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OEUVRES
DE
MADAME DE SOUZA
S (TUC CL
NOUVELLE EDITION ,
Iprcccbrc b'mte ttottee. ôitr l'auteur et ees (dhumigc*,
PAR M. ^SAINTE-BEUVE.
Adèle de Séaange.
Charles et Marie.
Eugène de Rothelin.
PARIS,
CHARPENTIER, LIRRAIRE^ÉDITEUR,
29, BUE DE SEINE-
1840.
/Z-13<it&
NOTICE
SUR MADAME DE SOUZA
ET SES OUVRAGES.
Un ami qui , après avoir beaucoup connu le monde, s'en
est presque entièrement retiré et qui juge de loin , et
comme du rivage , ce rapide tourbillon où Ton s'agite ici ,
m'écrivait récemment à propos de quelques aperçus sur le
caractère des œuvres contemporaines : « Tout ce que vous
me dites de nos sublimes m'intéresse au dernier point.
Vraiment , ils le sont ! Ce qui manque, c'est du calme et
de la fraîcheur , c'est quelque belle eau pure qui guérisse
nos palais échauffés. » Cette qualité de fraîcheur et de
délicatesse , cette limpidité dans l'émotion , cette sobriété
dans la parole , ces nuances adoucies et reposées, en dis-
paraissant presque partout de la vie actuelle et des œuvres
d'imagination qui s'y produisent , deviennent d'autant plus
précieuses là où. on les rencontre en arrière, et dans les
ouvrages aimables qui en sont les derniers reflets. On
aurait tort de croire qu'il y a faiblesse et perte d'esprit à
regretter ces agrémens envolés , ces fleurs qui n'ont pu
naître, ce semble, qu'à l'extrême saison d'une société au-
jourd'hui détruite. Les peintures nuancées dont nous
parlons supposent uu goût et une culture d'âme que l«i
civilisation démocratique n'aurait pas abolis sans incon-
a
II NOTICE.
vénient pour elle-même , s'il ne devait renaître clans les
mœurs nouvelles quelque chose d'analogue un jour. La
société moderne , lorsqu'elle sera un peu mieux assise et
débrouillée, devra avoir aussi son calme, ses coins de
fraîcheur et de mystère , ses abris propices aux sentimens
perfectionnés , quelques forêts un peu antiques , quelques
sources ignorées encore. Elle permettra, dans son cadre en
apparence uniforme , mille distinctions de pensées et bien
des formes rares d'existences intérieures ; sans quoi elle
serait sur un point très au dessous de la civilisation pré-
cédente et ne satisferait que médiocrement toute une
famille d'àmes. Dans les momens cle marche ou d'instal-
lation incohérente et confuse , comme le sont les temps
présens, il est simple qu'on aille au plus important , qu'on
s'occupe du gros de la manœuvre , et que de toutes parts,
même en littérature, ce soit l'habitude de frapper fort,
de viser haut et de s'écrier par des trompettes ou des porte-
voix. Les grâces discrètes reviendront peut-être à la longue,
et avec une physionomie qui sera appropriée à leurs nou-
veaux alentours ; je le veux croire; mais, tout en espérant
au mieux , ce ne sera pas demain sans doute que se recom-
poseront leurs sentimens et leur langage. En attendant,
Ton sent ce qui manque , et parfois l'on en souffre : on se
reprend, dans certaines heures d'ennui, à quelques par-
fums du passé , d'un passé d'hier encore , mais qui ne se
retrouvera plus ; et voilà comment je me suis remis l'autre
matinée à relire Eugène de Rothelin^ Adèle de Scnange ,
et pourquoi j'en parle aujourd'hui.
Une jeune fille qui sort pour la première fois du cou-
vent où elle a passé toute son enfance , un beau lord élé-
gant et sentimental, comme il s'en trouvait vers 1780 à
Paris , qui la rencontre dans un léger embarras et lui
apparaît d'abord comme un sauveur, un très-vieux mari ,
bon, sensible, paternel, jamais ridicule , qui n'épouse la
jeune fille que pour l'affranchir d'une mère égoïste et lui
assurer fortune et avenir; tous les événemens les plus
NOTICE. III
simples de chaque jour entre ces trois cires qui, par un
concours naturel de circonstances , ne vont plus se séparer
jusqu'à la mort du vieillard; des scènes de parc , de jar-
din, des promenades sur l'eau , des causeries autour d'un
fauteuil; des retours au couvent et des visites aux ancien-
nes compagnes ; un babil innocent , varié , railleur ou
tendre , traversé d'éclairs passionnés ; la bienfaisance se
mêlant, comme pour le bénir, aux progrès de l'amour ;
puis, de peur de trop d'uniformes douceurs, le monde au
fond y saisi de profil, les ridicules ou les noirceurs indi-
qués , plus d'un original ou d'un sot marqué d'un trait
divertissant au passage ; la vie réelle en un mot , embrassée
dans un cercle de choix ; une passion croissante , qui se
dérobe, comme ces eaux de Neuilly, sous des rideaux de
verdure et se replie en délicieuses lenteurs ; des orages
passagers , sans ravages , semblables à des pluies d'avril ;
la plus difficile des situations honnêtes menée à fin jusque
dans ses moindres alternatives , avec une aisance qui ne
penche jamais vers l'abandon , avec une noblesse de ton
qui ne force jamais la nature , avec une mesure indulgente
pour tout ce qui n'est pas indélicat ; tels sont les mérites
principaux d'un livre où pas un mot ne rompt l'harmonie.
Ce qui y circule et l'anime , c'est le génie d'Adèle, génie
aimable , gai, mobile , ailé comme l'oiseau , capricieux et
naturel, timide et sensible, vermeil de pudeur, fidèle,
passant du rire aux larmes, plein de chaleur et d'enfance.
On était à la veille de la révolution . quand ce charmant
volume fut composé ; en 95 , à Londres , au milieu des cala-
mités et des gênes, l'auteur le publia. Cette Adèle de
Sénange parut clans ses habits de fête , comme une vierge
de Verdun échappée au massacre , et ignorant le sort de
ses compagnes.
Madame de Souza, alors Madame de Flahaut , avant
d'épouser fort jeune le comte de Flahaut , âgé déjà de
cinquante-sept ans, avait été élevée au couvent à Paris.
C'est ce couvent même qu'elle a peint sans doute dans
TV \OTICE.
Adèle de Sénange. 11 y avait un hôpital annexé au couvent ;
avec quelques pensionnaires les plus sages, et comme ré-
compense, elle allait à cet hôpital tous les lundis sots
servir les pauvres et leur faire la prière. Elle perdit de
bonne heure ses parens ; les souvenirs du couvent furent
ses souvenirs de famille: cette éducation première influa ,
nous le verrons , sur toute sa pensée , et chacun de ses
écrits en retrace les vives images. Mariée, logée au Louvre,
elle dut l'idée d'écrire à l'ennui que lui causaient les dis-
cussions politiques de plus en plus animées aux approches
de la révolution ; elle était trop jeune , disait-elle, pour
prendre goût à ces matières, et elle voulait se faire un
intérieur. Dans le roman d'Emilie et Alphonse^ duchesse
de Candale , récemment mariée , écrit à son amie made-
moiselle d'Astey : « Je me suis fait une petite retraite dans
un des coins de ma chambre ; j'y ai placé une seule chaise ,
mon piano , ma harpe , quelques livres , une jolie table sur
laquelle sont mes dessins et mon écritoire ; et là, je me suis
tracé une sorte de cercle idéal qui me sépare du reste
de l'appartement. Yient-on me voir? je sors bien vite de
cette barrière pour empêcher qu'on y pénètre; si par
hasard on s'avance vers mon asile , j'ai peine à contenir
ma mauvaise humeur ; je voudrais qu'on s'en allât. »
Madame de Flahaut , en sa chambre du Louvre , dut se
faire une retraite assez semblable à celle de Madame de
Candale, d'autant plus qu'elle avait dans son isolement
une intimité toute trouvée. Si on voulait franchir son
cercle idéal , si on lui parlait politique, elle répondait que
M. de Sénange avait eu une attaque de goutte , et qu'elle
en était fort inquiète. Dans Eugénie et Mathilde , où elle
a peint l'impression des premiers événemens de la révo-
lution sur une famille noble , il est permis de lui attribuer
une part du sentiment de Mathilde , qui se dit ennuyée à
F excès de cette révolution , toutes les fois qu'elle n'en est
pas désolée. Adèle de Sénange fut donc écrite sans aucun
apprêt littéraire, dans un simple but de passe-temps in-
\OTICE. v
time. Un jour pointant, l'auteur, cédant à un mouvement
de confiance qui lui faisait lever sa barrière idéale, pro-
posa à un ami d'arranger une lecture devant un petit
nombre de personnes ; cette offre , jetée en avant , ne fut
pas relevée ; on lui croyait sans peine un esprit agréable ,
mais non pas un talent d'écrivain. Adèle de Sènange se
passa ainsi d'auditeurs; on sait que Paul et Virginie avait
eu grand'peine à en trouver. La révolution parcourant ra-
pidement ses phases, madame de Flahaut quitta Paris et
la France après le 2 septembre. M. de Flahaut , empri-
sonné , fut bientôt victime. A force d'or et de diamans ,
prodigués par la famille et les amis du dehors à l'un des
geôliers , il était parvenu à s'évader et vivait dans une
cachette sûre. Mais quelqu'un raconta devant lui que son
avocat venait d'être arrêté comme soupçonné de lui donner
asile; M. de Flahaut, pour justifier l'innocent, quitta sa
retraite dès six heures du matin , et se rendit à la Com-
mune où il se dénonça lui-même ; il fut peu de jours après
guillotiné. Robespierre mort, madame de Flahaut partit
d'Angleterre avec son fils, et vint en Suisse , espérant déjà
rentrer en France; mais les obstacles n'étaient pas levés.
^Rôdant toujours autour de cette France interdite, elle sé-
journa encore à Hambourg , et c'est dans cette ville que la
renommée , désormais attachée à son nom par Adèle de
Sènange , noua sa première connaissance avec M. de Souza,
qu'elle épousa plus tard, vers 1802. Elle avait publié dans
cet intervalle Emilie et Alphonse en 1799, Charles et
Marie en 1801.
Charles et Marie est un gracieux et touchant petit
roman anglais, un peu dans le goût de Miss Burney. Le
paysage de parcs et d'élégans cottages , les mœurs, les
ridicules des ladies chasseresses ou savantes, la sentimenta-
lité languissante et pure des amans, y composent un tableau
achevé qui marque combien ce séjour en Angleterre a in-
spiré naïvement l'auteur. Un critique ingénieux , et cor; es
compétent en fait de délicatesse, M. Patin , dans un juge-
a.
VT NOTICE.
ment qu'il a porté sur madame de Souza *, préfère ce joli
roman de Charles et Marie à tons les autres. Pour moi ,
je l'aime , mais sans la même prédilection. Il y a, si je l'ose
dire , comme dans les romans de Miss Burney, une trop
grande profusion de tons vagues , doux jusqu'à la mollesse ,
pâles et blondissons. Madame de Souza dessine d'ordi-
naire davantage , et ses couleurs sont plus variées. C'est
dans Charles et Marie que se trouve ce mot ingénieux ,
souvent cité : « Les défauts dont on a la prétention res-
semblent à la laideur parée ; on les voit dans tout leur
jour. »
Si le voyage en Angleterre , le ciel et la verdure de cette
contrée , jetèrent une teinte lactée , vaporeuse , sur ce
roman de Charles et Marie , on trouve dans celui tV Eu-
génie et Mathilde, qui parut seulement en 1811 , des reflets
non moins frappans cle la nature du nord, des rivages de
Hollande, des rades de la Baltique, où s'était assez long-
temps prolongé l'exil de madame de Flabaut. « La verdure
» dans les climats du nord a une teinte particulière dont la
» couleur égale et tendre, peu à peu , vous repose et vous
» calme... Cet aspect ne produisant aucune surprise laisse
» l'âme dans la même situation ; état qui a ses charmes ,
» et peut-être plus encore lorsqu'on est malheureux. Às-
» sises dans la campagne, les deux sœurs s'abandonnaient
» à cle longues rêveries, se perdaient dans de vagues
» pensées , et, sans avoir été distraites , revenaient moins
» agitées. » Et un peu plus loin : « M. de Revel , dans la
» vue de distraire sa famille , se plaisait à lui faire admirer
» les riches pâturages du Holstein , les beaux arbres qui
» bordent la Baltique, cette mer dont les eaux pâles ne
» diffèrent point de celles des lacs nombreux dont le pays
» est embelli, et les gazons toujours verts qui se perdent
» sous les vagues. Ils étaient frappés de cette physionomie
» étrangère que chacun trouve à la nature dans les climats
* Répertoire de Littérature.
\OTICE. VII
» éloignés de celui qui Ta vu naitre. La perspective niante
» du lac de Ploën les faisait en quelque sorte respirer plus
)> à Taise. Ne possédant rien à eux, ils apprirent, comme
» le pauvre , à faire leur délassement d'une promenade ;
» leur récompense d'un beau jour, enfin à jouir des biens
» accordés à tous. »> Madame de Souza d'ordinaire s'arrête
peu à décrire la nature ; si elle le fait ici avec plus de com-
plaisance , c'est qu'un souvenir profond et consolateur s'y
est mêlé. La riante Adèle de Sénange , qui ne connaissait
que les allées de Neuilly et les peupliers de son île , la voila
presque devenue , au bord de cette Baltique , la sœur de
la rêveuse Valérie.
Adèle de Sénange , en effet, dans l'ordre des concep-
tions romanesques qui ont atteint à la réalité vivante, est
bien sœur de Valérie , comme elle l'est aussi de Virginie ,
de mademoiselle de Clermont, de la princesse de Clèves ,
comme Eugène cle Rothelin est un noble frère d'Adolphe,
d'Edouard , du Lépreux , de ce chevalier des Grieux si
fragile et si pardonné. Je laisse à partie grand René clans
sa solitude et sa prédominance. Heureux celui qui , puisant
en lui-même ou autour de lui , et grâce à l'idéal ou grâce
au souvenir, enfantera un être digne de la compagnie cle
ceux que j'ai nommés , ajoutera un frère ou une sœur inat-
tendue à cette famille encore moins admirée que chérie ; il
ne mourra pas tout entier !
Eugène de Rothelin , publié en 1808, parait à quelques
bons juges le plus exquis des ouvrages de madame de
Souza, et supérieur même à Adèle de Sénange. S'd fallait
se prononcer et choisir entre des productions presque éga-
lement charmantes, nous serions bien embarrassé vrai-
ment, car, si Eugène de Rothelin nous représente le
talent de madame de Souza clans sa plus ingénieuse per-
fection , Adèle nous le fait saisir dans son jet le plus na-
turel, le plus voisin cle sa source , et pour ainsi dire , le
plus jaillissant. Pourtant, comme art accompli , comme
pouvoir de composer, de créer en observant, d'inventer
VTIT NOTICE.
et de peindre, Eugène est une plus grande preuve qu1 Adèle.
En appliquant ici ce que j'ai eu l'occasion de dire ailleurs
au sujet de L'auteur àlndiana et de Falentine, chaque
àme un peu fine et sensible, qui oserait écrire sans apprêt,
a en elle-même la matière d'un bon roman. Avec une si-
tuation fondamentale qui est la nôtre, situation qu'on dé-
guise , qu'on dépayse légèrement dans les accessoires , il
y a moyen de s'intéresser à peindre comme pour des mé-
moires confidentiels, et d'intéresser à notre émotion les
autres. Le difficile est de récidiver lorsqu'on a dit ce pre-
mier mot si cher, lorsqu'on a exhalé sous une enveloppe
plus ou moins trahissante ce secret qui parfume en se déro-
bant. Dans Adèle de Sènange la vie se partage en deux
époques , un couvent où l'on a été élevée dans le bonheur
durant des années , un mariage heureux encore , mais
inégal par Page. Dans Eugène de Rothelin, l'auteur n'en
est plus à cette donnée à demi personnelle et la plus voisine
de son cœur; ce n'est plus une toute matinale et adoles-
cente peinture où s'échappent d'abord et se fixent vivement
sur la toile bien des traits dont on est plein. Ici c'est un
contour plus ferme , plus fini , sur un sujet plus désinté-
ressé ; l'observation du monde y tient plus de place , sans
que l'attendrissement y fasse faute ; l'atfection et l'ironie
s'y balancent par des demi-teintes savamment ménagées.
La passion ingénue , coquette parfois, sans cesse attrayante,
d'Athénaïs et d'Eugène , se détache sur un fond inquiétant
de mystère ; même quand elle s'épanouit le long de ces
terrasses du jardin ou dans la galerie vitrée , par une ma-
tinée de soleil , on craint M. de Rieux quelque part absent,
on entrevoit cette figure mélancolique et sévère du père
d'Eugène ; et, si Ton rentre au salon, cette tendresse des
deux amans s'en vient retomber comme une guirlande in-
certaine autour du fauteuil aimable a la fois et redoutable
de la vieille maréchale qui raille et sourit, et pose des
questions sur le bonheur, un La Bruyère ouvert à ses
cotés.
NOTICE. 1\
Marie-Joseph Chénicr a écrit sur madame de Souza ,
avec la précision élégante qui le caractérise, quelques
lignes d'éloges applicables particulièrement à Eugène :
<( Ces jolis romans, dit-il , n'offrent pas , il est vrai, le dé-
veloppement des grandes passions ; on n'y doit pas cher-
cher non plus l'étude approfondie des travers de l'espèce
humaine; on est sûr au moins d'y trouver partout des
aperçus très fins sur la société, des tableaux vrais et bien
terminés , un style orné avec mesure , la correction d'un
bon livre et l'aisance d'une conversation fleurie,... l'esprit
qui ne dit rien de vulgaire et le goût qui ne dit rien de
trop. » Mais indépendamment de ces louanges générales,
qui appartiennent à toute une classe de maîtres , il faut
dire d'Eugène de Bothelin qu'il peint le côté d'un siècle ,
un côté brillant, chaste, poétique, qu'on n'était guère
habitué à y reconnaître. Sous cet aspect le joli roman
cesse d'être une œuvre individuelle et isolée, il a une
signification supérieure ou du moins plus étendue.
Madame de Souza est un esprit, un talent qui se rat-
tache tout-à-fait au dix-huitième siècle. Elle en a vu à
merveille et elle en a aimé le monde , le ton, l'usage,
l'éducation et la vie convenablement distribuée. Qu'on
ne cherche pas quelle fut sur elle l'influence de Jean-
Jacques ou de tel autre écrivain célèbre, comme on le
pourrait faire pour madame de Staël , pour madame de
Krùdner, pour mesdames Cottin ou de Montolieu. .Ma-
dame de Flahaut était plus du dix-huitième siècle que
cela, moins vivement emportée par l'enthousiasme vers
des régions inconnues. Elle s'instruisit par la société, par
le monde ; elle s'exerça à voir et à sentir dans un horizon
tracé. 11 s'était formé dans la dernière moitié du règne de
Louis XIV, et sous l'influence de madame de Main tenon
particulièrement, une école de politesse, de retenue, de
prudence décente jusque dans les passions jeunes , d'au-
torité aimable et maintenue sans échec dans la vieillesse.
On était pieux , on était mondain , on (Hait bel-esprit, mais
X NOTICE.
tout cela réglé, miligé par la convenance. On suivrait à la
trace cette succession illustre , depuis madame de Main-
tenon, madame de Lambert , madame du Delïand (après
qu'elle se fut réformée) , madame de Caylus et les jeunes
filles qui jouaient Eslher aSaint-Cyr, jusqu'à la maré-
chale de Beauvau *, qui parait avoir été l'original de la
maréchale d'Eslouteville clans Eugène dellothelin, jusqu'à
cette marquise de Créquy qui est morte centenaire, et
dont je crains bien qu'un homme d'esprit ne nous gâte un
peu les mémoires **. Madame de Flahaut , qui était jeune
quand le siècle mourut, en garda cette même portion
d'héritage, tout en le modifiant avec goût et en l'accommo-
dant à la nouvelle cour où elle dut vivre.
D'autres ont peint le dix-huitième siècle par des aspects
moqueurs ou orageux, dans ses inégalités ou ses désordres.
Voltaire l'a bafoué , Jean-Jacques l'a exalté et déprimé tour
à tour. Diderot, dans sa Correspondance , nous le fait
aimer comme un galant et brillant mélange; Crébillon fils
nous en déroule les conversations alambiquées et les li-
cences. L'auteur d'Eugène de liothelin nous a peint ce
siècle en lui-même dans sa fleur exquise , dans son éclat
idéal et harmonieux. Eugène de Rothclin est comme le
roman de chevalerie du dix-huitième siècle , ce que Tris-
tan le Léonais ou tel autre roman du treizième siècle était
à la chevalerie d'alors, ce que le petit Jehan de Saintré
* C'est bien elle et non pas la maréchale de Luxembourg (comme
on l'a dit par erreur dans le tome Ier des Mémoires de madame de
créquy ) , qui a servi d'original au portrait de la maréchale d'Estou-
teville.
** Dans un passage d'une bienveillance équivoque, l'auteur de
ces Mémoires exprime, à propos du ton exquis de grand monde,
qu'il ne peut refuser à l'auteur d'AdUe de Sênange, un étonnemenl
singulier et lout-à-fait déplacé à l'égard de madame de Flahaut.
Mais, quand les motifs sur lesquels l'auteur des Mémoires s'appuie
ne seraient pas d'une exagération visible, son étonnement ne me
paraîtrait pas plus fondé; car, suivant moi, on n'est jamais en con-
dition d'observer mieux, d'apprécier et de peindre plus finement ce
monde-là (si l'on a le tact) que lorsque, n'en étant pas tout-à-fait,
de bonne heure on y arrive.
ou Galaor étaient au quinzième *, c'est-à-dire quelque
chose de poétique et de flatté, mais d'assez ressemblant.
Eugène est le modèle auquel aurait dû aspirer tout homme
bien né de ce temps-là, c'est un Grandisson sans fadeur
et sans ennui; il n'a pas encore atteint ce portrait uu peu
solennel que la maréchale lui a d'avance assigné pour le
terme de ses vingt-cinq ans, ce portrait dans le goût de
ceux que trace mademoiselle de Aïonîpensier. Eugène , au
milieu de ce monde de convenances et d'égards , a ses
jalousies , ses allégresses., ses folies d'un moment. Un jour,
il fut sur le point de compromettre par son humeur au jeu
sa douce amie Athénaïs. — «Quoi! m'affliger ! lui dit
celle-ci le lendemain ; et ce qui est pis encore , risquer de
perdre sur parole ! Eugène avoir un tort I Je ne l'aurais pas
cru. » Eugène a donc quelquefois un tort, Athénaïs a
ses imprudences; mais ils n'en sont que plus aimés. La
maréchale tient dans l'action toute la partie moralisante ,
et elle en use avec un à-propos qui ne manque jamais son
but; Athénaïs et Eugène sont le caprice et la poésie , qui
ont quelque peine à se laisser régler , mais qui finissent
par obéir, tout en sachant attendrir leur maître. Lors-
qu'à la dernière scène , dans une de ces allées droites où
Von se voit de si loin, madame d'Estouteville s'avance len-
tement , soutenue du bras d'Eugène , je sens tout se ré-
sumer pour moi dans cette image. Si jamais l'auteur a
marié quelque part l'observation du moraliste avec l'ani-
mation du peintre, s'il a élevé le roman jusqu'au poème ,'
c'est dans Eugène de Rothelin qu'il l'a fait. Qu'importe
qu'en peignant son aimable héros , l'auteur ait cru peut-
être proposer un exemple à suivre aux générations pré-
sentes, qui n'en sont plus là ; il a su tirer d'un passé ré-
cent un type non encore réalisé ou prévu , un type qui en
* Ce nom même de lioi/uiiii, si gracieux et aimable à prononcer,
rappelle une branche descendante du preux Dunois. L'abbé de ïio-
thelin. cet ami bien doux et fidèle du cardinal de Polignac. en était.
Ail NOTICE.
achève et en décote le souvenir. — L'apparition d'Eugène
fut saluée d'un quatrain de madame d'Houcletot.
Après Eugène de liothelin , nous avons à parler encore
de deux romans de madame de Souza, plus développés
que ses deux précédens chefs-d'œuvre, et qui sont eux-
mêmes d'excellens ouvrages \ Eugénie et Mathilde et la
Comtesse de Fargy. Le couvent joue un très-grand rôle
en ces deux compositions , ainsi qu'on l'a vu déjà dans
Adèle de Sènange. Il y a en effet dans la vie et dans la
pensée de madame de Souza quelque chose de plus impor-
tant que d'avoir lu Jean-Jacques ou La Bruyère , que
d'avoir vu la révolution française , que d'avoir émigré et
souffert '■ et assisté aux pompes de l'Empire , c'est d'avoir
été élevée au couvent. J'oserai conjecturer que cette cir-
constance est demeurée la plus grande affaire de sa vie , et
le fond le plus inaltérahle de ses rêves. La morale, la reli-
gion de ses livres, sont exactes et pures; toutefois ce n'est
guère parle côté des ardeurs et des mysticités qu'elle envi-
sage le cloître ; elle y voit peu l'expiation contrite des Héloïse
et des La Vallière. L'auteur de Lélia, qui a été également
élevée dans un couvent et qui en a reçu une impression
très-profonde , a rendu avec un tout autre accent sa tran-
quillité fervente dans ces demeures. Mais j'ai dit que l'au-
teur de la Comtesse de Fargy , d'Eugénie et Mathilde ,
appartient réellement par le goût au dix-huitième siècle.
Le couvent , pour elle , c'est quelque chose de gai , d'ai-
mable , de gémissant comme Saint-Cyr ; c'est nue volière
de colombes amies ; ce sont d'ordinaire les curiosités et
les babils d'une volage innocence. « La partie du jardin ,
qu'on nommait pompeusement le bois, n'était qu'un bou-
quet d'arbres placés devant une très-petite maison tout-à-
fait séparée du couvent , quoique renfermée dans ses murs.
Mais c'est une habitude des religieuses de se plaire à
donner de grands noms au peu qu'elles possèdent; accou-
tumées aux privations, les moindres choses leur paraissent
considérables. » Le couvent de Blanche , le couvent d'Eu-
xonct:. xin
génie , sont ainsi faits. Pourtant dans celui d'Eugénie , au
moment de la dispersion des communautés par la révolu-
tion , il y a des scènes éloquentes , et cette prieure déchar-
née, qui profite avec joie de la retraite d'Eugénie pour
gouverner la maison, ne fût-ce qu'un jour, est une ligure
d'une observation profonde.
La Comtesse de Fargy se compose de deux parties en-
tiemèlées, la partie. d'observation , d'obstacle et d'expé-
rience , menée par madame de Nançay et par son vieil
ami M. d'Entrague, et l'histoire sentimentale du marquis
de Fargy et de son père. Cette dernière me plaît moins ;
en général , à part Eugène de Rothelin et Adèle de Se-
nange, le développement sentimental est moins neuf dans
les romans de madame de Souza que ne le sont les obser-
vations morales et les piquantes causeries. Ces types de
beaux jeunes gens mélancoliques , comme le marquis de
Fargy, comme ailleurs l'Espagnol Alphonse ■ comme dans
Eugénie et Mathilde le Polonais Ladislas, tombent volon-
tiers dans le romanesque , tandis que le reste est de la vie
réelle saisie dans sa plus fine vérité. Madame de Souza a
voulu peindre, par la liaison du vieux M. d'Entrague et de
madame de Nançay, ces amitiés d'autrefois , qui subsis-
taient cinquante ans , jusqu'à la mort. Comme on était
mariée au sortir du couvent , par pure convenance, il arri-
vait que bientôt le besoin du cœur se faisait sentir ; on
formait alors avec lenteur un lien de choix, un lien unique .
et durable ; cela se passait ainsi du moins là où la conve-
nance régnait, et dans cet idéal de dix-huitième siècle,
qui n'était pas , il faut le. dire, universellement adopté.
L'aimable M. d'Entrague , toujours grondé par madame
de Nançay, toujours flatté par Blanche , et qui se trouve
servir chaque projet de celle-ci sans le vouloir jamais , est
un personnage qu'on aime et qu'on a connu , quoique L'es-
pèce ne s'en voie plus guère. Madame de Nançay a vécu
aussi , contrariante et bonne , et qu'avec un peu d'adresse
on menait sans qu'elle s'en doutât : « Madame de Nançay
b
xiv noticl.
rentra chez elle disposée à gronder tout le monde , elle
n ignorait pas qu'elle était un peu susceptible, car dans la
vie on a eu plus d'une alfaire avec soi-même, et si, Ton ne
se connaît pas parfaitement, on se doute bien au moins de
quelque chose , »
Eugénie et Maihilde , que nous avons déjà beaucoup
cité , est le plus long et le plus soutenu des ouvrages de
Tauleur, toujours Eugène et Adèle à part. L'auteur y a
représenté au complet l'intérieur d'une famiîle noble pen-
dant les années delà révolution. Eugénie qui a été forcée
de quitter son couvent, et qui devient comme Vange tuté-
laire des siens , attire constamment et repose le regard
avec sa douce figure , sa longue robe noire , ses cheveux
voilés de gaze , sa grande croix cl'abbesse si noblement
portée. Il y a un bien admirable sentiment entrevu , lors-
qu'étant allée dans le parc respirer l'air frais d'une matinée
d'automne , tenant entre ses bras le petit Victor, l'enfant
de sa sœur, qui , attaché à son cou , s'approche de son
visage pour éviter le froid , elle sent de vagues tendresses
de mère passer dans son cœur; et le comte Ladislas la
rencontre au même moment. Ce qu'Eugénie a senti palpiter
d'obscur , il n'est point donné à des paroles de l'exprimer,
ce serait à la mélodie seule cle le traduire *.
* L'esquisse de ce motif virginal, que nous proposons à quelque
gracieux compositeur, serait celle-ci :
LA PROMENADE d' EUGÉNIE.
*- EUGÉNIE PARLE. —
Dors, cher Enfant, je sens ta main légère
A mon cou nu mollement s'attacher,
Je sens ton front en mon sein se cacher ;
Dors, cher Enfant, je suis aussi ta mère !
ïa pauvre mère hélas! est tout effroi
Pour son Edmond que son amour rappelle:
se dérobant, il est allé fidèle
Mêler son risque au péril de son roh
XOTICE. XV
Dans Eugénie et Mathihle , madame do Souza s'est
épanchée personnellement plus peut-être que partout
A mon cou nu pose ta main légère ;
Dors, cher Enfant ; je suis aussi ta mère !
Tant de malheur peut-il fondre à plaisir,
Quand le matin rit dans la vapeur blanche,
Quand le rayon qui mourait sur la branche
Est en passant si tiède à ressaisir ?
A mon cou nu pose ta main légère;
Dors, cher Enfant ; je suis aussi ta mère !
Mais, dès qu'ainsi ton doux soin m'est rendu,
D'où vient, Enfant, que ta bouche innocente
Soulève en moi le soupir, et qu'absente
J'aille peut-être au rêver défendu?
Eveille-toi ! je sens ta main légère
A mon cou nu de trop près s'attacher,
Ce front trop tiède en mon sein se cacher;
Eveille-toi ! je ne suis point ta mère!
Tout cœur fidèle a son signe et son vœu :
Edmond l'honneur; Mathilde Edmond lui-même;
Mais ces soupirs, tressaillement que j'aime,
sont-ils de moi, dune vierge de Dieu ?
De mon cou nu lève ta main légère :
Eveille-toi ! je ne suis point ta mère !
M'est-il permis le baiser de l'enfant,
Ce vague heureux qu'en le berçant prolonge
Ma solitude, et , la nuit, dans un songe
L'enfant Jésus reparu plus souvent ?
De mon cou nu lève ta main légère ;
Éveille-toi ! je ne suis point ta mère !
Mais non, mon Dieu n'est pas un Dieu cruel ;
Par ce front pur, en cette claire allée,
Tenterait-il sa servante exilée,
Dieu des petits et de Ruth et Rachel ?
Dors, cher Enfant ; je sens ta main légère
A mon cou nu de plus près s'attacher,
Ton frais baiser en mon sein se cacher ;
Dors, cher Enfant ; je suis encor ta mère !
XVI NOTICE.
ailleurs. Je n'ai jamais lu sans émotion une page que je
demande la permission de citer pour la faire ressortir.
C'est le cri du cœur de bien des mères sous l'Empire , que
madame de Souza , par un retour sur elle-même et sur son
fils, n'a pu s'empêcher d'exhaler. Madame de Revcl, mal-
heureuse dans son intérieur , se met à plaindre les mères
qui n'ont que des filles , parce qu'aussitôt mariées , leurs
intérêts et leur nom même séparent ces filles de leur fa-
mille. Pour la première fois depuis la naissance de Ma-
thilde, elle regrettait de n'avoir pas eu un fils : « Insen-
» sée ! s'écrie madame de Souza interrompant le récit ;
» comme alors ses chagrins eussent été plus graves , ses
» inquiétudes plus vives ! — Pauvres mères, vos fils dans
» l'enfance absorbent toutes vos pensées , embrassent
)> tout votre avenir, et, lorsque vous croyez obtenir la ré-
» compense de tant d'années en les voyant heureux, ils
» vous échappent. Leur active jeunesse, leurs folles pas-
» sions les emportent et les égarent. Vous êtes ressaisies
» tout à coup par des angoisses inconnues jusqu'alors.
» Pauvres mères ! il n'est pas un des mouvemens de leur
» cœur qui ne fasse battre le vôtre. Hier enfant, ce fils
» est devenu un homme ; il veut être libre , se croit son
» maître , prétend aller seul dans le monde.... Jusqu'à ce
» qu'il ait acheté son expérience , vos yeux ne trouveront
» plus le sommeil que vous ne l'ayez entendu revenir ! Vous
» serez éveillées bien long-temps avant lui; et les tendres
» soins d'une affection infatigable, ne les montrez jamais.
» Par combien de détours , de charmes , il faudra cacher
» votre surveillance à sa tète jeune et indépendante !
)> Dorénavant tout vous agitera. Cherchez sur la figure
» de l'homme en place si votre fils n'a pas compromis son
» avancement ou sa fortune; regardez sur le visage de
» ces femmes légères qui vont lui sourire , regardez si un
» amour trompeur ou malheureux ne l'entraîne pas!
» Pauvres mères ! vous n'êtes plus à vous-mêmes. Tou-
» jours préoccupées, répondant d'un air distrait, votre
NOTICE. XVÏI
» oreille attentive reçoit quelques mots échappés à votre
» fils dans la chambre voisine.... Sa voix s'élève.... La
» conversation s'échauffe.... Peut-être s'est-il fait un en-
» nemi implacable , un ami dangereux , une querelle
» mortelle. Cette première année , vous le savez , mais
» il l'ignore , son bonheur et sa vie peuvent dépendre de
» chaque minute , de chaque pas. Pauvres mères ! pauvres
» mères ! n'avancez quen tremblant.
» 11 part pour l'armée!.... Douleur inexprimable! in-
» quiétude sans repos , sans relâche ! inquiétude qui s'at-
» tache au cœur et le déchire!.... Cependant si, après
» sa première campagne , il revient du tumulte des camps ,
» avide de gloire , et pourtant satisfait y dans votre pai-
» sible demeure ; s'il est encore doux et facile pour vos
» anciens domestiques , soigneux et gai avec vos vieux
» amis ; si son regard serein , son rire encore enfant , sa
» tendresse attentive et soumise vous font sentir qu'il se
» plait près de vous oh ! heureuse , heureuse mère ! »
— Ceci s'imprimait en 1811 ; Bonaparte, dit-on, lut quel-
que chose du livre et fut mécontent *.
* il ne l'était pas du reste toujours, une fois, au retour d'un
voyage à Berlin, madame de Souza arrivait à Saint-Cloud pourvoir
l'impératrice Joséphine. L'Empereur était sur le perron, impatient
de partir pour la chasse ; les fougueux équipages, au bas des degrés,
trépignaient. La vue d'une femme le contraria, dans l'idée sans doute
que ce serait une cause de retard pour l'impératrice qu'il attendait.
11 s'avança le front assez sombre vers madame de Souza, et, la recon- .
naissant, il lui demanda brusquement : « Ah ! vous venez de Berlin ?
eh bien! y aime-ton la France?» — Elle vit l'humeur au front du
sphinx redoutable : Si je réponds oui, songea-t-elle, il dira, c'est une
sotte; si je réponds non, il y verra de l'insolence... — « Oui, sire, ré-
pondit-elle, on y aime la France... comme les vieilles femmes aiment
les jeunes. » La figure de l'Empereur s'éclaira: « Oh! c'est très-bien,
c'est très-bien! » s'écria-t-il deux fois, et comme la félicitant d'être
si heureusement sortie du piège. Quant à madame de Souza, récom-
pensée par le glorieux sourire, elle aime à citer cet exemple pour
preuve que l'habitude du monde et de laisser naître ses pensées les
fait toujours venir à propos : « car, dit-elle, cette réponse s'était
échappée si à part de ma volonté, et presque de mon esprit, que je fus
tentée de me retourner aussitôt pour voir si personne ne me l'avait
soufflée. •
h.
xvm \otici-:.
]\ous nn dirons rien des autres écrits de madame de
Souza, de mademoiselle de Tournon , de la duchesse de
Gaîse , non qu'ils manquent aucunement de grâce et de
finesse , mais parce que l'observation morale s'y complique
de la question historique , laquelle se place entre nous ,
lecteur , et le livre , et nous en gâte l'effet. Mademoiselle
de Tournon est le développement d'une touchante aven-
ture racontée dans les mémoires de Marguerite de Valois.
L'auteur de Cinq-Mars a su seul de nos jours concilier
(bien qu'imparfaitement encore) la vérité des peintures
d'une époque avec l'émotion d'un sentiment romanesque.
On était moins difficile du temps de la princesse de Clèves,
on l'était moins du temps même où parut mademoiselle
de Clermont ; on ne saurait s'en plaindre; si cette char-
mante nouvelle n'était pas faite heureusement , pourrait-
elle se tenter aujourd'hui qu'on a lu clans le méchant gri-
moire de la Princesse Palatine : « Madame la Duchesse
avait les trois plus belles filles du monde. Celle qu'on ap-
pelle mademoiselle de Clermont est très-belle , mais je
trouve sa sœur la princesse de Conti plus aimable. Madame
la Duchesse peut boire beaucoup sans perdre la raison ;
ses filles veulent l'imiter, mais sont bientôt ivres et ne se
savent pas gouverner comme leur mère. » Oh ! bienheu-
reuse ignorance de l'histoire , innocence des romanciers
primitifs , où es-tu ?
Ceux qui ont l'honneur de connaître madame de Souza
trouvent en elle toule cette convenance suprême qu'elle a
si bien peinte ; jamais de ces paroles inutiles et qui s'es-
saient au hasard , comme on le fait trop aujourd'hui , un
tour d'expression net et défini , un arrangement de pen-
sées ingénieux et simple, du trait sans prétention , des
mots que malgré soi l'on emporte , quelque chose enfui de
ce qu'a eu de distinctif le dix -huitième siècle depuis Fon-
tenellc jusqu'à l'abbé Morellet, mais avec un coin de sen •
liment particulier aux femmes. Moraliste des replis du
cœur , elle croit peu an grand progrès d'aujourd'hui ; elle
NOtiCB. XI\
serait sévère sur beaucoup de nos jeures travers bruyans ,
si son indulgence aimable pouvait être sévère. L'auteur
à" Eugène de Bothelin goûte peu , on le conçoit , les temps
d'agitation et de disputes violentes. Un ami qui l'interro-
geait , eu 1814 s sur l'état réel de la France jugée autre-
ment que par les journaux , reçut cette réponse , que l'état
de la France ressemblait à un livre ouvert par le milieu ,
que les ultras y lisaient de droite à gauche au rebours pour
tâcher de remonter au commencement , que les libéraux
couraient de gauche à droite se bâtant vers la lin , mais que
personne ne lisait à la page où Ton était. La maréchale
d'Estouteville pourrait-elle dire autrement de nos jours? —
Une épigraphe d'un style injurieux lui ayant été attribuée
par mégardc dans un ouvrage assez récent , madame de
Souza écrivit ce modèle de rectification où Ton reconnaît
tout son caractère : « M*** a été induit en erreur , ce mot
»> fut attribué à un homme de lettres ; mais, quoiqu'il soit
» mort depuis long -temps , je ne me permettrai pas de le
» nommer. Quant à moi , je n'ai jamais écrit ni dit une
» sentence fort injuste qui comprend tous les siècles , et
» qui est si loin de ces convenances polies qu'une femme
» doit toujours respecter. » L'atticisme scrupuleux de
madame de Souza s'effraie avant tout qu'on ait pu lui sup-
poser une impolitesse de langage.
Sainte-Beuve*
— Madame de Souza est morte à Paris, le 16 avril 1856,
conservant , jusqu'à son dernier moment , toute la bien-
séance de son esprit et l'indulgence de son sourire.
ADÈLE DE SÉNANGE
OU
LETTRES DE LORD SYDENHAM.
AVAînT-PROPGS.
Cet ouvrage n'a point pour objet de peindre des
caractères extraordinaires ; mon ambition ne s'est
pas élevée jusqu'à prétendre étonner par des situa-
tions nouvelles. J'ai voulu seulement montrer, dans
la vie, ce qu'on n'y regarde pas , et décrire ces mou-
vemens ordinaires du cœur qui composent l'histoire
de chaque jour. Si je réussis à l'aire arrêter un ins-
tant mes lecteurs sur eux-mêmes, et si, après avoir
lu cet ouvrage , ils se disent : 77 n'y a là rien de
nouveau , ils ne sauraient me flatter davantage.
J'ai pensé que l'on pouvait se rapprocher assez
de la nature et inspirer encore de l'intérêt , en se
bornant à tracer ces détails fugitifs qui occupent
l'espace entre les événemens de la vie. Des jours ,
des années, dont le souvenir est effacé, ont été
remplis d'émotions , de sentimens , de petits inté-
rêts, de nuances fines et délicates. Chaque moment
a son occupation , et chaque occupation a son res-
sort moral. II est même bon de rapprocher sans
1
2 ADJ-LE DE SÉNANGE.
cesse la vertu de ces circonstances obscures et ina-
perçues, parce que c'est la suite de ces sentimens
journaliers qui forme essentiellement le fond de la
vie. Ce sont ces ressorts que j'ai tâché de démêler.
Cet essai a été commencé dans un temps qui sem-
blait imposer à une femme , à une mère, le besoin
de s'éloigner de tout ce qui était réel , de ne guère
réfléchir , et môme d'écarter la prévoyance ; et il a
été achevé dans les intervalles d'une longue maladie:
mais , tel qu'il est , je le présente à l'indulgence de
mes amis.
A faint shadow of uneertain Iight ,
Sucli as a lamp whosc life doth fade away,
Doth lend to lier who walks in fear and sad alïïight
Seule sur une terre étrangère avec un enfant qui
a atteint l'âge où il n'est plus permis de retarder
l'éducation , j'ai éprouvé une sorte de douceur à
penser que ses premières études seraient le fruit de
mon travail.
Mon cher enfant ! si je succombe à la maladie qui
me poursuit , qu'au moins mes amis excitent votre
application , en vous rappelant qu'elle eût fait mon
bonheur! et ils peuvent vous l'attester, eux qui sa-
vent avec quelle tendresse je vous ai aimé; eux qui
si souvent ont détourné mes douleurs en me parlant
de vous. Avec quelle ingénieuse bonté ils me fai-
saient raconter les petites joies de votre enfance 7
vos petits bons mots , les premiers mouvemens de
votre bon cœur ! Combien je leur répétais la même
ADELE DE StiKAKGtt. à
histoire , et avec quelle patience ils se prêtaient à
irf écouter ! Souvent à la fin d'un de nies contes , je
m'apercevais que je l'avais dit bien des fois : alors
ils se moquaient doucement de moi , de ma crédule
confiance, de ma tendre affection., et me parlaient
encore de vous!.... Je les remercie.... Je leur ai
dû le plus grand plaisir qu'une mère puisse avoir.
A. DE F
Londres, 1793.
LETTRE I. — Paris, ce JO mai 17..
Je ne suis arrivé ici qu'avant-hier , mon cher
Henri , et déjà notre ambassadeur veut me mener
passer quelques jours à la campagne , dans une mai-
son où il prétend qu'on ne pense qu'à s'amuser. J'y
suis moins disposé que jamais : cependant , ne trou-
vant point d'objection raisonnable à lui faire, je
n'ai pu refuser de le suivre ; mais j'y ai d'autant
plus de regret , qu'indépendamment de cette mé-
lancolie qui me poursuit et me rend importuns les
plaisirs de la société , j'ai rencontré hier matin une
jeune personne qui m'occupe beaucoup. Elle m'a
inspiré un intérêt que je n'avais pas encore res-
senti ; je voudrais la revoir, la connaître... Mais je
vais livrer à votre esprit moqueur tous les détails de
cette aventure.
Je m'étais promené à cheval dans la campagne,
et je revenais dou^e nent par 1rs Champs-Elysées ,
4 ADELE DE SENAÏVGE.
lorsque je vis sortir de Chaillot une énorme berline
qui prenait le même chemin que moi. J'admirais
presque également l'extrême antiquité de sa forme ,
et l'éclat, la fraîcheur de l'or et des paysages qui la
couvraient. De grands chevaux bien engraissés ,
bien lourds; d'anciens valets, dont les habits, d'une
couleur sombre, étaient chargés de larges galons :
tout était antique , rien n'était vieux ; et j'aimais
assez qu'il y eut des gens qui conservassent avec
soin des modes qui, peut-être, avaient fait le bril-
lant et le succès de leur jeunesse. Nous allions entrer
dans la place , lorsqu'un charretier, conduisant des
pierres hors de Paris , appliqua un grand coup de
fouet à ses pauvres chevaux qui, voulant se hâter,
accrochèrent la voiture et la renversèrent. Je courus
offrir mes services aux femmes qui étaient dans ce
carrosse , et dont une jetait des cris effroyables. Elle
saisit mon bras la première : l'ayant retirée de là
avec peine , je vis une grande et grosse créature ,
espèce de femme de chambre renforcée , qui , dès
qu'elle fut à terre , ne pensa qu'à crier après le char-
retier, protester que madame la comtesse le ferait
mettre en prison , et ordonner aux gens de le battre,
quoique jusque-là ils se fussent contentés de jurer
sans trop s'échauffer. Je laissai cette furie pour se-
courir les dames à qui je jugeai qu'elle appartenait ,
et dont , injustes que nous sommes, elle me donnait
assez mauvaise opinion.
La première qui s'offrit à moi était âgée, faible ,
tremblante , mais ne soceupnnt que dune jeune
ADÈLE DE SE N ANGE. 5
personne à laquelle j'allais donner mes soins , lors-
que je la vis s'élancer de la voiture, se jeter dans
les bras de son amie, l'embrasser, lui demander si
elle n'était pas blessée , s'en assurer encore en ré-
pétant la même question , la pressant , l'embrassant
plus tendrement â chaque réponse. Elle me parut
avoir seize ou dix-sept ans , et je crois n'avoir jamais
rien vu d'aussi beau.
Lorsqu'elles furent un peu calmées , je leur pro-
posai d'aller dans une maison voisine pour éviter la
foule et se reposer. Elles prirent mon bras. Je fus
étonné de voir que la jeune personne pleurait. At-
tribuant ses larmes à la peur, j'allais me moquer de
sa faiblesse , quand ses sanglots , ses yeux rouges ,
fatigués , me prouvèrent qu'une peine ancienne et
profonde la suffoquait. J'en fus si attendri, que je
m'oubliai jusqu'à lui demander bien bas, et en
tremblant : « Si jeune! connaissez- vous déjà le
malheur? Auriez-vous déjà besoin de consolation? »
— Ses larmes redoublèrent sans me répondre : j'au-
rais dû m'y attendre -, mais avec un intérêt vif et
des intentions pures , pense-t-on aux convenances?
Ah !_n'y a-t-il pas des momens dans la vie où l'on
se sent ami de tout ce qui souffre?
En entrant dans cette maison , nous demandâmes
une chambre pour nous retirer. L'extrême douleur
de cette jeune personne me touchait et m'étonnait
également. Je la regardais pour tâcher d'en péné-
trer la cause, lorsque la dame plus âgée , qui sentait
peut-être que les pleurs de la jeunesse demandent
1.
6 ADELE DE SEN/VIVGE.
encore plus d'explications que ses étourderies , me
dit : « Vous serez sans doute surpris d'apprendre
que la douleur de ma petite amie \ient des regrets
qu'elle donne à son couvent ; mais elle y fut mise
dès l'âge de deux ans : long-temps auparavant, je
m'y étais retirée près de l'abbesse avec laquelle j'a-
vais été élevée dans la même maison. Nous fumes
séduites par les grâces et la faiblesse de cette petite
enfant : l'abbesse s'en chargea particulièrement; et
depuis , son éducation €t ses plaisirs furent l'objet
de tous nos soins. Sa mère l'avait laissée jusqu'à ce
jour , sans jamais la faire sortir de l'intérieur du
monastère 5 et nous pensions qu'ayant deux gar-
çons , elle désirait peut-être que sa fdle se fît reli-
gieuse; mais tout-à-coup ; avant-hier, elle a fait
dire qu'elle la reprendrait aujourd'hui. Adèle se
désolait en pensant qu'il fallait quitter ses amies , et
j'ose dire sa patrie ; car, sentimens, habitudes, de-
voirs , rien ne lui est connu au-delà de l'enceinte de
cette maison. Aussi, lorsque la voiture de sa mère
est arrivée, et que cette femme que vous avez vue
s'est présentée comme la personne de confiance à
qui nous devions remettre notre chère enfant , nous
avons craint qu'il ne fallût employer la force pour
la faire sortir et l'arracher des bras de l'abbesse.
J'ai voulu adoucir sa douleur en la suivant, et la
présentant moi-même à une mère qui désire sans
doute la rendre heureuse, puisqu'elle la rappelle
auprès d'elle. »
A ces mots, les pleurs de la petite redoublèrent ,
ADÈLE DE SÉ.XAXGE.
et sa vieille amie la supplia de se calmer. « Par pi-
tié pour moi , lui disait-elle, ne me montrez pas une
douleur si vive ; pensez à celle que je ressens ! Au
nom de votre bonheur , ma chère Adèle, faites un
effort sur vous-même ; si celte femme revenait ,
que ne dirait-elle pas à votre mère? déjà elle a osé
blâmer vos regrets. » — La pauvre petite sentait
sûrement qu'elle ne pouvait pas lui obéir, car elle
se précipita aux pieds de son amie , et cacha sa tète
sur ses genoux ; nous n'entendîmes plus que ses
sanglots.
Presque aussi ému qu'elles-mêmes, je m'en étais
rapproché ; j'avais repris leurs mains , je les plai-
gnais, j'essayais de leur donner du courage, lors-
que cette espèce de gouvernante qui , je crois , nous
avait écoutés , rentra et dit en me voyant si atten-
dri, si près d'elles : « Comment donc, monsieur!
mademoiselle doit être fort sensible à votre intérêt !
Je doute cependant que madame la comtesse fût sa-
tisfaite de voir mademoiselle faire si facilement de
nouvelles connaissances. » — Je me rappelai que sa
mère l'avait toujours tenue loin d'elle , qu'elles
étaient parfaitement étrangères l'une à l'autre; et
je repartis avec mépris : « C'est une facilité dont
madame sa mère jouira bientôt ; elle sera , je crois ,
fort utile à toutes deux. — Je n'entends pas ce que
monsieur veut dire. — Eh bien! lui répondis-je,
vous pourrez en demander l'explication à madame
la comtesse. — Je n'y manquerai pas, » dit-elle en
ricanant -, et, charmée de montrer son autorité, elle
8 ADÈLE DE SÉNANGE.
ajouta avec aigreur : « Mademoiselle, la voiture est
prête; je vous conseille d'essuyer vos jeux, afin
que madame votre mère ne voie pas la peine avec
laquelle vous retournez vers elle. » — Nous nous
levâmes sans lui répondre , et nous la suivîmes dans
un silence que personne n'avait envie de rompre.
Avant de monter en voiture , Adèle me salua avec
un air de reconnaissance et de sensibilité que rien
ne peut exprimer. Sa vieille amie me remercia de
mes soins , de l'intérêt que je leur avais témoigné.
Je lui demandai la permission d'aller savoir de leurs
nouvelles ; elle me l'accorda, en disant : — « Je pen-
sais avec peine que peut-être nous ne nous rever-
rions plus. » — Concevez-vous, Henri, que cette
petite aventure si simple , qui vous paraîtra si insi-
gnifiante , m'ait laissé un sentiment de tristesse qui
me domine encore ?
Que pensez-vous d'une mère qui peut ainsi négli-
ger son enfant? oublier le plus sacré des devoirs,
le premier de tous les plaisirs ? — Ah ! pauvre Adèle,
pauvre Adèle ! . . . En la voyant quitter sa retraite
pour entrer dans un monde qu'elle ne connaît pas;
en voyant sa douleur, je sentais cette sorte de pitié
que nous inspire le premier cri d'un enfant. Hélas!
le premier son de sa voix est une plainte ; sa pre-
mière impression est celle de la souffrance! que trou-
vera-t-il dans la vie?
Je faisais des vœux pour le bonheur d'Adèle, et
je me disais avec mélancolie combien il était incer-
tain qu'elle en connut jamais. Malgré moi , je re-
ADÈLE DE SENANGE. 9
gardais ses larmes comme de tristes pressentimens ;
et je me reproche de l'avoir laissée sans lui dire, au
moins , que je ne l'oublierais pas , et qu'elle comptât
sur moi , si jamais elle avait besoin d'un ami zélé
ou compatissant. Mais , adieu , mon cher Henri , je
pars, et je pense avec plaisir que j'ai beaucoup de
chemin à faire, bien du temps à être seul. Il est
pourtant assez ridicule de faire courir des gens , des
chevaux , pour arriver dans une maison dont je
voudrais déjà être parti.
LETTRE II. — Au château de Verneuil, ce 16 mai.
Me voilà arrivé , mon cher Henri , l'esprit tou-
jours occupé de cette sensible Adèle ; j'y ai beau-
coup réfléchi. Certes, si j'eusse pu deviner qu'il
existait parmi nous une jeune fille soustraite au
monde depuis sa naissance , unissant à l'éducation
la plus soignée l'ignorance et la franchise d'une sau-
vage , avec quel empressement je l'eusse recherchée !
que de soins pour lui plaire ! quel bonheur d'en être
aimé ! Je ne lui aurais demandé que d'être heureuse
et de me le dire. Quel plaisir de la guider, de lui
montrer le monde peu à peu et comme par tableaux,
de lui donner ses idées , ses goûts , de la former
pour soi! Avec quelle satisfaction je Teusse fait
sortir de sa retraite pour lui offrir à la fois toutes les
jouissances, tous les plaisirs, tous les intérêts!
Dans sa simplicité , peut-être aurait-elle cru que mes
défauts appartenaient à tous les hommes ; tandis que
10 ADÈLE di: SÉiWXUE.
son jeune cœur n'aurait attribué qu'à moi seul les
biens dont elle jouissait... Mais il est trop tard,
beaucoup trop tard ; ces huit jours passés dans le
monde , ces huit jours la rendront semblable à tou-
tes les femmes : n'y pensons plus ; n'en parlons ja-
mais.
Avec le goût que je vous connais pour les por-
traits et pour le bruit , vous seriez fort content ici.
Quand j'y suis arrivé, madame de Verneuil et sa
société avaient Fair de m'attendre, de me désirer;
et quoique j'entendisse plusieurs personnes deman-
der mon nom , tous avaient un air de connaissance
et même d'amitié qui vous aurait charmé. Lord D. . .
a parlé de ma fortune , dont je ne savais pas jouir ;
de ma jeunesse , dont je n'usais pas ; de ma raison ,
qui ne m'a jamais fait faire que des folies : enfin, il
a fait de moi un portrait tout nouveau et si ridicule,
qu'il paraissait divertir beaucoup madame de Ver-
neuil. Cette jeune femme riait, questionnait, plai-
santait, comme si je n'eusse pas été dans la cham-
bre. Je désirais tant d'être distrait que, pour la
première fois, j'enviai cette disposition à s'amuser ;
et souhaitant quelle me communiquât sa gaieté, je
ne m'occupai que d'elle. Véritablement, pendant
une heure, je n'eus d'idées que celles qu'elle me
donnait. Lui demandais-je un nom? elle me peignait
la personne. Elle a un tel besoin de rire et de se mo-
quer, qu'elle n'aime et ne remarque que les choses
ridicules; c'est un jeune chat qui égratigne, mais
qui joue toujours. Comme elle n'a jamais la préten-
ADÈLE DE SÉVVAGE. Il
tion d'occuper lout un cercle, qu'elle ne cherche
même pas à attirer l'attention, elle parle toujours
bas à la personne qui est près d'elle -, ce qui donne à
sa malignité un air de confiance qui fait qu'on la lui
pardonne.
Elle m'a fait connaître cette société comme si j'y
eusse passé ma vie. — « Voyez , me disait-elle , ces
deux personnes qui disputent avec tant d'aigreur,
ce sont deux hommes de lettres. Leur présence cons-
titue beaux esprits les maîtres d'une maison. L'un ,
plein d'orgueil , entendra volontiers du bien des au-
tres, parce que l'opinion qu'il a de sa supériorité
empêche qu'il ne soit blessé par les éloges qu'on
donne à ses rivaux ; l'autre , pensant et disant du
mal de tout le monde , permet aussi qu'on se moque
de lui quelquefois. Tous deux pleins d'esprit , tous
deux méchans ; avec cette différence que, pour faire
une épigramme, l'un a besoin d'un ressentiment,
et qu'il ne faut à l'autre qu'une idée* — Pour cet
homme avec des cheveux blancs et un visage encore
jeune , » me dit-elle , en me désignant un homme
entouré de jeunes gens qui P écoutaient comme un
oracle, a il a éprouvé des malheurs sans être mal-
heureux » Tour à tour riche et pauvre, personne
n'était plus magnifique , et personne ne se passe
mieux de fortune. Les femmes ont occupé une grande
partie de sa vie ; parfait pour celle qui lui plaît jus-
qu'au jour où il l'oublie pour une qui lui plaît da-
vantage : alors son oubli est entier; son temps, son
cœur, son esprit sont remplis lorsqu'il est amusé,
12 ADÈLE DE SÉi\Aï*GE.
À peine sait-il qu'il a donné des soins à d'autres ob-
jets ; et si jamais on veut le rappeler à d'anciennes
liaisons , on pourra les lui présenter comme de nou-
velles connaissances. Usera toujours aimable, parce
qu'il est insouciant. Yous semblez étonné , ajouta-
t-elle , c'est peut-être que vous n'avez pas assez dé-
mêlé l'insouciance de la personnalité. » — Je la
priai de vouloir bien m'expliquer la distinction qu'elle
en faisait. — « L'homme insouciant ne s'attache ni
aux choses, ni aux personnes, » me répondit-elle;
« mais il jouit de tout, prend le mieux de ce qui est
à sa portée , sans envier un état plus élevé , ni se
tourmenter de positions plus fâcheuses. Lui plaire,
c'est lui rendre tous les moyens de plaire ; et n'é-
tant assez fort ni pour l'amitié ni pour la haine,
vous ne sauriez lui être qu'agréable ou indifférent.
L'homme personnel , au contraire , tient vivement
aux choses et aux personnes-, toutes lui sont pré-
cieuses; car, dans le soin qu'il prend de lui, il pré-
voit la maladie, la vieillesse, l'utile, l'agréable , le
nécessaire : tout peut lui servir pour le moment ou
pour l'avenir. N'aimant rien , il n'est aucun senti-
ment , aucun sacrifice , qu'il n'attende et n'exige de
ce qui a le malheur de lui appartenir. — Mais vous
ne me parlez point des femmes ? — C'est, me ré-
pondit-elle en riant, que j'y pense le moins possible;
cependant, j'ai fait un conte tout entier pour elles.
Je ne me suis occupée que des vieilles : je ne re-
garde point les jeunes, j'ai toujours peur de les
trouver trop bien ou trop mal. » — Je dois entendre
ADÈLE DE SENANGE* 13
demain ce petit ouvrage* ; s'il en vaut la peine, je
vous Tenverrai. — Adieu , donnez-moi donc de vos
nouvelles.
LETTRE III. — Paris, ce 24 niai,
Je me plaisais assez chez madame de Verneuil ,
mon cher Henri ; son esprit me paraissait toujours
nouveau, suffisamment juste, un peu railleur par
le besoin de s'amuser ; mais sa gaieté si vraie, que
je la partageais sans le vouloir , quelquefois même
sans l'approuver. Enfin, près d'elle, j'étais occupé
sans être amoureux, et je l'amusais, disait-elle,
sans l'intéresser. Un sage de vingt-trois ans la fai-
sait rire ; et ma raison lui paraissait plus ridicule
que la folie des autres. Elle se serait moquée bien
davantage , si elle avait su que cet Anglais si sévère
restait occupé malgré lui d'une jeune personne qu'il
n'avait vue qu'un instant. — Adèle avait fait sur moi
une impression qui m'étonnait, et que vainement je
voulais détruire. Son souvenir venait se mêler à
toutes mes pensées , soit que je voulusse l'éloigner ,
en me représentant combien l'amour serait dange-
reux pour une àme ardente comme la mienne ; ou
qu'entraîné , sans m'en apercevoir , j'osasse penser
au bonheur d'un mariage formé par une mutuelle
affection. Adèle ne cessait de m'occuper. — J'avais
beau me dire qu'elle n'était plus à son couvent ; que
* Ce conte est placé à la On du volume.
H ADÈLC DE SÉMNGL.
peut-être je ne la retrouverais jamais, qu'il fallait
l'oublier ;
En songeant qu'il faut qu'on l'oublie,
On s'en souvient %
et la raison même me parlait d'elle. Madame de
Verneuil seule avait le pouvoir de me distraire : je
la cherchais avec soin^ je me plaçais à ses côtés
comme un homme qui craint ou fuit un danger. Je
commençais à espérer que si le hasard ne me faisait
pas rencontrer Adèle , je finirais sûrement par n'y
plus penser , lorsqu'hier, peut-être pour mon mal-
heur , il s'éleva une dispute chez madame de Ver-
neuil, pour savoir s'il était plus heureux d'être
aimé d'une très-jeune personne , que de l'être par
une femme qui eût déjà connu l'amour. Les vieil-
lards préféraient l'innocence \ la jeunesse voulait
des sacrifices, de grandes passions : on dissertait
lourdement, lorsque madame de Verneuil fit ces
vers :
* Voici le couplet de l'ancienne dhansoll qde cite lord Sy-
d en ha m :
tour chasser de sa souvenance
L'ami secret,
Oh se donne tant de souffrance
Pour peu d'effet!
Une si douce fantaisie
Toujours revient ;
En songeant qu'il faut qu'on l'oublie,
On s'en souvient.
ADÈLE DE SEWIVGE. 15
Amans, amans, si vous voulez m'en eroire,
A des cœurs innocens consacrez vos désirs;
Supplanter un amant peut donner plus de gloire,
Soumettre un cœur tout neuf donne plus de plaisir.
Personne ne les sentit plus que moi , et seul je ne
les louai point. J'osai même contredire madame de
Verneuil, plaisanter sur l'amour, douter de l'inno-
cence : je disputais pour le plaisir d'entendre des
raisons que j'avais repoussées mille fois. Ma tète
était remplie d'Adèle , et je passai le reste du jour ,
la nuit entière, à y penser. — Je me disais que la
voir n'était pas m'engager.... que peut- être je né-
gligeais un bien que je ne retrouverais pas.....
D'autres fois, redoutant l'amour, je me promettais
de la fuir. Mais bientôt , me moquant de moi-même,
je m'admirais de me créer ainsi des dangers et une
perfection imaginaire. Je pensai qu'elle avait sûre-
ment des défauts que l'habitude de la voir me ferait
découvrir; et que pour cesser de la craindre, il ne
fallait que la braver. La pitié vint encore se mêler
à toutes mes réflexions. Je me la représentai mal-
heureuse ; car je ne doute point que sa mère, après
l'avoir abandonnée si long-temps , ne l'ait rappro-
chée d'elle pour la tourmenter. Une voix secrète me
reprochait le temps que j'avais perdu. Dans cette
agitation je me déterminai à partir , sachant bien
que, même si je devenais amoureux, il serait im-
possible que je fusse assez insensé pour offrir mon
cœur et ma main à celle que je ne connaîtrais
pas
16 ADÈLE DE SEi\A\GE.
Que de temps je vais passer à l'étudier, à ré-
prouver! Mais si un jour je puis acquérir la certi-
tude qu'elle possède toutes les qualités qu'il faut
pour me rendre heureux ; si je peux lui plaire , qui
pourra s'opposer à mon bonheur ? N'ai-je pas tout ce
qu'il faut en France pour décider un mariage? Un
grand nom, une fortune immense ; sûrement sa mère
n'en demandera pas davantage. Elle verra un établis-
sement convenable pour sa fille , et ne s'informera
même pas si elle pourra être heureuse ; mais mon
cœur le lui promet , et si jamais elle m'appartient ,
puisse sa vie entière n'être troublée par aucun
nuage !
Dès que je fus arrivé ici , j'allai au couvent d'A-
dèle ; on me dit qu'il était trop tard, que, passé
huit heures , personne ne pouvait être admis à la
grille. Ce ne sera donc que demain que je saurai à
qui m'adresser pour avoir de ses nouvelles • mais de-
main j'en aurai certainement, et je vous écrirai.
Adieu, mon cher Henri.
LETTRE IV. — Paris, ce 26 mai.
Vous devez être content : n'avez-vous pas quel-
que secret pressentiment qui vous annonce une aven-
ture ridicule? — J'allai hier au couvent d'Adèle,
et je m'abandonnais aux plus flatteuses espérances. En
entrant dans la cour , je vis beaucoup de voitures ,
de valets, de curieux qui attendaient ; enfin l'appa-
reil d'une cérémonie, quoiqu'il y eut sur tous les vi-
ADELE DE SE N ANGE. 17
sages une sorte de tristesse qui ne me donnait point
Tidée d'une fête.
Je demandai Fabbesse : on me répondit qu1 elle
était à l'église ; qu'on y célébrait dans ce moment
le mariage d'une jeune personne qui avait été élevée
dans cette maison , mais que dans quelques instans
je serais admis à la grille. A peine ce peu de mots
avaient-ils été prononcés que je vis tous les cochers
"courir à leurs chevaux , les valets entourer la porte
de l'église , et le peuple se presser au bas des degrés
qui y conduisent. Bientôt les portes s'ouvrirent , et
jugez de mon trouble en voyant paraître Adèle ,
parée avec éclat, mais bien moins jolie que le jour
où je la rencontrai pour la première fois. Elle était
couverte d'argent et de diamans. Cette magnificence
contrastait si fort avec son extrême pâleur, que j'en
fus attendri jusqu'aux larmes. Elles descendit l'es-
calier sans lever les yeux , donnant la main à un
jeune homme que je crois être le marié , car il était
paré aussi comme on l'est un jour de noces. Sa figure
est belle, son maintien modeste et doux. Il la re-
gardait avec des yeux qui semblaient chercher à la
rassurer; cependant je ne lui trouvai point cet air
heureux que l'on a lorsque le cœur est assuré du
cœur Adèle , oserait-il vous épouser sans
amour?
Immédiatement après venait un vieillard gout-
teux , qui est sans doute le père du jeune homme.
Il se traînait, appuyé sur deux personnes qui avaient
peine à le soutenir ; et s'il n'avait pas eu l'air très-
18 ADELE DE SENANGE.
souffrant, son extrême parure l'aurait rendu bien
ridicule. La mère d'Adèle le suivait; je l'aurais de-
vinée partout où je l'aurais rencontrée. Ses traits
ressemblent à ceux de sa fille ; mais qu'ils ont une
expression différente ! Adèle a l'air noble et sensible ;
sa mère parait fière et sévère. Dans quelqu'état
qu'elles fussent nées, la beauté de leur taille , la régu-
larité de leurs traits les feraient distinguer parmi tou-
tes les femmes : mais Adèle a un charme irrésistible ;
son âme semble attirer toutes les autres ; elle vous
plaît sans avoir envie de vous plaire , et vous laisse
persuadé que si elle eût parlé, si elle fût restée, elle
\ous aurait attaché encore davantage.
Ils montèrent tous les quatre dans la même voi-
ture ; et , sans m'amuser à regarder le reste de la
noce , je sortis à pied du couvent, prenant le che-
min que je leur avais vu prendre. Je les regardai tant
que je pus les voir, mais sans me hâter de les sui-
vre. Je marchais lentement , livré à mes réflexions :
ma tristesse augmentait , en me retrouvant sur cette
même route où la première fois j'avais rencontré
Adèle. Aussi lorsque je fus arrivé à l'endroit où sa
voiture s'était cassée , je fus effrayé de ce danger
comme s'il eût été présent. Je n'avais pas encore
pensé qu'elle aurait pu être blessée , et cette idée me
fit frémir. II me fut impossible d'avancer davantage ;
j'allais, je revenais sous ces mêmes arbres, parcou-
rant le même espace où nous avions été ensemble.
Enfin j'entrai dans la maison où je l'avais conduite ;
je demandai cette chambre où ses larmes m'avaient
ADÈLE DE SÉXAXGE. 19
si vivement attendri ; et là j'interrogeai mon cœur,
j'y trouvai ce regret qu'on éprouve lorsqu'on perd
un bonheur dont on s'était fait une vive idée....
Peut-être ne m'aurait-elle jamais aimé ; sûrement
je ne l'aimais pas encore non plus ; mais elle avait
réveillé en moi toutes ces espérances d'amour , de
bonheur intérieur : biens suprêmes!... Que de ré-
flexions ne fis-je pas sur ces mariages d'intérêt , où
une malheureuse enfant est livrée par la vanité ou
la cupidité de ses parens à un homme dont elle ne
connaît ni les qualités, ni les défauts. Alors il n'y
a point l'aveuglement de l'amour ; il n'y a pas non
plus l'indulgence d'un âge avancé : la vie est un ju-
gement continuel. Eh ! quelles sont les unions qui
peuvent résister à une sévérité de tous les momens?
Les enfans même n'empêchent pas ces sortes de liens
de se rompre. Ah ! pourquoi toutes ces idées ? pour-
quoi m'occuper encore d'Adèle? Peut-être ne la re-
verrai-je jamais.... Cependant je ne puis cesser d'y
penser. Les larmes qu'elle répandait en quittant son
couvent étaient trop amères pour être toutes de re-
gret ; je crains bien que la peur de ce mariage ne les
fit aussi couler.
LETTRE V. — Paris, ce 16 juin.
Il y a déjà plus de quinze jours que je ne vous
ai donné de mes nouvelles, mon cher Henri. Pen-
dant ce temps ma vie a été si insipide, si monotone ,
que j'aurais craint de vous communiquer mon en-
20 ADELE DE SENANGE.
nui en vous écrivant : je garderais encore le môme
silence , si , hier , je n'avais pas été tout-à-coup ré-
veillé de cette léthargie par la vue d'Adèle, aujour-
d'hui madame la marquise de Sénange.
J'avais traîné mon oisiveté au spectacle. Le pre-
mier acte était déjà assez avancé , sans que je susse
quel opéra on représentait : et j'étais bien déterminé
à ne pas le demander ; car étant venu pour me dis-
traire , je prétendais qu'on m'amusât , sans même
être disposé à m'y prêter. J'étais assis au balcon , à
moitié couché sur deux banquettes, bâillant à me
démettre la mâchoire, lorsqu'un monsieur très-offi-
cieux et très-parlant me dit : « Voilà une actrice
qui chante avec bien de l'expression. — Elle me
paraît crier beaucoup , lui répondis-je ; mais je n'en-
tends pas un mot de ce qu elle dit. — Ah ! c'est que
monsieur ne sait peut-être pas qu'on vend ici des
livres où sont les paroles de l'opéra ; si monsieur
veut, je vais lui en faire avoir un. — Non, je ne
suis pas venu ici pour lire : on m'a dit que ce spec-
tacle m'amuserait ; c'est l'affaire de ces messieurs
qui chantent là-bas ; je ne dois pas me mêler de
cela. » — Alors il me quitta pour aller déranger
quelqu'un de plus sociable que moi.
Continuant à ne rien comprendre à la joie ou aux
chagrins des acteurs, je tournai le dos au théâtre,
et me mis à examiner la salle , lorsqu'à quelque dis-
tance de moi on ouvrit avec bruit une loge dans la-
quelle je vis paraître Adèle, parée avec excès. Je
n'ai jamais vu tant de diamans, de fleurs, de plu-
ADÈLE DE SE\AI\GE. 21
mes , entassés sur la même personne : cependant ,
comme elle était encore belle ! Je sentais qu'elle pou-
vait être mieux , mais aucune femme n'était aussi
bien. Sa mère et ce beau jeune homme étaient avec
elle. Je jugeai à son étonnement, aux questions
qu'elle parut leur faire , que c'était la première fois
qu'elle venait à ce spectacle ; et je ne sais pourquoi
je fus bien aise que le hasard m'y eût conduit aussi
pour la première fois.
Adèle eut l'air de s'amuser beaucoup. Pendant
l'entr'acte, elle promena ses regards sur toute la
salle; mais à peine m'eut-elle aperçu , que je la vis
parler à sa mère avec vivacité, me désigner, repar-
ler encore , et toutes deux me saluèrent , en me fai-
sant signe de venir dans leur loge. J'y allai ; Adèle
me reçut avec un sourire et des yeux qui m'assurè-
rent qu'elle était bien aise de me revoir. Sa mère
m'accabla de remercîmens pour les soins que j'avais
donnés à sa fille. Ne sachant que répondre à tant
d'exagérations , je m'adressai au jeune homme , et
lui fis une espèce de compliment sur mon bonheur
d'avoir été utile à sa femme. « — Ma femme ! re-
prit-il d'un air surpris; je n'ai jamais été marié. — ■
Comment, lui dis-je en montrant Adèle, vous n'êtes
pas le mari de cette belle personne ? — Non , répon-
dit-il , c'est ma sœur. — Votre sœur! Mais vous
lui donniez la main à l'église le jour de son ma-
riage? » — Adèle se retourna avec vivacité et me
dit : « Est-ce que vous y étiez?.... » — Un air d'in-
nocence el de joie brillait dans ses veux et l'embel-
22 ADÈLE DE SENAXGE.
lissait encore ; il me semblait qu'un sentiment serre!
nous éclairait, au même instant, sur l'intérêt qui
m'avait porté à la chercher.... Combien j'étais ému !
Insensé que je suis.... Hélas! le jeune homme dé-
truisit bientôt une si douce illusion en me disant :
« Qu'il avait donné le bras à sa sœur parce que le
marié, ayant été pris le matin d'une attaque de
goutte , avait besoin d'être soutenu. — Quoi ! m'é-
criai-jeavec une vivacité , une indignation dont je ne
fus pas le maître , est-ce que ce serait ce vieillard qui
marchait après vous? — Oui, » répondit-il d'un air si
embarrassé ; que bientôt après il nous quitta. Un
regard sévère de sa mère m'apprit combien mon ex-
clamation lui avait déplu ; et voulant peut-être évi-
ter que je ne fisse encore quelques réflexions aussi
déplacées, elle m'accabla de questions sur ma fa-
mille , sur mon pays, sur mon goût pour les voyages,
sur les lieux que j'avais parcourus, sur ceux où je
comptais aller ; enfin elle m'excéda.
Mais combien j'étais plus tourmenté de voir cette
Adèle , il n'y a pas encore un mois , si ingénue , si
timide, maintenant occupée du spectacle comme si
elle y eût passé sa vie ; riant, se moquant ; enchantée
de voir et d'être vue ! Tout en elle me blessa ; pa-
raissait-elle attentive? J'étais choqué qu'elle pût se
distraire de sa nouvelle situation. Sa légèreté me
révoltait plus encore. Peut-elle, me disais-je, après
avoir consenti à donner sa main à un homme que
sûrement elle déteste, peut-elle goûter aucun plai-
sir?... Je cherchais en vain quelques traces de lar-
ADLLL DL SBNANGE: 23
mes sur ce visage dont la gaieté m'indignait. Si elle
eut eu seulement l'apparence de la tristesse, du re-
gret, je me dévouais à elle pour la vie : la pitié au-
rait achevé de décider un sentiment qu'une sorte
d'attrait avait fait naître; mais sa gaieté m'a rendu
à moi-même. — Quelle honte que ces mariages! Il
y a mille femmes qu'on ne voudrait pas revoir ,
qu'on n'estimerait plus, si elles se donnaient vo-
lontairement à l'homme qu'elles se résignent à
épouser.
Toute la magnificence qui entourait Àdéle me
semblait le prix de son consentement. Je me rappro-
chai d'elle ; et sans fixer un instant mes yeux sur les
siens, j'examinais sa parure avec une attention si
extraordinaire , qu'elle en eut l'air embarrassée.
Mon visage exprimait le plus froid dédain , et je ne
proférais que des éloges stupides. Voilà , disais-je ,
de bien belles plumes! — Vos diamans sont d'une
bien belle eau! — Votre collier est d'un goût par-
fait. — Elle ne répondait que par monosyllabes , et
cherchait toujours à tourner la conversation sur d'au-
tres objets ; mais je la ramenais avec soin à l'admi-
ration que semblait me causer sa parure. Ne parais-
sant frappé que de l'odieux éclat qui l'environnait ,
ne louant que ce qui n'était pas elle , je ne doutais
pas qu'elle ne devinât les sentimens que j'éprouvais.
Je lui parlai de sa robe , de ses rubans ! Mes regards
tombèrent par hasard sur ses mains ; elle craignit
sans doute que je ne louasse encore de fort beaux
bracelets qu'elle portait , et remit ses gants avec tant
24 ADELE DE SÉi\A\GE.
d'humeur, qu'un des fils s'étant cassé , tout un rang
de perles s'échappa. La mère se récria sur la mala-
dresse de sa fille, sur la valeur de ces perles qui
étaient uniques par leur grosseur et leur égalité. —
Elles ont coûté bien cher, dis-je en regardant Adèle,
qui me répondit en prenant à son tour l'air du dé-
dain : elles sont sans prix ... . Je la considérai avec
étonnement : elle baissa les yeux et ne me parla plus*
Que veut-elle dire avec ces mots sans prix ?... Sa
mère faisait un tel bruit , se donnait tant de mouve-
ment, que nous nous mîmes aussi à chercher. Ces
perles étaient toutes tombées dans la loge; j'en re-
trouvai la plus grande partie , et les rendis à Adèle*
qui me dit avec assez d'aigreur , qu'elle regrettait la
peine que j'avais prise pour elle. — Sa mère s'émer-
veilla sur le bonheur de m'avoir toujours de nou-
velles obligations, et me pria d'aller leur demander
à diner un des jours suivans. Je refusai ; elle insista :
mais sa fille eut tellement l'air de le redouter ,
qu'aussitôt j'acceptai. Cependant ces mots sans prix
me reviennent sans cesse.... Ah! si elle était vic-
time de l'ambition , de l'intérêt ! Si elle avait été sa-
crifiée!... Que je la plaindrais !.... Mais sa gaieté!
cette gaieté vient tout détruire. Que ne puis-je l'ou-
blier !
LETTRE 'VI. — Pa*is, ce 20 juin.
j'ai été diner chez Adèle aujourd'hui , mon cher
Henri , et comme vous aimez les portraits, les détails,
ADELE DE sÉ\Aft(iE. 25
je vais essayer de vous faire partager tout ce que j'ai
ressenti. — Je suis arrivé chez elle un peu avant
l'heure où Ton se met à table. Jugez si j'ai élé étonné
de la trouver habillée avec la plus grande simplicité :
une robe de mousseline plus blanche que la neige,
un grand chapeau de paille sous lequel les plus beaux
cheveux blonds retombaient en grosses boucles;
point de rouge , point de poudre ; enfin , si jolie et
si simple, que j'aurais oublié son mariage, sa ma-
gnificence, sa gaieté, si son vieux mari ne me les
avait rappelés plus vivement que jamais. Cependant
il m'a reçu avec assez de bonhomie , m'a fait mettre
à table près de lui , ma appris qu'il avait été en An*
gleterre , il y avait plus de cinquante ans; qu'il en
avait alors vingt, et qu'il y avait été bien heureux,
Pendant tout le dîner , il m'a parlé des Anglaises
qu'il avait connues. Aucune d'elles ne vivait plus;
et j'étais si peiné de répondre à chaque personne
qu'il me nommait, elle est morte.... elle n'existe
plus; — déjà!... encore! disait-il tristement. Les
compagnons de sa jeunesse, qu'il avait vus mourir
successivement, l'avaient moins frappé. Ce n'avait
jamais été que la maladie d'un seul , la perte d'un
seul qui l'avait affligé ; mais là , il se rappelait à la
fois un grand nombre de gens qu'il n'avait pas vus
vieillir , quoiqu'il se souvint qu'ils fussent tous de
son âge. J'étais si fâché des retours qu'il devait faire
sur lui-même, que, lorsqu'il m'a nommé une de
mes tantes , que nous avons perdue à vingt ans , j'ai
senti une sorte de douceur à lui apprendre qu'elle
26 ADELE DE SÉ\A\GE.
était morte si jeune : et lui-même, probablement
sans s'en rendre raison , s'est arrêté à elle, ne m'a
plus parlé que d'elle, et s'est beaucoup étendu sur
le danger des maladies vives dans la jeunesse. Je
suis entré dans ses idées ; je ne m'occupais que de
lui ; et réellement j'étais si malheureux de l'avoir at-
tristé , que j'aurais consenti volontiers à passer Je
reste du jour à l'écouter ou à le distraire.
Apres diner, nous sommes retournés dans le sa-
lon. Monsieur de Sénange s'est endormi dans son
immense fauteuil ; Adèle s'est mise à un grand mé-
tier de tapisserie , et moi je me suis approché d'elle.
Je la regardais travailler avec plaisir. J'étais bien aise
que le sommeil de son mari , la forçant à parler bas,
nous donnât un air de confiance et d'intimité, au-
quel je n'aurais pas osé prétendre. Le respect qu'elle
paraissait avoir pour son repos, sa douceur, tout
faisait renaître en moi le premier intérêt qu'elle
m'avait inspiré.
En observant h simplicité de sa parure, j'ai osé
lui dire que je la trouvais presque aussi belle que le
jour où elle était sortie du couvent ; elle m'a répondu
assez sèchement, qu'elle ne faisait jamais sa toilette
que le soir. J'ai vu qu'elle aurait été bien fâchée que
je crusse que c'était pour moi qu'elle avait renoncé
atout son éclat -, mais le craindre autant , n'était-ce
pas me prouver un peu qu'elle y avait pensé ? Elle m'a
fait beaucoup d'excuses de m'avoir reçu en tiers
avec eux , a dit que , sa mère étant malade , elle n'a-
vait pas osé inviter du monde sans elle....; que si
ADÈLE DE SÉNANCÏE. 27
elle avait sa où je demeurais elle m'aurait fait prier
de prendre un autre jour et, sans attendre ma
réponse , elle s'est levée en me demandant la permis-
sion d'aller rejoindre sa mère. Elle a fait venir quel-
qu'un pour rester auprès de son mari , et , marchant
sur la pointe des pieds, elle est sortie pour aller rem-
plir d'autres devoirs. Je l'ai conduite jusqu'à l'ap-
partement de sa mère. Avant de me quitter, elle
m'a renouvelé encore toutes ses excuses.... Dites-
moi , Henri , pourquoi cet excès de politesse m'af-
fligeait? Pouvais-je attendre d'elle plus de bonté,
plus de confiance? — Lorsqu'à l'Opéra elle me re-
connut, m'appela , me reçut avec l'air si content de
me revoir , n'ai-je pas cherché à lui déplaire , à l'of-
fenser? Sans la connaître, n'ai-je pas osé la juger ,
lui montrer que je la blâmais , et de quoi? D'avoir,
à seize ans, paru s'amuser d'un spectacle vraiment
magique , et qu'elle voyait pour la première fois. Si
je la croyais malheureuse , n'était-il pas affreux de
lui faire un crime d'un moment de distraction, de
chercher à lui rappeler ses peines , à en augmenter le
sentiment?... Ah! j'ai été insensé et cruel: est-il
donc écrit que je serai toujours mécontent de moi
ou des autres?
LETTRE VIL — Paris, ce 29 juin.
Je suis retourné chez Adèle; on m'a dit que sa
mère étant très-mal elle ne recevait personne. Voilà
donc encore un malheur qui la meirice , et elle
28 ADELE DE SENANGE.
n'aura pas près d'elle un ami qui la console, un cœur
qui l'entende. Sans ma ridicule sévérité , peut-être
ses yeux m'auraient-ils cherché : j'avais vu couler
ses larmes, elles m'avaient attendri; n'était-ce pas
assez pour qu'elle crût à mon intérêt? A son âge ,
l'âme s'ouvre si facilement à la confiance! la moin-
dre marque de compassion parait de l'amitié ; la plus
légère promesse semble un engagement sacré; le
premier bonheur de la jeunesse est de tout embellir.
Avant de me revoir, je suis sûr que, dans ses pei-
nes, la pensée d'Adèle s'est toujours reportée vers
moi. Lorsque je l'ai retrouvée , ses yeux brillaient de
joie, son cœur venait au-devant du mien-, pourquoi
l'ai-je repoussé! — Je crois bien qu'il n'entrait dans
ses sentimens que le souvenir de ses religieuses , de
son couvent, du premier moment où elle en est sortie.
Elle me voyait encore le témoin, le consolateur de son
premier chagrin. Enfin elle me recevait comme un
ami , et j'ai glacé jusqu'au fond de son cœur ces
douces émotions qu'elle ressentait avec tant d'inno-
cence et de plaisir ! — Cette idée me fait mal. — Si
je pouvais la voir , lui dire combien elle m'avait oc-
cupé; lui apprendre les projets que j'avais formés ,
tout le bonheur qu'elle m'avait fait entrevoir, je
crois que la paix renaîtrait dans mon âme , que le
calme me reviendrait à mesure que je lui parlerais.
[I ne m'est plus permis de paraître indifférent : l'in-
térêt vif qu'elle m'avait inspiré peut seul m'excuser
et faire naître son indulgence.
Lorsqu'elle m'aura pardonné , qu'elle ne me
ADÈLE DE SÉNANGE. 29
croira plus ni injuste, ni trop sévère, je serai tran-
quille, et alors je verrai si je dois continuer mes
voyages , ou céder au désir que j'ai d'aller vous re-
trouver.
LETTRE VIII. — Paris, ce 4 juillet.
Adèle ne reçoit encore personne , mais sa mère est
mieux ; ainsi je suis un peu moins tourmenté. —
Que je voudrais qu'elle fût heureuse ! son bonheur
m'est devenu absolument nécessaire ; ses peines ont
le droit de m'aiïliger , et je sens cependant que sa
joie et ses plaisirs ne sauraient suspendre mes ennuis.
— Mais enfin i sa mère est mieux ; jouissons au
moins de ce moment de tranquillité.
Cette nouvelle ayant un peu dissipé ma sombre
humeur, je me crus plus sociable, et j'allai hier aune
grande assemblée chez la duchesse de ***. Il y avait
beaucoup de monde , et surtout beaucoup de fem-
mes. Ne connaissant presque personne, je me mis
dans un coin à examiner ce grand cercle. Vous
croyez bien que je n'ai pas perdu cette occasion d'es-
sayer le beau système que vous avez découvert. Je
m'amusai donc à chercher , d'après l'extérieur et
la manière d'être de chacune de ces femmes, les dé-
fauts ou les qualités des gens qu'elles ont l'habitude
de voir ; ce qui , à une première vue , est , comme
vous le prétendez , beaucoup plus aisé à deviner
qu'il n'est facile de les juger elles-mêmes. Il y en
avait une d'environ trenle ans, qui n'a pas dit un
30 ADÈLE DE SENANGE.
mot, et qui était toujours dans l'attitude d'une per-
sonne qui écoute , approuvant seulement par des si-
gnes de tête. Voilà qui est clair , me suis-je dit ; c'est
une pauvre femme dont le mari est si bavard qu'il
l'a rendue muette : je suis sûr que depuis des années
il lui a été impossible de placer un mot dans leur
conversation. Quoique je n'en doutasse pas, je vou-
lus m'en assurer, et me rapprochant d'un homme
Yètu de noir , d'une figure assez grave, et qui se te-
nait comme moi dans un coin , à observer tout le
monde sans parler à personne : « Oserais-je vous
demander, lui dis-je, si cette dame qui est là-bas,
en brun?... — Où? — Celle qui est si bien mise , à
laquelle il ne manque pas une épingle ? — Hé bien ?
— Si cette dame n'a pas un mari fort bavard ? — Je
ne le connais pas : ils sont séparés depuis long-temps.
— Séparés!... mais au moins, ajoutai-je, son meil-
leur ami ne parle-t-il pas beaucoup ? — Affreusement:
avec de l'esprit; il en est insupportable. — J'en suis
charmé , m'écriai-je. — Et pourquoi donc cela vous
fait-il tant de plaisir? » — Alors je lui expliquai
votre système, qu'il saisit avidement ; et toujours
jugeant, sur les personnes que nous voyions, le ca-
ractère de celles qui étaient absentes , nous fîmes des
découvertes qui auraient fort étonné ces dames. Je
me suis très-amusé; mais apparemment que je n'en
avais pas l'air , car nous entendîmes une jeune femme
qui disait en me regardant : « Comme les Anglais
sont tristes !» — Je devinai que cela pouvait bien si-
gnifier : a Comme lord Sydenham est ennuyeux ! » —
ADÈLE DE SÉXANGE. 31
et mon compagnon 'l'ayant pensé comme moi, je m'en
allai très-satisfait de mes observations , et regrettant
seulement de ne vous avoir pas eu avec nous , pour
vous voir jouir de ce nouveau succès.
LETTRE IX. — Paris, ce 12 juillet.
Je passai hier à la porte d'Adèle ; on me dit encore
qu'elle ne recevait personne. J'allais partir , lorsque
mon bon génie m'inspira de demander des nouvelles
de monsieur de Sénange. On me répondit qu'il était
chez lui, et tout de suite les portes s'ouvrirent. Ma
voiture entra dans la cour; je descendis, tout étourdi
de cette précipitation , et ne sachant pas trop si j'é-
tais bien aise ou fâché de faire cette visite. — Un
valet de chambre me conduisit dans le jardin où il
était. Je l'aperçus de loin qui se promenait appuyé
sur le bras d'Adèle. En la voyant je m'arrêtai indé-
cis , et souhaitais de m'en aller -, car , puisqu'elle
m'avait fait défendre sa porte , il m'était démontré
qu'elle ne désirait pas me voir ; mais le valet de
chambre avançait toujours, et il fallut bien le sui-
vre.
Lorsqu'il m'eut annoncé , le marquis et sa femme
se retournèrent pour venir au-devant de moi. Je les
joignis avec un embarras que je ne saurais vous ren-
dre. Un trouble secret m'avertissait que j'étais désa-
gréable à Adèle ; que peut-être son vieux mari ne me
reconnaîtrait plus. Je me sentis rougir, je baissais
les yeux , et je ne conçois pas encore comment je ne
32 ADÈLE DE SÉNANGE.
suis pas sorti au lieu de leur parler. Je les saluai en
leur faisant un compliment qu'ils n'entendirent sû-
rement pas, car je ne savais ce que je disais.
Monsieur de Sénange me reprocha d'avoir été si
long-temps sans les voir. — Je lui dis que j'étais
venu bien des fois , et n'avais pas été assez heureux
pour les trouver. — Adèle, alors, crut devoir réap-
prendre la maladie de sa mère , qui , pendant long-
temps, l'avait empêchée de recevoir du monde 5 et
son départ pour les eaux , qui , la laissant privée de
toute surveillance maternelle , l'obligeait à garder
encore la même retraite. « Mais, ajouta-t-elle, toutes
les fois que vous viendrez voir monsieur de Sénange,
je serai très-aise si je me trouve chez lui. » — Sa
voix était si douce, que j'osai lever les yeux et la re-
garder. La sérénité de son visage, son sourire me
rendirent le calme et l'assurance. Je marchai auprès
d'eux, mesurant mes pas sur la faiblesse de monsieur
de Sénange. J'éprouvais une sorte de satisfaction à
imiter ainsi la bonne , la complaisante Adèle.
Après quelques minutes de conversation, je me
sentis si à mon aise; monsieur de Sénange était de si
bonne humeur que je me crus presque de la famille ;
et, sa canne étant tombée , au lieu de la lui rendre,
je pris doucement sa main et la passai sous mon bras
en le priant de s'appuyer aussi sur moi. Il me re-
garda en souriant, et nous marchâmes ainsi tous
trois ensemble. Hélas! il fut bien long-temps pour
traverser une très-petite distance, un chemin qu'A-
dèle aurait fait en un instant si elle eut été seule. Je
ADÈLE DE SÉXAXGE. 33
l'admirais de ne pas témoigner la moindre impatience,
le plus léger mouvement de vivacité. Enfin nous ar-
rivâmes auprès d'une volière devant laquelle il s'as-
sit; je restai avec lui. Pour Adèle, elle fut voir ses
oiseaux, leur parler, regarder s'ils avaient à man-
ger, et continuellement allant à eux, revenant à
nous, ne se fixant jamais , elle s'amusa sans cesser
de s'occuper de son mari, et même de moi. Nous
restâmes là jusqu'au coucher du soleil. L'air était
pur, le temps magnifique; Adèle était aimable et
gaie, les regards de monsieur de Sénange m'expri-
maient une affection qui m' étonnait. Dans un mo-
ment où elle était auprès de ses oiseaux, il me dit
avec attendrissement : « Je suis bien coupable de
nlavoir pas d'abord reconnu votre nom ; je ne me le
pardonnerais point s'il n'avait pas été indignement
prononcé. Lorsque j'ai été en Angleterre, j'ai con-
tracté envers votre famille les plus grandes obliga-
tions. J'ai aimé votre mère comme ma fille , je veux
vous chérir comme mon enfant. Un jour je vous con-
terai des détails qui vous feront bénir ceux à qui
vous devez la vie. » — Adèle revint et il changea
de conversation. Je ne pus ni le remercier ni l'inter-
roger ; mais s'il n'a besoin que d'un cœur qui l'aime,
il peut compter sur mon attachement.
Sans pouvoir définir cette sorte d'attrait , je me
sentais content près d'eux. Adèle voulut savoir si je
trouvais sa volière jolie. Je lui répondis qu'elle allait
bien avec le reste du jardin. Ce n'était pas en faire un
grand éloge, car il est affreux : c'est l'ancien genre
34 ADÈLE DE SEXANGE.
français avec toute son aridité ; du buis , du sable et
des arbres taillés. La maison est superbe , mais on la
voit tout entière. Elle ressemble à un grand château
renfermé entre quatre murailles ; et ce jardin, qui est
immense pour Paris , paraissait horriblement petit
pour la maison. Cette volière toute dorée était du
plus mauvais goût. Adèle me demanda si j'avais de
beaux jardins, et surtout des oiseaux? — Beaucoup
d'oiseaux , lui dis-je ; mais les miens seraient mal-
heureux s'ils n'étaient pas en liberté. J'essayai de
lui peindre ce parc si sauvage que j'ai dans le pays de
Galles ; cela nous conduisit à parler de la composi-
tion des jardins. Elle m'entendit , et pria son mari de
tout changer dans le leur , et d'en planter un autre
sut* mes dessins. Il s'y refusa avec le chagrin d'un
vieillard qui regrette d'anciennes habitudes ; mais dès
que je lui eus rappelé les campagnes qu'il avait vues
en Angleterre, il se radoucit. Les souvenirs de sa
jeunesse ne l'eurent pas plutôt frappé , qu'il me parla
de situations, de lieux qu'il n'avait jamais oubliés ; et
bientôt il finit par désirer aussi que toutes ces allées
sablées fussent changées en gazons. Ils exigèrent donc
que je vinsse aujourd'hui, dès le matin, avec des des-
sins, avec un plan qui put être exécuté très-prompte-
ment. Ainsi me voilà créé jardinier, architecte, et,
comme ces messieurs , ne doutant nullement de mes
talens ni de mes succès. — Adieu, mon cher Henri;
trouvez bon que je vous quitte pour aller joindre mes
nouveaux maîtres.
ADÈLE DE SENANGE. 35
LETTRE X. —Paris, ce 15 juillet.
J'arrivai chez monsieur de Sénange avec mon por-
tefeuille et mes crayons ; il n'était que midi juste ,
et cependant Adèle avait l'air de m'attendre depuis
long-temps. Voyons , voyons , me cria-t-elle du plus
loin qu'elle m'aperçut. J'osai lui représenter en sou-
riant, que les ayant quittés la veille à la fin du jour,
et revenant d'aussi bonne heure le lendemain, il
était impossible que j'eusse eu le temps de travailler.
Que ferons-nous donc? dit-elle d'un air un peu bou-
deur. — Je lui proposai de dessiner,— Aussitôt elle
sonna pour avoir une grande table , auprès de la
quelle je m'établis. Monsieur de Sénange fit apporter
les plans de sa maison et ceux du jardin. Je mesurai
le terrain, calculai les effets à ménager, les défauts à
cacher, les différens arbres qu'on emploierait , ceux
qu'il fallait arracher , les sentiers , les gazons , les
touffes de fleurs, la volière surtout; je n'oubliai
rien. Gependant Adèle voulait une rivière, et comme
il n'y avait pas une goutte d'eau clans la maison, il
s'éleva entre eux un différend dont j'aurais bien
voulu que vous fussiez témoin. Elle mit tout son es-
prit à prouver la facilité d'en établir une. Son mari
l'écoutait avec bonté, s'en moquait doucement ,
louait avec admiration l'adresse qu'elle employait à
rendre vraisemblable une chose impossible : elle
riait, s'obstinait, mais ne montrait de volonté que
ce qu'il en faut pour être plus aimable en se soumet-
tant. Enfin, ils finirent par décider que ma peine serait
36 ADÈLE DE SEXANGE.
perdue , et qu'on ne changerait rien au jardin ; mais
que monsieur de Sénange ayant une fort belle maison
à Neuilly, au bord de la Seine , ils iraient s'y éta-
blir ; « et là , dit-il à Adèle , il y a une île de quarante
arpens ; je vous la donne. Vous y changerez , bâ-
tirez, abattrez tant qu'il vous plaira ; tandis que moi
je garderai cette maison-ci telle qu'elle est. Ces ar-
bres , plus vieux que moi encore , et qu'intérieure-
ment je vous sacrifiais avec un peu de peine, l'été ,
me garantiront du soleil , l'hiver, me préserveront
du froid; car à mon âge tout fait mal. Peut-être
aussi la nature veut-elle que nos besoins et nos goûts
nous rapprochent toujours des objets avec lesquels
nous avons vieilli. Ces arbres, mes anciens amis,
vous les couperiez! ils me sont nécessaires... —
Adèle, )> ajouta-t-il avec attendrissement, « puissiez-
vous dans votre île planter des arbres qui vous pro-
tègent aussi dans un âge bien avancé!... » — Elle
prit sa main, la pressa contre son cœur, et il ne fut
plus question de rien changer. Elle déchira mes
plans et mes dessins , sans penser seulement à m'en
demander la permission ou à m'en faire des excuses.
Son cœur l'avertissait, j'espère, qu'elle pouvait
disposer de moi.
Le reste de la journée se passa en projets , en
arrangemens pour ce petit voyage. Adèle sautait de
joie en pensant à son île. Il y aura , disait-elle, des
jardins superbes , des grottes fraîches , des arbres
épais ; rien n'était commencé , et déjà elle voyait
tout à son point de perfection!.., Heureux âge!...
ADÈLE DE SENANGE. 37
je vous remerciais pour elle, avenir brillant, mais
trompeur ! ah ! lorsque le temps lui apportera des
chagrins , au moins ne la laissez jamais sans beau-
coup d'espérances !...
Je ne pouvais m'cmpècher de sourire , en l'enten-
dant parler de la campagne , comme si j'avais tou-
jours du la suivre. Tous les momens du jour étaient
déjà destinés : a Nous déjeunerons à dix heures,
me disait-elle; ensuite nous irons dans File; à trois
heures nous dînerons , » et toujours nous. Je n'osais
ni l'approuver, ni l'interrompre , lorsque monsieur
de Sénange, averti peut-être par ces nous continuels,
pensa à me proposer d'aller avec eux. La pauvre
petite n'avait sûrement pas imaginé que cela put
être autrement, car elle l'écouta avec un étonne-
ment marqué , et attendit ma réponse dans une in-
quiétude visible. Je l'avoue , Henri , je restai quel-
ques momens indécis , comme cherchant dans ma
tète si je n'avais pas d'autres engagemens ; mais c'é-
tait pour jouir de l'intérêt qu'elle paraissait y atta-
cher : et lorsque j'acceptai, tous ses projets et sa
gaieté revinrent. Elle continua ainsi jusqu'au soir,
que je les quittai , promettant de venir aujourd'hui
pour les accompagner à Neuilly; cependant j'atten-
drai que j'y sois arrivé pour croire à ce voyage. II
y a déjà trois jours de passés, et peut-être a-t-elle
quitté , repris et changé vingt fois sa détermination.
Elle a si vite renoncé à mon jardin anglais que cela
m'inspire un peu de défiance.
:'\
38 adlle dl s£r\ a\gl.
LETTRE XL — Neuilly, ce 16 juillet.
C'est de Neuilly que je vous écris , mon cher
Henri ; nous y sommes depuis hier , et j'ai déjà
trouvé le moyen d'être mécontent d'Adèle et de lui
déplaire. Lorsque j'arrivai chez monsieur de Sénange,
elle était si pressée d'aller voir son île, qu'à peine
me donna-t-elle le temps de le saluer ; il fallut partir
tout de suite. « Allons, venez, » lui dit-elle en pre-
nant son bras pour l'emmener. — Il se leva; mais
au lieu d'aider sa marche affaiblie, elle l'entraînait
plutôt qu'elle ne le soutenait. Dans une grande mai-
son , le moindre déplacement est une véritable af-
faire. Tous les domestiques attendaient dans l'anti-
chambre le passage de leurs maîtres; les uns pour
demander des ordres , les autres pour rendre compte
de ceux qu'ils avaient exécutés. Chacun d'eux avait
quelque chose à dire , et Adèle répondait à tous :
Oui , oui , oui , sans mèrne les avoir entendus. Son
mari voulait-il leur parler? elle ne lui en laissait pas
le temps, et l'entraînait toujours vers la voiture.
