mes  torts  ;  les  éloges  de  madame  d'Estou- 
teville  Font  instruit  également  de  vos  bons  procédés. 
Croyez,  madame  ,  que  je  ne  les  eusse  pas  laissé  igno- 
rer ;  mais  un  mari  ne  doit  pas  consentir  à  les  ap- 
prendre du  dehors ,  et  notre  réunion  serait  mêlée  de 
trop  d'orages.  —  D'ailleurs  ,  il  convenait  qu'il  avait 
formé  en  Angleterre  une  liaison  devenue  l'objet  ex- 
clusif de  son  attachement.  —  Vous  auriez  tort  de 
penser  ,  ajoutail-il ,  que  ce  secret  que  je  confie  à  vo- 
tre générosité  soit  une  nouvelle  manière  de  vous  of- 
fenser ;  soyez  sure  qu'il  n'échappe  ni  à  mon  humeur 
ni  à  ma  faiblesse ,  et  qu'il  est  volontaire.  J'envisage 
ma  folie  sans  pouvoir  en  triompher  :  je  me  blâme 
plus  sévèrement  que  vous  ne  ferez  peut-être;  mais 
j'ai  cru,  par  cet  aveu,  devoir  vous  rendre  toute  votre 
liberté.  Si  vous  daignez  me  pardonner,  m'écrire 
quelquefois  ,  m'accepter  pour  ami ,  je  tacherai  d'en 
mériter  le  titre  par  le  plus  constant  intérêt.  —  Nos 
deux  familles  furent  indignées  ,  révoltées  ;  moi  seule 
je  défendis  monsieur  de  Rieux.  Ma  grand'mère  vou- 
lait à  l'instant  demander  la  cassation  de  mon  ma- 
riage. Notre  jeunesse  rendait  vraisemblable  et 
admissible  le  défaut  de  consentement.  Monsieur 
de  Rieux  même  semblait  indiquer  ce  moyen  :  je 
m'y  opposai  cependant  pour  ne  pas  jeter  son  oncle 
dans  des  partis  extrêmes ,  et  avoir  toujours  le  droit 


370  EUGÈNE    DE    nOTIIELIS. 

do  défendre  celui  dont  je  porterais  encore  le   nom. 

)>  Maman,  disais-je  à  ma  grand'mère,  ne  nous 
fâchons  point ,  ne 'nous  faisons  pas  plaindre  pour  un 
malheur  que  nous  ne  sentons  pas.  Je  suis  mille  fois 
plus  tranquille,  depuis  que  monsieur  de  Rieux  a  si- 
gnifié son  éloignement,  que  je  ne  Tétais  lorsqu'on 
annonçait  son  retour. 

»  Pour  éviter  les  propos  du  public,  nos  parens  con- 
vinrent qu'on  cacherait  la  résolution  de  monsieu: 
de  Rieux,  et  que  ma  grand'mère  attendrait  deux 
ans  avant  de  faire  aucune  démarche  pour  annuler 
notre  mariage.  Elle  s'y  détermina  dans  l'espoir  que 
peut-être,  pendant  ce  temps ,  monsieur  de  Rieux 
reviendrait  à  des  sentimens  plus  raisonnables. 

»  Le  premier  moment  de  sa  colère  passé ,  elle  re- 
trouva son  indulgence  ordinaire.  —  Votre  neveu 
est  encore  un  enfant ,  dit-elle  au  baron  de  Rieux  ;  ne 
le  punissez  pas  en  homme,  respectez  sa  réputation. 
Us  sont  si  jeunes  l'un  et  l'autre,  qu'on  ne  doit  tou- 
cher à  leur  avenir  qu'en  tremblant.  —  Je  la  vois  en- 
core me  frapper  doucement  sur  l'épaule,  et  dire  à 
nos  deux  familles  :  cet  avenir-là  se  composera  ,  j'es- 
père, d'un  bien  grand  nombre  d'années. 

»  Cette  grande  affaire,  qui  décidait  de  mon  sort, 
avait  à  peine  attiré  mon  attention  j  je  repris  mes  oc- 
cupations habituelles. 

))  Résolue  de  conserver  mon  indifférence,  de  la 
garantir  de  toute  atteinte  ,  je  me  moquais  sans  cesse 
de  l'amour  ,  et  tenais  à  mon  mariage  comme  à  Theu- 
reux  empêchement  d'en  contracter  un  autre. 


EtJtiÉNË    DE    KOTUELl.V  371 

»  C'est  à  seize  ans  que  je  prétendis  arranger  le 
reste  de  ma  vie.  Je  me  proposais  de  la  consacrer  à 
soigner  mon  excellente  grand'mère  ,  à  faire  de  bon- 
nes actions,  mais  &  craindre  tout  sentiment;  enfin, 
je  voulais  ne  pas  risquer  ma  liberté ,  mon  indépen- 
dance, m'amuser  de  tout,  et  ne  m'attacher  à  rien. 

)>  Depuis  que  ma  grand'mère  était  instruite  des 
torts  de  monsieur  de  Rieux  ,  elle  avait  Tair  plus 
triste;  elle  s'exprimait  sur  votre  père  avec  moins 
d'amertume.  Vous  aviez  commencé  vos  voyages  : 
elle  s'informait  avec  soin  de  votre  conduite  dans  les 
différens  pays  que  vous  parcouriez.  Votre  nom  n'é- 
tait prononcé  qu'avec  les  plus  grands  éloges;  elle 
aimait  à  les  entendre  ,  et  toujours  ils  ajoutaient  à  sa 
mélancolie. 

»  A  votre  retour  je  lui  vis  une  agitation  extraor- 
dinaire. Vous  parûtes  dans  le  monde.  Un  de  vos  pa- 
rens  vint  le  soir  nous  parler  de  l'intérêt  que  vous 
aviez  généralement  inspiré.  Il  n'oublia  rien  :  cet  air 
de  douceur  ,  de  bienveillance,  qui  frappe  au  premier 
abord  ;  le  tendre  respect  que  vous  portiez  à  votre 
père,  il  faisait  tout  valoir.  Que  sa  conversation  fut 
fatigante  pour  moi!  il  me  semblait  que  c'était  m'of- 
fenser  que  de  vous  louer. 

»  En  s'en  allant ,  il  demanda  à  la  maréchale  la 
permission  de  lui  amener  votre  père  le  lendemain» 
Elle  y  consentit  avec  plaisir;  et  aussitôt  je  formai  la 
résolution  de  ne  pas  me  trouver  chez  elle.  Je  fuyais 
votre  présence.  Je  ne  sais  pourquoi  il  m'était  entré 
dans  l'esprit  que  votre  père  devait  vous  avoir  pré- 


372  EUGÈNE    DE    llOTtlELliX. 

venu  contre  moi.  Pour  la  première  fois,  l'abandon 
de  monsieur  de  Rieux  m'humiliait.  Ne  paraissait-il 
pas  justifier  le  refus  de  votre  père  et  votre  préven- 
tion? Pour  la  première  fois  aussi  j'avais  de  l'humeur 
contre  ma  grand'mère.  En  consentant  à  vous  rece- 
voir, je  pensais  qu'elle  manquait  à  sa  dignité,  blessait 
la  mienne  ;  enfin  ,  j'étais  mille  fois  plus  fâchée  contre 
vous  que  je  rie  l'avais  été  contre  monsieur  de  Rieux. 

»  J'étais  loin  de  m'avouer  que  mon  cœur  pressen- 
tait peut-être  que  vous  auriez  pu  me  rendre  heu- 
reuse :  on  disait  tant  de  bien  de  vous  !  Le  jour  où 
vous  vîntes  chez  ma  grand'mère,  je  m'en  allai  dès 
le  matin  voir  une  de  mes  amies  à  la  campagne  :  je 
ne  la  quittai  que  fort  tard ,  pour  ne  pas  vous  ren- 
contrer à  mon  retour. 

»  En  revenant ,  j'étais  déjà  fâchée  de  ce  bien  que 
j'allais  entendre  dire  de  vous;  et  aujourd'hui  je 
m'aperçois  que  jamais  je  n'ai  eu  l'idée  qu'on  put  en 
dire  du  mal. 

»  Je  trouvai  ma  grand'mère  à  son  whist,  et  tout 
le  monde  occupé  d'une  nouvelle  politique  assez  im- 
portante. On  ne  parla  pas  de  vous  :  mon  agitation  se 
calma  peu  à  peu  ;  mais  en  môme  temps  la  curiosité 
me  gagnait.  Vers  la  fin  du  souper,  quelqu'un  s'avisa 
de  vous  nommer.  Mon  oreille  attentive  recueillait 
avec  surprise  les  éloges  qu'on  vous  donnait.  Vous 
aviez  réuni  le  suffrage  des  personnes  les  plus  diffi- 
ciles ,  les  plus  sévères  ;  tout  le  monde  était  enchanté 
de  vous.  Cet  engouement ,  cet  aveuglement ,  me  pa- 
raissaient une  folie  dont  je  ne  me  consolais  qu'en 


EUGENE    DE    ROT11EL1A.  373 

me  disant  :  —  Je  le  verrai  !  Il  sera  bien  parfait,  si  je 
ne  lui  découvre  pas  un  défaut,  ou  tout  au  moins  un 
ridicule  ;  et  si  le  malheur  veut  qu'il  n'ait  ni  ridicule 
ni  défaut,  il  ne  manquera  pas  d'avoir  quelques  vertus 
bien  exagérées ,  bien  insociables.  —  Enfin  ,  je  vous 
attendais  avec  autant  d'impatience  que  j'avais  mis 
d'empressement  à  vous  fuir. 

)>  Trois  semaines  se  passèrent  sans  que  vous  dai- 
gnassiez seulement  vous  faire  écrire  chez  ma  grand'- 
mère.  C'était  clair,  vous  n'étiez  pas  poli;  j'aurais 
dû  le  deviner. 

»  J'allai  à  la  fête  donnée  par  l'ambassadeur  d'Es- 
pagne; je  pensais  qu'il  était  impossible  que  vous 
n'y  fussiez  pas.  Je  me  rappelle  qu'en  m'habillant 
j'éprouvais  presque  un  sentiment  de  gaieté  qui  te- 
nait du  dépit.  Ma  grand'mère,  frappée  de  la  re- 
cherche et  de  l'élégance  de  ma  parure ,  me  répéta 
plusieurs  fois  que  j'étais  très-bien  mise;  et  j'avais 
peine  à  ne  pas  lui  avouer  combien  son  approbation 
m'était  agréable. 

»  Dès  que  vous  parûtes ,  mon  cœur  vous  devina. 
Je  vous  sus  gré  du  respect  avec  lequel  vous  allâtes 
saluer  ma  grand'mère.  Vos  manières  pleines  d'é- 
gards ,  de  dignité  \  étaient  si  différentes  de  celles  des 
autres  jeunes  gens  que  je  ne  pus  m'empêcher  de 
me  dire  :  s'il  est  poli ,  c'est  donc  moi  qu'il  évitait. 

»  On  me  pria  de  danser  :  vous  vous  approchâtes  ; 
vous  suivîtes  tous  mes  pas  :  je  le  voyais  et  me  trou- 
blais. Après  le  menuet ,  vous  vîntes  auprès  de  moi. 
Que  je  fus  tranquille,  lorsque  je  jugeai  que  votre 


374  EUGENE    DE    ÎIOTHEMA. 

père,  non-seulement  ne  vous  avait  point  parlé  du 
projet  de  nous  unir ,  mais  vous  avait  laissé  ignorer 
jusqu'à  mon  existence!  Pour  la  première  fois,  la  co- 
quetterie entra  dans  mon  âme.  Je  serai  si  aimable, 
me  disais-je  ,  si  aimable  pour  lui ,  qu'il  me  regret- 
tera toute  sa  vie. 

»  Vous  rappelez-vous  que  j'allai  valser  avec  le 
comte  de  Tavanne  qui  est,  après  vous  ,  le  jeune 
homme  le  plus  distingué  de  la  cour?  Il  avait  cru  être 
amoureux  de  moi ,  et  le  serait  peut-être  devenu  ,  si 
je  ne  lui  avais  peint  mon  indifférence  ,  de  manière  à 
lui  persuader  qu'il  était  impossible  de  la  vaincre.  Sa 
conduite  avait  été  si  franche,  si  naturelle,  si  exempte 
de  prétention ,  qu'il  m'inspira  une  amitié  sincère. 
La  maréchale  l'ayant  admis  dans  sa  société ,  il  avait 
conservé  avec  moi  la  familiarité  d'un  frère  ou  d'un 
vieil  ami. 

»  Je  ne  sais  si  l'amour  le  mieux  guéri ,  le  moins 
encouragé ,  est  encore  susceptible  de  jalousie  ;  mais 
il  découvrit  avant  moi  tous  les  mouvemens  de  mon 
àme.  En  valsant ,  comme  nous  passions  devant  vous, 
je  vous  regardai  un  seul  moment ,  et  il  me  dit  : 
«  Voilà  celui  qui  nous  vengera  tous.  »  Je  me  fâchai  : 
mon  humeur,  au  lieu  de  le  détromper,  le  persuada. 

—  Si  vous  aviez  ri  de  ma  prédiction,  me  dit-il,  je  me 
serais  bien  gardé  d'y  ajouter  foi  ;  mais...  11  s'arrêta. 
Cette  fantaisie  de  monsieur  de  Tavanne  me  piquait 
réellement.  —  «  Jamais,  jamais,  lui  répondis-je 
avec  colère;  c'est  le  seul  homme  que  je  doive  haïr. 

—  Ah  !  s'écria-t-il  en  riant ,  n  en  parlons  plus  ;  c  est 


EUGÈNE    DE    ROTHELTX.  375 

terrible!  le  seul  qu'on  doive  haïr  !  Véritablement  ee 
jeune  homme-là  est  trop  à  plaindre.  —  Jl  me  ramena 
à  ma  place  ,  et  s'éloigna.  —  S  il  fut  resté  prés  de 
nous,  je  n'aurais  sûrement  osé  vous  rien  dire  :  mais 
il  ne  me  voyait  plus;  personne  ne  me  soupçonnait 
la  faiblesse  de  désirer  vous  plaire.  Mon  amour-pro- 
pre se  complaisait  dans  le  beau  projet  de  chercher  a 
me  faire  aimer  de  vous  ,  et  dans  la  résolution  de 
vous  rendre  bien  malheureux. 

»  Nous  causâmes  long-temps  ;  aucune  de  vos 
qualités  ne  m'échappa  ;  toutes  m'impatientaient. 
Vous  parlâtes  de  votre  père  avec  un  attachement 
extrême  ;  je  crus  que  c'était  pour  me  choquer.  En- 
fin ,  vous  bouleversiez  mon  âme,  et  cependant  je  ne 
vous  aimais  pas  encore. 

a  Vous  m'occupiez  tellement  que  je  ne  m'aperce- 
vais pas  que  le  comte  de  Tavanne  nous  observait.  Il 
s'approcha  de  moi ,  en  disant  avec  l'air  du  doute  : 
Jamais?  D'après  ce  qui  venait  de  se  passer  entre 
nous ,  ce  mot,  de  lui  à  moi ,  signifiait  :  Vous  n'ai- 
merez jamais?  —  Moins  que  jamais  ,  repris-je  véri- 
tablement indignée  contre  moi ,  contre  vous ,  et  bien 
plus  contre  monsieur  de  Tavanne,  qui  prétendait 
ainsi ,  hors  de  propos,  se  mêler  aux  secrets  de  mon 
cœur.    • 

»  J'étais  d'autant  plus  irritée  que  je  remarquai 
dans  vos  regards  un  extrême  étonnement  de  l'inti- 
mité qui  paraissait  exister  entre  monsieur  de  Ta- 
vanne et  moi.  Assurément  mon  projet  était  bien  de 
vous  persuader  de  mon  indifférence  pour  vous  -,  mais 


376  EUGÈNE    DE    ROTHELIX. 

j'aurais  été  désolée  que  vous  pussiez  me  croire  du 
penchant  pour  un  autre.  Vous  restâtes  près  de  moi 
pendant  tout  le  bal,  et  j'en  ressentis  une  joie  invo- 
lontaire. Depuis  votre  retour  à  Paris  ,  c'était  le  pre- 
mier moment  doux  et  calme  que  j'avais  éprouvé. 

»  Ne  croyez  pas  qu'un  amour-propre  offensé  ait 
eu  le  pouvoir  d'exciter  la  préférence  que  vous  m'in- 
spiriez. Ma  grand'mère  ,  sans  penser  à  ma  jeunesse, 
parlait  si  souvent  de  vous ,  et  toujours  avec  tant 
d'éloges  !  Elle  m'avait  trop  laissé  voir  que  vous  seul 
auriez  pu  me  rendre  heureuse. 

»  Le  jour  suivant ,  vous  revîntes  chez  elle  avec 
empressement.  Vous  l'aviez  négligée  avant  de  me 
connaître  ;  dès  que  vous  m'eûtes  aperçue ,  yous  ne 
la  quittâtes  plus  :  mon  cœur  vous  en  tint  compte. 
Chaque  jour  je  me  disais  avec  une  joie  vive  ,  avec  la 
plus  douce  confiance  :  Il  m'aimera!  Insensée!  tout 
entière  à  ce  désir  de  me  faire  aimer  de  vous,  surtout 
de  me  faire  regretter,  je  ne  sentais  pas  que  déjà  vous 
étiez  Tunique  objet  qui  m'intéressât. 

»  Ma  grand'mère  nous  examinait.  Je  voyais  bien 
qu'elle  désirait  qu  un  même  sentiment  put  nous  at- 
tacher ;  qu'elle  n'aspirait  qu'à  reprendre  l'espoir  de 
nous  unir.  Pour  moi ,  sans  rien  prévoir  ,  je  laissais 
les  jours  et  les  mois  s'écouler.  Combien  ce  temps  a 
eu  de  charme  !  Que  j'étais  follement  heureuse  ! 

»  Ce  jour  où  monsieur  de  Tavanne  vous  inspira 
une  si  forte  jalousie  ,  pendant  que  vous  m'accusiez , 
je  ne  songeais  qu'à  me  défendre  du  sentiment  secret 
qu'il  nous  croyait  l'un  pour  l'autre.  Il  me  faisait 


EUGENE    DE    ROTHELIX.  377 

observer  votre  agitation,  riait  de  l'inquiétude  visible 
que  vous  éprouviez  ,  prétendait  que  je  devais  le  re- 
mercier de  votre  colère,  de  votre  humeur  ;  avait-il 
raison? 

»  Vous  fûtes  au  moment  d'attirer  sur  moi  tous 
les  regards;  je  le  craignis,  mais  oserai-je  le  dire? 
sans  avoir  la  force  de  m'en  fâcher.  II  fallait  que 
l'aimable ,  le  noble  Eugène  aimât  passionnément 
pour  ne  pas  sentir  son  imprudence. 

»  Vous  jouâtes  ;  en  vous  voyant  si  près  de  vous 
oublier  ,  je  fus  effrayée  d'avoir  eu  le  droit  de  vous 
rendre  coupable.  Ah!  Eugène!  qu'un  tel  empire  ne 
m'appartienne  plus ,  et  ne  soit  jamais  accordé  à  au- 
cune autre!  Cependant,  combien  alors  votre  repos 
me  devint  cher  !  Seule  clans  un  coin  du  salon  ,  je  ne 
vous  regardais  pas ,  mais  vous  étiez  dans  mon  âme. 
Que  de  promesses  secrètes  de  ne  plus  vous  causer 
une  peine  ! 

)>  Sûre  de  notre  mutuelle  affection ,  je  me  disais 
souvent  que  mon  cœur  et  ma  main  pourraient  se 
donner,  si  je  consentais  à  demander  ma  liberté.  Les 
espérances  attachées  aux  mariages  heureux  me  trou-, 
blaient.  Ce  rêve  de  l'existence  entière  consacrée  à  se 
plaire,  à  s'aimer,  m'entraînait  malgré  moi.  Cepen- 
dant, effrayée  par  le  sentiment  injuste  de  votre  père, 
les  pensées  de  bonheur  me  rendaient  triste. 

»  J'ignore  ce  qui  a  pu  diviser  nos  parens  :  c'est 
un  secret  impénétrable.  Comment  détruire  ce  qu'on 
ne  connaît  pas  ?  Quoique  ces  préventions  ne  m'aient 
pas  pour  objet ,  puisqu'ils  ont  cessé  de  se  voir  il  y  a 

32. 


378  eugène  de  ROTiirnx. 

vingt  ans,  no  nous  exposons  point  à  ce  que  votre 
père  refuse  une  seconde  fois  de  consentir  à  notre 
union.  Bornons-nous  à  une  amitié  comme  il  n'en 
exista  jamais  ;  à  une  amitié  dont  je  me  suis  fait  une 
image  enchanteresse. 

»  Votre  père  arrive  demain  :  peut-être  voudra- 
it vous  éloigner  de  nous  !  C'est  cette  crainte  qui 
m'a  jetée  dans  tous  les  aveux  que  je  viens  de  vous 
faire.  J'ai  passé  la  nuit  à  vous  écrire.  D'abord ,  je 
ne  comptais  vous  peindre  qu'à  demi  les  agitations 
de  mon  âme ,  mais  ma  sincérité  m'a  entraînée  : 
n'importe ,  je  n'effacerai  rien.  Vous  saurez  comme 
moi-même  mes  sentimens,  mes  pensées,  mes  réso- 
lutions. Promettez-moi  que,  malgré  le  retour  de 
votre  père  ,  vous  nous  donnerez  une  heure  de  cha- 
que jour.  Je  ne  demande  que  des  heures  pour  cette 
amitié  qui  remplira  toute  ma  vie. 

»  Atiiénaïs.  » 

J'ai  volé  chez  madame  de  Rieux  ;  pour  la  pre- 
mière fois ,  j'ai  osé  monter  dans  son  appartement 
sans  y  être  autorisé,  ni  par  son  aveu ,  ni  par  celui 
de  la  maréchale.  J'espérais  qu  Athénaïs  serait  bien- 
tôt libre  ;  elle  m'aimait ,  je  l'adorais  :  qui  pourrait 
s'opposer  à  notre  union?  Elle  m'a  reçu  avec  le  plus 
touchant  embarras. 

«  Je  suis  depuis  ce  matin  à  me  reprocher  ma 
franchise  ,  »  m'a-t-elle  dit  en  rougissant.  J'ai  essayé 
de  lui  peindre  le  ravissement  que  sa  lettre  m'avaif 


EIJGEXE    DE    ROTIÏEM\.  379 

fait  éprouver.  Son  regard  avait  une  sérénité,  une 
innocence  qui  pénétraient  mon  âme. 

Hier,  le  mot  d'amitié  m'aurait  paru  bien  doux  ! 
aujourdhui,  j'en  désirais  un  plus  tendre.  —  «  Non, 
non,  m'a-t-ellc  dit,  une  passion  nous  donnerait  tou- 
tes ses  peines,  toutes  ses  injustices  ;  je  n'éprouve  que 
bienveillance  et  bonheur.  »  — Comme  elle,  je  jouis- 
sais d'une  félicité  qui  avait  quelque  chose  de  céleste. 

—  ((  Parlons  de  votre  père,  a-t-elle  ajouté  ;  je  crains 
d'autant  plus  ses  préventions  que  j'en  ignore  le  motif. 
Promettez-moi  que  vous  viendrez  ici  autant  que  vous 
faisiez  avant  son  retour.  »  —  Je  m'y  suis  engagé.  — 
«  Ce  n'est  pas  assez  :  dites,  après  moi  ,  que  vous 
viendrez  comme  pendant  son  absence.  — -  Comme 
pendant  son  absence,  »  ai-je  répété  après  elle.  — 
a  Tous  les  jours.  —  Tous  les  jours,  »  ai-je  repris , 
transporté  de  joie.  —  «  Et  moi,  je  m'engage  à  ne  ja- 
mais prononcer  un  mot  qui  puisse  l'affliger  ;  à  être 
votre  amie,  votre  meilleure  amie.  »  —  J'ai  osé  dou- 
ter que  cette  amitié  si  tendre  pût  suffire  à  notre  bon- 
heur ;  je  lui  ai  rappelé  qu'il  ne  tenait  qu'à  elle  d'être 
libre.  —  «  Je  crains  que  votre  père  ne  consente  pas 
à  notre  mariage.  Il  a  fait  le  malheur  de  ma  vie  ; 
peut-être  le  voudrait-il  encore.  N'importe ,  je  ne 
serai  occupée  que  du  bonheur  de  la  sienne.  Enfin  , 
je  veux  que  si  la  mort  ou  le  malheur  nous  sépare, 
vous  cherchiez  dans  votre  pensée  s'il  est  un  seul  mo- 
ment où  je  n'aie  pas  été  votre  plus  parfaite  amie.  » 

—  Le  sentiment  que  j'éprouvais  était  si  vif,  que  je 
me  suis  écrié  :  —  «  Laissez-moi  vous  fuir  ou  espérer 


380  EUGÈNE    DE    ROTIÏELIN. 

que  vous  répondrez  à  mon  affection!  —  Écoutez- 
moi  ,  Eugène ,  je  m'abuse  peut-être  ;  mais  je  me 
suis  fait  de  notre  amitié  une  image  toute  divine.  Je 
veux  vous  amener  à  mes  sentimens ,  au  moins  le 
tenter.  Abandonnez-moi  votre  âme  seulement  un 
mois.  »  —  Je  la  regardais,  et  ne  concevais  pas 
comment  il  me  serait  possible  de  résister  à  ses  vo- 
lontés ,  comment  il  me  serait  possible  de  m'y  sou- 
mettre. Elle  a  repris  avec  une  inquiétude  si  tendre  : 
«  Seulement  un  mois  !  Aujourd'hui ,  si  l'on  vous 
forçait  à  ne  plus  me  voir,  y  consentiriez-vous  sans 
peine?  —  Oh!  non!  Mais  aujourd'hui ,  je  puis  en- 
core m'éloigner,  et  dans  un  mois »  Elle  ne  m'a 

pas  laissé  achever.  —  «  Alors  il  sera  temps  de  vous 
dire  :  Je  veux  qu'Athénaïs  me  regrette  toujours  ;  je 
veux  qu'Athénaïs  soit  malheureuse!....  »  —  Athé- 
naïs  malheureuse  !  Oser  croire  en  avoir  le  droit , 
n'est-ce  pas  la  félicité  suprême?  L'empêcher  n'est-il 
pas  mon  premier  devoir?...  Je  sentais  bien  que  je 
risquais  tout  mon  repos  à  venir.  Mais  j'ai  pris  tous 
les  engagemens  qu'elle  m'a  dictés.  Une  idée  nou- 
velle était  suivie  d'une  promesse  nouvelle  -,  elle  pa- 
raissait enchantée.  Ses  yeux  remerciaient  le  ciel  et 
moi-même  ! . . . 

Ah!  celui  qui  n'a  pas  cru  pouvoir  préférer  la 
tranquillité  de  son  amie  à  son  propre  bonheur ,  ce- 
lui qui  ne  l'a  pas  cru  au  moins  un  jour  n'a  jamais 
aimé. 


EUGENE    DE    R0THEL1N.  381 


CHAPITRE  XX. 


Mon  père  \ient  (Tarn ver.  Lorsque  son  courrier 
Ta  annoncé,  mon  cœur  a  battu  de  joie.  J'en  de- 
mande pardon  à  l'amour  ;  mais ,  dans  ce  premier 
instant ,  il  n'y  avait  pour  moi  que  mon  père.  J'ai 
été  ouvrir  la  portière  de  sa  voiture;  je  l'ai  reçu 
dans  mes  bras  ;  je  ne  pouvais  parler ,  lui  exprimer 
combien  j'étais  aise  de  le  revoir.  Dans  l'excès  de 
ma  satisfaction  ,  toutes  mes  inquiétudes  étaient  dis- 
sipées. 

Il  paraissait  content;  et  nous  avons  été  heureux 
aussi  long-temps  que  ,  nous  livrant  à  nos  impres- 
sions, nous  n'avons  pu  dire  une  seule  phrase  suivie. 
Mais,  après  avoir  épuisé  tous  les  détails  sur  son 
voyage,  sur  sa  santé,  sur  la  mienne  ,  sur  le  succès 
de  sa  négociation  \  que  d'anxiété  lorsqu'il  m'a  de- 
mandé ce  que  j'avais  fait  pendant  son  absence.  — 
«  Mon  père  ,  demain  nous  parlerons  d'objets  indiffé- 
rées ;  aujourd'hui ,  laissez-moi  ne  m'occuper  que 
de  vous.  —  Si  ce  sont  réellement  des  objets  indiffé- 
rens,  je  veux  bien  attendre  jusqu'à  demain  pour 
connaître  vos  liaisons,  vos  goûts -,  mais...  »  Je  me 
suis  empressé  de  l'interrompre.  —  «  Mon  père  , 
grâce  pour  ce  seul  jour  !  Laissez-moi  dans  ce  mo- 
ment vous  revoir,  vous  chérir,  vous  regarder  sans 
mélange  de  peine.  —  Mon  fils ,  m'a-t-il  dit  triste- 
ment ,  ce  n'est  pas  moi  qui  vous  ai  appris  à  tant  es- 
pérer du  lendemain  !  Il  me  semble  que  madame  d'Es- 


382  EUGÈNE    DE    UOTIIETJX. 

toutevillea  fait  de  vous  un  grand  politique;  elle  s'y 
entendait  autrefois.  —  Mon  père ,  il  y  a  deux  choses 
dont  je  vous  prie  d'être  convaincu  :  c'est  que  jamais 
je  Raccorderai  à  personne  le  droit  de  me  dire  un  mot 
que  vous  ne  puissiez  entendre;  et  que  jamais  madame 
d'Estouteville  ne  s'en  est  permis  un  seul  que  je  ne 
puisse  vous  répéter.  » 

Il  a  pris  mon  bras  ,  l'a  fortement  serré  ,  en  me  di- 
sant :  —  «  Rappelez-vous  ,  mon  fils  ,  que  je  la  con- 
naissais avant  votre  naissance Je  vous  la  ferai 

connaître  un  jour.  »- — Effrayé  de  cette  résolution, 
qu'il  me  présentait  comme  une  menace  ,  je  me  suis 
écrié  :  —  «  Mon  père,  je  pense  du  bien  de  tout  le 
monde;  ne  désenchantez  pas  mon  âme.  »  —  Il  m'a 
regardé  avec  un  sourire  de  pitié.  Nous  sommes  de- 
venus tristes  ,  contraints.  Immédiatement  après  sou- 
per, il  m'a  dit  :  —  «  J'ai  affaire;  il  est  tard  :  je  dois 
aller  demain  de  bonne  heure  à  Versailles  ;  vous  y 
viendrez  avec  moi.  »  —  II  m'a  salué  de  la  main ,  et 
ie  me  suis  retiré. 


