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Full text of "Oeuvres de M. Rousseau de Genève"

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(EU  VRE  s 

D  E 

M,    RO  US  S  EAU 

DE   GENEVE; 

Nouvelle    Édition  j 

Revue  ^  corrigée  &  augmentée  de plujîeurs 
Pièces  de  différens  Auteurs  ^  dont  partie 
m  réponfe  a  M,  RousSEAU, 

TOME    VI, 


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A    NEUFCHATEL. 

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mimammÊÊÊÊ^Bmm^mmaÊmmmmmmamBÊmmm^mimiÊim 

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AOAMS  \H^^^ 


AVERTISSEMENT 

JLjE  nombre  d^ Editions  qui  ont 
ité.faites  de  cette  Lettre  de  M, 
Rouf  l'eau  .  efi  une  preuve  iieri 
fenfible  de  l'intérêt  que  tout  le 
monde  prend  a  cet  illuflre  Ecn^ 
Vdin  ;  &  notre  emp^'ejjtmtnt  a  la 
publier  de  nouveau  ^  ne  doit  itrc 
attribué  quaufeul  dejir  de  fucis» 
faire  le  Public, 

Cette  Edition  pourra  être  reçue 
des  Amateurs  du  Genre  cntiovc 
avec  d' autant  plus  deplaifir^  qu'el- 
le efi'  augm.entée  de  beaucoup  de 
'  Pièces  analogues  a  cette  mène 
Lettre,  On  verra  cow.m.ent  les 
Journalijles  les  plus  accrédités  en 


AVERTISSEMENT, 

ént  parlé  ^  Ù  fi  leur  fcntimcnt  ne 
s'accorde  -pas  toujours  avec  celui 
de  notre  Auteur ,  ils  font  au  moins 
obligés  de  lui  rendre  les  armes ,  en 
convenant  de  la  fupériorité  defon 
génie. 


ARRÊT 


A  R   R   E  s   T 

DE  LA  COUR 

DE  PARLEMENT, 

Qi^i  condamne  un  Imprime  ayant  pour 

titre  Emile  ,  ou  de  l'éducation  ,  par 

J.  J.  RoulTeau,  imprimé  à  la  Haye. . . 

M.  Dcc.  LXii ,   à  être  lacéré  &  brull 

par  V  Exécuteur  de  la  Haute- Jufiice. 

ExtraitdesRegistresdu  Parlement. 

CDu  9  Juin  17^1. 
E  jour ,  les  Gens  du  Roi  font  entrés, 
6^  Me.  Orner  JolydeFleury  ,  Avocat  du- 
dit  Seigneur  Roi,portantla  parole, ont  dit: 

Qu'ils  déféroienr  à  la  Cour  un  Imprimé 
en  quatre  volumes  in  O'clavo  ,  intitulé  : 
EmilCyOu  de  r  Education  ^  par  J.J»  Rouf' 
J  eau  ,  Citoyen  de  Genève^  dit  Imprimé 
À  la  Haye  en  M,  DCC.  LXlL 

Que  cet  ouvrage  ne  paroît  compofc  que 
dans  la  vue  de  ramener  tout  à  la  Religion 
naturelle, &  que  r  Auteur  s*occupe, dans  le 
plan  de  l'Education  qu'il  prétend  donner 
à  fon  Elevé,  à  développer  ce  fyftèmecri* 
minel. 


ij     ARREST  DE  LA  COUR 

Qu'il  ne  prérend  inftruire  cet  Elevé  que 
d'après  la  nature,  qui  eft  Ton  unique  guide, 
pour  former  en  lui  Ihomme  morah  qu'il 
regarde  toutes  les  Relioions  comme  éea- 
Jement  bonnes  Se  comme  pouvant  toutes 
avoir  leurs  raifons  dans  le  climat ,  dans  le 
Xjouvernement ,  dans  le  aénie  du  Peuole, 
oudans  quelqu'autre  caule  locale  qui  rend 
Tune  préférable  à  l'autre  3  félon  les  temps 
ôc  les  lieux. 

Qui!  borne  l'homme  aux  connoKîances 
que  l'inftindl  porte  à  chercher ,  fl-.tte  les 
pafîions  comiîie  les  principaux  inftrumens 
de  notre  confervation ,  avance  qu'on  peut  ' 
erre  fauve  fans  croire  en  Dieu,  parce  qu'il 
admet  une  ignorance  invincible  delà  Di- 
vinité qui  peut  excufer  l'homme;  que,  fé- 
lon fes  principes  ,  la  feule  raifon  eft  ju^e 
.dans  le  choix  d'une  Religion  ,  lailfant  à 
fadifpofition  la  nature  du  culte  que  l'hom- 
me doit  rendre  à  l'Etre  fuprcme ,  que  cet 
Auteur  croit  honorer  en  parlant  avec  im- 
piété du  culte  extérieur  qu'il  a  établi  dans 
la  Religion,  ouqnerEalifeaprefcritfous 
la  diredion  de  rEfpri&.Saint  c]ui  la  gou« 
vernp. 

.Qu.e  conféquemmentace  fyftcme,  de 
n'admettrequela  Religion  naturelle,  queir 
le  qu'elle  [ok  chez  les  différens  Peuples  ^ 


t)E  PARLEMENT,      iîj 

il  ofe  efTayèr  de  détruire  la  vérité  de  l'E- 
criture fainte  5c  des  Prophéties  ,  la  certi- 
tude des  miracles  énoncés  dans  les  Livres 
Saints,  l'jnfaillibi'iré  delà  révélation,  l'aii- 
torité  de  l'Eglife  •,  &  que  ramenant  tout  i 
cette  Religion  naturelle,  dans  laquelle  il 
n'admet  qu'unculteSc  des  loix  arbitraires, 
il  entreprend  de  juftifier  non-feulement 
toutes  les  Religions ,  prétendant  qu'on  s'y 
fauve  indiftinâemenr,  mais  même  l'infi. 
délité  ôc  la  réfiftance  de  tout  homme  a  qui 
l'on  voudroir  prouver  la  divinité  de  J.  C. 
de  i'exiftei.ce  de  la  Religion  Chré'ienne , 
qui  feule  a  Dieu  pour  auteur  ,  &:  à  1  év^atd 
de  lnc]utlie  il  porte  le  blafphcme  jufqu'à 
la  donner  pour  ridicule  ,  pour  contradic- 
toire ,  S:  à  infpirer  une  indifférence  facri- 
kge  pour  fes  myfteres  &  pour  ùs  dog- 
mes ,  qu'il  voudroit  pouvoir  anéantir. 

Que  tels  font  les  principes  impies  &c  dé- 
teftables  que  fe  propofe  d'établir  dans  fon 
Ouvrage  cet  Ecrivain  qui  foumet  la  Reli^ 
gion  à  l'examen  de  la  raifon  ,  qui  n'éta- 
blit qu'une  foi  purement  humaine ,  &:  oui 
n'admet  de  vérités  &;  de  dogmes  en  ma- 
tière de  R'^-ligion  ,  qu'autant  qu'il  plaît  à 
Tefprir  livré  à  fes  propres  lumières  ,  ou 
plutôt  à  ùs  égaremens ,  de  les  recevoir 
ou  de  les  rejecter. 


! 

îy    ARREST  DE  LA  COUR 

Qu'à  ces  impiétés  il  ajoute  des  détails' 
indécents  ,  des  explications  qui  blelTent  la  !1 
bienféance  ôc  la  pudeur ,  des  propofitions 
qui  rendent  à  donner  un  caraàere  fauxôc 
odieux  à  l'autorité  fouveraine ,  à  détruire 
le  principe  de  l'obélifance  qui  lui  eft  due, 
ôc  à  afFoiblir  le  refpedt  éc  l'amour  dQS 
Peuples  pour  leurs  Rois. 

Qu'ils  croyent  que  ces  traits  Tuffifenc 
pour  donner  à  la  Cour  une  idée  de  l'Ou- 
vrage qu'ils  lui  dénoncent;  queles  rnaxi* 
mes  qui  y  font  répandues  forment  par 
leur   réunion   un  fyftême  chimérique  , 
aufli  impraticable  dans  fon  exécution  , 
qu'abfurcle  Ôc  condamnable  dans  fon  pro- 
jet. Que  feroienc  d'ailleurs  des  Sujets 
élevés  dans  de  pareilles  maximes  ,  finon 
des  hommes  préoccupés  du  fepticifme 
êc  de  la  tolérance ,  abandonnés  à  leurs 
palTîons  ,   livrés  aux   plaifirs  des   fens  , 
concentrés  en  eux-mêmes  par  Tamour 
propre  ,    qui   ne   connoitroient   d'autre 
voix  que  celle  de  la  nature ,  ôc  qui  au 
noble  defir  de  la  folide  gloire  ,  fubftirue- 
roient  la  pernicieufe  manie  de  la  fingulari- 
té }  Quelles  règles  pour  les  mœurs!  Quels 
hommes  pour  la  Religion  &  pour  1  Etar, 
que  des  enfans  élevés  dans  des  princi- 
pes qui  fon:  également  horreur  au  Chréf 
Ùçn  §i  <^u  Citoyen, 


DE   PARLE'MENT.  v 

Que  l'Auteur  de  ce  Livre  n'ayant 
point  craint  de  fe  nommer  lui-mÈme  , 
ne  fçauroit  être  trop  promptement  pour- 
fuivi  ;  qu'il  eft  important ,  puifqu'il  s'eft 
fait  connoître  ,  que  la  Juftice  fe  mette  à 
portée  de  faire  un  exemple  tant  fur 
l'Auteur  que  fur  ceux  qu'on  pourra  dé- 
couvrir avoir  concouru  foit  à  l'impref- 
fioq  5  foit  à  la  diftnbution  d'un  pareil 
Ouvrage  diî^ne  comme  eux  de  toute  fa 

ri      I     •     I 

leverue. 

Que  c'eft  l'objet  des  Conclufions  par 
écrit  qu'ils  lailfent  à  la  Cour  avec  un 
Exemplaire  du  Livre  5  &  fe  font  les 
Gens  du  Roi  retirés. 


lux  recirés  : 


Vu  le  Livre  en  quatre.  Tomes  in-S'^. 
intitulé  :  EmiU  ,  ou  de  r Education  , 
par  J,  J.  RouJJ}au  ,  Citoyen  de  Genève» 
Sanabilibus  cegrotamus  malis  *,  ipfaqua 
nos  in  re£tum  natura  genitos ,  (i  emen- 
dari,  velimusjuvat.Senec.de  Ira,  Lib. 
XL  cap.  XIIL  Tom.  i  ,  2  ,  3  c^  4.  A 
la  Haye  ,  che^Jean  Néaulme  y  Libraire^ 
avec  Privilège  de  Nojfeigneurs  les  Etats 
de  Hollande  &  Wejîfrife.  Conclufions  du 
Procureur  Général  du  Roi  3  ouï  le  Rap- 

a  iij 


■M 


xj     ARREST  DE  LA  COUR 

port  de  M«  Pierre- François  !e  Noîr 
Confeiller  ^  la  matière  mife  en  délibé- 
ration : 

LA  COUR  ordonne  que  ledit  Livre 
Imprimé  fera  lacéré  6c  brûlé  en  la 
Cour  du  Palais ,  au  pied  du  grand  Efca- 
lier  d'icclui ,  par  l'Exécuteur  de  la  Haute- 
Juftice  *,  enjoint  à  tous  ceux  qui  en  ont 
des  Exemplaires ,  de  les  apporter  au 
Greffe  de  la  Cour,  pour  y  être  fuppri- 
més  5  fait  très-exprelTes  inhibitions  Se 
àéiQuCi^s  à  tous  Libraires  d'imprimer , 
vendre  &c  débiter  ledit  Livre,  ôc  à  tous 
Colporteurs,  Diftributeurs  ou  autres  de 
le  colporter  ou  diftribuer,  à  peine  d'être 
pourfuivis  extraordinairement,  5c  punis 
fuivant  la  rigueur  des  Ordonnances.  Or- 
donne qu'à  la  Requête  du  Procureur  Gé- 
néral du  Roi ,  il  fera  informé  pardevant 
le  Confeiller-  Rapporteur  ,  pour  les  Té- 
moins qui  fe  trouveront  à  Paris,  Se  par- 
devant  les  Lieutenans  Criminels  des  Bail- 
liages &  Sénéchauffées  du  RelTort ,  pour 
les  Témoins  qui  feront  hors  de  ladite 
Ville,  contre  les  Auteurs  ,  Imprimeurs 
ou  Diftributeurs  dudit  Livre  ;  pour ,  les 
informations  faites,  rapportées  &  com- 
muniquées au  Procureur  Général  du  Roi, 


•  DE  PARLEMENT.         vlj 

être  par  lui  requis  &  par  la  Cour  ordon- 
né ce  qu'il  appartiendra  ;  âc  cependant 
ordonne  que  le  nommé  J.  J  Rouiïeaa, 
dénommé  au  Frontispice  dudic  Livre  j 
fera  pris  &  appréhendé  au  corps ,  Se  ame- 
né es  Prifons  dé  la  Conciergerie  du  Pa- 
iais ,  pour  être  ouï  5c  interrogé  parde- 
vant  ledit  Gonfeilier-Rapporteur,  fur  les 
faits  dudit  Livre  ,  ^  répondre  aux  Con- 
clufiûns  que  le  Procureur  Général  entend 
prendre  contre  lui  5  Se  où  ledit  J.  J. 
RoufTeau  ne  pourroit  être  pris  Se  appré- 
hendé, après  perquificion  faire  de  fa  per- 
fonne  ,  alligné  à  quinzaine  ,  fes  biens 
faifis  Se  annotés  ;  &  à  iceux  CommiiTai- 
res  établis  ,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  obéi  fui- 
vant  rOrdonnance  *,  Se  à  cet  effet ,  or- 
donne qu'un  Exemplaire  dudit  Livre  fera 
dépofé  au  Greffe  de  la  Cour  ,  pour  fer- 
vir  à  rinftrudion  du  Procès.  Ordoine 
en  outre  que  le  préfent  Arrêt  fera  imori- 
mé ,  publié  Se  affiché  par-tout  où  befoin 
fera.  Fait  en  Parlement,  le  neuf  Juin 
mil  fept  foixantedeux. 


Signé,  DUFRANG. 


a  iv 


^iîj  ARREST  DE  LA  COVK.êic. 

Et  h  v&ndredi  il  Juin  ly^Zy  ledit 
Ecrit  5  mentionné  ci-dcjfus  >  a  été  laeér& 
&  brûlé  au  pied  du  grand  Efcalier  du 
Talais  5  par  r Exécuteur  de  la  Haute^ 
Jufiice  ,  en  préfcncc  dt  moi  E tienne- Da^ 
gohrt  Yj'abeauy  l'un  des  trois  principaux 
Commis  pour  la  Grand'Chambrc  ,  ^j[fijlé. 
de  deux  Huijjiers  de  la  Cour, 

Signé,  YSABEAU, 


le 


MANDEMENT 

DE  MONSEIGNEUR 

L'ARCHEVEQUE 

DE  PARIS; 

Portant  condamnation  d'un  Livre 
qui  a  pour  titre  :  Emile  ,  ou 
de  l'Education  ^  par  J,  J,  Rouf- 
feau  ^  Citoyen  de  Genève,  A 
Amfterdam ,  chez  Jean  Néaul- 
me,  Libraire,  17(^2» 


c 


HRISTOPHE  DE  BEAUMONT, 

par  la  miféricorde  Divine  j  à  par  Iz 
grâce  du  Saint  Siège  Apoflolique  ^ 
Archevêque  dePanSy  Duc  de  Saint- 
Cloud y  Pair  de  France  ^  Comman- 
deur de  l'Ordre  du  Saint-ECprit  ^ 
Provifeur  de  Sorbonne  ^  ùc,  A 
tous  les  Fidèles  de  notre  Diocèfe  : 
Salut   et  Bénédiction. 


X      MANDEMENT. 

Saint  Paul  a  prédit,  mes  très-cherâ 
Frères ,  qu'il  viendroit  des  jours  périlleux 
ou  il  y  aurait  des  gens  amateurs  d^cux" 
mêmes  j  fiers  ^fuperbes  ,  hlafphèmateurs  y 
impies  ^  calomniateurs  ^  enfilés  d"" orgueil  y 
amateurs  des  voluptés  plutôt  que  de  Dieu; 
des  hommes  d'un  efiprit  corrompu  ,  &  per- 
vertis dans  la  Foi  [a).  Et  dans  quel  temps 
malheureux  cette  prédid^ion  s'eft-elle  ac- 
complie plus  à  la  lettre  que  dans  les  nô- 
tres !  L'Incrédulité,  enhardie  par  toutes 
les  paiïions ,  fe  préfente  fous  toutes  les 
formes ,  afin  de  fe  proportionner  ,  en 
quelque  forte,  à  tous  les  âges ,  à  tous  les 
cara6teres,  âtous  les  états.  Tantôt,  pour 
s^infinuer  dans  des  efprits  qu'elle  trouve 
déjà  enforcelés par  la  bagatelle  (  ^) ,  elle 
emprunte  un  ftyle  léger ,  agréable  &:  fri- 
vole :  de-U  tant  de  Romans  également 


(  <2  )  Tn  novifTimis  diebus  inftabunc  tempora 
periculofa  :  erunt  homines  fe  ipfos  amantes.... 
elati ,  fuperbi,  blarphemi...,  fcclefti.,..  crimi- 
iiatores...  tumidi  &  voluptatum  amatores  magis 
Cjuàni  Dei...  homiues  corrupti  mente  &  reprobi 
circa  fidem.  i.  Tim.  c.  3.  v.  i.  4.   8. 

(J»)  Fafcinatio  nugacitatis  obfcurat  bona» 
$af.  c.   ^.  V.   1 1, 


M  AN  DEM  E  N^T.      xj 

obfcènes  &  impies,  donc  lebat  eft  d'a- 
mufer  l'imagination  ,  pour  féduire  l'ef- 
pric  &■  corrompre  le  cœur.  Taaroc ,  affec- 
tant un  air  de  proiondtur  éc  de  iliblim.té 
dans  Tes  vues  ,  elle  feint  de  remonter  aux 
premiers  principes  de  nos  connoifTinces  , 
ôc  prérend  s'en  autorifer ,  pour  fecouer 
un  joug  qui,  félon  elle,  déshonore l'Ha- 
manité,  la  Divinité  même.  Tantôt  elle 
déclame  en  furieufe  contre  le  zèle  de  la 
Religion  ,  Ôc  prêche  la  tolérance  univer- 
felle  avec  emportement.  Tantôt  enfin  , 
réuniffinr  tous  ces  divers  lan^a^es,  elle 
mêle  le  férieux  à  l'enjouement ,  des  maxi- 
mes pures  à  des  obfcénités ,  de  grandes 
vérités  à  de  ^î" dindes  erreurs ,  la  Foi  aa 
blafphême  5  elle  entreprend,  en  un  mot, 
d'accorder  la  lumière  avec  les  ténèbres , 
Jefus  Chrift  avec  Bel ial.  Et  tel  eft  fpé- 
cialement ,  M.  T.  C.  F.  l'objet  qu'on 
paroîc  s'être  propofé  dans  un  Ouvrage 
récent,  qui  a  pour  titre  :  EMILE  oi7 
DE  l'Education.  Du  fein  de  l'erreur , 
il  s'efl:  élevé  un  homme  plein  du  langa- 
ge de  là  Philofopiiie  *,  fans  être  vérita- 
blement Philofophe  :  efpric  doué  d'une 
multitude  de  connoiflfances  qui  ne  l'ont 
pas  éclairé ,  &  qui  ont  répandu  des  ténè- 
bres dans  lesaucresefprits,  caractère  livré 

a  vj 


xîj     M  A  N  D  E  M  E  N  T. 

aux  paradoxes  d'opinion  &  de  conduite  5' 
alliant  la  (implicite  des  mœurs  avec  ie^ 
fafte  des  penfées ,  le  zèle  des  maximes 
'  antiques  avec  la  fureur  d'établir  des  nou- 
veautés ,  l'obfcurité  de  la  retraite  avec 
le  deiir  d'être  connu  de  tout  le  monde  : 
on  Ta  vu  invectiver  contre  les  fciences 
qu'il  cultivoit  -,  préconifer  l'excellence  de 
l'Evangile ,  dont  il  détruifoitles  dogmes; 
peindre  la  beauté  des  vertus  qu*il  étei- 
gnoic  dans  l'ame  de  fes  Ledteurs.  H  s'eft 
fait  le  Précepteur  du  genre  humain  pour 
le  tromper  ,  le  Moniteur  public  pour 
égarer  tout  le  monde,  l'Oracle  du  fiecle 
pour  achever  de  le  perdre.  Dans  un  Ou- 
vrage fur  l'inégalité  des  conditions  ,  il 
avoit  abaifTé  l'homme  jufqu'au  rang  de» 
bêtes  ;  dans  une  autre  production  plus 
récente ,  il  avoit  infinué  le  poifon  de  la 
volupté  en  paroilTant  le  profcrire  :  dans 
celui-ci  5  il  s'empare  des  premiers  mo- 
mens  de  l'homme ,  afin  d'établir  Fem^- 


pire 


de  rirrelieion. 


o 


Quelle  entreprife ,  M.  T.  C.  F.  l  Té- 
dtication  de  la  JeunefTe  eît  un  des  objets 
les  plus  importans  de  la  follicitude  5C 
du  zèle  des  Pafteurs.  Nous  favons  que, 
pour  refermer  le  monde,  autant  que  le 


*■*« 


MANDEMENT,    xïî; 

}>ermettent  la  foibleflfe  &  la  corruption 
de  notre  nature ,  il  fufîiroit  d  obferver  , 
fous  la  diredion  &  l'impreilion  de  la 
grâce,  les  premiers  rayons  de  la  raifon  hu- 
maine ,  de  les  faifir  avec  foin  ëc  de  les 
diriger  vers  la  route  qui  conduit  à  la  vé- 
rité. Par-là  ces  efprits  ,  encore  exempts 
de  préjugés ,  feroient  pour  toujours  en 
garde  contre  l'erreur  ^  ces  cœurs ,  encore- 
exempts  de  grandes  paflions  ,  prendroient 
les  impreflions  de  toutes  les  vertus.  Mais 
à  qui  convient-il  mieux  qu'à  nous  &  â 
nos  Coopérareurs  dans  le  faint  Miniftere, 
de  veiller  ainfi  fur  les  premiers  momens 
delà  JeunefTe  Chrétienne  ;  de  lui  diftri- 
buer  le  laitfpirituel  de. la  Religion,  afin 
quelle  croiffe  pour  U  falut ;  (  c)  de  pré- 
parer de  bonne  heure ,  par  de  falutaires 
leçons  j  à&%  Adorateurs  finceres  au  vrai 
Dieu  ,  des  Sujets  fidèles  au  Souverain,, 
des  Hommes  dignes  d'être  la  relTource 
&  l'ornement  de  la  Patrie? 

-i 
Or,  M.  T.  C.  F.  l'Auteur  d'EMUE 


(c)  Sint  modo  geniti  infantes,  rationabile 
iînè  dolo  lac  concupifcite  3  ut  iii  eo  crefcacis  in 
falutem.  i ,  ?a^  c*  z. 


XIV    M  AN  DE  MENT. 

propofe  un  plan  d'éducation  qui ,  loîtf 
de  s'accorder  avec  le  Chriftianifme ,  n'eft 
pas  même  propre  à  former  des  Citoyens, 
ni  des  Homnîes.  Sous  le  vain  prétexte  de 
rendre  l'homme  à  lui  même,  de  défaire 
de  fon  éieve  i'éleve  de  la  Nature  ,  il  mec 
en  principe  une  alTertion  démentie,  non- 
feulement  par  la  Religion  ,  mais  encore 
par  l'expérience  de  tous  les  Peuples  ,  ÔC 
de  tous  les  temps.  Pofons  ,  dit» il,  pour 
maxime  incontefîabU  ,  que  les  premiers 
mouvemens  de  la  nature  font  toujours 
droits  :  il  ny  a  point  de  p^rverjïté  origi" 
nelle  dans  le  cœur  humain.  A  ce  langage 
on  ne  reconnoît  point  la  dodtrine  des 
faintes  Ecritures  &  de  l'Eglife,  touchant 
la  révolution  qui  s'eft  faire  dans  notre 
nature.  On  perd  de  vCie  le  rayon  de  la- 
inière qui  nous  fait  connoirre  le  myftere 
de  notre  propre  cœur.  Oui ,  M.  T.  G.  F. 
il  fe  trouve  en  nous  un  mélange  frappant 
de  grandeur  &  debaiïeiïe,  d'ardeur  pour 
la  vérité  &c  de  goût  pour  l'erreur  ,  d'in- 
clination pour  k  vertu  &  de  penchant 
pour  le  vice  :  étonnant  contrafte ,  qui ,  en 
déconcertant  la  Philofophie  Payenne , 
la  laiffe  errer  dans  de  vaines  fpéculations  l 
contrafte  dont  la  révélation  nous  décou- 
vre la  fource  dans  la  chute  déplorable 


MANDEMENT,     x^ 

âe  notre  premier  Père  !  L'homme  fe 
fenc  entraîné  par  une  pente  funefte,  de 
comment  fe  roidiroit-iî  contre  elle,  fi  fon 
enfnnce  n'étoic  dirigée  par  des  Maîtres 
pleins  de  vertu  ,  de  fageile ,  de  vigilan- 
ce 5  &  fi  ,  durant  tout  le  cours  de  fa  vie , 
il  ne  faifoit  lui  même,  fous  la  protec- 
tion ,  ôc  avec  les  grâces  de  fon  Dieu,  des 
efforts  puifianis  ^  continuels  ;  Hélas  l 
M.  T.  C.  F.  malgré  les  principes  de  l'é- 
ducation la  plus  faine  &  la  plus  vertueii- 
fe  s  malgré  les  promeffes  les  plus  magni- 
fiques de  la  Religion ,  &  les  menaces  les 
plus  terribles ,  les  écarts  de  la  Jeunefle  ne 
font  encore  que  trop  fréquents  ,  trop 
multipliés  *,  dans  quelles  erreurs  ,  dans 
quels  excès ,  abandonnée  à  elle-même , 
ne  fe  précipireroit-elle  donc  pas  ?  C'efl 
un  torrent  qui  fe  déborde  malgré  les  di- 
gues puiiïantes  qu'on  lui  avoit  oppofées  : 
que  feroit-ce  donc  fi  nul  obftacle  ne  fuf- 
pendoit  fes  flots ,  &  ne  rompoic  fes  ef- 
forts ? 

L'Auteur  d'EMiiE ,  qui  ne  reconnoît 
aucune  Religion  ,  indique  néanmoins , 
fans  y  penfer,  la  voie  qui  conduit  infailli- 
blement à  la  vraie  Religion.  Nous ,  dit-il  5 
qui  ne  voulons  rien  donner  k  V autorité ^ 


svj    MANDEMENT, 

nous ,  qui  ne  voulons  rhn  enfè'igner  â 
notre  Emile  ,  quil  ne  pût  comprendre 
de  lui-même  par  tout  pays  ^  dans  quelU 
Religion  l' élèverons-nous  f  à  quelle  Secii' 
aggrégerons  -  nous  relevé  de  la  Nature^  ? 
Nous  ne  V aggregerons  ,  ni  à  celle  -  ci  , 
ni  a  celle-là  ;  nous  le  mettrons  en  état  d^ 
choijîr  celle  ou  le  meilleur  uf âge  de  la  rai'- 
fon  doit  le  conduire,  Pliit  à  Dieu,  M.  T* 
C.  F.  que  cet  objet  eût  été  bien  rempli  \ 
Si  TAïueur  eut  réellement  mis  fon  élevé 
en  état  de  ckolfir  ^  entre  toutes  les  Reli^ 
gions  3  celle  oîi  le  meilleur  ufage  de  Ici 
raijon  doit  conduire  ^  il  l'eue  immanqua- 
blement préparé  aux  leçons  du  Chriftia- 
nifme.  Car  ,  M.  T.  C.  F.  la  lumière  na-- 
turelie  conduit  à  la  lumière  évangélique^ 
èc  le  culte  Chrétien  eft  efïentiellemeac 
un  culte  raifonnahle  (d).  En  effet,  y? 
le  meilleur  ufage  de  notre  raifon  ne  de- 
voit  pas  nous  conduire  à  la  révélation 
chrétienne  ,  notre  Foi  {Q,io\t  vaine,  nos 
efpérances  ferôient  chimériques.  Mais 
cO'mment  ce  meilleur  ufage  de  la  raifoii 


(  d  )  Rationabile  obretj^uium  veftr:im.  '^ont, 


MANDEMENT.    xvi> 

hous  conduit  il  au  bien  ineftimable  de  la 
Foi ,  &  de-là  au  terme  précieux  du  falut? 
C'ell:  à  la  raifon  elle  même  que  nous  en 
appelions.  Dès  qu'on  reconnoît  un  Dieu, 
il  ne  s'agit  plus  que  de  fçavoir  s'il  a  dai- 
gné parler  aux  hommes  autrement  que 
par  les  impreiîions  de  la  nature  II  faut 
donc  examiner  fi  les  faits  qui  conftai:ent 
la  révélation ,  ne  font  pas  fupérieurs  a 
tous  les  efforts  de  la  chicanne  la  plus  ar- 
tificieufe.  Cent  fois  Tlncrédulité  a  tâché 
de  les  détruire  ces  faits  ,  ou  au  moins 
d'en  affoibîir  les  preuves  -,  6c  cent  fois  fa 
critique  a  été  convaincue  d  impuidance. 
Dieu ,  par  la  révélation  s'eft  rendu  témoi- 
onaae  à  lui-même ,  &  ce  témoignagre  eft 
évidemment  tres-dignc  de  foi  (  e  ).  Que 
refte-t-il  donc  a  l'homme  qui  fait/e  mciU 
leur  ufage  de  fa  raifon  ,  fi  non  d'acquief- 
cer  à  ce  témoignage  ?  C'eft  votre  grâce , 
ô  mon  Dieu  !  qui  confomme  cette  œu- 
vre de  lumière  \  c'eft  elle  qui  détermine 
la  volonté ,  qui  forme  lame  Chrétienne*, 
mais  le  développement  des  preuves,  & 


{e)  Teflimonia  tua  credibilia fa<^a  funt  ni- 
mis,  Tfal.  ^2..  y.  ^, 


xvllj    MANDEMENT. 

la  force  des  motifs ,  ont  préalablemenï 
occupé  ,  épuré  la  raifon  ;  &  c'eft  dans  ce 
travail ,  auiîî  noble  qu'indifpenfable ,  que 
çoniifte  ce  maiUeur  nfage  de  la  raifon  , 
dont  l'Auteur  d'EMiLE  entreprend  de 
parler  fans  en  avoir  une  notion  fixe  &  vé- 
ritable. 

Pour  trouver  la  JeunefTe  plus  docile 
aux  leçons  qu'il  lui  prépare ,  cet  Auteur 
veut  qu'elle  R)it  dénuée  de  tout  principe 
de  Pveligion.  Et  voilà  pourquoi ,  félon 
lui  5  connoître.  U  bien  &  h  mal  ^  f en  tir 
la  raifort  des  devoirs  de  V homme  ,  ^^ ^fl- 
pas  f affaire  d'un  enfant,,,,  J'aimerois 
autant^  ajoute  t-il,  exiger qu  un  enfant 
eût  cinq  pieds  de  haut ,  que  du  jugtment 
à  dix  ans,  » 

Sans  doute,  M.  T.  C.  F.  que  le  ju- 
ment humain  a  (qs  progrès  ,  &  ne  fe 
forme  que  par  degrés.  Mais  s'enfuit-il 
donc  qu'à  l'âge  de  dix  ans  un  enfant  ne 
çonnoilTe  point  la  différence  du  bien  & 
du  mal ,  qu'il  confonde  la  fagefTe  avec 
la  folie ,  la  bonté  avec  la  barbarie ,  la 
vertu  avec  le  vice  \  Quoi  !  à  cet  âge  il 
ne  fentira  pas  qu*obéir  à  fon  père  eil  un 
bien  :  que  lui  défobéir  eft  un  mal  '.  Le 


MANDEMENT,     ^h 

prétendre  ,  M.  T.  C.  F.  c'eft  calomnier 
la  nature  humaine,  en  lui  attribuant  une 
ftupidité  qu'elle  n*a  point. 

«  Tout  enfant  qui  croit  en  Dieu  ,  dU 
M  encore  cet  auteur  ^  eft  Idolâtre  ou 
îj  Anthropomorphite.  >'  Mais  s'il  eft  Ido- 
lâtre ,  il  croit  donc  plufieurs  Dieux  ^  il 
attribue  donc  la  nature  divine  à  des  fimu- 
lacres  infenfîbles  ?  S'il  n'eft  qu'Antrhopo- 
morphite,  en  reconnoifTant  le  vrai  Dieu, 
il  lui  donne  un  corps.  Or  on  ne  peut 
fuppofer  ni  l'un  ni  l'autre  dans  un  enfant 
qui  a  reçu  une  éducation  chrétienne.- 
Que  fi  l*éducation  a  été  vicieufe  à  cet 
égard,  il  eft  fouverainement  injufte  d'im- 
puter à  la  Religion  ce  qui  n'eft  que  la 
faute  de  ceux  qui  l'enfeignent  mal.  Au 
furplus  ,  l'âge  de  dix  ans  n'eft  point  Tâge 
d'un  Philofophe  :  un  enfant ,  quoique 
bien  inftruit ,  peut  s*expliquer  mal  ^  mais 
en  lui  inculquant  que  la  Divinité  neft: 
rien  de  ce  qui  tombe ,  ou  de  ce  qui  peut 
tomber  fous  les  fens  ^  que  c'eft  une  in* 
telligence  infinie ,  qui ,  douée  d'une  Puif- 
fance  fuprême ,  exécute  tout  ce  qui  lui 
plaît ,  on  lui  donne  de  Dieu  une  notion 
aiïortie  à  la  p;^rtée  de  fon  jugement.  Il 
n'eft  pas  douteux  qu'un  Athée ,  par  fes 


3fx     MANDEMENT. 

Sophifmes  ,  viendra  facilement  à  bout 
de  tronl-  1er  les  idées  de  ce  Jeune  Croyant  ; 
mais  toute  l'adreiïe  du  Sophifte  ne  fera 
certainement  pas  que  cet  enfant,  lorf- 
qu  il  c;oit  en  Dieu,  foit  Idolâtré  ou  An^ 
thropomorphite '^  c'eft-à-dire  ,  qu'il  ne 
croye  que  l'exiftence  d'une  chimère. 

L'Auteur  va  plus  loin  ,  M.  T.  C.  F. 
il  n  accorde  pas  même  à  un  jeune  hom^ 
me  de  quinze  ans ,  la  capacité  de  croire 
en  Dieu.  L'homme  ne  fçaura  donc  pas 
même  à  cet  âge  ,  s'il  y  a  un  Dieu ,  ou  s'il 
T\y  en  a  point  :  toute  la  Nature  aura  beau 
annoncer  la  gloire  de  fon  Créateur ,  il 
n'entendra  rien  à  fon  langage  !  Il  exiftera, 
fans  fçavoir  à  quoi  il  doit  fon  exiftence  ! 
Et  ce  fera  la  faine  raifon  elle  même  qui 
Je  plongera  dans  ces  ténèbres  !  C'eftainfi, 
M.  T.  C.  F.  que  l'aveugle  impiété  vou- 
droit  pouvoir  obfcurcir  de  fes  noires  va- 
peurs ,  le  flambeau  que  la  Religion  pré- 
fente à  tous  les  âges  de  la  vie  humaine. 
Saint  Auguftin  raifonnoit  bien  fur  d'au- 
tres principes,  quand  il  difoit,  en  par- 
lant des  premières  années  de  fa  jeunelTe. 
M  Je  tombai  dès  ce  temps-là ,  Seigneur , 
>5  entre  les  mains  de  quelques-ulns  de 
"  ceux  qui  ont  foin  de  vous  invoquer  \ 


MANDEMENT,     xxj 

«  &  je  compris  par  ce  qu'ils  me  difoienc 
i)  cle  vous,  ôc  félon  les  idées  que  j'étois 
>j  capable  de  m'en  former  à  cet  âge-là, 
"  que  vous  étiez  quelque  chofe  de  grand, 
9>  éc  qu'encore  que  vous  fufîiez  invifible, 
»^  êc  hors  de  la  portée  de  nos  fens  ,  vous 
"  pouviez  nous  exaucer  &  nous  fecourir. 
>»  Aulîi  commençai-je  dès  mon  enfance 
"  à  vous  prier  ,  ëc  vous  regarder  comme 
«  mon  recours  Se  mon  appui  j  Se  à  me- 
3î  fure  que  ma  langue  fe  dénouoic ,  j  em- 
3^  ployois  fes  premiers  mouvemens  à 
"  vous  invoquer  >*.  (  Z,/^.  x.  Confejl 
Chap.  IX.  ) 

Continuons,  M.  T.  C.  F.  de  rele- 
ver les  paradoxes  étranges  de  l'Autear 
d'EniLE.  Après  avoir  réduit  les  jeunes 
gens  à  une  ignorance  fi  profonde  par  rap- 
port aux  attributs  Se  aux  droits  de  la  Di- 
vinité ,  leur  accordera-t-il  du  moins  l'a- 
vantage de  fe  connoître  eux-mêmes  ? 
Sçauront-ils  fi  leur  ame  eft  une  fubftance 
abfolument  diftinauée  de  la  matière  ?  ou 
le  regarderont- ils  comme  des  êtres  pure- 
ment m.arériels  &  foumis  aux  feules 
loixduMéchanifme?  L'Auteur  d'EMiLS 
doute  qu'à  dix-huit  ans ,  il  foit  encore 
ce^ips  que  fon  élevé  apprenne  s'il  a  une 


\ 


xxlj     MANDEMENT. 

ame  :  il  penfe  que,  s^  il  V  apprend  plu^ 
tôt  ^  il  court  rijcjuc  de  ne  le  Jçavoir  ja- 
mais.  Ne  veut  il  pas  du  moins  que  la 
JeunefTe  foit  fufcepcible  de  la  connoif- 
fance  de  fes  devoirs  ?  Non.  A  l'en  croire, 
il  ny  a  que  des  objets  phyjiques  qui  puif* 
jent  intcrejjcr  les  enfans ,  fur-tout  ceux 
dont  on  n'a  pas  éveillé  la  vanité ^  & 
qu^on  na  pas  corrompus  d' avance  par 
le  poijon  de  [^opinion.  Il  veut,  en  con- 
féquence  ,  que  tous  les  foins  de  la  pre- 
mière éducation  foient  appliqués  à  ce 
qu'il  y  a  dans  l'homme  de  matériel  ÔC  de 
terreftre  :  Exerce^^ ,  dic-il  ,/o/2  corps  ,  fes 
organes  ,  fes  fcns ,  fes  forces  ;  mais  /«- 
n^zfon  ame  oifive ,  autant  qu' il fe pourra, 
C'eft  que  cette  oifiveté  lui  a  paru  nécef- 
faire  pour  difpofer  l'ame  aux  erreurs 
qu'il  fe  propofoic  de  lui  inculquer.  Mais 
ne  vouloir  enfeigner  la  fagede  à  l'honime 
que  dans  le  temps  où  il  fera  do'i^.mé 
par  la  fuugue  des  pafllons  nailïantes  , 
n'eft-ce  pas  la  lui  préfenter  dans  le  def- 
fein  quil  la  rejette? 

Qu'une  femblable  éducation  ,  M.  T. 
C.  F. ,  eft  oppofée  à  celle  que  prefcri- 
vent  de  concert  la  vraie  Religion  &  la 
faine  raifon?  toutes  deux  veulent  qu'un 


MANDEMENT,    xxii} 

Maître  fage  &î  vigilant  épie  ,  en  quelque 
forte  ,  dans  (on  élevé  les  premières 
lueurs  de  riiuelligence  ,  pour  l'occuper 
des  attraits  de  la  vérité)  les  premiers 
mouvemens  du  coeur,  pour  le  fixer  par 
les  charmes  de  la  vertu.  Combien  en 
effet  n'eft-il  pas  plus  avantageux  de  pré- 
venir les  obftacies  ,  que  d'avoir  à  les 
furmonter  ?  Combien  n'eft-il  pas  à  crain- 
dre que  5  fi  les  imprellions  du  vice  pré- 
cédent les  leçons  de  la  verra  ,  l'homme, 
parvenu  à  un  certain  âge  ,  ne  manque 
de  courage  ,  ou  de  volonté  pour  réfiller 
au  vice  ?  Une  heureufe  expérience  ne 
prouve- t-elle  pas  tous  les  jours,  qu'a^ 
près  les  déréglemens  d'une  Jeunelfe  im- 
prudente Se  emportée  ,  on  revient  enfin 
2UX  bons  principes  qu'on  a  reçus  dans 
l'enfance } 

Au  relie  ,  M.  T.  G.  F. ,  ne  foyons 
point  furpris  que  l'Auteur  d'EMiLE  re- 
mette à  un  temps  {]  reculé  la  connoif- 
fance  de  l'exiftence  de  Dieu  :  il  ne  la 
croit  pas  nécelTaire  au  faiur.  //  e/i  clair, 
àk  il ,  par  l'organe  d'un-perfonnage  chi- 
rïîérique  ,  il  ejt  clair  qu&  tel  homme par^ 
fenujufquà  la  vidlUJjè  ,  fans  croire  ca 


xxïv     MANDEMENT, 

Dhu  5  m  fera  pas  pour  cela  privé  de  fa. 
prcjïnce  dans  l'autre  vie  ^  jîfon  avcugU- 
ment  n^a  point  été  volontaire'^  &  je  dis 
quil  ne  l'eji  pas  toujours.  Remarquez  , 
M.  T.  C.  F.  qu'il  ne  s'agit  point  ici 
d'un  homme  qui   feroit   dépourvu   de 
l'ufage  de  fa  raifon  ,  mais  uniquement 
de  celui  dont  la  raifon  ne  feroit  point 
aidée  de  rinfl:ru(!.l:ion.  Or,  une  telle  pré- 
tention   eft   fouverainement    ab farde  , 
fur-routdansle  fiftême  d'un  Ecrivain  qui 
fourient  que  la  raifon  eil  abfolumenc 
fiine.  Saint  Paul  aifure ,  qu'entre  les  Phi- 
lofophes  Payens ,  plufieurs  font  parve- 
nus ,  par  les  feules  forces  de  la  raifon, 
à  la  connoifiTance  du  vrai  Dieu.   Ce  qui 
peut  être  connu  de  Dieu  ,  dit  cet  Apô- 
tre ,  leur  a  .été  manifedé ^  Dieu  le  leur 
ayant  fait  connoître  :  la   conjidération 
des  chofes  qui  ont  été  faites  dés  la  créa* 
tion  du  Aionde  leur  ayant  rendu  vif  hic 
ce  qui  e(l  invifibU  en  Dieu  ^fa  puijfance 
même  éternelle  ,   &  fa  divinité ,  en  forte 
qu  ils  font  fans  excuj'e  ;  puijqu  ayant 
connu  Dieu  ,  ils  ne  Vont  point  glorifié 
comme  Dieu  y  &  ne  lui  ont  point  rendu 
grâces  ;   mais  ils  fe  font  perdus  dans  lu 
vanitlde.  leurs  raijonnemcns  y  &  leur  ef 

prit 


Mandement,    xxr 

tnfcnjé  a  été  obfcurci  :  en/e  diJantfageSy 
ils  Jont  devenus  fous  {/)» 

Or  5  fi  tel  a  été  le  crime  de  ces  hom- 
mes 5  lefquels ,  bien  qu'afTujetris  par  les 
préjugés  de  leur  éducation  au  culte  des 
Idoles  ,  n'ont  pas  lailTé  d'atteindre  à  la 
connoifTance  de  Dieu  ^  comment  ceux 
qui  n'ont  point  de  pareils  obftacles  à  vain- 
cre ,  feroient-ils  innocens  &  juftes,  au 
point  de  mériter  de  jouir  de  la  préfence 
de  Dieu  dans  l'autre  vie  ?  Comment  fe- 
roient-ils excufables,  (  avec  une  raifon 
faine  telle  que  l'Auteur  la  fuppofe  )  d'a- 
voir joui  durant  cette  vie  du  grand  fpec- 
tacle  de  la  Nature,  &  d'avoir  cependant 
méconnu  celui  qui  l'a  créée  ,  qui  la  con- 
ferve  &  la  gouverne } 


(  f  )  Quod  notum  eft  Dei ,  manlfeftum  eft 
in  illis  :  Deus  enim  illis  manifertavir.  Inviiîbi- 
lia  enim  ipfius  ,  à  creacurâ  mundi ,  per  ea  qua: 
fada  fant,  iiuelledla  conrpiciantur3  fempiterna 
quoque  ejas  virtus  &  divinitas  :  ita  ut  fint 
inexcufabiles  5  quia  ciim  cognovifTent  Deum , 
non  fîcut  Deum  glorificaverunt ,  aut  giatias 
egerunt  :  fed  evanuerunt  in  cogitationibus  fuis, 
&  obfcuratum  eft  infîpiens  cor  eorum  :  dicen- 
tes  enim  fe  efle  fapiences ,  ftuki  facli  func. 
Hom,  c.  I.  V,  i<).  11. 


xxvj    MANDEMENT; 

* 

Le  même  Ecrivain ,  M.  T.  C.  F.  env* 
brafTe  ouvertement  le  Scepricifme,  par 
rapport   à    la   création   &   à  Tunité    de 
Dieu.  Ji  fçais  ,  fait-il  dire  encore  au 
perfonnnge  fuppofé  qui  lui  fert  d'orga- 
ne ,  je  jçais  que  le  jnonde  cji  gouverné 
par  une  volonté  puiffante  &  fcige  ;  je  le 
rois  5  ou  plutôt  je  lefens  ,  &  cela  m^  im- 
porte â  fç avoir  :  mais  ce  même  monde 
cji 'il  éternel ,  ou  créé  f  Y  a-t-il  un  prin^ 
cipe  unique  des  chofes  ?  Y  en  a-t  il  deux 
ou  plujieurs  ^   &  quelle  ejl  leur  nature  ? 
je  n  en  fçais  rien  ,   &  que  m^  importe?..,, 
je  renonce  à  des  quejiions  oiJ\ufes  qui 
peuvent  inquiéter  mon   amour  -propre ^ 
mais  qui  font  inutiles  à  ma  conduite  ,  & 
fupérieurts  à  ma  raifon.  Que  veut  donc 
dire  cet  Auteur  téméraire  ?  Il  croit  que 
le  monde  eft  gouverné  par  une  volonté 
puiffante  &  fage  :  il  avoue  que  cela  lui 
importe  à  fçavoir*,  &  cependant,  il  ne 
fçait ,  dit-il,  siln'yaquunfeulprin^ 
cipe  des  chofes ,  ou  s'il  y  en  a  plufîenrs  \ 
&c  il  prétend  qu'il  lui  importe  peu  de  le 
fçavoir.  S'il  y  a  une  volonté  pui(Tnnte  ÔC 
fnge  qui  gouverne  le  monde ,  eft- il  con- 
cevable qu'elle  ne  foit  pas  l'unique  prin- 
cipe dzs  chofes  :  £t  psut-  il  être  plus  im- 


MANDEMENT,    xxvij 

portant  de  fçavoir  l'un  que  l'autre  ?  Quel 
iangage  coniradidVoire  1  11  ne  fçait  quelle 
cji  la  nature,  de  Diqu  ,  &  bientôt  après 
il  reconnoic  que  cet  Etre  fupicme  eft 
doué  d'intelligence ,  de  puiflance  ,  de 
volonté  &  de  bonté  5  n'eft-ce  donc  pas- là 
avoir  une  idée  de  la  nature  divine  ?  L'u- 
nité de  Dieu  lui  paroît  une  queftion  oi- 
feufe  6c  fuoérieure  à  fa  raifon  ,  comme 
fi  la  multiplicité  des  Dieux  n'étoit  pas 
la  plus  grande  de  toutes  les  abfurdités. 
La  pluralité  des  Dieux  ,  dit  énergi- 
quement  TertuUien  ,  cjl  une  nullité  de. 
Dieu  (g).  Admettre  un  Dieu  ,  c'eft  ad- 
mettre un  Etre  fuprême  Se  indépen- 
dant 5  auquel  tous  les  autres  Etres  foienc 
fubordonnés.  Il  implique  donc  qu'il  y 
aie  plufieurs  Dieux. 

Il  n*eft  pas  étonnant ,  M.  T.  C.  F. 
qu'un  homme  qui  donne  dans  de  pareils 
écarts  touchant  la  Divinité,  s'élève  con- 
tre la  Religion  qu'Elie  nous  a  révélée. 


<Ni 


{g)  Deus  cum  fummum  magnnm  fit ,  redè 
Veritas  noftra  pronunciavit  :  Deus  fi  non  unus 
cft  ,  non  eft.  TertulL  advsrf.  Marcionem  , 
/iv.  I. 


xxviij    MANDEMENT. 

A  Tentendre,  tontes  les  Révélations  en 
général  m  font  que  dégrader  Dieu  y  en  lui 
donnant  des  pajjîons  humaines.  Loin 
d^éclaircir  les  notions  du  grand  Etre  , 
pourfuit-il ,  Je  vois  que  les  dogmes  par^ 
ticuUers  les  embrouillent  ^  que ,  loin  de 
les  ennoblir  y  ils  les  avilijjent  ;  quaux 
myfleres  inconcevables  qui  les  environ» 
nent ,  ils  ajoutent  des  contradiclions  ah- 
furdes.  C'eft  bien  plutôt  à  cet  Auteur, 
M.  T.  C.  F.  qu'on  peut  reprocher  l'in- 
conféquence  &  l'abfurdité.  C'eft  bien  lui 
qui  dégrade  Dieu ,  qui  embrouille,  <Sc  ' 
qui  avilit  les  notions  du  grand  Etre  , 
puifqu'il  attaque  directement  fon  elTen- 
ce,  en  révoquant  en  doute  fon  unité. 

Il  a  fenti  que  la  vérité  de  la  Révé- 
lation chrétienne  étoit  prouvée  par  àQS 
faits;  mais  les  miracles  formant  une  des 
principales  preuves  de  cette  Révélation, 
&  ces  miracles  nous  ayant  été  tranfmis 
par  la  voie  des  témoignages,  il  s'écrie  : 
Q^uoi  !  toujours  des  témoignages  hu» 
mains  !  toujours  des  hommes  qui  me 
rapportent  ce  que  d^autres  hommes  ont 
rapporte  I  Que  d'hommes  entre  Dieu  6* 
moi  î  Pour  que  cette  plainte  ^àz  fenfée, 

.  T.  C.  F. ,  il  faudroit  pouvoir  çon^ 


MANDEMENT,     xxk 

tlure  que  la  Révélation  eft  fau(Tè  dès 
qu'elle  n'a  point  été  faite  à  chaque  hom- 
me en  particuliei:  ;  il  faudroit  pouvoir 
dire  :  Dieu  ne  peut  exiger  de  moi  que 
je  croye  ce  qu'on  m'aCTure  qu'il  a  dit , 
dès  que  ce  n'ell  pas  directement  à  moi 
qu'il  a  adrelTé  la  parole.  Mais  n'eft-il 
donc  pas  une  infinité  de  faits  ,  même 
antérieurs  à  celui  delà  Révélation  chré- 
tienne 5  dont  il  feroit  abfurde  de  douter  ? 
Par  quelle  autre  voie  que  par  celle  des 
témoignages  hum.ains  l'Auteur  lui-mê- 
me  a-t-il  donc  connu  cette  Sparte,  cette 
Athene  ,  cette  Rome  dont  il  vante  fi 
fouvent  ôc  avec  tant  d'afTurance  les  loix  , 
les  mœurs  ,  6c  les  Héros  ?  Que  d'hom- 
mes entre  lui  Se  les  évenemens  qui  con- 
cernent les  origines  &c  la  fortune  de  ces 
anciennes  Républiques  !  que  d'hommes 
entre  lui  &  les  Hilîoriens  qui  ont  con- 
fervé  la  mémoire  de  ces  évenemens  ! 
Son  Scepcicifme  n'efl:  donc  ici  fondé 
que  fur  l'intérêt  de  fon  incrédulité. 

Qu'un  homme ,  ajoute-c*il  plus  loin,, 
vienne  nous  tenir  ce  langage  :  Mortels  , 
je  vous  annonce  les  volontés  du  Très- 
Haut  :  reconnoijfe:^  à  ma  voix  celui  qui 
pienyoïe*  S  ordonne  au  Soleil  de  chan- 


XXX    MANDEMENT. 

gerfa  courfe  ,  aux  Etoiles  de  former  un 
autre  arrangement ,  aux  Montagnes  de- 
s'applanir^  aux  Flots  de  s' élever  ^  a  la, 
^  Terre  de  prendre  un  autre  afpeci  :  à  ces 
merveilles  qui  ne  reconnoîtra  pas  à  Vinf" 
tant  le  Maître  de  la  Nature  ?  Qui  ns 
croiroic,  M.  T.  C.  F.  que  celui  qui  s'ex- 
prime de  la  forte  ,  ne  demande  qu'à 
voir  des  miracles,  pour  être  Chrétien? 
Ecoutez  toutefois  ce  qu'il  ajoute  :  Refis 
enjin  ,  dir-il  ,  /  examen  le  plus  impor^ 
tant  dans  la  doctrine  annoncée, ^^  Apres 
avoir  prouvé  la  doclrine par  le  miracle ^ 
il  faut  prouver  le  miracle  par  la  doc^ 

tri  ne Or  ,  que  faire  en  pareil  cas  f 

Une  feule  chofe  :  revenir  au  raifonne* 
ment  ^  &  lai  [fer  là  les  miracles.  Mieux 
eût'il  valu  n'y  pas  recourir  ;  c'efl:  dire  : 
qu'on  me  montre  des  miracles  ,  Se  je 
croirai  :  qu'on  me  montre  des  miracles, 
&  je  refuferai  encore  de  croire.  Quelle 
inconféquence  ,  quelle  abfurdité  !  IViais 
apprenez  donc  une  bonne  fois  ,  M.  T. 
C.  F.  que^dans  la  queftion  des  miracles, 
on  ne  fe  permet  point  le  fophifme  re- 
proché par  l'Auteur  du  Livre  de  I'Edu- 
CATioN.  Quand  une  dodtrine  eft  recon- 
nue vraie,  divine  ,  fondée  fur  une  Ré- 
véiacion  certaine,  on  s*en  un  pour  ju- 


MANDEMENT,     xxxj 

ger  des  miracles ,  c*eft-à-dîre  ,  pour  re- 
jerter  les  puécendus  prodiges  que  des 
Impoileurs  voudroienc  oppofer  à  cette 
doàrine.  Quand  il  s'agit  d'une  doctrine 
nouvelle  qu'on  annonce  comme  émanée 
du  fein  de  Dieu,  les  miracles  font  pro- 
duits en  preuves  j  c'eft-à-dire,  que  ce- 
lui qui  prend  la  qualité  d'Envoyé  du 
Très-Haut  j  confirme  fa  million,  fa  pré- 
dication par  des  miracles  qui  font  le  té- 
moienaae  même  de  la  Divinité.  Ainiî 
la  dodtrine  ôc  les  miracles  font  des  ar- 
gumens  refpe^bifs  dont  on  fait  ufage  , 
félon  les  divers  points  de  vue  où  l'on  fe 
place  dans  Térude  ôc  dans  l'enfeigne- 
menr  de  la  Reii^^ion.  Il  ne  fe  trouve  la  , 

ni  abus  du  raifonnemenr ,   ni  fophifme 

i. 

ridicule ,  ni  cercle  vicieux  C'eil;  ce  qu'on 
a  démontré  cent  fois  j  6c  il  eft  probable 
que  l'Auteur  d'EniLE  n'ignore  point  ces 
démondrations;  mais,  dans  le  plan  qu'il 
s'ed  fait  d'envelopoer  de  nuapes  toute 
Religion  révélée ,  toute  opération  furna- 
turelle ,  il  nous  impute  malignement  des 
procédés  qui  deslionorent  la  raifon  ;  il 
nous  repréfente  comme  des  enthoufîaf- 
tes ,  qu'un  faux  zèle  aveugle  au  point 
de  prouver  deux  principes  l'un  par  l'au- 
be ^  fans  diverficé  d'objet,  ni  de  mé- 


xxxîj    mandement; 

thode.  Où  eft  donc ,  M.  T.  C.  F.  k 
bonne  -  foi  philofophique  dont  fe  pare 
cet  Ecrivain  ? 

Qn  croiroit  qu'après  les  plus  grands 
efforts  pour  décréditer  les  témoignages 
humains  qui  atteftent  la  Révélation  chré- 
tienne ,  le  même  Auteur  y  défère  ce- 
pendant de  la  manière  la  plus  pofitive , 
la  plus  folemnelle.  Il  faut ,  pour  vous 
en  convaincre ,  M.  T.  C.  F.  &:  en  même 
temps  pour  vous  édifier ,   mettre  fous 
vos  yeux  cet  endroit  de  fon  Ouvrage  : 
J'avoue  que  la  majejîé  de  L'Ecriture  nié' 
tonne  ;  la  fainteîé  de  V Ecriture  parle  à 
mon  cœur,  Voye:^  Us  livres  des  Philo^ 
fopkes  ^   avec  toute  leur  pompe  ;  qu'ils 
font  petits  près   celui-là  !  fe  peut  -  il 
qu'un  livre  a  la  fois  f  fub lime  &  fifim- 
plz  foit  l'ouvrage  des  hommes  ?  Se  peut- 
il  que  celui  dont  il  fait  Vhifioïre  ,   nz 
foit  qu'un  homme  lui-même  l  Efl-ce  là, 
le  ton  d'un  enthoufiafe  y  ou  d'un  am.hi^ 
lieux  Sectaire  ?  Qjuelle  douceur  !  Quelle 
pureté  dans  fes  mœurs  !  Quelle  grâce 
touchante  dans  fes  infruclions  /  Quelle 
élévation  dans  fes    maximes  /    Quelle 
profondefagejfe  dans  fes  difcours!  Quelle 
préfcnci  d'efprit  ^  quelle  fnefje  &  qudU 


MANDEMENT,    xxxiif 

jufiiff^  dans  fiS  rèponfes  !  Qjid  cmpïr^ 
fîirj&s  pajjions  !  Ou  ejt  Vhommz  ,  oh  ejt 
h  Sage  qui  fçait  agir ,  fouffrir  &  moU" 
rirfansfoiblejfc)  &  fans  ojientationf..,* 
Oui  y  fi  la  vie   &  la  mort  de.  Socratc 
font  d'un  Sage  ,   ta  vie  &  la  mort  de 
Jefus  font  d'un  Dieu.   Dirons-nous  que 
r/iifroire    de   l'Evangile   efi  inventée  à 
plaifir  ?......  Ce  nefl  pas  ainfi  quoit 

invente  y  &  les  faits  de  Socrate^  dont  per* 

fonne  ne  doute ,  font  moins  attcjîés  que. 

ceux  de  Jéfns^Chrifîo ....  Il  feroit  plus 

inconcevable  que plufieurs  hommes  d'ac-* 
cord  euffcnt  fabriqué  ce  Livre  ^  quil  ne 
Vefi  qu'un  feul  en  ait  fourni  le  fujet. 
Jamais  Us  Auteurs  Juifs  n  eu ffent  trouvé 
ce  ton  y  ni  cette  morale  ^  &  l'Evangile 
a  des  caracleres  de  vérité  fi  grands  ^  fi 
frappans  ,  fi  parfaitement  inimitables  ^ 
que  l'Inventeur  en  feroit  plus  étonnant 
que  le  Héros,  Il  feroic  difficile,  M.  T, 
C.  F.  de  rendre  un  plus  bel  hommage  à 
rauthenticiré  de  l'Evangile.  Cependant 
TAuteur  ne  la  reconnoîc  qu'en  confé- 
quence  des  témoignages'  humains.  Ce 
font  toujours  des  hommes  qui  lui  rap- 
portent ce  que  d'autres  hommes  onc 
rapporté.  Que. d'hommes  entre.  Dieu  & 
lui  !  Le  voilà  donc  bien  évidemmenE  en 

4  y» 


xxxW     MANDE  M  E  N  T. 

concradidion  avec  lui-même  :  le  voill 
confondu  par  fes   propres  aveux.    Par 
quel  étrange  aveuglement  a-t-il  donc 
pu  ajouter?  ^vec  tout  cela  ce  même  Evan» 
gik  eji  plein  de  chofes  incroyables  ,  de 
chofes  qui  répugnent  à  la  raifon  ,  &  quil 
cjl  impofjible  à  tout  homme  fenfé  de  con" 
cevoir  ,   ni  d^ admettre»  Que  faire  au  mi^ 
lieu  de   toutes  ces  contradiciions  f   être 
toujours  modejîe    &  circonfpecl,  ,.  rej^ 
pecîer  enjîlence  ce  quon  ne  fçauroit  ^  ni 
rejetter  ^  ni  comprendre  ,    &  s'humilier 
devant  le  grand  Etre  qui  feul  fçait  la 
vérité,  Voilà  le  Scepticifme  involontair& 
eu  je  fuis  refîé.   Mais  le  Scepticifme  , 
M.  T.  C.  F  5  peur  il  donc  être  involon- 
taire 5  lorfqu'on  refufe  de  fe  foumettre 
à  la  dod^rine  d'un   Livre  qui  ne  fçau- 
roit  être  inventé  par  les  hommes  ?  Lor/^    \ 
que  ce  Livre  porte  des  caradberes  de  vé- 
rité 5  fî  grands ,  (i  trappans  ,  fi  parfai- 
tement inimitables  ,  que  l'Inventeur  en 
feroit  plus  étonnant  que  le  Héros?  C'eft 
bien  ici  qu'on  peut  dire  que  V iniquité  a 
menti  contre  elle-même  (  h  ). 


(  h  )  Mentita  eft  ini^uitas  fibi,  PfaL  £#« 
>'.  il. 


MANDE  M  E  N  T.     xxxv 

Il  femble,  M.  T.  C.  F.  que  cet  Au- 
teur n'a  rejette  la  Révélation  que  pour 
s'en  tenir  à  la  Reliv^ion  naturelle  ?  C^ 
que  Dieu  veut  qu'un  homme  fajfc  ,  dit- 
il,  il  m  le  lui  fait  pas  dire  par  un  au- 
tre homme  ,  il  le  lui  dit  à  lui-mêmi  ,  // 
V écrit  au  fond  de  fon  cœur.  Quoi  donc  l 
Dieu  n'a^t-il  pas  écrit  au  fond  de  nos 
cœurs  l'obligation  de  fe  foumettre  à  lui, 
àhs  que  nous  fommes  sûrs  que  c'efl;  lui 
qui  a  parlé  ?  Or  ,  quelle  certitude 
n'avons  -  nous  pas  de  fa  divine  parole  ? 
Les  faits  de  Socrate  ,  dont  perfonne  ne 
doute  5  font ,  de  l'aveu  même  de  l'Au- 
teur d'EMiLE,  moins  attcftés  que  ceux 
de  Jéfus-Chrifi:  La  Pveligion  naturelle 
conduit  donc  elle-même  à  la  Relî2,ion' 
révélée.  Mais  eft- il  bien  certain  qu'il 
admette  même  la  Religion  naturelle  ,  ou 
que  du  moins  il  en  reconnoilTe  la  nécef- 
ïité  ?  Non ,  M.  T.  C.  F.  Si  je  me  trompe^ 
dit-il,  c^ijî  de  bonne- fol.  Celame  fu^t  ^ 
pour  que  mon  erreur  même  ne  me  foiî 
pas  imputée  à  crime.  Quand  vous  vous 
tromperie:^  de  même  ,  il  y  auroit  peu  de 
mal  à  cela  ;  c'eft-à-dire  que  ,  félon  lui ,, 
il  fuffit  de  fe  perfuader  qu'on  eft  en 
poirelTion  de.  la  v-ériié.>  que  cette  pen- 

h  yjj 


xxxvj    MANDEMENT. 

fiiafion  5   fùc-elle  accompagnée  des  plus 
monftrueufes  erreurs  ,   ne  peut  jamais 
être  un  fujet  de  reproche  j  qu  on  doit 
toujours   regarder  comme   un  homme 
fage  6c  religieux  ,  celui  qui ,  adoptant 
les  erreurs  même  de  TAthéiTme ,  dira 
qu'il  eft  de  bonne-foi.  Or  ,  n'eft-ce  pas- 
lâ  ouvrir  la  porte  à  toutes  les  fuperfti- 
tions  5  à  tous  les  (iftêmes  fanatiques  ,  a 
tous  les  délires  de  TeTprit  humain  ?  N'eft- 
ce  pas  permettre  qu  il  y  ait  dans  le  mori- 
de  autant  de  Religions ,  de  cultes  divins^ 
qu'on  y  compte  d'habitans  ?  Ah!  M.  T. 
C.  F.  ne  prenez  point  le  change  fur  ce 
point.  La  bonne-foi  n'eft  eftimable,  que 
quand  elle  efi:  éclairée  ôc  docile.  11  nous 
eft  ordonné  d'étudier  notre  Religion  ^ 
ôc  de  croire  avec  {implicite.  Nous  avons 
pour  garant  des  promelTes  l'autorité  de 
l'Eglife  :  apprenons  à  la  bien  connoître, 
ôc  jettons-nous  enfuite  dans  fon  fein. 
Alors  nous  pourrons  compter  fur  notre 
bonne-foi,  vivre  dans  la  paix  ,  8c  atten- 
dre ,  fans  trouble,  le  moment  de  la  lu- 
miere  éternelle. 

Quelle  infigne  mauvalfe-foi  n*éclate 
pas  encore  dans  la  manière  dont  l'In- 
crédule que  nous  réfutons  ^  fait  raifoiv- 


MANDEMENT,  xxxvr/ 

ner  le  Chrétien  «5^  le  Catholique  ?  Quels 
difcours  pleins  d'ineptie  ne  prête- c- il 
pas  à  i'un  Ôc  à  l'autre ,  pour  les  rendre 
méprifables  ?  Il  imagine  un  Dialogue 
entre  un  Chrétien  ,  qu'il  traite  d'//z/^ 
pire  ;  dc  l'incrédule ,  qu'il  qualifie  de 
Raifonmur  ;  ôc  voici  comme  il  fait  par- 
ler le  premier  :  La  raifon  vous  apprend 
que  le  tout  efl  plus  grand  que  fa  partie  y 
mais  moi ,  je  vous  apprends  de  la  part 
de  Dieu  que  c'ejl  la  partie  qui  efl  plus 
grande  que  le  tout  ;  â  quoi  l'Incrédule 
répond  :  Et  qui  êtes  vous  pour  m^ofer 
dire  que  Dieufe  contredit?  à  qui  croirai- 
je  par  préférence  ,  de  lui  qui  rn  apprend 
par  la  raifon  des  vérités  éternelles ,  oti 
de  vous  qui  m'annonce:^  de  fa  part  une 
abfurditéf 

Mais  de  quel  front ,  M.  T.  C.  F* 
ofe-c-on  prêter  au  Chrétien  un  pareil 
langage  i  Le  Dieu  de  la  Raifon  ,  ^\- 
Ions  nous ,  eft  aufîi  le  Dieu  de  la  Ré- 
vélation. La  Raifon  Se  la  Révélation  font 
les  deux  organes  par  lefquels  il  lui  a  plu 
de  fe  faire  entendre  aux  hommes,  foie 
pour  les  inftruire  de  la  vérité ,  foit  pour 
leur  intimer  fes  ordres.  Si  l'un  de  ces 
deux  organes  étoir  oppofé  à  i  autre  3  il 


-rxxvilj     MANDEMENT. 

eft  conftanc  que  Dieu  feroic  en  contra- 
didion  avec  lui-même.  Mais  Dieu  fe 
contredit  il ,  parce  qu'il  commande  de 
croire  des  vérités  incompréhenfibles  ? 
Vous  dites ;,  ô  Impies,  que  les  dogmes, 
que  nous  regardons  comme  révélés  , 
combattent  les  vérités  éternelles  :  mais 
il  ne  fuffit  pas  de  le  dire.  S'il  vous  étoit 
pollible  dt  le  prouver  ,  il  y  a  long- temps 
que  vous  l'auriez  fait.  Se  que  vous  au- 
riez pouiîé  des  cris  de  vicboire. 

La  mauvaife-foi  de  TAuteur  d'EMiLE 
n'eft  pas  moins  révoltante  dans  le  lan- 
gage qu'il  fait  tenir  à  un  Catholique 
prétendu.  Nos  Catholiques  ,  lui  fait -il 
•dire  ,  font  grand  bruit  de  V autorité  ds 
VEglife  ;  mais  que  gagnent-ils  à  cela? 
S^il  leur  jaut  un  aulji  grand  appareil  de 
preuves  pour  établir  cette  autorité^  qu'eaux 
autres  Secles  pour  établir  direcîement  leur 
docirine»  UEgHjc  décide  que  l'Eglife  a 
droit  de  décider  :  ne  voUàt-il  pas  une  au- 
torité bien  prouvée  ;  Qui  ne  croiroit ,  M. 
T.  C.  F.  à  entendre  cet  Impofleur ,  que 
l'autorité  de  l'Eglife  n'efl  prouvée  que 
par  fes  propres  décidons  ,  &C  qu'elle 
procède  ainG  :  Je  décide  que  je  fuis  in- 
jaillibU  j  donc  Je  U  fuis  :  imputaricr4> 


M  A  N  D  E  M  E  N  T.       xxxÎjs 

•'caloinnieufe ,  M.  T.  CF.  La  conftira- 
rion  du  Chriftianifine,  l'ETprir  de  l'E- 
vaneile ,  les  erreurs  même  ôc  la  foibIe(îe 
de  refpric  humain  ,  tendent  à  démon- 
trer que  l'Eglife,  établie  par  Jéfus-Chriftj 
eft  une  Eglife  infaillible.  Nou^  adu- 
rons  que  3  comme  ce  divin  Légiflateur 
a  toujours  enfeigné  la  vérité,  fon  Eglife 
l'enfeigne  aufïi  toujours.  Nous  prouvons 
donc  l'autorité  de  l'Eglife,  non  par  lau- 
rorité  de  l'Eglife,  mais  par  celle  de  Jé- 
fus  Chriil  :  procédé  non  moins  exadt  ^ 
que  celui  qu'on  nous  reproche  eft  ridi- 
cule 6c  infenfé. 

Ce  n'efl  pas  d  aujourd'hui ,  M.  T.  C.  F» 
que  l'efprit  d'irréligion  eft  un  efprit  d'in- 
dépendance &:  de  révolte.  Et  comment^ 
en  effet ,  ces  hommes  audacieux  ,  qui 
refufent  de  fe  foumetrre  à  l'autorité  de 
Dieu  même ,  refpeé^eroient-ils  celle  des 
Rois  ,  qui  font  les  images  de  Dieu  ; 
ou  celle  des  Magiftrats-,  qui  font  les 
images  Ses  Rois  ?  Songe  ,  dit  l'Au- 
teur d'EMiLE  à  fon  Elevé  ,^  qu'^elk  {  l'ef- 
pèce  humaine)  efi  compofée  eJfcnticlU'* 
ment  de  la  colUciion  des  peuples  ;  que 
quand  tous  Us  Rois . . . ,  ,   s^  JeroUnt 


k    M  A  N  D  E  M  E  N  T. 

étés ,  il  ny  paroîtroit  giûrcs ,  &  que  U^ 
chofcs  nen  Iroicnt  pas  plus  mal,,..,  Tou^ 
fours  y  die -il  plus   loin,  la  multitude 
fera  jacrifiU  au  petit  nombre  ;  &  Vinti" 
rêt  public  ,  a  Vintlrêt  particulier  :  tou* 
jours  as  noms  fpécieux  de  jaftice  &  de 
fubordinarion  ,  ferviront  d'injîrumens  à 
la  violence ,  &  d'armes  à  V iniquité.  D'où- 
il  fuit  ^  continue-t-il,  que  les  Ordres  dif" 
tingués  5  qui  fi  prétendent  utiles  aux  au- 
tres ^  ne  font  en  effet  utiles  quà  euX'- 
mêmes  aux  dépens  des  autres.  Far  oiiju» 
ger  de  la  confldération  qui  leur  eji  duô- 
félon  la  jufîice  &  la  raifon?  Ainfî  donc, 
M.  T.  C.  F.  l'impiété  o^q  critiquer  les 
intentions  de  celui  par  qui  régnent  Us 
Rois  (  i  )  :  ainfi  elle  fe  plaît  à  empoifon- 
ner  les  fources  de  la  félicité  publique  ,. 
en  foufflant  des  maximes  qui  ne  tendenc. 
qu'a  produire  Tanarchie ,  &  tous  les  mal- 
heurs qui  en  font  la  fuite.  Mais ,  que- 
vous  dit  la  Religion  ?  Craigne^  Dieu  :. 
rejpecîe^  le  Roi  (  k  ).....  que  tout  homme. 
fait  foumis  aux  Puijfances  [upérieures  : 


(  i  )  Per  me  reges  régnant.  Vrov.  c.  8  v.  i  ji 
(.  A  )  Dcum  timete  :  Rcgem  hojioiiiicate..  i, 
f^ti  c.  %^  y»  Jjo 


MANDEMENT,     xl; 

car  il  ny  a  point  de  Puijfanct  qui  ne 
vienne  de  Dieu  ;  &  c'tjl  lui  qui  a  ctahli 
toutes  celles  qui  font  dans  le  monde.  Qui- 
conque  réjïjîe  donc  aux  Puijjances  ,  r^- 
fifle  à  l^  ordre  de  Dieu  ;  &  ceux  qui  y  r/- 
fifi^nt  5  attirent  la  condamnation  fur 
eux-mêmes  (/  ), 

Oui  5  M.  T.  C.  F-  dans  tout  ce  qui  e(^ 
de  Tordre  civil ,  vous  devez  obéir  au 
Prince,  6c  à  ceux  qui  exercent  fon  auto- 
rité ,  comme  à  Dieu  même.  Les  feuls 
intérêts  de  l'Etre  fnprême  peuvent  met- 
tre è,Qs  bornes  à  votre  foumiiîion  ;  & 
Il  on  vouloir  vous  punir  de  votre  fidélité 
à  its  ordres,  vous  devriez  encore  fouf- 
rrir  avec  patience  &  fans  murmure.  Les 
Néron,  les  Domitien  eux-mêmes,  qui 
aimèrent  mieux  être  les  fléaux  de  la 
Terre  ,  que  les  pères  de  leurs  peuples  , 
n  croient  comptables  qu'à  Dieu  de  Ta- 


(/)  Omnis  anima  poteftatibus  fubiimiori- 
bus  fubdita  fît  j  non  eft  enim  poteftas  nifî  à 
Deo  :  qii:E  autem  funt ,  à  Deo  ordinatas  funt. 
Itaque  ,  qui  refiftic  poteftati  ,  Dei  ordinarioni 
relîltic.  Qui  autem  reiîftunc,  ipiî  fîbi  damnatio* 
pcm  acquiruiK,  Koïïtx  c^  13.  v,i.  u 


'slij     MA  N  D  E  M  E  N  T. 

bus  de  leur  puiiïïmce.  Les  ChrètUns  ^  <dk 
faine  Auguflin  ,  Izur  obaJfoUnt  dans 
le  temps  5  à,  caufe  du  Dieu  de  VEter-^ 
ni  té  (  m). 

Nous  ne  vous  avons  expofé,  M.  T.. 
C.  F.  qu'une  partie  des  impiétés  conte- 
nues dans  ce  Traité  de  I'Education  : 
Ouvrage  éaaiemenr  digne  des  Anatliê- 
mes  de  l'Eglife  ,  &  de  la  févérité  des 
Loix  :  &:  que  faut-il  de  plus  pour  vous 
en  infpirer  une  jufte  horreur  ?  Mallieur 
à  vous  ,  malheur  à  la  fociété,  fi  vos  en- 
fans  étoient  élevés  d'après  les  principes- 
de  l'Auteur  d'EniLE.  Comme  il  n'y  a 
que  la  Religion  qui  nous  ait  appris  à  con- 
noitre  l'homme  ,  fa  grandeur  ,   fa  mi* 
fere  ,  fa  deftinée  future  ,   il  n'appartient 
auffi  qu'à  elle  feule  de  former  fa  raifon.,, 
de  perfedionner  fes  mœurs,  de  lui  procu- 
rer un  bonheur  foîide  dans  cette  vie  & 
dans  l'autre.  Nous  fçavons ,  M.  T.  C. 
F<  combien  une  éducation  vraiment  chré- 
tienne eft  délicate  &  laborieufe  :  que  de 


(  m  )  Subdici  erant  proptcr  Dominum  seccr- 
num,  etiam  Domiao  tcir.poraii.  Aug.  Enarraî^. 
in  Vfal,  114, 


MANDEMENT,     xllij 

lumières  5c  de  prudence  n'exige-t  elle 
pas  ?  Quel  admirable  mélange  de  dou- 
ceur &c  de  fermeté  !  quelle  fagacicc  pour 
fe  proportionner  a  la  différence  des  con- 
ditions ,  des  âges ,  des  tempéramens  ÔC 
des  caraderes  ,  fans  s'écarter  jamais  en 
rien  des  règles  du  devoir  !  quel  zeîe  de 
quelle  patience  pour  faire  fructifier ,  dans 
déjeunes  cœurs,  le  germe  précieux  de 
l'innocence;  pour  en  déraciner,  autant 
qu'il  eft:  polTible  ,  ces  penchans  vicieux 
qui  font  les  triftes  effets  de  notre  corrup- 
tion héréditaire  ^  en  im  mot ,  pour  leur 
apprendre,  fuivantla  Morale  de  S.  Paul^ 
à  vivre  en  ce  monde  avec  tempérance  y. 
félon  la  jujtïce  ,  &  avec  piété ,  en  att~en^ 
dantla  béatitude  que  nous  efpérons  (  n  }•_ 
Nous  difons  donc  ,  à  tous  ceux  qui  fonc 
chargés  du  foin  égalenient  pénible  &  ho- 
norable d'élever  la  Jeunelfe -.Plantez  &ar- 
rofez  ,  dans  la  ferme  efpérance  que  le 
Seieneur,  fécondant  votre  travail,  don- 
nera  l'accroilTement ,  injiftei^  a  temps  6» 


(»)  Erudiens  nos,  ut  abnegantes  impietatem 
S:  Gecularia  defideria,  fobriè  &  juftè  &  piè 
vivamus  in  hoc  rjeculo  ,  expédiantes  beatana 
fpeai.  Tit,  c.  2..  y.  ix.  13, 


ilUv  mandement. 

a  contre  '  temps  ,  félon  le  confeil  dïi 
même  Apôtre  ;  ufe^  de  réprimande  5 
d\xhortation  ,  de  paroles  fèv ères  ,  fans 
perdre  patience  &  fans  cé[fer  d'infrui^ 
re  (o)  ;  fur-roiit,  joignez  Texemple  à 
rinftru6tion  :  l'inftrudl'ion  fans  l'exemple 
efl:  un  opprobre  pour  celui  qui  la  donne, 
èc  un  fujec  de  fcandale  pour  celui  qui  la 
reçoit.  Que  le  pieux  Se  charitable  Tobie 
foie  votre  modèle  5  recommande:^  avec 
foin  à  vos  enfans ,  de  faire  des  œuvres 
de  juflice  &  des  aumônes  ,  de  fe  foU" 
venir  de  Dieu  ^  &  de  le  bénir  en  tout 
temps  dans  la  vérité  ^  &  de  toutes  leurs 
forces  (p  )  '^  8c  votre  poftérité ,  comme 
celle  de  ce  faint  Patriarche ,  fera  aimés 
de  Dieu  &  des  hommes  (  q  )• 


(a  ")  Infta  opportune  ,  imporfunè  :'  argue  5 
obfecra ,  increpa  in  omni  patientiâ ,  &  dodrinâ. 
z.  Timot.  c.  ^.  V.  r.  i. 

(  p  )  Filiis  vcftris  mandate  ut  faciant  juflf- 
tias  &  eleemofynas,  ut  fint  memores  Dei  &  be- 
nedicanc  eum  in  omni  tempore ,  in  veritate  6c 
in  totâ  virtute  fiiâ.  Tob.  c.  14.  v.  11, 

{q  )  Omnis  autem  cognatio  ejns,  &  omnis 
generatio  ejus  in  bonà  vitâ  &  in  fandlâ  con- 
ver(atione  pcrmanfît ,  ita  ut  accepri  efTent  tàtn 
Dco ,  quàm  hominibus  ô:  cundishabicacoribus 
in  terra.  Ibid,  y,  i-j,. 


MANDEMENT.    %W 

Mais  en  quel  temps  l'éducation  doit- 
elle  commencer  î  Dès  lespremiers  rayons 
de  l'intelligence  :  ôc  ces  rayons  font  quel- 
quefois  prématurés.  For/ne^  l'enfant  à 
rentrée  de  fa  voie  y  dit  le  Sage  \  dans  fa 
vieilleffe  même  il  ne  s  \n  écartera  point{r) . 
Tel  eft  en  effet  le  cours  ordinaire  de 
la  vie  humaine  :  au  milieu  du  délire 
des  paflions,  &  dans  le  fein  du  liber- 
tinage 5  les  principes  d'une  éducation 
chrétienne  font  une  lumière  qui  fe  ra- 
nime par  intervalles  pour  découvrir  aa 
pécheur  toute  Thorreur  de  l'abyfme  où  il 
eft  plongé  5  &lui  en  montrer  \qs  idues. 
Combien,  encore  une  fois,  qui,  après 
les  écarts  d'une  jeunelTe  licencieufe,  font 
rentrés,  par  l'impreffion  de  cette  lumiè- 
re ,  dans  les  routes  de  la  fagelTe ,  ^ 
ont  honoré  ,  par  des  vertus  tardives  , 
mais  finceres ,  l'Humanité  ,  la  Patrie  ^ 
6c  la  Religion  ! 

11  Jîous  refte ,  en  fini(ïànt ,  M.  T.  C.  F. 


{r)  Adolefcens  juxta  viam  fuam  ,  etiam 
cùiu  fenueric,  non  recedct  ab  eâ,  Proy,  ,c^ 
^1.  V,  6, 


5Î7J     M  A  N  D  E  M  E  N  T. 

à  vous  conjurer  5  par  les  entrailles  Je 
la  miféricorde  de  Dieu,  de  vous  atta- 
cher inviolablement  a  cette  Religion 
fainte  dans  laquelle  vous  avez  eu  le  bon- 
heur d'être  élevés*,  de  vous  foutenircon-  j 
rre  le  débordement  d'une  Philofophie  in- 
fenfée  ,  qui  ne  fe  propofe  rien  de  moins 
que  d'envahir  l'héritage  de  Jéfus  Chrift, 
de  rendre  fes  promelTes  vaines ,  ôc  da 
le  mettre  au  ran^  de  ces  Fondateurs  de 
Religion  ,  dont  la  dodlrine  frivole  on 
pernicieufe  a  prouvé  l'impollure.  La  Foi 
ii'eft  méprifée,  abandonnée,  infultée, 
que  par  ceux  qui  ne  la  connoillent  pas, 
ou  dont  elle  e^ne  les  défordres.  Mais  les 
-portes  de  TEnfer  ne  prévaudront  jamais 
contre  elle.  L'Ealife  Chrétienne  &  Ga- 
îholique  eft  le  commencement  de  l'Em- 
pire éternel  de  Jéfas-Chrift  :  Rien  de 
plus  fort  quelle^  s'écrie  faintjean  Da- 
ma fcene  ;  cejî  un  rocher  que  les  fiots 
ne  renv erf en t  point  ;  ceji  une  montagne  ) 
que  rien  ne  peut  détruire  {/). 


(/)  Nihil  Ecclefiâ  valentius;  rupe  fortior 
cfl: ....  femper  viget.  Cur  eam  Scripcura  mon- 
tem  appeilavic  ?  Unique  quia  everti  non  potcil:, 
Damafc,  Tarn.  2.  p.  462..  4^3« 


MANDEMENT,    xîvlj 

A  CES  CAUSES,  VLi  le  Livre  qui  a 
'pour  titre  :  Emile  ,  ou  de  V Education^ 
jiar  J.  J.  Roujjcau  ,    Citoyen  de  Genève, 
jî  Amjhrdam  ,  chez  Jean  Nèaulme  ,  Ll- 
braire^   \-j6i.  après  avoir  pris  l'avis  de 
plufieurs  perfonnes  diftingaces  par  leur 
piété  &  par  leur  fçavoir  ,  le  faint  Nom 
de  Dieu  invoqué ,  Nous  condamnons  le- 
dit Livre,  comme  contenant  une  doc- 
trine abominable  ,    propre  à  renverfer 
la  Loi  naturelle  ,  &  à  détruire  les  fon- 
démens  de  la  Religion  Chrétienne  ,  éra- 
bhiïant  des  maximes  contraires  à  la  Mo- 
rale Evangélique  ,   tendante  d   troubler 
■la  paix  des  Etats ,  à  révolter  les  Sujets 
contre  l'autorité  de  leur  Souverain  :  com- 
>me  contenant  un  très-grand  nombre  de 
proportions    refpedbivement    fauflTes  , 
fcandaleufes  ,  pleines  de   haine  contre 
l'Eglife  &:  fes  Miniftres  ,  dérogeantes 
au  refpedl:  du  à  l'Ecriture  Sainte  &  à  la 
Tradition  de   l'Eglife  ,  erronées  ,    im- 
pies ,  blarphématoires  &  hérétiques.  En 
conféquence  5  Nous  défendons  très  ex- 
preflement  à  toutes  perfonnes  de  notre 
Diocèfe  de  lire  ou  retenir  ledit  Livre, 
"fous  les  peines  de  droit.  Et  fera  notre 
'préfent   Mandement  lu   au  Prône  des 


^Iviij     MANDEMENT. 
Mefîes    Paroiffiales    des   Ealifes  de    îa 
Ville ,  Fauxbourgs  &  Diocèfe  de  Paris , 
publié  &  affiché  par-tout  où  befoin  fera.  1 
Donné  à  Paris  en  notre  Palais  Archié-| 
pifcopal  5  le  vingtième  jour  d'Aouc  mil 
îept  cent  foixante-deux. 