Cette impatience me déplut ; je pris l'autre bras de
monsieur de Sénange, et lui servant de contre-poids,
je m'arrêtais avec égard dès qu'il paraissait vouloir
écouter ou répondre. J'espérais que cette attention
rappellerait le respect d'Adèle, mais l'étourdie ne
s'en aperçut même pas. — Elle répétait sans cesse :
Dépêchons-nous donc, venez donc, allons-nous-en
vite; enfin , son mari la suivit et nous montâmes en
Ai>i:u- de séw\(;i:. <W
voilure. Ah ! un vieillard qui épouse une jeune per-
sonne doit se résigner à finir sa vie avec un enfant
ou avec un maître ; trop heureux encore quand elle
n'est pas l'un et V autre! Cependant Adèle fut plus
aimable pendant le chemin. Il est vrai qu'elle ne
cessa de parler des plaisirs dont elle allait jouir -, mais
au moins y joignait-elle un sentiment de reconnais-
sance , et elle lui disait je serai heureuse , comme on
dit je vous remercie. Je commençais à lui pardon*
ner, peut-être même à la trouver trop tendre , lors-
que nous arrivâmes à Neuilly. Imaginez, Henri , le
plus beau lieu du monde, quelle ne regarda même
pas ; mais une avenue magnifique , une maison qui
partout serait un château superbe , rien de tout cela
ne la frappa. Elle traversa les cours, les apparte-
nons sans s'arrêter, et comme elle aurait fait sur un
grand chemin. Ce qui était à eux deux ne lui pa-
raissait plus suffisamment à elle. C'était â son île
qu'elle allait; c'était là seulement qu'elle se croirait
arrivée; mais comme il était trois heures, monsieur
de Sénange voulut dîner avant d'entreprendre cette
promenade. Adèle fut très-contrariée, et le montra
beaucoup; car elle alla même jusqu'à dire que
n'ayant pas faim , elle ne se mettrait pas à table, et
qu'ainsi elle pourrait se promener toute seule et tout
de suite. — Monsieur de Sénange prit un peu d hu-
meur. « Et vous, mylord , me dit-il, voudrez-vous
bien me tenir compagnie ? — Oui , assurément , lui
répondis-je, et j'espère que madame de Sénange
nous attendra , pour que nous soyons témoins de sa
40 ADELE DE SE\A1\GE.
joie à la vue d'une première propriété. — Ah! re-
prit son mari, j'en aurais joui plus qu'elle! » —
Adèle sentit son tort, baissa les yeux , et alla se met-
Ire à une fenêtre ; elle y resta jusqu'au moment où
Ton vint avertir qu'on avait servi. J'offris mon bras à
monsieur de Sénange, car sa goutte l'oblige toujours
à en prendre un. — Elle nous suivit en silence, et notre
dîner se passa assez tristement. Adèle ne me regarda,
ni ne me parla. En sortant de table, monsieur de
Sénange nous dit qu'il était fatigué et voulait se re-
poser ; il nous pria d'aller sans lui à celte fameuse
île. « Adèle, ajouta-t-il avec bonté, nous avons eu
un peu d'humeur; mais vous êtes un enfant , et je
dois encore vous remercier de me le faire oublier
quelquefois. » — Elle avoua qu'elle avait été trop
vive , lui en fit les plus touchantes excuses , et parut
désirer de bonne foi d'attendre son réveil pour se
promener. Il ne le voulut pas souffrir. Elle insista;
mais il nous renvoya tous deux, et nous partîmes
ensemble.
Nous marchâmes long-temps, l'un auprès de l'au-
tre, sans nous parler. Elle gagna le bord de la ri-
vière, et s'asseyant sur l'herbe, en face de son île,
elle me dit : « J'ai été bien maussade aujourd'hui ,
et vous m'avez paru un peu austère. Au surplus,
continua-t-elle en riant , je dois vous en remercier :
il est bien satisfaisant de trouver de la sévérité lors-
qu'on n'attendait que de la politesse et de la com-
plaisance. » — Cette plaisanterie me déconcerta, et je
pensai qu'effectivement elle avait dû me trou-ver un
ADÈLE DE SENANGE, 41
censeur fort ridicule. Elle ajouta : «Je me punirai,
car j'attendrai que monsieur de Sénange puisse venir
avec nous pour jouir de ses bienfaits. Je suis trop
heureuse d'avoir un sacrifice à lui faire. » — Cette
dernière phrase fut dite de si bonne grâce, que je me
reprochai plus encore ma pédanterie. « Si vous sa-
viez, lui dis-je, combien vous me paraissez près
de la perfection , vous excuseriez ma surprise lors-
que je vous ai vu un mouvement d'impatience que ,
dans une autre, je n'eusse pas même remarqué. »
— « N'en parlons plus , » me répondit-elle en se le-
vant ; elle regarda l'autre côté du rivage, comme elle
aurait regardé un objet chéri, et le salua de la tête,
en disant: « A demain, aujourd'hui j'ai besoin d'une
privation pour me raccommoder avec moi-même.)) —
Elle s'en revint gaiement : monsieur de Sénange ve-
nait de s'éveiller lorsque nous rentrâmes. Adèle fut
charmante le reste de la journée, et lui montra une si
grande envie de réparer son étourderie , que sûre-
ment il l'aime encore mieux qu'il ne l'aimait la veille.
— Quant à moi , Henri , je resterai ici , au moins
jusqu'à ce que monsieur de Sénange m'ait appris les
raisons qui le portent à me témoigner un si touchant
intérêt et à me traiter avec tant de bonté.
LETTRE XII. — Neuilly, ce 18 juillet.
Enfin, elle a pris possession de son île. Hier ma-
tin nous nous réunîmes, à neuf heures, pour dé-
4.
42 ADELE DE SÉiVWGE.
jeûner. Monsieur de Sénange avait l'air plus satisfait
qu'il ne me Pavait encore paru. La joie brillait dans
Jes yeux d'Adèle, mais elle tâchait de ne montrer au-
cun empressement -, seulement elle ne mangea près-
que point. Pour moi, je pris une tasse de thé; et
comme il faut, je crois , que je sois toujours incon-
séquent, du moment qu'Adèle montra une défé-
rence respectueuse pour son mari , je commençai à
le trouver d'une lenteur insupportable. Sa main
soulevait sa tasse avec tant de peine ; il regardait si
attentivement chaque bouchée, la retournait de tant
de manières avant de la manger, faisait de si longues
pauses entre un morceau et l'autre , que j'éprouvais
encore plus d'impatience qu'elle n'en avait eu la
veille. Si elle avait pu lire dans mon cœur, elle au-
rait été bien vengée de ma sévérité. Après une mor-
telle heure, son déjeûner finit. 11 s'assit dans un
grand fauteuil roulant, et ses gens le traînèrent jus-
qu'au bord de la rivière. Pour Adèle, elle y alla
toujours sautant, courant, car sa jeunesse et sa
joie ne lui permettaient pas de marcher. — Arrivés
auprès du bateau , nous eûmes bien de la peine à y
faire entrer monsieur de Sénange ; et c'est là que la
vivacité d'Adèle disparut tout-à-coup. Avec quelle
attention elle le regarda monter! Que de prévoyance
pour éloigner tout ce qui pouvait le blesser ! Quelles
craintes que le bateau ne fût pas assez bien attaché !
Et moi, qui suis tous ses mouvemens, qui voudrais
deviner toutes ses pensées, quel plaisir je ressenlis
lorsque approchés de l'autre bord , le pied dans son
ADELE DF SKWNTir. 43
Ile, je lui vis la même occupation , les mêmes soins,
les mômes inquiétudes , jusqu'à ce que monsieur de
Sénange fût replacé dans son fauteuil, et pût recom-
mencer sa promenade. Alors elle nous quitta , et se
mit à courir sans que ni la voix de son mari , ni la
mienne, pussent la faire revenir. Je la voyais à tra-
vers les arbres, tantôt se rapprochant du rivage,
tantôt rentrant dans les jardins ; mais en quelque
lieu qu'elle s'arrêtât , c'était toujours pour en cher-
cher un plus éloigné. Quoique j'eusse bien envie de
la suivre, je ne quittai point monsieur de Sénange.
II fît avancer son fauteuil sous de très-beaux peu-
pliers qui bordent la rivière, et renvoyant ses gens ,
il me dit qu'il était temps que je susse les raisons
qui lui donnaient de l'intérêt pour moi. — « Mon
jeune ami , il faut que vous me pardonniez de vous
parler de mon enfance, me dit il ; mais elle a tant
influé sur le reste de ma vie, que je ne puis rrfem-
pêcher de vous en dire quelques mots. Ne vous ef-
frayez pas , si je commence mon histoire de si loin ,
je tâcherai de vous ennuyer le moins possible.
» Mon père n'estimait que la noblesse et l'argent,
et peut-être ne me pardonnait-il d'être l'héritier de
sa fortune que parce que j'étais en même temps le
représentant de ses titres. J'avais perdu ma mère
en naissant-, et toute ma première enfance se passa
avec des gouvernantes sans jamais voir mon père.
A sept ans il me mit au collège , dont je ne sortais
que la veille de sa fête et le premier jour de Tan pour
lui offrir mon respect, Les parons ne saveni pas ce
44 ADÈLE DE SENANGE.
qu'ils perdent de droits sur leurs enfans, eu ne les
élevant pas eux-mêmes. L'habitude de leur devoir
tous ses plaisirs , d'obéir aveuglément à toutes leurs
volontés , laisse un sentiment de déférence qui ne
s'efface jamais et que j'étais bien éloigné d'éprouver.
Je ne voyais dans mon père qu'un homme que le
hasard avait rendu maître de ma destinée et dont
aucune des actions ne pouvait me répondre que ce
fût pour mon bonheur. Le jour même que je sortis
du collège , il me fit entrer au service , en me re-
commandant d'être sage, avec une sécheresse qui
approchait de la dureté ; et sans y joindre le moindre
encouragement, sans me promettre la plus légère
marque de tendresse si je réussissais à lui plaire.
Aussi , à peine fus-je à mon régiment que j'y fis des
dettes , des sottises et que je me battis. Mon père
me rappela près de lui ; il me reçut avec une hu-
meur, une colère épouvantable. Loin de me corriger,
il m'apprit seulement qu'il avait aussi des défauts.
Je me mis à les examiner avec soin ; et chaque jour,
au lieu de l'écouter, je le jugeais avec une sévérité
impardonnable. Il voulut me marier, et, disait-il,
m'apprendre l'économie : j'étais né le plus prodigue
et le plus indépendant des hommes. Mon père, qui
ne s'était jamais occupé de mon éducation , fut tout
étonné de me trouver des goûts différens des siens ,
et une résistance à ses ordres que rien ne put vain-
cre. Il se fâcha; je persistai dans mes refus : ils
le rendirent furieux ; je me révoltai ; et moi , que
plus de bonté aurait rendu son esclave , rien ne pou-
ADÈLE DE SÉNWGE. 45
vait plus ni me toucher ni me contenir. J'étais de-
venu inquiet, ombrageux. Revenait-il à la douceur?
je craignais que ce ne fut un moyen de me dominer.
Sa sévérité me blessait plus encore. Toujours en
garde contre lui , contre moi , je le rendais fort
malheureux , et je passais pour un très-mauvais su-
jet. Je le serais devenu , si un de ses amis ne lui
eût conseillé d'éloigner ce monstre qui faisait le
tourment de sa vie. On me proposa de sa part de
voyager: j'acceptai avec joie , et je choisis l'Angle-
terre, parce que la mer qu'il fallait traverser sem-
blait nous séparer davantage. La veille de mon dé-
part, je demandai la permission de lui dire adieu;
il refusa de me voir, et je m'en allai charmé de ce
dernier procédé, car mes torts me faisaient désirer
d'avoir le droit de me plaindre.
» J'arrivai à Calais, irrité contre mon père et
toute ma famille. On me dit qu'un paquebot , loué
par mylord B..., votre grand'père, allait partir dans
l'instant. Je lui fis demander la permission de passer
avec lui ; il y consentit. En entrant sur le pont, je
vis une femme de vingt-cinq ans , assise sur des ma-
telas dont on lui avait fait une espèce de lit. Elle
nourrissait un enfant de sept à huit mois , qu'elle
caressait avec tant de plaisir, que je m'attendris sur
moi-même et sur le malheureux sort qui m'avait
empêché de recevoir jamais d'aussi tendres soins.
Quatre autres enfans l'entouraient : son mari la re-
gardait avec affection -, ses gens s'empressaient de la
servir; mais aucun ne parla français. Je tenais, dans
4G ADÈLE im: SKXAXC.E.
ma main, une montre à laquelle était attachée une
fort belle chaîne d'or avec beaucoup de cacheis ; elle
frappa un de ces enfans qu'on promenait encore à la
lisière : il se traîna vers moi , et me tendant ses pe-
tites mains , il semblait vouloir attraper ce qui lui
paraissait si brillant. Je descendis la chaîne à sa
portée, et la faisant sauter devant lui, je rélevais
dès qu'il était près de la saisir. Sa mère nous regar-
dait avec un sourire inquiet ; je voyais bien qu'elle
craignait que je ne prolongeasse ce jeu jusqu'à la
contrariété. Touché d'une si tendre sollicitude, je
pris cet enfant dans mes bras, je lui donnai ma
montre pour jouer ; et croyant que, puisqu'on n'a-
vait pas parlé français , on ne devait pas l'entendre,
je lui dis tout haut , en l'embrassant : Ah ! que tu
es heureux d'avoir encore une mère ! La sienne me
regarda, et je vis qu elle m'avait compris. Son père,
qui jusque-là ne m'avait pas remarqué, se rapprocha
de moi , ne me parla point du sentiment de tristesse
qui m'était échappé , mais me fit de ces questions
qui ne signifient que le désir de commencer à se con-
naître. — Je lui répondis avec politesse et réserve.
Pendant ce peu de mots , l'enfant que je tenais en-
core, jeta ma montre par terre de toute sa force , et
se pencha aussitôt pour la reprendre. Elle n'était
pas cassée ; je la lui rendis avant que sa mère eut eu
le temps de me faire aucune excuse. Je vis que cette
complaisance m'avait attiré toute son affection , et
sûrement nous étions amis avant de nous être parlé.
Elle me pria de lui rapporter son (Mitant. — Hélas î
ADELE DE SEM ANGE. Al
celte petite enfant s'est mariée depuis à votre père ,
et est morte en vous donnant le jour ; je ne pensais
pas alors que je lui survivrais si long-temps. — J'en-
tendis, au son de voix de lady B..., qu'elle la gron-
dait en anglais , en lui ôtant ma montre. La petite
iillc se mit à pleurer ; mais, sans lui céder, sa mère
essaya de la distraire; elle lui montra d'autres ob-
jets qui fixèrent son attention, et l'enfant riait déjà
que ses yeux étaient encore pleins de larmes. —
Lady B... me pria de lui cacher ma montre, car,
me dit-elle , il est encore plus dangereux de leur
donner des peines inutiles que de les gâter par trop
d'indulgence.
» Je me remis à causer avec le mari. Cependant
le vent devint si fort que nous fumes obligés de des-
cendre dans la chambre: il augmenta toujours, et
bientôt nous fûmes en danger... Mais je finirai le
reste une autre fois, car voici madame de Sénange;
elle va jeudi passer la journée à son couvent ; si cela
ne vous ennuyait pas trop, nous dînerions ensem-
ble. )) — Je n'eus que le temps de l'assurer que je
serais très-aise de rester avec lui.
Adèle nous rejoignit extrêmement fatiguée de sa
promenade \ elle était enchantée de ce qu'elle avait
vu, et cependant ne parlait que de tout changer.
Monsieur de Sénange avait du monde à dîner, nous
rentrâmes bien vite pour nous habiller.
Je restai fort occupé de tout ce qu'il venait de me
raconter. Je me demandais comment tous les pères
voulant conduire leurs enfans , il y en a si peu qui
48 ADÈLE DE SEiXWGE.
imaginent d'être pour eux ce qu'on est pour ses amis,
pour toutes les liaisons auxquelles on attache du
prix ? L'enfance compare de si bonne heure , qu'il
est nécessaire d'être aimable pour elle. Il faut lui
paraître le meilleur des pères, pour pouvoir se faire
craindre sans risquer un moment d'être moins aimé.
Alors, on n'a pas besoin de présenter toujours la re-
connaissance comme un devoir ; elle devient un sen-
timent, et les obligations en sont mieux remplies.
Adieu , mon cher Henri ; je vous écrirai aussitôt
que monsieur de Sénange aura fini de m'apprend re
ce qui le concerne.
LETTRE XHI. — Neuilly, ce 21 juillet.
Adèle est partie ce matin de fort bonne heure pour
son couvent. Je suis resté seul avec monsieur de Sé-
nange. Je sentais une sorte de plaisir à la rempla-
cer dans les soins qu'elle lui rend. Aussitôt après
diner, je l'ai conduit sur une terrasse qui est au bord
de la Seine ; ses gens nous ont apporté des fauteuils,
et il a continué son histoire.
« Je ne vous ferai point , m'a-t-il dit , le délai)
des dangers que nous courûmes. J'en fus peu effrayé;
non qu'un excès de courage m'aveuglât sur notre
situation ou m'y rendit insensible, mais j'étais si
occupé de la terreur dont cette jeune femme était
saisie ! Elle regardait ses enfans avec tant d'amour !
elle les prenait dans ses bras et les pressait contre
ADELE DE SE N ANGE. 49
son cœur, comme si elle eût pu les sauver ou les dé-
fendre. Je ne tremblais que pour elle , et je suis sur
qu'un grand intérêt non-seulement empêche la
crainte, mais distrait de la douleur même ; car après
que le premier danger fut passé , je m'aperçus que
je m'étais fait une forte contusion à la tête , sans
que j'aie pu alors me rappeler ni où ni comment.
)) Quand nous fûmes un peu plus tranquilles, my-
lord B... vint à moi , et me jura une amitié que
rien, disait-il, ne pouvait plus détruire. Effective-
ment , dans ces momens de trouble , on se montre
tel que Ton est ; et peut-être me savait-il gré de n'a-
voir pas un instant pensé à moi-même. Pour lui,
toujours froid , toujours raisonnable , il s'occupait
de sa femme avec le regret de la voir souffrir, mais
sans rien prévoir de ce qui pouvait la soulager, ou
tromper son inquiétude. Nous arrivâmes à Douvres
le lendemain au soir. Lady B .. avait à peine la force
de marcher : on la porta jusqu'à l'auberge , où elle
se coucha , et je ne la revis plus du reste de la jour-
née. Son mari vint me retrouver, nous soupàmes
ensemble. Pendant le repas , m'ayant entendu dire
qu'aucune affaire ne m'appelait directement à Lon-
dres et que la curiosité ne m'y attirait même pas , il
me proposa d'aller passer qir Iques semaines dans leur
terre , qui n'était qu'à une petite distance de cetle
ville. J'y consentis avec un sentiment de répugnance
que je ne pouvais m'expliquer, et qui me tourmen-
tait malgré moi. Je cro;s que le cœur pressent tou-
jours les peines qu'il doit éprouver. Cependant, au-
5
50 ADULE DL SÉiWNGL.
cutic bonne raison ne se présentant pour juslilier
mon refus , j'acceptai , par cette sorte d'embarras
qui est une suite naturelle de la manière dont on
m'avait élevé. Il fut décidé que nous partirions le
lendemain de bonne heure. Je me retirai dans ma
chambre , contrarié ; je fus long-temps sans pouvoir
m'endormir. Je m'éveillai de mauvaise humeur :
j'étais fâché de le suivre , je l'aurais été encore plus
de rester. Lady B... m'attendait ; elle me fit les plus
touchans remercîmens pour les soins que je lui avais
rendus, et me présentante ses enfans, elle leur dit de
m'aimer, parce que je serais toujours l'ami de leur
père et le sien . Je les embrassai tous, et après le déjeu-
ner nous partîmes. Je montai dans sa voiture, les
enfans allèrent dans la mienne. Je ne vous ferai point
la description de la terre de lord B... ; vous devez
la connaître aussi bien que moi , mais pas mieux,
ajouta-t-il, car c'est le temps de ma vie, peut-être
le seul , dont j'aie parfaitement conservé le souve-
nir. Depuis le premier moment où j'aperçus lady
B.». jusqu'au jour où je m'éloignai d'elle, il n'est
pas un instant dont je ne me souvienne. 11 semble
que ce soit un temps séparé du reste de ma vie j
avant, après, j'ai beaucoup oublié; mais tout ce
qui la regarde m'est présent, et cher. Ce que je ne
saurais vous rendre, c'est l'espèce de charme qui ré-
gnait autour d'elle , et qui faisait que tout ce qui
rapprochait paraissait heureux : une réunion de qua-
lités telles , que j'ai mille fois entendu faire son éloge,
et presque toujours d'une manière différente; mais
\ni:u: de si;\\\<;i;. 5t
tous la louaient , car il semblait qu'elle eut particu-
lièrement ce qui plaisait à chacun.
» Cependant, j'étais clans une si triste disposi-
tion d'esprit, que les premiers jours je fus peu frappé
de tout le mérite de lady B.... Insensiblement, je
me sentis attiré près d'elle , et je l'aimais déjà beau-
coup sans avoir pensé à l'admirer. Les premiers jours
que je fus chez elle, je me promenais seul ; et lors-
que le hasard me faisait trouver avec du monde, je
restais dans le silence , sans chercher à plaire , ni
souhaiter d'être remarqué. Le mari , les entours de
lady B..., devaient dire de moi que j'étais ennuyeux
et sauvage ; elle seule devina que j'avais des cha-
grins et une timidité excessive. Elle essaya de me
rapprocher d'elle et de me faire parler, en me ques-
tionnant sur les objets qu'elle connaissait sûrement-
aussi ne lui répondis-je que des demi-mots, qui ne
faisaient que m'embarrasser davantage. Sa bonté lui
fît sentir qu'il fallait d'abord m'accoutumer à elle
avant d'obtenir ma confiance. Elle me proposa de
raccompagner dans ses promenades ; dès le lende-
main, je commençai à la suivre. Elle me fit faire le
tour de son parc, et, passant devant un temple qu'elle
avait fait bâtir, elle en prit occasion de me parler de
la complaisance de son mari pour ses goûts , et de sa
reconnaissance. De ce jour, sans me rien dire que ce
qu'elle aurait permis que tout le monde sût, elle me
traita avec un air de confiance et d'estime qui m'en-
traînait et me flattait. C'est toujours en me parlant
d'elle-même que peu à peu elle m'amena à oser lui
52 ADELE DE SÉMXGE.
confier mes peines. Alors elle me donna toute son at-
tention 5 elle m'écoutait avec intérêt , me question-
nait sans curiosité , et finit par m'inspirer le besoin
d'être toujours avec elle et de lui tout dire. Je trou-
vai en elle les avis et les consolations d'une amie éclai-
rée, une politesse dans le langage qui aurait rappelé
le respect au plus audacieux, et une bienveillance
dans les manières qui attirait toutes les affections. Je
lui parlai de mon père avec amertume; elle me plai-
gnit d'abord ; mais bientôt, reprenant sur moi l'as-
cendant qu'elle devait avoir, sans se donner la peine
d'examiner si mon père avait usé de trop de rigueur,
peu à peu elle me conduisit à penser que les torts
des autres deviennent un titre à l'estime lorsqu'ils
n'influent point sur notre conduite , mais ne sont ja-
mais une excuse lorsqu'ils nous irritent au point de
nous rendre repréhensibles. Enfin, elle sut prendre
tant d'empire sur mon esprit , que je n'avais plus
une seule idée qu'elle ne devinât. Elle lisait sur ma
figure , rectifiait toutes mes opinions , et fit de moi
l'homme bon et honnête qui n'a jamais pensé à elle
sans devenir meilleur, et qui , depuis qu'il l'a con-
nue , peut se dire qu'il n'existe pas une seule per-
sonne à qui il ait fait un moment de peine.
» Je commençais à me trouver parfaitement heu-
reux ; j'adorais lady B... comme les sauvages ado-
rent le soleil ; je la cherchais sans cesse. Mon père
ne m'avait point appris à cacher mes sentimens sous
ces formes qui donnent aux hommes et aux choses
un poli qui les rend tous semblables : je ne vivais
ADÈLE DE SE N ANGE. 53
que pour elle , je n'aimais qu'elle, et il n'était que
trop facile de s'en apercevoir. Mylord B. . . ne parais-
sait plus chez sa femme qu'aux heures des repas ; il
parlait fort peu , et moins à moi qu'à personne. Je
le remarquai sans m'en embarrasser ; mais je la
voyais souvent pensive , et cela m'inquiétait vive-
ment.
)> Un jour, après dîner , au lieu de rester dans le
salon avec ses enfans , elle suivit son mari 9 et ne re-
parut plus du reste de la journée. Le soir, à l'heure
du souper, ils vinrent tous deux se mettre à table.
Je la trouvai fort pâle, et je vis qu'elle avait beau-
coup pleuré ; j'en fus si bouleversé , que je ne cessai
de la regarder sans m'apercevoir combien cette at-
tention était inconvenante. Je ne pensai plus au sou-
per, j'oubliai de déployer ma serviette ; elle ne man-
gea pas non plus. Lord B... ne soupait jamais , et,
au bout de dix minutes , je l'entendis qui poussait
sa chaise avec humeur, en disant que puisque per-
sonne n'avait appétit , il était inutile de rester à table
plus long-temps. — Lady B..., toujours douce, tou-
jours occupée des autres , vint me dire qu'une forte
migraine la forçait à se retirer de bonne heure, mais
qu'elle me priait de la suivre le lendemain à sa pro-
menade du matin. Je la regardai sans lui répon-
dre , car je ne pensais qu'à deviner ce qui pouvait
l'avoir affligée. Elle me quitta , et ils s'en allèrent
ensemble. Je regagnai ma chambre, où, pour la
première fois , je connus à quel point je l'aimais. Je
passai toute la nuit sans me coucher. J'avais beau
5.
54 Adèle de sénange.
chercher, me creuser la tête, je ne concevais rien à
sa douleur, et, me perdant en conjectures , je ne
sentais bien clairement que le chagrin de lui savoir
des peines , et le désir de donner ma vie pour la voir
heureuse.
)> Dès que le jour parut , j'allai me promener
jusqu'à l'heure où elle descendait ordinairement;
alors, ne la trouvant point dans le salon , je mon-
tai la chercher chez ses enfans. Leur chambre
était ouverte -, je m'arrêtai en voyant lady B... as-
sise, le dos tourné à la porte, ayant ses quatre
enfans à genoux devant elle \ le cinquième , qu'elle
nourrissait encore, était sur ses genoux. Ces en-
fans faisaient leur prière du matin. Lorsqu'ils eu-
rent prié pour la santé de leur père et de leur mère,
elle leur dit : « Demandez aussi à Dieu que mon-
sieur de Sénange , qui a eu tant de soin de vous
pendant la tempête , n'éprouve aucun accident pour
son retour.» — Elle prit les deux petites mains de ce
dernier enfant , les joignit dans les siennes , en le-
vant les yeux au ciel, et sembla s'unir à leur prière.
Je n'avais pas encore pensé à mon départ ; jugez de
ce que je devins, lorsque je l'entendis parler de
voyage. Elle me trouva encore appuyé sur la porte ;
je ne pouvais revenir de mon saisissement. Elle de-
vina que je l'avais entendue, et m'emmena dans les
jardins. Je la suivis sans lui parler ; elle garda aussi
quelque temps le même silence , puis le rompit tout
à coup , et me pria de l'écouter avec attention et sans
l'interrompre. « Lorsque je vous rencontrai, me
ADELE DE SENANOE. 55
dit-elle , je fus sensible à l'intérêt que je vous vis
témoigner à mes enfans , et dès-lors vous m'en inspi-
râtes un réel. Le danger que nous courûmes ensem-
ble et votre sensibilité l'augmentèrent encore -: mais
la mélancolie qui vous dominait lorsque vous vîntes
ici me toucha davantage. La première peine, le pre-
mier revers influe si essentiellement sur le reste de
la vie ! Je craignais que , livré à vous-même , seul
sur une terre étrangère , vous ne pussiez résister à
cette grande épreuve , et je vous voyais près de vous
laisser abaltre par le malheur, au lieu de chercher à
le surmonter. Je ne connaissais pas la cause de vos
chagrins, j'essayai de pénétrer dans votre cœur3 et
Vous me devîntes vraiment cher. Vous savez si je ne
vous ai pas toujours donné les conseils que je vou-
drais que mes fils reçussent de vous. Quel plaisir je
ressentais lorsque j'avais adouci votre caractère,
rendu vos idées plus justes, vos dispositions plus
heureuses ! Mais ce bonheur si innocent a été mal
interprété : on m'accuse d'avoir pour vous des sen-
timens plus tendres.... » — Àh! que je serais heu--
reux! m'écriai-je. — « Ne m'interrompez pas, » me
dit-elle sévèrement ; et reprenant bientôt sa bonté,
sa bienveillance ordinaire, elle ajouta: « Mon mari
en a pris de l'ombrage sans que je m'en sois doutée :
hier, il m'a avoué le tourment qu'il éprouve, et je
lui ai promis que vous partiriez aujourd'hui.... » —
Non, par pitié, non, lui dis -je en prenant ses
mains dans les miennes. Que deviendrai-je! je suis
tout seul au monde ! — « Si même je m'oubliais jus-
56 ADÈLE DE SÉIVANGE.
qu'à permettre que vous restassiez près de moi, vous
ne pouvez y demeurer toujours \ rendons notre sé-
paration utile à tous deux , car vous ne voudriez pas
faire le malheur de ma vie en troublant le repos de
lord B.... Allons, mon jeune ami, du courage, vos
chevaux vous attendent. ... » — Comment , mes che-
vaux! Et qui les a demandés?... — «Moi. Ma tendre
amitié a voulu vous éviter les préparatifs d'une sé-
paration trop affligeante pour nous.... » Et détour-
nant ses yeux pleins de larmes, elle se leva. J'étais
si frappé , je m'attendais si peu à ce prompt éloigne-
ment, qu'il ne me vint aucune objection; d'ailleurs,
je ne savais que lui obéir.
» Elle regagna le château le plus vite qu'il lui
était possible , et , montant aussitôt avec moi dans la
chambre de ses enfans, elle sembla devenir plus calme
dans cet asile de paix et d'innocence. Cependant,
elle paraissait respirer avec peine ; mais bientôt , re-
prenant son empire sur elle-même, elle me dit:
« Je ne sais quel pressentiment m'a toujours persua-
dée que je mourrais jeune. Assurez-moi que si mes
fils se trouvaient jamais dans votre pays , comme je
vous ai rencontré dans le mien , seuls , sans con-
seil , sans parens , dans la jeunesse ou clans le mal-
heur, jurez-moi que, vous souvenant de leur mère,
vous seriez leur ami et leur guide... » — Ah ! je jure
qu'ils seront toujours ce que j'aurai de plus cher !
— Je les embrassai tous en leur donnant les noms
les plus tendres, et promettant solennellement de ne
jamais les oublier. — « Ce n'est pas tout encore.
ADELE DE SENAXGE. 57
ajouta-f-elle ; s'il est vrai que j'aie adouci vos cha-
grins , que vous partagiez l'amitié que vous m'avez
inspirée , récompensez mes soins en allant tout de
suite retrouver votre père ; promettez-moi de le ren-
dre heureux, et de vous y dévouer tout entier....
C'est encore m'oecuper de vous , continua-t-elle en
soupirant , et vous prouver que je crois à vos regrets;
car il n'est de consolation pour les cœurs vraiment
affligés que de s'occuper du bonheur des autres... »
— Je tombai à ses pieds, je baisai ses mains avec
respect , avec amour ; je pris tous les engagemens
qu'elle me dicta ; et je courus à ma voiture sans re-
garder derrière moi , ni penser à faire mes adieux à
îordB....
» Je me hâtai de retourner à Paris; j'arrivai chez
mon père justement trois mois après l'avoir quitté. Il
ne m'attendait pas. Je me présentai devant lui sans
permettre qu'on m'annonçât, et sans lui donner le
temps de me témoigner son étonnement ou sa colère.
« Mon père, lui dis-je, j'ai été bien coupable en-
vers vous, mais je reviens pour vous consacrer ma
vie. S'il est possible, oubliez le passé : daignez m'é-
prouver , je défie votre rigueur de surpasser mon
respect et ma soumission. »
» Mon père, encore plus étonné de ce langage
que de mon arrivée, me demanda à qui il devait un
changement si inattendu. Je lui racontai tout ce
que je viens de vous dire ; il s'attendrit avec moi ,
et, pour la première fois, m'appela son cher fils.
— Jecherchai à lui plaire. Souvent je trouvai qu'il
58 \dî:li; di: senange.
me jugeait avec d'anciennes et d'injustes préventions;
car les torls de la jeunesse laissent des impressions
qu'on retrouve long-temps après être corrigé. Mais
j'étais déterminé à le rendre heureux , et je parvins
à m'en faire aimer. Je m'apercevais du succès de
mes soins à la tendre reconnaissance qu'il avait prise
pour lady B... Je lui écrivis plusieurs fois ; elle me
répondait toujours avec la même amitié , la même
raison, mais elle se plaignait souvent de sa santé.
Ses lettres devinrent plus rares : enfin , je reçus de
Londres un paquet d'une écriture que je ne connais-
sais pas , et cacheté de noir. Ces marques de deuil
me firent frémir; je n'osais ni l'ouvrir ni m'en éloi-
gner. Il fallut bien cependant connaître mon mal-
heur, et j'appris que lady B..., sentant sa fin appro-
cher , avait chargé une femme de confiance d'une
boite qu'elle m'envoyait. J'y trouvai un petit ta-
bleau, sur lequel elle était peinte avec ses enfans ; il
était accompagné d'une dernière lettre d'elle, plus
touchante que toutes les autres, où, me rappelant
mes promesses , elle me bénissait avec sa famille. Je
fus long-temps très-affligé , et jamais je n'ai été con-
solé. Mon père me proposa différens mariages ; tou-
tes les femmes me paraissaient si différentes de lady
B..., que cette proposition me rendait malheureux.
Il cessa de m'en parler , et vécut encore quelques an-
nées. J'eus la consolation de l'entendre me remercier
en mourant, et mêler le nom de lady B... aux béné-
dictions qu'il me donnait. Je le regrettai du fond de
mon Ame. Sa mort me rappela mement les torts
do ma jeunesse cl tout ce que je devais à cette femme
excellente. Je vous remettrai ces lettres et les por-
traits de votre famille. J'avais quitté votre grand-
père avec si peu d'égards , que je n'osai jamais me
rappeler à son souvenir ; mais je ne perdis point de
vue ses enfans. J'appris avec intérêt leur mariage,
celui de votre mère, et je vous assure que vous ren-
drez mes derniers jours heureux si votre affection
me permet de remplir mes engagemens , et si vous
comptez sur moi comme sur un second père. » — Je
l'assurai de tout mon attachement. — Adieu. J'ai la
main fatiguée d'avoir écrit si long-temps. En vérité,
je commence à croire au bonheur, puisque le hasard
m'a fait rencontrer ce digne homme.
LETTRE XIV, — Neuilly, ce "2o juillet.
Montesquieu a dit que , « comme notre esprit est
une suite d'idées, notre cœur est une suite de désirs.»
Je l'éprouve , Henri , car , depuis que je sais les liai-
sons que monsieur de Sénange a eues avec ma fa-
mille , ma curiosité n'est pas satisfaite ; et, à présent,
je voudrais apprendre ce qui a pu déterminer un
homme si raisonnable à se marier, à son âge , avec
un enfant de seize ans ! car Adèle n'est qu'un enfant
dont les inconséquences m'impatientent souvent ,
moi qui , plus rapproché d'elle , n'ai pas encore at-
teint ma vingt-troisième année.
Elle est revenue de son couvent les jeux rouges -,
60 ADÈLE DE SÉi\Ai\GE.
a été silencieuse et triste le reste de la soirée ; le
lendemain elle a paru au déjeuner , gaie , fraîche ,
brillante de santé et de bonne humeur. Ce change-
ment m'a tout dérangé. J'avais passé la nuit à rêver
aux chagrins qu'elle pouvait avoir, et je suis sûr que,
non-seulement elle a dormi tranquille, mais qu'ou-
bliant sa peine, elle aurait été fort étonnée que j'y
pensasse encore. Cependant, Henri , elle est fort ai-
mable, oui , très-aimable ; ses défauts même vous
plairaient, à vous qui ne cherchez dans la vie que
des scènes nouvelles.
Adèle est douce , si Ton peut appeler douceur un
esprit flexible qui ne dispute ni ne cède jamais. Son
humeur est égale , habituellement gaie ; ses affections
sont si vives , son caractère est si mobile , que je l'ai
vue plusieurs fois s'attendrir sur les malheurs des
autres , jusqu'au point de ne garder aucune mesure
dans sa générosité ou dans ses promesses ; mais,
oubliant bientôt qu'il est des infortunés , mettre le
même excès à satisfaire des fantaisies , et , passant
ainsi de la sensibilité à la joie, vous surprendre et
vous entraîner toujours. Elle est d'un naturel et d'une
sincérité qui enchantent. Ne connaissant ni la vanité
ni le mystère, elle fait simplement le bien , franche-
ment le mal, et ne s'étonne ni d'avoir raison ni d'avoir
tort. Si elle vous a blessé, elle s'en afflige tant que
Vous en paraissez fâché ; mais elle l'oublie aussitôt
que vous êtes adouci , et il est presque certain que
l'instant d'après elle vous offensera de même , s'en
désolera de nouveau, et se fera pardonner encore.
ADÈLE DE SENYNGÉ. 61
Aucun intérêt ne la porterait à dire une chose qu'elle
ne pense pas, ni à supporter un moment d'ennui
sans le témoigner. Aussi, lorsqu'elle a l'air bien aise
de vous voir , est-il impossible de ne pas croire
qu'elle vous reçoit avec plaisir; et si jamais elle pa-
raissait aimer , il serait bien difficile de lui résister.
Ajoutez à cela , Henri , une figure charmante dont
elle ne s'occupe presque pas , une grâce enchante-
resse qui accompagne tous ses mouvemens , un be-
soin de plaire et d'être aimable dont je n'ai jamais vu
d'exemple , et qui ferait le tourment de celui qui se-
rait assez lbu pour en être amoureux , mais qui doit
lui donner autant d'amis qu'elle a de connaissances ;
car elle est aussi coquette par instinct que toutes les
femmes ensemble le seraient par calcul. Adèle est
aimable, toujours, avec tout le monde, involontai-
rement. Donne-t-elle à un pauvre? ce n'est point de
la simple compassion , son visage lui peint le plaisir
de l'avoir soulagé ; le refuse-telle? ce n'est jamais
sans lui exprimer le regret ou l'impossibilité actuelle
de le secourir. Attentive dans la société , se rappe-
lant quelquefois vos goûts , une phrase , un mot qui
vous est échappé , vous êtes étonné de lui trouver des
soins , des souvenirs , lorsqu'elle n'avait pas paru
vous entendre. D'autres fois , manquant sans scru-
pule aux choses que vous désirez le plus , à celles
môme qu'elle vous avait promises , elle se laisse en-
traîner par le premier objet qui se présente. Enfin ,
réunissant tous les contrastes , ce n'est qu'en trem-
blant que vous admirez ses talens ? ses grâces, ses
6
62 ADÈLE DE SL.VWGE.
heureuses dispositions; un sentiment secret vous
avertit qu'elle vous échappera hientôt. Aussi, prè-
terai-je un beau champ à vos plaisanteries , lorsque,
entre un septuagénaire et une femme charmante , le
vieillard obtiendra toutes mes préférences et ma plus
tendre amitié. Je vous laisse sur cette pensée , mon
cher Henri, car je suis sûr qu'elle vous paraîtra si
ridicule , qu'il vous serait impossible de m'accorder
un instant d'intérêt après un pareil aveu.
LETTRE XV. — Neuilly, ce 4 août.
Je suis toujours à Neuilly , mon cher Henri ; je
comptais n'y passer que peu de jours, et les semai-
nes se succèdent , sans que monsieur de Sénange me
permette de penser encore à mon départ. Adèle me
témoigne aussi beaucoup d'amitié ; cependant je vou-
drais vous revoir. Je ne sais s'il tient à mon carac-
tère inquiet de ne jamais se trouver bien nulle part,
mais j'éprouve le désir de m'éloigner.
La vie qu'on mène ici est douce , agréable, et me
plairait assez si je pouvais m'y livrer sans inquiétude.
On se réunit à dix heures du matin chez monsieur
de Sénange. Après le déjeuner on fait une prome-
nade que chacun quitte ou prolonge suivant ses af-
faires ou sa fantaisie. On dîne à trois heures; deux
fois par semaine il y a beaucoup de monde , les autres
jours nous sommes absolument seuls, et ce sont les
momens qu'Adèle semble préférer. Après le dîner ,
\I)ÈLE DE SF/VVNGE. 03
monsieur do Séiiatigc dort environ Une demi-heure ,
ensuite la promenade recommence, ou s'il y a quel-
que bon spectacle à Paris , Neuilly en est si près,
qu'Adèle nous y entraine souvent. La journée se
passe ainsi , sans projets , sans prévoyance , et sur-
tout sans ennui.
Adèle a commencé ses travaux dans l'Ile , je les
dirige, et cette occupation suffit à mon esprit. Mon-
sieur de Sénange suit avec nous le travail des ou-
vriers , il est toujours le juge et l'arbitre de nos dif-
férends. 11 a l'air heureux ; mais c'est lorsqu'il parait
Tètre davantage, qu'il lui échappe des mots d'une
tristesse profonde.
Hier nous avons été à la pointe de l'île ; elle est
terminée par une centaine de peupliers très-élevés
et très-rapprochés les uns des autres. Le jour y pé-
nètre à peine , le gazon est d'un vert sombre , la ri-
vière ne s'aperçoit qu'à travers les arbres. Dans cet
endroit sauvage on se croit au bout du monde , et
il inspire, malgré soi, une tristesse dont monsieur de
Sénange ne ressentit que trop l'effet, car il dit à
Adèle : « Vous devriez ériger ici un tombeau, bientôt
il vous ferait souvenir de moi. » — La pauvre petite
fut effrayée de ces paroles comme si elle n'eut jamais
pensé à la mort. Elle rougit, pâlit et nous quitla
aussitôt. 11 m'envoya la chercher ; je la trouvai qui
pleurait , et j'eus bien de la peine à la ramener ; car
elle craignait que la vue de ses larmes n'augmentât
encore l'espèce de pressentiment qui avait frappé
monsieur de Sénange. Elle revint cependant ; et ,
64 ADÈLE DE SÉNAKGE,
sans chercher à le rassurer , sa délicatesse s'empressa
de l'occuper pour ne pas laisser à de pareilles ré-
flexions le temps de renaître. A peine fûmes-nous
clans le salon , qu'elle se mit au piano , répéta les
airs qu'il préfère , chanta les chansons qu'il aime ,
voulut qu'il jouât aux échecs avec moi. Il céda à
tous ses désirs , écouta la musique , joua aux échecs,
mais fut pensif le reste de la soirée ; et , pour la pre-
mière fois , il se retira immédiatement après le
souper.
Je restai seul avec Adèle, ses pleurs recommencè-
rent à couler. « Si vous saviez , me disait-elle , com-
bien il est bon • tout ce que je lui dois ! et quel tour-
ment j'éprouve quand je considère son grand âge !
Il est heureux ; je donnerais ma vie pour le con-
server , et dans quelque temps nous aurons peut-être
à le pleurer... » Que je lui sus gré de m'unir ainsi
aux sentimens les plus chers , les plus purs de son
cœur ! La pauvre petite était toute saisie : je voulus
qu'elle descendit dans les jardins , espérant qu'une
légère promenade et la fraîcheur de la nuit dissipe-
raient ces noires idées. Je lui donnai le bras; je la
sentais soupirer. Elie marchait doucement, appuyée
sur moi : pour la première fois elle avait besoin d'un
soutien. Combien sa peine me touchait ! Cependant,
ne pouvant point arrêter ses larmes , j'essayai de
traiter sa tristesse de vapeurs , sans vouloir l'écou-
ter ni lui répondre plus long-temps ; et doublant le
pas , je la traînai malgré elle , jusqu'à la faire cou-
rir. Ce moyen me réussit mieux que tous mes dis-
ADÈLE DE SÉNANGE. G5
cours; car, moitié riant, moitié so fâchant, je lui
fis faire le tour de la terrasse. Dès qu'elle fut dis-
traite, sa gaieté revint. Alors j'appelai la raison à
mon secours ; et quoique la nuit fut superbe , que
j'eusse bien envie de continuer cette promenade, de
lui demander ce qui avait pu occasionner un ma-
riage qui me paraissait heureux, mais bien dispro-
portionné, je me hâtai de la ramener, de crainte que
ses gens ne trouvassent extraordinaire de nous voir
rentrer plus tard. — Pour regagner mon apparte-
ment, il faut passer devant celui de monsieur de
Sénange ; je m'y arrêtai en demandant au ciel que
le sommeil de cet excellent homme fût calmé par
quelques songes heureux, et lui rendit assez de force
pour espérer un long avenir. ■
P. S. Ce matin , monsieur de Sénange m'a fait
dire qu'il avait passé une mauvaise nuit. Sans doute,
hier il souffrait déjà; car je suis persuadé, Henri ,
que dans la vieillesse les inquiétudes de l'esprit ne
sont jamais qu'une suite des maux du corps, comme,
dans la jeunesse , les maladies sont presque toujours
le résultat des peines de l'âme -, et celui qui , vrai-
ment compatissant , voudrait soulager ses sembla-
bles, risquerait peu de se tromper en disant au
jeune homme qui souffre : « Contez-moi vos cha-
grins? » Et au vieillard qui s'afflige : « Quel mal
ressentez- vous? »
6.
66 ADIJi: m SÉXAKGF.
LETTRE XVI. — Neuilly, ce 20 août.
Monsieur de Sénange a la goutte depuis quinze
jours, mon cher Henri; et, pendant que je passais
tout mon temps à le soigner , vous me grondiez
avec une humeur dont je vous remercie. Yotre cu-
riosité sur Adèle me plaît encore ; je vous l'ai fait
aimer , me dites-vous , et en même temps vous me
demandez si je l'aime moi-même? Oui, assurément
je Tairne , mais comme un frère , un ami , un guide
attentif. Ne la jugez pas sur le portrait que je vous
en avais fait; elle est bien plus aimable , bien autre-
ment aimable que je ne le croyais. Si vous saviez
avec quelle attention elle soigne monsieur de Sé-
nange ! comme elle devine toujours ce qui peut le
soulager ou lui plaire ! Elle est redevenue cette sen-
sible Adèle qui m'avait inspiré un intérêt si tendre.
Ce n'est plus madame de Sénange vive , étourdie ,
magnifique ; c'est Adèle, jeune sans être enfant,
naïve sans légèreté , généreuse sans ostentation : il
ne lui a fallu qu'un moment d'inquiétude pour faire
ressortir toutes ces qualités.
Depuis que monsieur de Sénange est malade, il
ne reçoit personne ; aussi , la préférence qu'il m'ac-
corde m'ôte-t-elle le désir de m'absenter. Il sup-
porte la douleur avec courage , ou plutôt avec ré-
signation. Il ne se plaint pas ; quelquefois seule-
ment on aperçoit ses craintes , mais jamais il ne laisse
voir ce qu'il souffre. — Ces derniers jours , il nous
ADÈLE DE SÉXAAGE. 07
parlait de la vie comme d'une chose qui ne le regar-
dait plus. Il est vrai que la goutte s'était montrée
d'abord d'une manière effrayante ; mais depuis hier
elle s'est heureusement fixée au pied. — C'est de-
puis sa maladie que j'ai véritablement commencé à
connaître Adèle. Pourquoi le hasard ne me Pa-t-il
pas fait rencontrer plus tôt?... Vous savez que l'a-
mitié de la jeunesse n'a jamais de réticence : Adèle
me laisse lire dans son cœur ; ses pensées me sont
toutes connues. Quelle simplicité ! quelle innocence!
Elle fait disparaître toutes les préventions que l'é-
goïsme des hommes et la perfidie des femmes m'a-
vaient inspirées. Près d'elle , je cesse d'être sévère ;
je crois au bonheur , à la vérité , à la tendresse ; je
crois à toutes les vertus. Ce visage calme, où le cha-
grin n'a pas encore laissé de traces, où le repentir
n'en gravera jamais, répand de la douceur sur tout
ce qui l'environne. — Cependant , n'allez pas ima-
giner que je sois amoureux ; si je croyais le devenir,
je fuirais à l'instant. La bonté , la confiance de mon-
sieur de Sénange ne seront point trahies. Je ne trou-
blerai point les derniers jours d'un homme qui peut
se dire : a II n'y a personne à qui j'aie fait un mo-
ment de peine. )) Je ne me permettrais pas même les
plus insignifiantes attentions , si elles pouvaient lui
donner de l'inquiétude. Je suis effrayé quand je vois,
dans le monde, avec quelle légèreté on risque d'af-
fliger un vieillard ou un malade ; sait-on si l'on aura
le temps de le consoler?... Ah ! ce ne sera pas moi
qui l'empêcherai de bénir quelques années que le
68 ADÈLE DE SÉ\A\GE.
ciel semble lui avoir accordées par prédilection. —
Ainsi, mon cher Henri , aimez Adèle ; mais aussi,
comme moi, chérissez-les, respectez-les tous deux.
LETTRE XVII. — Neuilly, ce 26 août.
Il n'y a pas un petit détail qui ne me fasse aimer,
chaque jour davantage, l'intérieur de monsieur de
Sénange. Tous les premiers mouvemens d'Adèle,
tous les sentimens plus réfléchis de ce vieillard , sont
également bons. Hier, pendant le déjeûner, le
garde-chasse apporta un héron à Adèle. Cet homme,
en le présentant, nous dit que ces oiseaux étaient
fort attachés les uns aux autres : « Ce matin ,
ajouta-t-il , ils étaient deux -, lorsque celui-ci est
tombé , son compagnon a jeté plusieurs cris , et est
revenu, jusqu'à trois fois, planer au-dessus de lui ,
en criant toujours. — Vous ne l'avez pas tué? dit
vivement Adèle. — Non, madame, répondit-il,
prenant son effroi pour un reproche; il est toujours
resté trop haut pour que je pusse l'atteindre. » — A
ces derniers mots, elle fut si indignée, qu'elle le
renvoya très-sèchement , en lui défendant d'en tuer
jamais. — Monsieur de Sénange sourit ; et , sans
paraître avoir remarqué l'air mécontent d'Adèle, il
parla de la voracité des hérons!... « Ces oiseaux ,
dit-il, mangent les poissons.... les plus petits sur-
tout.... Dès qu'il fait soleil , et qu'ils viennent, pour
se réjouir, sur la surface de l'eau, le héron les
ADELE DE SENANGE. GO
guelte — les saisit.... les porte à son nid.... mais
c'est pour nourrir sa famille et lui-même ne
prend de nourriture que lorsque ses petits sont ras-
sasiés.... » Je voyais qu'il s'amusait à varier toutes
les impressions d'Adèle ; et je me plaisais aussi à la
voir exprimer successivement ses regrets pour le
héron, sa pitié pour les petits poissons, et de l'inté-
rêt pour ce nid , qu'il fallait bien nourrir.... La pau-
vre enfant ne savait où reposer sa compassion....
Monsieur de Sénange l'appela près de lui ; il lui ex-
pliqua , sans chercher à trop approfondir ce sujet,
tous les maux que, dans l'ordre de la nature, le be-
soin rendait nécessaires ; mais ne voulant point la
fixer long-temps sur des idées qui l'attristaient , il
dit qu'il se sentait mieux , et qu'une promenade lui
ferait plaisir. Adèle demanda une calèche, et nous
partîmes par le plus beau temps du monde. Le grand
air ranimait monsieur de Sénange, et nous pûmes
aller très-loin dans la campagne. Dans un chemin de
traverse , bordé de fortes haies , nous trouvâmes une
charrette qui portait la récolte à une ferme voisine :
en passant , la haie accrochait les épis , et en gardait
toujours quelques-uns; Adèle le remarqua, et s'é-
tonnait qu'on eût négligé de l'élaguer. « On ne la
coupera que (rop tôt , reprit monsieur de Sénange ;
ce que cette haie dérobe au riche , elle le rendra aux
pauvres : les haies sont les amies des malheureux. »
Effectivement , à notre retour nous trouvâmes dans
ce même chemin des femmes, des enfans, qui re-
cueillaient tous ces épis avec soin , pour les porter
70 ADELE DE SÉ\AINGE.
dans leur ménage. — Monsieur de Sénange les ap-
pela ; sa bienfaisance les secourut tous; et je vis
qu'après avoir osé faire entrevoir à Adèle qu'il y a
des maux inévitables, il prenait plaisir à la faire ar-
rêter sur des idées douces, que les moindres circon-
stances de la vie peuvent fournir à une âme sensible.
— La réflexion d'Adèle fut qu'elle ne laisserait ja-
mais couper de haies ; et monsieur de Sénange sourit
encore , en voyant comment elle avait profité de la
leçon du matin.
LETTRE XVIII. — Neuilly, ce 26 août.
Notre promenade n'a pas réussi à monsieur de
Sénange : sa goutte est fort augmentée , il souffre
beaucoup; mais au milieu de ses douleurs, il s'est
plu à m'apprendreles raisons qui l'avaient déterminé
à se marier.
Sa famille est alliée à celle de madame de Joyeuse,
mère d'Adèle, chez laquelle il allait fort rarement.
Son caractère ne lui convenant pas, il ne la voyait
qu'à un ou deux grands dîners de famille qu'il don-
nait tous les ans. Un jour qu'il lui faisait une visite
d'égard, pour la prier de venir chez lui avec d'au-
tres parens, il lui demanda des nouvelles de sa tille.
Madame de Joyeuse, d'un air bien froid , bien in-
différent, lui répondit, qu'étant peu riche, elle la
destinait au cloître , et ne prit même pas la peine
d'employer la petite fausseté ordinaire en pareille
circonstance: « ma fille veut absolument se faire re-
Jigieuse. » J'ai à la remercier, me dit-il, des expres-
sions qu'elle employa. Je leur dois, peut-être, mon
bonheur ; car je fus révolté de voir une mère dispo-
ser aussi durement de sa fille , et la livrer au mal-
heur pour sa vie, uniquement parce qu'elle était
peu riche. Cette jeune victime , sacrifiée ainsi par ses
parens , ne me sortait pas de l'esprit. Après notre
grand diner , je proposai à madame de Joyeuse de
la conduire au couvent où était Adèle. J'étais bien
sûr qu'elle ne me refuserait pas ; car c'est la pre-
mière femme du monde pour tirer parti de tout : et
la seule pensée que mes chevaux feraient cette
course , au lieu des siens , devait la déterminer bien
plus que le plaisir de voir sa fille. Nous arrivâmes
au parloir à sept heures. C'était le moment de la ré-
création : on nous dit que les pensionnaires étaient
au jardin; cependant nous attendîmes peu. Adèle
arriva bientôt , rouge, animée, tout essoufflée , tant
elle avait couru. Sa mère, loin de lui savoir gré de
cet empressement , ne le remarqua même pas , la
reçut d'un air froid , et parla long-temps bas à la
religieuse qui l'avait accompagnée. Pour moi, con-
tinua monsieur de Sénange, qui ai toujours aimé
la jeunesse, je me plus à lui demander quels jeux
l'amusaient avec ses compagnes , et de quelles oc-
cupations ils étaient suivis? — Elle me peignit le
colin-maillard , les quatre coins , avec un plaisir qui
me rappela mon enfance ; mais passant à ses devoirs,
aux heures du travail, elle m'en parla avec une
égale satisfaction, Cel heureux caractère nfinlo-
72 ADÈLE DE SÉNANGË.
ressa ; je demandai à sa mère la permission de venir
la revoir. Elle n'osa pas la refuser à mon âge ,
quoiqu'elle n'eut encore permis à sa fille de rece-
voir personne. La semaine suivante je retournai à
ce couvent. Adèle me reçut avec plaisir : je l'inter-
rogeai sur la vie qu'elle avait menée jusqu'alors;
elle m'en parut fort contente: mais, lui demandai-
je, si votre mère voulait vous faire religieuse? —
J'en serais charmée , me dit-elle gaiement , car alors
je ne quitterais pas mes amies. — Et si elle vous
mariait? — Il faudrait aussi lui obéir: mais je se-
rais bien affligée, si elle me donnait un mari qui,
m'emmenant en province , m'éloignàt de mes com-
pagnes et de mes religieuses. — Je ne pus m'em-
pêclier de prendre en pitié cette âme innocente,
toujours prête à se soumettre à sa rnère, sans même
considérer quels devoirs elle lui imposerait. Si elle
se fût plainte , si elle eût senti sa situation , j'aurais
peut-être été moins touché ; mais la trouver douce,
résignée, m'intéressa bien davantage. Je ne pouvais
me résoudre à lui laisser consommer ce sacrifice,
sans l'avertir , au moins , des regrets dont il serait
suivi. Je revins tourmenté de son souvenir et de son
malheur , je voyais toujours cette pauvre enfant pro-
nonçant ces vœux terribles. Cependant il m'était
bien difficile de la secourir ; car, dans le temps que
mon père était irrité contre moi , il avait fait un
testament qu'après il a oublié de détruire. Par cet
acte, je ne jouissais que du revenu de sa fortune, et
il ne m'était permis de disposer du fonds , qu'au
ADÈLE DE SE.YWGE. 73
seul cas où je rne marierais , alors j'en deviendrais
Je maître , la moitié seulement restant substituée à
mes enfans. — Peut-être mon père, qui désirait
passionnément que sa famille se perpétuât , avait-il
pensé qu'en me gênant ainsi jusqu'à l'époque de
mon mariage , je me résoudrais plus aisément à for-
mer des liens qui m'avaient toujours effrayé. Sa pré-
voyance n'a pas été vaine ; car sans cette clause , je
n'eusse jamais imaginé d'épouser , à mon âge , une
si jeune personne. Je l'aurais dotée, mariée, en
respectant son choix ; mais je n'en avais pas la pos-
sibilité. Je revis Adèle souvent , et chaque fois elle
m'intéressa davantage. M'étant bien assuré que son
cœur n'avait point d'inclination , qu'elle m'aimait
comme un père, je me déterminai à la demander en
mariage. Je m'y décidai avec d'autant moins de scru-
pule , que je n'avais que des parens éloignés , qui
jouissaient tous de fortunes considérables, et que
j'étais résolu à la traiter comme ma fille. D'ailleurs
ma vieillesse , ma faible santé , me faisaient croire
que je la laisserais libre avant que l'âge eut déve-
loppé en elle aucune passion. J'espérai qu'alors se
trouvant riche , elle serait plus heureuse ; car on dit
toujours, lorsqu'on est jeune, que la fortune ne fait
pas le bonheur ; mais à mesure que l'on avance dans
la vie-, on apprend qu'elle y ajoute beaucoup. Ma-
dame de Joyeuse fut charmée de me donner sa fille ;
je crois bien qu'on rit un peu du vieillard qui épou-
sait, avec tant de confiance , une enfant de seize ans ;
mais le bon caractère d'Adèle m'a justifié. Quant à
7
74 ADELE DE SENANGE.
moi , j'espère ne lui avoir causé aucune peine. Ce-
pendant, si un jour je la voyais moins gaie, moins
heureuse , je me persuaderais encore qu'un lien qui,
naturellement , ne doit pas être long, vaut toujours
mieux que le voile et les vœux éternels qui étaient
son partage. »
Je remerciai monsieur de Sénange de sa con-
fiance, en admirafit sa bonté et sa générosité. « Mon
jeune ami , me dit-il, ne me louez pas tant , je suis
assez récompensé -, n'ai-je pas obtenu l'amitié d'A-
dèle? Si j'avais prétendu à un sentiment plus vif,
tout le monde se serait moqué de moi , et vous tout
le premier; au lieu que je puis me dire : I! n'est pas
une de ses pensées , un de ses sentimens , qui ne
doive Tattacher à moi. Cela vaut mieux que les plai-
sirs de la vanité; l'expérience m'a appris qu'on a
beau la flatter , elle n'est jamais complètement dupe ;
il y a toujours des momens où la vérité se fait sen-
tir. )) — Hé bien i Henri , aimez-vous monsieur de
Sénange? Exista-t-il jamais un meilleur homme? et
croyez-vous qu'Adèle eût raison de paraître satis-
faite de se voir unie à lui ? Comme ma sévérité était
injuste et ridicule 1 Ah! Adèle, n'était ce pas assez
de vous connaître pour vous aimer ? fallait-il encore
avoir à m'accuser auprès de vous?
LETTRE XIX. — Neuiîly, ce 20 août.
Monsieur de Sénange est assez bien pour son état,
mon cher Henri \ mais quel état, ou plutôt quel âge
ADELE DE SÉIVAXGE, 75
que celui où Ton compte à peine la souffrance, où
Ton vous Irouve heureux , parce que vous ne mou-
rez pas! II est vrai qu'aucun danger présent ne le
menace; mais il a la goutte aux deux pieds, il ne
saurait marcher, il ne peut même se mouvoir sans
éprouver des douleurs cruelles ; et on lui dit qu'il
est bien , très-bien. Il ne parait môme pas trop loin
de le penser; du moins, reçoit-il ces consolations
avec une douceur qui m'étonne. — Serait-il pos-
sible qu'un jour j'aimasse assez la vie pour suppor-
ter une pareille situation?... peut-être.... si j'ai fait
quelques bonnes actions , et si , comme lui , j'ai mé-
rité d'être chéri de tout ce qui m'entoure.
Depuis qu'il est mieux , il ne veut plus que les
promenades d'Adèle soient interrompues , et il nous
renvoie avec autorité aux heures où nous sortions
tous trois avant sa maladie. Le croiriez-vous, Henri?
elles me sont moins agréables que lorsqu'il nous
accompagnait. Je les commence en tremblant ; et
lorsqu'elles sont finies, je reste mécontent de moi ,
de mon esprit, de mes manières. Je suis continuel-
lement tourmenté par la crainte d'ennuyer, ou, ce
que j'ose à peine m'avouer , par celle de plaire. Mon-
sieur de Sénange , avec toute sa bonté, est aussi par
trop confiant. Croit-il que j'aie un cœur inaccessible
à l'amour? Non : mais l'âge a tellement refroidi ses
sentimens, qu'il est incapable d'inquiétude ; peut-
être aussi, et je !e redoute plus encore, son estime
pour moi est-elle plus forte que ses craintes. Les
maris sont tous jaloux, ou imprudensà l'excès. Ce-
76 ADÈLE DE SEXAKGE.
pendant je suis encore libre , puisque je prévois le
danger, et que je penîe à le fuir; mais le plaisir d'être
auprès d'Adèle me retient, lors même que je me crois
maître dç moi.
Avant-hier, après le dîner, monsieur de Sénange
voulut se reposer : Adèle mit un chapeau de paille ,
ses gants , et me fit signe de la suivre. En sortant de
la maison , elle prit mon bras : je ne le lui avais pas
offert, je n'osai le lui refuser, mais je frémis en la
sentant si près de moi. Elle n'avait jamais été à pied
hors de l'enceinte des jardins ou de Pile , la faiblesse
de monsieur de Sénange l'obligeant à aller toujours
en voiture : seule avec moi , elle voulut entreprendre
une longue course. Les champs lui paraissaient su-
perbes. Elle ne connaît rien encore ; car à peine eut-
elle quitté son couvent , que la maladie de sa mère !a
retint près d'elle. Tout la frappait agréablement ;
les bluets , les plus simples fleurs attiraient son at-
tention. Cette ignorance ajoutait encore à ses char-
mes • Tingénuité de l'esprit est une preuve si tou-
chante de l'innocence du cœur! J'aurais été très-
content de cette journée , si , me redoutant moi-
môme , je n'avais pas craint de l'aimer plus que je ne
le devais.
Le lendemain elle me proposa d'aller encore dans
la campagne ; je la refusai sous le prétexte d'affaire ,
de lettres indispensables. Son visage m'exprima un
vif regret, mais sa bouche ne prononça aucun re-
proche; elle me dit avec un triste sourire : « J'irai
donc seule. » — Sa douceur faillit détruire toutes
ADELE DE SFAAÏW.E.
mes résolutions. Heureusement qu'elle partit sans
insister davantage : si elle eut ajouté un mot, si elle
m'eût regardé , je la suivais. ... Je suis resté , Henri !
mais je ne fus pas long-temps sans me le reprocher.
A peine fus-je remonté dans ma chambre, que je me
la représentai se promenant , sans avoir personne
avec elle; un passant, le moindre bruit pouvait lui
faire peur. Je trouvai qu'il y avait de l'imprudence
à la laisser ainsi : enfin , après y avoir bien pensé ,
je pris mon chapeau , et, descendant bien vite par le
petit escalier de mon appartement , je courus la re-
joindre. — Je la cherchai dans les jardins ; elle n'y
était pas : le batelier me dit qu'elle n'avait point été
dans l'île. C'est alors que je m'inquiétai véritable-
ment ; je tremblai que seule , ne connaissant pas le
danger , elle n'eût eu la fantaisie de revoir ces
champs qui lui avaient paru si beaux la veille. Je n'en
doutai plus , lorsque je trouvai la porte du parc ou-
verte. Je sortis aussitôt , et parcourant à perte d'ha-
leine tous les endroits où nous avions été, je fis un
chemin énorme ; car je sais trop qu'à son âge, lors-
qu'une promenade plaît, on va sans penser qu'il
faut revenir. Mais comme le jour tombait tout-à-
fait , et que je voyais à peine à me conduire , il fallut
bien regagner la maison. — Quelquefois je m'ar-
rêtais, prêtant l'oreille au moindre bruit : peut-être ,
me disais-je , revient-elle aussi , bien loin der-
rière moi. Souvent je retournais sur mes pas, écou-
tant sans rien entendre. Je fus horriblement tour-
menté, et je me promis bien , à l'avenir, de ne plus
7.
78 ADELE DE SENANGE.
consulter ma raison , et de tout abandonner au ha-
sard. — En rentrant, je la .trouvai tranquillement
assise , qui travaillait auprès de son mari. Je fus au
moment de la quereller , et lui demandai , avec hu-
meur, où elle avait pu aller tout le jour? Elle ré-
pondit doucement , qu'après avoir fait quelques pas
sur la terrasse , elle s'était ennuyée, « Et vous, me
dit-elle , vos lettres sont-elles écrites ? » Je ne fis
pas semblant de l'entendre, pour ne pas lui répondre.
— Henri, je l'aime !... mais ne puis-je l'aimer sans
le lui dire? Je puis être son ami ; et si jamais elle
était libre!... Ah ! je m'arrête: l'amour n'est pas
encore mon maître , et déjà je pense sans regret au
moment où ce bon , ce vertueux monsieur de Sé-
nange ne sera plus! encore un jour, et peut-être
désirerais-je sa mort!... Non, je fuirai Adèle , j'y
suis résolu. Ces six semaines passées ainsi , presque
seul avec elle ; ces six semaines m'ont rendu trop
différent de moi-même. Je n'éprouve plus ces mou-
vemens d'indignation que les plus légères fautes
m'inspiraient: la vertu m'attire encore, mais je la
trouve quelquefois d'un accès bien difficile. Cepen-
dant, je m'en irai; oui, je m'en irai : il m'en coû-
tera, peut-être, hélas! bien plus que je ne crois....
Adieu : puisse l'amitié consoler ma vie et remplir
LETTRE XX. — Ncuilly, ce 27 août.
Je me suis levé ce matin décidé à partir, à quitter
Adèle. En descendant chez monsieur de S>nange
ADÈLE DE SÉXANGE. 79
pour le déjeuner, je l'ai trouvé mieux qu'il n'avait
été depuis sa maladie, Adèle avait un air satisfait où
je remarquais quelque chose de particulier. Vingt
fois j'ai été au moment de parler de mon prochain
voyage , de leur faire mes adieux , et vingt fois je
me suis arrêté. Non que je me flattasse qu'elle me
regrettât long-temps : mais ils paraissaient heureux ;
et il faut si peu de chose pour troubler le bonheur ,
que j'ai respecté leur tranquillité. Si monsieur de
Sénange eut souffert , s'il eut été triste , mon départ
eût sans doute ajouté bien peu à leur peine , et j'au-
rais osé l'annoncer. Tantôt , ce soir , me disais-je ,
à leur premier chagrin , je m'éloignerai sans qu'ils
s'en aperçoivent. Combien je cherche à m'aveugler!
Ah! s'ils étaient souffrans ou malheureux, pour-
rais-je les abandonner? Enfin je n'ai pas eu le cou-
rage d'annoncer cette résolution qui m'avait coûté
tant d'efforts.
Après le déjeûner, la pluie empêchant Adèle de se
promener, elle est remontée dans sa chambre; et,
resté seul avec monsieur de Sénange, je lui ai pro-
posé de faire une lecture. Mais à peine l'avais-je
commencée qu'un de ses gens est venu m'averlir
tout bas qu'on me demandait. Je suis sorti , et j'ai
été très-étonné de voir une des femmes d'Adèle, qui
m'a dit que sa maîtresse m'attendait dans son ap-
partement. Je n'y étais jamais entré ; comme elle
se rend chaque jour à dix heures du matin chez son
mari, et qu'elle ne le quitte qu'aux heures de la
promenade, c'est chez lui qu'elle passe sa vie, qu'elle
80 ADÈLE DE SÉNANGE.
lit, dessine, fait de la musique. L'impossibilité où
il est de s'occuper, le besoin qu'il a d'elle, lui font
un devoir de ne jamais le laisser seul ; et pour moi,
conservant nos usages, même chez les étrangers,
j'aurais craint d'être indiscret si je lui avais demandé
de voir sa chambre.
J'ai été surpris de l'air mystérieux de la femme
qui me conduisait ; cependant je l'ai suivie.
Dès qu'Adèle m'a aperçu, elle s'est avancée vers
moi avec joie , et sans me donner le temps de lui
parler , elle m'a dit : « Monsieur Je Sénange étant
mieux , je veux célébrer sa convalescence ; il faut
que vous m'aidiez à le surprendre. Dans quelques
jours je donnerai une fête , un bal à toutes les pen-
sionnaires de mon couvent. Nous chanterons des
chansons faites pour lui ; il y aura un feu d'artifice,
des illuminations. Ses anciens amis, mes compagnes,
les malheureux dont il prend soin , tout ce qui l'in-
téresse sera invité ; heureuse de lui témoigner ainsi
mon bonheur et ma reconnaissance! J'irai demain à
mon couvent pour arranger tout cela ; voudrez-vous
bien rester avec lui? » — Pouvais-je la refuser? Ce
n'est qu'un jour de plus, et un jour sans elle, c'est
déjà commencer l'absence. — Je le lui ai promis;
alors elle s'est laissée aller à tout le plaisir qu'elle at-
tend de cette fête. Elle me racontait son plan, le ré-
pétait de toutes manières ; et, pendant qu'elle jouis-
sait d'avance de la surprise qu'elle voulait procurer
à cet homme si digne d'être aimé , je pensais triste-
ment que je n'en serais pas témoin, que bientôt je
m>!;le de sénange. 81
no la verrais plus. Malgré ces idées pénibles, je me
suis trouvé heureux que le hasard m'ait fait connaî-
tre son appartement. C'est ajouter au souvenir de la
personne que de se rappeler aussi les lieux où elle se
trouve. J'ai examiné sa chambre avec soin ; ses
meubles, les plus petits détails, rien ne m'a échappé,
je m'en souviendrai toujours. — Je lui ai demandé
l'heure à laquelle elle se levait? — A huit heures ,
m'a-t-elle répondu. — Tous les matins à huit heures,
me suis-je dit intérieurement, je ferai des vœux
pour que rien ne trouble le bonheur de sa journée.
J'ai voulu voir sa bibliothèque; elle a résisté long-
temps : mes instances en ont été plus vives; enfin ,
elle a cédé à ce désir ; et jugez de mon étonnement ,
lorsqu'en y entrant , le premier objet qui s'est offert
à ma vue a été un tableau fort peu avancé , mais où
la tête de monsieur de Sénange et la mienne étaient
déjà parfaitement ressemblantes! «J'aurais voulu,
m'a-t-elle dit en riant, que vous ne le vissiez que
lorsqu'il aurait été fini ; je copie un des portraits de
monsieur de Sénange, j'y ai moins de mérite; mais le
votre, c'est de souvenir. » — Aces mots, la surprise,
la joie ont troublé toute mon àme : « De souvenir? lui
ai-je dit en tremblant; car je rappelais ses paroles pour
qu'elle les entendit elle-même et qu'elle les prononçât
encore. — Oui , a-t-elle repris avec une douce con-
fiance. — Ah ! me suis-je écrié , vous ne m'oublierez
donc point? — Jamais, a-t-elle répondu. » — J'étais
saisi , et sans oser la regarder, je lui ai dit : « Croyez
aussi que ma pensée vous suivra toujours! »
82 ADÈLE DE SÉVYNGE,
Je n'osai plus lever les yeux , ni dire un mot ; je
regardais alternativement mon portrait , celui de
monsieur de Sënange surtout... Il m'a rappelé à
moi-même et a empoché mon secret de m'échapper.
Elle est si vive quelle ne s'est pas aperçue de mon
émotion, et m'a proposé gaiement de voir ses autres
ouvrages, ses cartons, ses dessins. Elle m'a mon-
tré un petit portrait d'elle, à peine tracé, et qui la
représente dans son enfance : je le lui ai demandé
vivement-, elle me l'a accordé sans difficulté, et
môme reconnaissante de mon intérêt. J'aurais voulu
qu'elle crût me faire un sacrifice; mais son inno-
cence ne lui laissait pas deviner le prix que j'y atta-
chais. Je l'ai priée du moins de ne dire à personne
quejel'eusseobtenu. « Pourquoi ?m'a-t-elle demandé
avec étonnement , n'ètes-vous pas noire meilleur
ami? — Àh! dites notre seul ami. — Non, mon-
sieur de Sénange en a beaucoup. — Et vous? —
Pour moi , c'est bien vrai ! — Eh bien , dites donc ,
mon seul ami ! — Mon seul ami, a-t-elie répété en
souriant ! — Promettez-moi , ai— je ajouté , que lors-
que je serai absent , vous m'apprendrez tout ce qui
pourra vous intéresser.... Vous me direz s'il est
quelqu'un que vous me préfériez. — Ne parlez pas
d'absence, m'a-t-elle dit doucement; vous gâtez
toute ma joie.)) — J'ai cessé d'en parler; mais la dou-
leur et les regrets étaient dans mon cœur : elle m'a
regardé avec inquiétude et a perdu cet air satisfait
qui Fanimait. Nous sommes descendus chez mon-
sieur de Sénange presque aussi émus l'un que l'autre.
ADELE DE SÉNAHGE. 83
Souvent, clans le courant du jour, elle m'a con-
sidéré attentivement, comme si elle eût cherché dans
mes yeux la cause ou la fin de sa peine. Après dîner,
au lieu de se promener elle s'est mise à son piano ,
mais n'a plus joué ni chanté les airs brillans qui l'a-
musaient la veille. La journée a fini sans qu'elle ait
retrouvé sa gaieté ; et le soir , en me quittant , la
pauvre petite m'a dit , les larmes aux yeux : « Mon
seul ami, est-ce que vous pensez à partir? » — Ah! je
crains bien de n'être pas seul malheureux! — Que
n'ètes-vous avec moi , Henri! peut-être que l'amitié,
en partageant mon cœur, rendrait moins vif le sen-
timent qu'Adèle m'inspire ; mes peines en seraient
moins amères. Mais ces désirs sont vains! vous ne
viendrez pas, et il faut que je m'éloigne; il le faut
absolument.
LETTRE XXI. — Neuilly, ce 28 août.
Adèle était allée diner à son couvent. Quelle diffé-
rence du jour où , pour la première fois , je restai
seul avec monsieur de Sénange! Je ne pensais qu'à
l'amuser ; aujourd'hui je me suis ennuyé à mourir.
Je m'efforçais en vain de l'occuper, de le distraire ;
le moindre soin me fatiguait-, jamais le temps ne
m'a paru si long. Aussi , pour faire quelque chose ,
lui ai-je proposé de lire les lettres de lady B....,
trop heureux de trouver un objet qui put l'intéres-
ser ! 11 a saisi cette idée avec joie , m'a donné la clef
d'un secrétaire qui est dans son cabinet , et m'a prié
84 ADELE DE SÉiNAINGE.
d'aller les chercher. — En ouvrant le premier ti-
roir, j'y ai trouvé un portrait d'Adèle en miniature ,
fait par le meilleur peintre et enrichi de diamans ,
comme s'il avait besoin de cet entourage pour pa-
raître précieux! Je l'ai regardé avec transport; sa
beauté, sa douceur, la sérénité de son regard y sont
peintes d'une manière ravissante. Il m'a été impos-
sible de m'en détacher, et, par un mouvement invo-
lontaire , je l'ai placé contre mon cœur. Insensé !
il me semblait qu'en le possédant ainsi, ne fut-ce
qu'un moment, j'en conserverais long-temps Fiin-
pression. Mais je me promettais bien de le remettre
lorsque je rapporterais ces lettres. Je suis rentré
dans le salon avec le carton où elles étaient renfer-
mées. Monsieur de Sénange les a prises et a voulu
les lire lui-même. — Tranquille en le voyant satis-
fait, je me laissais aller à mes propres pensées-, je
l'entendais sans l'écouter. Le son monotone de sa
voix, ne pouvant fixer mon attention, ajoutait encore
à ma rêverie. 11 était heureux , le temps se passait,
et c'est tout ce qu'il me fallait. A cinq heures , nous
avons entendu le bruit d'une voiture; c'était Adèle.
Mon cœur a battu avec violence , comme si elle n'a-
vait pas dû venir ou que je ne l'attendisse pas...
Elle nous a raconté qu'elle avait trouvé ses reli-
gieuses encore fort affligées , parce qu'il y a environ
huit ou dix jours un pan de mur de leur jardin est
tombé. « Pour moi , m'a-t-el!e dit , j'en ai été ravie ;
car lorsque la clôture est interrompue comme cela,
par une sorte de fatalité 7 il est permis aux hommes
ADLLL DE SÉJNAXGD. 85
d entrer dans l'intérieur des couvons ; et j'ai pensé
que , ne connaissant pas ces sortes d'établissemens ,
yous auriez peut-être la curiosité d'en voir un. La
supérieure m'a permis de vous y conduire après-
demain, si cela peut vous être agréable. » — Je lui ai
répondu courageusement que je craignais bien de ne
pouvoir pas profiter de cette permission ; mais après
ce grand effort , je n'ai plus senti que le désir de voir
cet asile de son enfance. Elle a paru le souhaiter vi-
vement, a insisté; et tout ce que ma raison a pu
conserver d'empire s'est borné à lui répondre que
je tacherais de la suivre. Mais j'y étais résolu; ne
vous moquez pas de ma faiblesse , Henri ; je partirai ,
soyez-en sur : un jour de plus n'est pas bien dan-
gereux. Peut-être aussi ces voiles, ces grilles, ces
mortifications de tout genre , que des femmes em-
brassent avec ardeur et supportent sans se plaindre,
ces exemples de courage feront rougir celui qui n'est
assez fort, ni pour résister au danger, ni même
pour le fuir. — D'ailleurs, quelque envie que j'eusse
de m'éloigner , il faut bien que je reste , je ne sais,
combien d'heures , de jours , de temps encore ; car,
imaginez que lorsque Adèle est arrivée, monsieur de
Sénange a resserré ces malheureuses lettres de lady
B..., et a remis le carton sur une table près de lui.
Je lui ai offert de le reporter dans son secrétaire ,
mais je ne sais quelle fantaisie lui a fait préférer de le
garder. Avant le souper, je lui ai proposé de nou-
veau d'aller le serrer ; il s'y est encore refusé : et ,
au moment de nous retirer, lui ayant fait entendre
8
86 ADÈLE DE SEAAMiE.
qu'il ne fallait pas le laisser traîner sur sa table, il
s'est impatienté- tout-à- fait, a haussé les épaules, et
a dit à Adèle de mettre ce carton dans une bibliothè-
que qui est dans le salon ; ce qu'elle a fait avec cet
empressement distrait qui la porte toujours à lui
obéir 5 sans même prendre intérêt aux choses qu'il
lui demande.
Me voilà donc avec un portrait enrichi de diamans,
ne prévoyant pas quand il me sera possible de le re-
placer sans qu'on s'en aperçoive ; n'osant ni le gar-
der, ni le rendre, de peur de la compromettre; ris-
quant de faire soupçonner la probité d'anciens ser-
viteurs , et probablement obligé à la fin de déclarer,
devant toute une maison , que c'est moi qui l'ai dé-
robé, parce que j'aime madame de Sénange! Belle
raison à donner à un mari, à des valets, à Adèle
elle-même , qui me traite assez bien pour qu alors
on pût la soupçonner de partager mes sentimens !...
En vérité , Henri , je crois qu'il y a quelque démon
qu\ s'amuse à me tourmenter.
LETTRE XXII. — Neuilly, ce 29 août.
Je ne vous écrirai que deux mois aujourd'hui,
mon cher Henri , car l'heure de la poste me presse.
Ii est certain qu'un mauvais génie se mêle de toutes
mes actions-, je me croirais ensorcelé , si nous étions
encore à ce bienheureux temps où l'on accusait quel-
que être imaginaire de ses chagrins et de ses fau-
tes, où il suffisait d'un moment de bonheur pour se
ADELE DE SEXWGE. 87
flatter qu'une divinité bienfaisante vous conduisait,
et se plaisait à vous protéger toujours.
En m'éveillant ce matin , je me suis empressé de
regarder le portrait d'Adèle. Après m1 être dit , ré-
pété combien j'aime celle qu'il représente , je l'ai
serré dans mon écritoire, afin qu'aucun accideut,
aucun basard ne fit qu'on le découvrit si je le portais
sur moi ; et, satisfait de cette sage précaution , de
cette heureuse prévoyance , je suis descendu chez
monsieur de Sénange pour le déjeuner ; il était en-
core seul. — a Yenez, m'a-t-il dit vivement ; hier,
vous m'avez impatienté en me demandant ces lettres
devant Adèie; allez les serrer bien vite où elles
étaient, et revenez aussitôt. » —Henri, me voyez-
vous , enrageant de tenir la clef du secrétaire lors-
que je n'avais plus le portrait , et sans qu'il me fût
possible d'aller le chercher? car ce cabinet n'a d'is-
sue que par la porte qui donne dans le salon où était
monsieur de Sénange. J'ai donc remis ce maudit
carton ; mais j'ai eu soin de ne faire que pousser le
secrétaire, au lieu de le fermer, demeurant ainsi le
maître de rendre ce trésor sans qu'on s'en aperçoive.
En rentrant dans le salon, monsieur de Sénange m'a
redemandé sa clef, « Quoique lady B..., mVt-il dit,
fût la vertu même, je n'ai jamais voulu parler d'elle
devant Adèle. J'étais si jeune alors, si amoureux ; je
me trouve si différent aujourd'hui ! X mon âge, a-t-il
ajouté en riant, les comparaisons sont dangereuses.
D'ailleurs, elle a été élevée dans un couvent, où,
suivant l'usage . les romans sont sévèrement défen-
8$ ADELE DE SE\AïVGE.
dus, et où les chansons même qui renferment le mot
d'amour ne se font jamais entendre. Aussi , son es-
prit est-il simple et pur comme son cœur. » II aurait
pu continuer long-temps son éloge, sans que je
trouvasse qu'il en dit assez ; mais Adèle elle-même
est. venue l'interrompre. Son regard timide me di-
sait qu'elle ne se fiait plus à l'avenir : la tristesse
de la veille lui avait laissé une sorte d'abattement
qui donnait à sa voix , à ses mouvemens , une mol-
lesse, une douceur inexprimables. Il m'a été impos-
sible d'y résister : je me suis approché d'elle , et lui
ai demandé à quelle heure il fallait être prêt le len-
demain pour la suivre au couvent. — Ce seul mot
Ta ranimée , lui a rendu sa vivacité, son sourire, et
je n'ai jamais été si heureux!... Je sens près d'elle
un charme qui m'était inconnu. Ah! jouissons au
moins de cette journée , oublions mes résolutions, et
puissé-je ne penser à mon départ qu'au moment où
il faudra la quitter !
LETTRE XXIII. — • Neuilly, 51 août, 2 heures du matin.
Immédiatement après le dîner, mon cher Henri,
Adèle demanda ses chevaux pour se rendre au cou-
vent. Monsieur de Sénange lui dit d'emmener une
de ses femmes , étant trop jeune pour aller seule
avec moi. Son innocence n'en avait pas senti la né-
cessité , et ne s'en trouva pas gênée , tandis que ma
raison, en le jugeant convenable, s'y soumettait
avec peine. Elle partit gaiment, et je la suivis fort
ADELE DE SFAWGE. 89
ennuyé d'avoir cette femme avec nous. Lorsque
nous arrivâmes au couvent , Adèle monta au par-
loir, et me présenta à la supérieure, qui me reçut
avec une bonté extrême. Elle me proposa d'aller,
par les dehors de la maison , gagner le mur du jar-
din, pendant qu'elle viendrait avec Adèle me joindre
par l'intérieur. — « Mais , lui dis-je , puisque je
vais me trouver aussitôt que vous dans le monas-
tère , pourquoi ne me laisseriez-vous pas suivre tout
simplement madame de Sénange , sans réordonner
de faire seul un chemin si inutile? — Non , me ré-
pondit-elle en souriant; la même loi qui suppose
que vous êtes les maîtres d'entrer dans nos maisons
lorsque la clôture en est interrompue par le hasard,
nous défend de vous en ouvrir les portes. Les esprits
forts peuvent se conduire par leur jugement -, mais
nous, qui sommes des êtres imparfaits, nous sui-
vons la règle exacte , sans oser en interpréter l'es-
prit , ni permettre à l'obéissance d'établir des bornes
que, tour à tour, la faiblesse ou l'exagération vou-
drait changer. »
Je conduisis donc Adèle à la porte de clôture. Dès
qu'elle fut entrée , on la referm x sur elle , avec un si
grand bruit de barres de fer et de verroux • que mon
cœur se serra comme si je n'avais pas du la revoir
dans l'instant même. Je me hâtai de faire le tour de
la maison , et j'arrivai à cette brèche presque aus-
sitôt qu'elle. La supérieure me reçut, accompagnée
de deux religieuses qui la suivirent le reste dujour.
Peut-être m'accuserez-vous de folie ; mais vérita-
90 ADELE DE SENAXGE.
blemcnt je sentis une émotion extraordinaire lorsque
mon pied se posa sur cette terre consacrée. Dès qu'A-
dèle me vit dans le jardin , elle me demanda tout bas
si je serais bien contrarié qu'elle me laissât seul avec
ces dames ; l'amie qui était avec elle le jour où je la
rencontrai pour la première fois étant malade , elle
désirait d'aller la voir. — 11 fallut bien y consentir.
— Elle se rapprocha de la supérieure, me recom-
manda à ses soins , à ses bontés , l'embrassa aussi
tendrement qu'une fille chérie embrasse sa mère, et
me laissa avec cette digne femme , qui voulut bien
me conduire dans l'intérieur du couvent.
« Notre maison , me dit-elle , est à elle seule un
petit monde séparé du grand. Nous ne connaissons
ici ni le besoin ni la fortune : aucune religieuse ne
se croit pauvre, parce qu'aucune n'est riche. Tout
est égal , tout est en commun ; ce qui nous est né-
cessaire se fait dans la maison. Les emplois sont dis-
tribués suivant les talens de chacune. Souvent nous
cédons à leur goût-, quelquefois nous le contrarions;
car si les âmes tendres ont besoin d'être conduites
avec douceur, même pour aimer Dieu , les cœurs ar-
dens croient que pour gagner le ciel il faut une vie
pleine d'austérités. Je cherche à connaître leur ca-
ractère sans parattrç le deviner. Obligée de mainte-
nir l'obéissance à la règle de ce monastère , je désire
que ce soit avec peu d'effort, et qu'elles soient heu-
reuses autant qu'il est possible. Toutes le deviens
nent par la seule habitude de les tenir continuelle-
ment occupées du bonheur des autres. Les ancien-
ADELE DE SÉXAXGE. 91
nés sont à la tète de chaque différent exercice : ne
pouvant plus faire beaucoup de bien par elles-mê-
mes, elles ont au moins la consolation de le conseil-
ler, d'apprendre aux jeunes à faire mieux ; et ces
dernières trouvent une sorte de plaisir dans la défé-
rence qu'elles ont pour celles d'un âge avancé. L'a-
mour delà vertu a besoin d'aliment , et je regarde-
rais comme bien à plaindre celles qui n auraient aucun
devoir à remplir. »
Je voulus tout voir. Elle me mena à la roberie * •
quatre religieuses étaient chargées de faire les vète-
mens de toute la maison. C'était l'heure du silence ;
elles se levèrent sans nous regarder , et se remirent
à leur ouvrage sans nous parler. — De là nous al-
lâmes à la lingerie : toujours d'aussi grands détails
et aussi peu de monde pour y suffire. La supérieure,
m'en voyant étonné , me demanda s'il ne fallait pas
bien leur ménager de l'occupation pour toute l'an-
née ? Nous parcourûmes ainsi toute la maison. Les
religieuses me reçurent toujours avec la même po-
litesse et le même recueillement. Nous arrivâmes jus-
qu'à l'infirmerie : là , le silence était interrompu ; on
ne parlait pas assez haut pour faire du bruit aux ma-
lades , mais on s'occupait du soin de les distraire, et
même de les amuser. C'était la chambre des conva-
lescentes , ou de celles dont les maladies douloureu-
ses j mais lentes et incurables, ne leur permettaient
plus de sortir. I! y avait dans cette salle immense des
* Nom de la salle où Ton fait et serre les robes des reli-
gieuses.
92 ADÈLE DE SÉ\A\GE.
oiseaux , un gros chien , deux chats , et, sur les fe-
nêtres , entre deux châssis, des fleurs, de petits ar-
bustes et des simples. La supérieure m'apprit que
leur ordre leur défendait cesamusemens. — « Mais,
ici, ajouta-t-elle, tout ce qui divise l'attention sou-
lage, et devient un de nos devoirs. Lorsque l'esprit
ne peut plus être occupé long-temps, il a besoin
d'être distrait. » — Il y avait dans cette chambre,
comme dans les autres , une vieille religieuse qui
présidait au service, et des jeunes qui lui obéis-
saient.
Nous arrivâmes aux classes. C'est là que le sou-
venir d'Adèle l'offrit à moi comme si elle eût été pré-
sente ; j'aurais voulu voir la place qu'elle occupait,
retrouver quelques traces de son séjour dans cette
maison. Avec quel intérêt je regardais ces jeunes
filles que l'affection et les habitudes rendent comme
les enfans d'une même famille! Je les considérais
comme autant de sœurs d'Adèle , et je me sentais
pour chacune un attrait particulier. Je leur deman-
dai quelle était sa meilleure amie : « C'est ?noi, di-
rent-elles presque toutes à la fois. — Et quelle est
celle que madame de Sénange préférait? » — Tou-
tes regardèrent une jeune personne belle et modeste,
qui baissa les yeux en rougissant- elle paraissait
plus confuse d'être distinguée qu'elle n'eût été sen-
sible à l'oubli. Je fis des vœux pour son bonheur,
et pour qu'elle conservât toujours cette heureuse
simplicité.
Quel étonnant contraste de voir ces jeunes pen-
VIUJE DE SKYWf.E. 93
sionnaircs élevées, avec (es talons qui donnent des
succès dans le monde et les vertus qui peuvent
les rendre chères à leurs maris , par des femmes qui
ont renoncé pour elles-mêmes au monde , au ma-
riage, et qui cependant n'oublient rien de ce qui peut
les rendre plus aimables ! — On leur montre la mu-
sique, le dessin, divers instrumens. Leur taille, leur
figure, leur maintien, sont soignés sans recherche,
mais avec l'attention que pourrait y donner la mère
la plus vaine de la beauté de ses filles. Une de ces
petites se tenait mal ; la maîtresse n'eut qu'à la nom-
mer pour qu'elle se redressât bien vite; et il me pa-
rtit que si c'était un défaut clans lequel elle retom-
bait souvent, la religieuse avait pris la môme habi-
tude de la reprendre, sans humeur et sans négligence ;
ce qui doit finir par corriger. Toutes travaillaient :
une d'elles dévidait un écheveau de soie très-fine et
si mêlée , qu'elle ne pouvait pas en venir à bout , en-
fin, après avoir essajé de toutes les manières, elle
y renonça, prit sa soie et la jeta dans la cheminée.
La supérieure fut la ramasser, ouvrit doucement la
fenêtre , et la jeta dans la rue : — « Peut-être , lui dit-
elle en souriant , quelqu'un plus patient et plus pau-
vre que vous la ramassera... » La jeune fille rougit,
et la supérieure, pour ne pas augmenter son embar-
ras, chercha à m'éioigner en me proposant de me
mener voirie service des pauvres. — <c Cette institu-
tion , me dit-elle, vous prouvera, j'espère , que rien
n'échappe à une charité bien entendue. Il y a plus
d'un siècle qu'un vieillard a attaché à noire maison
94 ADÈLE DE SÉNAAGE.
un bâtiment et des fonds pour recevoir tous les soirs
les gens de la campagne que leurs affaires forceraient
à passer par Paris, et qui, n'ayant point d'asile,
seraientexposés à mille dangers sans cette ressource.
Ils n'ont besoin que d'un certificat de leurs curés
pour être admis ; mais ils ne peuvent rester que
trois jours , car on ne suppose point que leurs affai-
res doivent les relenir plus long-temps. Cependant,
nous ne nous sommes jamais refusées à accorder un
plus grand délai à ceux qui annonçaient de vrais be-
soins. »
Tout en marchant, je lui demandai pourquoi elle
avait repris cette jeune pensionnaire devant moi , et
cependant sans la gronder. — « Il y a peu de jours,
me dit-elle, qu'elle est avec nous, et elle avait be-
soin d'une leçon. Pour rien au monde, je ne l'aurais
reprise devant personne d'une faute réelle. Le mys-
tère avec lequel les instituteurs cachent les torts gra-
ves augmente la honte et le repentir des élèves ; mais
pour les étourderies de la jeunesse, les mauvaises
habitudes . les distractions , nous croyons que tout
ce qui peut imprimer un plus long souvenir doit être
employé. Je ne l'ai pas grondée, parce qu'elle n'a-
vait rien fait de mal en soi, et qu'il faut garder la
sévérité pour des choses vraiment répréhensibles.
Les enfans ont toutes les passions en miniature ; leur
vie est , comme celle des personnes faites , partagée
entre le mal, le bien et le mieux. Nous reprenons
rigoureusement celles qui annoncent des dispositions
fâcheuses -, nous montrons, nous conseillons douce-
ADELE DE SE\Ai\GE. 95
ment le bien. Ce n'est pas l'obéissance , mais le goût
qui doit y porter ; et nous louons , nous chérissons
celles qui , plus avancées , croient à la perfection, et
la cherchent. »
Nous arrivâmes à l'hôpital. Représentez-vous,
Henri, une voûte immense, éclairée par trois lam-
pes placées à une si juste distance les unes des au-
tres, qu'on y voyait assez , quoique la lumière y fût
sans éclat. Une table fort étroite, et occupant toute
la longueur de la salle, était couverte de nappes
très-blanches. Une centaine de pauvres y étaient as-
sis, tous rangés sur la même ligne. On avait écrit
sur les murs des sentences des livres saints, qui in-
vitaient à la chanté et à ne jamais manquer l'occa-
sion d'une bonne œuvre. Dans le milieu de cette
salle , était un prie-Dieu ; auprès , un socle sur le-
quel on avait posé un grand bassin rempli d'une
soupe assez épaisse pour les nourrir, et cependant
fort appétissante. La supérieure la servit ; quatre
jeunes religieuses lui apportaient promptement et
successivement de petites écuelles de terre qu'elle
emplissait, et qu'elles reportaient à chaque pauvre.
Ensuite, on leur donna à chacun un petit plat, dans
lequel était un ragoût mêlé de viande et de légumes,
avec deux livres de pain bis blanc. Pendant leur re-
pas , une jeune pensionnaire fit tout haut une lecture
pieuse. Le grand silence qui régnait dans cette salle
prouvait également la reconnaissance du pauvre, et
le respect des religieuses pour le malheur. Je m'in-
formai avec soin des revenus et des dépenses de cet
(J6 ADELE DE SÉ\A\GL.
établissement. Vous seriez étonné du peu qu'il en
coûte pour faire autant de bien. À ma prière, la
supérieure entra dans les plus grands détails. Avec
quelle modestie elle passait sur les peines que devait
lui donner une surveillance si étendue ! C'était tou-
jours des usages qu'elle avait trouvés, des exemples
qu'elle avait reçus , des secours et des consolations
que ses religieuses lui donnaient. — « Une des pre-
mières règles de cette maison, me dit-elle, est de
ne rien perdre, et de croire que tout peut servir.
Par exemple, après le dîner de nos pensionnaires,
une religieuse a le soin de ramasser dans une ser-
viette tous les petits morceaux de pain que les en-
fans laissent ; car la gourmandise trouve à se placer,
même en ne mangeant que du pain sec, et je suis
toujours étonnée du choix et des différences qu'elles
y trouvent. On porte ces restes dans le bassin des
pauvres ; une pensionnaire suit la religieuse , qui se
garde bien de lui dire : regardez, mais qui lui mon-
tre que tout est utile. Travaillent-elles , le plus pe-
tit chiffon, un bout de fil est serré, et finit toujours
par être employé. En leur faisant ainsi pratiquer en-
semble la charité qui ne refuse aucun malheureux,
et l'économie qui seule nous met en état de les se-
courir tous , elles apprennent de bonne heure qu'a-
vec de l'ordre , la fortune la plus bornée peut encore
faire du bien ; et qu'avec de l'attention , les riches
en font chaque jour davantage. »
Après le souper, qui dura une demi-heure , tous
les pauvres se mirent à genoux, et la plus jeune des
ADELE DE S£i\AXGE. 97
religieuses , se mettant aussi à genoux devant un
prie-Dieu, fit tout haut la prière, â laquelle ils ré-
pondirent avec une dévotion que leur gratitude aug-
mentait sûrement. Je fus frappé de la voix douce
et tendre de cette religieuse. La pâleur de la mort
était sur son visage ; elle me parut si faible , que je
craignais qu'elle n'élevât la voix. Après la prière, je
lui demandai s'il y avait long-temps qu'elle avait pro-
noncé ses vœux. «Il y a six mois, » me répondit-
elle... Après un long soupir, elle ajouta : « J'étais
bien jeune alors !... » et elle s'éloigna. — «Ah ! m'é-
criai-je, en me rapprochant de la supérieure, y en
aurait-il parmi vous qui regrettassent leur liberté?
— Ne m'interrogez pas sur ma plus grande peine,
me dit-elle en rougissant ; veuillez croire seulement
qu'alors ce ne serait pas ma faute, et que je leur
donnerais toutes les consolations qui seraient en ma
puissance. Leurs vertus , leur résignation , peuvent
les rendre heureuses sans moi ; mais elles ne sau-
raient avoir de peines que je ne les partage. Comme
la plus simple religieuse, je n'ai que ma voix pour
admettre ou pour refuser celles qui veulent prendre
le voile. Lorsqu'une vraie dévotion les déter-
mine , elles ne regrettent rien sur la terre. Mais il
est de jeunes novices qu'un excès de ferveur trompe
elles-mêmes , et d'autres qui , se fiant à leur cou-
rage , renoncent au monde pour des intérêts de
famille, et nous le cachent avec soin. Le sort des
religieuses qui se repentent est d'autant plus à plain-
dre que notre état est le seul dans la vie où il
98 ADELE Dfc SÉjWjXGE.
n'y ail jamais de changement ni aucune espérance. 9
Comme elle disait ces mots, Adèle reyint avec
deux ou trois de ses jeunes compagnes. Ni son re-
tour , ni leur gaieté ne purent dissiper la tristesse
que m'avaient inspirée les dernières paroles delà su-
périeure. J'en étais encore affecté lorsqu'elle nous
avertit que, le souper des pauvres étant fini, il fal-
lait leur laisser prendre un repos dont ils avaient be-
soin -, et après nous avoir dit adieu , avoir encore
embrassé Adèle , qu'elle appelait sa chère fille , elle
regagna une grande porte de fer qui sépare l'hôpital
de l'intérieur du couvent. Elle y rentra et referma
cette porte sur elle avec ce même bruit de verroux ,
de triple serrure, qui donnait trop d'idée d'une pri-
son. Je pensai à la douleur que devait éprouver
cette jeune religieuse quand , chaque jour, ce bruit
lui renouvelait le sentiment de son esclavage.
Lorsque nous arrivâmes à Neuiily, monsieur de
Sénange se fit traîner au-devant de nous ? et reçut
Adèle avec un plaisir qui prouvait bien l'ennui que
lui avait causé son absence : « Bonjour, mes enfans,»
nous dit-il avec joie. Mon cœur tressaillit en l'enten-
dant nous réunir ainsi , quoique ce fut sûrement
sans y avoir pensé. Je lui rendis compte de tout ce
que j'avais vu , des impressions que j'avais ressen-
ties. Mais quand j'en vins à cette jeune religieuse ,
j'osai le remercier d'avoir sauvé Adèle d'un pareil
sort. « Sans vous, lui dis-je vivement, sans vous,
dans six mois , elle aurait été bien malheureuse! —
Et malheureuse pour toujours! m me répondit-il. —
ADÈLE DE SFJVAiNGE. 99
Il la regarda avec attendrissement, son visage était
serein, mais des larmes tombaient de ses yeux. Adèle,
entraînée par tant de bonté , se jeta à genoux devant
lui et baisa sa main avec une tendre reconnaissance.
a Ma chère enfant, lui dit-il en la pressant contre
son cœur , dites-moi que vous ne regrettez pas no-
tre union ; je ne veux que votre bonheur; cherchez,
demandez- moi tout ce qui pourra y ajouter! » —
Tant d'émotions firent mal à ce bon vieillard; il pleu-
rait et tremblait, sans pouvoir parler davantage. Je
fis éloigner Adèle , et je donnai à monsieur de Sé-
ria nge tous les soins que je pus imaginer -, mais il
fallut le porter dans son lit. Lorsqu'il fut un peu
calmé, il s'endormit. Je revins dans ma chambre, où
il me fut impossible de trouver le repos. J'ai lu , je
me suis promené ; je vous écris depuis trois heures ,
il en est cinq , et le sommeil est encore bien loin. Ce-
pendant, je suis tranquille, satisfait, sans remords.
Je ne me crois plus obligé de fuir ; j'avais trop peu
de confiance en moi-même. Serait-il possible que
mon cœur éprouvât jamais un sentiment dont cet
excellent homme eût à se plaindre?
LETTRE XXIV. — Neuilly, ce \p septembre, 2 heures
après-midi.