CHAPITRE   XXI. 

Ce  malin  ,  mon  père  est  parti  comme  il  en  avait 
eu  l'intention,  et  je  l'ai  suivi.  Il  est  resté  trois  heures 
dans  le  cabinet  du  ministre.  Je  l'attendais  dans  le 
salon  ,  me  promenant  seul.  J'ai  eu  le  temps  de  com- 
parer une  si  ennuyeuse  matinée  avec  celles  qui  s'é- 
coulaient si  vite  chez  madame  d'Estoulevillc  près 


KLGLXE    DE    llOTHLLl.V  383 

d'Athénaïs.  Le  reste  du  jour  s'est  perdu  en  présen- 
tations, en  visites  de  devoir;  et  nous  ne  sommes 
revenus  qu'au  milieu  de  la  nuit. 

Quelle  agitation  j'éprouvais  dans  cette  voiture 
auprès  de  mon  père!  11  était  calme,  silencieux.  Je 
n'avais  garde  de  dire  un  seul  mot  -,  mais  quel  orage 
au  dedans  de  moi  !  C'est  hier  que  j'ai  promis  à  Athé- 
naïs  de  ne  jamais  passer  un  jour  sans  la  voir;  et, 
dès  le  lendemain  ,  je  ne  puis  lui  donner  un  seul  mo- 
ment !  C'est  la  première  promesse  que  mon  cœur  ait 
voulu  prononcer,  et  je  suis  obligé  d'y  manquer  aus- 
sitôt ! 

Après  avoir  accompagné  mon  père  jusqu'à  sou 
appartement ,  je  suis  ressorti  pour  aller  chez  ma- 
dame de  Rieux.  Je  me  trouvais  plus  à  mon  aise  en 
approchant  de  sa  maison. 

J'ai  frappé  à  sa  porte.  Je  savais  bien  qu'il  était 
trop  tard  pour  la  voir;  mais  au  moins  le  suisse  di- 
rait que  j'étais  venu.  Effectivement ,  il  s'est  levé 
pour  ouvrir,  et  a  paru  bien  surpris  de  me  voir  à 
une  telle  heure.  Son  étonnement  a  rappelé  ma  rai- 
son. Je  lui  ai  donné  deux  ou  trois  excuses,  toutes 
invraisemblables,  toutes  fausses,  moi  qui  préten- 
dais à  Ihonneur  de  mourir  sans  m'ètre  permis  un 
mot  qui  ne  fût  pas  exactement  vrai  !  Je  lui  ai  dit 
qu'en  revenant  de  Versailles  je  m'étais  endormi ,  et 
que  j'ignorais  qu'il  fut  si  tard.  —  «  Mais  monsieur 
est  à  pied  ,  a  repris  cet  homme.  —  Ma  voiture  est 
à  deux  pas.  —  Mais,  monsieur,  il  pleut;  voulez- 
vous  que  j'aille  la  chercher?  —  Non  :  dites  seule- 


384  EUGÈNE    DE    ROT1IEL1N. 

ment  à  madame  d'Estouteville  que  je  suis  venu  pour 
la  voir.  »  —  J'ai  tiré  la  porte  à  moi  ;  et,  avant  de 
m'en  aller,  j'ai  jeté  un  dernier  regard  sur  l'appar- 
tement de  madame  de  Rieux.  Je  me  sentais  con- 
solé; j'avais  satisfait ,  en  quelque  sorte,  à  ma  pro- 
messe. 

Je  ne  suis  point  insensé  :  je  pourrais  vivre  un 
jour  loin  d'elle  ;  mais  ne  pas  chercher  à  la  voir,  lors- 
que je  m'y  suis  engagé ,  manquer  à  ma  parole  était 
impossible.  Quelle  journée  elle  a  dû  passer,  m'atten- 
dant  à  toutes  les  heures  !  Que  doit-elle  espérer  de 
l'avenir?... 

La  pluie  tombait  avec  violence  ;  je  ne  la  sentais 
pas ,  et  ne  pouvais  m'arracher  de  cette  maison  , 
lorsque  ce  maudit  suisse,  qui  peut-être  m'avait  vu 
par  sa  fenêtre  ;  a  r  ouvert  la  porte  pour  me  dire  spi- 
rituellement :  —  «  Monsieur  est  encore  là?...  S'il 
est  arrivé  quelque  chose  à  monsieur,  je  ferai  éveiller 
madame  la  maréchale.  —  Non,  mon  cher.  —  Dans 
une  circonstance  comme  celle-là,  madame  ne  le 
trouvera  pas  mauvais.  —  Eh!  mon  ami,  il  n'y  a 
pas  de  circonstance  ;  seulement,  demain,  vous  écri- 
rez mon  nom  pour  ces  dames.  »  I 

Je  suis  revenu  plus  tranquille  -,  j'avais  prouvé  au 
moins  combien  ma  promesse  m'était  chère.  Je  n'ai 
même  pas  été  trop  fâché  que  ce  vieux  suisse  eut 
rouvert  sa  porte.  La  première  fois  je  n'avais  parlé 
que  de  madame  d'Estouteville;  la  seconde,  je  n'o- 
sais pas  encore  nommer  madame  de  Rieux  ;  mais 
j'ai  eu  la  présence  d'esprit  de  dire  pour  ves  dames. 


EUGENE    DE    KOTUELliV.  385 

Que  j'étais  content  d'avoir  trouvé  cette  manière  dé- 
faire parvenir  mon  nom  à  toutes  deux  ! 

Ah  !  j'avais  raison  de  craindre.  Je  suis  déjà  bien 
agité  :  mais  ne  serai-je  pas  trop  dédommagé  si  je 
parviens  à  prouver  à  Athénaïs  combien  je  l'aime? 
si  je  réussis  à  rapprocher  mon  père  de  madame 
d'Estouteville?  Il  croit  avoir  à  s'en  plaindre;  j'es- 
père qu'il  se  trompe.  Quoi  qu'il  en  soit ,  dans  le 
premier  moment,  je  ne  disputerai  pas  avec  lui. 
Qu'il  s'accuse  ou  lui  pardonne  ;  qu'il  ait  été  injuste 
ou  se  persuade  qu'il  est  trop  indulgent  ;  je  consens 
à  ne  rien  approfondir.  Je  ne  lui  demande  que  d'é- 
loigner de  pénibles  souvenirs  et  de  me  laisser  le  soin 
de  leur  bonheur  à  tous.  Malgré  les  contrariétés  que 
je  prévois ,  mon  cœur  est  satisfait.  Àthénaïs ,  mon 
père  vont  me  tourmenter  un  peu  :  j'aurai  des  cha- 
grins, mais  je  suis  trop  heureux* 


CHAPITRE  XXII. 

A  mon  réveil ,  on  m'a  remis  ce  billet  de  la  part . 
de  madame  d'Estouteville. 

«  Quoique  je  m'attende  à  toutes  les  inconséquen- 
ces de  votre  jeunesse  ,  je  ne  puis  m'empècher  d'être 
inquiète  ,  mon  cher  Eugène.  On  dit  que  vous  êtes 
venu  chez  moi  au  milieu  de  la  nuit.  Si  j'en  veux 
croire  mon  suisse ,  vous  devez  vous  battre.  Moi , 
j'espère  que  ce  n'est  qu'une  folie. 

»  Athénaïs  a  eu  de  l'humeur  hier  toute  la  jour- 


386  EUGENE    DE    ROTHELIN. 

née.  Ce  malin,  on  a  parlé  devant  elle  de  vos  courses 
nocturnes  ;  j'en  ai  été  fâchée  ,  car  je  craignais  qu  elle 
ne  fut  inquiète  :  point  du  tout,  elle  a  ri ,  et ,  depuis 
ce  moment,  elle  est  extrêmement  gaie...  Eugène! 
Eugène!  ce  n'est  qu'une  folie,  je  n'en  doute  pas  ; 
mais  encore  dites-la  moi  :  que  je  vous  plaigne  ou 
vous  gronde.  » 

Avec  quel  empressement  j'ai  couru  chez  madame 
d'Estouteville!  J'étais  sur  que  madame  de  Rieux 
était  contente  de  ma  fidélité  à  tenir  la  parole  que  je 
lui  avais  donnée.  Aussi ,  comme  elle  m'a  reçu  ! 
quelle  satisfaction  dans  ses  yeux  !  Oh  !  comment 
exprimer  cette  sorte  d'enchantement  qui  suit  le 
plaisir  d'avoir  fait  quelque  chose  d'imprévu ,  d'ex- 
traordinaire pour  ce  qu'on  aime!  Comme  elle  pas- 
sait et  repassait  devant  moi  sans  besoin ,  seulement 
pour  me  dire  tout  bas  :  «  Bon  Eugène  !  »  Mon 
cœur  était  enivré  de  joie. 

Madame  d'Estouteville  a  voulu  être  instruite  du 
motif  qui  m'avait  amené  la  veille  à  une  heure  aussi 
étrange  J'ai  osé  l'embrasser  pour  la  première  fois  : 
la  mère  d'Àthénaïs  était  devenue  la  mienne.  Je  la 
serrais  dans  mes  bras  ;  elle  s'impatientail,  renouve- 
lait ses  questions  ;  je  ne  savais  que  lui  répondre  : 
enfin  ,  je  lui  ai  dit  que  je  l'ignorais.  —  ce  Comment , 
vous  l'ignorez?  et  qui  avez-vous  demandé?  —  Ah! 
personne  que  vous.  —  Personne  que  moi  n'est  pas 
poli!  —  Maman,  ma  bonne  maman!  lui  disais-je 
en  imitant  le  ton  doux  et  caressant  d'Athénaïs,  ne 
grondez  pas,  ne  parlez  même  pas;    je  suis  trop 


EUGÈNE    DE    ROTHEUX.  387 

heureux.  —  Mais  je  ne  suis  point  votre  maman  ; 
je  ne  suis  point  contente,  et  je  veux  vous  parler. 
—  Une  autre  fois ,  a  dit  madame  de  Rieux  si  ten- 
drement, d'un  air  si  timide!  —  Non,  mes  enfans,  » 
a  repris  madame  d'Estouteville,  croyant  que  nous 
écouterions  sa  prudence.  Mais  cette  expression  : 
mes  enfans ,  avait  retenti  jusqu'au  fond  de  nos 
cœurs.  Nous  la  répétions  avec  une  joie  insensée. 
Je  suis  tombé  à  ses  pieds.  Àthénaïs  l'embrassait 
pour  la  remercier,  l'embrassait  encore  pour  l'em- 
pêcher de  gronder  ;  et  madame  d'Estouteville  a  fini 
par  n'avoir  pas  le  courage  de  troubler  notre  bon- 
heur. Au  milieu  de  tous  nos  transports  ,  je  me  suis 
rappelé  l'heure  du  diner  de  mon  père ,  et  les  ai  quit- 
tées aussitôt  sans  m'arrêter  une  minute.  Oh  !  j'avais 
besoin  aussi  que  mon  père  fût  content. 

Dans  le  courant  du  jour,  je  me  suis  prêté  à  tou- 
tes ses  volontés  avec  empressement.  Le  soir  il  m'a 
proposé  de  faire  des  visites  ;  j'y  ai  consenti  avec 
plaisir  :  partout  je  portais  la  bienveillance,  la  satis- 
faction dont  mon  cœur  était  rempli.  D'ailleurs  j'a- 
vais un  peu  l'espoir  de  revoir  madame  de  Rieux. 
Mon  père  ne  manque  à  rien  ;  et  certes ,  dans  nos 
devoirs  de  parenté  ,  madame  d'Estouteville  ne  pou- 
vait pas  être  oubliée.  Mais  mon  père  est  aussi  un 
homme  d'ordre,  et  naturellement  il  arrange  ses 
courses  pour  que  ses  chevaux  fassent  le  moins  de 
chemin  possible.  C'est  donc  à  sa  dernière  visite  qu'il 
adonné  Tordre  d'aller  chez  madame  d'Estouteville. 

Quel  battement  de  cœur  en  arrivant  près  de  la 


388  EUGÈNE    DE    ROTHELI*. 

maison  de  madame  de  Rieux!  En  vérité  je  m'aime 
davantage,  la  vie  m'est  plus  chère,  j'ai  une  bien 
autre  opinion  de  moi-même  depuis  que  je  suis  aimé 
d'elle. 

Lorsque  nous  sommes  arrivés  chez  la  maréchale, 
Athénaïs  faisait  de  la  musique.  Après  les  premiers 
complimens  d'usage,  mon  père  Ta  priée  de  lui  per- 
mettre de  l'entendre.  Je  me  suis  rappelé  le  jour  où 
elle  m'avait  si  sèchement  refusé  de  chanter  ;  je  me 
suis  approché  de  sa  harpe.  —  «  Accordez-moi  au- 
jourd'hui ,  lui  ai-je  dit  tout  bas  ,  de  choisir  l'air  que 
vous  préférez.  —  Je  le  veux  bien ,  a-t-elle  répondu 
de  manière  à  n'être  entendue  que  de  moi ,  si  aupa- 
ravant vous  prononcez  encore  le  mot  d'amitié.  — 
Disons  affection ,  chacun  de  nous  entendra  ce  qu'il 
voudra.  —  Non ,  amitié  rassure  mon  âme.  —  Eh 
bien,  amitié.  »  —  Aussitôt  elle  a  fait  quelques  ac- 
cords et  a  chanté  : 

De  plaire  un  jour,  sans  aimer,  j'eus  l'envie  : 
Je  ne  voulais  qu'un  simple  amusement  ; 
L'amusement  devint  un  sentiment; 
Ce  sentiment ,  le  bonheur  de  ma  vie  *. 

Moi ,  faire  le  bonheur  de  sa  vie  !  Que  j'étais  ému  ! 
J'osais  à  peine  respirer.  Il  me  semblait  que  je  lais- 
serais trop  voir  ma  joie  si  je  ne  parvenais  pas  à  con- 
traindre toutes  mes  impressions. 

Madame  d'Estouteville  s'est  aperçue  du  trouble 
qui  nous  agitait;  et,  peut-être  pour  nous  avertir  de 

*  Vers  de  madame  la  marquise  de  Bou (Tiers. 


EUGEKE    DE    ROTHELIW.  389 

le  dissimuler,  elle  a  dit  à  Athénaïs  :  c<  Ce  couplet 
est  d'autant  plus  joli  que  vous  pourrez  chanter  al- 
ternativement bonheur  ou  malheur  de  ma  vie;  la 
mesure  du  vers  s'y  trouvera  également.  —  Ah! 
pour  cela ,  a  répondu  madame  de  Rieux ,  c'est 
comme  la  vie  elle-même;  malheur  ou  bonheur,  la 
mesure  des  jours  est  égale  aussi.  ». 

J'ai  trouvé  qu'elle  avait  fort  bien  répondu ,  et  l'ai 
approuvée  de  mes  regards.  J'étais  très-satisfait. 
Pourquoi  chercher  à  lui  inspirer  des  craintes?  Elle 
a  posé  sa  harpe  avec  un  peu  d'humeur,  s'est  mise  à 
son  ouvrage,  et  madame  d'Estouteville  a  eu  l'air 
assez  mécontent. 

Athénaïs  avait  pris  de  l'humeur  contre  sa  grand1 
mère,  je  ne  sais  par  quelle  fatalité  j'en  ai  pris  aussi- 
tôt contre  mon  père.  Il  a  parlé  de  la  jeunesse ,  de 
son  imprévoyance.  —  «  Combien  ,  disait-il ,  les 
jeunes  gens,  en  écoutant  leurs  parens,  éviteraient 
de  fautes  et  de  chagrins  !  »  —  11  était  évident  qu'il 
avait  aperçu  la  petite  fâcherie  de  madame  de  Rieux 
et  se  plaisait  à  le  lui  faire  sentir.  Que  de  belles  cho- 
ses il  nous  a  dites  sur  la  modération  ,  la  circonspec- 
tion ,  la  raison  !  Pendant  qu'il  parlait,  je  ne  pouvais 
m'empêcher  de  sourire  à  ce  vain  espoir  d'une  sa- 
gesse prématurée.  Il  répétait  que  l'expérience  des 
pères  était  perdue  pour  les  enfans;  et  je  pensais, 
moi,  qu'elle  était  également  perdue  pour  les  pères. 
Aussi  ai-je  dit  à  madame  d'Estouteville  :  —  «  Mon 
excellent  père  désire  que  ma  barbe  pousse  blanche.  » 
—  Il  m'a  regardé  avec  assez  d'indulgence,  et  n'a 


390  EUGÈNE    DE    ROTITEUX. 

pas  eu  l'air  de  croire  que  j'eusse  grand  tort.  Athé- 
naïs ,  à  son  tour,  m'a  témoigné,  par  un  petit  signe  , 
combien  elle  était  satisfaite  que  je  n'eusse  rien  laissé 
à  dire  à  mon  père. 

Que  nous  sommes  heureux!  pas  un  sentiment 
qui  ne  soit  partagé,  pas  un  mot  qui  ne  soit  entendu, 
pas  un  coup-d'œil ,  pas  un  mouvement  qui  nous 
échappe.  Que  nous  sommes  heureux  ! 


CHAPITRE  XXIII. 

J'ai  osé  dire  que  j'étais  heureux....  Àh!  que  ma 
situation  est  changée  !  Il  y  a  déjà  long-temps  que  je 
n'ai  écrit.  Je  crains  d'envisager  l'incertitude  de  mes 
espérances  ;  car  si  j'en  conserve  ,  c'est  parce  que  je 
m'attache  à  tout  ce  qui  peut  m'aveugler. 

Accablé  de  véritables  chagrins ,  je  suis  encore  en- 
vironné de  mille  petites  contrariétés.  Mon  père  vou- 
drait toujours  disposer  de  mon  temps  ou  du  moins 
en  connaître  l'emploi.  Nous  ne  sommes  plus  en- 
semble comme  nous  étions  avant  son  départ.  Ces 
trois  mois,  où  j'ai  joui  d'une  liberté  entière ,  m'ont 
peut-être  trop  dégagé  de  l'assujettissement  de  l'en- 
fance ,  des  entraves  de  la  jeunesse. 

Nous  avons  chacun  du  chemin  à  faire  pour  nous 
rapprocher  ;  lui ,  pour  se  persuader  que  j'ai  acquis 
le  droit  d'avoir  une  volonté ,  d'arranger  ma  vie  d'a- 
près l'honneur,  mais  suivant  mes  goûts;  moi ,  pour 
me  rappeler  qu'il  y  a  si  peu  de  temps  que  mon  père 
réglait  encore  toutes  mes  actions.  Vraisemblable- 


ElïGÈXE    DE    IlOTIÏEMiV.  301 

ment  cette  déférence  se  serait  prolongée,  sans  môme 
se  faire  sentir,  s'il  ne  m'eut  jamais  quitté  ;  mais  son 
absence  a  tout  changé. 

Si  du  moins  je  le  retrouvais  dans  un  lieu  inconnu 
avec  une  société  nouvelle,  nous  pourrions  nous  re- 
faire une  vie  commune;  mais  il  revient  et  me  voit 
avec  des  liaisons  établies ,  une  passion  qui  l'inquiète  -, 
et  cette  passion  s'est  emparée  de  toute  mon  àme.  Si 
j'ai  l'air  gai ,  il  craint  que  je  ne  sois  séduit  par  un 
bonheur  qu'il  n'approuve  pas  ;  si  je  lui  parais  triste, 
il  s'afflige,  et  ses  yeux  semblent  m'accuser  d'ingra- 
titude. 

Plus  d'harmonie  entre  nous  :  toutefois  au  milieu 
de  tant  d'intérêts  contraires  ,  de  sentimens  opposés  , 
je  tâcherai  de  rester  le  même.  Mon  père  n'aura  ja- 
mais un  seul  reproche  à  me  faire.  Madame  d'Estou- 
teville  trouvera  en  moi  un  ami  attentif  jusqu'au 
jour  où  je  pourrai  être  pour  elle  un  fils  respectueux  ; 
et  jusque-là,  ma  bien  aimée  Athénaïs,  toujours  pré- 
sente à  ma  pensée ,  remplira  mon  cœur  et  partagera 
mes  chagrins. 

Mon  père  met  tout  son  esprit  à  m'éloigner  de  ma-  - 
dame  d'Estouteville  ;  moi ,  j'emploie  tout  le  mien  à 
me  rapprocher  de  madame  de  Rieux  ;  voilà  notre 
constante  occupation.  Chez  lui ,  à  la  campagne,  dans 
ma  première  jeunesse,  il  m'accordait  beaucoup  plus 
de  liberté  qu'il  ne  voudrait  m'en  laisser  aujour- 
d'hui -,  cela  me  parait  un  peu  injuste  :  mais  c'est  mon 
père  ;  et  ma  volonté ,  mon  serment  de  toutes  les 
heures,  est  de  le  rendre  heureux. 


392  EUGÈNE    DE    ROTHELIN. 

Quelquefois  j'admire  les  motifs  qu'il  invente  pour 
me  retenir  près  de  lui.  Je  vois  trop  qu'il  croit  avoir 
gagné  le  temps  que  je  ne  donne  pas  à  madame  de 
Rieux.  —  Un  jour  il  prend  toute  ma  matinée  pour 
me  soumettre  l'arrangement  de  sa  fortune,  lui,  trop 
certain  pour  jamais  consulter.  Une  autre  fois,  ce 
sont  ses  opinions  politiques  dont  il  m'entretient  ;  dans 
d'autres  instans ,  ses  principes  qu'il  me  déclare.  — 
Je  Técoute  avec  respect,  attachement,  reconnais- 
sance ;  mais ,  à  part  moi ,  je  réponds  à  tous  ses  dis- 
cours :  «  Mon  père ,  je  la  verrai  une  heure  et  vous 
disposerez  de  toutes  les  autres.  » 

Cependant  je  commence  à  m'apercevoir  qu'on 
peut  vivre  parmi  les  indifférens  avec  des  sentimens 
opposés  ;  mais  que ,  dans  les  relations  intimes ,  cha- 
que mot  les  rappelle,  le  silence  même  avertit.  Mon 
père  ne  me  parle  plus  sans  projet  ;  je  le  vois  venir, 
le  devine,  et  pourrais  presque  lui  répondre  avant 
qu'il  m'ait  rien  dit.  D'abord ,  jamais  il  ne  manque 
de  me  faire  sentir  indirectement  tout  ce  qui ,  dans 
la  société  ,  a  quelque  rapport  à  l'état  de  mon  âme. 
Je  ne  vais  plus  au  spectacle  que  je  ne  rencontre  ses 
yeux,  lorsqu'il  y  a  un  mot  applicable  à  notre  situa- 
tion. Il  parle  peu,  mais  notre  vie  est  remplie  de 
sous-entendus  trop  faciles  à  comprendre.  Enfin  je 
suis  agité,  malheureux,  et  depuis  trois  semaines  je 
ne  saurais  écrire.  D'ailleurs  pourquoi  écrirais-je? 
Pour  me  plaindre  de  mon  père?  mon  cœur  lui  rend 
plus  de  justice.  Je  sais  qu'il  ne  veut  que  mon  bon- 
heur :  il  est  vrai  qu'il  l'arrange  mal-,  n'importe. 


EUGENE    DE    KOTHELIN.  393 

je  tâcherai  de  ne  pas  me  tromper  sur  le  sien, 
Qu'aurais-je  à  dire  sur  madame  de  Rieux?  Le 
plus  souvent  content,  satisfait,  enivré  de  joie,  je 
suis  près  d'elle  gai  jusqu'à  la  folie  ;  d'autres  fois  elle 
se  fâche  ,  m'afflige  ;  mais  son  humeur,  ses  reproches 
ne  portent  jamais  que  sur  le  peu  de  temps  que  je 
passe  avec  elle.  Aussi ,  lors  même  qu'elle  me  tour- 
mente, je  suis  touché  du  sentiment  qui  l'aigrit. 

Ne  lui  arrive-t-il  pas  quelquefois  de  prétendre 
douter  de  mon  affection  ,  de  réassurer  qu'elle  veut 
m'oublier?  Ce  qui  me  console,  c'est  qu'au  milieu  de 
nos  plus  grands  débats  ,  s'il  arrive  un  tiers  qui  nous 
empêche  de  nous  raccommoder,  au  moins  nous 
trouvons  bien  le  moyen  de  ne  pas  nous  séparer  sans 
savoir  quand  nous  nous  reverrons. 

L'autre  soir,  au  milieu  d'une  de  mes  plus  grandes 
colères,  elle  m'a  fait  rire  malgré  moi.  Il  vint  du 
monde  :  elle  ne  pouvait  me  parler,  et  d'ailleurs  elle 
ne  l'aurait  peut-être  pas  voulu  ;  car  lorsque  nos  re- 
gards se  rencontraient,  c'était  à  qui  détournerait 
plus  tôt  les  yeux.  Cependant ,  comme  je  m'en  allais, 
elle  se  lève  tout-à-coup,  prétend  que  la  pendule  va 
mal,  et  vite,  vite,  se  met  à  tourner  les  aiguilles 
jusqu'à  ce  qu'elles  arrivent  à  deux  heures.  Alors 
elle  me  demande  :  «  Monsieur  Eugène,  quelle  heure 
est-il  exactement?  »  — Je  le  lui  dis,  sans  pouvoir 
conserver  ni  sérieux  ,  ni  rancune  ;  elle  se  remit  à 
tourner  ses  aiguilles,  et,  comme  nous,  la  pauvre 
pendule  revint  où  elle  en  était.  Le  lendemain  je  fus 
exact  à  deux  heures. 


394  EUGENE    DE    ROTIÏEM\. 

CHAPITRE    XXIV. 

Est-il  possible  que  j'aie  aussi  des  jours  d'humeur  ? 
Hier  au  soir  j'ai  été  tout-à-fait  injuste  ,  et  combien 
Athénaïs  a  été  bonne! 

Mon  père  m'ayant  retenu  tout  le  jour,  je  ne  pus 
lui  échapper  que  vers  le  soir.  En  arrivant  chez  ma- 
dame de  Rieux  ,  il  me  fut  facile  de  voir  qu'elle  avait 
pleuré  :  que  j'étais  ému  ,  tremblant,  avant  d'en  sa- 
voir le  motif!  Je  la  considérais  saisi  d'effroi.  — 
u  J'ai  passé  ma  journée  à  prendre  pitié  de  moi- 
môme,  me  dit-elle.  Eugène,  ne  demander  qu'une 
heure  et  ne  pas  l'obtenir  !  »  —  Je  reconnus  qu'elle 
avait  raison  d'être  mécontente  ;  je  me  révoltai  contre 
l'exigence  de  mon  père  :  ma  colère  autorisa  la  sienne. 
Elle  blâmait  son  injustice,  regrettait  son  retour. 
L'amertume  de  ses  reproches  me  rappela  à  mes  de- 
voirs. J'avais  secoué  ma  chaîne  ;  mais  j'étais  loin  de 
vouloir  la  briser  :  je  suppliai  madame  de  Rieux  de 
parler  de  lui  avec  plus  de  bonté.  Inquiet  sur  ses  sen- 
tim  ns,  je  craignais  pour  les  miens;  et  cette  crainle 
rendait  à  mon  père  sa  puissance. 

Madame  de  Rieux,  appuyée  sur  une  table,  cou- 
vrait son  visage  de  ses  mains  pour  m'empècher  de 
voir  ses  larmes.  Je  la  conjurai  de  me  regarder,  elle 
ne  le  voulait  pas  :  alors  je  tachai  de  lui  faire  com- 
prendre toutes  les  anxiétés  de  mon  âme.  Avec  quelle 
tendresse  je  cherchais  à  revenir  sur  mes  expressions, 
à  les  expliquer  pour  les  adoucir  !   «  Mon  amie  ,  lui 


EUGENE    1)E    UOTIIELIA.  395 

disais-je,  lorsque,  moi,  je  m'oublie  jusqu'à  me 
plaindre  de  mon  père ,  je  sais  combien  ,  au  fond  de 
mon  cœur,  je  le  respecte  ,  le  chéris  ;  mais  vous  ,  si 
vous  vous  permettez  un  seul  mot  contre  lui ,  j'ima- 
ginerai qu'il  n'exprime  qu'une  partie  de  ce  que  vous 
sentez.  Qui  sait  si,  par  degrés,  vous  ne  m'accoutu- 
meriez pas  à  vous  entendre  juger  mon  père  avec  lé- 
gèreté? Enfin  je  me  croirais  plus  coupable  de  vous 
écouter  que  de  me  plaindre ,  et  vos  pensées  même 
viendraient  me  troubler.  »  —  Elle  ne  me  répondit 
pas  :  résolue  à  ne  point  me  regarder,  elle  me  ca- 
chait ses  larmes  ,  mais  j'entendais  sa  douleur;  j'en 
étais  navré.  Je  parvins  à  détacher  ses  mains  ;  elle 
détournait  la  tête ,  fermait  les  veux  pour  ne  pas  me 
voir.  Désolé,  désespéré  :  —  «  Ma  chère  Àthénaïs, 
m'écriai-je ,  voulez-vous  que  je  vous  redoute ,  que 
je  ne  vous  cherche  pas  dans  mes  peines  ?  ou  que , 
plus  sur  de  mon  amie  que  de  moi-même ,  je  trouve 
en  elle  une  conscience  pour  m'avertir,  un  cœur  pour 
me  consoler?  — Ah!  s'écria-t-elle  ,  j'ai  eu  tort. 
Oui,  vous  m'aimerez  toujours,  car  je  respecterai 
toujours  votre  père;  mais  à  qui  demanderai-je  la 
promesse  de  n'être  pas  trop  malheureuse?  »  —  Cd 
fut  moi  qui  le  lui  jurai ,  moi  qui  aimerais  mieux  sa- 
crifier ma  vie  que  de  l'affliger. 