Signé,  t  CHRISTOPHE, 

Archcv.  de  Paris. 

PAR  MONSEIGNEUR, 

De  la  Touche. 


ŒUVRES 

DIVERSES. 


IJ.    ROUSSEAU, 

CITOYEN    DE    GENEVE, 

A 

CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT, 

Akchevesque  de  Paris. 

J^OuRQUOi  faut-il ,  Monfeigneur  , 
que  j'aie  quelque  chofe  à  vous  dire  ? 
Quelle  langue  commune  pouvons- 
nous  parler  ,  comment  pouvons-nous 
nous  entendre  ,  &  qu'y  a-t-il  entre 
vous  de  moi  ? 

Cependant ,  il  faut  vous  répondre  ; 

c'eft  vous-même  qui  m'y  forcez.  Si  vous 

n'eufliez   attaqué  que  mon   livre.,    je 

vous  aurois  laifle  dire  :  mais  vous  at- 

Tome  VL  A 


2  Œuvres 

taquez  auflî  ma  personne  ;  &,  plus  vous 
avez  d'autorité  parmi  les  hommes , 
moins  il  m'efl:  permis  de  me  taire , 
quand  vous  voulez  me  déshonorer. 

Je  Jie  puis  m'empêcher  ,  en  com- 
mençant cette  Lettre ,  de  réfléchir  fur 
les  bifarreries  de  ma  deftinée.  Elle  en  a 
qui  n'ont  été  que  pour  moi. 

J'é^ois  né  avec  quelque  talent  ;  le 
Public  l'a  jugé  ainfi.  Cependant  j'ai 
pafie  ma  jeuneiTe  dans  une  heureufe  ob- 
fcurité ,  dont  je  ne  cherchois  point  à 
fortir.  Si  je  i'avois  cherché ,  cela  même 
eût  été  une  bifarrerie,  que  durant  tout 
le  feu  du  premier  âge  je  n'euile  pu 
réulTir ,  &  que  j'eulTe  trop  réullî  dans 
îa  fuite  ^  quand  ce  feu  commença  à 
paiïer.  J'approchois  de  m.a  quarantième 
année ,  &  j'avois ,  au  lieu  d'une  for- 
tune que  j'ai  toujours  méprifée ,  &  d'un 
nom  qu'on  m'a  fait  payer  fi  cher  ,  le 
repos  &  des  amis ,  les  deux  feuls  biens 
dont  mon  cœur  foit  avide.  Une  mi- 
férable  queftion  d'Académie  m'agitant 
fefprit  magré  moi ,  me  jetta  dans  un 
métier  pour  lequel  je  n'étois  point 
fait;  un  fuccès  inattendu  m'y  montra 
des  attraits  qui  me  féduifirent.  Des 
foules  d'adverfaires  m'attaquèrent  fans 


Diverses.  5 

m'entendre  ,  avec  une  étourderie  qui 
me  donna  de  l'humeur  ,  &  avec  un 
orgueil  qui  m'en  infpira  peut-être.  Je 
me  défendis ,  & ,  de  difpute  en  difpùte  , 
je  me  fentis  engagé  dans  la  carrière  , 
presque  fans  y  avoir  penfé.  Je  me  trou- 
vai devenu  ,  pour  aind  dire.  Auteur 
à  l'âge  où  l'on  celTe  de  l'être ,  &  homme 
de  Lettres  par  mon  mépris  même  pour 
cet  état.  De?  là,  je  fus  dans  le  Public 
quelque  chofe  ;  mais  aufli  le  repos  de 
les  amis  difparurent.  Quels  m.aux  ne 
fouiiris-je  point  avant  de  prendre  une 
ailiette  plus  fixe  &  des  attachemens 
plus  heureux  ?  Il  fallut  dévorer  mes 
peines  ;  il  fallut  qu'un  peu  de  réputa- 
tion me  tînt  lieu  de  tout.  Si  c'efl  un 
dédommagement  pour  ceux  qui  font 
toujours  loin  d'eux-mêmes  ,  ce  n'en  fut 
jamais  un  pour  moi. 

Si  j'eufTe  un  moment  compté  fur  un 
bien  fi  frivole,"  que  j'aurois  été  promp- 
tement  déiabufé  î  Quelle  incondance 
.perpétuelle  n'ai-je  pas  éprouvée  dans 
les  jugemens  du  Public  fur  mon  comp- 
te !  J'érois  trop  loin  de  lui  ;  ne  m.e  ju- 
geant que  fur  le  caprice  ou  fur  l'in- 
térêt de  ceux  qui  le  mènenr ,  à  peine 
deux  jours  de  fuite  avoit-iî  pour  moi 
'  Aij 


4  •   (E  U  V  R  E  S 

les  mêmes  yeux.  Tantôt  j'étois  un 
homme  noir  ,  tantôt  un  ange  de  lu- 
niière.  Je  me  fuis  vu  dans  la  m.éme 
année  vanté,  fêté  ,  recherché,  même  à 
la  Cour;  puis  infulté,  menacé,  détefté, 
maudit.  Les  foirs  on  m'attendoit  pour 
m'affaiiiner  dans  les  rues  ;  les  matins 
on  m'annonçoit  une  lettre  de  cachet. 
Le  bien  &  le  mal  couloient  à-peu-près 
de  la  même  fource  ;  le  tout  me  venoit 
pour  des  chanfons. 

J'ai  écrit  fur  divers  fujets  ,  miais 
toujours  dans  les  mêmes  principes  : 
•toujours  la  même  morale  ,  la  même 
croyance  ,  les  mêmes  maximes  ,  &  , 
il  l'on  veut ,  les  mêmes  opinions.  Ce- 
pendant on  a  porté  des  jugemens  op- 
pofés  de  mes  livres ,  ou  plutôt  de  l'Au- 
teur de  mes  livres  \  parce  qu'on  m'a 
jugé  fur  les  matières  que  j'ai  traitées , 
bien  plus  que  fur  mes  fentimens.  Après 
mon  premier  difcours ,  j'étois  un  hom  - 
me  à  paradoxes ,  qui  fe  faifoit  un  jeu 
de  prouver  ce  qu'il  ne  penfoit  pas  : 
après  ma  lettre  fur  la  mufîque  fran- 
çoife  5  j'étois  l'ennemi  déclaré  de  la 
Nation  ;  il  s'en  faHoit  peu  qu'on  ne 
m'y  traitât  en  confp'rateur  ;  on  eût 
dit  que  le  fort  de  la  Monarchie  étoit 


Diverses,  f 

r 

bttaché  à  la  gloire  de  l'Opéra  :  après 
mon  difcours  fur  l'inégalité  ,  j'étois 
athée  "k:  mifanthrope  :  après  la  lettre  à 
M.  d'Alembert  ,  j'étois  le  défenfeiir 
de  la  morale  chrétienne  :  après  l'Hé- 
loiTe  ,  j'étois  tendre  &  doucereux  : 
maintenant  je  fuis  un  impie  ;  bientôt 
peut-être  ferai~je  un  dévot. 
I  Amfi  va  flottant  le  fot  public  fur 
mon  compte  ,  fâchant  aufli  peu  pour- 
quoi il  m'abhorre  ,  que  pourquoi  il 
m'aimoit  auparavant.  Pour  moi  ,  je 
fuis  toujours  demeuré  le  même  ;  plus 
ardent  qu'éclairé  dans  mes  recherches , 
mais  fîncère  en  tout  ,  même  contre 
moi  ;  fimpîe  &  bon  ,  mais  fenfible  ôc 
foible  ;j  faifant  fouvent  le  mal  &:  tou- 
jours aimant  le  bien  ;  lié  par  l'amitié, 
jamais  par  les  chofes  ,  de  tenant  plus 
à  mes  fentimens  qu'à  mes  intérêts  ; 
n'exigeant  rien  des  hommes  &  n'en 
voulant  point  dépendre ,  ne  cédant  pas 
plus  à  leurs  préjugés  qu'à  leurs  vo- 
lontés, &  gardant  la  mi'enne  aufîi  libre 
que  ma  raifon  ;  craignant  Dieu  fans 
peur  de  l'enfer  ;  raifonnant  fur  la  Re- 
ligion fans  libertinage  ;  n'aimant  ni 
l'impiété  ni  le  fanatifme  ,  mais  haïiTant 
les  intolérans  encore  plus  que  les  ef- 

A  iij 


6  (Ë    V     V    R     E    s 

prits-forts  ;  ne  voulant  cacher  mes  fa- 
çons de  penfer  à  perfonne  ;  fans  fard». 
fans  artifice  en  toute  chofe  ;  difant- 
mes  fautes  à  mes  amis ,  mes  fentimens 
à  tout  le  monde  ,  au  public  fes  vérités; 
fans  flatterie  &  fans  fiel,  &  me  foucianc 
tout  aufîi  peu  de  lo  fâcher  que  de  lui 
plaire.  Voilà  mes  crimes,  &  voilâmes 
vertus. 

Enfin  laffe  d'une  vapeur  enivrante 
qui  enfle  fans  raflafier  ,  excédé  da 
tracas  des  oififs  furchargés  de  leur 
tems  &  prodigues  du  mien  ,  foupirant 
après  un  repos  fi  cher  à  m.on  cœur  & 
fi  néceflaire  à  mes  m.aux  ,  j'avois  pofé 
ïa  plume  avec  joie.  Content  de  ne  l'a- 
voir prife  que  pour  le  bien  de  mes 
femblables ,  je  ne  leur  demandois  pour 
prix  de  mon  zèle  que  de  me  laifTer 
mourir  en  paix  dans  ma  retrai'-e  ,  &  de. 
ne  m'y  point  faire  de  mal.  J'avois 
tort  ;  des  huifliers  font  venus  me  l'ap- 
prendre :  c'efi:  à  cette  époque  ,  oii 
j'efpérois  qu'alloient  finir  les  ennuis* 
de  ma  vie  ,  qu'ont  commencé  mes  plus 
grands  malheurs.  Il  y  a  déjà  dans  tout 
cela  quelques  fingularités  ;  ce  n'eft 
rien  encore.  Je  vous  demande  pardon  ^ 
Monfcigneur  ,  d'abufer  de  votre  pa- 


Diverses,  7 

tîsnce  :  mais  avant  d'entrer  dans  les 
difculTions  que  je  dais  avoir  avec  vous,, 
il  faut  parler  de  ma  fituation  préfente , 
&  des  caufes  qui  m'y  ont  réduit. 

Un  Genevois  fait  imprimer  un  Livre 
eu  Hollande  ,  &  par  Arrêt  du  Par- 
lement de  Paris  ce  Livre  eft  brûlé 
fans  refpe(!:t  pour  le  Souverain  dont  ii 
porte  le  privilège.  Un  Proteflant  pro- 
pofe  en  pays  proteflant  des  obiedrions 
contre  l'Eglife  Romaine,  &  il  eft  dé- 
crété par  le  Parleme.it  de  Paris.  Un 
Républicain  fait  dans  une  République 
des  objeclions  contre  l'Etat  Monar- 
chique ,  &  il  eft  décrété  par  le  Par- 
lement de  Paris.  Il  faut  que  le  Parle- 
ment de  Paris  ait  d'étranges  idées  de 
fon  empire  ,  &  qu'il  fe  croye  le  lé- 
gitime juge  du  genre-humain. 

Ce  même  Parlement  ,  toujours  û 
foigneux  pour  les  François  de  Tordre . 
des  procédures ,  les  néglige  toutes  dès 
qu'il  s'agit  d'un  pauvre  Etranger.  Sans 
favolr  fi  cet  Etranger  eft  bien  l'Au- 
teur du  Livre  qui  parte  fon  nom  , 
s'il  le  reconnaît  pour  fien ,  fi  c'eft  lui 
qui  l'a  fait  imprimer  ;  fans  égard  pour 
fon  trifte  état ,  fans  pitié  pour  les  maux 
qu'il  fauffre  ,  an  commence  par  le  àé- 

Aiv 


8  (Œuvres 

créter  de  prife  de  corps  ;  on  l'eût  ar- 
raché de  Ton  lit  pour  le  traîner  dans 
les  mêmes  prifons  où  pourriflent  les 
fcélérats  ;  on  l'eût  brûlé  ,  peut-être 
même  fans  l'entendre  :  car  qui  fait  fi 
l'on  eût  pourfuivi  plus  régulièrement 
des  procédures  fi  violemment  commen- 
cées &  dont  on  trouveroit  à  peine  un 
autre  exemple  ,  mêm.e  en  pays  d'In- 
quifition  ?  Ainfi  c'eft  pour  moi  feul 
qu'un  tribunal  fi  fage  oublie  fa  fagefie  ; 
c'èfi  contre  moi  feul  ,  qui  croyois  y 
être  aimé  ,  que  ce  peuple  ,  qui  vante 
fa  douceur ,  s'arme  de  la  plus  étrange 
barbarie  ;  c'eft  ainfi  qu'il  juftifie  la 
préférence  que  je  lui  ai  donnée  fur 
tant  d'afyles  que  je  pouvois  choifir  au 
même  prix  !  Je  ne  fais  comment  cela, 
s'accorde  avec  le  droit  des  gens  ;  mais 
je  fais  bien  qu'avec  de  pareilles  procé- 
dures la  liberté  de  tout  hom.me  ,  Se 
peut-être  fa  vie  ,  efl;  à  la  merci  dii 
premier  Imprimeur. 

Le  Citoyen  de  Genève  ne  doit  rien 
à  des  Magifi:rats  injufres  Se  incompé- 
tens  ,  qui  ,  fur  un  réquifitoire  calom- 
nieux ,  ne  le  citent  pas  ,  mais  le  dé- 
crètent. N'étant  point  fommé  de  com- 
paroître ,  il  n'y  efl:  point  obligé.  L'oa 


n'emploie  contre  lui  que  la  force  , 
&  il  s'y  fouftrait.  Il  fecoue  la  poudre 
de  fes  fouliers  ,  &  fort  de  cette  terre 
hofpitaliere  où  l'on  s'emprelTe  d'op- 
primer le  foible  ,  &  oii  l'on  donne  des 
fers  à  l'étranger  avant  de  l'entendre , 
avant  de  favoir  fi  l'aéle  dont  on  l'ac- 
cufe  eft  puniffable  ,  avant  de  favoir 
s'il  l'a  commis. 

Il  abandonne  en  foupirant  fa  chère 
foHtude.  II  n'a  qu'un  feul  bien  ,  mais 
précieux  ,  des  amis;  il  les  fuit.  Dans 
fa  foibleiTe  il  fupporte  un  long  voyage; 
il  arrive  &  croit  refpirer  dans  une  ter- 
re de  liberté  ;  il  s'approche  de  fa  Pa- 
trie, de  cette  Patrie  dont  il  s'eft  tant 
vanté  ,  qu'il  a  chérie  &  honorée  :  l'ef- 
poir  d'y  être  accueilli  le  confole  de  fes 

difgraces Que  vais- je  dire  ?  Moiî 

cœur  fe  ferre  ,  ma  main  tremble  ,  la 
plume  en  tombe  ;  il  faut  fe  taire  ,   6c 
ne  pas  imiter  le  crime  de  Cham.  Qu« 
ne  puis-je  dévorer  en  fecret  la  pius^'; 
amère  de  mes  douleurs  ! 

Et  pourquoi  tout  cela  ?  Je  nz  dis 
pas  ,  fur  quelle  raifon  f  Mais  ,  fur  quel: 
prétexte?  On  ofe  m'accufer  d'impiété f 
fans  fonger  que  le  Livre  où  Ton  ]'^ 
cherche  eft  entre  ïc^^  nvalns  de  toiit  -r 


lO  (E    U    l^    R    E    s 

monde.  Que  ne  donneroit-on  point 
pour  pouvoir  fupprimer  cette  pièce 
judificative  ,  &  dire  qu'elle  contient 
tout  ce  qu'on  a  feint  d'y  trouver  f 
Mais  elle  reftera  ,  quoi  qu'on  faffe  ;  & 
en  y  cherchant  les  crimes  reprochés  à 
FAureur  ,  la  poftérité  n'y  verra  dans- 
fes  erreurs  mêmes  que  les  torts  d'un 
ami  de  la  vertu. 

J'éviterai  de  parler  de  mes  contem- 
porains ;  je  ne  veux  nuire  à  perfonne. 
Mais  l'Athée  Spinofa  enfeignoit  pai- 
fiblement  fa  dodrine  ;  il   iaifoit  fans 
obflacle  imprimer  fes  Livres,  on  les  dé- 
bitoit  publiquement;  il  vint  en  France, 
&  il  y  fut  bien  reçu  ;  tous  les  Etats 
lui  étoient  ouverts  ,  par- tout  il  trou- 
voît  prote(5lion  ou  du  moins  fureté; 
les  Princes  lui  rendoient  des  honneurs, 
lui  offroient  des  châtres  ;  il  vécut  & 
mourut  tranquile,  &  même  confidéré. 
Aujourd'hui  ,  dans  le  flècle  tant  célé- 
bré de  la  philofophie  ,  de  la  raifon  , 
de  l'humanité  ;  pour  avoir  propofé  avec 
circonfpeélion ,  même  avec  refped:  & 
pour  Famour  du  genre-humain,  quel- 
ques doutes  fondés  fur  la  gloire  même 
de  l'Etre  fuprême  ,  le  défenfeur  de  la 
f  aufe  de  Dieu  ,  flétri  >  profcrit ,  poiu:- 


T)   I  V  £  R  s   s   s,  îl 

iliivi  d'Etat  en  Etat ,  d'afyie  en  afyie  ,- 
fans  égard  pour  fon  indigence  ,  fans 
pitié  pour  fes  infirmités  ,  avec  achar- 
nement que  n'éprouva  jamais  aucun 
malfaiteur,  &  qui  feroit  barbare ,  même 
contre  un  homme  en  fanté  ,  fe  voit 
interdire  le  feu  èc  l'eau  dans  l'Europe 
prefque  entière  ;  on  le  chafTe  du  mi- 
lieu des  bois  ;  il  faut  toute  la  fermeté 
d'un  Proteâreur  illuftre  &  toute  la. 
bonté  d'un  Prince  éclairé  pour  le  laiP 
fer  en  paix  au  fein  des  montagnes.  Il 
eût  pafTé  le  refte  de  fes  malheureux 
jours  dans  les  fers  ;  il  eût  péri ,  peut- 
être,  dans  les  fupplices ,  fi  ,  durant  le 
premier  vertige  qui  gagnoit  les  Gou- 
vernemens  ,  il  fe  fût  trouvé  à  la  merci 
de  ceux  qui  l'ont  perfécuté. 

Echappé  aux    bourreaux  il  tomb^ 
dans  les  mains   des  Prêtres  ;  ce  n'eft 
pas  là  ce  que  je  donne  pour  étonnant  t 
mais  un  homme  vertueux  qui  a  VdLxnc 
aufiî  noble  que  la  nailTance ,  un  ilîul— 
tre  Archevêque  qui  devroit  réprimer 
leur   lâcheté  ,  l'autorife  ;    il    n'a  pas- 
honte  ,  lui    qui    devroit   plaindre   îs? 
opprimés  ,  d'en  accabler  un  dans  le 
fort    de   fes  difgraces  ;   il  lance  ,,  hih 
Prélat  catholique  un  Mandement  coii-> 

Avf 


12  ^    U    V    R    £    S 

tre  un  Auteur  proteftant  ;  Il  monte 
fur  fon  Tribunal  pour  examiner  cQ*n- 
me  Juge  la  dodrine  particulière  d^un 
hérétique  ;  &  ,  quoiqu'il  damne  indif- 
tinérement  quiconque  n'ell  pas  de  fon 
Eglife,  fans  permettre  à  l'acculé  d'errer 
à  fa  mode  ,  il  lui  prefcrit  en  quelque 
forte  la  route  par  laquelle  il  doit  aller 
en  Enfer.  Aufli-tôt  le  refte  de  fon 
Clergé  s'empreffe  ,  s'évertue  ,  s'achar- 
ne autour  d'un  ennemi  qu'il  croît  ter- 
raffé.  Petits  &  grands ,  tout  s'en  mêle  ; 
le  dernier  Cuiftre  vient  trancher  du 
capable  ,  il  n'y  a  pas  un  fot  en  petit 
collet ,  pas  un  chétif  habitué  de  Pa- 
roiffe  qui,  bravant  à  plainr  celui  contre 
qui  fDnt  réunis  leur  Sénat  &  leur  Eve- 
que ,  ne  veuille  avoir  la  gloire  de  lui 
porter  le  dernier  coup  de  pied. 

Tout  cela,  Monfeigneur,  forme  un 
concours  dont  je  fuis  le  feul  exemple  ; 
&  ce  n'eft  pas  tout Voici,  peut- 
être  ,  une  des  fituations  les  plus  dif- 
ficiles de  ma  vie  ;  une  de  celles  où  la 
vengeance  &  l'amiour-propre  font  les 
plus  aifés  à  fatisfaire  ,  &  permettent 
le  mxoins  à  l'homme  juflie  d'être  mo- 
déré. Dix  lignes  feulement  ,  &  je 
couvre  mes  perfécuteurs  d'un  ridicule 


D  I  V  e  R  s  £  s.  1^ 

înefifaçable.  Que  le  public  tie  peut-il 
favoir  deux  anecdotes  ,  fans  que  je 
les  dife  !  Que  ne  connoît-il  ceux  qui 
ont  médité  ma  ruine  ,  &  ce  qu'ils  ont 
fait  pour  l'exécuter  !  Par  quels  mé- 
prifables  infedes ,  par  quels  ténébreux 
moyens  il  verroit  s'émouvoir  les  Pui(^ 
fances  !  Quels  levains  il  verroit  s'é- 
chauffer par  leur  pourriture  &  mettre 
le  Parlement  en  fermentation  !  Par 
quelle  rifible  caufe  il  verroit  les  Etats 
de  l'Europe  fe  liguer  contre  le  fils 
d'un  horloger  !  Que  je  jouïrois  avec 
plaifir  de  fa  furprife  ,  fi  je  pouvois 
n'en  être  pas  l'inftrument  ! 

Jufqu'ici  ma  plume  ,  hardie  à  dire 
la  vérité  ,  mais  pure  de  toute  fatyre , 
n'a  jamais  compromis  perfonne  ;  elle 
a  toujours  refpecfté  l'honneur  des  au- 
tres ,  même  en  défendant  le  mien. 
Irois-je,  en  la  quittant,  la  fouiller  de 
médifance  ,  &  la  teindre  des  noirceurs 
de  mes  ennemis  ?  Non  ,  lailTons-leur 
l'avantage  de  porter  leurs  coups  dans 
les  ténèbres.  Pour  moi,  je  ne  veux  me 
défendre  qu'ouvertement ,  &  même  je 
ne  veux  que  me  défendre.  Il  fuffit 
pour  cela  de  ce  qui  eft  fû  du  public. 


ï<^  Œuvres 

ou  de  ce  qui  peut  î'étre  fans  que  par* 
fonne  en  foiî  o'^oïïïé. 

Une  chofe   étonnante  de  cette  ef- 
pèce ,  &  que  je  puis  dire  ,  eft  de  voir 
l'intrépide  Chrillophe  de  Beaumont , 
qui  ne  fait  plier  fous  aucune  puiflance 
ni  faire  aucune  paix  avec  les  Janfé- 
niftes ,  devenir  ,  fans  le  favoir ,  leur  fa- 
tellite  &  i'inftrument  de  leur  animo* 
fité  ;  de  voir  leur  ennemi  le  plus  ir- 
réconciliable  févir   contre  moi   pour 
avoir  refufé  d'embraîTer  leur  parti  , 
pour  n'avoir  point  voulu  prendre  la 
plume  contre  les  Jéfuites ,  que  je  n'ai- 
me pas ,  mais  dont  je  n'ai  point  à  me 
plaindre  ,  &    que   je   vois  opprimés. 
Daignez ,  Monfeigneur ,  jetter  les  yeux 
fur  le  fixième  Tome  de  la  nouvelle 
Héloïfe  ,  première  édition  ;  vous  trou- 
verez dans  la  note  de  la  pa»ge  138  (a) 
îa  véritable  fource  de  tous  mes  mal- 
heurs. J'ai  prédit  dans  cette  note  (  car 
je  me  mêle  aufid  quelquefois  de  pré- 
dire )  qu'auffi-tôt  que  les  Janféniftes 


{a)  Page  iSz  de  la  nouvelle  édition  ,  fai- 
fapt  le  tome  VI  des  Oeuvres  'y  note  du  Libraire. 


feroient  les  maîtres  ,  ils  feroient  plus 
intolérans  &  plus  durs  que  leurs  en- 
nemis. Je  ne  favois  pas  alors  que  ma 
propre  hiftoire  vérifieroit  fi  bien  ma 
prédiâ:ion.  Le  fil  de  cette  trame  ne 
feroit  pas  difficile  à  fiiivre  à  qui  fau- 
roit  comment  mon  Livre  a  été  dé- 
féré. Je  n'en  puis  dire  davantage  fans 
en  trop  dire  ,  mais  je  pouvois  au  moins 
vous  apprendre  par  quels  gens  vous 
avez  été  conduit  fans  vous  en  douter* 
Croira-t-on  que  ,  quand  mon  Livre 
n'eût  point  été  déféré  au  Parlement , 
vous  ne  l'eufliez  pas  moins  attaqué  ? 
D'autres  pourront  le  croire  ou  le  dire  ; 
mais  vous  dont  la  confcience  ne  fait 
point  fouifrir  le  menfonge ,  vous  ne 
le  direz  pas.  Mon  difcours  fur  l'iné- 
galité a  couru  votre  Diocèfe,  &  vous 
n'avez  point  donné  de  Mandement.  Ma 
lettre  à  M.  d'Aîembert  a  couru  votre 
Diocèfe  ,  &  vous  n'avez  point  donné 
de  Mandement.  La  nouvelle  Héloïfe  a 
couru  votre  Diocèfe  ,  &  vous  n'avez 
point  donné  de  Mandement.  Cepen- 
dant tous  ces  Livres  ,  que  vous  avez 
lus ,  puifque  vous  les  jugez  »  refpirent 
les  mêmes  maximes  \  les  mêmes  ma- 
nières de  penfer  n'y  font  pas  plus  dé-_ 


1(5  (R    U    V  K    E  s 

gulfées  :  fi  le  fujet  ne  les  a  pas  rendu 
fufceptibles  du  même  développement , 
elles  gagnent  en  force  ce  qu'elles  per- 
dent en  étendue  ,  &  Ton  y  voit  la 
profeiïion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard. 
Pourquoi  donc  n'avez-vous  rien  dit 
alors?  MonfeigneurjVOtre  troupeau  vous 
étoit-il  moins  cherf'  Goûtoit-il  moins 
mes  Livres?  Etoit-il  moins  expofé  à 
l'erreur  ?  Non  :  mais  il  n'y  avoir  point 
alors  de  Jéfuites  à  profcrire  ;  des  traî- 
tres ne  m'avoient  point  encore  enla- 
cé dans  leurs  pièges  ;  la  note  fatale  n'é- 
toit  point  connue,  &  quand  elle  le  fut, 
le  Public  avoit  déjà  donné  fon  fuffrage 
au  Livre  :  il  étoit  trop  tard  pour  faire 
du  bruit.  On  aim.a  mieux  différer  ,  on 
attendit  l'occafion ,  on  l'épia  ,  on  la 
faifit ,  on  s'en  prévalut  avec  la  fureur 
ordinaire  aux  dévots  ;  on  ne  parloit  que 
de  chaînes  &  de  bûchers  ;  mon  Livre 
étoît  le  tocfin  de  l'Anarchie  &  la  trom- 
pette de  l'Athéifme  ;  l'Auteur  étoit  un 
monftre  à  étouffer;  on  s'étonnoit  qu'on 
l'eût  fi  longtems  laiffé  vivre.  Dans 
cette  rage  univerfelle  ,  vous  eûtes 
honte  de  garder  le  filence  :  vous  ai- 
mâtes mieux  faire  un  ade  de  cruauté» 
que  d'être  accufé  de  manquer  de  zèle> 


Diverses.  17 

ti  fervir  vos  ennemis  que  d'effuyer 
leurs  reproches.  Voilà,  Monfeigneur, 
convenez-en  ,  le  vrai  motif  de  votre 
Mandement  ;  &  voilà  ,  ce  me  femble  , 
un  concours  de  faits  afTez  finguliers 
pour  donner  à  mon  fort  le  nom  de 
bifarre. 

Il  y  a  longtems  qu'on  a  ftibftitué 
des  bienféances  d'état  à  la  juflice.   Je 
fais  qu'il  eft  des  circonftances  malheu- 
reufes  qui  forcent  un  homme  public 
à  févir  malgré  lui  contre  un  bon  Ci- 
toyen.   Qui  veut  être   modéré  parmi 
des  furieux  s'expofe  à  leur  furie  ,    & 
je  comprends  que,  dans  un  déchaîne' 
ment  nareil    à  celui   dont   je   fuis  la 
Vîdime  ,  il  faut  hurler  avec  les  loups  , 
ou   rifquer   d'être   dévoré.  Je  ne  me 
plains  donc  pas  que  vous  ayez  donné 
un    Mandement    contre    mon  Livre , 
mais  je  m.e  plains  que  vous  l'ayez  doa- 
né  contre  ma  perfonne  avec  auflî  peu 
d'honnêteté    qu3    de    vérité  ;    je    me 
plains  qu'iurorifant  par  votre  propre- 
langage  celui  que  vous  me  reprochez 
d'avoir   wÂs  dans  la  bouche  de  l'info 
pire ,  vous  m'accabliez  d'injures  qui , 
fans  nuire  à  ma  caufe  ,  attaquent  mon 
honneur  ou   plutôt  le  vôtre  »  je  m© 


l8  (R    U    V   R    E    s 

plains  que  de  gaieté  de  cœur,  fans 
raifon  ,  fans  nécefîité  ,  fans  refpeâ: ,  an 
moins  pour  mes  malheurs  .,  vous  m'ou- 
tragiez d'un  ton  fi  peu  digne  de  votre 
caradère.  Et  que  vous  avois-je  donc 
fait ,  moi  qui  parlai  toujours  de  vous 
avec  tant  d'eftime  ;  moi  qui  tant  de 
fois  admirai  votre  inébranlable  fer- 
meté, en  déplorant ,  il  eft  vrai ,  l'ufage 
que  vos  préjugés  vous  en  fefoient  fai- 
re ;  moi  qui  toujours  honorai  vos 
mœurs ,  qui  toujours  refpedai  vos  ver- 
tus ,  &  qui  les  refped:e  encore  ,  aujour- 
d'hui que  vous  m'avez  déchiré  ? 

C'eft  ainfi  qu'on  fe  tire  d'affaire 
quand  on  veut  quereller  &  qu'on  a 
tort.  Ne  pouvant  ré  ou  ire  mes  ob- 
jections ,  vous  m'en  avez  fait  des 
crimes  ;  vouo  avez  cru  m'av*lir  en  me 
maltraitant  ,  &  vous  vous  êtes  trom- 
pé ;  fans  affolblir  mes  raifons ,  vous 
avez  înréreifé  les  cœurs  généreux  à 
mes  difgraces  ;  vous  avez  fait  croire 
aux  gens  fenfés  qu'on  pouvoit  ne  pas 
bien  iuger  du  I/ivre  ,  quand  on  jugeoit 
fi  mr.l  de  l'Auteur. 

.  Monfeigneur,  vous  n'avez  été  pour 
moi  ni  humain,  ni  généreux  ;  &,  non 
feulement    vous  pouviez   l'être   fajns 


Dtvsrsms,  ip 

m'épargner  aucune  des  chofes  que 
vous  avez  dites  contre  mon  ouvrage, 
mais  elles  n'en  auroient  fait  que  mieux 
leur  effet.  J'avoue  auflî  que  je  n'avois 
pas  droit  d'exiger  de  vous  ces  vertus  , 
ni  lieu  de  les  attendre  d'un  homme  d'E- 
glife.  Voyons  fî  vous  avez  été  du 
moins  équitable  &  jufte  ;  car  c'eft  un 
devoir  étroit  impofé  à  tous  les  hom- 
mes ,  &  les  Sains  mêmes  n'en  font  pas 
difpenfés. 

Vous  avez  deux  objets  dans  votre 
Mandement  :  l'un  de  cenfurer  mon 
Livre  ;  l'autre  ,  de  décrier  ma  per- 
fonne.  Je  croirai  vous  avoir  répondu, 
C  je  prouve  que  partout  où  vous  m'a- 
vez réfuté ,  vous  avez  mal  raifonné  ^ 
&  que  partout  où  vous  mWez  infuî- 
té,  vous  m'avez  calomnié.  Mais  quand 
on  ne  marche  que  la  preuve  à  la  main; 
quand  on  efl:  forcé  par  l'importance  du 
fujet  &  par  la  qualité  de  l'adverfaire 
à  prendre  une  marche  pefante  &  à 
fuivre  pied  à  pied  toutes  fes  cenfures , 
pour  chaque  mot  il  faut  des  pages  ; 
&  tandis  qu'une  courte  fatyre  amufe  § 
une  longue  défenfe  ennuie.  Cepen- 
dant il  faut  que  je  me  défende  ou  que 
je  refte  chargé  par  vous  des  p4us  fauftes 


20  m    V    f    R    E    S 

imputations.  Je  me  défendrai  donc  : 
mais  je  défendrai  mon  honneur  plu- 
tôt que  mon  Livre.  Ce  n'efl:  point  la 
profeiîion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard 
que  j'examine  ,  c'eft  le  Mandement  de 
l'Archevcque  de  Paris,  &  ce  n'eft  que 
le  mal  qu'il  dit  de  l'Editeur  qui  me 
force  à  parler  de  l'ouvrage.  Je  me 
rendrai  ce  que  je  me  dois  ,  parce 
que  je  le  dois;  mais  fans  ignorer  que 
c'efi:  une  pofition  bien  trifle  que 
d'avoir  à  fe  plaindre  d'un  homme  plus 
puiflant  que  foi ,  &  que  c'eft  une  bien 
fade  ledure  que  la  juftification  d'ua 
innocent. 

Le  principe  fondamental  de  toute 
morale  ,  fur  lequel  j'ai  raifonné  dans 
tous  mes  Ecrits ,  &  que  j'ai  développé 
dans  ce  dernier  avec  toute  la  clarté 
dont  j'étols  capable  ,  efl:  que  l'homme 
eft  un  être  naturellement  bon ,  aimant 
la  juftice  &  l'ordre  ;  qu'il  n'y  a  point 
de  perverfité  originelle  dans  le  cœur 
humain  ,  &  que  les  premiers  mouve- 
mens  de  la  nature  font  toujours  droits. 
J'ai  fait  voir  que  l'unique  palîîon  qui 
naifle  avec  l'homme  ,  favoir  l'amour- 
propre  ,  eft  une  palîîon  indifférente 
en  elle-même    au   bien  &  au  mal  ; 


D  I  r  £  R  s  £  s»  21 

qu'elle  ne  devient  bonne  ou  mauvaife 
que  par  accident  &  félon  les  circonf- 
tances    dans   lefquelles   elle   le   déve- 
loppe. J'ai  montré  que  tous  les  vices 
qu'on  impute  au  cœur  hum.ain  ne  lui 
font  point    naturels  ;  j'ai    dit  la  ma- 
nière dont  ils  naifîent  ;  j'en  ai ,  pour 
ainfi  dire  ,  fuivi  la  généalogie  ,  de  j'ai 
fait  voir   comment  ,   par    l'altération 
fuccefTive  de   leur  bonté  originelle  ,^ 
les  hommes  deviennent  enfin  ce  qu'ils 
font, 

J'ai   encore  expliqué   ce    que  j'en- 
tendois  par  cette  bonté  originelle  qui 
ne  femble  pas   fe   déduire  de  l'indif- 
férence au   bien  &  au  mal    naturelle 
à  l'amour  de  foi.  L'homme  n'efl:  pas 
un  être  fimple  ;  il  eft  compofé  de  deux 
fubftances .  Si  tout  le  monde  ne  con- 
vient pas  de  cela  ,  nous  en  convenons 
vous  &  moi  i^  &  j'ai   tâché  de  le  prou^ 
ver  aux  autres.  Cela  prouvé ,  l'amour 
de  foi  n'eft  plus  une  paffion  limple  5 
mais  elle  a  deux   principes  ,  favoir  , 
l'être  intelligente:  l'être  fenfitif ,dont 
le  bien-être  n'efl:  pas  le  mêm^e.  L'ap- 
pétit des  fens  tend  à  celui  du  corps  5 
&  l'amour  de  l'ordre  à  celui  de  l'ame 
Ce  dernier  amour  développé  &  rendu 


22  (E    V    V    R    E   S 

adif  porte  le  nom  de  confcience  ;  maïs 
la  confcience  ne  fe  développe  &  n'a- 
git qu'avec  les  lumières  de  l'homme. 
Ce  n'eft  que  par  ces  lumières  qu'il 
parvient  à  connoître  l'ordre  ,  &  ce 
n'eft  que  quand  il  le  connoît  que  fa 
confcience  le  porte  à  l'aimer.  La  conf^ 
cience  eft  donc  nulle  dans  l'homme 
qui  n'a  rien  comparé ,  &  qui  n'a  point 
vu  fes  rapports.  Dans  cet  état  l'homme 
ne  connoît  que  lui  ;  il  ne  voit  Ton  bien- 
être  oppofé  ni  conforme  à  celui  de- 
perfonne  ;  il  ne  hait  ni  n'aime  rien  ; 
borné  au  feul  inftind  phyfique  ,  il  eft 
nul  ,  il  eft  béte  ;  c'eft  ce  que  j'ai  fait 
voir  dans  mon  difcours  fur  l'inégalité. 

Quand,  par  un  développement  dont 
j'ai  montré  le  progrès  ,  les  hommes 
commencent  à  jetter  les  yeux  fur  leurs 
femblableSjils  commencent  auiîi  à  voir 
leurs  rapports  &  les  rapports  des  cho- 
fes  ,  à  prendre  des  idées  de  conve- 
nance ,  de  juftice  &  d'ordre  ;  le  beau 
moral  commence  à  leur  devenir  fen- 
fîble  &  la  confcience  agit.  Alors  ils 
ont  des  vertus  ;  &  s'ils  ont  aufîî  des 
vices ,  c'eft  parce  que  leurs  intérêts  fe 
croifent  &  que  leur  ambition  s'éveille, 
à  mefure  que  leurs  lumières  s'étendent. 


Diverses,  25 

Maïs  tant  qu'il  y  a  moins  d'oppofition 
d'intérêts  que  de  concours  de  lumières, 
les  hommes  font  effentiellement  bons. 
Voilà  le  fécond  état. 

Quand  enfin  tous  les  intérêts  par- 
ticuliers agités  s'entrechoquent ,  quand 
l'amour  de  foi  mis  en  fermentation  de- 
vient amour-propre  ,  que  l'opinion  , 
rendant  l'Univers  entier  néceflaire  à 
chaque  homme  ,  les  rend  tous  enne- 
mis nés  les  uns  des  autres  &  fait  que 
nul  ne  trouve  fon  bien  que  dans  le 
mal  d'autrui  :  alors  la  confcience  ,  plus 
foibîe  que  les  pallions  exaltée^,  efl  étouf^ 
fée  par  elles  ,  &  ne  refte  plus  dans  la 
bouche  des  hommes  qu'un  mot  fait 
pour  fe  tromper  mutuellement.  Cha- 
cun feint  alors  de  vouloir  facrifier  ks 
intérêts  à  ceux  du  public ,  &  tous  men- 
tent. Nul  ne  veut  le  bien  public  que 
■quand  il  s'accorde  avec  le  fien  ;  auffî 
cet  accord  eft-il  l'objet  du  vrai  poli- 
tique qui  cherche  à  rendre  les  peuples 
heureux  &  bons.  Mais  c'efl:  ici  que  je 
commence  à  parler  une  langue  étran- 
gère ,  auiîi  peu  connue  des  Lecteurs 
que  de  vous. 

Voilà  ,  Monfeigneur  ,  le  troi/ième 
&  dernier  terme  ,  au-delà  duquel  rien 


24  ^    ^'    V    R   E   s 

ne  refle  à  faire  ,  Se  voilà  comment; 
l'homme  étant  bon  ,  les  hommes  de- 
viennent méchans.  C'eft  à  chercher 
comment  il  faudroit  s'y  prendre  pour 
les  empêcher  de  devenir  tels  ,  que  j'ai 
confacré  mon  Livre.  Je  n'ai  pas  affir- 
mé que  dans  l'ordre  ad:uel  la  chofe 
fût  abfolument  pofTible  ;  mais  j'ai  bien 
affirmé  &  j'affirme  encore ,  qu'il  n'y  a , 
pour  en  venir  à  bout  ,  d'autres  moyens 
que  ceux  que  j'ai  propofés. 

Là-defTus  vous  dites  que  mon  plan 
d'éducation  ,  (b)  loin  de  s'^ accorder  avec 
le  Chriftianifme  ,  neft  pas  même  propre 
à  faire  des  Citoyens  ni  des  hommes  ; 
&  votre  unique  preuve  eft  de  m'op- 
pofer  le  péché  originel.  Monfeigneur, 
il  n'y  a  d'autre  moyen  de  fe  délivrer 
du  péché  originel  &  de  fes  effets  ,  que 
le  baptême.  D'où  il  fuivroit  ,  félon 
vous  ,  qu'il  n'y  auroit  jamais  eu  de 
Citoyens  ni  d'hommes  que  des  Chré- 
tiens. Ou  niez  cette  confequence ,  ou 
convenez  que  vous  avez  trop  prouvé. 

Vous  tirez  vos  preuves  de  fî  haut 


{h)   Mandement  in-4''.      page  5.  in-iz  , 
pag.   X. 

que 


Diverses,  sj 

que  vous  me  forcez  d'aller  aufli  cher- 
cher loin  mes  réponfes.  D'abord  il  s'en 
faut  bien  ,  félon  moi  ,  que  cette  doc- 
trine du  péché  originel ,  fujette  à  des 
difficultés  fi  terribles  ,  foit  contenue 
dans  l'Ecriture  ni  fi  clairement  ni  fi 
durement  qu'il  a  plu  au  rhéteur  Au- 
guftin  &  à  nos  Théologiens  de  la  bâ- 
tir ;  de  le  moyen  de  concevoir  que 
Dieu  crée  tant  d'ames  innocentes  de 
pures  ,  tout  exprès  pour  les  joindre  à 
des  corps  coupables ,  pour  leur  y  faire 
contrader  la  corruption  morale  ,  & 
pour  les  condam.ner  toutes  à  l'enfer  , 
fans  autre  crime  que  cette  union  qui 
eft  Ton  ouvrage  ?  Je  ne  dirai  pas  fi 
(  comme  vous  vous  en  vantez  )  vous 
éclairciflez  par  ce  fyftême  le  myftère 
de  notre  cceur  ,  miais  je  vois  que  vous 
obfcurciflez  beaucoup  la  juflice  &'  la 
bonté  de  l'Etre  fuprême.  Si  vous  levez 
une  objeâ:ion  ,  c'eft  pour  en  fubRi- 
tuer  de  cent  fois  plus  fortes. 

Mais  au  fond  que  fait  cette  dodinne 
à  l'Auteur  d'Emile  ?  Quoiqu'il  ait  cru 
fon  livre  utile  au  genre-hum.ain ,  c'eft 
à  des  Chrétiens  qu'il  l'a  deftiné  ;  c'eft 
à  des  hommes  lavés  du  péché  originel 
Tomç  VL  B 


2»o  Œuvres 

&  de  {es  effets  ,  du  moins  quant  à 
Tame  ,  par  le  Sacrement  établi  pour 
cela.  Selon  cette  même  doélrine ,  noiw 
avons  tous  dans  notre  enfance  recou- 
vré l'innocence  primitive  ;  nous  fom- 
mes  tous  fortis  du  baptême  auiîi  fains 
de  cœur  qu'Adam  fortit  de  la  main 
de  Dieu.  Nous  avons  ,  direz-vous  , 
contraire  de  nouvelles  fouillures  :  mais 
puifque  nous  avons  commencé  par  en 
être  délivrés  ,  comment  les  avons-nous 
derechef  contrariées  ?  Le  fang  de 
Chrifl  n'eft-il  donc  pas  encore  aflez 
fort  pour  effacer  entièrement  la  tache  ? 
ou  bien  feroit-elle  un  effet  de  la  cor- 
ruption naturelle  de  notre  chair  ?  com- 
me (i  ,  même  indépendemment  du  pé-* 
ché  originel ,  Dieu  nous  eût  créé  cor^ 
rompus  ,  tout  exprès  pour  avoir  le 
plaifir  de  nous  punir  !  Vous  attribuez 
au  péché  originel  les  vices  des  peuples 
que  vous  avouez  avoir  été  délivrés  du 
péché  originel  ;  puis  vous  me  blâmez 
d'avoir  donné  une  autre  origine  à  ces 
vices.  Efl-il  jufle  de  me  faire  un  crime 
de  n'avoir  pas  auffi  mal  raifonné  que 
vous  ? 

On  pourroit ,  il  efl:  vrai  ;,  mç  dire 


Diverses.  27 

que  ces  effets  que  j'attribue  au  bap- 
tême C  c  )  ne  paroifTent  par  nul  figne 
extérieur  ;  qu'on  ne  voit  pas  Iqs  Chré- 
tiens moins  enclins  au  mal  que  les  In- 
fidèles ;  au  lieu  que  ,  félon  moi  ,  la 
malice  infufe  du  péché  devroit  fe  mar- 
quer dans  ceux-ci  par  des  différences 
fenfibles.  Avec  les  fecours  que  vous 
avez  dans  la  morale  évangélique,  ou- 
tre le  baptême  ,  tous  les  Chrétiens  , 
pourfuivroit-on  ,  devroient  être  des 
Anges  ;  &  les  Infidèles  ,  outre  leur 
corruption  originelle  ,  livrés   à  leurs 


ic)  Si  Ton  difoit,  avec  le  Dodeur  Tho- 
mas Burnet ,  que  la  corruption  &  la  morta- 
lité de  la  race  humaine  ,  fuite  du  péché  ci'A- 
dam  ,  fut  un  effet  naturel  du  fruit  défendu  ;  que 
cet  aliment  contenoit  des  fucs  venimeux  qui 
dérangèrent  toute  Téconomie  animale  ,  qui  ir- 
ritèrent les  paflîons ,  qui  atfoiblirent  Tentende- 
nient ,  &  qui  portèrent  partout  les  principes  du 
vice  &  de  la  mort  :  alors  il  faudroit  convenir 
que  la  nature  du  remède  devant  fe  rapportera 
celle  du  mal,  le  baptême  devroit  agir  phyfique- 
ment  fur  le  corps  de  l'homme ,  lui  rendre  la 
Iconfticution  qu'il  avoit  dans  l'état  d'innocence  , 
'&,  finon  fimmortalité  qui  en  dépendoit  ,  du 
moins  tous  les  effets  moraux  de  l'économie 
tiQ-male  rétatalie, 

Bij 


zS  Œuvres 

cultes  erronés  ,  devroient  être  des  Dé- 
mons. Je  conçois  que  cette  difficulté 
preiTée  pourroit  devenir  embarraflante  : 
car  que  répondre  à  ceux  qui  me  fe- 
roient  voir  que  ,  relativement  au  genre- 
hiunain  ,  l'eftet  de  la  rédemption  faite 
à  fi  haut  prix  ,  fe  réduit  à-peu-près  à 
rien  ? 

Mais  ,  Monfeigneur  ,  outre  que  je 
ne  crois  point  qu'en  bonne  Théologie 
on  n'ait  pas  quelque  expédient  pour 
fortir  de-là  ;  quand  je  conviendrois  que 
le  baptême  ne  remédie  point  à  la  cor- 
ruption de  notre  nature  ,  encore  n'en 
auriez- vous  pas  raifonné  plus  foîide- 
ment.  Nous  fommes ,  dites-vous  ,  pé- 
cheurs à  caufe  du  péché  de  notre  pre- 
mier père  ;  mais  notre  premier  père 
pourquoi  fut-il  pécheur  lui-même  ? 
Pourquoi  la  même  raifon  par  laquelle 
vous  expliquerez  Ton  péché,  ne  feroit- 
elle  pas  applicable  à  Tes  defcendans 
fans  le  péché  originel  ,  &  pourquoi 
faut-il  que  nous  imputions  à  Dieu  une 
injuftice  ,  en  nous  rendant  pécheurs  & 
punifTables  par  le  vice  de  notre  naif- 
fance  ,  tandis  que  notre  premier  père 
fut  pécheur  &  puni  comme  nous  fans 
cela?  Le  péché  originel  explique  tout, 


D  I  V  E  R  s  E  r,  2p 

excepté  fan  principe  ,  &  c'efl  ce  prin- 
cipe qu'il  s'agit  d'expliquer. 

Vous  avancez  que ,  par  mon  prin- 
cipe à  moi,  (d)  ton  perd  de  vile  lé 
rayon  de  lumière  qui  nous  fait  connohre 
le  niyjîère  de  notre  propre  cœur  ;  & 
vous  ne  voyez  pas  que  ce  principe  » 
bien  plus  univerfel  ,  éclaire  même  la 
faute   du   premier  homme  (  e  )  que  le 


{à)  Maniement  y  m-/^'".)-^?i^e  ^.  in-ii.  , 
page  xi. 

{e)  Regimbet  contre  une  défenfe  inutile  & 
arbitraire  eft  un  penchant  naturel ,  mais  qui , 
loin  d'être  vicieu::  en  lui-mênie  ,  eil  contorme 
â  l'ordre  des  chofes  Sz  a  la  bonne  confliiutica 
de  l'homme  ;  puifqu'il  feroit  hors  d'état  de  Te 
conferver  ,  s'il  n'avoit  un  amour  trcs-  vif  pour 
lui  -  même  &  pour  le  maintien  de  tous  fes 
droits ,  tel  qu'ils  les  a  reçus  de  la  nature.  Ce- 
lui qui  pourroit  tout,  ne  voudroit  que  ce  qui 
lui  feroit  utile;  mais  un  être  foible  donc  la  loi 
reftrcint  &  limite  encore  le  pouvoir  ,  perd  une 
partie  de  lui-même  ,  &  reclame  en  fon  cœur  ce 
qui  lui  eft  oté.  Lui  faire  un  crime  de  cela ,  fe- 
roit lui  en  faire  un  d'être  lui  &  non  pas  un 
autres  ce  feroit  vouloir  en  même  tems  qu'il 
fdt  &  qu'il  ne  fiit  pas.  Auflî  l'ordre  enfreint  par 
Adam  me  paroît-il  moins  une  véritable  défenfe 
qu\m  avis  paternel;  c'eft  un  avertifîement  de 
s'abftcnir  d'un  fruit   pernicieux   qui  donne  la 

.    Biij 


'qo  (E  u  r  R  "E  S 

vôtre  lalfle  dans  robfcurlté.  Vous  ne 
favez  voir  que  l'homme  dans  les  mains 
du  Diable  ,  &  moi  je  vois  comment 
il  y  eft  tombé  ;  la  caufe  du  mal  efl: , 


mort.  Cette  idée  ell  affurémént  plus  conforme 
à  ceile  qu'on  doit  avoir  de  la  bonté  de  Dieu 
ôc  même  au  texte  de  la  Genèfe,  que  celle  qu'il 
plaît  aux  Dofteurs  de  nous  prefcrire  :  car  quant 
à  la  menace  de  la  double  mort ,  on  a  fait  voir 
que  ce  mot  morte  morierls  n'a  pas  l'emphafe 
qu'ils  lui  prêtent ,  &  n'eft  qu'un  hébraïfme  em- 
ployé en  d'autres  endroits  où  cette  emphafe  ne 
peut  avoir  lieu. 

îi  y  a  de  plus ,  un  motif  fî  naturel  d'indul- 
gence &c  de  commifération  dans  la  rufedu  ten- 
tateur  &  dans  la  féduftion  de  la  femme  ,  qu'à 
confidérer  dans  toutes  fes  circonftances  le  pé- 
ché d'Adam,  l'on  n'y  peut  trouver  qu'une  faute 
des  plus  légères.  Cependant,  félon  eux  ,  quelle 
effroyable  punition  I  II  eft   même   impo/Iible 
d'en  concevoir  une  plus  terrible  ;  car  quel  châ- 
timent eût  pu  porter  Adam  pour  les  plus  grands 
crimes  ,  que  d'être  condamné  ,  lui  &  toute  fa 
race  ,  A  la  mort ,  en  ce  monde  ,  &  à  paffer  l'é- 
ternité dans  l'autre  dévorés  des  feux  de  l'en- 
fer ?  Eft-ce  là  la  peine  impofée  par  le  Dieu  de 
miféricordeà  un  pauvre  malheureux  pour  s'être 
laiffé  tromper  ?    Que  je  hais  la  décourageante 
doftrine  de  nos  durs  Théologiens  !  Si  j'étois  un 
moment  tenté  de  l'admettre,  c'eft  alors  que  je 
croirois  blafphémer. 


Diverses^  51 

félon  vous  ,  la  nature  corrompue  ,  & 
cette  corruption  même  eft  un  mal 
dont  il  falloit  chercher  la  caufe.  L'hom- 
me fut  créé  bon  ;  nous  en  convenons , 
je  crois  ,  tous  les  deux  :  mais  vou^ 
dites  qu'il  eft  méchant ,  parce  qu'il  a 
été  méchant  ;  &  moi  je  montre  com- 
ment il  a  été  méchant.  Qui  de  nous  , 
à  votre  avis  ,  remonte  le  mieux  au 
principe  ? 

Cependant  vous  ne  laifTez  pas  de 
triompher  à  votre  aife  ,  comme  (i  vous 
m'aviez  terrafle.  Vous  m'oppofez  com- 
me une  objedion  infoluble  (  f)  ce  mé- 
lange frappant  de  grandeur  ù*  de  haf^ 
fejfe  ,  d'ardeur  pour  la  vérité  Gr  de 
goût  pour  r erreur  ^  d'inclination  pour 
la  vertu  G*  de  penchant  pour  le  vice  , 
qui  fe  trouve  en  nous.  Etonnant  con- 
trajîe  ,  a  joutez- vous  ,  qui  déconcerte  la 
philofophie  payenne  ,  êf  la  laijje  errer 
dans  de  raines  fpéculations  ! 

Ce  n'eft  pas  une  vaine  fpéculationi 
que  la  théorie  de  l'homme  ,  lorf- 
qu'elle  fe  fonde  fur  la  nature  ,  qu'elle 
marche  à  l'appui  des  faits  par  des  con- 


{f)  Mandement  fin-^^.  pa^.  6.  m-12.,  p.  xi. 

Biv 


52  Œuvres 

féquences  bien  liées  ,  &  qu'en  nous 
menant  à  la  fource  des  paillons  ,  elle 
nous  apprend  à  régler  leur  cours.  Que 
fi  vous  appeliez  philofophie  payenne 
la  profeîllon  de  foi  du  Vicaire  Sa- 
voyard ,  je  ne  puis  répondre  à  cette 
imputation  ,  parce  que  je  n'y  com- 
prends rien  (g)  ;  mais  je  trouve  plaifant 
que  vous  empruntiez  prefque  fes  pro- 
pres termes  ,  (h)  pour  dire  qu'il  n'ex- 
plique pas  ce  qu'il  a  le  mieux  ex- 
pliqué. 

Permettez  ,  Monfeigneur  ,  que  je 
remette  fous  vos  ycux  la  conclufion 
que  V0U2  tirez  d'une  objedion  fi  bien 
difcutée  ,  &  fiiccelllvement  toute  la 
tirade  qui  s'y  rapporte. 

(  i  )  Vhomme  Je  ftnt  entraîné  par 
une  pente  funefle  ,  ^  comment  fe  roi-- 
diroii-il  contre  elle  ^  fi  [on  enfance  né- 
toit  dirigée  par  des  maîtres  pleins  dç 


'.g)  A  moins  qu'elle  ne  fe  rapporte  a  l'accu- 
fation  que  m'intente  M.  de  Beaumont  dans  la 
fuite,  d'avoir  admis  plufîeurs  Dieux. 

(h)  Emile,  Tome  lîl  ,   pag.  ^8  G'    69 1 
première  édition. 

(i)  Mandement ,  m-/^^,  ,  p.  6.  in- 11.,  p.  xi. 


Diverses  3? 

vertu  y  de  fagejje  ,  de  vigilance  ^  ^ 
Jîj  durant  tout  le  cours  de  fa  vie,  il  ne 
faifoit  lui-même  »  fous  la  proteElion  ^ 
avec  les  grâces  de  fon  Dieu  ,  des  e^ons 
puijfans  6'  continuels  ? 

C'eft-à-dire  :  nous  voyons  que  les 
hommes  font  médians ,  quoiqu^incejjam^ 
ment  tyrannifés  dès  leur  enfance.  Si 
donc  on  ne  les  tyrannifoit  pas  dès  ce 
îems-là  j  comment  parviendroit-on  à  les 
rendre  fages  ;  puifque  ^  même  en  les 
tyrannifant  fans  cejje  ^  il  efî  impofjîble 
de  les  rendre  tels  ? 

Nos  ralfonnsmens  fur  l'éducatloîi 
pourront  devenir  plus  fenfibks ,  en  les 
appliquant  à  un  autre  iujet. 

Suppofons  ,  Monfeign^ur ,  que  quel- 
qu'un vînt  tenir  ce  difcours  aux  hom- 
mes. 

r  Vous  vous  tourmentez  beaucoup 
»  pour  chercher  des  Gouvernemens 
»  équitables  ,  &  pour  vous  donner  de 
30  bonnes  loix.  Je  vais  premièrement 
»  vous  prouver  que  ce  font  vos  Gou- 
»  vernemens-mêmes  qui  font  les  ma.ux 
»  auxquels  vous  prétendez  reméd.'ar 
»  par  eux.  Je  vous  prouverai ,  de  plus , 
»  qu'il  efi:  impoffibîe  que  vous  ayei 
»  jamais  ni  de  bonnes  loix  ni  des  Gou- 

B  V 


54  Π u  V  R  -E  s 

33  vernemens  équitables  ;  &  je  vais 
33  vous  montrer  enfuite  le  vrai  moyen 
33  de  prévenir  ,  fans  Gouvernemens  & 
33  fans  Loix  ,  tous  ces  maux  dont  vous 
33  vous  plaignez.  « 

Suppofons  qu'il  expliquât  après  cela 
fon  fyftême  &  propofât  fon  moyen 
prétendu.  Je  n'examine  point  ii  ce 
fyftême  feroit  folide  &  ce  moyen  pra- 
ticable. S'il  ne  l'étoit  pas  ,  peut-être 
fe  contenteroit-on  d'enfermer  l'Au- 
teur avec  les  foux ,  &  on  lui  rendroit 
juftice  :  mais  fi  malheureufement  il  l'é- 
toit ,  ce  feroit  bien  pis  ,  &  vous  con- 
cevez ,  Monfeigneur  ,  ou  d'autres  con- 
cevront pour  vous ,  qu'il  n'y  auroit 
pas  aflez  de  bûchers  &  de  roues  pour 
punir  l'infortuné  d'avoir  eu  raifon.  Ce 
n'eft  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici. 

Quel  que  fût  le  fort  de  cet  homme, 
il  eft  fur  qu'un  déluge  d'écrits  vien- 
droit  fondre  fur  le  fien.  Il  n'y  auroit 
pas  un  Grimaud  qui ,  pour  faire  fa  cour 
aux  PuifTances ,  &  tout  fier  d'imprimer 
avec  privilège  du  Roi ,  ne  vînt  lancer 
fur  lui  fa  brochure  &  fes  injures ,  & 
ne  fe  vantât  d'avoir  réduit  an  filence 
celui  qui  n'auroit  pas  daigné  répondre, 
ou  qu'on  auroit  empêché  de  parler. 


D  j  r  E  îi  s  E  s.  3jr 

JVIâis  ce  n'efl  pas  encore  de  cela  qu'ii 
s'agit. 

Suppofons  ,  enfin  ,  qu'un  homme 
grave  ,  &  qui  auroit  fon  intérêt  à  la 
chofe  ,  crût  devoir  auiîi  faire  comme 
les  autres  ,  &  parmi  beaucoup  de  dé- 
clamations &  d'injures  s'avifât  d'ar- 
gumenter ainfi  :  Quoi  ^  malheureux  I 
vous  voulei  anéantir  les  Gouvernemens. 
&*  les  Loix  ,  tandis  que  les  Gûuver-- 
nemens  ^  les  Loix  font  le  feul  frein 
du  vice  j  Gt"  ont  bien  de  la  peine  encore 
à  le  contenir.  Que  feroit-ce  ^  grand 
Dieu  !  Jî  nous  ne  les  avions  plus  ?  Vous 
nous  ôtei  les  gibets  ^  les  roues  ;  vous 
voulei  établir  un  brigandage  public.  Vous 
êtes  un  homme  abominable. 

Si  ce  pauvre  homme  ofoit  parler , 
il  diroit ,  fans  doute.  »  Très-Excellent 
»  Seigneur  ,  votre  Grandeur  fait  une 
»  pétition  de  principe.  Te  ne  dis  point 
»  qu'il  ne  faut  pas  réprimer  le  vice  * 
»  mais  je  dis  qu'il  vaut  mieux  l'em- 
»  pêcher  de  naître.  Je  veux  pourvoir 
»  à  l'infuifirance  des  Loix  ,  &  vous 
»  m'alléguez  l'inruffifance  des  LoiXo 
»  Vous  m'accufez  d'établir  les  abus  ^ 
39  parce  qu'au-Ueu  d'y  remédier  j'aime 
mieux  qu'on  les  prévienne^  Qu  -   ' 


'llOï. 


^6  Œuvres 

35  s'il  étoit  un  moyen  de  vivre  tou- 
»  joars  en  fanté  ,  faudrolt-il  donc  le 
»  profcrire  ,  de  peur  de  rendre  les 
»  Médecins  o'fics  ?  V^otre  Excellence 
»  veut  toa^ours  voir  des  gibets  &  des 
»  rou.,:;  ,  ùi  moi  je  voudrois  ne  plus 
»  voir  de  malfaiteurs  :  avec  tout  le 
30  reTpefl  que  je  lui  dois  ,  je  ne  crois 
3B  pas  être  un  homme  abominable  «. 

Hélas  !  .  T.  C,  F,  mui gré  le i  prin- 
cipes de  réiucation  la  plus  faine  Gr  la 
plus  vertueufe  ,  malgré  les  proinef-cs  les 
plus  magnifiques  de  la  Rdigion  (j  les 
menaces  les  plus  terribles  ,  les  écarts  de 
la  Jeunejje  ne  font  emore  que  trop  fré" 
quens  ,  trop  multipliés.  J'ai  prouvé  ,*  que 
cette  éducation  ,  que  vous  appeliez  la 
plus  faine,  étoit  la  plus  infen  ée  ;  que 
cette  éducation  ,  que  vous  aop-^llez  la 
plus  vertueufe  ,  donnolt  aux  enfans 
tous  leurs  vices  j  î'al  prouvé  que  toute 
la  gloire  du  pa^^adis  les  tentoit  mo.ns 
qu'un  morceau  de  fu  re  ,  &  qu'ils  crai- 
gnaient beaucoup  plus  de  s'ennuyer 
à  Vêpres  que  de  brûler  en  enfer  ;  j'ai 
prouvé  que  les  écarts  de  la  Jeuneflc 
qu'on  fe  plaint  de  ne  pouvoir  réprimer 
par  ces  moyens ,  en  étoient  l'ouvrage^ 
Dans  quelles  erreurs  ^  dans  quels  excès  ^ 


D  I  V  E  R  s  lE  s»  37 

abandonnée  â  elk-miine  ^  ne  fe  préci" 
piteroii'zlle  donc  pas  >  La  Jeunefîe  ne 
s'égare  jamais  d'elle-même  :  toutes  fes 
erreurs  lui  viennent  d'être  mal  con- 
duite. Les  camarades  &  les  m.aitrefTeS 
achèvent  ce  qu'ont  commencé  les  Prê- 
tres &  les  Précepteurs  ;  j  ai  prouvé 
cela.  Ceft  un  torrent  qui  fe  détorde 
malgré  les  digues  puifiantes  qu^on  lui 
avoit  oppofées  :  que  ferait -ce  donc  Jt 
nul  ohftacle  ne  Jufpenooit  fes  fots ,  &• 
ne  rompoit  jes  eforis  ?  Je  pourrois  dires 
ceft  un  torrent  qui  renrerfe  vos  iwpuif' 
famés  digues  Cr  hrife  tout.  Elargi (je^ 
fon  'lit  Gr  le  laije^  courir  fans  olfîaclei 
il  ne  fera  jamais  de  maL  Mais  j'ai 
honte  d'employer  dans  un  fujet  aufîî 
férieux  ces  figures  de  Collège  ,  que 
chacun  applique  à  fa  fantaifie  ,  &  qui 
ne  prouvent  rien  d'aucun  côté. 

Au  refle  ,  quoique  ,  félon  vous ,  les 
écarts  de  la  Jeunefle  ne  foient  encore 
que  trop  fréquens  ,  trop  multipliés  a 
à  caufe  de  la  pente  de  l'homme  au  maî^ 
il  paroît  qu'à  tout  prendre  vous  n'êtes 
pas  trop  mécontent  d'elle  ;  que  vous 
vous  complaifez  aflez  dans  l'éducation 
faine  &  vertueufe  que  lui  donnent  ac- 


5S  Π U  V  R  z  s 

tuellement  vos  maîtres  pleins  de  ver- 
tus ,  de  fageffe  &  de  vigilance  ;  que , 
félon  vous  ,  elle  perdroit  beaucoup  à 
être  élevée  d'une  autre  manière  ;  & 
qu'au  fond  vous  ne  penfez  pas  de  ce 
iiècle ,  la  lie  des  fûdes,  tout  le  mal  que 
vous  affedez  d'en  dire  à  la  tête  de  vos 
Mandemens . 

Je  conviens  qu'il  eft  fuperflu  de  cher- 
cher de  nouveaux  plans  d'éducation , 
quand  on  efl  fi  content  de  celle  qui 
exifte  :  mais  convenez  aufîî  ,  Mon- 
feigneur  ,  qu'en  ceci  vous  n'êtes  pas 
difficile.  Si  vous  eufîiez  été  auiîî  cou- 
lant en  matière  de  dodrine  ,  votre 
Diocèfe  eût  été  agité  de  moins  de  trou- 
bles ;  l'orage  que  vous  avez  excité  ,  ne 
fût  point  retombé  fur  les  Jéfuites  ;  je 
n'en  aurois  point  été  écrafé  par  com- 
pagnie ;  vous  fuiïîez  refté  plus  tran- 
quille ,  &  moi  auiîi. 

Vous  avouez  que ,  pour  réformer  le 
monde  autant  que  le  permettent  la 
foiblefîe ,  & ,  félon  vous ,  la  corruption 
de  notre  nature ,  il  fuffiroit  d'obferver , 
fous  la  diredion  &  l'impreffion  de  la 
grâce,  les  premiers  rayons  de  la  raifon 
humaine  ,  de  les  faifir  avec  foin  ,  6c  de 


Diverses:  5> 

les  diriger  vers  la  route  qui  conduit  à 
la  vérité,  (k)  Par-là  y  continuez-vous, 
ces  efprits  ,  encore  exempts  de  préjugés , 
feraient  pour  toujours   en  garde  contre 
V erreur  j  ces  cœurs ,  encore  exempts  des 
grandes  payions ,  prendrolent  les  ïmpref- 
Jîons  de  toutes  les  t^ertus.  Nous  fommes 
donc  d'accord  fur  ce  point  ;  car  je  n'ai 
pas  dit  autre  chofe.  Je  n'ai  pas  ajouté, 
j'en  conviens ,  qu'il  fallût  faire  élever 
les  enfans  par  des  Prêtres  ;  même  je  ne 
penfois  pas  que  cela  fût  néceffaire  pour 
en  faire  des  Citoyens  &  des  hommes  ; 
&  cette  erreur ,  fi  c'en  ell:  une  ,  com- 
mune à  tant  de  Catholiques  ,  n'eft  pas 
un  fi  grand  crime  à  un  Proteftant.  Je 
n'examine  pas  fi  dans  votre  pays  les 
Prêtres  eux-mêmes  palTent  pour  de  fi 
bons  Citoyens  ;  mais  comme  l'éduca- 
tion de  la  génération  préfente  eft  leur 
ouvrage  ,  c'eft  entre  vous  d'un  côté,  & 
vos  anciens  Mandemens  de  l'autre,  qu'il 
faut  décider  fi  leur  lait  fpirituel  lui  a 
fi  bien  profité ,  s'il  en  a  fait  de  Ci  grands 
faints ,  (U)  vrais  adorateurs  de  Dieu^  de 


(k)  Mandement ,  in-4^. ,  p.  5. ,  ia-iz. ,  p.  x. 

(/)  Ibid. 


40  (S  u  V  R  E  s 

de  fi  grands  hommes  ,  dignes  (Tetre  la 
rejjburce  &  V orner  et  de  la  patrie.  Je 
puis  ajouter  une  obfervation  qui  de- 
vroit  frapper  tous  les  bons  François , 
&  vous-même  comme  tel  ;  c'eft  que  de 
tant  de  Rois  qu'a  eu  votre  Nation  , 
le  meilleur  efl:  le  feul  que  n'ont  point 
élevé  les  Prêtres. 

Mais  qu'importe  tout  cela  ,  puifque 
je  ne  leur  ai  po'nt  donné  Texclufion? 
qu'il?  élèvent  la  JeunelTe  ,  s'ils  en  font 
capables  ;  je  ne  m'y  oppofe  pas  :  & 
ce  que  vous  dires  là-defius  (  m  )  ne  fait 
rien  contre  mon  Livre.  Prétendriez- 
vous  que  mon  plan  fût  mauvais  ,  par 
cela  feui  qu'il  peut  convenir  à  d'autres 
qu'aux  gens  d'Eglife  ? 

Si  l'homme  efl  bon  par  fa  nature  j 
comme  je  crois  l'avoir  démontré  ,  iî 
s'enfuit  qu'il  demeure  tel  tant  que  rien 
d'étranger  à  lui  ne  l'altère  ;  &  fi  les 
hommes  font  méchans ,  comme  ils  ont 
pris  peine  à  me  l'apprendre  ,  il  s'enfuit 
que  leur  méchanceté  leur  vient  d'ail- 
îcurs  :  fermez  donc  l'entrée  au  vice, 
&  le  cœur  humain  fera  toujours  bon. 


(m)  Mandement  i  in-4**,,  p.  5.,  in-i2.,  p.  x. 


Diverses*  4;t 

Sur  ce  principe  ,  j'établis  l'éducation 
négative  comme  la  meilleure  ou  plutôt 
la  feule  bonne  ;  je  fais  voir  comment 
toute  éducation  pofitive  fuit,  de  quel- 
que manière  qu'on  s'y  prenne  ,  une 
route  oppofée  à  fon  but  ;  &  je  montre 
comment  on  tend  au  même  but ,  & 
comment  on  y  arrive  par  le  chemin  que 
j'ai   tracé. 

J'appelle  éducation  pofitive  celle  qui 
tend  à  former  l'efprit  avant  l'âge,  &  à 
donner  à  l'enfant  la  connoiffance  des 
devoirs  de  l'homme.  J'appelle  éduca- 
tion négative  celle  qui  tend  à  perfec- 
tionner les  organes  ,  inftrumens  de  nos 
connoiffances  ,  avant  de  nous  donner 
ces  connoiffances  &  qui  prépare  à  la 
raifon  par  l'exercice  des  fens.  L'édu- 
cation négative  n'eft  pas  oifive  ,  tant 
s'en  faut.  Elle  ne  donne  pas  les  vertus, 
mais  elle  prévient  les  vices  ;  elle  n'ap- 
prend pas  la  vérité  ,  mais  elle  préferve 
de  l'erreur.  Elle  difpofe  l'enfant  à  tout 
ce  qui  peut  le  mener  au  vrai  quand  il 
eft  en  état  de  l'entendre  ,  &  au  bien 
quand  il  eft  en  état  de  l'aimer. 

Cette  marche  vous  déplaît  &  vous 
choque  ;  il  eft  aifé  de  voir  pourquoi. 
.Vous  commencez  par  calomnier  les  in- 


4^  (E  u  r  R  E  s 

tentions  de  celui  qui  la  propofe.  Saîort 
vous ,  cette  oifiveté  de  l'ame  m'a  paru 
nécefTaire  pour  la  difpofer  aux  erreurs 
que  je  lui  voulois  inculquer.  On  ne  fait 
pourtant  pas  trop  quelle  erreur  veut 
donner  à  fon  élevé  celui  qui  ne  lui  ap- 
prend rien  avec  plus  de  foin  qu'à  fentir 
fon  ignorance  &  à  favoir  qu'il  ne  fait 
rien.  Vous  convenez  que  le  jugement 
a  ies  progrès  &  ne  fe  forme  que  par 
degrés.  Mais  s'enfuit-il  ^  (n)  ajoutez- 
vous  ,  quâ  Vage  de  dix  ans  un  enfant 
ne  connoijfe  pas  la  différence  du  bien  6* 
dw  mal  j  quil  confonde  la  fagejje  avec 
la  folie  j  la  bonté  avec  la  barbarie  ^  la 
vertu  avec  le  vice  ?  Tout  cela  s'enfuit, 
fans  doute  ,  {i  à  cet  âge  le  jugement 
n'eft  pas  développé.  Qwoi  /  pourfuivez- 
vous  ,  il  ne  fentira  pas  qu  obéir  à  fon 
père  eft  un  bien  >  que  lui  défobéir  cfi  un 
mal}  Bien-loin  de-là  ;  je  foutiens qu'il 
fentira  ,  au  contraire  ,  en  quittant  le 
jeu  pour  aller  étudier  fa  leçon,  qu'obéir 
à  fon  père  eft  un  mal ,  &  que  lui  défo- 
béir eft  un  bien  ,  en  volant  quelque 
fruit  défendu.  Il  fentira  aulîi ,  j'en  coi> 


(n)  Mandement j  m-4^. ,  p. .7»»  in-ii., p.  xiV. 


Diverses;  é^f 

viens  ,  que  c'efl:  un  mal  d'être  puni  8c 
un  bien  d'être  récompenfé;  &  c'eft  dans 
la  balance  de  ces  biens  &  de  ces  maux 
contradidoires  que  fe  règle  fa  prudence 
enfantine.  Je  crois  avoir  démontré  cela 
mille  fois  dans  mes  deux  premiers  vo- 
lumes ,  Se  furtout  dans  le  dialogue  du 
maître  &  de  l'enfant  fur  ce  qui  eft  mal , 
(o  ).  Pour  vous  ,  Monfeigneur  ,  vous 
réfutez  mes  deux  volumes  en  deux 
lignes ,  &  les  voici.  (  ))  Le  prétendre , 
M*  T.  C.  F,  c'eft  calomnier  la  nature 
humaine  ,  en  lui  attribuant  une  fiupidité 
qu^elle  na  point.  On  ne  fauroit  em- 
ployer une  réfutation  plus  tranchante  , 
ni  conçue  en  moins  de  mots.  Mais  cette 
ignorance  ,  qu'il  vous  plaît  d'appeller 
ftupidité  ,  fe  trouve  conf}:amment  dans 
tout  efprit  gêné  dans  des  organes  im- 
parfaits ,  ou  qui  n'a  pas  été  cultivé  ; 
c'eft  une  obfervation  facile  à  faire  & 
fenfîble  à  tout  le  monde.  Attribuer 
cette  ignorance  à  la  nature  humaine, 
n'eft  donc  pas  la  calomnier  ;  &  c'eft 
vous  qui  l'avez  calomniée  en  lui  im- 


[o]  Emile ,  Tome  I ,  img.  189. 

(pj  Mandement  f  in-4'^. ,  p.  7,,in-iî,,p.xiv, 


'44'  Œuvres 

putant  une  malignité  qu'elle  n'a  point» 
Vous  dites  encore  ;  (q)  Ne  vouloir 
enfeigner  la  fagejfe  à  rhomme  que  dans 
le  teins  qu'il  fera  dominé  par  la  fougue 
des  pajjîons  naïjfames  ^  n^eJJ-ce  pas  la 
lui  préfenter  dans  le  deffein  qu^il  la  re- 
jette} Voilà  derechef  une  intention  que 
vous  avez  la  bonté  de  me  prêter  ,  & 
qu'aflurément  nul  autre  que  vous  ne 
trouvera  dans  mon  Livre.  J'ai  mon- 
tré ,  premièrement ,  que  celui  qui  fera 
élevé  comme  je  veux  ne  fera  pas  dominé 
par  les  paffions  dans  le  tems  que  vous 
dites.  J'ai  montré  encore  comment  les 
leçons  de  la  fageffe  pouvoient  retarder 
le  développement  de  ces  mêmes  paf- 
fions. Ce   font  les   mauvais  effets  de 
votre  éducation  que  vous  imputez  à 
la  mienne  ,  &  vous  m'objedez  les  dé- 
fauts que  je  vous  apprends  à  prévenir. 
Jufqu'à  l'adolefcence  j'ai  garanti    des 
pafîions    le  cœur  de  mon   élevé  ,  ôc 
quand  elles  font  prêtes  à  naître  ,  j'en 
recule  encore  le  progrès  par  des  foins 
propres  à  les  réprimer.  Plutôt ,  les  le- 
çons de  la  {sLgQffè  ne  fignifient  rien 


(q)  Mandement,  m-4°. ,  p.  9-  >  in-i^.,  p.  xvii. 


Diverses-.  45* 

pour  l'enfant ,  hors  d'état  d'y  prendre 
intérêt  &  de  les  entendre  ;  plus  tard , 
elles  ne  prennent  plus  fur  un  coeur  dé- 
jà lis^'ré  aux  pallions.  C'eil:  au  feul  mo- 
ment que  j'ai  choifi  qu'elles  font  utiles  : 
foit  pour  l'armer  ou  pour  le  difl:raire,il 
importe  également  qu'alors  le  jeune 
homme  en  foit  occupé. 

Voiîs  dites:  (r)  Pour  trouver  la  Jeu- 
nejje  plus  docile  aux  leçons  qu^il  lui  pré- 
pare^ cet  Auteur  veut  qu^ellejoit  dénuée 
de  tout  principe  de  Religion,  La  raifun 
en  efl  fîmple  ;  c'efl:  que  je  veux  qu'elle 
ait  une  Religion ,  &  que  je  ne  lui  veux 
.rien  apprendre  dont  fon  jugement  ne 
foit  en  état  de  fentir  la  vérité.  Mais 
moi ,  Monfeigneur  ,  fi  je  difois  :  Pour 
trouver  la  JeuneJJe  plus  docile  aux  leçons 
qu'ion  lui  prépare  ,  on  a  grand  foin  de  la 
prendre  avant  Vâge  de  raifon  ;  ferois-je 
un  raifonnem.ent  plus  mauvais  que  le 
vôtre  ,  &  feroit-ce  un  préjugé  bien  fa- 
vorable à  ce  que  vous  faites  apprendre 
aux  enfans  ?  Selon  vous  ,  je  choifis  l'â- 
ge de  raifon  pour  inculquer  l'erreur. 


(r)  Mandement  f  ia-^° .  f  pag.  7.,  in-i?., 
pag,  xiv. 


>(^  <E  u  V  ^  s  s 

&  vous  ,  vous  prévenez  cet  âge  pour 
enfeigner  la  vérité.  Vous  vous  preflez 
d'inftruire  l'enfant  avant  qu'il  puifTe 
difcerner  le  vrai  du  faux  ,  &  moi  j'at- 
tends, pour  le  tromper,  qu'il  foit  en  état 
de  le  connoître.  Ce  jugement  eft-il  na- 
turel f  Et  lequel  paroît  chercher  à  fé- 
duire  ,  de  celui  qui  ne  veut  parler  qu'à 
des  hommes  ,  ou  de  celui  qui  s'adrelTe 
aux  enfans  ? 

Vous  me  cenfurez  d'avoir  dit  &  mon- 
tré que  tout  enfant  qui  croit  en  Dieu 
eft  idolâtre  ou  anthropomorphite  ,  & 
vous  combattez  cela  en  difant  (  /  ) 
qu'on  ne  peut  fuppofer  ni  l'un  ni  l'autre 
d'un  enfant  qui  a  reçu  une  éducation 
Chrétienne.  Voilà  ce  qui  eft  en  quef- 
tion;  refte  à  voir  la  preuve.  La  mienne 
eft  que  l'éducation  la  plus  Chrétienne 
ne  fauroit  donner  à  l'enfant  l'entende- 
ment qu'il  n'a  pas  ,  ni  détacher  fes  idées 
des  Etres  matériels  ,  au  deflus  defquels 
tant  d'hommes  ne  fauroient  élever  les 
leurs.  J'en  appelle  ,  de  plus ,  à  l'expé- 
rience ;  j'exhorte  chacun  des  ledeurs 


[/]  Mandement ,  in-4?. ,  pag.  y  >  in-ia.  , 
pag.  xiv. 


Diverses,         '47 

à  confujter  fa  mémoire  ,  6^  à  fe  rap- 
peller  fi ,  lorfqu'il  a  cru  en  Dieu  étant 
enfant  ,  il  ne  s'en  efl:  pas  toujours  fait 
quelque  image.  Quand  vous  lui  dites 
que  la  Divinité  rCeft  rien  de  ce  qui  peut 
tomber  fous  les  f en  s  ;  ou  fon  efprit  trou- 
blé n'entend  rien  ,  ou  il  entend  qu'elle 
n'eft  rien.  Quand  vous  lui  parlez  d'w/ze 
intelligence  infinie ,  il  ne  fait  ce  que  c'efl 
(^intelligence  ,  &  il  fait  encore  moins 
ce  que    c'eft  qu  infini.    Mais  vous  lui 
ferez  répéter  après  vous  les  mots  qu'il 
vous  plaira  de  lui  dire  ;  vous  lui  ferez 
même  ajouter  ,  s'il  le  faut  ,  qu'il  les 
entend  ;  car  cela  ne  coûte  guère  ,  & 
il  aime  encore  mieux  dire  qu'il  les  en- 
tend que  d'être  grondé  ou  puni.  Tous 
les  Anciens  ,  fans  excepter  les  Juifs  , 
fe  font  repréfenté  Dieu  corporel  ,  & 
combien  de  Chrétiens ,  fur-tout  de  Ca- 
tholiques, font  encore  aujourd'hui  dans 
ce  cas-là  !  Si  vos  enfans  parlent  com- 
me des  hommes  ,  c'efl:  parce  que  les 
hommes    font    encore    enfans.    Voilà 
pourquoi  les  myflères  entaffés  ne  coû- 
tent plus  rien  à  oerfonne  ;  les  termes 
en  font  tout  aufii  faciles  à  prononcer 
que  d'autres.  Une  des  commodités  du 
Chriflianifme  moderne  efl   de  s'être 


'^8  Œuvres 

fait  un  certain  jargon  de  mots  fans 
idées ,  avec  lefquels  on  fatisfait  à  tout , 
hors  à  la  raifcn. 

Par  l'examen  de  l'intelligence  qui 
mène  à  la  connoifTance  de  Dieu  ,  je 
trouve  qu'il  n'efl:  pas  raifonnable  de 
croire  cette  connoifTance  (  f  )  toujours 
nécejjaire  au  falut.  Je  cite  en  exemple 
les  infenfés ,  les  enfans ,  &  je  mets  dans 
la  même  claffe  les  hommes  dont  l'ef- 
prit  n'a  pas  acquis  afîez  de  lumières 
pour  comprendre  l'exiftence  de  Dieu, 
Vous  dites  là-defTus  :  (u)  Ne  foyons 
point  furprls  que  V Auteur  d'Emile  re- 
mette à  un  tems  ji  reculé  la  connoijfance 
de  Vexiftence  de  Dieu  ;  il  ne  la  croit  pas 
nécejjaire  au  falut.  Vous  commencez  , 
pour  rendre  ma  propofition  plus  dure, 
par  fupprimer  charitablement  le  mot 
toujours ,  qui  non  feulement  la  modifie, 
mais  qui  lui  donne  un  autre  fens  ,  puif^ 
que,  félon  ma  phrafe,  cette  connoifïance 
efl:  ordinairement  nécefTaire  au  falut  ; 
&  qu'elle  ne  le  feroit  jamais ,  félon  la 


[t]  Emile,  Tome  II  ,fag.  3Sz,  3^3, 

[u]  Mandement  y  in-4*' ,  pag.  p.,  iii-12  , 
pag.  xviii. 

phrafe 


D  I  V  E  R  s  B  s.  49 

phrafe  que  vous  me  prêtez.  Après  cette 
petite  falfification  ,  vous  pourfuivez 
ainfi. 