Vous, mon cher Henri, qui avez eu si souvent à
supporter ma détestable humeur , jouissez de la si-
tuation nouvelle dans laquelle je me trouve. Je suis
content de moi , content des autres : j'aime , j'estime
100 ADÈLE DE SEftAMiE.
tout ce qui m'environne; je reçois des preuves con-
tinuelles que j'ai inspiré les mêmes sentimens. Que
faut-il de plus pour être heureux?
Ce matin , l'esprit encore fortement occupé de
tout ce que j'avais vu dans le couvent d'Adèle , j'ai
écrit à la supérieure pour lui demander la permission
d'augmenter la fondation de l'hôpital. On y garde,
comme je vous l'ai dit , les voyageurs pendant trois
jours , et le quatrième ils sont obligés de quitter cette
maison : c'est de ce quatrième jour que je me suis
occupé. J'ai offert une somme assez considérable
pourqua l'on puisse leur donner de quoi faire deux
jours de route. A l'obligation qu'ils doivent avoir
pour l'asile qui leur a été accordé, ils ajouteront
une reconnaissance peut-être plus vive encore pour
le secours qu'ils recevront au moment de leur dé-
part. Quand un homme se trouve seul , il est bien
plus sensible aux services qu'on lui rend, et dont il
jouit, que lorsqu'il partage le même bienfait avec
beaucoup d'autres -, car alors , il croit seulement que
c'est un devoir qui a été rempli.
J'ai prié l'abbesse de donner cette aumône au nom
d'Adèle de Joyeuse, pour qu'on la bénît et qu'on
priât pour son bonheur. Quoique j'aime monsieur
de Sénange , j'ai eu plus de plaisir à employer le
nom de famille d'Adèle. — Adèle m'occupe unique-
ment : parle-t-on d'un malheur, d'une peine vive-
ment sentie? je tremble que le cours de sa vie n'en
soit pas exempt, et je voudrais qu'il me fût possi-
ble de supporter toutes celles qui lui sont réservées.
ADÈLE DE SÉïVAXGE. 101
— S'attend rit-on sur la maladie, sur la mort d'une
jeune personne enlevée au monde avant le temps? je
frémis pour Adèle } sa fraîcheur, sa jeunesse ne me
rassurent plus assez. Et si le mot de bonheur est pro-
noncé devant moi , mon cœur s'émeut ; je forme le
vœu sincère qu'elle jouisse de tout celui qui m'est
destiné ! — Enfin , je l'aime jusqu'à sentir que je ne
puis plus souffrir que de ses peines, ni être heureux
que par elle.
Après avoir fait partir ma lettre pour le couvent
je suis descendu chez monsieur de Sénange. J'avais
sans doute cet air satisfait qui suit toujours les bon-
nes actions , car il a été le premier à le remarquer et
à m'en faire compliment. Pour Adèle , elle m'en a
tout simplement demandé la raison. Sans vouloir la
donner, je suis convenu qu'il y en avait une qui tou-
chait mon cœur. Elle s'est épuisée en recherches , en
conjectures. Sa curiosité amusait fort le bon vieil-
lard ; mais elle est restée confondue de me voir rire,
de m'entendre la prier de me féliciter , et l'assurer en
même temps que non-seulement je n'avais vu per-
sonne , mais que je n'avais reçu aucune lettre. —
Alors, feignant d'être effrayée, elle m'a dit que mes
accès de tristesse et de gaieté avaient des symptômes
de folie auxquels il fallait prendre garde. Elle se mo-
quait de moi , et me paraissait charmante -, sa bonne
humeur ajoutait encore à la mienne.
Comme le déjeûner a duré trois fois plus qu'à
l'ordinaire, mon valet de chambre a eu le temps de
revenir avec la réponse de la supérieure, qu'il m'a
9,
102 - ADI-TE DE SE\ATXGE.
remise sans me dire de quelle part. — C'est pour
le coup que la curiosité d'Adèle a été à son comble;
mais voulant continuer ce badinage , j'ai mis cette
lettre dans ma poche sans l'ouvrir. — Adèle me re-
gardait avec inquiétude, me traitanttoujours comme
un homme en démence. Enfin, cette plaisanterie s'est
prolongée sans perdre de sa grâce. Mais , mon cher
Henri , malgré votre goût pour les détails , je m'ar-
rête. Qui sait si, lorsque vous lirez cette lettre,
vous ne serez point triste , de mauvaise humeur , et
si notre gaieté ne provoquera pas votre sourire dé-
daigneux? — Du reste, j'étais si disposé à m'amu-
ser, que monsieur de Sénange a été obligé de nous
avertir plus d'une fois qu'ayant du monde à dîner,
Adèle aurait à peine le temps de faire sa toilette.
LETTRE XXV. — Neuilly, ce 2 septembre.
Notre journée , mon cher Henri, se termina hier
aussi ridiculement qu'elle avait commencé. Lorsque
j'entrai dans le salon, Adèle courut au-devant de
moi et me dit tout bas de venir écouter la personne
du monde la plus extraordinaire, une personne qui
ne parle point sans placer trois mots presque syno-
nymes l'un après l'autre : Toujours trois, me dit-elle,
jamais plus, jamais moins; et se rapprochant d'un
homme jeune encore, qui avait l'air froid , même un
peu sauvage , et dont tous les mouvemens étaient
lents et toutes les expressions exagérées , elle me le
présenta comme un parent de monsieur de Sénange,
ADÈLE DE SïïAANGE. 103
— « Monsieur , me dit-il , vous pouvez compter
sur ma considération , ma déférence et mes égards.»
— Je m'assis près de lui , Adèle me demanda si en-
fin j'avais lu celte lettre que j'avais reçue avec tant
de mystère, Ce monsieur s'empressa d'assurer que
j'étais certainement trop poli , gracieux et civil
pour ne pas prévenir ses désirs. — Je lui répondis
que les Anglais n'étaient pas si galans. — Us ont rai-
son, dit-il , car peut-être plaisent-ils davantage par
leur ingénuité, leur sincérité, leur rudesse. — Pour-
quoi rudesse ? lui demandai-je avec étonnement.
— Monsieur , me répondit-il , nous appelons sou-
vent rudesse, et sûrement mal à propos , leur vérité,
leur franchise et leur loyauté. »
Adèle riait aux éclats , et jusqu'au point de m'em-
barrasser ; mais au lieu de s'apercevoir qu'elle se
moquait de lui, il trouvait sa gaieté, son enjoue-
ment et sa joie admirables. Enfin on avertit qu'on
avait servi ; Adèle le fit asseoir à table près d'elle ,
et s'en occupa tout le dîner. Elle avait pourtant as-
sez de peine à le faire causer, car il est extrêmement
sérieux; il ne parle presque jamais que lorsqu'on
l'interroge, et répond toujours avec la même élo-
quence. Pendant le repas il ne mangea ni ne refusa
rien indifféremment : ce qu'il préférait était toujours
sain, salubre et fortifiant; ce qui lui faisait mal
était positivement indigeste, pesant et lourd. Au
moment de son départ , Adèle l'engagea à revenir
souvent; il l'assura que la gratitude, la reconnais-
sance et l'inclination l'y portaient, autant que si
104 ADÈLE DE SÉAAXGE.
soumission, son respect et son dévouement. Après
m'avoir demandé la permission de soigner , recher-
cher , cultiver ma connaissance , il se retourna vers
monsieur de Sénange, et lui dit que le mariage,
qui , chez les autres , lui avait toujours paru mériter
la raillerie, la plaisanterie, le ridicule, chez lui in-
spirait le désir , l'envie et la jalousie. Puis, mettant
ses pieds à la troisième position, une main dans sa
veste, et de l'autre saluant tout le monde avec un
air gracieux , il s'en alla.
Adèle le reconduisit et l'invita encore à revenir
bientôt. Je voulus lui parler un peu de cette dispo-
sition à la moquerie , de cette manière de 's'en pré-
parer les occasions : je lui en fis quelques reproches ;
elle prit alors le même ton que ce monsieur , et me
pria de la laisser rire, s'amuser, se divertir , et de
n'être pas plus pédant, prêchant, grondant qu'il ne
l'était lui-même. Elle faisait des rires si extravagans
que sa gaieté me gagna. En dépit de ma raison je lui
abandonnai ce parent qui, malgré ses ridicules, a
l'air d'un fort bon homme. — Que je suis devenu
faible! Henri. Autrefois ce persiflage m'aurait été
insupportable; aujourd'hui, non-seulement il m'a
diverti malgré moi, mais je l'ai même imité un in-
stant.
Lorsque tout le monde fut parti , Adèle voulut
profiter du peu de jour qui restait pour aller se pro-
mener. A peine fùmcs-nous seuls qu'elle me reparia
de celte lettre. Après m'ètre amusé quelques momens
h (Impatienter encore , je la lui présentai telle qu'on
ADELE DE SÉA AXCiE. 105
me l'avait remise le malin , car je ne sais quelle com-
plaisance m'avait empêché de l'ouvrir. Elle brisa le
cachet ; nous nous assîmes au bord de la rivière , et
nous la lûmes tous deux ensemble. La supérieure me
mandait qu'elle avait fait assembler la communauté,
que ses religieuses acceptaient avec gratitude !a do-
nation que je leur faisais au nom d'Adèle. Sa recon-
naissance avait quelque chose de noble et d'affec-
tueux \ qui n'était point mêlé de cette exagération
dont les gens du monde accompagnent si souvent les
éloges qu'ils croient vous devoir. Je présentai aussi
à Adèle une copie de îa lettre que j'avais écrite à la
supérieure. « Pardonnez-moi, lui clis-je vivement,
pardonnez-moi d'avoir pris votre nom sans vous le
dire. Cette bonne œuvre eût été plus parfaite si vous
l'eussiez dirigée ; mais je n'ai pas eu le temps de
vous consulter. Entraîné par mon cœur, j'ai désiré
et aussitôt j'ai voulu que votre nom fut connu et in-
voqué par les malheureux... Que le pauvre, lui clis-je
tendrement, que le pauvre fatigué regarde s'il ne
découvre point votre demeure! Qu'il s'empresse d'y
arriver, la quitte avec regret, et se retourne sou-
vent en s'en allant pour la revoir encore et vous
combler de bénédictions ! » — Adèle m'écoutait
comme ravie; loin de penser à me faire de froids re-
merciemens, elle me demanda avec émotion de lui
apprendre à faire le bien, à mieux user de sa for-
tune. Nous promîmes ensemble de ne jamais man-
quer l'occasion de secourir le malheur, et nous rega-
gnâmes doucement la maison, où nous passâmes le
106 ADÈLE DE SÉNAî\GE.
reste de la soirée , contens Tan de l'autre , occupés
de monsieur de Sénange, et désirant également de le
rendre heureux.
LETTRE XXVI. — Ncuilly, ce 5 septembre.
Ce matin je suis descendu avant huit heures dans
le parc; je m'y promenais depuis quelques instans
lorsque j'ai vu Adèle ouvrir sa fenêtre. Je me suis
avancé, elle m'a fait signe de ne point parler de
crainte d'éveiller monsieur de Sénange, dont l'ap-
partement est au-dessous du sien... Henri, que
j'aime ce langage par signes! Les mouvemens d'une
jeune personne ont tant de grâces , elle fait tant de
gestes de trop de peur de n'être pas entendue ! Adèle
avançait un de ses jolis bras qu'elle baissait sur moi
comme pour me fermer la bouche , et elle plaçait en
même temps un de ses doigts sur ses lèvres... Pour
me dire seulement un mot obligeant, que j'avais
l'air de ne pas comprendre , elle finissait par des si -
gnes d'amitié... Je lui montrais le ciel qui était
azuré, pas un seul nuage; je regardais sa fenêtre,
je faisais quelques pas du côté de l'ile, lorsque, me
retournant encore vers sa fenêtre, je n'ai plus vu
Adèle. Alors, quoiqu'elle ne m'ait pas dit un mot ,
j'ai été l'attendre au bas de l'escalier ; elle est arri-
vée bientôt après , n'ayant qu'un simple déshabillé
de mousseline blanche qui marquait bien sa taille ; un
grand fichu la couvrait : il n'était que posé s:Vns être
ADELE DE SE\A*GE. ] 07
attaché. Qu'elle était jolie! Henri ; je me suis pres-
que repenti de l'avoir engagée à descendre.
Arrivés au bord de la rivière, elle a bien voulu
se confier à mes soins. Nous sommes d'étranges
créatures ! A peine Adèle a-t-elle été dans cette pe-
tite barque, au milieu de l'eau, seule avec moi , que
j'ai éprouvé une émotion inexprimable; elle-même
s'abandonnait à une douce rêverie. Comment rendre
ces impressions vagues et délicieuses , où l'on est
assez heureux parce qu'on se voit , parce qu'on est
ensemble ! Alors un mot , le son même de la voix
viendrait vous troubler... Nous ne nous parlions pas;
mais je la regardais , et j'étais satisfait ! Il n'y avait
plus dans l'univers que le ciel , Adèle et moi ! et j'a-
vais oublié Tune et l'autre rive!... Ah! que nous
devenons enfansdès que nous aimons! Combien de
grands plaisirs et de grandes peines naissent des plus
petits événemens de la vie! Je la promenai ainsi
quelque temps sur cette eau paisible; mais il fallut
arriver. Dès qu'elle fut descendue dans son île sa
gaieté revint, et son sourire me rendit ma raison.
Je rattachai le bateau et nous entrâmes dans les jar-
dins. Les ouvriers n'y étaient pas encore ; il n'y avait
pas le plus léger bruit. Après quelques momens de
silence, nous avons parlé pour la première fois du
jour où je l'avais rencontrée aux Champs-Elysées.
C'est en même temps que nous avons osé tous deux
nous le rappeler. Je l'ai priée de m'apprendre tout
ce qui l'avait intéressée avant que je la connusse.
Elle s'est assise sur le gazon, lira permis de me pla-
108 ADÈLE DE SE i\ ANGE.
cer auprès d'elle , et m'a raconté les détails de son
enfance, le moment où elle est entrée au couvent ,
l'oubli , l'indifférence de sa mère qu'elle tâchait d'ex-
cuser, les soins, la tendresse des religieuses , enfin
sa première entrevue avec monsieur de Sénange , et
les visites qu'il lui faisait ensuite. Quand elle ne par-
lait que d'elle, son récit était court, elle ne disait
qu'un mot ; mais lorsque ses compagnes entraient
pour quelque chose dans ses souvenirs , elle n'oubliait
pas la moindre particularité. Les plaisirs de l'enfance
sont si vrais , si vifs , que les plus petites circonstan-
ces intéressent.
Je veux , mon cher Henri , vous faille aimer une
scène d'un parloir de couvent. — « A la seconde
visite de monsieur de Sénange, j'étais, m'a dit
Adèle, à la fenêtre de la supérieure, lorsque nous
le vîmes entrer dans la cour. On retira de son car-
rosse une quantité énorme de paniers remplis de
fruits , de gâteaux et de fleurs : mes compagnes fai-
saient des cris de joie à la vue de tant de bonnes
choses. J'allai au parloir de la supérieure, mais j'y
arrivai long-temps avant qu'il eut pu monter l'es-
calier : je le reçus de mon mieux. On posa tous ces
paniers sur une table près de la grille , et je deman-
dai à monsieur de Sénange la permission d'aller
chercher mes jeunes amies qui, étant à goûter, pren-
draient chacune ce qu'elles aimeraient davantage. La .
supérieure le permit , et je courus les appeler. Elles
vinrent toutes , et après avoir fait une révérence
bien profonde, bien sérieuse, un peu gauche, elles
ADELE Ï)E SEiV4x\GE< 109
s'approchèrent de lui; mais la vue des paniers lit
bientôt disparaître cet air cérémonieux. Comme il
était impossible de les faire entrer par la grille, cha-
cune d'elles passait sa main à travers les barreaux,
et prenait, comme elle pouvait, les fruits dont elle
avait envie, Nous mangeâmes notre goûter avec une
gaieté qui amusa beaucoup monsieur de Sénange. 11
resta fort long-temps avec nous ; et, quand il s'en
alla , nous le priâmes toutes de revenir le plus tôt
possible. Il nous demanda, en souriant, ce qui nous
plairait le plus , qu'il vint sans le goûter ou le goûter
sans lui ? Ces demoiselles reprirent leur air poli pour
Tassurer qu'elles aimaient bien mieux le revoir, — *
Et vous, Adèle? me dit-il. Moi, répondis-je gaie-
ment, je regretterais beaucoup l'absent, quel qu'il
fût. — Ma franchise le fit rire ; il promit de revenir
bientôt et de ne rien séparer.
» Pendant huit jours nous ne parlâmes que de
lui. Toutes les pensionnaires auraient voulu l'avoir
pour leur père, leur oncle, leur cousin; mais, s'il
faut être vraie, aucune ne pensait qu'on pûc l'épou-
ser. Nous nous étions accoutumées bien vite à le re-
garder comme un ancien ami. Sûrement il me pré-
férait à toutes , car un jour il me demanda si je serais
bien aise d'être sa femme? Je l'assurai que oui,
mais sans y faire grande attention. Peu de jours
après , ma mère écrivit à la supérieure qu'elle allait
me prendre chez elle. Nous étions â la récréation
lorsqu'on vint m'annoncer cette triste nouvelle. Ce
fut véritablement un malheur général : mes compa-
10
110 ADELE DE SÉNANGE.
gnes quittèrent leurs jeux , m'entourèrent , et nous
pleurâmes toutes ensemble.
» Le lendemain une vieille femme de chambre de
ma mère vint me chercher. Mes regrets étaient si
vifs que , quoique ce fût la première fois que je sor-
tisse du couvent , rien ne me frappa. J'étais étouffée
par mes sanglots , le visage caché dans mon mou-
choir. Je ne sais pas encore quel accident fit renver-
ser notre voiture , car je ne me souviens que du
moment où vous vîntes nous secourir. Je n'ai pas
oublié l'intérêt que vous me témoignâtes; et le jour
où je vous aperçus à l'Opéra, j'éprouvai un plaisir
sensible. Quelque chose eût manqué au reste de ma
vie, si je ne vous avais jamais retrouvé»
» A peine étais-je dans la chambre de ma mère,
qu'elle me dit sèchement de m'asseoir près d'elle et
de l'écouler. Je lui trouvai un air sévère qui me fit
trembler-, il était impossible que la chose qu'elle
avait à m'annoncer ne me parût pas douce en com-
paraison de mes craintes : aussi , lorsqu'elle m'ap-
prit qu'il ne s'agissait que d'épouser monsieur de
Sénange, y consentis-je avec joie. Après avoir ob-
tenu cet aveu, elle voulut bien me renvoyer au
couvent où je devais rester jusqu'au jour de la célé-
bration.
» En entrant dans la maison , je fis part à la su-
périeure de mort prochain mariage. Elle me regarda
avec des yeux où la pitié était peinte : sa compassion
m'effraya; et sans savoir pourquoi, je m'affligeai
dès qu'elle parut me plaindre. Ensuite , j'allai dire
ADÈLE DE SÉNA:VGE 111
à mes compagnes que je devais épouser monsieur
de Sénange : elles l'apprirent avec une surprise mê-
lée de tristesse. Bientôt je partageai cette impression
que je leur voyais-, j'étais inquiète, incertaine : et,
dans ce moment, on m'aurait rendu un grand ser-
vice si Ton m'eût assurée que j'étais fort heureuse
ou très à plaindre. Cependant, peu à peu, réflé-
chissant sur les vertus de cet excellent homme , mes
amies cessèrent de craindre pour mon avenir.
» Le jour suivant, il m'écrivit une lettre si tou-
chante , dans laquelle il paraissait désirer mon bon-
heur avec un sentiment si vrai que je sentis renaître
toute ma confiance. Je me rappelle encore , avec
plaisir, la complaisance qu'il eut pour moi lorsque
nos deux familles étaient réunies pour lire mon con-
trat de mariage. Pendant cette lecture , qui était une
affaire si importante, vous serez peut-être étonné
d'apprendre que je ne songeais qu'au moyen de faire
signer à la supérieure et à mes compagnes l'acte qui
disposait de moi. N'osant pas en parler à ma mère ,
je le demandai tout bas à monsieur de Sénange , et
il le proposa , le voulut , comme si c'était lui qui
en eût la pensée. La supérieure vint donc avec les
pensionnaires ; elles signèrent toutes , en faisant des
vœux sincères qui ont été exaucés.
» Lorsque les notaires eurent emporté cet acte,
qui m'était devenu précieux par les noms de tout ce
que j'avais l'habitude d'aimer, je vis entrer quatre
valets de chambre de monsieur de Sénange portant
des corbeilles magnifiques remplies des présens de
112 ADÈLE DE SÉNANGE.
noces. Les fleurs , les parures , enchantèrent mes
compagnes ; les plus beaux bijoux m'étaient offerts :
ma mère m'en apprenait la valeur et se chargeait de
mes remercîmens. La troisième corbeille renfermait
les diamans qu'on admira beaucoup, et dont ma
mère me para aussitôt : mais ce qui étonna davan-
tage, fut une paire de bracelets de perles de la plus
grande beauté ; ce sont les bracelets , me dit-elle en
riant , que je portais le jour où je vous vis à l'Opéra.
Mes compagnes furent charmées de me voir si bril-
lante. La quatrième corbeille était pleine de jolies
bagatelles; c'étaient des présens pour chacune d'el-
les , car monsieur de Sénange n'oubliait rien.
» Mon frère proposa d'en faire une loterie pour
le lendemain : cette idée fut adoptée avec joie , et
nous nous séparâmes fort contens les uns des autres.
La loterie fut tirée , et le hasard , que je dirigeai ,
donna à chacune de mes compagnes ce qu'elle aurait
choisi. J'obtins la permission d'être mariée dans
l'église de mon couvent. A très-peu de différence
près, toutes mes journées se passèrent ensuite comme
celles dont vous avez été témoin. Depuis votre ar-
rivée il y a un intérêt de plus 5 et il est vif, je vous
assure , car je serais fort étonnée si après moi vous
n'étiez pas ce que monsieur de Sénange aime le
mieux. »
Elle a terminé son récit par ces mots auxquels
j'aurais bien voulu changer quelque chose. — Un
jardinier nous a appris qu'il était onze heures. Nous
ovons couru au batepu : Adèle était inquiète de s'fi-
ADÈLE DE SENANGE. 113
ire oubliée si long-lemps, et ne savait pas trop
comment excuser une pareille étourderie , car mon-
sieur de Sénange déjeûne toujours à dix heures pré-
cises.
Nous revenions avec cet empressement, ce bruit
de la jeunesse qui s'entend de si loin. Adèle a ou-
vert la porte du salon avec vivacité ; mais elle s'est
arrêtée saisie, en y trouvant monsieur de Sénange
établi dans son fauteuil ; il paraissait lire. Dès qu'il
nous a vus , il a sonné pour que Ton servit le dé-
jeuner. Il a pris son chocolat sans dire un mot ;
Adèle n'osait pas lever les yeux, et nous sommes
tous restés dans le plus grand silence. Le déjeuner
fini , il a repris son livre -, Adèle a apporté son ou-
vrage près de lui , et je suis remonté dans ma cham-
bre.
Que je suis embarrassé de ma contenance! L'air
froid et sévère de monsieur de Sénange me glace et
m'impose au point que , s'il ne me parle pas le pre-
mier, il me sera impossible de lui dire une parole.
Ah ! cette matinée si douce devait-elle finir par un
orage !
LETTRE XXVII. — Ce 5 septembre au soir. .
Au lieu de descendre à trois heures comme à mon
ordinaire, j'ai patiemment attendu qu'on vint me
chercher pour dîner; car j'aurais été trop confus de
me retrouver peut-être seul avec monsieur de Sé-
nange, craignant qu'il ne fût encore fâché; mais
10.
114 ADÈLE DE SÉNANGE.
dans la salle à manger tout fait diversion. Il n'y a
que les gens timides qui sachent combien on est heu-
reux quelquefois d'avoir à dire qu'une soupe est trop
chaude, un poulet trop froid ; chaque plal peut de-
venir un sujet de conversation ; et je ne pouva:s
guère compter sur mon esprit pour me fournir quel-
que chose de plus brillant. Mais comme rien n'arrive
jamais , ainsi que je le prévois , ou que je le désire,
en descendant , les gens m'ont averti qu'on m'atten-
dait pour se mettre à table : j'ai donc été obligé
d'entrer dans le salon. Aussitôt qu Adèle m'a vu,
elle s'est levée et a donné le bras à monsieur de Sé-
nange : je me suis rangé sur leur passage; et lors-
qu'ils ont été devant moi, je leur ai fait une pro-
fonde révérence... Apparemment que, sans m'en
apercevoir, j'avais supprimé depuis long-temps cette
grave politesse ; car monsieur de Sénange s'est ar-
rêté avec étonnement , m'a regardé depuis la tête
jusqu'aux pieds , et m'a rendu mon salut d'une ma-
nière si affectée qu'Adèle a fait un grand éclat de
rire. Il a souri aussi : « Venez , m'a-t-il dit, mais ne
la laissez plus s'oublier si long-temps; elle ne sait
pas encore combien le monde est méchant, et vous
seriez inexcusable de la rendre l'objet d'une calom-
nie. » — J'ai voulu lui répondre ; il ne l'a pas per-
mis , et nous sommes allés nous mettre à table. Pen-
dant le repas , il m'a parlé avec encore plus d'amitié
qu'à l'ordinaire, a traité Adèle avec plus de consi-
dération, lui a demandé souvent son avis, même
sur des choses indifférentes ; et regardant ses gens
ADÈLE DE SÉNAIXGE. 115
avec un sérieux presque sévère, que je ne lui avais
jamais vu, il m'a prouvé qu'il fallait rappeler leur
respect lorsqu'on voulait prévenir leurs malignes
observations.
Quoiqu'il soit venu beaucoup de monde après
diner, Adèle a trouvé moyen de m'apprendre que le
matin monsieur de Sénange étant resté encore long-
temps sans lui parler, cela lui avait fait tant de peine
qu'elle s'était mise à pleurer sans rien dire non plus ;
qu'alors il lui avait demandé ce qui l'affligeait , et
qu'elle lui avait répondu qu'elle craignait de l'avoir
fâché. — Non , a-t-il repris , mais j'ai été malheu-
reux de voir que vous pouviez m'oublier. — Elle
Ta assuré que jamais elle n'avait été plus occupée
de lui, et lui a raconté tout ce qu'elle m'avait dit de
son mariage , de sa reconnaissance , des pensionnai-
res, des goûters, « A mesure que je lui parlais,
m'a-t-elle dit, la sérénité revenait sur son visage.
— Je vous crois , a-t-il répondu ; mais ceux qui ne
vous connaissent pas auraient pu interpréter bien
mal une promenade si longue et à une heure si ex-
traordinaire.— J'ai promis d'être plus attentive, et
il n'a plus voulu qu'il en fut question. » — Qu'il
est bon ! Henri , et quelle humeur j'aurais eue à sa
place ! Mais ne parlons plus de cet instant de trou-
ble ; c'est demain un jour de bonheur et de joie pour
cette maison : demain nous célébrons la convales-
cence de monsieur de Sénange : combien il va jouir
de la fête qu'Adèle lui prépare !
116 ADÈLE DE SÉNANGE.
LETTRE XXVIII. — Ce 4 septembre.
Ah ! jamais , jamais je ne me promettrai aucun
plaisir; et môme j'attendrai mes chagrins des choses
qui plaisent ou qui réussissent aux autres hommes.
— Légère Adèle , comme je vous aimais ! — Au
surplus , j'ai moins perdu qu'elle -, c'était sa vie en-
tière que j'espérais rendre heureuse, et sa coquet-
terie ne me causera que la peine d'un moment. Mais
je suis trop agité pour écrire à présent -, demain je
tous raconterai tous les détails de cette fête que,
pour l'amour d'elle, j'avais si vivement désirée.,..
LETTRE XXIX. — Ce 5 septembre.
Hier matin, en descendant, je trouvai Adèle
dans une galerie que monsieur de Sénange n'occupe
que lorsqu'il a beaucoup de monde. Elle Pavait des-
tinée à être la salle du bal : une place particulière ,
entourée de tous les attributs de la reconnaissance ,
était réservée pour monsieur de Sénange. Adèle
vint au-devant de moi , et , sans me laisser le temps
de parler, elle me pria d'aller lui tenir compagnie et
surtout d'empêcher qu'il ne la fit demander. Je
voulus lui dire combien j'étais heureux du plaisir
qu'elle allait avoir ; elle ne rn écouta point. Je com-
mençai deux ou trois phrases qu'elle interrompait
toujours, en me disant de m'en aller. Cette vivacité
m'impatientait un peu; cependant, je lui obéis et
ADÈLE DE SENANGE. Il7
j'entrai chez monsieur de Sénange. Il posa son livre,
et me dit en riant que son vieux valet de chambre
l'avait mis dans le secret; mais qu'il jouerait l'élon-
nement de son mieux afin de ne rien déranger à la
fêle. — Nous entendions un bruit horrible de clous,
de marteaux , de mouvement de meubles ; et il s'a-
musait beaucoup de la bonne foi avec laquelle Adèle
croyait qu'il ne s'apercevait point de tout ce tracas.
— A dix heures précises, il me dit d'aller la cher-
cher pour déjeuner ; car il faudra être prêt de bonne
heure , ajouta- t-il. Je revins avec elle ; il eut la com-
plaisance de se dépêcher , et bientôt il nous quitta ,
en disant assez naturellement qu'il allait passer dans
sa chambre.
A peine fut-il sorti du salon, qu'Adèle le fit or-
ner de fleurs, de guirlandes et de lustres. A midi ,
elle alla faire sa toilette ; et , à près de deux heures,
elle m'envoya prier de descendre chez monsieur de
Sénange. Dès que j'y fus, on vint l'avertir que
quelques personnes l'attendaient. Il se leva en me
regardant mystérieusement , prit mon bras , et en-
tra dans le salon : il y trouva ses amis qui s'étaient
réunis pour l'embrasser et le féliciter sur sa conva-
lescence. Tout le village vint aussitôt , les vieillards ,
la jeunesse, les enfans ; il fut parfait pour tous. —
Adèle le conduisit sur une pelouse qui borde la ri-
vière : elle y avait fait placer une grande table, au-
tour de laquelle ces bonnes gens se rangèrent*, mais
avant de s'asseoir pour dîner , chacun d'eux prit un
verre, et but à la santé de leur bon seigneur : à sa
118 ADÈLE DE SENANGE.
longue santé ! s'écria Adèle ; à sa longue santé ! re-
prirent-ils tous à la fois.
Lorsqu'ils furent assis, nous revînmes dans la
salle à manger ; monsieur de Sénange fut fort gai
pendant le repas. Nous étions encore au dessert ,
quand nous entendîmes le bruit d'une \oiture , et
vîmes paraître madame la duchesse de Mortagne ,
son fils et ses deux filles. Je reconnus l'aînée ; c'était
cette jeune pensionnaire, belle et modeste , qu'Adèle
préférait à toutes, et dont j'avais été frappé dans les
classes du couvent. Elle présenta son frère à son
amie , qui le présenta , à son tour , à monsieur de
Sénange, en lui disant qu'elle avait prié ses com-
pagnes d'amener chacune un de leurs païens , afin
que son bal ne manquât pas de danseurs.
Plusieurs voitures se succédèrent; et avant six
heures, quarante jeunes personnes offrirent des
fleurs j des vœux , pour le bonheur et la santé de
ce bon vieillard : elles chantèrent une ronde faite
pour lui ; Adèle commençait , et elles répétaient en-
suite chaque couplet, toutes ensemble. Ce moment
fut fort agréable , mais passa bien vite. Après qu'il
les eut remerciées, le bal commença. Elles furent
toutes très- gaies : Adèle dit qu'elle désirait ne pas
danser, pour s'occuper davantage des autres.
Je n'avais pas l'idée d'un besoin de plaire sem-
blable à celui qu'elle a montré. Jamais on ne la trou-
vait à la même place : elle parlait à tout le monde ;
aux mères, pour louer leurs enfans aux filles ,
pour demander ce qui pouvait leur plaire.... aux
ADÈLE DE SÉflANGE. 119
jeunes gens, pour les remercier d'être venus
Réellement , j'étais confondu ; elle me paraissait une
personne nouvelle. — Elle ne me regarda , ni ne me
parla de la journée. J'essayai un moment d'attirer
son attention , en me plaçant devant elle , comme
elle traversait la salle ; mais elle se détourna, et alla
causer avec monsieur de Mortagne , dont la danse
brillante fixait les regards de tout le monde. J'en-
tendis Adèle le plaisanter sur ses succès. — 11 la
pria de danser avec lui : et elle qui , dès le commen-
cement du bal , n'avait pas voulu danser, pour mieux
faire les honneurs de sa maison ; elle qui avait re-
fusé tous les autres hommes , après s'être très-peu
fait prier, l'accepta pour une contre-danse! — Il faut
être vrai, Henri, ils avaient l'air bien supérieurs
aux autres. On fit un cercle autour d'eux pour les
voir et les applaudir. Adèle, enivrée d'hommages,
voulut danser encore, et toujours avec monsieur de
Mortagne. Se reposait-elle un instant? il s'asseyait
près de sa chaise. — Désirait-elle quelques rafrai-
chissemens ? il courait les lui chercher. — Parlait-
on d'une danse nouvelle? il était trop heureux de la
suivre ou de la conduire. — Enfin , ils ne se quit-
tèrent plus.... Il jouait avec son éventail , tenait un
de ses gants qu'elle avait ôtés , et elle riait de ses
folies. — Son bouquet tomba , il le ramassa, le mit
dans sa poche, et elle le lui laissa. Je n'ai jamais
vu de coquetterie si vive de part et d'autre.
A onze heures , les fenêtres du jardin s'ouvrirent,
et l'on aperçut une très-belle illumination. Partout
120 ADELE DE SENANGE.
étaient les chiffres de monsieur de Sénange , partout
des allégories à la reconnaissance ; et Adèle ne pensa
seulement pas à les lui faire remarquer Entraînée
par mesdemoiselles de Mortagne et leur frère, elle
courait dans les jardins. Je ne la suivis point ; car
je puis être tourmenté, mais je ne m'abaisserai ja-
mais jusqu'à être importun.
Monsieur de Sénange, craignant l'air du soir,
n'osa pas se promener, et resta avec moi. Bientôt
nous entendîmes sur la rivière une musique char-
mante ; et les vifs applaudissemens de toute cette
jeunesse nous firent juger combien Adèle était con-
tente d'elle-même. Vers minuit on commença à ren-
trer. Madame de Mortagne revint, et pria monsieur
de Sénange de faire appeler ses enfans : après bien
des cris et des courses inutiles , ils arrivèrent avec
Adèle. Monsieur de Mortagne, en la quittant, lui
demanda la permission de venir lui faire sa cour....
Elle lui répondit qu'elle serait très-aise de le voir ,
sans se rappeler qu'elle m'avait fait défendre sa porte
long-temps , sous le prétexte que sa mère lui avait
recommandé de ne recevoir personne pendant son
absence. Elle embrassa ses sœurs avec plus de
tendresse qu'elle n'avait fait aucune de ses com-
pagnes.
Lorsqu'elles furent toutes parties , monsieur de
Sénange remercia sa femme avec une bonté que je
trouvai presque ridicule ; car si elle avait imaginé
cette fête pour lui , au moins Pavait-elle bientôt
oublié pour en jouir elle-même. — Comme elle
ADÈLE i)L SEW ANGE. 1*21
montait clans sa chambre, elle daigna s'apercevoir
que j'étais déjà au haut de l'escalier , et elle me dit
assez légèrement : «Bonsoir, Myiord! — Vous auriez
pu me dire bonjour, lui répondis-jc froidement. —
Pourquoi donc? — Parce que vous ne m'avez pas
vu delà journée. — Vous voulez dire parce que je
ne vous ai pas remarqué, reprit-elle avec ironie. » —
Je ne lui laissai pas le plaisir de se moquer de moi
davantage, et je gagnai le corridor qui conduit à mon
appartement. Au détour de l'escalier, je vis qu'elle
était restée sur la môme marche où elle m'avait
parlé , et me suivait des yeux ; elle croyait peut-être
que je m'arrêterais un instant, mais je rentrai tout
de suite dans ma chambre. — Je yous avais bien dit,
Henri, qu'elle était coquette; cependant , j'avoue
que je n'aurais jamais cru qu'il fut possible de l'être
à cet excès. Certes je ne suis point jaloux , car je
voudrais pouvoir l'excuser : je Youdrais même me
persuader qu'un sentiment de préférence l'entraînait
Yers ce jeune homme-, alors du moins elle pourrait
m'intéresser encore!,... Mais elle le voyait pour la
première fois!... Quedis-je, pour la première fois?
Peut-être Ta-t-elle connu au couvent lorsqu'il y ve-
nait voir ses sœurs. Elle ne l'a jamais nommé, de
crainte de se laisser pénétrer. Qui sait si cette fête n'a
pas été imaginée pour l'introduire dans la maison?
Et voilà cette sincérité que j'adorais , et qui n'était
qu'un raffinement de coquetterie ! — Àh ! sans les
égards que je dois à monsieur de Sénange , je serais
parti cette nuit même, et elle ne m'aurait jamais
11
122 ADÈLE DE SÉXAXGE.
revu-, mais je ne resterai pas long-temps, je vous
assure: demain je remettrai son portrait, que j'ai
eu la faiblesse de garder jusqu'à présent.
LETTRE XXX. — Même jour.
Je n'ai à me plaindre de personne ; Adèle même
n'a point de tort avec moi. Ce n'est pas elle qui a
cherché à m'aveugler ; c'est moi , insensé ! qui pre-
nais plaisir à l'embellir , à la parer de toutes les qua-
lités que je lui désirais, à me persuader que les dé-
fauts que je lui connaissais n'existaient plus , parce
qu'ils n'avaient plus l'occasion de se montrer....
Elle ne se donnait pas la peine de paraître bien ; elle
ne faisait que suivre ses premiers mouvemens , et il
y avait plus de bonheur que de réflexion dans sa
conduite. — Il m'aurait été trop pénible de la revoir
ce malin ; j'ai fait dire qu'ayant été incommodé , je
ne descendrais pas pour le déjeûner : mais j'entends
du bruit dans le corridor :.... c'est la marche de
monsieur de Sénange.... la voix d'Adèle — On
frappe à ma porte..*, ah! vient-elle jouir de ma
peine? *
Ce sont eux , Henri , qui , inquiets de ce que je
ne descendais point , sont venus voir si je n'étais pas
plus malade qu'on ne le leur avait dit. Monsieur de
Sénange , appuyé sur le bras d'Adèle , est entré en
me disant qu'en bons maîtres de maison , ils dési-
raient savoir si je n'avais besoin de rien?... Il s'est
assis près de moi , et m'a questionné avec beaucoup
ADÈfE DE SÉWXGF. 1 *>3
d'intérêt sur ma santé. Pondant ce temps, Adèle est
restée debout , sans parler, précisément comme si
elle ne fût venue que pour le conduire. Elle était
pale ; elle n'a pas levé les yeux.... j'étais assez
faible pour souffrir de son embarras. Je sais qu'en
France les femmes se permettent d'entrer dans la
chambre d'un homme qui se trouve malade chez
elles à la campagne ; mais le souvenir de nos usages
donnait à la visite d'Adèle un charme qui me trou-
blait malgré moi. Que je voudrais que cette maudite
fête n'eut jamais eu lieu !.... Elle ne m'a rien dit ;
seulement , en s'en allant , elle m'a demandé si je
descendrais dîner ? — Je lui ai répondu que je serais
dans le salon à trois heures.
Depuis que je l'ai revue , Henri , je me sens plus
calme; j'avais tort de craindre sa présence, je ne
l'aime plus mais je sens un vide que rien ne peut
remplir. Adèle occupait toute ma pensée , était
l'unique objet de tous mes vœux;... ce qui m'en-
toure m'est devenu étranger.... Adèle n'est plus
Adèle.... Il me semble aussi que monsieur de Sé-
nange n'est plus le même et moi ! . . . moi ! . . . que
ferai-je de moi?...
LETTRE XXXI. — Même jour.
Comment oser l'avouer? j'ai trouvé qu'elle avait
raison, que j'étais trop heureux : je vous assure que
j'ai été injuste ; écoutez-moi. — A trois heures, je
suis descendu dans le salon , ainsi que je l'avais
124 ADEEE DE SENANGE.
promis. Adèle travaillait; elle ne m'a pas regardé ;
j'ai cru apercevoir qu'elle pleurait. Ne me sentant
plus la force de lui faire aucun reproche , je me suis
éloigné, et j'ai été prendre, le plus indifféremment
que j'ai pu, un livre à l'autre bout de la chambre.
Elle continuait son ouvrage sans lever les yeux :
bientôt j'ai vu de grosses larmes tomber sur son
métier : toutes mes résolutions m'ont abandonné ;
je me suis rapproché , et , entraîné malgré moi ,
« Adèle, lui ai-je dit, je n'existais que pour vous!
daigneriez-vous partager une si tendre affection ?
pouvez-vous seulement la comprendre ?» — Elle a
levé ses yeux au ciel : nous avons entendu le pas
de monsieur de Sénange; j'ai été reprendre mon
livre.
Peu de temps après nous avons passé dans la
salle à manger : j'ai essayé d'amuser monsieur de
Sénange, mais il y avait trop d'efforts dans ma gaieté
pour pouvoir y réussir. Adèle n'a pas dit un mot.
En sortant de table je l'ai priée tout bas de m'écou-
ter un instant avant la fin du jour: elle l'a promis
par un signe de tête. Selon notre usage, j'ai joué aux
échecs avec monsieur de Sénange; il m'a gagné, ce
qui lui arrive rarement.
A six heures, il est venu du monde : Adèle a
proposé une promenade générale : elle l'a suivie
quelque temps ; mais peu à peu elle a ralenti sa
marche , et nous nous sommes trouvés seuls , assez
loin de la société. J'avais mille questions à lui faire,
et cependant j'étais si troublé, qu'il ne m'en venait
ADÈLE DE SEXANGE. 125
aucune. Enfin , je lui ai demandé si elle connaissait
monsieur de Mortagne avant le bal : elle m'a assuré
que non. « Monsieur de Mortagne, m'a-t-elle dit,
est un parent très-éloigné de ma mère , et le chef
de sa maison. Quoiqu'elle l'ait toujours recherché
avec soin , elle n'a jamais permis que je le visse au
couvent : depuis que j'ensuis sortie, vous savez dans
quelle solitude j'ai vécu. J'aime beaucoup ses sœurs ;
mais monsieur de Mortagne , je ne le connais pas.
— Pourquoi donc avez -vous été si coquette avec
lui? — Qu'appelez-vous coquette, m'a-t-elle de-
mandé avec son ingénuité ordinaire? — Comment ! me
suis-je écrié, vous ne le savez pas? c'est involontaire-
ment que vous l'avez si bien traité! » — Elle m'a ré-
pondu qu'elle ne savait ni la faute qu'elle avait com-
mise , ni ce qui m'avait fâché. « Dans le commen-
cement du bal 5 m'a-t-elle dit , vous regardant comme
de la maison , j'ai cru qu'il était mieux de s'occuper
des autres : à la fin, la gaieté de mes compagnes m'a
gagnée; tout le monde me priait de danser; j'en
avais bien envie : monsieur de Mortagne danse mieux
que personne, et je l'ai préféré. » — Mais il tenait
vos gants ; il a gardé votre bouquet ! — « J'ai
trouvé très-singulier , très-ridicule , qu'il y attachât
du prix ; et je les lui ai laissés, parce que je n'y en
mettais aucun. — Tous ne savez donc pas, Adèle,
que ce sont des faveurs que je n'aurais jamais pris
la liberté de vous demander; et si quelquefois j'ai
gardé les fleurs que vous aviez portées, au moins
n'ai-je pas osé vous le dire, — Pourquoi ? m'a-t-elle
11.
126 ADELE DE SENAXGE.
répondu avec tristesse, cela m'aurait appris à n'en
laisser jamais à d'autres. » — A ces mots, Henri,
j'ai tout oublié : je lui ai juré de lui consacrer ma
vie. — La plus tendre reconnaissance s'est peinte
dans ses yeux ; elle me remerciait d'un air étonné ,
et comme si j'eusse été trop bon de l'aimer autant.
— Quelle ravissante simplicité ! Bientôt toute la
compagnie nous a rejoints ; il a fallu la suivre.
Le reste du jour , toutes les expressions innocen-
tes, délicates, dont Adèle s'était servie, sont reve-
nues à mon esprit , quelquefois encore avec un sen-
timent d'inquiétude que je me reprochais. Je suis
heureux : je me le dis , je mêle répète ; maintenant,
je suis obligé de me le répéter, pour en être sûr.
Combien on devrait craindre de blesser une âme
tendre! elle peut guérir -, mais qu'un rien vienne la
toucher , si elle ne souffre pas , elle sent au moins
qu'elle a souffert. Je suis heureux ; et pourtant une
voix secrète me dit que je ne pourrais pas voir une
fête , un bal , sans une sorte de peine ; Je son d'un
violon me ferait mal. Ah ! mon bonheur ne dépend
plus de moi.
Ce soir, mon valet de chambre m'a remis une
lettre qu'il m'a dit avoir été apportée avec mystère,
et qui m'oblige d'aller à Paris dans l'instant. Une
femme très-malheureuse , dont je vous ai déjà parlé,
implore mon secours : sans doute elle a vu combien
elle m'inspirait de pitié. Je ne puis trouver le mo-
ment d'apprendre à Adèle la raison qui me force à
m'éloigner. Je n'ose pas lui écrire non plus : car
ADÈLE DE SE \ ANGE. 127
cela pourrait paraître extraordinaire... mais je ne
serai qu'un jour loin d'elle.... cependant, si cette
courte absence , surtout au moment de notre ex-
plication , allait lui déplaire!... Oh! non — elle
ne saurait soupçonner un cœur comme le mien.
LETTRE XXXII. — Paris , ce 6 septembre.
Voici la lettre qui m'a fait partir si brusquement;
jugez , Henri , si je pouvais m'en dispenser.
Copie de la lettre de la sœur Eugénie , religieuse au
couvent où Adèle a été élevée.
« C'est moi , Mylord , qui ose m'adresser à vous ;
c'est cette jeune religieuse qui faisait la prière le
jour que vous vîntes voir le service des pauvres , au
couvent de Sainte-Anastasie. Il me parut alors que
vous deviniez la douleur dont j'étais accablée. J'a-
perçus dans vos regards un sentiment de compassion
qui adoucit un peu mes profonds chagrins; je bénis
votre bonté ; je vous dus un bien incalculable pour
les malheureux, celui de cesser un moment de pen-
ser à moi ! celui plus grand encore d'oser prier le
ciel pour vous, Mylord , qui, peut-être , n'avez au-
cun désir à former. Hélas! depuis long-temps, j'ai
cessé d'invoquer Dieu pour moi-même ; pour moi ,
qui l'offense sans cesse , qui , tour à tour, gémissant
sur mon état, ou succombant sous le poids des re-
mords , vis dans le désespoir du sacrifice que j'ai fait
à la vanité. Mais , permettez-moi de chercher à
128 ADÈLE I>E SE N ANGE,
m'excuser à vos yeux ; pardonnez , si j'ose vous
occuper un instant de moi , et vous parler des
peines qui m'ont poursuivie depuis que je suis au
monde.
)> J'avais huit ans , lorsque ma mère mourut; je
la pleurai alors avec toute la douleur qu'un enfant
peut éprouver ; mais je ne sentis véritablement Té-
tendue de la perte que j'avais faite , qu'après que
Page m'eut appris à comparer , et que le bonheur
de mes compagnes m'eut en quelque sorte donné la
mesure de ma propre infortune. Alors il me sembla
que ma mère m'était enlevée une seconde fois : je
lui donnai de nouvelles larmes , et je repris un deuil
que je ne quitterai jamais.
» Depuis , toutes les années de ma jeunesse ont
été marquées par l'adversité. Mon père mourut de
chagrin , à la suite d'une banqueroute qui lui enle-
vait tout son bien. Un seul de ses amis me conserva
de l'intérêt ; je le perdis avant qu'il eût pu assurer
mon sort. Il ne me restait plus que quelques parens
éloignés ; les religieuses leur écrivirent. Les uns re-
fusèrent de se charger de moi ; d'autres ne répon-
dirent même pas : enfin, Mylord, que vous dirai-je?
je me vis à dix-sept ans sans amis , sans famille, sans
protecteurs, à la veille d'éprouver toutes les horreurs
de la plus affreuse pauvreté.
» On avait cru soigner beaucoup mon éducation,
en m'apprenant à chanter, à danser; mais je ne
savais exactement rien faire d'utile : d'ailleurs j'au-
rais rougi alors de travailler pour gagner ma vie , et
ADÈLE DE SÉNANGE. 129
j'étais encore plus humiliée qu'affligée de ma misère.
Les religieuses seules m'avaient témoigné quelque
pitié : leur retraite me parut une ressource contre
les malheurs qui m'attendaient. Elles s'engagèrent
a me recevoir sans dot, si je pouvais supporter les
austérités de la maison. L'effroi de me trouver sans
asile, si elles ne m'admettaient pas, me donna une
exactitude à suivre la règle , qu'elles prirent pour de
la ferveur. Tout entière à cette crainte , je passai
l'année d'épreuve , sans considérer une seule fois
l'étendue de l'engagement que j'allais contracter. Je
n'avais devant les yeux que le malheur et l'humilia-
tion où je serais plongée , si elles me rejetaient dans
le monde. Mais , comme celui qui tombe et meurt
en arrivant au but , le jour même que je prononçai
mes vœux fut le premier instant où les plus tristes
réflexions vinrent me saisir. Le soir , en rentrant
dans ma cellule, je pensai avec terreur que je n'en
sortirais que pour mourir. Je la regardai pour la
première fois. Imaginez, Mylord, un petit réduit
de huit pieds carrés , une seule chaise de paille , un
lit de serge verte, en forme de tombeau, un prie-
dieu , au-dessus duquel était une image représen-
tant la mort et tous ses attributs. Voilà ce qui m'é-
tait donné pour le reste de ma vie ! Je regardai
encore la petitesse de cette chambre ; et, involon-
tairement, j'en fis le tour à petits pas, me pressant
contre le mur , comme si j'eusse pu agrandir l'es-
pace , ou que ce mur dut fléchir sous mes faibles ef-
forts : je me retrouvai bientôt devant cette image.
130 ADÈLE DE SENWGE.
qui m'annonçait ma propre destruction. En Féxa-
minant plus attentivement, j'aperçus qu'on y avait
écrit une sentence cle Massillon : je pris ma lampe ,
et je lus que le premier pas que l'homme fait dans la
vie, est aussi le premier qui l'approche du tom-
beau. Ces idées m'accablaient ; je retombai sur ma
chaise. Reprenant ensuite quelques forces , je m'ap-
prochai encore de ce tableau ; je le détachai pour le
considérer de plus près. Mais comme il suffît, je
crois, d'être malheureux , pour que rien de ce qui
doit déchirer l'âme n'échappe à l'attention, après
avoir lu, regardé , relu , je le retournai machinale- «
ment, et ce fut pour voir ces paroles de Pascal ,
écrites d'une main tremblante * : Si l'éternité existe,
c'est bien peu que le sacrifice de notre vie pour
l'obtenir; et si elle n'existe pas, quelques années de
douleur ne sont rien.... Ce doute sur l'éternité, ma
seule espérance; ce doute qui ne s'était jamais offert
à moi , m'épouvanta ; je me jetai à genoux. Je ne
regrettais pas ce monde que j'avais quitté , et qui
m'effrayait encore ; mais les vœux éternels que je
venais de prononcer me firent frémir. Je versais des
larmes, sans pouvoir dire ce que j'avais; je me dé-
solais , sans former aucun souhait ; je ne sentais
qu un mortel abattement , dont je ne sortais que
par des sanglots prêts à m' étouffer. Enfin, je fus
* Lorsqu'une religieuse meurt, sa cellule, ainsi que lout
ce qui lui a appartenu, passe à la nouvelle postulante; ces
paroles avaient été probablement écrites par la dernière qui
avait occupé cette chambre.
ADELL DE SÉAAJXGU. 131
rendue à moi-même par le son de la cloche qui nous
appelait à l'église; je m'y traînai. Ma voix qui,
jusque-là, s'était fait entendre par dessus celle de
toutes mes compagnes, ma voix était éteinte : j'étais
debout, assise comme elles, suivant tous leurs mou-
vemens, sans savoir ce que je faisais. Après l'office,
les religieuses se mirent à genoux, pour faire cha-
cune tout bas une prière particulière à sa dévotion.
Je me prosternai aussi. A cette même place, où, la
veille encore, j'avais invoqué le ciel avec tant de con-
fiance , je joignis mes mains avec ardeur ; et , bai-
gnée de larmes, je m'humiliai devant Dieu; je lui
demandai , je le suppliai , de détruire en moi le sen-
timent et la réflexion. Je sortis de l'église avec mes
compagnes; et, pendant quelques jours , je fus un
peu plus tranquille : mais je n'étais plus la même ;
tout m'était devenu insupportable.
» La supérieure, dont la bonté est celle d'un ange,
lisait dans mon âme. J'en jugeais aux consolations
qu'elle me donnait ; car jamais un reproche n'est
sorti de sa bouche : jamais non plus elle n'a voulu
entendre mes douleurs. Un jour que, seule avec elle'
je me mis à fondre en larmes , les siennes coulèrent
aussi : «Pleurez, mon enfant, me dit-elle , pleurez ;
mais ne me parlez point. En voulant exciter la com-
passion des autres, on s'attendrit soi-même : on
passe en revue tous ses maux ; et s'il est quelque
circonstance qui nous ait échappé, on la retrouve ,
et elle nous blesse long temps. D'ailleurs, vous vous
révolteriez si , désirant vous donner du courage, je
132 ADELE DE SEi\Ai\GE.
m'efforçais de vous persuader que vous êtes moins à
plaindre. Votre faiblesse s'autoriserait de ma pitié,
pour se laisser aller au désespoir ; et vous imagine-
riez peut-être qu'il n'est point d'exemple d'un mal-
heur semblable au vôtre.... Combien vous yous
tromperiez!... Interdisez-vous donc la plainte, ma
chère enfant : mais soyez avec moi sans cesse; et,
puissiez-vous faire usage de ma raison et de la
vôtre ! »
» Depuis cet instant je ne la quittai plus. Sou-
vent je me désolais , et elle ne paraissait y faire at-
tention que pour essayer de me distraire. Quelque-
fois je riais jusqu'à la folie ; alors elle me regardait
avec compassion , mais sans me montrer jamais ni
impatience ni humeur. — Le croiriez-vous, Mylord !
son inaltérable douceur me fatigua ; combien il fal-
lait que le malheur m'eût aigrie ! Bientôt , loin de
la chercher, je l'évitai ; je m'enfonçai dans ma cel-
lule pour être seule : et là , je pensais sans cesse à
cet état où l'on ne conserve de la vie que les tour-
mens ; où tous les jours , toutes les heures de chaque
jour se ressemblent ; à cet état qui serait la mort si
l'on pouvait y trouver le calme. Ma santé dépéris-
sait-, j'allais succomber, lorsqu'un jour, que la su-
périeure était venue me retrouver dans ma cham-
bre, on accourut f avertir que tout un pan du mur
du jardin était tombé. Elle y alla -, je la suivis : la
brèche était considérable ; et je ne saurais vous ren-
dre le sentiment de joie que j'éprouvai en revoyant
le monde une seconde fois. À cet instant, je ne me
ADÈLE DE SÉKAMiL. 133
sentis plus ; je riais , je pleurais tout ensemble. Les
religieuses arrivèrent successivement; la supérieure,
"jïour leur cacher mon trouble , rne renvoya. Le len-
demain, dès cinq heures du matin, j'étais dans le
jardin*-; cette brèche donnait dans les champs et me
laissait apercevoir un vaste horizon. Je contemplai
le lever du soleil avec ravissement. La petitesse de
notre jardin, la hauteur de ses murs, nous empê-
chent de jouir de ce beau spectacle. Je me mis à ge-
noux; mon cœur m'échappa , comme malgré moi ;
et , dans ce moment d'émolion , je fis une courte
prière avec ma première ferveur. Ce jour je retour-
nai à l'église, je chantai l'office et j'y trouvai même
une sorte de plaisir.
» La faiblesse de ma santé me laissait une liberté
dont les religieuses ne jouissent que lorsqu'elles sont
malades. J'en profitais pour ne plus quitter le jar-
din , mais sans oser franchir la ligne où le mur avait
marqué la clôture ; car, dès que la possibilité de sor-
tir se fut offerte, les malheurs qui m'attendaient
dans le monde se présentèrent à mon esprit plus for-
tement que jamais. — Je restais des jours entiers sur
un banc qui est en face de cette brèche, souvent sans
me rappeler le soir une seule des réflexions qui m'a-
vaient fait tant souffrir. — La supérieure fit venir
les ouvriers ; l'architecte décida qu'il fallait abattre
encore une portion de ce mur avant de le réparer.
Chaque coup de marteau , chaque pierre qu'on em-
portait, me donnait un mouvement de joie ; il sem-
blait que la paix rentrât dans mon âme à mesure
12
134 ADELE DE SENAA'GE.
que l'espace s'étendait. Mais bientôt ils atteignirent
l'endroit où ils devaient s'arrêter. Rien ne pourrait
vous peindre le saisissement que j'éprouvai, lors-
qu'un matin , venant comme à l'ordinaire pour m'é-
tablir sur ce banc, j'aperçus qu'il y avait une pierre
de plus que la veille : on commençait à rebâtir!...
Je jetai un cri d'effroi , et cachant ma tète dans mes
mains , je courus vers ma cellule comme si la mort
m'eut poursuivie : j'y restai jusqu'au soir, anéantie
par la douleur. Ce même jour vous entrâtes dans le
monastère avec madame de Sénange ; je ne le sus
qu'à l'heure du service des pauvres 3 seul devoir au-
quel je n'avais jamais manqué. Votre regard, votre
pitié , seront toujours présens à mon cœur. Le len-
demain , la supérieure m'apprit par quel hasard vous
aviez eu la curiosité de voir notre maison. Elle me
parla avec attendrissement de votre extrême bonté,
de cette bonté qui va au-devant de tous les infortu-
nés, et qui les secourt d'abord sans s'informer s'ils
ont raison de se plaindre. Avec quelle reconnaissance
elle me parla aussi de la donation que vous veniez de
faire à notre hôpital ! Vous avez vu ces malheureux
un moment, et vos bienfaits les suivront par delà
votre existence Ah! j'ose vous en remercier,
moi , que le malheur unit , attache à tout ce qui
souffre !
)> Les jours suivons , je retournai au jardin ; je
m'y traînais lentement , comme on marche au sup-
plice-, je crois qu'une force surnaturelle m'y condui-
sait.... Ce mur s'élevait avec une rapidité qui me
ADÈLE DE SÉNANGE. 135
désespérait, Quelquefois ne pouvant plus supporter
l'activité des ouvriers, je fermais les yeux et restais
là absorbée dans mes vagues et sombres rêveries. En
me réveillant de cette espèce de sommeil , leur tra-
vail me paraissait doublé ; je m'éloignais , mais sans
être plus tranquille. Absente, présente, jour et
nuit, à toute heure, je voyais ce mur, éternellement
ce mur, qui s'avançait pour refermer mon tombeau.
Je ne priais plus, car je n'osais rien demander. Alors
Dieu, oui, Dieu, sans doute, rejetant un sacrifice
profané par les motifs humains qui m'avaient déci-
dée, Dieu m'inspira de m'adresser à vous. J'espérai
dans votre bonté si compatissante. Cependant, la
première fois que la pensée de manquer à mes vœux
se présenta , je la repoussai avec horreur ; mais hier,
le mur était presque achevé!.... encore un instant
et votre pitié même ne pourrait plus me secourir...
Arrachez-moi d'ici, Mylord , arrachez-moi d'ici.
Demain , à la pointe du jour, je me trouverai sur ce
mur ; les décombres m'aideront à monter : si vous
daignez vous y rendre , je vous devrai plus que la
vie. Mylord, ne rejetez pas ma prière; au nom de
tout le bonheur que vous devez attendre, des peines
que vous pouvez craindre, ayez pitiez de moi.
» Sœur Eugénie. »
P.-S. « Mylord , je n'abuserai point de votre
bienfaisance \ je refuserais la fortune s'il fallait avec
elle vivre dans l'oisiveté. Placez-moi dans une ferme,
donnez-moi des travaux pénibles , un désert où je
136 ADÈLE DE SE IV ANGE.
puisse au moins fatiguer mon inquiétude. Mylord ,
songez que vous pouvez prononcer mon malheur
éternel. »
II était près de onze heures lorsque je reçus cette
lettre ; n'ayant pas le temps d'envoyer chercher des
chevaux à Paris , je me fis mener par un des cochers
de monsieur de Sénange : un peu d'argent me ré-
pondit de son zèle et de sa discrétion. Je montai en
voiture avec mon fidèle John ; nous fûmes bientôt
arrivés. Je reconnus facilement la portion de mur
qui venait d'être bâtie; cette pauvre religieuse n'y
était pas encore. Nous eûmes te temps de rassembler
des pierres pour nous approcher de la hauteur de
cette brèche. Je commençais à craindre qu'elle n'eût
rencontré quelqu'obstacle , lorsque je la vis paraî-
tre; elle se laissa glisser doucement, et nous la re-
çûmes sans qu'elle se fût fait aucun mal. Épuisée
par la violence de tous les sentimens qu'elle venait
d'éprouver, elle s'évanouit. Nous la portâmes dans
la voiture que je fis partir bien vite. L'agitation et
le bruit la rappelèrent à la vie ; et ce fut par une
abondance de larmes qu'elle manifesta sa joie, lors-
que je lui dis « qu'elle était libre et que l'honneur
et le respect veilleraient sur son asile. »
Nous arrivâmes à l'hôtel garni où j'ai conservé
mon appartement. Elle s'était enveloppée avec tant
de soin qu'on ne pouvait deviner son état de reli-
gieuse. Je lui parlais avec les égards les plus respec-
tueux pour prévenir la première pensée qui aurait
pu naître dans l'esprit des gens de la maison. Son
ADÈLE DE SE N ANGE. 137
visage était pâle^ ses grands yeux noirs, pres-
qu'éteints, suivaient sans intérêt les personnes qui
marchaient dans la chambre. Je m'aperçus bientôt
que son abattement , cet air résigné de la vertu souf-
frante, intéressaient l'hôtesse ; j'en profitai pour lui
recommander de ne pas la quitter un instant ; et ,
me rapprochant d'Eugénie , je lui fis sentir combien
il serait dangereux que cette femme pénétrât son se-
cret. Je pensais bien qu'elle ne le dirait pas, car je
la savais sensible et bonne -, mais je croyais qu'en
forçant ainsi Eugénie à dissimuler sa peine, elle la
sentirait moins vivement.. . Mon cher Henri , on fait
bien des découvertes dans le cœur humain lorsqu'on
a un véritable désir de porter du soulagement aux
âmes malheureuses. Combien une sensibilité délicate
aperçoit de moyens au-delà de cette pitié ordinaire,
qui ne sait plaindre que les maux du corps ou les
revers de la fortune ! — La crainte de parler, l'envie
de laisser dormir sa garde, la fatigue, auront con-
tribué à faire assoupir quelques momens ma pauvre
religieuse.
Ce matin, elle s'est rendue dans le salon dès
qu'elle a su que je l'y attendais. J'ai cherché les cho-
ses les plus rassurantes et les plus douces à lui dire :
je lui ai présenté les soins que je lui rendais comme
un devoir ; c'était son frère , un ancien ami , qui était
auprès d'elle. Je suis parvenu à éloigner ainsi toutes
les expressions de la reconnaissance , et nous n'avons
plus parlé de son départ pour l'Angleterre, de son
établissement , quand elle y serait f que comme d'af-
13,
138 ADELE DE SÉNANGE.
faires qui nous étaient communes. Nous ayons été
d'avis qu'il fallait partir sur-le-champ pour être cer-
tain d'échapper à toutes les poursuites ; quoique j'es-
père que l'esprit et la bonté de la supérieure l'en-
gageront à ne commencer les démarches auxquelles
sa place l'oblige , que lorsqu'elle sera bien sûre de
leur inutilité. John, à qui je puis me fier, la con-
duira chez le docteur Morris., chapelain de ma
terre. Elle trouvera dans sa respectable famille, si-
non de grands plaisirs , au moins la tranquillité ; et
elle a tellement souffert que la tranquillité sera pour
elle le bonheur.
Adieu , je vais retrouver Adèle ; j'y vais plus sa-
tisfait encore qu'à mon ordinaire; car j'ai à moi
une bonne action de plus.
LETTRE XXXIII. — Neuilly, ce 7 septembre.
Adèle est malade; elle a refusé de me voir. Ce-
pendant , monsieur de Sénange est calme; il m'a dit,
d'un air assez indifférent , qu'on ne savait pas encore
ce qu'elle avait, mais que ce ne serait vraisembla-
blement rien. — Rien ! et elle ne veut pas me rece-
voir... Les gens vont dans la maison comme à l'or-
dinaire... Je ne vois point entrer de médecin. Il me
semble qu'il y a là une négligence qui ne s'accorde
point avec l'intérêt que monsieur de Sénange a pour
elle. Est-ce ainsi que l'on aime lorsqu'on est vieux?
Ah ! j'espère que je mourrai jeune... J'éprouve une
agitation que personne ne partage, dont personne
ADÈLE DE SÉNANGE. 139
n'a pitié. Il ne m'est pas permis de savoir comment
elle est; j'étonne quand je demande trop souvent de
ses nouvelles : ils la laisseront mourir!... Je viens
de passer devant sa chambre , je suis resté long-
temps contre sa porte, je n'ai entendu aucun mou-
vement; peut-être qu'elle se trouvait mal.... Mais
non, il y aurait eu de l'agitation autour d'elle; je
n'ai vu aucune de ses femmes, tout était fermé...
Que devenir ? mon ami , je croyais que j'avais été
malheureux! Oh, non, je ne l'avais jamais été...
Monsieur de Sénange me fait dire de descendre pour
diner ; il sort de chez elle , je cours le joindre....
7 septembre soir.
C'était tout simplement pour dîner avec du monde
qu'il me faisait avertir. J'ai trouvé, comme dans un
autre temps , quelques personnes qui étaient venues
de Paris. Adèle est malade! et rien ne paraissait
changé dans la manière de vivre ; seulement mon-
sieur de Sénange était froid avec moi. D'abord , j'ai
aimé cette distinction; c'était me dire que nous
éprouvions la même peine. Mais ensuite je n'ai
plus compris ce qu'il avait, lorsque après le diner,
au lieu de prendre mon bras selon son usage , il a
sonné un de ses gens , et m'a dit avec une politesse
embarrassée qu'il allait voir sa femme... Sa femme !
jamais il ne la nomme ainsi. ■ — Resté seul dans ce
grand salon, tout rempli d'Adèle, mille pensées à la
fois me sont venues à l'esprit. Il n'y a point d'émo-
tion que je n'aie éprouvée, point de petites habitu-
140 ADÈLE DE SÉNANGE.
des que je ne me sois rappelées... Ah! dès qu'un
sentiment vif nous occupe , faut-il que notre raison
nous échappe? Je m'étais assis dans le fauteuil d'A-
dèle; j'y trouvais même un peu de tranquillité, et
me rappelais avec douceur les momens que nous
avions passés ensemble; lorsque tout-à-coup une
voix secrète a semblé me reprocher d'avoir pris sa
place , me presser de la quitter, me faire craindre
qu'elle ne l'occupât plus... Celte pensée m'a causé
une terreur si vive , que je me suis précipité à l'au-
tre bout de la chambre. En me retournant , j'ai vu
encore ce fauteuil , sa petite table , son ouvrage, des
dessins commencés , et tout ce désordre d'une per-
sonne qui était là il y a peu d'instans et qui peut-être
n'y reviendra plus... J'ai fermé les yeux et me suis
enfui sans oser jeter un regard derrière moi.
Revenu dans ma chambre , je me suis empressé
de prendre le portrait d'Adèle que je possède encore.
Vous serez peut-être surpris que j'aie osé le garder
jusqu'à présent ; il est vrai que , dans le premier mo-
ment, je ne voyais que le danger de le conserver ;
mais bientôt , peu à peu , de jour en jour, je me suis
accoutumé à cette crainte : je me suis fait aussi un
bonheur nécessaire de regarder ce portrait. D'ail-
leurs, enhardi par la certitude que monsieur de Sé-
nange ne va jamais dans le cabinet où il était serré ,
je remettais toujours au lendemain à m'en séparer.
Combien, dans les angoisses que j'éprouvais, ce
portrait me devenait cherl Avec quelle émotion je
contemplai! (eu traits d'Adèle, ion regard lerein,
ADÈLE DE SÉNAXGE. 14 l
ce doux sourire, sa jeunesse qui devait me promettre
pour elle de nombreuses années! Je me sentais plus
tranquille ; et , quoiqu'encore effrayé , j'osais espérer
de l'avenir.
LETTRK XXXIV. —Ce 8 septembre.
Ne soyez pas trop sévère, ayez pitié de votre pau-
vre ami. Je ne suis plus le même : ou j'éprouve le
bonheur le plus vif, ou je suis abîmé de douleur;
tout est passion pour moi. — Adèle gardait la cham-
bre -, j'étais dévoré d'inquiétude, je craignais qu'elle
ne fût menacée de quelque maladie violente. Je ne la
voyais pas, je croyais que je ne devais plus la revoir ;
son tombeau était devant mes yeux, je voulais mou-
rir. Hé bien ! elle n'était seulement pas malade; c'é-
tait un caprice ou l'envie de me tourmenter et d'es-
sayer son empire. Mon ami ! est-ce que je serai
comme cela long-temps?
Ce matin , ne m'étant pas couché , ayant passé la
nuit à écouter, à expliquer le moindre bruit, à huit
heures j'ai entendu ouvrir son appartement. J'y ai
couru aussitôt pour demander de ses nouvelles. Sa
femme de chambre n'avait point refermé la porte ;
jugez de mon étonnement ! Adèle était levée ; elle pa-
raissait triste, mais tout aussi bien qu'à l'ordinaire.
Dès qu'elle m'aaperçu, son visage s'est animé. . . a Que
voulez-vous, monsieur? laissez-moi, m'a-t-elle dit,
laissez-moi , je ne veux voir personne. » — S?s fem-
mes étaient présentes ; tremblant , je me suis retiré.
142 ADÈLE DE SÉNANGE.
Elle a fait signe à une d'elles de fermer la porte sur
moi ; j'ai regagné ma chambre et me suis perdu en
conjectures. Qu'est-il arrivé? Qu'ai-je fait? Que
peut-on lui avoir dit de moi? Serait-ce de la jalousie?
ô Dieu! de la jalousie! Que je serais heureux! Ce
qui est sûr, c'est qu'elle n'est point malade,
LETTRE XXXV. — Ce 8 septembre, le soir.
À deux heures, j'ai fait demander à Adèle la per-
mission de lui parler ; elle m'a refusé en disant en-
core qu'elle était souffrante.... Est-ce qu'il serait
vrai? on peut être malade sans être changé... Mais
non ; monsieur de Sénange , ses femmes , celle sur-
tout qui ne la quitte jamais , qui l'aime comme son
enfant, m'ont assuré qu'elle était beaucoup mieux.
Je n'y puis rien comprendre. Elle m'a fait dire qu'elle
ne descendrait pas pour diner. Il m'était impossible
de me trouver tète à tète avec monsieur de Sénange ;
j'avais besoin de distractions , et je sentais que ce
n'était qu'en me plaçant au milieu d'objets indiffé-
rens pour moi que je pourrais me retrouver.
Avec ce projet , j'ai été dans la campagne sans
savoir où j'allais : je marchais comme quelqu'un
qu'on poursuit. Je ne sais combien de temps j'avais
couru, lorsqu'à la porte d'un petit jardin une jeune
fille m'a crié : — et Monsieur, voulez-vous des bou-
quets? — Et à qui les donnerai-je? » lui ai-je ré-
pondu. Les larmes me sont venues aux yeux ; Adèle
aime tant les fleurs!... Apparemment que j'étais
ADÈLE DE SÉ.VYiN'GE. 143
pâle et défait, car cette jeune fille me regardait avec
compassion. — ce Vous avez l'air tout malade , nra-
t-elle dit ; entrez chez nous pour vous reposer. » —
Je l'ai suivie machinalement -, elle m'a fait asseoir
sur un mauvais banc près de leur maison , et , se te-
nant debout devant moi , elle m'a regardé quelque
temps avec un air d'inquiétude et de curiosité. En-
fin, elle m'a dit : — « Voulez-vous prendre un bouil-
lon? Nous avons mis le pot au feu aujourd'hui , car
c'est dimanche. » — Je lui ai demandé seulement un
morceau de pain et un verre d'eau ; elle m'a apporté
du pain noir, et , dans un pot de grès 7 de l'eau as-
sez claire. Après avoir été assis un moment, je com-
mençais à sentir toute ma lassitude , et je restais sur
ce banc sans pouvoir m'en aller. Alors, cette jeune
fille m'a appris que son père était jardinier fleuriste;
qu'il était à l'église avec toute sa famille , qu'elle était
restée, parce que c'était à son tour de garder la
maison ; mais qu'ils allaient bientôt rentrer, et que
sa mère, qui s'entendait très-bien aux maladies, me
dirait ce que j'avais.
Je l'ai remerciée par un signe de tète, et, fer-
mant les yeux, je me suis mis à rêver à la bizarrerie
de ma situation et au caractère d'Adèle, J'ai été bien-
tôt arraché à mes réflexions par la jeune fille , qui
m'a crié avec effroi : — ((Monsieur, ouvrez donc les
yeux ; vous me faites peur comme cela ! » — J'ai
souri de sa frayeur; pour la dissiper, et pour répon-
dre à l'intérêt qu'elle m'avait témoigné , je m'effor-
çais de lui parler ; je lui ai demandé si elle avait des
144 ADELE DE SÉi\AI\GE.
frères et des sœurs. — « Onze, » m'a t-elle répondu
en faisant une petite révérence , « et je suis l'ainée. »
— «Quel âge ayez-vous? — Quatorze ans, et je
me nomme Françoise. » A chaque réponse, elle fai-
sait sa petite révérence. — a Votre père gagne-t-il
bien sa vie? — Oui; si ma mère n'avait pas toujours
peur de manquer, nous ne serions pas mal. Notre
malheur, c'est que dans l'été les bouquets ne se ven-
dent rien , et que l'hiver toutes les dames en veu-
lent, qu'il y en ait ou qu'il n'y en ait pas. » — Alors,
nous avons entendu le chien aboyer, et la famille est
rentrée. Dès que le père et la mère ont pu m'aper-
cevoir, ils ont appelé Françoise, lui ont parlé long-
temps bas ; puis, s'approchant, ils m'ont salué tous
deux. Je leur ai dit combien Françoise avait eu soin
de moi. — ce Ah ! c'est une bonne fille , a dit le père
en lui frappant doucement sur l'épaule. — Bah! a
repris la mère, pourvu qu'elle perde son temps, c'est
tout ce qu'il lui faut. » — La petite mine de Françoise,
qui s'était épanouie d'abord , s'est rembrunie bien
vite. — Combien les parens devraient craindre de
troubler la joie de leurs enfans ! Il me semble que je
remercierais les miens si je les entendais rire, si je
les voyais contens. Mais je me promettais bien de
dédommager Françoise. Sa mère s'est assise près
de moi. Elle m'a offert une soupe, je l'ai refusée. Le
bon père m' a proposé une salade du jardin. — «Oh!
une salade, m'a-t-il dit en riant, comme vous n'en
avez jamais mangé. » — Ce visage brûlé parle soleil,
ce corps que la fatigue avait courbé, sa bonne humeur,
ADÈLE DE SlLwMiL, 145
m'inspiraient une sorte d'affection mêlée de respect ;
j'ai accepté sa salade pour ne pas le chagriner en le
refusant. Françoise a couru bien vite la cueillir; sa
mère (madame Antoine) m'a présenté ses autres en-
fans, quatre garçons et six filles. A chaque enfant,
elle criait d'une voix aigre : — « Otez votre chapeau,
monsieur ; faites la révérence, mamselle. » — Et les
petits de me saluer et de s'enfuir aussitôt. Le père a
dit à sa femme d'aller accommoder ma salade ; il est
resté avec moi. Je lui ai demandé avec quoi il pou-
vait entretenir cette nombreuse famille. — «Avec mes
fleurs, m'a-t-il dit; quand elles réussissent, nous
sommes bien. Ma femme , comme vous avez vu,
gronde un peu ; mais c'est sa façon ; et puis nous y
sommes faits : Françoise chante, et cela m'amuse*
— Combien gagnez-vous par an? — Ah! je vis
sans compter : tous les soirs j'ajoute à mes prières :
« Mon Dieu , voilà onze enfans ; je n'ai que mon jar-
din, ayez pitié de nous 5 » et nous n'avons pas encore
manqué de pain. — Vous devez beaucoup travail-
ler? — Dame, il faut bien un peu de peine. Dans
ma jeunesse, il n'y en avait pas trop ; à présent, la
journée commence à être lourde. Mais Françoise
m'aide: elle porte les bouquets à la ville; Jacques,
le plus grand de nos garçons , entend déjà fort bien
notre métier ; les petits arrachent les mauvaises her-
bes -, à mesure que je m'affaiblis , leurs forces aug-
mentent , et bientôt ils se mettront tout-à-fait à ma
place. Je ne suis pas à plaindre. — Quoi ! lui ai»
je dit, avec une chaleur qui aurait été cruelle si elle
13
146 ÀDLLC DÉ SENAAGE.
avait été réfléchie, quoi ! vous ne vous plaignez pas !
Onze enfans!... un jardin!... et vous dites que vous
êtes content! — Oui, m'a-t-il répondu, fort con-
tent! Il ne nous est mort aucun enfant; nous n'a-
vons encore rien demandé à personne : pourquoi
nous plaignez-vous? Vous autres grands, on voit bien
que vous ne connaissez pas les gens de travail. On a
raison de dire que la moitié du monde ne sait pas
comment Fautre yit. »
Que de réflexions fit naître en moi cet exemple de
vertu et de modération -, moi , qui ne me suis jamais
trouvé heureux dans ma position , qu'on appelle
brillante!.. J'ai serré la main de ce bon vieillard. Il
n'avait pas prétendu m'instruire , et c'est peut-être
pour cela que sa sagesse a si vivement frappé mon
cœur....
Madame Antoine et Françoise ont apporté une
petite table avec ma salade. Le bon père avait rai-
son : jamais je n'en ai trouvé d'aussi bonne. Pendant
ce léger repas ] il me regardait avec l'air satisfait de
lui-même. Madame Antoine et Françoise restaient
debout devant moi , et, quoique je fusse sur qu'elles
n'avaient rien de plus à me donner, elles semblaient
attendre que je leur demandasse quelque chose, et
se tenaient prêtes à me servir* Les enfans aussi se
sont rapprochés peu à peu; je ne les effrayais plus.
Le père m'a prié de venir voir son jardin : le terrain
était si peu étendu, si précieux, qu'on n'y avait laissé
que de petits sentiers où nos pieds pouvaient à peine
se placer. Nous marchions l'un après l'autre, et la
ADÈLE DE SÉNA&GE. 147
famille , jusqu'au dernier petit enfant, nous sui-
vait, comme s'ils entraient dans ce jardin pour la
première fois. Au milieu de ce tableau si touchant,
je trouvais quelque chose de triste à ne voir que des
arbustes dépouillés, des tiges dont on avait coupé les
fleurs , ou quelques boutons prêts à éclore , et impa-
tiemment attendus pour les vendre. Cela me présen-
tait l'image d'une existence précaire, dépendante des
caprices de la coquetterie et de toutes les variations
de l'atmosphère. Je pensais , pour la première fois,
que les inquiétudes du besoin pouvaient être atta-
chées à la croissance d'une fleur !.. . J'ai abrégé cette
promenade, qui me devenait pénible. Revenu près
de !a maison , j'ai appelé Françoise , et lui ai donné
quelques louis pour s'acheter un habit ; sa mère les
lui a arrachés des mains , en disant qu'il fallait gar-
der cela pour les provisions de l'hiver. — « J'y au-
rais songé, » lui ai-je répondu avec humeur , et j'ai
encore donné à ma petite Françoise ; puis j'ai offert
au bon père de quoi habiller tous ses enfans , et j'ai
demandé que cette somme ne fut employée qu'à cet
usage. Je m'en allais, lorsque j'ai réfléchi que j'a-
vais pu affliger madame Antoine en m'occupant plu-
tôt du plaisir des enfans que des besoins du ménage-
je sentais que les sollicitudes d'une mère sont encore
de l'amour, et que son avarice n'est souvent qu'une
sage précaution. Je suis alors retourné vers elle, et
lui ai serré la main. — « Je reviendrai , lui ai-je dit,
pour les provisions de l'hiver. — Ah ! vous re-
viendrez! s'est écriée Françoise. — Il reviendra, di-
148 ADÈLE DE SÉNANGE.
saient les petits. — Vous le promettez? dit le père.
—Ne nous oubliez pas, dit la mère. » — Françoise te-
nait mon habit, le père une de mes mains ; la mère
s'était saisie de l'autre ; les enfants se pressaient con-
tre mes jambes. En me voyant ainsi entouré de ces
bonnes gens , en pensant au bonheur que je leur
avais procuré, j'oubliais mes propres peines -, et quoi-
que tous mes chagrins vinssent du cœur, je remer-
ciais le ciel d'être né sensible.
Après les avoir quittés , je suis revenu tranquille
par ce même chemin que j'avais traversé avec tant
d'agitation. Le jour était sur son déclin, j'admirais
les derniers rayons du soleil ; la paix de cette bonne
famille avait passé dans mon âme. Pour un moment,
je me suis senti plus fort que l'amour ; car j'ai pensé
que, si je ne pouvais pas être heureux sans Adèle,
au moins il pouvait y avoir sans elle des moments de
satisfaction. Plus calme, j'ai cru que sa colère était
trop injuste pour durer ; et , en repassant devant
son appartement, je me suis dit avec une tristesse
moins douloureuse : Si elle a eu pour moi une af-
fection véritable, nous nous raccommoderons bien-
tôt ; et si elle ne m'aimait pas!.... si Adèle ne
m'aimait pas! ah! qu'au moins je ne prévoie pas
mon malheur !
P. S. Il est dix heures , on vient de me dire que
monsieur de Sénange est avec elle ; je vais m'y
présenter encore. Il est bien difficile que , chez eux,
ils continuent long-temps à ne pas me recevoir.
ADÈLE DE SENANGE. 149
LETTRE XXXVI. — Une heure du matin.
Je la quitte , Henri. C'est cet infernal cocher qui
a tout dit, c'est sa maladroite indiscrétion qui m'a
jeté dans toutes les folies que je crois vous avoir
écrites. J'ai trouvé Adèle couchée sur un canapé ;
monsieur de Sénange était près d'elle. Ma présence,
quoiqu'ils m'eussent permis de venir les joindre, a
eu l'air de les étonner l'un et l'autre -, je me suis as-
sez légèrement excusé de n être point revenu pour
dîner. Monsieur de Sénange m'a demandé d'un air
froid où j'avais été; je lui ai répondu que, sans
m'en apercevoir, je m'étais trouvé à une trop grande
distance pour espérer d'être rentré à temps. Je me
suis mis à leur parler de Françoise , de son père,
du jardin.... Pas la plus petite interruption de mon-
sieur de Sénange ni d'Adèle. Cependant , lorsque
j'en suis venu aux adieux de cette bonne famille,
j'ai vu que je faisais quelque impression sur mon-
sieur de Sénange. Il m'a demandé si j'avais foi aux
compensations. Je ne l'ai pas compris , et l'ai avoué
franchement. — a Croyez-vous donc, m'a-t-il dit,
qu'on puisse enlever une femme aujourd'hui , et ré-
parer ce scandale le lendemain en secourant une fa-
mille? ))• Ce mot enlever m'a éclairé aussitôt : j'ai
regardé Adèle , qui baissait les yeux. — « Je vois ,
leur ai-jedit, qu'on vous a parlé d'une aventure à la-
quelle , peut-être, je me suis livré sans réfléchir-
mais vous me pardonnerez , j'espère, de n'avoir pas
hésité lorsqu'il s'agissait d'arracher quelqu'un au
150 ADÈLE DE SENANGE.
dernierdésespoir. m — Et, sans attendre leur réponse,
j'ai tiré de ma poche la lettre d'Eugénie, que j'ai
lue tout haut. A mesure que j'avançais, l'attendris-
sement de monsieur de Sénange augmentait ; Adèle
môme a laissé tomber quelques larmes. Lorsque j'ai
eu fini , il s'est approché de moi en m'embrassant :
— «C'est à vous à nous excuser, m'a-t-il dit, de
vous avoir soupçonné au moment où tant de géné-
rosité vous conduisait. Pardonnez-moi, mon jeune
ami , je vous aime comme un père , et les meilleurs
pères grondent quelquefois mal à propos. » — Pour
Adèle , elle n'allait pas si vite , et elle m'a demandé
où j'avais placé cette religieuse. Dès que j'ai dit
qu'elle était partie le matin même pour l'Angle-
terre, elle a paru soulagée , et a respiré comme si je
l'eusse délivrée d'un grand poids. — ail fallait, a-t-
eile repris, nous mettre dans votre secret, nous au-
rions partagé votre bonne action. — Ne me reprochez
pas mon silence, lui ai-je répondu , il y a une sorte
d'embarras à parler du peu de bien qu'on peut faire.
— Pourquoi? a-t-elle reparti vivement; moi, j'en
ferais exprès pour vous le dire. » — A ces mots,
soit que monsieur de Sénange ait aperçu pour la
première fois le sentiment d'Adèle , soit qu'en effet
quelque douleur soudaine l'ait saisi , il s'est levé en
disant qu'il souffrait. Je lui ai offert mon bras pour
descendre chez lui ; il l'a pris sans me répondre. Elle
nous a suivis. A peine avons-nous été arrivés dans
son appartement, qu'il a demandé à se reposer, et a
renvoyé Adèle, En sortant , elle m'a salué de la
\Diarc nr séywge. 151
main on signe do paix , et avec un sourire d'une
douceur ravissante. Je me suis avancé vers elle.
— « Pardonnez-moi , » avons-nous dit tous deux en
même temps.
J'ai été obligé de la quitter aussitôt , car j'ai en-
tendu monsieur de Sénange qui m'appelait. Cepen-
dant, lorsque je me suis approché de son lit, il ne
m'a point parlé; il se retournait, s'agitait, et gar-
dait le silence. De peur de le gêner, je suis allé m'as-
seoir un peu loin de lui. J'attendais toujours ce qu'il
pouvait avoir à me dire, mais j'ai attendu vainement.
Au bout d'une heure, il m'a prié de me retirer, en
ajoutant qu'il ne voulait pas me déranger, et que le
lendemain il me parlerait. Que veut-il me dire?....
S'il allait croire mon absence nécessaire !... Ce n'est
plus mon bonheur seul que je sacrifierais, c'est
Adèle même qu'il faudrait affliger, et jamais je n'en
aurai le courage. — Que ma situation est horrible!
Chacune des peines de l'amour paraît la plus forte
que l'on puisse supporter. A ce bal , lorsque j'aT
pensé qu'elle ne m'aimait pas, j'ai cru que c'était le
plus grand des malheurs !... Hier, quand on parlait,
de sa maladie, ses souffrances m'accablaient; j'é-
tais prêt à sacrifier et son affection et moi-même ;
il ne me fallait plus rien que de ne pas trembler
pour sa vie. Aujourd'hui que je serai peut-être con-
damné à m'éloigner d'elle si monsieur de Sénange
l'exige, que peut-être il portera la prudence jusqu'à
vouloir qu'elle ignore que c'est lui qui a ordonné
mon départ, que devienJrai-je. lorsqu'on prônant
152 ADÈLE DE SEXANGE.
congé d'elle, ses regards me reprocheront de m'en
aller volontairement ?. . . Jamais je ne pourrai le sup-
porter.... jamais.
LETTRE XXXVII. — Ce 9 septembre, 6 heures du matin.
Il n'y ayait pas deux heures que j'étais couché ,
lorsque j'ai entendu frapper à ma porte , et quel-
qu'un m'appeler vivement. J'ai ouvert aussitôt ; et
Ton m'a dit de descendre bien vite, que monsieur de
Sénange venait d'être frappé d'une attaque d'apo-
plexie. Je l'ai trouvé sans aucune connaissance. Le
médecin était près de lui : lorsqu'il a rouvert les
yeux , je le tenais dans mes bras ; il m'a regardé
long-temps. Ses yeux se fixaient de même sur tout
ce qui l'entourait, sans reconnaître personne. — Le
médecin m'a dit qu'il le trouvait fort mal , que son
pouls était très-mauvais , et qu'il fallait prompte-
ment instruire sa famille de son état. J'ai chargé
"une des femmes d'Adèle de l'avertir, n'osant pas y
aller moi-même : je sentais que ce n'était pas à
moi de lui apprendre le genre de malheur qui la me-
naçait.
Quel spectacle pour elle, que d'assister à l'ef-
frayante décomposition d'un être qu'elle aime comme
son père! Monsieur de Sénange est défiguré, sans
mouvement , sans parole : la douleur de cette mal-
heureuse enfant déchire mon âme; mais au moins
Adèle n'a point de remords , et j'en suis accablé.
Elle ne s'est pas aperçue de In peine Qu'elle lui a
ADÈLE DE SÉNANGE. IS
causée; et moi, j'étais sûr qu'il se couchait mécon-
tent. Il a vu ses larmes; il a entendu ces mots si
touchans : Moi , je ferais du bien exprès pour vous
Je dire! Il en aura senti une douleur vive , qui peut-
être aura causé son accident. Quelle récompense !...
il m'a reçu comme un fils; et non-seulement j'aime
Adèle , mais je n'ai pas même eu la force de cacher
mes sentimens! J'ai bien besoin qu'il revienne tout-
à-fait à lui , et que je puisse lui dire que nous l'avons
toujours chéri, respecté; que jamais nous n'avons
été ingrats ni coupables envers lui ; et s'il doit mou-
rir de cette maladie , au moins que son dernier re-
gard nous bénisse!.... S'il doit mourir, que devien-
dra Adèle? Me sera-t-il permis de m'aftliger avec
elle, de chercher à la consoler? Son âge... le mien...
j'ignore les usages de ce pays... Combien j'aurais
besoin de votre amitié et de vos conseils!
LETTRE XXXVIII.— Ce 10 septembre, 5 heures du matin.
On croit que monsieur de Sénange est un peu
mieux ; ce qu'il y a de sur , c'est qu'il a reconnu
Adèle , et lui a serré la main. Il a plusieurs fois jeté
les yeux sur moi , mais sans le plus léger signe d'af-
fection. Sûrement il m'accuse : puisse-t-il avoir le
temps d'apprendre combien mes sentimens ont été
purs ! J'ai dit , il est vrai , à Adèle que je l'aimais ;
mais ce mot si tendre , ce mot je vous aime n'appar-
tient-il pas autant à l'amitié qu'à l'amour?
Monsieur de Sénange parait avoir repris toute
154 ADÈLE DE SENANCiE.
sa connaissance; et celle nuit il a eu des momensde
sommeil. Adèle ne Ta pas quitté. Dans les inter-
valles, elle lui parlait, le rassurait, cherchait à le
distraire ; tandis que j'étais dans un coin de la cham-
bre, osant à peine me mouvoir, dans la crainte
qu'il ne m'entendit , et que ma présence ne le trou-
blât... Qu'il est affreux d'être obligé de cacher ses
attentions, sa douleur, à l'homme qu'on respecte le
plus !
Adèle attend aujourd'hui les parens de monsieur
de Sénange ; son intendant leur a fait part de l'état
de son maître. Elle redoute fort ce moment ; car elle
sait qu'ils n'ont cessé de le voir qu'à l'époque de son
mariage ; mais l'espoir de quelques petits legs les
ramènera. On a aussi envoyé un courrier à madame
de Joyeuse. Adèle ne doute pas non plus qu'elle ne
revienne aussitôt. Comme elle va nous tourmen-
ter!... Ah! mes beaux jours sont passés! Que je
m'en veux de n'en avoir pas mieux senti le prix !...
Heureux temps où, seul entre Adèle et cet excel-
lent homme, jamais ils ne me regardaient sans me
sourire! où, lorsque je paraissais, ils semblaient
me recevoir toujours avec un plaisir nouveau!... et
je n'étais pas satisfait ! . . .
LETTPtE XXXIX. — Ce 10 septembre , 9 heures du soir.
Il y a bien peu de changement dans la situation de
monsieur de Sénange. A nos- inquiétudes, hélas!
trop fondées, se sont joints les tournions d'une la-
ADELE DE SEWNGE. 155
mille qui , fort indifférente sur les souffrances de
cet homme si digne de regret , importune tout ce
qui l'entoure, pour avoir l'air de s'y intéresser.
Aujourd'hui , comme il paraissait être un peu
moins mal, j'avais engagé Adèle à diner dans la
chambre qui précède celle où il est. J'obtenais de sa
complaisance qu'elle prît quelque nourriture, lorsque
nous avons été interrompus par un domestique qui
a ouvert avec fracas les portes de la chambre où
nous dînions , pour annoncer la vieille maréchale de
Dreux, parente fort éloignée de monsieur de Sé-
nange, et qu'Adèle n'avait jamais vue. — « Votre
occupation me fait présumer , nous a-t-eîle dit , que
mon cousin est mieux. » Adèle, intimidée, a essayé
de lui rendre compte de l'état du malade. La maré-
chale, que j'ai rencontrée plusieurs fois dans le
monde, a fait semblant de ne pas me reconnaître ,
et a dit à Adèle : « C'est sans doute là monsieur
votre frère? il vous soigne de manière à tromper vos
inquiétudes. » — Adèle, embarrassée de ce nom de
frère, ne répondait point ; mais après quelques mi-
nutes, elle m'a adressé la parole en me nommant
Mylord. — La maréchale feignait de ne pas entendre
ce titre étranger, et continuait à parler de moi comme
du frère d'Adèle. Alors, il m'a paru convenable de
lui dire que monsieur de Sénange étant venu en
Angleterre dans sa jeunesse , il croyait avoir eu des
obligations essentielles à ma famille, « J'ignorais ces
détails , m'a-t-elle répondu avec aigreur ; car assu-
rément je n'étais pas née lorsque monsieur de Se-
156 ADÈLE DE SÉNANGE.
nange était jeune. — II. m'a attiré chez lui, ai-
je repris, et m'y a traité avec trop de bonté , pour
que j'aie songé à le quitter depuis qu'il est malade.
— Je ne blâme rien, a-t-elle répliqué d'un ton
sec ; mais vous trouverez bon que , ne sachant pas
vos droits ici , et monsieur de Sénange étant à la
mort , j'aie cru que sa femme ne voyait que ses pro-
ches parens. » — Adèle, avec plus de présence
d'esprit que je ne lui en aurais soupçonné ( l'orgueil
blessé est un si grand maître! ) , Adèle lui a répondu,
que tant que monsieur de Sénange vivait, il pouvait
seul donner des ordres chez lui : « Si j'ai le malheur
de le perdre, a-t-elle ajouté, alors, comme vous le
dites, madame, je ne verrai plus que mes proches
parens. » — La maréchale Test à un degré si éloi-
gné, qu'il aurait autant valu lui dire : Je ne me sou-
cie pas de vous, et je ne vous verrai pas non plus.
Cependant , elle n'avait rien à répondre , car Adèle
s'était servie de ses propres expressions. Aussi est-
elle restée dans le silence , et de si mauvaise humeur,
que je crois bien qu'Adèle s'en est fait une ennemie
pour la vie.
Il est venu encore un grand nombre de parens qui
arrivaient tous avec un visage de circonstance. A
peine avaient-ils salué Adèle , qu'ils allaient dans un
autre coin de la chambre chuchoter et ricaner entre
eux. La maréchale les appelait l'un après l'autre ,
parlait bas à chacun , riait et grondait derrière son
éventail , et leur apprenait, je crois, par quelle jolie
plaisanterie elle avait fait sentir à Adèle Tinconve-
ADÈLE DE SE\Yi\GE. 157
nance de mon séjour clans sa maison. Je n'en ai pas
clouté, lorsqu'une de ces femmes, jeune cependant
(à cet âge n'avoir pas d'indulgence!) est venue à
moi avec minauderie , et m'a parlé d' Adèle en la
nommant aussi ma sœur. Je n'ai pas daigné lui ré-
pondre , et elle a couru bien vite chercher les applau-
dissemens de ce groupe infernal.
La pauvre Adèle était si embarrassée, que des
larmes tombaient de ses yeux. J'étais indigné, lors-
qu'à mon grand étonnement on a annoncé madame
de Verneuil qui , en me voyant, a souri et m'a ap-
pelé. « Je vous en supplie , lui ai-je dit tout bas ,
venez avec moi un instant; je vous crois bonne, et
voici l'occasion d'être généreuse. » — ElIeuTa suivi
sur la terrasse , où je lui ai raconté , à la hâte , les
motifs de mon séjour chez monsieur de Sénange ,
et de son amitié pour moi, et les impertinences de
la maréchale. « Venez au secours de madame de Sé-
nange , ai-je ajouté ; ayez compassion de sa jeunesse.
— Convenez, m'a-t-elle dit, que vous êtes parti
de chez moi avec une légèreté qui me donne assez
d'envie de vous tourmenter. — J'ai tort, mille
fois tort ; mais de grâce ne faites pas une réflexion ,
j'ai trop sujet de les craindre : allons J venez, soyez
bonne , » lui ai-je dit en l'entraînant dans le salon ,
où je l'ai placée près d'Adèle.
Je tremblais pour sa première parole; car si mal*
heureusement une idée ridicule l'avait frappée, nous
étions perdus.... Par bonheur la maréchale Ta ap-
pelée ; et ? attirer son attention, c'est presque lou-
14
158 YDLLL DE 9ENAKGE.
jours exciter sa moquerie. Elle lui a parlé long-temps
bas ; sûrement elle lui racontait ses gentillesses : lors-
qu'à ma grande satisfaction , j'ai vu madame de
Verneuil répondre d'un air si imposant, que bientôt
chacun est allé se rasseoir, et a repris le sérieux que
le moment exigeait. Madame de Verneuil est reve-
nue près d'Adèle, et lui a dit , devant toute cette
famille : « Vous trouverez simple, ma cousine, que
nous ayons été fâchés du mariage de monsieur de
Sénange : l'humeur nous a éloignés de lui, mais
vous ne devez pas en souffrir-, et, a-t-elle continué
en élevant la voix , puisque cette triste circonstance
nous rapproche, j'espère que nous ne nous éloigne-
rons plus. » — Adèle Fa embrassée, et dès-lors la
maréchale et le reste de la famille l'ont traitée avec
plus d'égards. Mais madame de Verneuil m'a bien
fait payer cette obligation ; car aussitôt que le calme
et la bienséance ont été rétablis dans le salon , elle
m'a ordonné de la suivre sur la terrasse. Après m'a-
voir encore plaisanté sur la manière dont je l'avais
quittée, elle m'a demandé si j'étais amoureux d'A-
dèle. — « Non, lui ai-je répondu gravement. —
Vous ne l'aimez donc pas? a-t-elle dit en riant.
Puisque vous ne l'aimez pas , je vais la livrer à la
maréchale. — Oui, je l'aime, me suis-je écrié,
mais je n'en suis pas amoureux. — Ah! vous
n'en êtes pas amoureux! et se retournant, elle
me dit: Je vais.... — Eh bien, oui! si vous le
voulez j'en serai amoureux, » lui ai-je répondu, et
je me suis saisi de ses mains pour la retenir malgré
ADÈLE DE SEX ANGE. 150
elle : « Mais ayez pitié de son embarras et de sa
jeunesse. — Et vous aime-t-elle? — ÏSTon certaine-
ment. — Elle ne vous aime pas!.... Fi donc! c'est
une ingrate, et je l'abandonnerai. — Au nom du
ciel , ai-je repris , n'abusez pas de ma situation ; je
dirai tout ce qu'il vous plaira , pourvu que vous la
sauviez de cette marécbale. » — Alors s'asseyant
elle m'a dit avec une majestueuse ironie : « Voyons
si vous êtes digne de ma protection. » — Mais
comme je ne voulais pas compromettre Adèle , et
que je craignais de piquer l'esprit railleur de ma-
dame de Verneuil , je me suis jeté dans des défini-
tions , divisions , subdivisions , sur le degré d'amour
que je ressentais, sur celui qui était permis, sur
l'espèce d'amitié que j'inspirais.... Plus je parlais,
plus elle s'étonnait , se moquait , et faisait des ques-
tions si positives , avec un regard si malin , et en me
menaçant toujours de cette maudite maréchale, que
je m'embrouillais comme un sot, et me fâchais
comme un enfant.
Enfin , la douce et triste Adèle est venue nous
avertir que tout le monde était parti ; « mais ils re-
viendront demain , » a-t-elle dit , en s'adressant a
madame de Verneuil avec timidité, et comme pour la
prier d'être encore son appui. Aussi, malgré le be-
soin qu'elle a de s'amuser , y a-t-elle paru sensible,
et a-t-elle promis de revenir le lendemain. Quel hor-
rible usage, que celui qui force à recevoir les per-
sonnes qu'on aime le moins , dans les momens où la
vue des indifférens est un supplice, et à se priver de
160 ADÈLE DE SÉNANGE.
ses amis, quand la solitude et les consolations de IV
mitié seraient si nécessaires !
LETTRE XL. — Ce il septembre.
Monsieur de Sénange étant moins mal hier au
soir, Adèle consentit à prendre un peu de repos.
Je remontai aussi dans ma chambre , après avoir
bien recommandé que s'il arrivait la moindre chose,
s'il me nommait , on vînt aussitôt m1 avertir; car
j'espérais toujours qu'il se souviendrait de moi , de
mon attachement, de mon respect.