Je  l'ai  suppliée  de  permettre  qu'on  fît  des  démar- 
ches pour  annuler  son  mariage  ;  mais  loin  d'y  con- 
sentir,  c'est  elle  qui  les  arrête.  Monsieur  de  Ricux 
prétend  accuser  son  oncle  d'avoir  forcé  sa  volonté  .♦ 
madame  d'Estouteville  répète  sans  cesse  qu'alors  il 


396  EUGENE    DE    lUHHELlA. 

serait  facile  de  rompre  cette  union  ;  madame  de 
Rieux  seule  veut  la  conserver.  —  «  Eugène ,  me 
disait-elle,  jusqu'à  ce  que  votre  père  me  connaisse 
assez  pour  revenir  de  ses  préventions,  laissons  sub- 
sister l'ombre  du  lien  qui  m'engage.  Tant  qu'il  croit 
mon  sort  fixé,  si  vos  sentimens  l'inquiètent,  il  n'en 
craint  pas  la  durée.  Cette  situation  incertaine  lui 
voile  notre  amour  ,  et  nous  cache  peut-être  une  par- 
tie de  sa  haine.  Mais  s'il  savait  que  je  puis  être  libre, 
et  qu'il  vous  refusât  son  consentement,  j'en  mour- 
rais de  douleur.  »  —  Je  voulus  insister;  elle  me 
conjura  d'attendre  quelque  temps.  —  «  J'ai  bien  ob- 
servé votre  père  quand  il  regarde  la  maréchale  ;  ses 
yeux  ont  encore  l'expression  de  la  colère.  Il  est  tran- 
quille ,  parce  qu'il  se  persuade  qu'il  vous  éloignera 
de  nous  ;  moi ,  je  suis  heureuse ,  parce  que  j'espère 
parvenir  à  lui  inspirer  plus  de  bienveillance.  Atten- 
dons.. . .  notre  affection  est  inaltérable ,  et  notre  cœur 
assez  pur  pour  être  rempli  de  résignation  et  d'espé- 
rance. »  —  Je  me  soumis  à  ses  désirs  ,  j'acquiesçai 
à  ce  délai  :  la  pensée  que  peut-être  la  douceur  d'À- 
thénaïs  ramènera  mon  père  put  seule  me  le  faire 
supporter.  Cependant ,  je  me  promis  de  lui  décla- 
rer en  toute  occasion  mon  estime  pour  madame 
d'Estouteville ,  mon  attachement  pour  madame  de 
Rieux. 

Demain,  je  dois  le  laisser  seul ,  et  aller  dîner  avec 
elles.  Ce  premier  pas  m'inquiète;  mais  il  faut  bien 
que  mon  père  connaisse  mes  sentimens  et  prévoie 
mes  résolutions. 


LIGLVE    DE    KOllIhLl\.  39* 


CHAPITRE    XXV. 


Je  passai  hier  la  matinée  avec  mon  père,  sans 
oser  pourtant  lui  parler  de  l'engagement  que  j'avais 
contracté  :  non  que  je  ne  fusse  décidé  à  le  remplir  , 
mais  parce  que  je  craignais  de  le  lâcher.  Quand  j'al- 
lai m'habiller,  je  n'avais  encore  rien  dit.  En  descen- 
dant pour  prendre  congé  de  mon  père,  son  valet 
de  chambre  m'apprit  qu'il  y  avait  quelqu'un  chez 
lui.  Je  le  chargeai  de  l'avertir  que  je  dinais  dehors, 
et  partis  tout  joyeux  de  m'ètre  ainsi  émancipé.  Plu- 
sieurs fois  j'avais  observé  que,  pour  ces  petites  su- 
jétions de  la  vie ,  le  premier  jour  où  Ton  y  manque 
est  le  seul  qui  soit  orageux. 

Madame  d'Estouteville  me  reçut  à  merveille  ; 
Athénaïs  était  dans  une  satisfaction  qu'elle  pouvait 
à  peine  contenir.  Quand  elle  est  heureuse,  personne 
ne  sait  aussi  bien  qu'elle  vous  faire  sentir  combien 
vous  contribuez  à  son  bonheur.  Qu'elle  était  jolie!  Il 
y  avait  beaucoup  de  monde.  Au  milieu  de  ce  grand 
cercle ,  où  je  gardais  la  réserve  qui  convient  à  mon 
âge,  je  remarquai  tous  les  soins  qu'elle  avait  pris 
pour  ajouter  au  plaisir  de  nous  voir.  Rien  n'avait  été 
oublié-,  mais  aussi  rien  ne  m'échappa. 

Elle  avait  une  petite  robe  rose  que  je  m'étais  avisé 
de  louer  un  jour  où ,  comme  de  vrais  enfans  ,  nous 
nous  sommes  brouillés  et  raccommodés,  sans  savoir 
pourquoi.  Eile  avait  oté  ses  gants,  pour  me  faire 
voir  une  bague  que  je  portais  la  première  fois  que 

o  ) 


398  LLGOii    DE    UOTHELl.X. 

je  t'ai  vue,  et  que  depuis  elle  m'a  demandée,  uni- 
quement parce  qu'elle  pensait  que  j'y  attachais  du 
prix.  Dans  différentes  occasions  ,  je  lui  ai  donné  deux 
ou  Irois  colliers,  quelques  chaînes,  rapportés  de 
mes  voyages  j  elle  les  avait  tous  réunis  à  son  cou. 
Cette  bizarre  parure  avait  surpris  madame  d'Estou- 
teville  ,  et  fait  rire  tout  ce  qui  était  présent.  Madame 
de  Rieux  en  riait  aussi ,  mais  prétendait  vouloir 
amener  une  mode  nouvelle. 

Que  de  douces  émotions  inaperçues  par  ce  cercle 
imposant  !  La  première  fois  que  nos  yeux  se  ren- 
contrèrent, elle  toucha  sa  robe,  regarda  sa  bague, 
puis  passa  ses  doigts  à  travers  ses  colliers.  Je  devi- 
nais ses  pensées  ,  et  me  disais  :  L'amour  seul  donne 
du  prix  à  ces  circonstances  fugitives  et  légères  ;  il  les 
grave  à  notre  insu  dans  le  souvenir ,  et  elles  y  restent 
inconnues,  oubliées,  jusqu'à  l'instant  où  le  cœur 
les  retrouve,  pour  s'en  faire  encore  des  preuves 
d'amour. 

À  diner ,  j'eus  quelque  mérite  à  me  rappeler  qu'il 
convenait  à  ma  jeunesse  d'aller  prendre  la  plus  mau- 
vaise place  :  et ,  à  mon  grand  regret ,  je  fus  bien 
loin  d'Àthénaïs  ;  mais,  avec  un  sérieux  inaltérable, 
je  lui  faisais  passer,  comme  si  elle  l'eût  demandé, 
tout  ce  qu'elle  préférait.  J'ajoutais  au  plaisir  de  la 
prévenir  celui  de  la  saluer  avec  un  profond  res- 
pect ,  et  d'en  être  remercié  par  un  sourire  bienveil- 
lant. 

Amour  !  amour!  je  le  remercie  pour  tout  le  bon- 
heur dont  mon  cœur  commence  à  jouir.  Mes  projets 


EUGENE    DE    ROTHELIX.  399 

étaient  remplis  tle  souvenirs  ,  mes  souvenirs  brillans 
d'espérances. 

Tous  les  jours,  après  diner,  madame  de  Rieux  se 
met  à  travailler  sur  un  métier  si  grand,  qu'elle  est 
obligée  de  se  tenir  un  peu  à  l'écart.  Avant  le  retour 
de  mon  père,  dès  que  madame  d'Estouteville  était  à 
son  whist ,  j'approchais  peu  à  peu  de  ce  bienheureux 
métier,  et  m'asseyais  près  de  madame  de  Rieux. 
Nous  finissions  par  être  si  parfaitement  à  nous- 
mêmes  ,  si  isolés  au  milieu  du  monde ,  que  ces  mo- 
mens  avaient  un  charme  inexprimable.  Hier,  j'avais 
repris  ma  place  accoutumée  :  je  jouissais  du  plaisir 
de  la  voir,  de  me  dire  que  j'en  étais  aimé,  que  je  lui 
consacrerais  ma  vie.  Heureux  lorsqu'elle  m'écou- 
tait,  heureux  lorsqu'elle  évitait  mes  regards  ,  je  l'ai- 
mais  de  respecter  les  convenances,  je  l'adorais  de  les 
oublier  pour  moi. 

Tout-à-coup  les  portes  s'ouvrent,  et  on  annonce 
mon  père.  Le  premier  objet  qui  dut  le  frapper  fut 
madame  de  Rieux  ,  entourée  de  lumières  pour 
mieux  voir  son  ouvrage  ,  mais  aussi  par  là  mieux 
éclairée  ,  et  moi  assis  près  d'elle.  Nul  autre  ne  pou- 
vait s'en  être  approché  ;  car  il  n'y  avait  à  côté  de  son 
métier  que  le  fauteuil  que  j'occupais. 

Dès  que  mon  père  parut ,  je  fis  Tétourderie  d'al- 
ler au-devant  de  lui ,  comme  s'il  m'eut  été  permis  de 
faire  les  honneurs  de  cette  maison;  puis,  au  lieu  de 
retourner  auprès  de  madame  de  Rieux,  j'allai  me 
placer  devant  la  cheminée.   Madame  d'Kstouleville 


400  FXGHNE    DE    IIOTÏÏELIX, 

en  parut  mécontente  ;  Athénaïs  me  fit  un  signe  <!e 
reproche. 

Mon  père  s'assit  :  il  était  extrêmement  sérieux. 
Après  deux  ou  trois  phrases  insignifiantes,  il  dit  à 
madame  d'Eslouteviile  qu'il  comptait  partir  pour  ses 
terres  à  la  fin  de  la  semaine  ,  et  y  passer  six  mois.  Il 
ne  m'en  avait  pas  encore  parlé.  Je  trouvai  quelque 
chose  de  cruel  à  m'annoncer  ce  départ  devant  du 
monde,  sans  m'avoir  averti,  sans  que  j'eusse  pu  y 
préparer  Athénaïs...  Ah!  si  mon  père  s'était  seule- 
ment donné  le  temps  de  la  connaître,  je  suis  con- 
vaincu qu'il  l'aurait  aimée,  et  lui  aurait  confié  mon 
bonheur  sans  inquiétude. 

Cette  nouvelle  fut  un  coup  de  foudre  pour  Athé- 
naïs comme  pour  moi.  Sa  contenance  changea  :  trop 
émue,  trop  agitée,  ne  pouvant  se  contraindre,  elle 
laissa  son  ouvrage  et  quitta  la  chambre.  Comme  elle 
la  traversait,  je  m'approchai  d'elle,  lui  ouvris  la 
porte,  et  n'eus  que  le  temps  de  lui  dire  tout  bas  :  c<  Si 
vous  vouliez  ,  nous  nous  verrions  tous  les  jours.  » 
—  Dès  qu'elle  fut  sortie  j'allai  me  cacher  derrière  le 
cercle.  Là  ,  je  restai  dans  un  accablement  profond  ; 
je  ne  puis  exprimer  ce  que  j'éprouvais.  Six  mois  sans 
se  revoir  !  impossible  !  Laisser  mon  père  partir  seul  ! 
l'abandonner  dans  cette  terre  où  il  m'a  élevé  !  lui  pa- 
raître ingrat  !  il  vaudrait  mieux  mourir. 

Cependant  Athénaïs  était  toujours  devant  mes 
yeux  ;  je  la  voyais  pâle  ,  oppressée  ,  traverser  cette 
chambre  en  se  tenant  à  peine.  Aussi,  au  premier 
bruit  ,  à  la  première  personne  qui  vint  ,  je  m'écbap- 


EUGÎ:\E    DE    ROTIIF.MX.  401 

pai  et  montai  chez  madame  de  Rieux.  —  «  Àh!  Eu- 
gène ,  me  dit-elle,  les  torts  sont  toujours  punis.  Un 
vain  orgueil  m'a  fait  désirer  que  votre  père  me  re- 
grettât :  j'ai  voulu  être  aimée  de  vous ,  et  (Test  moi 
qui  vous  aime!  moi  qui  serai  malheureuse!  » — 
Avec  quelle  tendresse  je  la  rassurai  sur  mes  senti- 
mens ,  mais  en  lui  avouant  que  j'accompagnerais  mon 
père  !  —  «  Cédez  au  désir  de  madame  d'Estouteville; 
faites  annuler  votre  mariage,  alors  j'aurai  le  droit 
de  demander  à  mon  père  de  vous  recevoir  comme  sa 
fille ,  comme  ma  femme  ;  et  le  bonheur  de  vivre  avec 
vous  sera  le  prix  de  mon  obéissance  à  le  suivre  dans 
ses  terres.  »  —  Elle  s'y  refusait  encore  ;  mais  ce 
n'était  plus  cette  ferme  résolution  de  la  veille  :  la 
certitude  d'être  six  mois  séparés  ne  lui  laissait  plus 
la  force  de  refuser  le  seul  moyen  de  nous  voir.  Aussi, 
après  avoir  hésité  quelques  instans  ,  elle  me  permit 
d'engager  la  maréchale  à  commencer  les  démarches 
nécessaires  pour  lui  rendre  sa  liberté.  Cet  aveu  dis- 
sipa toutes  mes  inquiétudes;  et,  condamnés  à  pré- 
voir quelques  peines,  au  moins  nous  ne  craignions 
plus  de  malheurs. 

Madame  d'Estouteville  vint  nous  rejoindre.  Elle 
me  gronda  d'avoir  suivi  sa  petite-fille  ;  elle  la  répri- 
manda de  n'avoir  pas  été  plus  maîtresse  d'elle-même. 
Je  lui  demandai  d'approuver  notre  union  :  elle  nous 
écoutait  comme  des  enfans  qui  se  bercent  d'espérances 
trompeuses. 

Alors  je  tombai  aux  pieds  d'Athénaïs ,  et ,  avec  la 
gravité,  la  solennité  que  j'aurais  mise  devant  les  au- 

34. 


402  EUGÈNE    DE    ROTHEMX. 

tels,  je  lui  dis  :  «  Il  m'est  impossible  rie  déterminer 
l'instant  où  mon  père  consentira  à  noire  mariage  ; 
mais  j'ai  le  droit  de  vous  jurer  que  jamais  ni  mon 
cœur,  ni  ma  main,  ni  mon  nom,  n'appartiendront 
à  un  autre  que  vous  ,  et  que  je  suis  à  vous  pour  tou- 
jours. Sachez  ,  dis-je  à  madame  d'Estouteville,  que 
lorsque  j'apprendrai  à  mon  père  qu'Athénaïs  a  reçu 
ma  promesse,  mon  serment ,  peut-être  en  sera-t-il 
affligé  jusqu'à  ce  qu'il  la  connaisse  davantage  ;  mais 
lui-même  ne  supporterait  pas  l'idée  d'un  fils  parjure: 
il  me  l'a  répété  mille  fois.  —  Ce  n'est  pas  assez,  ré- 
pondit madame  d'Estouteville;  les  rapports  de  nais- 
sance, les  avantages  de  fortune  ne  suffisent  pas.  Il 
faut  que  ma  petite-fille  soit  reçue  par  votre  père 
comme  pouvant  contribuer  à  son  bonheur  et  à  celui 
de  sa  maison.  »  —  Je  me  relevai  sans  lui  répondre  , 
j'osai  prendre  la  main  d'Athénaïs,  et,  devant  sa 
mère ,  je  lui  répétais  encore  :  A  vous  pour  toujours. 
—  Elle  me  demanda  si  je  la  verrais  le  lendemain. 
Dans  cet  instant  où  il  était  question  de  toute  la  du- 
rée delà  vie ,  combien  mon  cœur  lui  sut  gré  d'atta- 
cher la  même  importance  au  plaisir  de  nous  voit  un 
moment!  Je  ne  pouvais  me  séparer  d'elle  ;  Athénaïs 
était  devenue  la  compagne  de  toutes  mes  heures , 
celle  dont  l'image  se  mêlait  à  toutes  mes  idées  d'ave- 
nir,  à  toutes  mes  espérances  de  bonheur  ;  et  seul, 
en  la  quittant,  je  renouvelai  le  serment  d'un  éternel 
amour. 


ElïGFAF    DF    R0TIÏFX1\.  403 

CHAPITRE  XXVI. 

En  revenant  chez  mon  père ,  j'éprouvais  une  tran- 
quillité, une  force  crame  qui  m'étaient  inconnues. 
Sûr  de  mon  respect  pour  lui ,  je  me  croyais  à  l'abri 
de  ses  reproches  $  sûr  de  mon  affection  pour  elle, 
je  ne  redoutais  plus  son  injustice.  Ils  pouvaient  m'af- 
fliger,  sans  que  je  leur  donnasse  le  droit  de  se  plain- 
dre. Décidé  à  me  dévouer  à  leur  bonheur,  je  n'au- 
rais pas  permis  à  madame  de  Rieux  de  me  deman- 
der un  seul  des  instans  que  je  devais  consacrer  à 
mon  père;  et  assurément  je  n'aurais  pas  consenti 
non  plus  de  sacrifier  mes  sentimens  pour  elle. 

Il  se  promena  assez  long-temps  dans  sa  chambre 
sans  me  parler.  Enfin,  il  me  dit:  «Quoique  je 
n'aime  point  madame  d'Estouteville ,  je  crois  devoir, 
en  honnête  homme ,  vous  avertir  qu'aujourd'hui  vo- 
tre humeur  a  compromis  madame  de  Rieux.  —  Je 
n'ai  pu  me  défendre  d'un  moment  de  surprise  que 
votre  bonté  aurait  pu  m'épargner.—  De  mon  temps, 
les  surprises,  la  passion  môme,  n'étaient  pas  re- 
çues comme  excuses  pour  une  indiscrétion.  —  Il  me 
semble,  mon  père,  que  vous  auriez  pu  me  préparer 
à  ce  voyage.  —  Ce  n'est  pas  vous  que  j'ai  voulu  y 
préparer,  ce  sont  les  personnes  chez  lesquelles  je 
vous  trouvais. 

—  Mon  père ,  depuis  quatre  mois  je  vois  tous 
les  jours  madame  de  Rieux  ;  il  n'est  pas  une  de  ses 
actions  que  je  ne  connaisse  et  n'aie  approuvée  ,  pas 


404  EUGENE    DE    ROTHEMX. 

un  de  ses  sentimens  qui  ne  me  promette  du  bon- 
heur. Voici  la  lettre  qu'elle  m'a  écrite  la  veille  de 
votre  arrivée  :  lisez-la  ;  mais  sachez  que  depuis  il 
n'est  pas  de  jour  où  nous  n'ayons  renouvelé  l'enga- 
gement de  vous  rendre  heureux.  —  Grand  Dieu  ! 
s'écria-t-il ,  madame  de  Rieux  serait-elle  libre?... 
Ah  !  que  voulez-vous  dire....  expliquez-moi  ce  mys- 
tère qui  me  fait  trembler.  —  Mon  père,  Athénaïs 
n'est  plus  libre ,  et  elle  a  promis  d'être  à  moi.  —  Hé 
bien  !  moi  je  promets  que  jamais...  »  —  Je  pris  ses 
mains  dans  les  miennes.  —  «  Mon  père,  m'écriai-je, 
ne  promettez  rien  ;  mon  serment  a  précédé  le  vôtre, 
il  est  irrévocable.  —  Imprudent!  connaissez-vous 
les  raisons  invincibles  qui  m'éloignent  de  cette  fa- 
mille? —  Vous  n'avez  pas  voulu  me  les  dire  lors- 
qu'elles pouvaient  prévenir  mon  cœur  et  l'empêcher 
de  se  donner...  Malgré  ces  raisons,  vous  ne  m'en 
avez  pas  moins  conduit  chez  madame  d'Ëstouteville-, 
j'y  ai  vu  madame  de  Rieux,  et  pouvais-je  la  voir 
sans  l'aimer?...  Mon  père,  je  me  suis  lié  par  tous 
les  sermens  qui  engagent  l'honneur  :  j'ai  promis  le 
bonheur  d' Athénaïs  ;  mais  je  vous  confie  le  mien.  — 
Eh  !  que  puis-je  faire  pour  le  vôtre,  quand  vous  vous 
êtes  engagé  sans  mon  aveu?  —  Il  est  vrai,  j'ai  pro- 
mis mon  cœur  et  ma  main  ;  mais  aussi  j'ai  juré  d'at- 
tendre votre  consentement.  —  Tant  que  j'existerai, 
je  ne  permettrai  pas...  » — Un  cri  affreux  s'échappa 
de  mon  âme  ;  il  effraya  mon  père ,  et,  grâce  au  ciel, 
suspendit  l'arrêt  qu'il  allait  prononcer.  —  «  Mon 
père,  n'attachez  jamais  l'époque  d'un  bonheur  pour 


EUGENE    DR    ROTHEUN.  405 

moi,  au  moment  de  vous  perdre Usez  de  votre 

pouvoir,  abusez-en  même  ;  je  n'en  souhaiterai  pas 
moins  la  durée  de  votre  existence-,  mais  vous  pou- 
vez me  faire  haïr  la  vie.  »  —  Mon  père  paraissait 
désespéré.  —  «  Allez,  mon  fils ,  me  dit-il  ;  demain, 
vous  connaîtrez,  vous  jugerez  votre  père.  »  —  Je 
voulais  rester,  il  me  fit  signe  de  me  retirer,  et  je  le 
quittai  plus  malheureux  qu'il  n'était  lui-même. 

Quelle  nuit  j'ai  passée!  Ce  matin,  accablé  de  fa- 
tigue ,  je  m'étais  assoupi  ;  un  bruit  de  voiture  m'a 
réveillé  :  j'ai  sonné ,  et  l'on  m'a  dit  que  mon  père 
venait  de  partir  pour  sa  terre  en  me  laissant  la  lettre 
suivante. 


CHAPITRE  XXVTI. 

Lettre  du  comte  de  Rothelin  à  son  fils, 

«  J'avais  résolu,  mon  fils,  de  ne  jamais  vous 
parler  de  mes  peines  ;  mais  je  vois  que  même  nos 
enfans  interprètent  défavorablement  notre  conduite, 
dès  qu'elle  sort  des  routes  communes  et  que  le  motif 
leur  en  est  inconnu. 

»  Je  veux  bien  aujourd'hui  vous  rendre  compte 
des  raisons  qui  m'ont  déterminé;  ensuite  je  vous 
permets  d'opter  entre  vos  nouveaux  amis  et  moi. 

»  J'ai  été  élevé  par  un  père  qui  avait  toute  la  sé- 
vérité des  anciennes  mœurs.  Le  respect  qu'il  nous 
inspirait   était  tel,    qu'un  de  ses  regards  suffisait 


406  EtJGKlVE    DE    ROTHELIW 

pour  tout  mouvoir  ou  tout  suspendre  dans  sa  mai- 
son. Si  volonté  suprême,  immuable,  me  paraissait 
le  droit  naturel  du  chef  de  sa  famille;  la  soumission 
de  ma  mère,  l'état  convenable  d'une  épouse. 

))  Mon  père,  ayant  éprouvé  une  injustice,  avait 
quitté  la  cour  encore  jeune  et  s'était  retiré  dans  ses 
terres.  Là,  sans  rien  regretter,  sans  rien  vouloir, 
sans  daigner  se  défendre,  il  avait  acquis  l'impor- 
tance et  l'autorité  dont  jouissaient  autrefois  les  sei- 
gneurs suzerains.  Juste,  loyal,  bienfaisant,  vrai- 
ment noble,  son  château  était  le  rendez-vous  de 
toute  la  province.  Appui  du  pauvre ,  conseil  du  ri- 
che, son  estime  était  un  bien  nécessaire  à  tous. 

)>  Il  m'avait  fait  entrer  dans  l'état  militaire  à  seize 
ans  -,  grièvement  blessé  dès  ma  première  campagne1, 
ma  santé  affaiblie  me  força  de  quitter  le  service  :  je 
me  fixai  près  de  lui.  Ses  vertus,  ses  préceptes  me 
donnèrent  cette  austérité  de  caractère,  qui  m'inspire 
pour  la  faiblesse  presque  autant  de  mépris  que  les 
autres  hommes  en  ont  pour  les  fautes. 

»  Je  venais  d'avoir  vingt-cinq  ans  lorsque  mon 
père  mourut.  Il  me  recommanda  de  me  marier , 
mais  de  ne  point  épouser  une  femme  dont  je  serais 
amoureux  ;  parce  qu'elle  me  subjuguerait,  au  moins 
pendant  ce  temps  de  passion  ,  et  qu'ensuite  elle  ne 
pourrait  revenir  sans  débats  à  la  déférence  qui  n'est 
que  Tordre  dans  le  mariage. 

)>  Il  me  conseilla  de  ne  point  épouser  une  femme 
riche,  parce  que  les  biens  considérables  que  je  tien- 
drais de  lui  ne  me  laissaient  rien  à  désirer,  et  que 


EUGENE  de  uotiieliîv.  407 

peut-être  les  avantages  qu'elle  me  devrait  lui  inspi- 
reraient de  la  reconnaissance. 

)>  Il  m'ordonna  de  la  choisir  dans  ces  familles  dont 
le  nom  historique  réveille  d'illustres  souvenirs  :  — 
Car,  me  disait-il ,  si  ses  parens  n'ont  point  consené 
les  nobles  vertus  de  leurs  ancêtres,  au  moins  par 
orgueil  elle  entretiendra  ses  enfans  de  leurs  hauts 
faits  d'armes ,  de  leurs  sentimens  généreux  ;  et  la 
grandeur  qui  vient  des  belbs  actions  élèvera  leur 
jeune  courage.  Puissent-ils  apprendre  ainsi  ,  dès  le 
berceau ,  que  les  vertus  ordinaires  ne  sont  pas  le 
but ,  mais  le  commencement  de  leur  carrière  ! 

»  La  succession  de  mon  père  me  força  de  venir  à 
Paris.  J'allai  voir  madame  d'Estouteville.  Sa  mai- 
son était  alors,  comme  elle  l'est  aujourd'hui,  une 
sorte  de  tribunal  où  tout  ce  qui  prétendait  à  quelque 
distinction  se  croyait  obligé  de  comparaître.  Je  m'a- 
perçus trop  tard  que  les  sentimens  vrais  et  simples 
n'existaient  plus  chez  madame  d'Estouteville ,  et 
que  tout  ce  qui  est  convention  était  devenu  pour 
elle  une  seconde  nature. 

»  Le  maréchal  d'Estouteville,  presque  aussi  am- 
bitieux que  sa  femme,  avait  encore  plus  d'orgueil. 
Parlant  à  peine ,  saluant  à  demi ,  tenant  tout  à  dis- 
tance, on  disait  de  lui  que  sa  lunette  ne  regardait 
les  hommes  que  par  le  côté  qui  éloigne  :  ses  enfans  , 
sa  femme  même  ne  l'ont  jamais  approché  sans  crain- 
te. Malgré  cette  fierté  révoltante,  monsieur  d'Estou- 
teville était  cependant  fort  considéré  ;  une  réserve 
impénétrable  le  rendait  d'une  société  sure.  Sa  taille. 


408  EUGÈMi    JJL    ÎIOTHLLIV. 

plus  élevée  que  celle  des  hommes  ordinaires,  donnait 
à  son  regard  dédaigneux  une  sorte  de  naturel  :  il 
était  comme  obligé  de  n'apercevoir  qu'au-dessous 
de  lui. 

)>  Le  fils  aîné  de  monsieur  dEstoutevillc  devait 
hériter  de  toute  sa  fortune  ;  le  second,  déjà  cheva- 
lier de  Malte  ,  avait  prononcé  ses  vœux  et  possédait 
une  riche  commanderie  :  l'un  et  l'autre  se  trouvaient 
absens  lorsque  j'arrivai  à  Paris. 

»  Mademoiselle  dEstouteville  était  chanoinesse. 
Son  père  prétendait  la  faire  nommer  abbessc  de  JRe- 
miremont;  non  qu'il  désirât  sacrifier  sa  fille,  non 
qu'il  n'eût  pu  choisir  pour  elle  entre  les  partis  les 
plus  considérables ,  mais  parce  qu'il  voulait  qu'elle 
eut  cette  place,  la  première  de  tous  les  chapitres 
nobles. 

»  La  sœur  de  monsieur  d'Estouteville  avait  épousé 
le  comte  d'Estaing;  elle  était  morte  jeune  en  accou- 
chant d'une  fille  :  avant  de  mourir  elle  avait  confié 
cet  enfant  à  madame  d'Estouteville.  Des  circonstan- 
ces malheureuses  ayant  dérangé  la  fortune  de  mon- 
sieur dEstaing,  il  s'était  remarié  pour  la  rétablir, 
avait  eu  un  fils-,  et,  en  mourant,  peu  d'années 
après ,  il  n'avait  pensé  à  mademoiselle  d'Estaing 
que  pour  la  recommander  aux  bontés  du  maréchal. 

»  Lorsque  je  fus  présenté  à  madame  d'Estoute- 
ville ,  sa  fille  était  avec  elle  :  Sophie  grande  ,  belle , 
avait  cet  air  digne  et  noble  qui  semble  annoncer  tou- 
tes les  vertus  ;  mais  à  dix-huit  ans  elle  avait  à  peine 
jeté  un  regard  sur  le  monde,  et  elle  se  croyait  le 


EUGÈNE    DL    ROTHELIN.  409 

droit  de  comparer!  de  juger,  d'avoir  une  opinion. 

»  Près  d'elle  était  mademoiselle  d'Eslaing;  je  la 
savais  sans  fortune  :  on  la  disait  malheureuse  chez 
son  oncle.  En  la  voyant ,  je  me  rappelai  les  conseils 
de  mon  père;  je  ne  pouvais  même  les  éloigner  de 
mon  esprit;  ils  me  poursuivaient  malgré  moi,  et  tous 
lés  mouvemens  d'Amélie  attiraient  mon  attention. 

»  Elle  avait  une  douceur  et  une  grâce  particu- 
lières :  sa  figure,  extrêmement  blanche,  mais  un  peu 
pale,  offrait  quelque  chose  de  si  pur,  de  si  transpa- 
rent, que  la  moindre  agitation  la  colorait.  Elle  ve- 
nait d'avoir  seize  ans;  son  air  était  sensible,  mais 
craintif;  son  regard  baissé,  sa  voix  douce,  presque 
incertaine,  ses  pas  légers,  sa  démarche  timide  ;  en- 
fin il  semblait  qu'elle  n'avancerait  dans  la  vie  qu'en 
tremblant. 

»  Je  ne  doutais  pas  qu'Amélie  ne  fut  la  femme 
que  mon  père  aurait  préférée  ,  mais  je  me  demandais 
si  elle  ne  m'avait  point  paru  trop  séduisante?  Sa  ti- 
midité me  rassura;  un  sentiment  secret  me  disait 
que  ces  yeux  n'auraient  jamais  de  colère,  que  celte 
voix  ne  s'élèverait  jamais  jusqu'à  la  plainte. 