»  Il  eft  clair  «  ,  dit-il  par  Vor^ane 
»  d'un  perfon?7age  chimérique ,  "  il  eft 
31  clair  que  tel  homme  parvenu  jufqu'à 
35  la  vieil] efle  fans  croire  en  Dieu  ,  ne 
»  fera  pas  pour  cela  privé  de  fa  pré- 
»  fence  dans  l'autre  ^<  ,  (  vous  avez 
omis  le  mot  de  lûe  ;  )  35  fi  fon  aveu- 
»  glement  n'a  pas  été  volouraire  ;  & 
7)  je  dis  qu'il  ne  l'efl  pas  toujours.  » 

Avant  de  tranfcrire  ici-votre  remar- 
que ,  permettez  que  je  faffe  la  mienne. 
C'efl:  que  ce  perfonnage  prétendu  chi- 
mérique ,  c'eft  m.oi-méme  ,  &  non  (e 
Vicaire  ;  que  ce  paflage  que  vous  avez 
cru  être  dans  la  profeffion  de  foi  n'y 
eft  point  j  mais  dans  le  corps  même  du 
Livre.  Monfeigneur  ,  vous  lifez  bien 
légèrement-,  vous  citez  bien  négligem- 
ment les  Ecrits  que  vous  flétrifTez  fi 
durement  ;  je  trouve  qu'un  homme  en 
place  qui  cenfure  devroit  met  re  un 
peu  plus  d'examen  dans  fes  jugemens. 
Je  reprends  à  préfent  votre  texte. 

Remarque^  ^  M.  T.  C.  F.  qu\l  ne  s^a- 
git  point  ici  dhm  homme  qui  ferait  dé- 
pourvu  de  Vufage  de  fa  raifon  :  mais 
Tome  VL  C 


JO  (E  U  V  R  E   s 

iiniquemem  de  celui  dont  la  raifon  m 
Jeroit  point  aidée  de  VinfîruEtion,  Vous 
affirmez  enfuite  {x)  c^une  telle  pré- 
tention efl  foiiverainement  abjurde,  St, 
Paul  ajjure  qu^ entre  les  Philo  fophes payens 
plujîeurs  font  parvenus  par  les  feules  for- 
ces de  la  raifon  à  la  connoiffance  du  l'rai 
Dieu  ;  &  là-defTus  vous  tranfcrivez  fon 
pafTage. 

Monfeigneur ,  c'eft  fouvent  un  petit 
mal  de  ne  pas  entendre  un  Auteur  qu'on 
lit ,  mais  c'en  eft  un  grand  quand  on  le 
réfute  ,  &  un  très-grand  quand  on  le 
diffame.  Or  vous  n'avez  point  entendu 
le  paffage  de  mon  Livre  que  vous  at- 
taquez ici  ,  de  miême  que  beaucoup 
d'autres.  Le  Ledeur  jugera  fi  c'eft  ma 
faute  ou  la  vôtre  quand  j'aurai  mis  le 
paffage  entier  fous  {^s  yeux. 

30  Nous  tenons  «  (  Les  Réformés  )  » 
3>  que  nul  enfant. mort  avant  l'âge  de 
»  raifon  ne  fera  privé  du  bonheur  éter- 
33  nel.  Les  Catholiques  croient  la  mé- 
:î3  me  chofe  de  tous  les  enfans  qui  ont 
»  reçu  le  baptême  ,  quoiqu'ils  n'aient 


{x)  A/tiAZffeme/zr  ,in-4*^.,  pag.  lo. ,  in- 12., 
pag.  xviij. 


Diverses.'        jt 

5  jamais  entendu  parler  de  Dieu.  Il  y 
j  a  donc  des  cas  où  l'on  peut  être  fauve 
5  fans  croire  en  Dieu  ,  de  ces  cas  ont 
o  lieu,  foit  dans  l'enfance  ,  foir  dans  la 
'^  démence  ,  quand  l'efprit  humain  elt 
»  incapable  des  opérations  nécefiaires 
»  pour  reconnoître  la  Divinité.  Toute 
>5  la  différence  que  je  vois  ici  entre  vous 
^  &  moi  ,  eîï  que  vous  prétendez  que 
»  les  enfans  ont  à  fept  ans  cette  capa- 
»  cité  ,  &  que  je  ne  la  leur  accorde  pas 
»  même  à  quinze.  Que  j'aye  tort  ou 
»  raifon  ,  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  ar- 
3>  ticle  de  foi ,  mais  d'une  fimple  ob- 
»  fervation  d'hiftoire  naturelle. 

»  Par  le  même  principe  ,  il  ell  clair 
»  que  tel  homme  ,  parvenu  jufqu'à  la 
»  vieillelîe  fans  croire  en  Dieu,  ne  fera 
»  pas  pour  Cela  privé  de  fa  préfence 
35  dans  l'autre  vie  ,  fi  fon  aveuglement 
»  n'a  pas  été  volontaire  ;  &  je  dis  qu'il 
35  ne  l'eft  pas  toujours.  Vous  en  con- 
»  venez  pour  les  infenfés  qu'une  ma- 
»  ladie  prive  de  leurs  facultés  fpirituel- 
59  les ,  mais  non  de  leur  qualité  d'homx- 
»  m.es ,  ni ,  par  conféquent  ,  du  droit 
35  aux  bienfaits  de  leur  créateur.  Pour- 
quoi donc  n'en  pas  convenir  aulïî 
pour  ceux  qui  ,  féqueftrés  de  toute 

Cf; 


93 

9» 


J2  (E     U     V     R     E    S 

»  foclété  dès  leur  enfance  ,  auroîenr 
»  mené  une  vie  abfolument  fauvage , 
^'>  privés  des  lumières  qu'on  n'acquiert 
:»  que  dans  le  commerce  des  hommes  ? 
»  Car  il  eft  d'une  impoffibilité  démon- 
3j  trée  qu'un  pareil  fauvage  pût  jamais 
33   élever  fes  réflexions  jufqu'à  la  con- 
»  noiiïance  du  vrai   Dieu.  La  raifon 
3J  nous  dit  qu'un  homime  n'efl  punif- 
33  fable  que  pour  les  fautes  de  fa  vo- 
-"   lonté  ,  &    qu'une  ignorance  invin- 
^  cible   ne  lui  fauroit  être   imputée  à 
35  crime.  D'oià  il  fuit  que  devant  la  juf- 
»  tice  éternelle  ,  tout  homme  qui  croi- 
33  roit  s'il  avoit  les  lumières  nécelTaires 
»   efl:  réputé  croire  ,  &  qu'il  n'y  aura 
»  d'incrédules  punis  que  ceux  dont  le 
^  cœur  fe  ferme  à  la  vérité  «.  Emile 
T.  IL  pdg.  3^2  &*  fuiv.'     , 

Voilà  mon  pafl'age  entier  ,  fur  lequel 
votre  erreur  faute  aux  yeux.  Elle  con- 
f]fl:e  en  ce  que  vous*  avez  entendu  ou 
fait  entendre  que  ,  félon  moi ,  il  falloir 
avoir  été  inflruit  de  l'exiftence  de  Dieu 
pour  y  croire.  Ma  penfée  ell:  tort  dif- 
férente. Je  dis  qu'il  faut  avoir  l'enten- 
dement développé  &  l'efprit  cultivé 
jufqu'à  certain  point  pour  être  en  état 
de  comprendre  les  preuves  de  l'exif- 


Diverses»  fj 

ence  de  Dieu ,  &  fiirtout  pour  les  trou- 
er de  foi-même  fans  en  avoir  jamais 
lentendu  parler.  Je  parle  des  hommes 
barbares  ou  fauvages  ;  vous  m'alléguez 
Ides  Philofophes  ;  je  dis  qu'il  faut  avoir 
acquis  quelque  philofophie  pour  s'éle- 
ver aux  notions  du  vrai  Dieu  ;  vous 
citez  Saint  Paul  qui  reconnoît  que  quel- 
ques Philofophes  payens  fe  font  élevés 
aux  notions  du  vrai  Dieu  :  je  dis  que 
tel  homme  grofîier  n'efl:  pas  toujours 
en  état  de  fe  former  de  lui-même  uns 
idée  jufte  de  la  Divinité;  vous  dites  que 
les  hommes  inftruits  font  en  état  de 
fe  former  une  idée  jufte  de  la  Divinité i 
&  fur  cette  unique  preuve  ,  mon  opi- 
nion  vous   paroit  fouverainement  al- 
furde.  Quoi  !  parce  qu'un  Dodeur  ea 
droit  doit  favoir  les  loix  de  fon  pays , 
eft-il  abfarde  de  fuppofer  qu'un  enfan-t 
qui  ne  fçait  pas  lire  a  pu  les  ignorer  ? 

Quand  un  Auteur  ne  veut  pas  fe  ré- 
péter fans  ceffe  ,  &  qu'il  a  une  fois  éta- 
bli clairement  fon  fentiment  fur  une 
matière ,  il  n'efr  pas  tenu  de  rapporter 
toujours  les  mêmes  preuves  en  raifon- 
liant  fur  le  même  fentiment.  Ses  Ecrits 
s'expliquent  alors  les  uns  par  les  autres  ^ 
&  les  derniers  y  quand  il  a  de  la  mé-- 

Lj    11] 


^4-  m   u  r  p.   E 

thode ,  fuppofent  toujours  les  premiers. 
Voilà  ce  que  j'ai  toujours  tâche  de  Faire, 
&  ce  que  j'ai  fait ,  fur-tout ,  dans  l'oc- 
cafion  dont  il  s'agit. 

Vou3  fuppofez  ,  ainfi  que  ceux  qui  ■ 
traitent  de  ces  matières  ,  que  l'homme 
apporte  avec  lui  fa  raifon  toute  formée, 
&  qu'il  ne  s'agit  que  de  la  mettre  en 
œuvre.  Or  cela  n'eft  pas  vrai  ;  car  l'une 
des  acquifitions  de  l'homme  ,  &  même 
des  plus  lentes ,  eft  la  raifon.  L'homm.e 
apprend  à  voir  des  yeux  de  l'efprit  ainfi 
que  des  yeux  du  corps  ;  mais  le  pre- 
mier apprentiflage  eft  bien  plus  long 
que  Tautre  ,  parce  que  les  rapports  des 
objets  intelle6tuels  ne  fe  mefurant  pas 
comme  l'étendue  ,  ne  fe  trouvent  que 
par  efîimation  ,  &  que  nos  premiers 
befoins  ,  nos  befoins  phyfiques  ,  ne 
nous  rendent  pas  l'examen  de  ces  mê- 
mes objets  {i  intéreffant.  Il  faut  ap-* 
prendre  à  voir  deux  objets  à  la  fois  ; 
il  faut  apprendre  à  les  comparer  entre 
eux ,  il  faut  apprendre  à  comparer  les 
objets  en  grand  nombre,  à  remonter  par 
degrés  aux  caufes  ,  à  les  fuivre  dans 
leurs  effets  ;  il  faut  avoir  combiné  Aqs 
infinités  de  rapports  pour  acquérir  des 
idées  de  convenance  ,  de  proportion  ^ 


Diverses,  yj 

jd  harmonie  &  d'ordre.  L'homme  qui , 
■privé  du  fecours  de  fes  femblabies  &: 
■fans  cefïe  occupé  de  pourvoir  à  fes  be- 
foins  ,  eft  réduit  en  toute  chofe  à  la 
feule  marche  de  fes  propres  idées ,  fait 
un  progrès  bien  lent  de  ce  côté-là  :  il 
vieillit  &  meurt  avant  d'être  forti  de 
l'enfance  de  la  raifon.  Pouvez -vous 
croire  de  bonne  foi  que  d'un  million 
d'hommes  élevés  de  cette  manière  ,  il 
y  en  eût  un  feul  qui  vînt  à  penfer  à 
Dieu? 

L'ordre  de  l'Univers,  tout  admirable 
qu'il  eft ,  ne  frappe  pas  également  tous 
les  yeux.  Le  peuple  y  fait  peu  d'at- 
tention ,  manquant  des  connoiflances  qui 
rendent  cet  ordre  fenfible  ,  &  n'ayant 
point  appris  à  réfléchir  fur  ce  qu'il  ap- 
perçoit.  Ce  n'eft  ni  endurciffement  ni 
mauvaife  volonté  :  c'eft  ignorance ,  en- 
^•ourdiiiement  d'efprit.  La  moindre  mé- 
ditation fatigue  ces  gens-là,  comme  le 
moindre  travail  des  bras  fatigue  un 
homme  de  cabinet.  Ils  ont  ouï  parler 
des  œuvres  de  Dieu  &  des  merveilles 
de  la  nature.  Ils  répètent  les  miém.es 
mots  fans  y  joindre  les  mêmes  idées  <, 
&  ils  font  peu  touchés  de  tout  ce  qui 
peut  élever  le  fage  à  fon  Créateur.  Or 

C  iv 


^6  (S.    U    V   R    E   s 

£.  parmi  nous  le  peuple  ,  à  portée  de 
tant  d'inflruéllons  ,  eft  encore  (î  ftupi- 
de  ;  que  feront  ces  pauvres  gens  aban- 
donnés, à  eux-mêmes  dès  leur  enfance, 
&  qui  n'ont  jamais  rien  appris  d'au^rui? 
Croyez- vous  qu'un  Caffre  ou  un  Lapon 
Philofqphe  beau<:oup  fur  la  marche  du 
monde  &  fur  la  génération  des  chofes  ? 
Encore  les  Lapons  &  les  Caffres ,  vi- 
vant en  corps  de  Nation  ,    ont-ils  des 
multitudes  d'idées  acquifes  &  communi- 
quées 5  à  l'aide  defquelîes  ils  acquièrent 
quelques  notions  groffières  d'une  Di- 
yinité  :  ils  ont ,  en  quelque  façon  ,  leur 
catéchifme  :   mais    l'homme    fauvage 
errant  feul  dans  les  bois  n'en  a  point 
du  tout.    Cet    homme  n'exifte  pas  , 
dire2:-vous  ;  foit.  Mais  il  peut  exifter 
par  fuppofition.  Il  exifte  certainement 
des  honim.es  qui  n'ont  jamais  eu  d'en- 
tretien philosophique  en  leur  vie  ,  & 
dont  tout  le  tems  fe  confume  à  cher- 
cher leur  nourriture  ,  la  dévorer  ,  & 
dormir.  Que  ferons-nous  de  ces  hom- 
mes-là ,  des  Eskimaux  ,  par  exemple? 
En  ferons-nous  des  Théologiens  ? 

Mon  fentiment  eft  donc  que  l'efprit 
de  l'homme,  fans  progrès,  fans  inftruc- 
tion^  fans  culture  ,  &  tel  qu'il  fort  des 


mains  de  la  nature  ,  n'eft  pas  en  éta^ 
de  s'élever  de  lui-même  aux  fubîimes 
notions  de  la  Divinité  ;  mais  que  ces 
notions  fe  prélentent  à  nous  à  mefure 
que  notre  efprit  fe  cultive;  qu'aux  yeux 
de  tout  homme  qui  a  penfé  ,  qui  a  ré- 
fléchi ,  Dieu  fe  manifefte  dans  Tes  ou- 
vrages; qu'il  fe  révèle  aux  gens  éclairé?, 
dans  le  fpedacle  de  la  nature  ;  qu'il 
faut ,  quand  on  a  les  yeux  ouverts ,  les 
fermer  pour  ne  l'y  pas  voir  ;  que  tout 
Philofophe  Athée  eft  un  raifonneur  de 
mauvaife  foi ,  ou  que  fon  orgueil  aveu- 
gle ;  mais  qu'aulTi  tel  homme  ftupide 
&  grolîier  ,  quoique  hmple  Ôc  vrai,  tel 
efprit  fans  erreur  de  fans  vice  ,  peut , 
par  une  ignorance  involontaire,  ne  pas 
remonter  à  l'Auteur  de  fon  Etre  ,  de  ne 
pas  concevoir  ce  que  c'eft  que  Dieu  ;, 
fans  que  cette  Ignorance  le  rende  pu- 
nilTable  d'un  défaut  auquel  fon  cœur 
n'a  point  coiifenti»  Celui-ci  n'eil:  pas 
éclairé,  &  l'autre  refufe  de  l'être;  cela 
me  paroit  fort  difîérent. 

Appliquez  à  ce  fentlment  votre  pa(^ 
fage  de  Saint  Paul  ,  &  vous  verrer 
qu'au-lieu  de  le  combattre  ,  il  îe  fa- 
vorife  ;  vous  verrez  que  ce  paffa 
tombe  uniquement  iiir  ces  fages  pré 

C  ^ 


5*8  Œuvres 

tendus  à  qui  ce  qui  peut  ^tre  connu  dé 
Dlcu  a  été  manijefté  ,  à  qui  la  confidé-^ 
ration  dus  chofts  qui  ont  été  faites  dès 
la  création  du  monde,  a  rendu  vijîbl'  ce 
qui  eji  invifMe  en  Dieu  ,  mais  qui  ne 
V ayant  point  glorifié  ^  ne  lui  ayant 
point  rendu  grâces  ,  fe  font  perdus  dam 
la  vanité  de  leur  raifonnement ,  &  ,  ainfi 
demeurés  fans  excufe  ,  en  fe  dijant  fa- 
ges  ,  font  devenus  fou.w  La  raifon  fur 
laquelle  l'Apôtre  reproche  aux  Phi- 
lofophes  de  n'avoir  pas  glorifié  le  vrai 
Dieu  ,  n'étant  point  applicable  à  ma 
fuppofition,  forme  une  indudion  toute 
en  ma  faveur  ;  elle  confirme  ce  que  j'ai 
dit  moi-même  ,  que  tout  (y)  P!iilo- 
fophe  qui  ne  croit  pas ,  a  tort  ^  parce 
qu  il  ufe  mal  de  la  raifon  qu  il  a  cul- 
tivée j  Gt*  qu^il  eft  en  état  d^emendse  les 
vérités  qu'il  rejette  ;  elle  montre,  enfin  ^ 
par  le  paiTage  même  ,  que  vous  ne  m'a- 
vez point  entendu  ;  &  quand  vous 
m'imputez  d'avoir  dit  ce  que  je  n'ai 
ni  dit  ni  penfé ,  favoir  que  l'on  ne  croit 
en  Dieu  que  fur  l'autorité  d'autrui  {i)^ 


{y)  Emile  ,  ^L'om.  II ,  pas^.  5  50; 
[\)  M    de  Beaumont  ne  die  pas  cela  en  pro- 
pres termes  3  mais  c'eit  le  i'eul  Tens  raiioiv 


Diverses*  Jf? 

vous  avez  tellement  tort  ,  qu'au  con- 
traire je  n'ai  fait  que  diftinguer  les  cas 
où  l'on  peut  connoître  Dieu  par  foi-- 
même  ,  &  \qs  cas  où  l'on  ne  le  peut  que 
far  le  fecours  d'autrui. 

Au  relie ,  quand  vous  auriez  raifon 
dans  cette  critique; quand  vous  auriez 
folidement  réfuté  mon  opinion  ,  il  ne 
s'enfuivroit  pas  de  cela  feul  qu'elle  fût 
fouverainement  abfurde  ,  comme  iî 
vous  plaît  de  la  qualifier  ;  on  peut  fe 
tromper  fans  tomber  dans  l'extrava- 
gance ,  &  toute  erreur  n'eft  pas  une 
ablurdité.  Mon  refpeôl  pour  vous  me 
rendra  moins  prodigue  d'épithètes ,  & 
ce  ne  fera  pas  ma  fauta  (î  le  Ledeur 
trouve  à  les  placer.. 

Toujours  avec  l'arrangement  de  cert- 
farer  fans  entendre ,  vous  pafTez  d'un^ 
imputation  grave  &  fauffe  à  une  autre 
qui  l'eft  encore  plus ,  &  après  m'avoir 
injuftement  accufé  de  nier  l'évidence 
de  la  Divinité,  vous  m'accufez plus  ïii-^ 


nable  qu'on  puifTe  donner  à  fon  texte  ,  appuyJ 
du  paiTage  de  Sain:  Paul  ;  &  je  ne  puis  répcrt- 
dre  qu  à  ce  que  j'enteais.  {Voye\  jon  Mard:- 
ment  in-^'^,fVag.  ïo.  ,  in-iz.fag.xni]) 

CtJ 


60  (E    V    V    R    E    s 

juftemem  d'en  avoir  révoqué  l'unité 
en  doute.  Vous  faites  plus  ;  vous  pre- 
nez la  peine  d'entrer  là-deflus  en  dif- 
culHon  ,  contre  votre  ordinaire  ,  &  le 
feul  endroit  de  votre  Mandement  où 
vous  ayez  raifon  ,  efl  celui  où  vous  ré- 
futez une  extravagance  que  je  n'ai  pas 
dite. 

Voici  le  paiTage  que  vous  attaquez , 
ou  plutôt  votre  pailage  où  vous  rap- 
portez le  mien  ;  car  il  faut  que  le  Lec- 
teur me  voye  entre  vos  m.ains. 

»  {a)  Je  fais  «  ,  fait  il  dire  au  per- 
fonna^e  fuppofe  qui  lui  fert  cTorgane  ; 
»  je  fais  que  le  monde  eft  gouverné 
»  par  une  volonté  puiOante  &  fage  ; 
»  je  la  vois  ,  ou  plutôt  je  le  fens ,  & 
»  cela  mx'importe  à  favoir  :  mais  ce 
»  même  monde  efl-il  éternel ,  ou  créé? 
»  Y  a-t-il  un  princ  pe  unique  àcs 
r>  choies  ?  Y  en  a-t  il  deux  ou  plu- 
J5  fieurs.&  quelle  cftliiir  nature?  Je  n'en 

»  fa"^s  rien,  &  que  m'importe? (») 

30  je    renonce     à    des     quelHons    oi- 


(fl  )  Mandement ,  in-4^. ,  pag.  10. ,  in-ri.  , 
pag.  xix. 

(/:';  Ces  points  ituliquent  une  lacune  de  deirx 
lignes  par  lefc|iielles  le  pafTage  efl  tempéré  ,  & 


Diverses.  6ï 

3>  feufes  qui  peuvent    inquietter  moa 

»  amour-propre  ,  mais  qui  font  inutiles 

^ï  à  ma  conduite  &  fupérieures  à  ma 

»  raifon  «. 

J'obfcrve  ,  en  pafTant ,  que  voici  la 
féconde  fois  que  vous  qualifie  le  Prê- 
tre Savoyard  de  perfonnage  chimérique 
ou  fuppofé.  Comment  étes-vous  inf- 
truit  de  cela,  je  vous  fupplie  ?  J'ai  af- 
firmé ce  que  je  favois  ;  vous  niez  ce 
que  vous  ne  favez  pas  :  qui  à^s  deux  eft 
le  téméraire  ?  On  fait ,  j'en  conviens , 
qu'il  y  a  peu  de  Prêtres  qui  croient 
en  Dieu  :  mais  encore  n'efi:-il  pas  prou- 
vé qu'il  n'y  en  ait  point  du  tout.  Je 
reprends  votre  texte. 

(  c  )  Que  veut  donc  dire  cet  Auteur 

téméraire  ? V unité  de  Dieu  lui  pa- 

toit  une  quejïion  oifeufe  ù'  fupérieure  à 
fa  raifon  ^  comme  Jî  la  multiplicité  des 
Dieux  nétoit  pas  la  plus  grande  des  ah- 
furdités  !  35  La  pluralité  des  Dieux  «  ^ 
dit  énergiquement  JertullienjX>  eft  une 


que  M.  de  Beaurnont  n'a  pas  voulu  tranfcrire, 
{/ojèi  Emile,  Tom.  TII ,  pag.  6i.  ) 

(c)  Alandamrity  in-4'. ,pag,  11.,  in- 12  5, 
pag.  XX. 


62  Œuvres 

nullité  de  Dieu  :  «••  admettre  un  Dieu  s 
cejî  admettre  un  Etre  fuprême  ^  indé- 
pendant j  auquel  tous  les  autres  Etres 
f oient  fuh  or  donné  s  (d).  Il  implique  donc 
qu'ail  y  ait  plufieurs  Dieux, 

Mais  qui  efl-ce  qui  dit  qu'il  y  a  plu- 
fieurs. Dieux  ?  Ah  !  Monfeigneur  ,  vous 
voudriez  bien  que  j'euffe  dit  de  pareil- 
les folies  ;  vous  n'auriez  fûrement  pas 
pris  la  peine  de  faire  un  Mandement 
contre  moi. 

Je  ne  fais  ni  pourquoi  ni  comment 
ce  qui  eft  efl ,  &  bien  d'autres  qui  fe 
piquent  de  le  dire  ne  le  favent  pas 
mieux  que  moi.  Mais  je  vois  qu'il  n'y 
a  qu'une  première  caufe  motrice ,  puis- 
que tour  concourt  fenfiblement  aux 
mêmes  fins.  Je  reconnois  donc  une  vo- 
lonté unique    &    fupréme  qui   dirige 


(d)  Tertullien  fait  ici  un  fophifme  très- 
familier  aux  Pères  de  i'Egliie.  Il  définit  le  mot 
Dieu  félon  les  Chrétiens,  &  puis  il  accufe  les 
Payens  de  contradidlion  ,  parce  que  contre  fa 
définition  ils  admettent  plufieurs  Dieux.  Ce 
n'étoit  pas  la  peine  de  m'imputer  une  erreur 
que  je  n'ai  pas  commife  ,  uniqjem^nt  poar 
citer  Cl  hors  de  propos  un  fophifme  de  Ter- 
mllien. 


« 


Diverses  6^' 

tout ,  &  une  puiffance  unique  &  fuprê- 
me  qui  exécute  tout.  J'attribue  cette 
puiflance  &  cette  volonté  au  même 
Etre  ,  à  caufe  de  leur  parfait  accord 
qui  fe  conçoit  mieux  dans  un  que  dans 
deux  ,  &  parce  qu'il  ne  faut  pas  fans 
raifon  multiplier  les  Etres  :  car  le  mal 
même  que  nous  voyons  n'eft  point  un 
mal  abfolu,  & ,  loin  de  combattre  di- 
réclament  le  bien  ,  il  concourt  avec  lui 
à  l'harmonie  univerfelîe. 

Mais  ce  par  quoi  les  chofes  font  o 
fe  diftingue  très-nettement  fous  deux 
idées  ;  favoir  ,  la  chofe  qui  fait  &  la 
chofe  qui  ell:  faite  ;  même  ces  deux 
idées  ne  fe  réunifient  pas  dans  le  même 
Etre  fans  quelque  effort  d'efprit  ,  & 
l'on  ne  conçoit  guère  une  chofe  qui 
agit ,  fans  en  fuppofer  une  autre  fur  la- 
quelle elle  agit.  De  plus ,  il  eft  certain 
que  nous  avons  l'idée  de  deux  fubftan- 
ces  diftindes;  (avoir ,  l'efprit  &  la  ma- 
tière ;  ce  qui  penfe  ,  &  ce  qui  eft  éten- 
du :  &  ces  deux  idées  fe  conçoivent 
très-bien  l'une  fans  l'autre. 

Il  y  a  donc  deux  manières  cfe  con-* 
cevoir  l'origine  des  chofes  :  favoir,  ou 
dans  deux  caufes  diverfes  ,  l'une  vive 
&  l'autre  morte  ,  l'une  motrice  &  l'au-» 


6^  Œuvres 

tre  mue  ,  l'une  adive  &  l'autre  palTive, 
l'une  efficiente  &  l'autre  inftrumentale; 
ou  dans  une  caufe  unique  qui  tire  d'elle 
feule  tout  ce  qui  eft  ,  &  tout  ce  qui 
fe  fait.  Chacun  de  ces  deux  fentimens  ^ 
débattus  par  les  Métaphyficiens  depuis 
tant  de  iiècles  ,  n'en  efl:  pas  devenu 
plus  croyable  à  la  raifon  humaine  :  Ôc 
fi  i'exiftence  éternelle  &  nécefTaire  de 
la  matière  a  pour  nous  Tes  difficultés , 
fa  création  n'en  a  pas  de  moindres  ; 
puifque  tant  d'hommes  &  de  Phiîafo- 
phes  ,  qui  dans  tous  les  tems  ont  mé- 
dité fur  ce  fujet  ,  ont  tous  unanime- 
ment rejette  la  polllbilité  de  la  créa- 
tion ,  excepté  peut-être  un  très-petit 
nombre  qui  paroiflent  avoir  finccre- 
ment  foumis  leur  raifon  à  l'autorité  ; 
fincérité  que  les  motifs  de  leur  Intérêt;, 
de  leur  fureté  ,  de  leur  repos ,  rendent 
fort  fufrede  ,.  &  dont  il  fera  toujours 
impolTible  de  s'apurer  ,  tant  que  l'on 
rifqiiera  quelque  chofe  à  parler  vrai. 

Suppoié  qu'il  y  ait  un  principe  éter- 
nel &  unique  des  chofcs  ,  ce  principe 
étant  ample  dans  fon  effence  n'eft  pas 
compofé  de  matière  &  d'efpr't  ,  m.ais 
il  eft  matière  ou  efprit  feulement.  Sur 
les  raifons  déduites  par  le  Vicaire  ^  il 


Diverses.  6f 

ne  faurolt  concevoir  que  ce  principe 
foit  matière  ,  &  s'il  eft  elprit  ,  il  ne 
fauroit  concevoir  que  par  lui  la  ma- 
tière ait  reçu  l'Etre  :  car  il  faudroit 
pour  cela  concevoir  la  création  ;  or 
l'idée  de  création ,  l'idée  fous  laquelle 
on  conçoit  que  par  un  fimple  aàe  de 
volonté  rien  devient  quelque  chofe , 
eft,  de  toutes  les  idées-  qui  ne  font  pas 
clairement  conrradiétoires  ,  îa  moins 
compréhenfible  à  l'efprit  humain. 

Arrêté  des  deux  côtés  par  ces  dif- 
ficultés ,  le  bon  Précre  demeure  indé- 
cis ,  &  ne  fe  tourmente  point  d'un 
doute  de  pure  fpéculation  »  qui  n'in- 
flue en  aucune  m.anière  fur  les  devoirs 
en  ce  monde;  car  enfin  que  m'importe 
d'expliquer  l'origine  des  Etres ,  pourvu 
que  je  fâche  comment  ils  fubfiftent  , 
quelle  place  j'y  dois  remplir  ,  &  en 
vertu  de  quoi  cette  obligation  m'eft 
impofée  ? 

Mais  fuppofer    deux  principes  (  e) 
des  chofes ,  (  fuppofition  que  pourtant 


(f)  Celui  qui  ne  connoit  que  deux  fubftaiP 
ces  j  ne  peut  non  plus  imaginer  que  deux  prin-" 
cipes,  ëi  le  terme,  ou  fiujieurs^  ajouté  dans 


66  (È    U    V    R    £    s 

le  Vicaire  ne  fait  point ,  )  ce  n'eft  pas 
pour  cela  fuppofer  deux  Dieux  ;  à 
moins  que  ,  comme  les  Manichéens  , 
on  ne  fuppofe  aufii  ces  principes  tous 
deux  adifs  ;  dodrine  abfolument  con- 
traire à  celle  du  Vicaire  ,  qui  ,  très- 
pofitivement ,  n'admet  qu'une  intelli- 
gence première  ,  qu'un  feul  principe 
adif  ,  &  par  confe'quent  qu'un  feuî 
Dieu. 

J'avoue  bien  que  la  création  du 
monde  étant  clairement  énoncée  dans 
nos  tradudions  de  la  Genefe  ,  la  re- 
jetter  pofitivement ,  feroit  à  cet  égard 
rejettâr  l'autorité  ,  finon  des  Livres 
Sacrés ,  au  moins  des  tradudions  qu'on 
nous  en  donne  ;  &  c'eft  auili  ce  qui 
tient  le  Vicaire  dans  un  doute  qu'il 
n'auroit  peut  être  pas  fans  cette  au- 
torité :  car  d'ailleurs  la  coexlftence  des 
deux  principes  (/)  femble  expliquer 


Tendroic  cité  n'eil:  Li  qu'une  efpèce  d*explétif , 
fervant  tout-au-plus  à  faire  entendre  que  le 
nombre  de  ces  principes  n'importe  pas  plus  à 
connoître  que  leur  nature, 

(/  )I1  eft  bon  de  remarquer  que  cette  ques- 
tion de  l'éternité  de  la  matière  ,  qui  effarouche 
ii  foit  nos  Théologiens,  effarouchoic  alTezpeu 


mieux  la  conflitution  de  l'Univers  & 
lever  des   difficultés  qu'on  a  peine  à 
réfoudre  fans  elle ,  comme ,  entre  au- 
tres, celle  de  l'origine  du  mal.  De  plus, 
il  faudroit  entendre  parfaitement  l'Hé- 
breu ,  &  même  avoir  été  contemporain 
de  MoïTe  ,  pour  favoir  certainement 
quel  fens  il  a  donné  au  mot  qu'on  nous 
rend  par  le  mot  créa.  Ce  terme  eft  trop 
philofophique  ,  pour  avoir  eu  dans  fora 
origine  l'acception  connue  &  populaire 
que  nous  lui  donnons  maintenant  fur 
la  foi  de  nos  Dodeurs.  Cette  acception 
a  pu  changer  &   tromper  même  les 
Septante  ,  déjà  imbus  des  queftions  de 
la   philofophie    grecque   ;   rien    n'effc 


nos  Pères  de  l'Eglife,  moins  éloigne's  des  Cew* 
timens  de  Platon,  Sans  parler  de  Juftin  martyr, 
d'Origène ,  Se  d'antres  >  Clément  Alexandrin 
prend  il  bien  l'affirmative  dans  fes  HypotypofeSj, 
qne  Photius  veut  ,  .1  caiife  de  cela  ,  que  ce 
Livre  ait  été  faififîé.  Mais  le  même  fentiment 
reparoît  encore  dans  les  Scromatcs ,  où  Clé- 
ment rapporte  celui  d'Heraclite  fans  Timprou- 
ver.  Ce  Père,  Livre  IV.,  tâche,  à.  la  vérité  » 
d'établir  un  feul  principe  :  mais  c'eft  parce  qu'il 
xefufe  ce  nom  à  la  matière,  même  en  ad-", 
mettant  fon  éternité. 


SB  ^  V  V  R  a  T 

moins  rare  que  des  mots  dont  le  fens 
change  par  trait  de  tems  ,  &  qui  font 
attribuer  aux  Anciens  Auteurs  qui  s'en 
font  fervis ,  des  idées  qu'ils  n'ont  point 
eues.  Il  eft  très-douteux  que  le  mot 
Grec  ait  eu  le  fens  qu'il  nous  plaît  de 
lui  donner ,  &  il  efl:  très-certain  que  le 
mot  Latin  n'a  point  eu  ce  même  fens , 
puifque  Lucrèce ,  qui  nie  formellement 
la  pOiTibilité  de  toute  création ,  ne  laifîe 
pas  d'employer  fouvent  le  mcme  terme 
pour  exprimer  la  formation  de  TUni- 
vers  &  de  fes  parties.  Enfin  M.  Me 
Beaufobre  a  prouvé  (  g  )  que  la  notfba 
de  la  création  ne  fe  trouve  point  dans 
l'ancienne  Théologie  Judaïque ,  &  vous 
êtes  trop  inftruit ,  Monfeigneur  ,  pour 
ignorer  que  beaucoup  d'hommes  pleins 
derefpeâ  pour  nos  Livres  Sacrés,  n'ont 
cependant  point  reconnu  dan>  le  récit 
de  Moïfe  l'abfolue  création  de  l'Uni- 
vers. Ainfî  le  Vicaire  ,  à  qui  le  def- 
potifme  des  Théolog^iens  n'en  impofe 
pas  ,  peut  très-bien ,  fans  en  être  moins 
orthodoxe ,  douter  s'il  y  a  deux  prin- 


(g  )  Hifloire  du  Manichéïfme  ,  Tom.  IL 


T)  I   V  E   R  s  E  si  6^ 

clpes  éternels  des  chofes  ,  ou  s'il  n'y 
en  a  qu'un.  C'eft  un  débat  purement 
grammatical  ou  philofophique  ,  où  la 
révélation  n'entre  pour  rien. 

Quoi  qu'il  en  foit,  ce  n'efl:  pas  de  cela 
qu^il  s'agit  entre  nous ,  &  ians  foutenir 
les  fentimens  du  Vicaire,  je  n'ai  rien 
à  faire  ici  qu'à  montrer  vos  torts. 

Or  vous  avez  tort  d'avancer  que  l'u- 
nité de  Dieu  me  paroît  une  queftion 
oifeufe  &  fupérieure  à  la  raifon  ;  puis- 
que dans  l'Ecrit  que  vous  cenfurez  , 
cette  unité  eft  établie  &  foutenue  par 
le  raifonnement  ;  ^  vous  avez  tort  de 
vous  étayer  d'un  palTage  de  Tertullien 
pour  conclurre  contre  moi  qu'il  im- 
plique qu'il  y  ait  plufieurs  Dieux  :  car , 
fans  avoir  befoin  de  Tertullien ,  je  con- 
cluds  auffi  de  mon  côté  qu'il  implique 
qu'il  y  ait  plufieurs  Dieux. 

Vous  avez  tort  de  me  qualifier  pour 
cela  d'Auteur  téméraire  ,  puifqu'oii  il 
n'y  a  point  d'afTertion  ,  il  n'y  a  point 
de  témérité.  On  ne  peut  concevoir 
qu'un  Auteur  foit  un  téméraire  ,  uni- 
quement pour  être  moins  hardi  que 
vous. 

Enfin  vous  avez  tort  de  croire  avoir 
bien  juftifié  les  dogmes  particuliers  qui 


70  \ii  u  r  R  s  s 

donnent  à  Dieu  les  paflions  humaines, 
èc  qui  ,  loin  d'éclaircir  les  notions  du 
Grand  Etre  ,  les  embrouillent  &  les 
aviliflent  ,  en  m'accufant  faufTement 
d'embrouiller  &  d'avilir  moi-même  ces 
notions  ;  d'attaquer  direâement  l'ef- 
f  jnce  Divine,  que  je  n'ai  point  attaquée  ; 
&  de  révoquer  en  doute  Ton  unité,  que 
je  n'ai  point  révoquée  en  doute.  Si  je 
l'avois  fait  ,  que  s'enfuivroit-il  ?  Ré- 
criminer n'eft  pas  fe  juftifier  :  mais  ce- 
lui qui,  pour  toute  défenfe ,  ne  fait  que 
récriminer  à  faux ,  a  bien  l'air  d'être 
feul  coupable. 

La  contradiélion  que  vous  me  re- 
prochez dans  le  même  lieu  efl:  tout 
aulîî  bien  fondée  que  la  précédente  ac- 
cufation.  Il  ne  fait  ^  dites-vous ,  quelle 
efl  la  nature  de  Dieu  ^  (^  bientôt  après 
il  reçonnoît  que  cet  Etre  fuprême  efl  doué 
à! intelligence  ,  de  puijjance  ,  de  volonté  ^ 
ù*  de  bonté,  N^efl-ce  donc  pas  là  avoir 
une  idée  de  la  nature  Divine  ? 

Voici  ,  Monfeigneur  ,  là-defTus  ce 
que  j'ai  à  vous  dire. 

»  Dieu  eft  intelligent  ;  mais  corn- 
»  ment  l'eft-il  ?  L'homme  eft  intelligent 
30  quand   il    raifonne  ,    &  la   fuprême  . 
»  intelligence  n'a  pas  befoin  de  raifon-» 


Diverses.  71 

»  ner  ;  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémifles  , 
»  ni  conféquences ,  il  n'y  a  pas  même 
^  de  propofition  :  elle  eft  purement  in- 
»  tuitive  ,  elle  voit  également  tout  ce 
»  qui  eft  &  tout  ce  qui  peut  être;  toutes 
X)  ks  vérités  ne  font  pour  elle  qu'une 
»  feule  idée  ,  comme  tous  les  lieux  un 
35  feul  point  &  tous  lês  remxps  un  feul 
»  moment.  La  puilTance  humaine  agit 
»  par  des  moyens ,  la  puifTance  divine 
y>  agit  par  elle-même  :  Dieu  peut  parce 
35  qu'il  veut  ,  la  volonté  fait  fon  pou- 
35  voir.  Dieu  eft  bon  ,  rien  n'eft  plus 
33  mani{efte;mais  la  bonté  dans  l'hom- 
33  me  eft  l'amour  de  fes  femblables ,  & 
30  la  bonté  de  Dieu  eft  l'amour  de  l'or- 
33  dre  ;  car  c'eft  p^r  l'ordre  qu'il  main- 
33  tient  ce  qui  exifte,  &  lie  chaque  par- 
33  tie  avec  le  tout.  Dieu  eft  jufte ,  j'en 
»  fuis  convaincu  ;  c'eft  une  fuite  de  fa 
33  bonté  ;  l'injuftice  des  hommes  eft 
33  leur  œuvre  &  non  pas  la  fienne  :  le 
33  défordre  moral  qui  dépofe  contre  la 
33  Providence  aux  yeux  des  Philofo- 
3«3  phes  ,  ne  fait  que  la  démontrer  aux 
33  miens.  Mais  la  juftice  de  l'homme  eft 
»  de  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  ap- 
»  partient  ,  &  la  juftice  de  Dieu  eft  de 


7^  (E    U    V   R   E   s 

»  demander   compte  à  chacun  de  ce 
••  qu'il  lui  a  donné. 

35  Que  fi  je  viens  à  découvrir  fuc- 
3>  ceffivement  ces  attributs  dont  je  n'ai 
3»  nulle  idée  abfolue  ,  c'eft  par  des  con- 
»  féquences  forcées  ,  c'eil:  par  le  bon 
39  ufage  de  ma  raifon  :  mais  je  les  af- 
»5  firme  fans  les  comprendre  ,  & ,  dans 
a>  le  fond  ,  c'eft  n'affirmer  rien.  J'ai 
33  beau  me  dire  ,  Dieu  efl:  ainfi  ;  je  le 
33  fens ,  je  me  le  prouve  :  je  n'en  con- 
y>  çois  pas  mieux  comment  Dieu  peut 
33  être  ainfi. 

»  Enfin  plus  je  m'efforce  de  contem- 
35  pler  fon  eflence  infinie,  moins  je  la 
»  conçois  ;  mais  elle  efi: ,  cela  me  fuf- 
r>  fit  ;  moins  je  la  conçois ,  plus  je  l'a- 
33  dore.  Je  m'humilie  &  lui  dis  :  Etre 
y>  des  Etres  ,  je  fuis  parce  que  tu  es  ; 
X»  c'eft  m'élever  à  ma  fource  que  de  te 
3>  méditer  fans  ceife.  Le  plus  digne 
33  ufage  de  ma  raifon  eft  de  s'anéantir 
30  devant  toi  :  c'eft  mon  raviffement 
3î  d'efprit ,  c'eft  le  charme  de  ma  foi- 
3>  blefîe  de  me  fentir  accablé  de  ta 
»  grandeur,  ce 

Voilà  ma  réponfe ,  &  je  la  crois  pé- 
remptoire.  Faut-il  vous  dire  à  préfent 

où. 


D  IV  BRISES.  7î 

OÙ  je  l'ai  prlfe  ?  Je  l'ai  tirée  mot  à  mot 
de  l'endroit  même  que  vous  accufez  de 
contradidion  (h).  Vous  en  ufez  com- 
me tous  mes  adverfalres ,  qui ,  pour  me 
réfuter,  ne  font  qu'écrire  les  obje(5lions 
que  je  me  fuis  faites ,  &  fupprlmer  mes 
folutions.  La  réponfe  eft  déjà  toute 
prête  ;  c'efl:  l'ouvrage  qu'ils  ont  ré- 
futé. 

Nous  avançons ,  Monfeigneur,  vers 
les  difcuffions  les  plus  importantes. 

Après  avoir  attaqué  mon  fyflême  de 
mon  Livre,  vous  attaquez  aufu  ma  Re- 
ligion ;  &  parce  que  le  Vicaire  Catho- 
lique fait  des  objedions  contre  fon 
Eglife ,  vous  cherchez  à  me  faire  pafler 
pour  ennemi  de  la  mienne  ;  comm^  fî 
propofer  des  difficultés  fur  un  fenti- 
ment  ,  c'étoit  y  renoncer  ;  commje  Ci 
toute  connoiflance  humaine  n'avoit  pas 
les  fiennes  ;  comme  fi  la  Géométrie 
elle-même  n'en  avoit  pas ,  ou  que  les 
Géomètres  fe  fiflent  une  loi  de  les  taire 
pour  ne  pas  nuire  à  la  certitude  de 
leur  art. 

La  réponfe  que  j'ai  d'avance  à  vous 


{h)  Emile  ,  Tom.  UI ,  lag.^^  &  Cuiv, 

Tome  VL  D 


74  (E  u  V  R  'È  s 

faire  efl  de  vous  déclarer  avec  ma  fran- 
chife  ordinaire  mes  fentimens  en  ma- 
tière de  Religion  ;  tels  que  je  les  ai  pro» 
fefles  dans  tous  mes  Ecrits ,  &  tels  qu'ils 
ont  toujours  été   dans  ma  bouche  & 
dans  mon  coeur.  Je  vous  dirai,  de  plus, 
pourquoi  j'ai  publié  la  profefÏÏon  de  foi 
du  Vicaire  ,  &  pourquoi ,  malgré  tant 
de  clameurs,  je  la  tiendrai  toujours  pour 
l'Ecrit  le  meilleur  &  le  plus  utile  dans 
le  fiècle  où  je  l'ai  publié.  Les  bûchers 
ni  les  décrets  ne  me  feront  point  chan- 
ger de  langage  ;  les  Théologiens ,  en 
m'ordonnant  d'être  humble,  ne  me  fe- 
ront point  être  faux  ;  &  les  Philofophes, 
en  me  taxant  d'hypocrifie,  ne  me  feront 
point  profelTer  l'incrédulité.  Je  dirai 
ma  Religion  ,  parce  que  j'en  ai  une  ; 
&  je  la  dirai  hautement ,  parce  que  j'ai 
le  courage  de  la  dire  ,  &  qu'il  feroit  à 
defirer  pour  le  bien  des  hommes  que  j 
ce  fût  celle  du  s'enre-humain.  1 

Monfeigneur  ,  je  fuis  Chrétien  ,  & 
fincèrement  Chrétien  ,  félon  la  dodrine 
de  l'Evangile.  Je  fuis  Chrétien  ,  non 
comme  un  Difciple  des  Prêtres  ,  mais 
comme  un  Difciple  de  Jéfus-Chrift. 
Mon  Maitre  a  peu  fnbrilifé  fur  Je 
dogme  ,  &  beaucoup  infifté  fur  les  de*    I 


D  I  V  E  R  s  E  .<;  75" 

voîrs  ;  il  prefcrlvoit  moins  d'articles  de 
foi  que  de  bonnes  œuvres  ;  il  n'ordon- 
noit  de  croire  que  ce  qui  étoit  nécef- 
faire  pour  être  bon  ;  quand  il  réfumoit 
la  Loi  &  les  Prophètes  ,  c'étoit  bien 
plus  dans  des  a^^es  de  vertu  que  dans 
des  formules  de  croyance  (/)  ,  &  il  m'a 
dit  par  lui-même  "&  par  fes  Apôtres 
que  celui  qui  aime  fon  frère  a  accom- 
pli la  Loi  (A). 

Moi ,  de  mon  coté,  très-convaincu 
des  vérités  eirencielles  au  Chriftianif- 
me  ,  lefquelies  fervent  de  fondement 
à  toute  bonne  morale  ,  cherchant  au 
furplus  à  nourrir  mon  cœur  de  l'efprit 
de  l'Evangile  ,  fans  tourmenter  ma 
raifon  de  ce  qui  m'y  paroi *■  obfcur  , 
enfin  perfuadé  que  quiconque  aime 
Dieu  par-deffus  toute  chofe  &c  fon 
prochain  comme  foi-même ,  eft  un  vrai 
Chrétien  ,  je  m'efforce  de  l'être  ,  laif- 
fant  à  part  toutes  ces  fubtiîités  de  doc- 
trine ,  tous  ces  importans  galimathias 
dont  les  Pharlfiens  emibrouillent  nos 
devoirs  &  offufquent  notre  foi  ;  &  met- 


(i)  Matth.VII.  12.. 

(ib)  I.  Cor.  XIII,  2.,  13. 


Dii 


j6  €S  U   V   R   E   s 

tant  avec  Saint-Paul  la  foi-même  au- 
deflbus  de  la  charité  (/). 

Heureux  d'être  né  dans  la  Religion 
la  plus  ra'fonnable  &  la  plus  fainte  qui 
foit  fur  la  terre,  je  refte  inviolablement 
attaché  au  culte  de  mes  Pères  :  comme 
çux  je  prends  l'Ecriture  &  la  raifon 
pour  les  uniques  régies  de  ma  croyan- 
ce ;  comme  eux  je  récufe  l'autorité  des 
hommes  ,  &  n'entends  me  foumettre 
à  leurs  formules  qu'autant  que  j'en  ap- 
perçois  la  vérité  ;  comme  eux  je  me 
réunis  de  cœur  avec  les  vrais  ferviteurs 
de  Jéfus-Chrifl:  &  les  vrais  adorateurs 
de  Dieu ,  pour  lui  offrir  dans  la  Com- 
munion des  Fidèles  les  hommages  de 
fon  Eglife.  Il  m'efl;  confolant  &  doux 
d'être  compté  parmi  fes  membres ,  de 
participer  au  culte  public  qu'ils  rendent 
à  la  Divinité ,  &  de  me  dire  au  milieu 
d'eux  ;  je  fuis  avec  miCS  frères. 

Pénétré  de  reconnoifîance  pour  le 
digne  Pafteur  qui ,  refiflant  au  torrent 
de  l'exemple  ,  &  jugeant  dans  la  vé- 
rité ,  n'a  point  exclus  de  l'Eglife  un 
défenfeur  de  la  caufe  de  Dieu  ,  je  con- 


(0  Galat.  V.  14. 


Diverses^  77 

ferverai  toute  ma  vie  un  tendre  fouve- 
nir  de  fa  charité  vraiment  Chrétienne, 
Je  me  ferai  toujours  une  gloire  d'être 
compté  dans  Ton  troupeau  ,  &  j'efpèré 
n'en  point  fcandalifer  les  membres  ni 
par  mes  fentimens  ni  par  ma  conduite  ; 
mais  lorfque  d'injuftes  Prêtres  ,  s'ar- 
rogeant  des  droits  qu'ils  n'ont  pas,  vou- 
dront  fe  faire  les  arbitres  de  ma  croyan- 
ce ,  Se  viendront  m.e  dire  arrogamment  ; 
r€tra<5lez-vous ,  déguifez-vous ,  expli- 
quez ceci  ,  défavouez  cela  ;*  leurs  hau- 
teurs ne  m'en  impoferont  point  j  ils  ne 
me  feront  point  mentir  pour  être  or- 
thodoxe, ni  dire, pour  leur  plaire,  ce 
que  je  ne  penfe  pas.  Que  ii  ma  véracité 
les  ofiënfe  ,  &  qu'''/.  veuillent  me  re- 
trancher de  l'Eglife  ,  ^e  craindrai  peu 
cette  menace  don:  l'exécution  n'efc 
pas  en  leur  pouvoir.  Ils  ne  m'empêche- 
ront  pas  d'être  uni  de  cœur  avec  les 
Fidèles  ;  ils  ne  m'ôteront  'pas  du  rang 
des  Elus  fî  j'y  fuis  infcrit.  Ils  peuvent 
m'en  ôter  les  confolations  dans  cette 
vie  ,  mais  non  refpoir  dans  celle  qui 
doit  la  fnivre  ,  &  c'eft-Ià  que  mon  vœu 
le  plus  ardent  &  le  plus  fincère  eft  d'a- 
voir Jéfus-Chrifl:  même  pour  arbitre  de 
pour  Juge  entre  eux  &  moi. 

Diij 


'78  Œuvres 

Tels  font ,  Mon felgneur,  mes  vrais 
fentimens  ,  que  je  ne  donne  pour  régie 
à  perfonne  ,  mais  que  je  déclare  être  les 
miens  ,  &  qui  refteront  tels  tant  qu'il 
plaira,  non  aux  hommes,  mais  à  Dieu, 
feul  maître  de  changer  mon  cœur  & 
ma  raifon  :  car  aulli  long-tems  que  je 
ferai  ce  que  je  fuis  &  que  je  penferai 
comme  je  penfe  ,  je  parlerai  com.me  je 
parle.  Bien  différent  ,  je  l'avoue  ,  de 
vos  Chrétiens  en  effigie,  toujours  prêts 
à  croire  c6  qu'il  faut  croire  ou  à  dire 
ce  qu'il  faut  dire  pour  leur  intérêt  ou 
pour  leur  repos  ;  &  toujours  fûrs  d'être 
affez  bons  Ghi  tiens ,  pourvu  qu'on  ne 
brûle  pas  leurs  Livres  &  qu'ils  ne  foiênt 
pas  décrétés.  Ils  vivent  en  gens  per- 
fuadés  que  n.oiî  feulement  il  faut  con- 
fefier  tel  &  tel  article  ^  mais  que  cela 
fuffit  pour  aller  en  paradis  ;  6c  moi  je 
panfe  ,  au  contraire  ,  que  l'eflTenciel  de 
la  Religion  confiée  en  pratique  ,  que 
non  ieulement  il  faut  être  homme  de 
bien  ,  miféricordieux  ,  humain  ,  cha- 
ritable ;  mais  que  quiconque  eft  vrai- 
ment tel  en  croit  affez  pour  être  fauve. 
J'avoue ,  au  refte,  que  leur  doctrine  eft 
plus  commode  que  la  mienne ,  de  qu'il 
en  coûte  bien  moins  de  fe  mettre  au 


I 

Diverses;  7p 

.nombre  des  Fidèles  par  des  opinions 
que  par  des  vertus. 

'     Que  fi  j'ai  dû  garder  ces  fentimens 
pour  moi  feul  ,  comme  ils  ne  cefîent 
de  le  dire;  fî,  lorfque  j'ai  eu  le  courage 
de  les  publier  &  de  me  nommer  ,  j'ai 
attaqué  les  Loix  &  troublé  l'ordre  pu- 
blic ,  c'efl:  ce  que  j'examinerai  tout-à- 
l'heure.  Mais  qu'il  me  foit  permis ,  au- 
paravant ,  de  vous   fupplier  ,   Mon- 
feignenr  ,  vous  &  tous  ceux  qui  liront 
cet  écrit  d'ajouter  quelquefois  aux  dé- 
clarations d'un  ami  de  la  vérité,  &  de 
ne  pas  imiter  ceux  qui ,  fans  preuve  , 
fans  vraifemblance  ,  &  fur  le  feul  té- 
moignage de  leur  propre  cœur,  m'ac* 
cufent  d'aihéifme  &  d'irréligion  contre 
des  proteftations  fipofitives  &  que  rien 
de  ma  parc  n'a  jamaais  démenties.  Je  n'ai 
pas  trop  ,  ce    me  femble  ,  l'air  d'un 
homme  qui  fe  déguife  ,  &  il  n'eft  pas 
aifé  de^voir  quel  intérêt  j'aurois  à  m.e 
déguifeî*  ainfi.  L'on  doit  préfumer  que 
celui  qui  s'exprime  fi  librement  fur  ce 
qu'il  ne  croit  pas,  efl  fincère  en  ce  qu'il 
dit  croire  ,  &  quand  fes  difcours ,  fa 
conduite  èc  fes  écrits  font  toujours  d'ac- 
cord fur  ce  point  ,  quiconque  ofe  af- 

Div 


/ 


2o  Œuvres 

fîrmer  qu'il  ment ,  &  n'eft  pas  un  Dieu , 
ment  infailliblement  lui-même. 

Je  n'ai  pas  toujours  eu  le  bonheur  ^ 
de  vivre  feul.  J'ai  fréquenté  des  hom- 
mes de  toute  efpèce.  J'ai  vu  des  gens 
de  tous  les  partis,  des  croyans  de  toutes 
les  fedes ,  des  efprits- forts  de  tous  les 
fyftêmes  :  j'ai  vu  des  grands ,  des  petits, 
des  libertins ,  des  Philofophes.  J'ai  eu 
des  amis  fûrs  &c  d'autres  qui  l'étoient 
moins  :  j'ai  été  environné  d'efpions  , 
de  m-alveuillans,  de  le  monde  eft  plein 
de  gens  qui  me  haïflent  à  caufe  du  mal 
qu'ils  m'ont  fait.  Je  les  adjure  tous, 
quels  qu'ils  puiiTent  être  ,  de  déclarer 
au  public  ce  qu'ils  favent  de  ma  croyan- 
ce en  matière  de  Religion  :  fi  dans  le 
commerce  le  plus  fuivi ,  fi  dans  la  plus 
étroite  familiarité  ,  (i  dans  la  gaieté 
des  repas  ,  fi  dans  les  confidences  du 
tcte-à-téte  ils  m'ont  jamais  trouvé  dif- 
férent de  moi-même  ;  fi ,  lorfifu'ils  ont 
voulu  difputer  ou  plaifanter ,  leurs  ar- 
gumens  ou  leurs  railleries  m'ont  un 
moment  ébranlé  ;  s'ils  m'ont  furpris  à 
varier  dans  mes  fentimens  ;  h  dans  le 
fecret  de  mon  cœur  ils  en  ont  pénétré 
que  je  cachois  au  public  ;  fi  dans  quel- 


Diverses,  Si 

que  tems  que  ce  foit  ils  ont  trouvé  «jn 
moi  une  ombre  de  faufTeté  ou  d'hypo- 
crifîe  ,  qu'ils  le  difent ,  qu'ils  révèlent 
tout,  qu'ils  me  dévoilent  ;  j'y  cohfenSj, 
je  les  en  prie ,  je  les  difpenfe  du  fecret 
de  l'amitié  ;  qu'ils  difent  hautement  , 

non  ce  qu'ils  voudroient  que  je  fufTe  ,. 
mais  ce  qu'ils  favent  que  je  fuis  :  qu'ils 
me  jugent  félon  leur  confcience  ;  je 
leur  confie  mon  honneur  fans  craintes, 
&  je  promets  de  ne  les  point  récufer. 

Que  ceux  qui  m'accufent  d'être  fans 
Religion  parce  qu'ils  ne  conçoivent  pas 
qu'on  en  puiffe  avoir  une  ,  s'accordent 
au  moins,  s'ils  peuvent,  entre  eux  Les 
uns  ne  trouvent  dans  mes  Livres  qu'ua 

^'fyftéme  d'athéifme  >  les  autres  difent 
que  je. rends  gloire  à  Dieu  dans  mes 
Livres  fans  y  croire  au  fond  démon 

]cœur  Ils  taxent  mes  écrits  d'impiété^ 
&  mes  fentimens  d'hypocriGe.  Mais  S 
je  prêche  en  public  l'athéifme  ,  je  ne 
fuis  donc  pas  un  hypocrite  ,  &  fi  j'af- 
fede  une  foi  que  je  n'ai  point ,  je  n'en- 
feigne  donc  pas  l'impiété.  En  entalTaiTtS: 
des  imputations  contradictoires  ,  îa  ca- 
lomnie fe  découvre  elle-même  ;  maU' 
la  malignité  eit  avéugle ,  &  la  paillera 
ne  raifonne  Vdu„ 


82  Œuvres 

Je  n'ai  pas ,  il  eft  vrai ,  cette  foi  dont 
j'entens  fe  vanter  tant  de  gens  d'une 
probité  fi  médiocre ,  cette  foi  robufte' 
qui  ie  doute  jamais  de  rien ,  qui  croit 
fans  façon  tout  ce  qu'on  lui  préfente  à 
croire  ,  &  qui  met  à  part  ou  diflimule 
les  objec5lions  qu'elle  ne  fait  pas  ré-  ' 
foudre.  Je  n'ai  pas  le  bonheur  de  voir 
dans  la  révélation  l'évidence  qu'ils  y 
trouvent ,  &  fi  je  me  détermine  pour 
elle  ,  c'eft  parce  que  mon  cœur  m'y 
porte,  qu'elle  n'a  rien  que  de  confolant 
pour  moi  ,  &  qu'à  la  rejetter  les  dif- 
ficultés ne  font  pas  moindres  ;  mais  ce 
n'eft  pas  parce  que  je  la  vois  démontrée, 
car  très-fûrement  elle  nel'efi:  pas  à  mes 
yeux.  Je  ne  fuis  pas  même  aflez  inftruit 
à  beaucoup  près  pour  qu'une  démonf- 
tration  qui  demande  un  fi  profond  fa- 
voir  ,  folt  jamais  à  ma  portée.  N'eft-il 
pas  plaifant  que  moi  qui  propofe  ou- 
vertement mes  objections  &  mes  dou- 
tes ,  je  fois  l'hypocrite ,  &  que  tous  ces  • 
gens  fi  décidés  ,  qui  difent  fans  cefle 
croire  fermement  ceci  &  cela  ,  que  ces 
gens  fi  fûrs  de  tout ,  fans  avoir  pourtant 
de  meilleures  preuves  que  les  miennes, 
que  ces  gens ,  enfin  ,  dont  la  plupart 
ne  font  guères  plus  fa  vans  que  moi ,  &: 


Diverses,  83 

qui ,  fans  lever  mes  difficultés  ,  me  re- 
prochent de  les  avoir  propofées  ,  foient 
hs  gens  de  bonne  foi  ? 

Pourquoi  ferois-je  un  hypocrite ,  Se 
que  gagnerois-je  à  l'être  ?  J'ai  attaqué 
tous  les  intérêts  particuliers  ,  j'ai  fuf- 
cité  contre  moi  tous  les  partis ,  je  n'ai 
'foutenu  que  la  caufe  de  Dieu  &  de 
l'humanité,  &  qui  efl-ce  qui  s'en  fou- 
cie  ?  Ce  que  j'en  ai  dit  n'a  pas  même 
fait  la  moindre  fenfation  ,  &  pas  une 
ame  ne  m'en  a  fu  gré.  Si  je  me  fulTe 
ouvertement  déclaré  pour  l'athéifme^ 
les  dévots  ne  m'aur oient  pas  fait  pis , 
&  d'autres  ennemis  non  moins  dange- 
reux ne  me  porteroient  point  leurs 
coups  en  fecret.  Si  je  me  fuffe  ouverte- 
ment déclaré  pour  l'athéifme  ,  les  uns 
m'euflent  attaqué  avec  plus  de  réferve 
en  me  voyant  défendu  par  les  autres  » 
èc  difpofé  moi-même  à  la  vengeance  : 
mais  un  homme  qui  craint  Dieu  n'elt 
guère  à  craindre  ;  fon  parti  n'eil  pas 
redoutable ,  il  eft  feul  ou  à-peu-près ,, 
&  l'on  eft  fur  de  pouvoir  lui  faire 
beaucoup  de  mal  avant  qu'il  fonge  à 
le  rendre.  Si  je  me  fuffe  ouvertemetsc 
déclaré  pour  l'athéifme ,  en  me  féparanc 
ainfi  de  l'Eglife  ,  j'aurois  ôté  tout  d'ua 

Dvj 


84  Œuvres 

coup  à  Tes  Miniftres  le  moyen  de  me 
harceler  fan?  cefTe  ,  &  de  me  faire  en- 
durer tourer  leurs  petites  tyrannies  ;  je 
n'aurois  point  efluyé  tant  d'ineptes  cen- 
fures ,  &  au  lieu  de  me  blâmer  fi  aigre- 
ment d'avoir  écrit ,  il  eut  fallu  me  réfu- 
ter ;  ce  qui  n'efl:  pas  tout-à-fait  fi  facile. 
Enfin  fi  ie  me  fuffe  ouvertement  déclaré 
pour  l'athéifme ,  on  eût  d'abord  un  peu 
clabaudé  ;  mais  on  m'eût  bientôt  laiffé 
en  paix  comme  tous  les  autres  ;  le  peu- 
ple du  Seigneur  n'eût  point  pris  inf- 
peélion  fur  m.oi  ,  chacun  n'eût  point 
cru  me  faire  grâce  en  ne  me  traitant 
pas  en  excommunié  &  j'eufle  été  quitte- 
à-qu!tte  avec  tout  le  monde  :les.Saintes 
'en  Ifraël  ne  m'auroient  point  écrit  des 
^lettres  anonymes ,  &  leur  charité  ne  fe 
fût  point  exhalée  en  dévotes  injures; 
elles  n'euflenr  point  pris  la  peine  de 
m'affurer  huniblemem   que  j'étois  un 
fcélérat ,  un  monfire  exécrable  ,  &  que 
le  monde  eût  été  trop  heureux  fi  quel- 
que bonne  am.e  eût  pris  îe  foin  de  m'é- 
touffer  au  berceau  :   d'honnêtes-gens  , 
de  leur  côté  ,  me  res^arc'ant  alors  com- 
me un  réprouvé ,  ne  fe  tourmenteroient 
^  ne  me  tourmenteroient  point  pour 
me  ramener  dans  la  bonne  voie  i  ils  ns 


D    I    V    E   R  s   E  ^^*  2f 

rtie  tiraiileroieat  pas  à  droite  &  à  gau- 
che ,  ils  ne  m'étoufferoient  pas  fous  le 
poids  de  leurs  fermons ,  ils  ne  me  for- 
ceroient  pas  de  bénir  leur  zèle  en  mau- 
diflant  leur  importunité  ,  &  de  fentir 
avec  reconnoiflance  qu'ils  font  appelles 
à  me  faire  périr  d'ennui. 

Monfeigneur  jfi  je  fuis  un  hypocrite; 
je  fuis  un  fou  ;  puifque  ,  pour  ce  que 
je  demande  aux    hommes  ,  c'eft  une 
grande  folie  de  fe  mettre  en  fraix  de 
faufTeté  :  fi  je  fuis  un  hypocrite  ,  je  fuis 
un  fot  ;  car  il  faut  l'être  beaucoup  pour 
ne  pas  voir  que  le  chemin  que  j'ai  pris 
ne  mène  qu'à  des  malheurs  dans  cette 
vie  ,  &  que  quand  j'y  pourrois  trouver 
quelque  avantage  ,  je  n'en  puis  profiter 
fans  me  démentir.  Il  efl:  vrai  que  j'y 
fuis  à  tems  encore  ;  je  n'ai  qu'à  vouloir 
,  un  moment  tromper  les  hommes  ;  & 
je  mets  à  mes  pieds  tous  mes  ennemis. 
Je  n'ai   point  encore  atteint  la  vieil- 
lefle  ;  je  puis  avoir  long- tems  à  fouf- 
frire  ;  je  puis  voir  changer  derechef  le 
public  fur  mon  compte  :  mais  fi  jamais 
j'arrive  aux  honneurs  &  à  la  fortune, 
par  quelque  route  que  j'y  parvienne, 
alors  je  ferai  un  hypocrite  5  cela  eft 

/-A 

lur. 


86  Œuvres 

La  gloire  de  l'ami  de  la  vérité  n'eft 
point  attachée  à  telle  opinion  plutôt 
qu'à  telle  autre  ;  quoi  qu'il  dife,  pourvu 
qu'il  le  penfe  ,  il  tend  à  fon  but.  Celui 
qui  n'a  d'autre  intérêt  que  d'être  vrai 
n'eft  point  tenté  de  mentir ,  &  il  n'y  a 
nul    homme    fenfé  qui'  ne  préfère  le 
moyen  le  plus  fimple ,  quand  il  eft  auflî 
Je  plus  fur.  Mes  ennemis  auront  beau 
faire  avec  leurs  injures  ;  ils  ne  m'ôte- 
ront  point  l'honneur  d'être  un  homme 
véridique  en  toute  chofe  ,  d'être  le  feul 
Auteur  de  mon  fiècîe  &  de  beaucoup 
d'autres  qui  ait  écrit  de  bonne  foi ,  $c 
qui  n'ait  dit  que  ce  qu'il  a  cru  :  ils 
pourront  un  moment  fouiller  ma  ré- 
putation à  force  de  rumeurs  &  de  ca- 
lomnies ;  mais  elle  en  triomphera  tôt 
ou  tard  ;  car  tandis  qu'ils  varieront  dans 
leurs  imputations  ridicules ,  je  refterai 
toujours  le  même  ;  &:  fans  autre  art  que 
ma  franchife,  j'ai  de  quoi  les  défoler 
toujours. 

Mais  cette  franchife  eft  déplacée 
avec  le  public  !  Mais  toute  vérité  n'eft 
pas  bonne  à  dire  !  Mais  bien  que  tous 
les  gens  fenfés  penfent  comme  vous , 
il  n'eft  pas  bon  que  le  vulg^aire  penfe 
ainfij  Voilà  ce  qu'on  me  crie  de  toutes 


Diverses.  87 

parts  ;  voilà ,  peut  être  ,  ce  que  vous 
ir.e  diriez  vous-même  ,  fi  nous  étions 
tête-à  tête  dans  votre  cabinet.  Tels 
font  les  hommes.  Ils  changent  de  lan- 
gage comme  d'habit  ;  ils  ne  difent  la 
vérité  qu'en  robe  de  chambre  ;  en  ha- 
bit de  parade  ils  ne  favent  plus  que 
mentir, &  non  feulement  ils  font  trom- 
peurs &  fourbes  à  la  face  du  genre- 
humain  ,  mais  ils  n'ont  pas  honte  de 
punir,contre  leur  conrcience,quiconque 
ofe  n'être  pas  fourbe  &  trompeur  pu- 
blic comme  eux.  Mais  ce  principe  eft- 
il  bien  vrai  que  toute  vétité  n'eft  pas 
bonne  à  dire  ?  Quand  il  le  feroit ,  s'en- 
fuivroit-il  que  nulle  erreur  ne  fût  bonne 
à  détruire,  &  toutes  les  folies  des  hom- 
mes font-elles  fi  faintes  qu'il  n'y  en  ait 
aucune  qu'on  ne  doive  refpeder  ?  Voilà 
ce  qu'il  conviendroit  d'examiner  avant 
de  me  donner  pour  loi  une  maxime  fuf 
pede  &  vague ,  qui ,  fût- elle  vraie  en 
elle-même  ,  peut  pécher  par  fon  ap- 
plication. 

J'ai  grande  envie  ,  Monfeigneur ,  de 
prendre  ici  ma  méthode  ordinaire  ,  & 
de  donner  l'hifboire  de  mes  idées  pour 
toute  réponfe  à  mes  accufateurs.  Je 


88  Œuvres 

croîs  ne  pouvoir  mieux  juftifîer  tout  ce 
qu3  j'ai  ofé  dire  »  qu'en  di-ant  encore 
tout  ce  que  j'ai  penfé. 

Sitôt  que  je  fus  en  état  d'obferver 
les  hommes ,  je  les  regardois  faire  ,  ôc 
je  les  écoutois  parler;  puis ^ voyant  que 
leurs  aélions  ne  reflembloient  point  à 
leurs  difcours  ,  je  cherchai  la  raifon  de 
cette  difTemblance ,  &  je  trouvai  qu'être 
&  paroître  étant  pour  eux  deux  chofes 
aulîî  différentes  qu'agir  &  parler ,  cette 
deuxième  différence  étoit  la  caufe  de 
l'autre  ,  &  avoit  elle-même  une  caufe 
qui  me  reftoit  à  chercher. 

Je  la  trouvai  dans  notre  ordre  focial, 
qui ,  de  tout  pomt  contraire  à  la  nature 
que  rien  ne  détruit ,  la  tyrannife  fans 
celTe  ,  &  lui  fait  fans  cefTe  réclamer  fes 
droits.  Je  fuivis  cette  contradidion 
dans  fes  conféquences  ,  3c  je  vis  qu'elle 
expliquoit  feule  tous  les  vices  des  hom- 
jmes  &  toui>  les  maux  de  la  fociété.  D'oii 
je  conclus  qu'il  n'étoit  pas  nécefTaire  de 
fuppofer  l'homme  méchant  par  fa  na- 
ture ,  lorfqu'on  pouvoit  marquer  l'ori- 
gine &  le  progrès  de  fa  méchanceté» 
Ces  réfl  axions  me  condulfirent  à  de 
iaouvelies  recherches  furl'efprit  humain 


Diverses         S^ 

confîdéré  dans  l'état  civil,  5(:  je  trouvai 
qu'alors  le  développement  des  lumières 
&  d-^s  vices  fe  faifoit  toujours  en  même 
raifon  ,  non  dans  les  individus  ,  mais 
dans  les  peuples  ;  diflinélion  que  j'ai 
toujours  foigneufement  faite,  &  qu'au- 
cun de  ceux  qui  m'ont  attaqué  n'a  ja- 
mais pu  concevoir. 

J'ai  chercliéla  vérité  dans  les  Livres; 
je  n'y  ai  trouvé  que  le  menfonge  &  l'er- 
reur. J'ai  confulté  les  Auteurs  ;  je  n'ai 
trouvé  que  des  Charlatans  qui  fe  font 
un  jeu  de  tromper  les  hommes ,  fans 
autre  Loi  qu2  leur  intérêt ,  fans  autre 
Dieu  que  leur  réputation  ;  prompts  à 
décrier  les  chefs  qui  ne  les  traitent  pas 
à  leur  gré  ,  plus  prompts  à  louer  l'ini- 
quité qui  les  paye.  En  écoutant  les  gens 
à  qui  l'on  permet  de  parler  en  public, 
i'ai  compris  qu'ils  n'ofent  ou  ne  v'eulent 
dire  que  ce  qui  convient  à  ceux  qui 
commandent,  &  que ,  payés  par  le  fort 
pour  préctier  le  folble  ,  ils  ne  favènt 
parler  au  dernier  que  de  fes  devoirs  ,  & 
à  l'autre  que  de  fes  droits.  Toute  l'inf- 
trudion  publique  tendra  toujours  au 
menfonge  tant  que  ceux  qui  la  dirigent 
trouveront  leur  intérêt  à  mentir  ;  & 
c'eft  pour  eux  feulement  que  la  vérité 


po  Œuvres 

n'efl:  pas  bonne  à  dire.  Pourquoi  feroîs- 
je  le  complice  de  ces  gens-là  ? 

Il  y  a  des  préjugés  qu'il  faut  refpec- 
.  ter.  Cela  peut  être  :  mais  c'efl:  quand 
d'ailleurs  tout  eft  dans  l'ordre ,  &  qu'on 
ne  peut  ôter  ces  préjugés  fans  ôter  auflî 
ce  qui  les  rachète  ;  on  laifle  alors  le 
mal  pour  l'amour  du  bien.  Mais  lorf- 
que  tel  eft  l'état  des  chofes  que  rien 
ne  fauroit  plus  changer  qu'en  mieux  , 
les  préjugés  font-ils  Ci  refpedabl es  qu'il 
faille  leur  facrifier  la  raifon  ,  la  vertu  , 
la  juftice,  &  tout  le  bien  que  la  vérité 
pourroit  faire  aux  hommes  ?  Pour 
moi  ,  j'ai  promis  de  la  dire  en  toute 
chofe  utile ,  autant  qu'il  fe^-oit  en  moi; 
c'efl  un  engagement  que  Vjà  dû  remplir 
félon  mon  talent ,  &  que  fûrement  un 
autre  ne  remplira  pas  à  ma  place,  puif- 
que  chacun  fe  devant  à  tous ,  nul  ne 
peut  payer  pour  autrui.  La  divine  vé- 
rité ,  dit  AugulHn ,  nejî  ni  à  moi ,  ni  à 
vous  y  ni  à  lui ,  mais  à  nous  tous  quellç 
appelle  avec  force  à  la  publier  de  concert  ^ 
fous  peine  d^étre  inutiles  à  nous-mêmes 
Jî  nous  ne  la  communiquons  aux  autres  .• 
car  quiconque  s^  pproprie  à  lui  feul  un 
bien  dont  Dieu  veut  que  tous  jouïjfent , 
perd  par  cette  ufurpation  ce  quHl  dérobe 


Diverses.  $t} 

du  public  j  &*  ne  trouve  qu  erreur  en  lui- 
même  j  pour  avoir  trahi  la  vérité  (m). 

Les  hommes  ne  doivent  point  être 
inftruits  à  demi.  S'ils  doivent  refter  dans 
l'erreur ,  que  ne  les  laiiîîez-vous  dans 
l'ignorance?  A  quoi  bon  tant  d'Ecoles 
&' d'Univerfités  pour  ne  leur  apprendre 
rien  de  ce 'qui  leur  importe  à  favoir  ? 
Quel  efl  donc  l'objet  de  vos  Collèges  5 
de  vos  Académies  ,  de  tant  de  fonda- 
tions lavantes  f  Eft-ce  de  dcnner  le 
change  au  Peuple  ,  d'altérer  fa  raifon 
d'avance  ,  &  de  l'empêcher  d'aiier  au 
vrai  f  Pi  oiefTeurs  de  menfonge ,  c'efc 
pour  l'abufer  que  vous  feignez  de  l'inf- 
truire  ,  &  ,  comme  ces  brigands  qui 
mettent  des  faiiaux  fur  les  écucUs,  vous 
l'éclairez  pour  le  perdre. 

Voilà  ce  que  je  penfois  en  prenant 
la  plume  ,  &  en  la  quittant  je  n'ai  pas 
lieu  de  changer  de  fentiment.  J'ai  tou- 
jours vu  que  l'inftrudioii  publique 
avoit  deux  défauts  elTenciels  qu'il  étoit 
impofîîble  d'en  ôter.  L'un  eft  là  mau- 
vaife  foi  de  ceux  qui  la  donnent  ,  & 
l'autre  l'aveuglement  de.  ceux  qui  la 


4m)  Augufl.  ConfelT  Liv. Ilitch,  zf. 


5)2  Π u  V  R  :e  s 

reçoivent.  Si  des  hommes  fans  paiîîonS 
inftruifoient  des  hommes  fans  préjugés, 
nos  connoiffances  refleroient  plus  bor- 
nées,  mais  plus  fiires,  &  la  raifon  ré-, 
gneroit  toujours.  Or ,  quoi  qu'on  falîè  ».. 
l'intérêt  des  hommes  publics  fera  tou- 
jours le  même  :  mais  les  préjugés  du 
peuple  n'ayant  aucune  bafe  fixe  font 
plus  variables;  ils  peuvent  être  altérés, 
changés ,  augmentés  ou  diminués.  C'eft 
donc  de  ce  côté  feul  que  l'inftruârion 
peut  avoir  quelque  prife  ,  &  c'eft-là 
que  doit  tendre  l'ami  de  la  vérité.  Il 
peut  efpèrer  de  rendre  le  peuple  plus 
raifon nable  ,  mais  non  ceux  qui  le  mè- 
nent pîu*^.  honnêtes  gens. 

J'ai  vu  dans  la  Religion  la  même 
fauiTeté  que  dans  la  politique  ,  &  j'en  ai 
été  beaucoup  plus  indigné  :  car  le  vice 
du  Gouvernement  ne  peut  rendre  les 
fujets  .Ti-ilhc-ureux  que  fur  la  terre;  mais 
qui  fait  jurqu'oii  les  erreurs  de  la  conf- 
cience  peuvent  nuire  aux  infortunés 
mort-'ls  ?  J'ai  vu  qu'on  avoit  des  pro- 
fefîîons  de  foi,  des  dodrines,  des  cultes 
qu'on  fuivoit  fans  y  croire  ,  &  que  rien 
die  tout  cela  ne  pénétrant  ni  le  cœur  ni 
la  raifon  ,  n'influoit  que  très-peu  fur 
la  conduite.  Monfeigneur  ,  il  faut  vous 


Diverses,  9j 

parler  fans  détour.  Le  vrai  Croyant  ne 
peut  s'accoramoder  de  toutes  ces  fima- 
grées  :  il  fent  que  l'homme  eft  un  être 
intelligent  auquel  il  faut  un  culte  rai- 
fonnable  ,  &  un  être  fociable  auquel  il 
faut  une  morale  faite  pour  l'humanité. 
Trouvons  premièrement   ce   culte   & 
cette  morale  ;   cela   fera  de  tous  les 
hommes  :  &  puis  quand  il  faudra  des 
formules  nationales  ^  nous  en  examine- 
rons les  fondemens ,  les  rapports ,  Jes 
convenances  ;  &  après  avoir  dit  ce  qui 
eft  de  l'homme  ,  nous  dirons  enfuite  ce 
qui  eft  du  Citoyen.  Ne  faifons  pas ,  fur- 
tout  ,  comme  votre  Monfieur  Joli  de 
Fleuri ,  qui ,  pour  établir  fon  Janfénif- 
me ,  veut  déraciner  toute  loi  naturelle 
&  toute  obligation  qui  lie  entre  eux 
les  humains  ;  de  forte  que,  félon  lui ,  le 
Chrétien  &  l'Infidèle  qui   contraâ:ent 
entre  eux  ,  ne  font  tenus  à  rien  du  tout 
l'un  envers  l'autre;  puifqu'il  n'y  a  point 
de  loi  commune  à  tous  les  deux. 

Je  vois  donc  deux  manières  d'exa- 
miner &  comparer  les  Religions  diver- 
fes;  l'une  félon  le  vrai  &  le  faux  qui 
s'y  trouvent,  foit  quant  aux  faits  na- 
turels ou  furnaturels  fur  lefquels  elles 
font  établies ,  foit  quant  aux  notious 


p^  Œuvres 

que  la  ralfon  nous  donne  de  l'Etre  fu- 
prême  &  du  culte  qu'il  veut  de  nous  ; 
l'autre  félon  leurs  effets  temporels  ^ 
moraux  fur  la  terre  ,  félon  le  bien  ou 
le  mal  qu'elles  peuvent  faire  à  la  fociété 
&  au  genre-humain.  Il  ne  faut  pas  , 
pour  empêcher  ce  double   examen  , 
commencer  par  décider  que  ces  deux 
chofes  vont  toujours  enfemble  ,  &  que 
la  Religion  la  plus  vraie  eft  aulîi  la  plus 
fociale  ;  c'eft  précifément  ce  qui  eft  en 
queftion  ;  &•  il  ne  faut  pas  d'abord  crier 
que  celui  qui  traite  cette  queftion  eft 
un   impie  ,   un   athée  ;  puifque  autre 
chofe  eft  de  croire  ,  &  autre  chofe 
d'examiner  l'effet  de  ce  que  l'on  croit. 
_        Il  paroît  pourtant  certain  ,  je  l'a- 
voue ,  que  fi  l'homme  eft  fait  pour  la 
fociété  ,  la  Religion  la  plus  vraie  eft 
auftî  la  plus  fociale  &  la  plus  humaine; 
car  Dieu  veut   que  nous  foyons  tels 
qu'il  nous  a  faits  ,  &  s'il  étoit  vrai  qu'il 
nous  eût  fait  méchans  ,  ce  feroit  lui 
défobéir  que  de  vouloir  ceffer  de  l'être. 
ft        De  plus  la  Religion  confidérée  comme 
une  relation  entre  Dieu  de  l'homme  , 
ne  peut  aller  à  la  gloire  de  Dieu  que 
par  le  bien-être  de  l'homme  ,  puifque 
l'autre  terme  de  la  relation,  qui  eft 


Diverse.^.  pj* 

JDleu  ,  eft  par  fa  nature  au-deflus  de 
tout  ce  que  peut  l'homme  pour  ou 
contre  lui. 

Mais  ce  fentiment  ,  tout  probable 
qu'il  eft  ,  eft  fujet  à  de  grandes  dif- 
ficultés ,  par  rhiftorique  &  les  faits  qui 
le  contrarient.  Les  Juifs  étoient  les 
ennemis  nés  de  tous  les  autres  Peuples, 
&  ils  commencèrent  leur  établiffement 
par  détruire  fept  nations  ,  félon  l'or- 
dre exprès  qu'ils  en  avoient  reçu  :  tous 
les  Chrétiens  ont  eu  des  guerres  de 
Religion ,  &  la  guerre  eft  nuifible  aux 
hoffiroes  :  tous  les  partis  ont  été  perfé- 
cuteurs  &  perfécutés  ,  &  la  perfécu- 
tion  eft  nuifible  aux  hommes  :  plufieurs 
feâ:es  vantent  le  célibat ,  &  le  célibat 
eft  fi  nuifible  (n)  k  l'efpèce  humaine. 


(n)  La  continence  &  la  pureté  ont  leur 
ufage  ,  même  pour  la  population  ;  il  eft  tou- 
jours beau  de  fe  commander  à  foi-raême  ,  &c 
rétat  de  virginité  eft  ,  par  ces  raifons,  trés-di- 
gne  d'eftime  ;  mais  il  ne  s'en-fuit  pas  qu'il  foit 
beau  ,  ni  bon ,  ni  louable  de  peifévérer  toute 
la  vie  dans  cet  état  ,  en  offenfant  la  Nature  & 
en  trompant  fa  deftination.  Uon  a  plus  de  ref^ 
peâ:  pour  une  jeune  Vierge  nubile ,  que  pour 
une  jeune  femme  ;  mais  on  en  a  plus  pour  une 


p6  (E  U  V   R  E  s 

que  s'il  étolt  fuivi  par-tout ,  elle  péri- 
roit.  Si  cela  ne  fait  pas  preuve  pour  dé- 
cider ,  cela  fait  raifon  pour  examiner; 
&  je  ne  demandois  autre  chofe  finon 
qu'on  permît  cet  examen. 