Heureusement pour la tranquillité de mon avenir,
ce matin à cinq heures on est venu me dire qu'il
m'appelait. J'ai couru chez lui : dès qu'il m'a vu, il
m'a demandé où j'avais passé tout ce temps? — J'ai
serré sa main et lui ai dit que j'étais toujours resté
près de lui. — « J'ai donc été bien mal, car je ne
me rappelle pas.... » Et rêvant ensuite comme s'il
cherchait à rassembler ses idées.... « Mon jeune
ami , a-t-il ajouté , il se mêle à votre souvenir des
sentimens pénibles.... mais je veux les éloigner dans
ces derniers instans. Dites-moi , je vous prie , assu-
rez-moi qu'Adèle m'aime encore. » — Je l'ai inter-
rompu pour l'assurer qu'elle n'avait pas un repro-
che à se faire. — « Et vous? » m'a-t-il dit. — Et
moi! ai-je repris, en tombant à genoux près de son
lit, et moi!.... Je lui ai avoué mon amour, mes
combats , ma résolution de fuir ; mais je lui ai pro-
testé que, ni pour elle, ni pour moi, cet éloigne-
ADÈLE DE SÉ\Y\GE. 1GL
ment n'avait été nécessaire ; « et je yous jure , lui
ai-je dit, que yous êtes toujours ce qu'elle aime le
mieux. — Puis-je vous croire, » m'a-t-il demandé,
en m'examinant avec une grande attention. Je lui ai
affirmé que j'étais vrai avec lui , comme si je parlais
à Dieu même. — « Je vous remercie , a-t-il répondu
avec attendrissement -, Adèle pourra donc me dire
adieu sans rougir, et un jour s'unir à vous sans re-
mords , et sûre de votre estime ! Je vous remercie ,
je vous remercie , » a-t-il répété plusieurs fois très-
vivement.
Cette bonté céleste, cette abnégation de lui-même
m'ont rappelé tous mes torts , et me les rendaient
insupportables. Je me suis souvenu de ce portrait
d'Adèle que j'avais dérobé avec tant d'imprudence ,
et dont je n'avais pas eu la force de me détacher.
Dans ce moment solennel , dans ce moment d'éter-
nelle séparation , il m'a été impossible de rien dissi-
muler. « Ah ! lui ai-je dit , un profond repentir pèse
sur mon cœur. » — Il m'a regardé d'un air in-
quiet. « Parlez-moi, m'a-t-il répondu, pendant,
que je puis encore vous entendre et vous ab-
soudre. »
J'ai osé lui avouer l'abus que j'avais fait de sa
confiance. Il a levé les yeux au ciel : « Adèle en a-
t-elle été instruite , a-t-il repris d\in ton sévère? —
Jamais, me suis-je écrié ; je l'aurais redoutée plus
encore que vous-même. » — Il est resté comme ab-
sorbé dans ses réflexions ; puis se ranimant tout-à-
coup , il m'a dit : « Prenez ma clef ; allez cher-
14.
162 ADÈLE DE SÉNANGE.
cher ce portrait, replacez-le dans mon secrétaire;
dépêchez-vous, la mort me poursuit, le temps
presse. »
Je me suis levé aussitôt ; j'ai couru dans ma
chambre, et pris le portrait sur lequel j'ai jeté un
triste et dernier regard ; mais dans cet instant j'avais
hâte de m'en séparer. Dès que je l'ai eu remis dans
le secrétaire , je suis revenu tomber à genoux prés
du Jit de monsieur de Sénange. II était plus calme.
« Pendant votre absence, m'a-t-il dit, j'ai fait un
retour sur votre jeunesse, et je vous ai excusé. » —
Après un assez long silence , il a ajouté : « Je vous
pardonne -, mais souvenez-vous que le portrait d'A-
dèle ne doit être accordé que par elle. Si jamais elle
consent à vous le rendre , c'est qu'elle croira pou-
voir s'unir à vous. Alors vous lui direz que je vous
ai bénis tous deux.
J'ai voulu éloigner ces idées de mort , le rassurer
sur son état ; il ne l'a pas permis. « Je sais que je
n'en reviendrai point, m'a-t-il dit; cependant, mal-
gré moi, je crains de mourir.... Mon jeune ami,
promettez-moi que, lorsque cet instant viendra, yous
ne m'abandonnerez pas ! » Je le lui ai promis, en es-
sayant encore de calmer ses esprits : mais lorsque
* je lui disais qu'il était mieux , il souriait, et pour-
tant se répétait à lui-même qu'il mourrait, comme
s'il eût craint de se livrer à de fausses espérances ,
ou qu'il eût eu besoin de se rappeler son état pour
conserver son courage.
Il m'a parlé d'Adèle avec une tendresse extrême*
ADÈLE DE SEX.WOE. 163
c< Je ne la recommande pas à votre amour, m'a-t-il
dit; mais j'implore votre indulgence... .Craignez
votre sévérité... elle est jeune, vive, étourdie à l'ex-
cès... Promettez-moi de ne jamais vous fâcher sans
le lui dire.... la condamner sans l'entendre... N'ou-
bliez pas que, dans ce moment cruel où non-seule-
ment il faut quitter tout ce qu'on aime... tout ce
qu'on a connu... mais où il faut encore se séparer
de soi-même., dans ce moment je vous crois , vous
la confie, et vous souhaite d être heureux... Au
moins , que son bonheur soit ma récompense ! »
Il tremblait, soupirait, essayait de retenir des
larmes qui s'échappaient malgré lui , et tenait ma
main si fortement serrée , qu'il m'était impossible
de m'éloigner. Pour lui cacher la douleur que j'é-
prouvais , j'appuyais ma tète sur son lit sans pou-
voir lui répondre, lorsqu'on est venu lui dire que
son notaire était arrivé, ce Allez , mon ami, m'a-l-il
dit, j'ai quelques dispositions à faire; vous verrez
que je meurs en vous aimant et en vous estimant
toujours. »
Je l'ai quitté l'âme brisée ; au bout d'une heure ,
j'ai entendu plusieurs voix m'appeler. . . Monsieur de
Sénange venait d'être frappé d'une nouvelle attaque ;
elle a été moins longue , moins fâcheuse que la
première ^ mais il est resté si faible, que le moin-
dre accident peut nous l'enlever d'un moment à
l'autre.
164 ADÈLE DE SÉNANGE.
Huit heures du soir.
Depuis cette seconde attaque , monsieur de Sé-
nange s'affaisse à vue d'œil; mais il ne parait pas
beaucoup souffrir ; il a des absences fréquentes ,
pendant lesquelles il ne lui reste que le souvenir
d'Adèle , mon nom qu'il répète souvent , et le regret
de la vie qu'il sent encore , lors même qu'il ne peut
plus connaître le danger de son état. La pauvre
Adèle ne se fait point d'idée de la mort. Quand
monsieur de Sénange parle, se meut, elle se rassure,
et croit que les médecins se trompent ; mais s'il reste
dans le silence, elle se désole, l'appelle, l'interroge,
voudrait même l'éveiller lorsqu'il s'assoupit ; et
l'image de la mort peut seule lui faire croire à la
mort. . . La pauvre enfant ! . . . dans quelques heures. . .
— La pauvre enfant!...
Minuit.
C'est dans la chambre de monsieur de Sénange
que je vous écris ; il repose assez tranquillement ,
mais il est sans aucune espérance. Adèle me fait une
pitié extrême ; elle a passé la journée à genoux dans
les prières , et toujours je l'ai vue se relever un peu
consolée... Ah! c'est au moment où l'on va perdre
ce qu'on aime , où tout ce qui l'entoure marque , à
quelques minutes près, la fin de sa vie; c'est alors
que l'athée, si l'athée peut aimer, c'est alors qu'il
doit sentir le besoin d'un Dieu! — Mais j'entends
la voix de monsieur de Sénange. — Il me deman-
adï:le de sé\a\ge. 165
dait pour me recommander encore Adèle: à mesure
que la vie le quitte , il semble s'attacher plus forte-
ment à tout ce qu'il a aimé. Il Pa appelée; il a pris
sa main, la mienne, et a parlé long-temps bas sans
que je pusse l'entendre : seulement j'ai distingué
plusieurs fois le nom de lady B.... Il est tombé sans
connaissance en nous parlant ; Adèle a fait des cris
si affreux, qu'il a fallu l'emporter de cette chambre,
où elle ne le verra plus!... Je n'ai pu la suivre, car
il a exigé que je restasse près de lui jusqu'à son
dernier soupir, et je ne le quitterai pas....
12 septembre , 7 heures du matin.
Il n'est plus , Henri ! le meilleur des hommes a
cessé de vivre, celui qui pouvait se dire : « Il
n'existe personne à qui j'aie fait un moment de
peine. » ■ — Ah! excellent homme!.... excellent
homme !....
LETTRE XLI. — Paris , même jour.
Je ne suis plus à Neuilly, mon cher Henri; c'est
dans mon hôtel garni , c'est tout seul que j'ai à sup-
porter mes regrets et mon extrême inquiétude. Ce
matin, après vous avoir écrit deux mots, je me suis
présenté chez Adèle, qui, en me voyant, a bien de-
viné la perte qu'elle avait faile , et s'est trouvée fort
mal. J'étais à genoux près d'elle; ses femmes l'en-
touraient , lorsque tout-à-coup madame de Joyeuse
est entrée , et, sans remarquer l'état de sa fille , m'a
166 ADÈLE DE SÉl\AJ\GE.
demandé pourquoi j'étais dans cette maison en une
pareille circonstance. — Je n'ai pas daigné lui ré-
pondre, et je soutenais toujours la tète d'Adèle, qui
n'apercevait rien de ce qui se passait autour d'elle.
Sa mère m'a repoussé , et m'a dit de lui laisser pren-
dre des soins qu'il était trop déplacé que je lui ren-
disse. Je n'ai point souffert qu'on m'arrachât Adèle
dans cet état, et madame de Joyeuse a bien vu qu'il
serait inutile de le tenter. Elle s'est promenée brus-
quement dans la chambre, attendant avec impa-
tience qu'Adèle reprit ses esprits. Dès qu'elle a pu
ouvrir les yeux , sa mère lui a reproché l'indiscré-
tion de sa conduite. — Adèle la regardait d'un air
égaré ; mais aussitôt qu'elle l'a reconnue , elle a
caché sa tète sur moi, et a fondu en larmes. « Fi-
nirez-vous bientôt cette scène ridicule? lui a dit sa
mère ; votre mari est mort , et la décence exige au
moins que vous paraissiez le regretter. — Pa-
raître! » a dit Adèle en levant les yeux au ciel. —
a Oui , lui a répondu sa mère, et il faut que lord
Sydenham sorte à l'instant de chez vous. » — Fu-
rieux , j'allais lui répondre ; mais Adèle a joint ses
mains , et je me suis arrêté. — Cependant, je sen-
tais que je devais m'en aller ; Adèle môme m'en a
prié , en me disant tout bas qu'elle m'écrirait. Je
l'ai donc laissée seule avec cette mère qui ne l'a ja-
mais vue que pour la tourmenter. Quel supplice!...
Je suis revenu dans un accès de rage qui dure en-
core; puisse-t-il continuer long-temps! car je re-
doute bien plus le calme qui lui succédera.
ADELE DE SEWMiE. 167
P. S. Ufi des gens d1 Adèle arrive en ce moment
pour me prier de me rendre tout de suite à Neuilly . . .
Cet homme en ignore la raison -, mais il ajoute que
toute la famille m'attend : toute la famille! Que
puis-je avoir de commun avec elle? Ah ! c'est Adèle
seule que je vais chercher.
LETTRE XL1I. —Paris, minuit.
Lorsque je suis arrivé à Neuilly , j'ai vu en effet
toute la famille de monsieur et de madame de Sé-
nange réunie dans cette galerie où Adèle avait donné
une si belle fête. J'y avais tant souffert qu'il m'a
pris un saisissement dont je n'ai pas été maître. Que
nous sommes bizarres , Henri ! Je regrettais mon-
sieur de Sénange ; je le regrettais du fond de mon
cœur, et j'ai cessé tout-à-fait d'y penser. Bientôt un
froid mortel m'a saisi lorsque j'ai aperçu monsieur
de Morlagne près d'Adèle. Il semblait qu'il ne fut
jamais sorti de cette chambre; qu'il m'y attendait
pour me braver et me tourmenter encore. Je sais
que le titre de parent lui donne le droit d'être chez
elle dans cette circonstance. Mais le retrouver là ,
près d'elle, en noir comme elle, pouvant la voir
chaque jour, à toute heure , tandis que le devoir,
les convenances, sa mère, m1 éloigneront !... le re-
trouver ainsi , a fait renaître tous mes sentimens
jaloux; je ne pouvais ni respirer, ni parler.
Un notaire m'a dit que monsieur de Sénange avait
ordonné que son testament ne lût ouvert que devant
168 ADELE DE SEAAÎXGE.
moi. On Ta lu tout haut; pendant cette lecture ,
j'essayais de me calmer, ou au moins de cacher mon
agitation. — Après avoir laissé toute sa fortune à
Adèle , monsieur de Sénange fait quelques legs à des
malheureux dont il prend soin depuis long-temps ,
et me nomme son exécuteur testamentaire ; « espé-
rant , ajoute-t-il , que les personnes qu'il avait le
mieux aimées s'uniraient d'intérêt et d'affection
après lui. » — A ces mots , j'ai vu monsieur de
Mortagne s'embarrasser et regarder madame de
Joyeuse , qui paraissait irritée : il m'a regardé
aussi ; et mes yeux ont dû lui apprendre qu'Adèle
était à moi , et qu'on ne me l'arracherait qu'avec la
vie. Nous ne nous sommes point parlé ; toutefois ,
je suis certain que nos sentimens nous sont bien
connus.
Par tin codicille , monsieur de Sénange conseille
à Adèle d'aller passer au couvent le premier temps
de son deuil , et demande d'être enterré à la pointe
de File, dans cet endroit solitaire dont il avait été
frappé un jour -, « dans cet endroit, dit-il, où le ha-
sard ne pouvant conduire personne, le regret seul
viendra me chercher, ou l'oubli m'y laisser incon-
nu. )> — Comme l'usage permet d'offrir un présent
à son exécuteur testamentaire , il me donne sa mai-
son de Neuilly, et me prie de ne jamais venir en
France sans y passer quelques jours. — Je le re-
mercie de ce bienfait, car cette maison me sera tou-
jours chère.
Les parens de monsieur de Sénange, après avoir
ADELi; DE SE.VA.NGE. 1 69
vu qu'ils n'avaient plus rien à espérer, sont partis
en montrant plus ou moins leur humeur. Adèle a
désiré d'aller à l'instant au couvent : sa mère a re-
fusé d'y consentir ; mais la volonté de monsieur de
Sénange lui a inspiré une résolution que, sans cela,
elle n'eut jamais osé manifester. Je l'ai priée de me
donner ses ordres , ou de permettre que j'allasse les
recevoir. Madame de Joyeuse a prétendu s'y oppo-
ser encore -, mais Adèle a été encore courageuse, et
a dit qu'elle me verrait avec plaisir. — Elle est
partie avec ses femmes , et sa mère s'en est allée
avec monsieur de Mortagne... Quelle union!... Je
suis sûr que, pendant tout le chemin, ils n'ont pensé
qu'aux moyens de m'éloigner, de me persécuter.
Madame de Joyeuse me hait, et la haine des mé-
dians n'est jamais stérile. Ah ! faudra-t-il lutter
long-temps avant d'être heureux ? J'ai quitté sur-
le-champ cette maison de deuil ; mais j'y retournerai
pour la triste cérémonie. Adieu.
LETTRE "XLI1I. — Paris, ce 14 septembre. '
Je viens de rendre à cet excellent homme les der-
niers devoirs : j'ai répandu sur sa tombe des larmes
bien sincères. Ah ! si après la mort on peut sentir
les regrets de l'amitié , les miens doivent arriver jus-
qu'à lui. Mon âme s'attache à cette espérance; car,
Henri , je rejette avec effroi tous ces systèmes d'a-
néantissement total. Détruire les idées de l'immor-
talité de l'âme , c'est ajouter la mort à la mort. J'ai
15
170 ADÈLE DE SÉAANGE.
besoin dy croire; c'est la loi que veut la nature, et
que toutes les religions adoptent pour se faire aimer.
Oh! non! je ne quitterai point Adèle sans espérer
de la revoir
Je reviens encore à ces paroles que monsieur de
Sénange prononçait avec tant de simplicité : « Pas
une personne à qui j'aie fait un moment de
peine!... » Combien ces mots renferment de bonnes
actions, d'heureux sentimens !.... Chaque jour de
ses nombreuses années a été occupé , embelli par le
bonheur de tout ce qui rapprochait.., Ces momens
qui échappent à l'attention des hommes, et dont le
souvenir compose l'estime de soi-même, ces inomens
réunis sont tous venus s'offrir à sa pensée pour
adoucir les maux attachés à la vieillesse. — Oh !
heureuse, mille fois heureuse la famille de celui qui
n'aurait eu d'autre ambition que de parvenir à pou-
voir se dire à sa dernière heure : « Il n'y a personne
à qui j'aie fait un moment de peine!... » Paroles
louchantes que j'aime à répéter, et qui ne sortiront
jamais ni de mon esprit, ni de mon cœur!
LETTRE XLIV. — Paris , Ie' octobre.
Je n'ai point encore été chez Adèle : je crois de-
voir laisser passer ces premiers jours sans chercher
à la voir. Si je n'étais que son ami, je ne l'aurais pas
quittée; mais j'avoue qu'aujourd'hui ma fierté ne
peut consentir a prendre un titre si différent de mes
senlimcns. D'ailleurs , qu'ai-je à faire daller Iroui-
ADELE DE SEWAflE. 171
per ou flatter madame de Joyeuse? Adèle est libre ;
les petits mystères, les faux prétextes, le nom d'ami
pour cacher celui d'amant , tous ces détours doivent
èîre bannis entre nous. Adèle seule dans f univers
a des droits sur moi. Mes volontés , mes défauts ,
mes qualités lui appartiennent . et seront à elle jus-
qu'à mon dernier soupir. Adèle est libre!.... Tous
mes vœux seront remplis.
Elle m'écrira sans doute pour m'avertir de l'in-
stant où je pourrai la voir. Mais que le temps me
semble long! Je ne sais ni le perdre, ni l'employer.
J'ai voulu revoir les chefs-d'œuvre des arts que
Paris renferme -, cependant , soit que cela tienne à
ma situation , soit qu'ils n'eussent plus l'attrait de
la nouveauté, ils ne m'ont point intéressé. J'ai bien
reconnu l'inconvénient d'avoir voyagé trop jeune.
Je n'avais que quinze ans lorsque mon père me fit
parcourir cette grande ville. Nous passions la jour-
née à voir tout à la hâte , spectacles , édifices , mo-
numens , tableaux : il a éteint en moi la curiosité
sans m'instruire , et m'a fait traverser ainsi toutes
les cours de l'Europe. Je pourrais dire qu'aujour-
d'hui rien ne me serait nouveau , et que cependant
tout m'est inconnu.
Pour achever de me mettre mal avec moi-même ,
le docteur Morris m'écrit que cette jeune religieuse
se désole, passe ses jours dans les larmes, fuit le
monde et repousse les consolations. Sa santé s'affai-
blit d'une manière effrayante ; et la mort qui , dans
son couvent, lui paraissait être la fin de ses peines ,
172 ADÈLE DE SÉKAXGE.
ne lui semble plus, aujourd'hui, que le commence-
ment de ses maux. Il ajoute : « Que celui qui na
pas l'àme assez forte pour se soumettre à son état ,
quel qu'il soit , ne sera jamais heureux dans quel-
que situation qu'on le place. » Si cela était vrai , la
plus douce récompense d'un bienfait serait perdue.
— Que je hais ces tristes vérités ! On cherche à les
apprendre, et on désire encore plus de les oublier.
— Adieu.
LETTRE XLV. — Paris, 10 octobre.
Que d'obligations j'ai à monsieur de Sénange!
Sans lui, je ne sais combien j'aurais encore passé
de temps sans revoir Adèle : mais , grâce à l'affec-
tion qui l'a porté à me nommer son exécuteur tes-
tamentaire , les affaires nous rapprocheront malgré
les usages , le deuil , les parens , et même en dépit de
madame de Joyeuse.
Hier, un notaire me remit des papiers qu'il fallait
qu'Adèle signât avec moi. Je lui écrivis pour de-
mander la permission d'aller les lui porter ; elle me
fit dire qu'elle m'attendait, et je partis dans une joie
inexprimable de la revoir.
En arrivant au couvent , l'on me fit monter dans
le parloir de son appartement. Elle courut à la
grille , et me donna sa main à travers les barreaux ;
il semblait qu'elle retrouvât le seul ami qui lui fût
reslé , l'ami qui avait été le témoin des jours de son
bonheur. Cependant les crêpes dont elle était vètpe ,
ADÈLE DE SÉWNGE. 173
cette tenture noire qui couvrait toute la chambre
me rappelèrent à moi-môme, et, dans ce premier
moment , nous ne parlâmes que de monsieur de Sé-
nange. Elle me racontait mille traits do sa bonté, de
sa bienfaisance ; et ses pleurs coulaient avec une
douleur si sincère, un respect si tendre, qu'elle
m'en devenait plus chère.
Elle voulut que je lui rendisse compte de l'entre-
tien qu'il avait eu avec moi la veille de sa mort. —
Une réserve craintive m'empêchait de dire un mot
des espérances qu'il m'avait fait entrevoir, de la fé-
licité qu'il m'avait promise. Je ne sais quel senti-
ment secret me faisait préférer de m'accuser moi-
même. Je lui confiai les aveux que j'avais osé lui
faire ; je parlai de ce portrait qui , pendant si long-
temps , avait été ma seule consolation. — « Vous
IVt-il laissé? » me dit-elle en baissant les yeux. —
II m'était facile de voir qu'elle en aurait été satis-
faite , mais je fus encore sincère, a Non , lui répon-
disse en tremblant , il m'a dit que vous seule pou-
viez le donner. » — Elle leva ses yeux au ciel , se
détourna , comme si elle eût craint de rencontrer les
miens , et garda le silence.
Ce don d'amour, je ne l'attendais pas ; je n'aurais
même pas voulu qu'elle me l'eût accordé , la perte
qu'elle avait faite étant encore si récente : mais
j'aurais désiré qu'un mot d'avenir m'eût permis de
l'espérer pour un temps plus éloigné.
(c Ah ! lui dis-je , dans ses derniers instans , mon-
sieur de Sénange prononçait votre nom , le mien ;
15.
174 ADÈLE DE SÉWNfiE.
il nous unissait dans ses pensées et dans ses vreux ;
il nous appelait ses en/ans! » — Elle se leva, comme
si elle n'avait eu la force ni de résister, ni de céder
à l'émotion que j'éprouvais ; elle s'en allait.... Ce-
pendant elle s'arrêta au milieu de cette chambre ,
et me dit adieu avec un faible sourire. Il y avait
quelque chose de si tendre dans ce mot adieu, que
le regret de se quitter, le désir de se revoir se fai-
saient également sentir ! — « Un mot encore, m'é-
criai-je, un seul mot! » — Elle posa la main. sur
son cœur, et me dit : « Les intentions de monsieur
de Sénange me seront sacrées. » — ^le jeta sur
moi un dernier regard , et sortit. Jue le dernier
regard est doux , et qu'il avoue plus qu'on n'aurait
osé dire ! Je m'en allai aussi ; mais j'emportais avec
moi cette promesse timide ; je l'entendais toujours :
et , quoique Adèle eût prononcé seulement le nom
de monsieur de Sénange sans oser y joindre le mien,
j'étais bien sûr de toute son affection.
LETTRE XLVI. — Paris, 20 octobre.
Je l'ai revue encore ; nous étions si émus que nous
avons été quelque temps sans pouvoir nous parler.
Aux premiers mots , sa voix m'a causé un trouble
inexprimable. Je m'arrêtais pour l'entendre, et
quand je lui répondais , je voyais aussi qu'elle îué-
coutait , même lorsque je ne parlais plus.
J'ai osé lui avouer mes sentimens; mais j'avais
soin de soumettre mes espérances à sa volonté.
ADÈLE DE SÉYWPtE. 17 5
Cette réserve la rassurait et lui donnait de la con-
fiance. Je lui ai rappelé qu'elle était libre. — Elle a
souri , ses yeux se sont baissés et elle m'a dit bien
bas et en rougissant : « Est-ce que vous me rendez
» ma liberté?)) — Quel mot! et combien il m'a
rendu heureux! Je suis tombé à genoux prés de
cette grille. Je lui faisais entendre tous ces sermens
d'amour renfermés dans mon cœur pendant si long-
temps. — Alors nous avons parlé sans contrainte de
ce penchant qui nous avait entraînés l'un vers l'au-
tre, et de notre avenir. C'était obéir encore à mon-
sieur de S-ci'uige, que de nous occuper de notre
commun bonBeur.
Elle m'a prié d'être plus respectueux pour sa
mère , de la soigner davantage : « Tout ce que vous
lui direz d'aimable , pensez que vous me l'adres-
sez , m'a-t-elle dit , et que je vous en remercie :
car je ne puis être tranquille que lorsque vous lui
aurez plu; et jusque-là, je crains toujours qu'elle
ne se laisse aller à quelques-unes de ces préven-
tions dont ensuite il est impossible de la faire re-
venir. ))
J'ai promis tout ce qu'elle m'a demandé ; et lors-
que je cédais à un de ses désirs c'était en souhaitant
qu'elle en exprimât de nouveaux pour m'y soumettre
encore. Nous avons ainsi passé trois heures, qui se
sont écoulées bien vite. J'ai voulu savoir à quoi elle
s'occupait dans sa retraite. Elle m'a répondu qu'elle
s'était arrangée pour que sa vie fut à peu près dis-
tribuée comme elle l'était à Neuillv. « Je dessine,
176 ADÈLE DE SEWXGE.
joue du piano, travaille aux mômes heures , m*a-t-
elle dit. Le temps si heureux de nos longues prome-
nades je le passe à continuer les leçons d'anglais que
vous aviez commencé à me donner. Quoique seule,
je fais mes lectures tout haut, je répète le même
mot jusqu'à ce que je Taie dit précisément comme
vous. L'anglais a pour moi un charme d'imitation et
de souvenir que le français ne saurait avoir. Je ne
l'ai jamais entendu parler qu'à vous, et, quand je le
prononce, il me semble vous entendre encore. Chaque
mot me rappelle votre voix , vos manières : loin de
vous, c'est ma distraction la plus douce. Si jamais
vous me menez en Angleterre, je serai fâchée d'y
trouver que tout le monde parle comme vous. »
Nous avons été interompus par mesdemoiselles
de Mortagne. En entrant, l'aînée a appelé Adèle
ma sœur; ce nom m'a fait tressaillir. Adèle a remar-
qué mon émotion, et s'est empressée de me dire que
l'usage , dans les couvens, était que les religieuses,
entre elles , se nommassent toujours ma sœur pour
exprimer leur union et leur égalité. — « A leur
exemple, a-t-elle ajouté, les pensionnaires qui s'ai-
ment d'une affection de préférence , se donnent quel-
quefois ce nom qui les distingue parmi leurs compa-
gnes ; et depuis l'enfance , mademoiselle de Mortagne
et moi nous nous nommons ainsi. »
L'explication d'Adèle ne m'a point satisfait : ce
nom de sœur m'avait causé une impression ex-
traordinaire. Je crois que Famour m'a rendu su-
perstitieux ; car je suis tourmenté par une sorte de
ADULE DE SÊNAXGE. 177
pressentiment qui me trouble. Mademoiselle de
Mortagne sœur d'Adèle!... j'en frémis encore.
LETTRE XL VII. — Paris, ce 2 novembre.
L'étiquette du deuil , les obsessions de madame
de Joyeuse empêchent souvent Adèle de me rece-
voir. Elle craint si fort l'aigreur continuelle de sa
mère, qu'elle aime mieux me tenir éloigné que d'o-
ser avouer les sentimens qui nous unissent. Cepen-
dant à l'entendre, ma délicatesse devrait toujours
être satisfaite ; car elle appelle devoirs les choses qui
me déplaisent le plus. — Si je lui reproche l'éloigne-
ment qu'elle me prescrit, elle dit qu'elle se sacrifie
elle-même. — La peur qu'elle a de sa mère lui pa-
raît du respect. — Elle nomme décence la soumis-
sion qu'elle a pour les plus sots usages -, et dans
nos continuelles disputes, Adèle n'a jamais tort et je
ne suis jamais content.
Le dernière fois que je la vis, sa mère était chez
elle. J'essayai vainement de lui plaire, elle me ré-
pondit avec une sécheresse presque offensante. Je
ne disais pas un mot qu'elle ne fut prête à soutenir
le contraire : aussi retombions-nous souvent dans
des silences vraiment ridicules ; et notre conversa-
tion ressemblait tout-à-fait à la musique chinoise ,
où de longues pauses finissent par des sons discor-
dans. Mais Adèle me regardait , me souriait , et c'é-
tait assez pour me dédommager.
Au bout d'une heure, madame de Joyeuse prit
178 ADELE DE SÉiYWGE.
son éventail, mit son manlelet, et dit en me regar-
dant qu'elle était obligée de sortir... Je vis claire-
ment que cela voulait dire qu'elle désirait ne pas
me laisser seul avec sa fille... Mais j'étais résolu à
ne pas la comprendre , et je ne me dérangeai point. . .
Elle espéra sûrement qu'Adèle aurait plus d'intelli-
gence , et elle lui demanda si ce n'était pas l'heure de
ses études? Adèle baissa les yeux et répondit que
non. Madame de Joyeuse ne se contenta pas de cette
réponse ; elle tira encore ses gants l'un après l'au-
tre, répéta plusieurs fois qu'elle avait affaire... réel-
lement affaire... sans qu'aucun de nous fit un mou-
vement pour se lever. — Enfin, elle me demanda si
je n'avais pas l'intention d'aller à quelque specta-
cle? Je lui répondis à mon tour par un non fort
respectueux... Aussi, après avoir balancé encore
long-temps , fallut-il bien qu'elle se déterminât â
partir.
Nous restâmes dans le silence tant que nous la
crûmes sur l'escalier; mais dès que nous la jugeâ-
mes un peu loin je me livrai à toute la joie que me
causait son départ. Adèle avait l'air d'un enfant
échappé à son maître. Cependant la peur fut plus
forte que tous ses sentimens. Son amour , sa gaieté
même ne purent lui donner le courage de m'accor-
der une minute. Elle médit de m'en aller bien vite,
et me recommanda surtout de tâcher de rejoin-
dre sa mère et de la saluer en passant afin de lui
faire voir que je n'étais pas resté long-temps après
elle. Je fus donc forcé de la quitter aussitôt , et
AD1LLL DE SEÏSANUE. 179
de l'aire courir mes chevaux pour rattraper la
lourde et brillante voiture de madame de Joyeuse.
En me voyant , elle sortit presque sa tète hors de
la portière , pour s'assurer apparemment si c'était
bien moi. Je lui fis une révérence qu'elle ne me ren-
dit pas...
Dès que je fus seul, je me mis à rêver à la crainte
affreuse qu'elle inspire à sa fille. J'étais affligé qu'A-
dèle m'eut renvoyé si promptement , qu'elle eût
songé à me dire de saluer sa mère ; cette petite
fausseté me déplaisait... Près d'elle, sa gaieté m'a-
muse; je pense comme elle, j'agis comme il lui plait;
mais la réflexion change toutes mes idées ; je me fâ-
che contre elle, contre moi; je suis mécontent de
tout le monde.
LETTRE XLVIII. — Paris, ce 6 novembre.
J'avais bien pressenti, Henri, que la mor.t de
monsieur de Sénange serait le commencement de
mes véritables peines ; cependant je devais croire
qu'Adèle étant libre, rien ne pouvait plus troubler
mon bonheur.
Hier matin elle me fit dire de passer chez elle tout
de suite : j'y courus aussitôt ; je lui trouvai un air
embarrassé qui me surprit et m'inquiéta. Elle m'a-
vait envoyé chercher pour me parler, disait-elle ,
et elle n'osait me rien dire. — E'ie me regardait at-
tentivement, ouvrait la bouche... se taisait... me
tendait ses mains à travers la grille... hésitait... alla:!
enfin parler, et s'arrêtait encore.
180 ADÈLE DE SENAKCE.
Je ne savais que penser de tant d'émotion. Plus
elle paraissait agitée, plus je désirais d'en connaître
le motif ; mais , ou elle se taisait , ou elle ne retrou-
vait d'expressions que pour dire quelle m'aimait et
m'aimerait toujours!... Elle le répétait avec une ar-
deur qui m'effrayait: Toujours! toujours!... disait-
elle vivement. — Je n'en doute pas, lui répondis-
je. — Ces seuls mots lui rendirent son embarras,
son silence, ses yeux, même se remplirent de lar-
mes... Je ne pouvais plus supporter cette incerti-
tude; mais je la suppliais vainement de s'expliquer.
Ses promesses d'amour avaient un ton si solennel ,
que je la regardais quelquefois pour m'assurer si
elle était bien devant mes yeux , car ses protestations
si répétées annonçaient quelque chose de sinistre :
elles avaient Taccent d'un adieu... Son trouble m'a-
vait gagné au point que, ne sachant qu'imaginer,
je lui demandai , avec effroi , si elle se portait bien ?
Elle répondit qu'oui, et je respirai un moment,
comme si je n'eusse plus de chagrins à redouter...
Malheureux que je suis ! . . .
Cependant , mon inquiétude devenait un supplice*
Adèle fit un effort sur elle-même pour m'apprendre
que sa mère était venue la veille, et l'avait traitée
avec une bonté mêlée de confiance et de plaisanterie ,
qui lui avait presque fait oublier cette distance res-
pectueuse dans laquelle elle l'avait toujours tenue.
— Hé bien! m'écriai-jc , fatigué de toutes ces dis-
tinctions? «Hé bien! reprit-elle, ma mère voulut
savoir si vous résidiez long-temps ici. Comme je ne
ADÈLE DE SÉ\Y\GE. 181
répondais pas , elle a demandé en riant si j'avais la
folle idée de vous épouser? Je n'ai encore rien dit ,
et elle a ajouté que ce ne serait jamais de son consen-
tement ; que votre caractère ferait le tourment de
ma vie. Elle a peint avec vivacité le malheur de se
trouver en pays étranger sans amis, sans parens , et
n'ayant ni consolation ni soutien. » — Tout ce que
j'avais de force en moi était employé à me con-
traindre-, car, dès que je laissais échapper ma co-
lère, Adèle retombait dans le silence, et j'étais
obligé de solliciter long-temps les explications qui al-
laient me désoler. Enfin elle m'apprit, «que sa mère
lui avait avoué que depuis long-temps elle la destinait
à un jeune homme qui réunissait tous les avantages
de la naissance, de la fortune et des talens... —
Quel est son nom? » lui dis-je avec un emporte-
ment dont je n'étais plus maître. Elle me répondit
qu'elle l'avait demandé. — Demandé ! comment
trouvez-vous cette prévoyance? Sans doute pour se
décider ensuite... Et qui croyez-vous que ce soit?
— Monsieur de Mortagne? — Oui, c'est lui. —
Elle le nomma; je l'avais trop deviné! — Monsieur
de Mortagne , repris-je transporté d'indignation.
« Mon seul ami, calmez-vous, medit-elle ; sans cela,
il me serait impossible de vous parler. » — Elle me
répétait qu elle m'aimait, avec une affection que je
ne lui avais jamais vue-, mais toutes ses assurances
n'arrivaient plus à mon cœur. J'étais appuyé sur la
grille sans pouvoir dire un mot, ni même la regar-
der : un poids insupportable m'accablait; elle par-
10
182 ADÈLE DE SÈrVAftGE.
lait et je ne l'entendais pas. — Effrayée elle se leva ,
et m'appela comme si j'eusse été loin d'elle. Le son
de sa voix me causa une douleur aiguë que je res-
sens encore. Parlez tous bas, lui dis-je, parlez tout
doucement. — Alors, il faut lui rendre justice...
alors elle fit tout au monde pour m'adoucir. Se rap-
prochant de moi , comme si elle eût été près d'un
malade affaibli par de longues souffrances, elle m'ap-
pelait à voix basse, me donnait les noms les plus
tendres, les titres les plus chers... Mon cœur l'en-
tendait ; et peu à peu ce grand orage s'apaisait ,
lorsque , malheureusement , elle prononça le mot de
mari : à ce mot je ne me possédai plus. Le mariage
pour monsieur de Mortagne n'est qu'une affaire. II
ne se donne pas la peine d'aimer -, c'est sa fortune
qu'il épouse, son rang qu'il lui offre.
Au lieu d'écouter les douces plaintes d'Adèle , je
me laissai aller à toute ma fureur ; je l'accusai de
perfidie, de vanité. Ses larmes firent cesser tout-à-
coup mon emportement ; elles tombaient en abon-
dance , et semblaient adoucir ma blessure... Dès
que je parus plus tranquille , elle pressa mes mains
de nouveau et les porta à ses yeux , comme si elle
eût voulu me cacher ses pleurs : mais elle s'ar-
rêta, et je vis bien qu'elle avait encore quelque
chose à m'apprendre Alors, je l'avoue, Henri,
surpris qu'il lui restât une nouvelle peine à me faire,
je me mis à marcher dans la chambre en lui criant
de se hâter, et de tout dire. — « Ma mère, reprit-
êlle ; me vanla long-temps les avantages de ce ma-
ADÈLE DE SENANGE. 183
riage, mais je l'ai refusé. » Ah! ce mot me rendit
mon amour et ma soumission ; je revins près d'elle,
je promis de ne plus l'affliger, de modérer la vio-
lence de mon caractère La cruelle, abusant
bientôt de mes remords, de ma douceur, s'empressa
d'ajouter que sa mère n'avait paru ni étonnée, ni
fâchée de son refus, et lui avait seulement demandé
de voir monsieur de Mortagne comme un parent à
qui elle devait des égards.... « Ma mère, continuâ-
t-elle , m'a dit que je croyais vous aimer, et qu'elle
ne le pensait pas ; que je croyais ne jamais aimer
monsieur de Mortagne , et qu'elle était persuadée
du contraire. Ne disputons pas sur ce point , m'a-
t-elle dit en riant : voyez-les également tous deux ;
passez Tannée de votre deuil à comparer, à réflé-
chir ; et, au bout de ce temps, celui que vous pré-
férerez aura mon consentement. Ce projet m'était
odieux ; mais , tremblant de la fâcher, craignant de
vous déplaire, j'ai seulement osé lui demander un
jour pour me décider : voyez , dictez ma réponse. »
Que pouvais-je dire? C'était moi alors qui gar-
dais le silence : il m'était impossible de donner ou
de refuser mon aveu à un pareil arrangement
Cependant la terreur que sa mère lui inspire est si
vive , elle me répéta tant de fois qu'elle m'aimait ,
que moi , faible créature , je fermai les yeux et m'en
rapportai à elle Le croirez -vous ? Au lieu de
s'effrayer des chagrins qu'elle allait me causer , de
se trouver plus à plaindre que moi , elle a paru bien
aise; et, saisissant aussitôt une permission que je
184 \DlvLK DE SÉNANGE.
n'avais pas même prononcée, elle m'a remercié....
oui, remercié!... l'ingrate!... J'avais été si cruelle-
ment agité que le son de sa voix , son silence , ses
paroles , tout me blessait ; et cependant je ne pou-
vais m'éloigner d'elle. J'étais là , sans dire un mot ;
mes pensées, mes souffrances même avaient encore
une sorte de vague que je craignais de fixer. Il me
semblait que , tant que je me tiendrais près d'elle ,
on ne pourrait pas me l'enlever ; mais que , si une
fois je m'en allais, tout serait fini pour moi
Pourtant , il fallut bien la quitter ; et je partis, déjà
tourmenté de toutes les horreurs de la jalousie.
LETTRE XLIX. — Paris, ce 25 novembre.
Je ne vous ai pas écrit depuis quelques jours , mon
cher Henri , parce que je suis trop mécontent de moi-
même. Mes résolutions varient presque aussi rapi-
dement que mes pensées se succèdent ; je ne me re-
connais plus.
Après avoir eu la faiblesse de consentir qu'Adèle
revît monsieur de Mortagne , je passai tout le jour
à rêver à sa situation , à la mienne ; je ne savais en-
core à quoi m'arrêter, lorsque le lendemain je re-
tournai à son couvent. J'y allai lentement-, c'était
la première fois que je ne me hâtais pas d'y ar-
river.
En entrant dans la cour , je vis un cabriolet au-
quel était attelé un superbe cheval qui frappait la
ADELE DE S EN ANGE. 185
terre , rongeait son mors , et semblait brûler de par-
tir. Son maître est ici depuis long-temps, medis-je
intérieurement; car un instinct secret m'avertissait
que cette voiture appartenait à monsieur de Mor-
tagne.
Je montai l'escalier avec une répugnance extrême,
et cependant j'avançais toujours. J'allais entrer dans
le parloir, lorsque j'entendis des éclats de rire à
travers lesquels je reconnus la voix d'Adèle. Sa
gaieté me fit redescendre quelques marches, qu'il
fallut remonter pour suivre le laquais qui m'avait
annoncé.
Je trouvai monsieur de Mortagne avec un grand
chien qui était la cause de tout ce bruit. Ses sœurs
étaient avec Adèle dans l'intérieur du parloir. Après
les complimens d'usage, la plus jeune d'elles pria son
frère de faire recommencer au chien les tours qu'il
avait déjà faits; le voilà donc faisant sentinelle, et
toutes ces bêtises qui ne devraient amuser que des
enfans. Mesdemoiselles de Mortagne s'en divertis-
saient beaucoup , mais Adèle ne riait plus. — Elle
me regardait avec inquiétude : la joie de ses amies,
les soins que se donnait leur frère , n'attiraient plus
son attention ; c'était même avec effort que sa poli-
tesse la forçait quelquefois à sourire... Déjà, me
disais-je, elle se contraint pour moi Encore un
jour , et elle s'en cachera peut-être : de la crainte à la
dissimulation il n'y a qu'un instant.
Le sérieux avec lequel je regardais le maître et le
chien fit bientôt cesser ce badinage ; d'ailleurs , l'im-
16.
186 ADÈLE DE SEXAXGE.
patient cheval se faisait toujours entendre; et les
cris continuels du palefrenier avertissaient assez de
la peine qu'il avait à le contenir. Adèle en fit la re-
marque, sans y attacher d'importance. Mais mon-
sieur de Mortagne se leva aussitôt , et sortit avec
empressement , en lui jetant un regard qui disait :
a Je ne gène personne , moi ! Je ne suis point ja-
loux... » Si jeune , point jaloux !... Il a clone déjà
renoncé à l'amour! Adèle, vous suffirait-il d'être
aimée ainsi ?
Ses sœurs coururent à la fenêtre pour le voir par-
tir. — Je l'entendis qui fouettait, arrêtait, excitait
son cheval ; elles détournaient la vue , lui disaient
de prendre garde; mais ni leur peur, ci leurs cris
ne purent engager Adèle à se déplacer ; elle resta
assise près de moi. — « Si je n'avais pas été ici , lui
demandai-je tout bas , seriez-vous restée ? — Non ,
me répondit-elle; je crois que par curiosité j'aurais
été à la fenêtre. — Oui , lui dis-je, par curiosité ;
mais monsieur de Mortagne aurait cru que c'était
lui qui vous y attirait. »
Quelques minutes après, ses sœurs nous laissè-
rent seuls. — Comme Adèle était embarrassée!...
Je pris sa main et la baisai en soupirant... « Je n'ai
rien à me reprocher, me dit-ellie; et cependant je
ne suis plus contente... » — Sa douceur me toucha;
je ne pensai plus qu'à la crainte que sa mère lui ins-
pire ; je la plaignis , la plaignis sincèrement. Avec
quelle tendresse je cherchais à la rassurer, à la con-
soler! — « Si vous saviez, me dit-elle, comme vous
ADIJ.E DE SFAWP.E. 187
êtes différent cle vous-même ! Lorsque vous êtes
entré, votre visage était si sévère! — Avant que
j'arrivasse, lui répondis-je en souriant, vous étiez
si gaie ! »
Elle sourit à son tour ; mais ce sourire avait une
expression de tristesse et de douceur qui me pénétra.
« J'avoue, reprit-elle, que je ne suis assez forte,
ni pour déplaire à ma mère, ni pour vous fâcher. »
— Elle rêva long-temps, et finit par me proposer
de ne jamais voir monsieur de Mortagne qu'en ma
présence. Cette idée , qui lui paraissait devoir tout
concilier , avait quelque chose qui me blessait. Ce-
pendant elle en était si satisfaite que nous nous sépa-
râmes contens l'un de l'autre , et nous aimant , je
crois, plus que jamais.
Deux jours après, Adèle m'écrivit que monsieur
de Mortagne lui avait fait demander si elle serait
chez elle après dîner , et qu'elle me priait de m'y
rendre de bonne heure. Je fus exact; mais il arriva
presque en même temps que moi , et parut étonné
de me rencontrer. Cependant, il se remit aussitôt,
comme un homme maître de ses passions, ou plutôt
n'ayant déjà plus de passions ; il fit plusieurs corn-
plimens à Adèle, qui lui répondit avec une séche-
resse que je n'approuvai point... Ne pourra-t-elle
donc jamais le traiter comme un homme ordinaire?
et aura-t-il toujours à se plaindre ou à se louer
d'elle ? Je comptais lui en faire quelques reproches
dès que nous serions seuls; mais soit qu'il espérât
demeurer après moi , ou qu'il s'amusil à sue t_mr-
188 ADÈLE DE SENANGE.
menter , il ne s'en alla qu'au moment où Ton vint
avertir Adèle que la supérieure la demandait....
Alors il fallut bien que nous sortissions en même
temps ; il sauta plutôt qu'il ne descendit l'escalier ,
se jeta dans sa voiture, et partit comme un éclair.
Dès qu'il fut hors de la cour, Adèle parut à sa fe-
nêtre, et me salua comme si elle m'eût dit : « J'ai
attendu qu'il n'y fût plus pour me montrer... »
Combien je lui sus gré de cette petite attention ! . . .
Que la plus légère préférence laisse de douceur après
elle ! En quittant Adèle , ma raison avait beau me
dire que cette froideur était trop loin de son carac-
tère pour durer... qu'elle passerait bientôt, et que
si monsieur de Mortagne s'obstinait à lavoir, il fini-
rait par en être supporté... Adèle à la fenêtre, et
n'y venant que pour moi , détruisait toutes ces ré-
flexions.
Mais hier , elle m'écrivit qu'il allait encore venir.
— Je ne reçus sa lettre qu'à l'heure même où il de-
vait être déjà chez elle-, je m'y rendis, détestant le
rôle auquel ma complaisance m'avait soumis. — Eit
effet , quelle lâcheté de lui permettre de le recevoir
si j'étais inquiet ! et si je n étais point jaloux , pour-
quoi ne pas oser les laisser ensemble?... Vingt fois
j'eus envie de retourner sur mes pas , et cependant
j'avançais toujours : mes sentimens changeaient ,
se heurtaient , et n'en devenaient que plus doulou-
reux.
Lorsque j'entrai chez elle, je remarquai que mon-
sieur de Mortagne regarda plusieurs fois ses sœurs.
ADELE DE SÉNANGE. 189
d'un air d'intelligence. Mon humeur augmenta, mes
soupçons se renouvelèrent. Adèle aussi me demanda
de mes nouvelles , d'une voix qui me semblait plus
assurée qu'à l'ordinaire ; et lui-même s'avisa de m'a-
dresser plusieurs fois la parole. Je crus voir régner
entre eux une aisance , une facilité de conversation
qui me confondaient. .. Elle se fît apporter un dessin
qu'elle venait de finir ; il le loua avec tant d'exagéra-
tion , qu'elle rejeta ses éloges , mais si faiblement ,
qu'on sentait bien que la flatterie ne lui déplaisait
pas... D'ailleurs pourquoi lui faire connaître ses ta-
lens, si elle ne désire pas lui plaire?... Non, Henri,
non, je ne souffrirai pas qu'elle le revoie... Cette
affectation de ne le recevoir que devant moi n'est
qu'une ruse de femme ; j'enlends ce qu'elle dit, mais
sais-je ce qu'elle pense?...
Pour achever de me tourmenter , sa mère arriva
peu de temps après moi , et dit à sa fille qu'elle avait
à lui parler : je me levai pour les laisser libres. Mon-
sieur de Mortagne fit aussi un mouvement pour s'en
aller , mais madame de Joyeuse lui dit de s'arrêter. . .
Indigné , j'allais me rasseoir , peut-être même faire
une scène ridicule, lorsqu' Adèle, plus pâle que la
mort , me dit adieu , et me pria de revenir aujour-
d'hui... Sa terreur me fit pitié ; je reviendrai , oui je
reviendrai , et certes je ne me laisserai pas jouer plus
long-temps Elle ne le reverra jamais — Que peut
lui faire la colère de sa mère? elle n'en dépend plus...
Si je dois l'épouser un jour, mon opinion, mon
estime seules doivent la diriger. Je lui proposerai
190 ADÈLE DE SÉNANGE.
d'aller à Neuilly, d'y passer tout le temps de son
deuil ; si elle me refuse, c'est qu'elle ne m'aura ja-
mais aimé.... Mais aussi si elle y consent!... In-
sensé!.... si elle y consent! souffriras-tu quelle
manque à des convenances que les femmes doivent
toujours respecter? Ah! je ne serai jamais heureux ,
ni avec elle, ni sans elle!
LETTRE L. -Neuilly, ce 22 janvier.
Je la revis hier, et, comme à l'ordinaire, elle
voulut essayer de me toucher par sa douceur , de me
séduire par ses larmes ; mais je m'étais armé de cou-
rage , et je sus leur résister J'exigeai qu'elle ne revit
jamais monsieur de Mortagne. « Adèle, lui dis-je,
ma chère Adèle , n'écoutez plus de vaines frayeurs,
une fausse timidité. Consentez à déclarer à votre
mère les sentimens qui nous unissent. — Je n'oserai
jamais. — Adèle, je vous aime de toutes les forces
de mon âme ; je vous aime plus que moi-même, plus
que la vie; mais je ne puis souffrir ce partage d'in-
térêt. Ma jalousie vous offense, me dégrade, et ce-
pendant je ne saurais m'empêcher d'être inquiet. »
■ — Alors nous entendîmes le bruit d'une voiture ;
car depuis que madame de Joyeuse veut sacrifier sa
fille une seconde fois , elle l'obsède sans cesse ; et le
matin , l'après dinée , le soir, quelle que soit l'heure
où j'arrive, elle accourt toujours sur mes pas.
« Voilà votre mère, m'écriai-je ; ce moment est
ADLLE DE SE\ WGE. 191
peut-être le dernier. Prononcez que vous ne reverrez
jamais monsieur de Mortagne , ou dites-moi de vous
fuir sans retour. — Ma mère me fait trembler. »
Je n'en entendis pas davantage , et la quittai sans
savoir ce que je faisais.
Décidé à me guérir d'un amour si faiblement par-
tagé, je courus à mon hôtel garni demander des
chevaux pour retourner en Angleterre. John voulut
vainement représenter, demander quelques heures :
a Pas une minute , lui clis-je \ laissez tout ce que je
ne puis emporter., et marchons, » — Cependant je
n'avais pas fait deux lieues, que l'envie de savoir ce
que deviendrait Adèle me tourmenta. D'ailleurs, je
voulais bien l'abandonner ; mais, certes, je ne con-
sentais pas à la céder à monsieur de Mortagne , et
j'étais déterminé à lui arracher la vie plutôt que de
la lui voir épouser. Dans cette agitation je revins à
Neuilly. Cette maison m'appartient; ainsi j'en puis
disposer.
Lorsque j'y fus arrivé , je fis venir les gens de
monsieur de Sénange que j'ai tous gardés. « Des
raisons particulières, leur dis-je, font que je ne veux
point qu'on sache mon séjour ici ; s'il vient à être
connu , je ne pourrai en accuser que vous, et je vous
chasserai tous. » — Alors ils se regardèrent les uns
les autres, comme suspectant chacun leur fidélité.
— M Mais si je parviens à être ignoré , je vous ré-
compenserai tous. » lis se regardèrent de nou-
veau, en se faisant par signes de mutuelles recom-
mandations , et quand ils sortirent , j'entendis qu ils
192 ADÈLE DE SÉl\A\GE.
se promettaient d'être discrets; ainsi j'espère qu'ils
le seront.
J'ai senti une sorte d'effroi , en revoyant ce lieu
où j'ai éprouvé des émotions si vives, des peines si
cruelles !
Je ne suis encore entré que dans l'appartement
que j'occupais. Je redoute de voir celui de monsieur
de Sénange , la chambre d'Adèle ; je le crains d'au-
tant plus , que j'avais ordonné qu'on ne déplaçât
aucun meuble , que chaque chose restât comme elle
était lorsqu'ils occupaient cette maison. Les habi-
tudes de monsieur de Sénange seront conservées, ses
goûts respectés. Il faut garder bien peu de mémoire
des morts pour déranger sans scrupule les objets
auxquels ils tenaient. On ne sait pas soi-même ce
qu'on perd de petits souvenirs, d'impressions dou-
ces, combien on affaiblit ses regrets, en faisant
le moindre changement dans les lieux qu'ils ont ha-
bités !
Adieu , je ne fermerai point cette lettre , et je vous
écrirai sans ordre, sans suite, un journal de mes
projets, de mes inquiétudes, ce que j'apprendrai
d'Adèle, enfin ma vie : trop heureux si je puis un
jour retrouver mon indifférence!
Ce 25 janvier, six heures du soir.
J'ai revu ces jardins. Il n'y a pas un arbre qui ne
m'ait rappelé Adèle, et ses petites joies, lorsque,
plus diligente que moi , elle arrivait de meilleure
heure et passait dans l'île pour voir le travail des ou-
ADÈLE DE SÉ.NANCiE. 193
Vriers ; elle gardait le bateau , attendant sur le ri-
vage que je parusse à l'autre bord.... alors elle se
moquait de ma paresse, de mon embarras, et me
faisait des signes pressans de venir la trouver. Quand
je lui montrais le bateau qui était attaché près de
File, j'entendais les éclals de ce rire frais et gai qui
passe avec la première jeunesse. Elle me disait un
léger adieu, partait comme pour ne plus revenir,
mais s'arrêtait de manière à ne pas me perdre de
vue; se cachait derrière les arbres, croyant que je
n'apercevrais pas le transparent de sa mousseline
blanche, de sa robe de neige ; puis elle venait me sa-
luer , feignait de me voir pour la première fois ;
puis enfin, elle m'envoyait ce bateau, j'allais la
joindre... Joies innocentes! plaisirs simples qui me
rendiez si heureux! plaisirs que je me rappelle
tous!
For oh î how >vast a memory lias love !
suis-je donc condamné à vous perdre sans retour?
Ce 24 janvier, à midi.
Quelle démence a pu me porter à venir dans cette
maison? Était-ce pour oublier Adèle? est-ce ici que
je me promettais de la haïr? ici où j1ai juré d'être à
elle et de lui consacrer ma vie.
Ce matin je suis entré dans la chambre où mon-
sieur de Sénange est mort. Les fenêtres en étaient
fermées. Une obscurité religieuse couvrait ce lit où
il a rendu les derniers soupirs. Je m'en suis appro-
17
194 ADÈLE DE SEXAXGE.
ché 5 et là , une voix secrète , ma conscience peut-
être , m'a répété les paroles qu'il m'a dites avant de
mourir... le pardon qu'il m'avait accordé, sous la
condition de me dévouer au bonheur d'Adèle et
d'être plus indulgent. Ai-je rempli ma promesse?
Cet excellent homme m'approuverait-il?... Je suis
sorti lentement de cette chambre. Ma colère était
passée; je n'étais plus que le défenseur d'Adèle et
le juge sévère de moi-même.
J'ai été dans l'île voir le monument qu'elle a fait
élever à la mémoire de monsieur de Sénange, Un
obélisque très-simple couvre sa tombe , sur laquelle
elle a fait graver ces mots :
Il ne me répond pas, mais peut-être il m'entend.
Et moi que lui dirais-je?
A deux heures.
Je viens d'ordonner à John de prendre un cheval
à la poste , et d'aller descendre à Paris dans l'hôtel
garni que j'occupais, comme s'il revenait pour cher-
cher quelque chose qu'il avait oublié; mais mon
dessein était qu'il s'informât adroitement si Adèle
avait envoyé chez moi et qu'il sut de ses nouvelles.
En attendant le retour de John , je vais promener
ma tristesse dans la campagne. Le temps est beau ,
quoiqu'au milieu des rigueurs de l'hiver. Une visite
à la famille de Françoise sera sûrement bien reçue ,
et peut-être leurs visages satisfaits me rendront-ils
plus tranquille.
adèle de se\\\ge. 195
Paris , 10 heures du soir.
En revenant de chez Françoise, je suis entré
dans la cour, et j'ai vu sur le sable les traces d'un
carrosse. Les sillons me prouvaient qu'on n'était
pas entré dans la maison , mais que la voiture s'était
arrêtée à la grille du jardin et de là avait gagné la
cour des écuries.... Henri ! moquez-vous encore de
l'amour! Malgré l'invraisemblance d'une pareille
visite , mon cœur, mes yeux même me disaient que
cette voiture appartenait à Adèle. Je suis entré avec
précipitation dans le jardin , et je l'ai aperçue suivie
de deux de ses femmes qui prenaient le chemin de
Tile. J'ai couru la joindre. Elle ne m'attendait pas.
En me voyant, elle a jeté un cri; une pâleur mor-
telle a couvert son visage, et cependant avec quelle
joie elle m'a dit : « Je craignais que vous ne fussiez
parti pour l'Angleterre. » — J'ai pris ses mains, et
les pressant contre mon cœur : « Adèle , lui ai— je
répondu, qu'avez -vous décidé? — Rien: je me
désespérais de votre départ ; je vous croyais absent ,
et je venais ici pleurer monsieur de Sénange, pleu-
rer sur vous, sur moi-même. — Aurez-vous du
courage? — Je n'en trouve pas contre ma mère!
Ne me rendez pas malheureuse , ayez pitié de ma
faiblesse. » — Elle paraissait si accablée, que je l'ai
prise vivement dans mes bras pour la soutenir. A
l'instant je me suis senti arrêter par une main étran-
gère ; et, me retournant, j'ai vu madame de Joyeuse
transportée de fureur. Elle avait été au couvent, y
196 ADÈLE DE SEiMAIVGE.
avait appris qu'Adèle venait de partir pour Neuilly,
et l'avait immédiatement suivie. — « Vous! implo-
rant lord Sydenham! » s'est-elle écriée. — Adèle
est tombée à genoux devant sa mère ; et , avec une
voix qu'on entendait à peine : — « Ma mère , lui a-
t-elle dit, je l'aime. Il vous respectera aussi, n'en
doutez pas. Je vous ai obéi une fois sans résistance;
récompensez-moi aujourd'hui en faisant mon bon-
heur. »
Madame de Joyeuse a déclaré qu'elle ne consen-
tirait jamais à ce mariage, a réprimandé durement
sa fille , et a cherché à m'insulter, en disant que je
n'ambitionnais que l'immense fortune d'Adèle. —
Sa fortune! lui ai-je dit avec mépris, je la refuse;
gardez-la pour ses frères. Je ne veux de votre fille
qu'elle-même. A ces mots , j'ai vu sur son visage un
mélange d'étonnement et de doute. « Vous l'enten-
dez, a dit Adèle, que n'y avons-nous pensé plus
tôt ! Oui , ma mère , mon jeune frère n'est pas
riche ; donnez-lui tout mon bien et rendez heureux
vos enfans. — Oui, ai-je répété, tous vos en-
fans ; » car , soit par cette confiance que donne la
générosité , soit par un effet de l'amour , je ne me
trouvais point humilié de descendre envers elle jus-
qu'à la prière ; je suis aussi tombé à ses pieds. Elle
a essayé de résister, de traiter de folie le désintéres-
sement de sa fille. Elle a môme prétendu être obli-
gée de la défendre contre une passion insensée : mais
j'ai su détruire des scrupules qui ne demandaient
peut-être qu'à être vaincus , et j'ai promis d'assurer
adÈli nrc sénange. 197
à Adèle au-delà du sacrifice qu'elle me faisait. En-
fin mes instances , mon dévouement , les caresses de
sa fille ont achevé de l'entraîner, et elle m'a appelé
son fils en embrassant Adèle.
Ce n'est pas tout, Henri; madame de Joyeuse,
peut être pour se sauver un peu de mauvaise honte,
car elle a dit bien du mal de moi, a bien souvent
protesté que je ne serais jamais son gendre ; ma-
dame de Joyeuse a décidé que notre mariage aurait
lieu aussitôt après l'arrivée de ses fils qu'elle fait
voyager dans les différentes cours de l'Europe. Elle
va leur écrire pour presser leur retour.
P. -S. Je joins ici la copie d'une lettre qu'Adèle
avait envoyée chez moi et que John m'a rapportée.
Que j'étais injuste ! et combien d'amers repentirs
eussent été la suite de mon caractère jaloux et em-
porté! Oh! je ne mérite pas mon bonheur; mais
puissé-je le justifier par la conduite du reste de ma
vie!
« Mon ami , mon seul ami , vous avez pu me
fuir, ne pas me répondre lorsque je vous appelais.
Je me suis précipitée à la fenêtre du parloir , mais
vous n'avez pas tourné la tête. C'est la première
fois que vous partez sans m'y chercher encore pour
me dire un dernier adieu. Si vous m'aviez regardée,
vous m'auriez vue au désespoir. Mon seul ami !
sûrement vous ne doutez pas de votre Adèle. Je
vous appartiens par le vœu de mon cœur, par Tor-
dre de monsieur de Sénange. Pourquoi n'avoir pas
17.
198 ADÈLE DE SENANGE.
pitié de ma faiblesse? Ne suflît-il pas que la pré-
sence de monsieur de Mortagne vous inquiète pour
qu'elle me soit odieuse ? Cependant j'avoue que ,
pour satisfaire ma mère, j'aurais voulu le recevoir
jusqu'à l'époque qu'elle a fixée. Mais si ce sacrifice
vous est trop pénible, dictez ma conduite. Je n'ai
pas besoin d'être à vous pour respecter votre in-
quiétude -, songez seulement , avant de rien exiger,
que mon attachement pour vous ne saurait être
douteux et que ma timidité est extrême. »
A cette lettre était joint le portrait d'Adèle , et
sur le papier qui le renfermait elle avait écrit :
a Puisse-t-il vous ramener ! »
LETTRE LI. — Paris.
Après avoir toujours partagé mes peines , avoir
si souvent écouté mes plaintes , je vous dois bien ,
mon cher Henri, de vous apprendre aujourd'hui
que je suis le plus heureux des hommes.
Je viens de l'autel. Adèle est à moi ; je lui appar-
tiens. Elle a donné sa fortune à son jeune frère.
Madame de Joyeuse est contente , chérit sa fille ;
elle m'aimera. Monsieur de Mortagne est oublié de
tous. Jouissez du bonheur de votre ami.
FIN D ADELE DE SENANGE.
CHARLES ET MARIE.
CHARLES LENOX A SON AMI.
J'ai suivi votre conseil; chaque jour je me suis
rendu compte des différens sentimens que j'ai éprou-
vés. Je pensais que vous liriez ce journal , et je me
disais : Mon ami sera pour moi une seconde con-
science ; je m'adresserai à lui , ou me parlerai à moi-
même avec une égale sincérité.
T'is greatly wise to talk with our past hours :
Their answers form what men expérience call *.
You^tg. ,
Combien j'ai été affligé en voyant que la plus
grande partie de mes jours a été vide d'intérêt! Je
me suis rappelé l'étonnement d'un de nos philoso-
phes à la vue de ces nombreuses épitaphes , où la
date de la naissance et celle de la mort composent,
toute l'histoire d'un homme. J'ai donc supprimé
dans mon journal ces heures que rien n'a remplies ,
ces jours commencés et finis sans laisser un souve-
nir. Je ne vous confie de ma vie que ce qui peut
exciter, ou des retours consolans sur moi-même,
ou des regrets tardifs , mais d'où naissent des réso-
lutions généreuses.
* Il est sage d'interroger ses heures passées : leurs réponses
forment ce que les hommes appellent l'expérience..
200 CHARLES ET MARIE.
Ie»' mai.
J'étais à Oxford ; je venais d'avoir vingt ans , et
je célébrais le jour de ma naissance avec plusieurs de
mes compagnons d'étude, lorsqu'on m'a apporté
une lettre qui m'annonçait la maladie de ma mère et
son exlrême danger. Je suis parti aussitôt ; l'inquié-
tude, le trouble qui m'ont agité pendant ma route
ne peuvent s'exprimer. Arrivé près du château de
mon père, j'osais à peine lever les yeux, dans la
crainte de rencontrer ce tableau de deuil qui avertit
qu'un des maîtres de la maison n'est plus*. Hélas !
il a frappé mes regards ; je regardais ce tableau , et
m'écriais involontairement : — Ma mère , ma mère,
je vous ai donc perdue pour toujours! rien ne vous
rendra jamais à ma tendresse ! j'aurai beau vous
chercher, vous désirer, je ne vous retrouverai plus !
— Je suis descendu de voiture; je souffrais trop,
renfermé dans ce petit espace ; le repos qu'il m'y
fallait supporter me livrait trop à l'agitation de mon
âme. Je me suis hâté d'arriver à notre maison ; je
suis entré dans la chambre de mon vieux père : il a
étendu ses bras vers moi , il m'a serré contre son
cœur^ une larme s'est échappée de ses yeux, elle
est tombée sur ma main. Je crois la sentir encore...
Mon père! vous qui aviez toujours été l'arbitre de
mon sort , que je souffris lorsque je vous vis une
* En Angleterre, à la mort d'une personne distinguée, on
met sur la façade de sa maison le tableau de ses armoiries
entouré d'un cadre noir.
CHARLES ET MARIE. 201
première douleur!... J'ai voulu lui parler, essayer
de lui donner des consolations. Sa voix s'est baissée
involontairement lorsqu'il m'a rendu compte de la
maladie et de la fin de ma mère. A peine pouvais-je
l'entendre; ses sanglots étaient étouffés, ses mots
interrompus; mais quand il a voulu me faire juger
de l'étendue de la perte que nous avions faite , sa
voix s'est élevée sans qu'il s'en aperçut. Ses yeux
s'animaient à mesure qu'il faisait l'éloge de ma mère.
Espérait-il parvenir encore jusqu'à celle qu'il avait
perdue? 0 ma mère, puissiez-vous avoir entendu
ces dernières expressions de son amour !
Aujourd'hui, lorsque nous sommes entrés pour
dîner, j'ai détourné les yeux de la place que ma
mère occupait au haut de la table. En regardant
cette place où je la voyais tous les jours , je craignais
que mon père n'allât s'y asseoir. Dieu sait si je
l'aime! mais il ne peut remplacer ma mère, et elle
n'aurait pu me tenir lieu de lui ! ... Je voudrais qu'on -
ne succédât pour ainsi dire que par degrés à ceux
qui nous étaient chers ; et qu'au moins , quand le
souvenir frappe davantage, les yeux retrouvassent
quelques traces de leur séjour dans leur maison. Je
ne sais si mon père a été saisi du même sentiment;
mais , comme moi , il a détourné ses regards et est
allé prendre sa chaise accoutumée, « Mon fils, m'a-
t-il dit, laissons cette place vide jusqu'au jour où
202 CHARLES ET MARIE.
votre femme l'occupera. Alors je vous donnerai la
mienne aussi ; ma fortune deviendra la vôtre , vous
n'hériterez point d'un père, vous partagerez avec
un ami. Avant de mourir, je vous verrai agir comme
chef de notre famille ; avant de mourir, je pourrai
juger quel sera votre avenir quand j'aurai quitté la
vie. »
Pendant qu'il parlait , mon cœur faisait le serment
de ne jamais oublier tant de bonté.
3 mai.
Ce matin je suis descendu dans les jardins que ma
mère aimait. Combien de pensées tristes et douces
m'ont occupé! Chaque pas, chaque arbre me rap-
pelait mon heureuse enfance. Les soins de ma mère
se mêlent tellement avec le commencement de ma
vie, que j'ignore à quelle époque, de quel jour,
dater un souvenir où le sien ne vienne pas se con-
fondre. Ma mère et moi, moi et ma mère, voilà
tout ce qui a rempli mes jeunes années.
0 vous , tendres affections de l'âme qu'elle cher-
cha toujours à m'inspirer, pitié généreuse, sa-
crifice de soi-même , conduisez-moi à travers la vie
pour chercher et deviner le malheur. Que de fois
j'ai vu ma mère pleurer avec ceux que l'affliction ac-
cablait! J'admirais avec quelle réserve elle s'infor-
mait de leurs besoins; comme elle savait les amener
à lui confier leurs peines ! J'étais le seul confident
de ses œuvres pieuses qu'elle cachait soigneusement
CHAULES ET MARIE. 203
à tous les autres; mais moi je savais tout, parce
quelle voulait ouvrir mon cœur à la bienfaisance.
Elle me répétait souvent : « Mon fils , mon cher
fils! sois bon, sois trop bon; car il avait bien raison
celui qui disait : À la mort il ne reste que ce que
Ton a donné. »
Il m'arrivait quelquefois de craindre que des émo-
tions trop vives n'altérassent sa santé si délicate,
mais il était impossible de la décider à s'occuper
d'elle-même. «Tu Tas vu souvent, me disait-elle;
ces larmes consolent ceux que le bienfait a soulagés.
Elles consolent même quand de grandes infortunes
rendent les secours trop difficiles. Mais ces larmes
si douces à répandre, ne les montre pas aux heureux
de ce monde, car ils les ont nommées faiblesse. »
— Alors elle causait avec moi ; elle m'apprenait , et
le bien et le mal que je rencontrerais parmi les hom-
mes, les difficultés que j'aurais à vaincre, les sé-
ductions qu'il me faudrait éviter. Sa tendresse pré-
voyante me présentait ainsi tout ce cjui pourrait
m'éclairer lorsqu'elle ne serait plus. Ma mère, vous
serez toujours obéie. Je crois entendre encore votre'
voix si touchante; vos regards si tendres, je les vois
encore, et votre souvenir sera toujours mon guide.
3 juin.
Il y a déjà un mois que j'ai laissé ce journal ,
parce que mes réflexions , mes sentimens ont tou-
jours été les mêmes, et que je n'avais pas le courage
d'écrire. Loin de travailler à surmonter ma douleur.
204 CHARLES ET MARIE.
je cherchais, avec une secrète satisfaction , tout ce
qui pouvait l'accroître. Je m'abandonnais à une
sombre mélancolie, et ne me plaisais plus que dans
la solitude.
Plusieurs fois mon père avait essayé de parler à
ma raison sans pouvoir obtenir que je fisse aucun
effort pour me distraire. Je lui savais même mau-
vais gré d'en avoir la pensée; et quand il m'avait
fait de pressantes, mais vaines représentations, je
le quittais , mécontent de lui qui voulait m'arracher
à des regrets qui m'étaient chers , et mécontent de
moi qui affligeais ses vieux jours.
Enfin hier il m'a dit : « Veux-tu donc abréger
ma vie? » A ces mots j'ai senti un frémissement ex*
traordinaire , je l'ai regardé avec d'autres yeux que
je n'avais fait la veille. II me semblait que j'allais
le trouver changé , malade ; et je tremblais pour lui*
Je l'ai pressé dans mes bras avec toute l'ardeur du
plus tendre attachement. Il y a paru sensible. —
« Nous reviendrons ici bientôt , m'a-t-il dit ; car
c'est ici que je veux passer le peu qui me reste à
vivre. Mais aujourd'hui , mon enfant, je désire que
tu m'accompagnes dans une terre que je n'habite
plus depuis long-temps. J'y ai des affaires, et j'ai
besoin de t'avoir avec moi. » — Je lui ai fait ob-
server avec timidité que , s'il y avait bien long-temps
qu'il n'avait été dans cette terre , il pouvait encore
différer de s'y rendre. — «Non, a-t-il repris, je
veux te remettre le soin de nos biens -, et pour cela
il faut que tu les connaisses. »
CHARLES ET MAK1L. 205
En disant ces mots il tenait ses yeux baissés ; car
il se reprochait peut-être de ne pas me dire le vrai
motif qui le portait à s'éloigner. Je savais aussi
bien que lui qu'il cherchait à m'enlever d'un séjour
qui me rappelait trop vivement celle que nous avions
perdue. Mais, comme il ne prononçait pas le nom
de ma mère, je n'osais pas lui parler d'elle.
« Mon père, lui ai-je dit, permettez à votre (ils
de vous faire une question ; et promettez-lui d'y
répondre, sans vouloir, même pour son bien, lui
rien dissimuler. » — Il m'a regardé d'un air sur-
pris. Mon ton grave , cette manière nouvelle et im-
prévue de l'interroger, ce doute sur sa sincérité que
je devais si bien connaître, ont paru le troubler.
Aussi était-ce seulement parce que je le voyais en-
traîné par le désir de donner quelque soulagement
à mes peines , qu'un pareil doute pouvait entrer dans
mon âme.
« Mon père , ai-je ajouté , si j'osais me refuser à
vous suivre, partiriez-vous toujours? » — J'ai vu
qu'il prenait à l'instant une résolution qu'il n'avait
pas formée jusqu'alors , mais qui devenait inébran-
lable. — « Oui , mon fils , m'a-t-il répondu , j'irais
seul et j'y resterais seul. — S'il en est ainsi , lui ai-je
dit en soupirant, nous irons ensemble. »
Il a pris ma main et Ta serrée dans les siennes :
il jugeait combien il m'en coûtait de lui obéir , et
s'affligeait de me contraindre; mais il s'y crojait
obligé , et il m'a dit : « Nous reviendrons ici dès que
tu l'exigeras. »
18
206 CHAULES ET MARIE.
8 juin.
II y a trois jours que nous avons quitté la terre
où j'avais passé mon heureuse enfance. Il m'a sem-
blé que je me séparais de ma mère une seconde fois,
et je lui ai dit de cœur un dernier adieu. Mon père
ne m'a point laissé le temps d'attacher de nouveaux
et pénibles regrets à un séjour que tant de souvenirs
me rendent si cher. Il avait tellement hâté les pré-
paratifs de notre départ , que je me suis vu , près de
lui, dans sa voiture, sans trop savoir comment il
avait obtenu de moi une obéissance si prompte.
Mon père , qui avait retrouvé toute l'activité de
sa jeunesse pour arranger notre voyage , n'a plus
rien su faire pour lui-même dès qu'il m'a eu en sa
puissance. En chemin venait -on lui demander des
ordres, il répondait toujours : « Adressez -vous à
mon fils. )) — Lorsque ses gens lui ont proposé de
s'arrêter à l'heure ordinaire de ses repas , il m'a re-
gardé sans leur parler. Etrfîn, il semblait attendre
de moi tous les soins auxquels son âge et sa faiblesse
étaient accoutumés.
Je voyais qu'il voulait m'occuper et m'arracher
à mes pensées , mais je sentais aussi que je pouvais
lui être utile et que je lui faisais du bien. Toujours
attentif à prévenir ses désirs avant la fin du jour,
malgré moi , je fus réellement tiré de mes rêveries ;
et , pendant cette route , je ne songeai plus qu'à ce
qui pouvait la lui rendre moins fatigante.
II m'a dit qu'il n'avait pas été depuis vingt ans
Ctf ARLES ET MARIE. '207
dans la terre où il me conduisait , parce qu'il y aval!
perdu son premier enfant. «Depuis lors, a-t-il
ajouté, tu as été toute mon espérance; aujourd'hui
tu es mon unique consolation , ne l'oublie pas... »
— Il s'est arrêté. — « Mon fils, a-t-il repris tout
ému , je te confie mes vieilles années ; tu peux encore
me faire chérir la vie... Mais , sans toi , que devien-
drais-je?... » — II a porlé ses regards vers le ciel et
m'a répété : « Il ne me reste que toi , ne l'oublie
pas. )> — Des larmes s'échappaient de ses yeux.
A ces mots, je l'ai pressé contre mon cœur, en
me promettant de me consacrer entièrement à lui...
J'ai vu qu'il lisait dans mon âme , car il m'a dit d'un
air attendri : « Soyons quelque temps sans parler
de ces jours heureux qui sont à jamais passés... S'il
est possible, ne jetons pas de regards en arrière...
Nous y reviendrons , mon fils ; elle nous sera tou-
jours présente !. . . Mais aujourd'hui je m'abandonne
à toi. »
15 juin.
Mon père ne songe qu'à me distraire , et il y par-
vient en se confiant aux soins de ma tendre surveil-
lance. Sous le prétexte de son grand âge , il prétend
me persuader que je lui suis nécessaire , et que je
le soulage beaucoup depuis qu'il m'a mis à la tète
de sa maison. Ses gens ne s'adressent plus qu'à moi
pour tout régler, tout décider, et je ne puis quel-
quefois m'empècher de sourire lorsque lui-même
me demande mon avis pour la moindre chose. Enfin,
208 CHARLES ET MARIE.
il ne paraît plus être qu'en visite chez lui • et si par
hasard il donne un ordre , c'est lorsqu'il craint que
je ne pense pas assez à moi , et que ses gens ne nie
négligent.
Il s'est plu à me rendre compte de la valeur de
cette terre , qui se ressent un peu de l'absence du
maître. Il me parle des améliorations dont elle est
susceptible, il veut que j'y fasse des embellissemens
qui puissent me la faire aimer ; enfin, il n'est plus
avec moi qu'un homme d'affaires éclairé qui entre-
tient un jeune propriétaire de sa fortune. Qu'il est
bon , mon père ! et comme son extrême bonté re-
lève mon courage ! Il est au fond de mon cœur un
regret qui ne s'effacera point ; mais je saurai le ca-
cher, pour consoler mon vieil ami; car c'est le nom
que mon père se donne en me parlant de lui. Ac-
tuellement, je m'efforce de paraître tranquille; je
cherche même à l'amuser. Je lis, je cause avec lui,
et sa bonté a plus d'empire sur moi que n'en au-
raient les plus sages conseils dénués d'une si tendre
affection.
Nous avons été reçus ici avec une joie très-vive
par nos fermiers. Tous avaient l'air si enchantés de
nous revoir, que je leur en ai su gré. Si mon père a
négligé ses intérêts en ne venant point dans cette
terre, au moins ceux qui dépendent de lui n'en ont
pas souffert : j'ai pu voir à leur aisance que s'ils n'a-
vaient pas joui de la présence de leur maître , ils
n'en avaient pas été oubliés. Ces visages si contens
me causèrent un moment de satisfaction. Mon père
CHARLES ET MARIE. 209
me les nomma -, il leur dit que je les rendrais heu-
reux , et je leur en fis la promesse en me souvenant
de ma mère.
24 juin.
Nous commençons à reprendre des occupations
régulières qui finiront par devenir des habitudes. Je
tâcherai de les rendre douces et agréables à mon
père. Il voudrait bien obtenir de moi que j'allasse
voir quelques-uns de nos voisins dont nous avons
reçu des marques d'intérêt à notre arrivée ici ; mais
je n'ai pas encore pu m'y résoudre. Des visites! des
indifférens ! Hé ! qu'aurais-je à leur dire? Cependant
je ne me renferme point dans l'enceinte de cette terre,
j'aime à errer dans la campagne ; mais alors j'ai be-
soin d'être seul , je préfère même une belle soirée à
l'éclat du jour.
Mon père s'étant retiré hier de bonne heure , je
suis sorti pour me promener. Sans projet, sans ré-
flexion , j'ai suivi le cours d'une petite rivière qui
rn'a conduit à un parc charmant. J'y suis entré. Le
ciel étincelant d'étoiles ne m'avait jamais paru si
brillant. L'air était embaumé par les fleurs , et quel-
quefois je m'arrêtais pour en respirer le parfum. Ce
calme de la nature, ce silence de la nuit , me plon-
geaient dans une profonde rêverie. Mon âme s'y
abandonnait tout entière , lorsque j'ai été rappelé à
moi-même par les sons lointains d'une romance plain-
tive. Je me suis approché sans bruit de la cabane
18.
210 CÎIÀttLES ET MARÎE.
doxx venaient ces accens si tendres. Appuyé contre
un arbre , je n'osais faire un mouvement. Ne con-
naissant rien de ce qui m'environnait , n'entendant
que cette voix céleste qui se perdait dans les airs, je
sentais un charme que je ne puis définir , et j'ou-
bliais le reste du monde et moi-même.
Je ne saurais exprimer ce que j'ai éprouvé quand
cette voix s'est interrompue, et qu'à l'instant plu-
sieurs personnes ont loué vivement celle qui venait
de chanter. Alors, tout m'a paru changé autour de
moi : mon illusion a cessé , ces applaudissemens
m'ont fait mal. Je ne sais si celle à qui j'avais dû ces
impressions inattendues m'avait inspiré trop d'inté-
rêt ; mais j'ai pris de l'humeur contre elle ; je me la
représentais flattée de briller. C'est à force d'art,
me disais-je , qu'elle a trouvé ces notes sensibles,
qu'elle a surpris mon cœur sans défense. Je m'éloi-
gnais à grands pas de cette cabane , et cependant un
sentiment inexplicable me faisait trouver une sorte
de plaisir à n'avoir pas vu cette femme. Peut-être
qu'un jour le hasard me la fera rencontrer, et, si je
puis ne pas la deviner, peut-être serai-je de nouveau
attiré vers elle sans me souvenir de ces applau-
dissemens que j'entends encore. Qu'elle ne chante
plus, mais qu'elle me parle; sa voix doit être bien
douce !
Il y a , près de la cabane où elle s'était retirée, un
rosier couvert de fleurs 5 j'en avais pris une que,
sans m'en apercevoir, je sentais avec délice toutes
les fois que de? sons plus toucbans rendaient mon
CHARLES ET MARIE. 211
émotion plus vive. En revenant dans ma chambre,
l'éclat de la lumière me fit remarquer que j'avais
conservé cette rose ; elle ne me plaisait plus ; je la
jetai sur ma table , et me couchai. Ce matin, à mon
réveil , elle était fanée ; j'ai commencé à la regret-
ter. Je suis descendu dans le jardin de mon père ; il
y a beaucoup de rosiers : je ne sais pourquoi ce
grand nombre de fleurs réunies m'a donné aussi de
l'humeur. Enfin , j'ai découvert une rose isolée, so-
litaire ; elle m'en a paru plus belle : je l'ai cueillie.
Je recherchais les sensations que celle de la veille
m'avait fait éprouver 5 elle me les a rappelées sans
me les rendre. Il faisait grand jour; j'étais seul : ce
n'était plus qu'une rose.
25 juin.
II m'est resté de la soirée d'hier une vague in-
quiétude qui me poursuit encore. Aujourd'hui, me
promenant seul , je me plaisais à créer une âme et,
une figure enchanteresse pour cette voix qui était
venue me charmer. En revenant sur toutes mes im-
pressions, je me suis dit que si cette femme eût
chanté un air gai ou vif, je ne l'aurais entendu que
comme un bruit importun qui venait troubler ma
rêverie. Il me semble que la joie a besoin de lumière;
qu'il faut, pour ainsi dire, voir la gaieté pour la par-
tager ; tandis qu'hier la solitude , le silence de la
nuit, m'avaient disposé à la mélancolie. Dans l'é-
motion où j'étais , ces sons plaintifs semblaient ré-
212 CHARLES ET MARIE.
pondre à mes peines, el me faisaient désirer un
cœur qui pût les partager, ou du moins les com-
prendre.
1er juillet.
Toujours involontairement occupé de cette femme,
sans oser parler d'elle à mon père, je lui ai rendu
compte de ma promenade dans le parc inconnu . La pe-
tite rivière qui y conduit, cette profusion de fleurs ,
la cabane où je me suis arrêté, tout lui a fait juger
qu'il appartient à lord Seymour, chez qui il avait eu
lintention de me mener. Aujourd'hui, sans m'en
avoir prévenu , il a demandé ses chevaux après dî-
ner, et nous sommes partis pour faire cette visite.
Je craignais le monde ; mais j'étais bien aise de re-
voir le parc de lord Seymour.
Que de sentimens divers j'ai éprouvés pendant
le chemin! — Qui sait, me disais-je, si cette voix
qui m'a touché n'est pas celle d'une femme dont le
séjour n'était que momentané dans cette maison?
J'ai toujours redouté les nouvelles connaissances , et
je m'empresse d'aller chez lord Seymour, que je
n'ai jamais vu! Pourquoi? Pour rencontrer une
personne qui peut-être n'y est déjà plus. — Cette
crainte m'agitait, lorsqu'une voix secrète m'a crié :
Insensé! tu serais bien heureux de ne pas la voir
aujourd'hui; au moins, tu la chercherais demain,
avec l'espérance de la trouver telle que tu la désires. . .
Si cette femme était laide? Laide! non , non : pas
CHARLES ET MARIE. 213
môme une figure ordinaire. — Aussitôt, je me l'i-
maginais parée de tout l'éclat de la jeunesse et de la
beauté, mais avec l'art d'une coquette. Comment,
moi qui croyais n'avoir jamais remarqué la parure
d'aucune femme, avais-je ainsi présentes toutes les
exagérations de la mode? — Mon père me parlait,
je l'entendais à peine. Ses regards surpris ont aug-
menté mon embarras. Heureusement, nous arri-
vions, et il n'a pas eu le temps de me faire des ques-
tions auxquelles j'aurais été bien embarrassé de ré-
pondre.
Lord Seymour est venu au-devant de nous. Après
les complimens d'usage, il nous a conduits dans le
salon , et m'a présenté à sa famille. — Je ne saurais
peindre l'inquiétude secrète qui me faisait tenir les
yeux baissés, dans la crainte de ne pas trouver celle
que mon cœur cherchait. Dès que j'ai osé regarder
les filles de lord Seymour, il ne m'est plus resté
d'incertitude.
Je veux placer cette famille dans l'ordre où elle
était assise. Près de la cheminée, à droite, était lady
Seymour. Elle parait succomber sous une maladie
lente. Ses souffrances n'altèrent ni la douceur ni la
régularité de ses traits. Sa faiblesse, l'attention que
l'on est forcé d'avoir pour l'entendre, ajoutent en-
core une sorte de charme à la bienveillance de ses
expressions. Marie, sa troisième fille, était à côlé
d'elle. Jamais on n'a plus ressemblé à sa mère -, mais,
comme la timidité l'empêche de parler, ses beaux
yeux seulement cherchent les vôtres quand vous
214 CHARTES ET MARIE.
avez dit une chose qui lui a plu ; et si un mol , un
oubli vient à l'étonner, elle ne s'en rapporte plus à
elle ; ses regards demandent à sa mère si elle a rai-
son d'être mécontente.
Marie , j'ignore si c'est vous dont la voix m'a
touché ; je n'ai même plus le désir de m'en instruire.
Je ne sais si je voudrais vous trouver ces talens en-
chanteurs : j'ai besoin de vous aimer; je craindrais
d'être séduit. Oui, Marie, je vous aime pour cet
amour que vous portez à votre mère. Je vous aime
encore en vous comparant à vos sœurs ; chacune de
leurs prétentions fait ressortir vos qualités : je vous
aime pour cette réserve , ce silence , qui semblent
promettre à un seul la connaissance de votre cœur.
Marie , 'j'ignore si vous êtes riche , et je suis sur que
vous êtes bienfaisante. Si le pauvre ne prononce pas
votre nom dans ses peines, mon cœur reviendra
d'un long rêve.
Lord Seymour était étendu dans un grand fau-
teuil , à gauche de la cheminée. Deux gros chiens
dormaient à ses pieds; il les réveillait par des ca-
resses ou par des injures, car il s'en occupait sans
cesse. Miss Sara , sa fille aînée , a paru en habit de
cheval. Elle a pris le parti d'être sémillante et gaie ;
aussi rit-elle toujours sans raison, comme elle s'agite
sans motif. Je lui ai été présenté. Elle a voulu sa-
voir si j'aimais les chiens et les chevaux, et m'a
compté parmi ses compagnons de chasse , sans dai-
gner s'informer si je pouvais la suivre. Marie ne
prenait aucune part à ces arrangemens.' J'ai osé lui
CHAULES ÇT AlAltlE. 215
demander, mais mon cœur ne doutait point de sa
réponse , si elle partageait ces plaisirs. Sara ne lui a
pas laissé le temps de s'exprimer, et m'a dit d'un air
moqueur : — -« Marie reste toujours à l'ombre de la
maison. — Oui, a repris lady Seymour, elle reste
près de moi ; elle prête à ma faiblesse l'appui que je
donnais à son enfance. » — Marie a levé les yeux au
ciel , et les a baissés aussitôt sur son ouvrage. — Je
vous entends , Marie ; c'est au ciel que vous repor-
tiez ce bien si pur, la reconnaissance d'une mère!
Mais ces yeux baissés m'apprennent aussi combien
votre àme sensible craint de blesser yos sœurs.
Miss Sara caressait les chiens de son père. Lord
Seymour regardait sa femme d'un air mécontent.
On est tombé dans un silence qui n a été interrompu
que par l'arrivée de miss Indiana , sœur de lord Sey-
mour, et de miss Eudoxie, sa seconde fdle. J'ai été
présenté à ces dames. Elles ont fait peu d'attention
à moi jusqu'à l'instant où mon père a dit que j'arri-
vais d'Oxford. — « Dieu ! s'est écriée miss Eudoxie,
tous devez bien regretter une ville qui renferme tant
de savans! Les livres seuls peuvent remplacer leur
conversation. » — L'embarras de Marie, l'inquié-
tude de lady Seymour, m'ont prouvé combien cette
ridicule prétention les affligeait ; aussi ai-je répondu
sèchement à miss Eudoxie que les savans cher-
chaient quelquefois dans la conversation à oublier
leurs livres. — Elle a regardé sa tante avec un air de
surprise et de dédain qui m'était destiné, et m'a fait
plusieurs questions qui auraient mieux convenu à
216 CHAULES ET MARIÉ.
une femme qu'à moi. Cette petite vengeance m'a
amusé.
Le soir, tous les beaux esprits des environs sont
venus former une cour à miss Eudoxie. Marie a
fait le thé. Par quel amour-propre désire-t-on, pour
celle qu'on préfère, des suffrages que Ton dédaigne-
rait pour soi ? Je souffrais d'entendre ces messieurs
ne jamais adresser la parole à Marie que pour lui
donner la peine de les servir : ils blessaient mon
sentiment, et n'auraient pu décider mon opinion.
Lord Seymour et Sara sont sortis ; lady Seymour
m'a fait approcher d'elle. Avec quel respect, quel
regret elle m'a parlé de mon excellente mère! A
chacune de ses paroles , Marie soupirait, regardait
alternativement sa mère , moi , mon grand deuil ; et
une douce et consolante pitié régnait sur son visage.
— Marie , j'aurais aimé à vous confier mes peines ;
mais je sentais encore que si j'en dois éprouver à
l'avenir, c'est près de vous que je voudrais passer le
temps du malheur.
A mesure que lady Seymour semblait s'occuper
davantage de moi, miss Indiana , miss Eudoxie me
traitaient avec plus de politesse ; elles ont même fini
par me parler sans cesse. La bonne et souffrante lady
Seymour , ne pouvant supporter tant de bruit , a de-
mandé la permission de se retirer. A l'instant Marie
a donné le bras à sa mère, et s'est éloignée. A l'in-
stant ce salon m'a paru désert, cette conversation
insupportable. J'ai entraîné mon père, et me suis
échappé avec la joie et l'impatience d'un enfant.
CUARLLS Ll 31 Ail IL. 217
8 juillet.
Hier malin , je reçus une invitation de lord Sey-
moiir et de miss Sara , pour me rendre aussitôt à une
partie de chasse, qu'ils assuraient devoir être char-
mante. La certitude que Marie n'y paraîtrait point,
Tidée de m'y trouver sans elle , me contrariaient ;
mais je sentais aussi qu'un refus déplairait à lord Sej -
mour et à sa fille chérie. D'ailleurs, mon père a exigé
que j'acceptasse cette proposition. Je ne sais pourquoi
les gens âgés croient que la jeunesse ne s'amuse que
lorsqu'elle est active et agitée. Mon père m'a dit que
le mouvement de la chasse , et cette familiarité qu'a-
mènent tous les plaisirs bruyans, me donneraient sans
doute une sorte d'intimité dans cette maison, et
qu'il désirait m'y voir aller souvent; car il estime
beaucoup lady Seymour. Je m'engageai donc à sui-
vre lord Seymour , mais avec humeur ; j'étais obligé
de me répéter : « C'est pour voir Marie ! aujourd'hui
sera perdu, sacrifié; mais demain, mais les jours
qui suivront, je serai près d'elle?» — Cependant,
je ne pouvais surmonter cette déplaisance qu'on
éprouve toujours en prévoyant un long ennui.
J'arrive; à peine ai-je entendu le son du cor, la
voix du chasseur, qu'à ma grande surprise, je par-
tage la gaieté générale. Tout entier à Marie , j'avais
oublié que j'aimais les chiens, les chevaux ; et une
fois au rendez-vous , je retrouvai ces premières pas-
sions de ma jeuuesse.
Miss Sara m'appela près délie. Sa franche gaieté
19
218 CHAULES ET MARIE.
excitait la mienne ; il me semblait que nous avions
passé notre vie ensemble. J'admirais ses grâces, son
courage, et même sa témérité. Le soleil était dans
tout son éclat, Fair pur, le ciel sans nuage. Nous
franchissions tous les obstacles; elle me semblait une
divinité aérienne. Malheureusement le cheval de Sara
fit un faux pas, elle tomba, je me précipitai pour la
secourir. Elle voulut aussitôt remonter à cheval , je
m'y opposai. Si elle ne redoutait pas le danger, au
moins désirais-je qu'elle s'arrêtât un instant sur celui
qu'elle avait couru , qu'elle jouît avec moi du bon-
heur d'y avoir échappé; peut-être même lui aurais-
je voulu la crainte, la timide faiblesse d'une femme.
Mais Sara n'entendait rien à ces nuances délicates.
Elle me regarda d'un air surpris, fit un grand éclat
de rire, et repartit au galop. Je grondais, m'impa-
tientais; elle admirait, disait-elle, ma rare prudence.
Cherchant le péril pour m'effrayer , elle quitta la
plaine, et alla sauter un fossé considérable, en me
saluant d'un air moqueur. De quel droit espérait-elle
me troubler? Vraisemblablement Sara est née vive
et légère; on aura ri de ses étourderies, et voilà
Sara bruyante et inconsidérée pour le reste de sa vie.
Les défauts dont on a la prétention ressemblent à la
laideur parée: on les voit dans tout leur jour.
Lord Seymour nous rejoignit. Je revins douce-
ment avec le reste de la chasse , caressant mon che-
val de temps en temps , lui parlant comme à un ami.
Ce pauvre animal ne savait pas que si je lui accordais
(outcs ces faveurs, c'était parce que Sara m'avait
CHARLES ET MARI F 219
déplu ; qu'auparavant je l'aurais sacrifié pour la sui-
vre ou la dépasser à la course. Il en est de même dans
le monde, me disais-je : celui qui reçoit une marque
d'intérêt inattendue devrait souvent chercher à côté
de lui le sentiment de joie ou d'humeur auquel il en
est redevahle.
On revint diner chez lord Seymour. Nous trou-
vâmes miss Indiana , miss Eudoxie dans le salon.
« Assurément, mon frère, dit la première, vous
vous êtes oublié long-temps. —Comment, oublié,
reprit lord Seymour ;dites donc fort diverti. — Mais,
reprit-elle sèchement, je ne suis pas accoutumée à
diner si tard. » Miss Indiana toussait, s'agitait, se
promenait d'un pas chancelant, comme si elle eût eu
peine à se soutenir. Fatigué de tant d'affectation , je
courus lui chercher , pour s'asseoir , la môme chaise
qu'elle venait de quitter : elle me regarda avec sur-
prise, et cependant me remercia, Que de fois elle
parla de son extrême faiblesse! elle était éteinte,...
anéantie....; elle avait beau se plaindre, personne
ne prenait part à sa situation, « Ne soyez pas si occu-
pé de ma tante , me dit tout bas Sara , car nous dî-
nons plus tard ordinairement , mais ma tante est fâ-
chée quand on s'amuse. » — Comme elle finissait ces
mots , Marie entra ; c'est alors seulement que je pris
un intérêt personnel à tout ce qui m'environnait. Je
regardais avec inquiétude la place que Marie allait
choisir : le hasard , sa volonté la rapprocherait-elle
de moi? s'en éloignerait-elle? me regarderait-elle en
passant? Enfin chacun de ses mouvemens me don-
2 20 CHARLES ET MA1UE.
naît une vague impression de crainte ou d'espoir.
Marie s'avança vers son père , et lui fit une révé-
rence timide qui sollicitait un coup-d'œil, un mot
affectueux. Lord Seymour prit la main de Marie en
lui disant : « Comment se porte votre mère?» —
Marie, jusqu'à votre arrivée, votre père était dans
sa maison , avec ses filles , comme parmi des étran-
gers; c'est vous qu'il attendait pour savoir des nou-
velles de sa femme , de la mère de vos sœurs ! Vous
seule remplissez ce devoir d'amour , de respect filial ;
devoir si doux et si cher, qu'en vous voyant ma
pensée me rappelait les instans où je m'occupais aussi
du bonheur d'une mère! Je me disais: C'est elle
que ma mère aurait choisie pour sa fille.
On vint avertir que le dîner était servi. Mon mal-
heur voulut que je fusse placé à table loin de Marie ;
je ne pus me rapprocher d'elle après le repas ; le
reste du jour fut sans intérêt pour moi.
u juillet.
J'ai rendu compte à mon père de cette chasse en
lui avouant qu'il avait eu raison , et que je m'y étais
amusé. Ma colère contre la turbulence de Sara , mes
caresses à mon pauvre cheval l'ont fait rire. Cepen-
dant , malgré le désir que je lui sais de me distraire ,
j'ai été étonné lorsque, le lendemain matin, il m'a
appris qu'il venait de proposer à lord et à lady Sey-
mour de venir dîner chez lui, en famille, un des
jours suivans. 11 a ajouté qu'il les avait priés de Pex-
CHARLES ET MARIE. 221
cuser s'il ne leur offrait pas une société plus nom-
breuse , en leur disant qu'ils étaient les seuls que ,
clans notre grand deuil , nous nous fussions permis
de voir.
Lord Seymour ayant annoncé qu'il viendrait
hier, j'ai été fort occupé, le matin, à préparer dans
le salon tout ce qui pouvait être agréable à lady
Seymour. J'ai placé prés de la cheminée un grand
fauteuil comme le sien l'est chez elle , un coussin
pour ses pieds , et une chaise près d'elle ; c'était
pour Marie. Comme je pensais d'avance à la con-
trariété que j'éprouverais si une autre qu'elle venait
s'y asseoir ! J'arrangeais l'autre côté du salon pour
le reste de la famille. Mon père était présent à tous
ces préparatifs : mon empressement le faisait sou-
rire; et, pour achever de l'égayer, j'allai prendre
quelques livres grecs et latins que je posai sur la
table qui est dans le milieu du salon. « Voilà, dis-je
à mon père, de quoi me réhabiliter dans l'estime de
miss Eudoxie. » — Il entra dans cette plaisanterie
de fort bonne grâce ; et , me saluant avec un pro-
fond respect , il osait, disait-il , me représenter que -
c'était porter trop haut mes prétentions que de vou-
loir plaire à cette savante personne. — La bonne
humeur de mon père ajoutait à la mienne ; et nous
nous amusâmes à passer en revue les ridicules d'Eu-
doxie ; je me donnai la joie de me moquer de toutes
ses prétentions ; car je trouvais un secret plaisir à
me venger ainsi de l'ennui que sa seule vue allait
«n'inspirer. — Mon pauvre p^re ne parla point de
19.
222 CHAULES ET MARIE.
Sara , et je nYn fus pas surpris ; mais j'étais un pou
blessé qu'il ne songeât point que c'était à Marie
qu'on pouvait sérieusement souhaiter de plaire
Je ne concevais pas qu'elle ne se présentât point à sa
pensée : cependant je ne parlai pas d'elle non plus ,
peut-être parce que j'y pensais....
Lorsque nous entendîmes leur voiture arriver,
nous allâmes au-devant d'eux. Mon père donna le
bras à lady Seymour ; je fus condamné à offrir le
mien à miss Indiana, et les trois jeunes personnes,
ainsi que lord Seymour, nous suivirent. — Mon
père conduisit lady Seymour à la place que j'avais
choisie pour elle. Je ressentis une véritable satis-
faction en voyant Marie se séparer de ses sœurs
pour aller s'asseoir près de sa mère ; elle prit la
chaise que je lui avais destinée ! C'était pour être
plus à portée de prévenir les désirs de lady Sey-
mour ; mais je lui savais autant de gré d'avoir suivi
mes intentions , sans s'en douter, que si elle s'y fût
soumise par complaisance. J'avais prévu les soins
qu'elle donnerait à sa mère j'avais deviné son
cœur... je la connaissais comme aurait fait un ancien
ami : ce sont déjà d'assez grands plaisirs !
II y avait à peine un quart d'heure que cette fa-
mille était dans le salon, lorsqu'on vint annoncer
que le dîner était servi. Nous passâmes dans la salle
à manger. Mon père , ayant placé lady Seymour à
sa droite , je menai près de lui miss Indiana que je
quittai bien vite; mais je fus obligé de nf asseoir
entre miss luuloxie et Sara. — Marie, comme la
cjiap.lfs et marie. 283
plus jeune , passait toujours la dernière ; on ne ia
comptait , et elle ne se comptait elle-même qu'après
tous les autres. Si elle n'était pas à côté de moi ,
du moins me trouvais-je assez près d'elle pour la
voir, l'entendre, et toujours la comparer à ses sœurs;
combien elle y gagnait!
Après le diner, les dames se retirèrent, et mon
père fut assez bon pour ne mè laisser qu'un quart
d'heure à l'ennui d'une conversation de chasse qu'a-
vait commencée lord Seyraour. Il m'envoya dans le
salon sous le prétexte d'aller faire les honneurs de
chez lui. — Je m'esquivai sans écouter les cris de
lord Seymour qui me rappelait ; et je trouvai lady
Seymour faible, fatiguée et bien établie dans le
fauteuil que j'avais nommé le sien. — Miss Eudoxie
était près de la table -, j'aperçus , au dérangement
des livres, qu'elle les avait tous ouverts, j'imagine
pour juger de la solidité de mes lectures. Je me ré-
jouissais de l'avoir vue tomber dans le piège que je
lui avais préparé ; mais j'en fus bien puni, car elle
m'appela près d'elle pour entreprendre une disser-
tation sur un des plus graves auteurs. — Heureu-
sement que Sara vint me tirer de sa pédanterie.
D'abord elle avait commencé par ôter son chapeau,
comme si elle eût été chez elle , et l'avait jeté sur la
table près de laquelle nous étions : ensuite , elle s'a-
visa de couper toutes les belles phrases de sa sœur,
en y mêlant les chiens, la chasse, des questions sur
l'étendue des réserves que mon père faisait pour le
gibier, et mille autres objets aussi intéressans, —
224 CHARLES ET MARIE.
Eudoxie se montrait saisie d'indignation : ses lèvres
étaient pincées; elle se redressait d'un air majes-
tueux ; ses yeux étonnés se portaient sur moi , sur
sa sœur ; et elle paraissait ne pouvoir pas compren-
dre tant d'irrévérence.