»  Je  fus  quinze  jours  sans  retourner  chez  ma- 
dame d'Estouteville.  Pendant  ce  temps  ,  je  cherchais 
tous  ceux  qui  fréquentaient  sa  maison.  Je  parlais 
d'abord  de  Sophie  :  on  la  louait  généralement;  mais 
on  s'accordait  à  lui  trouver  ces  qualités  brillantes, 
prononcées,  qui  attirent  trop  l'attention  ,  jettent 
trop  d'éclat  et  ne  laissent  pas  sentir  assez  le  besoin 
d'un  soutien. 

33 


410  EIGÈ:\E    DE    KOTUELIN. 

»  Pour  Amélie,  on  ne  la  louait  pas;  mais  on  l'ai- 
mait. Oui,  mon  fils,  tout  le  monde  l'aimait.  Les 
religieuses  qui  lavaient  élevée  parlaient  de  sa  piété  ; 
ses  parens ,  de  sa  soumission  ;  ses  jeunes  compa- 
gnes,  de  sa  douceur ^  le  pauvre,  de  sa  bienfai- 
sance. Ce  qui  me  touchait  encore,  c'est  qu'on  ne  di- 
sait du  bien  d'Amélie  que  relativement  à  soi ,  parce 
qu'elle-même  était  toujours  occupée  des  autres. 

»  Après  avoir  pris  toutes  les  informations  que 
je  pus  imaginer  et  m'ctre  convaincu  que  je  trouve- 
rais dans  Amélie  l'épouse  attentive,  exemplaire, 
sans  laquelle  je  ne  pouvais  être  heureux  ,  je  retour- 
nai chez  madame  d'Estouteville  et  lui  demandai  un 
rendez-vous  pour  le  lendemain.  Il  était  connu  que 
c'était  par  elle  seule  que  l'on  arrivait  à  monsieur 
d'Estouteville. 

»  Une  fois  décidé  à  épouser  Amélie,  je  ne  vou- 
lais ni  la  laisser  un  jour  de  plus  chez  son  oncle,  ni 
donner  à  l'amour  le  temps  de  me  subjuguer. 

))  Je  ne  puis  rendre  l'espèce  de  chagrin  que  j'a- 
perçus dans  les  yeux  de  madame  d'Estouteville, 
lorsque  je  lui  demandai  sa  nièce  en  mariage.  — 
«  Amélie!  s'écria-t-elle  d'un  air  surpris  et  affligé. 

—  Mademoiselle  d'Estaing,  repris-je  en  baissant  les 
yeux.  —  Mais  vous  avez,  je  crois,  quatre  ou  cinq 
cent  mille  livres  de  rente?  — -  A  peu  près,  madame. 

—  Je  me  persuadais  que,  pouvant  choisir  dans  toute 
la  France,  vous  auriez  cherché  des  avantages  plus 
considérables.  »  —  J'imaginai  qu'elle  regrettait  ma 
fortune  pour  sa  fille,  el  m'empressai  de  l'assurer 


E1TGENE  dh  noriTi:ij\.  411 

que  jamais  je  n'épouserais  une  femme  qui  pût  avoir 

d'autres  avantages  que  ceux  qu'elle  tiendrait  de 
moi.  —  a  C'est  un  goût  louable  autant  que  rare, 
reprit-elle  ;  cependant  je  crois  ma  délicatesse  obli- 
gée à  vous  rappeler  qu'Amélie  n'a  aucune  fortune. 
—  Je  le  sais  ,  madame.  —  Vous  êtes  donc  bien  dé- 
terminé à  vous  marier?  —  Assurément;  et  je  ne 
conçois  pas  que  madame  la  maréchale  puisse  douter 
d'une  résolution  dont  je  prends  la  liberté  de  lui  par- 
ler. ))  —  Elle  me  regarda  d'un  air  étonné puis 

elle  reprit  :  —  «  Je  devrais  peut-être  borner  là  mes 
réflexions;  cependant  je  vais  vous  parler  avec  une 
franchise  dont  votre  caractère  m'assure  que  je  ne 
puis  jamais  me  repentir...  Monsieur  d'Estouteville 
veut  que  ma  fille  soit  chanoinesse,  et  je  désire  la 
marier  :  il  veut  qu'Amélie  se  fasse  religieuse  ;  l'aus- 
térité du  cloître ,  cette  séparation  du  monde  et  de  sa 
famille  ,  me  paraissent  une  première  mort  à  laquelle 
je  ne  puis  consentir.  C'est  donc  Amélie  que  je  vou- 
drais voir  chanoinesse.  Du  moins  elle  conserverait 
sa  liberté,  pourrait  vivre  chez  moi;  et,  destinée  à 
n'éprouver  que  des  affections  douces ,  peut-être  se 
trouverait-elle  heureuse.  —  Mais,  madame,  pour- 
quoi ne  pas  songer  à  établir  en  même  temps  made- 
moiselle d'Estouteville  et  mademoiselle  d'Estaing? 
—  Tous  nous  connaissez  bien  peu!  reprit-elle  avec 
un  sourire  ple'.n  d'amertume.  Faire  revenir  mon- 
sieur d'Estouteville  sur  une  de  ses  volontés  me  pa- 
raît déjà  une  entreprise  assez  chimérique  ;  jugez  si , 
en  même  temps,  j'essaierai  de  le  faire  changer  de 


412  EUGÈNE    DE    ROTIÏEUV. 

résolution  sur  le  sort  de  mes  deux  filles  ;  car  je  re- 
garde Amélie  comme  ma  fille.  »  —  Après  un  assez 
long  silence  que  je  n'avais  pas  envie  de  rompre,  elle 
ajouta  :  —  «  Sophie  est  l'aînée  ,  il  est  juste  que  d'a- 
bord je  m'occupe  d'elle.  J'ai  en  vue  un  mariage  con- 
sidérable et  qui  lui  convient  sous  tous  les  rapports. 
Amélie  n'a  que  seize  ans ,  son  caractère  se  formera  ; 
et  lorsqu'elle  aura  dix-huit  ans  je  penserai  à  elle.  » 
—  Je  me  sentais  indigné  de  voir  Amélie  sacrifiée  au 
désir  de  marier  Sophie ,  aussi  répondis-je  à  madame 
d'Estouteville  :  «  Je  vous  parlerai ,  madame  ,  avec 
une  égale  franchise.  La  dernière  volonté  de  mon 
père  m'engage  en  quelque  sorte  à  me  marier  cette 
année  môme.  J'oserai  donc  vous  supplier  de  présen- 
ter ma  demande  à  monsieur  le  maréchal.  —  Je  n'ai 
pas  le  droit  de  vous  refuser,  me  dit-elle  sèchement; 
mais  souvenez -vous  que  j'aurais  voulu  éloigner 
l'instant  où  il  prononcera  sur  la  destinée  de  Sophie 
et  d'Amélie.  »  —  Elle  s'arrêta,  comme  si  elle  eut 
encore  espéré  de  me  faire  revenir  au  plan  qu'elle 
avait  formé.  Voyant  que  je  persistais ,  elle  ajouta  : 
a  Dès  aujourd'hui  je  rendrai  compte  à  monsieur 
d'Estouteville  de  vos  intentions;  demain,  à  pareille 
heure,  je  vous  donnerai  sa  réponse.  » 

»  Le  lendemain ,  je  me  rendis  chez  la  maréchale. 
a  Monsieur  d'Estouteville  consent  à  vous  donner  sa 
nièce  ,  me  dit-elle  avec  une  froideur  marquée  ;  mais 
Amélie  craint,  comme  moi,  que  vous  ne  regrettiez 
un  jour  de  lui  avoir  fait  de  trop  grands  sacrifices; 
el  voici  une  lettre  qu'elle  a  voulu  vous  écrire.  — 


EUGÈNE    DE    R0THFU1V.  4  1  3 

Pourquoi  n'a-t-elle  pas  daigné  me  parler? —  Parce 
que  monsieur  d'Estouteville  s'y  est  opposé.  Lorsque 
ce  mariage  sera  arrêté,  lorsque  les  articles  seront 
signés,  il  permettra  que  vous  revoyiez  sa  nièce  : 
jusque-là ,  elle  restera  a  son  couvent.  Elle  y  est  allée 
avec  ma  fille  qui  a  désiré  l'accompagner.  » 

»  L'air,  le  ton  de  madame  d'Estouteville  étaient 
bien  changés.  Depuis  l'instant  où  je  la  priai  de  de- 
mander pour  moi  la  main  d'Amélie ,  elle  ne  me  re- 
garda plus  qu'avec  une  humeur  qu'il  lui  était  im- 
possible de  dissimuler. 

»  Je  croyais  l'avoir  blessée  en  ne  pensant  point  à  sa 
fille.  Je  pensai  qu'elle  était  mécontente  de  voir  Amé- 
lie mariée  la  première  ;  et  je  m'empressai  de  répéter 
que  jamais  je  n'aurais  épousé  une  femme  que  le 
monde  eût  pu  croire  un  grand  parti ,  ou  que  j'eusse 
aimée  vivement.  —  «  J'espère  cependant,  répliqua 
la  maréchale  ,  que  vous  aimez  un  peu  Amélie,  puis- 
que vous  désirez  l'épouser?  —  Tout  ce  qu'on  m'a  dit 
de  son  caractère  convient  parfaitement  au  mien.  — - 
En  effet,  »  reprit-elle  avec  une  émotion  qui  me  sur- 
prit ,  a  il  est  impossible  d'avoir  un  caractère  plus 
doux  ,  plus  sensible.  Amélie  se  croyait  malheureuse 
sans  se  plaindre  ;  elle  jouira  de  la  fortune  avec  mo- 
dération. Mais  lisez  sa  lettre.  » 

»  Elle  était  décachetée  ;  la  maréchale  s'aperçut 
que  je  le  remarquais.  —  «  C'est  monsieur  d'Estou- 
teville  qui  a  ouvert  cette  lettre.  Sophie  nous  lavait 
envoyée  fermée.  En  vérité,  a-t-il  dit,  je  crois  que 
le  mot  de  mariage  tourne  la  tète  aux  jeunes  filles. 

35. 


414  EUGÈNE    DE    ROTIÏEUN. 

Àu-si  ,  pour  toute  réponse,  il  lui  a  fait  denmnder 
depuis  quand  elle  croyait  que  sa  cousine  put  écrire 
à  qui  que  ce  fut  sans  son  aveu.  » 

»  Pendant  ce  temps,  je  lisais  la  lettre  d'Amélie. 
—  «  Vous  trouverez  peut-être  monsieur  d'Estoute- 
ville  un  peu  rigoureux,  me  dit  la  maréchale,  mais 
ma  fille  et  ma  nièce  sont  élevées  comme  je  l'ai  été 
moi-même,  comme  on  Tétait  autrefois.  Mon  père 
disait  toujours  :  Pour  qu'un  mariage  soit  heureux, 
c'est  aux  parens  seuls  à  calculer  les  chances  de  l'a- 
venir. » 

»  J'appuie  sur  tous  ces  détails ,  mon  fils  :  d'abord 
ils  me  sont  si  présens  ,  que  je  crois  entendre  encore 
la  voix  de  madame  d'Estouteville  ;  ensuite ,  ils  vous 
expliqueront  comment  tout  le  bien  qu'on  disait  d'A- 
mélie a  dû  me  décider  à  l'épouser.  D'ailleurs ,  je 
l'avouerai ,  la  sécheresse ,  la  dureté  de  ses  parens, 
augmentaient  mon  intérêt  pour  elle.  Leur  sévérité 
n'était  point  le  résultat  d'un  système  réfléchi ,  mais 
l'absence  de  toute  affection  du  cœur. 

))  Ces  détails  vous  expliqueront  aussi  pourquoi  je 
n'ai  pu  parler  à  Amélie  avant  mon  mariage.  Au  sur- 
plus ,  cette  manière  de  disposer  de  ses  enfans  sans  les 
consulter  était  en  usage  parmi  les  personnes  de  notre 
rang;  ainsi,  dans  tout  cela,  rien  ne  devait  ni  me 
surprendre,  ni  m'arrèter. 

»  Voici  la  lettre  d'Amélie  : 

«  Monsieur  d'Estouteville  m'a  dit ,  monsieur,  que 
»  vous  étiez  disposé  à  unir  voire  sort  au  mien.  Sou- 


El.T,F!\F    DE    R0TIÏEL1X.  A  !  5 

»  mise  entièrement  à  mon  oncle ,  qui  a  rendu  toute 
»  justice  à  vos  vertus,  je  ne  m'occupe  plus  de  mon 
»  bonheur,  mais  le  vôtre  m'inquiète. 

)>  Je  me  suis  réservé  le  droit  de  vous  rappeler  que 
»  ma  fortune  est  absolument  nulle.  Destinée  au  cloi- 
»  tre ,  j'ai  peu  cultivé  les  talens  qui  font  réussir  dans 
»  le  monde;  j'en  ignore  les  convenances,  les  habitu- 
»  des  ;  je  n'en  désirais  point  les  avantages.  Je  crains 
»  même  que  la  retraite,  en  me  laissant  plus  sensi- 
)>  ble  qu'une  autre  à  toutes  les  peines  de  la  vie ,  ne 
»  m'ait  fait  sentir  par  avance  le  vide  de  ses  consola- 
»  tions. 

))  Voilà  ,  monsieur,  ce  que  j'ai  cru  devoir  vous 
»  dire.  Si  ces  aveux  ne  changent  point  vos  résolu- 
»  tions,  ils  seront  assez  présens  à  mon  esprit  pour 
»  me  rappeler  toujours  ce  que  je  vous  devrai. 

)>  Amélie.  » 

»  Je  demandai  à  madame  d'Estouteville  la  per- 
mission de  répondre  à  sa  nièce;  elle  y  consentit. — • 
«  Mais,  ajouta-t-el!e,  je  crois  devoir  vous  engager 
à  me  remettre  votre  lettre  ;  car  monsieur  d'Estou- 
teville vous  prie  de  ne  pas  aller  au  couvent  sans  lui. 
Ma  fille  est  avec  Amélie  :  il  ne  veut  point ,  mVl-il 
dit,  qu'elle  ait  l'exemple  de  ces  conversations  senti- 
mentales ,  qui  lui  rendraient  peut-être  un  jour  la  sou- 
mission difficile. 

»  Assurément ,  j'étais  fort  loin  de  vouloir  inspirer 
des  idées  romanesques  à  une  jeune  personne  ;  mais 


416  EUGENE    DE    ROTHELIN. 

je  ne  pus  blâmer  la  réserve  que  monsieur  d'Estou- 
teville  exigeait. 

«  Apportez-moi  voire  réponse,  me  dit  la  maré- 
chale, je  la  donnerai  à  ma  nièce.  Monsieur  d'Estou- 
teville  vous  attend  demain  au  soir  pour  convenir  des 
articles.  Il  a  décidé  qu'Amélie  reviendrait  ici  le  jour 
de  la  signature  du  contrat ,  et  que  le  lendemain  on 
célébrerait  votre  mariage.  » 

»  Je  vous  l'avoue ,  mon  fils ,  je  regrettais  de  ne 
point  voir  Amélie,  de  ne  pas  interroger  son  cœur. 
Cependant,  ce  sentiment  de  résignation,  d'obéis- 
sance ,  me  paraissait  tellement  l'état  convenable 
d'une  jeune  personne  envers  sa  famille ,  que  je  ne 
voulais  rien  disputer  à  l'autorité  du  maréchal. 

»  Le  lendemain,  j'apportai  ma  réponse  à  madame 
d'Estouteville.  J'avais  cru  devoir  y  détailler  mes  opi- 
nions ,  fondées  sur  des  principes  invariables.  La 
crainte  d'induire  Amélie  en  erreur,  ou  de  la  laisser 
se  tromper  elle-même  ,  m'avait  engagé  à  me  montrer 
encore  plus  austère  que  je  ne  comptais  l'être  après 
notre  union. 

»  La  maréchale  lut  ma  lettre.  —  «  Je  veux  vous 
donner  une  grande  marque  d'intérêt,  me  dit-elle. 
Cette  lettre  est  très-propre  à  effaroucher  une  jeune 
personne.  J'aime  à  vous  croire  disposé  à  plus  d'in- 
dulgence ;  mais  Amélie  l'ignore.  Pourquoi  l'effrayer? 
Hélas!  ajouta-t-elle  tristement,  la  vie  n'est  bonne 
que  par  les  illusions.  Si  à  votre  âge  vous  n'en  éprou- 
vez plus  ,  au  moins  ne  renoncez  pas  à  celles  que  vous 
pouvez  faire  naître.  » 


EUGENE    DE    ROTIIEMX.  41" 

»  Madame  d'Estoutevillc  avait  raison.  Cependant, 
l'inquiétude  de  laisser  à  Amélie  une  seule  espérance 
trompeuse  me  tourmentait.  J'avais  mis  tant  de  soins 
à  m'informer  de  son  caractère,  que  je  croyais  la 
connaître  mieux  qu'elle  ne  se  connaissait  elle- 
même.  Mais  moi ,  qu'elle  n'avait  fait  qu'entrevoir; 
moi ,  si  sévère ,  n'étais-je  pas  obligé ,  en  honnête 
homme  ,  de  la  prévenir  sur  tout  ce  qui  pouvait  lui 
déplaire  ? 

»  Pendant  que  j'étais  livré  à  ces  pensées,  madame 
d'Estouteville  me  présenta  du  papier,  de  l'encre,  et, 
avec  un  air  d'autorité  assez  aimable,  elle  me  dit: 
«  Allons,  adoucissez  vos  déclarations  antisociales  ; 
j'espère  que  vous  m'en  remercierez  un  jour.  »  —  Je 
lui  obéis  ;  mais  ,  en  écrivant ,  j'étais  encore  tout 
occupé  de  ces  principes  dont  j'avais  été  imbu  dans 
mon  enfance.  S'il  m'eut  été  permis  de  parler  à  Amé- 
lie ,  je  les  aurais  peut-être  en  effet  adoucis.  Ma  se- 
conde lettre  ne  valait  donc  guère  mieux  que  la  pre- 
mière. 

»  Vous  voyez  ,  mon  fils ,  que  je  vous  dis  le  bien 
comme  le  mal.  En  m'accusant  moi-même  avec  tant 
de  sincérité ,  je  crois  acquérir  le  droit  de  vous  per- 
suader, lorsque  j'aurai  à  me  plaindre  des  autres. 

»  La  maréchale  était  loin  d'être  contente.  Mon- 
sieur d'Estouteville  parut  ;  elle  lui  soumit  ma  ré- 
ponse ,  il  l'approuva  ,  et  dès-lors  sa  femme  ne  se  per- 
mit plus  une  objection. 

»  Elle  parlait  pour  le  couvent  ;  je  la  conduisisjus  ♦ 
qu'à   sa  voiture,  assez  tourmenté  de  l'impression 


418  EtlGE.XE    DE    ROTHELIN. 

que  ma  lettre  produirait  sur  Amélie  ;  mais  si 
elle  en  était  satisfaite,  quel  triomphe  pour  moi, 
quel  espoir  de  repos  ,  de  tranquillité  pour  mou 
avenir  ! 

))  Je  m'empressai  de  retourner  chez  la  maréchale. 
—  «  J'ai  encore  une  lettre  à  vous  donner,  me  dit- 
elle  ;  monsieur  d'Estouteville  veut  que  ce  soit  la  der- 
nière. Désormais,))  ajouta-t-elle  en  souriant,  «je 
ferai  les  demandes  et  les  réponses,  car  vous  n'avez 
guère  plus  de  raison  l'un  que  l'autre.  » 

))  Amélie  m'écrivait  :  —  «.  En  apprenant  la  réso- 
lution où  vous  êtes  de  guider  mon  inexpérience  ,  je 
deviens  plus  tranquille  ;  mes  pas ,  dirigés  par  vous, 
seront  plus  assurés.  Il  me  semble  que  je  n'aurai  ni 
à  m' occuper  de  mon  bonheur,  ni  à  craindre  pour  le 
vôtre.  Aussi ,  puis  je  promettre  sans  effort  une  dé- 
férence que  rien  n'altérera  jamais.  » 

))  Le  soir  ,  je  me  rendis  chez  monsieur  d'Estoute- 
ville. Après  avoir  eu  la  bonté  de  me  dire  qu'il  était 
flatté  de  me  voir  allié  à  sa  famille ,  il  m'avoua  qu'il 
avait  consenti  avec  peine  au  mariage  d'Amélie.  — 
«  Je  n'aime  point  les  grandes  obligations  entre  deux 
époux,  ajouta-t-il.  Je  sais  qu'avec  un  homme  hon- 
nête, délicat  comme  vous  l'êtes,  elles  ont  moins 
d'inconvénient  ;  cependant,  il  eut  été  plus  raisonna- 
ble pour  mademoiselle  d'Estaing  de  s'enfermer  dans 
un  cloître.  Je  l'avais  résolu  ,  elle  y  était  déterminée; 
mais  madame  d'Estouteville  ne  pouvait  supporter 
l'idée  de  ces  va^ux  éternels.  Il  semblait,  à  l'en- 
tendre, qu'Amélie  serait  la  première  qui  ,  par  re  - 


LIGENÈ    DE    llOTliLLllN.  419 

pect  pour  les  siens  ,  aurait  embrassé  l'état  religieux. 
Enfin,  vous  vous  êtes  présenté,  et  il  n'a  plus  été 
question  de  couvent.  » 

»  Rappelez-vous  ces  paroles,  mon  fils,  qui  ne 
me  frappèrent  alors  que  pour  trouver  monsieur  d'Es- 
touteville  un  barbare,  capable  de  tout  sacrifier  à  son 
orgueil. 

»  Le  jour  de  la  signature  du  contrat,  Amélie  re- 
vint chez  le  maréchal.  Je  la  vis  pour  la  première  fois. 
Sa  timidité  était  encore  augmentée.  Sophie  ne  la 
quitta  pas  :  attentive  à  suivre  tous  ses  regards  ,  pré- 
venant ses  moindres  désirs,  elle  semblait  avoir  de- 
\iné  les  sollicitudes  d'uue  jeune  mère  qui  marie  sa 
fille.  Leur  mutuelle  affection  me  répondait  de  la 
bonté  de  leur  cœur. 

))  Je  ne  sais  quelle  circonstance  me  fit  passer  dans 
un  salon  voisin  ;  Sophie  vint  m1}  trouver. — «  Mon- 
sieur, »  me  dit-elle  avec  une  inquiétude  si  naïve,  si 
facile  à  calmer,  «  demain  vous  promettez  à  Dieu  de 
rendre  ma  cousine  heureuse!...  Sûrement,  vous 
tiendrez  cette  promesse?  »  —  Ses  mains  étaient  join- 
tes ,  comme  si  son  propre  bonheur  eût  dépendu  de 
moi.  Je  me  récriai  sur  l'injustice  d'en  douter.  — 
«  Àh  !  »  reprit-elle  en  soupirant,  «  vous  avez  l'air 
bien  sévère!  »  —  Et  cet  air  sévère,  qui  efi rayait 
Sophie,  vint  encore  m'expliquer  les  craintes  d'A- 
mélie. 

))  Lorsqu'il  fallut  signer  le  contrat,  Amélie  trem- 
blait, son  nom  était  à  peine  lisible.  Comment  fus-je 
assez  préoccupé  pour  que  son  trouble  ne  nf  éclairât 


4  20  ELGÈ\E    DE    KOLilELLX. 

point!  Je  lui  offris  les  présens  d'usa6e-,  la  maré- 
chale seule  parut  les  apprécier;  Amélie  les  vit,  parce 
qu'on  lui  dit  de  les  regarder.  Mon  fils  !  mon  cher 
fils  !  quand  on  commence  à  s'aveugler,  tout  accroît 
notre  illusion.  Amélie  si  indifférente  ne  me  parut  que 
raisonnable  et  modérée  :  ce  qui  aurait  dû  rn'avertir 
ajoutait  à  mon  erreur. 

»  Le  lendemain  ,  la  famille  de  mademoiselle  d'Es- 
taing,  celle  de  monsieur  d'Estouteville,  la  mienne, 
se  réunirent  à  midi  chez  le  maréchal  :  c'était  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  grand  ,  de  connu  en  France ,  qui  ve- 
nait être  témoin  de  notre  union. 

»  On  se  rendit  dans  la  chapelle  de  monsieur  d'Es- 
touteville.  Amélie,  qu'on  disait  à  sa  toilette  ,  se  lit 
assez  attendre  ;  dés  qu'elle  arriva ,  le  prêtre  monta 
à  l'autel  pour  célébrer  notre  mariage. 

))  Elle  était  pâle ,  respirait  à  peine.  Je  la  vis  chan- 
celer.... Jusque  là  elle  s'était  contrainte;  je  ne  l'a- 
vais jugée  que  timide  ;  dans  ce  moment,  elle  me  pa- 
rut mourante,  désespérée. 

»  A  l'instant,  comme  éclairé  par  un  trait  de  lu- 
mière ,  et  avec  une  secrète  horreur,  je  me  demandai 
pour  la  première  fois  si  monsieur  d'Estouteville  ne 
l'aurait  pas  forcée  de  consentir  à  m'épouser.  Mais , 
mon  fils,  à  l'autel,  au  milieu  même  de  la  cérémo- 
nie, comment  suspendre  ce  mariage  ?Mademoiselle 
d'Estaing  était  troublée,  il  est  vrai  ;  mais  qu'avait- 
el!e  dit,  qu'avait-elle  fait ,  pour  autoriser  un  pareil 
éclat  devant  toute  la  France?  éclat  qui  m'aurait 
déshonoré,  s'il  ne  l'avait  perdue  sans  retour. 


ELGLINL    DE    ROTHELÏN.  121 

—  a  Amélie,  lui  dis-je  tout  bas  ,  parlez  à  vôtre 
ami  ;  quelle  terreur  vous  a  saisie  !  »  Elle  se  mit  à 
genoux  sans  me  répondre.  Mon  inquiétude  était  au 
comble.  —  «  Amélie,  dites  un  seul  mot,  ou  je  ne 
serai  plus  maître  de  moi.  —  Calmez-vous  ,  »  me  ré- 
pondit-elle avec  une  voix  angélique  ,  «  je  vais  pro- 
mettre à  Dieu  de  vous  consacrer  ma  vie.  »  —  Je 
voulus  me  récrier ,  tout  suspendre  ;  elle  releva  en- 
core sa  tète ,  me  regarda  avec  une  douceur  si  crain- 
tive!... Mon  fils,  quel  regard!  Ces  yeux-là  réap- 
paraîtront à  mon  dernier  moment.  —  «  Prions  tous 
deux,  »  me  dit-elle  avec  un  triste  sourire,  «  prions  ! . .  » 
—  et  sa  tête  retomba  de  nouveau,  et  la  cérémonie 
s'acheva  sans  que  je  fusse  rendu  à  moi-même. 

»  Ce  que  je  souffris  pendant  cette  journée  ne  sau- 
rait s'exprimer.  Agité  par  les  sentimens  les  plus  con- 
traires ,  quelquefois  j'étais  prêt  à  conjurer  Amélie 
de  me  confier  le  secret  de  son  cœur  5  dans  des  in- 
stans  plus  calmes,  je  pensais  qu'il  valait  mieux  lui 
laisser  ignorer  que  j'avais  douté  de  son  affection. 
Tant  qu'elle  croirait  à  mon  estime ,  elle  pourrait  me 
voir  sans  embarras ,  revenir  à  moi  avec  confiance. 

»  Il  me  suffisait  de  regarder  la  figure  céleste  d'A- 
mélie pour  être  plus  tranquille.  Cependant  une  voix 
intérieure  semblait  m'avertir  qu'elle  était  subjuguée 
par  une  préférence  involontaire.  Mais  je  me  flattais 
que  sa  piété  douce  et  pure  me  la  ramènerait ,  et 
qu'elle  finirait  par  être  sensible  à  mes  soins. 

»  Ayant  pu  concentrer  dans  mon  àme  toutes  mes 
impressions,  ce  premier,  ce  terrible  jour,  je  rede- 

06 


422  EUGEftL    DE    KOTIlELlïV. 

vins  tout-à-fait  maître  de  moi ,  et  résolus  de  ne  ja- 
mais laisser  apercevoir  les  tourmens  qui  me  déchi- 
raient. 

»  Cependant,  je  n'envisageais  plus  monsieur  et 
madame  d'Estouteville  sans  une  sorte  d'horreur  :  lui, 
pour  avoir  voulu  sacrifier  Amélie  en  la  renfermant 
dans  un  cloître;  elle,  pour  avoir  fait  mon  malheur, 
et ,  en  affectant  les  dehors  d'un  faux  abandon ,  avoir 
contribué  à  m'aveugler. 

))  Trois  jours  après  mon  mariage  ,  j'emmenai 
Amélie  dans  mes  terres.  Là,  les  semaines,  les  mois 
s'écoulaient ,  sans  que  j'eusse  un  mot ,  un  mouve- 
ment à  lui  reprocher. 

»  Cette  autorité  souveraine,  que  j'avais  prétendu 
exercer  dans  ma  maison,  me  fut  trop  accordée. 
Amélie  était  douce  et  soumise,  mais  si  froide,  si 
réservée ,  que  je  me  sentais  seul  chez  moi.  Mes  vo- 
lontés étaient  toujours  suivies ,  mes  désirs  jamais 
devinés.  11  paraissait  également  impossible  d'arra- 
cher une  plainte  à  Amélie ,  ou  d'en  obtenir  un  sou- 
rire. Enfin,  comme  dans  ces  cloîtres  où  Tordre  d'un 
jour  marque  l'emploi  de  toute  la  vie ,  si  je  n'avais 
pas  changé  moi-môme  quelque  chose  dans  mes  jour- 
nées ,  elles  auraient  été  toutes  semblables. 

»  Amélie  ne  recevait  de  lettres  que  de  madame 
d'Estouteville  et  de  Sophie.  Inquiet  de  cette  corres- 
pondance ,  je  n'eus  qu'à  témoigner  le  désir  de  savoir 
de  leurs  nouvelles;  aussitôt  elle  me  présenta  la  lettre 
qu'elle  venait  d'en  recevoir  ;  et ,  depuis  cet  instant , 
elle  me  montrait  toutes  celles  qui  lui  arrivaient. 