Je  ne  dis  ni  ne  penfe  qu'il  n'y  ait 
aucune  bonne  Religion  fur  la  terre  ; 
mais  je  dis ,   &  il  efè  trop  vrai  ,  qu'il 


mère  de  famille  que  pour  une  vieille  fille ,  & 
cela  me  paroît  tres-fenfé.  Comme  on  ne  fe  ma- 
rie pas  en  naiflant ,  &  qu'il  n'eft  pas  même  à 
propos  de  Te  marier  fort  jeune ,  la  virginité  , 
que  tous  ont  dîî  porter  &  honorer ,  a  f a  né- 
ceiîîté,  fon  utilité,  Ton  prix  &  fa  gloire  ;  mais 
c*efl:  pour  aller,  quand  il  convient,  dépofer 
toute  fa  pureté  dans  le  mariage.  Quoi!  difent- 
ils ,  de  leur  air  bêtement  triomphant ,  des  céli- 
bataires prêchent  le  nœud  conjugal  I  pourquoi 
donc  ne  fe  marient-ils  pas?  Ah!  pourquoi? 
Parce  qn'un  état  fi  faint  &  fi  doux  en  lui-même 
ei\  devenu  ,  par  vos  fottes  inftitutions ,  «n  état 
malheureux  &  ridicule,  dans  lequel  il  ell:  dé- 
formais prcfque  imporfible  de  vivre  fans  être 
un  fripon  ou  un  fot.  Sceptre  de  fer  ,  loix  in- 
fenfées  !  c'eft  à  vous  que  nous  reprochons  de 
n'avoir  pu  remplir  nos  devoirs  fur  la  terre ,  Ôc 
c'cft  par  nous  que  le  cri  de  la  Nature  s'élève 
contre  votre  barbarie.  Comment  ofez-vous  la 
pouffer  jufqu'à  nous  reprocher  la  mifère  oii 
vous  nous  avez  réduits? 

n'y 


D    I    V   E   R  s  E  Si  ÇJ  . 

n'y  en  a  aucune  parmi  celles  qui  font 
ou  qui  ont  été  dominantes ,  qui  n'ait 
fait  à  l'humanité  des  plaies  cruelles. 
Tous  les  partis  ont  tourmenté  leurs 
frères  ;  tous  ont  offert  à  Dieu  des  fa- 
crifices  de  fang  humain.  Quelle  qU3 
foit  la  fource  de  ces  contradidrions , 
elles  exiftent  :  efl-ce  un  crime  de  vou-- 
loir  les  ôter  ? 

La  charité  n'efl  point  meurtrière. 
L'amour  du  prochain  ne  porte  point 
à  le  mxaflacrer.  Ainfi  le  zèle  du  falut 
des  hommes  n'efl  point  la  caufe  des 
perfécutions  j  c'efi:  l'amour-propre  & 
l'orgueil  qui  en  efb  la  caufe.  Moins  un 
culte  eft  raifonnable ,  plus  on  cherche 
à  l'établir  par  la  force  :  celui  qui  pro- 
feffe  une  dodrine  infenfée  ne  peut 
fouftrir  qu'on  ofe  la  voir  telle  qu'elle 
e(\:  :  la  raifon  devient  alors  le  plus 
grand  des  crimes  ;  à  quelque  prix  que 
ce  foit ,  il  faut  l'ôter  aux  autres ,  parce 
qu'on  a  honte  d'en  manquer  à  leurs 
yeux.  Ainfi  l'intolérance  &  l'inconfé- 
quence  ont  la  même  fource.  Il  faut 
fans  celfe  intimider,  eifrayer  les  hom- 
mes. Si  vous  les  livrez  un  moment  à 
|leur  raifon  ,  vous  êtes  perdu. 
Tome  VL  E 


pS  (m  u  V  R  E  s 

De  cela  feul ,  il  fuit  que  c'efl  un 
grand  bien  à  faire  ^aux  peuples  dans  ce 
délire,  que  de  leur  apprendre  à  rai- 
fonner  fur  la  Religion  :  car  c'eft  ôter 
îe  poignard  à  Tintolérance  ;  c'eft  ren- 
dre à  l'humanité  tous  fes  droits.  Mais 
il  faut  remonter  à  des  principes  géné- 
raux &  communs  à  tous  les  hommes; 
car  fi,  voulant  raifonner,  vous  laiiTez 
quelque  prife  à  l'autorité  des  Prêtres  , 
vous  rendez  au  fanatifme  fon  arme ,  & 
vous  lui  fourniffez  de  quoi  devenir 
plus  cruel. 

Celui  qui  aime  la  paix  ne  doit  point 
recourir  à  des  Livres  ;  c'eft  le  moyen 
de  ne  rien  finir.  Les  Livres  font  des 
fources  de  difputes  intariffabîes  ;  par- 
courez l'hiftoire  des  Peuples  ;  ceux  qui 
n'ont  point  de  Livres  ne  difputent 
point.  Voulez-vous  affervir  les  hom- 
mes à  des  autorités  humiliantes  ?  L'un 
fera  plus  près ,  l'autre  plus  loin  de  la 
preuve  ;  ils  en  feront  diverfemenr  af* 
fedés  :  avec  la  bonne-foi  la  plus  en- 
tière ,  avec  le  meilleur  jugement  du 
monde  ,  il  efl  impoffible  qu'ils  foient  ja- 1 
mais  d'accord.  N'argumentez  point  fur 
des  argumens ,  &  ne  vous  fondez  poinf 


Diverses»  pp 

fur  des  difcours.  Le  langage  humain 
n'eft  pas  affez  clair.  Dieu  lui-même, s'il 
daignoit  nous  parler  dans  nos  langues, 
ne  nous  diroit  rien  fur  quoi  l'on  ne 
pût  difputer. 

Nos  langues  font  l'ouvrage  des  hom- 
mes ,  &  les  hommes  font  bornés.  Nos 
langues  font  l'ouvrage  des  homme':, 
&  les  hommes  font  menteurs.  Comme 
il  n'y  a  point  de  vérité  fi  clairement 
énoncée  où  l'on  ne  puifTe  trouver  quel- 
que chicane  à  faire  ,  il  n'y  a  point  de 
fi  groliier  m  en  longe  qu'on  ne  puiiTe 
étayer  de  quelque  faufle  raifon. 

Suppofons  qu'un  particulier  vienne 
à  miinuit  nous  crier  qu'il  eft  jour  ;  on 
fe  moquera  de  lui  :  m.ais  laiflez  à  ce 
particulier  le  tems  &  les  moyens  de 
fe  faire  une  feéle ,  tôt  ou  tard  fes  par- 
tifans  viendront  à  bout  de  vous  prou- 
ver qu'il  difoit  vrai.  Car  enfin ,  diront- 
ils  ,  quand  il  a  prononcé  qu'il  étoit 
jour  ,  il  étoit  jour  en  quelque  lieu  de 
la  terre;  rien  n'eft  plus  certain.  D'au- 
tres ayant  établi  qu'il  y  a  toajour?  dans 
l'air  quelques  particules  de  lumière  , 
foutiendront  qu'en  un  autre  ^en^^  en- 
core ,  il  eft  très-vrai  qu'il  eft  jour  la 
nuit.  Pourvu  que  des  gens  fubtils  s'en 

Eij 


1 00  (S  U  ï^  R  E  s 

mêlent,  bien-tôt  on  vous  fera  voirie 
foleil  en  plein  minuit.  Tout  le  monde 
ne  fe  rendra  pas  à  cette  évidence.  Il  y 
aura  des  débats  qui  dégénéreront,  fé- 
lon l'ufage  ,  en  guerres  &  en  cruautés. 
Les  uns  voudront  des  explications  , 
les  autres  n'en  voudront  point  ;  l'un 
voudra  prendre  la  propofition  au  fi- 
guré ,  l'autre  au  propre.  L'un  dira  :  il 
a  dit  à  minuit  qu'il  étoit  jour  ;  &  11 
étoit  nuit.  L'autre  dira  :  il  a  dit  à  mi- 
nuit qu'il  étoit  jour  ,  &  il  étoit  jour. 
Chacun  taxera  de  mauvaife  foi  le  parti 
contraire ,  &  n'y  verra  que  des  obflinés. 
On  finira  par  fe  battre ,  fe  maffacrer  ; 
les  flots  de  fang  couleront  de  toutes 
parts ;&. fi  la  nouvelle  feéle  eft  enfin 
vidorieufe  ,  il  refiera  démontré  qu'il 
eft  jour  la  nuit.  C'eft  à-peu-près  l'hif- 
toire  de  toutes  les  querelles  de  Re^ 
ligion. 

La  plupart  des  cultes  nouveaux  s'é- 
tablilfent  par  le  fanatifme  ,  &  fe  main- 
tiennent par  l'hypocrifie  :  de-là  vient 
qu'ils  choquent  la  raifon  &  ne  mènent 
point  à  la  vertu.  L'enthoufiafme  &  le 
délire  ne  raifonnent  pas;  tant  qu'ils 
durent ,  tout  paffe  &  l'on  marchande 
peu  fiir  les  dogmes  :  cela  eft  d  ailleurs 


Diverses.  ioî 

fî  commode  !  la  dodritie  cdûte  fi  peu 
à  fuivre,  de  la  morale  coûte  tant  à 
pratiqvier  ,  qu'en  fe  jettant  du  côté 
le  plus  facile  ,  on  racheté  les  bonnes 
œuvres  par  le  mérite  d'une  grande  foi. 
Mais ,  quoi  qu'on  falTe ,  le  fanatifme 
eft  un  état  de  crife  qui  ne  peut  du- 
rer toujours.  Il  a  fes  accès  plus  ou 
moins  longs  ,  plus  ou  moins  fréquens» 
&  il  a  aufîi  fes  relâches ,  durant  lef- 
quels  on  eft  de  fang-froid.  C'eft  alors 
qu'en  revenant  fur  foi-même ,  on  eft 
tout  furpris  de  fe  voir  enchaîné  par 
tant  d'abfurdités.  Cependant  le  culte 
eft  réglé  ,  les  formes  font  prefcrites , 
les  loix  font  établies ,  les  tranfgrefTeurs 
font  punis.  Ira-t-on  protefter  feul  con- 
tre tout  cela ,  recufer  les  loix  de  fon 
pays ,  &  renier  la  Religion  de  fon  père  ? 
Qui  l'oferoit?  On  fe  foumet  en  filence; 
l'intérêt  veut  qu'on  foit  de  l'avis  de 
celui  dont  on  hérite.  On  fait  donc 
comme  les  autres  ;  fauf  à  rire  à  fon  aife 
en  particulier  de  ce  qu'on  feint  de 
refped:er  en  public.  Voilà,  Monfei- 
gneur ,  comme  penfe  le  gros  des  hom- 
mes dans  la-plûpart  des  Religions ,  & 
fur-tout  dans  la  vôtre  ;  de  voilà  la  clef 


I02  (E  U  V  R  E    S 

des  inconféquences  qu'on  remarque 
entre  leur  morale  &  leurs  avions.  Leur 
croyance  n'eft  qu'apparence  ^  &  leurs 
mœurs  font  comme  leur  foi. 

Pourquoi  un  homme  a-t-il  infpec- 
tlon  fur  la  croyance  d'un  autre  ,  & 
pourquoi  l'Etat  a-t-il  infpedion  "  fur 
celle  des  Citoyens  ?  C'eft  parce  qu'on 
fiippofe  que  la  croyance  des  hommes 
détermine  leur  morale, &:  que  des  idées 
qu'ils  ont  de  la  vie  à  venir  dépend  leur 
conduite  en  celle-ci.  Quand  cela  n'eft 
pas  ,  qu'importe  ce  qu'ils  croient  ,  ou 
ce  qu'ils  font  femblant  de  croire?  L'ap- 
parence de  la  Religion  ne  fert  plus  qu'à 
les  difpenfer  d'en  avoir  une. 

Dans  la  fociété  chacun  eft  en  droit 
de  s'informer  fi  un  autre  fe  croit  obligé 
d'être  jufte ,  &  le  Souverain  eft  en  di  oit 
d'examiner  les  raifons  fur  lefquelles 
chacun  fonde  cette  obligation.  De  plus, 
les  formes  nationales  doivent  être  ob- 
fervées  ;  c'eft  fur  quoi  j'ai  beaucoup 
infjfté.  Mais  quant  aux  opinions  qui 
ne  tiennent  point  à  la  morale ,  qui  n'in- 
fluent en  aucune  manière  fur  les  ac- 
tions,  &  qui  ne  tendent  point  àtranf- 
grefler  les  loix ,  chacun  n'a  là-delTos. 


que  fon  jugement  pour  maître  ,  &  nul 

n'a  ni  droit  ni  intérêt  de  prefcrire  à 

d'autres  fa  façon  de  penfer.  Si  ,   par 

exemple  ,  quelqu'un  ,  même  conftitué 

en  autorité ,  venoit  me  demander  mon 

fentim.ent  fur  la  fameufe  quefirion  de 

J'hypoftafe  dont  la  Bible  ne  dit  pas  un 

mot,  mais  pour  laquelle  tant  de  grands 

enfans  ont  tenu  des  Conciles  &  tant 

d'hommes  ont   été  tourmentés  ;  après 

lui  avoir  dit  que  je  ne  l'entends  point  ôc 

ne  mie  foucie  point  de  l'entendre ,  je  le 

prierois  le  plus   honnêtement  que  je 

pourrois  de  fe  mêler  de  fes  affaires ,  & 

s'il  infîfroit ,  je  le  laifTerois  là. 

Voilà  le  feul  principe  lur  lequel  on 
puifTe  établir  quelque  chofe  de  fixe  & 
d'équitable  fur  les  difputes  de  Religion; 
lans  quoi  ,  chacun  pofant  de  fon  coté 
ce  qui  eft  en  queftion  ,  jamais  on  ne 
conviendra  de  rien ,  l'on  ne  s'entendra 
de  la  vie ,  &  la  Religion  ,  qui  devroit 
faire  le  bonheur  des  hommes ,  fera  tou» 
jours  leurs  plus  grands  maux. 

Mais  plus  les  Religions  vieilliffentî 
plus  leur  objet  fe  perd  de  vue  ;  les 
fubtilités  fe  multiplient,  on  veut  tout 
expliquer,  tout  décider,  tout  entendre; 
inceilaiViment  la  dodrine  fe  rafine  &  la 

il  IV 


î  C4  WL  U  V  R  E  s 

înorale  dépérit  toujours  pîuF.  Afiurc- 
ment  il  y  a  loin  de  l'efprit  du  Deuté- 
ronome  à  l'efprit  du  Talmud  &  de  la 
Mifna  ,  Se  de  l'efprit  de  l'Evangile  aux 
querelles  fur  la  Conftitution.  Saint- 
Thomas  demande  (n)  fi  par  la  fuccef- 
iîon  des  tems  les  articles  de  foi  fe  font 
multipliés  ,  &  il  fe  déclare  pour  l'af- 
firmative. C'eft- à-dire  que  les  Dodieurs, 
renchériffant  les  uns  fur  les  autres ,  en 
favent  plus  que  n'en  ont  dit  les  Apô- 
tres &  Jéfus-Chrift.  Saint-Paul  avoue; 
ne  voir  qu'obfcurément  &  ne  connoître 
qu'en  partie  (a).  Vraiment  nos  Théolo- 
giens font  bien  plus  avancés  que  cela  ; 
ils  voient  tout  ,  ils  favent  tout  :  ils 
nous  rendent  clair  ce  qui  eft  obfcur 
dans  l'Ecriture  ;  ils  prononcent  fur  ce 
qui  étoit  indécis  :  ils  nous  font  fentir 
avec  leur  modeftie  ordinaire  que  les 
Auteurs  Sacrés  avoicnt  grand  befoin 
de  leur  fecours  pour  fe  faire  entendre, 
&  que  le  Saint-Efprit  n'eût  pas  fu  s'ex- 
pliquer clairement  fans  eux. 

Quand  on  perd  de  vue  les  devoirs  de 


(n)  Fficunda  fecunda  ,  Qu^Ji.  1.  Art.  VIL 
(o)  I  Cor.  XIII  j?.  II. 


Diverses.  \0^ 

l'homme  pour  ne  s^occuper  que  à^s 
opinions  des  Prêtres  &  de  leurs  frivoles 
difputes  ,  on  ne  demande  plus  d'un 
Chrétien  s'il  craint  Dieu ,  mais  s'il  eft 
orthodoxe  ;  on  lui  fait  figner  des  for- 
mulaires fur  les  queftions  les  plus  inu- 
tiles &  fouvent  les  plus  inintelligibles, 
&  quand  il  a  figné ,  tout  va  bien  ;  I'oîî 
ne  s'informe  plus  du  refte.  Pourvu  qu'il 
n'aille  pas  fe  faire  pendre  ,  il  peut  vivre 
au  furplus  comme  il  lui  plaira  ;  ks 
moeurs  ne  font  rien  à  l'affaire  ,  la  doc- 
trine e£t  en  fureté.  Quand  la  Religioti 
en  eft-làjquel  bien  fait-elle  à  la  fociétéj, 
de  quel  avantage  eft-elle  aux  hommes  ? 
Elle  ne  fert  qu'à  exciter  entre  eux  des 
diflenfions  ,  des  troubles ,  des  guerres 
de  toute^efpèce  ;  à  les  faire  entre-égor- 
ger  pour  des  Logogryphes  :  il  vaudroit 
mieux  alors  n'avoir  point  de  Religion 
que  d'en  avoir  une  fi  mal  entendue. 
Empêchons-la ,  s'il  fe  peut  ,  de  dégé- 
nérer à  ce  point ,  &  foyons  fûrs ,  mal- 
gré les  bûchers  &  les  chaînes ,  d'avoir 
bien  m.érité  du  genre-humain. 

Suppofons  que,  las  des  querelles  qui 
le  déchirent ,  il  s'aiTemble  pour  les  ter- 
miner &  convenir  d'une  Religion  comr- 
mune  à  tous  les  Peuples,  Chacun  com  - 

E 


V 


10(5*  (S.    V    V    R   E   S' 

jnencera ,  cela  efl  fur  ,  par  propofer  la 
fîsnne  comme  la  feule  vraie  ,  la  feule 
raifonnable    &  démontrée   ,   la    feule- 
agréable  à  Dieu  &  utile  aux  hommes  ;. 
mais  fes  preuves  ne  répondant  pas  là- 
delTus  à  fa  perfuafion  ,  du  moins  au  gré 
des  autres  feâes  ,  chaque  parti  n'aura 
de  voix  que  la  fienne  ;  tous  les  autres 
fe  réuniront  contre  lui  ;  cela  n'eft  pas 
moins  fur  ;  la  délibération  fera  le  tour 
de  cette  manière  ,  un  feul  propofant,. 
&  tous  rejettant  ;  ce  n'eft  pas  le  moyea 
d'être  d'accord.  Il  efl:  croyable  qu'a- 
près bien  du  tems  perdu  dans  ces  al- 
tercations puériles ,  les  hommes  de  fens 
chercheront  des  moyens  de  concilia- 
tion.  Ils  propoferont  ,  pour  cela  ,  de 
commencer  par  chafTer  tous  les  Théo- 
logiens de  l'affemblée,  &  il  ne  leur  fera 
pas  difficile  de  faire  voir  combien  ce 
préliminaire  efl:    indifpenfable.   Cette 
bonne  œuvre  faite,  ils  diront  aux  Peu- 
ples :  tant  que  vous  ne  conviendrez  pas 
de  quelque  principe  ^  il  n'eft  pas  pof- 
fible  même  que  vous  vous  entendiez, 
&   c'eft  un   argument  qui  n'a  jamais 
convaincu  perfonne  que  de  dire  ;  vous 
avez  tort,  car  j'ai  raifon. 

»  Vous  parlez  de  ce  qui  efl  agréable 


Diverses»  IO7 

3ï  à  Dieu.  Voilà  précifément  ce  qui 

»  efl:  en  queflion.  Si  nous  favions  queP 

*»  culte  lui  eft  îe  plus  agréable ,  il  n'y 

»  auroit  plus   de  difpute  entre  nous. 

33  V^ous  parlez  auilî  de  ce  qui  efl:  utile 

3»  aux  hommes  ;  c'eft  autre  chofe  ;  les 

»  hommes  peuvent  juger  de  cela.  Pre- 

»  nons  donc  cette  utilité  pour  règle , 

»  &  puis  établifibns  la  doâ:rine  qui  s'y 

»  rapporte    le    plus.    Nous   pourrons 

»  efpérer  d'approcher  ainfi  de  la  vé- 

3°  rite  autant  qu'il  eft  poiTible  à  des 

»  hommes  :  car  il  eft  à  préfumer  que 

55  ce  qui  eft  le  plus  utile  aux   créa- 

M  tures  eft  le  plus  agréable  au  Créa- 

»  teur. 

35  Cherchons  d'abord  s'il  y  a  quel- 

33  que  affinité  naturelle  entre  nous  >  fi 

33  nous  fommes  quelque  chofe  les  uns 

»  aux  autres.  Vous  Juifs ,  que  penfez- 

y>  vous  fur  l'origine  du  gen re  humain?.  ,^ 

3>  Nous  penfon::?  qu'il    eft    forti  d'un 

^  même  père.  Et  vous  »  Chrétiens  ? . .  „ 

3>  Nous  penfons  là-deflus  comme  les 

»  Juifs.  Et  vous  ,  Turcs  ?..,  Nous  pen- 

33  fons  comme  les  Juifs  &  les  Chré-' 

3>  tiens....  Cela  eft  déjà  bon  :  puifque 

3>  les  hommes  font  tous  frères ,  ils  doi-- 


»  vent  s'aimer  comme  tais, 


Jb  V7 


io8  Œuvres 

D^  Dites-nous  maintenant  de  qui  leur 
>5  père  commun  avoit  reçu  l'Etre  ?  Car 
»  il  ne-s'étoit  pas  fait  tout  feuh...  Du 
>3  Créateur  du  Ciel  &  de  la  terre.. Juifs, 
35  Chrétiens  &  Turcs  font  d'accord  aulîi 
»  fur  cela  ;  c'eft  encore  un  très-grand 
»5  point. 

33  Et  cet  homme  ,  ouvrage  du  Créa- 
D>  teur,  eft-il  un  être  (impie  ou  mixte? 
3D  Eft-il  formé  d'une  fubftance  unique, 
35  ou  depiufieurs?Chrétiens,répondez.., 
33  II  efl  compofé  de  deux  fubflances , 
30  dont  l'une  eft  mortelle ,  &  dont  l'au- 
3>  tre  ne  peut  mourir. ..Et  vous,Turcs?.. 
33  Nous  penfons  de  même...  Et  vous, 
y>  Juifs?...  Autrefois  nos  idées  là-defTus 
33  étoient  fort  confufes ,  comme  les  ex- 
3?  preffions  de  nos  Livres  Sacrés  ;  mais 
35  les  EfTéniens  nous  ont  éclairés ,  &  nous 
35  penfons  encore  fur  ce  point  comme 
35  jes  Chrétiens.  « 

En  procédant  ainfî  d'interrogations 
en  interrogations  ,  fur  la  Providence 
Divine  ,  fur  l'économie  de  la  vie  à 
venir  ,  &  fur  toutes  les  queftions  eflen- 
cielles  au  bon  ordre  du  genre-humain , 
ces  mêmes  hommes  ayant  obtenu  de 
tous  des  réponfes  prefque  uniformes , 
kur  diront  :  (  on  fe  fouviendra  que  \qs 


Diverses.  ibj^ 

Théologiens  n'y  font  plus  :  )  »  Mes  amis 
33  de  quoi  vous  tourmentez-vous  f  Vous 
55  voilà  tous  d'accord  fur  ce  qui  vous 
D>  importe  ;  quand  vous  différerez  de 
03  fentiment  fur  le  refte ,  j'y  vois  peu 
53  d'inconvénient.  Formez  de  ce  petit 
33  nombre  d'articles  une  Religion  uni- 
33  verfelle ,  qui  foit ,  pour  ainfi-dire ,  la 
33  Religion  humaine  &  fociale ,  que  tout 
33  homme  vivant  en  fociété  foit  obligé 
33  d'admettre.  Si  quelqu'un  dogmatife 
3)  contre  elle  ,  qu'il  foit  banni  de  la 
53  fociété  ,  comme  ennemi  de  fes  loix 
33  fondamentales.  Quant  au  refte  fur 
33  quoi  vous  n'êtes  pas  d'accord ,  formez 
33  chacun  de  vos  croyances  particulières 
">3  autant  de  Religions  nationales  ,  & 
3>  fuivez-les  en  fincérité  de  cœur.  Mais 
35  n'allez  point  vous  tourmentant  pour 
3>  les  faire  admettre  aux  autres  Peuples, 
3»  &  foyez  aflurés  que  Dieu  n'exige  pas 
33  cela.  Car  il  ejâ:  aufîî  injufte  de  vouloir 
33  les  faumettre  à  vos  opinions  qu'à  vos 
3>  loix,  &  les  millionnaires  ne  me  fem- 
33  blent  guères  plus  fages  que  les  con- 
33  quérans. 

33  En  fuivant  vos  diverfes  dodrines  ; 
>3  cefTez  de  vous  les  figurer  fi  démon^ 
3>  trées  que  quiconque  ne  les  voit  pas 


Î.IO  (S   U  V   R  E   s 

3>  telles  foit  coupable  à  vos  yeux  de 
3î  inauvaife  foi.  Ne  croyez  point  que 
3)  tous  ceux  qui  péfent  vos  preuves  & 
>•  les  rejettent  ,  foient  pour  cela  des 
35  obftinés  que  leur  incrédulité  rende 
33  punifTables  ;  ne  croyez  point  que  la 
33  raifon  ,  l'amour  du  vrai ,  la  fincérité 
35  foient  pour  vous  feuls.  Quoi  qu'on 
3»  faiTe  ,  on  fera  toujours  porté  à  traiter 
»  en  ennemis  ceux  qu'on  accufera  de 
3>  fe  refufer  à  l'évidence.  On  plaint  l'er- 
3ï  reur  ,  mais  on  hait  l'opiniâtreté. 
"  Donnez  la  préférence  à  vos  raifons , 
33  à  la  bonne  heure  ;  mais  fâchez  que 
»  ceux  qui  ne  s'y  rendent  pas  ,  ont  les 
»  leurs. 

33  Honorez  en  général  tous  les  fon- 
»  dateurs  de  vo?  cultes  refpe^lifs.  Que 
»  chacun  rende  au  fien  ce  qu'il  croit 
33  lui  devoir  ,  mais  qu'il  ne  méprife 
33  point  ceux  des  autres.  Ils  ont  eu  de 
»  grands  génies  &  de  grandes  vertus  : 
3^  cela  e/l  toujours  eftimable.  Ils  fe  font 
3-3  dits  les  Envoyés  de  Dieu  ,  cela  peut 
»  éire  &  n'être  pas  :  c'eft  de  quoi  la 
33  pluralité  ne  fauroit  jucher  d'une  ma- 
33  niere  uniforme  ,  les  preuves  n'étant 
3:)  pas  également  à  fa  portée.  Mais 
w  quand  cela  ne  feroit  pas  ,  il  ne  faut 


Diverses^  iiï] 

»  point  les  traiter  fi  légèrement  dim- 
»  pofteurs.  Qui  fait  jufqu'oii  les  mé- 
9i  ditations  continuelles  fur  la  Divinité» 
53  jufqu'oii  l'enthoufiafme  de  la  vertu 
33  ont  pu  ,  dans  leurs  fublimes  âmes  » 
»  troubler  l'ordre  didaélique  &  rem- 
»  pant  des  idées  vulgaires  ?  Dans  une 
33  trop  grande  élévation  la  tête  tourne, 
«  de  l'on  ne  voit  plus  les  chofes  comme 
>3  elles  font.  Socrate  à  cru  avoir  un  ef- 
33  prit  familier  >  &  l'on  n'a  point  ofé 
3»  l'accufer  pour  cela  d'être  un  fourbe. 
35  Traiterons-nous  les  fondateurs  des 
>3  Peuples ,  les  bienfaiteurs  des  nations  > 
35  avec  moins  d'égards  qu'un  particu- 
>3  lier  ? 

.  Du  refte  ,  plus  de  difpute  entre 
55  vous  fur  la  préférence  de  vos  cultes. 
:>^  Ils  font  tous  bons  ,  lorfqu'ils  font 
»  prefcrits  par  les  loix ,  &  que  la  Re- 
:»  ligion  elTencielle  s'y  trouve  ;  ils  font 
3r  mauvais,  quand  elle  ne  s'y  trouve  pas. 
3>  La  forme  du  culte  eft  la  police  des 
35  Religions  &  non  leur  eflence,&  c'efl 
»  au  Souverain  qu'il  appartient  de  ré- 
»  gîer  la  police  dans  ion  pays.  « 

J'ai  penfé,  Monfeigneur  ,  que  celui 
qui  raifonneroit  ainfi  ne  feroit  point 
un  blafphémateur ,  un  impie  j  qu'il  pra- 


112  (E  U  V  R   E  s 

poferolt  un  moyen  de  paix  jufte ,  ral- 
îbnnable  ,  utile  aux  hommes  ;  &  que 
cela  n'empêcheroit  pas  qu'il  n'eût  fa 
Religion  particulière  ainfi  que  les  au- 
tres ,  &  qu'il  n'y  fût  tout  auffi  fincère- 
ment  attaché.  Le  vrai  croyant ,  fâchant 
que  l'Infidèle  eft  aufli  un  homme ,  Se 
peut-être  un  honnête-homme  ,  peut 
fans  crime  s'intérelTer  à  fon  fort.  Qu'il 
empêche  un  culte  étranger  de  s'intro- 
duire dans  fon  pays  ,  cela  efl:  jufte  ; 
mais  qu'il  ne  damn^  pas  pour  cela  ceux 
qui  ne  penfent  pas  comme  lui  ;  car  qui- 
conque prononce  un  jugement  fi  témé- 
raire  fe  rend  l'ennemi  du  refte  du  genre- 
humain.  J'entends  dire  fans  cefle  qu'il 
faut  admettre  la  tolérance  civile  ,  non 
la  théologique  ;  je  penfe  tout  le  con- 
traire. Je  crois  qu'un  homme  de  bien  , 
dans  quelque  Religion  qu'il  vive  de 
bonne  foi,  peut  être  fauve.  Mais  je  ne 
crois  pas  pour  cela  qu'on  puiffe  légiti- 
mement introduire  en  un  pays  des  Re- 
ligions étrangères  fans  la  permifîîon  du 
Souverain  ;  car  fi  ce  n'efl;  pas  direde- 
ment  défobéir  à  Dieu  ,  c'eft  défobéir 
aux  loix  ;  &  qui  défobéit  aux  îoix  déi^ 
obéit  à  Dieu. 
Quant  aux  Religions  une  fois  éta- 


D  1    V    -E   R  s    -E  ^,  11  f 

biles  ou  tolérées  dans  un  pays  Je  crois 
qu'il  eft  injufte  &  barbare  de  les  y  dé- 
truire par  la  violence ,  &  que  le  Sou- 
verain fe  fait  tort  à  lui-même  en  mal- 
traitant leurs  fedateurs.  Il  q(ï  bien  dif- 
férent d'embrafler  une  Religion  nou- 
velle ,  ou  de  vivre  dans  celle  où  l'on 
eft  né  ;  le  premier  cas  feul  eft  punit- 
fable.  On  ne  doit  ni  laifler  établir  une 
diverfitéde  culte ,  ni  profcrire  ceux  qui 
font  une  fois  établis  ;  car  un  fils  n'a  ja- 
mais tort  de  fuivre  la  Religion  de  fon 
père.  La  raifon  de  la  tranquillité  pu-* 
blique  eft  toute  contre  les  perfécuteurs. 
La  Religion  n'excite  jamais  de  trou- 
bles dans  un  Etat  que  quand  le  parti 
dominant  veut  tourmenter  le  parti  foi- 
ble  ,  ou  que  le  parti  foible  ,  intolérant 
par  principe  ,  ne  peut  vivre  en  paix 
avec  qui  que  ce  folt.  Mais  tout  culte 
légitime  ,  c'eft- à-dire, tout  culte  ou  fe 
trouve  la  Religion  effencielle ,  Se  dont , 
par  conféquent  ,  les  feâateurs  ne  de- 
mandent que  d'être  foufferts  Se  vivre  en 
paix  ,  n'a  jamais  caufé  ni  révoltes  ni 
guerres  civiles  ,  fî  ce  n'eft  lorfqu'il  a 
fallu  fe  défendre  &  repoufler  les  perfé-^ 
cuteurs.  Jamais  les  Proteftans  n'ont 
pris  les  armes  en  France  que  lorfqu'on 


ÏÏ4  (S  z;  V  R  E  s 

les  y  a  pourfuivis.  Si  l'on  eût  pu  fe 
réfoudre  à  les  laifTer  en  paix ,  ils  y  fe- 
roienc  demeurés.  Je  conviens  fans  dé- 
tour qu'à  fa  naiiTance  la  Religion  ré- 
formée n'avoir  pas  droit  de  s'établir 
en  France  ,  malgré  les  loix.  Mais  lors- 
que ,  tranjuife  des  Pères  aux  enfans , 
cette  Religion  fut  devenue  celle  d'une 
partie  de  la  Nation  Françoife  ,  &  que 
ie  Prince  eût  folemnellement  traité  avec 
cette  partie  par  l'Edit  de  Nantes  ;  cet 
Edit  devint  un  Contrat  inviolable , 
qui  ne  pouvoit  plus  être  annullé  que 
du  commun  confentament  des  deux 
parties  ,  &  depuis  ce  tems ,  l'exercice 
de  la  Religion  Pro^eflante  efl  ,  feloiï 
moi ,  légitime  en  France. 

Quand  il  ne  le  feroit  pas  ,  il  rellerolt 
toujours  aux  fujets  l'alternative  de  for- 
tir  du  Royaume  avec  leurs  biens  ,  ou 
d'y  refter  fournis  au  culte  dominant. 
Mais  les  contraindre  à  refter  fans  les 
vouloir  tolérer  ,  vouloir  à  la  fois  qu'ils 
foien^  &  qu'ils  ne  foientpa'  ,les  priver 
même  du  droit  de  la  nature  ,  annuller 
leurs  mariages  (p)  >  déclarer  leurs  en- 


(p)  Dans  un  Arrêt  du  Parlement  de  Tou- 
foufe  concernant   l'affaire   de  l'infortune  Ca- 


fans  bâtards en  ne  difant  que  ce 

ui  e/l  ,  j'en  dirois  trop  ;  il  faut  me 
taire. 


las ,  on  reproche  aux  Proteftans  de  faire  entre 
ïiix  des  mariages  ,  qui ,  félon  Les  yrotejlans  nt 
\fom  que  des  a6tes  civils  ,  ^  par  conféquem  fou- 
rnis entièrement  pour  la  forme  ù'  les  effets  d 
la  volonté  du  KoL 

Ainfî  de  ce  que  ,  félon  les  Proteftans ,  le 
mariage  eft  un  ade  civil ,  il  s'enfuit  qu'ils  fonc 
obligés  de  fe  foumettre  à  la  volonté  du  Roi  > 
qui  en  fait  un  ade  de  la  Religion  Catholique. 
Les  Proteftans,  pour  fe  marier,  font  légitime- 
ment tei.us  de  fe  faire  Catholiques  ;  attendu 
que  ,  félon  eux  ,  le  mariage  eft  un  afte  civil,- 
Telle  eft  la  manière  de  raifonner  de  Meilleurs 
du  Parlement  de  Touloufe. 

La  France  eft  un  Royaume  fi  vafte,  que  les 
François  fe  font  mis  dans  l'efprit  que  le  genre 
i  humain  ne  devoir  point  avoir  d  autres  loix  que 
les  leurs.  Leurs  Pariemens  &  leurs  Tribunaux 
paroiiTent  n'avoir  aucune  idée  du  droit  naturel 
ni  du  droit  des  gens  ;  &  il  eft  à  remarquer  que 
dans  tout  ce  grand  Royaume  oii  font  tant  d'U- 
niverhtés ,  tant  de  Collèges ,  tant  d'Académies, 
_  &  où   l'on  enfeigne  avec    tant  d'importance 
■  tant  d'inutilités  ,  il  n'y  a  pas  une  feule  chaire 
de  droit  naturel.  C'eft  le  feul  peuple  de  l'Eu- 
rope qui  ait  regardé  cette  étude  comme  n*é^ 
taiit  bonne  a  riea. 


'^i6  Œuvres 

Voici  du  moins ,  ce  que  je  puis  dire,' 
En  confidérant  la  feule  raifon  d'Etat , 
peut-être  a-t-on  bien  fait  d'ôter  au> 
Proteflans  François  tous  leurs  chefs  ; 
îïiais  il  falloit  s*arréter  là.  Les  maxime! 
politiques  ont  leurs  applications  &  leurs 
diftindions.  Pour  prévenir  des  diffen- 
fîons  qu'on  n'a  plus  à  craindre ,  on  s'ôte 
des  relTources  dont  on  auroit  grand 
befoin.  Un  parti  qui  n'a  plus  ni  Grandi 
ni  Noblefle  à  fa  tête  ,  quel  mal  peut- 
îl  faire  dans  un  Royaume  tel  que  la 
France  ?  Examinez  toutes  vos  précé- 
dentes guerres ,  appel lées  guerres  de 
Religion  ;  vous  trouverez  qu'il  n'y  en 
a  pas  une  qui  n'ait  eu  fa  caufe  à  la  Cour 
&  dans  les  intérêts  des  Grands.  Des 
intrigues  de  Cabinet  brouilloient  les 
affaires ,  &  puis  les  Chefs  ameutoient 
les  Peuples  au  nom  de  Dieu.  Mais 
quelles  intrigues ,  quelles  cabales  peu- 
vent former  des  Marchands  &  des 
Payfans  ?  Comment  s'y  prendroient-ils" 
pour  fufciter  un  parti  dans  un  pays  ou 
l'on  ne  veut  que  des  Valets  ou  des 
Maîtres  ,  &  où  l'égalité  eft  inconnue 
ou  en  horreur  ?  Un  Marchand  propo- 
fant  de  lever  des  troupes  peut  fe  faire 


i 


D  I  V  is  R  s  E  s;         iij 

écouter  en  Angleterre  :  mais  il  fera 
toujours  rire  des  François  (  q). 

Si  j'étois  ,  Roi  ?  Non.  Miniflre  ? 
Encore  moins  :  mais  homme  puifTant 
en  France  ,  je  dirois  :  Tout  tend  parmi 
nous  aux  emplois  ,  aux  charges  ;  tout 
veut  acheter  le  droit  de  mal  faire  :  Paris 
&  la  Cour  engouffrent  tout.  LaiiTons 
ces  pauvres  gens  remplir  le  vuide  des 
Provinces  ;  qu'ils  foient  marchands  ,  & 
toujours  marchands  ;  laboureurs  ,  Se 
toujours  laboureurs.  Ne  pouvant  quit-r 
ter  leur  état  ,  ils-en  tireront  le  meil- 
leur parti  poflible  ;  ils  remplaceront 
les  nôtres  dans  les  conditions  privées 
dont  nous  cherchons  tous  à  fortir  ;  ils 


'  {  ç)  Le  feul  cas  qui  force  un  peuple  ainfi 
dénué  de  chefs  à  prendre  les  armes ,  c'eft  quand  p 
réduit  au  déferpoir  par  Ces  perfécuteurs ,  il  voit 
qu'il  ne  lui  refte  plus  de  choix  que  dans  la  ma- 
nière de  périr.  Telle  fut ,  au  commencement 
de  ce  fiècle  ,  la  guerre  des  Camifards.  Alors  oa 
eft  tout  étonné  de  la  force  qu'un  parti  méprifé 
tire  de  fon  défefpoir  :  c'eft  ce^que  jamais  les 
perfécuteurs  n'ont  fçu  calculer  d'avance.  Ce- 
pendant de  telles  guerres  coûtent  tant  de  fang 
qu'ils  dévoient  bien  y  fonger  avant  de  les 
rendre  inévitables. 


^ïiB  Œuvres 

feront  valoir  le  commerce  &  l'agricul- 
ture que  tout  nous  fait  abandonner; 
ils  alimenteront  notre  luxe;  ils  travail- 
leront ,  &  nous  jouirons. 

Si  ce  projet  n'étoit  pas  plus  équi- 
table que  ceux  qu'on  fuit ,  il  ièroit ,  du 
moins  ,  plus  humain  ,  &  fûrement  il 
feroit  plus  utile.  C'eft  moins  la  tyrannie, 
&  c'eft  moins  l'ambition  des  Chefs  , 
que  ce  ne  font  leurs  préjugés  &:  leurs 
courtes  vues ,  qui  font  le  malheur  des 
Nations, 

Je  finirai  par  tranfcrire  une  efpèce 
de  difcours  ,  qui  a  quelque  rapport  à 
mon  fujet ,  &  qui  ne  m'en  écartera  pas 
long-tems. 

Un  Parsis  de  Surate,  ayant  époufé 
en  fecret  une  Mufulmane ,  fut  décou- 
vert ,  arrêté ,  &:  ayant  refufé  d'embraf- 
fer  le  mahométifme  ,  il  fut  condamné 
à  mort.  Avant  d'aller  au  fupplice ,  il 
parla  ainfi  à  fes  juges, 

33  Quoi  !  vous  voulez  m'ôter  la  vie  ! 
«  Eh  !  de  quoi  me  punifTez-vous  ?  J'ai 
3>  tranfgrefle  ma  loi  plutôt  que  la  vôtre:! 
3>  ma  loi  parle  au  cœur  &  n'efi:  pas 
3>  cruelle  ;  mon  crime  a  été  puni  par  le 
3>  blâme  de  mes  frères.  Mais  que  vous 
»  ai-je  fait  pour  mériter  de  mourir  ?  Je 


D   1  VE    R   s   1   3  IJ^ 

S)  VOUS  ai  traités  comme  ma  famille  ,  & 
?>  je  me  fuis  choifi  une  fœur  parmi  vous. 
33  Je  l'ai  laifle  libre  dans  fa  croyance  » 
33  &  elle  a  refpedé  la  mienne  pour  Ton 
w  propre  intérêt.  Borné  fans  regret  à 
«  elle  feule  ,  je  l'ai  honorée  comme 
35  l'inftrument  du  culte  qu'exige  l'Au- 
35  teur  de  mon  Etre  ,  j'ai  payé  par  elle 
33  le  tribut  que  tout  homme  doit  au 
33  genre-humain  ;  l'amour  me  l'a  don- 
*>  née  &  la  vertu  me  la  rendoit  chère  , 
»3  elle  n'a  point  vécu  dans  la  fervitude» 
33  elle  a  poffédé  fans  partage  le  cœur 
w  de  fon  époux  ;  ma  faute  n'a  pas  moins 
33  fait  fon  bonheur  que  le  mien. 

*^  Pour  expier  une  faute  fi  pardon- 
33  nable,  vous  m'avez  voulu  rendre  four- 
33  be  &  m.enteur  ;  vous  m'avez  voulu 
33  forcer  à  profefler  vos  fentimens  fans 
33  les  aim-er  &  fans  y  croire  :  comme  fi 
33  le  transfuge  de  nos  loix  eût  mérité 
»  de  pafTer  fous  les  vôtres ,  vous  m'a- 
>»  vez  fait  opter  entre  le  parjure  &  la 
33  mort,&  j'ai  choifi  ,  car  je  ne  veux 
3»  pas  vous  tromper.  Je  meurs  donc  , 
33  puifqu'il  le  faut;  mais  je  meurs  digne 
33  de  revivre  &  d'animer  un  autre  hom- 
53  me  jufte.  Je  meurs  martyr  de  ma  Re- 


rizd  Œuvres 

93  ligîon  fans  craindre  d'entrer  âpres 
33  ma  mort  dans  la  vôtre.  PuilTé-je  re- 
33  naître  chez  les  Mafulmans  pour  les 
3»  apprendre  à  devenir  humains  ,  clé- 
>d  mens  ,  équitables  :  car  fervant  le 
1%  même  Dieu  que  nous  fervons ,  puif- 
?5  qu'il  n'y  en  a  pas  deux ,  vous  vous 
o>  aveuglez  dans  votre  zèle  en  tour- 
aï  mentant  fes  ferviteurs ,  &  vous  n'êtes 
3>  cruels  &  fartguinaires  que  parce  que 
D3  vous  êtes  inconféquens.  , 

33  Vous  êtes  des  enfans ,  qui  dans  vos 
33  jeux  ne  favez  que  faire  du  mal  aux 
33  hommes.  Vous  vous  croyez  favans, 
3^  &  vous  ne  favez  rien  de  ce  qui  efl: 
39  de  Dieu.  Vos  dogmes  récens  font- 
33  ils  convenables  à  celui  qui  eft  ,  & 
»3  qui  veut  être  adoré  de  tous  les  tems  ? 
33  Peuples  nouveaux  ,  comment  ofez- 
»3  vous  parler  de  Religion  devant  nous  ? 
33  Nos  rites  font  auiTî  vieux  que  les 
3»  Aftres  :  les  premiers  rayons  du  Soleil 
33  ont  éclairé  &  reçu  les  hommages  de 
03  nos  Pères.  Le  grand  Zerduft  a  vu 
»  l'enfance  du  monde  ;  il  a  prédit  & 
33  marqué  l'ordre  de  l'Univers  ;  &  vous , 
»  hommes  d'hier,  vous  voulez  être  nos 
»  prophètes  !  Vingt  fiécIeS  avant  Ma- 

30  homet , 


Diverses,  ini 

9  homet ,  avant  la  naiffance  dTfmaëJ 
»  &  de  fon  père  ,  les  Mages  étoieat 
»  antiques.  Nos  Livres  Sacrés  étoienc 
»  déjà  la  loi  de  l'Afie  &  du  monde  , 
»  &  trois  grands  Empires  avoient  fuc- 
35  cefîîvement  achevé  leur  long  cours 
x>  fous  nos  ancêtres,  avant  que  Icsvo- 
»  très  fuflent  fortis  du  néant. 

»  Voyez  ,iiommes  prévenus ,  la  dif- 
»  férence  qui  efl  entre  vous  &  nous. 
3>  Vous  vous  dites  croyans  ,  &  vous 
w  vivez  en  barbares.  Vos  inftitutions, 
"  vos  loix  ,  vos   cultes  ,  vos  vertus 
»  mêmes  tourmentent  l'homme  &  lé 
»  dégradent.  Vous  n'avez  que  de  triftes 
3^  devoirs  à  lui  prefcrire.  Des  jeûnes , 
"  des  privations  ,  des  combats  ,  à^s 
»  mjjtilations ,  des  clôtures  :  vous  ne 
3j  favez  lui  faire  un  devoir  que  de  ce 
33  qui  peut  l'aflliger  &  le  contraindre! 
33  Vous   lui    faites    haïr  la  vie  &  les 
î3  moyens  de  la  conferver  :  vos  femmes 
î3  font  fans  hom.mes  ,  vos  terres  font 
>3  fans  culture  ;  vous  mangez  les  ani- 
5î  maux  &  vous  maflacrez  les  humains  ; 
33  vous  aimez  le  fang  ,  les  meurtres  ; 
5>  tous  vos  établilTemens  choquent  la 
'3  nature  ,  aviliffent  l'efpcce  humaine  ; 
»  &  ,  fous  le  double  joug  du  Defpotif- 
Tome  VL  F 


i22  (E    U   V   K   lE   S 

3>  me  &  du  fanatifme  ,  vous  fécrafez  de 
»  fes  R.ois  &  de  Tes  Dieux. 

^3  Pour  nous ,  nous  fommes  des  hom- 
35  mes  de  paix ,  nous  ne  faifons  ni  ne 
35  voulons  aucun  mal  à  rien  de  ce  qui 
33  refpire ,  non  pas  même  à  nos  Tyrans; 
33  nous  leur  cédons  fans  regret  le  fruit 
Xi  de  nos  peines ,  contens  de  leur  erre 
35  Utiles  &  de  remplir  nos  devoirs.  Nos 
33  nombreux  beftiaux  cdw^rent  vospa- 
33  turages  ;  les  arbi-es  plantés  par  nos 
as  miains  vous  donnent  leurs  fruits  Ôc 
33  leur  ombre.;  vos  terres  que  nous 
33  cultivons  vous  nourriflent  par  nos 
33  foins  ;  un  peuple  fimple  &  doux  mul- 
33  tiplie  fous  vos  outrages ,  &  tire  pouc 
33  vous  la  vie  &  l'abondance  du  fein  de 
33  la  mère  commune  où  vous  ne  fçave?; 
33  rien  trouver.  Le  foleil  que  nous  pre- 
ao  nous  à  témoin  de  nos  œuvres ,  éclai-* 
33  re  notre  patience  &  vos  injuftices  ;  il 
33  ne  fe  lève  point  fans  nous  trouver 
33  occupés  à  bien  faire ,  &  en  fe  cou^ 
33  chant  il  nous  ramène  au  fein  de  nos 
:>3  familles ,  nous  préparer  à  de  nou- 
33  veaux  travaux, 

33  Dieu  feul  fait  la  vérité.  Si  malgré 
«tout  cela,  nous  nous  trompons  dans 
3>  notre  culte,  il  efl:  toujours  peu  croya*-, 


Diverses,  123 

>3  ble  que  nous  foyons  condamnés  à 
35  l'en  fer,  nous  qui  ne  faifons  que  du 
J3  bien  fur  la  terre  ,  &  que  vous  foyez 
3^  Jes  élus  de  Dieu,  vous  qui  n'y  faîtes 
53  que  du  mal.  Quand  nous  ferions  dans 
35  l'erreur  ,  vous  devriez  la  refpeder 
3^  pour  votre  avantage.  Notre  piété 
3^  vous  engraifje  ,  &  la  votre  vous  con- 
33  fume  ;  nous  réparons  le  mal  que  vous 
35  fait  une  Religion  de/iruéHve.  Croyez- 
35  moi ,  laiffez  -  nous  un  culte  qui  vous 
33  eft  utile;  craignez  qu'un  jour  nous 
33  n'adoptions  le  vôtre  :  c'eft  le  plus 
55  grand  mal  qui  vous  puifTe  arriver.' 

J'ai  tâché,  Monfeigneur ,   de  vous 
faire   entendre  dans  quel   efprit  a  été 
écrite  la  profefîion  de  foi  du  Vicaire 
Savoyard  ,   &    les    confidérations  qui 
m'ont  porté  à  la  puWier.  Je  vous  de- 
mande à  prcfent  à  quel  égard  vous  pou- 
vez qualifier  fa  dodirine  de  blafphéma- 
toire  ,  ci'in.pie ,  d'abominable,  &  ce  que 
Ivous  y  trouvez   de    fcandaleux  &  de 
Ipevnicieux  au  genre-hum.ain  ?  J'en  dis 
lautant  à  ceux  qui  m'accufent  d'avoir 
\àït  ce  qu  il  falloit  taire  &  d'avoir  voulu 
^troubler    l'ordre  pufelic  ;    imputation 
vague  de  tém.éraire  ,  avec  laquelle  ceux 

Fi, 


124  (Œuvres 

qui  ont  le  moins  réfléchi  fur  ce  qui  eH. 
utile  ou  nuifible  ,  indifpofent  d'un  mot 
le  public  crédule  contre  un  Auteur 
bien  intentionné.  Eft-ce  apprendre  au 
peuple  à  ne  rien  croire  que  le  rappeller 
à  la  véritable  foi  qu'il  oublie  ?  Eft-ce 
troubler  l'ordre  que  renvoyer  chacun 
aux  loix  de  Ton  pays  ?  Eft-ce  anéantir 
tous  les  cultes  que  borner  chaque  peu- 
ple au  fîen  ?  Eft-ce  ôter  celui  qu'on  a^ 
que  ne  vouloir  pas  qu'on  en  change  ? 
Eft-ce  fe  jouer  de  toute  Religion  ,  que 
refpedlertoutes  les  Religions?  Enfin  eft- 
il  donc  fi  effenciel  à  chacun  de  haïr  les 
autres ,  que ,  cette  haine  ôtée  ,  tout 
foit  ôté  ? 

Voilà  pourtant  ce  qu'on  perfuade 
au  peuple  quand  on  veut  lui  faire  pren 
dre  Ton  défenfeur  en  haine,  &  qu'on 
a  la  force  en  main.  Maintenant ,  hom- 
mes cruels,  vos  décrets,  vos  bûchers, 
vos  mandemens ,  vos  journaux  le  trou- 
blent &  l'abufent  fur  mon  compte.  If 
me  croit  un  monftre  fur  la  foi  de  vos 
clameurs  ;  mais  vos  clameurs  cefferont 
enfin;  mes  écrits  refteront  malgré  vous 
pour  votre  honte.  Les  Chrétiens? 
moins  prévenus  y  chercheront   avec! 


D  I  y  E  R  s  E  So  12^ 

furprife  les  horreurs  que  vous  préten- 
dez y  trouver  ;  ils  n'y  verront ,  avec  la 
morale  de  leur  Divin  maître ,  que  des 
leçons  de  paix  ,  de  concorde  &  de  cha- 
rité. Puiflent-ils  y  apprendre  à  être 
plus  juftes  que  leurs  Pères  î  PuifTent  les 
vertus  qu'ils  y  auront  prifes,  me  ven- 
ger un  jour  de  vos  maîédiétions  ! 

A  l'égard  des  objections  Tur  les  fec- 
tes  particulières  dans  lefquelles  l'Uni- 
vers efl  divifé  ;    que  ne   puis  -  je  leur 
donner  aflez  de  force  pour  rendre  cha- 
cun moins  entêté  de  la  fienne  &  moins 
ennemi  des  autres;  pour  porter  chaque 
homme  à  l'indulgence  ,  à  la  douceur  , 
par  cette  confidératioii  fi  frappante  & 
fi  naturelle  ,  que  s'il  fût  né  dans  un  au- 
tre pays ,  dans  une  autre  fedo  ,  il  pren- 
drait   infailliblement  pour  l'erreur  ce 
qu'il  prend  pour  la  vérité,  Se  pour  la 
vérité  ce  qu'il  prend  pour  l'erreur  !  Il 
importe    tant   aux    hom.mes    de  tenii: 
moins  aux  opinions  qui  les  divifent,' 
qu'à  celles  qui  les  unifient  !  &  au  con- 
traire ,  négligeant  ce  qu'ils  ont  de  com- 
mun ,  ils  s'acharnent  aux  fentimicns  par- 
ticuliers avec  une  efpece  de  ragej  ils 
tiennent  d'autant  plus  à  ces  fentimens 

F  iij 


12^  (B  u  r  R  E  S 

qu'ils  fembîent  moins  raifonnables ,  & 
chacun  voudroit   fuDpIéer  à  force  de 
confiance  à  l'autorité  que  la  raifon  re- 
fufe  à  Ton  parti.   Ainfi ,    d'accord  au 
fond  (ur  tout  ce  qui  nous  intéreffe,  & 
donc   on  ne  tient    aucun   compte  ,  on 
pade  la  vie  à  difputer,  à  chicaner  ^  à 
tourmenter,  à  periécuter,  à  fe  battre, 
pour  les  chofes  qu'on  entend  le  moins , 
&  qu'il  eft  le  moins  nécefTaire  d'enten- 
dre. On  entaOe  en  vain  de'cifîons  fur 
décifions  ;  on  plâtre  en  vain  leurs  con- 
tradiéiions  d\\n  jargon  inintelligible; 
on    trouve  chaque  jour  de  nouvelles 
quefîions  à   ré  oudre,  chaque  jour  de 
nouveaux   fujets   de    querelles  ;  parce 
que  chacune  do(3:rine  a  ces  branches  in- 
finies ,  &    que    chacun  ,   entêté   de  fa 
petite  idée,  croit  efienciel   ce  qui  ne 
l'efîroint,  &  néglige  l'effenciel  véri- 
table. Que  fi  on  leur  propofe  des  ob- 
jeélions  qu'ils  ne  peuvent  réfoudre  ,  ce 
qui ,  vu  l'échaliaudage  de  leurs  doélri- 
nés ,    devien:  plus    facile    de  jour   en 
jour  ,  ils    le  dépitent  comme  des   en- 
fans  ,  &:  parce  qu'ils  font  plus  attachés 
à  leur  parti ,  qu'à  la  vérité  ,  Ôc  qu'ils 
ont  plus  d'orgueil  qu2  de  bonne  -  foi,, 


Diverses.  127 

c'eft  fur  ce  qu'ils  peuvent  le  moins  prou- 
ver qu'ils  pardonnent  le  moins  quelque 
cloute. 

Ma  propre  hiftoire  caracflérife  mieux 
qu'aucune  autre  le  jugement  qu'on  doit 
porter  des  Chrétiens  d'aujourd'hui  : 
mais  comme  elle  en  dit  trop  pour  être 
crue  ,  peut-être  un  jour  f^ra-t-elle  por- 
ter un  jugement  tout  contraire  :  un  jour 
peut-être,  ce  qui  Fait  aujourd'hui  l'op- 
probre de  mxes  contemporams  ,  fera 
leur  gloire ,  &  les  fimiples  qui  lirort 
mo'i  Livre  ,  diront  avec  admiration  : 
queli  tems  angcliques  ce  dévoient  être 
que  ceux  où  un  tel  Livre  a  été  brûlé 
comme  im.pie  ,  &  fon  auteur  pourfuivi 
commxe  un  malfaiteur  !  fans  doute  alors 
tous  les  Ecrits  refpiroient  la  dévotion 
la  plus  fubiime,  &  la  terre  étoit  cou-, 
verte  de  Saints! 

Mais  d'autres  Livres  demeureront» 
On  faura,  par  exemple  ,  que  ce  même 
fiécle  a  produit  un  panégyrifle  de  la 
Saint-Barthélemi ,  François ,  &  ,  com- 
me on  peut  bien  croire  ,  homme  d'E- 
glife^fans  que,  ni  Parlement,  ni  Prélat 
ait  fongémême  à  lui  chercher  querelle. 
Alors  ,  en  comparant  la  m^orale  des 
deux  Livres ,  &  le  fort  des  deux  Au- 

r  IV 


I2S  ŒUP-  RES 

teurs  ,  on  pourra  changer  de  langage ,' 
^  tirer  une  autre  conclufion. 

Les  doctrines  abominables  font  cel- 
les qui  mènent  au  crime  ,  au  meurtre  , 
êc  qui  font  des  fanatiques.  Eh  î  qu'y  a- 
t'il  de  plus  abominable  au  monde  que 
de  mettre  l'injuftice  &  la  violence  en 
fyllème ,  &  de  les  faire  découler  de  la 
clémence  de  Dieu?  Je  m'abftiendrai 
d'entrer  ici  dans  un  parallèle  qui  pour- 
roit  vous  déplaire.  Convenez  feule- 
ment, Monfeigneur  ,  que  fi  la  France 
eût  profeffé  la  Religion  du  Prêtre  Sa- 
voyard ,  cette  Religion  fi  fim.ple  &  fi 
pure  ,  qui  fait  craindre  Dieu,  &  aimer 
les  hommes ,  des  fleuves  de  fang  n'euf- 
fent  point  (i  fouvent  inondé  les  champs 
François;  ce  peuple  fi  doux  &  fi  gai 
n'eût  point  étonné  les  autres  de  fes 
cruautés  dans  tant  de  perfécutions  &  de 
malfacres,  depuis  Tlnquifition  de  Tou- 
loufe  (/")  jufqu'à   la  Saint-Barthélemi , 


■  1 1— I  ail ■  m 


{r  ]  II  eft  vrai  que  Dominique,  Saint  E/pa» 
gnol  ,  y  eut  grande  part.  Le  Saint,  félon  un 
Ecrivain  tle  îcn  Ordre  ,  eut  Ja  charité,  prê- 
chant contre  les  Albigeois,  de  s'adjoindre  de  dé- 
votes perfonnes,  zélées  pour  la  foi ,  lef(^uelie« 


Diverses.  isp 

&  depuis  les  guerres  des  Albigeois  juf- 
qaaux  Dragonaces  ;  le  Confeiller  An- 
ne du  Eourg  n'eût  point  été  pendu 
pour  avoir  opiné  à  la  douceur  envers 
les  Réformés;  les  habitans  de  Merin- 
-dol  de  de  Cabrieres  n'euflent  point  été 
mis  à  mort  par  Arrêt  du  Parlement 
d'Aix,  &  fous  nos  yeux  l'innocent  Ca- 
las torturé  par  les  bourreaux  n'eût 
point  péri  fur  la  roue.  Prévenons  ,  à 
préfent,  Monfeigneur  ,  à  vos  cenfures 
ic  aux  raifons  fur   lefquelles  vous  les 

ndez» 

Ce  font  toujours  des  hommes,  dit  îe 
Vicaire ,  qui  nous  attellent  la  parole  de 
Dieu,  Ôc  qui  nous  l'atteftent    en  des 


priffent  le  (Gin  d^extirper  corporellerîient&  par 
ie  glaive  matériel  les  liéréri<ques  qu'il  n'au— 
roic  pu  vaincre  avec  le  glaive  de  la  parole  de 
Dieu.  Ob  charitacem  ,  fTs-àkans  contra  Albien— 
fes  fin  adjuîorîumfumjit  quafdam  àevotas  per-^ 
foius  y  celantes  pro  jide  ,  quœ  corporaliter  illos: 
h&reticoi  gladio  mareriali  expu^narent  ^^  quos- 
irfe  gladio  verbi  Dei  amputare  non  pojfeu 
Antoiîin.  in  Clifoa.  P.  ÎII.  tit.  2,3.  c.  14.  §.  2.». 
Cette  chaiité  ne  reffemble  guère  à  celle  du: 
Vicaire;  au  ^"  a- 1  elle  un  prix  bien  différente 
ÏAiiie:  foir  décréter  &  raucre   caiienifer  ce\âs: 


ijjo  Œuvres 

langues  qui  nous  font  inconnues.  Sou- 
vent ,  au  contraire  ,  nous  aurions  grand 
befoin  que  Dieu  nous  atteftât  îa  parole 
des  hommes  ;  il  efl:  bien  fur  ,  au  moins, 
qu'il  eût  pu  nous  donner  la  iienne  ,  fans 
fe  iervir  d'organes  fi  fufpe<fls.  Le  Vi- 
caire fe  plaint  qu'il  faille  tant  de  té- 
moignages humains  pour  certifier  la 
parole  Divine  :  que  dliommes  ,  dit-il ,. 
entre  DUu  ù'  moi  (/)  ! 

Vous  répondez.  Pour  que  cette  plainte 
fat  Jenpk  ^  M,  T.  C,  F\  ilfaudroit  pou-* 
voir  conclure  que  la  rérélaiion  eji  faujj'e 
dès  quelle  r^a  point  été  faite  à  chaque- 
homme  en  particulier  ;  il  faudroït  pou^ 
%^oir  dire  :  Dieu  ne  peut  exiger  de  moi  que 
je  croye  ce  quon  m^ajjure  quil  a  dit ,  dès^ 
que  ce  nefl  pas  dirt^emmt  a  moi  qu'ail  a. 
adrejfé  fa  parole  (  f  ) , 

Et  tout  au  contraire ,  cette  plainte 
n'eft  fenfée  qu'en  admettant  la  vérité 
de  la  Révélation.  Car  fi  vous  la  fuppofez 
fauffe,  quelle  plainte  avez-vous  à  faire, 
du  moyen  dont  Dieu  s'efl  fervi  >  puif- 


(/)  Emi'e ,.  Tome  Jîî  ,  j'dg.  141. 

U  )  Mandement  j  ia-^"". ,   pag.  ïi, ,  in-i?».^ 


Diverses.         131 

qu'il  ne  s'en  ait  fervi  d'aucun  ?  Voua 
doit-il  compte  des  tromperies  d'un  im- 
pofteur?  Quand  vous  vous  laiflez  du- 
per ,  c'efl:  votre  faute  &  non  pas  la  fien- 
ne.  Mais  lorfque  Dieu ,  maître  du  choix 
de  Tes  moyens  >  en  choifit  par  préféren- 
ce qui  exigent  de  notre  part  tant  de  fa- 
voir  &  de  11  profondes  difcuiîions ,  le 
Vicaire  a-t-il  tort  de  dire  :  »  Vo  ons 
35  toutefois  ',  examinons  ,  comparons  » 
^  vérifions.  O  R  Dieu  eût  daigné  mot 
^difpenfsrde  tout  ce  travail,  l'en  au- 
53  rois  -  je  fervi  de  moins  bon  cœur  > 

Monfeigneur,  votre  mineure  ell:  ad- 
mirable! il  faut  la  tranfcrire  ici  toute 
entière  ;  j'aime  à  rapporter  vos  propres 
termes ,  c'eft  ma  plus  grande  méchan- 
ceté. 

Alaiî  rCefi-ïl  donc  pas  une  infinité  de 
faits ,  même  antérieurs  à  celui  de  la  BJvé^ 
lation  Chrétienne  ^  dont  il  feroit  abfurde. 
de  Jouter?  Par  quelle  autre  voie  que  celle 
deî  témoignages  -  humaines  ?  Auteur  lui-^ 
mime  a-t-il  donc  connu  cette  Sparte  > 
leitei  Jthène^  cette  Rome  dont  il  vante  fi 


(u)  Faille»  LÏÏifiiq^r.à, 


132  (E  CI  V  R  E  s 

4  fouvent  ^  avec  tant  d^ajjurance  les  ïoîx, 
les  mœurs,  êr  les  héros?  Que  dliommes 
entre  lui  &"  les  Hifloriens  qui  ont  conCer-- 
ve  la  mémoire  de  ces  evenemens  ! 

Si  la  matière  étoit  mains  grave  & 
que  j'euffe  moins  de  refped:  pour  vous,, 
cette  manière  de  raifonner  me  four- 
niroit  peut-être  l'occafion  d'égayer  un 
peu  mes  Leâ:eurs;mais  à  Dieu  ne  plaife 
que  j'oublie  le  ton  qui  convient  au 
fujet  que  je  traite  ,  &  à  l'homme  à  qui 
je  parle.  Au  rifque  d^étre  plat  dans  mia 
réponfe ,  il  me  fuffit  de  montrer  que 
vous  vous  trompez. 

Conlidérez  donc,  de  grâce ,  qu^il  eft 
tout-à-fait  dans  l'ordre  que  des  faits 
humains  foient  atteftés  par  des  té- 
.  moignages  humains.  Ils  ne  peuvent  l'ê- 
tre par  nulle  autre  voie  ;  je  ne  puis. 
fâvoir  que  Sparte  &  Rome  ontexifté,, 
que  parce  que  des  Auteurs  contem- 
porains me  le  dlfent ,  &  entre  moi  & 
un  autre  homme  qui  a  vécu  loin  de 
moi  y  il  faut  nécefTairement  des  inter- 
médiaires :  mais  pourquoi  en  faut-iî 
entre  Dieu  &  moi  >  &  pourquoi  ea 
faut-il  de  fi  éîc^ignés  3  qui  en  ont  be* 
fuin  de  tant  d'autres  ?  Eft-il  (impie  » 
ellil  naturel  que  Dieu  ait  été  cliex- 


Diverses.        13  ? 

cher  MoiTe  pour  parler  à  Jean  Jacques 
Roufîeau  ? 

D'ailleurs  nul  n'efl  obligé  fous  peine 
de  damnation  de  croire  que  Sparte  ait 
exifté  ;  nul,  pour  en  avoir  douté,  ne  fera 
dévoré  des  flammes  éternelies.  Tout 
fait  dont  nous  ne  fommes  pas  les  té- 
moins, n'eil  établi  pour  nous  que  fur 
des  preuves  morales  ,  &  toute  preuve 
morale  eft  fufceptible  de  plus  &  de 
moins.  Croirai-je  que  la  juftice  Divine 
me  précipite  à  jamiais  dans  l'enfer ,  uni- 
quement pour  n'avoir  pas  fu  marquer 
bien  exaCtemiCnt  le  point  ou  uns  telle 
preuve  devient  invincible  ? 

S'il  y  a  dans  te  monde  une  hiftoire 
atteftée  ,  c^eft  celle  des  Wampirs.  Rieiî 
n'y  manque  ;  procès  verbaux  ,  cer- 
tificats de  Notables  >  de  Chirurgiens  a 
de  Curés  ,  de  Magiftrats.  La  preuve 
juridique  efl:  des  plus  compkttes.  Avec 
cela  5  qui  eft-ce  qui  croit  aux  Wampirs  ^ 
Serons-nous  tous  damaés  pour  n'y  avok 
pas  cru  ? 

Quelque  attelles  que  foient ,  au  gré 
même  de  l'incrédule  Cicéron  ,  plu- 
fleurs  Ûqs  prodiges  rapportés  par  Tite- 
Live  ,  je  les  regarde  comme  autant  de 
fables  ^  ^  fûremeat  je  ne  fuis  pus  l^ 


'134  (E  u  r  R  E  s 

feuL  Mon  expérience  confiante  3c  celle 
de  tous  les  hommes  efl  plus  forte  en 
ceci  que  le  témoignage  de  quelques- 
uns.  Si  Sparte  &  Rome  ont  été  des 
prodiges  elles  mêmes  ,  c'étoient  des 
prodiges  dans  le  genre  moral  ;  8c  comme 
on  s'abuferoit  en  Laponie  de  fixer  à 
quatre  pieds  la  flature  naturelle  de 
l'homme  ,  on  ne  s'abuferoit  uas  moins 
parmi  nous  de  fixer  la  mefure  des  âmes 
hum.aines  fur  celle  des  gens  que  Ton 
voit  autour  de  foi. 

Vous  vous  fouviendrez  ,  s'il  vous 
plaît  ,  que  je  continue  ici  d'examiner 
vos  ralfonnemens  en  eux-mêmes  »  fans 
ioutenir  ceux  que  vous  attaquez.  Après 
ce  mémoratif  néceffaire  ,  je  me  per- 
mettrai fur  votre  manière  d'argumenter 
encore  une  (uppofition. 

Un  habitant  de  la  rue  St.  Jacques 
vient  tenir  ce  difcours  à  Morifieur  l'Ar^ 
ehevêque  de  Paris.  3>  Monfeigneuf  ,  je 
»  fais  que  vous  ne  croyez  ni  à  la  béa* 
»  titude  de  Saint  François  Paris,  ni  aux 
35  miracles  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'opérer 
2o  en  public  fur  fa  tombe  ,  à  la  vue  de- 
»  la  Ville  du  monde  la  plus  éclairée: 
3D  &  la  plus  nombreufe.  Mais^je  crois 
a>  dtîVQii:  Yom  atteller  qiiû  je  vieos  d^ 


-D'  I  r  E  a'  s  E  's:         î  ^  f 

^  voir  reiTufciter  le  Saint  en  perfonna 
y>  dans  le  lieu  où.  Ces  os  ont  été  dé- 
»  pofés.  » 

L'homme  de  la  rue  Saint-Jacques 
ajoute  à  cela  le  détail  de  toutes  les  cir-* 
conftances  qui  peuvent  frapper  le  ipec- 
tateur  d'un  pareil  fait.  Je  fiiis  perfuadé  w 
qu'à  l'ouie  de  cette  nouvelle  ,  avant  de 
vous  expliquer  fur  la  foi  que  vous  y 
ajoutez  ,  vous  commencerez  par  inter^ 
roger  celui  qui  l'actefte  ,  fur  fon  état  >. 
fur  fes  fentimens ,  lur  fon  Confeffeur  ^. 
fur  d'autres  articles  femhîables;  &  lorf^ 
qu'à  fon  air  comm:e  à  fes  difcours  vous^ 
aurez  compris  que  c'e/l:  un  pauvre  Ou- 
vrier ,  &  que  ,  n'ayant  point  à  vous^ 
montrer  de  billet  de  confeflion ,  il  vous- 
confirmera  dans  l'opinion  qu'il  eft  Jan- 
fénifte  ;  »  Ah  î  ah  !  «  lui  direz- vous  d'ua 
air  railleur  ;  53  vous-étes  convuHion- 
»  naire  ,  &  vous  avez  vu  reiTufciter- 
X  Saint  Paris  ?  Cela  n'eft  pas  fort  éton- 
33  nant  ;  vous  avez  tant  vu  d'autres 
»  merveilles  î  fc 

Toujours  dans  ma  fuppoiîtion  ,  fans 
doute  il  iniiflera  :.  il  vous  dira  qu'il  n'a 
poiat  vii  feui  le  miracle  j  qu'ii  avoie 
deux  ou  trois  perfojinêS  avee  îui  qnï 


t^6  Œuvres 

ont'vû  la  même  chofe ,  &  que  d'autres 
à  qui  il  l'a  voulu  raconter  dilent  l'avoir 
auiîi  vu  eux-mêmes.  Là-defTus  vous 
demanderez  fi  tous  ces  témoins  étoient 
Janféniftçs  ?  »  Oui  ,  Monfeigneur ,  a 
33  dira-t-il  :  ^o  mais  n'importe  ;  ils  font 
Ift.  53  en  nombre  fuffifant ,  gens  de  bonnes 
»  mœurs  ,  de  bon  fens  ,  &  non  reçu- 
3»  fables  ;  la  preuve  eft  complette ,  ôc 
V  rien  ne  manque  à  notre  déclaration; 
»  pour  conflater  la  vérité  du  fait.  « 

D'autres  Evêques  moins  charitables 
enverraient  chercher  un  Commiffaire 
&  lui  configneroient  le  bon-hommie- 
honoré  de  la  vifion  gîorieufe  ,  pour  en 
aller  rendre  grâce  à  Dieu  aux  petites- 
maifons.  Pour  vous  ,  Monfeigneur  ». 
plus  humain  ,  mais  non  plus  crédule  >, 
sprès  une  grave  réprimande  vous  vous 
contenterez  de  lui  dire  :  ^  je  fais  que 
30  deux  ou  trois  témoins ,  honnêtes  gens 
30  3c  de  bon  fens  ,  peuvent  attefter  la 
3?  vie  ou  la  mort  d'un  homme  ;  mais 
s>  je  ne  fais  pas  encore  combien  il  em 
2>  faut  pour  conftater  la  réfurrediort 
30  d'un  Janfénifle.  En  attendant  que  je- 
-p  l'apprenne  y  allez  ^  mon  enfant ,  ta- 
^  ther  ds  fortifier  YÔtre  cerveau  creox^ 


Diverses.        i  j7 

»  Je  vous  difpenfe  du  jeûne,  &  voilà 
»  de  quoi  vous  faire  de  bon  bouil- 
»  Ion.  tf 

C'efl:  à-peu-près  ,  Monfeîgneur  ,  ce 
que  vous  diriez  ,  &  ce  que  diroit  tout 
autre  homme  fage  à  votre  place.  D'où 
je  concluds  que  ,  même  félon  vous ,  & 
félon  tout  autre  homme  fage  ,  les  preu- 
ves morales  fuffifantes  pour  conftater 
les  faits  qui  font  dans  l'ordre  des  pot- 
fibilités  morales  ,  ne  ^ffifent  plus  pour 
conflater  des  faits  d'un  autre  ordre  & 
purement  furnatureîs  :  fur  quoi  je  vous 
laifie  juger  vous-même  de  la  juftelTe  de 
votre  comparaifon. 

Voici  pourtant  la  concîufion  triom- 
phante que  vous  en  tirez  contre  moi» 
Son  fceptlcifme  n^e/î  donc  ici  fondé  que 
fur  r intérêt  de  fan  incrédulité  (x).  Mon- 
feigneur  ,  fi  jamais  elle  me  procure  un 
Evêché  de  cent  mille-livres  de  rente, 
vous  pourrez  parler  de  l'intérêt  de  mon 
incrédulité. 

Continuons  maintenant  à  vous  tranf^ 
5  crire  ,  en  prenant  feulement  la  liberté 


^1 


[x]  Mandement,  in-4*'.  >. pag.  12. ,  in- 11.  i 


1  3  s  (OUVRES 

de  reflituer  au  befoin  les  pafTages  de 
mon  Livre  que  vous  tronquez. 

»  Qu'un  homme ,  ajoLUc-t-U  plus  loin, 
»  vienne  nous  tenir  ce  îangag^e:  Mor- 
»  tels  ,  je  vous  annonce  les  volontés  du 
35  Très-FIaut;  reconnoiflTez  à  ma  voix 
30  celui  qui  m'envoie.  J'ordonne  au 
00  Soleil  de  changer  Ton  cours  ,  aux 
y>  étoiles  de  former  un  autre  arrange- 
ai ment,  aux  montagnes  de  s'applanir, 
33  aux  flots  de  «-'élever  ,  à  la  terre  de 
3>  prendre  un  autre  afped:  :  à  ces  mer- 
■33  veilles  qui  ne  reconnoitra  pas  à  l'inf- 
35  tant  le  Maître  de  la  nature  ?  '^  Qui 
ne  croirait  ^  M,  T^  C.  F.  ^  que  celui  qui 
s^exprlme  de  Iq,  forte  ne  chmande  qui 
voir  des  miracles  pour  être  Chrétien  f 

Bien  plus  que  cela  ,  Monfeigneur  ; 
puifque  je  n'ai  pas  même  befoin  des 
miracles  pour  être  Chrétien. 

Ecoute'^  toute-fois  ,  ce  quil  ajoure  : 
30  Refl:e  enfin, dit-il,  l'examen  le  plus 
3>  important  dans  la  doctrine  annoncée; 
»  car  puifque  ceux  qui  difent  que  Dieu 
»  fait  ici-bas  des  miracles ,  prétendent 
»  que  le  Diable  les  imite  quelquefois, 
»  avec  les  prodiges  les  mieux  confta- 
»  tés ,  nous  ne  fommes  pas  plus  avan- 
»  ces  qu'auparavant,  ik  puifque  les  Ma- 


Diverses.         13$ 

»  giciens  de  Pharaon  o^olent ,  en  pfé- 
»  iencc  même  de  MoiTe  ,  faire  les  mê.- 
»  mes  (ignes  qu'il  faifoit  par  l'ordre 
»  exprès  de  Dieu  ,  pourquoi  dans  Ton 
»  abfence  n'euiTent  -ils  pas ,  aux  mêmes 
»  titres ,  prérendu  la  même  autorité  ? 
»  Ainfi  donc  ,  après  avoir  prouvé  la 
p»  doctrine  par  le  miracle,  il  Faut  prou- 
»  ver  le  miracle  par  la  do(î:i:rine  ,  de 
»  peur  de  prendre  Tccuvre  du  Démon 
35  pour  l'œuvre  de  Dieu  (y  ).  Que  iajre 
»  en  pareil  cas  pour  éviter  le  dialèle  ? 
»  Une  feule  chofe  ;  revenir  au  raifon- 
»  nement  ,  &  laiîTer-là  les  miracles. 
33  Mieux  eût  valu  n'y  pas  recourir,  a 

C^eji  dirs  ;  quon  me  momre  des 
miracles  ,  e/  je  croirai.  Oui  ,  l\Ion- 
f^igneur  ,  c'ell  dire  ;  qu'on  me  montre 
des  miracles  &  je  croirai  aux  miracîeSa 
Oejl:  dire  j  quon  me  montre  des  mi" 
racles  ,  Gr  je  refu ferai  encore  de  croire. 
Oui ,  Moafeigneur  ,  c'eft  dire ,  félon 


(  )')  Jv  fjis  forcé  de  confondre  ici  la  note, 
avec  le  texte  ,  â  l'imitation  de  M.  de  Beaumont. 
Le  Ledeur  pourra  confultcr  l'un  &  l'autre- 
dans  le  Livre  même,   [orne  îlîy  fa-,  14;  6*. 


140  Œuvres 

le  précepte  même  de  Moïfe  ({)  ;  qu'on 
me  montre  des  miracles ,  &  je  refuferai 
encore  de  croire  une  dodrine  abiurde 
&  déraifonnable  qu'on  voudrolt  étayer 
par  eux.  Je  croirois  plutôt  à  la  magie 
que  de  reconnoître  la  voix  de  Dieu 
dans  des  leçons  contre  la  raifon. 

J'ai  dit  que  c'étoit-ià  du  bon  fens  le 
plus  fimple  ,  qu'on  n'obfcurciroit  qu'a^ 
vec  des  diftindions  tout  au  moins  très*» 
fubtiles  :  c'ell:  encore  une  de  mes  pré- 
didions  5  en  voici  raccomplilTement. 

Quand  une  doBrlne  eft  reconnue  vraie ^ 
divine  ,  fondée  fur  une  révélation  cer^ 
taine  ^  on  s'en  fen  pour  juger  des  mi^ 
racles  j  c' eft- à- dire  ,  pour  rejetter  les  pré* 
tendus  prodi>{erS  que  des  impoflcurs  rou-^ 
droient  oppofer  à  cette  do^rine,  Qiiand 
il  s'agit  d'aune  docirine  nouvelle  qu^on 
annonce  comme  émanée  du  fein  de  Dieu  > 
les  mirachs  font  produits  en  preuves  ; 
d*ejî-à'dire  j  que  celui  qui  prend  la  qua- 
lité  d^ Envoyé  du  Très- Haut  ,  confirma 
fa  Miffon  ^  fa  prédication  par  des  mi- 
racles qui  font  le  témoignage  mhne  de 
la  Divinité»  Ainfi  la  d.oHrine  G^  les  mi^ 


■aMSBaoaat 


il)  Deutcronome,  cap,  XÎIL 


Diverses.        141 

racles  font  des  argumens  reiptElifs  dont 
on  fait  ufage  ,  jelon  les  divers  points  de 
Plie  où  ion  fe  place  dans  Vétude  &* 
dans  Venfeignement  de  la  Religion»  Il 
ne  fe  trouve-la  ,  ni  abus  du  raifonne^ 
ment  ^  m  fophifme  ridicule  ,  ni  cercle 
vicieux  (  a). 

Le  Ledeur  en  jugera.  Pour  moi  je 
n'ajouterai  pas  un  leul  mot.  J'ai  quel- 
quefois répondu  ci- devant  avec  mes 
paflages  ;  mais  c'eft  avec  le  vôtre  que 
je  veux  vous  répondre  ici. 

Où  eft  donc  ,  M.  T.  C.  F.  ^  la  honne^ 
foi  philofophique  dont  fe  pare  cet  Ecri- 
vain ? 

Monfeigneur ,  je  ne  me  fuis  jamais 
piqué  d'une  bonne-foi  philofophique; 
car  je  n'en  connois  pas  de  telle.  Je  n'ofe 
même  plus  trop  parler  de  la  bonne-foi 
Chrétienne  ,  depuis  que  les  foi-difans 
Chrétiens  de  nos  jours  trouvent  lî 
mauvais  qu'on  ne  fupprime  pas  les  ob- 
jedions  qui  les  embarrafTent.  Mais  pour 
la  bonne-foi  pure  &  fimple ,  je  demande 
laquelle  de  la  mienne  ou  de  la  vôtre 
eft  la  plus  facile  à  trouver  ici  ? 

{a)  Mandement  y  in-4^.  ,pag.  I3.,in-I2|, 
p  ag.  xxiij. 


■î42  (S  U  V  R  E  S 

Plus  j'avance  ,  plus  les  points  à  trai- 
ter deviennent  intéreifans.  II  faut  donc 
continuer  à  vous  tranfcrire.  Je  voudrois 
dans  des  difcudions  de  cette  importance 
ne  pas  omjettre  un  de  vos  mots. 

On   cïoïroit   qu  après  les  plus  grands' 
efforts  pour    décréditer  les  témoignages' 
humains  qui  atteftent  la  révélation  Chré- 
tienne ,  le  même  Auteur  y  défère  cepen- 
dant de  la  manière  la  plus  pojitive  ,  la 
plus  folewnelle. 

On  auroit  raifon  ,  fans  doute  ,  puif- 
que  je  tiens  pour  révélée  toute  doc- 
trine où  je  reconnois  refprit  de  Dieu, 
Il  faut  feulement  ôter  l'amphibolocrie 
■de  votre  phrafe  ;  car  fi  le  verbe  re- 
latif jy  défère  fe  rapporte  à  la  Révélation 
Chrétienne  ,  vous   avez  raifon  ;  mais 
s'il  fe  rapporte  aux  témoignages  hu- 
mains, vous  avez  tort.  Quoi  qu'il  en 
foit ,  je  prends  acî:e  de  votre  témoignage 
contre  ceux  qui  ofent  dire  que  je  re- 
jette toute  révélation  ;  comme  fi  c'é- 
toit   rejetter  une  dodrine   que   de  la 
reconnoître  fujette  à  des  difficultés  in- 
foiubles  à  l'efprit  hurqain  ;  comme  fi 
c'étoit  la  rejetter  que  ne  pas  l'admettre 
vfur  le  témoignage  des  hommes  ,  lorf- 
qu'on  a  d'autres  preuves  équivalentes 


Diverses,         143 

ou  fupérieures  qui  àiCpenfent  de  celle- 
là  ?  Il  eft  vrai  que  vous  dites  condition- 
nellement ,  on  croiroit  ^  mais  on  croiroit 
fignifie  on  croit ,  lorfque  la  raifoii  d'ex- 
ception pour  ne  pas  croire  fe  réduit  à 
rien  ,  comme  on  verra  ci-après  de  la 
vôtre.  Commençons  par  la  preuve  af- 
firmative. 

Il  Jaiit  pour  vous  en  convaincre  ,  M, 
7\  C  F.  ù"  en  mtme  terns  pour  vous 
édijïer  ^  mettra  fous  vos  yeux  cet  endroit 
de  (on  ouvrage^  »  J'avoue  que  la  ma- 
35  jefté  des  Ecritures  m'étonne  ;  la 
33  lalnteté  de  l'Evangile  (  b  )  parle  à 
35  mon  cœur.  Voyez  les  Livres  des 
35  PhilofopheSjavec  toute  leur  pompe; 
»  qu'ils  font  petits  près  de  celui-là  ! 
y^  Se  peut-il  qu'un  Livre  à  la  fois  fi 
35  fublime  &  fi  fimple  foit  Touvrage 


(Jb)  La  négligence  avec  laquelle  M.  de  Beau- 
mont  me  cranfcric  lui  a  fait  faire  ici  deux  chan- 
gemens  dans  une  ligne.  II  a  mis  ,  la  majeJU  de 
VEcrirure,  au  lieu  de  ,  la  majejlé  des  Ecritures^ 
,  &  il  a  mis,  la  fainteté  de  V  Ecriture  ^  au  lieu 
\  àt ,  la  fainteté  de  l'Evangile.  Ce  nVil:  pas  ,à 
I  la  vérité  ,  me  faire  dire  des  héréfîes  ;  mais  c'eft 
i  *ne  faire  parler  bien  niaifement. 