J'avais fort envie de rire ; Marie , qui s'en aper-
çut , ne put s'empêcher de me regarder en souriant
aussi ; mais, à l'instant, elle se détourna , comme si
elle se fût reproché d'avoir abandonné Eudoxie à
mon esprit moqueur. Que tous ses mouvemens sont
aimables et doux! On croirait que le ciel l'a placée à
dessein près de ces deux insensées pour faire ressor-
tir toutes ses qualités.
Bientôt lord Seymour rentra avec mon père. « Eh
bien ! s'écria-t-il d'un ton de voix dont l'éclat devait
blesser lady Seymour, est-ce que nous ne ferons pas
un tour dans le parc avant de nous en aller? Qu'en
dites-vous, Sara? » — Chacun se leva pour le sui-
vre. — Sara remit à la hâte son chapeau , sans se
soucier qu'il fût de travers ou droit. — Eudoxie ,
voyant que tout le monde se disposait à sortir, vou-
lut bien venir avec nous; mais elle semblait mar-
cher au supplice ; sa figure disait : « La nature
n'est-elle pas la même partout? Quel malheur de ne
pas examiner les livres rares qu'il faut laisser sur
cette table? » — Cependant elle aimait mieux nous
accompagner que de rester seule avec ces livres ,
dont on ne jouit pourtant jamais aussi bien que
dans la solitude. Je fus tenté de le lui faire ob-
server.
CHARLES ET MARIE. 225
Lady Seymour demanda la permission de nous
attendre dans le salon; et Marie, sans dire un mot,
sans que d'autres quemioi y lissent attention, Marie
resta près de sa mère. — J'avais bien envie de de-
meurer aussi ; mais Sara me dit avec son ton vif et
assez impérieux : « Venez-vous? » Et elle avait déjà
avancé son bras pour prendre le mien. Elle m'at-
tendait ; je fus donc obligé de la suivre.
Notre promenade dura plus d'une heure; miss
ïndiana et Eudoxie marchaient appuyées Tune sur
l'autre : elles se parlaient bas et nous regardaient
d'un air mécontent et ennuyé. — Sara allait, ve-
nait, m'entraînait, sans faire la moindre attention
ni à leur humeur, ni à leurs propos. — Lord Sey-
mour donnait à mon père de fort bons conseils sur
l'ordonnance des jardins , mais aucun ne m'est resté
dans la tète. Je ne voudrais pas me souvenir d'un
seul , à moins que ce ne fut pour l'éviter. Si jamais
lady Seymour est assez forte pour voir ce parc et
qu'elle veuille bien me dire ce qu'il faut y changer,
alors que je serai heureux de me conformer à son
goût !
On vint avertir lord Seymour que ses voitures
étaient arrivées; nous revînmes dans le salon. En
entrant , il dit à sa femme : « Nous allons partir, n
— Et, sans attendre sa réponse, il sortit avec l'air
d'un homme qui est accoutumé à ne trouver ni ré-
sistance ni objection dans sa famille. Non-seulement
il ne s'informe jamais de ce qui peut être agréable
aux autres; mais uniquement occupé de ce qui lui
226 CHARLES ET MARIE.
convient h lui-même, il force tous les siens à s\
soumettre , et cela le plus simplement du monde :
c'est une habitude , il ne se dSute pas de son égoïs-
me. Quelle grande surprise il aurait si on pouvait
lui apprendre qu'il est insupportable ! — Je donnai
le bras à lady Seyrnour pour la conduire à sa voi-
ture. Elle y monta avec Marie, miss Indiana et Eu-
doxie. Lord Seymour partit en gig avec Sara.
Je les regardais s'en aller, en pensant que je n'a-
vais presque point vu lady Seymour ni Marie, qui
étaient les seules que j'aurais voulu voir. 11 ne m'a-
vait pas été possible de leur exprimer le plaisir que
j'avais à les recevoir chez mon père. Elles n'avaient
pu me dire un mot , on ne m'avait pas laissé le temps
de leur adresser une parole. J'étais excédé -, et , dans
mon impatience , je me dis avec humeur : « Quelle
belle journée ! »
12 juillet.
Je suis sorti hier de bonne heure ; et naturelle-
ment , pour ainsi dire , à mon insu , j'ai tourné mes
pas vers le parc de lord Seymour. Je crois qu'il en
est de môme de tous les premiers mouvemens , on
n'y fait attention qu'en se les rappelant. Enfin il est
très-vrai que , sans y avoir pensé , je me suis trouvé
près de la petite cabane où j'avais entendu cette
voix ravissante. La porte en était fermée, je n'ai
pu y entrer. Le rosier n'a plus de fleurs ; quelque
temps encore et ses feuilles tomberont. Tout me
jetait dans une disposition mélancolique.
CHARLES ET MARIE. 227
Étendu sur le gazon , j'ai voulu me rendre compte
de ce penchant qui m'entraîne vers Marie , moi ,
dont l'âme semble réunir tous les contrastes ; moi ,
jaloux , susceptible, exigeant, inquiet et léger ; oui,
léger, car je fuirais Marie à l'aperçu d'un défaut , et
peut-être que la perfection me fatiguerait. Comment
oserais-je me livrer à l'amour ! L'amitié n'a-t-elle
pas eu mille fois à souffrir de mes injustices? Marie
me rendra malheureux ou je la tyranniserai. Sera-
t-elle calme? je la supposerai indifférente. Si en me
revoyant elle parait gaie , je croirai qu'elle n'a point
remarqué mon absence. Si je la trouve triste, c'est
qu'elle ne jouira pas assez de mon retour. Enfin, je
n'aime pas encore , et j'entrevois déjà toutes les agi-
tations de l'amour.
J'étais livré à ces réflexions , lorsque Marie parut
dans le sentier qui conduit à la cabane. Elle était
suivie de deux femmes qui portaient des corbeilles
de fleurs. Elle rougit en me voyant. — « Sara est
montée à cheval , me dit-elle.. . Eudoxie passe toutes
ses matinées dans la bibliothèque... Je venais ici
préparer le déjeûner de ma mère , elle aime cette
retraite,.. Nous croyions être seules.» — Marie
rougit encore plus en disant ces derniers mots. Etait-
ce une invitation de partager leur solitude ou un
avertissement de la respecter? — Je cachai mon
embarras en lui demandant des nouvelles de )ady
Seymour ? — « Elle est mieux aujourd'hui, répondit
Marie -, il fait si beau ! » — Elle sourit , et ce sou-
rire ne me disait point de m'éloigner.
228 CHAULES ET MARIE.
Marie lient la clef de la cabane; elle ouvre la
porte. Combien je cherche à m'aveugler! Je pré-
tends douter si je l'aime, et mon cœur bat d'in-
quiétude pour savoir si elle me dira adieu ou me
priera de la suivie. Marie est encore plus troublée
que moi , elle a fait passer une de ses femmes , puis
l'autre , que va-t-elle faire? Si elle ne songe môme
pas à moi , et quelle entre dans la cabane sans me
rien dire , je m'en irai ; je ne la reverrai plus : mais
sais-je quel chagrin j'en ressentirai? Si elle m'offre
de la suivre, ce sera une indiscrétion dont je suis
sur de la blâmer un jour. Marie, Marie! possédez-
vous déjà toute mon âme? Je me surprends quel-
quefois me promettant votre bonheur, comme s'il
dépendait de moi et qu'il fût incertain ! A qui fais-je
ces sermens dont vous ne vous doutez pas? à moi !
à cette âme ardente , à ce caractère inquiet , sévère ,
que je redoute en connaissant l'amour.
Marie était toujours indécise , et je restais ap-
puyé contre l'arbre le plus près délie ; enfin , par
une sorte d'inspiration, je lui demande si cette re-
traite lui appartient particulièrement. — « Oui, me
dit-elle, c'est moi qui l'ai arrangée. » — Ma ques-
tion lui semble peut-être une prière de satisfaire ma
curiosité; car elle s'avance, me fait place; je la
suis , et me voilà dans cette solitude, préférable au
grand château de lord Seymour.
Pendant que j'ai l'air de regarder les meubles , les
gravures, mes yeux ne quittent pas Marie. Elle ar-
range ses Heurs , pare sa table à thé , — y place
CHAULES ET MARIE. 221)
une tasse ; c'est pour sa mère , — une seconde ; c'est
pour elle , — mais Marie en prend une troisième. Je
ine dis , c'est pour moi ; et je détourne mon visage
de peur qu'elle n'aperçoive tout le plaisir que j'é-
prouve. — Hélas ! il fut bientôt détruit ; — après
avoir bien tourné , regardé cette troisième tasse ,
Marie la replaça sur la cheminée ; mais par une dé-
licatesse dont elle seule est capable , que je puis seul
deviner, elle ôta également la tasse qu'elle se desti-
nait. Tout cela se faisait sans me parler , sans me re-
garder; et ce silence, cet embarras n'étaient pas
perdus pour mon cœur.
Lady Seymour parut ; Marie en témoigna une
joie qui semblait me dire : « A présent seulement je
puis avoir du plaisir à vous voir. » — Sans attendre
que sa mère m'eût invité à déjeûner, elle remit sur
la table les deux tasses , objet de son innocente in-
quiétude. Lady Seymour m'offrit du thé ; je me pla-
çai entre elle et sa charmante fille. Jamais je n'ai
éprouvé un sentiment de bonheur si pur ni si vif.
Lady Seymour avait aussi un air plus satisfait que
de coutume. Elle ne me disait que des choses sim-
ples, ne parlait que d'objets indifférens; mais cha-
que expression avait un accent touchant qui arrivait
jusqu'à mon àme : il semblait que chacun de nous
devinât ce que chacun de nous n'aurait osé ni en-
tendre ni dire.
Après le déjeuner, lady Se) mour proposa à Marie
de chanter. Dès les premiers mots , je reconnus la
même romance, les sons tendres , les paroles plain-
♦20
230 CHAULES ET HAR1E.
tives qui avaient pénétré mon cœur. Aussi, dès les
premiers mots , mon émotion fut si grande que lady
Seymour la remarqua. — « Cet air, me dit-elle,
vous rappelle-t-il quelque souvenir sensible? — Pas
cet air, repris-je troublé, mais cette voix. » — Elle
parut étonnée : ses regards m'interrogeaient ; i!s de-
mandaient une réponse... Après avoir hésité long-
temps , je lui parlai de ma promenade près de cette
même cabane. J'essayai de lui peindre le ravissement
où j'avais été lorsque , me croyant seul dans ses jar-
dins, au milieu de la nuit , cette voix inconnue était
venue se placer entre le ciel et moi.... — Lady Sey-
mour m'écoutait avec un plaisir qui animait sa fi-
gure, et semblait éclairer tous ses traits. Sa fille
baissait les yeux ; mais lorsque j'ajoutai que plusieurs
personnes ayant applaudi , je m'étais éloigné , Marie
s'écria : « C'est sûrement le jour que mes cousines
ont passé ici. » — Ses cousines ! comme je l'ai mal
jugée ! Sans doute de jeunes personnes, compagnes
de son enfance ; — non , Marie n'est point coquette \
elle chantait parce que sa voix plaît à sa mère.
Marie, mon cœur vous appartient. Dans cette
petite retraite, près de votre mère , avec vous , j'ai
cru au bonheur. Mais pourrez-vous partager l'exal-
tation de mon amour, excuser ma bizarrerie? J'é-
tais heureux : eh bien! dans cet instant même, je
sentais que, s'il fut arrivé une seule personne, si
vous eussiez fait un seul pas dans le monde, le doute,
l'inquiétude se seraient emparés de mon âme.
CHARLES ET MARIE. 231
20 juillet.
Comment exprimer tout ce qui se passe en moi !
Ce matin , j'ai rencontré Marie dans le village ; n'o-
sant lui offrir mon bras , je me suis promené à coté
d'elle. Marie est entrée dans différentes chaumières
où Ton n'existe que par ses bienfaits : mon cœur
palpitait d'amour et de joie, en voyant le respect,
l'adoration qu'elle inspire.
Toutes les actions de Marie ont un charme qui
n'appartient qu'à elle. Accoutumée à vivre, pour
ainsi dire , inaperçue dans sa propre maison , loin
de chercher, comme ses sœurs, à paraître, à briller,
elle craint d'être distinguée. Aujourd'hui , chez ces
bonnes gens, « c'était de la part de sa mère qu'elle
venait les trouver ; c'était à sa mère qu'elle rendrait
compte des peines ou du besoin de chaque pauvre
famille. » Marie , demain vous viendrez leur appor-
ter des secours , des consolations ; et comptant pour
rien vos pas, vos démarches, vos larmes même que
j'ai vu couler sur le malheur, vous vous joindrez
à eux pour bénir votre mère : c'est vers elle seule
que vous porterez leur reconnaissance et leur
amour.
Je regardais Marie, et me disais : Ce cœur-là n'a
jamais été insensible à la pitié. Elle a fait le bien ,
tout le bien qu'elle a pu faire. Point de négligence ,
point d'oubli; pas un sentiment qui n'ait été pur;
pas une action qui n'ait été généreuse ! Marie , je
vous aimais hier presque involontairement ; aujour-
232 CHAULES ET MARIE.
(f hui, c'est de toute la puissance de mon âme que je
désire vous appartenir.
En quittant le village, Marie m'a dit adieu : je
suis resté à la même place , tant que j'ai pu l'aper-
cevoir. Elle s'est retournée plusieurs fois ; et tou-
jours un signe obligeant m'a prouvé que non-seule-
ment elle me voyait, mais qu'elle s'attendait à me
voir. Arrivée près d'un sentier qui devait me la ca-
cher entièrement, elle m'a regardé une dernière fois ;
et de sa main et de son mouchoir m'a dit un dernier
adieu , tandis que moi , presque immobile , je ne
pouvais même la saluer. N'osant la suivre, ne pou-
vant la fuir, je sentais de tristes pensées rentrer dans
mon âme à mesure qu'elle s'éloignait. 0 avenir !
avenir si vague , si incertain , qui n'arrivez jamais
ni comme on le craint, ni comme on le désire, au
moins ne me laissez pas sans espérance !
En m'en allant, j'ai salué à mon tour le dernier
arbre qui m'avait caché Marie ; et , comme s'il eût
pu m'entendre , je disais : Demain , je reviendrai la
chercher ici : peut-être demain te regarderai-je bien
long-temps avant de la voir paraître ! Jamais je ne
passerai près de cet arbre sans éprouver un souvenir
de regret et d'amour.
1er août.
Je suis retourné plusieurs fois à la cabane, dans
le village ; je n'y ai plus rencontré Marie!... Quand
je la vois chez son père , je ne fais pas un pas que ses
CHARLES ET MARTE. 233
yeux ne me suivent , je ne dis pas un mot que son
regard ne réponde à chacune de mes expressions.
Mais si je m'approche d'elle , aussitôt ce regard
change , ses yeux se baissent , ils semblent m'éviter
ou craindre de m'entendre... Marie, pourquoi me
faut-il deviner toutes vos pensées, interpréter toutes
vos .actions? Ah! n'éloignez pas trop le temps où ,
après m'avoir laissé lire dans votre cœur, vous vous
direz : Il me connaît, si je me connais moi-même.
Aujourd'hui , il y avait beaucoup de monde chez
lord Seymour. Miss Eudoxie , miss Sara étaient ha-
billées à cette mode nouvelle qui laisse à peine ces
voiles que désirent également la pudeur et l'amour.
Marie avait imité ses sœurs dans leur parure. Je
suis loin de l'excuser : mais quelle joie je ressentis
lorsque, dès qu'elle m'aperçut, je la vis prendre
un châle derrière elle , et s'en cacher en rougissant !
Marie , votre cœur ne vous trompe pas ; mes yeux
seuls sont ceux d'un amant. Avant que j'arrivasse ,
plusieurs hommes étaient près de vous ; et vous ne
vous êtes pas aperçue qu'ils vous regardaient. Ah!
toute-puissance de l'amour, je te reconnais surtout
à la mobilité de mes impressions ! Hier, je n'aurais
pu supporter l'idée de voir Marie si légèrement vê-
tue ; dans quelques instans , peut-être , je l'en blâ-
merai avec rigueur : mais , en ce moment , je ne
voyais , ne sentais que l'émotion qu'elle éprouvait.
Son ingénuité, ses grâces timides, sa craintive mo-
destie ont fait naître mes sentimens ; et , je le sais ,
une erreur m'a découvert les siens. N'importe , je
•20.
234 CHARLES ET MME,
la lui pardonne : que cette fois seulement sa parure
soit semblable à celle des autres femmes, j'y con-
sens ; mais qu'à l'avenir tout la distingue, et que
mes yeux et mon cœur la reconnaissent toujours. .
8 août.
Ce matin , mon père m'a demandé si je ne comp-
tais pas faire quelques visites dans les environs. Il
m'a surpris, comme s'il n'y avait près de nous que
Marie et sa famille. Où me suis-je laissé entraîner
sans m'en apercevoir? Je n'existe donc plus que
pour Marie! Je relis mon journal : les jours passés
sans la voir ne sont plus comptés. Je reviens sur
toutes mes impressions depuis que je la connais , et
je m'étonne de ne plus trouver une démarche dont
elle ne soit l'objet. Son souvenir vient se placer entre
moi et toute chose.
Pendant le déjeûner, mon père est resté long-
temps en silence : je l'imitais ; je voyais bien qu'il
était troublé; mais je n'osais lui en demander le
motif. C'est la première fois que je lui dissimule une
pensée, qu'il me cache une inquiétude. Je sortais ,
lorsqu'il m'a dit : « Vous allez beaucoup chez lord
Seymour. » — Je lui ai répondu par une inclina-
tion de tête. — « Ses filles sont charmantes. » —
Encore une inclination , quoique je fusse mécontent
qu'il ne nommât point Marie. — « En général , on
préfère la troisième. » — Je commençais à respirer
— « Il est fâcheux que lord Seymoqr ait résolu de
CHARLES ET MARIE. 235
ne la marier que lorsque les deux aînées seront éta-
blies. » — Quel sentiment douloureux m'a saisi !
Toutes mes espérances nie semblaient détruites. Qui
pourrait aimer une autre que Marie ! — « Croit-il
donc, me suis-je écrié, que Ton puisse chérir sa
pédante Eudoxie , confier son bonheur à cette folle
Sara? — Vous êtes bien sévère, m'a-t-il dit; et
je pourrais en présumer qu'un intérêt caché vous
aigrit ; mais je ne veux point pénétrer dans votre
âme malgré vous. — Jamais malgré moi, mon
père ; et peut-être avez-vous lu dans cette âme avant
moi-même. » — 11 soupira.
a La famille de lord Seymour, a-t-il ajouté , est
séparée en trois autorités qui se choquent sans
cesse.
» Lord Seymour, désolé de n'avoir pas de gar-
çon, a exclusivement adopté sa fille aînée , et a dé-
claré, d'une manière irrévocable, qu'il donnerait
son nom et sa fortune à celui qui épouserait Sara.
)> Miss Indiana demanda à son frère la permission
d'élever sa seconde fille ; lord Seymour, ne consi-
dérant que la fortune immense de sa sœur, y con-
sentit. La petite Eudoxie fut donc remise à sa tante,
qui , dès-lors , l'institua son héritière , et ne permit
plus à lady Seymour de faire une représentation sur
la manière dont on élevait sa fille. Je ne doute pas
que tant de chagrins réunis n'aient contribué à dé-
truire la santé de cette malheureuse mère.
» Toutes ses espérances , toutes ses consolations ,
mais aussi toutes ses inquiétudes, se sont donc por-
236 CHARLES ET MARTE.
tées sur la petite Marie, que lord Seymour lui aban-
donnait par insouciance. Je sais qu'elle Ta élevée
avec cette tendresse active, prévoyante, qui ne né-
glige ni les vertus ni les talens. Mon fils, j'honore
votre choix : mais considérez aussi qu'une jalousie
extrême agite également Eudoxie et Sara, et qu'elle
rend bien injustes ce père et cette tante; que Ton
blesse chacun d'eux en faisant l'éloge de l'une de
ces jeunes personnes. Chercher à lui plaire suffirait
pour offenser le reste de la famille. Mais prétendre
à Marie serait sûrement se faire exclure de la mai-
son, aggraver les peines de lady Seymour, et faire
persécuter son innocente fille. » — J'ai pris la main
de mon père; je l'ai serrée dans la mienne , en lui
disant : « Je me trompe bien , ou la position de
Marie vous a touché. Jamais le plus ou moins de
fortune ne vous arrêtera pour m'accorder celle que
j'aime. — Jamais ; et votre mère a reçu en mourant
ma promesse de vous rendre heureux. Cependant,
mon enfant, ne vous jetez pas dans une famille ca-
pricieuse, vaine, désunie, où l'intérêt d'un seul
éveille la haine de tous. — Ah! lady Seymour, son
aimable fille, n'ont sûrement pas connu la haine? —
Non : mais elles ne peuvent rien , ni pour leur bon-
heur, ni pour le vôtre. — Mon père! me suis-je
écrié, il est trop tard. — Je l'avais prévu, a-t-il re-
pris : pourquoi le désir de vous distraire , de vous
éloigner du deuil qui m'environnait, m'a-t-il fait
consentir à vous mener chez lord Seymour ?» —
C'est moi qui ai tort, se disait-il à lui-même. — Une
CHARLES ET MARIE. 23?
voix intérieure semblait m'avertir, et je répondais
tristement : — C'est moi qui serai malheureux. —
J'étais loin toutefois d'en accuser mon père; je
trouvais même une sorte de charme à me persua-
der que j'aurais sûrement rencontré Marie s'il ne
me l'avait pas fait connaître ; enfin , que le cœur de
Marie attendait le mien pour devenir sensible.
Dans ce moment on a annoncé une visite impor-
tune 5 mon père Ta reçue : je n'aurais pu composer
mon visage, m'occuper de gens oisifs. Que d'incer-
titudes , que de tourmens se présentaient à mon
avenir! Dans quelles agitations vais-je m'engager?
mon père me paraissait aussi affligé que moi-même;
souvent il me regardait avec une bonté touchante.
Je fus vingt fois à une fenêtre, d'où je voyais ce
chemin que je faisais tous les jours , et chaque fois
je revenais plus accablé. — Cependant j'eus la force
de ne pas aller chercher Marie, espérant par ce sa-
crifice diminuer les inquiétudes de mon père. Je
suis resté tout le jour près de lui. En me quittant
il m'a serré la main et m'a dit : « Lorsque vous au-
rez retrouvé îe calme, vous jugerez combien îe cou-
rage de ce moment vous évite de peines! » — Re-
trouvé le calme! Ces mois ont brisé mon cœur :
j'ai regretté de n'avoir pas été chez Marie. Peut-il
croire que j'aie renoncé à l'amour, au bonheur?
Marie, Marie, la seule pensée de ne plus vous voir
m'a fait trembler , m'a fait prononcer le serment
d'être pour toujours à vous.
238 CHARLES ET MARIE.
9 août.
Ne plus voir Marie ! Voilà le premier sentiment
qui m'a saisi avant que mes yeux fussent ouverts;
et je me suis écrié : jamais ! comme répondant à une
puissance qui voulait me séparer de moi-même. Le
son de ma voix m'a éveillé; je me suis levé, j'ai
couru à cette fenêtre, d'où Ton aperçoit le parc
de lord Seymour. Appuyé sur le balcon , tranquille
en apparence , tous les orages de la passion boule-
versaient mon âme. Oubliant la bonté de mon père ,
je lui jurais comme à un tyran de ne jamais me sé-
parer de Marie. Mon père un tyran ! Qu'il est loin
de soupçonner mon ingratitude! Je reprochais à lord
Seymour sa criminelle partialité, à sa femme une
faiblesse impardonnable. Tous les défauts d'Eudoxie,
de Sara s'offraient à mes yeux ; enfin tout ce qui
s'opposait à mon amour se présentait , et à chaque
obstacle nouveau serment d'aimer Marie. Que dis-
je, aimer? lui dévouer mon âme et ma vie; la dé-
dommager de ses peines passées , assurer la joie et
le bonheur de son avenir, tels étaient mon espoir et
mes vœux.
Je ne suis pas entré chez mon père ce matin 5
comment oser lui avouer que j'allais la revoir ? Mais
aussi , mon père , est-ce en me la représentant mal-
heureuse que vous avez cru me disposer à nréloi-
gner d'elle?
Lorsque je suis arrivé chez lord Seymour, je rai
trouvé au moment de partir avec sa famille pour se
CHAULES ET MARIE. 239
rendre à une course près de Bath. Désespéré de ne
pouvoir parler à Marie, j'ai résolu de raccompa-
gner. La course a été suivie d'un grand dîner, d'un
bal magnifique; tout ce qu'il y a de plus distingué
dans les environs s'y est trouvé.
Comme les dames se rendaient dans une tente
où elles devaient dîner, plusieurs Bohémiennes
avec une troupe d'enfans fort jolis les ont suivies.
Elles demandaient à chacun une légère aumône que
personne ne daignait même leur refuser ; on les re-
poussait sans les regarder , les entendre, ni leur ré-
pondre. Marie, appuyée contre un arbre, laissait
passer toute cette brillante société sans paraître sur-
prise de son indifférence pour le malheur. Je suis
arrivé, Marie m'a salué d'un signe de tête qui
m'exprimait le plaisir qu'elle avait à me voir ; son
sourire était encore plus doux. Trop occupé d'elle,
j'oubliais aussi ces familles indigentes. LordSeymour,
missEudoxie, Sara étaient déjà passés. Marie ba-
lançait à les suivre. Je voyais dans ses yeux un re-
gret mêlé de surprise qui m'étonnait. En regardant
autour d'elle et apercevant des infortunés, j'ai senti
que Marie désirait de les secourir. J'ai donné une
guinée à la femme qui était le plus près de nous -,
aussitôt sa petite fille s'est écriée , en s'adressant à
Marie : a Ah! vous nous aviez bien dit d'attendre;
qu'il en viendrait un qui nous donnerait. » — Ma-
rie a rougi , mais a affecté de reprendre gaiement :
« Cette ridicule mode de ne point porter de poches
empêche quelquefois d'être généreuse. — Marie ,
240 CHAULES ET MARIE.
lui ai-je dit bien bas , est-ce à moi que vous pensiez?
est ce sur moi que vous auriez compté? » — Elle a
baissé les yeux , mais a gardé le silence. Ce silence
n'est-il pas un aveu? Dans ma joie j'ai jeté ma
bourse tout entièreà cette Bohémienne, en lui disant :
« N'oubliez jamais ce jour; c'est un jour de bon-
heur. )> — Marie a mis sa main devant ses yeux ,
et , sans me parler , elle s'est hâtée d'entrer dans la
tente, où nous avons trouvé miss Eudoxie qui ap-
prenait, et à ceux qui le savaient et à ceux qui ne
désiraient guère le savoir, l'origine des Bohémiens.
((C'est, disait-elle, une colonie d'émigrés de
l'Inde qui ont quitté leur patrie à l'époque où Ti-
murbeg porta la désolation clans ces contrées. On
les appelle en France Bohémiens ; en Angleterre
Gipsies ; Zingani en Italie \ Zigeuner en Allema-
gne ; Tchinguenèe en Turquie et dans tout l'Orient. »
Les femmes qui , n'ayant point d'esprit naturel ,
cherchent à paraître savantes , ne disent bien sou-
vent que des mots. Aussi, dans les longues nomen-
clatures dont nous accable miss Eudoxie , elle a le
rare avantage de citer toujours ce qu'une femme ai-
mable ignore, ce qu'un homme instruit a oublié.
Et il faudra que j'attende, pour être heureux, qu'il
se trouve un infortuné assez sourd , assez aveugle
pour se laisser charmer par tant de prétentions! Un
pareil intérieur me paraîtrait bien ce que Saint-Au-
laire appelait les galères du bel esprit.
Sara demanda à sa sœur si véritablement les
Bohémiennes prédisaient l'avenir? « J'espère que
CHAULES ET MARIE. 241
vous n'y croyez pas , reprit sévèrement miss Eu-
doxie; mais il est certain que le tambour de basque
et les castagnettes que ces vagabonds portent encore
aujourd'hui sont les mêmes dont se servaient les prê-
tres indiens pour leurs opérations magiques et divi-
natoires ; d'ailleurs la chiromancie à laquelle ils se
livrent est une inventionde l'Inde; et le nom de Zin-
gani prouve qu'ils sortent du pays de Zinganes, sur
les bords de l'Inclus. » — Elle avait dit toute cette
grande phrase sans s'être arrêtée un instant, et vé-
ritablement j'avais besoin de respirer pour elle.
Sara, qui nous avait attiré cette longue disserta-
tion , n'avait pas daigné l'écouter ; elle était sortie
pendant que sa sœur parlait. Bientôt elle est rentrée
suivie de quatre sorcières plus vieilles et plus laides
que toutes les autres. Les jeunes gens ont fait des
cris affreux , ils ne pouvaient supporter la vue d'une
nature si dégradée. Leur dégoût , leur humeur amu-
saient beaucoup Sara ; elle a donné sa main à ces
Bohémiennes pour qu'elles y devinassent l'avenir.
Dans leur jargon elles lui ont prédit rang, plaisir,
richesse, tout ce que le monde appelle bonheur.-
Miss Eudoxie n'a jamais voulu se prêter à cette plai-
santerie. Pour Marie, accoutumée à céder aux vo-
lontés de ses sœurs, dès la première invitation de
Sara elle a donné sa belle main aux sorcières, « Ah!
lui ont-elles dit en même temps, vous serez la
femme du seul qui n'oublie pas le pauvre. » — Ma-
rie a remis bien vite son gant. Du seul , s'est écriée
Sara \ du seul, ont répété les hommes ; et Ton cher-
21
242 CHARLES ET 31A1UE.
chait quel serait le fortuné mortel. Mais, par mira-
cle, personne nravait vu que j'avais donné quelques
secours à ces malheureux, et personne n'a pensé à
moi.
Combien je jouissais du trouble de Marie! Tour
à tour rouge et pâle , elle me regardait un instant
et baissait les yeux avec tant d'émotion , qu'il me
paraissait impossible qu'elle ne se trahit pas. J'ai eu
la force de m'éloigner d'elle, mais sans la perdre de
vue. Qu'elle m'était chère ! Vers le milieu du bal je
l'ai aperçue seule, et saisissant ce moment pour
m'approcher d'elle : « Me défendrez- vous d'èlre
superstitieux? lui ai-je dit; ou me permettrez-vous
d'espérer la félicité qui m'est promise? » — Deux
fois elle a essayé de me répondre , et deux fois elle
s'est arrêtée. J'ai osé lui parler de mon amour , de
cet amour si tendre que tout l'augmente , quoique
toujours persuadé de ne pouvoir aimer davantage.
Elle m'écoutait, me regardait avec une incertitude
douloureuse : « Marie, douteriez-vous de mes
sentimens?» — Elle a continué de garder le si-
lence. Ce silence m'était insupportable : « Marie !
Marie ! par pitié répondez-moi ! doutez-vous de ma
sincérité? doutez-vous de mon amour? — Je suis
née si malheureuse ! » a-t-elle répondu en tremblant.
— Ces mots ont retenti jusqu'à mon cœur ; ils as-
suraient le bonheur de ma vie. C'est parce qu'elle
se croit née malheureuse qu'elle doute si je l'aime !
Quel supplice d'entendre cet aveu devant mille in-
différens , de ne pouvoir ni en jouir ni le lui faire
CHARLES ET MARIE. 243
répéter ! Sara approchait , je n'ai eu le temps que de
dire à Marie : « Jamais malheureuse. » — Je ne
sais quelle tristesse a couvert son visage , un grand
soupir s'est échappé de son cœur. Elle s'est éloi-
gnée de moi , je l'ai suivie. On Ta priée de danser,
j'ai vu clairement qu'elle acceptait pour éviter mes
regards, et peut-être ses propres réflexions.
Marie ! pourquoi cette tristesse ? Vous reprochc-
riez-vous la satisfaction que j'éprouve? craindriez-
vous votre père , vos sœurs? Mon humeur fière ,
impatiente, supportera leur injustice; je placerai
votre souvenir entre mes défauts et les leurs , pour
me soumettre , pour surmonter tous les obstacles.
Avec quel plaisir , quelle affection nouvelle je sui-
vais tous les pas , tous les mouvemens de Marie !
Elle m'aime! medisais-je -, elle sera la compagne, le
charme de ma vie. Ah! quel nom vous donner,
premier regard qui suit un premier aveu , pre-
mier regard où le cœur prononce : « Elle sera à
moi ! »
il août.
En arrivant chez mon père je me suis précipité
dans ses bras : « Elle m'aime, » lui disais-je; s'il
voulait dire un mot, former une objection , je répé-
tais : (( Elle m'aime. » Je n'écoutais rien; plus de
crainte, plus d'incertitude : « Mon père, soyez
aussi content que je le suis ! »
Le lendemain je l'ai entraîné chez lady Seymour.
J'avais choisi l'instant où elle est seule ordinaire-
244 CUMULES ET MARIE.
ment. J'ai (Hé ravi de ne trouver personne avee
elle, je n'en doutais pas; serait-il possible qu'à
présent j'éprouvasse une contradiction? Je suis si
heureux ! Marie môme était absente , et je m'en fé-
licitai ; c'est la première , ce sera Tunique fois de ma
vie.
Comme j'étais agité en entrant dans le cabinet de
lady Seymour ! Comme mon cœur devançait l'instant
où j'allais lui promettre l'affection d'un fils! Elle
s'est levée pour recevoir mon père. Cet égard céré-
monieux a un peu calmé mon émotion , et m'a em-
pêché de lui donner ce doux nom de mère, qu'invo-
lontairement j'aurais prononcé si j'avais osé lui par-
ler de sa fille.
Mon père s'est assis et lui a d'abord demandé de
ses nouvelles avec le ton froid d'une visite ordinaire.
Que j'étais impatient! Enfin il a dit à lady Seymour :
« J'ai un fils qui est bon, qui ne m'a jamais donné
un instant de peine. Il désire épouser une jeune
personne bien meilleure que lui encore. Ne pourriez-
vous pas m'aider à l'obtenir de son père? » — Lady
Seymour a rougi. Marie est entrée avant qu'elle
ait pu nous répondre. Sa mère lui a fait signe de s'é-
loigner ; et, en s'en allant, j'ai cru m'apercevoir à
son embarras qu'elle devinait le motif qui nous ame-
nait. Dès qu'elle a été partie, je suis tombé aux
pieds de sa mère : « Accordez-la à ma prière , à
mon amour; et ma vie entière sera consacrée à. son
bonheur. — Que ne dépend - elle uniquement de
moi! » — J'ai baisé une de ses mains, mon père
CHAULES ET MARIE. 245
pressait l'autre dans les siennes. — « Mes amis ,
mes bons amis, nous a-t-elle dit, nous aurons bien
de la peine à réussir. » — Nous aurons! que je lui
ai su gré de cetle union d'intérêts! « Loin de vous
refuser ou de faire attendre mon consentement , a-
t-elle ajouté J'avouerai que depuis long-temps mon
cœur vous destinait à ma fille. Dès que j'ai cru voir
qu'elle vous était chère, ma faible santé, qui cau-
sait mes craintes, ne m'a plus donné d'inquiétude. »
— Elle s'est retournée vers mon père : « Je me
promettais de vous laisser Marie , et la mort ne me
paraissait plus affreuse... Mais lord Seymour , ma
belle-sœur , mes deux filles , comment obtenir leur
aveu? » — Je n'ai pu m'empêcher de lui dire :
« C'est Marie qui est votre fille. » — Mon père l'a
priée avec instance de parler à lord Seymour. Elle
s'y est engagée , mais nous a demandé de ne pas
presser cette démarche : « Je choisirai le moment
favorable pour lui rappeler que lorsqu'il confia Eu-
doxie à sa sœur il m'assura que je pourrais disposer
de Marie : c'est cette promesse qui m'autorise à vous
entendre aujourd'hui. » Elle laissait sa main dans la
mienne, mais ne s'occupait plus que de mon père;
bientôt ils ont oublié tous deux ma présence : « C'est
une si bonne enfant que Marie! lui disait-elle. —
Mon fils a un si excellent cœur ! — Si vous saviez
comme elle devine tout ce qui peut me rendre heu-
reuse! — Comme il évite tout ce qui pourrait me
fâcher! — Ah! qu'ils sont bons ceux dont la mère,
dont le père, en les mariant, leur souhaitent pour
21.
246 CHARLES ET MARIE.
bonheur des enfans qui leur ressemblent! — Ce sera
mon vœu , a dit mon père. — Ce sera ma prière, »
a dit lady Seymour.
Elle m'a nommé son fils , et m'a permis de par-
ler à Marie de mon amour.
12 août.
J'étais revenu dans une espèce de ravissement im-
possible à rendre. Aussi, dès le matin j'ai couru vers
le parc de lord Seymour. Quelle a été ma surprise
d'y rencontrer miss Eudoxie ! La simple politesse
m'eût forcé de m'arrêter; mais d'ailleurs j'étais si
content, que je n'aurais pu désobliger personne Je
l'ai donc saluée avec une véritable satisfaction ; et si
je n'ai pas dit : « Chère miss Eudoxie , » c'est qu'une
sorte de timidité m'arrêtait : dans ma joie j'aimais
tout le monde.
Elle a fermé son livre , et m'a proposé de conti-
nuer ma promenade avec elle. Je ne m'y attendais
pas , et cela a commencé à troubler ma bonne hu-
meur ; mais ce n'a été qu'un léger nuage. Mon cœur
s'adressait à Marie: C'est pour vous, lui disais-je,
que je supporte cette contradiction ; c'est pour qu'à
son retour , votre sœur vous sache gré des soins
que je lui aurai rendus.
Nous avions pris un côté du parc où je n'avais pas
encore été. Il était évident que miss Eudoxie s'était
détournée de son chemin pour me conduire dans le
sentier que nous suivions. Elle a ouvert une petite
CHARLES ET MARIE. 247
porte, et nous nous sommes trouvés sur une hau-
teur isolée, solitaire, et consacrée à la mélancolie.
Des arbres verts , point de fleurs , de tous côtés des
souvenirs aux amans malheureux, un autel à Wer-
ther ; des prières à l'indifférence, à la raison : il sem-
blait qu'on eût craint d'invoquer l'amitié. « Je ne
viens jamais ici sans une sorte d'effroi , m'a dit miss
Eudoxie; et cependant ma sensibilité m'y attire.))
— Miss Eudoxie sensible ! assurément ma surprise
fut grande Je la regardais , pour voir si jusqu'à
présent je ne m'étais pas trompé : elle était froide,
droite et pincée comme à son ordinaire, a Vous voyez
là-bas cette maison blanche, m'a-t-elle dit; hélas!
elle renferme un père, une mère bien infortunés. »
— Je continuais d'écouter miss Eudoxie , sans oser
faire une question. Je ne sais si mon cœur pressen-
tait la douleur , ou craignait de perdre les douces
impressions qu'il éprouvait. Miss Eudoxie s'inter-
rompait , ... me regardait , . . . soupirait , . . . paraissait
attendre que je la pressasse de me parler de ses
peines... Je ne pouvais rompre le silence-, un mou-
vement intérieur me portait même à m'éloigner
d'elle, que ne Tai-je suivi!
Après un long soupir, miss Eudoxie m'a dit :
«Vous êtes un si honnête jeune homme, que je
puis bien vous confier des secrets qui peut-être vous
feront craindre d'aimer..., du moins sans être sur
d'inspirer le même sentiment. Asseyez-vous près de
moi , et promettez de ne répéter à personne ce que
je vais vous dire, » — 0 superstition de l'amour !
248 CHARLES £T MARIE.
loi seule peux expliquer l'extrême répugnance que
j'avais à recevoir ses secrets. Comme je me sentais
mal à Taise sur ce banc où elle m'avait forcé de
m'asseoir?
a Cette maison , a-t-elle ajouté , appartient au
propriétaire d'un petit domaine voisin. Il envoya son
fils à Eton, ensuite à Cambridge. Une tendresse
aveugle pour sa famille lui faisant oublier son peu
de fortune et la médiocrité de sa naissance , il poussa
la folie jusqu'à joindre des talens agréables aux étu-
des sérieuses. Aussi , lorsque le jeune Philippe revint
de l'université, passait-il pour un prodige. Son
père l'amena chez le mien ; il fut reçu avec bienveil-
lance ; nous le traitions même avec cette amitié fa-
milière que l'on n'oserait témoigner à son égal. Il
en profita pour nous faire hommage de son temps ,
de ses talens; et bientôt il ne sortit plus de chez
mon père, qui désirait se l'attacher. Quelquefois il
accompagnait Sara à la chasse ; souvent il faisait des
vers pour moi ; je les corrigeais , et nous avions des
disputes littéraires qui divisaient le canton. Enfin , il
avait l'air reconnaissant des bontés que nous avions
tous pour lui , lorsqu'un jour je vis Marie rentrer,
les yeux fort rouges. » A ce nom de Marie tout mon
sang s'est retiré vers mon cœur. « Ce jeune homme
n'avait jamais paru s'occuper d'elle, a continué miss
Eudoxie, aussi étais-je loin d'imaginer qu'il put
causer ses chagrins. L'après-dinée de ce même jour,
mon père demanda à Marie si c'était de son aveu que
Philippe avait osé prétendre à l'épouser. Elle répon-
CHAULES ET MARIE. 2'l9
dit un non si faible , que la colère de mon père s'en
accrut, et il lui ordonna de dire nettement ce qui
avait donné lieu à un pareil bruit »
Grand Dieu! comme alors j'ai tremblé! chaque
mot de miss Eudoxie allait décider de mon sort. Je
m'étais levé dès qu'elle avait prononcé le nom de
Marie • mais n'ayant plus la force de me soutenir ,
j'ai été obligé de me rasseoir. J'avais de la peine à
me contraindre ; je détournais ma tète -, j'étouffais
ma respiration ; mes yeux étaient baissés; je ne pou-
vais voir miss Eudoxie, et cependant je sentais
qu'elle me regardait. Il me semble qu'elle est restée
long-temps dans le silence. «Eh bien? ai-je dit en
frémissant. — Eli bien! Marie avoua que souvent
Philippe l'avait accompagnée dans ses promenades.
Plusieurs fois il lui avait parlé de son père , de sa
mère, avec un respect si tendre, si touchant, qu'elle
en avait été émue. Il lui avait proposé d'aller voir
ces respectables parens ; elle avait cédé à ce désir, et
Philippe, trompé peut-être par cette complaisance ,
s'était flatté de la voir autoriser un amour qu'elle
n'avait même pas soupçonné. Mon père lui reprocha
vivement d'avoir encouragé les prétentions de ce
jeune homme par cette visite inconsidérée. Pour
moi , il me fut impossible de ne pas être sensible aux
peines de Philippe:, j'obtins sa confiance, et je vis
clairement qu'il avait cru inspirer un intérêt véri-
table à Marie. Ne pensant jamais qu'à elle, tantôt
il m'en parlait avec adoration, plus souvent avec
amertume, jamais avec calme.
250 CHAULES ET MAlUÉ;
» Après plusieurs mois do souffrances, un soir
Philippe disparut. Son départ causa à Marie une
douleur qu'elle attribuait au seul regret d'avoir in-
nocemment contribué à la perte de ce jeune homme.
Elle sortait presque tous les matins ; quelquefois je
m'étais aperçue qu'elleavait pleuré: enfin je découvris
qu'elle allait voir souvent la mère de Philippe
Étranges contradictions! Marie agissait comme si
elle aimait, et parlait avec indifférence; les parens
du jeune homme lui devaient tous leurs chagrins ,
et de nous tous ils ne pouvaient supporter qu'elle. »
A peine miss Eudoxie finissait-elle ces mots , que
j'ai vu ouvrir la porte de la maison. Une femme
allait en sortir : elle ne se montrait pas encore \
mais le vent attirait un peu au-dehors la mous-
seline de sa robe. Déjà mon cœur tressaillait:
serait-ce Marie? Ah! si un autre lui a inspiré la
plus légère préférence, ce ne sera plus cette Ma-
rie que, dans mon illusion, je croyais m'avoir été
destinée; ce ne sera plus la femme à laquelle j'avais
attaché toutes les espérances de ma vie.
Je voyais toujours cette mousseline : il était clair
que la personne qui la portait s'était arrêtée; qu'elle
quittait à regret cette maison. Je souffrais, j'étais au
supplice; enfin elle a paru, et c'était Marie! Elle
s'est retournée plusieurs fois , en faisant des signes
d'amitié à une femme âgée qui restait près de cette
porte, pour la regarder pendant qu'elle s'éloignait.
Quand Marie a été à la moitié du chemin elle a fait
un dernier signe d'adieu, et cette femme est ren-
CllUlLES ET xUVUlE. 251
trée dans la maison. — C'est donc à une place convenue
qu'elles se quittent , qu'elles se retrouvent ! tout est
habitude entre elles.
Aussitôt j'ai laissé miss Eudoxie. Tant que cette
femme était là , elle pouvait rappeler Marie , Marie
pouvait d'elle-même revenir sur ses pas; tant qu'elles
pouvaient se rejoindre , il me semblait que j'avais
quelque chose à apprendre. Mais dés que Marie a été
seule, que chaque pas la ramenait prés de moi, je
n'ai plus senti que le besoin de la fuir.
Marie , que j'avais tant aimée ! Marie qui avait
feint de répondre à mon amour! Je courais de
toutes mes forces ; je suis arrivé chez moi comme
un trait; je me suis jeté sur une chaise ; j'ai fermé
les yeux, et dans mon délire je me suis écrié : Mal-
heureux ! Ah! première douleur d'un premier amour,
que vos angoisses sont insupportables! Tout le bon-
heur que je m'étais promis n'existait plus ; tous les
maux dont j'avais pu me faire l'idée, que j'avais re-
doutés pour ma vie entière, étaient surpassés par
cette seule peine! Je ne respirais pas, je ne voyais rien !
Les heures s'étaient écoulées sans que je m'en'
fusse aperçu. Je ne pensais pas à mon père; lui
ne pouvait m'oublier. A huit heures il est entré
dans ma chambre , je me suis levé machinalement :
il m'a fait rasseoir sur le fauteuil que j'occupais j
a pris une petite chaise, et s'est placé près de moi»
— « Ingrat enfant , m'a-t-il dit , pourquoi ne pas
me chercher? N'ai-je pas des larmes pour vos cha-
grins, de la joie pour vos plaisirs? » — Je me cou-
252 CHAULES ET MAltlE.
vrais le visage: des pleurs s'échappaient de mes yeux,
j'aurais rougi de les laisser voir à mon père. Il a
pris ma main , a découvert mon visage ; alors je
me suis appuyé contre son cœur en m'écriant :
« Mon père, j'ai toute la faiblesse de l'amour ! —
A votre âge, la vie ne vaut que par ses illusions dé-
cevantes, confiez-moi ce qui vous afflige, m'a-t-il
dit. » — Je ne lui répondais que des demi-mots , et
cependant il pouvait juger du désordre de mon es-
prit.... Il m'a écouté avec plus de patience que ne
l'eût fait un ami de mon âge. Il partageait mes tour-
mens. mes inquiétudes. Quelquefois je m'interrom-
pais pour m'écrier : — Mon père , j'ai pressenti le
bonheur , et il m'est échappé Enfin , je lui ai
rendu compte de cette malheureuse promenade avec
miss Eudoxie ; j'ai essayé de faire passer dans son
àme toute la rage que j'éprouvais contre Marie....
sa coquetterie pour ce jeune homme sa vanité
qui lui avait fait sacrifier l'amour à l'orgueil, à
l'ambition... Je lui prêtais tous les torts que le ré-
cit de sa sœur m'avait fait entrevoir. Mon père gar-
dait le silence, quoique chacune de mes paroles ac-
cusât Marie. Tout à coup il m'a dit : « Que de
peines tu prendras demain pour détruire ce que tu
veux me persuader aujourd'hui! » — Ces mots ont
été un trait de lumière ; ils m'ont fait sentir une
douleur encore inconnue, celle d'avoir nui à Marie. . .
Ils m'ont fait apercevoir une dernière consolation,
qui aurait toujours dû être en ma puissance, celle
d'avoir élé généreux envers elle. Généreux I ai-jc été
CHAULES ET MAIUE. 253
juste? l'avais-je entendue? — « Mon père, oubliez
mon égarement, ma folie. — Je m'informerai de la
conduite de Marie à l'égard de ce jeune homme.
— Mon amour n'existant plus, nous n'avons pas
le droit d'examiner la conduite de Marie. — Crains-
tu de perdre le doute qui te flatte encore? »
Il est resté bien avant dans la nuit ; sa froide rai-
son a calmé mes transports, mais eu ajoutant à mou
malheur. Mon père, mon père, laissez-moi ma co-
lère et mon amour.
J3 août.
Faible, faible créature! j'avais résolu hier de ne
plus revoir Marie . et aujourd'hui il m'a paru im-
possible de ne pas la chercher. Il me semblait
qu'en la regardant je découvrirais tout ce qui s'é-
tait passsé dans son âme.
Comme je traversais le parc de lord Seymour, je
l'ai rencontré , j'allais chez lui, et je me suis dit avec-
plaisir qu'il m'était impossible de l'éviter. — J'en-
tre dans le salon : les yeux de Marie me demandent
ce qui m'agite; elle-même se trouble;.... on s'é-
tonne, on se récrie sur mon extrême changement ,
et j'éprouve une satisfaction incroyable à répondre
que j'ai souffert, beaucoup souffert! Marie doit bien
savoir que je ne me plaindrais pas de maux qui ne
me viendraient pas délie. A l'instant son visage a
pâli; je m'approchais avec empressement, lorsque
cette voix secrète qui me poursuit, qui me perse-
254 CHAULES ET MARIE.
cute , cette voix m'a crié : Peut-être a-t-elle aussi
pâli pour les chagrins de Philippe. — Ah ! puisque
Marie remplit toutes mes affections , que ne peut-
elle détruire en moi le souvenir et la prévoyance!
Ne donnant qu'un demi-intérêt au reste de ma vie,
pourquoi l'instant où je la vois n'est-il pas le seul
où j'existe?
Je me suis assis. Sara était à côté d'elle: caché
derrière leurs fauteuils , appuyant ma tête sur une
de mes mains, je souffrais ; la présence de Sara ne
me permettait pas de parler à Marie, mais quand
même elle aurait été seule , il m'eut été impossible
de lui dire un mot de mes tourmens; ce mot pou-
vait les augmenter, et près d'elle, par sa seule pré-
sence je les sentais s'affaiblir. A chaque instant elle
me regardait avec intérêt, avec inquiétude, mais gar-
dait le silence. Je lui en savais gré, ce silence même
me calmait. 11 est donc des momens où , lorsque
celle qu'on a tant aimée a causé vos peines , le son
de sa voix pourrait encore les aggraver !
Peu à peu j'ai retrouvé la force de cacher mon
agitation. Je me rappelle que les premiers mots que
j'ai entendus ont été des plaisanteries sur une fa-
mille qui venait de tomber dans l'infortune. Tout
ce qui était présent, riche, magnifique, prodigue
même , tous examinaient si réellement la ruine de
ces pauvres gens était bien complète. Les uns pré-
tendaient qu'ils se l'étaient attirée ; d'autres , quils
auraient du la prévoir. Le plus grand nombre assu-
rait qu'il leur restait encore des ressources ; el c'est
CHAULES ET MARIE. 255
ainsi qu'ils mettaient à l'aise leur coupable insou-
ciance, en détruisant la pitié chez les autres. Ce
spectacle m'indignait. J'allais, non défendre ces in-
fortunés , mais demander qu'au moins on les ou-
bliât, lorsque Marie, qui ne m'avait point parlé jus-
qu'alors, m'a dit tout bas : « Les gens heureux sont
bien difficiles en malheur! » — Sa douce voix, ces
mots dits pour moi seul, cette union dans nos pen-
sées, dans nos sentimens, tout semblait la justifier
à mes yeux. — « Marie, lui ai-je répondu aussi
tout bas, j'ignore si je ne suis pas bien coupable en-
vers vous , ou s'il me faut renoncer au bonheur ;
mais avant que ce jour finisse, ces infortunés seront
secourus, consolés -, c'est en vous nommant que je
les tirerai de l'abîme, et au mains pour cette fois
nos noms seront bénis ensemble. »
Avec quelle anxiété son regard m'interrogeait ! Je
me suis éloigné. — Marie, ce n'est pas ici , ce n est
pas en un instant, d'un seul mot, que vous pouvez
rassurer mon àme. 11 faut que devant moi vous re=
cherchiez toutes vos pensées; que, pour ainsi dire,
vous me fassiez retourner avec vous sur votre vie
entière. Àh! puissiez- vous être telle que vous m'a-
viez paru! puissiez-vous être encore celle qui sur la
terre me donnait une idée du ciel.
15 août.
J'ai passé vainement l'après-diner chez lord Sey-
mour , elle ne s'est point montrée. Vers huit heures
256 CHARLES ET MARIE.
op a apporté une petite lettre à sa mère qui Ta lue
et l'a donnée à son mari. En la parcourant, il a
haussé les épaules d'un air dédaigneux, Ta rendue
à sa femme et ensuite s'est mis à jouer avec ses
chiens, signe ordinaire de sa gaieté ou de son hu-
meur. Dans les carresses qu'il leur faisait, j'ai été
frappé de l'entendre s'adresser à l'un d'eux , plus
bruyant, plus méchant que les autres, et lui dire:
« Je t'aime, toi, parce que tu n'es pas sensible. »
— Avec quelle affectation il a appuyé sur ce mot
sensible! J'ai cru voir dans ses yeux,' et à l'embar-
ras de lady Seymour, qu'il voulait blâmer sa trop
facile bonté. — Où est Marie, me suis-je dit en
frémissant. — Aussitôt je suis sorti du salon, et j'ai
gagné à grands pas le côté du parc où miss Eudoxie
m'avait conduit. La petite porte était ouverte. J'ai
pris le sentier qui mène à la maison de Philippe.
Les fenêtres étaient fermées; tout était dans un pro-
fond silence, Quel trouble dans mon âme! Quel re-
pos autour de moi ! il augmentait mes maux; il
semblait repousser dans mon cœur toute l'agitation
qui me dévorait: j'écoutais; aucun bruit, aucune
voixne venait me répondre.
Assurément, rien ne m'indiquait que Marie fut
près de moi ; et cependant un instinct secret m'em-
pêchait de m'éloigner. Assis près d'un grand chêne
qui est en face de la maison , je me livrais aux plus
cruelles pensées, « Ici, peut-être, medisais-je, Phi-
lippe lui a déclaré son amour. Peut-être ici a-t-elle
donné des larmes h son absence. » — Et je m'écriais
CHAULES ET MARIE. 257
de ce cri de l'âme que j'entends encore : « Marie,
jamais il ne vous aimera comme je vous aimais ! »
— Quel retour sur moi-même ! comme je sentais
bien dans ce moment tout ce que j'aurais fait pour
lui plaire , pour la rendre heureuse! II me semblait
que je devais la rappeler, l'avertir de ne pas perdre
un amour si extrême. Et comme à chaque douleur,
à chaque souvenir, à chaque inquiétude, je me
répétais toujours : « II ne l'aimera jamais comme je
l'aimais ! »
Je me suis rapproché de la maison sans savoir ce
que je faisais, ce que je voulais. Un chien s'est mis
à aboyer dans l'intérieur ; en même temps , la porte
s'ouvre ; Marie s'avance avec empressement , et dit :
((Venez donc, il est bien mal. » — J'ai saisi sa
main , et, dans ma fureur, je lui ai dit avec un ac-
cent qui m'a effrayé moi-même : — « Vous ici , Ma-
rie? vous, à cette heure ! — Ah ! mon Dieu ! a-t^elie
repris d'une voix faible et tremblante, ce malheur
me manquait ! » — Elle n'avait pas la force de se
soutenir. Je l'ai prise dans mes bras , je l'ai posée
sur les marches du perron. Marie, presque insen-
sible, n'était pourtant pas sans connaissance-, elle
me regardait, et ne prononçait pas un mot. J'ai eu
le temps de reprendre tin peu d'empire sur moi-
même : — (( Disposez de moi, lui ai-je dit ; puis-je
être utile à Philippe? — Philippe ! qui vous a parlé
de lui? — Est-il malade, blessé? — Son père se
meurt, j'attendais un médecin. » — Aussitôt elle a
été suffoquée par des sanglots. Ses larmes me lai-
258 CHVULFS FT MARIE.
saient un mal horrible ; je souffrais pour elle et pour
moi. Combien il faut qu'elle aime Philippe pour s'af-
fliger si vivement du danger de son père ! — « Ve-
nez , laissez-moi vous ramener chez votre mère. —
Non , non , s'est-elle écriée : que son dernier regard
me cherche sans me trouver ; qu'il me maudisse à sa
dernière heure! je n'y puis consentir. — Et moi
donc , Marie , voulez-vous que je maudisse l'heure
où je vous ai rencontrée? » — - Elle a appuyé ses
deux mains sur mon bras : — « Charles , » — m'a-t-
elle dit. Jamais elle ne m'avait appelé Charles. Ce
nom a retenti dans mon cœur. Qui peut donc lui in-
spirer le mot, le regard qui me domine, qui me sou-
met à sa volonté? « Charles, je ne puis vous parler
à présent ; mais demain matin , trouvez-vous près de
la cabane ; si ma mère le permet, j'irai vous y join-
dre^, j'irai de bonne heure. — Allez-vous donc me
quitter? — 11 le faut. » — Et elle s'est éloignée sans
attendre ma réponse , sans écouter mes plaintes. Je
l'ai rappelée ; elle m'a entendu, car elle s'est retour-
née , mais n'est point revenue..
Marie , il viendra le jour où je cesserai de vous
aimer, le jour où je me dirai pour toute consolation :
(c Je n'aime plus ! » où j'opposerai à tous les maux :
« Je n'aime plus ! » Alors je ne sentirai rien ; mes
forces suffiront à tout supporter ; je n'aimerai plus !
16 août.
J'ai été attendre Marie près de la cabane. Ce no-
tait pas l'amour qui me conduisait ; c'était cette eu-
CHARLES ET MARIE. 259
riosité, relie soif (rapprendre quelle excuse, quel
motif sa perfide légèreté pourrait alléguer. Je nie
croyais si dégagé de l'amour, qu'en attendant Marie,
je cherchais avec un secret plaisir comment elle
pourrait se justifier. Avec quelle amère ironie je pas-
sais en revue tous les vains prétextes des femmes,
leur feinte innocence, leurs prétendus égards, leur
craintive faiblesse, leur silence timide! J'épuisais
tous leurs inutiles subterfuges pour la condamner
plus sûrement ; oui , je la condamnais ; et si tout-à-
coup je l'eusse entendue s'avouer coupable, j'aurais
laissé échapper malgré moi un cri de douleur et de
surprise.
Elle a paru. Je vois encore ses pas chancelans,
sa figure décolorée , ce regard triste et doux ; en la
voyant , le reproche s'est arrêté sur mes lèvres. Dieu
me préserve de faire répandre encore une larme à
des yeux qui ont déjà tant pleuré ! — «On vous a
donc parlé de Philippe? » m'a-t-elle dit. J'allais lui
nommer sa sœur, lorsqu'elle a ajouté : « Je ne veux
point savoir à qui je dois les chagrins que j'éprouve:
il me serait trop difficile de pardonner. » — Elle a
détourné la tête, et s'est arrêtée au moment où nous
allions entrer dans la cabane : « Restons ici , » a-t-elle
ajouté ; et , levant les yeux avec confiance : « Rien
entre le ciel et moi ; il n'y a que lui de juste. » Elle
s'est assise sur le gazon , et s'est encore détournée
pour me cacher ses larmes ; elles m'ont fait oublier
ma colère, l'avenir, mon amour et moi-même. Je
m songeais qu'aux peines qu'elle avait pu avoir, et
260 CHARLES ET MARIE.
je souffrais ! J'attendais ses premiers mots pour souf-
frir davantage, et cependant je les attendais avec
impatience. Enfin , elle m'a dit : « Vous avez été
bien sévère ! me juger sans m'entendre, me fuir sans
faire un reproche! Si j'avais eu tort, et tort envers
vous, dites-moi , de quel malheur plus grand aurais-
je eu besoin d'être consolée? » — Elle n'avait encore
rien dit pour se justifier, et déjà mon cœur ne la
croyait plus coupable. Son regard était si pur, sa
confiance en elle , en moi, si tranquille, si parfaite-
ment la même ! Je la regardais , et me disais : Quand
je la connaîtrai mieux , sûrement elle me deviendra
plus chère. — « Marie , pardonnez-moi , et ne pen-
sons plus au passé ; l'avenir est à nous. Permettez
que je demande votre main à lord Seymour, si vous
pouvez oublier » Je me suis arrêté involontaire-
ment 5 le nom de Philippe ne pouvait sortir de mes
lèvres -, elle l'a prononcé : « Sans doute oublier Phi-
lippe! » a-t-elle repris avec un sourire amer; et ses yeux
se sont levés encore vers le ciel, comme pour se plain-
dre de mon injustice. — « J'ignore ce qu'on a pu
vous dire , et je ne veux pas en être instruite , a-t-
elle ajouté. Il vaut mieux pour nous deux que je
vous raconte tout ce que je sais de moi-même. De-
puis hier, je n'ai cessé de rechercher avec soin mes
plus légères impressions. Ces démarches si indiffé-
rentes, ces intérêts si faibles, qu'à peine sentis en
!es éprouvant , ils n'ont repris de valeur que par les
suites qu'ils ont eues, rien ne m'a échappé. Je lui
dirai tout , me disais-je ; heureuse si je puis féncon-
CHARLES ET MARIE. ^fit
trer le mot qui réponde à sa pensée , le sentiment
qui détruise son inquiétude !
» Je ne vous parlerai point des peines que j'ai
éprouvées depuis mon enfance. Vous croyez les de-
viner, et cependant il est mille petites circonstances
inaperçues, ignorées, qui me les rendaient plus sen-
sibles que vous ne le pensez. Ma mère en était trop
vivement affectée , et, loin de pouvoir lui ouvrir mon
àme, j'étais sans cess€ occupée à lui cacher mes im-
pressions.
» Le jour de la naissance de mes sœurs, celui de
leur fête , étaient célébrés d'une manière brillante.
Toujours oubliée par mon père, aucun jour n'était
pour moi l'anniversaire d'un bonheur ; aucun jour
n'était ni regretté ni attendu.
» Il y a deux ans que ma tante donna une grande
fête pour la naissance d'Eudoxie , tous nos voisins
ayant été invités , Philippe et son père y furent ad-
mis. Le jeune homme était timide , et n'osait se li-
vrer à la société; j'étais triste; et je la fuyais; il
n'était pas noble, j'étais sans fortune. Tous deux
isolés , oubliés , nous remarquâmes en môme temps
que nous restions seuls au milieu de la foule. Ce
nest pas nous qui nous sommes cherchés; c'est la
joie , ce sont les heureux qui nous ont repoussés
hors de leur cercle.
» Depuis cet instant, je m'aperçus facilement
que toutes mes actions intéressaient Philippe , et je
vous l'avouerai, aucune des siennes ne m'était in-
différente. Souvent j'ai trouvé près de cetle cabane
262 CHARLES ET MARIE.
des fleurs que j'aimais , sur une table des livres qu'il
désirait que je lusse ; enfin mille petits souvenirs
qui me paraissaient consacrés par un malheur
commun , et où je ne voyais que l'amitié d'un
frère.
» Vers ce même temps ma mère tomba malade.
Je passais les jours et les nuits près d'elle ; il me
semblait qu'en la perdant je ne tiendrais plus à rien
dans la vie. Comme à la plus légère espérance je de-
mandais à Dieu de me la conserver! et dès qu'elle
était plus mal , je le priais de me laisser mourir avant
elle. — Ah! m'a-t-elle dit avec un air de reproche,
je n'aimais pas Philippe ; car jamais ma pensée ne
me reportait vers lui , pendant ces jours de danger.
Son souvenir m'offrait des consolations -, jamais il ne
m'a promis de bonheur.
» lin matin que ma mère avait reposé , je vins
me promener près de cette cabane ; j'y trouvai Phi-
lippe : il s'occupa d'elle autant que moi-même. Avec
quel intérêt il s'arrêtait sur ces heures de douleur
et de crainte! Je ne puis me rappeler comment il
m'amena à lui parler de l'inquiétude que , dans son
délire , elle avait témoignée sur mon sort. Je pei-
gnais à Philippe ses cris , ses angoisses ; je croyais
les entendre encore : je pleurais! — Charles ,
vous n'avez jamais été malheureux , sans cela vous
sauriez comme on croit ami celui devant qui Ton a
pleuré !
» Philippe dit en me quittant que, tous les ma-
lins , il se rendrait à cette même place , pour savoir
CHARLES ET Al A Kl K. 263
des nouvelles de ma mère. Je lui en sus gré : je pro-
mis de venir exactement lui dire comment elle se
trouverait ; je m'en faisais un devoir. En effet ,
chaque jour j'accourais : souvent je ne disais qu'un
mot à Philippe ; quelquefois , égayée par un sourire
de ma mère , par quelques heures de sommeil dont
elle avait joui, je restais plus long-temps : mais je
ne me rappelle pas un seul moment où j'aie cessé de
penser uniquement à elle. Bientôt elle se trouva
mieux; alors je ne la quittais presque plus. Philippe
me voyait à peine : il en fut mécontent, témoigna
même de l'humeur; je le trouvais exigeant, mais
en le plaignant d'être susceptible. Que vous dirais-
je? ses défauts ne m'importaient pas ; jamais je n'ai
craint d'en dépendre un jour. »
En disant ces mots elle s'est arrêtée , et m'a re-
gardé d'un air qui m'a fait craindre qu'elle n'eut
déjà vu tout ce qu'elle pouvait redouter des miens.
a Ma mère n'était pas assez forte pour sortir ; et
chaque jour elle exigeait que je me promenasse une
heure dans le parc. Philippe me pria d'aller voir sa
mère dans une de ces promenades. En entrant chez
elle, je fus frappé de l'ordre et de la propreté qui
régnaient dans sa maison. Il y a chez mon père plu-
sieurs dessins que j'ai faits. Philippe ne m'avait
point paru les remarquer ; jugez de ma surprise, en
les voyant tous imités par lui , et placés chez sa mère
comme ils l'étaient chez la mienne. Un embarras
que je ne saurais exprimer m'empêchait de lever
les jeux : je sentais dans cette attention quelque
2(54 CHAULES ET JUAltl£,
chose de trop tendre; mon cœur ne pouvait j ré-
pondre.
» Sa mère , cette mère que je n'avais jamais vue,
sans me dire que son fils lui eût parlé de moi, me
prouva qu'il l'en occupait sans cesse, par la connais-
sance qu'elle avait de tout ce qui m'intéressait. Mes
goûts, mes expressions les plus familières, et jus-
qu'à ces petites habitudes dont ma mère me faisait
des reproches , elle savait tout. C'était un visage
nouveau , avec une àme qui semblait avoir suivi lu
mienne depuis mon enfance.
» Après le déjeûner , elle me lit entrer dans la
bibliothèque de Philippe. 11 y a dans celle de mon
père son portrait, celui de ma mère, placés l'un
près de l'autre. Quel fut mon étonnementde trou-
ver, dans celle de Philippe, son portrait de la même
grandeur que celui de mon père, le même cadre; et
en face un cadre pareil, renfermant un tableau dont
il m'était impossible de ne pas voir que j'étais l'objet !
Il représente l'intérieur d'une chambre : une gui-
tare -, j'en joue assez bien : des livres sur une table ;
je reconnus ceux qu'il m'avait donnés : une cor-
beille des fleurs que j'aime ; et déroulé négligemment
près de ces fleurs , un ruban semblable à ceux que
je portais le jour où j'ai vu Philippe pour la pre-
mière fois : enlin , tout ce qui avait rapport à moi ;
excepté moi.
» Je vous l'ai déjà dit ; je vis bien que j'étais
l'objet de ce tableau : cependant je crus qu'il n'était
pas convenable que je m'} reconnusse. Peut-être ai-
CHAULES ET MA1UË. 20.)
je eu tort ; mais il me semblait que Philippe aurait
eu le droit de me dire : Une guitare , des livres , des
Heurs, un ruban , qu'est-ce que tout cela a de par-
ticulier à vous ?
» Et vous-même aujourd'hui , si j'eusse hasardé
un reproche , ne penseriez-vous pas que j'aurais
donné à Philippe le droit de croire que mon cœur ,
ou mon amour-propre l'avait deviné? »
Marie me regardait , et cherchait à lire dans ma
pensée ; je ne pouvais lui exprimer aucun de mes
sentimens.... Cette exactitude dans les moindres dé-
tails qui concernaient Philippe achevait de ni indi-
gner..,. Et pas un mot, pas un soupir ue m'échap-
pait. c< Je prévoyais trop que je ne serais pas
approuvée par \ous , m'a-t-cile dit d'un air craintif;
mais j'espérais que vous m'excuseriez. » — Elle
s'est arrêtée encore; elle a attendu ma réponse....
Vaine attente — Qu'aurais-je pu lui dire? Je l'é-
coûtais avec effroi, persuadé qu'il ne me fallait qu'un
aveu de plus pour cesser d'aimer ! — « Ah! s'est-
elle écriée , au moins blàmez-moi ; que je puisse me
défendre ! » — Des larmes s'échappaient de ses
yeux.... « Quel silence! Marie, pauvre Marie! se
disait-elle ; il est bien vengé! — Qui , vengé? —
Philippe! il m'aimait lui! il n'aurait pas vu mes
larmes sans me croire. — Vous croire ! eh ! c'est en
vous croyant que je sens combien tout noùs-sépare ! »
— Elle a encore levé les yeux au ciel , mais avec une
résignation qui m'a rendu tout mon amour ; il sem-
blait quelle disait à Dieu : « II a dit que je serais
2o
2(i6 CHARLES ET JHAUIE.
malheureuse, et je serai malheureure. — Marie,
pauvre Marie , ai-je dit à mon tour , parlez ; au
moins serai-je toujours votre ami ? » — Ce mot
d'ami , qui paraissait à mon amour une si grande
menace, ce mot lui a porté de la consolation. Il
faut donc que j'aie été bien cruel ! Marie , il est en-
core dans mon âme une place où vous êtes tout en-
tière.
« A demain , m'a-t-elle dit. Voici l'heure où ma
mère s'éveille : ma longue absence l'étonnerait ; je
n'aurais pas la force de supporter un reproche d'elle,
une peine de plus. »
22 août.
J'étais venu cinq jours de suite sans trouver Ma-
rie. Ce matin elle m'attendait près de la cabane , et
mon cœur ne l'avait pas deviné. Je m'avançais len-
tement ; il me semble même que je me traînais avec
peine. Oserais-je avouer ma folie ? j'ai été presque ef-
frayé en l'apercevant. Oui, dans les jours de bonheur
et d'espoir, un sentiment secret m'annonçait la pré-
sence de Marie ; je me sentais heureux, et n'en cher-
chais pas la raison. Aujourd'hui , pour la première
fois, j'étais arrivé sans émotion , sans avoir hâté ma
marche un instant. Aussi , en la voyant, ai-je été
près de lui demander : « Marie, à quelle distance
ètes-vousdc moi? Qui nous a éloignés, séparés? »
Serait-il donc possible qu'un jour nous fussions l'un
près de l'autre , comme ces gens qui se regardent , et
CHARLES ET MARIE. :>(>?
ignorent s'ils se voienl ou s'ils sont absens? Le ton
de Marie a contribué aussi à augmenter la crainte
qui m'avait saisi.
« Asseyez-vous, m'a-t-elle dit avec une vivacité
toute nouvelle , asseyez-vous ; je n'ai qu'un mo-
ment. »
Elle n'a qu'un moment! Pourquoi être venue?
Pourquoi néglige-t-elle de me parler de ces jours
d'attente où l'inquiétude m'a dévoré?
« Je veux achever de vous faire connaître tout
ce que j'ai éprouvé avant de vous avoir vu , a-t-elle
ajouté. » — Que me fait le passé! C'est cet instant
qui m'occupe. — Elle parlait , je ne l écoutais pas ;
je cherchais à me rendre raison de ce silence du cœur
qui m'avait empêché de pressentir que j'allais la re-
voir. Cependant , peu à peu sa voix arrivait à mon
ame, et, avec mes souvenirs, me rendait mon
amour. C'est lui qui m'a fait sentir qu'étant Venu
cinq jours de suite sans la trouver, il était simple
qu'aujourd'hui j'en eusse perdu l'espoir, que je fusse
venu lentement, craignant de revenir plus triste en-
core. Combien j'étais heureux d'avoir trouvé un
motif si raisonnable au sentiment qui me troublait
malgré moi ! Aussi me suis-je écrié avec un mou-
vement de joie dont je n'ai pas été maître : — « Ma-
rie, je vous aime toujours. » — Elle n'en doutait
pas, et je l'ai vu à l'étonnement que lui a inspiré cet
aveu. — « Quel nouvel orage a passé par votre
cœur? )) m'a-t-elle demandé en souriant. Je n'ai pas
voulu lui avouer mes inquiétudes et mon amour in-
2G8 CHARLES ET MARIE.
sensé. — « Parlons de Philippe, lui ai-je dit; puis-
sions-nous en parler pour la dernière fois ! »
— « Je ne saurais vous dire , a-t-elle repris ,
comment je quittai la mère de Philippe; il me sem-
ble qu'il n'y eut entre nous que des phrases sans
suite, des complimens sans intérêt... Je me rappelle
seulement qu'il voulut m'accompagner : je m'y op-
posai ; je revins seule , et m'assis à cette même place
où nous sommes. Là je réfléchis tristement sur le
passé, mais il me fallait un autre juge que moi-
même pour m'ahsoudre. C'est alors que je regrettai
de n'avoir pas soumis à ma mère toutes mes dé-
marches. Peut-être m'eût-elle avertie de craindre
l'amour où je n'avais vu que de l'amitié ; et pendant
que je me condamnais avec rigueur, peut-être aussi
m'aurait-elle excusée.
» Cette première faute fut suivie d'une seconde ;
je n'osai lui parler des sentimens que je croyais avoir
inspirés à Philippe. Comment lui avouer que j'avais
pu lui cacher quelque chose? Ma mère n'aurait pas
su comme moi , qu'imperceptiblement , et pour ainsi
dire à mon insu , chaque jour avait augmenté mes
torts et la confiance de ce jeune homme. Ce n'était
pas un faux orgueil qui m'arrêtait, c'était la crainte
d'affliger ma mère dans l'objet de sa plus tendre af-
fection.
» Je passai une journée affreuse. Le lendemain ,
le jour suivant, je ne descendis point dans le salon
de peur de rencontrer Philippe. Cependant il fallut
bien reparaître au milieu de ma famille, et je l'y
CHAULES ET MARIE. 2(i9
trouvai. Réservée, silencieuse, Philippe me parlait-
il? je lui répondais à peine* s'approchait-il de moi?
je m'éloignais : enfin, pour le guérir de son amour,
je crus que je devais me montrer au moins indiffé-
rente. Il me regarda avec surprise , puis il affecta
de m'éviter. Cette manière nouvelle, en me tran-
quillisant sur une affection trop tendre, me laissait
à regretter son amitié. Ce fut alors qu'il commença
à s'occuper de ma sœur Eudoxie.
» Philippe a beaucoup d'esprit ; elle est très-in-
struite : mille objets qui leur étaient étrangers les
intéressaient; ils pouvaient causer long-temps avant
de découvrir qu'ils cherchaient à se plaire, qu'ils
s'occupaient l'un de l'autre. Aussi ma sœur, qui,
pour l'ordinaire, consacrait ses matinées à l'étude ,
ma sœur sortait sans cesse et se promenait conti-
nuellement avec Philippe. Plus elle se liait avec lui ,
plus ma situation devenait pénible. Si, en rentrant ,
le hasard me faisait trouver sur son passage, elle
détournait ses regards comme si elle eut craint d'a-
percevoir un objet désagréable. Philippe venait-il
chez mon père? elle lui parlait toujours. C'étaient
de petits mots tout bas , suivis de rires éclatans ; de
petits vers qui semblaient faire allusion à quelque
secret dont j'étais l'objet ; c'étaient surtout des phra-
ses générales contre la coquetterie. Tous les crimes
n'étaient rien en comparaison de la coquetterie, et
avec quels yeux elle me regardait! Dieu sait cepen-
dant si j'avais été coquette! Mais il est des gens à
qui l'on ne persuadera jamais que l'on puisse être
23.
270 CHARLES ET MARIE.
aimé malgré soi. L'intimité de ma sœur avec Phi-
lippe était si contraire à nos usages que ma mère
en parut mécontente ; mais il ne lui était pas permis
de se mêler de son éducation, et ma tante approu-
vait toujours Eudoxie.
» Une après-dinée, toute la famille réunie se pro-
menait ; le temps était superbe : c'était un de ces
jours d'été où la nature est si belle qu'on croit la
voir pour la première fois. La gaieté de Sara nous
animait tous. Autorisée par la liberté de la campa-
gne , par la présence de nos parens, elle eut la fan-
taisie de vaincre à la course une de nos cousines ,
aussi jeune et presqu'aussi vive qu'elle. Elles revin-
rent excédées , respirant à peine. Je l'avoue , il me
parut bien ridicule de se fatiguer autant sans motif;
et lorsque Sara me demanda si je voulais essayer de
courir, je m'y refusai. Mais pour adoucir ce refus
qui la blâmait indirectement, je lui répondis en riant:
« L'on ne devrait courir que pour aller au-devant
de ce qu'on aime. — Pour le fuir, reprit ma sœur
Euxodie; et elle me lança un regard d'indignation.
— Elle emmena Philippe ; en se laissant entraîner,
il se retourna plusieurs fois pour me voir. »
« Pardon , me dit-elle , si malgré moi je vous
fais revenir sur des circonstances si frivoles ; mais
je n?ai pas un souvenir grave, pas une action impor-
tante à vous confier. »
« Le soir, Philippe parvint à se trouver près de
moi ; il dit sans m'adresser la parole , mais assez bas
pour que je pusse seule l'entendre ; — « Celle qui a
CHARLES ET MARIE. 271
dit : L'on no devrait se hâter que pour aller au-
devant de ce qu'on aime, croit donc à l'amour ? je
ne l'espérais pas. — Vous pensez bien que je ne
répondis point. Il s'éloigna ; et se promenant dans
le salon, il passa et repassa plusieurs fois devant
moi. Lorsqu'il s'en approchait , il ralentissait son
pas et semblait attendre que je lui parlasse; ensuite,
il se retirait avec impatience. Je n'osais faire un
mouvement, ni lever les yeux. Après quelques mi-
nutes il s'arrêta près de moi , et dit : — Miss Eu-
doxie a raison, c'est pour fuir qu'il faut réserver
toute sa volonté. » — Alors je le regardai , car j'é-
prouvais une espèce de plaisir à recevoir cette pro-
messe d'indifférence. Quel courroux sur son visage!
il me fit mal. Je baissai les yeux aussitôt, et je sou-
pirai en regrettant le bon Philippe. Je ne le recon-
naissais plus ; Philippe , dont l'amitié m'avait paru
si douce, l'intérêt si tendre! ah! je l'aurais volon-
tiers prié de m'aimer moins. Si j'avais pu l'obtenir,
ajouta-t-elle , que j'aurais eu de plaisir à lui parler
de vous ! ))
J'aime Marie comme un insensé ! presqu'au
même instant mon cœur l'appelle, l'abandonne, la
repousse , mais la chérit toujours. Que faisais-je là ?
Pourquoi me dire que c'est à lui qu elle aurait eu
du plaisir à parler de moi ? Par quelle magie enchan-
teresse lui arrive-t-il toujours un mot , un regard
qui vient lui rendre toutes les affections de mon âme?
« Je commençais à oublier Philippe, reprit-elle,
lorsqu'un matin, venant comme de coutume près
272 CHARLES ET MARIE.
de cette cabane, je fus très-surprise de l'y rencon-
trer. J'hésitais.... je voulais l'éviter;.... il me de-
manda s'il m'était possible de le haïr dans cette re-
traite où il était venu si souvent penser à moi? —
« Ici, me dit-il, j'ai éprouvé toutes les passions qui
peuvent agiter une âme ! » — Vous connaissez mon
caractère timide, et combien je crains d'affliger.
Je n'osais donc ni parlera Philippe ni m'éloigner;
sa figure paraissait aussi près de l'aversion que de
l'amour. Je sentais qu'un seul mot allait lui rendre
toute sa faiblesse ou toute son injustice. C'est alors
que je vis le danger de cette innocente affection à la-
quelle je m'étais livrée sans inquiétude. J'en restai
effrayée : aussi actuellement je pourrais peut-être
entendre les menaces de la haine sans crainte , mais
une promesse d'amitié me ferait trembler.
» Ah! s'écria Philippe, vous n'avez jamais su à
quel point je vous aimais ! — Je lui dis qu'au moins
il naurait pas dû m'en instruire. — Ecoutez-moi,
reprit-il ; au nom de tout ce qu'il y a de sacré au
monde , écoutez-moi : je vous ai aimée dès le pre-
mier jour où je vous ai vue. Si j'ai pu croire un in-
stant que vous partageriez mes sentimens , bientôt
j'ai cessé de m'en flatter. Mais je n'avais pas la force
de renoncer à vous , et j'ai fini par espérer que ,
peut-être, les plus tendres soins vous inspireraient
cette amitié douce et calme qui vous rendra sensible
à ma joie, indulgente pour mes peines; sans même
savoir, a-t-il ajouté tristement , ce que mon cœur
appelle joie ou douleur. »
CHARLES ET MARIE. 273
Ici Marie m'a fait remarquer que Philippe avait
toujours bien senti qu'elle ne l'aimait pas. Bonne
Marie! comme elle souhaite me persuader! et comme
elle y réussit!
« Dès que je voulais dire un mot, Philippe me
suppliait de ne pas lui répondre , et me répétait qu'il
savait trop que je ne l'aimais pas. Avec cette assu-
rance , je croyais pouvoir l'écouter sans l'affliger
inutilement; que lui aurais-je dit de plus? II m'ap-
prit que son père voulait le faire partir pour les Indes
où un oncle venait de lui laisser une succession con-
sidérable. — « Je reviendrai dans six mois, me dit-
il , peut-être ce riche héritage pourra-t-il déterminer
lord Seymour à m'accorder votre main. — Cette
idée me fut si nouvelle , me parut si extraordinaire ,
que je laissai échapper un cri de surprise. Il me con-
jura encore de ne pas lui répondre. — Je n'ose même
pas penser à un engagement, disait-il; je n'implore
que du silence!... Vous n'aimez rien, combien il
serait cruel de m'ôter tout espoir ! — Mais je croyais
que ma sœur Eudoxie... — Àh! répliqua-t-il , je
suis bien coupable ! N'ai-je pas eu la folle prétention
de vous inquiéter ! ne l'ai-je pas recherchée , suivie ,
pour qu'elle fit attention à moi ! Au moins , me di-
sais-je, Marie verra que je puis être aimé. — Et si
elle vous aimait? m'écriai-je. Ayez-vous pu vous
jouer de son affection, risquer le malheur de sa
vie? » — A peine ces mots m'étaient-ils échappés
qu'Eudoxie parut. J'ignore si elle nous avait en-
tendus , mais toutes les horreurs de la jalousie étaient
274 CHARLES ET MARIE.
peintes sur sa figure : quelle agitation , quelle pâ-
leur! « Votre mère vous demande, me dit-elle, w
— Hélas ! ma mère était la sienne aussi -, mais il sem-
blait que dans ce moment elle eut voulu briser tous
les liens qui nous unissaient. Je me levai à l'instant
pour m' éloigner. Philippe se rapprocha de moi : —
a Je prendrai vos ordres avant de partir , me dit-il ,
et il ajouta tout bas : Puisse votre silence autoriser
mes vœux! » — Eudoxie s'avança dès qu'elle le
vit me parler bas; je ne pus lui dire un mot pour
l'éclairer.
» En rentrant , je sus que ma mère ne m'avait
point fait appeler. Elle était seule; je lui racontai
tout ce que je viens de vous confier. À genoux près
d'elle , je lui demandais de me réconcilier avec moi-
même ; de m'enseigner comment il me serait possi-
ble de faire comprendre à Philippe que mon cœur
ne consentirait jamais à aucune des espérances qu'il
voulait conserver.
» Sûrement Eudoxie instruisit mon père de ma
rencontre avec Philippe, et le prévint contre lui,
contre moi ; car le soir il me traita avec une sévérité
que je ne lui avais jamais vue. Il me défendit de ve-
nir dans le salon jusqu'après le départ de ce jeune
homme ; il rejeta sur la trop grande bonté de ma
mère toute l'imprudence de ma conduite. Elle vou-
lut se justifier, m'excuser : l'emportement de mon
père devint extrême ; une larme tomba des yeux de
ma mère , et je ne connus plus d'autre devoir que de
la consoler. Je promis d'éviter la présence de 'Philippe.
CHAULES ET MARIE. 275
» Ce n'était pas pour lui que je désirais le revoir,
c'était pour ne pas le laisser partir avec cette fatale
illusion à laquelle il s'attachait malgré moi. Qu'al-
lait-il penser? quel droit mon silence allait-il lui
donner? — «Ali! me dit-elle, que ne vous ai-je
vu avant le départ de Philippe! Il aurait pu mieux
lire dans mon cœur. »
» Plusieurs jours se passèrent sans que je susse
ce qu'il était devenu ; enfin , un matin on me remit
une lettre de sa mère. — « Mon fils est parti sans
prendre congé de voire père, m'écrivait-elle, et il
ne vous a pas vue ! J'ajoute à mes regrets le sou-
venir de son désespoir ; il me poursuit , il m'effraie :
cependant , si vous consentez à venir adoucir mes
peines , je ne vous parlerai que de moi. » — Je mon-
trai cette lettre à ma mère, elle permit que j'allasse
voir celle de Philippe. J'y courus avec empresse-
ment : ma sincérité la persuadera sans doute , me
disais-je ; elle verra que je n'ai jamais encouragé les
sentimens de son fils , et il semblait que chaque pas
me rendit ma liberté.
» Je la trouvai malade , faible : ce n'était pas le
jour de l'affliger, . . Ceux qui suivirent augmentèrent
sa douleur. Le vent était-il contraire? Philippe se-
rait arrêté dans sa course, et elle soupirait... Le vent
était-il favorable? Philippe s'éloignait.,. Eh! qui sait
comme une mère tout ce que l'éloignement ajoute à
l'absence? Insensiblement je m'attachai à cette femme
si bonne que tout le monde l'aime. Jugez si moi, à
qui elle désirait plaire; moi, dont elle cherchait à
276 CHAULES ET MA1UE.
cire aimée, je pouvais échapper aux avances de ce
cœur qui semble attirer tous les autres. C'est par
une suite de cette affection que, lors de la maladie
de son mari , j'allai la consoler, partager ses inquié-
tudes , et que vous me trouvâtes cbez elle.
» Jamais elle ne me parlait de Philippe relative-
ment à moi , et jamais elle ne consentit à lui appren-
dre mes véritables sentimens. — a Laissons faire Je
temps , me dit-elle un jour -, celui où Ton espère est
de bonne prise, et bien enlevé au malheur. — Je
n'aime point Philippe. — Est-il possible de ne pas
aimer Philippe? me dit-elle en souriant. — Au moins
n'a -je pas d'amour. — Savez-vous ce que c'est que
l'amour? — Non. » — Elle mit ses doigts sur ses
lèvres, et reprit: «Ne parlons plus de Philippe;
prenons garde de rien dire qui puisse le faire souf-
frir : ici où il est né , où il a passé toute sa vie près
de moi , je crois toujours qu il m'entend.
» Malgré mes résolutions, je ne trouvai pas en
moi le courage barbare de désoler une pareille mère.
Hélas ! je devais bientôt , sans y penser , sans le vou-
loir , détruire toutes ses chimères de bonheur....
Quel chagrin elle éprouva lorsqu'elle crut s'aperce-
voir que je vous aimais. — ((Comment? quelle pieu-
ve?» m'écriai -je. — Un jour je prononçai votre
nom. » Marie a baissé les veux; et moi, j'ai osé,
pour la première fois , la presser contre mon cœur :
je ne voulais plus rien entendre. La mère de Philippe
a cru qu'elle m'aimait, et je pourrais en douter!
— « Marie , ne dites plus un mot sur Philippe ; c'est
CHAULES LT ALUUË. 277
en prononçant mon nom que Ion m'a cru aimé!
répétez-le, ce nom. » — Elle a posé la main sur mon
bras, et, avec une douceur angélique, une sérénité
que la joie de mon àme avait fait passer dans la
sienne : « Charles, ma-t-elle dit, ne so\ez plus
injuste : dites-vous que mon cœur reçoit toutes les
peines que vous voulez lui faire.
lti septembre.
Je n'existe plus que pour Marie. Mais que je passe
promptement du bonheur à l'inquiétude ! Elle me
fait éprouver tous les sentimens contraires. Que de
fois elle a sa «l'arracher un sourire au milieu de ma
colère! Que de fois, d'un mot, d'un regard, elle a
brisé mon àme ! Cependant depuis plusieurs jours
aucune peine n'avait troublé ma vie. J'étais au com-
ble de la félicité : il me fallait un grand empire sur moi-
même pour ne pas m'écrier à toute heure , devant
tout le monde : Je suis heureux , je suis trop heu-
reux! Qu'elle est aimable, Marie! Si elle ne prévoit
jamais ce qui va me fâcher, au moins devine-t-elle
toujours ce qui peut me ramener vers elle. Eh bien!
il m'est arrivé de m'irriter contre la douceur, l'inal-
térable douceur de son caractère.
L'un de ces derniers jours, les sœurs de Marie
s'étaient, je crois, promis de la tourmenter. C'est
elle qui fait le déjeûner; rien n'était à leur goût : il
fallut refaire le thé trois fois : jamais elles n'en furent
contentes. Marie , toujours patiente , toujours égale,
278 CHARLES ET MARIE.
s'occupait d'elles, comme si l'on pouvait satisfaire
une humeur sans motif. Sara lui demanda ce quelle
comptait faire dans la journée. Il fallait bien sa-
voir si elle avait l'intention de rester chez elle , afin
de l'engager à sortir : c'est ce qui arriva. Marie
m'avait promis la veille de passer la matinée dans le
cabinet de sa mère ; nous devions lui lire un ouvrage
nouveau. Que j'aime ces lectures où Marie travaille
.en m'écoutant, où elle suspend son ouvrage lorsque
l'intérêt augmente! Le môme mot, la même situation
nous frappe ensemble , nous touche également , et
mes yeux ne se lèvent jamais sans rencontrer les
siens.
Marie dit à Sara qu elle avait le projet de rester
près de sa mère ; dès-lors Sara ne cessa d'obséder
Marie jusqu'à ce qu'elle en eut obtenu la promesse
de l'accompagner à la promenade. Elle s'y refusa
long-temps , mais finit par se soumettre à la fantai-
sie de sa sœur. — Marie m'oubliait, me sacrifiait!
Dès que je la trouvai seule , je lui reprochai son peu
de résolution, ce manque de caractère ; elle m'écouta
en souriant. « Demain , me dit-elle , lorsque j'oublie-
rai votre colère, vos reproches, vous serez bien
heureux d'aimer une personne sans caractère comme
moi. » — Je souris à mon tour , car près d'elle je ne
puis rester mécontent ; mais je m'en allai tourmenté,
malheureux, de cette disposition à se laisser dominer
par tout ce qui l'environne.
Tant que je lus près de Marie, elle sut me per-
suader que la seule complaisance l'avait portée à
CHAULES ET MARIE. 279
réder à sa sœur ; loin d'elle, je vis sa faiblesse; plus
loin encore, l'oubli du rendez-vous qu'elle m'avait
donné.
Avec cette a me passionnée, ce caractère ombra-
geux , comment ai-je pu m'abandonner à l'amour ?
Ne serai-je pas tyran ou victime ? Je ferai à Marie
le sacrifice de ma vie, ou j'exigerai le dévouemenl
de toute la sienne.
Marie, ne vous laisserai- je donc aucun repos?
L'instant où vous me feriez l'aveu des plus tendres
sentimens serait celui même où je voudrais les mettre
à l'épreuve. N'ai-je pas quelquefois rendu mon hu-
meur inégale , farouche , pour voir si votre affection
surpassait mes torts? J'ai feint l'indifférence, en re-
gardant si votre figure palissait , si des larmes rem-
plissaient vos yeux ; mais qu'elles ne tombent pas,
ces larmes, tout mon courage serait détruit. Marie,
lorsque hier j'entrai dans le salon de votre père ,
n'osant vous lever, m'adresser un doux bonjour,
vous me fîtes un signe obligeant qui m'exprimait
toute votre affection. J'étais heureux; eh bien! je
ne sais quel démon m'a porté à feindre une inatten-
tion qui était bien loin de mon cœur. J'ai regardé
votre mère, j'ai causé avec vos sœurs , et je me suis
même détourné, mais c'était pour vous voir dans une
glace qui me rendait toutes vos impressions. Je vous ai
vue inquiète, agitée, prête à faire une imprudence pour
vous rapprocher de moi; alors honteux de ma folie,
je n'ai cependant pas osé vous l'avouer. Comment
consentir à diminuer votre estime, votre confiance?
280 CHARLES ET MARIE.
et, le dirai-je? comment me résoudre à perdre le
pouvoir de bouleverser votre àme, d'un regard dé-
truire votre joie , ramener un sourire au moment où
des pleurs allaient couler? Je suis revenu prés de
vous, et avec quelle curieuse inquiétude j'ai observé
si la sérénité et le bonheur reparaissaient sur votre
visage ! Marie, puissé-je parvenir à vous peindre, à
vous exprimer l'exaltation de mon amour ! mais vous
n'en eonnaîtrez jamais l'injustice. Comme de cou-
tume, loin d'apercevoir mes torts , c'est dans votre
propre conduite que vous chercherez des raisons h
ma bizarrerie. — Ils ne m'ont pas échappé ces mots
que vous m'avez dits! Nous étions seuls, et vous les
disiez tout bas. Quelle puissance inconnue vous a
inspiré de parler si bas? il semble qu'alors le cœur
seul peut entendre. — «Qu'ai-je fait! » m'avez-vous
dit. Vous vous croyiez coupable , puisque je parais-
sais mécontent. Ma douce Marie , lorsque vous serez
la compagne de ma vie, que vous serez tout, oui,
tout mon bonheur , et que vous prendrez votre
moitié de mes peines, ne demandez plus de raisons
à votre ami. Quand vous me verrez sombre, inquiet ,
appuyez-vous contre mon cœur 5 laissez votre dou-
ceur, votre silence me ramener vers vous: je vous
ferai justice de moi-même.
JO décembre.
Des semaines , des mois se sont écoulés depuis
que je n'ai ouvert, ce journal. Cependant il me sera
CHARLES ET MARIE. 2SI
facile de retrouver toutes mes impressions : ne me
suis-je pas toujours occupé de Marie? Je la replace-
rai chez son père , près de moi ; et j'éprouverai les
mêmes sentimens qui m'animaient alors. Marie ,
avec vous , le moment qui s'écoule est tout pour
moi ; il n'y a ni passé , ni avenir : loin de vous le
présent n'est rien; je n'existe que par mon souvenir
et mes espérances.
Un matin , après avoir obtenu de lady Seymour
qu'elle prierait son mari de m'accorder sa fille , je
revenais, trop heureux pour rien voir de ce qui
m'environnait. Tout-à-coup mon cheval , dont je ne
m'occupais point , s'emporta sans qu'il me fût pos-
sible de l'arrêter. Je me heurtai la tête avec violence
contre une branche d'arbre , et je restai sans con-
naissance sur le grand chemin. Le premier instant
dont je me souvienne fut celui où je me trouvai dans
mou lit , entouré de mon père , de médecins , et de
lady Seymour. Mes premiers mots furent pour mon
père y et j'en rends grâce au ciel ! — Bientôt je lui
demandai par quelle faveur lady Seymour était près
de moi. — a Calmez-vous , » me répondit-il. « Vi-
vez, » me dit-elle. — Le médecin m'ordonna le si-
lence , et me menaça de faire éloigner tout ce qui
m'environnait si je continuais à m'agiter. Je voulus
parler à lady Seymour ; elle ne m'en laissa pas le
temps , et me dit : « Marie se porte bien ; je vais
lui donner de vos nouvelles. »
A peine fut-elle sortie que je commençai à sentir
mes douleurs , mais sans oser me plaindre. Mon
24.
•282 CHAftfilS ET MARIE.
pauvre père , assis à côté de mon lit , me regardait
sans dire un mot ; des larmes coulaient lentement
de ses yeux. Je lui tendis la main ; il la prit dans les
siennes : je cherchai à le rassurer. — « Ah! me
dit-il , le même jour nous eût vus mourir. » — In-
grat que je suis ! combien de fois , dans l'emporte-
ment de ma passion , n'ai-je pas désiré la mort ?
avais-je pensé aux larmes d'un père?
Mon état s'améliorait-, mon père, ayant moins
d'inquiétude, ne put résister plus long-temps aux
questions que je lui faisais sans cesse sur Marie. Il
m'apprit qu'on m'avait rapporté chez lui avec une
très-forte blessure à la tête, et que les médecins
avaient long-temps désespéré de ma vie , puis craint
pour ma raison, « Un jour, me dit-il, vous me re-
connûtes , vous me suppliâtes de vous accorder Ma-
rie. — Qu'après ma mort, disiez-vous, celle que
j'ai tant aimée vous nomme son père ! — Il fallut
céder à vos instances , vous quitter pour aller obte-
nir Marie de lord Seymour. Sa femme se joignit à
moi ; Marie même osa solliciter cet hymen de deuil
et de larmes. Mon enfant, je lui répétai vos paro-
les ; comme vous je disais : S'il doit mourir, que
celle qu'il a tant aimée me nomme son père ! —
Lord Seymour eut pitié de la douleur qui m'acca-
blait , et , prenant la main de Marie : C'est votre
fille , me dit-il ; disposez de son sort : allez avec elle,
avec lady Seymour -, je vous suivrai bientôt. — En
arrivant , nous vous trouvâmes dans un affreux dé-
lire; nous étions près de vous , et vous demandiez
CHARLES ET MARIE. 283
que votre père vous donnât Marie. ... Je vous tenais
dans mes bras, et vous m'appeliez.... Je vous par-
lais , vous promettais Marie , et c'était Dieu que
vous invoquiez pour toucher mon cœur. — Quel
état! s'écria mon malheureux père. Mon enfant ,
mon unique enfant , égaré , parlait sans cesse de
mort, de mariage; il ignorait s'il était malade, et
sentait qu'il allait mourir !
» Que d'angoisses et de craintes ! Marie, amenée
par sa mère et par moi , osa approcher de vous dans
ce moment. 0 mon fils! avec quelle douceur, quelle
patience elle cherchait à ramener votre raison ? à
fixer vos idées! — Un jour (vous n'aviez jamais été
si mal ) , je la vois se mettre à genoux devant sa
mère. — Mon fils , ajouta-t-il avec un ton imposant
qui retentit dans mon âme , écoutez les paroles de
Marie ; que toujours présentes , elles répandent sur
votre vie ce charme inexprimable qui naît d'un sou-
venir céleste : — J'aime Charles , nous dit-elle ; et
je l'aime mille fois plus encore depuis que moi seule
peux l'aimer. Daignez nous unir avant que les mé-
decins prononcent peut-être un arrêt funeste. — 0
ma fille ! s'écria lady Seymour -, si jeune, attacherez-
vous ce long avenir à un homme privé de sa raison?
— Que ce mot me fit de mal ! Il brisa le cœur de
Marie ; elle joignit ses mains suppliantes : Ne répé-
tez plus ce mot horrible , lui dit-elle , il me tue ! Ma
mère, vous me connaissez ; croyez-vous que je puisse
oublier Charles , l'abandonner lorsqu'il ne reconnaît
que moi , n'écoute que moi ? Tous m'avez permis
384 CHARLES ET MARIE.
de l'aimer : consacrez mon amour avant que mon
père connaisse son état, avant qu'un public indiffé-
rent blâme ou approuve le sacrifice que je veux lui
faire... Ma mère, ma mère, ne me sutfit-il pas à
moi qu'il soit encore sensible aux soins qu'on lui
rend ? — Où est Marie , m'écriai-je , où est-elle ?
— Mon père hésita à me répondre. Enfin, j'appris
que les médecins lui avaient défendu de s'offrir à mes
yeux depuis que la connaissance m'était revenue.
J'obtins qu'elle viendrait me voir un instant, un
seul instant. Dieu! quelle émotion j'éprouvai en la
voyant paraître , en entendant sa voix ! « Ange du
ciel ! est-il vrai que si ma raison fût restée égarée ,
vous eussiez consenti à protéger mon bonheur et ma
vie? — Il doute encore ! » dit-elle à mon père. —
Ah ! je n'en doutais pas , mais j'aimais à le lui en-
tendre redire. Elle me défendit de lui parler, de
m 'agiter. Je lui obéis : je la contemplais en silence :
mais mon âme ravie ne pouvait contenir toutes ses
impressions. Avec quel plaisir elle me rappelait
que , dans ces temps d'égarement , mon cœur la
devinait lorsque mes yeux ne la connaissaient plus !
Assuré de son consentement , j'osai demander
que notre mariage se fit tout de suite : il y a quel-
que chose de si effrayant dans l'attente d'un grand
bonheur! Tant que je n'appartenais pas à Marie, je
craignais qu'on ne vint me séparer d'elle -, je crai-
gnais que la jalousie de ses sœurs ne fût de nouveau
réveillée, et qu'elles ne cherchassent à retarder notre
union ; enfin , je craignais tout. Lady Seymoureul
CHARLES ET MARI»:. 285
pitié du trouble où elle me voyait : elle consentit à
m'accorder Marie avant mon entier rétablissement,
Lord Seymour, elle, mon père, furent seuls té-
moins du serment que je fis de n'exister que pour
Marie.
Aimable et bonne Marie , vous avez vaincu mes
préventions, détruit ma susceptibilité, calmé ma ja-
louse inquiétude ; je voulais vous dominer, votre
douceur m'a soumis.
FI\ DE CHARLES ET MARIE.
EUGÈNE DE ROTHELIN.
CHAPITRE 1.
Mon père vient de me ramener à Paris, après
m'avoir fait voyager avec lui pendant trois ans pour
terminer mon éducation. Je vais commencer une
existence nouvelle , jouir de ma liberté ; mais ma
déférence pour mon père sera la même. Seulement,
elle deviendra plus volontaire ; et il me semble que,
pour lui comme pour moi, elle aura un mérite de
plus.