EUGENE    DE    ROTlfELIN.  4  23 

jd  Je  n'avais  donc  rien  ,  absolument  rien  à  dire 
contre  Amélie.  Cependant  je  voyais  qu'elle  était  loin 
d'être  heureuse;  je  ne  Tétais  pas  non  plus.  Peut- 
être  aurais-je  mieux  fait  de  mettre  tous  mes  soins  à 
obtenir  sa  confiance  ;  mais,  mon  fils,  comment  s'ou- 
blier assez  pour  aller  au-devant  d'un  aveu  de  pré- 
férence pour  un  autre,  ou  d'éloignement  pour  soi? 

)>  Amélie  devint  grosse  :  lorsqu'elle  me  l'an- 
nonça, je  la  serrai  contre  mon  cœur,  Hélas!  dans 
ce  moment  de  joie  pour  toutes  les  mères  ,  je  n'osai 
même  pas  lui  demander  si  elle  m'aimait  !  Sa  sin- 
cérité m'effrayait  presque  autant  pour  elle  que  pour 
moi. 

»  Oui,  mon  fils,  votre  père,  disposé  à  tant  de 
sévérité  pour  la  femme  dont  il  aurait  été  aimé , 
éprouvait,  malgré  lui ,  une  tendre  pitié  pour  la  ti- 
mide Amélie.  Que  n'aurais-je  pas  donné  pour  qu'elle 
se  jetât  dans  mes  bras ,  et ,  d'elle-même  ,  vint  cher- 
cher près  de  moi  indulgence  et  consolation? 

»  Amélie  avançait  péniblement  dans  sa  grossesse. 
J'avais  placé  près  d'elle  une  jeune  fille  qui  avait 
paru  lui  plaire;  car  je  ne  savais  comment  traiter' 
cette  âme  souffrante  :  mes  soins  la  troublaient ,  mes 
plaintes  auraient  brisé  son  cœur. 

»  Tous  les  matins  ,  appuyée  sur  cette  jeune  fille, 
elle  s'acheminait  lentement  vers  l'église  ,  et  y  restait 
long-temps  en  prières.  Tous  les  matins ,  à  son  insu  , 
je  la  voyais  revenir  :  ses  pas  la  ramenaient  toujours 
par  le  même  sentier  qu'elle  avait  suivi  la  veille. 
Amélie  n'évitait  ni  ne  préférait  rien. 


4*24  EUGÈNE    DE    ROTIIELIN. 

»  Mon  fils,  Dieu  vous  préserve  de  l'horrible  tour-  ■ 
ment  de  voir  près  de  vous  quelqu'un  de  vraiment 
malheureux!  Je  fuyais  ma  maison,  et  passais  tout 
mon  temps  avec  mes  vassaux  ;  je  ne  songeais  qu'à 
m'étourdir,  et  n'étais  plus  ni  à  moi,  ni  chez  moi. 

»  Le  jour  de  ma  fêle  -,  tous  mes  amis  se  réunirent 
pour  la  célébrer.  Amélie  voulut  me  témoigner  sa 
reconnaissance  :  elle  fut  plus  animée ,  parla  à  toutes 
les  femmes  de  leurs  intérêts ,  de  leurs  familles.  Déjà 
je  m'applaudissais  de  lui  avoir  dissimulé  mes  im- 
pressions, et  croyais  mes  espérances  près  de  se  réa- 
liser. Mais  l'effort  qu'elle  avait  fait  pour  sortir  d'elle- 
même  ,  pour  s'occuper  des  autres ,  lui  avait  été  trop 
pénible;  le  soir  elle  se  trouva  fort  mal.  Alors  je  re- 
nonçai à  la  contraindre,  et  l'abandonnai  à  ses  vo- 
lontés, à  ses  fantaisies  ;  me  flattant  que,  lorsqu'elle 
serait  accouchée,  le  bonheur  d'être  mère  la  ratta- 
cherait à  la  vie  et  à  moi. 

)>  Quelque  temps  après,  la  guerre  éclata.  Amélie 
ne  put  cacher  son  extrême  agitation.  Dès  le  matin  , 
ce  n'était  plus  par  le  sentier  qu'elle  se  rendait  à 
l'église;  c'était  par  le  village.  Elle  s'arrêtait  auprès 
de  chacun  ,  regardait  tout  le  monde  avec  une  som- 
bre inquiétude.  Elle  ne  se  promenait  plus  dans  le 
parc.  Toujours  sur  la  grande  route ,  elle  semblait 
attendre,  aller  au-devant  de  quelqu'un.  Souvent 
accablée  de  fatigue  ,  elle  s'appuyait  contre  un  arbre  ; 
mais  ,  dès  qu'elle  avait  repris  un  peu  de  force  ,  elle 
continuait  sa  marche,  ne  rentrait  que  tard,  reve- 
nant à  regret  sur  ses  pas. 


EUGENE    DE    ROTIIETJN.  425 

)>  Amélie  touchait  au  dernier  mois  de  sa  gros- 
sesse. Je  craignis  que  cette  agitation  ne  fût  nuisible 
à  sa  santé  ,  ne  détruisit  votre  existence  ;  car  je  vous 
aimais,  mon  fils ,  avant  que  vous  lussiez  au  monde  ! 
Frémissant  aussi  que  cette  conduite  d'Amélie  ne  fut 
mal  interprétée,  un  matin  qu'elle  était  restée  plus 
long-temps  que  de  coutume  à  l'église,  j'allai  l'y  trou- 
ver. Elle  était  prosternée  contre  terre  :  je  me  mis 
à  genoux  près  d'elle;  je  la  suppliai  de  soigner  son 
enfant.  Elle  me  regarda  ;  son  visage  était  baigné  de 
larmes.  Je  la  pris  dans  mes  bras.  «  Amélie,  lui  dis- 
je,  pleurez  avec  moi,  que  vos  larmes  tombent  sur 
mon  cœur  ;  mais  que  je  les  voie  seul  !  Craignez  qu'on 
ne  vous  croie  coupable  !  —  Coupable  ,  répondit-elle, 
oh!  non,  jamais  coupable!  Il  ma  laissé  au  moins 
le  bonheur  de  prier  pour  lui!  »  Je  voulus  l'emme- 
ner, a  Non ,  non  ,  me  dit-elle  tout  bas  ;  il  y  a  eu 

une  bataille  :  je  respire,  moi  ! Mais  lui!....  »  Et 

elle  se  prosterna  de  nouveau.  J'osai  rappeler  à  Amé- 
lie ses  devoirs,  ce  Dieu  qui  pouvait  le  punir!...  Oui, 
mon  fils ,  votre  père  ,  si  sévère  ,  était  réduit ,  pour 
sauver  vos  jours ,  à  faire  trembler  votre  mère  pour 
celui  qu'elle  aimait. 

»  Je  réussis.  Amélie  effrayée  prit  mon  bras ,  et 
m'entraîna  hors  de  l'église.  Revenu  avec  ellçi  dans  sa 
chambre,  je  lui  demandai  quand  a>  ait  commencé 
cette  passion  funeste.  —  Elle  couvrit  son  visage  de 
ses  mains ,  et  répondit  seulement  :  «  Nous  avons 
été  élevés  ensemble —  »  — Tout-à-coup,  elle  se 
précipita  à  mes  pieds.  —  «  Dites-moi  que  vous  me 

3f>. 


4*26  EIJC.ÈXF    DR    ROTHFUÎV. 

pardonnez  !  oh  !  dilcs-Ic  moi  •  que  Dieu  lui  pardonne 
aussi  !  »  —  Mon  fils  ,  je  pensai  à  vous  ,  et  je  par- 
donnai.... Mon  (ils,  j'ai  pu  supporter  la  plus  cruelle 
douleur  pour  vous  sauver  ;  et  vous  ne  pouvez  vain- 
cre un  sentiment  qui  me  rendrait  odieuse  la  fin  de 
ma  vie  ! 

»  Voulant  dérober  à  mes  gens  l'état  d'Amélie,  je 
devins  sa  garde,  son  soutien,  son  consolateur-,  je 
voyais  en  elle  votre  mère,  et  cherchais  à  vous  la 
conserver. 

»  Une  nuit  que  j'avais  passée  tout  entière  près  de 
son  lit ,  vers  le  matin  le  sommeil  m'ayant  surpris , 
je  fus  éveillé  par  ses  pleurs.  Je  m'approchai.  A  tra- 
vers ses  rideaux,  je  la  vis  à  genoux;  elle  priait. 
«  Mon  Dieu,  disait-elle ,  je  n'ai  pas  eu  un  jour  de 
bonheur  ,  et  je  meurs  à  dix-sept  ans  !  Pour  ma  jeu- 
nesse, pour  tant  de  larmes  que  j'ai  versées,  mon 
Dieu,  qu'il  vive!  accordez-moi  qu'il  vive!  »  — J'a- 
gitai son  rideau  ;  elle  se  cacha  dans  son  lit,  et  je  l'en- 
tendais étouffer  ses  sanglots. 

»  Ma  fierté ,  mes  principes  même  avaient  fait 
place  à  la  plus  tendre  compassion.  Je  ne  pouvais  me 
défendre  d'une  secrète  horreur ,  en  attendant  la  nou- 
velle de  celte  bataille.  Le  moindre  bruit  épouvantait 
votre  mère;  elle  ne  me  quittait  plus  :  on  fut  donc 
obligé  de  me  dire,  devant  elle,  que  quelqu'un  me 
demandait.  Amélie  se  précipita  avant  moi  vers  la 
porte  ;  elle  aperçut  Sophie ,  devina  trop  le  malheur 
qu'elle  venait  lui  annoncer ,  et  tomba  sans  connnis- 
sance. 


ÈtîGÈîVÉ    DE    ROTHEMX.  4*27 

»  Nous  la  portâmes  sur  son  lit.  En  revenant  à 
elle,  Amélie  mit  sa  main  sur  la  bouche  de  Sophie, 
comme  effrayée  d'entendre  ce  quelle  avait  à  lui  dire. 
Elle  ferma  les  yeux  ;  des  larmes  s'en  échappaient  ; 
elle  ne  respirait  ni  ne  parlait....  Sophie,  à  genoux 
près  d'elle ,  s'efforçait  de  la  ranimer  par  l'excès  de 
la  douleur,  lui  rappelait  son  jeune  frère,  l'aimable 
Alfred  ,  lui  demandait  de  le  pleurer  avec  elle.  Amé- 
lie ,  sans  ouvrir  les  yeux,  lui  répondit  :  a  Ma  vie 
est  finie.  »  —  Je  lui  parlai  de  vous  ,  de  moi,  du  ciel 
même.  Ses  yeux  restèrent  fermés;  elle  joignit  les 
mains  :  «  Pardon  et  pitié  ,  me  dit-elle ,  ma  vie  est 
finie.  »  —  Et  le  soir,  elle  mourut  en  vous  donnant 
le  jour.  » 

Mon  père  n'ajoutait  ni  réflexions  ,  ni  prière ,  ni 
défense-,  ses  peines  m'en  disaient  assez,  Je  résolus 
d'aller  le  retrouver  ;  auparavant,  je  courus  chez  ma- 
dame de  Rieux  :  «  Plus  de  bonheur  pour  nous,  ja- 
mais de  bonheur,  lises.  »  —  Je  lui  remis  la  lettre 
de  mon  père;  elle  commençait  à  la  parcourir  tout 
bas.  Je  lui  demandai  de  la  lire  haut.  Je  voulais  l'en- 
tendre encore ,  m'en  pénétrer ,  me  détailler  tous  ces 
malheurs  qu'il  avait  éprouvés. 

J'étais  indigné  de  la  légèreté  avec  laquelle  madame 
d'Estouteville  avait  disposé  du  sort  de  ma  mère.  Cette 
longue  souffrance  )  cette  mort  soudaine  me  jetaient 
dans  des  angoisses  que  je  ne  puis  exprimer. 

Madame  de  Rieux  pleurait  en  lisant ,  me  regar- 
dait ,  et  pleurait  encore  davantage.  —  «  Je  ne  sau 


428  EUGÈNE    DE    ROTHEMN. 

rais  excuser  ma  pauvre  grand'mère,  me  dit-elle, 
mais  laissez  moi  l'aimer  encore  ;  il  ne  lui  reste  que 
moi.  —  Qu'elle  a  été  cruelle  !  —  Je  l'ai  toujours  vue 
bonne.  Mon  Dieu  !  est-ce  que  l'âge  rend  si  différent 
de  soi-même?  —  Adieu  ,  ma  chère  Atbénaïs ,  adieu  : 
vous  m  êtes  plus  chère  que  jamais;  vous  m'êtes  plus 
chère  que  ma  vie.  Ce  n'est  pas  vous  qui  êtes  cou- 
pable. —  Àh  !  s'écria~t-elle;  pour  l'amour  de  ma 
mère  qui  a  tant  aimé  Amélie ,  ne  prononcez  pas 
adieu  pour  toujours  !  »  —  Je  n'en  avais  pas  eu  la 
pensée  :  je  n'osai  pas  examiner  si  je  le  devais  ;  je  ne 
pouvais  concevoir  ni  un  retour  vers  elle ,  ni  l'obli- 
gation de  m'en  séparer. 

«  Eugène  ,  je  vous  l'ai  dit  :  en  mourant ,  ma  mère 
m'a  laissé  le  portrait  de  la  vôtre  ;  c'est  le  seul  bien 
qu'elle  m'ait  ordonné  de  conserver.  Depuis  que  je 
vous  aime  ,  il  ne  m'a  pas  quittée  un  instant  \  chaque 
jour  je  lui  adresse  mes  promesses  de  vous  rendre 
heureux.  »  —  Je  demandai  à  voir  ce  portrait  de  ma 
mère;  je  fondis  en  larmes.  Elle  !  si  bonne  !  si  douce! 
qui ,  avec  tant  de  résignation ,  disait  sans  se  plain- 
dre :  «  Pas  un  jour  de  bonheur ,  et  je  meurs  à  dix- 
sept  ans!  »  Je  m'agitais,  je  ne  savais  que  répéter  : 
a  Par  qui  ma  mère  a-t-elle  tant  souffert  !  —  Mais 
moi  !  Eugène  ,  reprit  madame  de  Rieux  ,  vous  l'a- 
vez dit  ;  je  ne  suis  pas  coupable.  » 

Je  ne  répondais  pas  ,  ne  pouvais  lui  répondre  ;  je 
ne  pensais  qu'à  la  cruelle  légèreté  de  madame  d'Es- 
touteville.  Mon  silence  effraya  Atbénaïs.  —  «  Eu- 
gène ,  me  dit-elle ,  jamais  je  ne  me  serais  séparée  du 


EUGÈNE    DE    ROTIÏELIX.  429 

portrait  de  votre  mère  ;....  si  vous  devez  cesser  de 
m'aimer,  détachez-le  vous-même  de  mon  cou.  por- 
tez-le à  votre  père  ;  tandis  que  ,  seule  ici ,  j'expierai 
des  malheurs  que  je  n'ai  pas  causés.  » 

Ses  reproches  me  rendirent  à  moi-môme.  Moi , 
cesser  de  la  chérir!  Eh!  que  deviendrais-je?  N'oc- 
cupe-t-elle  pas  toute  mon  àme?  Ah  !  que  de  sermens 
nous  fîmes  de  nous  aimer  toujours ,  cependant  sans 
oser  prévoir  si  jamais  nous  serions  unis  !  Avec 
quelle  tendresse  je  l'appelais  mon  Athénaïs  !  Ce  nom 
me  rassurait ,  calmait  mes  craintes  ,  répondait  à 
toutes  les  pensées  déchirantes  qui  venaient  m'assaillir. 
—  «  Je  vais  trouver  mon  père  ;  dites-moi  que  vous 
y  consentez.  Je  Pavouerai ,  dans  ce  moment  j'irais 
également  si  vous  vous  y  opposiez  ;  cependant  il  me 
sera  doux  que  vous  vouliez  être  bien  pour  lui.  — 
Je  consens  à  tout ,  me  répondit-elle ,  hors  à  perdre 
votre  affection.  —  Bonne  Athénaïs  !  » 

Je  regardai  encore  le  portrait  de  ma  mère  ;  je 
l'approchai  de  mes  lèvres  avec  un  sentiment  reli- 
gieux. —  «  Il  vous  a  été  confié,  ma  chère  Athé- 
naïs, gardez-le;  peut-être  il  nous  protégera,  nous 
inspirera  quelque  moyen  d'être  moins  misérables.  » 
J'osai  la  presser  contre  mon  cœur,  et  je  m'échappai 
pour  aller  rejoindre  mon  père  ! 


CHAPITRE  XXVIII. 

Il  était  nuit  lorsque  j'arrivai  chez  mon  père.  Je 
le  trouvai  seul  dans  le  grand  salon.  Pas  de  livres, 


430  EIGÈ\E    DE    HOTHELIX. 

à  peine  de  lumière ,  rien  autour  de  lui  qui  eût  pu  le 
distraire.  Il  était  visible  qu'il  avait  passé  le  jour  à 
réfléchir,  à  s'inquiéter  sur  sa  situation  et  sur  la 
mienne. 

Lorsqu'il  me  vit ,  il  leva  ses  mains  et  ses  yeux 
vers  le  ciel ,  et  se  détourna  pour  me  cacher  son  émo- 
tion. Pourquoi  me  la  cacher?  Avec  des  droits  éter- 
nels à  ma  reconnaissance,  fort  de  ses  intentions,  de 
sa  bonté,  il  a  cru  sans  injustice  pouvoir  prétendre 
à  me  subjuguer.  Hélas!  il  eût  mieux  valu  pour  tous 
deux  qu'il  eût  cherché  à  rapprocher  mon  cœur  du 
sien.  Ses  peines  m'étaient  insupportables  ;  j'étais 
venu  pour  les  partager,  les  adoucir;  et  je  n'osai 
même  pas  lui  parler  de  l'objet  qui  nous  intéressait 
le  plus. 

«  Je  vais  vous  mener  à  f  appartement  que  je  vous 
ai  fait  préparer  ,  me  dit-il  ;  car  celui  que  vous  oc- 
cupiez dans  votre  enfance  ne  vous  convient  plus.  — 
Mon  père  ,  m'écriai-je  vivement  ému ,  vous  m'at- 
tendiez donc?  »  —  Il  me  regarda  comme  surpris 
que  j'en  eusse  douté.  Mon  père  m'attire  par  ses 
vertus ,  par  cette  conviction  qu'il  m'a  donnée  de  sa 
tendresse  pour  moi  ;  et  aussitôt  il  m'éloigne  par  sa 
froideur,  par  celte  volonté  immuable  que  rien  ne 
peut  faire  fléchir.  Combien  nous  différons!....  Tout 
m'émeut ,  m'agite  ;  mon  cœur ,  mon  àme  m'entraî- 
nent :  la  raison  seule  le  conduit;  le  meilleur  senti- 
ment lui  paraîtrait  une  faiblesse  ,  s'il  ne  croyait  pas 
pouvoir  toujours  !e  maîtriser. 

En  passant  devant  un  appartement  qui  tient  au 


EUGENE    DE    ROtltËLlft.  431 

salon,  il  s'arrêta  et  me  dit  :  «  C'est  ici  la  chambre 
de  votre  mère.  »  —  Comme  il  se  trompe  sur  les 
impressions  qu'il  veut  me  donner  !  Il  pensait  réveil- 
ler mes  regrets,  exciter  mon  ressentiment,  et  je  ne 
sentis  que  les  doutes  qui  le  poursuivaient  :  je  fus 
affligé  qu'il  crût  devoir  me  rappeler  ses  peines  pour 
espérer  que  je  les  partageasse.  Il  ajouta  avec  un 
profond  soupir  :  «  Elle  y  a  bien  souffert!  —  Oui  , 
lui  répondis-je:  mais  en  y  meurt  jeune.  »  —  Il  me 
regarda  étonné  et  s'en  alla. 

Le  lendemain,  dès  qu'il  fut  jour,  j'allai  au  sentier 
qui  conduit  à  l'église  ei  que  ma  mère  suivait  chaque 
matin.  Que  de  pensées  douloureuses  m'accablaient! 
La  vie  ne  m'offrait  qu'un  avenir  effrayant.  J'enviais 
à  l'aimable  Alfred  la  douceur  d'avoir  été  si  parfai- 
tement aimé;  je  lui  enviais  même  ce  repos  de  la 
mort  qui  avait  suivi  cet  amour  si  tendre  dont  mon 
cœur  a  besoin.  Ma  pauvre  mère  !  combien  elle  a  dû 
souffrir  lorsqu'elle  s'est  vue  condamnée  à  repousser 
jusqu'au  souvenir  d'un  sentiment  si  cher!  Ah!  ma- 
dame d'Estouteville,  vous  n'avez  pas  pensé  à  cette 
situation  où  les  larmes  mêmes  sont  interdites  et  de- 
viennent des  fautes  ! 

Ce  sentier  n'a  rien  de  triste ,  j'y  ferai  planter  des 
arbres  consacrés  à  la  mélancolie  et  à  la  mort. 

J'entrai  dans  l'église,  je  demandai  au  curé  s'il 
avait  connu  ma  mère.  —  Il  soupira  ;  c'était  me  ré- 
pondre. Il  s'attendrit  en  me  montrant  sa  place.  — 
ce  Elle  venait  ici  tous  les  jours ,  me  dit-il.  Bien  sou- 
vent j'ai  vu  des  pauvres  à  genoux  derrière  elle,  al- 


4.32  eucè\e  de  uotuelia. 

tendre  avec  confiance  qu  elle  eût  fini  de  prier.  En 
s'en  allant,  elle  les  devinait  et  leur  donnait;  car  ja- 
mais les  pauvres  n'ont  été  obligés  de  lui  demander 
deux  fois.  »  —  Je  voulus  savoir  le  nom,  l'état  de 
toutes  les  familles  dont  ma  mère  prenait  soin.  — 
a  Prenait  soin?  reprit-il.  Non,  elle  ne  prenait  pas 
soin  ;  elle  donnait  avec  la  même  bonté  à  tous  les  in- 
fortunés qui  se  présentaient.  Monsieur  le  comte  en- 
courage et  paie  le  travail  ;  madame  la  comtesse  se- 
courait le  malheur.  Triste,  pensive,  les  pauvres 
mêmes  évitaient  de  la  distraire;  ils  se  bornaient  à 
se  mettre  sur  son  passage  :  c'était  assez  pour  eux  et 
pour  elle.  » 

A  l'heure  du  diner,  je  revins  près  de  mon  père  ; 
loin  de  me  ramener  au  souvenir  de  ma  mère,  il  pa- 
rut éviter  d'en  prononcer  le  nom. 

Le  soir  il  fit  une  grande  promenade  ;  je  raccom- 
pagnai. Le  jour  commençait  à  tomber  quand  nous 
revînmes  au  château.  Cette  obscurité  enhardit  mon 
courage  -,  j'arrêtai  mon  père  au  moment  où  il  allait 
rentrer.  Je  lui  dis  d'une  voix  tremblante  :  «  Après 
cette  mort  affreuse,  combien  vous  fûtes  malheu- 
reux! —  Oui ,  mon  fils  ;  mais  le  temps  et  la  volonté 
finissent  toujours  par  donner  la  force  de  surmonter 
ses  passions  et  même  ses  peines.  —  Mon  père ,  qui 
vous  soigna  dans  ce  premier  moment  ?  ».  —  II  ne 
me  répondit  point ,  hâta  sa  marche  ;  je  ne  le  quittai 
pas.  —  «  Mon  père ,  par  pitié  ,  rassurez  mon  cœur  ; 
dites-moi  qui  resta  près  de  vous  dans  ce  premier 
moment?  »  —  Il  gardait  le  silence.  Enfin,  pour- 


ELGÈ.XL    DE    IlOTUELIN.  433 

suivi  par  mes  questions ,  il  me  dit  en  baissant  les 
yeux  :  «Sophie.  —  Ah!  je  respire,  m'écriai-je; 
Sophie  se  placera  donc  entre  madame  d'Estoutevillc 
et  Àthénaïs  !  —  Si  Sophie  eût  vécu  ,  peut-être  se- 
rais-je  moins  inflexible,  reprit-il;  mais  madame  de 
Rieux  a  été  élevée  par  sa  grand'mère  ;  elle  l'aime , 
elle  est  accoutumée  à  la  respecter,  à  recevoir  d'elle 
toutes  ses  impressions.  Elle  a  du  en  contracter  la  lé- 
gèreté cruelle ,  l'égoïsme  froidement  barbare.  Je 
vous  empêcherai,  mon  fils ,  d'être  aussi  malheu- 
reux que  Ta  été  votre  père.  Jamais  Àthénaïs  ne  sera 
ma  fille.  »  —  Il  s'éloigna  avec  précipitation  ;  je 
n'eus  pas  le  courage  de  le  suivre. 

Le  voilà  donc  prononcé  cet  arrêt  que  je  voulais 
empêcher!  Serais-je  condamné  à  être  un  fils  ingrat 
ou  un  ami  perfide,  parjure?  Et  quand  je  voudrais 
choisir,  le  pourrais-je?  Mon  père,  c'est  mon  de- 
voir ;  Athénaïs,  c'est  ma  vie. 

J'errais  dans  ses  jardins  sans  savoir  où  j'étais. 
Après  avoir  envisagé  l'horreur  de  ma  situation,  je 
m'en  représentais  une  nouvelle  pour  en  épuiser  éga- 
lement tous  les  côtés  douloureux. 

Il  était  onze  heures  lorsque  je  m'entendis  appeler  ; 
mon  père  était  à  table.  «  J'ai  craint,  me  dit-il ,  que 
vous  ne  fussiez  souffrant  ;  car  c'est  la  première  fois 
que  vous  me  faites  attendre.  »  —  Il  mangea  peu, 
me  regardait  souvent,  et  détournait  promplement 
les  yeux.  II  semblait  qu'avec  la  volonté  de  m'aftli- 
ger,  il  n'osât  point  en  considérer  l'effet.  Les  jours 
suivans,  même  silence,  même  chagrin. 


434  EUGENE    DE    KOTUELIN. 

J'écrivis  à  Atbénaïs  pour  lui  peindre  ma  dou- 
leur, mon  affection  plus  vive  encore.  Que  de  sermens 
de  lui  appartenir  un  jour  !  Avec  quelle  anxiété  je  lui 
répétais  que  nous  étions  éloignés  sans  être  séparés  ! 
Cependant ,  je  me  crus  obligé  de  lui  apprendre  cette 
terrible  résolution ,  et  je  frémissais  en  écrivant  : 
«  Jamais  Atbénaïs  ne  sera  ma  fille  !  » 

On  me  remit  la  réponse  de  madame  de  Ricux 
devant  mon  père.  J'étais  si  ému  que  je  m'assis  pour 
la  lire ,  et  puis  je  sortis  de  la  chambre  pour  la  relire 
encore.  Ma  douce  amie  tremblait  à  l'idée  de  m' in- 
quiéter, comme  à  l'aspect  d'un  malheur.  —  «  Je 
prévoyais  depuis  long -temps  la  décision  de  votre 
père ,  m'écrivait-elle  ;  je  vous  conjure  de  ne  vous 
préparer  aucun  remords  :  qu'il  voie  toujours  en  vous 
un  fils  tendre  et  respectueux.  »  — Elle  m'avouait 
qu'elle  n'avait  pas  eu  la  force  de  parler  de  ma  mère 
à  madame  d'Estouteville  ;  mais  qu'involontaire- 
ment elle  ne  se  sentait  plus  la  même  pour  elle. 

Voilà  donc  encore  un  intérieur  troublé  !  Avant 
de  me  connaître  elles  étaient  heureuses. 


CHAPITRE   XXIX. 

Que  la  vie  m'est  importune  !  et  cependant  il  n'y 
a  personne  ,  pas  même  moi ,  que  je  puisse  entière- 
ment blâmer  ;  personne  que  je  voulusse  haïr  ou 
dont  j'aie  un  droit  certain  de  me  plaindre. 

Avec  des  senlimens  que  je  crois  purs  et  bons  je 


EUGENE    DE    ROTIIEMiV.  435 

suis  malheureux.  J'estime  mon  père  comme  la  vertu, 
la  morale  elle-même,  et  il  me  rend  malheureux. 
Madame  dEstouteville ,  qui  me  paraissait  si  aima- 
ble, si  indulgente;  madame  d'Estoulcvillc ,  par  ses 
qualités,  et,  oserais-je  le  prononcer,  par  ses  torts, 
me  rend  aussi  malheureux.  Athénaïs  ,  que  j'aime  si 
chèrement,  je  désirerais  presque,  quand  elle  s'af- 
flige, n'en  être  plus  aimé....  Si  je  pouvais  le  crain- 
dre, je  voudrais  mourir...  Mourir  d'amour!  com- 
bien les  âmes  froides  riraient  de  cette  expression! 

Hier,  mon  père  pariait  de  places,  de  fortune,  de 
distinctions;  je  Y  écoutais,  confondu  qu'il  pût  y  at- 
tacher du  prix.  Apparemment  que  mon  ambition, 
plus  jeune  que  moi-même ,  est  si  cachée  dans  mon 
âme,  que  je  n'en  devine  pas  encore  les  jouissances. 

J'aime,  et  mon  cœur  ne  connaît  que  le  besoin , 
que  le  bonheur  d'être  aimé  d'Athénaïs.  Heureux 
par  elle  ,  sûrement  alors  je  deviendrais  sensible  aux 
succès ,  à  la  gloire  ;  il  me  faut  un  regard  d'Athénaïs 
pour  ranimer  en  moi  toutes  les  passions  nobles  et 
généreuses. 

Les  jours  se  succèdent  sans  que  mon  père  puisse 
me  reprocher  la  moindre  négligence  dans  mes  de- 
voirs envers  lui ,  ni  qu'il  ait  à  espérer  un  moment 
de  distraction  dans  mes  sentimens  pour  elle. 

Je  vois  trop  que  ma  douleur  le  tourmente.  Aussi, 
loin  de  m'en  servir  comme  d'un  misérable  artifice 
pour  le  toucher,  j'évite  de  lui  montrer  ma  peine; 
mais  je  dédaigne  également  de  lui  dissimuler  mon 
amour. 


430  EUGEXE    DE    ROTIIEMX. 

On  porte  chez  mon  père  toutes  les  lettres  qu'on 
envoie  à  la  poste.  C'est  un  usage  établi  de  tout 
temps  dans  sa  maison.  Il  les  met  lui-même  dans 
une  boite  qu'il  ferme  soigneusement,  pour  qu'en 
allant  jusqu'à  la  ville  voisine  on  n'en  égare  aucune. 
Chaque  jour  je  lui  remets  une  lettre  pour  madame 
de  Rieux  ;  chaque  jour  aussi  m'apporte  une  réponse. 
La  seule  différence ,  c'est  qu'au  lieu  de  me  donner 
cette  lettre ,  il  la  pose  sur  une  table.  Sans  doute  il 
croirait  autoriser  notre  affection  si  l'écriture  d'A- 
thénaïs  passait  de  ses  mains  dans  les  miennes. 