:^I4  Π zr  V  R  E  s 

35  des  hommes  >  Se  peut-ii  que  celui 
3>  dont  il  fait  l'hiftoire  ne  foit  qu'un 
»  homme  lui-même?  Eft-ce  là  le  ton 
»  d'un  enthoufiafte  ou  d'un  ambitieux 
30  fedlaire  ?  Quelle  douceur  ,  quelle  pu^ 
»  reté  dans  fes  mœurs  !  quelle  gracê 
a»  touchante  dans  fes  inilrudions  ! 
»  quelle  élévation  dans  fes  maximes  ! 
ao  quelle  profonde  fageffe  dans  fes  dif- 
»  cours  !  quelle  préfence  d'efprit  , 
»  quelle  finefTe  de  quelle  judefle  dans 
»  fes  réponfes  !  quel  empire  fur  fes 
»  pafiions  !  Où  efl:  l'homme  ,  où  eft  là 
»  Sage  qui  fait  agir ,  fouffrir  &  mourir 
a»  fans  foiblefle  &  fans  oftentation  (c)  ? 
»  Quand  Platon  peint  fon  jufte  ima- 
»  ginaire  couvert  de  tout  J'opprobre 


ifc" 


(c)  Je  remplis,  félon  ma  cuutume,  les  la- 
cunes faites  par  M.  de  Beaumont;  non  qu'ab- 
folument  celles  qu'il  fait  ici  foient  infîdieufcs , 
comme  en  d'autres  endroits  ;  mais  parce  que  le 
défaut  de  fuite  &  de  liaifon  afFoiblit  le  palTage 
quand  il  eft  tronqué  ;  &c  auiïî  parce  que  mes  per» 
fécuteurs  fupprimant  avec  foin  tout  ce  que  fai 
dit  de  fi  bon  cœur  en  faveur  de  la  Religion , 
il  eft  bon  de  le  rétablir  à  mefure  que  Tocca- 
fion  s*en  trouve. 

»  du 


Divers  es;  14 j 

»  du  crime  ,  Se  digne  de  tous  les  prix 
de  la  vertu ,  il  peint  trait  pour  trait 
Jéfus  Chrift  :  la  reflemblance  eil:  Cl 
frappante  que  tous  les  Pères  l'ont 
fentie ,  &  qu'il  n'efi:  pas  poflible  de 
s'y  tromper.  Quels  préjugés  ,  quel 
aveuglement  ne  faut-il  point  avoir 
»  pour  ofer  Comparer  le  fils  de  So- 
39  phronifque  au  fils  d^  Marie  ?  Quelle 
»  diftance  de  l'un  à  l'autre  !  Socrate 
»  mourant  fans  douleurs  ,  fans  igno- 
3»  minie ,  foutint  aifémant  jufqu'au  bout 
a>  fon  perfonnage  ,  &  fî  cette  facile 
»  mort  n'eût  honoré  fa  vie  ,  on  doute- 
»  roit  fi  Socrate  ,  avec  tout  fon  efprit  r 
i>  fut  autre  chofe  qu'un  Sophifte.  II 
»  inventa  ,  dit-on  ,  la  morale.  D'autres 
*  avant  lui  l'avoient  mife  en  pratique  ; 
»  il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils  avoient 
»  fait  ,  il  ne  fit  que  mettre  en  leçon? 
»  leurs  exemples.  Arifl:ide  avoit  été 
»  jufte  avant  que  Socrate  eût  dit  ce 
»  que  c'étoit  que  juftice  ;  Léonidas 
»  étoit  m.ort  pour  fon  pays  avant  que 
»  Socrate  eût  fait  un  devoir  d'aimer 
?»  la  patrie  ;  Sparte  étoIt  fobre  avant 
»  que  Socrate  eût  loué  la  fobriété  : 
»  avant  qu'il  eût  défini  la  vertu ,  Sparte 
Tome  VL  G 


14^  (S  u  r  R  E  s 

3>  abondoit  en  hommes  vertueux.  Maî« 
3t>  où  Jéfus  avoit-il  pris  parmi  les  fiens 
»  cette  morale  élevée  &  pure  ,  dont 
»  lui  feul  a  donné  les  leçons  &  l'exem- 
a>  pie  ?  Du  fein  du  plus  furieux  fanatif 
»  me  la  plus  haute  fagefTe  fe  fit  enten- 
30  dre  ,  &  la  Simplicité  des  plus  hé- 
»  roïques  vertus  honora  le  plus  vil  de 
30  tous  les  Peuples.  La  mort  de  Socrate 
3»  phiîofophant  tranquillement  avec  fes 
»  amis  ,  eft  la  plus  douce  qu'on  puifTe 
30  defirer  ;  celle  de  Jéfus  expirant  dans 
»  les^  tourmens ,  iniurié ,  raillé ,  maudit 
30  de  tout  un  Peuple  ,  eft  la  plus  hor- 
»  rible  qu'on  puiile  craindre.  Socrata 
3>  prenant  la  coupe  empoifonnée  bénit 
35  celui  qui  la  lui  préfenre  &  qui  pleure* 
a  Jéfus  ,  au  milieu  d'un  fupplice  af- 
»  freux,  prie  pour  fes  bourreaux achar-t 
35  nés.  Oui  ,  fi  la  vie  &  la  mort  de  So 
35  crate  font  d'un  Sage  ,  la  vie  &  la 
35  mort  de  Jéfus  font  d'un  Dieu.  Di** 
35  rons-nous  que  l'hiftoire  de  l'£van,3;ile 
t>  eft  inventée  à  plaifir?Non  ;  ce  n'eft 
95  pas  ainfi  qu'on  invente  ,  &  les  faits 
>5  de  Socrate,  dont  perfonne  ne  doute, 
>5  font  moins  arteftés  que  ceux  de 
»  Jéfus-Chrift.  Au  fond  c'eft  reculer 


^■' 


}'? 


DlVEUSESo  147 

»  la  difficulté  fans  la  détruire.  Il  feroic, 
??  plus  inconcevable  que  plufieurshoni' 
»3  mes  d'accord  euflent  fabriqué  ce  Li- 
aj  vre  ,  qu'il  ne  Tefl:  qu'un  feul  en  ait 
w  fourni  le  fujct.  Jamais  des  Auteurs 
93  Juifs  n'euffent  trouvé  ni  ce  too  ni 
»:>  cette  morale  ,  &  l'Evangile  a  des 
!)5  caraârères  de  vérité  fi  grands ,  fi  frap- 
a»  pans ,  fi  parfaitement  inimitables,  que 
?3  l'inventeur  en  feroit  plus  étonnant 
~p  que  le  Héros  (  d  )  «. 
:  (e)  Il  feroit  difficile  ,  M.  T.  C.  F.  ^ 
ife  rendre  un  plus  bel  hommage  â  Vau- 
thenticité  de  l^ Evangile,  Je  vous  fais  gré, 
Monfeigneur  ,  de  cet  aveu  ;  c'eft.une 
injuftice  que  vous  avez  de  moins  que 
les  autres.  Venons  maintenant  à  U 
preuve  négative  qui  vous  fait  dire  on 
croiroit ,  au-lieu  d'o/z  croit» 

Cependant  ï Auteur  ne  la  croit  quen 
conféquence  des  témoignages  humains. 
Vous  vous  trompez  ,  Monfeigneur  ;  je 
la  reconnois  en  conféquence  de  l'E- 
vangile &  de  la  fublimité  que  j'y  vois. 


{d)  Emile ,  Tom.  lîî  ,  pag.  179.  &  fuiv. 
(e)  Mandcm.nt ,  in-^*'.,  pag.  14.,  in-ii,' 
j)ag.  XXV. 


Gîj 


14S  (S  u  y  R  E  s 

fans  qu'on  me  l'attefte.  Je  n'ai  pas  be- 
foin  qu'on  m'affirme  qu'il  y  a  un  Evan- 
gile lorfque  je  le  tiens.  Ce  font  toujours 
des  hommes  qui  lui  rapportent  ce  que 
à^ autres  hommes  ont  rapporté.  Eh  !  point 
du  tout  ;  on  ne  me  rapporte  point  que 
l'Evangile  exifte  :  je  le  vois  de  mes 
propres  yeux  ,  &  quand  tout  l'Univers 
me  foutiendroit  qu'il  n'exifte  pas  ,  je 
faurois  très-bien  que  tout  l'Univers 
ment  ,  ou  fe  trompe.  Qiie  d'hommes 
entre  Dieu  ù'  lui  ?  Pas  un  feul.  L'E- 
vangile eft  la  pièce  qui  décide ,  &  cette 
pièce  eft  entre  mes  mains.  De  quelque 
manière  qu'elle  y  foit  venue,  &  quelque 
Auteur  qui  l'ait  écrite  ,  j'y  reconnois 
i'efprit  Divin  :  cela  eft  immédiat  au- 
tant qu'il  peut  l'être  ;  il  n'y  a  point 
d'hommes  entre  cette  preuve  &  moi  ; 
6c  dans  le  fens  ou  il  y  en  auroit ,  Thif 
torique  de  ce  Saint-Livre  ,  de  fes  Au- 
teurs ,  du  tems  où  il  a  été  compofé, 
&c.  rentre  dans  les  difcuflions  de  cri-i 
tique  où  la  preuve  morale  eft  admife. 
Telle  eft  la  réponfe  du  Vicaire  Sa-| 
voyard. 

Le  voilà  donc  bien  évidemment  en\ 
contradifiion  avec  lui  même  ;  le  voilâ\ 
confondu  par  fes  propres  aveux.  Je  vous 


Diverses.  1 4P 

lalHe  jouir  de  toute  ma  confufion.  Par 
quel  étrange  aveuglement  a-t-ii  donc  pu 
ajouter  ?  »  Avec  tout  cela  ce  même 
^  Evangile  eft  plein  de  chofes  incroya- 
35  blés  ,  de  chofes  qui  répugnent  à  la 
»  raifon  ,  &  qu'il  eft  impolîibîe  à  tout 
»  homme  fenfe  de  concevoir  ni  d'ad- 
^  mettre.  Que  faire  au  milieu  de  toutes 
»  ces  contradidions  ?  Etre  toujours 
^  modefte  &  circonfpeâ  ;  refpeder  en 
»  filence  (/)  ce  qu'on  ne  fauroit  ni 


(  /  )  Pour  que  les  hommes  s^impofent  ce 
refpeft  &  ce  (îlence  ,  il  faut  que  quelqu'un  leur 
dife  une  fois  les  raifons  d'en  ufer  ainfî  Celui 
qui  connoîc  ces  railons  peut  les  dire  :  mais  ceux 
Qui  cenfurent  &  n'en  di(ent  point  ,  pourroienc 
fe  taire.  Parler  au  Public  auec  franchife  ,  avec 
fermeté  efl  un  droit  commun  â  tous  les  hom- 
mes, &  même  un  devoir  en  toutes  chofe  utile  : 
mais  il  n'eftguères  permis  à  un  particulier  d'en 
cenfurer  publiquement  un  autre  :  c'efl:  s'attri- 
buer une  trop  grande  fupériorité  de  vertus,  de 
talens  ,  de  lumières.  Voilà  pourquoi  je  ne  me 
fuis  jamais  ingéré  de  critiquer  ni  réprimander 
perfonne.  J'ai  dit  a  mon  fîecle  èts  vérités  du- 
res ,  mais  je  n'en  ai  dit  à  aucun  en  particulier, 
&  s'il  m'eit  arrivé  d'attaquer  &  nommer  quel- 
ques Livres ,  je  n'ai  jamais  parlé  des  Auteurs 
vivans  qu'avec  toute  forte  de  bienféancc  & 
d'égards.   On    voit  comment  ils  me  les  ren-; 


G. . . 


lyo  dE  u  V  R  E  s 

»  rejetter  ni  comprendre, &  s'humîllef 
*  devant  le  Grand  Etre  qui  feul  fait  la 
33  vérité..  Voilà  le  fcepticifme  invo- 
35  lontaire  où  je  fuis  refte.  Mais  le 
fcepticifme  ,  M.  ï,  (  .  F.  ,  peut-il  donc 
être  inv^ontaire  ,  lofqu  on  refufe  de  fe 
foumetire  à  la  dodnne  d'un  Livre  qui 
ne  fauroit  être  inventé  par  tes  hommes  ^ 
îorjque  ce  Livre  porte  des  caraSlères  de 
vérité  f  grands  jfi  frappans  ^fi  parfais 
tement  inimitables  ,  que  l^inventeur  en 
feroit  plus  étonnant  que  le  Héros  ?  Ocji 
bien  ici  quon  peut  dire  que  Viniquité  a 
menti  contre  elle-mtme  (g)- 

Monfeigneur  ,  vous  me  taxez  d^ini- 
qulté  fans  fujet  ;  vous  m'imputez  fou» 
vent  des  menfonges  &  vous  n'en  mon- 
trez aucun.  Je  m'impofe  avec  vous  une 
maxime  contraire  ,  3c  j'ai  quelquefois 
lieu  d'en  ufer. 

Le  fcepticifme  du  Vicaire  eft  in- 
volontaire par  la  raifon  même  qui  vous 


tient.  Il  me  fcmble  que  tous  ces  Meiîîeurs  qui 
le  mettent  fi  fièrement  en  avant  pour  m'en- 
feigner  Thumilité,  trouvent  la  leçon  meilleure 
à  donner  qu'à  fuivre. 

{g  )  Mandement ,  ia-4''. ,  pag.  14. ,  in-12, , 
pag.  xxvj. 


Diverses:        i  f  i 

fait  nier  qu'il  le  foit.  Sur  les  foibleS 
autorités  qu'on  veut  donner  à  l'Evan- 
gile ,   il  le  rejetteroit  par  les  raifons 
déduites  auparavant  ,  ii  l'elprit  Divin 
qui   brille  dans  la  morale   &  dans  I3 
doéèrine  de  ce  Livre  ne    lui  rendoic 
toute  la  force  qui  manque  au  témoignage 
des  hommes  fur  un  tel  point.  Il  admet 
donc  ce   Livre  Sacré  avec  toutes  les 
chofes  admirables  qu'il  renferme  &  que 
l'eiprit  humain   peut  entendre  ;  mais 
quant  aux  chofes  incroyables  qu'il  y 
troMwe ,  ^efquelUs  répugnent  à  fa  raifon, 
(f  qu'il  efl  impojjible  à  tout  homme  Jenfé 
de  concevoir  ni  d'admettre  ,  il  les  ref^ 
pe5ie  en  (ilence  fans  les  comprendre  ni 
les  rcjetter»  ^  s^humilie  devant  le  Grand 
Etre  qui  feul  fait  la  vérité.  Tel  efî:  fon 
fcepticifme  ;  &  ce  fcepticifme  efl  bien 
involontaire  ,  puifqu'il   eft  fondé  fuc 
des  preuves  invincibles  de  part  &  d'au- 
tre, qui  forcent  la  raifon  de  refter  en 
fufpens.  Ce   fcepticifme  eft  celui   de 
tout  Chrétien  raifonnable  &  de  bonne- 
>foi  qui  ne  veut  favoir  des  chofes  du 
Ciel  que  celles  qu'il  peut  comprendre , 
celles  qui  importent  à  fa  conduite ,  & 
qui  rejette  avec  l'Apôtre  les  quejîions 

G  iv 


î^2  Œ  u  y  R  E  S 

peu  fenfées  ,  qui  font  fans  inftruBlon^  ' 
O"  qui  n  engendrent  que  des  combats  (h). 
D'abord  vous  me  faites  rejetter  la 
révélation  pour  m'en  tenir  à  la  Religion 
naturelle  ,  &  premièrement  ,  je  n'ai 
point  rejette  la  révélation.  Enfuite  vous 
m'accufez  de  ne  pas  admettre'  même  la 
Religion  naturelle  ,  ou  du  moins  de  n\n 
pas  reronnoître  la  nécejfité  ;  &  votre 
unique  preuve  eft  dans  le  paflage  fui- 
vant  que  vous  rapportez.  „  Si  je  me 
30  trompe  ,  c'eft  de  bonne-foi.  Cela 
3>  fuffit  (O  pour  que  mon  erreur  ne  me 
^  foit  pas  imputée  à  crime;  quand  vous 
:»  vous  tromperiez  de  même ,  il  y  auroit 
»  peu  de  mal  à  cela.  "  Oefi-à-dire  , 
continue  'VOUS  ,  que  félon  lui  il  fiiffit 
de  fe  perfuader  quon  ejf  en  pojjejjîon  de 
la  vérité  ;  que  cette  pcrfuafion  ,  fut-ellt 
accompagnée  des  plus  monfirucufes  er- 
reurs j  ne  peut  jamais  être  un  fujet  de 
reproche  ;  quon  doit  toujours  regarder 
comme  un  homme  fage  Qr  religieux ,  cer 


(  h  }  Timoth. ,  Of .  IL  ^v,  1^. 
(  i)  Emile  ,  Tom.  11 1  ,  pag.  zi.  M.  de  Beau- 
mont  a  mis  :  cela  me  fuffit. 


41 


n 


Diverses.         i^^ 

lui  qui  ,  adoptant  les  erreurs  mimes  de 
VAthéifme  ^  dira  qu^il  eft  de  bonne-foi. 
Or  nefl-ce  pas  là  ouvrir  la  porte  à  toutes 
les  fuperfiitions  j  à.  tous  les  fyjiê  mes  fa- 
natiques ,  à  tous  les  délires  de  Vefprit 
humain  {k)  ? 

■  Pour  vous ,  Monfeigneur  ,  vous  ne 
pourrez  pas  dire  ici  comme  le  Vicaire, 
Jî  je  me  trompe  ^  c^ejt  de  bonne-foi  :  car. 
c'eft  bien  évidemment  à  defiein  qu'il 
vous  plaît  de  prendre  le  change  &  de 
Je  donner  à  vos  Ledeurs  ;  c'efl  ce  que 
je  m'engage  à  prouver  fans  réplique  , 
&  je  m'y  engage  ainG  d'avance  3  afin 
que  vous  y  regardiez  de  plus  près, 

La  :profe<rion  du  Vicaire  Savoyard 
efl:  compofée  de  deux  parties.  La  pre- 
mièreVqui  eft  la  plus  grande  ,  la  plus 
importante  ,  la^plus  remplie  de  vérités 
frappantes  &  neuves ,  eft  deftinée  à  com- 
battre le  moderne  matérialifme  ,  à  éta- 
blir l'exiftence  de  Dieu  &  la  Religion 
naturelle  avec  toute  la  force  dont  l'Au- 
teur eft  capable.  De  celle-là  ,  ni  vous  , 
ni  les  Prêtres  n'en  parlez  point  ;  parce 


pag.  xxvij.  •'• 

(j  Y 


'î5'4  Œuvres 

qu'elle  vous  eft  fort  IndifTérente  ,  8c 
qu'au  fond  la  caufe  de  Dieu  ne'  voua 
touche  gucres  ,  pourvu  que  celle  du 
Clergé  foit  en  fureté. 

La  féconde  ,  beaucoup  plus  courte , 
moins  régulière  ,  moins  approfondie , 
propofe  des  doutes  &  des  difficultés 
fur  les  révélations  en  général,  donnant 
pourtant  à  la  nôtre  fa  véritable  cer- 
titude dans  la  pureté  ,  la  fainteté  de  fa 
dodrine  ,  &  dans  la  fublimité  toute 
Divine  de  celui  qui  en  fut  l'Auteur. 
L'objet  de  cette  féconde  partie  eft  de 
rendre  chacun  plus  réfervé,  dans  fa  Re- 
ligion, à  taxer  les  autres  de  mauvaife- 
foi  dans  la  leur ,  &  de  montrer  que  les 
preuves  de  chacune  ne  font  pas  telle- 
ment démonftratives  à  tous  les  yeux 
qu'il  faille  traiter  en  coupables  ceux 
qui  n'y  voient  pas  la  même  clarté  que 
nous.  Cette  féconde  partie  écrite  avec 
toute  la  modeftie  ,  avec  tout  le  ref- 
peâ:  convenable  ,  eft  la  feule  qui  ait 
attiré  votre  attention  &  celle  des  Ma- 
giftrats.  Vous  n'avez  eu  que  des  bû- 
chers &  des  injures  pour  réfuter  mes 
raifonnemens.  Vous  avez  vu  le  mal 
ëans  le  doute  de  ce  qui  eft  douteux^ 


Diverse  s.-  i  j  j 

.vous  n'avez  point  vu  le  bien  dans  la 
preuve  de  ce  qui  eft  vrai. 

En  effet ,  cette  première  partie  ,  quî 
contient  ce  qui  eft  vraiment  effencie! 
à  la  Religion ,  eft  décifive  &  dogma- 
tique. L'Auteur  ne  balance  pas ,  n'hé- 
fite  pas.  Sa  confcience  &  fa  raifon  le 
déterminent  d'une  manière  invincible»^ 
Il  croit  ,  il  affirme  :  il  eft  fortement 
perfuadé. 

Il    commence   l'autre  au  contraire^- 
par  déclarer  que  Vexamen  qui  lui  refit 
à  faire  efi  bien  différent  j  quil  ri  y  voit 
qu  embarras  ,  myfière  ^  obfcurité  ;  quHl 
ny    porte    qu  incertitude    &*   défiance  j 
qu^il  r^y  ficut  donner  à  fies  dificours  que- 
Vautorité  de  la  raifon  ;  quil  ignore  lui- 
même  s^il  efi  dam  'C erreur ,  Gr  que  toutes 
fies  affirmations  ne  font  ici  que  des  rai- 
fons  de  douter  (  l  ).  Il  propofe  donc  fes 
objediions ,  fes  difficultés  ,  fes  doutes». 
Il  propofe  auffi  fes  grandes  &  fortes 
raifons  de  croire  ;  &  de  toute  cette 
difcuffion  réfulte  la  certitude  des  dog- 
mes  elfenciels  &  un  fcepticifme  ref-' 
pedueux  fur  les  autres.  A  la  fin  de^ 


■9- 


(  /  )  EmUe  ,  Tcm,  IIÎ.  ^la^-T}  i. 

G  Vj; 


!;<^  (E  U  V  R  E  S 

cette  féconde  partie  il  infifte  de  nouf, 
veau  fur  la  circonfoedion  néceiïaire  ea 
l'écoutant.  Si  jétois  plus  fur  de  moi, 
f  aurais  ,  dit-il ,  pris  un  ton  dogmatique, 
^  décijif  ;  mais  jt  fuis  homme  y  ignorant^ 
fujet  à  l'erreur  :  que  pouvois-je  faire  ? 
Je  vous  ai  ouvert  mon  cœur  fans  rèfer^^e  ; 
ce  que  je  tiens  pour  fur  ^  je  vous  Vai  don- 
né pour  tel  :  je  vous  ai  donné  mes  doutes 
pour  des  doutes  ,  mes  opinions  pour  des 
opiniaîis  ^  je  vous  ai  dit  mes  raifons  de 
douter  &'  de  croire.  Maintenant*  c'eft  à 
vous  de  juger  (m). 

Lors  donc  que  dans  le  même  écrit 
l'Auteur  dit  ;  Si  je  me  trompe  ^  cefî  de 
honm-foi  ;  cela  fufft  pour  que  mon  er- 
reur ne  me  foit  pas  imputée  à  crime  ;  je 
demande  à  tout  Leâ:eur  qui  a  le  fens 
commun  &  quelque  fincérité ,  fi  c'eft 
fur  la  première  ou  fur  la  féconde  par- 
tie que  peut  tomber  ce  foupçon  d'être 
dans  l'erreur  ;  fur  celle  où  l'Auteur 
affirme  ,  ou  fur  celle  où  il  balance  ?  Si 
jce  foupçon  marque  la  crainte  de  croire 
en  Dieu  mal  à-propos ,  ou  celle  d^avoir 
à  tort   des  doutes  fur  la  révélation  ? 


(  m)  loià  i  yag.  19 1, 


Diverses.         ij7 

Vous  avez  pris  le  premier  parti  contre 
toute  raifon  ,  &  dans  le  feul  defir  de 
me  rendre  criminel  ;  je  vous  défie  d'en 
donner  aucun  autre  motif.  Mon- 
feigneur  ,  où  font  ,  je  ne  dis  pas  l'é- 
quité ,  la  charité  Chrétienne  ,  mais  le 
bon-fens  &  l'humanité  ? 

Quand  vous  auriez  pu  vous  tromper 
fur  l'objet  de  la  crainte  du  Vicaire  ,' 
le  texte  feul  que  vous  rapportez  vous 
eût  défabufé  malgré  vous.  Car   lors- 
qu'il dit  ;  cela  fuffit  pour  quz  mon  er^ 
reur  ne  me  fait  pas  imputée  à  crime  ,  il 
reconnoit  qu'une  pareille  erreur  pour- 
roit  être  un  crime  ,  &  que  ce  crime 
lui  pourroit  être  im.puté  ,  s'il  ne  pro- 
cédoit  pas  de  bonne-foi  :  mais  quand 
il  n'y  auroit  point  de  Dieu  ,  où  feroit 
le  crime  de  croire  qu'il  y  en  a  un? 
Et  quand  ce  feroit  un  crime  ,  qui  eft- 
ce  qui  le  pourroit  i-mputer  ?  La  crainte 
cintre   dans  l'erreur  ne  peut  donc  ici 
itomber  fur  la  Religion  naturelle  ,  & 
le  difcours  du  Vicaire  feroit  un  vrai 
galimathiâs  dans  le  fens  que  vous  lui 
[prêtez.  Il  efl:  donc  impoffibîe  de  dé- 
duire du  paifage  que  vous  rapportez, 
que  je  n  admets  pas  la  Religion  natu-* 
\rdle  ou  que  je  n'en  reconnois  pas  U  «e- 


■iij8        .    (E  u  V  R  E  s 

cejjité  ;  il  eft  encore  impofîîble  d'eiï 
déduire  qu^on  doive  toujours  ^  ce  font 
vos  termes  ,  regarder  comme  un  homme 
fage  Gr  Religieux  celui  qui ,  adoptant 
les  erreurs  de  VAthéifme  ,  dira  qu^il  eji 
de  honne-foi  j  &  il  eft  même  impolîîble 
que  vous  ayez  cru  cette  déduâ:ian= 
légitime.  Si  cela  n'efl:  pas  démontré  ,. 
rien  ne  fauroit  jamais  l'être  ,  ou  il  faut 
que  je  fois  un  infenfé. 

Pour  montrer  qu'on  ne  peut  s'au- 
torifer  d'une  miiTion  Divine  pour  dé- 
biter des  abfurdirés  ,  le  Vicaire  met 
aux  prifes  un  Infpiré  ,  qu'il  vous  plaît 
d'appelîer  Chrétien,  &  un  raifonneur  ,, 
qu'il  vous  plaît  d'appelîer  incrédule, 
&  il  les  fait  difputer  chacun  dans  leur 
langage,  qu'il  défapprouve,  &  qui  très- 
fûrement  n'eft  ni  le  fien  ni  le  mien  (  n  ). 
Là-deflus  vous  me  taxez  d'une  injîgm 
mauvaife-foi  (o)  ^  &  vous  prouvez 
cela  par  l'ineptie  des  difcours  du  pre- 
mier. Mais  fi  ces  difcours  font  ineptes , 
à  quoi  donc  le  reconnoiffez-vous  pour 


(n)  Emile  ,  Tom.  II T.,  pag.  içi» 
(  o)  Mandement f  in-4*',  ^  pag.  15., in- 12;^ 
j>ag.  XXV  il j. 


D  1  V   ERSES.  15*5^ 

Chrétien  ?  Et  fi  le  raifonneur  ne  ré* 
fute  que  des  inepties  ,  quel  droit  avez- 
vous  de  le  taxer  d'incrédulité  f  S'en-» 
iuit-il  des  inepties  que  débite  un  Inf^ 
pire  ,  que  ce  foit  un  catholique  ;  &  de 
celles  que  réfute  un  raifonneur  ,  que 
ce  foit  un  mécréant  ?  Vous  auriez  bien 
pu  ,  Monfeigneur  ,«^ous  difpenfer  de 
vous  reconnoître  à  un  langage  fi  plein 
de  bile  &  de  déraifon  ;  car  vous  n'aviea 
pas  encore  donné  votre  Mandement. 

Si  la  raifon  &*  la  révélation  étoient 
oppofées  furie  à  Vautre  ^  il  eft  confiant , 
dites-vous  ,  que  Dieu  feroit  en  contra-- 
di5lion  avec  lui  même  (p  ),  Voilà  un 
grand  aveu  que  vous  nous  faites-là  : 
car  il  eft  fur  que  Dieu  ne  fe  contredit 
point.  Vous  dites  ,  d  Impies  „  que  les 
dogmes  que  nous  regardons  comme  révélés 
combattent  les  vérités  éternelles  :  mais 
il  ne  fuffit  pas  de  le  dire.  J'en  conviens  | 
tâchons  de  faire  plus. 

Je  fuis  fur  que  vous  prefTentez  d'a- 
vance oii  l'en  vais  venir.  On  voit  que 
vous  pafTez  fur  cet  article  des  myftères 


(  p  )  Mandement , in-45^.5  pag.  i j 3 16.,  in-iJ.J 
pag,  xxvuj. 


/ 


'Ï60  (R    V    V    R    E    S" 

eomme  fur  des  charbons  ardens  ;  vou5 
ofez  à  peine  y  pofer  le  pied.  Vous  me 
forcez  pourtant  à  vous  arrêter  un  mo- 
ment dans  cette  fituation  douloureufe. 
J'aurai  la  difcrétion  de  rendre  ce  mo- 
ment le  plus  court  qu'il  fe  pourra. 

Vous  conviendrez  bien  ,  je  penfe, 
qu'une  de  ces  vérités  éternelles  qui 
fervent  d'élémeils  à  la  raifon ,  efl:  que 
la  partie  efl  moindre  que  le  tout  ;  & 
c'ell:  pour  avoir  affirmé  le  contraire 
que  l'Infpiré  vous  paroît  tenir  un  dif- 
cours  plein  d'inepties.  Or  félon  votre 
doctrine  de  la  tranfubftanciation  ,  lorf- 
que  Jéfus  fit  la  dernière  Cène  avec  fes 
difciples  &  qu'ayant  rompu  le  pain  il 
donna  fon  corps  à  chacun  d'eux ,  il  eft 
clair  qu'il  tint  fon  corps  entier  dans 
fa  main  ,  &  ,  s'il  mangea  lui-même  du 
pain  confacré ,  comme  il  put  le  faire  , 
il  mit  fa  tête  dans  fa  bouche. 

Voilà  donc  bien  clairement  ,  bien 
précifément  la  partie  plus  grande  que 
le  tout  ,  &  le  contenant  moindre  que 
le  contenu.  Que  dites-vous  à  cela  , 
Monfeign^ur  ?  Pour  moi ,  je  ne  vois 
que  M.  le  Chevalier  de  Caufans  qui 
puilTe  vous  tirer  d'afiaire. 

Je  fais  bien  que  vous  avez  encorô 


Diverses,  l6t 

la  reflburce  de  Saint-Auguftîn  ;  mais 
c'eft  la  même.  Après  avoir  entafle  fur 
la  Trinité  force  difcours  inintelligibles, 
il  convient  qu'ils  n'ont  aucun  fens  ; 
mais ,  dit  naïvement  ce  Père  de  TE- 
glife  ,  on  s'exprime  ainji ,  non  pour  dirs 
quelque  chofe  ^  mais  pour  ne  pas  refier 
muet  iq). 

Tout  bien  confidéré  ,  je  croîs  , 
Monfeigneur  ,  que  le  parti  le  plus  fur 
que  vous  ayez  à  prendre  fur  cet  article 
&  fur  beaucoup  d'autres ,  eft  celui  que 
vous  avez  pris  avec  M,  de  Montazet , 
&  par  la  même  raifon. 

La  mauvaife-foi  de  V Auteur  d'Emile 
rieft  pas  moins  révoltante  dans  le  langage 
quil  fait  tenir  à  un  Catholique  prétendu 
(r).  »  Nos  Catholiques  ,  lui  fait-il 
dire  ,  font  grand  bruit  de  l'autorité 
»  de  l'Eglife  :  mais  que  gagnent- ils  à 
39  cela  ,  s'il  leur  faut  un  aûfli  grand 
^pe  appareil  de  preuves  pour  cette  au- 


(  q)  Diâîum  efl  tamen  très  ■perfoni:^  ,  non  ut 
aViquid  dîcerstur  y  fed  ne  tac eretur.  Augnd.  de 
Trinic. ,  Liv.  V. ,  c.  7 

(r)  Mandement,  in-4°.  ,  pag.  i^  ,  in-ii., 
pag.  xxvj. 


i(Î2  (S  Ul^  RE  s 

»  torité  qu'aux  autres  fedes  pour  éta^ 
39   blir  direébement  leur  dodrine  ?  L'E- 
e>  glife  décida  que  l'Eglife  a  droit  de 
3*  décider.  Ne  voilà-t-il  pas  une  au- 
»  torité  bien  prouvée?  te  Qid  ne  croi;' 
roit ,  M,  r,  C.  F.  j  i  entendre  cet  Im- 
pojïeur  ,  que  V autorité  de  VEglife  neft 
prouvée  que  par  [es  propres  décijiom  ,  &• 
qu'elle  procède  aïnfî  *  ;  je  décide  que  je 
fuis  infaillible  ;  donc  je  le  fuis  f  Im^ 
puration    calomnieufe  ^    M.   T.    G   F» 
Voilà  ,   Monfeigneur  ,  ce    que  vous 
afTurez  :  il  nous  refle  à  voir  vos  preuves» 
En   attendant  ,  oferiez-vous  bien  af- 
firmer que  les  Théologiens  Catholiques 
n'ont  jamais  établi  l'autorité  de  l'E- 
glife par  l'autorité  de  l'Eglife  ,  ut  in, 
fe  virtualiter  reflexam  ?  S'^iîs  l'ont  fait,, 
je  ne  les  charge  donc  pas  d'une  im- 
putation calomnieufe. 

(/)  La  conflitution  du  Chrijîianifme  ; 
Vefprit  de  V Evangile  ,  les  erreurs  mêmes 
(y  la  foïhlefe  de  Uefprit  humain  ten-* 
dent  à  démontrer  que  rE<ylife  établie  par 
Je  fus  Chriji  ,  ejî  une  Eglife  infaillible, 
Monfeigneur,  vous  commencez  ,  par 


(/)  Manacmsnt ,  Ibid, 


Diverses.  i^% 

Dous  payer-là  de  mats  qui  ne  nous 
donnent  pas  le  chano^e.  Les  difcours 
vague?  ne  fonr  jamais  preuve  ,  &  toutes 
ces  chofes  qui  tendent  à  démontrer  , 
ne  démontrent  rien.  Allons  donc  tout 
d'un  coup  au  corps  de  la  démonftra- 
tion  :  le  voici. 

^  T'ous  ajjllrons  que,  comme  ce  Divin 
'Lé giflât  eur  a  toujours  en  feigne  la  ve- 
rite  ^  [on  Eglife  Fenfeigne  aujjî  tou". 
jours  (  t  ). 

Mais  qui  êtes-vous  ,  vous  qui  nous 
afTurez  cela  pour  toute  preuve  ?  Ne 
feriez- vous  point  TEglife  ou  Tes  chefs  ?- 
A  vos  manières  d^ar!2:ume:iter  vous 
paroiffez  com.pter  beaucoun  -fur  l'aP- 
finance  du  Saint-Efprit.  Que  dites-* 
vous  donc  ,  &  qu'a  dit  rim.Dofteur  > 
De  grâce  ,  voyez  cela  vous-mcme;  car 
je  n'ai  pas  le  courage  d'aller  jufqu'au 
bout. 

Je  dois  pourtant  remarquer  que 
toute  la  force  de  î'objeâiion  que  vous 
attaquez  (î  bien  ,  confifle  dans  cette 
phrafe  que  vous  avez  eu  foin  de  fup-. 


(  t  )  Jhid.  Cet  endroit  mérite  d'être  lu  dans 
le  Mandçment  même. 


'1^4  (S  u  r  R  B  s 

primer  à  la  fin  du  paflage  dont  il  s'agît; 
Sortei  de-là  ^  vous  rentrei  dans  toutes 
nos  difcufpons  (u). 

En  effet  ,  quel  efl  ici  îe  raifonne- 
nient  du  Vicaire  ?  Pour  choifir  entre 
les  Religions  diverfes ,  il  faut,  dit  il , 
de  deux  çhofes  l'une  ;  ou  entendre  les 
preuves  de  chaque  feâ:e  &  les  com- 
parer ;  ou  s'en  rapporter  à  l'autorité 
de  ceux  qui  nous  in-ftruifent.  Or  le 
premier  moyen  fuppofe  des  connoif^ 
fances  que  peu  d'hommes  font  en  état 
d'acquérir  ,  &  le  fécond  juftlfie  la 
croyance  de  chacun  dans  quelque  Re- 
ligion qu'il  naifie.  Il  cite  en  exemple 
la  Religion  Catholique  où  l'on  donne 
pour  loi  l'autorité  de  l'Eglife  ,  Se  il 
établit  là-deiïus  ce  fécond  dilemme  : 
ou  c'eft  l'Eglife  qui  s'attribue  à  elle- 
même  cette  autorité  ,  &  qui  dit  :  je 
décide  que  je  fuis  infaillible  ;  donc  je 
le  h'is  ;  Ôc  alors  elle  tombe  dans  le 
fophifme  appelle  cercle  vicieux  :  ou 
eile  prouve  qu'elle  a  reçu  cette  autorité 
de  Dieu  ;  &  alors  il  lui  faut  un  audî 
grand  appareil  de  preuves  pour  mon- 


[u]  Emile,  Tom.  III y  -gag.  i^j. 


D  I  r  JS  R  s  £  s*  lif 

trer  qu'en  effet  elle  a  rq^u  cette  au- 
torité ,  qu'aux  autres  fedes  pour  éta- 
blir diredement  leur  dodrine  :  il  n'y 
a. donc  rien  à  gagner  pour  la  facilité 
de  l'inflrudion  ,  &  le  Peuple  n'efl:  pas 
plus  en  état  d'examiner  les  preuves  de 
l'autorité  de  l'Eglife  chez  les  Catholi- 
ques ,  que  la  vérité  de  la  dodrine  chez 
les  Proteftans.  Comment  donc  fe  dé- 
terminera-t-il  d'une  manière  raifonna- 
ble  ,  autrement  que  par  l'autorité  «le 
ceux  qui  l'in/lruifent  ?  Mais  alors  le 
Turc  fe  déterminera  de  même.  En  quoi 
le  Turc  eft-il  plus  coupable  que  nous? 
Voilà,  Monfeigneur  ,  le  raifonnement 
auquel  vous  n'avez  pas  répondu ,  &  au- 
quel je  doute  qu'on  puifTe  répondre  (x). 


{x)  C/eft  ici  une  de  ces  objedions  terri- 
bles auxquelles  ceux  qui  m'attaquent  fe  gar- 
'dent  bien  de  toucher.  Il  n'y  a  rien  de  fi  com- 
mode que  de  répondre  avec  des  injures  &  de 
faintes  déclamations  ;  on  élude  aifément  touc 
ce  qui  embarrafTe.  Auïïi  faut-il  avouer  qu'en 
fe  chamaillant  entr'eux ,  les  Théologiens  ont 
bien  des  reffources  qui  leur  manquent  vis-à-" 
vis  des  ignorans  ,  &  auxquelles  il  faut  alors 
ibppléer  comme  ils  peuvent.  Ils  fe  payenr  ré- 
'ciproquement  de  mille   fuppofitions  gratuites 


\€S  Œuvres 

Votre  francyfe  Epifcopale  fe  tîre  d'a& 
faire  en  tronquant  le  pafîage  de  l'Au- 
teur de  mauvaife-foi. 

Grâce  au  Ciel  j'ai  fini  cette  ennuyôu- 
fe  tâche.  J'ai  fuivi  pied-à-pied  vos  rai- 
fons  ,  vos  citations  ,  vos  cenfures  ,  & 
j'ai  fait  voir  qu'autant  de  fois  que  vous 
avez  attaqué  mon  livre  ,  autant  de  fois 
vous  avez  eu  tort.  Il  refte  le  feul  ar- 
ticle du  Gouvernement ,  dont  je  veux 
bien  vous  iaire  grâce  ;  très  -  fur  que 
quand  celui   qui  gémit  fur  les  misères 
du  Peuple  ,  èc   qui  les  éprouve  ,  eil 
accufé    par    vous    d'empoifonner    les 
fources  de  la  félicité  publique ,  il  n'i 
a  point  de  Leâeur  qui  ne  fente  ce  qu( 
vaut   un  pareil  difcours.  Si  le  Traita 
du  Contrad  Social  n'exiftoit  pas  , 
qu'il   fallût   prouver    ce   njuveau  leî 
grandes  vérités  que  j'y  développe  ,  lesf 


qu'on  n'ofe  rccufer  quand  on  n'a  rien  de  mieux 
adonner  foi-meme.  Telle  ei\  ici  l'invention  de 
je  ne  fais  cjuehe  foi  infuf'e  (Qu'ils  obligent  Dieu, 
jpour  les  tirer  d'alfaire  de  traiifmettre  du  père 
A  Tenfanc.  Mais  ils  refervent  ce  jar<^on  pour 
.difputer  avec  Je  s  Dofleurs  j  s'ils  s'en  fervoient 
avec  nou'  autrrs  profanes ,  ils  auioicnt  peur 
qu'on  ne  ie  mo^uac  d'eux. 


D  I  V  E  R  f  X  jr,  1 6y 

complimens  que  vous  faites  à  mes  dé- 
pens aux   Puiflances ,  feroient  un  des 
faits  que  je  citerois  en  preuve  ,  &  le 
fort  de  l'Auteur  en  feroit  un  autre  en- 
core "plus  frappant.  Il  ne  me  refte  plus 
rien  à  dire  à  cet  épard  ;  mon  feul  exem- 
pie  a  tout  dit ,  &  la  pafilon  de  l'intérêt 
particulier   ne   doit  point  fouiller  les 
vérités   utiles.  C'efi;  le   Décret  contre 
ma  perfonne  ,  c'efi:  mon  Livre  brûlé 
'  par  le  bourreau  ,  que  je  tranfmets  à  la 
poftérité  pour  pièces  juftificatives  :  m.es 
':  fentimens  font  moins  bien  établis  par 
mes  Ecrits  que  par  mes  malheurs. 
I  -    Je  viens  ,  Monfeigneur  ,  de  difcuter 
tout  ce  que  vous  alléguez  contre  m. on 
Livre.  Je  n'ai  pas  laifle  pader  une  de 
vos  proportions  fans  examen  ;  j'ai  fait 
voir  que  vous  n'avez  raifon  dans  aucun 
point ,  &  je  n'ai  pas  peur  qu'on  réfute 
Hies  preuves  ;  elles  font  au-deffus  de 
toute  réplique  ou  régne  le  fens-com- 
mun . 

Cependant  quand  j'aurois  eu  tort  en 
quelque?  endroit?  ,  quand  j'aurois  eu 
toujours  tort  ,  quelle  indulgence  ne 
méritoit  po'nt  un  Livre  où  l'on  fent 
par-to'ut ,  même  dans  les  erreurs ,  même 


î'iyg  Œuvres 

dans  le  mal  qui  peut  y  être ,  le  fincèrtf 
amour  du  bien  &  le  zèle  de  la  vérité  ? 
un  Livre  où  l'Auteur,  fi  peu  affirmatif, 
il  peu  décifif  ,  avertit  fi  fouvent  fes 
Le<5leurs  Ôq  (q  défier  de  fes  idées  ,  de- 
pefer  fes  preuves ,  de  ne  leur  donner 
que  l'autorité  de  la  raifon  ?  un  Livre 
qui  ne  refpire  que  paix  ,  douceur  ,  pa- 
tience ,  amour  de  l'ordre  ,  obéiffance 
aux  Loix  en  toute  chofe  ,  &  même  en 
matière  de  Religion  ?  un  Livre  enfin 
où  la  caufe  de  la  Divinité  eft  fi  bien 
défendue  ,  l'utilité  de  la  Religion  fi 
bien  établie  ;  où  les  mœurs  font  fi 
refpec5i:ées  ,  où  l'arme  du  ridicule  efi:  Ci 
bien  ôtée  au  vice  ,  où  la  méchanceté 
eft  peinte  fi  peu  fenfée  ,  &  la  vertu  fi 
aimable  ?  Eh  !  quand  il  n'y  auroit  pas 
un  mot  de  vérité  dans  cet  Ouvrage , 
on  en  devroit  honorer  &  chérir  les 
rêveries  ,  comme  les  chimères  les  plus 
douces  qui  puiffent  flatter  &  nourrir  le 
cœur  d'un  homme  de  bien.  Oui ,  je  ne 
crains  point  de  le  dire  ,  s'il  exiftoit 
en  Europe  un  feul  Gouvernement  vrai- 
ment éclairé  ,  un  Gouvernement  dont 
ies  vues  fuffent  vraiment  utiles  &  faines, 
il  eût  rendu  des  honneurs  publics  à 

l'Auteur 


i: 


jy  I  V  E  R  s  E  s.  l^pt 

FAuteur  d'Emile ,  il  lui  eût  élevé  desr 
ftatues.  Je  connoiflbis  trop  les  hommes 
pour  attendre  d'eux  de  la  reconnoif^ 
fance  ;  je  ne  les  connoifTois  pas  aflez  ;, 
je  l'avoue  ,  pour  attendre  ce  qu'ils  ont 
fait. 

Après  avoir  prouvé  que  vous  avez 
mal  raifonné  dans  vos  cenfures  ,  il  me 
refte  à  prouver  que  vous  m'avez  ca- 
lomnié dans  vos  injures  :  mais  puifque 
vous  ne  m'injuriez  qu'en  vertu  des  torts 
que  vous  m'imputez  dans  mon  Livre  ^ 
montrer  que  mes  prétendus  torts  ne 
font  que  les  vôtres  ,  n'eft-ce  pas  dire 
allez  que  les  injures  qui  les  fuivent  ne 
doivent  pas  être  pour  moi  ?  Vou"^  char- 
gez mon  Ouvrage  des  épithères  les 
plus  odieufes,  &  moi  je  fuis  un  homme 
abominable  ,  un  téméraire, un  impie ^ 
Lin  impofteur.  Charité  Chrétienne ,  que 
vous  avez  un  étrange  langage  dans  Isii 
bouche  des  Miniftres  de  Jéfus  Chrifl! 

Mais  vous  qui  m'ofez  reprocher  des 
blafphêmes ,  que  faites- vous  quand  vouo 
prenez  les  Apôtres  pour  complices  def 
propos  ofFenfans  qu'il  vous  plaît  de 
tenir  fur  mon  compte  ?  A  vous  en- 
tendre ,  on  croiroit  que  Saint  Paul  m'* 
Tome  VU  H 


fjd  Œuvres 

fait  l'honneur  de  fonger  à  moi ,  &  de 
prédire  ma  venue  comme  celle  de  l'Anr 
techrift.  Et  comment  l'a-t-il  prédite , 
je  vous  prie  ?  Le  voici.  C'eft  le  début 
de  votre  Mandement. 

Saint  Paul  a  prédit  ,  mes  très  chers 
Frères  j  quil  vienàroit  des  jours  périlleux 
où  il  y  aurait  des  gens  amateurs  d''eux^ 
mêmes  jjiers ,  Juperbes ,  blafphémateurs  , 
impies  ,  calomniateurs  ,  enflés  d^ orgueil  ^ 
amateurs  des  voluptés  plutôt  que  de  Dieu\ 
des  hommes  d'un  efprit  corrompu,  ^ per-^ 
rertis  dans  la  foi  (y). 

Je  ne  contefte  afiurément  pas  quç 
cette  prédidion  de  Saint  Paul  ne  foit 
très-bien  accomplie  ;  m.àis  s'il  eût  pré* 
dit ,  au  contraire  ,  qu'il  viendroit  un 
tem.s  où  l'on  ne  verroit  point  de  ces 
gens-  là,  j'auroisété,  je  l'avoue  ,  beau- 
coup plus  frappé  de  îa  prédidion ,  de 
fur- tout  de  l'accompliiTement. 

D'après  une  prophétie  fi  bien  ap-^jfj 
pliquée  ,  vous  avez  la  bonté  de  faire 
de  moi  un  portrait  dans  lequel  la  gra- 1 


inr 


(y)  Mandement ,  in-4*. ,  pg.  4. ,  in-ii.  ,"| 
page  xvij.  m 


Divers  es.         171 

vite  Epifcopale  s'égaye  à  des  anti- 
thèfes,  &  où  je  me  trouve  un  perfon- 
nage  fort  plaifanr.  Cet  endroit  ,  Mon- 
feigneur  ,  m'a  paru  le  plus  joli  mor- 
ceau de  votre  Mandement,  On  ne 
fauroit  faire  une  fatyre  plus  agréa- 
ble ,  ni  diffamer  un  homme  avec  plus 
d'efprit. 

Dufein  de  Verreur,,,»  (Il  efî:  vrai  que 
j'ai  pafle  ma  jeunelfe  dans  votre  Eglife.  ) 
il  s^ejî  élevé  (  pas  fort  haut,  )  un  homme 
plein  du  langage  de  la  philo fophie  , 
(Comment  prendrois-je  un  langage  que 
je  n'entends  point  ?  }  fans  are  réntw 
blement  Philo jophe :  (Oh  !  d'accord  : 
je  n'afpirai  jamais  à  ce  titre ,  auquel  je 
reconnois  n'avoir  aucun  droit  ,  &  je 
n'y  renonce  aflurément  pas  par  modef^ 
tie.)  efprit  doué  d'une  multitude  de  con- 

noifjances (  J'ai  appris  à  ignorer  des 

multitudes  de  chofes  que  je  croyois 
favoir.  )  qui  ne  Vont  pas  éclairé  ^  (  Elles 
m'ont  appris  à  ne  pas  penfer  l'être.) 
^  qui  ont  répandu  les  ténèbres  dans  les 
autres  efprits  :  (  Les  ténèbres  de  l'igno- 
rance valent  mieux  que  la  faufle  lu- 
mière de  l'erreur.  )  caraBère  livré  aux 
paradoxes  d^opinions   &*  de  conduite  s 

Hij 


fij2  (E  u  r  R  E  s 

(  Y  a-t-il  beaucoup  à  perdre  à  ne  paS; 
agir  &  penfer  comme  tout  le  monde  ?  ), 
alliant  la  Jîmplicité  des  mœurs  avec  It 
fafie  des  penfées  ;  (  La  fimplicité  des 
mœurs  élève  l'ame  ;  quant  au  fafte  de 
mes  penfées  ,  je  ne  fais  ce  que  c'eil.  ) 
le  \ele  des  maximes  antiques  avec  la 
fureur  d^ établir  des  nouveautés  ;  (Rien  de 
plus  nouveau  pour  nous  que  des  ma- 
ximes antiques  :  il  n'y  a  point  à  cela 
d'alliage  ,  &  je  n'y  ai  point  mis  de 
fureur.)  Vobfcurité  de  la  retraite  avec 
le  déjïr  d^être  connu  de  tout  le  monie  : 
(  Monfeigneur,  vous  voilà  comme  les 
faifeurs  de  Romans ,  qui  devinent  tout 
ce  que  leur  Héros  a  dit  &  penfé  dans 
fa  chambre.  Si  c'eft  ce  defir  qui  m'a 
mis  la  plume  à  la  main  ,  expliquez 
comment  il  m'efl  venu  {i  tard  ,  ou 
pourquoi  j'ai  tardé  fi  long-tems  à  le 
latisfaire.  )  on  Va  vu  inveElivcr  contre, 
lesfciences  quil  cultivait  ;  (  Cela  prouve^, 
que  je  n'imite  pas  vos  gens  de  Lettres , 
èc  que  dans  mes  Ecrits  l'intérêt  delà, 
vérité  marche  avant  le  mien.  )  /?re- 
conifer  ^excellence  de  V Evangile ,  (  Tou- 
jours &  avec  le  plus  vrai  zèle.  )  wnû 
U  détruifolt  ks  dogmes j  (Non,  mais^^ 


Diverses.         17? 

j'en  prêchois  la  charité  ,  bien  détruite 
par  les  Prêtres.  )  peindre  la  beauté  des 
vertus  qu'il  éteignoit  dans  Vame  de  fes 
LeBeurs,  (  Ames  honnêtes  ,  eft-il  vrai 
.que  j'éteins  en  vous  l'amour  des  ver- 
tus?; 

Il  sefl  fait  le  'Précepteur  du  genres 
humain  pour  le  tromper  ,  le  Moniteur, 
public  pour  égarer  tout  le  monde  ,  Vo-^ 
racle  du  Jiécle  pour  achever  de  le  perdrez 
(  Je  viens  d'examiner  comment  vous 
avez  prouvé  tout  cela.  )  Dans  un  Ou- 
^rage  fur  ïinégalité  des  conditions  ,' 
'(.  Pourquoi  des  conditions  ?  Ce  n'eft 
"Jà-ni  mon  fujet  ni  mon  titre.  )  il  avoit 

1  rahaijfé  Vhmnme  jufquau  rang  des  hêtesm 
(  Lequel  de  nous  deux  l'élève  oii  l'a-; 
baiffe  ,  dans  l'alternative  d'être  bête 
ou  méchant?)  Dans  une  autre produBioJZ 
plus  récente  il  avoit  injînué  le  poifon 
de  la  volupté,  (  Eh  [  que  ne  puis-]e  aux 
iiorreurs  de  la  débauche  fubftituer  le 
charme  de  la  volupté  !  Mais  rafTurez- 
vous  ,  Monfeigneur  ;  vos  Prêtres  font 

j  à  l'épreuve  de  l'Héloïfe  ;  ils  ont  pouc 

!t  -préfervatif  l'Aloifia,  )  Dans  celui-ci  ,; 

'  il  s^empare  des  premiers  momens  ds 
ïhommCi  afin  i'étcdlir  Vampire  dz  ïir-r 

Hiij 


174  m  V  r  R  js  s 

religion,  (  Cette  imputation  a  déjà  été 
examinée.  ) 

Voilà,  Monfeigneur,  comment  vous 
Hie  traitez  ,  &  bien  plus  cruellement 
encore  ;  mol  que  vous  ne  connoifTez 
point  ,  &  que  vous  ne  jugez  que  fur 
des  ouï-dire.  Eft-ce  donc  là  la  morale 
de  cet  Evangile  dont  vous  vous  portez 
pour  le  défenfeur  ?  Accordons  que  vous 
voulez  préferver  votre  troupeau  du 
poiTon  de  mon  Livre  ;  pourquoi  des 
perfonnaîités  contre  l'Auteur?  J'ignore 
quel  elfet  vous  attendez  d'une  con- 
duite fi  peu  chrétienne  ,  mais  je  fais 
que  défendre  fa  Religion  par  de  telles 
armes ,  c'eft  la  rendre  fort  fufpe(5î:e  aux 
gens  de  bien. 

Cependant  c'efl  moi  que  vous  ap- 
peliez témérau*e.  Eh  î  comment  ai-je 
mérité  ce  nom  ,  en  ne  propofant  que 
des  doutes  ,  Ôc  même  avec  tant  de  ré- 
ferve  ;  en  n'avançant  que  des  ralfons  , 
"&  même  avec  tant  de  refped  ;  en  n'at- 
taquant perfonne ,  en  ne  nommant  pef- 
fonne  ?  Et  vous  ,  Monfeigneur,  com- 
ment ofez-vous  traiter  alnfi  celui  dont 
vous  parlez  avec  fi  peu  de  juflice  & 


t^IVSRSES»  175" 

de  bienféance  ,  avec  fi  peu  d'égard  , 
,,  avec  tant  de  légèreté  ? 
I  Vous  me  traitez  d'impie  !  &  de 
quelle  impiété  pouvez-vous  m'accufer , 
moi  qui  jamais  n'ai  parlé  de  l'Etre 
fuprême  que  pour  lui  rendre  la  gloire 
qui  lui  eft  due  ,  ni  du  prochain  que 
pour  porter  tout  le  monde  à  l'aimer  ? 
Les  impies  font  ceux  qui  protanent 
indignement  la  caufe  de  Bieu  en  la 
:  faifant  fervir  aux  paiiions  des  homme?. 
Les  impies  font  ceux  qui ,  s'ofant  por- 
ter pour  interprètes  de  la  Divinité, 
pour  arbitres  entre  elle  &  les  hommes , 
exigent  pour  eux-mêmes  les  honneurs 
qui  lui  font  dus.  Les  impies  font  ceux 
qui  s'arrogent  le  droit  d'exercer  le  pou- 
rvoir de  Dieu  fur  la  terre  ,  &  veulent 
ouvrir  &  fermer  le  Ciel  à  leur  gré.  Les 
im.pies  font  ceux  qui  font  lire  des  Li- 
belles dans  les  Eglifes A  cette 

idée  horrible  tout  mon  fang  s'allume  , 
&  des  larmes  d'indignation  coulent  de 
mes  yeux.  Prêtres  du  Dieu  de  paix, 
vous  lui  rendrez  com.pte  un  jour,  n'en 
doutez  pas ,  de  l'ufage  que  vous  ofez 
faire  de  fa  maifon. 

Vous   me    traitez   d'impofteur  !  & 

Hiv 


"^J^  Π   V    r   R    E   s 

pourquoi  ?  Dans  votre  manière  de  pen- 
fer ,  j'erre  ;  mais  ou  efè  mon  impofture? 
Raifonner  &  fe  tromper  ;  eft-ce  en 
impoTerPUn  fophifte  même  qui  trompe 
fans  fe  tromper  n'eft  pas  un  impofteur 
encore  ,  tant  qu'il  fe  borne  à  l'autorité 
d^  la  raifon  ,  quoiqu'il  en  abufe.  Un 
impofleur  veut  être  cru  fur  fa  parole , 
il  veut  lui-même  faire  autorité.  Un 
impofleur  eft  un  fourbe  qui  veut  en 
impofer  aux  autres  pour  fon  profit  , 
&  où  eft  j  je  vous  prie  ,  mon  profit 
dans  cette  affaire?  Les  impofteurs  font, 
félon  Ulpien  ,  ceux  qui  font  des  pref- 
tiges  ,  des  imprécations  ,  des  exorcif- 
mes  :  or  affurément  je  n'ai  jamais  ria» 
fait  de  tout  cela. 

Que  vous  difcourez  à  votre  aife., 
vous  autres  hommes  confi:itués  en  digni- 
té !  Ne  reconnoiffant  de  droits  que  les 
vôtres ,  ni  de  Loix  que  celles  que  vous 
impofez ,  loin  de  vous  faire  un  devoir 
d'être  juftes ,  vous  ne  vous  croyez  pas 
même  obligés  d'être  humains.  Vous 
accablez  fièrement  le  foible  fans  ré- 
pondre de  vos  iniquités  à  perfonne: 
les  outrages  ne  vous  coûtent  pas  plus 
<iue  les  violences  i  fur  les  moindres 


.i 
"S 

■X 

fi 


D  I  V  E  R  s  E  si  I  7*5/ 

convenances  d'intérêt  ou  d'état ,  vous 
nous  balayez  devant  vous  comme  I3 
poulîière.  Les  uns  décrètent  &  brûlent^ 
les  autres  diffament  &  déshonorent  fans 
droit ,  fans  raifon  ,  fans  mépris  ,  même 
fans  colère  ,  uniquement  parce  que 
cela  les  arrange ,  &  que  l'infortuné  fe 
trouve  fur  leur  chemin.  Quand  vous 
nous  infultez  impunément ,  il  ne  nous 
eft  pas  même  permis  de  nous  plaindre,' 
&  fi  nous  montrons  notre  innocence 
&  vos  torts  ,  on  nous  accufe  encore 
de  vous  manquer  de  refped.. 

Monfeigneur  ,  vous  m'avez  înfulté 
publiquement  :  je  viens  de  prouver 
que  vous  m'avez  calomnié.  Si  vous 
étiez  un  particulier  comme  mol  ,  que 
je  puffe  vous  citer  devant  un  Tribunal 
équitable  3  &  que  nous  y  coraparuflîons 
tous  deux  y  moi  avec  mon  Livre  ,  & 
vous  avec  votre  Mandement  ;  vous  y 
feriez  certainement  déclaré  coupable  * 
'  &  condamné  à  me  faire  une  réparation 
ûufÏÏ  publique  que  l'offenfe  Fa  été. 
Mais  vous  tenez  un  rang  où  l'on  eft 
difpenfé  d'être  jufte  ;  &  je  ne  fuis  rieni 
Cependant  j  vous  qui  profeflez:  Œ- 
vangile  3  vous  Prélat  fait  pour  apprea^ 

H  V 


'jyB  (R  u  r  R  E  s 

dre  aux  autres  leur  devoir  ,  vous  favez 
Je  vôtre  en  pareil  cas.  Pour  moi ,  j'ai 
fait  le  mien  ,  je  n'ai  plus  rien  à  vous 
dire ,  &  je  me  tais. 

Daignez ,  Monfeigneur ,  agréer  mon 
profond  refped. 

J.  J.    ROUSSEAU» 


A   Motiers  ,  le   i8 
Novembre  i7^5<. 


Diverses,        179 

LETTRE^ 

DE    M.    ROUSSEAU 

DE    GENEVE, 
A     M.    *  *    A    Paris. 

V^'EsT  rendre  fervice  à  un  SoIi=- 
taire  éloigné  de  tout ,  que  de  l'avertir 
de  ce  qui  fe  pafTe  par  rapport  à  lui. 
Voilà ,  Monfieur  ,  ce  que  vous  avez 
très-obligeamment  fait  en  m'envoyant 
un  exemplaire  de  ma  prétendue  Lettre 
à  M.  l'Archevêque  d'Aufch.  Cette  Let  • 
tre ,  comme  vous  l'avez  deviné  ,  n'efl 
pas  plus  de  moi  que  tous    ces  Ecrits 

*  M.  RoufTeau  n'avoit  pas  encore  daigné  répon- 
dre à  toutes  les  critiques  que  Ton  répandoit  dans 
le  Public  contre  Ton  Emile  :  peut-être  ne  trou- 
voit-  il  pas  des  advcrfaires  dignes  de  lui.  Il  ne 
falloit  rien  moins  qu'un  Mandement  de  M.  î'Ar- 
chcvêque  de  Paris  pour  le  tirer  de  fa  léthargie 
fur  ce  point ,  &  lui  faire  prendre  la  plume  pour 
fa  défcnfe.  Il  y  répondit,  &  quelque  tems  après 
il  parut  une  Lettre  prétendue  de  lui  à  M.  TAr- 
"cKevêque  d'Aufch.  Elle  lui  fut  envoyée  par  un 
ami ,  à  qui  il  adreiïa  celle-ci  pour  le  remercier 
de  fon  attention, 

Hvj 


î'go  (S    U   V  R   1£    s 

pfeudonymes  qui  courent  Paris  fous 
mon  nom.  Je  n'ai  point  vu  le  Man- 
deffient  auquel  elle  répond  ;  je  n'en  ai 
même  jamais  ouï  parler ,  &  il  y  a  huit 
jours  que  j'ignorois  qu'il  y  eût  un  M. 
du  Tillet ,  Archevêque  d'Aufch.  J'ai 
peine  à  croire  que  l'Auteur  de  cette 
Lettre  ait  voulu  perfuader  lerieufement 
qu'elle  étoit  de  moi.  N'ai-je  pas  affez 
dci  affaires  qu'on  me  fufcite ,  fans  m'ai- 
1er  mêler  de  celles  d'autrui  ?  Depuis  ! 
quand  m'a-t-on  vu  devenir  homme  de 
yarti  ?  Quel  nouvel  intérêt  m'auroit 
îfait  changer  fi  brufquement  de  ma- 
ximes ?  Les  Jéfuites  font- ils  en  meil- 
leur état  que  quand  je  refufois  d'é- 
crire contre  eux  dans  leurs  difgraces  ? 
Quelqu'un  me  connoit-il  affez  lâche  , 
afre2  vil  pour  infulter  aux  malheureux  ? 
Eh  !  fi  j'oubliois  les  égards  qui  leur 
font  dus  ,  de  qui  pourroient-ils  en  at- 
tendre ?  Que  m'importe  ,  enfin ,  le  fort 
des  Jéfuites  ,  quel  qu'il  puifle  être  ? 
Leurs  ennemis  fe  font-ils  montrés  pour 
moi  plus  tolérans  qu'eux  ?  La  trifte 
vérité  délaiïïee  eft-elle  plus  chère  aux 
un?  qu'aux  autres  ?  Et  foit  qu'ils  triom- 
phent ou  qu'ils  fuccombent ,  en  ferair 
je  moint)  perféçuté  ?  D'ailleurs  ,  pouit 


Diverses,       «8t 

peu  qu'on  life  attentivement  cette 
Lettre ,  qui  ne  fentira  pas,  comme  vous, 
que  je  n'en  fuis  point  l'Auteur  ?  Les 
maladrefles  y  font  entafTées  :  elle  efl: 
date'e  de  Neufchâtel  où  je  n'ai  pas  mis 
îe  pied;  on  y  em.ploie  la  formule  dutrès* 
humble  ferviteur  y  dont  je  n'ufe  avec  per- 
fonne  ;  on  m'y  fait  prendre  le  titre  de 
Citoyen  de  Genève ,  auquel  j'ai  renon- 
cé :  tout  en  commençant  on  s'échaufïe 
pour  M.  de  Voltaire, le  plus  ardent, le 
plus  adroit  de  mes  perfécuteurs  ,  &  qui 
fe  pafTe  bien  ,  je  crois ,  d'un  défenfeur 
tel  que  moi  :  on  affede  quelques  imita- 
tions de  mes  phrafes ,  &  ces  imitations 
fe  démentent  i'inftant  après  ;  le  ftyle  de 
la  Lettre  peut  être  meilleur  que  le  mien , 
mais  enfin  ce  n't-ft  pas  le  mien  :  on  m'y 
prête  des  expreiTions  baffes;  on  m'y  fait 
dire  des  grolîîèretés  qu'on  ne  trouvera 
certainement  dans  aucun  de  mes  écrits  : 
on  m'y  fait  dire  vous  à  Dieu  ;  ufage  que 
je  ne  blâme  pas  ,  mais  qui  n'eft  pas  le 
nôtre.  Pour  me  fuppofer  l'Auteur  de 
cette  Lettre ,  il  faut  fuppofer  auflî  que 
j'ai  voulu  me  déguifer.  Il  n'y  falloit  donc 
pas  mettre  mon  nom ,  &  alors  on  auroit 
pu  perfuader  aux  fots  qu'elle  étoit  de 
moi,  V 


'î8l  (S   U   V    R    "E   s 

Telles  font  ,  Monfieur  ,  les  armes 
dignes  de  mes  adverfaires  dont  ils  achè- 
vent de  m'accabler.  Non  contens  de 
m'outrager  dans  mes  ouvrages ,  ils  pren- 
nent le  parti  plus  cruel  encore  de  m'attri- 
buer  les  leurs.  A  la  vérité  le  Public  juf- 
qu'ici  n'a  pas  pris  le  change,  &  il  faudroit- 
qu'il  fût  bien  aveuglé  pour  le  prendre  au- 
jourd'hui. La  juftice  que  j'en  attends  fur 
ce  point,  eft  une  confolation  bien  foible 
pour  tant  de  maux.  Vous  favez  la  nou- 
velle afHidion  qui  m'accable  :  la  perte  de 
M.  de  Luxembourg  met  le  comble  à 
toutes  les  autres  ;  je  la  fentirai  jufqu'au 
tombeau.  Il- fut  mon  confolateur  durant 
fa  vie  ,  il  fera  mon  protedeur  après  fa 
mort.  Sa  chère  &  honorable  mémoire 
défendra  la  mienne  des  outrages  de  mes 
ennemis ,  &:  quand  ils  voudront  la  fouil- 
ler par  leurs  calomnies ,  on  leur  dira  : 
comment  cela  pourroit-il  être?  Le  plus 
honnête -homme  de  France ^  fut  fon 
ami. 

Je  vous  remercie  &  vous  falue ,  Mon- 
fieur, de  tout  mon  cœur.     Rousseau. 

A  Mociers,  le  18  Mai  17^4. 


D  I  V  E  R  s  E  s;       iB^; 


nn 


LETTRE* 
A  M.  J.  J.  ROUSSEAU^ 

DE     GENEVE. 

JE  ne  fçais  ce  que  c'eft,  Monfieur ,  que 
cette  lettre  publiée  fous  votre  nom, 
adrefTée  à  M.  l'Archevêque  d'Aufch , 
&  que  votre  candeur  a  fi  hautement 
défavouée  dans  le  Journal  Enryclopédi" 
que  (  du  ler.  Juin  17(54.)  Vous  avez  , 
QÎtes-vouSjbien  de  la  peine  à  vous  per- 
fuader  que  l'Auteur  de  cette  lettre  ait  fé- 


*  Cette  Lettre  eft  vraifemblablement  du  vé- 
ritable Auteur  de  celle  à  M.  TArclievêque 
d'AuIch  :  nous  ne  la  rapportons  ici  que  pour 
faire  voir  jufqu'oii  Ton  porte  Taudace  à  vou- 
loir  tromper  le  Public ,  mais  il  eft  trop  éclairé 
pour  prendre  le  change.  L'ironie  qui  y  règne 
iuffit  feule  pour  dévoiler  l'impofture.  On  con- 
viendra aifément  qu'il  ell  quelquefois  malbeu- 
reux  d'avoir  des  talens  auflî  fupérieurs  que 
ceux  de  M.  RoufTeau ,  puifqu'ils  lui  attirent  tant 
de  jaloux  :  la  poftérité  prononcera. 


^it^  Œ,   U  V  K  E  s 

rieufement  penfé  à  la  mettre  fur  votre, 
compte ,  &  vous  ne  fuppofez  pas  que  per- 
fon  ne  vous  l'attribue:  ce  ne  fera  pas  moi,. 
Monfieur;  je  connois  votre  intégrité» 
vous  dites  ne  l'avoir  point  écrite; cédé- 
iaveu  me  fuffit  ^il  efl: plus  fort,  plus  con-- 
vaincantquetoutes  les  raifons  dont  VOUS: 
l'accompagne2  ;  parce  qu'un  homme  tel 
que  vous ,  eft  au-deflus  de  toute  efpèce: 
de  juflification.  Pourquoi  donc  vous  dé- 
fendez-vous r"  Pourquoi  vois-je  à  la  fuite 
de  cette  déclaration  qui  eût  dû  ,  ce  me 
femble,  être ,  partant  de  vous ,  fi  fimple 
^  fi  ingénue  ,  tant  de  preuves ,  tant  de 
plaintes ,  tant  de  reproches  ï  Je  ne  foup» 
çonne  point  les  Auteurs  du  Journal  ;  ils 
refpeâ:ent  votre  philofophie  ,  eftiment 
vos  talens  ;  &  ils  n'euffent  jamais  ofé  vous 
compromettre  :  mais  leur  bonne-foi  , 
leurs  lumières  ,  n'ont-elles  point  été  en 
défaut  ?  Et  cette  lettre  qu'ils  ont  inférée 
dans  leur  Ouvrage ,  n'efî-elle  pas  de  quel- 
4ju'un  de  vos  ennemis  ,  qui ,  pour  mieux 
vous  défervir  dans  l'efprit  de  vos  admi- 
rateurs, a  emprunté  votre  nom  ,  a  tâché 
d'imiter  votre  ftyle  ,  votre  énergie ,  8c 
votre  modeftie  ?  Je  le  crois  ,  &  je  ne 
doute  pas  qu'un  jour  vous  ne  confonr 
diez  l'impofture ,  &  que  vous  ne  defa^i^ 


Diverses»        îSj* 

i^ouie^  ce  défaveu  dont  on  vous  fuppofe 
l'Auteur.  Ce  n'efl:  pas  que  cette  lettre  foit 
indigne  de  vous ,  par  la  force  des  preu- 
ves ,  la  nobleffe  de  l'expreffion ,  ou  par 
ce  ton  d'indifférence,  mais  mâle  &  impo* 
fant ,  dont  vous  parlez  de  vous  &  des  per- 
sécutions qu'on  vous  a  fufcitées.  Mais 
qui  reconnoîtra  le  Philofophe  ,  l'Ami 
de  la  vertu ,  de  la  bienfaifance ,  des  hom- 
mes ,  à  ces  mots  ;  vHai-jepas  ajfei  des  af* 
f aires  qii^on  me  fufcite  j  fans  me  mêler  de 
celles  d' autrui  F  Depuis  quand  m^a-t-onvâ 
devenir  un  homme  de  parti  ?  Qiiel  nouvel 
intérêt  m^aur oit  fait  changer  Jî  brufquC" 
ment  de  maximes  f  Les  Jéfuites  font-ils  en 
meilleur  état  que  quand  je  refujois  d^ écrire 
contreux  dans  leurs  dif grâces?  Quelquun 
7776  connoit-il  ajfe^  lâche  y  ajfe:{  vil  ^  pouf 
infulter  aux  malheureux  f  Eh  !  fi  fou- 
hliois  les  égards  qui  leur  font  dus  ^  de  qui 
pourroient-'ds  en  attendre  F  Que  m^ importe 
enfin  le  fort  des  Jéfuites  ,  quel  qu'il  puijfc 
être  ?  Leurs  ennemis  fe  font-ils  montrés 
pour  moi  plus  tolérans  qu'eux  ?  La  trijïe 
vérité  dèlaijfée  efï-elle  plus  chère  aux  uns 
quaux  autres?  Et  foit  qu^ils  triomphent  a 
ou  qu'ils  fuccombent  >  m  ferai-jc  moins 
perfécuté  l 


185  (S  U  V  R   E  s 

Si  je  croyois  ,  Monfîeur,  que  vouy 
euiïîez  écrit  cette  lettre,  je  me  garderois 
bien  d'y  répondre  ;  je  me  tairois ,  dé- 
fefpéré  de  ne  pouvoir  concilier  les  con- 
tradidions  qu'elle  renferme ,  &  furtouc 
ces  réflexions  fur  les  Jéfultes ,  &  ce  dé- 
tachement de  toutes  chofes ,  fi  fort  op- 
pofé  à  votre  philofophie ,  à  l'élévation 
de  votre  ame ,  &  à  la  générofité  de  vos 
fentimens.  Ce  n'eft  donc  pas  vous  qus 
j'attaque ,  mais  c'eft  celui  qui  a  ofé  fe  fer- 
vir  de  votre  nom  ,  &  dont  je  vous  pri© 
de  remarquer  avec  moi  la  maladrefTe  & 
les  abfurdités. 

N'ai-je  pas  ajje^  des  affaires  quon  me 
fufcite  j  fans  wl  aller  mêler  de  celles  d^au^ 
trui?  Vous  êtes  bien  éloigné,  Monfieur, 
de  penfer  auiîî  peu  philofophiquament , 
&  vous  feriez  bien  affligé  de  trouver  dans 
votre  cœur  un  fentiment  fi  dur  ;  car  vous 
n'ignorez  pas  que  les  perfécutions  qu'on 
fufcitoit  de  toutes  parts  à  votre  patron 
Socrate ,  ne  l'empêchèrent  jamais  de  fe 
mêler  des  affaires  qui  intéreffoient  le  Pu- 
blic :  vous  fçavez  que  ni  la  crainte  des 
humiliations ,  ni  l'atrocité  de  fes  enne- 
mis ,  ni  l'iniquité  de  fes  juges  ;  en  un  mot , 
que  jamais  rien  n'arrêta  fon  zèle ,  toutes 


I  D  I  V  E  R  s  n  f.  187 

fes  fois  qu'il  crut  la  fagefTe  de  fes  avis 
utile  à  fes  Concitoyens.  Or  ,  fi  cet 
homme  vertueux ,  fi  ce  vrai  Philofophe, 
qui  a  eu  tant  de  finges  &  fi  peu  d'imi- 
tateurs ,  eût  vécu  de  nos  jours  ,  eût-il 
regardé  l'affaire  des  Jéfuites  comme 
étrangère  à  fa  philofophie  ,  comme 
celle  d'autrui  ?  Tout  au  contraire ,  il 
eût  regardé  ces  hommes  tout  au  moins 
de  l'œil  dont  il  voyoit  les  Sophiftes , 
&  démafquant  leur  orgueil ,  comme  il 
dévoila  celui  des  faux  Sages  de  foa 
tems ,  il  eût  confondu  leurs  projets  , 
leur  ambition,  &  cette  gravité  dont  ils 
s'enveloppoient ,  &  qui  en  impofoit  li 
fort  à  la  multitude .... 

....  Quel  nouvel  intérêt  mauroit  fait 
charnier  fï  brufqiœment  de  maximes?  Per- 
mettez que  ie  réponde  à  cette  queftion, 
comme  fi  c'étoit  vous  qui  l'eufliez  faite. 
L'intérêt  des  Philofophes  ,  c'eft-à-dire , 
de  la  vérité  :  car  enfin  l'homme  le  plus 
éclairé  peut  fe  tromper  ;  &  certaine- 
ment ce  ne  fera  pas  vous  qui  foutien- 
drez  qu'il  exifte  fur  la  terre  quelqu'un 
d'infaillible.  Or,  je  fuppofe  que  vous 
ayez  apperçu  l'erreur  de  vos  maximes  ; 
qui  ne  fçait  que  vous  êtes  affez  modefe 


i88  Œuvras 

te  ,  afiez  généreux  ,  affèz  grand  pout 
changer  tout- à-coup  &  très-brufque- 
inent  d'opinion?  Il  eft  même  de  la  beau- 
té de  votre  ame  &  de  fon  intégrité  de 
faire  publiquement  l'aveu  d'un  tel  chan- 
gement ,  quelque  fubit  qu'il  foit. 

jLe5  Jéfuites  font-ils  en  îneilleur  état 
que  quand  je  refufois  d^écrire  contieux 
dans  leurs  difgraces  ?  Où  l'Auteur  de  ce 
défaveu    va-t-il    prendre    ces    faufTes 
anecdotes? N'en  êtes- vous  pas  indigné, 
Monfieur  ?  Qui  lui  a  dit  que  vous  avez 
été  follicité  d'écrire  contre  les  Jéfuites? 
AfTurément  la  caufe  de  la  Nation  n'au- 
roit  pu  être  défendue  par  un  Orateur 
plus   éloquent  ,  ou  plus    énergique  : 
mais  outre  que  vous  n'êtes  ni  Avocat , 
ni  Magiftrat,  ni  François  ,  quelle  idée 
que  celle  de  fuppofer  que  les  Parle- 
mens  ,  d'accord  avec  le  Clergé ,  aient 
jamais  fongé  à  vous  charger  de  la  caufe 
la  plus  importante  ,  de  celle  où  il  étoit 
queftion  des  loix  de  l'Etat  ,  &  de  la 
pureté  des  maximes  du  Catholicifme! 
Les  Jéfuites  font-ils  en  meilleur  état,  3cc^ 
Obfervez  ,  je  vous  prie  ,  que  celui  qui 
vous  fait  écrire  fi  inconféquemment  » 
îaiffe  entendre  que,  fi  les  Jéfuites  étoient 


D  I  V  E  R  f  £  s*  l3p 

sn  meilleur  état  ,  vous  ne  refuferiez 
pas  d'écrire  contr'eux.  Mais  il  ne  fonge 
pas  qu'ami  de  la  vérité  ,  autant  que 
vous  l'êtes  ,  la  difgrace  ,  où  la  prof- 
périté  d'un  corps  que  vous  croyez 
nuifible  ,  doit  peu  vous  toucher  ;  & 
que ,  fi  vous  le  croyiez  innocent ,  vous 
vous  emprefieriez  de  le  juftifier.  Sans 
doute  qu'il  ferolt  vil  &  lâche  d'infulter 
à  ceux  de  cet  Ordre  qui  font  malheu- 
reux. Il  en  eft  parmi  eux  de  très-ef- 
dmables  ,  &  de  très-vertueux  ;  mais 
i:'eft'  par  cela  même  qu'ils  méritent 
d'être  confolés  ,  &  fur  tout  éclairés 
fur  les  vices  de  leur  inflitut.  Et  qui 
a  plus  de  droit  à  les  inftruire  ,  &  à, 
changer  leurs  opinions  (  à  certains 
égards  )  qu'un  Philofophe  qui  penfe 
comme  vous?  Et  fi  cette  Société  n'eft 
QuUement  vicieufe  à  vos  yeux  ,  c'eft 
à  vous  de  tonner  ,  d'éclater  ,  d'oublier 
vos  propres  malheurs  &  les  perfé- 
cutlons  qu'on  vous  fiifcite  ,  pour  pren- 
dre fa  défenfe  :  car  vous  fçavez  bien 
mieux  que  celui  qui  vous  a  fait  écrire, 
qu'on  doit  à  l'innocence  bien  plus  que 
.des  égards.  Mais  ce  Fabricateur  da 
lettres  ne  peut-il  tracer  deux  lignes^ 


ipO  Œ    U    V    R    £    s 

fans  tomber  dans  des  contradidions 
grofîières  ?  Il  vient  de  faire  dire  qu'il 
eft  dû  des  égards  aux  Jéfuites  ;  &  tout 
de  fuite  il  vous  fait  ajouter  :  que  m^ im- 
porte enfin  le  fort  des  Jéfuites  ^  quel 
quHl  puije  être  ?  Le  barbare  !  que  lui 
importe  le  fort  d'un  Ordre  qu'il  croit 
innocent  ,  &  auquel  il  déclare  qu'il 
eft  dû  des  égards  î  Eft-ce  là  la  fenfibi- 
lité  d'une  ame  jufte  ,  d'un  coeur  hon- 
nête ,  d'un  Citoyen  ,  d'un  homme  ? 
Et  s'il  croit  les  Jéfuites  perfécutés,  ou 
même  s'il  les  croit  coupables  ,  cette 
indifférence  n'eft-elle  pas  également 
criminelle  ?  L'Auteur  (ÏEmile  penfe 
bien  différemment  ;  jamais  on  ne  l'en- 
tendra dire  que  le  fort  d'un  corps  char- 
gé de  l'éducation  ,  lui  eft  indifférent. 
Leurs  ennemis  fe  font-ils  montrés  pouf 
moi  plus  tolérans  queux  ?  Quels  fen- 
timens  on  vous  fuppofe  ,  Monfieur  ! 
affurément  c'eft  un  de  vos  perfécuteurs 
qui  a  écrit  ce  défaveu.  Comme  il  vous 
peint  intéreflTé  ,  vindicatif,  cruel ,  enfin 
tout  ce  que  vous  n'êtes  pas  !  Il  veut 
"abfolument  que  l'on  penfe  que,  fi  vos 
ennemis  euffent  été  plus  tolérans  pour 
vous ,  vous  auriez  écrit  contre  les  Je- 


D  1  p'  £  n  s  È  s»  ï^i 

fuites  !  A  cette  caufe  peu  honnête  de 
refus  ,  il  en   ajoute    deux  autres  tout 
auflî  peu  philolophiques.  La  trijîe  vé^ 
rite  délaijjée  eJi-eLte  plus  chère  aux  uns 
qu^aux  autres  f  Et  foit  qu^'ih  triomphent , 
ou  qu!ils  fuccombent ,  en  ferai-je  moins 
perfécuté  F  Comme  on  vous  fait  penfer 
de  vous-même  1  Quel  excès  d'amour- 
propre  on  cherche  à  vous  donner  !  Ne 
vous  femble-t-il  pas  voir  tous  les  par- 
tis déîaifier  la  trijie  vérité ,  &  fe  réunir 
pour  vous  perfécuter  ?  Mais  il  vous 
connoît  bien  m^al  celui  qui  fait  pour 
vous  ces    orgueilleufes  réflexions  ;  il 
ne  fçait  pas  que  c'efr  à  caufe  même  de 
cet  abandon  général  de  la  trille  vérité 
que  ,  ferme  contre   tous    les   partis  , 
vcas  comibartriez  pour  elle.  Vous  qui 
élevâtes  votre  voix  mâle  &;  vertueufe 
contre  ces  jeux  crimiinels  qu'on  vouîoit 
introcuire  à  Genève  ;  vous  qui  garan- 
tîtes vcs  Concitoyens  de  la  corruption 
que   îe  lanufe  ,  V Avare  ,  le   Mfan- 
îhrope^  6<:c.  euffent  portée  dans  le.^'  âmes 
de  vos  compatriotes  ;  vous  craindriez 
de  parler  fur  une  Société  doiff  on  ac- 
cufe  l'Infatut  de  tendre  à  la  corrup- 
tion, non  d'une  Ville,  mais  du  monde 


I 


^çi  ^    U   V    R    £    "^ 

entier  ,  votre  Patrie  &  celle  des  Phi- 
lofophes  î  Non ,  Monfieur  ,  ces  fcru- 
pules  ,  ees  craintes  ne  font  point  de 
vous  ;  &  c'eft  ce  qui  achève  de  me 
perfuader  que  vous  n'avez  jamais  fongé 
à  faire  le  défaveu  qu'on  à  envoyé  , 
fous  votre  nom  ,  aux  Auteurs  du  /owr- 
nal  EnojclQpédique  ,  &c. 

Je  fuis,  Monfieur,  &c, 


V  R  E  s 


DIVERSES. 

EXTRA    l  T  S 

DES 

JOURNAUX. 