Il m'a dit qu'avant de réintroduire dans le monde,
il voulait me faire connaître les personnes chez les-
quelles il avait l'intention de me conduire. — « Nous
irons d'abord , a-t-il ajouté , chez madame de Sene-
cey. C'est une femme d'une grande vertu, d'un es-
prit supérieur, capable des procédés les plus géné-
reux , mais qu'on ne peut s'empêcher de craindre. »
Ce sentiment , si peu d'accord avec l'éloge qu'il en
faisait , m'a surpris. -Quoique assez disposé à pren-
dre sans examen les impressions que mon père veut
me donner, je lui ai demandé comment des qualités
si distinguées pouvaient produire un si triste résul-
tat. — « Elle voit beaucoup de monde , m'a-t-il ré-
pondu ; chaque soir, elle écrit tout ce qu'elle a en-
tendu dire dans la journée, le bien comme le mal :
"2H8 EUGENE DE UOTHELl.X.
on ne l'ignore pas : aussi, chez elle, le plus sage est
gène ; il semble qu'en y arrivant chacun se pose
devant une glace d'où il ne se perd pas de vue. »
Mon père, accoutumé à diriger mon esprit, n'a
pas eu de peine à me convaincre que cette habitude,
un peu inquiétante pour les autres , serait fort utile
pour soi 5 qu'un jeune homme qui écrirait , sans rien
omettre , ses actions , ses idées , les motifs qui l'ont
entraîné, deviendrait nécessairement meilleur.
Les avantages que je pourrais retirer d'un examen
fait de bonne foi ne me touchaient pas autant que le
besoin d'avoir un ami avec qui je pusse être moi
sans rien dissimuler. Pendant que mon père me par-
lait, je me persuadais que mon journal serait cet
ami à qui je dirais tout, et que je prendrais pour
ses réponses mes propres réflexions sur ma cou-
duite. C'est de ce jour que commence mon travail :
mais je le ferai précéder du récit des premiers évé-
nemens de ma vie.
Je n'ai point la prétention de faire des mémoires ,
ni un journal. Je chercherai seulement à me rendre
un compte fidèle des différentes impressions de ma
jeunesse. Si jamais j'ai l'honneur d'être chef de fa-
mille , je veux pouvoir dire à mes enfans : « Voilà
ce que j'ai été; lisez, jugez, profitez si vous pou-
vez. )) — J'ai souvent pensé qu'on devrait bien dé-
guiser les reproches en conseils , tandis que , pour
l'ordinaire, on présente les conseils comme des re-
proches.
J'écrirai avec sincérité* mais suivant mon lui-
KLctiM^ DL ROTHELIN. 289
meur ou ma fantaisie. Quelquefois , après m'ètre
abandonné à ma paresse , à mon insouciance , je
rechercherai des souvenirs presque effacés; d'au-
tres fois, plus ému, je m'arrêterai sur tous mes
sentimens; ainsi que madame de Senecey, je dirai
le bien , je dirai le mal , et j'oserai même devancer
l'avenir.
CHAPITRE IL
J'ai été élevé dans la terre de mon père. Alors,
comme aujourd'hui , il m'aimait avec une tendresse
extrême, et je puis dire qu'il n'existait que pour
moi. Mais son air sévère n'attirait point ma con-
fiance. Lorsqu'il me voyait triste, et parfois en-
nuyé, il faisait de grands efforts pour se rapprocher
de mon âge, et ces efforts mêmes m'avertissaient de
la distance qui existait entre* nous : ils me prou-
vaient trop que nous ne pouvions avoir aucun plai-
sir qui nous fût commun.
Pour que mon éducation ne se ressentit pas de '
son séjour à la campagne , il avait réuni près de lui
des maîtres éclairés en tous genres. Sûrement, ils
m'instruisaient avec plus de soin que si Ton m'eut
placé dans un collège ; mais là j'aurais été entouré
de petits compagnons, enfans comme moi ; j'aurais
été animé par l'émulation , j'aurais pu quelquefois
éprouvé le sentiment de ma supériorité ; au lieu qu'a-
vec ces graves personnages il n \avait pas une cir-
290 EUGENE 1>E KOTIIELIX.
constance qui ne me fit reconnaître combien j 'étais
inférieur à chacun d'eux.
Mon père a toujours pensé qu'il suffît d'imprimer
fortement dès l'enfance une vertu quelconque, pour
que, par la suite, toutes les autres viennent s'y
réunir, lors même qu'une jeunesse orageuse les au-
rait fait oublier.
Un grand respect pour sa parole lui parait la base
de l'honneur et de la considération parmi les hom-
mes ; ce fut donc là l'un des premiers principes de
mon éducation. « Ne manquez jamais à votre pa-
role , mon fils , » me disait-il sur tous les tons que
la voix peut employer pour arriver à F à me. Au mi-
lieu de mes jeux , après mes fautes , dans nos rac-
commodemens , il me rappelait cette fidélité , me la
prescrivait avec l'autorité d'un père, me la deman-
dait avec l'affection d'un ami.
Jusqu'à l'âge de seize ans , il ne m'a jamais per-
mis de faire la plus légère promesse. « Vous tâche-
rez, vous essaierez de mieux faire, » me disait-il ;
((attendez, pour le promettre, que vous connais-
siez la mesure du temps et la valeur des choses. » —
L'habitude prise, dès l'enfance, de cette sévérité
d'expression , a surtout contribué à me rendre d'une
rigoureuse exactitude dans mes engagemens. Je vais
rapporter ici la première circonstance où mon père
reçut ma parole, et me dit : Jo vous crois.
La fermière qui m'avait nourri demeurait dans
un village dépendant de la terre de mou père. Louise
était une bonne, une excellente femme. Agathe, sa
EUGÈ\E DE UOTIIFXIN. 291
fille, était charmante; elle m'appelait son frère, je
la nommais ma sœur, et nous nous aimions sans
nous en douter.
Mon père savait que j'allais voir tous les jours !a
bonne Louise -, mais il ignorait que Louise avait une
fille, et il s'applaudissait de me trouver un cœur
reconnaissant, lorsque j'étais au moment de porter
le trouble dans cette honnête famille.
Un jour, il envoyait à Paris : pendant qu'il ca-
chetait ses lettres, et croyant qu'il ne m'écoutait
pas , je priai son valet de chambre de me rapporter
une robe de mousseline toute brodée , une belle
croix d'or, et un tablier de soie rayée, « François,
c'est une grande affaire que ce tablier de soie, » lui
dis-je en riant : « il ne faut pas qu'on le voie de loin,
il ne faut pas qu'il soit brun ; enfin , il faut qu'il soit
bien. — Qu'entendez-vous par bien ? )> reprit mon
père. Cette voix de mon père qui venait se mêler à
ma gaieté me troubla. Cependant je repris : a j'en-
tends beaucoup de choses que je ne puis expliquer,
mais qui ne m'embarrasseraient guère si j'avais à
le choisir. — Il est assez indifférent à Louise que
le présent que vous vouiez lui faire soit joli; ne
suffît-il pas qu'il lui soit utile? » Mon père me re-
gardait , et, pour la première fois, je me seutis rou-
gir. Il attendait ma réponse , et je ne pouvais parler.
a Ne pensez-vous donc pas qu'il vaudrait mieux lui
donner l'argent que coûteront ces fantaisies ? — L'ar-
gent serait pour elle , » répondis-je en balbutiant,
ce et ces fantaisies sont pour sa fii!e. — Ah ! c\ si
292 EUGÈNE DE ROTHELIN.
différent, » reprit-il. h François, ayez soin des com-
missions que tous donne mon fils ; je me chargerai
de fournir à Louise les choses nécessaires qu'il ou-
blie. » Malgré ce petit reproche, je ne voyais que
la joie d'Agathe, que sa parure ; si c'était une fai-
blesse , je la croyais permise , puisque mon père ne
l'avait pas défendue. Heureux par lui , j'étais con-
tent de moi.
Avec quelle habileté il éloigna jusqu'au souvenir
de Louise, et passa toute la matinée à me faire tra-
vailler près de lui , ou à me distraire ! Le soir, il me
proposa une promenade dans le champ de cettebonne
femme. Il avait l'air si indifférent, que j'acceptai
sans méfiance, et sans deviner qu'il voulait savoir
jusqu'à quel point Agathe m'intéressait.
Louise nous reçut avec cette joie qu'elle avait tou-
jours quand elle me voyait ; elle montra à mon père
le petit jardin que nous cultivions sa fille et moi. Il
regarda (es fleurs les unes après les autres, et j'au-
rais voulu les bouleverser toutes.
Ce petit jardin était exactement semblable à celui
que, depuis trois mois , je m'étais fait sous mes fe-
nêtres, près du château. Mon père, jouissant du
plaisir que je prenais à m'en occuper, avait voulu
me donner un terrain plus considérable; je le refu-
sai à plusieurs reprises. Cette bizarrerie l'étonna, et
l'aurait peut-être éclairé, si une heureuse défaite ne
m'avait soustrait à ses observations. Je prétendais
ne désirer qu'un jardin assez resserré pour le culti-
ver moi-même.
EUGÈNE DE ROTHELIX. 293
Il s'était contenté de cette raison , parce qu'elle
aurait été la sienne ; mais j'en avais une autre dont
mon cœur était enchanté. J'aimais à me faire un jar-
din semblable en tout à celui d'Agathe. — Un églan-
tier était chez Agathe , un églantier fut près du
château ; un lilas au château , un lilas chez Aga-
the... Jours de bonheur , d'innocence ! jours paisi-
bles! ni la fortune, ni l'ambition, ni même un amour
partagé, ne pourront vous faire oublier. Jardin d'A-
gathe, vous ne serez plus si près du château ; mais
vous aurez encore une place dans le parc ; un sentier
détourné, solitaire, me conduira vers vous ; ce n'est
point avec des regrets que j'irai vous chercher. Amour
pour Agathe, vous n'eussiez pas rempli ma vie 5 mais
j'irai penser à vous avec charme, et comme on se
rappelle ces beaux jours qui n'ont eu ni veille ni len-
demain qui puissent leur être comparés.
Que de preuves d'amour j'avais déjà données à
Agathe , sans qu'elle les distinguât , et sans me dou-
ter que je l'aimais ! Mon père , en se promenant,
s'efforçait de paraître tranquille ; mais je m'aperce-
vais de sa préoccupation. 11 revint chez Louise. —
« Par quel hasard , lui dit-il, n'avais-je jamais vu
Agathe? — Elle était chez ma mère. — Depuis
quand est-elle revenue ? — Depuis trois mois. — 11
faudra bientôt songer à la marier. f> — En disant
ces mots, mon père me regarda, et j'éprouvais un
embarras inexprimable. — « Qu'elle soit sage, dit-
il , et je la doterai. » — Ce qu'elle soit sage fut ac-
compagné d'un regard si sévère , qu'Agathe baissa
25.
204 KliC.ivNE DE ROTIÏEUIV,
les jeux , comme si elle avait su ce que frétait qu'ê-
tre coupable.
En rentrant au château, il s'arrêta près du petit
jardin que j'avais fait sous mes fenêtres. II considérait
chaque plante avec un triste étonnement, et sem-
blait dire : ce Depuis quand son âme m'est-elle échap-
pée?)) — Ah! pères, mères, qui prétendez con-
naître vos enfans , lorsque vous leur verrez un goût
nouveau, n7ayez aucun repos que vous ne sachiez ce
qui l'a fait naître. Si mon père avait cherché pour-
quoi je préférais un vilain petit carré de terre aux
jolis bosquets de son parc, il aurait su qu'il y avait
près de là une Agathe de seize ans , qui pouvait
bien inspirer à son fils ce qu'à cet âge on appelle
amour.
CHAPITRE III.
Mon père résolut de marier Agathe , et de l'éloi-
gner de moi. Le lendemain , à déjeûner, il me remit
plusieurs papiers qui devaient m'occuper toute la
matinée , et , dès qu'il m'eut établi à son secrétaire,
il alla chez Louise. J'ai su depuis qu'il lui avait pro-
posé de donner à Agathe un champ assez considéra-
ble si elle voulait épouser le fils d'un de ses fermiers.
Louise accepta avec joie , promit la main de sa fille,
et mon père revint au château.
Pendant le dîner, il me dit qu'il avait passé toute
la matinée à penser à mes amis. Je le regardais en
silence, et je pressentais que ces soins dont il se
rifiÏAF nr iuniïrn\. 205
vantail allaient détruire toute la joie cle ma jeunesse.
« Vous aimez Louise , ajouta-t-il ; c'est une brave
femme; j'ai assuré son sort, celui de sa fille, par
un bon mariage; elles seront très-heureuses... Vous
devez èlre content... J'ai fait ce que vous auriez du
faire. — Je n'avais pas de dot à donner à Agathe, »
répondis-je en rougissant. — « Mon ami, reprit
mon père , j'aurai toujours soin du bonheur de ceux
qui vous seront chers ; ainsi, une autre fois, ne for-
mez pas de liaisons sans m'en parler. Si j'avais connu
votre amitié pour Agathe, j'aurais déjà trouvé mille
manières de lui être utile. » — Jamais mon père ne
s'était montré aussi bon, et cependant je n'avais pas
encore été aussi tourmenté.
Aussitôt après le dîner, j'allai chez Louise. Je trou-
vai Agathe dans le petit jardin ; elle pleurait. Je
m'assis près d'elle. — a Ah ! si monsieur votre père
voulait me donner tout ce qu'il m'a promis , sans
me marier, me dit elle, cela ferait le bien de ma
mère , et je suis si heureuse ! » — Comme elle pleu-
rait en disant qu'elle était heureuse ! — a Et moi,
Agathe, j'étais si satisfait! » Elle me fit promettre
que je tâcherais d'obtenir que mon père renonçât à
lui faire du bien; c'est ainsi qu'elle s'exprimait. Je
m'y engageai , sans même penser que je donnais une
parole inconsidérée, ni prévoir comment je pourrais
faire changer le projet de mon père. — « Vous re-
viendrez demain? » me dit Agathe. — a Oui, ma
bonne amie, » lui répondis-je en l'embrassant. —
« On ne me mariera pas ! » s'écria-t-elle. Je ne pus
296 EUGÈNE DE ROTHELIN.
lui cacher que les volontés de mon pure étaient in-
variables. — « Au moins , » me dit-elle en soupirant,
a je vous verrai demain ? — Oh ! oui , oui ! » — Elle
fut consolée, et elle me dit adieu sans inquiétude.
— Nous nous séparâmes , en espérant du bonheur
pour le lendemain. A notre âge, c'était assez pour
ne pas craindre l'avenir.
En rentrant au château , je fus bien embarrassé
pour parler à mon père ; son regard annonçait plus
de sévérité que je ne lui en avais jamais vu. Cepen-
dant j'avais promis à Agathe de lui demander qu'il
renonçât à la marier; et certes , ce n'était point par
Agathe que j'aurais commencé à manquer à ma
parole.
Dès les premiers mots que je hasardai , mon père
prit un air austère qui m'imposa. Il me fit sentir
qu'on pouvait mal interpréter mes démarches inno-
centes , mon affection fraternelle. Le fils de son fer-
mier avait consenti avec peine à épouser Agathe —
Agathe aurait été méprisée par celui qu'intérieure-
ment je dédaignais ! Comment supporter une pareille
humiliation!
Mon père fit retentir jusqu'à mon cœur ces
mots sacrés, probité, honneur : et je n'avais pas
encore renoncé à Agathe, que je commençai à la re-
gretter.
a S'il était possible , me dit-il , que vous aimas-
siez cette villageoise plus que vous-même , et que
vous fussiez résolu à lui tout sacrifier , j'en mour-
rais de douleur ; cependant je pourrais vous estimer
EUGÈNE DE ROTHEM\. 297
encore : mais si ce n'est qu'une fantaisie ; si vous
vous faites un jeu de séduire et tromper l'innocence,
vous êtes impardonnable. »
Mon père parlait à mon cœur, à ma raison. Je
me levai. — « Où allez-vous? me dit-il. — Je vais
décider Agathe à vous obéir. » — Il me pressa dans
ses bras-, je ne l'avais pas encore vu s'attendrir:
jusqu'alors , j'avoue qu'il s'était rarement donné la
peine de chercher à me convaincre ; encore moins à
me persuader. Jamais il n'était entré ni dans sa tète,
ni dans la mienne , qu'il me fut possible d'avoir un
avis différent du sien. — « Mon fiis , mon cher Eu-
gène, assieds-toi près de moi ! ... » — Dans son émo-
tion, mon père me tutoya pour la première fois.
Cette tendresse d'expression , la douceur de son re-
gard lui livraient toute mon àme. — « Ta vie est
encore pure, me dit-il; ah! que volontiers je te
demanderais de t'aimer autant que je t'aime ! Con-
nais-tu le monde? Veux-tu y réussir?» — Je serrai
sa main. « Eh bien! laisse-moi te guider, profite de
mon expérience ; c'est ainsi que tu hériteras de ma
jeunesse : et ne faut-il pas que tout ce qui a été à
moi te revienne? Jusqu'ici, tu n'as vu en moi qu'un
maître ; aujourd'hui que tu as été un homme, que tu
as eu de l'empire sur tes passions, je suis ton ami. )>
Ah ! dans ce moment mon père aurait pu m'or-
donner les sacrifices les plus pénibles ; j'aurais été
heureux de lui obéir.
Quelle nuit je passai après cette conversation !
comme elle avait élevé mon âme! Avec quelle exal-
298 EUGÈNE DE R0TIIEL1X.
talion je me promettais d'être digne de ce titre d'ami
qui semblait rn'ouvrir une nouvelle existence! J'a-
vais acquis toute la force qui m'empêchait de douter
de moi-même. Par la suite , j'admirai mon père d'a-
voir essayé mes premiers efforts contre un attache-
ment qui n'était qu'un simple goût, qui me laissait
tout l'honneur d'avoir triomphé , sans que le com-
bat eût été trop pénible. Je me crus de l'expérience ;
et, comme une chose facile, je me dis que la vie
pouvait être soumise à la volonté. La première fois
qu'on se croit son maître, commander à soi-même,
commander aux autres, c'est toujours commander ;
je me crus vainqueur , et je m'estimais.
Le jour suivant , j'allai reporter à Agathe ce désir
d'être bon , généreux , dont mon père avait rempli
mon âme. Elle m'écoutait les yeux baissés. Je n'eus
pas la force de lui parler de son mariage ; mais je lui
peignis la joie de soigner sa mère, d'avoir de l'ai-
sance, de faire du bien. J'appelai Louise ; je lui dis
que sa fille était décidée. Agathe soupira , mais ne
me démentit point. Dès le lendemain , mon père fit
tous les arrangemens nécessaires pour son mariage.
A mon tour , je devins triste , et fus au moment de
maudire Louise, lorsque nous amenant son gendre
et sa fille , elle me dit : « Je ne forme plus qu'un
vœu ; c'est que Dieu vous donne une bonne femme,
un bel enfant , et qu'Agathe en soit la nourrice. » —
J'en aurai bien soin, dit la pauvre fille; puis elle
me regarda et reprit : « J'en aurais plus de soin que
des miens ! »
EUGEXE DE llOTliELIX. 299
Pauvre Agathe! elle ne devinait pas l'amour ma-
terne! , et sentait encore notre jeune et douce affec-
tion. Mon père les combla de biens. En partant,
Agathe me jeta le dernier regard d'amour; j'y ré-
pondis par un soupir, dernier soupir de regret et
d'amour !
CHAPITRE IV.
Non-seulement mon père avait surmonté cette
légère inclination , mais il en avait profité pour me
rendre meilleur. Cependant il craignit que la soli-
tude de sa terre ne m'attristât , et crut qu'il fallait
à ma jeunesse une existence plus active. J'avais at-
teint l'âge d'entrer au service ; mon père m'envoya
au régiment.
Avant mon départ, il me parla, pour la première
fois , de la retraite dans laquelle il m'avait élevé»
« J'ai renoncé au monde, me dit-il , pour me con-
sacrer à votre éducation , n'admettant chez moi que
les personnes qui pouvaient vous instruire. On m'a
accusé de misantropie. Les indifférens se sont plaints,
les amis m'ont oublié. Mais votre cœur se formait ;
il devenait juste et bon , et j'étais satisfait. De votre
coté, ignorant qu'on put avoir une enfance plus
dissipée, vous vous trouviez heureux. »
Il m'annonça l'intention de me laisser peu de
temps au régiment, de voyager ensuite avec moi
pendant trois ans , et de ne me présenter dans ma
famille qu'à mon retour.
300 ELGÈAK dl UOIllliLlV.
Je connaissais mon père ; il m'aimait uniquement,
m'aurait sacrifié sa fortune et sa vie : mais lorsqu'il
croyait un projet utile, ses résolutions devenaient
tellement irrévocables, qu'elles avaient presque mes
jeux la stabilité d'une chose passée. Je me soumis
donc à ce plan, et je partis.
A mon arrivée , je me vis soutenu par la bienveil-
lance des chefs, que la réputation de mon père avait
prévenus en ma faveur. Je parvins à me faire aimer ;
et la vie militaire, libre , active, insouciante, me pa-
rut le bonheur même. J'aimais mon métier avec
passion ; mon cheval était mon ami , le soldat mon
camarade , les officiers mes frères. Mon cœur était
si pur 3 mon âme si ouverte, que je rapprochais de
moi tout ce qui m'environnait. Toujours de bonne
humeur , les bêtises des beaux-esprits du corps me
faisaient mourir de rire ; les gens d'un vrai mérite
m'inspiraient les plus belles résolutions. Un grand
avenir devant mes yeux semblait , en me laissant du
temps pour tout, me porter à jouir pleinement de
l'instant présent. Trop occupé des autres pour pen-
ser à moi-même , j'étais dans un état , je ne dirai
point d'ivresse , mais d'évaporation continuelle. Que
les premiers jours de la vie sont heureux ! Pas un
retour sur le passé , pas un élan vers l'avenir ; j'étais
content.
Au milieu de toute cette joie , je m'avisai de plain-
dre une petite actrice que mes camarades s'amusaient
à siffler, dès qu'elle paraissait. Un soir , elle en avait
pleuré sur le théâtre , et de ce moment la pitié me
EUGÈNE DE KOT11ELJN. 301
rendit son défenseur. Je commençai par demander
à mes amis de la protéger ; ils cessèrent de siffler.
J'étais au balcon, attendant qu'elle parût-, je nie
démenais , je priais celui-ci , celui-là de ne rien dire :
ils m'avaient caché le tour qu'ils lui réservaient.
Cécile parut, et voilà tous les officiers à l'applaudir,
mais à l'applaudir avec un tel acharnement, qu'a-
près la première surprise , il partit du reste de la
salle des éclats de rire qui la rendirent encore plus
dégingandée et plus gauche que de coutume.
Je n'avais jamais parlé à Cécile : on voulut me
faire honneur d'une belle passion pour cette char-
mante personne , et me voilà de la plus mauvaise
humeur. On ne m'avait jamais vu d'humeur, et
d'abord on ne me crut pas réellement fâché ; mais
lorsqu'on s'en aperçut , deux ou trois de mes cama-
rades voulurent, disaient-ils, me former le carac-
tère. Tantôt on sifflait , tantôt on applaudissait :
enfin je me pris de querelle avec l'un d'eux; je me
permis de ces expressions qu'il faut effacer avec le
sang , et je retournai chez moi , après lui avoir donné
un rendez-vous pour le lendemain.
La nuit, je pensai à mon père^ que jetais mal-
heureux ! Je sentais toute ma faute , et d'autant plus
vivement qu'elle était irréparable : il fallait attaquer
la vie d'un brave homme , et risquer la mienne qui
ne m'intéressait guère en ce qui me concernait. Je
puis affirmer que je ne pensai pas un instant à la
perte de tant de jeunesse et d'espérance, si je suc-
combais ; je n'étais occupé que de mon père.
26
302 EUGE\E de UOTIIELIV.
Cependant je n'avais pas acquis le droit de recon-
naître et d'avouer un tort y il fallait m'ètre battu
pour que mon courage ne fiïtpas douteux. J'arrive
au rendez- vous : je m'approche de mon camarade ;
je lui serre la main sans lui parler; je craignais de
dire un mot, il eut été d'excuse. Nous nous éloi-
gnons; je me sens blessé, je tombe, et là, devant
les témoins, je fais des réparations à celui que j'avais
offensé. « Que j'ai regretté, lui dis-je , de n'avoir
pas eu le droit de vous les faire dès hier ! » Il me
serra la main à son tour, m'embrassa, et Ton me
porta chez moi. J'appris quelques heures après
qu'on avait chassé Cécile du théâtre. Assuréxent ,
on la ilattait beaucoup en croyant qu'elle put être
l'objet même d'une distraction ; et j'en étais indigné.
Cependant je lui envoyai quelque argent; car j'étais
bien sur que non-seulement elle ne trouverait pas un
autre fou qui se battit pour elle, mais qu'elle n'ob-
tiendrait aucun secours de personne. Son air disgra-
cieux ne lui promettait pas l'intérêt des insensés , et
sa conduite n'appelait point la bienfaisance.
Cécile se vanta de ma générosité ; l'on en crut
d'autant plus à ma ridicule fantaisie. J'entrai en fu-
reur , et j'étais si bien corrigé que je me promettais
fort de me battre contre toute la ville dès que je se-
rais guéri.
Dans celte belle disposition , l'officier le plus go-
guenard du régiment vint me voir. Heureusement
il me trouva seul , alors il était assez bon homme :
s'il y eut eu du monde, il aurait repris son détesta-
KUGÈXE DE KOTHEUX. 903
bte persifllagc. Il me plaignit d'avoir été blesse. Je
me récriai sur le ridicule qu'on voulait me donner.
— « Eh ! ne le prenez pas, me répondit-il. — Com-
ment puîs-je éviter cette belle histoire! — Moquez-
vous le premier de vous-même. » — Quel beau
système il me développa! c'était une tactique tout
entière.
« Je me moque volontiers , me dit-il ; rien de plus
divertissant que d'amener une bète à se croire capa-
ble d'occuper tout un cercle. J'ai pour cela de cer-
taines manières d'écouter qui l'engagent à se mon-
trer dans tout son jour. Pour les sots, j'encourage
leurs sottises , les répète, les fais revenir sur quel-
ques circonstances où ils ont été plus sots que de
coutume. Ali ! les bètes , les sots , tout ce peuple-là
m'aime à la folie ; souvent je pense qu'ils me croient
des leurs. Je pourrais même vous nommer des gens
de mérite à qui j'ai préparé l'occasion de tomber
dans quelques inadvertances , qui les ont rendus pas-
sablement ridicules. Mon cher, le persiiïlage n'est
autre chose que d'ajouter toujours aux torts ou aux
défauts des autres. Cependant il ne faut pas s'y
tromper. Je me souviens qu'un jour je fis la balour-
dise de prendre pour bète un homme qui n'était que
timide. Je m'en amusai beaucoup, je fus très-ai-
mable, triomphant ; mais , avant de quitter le salon,
je vis cet homme prendre son grand courage , s'ap-
procher, et me dire très haut : « Je sais gré à ma
gaucherie, sans moi vous n'auriez pas eu d'esprit de
la soirée. » — Mon homme s'en alla, laissant tout
304 EUGÈNE DE ROTÏIFUX.
le monde rire à mes dépens. Ah! il ne faut pas s'y
tromper !— Quoi , lui répondis je, rien ne trouve
grâce devant vous!... les connaissances, les taîens?
— Bah! que faire de tout cela dans le monde? Ces
choses-là ne sont honnes que pour ceux qui les pos-
sèdent. — Je conçois, lui dis-je , que vous puissiez
vous en passer. » — Cette naïveté m'échappa ; il la
crut volontaire, la prit pour du persifflage, et dès-
lors en fut très-content. — « Fort bien , mon cher !
s'écria-t-il en riant-, très-bien! 11 n'y a personne
ici -, la porte est fermée , vous pouvez vous moquer
de moi sans que je m'en fâche : toutefois , souvenez-
vous de l'avis d'un homme qui connaît le monde.
Ne confiez jamais une sottise que vous pourrez ca-
cher , pas de faiblesse sur ce point. Mais si on la
sait, riez-en le premier, riez-en le dernier ; et ne
quittez jamais la place que vous n'ayez amené la so-
ciété à s'occuper d'un autre que de vous. »
Jl sortit , et je restai indigné de cet abus d'esprit
qui , pour briller , égayer tout un cercle ,. fait taire
les meilleures dispositions. Cet homme était bon,
avait même de la générosité 5 mais jeune , il s'était
amusé à n'examiner que le côté ridicule de tout le
monde et de toute chose; actuellement il en était
frappé d'abord , et pour ainsi dire malgré lui ; sa
vue était si exercée!
Je me promis de profiter de la moitié de ses con-
seils. Je me moquerai de ma folle aventure , me di-
sais-je ; mais jamais je ne me permettrai une plai-
santerie qui puisse affliger un imbécile que je plains.
EUGENE DE ROTIÏFJJA. 305
un sol qu'il vaut mieux éviter ou un homme de mé-
rite dont Tembarras devrait me faire rougir.
CHAPITRE V.
Je dormis fort tranquille ; c'était la première fois
depuis cette sotte affaire. Le lendemain , je reçus
mes camarades très-gaiement : ils purent rire de
moi , devant moi et avec moi tant qu'ils voulurent -,
dès-lors ils n'y pensèrent plus. C'est ainsi qu'en vi-
vant avec les hommes, si je ne me corrigeais pas de
mes défauts , au moins évitais-je les leurs ; et c'est
déjà beaucoup.
Lorsque je fus rétabli , j'allai chez le commandant
de la place. C'était un homme très-rude avec un
fort bon cœur. Il était né si impétueux , que ses
moindres goûts paraissaient des passions. Il ne par-
lait des objets les plus indifférens qu'avec des ex-
pressions exagérées, toutes au superlatif. On l'en-
tendait toujours crier après quelqu'un ou sur quel-
que chose. Cela était l'habitude, et on n'y Faisait
guère attention ; mais l'extraordinaire était lorsqu'il
s'efforçait de se modérer. Il se craignait tellement
lui-même, que dès qu'il sentait une véritable colère
le gagner, sa voix s'affaiblissait, ses termes deve-
naient simples; il parlait lentement, s'arrèlant entre
chaque mot comme s'il eût voulu les compter : mal-
gré ce câline apparent, ses yeux étincel aient et sem-
blaient près de lui sortir de la tète.
2(v.
306 EUGÈNE DE ROTllELIX.
« Écoutez-moi , jeune homme, me dit-i
votre âge lorsqu'on m'envoya pour la première fois
à Nancy où était mon régiment. C'est une jolie ville
que Nancy. Il y avait alors une femme de trente six
ans qui me parut charmante , entendez-vous? » — Il
me jetait en même temps des regards terribles , et
charmante tenait bien plus de place dans sa bouche
que dans celle d'un autre.
« Ma jeunesse la frappa , je cherchai à lui plaire ;
je réussis, et je me crus heureux; entendez-vous,
heureux?)) — Toute la chambre retentissait de ce
mot heureux.
« Au bout de quelques jours , je crus m'aperce-
voir qu'un monsieur de la ville venait chez elle plus
souvent que les autres... Il s'avisait de me traiter
avec protection... de me sourire lorsque j'arrivais...
Cela me déplut. C'était une connaissance ancienne,
me disait-elle : je le savais ; mais elle avait été nou-
velle une fois , et c'est de cette époque que je m'in-
quiétais Je songeais à tout cela, regardais ce
monsieur fort en noir, répondais à peine à cette
dame, lorsqu'un matin que j'étais chez elle il y ar-
rive, et lui présente un petit bouquet d'un air si mi-
gnard que j'entre en fureur... Il avançait la main ;
je fais sauter en l'air son bouquet, son chapeau , et
lui propose de passer par la fenêtre. La dame tombe
sans connaissance : je sors avec lui , nous nous bat-
tons , et je le tue ; oui , monsieur , me dit-il en me
prenant le bras à me le casser, je l'ai tué ! un brave
homme, un honnêle homme à qui personne n avait
éuGene de rotiïflix. 307
péut-êlre jamais dit dans toute sa vie un mot plus
haut que l'autre. Je l'ai tué !.. . » — Le pauvre com-
mandant fit un tour dans la chambre, en essuyant
ses yeux mouillés de larmes ; il \oulait que je crusse
à ses regrets, et cependant il était embarrassé de
ses larmes comme d'une faiblesse. Bon et bravo
homme! 11 reprit , en se rapprochant de moi : « Je
me désespérais auprès de ce corps mort. Ma mère ,
qui était pieuse, m'avait toujours dit qu'il y avait
un ciel et un enfer : Dieu sait où ce pauvre homme
était allé. Je m'échauffe, m'indigne contre moi-
même. Je prends des chevaux et cours m'ensevelir à
la Trappe. J'y restai six mois; c'est là que je fis un
bel exercice de patience! J'ai manqué y devenir fou.
Mes parens me tirèrent de ma retraite ; on me ma-
ria. J'ai fait bien des sottises depuis , mais jamais
d'irréparables. Trente ans après celle dont je viens
de vous parler, le hasard me fit retourner à Nancy.
Je pensai à cette dame, et j'eus l'idée d'aller lui faire
mes excuses sur la manière dont je l'avais quittée...
J'arrive chez elle. On y donnait un bal; c'était le.
mariage de sa petite-fille. Je demande ma dame, et
j'aperçois un petit paquet tout gris , tout difforme ;
c'était ma dame, plus infirme que son âge, peut-être
par le chagrin que je lui avais causé; c'était elle...
Cette chambre était la même, cette fenêtre était la
même ; il n'y avait que la dame de changée. Plus je
la regardais , plus elle devenait affreuse , hideuse.
Est-il possible, me disais-je, que ce soit pour cette
figure-là que j'aie proposé à un honnête homme de
308 EUGÈNE DE ROTITEL1N.
passer par cette fenêtre? Je regardais cette femme ,
je regardais la fenêtre, je sentais la rage me gagner,
et je m'en allai sans lui parler. Oui , monsieur, et
je fis bien ; car je l'y aurais fait passer en expiation à
ce pauve homme. Savez-vous ce que c'est que de
tuer un homme? Quelles larmes vous faites couler?
Et vous vous querellez pour des femmes perdues!
Si vous n'aviez pas été blessé , vous seriez encore
aux arrèls ; mais vous vous êtes conduit bravement.
Je l'ai écrit à votre père. » — En disant cela , il me
serra la main bien fort. « Jeune homme, j'ai conté
cette histoire à mon fils, je la lui raconte souvent:
cela ne Ta pas empêché de trouver les femmes jolies,
mais cela fait qu'il n'a encore tué personne. »
CHAPITRE VI.
Après avoir passé quatre mois à mon régiment,
mon père me fit revenir près de lui. Nous partîmes
aussitôt pour voyager dans les différentes cours de
F Europe, et terminer ainsi mon éducation.
J'aimais passionnément mon père, et à peine osais-
je le lui dire. Cependant , j'étais sûr qu'il aurait
donné sa vie pour moi. Sa conversation était éclai-
rée, instructive \ je la préférais à toutes les autres ;
jel'écoutais , l'approuvais , mais n'y fournissais rien,
ou peu de chose. Sa sévérité ne permettait pas qu'il
y eut entre nous de doux épanchemens, aucun
échange d'idées.
EUGÈNE DC ROTIÏEMX. 309
Mon père mesurveillaitaveclc plus ardent intérêt;
mais, dès qu'il jugeait un projet utile ou dangereux,
il ne me quittait pas qu'il ne m1eùt démontré ma fo-
lie ; ou fait adopter son opinion : alors il n'était plus
question de délai, de demi-sacrifice; les mots en-
traînement, faiblesse, lui étaient inconnus. Toute-
fois , il se croyait indulgent ; parce qu'il sentait com-
bien il m'aimait: et peut-être me croyais-je sage,
parce que j'ignorais encore les passions.
Nous passâmes trois ans à voyager, menant la >:e
la plus active qu'il soit possible de concevoir. D'a-
bord, cette extrême agitation avait charmé ma jeu-
nesse; bientôt elle en fut excédée. J'avoue que mon
cœur sentait bien plus le besoin de s'attacher, que
mon esprit ne trouvait de plaisir à s'instruire , quoi -
que je reconnusse bien que tant d'objets différens me
préparaient à comparer et à réfléchir,
A peine étions-nous parvenus à nous faire connaî-
tre dans une ville , à y former des liaisons , que mon
père la quittait. Il semblait épier l'instant où je com-
mençais à m'y plaire pour m'en faire partir. Fatigué
de visages nouveaux , je soupirais après une vie plus -
tranquille. Tous mes rêves de bonheur se portaient
vers une existence assez douce, assez heureuse pour
désirer à chaque jour un lendemain qui lui fut sem-
blable, qui m'offrit les mêmes plaisirs, les mêmes
sociétés, enfin ces petits intérêts de chaque instant
qui font entre peu de personnes une vie commune,
et pour ainsi dire une langue particulière. Il me
fallait des amis que je crusse aimer le reste de mes
310 ÉCIGËNE DE ROTIIF.LÏX.
jours, une maison qui fut la mienne, et un pays où
l'ambition de me distinguer pût rrfètre permise.
Aussi , dès que nous fîmes un pas vers le retour, je
fus transporté de joie. Jusque-là, j'avais vu passer
les premières, les plus belles années de ma jeunesse
s ns gaieté comme sans afiecion, et je me disais sou-
vent : « Je ne sais pas pourquoi je vieillis , car je ne
vis pas. »
Quand nous sommes entrés dans Paris, j'ai éprouvé
une satisfaction inexprimable, et j'ai cru que tous mes
rêves de bonheur allaient se réaliser.
Après m'ètre ainsi retracé les premières années de
ma jeunesse , je sens plus vivement encore le besoin
de continuer à me rendre compte de mes impressions.
Cependant . , je souris d'avance à la contrainte que je
vais m'imposer ; car j'entrevois fort bien qu'un cen-
seur que Ton ne peut ni tromper, ni séduire, ni quit-
ter, doit être parfois assez incommode.
CHAPITRE VIT.
Le lendemain de notre arrivée à Paris , mon père
me présenta à toute notre famille. Jusqu'alors , il n'a-
vait voulu me lier avec aucun de nos parens. Dans
les premiers temps de son séjour dans sa terre, ils
s'étaient empressés de venir l'y chercher ; mais , peu
à peu, ils Pavaient abandonné à la solitude qu'il pa-
raissait désirer, et je les connaissais à peine, Je fus
accueilli avec un véritable intérêt ; il paraissait qifo
EIGEAE DE KOTilLLlV. 311
attendait plus de moi que d'un autre jeune homme.
En effet, quelle espèce de prodige devait être celui
pour qui son père avait tout quitté , afin de le mieux
élever dans une retraite absolue, et qui, après tant
d'années, venait se rejeter dans le monde pour le sur-
veiller encore ! J'étais donc l'objet de la curiosité un
peu maligne des pères et des enfans. 11 me mena
chez la maréchale d'Estouteville. « C'est une femme
que je n'aime point, me dit-il ; mais son rang , sa
fortune , son esprit , lui ont acquis une telle autorité,
que son suffrage est devenu nécessaire au succès
d'un jeune homme qui parait dans le monde. Cepen-
dant, j'ai hésité long-temps ; mais le public s'éton-
nerait trop si j'évitais de vous conduire dans une
maison où , d'ailleurs , des relations de parenté sem-
blent m'obliger à vous mener. Vous irez donc chez
elle, mon fils. Quant à moi, je la verrai bien peu, »
ajouta-t-il en soupirant.
Mon père , toujours sérieux , ne m'avait jamais
paru triste; jamais je ne l'avais entendu soupirer.
Celte obligation d'aller voir une femme qu'il n'aimait
point , cette première action contraire à sa volonté,
diminua, je dois le dire, un peu de sa supériorité à
mes yeux, et accrut beaucoup l'importance de ma-
dame d Estouteville.
J'avais tort d'oser juger mon père ainsi, ie l'avoue,
car je n'écris point pour me montrer tel que je de-
vrais être, mais tel que je suis.
La maréchale reçut mon père avec une politesse
froide qui me surprit. Elle me sourit tristement, et,
312 EUGENE DE ROTHELlN.
sans me parler, dit à une femme qui était près
(Pelle . « Comme il ressemble à sa mère ! » En même
temps ses yeux m'exprimaient un intérêt si doux,
que j'en étais ému. Elle semblait chercher à retrou-
ver dans mes traits ceux d'une personne tendrement
aimée.
Cette ressemblance qui avait frappé madame d'Es-
toutevilîe me rappela que je n'avais jamais vu de
portrait de ma mère. J en fis la remarque pour Ja
première fois. Mon père m'avait dit qu'elle était
morte en me donnant le jour. Ne l'ayant pas connue,
ma pensée s'y était peu arrêtée. Mais pourquoi mon
père n'avait-il pas eu besoin de s'entourer de son
souvenir?
La maréchale me questionna sur mes voyages ;
j'étais timide, elle m'en sut gré. Elle m'écoutait
avec une attention particulière, et j'étais étonné de
me sentir près d'elle comme si je l'avais vue autre-
fois.
Au moment où mon père s'en allait , elle se leva,
et lit quelques pas vers lui pour s'en rapprocher.
J'entendis qu'elle avait l'indulgence de louer mon
maintien, et elle ajouta, en me regardant avec affec-
tion, que, précédé par le bruit qu'avait fait mon ex-
cellente éducation , six mois d'une conduite sage me
suffiraient pour acquérir la réputation la plus dési-
rable.
Mon père, jusque-là, avait été froid et silencieux.
Dans cet instant , un mouvement de satisfaction
éclata sur son visage ; il la pria de m'accorder ses
EUGENE DE KOTttELlN. 313
bontés. En la quittant, il me parut moins aigri con-
tre elle.
Cependant, clés qu'il fut en voilure, il retomba
dans sa rêverie, ne me répondant que par monosyl-
labes. Je me livrais aussi âmes réflexions. Mon père
était si absorbé dans les siennes, que tout-à-coup il
lui échappa de se dire à lui-même: « Oui, j'ai eu
raison ; il me consolera ! » Mon père consolé ! Qui
avait pu l'affliger? de qui avait-il eu à se plaindre?
— J'osai le lui demander-, il me regarda, comme
étonné d'avoir ainsi laissé pénétrer son secret. Ha-
bituellement sérieux, il devint plus grave encore,
leva ses jeux sur moi à plusieurs reprises ; mais,
soit qu'il me crût trop jeune pour m'accorder sa con-
fiance, soit qu'il fût résolu à ne jamais révéler ses
chagrins, il me répondit vaguement qu'il n'était per-
sonne qui n'eût connu le malheur.
J'ai senti que cette seule réticence pouvait influer
sur le reste de ma vie. Ces mots : il me consolera!
me revenaient sans cesse. Oui, mon père, disais-je
en moi-même, je pourrais me sacrifier à votre bon-
heur -, mais le mien n'est plus tout-à-fait en votre
puissance. — Sa réserve venait de m'apprendre que
j'avais besoin d'une àme qui me chérît dans toute la
plénitude de sa confiance et de son affection , d'une
àme dont je fusse toute la joie , toute la peine , et qu i
aussi dépendit de moi.
: /
314 EUGE.\E DE IIOTHELIA.
CHAPITRE VIII.
La semaine suivante, je tombai malade. Etre en
danger et guéri , fut l'affaire de quelques jours. Ce-
pendant je ne sortais pas encore, lorsque mon père
reçut Tordre de se rendre à Versailles. Le roi le char-
gea d'une mission très-délicate , dont le succès dépen-
dait, en quelque sorte, du secret, de la promptitude,
et surtout de l'estime que le caractère de mon père
avait inspirée.
J'étais trop faible pour l'accompagner dans ce
voyage , qu'il fallait faire sans perdre un instant ,
sans prendre aucun repos : il fut donc obligé de me
laisser à Paris. Nous convînmes de dire qu'il était
allé passer quinze jours dans ses terres. Son absence
ne devait durer que six semaines ; mais si elle se
prolongeait , je lui promis d'aller le joindre aussitôt
que mes forces me le permettraient.
Au moment de son départ , il me donna beaucoup
plus d'argent que je ne devais raisonnablement en
désirer. — «Mon enfant, me dit-il, ne contractez
jamais de dettes : je sais qu'à votre âge tous les
engagemens sont nuls , mais votre parole me serait
sacrée. Oui , mon fils , ajouta-t-il en élevant la voix,
vous n'avez point de frère, point de sœur qui partage
mes devoirs , et je puis tout sacrifier à ce que j'ap-
pelle le véritable honneur. N'oubliez donc point que
je languirai, souffrirai dans mes vieux jours, si votre
jeunesse a été inconsidérée. A mon retour-, je vous
ECHONS DE ROTHELII*. 3iS
ferai connaître ma fortune; c'est vous qui jugerez
ce que je puis accorder à vos besoins, à vos goûts.
Vous êtes mon ami. » Que j'étais ému ! Je pris ses
mains dans les miennes. « Mon père, s'il est vrai que
je sois votre ami, parlez à votre fils : vous avez eu
des peines; mon cœur vous plaint, vous approuve
d'avance ; chacune de vos paroles m'inspirera vos
sentimens. lime consolera, vous l'avez dit. Eh! de
quel autre, que moi pouviez-vous parler? — Ce mot
a fait sur vous une grande impression, me répondit-
il tristement. Si j'avais des peines, mon fils, il me
serait douloureux de les confier. » — Je le serrai
dans mes bras, le pressai contre mon cœur ; j'espé-
rais briser cette glace qui nous séparait. Mon père
me repoussa doucement, mais il me repoussa. S'il
avait su que de sa confiance dépendait toute la
mienne ! Pourquoi m'a-t-il appris qu'il pouvait
y avoir entre nous une barrière insurmontable? Quel
mal il me fit lorsque , reprenant toute la sévérité de
sa raison, je l'entendis me dire froidement : « Croyez,
mon fils, que je sais mieux que vous ce qu'il est bon
de vous taire ou de vous apprendre. » En s'en allant
il m'embrassa. C'était pour la première fois qu'il me
quittait, et j'avais besoin d'être seul, de m'abandon-
ner au regret que j'éprouvais. Il me semblait avoir
perdu un ami que je n'avais fait qu'entrevoir ; je le
regrettais d'autant plus que, comme père, je ne
pouvais en imaginer un meilleur.
Le lendemain de son départ je me trouvai bien
isolé dans sa grande maison. L'émotion que j'ava:s
316 EUGÈNE DE ROTHEMN.
éprouvée la veille n'étant plus si vive, le souvenir de
ses bontés reprenait toute sa force. Je devins plus
triste encore lorsqu'on me demanda les ordres que
mon père donnait toujours. Ces mots si simples,
Monsieur dînera-t-il seul? me troublèrent. Que je
plains celui qui jouit du premier moment où il se
trouve el maître et seul chez lui ! Son jeune âge n'a
sûrement pas été environné de bienveillance et
d'amour.
Ne pouvant m'occuper, j'allai me promener dans
la campagne : plus calme, je m'étonnais de l'impres-
sion que ce refus de mon père m'avait causée.
N'était-il pas maître de ses secrets? La veille, je
n'avais jugé que mon père; lui absent, je n'exami-
nai que moi. Cependant je pensai à la conduite qu'à
sa place j'aurais eue avec mon fils , et je me promis
que mes enfans n'apercevraient jamais s'il y avait dans
mon âme des points où ils n'arrivaient pas. Tout en
marchant, je revenais sans cesse à l'objet qui m'avait
blessé; c'était l'article de la confiance que je discu-
tais avec moi-même. Obligé de nVavouer que la
jeunesse est indiscrète, imprudente, je ne pensais
qu'à devenir meilleur, à devenir si pariait pour mon
père, qu'il pût me bénir tous les jours de sa vie.
A ma dernière heure , me disais-je , je lui demande-
rai de mettre ma main sur son cœur, de la placer
là où mon affection n'a pu pénétrer. Oh ! quel est
le jeune homme qui ne se rappelle qu'à la première
peine de son âme toutes les idées d'une fin préma-
turée sont venues le consoler et l'attendrir?
EtlGÎ:\E DE ROTIIEMW 3l7
Dans la disposition mélancolique où je me trou-
vais , je résolus de ne pas aller encore dans le monde.
En attendant, pour me distraire, je consacrai tou-
tes mes matinées à des courses instructives , mes
soirées aux spectacles. À mon retour j'écrivais,
pour mon père, mes réflexions sur ce que j'avais
vu; et je me disais, quelquefois avec amertume,
tantôt avec une douce tristesse, tantôt assez gaie-
ment : Je ne suis pas content de lui , mais il sera
content de moi.
CHAPITRE IX.
Il y avait déjà huit jours que je vivais ainsi , lors-
que l'ambassadeur d'Espagne donna une fête superbe
à laquelle je fus invité. En entrant dans la salle du
bal, j'aperçus la maréchale d'Estouteville ; elle y
était venue pour conduire la marquise de Rieux , sa
petite-fille.
Madame d'Estouteville, assise au haut de la gale-
rie, regardait avec assez d'indifférence toute cette
agitation ; mais dès que ses yeux eurent rencontré les
miens , elle me fît signe d'approcher : « Dites - moi
donc ce que vous devenez , et pourquoi je ne vous
ai plus revu. — Mon père est absent, répondis-je
avec embarras. — Est-ce qu'il vous a défendu d'aller
dans le monde sans lui? — Il m'a souvent dit,
madame , combien je serais heureux que vous dai-
gnassiez me permettre de vous faire ma cour. » Elle
318 EUGÈNE DE ROTKELIN.
ne put dissimuler un peu d'étonnement , mais reprit
aussitôt : « Demain , je veux que vous veniez dîner
chez moi. » — J'acceptai avec une reconnaissance
mêlée d'orgueil. Cette femme si respectée, dont le
suffrage était assez important pour que mon père
eût cru nécessaire de me mener chez elle , quoiqu'il
ne l'aimât point; cette femme, que tout le monde
recherchait, me prévenait, s'occupait de moi ! Que
je la trouvai bonne, aimable , et avec quelle fierté je
me plaçai derrière son fauteuil ! Dès qu'elle s'en
aperçut , elle me renvoya. — « Ne restez point près
de moi, me dit-elle avec cette douceur attentive
qu'elle aurait eue pour son fils ; à votre âge, au bal,
il faut danser , s'amuser, et chercher à plaire aux
jeunes femmes. » Je ne pus m'empècher de sourire.
Elle le remarqua. «Monsieur me trouve peut-être
trop gaie? reprit-elle en plaisantant-, cependant,
croyez que je vous donnerais de fort bons conseils :
ceux de votre père vous réussiront chez vous ; les
miens vous feront réussir dans le monde. » Cette per-
sonne si digne , si froide, me traitait avec une bien-
veillance qui avait quelque chose de tendre, et de si
particulier , qu'il me venait toujours dans l'esprit
que mon père s'était sûrement trompé lorsqu'il avait
cru avoir à s'en plaindre ; mais j'éloignai toute ré-
flexion, et me lançai dans le bal. Je n'avais pas
désiré les plaisirs bruyans, et j'en jouis comme si
j'en eusse été privé. Les parures, les lumières, la
musique, le mouvement du bal , tout m'enivrait.
Cdmrtie j'arrivai»; on ge rangeait pour faire plarr
EUGEXE DE ROTIIELIX. 319
à une jeune femme qui allait danser un menuet.
Quelle grâce! quelle dignité! et que l'homme qui
dansait avec elle me paraissait heureux ! J'éprouvai
très-vivement l'envie' de me moquer de lui, et le
besoin d'applaudir cette jeune personne.
A peine le menuet fut-il fini , qu'elle alla repren-
dre sa place. Je m'approchai ; une sorte d'enchante-
ment m'arrêtait près d'elle. Je ne pouvais détacher
mes regards de cette physionomie vive, piquante,
qui a conservé l'air de joie , d'ingénuité de l'enfance ;
de ces grands yeux noirs si parfaitement doux , qui
semblent encore ignorer la peine et ne laisser prévoir
aucun chagrin. Sa taille souple , légère i élégante ;
ses beaux cheveux noirs attachés avec des roses ;
un bouquet de roses , sa robe garnie de roses , tout
en elle était si frais , si jeune et si agréable 3 qu'on
aurait craint d'y trouver le moindre changement.
Les hommes les plus à la mode s'empressaient de
l'environner. Je regrettais de la voir sourire à leurs
plaisanteries , mais ce sourire était si gracieux qu'il
paraissait de l'obligeance. Plusieurs fois elle porta
ses yeux sur moi ; je ne voyais plus qu'elle, ne m'oc-
cupais que d'elle: il me suffisait d'être près d'elle
pour être content.
Quelque insensée que fût cette idée , je ne pus
m'empêcher de croire qu'elle me regardait avec une
impression triste. Il me parut même qu'elle détourna
la tète, et qu'il lui échappa un soupir. Aussitôt,
ayant voulu savoir son nom, j'appris avec transport
que celte charmante personne *Hait la jeune marquise
3?0 EUGÈNE DE ROTHEUX.
de Rieux , petite-fille de la maréchale d'Estouteville.
Je fus à peine maître de ne pas m'écrier : Je la verrai !
Mais je me le disais tout bas, et j'étais ravi.
Je désirai de lui être présenté ; elle me dit quelques
mots polis sur mon père. Mon attachement pour lui
était si connu, que je ne me rappelle personne qui
ne m'ait d'abord parlé de lui. Il me parut donc sim-
ple qu'elle s'en occupât. Mais avec elle, toutes les
phrases insignifiantes de la société m'inspiraient un
intérêt nouveau. Elle me demanda si je dansais-, au
lieu de lui répondre , je m'informai si elle était enga-
gée. — « Oui, me dit-elle. — Ah! repris-je invo-
lontairement, s'il en est ainsi, la danse ne me parait
plus qu'une fatigue. — Je suis priée pour la première
valse, reprit-elle avec son regard séduisant. » —
Et moi qui venais de déclarer presque une aversion
pour la danse, je la suppliai de s'engager avec moi
pour la seconde. Elle sourit. Sa coquetterie encore
naïve ne chercha point à me dissimuler qu elle aper-
cevait bien que le seul plaisir de danser avec elle
m'entraînait. Quelle danse que cette valse! Jamais
celle que j'aimerai ne valsera avec un autre que moi;
et jamais celle qui m'aimera ne valsera , même avec
moi, devant personne.
Toutes les fois que madame de Rieux passait de-
vant moi , nos yeux se rencontraient ; mais , excepté
ce regard , elle ne s'occupa que de celui qui dansait
avec elle. La valse finie, elle vint se remettre à la
place que je lui avais gardée. Pendant qu'elle se re-
posait, elle me demanda si mon père était à Paris?
EUGENE DE ROTIIELI\. 321
— (( II n'y arrive que dans quinze jours. — Com-
ment a-t-il pu rester éloigné de vous si long-temps, »
me dit-elle avec une sorte d'emphase! — Je ne lui
répondis pas ; car le si long-temps me paraissait un
persiftlage lorsqu'il s'agissait de si peu de jours. —
a Vous croyez que je plaisante, me dit-elle, et vous
avez tort; en quinze jours on peut oublier... —
Presque tout,» repris-je en cherchant à ôter à ma voix
ce qu'il y avait de trop sévère dans mes paroles :
«presque tout, hors un père...! — Vous êtes grave,
répliqua-t-elle assez surprise; mais je ne m'amuse-
rai pas à défendre les personnes que vous paraissez
si disposé à oublier. » — Je reconnus aussitôt tout
le ridicule de mon humeur , et je voulus réparer ce
tort ; elle ne parut ni se le rappeler , ni s'apercevoir
de mon retour. Dédaignant également l'un et l'autre,
parfaitement à son aise, me voyant toujours à ses
côtés, elle continua de causer avec moi. Elle me parla
de mes voyages, me demanda si je m'étais amusé ,
si aucun pays ne m'avait assez intéressé pour m'in-
spirer le désir d'y retourner. Enfin , elle ne me parla
que de tfioi , et je ne m'occupai que d'elle.
Pendant que nous causions, je remarquai que
le comte de Tavanne, avec qui elle avait valsé ,
passa devant nous, lui fit la révérence la plus
profonde , mais en riant : elle lui rendit son salut ,
en riant aussi. — m Jamais? lui dit-il avec l'air
du doute. — Moins que jamais , répondit-elle d'un
ton très-positif. — Je ri ai pas tant de confiance,
reprit-il en secouant la tète, a — Il alla parler à
3^2 EUGENE DE ROTIIELIX.
une autre femme, et elle recommença à causer avec
moi.
Son intimité apparente avec ce jeune homme me
déplut ; je ne sais pourquoi je me croyais le sujet
de ces mots mystérieux. — « Votre père vous a-
t-il dit que nous étions un peu parens? — Jamais, »
répondis-je à mon tour, d'un air que je m'efforçai de
rendre bien fin , quoique je n'attachasse dans ce mo-
ment aucune idée à ce mot qui m'avait blessé , lors-
qu'elle l'avait prononcé , ni au motif qui avait em-
pêché mon père de me parler d'elle. Aussi, quelle
fut ma surprise lorsqu'elle me répondit tristement :
« Je le crois, je m'en doutais... — Comment,
"vous le croyez ! m'écriai-je. Et pourquoi? — Ah!
les intérêts de famille ont un sérieux qui ne convient
pas au bal. Voulez-vous valser? » — Je la suivis, la
tenant dans mes bras, tournant dans cette chambre
avec elle, partageant sa gaieté-, car la valse russe
est si vive qu'elle ressemble un peu à la folie. J'é-
prouvais un sentiment de joie, de bonheur que je n'a-
vais jamais connu. Si Ton m'eût dit que je voyais ma-
dame de Rieux pour la première fois , je ne l'aurais
pas cru; si l'on m'eût averti de craindre l'avenir, je
me serais moqué de l'avenir et delà prévoyance. La
Taise finie , je ne quittai pas madame de Rieux de la
soirée. — « Quel âge avez-vous? me dit-elle. - —
Sommes-nous bien proches parens? lui répondis-je.
■ — Pas assez pour nous aimer ni nous haïr. — Mais "
au moins assez pour que vous consentiez à me re-
cevoir, — Oui..., nous nous chercherons par égard,
EUGENE j)fe ftOtHEilNj 3*23
reprit-elle d'un air doucement moqueur; avec in-
différence. » — En prononçant ces derniers mots il
y avait sur son visage : Moi , cela n'est pas douteux;
mais vous, nous verrons!
Je la ramenai jusqu'à sa voiture , et revenu chez
moi, je me croyais encore au bal. Je voyais madame
de Rieux sourire, me «regarder. Un souvenir de
musique , de danse , charma ce moment qui précède
le sommeil ; et je m'éveillai si content , si gai , que,
j'aurais craint d'ajouter un sentiment à l'impression
vague et légère qui m' était restée.
CHAPITRE X,
Je me rendis chez la maréchale : elle n'était pas
encore dans le salon ; il y avait beaucoup de monde,
mais point de femmes. C'était un jeudi, jour où
elle invite toutes les personnes distinguées par un
mérite quelconque. Les rangs y étaient réunis, sans
être confondus ; l'homme de lettres cherchait à
plaire , le grand seigneur à obliger. Toujours at-
tentif à s'oublier soi-même , toujours empressé à
faire valoir les autres, il semblait qu'à ces jeudis le
grand moi était effacé. Je crois bien qu'on le retrou-
vait en sortant , mais au moins chez elle il ne se fai-
sait jamais sentir.
La maréchale parut , suivie de madame de Rieux*
Qu'il a de charmes , ce premier penchant du cœur *
ce goût qui porte l'un vers l'autre sans aimer en-
324 EUGEXE DE UOTHEL1JV.
core, sans se demander même si Ton s'aimera ja-
mais! Je ne me suis pas aveuglé; à peine madame
de Rieux avait-elle fait un pas dans la chambre ,
qu'elle m'avait déjà salué d'un regard et que tout
l'attrait de sa personne et la grâce de sa parure m'a-
vaient enchanté.
La maréchale dit un mot à chacun en allant à sa
place. Madame de Rieux la suivait, disant aussi ses
petils mots obligeans. Lorsqu'elle fut près de moi ,
nos yeux se rencontrèrent, mais elle ne m'adressa
point la parole -, je lui en sus gré : ce n'était pas me
traiter comme un autre.
Je saluai madame d'Estouteville avec un profond
et véritable respect. — a Aujourd'hui , me dit-elle ,
il sera de très-bon goût que vous restiez près de
mon fauteuil et que vous vous occupiez de moi. »
Elle ajouta gaiement : « La maîtresse de la maison
où un jeune homme est admis , quelque vieille
qu'elle soit , doit toujours lui paraître aimable. Mes-
sieurs, dit-elle en me désignant, je vous présente
un jeune ami; son éducation un peu sévère le rap-
prochera de notre âge. » — On m'accueillit avec
bonté, avec intérêt, et j'allai me placer derrière
madame d'Estouteville. Madame de Rieux s'assit à
côté d'elle. Ce n'était plus cette femme à la mode,
si vive , si brillante ; c'était une personne attentive,
timide , désirant plaire sans y prétendre ; et j'ajou-
tais à l'agrément de sa figure tout celui que son
esprit devait acquérir dans une telle société.
On jugea quelques livres nouveaux, sans engoue-
EUGENE DE UOTIIELIN. 325
ment comme sans amertume. La maréchale parla du
bal de la veille; parler de bal, c'est penser aux
femmes ; elle nous dit : — « En France, une femme
ne paraît dans le monde qu'après son mariage ; alors
son sort est fixé ou du moins elle doit le croire. Je
voudrais qu'une sorte de repos , de calme l'envi-
ronnât; que son regard fut doux et tranquille, que
ses sentimens fussent plutôt devinés qu'aperçus.
Elle doit arriver sans qu'on l'entende venir , rire
sans éclats , et n'élever jamais la voix ; parler bas
attire l'attention, parler peu fixe le souvenir. —
Voilà, dit monsieur de Senecey, une personne toute
charmante ; mais, pour naturelle, il faut y renon-
cer. — Pourquoi ? reprit la maréchale ; avoir envie
de plaire, mais en douter, donne seulement au natu-
rel une grâce de plus. — Quant à moi , reprit le
marquis de Nangis , je consens que les femmes
restent telles que Dieu les- a faites, pourvu qu'elles
sachent s'occuper. Madame la maréchale me per-
met-elle de lui raconter un des désespoirs de ma
jeunesse?
» Je me souviens, ajouta-t-il, d'avoir été très-lié
avec une femme belle comme un ange, mais qui
n'avait jamais ouvert un livre, jamais brodé, jamais
dessiné ; aussi , quoique née avec autant de bon
sens qu'une autre, il n'était pas possible de rester
avec elle un quart d'heure. Moi , qui en étais éperdu,
tout en admirant sa beauté , je ne pouvais me ren-
dre compte de l'espèce de sommeil d'esprit qui me
saisissait chez elle; j'éprouvais une absence d'idées
28
3*26 i;igi:\l du nonitLiv.
qu'elle me faisait remarquer, en bâillant un peu
plus que de coutume.
» Mon amie se faisait peindre souvent ; et par pa-
renthèse j'ai remarqué que c'est l'amusement fa-
vori des femmes à qui le temps est à charge. Durant
les séances, mon amie, droite, silencieuse, immo-
bile , paraissait cependant moins nulle qu'à l'ordi-
naire ; car elle semblait alors prendre intérêt à quel-
que chose.
» N'ayant de goût pour rien , elle attendait tou -
jours ses plaisirs du moment qui devait suivre ; et
ses phrases, en me voyant, étaient presque toutes
comme celle-ci: Ah! bonjour. Où irons-nous ce
soir?
» Ne sachant comment occuper ma belle in-
souciante, je lui inspirai la fantaisie d'apprendre
l'anglais , et je choisis pour mes leçons une comédie
où le caractère d'un homme oisif est peint d'une ma-
nière admirable. Je l'expliquai à mon amie, espé-
rant qu'elle s'y reconnaîtrait -, mais elle écrivait sous
ma dictée, sans faire la moindre attention à ce que
je lui disais.
» Dans la comédie, cet homme, excédé de la
longueur du jour, éprouve un moment de joie dès
qu'il arrive un nouveau personnage. Tous lui sont
bons, aucun ne lui est meilleur. Aussi, à peine leur
a-t-il entendu dire deux ou trois phrases que l'ennui
le reprend. 11 va voir à la pendule l'heure qu'il est,
revient écouter d'un air distrait, répond en bail-
lant , regarde sa montre , <■( , accablé par le poids
m;<.K\F, m; uotiikux. :V27
du temps , il va sans cosse de la montre à la pendule,
de la pendule h la montre, disant à chaque fois :
Voyons comment va l'ennemi.
» Ma belle amie ne s'aperçut pas que l'ennemi
était le temps; l'état de cet homme lui parut assez
naturel, et elle me demanda, aussi en baillant, ce
qu'il y avait de piquant dans ce caractère. — J'é-
clatai de rire; elle se fâcha : je cessai de la voir, et
ne suis pas bien sûr qu'elle s'en soit aperçue.
)> Depuis lors, ajouta monsieur de Nangis, je
n'ai eu garde de contempler la beauté d'aucune
femme avant de m'être bien informé si elle savait
comment va l'ennemi. »
On ne plaint guère un malheur ridicule, aussi
trouvait-on plaisant celui que monsieur de Nangis
appelait un des désespoirs de sa jeunesse. Mais on
s'en amusait, parce qu'il s'en était moqué le pre-
mier; et personne ne se permit d'en rire plus haut
que lui.
De l'usage du temps , on passa bientôt à l'emploi
de la vie. A. des idées bizarres succédaient les ré-
flexions les plus tristes; ces réflexions ramenaient à
des sentimens doux : enfin , causer chez madame
d'Estouteville était une manière de penser haut, sans
transitions, mais sans incohérence, sans prétention
comme sans danger.
3*28 EUGÈNE DE ROTHEL1IV.
CHAPITRE XI.
J'avais quitté la maison de madame d'Estoute-
ville si occupé d'elle , si enchanté de madame de
Rieux, que je résolus d'y retourner dès le lendemain.
J'arrivai chez elle avec assez d'embarras , craignant
qu'elle ne me trouvât importun; mais elle parut
bien aise de me voir, et me reçut comme si elle m'a-
vait attendu.
Au moment d'aller à l'Opéra avec madame de
Rieux , elle me proposa de les accompagner. Que
j'étais heureux dans cette voiture, seul avec elles!
Combien j'eus soin de madame d'Estouteville!
Je lui donnai le bras pour monter dans sa loge :
j'éprouvais une secrète complaisance à prévenir ses
moindres désirs; elle m'observait avec intérêt, et
je sentais pour elle un véritable attachement.
Elle me demanda ce que je faisais de mes soirées.
Je lui avouai que , ne connaissant personne , je les
passais ordinairement seul. — « Si mon grand âge
ne vous effraie pas, me dit-elle , en attendant le re-
tour de votre père, venez tous les jours dîner et
souper chez moi; considérez -moi comme votre
mère : si elle vivait, je suis sûre qu'elle serait tou-
chée du sentiment que vous m'inspirez. » — Ma-
dame d'Estouteville soupira , regarda le spectacle
sans me parler davantage; elle était triste et préoc-
cupée. Sûrement elle a connu ma mère , mais com-
ment pénétrer ce mystère? car madame d'Esfoule-
Eugène nrc R0TIIEL1X. 320
ville avec toute sa bonté , n'est point une personne
à qui Ton ose faire des questions. Son air devient si
vite imposant !
Un peu avant la fin de Topera, elle me dit avec
un ton de voix rempli d'affection : — « Mon en-
fant, faites appeler ma voiture. » — Mon enfant t
répétais je intérieurement; et mon cœur était sa-
tisfait. Oui, j'aimerai madame d'Estouteville comme
madame de Rieux l'aime; je la soignerai comme
elle la soigne : c'est déjà un bortfieur que d'avoir un
intérêt commun, une pensée qui soit la même.
Il y avait beaucoup de monde chez la maréchale
lorsqu'elle arriva. On me proposa de jouer : j'igno-
rais tous les jeux; elle m'invita à les apprendre,
pour me rendre utile, agréable, et ne pas m'ennuyer.
« D'ailleurs, ajouta-t-elle , ceux qui n'ont pas ap-
pris jeunes les jeux de calcul , ne les savent jamais
bien ; ils commencent par jouer en dupes ; ils finis-
sent par s'en fatiguer, et souvent se jeter dans les
jeux de hasard et la mauvaise compagnie. » — Je
trouvai qu'elle avait bien raison , surtout lorsque
madame de Rieux se mit à jouer. Elle choisit pour
faire sa partie deux vieillards peu riches, qui n'ac-
ceptèrent des caries que pour passer le temps. On
ne pensait point à eux ; elle s'en occupa. Égayés par
la vue de sa jeunesse, heureux d être l'objet de sa
complaisance, cette soirée put encore embellir leur
souvenir. Si j'avais sujouer, madame de Rieux m'au-
rait peut-être admis à cette partie d'enfans -, mais ,
sans y être appelé ; je n'osai pas m'approcher d'elle.
28.
.1.10 r.i (ii:\i: i>i: nonn-nx.
Que je nie scmiIis seul lorsque tout !e monde m*
fut placé! Peu à peu m'abandonnant à mes ré-
flexions , je m'étonnai de n'avoir pas encore entendu
parler de monsieur de Rieux. Je sais qu'il voyage
depuis trois ans : assurément , en regardant celle
qu'il oublie, il me paraissait bien insensé ou b;en à
plaindre.
Quel peut être le motif de cette longue absence?
Madame d*£stouteville seule pourrait m'en instruire-
mais, je le répète, sous quel prétexte oser faire
une question à une personne qui possède si bien le
sentiment des convenances?
La maréchale est une femme respectable par son
âge, jeune par son esprit, recherchée par tout ce
qui prétend à quelque considération. Ce n'est pas un
petit succès pour un jeune homme ou une jeune
femme qui entre dans le monde , que d'être appelé
près de son fauteuil pour causer avec elle.
Distinguée surtout par une extrême politesse .
madame d'Estouteville ne manque jamais aux égards
qu'elle doit aux autres, et sait le respect qu'elle
peut en attendre; aussi ne souffre-t-elle point ces
éclats de voix qui avertissent la contradiction et en-
couragent les disputes. Elle dit sa pensée telle qu'elle
est, sans attacher le moindre prix à vous convain-
cre, ni laisser l'espoir qu'elle pourra être ramenée
à votre opinion.
Jamais elle ne s'abaisse à dire une méchanceté
positive, à porter une décision offensante : le blâme
chez elle ne s'exprime que par le mépris : l'aversion,
Ei<;i:\i: nr, Rorunix. 33 J
que par l'élpignement. Lorsqu'elle d'il cj'|in homme,
<9?z ?z<? fe connaît pas , c'est qu'il n'a jamais été eu
bonne compagnie; et lorsqu'elle se permet ces pa-
roles, je ne le vois point , c'est qu'il n'est plus digne
d'y être admis;
Voilà ce qu'elle est pour tout le monde; ma's
pour moi, quelle tendie surveillance! Je suis encore
à concevoir pourquoi mon père avait évité de me
mener chez elle; pourquoi, dans mon enfance, il
ne m'a jamais prononcé le nom d'aucun de mes pa-
rons. Je ne le blâme pas 5 mais je ne puis m'empè-
cher de croire que, dans cet isolement, cette pro-
fonde retraite, il entrait bien autant de misantropie
que de désir de me donner une merveilleuse éduca-
tion. Cependant, lorsque de telles idées se présen-
tent à mon esprit, je les repousse comme une sorte
d'ingratitude.
Mon père, mon excellent père! si des chagrins
vous ont dégoûté d'un monde brillant et heureux ,
n'avez- vous pas toujours laissé arriver jusqu'à vous
les infortunés? Moi-même, dans vos terres et pen-
dant mes voyages , vous ai-je jamais imploré pour le
pauvre sans obtenir plus qu'il n'aurait osé deman-
der? Vous me l'avez dit mille fois , votre plus cher
désir était de former mon cœur. Hé bien! le mys-
tère que vous me faites de vos peines tournera à mon
avantage. Je l'avouerai, votre éloignement de la
société me parait trop austère , votre séparation de
ma famille un peu hors de Tordre-, mais , si la con-
duite du meilleur des pères a besoin d'être expliquée
332 EUGÈNE DK ROTIÏRLIX.
au fils le plus reconnaissant pour être approuvée ,
que sera-ce de la réputation de gens que je connais à
peine et dont je me hasarde à parler?
En me rappelant que j'ai osé juger mon père d'a-
près les apparences, je me souviendrai de ne jamais
arrêter ma pensée sur des démarches, dont le plus
souvent l'excuse ou le motif reste ignoré, Jamais je
ne les interpréterai suivant mon humeur ou mon
inexpérience.
CHAPITRE XII.
Hier matin j'allai chez madame d'Estouteville
pour lui rendre compte d'une commission dont elle
m'avait chargé.
On me fit entrer dans ce grand appartement où
il y a toujours tant de monde et où je fus charmé de
ne trouver personne. Je croyais presque être chez
moi , faire partie de la famille de madame d'Estou-
teville; enfin j'étais satisfait.
Les portes, les fenêtres étaient ouvertes sur le
jardin. C'était un des plus beaux jours d'automne ;
le soleil, brillant de tout son éclat, donnait à cette
matinée l'air d'une véritable fête. Toutes mes im-
pressions, vives et nouvelles, me faisaient sentir
pour la première fois ce bien-être, cette joie inté-
rieure que donne un jour clair et serein. Jusque-là
j'en avais joui sans trop m'en apercevoir.
Madame d'Estouteville me fit dire qu'elle allait
passer dans le salon. A peine ce peu de mots avaient-
EUGENE DE ROTHELIN. 333
ils été prononcés que j'aperçus madame de Rieux
dans le jardin, et courus la joindre.... Encore un
bonheur ! Je ne Pavais jamais vue que parée, qu'en
présence de beaucoup de monde ; et là , sans toilette,
sans apprêt , elle me parut mille fois plus jolie.
Je ne sais pourquoi elle fut embarrassée de se
trouver seule avec moi , mais aussitôt elle me pro-
posa d'aller voir madame d'Estouteville ; et s'avan-
çant vers une grande porte de glace qui s'ouvre
aussi sur le jardin : — « Maman, lui dit-elle , voici
monsieur Eugène. » — Elle entra dans une galerie
où je la suivis. La maréchale écrivait. — a Ah ! mon
Athénaïs, reprit-elle d'un air un peu chagrin , j'a-
vais fait prier Eugène de m'attendre. » — Voyant
que j'examinais de fort beaux tableaux dont cette
galerie est ornée , elle ajouta tristement : « Ce sont
les portraits de toutes les personnes que j'ai per-
dues. »
Un immense tableau représente monsieur d'Es-
touteville appuyé sur son fils aîné. La figure du
maréchal est si froide , annonce tant d'orgueil , que
j'en détournai les yeux.
En face de lui , dans un autre tableau , est un
jeune homme qui m'intéressait par son air mélan-
colique : — « C'est mon second fils , me dit-elle ,
mon cher Alfred. » — Et ses yeux se remplirent de
larmes.
Plus loin, je remarquai deux petits tableaux avec
des cadres d'ébène représentant deux jeunes person-
nes.— a Le premier, me dit la maréchale, c'est
334 eit.î:m: de iiotileliv.
ma fille, la mûre de mon Athénaïs. » — Elle ne
parlait pas du second tableau. Je le lui rappelai.
Alors elle me répondit en baissant les jeux : —
« C'est votre mère. — Ma mère! et c'est chez vous
que je retrouve son portrait! je ne l'ai jamais vu
chez mon père. — Sûrement, reprit-elle, parce
qu'il Ta trop regrettée. Ma douleur , douce et con-
stante , s'est nourrie de souvenirs qu'un sentiment
plus vif ne pourrait supporter. »
Ces deux tableaux doivent avoir été faits en même
temps. Leurs cadres noirs, tant de jeunesse et de
charmes qui n'étaient plus , me causaient une émo-
tion inexprimable. La maréchale s'en aperçut. —
a Je ne voulais pas que vous entrassiez ici , reprit-
tlle, et c'est pour cela que je vous avais fait prier
de m'attendre^ car vous savez, Eugène, que je
suis bien aise de vous voir à toutes les heures. »
Je considérais le portrait de ma mère sans pou-
voir m'en détacher. Son regard doux et touchant
portait le trouble , les regrets dans mon âme , et je
m'écriai : « Elle m'aurait regardé, suivi, avec ces
yeux-là. »
J'étais entré dans cette galerie avec un sentiment
de gaieté très-vif, et à peine pouvais-je respirer. —
a Voilà, continua la maréchale, ce qu'on gagne à
vivre ; des regrets ! » — Puis, jetant un coup-d'œil
sur sa petite-fille avec inquiétude, elle ajouta : —
a Et des craintes! — Maman , dit madame de Rieux,
je suis bien fâchée de vous avoir amené monsieur
Eugène. » — Ne sachant comment nous distraire,
ELGtAL 1>L UOTULUX. 335
elle me conduisit vers un portrait d'elle, placé au-
dessus du secrétaire de madame d'EstoutevilIe, et
ine demanda si je le trouvais ressemblant. Je dis
oui, je dis non, comme elle voulut; car j'étais
frappé d'étonnement et de tristesse. La maréchale
regarda ce portrait avec un tendre intérêt. — « Je
voudrais bien , nous dit-elle , que cette petite per-
sonne-là fut heureuse. — Ah! reprit madame de
Rieux , qui a jamais eu une meilleure , une plus ai-
mable mère ? — Ma chère Àthénaïs , répondit ma-
dame d'EstoutevilIe, quand j'oserais le penser, ce
serait un chagrin de plus. A mon âge, chaque jour
semble pris sur le lendemain et le rendre plus dou-
teux.— Maman, maman! s'écria Alhénaïs, vous
me glacez d'effroi. Je ne veux point que vous ajcz
de semblables idées : venez avec moi dans le jardin ,
profitons de ce beau temps. »
La maréchale se leva ; sa petite-fille l'entraînait;
mais avant de la laisser sortir, je l'arrêtai. — « Oh !
permettez-moi de vous faire une seule question.
Mon père sait-il combien vous regrettez rna mère? »
— Elle devina qu'instruit des préventions qu'il avait
contre elle, sans oser lui en parler, j'aurais bien dé-
siré qu'elle consentit à les détruire. — « Votre père
a été long-temps sans voir personne. Quels que
soient les motifs qui l'aient déterminé, je suis sure
qu'il a cru avoir raison. Au surplus, c'est à lui à
vous apprendre sur lui-même ce qu il désire que
vous en connaissiez. » — Je voulus insister, elle
me regarda avec un sérieux presque sévèrbï — c< Eu-
336 EUGÈNE DE KOT11EL1X.
gène! moi, vous prévenir! moi!... Quand il s'agit
d'un père, j'ignore s'il serait même permis de s'ex-
cuser. — Au moins n'oublierai-je pas que chez
vous j'ai vu le portrait de ma mère pour la première
fois. — N'attachez pas à ce souvenir plus d'impor-
tance qu'il n'en a réellement. Votre mère m'appar-
tenait d'assez près pour que j'aie voulu réunir son
portrait à celui des parens que j'ai perdus. » — Ma-
dame d'Estouteville cherchait à affaiblir mon émo-
tion, et ce soin même la rendait plus vive.
En m'en allant , je repassai dans ce grand appar-
tement. Le soleil l'éclairait encore. Mes impressions
étaient si différentes qu'à peine me souvenais-je d'en
avoir éprouvé de plus douces. Peu de minutes
avaient suffi pour détruire cet enchantement. Je n'é-
tais plus occupé que d'une seule idée ; je ne pensais
qu'au malheur de voir disparaître ce qu'on aime.
CHAPITRE XIII.
Le voyage de mon père se prolonge; voilà déjà
deux mois qu'il est absent. Que je voudrais le re-
voir ! et cependant que je crains son retour !
Je ne sais ce qu'il en pensera , mais je ne sors
plus de chez madame d'Estouteville. Tout me plaît
chez elle. L'homme qui ailleurs n'attirerait pas mon
attention, chez elle m'inspire un véritable intérêt :
près d'elle mon esprit s'éclaire , mon goût s'épure ;
<*t, lorsqu'il > a du monde, j'\ gagne toujours
EUGENE DE ROTHELIJN. 337
quelques conversations particulières avec madame
de Rieux.
Qu'elle est aimable ! Nous ne nous sommes ja-
mais dit une phrase d'usage , jamais un mot d'ami -
tié; et sur toute chose, nous nous entendons par-
faitement. Quand je dis sur toute chose, je veux
dire que c'est sur ce qui a rapport aux autres , que
nous pensons de môme ; car pour ce qui nous con-
cerne, nous différons toujours. Combien de fois,
dans la même journée, nous nous sommes boudés
sans nous être fâchés ! Combien de fois sommes-nous
revenus sans nous être raccommodés !
Madame d'Estouteville m'a permis de copier le
portrait de ma mère. Hier, étant venu un peu avant
dîner pour commencer à peindre, madame de Rieux
me trouva seul dans la galerie : elle ne s'attendait
pas à me voir, hésita un moment , mais s'approcha
pour regarder mon ouvrage. Tout-à-coup elle me
dit : « Et moi aussi j'ai un portrait de votre mère !
— Vous , madame ! et qui vous Ta donné? — J'i-
gnore, me répondit-elle, les motifs qui ont éloigné
nos parais. Madame d'Estouteville ne s'est jamais
permis de m'en parler. Ce que je sais, c'est que ma
mère était amie intime de la vôtre, qu'elle portait
toujours son portrait , et me fa laissé en mourant
avec l'ordre de le conserver toute ma vie. » — Je
la regardais et me sentais entraîné vers elle par un
attrait irrésistible. Dans cette maison, chaque jour
me découvre un intérêt nouveau, m'inspire un sen-
timent doux et inattendu.
~2V
338 klgiVm^ dl: KOTIUXI.N.
Je la suppliai de me montrer ce portrait de ma
mère; elle me répondit qu'elle allait le chercher, me
quitta, mais revint presqtf aussitôt. C'est une mi-
niature renfermée dans un petit médaillon en or.
Je crus sentir que For conservait encore de la cha-
leur. Le ruban passé dans ce médaillon avait été
noué : une voix secrète semblait me dire qif Athénaïs
n'était sortie que pour le détacher de son cou. Avec
quelle émotion mon cœur adoptait une idée si chère!
Mais je me serais cru coupahle de m'y arrêter. Je
lui rendis le portrait : elle le reprit en rougissant ; et
je baissai les yeux pour qu'elle ne s'aperçût pas que
je l'avais vue rougir. Je lui demandai si jamais elle
n'avait pu obtenir de sa grand'mère l'aveu des cir-
constances qui avaient brouillé nos parens.
« Croyez-vous, me dit-elle, que j'aie rien négligé
pour les apprendre? J'ai fait plus, j'ai questionné
ceux qui les voyaient alors. Personne n'a pu m'in-
struire. Aucun événement n'a frappé le public ; au-
cune plainte, aucun mot ne leur est échappé : seu-
lement ils ont cessé de se voir. Je crois que c'est un
secret qui restera à jamais entre eux. — II me sem-
ble, lui dis-je, que nous sommes entourés d'un
nuage qui m'effraie. — Ah! répondit-elle en sou-
riant , il n'est pas bien sombre puisqu'on peut encore
se voir. » — Aussitôt elle me rappela qu'il y avait
déjà du monde dans le salon et qu'on allait diner;
elle me quitta pour rejoindre madame d'Estoule-
ville. — En la regardant s'éloigner, je disais triste-
ment : « Puissions-nous toujours nous voir. »
j:h;i:\e nr no riii.u \ . 3.19
Le soir, la maréchale désira que madame de Ricux
fit un peu de musique ; j'offris d'aller chercher sa
harpe. Je n'avais pas encore vu son appartement ,
je désirais le connaître; cette occasion me parut ex-
cellente.
Quelle sensation j'éprouvai en entrant pour la
première fois dans son cabinet! Tout y présentait
l'habitude de l'occupation et l'inconstance des goûts ;
un piano , une harpe , une guitare, des dessins, des
tableaux , des livres, des fleurs , des broderies. Tou-
jours occupée , me disais-je; fixée, jamais! Mas-
sillon était à moitié ouvert sur sa table ; un volume
du Théâtre de Voltaire en était si près, qu'on
voyait bien qu'ils avaient été lus presqu'en même
temps.
En rentrant dans le salon , je ne pus m'empèeher
de faire mon compliment à madame de Rieux sur
la variété de ses goûts, la réunion de ses talens ;
elle s'amusa de mes plaisanteries, et se moqua
d'elle-même de fort bonne grâce. — « Divertissez-
vous à me raconter du mal de moi , me dit-elle : je
vous devrai d'être obligé, pour me défendre, d'eu
dire du bien ; c'est toujours un plaisir. »
Je lui apportai sa harpe , et , debout devant elle,
je la soutenais pendant qu'elle l'accordait. J'osai la
prier bien bas de chanter la romance qui lui plaisait
davantage. — « Crojez-vous , me dit-elle aussi tout
bas, qu'on puisse juger quelqu'un sur le choix des
airs qu'il préfère? — Je ne veux le croire qu'après
vous avoir entendue.— Oui , pour que, si je chante
.140 EUC.i:\E DE ROTHELIN.
quelque air vif et brillant , vous me supposiez lé-
gère, insouciante; ou que, si je choisis une ro-
mance mélancolique, vous me jugiez sentimentale.
— Non , non , un air brillant me laissera croire
que la difficulté vous aura séduite ; un air tendre ,
que vous serez inspirée par un souvenir. » — Dans
l'instant sa figure changea , et retirant à elle sa
harpe que je tenais encore : — « Un souvenir , me
dit-elle sèchement! je ne l'imaginais pas. » — Elle
préluda long-temps ; tout en préludant elle me de-
manda avec un peu d'humeur : « A quel âge donc ,
monsieur, pensez-vous que les souvenirs commen-
cent? » — Sans attendre de réponse, elle se mit à
jouer une grande et terrible sonate , bien éclatante ,
bien travaillée, où il était impossible de deviner un
sentiment.
Quand elle fut finie , la maréchale la pria de nou-
veau de chanter ; tout ce qui était présent l'en sol
licita : je m'étais placé dans un coin d'où je me gar-
dais bien de dire un mot j et cependant elle ne chanta
pas.
CHAPITRE XIV.
Lorsque je retournai chez la maréchale, madame
de Rieux était près d'elle et travaillait : dès qu'elle
m'aperçut, elle quitta son ouvrage et se mit à lire.
Je vis clairement qu'elle avait pris un livre pour
me bien prouver qu'elle ne voulait pas me parler.
Sans être fort habile à déjouer les caprices des fem-
EUGENE DE ROTÏIEU\. .T4 1
mes , je crus cependant qu'il valait mieux avoir Pair
de ne pas m'apercevoir de son humeur. Je commen-
çai donc à causer avec la maréchale. Tout-à-coup
madame de Rieux s'écria : « En vérité , je crois
qu'il a raison. — Qui donc , dit sa grand'mère? —
C'est une pensée de La Bruyère à laquelle je n'avais
jamais fait attention et qui me frappe à présent. » —
La maréchale la lui demanda , et elle reprit avec
une sorte d'emphase , et me saluant à demi de sa
jolie tète : — « Qu'il est difficile d'être content de
quelqu'un! — Ah! vous en êtes là? répliqua ma-
dame d'Estouteville. » — Elle baissa la voix, et me
dit tout bas : « Ma pauvre Àthénaïs n'est pas heu-
reuse ! » — Mais, soit qu'elle se plût à revenir sur
sa jeunesse, soit pour distraire madame de Rieux ,
elle lui dit : — « Cette pensée a été pour moi une
sorte d'avertissement qui a marqué les différentes
saisons de ma vie. À dix -huit ans j'ai trouvé,
comme vous, que ce n'était guère la peine d'écrire
pour nous communiquer une pensée probablement
fausse et exprimée d'une manière si commune- car
à voire âge, mon enfant, le clair parait commun et -
au-dessous de soi. Ce fut bien pis de vingt à vingt-
cinq ans; je décidai que La Bruyère n'était qu'un
misantrope. J'inspirais et j'éprouvais tant de bien-
veillance ! Cependant, à mon premier chagrin, je
fus obligée de m'avouer, non pas encore qu'il était
difficile , mais bien malheureux de n'être pas c> ntcnt
de tout le monde. » — Madame de Rieux soupira
et quitta son livre. En apprenant que tous avaient
29.
342 rn;i\r de rotiifun.
eu leurs chagrins, elle semblait craindre l'avenir et
nie regarda tristement. J'étais si ému de ne pas la
savoir heureuse qu'elle dut bien penser que, si j'en
avais le droit, je ne lui causerais volontairement
aucune contrariété. — « Un seul jour, continua ma-
dame d'Estouteville, c'était vers la moitié de ma
vie , je crus entrevoir que La Bruyère pouvait bien
n'avoir pas tort ; mais ce ne fut qu'un moment.
Bientôt le chagrin, l'humeur m'avaient gagnée, et
le pauvre La Bruyère y perdit encore. Il me parut
trop doux ; oui, mon enfant, beaucoup trop doux ;
et je me disais qu'il était impossible d'être content
de soi , ni des autres. Enfin , tout-à-fait vieille , je
lui ai rendu tout-à-fait justice. Aussi , lorsqu'au-
jourdhui je ne trouve pas les gens comme je les
voudrais , je dis avec lui : « Qu'il est difficile d'être
content de quelqu'un! » — Cela me rend plus in-
dulgente pour tout le monde et plus indifférente sur
toute chose. Mais jeune , on ne veut pas croire ces
vérités-là. »
Notre conversation fut interrompue par l'arrivée
d'un grave personnage. Madame de Rieux passa
dans le jardin; je la suivis avec un saisissement que
je n'avais jamais connu. J'entendais encore la voix
de madame d'Estouteville me dire : « Ma pauvre
Àthénaïs n'est pas heureuse! » — Je ne savais
comment l'amener à me parler d'elle-même. Nous
nous promenions sur une terrasse vis-à-vis des fe-
nêtres de la maréchale; je n'osais dire un mot : il
me semblait que ma première parole découvrirait
ru;i.\F, nr nomrrix. :\s{:\
le (rouble4 de mon Ame. J'éprouvais une conlrainle
si douloureuse qu'à peine pouvais-je respirer. Ma-
dame de Rieux, qui vit combien j'étais agité , m'en
demanda le sujet avec intérêt. Voyant que j'hésitais
à lui répondre, elle reprit doucement : — « X'a-
vez-vous pas d'amie? — Hélas! lui répondis -je,
vous pourriez me le dire. — Moi ! reprit-elle avec
une gaieté trop vive pour être vraie, moi! je suis
dans une singulière situation pour la confiance!
Mon tuteur m'a recommandé de ne jamais parler
de mes secrets , de mes peines à aucune femme ; car,
m'a-t-il dit . elles sont toutes perfides : et ma grand*
mère m'a bien défendu d'avoir jamais d'intimité
avec aucun homme, parce qu'ils sont tous dange-
reux. Cependant, continua-t-elle en me regardant ,
je sens que je pourrais cacher mes chagrins-, mais
comment consentir à ignorer ceux de ses parens , de
ses amis? » — Elle s'arrêta ; je m'empressai de l'as-
surer que je n'avais jamais eu de chagrin qui me
tut personnel : en effet , je venais d'apprendre
qu'elle n'était pas heureuse, et ses peines seules
me troublaient. « Écoutez-moi , ajouta-t-elle; j'ai
besoin aussi de causer avec vous : je voudrais vous
confier tout ce qui a occupé mon enfance , affligé
ma jeunesse ; mais je ne veux vous parler que la
veille du retour de votre père. » — Je m'empressai
de lui demander ce que l'arrivée de mon père et sa
confiance avaient de commun. — « Ah! répondit-
elle, son retour a une telle influence sur moi, que
s'il devait rester toujours absent , je ne vous parle-
344 EUGENE DE. ROTHELIN.
rais jamais ; et s'il arrive, je ne veux plus rien vous
cacher. — Quel est donc ce mystère? » — Elle re-
prit, en appuyant sur chacune de ses paroles, mais
avec un regard si doux , qu'il m'était impossible de
ne pas lui obéir : « La veille du jour où vous atten-
drez votre père, venez me trouver dans ce jardin ,
à cette même place ; alors je vous parlerai. — Pour-
quoi pas dans ce moment? m'écriai-je. — Dans ce
moment je ne puis vous dire qu'un seul mot ; c'est
que ce jour-là je serai bien contente si nos idées
peuvent s'accorder. Puissions-nous rapprocher deux
personnes si dignes de s'aimer et qui nous sont bien
chères ! » — Elle se mit à fuir , en me défendant de
la suivre ; et je restai , me disant pour la première
fois : On peut aimer malgré soi , Fàimerai-je mal-
gré mon père ?
CHAPITRE XV.
Je le disais bien , on peut aimer malgré soi. Mais
dès qu'on aime malgré soi, doit-on compter sur sa
raison et sur son bonheur?
Hier, madame d'Estouteville a eu une assemblée
considérable. Le comte de Tavanne était arrive avant
moi. Je ne l'avais pas rencontré depuis le bal où
j'ai vu madame de Rieux pour la première fois. Dès-
lors leur apparente intimité m'avait déplu. Je n'ai-
mais pas encore, et j'étais déjà blessé de cette pré-
férence ; aujourd'hui j'ai connu la jalousie.
EUGÈNE DE ROTIIELIX. 345
Quand je suis entré dans le salon, monsieur de
Tavanne, placé derrière madame de Rieux, appuyé
négligemment sur son fauteuil , causait , riait avec
elle.
J'ignore quelle bizarrerie me procure toujours
l'honneur d'attirer son attention ; mais il m'a été
facile de voir qu'il lui a long-temps parlé de moi.
Lorsqu'il était sérieux , elle plaisantait -, prenait-elle
un air plus grave? il se moquait : enfin, l'un pa-
raissait vouloir convaincre , l'autre essayer de per-
suader.
Quel droit monsieur de Tavanne a-t-il sur ma-
dame de Rieux? D'abord je m'étais approché d'elle ;
mais j'en avais reçu un accueil si froid , que , rie
voulant pas être importun , j'étais allé me placer à
l'autre extrémité de la chambre.
Monsieur de Tavanne me regardait , riait : et ce
qu'il y avait de choquant , c'est qu'elle était de moi-
tié dans ses plaisanteries -, car tous deux baissaient
les yeux, lorsqu'ils ne pouvaient plus contenir leur
gaieté. Aussi, à l'instant, suis je venu m'asseoirtout
à côté de madame de Rieux. S'ils me tourmentent •
me disais-je, qui m'empêchera de les gêner? J'étais
à peine assis, que madame de Rieux, sans deman-
der si cela me plaisait ou non, me présenta à mon-
sieur de Tavanne; je suffoquais de colère. Il s'ap-
procha de moi , me parla avec un intérêt désolant :
j'a>ais tant d'en\ie de le brusquer!
Il fallait que mon humeur me donnât un air un
peu sauvage, car madame de Rieux me considérait
346 FHilXE DE UOTHEMN.
aussi avec un étomiement singulier. Pour monsieur
de Tavanne, il s'en alla comme s'il eut voulu éviter
un jaloux , un fâcheux. Suis -je donc de ces gens
dont l'amour esl fait comme la haine?
Dès quMl fut parti , madame de Rieux me témoi-
gna son mécontentement. — « Monsieur Eugène,
me dit-elle , savez-vous que vous avez été très-ridi-
cule? que vous avez très-mal reçu monsieur de Ta-
vanne? — Il ne tient qu'à lui de s'en offenser. —
Et de quel droit, s'il vous plaît , vous avisez-vous
de manquer d'égards pour mes amis? — Mon-
sieur de Tavanne est la première , la seule personne
qui m'ait été insupportable. — Il est certain . re-
prit-elle avec ironie , que vous ne devez pas vous
convenir. Il est doux , poli ; il a un sentiment des
bienséances très-délicat. — Et de plus, répliquai-
je tremblant de colère, il a l'air tout-à-fait convaincu
de la bonne opinion qu'on a de lui. » — Quand elle
vit que je n'étais plus maître de moi , elle parut de-
venir craintive. — « Eugène! me dit-elle, avec le
Ion du reproche le plus louchant, ne m'est-il pas
permis de plaisanter avec vous? Est-ce le bon, l'hon-
nête Eugène, qui compromettra une femme par son
humeur, ou....? » — Elle s'arrêta; et mon cœur
achevant sa pensée, me dit qu'elle avait craint d'a-
jouter.... ou par son affection.
Ah! que dorénavant monsieur de Tavanne >ienne
causer avec madame de Rieux , j'en souffrirai sûre-
ment, mais sans jamais oser m'en plaindre. Elle
me quitta , et alla rejoindre madame d'Eslouteville.
klJUfiÂi! DL ROJJltLiV. 34/
Je passai dans un autre salon : malheureusement
j'v trouvai quelques hommes qui jouaient au trente-
et-quarante. Sans dessein déjouer, je me plaçai
près d'eux.
Uniquement occupé d'Àthénaïs , je ne prenais
aucune part a ce qui se passait autour de moi : je
voyais encore ce visage qui avait souri à un autre,
ces veux qui avaient évité les miens. Loin délie je
sentis renaître ma colère , mais seulement contre
monsieur de Tavanne. Sa voix vint réveiller mon at-
tention. Il tenait la main , et demandait si le jeu était
f lit. Pour la première fois je voulus jouer : je désirai
gagner. Que me faisait de perdre? est-ce que j'y
pensais? Je ne voyais que la possibilité de piquer ,
de tacher monsieur de Tavanne. Je jetai sur la table
tout l'argent que j'avais dans ma bourse, et perdis.
Bientôt , empruntant a mes voisins, je risquai cent,
deux cents, trois cents louis. J'aurais hasardé ma
fortune, pour attraper quelque coup favorable qui
ne laissât pas à monsieur de Tavanne l'idée que,
même au jeu, il était plus heureux que moi.
Je ne me possédais plus 5 j'allais jouer sur pa-
role, lorsque j'entendis derrière moi la voix douce
de madame de Rieux mappeler. — « Monsieur Eu-
gène , me dit-elle, ma grand'mère vous demande
tout de suite. » — Je me retourne, et sa pâleur ,
son inquiétude me rendent ma raison , et me lou-
chent : elle s'éloigne- je la suis. Nous restâmes
seuls un moment au milieu de cette chambre; elle
reprit alors . en levant les veux au ciel ; t< Eugène!
348 elgem; de kotuelia.
est-ce vous! » — Elle me défendit de la suivre. Que
j'étais humilié!
J'allai trouver madame d'Estouteville ; je m'ap-
prochai d'elle avec empressement : je la regardais ,
attendant les ordres qu'elle avait à me donner. De
son côté, ses yeux semblaient m'interroger , pour
savoir ce que je voulais. — « Madame de Rieux m'a
dit que madame la maréchale me faisait appeler. —
Ah! répondit-elle d'un air surpris, Athénaïs vous
a dit cela! » — Je balbutiai quelques mots inintelli-
gibles ; car , un peu revenu de mon trouble , je com-
mençais à deviner que c'était un prétexte dont ma-
dame de Rieux s'était servie pour m'arracher au
jeu. — « Ah! ma petite-fille me môle dans ses plai-
santeries ! Eh bien ! je prétends me mettre en tiers
dans les explications : restez prés de moi, monsieur,
jusque ce que tout le monde soit parti. » — Il fallut
bien m'asseoir à côté d'elle.
Madame de Rieux s'était placée dans le coin de
la cheminée. Triste, absorbée dans ses réflexions ,
elle ne paraissait plus se souvenir que j'étais là , jus-
qu'au moment où monsieur de Tavanne vint encore
auprès d'elle. Je vis bien qu'il lui rendait compte de
cette partie, où j'avoue qu'il avait paru regretter de
me voir engagé. Madame de Rieux l'écoutait; mais
en lui répondant , c'était moi qu'elle regardait. Du
moment où il s'est rapproché d'elle, toujours occu-
pée de moi, elle ne m'a plus perdu de vue. Cette
preuve d'aiïection, cette seule préférence calmait
mon âme, y portait une douceur , un charme inc\-
EUGENE DE ROTUEL1N. 349
primable. Combien j'aimais madame de Rieux dans
cet instant! et que n'aurais-je pas donné pour pou-
voir me jeter à ses pieds , et m'avouer coupable !
Que j'ai été injuste! ridicule! Eh! quand mon-
sieur de Tavanne l'aimerait ! qui peut la connaître
sans l'aimer? Elle a raison : il a de l'esprit, de la
gaieté; on doit le trouver agréable : je faime pres-
que, moi! N'a-t-il pas toutes les qualités qui me
manquent?
Lorsque tout le monde fut parti, madame d'Es-
touteville s'établit dans son grand fauteuil , fît venir
madame de Rieux auprès d'elle , me fit asseoir de
l'autre côté , et nous demanda pourquoi elle m'avait
fait appeler? — Nous ne répondîmes ni l'un ni l'au-
tre. — « Mais enfin , nous dit-elle, je suis d'un âge
à savoir ce que je fais : voulez-vous bien me dire ,
Eugène, pourquoi je vous ai fait appeler? — Ce
que je sais , madame , c'est que je quitterais tout
pour vous obéir. — Rien de plus poli ; mais ce
n'est pas cela que je désire savoir : un de nous a eu
tort ; voilà ce que je ne veux pas ignorer. » — J'a-
vais bien envie d'avouer ma folie : mais il aurait .
fallu parler de la bonté de madame de Rieux ; et à
peine aurais-je consenti à l'en faire souvenir.
Après avoir hésité long-temps , elle prit la pa-
role. — « Maman, on jouait : j'ai craint que mon-
sieur Eugène ne s'oubliât ; et je me suis servie de
votre nom pour l'éloigner. — C'est un fort bon
sentiment , reprit la maréchale : cependant , Allié—
naïs, une autre lois bornez-vous à éviter vous-
30
350 EUGENE DE KOI'liELl.N.
même les erreurs. À votre âge on ne corrige les au-
tres qu'à ses risques et périls. Que féréz-vous, si
demain le public parle de votre aimable intérêt pour
Eugène, de votre sensible surveillance? — Ma-
man , vous savez que je dois craindre le jeu plus que
personne;... et d'ailleurs mon intention était pure.
— - Je n'en doute pas : mais, mon enfant, ce sont
ces intentions pures qu'il faut examiner à deux fois ;
les mauvaises parlent d'elles-mêmes. »
La pauvre Athénaïs se leva, les yeux pleins de
larmes , et embrassa sa grand'mère d'un air qui de-
mandait grâce. — « Maman, lui dit-elle, en me
regardant tristement , je renonce pour toujours à la
perfection d'Eugène. — Voilà un parti extrême ,
répondit la marécbale , et ils sont presque toujours
mauvais ; seulement , à I avenir , vous ferez passer
par moi les conseils que vous voudrez lui donner. »
— Je pris la main de madame d'Estoutevilie, et la
baisai avec le plus tendre respect. — « Oh! pour
vous , monsieur , ajouta-t-elle, c'est demain que je
vous dirai mon avis sur votre conduite; attendez-
vous à une sévère réprimande. » — Elle me congé-
dia ; et je m'en allai fort honteux de ma soirée , ce-
pendant plus occupé encore de savoir ce qui por-
tait madame de Rieux à craindre le jeu plus que
personne*
rn.iAE de lumirr.rx.