Comme,  à  chaque  preuve  de  cet  injuste  éloign?- 
ment ,  mon  cœur  se  rattache  à  elle  et  voudrait  pou- 
voir la  chérir  davantage!  Cependant,  que  je  souf- 
fre !  Souvent  je  vais  loin  de  mon  père  pour  me  le 
représenter  comme  dans  les  premiers  jours  de  ma 
jeunesse,  lorsqu'ignorant  les  passions,  je  croyais, 
sinon  à  son  indulgence,  du  moins  à  son  désir  de  me 
rendre  heureux.  Quelquefois  j'aurais  besoin  qu'A- 
thénaïs  osât  se  plaindre  de  lui ,  pour  me  raccoutu- 
mer  à  le  défendre.  Mais  Àthénaïs  respecte  mes  de- 
voirs -,  elle  m'aime  ,  et  jamais  ne  m'écrit  un  mot  que 
mon  cœur  voulût  effacer. 


CHAPITRE   XXX. 

Aujourd'hui  la  boite  est  revenue;  non-seulement 
elle  m'a  rapporté  une  lettre  d'Athénaïs,  mais  une 
aussi  de  madame  d'Estouleville.  Mon  père  a  frémi 


EUGÈNE    DE    ROTIIEMX.  437 

en  reconnaissant  l'écriture  de  la  maréchale;  pour 
moi,  j'ai  été  persuadé  que,  dès  qu'elle  consentait  à 
m'écrire ,  elle  pouvait  s'excuser.  D'ailleurs ,  elle  m'a 
toujours  montré  tant  d'égards  pour  lui  que ,  par- 
faitement sur  des  sentimens  de  mes  deux  amies,  je 
lui  ai  dit  :  —  «  Permettez  que  je  vous  remette  la 
lettre  de  madame  d'Estouteville  sans  l'ouvrir,  c'est 
par  vous  surtout  que  je  désire  qu'elle  soit  lue.  — 
Non,  m'a-t-il  répondu,  éloignez  même  son  écri- 
ture de  mes  yeux  ;  cette  femme  a  fait  tout  le  tour- 
ment de  ma  vie.  —  Mon  père ,  ayez  cette  bonté , 
cette  seule  complaisance  ;  lisez  la  lettre  de  madame 
d'Estouteville.  —  Vous  êtes  donc  bien  sûr  de  ce 
qu'elle  contient?  a-t-il  repris  avec  amertume.  »  — 
Et  ce  moyen,  que  je  croyais  infaillible,  puisque  je 
lui  donnais  une  lettre  que  je  ne  connaissais  pas 
encore  ;  ce  moyen,  qui  me  semblait  fait  pour  dissi- 
per sa  défiance ,  l'a  augmentée  :  il  a  cru  que  c'était 
un  projet  imaginé  par  elle  pour  le  convaincre  mal- 
gré lui.  Il  accuse  cette  malheureuse  femme  de  tout 
ce  qui  peut  lui  déplaire  ;  et  ce  qu'il  eût  approuvé 
jadis,  aujourd'hui  ne  lui  paraît  qu'une  intrigue 
pour  le  ramener.  S'il  m'accorde  encore  des  inten- 
tions pures,  il  ne  me  suppose  plus  une  action  simple. 
Hélas!  il  est  à  plaindre,  et  presqu'autant  que  moi. 
Je  le  répète,  si  je  pouvais  cesser  pour  un  moment 
de  l'aimer,  secouer  le  joug,  disposer  de  mon  sort, 
ma  situation  serait  moins  cruelle  :  mais  les  bontés 
de  mon  père  me  sont  toujours  présentes  et  com- 
mandent à  ma  passion  -,  ses  peines  sont  toujours  là 

37. 


438  EUGENE    DE    ROTHEUX. 

pour  affaiblir  son  injustice.  Non ,  non  ,  quatre  mois 
d'amour  n'effaceront  point  vingt  années  de  respect, 
d'attachement  et  de  soins. 

Mon  père  s! étant  retiré ,  j'ouvris  la  lettre  de  ma- 
dame d'Estouteville. 


CHAPITRE  XXXI. 

Lettre  de  madame  d'Estouteville. 

«  Me  voilà  donc  obligée  de  comparaître  à  ce  tri- 
bunal de  deux  têtes  de  vingt  ans ,  de  deux  cœurs 
aux  premiers  jours  de  leur  passion!  Quand,  à  mon 
âge ,  je  me  vois  prête  à  me  soumettre  à  ce  jugement, 
je  me  crois  insensée  et  trouve  que  la  seconde  en- 
fance est  encore  plus  déraisonnable  que  la  première. 
N'importe,  j'ai  aussi  ma  passion  qui  me  domine. 
Mon  Athénaïs  souffre,  et  son  chagrin  m'empêche 
d'examiner  ses  torts. 

))  Cependant,  combien  elle  est  coupable  envers 
moi  !  Elle  se  renferme  pour  pleurer  seule  ,  m'aban- 
donne tout  le  jour  ;  et  le  soir,  j'aperçois  trop  la 
violence  qu'elle  se  fait  pour  venir  m' accorder  quel- 
ques instans.  J'aurais  droit  de  me  plaindre,  mais 
ne  puis  que  m'affliger.  Qu'il  faut  qu' Athénaïs  soit 
malheureuse  pour  être  si  différente  d'elle-même  ! 

»  Aussitôt  après  mon  mariage ,  je  m'étais  si  ten- 
drement attachée  à  la  sœur  de  monsieur  dEsloute- 
ville,  que  nous  étions  devenues  inséparables,  A  sa 


EUGÈNE    DE    ROTIIEMX.  430 

mort,  je  me  chargeai  de  sa  fille,  et  l'ai  toujours 
regardée  comme  la  mienne. 

»  Monsieur  d'Estouteville  n'aimait  que  son  fils 
aine  ;  lui  seul ,  dès  f  âge  le  plus  tendre  ,  était  admis 
près  de  nous  dans  le  salon.  Alfred ,  Sophie,  Amélie 
restaient  dans  leur  appartement ,  et  ne  venaient 
dans  le  mien  que  lorsque  leur  père  était  absent. 

»  Il  s'établit  entre  eux  une  espèce  de  famille  à 
part.  Si  Alfred,  Amélie  eussent  été  seuls  ,  leur  ex- 
trême affection  aurait  éveillé  ma  prudence  :  mais 
Sophie  était  avec  eux  ;  Sophie  les  chérissait  autant 
qu'ils  s'aimaient,  et  sa  présence  jetait  une  couleur 
égale  et  fraternelle  sur  leur  liaison. 

»  La  préférence  si  marquée  de  monsieur  d'Es- 
touteville  pour  son  fils  aine  blessait  mon  cœur.  Hé- 
las! croyant  seulement  dédommager  mon  second 
fils,  je  me  laissais  aller  à  la  même  injustice,  et  ne 
pensais  qu'à  mon  Alfred.  Il  venait  d'avoir  dix-neuf 
ans  lorsque  son  père  me  déclara  qu'il  devait  pro- 
noncer ses  vœux.  Son  entrée  dans  l'ordre  de  Malte 
était  une  chose  convenue,  décidée  depuis  sa  nais- 
sance ;  il  en  portait  même  la  croix  dès  le  berceau  : 
aussi ,  quelle  fut  ma  surprise  lorsqu'il  me  demanda 
du  temps  pour  se  résigner  au  sacrifice  de  sa  liberté 

»  Je  ne  savais  comment  faire  part  de  cette  réponse 
à  monsieur  d'Estouteviile ,  l'homme  le  plus  despote 
qui  ait  jamais  existé.  Peut-être  devrais-je  aujour- 
d'hui ,  comme  alors ,  couvrir  d'un  voile  ses  défauts  ; 
mais  il  s'agit  du  bonheur  d'Athénaïs,  et  je  ne  puis 
me  taire. 


440  EUGENE    DE    BOTIIELIN. 

))  Dans  le  monde  on  me  croyait  maîtresse  abso- 
lue de  mes  enfans.  Je  paraissais  tout  diriger  dans 
ma  maison,  parce  que  monsieur  d'Estouteville  dé- 
daignait de  transmettre  ses  ordres  à  un  autre  qu'à 
moi;  au  fait,  je  ne  prononçais  sur  rien,  ne  dispo- 
sais de  rien ,  et  chaque  matin  ,  en  trois  mots ,  il  me 
signifiait  ses  volontés. 

»  Je  l'avais  épousé  fort  jeune-,  je  lui  étais  entiè- 
rement soumise ,  et  je  savais  trop  combien  il  était 
inutile  de  chercher  à  l'attendrir.  Ce  fut  donc  Al- 
fred que  j'essayai  de  ramener;  il  me  répondait 
avec  calme,  mais  différait  toujours  le  moment  de 
s'engager.  Cette  opposition  si  constante  dans  le  ca- 
ractère le  plus  doux,  le  plus  sensible,  ne  pouvait 
qu'être  l'effet  d'une  passion  ;  et  j'avais  presque  de- 
viné son  secret  lorsqu'il  me  l'avoua. 

»  Alfred,  Sophie,  à  genoux  devant  moi ,  me 
firent  promettre  que  je  tenterais  de  fléchir  monsieur 
d'Estouteville.  Dieu  m'est  témoin  si  je  les  aimais ,  et 
si  je  n'aurais  pas  donné  ma  vie  pour  le  bonheur 
d'Alfred  ! 

»  Aux  premiers  mots  que  je  hasardai ,  monsieur 
d'Estouteville  ne  parla  que  d'éloignemenl,  de  sépa- 
ration ,  de  la  nécessité  d'arracher  mes  enfans  à  ma 
faiblesse.  Une  commanderie,  disait-il ,  que  ses  pères 
avaient  fondée  lors  de  la  création  de  Tordre ,  était 
vacante,  et,  par  le  mariage  d'Alfred,  serait  per- 
due pour  sa  maison.  D'ailleurs  il  ne  pouvait  sup- 
porter Tidée  de  partager  sa  fortune  entre  ses  deux 
fils. 


EUGENE    DE    H0TIIEL1N.  441 

»  Monsieur  d'Estouteville  ordonna  qu'Amélie 
partirait  le  lendemain  pour  l'abbaye  de  Chelles  et  s'y 
ferait  religieuse  ,  ou  du  moins  n'en  sortirait  pas  , 
môme  pour  une  heure,  tant  qu'il  existerait. 

»  Ce  fut  lui  qui  voulut  conduire  sa  nièce  au  cou- 
vent. Alfred  resta  près  de  moi.  Sophie,  qui  avait 
un  peu  de  la  fermeté  de  son  père,  l'encourageait  à 
une  respectueuse  résistance.  Monsieur  d'Estoute- 
ville  s'en  aperçut ,  et  la  mit  dans  un  monastère  éloi- 
gné de  celui  où  était  Amélie. 

»  Désolée  de  la  dispersion  de  ma  famille,  je  vou- 
lus, en  dissimulant  mon  chagrin,  dérober  à  la  con- 
naissance du  monde  ce  genre  de  peine  qu'il  était  si 
nécessaire  de  cacher.  Ma  maison  resta  ouverte  et 
brillante  comme  de  coutume.  J'abandonnais  mes 
jours,  ma  vie  à  des  indifférens.  On  me  croyait  heu- 
reuse ;  peut-être  enviait-on  ma  destinée,  tandis  que 
mon  cœur  était  rempli  d'inquiétude  et  d'affliction. 
Mes  enfans  souffraient  !  mais  ce  n'est  pas  moi  qui  les 
faisais  souffrir. 

)>  Dès  qu'Alfred,  mon  aimable  Alfred,  me  savait 
seule,  il  venait  me  confier  sa  douleur.  Trouvant 
dans  sa  mère  la  plus  tendre  amie ,  il  lui  suffisait 
d'être  près  de  moi  pour  devenir  plus  tranquille.  Et 
quelle  était  mon  occupation?  D'adoucir  aux  yeux 
d'Alfred  la  sévérité  de  son  père;  d'excuser  auprès 
de  monsieur  d'Estouteville  la  conduite  d'Alfred. 
Lorsqu'ils  ne  s'entendaient  que  par  moi ,  ils  se 
croyaient  toujours  au  moment  d'être  contens  l'un 
de  l'autre -,  s'ils  se  parlaient,  les  emportemens  de 


442  EUGENE    DE    ROTIIEUX. 

monsieur  cTEstoutevillc  désespéraient  mon  pauvre 
Alfred.  Que  j'étais  malheureuse! 

»  Je  suis  bien  vieille ,  et  ne  conçois  pas  qu'en 
disant  :  J'étais  malheureuse  !  on  ne  ramène  pas 
vers  soi  l'esprit  le  plus  prévenu. 

))  Mon  Alfred  ne  jouit  pas  long-temps  de  la  con- 
solation d'être  près  de  moi.  Son  père  craignait  que  , 
trop  indulgente  et  trop  tendre  ,  je  ne  fusse  disposée 
à  le  soutenir  dans  sa  désobéissance  ;  il  lui  fit  donner 
Tordre  de  rejoindre  son  régiment. 

»  Quelques  jours  avant  son  départ,  monsieur 
d'Estouteville  me  dit  devant  lui  :  «  Amélie  a  rega- 
gné mon  estime;  elle  m'a  écrit  ce  matin  qu'elle  con- 
sentait à  se  faire  religieuse }  plutôt  que  de  porter  le 
trouble  dans  ma  famille.  »  —  Il  nous  quitta  sans  at- 
tendre de  réponse.  Dès  qu'il  fut  sorti ,  Alfred  se  jeta 
à  mes  pieds.  «  Voilà  ce  que  je  redoutais!  s'écria-t-il. 
Ma  mère,  mon  excellente  mère,  sauvez  Amélie 
d'elle-même.  Elle  est  douce ,  craintive  :  mon  père 
lui  aura  persuadé  qu'elle  ferait  notre  malheur  à  tous  ; 
et  elle  se  sacrifie  pour  moi!  »  Ses  angoisses,  son 
désespoir  ne  connaissaient  plus  de  bornes.  Le  len- 
demain matin,  il  vint  trouver  son  père,  et  lui  dé- 
clara devant  moi  qu'il  s'engageait  à  partir  le  jour 
même  pour  Malte,  si  on  lui  promettait  de  rappeler 
Sophie  et  Amélie  5  et  qu'il  y  prononcerait  ses  vœux, 
s'il  était  assuré  qu'Amélie  n'en  fit  jamais. 

»  Monsieur  d'Estouteville  fut  indigné  que  son  fils 
osât  lui  prescrire  des  conditions  ;  cependant  il  me 


EUGEiXL    DE    ROTHELlfl.  443 

permit  de  lui  faire  espérer  quelles  seraient  acceptées, 
mais  seulement  lorsqu'il  aurait  obéi. 

»  Mon  pauvre  enfant  plus  tranquille  partit,  et 
entra  clans  Tordre.  Amélie  revint  chez  moi.  Elle 
n'avait  pas  seize  ans;  Alfred  en  avait  dix-neuf:  je 
me  persuadais  que  cet  amour  d'enfance  se  dissiperait 
avec  les  distractions  de  la  jeunesse. 

»  Qui  ne  l'aurait  pensé  comme  moi  !  Amélie 
pieuse,  résignée,  ne  témoignait  que  le  désir  de  sur- 
monter le  sentiment  qui  avait  surpris  son  àme.  Al- 
fred m'écrivait  sans  cesse  pour  me  recommander  le 
bonheur  d'Amélie  ;  il  semblait  avoir  renoncé  au  sien, 
et  ne  me  parlait  plus  de  son  amour. 

»  Cependant,  quoique  soumis,  mon  Alfred  ne  pou- 
vait obtenir  la  permission  de  quitter  Malte.  Plusieurs 
fois  j'avais  sollicité  son  retour  ;  monsieur  d'Estoute- 
ville  m'avait  toujours  refusée.  Enfin  il  me  signifia 
que ,  tant  que  mademoiselle  d'Estaing  ne  serait  pas 
mariée  ou  religieuse  ,  il  ne  permettrait  point  à  son 
fils  de  tenir  près  d'elle  entretenir  une  passion  que 
l'honneur  ne  lui  permettait  pas  d'encourager. 

»  Alfred  avait  prononcé  ses  vœux ,  pour  sauver 
Amélie  de  l'horreur  du  cloître  ;  Amélie  promit  de  se 
marier  ,  pour  rendre  Alfred  à  sa  famille. 

»  Le  comte  de  Rothelin  se  présenta  ;  il  me  pria 
d'obtenir  l'agrément  de  monsieur  d'Estouteville. 
C'était  un  parti  trop  brillant  pour  ne  pas  flatter  son 
orgueil  ;  il  consentit  donc  avec  joie  à  cet  établisse- 
ment. 

)>  Chacune  des  lettres  d'Alfred  me  conjurait  de 


444  ELGÈm:    DE    UOTUELl.N  . 

marier  Amélie,  d'assurer  son  indépendance  et  sa 
liberté  ;  chaque  jour  elle  me  voyait  malheureuse, 
et  pleurant  l'absence  d'Alfred.  Séduite  par  l'espoir 
de  rendre  un  fils  à  sa  mère ,  elle  promit  à  son 
oncle  ,  sans  me  consulter  ,  d'épouser  le  comte  de 
Rothelin. 

»  Dès  que  monsieur  d'Estouteville  eut  obtenu  ce 
consentement,  il  craignit  que  la  sincère  Amélie  n'a- 
vouât à  votre  père  les  sentimens  qu'Alfred  lui  avait 
inspirés.  Quoique  monsieur  d'Estouteville  les  traitât 
de  folie,  il  ne  se  dissimulait  pas  qu'un  tel  aveu  pour- 
rait rendre  cette  union  malheureuse.  Ce  fut  lui 
qui  exigea  que  jamais  sa  nièce  ne  vit  le  comte  seul 
avant  son  mariage.  Votre  père  approuva  cette  me- 
sure ,  parce  que  ,  n'étant  point  contraire  à  nos 
mœurs,  elle  entrait  dans  la  sévérité  de  ses  prin- 
cipes. 

»  Lorsque  votre  père  me  demanda  la  main  d'A- 
mélie ,  je  ne  doutai  pas  que  monsieur  d'Estouteviile 
ne  fut  séduit  par  la  proposition  d'un  mariage  si  con- 
venable. Mais ,  pour  laisser  à  ma  pauvre  Amélie  le 
temps  de  rassurer  son  cœur,  je  confiai  à  monsieur 
de  Rothelin  le  désir  que  j'avais  de  ne  pas  rétablir 
avant  deux  ans.  Hélas  !  il  n'aperçut  dans  cette  réso- 
lution que  le  regret  d'une  mère  qui  voulait  qu'on 
préférât  sa  fille.  Enfin,  cette  destinée  qui  semble  fa- 
voriser les  événemens  dont  il  ne  doit  résulter  que 
des  suites  funestes,  cette  destinée  entraînait  votre 
père. 

»  Que  ses  reproches  sont  injustes!  Assurément 


EUGÈNE    DE    R0TI1EL1N.  445 

il  n'était  pas  homme  à  demander  des  conseils,  et 
une  réflexion  même  lui  aurait  inspiré  de  la  dé- 
fiance. 

»  Aussitôt  que  monsieur  d'Estouteville  eut  pro- 
mis la  main  d'Amélie,  il  ne  songea  qu'à  presser  ce 
mariage.  J'osai  m'y  opposer  encore  :  il  ne  m'accorda 
qu'un  jour ,  ou  pour  la  reconduire  au  couvent,  ou 
pour  consentir  à  la  marier.  Effrayée  de  la  voir  à  seize 
ans  prête  à  consumer  sa  jeunesse  dans  un  amour 
sans  espoir ,  je  me  persuadai  que ,  par  la  suite,  ce 
sentiment  du  devoir  qui  satisfait  et  console  ,  les  bon- 
tés de  monsieur  de  Rothelin ,  son  noble  caractère  . 
enfin  les  distractions  du  monde,  effaceraient  ces  pre- 
mières impressions. 

»  Cependant,  plus  tremblante  qu'elle-même  ,  je 
l'accompagnai  jusqu'à  l'autel  ;  mais  Amélie  pria  , 
et  j'espérai. 

»  Je  ne  me  fais  qu'un  reproche  ;  c'est  de  n'avoir 
pas  lutté  plus  fortement  contre  la  volonté  de  mon- 
sieur d'Estouteviile.  Toutefois,  aujourd'hui  même  je 
suis  encore  persuadée  que ,  loin  de  le  convaincre  ,  je 
n'aurais  fait  que  l'irriter. 

»  Yotre  père  emmena  sa  femme  :  Alfred  revint  ; 
son  cœur  était  rempli  de  souffrance  et  d'amour. 
Nous  passâmes  six  mois  ensemble  ;  monsieur  d'Es- 
touteviile menant  toujours  son  fils  aine  avec  lui  ; 
moi  restant  avec  mon  cher  Alfred. 

»  La  guerre  se  déclara.  Mon  fils,  mon  Alfred  fut 
mortellement  blessé,  je  ne  puis  encore  Iracer  ce  mot 
sans  frémir!  Je  l'adorais,  n'existais  que  pour  lui  , 


446  EUGENE    DE    R0THEL1X. 

et  mon  Alfred  n'était  plus  !  Mourante  moi-même,  je 
ne  m'occupai  que  d'Amélie.  Mon  cœur  voulait  se 
persuader  que  mon  fils  me  verrait  encore  veiller  sur 
celle  qu'il  avait  aimée.  Je  lui  envoyai  ma  fille.  Sophie 
près  de  moi ,  Sophie  absente ,  ma  douleur  ,  mes  re- 
grets ,  étaient  les  mêmes  :  rien  n'aurait  pu  les  adou- 
cir. 

»  En  apprenant  la  fin  de  votre  mère  ,  je  la  pleurai 
comme  si  j'eusse  perdu  Alfred  une  seconde  fois.  A 
son  retour  ,  Sophie  m'avoua  qu'après  la  mort  d'A- 
mélie, votre  père  désespéré  m'avait  accusée  de  son 
malheur.  Ma  fille  ne  pouvait  me  justifier  sans  accu- 
ser son  père;  entre  deux  devoirs  également  sacrés, 
le  silence  seul  est  permis. 

)>  Cependant ,  à  genoux  près  de  votre  petit  ber- 
ceau ,  couvrant  votre  visage  de  larmes  ,  apaisant  vos 
premiers  cris,  elle  dit  à  votre  père  :  «  Je  vous  con- 
jure, au  nom  d'Amélie,  de  m'avertir  si  jamais  cet 
enfant  est  malade,  et  a  besoin  d'une  mère.  Je  de- 
mande à  Dieu  que  cet  enfant  respecte  son  père , 
comme  dans  ce  moment  je  respecte  le  mien....  Si 
Amélie  vivait,  je  prierais  pour  qu'il  aimât  sa  mère 
comme  j'aime  la  mienne.  »  —  Elle  s'en  alla  ;  et , 
dans  la  suite ,  ce  respect  qui  empêchait  Sophie  de 
blâmer  son  père  vint  encore  augmenter  les  préven- 
tions du  votre  contré  moi. 

))  Depuis  lors,  monsieur  de  llothelin,  pour  me  fuir, 
s'éloigna  de  toute  société.  Nous  cessâmes  de  nous 
voir,  ma:s  sans  tious  permettre  un  mot  qui  pût  at- 
tirer l'attention  du    public.   (Jette   résene  in  était 


EUGENE    DE    ROTHELIX.  447 

prescrite  plus  sévèrement  encore  qu'à  lui-même.... 
Je  le  savais  tourmenté  par  un  sentiment  de  haine, 
et  je  ne  pouvais  me  défendre.  Il  y  a  néanmoins  tant 
de  confiance  dans  une  àme  délicate,  que  j'étais  en- 
core plus  surprise  qu'affligée  de  son  injustice.  Sûre 
que  ma  conduite  était  exempte  de  blâme,  avec 
quelle  certitude  je  me  fiais  à  l'avenir  pour  être 
mieux  connue  !  Souvent  il  m'arrivait  de  plaindre 
votre  père ,  et  de  me  dire  :  11  se  reprochera  de  m'a- 
voir  mal  jugée! 

»  La  campagne  suivante  mon  fils  aîné  nous  fut 
enlevé.  Je  sentis  alors  combien  je  l'aimais  !  Les  espé- 
rances de  monsieur  d'Estouteville  étaient  anéanties. 
Je  ne  me  permis  pas  de  lui  dire  que  nous  avions 
contribué  à  notre  malheur  ;  j'avais  trop  su  qu'Al- 
fred s'était  exposé  en  homme  qui  veut  mourir. 

»  Monsieur  d'EstoutevilIe  maria  Sophie  à  un  de 
ses  proches  parens.  Elle  ne  cessait  de  pleurer  la  mort 
des  deux  amis  de  son  enfance.  Peu  d'années  après  je 
la  vis  dépérir,  s'éteindre,  et  finir-,  mes  soins  ne 
purent  la  sauver.  Elle  me  confia  sa  fille  ,  mon  Âthé- 
naïs ,  qui  ne  me  consola  point  de  la  perte  de  mes  en- 
fans,  mais  du  moins  me  promit  une  destinée  nou- 
velle à  rendre  heureuse. 

»  Vous  savez  que  mon  premier  désir  fut  de  vous 
la  donner  ;  car  je  me  persuadais  que  le  temps  calme- 
rait la  haine  de  votre  père  ,  et  qu'il  finirait  enfin  par 
se  demander,  si  moi,  qui  n'avais  jamais  affligé  per- 
sonne au  monde ,  j'aurais  pu  navrer  de  douleur  mon 
Alfred,  celle  qu'il   aimait,   et  que   j'avais  élevée 


448  EUGENE    DE    R0THELI3V. 

comme  ma  fille?  J'ai  attendu  long-temps;  j'espère 
toujours. 

»  Constamment  occupée  d'Alfred,  d'Amélie,  je 
cultivais  avec  soin  dans  Athénaïs  les  qualités  qui  les 
avaient  rendus  si  aimables.  Je  vous  la  destinais,  en 
médisant  :  Le  fils  d'Amélie  sera  heureux  par  elle  ;  sa 
voix,  encore  inconnue,  mais  déjà  chérie,  m'appel- 
lera sa  mère. 

»  Votre  père,  ignorant  les  motifs  qui  m'ont  en- 
traînée, m'accuse  d'avoir  disposé  trop  légèrement 
du  sort  d'Amélie  :  il  ne  me  voit  qu'avec  les  torts  qu'il 
me  suppose,  et  ne  daigne  pas  se  rappeler  combien 
j'ai  été  malheureuse. 

»  Eugène,  dites-lui  que  vous  avez  risqué  d'affai- 
blir dans  l'âme  d' Athénaïs  sa  reconnaissance,  son  at- 
tachement pour  moi  ;  d'Athénaïs ,  qui  reste  seule  à 
mon  affection  et  à  mes  regrets.  Dites  à  voire  père 
que  vous  m'avez  enlevé  mon  dernier  bonheur  ;  que 
vous  avez  peut-être  laissé  ma  vieillesse  solitaire  ;  que 
vous  m'avez  peut-être  ôté  les  consolations  que  j'at- 
tendais de  mon  dernier  enfant  -,  dites-le  lui ,  et  il  ne 
voudra  plus  me  haïr.  Ne  sera-t-il  pas  assez  vengé  ?  » 

La  lettre  de  madame  d'Estouteville  me  fit  éprou- 
ver une  satisfaction  ,  un  sentiment  de  confiance  que 
la  sévérité  de  mon  père  ne  pouvait  plus  détruire.  Je 
la  renfermai  sous  enveloppe,  et  l'adressai  à  mon  père 
avec  ces  seuls  mots  :  «  Je  ne  vous  prie  pas  de  la  lire 
actuellement;  mais  gardez-la  pour  le  jour  où  votre 
cœur  vous  demandera  de  rendre  justice  à  voire 
fils.  » 


EUGÈNE    DE    ROTÏIELÏX,  449 

CHAPITRE  XXXII. 

Les  jours  suivans ,  mon  père,  morne,  abattu,  ou- 
bliait même  de  me  parler.  À  l'embarras  qu'il  éprou- 
vait ,  je  me  persuadai  qu'il  avait  lu  la  lettre  de  ma- 
dame cTEstouteville.  Ce  n'était  plus  l'homme  qui 
croyait  avoir  raison  sur  le  passé,  mais  bien  celui  qui 
pensait  encore  ne  pas  se  tromper  sur  l'avenir. 

Dans  une  perpétuelle  contrainte  l'un  vis-à-vis  de 
l'autre,  il  me  devint  impossible  de  rester  près  de  lui. 
Je  passais  les  jours  entiers  à  la  chasse.  Un  exercice 
violent ,  une  fatigue  excessive,  me  procuraient  seuls 
un  peu  de  sommeil.  Je  l'attendais  comme  le  seul 
bien  qui  pût  suspendre  un  peu  mes  peines. 

Un  soir  que  j'étais  rentré  plus  tard  que  de  cou- 
tume ,  au  moment  où  mon  père  allait  souper,  il 
s'arrêta  devant  moi ,  me  regarda ,  et  me  dit  :  — - 
«  Vous  ne  pouvez  donc  surmonter  une  passion  qui 
ferait  mon  malheur  ?  —  La  surmonter  ?  jamais.  La 
sacrifier  ?  toujours.  —  Ne  craignez-vous  pas  ,  mon 
fils,  que  cet  exercice  immodéré  ne  nuise  à  votre- 
santé. — Mon  père ,  je  ne  le  crains  pas.  »  —  Il  baissa 
les  yeux,  et  ne  me  parla  plus  de  la  soirée. 

Le  lendemain  ,  à  l'heure  ordinaire ,  on  apporta  les 
lettres  ;  et ,  suivant  son  usage ,  il  posa  sur  la  table 
celle  de  madame  de  Rieux.  Je  la  pris,  je  sortis  pour  !a 
lire.  Ainsi  que  moi,  n'osant  entrevoir  aucune  espé- 
rance ,  et  dégoûtée  de  l'avenir,  elle  m'écrivait  :  «  Je 
vis  seule ,  ma  plus  douce  pensée  est  d'offrir  à  votre 

38. 