Ju^emens  quont  porté  du  Livre  i'ÉivîiLE 

les  différens  Joumalljres  qui  en  ont 

parlé  dans  le  tems, 

- — .  ,  ■  ^ 

JOURNAL  DE  TRÉVOUX, 

IN  O  u  s  rafîemhlerons  ici ,  avec  la 
plus  ■exa(5le  fidélité,  les  propofîtions 
fondamentales,  &  les  meilleures  preu- 
;ves  dont  M.  Rouffeau  appuie  fori 
'fyfléme.  Il  n'aura  point  à  nous  repro- 
cher d'avoir  tronqué  ou  défiguré  Ton 
Toms  VL  I 


îP4  Extraits 

texte.  On  ne  trouvera  pas  ici  cette  mul- 
titude de  phrafes  femiliantes ,  qui  ne 
prouve  que  la  fécondité  de  ion  génie , 
&  la  facilité  à  s'énoncer  ;  parce  qu'il 
ne  faut  pas  juger  de  la  beauté  ou  de 
la -difformité  des  objets  ,  par  le  mafque 
qui  les  couvre.  Ecoutons  M.  RouiTeau; 
c'eft  lui  qui  parle 

30  Tout  eft  bien  ,  fortant  des  mains  de 
»  l'Auteur  des  chofes  :  tout  dégénère 
3j  entre  les  mains  de  l'homme.  îî  force 
33  une  terre  à  nourrir  les  produdions 
»  d'une  autre  ,  un  arbre  à  porter  les 
»  fruits  d'un  autre  . . .  Il  ne  veut  rien 
33  tel  que  l'a  fait  la  nature ,  pas  même 
»  l'homme  :  il  le  faut  dreJfTer  pour  lui., 
»  comme  un  cheval  de  manège  ...  ; 
35  fans  cela  tout  iroit  plus  mal  encore, 
33  &  notre  eipèce  ne  veut  pas  être  fe- 
3?  çonnée  à  demi.  Dans  l'état  oa.fQm 
33  déformais  les  chofes ,  un  homme  aban- 
»  donné  des  fa  naifTance  à  lui-même 
53  parmi  les  autres  ,  feroit  le  plus  d^ 
>3  figuré  de  tous  . . .  ^  :  ^'O  ♦  I 

3>  L'éducation  nous  vient -de  la  n'âf 
33  ture ,  ou  des  hommes ,  ou  des  chofei, 
y  Le  développement  interne  de  nos 
3>  facultés  Ôc  de  nos  organes  q(ï  l'édu^ 
33  cation  de  la  nature  ;  l'ufage  qu'on 


i5  ïious  apprend  à  faire  de  ce  dévelop- 
:>5  pement  efl  l'éducation  des  hommes  ; 
33  &  l'acquis  de  notre  propre  expérience 
03  fur, les  objets  qui  nous  afférent,  eft 
»  l'éducation  des  chofes. 

33  Nous  naiiTons  fenfibles  ;  , . . .  fitôt 
53  que  nous  avons ,  pour  ainfi  dire  ,  la 
33  confcience  de  nos  fenfations  ,  nous 
33  fommes  difpofés  à  rechercher,  ou  à 

33  fuir  les  objets  qui  les  produifent 

3»  C'efl  à  ces  difpofitions  primitives 
33  qu'il  faudroit  tout  rapporter  ;  &  cela 
33  fe  pourroit ,  fi  nos  trois  éducations 
33  n'étoient  que  diiférentes  :  mais  que 
33  faire  quand  elles  font  oppofées  ?  . . , . 
33  Forcé  de  combattre  la  nature  ou  Iqs 
33  inlHtutions  fociales,  il  faut  opter  en- 
53  tre  faire  un  homme  ou  un  Citoven  ; 
33  car  on  ne  peut  faire,  à  la  fois ,  l'un  3c 
33  l'autre. 

3>  L'homme  naturel  efl  tout  pour 
>*  lui  ....  L'homme  civil  n'eH:  qu'une 
33  unité  fradionnaire  qui  tient  au  dé- 
35  nominateur  ,  &  dont  la  valeur  eft 
33  dans  fon  rapport  avec  l'entier  qui 
:>  efl  le  corps  focial.  Les  bonnes  inf- 
>3  titutions  fociales  font  celles  qui  fa- 
t3  vent  le  mieux  dénaturer  Thomme , 


1^6  EXTRAITS 

33  lui  ôter  fon  exiftence  abfolue  pour 
'>^  lui  en  donner  une  relative  ,  &  tranl-»» 
«  porter  le  moi  dans  l'unité  commune. 

33  De  ces  objets  nécelTairement  op- 
S3  pofés  ,  viennent  deux  formes  d'info 
53  titution  contraires  ;  Tune  publique 
33  &  commune  ,  l'autre  particulière  & 
53  domeftique  ....  L'inflitution  publi- 
«  que  n'exifte  plus  ,  ëc  ne  peut  plus 
33  exifter  ;  parce  qu'où  il  n'y  a  plus  de 
33  patrie  ,  il  ne  peut  plus  y  avoir  de 
33  Citoyens.  Ces  deux  mots  ,  Patrie  & 
33  Citoyen  ,  doivent  être  effacés  des 
33  langues  modernes. 

3^  Refte  enfin  l'éducation  domellique 
>3  ou  celle  de  la  nature.  Mais  que  de- 
>D  viendra  pour  les  autres  un  homme 
33  uniquement  élevé  pour  lui  ?  Si  peut- 
33  être  le  double  objet  qu'on  fe  propofe 
>3  pouvoir  fe  réunir  en  un  feul,  en  ôtantf 
33  les  contradicflions  de   l'homme  ,  oq| 
n  ôteroit  un  grand  obftacle  à  fon  bon- 
33  heur  ....  Pour  former  cet  hommel 
33  rare  ,  qu'avons  nous  à  faire  ?  Beau- 
33  coup  ,  fans  doute  ;  c'efl:  d'empêcher| 
33  que  rien  ne  foit  fait. 

33  Dann  l'ordre  focial  -,  où  toutes  lesl 
M  places  font  marquées  ,  chacun  doit 


DES     JoUPxNAUX.  IP7 

J>  être  élevé  pour  la  fienne.  Si  un  par- 
3i  ticulier  formé  pour  fa  place  en  fort  ^ 
35  il  n'efl:  plus  propre  à  rien  .  . , .  Dans- 
3:>  l'ordre  naturel  ,  les  hommes  étant 
>:.  tous  égaux  ,  leur  vocation  commune 
iy  efl  l'état  d'homme  ,  &  quiconque  eO: 
53  bien  élevé  pour  celui-là  ,  ne  peut 
«  mal  remplir  ceux  qui  s'y  rapportent. 
53  Qu'on  delline  mon  élevé  à  l'épée  ,  à 
3>  TEglife  ,  au  Barreau  ,  peu  m'im- 
33  porte  ....  En  fortant  de  mes  mains 
V  il  ne  fera  ,  j'en  conviens  ,  ni  Magif- 
3î  trat  ,  ni  Soldat  ,  ni  Prêtre  ,  il  fera 
5^  premièrement  homme  5  tout  ce  qu'un 
03  homme  doit  être  ,  il  faura  l'être  au 
3)  befoin  tout  aulîî  bien  que  qui  que  ce 
33  foit .... 

y.'  A  peine  l'enfant  efl-il  fortl  du  fein 
>î  de  la  mère  ,  . . . .  qu'on  lai  donne  de 
>->  nouveaux  liens ,  on  l'emmiaillotte ,  on 
3)  le  couche  la  tcte  fixée  &  les  jambes 
5î  allongées  ,  les  bras  pendans  à  côté  du 
r.  corps  ;  il  eft  entouré  de  lini^es  &  ds 
»  bandages  de  toute  efpèce ,  qui  ne  lui 
5i  permettent  pas  de  changer  de  fitua- 
35  tion  ....  De  peur  que  les  corps  ne  fe 
55  déforment  par  des  mouvemens  libres , 
35  on  fe  hâte  de  les  déformer  en  les 
x>  mettent  en  preffe  ....  D'où  vient  cet 


ip8  .    E  X  T  R  A  I  T  S^ 

»  ufaee  déraifonnable  ?  D'un  ufai^e  dé-- 
>5  nature.  Depuis  que  les  mères  ,  mé-. 
33  prifant  leur  premier  devoir  ,  n'onç 
:»■>  plus  voulu  nourrir  leurs  enfans  ,  il 
33  a  fallu  les  confier  à  des  Femmes  mer- 
35  cénaires ,  qui ,  fe  trouvant  ainlimèreî 
3>  d'encans  étrangers  pour  qui  la  na'iure 
3r  ne  leur  difoit  rien  ,  n'ont  cherché 
33  qu'à  s'épargner  de  la  peine  ....  Non 
>î  contîntes  d'avoir  celTé  d'allaiter  leurs 
35  enfans ,  les  femmes  cellent  d'en  vou- 
33  loir  faire  ;  la  conféquence  eft  natur 

33  relie Cet  ufa2:e  aioûté  aux  autres 

33  caufes  de  dépopulation  ,  nous  an-^ 
33  nonce  le  fort  prochain  de  l'Europe, 
35  Les  Sciences ,  les  Arts ,  la  Philofophie 
33  8c  les  mœurs  qu'elle  engendre  ne 
35  tarderont  pas  d'en  faire  un  défert* 
33  Elle  fera  peuplée  de  bêtes  féroces, 
3D  elle  n'aura  pas  beaucoup  changé  d'har 
33  bitans.  ^ 

33  Point  de  mère  ,  point  d'enfanf. 
33  Entr'eux  les  devoirs  font  récipro- 
>D  ques  ....  Si  la  voix  du  fang  n'ell  for- 
33  tîiîée  par  l'habitude  &  les  foins ,  elle 
33  s'éteint  dans  les  premières  années  , 
33  &  le  cœur  meurt  ,  pour  ainfî  dire» 
^J  avant  que  de  naître.  Nous  voilà  dçj 
93  les  premiers  pas  hors  de  la  nature» 


D  E  ?î     J  O  U  K  N  A  X;  X.         îpj> 

•  5  On  en  fort  encore  par  une  route 
''  oppoiée  ,  lorfqu'une  mère  porte  Tes 
3J  foins  à  l'excès  ;  Jorfqu'eîle  fait  de 
-'  fon  enfant  fon  idole  ;  qu'eUe  auc^- 
3^  mente  &  nourrit  fa  foibleile  pour 
»  l'empêcher  de  la  fentlr  ,  &  qu'efpe'- 
^  rant  le  fouftraire  aux  loix  de  la  na- 
»  ture  ,  elle  écarte  de  lui  des  atteintes 
^  pénibles,  fans  fonger  combien,  pour 
3^  quelques  incommodités  dont  elle  le 
»  préLrve  un  moment ,  elle  accumule 
3J  au  loin  d'accidens  èc  de  périls  fur  fa 
»  tête  ,  &  comjbien  c'eft  une  précaution 
»  barbare  de  prolonger  la  foibleffe  de 
»  l'enfance  fous  les  fatigues  des  hom- 
»  mes  faits ....  Exercez  vos  en  fans  aux 
^  atteintes  qu'ils  auront  à  fupporter  un 
»  jour.  EndurcilTez  leur  corps  aux  ia- 
a>  tempéries  des  faifons  ,  des  clim.ats, 
»  des  éîémens  ;  à  la  faim  ,  à  la  fo:f,  à 
3^  la  fatigue  ;  tremipez-les  dans  l'eau  du 


»  fi:y?<:. 


33 


Comme  la  véritable  nourrice  eil 
35  la  mère  ,  le  véritable  précepteur  efl: 
39  le  père  ;  .  . .  que  des  mains  de  l'un. 
»  fenfant  pafle  dans  celles  de  l'autre. 
3)  Il  fera  mieux  élevé  par  un  père  ju- 
^  dicieux  de   borné ,  que  par  le  plus 

liv 


20O  Extraits 

30  habile  maître  du  monde;  car  le  zèle 
39  lupplécra  mieux  au  talent  ,  que  le 
»  talent  au  zèle.  Mais  les  affaires ,  les 
3î  fondions  ,  les  devoirs  ! .  . .  Ah  !  les 
^  devoirs  !  fans  doute  le  dernier  eft  celui 
»  de  père  ? . . . . 

»  Un  père  quand  il  engendre  & 
33  nourrit  des  enfans  ,  ne  fait  en  cela 
»  que  le  tiers  de  fa  tache.  Il  doit  des 
»  hommes  à  Ton  efpèce  ,  il  doit  à  la 
30  fociéré  des  hommes  fociables ,  il  doit 
30  des  Citoyens  à  l'Etat .... 

30  On  raifonne  beaucoup  fur  les  quar 
3>  lités  d'un  bon  Gouverneur.  La  pre- 
3?  miere  que  j'en  exigerois ,  . .  c'eft  de 
30  n'être  point  un  homme  à  vendre..., 
33  Qui  donc  élèvera  mon  enfant  f  Je 
30  te  l'ai  déjà  dit;  toi-même...  Je  ne  le 
35  peux...  Tune  le  peux!  Fais- toi  donc 
35  un  ami;  je  ne  vois  point  d'autre  ref- 
33  fource  .... 

x>  Quelqu'un  dont  je  ne  connois  que 
39  le  rang  m'a  fait  propofer  d'élever 
»  fou  fils  ....  Si  i'avois  accepté  fon 
a»  offre  &  que  j'euffe  erré  dans  ma  m.é- 
»  thode  ,  c'éroit  .une  éducation  man- 
»  quée  :  fi  j'avois  réuQi ,  c'eût  été  bien 
30  pis  ;  fon  fils  auroit  renié  fon  titre  j 
»  il  n'eût  plus  voulu  être  Prince, 


ri- 


DES    Journaux.       201 

*  Dès  que  l'enfant  commence  à  dïf" 
»  tinguer  les  objets,  il  importe  de  met- 
»  tre  du  choix  dans  ceux  qu'on  lui 
»  montre  ....  Je  veux  qu'on  l'habitue 
»  à  voir  des  objetsdouveaux ,  des  ani* 
»  maux  laids  ,  dégoûtans  ,  bifarres  ', 
»  mais  peu~à-peu  ,  de  loin  ,  jufqu'à  ce 
»  qu'il  y  foit  accoutumé  ....  Il  veut 
^  tout  toucher  ,  tout  manier;  ne  vous 
^'  Dppofez  point  à  cette  inquiétude  : 
^  elle  lui  fuggère  un  apprentilfage  très- 
^  néceffaire  . . .  Quand  l'enfant  tend  la 
^  main  avec  effort  fans  rien  dire  ,  iî 
^  croit  atteindre  à  l'objet ,  paice  qu'il 
»  n'en  eftime  pas  la  diftance  ;  il  efl:  dans 
*  l'erreur  :  mais  quand  il  fe  plaint  ôc 
=»  crie  en  tendant  la  main  ,  alors  il  n^^ 
»  s'abufe  plus  far  la  diftance ,  il  com- 
»  mande  à  l'objet  de  s'approcher  ,  ou 
à  vous  de  le  lui  apporter.  Dans  le 
premier  cas  ,  portez-le  à  l'objet  hn- 
^  tement  &  à  petits  pas  :  dans  le  fécond . 
»-  ne  faites  pas  feulement  femblant  de 
»  l'entendre;  plus  il  criera,  moins  vous- 
»  devez  l'écouter»  Il  importe  de  l'ac- 
3?  coutumer  de  bonne-heure  à  ne  com-> 
^  mander  ni  aux  hommes ,  car  il  n'efl: 
pas  leur  maître  ;  ni  aux  chofes  ,  car 
»  elles   ne  l'cRtendent  point.   Il  waut 

Iv 


3a 
33 


202  Extraits 

y»  mieux  porter  l'enfant  à  l'objet  que 
»  d'apporter  l'objet  à  l'enfant  .... 

»  Toute  mévjhanceté  vient  de  foi- 
»  bljfTe  ;  l'enfant  n'eft  méchant  que^ 
35  parce  qu'il  eft  foible;  rendez-le  fort, 
»  il  fera  bon  :  celui  qui  pourroit  tout 
»  ne  ferolt  jamais  de  mal.  De  tous  les 
33  attributs  de  la  divinité  toute-puif- 
»  faute  ,  la  bonté  efl:  celui  fans  lequel 
03  on  la  peut  le  moins  concevoir, 

35  La  fantaifie  ne  tourmentera  point 
3>  les  enfans  quand  on  ne  l'aura  pas  fait 
33  naître  ,  attendu  qu'elle  n'efi:  pas  de 
33  la  nature  ....  Les  longs  pleurs  d'un 
^3  enfant  qui  n'efl:  ni  lié  ni  malade  ,  & 
33  qu'on  ne  laiiTe  manquer  de  rien ,  ne 
»  font  que  des  pleurs  d'habitude  & 
33  d'obftination.  Ils  ne  font  point  l'on-- 
».  vrage  de  la  nature  ,  mais  de  la  nour-; 
33  rice  «qui  ,  pour  n'en  favoir  enduref' 
33  i'importunité,  la  multiplie  ,  fans  lon- 
33  ger  qu'en  faifant  taire  l'enfant  au- 
33  jourd'hui  ,  on  l'excite  à  pleurer  de- 
»  main  davantage.  Le  feul  moyen  de 
»  guérir  ou  prévenir  cette  habitude  eft 
33  de  n'y  faire  aucuns  attention.  Fer- 
y>  foane  n'aime  à  prendre  une  peine 
s>  inutile ,  pas  même  las  enfans  ....  Au 
¥>  rcll: ,  quand  ils  pleurent,  par  fantaifie 


DES  Journaux.      205 

»  ou  par  obllination  ,  un  moyeiî  fur 
^3  pour  îes  empêcher  de  continuer ,  eil 
'  »  de  les  diftraire  par  quelque  objet 
»  agréable  de  frappant  ;  mais  il  efl  de 
»  la  dernière  importance  que  l'enfant 
»  n'apperçoive  pas  l'intention  de  le 
^  diflraire .... 

»  Je  voudrois  (  c'efl  toujours  M, 
y>  Rousseau  qui  parle  )  que  Iqs  pre- 
»  mieres  articulations  qu'on  fait  enten- 
35  dre  à  l'enfant  fuiTent  rares ,  faciles , 
»  diftinfles  ,  fouvent  répétées  ,  8^  que 
»  les  mots  qu'elles  expriment  ne  fe 
»  rapportalTent  qu'à  des  objets  fenfibles 
3^  qu'on  peut  d'abord  montrer  à  l'en- 
»  Fant.  La  mallieureufe  facilité  que  nous 
^  avons  à  nous  payer  de  mots  que  nous 
»  n'entendons  point ,  commence  plutôt 
»  qu'on  ne  penfe  ....  Parlez  toujours 
35  correctement  devant  eux ,  faites  qu'ils 
»  ne  fe  pîaifent  avec  perfonne  autant- 
»  qu'avec  vous  ,  &  foyez  fûrs  qu'infen- 
23  fiblemient  leur  langage  s'épurei-a  fur 
»  le  vôtre  ,  fans  que  vous  îes  ayez  ja- 
35  mais  repris  ....  On  fe  preffe  trop  de 
y>  les  faire  parler  ,  com.me  fi  l'on  avoir 
»  peur  qu'ils  n'appriifent  pas  à  parler 
»  d'eux-mcm.es  :.....  Ils  en  parlent  plus 
»  tard  ,  plus  confufément . , .  > 


^  204  Extraits 

r>  Aux  champs  les  enfans  épars  , 
yj  éloignés  du  père  ,  de  la  mère  &  des 
»  autres  enfans  ,  s'exercent  à  fe  faire 
33  entendre  à  diftanre-  3c  à  mefurer  la 
»  force  de  la  voix  fur  l'intervalle  qui 
33  les  fépare  de  ceux  dont  ils  veulent 
»  être  entendu?.  Voilà  comment  on  ap- 
yi  prend  véritablement  à  prononcer  ,  & 
33  non  pas  en  bégayant  quelques  voyel- 
»  les  à  l'oreille  d'une  gouvernante  at- 
y>  tentive  ....  Ce  qui  empêche  les 
30  garçons  dans  les  Collèges,  &  les  filles 
?3  dans  les  Couvens  d'acquérir  jamais 
33  une  prononciation  aulli  nette  que  celle 
30  des  payfans  ,  c'efî:  la  nécefîité  d'ap- 
»  prendre  par  cœur  beaucoup  de  chofes , 
33  &  de  réciter  tout  ham  ce  qu'ils  ont 
a>  appris  :  car  en  étudiant  ils  s'habituent 
33  à  barbouiller  ,  à  prononcer  négli- 
30  gemment  &  mal  :  en  récitant  c'eft 
»  pis  encore;  ils  recherchent  leurs  mots 
»  avec  effort ,  ils  traînent  &  allongent 
33  leurs  fyllabes  . . .  Emile  n'aura  pas 
33  ces  défauts  de  prononciation,  ou  du 
53  moins  il  ne  les  aura  pas  contrac^tés  par 
33  les  mêmes  eau 'es ....  Les  vices  de 
33  prononciation  qu'on  fait  contraéler 
33  aux  enfans  en  rendant  leur  parler 
3>  fourd  .confus ,  timide  ,  en  critiquant 


DES   Journaux,      sojr 

»  înceffamment  leur  ton  ,  en  épluchant 
»  tous  leurs  mots ,  ne  le  corrigent  ja- 
3»  mais ... 

»  RefTerrez  le  plus  qu'il  efl:  poffible 
»  le  vocabulaire  de  l'enfant ,  c'efl:  un 
30  très-grand  inconvénient  qu'il  ait  plus 
V  de  mots  que  d'idées ,  qu'il  fâche  dire 
30  plus  de  chofes  qu'il  n'en  peut  pen- 
»  fer  ... .  Les  Payfans  ont  peu  d'idées  j 
»  mais  ils  les  comparent  très-bien. 

33  Quand  les  enfans  commencent  à 
33  parler  ,  ils*  pleurent  moins  .  .  Dès 
3i  qu'une  fois  Emile  aura  dit,  fai  mal, 
«  il  faudra  des  douleurs  bien  vives  pour 
33  le  forcer  à  pleurer  ....  Si  l'enfant  efl 
:>■>  délicat,  fenfible  ,  que  naturellement 
33  il  fe  mette  à  crier  pour  rien,  en  ren- 
X  dant  fes  cris  inutiles  de  fans  effet  , 
33  j'en  taris  bientôt  la  fource.  Tant  qu'il 
»*  pleure,  je  ne  vais  point  à  lui  ^  j'y 
33  cours,  fi-tôt  qu'il  s'eft  tu ... .  S'il  tom^- 
33  be,  s'il  fe  fait  une  boffe  à  la  tête  ,  &:c, 
33  je  refterai  tranquille  au  moins  pour 
>5  un  peu  de  tems.  Le  mal  e(t  fait ,  c'efè 
>3  une  néceffité  qu'il  l'endure  . . .  Souf- 
33  frir  efl:  la  première  chofe  qu'il  doit 
33  apprendre  ,  &  celle  qu'il  aura  le  plus 
33  grand  befoin  de  favoir .... 


r 


20^  Extraits 

35  Y  a-t-il  rien  de  plus  fot  que  la  peine 
M  qu'on  prend  pour  apprendre  aux  en- 
>j  fans  à  marcher  ,  comme  fi  l'on  en 
^■>  avoit  vu  quelqu'un  qui  par  la  né- 
»  gligence  de  fa  nourrice  ne  fût  pas 
5>  marcher  étant  grand  ? . .  Emile  n'aura 
>9  ni  bourlets  ,  ni  paniers  roulans ,  ni 
>5  chariots  ,  ni  lifières  ,  ou  du  moins 
33  dès  qu'il  commencera  de  favoir  met- 
>y  tre  un  pied  devant  l'autre  on  ne  le 
53  foutiendra  que  fur  les  lieux  pavés ,. 
>9  &:  l'on  ne  fera  qu'y  palTcr  en  hâte ...  * 
53  Qu'on  le  mène  journellement  au  mi- 
33  lieu  d'un  pré.  Là  qu'il  coure  ,  qu'il 
33  s'ébatte ,  qu'il  tombe  cent  fois  le  jour , 
33  tant  m.ieux  ;  il  en  apprendra  plutôt 
w  à  fe  relever  33. 

Telle  eft  la  fubfrance  d'une  partie 
du  premier  Volume  d^ Emile: nous  fera- 
t-il  permis  maintenant ,  M.  Rousseau» 
de  réfléchir  fur  ie  parti  que  nous  avons 
à  prendre  ?  Vous  ne  prétendez  pas  que 
nous  embrallions  aveuglément  votre 
fyftcme  :  la  tyrannie  n'efi:  point  de  votre 
goût.  Quana  vous  traitez  à\ho7nme  en-^ 
faut  ,  de  Le5leur  vulgaire  ou  ftupide  j 
quiconque  n'eft  pas  de  votre  avis ,  vous 
n'avez  fans  doute  en  vue  qu^  ceux  qui 


DES   Journaux.       207 

vous  contredirent  fans  examiner  ;  vous 
êtes  trop  ami  de  la  raifon  pour  en  in- 
terdire i'ufàge.  Examinons  donc. 

Tout  eji  bien  ,  fortant  des  mains  de 
V Auteur  des  ckofes  ,  Ct'c.  D  abord  voilà 
un  début  équivoque  &  captieux  :  il  a 
un  fens    vrai  auquel   vous  faites   peu 
d'attention  ,  parce  qu'il  eft  étranger  à 
votre  objet  ;  confidéré  fous  un  autre 
rapport, il:  eft  faux  ;  &  c'eft  alors  qu'il 
devient  une  des  pierres  angulaires  de 
votre  édifice.  Si  la  nature  produit  un 
arbre  ,  ce  fera  bien  un  arbre  :  eft-ce 
un  homme  ?  elle  aura  fait  l'être  qui  eft 
un  homme  :  (i  c'efi:  un  mionftre  ,  c'en 
fera  bien  un  :  chaque  être  a  fa  bonté 
abfolue  ,  qui  le  conftitue  lui-même, &: 
fans  laquelle  il  n'efl:  pas  polTible  :  ea 
ce  fens ,  tout  eji  bien  fortant  des  mains 
de  V Auteur  des  chofes  ;  &  ce  principe , 
dont  tout  le   monde  convient  ,  vous 
efl:  inutile.  Mais ,  chaque  être  dans  fon 
origine  eft-il  relativement  bon ,  de  ma- 
nière  que  cette  conftitution  primitive 
ne  puiflë  être  remplacée  que  par  un 
mal  ?  C'eft- à-dire  ,  cette  terre   que 
l'homme  trouve  inculte  ,  &  chargée 
de  ronces ,  ne  pourra- t-elle  être  cul- 
tivée &  aîTujettie  à  donner  des  pro- 


.ûoS  Extraits 

dudions  plus  utiles  ,  fans  un  attentat 
contre  la  nature  ?  Ce  fera  la  contre- 
dire ,  dites-vous  ,  que  de  grefter  un 
fauvageon  :  infertion  qu'elle  avoue  ce- 
pendant ,  &  qu'elle  féconde  en  fuivant 
fes  loix  générales.  L'homme  naît-il 
tellement  bon  ,  qu'abandonné  à  lui- 
même  dès  fa  naiflance ,  il  ne  connoîtroit 
point  le  mal  ,  ou  ne  le  feroit  pas  fans 
réfléchir  ?  Tout  ce  qui  n'eft  pas  inf- 
titution  originelle  y  répugne-t-il  ?  N'y 
a-t-il  pour  l'homme  ,  qu'une  façon 
d'être  qui  foit  dans  l'ordre  ?  Les  bonnes 
inftitutions  fociales  le  dénaturent-elles? 
Eft-il  né  pour  être  feuî ,  pour  ne  re- 
chercher ou  ne  fuir  que  ce  qui  a  rap- 
port à  lui  f  Ses  premières  fenfations 
fe  bornent- elles  à  fon  individu  ;  & 
de-là  fuit-il  que  les  devoirs  de  lociété 
qu'il  aura  à  remplir  dans  un  âge  mûr^ 
font  contre  nature?  Cette  nature  efl:- 
elle  tellement  une ,  de  reftreinte  par 
tout  &  toujours  au  feul  point  origi- 
nel des  chofes ,  que  la  fociété  n'en  puifTe 
être  une  émanation  ?  L'arbre  élagué 
pour  porter  de  plus  beaux  fruits ,  ou 
tranfplanté  pour  confpirer  à  l'arr.an- 
gement  fymmécrique  d'un  verger ,  ne 
tient- il  plus  fes  produélions  de  la  na- 


DES    Journaux.       sop 

ture  ?  Le  Citoyen  n'eft-il  plus  homme? 
La  volonté  du  Créateur  (  car  enfin  c'eft 
la  Nature ,  félon  vous-même  ;  heureu- 
fement  vous  ne  niez  pas  tout  )  :  cette 
volonté  de  l'Etre  fupréme  eft-elle  dé- 
mentie ,  dès-là  même  que  les  hommes 
vivent  enfemble  ;  &  la  raifon  ,  préfent 
de  la  fouveraine  intelligence,  cefle-t- 
elle  d'être  lumière  naturelle  ,  lorfqu'elle 
nous  didèe  ces  loix  fociales ,  dont  le 
but  eft  de  maintenir  l'ordre  entre  des 
créatures  qui  ,  en  fe  réuniflant ,  n'ont 
fait  que  céder  à  un  penchant  inné,  ou 
du  moins  à  la  néceflité  morale ,  &  peut- 
ctre  même  phyfîque ,  des  chofes  ?  A 
chaque  inftant  vous  avez  befoin  de 
ces  proportions  ,  &  vous  les  laifîez 
fans  preuves. 

Si  vous  vous  fuflîez  contenté  de 
crier  à  haute  voix  ,  &  de  faire  bien 
entendre  que  l'homme  abufe  de  fa 
raifon  ,  que  fa  malice  fubftitue  dans 
Ja  fociété  des  vices  nouveaux  à  ceux 
qu'il  Euroit  adoptés  s'il  eût  vécu  errant 
&  vagabond  comme  certain;  peuples  y 
que  ,  réprimé  par  l'autorité  néceffaire 
des  loix  ,  il  n'a  fait  que  devenir,  quel- 
quefois ,  &  cela  par  abus  de  fa  liberté, 
plus  adroit  à  couvrir  fa  marche  vers 


â  I  o  Extraits 

îe  défordre  ;  que  fouvent  le  plus  fort , 
cherchant  Ton  intérêt  propre  aux  dé- 
pens du  plus  foible  ,  a  pre[crit ,  fous 
prétexte  de  l'ordre  ,  comme  règle  de  ' 
la  Nature,  ce  qui  n'étoit  que  la  loi  de 
là.  pallion  :  fi  vous  euiîiez  dit  encore 
que  trop  fouvent  la  fageffe  des  Loix 
fociales   fe  trouve  en  oppofition  avec 
les  defirs  déréglés  de  l'homme  ,  on  eût 
applaudi  à  votre  2èle  j  m.ais   ces  re- 
proches ont    été  faits    mille   fois    au 
genre  humain  :  il  vous  falloit  du  nou« 
veau.  Pourfuivons ,  cet  objet  reviendra» 
Uhomme  naturel  ejî  tout  pour   lui  / 
il  eJî  Rentier  ahfoluy  qui  n^a  de   rap^ 
port  qu^à  lui-même  ou  à  foji  femhlahle  : 
V homme  civil  rtefl  qu^um   unité  frac-* 
tionnaire  ^  dont  la  valeur  efl  dans  fon 
raprfort   avec   le  corps  fo'-iaL  Rien  ne 
reflemble  tant  à  une  vérité  dans  vo* 
tre   bou/he  ,  tant  vous  favez  faire  il- 
îufion  :  il  n'y  a  cependant  encore  ici 
que  de  la  contradicflion  ,  de  l'équivo- 
que &  du  preftige.  Comment  l'homme 
eîl-il  entier  abH^lu  ,  quand  il  a  rapport 
à  fov\  femblable  ?  Mais  ceci  n'efl  rien. 
Qu'entendez-vous  par  homme  naturel  ? 
Car  vous  abufez  fouvent  du  mot  de 
Nature^  Efl-ce  celui  qui  n'a  reçu  que 


BEs    Journaux,      ait 

l'éducation  de  la  Nature  ?  Cette  édu- 
cation eft ,  félon  vous ,  le  développe- 
ment interne  de  nos  facultés  &'  de  nos 
organes,  Choififlez  :  ce  développement 
efl-il  complet  ou  non  ?  L'homme  na- 
turel ,  que  vous  oppofez  à  l'homme  ci- 
vil ,  peut-il  déjà  réfléchir  fur  les  im- 
preifions  que  produifent  chez  lui  les 
objets  qui  l'environnent,  &  combiner 
fes  notions  ;  ou  bien  eft-il  à  cet  âge 
où  il  ne  fait  encore  que  fentir,  fans 
pouvoir  faire  ufage  de  la  raifon  qui 
doit  l'éclairer  un  jour  ?  S'il  n'eft  {uC- 
ceptible  que  de  fenfations ,  qui  à  peine 
excitent  en  lui  la  confcience  réfléchie 
de  fon  exifl:ence  ,  comment  allez-vous 
comparer  l'homme  animal  avec  l'hom- 
me civil  ?  Il  n'efl:  plus  étonnant  effec- 
tivement que  l'un  s'éloigne  de  l'autre 
au  point  ,  qu  ils  paroiffent  répugner 
enfemble.  Efl:-ce  là  ce  que  fignifie 
votre  axiome  ?  Non  ,  fans  doute.  Il  a 
donc  un  Ibre  ufage  de  fa  raifon,  cet 
homme  naturel  que  vous  définiflez  ici. 
Et  voilà  le  terme  moyen  qui  rappro- 
che l'enfant  de  l'éat  ce  Citoyen.  Hé 
bien  !  cet  homme  raifonnant  efl:  tout 
pour  lui  !  Oui,  fans  doute  ,  s'il  efl:  feul 


'212  Extraits 

&  ifoîé  de  fes  femblables  ;  mais  fi  le 
hafard  même  le  réunit  à  eux  ,  n'aura-t- 
il  pas  bien-tôt  l'occafion  de  fe  dire 
pour  affurer  fon  bonheur;  ne  fais  pas 
à  autrui  ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'il  te 
fafle  ?  Il  n'eft  donc  déjà  plus  tout  pour 
lui.  Et  il  cefle  alors  d'être  Vhomme  na- 
turel dans  le  vrai  fens,  c'eft -à-dire, 
dans  les  vues  du  Créateur  !  Parce  qu'il 
déraifonne  fans  doute  :  ou  peut  être 
la  raifon  n'eft  pas  un  don  de  la  Na- 
ture ? 

Vous  êtes  aufÏÏ  heureux  à  décrire 
l'homme  civil.  Pour  mieux  l'oppofer 
à  l'homme  naturel ,  qui ,  félon  vous  eft 
tout  à  lui  ,  vous  le  définiflez  d'après 
quelques  faits  héroïques  qui  étonnent 
d'autant  plus^  qu'ils  font  rares  &:  éle- 
vés au-defl"us  des  devoirs  ordinaires  de 
la  fociété,  &  vous  en  concluez  que 
les  bonnes  inflitutions  (ociales  font  celles 
qui  favent  h  mieux  dénaturer  Vliomne  ^ 
lui  ôter  fon  exiftcnce  abfolue  pour  lui 
en  donner  une  relative  ,  Gr  tranfporter 
'  le  moi  dans  Vunité  rommune.  Peut-on 
bien  ju,2:er  des  chofes  en  ne  les  com- 
parant que  dan?  leurs  extrêmes?  Il  faî- 
loit  diftinguer,  dans  le  Citoyen,  deux 


DES   Journaux.       213 
rapports ,  qui  tous  deux  font  dans  la 
Nature  ,  ou,  pour  ne  point  abufer  des 
termes  ,  dans    le   fyftéme    général   de 
l'Univers.  L'homme  en  fociété  pour- 
volt  à  fa  confervation  &  à  Ton  bien- 
ctre  ;  rien  ne  l'en  empêche  que  fon  goût 
pour  le   défordre.    Voilà  ion  premier 
rapport.  Il  doit  confpirer  au  bien  gé- 
néral :  autrement  il   ne  pourroit  plus 
même  prétendre  à  Ton  bonheur  pro- 
pre. L'obéifî'ance  qu'il  doit  aux  Loix 
n'efl:  point  un  pur  aiTervifïèment  fondé 
fur  la    contrainte    &  la   violence.   Si 
l'homme  n'a  droit  d'être  heureux  au 
milieu   de  fes  femblables  ,    qu'autant 
qu'il  ne  leur  nuit  pas;  les  inftitutions 
fociales  ne  peuvent  auiîî ,  fans  s'écar- 
ter de  -leur  vrai  but  ,  lui  enlever  les 
moyens  de  fe  procurer  fa  félicité  par- 
ticulière. Enfin  le  Citoyen  doit  à  la 
Patrie ,  &  la  Patrie  doit  au  Citoyen  : 
la  Loi  puife  dans  cette  néceflite   des 
chofes ,  que  vous  aimez  tant ,  la  règle 
'  de  conduite  de  l'un  &  de  l'autre  ;  &  , 
^  par  fes  fages  difpofitions^ellene  fait  que 
réprimer  les  defirs  déréglés  ou  élever 
l'être  penfant  au-deHus  de  l'homme  ani- 
mal. Comment  prouveriez-vous  main- 
tenant que  l'homme  civil  répugne  à  la 


'214  Extraits 

Nature  ,  Se  que  les  inftitutions  foclales 
ne  font  bonnes  qu'autant  qu'elles  favent 
dénaturer  l'homme? 

Ces   deux    mots ,  Patrie   G"   Citoyen 
doivent  être  ejfacés  des  langues  modernes ^ 
dites  vous  :  malgré  ce  bon  mot ,  la  Pa- 
trie connoît  encore  des  Citoyens  qu'elle 
chérit.  Vous  dites  qu'il  faut  opter  entre 
faire  un  homme  &'  un  Citoyen  ,  &  que 
Vonne  peut  faire, à  la  fois ,  Vun  ^  Vautre. 
Il  femble  donc  qu'après  avoir  profcrit 
la  fociété  &  les  infiitutions  fociales  , 
vous   deviez    vous    borner  à   former 
l'homme  de  la  nature.  En  ce  cas  il 
étoit    inutile   de  faire  un  traité   d'é~ 
ducation   auffi  étendu.   Puifque  félon 
vous  tout   efi  bien  ^  fortant  des  mains 
de  V Auteur  des  chofes ,  &  que  les  bonnes 
Infîitutions   fociales   doivent   dénaturer 
Vhomme  ^  il  ne  s'agit  plus  que  de  fé- 
que%er  votre  Elève  dans  quelque  lile 
déferre  où  il  deviendra  de  lui  même 
Vhomme.   naturel  que  vous  demandez. 
Mais  vous  fentez  le  ridicule  de  ce  fyf- 
téme  ;  &  ne  pouvant  envifager  votre 
Emile  comme  un  fujet  inutile  au  genre- 
humain  ,  vous  faites  un  effort  pour  le 
rendre  en  même  tems  naturel  &  focial , 
m  étant  les  contradiElions  de  Vhomme* 


DES   Journaux.      21^ 

Pour  cela  que  faut-il  faire  ?  Beaucoup 
■fans  doute  ;  c^eji  a^ewpêcker  que  rien  ne 
Jok  fait.  Prétendez-vous  renouveller 
la  face  de  la  terre ,  &  renverler  de  fond 
2en  comble  toutesles  fociétés  qui  exif^ 
îent ,  en  n'épargnant  pas  même  leurs 
'loTines  infïiîutims  qui  doivent  dénaturer 
'votre  éîéve  s'il  s'y  conforme  ?  Non 
fans  doute  ;  vous  avez  dû  voir  qu'il 
n'appartient  plus  qu'à  l'Etre  fupréme, 
-d'opérer    ce,  changement    univerfel  : 
votre  proportion  n'efl:  elle  qu'exagé- 
ip.é^-^i'ôc  n'avez-vous  eu  intention  que 
de  corriger  les  abus  qui  fe  font  glifles 
dans  la  fociété  ?  Voyons  fi  alors  vous 
vous  accordez  avec  vous-même.  Quand 
vous  aurez  remédié  à  ce  que  vous  re- 
-gardez  comme  abus  ,  peu  vous  impor- 
te, dites  vous  ,  à  quel  état  on  deftine 
votfe  Emile  ;  il  Jera  propre  à  Vépèe  ^ 
.au  Barreau  ,  à  i^Eglife.,,  hifum  teneatis ^ 
ûmici.  Quoi  !  vous  en  ferez  un  homme 
contradictoire  ,  un    fourbe  qui  exté- 
rieurement avouera  un  état  que  vous 
lui   aurez  dépeint  commue  un  huit  de 
la  folie  humaine  ? 

Avant  d'aller  plus  loin  ,  convenons 
•  encore  d'une  chofe.   Après  avoir  dit 


zi6  Extraits 

dans  votre  avant-propos ,  qu'en  lifanC 
votre   Ouvrage  ,  on  croira  moins  lire 
un  traité  d'Education  ,  que  les  rêveries 
d^un  vijîonnaire  fur   VEducation,   Qw'j/ 
faire}  ajoutez-vous  :  ce  neji  pas  fur  les 
idées  d autrui  que  f  écris  ;  cefl  fur  les 
miennes ......  dépend-B  de  moi  de   me 

donner  d'autres  yeux  ,  Cr  de  m'affeêler 
d'autres  idées  ?  Non,  Dépend-il  plus 
de  ceux  à  qui  vous  reprochez  leurs 
préjugés  ,  de  fe  donner  d'autres  yeux, 
&  de  s'aflfeder  d'autres  idées  ? 

Nous  avouerons  donc  fans  peine  que 
l'enfant  trop  relTerré  dans  les  tégumens 
dont  on  le  couvre  après  fa  naiffance , 
efl:  un  prifonnier  malheureux  ,  &  que 
des  liens  trop  étroits  le  déforment  & 
l'afFoiblifTent  :  nous  ne  croirons  pas  ce- 
pendant que  tremper  les    enfans  dans 
Veau  du  fiyx  ,  doive  être  les  expofer  à 
toutes   les  intempéries  de    l'air  ,  fans 
avoir  aucun  égard  à  leurs  forces ,  au 
climat  &  à  la  faifon.  Ce  que  l'on  fait 
encore  ,  &   que    vous  avez  très-bien 
prouvé  ,  c'eft  que  la  mère  efl  la  nour- 
rice naturelle  de  fon  enfant  ,  &  que 
l'ufage  accrédité ,  qui  livre  l'homme  à 
des  nourrices  mercenaires ,  efl  une  dçs 

çaufes 


"DES    Journaux.      217 

caufes  de  la  dépopularion.  Mais  qu'é- 
toit-il  befoin  d'ajouter  que  les  Sciences  ^ 
hs  Ans  ,    la  Pnilofopliie  Gr  les  mœurs 
qu  engendre  VEurope  ^  ne  tarderont  pas 
d'en  faire  un  défcrt  j  q\i^ elle  fera  peuplée 
de  Bêtes  féroces  ,  &  qu'e//e  naura  pas 
beaucoup  changé  d'Habitans  P 
j     L'on  s'accordera  encore  avec  vous 
pour  crier  à  ces  mères   infenfées   qui 
font  des  idoles  de  leurs  en  fans ,  qu'en 
écartant  d'eux  toute  atteinte  pénible, 
elles  accumulent  au  loin  les  douleurs , 
&  les  maux  fur  la  tête  de  ces  victimes 
;  infortunées  de  leur  aveugle  tendreîTe. 
,  Que  n'eft-il  permis  auili  de  defirer  que 
le  père  ,  s'il  eft  fenfé  ,   pût  être  le  pré- 
cepteur de  fon  enfant ,  ou  qu'au  moins 
un  gouverneur  ne  fût  point  un  homme 
vénal  ?  Mais  quelles  raifons  autres  que 
des  fophifmes  pourrions- nous  donner 
à  cet  Inftituteur  choifi  ,  pour  lui  per- 
fuader  que  ,  s'il  réuflît ,  il  aura  engagé 
fon  Elève  à  renier  le  titre  que   lui  a 
donné  la  divine  Providence  ,  &  qu'il 
aura  dû  le  difpofer  à  ne  plus  vouloir 
erre  Prince  ,  s'il  eft  né  pour  occuper 
ce  rang  dans  l'ordre  focial  ?  Ces  pro- 
pofitions  font  des  corollaires  de  vos 
Tome  VL  K 


I 


2lS  Ex  TRAITS 

principes ,  qui  ne  peuvent  nous  en  im- 
pofer  jufqu'à  nous  faire  croire  que  l'au- 
torité des  Princes  n'émane  pas  de  Ja 
puifTance  du  maître  de  l'Univers. 

Vous  développez  avec  intelligence 
îa  pratique   qu'il    faut   obferver  poui 
fatisfaire   l'inquiétude    &    redifier  les 
premiers  mouvemens  d'un  enfant  qui 
commence  à  diftinguer  les  objets;  mais 
vous  paffez  bientôt  à  une  propofition 
fauffe ,  qu'il  n'eft  pas  étonnant  que  vous 
prouviez  mal.  Joute  jnéJunccté ,  d'iteii 
vous  ,  vient   de  foihlejje  ^  . .  celui   ç«i 
pourroit  tout  ne  f croit  jamais:  de  mal\ 
Souvenez-vous  d'abord  que  nous  pro- 
fiterons de  cette  affertion  pour  démon- 
trer contre  vous-même  la  faufTeté  d'une | 
autre  qui  vous   tient  lieu  d'axiome  :j 
attendons  qu'il  en  foit  tems  ,  &  con- 
tentons-nous   aujourd'hui    de   relevei' 
celle-ci.  Toute   méchanceté  vient  de, 
foiblelTe  ,  dites-vous  ,  parce  que  celui 
qui  pourroit  tout  ne  feroit  jamais  de 
mal ,  &  que  de  tous  les  attributs  de  la\ 
Divinité  toute-puijjhnte ,  la  bonté eji  celuïl 
fans  lequel  on   la  peut  le  moins  conceA 
voir.  Vous  avez  confondu  ici  la  vérité 
du  conféquent  avec  celle  de  la  confér 


DES  Journaux.       2ip 

quence.  Le  Tout-puiffant  eft  bon  fans 
doute  ,  parce  qu'il  réunit  toutes  les 
perfecflions  ;  mais  en  eft-il  de  même  de 
l'homme  qui  feroit  fort  relativement 
aux  autres .?  Et  n'eft  ce  pas  de  cette 
fupériorité  de  forces  refpeâ:ives  que 
naifTent  la  violence  &  tous  les  vices 
qui  en  dérivent  ? 

Vous  exigez  que  l'on  croye  encore 
que  la  fantaïjîe  ne  tourmentera  point  les 
enfans  ,  quand  on  ne  Vaura  pas  fait 
naître  ,  attendu  quelle  n^eft  pas  de  les. 
nature.  Cette  fuppofition  prend  fa  four  - 
ce  dans  une  autre  que  vous  annoncez 
dès  votre  début ,  &  que  vous  exprime- 
rez bientôt  en  ces  termes  ;  pofons  pour  v 
maxime  incontcjiable  que  les  premiers 
mouvemens  de  la  nature  font  toujours 
droits  .'  il  n'y  a  point  de  perverjité  origi- 
nelle dans  le  cœur  humain  ;  il  ne  s^y  trou- 
ve pas  un  feul  vice  dont  on  ne  puijfe  dire 
comment  &  par  où  il  y  efl  entré.  Le  tems 
viendra  où  peut-être  vous  ferez  obligé 
de  convenir  avec  nous  ,  que  cette  ma- 
xime n'eft  pas  fi  inconteftable  dans  le 
fens  que  vous  lui  donnez  ;  mais  enfin  , 
fi  elle  l'eft  pour  vous  dans  cet  infiant- 
ci ,  pourquoi  la  contredire  ?  Pourquoi 

Kij 


S20  Extraits 

dans  un  autre  endroit  avouez- vous  quî 
l'enfant  peut  naturellement  fe  mettre  à 
crier  pour  rien  ? 

On  convient  avec  vous  qu'un  moyen 
généralement  fur  pour  tarir  la  fource 
des  pleurs  d'habitude  &  d'obfrination  , 
efl:  de  ne  point  faire  attention  aux  cris 
de  l'enfant  :  s'il  s'agifToit  cependant  d'un 
naturel  violent  &  impétueux,  que  l'on 
ne  peut  négliger  d'écouter  fans  le  por- 
ter à  la  fureur  ,  il  n'efl:  pas  douteux 
qu'alors  il  ne  valût  mieux  diftraire 
J'enfant  par  quelque  objet  agréable  & 
frappant  ,  en  obfervant  ,  comme  vous 
ie  demandez  ,  qu'il  n'apperçoive  pas 
l'intention  de  le  diflraire» 

Vous  voulez  encore,  avec  raifon,  que 
les  premières  articulations  qu'on  fait 
entendre  à  l'enfant  foient  rares,  faciles, 
diftindes ,  fouvent  répétées ,  t<,  que  les 
mots  qu'elles  expriment  ne  fe  rappor- 
tent qu'à  des  objets  fenfibles  qu'on  peut 
d'abord  lui  montrer  :  il  n'eft  pas  juf- 
qu'aux  nourrices  qui  ne  foient  ici  d'ac* 
cord  avec  vous  ,  &  qui  ordinairement 
ne  fuivent  cette  méthode  :  elles  fentent 
au(îi  communément  qu'il  feroit  ridicule 
&  inutile  de  trop  étendre  le  vocabulaire 


DES    Journaux,     n^t 

des  enfans  ;  ce  qui  n'efl  pas  tout-à-fak 
le  rejjerrer  le  plus  qu^il  cjî  pofjîble  ^  com- 
me vous  le  defirez.  Il  eft  certain  qu'il 
vaut  mieux  parler  toujours  correde- 
ment  devamt  eux  ,  que  de  les  reprendr.3^ 
continuellement  ,  &  qu'en  épluchant 
tous  leurs  mots ,  on  leur  fait  contrarier 
un  Darler  (ourd,  confus  &  timide. 

Y  a-t-ii  rien  àz  plus  fot^  dites-vous  ,- 
que  la  peine  quon  prend  pour  apprendra 
aux  enfam  à  marchtr ,  comme  fi  ro:i 
en  avoït  vX  quelquim  qui  par  la  ni-' 
gligence  de  fa  noy.rrice  ^  ne  fat  pas  mar- 
cher étant  grand  ?  On  apprend  de  bonn^- 
he'dre  aux  enfâîis  à  marcher  ,  poivr 
deux  raifons.  i^.  parce  que  le  mouve- 
ment développe  &  fortifie  leurs  mem- 
bres. 2^^.  parce  qu'il  y  auroit  du  dan- 
ger que  dans  les  premiers  elTais  qu'ils 
feroient  d'eux-mêmes  ,  il  ne  leur  ar- 
rivât de  fe  cafTer  un  bras  ou  la  tête. 
Q^ii'on  les  jnene  journellement  au  mi- 
lieu d'un  pré  :  là  quils  tombent  cent  fois 
le  jour  ,  tant  mieux  ;  ils  en  apprendront 
plutôt  à  fe  relever,  C'eft  fort  bien  dit  ; 
mais  tout  le  monde  n'a  pas  un  pré  à 
fa  difpofition. 

Mais  avançons.  II  eft  très-vrai ,  com- 
me vous  le  aites  ailleurs,  que  l'homme 

K  iij 


222        .    Extraits 

aveuglément  livré  à  Tes  premiers  pen- 
chans  eût  fait  confîfter  Ton  bonheur, 
bonheur  apparent  &  paffager ,  à  faire 
tout  ce  qui   lui  plaît  ,  fi  les  loix  di-  • 
vines    &   humaines    n'eufTent  mis   un  i 
frein  à  fes  defirs  déréglés.  Il  eft  en- 
core certain    qu'en  relation  avec  fon 
efpèce  il  a  plus  de  devoirs  à  remplir, 
èc  qu'alors  le  mauvais  ufage  de  fa  li- 
berté le  tourne  à  plus  de   vices  qu'il 
n'en  feroit  paroitre  s'il  étoit  ifolé  de 
fes  femblabîes.  Et  de-lâ  il  s'enfuit  que 
les  règles  fociales  les  plus  fages  font  la  . 
perte  de  l'homme  ?  que  les  inflitutions 
humaines  font  toutes  des  abus  &  des 
préjugés  qui  ont  altéré  fa  nature  ,   8ç 
qui  l'éloignent  de  fa  deftination  ?  Mais 
qui  vous  a  dit ,  ou ,  quand  avez- vous 
prouvé  que  Thomme  eft  fait  pour  fa 
borner  aux  propenfions  animales?  L'en* 
fant,  le  fauvage,  font-ils  l'homme  par- 
fait? Etes-vous  bien  fur  qu'ils  en  foient 
l'archétype  ?  Dans  quel   décret  de  la 
Providence  éternelle  avez-vous  donc 
lu  qu'elle  n'a  pas  porté  l'homme  à  la 
fociété  comme  à  un  moyen  qu'elle  a 
pu  remplacer  fans  doute  ,  mais  qu'elle 
a  voulu  choifir  ,  pour  le  conduire  à  une 
fin  encore  ultérieure  .^ 


DES  Journaux,      22 j 

^^  Avant  que  les  préjugés  &  les 
33  inflitutions  humaines  aient  altéré  ^ 
5>  dites-vous ,  nos  penchans  naturels  , 
33  le  bonheur  des  enfans ,  ainfi  que  des 
33  hommes  jconfifte  dans  l'ufage  de  leur 
33  liberté.  Quiconque  fait  ce  qu'il  veut 
33  eil  heureux  ,  s'il  fe  fufilt  à  lui-même  «-. 
Que  n'ajoûtiez-vous  :  Gr  s'il  veut  ce 
(jud  doit  vouloir}  Les  Loix  n'enlèvent 
point  l'ufage  de  la  liberté  ;  elles  ne 
font  qu'en  interdire  l'abus.  »  Pvîais 
i:  l'homme  livré  à  lui-même  &  dége- 
33  gé  des  liens  de  la  Loi  n'abuferoit 
:.3  jamais  de  cette  liberté  ;  les  premiers 
33  mouvemens  de  la  Nature  font  tou- 
99  jours  droits  ;  il  n'y  a  point  de  per- 
33  verfité  originelle  dans  le  cœur  hu- 
33  main  «.  Ou  avez  vous  encore  vu  tout 
cela  ?  S'il  étoit  permis  d'employer  vos 
armes  contre  vous-même,  ne  vous  trou- 
veroit-on  pas  encore  ici  en  contra- 
diction ?  Vous  avez  dit ,  que  la  mé- 
chanceté vient  de  folbleflé  :  fans  cefle 
vous  nous  répétez  que  l'enfant  efc  fol- 
ble  ,  vous  exagérez  même  la  foibîeffe 
de  fon  intelligence  :  l'enfant  porte  donc 
en  lui  le  germe  de  la  méchanceté.  Mais 
à  quoi  bon  s'appuyer  d'un  paralogifme 
pour  en  combattre  un  autre.  Fcoutez- 

Kiv 


^2^  Extraits 

nous  un  inftant  ;  fi  nous  avons  tort., 
vous  nous  direz  pourquoi. 

Les  hommes  n'apportent  pas  en  naif- 
fanî  Je  même  naturel  :  quand  nous 
aurions  tous  la  même  ame  ,  nous  n'a- 
vons pas  le  même  corps,  &  nous  de'- 
pendons  des  impreiîions  de  nos  or- 
ganes ,  qui  feroîent  les  feules  règles 
de  nos  aàions,  fi  la  raifon  ne  nous  ap- 
prenoit ,  &  fi  l'Auteur  de  la  Nature  ne 
nous  aidoit  à  fccouer  le  joug  de  l'hom- 
me brute.  Les  habitudes  fe  contrac- 
tent ;  de  nos  penchans  divers  influent 
fur  l'exercice  de  nos  facultés.  Pour- 
quoi ne  fuis-je  pas  aufli  difpofé  qu'un 
autre  à  mettre  de  la  droiture  dans  mes 
adions  ?  L'Etre  fuprême  l'a  voulu  ; 
qu'avez-vous  à  répondre  ,  vous  qui 
l'admettez  ?  Vous  nous  donnerez  bien- 
tôt occafion  d'entrer  dans  d'autres  rai* 
fonô\ 

Enfin ,  félon  vous ,  x)  la  feule  pafiion 
»  naturelle  à  Thomme  ,  eiï  l'amour  de 
3:»  foi-mêm.e  «.  Oui  fans  doute ,  &  c'eft- 
là  l'origine  de  nos  vices  :  nous  appor- 
tons avec  nous  Tinflrument  de  notre 
perverfité.  Il  n'efl:  point  vrai  «  que  cet 
-»  amour-propre  ne  devienne  bon  ou 
T>  mauvais    dans   un  homme    que  par 


DES  Journaux.        aaj* 

3>  l'application  qu'en  fait  ,  &  par  les 
3j  relations  que  lui  donne  un  autre 
X)  homme  33.  Chacun  de  nous  fe  fuffit  à 
lui-même  pour  produire  fa  malice. 
Nous  luttons  à  la  vérité  contre  la  règle 
à  mefure  qu'elle  multiplie  nos  devoirs  ; 
mais  fomnies-nous  méchans  ,  parce  que 
nous  fom.mes  obligés  d'être  bons  ?  n'eft- 
ce  pas  plutôt  parce  que  nous  ne  vou- 
lons pas  devenir  ce  que  nous  devons 
être  ?  L'haleine  de  nos  femblables  nous 
eft  contagieuie  ,  &:  le  mauvais  exem- 
ple a  de  l'empire  fur  notre  foibleiTe; 
mais  nos  devoirs  font  des  devoirs  en- 
fin,  &  le  m.échant,  quel  qu'il  foit ,  -5c 
de  quelque  façon  qu'il  le  foit  devenu  ,. 
tranïgreiTe  la  fagefîe  des  îoix  établies 
dans  la  fociété.  L'homme  pourroit  être 
bon  en  fociété  ;  il  ne  le  veut  pas  :  la. 
nature  l'a  pourvu  de  la  faculté  dont 
il  abufe  pour  fe  porter  au  défordre.  Âi- 
lez-vous  encore  dem^ander  à  quoi  bon 
ce  don  funefte  de  la  nature  ?  La  ré- 
ponfe  eft  déjà  donnée  ;  le  Tout-Puif- 
fant  eft  jufte  &  fage  ,  n'en  convenez- 
vous  pas  ?  Une  vérité  ,  quoique  ter- 
rible ,  n'en  efl  pas  moins  certaine. 

L'eiprit*  d'indépendance  qui   régne 
dans  votre  façon  de  penfer  de  d'aei:''j. 
t       -  Kv 


\ 


22^  Extraits 

vous  fait  abhorrer  tout  ce  qui  fent 
l'autorité  ,  &  vous  ne  voulez  pas  que 
l'enfant  folt  aflujetti  à  obéir.  Vous 
excluez  de  Ton  Diélionnaire  les  mots 
d'obéiiTance  ,  de  commandement ,  en- 
core plus  ceux  de  devoir  &  d'obli- 
gation ,  &  vous  n'y  admettez  que  ceux 
de  force  ,  de  nécelTité  ,  d'impuifTance 
6c  de  contrainte.  N'eft-ce  pas  ici  un 
pur  débat  fur  les  termes  i"  Car  enfin 
nous  ne  voyons  rien  de  plus  énergi- 
que pour  exprimer  l'effet  du  comman- 
dement que  les  mots  de  force ,  de  né- 
celTitéjde  contrainte.  Mais  vous  vou- 
lez que  cette  contrainte  vienne  de  la 
néceiîité  des  chofes  ,  vous  defirez  que 
l'on  n'oppofe  aux  caprices  de  l'enfance 
que  des  obftacles  phyfiques  :  à  la  bon- 
ne heure  ;  quand  ce  moyen  ne  feroit 
pas  toujours  pratiquable  ,  il  n'en  eft 
pas  moins  vrai  qu'il  eft  très-efficace. 
Vous  convenez  enfuite  que  c'eft  rap- 
peller  l'enfant  à  cette  néceiTité  des  cho- 
fes que  de  lui  faire  connoitre  qu'il  eft 
foible  ,  &  que  celui  qui  le  gouverne 
eft  fort  ;  que  fon  état  le  rend  dépen- 
dant de  fon  maître  ,  êc  le  met  nécef- 
fairement  à  fa  merci.  Nous  convenons' 
de  notre  coté  qu'il  faut  eife-ftivemeot 


DES  Journaux:.       227 

difpofer  l'enfaii!:  à  fentir  cette  dépen- 
dance phyfique  ,  avant  d^exiger  qu'il 
envifage  Ton  Mentor  comme  plus  éclairé 
que  lui  :  il  n'efl  pas  douteux  que  ce  ne 
fjit  le  plus  court  &  le  plus  sûr  chemin 
pour  conduire  l'Êleve  à  une  entière 
docilité.  Les  fages  Inftituteurs  réprou- 
vent ,  ainfi  que  vous ,  le  commande- 
ment dont  l'en  Tant  ne  voit  point  le 
fondement,  &  qu'on  n'a  point  appuyé 
d'abord  des  raifons  qui  font  à  fa  por- 
tée. 

On  paffe  aifément  des  exprefîiorïs 
outrées  ;  m.ais  peut-on  foutenir  la  mul-- 
tltude  de  mauvais  raifonnem.ens  dont 
vous  étayez  votre  fyftëme?  Gardei-voui 
fur- tout  ^  dites- vous  >  de  donner  à  Ven- 
fant  de  vaines  formules  de  politejfe.  Pour- 
quoi cela  ?  C'eft  qu''il  vaut  beaucoup 
mieux  qu'il  dife  en  priant  ,  faites  cela  y 
quen  commandant ,  je  vous  prie  sn  Sansr 
contredit  ;  mais  ne  vaut- il  pas  encore- 
mieux  l'accoutumer  à  prier  en  s'énon- 
çant  comme  il  convient  ,  de  à  com- 
mander avec  des  expreiïions  douces 
&  aifables  ?  La  politefle  &  la  douceur 
ducommerce  excluent-elles  l'humanité $" 
Au  contraire  elles  y  accoutument  aiîi 
îa.  uippofent. 

Kvj. 


22S  Extraits 

Vous  ne  voulez*  pac  que  Ton  rat- 
fonne  avec  les  enfans  ,  parce  que  le 
ckcj" l'œuvre  cCune  bonne  éducation  ^  cjl 
de  faire  un  homme  raifonnahle.  Si  les 
enfans  ^  ajoutez-vous  ,  emendoicnt  réti- 
Jon  ,  ils  n^auroient  pas  hefoin  d'être  e'/e- 
vés.  Le  chef-d'œuvre  d'une  bonne  cul- 
ture ,  eft  de  faire  une  bonne  récolte  :  ne 
féme-t-on  pas,  pour  y  parvenir,  la  même 
espèce  de  grain  que  l'on  doit  recueil^ 
lir  ?  Quel  efl:  audi  Tlnflituteur  qui 
prétend  faire  entendre  raifon  à  l'en.- 
fant  ,  comme  il  doit  l'entendre  dans 
l'âge  mûr  ?  /  quoi  fevviroit  la  raifon 
à  cet  âge  ?  dites-vous  encore  :  elle  eft 
le  frein  de  la  force  ^  ^  V enfant  n  a  pas. 
hefoin  de  ce  frein.  N'eft-elle  pas  auflî 
le  foutien  de  la  foibîefTe  ? 

Gn  doit  être  sur  que  l'enfant  traitera 
de  caprice  toute  volonté  contraire  à  la 
penne  j  {'•■  dont  il  ne  fentirapas  la  raifon. 
Or  un  enfant  ne  fent  la  raifon  de  rien  , 
dans  tout  ce  qui  choque  fes  fantaifîes. 
Prouvez  donc  qu'il  y  a  du  danger  à 
la  lui  faire  fentir  ,  en  tem^pérant  l'au- 
torité par  la  douceur  &  la  iermeté  par 
la  patience. 

Il  cfjt  été  trop  fcnCé  de  raopeller 
au  Gouverneur  ,  qu'il  doit  proportion- 


DES  Journaux.       22p 

ner  fes  préceptes  &c  fes  confeils  à  l'in- 
telligence de  Ton  Elève  :  il  efl  plus 
conforme  à  votre  fyfréme  de  lui  in- 
terdire toute  leçon  verbale.  L'enfant 
nen  doit  recevoir  que  de  l'expérience. 
Pourquoi  ne  voulez  vous  pas  qu'il  puife 
dans  celle  que  vous  fuppolez  au  Maître, 
les  moyens  de  réfléchir  fur  la  fienne 
propre  ?  Qjuand  vous  aure^  amené  votre 
Elève  fdin  cr  robujîe  à  rdge  de  dow^e 
uns  ^fans  qu'il  fâche  diftinguer  fa  main 
droite  de  fa  main  gauche  ^  dès  vos  pre- 
mières leçons  ,  les  yeux  de  fon  entende^ 
ment  s'ouvriront  à  la  rai  fon.  Il  ira  loin 
s'il  fuit  la  vôtre  pour  guide.  Quelle 
avance  a  donc  votre  idiot  de  douze 
ans  furnos  Elèves  ?  îî  a  l'ignorance  de 
plus  :  fi  l'on  vous  en  croit  ,  ce  fera 
encore  un  bien  pour  lui. 

II  ne  faut  infliger  à  l'enfant  aucune 
efpèce  de  châtiment  j,  parce  quil  ne  fait 
ce  que  c'^eft  qu'être  en  faute.  Dépourvu 
de  toute  moralité  dans  fu  aciions  y  il  ne 
peut  rien  faire  qui  (oit  moralement  mal , 
G^  qui  mérite  ni  châtimcent  ni  réprimande. 
Lorfqu'on  punit  un  enfant  ou  qu'on 
lui  reproche  (es  fautes ,  avant  qu'il  ait 
le  plein  ufage   de  la  raifon  ,  on  n'a 


a^o  Extraits 

égard  qu'au  phyfique  de  fes  avions  , 
qui,  dans  un  âge  plus  avancé,  fe  trouvera 
joint  au  moral  ;  on  le  garantit  d'avance 
du  mal  futur  :  qu'y  a-t-il  d'infenfé  dans 
cette  prévoyance?  Quand  votre  Emile , 
par  une  étourdérie  confiante  ,  vous 
caffe  des  vitres ,  eft-il  en  faute  ?  Non  ^ 
félon  vous.  Pourquoi  donc  l'enfermez- 
vousf*  Et  comment  appellez-vous  cette 
détention  dans  un  lieu  obfcur  ?  Si  vous 
vous  abufez  lur  la  qualification  de  cet 
emprifonnement,  l'eniarît  ne  s'y  trompe 
point. 

»  J'ai  fait  cent  fois  réflexion  en 
33  écrivant  ,  dites-vous  ,  qu'il  eft  im- 
»  poflibîe  dans  un  long  ouvrage  ,  de 
»  donner  toujours  les  mêmes  fans  aux 
»  mêmes  mots.  Il  n'y  a  point  de  langue 
35  aflez  riche  pour  fournir  autant  de 
3>  termes  ,  de  tours  &  de  phrafes  ,  que 
»  nos  idées  peuvent  avoir  de  modifica- 
»  tions  . . .  Tantôt  je  dis  que  les  enfans 
»  font  incapables  de  raifonnemenr ,  & 
»  tantôt  je  les  fais  raifonner  avec  afTez 
»  de  fineOe  ;  je  ne  crois  pas  en  cela  me 
»  contredira  dans  mes  idées  ,  mais  je 
3»  ne  puis  difconve.iir  que  je  ne  me 
»  contredife  fouvent  dans  mes  expref- 


DES  Journaux.       251 

3>  fions.  »  Vous  voilà  à  l'abri  de  tout 
reproche  ;  quand  vous  vous  contre- 
direz ,  c'eft  qu'on  ne  vous  aura  pas 
entendu. 

Vous  avancez  encore  que  la  trom^ 
perle  ù"  le  menfonge  nai[jent  avec  les 
conventions  ^  les  devoirs  ?  Pour  en 
juger ,  il  faut ,  comme  vous  le  deman- 
dez ,  faifîr  votre  idée  fans  s'arrêter  à 
l'exprenion.  Ne  rapprochez -vous  fi 
fouvent  les  conventions  des  devoirs  que 
pour  toujours  les  confondre  ?  Et  vou- 
lez-vous dire  que  les  devoirs  de  la 
fociété  ,  devoirs  conventionnels  ,  & 
dont  toute  la  force  vient  de  l'opinion  , 
font  la  caufe  funefte  de  la  tromperie 
&  du  menfonge  ;  en  forte  que  ces  ac- 
tions défordonnées  doivent  être  impu- 
tées à  la  régie  fociale  plutôt  quà  la 
malice  de  l'homme  qui  la  tranfgrefl'e  ? 
Cette  propoiition  rentre  dans  celles 
que  nous  avons  déjà  paffées  en  revue. 
Votre  intention  eft-elle  d'énoncer  que 
le  menfonge  n'eft  un  mal  moral,  qu'au»- 
tant  que  c'eft  un  devoir  de  ne  pas  men- 
tir ?  Cela  efi:  très-vrai ,  &  ne  vous  aide 
en  rien.  Prétendez- vous  faire  entendre 
auili  que  l'homme  ne  chercheroit  point 
à  tromper  fon  femblable  ,  s'il  n'avoic 


2^2  Extraits 

articulé  avec  lui  quelque  convention? 
Vous  avancez  plus  que  vous  ne  pouvez 
prouver.  Votre  Emile  cafîe  les  fenêtres 
de   fa   chambre  :  d'abord  vous  laiffez 
foufiîcr  fur  lui  le   vent  nuit  &  jour , 
fans  vous  foucier  des  rhumes  ,  parce 
qu'il  vaut  mieux  être  enrhumé  que  fou. 
A  la  fin  ,  vous  faites  raccommoder  les 
vitres  ,  toujours  fans  rien  dire  :  il  les 
brile  encore  ;  alors  vous  changez  de 
méthode  :  vous  l'enfermez  dans  un  lieu 
obfcur  ;   &    £près  qu'il  y   a   demeuré 
quelques    heures ,  quelqu'un  que  vous 
apoftez  ,  lui  luggère  de  vous  propo- 
fer  un  acvord,  au  moyen  duquel  vous 
Jui  rendrez  la  liberté  ,  &  il  ne  cafTera 
plus  de  vitres.  Cet  accord  eft-il  une 
convention  ?  Non  ,  autrement  vous  lui 
apprendriez  à  vous  tromper  ;  ce  rai- 
fonnement  eft  à  vous.  Hé  bien  i  après 
cet  accord  qui  n'efl:  point  une  conven- 
tion ,  votre  Emile  ne  cafTera  plus  de 
vitres  à  deiiein  ?  Vous  nous  en  répon- 
dez ;  mais  votre  garantie  ne  nous  tran- 
quillife  pas.  Au  moins  s'il  en  calle  en- 
core ,  il  ne  pourra  être  tenté  de  cacher 
ou   même  de  ni^r  cette  aélion  ,  pour 
éviter  l'emprifonnement  ?  Cet  Emile 
efl;  votre  ouvrage  y  vous  en  êtes  vrai- 


DES   Journaux.       233 

,  ment  le  père  :  il  n'eft  pas  étonnant  que 
votre  tendrefle  paternelle  vous  fafle 
illufion.  Nous  entrevoyons  encore  un 
fens  dont  votre  proportion  eft  fuf- 
ceptible  ;  c'efl:  que  l'homme  ne  rompt 
véritablement  une  convention  que 
quand  il  fait  à  quoi  elle  l'oblige  ,  & 
qu'il  ne  ment  dans  toute  l'énergie  du 
mot  que  lorfqu'il  fait  que  ne  point 
mentir  eft  un  devoir  ;  mais  cette  con- 
fidération  doit-elle  empêcher  que  l'on 
n'inculque  de  bonne  heure  à  l'enfant 
fes  obligations  &  Tes  devoirs  ?  Il  n'eft 
pas  un  être  machinal  ,  &  ne  doit  pas 

•  l'être  aufli  long-tems  que  vous  le  pré- 
tendez. Quand  on  vous  demande  ou 
vous  placerez  voti'e  Emilç  pour  Té- 
lever  comme  un  être  infenfible^comme 
un  automate  ,  &  pour  dérober  à  fes 
yeux  le  fped:acle  &  l'exemple  des  pa{^ 
fions  d'autrui  ;  ne  croyez  pas  avoir 
fat is fait  à  la  queftion  en  vous  écriant  3 
ô  hommes  ,  efi-ce  ma  faute  Ji  vous  ave'^ 
rendu  difficile  tout  ce  qui  efl  bien  ?  Il 
s'agit  de  favoir  fi  c'eft  à  la  perverfité 
aduelle  de  l'homme  ,  ou  plutôt  à  l'or- 
dre phyfique  des  choies  que  répugue 
votre  homme  nature.. 


234         Extraits 

Pour  infpirer  la  chanté  aux  enfants  ^ 
on  leur  fait  donner  Faumône  ,  comme  [i 
Von  déàaignoit  ,  dites-vous ,  de  la  don-- 
ner  foi-même.  Eh  !  ce  n\fi  pas  V enfant 
qui  doit  donner,  c'eft  le  Maître,  Depuis 
quand  un  ban  Inftituteur  a-t-il  dé- 
daigné de  donner  l'exemple  à  Ton  Elè- 
ve ?  Et  quel  danger  peut- il  y  avoir 
pour  l'enfant  à  contradrer  l'habitude 
de  donner  aux  miférables  f  II  ne  fent 
pas  encore  tout  le  mérite  de  la  géné- 
rofité  &  de  la  commifération  ;  mais  , 
l'habitude  le  difpofe  à  fe  rappeller  dans  « 
un  âge  plus  mûr  la  vraie  notion  de  ces 
adions  :  il  s'accoutume  à  l'ade  qui  doit 
lui  être  méritoire.  Eft-ce  une  pré- 
voyance déplacée  ?  Cette  réflexion 
doit  fuffire  pour  vous  tenir  en  bride 
for  quantité  d'autres  points  ,  jufqu'à 
ce  que  vous  nous  ayez  démontré  qu'elle 
n'eft  pas  jufte.  Elle  indiqje  la  réponfe 
à  toutes  ces  petites  queftions ,  qui  dans 
le  fond  ne  font  que  des  plaifanteries  , 
&  que  vous  prenez  pour  des  vérités» 
N^eji  ce  rien  que  d^être  heureux  ?  N'efi^ 
ce  rien  que  de  fauter  ,  jouer  ,  courir  toute 
la  journée  ?  Dz  la  vie  l^enfant  ne  fera  fî 
occupé.  Tout  cela  fent  plus  la  boufîon- 


DE5   Journaux.      25 JT 

nerie  que  la  raifon.  Allez-vous  dire 
encore  qu'il  y  a  de  la  folie  à  prévoir 
un  avenir  dont  nous  ne  fommes  pas  les 
maîtres  ?  L'Inftituteur  fait  ce  qu'il  doit; 
celui  qui  difpofe  de  l'avenir  fera  le 
refte.  C'eft  dans  cette  efpérance  que  le  . 
Laboureur  confie  à  la  terre  un  grain 
qu'il  ne  peut  pas  faire  germer. 

Vous  regrettez   toujours   que    l'on 
féme  dans  le  cœur  &  dans  l'efprit  de 
l'enfant ,  ce  qu'il  ne  doit  recueillir  que 
xians  l'Eté  de  Tes  jours.  Il  eft  vrai  qu'il 
ne  faut  pas  trop  le  jetter  en  avant  d& 
fes  lumières ,  mais  c'eft  un  aiglon  qu'il 
eft  bon  d'accoutumer  aux  rayons  diï 
Soleil.  Il  n'eft  pas  douteux  que ,  rela- 
tivement à  la  culture  de  l'efprit  &  à 
la  formation  des  mœurs  ,  il  n'y  ait  des 
vices  à  réformer  dans  l'éducation  ac-* 
tuelle  ;  mais  fi  l'on  donne  dans  un  ex- 
trême ,  vous  n'en  êtes  pas  plus  excufa- 
ble  de  donner  dans  un  autre  ;  &  pour 
démontrer  le  danger  des  notions  pré- 
coces ,  il  n'étoit  pas  befoin  de  vous 
mettre  dans  la  tête  qu'un  enfant  jufqu'à 
douze  ans  n'eft  qu'une  pure  machine  , 
qui   n'eft    fenfible    qu'aux  impreftions 
animales  ,  &  incapable  de  la  réflexion 
la  plus  légère  ,  fur  tout  ce  qui  n'a  point 


2^6         Extraits 

un  rapport  prochain  à  fes  befoins  phyff- 
ques. 

Avant  l'âge  de  dix  ans  aucun  enfant 
ne  peut  ,  félon  vous  ,  afTez  entendre 
une  fable  de  la  Fontaine ,  même  après 
.  l'explication  du  Maître  ,  pour  en  tirer 
du  profit.  Permetter-vous  qu'Emile 
parodie  les  documens  que  vous  lui  don- 
nez dans  le  cours  de  la  même  époque 
de  fon  enfance  ,  &  qu'il  raifonne  avec 
nous  ,  comme  il  a  raifonne  avec  vous 
fur  l'apologue  du  Renard  &  du  Cor- 
beau ? 

Emile  en  plantant  des  fèves  dans  utï 
Jardin ,  a  ,  fans  le  favoir  ,  ravagé  une 
planche  de  rneions.  Le  Jardinier  Robert 
de  fon  côté  arrache  les  fèves  que  l'on 
avoit  eu  foin  d'arrofer  tous  les  jours  r 
elles  étoienr  déjà  grandes  &  faifoient 
les  délices  de  l'enfant.  Emile  arrive 
empreïïe  &  l'arrofoir  à  la  main.  O 
fpecfiacle  !  ô  douleur  !  pins  de  (éves  ; 
on  fe  lamente  ,  &  Robert  fe  plaint  en* 
cors  plus  fort.  Vous  prenez  de-là  oc- 
cafion  de  faire  entendre  à  Emile  ce  que 
c'eft  que  la  pivopriété. 

J  £  ^  2^-J  ^CqU  ES» 

Excufe^-nous  »  mon  pauvre  Robert,,, 


DES  Journaux.       237 

Mon  pauvre  Robert  !  Que  fignifîe 
îe  mot  pauvre  ?  Et  que  veut-il  dire  ici  ? 
Comment  Robert  eftil  pauvre  ,  s'il  a 
de  quoi  pourvoir  à  tous  ies  befoins  ? 
S'il  l'eH:  réellement  ,  pourquoi  le  ca- 
refTez-vous  en  lui  rappellant  fa  pau- 
vreté? Emile  va  apprendre  à  infulter 
à  la  misère. 

Vous  avki  mis  là  votre  travail ,  votre 
peine. 

Qu'eil-ce  que  mettre  fon  travail  dans 
un  lieu  ?  Votre  travail  ^  votre  peine  ! 
cheville ,  redondance  inutile  i  pléonafme 
auPii  inexcufable  que  celui  qui  fe  trouve 
dans  les  mots  ,  honteux  &  confus.  L'en- 
fau  deviendra  babillard  &  lâche  dans 
foi  ftyle. 

Nous  avons  eu  tort» 

Nous  avons  eu  tort  !  une  autre  fois 
no  is  aurons  fait  tort.  Pourquoi  des^ 
lignifications  fi  oppofées  dans  le  même 
mot  ?  Emile  n'y  eft  plus  ;  tandis  que 
vous  parlez  grammaire  ,  il  fonge  à  fes 
fèves. 

Nous  vous  ferons  venir  d'autre  graine 
de  Malte,  Graine  de  Malte  !  quelle 
efpèce  de  plante  eft-ce  là  que  la  Malte? 
C'eft  une  Ifle  :  oui  ;  m^ais  on  ne  s'ar- 
rêtera pas  à  le  dire  ,  &  l'enfant  ne 


C^^S  E  X.T  R  A  I  T  s 

fongera  pas  à  le  demander.  Il  prend  i 
donc  une  faulTe  notion. 

Pour  ne  point  épiloguer  fur  tous  let 
mots ,  paflbns  à  la  conclufion  de  l'en- 
tretien. Robert ,  que  l'on  a  endodriné, 
après  avoir  accordé  à  Emile  un  coin 
de  Ton  Jardin  pour  y  cultiver  des  fè- 
ves ,  lui  dit  ;  fouvene^-vous  que  firai 
labourer  ^os,  fèves  ,  Jî  vous  touche^  à 
mes  melons*  Emile  remportera  pour 
maxime  de  conduite ,  qu'il  efl:  permis 
de  faire  du  mal  à  qui  nous  en  fait. 

Dans  une  autre  occafion  Emile  voit 
tm  homme  en  colère  :  vous  lui  dites , 
ce  pauvre  homme  efi  malade  ,  il  ejî  dans 
un  accès  de  jiévre,  Qu'eft-ce  que  la  fiè- 
vre ?  Dodeur  ,  prenez  garde  :  fi  vous 
la  définilTez  bien ,  ce  n'efi:  plus  la  colère, 
&  vous  trompez  Emile  :  fi  vous  la  dé- 
finiffez  mal ,  vous  le  trompez  encore. 
Quelque  réponfe  que  vous  faflîez  à 
toutes  ces  chicannes  ,  elle  fera  bonne 
pour  nous ,  Ç\  elle  efl  fenfée. 

Il  feroit  polfible  d'en  faire  autant 
de  quelques  autres  leçons  que  vous 
donnez  à  votre  Elève  dans  l'âge  où 
vous  ne  croyez  pas  qu'il  puifle  voir  le 
monde  autrement  que  comme  un  globe 
de  carton  3  mais  ces  leçons  n'en  feroient 


DES   Journaux.       2^^ 

pas  moins  bonnes.  Il  en  eft  de  même 
des  Fables  de  la  Fontaine  &  des  autres 
moyens  d'inftruélion  :  pour  les  rendre 
utiles  à  l'enfant ,  il  faut  d'abord  lui  en 
iaciliter  l'intelligence;  ce  qui  peut  très- 
bien  fe  faire  fans  épuifer  toutes  les 
^ueftions  qui  peuvent  avoir  rapport  à 
chaque  mot.  Les  hommes  faits  ne  pour- 
roient  même  converfer  entr'eux  ,  s'il 
leur  falîoit  pour  cela  des  idées  com- 
plettes  des  chofes.  L'efprit  de  l'enfant 
eft  une  jeune  plante  qui  tire  d'abord 
peu  de  jfucs  nourriciers  :  mais  fuccef^ 
fivement  elle  en  abforbe  à  proportion 
qu'elle  s'accroît  :  une  idée  en  amène  une 
2u:re  ,  un  raifonnement  trace  la  route 
à  un  fécond.  Enfin  cette  foupleffe  ad- 
mirable ,  dont  la  natuire  a  pourvu  le 
cerveau  ces  en  fans  ,  les  rend  propres  à 
pafTër  rapidement  d'une  notion  impar- 
faite à  une  autre  qui  leur  préfente  plus 
de  faces  de  l'objet  qu'ils  n'avoient  d'a- 
bord qu'entrevu.  Vous  refufez  le  nom 
de  mémoire  à  cette  facilité  de  fe  retra- 
cer les  impreflîons  pafTées  :  appel!ez-la 
comme  il  vous  plaira;  elle  n'exifte  pas 
moins. 

Enlfin  ,  votre  Emile  atteint  un  îge 


240         'Extraits 

qui  îe  rappelle  malgré  vous  à  cette 
fociété ,  dont  vous  combattiez  d'abord 
la  conftitutlon  originelle  &  légitime  , 
la  confondant  avec  les  abus  qu'elle 
profcrit.  Par  grâce  vous  le  placez  au 
milieu  de  nous  :  il  faut  qu'il  y  joue  un 
beau  rôle  :  &  quel  rôle  plus  noble  que 
celui  de  Philoophe  vertueux  ?  Qu'E- 
mile doive  être  ou  ne  point  être  ce 
perfonnage  que  vous  deflinez  avec  com- 
plaifance  ,  il  n'en  efl:  pas  moins  vrai 
que  le  modèle  offre  des  traits  que  nous 
refpedons.  Si  nous  fommes  aufli  vi- 
cieux ,  auffi  méprifables  que  vous  l'i- 
maginez ,  nous  fommes  au  moins  plus 
amis  de  la  vertu  que  vous  ne  le  croyez. 
iVotre  Emile  fe  rapproche  donc  quel- 
quefois de  nous  ;  &  alors  il  nous  paroît 
dans  l'ordre.  Vous  voyez  que  nous  ne 
fommes  pas  toujours  en  proie  aux  pré- 
jugés. 

3>  A  douze  ou  treize  ans ,  dites-vous , 
55  les  forces  de  l'enfant  fe  développent 
33  bien  plus  rapidement  que  fes  be- 
03  foins . . .  Il  fe  voit  par-tout  entouré 
03  de  tout  ce  qui  lui  efl:  néceflaire  ; 
>?  aucun  befoin  imaginaire  ne  le  tour- 
?>  mente  s  l'opinion  ne  peut  rien  fut 

»lui 


DES    Journaux".       241 

35  lui  ;  fes  defîrs  ne  vont  pas  plus  loin 
5J  que  fes  bras  ».  Cette  éva!u2tion  ref- 
pecâive  des  forces  &  des  befoins  tant 
réels  qu'imaginaires  des  enfans  efl:-el!e 
bien  jufte  f  Nous  ne  voyons  pas  que 
vous  ayez   fuffifamment  tonde   l'exif- 
tence  de  cette  fupériorité  de  forces  qui 
feroit   eife6livement   à   defirer.  Il   efl 
vrai  que  votre   Emile  en   fera  moins 
éloigné  :  mais  ce  rapport  de  fes  forces  à 
fes  defirs  dépend  prefqu'entierementdu 
concours  de  circonftances  particulières 
que  vous   fuppofez  &  qui  le  trouvent 
rarement  réunies.  Vous  choififfez  votre 
Emile  d'une  bonne  fanté,d'un  efprit 
médiocre  ;  il  efl:  fils  d'un  père  riche  ; 
il  ne  lui  manque  qu'un  fupcrflu  qu'il 
ne  connoit  pas  ;  féqueflré  du  fpeclacle 
ces  pallions  hum.aines,  il  ne  peut  guères 
puifer  de  lumières  dangereufes  que  dans 
les  fautes  de  fon  Maître  ;  &  vous  l'avez 
demandé  ce  Maître  tel  qu'il  en  exifle 
;  peu.  Tout  l'avantage  qu'il  tire  de  votre 
méthode  eft  l'ignorance  qui  devient  un 
bien  pour  lui  ;  mais  qui  feroit  funefte 
au  plus  grand  nombre.  Si  votre  Emile 
étoit  pauvre  ,  valétudina  re  ,  d'un  ef- 
prit  foibîe  &  borné  ,  ou  vif  ,  impé- 
tueux ^  précoce  ;  s'il  étoit  au  milieu. 
Tome  VL  L 


24^  E  XTRAÎTS 

de  Tes  femblables  ;  tranchons  le  mot, 
s'il  étoit  follicité  ,  entraîné ,  corrompu 
de  bonne  heure  par  le  charme  de 
l'exemple  ,  par  l'appas  fédudeur  du 
vice  ;  tout  votre  édifice  fe  dilîîperoit 
en  fumée. 