CHAP1TKE XVI.
C'est demain le premier jour de janvier. On m'a
remis ce matin un cachet sur lequel est gravé un petit
Amour : i! a déjà tracé la première lettre de mon
nom, et est prêt à en former une seconde Mon
cœur osera-t-il deviner cette lettre qu'on n'a pas
commencée, celle que je désirerais voir unie à la
mienne ?
A ce cachet était joint un portrait , beaucoup
trop flatteur pour qu'il puisse me convenir. Aussi ,
sans égard pour mes malheureux vingt ans, fauteur
parait s'attendre à ne trouver de la ressemblance que
lorsqu'un lustre de plus m'aura corrigé. Quoi qu'il
en soit , je me plais à le copier , à penser que celle
qui me l'envoie a eu du plaisir à l'écrire. 11 n'y a que
la bienveillance qui puisse faire voir avec tant d'illu-
sion.
Portrait d'Eugène lorsqu'il aura vingt-cinq an?.
« Eugène est d'une taille parfaite, à la fois élé-.
gante et noble. Tous ses mouvemens ont de la dignité.
Il serait peut-être trop imposant, si une sorte de
mollesse, d'insouciance ne lui donnait un charme
particulier. On sent que , s il se fâchait, il pourrait
être fier; mais on se demande qui voudrait l'of-
fenser ?
» Son regard est pur comme son àme ; le son de
sa voix est dou\ et tendre : il a quelque» chose de si
352 EUGÈNE DE ttOTHELIN.
attrayant dans ses manières, qu'il semble que vous
puissiez seul lui inspirer le mot qu'il vous adresse.
Aussi , les phrases communes avec lesquelles on se
salue, reprennent , lorsqu'il les emploie, leur expres-
sion première. Bon jour, dit par Eugène , signifie :
puissiez-vous être heureuse ! Lorsqu'il demande :
comment vous portez -vous? c'est véritablement
de vos nouvelles qu'il désire savoir.
» Un sentiment de grandeur règne dans toutes ses
actions-, il ne se croirait pas généreux, s'il n'était
pas un peu prodigue.
» Personne plus que lui n'attire la confiance , mais
sans jamais faire naître la crainte : il n'est ni léger
ni trop sévère. Si vous lui avouez une erreur, il s'af-
flige des circonstances qui ont pu vous entraîner ;
il pénètre mieux que vous-même dans votre cœur,
y découvre des motifs , ou des excuses qui vous
avaient échappé. Enfin, il s'en prendrait plutôt aux
travers, aux faiblesses de l'humanité entière, que de
vous imputer une action répréhensible qui ne se-
rait qu'à vous.
)) On pourrait dire que la colère d'Eugène es!
douce , il appuie si légèrement sur ses plaintes ou
ses reproches! La rancune lui est étrangère; la haine
lui serait impossible; et si on voulait lui faire aperce-
voir dos torts dans ses amis, il fermerait les yeux,
demanderait grâce, en sïHonnant qu'on veuille l'af-
fliger.
» A vingt ans, Eugène avait des dispositions à la
jalousie. Un jour il fut au moment de compromet-
EUGÈNE DE ROTHF.UN. 353
tre , par son humeur , une femme qui à peine lui
avait parlé d'amitié. Eugène a de l'honneur -, il est
sensible, délicat. Le souvenir d'avoir été si près d'une
faute qu'on ne répare ni n'efface jamais entièrement
Ta corrigé pour toujours. Dans cette circonstance,
un mot lui a suffi pour le faire rougir de son injus-
tice; un regard aurait dû la prévenir.
» Jamais Eugène ne se permet d être méchant ;
toutefois, si une expression piquante excite sa gaie-
té , il n'a pas encore le courage de la blâmer : il ne
peut même s'empêcher de sourire , mais on sent que
c'est malgré lui, qu'il s'en accuserait volontiers, et
du moins son rire se voit et ne s'entend pas.
» Si Eugène était encore jeune , on regretterait
l'intérêt qu'il inspire, par la peur de n'en être pas
uniquement aimée. Cependant cette âme si bonne ,
ce caractère si facile, si aimable, perdraient trop en
changeant. Mais peut-on espérer de le fixer? Ose-
ra-t-on se flatter de le consoler seule dans les diffi-
cultés de la vie, de le prévenir contre ses illusions
séduisantes? Si j'avais rencontré Eugène lorsqu'il
avait vingt ans, je lui aurais dit: Défiez-vous de vos
premières impressions , de ces entraînemens qui font
qu'on ne sait jamais si l'on vous retrouvera comme
on vous a laissé, qui peuvent même faire craindre
de vous perdre sans retour. Assurez davantage vos
qualités ; faites que vos dispositions deviennent des
principes , sans quoi ces qualités seront peut-être
plus à craindre que des défauts. »
J'ai relu plusieurs fois ce portrail, et j'avoue que
30.
354 noivr ï>f, naïiiF.u\,
j'aime assez l'Eugène qu'il représente. Cependant,
je sens fort bien qu'il m'apprend plutôt ce que je
dois être que ce que je suis. D'ailleurs ces dernières
lignes ne me gâtent pas trop. Mais comme Saint-
Preux, j'adore ma jolie prêcheuse; je suis prêt à
lui crier merci, à me soumettre à sa raison. Quelle
autre femme aurait pu s'occuper de moi? je n'ai ja-
mais pensé, parlé qu'à madame de Rieux.
CHAPITRE XVII.
Ce cachet, ce portrait m'avaient enchanté! Je ne me
rappelais plus l'humeur que m'avait donnée mon-
sieur de Tavanne , et je me flattais que madame de
Rieux l'avait oubliée -, ne lui en voulant plus , je
ne doutais pas de son pardon. Hier au soir, je
courus chez elle , ne songeant qu'à la manière de
lui dire que mon cœur l'avait devinée. Je la trouvai
assise près de sa grand'mère, elle lui lisait un ou-
vrage nouveau. Mon arrivée ne la dérangea point:
elle n'eut pas Pair de me savoir dans la chambre et
ne me regarda même pas.
Madame d'Estouteville , plus gaie, plus aimable
que je ne l'avais jamais vue, lui fit quitter son livre.
— « Je comptais vous gronder aujourd'hui, me dit-
elle; mais je remets à demain mon sermon : car les
grand'mères prétendent qu'il ne faut pas se fâcher
le premier jour de Tan , elles disent que cela porte
malheur. Eh bien , Eugène, avez-vous reçu beau-
ruHAE Dr noTïin t\. $56
coup d'élretmes? — Aucune, madame. » Car ce por-
trait, ce cachet ne me paraissaient pas un présent
d'usage-, mon cœur voulait les croire le don d'une
éternelle amilié. — « Comment ! s'écria la maréchale
en affectant de me plaindre, pauvre jeune homme!
pas une marque de souvenir ! — Non, madame. —
Eugène, votre discrétion m'édifie beaucoup-, cepen-
dant, entre nous, elle est un peu exagérée. Je vous
ai envoyé ce matin un cachet. — Quoi ! m'écriai-je,
ne revenant pas de ma surprise, c'est vous, madame?
— Oui, ce petit Amour, c'est moi qui vous lai of-
fert. » — J'avoue qu'il me fut impossible de dissimu-
ler mon chagrin.
Apparemment que j'avais un air confus tout-à-
fait ridicule, caria maréchale ne put s'empêcher d'en
rire ; et Athénaïs, un peu riant, un peu de mauvaise
humeur , s'écria : « Je parie , maman , qu'il a cru
que ce présent lui venait de moi. — Je ne m'at-
tendais pas à cette belle observation , reprit la ma-
réchale. Mon enfant , il n'a sûrement pas imaginé
une pareille folie. Je lui ai envoyé un petit Amour
qui est près de joindre une lettre à son chiffre : vous
jugez que ce ne peut êlre la vôtre? »
Madame de Rieux reprit son livre, et moi je re-
trouvai mes douces impressions. Après elle, ce qui
m'est le plus cher, ce qui me plait le plus au monde,
c'est son excellente mère : car non-seulement ma-
dame d'Estouteville est bonne, gaie, indulgente avec
sa petite-fille ; mais elle est toujours aimable, et peut-
être même Test-elle plus avec nous qu'elle ne Ta
356 EUGÈNE DE ROTHEUN.
jamais été pour personne. Cependant je conviens
qu'elle me paraît souvent plus incompréhensible que
sa fille. Une sorte d'enchantement leur a-t-il lait
oublier monsieur de Rieux?... Au moins, puisse
mon bon génie le tenir éloigné long- temps !
Qu'Athénaïs est charmante ! Comment pein dre
ce mélange d'un grand usage du monde avec une
parfaite innocence de cœur? Mariée depuis quatre
ans, elle n'en a pas dix-huit, et n'a jamais quitté
madame d'Estouteville. Surveillée, sans être con-
trainte, sonjesprit a conservé toute sa grâce, toute
sa liberté; son caractère sincère, franc, lui persuade
que tout ce que sa grand'mère ne défend pas est
permis. Athénaïs, sensible et naïve, a encore ce sou-
rire d'enfant qui donne à l'imprudence l'air de la
sécurité.
Combien ces trois mois que j'ai passés, unique-
ment occupé d'elle, m'ont paru doux! Je voudrais
pouvoir revenir à la première de toutes ces heures,
pour les recommencer; oui, même celles où j'ai connu
la jalousie. Un seul moment je me suis cru dédai-
gné, oublié, et ce moment est pour moi le plus cher
de ma vie. Dès qu'Athénaïs a vu le trouble de mon
àme, elle n'a plus su, ni peut-être voulu me cacher
son intérêt . Sa tendre surveillance n'est-elle pas venue
m'arracher au jeu, à l'instant même où, aveuglé par
ma folle humeur, j'avais risqué de la compromettre!
O Athénaïs! avant d'oser vous jurer un amour
éternel, que de sei mens je me serai fait à moi-même
de vous aimer toujours!
EUGENE DE ROTIIELIX. >']f)7
CHAPITRE XVIII.
Mon père arrive demain. J'en suis ravi de joie ;
et cependant une inquiétude secrète me tourmente.
Je suis allé ce matin chez toutes les personnes que
j'avais négligé de voir. Il me semble que lorsque
mon père me demandera dans quelle société j'ai
vécu pendant son absence , et que je lui nommerai
chacune de ces personnes, il ne s'arrêtera pas plus à
madame d'Estouteville qu'à une autre. Puisque je
n'ose lui parler de mes sentimens, je désire au moins
l'empêcher de les deviner.
J'ai couru chez madame de Rieux pour lui
apprendre cette grande nouvelle. Je l'ai trouvée
seule. J'imaginais qu'elle allait partager mon agita-
tion; sa froideur, son air mécontent m'ont arrêté.
Toute occupée de cette malheureuse soirée, que je
me reprocherais bien plus si elle l'oubliait, elle m*
daignait ni me regarder , ni m'adresser la parole.
Madame de Rieux ignorait mon inquiétude, je
le sais; mais le cœur ne croit-il pas être entendu ,
deviné par ce qu'il aime? Quand j'ai vu qu'elle avait
pris le parti de se montrer fâchée , j'ai été me placer
loin d'elle. Que me faisait cet orage? J'étais bien
sur de le dissiper avec un mot ; je n'avais qu'à dire :
« Mon père revient. » — Nous verrons, me di-
sais-je intérieurement, si, lorsque je voudrai parler,
elle pensera encore à cette vieille querelle.
Nous sommes restés quelque temps dans un pro-
!if>8 FUGFAK DF, ItOTITFJMN.
fond silence. Enfin, elle Ta rompu la première. —
u Etes-vous allé vous Faire écrire chez monsieur de
Tavanne P — Je n'ai seulement pas pensé à lui. — II
me semble cependant que, comme il est entré dans
Je inonde long-temps avant vous , et qu'il y est gé-
néralement bien vu , c'est une politesse que vous lui
deviez. D'ailleurs , votre amabilité envers lui aurait
dû le rappeler à votre souvenir. — La politesse pour
moi n'est que de la bienveillance ; quand je ne suis
pas poli, c'est qu'apparemment je ne désire pas de
l'être. — C'est un goût particulier. Du reste, pour-
riez-vous me dire, monsieur Eugène, ce qui avait
provoqué votre incroyabble humeur? — Je me la
reproche beaucoup, madame, mais j'ose croire que
vous n'en ignorez pas l'objet. — Je vous assure que
je suis à en chercher le motif depuis deux jours, sans
pouvoir le trouver. — Au moins , suis-je heureux
d'avoir pu vous occuper deux jours. » — Elle s'est
sentie offensée, et a rougi. — « Oui , monsieur, on
peut penser deux jours à quelqu'un qu'on veut ou-
blier toute sa viç. » — Son émotion , ses larmes,
m'ont vivement touché. — « Oh ! pardonnez-moi !
car je m'avoue coupable, et me repens, » lui ai-je
dit en me rapprochant d'elle ; « mais croyez- vous que
que si je n'aimais pas?... — Belle amitié que celle
qui , loin d'ajouter au bonheur , le détruit ? — Vous
savez bien que je n'étais plus maître de moi. — Mon-
sieur, je n'entends rien à toutes ces exagérations ; je
veux qu'on m'aime comme j'aime, et pas davan-
tage. — Et mai j'aime plus que moi-même! et vous
LIOLXL DE KOTIIEM.V. 'io9
u en cloutez pas. » — Elle a baissé les jeux , mais
il n'y avait plus de courroux. — c< M'aflliger ! a-t-
elle dit ; et, ce qui est pis encore, risquer de per-
dre sur parole ! Eugène avoir un tort, je ne l'aurais
pas bru. — NoîTs n'avons qu'un instant à être seuls,
voulez-vous mentendre? l'avenir sera peut-être as-
sez malheureux. » — Elle m'a regardé avec une
crainte, une anxiété qui a remis le calme dans mon
cœur. J'étais sûr quun mot sur l'avenir lui ferait
oublier le passé. — « Mon père arrive demain. » —
Aussitôt elle s'est levée et s'est approchée de moi. —
« Eugène, je comptais vous bien gronder aujourd'hui;
mais, plus affligée que fâchée, je voulais seulement que
mon humeur vous apprit à maîtriser la votre $ pro-
mettez que... » À l'instant la porte s'est ouverte,
la maréchale a paru, et je n'ai pu savoir ce que ma-
dame de Rieux désirait obtenir de moi; mais elle
avait le droit de tout en attendre.
J'ai appris à madame d'Estouteviile !e prochain
retour de mon père ; elle en a été troublée. — « Eu
gène, m'â-t-ëlië dit, pourquoi cette tristesse? Vous
êtes sûrement bien aise de le revoir. — Comment
pourrais-je ne pas l'être ? Mais tout changement de
situation étonne d'abord. — Je sais que votre père
a un peu d'éloignement pour nous ; je ne prétends
ni m'excuser ni le blâmer, seulement je vous prie de
ne point attaquer cette prévention , de la laisser se
détruire d'elle-même. S'il lui était désagréable que
vous vinssiez ici, cessez de nous voir aussi long-
temps qu'il le désire] a ; car je le connais, sa leu-
360 EUGÈNE DE KOTUELliV
dresse inquiète sera jalouse de votre affection. D'ail-
leurs , Eugène , soyez certain que l'absence ne vous
fera rien perdre dans mon esprit. »
A celte supposition d'être long-temps sans nous
voir, madame de Rieux a pâli. Désespérée de ne
pouvoir lui parler, j'ai protesté qu'aucune puissance
n'affaiblirait jamais mon attachement , mon respect
pour toutes deux. — Madame d'Estouteville m'a
arrêté: — «Eugène, ne pensezaujourd'hui qu'à
satisfaire votre père : enfin , qu'il soit content : je le
désire pour son bonheur, et plus encore pour le vô.
tre ; car la faiblesse paternelle peut faire aimer un
fils coupable , mais on n'estime que les enfans dont
les pères sont heureux. »
Madame de Rieux n'a pu retenir ses larmes ; sa
grand'mère n'a pas eu l'air de les apercevoir. Ce-
pendant , soit qu'elle voulût en détourner mon at-
tention, soit pour lui donner du courage, elle a
ajouté : « Par exemple , mon Àthénaïs comble ma
vieillesse de soins si tendres, si attentifs, que je ne
sens ni les ennuis ni les infirmités de l'âge. Je ne me
crois point de trop près de sa jeunesse, et mon cœur
la bénit chaque jour. » Madame de Rieux est venue
l'embrasser -, cet éloge lui a rendu la force de cacher
sa peine.
En allant dîner, j'ai osé lui rappeler que le retour
de mon père était l'instant qu'elle avait choisi pour
me raconter ce qui l'avait intéressée depuis son en-
fance. — r « Raconter, » a-t-elle repris tristement ,
« ah! Eugène, je crois que j'ai dit confier.. »
ELGEXE DE KOIllELiN. 301
Je l'aime autant qu'il est possible d'aimer , et ja-
mais je ne puis lui exprimer ce que j'éprouve, de
manière à me satisfaire , à me flatter dêtre deviné;
tandis qu'elle, d'un regard, d'un mot, vient sur-
prendre toute mon affection, me donner mille petits
bonheurs inattendus qui enchantent mon âme et me
persuadent toujours.
Après diner, lorsque j'espérais qu' Athénaïs trou-
verait le moyen de m'instruire de ces détails si so-
lennellement promis , madame d'Estouteville Fa ap-
pelée près d'elle, et Ta priée de lui commencer un
ouvrage en tapisserie. Il fallait voir comme cette
grand' mère, penchée sur Athénaïs, paraissait sui-
vre avec attention cet ouvrage, qui, je crois, ac
l'intéressait pas du tout. Nous nous entendions par-
faitement tous trois ; la maréchale , pour craindre
que de nouvelles larmes ne vinssent m' enhardir jus-
qu'à parler à sa fille de mes sentimens 5 Athénaïs,
pour partager mes regrets , mon impatience. Ses
yeux m'exprimaient si bien le chagrin d'être comme
fixée aux côtés de sa grand' mère !
A l'heure du spectacle, madame d'Estouteville a
eu la fantaisie d'aller à l'Opéra. Renfermés dans sa
loge, il n'était même plus possible de se dire de demi-
mots, à peine de se regarder. Mais le hasard , qui
s'amuse quelquefois à servir l'amour, a permis que
le vieux marquis de Canaples vint saluer madame
d'Estoutevillc. Nous allions partir : je lui ai cédé
volontiers l'honneur de donner le bras à la maré-
chale, qui a deviné ma satisfaction, ef,enpas-
31
362 EUGÈNE DE iVOTHELIX .
sant devant moi , n'a pu s'empêcher de sourire.
Tout naturellement , j'ai offert mon bras à ma-
dame de Bieux, et j'en demande pardon à cette bonne
maréchale, mais j'étais bien content de la lenteur du
pas de ces deux graves personnes.
Àthénaïs et moi nous descendions derrière elle.
Nous sommes convenus de ne pas laisser échapper
une occasion de ramener mon père à des sentimens
plus doux. Ne pouvant nous voir seuls , je l'ai sup-
pliée de m' écrire ces détails qu'elle a promis de me
confier. Elle s'y refusait. J'ai été presque indigné
qu'elle hésitât à se fier à ma probité , à mon hon-
neur. — «Laissez, lui ai-jedit, à ces femmes qui
sont devenue? prudentes parce qu'elles ont été trom-
pées , laissez-leur la crainte d'écrire ce qu'elles con-
sentent à dire ; mais vous ! . . . mais à moi ! . . . » — Elle
me voyait affligé, c'était peut-être notre dernier
jour de bonheur, et elle m'a répondu: — «J'é-
crirai. »
Uniquement occupés de n'être pas entendus par
madame d'Estouteville , nous descendions la tète
baissée, parlant bien bas pour qu'elle ne pat nous
comprendre. Deux jeunes gens ont passé; Tun a dit
à Tautre : « Où est donc ce tranquille monsieur de
Jlieux ? » — J'ai relevé la tète , et les ai regardés en
frémissant décolère. Àthénaïs s'cstattachée pour ainsi
dire à mon bras; elle tremblait : — « Et Vous, mVt-
elle dit, pensez -vous aussi à monsieur de Rieux 1
— Il oublie tout le monde , ce me semble , et je ne
vois pas pourquoi Ton s'occuperait de lui. Ah!
EUGENE DE 110TIIEL1N. 3G3
Eugène, » a-t-elle repris avec un profond soupir,
« m'avez-vous crue capable de l'oublier? » — Nous
entrions dans le vestibule où Ton attend les voitu-
res, madame d'Estouteville m'a dit de faire appeler
la sienne. En revenant, j'ai trouvé Atbénaïs pres-
que cachée derrière sa grand'mère, et n'ai pas osé
m'approcher d'elle.
A peine avons-nous été arrivés chez madame d'Es-
touteville, qu'Athénaïs lui a dit : « Maman , je souf-
fre , et vais me retirer. )> — Elle m'a dit en passant :
— a Eugène , que vous m'avez mal jugée ! oui , oui,
j'écrirai. » — Et elle est sortie.
Je suis resté bien contrarié, bien agité ; cette soi-
rée m'a paru éternelle.
CHAPITRE XIX.
On m'a remis ce matin la lettre suivante de ma-
dame de Rieux.
« Je viens de vous quitter, Eugène, et je sens avec
chagrin que vous vous affligez sûrement de passer
sans moi cette soirée où nous aurions tant besoin
de nous parler. Si j'osais , je redescendrais ; mais que
penserait ma grand'mère, qui a peut-être annoncé
que je suis souffrante? Restons. D'ailleurs , il m'est
nécessaire de vous tout dire , de me placer dans vo-
tre cœur, avec la pureté de sentiment qui est dans le
mien ; et aujourd'hui il m'importe bien plus de vous
écrire que de vous voir.
364 EUGÈNE DE ROTIIELIN.
)> Je ne comprends pas pourquoi le retour de vo-
tre père me parait le commencement d'un malheur,
mais je ne puis m'empècher de redouter sa présence.
Vous ignorez qu'il a déjà cruellement influé sur mon
sort.
» Les molifs qui ont brouillé nos parais me sont
inconnus. Je sais seulement que des amis communs
cherchèrent à les rapprocher en leur proposant de
nous unir. Ils crurent que ce mariage , convenable
sous tous les rapports , mettrait un terme à cette
ancienne division. Je dois à ma grand'mère la justice
de dire qu'elle y consentit sans peine. Votre père s'y
refusa , et témoigna ouvertement contre elle une hu-
meur et des préventions révoltantes.
» Ma grand'mère , piquée de ce refus , voulut me
marier avant qu'il fût connu dans le monde. J'avais
quatorze ans ; on lui parla de monsieur de Rieux,
qui n'en avait que seize. Son grand nom , une for-
tune immense, décidèrent ma grand'mère aie pré-
férer ; mais on convint qu'immédiatement après no-
tre mariage, monsieur de Rieux voyagerait pendant
deux ans , et qu'à son retour seulement on nous
réunirait chez la maréchale. Ces sortes de mariages
étaient fort en usage alors. C'était les biens qu'on
réunissait : deux familles se décidaient après avoir
examiné les convenances ; mais pour les rapports de
caractère , de goût et d'humeur, on s'en remettait
au hasard.
» Je ne fis pas une réflexion sur l'éternel enga-
gement que j'allais contracter. Monsieur de Rieux
EUGE\E DE ROTHELIN. 365
\enait toujours accompagné de son gouverneur ; je
ne le voyais qu'en présence de ma grand'mère , et
lorsque je l'épousai , c'était la personne que je con-
naissais le moins. En sortant de l'église , ma grand'-
mère donna un dîner de famille : nous y fumes pla-
cés l'un près de l'autre ; monsieur de Rieux et moi,
sans trouver un seul mot à nous dire : il partit aussi-
tôt après pour commencer ses voyages.
» Dès le lendemain je repris mes études habituel-
les ; des maîtres de tous genres m'occupaient. Je fus
quelques jours assez touchée du plaisir de m'enten-
dre appeler madame. Je m'y accoutumai prompte-
ment-, et bientôt je ne me souvins de mon mariage
que lorsque des circonstances imprévues en faisaient
parler à quelqu'un , car , de moi-même , je n'y pen-
sais jamais.
» Il y avait un an que je vivais ainsi fort tran-
quille , quand, un matin, l'oncle de monsieur de
Rieux, qui était son tuteur, vint chez ma grand'-
mère. Il témoigna le désir de la voir seule; on me
renvoya : et cette manière de me traiter en enfant,
sur des intérêts qui me touchaient de si près, corn-
inença à me blesser.
» Rientôt après ma grand'mère me fit rappeler.
Elle était seule ; je lui trouvai un air grave que je ne
lui avais jamais vu; ma présence n'attira même pas
ses regards. J'imaginai que monsieur de Rieux était
malade , et moi qui n'avais jamais parlé de lui j'en
demandai des nouvelles. Cette question parut la sur-
prendre , elle s'étonna que j'en fusse inquiète. C'est,
SI.
36G IXGOE DE ROTIÏELÏX.
lui dis-je , que j'aperçois bien qu'il y a quelque chose
d'extraordinaire. — Mais , me répondit-elle , la
maladie, la mort vous semblent-elles donc les seuls
malheurs à redouter? — Ah ! repris-je , sans penser
à toute la confiance qu'il y avait dans ma réponse;
je ne crains que les malheurs dont vous ne pouvez
pas me sauver ! Elle ouvrit ses bras , m'appela près
d'elle, me serra contre son cœur, et je vis des
larmes dans ses yeux. C'est alors que je fus réelle-
ment effrayée. Ma grand'mère crut qu'il valait
mieux m'apprendre toute la vérité. — Monsieur
de Rieux a perdu au jeu une somme considérable,
me dit -elle, une somme immense. Son oncle,
qui est très-avare, veut qu'on assemble un con-
seil de famille ; que ce soit moi qui le demande
pour sauver votre dot , et que son neveu , réduit à
une pension modique , aille passer dans ses terres
Tannée qui doit s'écouler jusqu'à votre réunion.
Cette retraite serait sans doute raisonnable s'il s'y
résignait de lui-même ; mais s'il la regarde comme
une injustice, car il se croit maître de ses biens, on
risque de l'irriter , et de le jeter clans des travers en-
core plus graves. — Je priai mon excellente grand'-
mère de payer la dette de monsieur de Rieux sur
ma fortune. — J'y consentirais sans balancer, dit-
elle, si vous aviez assez vu monsieur de Rieux pour
l'aimer; mais vous déranger pour un mari fort ri-
che , et que vous ne connaissez point , paraîtrait une
exagération folle, dont le public s'étonnerait. J'ob-
tins d'elle cependant qu'elle ne provoquerait aucune
ELOÎ:\E DR ROTHFJJX. 367
des mesures de rigueur que voulait prendre In fa-
mille de monsieur de Rieux, et que mon nom ne lui
parviendrait jamais d'une manière désagréable.
» C'était son intention ; mais elle fut bien aise de
m'en laisser le mérite. Ce déplorable événement, qui
m'annonçait un si triste avenir, établit entre elle et
moi une intimité dont je n'avais pas encore joui. De-
venue son amie , j'osai lui demander pourquoi elle
m'avait mariée à monsieur de Rieux , dans un âge
où son caractère , à peine formé , ne pouvait donner
aucune certitude de bonheur. Voulant excuser la
précipitation qu'elle avait mise à disposer de mon
sort , elle me parla de vous pour la première fois,
et m'apprit le refus de votre père.
» La conduite de monsieur de Rieux , comparée à
vos excellentes qualités, ajoutait aux regrets de ma
grand'mère. Sans nous en douter, vous étiez devenu
le sujet habituel de nos conversations. Je n'avais ja-
mais pensé à monsieur de Rieux pour en espérer
mon bonheur ; j'oubliai môme que j'avais à craindre
de lui mes peines; je ne m'occupais que de vous,
ne revais qu'à cette félicité idéale qu'elle m'avait im-
prudemment fait entrevoir.
)> Le baron de Rieux poursuivit le système de
rigueur qu'il avait adopté. Son neveu s'en offensait ;
ses torts en devinrent plus graves. Le croyant mal-
heureux, je lui écrivis pour le prier de reprendre la
pension qu'il m'avait accordée par mon contrat de
mariage. Je lui offris mes diamans, en l'assurant que
si ma jeunesse me jetait jamais dans quelque embar-
368 EUGÈNE DE ROTHELIN.
ras semblable , je le préférerais à ma famille pour
m'en tirer.
)> Ma grand'mère fut enchantée du sentiment qui
avait dicté ma lettre. Dès qu'il y avait deux person-
nes réunies, elle ne se permettait point de parler des
égaremens de monsieur de Rieux ; mais à chacune
d'elles , mais à part , mais tout bas , elle me louait ,
et ne pouvait s'empêcher de raconter ce qu'elle ap-
pelait mes généreux procédés. Elle ne se souvenait
plus de m'avoir souvent dit qu'il n'est permis aux
femmes d'avoir raison qu'en silence, qu'avec une
sorte d'égard , de réserve , et pour ainsi dire à leur
insu. Sa tendresse pour moi l'aveuglait 5 je ne puis
pas m'en plaindre.
m Monsieur de Rieux n'accepta ni ma pension ni
mesdiamans, et me remercia assez froidement. Il
parlait avec beaucoup d'aigreur de son oncle qui ,
en me faisant connaître , disait-il , une erreur par-
donnable à son âge, avait sans doute diminué l'es-
time que je devais avoir pour lui. Enfin il était fa-
cile de juger qu'il craignait de me trouver le senti-
ment insupportable de ma supériorité.
)> Dès que ma grand'mère put prévoir le sort qui
m'était réservé, elle s'attacha à moi davantage : elle
formait mon cœur et ma raison. A seize ans j'étais
déjà assez avancée pour me dire , sans trop me ré-
volter , que personne n'était complètement heureux,
et que je le serais peut-être moins que personne.
» Au moment où l'on attendait le retour de mon-
sieur de Rieux, il m'écrivit qu'il ne reviendrait ja-
EIGÈVE DE ROTIIELIW 369
mais en France. — Le baron de Rieux a cru , me
disait-il 7 ne jouir pleinement de son autorité qu'en
me faisant sentir toute l'étendue de ma faute. Ses
éternelles plaintes ont mis le public dans la confi-
dence de mes torts ; les éloges de madame d'Estou-
teville Font instruit également de vos bons procédés.
Croyez, madame , que je ne les eusse pas laissé igno-
rer ; mais un mari ne doit pas consentir à les ap-
prendre du dehors , et notre réunion serait mêlée de
trop d'orages. — D'ailleurs , il convenait qu'il avait
formé en Angleterre une liaison devenue l'objet ex-
clusif de son attachement. — Vous auriez tort de
penser , ajoutail-il , que ce secret que je confie à vo-
tre générosité soit une nouvelle manière de vous of-
fenser ; soyez sure qu'il n'échappe ni à mon humeur
ni à ma faiblesse , et qu'il est volontaire. J'envisage
ma folie sans pouvoir en triompher : je me blâme
plus sévèrement que vous ne ferez peut-être; mais
j'ai cru, par cet aveu, devoir vous rendre toute votre
liberté. Si vous daignez me pardonner, m'écrire
quelquefois , m'accepter pour ami , je tacherai d'en
mériter le titre par le plus constant intérêt. — Nos
deux familles furent indignées , révoltées ; moi seule
je défendis monsieur de Rieux. Ma grand'mère vou-
lait à l'instant demander la cassation de mon ma-
riage. Notre jeunesse rendait vraisemblable et
admissible le défaut de consentement. Monsieur
de Rieux même semblait indiquer ce moyen : je
m'y opposai cependant pour ne pas jeter son oncle
dans des partis extrêmes , et avoir toujours le droit
370 EUGÈNE DE nOTIIELIS.
do défendre celui dont je porterais encore le nom.
)> Maman, disais-je à ma grand'mère, ne nous
fâchons point , ne 'nous faisons pas plaindre pour un
malheur que nous ne sentons pas. Je suis mille fois
plus tranquille, depuis que monsieur de Rieux a si-
gnifié son éloignement, que je ne Tétais lorsqu'on
annonçait son retour.
» Pour éviter les propos du public, nos parens con-
vinrent qu'on cacherait la résolution de monsieu:
de Rieux, et que ma grand'mère attendrait deux
ans avant de faire aucune démarche pour annuler
notre mariage. Elle s'y détermina dans l'espoir que
peut-être, pendant ce temps , monsieur de Rieux
reviendrait à des sentimens plus raisonnables.
» Le premier moment de sa colère passé , elle re-
trouva son indulgence ordinaire. — Votre neveu
est encore un enfant , dit-elle au baron de Rieux ; ne
le punissez pas en homme, respectez sa réputation.
Us sont si jeunes l'un et l'autre, qu'on ne doit tou-
cher à leur avenir qu'en tremblant. — Je la vois en-
core me frapper doucement sur l'épaule, et dire à
nos deux familles : cet avenir-là se composera , j'es-
père, d'un bien grand nombre d'années.
» Cette grande affaire, qui décidait de mon sort,
avait à peine attiré mon attention j je repris mes oc-
cupations habituelles.
)) Résolue de conserver mon indifférence, de la
garantir de toute atteinte , je me moquais sans cesse
de l'amour , et tenais à mon mariage comme à Theu-
reux empêchement d'en contracter un autre.
EtJtiÉNË DE KOTUELl.V 371
» C'est à seize ans que je prétendis arranger le
reste de ma vie. Je me proposais de la consacrer à
soigner mon excellente grand'mère , à faire de bon-
nes actions, mais & craindre tout sentiment; enfin,
je voulais ne pas risquer ma liberté , mon indépen-
dance, m'amuser de tout, et ne m'attacher à rien.
)> Depuis que ma grand'mère était instruite des
torts de monsieur de Rieux , elle avait Tair plus
triste; elle s'exprimait sur votre père avec moins
d'amertume. Vous aviez commencé vos voyages :
elle s'informait avec soin de votre conduite dans les
différens pays que vous parcouriez. Votre nom n'é-
tait prononcé qu'avec les plus grands éloges; elle
aimait à les entendre , et toujours ils ajoutaient à sa
mélancolie.
» A votre retour je lui vis une agitation extraor-
dinaire. Vous parûtes dans le monde. Un de vos pa-
rens vint le soir nous parler de l'intérêt que vous
aviez généralement inspiré. Il n'oublia rien : cet air
de douceur , de bienveillance, qui frappe au premier
abord ; le tendre respect que vous portiez à votre
père, il faisait tout valoir. Que sa conversation fut
fatigante pour moi! il me semblait que c'était m'of-
fenser que de vous louer.
» En s'en allant , il demanda à la maréchale la
permission de lui amener votre père le lendemain»
Elle y consentit avec plaisir; et aussitôt je formai la
résolution de ne pas me trouver chez elle. Je fuyais
votre présence. Je ne sais pourquoi il m'était entré
dans l'esprit que votre père devait vous avoir pré-
372 EUGÈNE DE llOTtlELliX.
venu contre moi. Pour la première fois, l'abandon
de monsieur de Rieux m'humiliait. Ne paraissait-il
pas justifier le refus de votre père et votre préven-
tion? Pour la première fois aussi j'avais de l'humeur
contre ma grand'mère. En consentant à vous rece-
voir, je pensais qu'elle manquait à sa dignité, blessait
la mienne ; enfin , j'étais mille fois plus fâchée contre
vous que je rie l'avais été contre monsieur de Rieux.
» J'étais loin de m'avouer que mon cœur pressen-
tait peut-être que vous auriez pu me rendre heu-
reuse : on disait tant de bien de vous ! Le jour où
vous vîntes chez ma grand'mère, je m'en allai dès
le matin voir une de mes amies à la campagne : je
ne la quittai que fort tard , pour ne pas vous ren-
contrer à mon retour.
» En revenant , j'étais déjà fâchée de ce bien que
j'allais entendre dire de vous; et aujourd'hui je
m'aperçois que jamais je n'ai eu l'idée qu'on put en
dire du mal.
» Je trouvai ma grand'mère à son whist, et tout
le monde occupé d'une nouvelle politique assez im-
portante. On ne parla pas de vous : mon agitation se
calma peu à peu ; mais en môme temps la curiosité
me gagnait. Vers la fin du souper, quelqu'un s'avisa
de vous nommer. Mon oreille attentive recueillait
avec surprise les éloges qu'on vous donnait. Vous
aviez réuni le suffrage des personnes les plus diffi-
ciles , les plus sévères ; tout le monde était enchanté
de vous. Cet engouement , cet aveuglement , me pa-
raissaient une folie dont je ne me consolais qu'en
EUGENE DE ROT11EL1A. 373
me disant : — Je le verrai ! Il sera bien parfait, si je
ne lui découvre pas un défaut, ou tout au moins un
ridicule ; et si le malheur veut qu'il n'ait ni ridicule
ni défaut, il ne manquera pas d'avoir quelques vertus
bien exagérées , bien insociables. — Enfin , je vous
attendais avec autant d'impatience que j'avais mis
d'empressement à vous fuir.
)> Trois semaines se passèrent sans que vous dai-
gnassiez seulement vous faire écrire chez ma grand'-
mère. C'était clair, vous n'étiez pas poli; j'aurais
dû le deviner.
» J'allai à la fête donnée par l'ambassadeur d'Es-
pagne; je pensais qu'il était impossible que vous
n'y fussiez pas. Je me rappelle qu'en m'habillant
j'éprouvais presque un sentiment de gaieté qui te-
nait du dépit. Ma grand'mère, frappée de la re-
cherche et de l'élégance de ma parure , me répéta
plusieurs fois que j'étais très-bien mise; et j'avais
peine à ne pas lui avouer combien son approbation
m'était agréable.
» Dès que vous parûtes , mon cœur vous devina.
Je vous sus gré du respect avec lequel vous allâtes
saluer ma grand'mère. Vos manières pleines d'é-
gards , de dignité \ étaient si différentes de celles des
autres jeunes gens que je ne pus m'empêcher de
me dire : s'il est poli , c'est donc moi qu'il évitait.
» On me pria de danser : vous vous approchâtes ;
vous suivîtes tous mes pas : je le voyais et me trou-
blais. Après le menuet , vous vîntes auprès de moi.
Que je fus tranquille, lorsque je jugeai que votre
374 EUGENE DE ÎIOTHEMA.
père, non-seulement ne vous avait point parlé du
projet de nous unir , mais vous avait laissé ignorer
jusqu'à mon existence! Pour la première fois, la co-
quetterie entra dans mon âme. Je serai si aimable,
me disais-je , si aimable pour lui , qu'il me regret-
tera toute sa vie.
» Vous rappelez-vous que j'allai valser avec le
comte de Tavanne qui est, après vous , le jeune
homme le plus distingué de la cour? Il avait cru être
amoureux de moi , et le serait peut-être devenu , si
je ne lui avais peint mon indifférence , de manière à
lui persuader qu'il était impossible de la vaincre. Sa
conduite avait été si franche, si naturelle, si exempte
de prétention , qu'il m'inspira une amitié sincère.
La maréchale l'ayant admis dans sa société , il avait
conservé avec moi la familiarité d'un frère ou d'un
vieil ami.
» Je ne sais si l'amour le mieux guéri , le moins
encouragé , est encore susceptible de jalousie ; mais
il découvrit avant moi tous les mouvemens de mon
àme. En valsant , comme nous passions devant vous,
je vous regardai un seul moment , et il me dit :
« Voilà celui qui nous vengera tous. » Je me fâchai :
mon humeur, au lieu de le détromper, le persuada.
— Si vous aviez ri de ma prédiction, me dit-il, je me
serais bien gardé d'y ajouter foi ; mais... 11 s'arrêta.
Cette fantaisie de monsieur de Tavanne me piquait
réellement. — « Jamais, jamais, lui répondis-je
avec colère; c'est le seul homme que je doive haïr.
— Ah ! s'écria-t-il en riant , n en parlons plus ; c est
EUGÈNE DE ROTHELTX. 375
terrible! le seul qu'on doive haïr ! Véritablement ee
jeune homme-là est trop à plaindre. — Jl me ramena
à ma place , et s'éloigna. — S il fut resté prés de
nous, je n'aurais sûrement osé vous rien dire : mais
il ne me voyait plus; personne ne me soupçonnait
la faiblesse de désirer vous plaire. Mon amour-pro-
pre se complaisait dans le beau projet de chercher a
me faire aimer de vous , et dans la résolution de
vous rendre bien malheureux.
» Nous causâmes long-temps ; aucune de vos
qualités ne m'échappa ; toutes m'impatientaient.
Vous parlâtes de votre père avec un attachement
extrême ; je crus que c'était pour me choquer. En-
fin , vous bouleversiez mon âme, et cependant je ne
vous aimais pas encore.
a Vous m'occupiez tellement que je ne m'aperce-
vais pas que le comte de Tavanne nous observait. Il
s'approcha de moi , en disant avec l'air du doute :
Jamais? D'après ce qui venait de se passer entre
nous , ce mot, de lui à moi , signifiait : Vous n'ai-
merez jamais? — Moins que jamais , repris-je véri-
tablement indignée contre moi , contre vous , et bien
plus contre monsieur de Tavanne, qui prétendait
ainsi , hors de propos, se mêler aux secrets de mon
cœur. •
» J'étais d'autant plus irritée que je remarquai
dans vos regards un extrême étonnement de l'inti-
mité qui paraissait exister entre monsieur de Ta-
vanne et moi. Assurément mon projet était bien de
vous persuader de mon indifférence pour vous -, mais
376 EUGÈNE DE ROTHELIX.
j'aurais été désolée que vous pussiez me croire du
penchant pour un autre. Vous restâtes près de moi
pendant tout le bal, et j'en ressentis une joie invo-
lontaire. Depuis votre retour à Paris , c'était le pre-
mier moment doux et calme que j'avais éprouvé.
» Ne croyez pas qu'un amour-propre offensé ait
eu le pouvoir d'exciter la préférence que vous m'in-
spiriez. Ma grand'mère , sans penser à ma jeunesse,
parlait si souvent de vous , et toujours avec tant
d'éloges ! Elle m'avait trop laissé voir que vous seul
auriez pu me rendre heureuse.
» Le jour suivant , vous revîntes chez elle avec
empressement. Vous l'aviez négligée avant de me
connaître ; dès que vous m'eûtes aperçue , yous ne
la quittâtes plus : mon cœur vous en tint compte.
Chaque jour je me disais avec une joie vive , avec la
plus douce confiance : Il m'aimera! Insensée! tout
entière à ce désir de me faire aimer de vous, surtout
de me faire regretter, je ne sentais pas que déjà vous
étiez Tunique objet qui m'intéressât.
» Ma grand'mère nous examinait. Je voyais bien
qu'elle désirait qu un même sentiment put nous at-
tacher ; qu'elle n'aspirait qu'à reprendre l'espoir de
nous unir. Pour moi , sans rien prévoir , je laissais
les jours et les mois s'écouler. Combien ce temps a
eu de charme ! Que j'étais follement heureuse !
» Ce jour où monsieur de Tavanne vous inspira
une si forte jalousie , pendant que vous m'accusiez ,
je ne songeais qu'à me défendre du sentiment secret
qu'il nous croyait l'un pour l'autre. Il me faisait
EUGENE DE ROTHELIX. 377
observer votre agitation, riait de l'inquiétude visible
que vous éprouviez , prétendait que je devais le re-
mercier de votre colère, de votre humeur ; avait-il
raison?
» Vous fûtes au moment d'attirer sur moi tous
les regards; je le craignis, mais oserai-je le dire?
sans avoir la force de m'en fâcher. II fallait que
l'aimable , le noble Eugène aimât passionnément
pour ne pas sentir son imprudence.
» Vous jouâtes ; en vous voyant si près de vous
oublier , je fus effrayée d'avoir eu le droit de vous
rendre coupable. Ah! Eugène! qu'un tel empire ne
m'appartienne plus , et ne soit jamais accordé à au-
cune autre! Cependant, combien alors votre repos
me devint cher ! Seule clans un coin du salon , je ne
vous regardais pas , mais vous étiez dans mon âme.
Que de promesses secrètes de ne plus vous causer
une peine !
)> Sûre de notre mutuelle affection , je me disais
souvent que mon cœur et ma main pourraient se
donner, si je consentais à demander ma liberté. Les
espérances attachées aux mariages heureux me trou-,
blaient. Ce rêve de l'existence entière consacrée à se
plaire, à s'aimer, m'entraînait malgré moi. Cepen-
dant, effrayée par le sentiment injuste de votre père,
les pensées de bonheur me rendaient triste.
» J'ignore ce qui a pu diviser nos parens : c'est
un secret impénétrable. Comment détruire ce qu'on
ne connaît pas ? Quoique ces préventions ne m'aient
pas pour objet , puisqu'ils ont cessé de se voir il y a
32.
378 eugène de ROTiirnx.
vingt ans, no nous exposons point à ce que votre
père refuse une seconde fois de consentir à notre
union. Bornons-nous à une amitié comme il n'en
exista jamais ; à une amitié dont je me suis fait une
image enchanteresse.
» Votre père arrive demain : peut-être voudra-
it vous éloigner de nous ! C'est cette crainte qui
m'a jetée dans tous les aveux que je viens de vous
faire. J'ai passé la nuit à vous écrire. D'abord , je
ne comptais vous peindre qu'à demi les agitations
de mon âme , mais ma sincérité m'a entraînée :
n'importe , je n'effacerai rien. Vous saurez comme
moi-même mes sentimens, mes pensées, mes réso-
lutions. Promettez-moi que, malgré le retour de
votre père , vous nous donnerez une heure de cha-
que jour. Je ne demande que des heures pour cette
amitié qui remplira toute ma vie.
» Atiiénaïs. »
J'ai volé chez madame de Rieux ; pour la pre-
mière fois , j'ai osé monter dans son appartement
sans y être autorisé, ni par son aveu , ni par celui
de la maréchale. J'espérais qu Athénaïs serait bien-
tôt libre ; elle m'aimait , je l'adorais : qui pourrait
s'opposer à notre union? Elle m'a reçu avec le plus
touchant embarras.
« Je suis depuis ce matin à me reprocher ma
franchise , » m'a-t-elle dit en rougissant. J'ai essayé
de lui peindre le ravissement que sa lettre m'avaif
EIJGEXE DE ROTIÏEM\. 379
fait éprouver. Son regard avait une sérénité, une
innocence qui pénétraient mon âme.
Hier, le mot d'amitié m'aurait paru bien doux !
aujourdhui, j'en désirais un plus tendre. — « Non,
non, m'a-t-ellc dit, une passion nous donnerait tou-
tes ses peines, toutes ses injustices ; je n'éprouve que
bienveillance et bonheur. » — Comme elle, je jouis-
sais d'une félicité qui avait quelque chose de céleste.
— (( Parlons de votre père, a-t-elle ajouté ; je crains
d'autant plus ses préventions que j'en ignore le motif.
Promettez-moi que vous viendrez ici autant que vous
faisiez avant son retour. » — Je m'y suis engagé. —
« Ce n'est pas assez : dites, après moi , que vous
viendrez comme pendant son absence. — - Comme
pendant son absence, » ai-je répété après elle. —
a Tous les jours. — Tous les jours, » ai-je repris ,
transporté de joie. — « Et moi, je m'engage à ne ja-
mais prononcer un mot qui puisse l'affliger ; à être
votre amie, votre meilleure amie. » — J'ai osé dou-
ter que cette amitié si tendre pût suffire à notre bon-
heur ; je lui ai rappelé qu'il ne tenait qu'à elle d'être
libre. — « Je crains que votre père ne consente pas
à notre mariage. Il a fait le malheur de ma vie ;
peut-être le voudrait-il encore. N'importe , je ne
serai occupée que du bonheur de la sienne. Enfin ,
je veux que si la mort ou le malheur nous sépare,
vous cherchiez dans votre pensée s'il est un seul mo-
ment où je n'aie pas été votre plus parfaite amie. »
— Le sentiment que j'éprouvais était si vif, que je
me suis écrié : — « Laissez-moi vous fuir ou espérer
380 EUGÈNE DE ROTIÏELIN.
que vous répondrez à mon affection! — Écoutez-
moi , Eugène , je m'abuse peut-être ; mais je me
suis fait de notre amitié une image toute divine. Je
veux vous amener à mes sentimens , au moins le
tenter. Abandonnez-moi votre âme seulement un
mois. » — Je la regardais, et ne concevais pas
comment il me serait possible de résister à ses vo-
lontés , comment il me serait possible de m'y sou-
mettre. Elle a repris avec une inquiétude si tendre :
« Seulement un mois ! Aujourd'hui , si l'on vous
forçait à ne plus me voir, y consentiriez-vous sans
peine? — Oh! non! Mais aujourd'hui , je puis en-
core m'éloigner, et dans un mois » Elle ne m'a
pas laissé achever. — « Alors il sera temps de vous
dire : Je veux qu'Athénaïs me regrette toujours ; je
veux qu'Athénaïs soit malheureuse!.... » — Athé-
naïs malheureuse ! Oser croire en avoir le droit ,
n'est-ce pas la félicité suprême? L'empêcher n'est-il
pas mon premier devoir?... Je sentais bien que je
risquais tout mon repos à venir. Mais j'ai pris tous
les engagemens qu'elle m'a dictés. Une idée nou-
velle était suivie d'une promesse nouvelle -, elle pa-
raissait enchantée. Ses yeux remerciaient le ciel et
moi-même ! . . .
Ah! celui qui n'a pas cru pouvoir préférer la
tranquillité de son amie à son propre bonheur , ce-
lui qui ne l'a pas cru au moins un jour n'a jamais
aimé.
EUGENE DE R0THEL1N. 381
CHAPITRE XX.
Mon père \ient (Tarn ver. Lorsque son courrier
Ta annoncé, mon cœur a battu de joie. J'en de-
mande pardon à l'amour ; mais , dans ce premier
instant , il n'y avait pour moi que mon père. J'ai
été ouvrir la portière de sa voiture; je l'ai reçu
dans mes bras ; je ne pouvais parler , lui exprimer
combien j'étais aise de le revoir. Dans l'excès de
ma satisfaction , toutes mes inquiétudes étaient dis-
sipées.
Il paraissait content; et nous avons été heureux
aussi long-temps que , nous livrant à nos impres-
sions, nous n'avons pu dire une seule phrase suivie.
Mais, après avoir épuisé tous les détails sur son
voyage, sur sa santé, sur la mienne , sur le succès
de sa négociation \ que d'anxiété lorsqu'il m'a de-
mandé ce que j'avais fait pendant son absence. —
« Mon père , demain nous parlerons d'objets indiffé-
rées ; aujourd'hui , laissez-moi ne m'occuper que
de vous. — Si ce sont réellement des objets indiffé-
rens, je veux bien attendre jusqu'à demain pour
connaître vos liaisons, vos goûts -, mais... » Je me
suis empressé de l'interrompre. — « Mon père ,
grâce pour ce seul jour ! Laissez-moi dans ce mo-
ment vous revoir, vous chérir, vous regarder sans
mélange de peine. — Mon fils , m'a-t-il dit triste-
ment , ce n'est pas moi qui vous ai appris à tant es-
pérer du lendemain ! Il me semble que madame d'Es-
382 EUGÈNE DE UOTIIETJX.
toutevillea fait de vous un grand politique; elle s'y
entendait autrefois. — Mon père , il y a deux choses
dont je vous prie d'être convaincu : c'est que jamais
je Raccorderai à personne le droit de me dire un mot
que vous ne puissiez entendre; et que jamais madame
d'Estouteville ne s'en est permis un seul que je ne
puisse vous répéter. »
Il a pris mon bras , l'a fortement serré , en me di-
sant : — « Rappelez-vous , mon fils , que je la con-
naissais avant votre naissance Je vous la ferai
connaître un jour. »- — Effrayé de cette résolution,
qu'il me présentait comme une menace , je me suis
écrié : — « Mon père, je pense du bien de tout le
monde; ne désenchantez pas mon âme. » — Il m'a
regardé avec un sourire de pitié. Nous sommes de-
venus tristes , contraints. Immédiatement après sou-
per, il m'a dit : — « J'ai affaire; il est tard : je dois
aller demain de bonne heure à Versailles ; vous y
viendrez avec moi. » — II m'a salué de la main , et
ie me suis retiré.
CHAPITRE XXI.
Ce malin , mon père est parti comme il en avait
eu l'intention, et je l'ai suivi. Il est resté trois heures
dans le cabinet du ministre. Je l'attendais dans le
salon , me promenant seul. J'ai eu le temps de com-
parer une si ennuyeuse matinée avec celles qui s'é-
coulaient si vite chez madame d'Estoulevillc près
KLGLXE DE llOTHLLl.V 383
d'Athénaïs. Le reste du jour s'est perdu en présen-
tations, en visites de devoir; et nous ne sommes
revenus qu'au milieu de la nuit.
Quelle agitation j'éprouvais dans cette voiture
auprès de mon père! 11 était calme, silencieux. Je
n'avais garde de dire un seul mot -, mais quel orage
au dedans de moi ! C'est hier que j'ai promis à Athé-
naïs de ne jamais passer un jour sans la voir; et,
dès le lendemain , je ne puis lui donner un seul mo-
ment ! C'est la première promesse que mon cœur ait
voulu prononcer, et je suis obligé d'y manquer aus-
sitôt !
Après avoir accompagné mon père jusqu'à sou
appartement , je suis ressorti pour aller chez ma-
dame de Rieux. Je me trouvais plus à mon aise en
approchant de sa maison.
J'ai frappé à sa porte. Je savais bien qu'il était
trop tard pour la voir; mais au moins le suisse di-
rait que j'étais venu. Effectivement , il s'est levé
pour ouvrir, et a paru bien surpris de me voir à
une telle heure. Son étonnement a rappelé ma rai-
son. Je lui ai donné deux ou trois excuses, toutes
invraisemblables, toutes fausses, moi qui préten-
dais à Ihonneur de mourir sans m'ètre permis un
mot qui ne fût pas exactement vrai ! Je lui ai dit
qu'en revenant de Versailles je m'étais endormi , et
que j'ignorais qu'il fut si tard. — « Mais monsieur
est à pied , a repris cet homme. — Ma voiture est
à deux pas. — Mais, monsieur, il pleut; voulez-
vous que j'aille la chercher? — Non : dites seule-
384 EUGÈNE DE ROT1IEL1N.
ment à madame d'Estouteville que je suis venu pour
la voir. » — J'ai tiré la porte à moi ; et, avant de
m'en aller, j'ai jeté un dernier regard sur l'appar-
tement de madame de Rieux. Je me sentais con-
solé; j'avais satisfait , en quelque sorte, à ma pro-
messe.
Je ne suis point insensé : je pourrais vivre un
jour loin d'elle ; mais ne pas chercher à la voir, lors-
que je m'y suis engagé , manquer à ma parole était
impossible. Quelle journée elle a dû passer, m'atten-
dant à toutes les heures ! Que doit-elle espérer de
l'avenir?...
La pluie tombait avec violence ; je ne la sentais
pas , et ne pouvais m'arracher de cette maison ,
lorsque ce maudit suisse, qui peut-être m'avait vu
par sa fenêtre ; a r ouvert la porte pour me dire spi-
rituellement : — « Monsieur est encore là?... S'il
est arrivé quelque chose à monsieur, je ferai éveiller
madame la maréchale. — Non, mon cher. — Dans
une circonstance comme celle-là, madame ne le
trouvera pas mauvais. — Eh! mon ami, il n'y a
pas de circonstance ; seulement, demain, vous écri-
rez mon nom pour ces dames. » I
Je suis revenu plus tranquille -, j'avais prouvé au
moins combien ma promesse m'était chère. Je n'ai
même pas été trop fâché que ce vieux suisse eut
rouvert sa porte. La première fois je n'avais parlé
que de madame d'Estouteville; la seconde, je n'o-
sais pas encore nommer madame de Rieux ; mais
j'ai eu la présence d'esprit de dire pour ves dames.
EUGENE DE KOTUELliV. 385
Que j'étais content d'avoir trouvé cette manière dé-
faire parvenir mon nom à toutes deux !
Ah ! j'avais raison de craindre. Je suis déjà bien
agité : mais ne serai-je pas trop dédommagé si je
parviens à prouver à Athénaïs combien je l'aime?
si je réussis à rapprocher mon père de madame
d'Estouteville? Il croit avoir à s'en plaindre; j'es-
père qu'il se trompe. Quoi qu'il en soit , dans le
premier moment, je ne disputerai pas avec lui.
Qu'il s'accuse ou lui pardonne ; qu'il ait été injuste
ou se persuade qu'il est trop indulgent ; je consens
à ne rien approfondir. Je ne lui demande que d'é-
loigner de pénibles souvenirs et de me laisser le soin
de leur bonheur à tous. Malgré les contrariétés que
je prévois , mon cœur est satisfait. Àthénaïs , mon
père vont me tourmenter un peu : j'aurai des cha-
grins, mais je suis trop heureux*
CHAPITRE XXII.
A mon réveil , on m'a remis ce billet de la part .
de madame d'Estouteville.
« Quoique je m'attende à toutes les inconséquen-
ces de votre jeunesse , je ne puis m'empècher d'être
inquiète , mon cher Eugène. On dit que vous êtes
venu chez moi au milieu de la nuit. Si j'en veux
croire mon suisse , vous devez vous battre. Moi ,
j'espère que ce n'est qu'une folie.
» Athénaïs a eu de l'humeur hier toute la jour-
386 EUGENE DE ROTHELIN.
née. Ce malin, on a parlé devant elle de vos courses
nocturnes ; j'en ai été fâchée , car je craignais qu elle
ne fut inquiète : point du tout, elle a ri , et , depuis
ce moment, elle est extrêmement gaie... Eugène!
Eugène! ce n'est qu'une folie, je n'en doute pas ;
mais encore dites-la moi : que je vous plaigne ou
vous gronde. »
Avec quel empressement j'ai couru chez madame
d'Estouteville! J'étais sur que madame de Rieux
était contente de ma fidélité à tenir la parole que je
lui avais donnée. Aussi , comme elle m'a reçu !
quelle satisfaction dans ses yeux ! Oh ! comment
exprimer cette sorte d'enchantement qui suit le
plaisir d'avoir fait quelque chose d'imprévu , d'ex-
traordinaire pour ce qu'on aime! Comme elle pas-
sait et repassait devant moi sans besoin , seulement
pour me dire tout bas : « Bon Eugène ! » Mon
cœur était enivré de joie.
Madame d'Estouteville a voulu être instruite du
motif qui m'avait amené la veille à une heure aussi
étrange J'ai osé l'embrasser pour la première fois :
la mère d'Àthénaïs était devenue la mienne. Je la
serrais dans mes bras ; elle s'impatientail, renouve-
lait ses questions ; je ne savais que lui répondre :
enfin , je lui ai dit que je l'ignorais. — ce Comment ,
vous l'ignorez? et qui avez-vous demandé? — Ah!
personne que vous. — Personne que moi n'est pas
poli! — Maman, ma bonne maman! lui disais-je
en imitant le ton doux et caressant d'Athénaïs, ne
grondez pas, ne parlez même pas; je suis trop
EUGÈNE DE ROTHEUX. 387
heureux. — Mais je ne suis point votre maman ;
je ne suis point contente, et je veux vous parler.
— Une autre fois , a dit madame de Rieux si ten-
drement, d'un air si timide! — Non, mes enfans, »
a repris madame d'Estouteville, croyant que nous
écouterions sa prudence. Mais cette expression :
mes enfans , avait retenti jusqu'au fond de nos
cœurs. Nous la répétions avec une joie insensée.
Je suis tombé à ses pieds. Àthénaïs l'embrassait
pour la remercier, l'embrassait encore pour l'em-
pêcher de gronder ; et madame d'Estouteville a fini
par n'avoir pas le courage de troubler notre bon-
heur. Au milieu de tous nos transports , je me suis
rappelé l'heure du diner de mon père , et les ai quit-
tées aussitôt sans m'arrêter une minute. Oh ! j'avais
besoin aussi que mon père fût content.
Dans le courant du jour, je me suis prêté à tou-
tes ses volontés avec empressement. Le soir il m'a
proposé de faire des visites ; j'y ai consenti avec
plaisir : partout je portais la bienveillance, la satis-
faction dont mon cœur était rempli. D'ailleurs j'a-
vais un peu l'espoir de revoir madame de Rieux.
Mon père ne manque à rien ; et certes , dans nos
devoirs de parenté , madame d'Estouteville ne pou-
vait pas être oubliée. Mais mon père est aussi un
homme d'ordre, et naturellement il arrange ses
courses pour que ses chevaux fassent le moins de
chemin possible. C'est donc à sa dernière visite qu'il
adonné Tordre d'aller chez madame d'Estouteville.
Quel battement de cœur en arrivant près de la
388 EUGÈNE DE ROTHELI*.
maison de madame de Rieux! En vérité je m'aime
davantage, la vie m'est plus chère, j'ai une bien
autre opinion de moi-même depuis que je suis aimé
d'elle.
Lorsque nous sommes arrivés chez la maréchale,
Athénaïs faisait de la musique. Après les premiers
complimens d'usage, mon père Ta priée de lui per-
mettre de l'entendre. Je me suis rappelé le jour où
elle m'avait si sèchement refusé de chanter ; je me
suis approché de sa harpe. — « Accordez-moi au-
jourd'hui , lui ai-je dit tout bas , de choisir l'air que
vous préférez. — Je le veux bien , a-t-elle répondu
de manière à n'être entendue que de moi , si aupa-
ravant vous prononcez encore le mot d'amitié. —
Disons affection , chacun de nous entendra ce qu'il
voudra. — Non , amitié rassure mon âme. — Eh
bien, amitié. » — Aussitôt elle a fait quelques ac-
cords et a chanté :
De plaire un jour, sans aimer, j'eus l'envie :
Je ne voulais qu'un simple amusement ;
L'amusement devint un sentiment;
Ce sentiment , le bonheur de ma vie *.
Moi , faire le bonheur de sa vie ! Que j'étais ému !
J'osais à peine respirer. Il me semblait que je lais-
serais trop voir ma joie si je ne parvenais pas à con-
traindre toutes mes impressions.
Madame d'Estouteville s'est aperçue du trouble
qui nous agitait; et, peut-être pour nous avertir de
* Vers de madame la marquise de Bou (Tiers.
EUGEKE DE ROTHELIW. 389
le dissimuler, elle a dit à Athénaïs : c< Ce couplet
est d'autant plus joli que vous pourrez chanter al-
ternativement bonheur ou malheur de ma vie; la
mesure du vers s'y trouvera également. — Ah!
pour cela , a répondu madame de Rieux , c'est
comme la vie elle-même; malheur ou bonheur, la
mesure des jours est égale aussi. ».
J'ai trouvé qu'elle avait fort bien répondu , et l'ai
approuvée de mes regards. J'étais très-satisfait.
Pourquoi chercher à lui inspirer des craintes? Elle
a posé sa harpe avec un peu d'humeur, s'est mise à
son ouvrage, et madame d'Estouteville a eu l'air
assez mécontent.
Athénaïs avait pris de l'humeur contre sa grand1
mère, je ne sais par quelle fatalité j'en ai pris aussi-
tôt contre mon père. Il a parlé de la jeunesse , de
son imprévoyance. — « Combien , disait-il , les
jeunes gens, en écoutant leurs parens, éviteraient
de fautes et de chagrins ! » — 11 était évident qu'il
avait aperçu la petite fâcherie de madame de Rieux
et se plaisait à le lui faire sentir. Que de belles cho-
ses il nous a dites sur la modération , la circonspec-
tion , la raison ! Pendant qu'il parlait, je ne pouvais
m'empêcher de sourire à ce vain espoir d'une sa-
gesse prématurée. Il répétait que l'expérience des
pères était perdue pour les enfans; et je pensais,
moi, qu'elle était également perdue pour les pères.
Aussi ai-je dit à madame d'Estouteville : — « Mon
excellent père désire que ma barbe pousse blanche. »
— Il m'a regardé avec assez d'indulgence, et n'a
390 EUGÈNE DE ROTITEUX.
pas eu l'air de croire que j'eusse grand tort. Athé-
naïs , à son tour, m'a témoigné, par un petit signe ,
combien elle était satisfaite que je n'eusse rien laissé
à dire à mon père.
Que nous sommes heureux! pas un sentiment
qui ne soit partagé, pas un mot qui ne soit entendu,
pas un coup-d'œil , pas un mouvement qui nous
échappe. Que nous sommes heureux !
CHAPITRE XXIII.
J'ai osé dire que j'étais heureux.... Àh! que ma
situation est changée ! Il y a déjà long-temps que je
n'ai écrit. Je crains d'envisager l'incertitude de mes
espérances ; car si j'en conserve , c'est parce que je
m'attache à tout ce qui peut m'aveugler.
Accablé de véritables chagrins , je suis encore en-
vironné de mille petites contrariétés. Mon père vou-
drait toujours disposer de mon temps ou du moins
en connaître l'emploi. Nous ne sommes plus en-
semble comme nous étions avant son départ. Ces
trois mois, où j'ai joui d'une liberté entière , m'ont
peut-être trop dégagé de l'assujettissement de l'en-
fance , des entraves de la jeunesse.
Nous avons chacun du chemin à faire pour nous
rapprocher ; lui , pour se persuader que j'ai acquis
le droit d'avoir une volonté , d'arranger ma vie d'a-
près l'honneur, mais suivant mes goûts; moi , pour
me rappeler qu'il y a si peu de temps que mon père
réglait encore toutes mes actions. Vraisemblable-
ElïGÈXE DE IlOTIÏEMiV. 301
ment cette déférence se serait prolongée, sans môme
se faire sentir, s'il ne m'eut jamais quitté ; mais son
absence a tout changé.
Si du moins je le retrouvais dans un lieu inconnu
avec une société nouvelle, nous pourrions nous re-
faire une vie commune; mais il revient et me voit
avec des liaisons établies , une passion qui l'inquiète -,
et cette passion s'est emparée de toute mon àme. Si
j'ai l'air gai , il craint que je ne sois séduit par un
bonheur qu'il n'approuve pas ; si je lui parais triste,
il s'afflige, et ses yeux semblent m'accuser d'ingra-
titude.
Plus d'harmonie entre nous : toutefois au milieu
de tant d'intérêts contraires , de sentimens opposés ,
je tâcherai de rester le même. Mon père n'aura ja-
mais un seul reproche à me faire. Madame d'Estou-
teville trouvera en moi un ami attentif jusqu'au
jour où je pourrai être pour elle un fils respectueux ;
et jusque-là, ma bien aimée Athénaïs, toujours pré-
sente à ma pensée , remplira mon cœur et partagera
mes chagrins.
Mon père met tout son esprit à m'éloigner de ma- -
dame d'Estouteville ; moi , j'emploie tout le mien à
me rapprocher de madame de Rieux ; voilà notre
constante occupation. Chez lui , à la campagne, dans
ma première jeunesse, il m'accordait beaucoup plus
de liberté qu'il ne voudrait m'en laisser aujour-
d'hui -, cela me parait un peu injuste : mais c'est mon
père ; et ma volonté , mon serment de toutes les
heures, est de le rendre heureux.
392 EUGÈNE DE ROTHELIN.
Quelquefois j'admire les motifs qu'il invente pour
me retenir près de lui. Je vois trop qu'il croit avoir
gagné le temps que je ne donne pas à madame de
Rieux. — Un jour il prend toute ma matinée pour
me soumettre l'arrangement de sa fortune, lui, trop
certain pour jamais consulter. Une autre fois, ce
sont ses opinions politiques dont il m'entretient ; dans
d'autres instans , ses principes qu'il me déclare. —
Je Técoute avec respect, attachement, reconnais-
sance ; mais , à part moi , je réponds à tous ses dis-
cours : « Mon père , je la verrai une heure et vous
disposerez de toutes les autres. »
Cependant je commence à m'apercevoir qu'on
peut vivre parmi les indifférens avec des sentimens
opposés ; mais que , dans les relations intimes , cha-
que mot les rappelle, le silence même avertit. Mon
père ne me parle plus sans projet ; je le vois venir,
le devine, et pourrais presque lui répondre avant
qu'il m'ait rien dit. D'abord , jamais il ne manque
de me faire sentir indirectement tout ce qui , dans
la société , a quelque rapport à l'état de mon âme.
Je ne vais plus au spectacle que je ne rencontre ses
yeux, lorsqu'il y a un mot applicable à notre situa-
tion. Il parle peu, mais notre vie est remplie de
sous-entendus trop faciles à comprendre. Enfin je
suis agité, malheureux, et depuis trois semaines je
ne saurais écrire. D'ailleurs pourquoi écrirais-je?
Pour me plaindre de mon père? mon cœur lui rend
plus de justice. Je sais qu'il ne veut que mon bon-
heur : il est vrai qu'il l'arrange mal-, n'importe.
EUGENE DE KOTHELIN. 393
je tâcherai de ne pas me tromper sur le sien,
Qu'aurais-je à dire sur madame de Rieux? Le
plus souvent content, satisfait, enivré de joie, je
suis près d'elle gai jusqu'à la folie ; d'autres fois elle
se fâche , m'afflige ; mais son humeur, ses reproches
ne portent jamais que sur le peu de temps que je
passe avec elle. Aussi , lors même qu'elle me tour-
mente, je suis touché du sentiment qui l'aigrit.
Ne lui arrive-t-il pas quelquefois de prétendre
douter de mon affection , de réassurer qu'elle veut
m'oublier? Ce qui me console, c'est qu'au milieu de
nos plus grands débats , s'il arrive un tiers qui nous
empêche de nous raccommoder, au moins nous
trouvons bien le moyen de ne pas nous séparer sans
savoir quand nous nous reverrons.
L'autre soir, au milieu d'une de mes plus grandes
colères, elle m'a fait rire malgré moi. Il vint du
monde : elle ne pouvait me parler, et d'ailleurs elle
ne l'aurait peut-être pas voulu ; car lorsque nos re-
gards se rencontraient, c'était à qui détournerait
plus tôt les yeux. Cependant , comme je m'en allais,
elle se lève tout-à-coup, prétend que la pendule va
mal, et vite, vite, se met à tourner les aiguilles
jusqu'à ce qu'elles arrivent à deux heures. Alors
elle me demande : « Monsieur Eugène, quelle heure
est-il exactement? » — Je le lui dis, sans pouvoir
conserver ni sérieux , ni rancune ; elle se remit à
tourner ses aiguilles, et, comme nous, la pauvre
pendule revint où elle en était. Le lendemain je fus
exact à deux heures.
394 EUGENE DE ROTIÏEM\.
CHAPITRE XXIV.
Est-il possible que j'aie aussi des jours d'humeur ?
Hier au soir j'ai été tout-à-fait injuste , et combien
Athénaïs a été bonne!
Mon père m'ayant retenu tout le jour, je ne pus
lui échapper que vers le soir. En arrivant chez ma-
dame de Rieux , il me fut facile de voir qu'elle avait
pleuré : que j'étais ému , tremblant, avant d'en sa-
voir le motif! Je la considérais saisi d'effroi. —
u J'ai passé ma journée à prendre pitié de moi-
môme, me dit-elle. Eugène, ne demander qu'une
heure et ne pas l'obtenir ! » — Je reconnus qu'elle
avait raison d'être mécontente ; je me révoltai contre
l'exigence de mon père : ma colère autorisa la sienne.
Elle blâmait son injustice, regrettait son retour.
L'amertume de ses reproches me rappela à mes de-
voirs. J'avais secoué ma chaîne ; mais j'étais loin de
vouloir la briser : je suppliai madame de Rieux de
parler de lui avec plus de bonté. Inquiet sur ses sen-
tim ns, je craignais pour les miens; et cette crainle
rendait à mon père sa puissance.
Madame de Rieux, appuyée sur une table, cou-
vrait son visage de ses mains pour m'empècher de
voir ses larmes. Je la conjurai de me regarder, elle
ne le voulait pas : alors je tachai de lui faire com-
prendre toutes les anxiétés de mon âme. Avec quelle
tendresse je cherchais à revenir sur mes expressions,
à les expliquer pour les adoucir ! « Mon amie , lui
EUGENE 1)E UOTIIELIA. 395
disais-je, lorsque, moi, je m'oublie jusqu'à me
plaindre de mon père , je sais combien , au fond de
mon cœur, je le respecte , le chéris ; mais vous , si
vous vous permettez un seul mot contre lui , j'ima-
ginerai qu'il n'exprime qu'une partie de ce que vous
sentez. Qui sait si, par degrés, vous ne m'accoutu-
meriez pas à vous entendre juger mon père avec lé-
gèreté? Enfin je me croirais plus coupable de vous
écouter que de me plaindre , et vos pensées même
viendraient me troubler. » — Elle ne me répondit
pas : résolue à ne point me regarder, elle me ca-
chait ses larmes , mais j'entendais sa douleur; j'en
étais navré. Je parvins à détacher ses mains ; elle
détournait la tête , fermait les veux pour ne pas me
voir. Désolé, désespéré : — « Ma chère Àthénaïs,
m'écriai-je , voulez-vous que je vous redoute , que
je ne vous cherche pas dans mes peines ? ou que ,
plus sur de mon amie que de moi-même , je trouve
en elle une conscience pour m'avertir, un cœur pour
me consoler? — Ah! s'écria-t-elle , j'ai eu tort.
Oui, vous m'aimerez toujours, car je respecterai
toujours votre père; mais à qui demanderai-je la
promesse de n'être pas trop malheureuse? » — Cd
fut moi qui le lui jurai , moi qui aimerais mieux sa-
crifier ma vie que de l'affliger.
Je l'ai suppliée de permettre qu'on fît des démar-
ches pour annuler son mariage ; mais loin d'y con-
sentir, c'est elle qui les arrête. Monsieur de Ricux
prétend accuser son oncle d'avoir forcé sa volonté .♦
madame d'Estouteville répète sans cesse qu'alors il
396 EUGENE DE lUHHELlA.
serait facile de rompre cette union ; madame de
Rieux seule veut la conserver. — « Eugène , me
disait-elle, jusqu'à ce que votre père me connaisse
assez pour revenir de ses préventions, laissons sub-
sister l'ombre du lien qui m'engage. Tant qu'il croit
mon sort fixé, si vos sentimens l'inquiètent, il n'en
craint pas la durée. Cette situation incertaine lui
voile notre amour , et nous cache peut-être une par-
tie de sa haine. Mais s'il savait que je puis être libre,
et qu'il vous refusât son consentement, j'en mour-
rais de douleur. » — Je voulus insister; elle me
conjura d'attendre quelque temps. — « J'ai bien ob-
servé votre père quand il regarde la maréchale ; ses
yeux ont encore l'expression de la colère. Il est tran-
quille , parce qu'il se persuade qu'il vous éloignera
de nous ; moi , je suis heureuse , parce que j'espère
parvenir à lui inspirer plus de bienveillance. Atten-
dons.. . . notre affection est inaltérable , et notre cœur
assez pur pour être rempli de résignation et d'espé-
rance. » — Je me soumis à ses désirs , j'acquiesçai
à ce délai : la pensée que peut-être la douceur d'À-
thénaïs ramènera mon père put seule me le faire
supporter. Cependant , je me promis de lui décla-
rer en toute occasion mon estime pour madame
d'Estouteville , mon attachement pour madame de
Rieux.
Demain, je dois le laisser seul , et aller dîner avec
elles. Ce premier pas m'inquiète; mais il faut bien
que mon père connaisse mes sentimens et prévoie
mes résolutions.
LIGLVE DE KOllIhLl\. 39*
CHAPITRE XXV.
Je passai hier la matinée avec mon père, sans
oser pourtant lui parler de l'engagement que j'avais
contracté : non que je ne fusse décidé à le remplir ,
mais parce que je craignais de le lâcher. Quand j'al-
lai m'habiller, je n'avais encore rien dit. En descen-
dant pour prendre congé de mon père, son valet
de chambre m'apprit qu'il y avait quelqu'un chez
lui. Je le chargeai de l'avertir que je dinais dehors,
et partis tout joyeux de m'ètre ainsi émancipé. Plu-
sieurs fois j'avais observé que, pour ces petites su-
jétions de la vie , le premier jour où Ton y manque
est le seul qui soit orageux.
Madame d'Estouteville me reçut à merveille ;
Athénaïs était dans une satisfaction qu'elle pouvait
à peine contenir. Quand elle est heureuse, personne
ne sait aussi bien qu'elle vous faire sentir combien
vous contribuez à son bonheur. Qu'elle était jolie! Il
y avait beaucoup de monde. Au milieu de ce grand
cercle , où je gardais la réserve qui convient à mon
âge, je remarquai tous les soins qu'elle avait pris
pour ajouter au plaisir de nous voir. Rien n'avait été
oublié-, mais aussi rien ne m'échappa.
Elle avait une petite robe rose que je m'étais avisé
de louer un jour où , comme de vrais enfans , nous
nous sommes brouillés et raccommodés, sans savoir
pourquoi. Eile avait oté ses gants, pour me faire
voir une bague que je portais la première fois que
o )
398 LLGOii DE UOTHELl.X.
je t'ai vue, et que depuis elle m'a demandée, uni-
quement parce qu'elle pensait que j'y attachais du
prix. Dans différentes occasions , je lui ai donné deux
ou Irois colliers, quelques chaînes, rapportés de
mes voyages j elle les avait tous réunis à son cou.
Cette bizarre parure avait surpris madame d'Estou-
teville , et fait rire tout ce qui était présent. Madame
de Rieux en riait aussi , mais prétendait vouloir
amener une mode nouvelle.
Que de douces émotions inaperçues par ce cercle
imposant ! La première fois que nos yeux se ren-
contrèrent, elle toucha sa robe, regarda sa bague,
puis passa ses doigts à travers ses colliers. Je devi-
nais ses pensées , et me disais : L'amour seul donne
du prix à ces circonstances fugitives et légères ; il les
grave à notre insu dans le souvenir , et elles y restent
inconnues, oubliées, jusqu'à l'instant où le cœur
les retrouve, pour s'en faire encore des preuves
d'amour.
À diner , j'eus quelque mérite à me rappeler qu'il
convenait à ma jeunesse d'aller prendre la plus mau-
vaise place : et , à mon grand regret , je fus bien
loin d'Àthénaïs ; mais, avec un sérieux inaltérable,
je lui faisais passer, comme si elle l'eût demandé,
tout ce qu'elle préférait. J'ajoutais au plaisir de la
prévenir celui de la saluer avec un profond res-
pect , et d'en être remercié par un sourire bienveil-
lant.
Amour ! amour! je le remercie pour tout le bon-
heur dont mon cœur commence à jouir. Mes projets
EUGENE DE ROTHELIX. 399
étaient remplis tle souvenirs , mes souvenirs brillans
d'espérances.
Tous les jours, après diner, madame de Rieux se
met à travailler sur un métier si grand, qu'elle est
obligée de se tenir un peu à l'écart. Avant le retour
de mon père, dès que madame d'Estouteville était à
son whist , j'approchais peu à peu de ce bienheureux
métier, et m'asseyais près de madame de Rieux.
Nous finissions par être si parfaitement à nous-
mêmes , si isolés au milieu du monde , que ces mo-
mens avaient un charme inexprimable. Hier, j'avais
repris ma place accoutumée : je jouissais du plaisir
de la voir, de me dire que j'en étais aimé, que je lui
consacrerais ma vie. Heureux lorsqu'elle m'écou-
tait, heureux lorsqu'elle évitait mes regards , je l'ai-
mais de respecter les convenances, je l'adorais de les
oublier pour moi.
Tout-à-coup les portes s'ouvrent, et on annonce
mon père. Le premier objet qui dut le frapper fut
madame de Rieux , entourée de lumières pour
mieux voir son ouvrage , mais aussi par là mieux
éclairée , et moi assis près d'elle. Nul autre ne pou-
vait s'en être approché ; car il n'y avait à côté de son
métier que le fauteuil que j'occupais.
Dès que mon père parut , je fis Tétourderie d'al-
ler au-devant de lui , comme s'il m'eut été permis de
faire les honneurs de cette maison; puis, au lieu de
retourner auprès de madame de Rieux, j'allai me
placer devant la cheminée. Madame d'Kstouleville
400 FXGHNE DE IIOTÏÏELIX,
en parut mécontente ; Athénaïs me fit un signe <!e
reproche.
Mon père s'assit : il était extrêmement sérieux.
Après deux ou trois phrases insignifiantes, il dit à
madame d'Eslouteviile qu'il comptait partir pour ses
terres à la fin de la semaine , et y passer six mois. Il
ne m'en avait pas encore parlé. Je trouvai quelque
chose de cruel à m'annoncer ce départ devant du
monde, sans m'avoir averti, sans que j'eusse pu y
préparer Athénaïs... Ah! si mon père s'était seule-
ment donné le temps de la connaître, je suis con-
vaincu qu'il l'aurait aimée, et lui aurait confié mon
bonheur sans inquiétude.
Cette nouvelle fut un coup de foudre pour Athé-
naïs comme pour moi. Sa contenance changea : trop
émue, trop agitée, ne pouvant se contraindre, elle
laissa son ouvrage et quitta la chambre. Comme elle
la traversait, je m'approchai d'elle, lui ouvris la
porte, et n'eus que le temps de lui dire tout bas : c< Si
vous vouliez , nous nous verrions tous les jours. »
— Dès qu'elle fut sortie j'allai me cacher derrière le
cercle. Là , je restai dans un accablement profond ;
je ne puis exprimer ce que j'éprouvais. Six mois sans
se revoir ! impossible ! Laisser mon père partir seul !
l'abandonner dans cette terre où il m'a élevé ! lui pa-
raître ingrat ! il vaudrait mieux mourir.
Cependant Athénaïs était toujours devant mes
yeux ; je la voyais pâle , oppressée , traverser cette
chambre en se tenant à peine. Aussi, au premier
bruit , à la première personne qui vint , je m'écbap-
EUGÎ:\E DE ROTIIF.MX. 401
pai et montai chez madame de Rieux. — « Àh! Eu-
gène , me dit-elle, les torts sont toujours punis. Un
vain orgueil m'a fait désirer que votre père me re-
grettât : j'ai voulu être aimée de vous , et (Test moi
qui vous aime! moi qui serai malheureuse! » —
Avec quelle tendresse je la rassurai sur mes senti-
mens , mais en lui avouant que j'accompagnerais mon
père ! — « Cédez au désir de madame d'Estouteville;
faites annuler votre mariage, alors j'aurai le droit
de demander à mon père de vous recevoir comme sa
fille , comme ma femme ; et le bonheur de vivre avec
vous sera le prix de mon obéissance à le suivre dans
ses terres. » — Elle s'y refusait encore ; mais ce
n'était plus cette ferme résolution de la veille : la
certitude d'être six mois séparés ne lui laissait plus
la force de refuser le seul moyen de nous voir. Aussi,
après avoir hésité quelques instans , elle me permit
d'engager la maréchale à commencer les démarches
nécessaires pour lui rendre sa liberté. Cet aveu dis-
sipa toutes mes inquiétudes; et, condamnés à pré-
voir quelques peines, au moins nous ne craignions
plus de malheurs.
Madame d'Estouteville vint nous rejoindre. Elle
me gronda d'avoir suivi sa petite-fille ; elle la répri-
manda de n'avoir pas été plus maîtresse d'elle-même.
Je lui demandai d'approuver notre union : elle nous
écoutait comme des enfans qui se bercent d'espérances
trompeuses.
Alors je tombai aux pieds d'Athénaïs , et , avec la
gravité, la solennité que j'aurais mise devant les au-
34.
402 EUGÈNE DE ROTHEMX.
tels, je lui dis : « Il m'est impossible rie déterminer
l'instant où mon père consentira à noire mariage ;
mais j'ai le droit de vous jurer que jamais ni mon
cœur, ni ma main, ni mon nom, n'appartiendront
à un autre que vous , et que je suis à vous pour tou-
jours. Sachez , dis-je à madame d'Estouteville, que
lorsque j'apprendrai à mon père qu'Athénaïs a reçu
ma promesse, mon serment , peut-être en sera-t-il
affligé jusqu'à ce qu'il la connaisse davantage ; mais
lui-même ne supporterait pas l'idée d'un fils parjure:
il me l'a répété mille fois. — Ce n'est pas assez, ré-
pondit madame d'Estouteville; les rapports de nais-
sance, les avantages de fortune ne suffisent pas. Il
faut que ma petite-fille soit reçue par votre père
comme pouvant contribuer à son bonheur et à celui
de sa maison. » — Je me relevai sans lui répondre ,
j'osai prendre la main d'Athénaïs, et, devant sa
mère , je lui répétais encore : A vous pour toujours.
— Elle me demanda si je la verrais le lendemain.
Dans cet instant où il était question de toute la du-
rée delà vie , combien mon cœur lui sut gré d'atta-
cher la même importance au plaisir de nous voit un
moment! Je ne pouvais me séparer d'elle ; Athénaïs
était devenue la compagne de toutes mes heures ,
celle dont l'image se mêlait à toutes mes idées d'ave-
nir, à toutes mes espérances de bonheur ; et seul,
en la quittant, je renouvelai le serment d'un éternel
amour.
ElïGFAF DF R0TIÏFX1\. 403
CHAPITRE XXVI.
En revenant chez mon père , j'éprouvais une tran-
quillité, une force crame qui m'étaient inconnues.
Sûr de mon respect pour lui , je me croyais à l'abri
de ses reproches $ sûr de mon affection pour elle,
je ne redoutais plus son injustice. Ils pouvaient m'af-
fliger, sans que je leur donnasse le droit de se plain-
dre. Décidé à me dévouer à leur bonheur, je n'au-
rais pas permis à madame de Rieux de me deman-
der un seul des instans que je devais consacrer à
mon père; et assurément je n'aurais pas consenti
non plus de sacrifier mes sentimens pour elle.
Il se promena assez long-temps dans sa chambre
sans me parler. Enfin, il me dit: «Quoique je
n'aime point madame d'Estouteville , je crois devoir,
en honnête homme , vous avertir qu'aujourd'hui vo-
tre humeur a compromis madame de Rieux. — Je
n'ai pu me défendre d'un moment de surprise que
votre bonté aurait pu m'épargner.— De mon temps,
les surprises, la passion môme, n'étaient pas re-
çues comme excuses pour une indiscrétion. — Il me
semble, mon père, que vous auriez pu me préparer
à ce voyage. — Ce n'est pas vous que j'ai voulu y
préparer, ce sont les personnes chez lesquelles je
vous trouvais.
— Mon père , depuis quatre mois je vois tous
les jours madame de Rieux ; il n'est pas une de ses
actions que je ne connaisse et n'aie approuvée , pas
404 EUGENE DE ROTHEMX.
un de ses sentimens qui ne me promette du bon-
heur. Voici la lettre qu'elle m'a écrite la veille de
votre arrivée : lisez-la ; mais sachez que depuis il
n'est pas de jour où nous n'ayons renouvelé l'enga-
gement de vous rendre heureux. — Grand Dieu !
s'écria-t-il , madame de Rieux serait-elle libre?...
Ah ! que voulez-vous dire.... expliquez-moi ce mys-
tère qui me fait trembler. — Mon père, Athénaïs
n'est plus libre , et elle a promis d'être à moi. — Hé
bien ! moi je promets que jamais... » — Je pris ses
mains dans les miennes. — « Mon père, m'écriai-je,
ne promettez rien ; mon serment a précédé le vôtre,
il est irrévocable. — Imprudent! connaissez-vous
les raisons invincibles qui m'éloignent de cette fa-
mille? — Vous n'avez pas voulu me les dire lors-
qu'elles pouvaient prévenir mon cœur et l'empêcher
de se donner... Malgré ces raisons, vous ne m'en
avez pas moins conduit chez madame d'Ëstouteville-,
j'y ai vu madame de Rieux, et pouvais-je la voir
sans l'aimer?... Mon père, je me suis lié par tous
les sermens qui engagent l'honneur : j'ai promis le
bonheur d' Athénaïs ; mais je vous confie le mien. —
Eh ! que puis-je faire pour le vôtre, quand vous vous
êtes engagé sans mon aveu? — Il est vrai, j'ai pro-
mis mon cœur et ma main ; mais aussi j'ai juré d'at-
tendre votre consentement. — Tant que j'existerai,
je ne permettrai pas... » — Un cri affreux s'échappa
de mon âme ; il effraya mon père , et, grâce au ciel,
suspendit l'arrêt qu'il allait prononcer. — « Mon
père, n'attachez jamais l'époque d'un bonheur pour
EUGENE DR ROTHEUN. 405
moi, au moment de vous perdre Usez de votre
pouvoir, abusez-en même ; je n'en souhaiterai pas
moins la durée de votre existence-, mais vous pou-
vez me faire haïr la vie. » — Mon père paraissait
désespéré. — « Allez, mon fils , me dit-il ; demain,
vous connaîtrez, vous jugerez votre père. » — Je
voulais rester, il me fit signe de me retirer, et je le
quittai plus malheureux qu'il n'était lui-même.
Quelle nuit j'ai passée! Ce matin, accablé de fa-
tigue , je m'étais assoupi ; un bruit de voiture m'a
réveillé : j'ai sonné , et l'on m'a dit que mon père
venait de partir pour sa terre en me laissant la lettre
suivante.
CHAPITRE XXVTI.
Lettre du comte de Rothelin à son fils,
« J'avais résolu, mon fils, de ne jamais vous
parler de mes peines ; mais je vois que même nos
enfans interprètent défavorablement notre conduite,
dès qu'elle sort des routes communes et que le motif
leur en est inconnu.
» Je veux bien aujourd'hui vous rendre compte
des raisons qui m'ont déterminé; ensuite je vous
permets d'opter entre vos nouveaux amis et moi.
» J'ai été élevé par un père qui avait toute la sé-
vérité des anciennes mœurs. Le respect qu'il nous
inspirait était tel, qu'un de ses regards suffisait
406 EtJGKlVE DE ROTHELIW
pour tout mouvoir ou tout suspendre dans sa mai-
son. Si volonté suprême, immuable, me paraissait
le droit naturel du chef de sa famille; la soumission
de ma mère, l'état convenable d'une épouse.
)) Mon père, ayant éprouvé une injustice, avait
quitté la cour encore jeune et s'était retiré dans ses
terres. Là, sans rien regretter, sans rien vouloir,
sans daigner se défendre, il avait acquis l'impor-
tance et l'autorité dont jouissaient autrefois les sei-
gneurs suzerains. Juste, loyal, bienfaisant, vrai-
ment noble, son château était le rendez-vous de
toute la province. Appui du pauvre , conseil du ri-
che, son estime était un bien nécessaire à tous.
)> Il m'avait fait entrer dans l'état militaire à seize
ans -, grièvement blessé dès ma première campagne1,
ma santé affaiblie me força de quitter le service : je
me fixai près de lui. Ses vertus, ses préceptes me
donnèrent cette austérité de caractère, qui m'inspire
pour la faiblesse presque autant de mépris que les
autres hommes en ont pour les fautes.
» Je venais d'avoir vingt-cinq ans lorsque mon
père mourut. Il me recommanda de me marier ,
mais de ne point épouser une femme dont je serais
amoureux ; parce qu'elle me subjuguerait, au moins
pendant ce temps de passion , et qu'ensuite elle ne
pourrait revenir sans débats à la déférence qui n'est
que Tordre dans le mariage.
)> Il me conseilla de ne point épouser une femme
riche, parce que les biens considérables que je tien-
drais de lui ne me laissaient rien à désirer, et que
EUGENE de uotiieliîv. 407
peut-être les avantages qu'elle me devrait lui inspi-
reraient de la reconnaissance.
)> Il m'ordonna de la choisir dans ces familles dont
le nom historique réveille d'illustres souvenirs : —
Car, me disait-il , si ses parens n'ont point consené
les nobles vertus de leurs ancêtres, au moins par
orgueil elle entretiendra ses enfans de leurs hauts
faits d'armes , de leurs sentimens généreux ; et la
grandeur qui vient des belbs actions élèvera leur
jeune courage. Puissent-ils apprendre ainsi , dès le
berceau , que les vertus ordinaires ne sont pas le
but , mais le commencement de leur carrière !
» La succession de mon père me força de venir à
Paris. J'allai voir madame d'Estouteville. Sa mai-
son était alors, comme elle l'est aujourd'hui, une
sorte de tribunal où tout ce qui prétendait à quelque
distinction se croyait obligé de comparaître. Je m'a-
perçus trop tard que les sentimens vrais et simples
n'existaient plus chez madame d'Estouteville , et
que tout ce qui est convention était devenu pour
elle une seconde nature.
» Le maréchal d'Estouteville, presque aussi am-
bitieux que sa femme, avait encore plus d'orgueil.
Parlant à peine , saluant à demi , tenant tout à dis-
tance, on disait de lui que sa lunette ne regardait
les hommes que par le côté qui éloigne : ses enfans ,
sa femme même ne l'ont jamais approché sans crain-
te. Malgré cette fierté révoltante, monsieur d'Estou-
teville était cependant fort considéré ; une réserve
impénétrable le rendait d'une société sure. Sa taille.
408 EUGÈMi JJL ÎIOTHLLIV.
plus élevée que celle des hommes ordinaires, donnait
à son regard dédaigneux une sorte de naturel : il
était comme obligé de n'apercevoir qu'au-dessous
de lui.
)> Le fils aîné de monsieur dEstoutevillc devait
hériter de toute sa fortune ; le second, déjà cheva-
lier de Malte , avait prononcé ses vœux et possédait
une riche commanderie : l'un et l'autre se trouvaient
absens lorsque j'arrivai à Paris.
» Mademoiselle dEstouteville était chanoinesse.
Son père prétendait la faire nommer abbessc de JRe-
miremont; non qu'il désirât sacrifier sa fille, non
qu'il n'eût pu choisir pour elle entre les partis les
plus considérables , mais parce qu'il voulait qu'elle
eut cette place, la première de tous les chapitres
nobles.
» La sœur de monsieur d'Estouteville avait épousé
le comte d'Estaing; elle était morte jeune en accou-
chant d'une fille : avant de mourir elle avait confié
cet enfant à madame d'Estouteville. Des circonstan-
ces malheureuses ayant dérangé la fortune de mon-
sieur dEstaing, il s'était remarié pour la rétablir,
avait eu un fils-, et, en mourant, peu d'années
après , il n'avait pensé à mademoiselle d'Estaing
que pour la recommander aux bontés du maréchal.
» Lorsque je fus présenté à madame d'Estoute-
ville , sa fille était avec elle : Sophie grande , belle ,
avait cet air digne et noble qui semble annoncer tou-
tes les vertus ; mais à dix-huit ans elle avait à peine
jeté un regard sur le monde, et elle se croyait le
EUGÈNE DL ROTHELIN. 409
droit de comparer! de juger, d'avoir une opinion.
» Près d'elle était mademoiselle d'Eslaing; je la
savais sans fortune : on la disait malheureuse chez
son oncle. En la voyant , je me rappelai les conseils
de mon père; je ne pouvais même les éloigner de
mon esprit; ils me poursuivaient malgré moi, et tous
lés mouvemens d'Amélie attiraient mon attention.
» Elle avait une douceur et une grâce particu-
lières : sa figure, extrêmement blanche, mais un peu
pale, offrait quelque chose de si pur, de si transpa-
rent, que la moindre agitation la colorait. Elle ve-
nait d'avoir seize ans; son air était sensible, mais
craintif; son regard baissé, sa voix douce, presque
incertaine, ses pas légers, sa démarche timide ; en-
fin il semblait qu'elle n'avancerait dans la vie qu'en
tremblant.
» Je ne doutais pas qu'Amélie ne fut la femme
que mon père aurait préférée , mais je me demandais
si elle ne m'avait point paru trop séduisante? Sa ti-
midité me rassura; un sentiment secret me disait
que ces yeux n'auraient jamais de colère, que celte
voix ne s'élèverait jamais jusqu'à la plainte.
» Je fus quinze jours sans retourner chez ma-
dame d'Estouteville. Pendant ce temps , je cherchais
tous ceux qui fréquentaient sa maison. Je parlais
d'abord de Sophie : on la louait généralement; mais
on s'accordait à lui trouver ces qualités brillantes,
prononcées, qui attirent trop l'attention , jettent
trop d'éclat et ne laissent pas sentir assez le besoin
d'un soutien.
33
410 EIGÈ:\E DE KOTUELIN.
» Pour Amélie, on ne la louait pas; mais on l'ai-
mait. Oui, mon fils, tout le monde l'aimait. Les
religieuses qui lavaient élevée parlaient de sa piété ;
ses parens , de sa soumission ; ses jeunes compa-
gnes, de sa douceur ^ le pauvre, de sa bienfai-
sance. Ce qui me touchait encore, c'est qu'on ne di-
sait du bien d'Amélie que relativement à soi , parce
qu'elle-même était toujours occupée des autres.
» Après avoir pris toutes les informations que
je pus imaginer et m'ctre convaincu que je trouve-
rais dans Amélie l'épouse attentive, exemplaire,
sans laquelle je ne pouvais être heureux , je retour-
nai chez madame d'Estouteville et lui demandai un
rendez-vous pour le lendemain. Il était connu que
c'était par elle seule que l'on arrivait à monsieur
d'Estouteville.
» Une fois décidé à épouser Amélie, je ne vou-
lais ni la laisser un jour de plus chez son oncle, ni
donner à l'amour le temps de me subjuguer.
)) Je ne puis rendre l'espèce de chagrin que j'a-
perçus dans les yeux de madame d'Estouteville,
lorsque je lui demandai sa nièce en mariage. —
« Amélie! s'écria-t-elle d'un air surpris et affligé.
— Mademoiselle d'Estaing, repris-je en baissant les
yeux. — Mais vous avez, je crois, quatre ou cinq
cent mille livres de rente? — - A peu près, madame.
— Je me persuadais que, pouvant choisir dans toute
la France, vous auriez cherché des avantages plus
considérables. » — J'imaginai qu'elle regrettait ma
fortune pour sa fille, el m'empressai de l'assurer
E1TGENE dh noriTi:ij\. 411
que jamais je n'épouserais une femme qui pût avoir
d'autres avantages que ceux qu'elle tiendrait de
moi. — a C'est un goût louable autant que rare,
reprit-elle ; cependant je crois ma délicatesse obli-
gée à vous rappeler qu'Amélie n'a aucune fortune.
— Je le sais , madame. — Vous êtes donc bien dé-
terminé à vous marier? — Assurément; et je ne
conçois pas que madame la maréchale puisse douter
d'une résolution dont je prends la liberté de lui par-
ler. )) — Elle me regarda d'un air étonné puis
elle reprit : — « Je devrais peut-être borner là mes
réflexions; cependant je vais vous parler avec une
franchise dont votre caractère m'assure que je ne
puis jamais me repentir... Monsieur d'Estouteville
veut que ma fille soit chanoinesse, et je désire la
marier : il veut qu'Amélie se fasse religieuse ; l'aus-
térité du cloître , cette séparation du monde et de sa
famille , me paraissent une première mort à laquelle
je ne puis consentir. C'est donc Amélie que je vou-
drais voir chanoinesse. Du moins elle conserverait
sa liberté, pourrait vivre chez moi; et, destinée à
n'éprouver que des affections douces , peut-être se
trouverait-elle heureuse. — Mais, madame, pour-
quoi ne pas songer à établir en même temps made-
moiselle d'Estouteville et mademoiselle d'Estaing?
— Tous nous connaissez bien peu! reprit-elle avec
un sourire ple'.n d'amertume. Faire revenir mon-
sieur d'Estouteville sur une de ses volontés me pa-
raît déjà une entreprise assez chimérique ; jugez si ,
en même temps, j'essaierai de le faire changer de
412 EUGÈNE DE ROTIÏEUV.
résolution sur le sort de mes deux filles ; car je re-
garde Amélie comme ma fille. » — Après un assez
long silence que je n'avais pas envie de rompre, elle
ajouta : — « Sophie est l'aînée , il est juste que d'a-
bord je m'occupe d'elle. J'ai en vue un mariage con-
sidérable et qui lui convient sous tous les rapports.
Amélie n'a que seize ans , son caractère se formera ;
et lorsqu'elle aura dix-huit ans je penserai à elle. »
— Je me sentais indigné de voir Amélie sacrifiée au
désir de marier Sophie , aussi répondis-je à madame
d'Estouteville : « Je vous parlerai , madame , avec
une égale franchise. La dernière volonté de mon
père m'engage en quelque sorte à me marier cette
année môme. J'oserai donc vous supplier de présen-
ter ma demande à monsieur le maréchal. — Je n'ai
pas le droit de vous refuser, me dit-elle sèchement;
mais souvenez -vous que j'aurais voulu éloigner
l'instant où il prononcera sur la destinée de Sophie
et d'Amélie. » — Elle s'arrêta, comme si elle eut
encore espéré de me faire revenir au plan qu'elle
avait formé. Voyant que je persistais , elle ajouta :
a Dès aujourd'hui je rendrai compte à monsieur
d'Estouteville de vos intentions; demain, à pareille
heure, je vous donnerai sa réponse. »
» Le lendemain , je me rendis chez la maréchale.
a Monsieur d'Estouteville consent à vous donner sa
nièce , me dit-elle avec une froideur marquée ; mais
Amélie craint, comme moi, que vous ne regrettiez
un jour de lui avoir fait de trop grands sacrifices;
el voici une lettre qu'elle a voulu vous écrire. —
EUGÈNE DE R0THFU1V. 4 1 3
Pourquoi n'a-t-elle pas daigné me parler? — Parce
que monsieur d'Estouteville s'y est opposé. Lorsque
ce mariage sera arrêté, lorsque les articles seront
signés, il permettra que vous revoyiez sa nièce :
jusque-là , elle restera a son couvent. Elle y est allée
avec ma fille qui a désiré l'accompagner. »
» L'air, le ton de madame d'Estouteville étaient
bien changés. Depuis l'instant où je la priai de de-
mander pour moi la main d'Amélie , elle ne me re-
garda plus qu'avec une humeur qu'il lui était im-
possible de dissimuler.
» Je croyais l'avoir blessée en ne pensant point à sa
fille. Je pensai qu'elle était mécontente de voir Amé-
lie mariée la première ; et je m'empressai de répéter
que jamais je n'aurais épousé une femme que le
monde eût pu croire un grand parti , ou que j'eusse
aimée vivement. — « J'espère cependant, répliqua
la maréchale , que vous aimez un peu Amélie, puis-
que vous désirez l'épouser? — Tout ce qu'on m'a dit
de son caractère convient parfaitement au mien. — -
En effet, » reprit-elle avec une émotion qui me sur-
prit , a il est impossible d'avoir un caractère plus
doux , plus sensible. Amélie se croyait malheureuse
sans se plaindre ; elle jouira de la fortune avec mo-
dération. Mais lisez sa lettre. »
» Elle était décachetée ; la maréchale s'aperçut
que je le remarquais. — « C'est monsieur d'Estou-
teville qui a ouvert cette lettre. Sophie nous lavait
envoyée fermée. En vérité, a-t-il dit, je crois que
le mot de mariage tourne la tète aux jeunes filles.