450  EUGENE     DE    ROTHGLTX. 

mère  souffrance  pour  souffrance,  malheur  pour 
malheur,  années  pour  années;  car  je  n'ai  aussi 
que  dix-sept  ans ,  et ,  comme  elle  ,  je  voudrais 
mourir  !  » 

Ah  !  j'avais  la  force  nécessaire  pour  supporter  mes 
peines  ;  mais  celles  d'Athénaïs  me  laissaient  sans 
courage. 

Mon  père  ne  me  voyait  plus  qu'aux  heures  des  re- 
pas ;  encore  étaient-ce  les  dehors  de  convenance  qui 
me  ramenaient.  Tout  le  jour,  au  milieu  des  bois ,  je 
luttais  dans  ces  combats  intérieurs  qui  usent  et  l'es- 
prit et  la  vie. 

Une  après-dlnée  qu'il  faisait  un  temps  affreux, 
mon  père  s'approcha  de  moi  avec  timidité.  Lui,  ré- 
duit à  me  craindre  !  et  je  me  plaignais  !  —  «  Mon 
fils ,  me  dit-il ,  vous  n'êtes  pas  bien,  ne  sortez  pas 
aujourd'hui,  voire  père  vous  en  prie.  »  —  Il  s'en 
alla  sans  attendre  ma  réponse  ;  et  je  restai  comme 
attaché  dans  cette  chambre  :  il  m'aurait  été  impos- 
sible de  sortir. 

Accablé  d'idées  sombres ,  je  sentais  sans  regret 
mes  forces  s'éteindre,  ma  jeunesse  se  flétrir.  «  Près 
de  ma  fin  ,  me  disais-je,  il  permettra  que  la  main 
d'Athénaïs  presse  la  mienne.  » 

Faible ,  fatigué  ,  je  m'étais  jeté  sur  un  canapé  ,  et 
m'y  étais  endormi.  En  m'éveillant ,  je  vis  mon  père 
assis  près  de  moi.  Des  larmes  coulaient  de  ses  yeux; 
j'y  aperçus  une  tendre  pitié ,  et  je  me  relevai  !...  Je 
pris  sa  main  ;  il  me  l'abandonna  ,  et,  sans  me  regar- 
der, et  bien  bas,  comme  s'il  eut  craint  de  s'entendre 


EUGENE    DE    ROTIÏETJN.  45 1 

lui -môme  :  —  «  Mon  fils,  me  dit-il ,  j'ai  lu  la  lettre 
de  madame  d'Estouteville.  Cependant,  je  ne  l'absous 
qu'en  partie,  et  ne  puis  consentir,  encore  moins 
contribuer  au  mariage  que  vous  désirez.  Partez  pour 
Paris,  arrangez  votre  bonheur  comme  vous  l'enten- 
drez :  envoyez-moi  les  papiers  où  mon  nom  sera  né- 
cessaire, je  les  signerai  sans  les  lire  ;  »  et  il  trembla 
en  ajoutant  :  «  La  femme  que  vous  m'amènerez 
sera  ma  fille.  »  —  Je  me  précipitai  à  ses  pieds.  — - 
«  Laissez-moi  à  ma  douleur,  lui  dis-je,  ou  consen- 
tez sans  réserve.  Peut-être  qu'Athénaïs  accepterait 
aujourd'hui  la  condition  que  vous  imposez  5  mais  le 
temps  viendra  où  elle  la  trouvera  offensante ,  et  me 
reprochera  ma  faiblesse  et  la  sienne.  Mon  père ,  je 
vous  en  conjure  ;  prenez  pitié  de  mon  avenir.  »  — - 
Il  essaya  doucement  de  m'éloigner,  je  l'entourai  de 
mes  bras:  — ■  a  Mon  père,  voulez-vous  que  j'aille 
à  l'autel  sans  être  béni  par  vous?...  que  mes  enfans 
l'apprennent  un  jour  ?  et  autoriserez-vous  d'avance 
leur  manque  d'attachement,  de  respect  pour  moi? 
—  Ah!  Eugène,  reprit-il  tristement,  ne  serait-il 
pas  juste  que  vos  enfans  vous  punissent  des  cha-- 
grins  que  vous  me  causez?  —  Oui ,  s'ils  ignorent 
que,  ne  pouvant  vivre  sans  Athénaïs,  j'aimais  mieux 
mourir  que  de  vous  déplaire  ;  s'ils  ne  voient  que  vo- 
tre fils  abandonné  par  vous  dans  l'action  la  plus  so- 
lennelle de  sa  vie.  Mon  père ,  vos  vertus  mêmes  me 
condamneraient.  —  Eugène,  »  me  dit-il,  et  il  se 
pencha  vers  moi  comme  pour  adoucir  ses  repro- 
che ,  «  croyez-vous  remplir  tous  vos  devoirs  en  for- 


452  EUGÈNE    DE    ROTIIELIN. 

çant  ma  volonté?  —  Loin  de  la  forcer,  je  m'y  sou- 
mets :  défendez-moi  d'être  heureux  ,  je  souffrirai  et 
me  résignerai.  —  Ingrat  !  s'écria-t-il ,  pensez-vous 
donc  que  j'aie  oublié  qu'on  peut  s'éteindre  et  mou- 
rir de  douleur?...  Chaque  jour  je  vous  examine 
avec  inquiétude.  Mon  fils  !  vous  êtes  pâle  de  la  ma- 
ladie de  votre  mère....  Tout-à-l'heure  encore,  pen- 
dant votre  sommeil ,  je  regardais  votre  jeune  tête 
inclinée  et  souffrante,  et  je  me  disais  :  Faudra-t-il 
revoir  une  seconde  fois  la  fin  lente  du  malheur? — Si 
j'avais  su  que  vous  fussiez  poursuivi  par  de  si  cruel- 
les pensées ,  n'en  doutez  pas  ,  mon  père ,  je  me  se- 
rais contraint,  et  vous  aurais  dissimulé  mes  peines. 
—  Eh  bien  !  »  me  demanda-t-il  avec  l'accablement 
d'un  homme  qui  renonce  à  lui-même,  «  Eugène,  que 
faut-il  que  je  fasse  ?  —  Venez  avec  moi ,  voyez ,  con- 
naissez Athénaïs  ;  ensuite  ,  quelle  que  soit  votre  dé- 
termination ,  je  m'y  soumettrai.  »  —  Il  céda  à  ma 
prière  5  le  lendemain,  nous  partîmes  pour  Paris.  À 
la  dernière  poste,  j'ordonnai  d'aller  à  l'hôtel  d'Es- 
touteville.  Il  était  loin  de  le  prévoir;  mais  je  con- 
naissais trop  la  violence  qu'il  se  faisait,  pour  retar- 
der cette  visite  promise  et  nécessaire. 

Il  s'aperçut  de  mon  dessein  lorsque  nous  étions 
près  d'arriver.  —  «  Mon  fils  !  »  s'écria-t-il  d'un  ton 
de  reproche;  et  il  n'ajouta  pas  un  mot  :  la  voiture 
entrait  dans  la  cour.  Nous  montâmes  chez  madame 
de  Rieux.  —  «  Je  ne  vous  amène  pas  encore  un 
père,  lui  dis-je,  mais  un  ami.»  — Ne  «'attendant 
point  à  mon  retour,  encore  moins  à  voir  mon  père. 


EUGÈNE    DE    ROTIIELIN.  453 

elle  fut  saisie  d'un  tremblement  universel.  Touché 
de  son  trouble,  il  s'assit  près  d'elle;  il  la  regardait 
avec  intérêt ,  et  ne  pouvait  lui  parler.  —  Je  sentais 
vivement  ce  qu'il  en  coûtait  à  ce  caractère  si  ferme, 
si  impérieux;  et  ce  moment  me  prouvait  plus  son  af- 
fection que  les  soins  donnés  à  ma  vie  entière.  Avec 
quelle  effusion  de  cœur,  quelle  reconnaissance  je  le 
remerciais!  Je  pris  sa  main,   celle  d' Athénaïs,  et 
les  joignis  dans  les  miennes...  Il  tressaillit,  elle  re- 
mercia le  ciel.  —  «  Athénaïs ,  m'écriai-je ,  je  ne  vous 
demande  qu'une  seule  promesse  de  bonheur  .-jurons 
ensemble  de  rendre  mon  père  heureux.  » — Ne  pou- 
vant plus  maîtriser  son  émotion ,  elle  fondit  en  lar- 
mes ,  serra  la  main  de  mon  père ,  et  me  répondit  : 
«  S'il  y  consent,  je  m'y  engage  de  toute  mon  âme.  » 
—  Il  se  leva,  et ,  après  un  effort  qui  semblait  bri- 
ser son  cœur  et  qui  déchirait  le  mien  :  —  «  Eugène, 
mon  fils  ,  »  me  dit-il  avec  un  profond  soupir,  «  la 
tendresse  des  pères  est  plus  sûre  que  celle  des  en- 
fans.  »  —  Il  prit  Athénaïs  dans  ses  bras  ,  ferma  les 
yeux  ;  il  tremblait,  frémissait,  mais  prononça  :  «  Ma 
fille,  oublions  le  passé.  »  —  Je  tombai  à  ses  pieds; 
Athénaïs  s'appuyait  contre  son  cœur.  Il  rouvrit  les 
yeux,  me  regarda,  la  nomma  une  seconde  fois  ma 
fille ,  et  lui  dit  à  son  tour  :   «  Athénaïs,  promettez- 
moi  de  le  rendre  heureux.  » 

Le  lendemain  ,  nous  allâmes  chez  madame  d'Es- 
touteville  ;  elle  nous  reçut  avec  un  embarras  mêlé 
de  crainte.  Jetais  bien  sur  qu'une  fois  décidé  à  ou- 
blier le  passé  ,  mon  père  ne  manquerait  à  rien  de  ce 


454  EUGÈNE    DE    R0THEL1N. 

qu'il  lui  devait  :  il  la  pria  de  me  considérer  comme 
un  fils.  —  a  Ah  !  répondit-elle  ,  si  j'ai  causé  des  pei- 
nes, au  moins  ce  fut  sans  le  prévoir.  Heureux  celui 
qui  voudrait  recommencer  sa  vie  sans  y  rien  chan- 
ger !  » — Il  s'empressa  de  l'interrompre.  —  «  Ne  pen- 
sons qu'à  l'avenir,  madame.  Votre  lettre  à  mon  fils 
m'a  fait  aussi  réfléchir  sur  ma  conduite,  et  je  n'aurais 
pas  la  môme  non  plus  si  je  recommençais  à  vivre. 
Mais  je  crois  que  nous  devons  tous  dire  : 

«  Dieu  fit  du  repentir  la  vertu  des  mortels.  » 

Mon  père  ne  fait  rien  à  demi.  Depuis  ce  moment, 
il  a  pour  madame  d'Estouleville  les  mômes  égards 
qu'il  aurait  eus  si  mon  mariage  avait  été  arrangé  par 
lui  avant  que  je  l'eusse  désiré. 

Il  est  rempli  de  soins  aimables  pour  Athénaïs  ; 
mais  on  voit  qu'il  l'examine  avec  attention.  Lors- 
qu'un mot  d'elle  lui  plaît ,  on  sent  qu'il  l'approuve. 
Cependant,  il  ne  me  le  dit  pas  encore  ,  et  souvent 
môme  il  baisse  les  yeux  pour  que  je  ne  triomphe  pas 
trop  de  la  satisfaction  qu'il  ressent.  Je  devine  tou- 
tes ses  impressions ,  il  connaît  toutes  les  miennes,  et 
bientôt  nous  pourrons  nous  féliciter  également  de 
nQtrc  bonheur. 


CHAPITRE  XXXIII. 

Depuis  long-temps  madame  d'Estoute ville  avait 
commencé  les  démarches  nécessaires  pour  casser  le 


EUGENE    DE    HOTIIELI.V.  455 

mariage  de  madame  de  Rieux.  J'en  attendais  l'ef- 
fet avec  impatience  ,  mais  sans  inquiétude. 

Athénaïs  et  moi  nous  semblions  avoir  changé  de 
famille.  Attentive,  caressante,  prévenant  tous  les 
désirs  de  mon  père,  elle  lui  faisait  connaître  des  sen- 
timens  doux  et  tendres  dont  le  charme  F  étonnait  ; 
peut-être  même  Faimait-il  avec  un  peu  de  faiblesse. 
Notre  amour  rajeunissait  son  cœur.  Pendant  qu'elle 
s'occupait  de  mon  père ,  je  restais  près  de  madame 
d'Estouteville  :  jamais  légère,  rarement  sérieuse, 
son  esprit  m'amusait  en  m'éclairant. 

Un  jour  que  je  me  promenais  avec  elle  dans  son 
jardin,  nous  entrâmes  dans  une  de  ces  allées  droites 
où  Ton  se  voit  de  si  loin.  Mon  père  et  Athénaïs  ve- 
naient à  nous.  —  u  Eugène  ,  »  me  dit  madame  d'Es- 
touteville,  «  pendant  que  ces  deux  personnes  ne 
peuvent  nous  entendre ,  si  nous  nous  amusions  à  en 
médire  un  peu  !...  qu'en  pensez-vous?  J'ai  bien  en- 
vie de  faire  un  beau  retour  sur  les  imprudences  d'A- 
thénaïs.  —  Oh!  m'écriai-je ,  parlons  plutôt  des  nô- 
tres. —  Des  nôtres!  » 'reprit-elle  d'un  air  surpris... 
ce  à  la  bonne  heure.  Vous  avez  raison:  votre  père 
vaut  mieux  que  nous  ;  en  consentant  à  nous  réunir 
tous ,  il  a  changé  en  bonheur  notre  imprévoyance. 
Il  reste  donc  trois  personnes  que  j'aime  assez  ,  mais 

que  je  ne  considère  pas  beaucoup D'abord  ,  si 

monsieur  Eugène  avait  bien  voulu  accorder  à  son 

père  le  droit  d'éloigner  le  moment  de  sa  confiance  ; 

si  du  moins  il  s'était  dit  qu'un  cœur  blessé ,  qu'un 

x caractère  un  peu  trop  susceptible ,  conseillent  mal, 


456  EUGÈMS    DE    UOTHELl.X. 

monsieur  Eugène  aurait  respecté  les  préventions  de 
son  père,  et  serait  venu  moins  souvent  chez  madame 
d'Estouteville. 

—  »  D'abord,  répliquai-je ,  si  madame  la  maré- 
chale ne  m'avait  pas  attiré  par  sa  bonté,  par  son  air 
d'intérêt ,  de  bienveillance....  —  Je  vous  entends, 
me  dit-elle,  cet  air  doux,  bienveillant,  que,  sans 
le  respect ,  vous  appelleriez  la  coquetterie  de  la  vieil- 
lesse! —  Coquetterie  ou  boulé  ,  madame  la  maré- 
chale s'était  si  bien  emparée  de  mon  cœur,  que  je 
la  chérissais  comme  un  fils ,  môme  avant  d'aimer  sa 
fille.  » 

Athénaïs  et  mon  père  s'approchaient  ;  nous  conti- 
nuâmes tous  notre  promenade.  Que  nous  étions 
heureux  d'être  ensemble!  Je  donnais  le  bras  à  ma- 
dame d'Estouteville.  Athénaïs  était  près  de  moi  ;  elle 
s'appuyait  sur  mon  père.  Tout  entier  à  notre  bon- 
heur ,  disant  quelques  mots  à  de  longs  intervalles  , 
nous  éprouvions  ce  calme  de  l'âme  qui  ne  laisse 
qu'une  seule  impression  -,  nous  étions  comme  sépa- 
rés du  reste  de  la  terre  :  le  passé ,  l'avenir ,  l'instant 
qui  devait  suivre ,  tout  était  loin.  Je  dis  à  Athénaïs  : 

a  Être  avec  les  gens  qu'on  aime  ,  cela  suflit  :  ré- 
ver,  leur  parler,  ne  leur  parler  point,  pensera  eux, 
penser  à  des  choses  plus  indifférentes ,  mais  auprès 
d'eux,  tout  est  égal.  » 

Elle  haissa  les  yeux  ;  et  je  lui  demandai  si  elle  ne 
croyait  pas  cette  pensée  de  La  Bruyère  plus  vraie 
qu'une   autre   que  je  ne  voulais  pas  répéter.  — 


EUGÈNE    DE    ItOTIlELIX.  457 

«  Ah!  me  répondit  elle  d'un  air  timide  et  tendre, 
il  fait  si  beau  aujourd'hui  !  ne  parlons  pas  des  jours 
d'orage.  » 

Aussitôt  que  nos  parens  apprirent  qu' Athénaïs 
était  libre  ,  ils  fixèrent  le  jour  de  notre  union. 

C'est  à  la  campagne ,  c'est  loin  du  monde  que  je 
reçus  la  main  d'Athénaïs. —  «  Je  suis  superstitieuse, 
nous  disait  madame  d'Estouteville  }  les  feux  de  joie 
m'effraient.  Le  malheur  est  un  maître  qu'il  ne  faut 
ni  avertir  ni  tenter.  » 

Après  la  cérémonie  ,  j'aperçus  dans  F  église  la 
bonne  Agathe  ,  son  mari ,  sa  mère  et  ses  deux  petits 
enfans.  Ils  avaient  tous  de  gros  bouquets  pour  fêler 
mon  bonheur  ;  on  voyait  sur  leur  visage  qu'ils  ve- 
naient de  le  demander  au  ciel.  Je  regardais  Agathe, 
l'exemple  du  village,  la  joie  de  son  époux,  l'honneur 
de  sa  mère  ;...  je  pensai  à  mes  premières  années  ;  je 
regardai  aussi  mon  père,  et  je  saluai  cette  heureuse 
famille  avec  satisfaction. 

De  retour  au  château,  lorsque  nous  nous  trou- 
vâmes seuls ,  je  pressai  mon  père  dans  mes  bras  ;  je 
ne  pouvais  assez   lui  dire  combien  la  vie  s'offrait  à' 
moi  brillante  de  vertus  et  d'amour. 

Athénaïs  remerciait  tout  bas  madame  d'Estoute- 
ville  ;  et  celte  excellente  mère  embrassait  sa  petite- 
fille  avec  tant  de  tendresse!  On  eût  dit  que  c'était 
uniquement  pour  lui  faire  plaisir  qu' Athénaïs  parais- 
sait heureuse.  J'étais  ravi ,  enchanté  !  madame  dEs- 
touteville  riait  de  mes  transports.  —  «Eugène,  me 
xlit-elle,  comme  votre  amie,  je  dois  cependant  vous 

3'J 


458  EUGÈNE    DE    UOTHELIN. 

en  prévenir  ;  le  mariage  est  grave  :  pour  l'ordinaire, 
il  ne  trouve  l'amour  bon  qu'à  rendre  l'amitié  plus 
parfaite.  »  —  Ah!  maman!  s'écria  Athénaïs  toute 
fâchée,  pouvez  vous  parler  ainsi  de  l'amour?  — 
Mon  enfant,  reprit  la  maréchale,  c'est  qu'il  a  un  peu 
perdu  dans  mon  esprit.  Mais,  malgré  mon  irrévé- 
rence, si  jamais  vous  croyez  avoir  à  vous  en  plaindre, 
ne  le  dites  qu'à  moi.  » 


FIN    D  EUGENE    DE    ROTHELIN. 


AGLAE 

CONTE  **. 


Une  morale  nue  apporte  de  l'ennui  : 
Le  conte  fait  passer  le  précepte  avec  lui. 
La  Fontaine. 


Il  y  avait  une  fois  une  reine  qui  croyait  que  rien 
ne  pouvait  s'opposer  à  ses  désirs.  Les  dieux,  dans 
un  moment  de  complaisance,  lui  avaient  donné  une 
fille  d'une  beauté  si  rare  ,  qu'avant  d'avoir  atteint  sa 
quinzième  année  ,  elle  était  déjà  l'objet  de  l'admira- 
tion générale.  Les  poètes  la  célébraient  dans  leurs 
vers,  et  elle  inquiétait  surtout  l'amour-propre  des 
femmes. 

On  la  nommait  Aglaé.  Elle  avait  de  la  noblesse 
dans  les  traits,  et  cependant  un  extérieur  modeste. 
Avec  de  l'esprit  naturel,  de  la  sensibilité,  des  dis- 

*  Ce  petit  ouvrage  est  celui  que  madame  de  Vcrneuil  donne 
à  lord  Sydenham  ,  dans  Adèle  de  Sénange. 

**  Ce  conte  a  été  fait  pour  une  jeune  personne  que  sa  toi- 
lette occupait  beaucoup;  elle  avait  déjà  tous  les  défauts  d'A- 
glaé,  que  nous  n'avons  fait  princesse  que  par  égard  pour  la 
Fée,  qui  ne  pouvait  pas  trop  se  mêler  d'une  éducation  ordi- 
naire. 


460  AGLAÉ. 

positions  à  la  bienveillance ,  Aglaé,  sans  mériter 
tout-à-fait  des  ridicules ,  fournissait  souvent  des 
prétextes  à  ceux  que  la  malignité  amuse.  Les  soins 
outrés  de  sa  toilette  absorbaient  sa  journée  ;  les  mo- 
des les  plus  exagérées  étaient  celles  qu'elle  préférait; 
et  sa  taille  souple  et  légère  perdait  toute  sa  grâce 
sous  l'amas  fastueux  des  étoffes  les  plus  riches. 
Quant  à  son  esprit,  tout  ce  qu'il  fallait  apprendre  la 
fatiguait.  Les  leçons  la  conduisaient  à  la  mélancolie, 
l'étude  aux  vapeurs,  le  raisonnement  à  la  tristesse. 
Pour  la  guérir  de  tant  de  maux,  il  fallait  lui  parler 
de  sa  beauté  ,  de  ses  parures ,  sujet  intarissable  de 
ses  conversations  et  de  ses  plaisirs. 

La  reine,  mère  d'Aglaé,  comme  toutes  les  mères 
tendres  et  faibles ,  s'amusa  d'abord  de  ce  besoin  de 
briller,  et  l'augmenta  peut-être  en  cédante  des  fan- 
taisies qu'elle  crut  toujours  pouvoir  gouverner. 
Sous  le  prétexte  de  la  rendre  heureuse ,  elle  avait 
commencé  par  la  gâter.  N'ayant  pas  la  force  de  l'af- 
fliger ,  espérant  du  temps  ce  qu'elle  ne  pouvait  at- 
tendre de  son  courage,  cette  mère  aveugle  reculait 
toujours  l'époque  d'une  éducation  plus  sévère.  Dans 
l'enfance ,  elle  voyait  devant  elle  des  années  pour 
corriger  sa  fille  et  l'instruire  ;  à  présent  elle  attendait 
l'âge  et  la  raison.  Insensiblement  elle  l'aurait  amenée 
à  être  comme  presque  toutes  les  femmes ,  qui  pas- 
sent leur  vie  à  se  dire  trop  jeunes  pour  savoir  ,  jus- 
qu'au jour  où  elles  se  croient  trop  vieilles  pour  ap- 
prendre. 

Du  temps  que  les  royaumes  méritaient  les  soins 


AGLAE.  461 

des  êtres  surnaturels ,  ces  génies  bienfaisans  sur- 
veillaient les  humains ,  réparaient  les  excès  de  la 
précipitation  ou  les  maux  nés  de  l'insouciance  :  ils 
rendaient  les  erreurs  des  rois  moins  funestes ,  et 
rétablissaient  tout  à  la  fois  leur  gloire  et  la  félicité 
de  leurs  peuples.  Ces  êtres  merveilleux  se  nom- 
maient des  Fées. 

Celle  qui  protégeait  les  augustes  parens  d'Aglaé 
vint  à  leur  secours.  Elle  suppléa  leur  volonté  tar- 
dive, enleva  leur  fille,  la  transporta  clans  une  île 
déserte,  et  lui  donna  une  gouvernante  sévère  dans 
ses  principes,  mais  que  le  repentir  des  fautes  ren- 
dait indulgente;  une  de  ces  femmes  rares,  dont 
l'excellent  esprit  aurait  pu  se  passer  de  l'expérience, 
et  qui,  vouées  par  penchant  à  la  raison,  mettent  au 
rang  de  leurs  devoirs  l'art  de  la  rendre  aimable  ; 
une  de  ces  femmes  enfin ,  qui  savent  bien  à  quoi  s'en 
tenir  sur  la  prétendue  perfection  humaine ,  mais 
qui  gardent  soigneusement  leur  secret  de  peur  que 
la  jeunesse  n'en  abuse  :  telle  était  celle  qui  devait 
seconder  les  vues  de  la  Fée. 

On  sait  que  ces  espèces  de  divinités  terrestres  ne, 
font  rien  comme  les  autres  et  préfèrent  toujours  les 
moyens  les  plus  bizarres-,  ce  qui,  soit  dit  en  pas- 
sant ,  prouve  de  leur  part  une  grande  connaissance 
des  hommes. 

La  Fée  transporta  dans  cette  île  les  vieilles  les 
plus  décrépites  de  la  cour,  celles  dont  la  jeunesse 
avait  été  célèbre  par  la  beauté ,  l'esprit  et  les  in- 
conséquences :  car  ,  je  ne  sais  pourquoi  ces  dons 

.39. 


4G2  AGLAÉ. 

briliaES  coûtent  toujours  quelque  chose  à  la  raison. 

La  plus  jeune  de  ces  femmes  avait  cent  ans.  La 
Fée  dit  à  Aglaé  :  «  Yous  ne  sortirez  point  d'ici  que 
vous  n'ayez  découvert  par. quel  attrait,  par  quels 
charmes  ,  chacune  de  ces  femmes  brillait  dans  sa 
jeunesse.  Mais  aussi ,  chaque  fois  que  vous  devine- 
rez juste,  vous  serez  parée  d'une  grâce  nouvelle. 
Je  vous  cloue  de  toutes  celles  qu'elles  ont  perdues , 
si  vous  pouvez  les  deviner.  » 

Après  ces  mots  la  Fée  disparut,  laissant  Aglaé  dans 
l'ivresse  de  la  joie  et  au  plus  haut  degré  du  bonheur, 
V espérance.  Elle  courut  chez  toutes  les  vieilles ,  el- 
les examina  avec  tant  d'attention  qu'elles  prirent 
pour  de  l'intérêt  un  sentiment  très-personnel  ;  car, 
s'il  faut  l'avouer,  Aglaé  s'attendait  bien  à  être  par- 
faite avant  la  fin  de  la  journée.  L'âge,  les  maladies, 
les  regrets  avaient  tout  détruit.  Cependant  leur  ex- 
trême laideur  étonna  moins  Aglaé  que  l'horreur 
qui  les  saisit  machinalement,  à  l'aspect  imprévu  de 
la  beauté  unie  à  tout  l'éclat  de  la  jeunesse.  Le  si- 
lence envieux  des  unes,  les  murmures  des  autres, 
l'embarras  de  toutes ,  ôtèrent  à  Aglaé  le  courage 
d'entrer  en  conversation.  Elle  se  retira  plongée  dans 
des  idées  sombres ,  mais  qui  avaient  bien  moins  pour 
objet  la  dégradation  de  la  nature  humaine,  que  la 
difficulté  d'accomplir  les  conditions  de  la  Fée.  Le 
lendemain,  même  épreuve,  même  chagrin.  Elle 
vint  tristement  trouver  sa  bonne  ,  le  cœur  gros  de 
soupirs,  les  yeux  humides  de  pleurs,  la  tète  pleine 
de  projets,  malheureuse,  regrettant  des  biens  dont 


AGLAE.  463 

jusque-là  cependant  elle  s'était  si  légèrement  passée. 
«  La  Fée  se  moque  de  nous  ,  lui  dit-elle  avec  ai- 
greur, et  veut  que  nous  restions  toujours  dans  celte 
île;  je  suis  sûre  qu'aucune  de  ces  femmes  n'a  été 
jeune.  Pour  l'amabilité,  elle  ne  fait  qu'augmenter 
avec  l'expérience  et  le  savoir;  du  moins,  c'est  ce 
qu'on  me  disait  en  m'accablant  de  leçons,  et  l'on  ne 
saurait  ni  les  voir,  ni  les  écouter.  » 

La  gouvernante  sourit  ;  elle  observa  en  général 
que  les  défauts  d'autrui  nous  trouveraient  plus  in- 
dulgens,  si  nous  étions  moins  adroits  à  détourner 
les  yeux  des  nôtres.  Cette  réflexion  déplut  à  Aglaé , 
qui  s'éloigna  avec  une  humeur  que ,  jusque-là  du 
moins  ,  elle  avait  pris  la  peine  de  cacher.  Les  re- 
mords ne  tardèrent  pas  à  l'avertir  de  son  injuste  vi- 
vacité ;  et ,  ne  pouvant  plus  long-temps  se  dissimu- 
ler ses  torts ,  elle  vint  les  expier  dans  les  bras  de  sa 
gouvernante.  Le  besoin  d'un  pardon  rend  modeste 
et  sensible  :  on  croit  effacer  sa  faute  par  un  excès 
de  confiance,  et  dans  la  joie  que  donne  le  raccom- 
modement l'abandon  est  entier. 

Aglaé  supplia  sa  bonne  de  la  diriger,  de  l'aider 
dans  ses  recherches.  Celle-ci,  qui  épiait  avec  soin 
les  retours  de  la  sensibilité  et  qui  voulait  faire  solli- 
citer jusqu'à  ses  leçons  ,  lui  répondit  :  «  Vous  vous 
y  êtes  mal  prise  :  vous  cherchiez  des  perfections  dans 
ces  femmes ,  et  leur  laideur  vous  en  frappait  da- 
vantage. Ce  n'est  point  ainsi  que  l'on  juge  les  vieil- 
les coquettes ,  elles  n'ont  plus  que  la  grimace  de  leurs 
agrémens.  Soyez  sûre  que  leur  plus  grand  travers 


464  AGLAÉ. 

est  toujours  la  dernière  trace  de  leurs  anciennes 
prétentions.  Cette  vieille,  par  exemple,  que  vous 
voyez  si  sémillante  jouer  encore  la  gaieté  ,  se  rap- 
pelle que  dans  sa  jeunesse  un  continuel  sourire  lais- 
sait voir  les  plus  belles  dents  du  monde;  aujour- 
d'hui elle  croit  avoir  sauvé,  du  moins,  des  mou- 
vemens  agréables,  et  n'est  que  ridicule.  Les  femmes 
ressemblent  aux  couleurs  :  deux  ou  trois  nuances 
seulement  brillent  de  leur  propre  éclat  ;  les  autres 
sont  ou  trop  pâles  ou  trop  prononcées.  Ainsi  les 
femmes  qui  ne  sont  que  jolies  ne  vivent  que  quelques 
années,  le  reste  est  livré  à  l'ennui  et  aux  regrets. 
Vous  les  préviendrez  si  vous  pouvez  vous  bien  con- 
vaincre que  la  beauté  fait  naître  les  passions,  mais 
que  le  caractère  seul  attache.  » 

Par  les  soins  de  la  Fée,  il  n'y  avait  dans  cette  île 
ni  miroirs  ni  ruisseaux.  Aglaé  pouvait  y  douter  de 
sa  beauté  :  les  vieilles  y  oubliaient  leur  laideur  ; 
leurs  ridicules  en  augmentaient,  et  c'est  ce  qu'il 
fallait  pour  la  guérir. 