J'ai  donc  eu  raifon  ,  direz-vous  , 
d'adopter  le  plan  que  je  propofe  ;  & 
c'eft  un  grand  malheur  pour  vos  en- 
fans  ,  d'être  expofés  à  tant  d'occafions 
dangereufes  qui  font  éclore  dans  leurs 
cœurs  le  germe  funefte  des  pallions, 
6c  y  portent  le  feu  des  defirs  vicieux. 
Oui ,  c'eft  un  malheur  ,  &  votre  mé- 
thode n'en  eft  pas  plus  adaptée  au  bien 
général  ;  parce  qu'il  n'eft  pollible  que 
de  remédier  aux  luîtes  du  danger.  Dé- 
pend-il de  ceux  qui  naiOent  dans  le 
fein  de  la  fociété ,  de  fe  fouftraire  aux 
rapports  de  l'homme  focial  ?  Difpofons 
de  bonne  heure  notre  tendre  jeunefTe 
à  fortir  viâ:orieufe  du  torrenr  qui  l'en- 
vironne ;  c'eft  tout  ce  que  nous  pou^ 
vons  ,  &  ce  que  nous  ne  ferions  pas 
en  fulvant  votre  marche.  S'il  eft  aU" 
deOus  des  forces  humaines  de  diÏÏbudre 
la  fociété  pour  jamais  ,  d'  xtirp-r  la 
racine  du  vice  &  des  abus  ;  s'il  eft 
impofTible     d'éloigner  le    plm  grandi 


DES   Journaux.      245 

nombre  des  jeunes  gens  de  l'air  con- 
tagieux que  la  perverfité  de  l'homme 
a  répandu  fur  toute  la  terre  au  mépris 
de  la  loi  divine  &  des  bonnes  inftitu- 
tions  fociales  ;  vous  aurez  toujours 
voyagé  dans  le  pays  des.  chimères  3 
(  comme  vous  le  dites  vous-même  en 
plaifantant  )  toutes  les  fois  que  vous 
aurez  eu  befoin  de  fuppofer  votre 
Elève  hors  de  l'état  aduel  des  chofes  : 
ou  bien  ce  que  votre  méthode  peut 
avoir  d'utile  ,  fe  reflreindra  à  quelques 
cas  extraordinaires  ,  &  il  fera  conftam- 
ment  faux  que  le  préjugé  feul  nous 
empêche  de  l'adopter. 

Vous  avez  mieux  aimé  dans  le  pre- 

ier  âge  ,  perdre  du  tems  que   de  le 

al  employer  ;  l'un  vaut  l'autre  effec- 

ivement  :  mais  ,  comme  nous  avons 

éia  eu  occafion  de  l'obferver  ,  vous 

rolongez  un  peu  trop  la  durée  de  ce 

remier  âge  ,  oii  l'enfant ,  félon  vous , 

l'eft   fufceptible  d'aucune   inflrudion 

elative  à  fes  devoirs  ou  à  fes  befoins 

ifuturs.    Sans   rappeller  ici  les   raifons 

UQ  nous  avons  déjà  oppofées  à  toutes 

:es  proportions  qui  tendent  à  prouver 

^ue  les  enfans  font  de  pures  machines 

jufqu'à  f  âge  de   dix  à  douze  ans  ,  ôc 

Lij 


^44  Extraits 

qu'il  eft  impoiïîbîe  avant  cette  époqu; 
«de  leur  faire  prendre  des  notions  jufteî 
des  chofes  ;  il  fuffira  de  tirer  des  in- 
durions  de  ce  que  vous  dites  vous- 
même  quand  vous  vous  donnez  la  peirle 
de  réfléchir  fur  vos  aîTertions.  «  Son- 
«>  gez,  dites-vous,  que  (dans  le  fécond 
»  âge  )  les  paflions  approchent,  &  que 
93  fi-î6t  qu'elles  frapperont  à  la  porte  3 
»  votre  Elève  n'aura  plus  d'attention 
»  que  pour  elles  ».  Voulez-vous  que 
nous  vous  faflions  part  des  réflexions 
qu'auroit  produit  chez  nous  ce  rai- 
fonnement  ?  Les  voici.  D'abord  il  faut 
jetter  mon  plan  au  feu  ;  enfuite  ,  ou  me 
taire  ,  ou  en  tracer  un  autre.  Pourquoi 
cela  ?  Je  viens  de  dire  que ,  pour  inf- 
truire  l'enfant ,  il  ne  falloit  pas  atten- 
dre l'âge  des  paflîons  :  je  répète  à  cha^ 
que  page  que  l'homme  corrompt  l'hom 
me  ;  &  quand  l'enfant  n'apporteroit 
pas  en  naiffant  le  germe  du  vice  & 
des  erreurs  y  il  en  trouve  le  fpeélacle 
étalé  à  fes  yeux  dès  qu'ils  peuvent 
s'ouvrir  :  mais  il  efl:  clair  que  prefque 
tous  les  Elèves  ne  peuvent  être  placés 
ailleurs  que  dans  le  fein  de  la  fociété: 
les  paflions  livrent  donc,  généralementi 
parlant ,  des  aflauts  à  leurs  cœurs  plutôt 


ï)Es    Journaux.        2^f 

que  je  ne  le  fuppofe  ;  &  quand  la  con- 
tagion ne  le  communiqueroit  pas  à 
:ous  d'aulli  bonne  heure  ,  il  n'en  feroit 
3as  moins  imprudent  de  ne  pas  pré- 
venir le  danger.  J'ai  donc  eu  tort- 
d'oublier  que  le  plus  grand  nombre- 
des  enfans  eft  néceffairement  dans  le 
cas  de  ces  caradcres  violens  &  pré- 
:oces  qu'il  faut  ,  félon  mes  propres^ 
^xprellions^fe  hâter  de  faire  hommes  F 
I!  nous  paroît  railonnabîe  ,  amfi  qu'à 
jvous  ,  de  tourner  d'abord  l'attention 
•de  l'Elève  fur  les  Phénom.ènes  de  la 
nature  que  peut  atteindre  fa  foible  vue,- 
Outre  que  ces  connoilTances  lui  décou- 
vriront fes  rapports  naturels  &  primi- 
tifs avec  les  Etres  qui  l'environnent  ^■ 
iclîes  font  très-propres  à  faire  naître 
chez  lui  la  curiofité  &Je  defir  d'ap- 
prendre. Nous  conviendrons  encore 
fans  peine  que ,  pour  nourrir  cette  cu- 
riofité ,  il  ne  faut  pas  le  prelîer  de  la 
fatisfaire  :  c'efc  un  principe  avoué  par 
tous  les  Inftituteurs  qui  connoiffent  le 
vrai  but  de  leur  fonction.  Il  eft  hors 
de  doute  aulTi  que  l'on  doit  mettre  les 
queilions  à  la  portée  de  l'euifant  ;  mais 
quand  vous  ajoutez  qu'il  faut  les  lui 
kilTer  réfoudre  ,  ne   don  nez- vous  pas 

L  iij 


r 


z^6  Extraits 

dans  Scylla  pour  vous  éloigner  de  Ca- 
rybde  ?  Vous  voulez  que  l'enfant  ne 
fâche  rien  parce  qu'on  le  lui  a  dit  , 
mais  parce  qu'il  l'a  compris  lui-même; 
qu'il  n'apprenne  pas  la  fcience  ,  mais 
qu'il  l'invente.  Entre  le  filence  &  la 
précipitation  à  lever  les  difficultés  ,. 
n'y  a-t-il  pas  une  route  moyenne  à 
fuivre  ?  Sans  favorifer  la  parefTe  ,  ne 
pouvons-nous  foulager  la  foiblelîe  > 
Faifons  naître  les  queflions  à  propos , 
choififTons-en  les  objets  ;  que  la  façon/i 
ds  les  propofer  excite  l'attention  de 
notre  Elève  ;  fi  de  lui-même  il. cherche' 
à  découvrir ,  s'il  nous  interroge  ;  faifif^ 
fons  bien  le  fens  de  fa  demande  ;  ha- 
bituons-le à  l'énoncer  en  termes  clairs» 
ôc  précis ,  _8c  fixons-le  autour  du  pointi 
de  la  queftion.  Mais  dans  tous  les  cas^ 
fouvenons-nous  que  fon  attention  eft 
un  arc  foible  &  délicat  qui  ne  foutient 
qu'une  légère  tenfion  ,  fur-tout  quand 
l'objet  qu'elle  envifage  eft  de  nature 
à  ne  produire  dans  l'efprit  de  l'enfant 
qu'un  intérêt  médiocre  :  exerçons  les 
forces  du  jeune  homme  Se  n'en  abufons 
pas  :  examinons  bien  ju'qu'où  elles- 
peuvent  aller  ,  &  n'en  exigeons  pas 
trop  ,  fi  nous  voulons  en  tirer  parti  ^ 


D^s    Journaux.       247 

mettons-le  fur  la  voie  de  la  folution  ; 
point  d'étalage  pédantefque ,  mais  point 
de  taciturnité,  point  d'inaction  de  notre 
part  ;  préfentons  par  dégrés  le  flambeau 
de  la  vérité.  Si  la  première  tentative 
ne  l'éclairé  pas  fur  tous  les  rapports 
que  vous  avez  expofés  à  fes  yeux  ;  au 
moins  en   fainra-t-il  quelques-uns  :  un 
fécond  eflai,  adroitement  ménagé  ,  fut- 
fira  peut-être  pour  lui  donner  la  vraie 
notion  de  la  chofe.  Ce  qu'il  faura  de 
cette  façon  ,  vous  le  lui  aurez  dit;  mais 
il  le  fcura  parce  qu'il  le  comprendra 
lui-même  :  il    aura   appris  la  fcience  , 
mais  en  fuivant  la  marche  de  ceux  qui 
l'inventent ,  fans  avoir  eu  l'embarras  re- 
butant de  choifir,  entre  une  multitude  d(i 
routes ,  celle  qui  mène  à  la  découverte  du 
vrai.  Ce  n'eft  point  là  favoir  &  croire 
fur  parole  :  ce  n'eft  pas  non  plus  perdre 
le  tems  en  fimagrées  ,  de  la   part  du 
Maître  ,  de  en  efforts  toujours  pénibles 
&  le  dIus  fouvenr  infrudueux   de  la 
part  du  difciple.  Il  y  a  de  l'imprudence 
dans  une  courfe  trop  précipitée  ,  &  de 
la   maladrefTe   dans   une  marche   trop 
lente. 

Pourquoi  initier  fi  tard  votre  Emile 
dans  les  fciences  ?  Pourquoi  attendre 

L  iv 


\ 

\ 


248  E  T  X  K  A  r  T  s 

il  long-tems  à  lui  donner  les  notions 
morales  qu'il  peut  faifir?  »  C'eft,  dites- 
3*  vous ,  qu'il  y  a  de  l'ineptie  à  exiger 
»  des  enfans  qu'ils  s'appliquent  à  des 
35  chofes  qu'on  leur  dit  va^ucmem  être 
33  pour  leur  bien  ,  fans  qu'ils  fâchent 
*>  quel  efl:  ce  bien  ;  c'eft  qu'il  n'y  a 
55  que  des  objets  purement  phyfiques 
>5  qui  puiffent  les  intéreiTer  :  rien  n'efl: 
33  bien  pour  eux  que  ce  qu'ils  fenrent 
33  être  tel;  vouloir  qu'ils  foicnt  dociles 
33  étant  petits,  c'efi:  vouloir  qu'ils  foient 
33  crédules  &  dupe-s  étant  grands . .  ^ 
»>  Pourquoi  enfin  les  appliquer  aux. 
53  études  d'un  âge  auquel  il  eit  fî  peu 
33  fur  qu'ils  parviennent  33?  Il  efl:  éton- 
nant qu'un  homme  d'efprit  fe  foit  re- 
pofé  far  tout^cela  comme  fur  de  bon- 
nes ralfons.  Quel  efl;  le  Maître  3?  qui 
exige  de  fes  Elèves  qu'ils  s'appliquent 
à  des  chofes  qu'il  leur  dit  vaf^utwent, 
être  pour  leur  bien?  Et  quel  efl:  l'Inf-* 
tituteur  fenfé  qui  ne  cherche  pas  à  les 
convaincre  au  moins  de  l'utilité  des 
chofes  auxquelles  il  les  veut  porter  ? 
îl  a  beau  faire  ,  les  objets  purement 
phyfiques  les  intérefferont  toujours  plus 
que  les  objets  moraux  &  de  pure  fpé- 
culation  :  qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  cela? 


DES   Journaux.       2^p 

N'eft-ce  pas   la  foibleffe  des  hommes 
faits  aiiifi  que  des  en  fans  >  Vous  con- 
venez qu'il  eft  aifé  de  convaincre  un 
enfant  que  ce  qu'on  veut  lui  enfeigner 
efî:  utile  ;  «  mais  ce  ncd  rien  de  le 
»  convaincre  ,  ajoutez- vous;  fî  l'on  ne 
3)  fait  le    perfuader    53,    Commençons 
par  la  conviâ:ion  ,  &  contentons-nous- 
en  d'abord  ;  qu'en  arrivera- 1- il  ?  Sup- 
pofons  nos  Elèves  parvenus  à  l'âge  oà 
vous  croyez  votre  Emile  capable  de 
fentir  l'utilité  des  chofes  ;  imaginez- 
vous  qu'ils  foient  alors  moins  fufcep- 
tiblés    de  perfuafion  ?  Au  contraire  ^ 
accoutumées   à    diftinguer  d'une  façon 
plus  nette  &  plus  étendue  que  lui  les 
qualités  tant  abfolues  que  relatives  de 
leurs  ad:ions  ,  ils  ieront  plus  difpofés 
à  fentir  ce   que  c'eft  que  recftitude  & 
utilité.  Ils  ne  font  donc  pas  en  retard 
de  ce  côré-îà  ;  &  l'acquis  dss  connoii- 
fances  fpécuîatives  &  morales  leur  don- 
ne l'avantage  fur  lui.  Nos  Elèves  fen- 
tiront  qu'ils   font  heureux  d'être   inf- 
truits ,  tandis  que  le  vôtre  en  fera  en- 
core à  defirer  de  l'être  :  ils  feront  rAus 
avancés  que  lui  pour  eux-mêmes  &  pour 
le  bien  de  la  (ociété. 

Qu5  l'on  vous  demande  s^il  fera  tèirts; 

L  V 


2  5*0  Extraits 

d'apprendre  ce  qu'on  doit  favoir, quand  J 
le  moment  fera  venu  d'en  faire  ufage  :i 
33  je  l'ignore  ,  dites- vous  ;  ce  que  je| 
33  fais  ,  c'eft  qu'il  eft  impoffible  de  l'ap-| 
7i  prendre  plutôt  ».  C'eft -là  fe  trom- 
per; nous  vous  l'avons  déjà  fait  voir. 
3»  Nos  vrais  Maîtres  font  l'expérience  &i 
33  le    fentiment  53.  C'eft  donc  là  votre 
preuve  ?  Elle   n'eft  pas  de   bon  aloiJ 
Jamais  rien  ne  nous  frappe  fi  intime- 
ment que  ce   qui  nous  eft  connu  par 
la  voie  de  V expérience  &  du  fentiment  ; 
&  cela  n'eft  pas  particulier  à  l'enfance: 
mais  les  impreffions  que  font  fur  nous 
les  autres   connoiflances  ,  pour  n'être 
pas  auffi  vives  ,  n'en  font  pas  moins 
réelles  &  lumineufes.  Un  Maître  expé- 
rimenté &  qui  fent  bien  les  chofes  ,  iiv 
finue  plus  ou  moins  fes  aifeârions  dans 
le  cœur  de  fon  difciple,  en  même  tems 
qu'il  éclaire   fon  efprit.  C'eft  tout  ce 
que   peut  un  homme  fur   les   facultés^ 
d'un  autre  homme  ,  &  tout  ce  qui  fuiîit 
pour  l'éducation.   Pourquoi   craignez- 
vous  aulîî  qu'en  rendant  les  enfans  do- 
c.les  ,  on  ne  les   difpofe  à  être   cré- 
dules &  dupes  dans  un  â.Q:e  plus  avancé? 
Ne  profitons-nous  pas  de  cette  docilité 
même  pour  leur  apprendre  à  difuinguer 


DES  Journaux.      25-1 

le  vrai  du  faux  ,  de  à  n'être  dupes  ni 
d'eux-mêmes  ni  des  autres  ?  Un  bon 
Inftituteur  donnant  pour  certain  ce  qui 
Ve(ï ,  (k  pour  probable  ou  douteux  ce 
qui  n'efl:  qu'opinion  ,  quel  rifque  y  a- 
t-il  que  dans  les  premiers  tems  le  jeune 
homme  juge  quelquefois  d'après  lui  > 
Le  tems  &  la  réflexion  lui  appro- 
prieront ces  connoifTances. 

Examinons  un  peu  comment  vous 
vous  y  prenez  pour  initier  votre  Emile 
dans  les  fciences.  Vous  n'avez  plus  de 
tems  à  perdre  ,  &  ,  de  votre  aveu 
même  ,  vous  n'en  avez  pas  afîez  pour 
faire  tout  ce  qui  feroit  utile.  Ce  n'efl 
donc  plus  la  faifon  d'aller  à  pas  de 
tortue;  &  votre  Elève  plus  robufte  peut 
foutenir  une  marche  plus  prompte  de 
plus  fuivie.  ex  Pourquoi  aller  chercher  j 
»  dites-vous,  des  globes  ,  des  fphères  ». 
X)  des  Cartes  pour  apprendre  la  Géogra- 
3>  phie  aux  enfans  ?  Que  de  machines  ! 
»  Que  ne  commencez  -  vous  par  lut 
r>  montrer  l'objet  même  ,  afin  qu'il 
»  fâche  au  moins  de  quoi  vous  lui 
»  parlez  »?  Hé-bien  !  nous  avons  tort  j 
enfeignez-nous  donc  une  méthode  plus 
fûre ,  plus  courte  &  plus  facile.  Mais  , 
quelle  lenteur  dans  celle  que  vous  pro- 

L  vi 


2^2  Extraits 

pofez  !  Et  que  de  rrachines  d'une  autre 
efpèce  à  votre    tour   pour    donner   la 
première  l^çon  de  Cofmographie  !  Il 
faut  tout  l'intervalle  de  Noël  à  la  Saint- 
Jean   pour    apprendre  à   votre  Emile 
que  le  Soleil  ne  fe  lève  pas  toute  l'an- 
née au  même  endroit.  Mais  »  il  aura 
»  vu  les  choTes  au  moins  de  Tes  propres 
»   yeux  5>.  C'eft  fort  bien  fait ,  &  nos 
Elèves  feroient  fort  à  plaindre  fi  leurs 
Maîtres  ne  favoient  auiîî  leur  faire  ou- 
vrir les  yeux  à  propos.  Heureufement 
notre    méthode   n'interdit  pas   l'uiage 
de  la  vue  ;  <k  elle  a  par  dedus  la  vôtre 
l'avantage  de  faire  apprendre  plus  de 
chofes  &  aulIi  bien  ,  en  moins  de  tems.. 
Vous  fuppofez  le  Maître  inllruit ,  con- 
noiffant   fa   befogne  ,  &  le  difciple  à 
V-dgQ  de  l'entendre  :  nous  le  fuppofons 
auiîi  ,  &    il   efl:  confiant  que  cet  âge 
arrive  plutôt  que  vous  ne  le  croyez. 

Vous  fentez  vous-même  que  votre 
façon  d'inflruire  ne  donnera  à  votre 
Emile  qu'un  petit  nombre  de  connoif- 
fances  :  m  mais  quand  l'enfant  ne  fau- 
3j  roit  rien  ,  peu  m'importe ,  dites-vous , 
33  pourvu  qu'il  ne  fe  trompe  pas  ,  & 
33  je  ne  mets  des  vérités  dans  fa  tête 
33  que  pour  le  garantir  des  erreurs  qu'i 


DES   Journaux.        25*3 

^3  apprendroit  à  leur  place  . . .  C'efI: 
le  but  que  nous  nous  propofons  aufli , 
&  nous  (avons-  bien  que  nos  jeunes 
gens  ne  feront  pas  des  favans  en  for- 
tant  de  nos  mains  ;  mais  nous  multi- 
plions leurs  connoiffances  pour  les  met- 
tre à  l'abri  de  cette  multitude  d'erreurs 
où  ils  peuvent  donner  ,  &  que  vous 
avez  foin  d'exagérer.  Prouvez- nous 
bien  qu'il  efl:  des  erreurs  dans  lefquelles 
Emile  ne  tombera  point,  &  dont  notre 
méthode  ne  peut  gai'antir.  Quand  nous 
parlons  de  notre  méthode, remarquez 
bien  qu'il  s'agit  de  celle  que  doit  em- 
braffer  un  bon  Inflituteur  ,  qui  connoît 
les  abus  que  la  négligence  ou  d'autres 
caufes  ont  introduits  dans  l'éducation 
aduelle  ,  &  qui  fait  éviter  les  extrê- 
jnes  :  cette  méthode  q(ï  bien  éloignée 
de  la  vôtre. 

«  Si-tôt  que  l'enfant  peut  difcerner 
5>  ce  qui  efl  utile  &  ce  qui  ne  l'eft  pas , 
3j  il  importe  ,  dites-vous  ,  d'ufer  de 
w  beaucoup  de  ménagement  &  d'art 
3>  pour  l'amener  aux  études  fpécula- 
23  tive?.  Voulez- vous  ,  par  exemple  ^ 
33  qu'il  cherche  une  moyenne  propor- 
33  tionnelle  entre  deux  lignes  ?  Corn- 
23  mencez  par   faire  en  forte  qu'il  ait 


2X4  Extraits 

33  befoin  de  trouver  un  quarré  égala 
«  un  reâiangle  donné  :  s'il  s'agiflbitde 
33  deux  moyennes  proportionnelles  ^ 
M  il  faudroit  d'abord  lui  rendre  le  pro- 
>3  bléme  de  la  duplication  du  cube  in- 
35  térefTant  ,  &c.  »  Notez  bien  qu'il 
s^agit  de  l'inftant  où  l'enfant  commence 
à  difcerner  ce  qui  eft  utile  &  ce  qui 
ne  l'eft  pas  ;  qu'il  eft  queftion  de  l'^- 
mener  aux  études  fpéculatives  ;  que 
jufqu'à  ce  moment ,  qui  eft  à-peu-près 
V^gQ  de  douze  ans  ,  vous  confentez 
qu'il  ne  fage  pas  même  dijilnguer  fa 
main  droite  de  fa  main  gauche.  Quel- 
qu'un pourroit  imaginer  que  cet  enfant 
ne  doit  commencer  ,  par  exemple  , 
que  par  le  rudiment  du  calcul.  Point 
du  tout  :  il  eft  ignorant  ;  mais  fon  in- 
troduction dans  le  fanéluaire  des  fcien- 
ces  eft  un  pas  de  géant  :  il  prélude 
par  la  folution  d'un  problème  qui  a 
occupé  les  plus  grands  Géomètres  pen- 
dant plufieurs  fiécles.  Que  l'on  palTe 
rapidement  fur  cet  endroit  ,  quatre 
lignes  au-delà  on  aura  dans  la  tête 
qu'eflPeélivement  l'enfant  a  réfolu  le 
problème  de  la  duplication  du  cube» 
Ce  n'eft  là  qu'un  tour  de  cette  efpèce  i 
OQ  en  trouvera  mille. 


DES   Journaux.       23*5* 

»  Je    hais   les  Livres  ».   Vous  en 
faites  tant  &  de  fi  bons, M.  Rousseau  1 
Comment  !  vous  guériflez  la  pefte  par 
la  pefte  !  Et  le  trait  de  Robinfon  Cru- 
foé  ,  eft-il  aflez  phaifant  ?  S  il  faut  ab- 
folument  des  Livres  pour  votre  Elève, 
c'eft  le  Roman  de  Robinfon  que  vous 
lui    donnerez    pour  débuter  dans  fes 
études  :  «  feul  il  compofera  pendant 
3»  long-tems  toute  fa  Bibliothèque  »• 
Le  récit  du  féjour  de  Robinfon  dans 
fon  Ifle  ,  eft  la  partie  far  laquelle  vous 
le  fixez  :    c'eft   efFedivement  la  plus 
frappante.  Mais  y  avez-vous  bien  ré- 
fléchi ?  Cet  endroit  eft  pernicieux  pour 
votre  Emile,  i'"\  Vous  craignez  qu'un 
vers  de  la  Fontaine  ne  rende  fon  ftyle 
lâche  &  diffus  :  la  narration  de  Robin- 
fon offre  ces  défauts  d'un  bout  à  l'autre , 
&  eft  déplus  dépourvue  de  correâion. 
Vous  lui  donnerez  une  nouvelle  forme? 
Tout  eft-  dit  pour  cet  article.  2^.  Ro- 
binfon dans  l'efpace  de  200  pages  ré- 
pète 60  fois  le  nom  de  Dieu  :  Emile 
à  l'âge  dont  il  s'agit ,  ne  peut  encore 
félon  vous  en  entendre  parler  fans  dan- 
ger. Quand  vous  l'aurez  ajufté  à  votre 
guife  ,  Emile  y    trouvera   de  tems  à 
autre  quelques   bonnes  maximes  qu'il 


2^6  Extrait  s 

pourroit  trouver  ailleurs  ;  mais  le  fruit 
principal  de  cette  étude  ,  fera  de  lui 
apprendre  à  fe  tirer  tel  quel  d'accidens 
uniques  que  prohahlement  il  n'aura  pas 
à  efluyer.  C'eft-là  bien  plus  mal  pro- 
céder que  ceux  à  qui  vous  reprocher 
d'appliquer  leurs  Elèves  aux  études 
d'un  âge  auquel  ils  ne  parviendront 
peut-être  pas. 

Votre  Ouvrage  eft  un  fonds  iné- 
puifable  de  réflexions  ;  mais  il  faut  à 
la  fin  vous  quitter  ,  &  nous  ne  pouvons 
que  parcourir  les  objets  principaux. 
Encore  un  mot.  Sans  examiner  fi  vous 
êtes  fondé  à  prophétifer  des  révolutions 
prochaines  ,  &  s'il  eft  nécefiaire  que 
tous  les  enfans  apprennent  un  art  mé- 
chanique,nous  conviendrons  avec  vous 
qu'il  ne  peut-être  que  très-utile  de  leur 
fournir  le  moyen  de  fe  délafier  des 
travaux  de  l'efprit  par  les  exercices  du 
corps.  Il  eft  très-certain  qu'il  faut  aufiî 
leur  faire  connoître  Va  quoi  bon  fur 
tout  ce  qu'ils  font ,  &  le  pourquoi  fur 
tout  ce  qu'ils  croient  ;  &  qu'il  s'agit 
moins  d'en  faire  des  fçavans  que  de  les 
introduire  dans  la  vraie  rou'-e  des  con- 
noilfances  utiles  &  nécefTaires.  La  pru- 
dence diCte  encore  qu'aux  approches 


Dïs   Journaux.      2JJ 

de  la  puberté  on  foit  plus  attentif  que 
jamais  à  ne  leur  offrir  que  des  objets 
qui  répriment  l'adlivité  de  leurs  fens , 
éc  à  choifir  leurs  fociétés  ,  leurs  occu- 
pations   èc   leurs  plaifirs.  Le  foin  que 
vous  prenez  de  leur  infpirer  des  fen- 
timens  d'humanité  en  les  introduifant 
dans  le  monde  >  fait  honneur  à  votre 
cœur.  Que  les  Maîtres  apprennent  auffi 
de  vous  à  profiter  du  feu  de  l'adolef- 
cence  pour  s'attacher  les  jeunes  gens 
par  les  liens  de  l'amitié.  S'il  leur  paroît 
quelquefois  nécefTaire  d'expofer   leurs 
Élèves  aux  dangers  de  la  fociété ,  pour 
leur  apprendre  à  s'en  garantir  ,  &  pour 
les  corriger  de  la  vanité  ;  qu'ils  obfer- 
vent  comme  vous  de  confuîter  les  cir- 
conftances  ,  de  prévoir  les  fuites  ,  & 
de  fixer  les  évént^mens  au  point  utile  : 
qu'ils  leur  faflent  envifager  les  confé- 
quences   de    leur   chute    avant  qu'elle 
arrive  ;  ^  qu'ils  les  relèvent  avec  bon- 
té. Qu'Emile  enfin  regarde  comme  un 
défordre  ,   que  dans  une  machine  les 
reflorts  principaux  n'exercent  leur  iorce 
que  pour  écraser  les  plus  fo'bles;  mais 
qu'il  fâche  aulli  qu'en  même  tems  que 
tout  horrme  doit  s'occuper  des  bonnes 
a<5iions  qui  font  à  fa  portée  ,  il  doit 


^yS  Extraits  des  Journaux. 

fe  tenir  à  fa  place  pour  confpirer  à 
l'harmonie  générale.  L'huma^iité  eft 
de  tous  les  états  ;  mais  la  fonârion  de 
chacun  n'eft  pas ,  par  exemple  ,  celle 
de  défenfeur  des  Loix  &  de  Protec- 
teur  public  des  opprimés.  Le  monde 
Phyfique  expofe  à  nos  yeux  le  tableau 
des  gradations  qui  doivent  entretenir 
l'harmonie  dans  le  monde  focial. 


maikM3Lmss% 


U  V  R  E  S 


DIVERSES. 


E   X  T  R  A   1  T  S 

DES 

JOURNAUX. 

Jugemens  quant  porté  du  Livre  ti'ÉMiLH 
les  différens  Joumalifles  qui  en  ont 
parlé  dans  le  tems» 

JOURNAL  ENCYCLOPÉDIQUE. 

JL  O  u  t  eft  intéreflant  dans  TOu- 
vrage  dont  nous  allons  parler.  Le  fujet 
eft  un  des  plus  nobles  &  des  plus  im- 
portans  qu'on  puiffe  traiter  ,  &  l'Au- 
teur un  des  plus  célèbres  Ecrivains  du 
fiécle.  Nos  ledeurs  nous  reprocheront: 


26o  Extraits 

peut-être -nôtre  lenteur  à  les  entretenir  î 
mais  lorfque  d'un  côté  ,  un  zèle  ref- 
peârable  &  une  politique  néceflaire 
lançoient  des  foudres  contre  TAuteur  ;; 
lorfque  de  l'autre  ,  la  fuperflition  & 
l'envie  triomphoient  de  le  voir  iuf- 
ped:  &  criminel  ;  étoit-ce  à  nous  à 
chercher  à  le  juftifier  ?  Moins  témé- 
raires &  moins  dangereux  ,  nou;  n'au- 
rions point  balancé  à  en  entretenir,  nos 
Lecfleurs  :  tâchons  cependant  de  pré- 
fenter  ce  traité  fous  un  jour  nouveau  ; 
nous  ne  le  monrrerons  qu'en  Philofo- 
phes  ;  &  refpeélueux  également  pour 
le  fancluaire  &  pour  le  trône  ,  trop 
convaincus  de  notre  foibleiTe  pour  tou? 
cher  à  ces  redoutables  objets  ,  nous 
lalfTerons  les  hommes  d'Erat  venger 
TEtat ,  le  Miniflre  de  l'Autel  venger 
l'Autel  :  nous  nou:  réferverons  unique- 
ment ce  qui  cïï  du  reflort  de  la  raifon 
&  de  l'expérience. 

M.  Roufleau  diftingue  trois  fortes 
d'éducation  :  ^>  elle  nou?  vient  ,  dit- 
il  ,  de  la  nature  ;  ou  des  hommes  ,  ou 
^QS  choses.  Le  développement  in- 
terne de  nos  facultés  &  de  nos  organes, 
efl:  l'éducation  de  la  nature  ;  l'ulage 
qu'on  nou::  apprend  à  faire  de  ce  dé- 


DES    Journaux.       261 

veîoppement,  eft  l'éducation  des  hom- 
mes ;  &  l'acquis  de  notre  propre  expé- 
rience fur  les  objets  qui  nous  affedent. 
eft  l'éducation    des    chofes    «.    11    en 
conclut  que  chacun  de  nous  eft  formé 
par  trois  fortes  de  Maîtres.  Le  Dif- 
ciple  dans  lequel  leurs  diverfes  leçons 
fe  contrarient  ,   eft  mal  élevé  ,  &   ne 
fera  jamais   d'accord   avec  lui-même  : 
celui  dans  lequel  elles  tombent  toutes 
fur  les  mêmes  points  ,  &  tendent  aux 
mêmes  fins  ,  va  feul  à  fon  but ,  &  vit 
conféquemment  :  celui-là  feul  eft  bien 
élevé  ".  De  ces  trois  éducations,  celle 
de  la  nature  ne  dépend  point  de  nous; 
les   autres  -en    dépendent    à    certains 
égards.  Or  il  eft  naturel  de  régler  les 
autres  fur  celle  à  laquelle  nous  ne  pou- 
vons rien.   C'eft  donc  fur  l'éducation 
de  la  nature  quil  faudroit  diriger  les 
deux  fuivantes  ;  être  homme  ,  c'eft-là 
ce   que  veut  enfeigner  notre  Phiîofo- 
phie  ;  il    ne  veut  faire  de   fon  Elève 
un  être  ,  ni  de  telle  condition  ,  ni  de 
telle  feéte  ,  ni  de  telle  patrie  3  ni  de 
tel    pays    ;    il    veut    lui   apprendre   à 
vivre  ,  c'eft-à-dire  à  faire  ufage  de  fes 
organes  ,  de  fes  fens ,  de  fes  facultés , 
de  toutes  les  parties  de  lui-même  qui 


262  Extraits 

lui  donnent  le  fentiment  de  fon  exif- 
tence.  En  un  mot,c'efl:  l'homme  naturel 
qu'il  envifage  ,  indépendamment  de 
cette  foule  de  préjugés  Se  de  conven- 
tions bifarres  dont  la  Société  abonde. 
Ainfi  le  Géomètre  calcule  les  forces 
mouvantes ,  &  aiîigne  les  effets  qui  doi- 
vent en  fuivre ,  fans  faire  attention  aux 
frottemens  &  autres  caufes  fécondes  qui 
dérangeront  fon  calcul.  Tel  eft  le  but 
de  M.  Rousseau  ;  tel  eft  l'efprit  qui  * 
régne  dans  fon  livre.  Toutes  les  fois 
qu'on  s'écartera  de  ce  point  de  vue  , 
ou  Ton  celTera  de  l'entendre ,  ou  bien 
on  le  calomniera. 

Notre  Philofophe  prend  l'homme 
àh  fa  naiffance  ,  &  il  fe  plaint  que  dès 
ce  moment ,  on  le  charge  de  chaînej«'. 
La  coutume  du  maillot  lui  paroît  fu- 
nefte.  Il  voit  que  dans  les  pays  où  l'on  ' 
n'a  pas  pris  ces  précautions ,  les  hommes 
font  tous  grands ,  forts  ,  &  bien  pro- 
portionnés. Notre  ufage  lui  fembletout 
propre  à  former  des  gens  contrefaits. 
Il  recherche  l'origine  de  ce  préjugé: 
il  croit  la  trouver  dans  la  delicate^fede 
nos  femmes  qui  dédaignent  de  nourrir 
leurs  enfans ,  les  confient  à  des  merce- 
naires j  celles-ci  qui  n'ont  quel'inrérêt 


I5ES    Journaux.      26^ 

pour  but  ,  garottent  un  enfant  ,  pour 
s'épargner  le  foin  de  le  veiller.  Il  s'é- 
lève ici  contre  cet  abus  ».  Tout  vient , 
dit-il ,  fuccelîivement  de  cette  dépra- 
vation :  tout  l'ordre  moral  s'altère  ;  le 
naturel  s'éteint  dans   tous  les  cœurs  ; 
l'intérieur    des  maifons  prend  un   air 
moins  vivant  ;  le    fpeélacle   touchant 
d'une    famille  naiflante  n'attache  phis 
les  maris  ,  n'impofe  plus  d'égards  aux 
étrangers  ;  on  refpecte  moins  la  mère 
dont  on  ne  voit  pas  les  enfans  ;  il  n'y 
a  point  de  réfidence  dans  les  familles  j 
l'habitude  ne  renforce  plus  les  liens  du 
fang  ;  il  n'y  a  plus  ni  pères ,  ni  mères , 
ni  enfans  ,  ni  frères  ,  ni  fœurs;  tous  fe 
connoifTent  à  peine  ;  comment  s'aime- 
ront-ils ?  35  A  ce  tableau  il  fait  fuccéder 
celui  des   plaifîrs  vertueux  que  feroit 
naître  dan:  fa  famille  une  mère  qui  fe-^ 
roit  docile  à  une  des  premières  Loix 
&  des  plus  facré'.  s  de  la  nature.  N'y 
gagnât  eîîe  que  plus    de  tendreiTe  de 
la  part  de  fes  enfans  ,  quel  bien  plus 
précieux  pour  elle  !  Accoutumé  à  ne 
vo'r  ,  pendant  fts    premières  années  , 
qu'une  féconde  mère ,  le  cœur  de  l'en- 
fant parle  bien  plus  haut  pour  celle-ci. 
Le  moyen  que  l'on  prend  pour  empê- 


2^4  Extraits 

cher  ce  fentiment ,  qui  eft  de  rebuter 
la  nourrice  ,  quand  elle  vient  voir  Ton 
nourriçon  ,  ne  fait  point  un  fils  tendre, 
mais  un  homme  ingrat  33.  M.  Rousseau 
exige  du  père  des  devoirs  qui  ne  font 
pas   moins  auftères.  Il  veut  que  celui 
qui  a  donné  la  vie  ,  fe  charge  de   la 
rendre    utile  à  la  Société.  Nulles  af- 
faires ,    nulles   infirmités   ne    peuvent 
l'empêcher  de  remplir  cette  partie  ef- 
fentielie  de  fon  rôle.  Si  cependant  il 
fe  croit  avec  quelque  fondement  dans 
une  impolTibilité  abfolue  d'y  fatisfaire, 
il  faut  qu'il  fe  faffe  un  ami.  Ce  titre 
facré  peut  feul  lui  répondre  d'un  bon 
Gouverneur,    ce  Un  Gouverneur  !  s'é- 
crie notre  Philofophe  ,  ô  quelle  ame 
fublime  !  . . .  En  vérité  ,  pour  faire  un 
homme  ,  il  faut  être  ou  père  ou  plus 
qu'homme  foi-méme  3^.  Perfuadé  qu'il 
efl:  hors  d'état  de  remplir  cette  place  , 
M.  Rousseau  veut  du  moins  efTayer 
d'en  tracer  l'idée.  Dans   cette  vue  il 
prend   le   parti  de  fe  donner  un   être 
imaginaire  ;  il  s'en  charge  dès  le  ber- 
ceau. Il   ne  demande  point  un  efprit 
extraordinaire  dans  l'Elève  qu'il  veut 
former  ;  il  le  fuppofe  né  dans  des  cli- 
mats tempéréo ,  parce  que  ce  n'eft  que 

dan3 


DES    Journaux.       :2(5'y 

dans  ces  climats  que  les  hommes  font 
tout  ce  qu'ils  peuvent  être.  II  choîfit 
un  riche  parce  qiCil  fera  fur  du  moins 
d'' avoir  fait  un  homme  de  plus  ;  au  lieu 
q'/un  pauvre  peut  devenir  homme  de 
lui-même.  Par  la  même  raifon  il  ne  fera 
pas  fâché  que  cet  Elève  qu'il  appelle 
Emile  ,  ait  de  la  naiffance  ;  ce  fera 
toujours  une  viBime  arrachée  aux  pré- 
jugé'. Enfin  il  veut  que  fon  pupille 
n'obéiffe  qu'à  lui  ,  &  qu'on  ne  les 
ôte  jamais  l'un  à  l'autre  que  de  leur 
confentement.  Telle  eft  la  bafe  du 
traité  qu'il  fait  avec  la  famille  ;  traité 
qui  fuppofe  encore  un  accouchement 
heureux  ,  un  enfant  vigoureux  &:  fain  ; 
car  enfin  il  ne  veut  point  fe  charger 
d'un  enfant  cacochyme;  félon  lui ,  un 
corps  débile  affoiblit  l'ame.  Après  ce 
principe  prefque  toujours  démenti  par 
l'expérience  ,  il  attaque  vivement  la 
Médecine  dont  il  ne  veut  point  dif- 
tinguer  l'utilité  d'avec  les  abus.  Il  paffe 
à  la  néceflité  d'une  nourrice  ,  &  fi  la 
mère  confent  à  remplir  ce  devoir ,  il 
1  en  félicite  ;  mais  le  Gouverneur 
ne  lui  donne  pas  moins  fes  direêiiom 
par  écrit.  Si  ,  comme  il  arrive  preA 
que  toujours ,  il  faut  une  nourrice  étran- 
Tom^  VL  M 


2.66  Extraits 

gère  ,  il  commence  par  la  bien  choi- 
f]i\  Une  nourrice  nouvellement  accou- 
chée lui  paroît  préférable  pour  un  en- 
fant nouveau  né.  Il  la  demande  en- 
core aufîi  faine  de  cœur  que  de  corps. 
Il  blâme  l'attention  qu'on  a  de  la 
nourrir  beaucoup  mieux  qu'à  Ton  or- 
dinaire; il  fouhaite  feulement  qu'elle 
prenne  des  alimens  un  peu  plus  fubftan- 
tiels.  Il  defireroit  qu'elle  fît  ufage  des 
végétaux  ;  &  fi  on  lui  objeéle  que  le 
lait  qui  en  eft  formé  s'aigrit  aifément, 
il  répond  qu'il  efl:  bien  éloigné  de  re- 
garder le  lait  aigri  comme  une  nour- 
riture mal  faine.  Ce  n'eft  point  à  la 
ville  qu'Emile  fera  nourri  ;  mais  dans 
la  maifon  ruflique  de  fa  nouvelle  mère, 
&  fon  Gouverneur  l'y  fuivra. 

Le  foin  de  laver  l'enfant  immédia- 
tement après  l'accouchement,  &  ce- 
lui de  renouveller  fouvent  l'ufage  du 
bain,  occupe  énfuite  notre Philofophe; 
il  prefcrit  mcme  de  parvenir  par  gra- 
dation jufqu'au  point  de  laver  été  & 
hyver  les  enfans  à  l'eau  froide  &  même 
glacée.  On  l'a  déjà  vu  crier  contre  le 
maillot  ;  il  y  revient,  &  en  donne  une 
nouvelle  raifon  ,  qui  efl:  que  ,  quand  im 
enfant  eft  libre,  on  voit  plus  aifément 


y 


DES    JOURNAUX,  2  57 

quand  il  efl  fale ,  &  on  a  plus  de  fa- 
cilité pour  le  nettoyer. 

L'éducation  de  l'homme  commença 
à  fa  naifîance  :  avant  de  parler  ,  avant 
d'entendre,  il  s'inftruit  déjà  :  tel  eft  le 
principe  de  M.  RGuiTeau  ,  qui  met  le 
Gouverneur  dans  la   nécefficé  d'épier 
tous  les  mouvemens  de  l'enfance.  Dès 
que  l'enfant  commence  à  diftinguer  les 
objets  ,  il  importe  de  mettre  du  choix 
dans    ce  qu'on  lui  snontre.    On  Deuc 
dès  -  lors    lui   préfenter    des  animaux 
d'une  nature  bifarre   ou  hideufe,  qui  ^ 
s'ils   étoient  reculés  de  fes  yeux  pen- 
dant les   premières    années  ,    devien- 
droient  un  jour  l'objet  de  Ion  effroi , 
mais *qui ,  rapprochés  avec  prudence, 
ne  feront  infenfiblement  que  fes  jouets. 
L'enfant  n'étant  attentif  qu'à  ce  qui 
aftcCle  naturellement  fes  fens ,  lui  pré- 
;  fenter  fes  fenfations  dans  un  ordre  con- 
I  venable ,  c'ef:  préparer  fa  mém.oire  à 
I  les  fournir  un  jour  dans  le  m.éme  or- 
1  dre  à  fon  entendement.   Il  faut  donc 
1  le  laifTer  toucher  ,  manier  tout  ce  qu'il 
l  defîre  ,  &  lui  permettre  de  fe  familia- 
ji  rifer  avec  ces  fources  de  nos  penfées, 
,,  On  doit  cependant  prendre  garde  qu'il 
I  ne  s'imagine  que  fes  mouvemens  aux- 

Mij 


2  6S  Extraits 

quels  on  fe  prête  ,  ne  foient  de? 
actes  d'orgueil  &  d'empire.  Aufîi-tot 
qu'il  commence  à  connoître  les  dis- 
tances ,  il  faut  le  porter ,  non  comme 
il  lui  plaît ,  mais  comme  il  plaît  au 
Gouverneur. 

Les  cris ,  les  pleurs ,  les  geftes ,  voi- 
là l'unique  langue  que  parloient  les- 
premiers  hommes  ;  telle  eft  l'unique 
langue  des  enfans.  Mais  leurs  geftes 
ne  font  point  dans  leurs  foibles  mains , 
ils  font  fur  leur  vifage  :  le  fourire  , 
le  deiir  ,  l'effroi  y  naiflent  &  pafTent 
comme  autant  d'éclairs.  Leurs  pleurs, 
fîgnes  de  leurs  chagrins ,  doivent  être 
çcoutés  ;  on  doit  bien  fe  garder  de 
les  exciter  jamais  :  mais  il  faut  aulîi  ne 
Jeur  pas  obéir  toujours.  Les  premiers 
pleurs  des  enfans,  dit  notre  Auteur, 
font  des  prières  :  fi  on  n'y  prend  garde, 
elles  deviennent  des  ordres.  Ces  mar- 
ques d'orgueil ,  de  fureur  3c  de  ven- 
geance ;  en  un  mot ,  tous  ces  vices  qui 
femblent  percer  dans  un  enfant  ,  ont 
donné  lieu  de  croire  à  plufieurs  Phi- 
lofophes  que  l'homme  naifToit  mé- 
chant. M.  Roufleau  rejette  cette  ca- 
lomnie dont  on  flétrit  le  plus  bel  ou- 
yrage  de  la  Nature ,  de  ne  voit  dans 


DFs   Journaux.      ^6^ 

„tous  ces  mouvemens  du  premier  âge 
que    le    delir   d'aétivîté  &   le   befoin 
d'eiTayer  fes  forces.  Si  renfanc  paroîc 
avoir  du  penchant  à  détruire  ,  ce  n'eft 
point  par  méchanceté  ;  c'efl:  que  l'ac- 
tion qui  détruit ,  étant  plus  rapide,  con- 
vient mieux  à  fa  vivacité.  De  tout  ce- 
la j  notre  Auteur  tire  quatre  maximes. 
LaiJJer  aux  enfans  l^ufage  de  toutes  les 
forces  que  la  Nature   leur  donne  ,   6r 
dont  ils  ne  fauroient  abufer.  Les  aider 
'  ^  fuppléer  à  ce  qui  leur  manque ,  fait 
en  intelligence  ,  foit  en  force  dans  tout 
ce   qui    eft   du  befoin   phyflque.    Dans 
les  fecours  qu^on  leur  donne  ^  fe  bor- 
ner  uniquement  à  V-utilité  réelle  ,  fans 
rien   accorder   à    la  fantaifîe ,    ceft-à-^ 
dire  au  defir  fans  raifon.  Etudier  avec 
foin  leur  langage  Gr  leurs  fîgnes  ,  afin 
que  dans   un   âge  ou  ils  ne  furent  pas 
diffîmuUr  j   on  difimgue  dans  leurs  de- 
voirs ce  qui  vient  immédiatement  de  ht 
Nature  y  Gf  ce    qui   vient   de  r opinion. 
Voilà  quatre  maximes  efTentieHes  dont 
l'efprit  efl:  de  donner  aux  enfans  plus 
de  liberté  véritable  &  moins  d'em.pirej» 
de  leur  laifTer  plus  faire  par  eux-mêm.es, 
&  moins  exiger  d'autrui. 

Miij 


7  s 


270  Extraits 

Le  févrage  exerce  en  fuite  les  re- 
flexions de  notre  Auteur  ;  il  croit 
qu'on  févre  trop  tôt  les  enfans  :  félon 
lui  ,  le  tems  véritable  efl:  l'éruption^ 
des  dents  ;  mais  il  ne  veut  pas  que , 
^our  faciliter  cette  éruption  ,  on  fe 
ferve  de  corps  durs,  qui  rendent  les 
gencives  plus  calleufes  ,  préparent  un 
déchirement  plus  pénible  ;  il  préfère 
des  matières  molles  qui  cèdent  oîa  la 
dent  s'imprime. 

L'ufage  de  parler  beaucoup  aux  en- 
fans  ,  ne  plaît  pas  à  notre  Obferva- 
teur  ;  il  demande  que  les  premières 
articulations  qu'on  leur  fait  entendre  ,. 
foient  rares  ,  faciles ,  diftindes  ,  fou- 
vent  répétées  ;  &  que  les  miOts  qu'elles 
expriment ,  ne  fe  rapportent  qu'à  des 
objets  fenfibies  qu'on  peut  montrer. 
La  maîheureufe  facilité  que  nous  avons 
à  nous  payer  de  mots  que  nous  n'en- 
tendons point ,  dit-il ,  commence  plu- 
tôt qu'on  ne  pcnfe.  La  mianie  qu'on  a 
de  faire  parler  des  enfans  trop  tôt ,  eft 
caufe  ,  félon  lui  ,  qu'ils  parlent  plus 
tard  ,  &  plus  confufément.  L'extrême 
attention  qu'on  donne  à  tout  ce  qu'ils 
difent ,  les  difpenfe  de  bien  articuler^  ' 


ûEs  Journaux.       a-ji 

L'eiïentlel  efl:  de  bien  reflerrer  ,  le  plus 
q'd'ii  efl  pollible  ,  le  vocabulaire  de 
l'enfant.  G'eft  un  très-grand  inconvé- 
nient qu'il  ait  plus  de  mots  que  d'idées,, 
qu'il  fâche  dire  plus  de  chofes  qu'il 
n'en  fait  penfer.  Si  les  payfans  ont  eiï 
général  l'efprit  plus  jufte  que  les  gens 
de  ville  ,  M.  Rousseau  l'attribue  à 
la  moindre  étendue  de  leur  Diâion- 
naire.  Us  ont  peu  d^idces  ,  mais  ils  les 
comparent  très  bien. 

Nous  voici  au  fécond  terme  de  la 
vie,  celui  auquel  proprement  finit  l'en- 
fance. Dans  cette  époque  foufFrir  efi; 
la  première  chofe  qu'on  doit  appren- 
dre ;  c'efi:  celle  qu'on  aura  un  jour  le 
plus  grand  befoin  de  favoir.  M.  Rous- 
seau fait  main-baile  fur  tout  cet  àî^ 
tirail  de  bourlets  ,  de  paniers  rouIariS, 
de  chariots  ,  de  iinères  dont  on  arme 
l'enfance  contre  les  dangers.  Au  Heu 
de  laiffer  croupir  Emile  dans  l'air  ufé 
d'une  chambre  ,  il  le  mène  journel- 
lement au  milieu  d'un  pré»  Quil  y 
courre  j,  quil  s'ébatte  j  quil  tombe  cent 
fois  le  jour',  tant  viiew^  ^  s'écrie  notre 
Gouverneur  ^  il  en  apprendra  plutôt  à 
fe  relever  :  le  bien-être  de  la  liberté  ra^ 
chette  beaucoup  de  blejfures,  Confidérant 

Miv 


orii  Extraits 

rincertltude  &  la  brièveté  de  la  vie 
humaine  ,  notre  Philofophe  veut  qu'on 
donne  au  premier  âge  tout  le  bonheur 
dont  il  eft  Tufceptible.  »  Aimez  l'en- 
fance ,  dit-il  ,  favorifez  Tes  jeux  ,  Tes 
plaifirs  ,  fon  aii^able  inflind.  Qui 
de  vous  n'a  pas  regretté  quelquefois 
cet  âge  oij.  le  rire  efl  toujours  fur  les 
lèvres ,  &  oxa  Tame  eft  toujours  en 
paix?  .  .  Pères,  favez-vous  le  moment 
où  la  mort  attend  vos  enfans  ?  Ne  vous 
préparez  pas  des  regrets  en  leur  ôtant 
le  peu  d'inftans  que  la  Nature  leur 
donne  :  auHi-tôt  qu'ils  peuvent  fentir 
le  pîaiiîr  d'être  ,  faites  qu'ils  en  jouif- 
fent  ».  Mais ,  dira-t-on  ,  c'efl:  le  tems 
de  corriger  les  mauvaifes  inclinations 
de  l'homme  «.  jMalheureufe  prévovan- 
ce  ,  s  ecrie  encore  notre  Auteur  ,  qur 
rend  un  être  aduelîement  miférable 
fur  l'efpoir  bien  ou  mal  fondé  de  le 
rendre  heureux  un  jour!  Ne  poutra- 
t-on  jam.ais  distinguer  la  licence  de  la 
liberté ,  &  l'enfant  que  l'on  rend  heu- 
reux ,  d'avec  l'enfant  que  l'on  gâte  »  ? 
SSîtIci  paroît  un  beau  morceau  fur  la  ma- 
nière de  faire  fon  bonheur  ,  dont  la 
bafe  efl  cette  maxime  fi  fage ,  de  ré- 
gler toujours  fes  defirs  fur  (es  facultés* 


DES  Journaux.         273 

C'eft  dans  la  pdrportion  exacf^e  des  uns 
&  des  autres  que  confiHe  en  effet  la 
félicité  réelle.  L'homme  vraiment  libre 
&  heureux  ne  veut  que  ce  qu'il  peut , 
&  fait  ce  qu'il  lui  plait.  Le  grand  arc 
eft  de  favoir  refter  à  (a  place.  L'enfant 
qui  ne  connoît  pas  la  fienne ,  ne  fauroit 
s'y  maintenir  ;  c'efl  à  ceux  qui  le  gou- 
vernent à  l'y  retenir.  Il  ne  doit  être  ni 
bête  ,  ni  homme  ,  mais  enfant  ;  il  faut 
qu'il  fente  fa  foibleffe  ,  non  qu'il  en 
fouffre  ;  il  faut  qu'il  dépende  ,  &  non 
qu'il  obéiffe.  Il  n'efi:  foumis  aux  autres 
qu'à  caufe  de  fes  befoins.Nul  n'a  droit, 
pas  même  le  père  ,  de  commander  à 
l'enfant  ce  qui  ne  lui  efl:  bon  à  rien. 

A  l'occafion  de  l'efpèce  de  dépen- 
dance où  la  foibleffe  du  premier  âge 
place  les  humains  ,  M.  Rousseau  en 
diftingue  de  deux  fortes  ;  la  dépen-- 
dance  des  chofes ,  qui  efl:  de  la  Nature  ; 
celle  des  hommes,  qui  efl  de  la  Société, 
La  féconde  détruit  la  liberté  ,  &  en-- 
gendre  fouvent  les  vices  ,  la  première, 
n'ayant  aucune  moralité  ,  ne  nuit  point 
à  la  liberté  ,  &  encore  m.oins  aux  ver- 
tus. Maintenir  l'enfant  dans  la  feule 
dépendance  des  chofes  ,  c'efr  flilvre 
l'ordre  de  la  Nature  dans  le  progrès 


2.j^  Extraits 

de  fon  éducation.  Qu'il  ne  fâche  ce 
que  c'eft  qù'obéiffance  quand  il  agit  > 
ni  ce  que- c'eft  qu'empire  quand  on  agit 
pour  lui.  Voilà  la  grande  maxime  à 
laquelle  s'attache  notre  Obfervateur 
&  dont  il  développe  les  conféquences. 
Ainfi  les  mots  d'obéir  &  de  comman- 
der font  profcrits  du  didionnaire  d'E- 
mile ,  encore  plus  ceux  de  devoir  Se 
d'obligation  ;  mais  ceux  de  torce  , 
de  néceffité  ,  d'impuiffance  &  de  con- 
trainte y  doivent  tenir  une  grande 
place. 

Locke  ,  cet  illuftre  précepteur  du 
genre-humain  ,  veut  qu'on  raifonne 
toujours  avec  les  enfans.  Ce  n'eft  pas 
îa  maxime  du  Citoyen  de  Genève.  Il 
craint  trop  qu'en  'fuivant  cette  mé- 
thode ,  on  ne  donne  aux  enfans  des 
idées  fauiïes  ;  &  la  première  idée  de 
cette  nature  eft  l'infaillible  germe  de 
l'erreur  &  du  vice.  En  effet  ,  pour 
raifonner  avec  un  enfant  fur  un  men- 
fonge  ,  par  exemple  ,  qu'il  a  tait ,  il 
faut  par  des  nuances  déliées,  mais  né- 
ceffaires,  amener  fa  foible  intelligence 
■jufqu'au  premier  principe  du  vrai  & 
du  faux  ,  du  jufte  &  de  rinjufte  ,  ou 
biea  fe  contenter  de  mots  qui  n'ex- 


#E  s    Journaux.     2.j^ 

priqiieront  rien  ,  &  qui  ne  porteront 
aucune  idée.  La  dernière  méthode  en 
fait  un  perroquet  habitué  à  articuler 
des  fons  fans  les  entendre  ;  la  première ,. 
qui  eft  à  peine  du  relTort  des  hommes 
feits ,  fera-t-elle  à  la  portée  d'un  âge 
fi  tendre?  Le  chef-d'œuvre  d'une  bon- 
ne éducation  ,  dit- il  ,  ell  de  faire  uir 
homme  raifonnable  ;  &  l'on  prétend 
élever  un  enfant  par  la  raifon  !  c'eft 
Gomimencer  par  la  fin  ;  c'eil:  vouloir 
faire  l'inftrumenr,  del'ouvrage. Faites j, 
dit-il  plus  haut  ,   que  tant  que  votre 
Elève  n'ePt  frappé  que  des  chofes  fen-- 
fibles  ,  toutes  fes  idées  s'arrêtent  aux: 
fenfations  ;   faites  que  de  toutes  parts-- 
il  n'apperçoive  autour  de  lui  que  le: 
monde  phyficue. 

Ce  paradoxe  philofophique  ,  qui  eft: 
un  de  ceux  qui  révoltent  dans  cet  cui- 
vrage ,  nous  paroît  de  toute  vérité.  Que' 
M.  Rousseau  nous  permette  de  le* 
préfenter  à  notre  manière.  Il  efl:  évi- 
-  dent  que  rien  n'efi:  plus  dangereux  que. 
de  donner  aux  enfans  des  notions  conr 
fufes  ;  parce  que,  dans  une  jeune  tête  „ 
de  confufes  ,  elles  deviennent  biemot:- 
fauffes.  îl  eil  certain  que  les  noîioo:i; 

M\4; 


2.']6  Extraits    ♦ 

morales  ne  peuvent  être  préfentées 
fans  le  concours  d'une  foub  d'autres; 
parce  que  la  chaîne  éternelle  qui  lie 
toutes  ces  vérités  ,  s'étend  prefque  à 
l'infini.  Il  en  réfulte  que  le  moindre 
raifonnement ,  le  raifonnement  le  plus 
fimple ,  exi,8^e  néceiTairement  un  nom- 
bre confidé''able  d'idées  préexi fiantes , 
&  conçues  clairement.  Or  il  e{\i  avoué 
que  nous  ne  tirons  nos  idées  que  des 
fens  ;  que  les  fenfations  en  font  l'unique 
&  fidèle  ma.eafin.  Il  eft  donc  vrai  qu'on 
ne  peut  offrir  à  un  en^ant  le  moindre 
raifonnement  moral  ,  qu'après  avoir 
exercé  îong-tems  fes  fens  à  acquérir 
des  idées;  ce  qui  ne  peut  fe  faire  dans 
le  premier  âge.  Suivons  donc  la  maxime 
de  notre  Philosophe  ,  &  reculons  l'au- 
rore de  la  ralfon ,  fi  nous  voulons  qu'un 
jour  t^Ao.  éclate  fans  nuages. 

Il  efl  important  de  rendre  les  enfans 
dociles  ;  mais  on  n'arrivera  jamais  à 
ce  but  en  leur  préchant  l'obéifTance. 
L'art  confifle  à  les  empêcher  de  faire 
ce  dont  ils  doivent  s'abfl-enir,  fans  ufer 
de  défenfe,fans  explication,  fans  rai- 
fonnemxent.  Ce  qu'on  accorde  ,  qu'on 
l'accorde  avec  plaifir  au  premier  mot. 


DES    Journaux,      n^j^ 

fans  follicitation,  fans  prières,  fur-tout 
fans  conditions.  Qu'on  refufe  avec  ré- 
pugnance, mais  que  tous  les  refus  foient 
irrévocables.  La  vanité  ,  Tavidité ,  la 
crainte  ,  l'émulation  même  ,  font  ici 
des  refforts  profcrits  ;  on  n'en  veut 
qu'un ,  c'eft  la  liberté  bien  réglée.  En 
un  mot  ,  la  première  éducation  d'E- 
ifiile  fera  purement  négative;  elle  con- 
finera ,  non  point  à  enfeigner  la  vertu 
ni  la  vérité ,  mais  à  garantir  le  cœur 
du  vice  &  l'efprit  de  l'erreur. 

Notre  Auteur  fe  fait  une  oBjeélion 
dont  il  s'avoue  toute  la  force.  Son 
Elève  n'aura-t-il  pas  continuellement 
dans  le  monde  le  fped:acle  &  l'exemple 
des  paflions  d'autrui  ?  Nourrice  ,  La- 
quais ,  Gouvernante  ,  le  Gouverneur 
même ,  ne  détruiroient-ils  pas  cet  édifice 
extraordinaire  ?  M.  Rousseau  con- 
vient qu'il  ne  pourra  pas  parer  à  tous 
les  inconvéniens  ,  mais  il  peut  les  di- 
minuer. D'abord  le  Gouverneur  avant 
d'entreprendre  de  former  un  homme , 
doit  s'être  fait  homme  lui-même.  En- 
fuite  il  faut  qu'il  fe  rende  maître  de 
tout  ce  qui  l'entoure  ,  &  pour  que 
cette  autorité  (oit  fuffifante ,  il  s'effor- 
cera de  la   fonder  fur  Teilime  de  la 


27S  Extraits 

vertu.  Troifièmement ,  il  élèvera  fbn 
Emile  à  la  campagne  ,  »  loin  de  la 
Canaille ,  des  Valets ,  les  derniers  des 
hommes  après  leurs  maîtres ,  loin  des 
noires  lueurs  des  villes  que  le  vernis 
dont  on  les  couvre  rend  féduifantes 
&  contagieufes  3>.  Enfin  ne  pouvant 
empêcher  que  l'enfant  ne  s'inftruife 
au-dehors  par  des  exemples ,  il  borne^ 
ra  toute  fa  vigilance  à  les  imprimer 
dans  fon  efprit  fous  l'image  qui  leur 
convient.  Ainfi  le  fpeâacle  de  l'homme 
en  colère  ayant  frappé  Emile ,  s'il  de- 
mande ce  que  c'eft  que  cette  paffion , 
on  ne  s'amufera  point  à  lui  faire  de 
beaux  difcours  ;  on  lui  dira  fimple- 
ment  :  ce  pauvre  homme  efî  malade  ,  il 
eji  dans  un  accès  de  fièvre.  Sur  cette* 
réponfe ,  il  ne  manquera  pas  de  con- 
trader  de  bonne  heure  de  la  répu- 
gnance à  fe  livrer  aux  accès  de  cette 
frénéfie.  Les  autres  pallions  feront  ainfi 
repréfentées  fous  des  images  analogues 
à  leurs  effets  &  propres  à  en  dégoûter 
un  jeune  cœur. 

M.  Rouffeau  fent  bien  qu'au  fein  de 
la  Société  l'on  ne  peut  amener  un  en- 
fant à  l'acte  de  douze  ans  fan*^  lui  don- 
ner  quelqu'idée  des  rapports  d'ho;iime 


DES   Journaux.       27P 

à  homme ,  &  de  Ja  moralité  des  ac-- 
tions.  Mais  d'abord  il  veut  qu'on  re- 
cule ces  notions  le  plus  que  l'on  pour- 
ra. En  fécond  lieu,  il  veut  que  l'on  com- 
mence à  expliquer  les  devoirs  qui  font 
envers  nous-mêmes.  La  première  idée 
qu'il  prétend  faire  naître  ,  efl  celle  de 
la  propriété.  Pour  lui  faire  concevoir 
ce  mot,  il  ne  va  point  diiferter  en  Ora- 
teur :  il  lui  infpire  du  goût  pour  le 
jardinage  :  il  travaille  avec  lui  ;  il  prend 
poffeiîion  d'un  petit  coin  de  jardin  en 
y  plantant  de  fèves;  il  îaifTe  dévelop- 
per dans  fon  cœur  ce  plaifir  fecret  qui 
naît  à  la  vue  du  fuccès  de  fon  travail. 
Les  fèves  pouiTent ,  iî  les  arrofe  tous  les 
jours ,  il  en  chérit  le  fpedacle  ;  un  beau 
matm  il  trouve  tout  arraché  &  le  ter- 
rein  bouleverfé.  Il  crie  ,  il  fe  plaint  du 
Jardinier  qui  a  fait  le  coup.  Celui-ci 
fe  plaint  à  fon  tour  de  ce  que ,  pour 
planter  de  miférables  fèves ,  on  a  gâté 
une  place  où  il  avoit  femé  des  melons 
de  Malte.  De-là  naît  une  converfa- 
tion  entre  le  Gouverneur  ,  l'Elève  8c 
&  le  Jarniner ,  dans  laquelle,  fe  déve- 
loppent, d'une  manière  fimple  &  à  la 
portée  de  l'enfant  ,  les  principes  de 
la  propriété  &   des    conventions   qui 


sSo         Extraits 

la  fondent.  Les  conventions  ouvrent 
la  porte  aux  menfonges  qui  ravagent 
la  Société.  I\l.  Roufleau  entre  ici  dans 
un  long  détail  fur  ce  vice  ;  &  fes  pré- 
ceptes là-deffus  font  d^|pe  jamais  en- 
gager un  enfant  à  mentir ,  en  lui  de- 
mandant fi  c'eft  lui  qui  a  fait  une  telle 
faute  ;  mais  à  fi  bien  prendre  fes  me- 
fures  que ,  û  jamais  il  manque  ^  fes  con- 
ventions au  qu'il  nie  un  fait  réel ,  ce 
menfonge  attire  fur  lui  des  maux  qu'il 
voye  fortir  de  l'ordre  même  deschofes, 
&  non  pas  de  la  vengeance  de  fon 
Gouverneur.  La  manière  dont  on  fait 
donner  l'aumône  aux  en  fans ,  paroît  à 
notre  Cenfeur  fujette  à  plufieurs  in- 
convéniens.  On  la  fait  donner  par 
l'enfant  ,  il  voudroit  que  ce  fût  le 
Maître.  Quelqu'attachement  que  le 
Gouverneur  ait  pour  fon  Elève  ,  il 
doit  lui  difputer  cet  honneur  ;  il  doit 
lui  faire  juger  qu'à  fon  âge  on  n'en 
efl  point  encore  digne.  On  fait  don- 
ner par  l'enfant  des  métaux  dont  il  ne 
fent  pas  la  valeur  ;  ainfi  c'eil:  la  main 
qui  donne  &  non  pas  le  cœur.  On  fe 
hâte  de  lui  rendre  ce  qu'on  lui  a  don- 
né ;  c'efl:  le  rendre  libéral  en  appa- 
rence ,  &  avare  en  eftet.  Les  entans  , 


DES   Journaux.      sSii 

dit  Locke  ,  contraderont  ainfi  .l'habi- 
tude de  la  libéralité.  Oui ,  répond  no- 
tre Auteur  ,  d'une  libéralité  ufuriere 
qui  donne  un  œuf  pour  avoir  un  bœuf. 
Le  Gouverneur  d'Emile  aimera  donc 
mieux  donner  lui-même  :  il  im{X)rte, 
dit- il  ,  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  re- 
garder les  devoirs  des  hommes  feule- 
ment comme  des  devoirs  d'enfans.  Au 
refle  la  feule  leçon  de  morale  qu'il 
croye  convenir  à  l'enfance  ,  &  la  plus 
imjportante  à  tout  âge ,  eft  de  ne  ja- 
mais faire  de  mal  à  perfonne.  »  Le 
30  précepte  même  de  faire  du  bien  , 
»  s'écrie-t-il  avec  autant  de  vérité  que 
»  de  force ,  s'il  n'eft  fubor donné  à  ce- 
33  lui-là  ,  eft  dangereux  ,  faux ,  con- 
»  tradicftoire.  Qui  eft-ce  qui  fait  du 
30  bien  ?  Tout  le  monde  en  fait  ,  le 
35  m.échant  comme  les  autres  ;  il  fait 
35  un  heureux  aux  dépens  de  cent  mi- 
»  lérables  ,  &  de-là  viennent  toutes 
35  nos  calamités  «, 

Si  l'on  ne  doit  point  fe  hâter  d'e- 
xercer la  raifon  ,  il  faut  avoir  la  même 
circonfpeélion  pour  la  mémoire  :  M, 
Rouifeau  le  penfe  ,  parce  que  les  en- 
fans,  n'étant  pas  capables  de  jugement, 
n'ont   point    de    véritable   mémoire* 


2.22         Extraits 

Tout  ce  qu'on  leur  apprend  ordinai- 
rement ne  lui  paroit  former  dans  leur' 
tête  que  des  mots  &  jamais  des  idées. 
Le  blafon  ,  la  géographie  ,  la  chrono- 
logie ,  les  langues  mêmes  font  placées 
au  rang  des  inutilités  de  l'éducation. 
Il   ne  croit  pas  que  jufqu'à  l'âge   de 
douze  ou  quinze  ans  nul  enfant  ,  les 
prodiges  à  part ,  ait  jamais  appris  vé- 
ritablement deux   langues.    Le  Géo- 
graphe ,  en  penfant  enfeigner  la  àeÇ- 
cription  de  la  terre ,  n'enfeigne  qu'à 
connoître   des  cartes.    Pour  l'Hifto- 
rien  ,  s'il  veut  enfeigner  feulement  des 
faits  y  fa  fcience  eft  miférable.  S'il  pré- 
tend au  contraire  apprécier  ces  faits 
pat  dos  rapports  moraux ,  fa  fcience 
devient  fublime  i  mais  elle  ed;  trop  au- 
deflus  des  foibles  conceptions  du  pre- 
mier âge. 

Ce  n'efl;  pas  dans  lés  livres  qu'un 
fage  Gouverneur  doit  exercer  l'ef- 
pèce  de  mémoire  que  peut  avoir  un 
enfant  ;  c'eft  en  lui  préfentant  à  pro- 
pos des  objets  fenfibles  ;  c'eft  en  choi- 
fiffant  ces  objets  ;  en  lui  offrant  fans 
ceffe  ce  qu'il  peut  connoître  ,  de  en 
lui  cachant  ce  qu'il  doit  ignorer.  Par- 
là  on  lui  formera  un  magalin  de  con- 


DES  Journaux.       283 

noifTances  qui  fervira  à  fon  éducation 
durant  fa  jeunefTe" ,  &  à  fa  conduite 
dans*  tous  les  tems,  L'Emile  de  M. 
Rouffeau  n'apprendra  jamais  rien  par 
cœur  ,  pas  même  les  fables  de  la  Fon- 
taine ,  toutes  charmantes  qu'il  les 
avoue.  L'apologue  pourroit  accoutu- 
mer fon  jeune  cœur  au  menfonge  ;  èc 
d'ailleurs  les  fables  qui  fembleront  le 
plus  à  la  portée  des  enfans ,  paroilfent 
à  notre  Auteur  bien  au-deflus  de  leur 
raifon.  Il  en  fait  l'effai  fur  l'apologue 
Il  connu  du  Corbeau  &  du  Renard  ; 
il  prétend  montrer  que  celui-là  même 
qui  eft  un  chef-d'œuvre  de  naïvetés 
efl  en  partie  inintelligible  Se  dange- 
reux pour  fon  Emile.  Avouons  ce- 
pendant que  fes  objections  ne  font  pas 
fans  réplique  ,  &  qu'il  y  en  a  même  > 
qui  portent  vifiblementà  faux.  Il  nous 
fem.ble  encore  que  dans  la  fable  du 
Loup  maigre  &  du  Chien  gras ,  notre 
Philofophe  a  mal  faifi  l'efprit  du  Fabu- 
lifte.  C'eft  bien  moins  une  leçon  de 
'modération  tîue  la  Fontaine  a  voulu 
donner  ,  qu'une  leçon  de  ce  noble 
amour  de  la  liberté  qui  rencLfatisfait 
un  cœur  généreux  dans  le  fein  des  plus 
fortes  difgraces. 


:^84  Extraits 

Mais  du  moins  Emile  apprendra-c- 
il à  lire  ?  Non  ,  répond  M.  RoufTeau. 
A  peine  à  douze  ans  faura-t-il  Ce  que 
c'eft  qu'un  livre.  Si  fon  Elève  parvient 
à  cette  connoifTance  ,  ce  ne  fera  pas 
paroles  routes  accoutumées^  L'intérêt 
feul  aura  fait  ce  prodige.  Emile  re- 
cevra quelquefois  de  fon  père  ,  de  fa 
mère  des  billets  d'invitation  pour  un 
dîner  ou  pour  quelque  partie  de  plai- 
fir.  Ces  billets  feront  courts,  clairs, 
nets  ,  bien  écrits.  La  douleur  d'avoir 
perdu  ces  amufemens  faute  d'avoir  fçu 
lire,  &  le  defir  d'en  profiter  à  l'avenir, 
lui  fera  naître  l'envie  de  déchiffrer  ces 
billets  ;  &  cette  envie  produira  infenfi- 
blement  le  miracle. 

On  pourra  reprocher  à  M.  RoufTeau 
que  l'exercice  qu'il  donne  exclufive- 
ment  au  corps ,  doit  nuire  aux  opéra- 
tions de  l'efprit.  »  Erreur  pitoyable, 
»  s'écrie-t-il  ,  comme  iî  ces  deux  ac- 
»  tions  ne  dévoient  pas  marcher  de 
D5  concert ,  &  que  l'une  ne  dût  pas 
»  toujours  diriger  l'autre  «.  Il  fait  ici 
le  parallèle  de  l'Elève  habitué  à  rai- 
fonner  fur  tout  ,  &  de  celui  qu'il  a 
appris  lui- même  à  exercer  fon  corps, 
&  à  perfedionner  fes  fens.  Le  mien. 


DES  Journaux.      28y 

dit-il ,  ne  s'accoutume  point  à  recou- 
rir fans  celTe  aux  autres ,  encore  moins 
à  leur  étaler  fon  grand  favoir.  ■>5  En  re- 
»  vanche  ,  il  juge ,  il  prévoit ,  il  rai- 
35  fonne  en  tout  ce  qui  fe  rapporte 
33  immédiatement  à  lui.  Il  ne  jafe  pas, 
»  il  agit  :  il  ne  fait  pas  un  mot  de 
»  ce  qui  fe  fait  dans  le  monde  ,  mais 
»  il  fait  fort  bien  faire  ce  qui  lui  con- 
»  vient.  Comme  il  eft  fans  ceffe  en 
»  miouvement ,  il  eft  forcé  d'obferver 
»  beaucoup  de  chofes  ,  de  connoître 
35  beaucoup  d'effets  ;  il  acquiert  de 
»  bonne  heure  une  grande  expérience, 
33  il  prend  fes  leçons  de  la  Nature,  & 
35  non  pas  des  hommes.  Ainfi  fbn 
33  corps  ôc  fon  efprit  s'exercent  à  la  fois. 
33  Agiffant  toujours  d'après  fa  penfée,  & 
35  non  d'après  celle  d'un  aurre  ,  il  unit 
33  continuellement  deux  opérations  ; 
33  plus  il  fe  rend  fort  &  robufte  ,  plus 
33  il  devient  fenfé  &  jucicieux  ce. 

39  Pour  apprendre  à  penfer ,  il  faut 
30  donc  exercer  nos  membres ,  nos  fens , 
30  nos  organes ,  qui  font  les  inftrumens 
30  de  notre  intelligence.  Le  faa:e  Locke, 
33  le  bon  Rollin  ,  le  favant  Fleuri ,  le 
30  pédant  de  Croufaz ,  s'accordent  tous 
33  en  ce  feul  point ,  d'exercer  beaucoup 


226  Extraits 

30  le  corps  des  enfans  ».  Pour  ne  rîeti 
îaifTer  à  defirer  fur  cette  partie ,  notre 
Philofophe  entre  dans  les  plus  petits 
détails.  Les  habits  doivent  être  larges, 
3c  les  couleurs  laiiTées  au  choix.  On  ne^ 
doit  jamais  promettre  de  beaux  habits 
à  un  enfant ,  comme  une  récompenfe  : 
ce  feroit  dire  :  fache^  que  Ihomme  nefi 
rien  que  par  fes  habits  ,  que  votre  prix 
eft  tout  dans  les  vôtres.  Il  veut  qu'on 
îaifTe  à  fon  Elève  la  tête  nue ,  èc  qu'on 
lui  donne  des  vêtemens  légers.  Emile 
bo'ira  toutes  les  fois  qu^il  aurafoif,  mais 
de  Veau  pure  ,  fat -il  tout  en  na^e  ,  Gr 
fut- on  dans  le  cœur  de  lliyver.  Il  dor- 
mira longuement  pendant  la  nuit ,  & 
fur  un  lit  dur.  Si  fon  Gouverneur  l'é- 
veille quelquefois  ,  ce  fera  moins  de 
peur  qu'il  ne  prenne  l'habitude  de  dor- 
mir trop  long-tems  ,  que  pour  l'ac- 
coutumer à  tout ,  même  à  être  éveillé 
brufquement.  Mais  inoculera-t-on  Emi- 
le f  Quoique  M.  Rousseau  regarde 
l'inoculation  comme  très- favorable  à 
la  généralité  des  hommes,  il  croit  plus 
dans  fes  principes  de  laiffer  faire  en 
tout  la  Nature ,  dans  les  foins  qu'elle 
aime  à  prendre  feule.  «  L'homme,  de  fa 
nature  ,  dit-il ,  eft  tout  préparé  ;  laif- 


DES   Journaux.      287 

fons-Ie  inoculer  par  Je  maître  ;  il  eft 
étonnant  en  effet  que ,  tandis  qu'on  a  ' 
tant  de  foins  d'enfeigner  l'équitation 
bien  moins  utile  ,  on  néglige  l'art  de 
nager  d'où  dépend  bien  fouvent  la 
vie  ». 

Les  membres  font  exercés,  il  faut 
aufli    exercer    les    fens  ;   c'efl-à-dire  , 
qu'il  faut  inftruire  les    enfans  à  bien 
juger  par  eux.  La  vue  peut  être  ac- 
coutum-ée  à   plus  de  jurtefle.  Le  tad: 
peut  devenir  plus  fin  &  plus  fur  ;  ce 
fens  exercé  avec  plus  de  foin  ,  peut 
nous    être   d'une   utilité   infinie   dans 
l'obfcurité  de  la  nuit,  nous  faire  con- 
noître  oii  nous  fommes,  &  nous  guérir 
des    terreurs   des   phantôm^es.   En  un 
mot,  le  toucher  étant  de  tous  les  fens 
celui   qui   nous  inftruit  le  mieux  de 
l'imprelîion    que    les    corps    étrangers 
peuvent  faire  fur  le   nôtre  ,  efl  celui 
dont   l'ufage  efl  le  plus  fréquent  ,  Se 
nous  donne  le  plus  immédiatement  la 
connoifTance  nécelTaire  à  notre  confer- 
vation.  Le  point  effentiel  eft  fur-tout 
de  comparer  les  fens  &  de  reârifier  par 
l'un  les  iliufîons  de  l'autre.  M.  Rous- 
'  SEAU  enfeigne  à  le  faire ,  de  éclaircit 


I 


22S  Extraits 

toujours  la  chofe  par  des  e?î^emples  qui 
la  mettent  fous  les  yeux. 

Emile  apprendra  à  danfer  ,  mais  ce 
ne  fera  pas  de  Marcel.  Au  lieu  de  l'oc- 
cuper à  faire  un  pas  avec  grâce ,  &  à 
faire  des  gambades  avec  légèreté ,  on 
mènera  l'Elève  au  pied  d'un  rocher  ; 
là  on  lui  montrera  quelle  attitude  il 
faut  prendre ,  comment  il  faut  porter 
le  corps  ,  la  tête  ,  le  pied,  la  main, 
pour  fuivre  des  fentiers  efcarpés ,  ra- 
boteux &  rudes ,  &  s'élancer  de  pointe 
en  pointe.  En  un  mot ,  on  en  fera  l'é- 
mule d'un  chevreuil  ,  Se  non  d'un  dan- 
feur  d'opéra.  Emile  apprendra  à  dei^ 
finer  ;  mais  il  n'aura  d'autre  maître  que 
la  Nature ,  ni  d'autre  modèle  que  les 
objets.  Il  crayonnera  une  maiion  fur 
une  maifon  ,  un  arbre  fur  un  arbre, 
un  homme  fur  un  homme  ,  afin  qu'il 
s'accoutume  à  bien  obferver  les  corps 
&  leurs  apparences ,  &  non  pas  à  pren- 
dre des  imitations  fauffes  oc  conven- 
tionnelles pour  de  véritables  imitations. 
Emile  apprendra  la  Géométrie  ,  mais 
il  faudra  qu'il  trouve  lui-même  les  rap- 
ports des  figures  ,  fans  aucune  de  ces 
démonftrations  ordinaires  de  de  ces  mé- 
thodes 


DES  Journaux,       2Sp 

^hodes  ufitées.  Tout  l'art  du  Gouver- 
neur confîftera  à  chercher  avec  lui  les 
vérités  qu'Emile  trouvera  feul.  Emile 
•ne  jouera  pas  au  volant ,  jeu  trop  foible 
pour  fon  fexe  ;  il  jouera  à  la  paulme  , 
au  mail  ,  au  billard,  &c.  On  voudroit 
en  vain  oppofer  que  ces  exercices  font 
fupérieurs  à  fon  âge.  Ne  voit-on  pas  , 
dit  l'Auteur ,  dans  toutes  les  foires  des 
•enfans  de  dix  ans  qui  font  des  prodiges 
d'adrefîe  &  de  force  ?  On  moiitrera  la 
mufique  à  Emile  ,  mais  on  ne  lui  ap- 
prendra point  à  la  lire  ;  on  lui  rendra 
les  fons  à  l'oreille.  On  aura  foin  d'é- 
carter tout  chant  bifarre  ,  pathétique 
ou  d^expreffion  ;  la  mufique  imitative 
&  théâtrale  n'eft  point  de  fon  âge.  Par 
la  m.ême  raifon  on  ne  lui  donnera  à 
réciter  aucun  rôle  de  tragédie  ni  de 
comédie.  Comme  il  ne  connoît  point 
les  chofes  que  ces  pièces  renferment, 
&  qu'il  n'a  point  éprouvé  les  fentimens 
dont  elles  font  pleines,  il  ne  peut,  ni 
ne  doitles  rendre. 

M.  Rousseau  pafîè  enfuite  aux  aîi- 

mens  ;  fuivons-le  encore.  Il  ne  trouve 

pas  mauvais  qu'on  m.ène  les  enfans  un 

peu  par   gourmandife.   Il  préfère  ce 

Tome  VL  N 

'/ 


2ÇO  Extraits 

moyen  à  celui  de  la  vanité  ,  en  ce  que 
le  premier  eft  un  appétit  de  la  Nature  , 
&  le  fécond  un  ouvrage  de  l'opinion, 
dépendant  du  caprice  &  fujet  à  mille 
abus.  La  gourmandife  d'ailleurs  ejî  la, 
pajion  de  fenfance  ;  cette  pajjion  ne  tient 
devant  aucune  autre  ;  à  la  moindre  con*- 
currence  elle  difparoît.  Pour  flatter  l'ap- 
pétit des  enfans,  il  ne  s'agit  pas  d'exci* 
ter  leur  fenfualité ,  mais  feulement  de 
la  fatisfaire  ;  &  les  chofes  du  monde 
les  plus  communes  peuvent  mener  à 
ce  but.  Les  végétaux  paroifïent  au 
Mentor  d'Emile  Drélérables  à  la  vian- 
de.  Il  donne  même  pour  certain  que 
les  grands  mangeurs  de  viande  font 
cruels  &  féroces  plus  que  les  autres 
hommes.  Nous  n'avons  garde  de  fouf- 
crire  à  cette  maxime  démentie  pat" 
quantité  d'exemples  ;  mais  nous  fommâji 
charmés  qu'elle  ait  occafionné  la  tra- 
duélion  admirable  d'un  morceau  de 
Plutarque  ,  où  ce  Philofophe  jufl-ifie 
la  doélrine  de  Pythagore.  Au  refte  à 
quelque  forte  de  régime  qu'on  afTujet- 
tilTe  les  enfans ,  il  fera  toujours  bon, 
pourvu  qu'on  ne  les  accoutume  qu'à  des 
mets  groiïiers  &  fimples.  M.  RoufTeau 


^!iv- 


DES     J  O  U  Px  N  A  U  X.  2p  I 

finit  par  le  fens  de  l'odorat  qu'il  appelle 
celui  de  l'imagination,  j^  Il  a  dans  l'a- 
mour, dit-il,  33  des  efîets  affez  connus.  Le 
»  doux  parfum  d'un  cabinet  de  toilette 
33  n'eft  pas  un  piège  au(îî  foible  qu'on 
y>  penfe  \  &  je  ne  fais  ^il  faut  félici- 
33  ter  ou  plaindre  l'homme  fage  &  peu 
33  fenfible  que  l'odeur  des  fleurs  que 
33  fa  maitreffe  a  fur  le  fein  ,  ne  fit  ja- 
»  mais  palpiter  «,  Mais  il  convient  qu'on 
ne  peut  tirer  de  ce  fens  un  ufage  fort 
utile  pour  l'éducation. 