35.
414 EUGÈNE DE ROTIÏEUN.
Àu-si , pour toute réponse, il lui a fait denmnder
depuis quand elle croyait que sa cousine put écrire
à qui que ce fut sans son aveu. »
» Pendant ce temps, je lisais la lettre d'Amélie.
— « Vous trouverez peut-être monsieur d'Estoute-
ville un peu rigoureux, me dit la maréchale, mais
ma fille et ma nièce sont élevées comme je l'ai été
moi-même, comme on Tétait autrefois. Mon père
disait toujours : Pour qu'un mariage soit heureux,
c'est aux parens seuls à calculer les chances de l'a-
venir. »
» J'appuie sur tous ces détails , mon fils : d'abord
ils me sont si présens , que je crois entendre encore
la voix de madame d'Estouteville ; ensuite , ils vous
expliqueront comment tout le bien qu'on disait d'A-
mélie a dû me décider à l'épouser. D'ailleurs , je
l'avouerai , la sécheresse , la dureté de ses parens,
augmentaient mon intérêt pour elle. Leur sévérité
n'était point le résultat d'un système réfléchi , mais
l'absence de toute affection du cœur.
)) Ces détails vous expliqueront aussi pourquoi je
n'ai pu parler à Amélie avant mon mariage. Au sur-
plus , cette manière de disposer de ses enfans sans les
consulter était en usage parmi les personnes de notre
rang; ainsi, dans tout cela, rien ne devait ni me
surprendre, ni m'arrèter.
» Voici la lettre d'Amélie :
« Monsieur d'Estouteville m'a dit , monsieur, que
» vous étiez disposé à unir voire sort au mien. Sou-
El.T,F!\F DE R0TIÏEL1X. A ! 5
» mise entièrement à mon oncle , qui a rendu toute
» justice à vos vertus, je ne m'occupe plus de mon
» bonheur, mais le vôtre m'inquiète.
)> Je me suis réservé le droit de vous rappeler que
» ma fortune est absolument nulle. Destinée au cloi-
» tre , j'ai peu cultivé les talens qui font réussir dans
» le monde; j'en ignore les convenances, les habitu-
» des ; je n'en désirais point les avantages. Je crains
» même que la retraite, en me laissant plus sensi-
)> ble qu'une autre à toutes les peines de la vie , ne
» m'ait fait sentir par avance le vide de ses consola-
» tions.
)) Voilà , monsieur, ce que j'ai cru devoir vous
» dire. Si ces aveux ne changent point vos résolu-
» tions, ils seront assez présens à mon esprit pour
» me rappeler toujours ce que je vous devrai.
)> Amélie. »
» Je demandai à madame d'Estouteville la per-
mission de répondre à sa nièce; elle y consentit. — •
« Mais, ajouta-t-el!e, je crois devoir vous engager
à me remettre votre lettre ; car monsieur d'Estou-
teville vous prie de ne pas aller au couvent sans lui.
Ma fille est avec Amélie : il ne veut point , mVl-il
dit, qu'elle ait l'exemple de ces conversations senti-
mentales , qui lui rendraient peut-être un jour la sou-
mission difficile.
» Assurément , j'étais fort loin de vouloir inspirer
des idées romanesques à une jeune personne ; mais
416 EUGENE DE ROTHELIN.
je ne pus blâmer la réserve que monsieur d'Estou-
teville exigeait.
« Apportez-moi voire réponse, me dit la maré-
chale, je la donnerai à ma nièce. Monsieur d'Estou-
teville vous attend demain au soir pour convenir des
articles. Il a décidé qu'Amélie reviendrait ici le jour
de la signature du contrat , et que le lendemain on
célébrerait votre mariage. »
» Je vous l'avoue , mon fils , je regrettais de ne
point voir Amélie, de ne pas interroger son cœur.
Cependant, ce sentiment de résignation, d'obéis-
sance , me paraissait tellement l'état convenable
d'une jeune personne envers sa famille , que je ne
voulais rien disputer à l'autorité du maréchal.
» Le lendemain, j'apportai ma réponse à madame
d'Estouteville. J'avais cru devoir y détailler mes opi-
nions , fondées sur des principes invariables. La
crainte d'induire Amélie en erreur, ou de la laisser
se tromper elle-même , m'avait engagé à me montrer
encore plus austère que je ne comptais l'être après
notre union.
» La maréchale lut ma lettre. — « Je veux vous
donner une grande marque d'intérêt, me dit-elle.
Cette lettre est très-propre à effaroucher une jeune
personne. J'aime à vous croire disposé à plus d'in-
dulgence ; mais Amélie l'ignore. Pourquoi l'effrayer?
Hélas! ajouta-t-elle tristement, la vie n'est bonne
que par les illusions. Si à votre âge vous n'en éprou-
vez plus , au moins ne renoncez pas à celles que vous
pouvez faire naître. »
EUGENE DE ROTIIEMX. 41"
» Madame d'Estoutevillc avait raison. Cependant,
l'inquiétude de laisser à Amélie une seule espérance
trompeuse me tourmentait. J'avais mis tant de soins
à m'informer de son caractère, que je croyais la
connaître mieux qu'elle ne se connaissait elle-
même. Mais moi , qu'elle n'avait fait qu'entrevoir;
moi , si sévère , n'étais-je pas obligé , en honnête
homme , de la prévenir sur tout ce qui pouvait lui
déplaire ?
» Pendant que j'étais livré à ces pensées, madame
d'Estouteville me présenta du papier, de l'encre, et,
avec un air d'autorité assez aimable, elle me dit:
« Allons, adoucissez vos déclarations antisociales ;
j'espère que vous m'en remercierez un jour. » — Je
lui obéis ; mais , en écrivant , j'étais encore tout
occupé de ces principes dont j'avais été imbu dans
mon enfance. S'il m'eut été permis de parler à Amé-
lie , je les aurais peut-être en effet adoucis. Ma se-
conde lettre ne valait donc guère mieux que la pre-
mière.
» Vous voyez , mon fils , que je vous dis le bien
comme le mal. En m'accusant moi-même avec tant
de sincérité , je crois acquérir le droit de vous per-
suader, lorsque j'aurai à me plaindre des autres.
» La maréchale était loin d'être contente. Mon-
sieur d'Estouteville parut ; elle lui soumit ma ré-
ponse , il l'approuva , et dès-lors sa femme ne se per-
mit plus une objection.
» Elle parlait pour le couvent ; je la conduisisjus ♦
qu'à sa voiture, assez tourmenté de l'impression
418 EtlGE.XE DE ROTHELIN.
que ma lettre produirait sur Amélie ; mais si
elle en était satisfaite, quel triomphe pour moi,
quel espoir de repos , de tranquillité pour mou
avenir !
)) Je m'empressai de retourner chez la maréchale.
— « J'ai encore une lettre à vous donner, me dit-
elle ; monsieur d'Estouteville veut que ce soit la der-
nière. Désormais,)) ajouta-t-elle en souriant, «je
ferai les demandes et les réponses, car vous n'avez
guère plus de raison l'un que l'autre. »
)) Amélie m'écrivait : — «. En apprenant la réso-
lution où vous êtes de guider mon inexpérience , je
deviens plus tranquille ; mes pas , dirigés par vous,
seront plus assurés. Il me semble que je n'aurai ni
à m' occuper de mon bonheur, ni à craindre pour le
vôtre. Aussi , puis je promettre sans effort une dé-
férence que rien n'altérera jamais. »
)) Le soir , je me rendis chez monsieur d'Estoute-
ville. Après avoir eu la bonté de me dire qu'il était
flatté de me voir allié à sa famille , il m'avoua qu'il
avait consenti avec peine au mariage d'Amélie. —
« Je n'aime point les grandes obligations entre deux
époux, ajouta-t-il. Je sais qu'avec un homme hon-
nête, délicat comme vous l'êtes, elles ont moins
d'inconvénient ; cependant, il eut été plus raisonna-
ble pour mademoiselle d'Estaing de s'enfermer dans
un cloître. Je l'avais résolu , elle y était déterminée;
mais madame d'Estouteville ne pouvait supporter
l'idée de ces va^ux éternels. Il semblait, à l'en-
tendre, qu'Amélie serait la première qui , par re -
LIGENÈ DE llOTliLLllN. 419
pect pour les siens , aurait embrassé l'état religieux.
Enfin, vous vous êtes présenté, et il n'a plus été
question de couvent. »
» Rappelez-vous ces paroles, mon fils, qui ne
me frappèrent alors que pour trouver monsieur d'Es-
touteville un barbare, capable de tout sacrifier à son
orgueil.
» Le jour de la signature du contrat, Amélie re-
vint chez le maréchal. Je la vis pour la première fois.
Sa timidité était encore augmentée. Sophie ne la
quitta pas : attentive à suivre tous ses regards , pré-
venant ses moindres désirs, elle semblait avoir de-
\iné les sollicitudes d'uue jeune mère qui marie sa
fille. Leur mutuelle affection me répondait de la
bonté de leur cœur.
)) Je ne sais quelle circonstance me fit passer dans
un salon voisin ; Sophie vint m1} trouver. — « Mon-
sieur, » me dit-elle avec une inquiétude si naïve, si
facile à calmer, « demain vous promettez à Dieu de
rendre ma cousine heureuse!... Sûrement, vous
tiendrez cette promesse? » — Ses mains étaient join-
tes , comme si son propre bonheur eût dépendu de
moi. Je me récriai sur l'injustice d'en douter. —
« Àh ! » reprit-elle en soupirant, « vous avez l'air
bien sévère! » — Et cet air sévère, qui efi rayait
Sophie, vint encore m'expliquer les craintes d'A-
mélie.
)) Lorsqu'il fallut signer le contrat, Amélie trem-
blait, son nom était à peine lisible. Comment fus-je
assez préoccupé pour que son trouble ne nf éclairât
4 20 ELGÈ\E DE KOLilELLX.
point! Je lui offris les présens d'usa6e-, la maré-
chale seule parut les apprécier; Amélie les vit, parce
qu'on lui dit de les regarder. Mon fils ! mon cher
fils ! quand on commence à s'aveugler, tout accroît
notre illusion. Amélie si indifférente ne me parut que
raisonnable et modérée : ce qui aurait dû rn'avertir
ajoutait à mon erreur.
» Le lendemain , la famille de mademoiselle d'Es-
taing, celle de monsieur d'Estouteville, la mienne,
se réunirent à midi chez le maréchal : c'était tout ce
qu'il y avait de grand , de connu en France , qui ve-
nait être témoin de notre union.
» On se rendit dans la chapelle de monsieur d'Es-
touteville. Amélie, qu'on disait à sa toilette , se lit
assez attendre ; dés qu'elle arriva , le prêtre monta
à l'autel pour célébrer notre mariage.
)) Elle était pâle , respirait à peine. Je la vis chan-
celer.... Jusque là elle s'était contrainte; je ne l'a-
vais jugée que timide ; dans ce moment, elle me pa-
rut mourante, désespérée.
» A l'instant, comme éclairé par un trait de lu-
mière , et avec une secrète horreur, je me demandai
pour la première fois si monsieur d'Estouteville ne
l'aurait pas forcée de consentir à m'épouser. Mais ,
mon fils, à l'autel, au milieu même de la cérémo-
nie, comment suspendre ce mariage ?Mademoiselle
d'Estaing était troublée, il est vrai ; mais qu'avait-
el!e dit, qu'avait-elle fait , pour autoriser un pareil
éclat devant toute la France? éclat qui m'aurait
déshonoré, s'il ne l'avait perdue sans retour.
ELGLINL DE ROTHELÏN. 121
— a Amélie, lui dis-je tout bas , parlez à vôtre
ami ; quelle terreur vous a saisie ! » Elle se mit à
genoux sans me répondre. Mon inquiétude était au
comble. — « Amélie, dites un seul mot, ou je ne
serai plus maître de moi. — Calmez-vous , » me ré-
pondit-elle avec une voix angélique , « je vais pro-
mettre à Dieu de vous consacrer ma vie. » — Je
voulus me récrier , tout suspendre ; elle releva en-
core sa tète , me regarda avec une douceur si crain-
tive!... Mon fils, quel regard! Ces yeux-là réap-
paraîtront à mon dernier moment. — « Prions tous
deux, » me dit-elle avec un triste sourire, « prions ! . . »
— et sa tête retomba de nouveau, et la cérémonie
s'acheva sans que je fusse rendu à moi-même.
» Ce que je souffris pendant cette journée ne sau-
rait s'exprimer. Agité par les sentimens les plus con-
traires , quelquefois j'étais prêt à conjurer Amélie
de me confier le secret de son cœur 5 dans des in-
stans plus calmes, je pensais qu'il valait mieux lui
laisser ignorer que j'avais douté de son affection.
Tant qu'elle croirait à mon estime , elle pourrait me
voir sans embarras , revenir à moi avec confiance.
» Il me suffisait de regarder la figure céleste d'A-
mélie pour être plus tranquille. Cependant une voix
intérieure semblait m'avertir qu'elle était subjuguée
par une préférence involontaire. Mais je me flattais
que sa piété douce et pure me la ramènerait , et
qu'elle finirait par être sensible à mes soins.
» Ayant pu concentrer dans mon àme toutes mes
impressions, ce premier, ce terrible jour, je rede-
06
422 EUGEftL DE KOTIlELlïV.
vins tout-à-fait maître de moi , et résolus de ne ja-
mais laisser apercevoir les tourmens qui me déchi-
raient.
» Cependant, je n'envisageais plus monsieur et
madame d'Estouteville sans une sorte d'horreur : lui,
pour avoir voulu sacrifier Amélie en la renfermant
dans un cloître; elle, pour avoir fait mon malheur,
et , en affectant les dehors d'un faux abandon , avoir
contribué à m'aveugler.
)) Trois jours après mon mariage , j'emmenai
Amélie dans mes terres. Là, les semaines, les mois
s'écoulaient , sans que j'eusse un mot , un mouve-
ment à lui reprocher.
» Cette autorité souveraine, que j'avais prétendu
exercer dans ma maison, me fut trop accordée.
Amélie était douce et soumise, mais si froide, si
réservée , que je me sentais seul chez moi. Mes vo-
lontés étaient toujours suivies , mes désirs jamais
devinés. 11 paraissait également impossible d'arra-
cher une plainte à Amélie , ou d'en obtenir un sou-
rire. Enfin, comme dans ces cloîtres où Tordre d'un
jour marque l'emploi de toute la vie , si je n'avais
pas changé moi-môme quelque chose dans mes jour-
nées , elles auraient été toutes semblables.
» Amélie ne recevait de lettres que de madame
d'Estouteville et de Sophie. Inquiet de cette corres-
pondance , je n'eus qu'à témoigner le désir de savoir
de leurs nouvelles; aussitôt elle me présenta la lettre
qu'elle venait d'en recevoir ; et , depuis cet instant ,
elle me montrait toutes celles qui lui arrivaient.
EUGENE DE ROTlfELIN. 4 23
jd Je n'avais donc rien , absolument rien à dire
contre Amélie. Cependant je voyais qu'elle était loin
d'être heureuse; je ne Tétais pas non plus. Peut-
être aurais-je mieux fait de mettre tous mes soins à
obtenir sa confiance ; mais, mon fils, comment s'ou-
blier assez pour aller au-devant d'un aveu de pré-
férence pour un autre, ou d'éloignement pour soi?
)> Amélie devint grosse : lorsqu'elle me l'an-
nonça, je la serrai contre mon cœur, Hélas! dans
ce moment de joie pour toutes les mères , je n'osai
même pas lui demander si elle m'aimait ! Sa sin-
cérité m'effrayait presque autant pour elle que pour
moi.
» Oui, mon fils, votre père, disposé à tant de
sévérité pour la femme dont il aurait été aimé ,
éprouvait, malgré lui , une tendre pitié pour la ti-
mide Amélie. Que n'aurais-je pas donné pour qu'elle
se jetât dans mes bras , et , d'elle-même , vint cher-
cher près de moi indulgence et consolation?
» Amélie avançait péniblement dans sa grossesse.
J'avais placé près d'elle une jeune fille qui avait
paru lui plaire; car je ne savais comment traiter'
cette âme souffrante : mes soins la troublaient , mes
plaintes auraient brisé son cœur.
» Tous les matins , appuyée sur cette jeune fille,
elle s'acheminait lentement vers l'église , et y restait
long-temps en prières. Tous les matins , à son insu ,
je la voyais revenir : ses pas la ramenaient toujours
par le même sentier qu'elle avait suivi la veille.
Amélie n'évitait ni ne préférait rien.
4*24 EUGÈNE DE ROTIIELIN.
» Mon fils, Dieu vous préserve de l'horrible tour- ■
ment de voir près de vous quelqu'un de vraiment
malheureux! Je fuyais ma maison, et passais tout
mon temps avec mes vassaux ; je ne songeais qu'à
m'étourdir, et n'étais plus ni à moi, ni chez moi.
» Le jour de ma fêle -, tous mes amis se réunirent
pour la célébrer. Amélie voulut me témoigner sa
reconnaissance : elle fut plus animée , parla à toutes
les femmes de leurs intérêts , de leurs familles. Déjà
je m'applaudissais de lui avoir dissimulé mes im-
pressions, et croyais mes espérances près de se réa-
liser. Mais l'effort qu'elle avait fait pour sortir d'elle-
même , pour s'occuper des autres , lui avait été trop
pénible; le soir elle se trouva fort mal. Alors je re-
nonçai à la contraindre, et l'abandonnai à ses vo-
lontés, à ses fantaisies ; me flattant que, lorsqu'elle
serait accouchée, le bonheur d'être mère la ratta-
cherait à la vie et à moi.
)> Quelque temps après, la guerre éclata. Amélie
ne put cacher son extrême agitation. Dès le matin ,
ce n'était plus par le sentier qu'elle se rendait à
l'église; c'était par le village. Elle s'arrêtait auprès
de chacun , regardait tout le monde avec une som-
bre inquiétude. Elle ne se promenait plus dans le
parc. Toujours sur la grande route , elle semblait
attendre, aller au-devant de quelqu'un. Souvent
accablée de fatigue , elle s'appuyait contre un arbre ;
mais , dès qu'elle avait repris un peu de force , elle
continuait sa marche, ne rentrait que tard, reve-
nant à regret sur ses pas.
EUGENE DE ROTIIETJN. 425
)> Amélie touchait au dernier mois de sa gros-
sesse. Je craignis que cette agitation ne fût nuisible
à sa santé , ne détruisit votre existence ; car je vous
aimais, mon fils , avant que vous lussiez au monde !
Frémissant aussi que cette conduite d'Amélie ne fut
mal interprétée, un matin qu'elle était restée plus
long-temps que de coutume à l'église, j'allai l'y trou-
ver. Elle était prosternée contre terre : je me mis
à genoux près d'elle; je la suppliai de soigner son
enfant. Elle me regarda ; son visage était baigné de
larmes. Je la pris dans mes bras. « Amélie, lui dis-
je, pleurez avec moi, que vos larmes tombent sur
mon cœur ; mais que je les voie seul ! Craignez qu'on
ne vous croie coupable ! — Coupable , répondit-elle,
oh! non, jamais coupable! Il ma laissé au moins
le bonheur de prier pour lui! » Je voulus l'emme-
ner, a Non , non , me dit-elle tout bas ; il y a eu
une bataille : je respire, moi ! Mais lui!.... » Et
elle se prosterna de nouveau. J'osai rappeler à Amé-
lie ses devoirs, ce Dieu qui pouvait le punir!... Oui,
mon fils , votre père , si sévère , était réduit , pour
sauver vos jours , à faire trembler votre mère pour
celui qu'elle aimait.
» Je réussis. Amélie effrayée prit mon bras , et
m'entraîna hors de l'église. Revenu avec ellçi dans sa
chambre, je lui demandai quand a> ait commencé
cette passion funeste. — Elle couvrit son visage de
ses mains , et répondit seulement : « Nous avons
été élevés ensemble — » — Tout-à-coup, elle se
précipita à mes pieds. — « Dites-moi que vous me
3f>.
4*26 EIJC.ÈXF DR ROTHFUÎV.
pardonnez ! oh ! dilcs-Ic moi • que Dieu lui pardonne
aussi ! » — Mon fils , je pensai à vous , et je par-
donnai.... Mon (ils, j'ai pu supporter la plus cruelle
douleur pour vous sauver ; et vous ne pouvez vain-
cre un sentiment qui me rendrait odieuse la fin de
ma vie !
» Voulant dérober à mes gens l'état d'Amélie, je
devins sa garde, son soutien, son consolateur-, je
voyais en elle votre mère, et cherchais à vous la
conserver.
» Une nuit que j'avais passée tout entière près de
son lit , vers le matin le sommeil m'ayant surpris ,
je fus éveillé par ses pleurs. Je m'approchai. A tra-
vers ses rideaux, je la vis à genoux; elle priait.
« Mon Dieu, disait-elle , je n'ai pas eu un jour de
bonheur , et je meurs à dix-sept ans ! Pour ma jeu-
nesse, pour tant de larmes que j'ai versées, mon
Dieu, qu'il vive! accordez-moi qu'il vive! » — J'a-
gitai son rideau ; elle se cacha dans son lit, et je l'en-
tendais étouffer ses sanglots.
» Ma fierté , mes principes même avaient fait
place à la plus tendre compassion. Je ne pouvais me
défendre d'une secrète horreur , en attendant la nou-
velle de celte bataille. Le moindre bruit épouvantait
votre mère; elle ne me quittait plus : on fut donc
obligé de me dire, devant elle, que quelqu'un me
demandait. Amélie se précipita avant moi vers la
porte ; elle aperçut Sophie , devina trop le malheur
qu'elle venait lui annoncer , et tomba sans connnis-
sance.
ÈtîGÈîVÉ DE ROTHEMX. 4*27
» Nous la portâmes sur son lit. En revenant à
elle, Amélie mit sa main sur la bouche de Sophie,
comme effrayée d'entendre ce quelle avait à lui dire.
Elle ferma les yeux ; des larmes s'en échappaient ;
elle ne respirait ni ne parlait.... Sophie, à genoux
près d'elle , s'efforçait de la ranimer par l'excès de
la douleur, lui rappelait son jeune frère, l'aimable
Alfred , lui demandait de le pleurer avec elle. Amé-
lie , sans ouvrir les yeux, lui répondit : a Ma vie
est finie. » — Je lui parlai de vous , de moi, du ciel
même. Ses yeux restèrent fermés; elle joignit les
mains : « Pardon et pitié , me dit-elle , ma vie est
finie. » — Et le soir, elle mourut en vous donnant
le jour. »
Mon père n'ajoutait ni réflexions , ni prière , ni
défense-, ses peines m'en disaient assez, Je résolus
d'aller le retrouver ; auparavant, je courus chez ma-
dame de Rieux : « Plus de bonheur pour nous, ja-
mais de bonheur, lises. » — Je lui remis la lettre
de mon père; elle commençait à la parcourir tout
bas. Je lui demandai de la lire haut. Je voulais l'en-
tendre encore , m'en pénétrer , me détailler tous ces
malheurs qu'il avait éprouvés.
J'étais indigné de la légèreté avec laquelle madame
d'Estouteville avait disposé du sort de ma mère. Cette
longue souffrance ) cette mort soudaine me jetaient
dans des angoisses que je ne puis exprimer.
Madame de Rieux pleurait en lisant , me regar-
dait , et pleurait encore davantage. — « Je ne sau
428 EUGÈNE DE ROTHEMN.
rais excuser ma pauvre grand'mère, me dit-elle,
mais laissez moi l'aimer encore ; il ne lui reste que
moi. — Qu'elle a été cruelle ! — Je l'ai toujours vue
bonne. Mon Dieu ! est-ce que l'âge rend si différent
de soi-même? — Adieu , ma chère Atbénaïs , adieu :
vous m êtes plus chère que jamais; vous m'êtes plus
chère que ma vie. Ce n'est pas vous qui êtes cou-
pable. — Àh ! s'écria~t-elle; pour l'amour de ma
mère qui a tant aimé Amélie , ne prononcez pas
adieu pour toujours ! » — Je n'en avais pas eu la
pensée : je n'osai pas examiner si je le devais ; je ne
pouvais concevoir ni un retour vers elle , ni l'obli-
gation de m'en séparer.
« Eugène , je vous l'ai dit : en mourant , ma mère
m'a laissé le portrait de la vôtre ; c'est le seul bien
qu'elle m'ait ordonné de conserver. Depuis que je
vous aime , il ne m'a pas quittée un instant \ chaque
jour je lui adresse mes promesses de vous rendre
heureux. » — Je demandai à voir ce portrait de ma
mère; je fondis en larmes. Elle ! si bonne ! si douce!
qui , avec tant de résignation , disait sans se plain-
dre : « Pas un jour de bonheur , et je meurs à dix-
sept ans! » Je m'agitais, je ne savais que répéter :
a Par qui ma mère a-t-elle tant souffert ! — Mais
moi ! Eugène , reprit madame de Rieux , vous l'a-
vez dit ; je ne suis pas coupable. »
Je ne répondais pas , ne pouvais lui répondre ; je
ne pensais qu'à la cruelle légèreté de madame d'Es-
touteville. Mon silence effraya Atbénaïs. — « Eu-
gène , me dit-elle , jamais je ne me serais séparée du
EUGÈNE DE ROTIÏELIX. 429
portrait de votre mère ;.... si vous devez cesser de
m'aimer, détachez-le vous-même de mon cou. por-
tez-le à votre père ; tandis que , seule ici , j'expierai
des malheurs que je n'ai pas causés. »
Ses reproches me rendirent à moi-môme. Moi ,
cesser de la chérir! Eh! que deviendrais-je? N'oc-
cupe-t-elle pas toute mon àme? Ah ! que de sermens
nous fîmes de nous aimer toujours , cependant sans
oser prévoir si jamais nous serions unis ! Avec
quelle tendresse je l'appelais mon Athénaïs ! Ce nom
me rassurait , calmait mes craintes , répondait à
toutes les pensées déchirantes qui venaient m'assaillir.
— « Je vais trouver mon père ; dites-moi que vous
y consentez. Je Pavouerai , dans ce moment j'irais
également si vous vous y opposiez ; cependant il me
sera doux que vous vouliez être bien pour lui. —
Je consens à tout , me répondit-elle , hors à perdre
votre affection. — Bonne Athénaïs ! »
Je regardai encore le portrait de ma mère ; je
l'approchai de mes lèvres avec un sentiment reli-
gieux. — « Il vous a été confié, ma chère Athé-
naïs, gardez-le; peut-être il nous protégera, nous
inspirera quelque moyen d'être moins misérables. »
J'osai la presser contre mon cœur, et je m'échappai
pour aller rejoindre mon père !
CHAPITRE XXVIII.
Il était nuit lorsque j'arrivai chez mon père. Je
le trouvai seul dans le grand salon. Pas de livres,
430 EIGÈ\E DE HOTHELIX.
à peine de lumière , rien autour de lui qui eût pu le
distraire. Il était visible qu'il avait passé le jour à
réfléchir, à s'inquiéter sur sa situation et sur la
mienne.
Lorsqu'il me vit , il leva ses mains et ses yeux
vers le ciel , et se détourna pour me cacher son émo-
tion. Pourquoi me la cacher? Avec des droits éter-
nels à ma reconnaissance, fort de ses intentions, de
sa bonté, il a cru sans injustice pouvoir prétendre
à me subjuguer. Hélas! il eût mieux valu pour tous
deux qu'il eût cherché à rapprocher mon cœur du
sien. Ses peines m'étaient insupportables ; j'étais
venu pour les partager, les adoucir; et je n'osai
même pas lui parler de l'objet qui nous intéressait
le plus.
« Je vais vous mener à f appartement que je vous
ai fait préparer , me dit-il ; car celui que vous oc-
cupiez dans votre enfance ne vous convient plus. —
Mon père , m'écriai-je vivement ému , vous m'at-
tendiez donc? » — Il me regarda comme surpris
que j'en eusse douté. Mon père m'attire par ses
vertus , par cette conviction qu'il m'a donnée de sa
tendresse pour moi ; et aussitôt il m'éloigne par sa
froideur, par celte volonté immuable que rien ne
peut faire fléchir. Combien nous différons!.... Tout
m'émeut , m'agite ; mon cœur , mon àme m'entraî-
nent : la raison seule le conduit; le meilleur senti-
ment lui paraîtrait une faiblesse , s'il ne croyait pas
pouvoir toujours !e maîtriser.
En passant devant un appartement qui tient au
EUGENE DE ROtltËLlft. 431
salon, il s'arrêta et me dit : « C'est ici la chambre
de votre mère. » — Comme il se trompe sur les
impressions qu'il veut me donner ! Il pensait réveil-
ler mes regrets, exciter mon ressentiment, et je ne
sentis que les doutes qui le poursuivaient : je fus
affligé qu'il crût devoir me rappeler ses peines pour
espérer que je les partageasse. Il ajouta avec un
profond soupir : « Elle y a bien souffert! — Oui ,
lui répondis-je: mais en y meurt jeune. » — Il me
regarda étonné et s'en alla.
Le lendemain, dès qu'il fut jour, j'allai au sentier
qui conduit à l'église ei que ma mère suivait chaque
matin. Que de pensées douloureuses m'accablaient!
La vie ne m'offrait qu'un avenir effrayant. J'enviais
à l'aimable Alfred la douceur d'avoir été si parfai-
tement aimé; je lui enviais même ce repos de la
mort qui avait suivi cet amour si tendre dont mon
cœur a besoin. Ma pauvre mère ! combien elle a dû
souffrir lorsqu'elle s'est vue condamnée à repousser
jusqu'au souvenir d'un sentiment si cher! Ah! ma-
dame d'Estouteville, vous n'avez pas pensé à cette
situation où les larmes mêmes sont interdites et de-
viennent des fautes !
Ce sentier n'a rien de triste , j'y ferai planter des
arbres consacrés à la mélancolie et à la mort.
J'entrai dans l'église, je demandai au curé s'il
avait connu ma mère. — Il soupira ; c'était me ré-
pondre. Il s'attendrit en me montrant sa place. —
ce Elle venait ici tous les jours , me dit-il. Bien sou-
vent j'ai vu des pauvres à genoux derrière elle, al-
4.32 eucè\e de uotuelia.
tendre avec confiance qu elle eût fini de prier. En
s'en allant, elle les devinait et leur donnait; car ja-
mais les pauvres n'ont été obligés de lui demander
deux fois. » — Je voulus savoir le nom, l'état de
toutes les familles dont ma mère prenait soin. —
a Prenait soin? reprit-il. Non, elle ne prenait pas
soin ; elle donnait avec la même bonté à tous les in-
fortunés qui se présentaient. Monsieur le comte en-
courage et paie le travail ; madame la comtesse se-
courait le malheur. Triste, pensive, les pauvres
mêmes évitaient de la distraire; ils se bornaient à
se mettre sur son passage : c'était assez pour eux et
pour elle. »
A l'heure du diner, je revins près de mon père ;
loin de me ramener au souvenir de ma mère, il pa-
rut éviter d'en prononcer le nom.
Le soir il fit une grande promenade ; je raccom-
pagnai. Le jour commençait à tomber quand nous
revînmes au château. Cette obscurité enhardit mon
courage -, j'arrêtai mon père au moment où il allait
rentrer. Je lui dis d'une voix tremblante : « Après
cette mort affreuse, combien vous fûtes malheu-
reux! — Oui , mon fils ; mais le temps et la volonté
finissent toujours par donner la force de surmonter
ses passions et même ses peines. — Mon père , qui
vous soigna dans ce premier moment ? ». — II ne
me répondit point , hâta sa marche ; je ne le quittai
pas. — « Mon père , par pitié , rassurez mon cœur ;
dites-moi qui resta près de vous dans ce premier
moment? » — Il gardait le silence. Enfin, pour-
ELGÈ.XL DE IlOTUELIN. 433
suivi par mes questions , il me dit en baissant les
yeux : «Sophie. — Ah! je respire, m'écriai-je;
Sophie se placera donc entre madame d'Estoutevillc
et Àthénaïs ! — Si Sophie eût vécu , peut-être se-
rais-je moins inflexible, reprit-il; mais madame de
Rieux a été élevée par sa grand'mère ; elle l'aime ,
elle est accoutumée à la respecter, à recevoir d'elle
toutes ses impressions. Elle a du en contracter la lé-
gèreté cruelle , l'égoïsme froidement barbare. Je
vous empêcherai, mon fils , d'être aussi malheu-
reux que Ta été votre père. Jamais Àthénaïs ne sera
ma fille. » — Il s'éloigna avec précipitation ; je
n'eus pas le courage de le suivre.
Le voilà donc prononcé cet arrêt que je voulais
empêcher! Serais-je condamné à être un fils ingrat
ou un ami perfide, parjure? Et quand je voudrais
choisir, le pourrais-je? Mon père, c'est mon de-
voir ; Athénaïs, c'est ma vie.
J'errais dans ses jardins sans savoir où j'étais.
Après avoir envisagé l'horreur de ma situation, je
m'en représentais une nouvelle pour en épuiser éga-
lement tous les côtés douloureux.
Il était onze heures lorsque je m'entendis appeler ;
mon père était à table. « J'ai craint, me dit-il , que
vous ne fussiez souffrant ; car c'est la première fois
que vous me faites attendre. » — Il mangea peu,
me regardait souvent, et détournait promplement
les yeux. II semblait qu'avec la volonté de m'aftli-
ger, il n'osât point en considérer l'effet. Les jours
suivans, même silence, même chagrin.
434 EUGENE DE KOTUELIN.
J'écrivis à Atbénaïs pour lui peindre ma dou-
leur, mon affection plus vive encore. Que de sermens
de lui appartenir un jour ! Avec quelle anxiété je lui
répétais que nous étions éloignés sans être séparés !
Cependant , je me crus obligé de lui apprendre cette
terrible résolution , et je frémissais en écrivant :
« Jamais Atbénaïs ne sera ma fille ! »
On me remit la réponse de madame de Ricux
devant mon père. J'étais si ému que je m'assis pour
la lire , et puis je sortis de la chambre pour la relire
encore. Ma douce amie tremblait à l'idée de m' in-
quiéter, comme à l'aspect d'un malheur. — « Je
prévoyais depuis long -temps la décision de votre
père , m'écrivait-elle ; je vous conjure de ne vous
préparer aucun remords : qu'il voie toujours en vous
un fils tendre et respectueux. » — Elle m'avouait
qu'elle n'avait pas eu la force de parler de ma mère
à madame d'Estouteville ; mais qu'involontaire-
ment elle ne se sentait plus la même pour elle.
Voilà donc encore un intérieur troublé ! Avant
de me connaître elles étaient heureuses.
CHAPITRE XXIX.
Que la vie m'est importune ! et cependant il n'y
a personne , pas même moi , que je puisse entière-
ment blâmer ; personne que je voulusse haïr ou
dont j'aie un droit certain de me plaindre.
Avec des senlimens que je crois purs et bons je
EUGENE DE ROTIIEMiV. 435
suis malheureux. J'estime mon père comme la vertu,
la morale elle-même, et il me rend malheureux.
Madame dEstouteville , qui me paraissait si aima-
ble, si indulgente; madame d'Estoulcvillc , par ses
qualités, et, oserais-je le prononcer, par ses torts,
me rend aussi malheureux. Athénaïs , que j'aime si
chèrement, je désirerais presque, quand elle s'af-
flige, n'en être plus aimé.... Si je pouvais le crain-
dre, je voudrais mourir... Mourir d'amour! com-
bien les âmes froides riraient de cette expression!
Hier, mon père pariait de places, de fortune, de
distinctions; je Y écoutais, confondu qu'il pût y at-
tacher du prix. Apparemment que mon ambition,
plus jeune que moi-même , est si cachée dans mon
âme, que je n'en devine pas encore les jouissances.
J'aime, et mon cœur ne connaît que le besoin ,
que le bonheur d'être aimé d'Athénaïs. Heureux
par elle , sûrement alors je deviendrais sensible aux
succès , à la gloire ; il me faut un regard d'Athénaïs
pour ranimer en moi toutes les passions nobles et
généreuses.
Les jours se succèdent sans que mon père puisse
me reprocher la moindre négligence dans mes de-
voirs envers lui , ni qu'il ait à espérer un moment
de distraction dans mes sentimens pour elle.
Je vois trop que ma douleur le tourmente. Aussi,
loin de m'en servir comme d'un misérable artifice
pour le toucher, j'évite de lui montrer ma peine;
mais je dédaigne également de lui dissimuler mon
amour.
430 EUGEXE DE ROTIIEMX.
On porte chez mon père toutes les lettres qu'on
envoie à la poste. C'est un usage établi de tout
temps dans sa maison. Il les met lui-même dans
une boite qu'il ferme soigneusement, pour qu'en
allant jusqu'à la ville voisine on n'en égare aucune.
Chaque jour je lui remets une lettre pour madame
de Rieux ; chaque jour aussi m'apporte une réponse.
La seule différence , c'est qu'au lieu de me donner
cette lettre , il la pose sur une table. Sans doute il
croirait autoriser notre affection si l'écriture d'A-
thénaïs passait de ses mains dans les miennes.
Comme, à chaque preuve de cet injuste éloign?-
ment , mon cœur se rattache à elle et voudrait pou-
voir la chérir davantage! Cependant, que je souf-
fre ! Souvent je vais loin de mon père pour me le
représenter comme dans les premiers jours de ma
jeunesse, lorsqu'ignorant les passions, je croyais,
sinon à son indulgence, du moins à son désir de me
rendre heureux. Quelquefois j'aurais besoin qu'A-
thénaïs osât se plaindre de lui , pour me raccoutu-
mer à le défendre. Mais Àthénaïs respecte mes de-
voirs -, elle m'aime , et jamais ne m'écrit un mot que
mon cœur voulût effacer.
CHAPITRE XXX.
Aujourd'hui la boite est revenue; non-seulement
elle m'a rapporté une lettre d'Athénaïs, mais une
aussi de madame d'Estouleville. Mon père a frémi
EUGÈNE DE ROTIIEMX. 437
en reconnaissant l'écriture de la maréchale; pour
moi, j'ai été persuadé que, dès qu'elle consentait à
m'écrire , elle pouvait s'excuser. D'ailleurs , elle m'a
toujours montré tant d'égards pour lui que , par-
faitement sur des sentimens de mes deux amies, je
lui ai dit : — « Permettez que je vous remette la
lettre de madame d'Estouteville sans l'ouvrir, c'est
par vous surtout que je désire qu'elle soit lue. —
Non, m'a-t-il répondu, éloignez même son écri-
ture de mes yeux ; cette femme a fait tout le tour-
ment de ma vie. — Mon père , ayez cette bonté ,
cette seule complaisance ; lisez la lettre de madame
d'Estouteville. — Vous êtes donc bien sûr de ce
qu'elle contient? a-t-il repris avec amertume. » —
Et ce moyen, que je croyais infaillible, puisque je
lui donnais une lettre que je ne connaissais pas
encore ; ce moyen, qui me semblait fait pour dissi-
per sa défiance , l'a augmentée : il a cru que c'était
un projet imaginé par elle pour le convaincre mal-
gré lui. Il accuse cette malheureuse femme de tout
ce qui peut lui déplaire ; et ce qu'il eût approuvé
jadis, aujourd'hui ne lui paraît qu'une intrigue
pour le ramener. S'il m'accorde encore des inten-
tions pures, il ne me suppose plus une action simple.
Hélas! il est à plaindre, et presqu'autant que moi.
Je le répète, si je pouvais cesser pour un moment
de l'aimer, secouer le joug, disposer de mon sort,
ma situation serait moins cruelle : mais les bontés
de mon père me sont toujours présentes et com-
mandent à ma passion -, ses peines sont toujours là
37.
438 EUGENE DE ROTHEUX.
pour affaiblir son injustice. Non , non , quatre mois
d'amour n'effaceront point vingt années de respect,
d'attachement et de soins.
Mon père s! étant retiré , j'ouvris la lettre de ma-
dame d'Estouteville.
CHAPITRE XXXI.
Lettre de madame d'Estouteville.
« Me voilà donc obligée de comparaître à ce tri-
bunal de deux têtes de vingt ans , de deux cœurs
aux premiers jours de leur passion! Quand, à mon
âge , je me vois prête à me soumettre à ce jugement,
je me crois insensée et trouve que la seconde en-
fance est encore plus déraisonnable que la première.
N'importe, j'ai aussi ma passion qui me domine.
Mon Athénaïs souffre, et son chagrin m'empêche
d'examiner ses torts.
)) Cependant, combien elle est coupable envers
moi ! Elle se renferme pour pleurer seule , m'aban-
donne tout le jour ; et le soir, j'aperçois trop la
violence qu'elle se fait pour venir m' accorder quel-
ques instans. J'aurais droit de me plaindre, mais
ne puis que m'affliger. Qu'il faut qu' Athénaïs soit
malheureuse pour être si différente d'elle-même !
» Aussitôt après mon mariage , je m'étais si ten-
drement attachée à la sœur de monsieur dEsloute-
ville, que nous étions devenues inséparables, A sa
EUGÈNE DE ROTIIEMX. 430
mort, je me chargeai de sa fille, et l'ai toujours
regardée comme la mienne.
» Monsieur d'Estouteville n'aimait que son fils
aine ; lui seul , dès f âge le plus tendre , était admis
près de nous dans le salon. Alfred , Sophie, Amélie
restaient dans leur appartement , et ne venaient
dans le mien que lorsque leur père était absent.
» Il s'établit entre eux une espèce de famille à
part. Si Alfred, Amélie eussent été seuls , leur ex-
trême affection aurait éveillé ma prudence : mais
Sophie était avec eux ; Sophie les chérissait autant
qu'ils s'aimaient, et sa présence jetait une couleur
égale et fraternelle sur leur liaison.
» La préférence si marquée de monsieur d'Es-
touteville pour son fils aine blessait mon cœur. Hé-
las! croyant seulement dédommager mon second
fils, je me laissais aller à la même injustice, et ne
pensais qu'à mon Alfred. Il venait d'avoir dix-neuf
ans lorsque son père me déclara qu'il devait pro-
noncer ses vœux. Son entrée dans l'ordre de Malte
était une chose convenue, décidée depuis sa nais-
sance ; il en portait même la croix dès le berceau :
aussi , quelle fut ma surprise lorsqu'il me demanda
du temps pour se résigner au sacrifice de sa liberté
» Je ne savais comment faire part de cette réponse
à monsieur d'Estouteviile , l'homme le plus despote
qui ait jamais existé. Peut-être devrais-je aujour-
d'hui , comme alors , couvrir d'un voile ses défauts ;
mais il s'agit du bonheur d'Athénaïs, et je ne puis
me taire.
440 EUGENE DE BOTIIELIN.
)) Dans le monde on me croyait maîtresse abso-
lue de mes enfans. Je paraissais tout diriger dans
ma maison, parce que monsieur d'Estouteville dé-
daignait de transmettre ses ordres à un autre qu'à
moi; au fait, je ne prononçais sur rien, ne dispo-
sais de rien , et chaque matin , en trois mots , il me
signifiait ses volontés.
» Je l'avais épousé fort jeune-, je lui étais entiè-
rement soumise , et je savais trop combien il était
inutile de chercher à l'attendrir. Ce fut donc Al-
fred que j'essayai de ramener; il me répondait
avec calme, mais différait toujours le moment de
s'engager. Cette opposition si constante dans le ca-
ractère le plus doux, le plus sensible, ne pouvait
qu'être l'effet d'une passion ; et j'avais presque de-
viné son secret lorsqu'il me l'avoua.
» Alfred, Sophie, à genoux devant moi , me
firent promettre que je tenterais de fléchir monsieur
d'Estouteville. Dieu m'est témoin si je les aimais , et
si je n'aurais pas donné ma vie pour le bonheur
d'Alfred !
» Aux premiers mots que je hasardai , monsieur
d'Estouteville ne parla que d'éloignemenl, de sépa-
ration , de la nécessité d'arracher mes enfans à ma
faiblesse. Une commanderie, disait-il , que ses pères
avaient fondée lors de la création de Tordre , était
vacante, et, par le mariage d'Alfred, serait per-
due pour sa maison. D'ailleurs il ne pouvait sup-
porter Tidée de partager sa fortune entre ses deux
fils.
EUGENE DE H0TIIEL1N. 441
» Monsieur d'Estouteville ordonna qu'Amélie
partirait le lendemain pour l'abbaye de Chelles et s'y
ferait religieuse , ou du moins n'en sortirait pas ,
môme pour une heure, tant qu'il existerait.
» Ce fut lui qui voulut conduire sa nièce au cou-
vent. Alfred resta près de moi. Sophie, qui avait
un peu de la fermeté de son père, l'encourageait à
une respectueuse résistance. Monsieur d'Estoute-
ville s'en aperçut , et la mit dans un monastère éloi-
gné de celui où était Amélie.
» Désolée de la dispersion de ma famille, je vou-
lus, en dissimulant mon chagrin, dérober à la con-
naissance du monde ce genre de peine qu'il était si
nécessaire de cacher. Ma maison resta ouverte et
brillante comme de coutume. J'abandonnais mes
jours, ma vie à des indifférens. On me croyait heu-
reuse ; peut-être enviait-on ma destinée, tandis que
mon cœur était rempli d'inquiétude et d'affliction.
Mes enfans souffraient ! mais ce n'est pas moi qui les
faisais souffrir.
)> Dès qu'Alfred, mon aimable Alfred, me savait
seule, il venait me confier sa douleur. Trouvant
dans sa mère la plus tendre amie , il lui suffisait
d'être près de moi pour devenir plus tranquille. Et
quelle était mon occupation? D'adoucir aux yeux
d'Alfred la sévérité de son père; d'excuser auprès
de monsieur d'Estouteville la conduite d'Alfred.
Lorsqu'ils ne s'entendaient que par moi , ils se
croyaient toujours au moment d'être contens l'un
de l'autre -, s'ils se parlaient, les emportemens de
442 EUGENE DE ROTIIEUX.
monsieur cTEstoutevillc désespéraient mon pauvre
Alfred. Que j'étais malheureuse!
» Je suis bien vieille , et ne conçois pas qu'en
disant : J'étais malheureuse ! on ne ramène pas
vers soi l'esprit le plus prévenu.
)) Mon Alfred ne jouit pas long-temps de la con-
solation d'être près de moi. Son père craignait que ,
trop indulgente et trop tendre , je ne fusse disposée
à le soutenir dans sa désobéissance ; il lui fit donner
Tordre de rejoindre son régiment.
» Quelques jours avant son départ, monsieur
d'Estouteville me dit devant lui : « Amélie a rega-
gné mon estime; elle m'a écrit ce matin qu'elle con-
sentait à se faire religieuse } plutôt que de porter le
trouble dans ma famille. » — Il nous quitta sans at-
tendre de réponse. Dès qu'il fut sorti , Alfred se jeta
à mes pieds. « Voilà ce que je redoutais! s'écria-t-il.
Ma mère, mon excellente mère, sauvez Amélie
d'elle-même. Elle est douce , craintive : mon père
lui aura persuadé qu'elle ferait notre malheur à tous ;
et elle se sacrifie pour moi! » Ses angoisses, son
désespoir ne connaissaient plus de bornes. Le len-
demain matin, il vint trouver son père, et lui dé-
clara devant moi qu'il s'engageait à partir le jour
même pour Malte, si on lui promettait de rappeler
Sophie et Amélie 5 et qu'il y prononcerait ses vœux,
s'il était assuré qu'Amélie n'en fit jamais.
» Monsieur d'Estouteville fut indigné que son fils
osât lui prescrire des conditions ; cependant il me
EUGEiXL DE ROTHELlfl. 443
permit de lui faire espérer quelles seraient acceptées,
mais seulement lorsqu'il aurait obéi.
» Mon pauvre enfant plus tranquille partit, et
entra clans Tordre. Amélie revint chez moi. Elle
n'avait pas seize ans; Alfred en avait dix-neuf: je
me persuadais que cet amour d'enfance se dissiperait
avec les distractions de la jeunesse.
» Qui ne l'aurait pensé comme moi ! Amélie
pieuse, résignée, ne témoignait que le désir de sur-
monter le sentiment qui avait surpris son àme. Al-
fred m'écrivait sans cesse pour me recommander le
bonheur d'Amélie ; il semblait avoir renoncé au sien,
et ne me parlait plus de son amour.
» Cependant, quoique soumis, mon Alfred ne pou-
vait obtenir la permission de quitter Malte. Plusieurs
fois j'avais sollicité son retour ; monsieur d'Estoute-
ville m'avait toujours refusée. Enfin il me signifia
que , tant que mademoiselle d'Estaing ne serait pas
mariée ou religieuse , il ne permettrait point à son
fils de tenir près d'elle entretenir une passion que
l'honneur ne lui permettait pas d'encourager.
» Alfred avait prononcé ses vœux , pour sauver
Amélie de l'horreur du cloître ; Amélie promit de se
marier , pour rendre Alfred à sa famille.
» Le comte de Rothelin se présenta ; il me pria
d'obtenir l'agrément de monsieur d'Estouteville.
C'était un parti trop brillant pour ne pas flatter son
orgueil ; il consentit donc avec joie à cet établisse-
ment.
)> Chacune des lettres d'Alfred me conjurait de
444 ELGÈm: DE UOTUELl.N .
marier Amélie, d'assurer son indépendance et sa
liberté ; chaque jour elle me voyait malheureuse,
et pleurant l'absence d'Alfred. Séduite par l'espoir
de rendre un fils à sa mère , elle promit à son
oncle , sans me consulter , d'épouser le comte de
Rothelin.
» Dès que monsieur d'Estouteville eut obtenu ce
consentement, il craignit que la sincère Amélie n'a-
vouât à votre père les sentimens qu'Alfred lui avait
inspirés. Quoique monsieur d'Estouteville les traitât
de folie, il ne se dissimulait pas qu'un tel aveu pour-
rait rendre cette union malheureuse. Ce fut lui
qui exigea que jamais sa nièce ne vit le comte seul
avant son mariage. Votre père approuva cette me-
sure , parce que , n'étant point contraire à nos
mœurs, elle entrait dans la sévérité de ses prin-
cipes.
» Lorsque votre père me demanda la main d'A-
mélie , je ne doutai pas que monsieur d'Estouteviile
ne fut séduit par la proposition d'un mariage si con-
venable. Mais , pour laisser à ma pauvre Amélie le
temps de rassurer son cœur, je confiai à monsieur
de Rothelin le désir que j'avais de ne pas rétablir
avant deux ans. Hélas ! il n'aperçut dans cette réso-
lution que le regret d'une mère qui voulait qu'on
préférât sa fille. Enfin, cette destinée qui semble fa-
voriser les événemens dont il ne doit résulter que
des suites funestes, cette destinée entraînait votre
père.
» Que ses reproches sont injustes! Assurément
EUGÈNE DE R0TI1EL1N. 445
il n'était pas homme à demander des conseils, et
une réflexion même lui aurait inspiré de la dé-
fiance.
» Aussitôt que monsieur d'Estouteville eut pro-
mis la main d'Amélie, il ne songea qu'à presser ce
mariage. J'osai m'y opposer encore : il ne m'accorda
qu'un jour , ou pour la reconduire au couvent, ou
pour consentir à la marier. Effrayée de la voir à seize
ans prête à consumer sa jeunesse dans un amour
sans espoir , je me persuadai que , par la suite, ce
sentiment du devoir qui satisfait et console , les bon-
tés de monsieur de Rothelin , son noble caractère .
enfin les distractions du monde, effaceraient ces pre-
mières impressions.
» Cependant, plus tremblante qu'elle-même , je
l'accompagnai jusqu'à l'autel ; mais Amélie pria ,
et j'espérai.
» Je ne me fais qu'un reproche ; c'est de n'avoir
pas lutté plus fortement contre la volonté de mon-
sieur d'Estouteviile. Toutefois, aujourd'hui même je
suis encore persuadée que , loin de le convaincre , je
n'aurais fait que l'irriter.
» Yotre père emmena sa femme : Alfred revint ;
son cœur était rempli de souffrance et d'amour.
Nous passâmes six mois ensemble ; monsieur d'Es-
touteviile menant toujours son fils aine avec lui ;
moi restant avec mon cher Alfred.
» La guerre se déclara. Mon fils, mon Alfred fut
mortellement blessé, je ne puis encore Iracer ce mot
sans frémir! Je l'adorais, n'existais que pour lui ,
446 EUGENE DE R0THEL1X.
et mon Alfred n'était plus ! Mourante moi-même, je
ne m'occupai que d'Amélie. Mon cœur voulait se
persuader que mon fils me verrait encore veiller sur
celle qu'il avait aimée. Je lui envoyai ma fille. Sophie
près de moi , Sophie absente , ma douleur , mes re-
grets , étaient les mêmes : rien n'aurait pu les adou-
cir.
» En apprenant la fin de votre mère , je la pleurai
comme si j'eusse perdu Alfred une seconde fois. A
son retour , Sophie m'avoua qu'après la mort d'A-
mélie, votre père désespéré m'avait accusée de son
malheur. Ma fille ne pouvait me justifier sans accu-
ser son père; entre deux devoirs également sacrés,
le silence seul est permis.
)> Cependant , à genoux près de votre petit ber-
ceau , couvrant votre visage de larmes , apaisant vos
premiers cris, elle dit à votre père : « Je vous con-
jure, au nom d'Amélie, de m'avertir si jamais cet
enfant est malade, et a besoin d'une mère. Je de-
mande à Dieu que cet enfant respecte son père ,
comme dans ce moment je respecte le mien.... Si
Amélie vivait, je prierais pour qu'il aimât sa mère
comme j'aime la mienne. » — Elle s'en alla ; et ,
dans la suite , ce respect qui empêchait Sophie de
blâmer son père vint encore augmenter les préven-
tions du votre contré moi.
)) Depuis lors, monsieur de llothelin, pour me fuir,
s'éloigna de toute société. Nous cessâmes de nous
voir, ma:s sans tious permettre un mot qui pût at-
tirer l'attention du public. (Jette résene in était
EUGENE DE ROTHELIX. 447
prescrite plus sévèrement encore qu'à lui-même....
Je le savais tourmenté par un sentiment de haine,
et je ne pouvais me défendre. Il y a néanmoins tant
de confiance dans une àme délicate, que j'étais en-
core plus surprise qu'affligée de son injustice. Sûre
que ma conduite était exempte de blâme, avec
quelle certitude je me fiais à l'avenir pour être
mieux connue ! Souvent il m'arrivait de plaindre
votre père , et de me dire : 11 se reprochera de m'a-
voir mal jugée!
» La campagne suivante mon fils aîné nous fut
enlevé. Je sentis alors combien je l'aimais ! Les espé-
rances de monsieur d'Estouteville étaient anéanties.
Je ne me permis pas de lui dire que nous avions
contribué à notre malheur ; j'avais trop su qu'Al-
fred s'était exposé en homme qui veut mourir.
» Monsieur d'EstoutevilIe maria Sophie à un de
ses proches parens. Elle ne cessait de pleurer la mort
des deux amis de son enfance. Peu d'années après je
la vis dépérir, s'éteindre, et finir-, mes soins ne
purent la sauver. Elle me confia sa fille , mon Âthé-
naïs , qui ne me consola point de la perte de mes en-
fans, mais du moins me promit une destinée nou-
velle à rendre heureuse.
» Vous savez que mon premier désir fut de vous
la donner ; car je me persuadais que le temps calme-
rait la haine de votre père , et qu'il finirait enfin par
se demander, si moi, qui n'avais jamais affligé per-
sonne au monde , j'aurais pu navrer de douleur mon
Alfred, celle qu'il aimait, et que j'avais élevée
448 EUGENE DE R0THELI3V.
comme ma fille? J'ai attendu long-temps; j'espère
toujours.
» Constamment occupée d'Alfred, d'Amélie, je
cultivais avec soin dans Athénaïs les qualités qui les
avaient rendus si aimables. Je vous la destinais, en
médisant : Le fils d'Amélie sera heureux par elle ; sa
voix, encore inconnue, mais déjà chérie, m'appel-
lera sa mère.
» Votre père, ignorant les motifs qui m'ont en-
traînée, m'accuse d'avoir disposé trop légèrement
du sort d'Amélie : il ne me voit qu'avec les torts qu'il
me suppose, et ne daigne pas se rappeler combien
j'ai été malheureuse.
» Eugène, dites-lui que vous avez risqué d'affai-
blir dans l'âme d' Athénaïs sa reconnaissance, son at-
tachement pour moi ; d'Athénaïs , qui reste seule à
mon affection et à mes regrets. Dites à voire père
que vous m'avez enlevé mon dernier bonheur ; que
vous avez peut-être laissé ma vieillesse solitaire ; que
vous m'avez peut-être ôté les consolations que j'at-
tendais de mon dernier enfant -, dites-le lui , et il ne
voudra plus me haïr. Ne sera-t-il pas assez vengé ? »
La lettre de madame d'Estouteville me fit éprou-
ver une satisfaction , un sentiment de confiance que
la sévérité de mon père ne pouvait plus détruire. Je
la renfermai sous enveloppe, et l'adressai à mon père
avec ces seuls mots : « Je ne vous prie pas de la lire
actuellement; mais gardez-la pour le jour où votre
cœur vous demandera de rendre justice à voire
fils. »
EUGÈNE DE ROTÏIELÏX, 449
CHAPITRE XXXII.
Les jours suivans , mon père, morne, abattu, ou-
bliait même de me parler. À l'embarras qu'il éprou-
vait , je me persuadai qu'il avait lu la lettre de ma-
dame cTEstouteville. Ce n'était plus l'homme qui
croyait avoir raison sur le passé, mais bien celui qui
pensait encore ne pas se tromper sur l'avenir.
Dans une perpétuelle contrainte l'un vis-à-vis de
l'autre, il me devint impossible de rester près de lui.
Je passais les jours entiers à la chasse. Un exercice
violent , une fatigue excessive, me procuraient seuls
un peu de sommeil. Je l'attendais comme le seul
bien qui pût suspendre un peu mes peines.
Un soir que j'étais rentré plus tard que de cou-
tume , au moment où mon père allait souper, il
s'arrêta devant moi , me regarda , et me dit : — -
« Vous ne pouvez donc surmonter une passion qui
ferait mon malheur ? — La surmonter ? jamais. La
sacrifier ? toujours. — Ne craignez-vous pas , mon
fils, que cet exercice immodéré ne nuise à votre-
santé. — Mon père , je ne le crains pas. » — Il baissa
les yeux, et ne me parla plus de la soirée.
Le lendemain , à l'heure ordinaire , on apporta les
lettres ; et , suivant son usage , il posa sur la table
celle de madame de Rieux. Je la pris, je sortis pour !a
lire. Ainsi que moi, n'osant entrevoir aucune espé-
rance , et dégoûtée de l'avenir, elle m'écrivait : « Je
vis seule , ma plus douce pensée est d'offrir à votre
38.
450 EUGENE DE ROTHGLTX.
mère souffrance pour souffrance, malheur pour
malheur, années pour années; car je n'ai aussi
que dix-sept ans , et , comme elle , je voudrais
mourir ! »
Ah ! j'avais la force nécessaire pour supporter mes
peines ; mais celles d'Athénaïs me laissaient sans
courage.
Mon père ne me voyait plus qu'aux heures des re-
pas ; encore étaient-ce les dehors de convenance qui
me ramenaient. Tout le jour, au milieu des bois , je
luttais dans ces combats intérieurs qui usent et l'es-
prit et la vie.
Une après-dlnée qu'il faisait un temps affreux,
mon père s'approcha de moi avec timidité. Lui, ré-
duit à me craindre ! et je me plaignais ! — « Mon
fils , me dit-il , vous n'êtes pas bien, ne sortez pas
aujourd'hui, voire père vous en prie. » — Il s'en
alla sans attendre ma réponse ; et je restai comme
attaché dans cette chambre : il m'aurait été impos-
sible de sortir.
Accablé d'idées sombres , je sentais sans regret
mes forces s'éteindre, ma jeunesse se flétrir. « Près
de ma fin , me disais-je, il permettra que la main
d'Athénaïs presse la mienne. »
Faible , fatigué , je m'étais jeté sur un canapé , et
m'y étais endormi. En m'éveillant , je vis mon père
assis près de moi. Des larmes coulaient de ses yeux;
j'y aperçus une tendre pitié , et je me relevai !... Je
pris sa main ; il me l'abandonna , et, sans me regar-
der, et bien bas, comme s'il eut craint de s'entendre
EUGENE DE ROTIÏETJN. 45 1
lui -môme : — « Mon fils, me dit-il , j'ai lu la lettre
de madame d'Estouteville. Cependant, je ne l'absous
qu'en partie, et ne puis consentir, encore moins
contribuer au mariage que vous désirez. Partez pour
Paris, arrangez votre bonheur comme vous l'enten-
drez : envoyez-moi les papiers où mon nom sera né-
cessaire, je les signerai sans les lire ; » et il trembla
en ajoutant : « La femme que vous m'amènerez
sera ma fille. » — Je me précipitai à ses pieds. — -
« Laissez-moi à ma douleur, lui dis-je, ou consen-
tez sans réserve. Peut-être qu'Athénaïs accepterait
aujourd'hui la condition que vous imposez 5 mais le
temps viendra où elle la trouvera offensante , et me
reprochera ma faiblesse et la sienne. Mon père , je
vous en conjure ; prenez pitié de mon avenir. » — -
Il essaya doucement de m'éloigner, je l'entourai de
mes bras: — ■ a Mon père, voulez-vous que j'aille
à l'autel sans être béni par vous?... que mes enfans
l'apprennent un jour ? et autoriserez-vous d'avance
leur manque d'attachement, de respect pour moi?
— Ah! Eugène, reprit-il tristement, ne serait-il
pas juste que vos enfans vous punissent des cha--
grins que vous me causez? — Oui , s'ils ignorent
que, ne pouvant vivre sans Athénaïs, j'aimais mieux
mourir que de vous déplaire ; s'ils ne voient que vo-
tre fils abandonné par vous dans l'action la plus so-
lennelle de sa vie. Mon père , vos vertus mêmes me
condamneraient. — Eugène, » me dit-il, et il se
pencha vers moi comme pour adoucir ses repro-
che , « croyez-vous remplir tous vos devoirs en for-
452 EUGÈNE DE ROTIIELIN.
çant ma volonté? — Loin de la forcer, je m'y sou-
mets : défendez-moi d'être heureux , je souffrirai et
me résignerai. — Ingrat ! s'écria-t-il , pensez-vous
donc que j'aie oublié qu'on peut s'éteindre et mou-
rir de douleur?... Chaque jour je vous examine
avec inquiétude. Mon fils ! vous êtes pâle de la ma-
ladie de votre mère.... Tout-à-l'heure encore, pen-
dant votre sommeil , je regardais votre jeune tête
inclinée et souffrante, et je me disais : Faudra-t-il
revoir une seconde fois la fin lente du malheur? — Si
j'avais su que vous fussiez poursuivi par de si cruel-
les pensées , n'en doutez pas , mon père , je me se-
rais contraint, et vous aurais dissimulé mes peines.
— Eh bien ! » me demanda-t-il avec l'accablement
d'un homme qui renonce à lui-même, « Eugène, que
faut-il que je fasse ? — Venez avec moi , voyez , con-
naissez Athénaïs ; ensuite , quelle que soit votre dé-
termination , je m'y soumettrai. » — Il céda à ma
prière 5 le lendemain, nous partîmes pour Paris. À
la dernière poste, j'ordonnai d'aller à l'hôtel d'Es-
touteville. Il était loin de le prévoir; mais je con-
naissais trop la violence qu'il se faisait, pour retar-
der cette visite promise et nécessaire.
Il s'aperçut de mon dessein lorsque nous étions
près d'arriver. — « Mon fils ! » s'écria-t-il d'un ton
de reproche; et il n'ajouta pas un mot : la voiture
entrait dans la cour. Nous montâmes chez madame
de Rieux. — « Je ne vous amène pas encore un
père, lui dis-je, mais un ami.» — Ne «'attendant
point à mon retour, encore moins à voir mon père.
EUGÈNE DE ROTIIELIN. 453
elle fut saisie d'un tremblement universel. Touché
de son trouble, il s'assit près d'elle; il la regardait
avec intérêt , et ne pouvait lui parler. — Je sentais
vivement ce qu'il en coûtait à ce caractère si ferme,
si impérieux; et ce moment me prouvait plus son af-
fection que les soins donnés à ma vie entière. Avec
quelle effusion de cœur, quelle reconnaissance je le
remerciais! Je pris sa main, celle d' Athénaïs, et
les joignis dans les miennes... Il tressaillit, elle re-
mercia le ciel. — « Athénaïs , m'écriai-je , je ne vous
demande qu'une seule promesse de bonheur .-jurons
ensemble de rendre mon père heureux. » — Ne pou-
vant plus maîtriser son émotion , elle fondit en lar-
mes , serra la main de mon père , et me répondit :
« S'il y consent, je m'y engage de toute mon âme. »
— Il se leva, et , après un effort qui semblait bri-
ser son cœur et qui déchirait le mien : — « Eugène,
mon fils , » me dit-il avec un profond soupir, « la
tendresse des pères est plus sûre que celle des en-
fans. » — Il prit Athénaïs dans ses bras , ferma les
yeux ; il tremblait, frémissait, mais prononça : « Ma
fille, oublions le passé. » — Je tombai à ses pieds;
Athénaïs s'appuyait contre son cœur. Il rouvrit les
yeux, me regarda, la nomma une seconde fois ma
fille , et lui dit à son tour : « Athénaïs, promettez-
moi de le rendre heureux. »
Le lendemain , nous allâmes chez madame d'Es-
touteville ; elle nous reçut avec un embarras mêlé
de crainte. Jetais bien sur qu'une fois décidé à ou-
blier le passé , mon père ne manquerait à rien de ce
454 EUGÈNE DE R0THEL1N.
qu'il lui devait : il la pria de me considérer comme
un fils. — a Ah ! répondit-elle , si j'ai causé des pei-
nes, au moins ce fut sans le prévoir. Heureux celui
qui voudrait recommencer sa vie sans y rien chan-
ger ! » — Il s'empressa de l'interrompre. — « Ne pen-
sons qu'à l'avenir, madame. Votre lettre à mon fils
m'a fait aussi réfléchir sur ma conduite, et je n'aurais
pas la môme non plus si je recommençais à vivre.
Mais je crois que nous devons tous dire :
« Dieu fit du repentir la vertu des mortels. »
Mon père ne fait rien à demi. Depuis ce moment,
il a pour madame d'Estouleville les mômes égards
qu'il aurait eus si mon mariage avait été arrangé par
lui avant que je l'eusse désiré.
Il est rempli de soins aimables pour Athénaïs ;
mais on voit qu'il l'examine avec attention. Lors-
qu'un mot d'elle lui plaît , on sent qu'il l'approuve.
Cependant, il ne me le dit pas encore , et souvent
môme il baisse les yeux pour que je ne triomphe pas
trop de la satisfaction qu'il ressent. Je devine tou-
tes ses impressions , il connaît toutes les miennes, et
bientôt nous pourrons nous féliciter également de
nQtrc bonheur.
CHAPITRE XXXIII.
Depuis long-temps madame d'Estoute ville avait
commencé les démarches nécessaires pour casser le
EUGENE DE HOTIIELI.V. 455
mariage de madame de Rieux. J'en attendais l'ef-
fet avec impatience , mais sans inquiétude.
Athénaïs et moi nous semblions avoir changé de
famille. Attentive, caressante, prévenant tous les
désirs de mon père, elle lui faisait connaître des sen-
timens doux et tendres dont le charme F étonnait ;
peut-être même Faimait-il avec un peu de faiblesse.
Notre amour rajeunissait son cœur. Pendant qu'elle
s'occupait de mon père , je restais près de madame
d'Estouteville : jamais légère, rarement sérieuse,
son esprit m'amusait en m'éclairant.
Un jour que je me promenais avec elle dans son
jardin, nous entrâmes dans une de ces allées droites
où Ton se voit de si loin. Mon père et Athénaïs ve-
naient à nous. — u Eugène , » me dit madame d'Es-
touteville, « pendant que ces deux personnes ne
peuvent nous entendre , si nous nous amusions à en
médire un peu !... qu'en pensez-vous? J'ai bien en-
vie de faire un beau retour sur les imprudences d'A-
thénaïs. — Oh! m'écriai-je , parlons plutôt des nô-
tres. — Des nôtres! » 'reprit-elle d'un air surpris...
ce à la bonne heure. Vous avez raison: votre père
vaut mieux que nous ; en consentant à nous réunir
tous , il a changé en bonheur notre imprévoyance.
Il reste donc trois personnes que j'aime assez , mais
que je ne considère pas beaucoup D'abord , si
monsieur Eugène avait bien voulu accorder à son
père le droit d'éloigner le moment de sa confiance ;
si du moins il s'était dit qu'un cœur blessé , qu'un
x caractère un peu trop susceptible , conseillent mal,
456 EUGÈMS DE UOTHELl.X.
monsieur Eugène aurait respecté les préventions de
son père, et serait venu moins souvent chez madame
d'Estouteville.
— » D'abord, répliquai-je , si madame la maré-
chale ne m'avait pas attiré par sa bonté, par son air
d'intérêt , de bienveillance.... — Je vous entends,
me dit-elle, cet air doux, bienveillant, que, sans
le respect , vous appelleriez la coquetterie de la vieil-
lesse! — Coquetterie ou boulé , madame la maré-
chale s'était si bien emparée de mon cœur, que je
la chérissais comme un fils , môme avant d'aimer sa
fille. »
Athénaïs et mon père s'approchaient ; nous conti-
nuâmes tous notre promenade. Que nous étions
heureux d'être ensemble! Je donnais le bras à ma-
dame d'Estouteville. Athénaïs était près de moi ; elle
s'appuyait sur mon père. Tout entier à notre bon-
heur , disant quelques mots à de longs intervalles ,
nous éprouvions ce calme de l'âme qui ne laisse
qu'une seule impression -, nous étions comme sépa-
rés du reste de la terre : le passé , l'avenir , l'instant
qui devait suivre , tout était loin. Je dis à Athénaïs :
a Être avec les gens qu'on aime , cela suflit : ré-
ver, leur parler, ne leur parler point, pensera eux,
penser à des choses plus indifférentes , mais auprès
d'eux, tout est égal. »
Elle haissa les yeux ; et je lui demandai si elle ne
croyait pas cette pensée de La Bruyère plus vraie
qu'une autre que je ne voulais pas répéter. —
EUGÈNE DE ItOTIlELIX. 457
« Ah! me répondit elle d'un air timide et tendre,
il fait si beau aujourd'hui ! ne parlons pas des jours
d'orage. »
Aussitôt que nos parens apprirent qu' Athénaïs
était libre , ils fixèrent le jour de notre union.
C'est à la campagne , c'est loin du monde que je
reçus la main d'Athénaïs. — « Je suis superstitieuse,
nous disait madame d'Estouteville } les feux de joie
m'effraient. Le malheur est un maître qu'il ne faut
ni avertir ni tenter. »
Après la cérémonie , j'aperçus dans F église la
bonne Agathe , son mari , sa mère et ses deux petits
enfans. Ils avaient tous de gros bouquets pour fêler
mon bonheur ; on voyait sur leur visage qu'ils ve-
naient de le demander au ciel. Je regardais Agathe,
l'exemple du village, la joie de son époux, l'honneur
de sa mère ;... je pensai à mes premières années ; je
regardai aussi mon père, et je saluai cette heureuse
famille avec satisfaction.
De retour au château, lorsque nous nous trou-
vâmes seuls , je pressai mon père dans mes bras ; je
ne pouvais assez lui dire combien la vie s'offrait à'
moi brillante de vertus et d'amour.
Athénaïs remerciait tout bas madame d'Estoute-
ville ; et celte excellente mère embrassait sa petite-
fille avec tant de tendresse! On eût dit que c'était
uniquement pour lui faire plaisir qu' Athénaïs parais-
sait heureuse. J'étais ravi , enchanté ! madame dEs-
touteville riait de mes transports. — «Eugène, me
xlit-elle, comme votre amie, je dois cependant vous
3'J
458 EUGÈNE DE UOTHELIN.
en prévenir ; le mariage est grave : pour l'ordinaire,
il ne trouve l'amour bon qu'à rendre l'amitié plus
parfaite. » — Ah! maman! s'écria Athénaïs toute
fâchée, pouvez vous parler ainsi de l'amour? —
Mon enfant, reprit la maréchale, c'est qu'il a un peu
perdu dans mon esprit. Mais, malgré mon irrévé-
rence, si jamais vous croyez avoir à vous en plaindre,
ne le dites qu'à moi. »
FIN D EUGENE DE ROTHELIN.
AGLAE
CONTE **.
Une morale nue apporte de l'ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
La Fontaine.
Il y avait une fois une reine qui croyait que rien
ne pouvait s'opposer à ses désirs. Les dieux, dans
un moment de complaisance, lui avaient donné une
fille d'une beauté si rare , qu'avant d'avoir atteint sa
quinzième année , elle était déjà l'objet de l'admira-
tion générale. Les poètes la célébraient dans leurs
vers, et elle inquiétait surtout l'amour-propre des
femmes.
On la nommait Aglaé. Elle avait de la noblesse
dans les traits, et cependant un extérieur modeste.
Avec de l'esprit naturel, de la sensibilité, des dis-
* Ce petit ouvrage est celui que madame de Vcrneuil donne
à lord Sydenham , dans Adèle de Sénange.
** Ce conte a été fait pour une jeune personne que sa toi-
lette occupait beaucoup; elle avait déjà tous les défauts d'A-
glaé, que nous n'avons fait princesse que par égard pour la
Fée, qui ne pouvait pas trop se mêler d'une éducation ordi-
naire.
460 AGLAÉ.
positions à la bienveillance , Aglaé, sans mériter
tout-à-fait des ridicules , fournissait souvent des
prétextes à ceux que la malignité amuse. Les soins
outrés de sa toilette absorbaient sa journée ; les mo-
des les plus exagérées étaient celles qu'elle préférait;
et sa taille souple et légère perdait toute sa grâce
sous l'amas fastueux des étoffes les plus riches.
Quant à son esprit, tout ce qu'il fallait apprendre la
fatiguait. Les leçons la conduisaient à la mélancolie,
l'étude aux vapeurs, le raisonnement à la tristesse.
Pour la guérir de tant de maux, il fallait lui parler
de sa beauté , de ses parures , sujet intarissable de
ses conversations et de ses plaisirs.
La reine, mère d'Aglaé, comme toutes les mères
tendres et faibles , s'amusa d'abord de ce besoin de
briller, et l'augmenta peut-être en cédante des fan-
taisies qu'elle crut toujours pouvoir gouverner.
Sous le prétexte de la rendre heureuse , elle avait
commencé par la gâter. N'ayant pas la force de l'af-
fliger , espérant du temps ce qu'elle ne pouvait at-
tendre de son courage, cette mère aveugle reculait
toujours l'époque d'une éducation plus sévère. Dans
l'enfance , elle voyait devant elle des années pour
corriger sa fille et l'instruire ; à présent elle attendait
l'âge et la raison. Insensiblement elle l'aurait amenée
à être comme presque toutes les femmes , qui pas-
sent leur vie à se dire trop jeunes pour savoir , jus-
qu'au jour où elles se croient trop vieilles pour ap-
prendre.
Du temps que les royaumes méritaient les soins
AGLAE. 461
des êtres surnaturels , ces génies bienfaisans sur-
veillaient les humains , réparaient les excès de la
précipitation ou les maux nés de l'insouciance : ils
rendaient les erreurs des rois moins funestes , et
rétablissaient tout à la fois leur gloire et la félicité
de leurs peuples. Ces êtres merveilleux se nom-
maient des Fées.
Celle qui protégeait les augustes parens d'Aglaé
vint à leur secours. Elle suppléa leur volonté tar-
dive, enleva leur fille, la transporta clans une île
déserte, et lui donna une gouvernante sévère dans
ses principes, mais que le repentir des fautes ren-
dait indulgente; une de ces femmes rares, dont
l'excellent esprit aurait pu se passer de l'expérience,
et qui, vouées par penchant à la raison, mettent au
rang de leurs devoirs l'art de la rendre aimable ;
une de ces femmes enfin , qui savent bien à quoi s'en
tenir sur la prétendue perfection humaine , mais
qui gardent soigneusement leur secret de peur que
la jeunesse n'en abuse : telle était celle qui devait
seconder les vues de la Fée.
On sait que ces espèces de divinités terrestres ne,
font rien comme les autres et préfèrent toujours les
moyens les plus bizarres-, ce qui, soit dit en pas-
sant , prouve de leur part une grande connaissance
des hommes.
La Fée transporta dans cette île les vieilles les
plus décrépites de la cour, celles dont la jeunesse
avait été célèbre par la beauté , l'esprit et les in-
conséquences : car , je ne sais pourquoi ces dons
.39.
4G2 AGLAÉ.
briliaES coûtent toujours quelque chose à la raison.
La plus jeune de ces femmes avait cent ans. La
Fée dit à Aglaé : « Yous ne sortirez point d'ici que
vous n'ayez découvert par. quel attrait, par quels
charmes , chacune de ces femmes brillait dans sa
jeunesse. Mais aussi , chaque fois que vous devine-
rez juste, vous serez parée d'une grâce nouvelle.
Je vous cloue de toutes celles qu'elles ont perdues ,
si vous pouvez les deviner. »
Après ces mots la Fée disparut, laissant Aglaé dans
l'ivresse de la joie et au plus haut degré du bonheur,
V espérance. Elle courut chez toutes les vieilles , el-
les examina avec tant d'attention qu'elles prirent
pour de l'intérêt un sentiment très-personnel ; car,
s'il faut l'avouer, Aglaé s'attendait bien à être par-
faite avant la fin de la journée. L'âge, les maladies,
les regrets avaient tout détruit. Cependant leur ex-
trême laideur étonna moins Aglaé que l'horreur
qui les saisit machinalement, à l'aspect imprévu de
la beauté unie à tout l'éclat de la jeunesse. Le si-
lence envieux des unes, les murmures des autres,
l'embarras de toutes , ôtèrent à Aglaé le courage
d'entrer en conversation. Elle se retira plongée dans
des idées sombres , mais qui avaient bien moins pour
objet la dégradation de la nature humaine, que la
difficulté d'accomplir les conditions de la Fée. Le
lendemain, même épreuve, même chagrin. Elle
vint tristement trouver sa bonne , le cœur gros de
soupirs, les yeux humides de pleurs, la tète pleine
de projets, malheureuse, regrettant des biens dont
AGLAE. 463
jusque-là cependant elle s'était si légèrement passée.
« La Fée se moque de nous , lui dit-elle avec ai-
greur, et veut que nous restions toujours dans celte
île; je suis sûre qu'aucune de ces femmes n'a été
jeune. Pour l'amabilité, elle ne fait qu'augmenter
avec l'expérience et le savoir; du moins, c'est ce
qu'on me disait en m'accablant de leçons, et l'on ne
saurait ni les voir, ni les écouter. »
La gouvernante sourit ; elle observa en général
que les défauts d'autrui nous trouveraient plus in-
dulgens, si nous étions moins adroits à détourner
les yeux des nôtres. Cette réflexion déplut à Aglaé ,
qui s'éloigna avec une humeur que , jusque-là du
moins , elle avait pris la peine de cacher. Les re-
mords ne tardèrent pas à l'avertir de son injuste vi-
vacité ; et , ne pouvant plus long-temps se dissimu-
ler ses torts , elle vint les expier dans les bras de sa
gouvernante. Le besoin d'un pardon rend modeste
et sensible : on croit effacer sa faute par un excès
de confiance, et dans la joie que donne le raccom-
modement l'abandon est entier.
Aglaé supplia sa bonne de la diriger, de l'aider
dans ses recherches. Celle-ci, qui épiait avec soin
les retours de la sensibilité et qui voulait faire solli-
citer jusqu'à ses leçons , lui répondit : « Vous vous
y êtes mal prise : vous cherchiez des perfections dans
ces femmes , et leur laideur vous en frappait da-
vantage. Ce n'est point ainsi que l'on juge les vieil-
les coquettes , elles n'ont plus que la grimace de leurs
agrémens. Soyez sûre que leur plus grand travers
464 AGLAÉ.
est toujours la dernière trace de leurs anciennes
prétentions. Cette vieille, par exemple, que vous
voyez si sémillante jouer encore la gaieté , se rap-
pelle que dans sa jeunesse un continuel sourire lais-
sait voir les plus belles dents du monde; aujour-
d'hui elle croit avoir sauvé, du moins, des mou-
vemens agréables, et n'est que ridicule. Les femmes
ressemblent aux couleurs : deux ou trois nuances
seulement brillent de leur propre éclat ; les autres
sont ou trop pâles ou trop prononcées. Ainsi les
femmes qui ne sont que jolies ne vivent que quelques
années, le reste est livré à l'ennui et aux regrets.
Vous les préviendrez si vous pouvez vous bien con-
vaincre que la beauté fait naître les passions, mais
que le caractère seul attache. »
Par les soins de la Fée, il n'y avait dans cette île
ni miroirs ni ruisseaux. Aglaé pouvait y douter de
sa beauté : les vieilles y oubliaient leur laideur ;
leurs ridicules en augmentaient, et c'est ce qu'il
fallait pour la guérir.
Nous avons déjà dit que la plus jeune de ces fem-
mes avait cent ans ; et toutes osaient encore espérer
de l'avenir , et ne parlaient que des erreurs du bel
âge. Tantôt elles redisaient les chansons qu'elles
croyaient avoir inspirées ; tantôt elles montraient
des portraits repris à des infidèles, des volumes de
madrigaux et de sonnets, enfin tous les petits tributs
de la galanterie. Aglaé avait aussi déjà ses porte-
feuilles. Quel fut son étonnement, de voir qu'un
siècle n'avait presque rien changé au protocole d'à-
AGLAÉ. 465
mour ! même style , mômes idées , mêmes sermons ,
mêmes exagérations, môme amour-propre. Mais
comment s'avouer que ces vieilles avaient aussi été
belles , puisqu'elles avaient obtenu les mûmes hom-
mages ! Aglaé aima mieux croire que les poètes d'a-
lors étaient plus enthousiastes et ceux de nos jours
plus difficiles.
Cependant , l'insatiable besoin de briller lui fit
ouvrir ses portefeuilles , même à ces vieilles. À peine
en fut-elle écoutée : les unes bâillaient, les autres
critiquaient. Celles-ci faisaient des comparaisons,
celles-là trouvaient partout des plagiats. Aglaé, un
peu confuse , voyant que les vers faits pour elle n'é-
taient que des réminiscences , se dégoûta d'un en-
cens si vulgaire , et jeta avec mépris ce trésor qui
jusque-là ne l'avait point quittée.
L'ennui nous ramène quelquefois à la raison.
Aglaé retourna vers sa gouvernante, lui demanda
des livres, de l'ouvrage, des conseils, et surtout le
secret d'abréger le temps. La gouvernante com-
mença à espérer de son élève, lui indiqua l'étude ou
du moins la lecture qui y dispose. Cette ressource
parut infaillible à Aglaé. Elle voulut tout entre-
prendre à la fois ; la musique , le dessin , la mesure
du ciel , la division de la terre , les rêves brillans
de la fable, les rêves moins amusans de l'histoire.
Pendant deux ou trois jours son temps fut plus oc-
cupé que celui d'un sage : mais l'excès du travail en
affaiblit le goût , et en fait une tache fatigante au
lieu d'une paisible et douce occupation.
46G AGLAÉ.
La gouvernante, qui voulait prévenir le dégoût ,
l'engagea à se dissiper, lui conseilla de revoir ses
vieilles ; sûre qu'à chaque visite elle reviendrait et
plus tôt et meilleure. Aglaé se mit donc à observer
leur caractère , leurs habitudes ; c'était comme le fil
qui la guidait. La plus âgée se nommait Delphine :
sa décrépitude était extrême, elle n'entendait plus et
ne voyait qu'à peine. Aglaé s'attacha plusieurs jours
à l'observer, et parvint enfin à s'en faire entendre.
Cette vieille, dont l'aspect ne lui avait inspiré que
de l'aversion , en peu de jours commença à l'inté-
resser. Elle joignait à beaucoup d'usage du monde
un sentiment des convenances si juste, qui l'avertis-
sait toujours si à propos, que tout ce qu'elle disait
avait une manière , un ton qui n'appartenait qu'à
elle. Aglaé conclut avec raison que Delphine avait
eu dans sa jeunesse une conversation fort piquante.
Cette jeune princesse, dont l'esprit naturel man-
quait par les formes, avait le défaut ordinaire de
celles que de trop grands avantages rendent presque
toujours sûres d'être écoutées : elle parlait beau-
coup et se répétait souvent. Le jour qu'elle fut frap-
pée du genre d'esprit que Delphine avait dû avoir,
sa gouvernante , étonnée de la délicatesse de son
langage et de la vivacité de ses expressions, ne put
s'empêcher de lui en faire compliment; et Aglaé en-
chantée vit qu'elle avait deviné juste, et que la Fée
lui avait tenu parole.
Les jours suivans , elle essaya de pénétrer le ca-
ractùrede Nathalie; mais celle-là lui donna del'oc-
AGLAE. 467
cupation : elle était sotie , hôte ; vaine et de méchante
humeur. Aglaé la mit sur toutes sortes de sujets ,
sans pouvoir faire une seule découverte à son avan-
tage , lorsque par hasard Rosalie , une de ces vieil-
les, parla avec enthousiasme delà musique. Nathalie
se fâcha comme si on avait voulu la blesser, et loua
excessivement la danse. Leur sentiment dégénéra en
dispute, leur dispute en personnalités. Aglaé devina
aisément que l'une avait eu la voix belle , et que Tau-
tre avait dû bien danser.
Elle invoqua la Fée , se mit à un clavecin, et eu
joua avec une grâce qui les charma toutes deux. Na-
thalie surtout était transportée de l'entendre mêler
différens airs de danse à ses variations ; et Rosalie
pouvait croire, au brillant de son jeu, qu'elle en
avait fait sa principale étude. Contentes l'une et l'au-
tre, elles se réunirent du moins pour la louer.
Aglaé les quitta, en réfléchissant aux succès qu'elle
venait d'obtenir par des agrémens qui rendent tou-
jours plus aimable , mais qui ne suffisent jamais. Elle
entrevit qu'on ne plaît par les talens qu'en offrant
aux autres ceux qu'ils possèdent ou qu'ils préfèrent; '
qu'on a besoin de leurs éloges, même pour être
averti de sa propre valeur : au lieu que les qualités
se font sentir dans la solitude, dédommagent de
l'oubli du monde, et, sans rendre insensible à la
louange, ne vous font cependant rien faire pour
elle.
Encouragée par ses succès , Aglaé mit le môme
soin à les étudier toutes. Elle devina qu'Eugénie
468 AGLAÉ.
avait été d'une douceur extrême, qu'Herminie avait
très-bien dessiné : elle s'appliqua surtout à en bien
connaître une dont l'ensemble l'avait frappée d eton-
nement. Son visage n'avait jamais eu de jeunesse*,
mais corne elle ne l'avait point su, sa vieillesse n'en
valait pas mieux. 11 n'y avait aucune nuance dans
son esprit, aucun ensemble dans sa personne. Son
bonnet ne tenait pas à sa tète ; sa tète semblait tou-
jours prête à se détacher de son cou. Elle avait du
trait , de l'imagination -, mais ses idées étaient si ex-
traordinaires, sa conversation si étrangement mêlée,
que ce qu'elle disait de bien avait plus l'air d'être
l'effet de son bonheur que celui de son bon sens,
Elle fatiguait à force de vouloir plaire ; choquant
tous les usages , ne manquant jamais de faire une
chose ridicule, ou d'en dire de déplacées. Les habi-
les voyaient bien qu'elle était née folle , mais savaient
bien aussi qu'elle s'était sauvée par ce grand mot :
elle est extraordinaire! car la folie est une maladie
dont on n'accuse que ceux qui ont eu quelques mo-
mens de raison. Aglaé fut long-temps sans pouvoir
comprendre comment il lui avait été possible de
plaire; mais elle finit enfin par s'apercevoir qu'une
indiscrétion prolongée avait bien pu être prise pour
un excès de franchise ; et elle sentit que le premier
de tous les charmes est d'être naturelle et vraie.
Aglaé tacha de démêler les secrètes pensées d'une
autre qui affectait de parler sans cesse de sa nullité ,
de dire qu'elle radotait, et qu'enfin elle n'était plus
que l'ombre d'elle-même. Quel eût été son désespoir
AGLAL. 169
si on Peut prise au mot, ou si ou lui eut révélé
qu'elle ne parlait si volontiers de ce qu'elle avait
perdu que pour apprendre ce qu'elle avait possédé ?
Aglaé ne s'y trompait presque plus; elle était modeste
avec la fiére, soumise avec le bel esprit, piquante avec
celle qui voulait paraître douce. Elle flattait leurs dé-
fauts par une sorte de pitié, caressait leurs goûts, les
invitait à raconter leur histoire, et leur fournissait au
moins le plaisir inépuisable de parler d'elles-mêmes.
Ces différentes anecdotes donnaient matière à des
réflexions un peu malignes , quelle confiait à sa
gouvernante, et surtout à des questions qui ame=
liaient des détails intéressans, propres à hâter le dé-
veloppement de son esprit. Par exemple, elle lui de-
mandait un jour pourquoi il en coûtait tant aux
femmes de vieillir? « C'est, répondit la gouvernante,
parce que rien ne peut jamais remplacer ce qu'elles
perdent. Quand les hommes renoncent au bonheur
de plaire, ce n'est qu'un échange de passions : l'a-
mour delà gloire leur tient lieu des jouissances qui
leur échappent ; le fantôme qu'on appelle réputation
s'empare de toutes leurs facultés. Vieillissant avec
des passions nouvelles, ils gagnent le terme sans s'en
apercevoir, et finissent par se croire toujours jeunes.
Si les femmes voulaient, de bonne heure, se faire
des occupations, consentira s'oublier et renoncer à
la louange, se former des amis, ne pas confondre le
besoin de briller avec le désir déplaire, toutes les sai-
sons auraient pour elles quelques beaux jours. Lors-
que vous rentrerez dans le monde , vous serez la
40
470 AGLAE.
seule qui, grâce à la Fée, aurez commencé votre
jeunesse au milieu d'un cercle où vos agrémens
étaient presque des torts-, où, pour plaire, vous
étiez obligée de les faire oublier : que ce soit la le-
çon de votre vie. Je sais que pour être heureuse il
faut être aimée. Profitez donc de tous vos avanta-
ges : vous êtes belle ; en évitant le faste, que votre
toilette ne soit jamais trop négligée; à la ville ou à
la campagne, ayez toujours cette recherche qui,
sans être ce qu'on appelle parure , prouve si bien le
désir de plaire. Cultivez votre esprit, ajoutez chaque
jour à son étendue 5 et souvenez-vous que la conversa-
tion de la femme qui sait le plus doit toujours laisser
croire qu'elle cherche à s'instruire. L'air du doute con-
sole l'ignorant et flatte celui qui croit pouvoir éclai-
rer. Mais, surtout, soyez bonne; soyez-le si vous vou-
lez être aimée et l'être toujours. La bonté nous porte
à secourir l'indigent , à excuser le coupable , à écou-
ter avec compassion les plaintes même les plus insen-
sées , à consoler tout ce qui souffre. Trouver une
âme bonne est le besoin de tous les momens , la pos-
séder est le charme de tous les âges , charme sans le-
quel aucune vertu n'est suffisante , et qui peut-être
ferait pardonner mille défauts. Le génie qui nous
gouverne n'a point donné à la bonté un rang brillant
parmi les vertus : il n'a pas compris non plus Tin-
gratitude dans le nombre des fautes qui nous font
bannir de sa cour. Sûrement il a cru que l'amour ou
la justice des hommes nous récompense ou nous
punit assez. »
AGLAE. 471
Ces réflexions, communiquées avec un tendre in-
térêt, attachaient Aglaé, la ramenaient à la raison ,
à ses études , et l'invitaient à y mettre encore plus de
suite. Mais plus elle avançait, plus elle sentait le
besoin d'être guidée : aussi demanda-t-clle à sa gou-
vernante, avec cette bonne foi de la première jeu-
nesse , de la diriger , de l'aider à regagner son en-
fance perdue. — Celle-ci lui sauva les premières
difficultés, lui cacha surtout ce qu'il faut de pei-
nes, de travail, de persévérance, pour arriver à
un genre quelconque de perfection. Ce n'était pas
toujours de longues lectures ; c'était moins encore
de fatigantes allégories : jamais de gêne; ne cou-
rant ni après l'esprit ni après le savoir ; évi-
tant l'ennui qu'on redoute à tous les âges : mais
dans des promenades utiles tout devenait un sujet
d'instruction*et de plaisir. La nature, si belle et si
riche , fournissait des développemens toujours nou-
veaux. Un observateur attentif a dit : « Aux yeux de
l'ignorant tout est prodige ou toul est naturel. »
Aglaé, qui jusque-là n'avait promené que des re-
gards indifférens sur tant de richesses, Aglaé s'ar-
rêtait à tout , questionnait sans cesse, dévorait l'in-
struction , et s'étonnait également de ce qu'elle ne
savait pas, et du temps qu'elle avait passé sans
chercher à s'instruire.
Elles entreprirent un jour de faire le tour de l'île,
et arrivèrent à une petite maison isolée , paisible ha-
bitation d'une vieille qui les reçut avec ce mélange
de tristesse et de dcuceur qui trahit les âmes sensi-
47 5 AGLAE.
Mes. Aglaé se sentit attirer vers elle, et n'eut pas
besoin de se garantir de cette première impression
qui , près de toutes les autres, portait à la plaisan-
terie. Aglaé n'éprouva qu'un sentiment mêlé din-
térèt et de respect. Elle n'osait point lui demander
ses aventures ; elle craignait presque de les lui rap-
peler. Elle aurait voulu lui plaire, attirer sa con-
fiance, la consoler s'il était possible. La vieille la de-
vina, la fit approcher d'elle, et lui raconta son his-
toire en ces mots :
« Je ne vous parlerai point de mon enfance, rien
ne me la rappelle. Mes souvenirs ne commencent
qu'au jour où je vis , pour la première fois , un
homme qui fut le maître du reste de ma vie. Jusque-
là je m'étais crue jolie, spirituelle; de ce moment
j'en doutai ; ma toilette ne finissait plus ; je n'étais
jamais contente de mon esprit ; et le jour où il me
dit qu'il m'aimait je me crus parfaite.
» On nous unit. Contente alors , je vivais dans
une espèce de rêverie : j'oubliai toute chose. Je
n'existais que les heures qu'il me donnait ; les autres
se passaient à l'attendre ou à le regretter. Lorsqu'il
arrivait , il semblait changer l'air que je respirais ;
je me trouvais heureuse sans avoir besoin de le dire :
je suivais tous ses mouvemens ; je F écoutais avant
qu'il parlât; ce qu'il disait , je croyais l'avoir pensé.
Long- temps il fut heureux par tant d'affection;
mais, dans mon bonheur, je ne songeais pas qu'il
faut des soins pour conserver môme ce qu'on aime :
je négligeai ma figure , mon esprit , mes amis; je ne
\C.L\É. 47.3
pensais qu'à lui , je ne voyais que lui , je ne parlais
que de lui.
» Tout le monde m'avait abandonnée sans que je
l'eusse remarqué; je finis par l'ennuyer aussi. Je
sentais qu'il se détachait-, ses retours n'étaient plus
que des complaisances , ses soins que des procédés.
Au lieu d'appeler les plaisirs à mon secours , je pas-
sais dans les larmes et les reproches le temps qu'il
me donnait par habitude : j'exigeais l'amour, j'éloi-
gnai l'amitié : je ne le voyais presque plus Qui
m'eût dit alors que j'allais souffrir davantage?....
» Quelle douleur je ressentis en apprenant qu'il
était occupé d'une autre femme ! Je demandai avec
hauteur, comme s'il m'aimait encore, je demandai
qu'il ne la revît plus : il me refusa sans colère ni
pitié. C'est alors que je me crus perdue. . . Je le priai
de m'aimer, comme on demande aux dieux de vivre.
Je ne prétendais plus à aucun sacrifice. Voyez-la ,
aimez-la, m'écriai-je; mais ne m'oubliez jamais
tout-à-fait... Mon humeur l'avait éloigné-, ma dou-
ceur le ramena, et, une seconde fois, je me crus
heureuse....
» Bientôt après, il se laissa entraîner par l'am-
bition. Je n'étais plus jeune; le temps avait passé,
et je ne m'en étais point aperçue. Je me plaignais ,
quoique sûrement j'eusse été une des plus fortu-
nées ; mais il fallut bien des années pour me rap-
prendre.
» Je lui cachais mes peines ; elles en influaient
davantage sur mon caractère et sur ma sanlé. Jetais
40.
474 AGLAE.
devenue triste cl souffrante : je n'en étais que moins
aimable. J'espérais toujours que le lendemain m'ap-
porterait quelque consolation ; et ce n'était qu'un
jour de plus passé dans les larmes. Enfin , j'entendis
parler d'un devin qui , disait-on 5 faisait des mira-
cles ; on y croit dès qu'on en a besoin : j'allai le
consulter. Comme j'arrivai chez lui , j'en vis sortir
une vieille à qui je demandai ce qu'il lui avait dit :
je n'en obtins pour réponse que ces quatre vers que
n'ai jamais oubliés :
De l'avenir point de nouvelle;
Il ne m'a dit que le passé :
Les plaisirs d'un âge avancé
Sont les plaisirs qu'on se rappelle.
)) Je n'entrai point chez l'oracle, et pris cet avis
pour moi-même. Je renonçai au bonheur : celui des
autres m'intéresse encore, il me console quelquefois ;
mais il ne m'empêche pas d'attendre avec impatience
la fin de ma vie. »
Aglaé avait écouté la vieille avec ce vif intérêt
qui fait qu'on partage toutes les sensations. Sa gou-
vernante , qui avait surpris ses yeux remplis de lar-
mes, aurait peut-être désiré que ce tableau n'eût
pas été rendu avec tant d'énergie; mais elle se pro-
mit bien de dire sans affectation, dans leur premier
entretien , que le malheur de la vieille était commun
à toutes les femmes sensibles ; et ce n'est pas un
jour perdu que celui qui apprend que l'amour est
bien loin de tenir ce qu'il promet.
\GL\É. 478
Aglaé, de son coté, réfléchissait, mais se disait
qu'elle reverrait souvent cette intéressante vieille , et
lui ferait répéter des détails qui l'avaient si \ivement
affectée. Ces épreuves ne réussirent pas au gré de
son attente ; l'histoire était toujours la môme. Aglaé
sentit qu'il est impossible de parler long-temps de
soi sans fatiguer.
Elle avait cru que chaque jour elle aimerait cette
vieille davantage , et , chaque jour, elle l'écoutait
avec moins d'intérêt. Rien ne pouvait la distraire.
La morale , l'ambition , la campagne , les comparai-
sons, les différences, tout la ramenait à celui qu'elle
avait aimé. Parlait-on d'une belle action? il l'aurait
faite; d'une chose simple? il l'aurait embellie. De
toutes ces femmes , c'était encore la plus aimable ;
ses souvenirs venaient du cœur. Aglaé allait chez
elle avec plaisir, y restait avec ennui , et cependant
la quittait avec peine ; mais elle la quittait quelque-
fois avant que le soleil eût marqué l'heure de son
retour. La vieille, sans se plaindre , lui disait adieu
avec tristesse. Aglaé revenait lentement, mécontente
d'elle-même , se reprochant sa cruauté , se trouvant
incapable d'aucun sacrifice.
Le lendemain, après ses heures d'étude, elle volait
chez son amie-, il semblait, à la voir courir, que
jamais elle n'arriverait assez tôt ; et , jouissant d'a-
vance du plaisir que causerait son empressement ,
elle s'accoutuma peu à peu à s'oublier elle-même , à
se croire nécessaire au bonheur d'un autre , pre-
mière des illusions , et la plus douce de toutes ; elle
47 C) AGLAE.
en vint même jusqu'à retourner chez celles qui lui
avaient paru si ridicules.
Ce n'était plus la raillerie ; ce n'était plus le cruel
besoin de se moquer. Elle flattait encore leurs dé-
fauts , mais comme on console un malade qui n'a
plus de ressource. Cependant leur extrême crédulité
l'effraya sur elle-même. — « Rassurez-moi, dit-elle
un jour à sa gouvernante ; je ne vous demande point
d'éloges, mais j'ai besoin d'être encouragée. Suis-jc
jeune? M'avez-vous donné les moyens d'être aima-
ble? Comme ces femmes, ne suis-je pas aussi dans
l'aveuglement ? » A ces mots, la Fée parut. —
<e Soyez tranquille, mon Aglaé, lui dit-elle, vous
êtes ce que vous étiez : je ne pouvais rien ajouter à
votre beauté. 11 ne m'était pas permis non plus de
vous corriger, sans que vous prissiez un peu de
peine. Je vous ai offert à la fois tous les défauts que
le temps et le besoin de la louange vous auraient
donnés : ils vous ont guérie de la vanité ; de la va-
nité qui, chez les femmes, rend la jeunesse coupable
et la vieillesse ridicule. C'est avoir gagné plus que je
ne vous avais promis. Puisse votre âme douce et
sensible n'avoir jamais besoin des exemples de la
vertu pour se porter au bien ! Je vais vous rendre à
vos États ; mais , avant de vous quitter, je veux ,
comme les bonnes mères, vous récompenser d'avoir
travaillé à votre bonheur : que souhaitez- vous?
Aglaé lui demanda de rajeunir son amie ; mais la
vieille refusa cette faveur si son amant ne la parta-
geait pas. — u Je ne désire point de vivre , leur
\GtAÉ. 477
dit-elle , je ne vous demande point des années : ren-
dez-moi seulement les jours de mon bonheur, et
que je meure celui où il cessera de nVaimer. » — La
Fée combla ses vœux, lui rendit sa jeunesse, son
amant, ses plaisirs et ses peines.
Elle ramena Aglaé à sa mère qui , en la voyant ,
la crut parfaite , et se persuada qu'elle avait employé
tout le temps qu'elle ne lui avait pas vu perdre.
Cette fois , l'amour maternel ne la trompa point.
Elle remit sa couronne à sa fille , qui passa le reste
de sa vie à douter d'elle-même, et à excuser les
autres.
FIN.
TABLE.
Notice . i
Adèle de Séinange 1
Charles et Marie 199
Eugène de Rothelin 287
A.GLAÉ, conte. Appendice à Adèle de Sénange. 4o9
» \
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Treatment Date: Feb. 2008
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