Nous  avons  déjà  dit  que  la  plus  jeune  de  ces  fem- 
mes avait  cent  ans  ;  et  toutes  osaient  encore  espérer 
de  l'avenir ,  et  ne  parlaient  que  des  erreurs  du  bel 
âge.  Tantôt  elles  redisaient  les  chansons  qu'elles 
croyaient  avoir  inspirées  ;  tantôt  elles  montraient 
des  portraits  repris  à  des  infidèles,  des  volumes  de 
madrigaux  et  de  sonnets,  enfin  tous  les  petits  tributs 
de  la  galanterie.  Aglaé  avait  aussi  déjà  ses  porte- 
feuilles. Quel  fut  son  étonnement,  de  voir  qu'un 
siècle  n'avait  presque  rien  changé  au  protocole  d'à- 


AGLAÉ.  465 

mour  !  même  style ,  mômes  idées  ,  mêmes  sermons , 
mêmes  exagérations,  môme  amour-propre.  Mais 
comment  s'avouer  que  ces  vieilles  avaient  aussi  été 
belles ,  puisqu'elles  avaient  obtenu  les  mûmes  hom- 
mages !  Aglaé  aima  mieux  croire  que  les  poètes  d'a- 
lors étaient  plus  enthousiastes  et  ceux  de  nos  jours 
plus  difficiles. 

Cependant ,  l'insatiable  besoin  de  briller  lui  fit 
ouvrir  ses  portefeuilles ,  même  à  ces  vieilles.  À  peine 
en  fut-elle  écoutée  :  les  unes  bâillaient,  les  autres 
critiquaient.  Celles-ci  faisaient  des  comparaisons, 
celles-là  trouvaient  partout  des  plagiats.  Aglaé,  un 
peu  confuse ,  voyant  que  les  vers  faits  pour  elle  n'é- 
taient que  des  réminiscences ,  se  dégoûta  d'un  en- 
cens si  vulgaire ,  et  jeta  avec  mépris  ce  trésor  qui 
jusque-là  ne  l'avait  point  quittée. 

L'ennui  nous  ramène  quelquefois  à  la  raison. 
Aglaé  retourna  vers  sa  gouvernante,  lui  demanda 
des  livres,  de  l'ouvrage,  des  conseils,  et  surtout  le 
secret  d'abréger  le  temps.  La  gouvernante  com- 
mença à  espérer  de  son  élève,  lui  indiqua  l'étude  ou 
du  moins  la  lecture  qui  y  dispose.  Cette  ressource 
parut  infaillible  à  Aglaé.  Elle  voulut  tout  entre- 
prendre à  la  fois  ;  la  musique ,  le  dessin  ,  la  mesure 
du  ciel ,  la  division  de  la  terre ,  les  rêves  brillans 
de  la  fable,  les  rêves  moins  amusans  de  l'histoire. 
Pendant  deux  ou  trois  jours  son  temps  fut  plus  oc- 
cupé que  celui  d'un  sage  :  mais  l'excès  du  travail  en 
affaiblit  le  goût ,  et  en  fait  une  tache  fatigante  au 
lieu  d'une  paisible  et  douce  occupation. 


46G  AGLAÉ. 

La  gouvernante,  qui  voulait  prévenir  le  dégoût , 
l'engagea  à  se  dissiper,  lui  conseilla  de  revoir  ses 
vieilles  ;  sûre  qu'à  chaque  visite  elle  reviendrait  et 
plus  tôt  et  meilleure.  Aglaé  se  mit  donc  à  observer 
leur  caractère ,  leurs  habitudes  ;  c'était  comme  le  fil 
qui  la  guidait.  La  plus  âgée  se  nommait  Delphine  : 
sa  décrépitude  était  extrême,  elle  n'entendait  plus  et 
ne  voyait  qu'à  peine.  Aglaé  s'attacha  plusieurs  jours 
à  l'observer,  et  parvint  enfin  à  s'en  faire  entendre. 
Cette  vieille,  dont  l'aspect  ne  lui  avait  inspiré  que 
de  l'aversion ,  en  peu  de  jours  commença  à  l'inté- 
resser. Elle  joignait  à  beaucoup  d'usage  du  monde 
un  sentiment  des  convenances  si  juste,  qui  l'avertis- 
sait toujours  si  à  propos,  que  tout  ce  qu'elle  disait 
avait  une  manière ,  un  ton  qui  n'appartenait  qu'à 
elle.  Aglaé  conclut  avec  raison  que  Delphine  avait 
eu  dans  sa  jeunesse  une  conversation  fort  piquante. 

Cette  jeune  princesse,  dont  l'esprit  naturel  man- 
quait par  les  formes,  avait  le  défaut  ordinaire  de 
celles  que  de  trop  grands  avantages  rendent  presque 
toujours  sûres  d'être  écoutées  :  elle  parlait  beau- 
coup et  se  répétait  souvent.  Le  jour  qu'elle  fut  frap- 
pée du  genre  d'esprit  que  Delphine  avait  dû  avoir, 
sa  gouvernante ,  étonnée  de  la  délicatesse  de  son 
langage  et  de  la  vivacité  de  ses  expressions,  ne  put 
s'empêcher  de  lui  en  faire  compliment;  et  Aglaé  en- 
chantée vit  qu'elle  avait  deviné  juste,  et  que  la  Fée 
lui  avait  tenu  parole. 

Les  jours  suivans  ,  elle  essaya  de  pénétrer  le  ca- 
ractùrede  Nathalie;  mais  celle-là  lui  donna  del'oc- 


AGLAE.  467 

cupation  :  elle  était  sotie  ,  hôte  ;  vaine  et  de  méchante 
humeur.  Aglaé  la  mit  sur  toutes  sortes  de  sujets  , 
sans  pouvoir  faire  une  seule  découverte  à  son  avan- 
tage ,  lorsque  par  hasard  Rosalie  ,  une  de  ces  vieil- 
les, parla  avec  enthousiasme  delà  musique.  Nathalie 
se  fâcha  comme  si  on  avait  voulu  la  blesser,  et  loua 
excessivement  la  danse.  Leur  sentiment  dégénéra  en 
dispute,  leur  dispute  en  personnalités.  Aglaé  devina 
aisément  que  l'une  avait  eu  la  voix  belle  ,  et  que  Tau- 
tre  avait  dû  bien  danser. 

Elle  invoqua  la  Fée  ,  se  mit  à  un  clavecin,  et  eu 
joua  avec  une  grâce  qui  les  charma  toutes  deux.  Na- 
thalie surtout  était  transportée  de  l'entendre  mêler 
différens  airs  de  danse  à  ses  variations  ;  et  Rosalie 
pouvait  croire,  au  brillant  de  son  jeu,  qu'elle  en 
avait  fait  sa  principale  étude.  Contentes  l'une  et  l'au- 
tre, elles  se  réunirent  du  moins  pour  la  louer. 

Aglaé  les  quitta,  en  réfléchissant  aux  succès  qu'elle 
venait  d'obtenir  par  des  agrémens  qui  rendent  tou- 
jours plus  aimable ,  mais  qui  ne  suffisent  jamais.  Elle 
entrevit  qu'on  ne  plaît  par  les  talens  qu'en  offrant 
aux  autres  ceux  qu'ils  possèdent  ou  qu'ils  préfèrent;  ' 
qu'on  a  besoin  de  leurs  éloges,  même  pour  être 
averti  de  sa  propre  valeur  :  au  lieu  que  les  qualités 
se  font  sentir  dans  la  solitude,  dédommagent  de 
l'oubli  du  monde,  et,  sans  rendre  insensible  à  la 
louange,  ne  vous  font  cependant  rien  faire  pour 
elle. 

Encouragée  par  ses  succès ,  Aglaé  mit  le  môme 
soin  à  les  étudier  toutes.  Elle  devina  qu'Eugénie 


468  AGLAÉ. 

avait  été  d'une  douceur  extrême,  qu'Herminie  avait 
très-bien  dessiné  :  elle  s'appliqua  surtout  à  en  bien 
connaître  une  dont  l'ensemble  l'avait  frappée  d  eton- 
nement.  Son  visage  n'avait  jamais  eu  de  jeunesse*, 
mais  corne  elle  ne  l'avait  point  su,  sa  vieillesse  n'en 
valait  pas  mieux.  11  n'y  avait  aucune  nuance  dans 
son  esprit,  aucun  ensemble  dans  sa  personne.  Son 
bonnet  ne  tenait  pas  à  sa  tète  ;  sa  tète  semblait  tou- 
jours prête  à  se  détacher  de  son  cou.  Elle  avait  du 
trait ,  de  l'imagination  -,  mais  ses  idées  étaient  si  ex- 
traordinaires, sa  conversation  si  étrangement  mêlée, 
que  ce  qu'elle  disait  de  bien  avait  plus  l'air  d'être 
l'effet  de  son  bonheur  que  celui  de  son  bon  sens, 
Elle  fatiguait  à  force  de  vouloir  plaire  ;  choquant 
tous  les  usages  ,  ne  manquant  jamais  de  faire  une 
chose  ridicule,  ou  d'en  dire  de  déplacées.  Les  habi- 
les voyaient  bien  qu'elle  était  née  folle  ,  mais  savaient 
bien  aussi  qu'elle  s'était  sauvée  par  ce  grand  mot  : 
elle  est  extraordinaire!  car  la  folie  est  une  maladie 
dont  on  n'accuse  que  ceux  qui  ont  eu  quelques  mo- 
mens  de  raison.  Aglaé  fut  long-temps  sans  pouvoir 
comprendre  comment  il  lui  avait  été  possible  de 
plaire;  mais  elle  finit  enfin  par  s'apercevoir  qu'une 
indiscrétion  prolongée  avait  bien  pu  être  prise  pour 
un  excès  de  franchise  ;  et  elle  sentit  que  le  premier 
de  tous  les  charmes  est  d'être  naturelle  et  vraie. 

Aglaé  tacha  de  démêler  les  secrètes  pensées  d'une 
autre  qui  affectait  de  parler  sans  cesse  de  sa  nullité  , 
de  dire  qu'elle  radotait,  et  qu'enfin  elle  n'était  plus 
que  l'ombre  d'elle-même.  Quel  eût  été  son  désespoir 


AGLAL.  169 

si  on  Peut  prise  au  mot,  ou  si  ou  lui  eut  révélé 
qu'elle  ne  parlait  si  volontiers  de  ce  qu'elle  avait 
perdu  que  pour  apprendre  ce  qu'elle  avait  possédé  ? 
Aglaé  ne  s'y  trompait  presque  plus;  elle  était  modeste 
avec  la  fiére,  soumise  avec  le  bel  esprit,  piquante  avec 
celle  qui  voulait  paraître  douce.  Elle  flattait  leurs  dé- 
fauts par  une  sorte  de  pitié,  caressait  leurs  goûts,  les 
invitait  à  raconter  leur  histoire,  et  leur  fournissait  au 
moins  le  plaisir  inépuisable  de  parler  d'elles-mêmes. 
Ces  différentes  anecdotes  donnaient  matière  à  des 
réflexions  un  peu  malignes ,  quelle  confiait  à  sa 
gouvernante,  et  surtout  à  des  questions  qui  ame= 
liaient  des  détails  intéressans,  propres  à  hâter  le  dé- 
veloppement de  son  esprit.  Par  exemple,  elle  lui  de- 
mandait un  jour  pourquoi  il  en  coûtait  tant  aux 
femmes  de  vieillir?  «  C'est,  répondit  la  gouvernante, 
parce  que  rien  ne  peut  jamais  remplacer  ce  qu'elles 
perdent.  Quand  les  hommes  renoncent  au  bonheur 
de  plaire,  ce  n'est  qu'un  échange  de  passions  :  l'a- 
mour delà  gloire  leur  tient  lieu  des  jouissances  qui 
leur  échappent  ;  le  fantôme  qu'on  appelle  réputation 
s'empare  de  toutes  leurs  facultés.  Vieillissant  avec 
des  passions  nouvelles,  ils  gagnent  le  terme  sans  s'en 
apercevoir,  et  finissent  par  se  croire  toujours  jeunes. 
Si  les  femmes  voulaient,  de  bonne  heure,  se  faire 
des  occupations,  consentira  s'oublier  et  renoncer  à 
la  louange,  se  former  des  amis,  ne  pas  confondre  le 
besoin  de  briller  avec  le  désir  déplaire,  toutes  les  sai- 
sons auraient  pour  elles  quelques  beaux  jours.  Lors- 
que vous  rentrerez  dans  le  monde ,  vous  serez  la 

40 


470  AGLAE. 

seule  qui,  grâce  à  la  Fée,  aurez  commencé  votre 
jeunesse  au  milieu  d'un  cercle  où  vos  agrémens 
étaient  presque  des  torts-,  où,  pour  plaire,  vous 
étiez  obligée  de  les  faire  oublier  :  que  ce  soit  la  le- 
çon de  votre  vie.  Je  sais  que  pour  être  heureuse  il 
faut  être  aimée.  Profitez  donc  de  tous  vos  avanta- 
ges :  vous  êtes  belle  ;  en  évitant  le  faste,  que  votre 
toilette  ne  soit  jamais  trop  négligée;  à  la  ville  ou  à 
la  campagne,  ayez  toujours  cette  recherche  qui, 
sans  être  ce  qu'on  appelle  parure  ,  prouve  si  bien  le 
désir  de  plaire.  Cultivez  votre  esprit,  ajoutez  chaque 
jour  à  son  étendue  5  et  souvenez-vous  que  la  conversa- 
tion de  la  femme  qui  sait  le  plus  doit  toujours  laisser 
croire  qu'elle  cherche  à  s'instruire. L'air  du  doute  con- 
sole l'ignorant  et  flatte  celui  qui  croit  pouvoir  éclai- 
rer. Mais, surtout,  soyez  bonne;  soyez-le  si  vous  vou- 
lez être  aimée  et  l'être  toujours.  La  bonté  nous  porte 
à  secourir  l'indigent ,  à  excuser  le  coupable ,  à  écou- 
ter avec  compassion  les  plaintes  même  les  plus  insen- 
sées ,  à  consoler  tout  ce  qui  souffre.  Trouver  une 
âme  bonne  est  le  besoin  de  tous  les  momens ,  la  pos- 
séder est  le  charme  de  tous  les  âges ,  charme  sans  le- 
quel aucune  vertu  n'est  suffisante  ,  et  qui  peut-être 
ferait  pardonner  mille  défauts.  Le  génie  qui  nous 
gouverne  n'a  point  donné  à  la  bonté  un  rang  brillant 
parmi  les  vertus  :  il  n'a  pas  compris  non  plus  Tin- 
gratitude  dans  le  nombre  des  fautes  qui  nous  font 
bannir  de  sa  cour.  Sûrement  il  a  cru  que  l'amour  ou 
la  justice  des  hommes  nous  récompense  ou  nous 
punit  assez.  » 


AGLAE.  471 

Ces  réflexions,  communiquées  avec  un  tendre  in- 
térêt, attachaient  Aglaé,  la  ramenaient  à  la  raison  , 
à  ses  études  ,  et  l'invitaient  à  y  mettre  encore  plus  de 
suite.  Mais  plus  elle  avançait,  plus  elle  sentait  le 
besoin  d'être  guidée  :  aussi  demanda-t-clle  à  sa  gou- 
vernante, avec  cette  bonne  foi  de  la  première  jeu- 
nesse ,  de  la  diriger ,  de  l'aider  à  regagner  son  en- 
fance perdue.  —  Celle-ci  lui  sauva  les  premières 
difficultés,  lui  cacha  surtout  ce  qu'il  faut  de  pei- 
nes, de  travail,  de  persévérance,  pour  arriver  à 
un  genre  quelconque  de  perfection.  Ce  n'était  pas 
toujours  de  longues  lectures  ;  c'était  moins  encore 
de  fatigantes  allégories  :  jamais  de  gêne;  ne  cou- 
rant ni  après  l'esprit  ni  après  le  savoir  ;  évi- 
tant l'ennui  qu'on  redoute  à  tous  les  âges  :  mais 
dans  des  promenades  utiles  tout  devenait  un  sujet 
d'instruction*et  de  plaisir.  La  nature,  si  belle  et  si 
riche  ,  fournissait  des  développemens  toujours  nou- 
veaux. Un  observateur  attentif  a  dit  :  «  Aux  yeux  de 
l'ignorant  tout  est  prodige  ou  toul  est  naturel.  » 
Aglaé,  qui  jusque-là  n'avait  promené  que  des  re- 
gards indifférens  sur  tant  de  richesses,  Aglaé  s'ar- 
rêtait à  tout ,  questionnait  sans  cesse,  dévorait  l'in- 
struction ,  et  s'étonnait  également  de  ce  qu'elle  ne 
savait  pas,  et  du  temps  qu'elle  avait  passé  sans 
chercher  à  s'instruire. 

Elles  entreprirent  un  jour  de  faire  le  tour  de  l'île, 
et  arrivèrent  à  une  petite  maison  isolée ,  paisible  ha- 
bitation d'une  vieille  qui  les  reçut  avec  ce  mélange 
de  tristesse  et  de  dcuceur  qui  trahit  les  âmes  sensi- 


47  5  AGLAE. 

Mes.  Aglaé  se  sentit  attirer  vers  elle,  et  n'eut  pas 
besoin  de  se  garantir  de  cette  première  impression 
qui ,  près  de  toutes  les  autres,  portait  à  la  plaisan- 
terie. Aglaé  n'éprouva  qu'un  sentiment  mêlé  din- 
térèt  et  de  respect.  Elle  n'osait  point  lui  demander 
ses  aventures  ;  elle  craignait  presque  de  les  lui  rap- 
peler. Elle  aurait  voulu  lui  plaire,  attirer  sa  con- 
fiance, la  consoler  s'il  était  possible.  La  vieille  la  de- 
vina, la  fit  approcher  d'elle,  et  lui  raconta  son  his- 
toire en  ces  mots  : 

«  Je  ne  vous  parlerai  point  de  mon  enfance,  rien 
ne  me  la  rappelle.  Mes  souvenirs  ne  commencent 
qu'au  jour  où  je  vis ,  pour  la  première  fois ,  un 
homme  qui  fut  le  maître  du  reste  de  ma  vie.  Jusque- 
là  je  m'étais  crue  jolie,  spirituelle;  de  ce  moment 
j'en  doutai  ;  ma  toilette  ne  finissait  plus  ;  je  n'étais 
jamais  contente  de  mon  esprit  ;  et  le  jour  où  il  me 
dit  qu'il  m'aimait  je  me  crus  parfaite. 

»  On  nous  unit.  Contente  alors ,  je  vivais  dans 
une  espèce  de  rêverie  :  j'oubliai  toute  chose.  Je 
n'existais  que  les  heures  qu'il  me  donnait  ;  les  autres 
se  passaient  à  l'attendre  ou  à  le  regretter.  Lorsqu'il 
arrivait ,  il  semblait  changer  l'air  que  je  respirais  ; 
je  me  trouvais  heureuse  sans  avoir  besoin  de  le  dire  : 
je  suivais  tous  ses  mouvemens  ;  je  F  écoutais  avant 
qu'il  parlât;  ce  qu'il  disait ,  je  croyais  l'avoir  pensé. 
Long- temps  il  fut  heureux  par  tant  d'affection; 
mais,  dans  mon  bonheur,  je  ne  songeais  pas  qu'il 
faut  des  soins  pour  conserver  môme  ce  qu'on  aime  : 
je  négligeai  ma  figure ,  mon  esprit  ,  mes  amis;  je  ne 


\C.L\É.  47.3 

pensais  qu'à  lui ,  je  ne  voyais  que  lui ,  je  ne  parlais 
que  de  lui. 

»  Tout  le  monde  m'avait  abandonnée  sans  que  je 
l'eusse  remarqué;  je  finis  par  l'ennuyer  aussi.  Je 
sentais  qu'il  se  détachait-,  ses  retours  n'étaient  plus 
que  des  complaisances  ,  ses  soins  que  des  procédés. 
Au  lieu  d'appeler  les  plaisirs  à  mon  secours  ,  je  pas- 
sais dans  les  larmes  et  les  reproches  le  temps  qu'il 
me  donnait  par  habitude  :  j'exigeais  l'amour,  j'éloi- 
gnai l'amitié  :  je  ne  le  voyais  presque  plus Qui 

m'eût  dit  alors  que  j'allais  souffrir  davantage?.... 

»  Quelle  douleur  je  ressentis  en  apprenant  qu'il 
était  occupé  d'une  autre  femme  !  Je  demandai  avec 
hauteur,  comme  s'il  m'aimait  encore,  je  demandai 
qu'il  ne  la  revît  plus  :  il  me  refusa  sans  colère  ni 
pitié.  C'est  alors  que  je  me  crus  perdue. . .  Je  le  priai 
de  m'aimer,  comme  on  demande  aux  dieux  de  vivre. 
Je  ne  prétendais  plus  à  aucun  sacrifice.  Voyez-la  , 
aimez-la,  m'écriai-je;  mais  ne  m'oubliez  jamais 
tout-à-fait...  Mon  humeur  l'avait  éloigné-,  ma  dou- 
ceur le  ramena,  et,  une  seconde  fois,  je  me  crus 
heureuse.... 

»  Bientôt  après,  il  se  laissa  entraîner  par  l'am- 
bition. Je  n'étais  plus  jeune;  le  temps  avait  passé, 
et  je  ne  m'en  étais  point  aperçue.  Je  me  plaignais , 
quoique  sûrement  j'eusse  été  une  des  plus  fortu- 
nées ;  mais  il  fallut  bien  des  années  pour  me  rap- 
prendre. 

»  Je  lui  cachais  mes  peines  ;  elles  en  influaient 
davantage  sur  mon  caractère  et  sur  ma  sanlé.  Jetais 

40. 


474  AGLAE. 

devenue  triste  cl  souffrante  :  je  n'en  étais  que  moins 
aimable.  J'espérais  toujours  que  le  lendemain  m'ap- 
porterait quelque  consolation  ;  et  ce  n'était  qu'un 
jour  de  plus  passé  dans  les  larmes.  Enfin ,  j'entendis 
parler  d'un  devin  qui ,  disait-on  5  faisait  des  mira- 
cles ;  on  y  croit  dès  qu'on  en  a  besoin  :  j'allai  le 
consulter.  Comme  j'arrivai  chez  lui ,  j'en  vis  sortir 
une  vieille  à  qui  je  demandai  ce  qu'il  lui  avait  dit  : 
je  n'en  obtins  pour  réponse  que  ces  quatre  vers  que 
n'ai  jamais  oubliés  : 

De  l'avenir  point  de  nouvelle; 
Il  ne  m'a  dit  que  le  passé  : 
Les  plaisirs  d'un  âge  avancé 
Sont  les  plaisirs  qu'on  se  rappelle. 

))  Je  n'entrai  point  chez  l'oracle,  et  pris  cet  avis 
pour  moi-même.  Je  renonçai  au  bonheur  :  celui  des 
autres  m'intéresse  encore,  il  me  console  quelquefois  ; 
mais  il  ne  m'empêche  pas  d'attendre  avec  impatience 
la  fin  de  ma  vie.  » 

Aglaé  avait  écouté  la  vieille  avec  ce  vif  intérêt 
qui  fait  qu'on  partage  toutes  les  sensations.  Sa  gou- 
vernante ,  qui  avait  surpris  ses  yeux  remplis  de  lar- 
mes, aurait  peut-être  désiré  que  ce  tableau  n'eût 
pas  été  rendu  avec  tant  d'énergie;  mais  elle  se  pro- 
mit bien  de  dire  sans  affectation,  dans  leur  premier 
entretien ,  que  le  malheur  de  la  vieille  était  commun 
à  toutes  les  femmes  sensibles  ;  et  ce  n'est  pas  un 
jour  perdu  que  celui  qui  apprend  que  l'amour  est 
bien  loin  de  tenir  ce  qu'il  promet. 


\GL\É.  478 

Aglaé,  de  son  coté,  réfléchissait,  mais  se  disait 
qu'elle  reverrait  souvent  cette  intéressante  vieille ,  et 
lui  ferait  répéter  des  détails  qui  l'avaient  si  \ivement 
affectée.  Ces  épreuves  ne  réussirent  pas  au  gré  de 
son  attente  ;  l'histoire  était  toujours  la  môme.  Aglaé 
sentit  qu'il  est  impossible  de  parler  long-temps  de 
soi  sans  fatiguer. 

Elle  avait  cru  que  chaque  jour  elle  aimerait  cette 
vieille  davantage ,  et ,  chaque  jour,  elle  l'écoutait 
avec  moins  d'intérêt.  Rien  ne  pouvait  la  distraire. 
La  morale  ,  l'ambition  ,  la  campagne  ,  les  comparai- 
sons, les  différences,  tout  la  ramenait  à  celui  qu'elle 
avait  aimé.  Parlait-on  d'une  belle  action?  il  l'aurait 
faite;  d'une  chose  simple?  il  l'aurait  embellie.  De 
toutes  ces  femmes  ,  c'était  encore  la  plus  aimable  ; 
ses  souvenirs  venaient  du  cœur.  Aglaé  allait  chez 
elle  avec  plaisir,  y  restait  avec  ennui ,  et  cependant 
la  quittait  avec  peine  ;  mais  elle  la  quittait  quelque- 
fois avant  que  le  soleil  eût  marqué  l'heure  de  son 
retour.  La  vieille,  sans  se  plaindre ,  lui  disait  adieu 
avec  tristesse.  Aglaé  revenait  lentement,  mécontente 
d'elle-même  ,  se  reprochant  sa  cruauté ,  se  trouvant 
incapable  d'aucun  sacrifice. 

Le  lendemain,  après  ses  heures  d'étude,  elle  volait 
chez  son  amie-,  il  semblait,  à  la  voir  courir,  que 
jamais  elle  n'arriverait  assez  tôt  ;  et ,  jouissant  d'a- 
vance du  plaisir  que  causerait  son  empressement , 
elle  s'accoutuma  peu  à  peu  à  s'oublier  elle-même  ,  à 
se  croire  nécessaire  au  bonheur  d'un  autre ,  pre- 
mière des  illusions ,  et  la  plus  douce  de  toutes  ;  elle 


47  C)  AGLAE. 

en  vint  même  jusqu'à  retourner  chez  celles  qui  lui 
avaient  paru  si  ridicules. 

Ce  n'était  plus  la  raillerie  ;  ce  n'était  plus  le  cruel 
besoin  de  se  moquer.  Elle  flattait  encore  leurs  dé- 
fauts ,  mais  comme  on  console  un  malade  qui  n'a 
plus  de  ressource.  Cependant  leur  extrême  crédulité 
l'effraya  sur  elle-même.  —  «  Rassurez-moi,  dit-elle 
un  jour  à  sa  gouvernante  ;  je  ne  vous  demande  point 
d'éloges,  mais  j'ai  besoin  d'être  encouragée.  Suis-jc 
jeune?  M'avez-vous  donné  les  moyens  d'être  aima- 
ble? Comme  ces  femmes,  ne  suis-je  pas  aussi  dans 
l'aveuglement  ?  »  A  ces  mots,  la  Fée  parut.  — 
<e  Soyez  tranquille,  mon  Aglaé,  lui  dit-elle,  vous 
êtes  ce  que  vous  étiez  :  je  ne  pouvais  rien  ajouter  à 
votre  beauté.  11  ne  m'était  pas  permis  non  plus  de 
vous  corriger,  sans  que  vous  prissiez  un  peu  de 
peine.  Je  vous  ai  offert  à  la  fois  tous  les  défauts  que 
le  temps  et  le  besoin  de  la  louange  vous  auraient 
donnés  :  ils  vous  ont  guérie  de  la  vanité  ;  de  la  va- 
nité qui,  chez  les  femmes,  rend  la  jeunesse  coupable 
et  la  vieillesse  ridicule.  C'est  avoir  gagné  plus  que  je 
ne  vous  avais  promis.  Puisse  votre  âme  douce  et 
sensible  n'avoir  jamais  besoin  des  exemples  de  la 
vertu  pour  se  porter  au  bien  !  Je  vais  vous  rendre  à 
vos  États  ;  mais ,  avant  de  vous  quitter,  je  veux , 
comme  les  bonnes  mères,  vous  récompenser  d'avoir 
travaillé  à  votre  bonheur  :  que  souhaitez- vous? 

Aglaé  lui  demanda  de  rajeunir  son  amie  ;  mais  la 
vieille  refusa  cette  faveur  si  son  amant  ne  la  parta- 
geait pas.  —  u  Je  ne  désire  point  de  vivre  ,  leur 


\GtAÉ.  477 

dit-elle ,  je  ne  vous  demande  point  des  années  :  ren- 
dez-moi seulement  les  jours  de  mon  bonheur,  et 
que  je  meure  celui  où  il  cessera  de  nVaimer.  »  —  La 
Fée  combla  ses  vœux,  lui  rendit  sa  jeunesse,  son 
amant,  ses  plaisirs  et  ses  peines. 

Elle  ramena  Aglaé  à  sa  mère  qui ,  en  la  voyant , 
la  crut  parfaite ,  et  se  persuada  qu'elle  avait  employé 
tout  le  temps  qu'elle  ne  lui  avait  pas  vu  perdre. 
Cette  fois ,  l'amour  maternel  ne  la  trompa  point. 
Elle  remit  sa  couronne  à  sa  fille ,  qui  passa  le  reste 
de  sa  vie  à  douter  d'elle-même,  et  à  excuser  les 
autres. 


FIN. 


TABLE. 


Notice  . i 

Adèle  de  Séinange 1 

Charles  et  Marie 199 

Eugène  de  Rothelin 287 

A.GLAÉ,  conte.  Appendice  à  Adèle  de  Sénange.     4o9 


»  \ 


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