U  eft  un  fixième  fens  appelle  le  fcns- 
commun^  moins ,  dit  M.  RoulTeau  ,  par- 
ce qu'il  efl:  com.mun  à  tous  les  hom- 
mes ,  que  parce  qu'il  réfulte  de  l'ufage 
bien  réglé  des  autres  fens ,  &  qu'il  nous 
inftruit  de  la  nature  des  chofes  par  le 
-concours  de  toutes  les  apparences.  Ce 
fixième  fens  n'a  point  d'organe  parti- 
culier ;  il  ne  réfide  que  dans  le  cer- 
veau ,  &  fes  fenfations  purement  in- 
ternes, s'appellent  perceptions  ou  idées, 
C'efr  l'art  de  les  conTparer  entrelles 
qu'on  nomme  raifon  humaine  ,  &  c'eft 
la  culture  de  cette  raifon  qu'il  rélervs 
pour  la  fuite  de  cet  ouvrage. 

Avant    d'entrer   dans  une    carrière 
nouvelle,  M.  RoufTeau  jette  un  moment 

Nij 


2.^^  Extraits 

les  yeux  fur  celle  qu'il  vient  de  par- 
courir. On  a  fouvent  ouï  parler  d'un 
homme  fait  ;  il  prétend  confidérer  un 
enfant  fait.  Il  amène  en  conféquence 
fon  Emile  au  milieu  d'une  affemblée 
de  fages  Spedateurs  ,  &  là ,  par  une 
récapitulatian  vive  qui  efl  toute  en 
adion  ,  il  rappelle  la  marche  qu'il  a 
tenue,  &  les  heureux  effets  qu'il  en  a  vu 
naître  :  c'efl  une  conflitution  vigou- 
reufe ,  un  corps  fain  ,  des  fens  bien 
exercés ,  un  efprit  fermé  à  l'erreur ,  un 
coeur  échappé  au  vice ,  une  ame  oii 
une  innocente  joie  fait  briller  une  con- 
tinuelle férénité. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
citer  un  des  derniers  morceaux  de  ce  vo- 
lume où  l'Auteur  exprime  le  plaifir 
qu'on  a  de  voir  un  enfant  qui  donne  de 
grandes  efpérances.rNos  Leélcur?  nous 
(auront  fûrement  gré  de  leur  mettre 
fous  les  yeux  un  tableau  fi  gracieux 
3c  fî  riant.  »  L'exiftence  des  êtres  fi- 
a>  nis  efl:  fi  pauvre  Se  fi  bornée  ,  que , 
»  quand  nous  ne  voyons  que  ce  qui 
33  efl: ,  nous  ne  fommes  jamais  émus.  Ce 
yy  font  les  chimères  qui  ornent  les  ob- 
33  jets  réels ,  &  fi  l'imagination  n'ajoute 
o:>  un  charme  à  ce  qui  nous  frappe  ,  le 


DES  Journaux.       25)^ 

25  flérile  plaifir  qu'on  y  prend  ,  fe  borner 
»  à  l'organe  ,  &  laifife  toujours  le  cœur 
»  froid,  hz  terre,  parée  des  tréfors  â& 
'3  l'Automne  ,  étale  une   richeffe  que^ 
»  l'œil  admire  ;  mais  cette  admiratio!V 
33  n'eft   point    touchante  ;   elle    vient 
»  plus  de   la  réflexion    que  du  fenti- 
»  ment.   Au  Printems  ,  la  campagne- 
»  prefque  nue  n'eft  encore  couverte  de 
33  rien  ;  les  bois  n'offrent  point  d'om-^ 
»  brc  ;  la  verdure  ne  fait  que  poindre. 
33  Le  coeur  efl  touché  à  Ton  afpecl.  Eit 
»  voyant  ainfî  renaître  la  Nature  ,  on- 
y>  fe  fe.it  ranimer  foi-méme  ,  rimaQ:e 
>3  du  plaiîir  nous  environne  ;  ces  com- 
33  pagnes  de  îa  volupté,  ces  douces  lar- 
33  mes  toujours  prêtes  à  fe   joindre  à 
3>  tout  fennment  délicieux  ,.  font  déjà 
»  fur  le  bord  de  nos  paupières;  mais 
33  l'afpeâ:  des  vendanges   a  beau  être 
»  animé  ,  vivant ,  aQ:réabie,  on  le  voit 
»  toujous  d'un  œil  fec  ». 

3D  Pourquoi  cette  différence  ?  C'eft 
33  qu'au  fped:acîe  du  Printems  ,  l'ima- 
T>  eina^ion  joiat  celui  des  faifons  qui 
»  le  doivent  faivre  ;  à  ces  tendres  bour- 
3a  geon>  que  l'œil  apperçoit,  elle  ajoute 
X  les  fleurs  ,  les  fruits,  les  ombrages 3. 
a»  quelquefois  les  myflières  qu'ils  peuvent 

Niij 


25)4  Extraits 

=•  couvrir.  Elle  réunit  en  un  point  des 
»  tems  qui  fe  doivent  fuccéder  ,  &  voit 
»  moins  les  objets  comme  ils  feront  , 
30  que  comme  elie  les  defire  ,  parce 
»  qu'il  dépend  d'elle  de  les  choifir.  En 
»  Automne  au  contraire,  on  n'a  plus 
»  à  voir  que  ce  qui  eft.  Si  l'on  veut 
30  arriver  au  Printems  ,  l'Hyver  nous 
33  arrête  ,  &  l'imagination  glacée  ex- 
»  pire  iur  la  neige  &  fur  les  frimats  ce. 

Emile  eft  parvenu  à  fa  treizième 
anne'e.  Il  a  paiTé  les  deux  premières 
parties  de  fon  enfance.  Son  corps  efl 
fain  ,  vigoureux  ;  fes  membres  font  fle- 
xibles &  agiles  ;  fes  fens  font  exercés  ; 
fon  imagination  a  reçu  ,  par  le  moyea 
des  fenfations  ,  beaucoup  d'idées  fim- 
ples.  Si  fon  jugement  a  peu  agi  juf- 
qu'à  préfent,  il  n'efl  en  proie  à  au- 
cune erreur  ;  &  il  efl  en  état  de  re- 
cevoir toutes  les  vérités.  Ses  facultés , 
qui  n'ont  point  été  furchargées  ,  ne 
font  cependant  pas  rePcées  oifîves.  Le 
fage  Mentor  les  a'  préparées  de  loin  ; 
cependant  Emile  a  er^fc^re  peu  de  be- 
foins.  Il  ne  connoit  point  les  préju- 
gés &  les  fardeaux  de  la  fociété  ;  les 
pafTions  n'ont  point  fait  entendre  en- 
core leur  cri  dans  fon  jeune  cœur,  fes 


DES    Journaux,      '^py 

forces   furpalTent    donc  de  beaucoup 

&  fes  bafoins  &  Tes  defirs.  Qu3  fera-t- 

il  de  cet  excédent  ?»  Il  jettera  dans 

?5  l'avenir ,  dit  M.  RoufTeau ,  le  fuper- 

»  flu  de  Ton  être  aduel.   L'enfant  ro- 

ce  bufte  fera  des  provifions  pour  l'horn- 

me    foible  :  mais   il   n'établira    fes 

»  magafins  ni  dans   des  cofires   qu'on 

|o>  peut  lui  voler  ,  ni  dans  des  granges 

I  »  qui  lui  font  étrangères.    Pour   s'ap- 

I*  »  proprier  véritablement  fon  acquis  , 

35  c'efi    dans   fes   bras ,  dans  fa   tête  , 

»  c'efl:  dans  lui  qu'il  le  logera  :  voilà 

»  donc  le  tems  des  inftrudions  &c  des 

»  études  ce. 

Mais  quelles  Sciences  le  Gouverneur 
montrera-t-il  à  fon  Elève?  M.  RoufTeau 
obferve  que  des  connoifTances  qui  font 
à  notre  portée,  les  unes  font  fauffes, 
les  autres  font  inutiles ,  &  les  autres 
fervent  à  nourrir  l'orgueil  de  celui 
qui  les  a.  Le  petit  nombre  de  celles  qui 
contribuent  réellement  à  notre  bien- 
être  ,  lui  paroît  feul  digne  des  recherT 
ches  du  Sage.  Dans  ce  petit  nombre 
il  y  a  ua  ordre  à  mettre.  Sera  -  ce 
celui  que  les  Sciences  peuvent  avoir 
entr'elles  ,  indépendamment  de  toute 
relation  f    Non  :  ce  fera  celui  que  la 

Niv 


2.^6'         Extraits 

Nature  préfente  dans  les  rapports  que 
les  Sciences  ont  avec  nos  fens  ;  c'efl- 
à -dire ,  que  l'on  commencera  par  les 
connoifîances  dont  les  objets  afl'edent 
premièrement  nos  fens.  Qu'on  tranf- 
porte  un  homme  dans  un  Ifle  défe rte, 
la  première  connoiflance  que  defirer 
cet  liomme  ,  ce  fera  celle  de  Ton  Ifle.' 
Le  monde  eft  l'Ifle   de  l'enfant.    La 
Terre  qu'il  habite  ,  le  Soleil  qui  l'é- 
chh'Q  ;   voilà  les  premiers  objets  qui 
le  frappent ,  &  qu'il  faut  offrir  à  {qs 
réRexions.    La   Géographie    &    cette 
partie  de  l'Ailronomie  qui  s'y  trouve 
liée  ,    font    conféquemment    les  pre- 
mières Sciences  qu'il  faut  lui  faire  en- 
trevoir. Les  livres ,  les  fphères  ,   les 
figures ,  les  cartes;  tels  font  les  inftru- 
mens  dont  fe  fervent  leurs  Maîtres  ; 
on  les  profcrit  ici.  Emile  n'aura  point 
d'autres  livres  que   les  objets  mêmes  ; 
il  ne  verra  les  images,  ni  du  Soleil ,  ni 
de  la  Terre  :  le  Soleil  même,  la  Terra 
Bicme.  Il  devinera  ,  fans  ledure ,  fans 
leçons  ,  le  cours  de    l'allre  du  jour  ; 
fon   Mentor    n'aura    d'autre  foin   que 
d'arrêter  fes    fens  fur  les   objets  ,   de 
piquer  fa  curiofité  par  quelques  réfle- 
xions courtes  &  comme  jettées  au  ha- 


DES     JOURNAUX.  2^'J 

lai'd ,  d'aider  à  fes  méditations  par 
quelques  mots  échapés  ;  &  qui  por^ 
teront  à  peine  un  demi-jour.  En  un 
mot  Emile  inventera  la  Science  plu- 
tôt qu'il  ne  l'apprendra.  Voici  quel- 
ques exemples  de  cette  méthode.  M. 
Roufleau  veut  faire  comprendre  à  fon 
Elève  le  tour  que  le  Soleil  fait  ou  pa- 
roît  faire  en  vingt-quatre  heures  au- 
tour de  la  Terre.  Il  le  mène  dans  un 
endroit  découvert  à  l'heure  où  cet  aftre 
fe  lève.  Après  avoir  laillé  caufer  Emile 
far  les  montagnes  &  fur  les  objets  vol- 
^ns ,  il  garde  quelques  momens  le  fi- 
lence  com.me  un  homme  qui  rêve  > 
puis  lui  dit  :.  Je  fonge  qiihier  au  foir 
le  Soleil  s'eft  coucké  là  ^  qu'il  shfl  levé 
là  ce  matin.  Comment  cela  fe  peut- il 
faire  ?  Il  n'ajoute  rien  de  plus  ;  il  ne 
répond  pas  même  aux  queftions  que 
l'enfant  pourroit  lui  faire  là-delfus  ; 
il  l'abandonne  à  fes  réflexions ,  &  à 
l'inquiétude  qu'elles  lui  cauferont  ; 
cette  inquiétude  fera  un  moyen  pour 
qu'il  foit  frappé  plus  fenfiblement  de 
l'objet ,  &  qu'il  le  découvre  avec  plus 
de  netteté. 

Veut-on  faire  tomber  les  réflexions 
de  l'Elève  fur  la  marche  annuelle  du 


N  V 


2^S  EXTRAITS 

Sol^U  :  pour  le  mettre  fur  la  route ,  it 
fafHt  de  lui  faire  coniioître  la  diifé- 
rence  de  l'Orient  d'Été  &  de  l'Orient 
d'Hyver.  Qu'oi  fe  garde  bien  de  lui 
dire  le  fait  :  mais  qu'à  la  Saint  Jean 
on  lui  faiTe  remarquer  ,  comme  en 
paffant ,  le  point  de  l'horifon  où  le 
Soleil  fe  lève  par  quelques  objets  fa- 
ciles à  reconnaître,  comme  un  arbre, 
une  montagne  ,  un  étang.  Qu'à  Noël 
on  le  mène  dans  le  même  lieu  au  point 
du  jour  :  lorfque  le  Soleil  paroîtra  , 
pour  peu  qu'on  ait  préparé  l'eafant  » 
il  ne  manquera  pas  de  crier  :  Oli  f 
voilà  qui  eji  plaifant  !  le  Soleil  ne  fe 
lève  plus  à  la  même  place  !  H  y  ^  donc 
un  Orient  d^Hypcr.  Cette  réflexion  le 
met  fur  la  route ,  Se  pour  peu  qu'on 
l'aide  ,  elle  le  conduira  au  but.  »  En 
33  général ,  conclut  notre  Auteur  ,  ner 
35  fubflituez  jamais  le  figne  de  la  chofe, 
»  que  quand  il  vous  eft  impolfible  de 
»  la  montrer  :  car  le  fîgne  abfbrbe 
33  l'attention  de  l'enfant ,  &  lui  fait 
30  oublier  la  chofe  repréfentée  «.  Ici 
il  indique  en  paffant  quelques  vices  de 
la  fphère  armillaire  qui  eft  en  effet  rem- 
plie de  défauts  ,  &  très  propre  à  jet- 
ter  dans  l'efprit    des   jeunes  gens  de 


DES   Journaux.       jâp^ 

faufïes  notions  dont  la  plupart  ne  re» 
viennent  plus, 

■  La  mérhode  de  M.  Rousseau  don- 
nera fans  doute  moins  de  connoiiîances, 
&  plus  difficiles  à  acquérir  ;  mais  en 
récompenfe  elles  feront  nettes  ,  foli- 
des,  confiantes ,  &  habitueront  l'hom- 
me au  premier  de  tous  les  devoirs  ^ 
celui  de  penfer  par  lui-même.  Ces 
avantages  ne  valent-ils  pas  bien  des 
idées  en  foule  ,  mais  entafTées  dans  la 
mémoire  ,  fans  ordre  ,  fans  choix  ,  fans 
liaifon  ;  femblables  aux  feuilles  de  la 
fybille  que  le  moindre  fouMe  diflipe  ? 
35  Quand  je  vois  un  homme  épris  de 
»  l'amour  des  connoiOances ,  dit  l'Au- 
»  teur  ,  fe  laiiTer  féduire  à  leur  char- 
»  me,  &  courir  de  l'une  à  l'autre,  fans 
»  favoir  s'arrêter  ,  je  crois  voir  un 
»  enfant  fur  le  rivage  amaffant  des 
:»  coquilles  ,  &  commençant  par  s'en 
»  charger  ;  puis  tenté  par  celles  qu'il 
»  voit  encore  ,  en  rejetter  ,  en  re- 
»  prendre  ,  jufqu'à  ce  que  ,  accablé  de 
35  leur  multitude  ,  &  ne  fâchant  plus 
T>  que  choifîr,  il  finifle  par  tout  jetter  ,, 
»  &  retourner  à  vuide.  Boileau,  dit- 
»  il  ailleurs ,  fe  vantoit  d'avoir  appris 

Nvj 


300  Extraits  s 

00  à  Racîns  ,  à  rimer  difiîcîlement  t 
»  parmi  tant  d'admirables  méthodes 
55  pour  abréger  l'étade  des  Scieaces ,  • 
33  nous  aurions  grand  befoin  que  quel- 
»  qu'un  nous  en  donnât  pour  les  ap- 
3:»  prendre  avec  effort  ». 

Toujours  guidé  par  fon    principe , 
M.   Rousseau   avoue   qu'il    hait    les 
livres;  parce  qu'ils  apprennent  à  parler 
de  ce  qu'on  ne  fait  pas.  Mais  il  en  faut 
un  :  il  voudroit  qu'il  offrît  une  fituation 
oii  tous  le"^  befoins  naturels  de  l'hom- 
me fe  montraffent  d'une  manière  fen- 
fibîe  à  l'efprit  d'un  enfant,  &  où  les 
moyens  de  pourvoir  à  ces  mêmes  be- 
loinSjfe  développaffent  fucceflivement 
avec  la   même  facilité.  Ce  livre  mer- 
veilleux ,  il  fe  flatte  de  l'avoir  trouvé. 
Quel  eft-il  ?  Robinjon-Crufoé.  Le  Hé- 
ros de  ce  Roman  feu!  dans  fon  Ifle , 
dépourvu    de  Talfiftance  de  fes  fem- 
bîabîes   &   des  inftrumens  de  tous  les 
Arts  ,  pourvoyant  cependant  à  fa  fub-  ^ 
fiflance  ,  à  fa  confervation ,  &  fe  pro- 
curant même  une  forte  de  bien-être  ; 
voilà  ,  dit  notre  Philofophe,  un  objet 
intéreffant  pour  tout  ûge.  Il  veut  que 
la  tête  en  tourne  à  fon  Emile  ,  qu'il 


DES   Journaux.      30X 

penfe  être  Pvobinfon  ,  qu'il  fe  figure 
être  à  ^a  place,  qu'il  s'occupe  de  toutes 
les  refiburces  de  ce  Perfonnage  imagi- 
naire ;  qu'il  examine  les  moyens  qu'il 
prit  pour  s'aflurer  une  vie  commode; 
qu'il  le  contrôle  ; -qu'il  s'imagine  pou- 
voir faire  mieux.  X^es  rêves  le  feront 
réfléchir  fur  le  premier  état  des  hom- 
mes &  fur  les  Arts  Naturels  ;  ceux-ci 
le  conduiront  aux  Arts  inventés  dans 
la  Société. 

Rien  n'eft  fi  important  que  de  donner 
à  l'Elève  des  notions  juftes  fur  tous 
les  objets  qu'on  déploie  à  Tes  regards. 
Il  faut  donc  en  lui  parlant  des  Arts 
de  la  Société,  les  lui  faire  apprécier. 
L'inutilité  eft  presque  toujours  la  me- 
fure  des  degrés  d'eftime  que  l'on  ac- 
corde :  un  marchand  de  colifichets  effc 
bien  plus  honoré  qu'un  laboureur. 
C'eft  fur  leur  utilité  &  kur  indépen- 
dance que  notre  Sage  veut  qu'on  les 
confidère  :  ainfi  un  agriculteur  ,  un 
charpentier  ,  feront  bien  plus  refpec- 
tablei-  aux  yeux  d'Emile  ,  que  les  ar- 
tiftes  les  plus  fêtés  de  Paris.  Il  ne  fe 
bornera  pas  à  une  oifive  vénération. 
On  le  mènera  dans  les  atteliers  ;  on 
lui  iera  manier  les  outils  :  il  partagera 


302  Ex  TRAITS 

les  travaux  :  il  s'inftruira  bien  mieux 
dans  des  boutiques  qu3  dans  tous  les 
livres  du  monde.  Cz  n'eft  là  qu'un 
pas ,  fon  Mentor  le  mènera  bien  plus 
loin, 

//  faut  vivre  ;  c'eft  la  première  in(- 
tru'flion  qu'on  doit  doaner  à  fon  Elè- 
ve. La  naiflance  ,  la  fortune ,  le  cré- 
dit ;  fragiles  reflburces  !  Il  faut  donc 
fe  ménager  des  moyens  qui  foient  au- 
deffus  des  caprices  des  hommes  &  des 
revers   de   la  fortune.    Enf^igner    les 
Sciences  eft  ,  fuivant  M.  Rousseau  , 
une  refTburce  incertaine  &   qui  laifle 
dans  la  dépendance  ,  dans  la  crifte  né- 
celîité  de  flatter  un  riche  orgueilleux, 
&  de  former  d'humiliantes  intrigues. 
L'agriculture  n'ôte  pas  les  craintes  de 
manquer.  L'ennemi  ,  un  voifin  puif- 
fant,  un  procès  peut  enlever  le  champ 
que    Ton    cultive.   Un    métier    efl:   la 
feule  reHTource  qui  afTare  une  fubfîf^ 
tance  inno  :ente  &  tranquille.  M.  Rous- 
seau en  feigne  donc  un  métier  &:  un 
métier  méchanique  à  fon  Elève  ,  fdt-il 
le  fils  d'un  Prince.  Si  on  lui  parle  du 
choix  ,  tous  les  métiers  lui  paro'fîent 
honnêtes  ,  &  bons ,  pourvu  qu'ils  ne 
fuppofent   pas   des  qualités    odieufes» 


Î5ES    Journaux.      505 

Cependant   comme     la    propreté    eft 
quelque  chofe  de  réel ,  il  n'enfeignera 
point  à    Ton    Elève  ,   des   métiers  oà 
elle  eft  bleflee  ;   il  voudra  bien  en- 
core avoir  égard  à  la  fanté  ,  &  écarter 
ceux  qui  font  exceflivement  pénibles. 
Il  préférera  ceux  qui  peuvent  s'accor- 
der avec  la  propreté ,  &  oii  l'induftrie 
&  l'adrefTe  fe  joignent  aux  travaux  du 
corps  ;  tel   eft  ,  à  ce  qu'il  prétend  , 
celui  de  Menuifier  ;  comme  fi  celui 
qui  dégrofîit ,  fcie  ou  rabote  une  pièce  . 
de  bois ,  n'étoit  pas  expofé ,  par  la  fa- 
tigue de  ce  travail  ,  à  contrarier  une 
certaine  mal-propreté.  11  permet  en- 
core  à    Ton    Elève  d'être   un   faifeur 
d'inftrumens  de  Mathématiques ,  fi  font 
génie  fe  dirige  vers  les  Sciences  fpé- 
culatives.  Mais  ce  ne  fera  pas  en  riant, 
ce   ne   fera  pas  en   faifant  venir  des 
Maîtres  chez   eux  ,  qu'Emile  &  fon 
Gouverneur  apprendront  leur  métier  : 
ils  iront  une  ou  deux  fois  la  femaine  paj^ 
fer  la  journée  entière  che^  le  Maître  ^ 
ils  fe   lèveront  à  fon  heure  :  ils  Jeront 
à  Vouvrage  avant  lui  ;  ils  travailleront 
fous  fes  ordres  ^  ^  après  avoir  eu  Vhon-* 
neur  de  fouper  avec  fa  famille  ^  ils  re- 
tourneront  coucher  dans  leurs  lits  durs^ 


304  Extraits 

Telle  efl:  à-peu-près  la  manière- dont 
M.  Rousseau  élève  fon  pupille  ]u[- 
qu'à  l'âge  de  ly  ani^.  Il  a  commencé 
par  exercer  Ton  corps  &  fes  fens.  En- 
fuite  il  a  exercé  i^on  efprit  Se  fon  ju- 
gement. Enfin  il  a  réuni  l'ufage  de  fes 
membres  à  celui  de  fes  facultés.  Il  en 
,  fait  un  être  agiffant  &  peniant:  il  va 
préfentement,  pour  achever  Thomme, 
en  faire  un  être  fenfible;  c'eft-à-dire , 
perfedionner  la  raifon  par  le  fenti- 
ment. 

Emile  eft  parvenu  à  fon  troifièma 
luftre.  C'eil  le  tems  critique  de  fon 
Mentor.  Les  orages  s'aprêtent  5  les 
pallions  vont  fe  préfenter  en  foule.  M. 
Rousseau  remonte  à  l'origine  des 
pafîions.  Il  les  croit  un  don  de  la  Na- 
ture qu'il  efl:  fou  de  vouloir  anéantir. 
Leur  principe  efl:  l'amour  de  foi ,  qui  ^ 
tranfporté  dans  la  Société ,  s'y  change 
bientôt  en  amour-propre  :  celui-ci  fe 
nourrit  de  l'idée  de  comparaison  ;  il 
fe  préfère  ;  il  veut  être  préféré  ;  il 
exige  tyranniquement  les  prédileâ:ions. 
De  -là  l'amour  ,  l'amitié,  la ^reconnoif- 
fance  ^  mais  aufifi  de-là  ,  l'envie  ,  la 
haine,  la  vengeance.  Norre  Philofophe 
en  conclut  que  ce  qui  rend  1  homme 


DES   Journaux.       ^oj' 

efTentiellement  bon  ,  efl:  d'avoir  peu 
de  befoins ,  &  de  ne  pas  fe  comparer 
aux  autres  ;  ce  qui  le  rend  efTentielle- 
ment méchant ,  c'eft  d'avoir  beaucoup 
de  befoins  &  de  tenir  beaucoup  à 
l'opinion. 

La  première  pafîîon  ,  la  plus  dan- 
gereufe  peut-être  ,  celle  qui  doit  exer- 
cer les  premiers  foins  du  Gouverneur^ 
c'efl:  cette  douce  émotion  que  fon 
Elève  va  éprouver  à  la  vue  d'un  fexe 
différent. 

M.  Rousseau  a  obfervé  que  ceux 
dont  les  voluptés  avoient  été  préco- 
ces ,  étoient  durs  &  même  cruels.  Au 
contraire  ,    les  hommes    qui  avoient 
confervé  long-tems   leur  innocence  , 
étoient  chers  à  la  Société  par  les  plus 
touchantes  vertus.  Il  confeille  donc , 
fi  l'on  veut  m-ettre  l'ordre  &  la  régie 
dans  les  paiîions'  naiffantes  ,  d'étendre 
l'efpace  durant  lequel  elles  fc  dévelop» 
pent.    ta  pitié  ,  cette  vertu  fi  douce 
pour  ceux  qui  la   fenrent  ,  fi  chè/e  à 
ceux  qri  en  font  les  oo;ets ,  doit  ê-re 
excirée  la  première.  On  la  fera  nr.Kre 
en  présentant  à  l'Elève  des  hom.mes 
qui    fo-ffrent  ,    en  lui   montrant   des 
malheureux  qui  foupir^nt.  Qu'on  ne 


^o6  Extraits 

dife  point  que  c'eft  le  rendre  mal- 
heureux lui-même  ;  la  pitié  e(i:  fans 
doute  accompagnée  d'un  fentiment  de 
douleur  ;  mais  cette  douleur  a  quel- 
que chofe  de  délicieux  qui  n'égale 
point  toute  cette  gaieté  qui  fouvent 
n'efl:  que  le  mafque  du  trouble  de 
l'ame.  Cette  théorie  de  la  pitié  efl 
expofée  ici  avec  autant  de  force  que 
de  vérité  ,  &  recueillie  dans  les  trois 
maximes  fuivantes ,  qui,  au  refte,  font 
aiïez  connues.  Il  nejî  pas  dans  le  cœur 
humain  de  fe  mettre  à  la  place  des  gens 
qui  font  plus  heureux  que  nous  ;  mais 
feulement  de  ceux  qui  font  plus  à  plain- 
dre ....  On  ne  plaint  jamais  dans  autrui 
que  les  maux  dont  on  ne  fe  croit  pas 
exempt  foi-même  ....  La  pitié  qu^on  a. 
du  mal  £  autrui ,  ne  fe  mefure  pas  fur  la 
quantité  de  ce  mal ,  mais  fur  le  (entiment 
quon  prête  à  ceux  qui  le  fouffrent, 

La  Morale  commence  ;  voici  lé 
tems  d'apprendre  à  Emile  à  conaoître 
les  hommes  auxquels  il  va  s'attacher. 
Deux  inconvéniens  fon»:  à  craindre. 
Lui  préfenter  la  Société  fou?  des  cou- 
leurs favorables  ,  c'eft  le  tromper  :  la 
lui  peindre  telle  qu'^^Uî  eft  ,  p-eine 
d'impoftures ,  de  petite/Tes  Ôc  d'injuf-. 


DES  Journaux.      307 

tices  ,  c'efi:  rifquer  de  lui  rendre  fes 
femblables  odieux  ,  &  de  faire  de 
l'obfervateur  un  médifant ,  un  fatyri- 
que.  Pour  lever  ce  double  obftacle , 
montrons»  lui  les  hommes  au  loin  , 
montrons  les  dans  d'autres  tems ,  dans 
d'autres  lieux  ,  de  forte  qu'il  puiiTe 
voir  la  fcène  ,  fans  jamais  y  pouvoir 
agir.  Voilà  le  mioment  de  l'hiftoire , 
dont  Al.  Rousseau  fait  un  magnifique 
éloge.  Sublime  Science  qui  ,  écrite 
comme  elle  devroit  l'être  ,  feroit  un 
cours  pratique  de  Politique  &  de  Mo- 
rale !  Malheureufement  ceux  qui  nous 
ont  tranfmis  les  faits  des  hommes  il- 
luftres  ,  les  ont  fouvent  altérés.  l'Au- 
teur indique  ici  les  principaux  vices 
qu'il  trouve  dans  cette  Science.  D'a- 
bord les  Hiftoriens  ont  prefque  tou- 
jours peint  les  hommes  par  leur  mau- 
vais côté  :  ils  n'ont  guères  parlé  que 
des  Peuples  illuftrés  par  des  vices.  En 
fécond  lieu  ,  les  faits  changent  de 
forme  dans  la  tête  de  l'Ecrivain  ;  ils 
fe  moulent  fur  fes  intérêts  ,  fur  fes 
préiugés.  Troifièmement  ,  l'Hlftcr* en 
juge  trop  ;  il  ne  devroit  que  réciter. 
Les  faits  !  s'écrie  notre  Philofophe  î 
eh!  que  le  Lc^eur  juge  lui-même*  Thu- 


^oS  Extrait  s  _ 

cydide  lui  paraît  le  meilleur  modèfe- 
dans  cette  partie.  Quatrièmement ,  on-' 
ne  tient  régiftre  que  des  faits  fenfibles- 
&    marqués  ;  mais  on   laifle  échaper 
les  caufes  lentes  &  progrelUves  de  ces 
faits.  Enfin  l'Hiflaire  montre  bien  plus. 
les  adions  que  les  hommes  _,*  elle  m 
faijît  ceux-ci  que  dans  certains  moment 
choijîs  j  dans  leurs  vêtemens  de  parade. 
Elle  h'expofe  que  Vhomme  public  qui  s^ejî 
arrangé  pour  êtrz  va,  Ceft  bien  plus  fan 
habit  que  fa  perfonne  quelle  peint.  PIu- 
tarque  eft  cité  fur  ce  point  comme  ua 
modèle  :  cette  dernière  régie  eft  con- 
firmée par  un  trait  du  grand'Turenne» 
bien  propre  en  effet  à  dévoiler  toute 
l'ame  de  ce  Héros.  Tels  font  les  vices 
de  l'Hif^oire  ;  mais  quels  bien  ne  pro- 
duira-t-elîe  pas  ,  quand  elle  paroîtrar 
avec   fes   véritables    caractères  !    Les 
hommes  feront  montrés  tels  qu'ils  font;. 
les  pafîions  dépouilleront  leurs  fédui- 
fanres  amorces  ;  &  les  tyrans  \^?  plus 
heureux  en  apparence ,  paroj.ro  it  tels 
qu'ils   fon»:  ,   victimes   intorrunées   de 
rambîrion    farisfaire  ,   &    d5vorés   de 
n^irs  cha^T^rins  caufés  par  leur  propje^ 
grandeur. 
'  Lorfqu'un  jeune  homme  lit  quelque 


DES    Journaux.       309 

Hiftoire  dont  les  événemens  intéref- 
fent  par  le  génie  ,  les  talens  où  les 
vertus  de  quelqu'éminent  perfonnage , 
fon  ardente  imagination  le  tranfporte 
dans  le  lieu ,  dans  Taârion  ;  il  veut  être, 
il  fe-perfuade  qu'il  efl:  le  grand  homme 
dont  il  médite  les  faits.  M.  Rousseau 
défend  à  fon  Emile  cette  noble  ému- 
lation T>  ;  s'il  arrive  une  feule  fois , 
»  dit-il  ,  que  dans  ces  parallèles  il 
3»  aime  m.ieux  être  un  autre  que  lui , 
»  cet  autre  fût-il  Socrate  ,  fût- il  Ca- 
35  ton  ,  tout  eft  manqué  ;  celui  qui 
»  commence  à  fe  rendre  étranger  à 
3>  lui-même  ,  ne  tarde  pas  à  s'oublier 
»  tout-à-fait  x>.  Il  faut  avouer  que  ce 
fyftême  fuppofe  dans  l'Elève  un  fond 
prodigieux  d'orgueil  ;  mais  pour  le  ré- 
fréner ,  notre  Philofophe  a  des  moyens  ; 
il  emploiera  l'expérience  ;  il  expofera 
fon  Elève  à  devenir  le  jouet  des  gens 
iiabiles  ,  la  dupe  des  fripons ,  la  vic- 
time des  flatteurs.  Ces  épreuves  mor- 
itifianres  réprimeront  bien  la  vanité  ; 
jBc  pour  la  frapper  encore  davantage , 
il  fera  lire  à  fon  Emile  l'Apoloeue 
u  Corbeau  &  du  Renard  ;  voilà  le 
ems  de  montrer  des  fables  ;  c'ett  lorA 
f  qu'on  eft  tombé  dans  la  faute ,  qu'il 


5ÏO  Extraits 

faut  des  images  qui  en  falTent  fentir  les 
malheurs. 

M.  Rousseau  continue  à  dévelop- 
per les  régies  de  conduite ,  èc  la  rna- 
niered'infpirer  à  la  JeunelTe  les  vertus 
fociales.  On  ne  peut  qu'applaudir  à  la 
[a.ge([Q  des  méthodes  qu'il  indique  ,  de 
à  la  vérité  des  principes  qu'il  établit: 
voici  cependant  un  trait  qui  nous  éton- 
ne. Il  fuppofe  qu'Emile  reçoit  un  fouf- 
flet  d'un  brutal ,  ou  même  un  démenti 
de  la  part  d'un  ivrogne  ;  il  prononce, 
en  termes  couverts  à  la  vérité ,  qu'E- 
mile doit  tuer  l'aggrefTeur  ,  non  en  fe 
battant  av-  c  lui  ;  ce  feroit  une  folie 
mais  en  TafTaflinant.  Laraifon  qu'il  ap- 
porte ,  c'eil:  que  l'honneur  des  Citoyen; 
ne  doit  pas  être  à  la  merci  d'un  brutal 
Premièrement  ,  il  efl  au  moins  très-j 
douteux  que  l'homme  ait  le  droit  d'o 
ter  jamais  la  vie  à  fon  femblable  dam 
d'autres  cas  que  celui  d'une  légitima 
défenfe.  ?vlais  la  confervation  de  l'hon- 
neur lui  donnât-elle  ce  funefte  privilè- 
ge ,  ce  ne  feroit  jamais  qu'en  faveui 
de  l'honneur  réel ,  &  jamais  de  l'hon 
neur  faux  ,   fadice  ,  imaginé  bifarre- 
ment  par  un  ftupide  vulgaire.  Or  l'hon 
neur  léel  peut-il  être  bleffé  par  la  bru- 


DES    Journaux.      511 

taîité  d'un  coquin ,  d'un  ivrogne  ?  Ua 
foufflet ,  un  démenti ,  peuvent-ils  flé- 
trir ,  dans  l'efprit  des  honnêtes  gens  , 
un  Citoyen  qui  les  foulfre  injuftement? 
Certainement  ils  ne  déshonorent  que 
celui  qui  les  donne.  Quelques  miféra- 
blés  pourront  méfeflimer  celui  qui 
reçoit  cette  injure;  mais  le  trifte  plaifir 
de  mériter  l'eftime  de  gens  femblables, 
vaut-il  que  l'on  commette  le  crime 
réel  de  tremper  Tes  mains  dans  le  fang 
d'un  homme  ?  Le  méprifable  empire, 
de  l'opinion  coûtera  donc  la  vie  aux 
hommes  î  II  eft  bien  étonnant  qu'une 
maxim.e  fi  faufie  &  fi  cruelle  ait  écha» 
pé  à  un  ami  de  ^humanité, 

La  Morale  mène  à  la  Métapliyfique  : 
M.  Rousseau  examine  le  fentlmcnt 
de  Locke  qui  veut  que  l'on  commence 
par  l'étude  des  efprits ,  &  qu'on  paiTe 
en  fuite  à  celle  des  corps  :  il  regarde 
cetre  méthode  comme  celle  de  la  fu- 
perftition  ,  des  préjugés  &  de  l'erreur. 
Il  prouve  que  les  en  fans  ne  peuvent 
avoir  aucune  idée  des  efprits ,  &  que 
vouloir  les  leur  faire  entendre ,  c'eft 
ou  perdre  fon  tems  ou  en  faire  des 
fous.  Cette  recherche  le  mène  à  une^ 


5 12  Extraits 

queftlon  plus  importante  où  il  s'agit 
de  l'Etre  fuprême.  Il  veut  qu'on  en 
recule  les  notions  fort  tard  ;  il  croit 
cette  précaution  l'unique  moyen  pour 
infpirer  le  refped  &  l'amour  dus  à 
l'Auteur  du  monde.  Enfin  il  fe  de- 
mande dans  quelle  Religion  il  élèvera 
Emile.  Nous  ne  Uaggrégerons ,  répond- 
il  ,  ni  à  celle-ci ,  ni  à  celle-là  j  nous  le 
mettrons  en  état  de  choifîr  celle  où  le 
meilleur  ufage  de  fa  raifon  doit  le  con- 
duire. Nous  l'avons  déjà  dit ,  nous  ne 
toucherons  point  à  ce  vénérable  ob- 
jet :  nous  laiffons  le  foin  de  défendre 
îa  caufe  de  la  Religion  au  zèle  de  ces 
illuftres  Magiftrats  qui  l'ont  entrepris, 
&  aux  plus  auguftes  loix  à  la  venger  : 
de  refpedables  Minières  des  Autels 
deftinés  à  veiller  fur  les  droits  ,  des 
Corps  éclairés  qu'on  regarde  comme 
les  dépositaires  de  la  pureté  de  la  Doc- 
trine ,  ont  fait  entendre  leur  voix  ;  c'en 
eft  aflez  pour  nous  ;  il  eft  impofîible  de 
ne  point  adhérer  à  tout  ce  qu'ils  ont  dit. 
Heureux  l'Auteur,  jfî,  lorfqu'il  parle  de 
la  Religion  ,  il  fe  fût  borné  à  nous  pré- 
fenter  des  morceaux  tels  que  celui  que 
nous  allons  citer  ! 


DES  Journaux.       513 

»  3e  vous  avoue  aufli  que  la  majefté 
»  des  Ecritures  m'étonne ,  la  fainteté 
»  de  l'Evangile  parle  à  mon  cœur, 
X»  Voyez  les  livres  des  Philofophes  : 
»  avec  toute  leur  pompe  ,  qu'ils  font 
30  petits  près  de  ctlui-ià  !  Se  peut-il 
»  qu'un  livre,  à  la  fois  fi  fiiblime  de  fi 
»  fimple  ,  foit  l'ouvrage  des  hommxs  ? 
3)  Se  peut- il  que  celui  dont  il  fait  l'hif- 
»  toirene  foit  qu'un  homme  lui-même? 
»  Eft-ce  là  le  ton  d'un  enthoufiafteou 
»  d'un  ambitieux  Scd:aire  ?  Quelle 
«  douceur  ,  quelle  pureté  dans  fcs 
mœurs  !  Quelle  grâce  touchante  dans 
fes  inftruârions  !  Quelle  élévation 
»  dans  fes  maximes  î  Quelle  profonde 
33  fagefie  dans  fes  difcours  !  Quelle  pré- 
5>  fence  d'efprit ,  quelle  fineffe  &  quelle 
»  juftelTe  dans  fes  reponfes!  Quel  em- 
»  pire  fur  fes  parlions  !  Oii  qiï  l'iiom- 
»  me ,  où  efl  le  Sage  qui  fait  ap;ir ,  fouf- 
»  frir  de  mourir  fans  folbleffe  &  fans 
»  oRentation  ? . , .  Quels  préjugés ,  quel 
»  aveuglement  ne  faut-il  point  avoir 
30  pour  ofer  comparer  le  fils  de  Sophro- 
»  nifque  au  fils  de  Marie  !  Quelle  dif- 
»  tance  de  l'un  à  l'autre  !  Socrate  m.ou- 
3>  rant  fans  douleur,  fans  ignominie. 
Tome  VI.  O 


3» 
3» 


^14  Extraits 

33  foutint  aifément  jufqu'au  bout  fpii 

»  perfonnage  ,  &  fî  cette  facile  mort 

o:»  n'eût  honoré  fa  vie ,  on  douteroit  fi 

y>  Socrate  ,  avec  tout  fon  efprit  ,  fut 

»  autre  chofe   qu'un  Sophifte.  Il  in- 

»  venta  ,  dit-on  ,  la  Morale.  D'autres , 

3>  avant  lui ,  l'avoient  mife  en  pratique; 

3>  il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils  avolent 

33  fait  ;  il  ne  fit  que  mette  en  leçons 

33  leurs   exemples.  Ariftide  avoit  été 

3?  jufte  avant  que  Socrate  eût  dit  cq 

S3  que  c'étoit  que  Juftice  ;  Léonidas 

33  étoit  mort  pour  fon  pays ,  avant  que 

33  Socrate  eût  fait  un  devoir  d'aimer  la 

33  patrie  ;  Sparte  étoit  fobre  avant  que 

>3  Socrate  eût  loué  la  fobriété  ;  avant 

33  qu'il  eût  défini  la  vertu  ,  la  Grèce 

33  abondoit  en  hommes  vertuer.x.  Mais 

33  où  Jéfus  avoit-il  pris  chez  les  fiens 

33  cette  Morale  élevée  &  pure,  dont 

33  lui  feul  a  donné  les  leçons  &  l'exem- 

>3  pie  ?  Du  fein  du  plus  furieux  Fana- 

53  tifme  la  plus  haute  fageffe  fe  fit  en- 

»3  tendre  ,  &  la  fimplicité  des  plus  hé- 

w  roïques  vertus  honora  le  plus  vil  de 

33  tou?  les  Peuples.  La  mort  de  Socrate 

53  philo fophant  trîinquiîlement  avec  {"qs 

33  amis ,  efl:  la  plus  douce  qu'on  puiÏÏe 


DES  Journaux.      515* 

33  defirer  ;  celle  de  Jéfus  expirant  dans 
>i  les  tourmens, injurié, raillé  ,  maudit 
>5  de  tout  un  Peuple  ,  eft  la  plus  hor- 
»  rible  qu'on  puifTe  craindre.  Socrate 
35  prenant  la  coupe  empoifonnée  ,  bé- 
33  nit  celui  qui  la  lui  préfente  &  qui 
33  pleure  ;  Jéius  au  milieu  d'un  fupplice 
33  affreux  prie  pour  fes  bourreaux 
33  acharnés.  Oui ,  fi  la  vie  &  la  mort 
33  de  Socrate  font  d'un  oage ,  la  vie 
•33  &  la  mort  de  Jéfus  font  d'un  Dieu  33. 

A  côté  des  vérités  les  plus  fublirnes, 
on  voit  dans  Emile  des  erreurs  bien 
humiliantes  pour  î'efprit  humain.  Qui 
pourroit  im^aginer  qu'une  même  ame 
eût  enfanté  les  unes  &  les  autres  ?  lA- 
nalyfe  du  Théifme  dans  cet  Ouvrage , 
eft  peut-être  ,  en  ce  genre ,  ce  qu'il  y 
a  de  plus  éloquent  &  de  plus  fortem.ent 
raifonné  ;  mais  le  coloris  de  ce  beau 
tableau  eft  défiguré  par  des  ombres 
qu'on  n'auroit  pas  dû  attendre  d'une 
main  aufli  favante  que  celle  du  Peintre 
qui  l'a  fi  fortement  deftiné.  EfTayons 
d'abord  de  la  préfenter  par  fon  beau 
côté  ,  pour  l'examiner  après  dans  ce 
qu'il  y  a  de  répréhenfible. 

On  peut  reprocher  aux  Philofophes 
anciens   &  m.odernes  ,   d'avoir  voulu 

Oij 


^i6  Extraits 

toujours  exclure  Dieu  de  la  formation 
du  Monde ,  &  de  l'avoir  expliquée  par 
les  bifarres  fyflêmes  de  force,  de  chan- 
ces, de  fatalité,  de  nécefifiré, d'atomes, 
de  monde  animié,  de  matière  vivante, 
de  matériaîifme  de  toute  efpèce.  Tou- 
tes ces  abfurdités  que  les  anciens  avoient 
épuifées  ,  avant  d'en  venir  à  l'Etre  des 
Etres ,  pour  trouver  en  lui  le  dénoue- 
ment de  leurs  difficultés  fur  l'origine 
du  Monde,  font  encore  répétées  de  nos 
jours ,  à  la  honte  de  la  raifon ,  par  de 
prétendus  Philofophes  ,  qui ,  croyant 
qu'eux  feuls  font  éclairés  ,  vrais ,  de 
bonne- foi ,  nous  foum.ettent  impérieufe* 
ment  à  leurs  décifions  tranchantes ,  en 
nSus  les  donnant  pour  les  vrais  prin- 
cipes des  chofes.  M.  RoufTeau  n'a  p^sJ' 
donné  dans  cet  écuell  de  l'incrédulitç 
moderne  ;  mais  par  une  progreflion 
d'idées  que  la  raifon  avoue  ,  il  s'efî: 
élevé  à  la  connbifTance  de/l'Etre  fu- 
prême.  / 

Comme  le  fcepticifm^  de  nos  jour$ 
à  répandu  des  doutes  filr  les  vérités  les|f 
plus  évidentes  »  notre  Auteur  a  cru  de- 
voir defcendre  jufques  dans  lui-même"! 
pour  s'aiTurer  de  fon  exiflence  de  dew' 
celle  de  l'Univers ,  afin  que  ces  deux  ii 


DES    Journaux*      517 

vérités  inconteflableslui  fervifTentcom- 
itie  de  dégrés  pour  arriver  à  Dieu.  En 
fe   repliant  fur   Tes  fenfations  ,  qui  le 
forcent  d'acquiefcer  à  fon  exiftence  , 
Ôc   trouvant  en   lui  la   faculté   de  \qs 
comparer ,  il  (e  fent  doué  d'une  force 
acflive  qu'il  ne  favoit  pas  avoir  aupara- 
vant :  où  commence  fon  ad:ivité ,  corn-- 
mence  fon  intelligence.  La  faculté  dif- 
t'mdiivQ  de  l'être   aélif  ou  intelligente 
eil:  de  pouvoir  donner  un  fens  à  ce  mot 
eji.   On  chercheroit  en  vain  cette  force 
intelligente  dans  l'être  purement  fen- 
fitif.   Cet  être  fentira  chaque  objet  fé- 
parement ,  ou  m.éme  il  fentira  l'objet 
total  formé  des  deux;  mais  n'ayant  au- 
cune force  pour  les  replier  l'un  fur 
l'autre  ,  il  ne  les  comparera  jamais  ,  il 
ne  les    jugera    point.  L'homm.e  n'efl 
donc  pas    fîmpîement  un  être  fenfitif 
&  paflit  ;  &  ,  quoi  qu'en  dife  un  livre 
trop  vanté  ,  il  peut  prétendre  à  l'hon- 
neur de  penfer. 

C'ell:  encore  une  des  rêveries  de  îa 
Philofophie  moderne  de  donner  une 
forte  de  vie,  je  ne  fais  quelle  feafation 
fourde  aux  molécules.  Elle  eil  venue 
à  bout  de  fe  former  une  idée  de  la 

Oiij 


3i8  Extraits 

matière  fentante  ,  fans  avoir  des  fens. 
Comme  il  n'y  a  qu'elle  feule  qui  ait 
ce  bonheur-là  ,  il  eft  impoiîîble  de  la 
combattre  fur  cette  idée  ,  auprès  de 
laquelle  tous  les  myflères  de  la  Re- 
ligion ne  font  rien  pour  l'incompré- 
lienfibilité ,  quoiqu'elle  refufe  de  les 
adopter . . .  Cet  Univers  vifibîe  eft  pour 
M.  RouHeau  une  matière  éparfe  Se 
morte  ,  qui  n'a  rien  dans  fon  tout  de 
l'union  ,  de  i'or^anifatibn  ,  du  fenti- 
mcnt  commun  des  parties  d'un  corps 
animé  ,  pulfqu'il  efl  certain  que  nous, 
qui  ff:)mmeo  parties  ,  ne  nous.fentons 
nullement  dans  le  tout.  Il  en  infère  que 
le  Monde  n'eft  pas  un  grand  animal 
qui  fe  meuve  de  lui-même ,  mais  qu'il 
a  de  fes  mouvemens  quelque  caufe 
étrangère  à  lui.  Les  loix  confiantes 
auxquelles  il  efl  affujetti  ,  ne  fuffifent 
point  pour  çxpliquer  la  marche  de 
l'Univers.  ^^  Defcartes  avec  des  dez 
33  formoit  le  Ciel  &  la  terre  ;  mais  il  ne 
»  put  donner  le  premier  branle  à  ces 
33  dez  ,  ni  mettre  en  jeu  fa  force  cen- 
33  trifuge  qu'à  l'aide  d'un  mouvement 
33  de  rotation.  Newton  a  trouvé  la  loi 
33  de  l'attratlion  j  mais  l'attraction  feule 


r»Es  Journaux.        339 

>D  réduiroit  bientôt  l'Univers  en  une 
a  maffe  immobile  ;  à  cette  loi  ,  il  a 
3:.  fallu  joindre  une  fores  projedile 
53  pour  faire  décrire  des  courbes  aux 
3>  corps  céleftes.  Que  Defcartes  nous 
3>  dife  quelle  loi  phyfique  a  fait  tour- 
35  ner  les  tourbillons  ;  que  Newton 
w  nous  montre  la  main  qui  lança  les 
33  planètes  fur  la  tangente  de  leurs 
33  orbites  ». 

L'adion  &  la  réaction  des  forces  de  la 
Nature  aelîfant  les  unes  fur  les  autres, 
décèlent  néceffairement  une  volonté 
qui  a  imprim.é  le  mouvement  à  cet 
Univers; autrement  on  fe  perdroit  dans 
une  progreiïïon  de  caufes  à  l'infini  , 
qui  fe  réduit  à  n'en  point  fuppofer  du 
tout.  Voilà  donc  un  premier  dogme  , 
ou  un  premier  article  de  foi.  Mais 
comment  ma  volonté  produit-elle  une 
action  phyfique  &  corporelle  ?  Je  n'eu 
fais  lien  ;  mais  j'éprouve  en  moi  le 
mcme  avantage  du  côté  de  la  matière  , 
que  je  ne  faurois  concevoir  produc- 
trice du  mouvement.  D'ailleurs  ,  le 
mouvement  ne  lui  eft  point  effentiel , 
puifqu'il  en  feroit  inféparable  ,  qu'il 
y  feroit  toujours  en  même  degré  , 
toujours  le  même  dans  chaque  portion 

Oiv 


520  Extraits 

de  matière  ,  qu'Ii  feroit  incommuni- 
cable ,  &  que  fe  portant  à  la  fois  dans 
tous  les  fens ,  il  fe  détruiroit  lui-même. 
Quel  ?vlonde  pourroit  réfulter  d'une 
force  aveugle  répandue  dans  toute  la 
Nature  > 

Si  la  matière  mue  me  montre  une 
volonté,  la  matière  mue  félon  de  cer- 
taines loix ,  me  montre  une  intelligen- 
ce. Donc  cet  Etre  exifce.  Où  le  voyez- 
vous  exifter  ,  m'allez-vous  dire  ?  Non 
feulement  dans  les  Cieux  qui  roulent, 
dans  l'aure  qui  nous  éclaire  ;  non  feu- 
Jenienî  dans  moi-même ,  mais  dans  la 
brebis  qui  paît ,  dans  Toifeau  qui  vole  , 
dans  la  pierre  qui  tombe  ,  dans  la  feuil- 
le qu'emporte  le  vent.  On  ne  craint 
pas  d'infuîter  à  notre  raifon  en  nous 
difant  que  le  hafard  ,  avant  de  produire 
ce  Monde  ,  en  a  ébauché  une  infinité 
d'autres  dans  la  durée  infinie  des  tems; 
que  vraifemblablement  il  s'ell  formé 
d'abord  des  eflomacs  (iuis  bouches  , 
Ûqs  pieds  fans  têtes  ,  des  mains  fans 
bras  ,  des  organes  imparfaits  de  toute 
efpèce  ,  qui  ont  péri  faute  de  pouvoir 
fe  conferver.  Mais  pourquoi  nul  de  ces 
informes  effàis  ne  frappe-t-il  plus  nos 
regards  ?  Quand  nous  nous  récrions  fur 


DES    Journaux.       521 

î'impaiTibllité  que  l'harmonie  frappante 
de  cet  Univers  foit  l'ouvrage  du  ha- 
fard  ,  on  nous  répond  que  la  difficulté 
de  l'événement  efl:  compenfée  par  la 
quantité  de  jets.  Nous  fommes  jfi  con-- 
vaincus  de  l'ineptie  de  cette  réponfe  ,- 
que  (\  l'on  venoit  nous  dire  que  des 
caradères  d'Imprimerie  ,  jettes  au  ha- 
fard  ,  ont  donné  VEnéide  toute  arran- 
gée ,  nous  ne  daignerions  point  faire: 
un  pas  pour  aller  vérifier  ce  menfonge». 
:a  Que  d'abfurdes  fuppofitions  pour  dé- 
r>  duire  toute  cette  harmonie  de  Taveu^ 
»  gle  méckanifne  de  la  matière  mue  for-- 
»  tuitement  !  Ceux  qui  nient  l'unité' 
x>  d'intention  qui  fe  manifefte  dans  les^ 
35  rapports  de  toutes  les  parties  de 
3^  ce  grand  tout  ,  ont  beau  couvrir  leur 
39  galim^athias  d'abftraâiions  ,  de  coor— 
»  dinations  ,  de  principes  généraux  j, 
>5  de  termes  emblématiques  ;  quoiqu'ils 
30  faffent ,  il  m'eft  impodibîe  de  con— 
»  cevoir  un  fyftême  d'éires  fi  conf- 
ît tamment  ordonné ,  que  je  ne  con:— 
>3  çoive  une  intelligence  qui  l'ordonne., 
50  II  ne  dépend  pas  de  moi  de  croire- 
53  que  la  matière  palîive  &  morte  a-pu: 
>i  produire  des  êtres  vivans  &  fentans,, 
53  qu'une    fatalité  aveugle   a  pu  pro*" 


^22  Extraits 

33  ûulre  des  êtres  intelligens  ,  que  ce 
33  qui  ne  penfe  point  a  pu  produire  des 
»  êtres  qui  penfent  «. 

Que  conclure  de  tout  ceci  ?  que  le 
Monde  efl:  donc  gouverné  par  une  vo- 
lonté puiflante  ,  fage  &  conféquem- 
ment  bonne.  Mais  le  défordre  moral 
'  qui  nous  préfente  les  hommes  dans  le 
cahos  ,  tandis  que  le  concert  règne 
entre  les  élémens  ,  ne  femble-t-il  pas 
contredire  cette  idée  de  bont:  que  nous 
donnons  à  l'Etre  puiiïant  &  fage  ?  Loin 
de  conclure  rien  de  pareil  de  ces  con- 
tradidions apparentes,  l'Auteur  en  tire 
au  contraire  les  fublimes  idées  de 
l'ame  ,  qui  n'avoient  point  jufque^-là 
réfulté  de  fes  recherches.  Il  fe  con- 
vainc ,  en  méditant  fur  la  nature  de 
l'homme  ,  qu'il  eft  impoflible  qu'il  foit 
un  être  fimple  ;  cet  être  ne  pouvant 
rendre  raifon  de  ces  mouvemens  di- 
vers ,  qui  tantôt  l'élèvent  à  l'étude  des 
vérités  éternelles  ,  à  l'amour  de  la  juL- 
tice  &  du  beau  moral  ,  &  tantôt  le 
font  defcendre  en  lui-même  ,  &  l'af- 
ferviflent  à  l'empire  des  pallions  :  il  y 
a  donc  en  lui  deux  fubftances  ,  l'une 
étendue  &  divifible  ,  l'autre  immaté- 
rielle de  penfante.  >»  Il  n'y  a  ni  mouve- 


DES    J  O  URN  AUX.  323 

35  ment  ,  ni  figure  qui  produife  la  ré- 
as  flexion  :  quelque  chofe  en  toi  cher- 
33  che  à  brifer  les  liens    qui   le  corn- 
»  priment:  l'efpace  n'efl;  pas  ta  mefure, 
M  l'Univers  entier  n'efl:  pas  afTez  grand 
3»  pour  toi  ;  tes  fentimens ,  tes  defirs  ^ 
30  ton  inquiétude  ,  ton  orgueil  même , 
»  ont  un  autre  principe  que  ce  corps 
>3  étroit  dans  lequel  tu  te  fens  enchaîné. 
Si  l'homme  éroit  libre   de  ne  pas 
vouloir  fon  propre  bien  ,  &  de  vou- 
loir fon  mal  ,  fa  liberté  dégénereroit 
alors  de  ce  qu'elle  doit  être.   En  quoi 
confifte-t-elle  donc  ?  En   cela  même 
qu'il  ne  peut  vouloir   que  ce    qui  lui 
eft  convenable  ,  ou  qu'il    eftime  tel  , 
fans  que  rien  d'étranger  à  lui  le  dé- 
termine. S'enfuit-il  qu'il  ne  foit  pas  fon 
maître,  parce  qu'il  n'eft  pas  le  maître 
d'être  un  autre  que  lui  ?   L'homme  , 
dites- vous ,  abufe  de  fa  liberté  :  mais 
pour  l'en  empêcher  ,  falloit-il  l'en  pri- 
ver? On  eût  ôté  à  fes  avions  la  mo- 
ralité qui  les  annoblit ,  &  à  lui-même 
fon  droit  à  la  vertu  :  on  eût  mis  de  la 
contradidion   dans  notre   nature  ,  &c 
donné  le  prix  d'avoir  bien  fait  à  qui 
n'eut  pas  le  pouvoir  de  mal  faire.  Quoi! 

O  vj 


3^4  ExTI^AlTS 

pour  empêcher'  l'homme  d'être  mé- 
chant ,  falloit-il  le  borner  à  l'inftirK^l 
de  le  faire  bcte  ? 

La  vertu  répand  un  certain  charme 

délicieux  fur  ce  qu'il  y  a  de  bon  & 

d'honnête   dans    nos    actions  ;  mais  fi 

toute  fa  récompenfe  étoit  en  elle-même , 

elle  ne  pourroit  fe  foutenir  contre  les 

attraits  de  la  volupté  ,  ni  contre  l'im- 

pétuohté  des  paillons  oj.  La  vertu  ,  dit- 

3j  on  ,  eft  l'amour  de  l'ordre  :  mais  cet 

5:>  am.our  peut-il  donc  ,  &  doît-il  Tem- 

53  porter  en  moi  fur  celui  de  mon  bien- 

33  être  ?  Qu'ils  me  donnent  une  raifon 

33  claire  &  fuififante  pour  le  préférer, 

33  Dans  le  fond,  leur  prétendu  principe 

33  eft  un  pur  jeu  de  miots  ;  .car  je  dis 

>3  auili  moi ,  que  le  vice  eO:  l'amour  de 

35  l'ordre,  pris  dans  un  fens  différent. 

3»  Il  y  a  quelque  ordre  moral  par-tout 

33  oîi  il  y  a  fentiment  &  intelligence. 

33  La  différence  eil ,  que  le  bon  ordon- 

3»  ne  par  rapport  au  tout  ,  &  que  le  ^ 

53  méchant  ordonne  tout  par  rapport  à 

33  lui.  Celui-ci  fe  tait  le  centre  de  toutes 

33  chofes;  l'autre  mefure  fon  rayon,  & 

33  fe  tient  à  la  circonférence.  Alors  il 

»  efl  ordonné ,  par  rapport  au  centre 


DES   Journaux.       525* 

33  commun ,  qui  eft  Dieu  ;  par  rapport 
33  à  tous  les  cercles  concentriques,  qui 
33  font  les  créatures.  Si  la  Divinité  n'eft 
33  pas ,  il  n'y  a  que  le  méchant  qui  rai- 
33  fonne  ,  le  bon  n'eft  qu'un  infenfé. 

33  La  loi  naturelle  eft  la  régie  in- 
33  flexible  à  laquelle ,  ft  nous  voulons 
33  remplir  notre  deftination  fur  la  terre  3 
>»  nous  devons  plier  toutes  nos  aétions. 
y»  Mais  quel  en  eft  l'interprète  ?  La  conf- 
33  cience.  Elle  eft  la  voix  de  l'ame ,  ainfi 
3»  que  les  pafiions  font  la  voix  du  corps  ; 
39  ou  plutôt  elle  eft  à  l'ame  ce  que  l'inf- 
»  tinà  eft  au  corps  ;  qui  la  fuit ,  obéit 
33  à  la  Nature  ,  &  ne  craint  point  de 


3>  s'égarer 


Pour  ne  pas  nous  tromper  ici  fur  le 
mot  de  Confcience  ,  il  eft  bon  d'obfer- 
ver  que  M.  Rousseau  la  confond  avec 
le  fentiment  moral  ,  qui  n'eft  autre 
qu'un  principe  inné  de  juftice  &  de 
vertu,  fur  lequel  ,  malgré  nos  propres 
maxim.es  ,  nous  jugeons  nos  actions  & 
celles  d'autrui  comme  bonnes  ou  mau- 
vaifes.  Par  cela  même  qu'il  eft  inné  , 
il  eft  antérieur  à  nos  idées  acquifes.  Il 
nous  eft  tout  aulîi  naturel  que  l'amour 
de  nous-mêmes  x».  Jettez  les  veux  fiir 


52(5  Extraits 

35  toutes  les  Nations  du  monde  ;  parcou- 
33  rés  toutes  les  hiftoires  :  parmi  tant  de 
>»  cultes  inhumains  &  bifarres ,  parmi 
33  cette  prodigieufe  diverfité  de  mœurs 
33  &  de  caraélères  ,  vous  trouverez  par- 
»  tout  les  mêmes  idées  de  juftice  & 
33  d'honnêteté  ,  par-tout  les  mêmes  no* 
33  tions  du  bien  &  du  mal.  L'ancien  pa- 
33  ganifme  enfanta  des  Dieux  abomina- 
d:>  blés  qu'on  eût  punis  ici  bas  comme 
33  des  fcélérats  ,  Se  qui  n'offroient  pour 
33  tableau  du  bonheur  fuprême,  que  des 
33  forfaits  à  commettre  ,  &  des  padions 
33  à  contenter.  Mais  le  vice ,  armé  d'une 
33  autorité  facrée  ,  defcendoit  en  vaia 
33  du  féjour  éternel  :  l'inftindl  moral  le 
33  répouffolt  du  cœur  des  humains.  En 
»»  célébrant  les  débauches  de  Jupiter, 
»  on  admiroit  la  continence  de  Xéno- 
»  crate;  la  chafte  Lucrèce  adoroit  l'im- 
39  pudique  Vénus  ;  l'intrépide  Romain 
33  facrifioit  à  la  Peur  :  il  invoquoit  le 
33  Dieu  qui  mutila  Ton  père,  &  mouroit 
33  fans  murmure  de  la  main  du  (ien  : 
x>  les  plus  méprifables  Divinités  furent 
33  fer  vies  par  les  plus  grands  hommes. 
33  La  fainte  voix  de  la  Nature  ,  plus 
33  forte  que  celle  des  Dieux  ,  fe  faifoit 


DES    Journaux,       527 

34  refpeâier  fur  la  terre ,  &  fembloit  re- 
33  léguer  dans  le  Ciel  le  crime  avec  les 
33  coupables  ». 

L'Auteur  d'Emile  s'étant  propofé 
d'établir  le  Théifme  fur  la  ruine  de  la 
Religion  révélée ,  il  eft  bien  étonnant 
que  ,  par  rapport  à  ce  même  Théifme, 
il  ait  donné  fur  lui  tant  de  prife  à  {qs 
adverfaires ,  tant  du  côté  du  dogme , 
que  du  côté  de  la  morale.  Il  eft  un 
grand  exemple  de  la  néceflité  de  la 
révélation  pour  rétablir  la  Religion 
naturelle  dans  fa  fplendeur  primitive  , 
puifque ,  dans  le  fein  du  Chriftianifme» 
il  a  méconnu  les  vérités  les  plus  im- 
portantes de  cette  même  Religion  dont 
il  eft  le  fedateur.  Par  fes  doutes  témé- 
raires ,  il  a  donné  atteinte  à  l'unité  & 
à  la  puiffance  de  Dieu  ;  il  a  fait  injure 
à  fa  Providence  en  lui  faifant  refufer 
aux  hommes  les  lumières  dont  ils  ont 
befoin  pour  le  connoître  ;  &  àfafain- 
teté,  en  lui  faifant  récompenfer  en  eux 
l'oubli  où  il  les  lailfe  de  lui-même.  Il 
a  détruit  en  partie  le  droit  de  la  Na- 
ture ,  en  le  fondant  uniquement  fur  le 
befoin  naturel  au  cœur  humain  ,  &  en 
donnant  pour  bafe  à  la  juftice  humaine 
l'amour  des  hommes  dérivé  de  l'amour 


32S  Extrait? 

de  -foi  ;  en  tant  que  par  cet  amour  la 
force  d'une  ame  expanfive  nous  iden- 
tifie  avec  nos  fembîables,  &  que  nous 
fentant ,  pour  ainfi-dire  ,  en  eux  ,  c'eft 
pour  ne  pas  fouflfrir  nous-mêmes ,  que 
nous  ne^  voulons  pas  qu'ils  foulfrent.  Il 
fait  de  l'hypocrifie  une  vertu  ,  &  con- 
tre la  défenfe  de  la  loi  naturelle  f  il 
récommande  la  vengeance  ;  &  ce  qui 
doit  étonner ,  c'efl:  qu'il  ne  îa  couvre 
pas  même  du  faux  point  d'honneur  ; 
il  ne  tient  qu'à  Tes  Lecteurs  d'entendre 
ce  qu'il  dit  de  la  permiîfion  que  donne 
la  loi  de  fe  défaire  de  fon  ennemi  par 
un  lâche  affallinat. 

Après  tant  d'erreurs  en  fait  de  dogme 
Se  de  morale ,  comment  a-t-il  pu  avan- 
cer qu'il  ne  peut  tirer  d'une  doctrine 
pofitive  aucun  dogme  utile  à  l'homme, 
&  honorable  à  fon  Auteur  ,  qu'il  ne 
puiffe  tirer  fans  elle  du  bon  ufage  de 
fes  facultés? Comment  a-t-iî  pu  fe  per- 
fuader  que  les  plus  grandes  idées  de  la 
Divinité  nous  viennent  par  la  raifon 
feule?  Mais  afin  qu'on  ne  nous  accufe 
point  de  calomnier  ici  la  do«5trine  de 
M.  Rouffeau  ,  nous  allons  puifer  dans 
fes  propres  écrits  toute  la  preuve  de 
nos  accufations ,  &  nous  nous  fervirons 


DES  Journaux.       329 

corrtre  lui  de  fes  armes  pour  le  mieux 
combattre. 

On  lit  Tome  HT.  (pag.  61  ),  ces 
mots  :  je  crois  donc  que  le  Monde  eji  gou- 
verné par  une  volonté  puijjante  ^  fage  ; 
je  le  ïwis ,  ou  plutôt  je  le  fens ,  Èf  cela, 
miwporte  à  favoir:  mais  ce  mime  Monde 
ejl'll  éternel ,  ou  créé}  Y  a-t-il  un  prin- 
cipe unique  des  chojes }  Y  en  a-t-il  deux , 
ou  plufieurs  ^  ^  quelle  eji  leur  nature  .? 
Je  nhn  fais  rien  ^  6*  que  m^ importe  ? 

Ce  fcepticifme  par  rapport  à  la  créa- 
tion &  à  l'unité  de  Dieu  ,  ne  figure-t-il 
pas  bien  dans  un  traité  de  Religion 
naturelle  ?  Du  principe  que  pofe  M, 
RouOeau,  qu'il  ne  fait  pas  y?  le  Monde 
eji  éternel  où  créé  ,  il  rélulte  qu'il  doit 
douter  s'il  n'exifte  point  îai-méme  avec 
le  iMonde  ,  nécefiairement  &  en  vertu 
de  fon  eîTence  ,  &  par  conféquent  fi 
l'éternité,  l'indépendance ,  Fimmenilté, 
l'infinité  ,  toutes  propriétés  qui  coulent 
de  la  nécefîiré  d'exifter  ,  ne  lui  font 
pas  efîentielies.  Et  comme  tour  é^re 
qui  exifte  en  vertu  de  fa  nature ,  ne 
reconnoît  rien  qui  le  limite  dans  fes 
perfedions  ,  pa?  ^réme  fa  nature  qui 
s'identifie  avec  l'exiffence,  il  doit  dou- 
ter s'il  ne  polTède  pas  dans  un  degré 


330  Extraits 

infini  les  attributs  phyfiques  &  moraux 
qui  conftituent  fon  efifence.  Si  en  vertu 
de  fon  exiftence  néceflaire  ,  il  ell:  éter- 
nel ,  immenfe ,  indépendant ,  pourquoi 
ne  feroit-il  pas  infiniment  intelligent , 
fage  &  puiiTant  ?  Sur  quoi  peut  erre 
fondé  îe  bel  éloge  que  fait  l'Auteur 
de  l'iUuflre  Clarke  ,  qu'il  nous  repré- 
fente  comme  éclairant  le  monde ,  après 
tant  de  Phiîofophes  qui  l'avoient  aveu- 
glé ,  annonçant  enfin  l'Etre  des  Etres 
&  le  difpenfateur  des  chofes ,  fi  ce  n'efi; 
fur  la  vérité  de  fon  fyftéme  ?  Or  ce 
fy  filé  me  ,  félon  lui ,  fi  grand  ,  fi  con- 
folant ,  fi  fiiblime  ,  fi  propre  à  élever 
l'ame  ,  à  donner  une  bafe  à  la  vertu , 
&  en  même  tems  fi  frappant ,  fi  lumi- 
neux ,  fi  fimple ,  établit  de  la  manière 
la  plus  folide  la  création  ôc  l'unité  de 
Dieu. 

On  lit  Tome  II.  (  pag.  5  42  ) ,  ce  qui 
fuit  :  ce  mot  Efprit  na  aucun  fins  pour 

quiconque  rHa  pas  philofophé Voilà 

pourquoi  tous  les  Peuples  du  monde  ,  fans 
excepter  les  Juif  s  ^  fe  font  fait  de'  Dieux 
corporels.  Nous  mêmes  avec  nos  termes 
d'Efprit  ,  de  Trinité  ^  de  Perfonnes  , 
fommes  pour  la  plupart  de  vrais  Anthro- 
pomorphites ,  (  ibid.  pag.  34-^  ).  Le  Po- 


DES  Journaux.       331 

lythéifme  a  été  la  première  Religicn  des 
hommes  ,  &  f  idolâtrie  leur  premier  culte. 
Ils  nom  pà  reconnoître  un  feul  Dieu  que 
quand  ^  généralifant  de  plus  en  plus  leurs 
idées ,  ils  ont  été  en  état  de  remonter  à  une 
première  caufe  ',  de  réunir  le  fyfltme  total 
des  Etres  fous  une  feule  idéc^  É'  de  donner 
un  fens  au  mot  fubflance ,  lequel  efi  au 
fond  la  plus  grande  des  ahftraEîions,  Tout 
enfant  qui  croit  en  Dieu ,  efl  d.onc  nécef- 
fairement  Idolâtre  ^  ou  du  moins  Anthro- 
pomorpkiie  ,  (  ibid.  pag.  4JO  ).  Le  Phi- 
lofophe  qui  ne  croit  pas  ^  a  tort  ^  parce 
qu'ail  ufe  mal  J.e  la  rail  on  quJil  a  cultivée , 
ù"  qu'ail  eji  en  état  d'entendre  les  vérités 
quil  rejette,  ^:'ais  U enfant  qui  prof efje  la 
Relipjon  Chrétienne  ,  que  croit-il  f  (  ibid. 
pag.  ^4<5.  )  Les  idées  de  création  ,  d^ an- 
nihilation ,  a  ubiquité j  d'éternité  y  de  toute- 
puifj'ame ,  celle  de.s  attributs  divins  _.  toutes 
ces  idées  quil  appartient  à  fi.  peu  d'hommes 
de  voir  aujji  corfufes  ^  aufft  ohfcures 
quelles  te  font ,  &"  qui  rtont  rien  d^ohjcur 
pour  le  Peuple  ,  farce  eu  II  r^y  comprend 
rien  du  tout  ^  commeni  fe  p ré} enteront" 
elles  dans  toute  leur  for^e,  c'^ef-a-dire  , 
dans  toute  leur  obfcurité ,  à  de  jeunes  ef-- 
prits  encore  occupés  aux  premières  opé^ 


3^2  Extraits 

rations  desfens ,  Gr  qui  ne  conçoivent  que 
ce  qu'ils  touchent  ? 

Que  prétend  M.  RoulTeau  en  élevant 
fur  la  connoiflance  du  vrai  Dieu  des  dif- 
ficultés inaccelîibies  à  tous  autres  qu'à 
des  Philofophes  qui  ont  cultivé  leur 
raifon  ?  Eft-ce  qu'on  ne  fauroit  croire 
en  Dieu,  fi  l'on  n'a  beaucoup  d'efprit? 
Néanmoins  il  bénit  le  Ciel  de  ce  que, 
fans  l'appareil  effrayant  de  la  Philo- 
fophie  ,  nous  avons  des  principes  fûrs 
pour  régler  nos  mœurs  ,  &  des  fenti- 
mens  convenables  à  notre  nature  ;  en- 
fin de  ce  que ,  difpenfés  de  confumer 
notre  vie  à  l'étude  de  la  Morale  ,  nous 
avons  à  moindres  fraix  un  guide  plus 
affuré  dans  le  dédale  immenie  des  opi- 
nions Kumaines. 

Si  nous  fommes  tous ,  ainfi  que  le 
prétend  M.Rouifsau,  de  vrais  Anthro- 
pomorphires  ,  pourquoi ,  lorfque  cette 
héréfie  s'éleva  au  quatrième  {îè\-le,  fit- 
elle  une  (î  grande  fenfation  dans  l'E- 
glîfe  ,  ^  hit-el!e  condamnée  avec  tant 
d'éclat  ?  Il  a,Tare  que  le  Polythéifme 
a  été. la  preni'ère  Religion  de?  hommes. 
S)  l'on  co!"îrulte  la  plus  ancienne  des 
Hiiloires,  on  y  voit  l'origine  du  genre- 


DES  Journaux.       355 

humain  :  on  y  trouve  le  Théirme  did:é 
aux  premiers  hommes  par  celui  qui  eft 
l'objet  du  Théifme  :  de-lï  ,  par  une 
fuite  de  générations  bien  liée  ,  on  palîe 
aux  Fondateurs  d'une  famille  ,  d'une 
fociété,  d'une  Nation  Théifte  ;  d'une 
Nation,  qui  a  tranfmis  cette  doélrine 
pure  ,  qu'elle  reçut  de  fes  ancêtres , 
jufqu'à  ia  poflérité  la  plus  reculée  ,  Se 
dont  les  Annales  ont  été  en  tout  tems 
dcpofitaires  des  principes  du  Théifme, 
&c  inféparables  de  ces  principes.  Hiftoi- 
re  pour  Hiftoire,  celle  de  Moyfe  mé- 
rite certainement  la  préférence  fur  les 
écrits  d'Hérodote  ,  de  Diodore  de  Si- 
cile ,  en  y  joignant  même  quidquid 
Grœcia  mendax  audet  in  hiftoriâ.  Nul 
de  ces  Ecrivains  ne  remonte  dans  la 
haute  Antiquité  :  ils  fe  perdent  tous 
dans  les  tems  fabuleux,  vuide  immenfe 
que  les  Grecs  ont  rempli  d'une  infinité 
de  rêveries  :  ils  y  ont  peint  des  Dieux  , 
des  Déefles  ,  des  Héros  ,  Auteurs  de 
leur  race ,  faute  d'y  trouver  des  hom- 
mes dont  ils  puilfent  écrire  l'Hifloire; 
piaFs  ici  nous  voyons  un  heureux  ac- 
cord entre  l'Hiftoire  &  les  enfeigne- 
mens  de  la  raifon  :  ces  deux  fources 
iJe  nos  connoiffances  fe  réuniffent  0  au 


554  Extraits 

lieu  qiîe  chez  M.  RoufTeau  elles  fonr 

toujours  en  oppofition. 

En  effet ,  fi  Ton  pofe  pour  principe 
que  le  Polythéifme  a  été  la  première 
Religion  des  hommes  ,  &  l'idolâtrie 
leur  premier  culte  ,  c'efl  une  confé- 
quence  nécefiaire  que  l'homme  n'efl: 
pas  forti  des  mains  de  Dieu  ;  &  ainfi 
l'on  ne  fauroit  éviter  d'admettre  la  fup- 
pofition  abi'urde  des  Athées  fur  le  pro- 
grés à  l'infini  des  générations  des  hom- 
mes 5  ou  fur  la  formation  des  premiers 
hommes  &  des  premiers  animaux  qu'on 
pré:endroit  produits  dans  le  tems ,  du 
limon  de  la  terre  échauffée  par  le  So- 
leih  Cette  cruelle  alternative  conduit 
directement  à  TAthéifme  dont  elle  efl 
ecueil. 

En  fuppofant  que  Dieu  ait  créé  le 
premier  homme  ,  a-t-il  pu  le  créer 
dans  le  même  état  où  M.  Rouifeau 
corifidère  les  Sauvages  dans  fon  dis- 
cours j^ir  ï"iRé%alité  des  conditions  y  ceû:- 
à-dire  -  fcgueflrés  de  toute  fociété  dès 
leur  enfance  ,  ôc  conféquemment  pri- 
ves des  îumicres  qu'on  n'acquiert  que 
àznz  le  commerce  des  hommes  ?  Or 
il  ef:  d'une  impo{Tibilité  par  lui-même 
déniontrée  ,  que  de  pareils  Sauvages 


DES    Journaux.     355* 

pulffent  jamais  élever  leurs  réflexions 
jufqù'à  la  connoifTance  du  vrai  Dieu. 
Ce  nefï  donc  pas"un  pareil  homme  que 
Dieu  créera.  Il  le  créera  en   fociété, 
c'eft-à-dirè  ,  avec  une  compagne.  S'en 
repofera-t-il   fur   eux-mêm.es  pour  le 
développem.ent   de  leurs  facultés  ?   Il 
s'écoulera  des  fiècles  avant  qu'ils  par- 
viennent  à  penfer  quelque  chofe  de 
raifonnable.  On, peut  confulter  la  pre- 
mière partie  du  difcours  déjà  cité  fur 
l'état  naturel  de  l'efprit  humain  ôc  fur 
jia  lenteur  de  fes  progrès.  Comme  l'ef- 
prit humain  n'arrive  jamais  à  la  vérité 
qu'à  travers  les  erreurs  ou  les  inconfé- 
^ences  ,  on  peut  fuppofer  qu'ils  feront 
plongés  long-tems  dans  la  barbarie  & 
dans  la  fuperftition  la  plus  grofiière. 
Si   la  dtflination  vifible  de  l'homme 
eft  de   connoître  &  d'aimer  l'Auteur 
de  fon  exiftence  ;   fera-t-il  expofé  à 
manquer  cette  dellination,  à  reffembler 
aux  animaux  brutes ,  ou  à  croupir  éter- 
nellement dans  l'ignorance  &  dans  l'er- 
reur ? 

Le  Déifme  doit  fa  naifTance  aux  ré- 
volutions arrivées  dans  la  Religion  par 
différentes  fedes.  Les  fanguinaires  Ana- 


33^  Extraits 

baptiftes  ,  pères  de  ces  Quakers  pacifi- 
ques dont  la  Religion  a  été  tant  tour- 
née en  ridicule ,  &  dont  on  a  été  for- 
cé de  refpe^ler  les. mœurs  ;  les  Armé- 
niens ,   les  Sociniens  ,   au   nom    près 
de    Chrétiens  ,    qu'ils    ont  confervé, 
n'ont  rien  retenu  des  dogmes  de  Jéfus- 
Chrift  ,  qu'ils  s'accordent  tous  à  regar- 
der comme  un  homme  à  qui    Dieu  a 
daigné  donner  des  lumières  plus  pro- 
pres qu'à  Tes  contemporains.  Si  on  les 
en  croit  ,  les  dogmes  qu'on  a  tirés  de 
l'Ecriture  font  des  fubtilités  de  Phiîo- 
fophie  dont  on  a  enveloppé  des  véri- 
tés fimples  &  naturelles.    Au  milieu 
de  tant  de  feéles  publiques ,  dans  lef^ 
quelles  le  Chriftianifme  efl:  malheureù- 
fement  partagé ,  une  multitude  d'hom- 
mes plus  attachés  à  Platon  qu'à  Jéfus-  . 
Chrift  ,    plus  Philofophes  que  Chré- 
tiens ,  fatigués  de  tant  de  difputes  qui 
déshonorent  la  Religion   ^ont  rejette  té- 
mérairement la  révélation  divine.  Sans 
établir  ni  feéle  ,  ni  fociété ,  fans  s'éle- 
ver contre  aucune  Puiffance  ,  ils  s'é- 
tendent par-tout ,  &  paroiflent  refpec- 
ter  dans  tous  les  pays  la  Religion  natio- 
nale ;  femblables  en  cela  aux  Philo- 
fophes, 


DES     JOUI^NAUX,         537 

fophes ,  qui  fe  méloient  avec  la  foule 
dans  les  temples  de  Dieu  ,  &  autori- 
foient  par  leur  préfence  les  fuperilitions 
populaires.  L'Angleterre  ,  dit-on  ,  ell: 
de  tous  les  pays  du  Monde  celui  ou 
cette  Religion  ,  ou  plutôt  cette  Philo- 
fophie ,  a  jette  avec  le  tems  les  racines 
les  plus  profondes  ;  ce  qu'il  y  a  au 
moins  de  certain ,  c'efi:  que  cette  Ifle  a 
produit  elk  feule  plus  de  livres  en 
faveur  du  Déifme  ,  que  tous  les  autres 
pays  enfembîe.  Com.me  c'efl  la  Re- 
ligion de  ceux  qui  fe  difent  Philo- 
fophes ,  il  n'eft  pas  étonnant  qu'on  at- 
tache une  certaine  gloire  à  la  profeffer. 
Il  eft  fi  beau  de  ne  pas  penfer  com- 
me le  vul.^caire  ,  qu'il  feroit  étonnant 
que  M.  Rouileau  ,  qui  voudroit  pre{^ 
que  ne  pas  penfer  comme  les  Philo- 
ibphes,  penfar  comme  ceux  qui  en  font 
méprifés.  Voyons  quelle  tournure 
philofopKique  il  a  donné  à  Cqs  idées 
fur  la  Religion  révélée. 

Commençons  par  réduire  à  quel- 
ques articles  les  raifonnemens  par  les- 
quels il  a  attaqué  la  révélation  ;  nous 
exam.inerons  enfuite  fi  ,  dépouillés  de 
l'éloquence  qu'il  leur  prête,  ils  ont  la 
loniQ  VL  F 


53^  Extraits 

folidité  qu'il  a  cru  leur  donner  comme 
Phiîoiophe.  Voici  ces  articles: /^/7C)/- 
Jibilité  èr  la  néceffité  de  la  révélation  j 
les  caraBères  de  la  révélation  ;  les  moyens 
de  connoître  la  révélation  j  les  miracles 
ù*  les  prophéties  j  la  àoElfine  révélée  ; 
V intolérantifme  que  profe(fe  la  Religion 
Chrétienne, 

PojJîbiUté  cr  nécejjité  de  la  révélation. 
Vous  ne  voyez  ,  dit-il  ^^dans  mon 
expofé  que  la  Religion  naturelle  ;  il 
eft  bien  étrange  qu'il  en  faille  une  au- 
tre. Par  oii  connoîtrai-je  cette  nécef^ 
fîté  ?  De  quoi  puis-je  être  coupable 
en  fervant  Dieu  félon  les  lumières 
qu'il  donne  à  mon  efprit ,  &  feîon  les 
fentimens  qu'il  infpire  à  mon  cœur? 
Quelle  pureté  de  Morale  ,  quel  dogme 
utile  à  l'homme  ,  &  honorable  à  fon 
Auteur  ,  puis-je  tirer  d'une  dodrine 
pofitive  ,  que  je  ne  puifTe  tirer  fans 
elle  du  bon  ufage  de  mes  facultés  ? 
Montrez-moi  ce  qu'on  peut  ajouter 
pour  la  gloire  de  Dieu ,  pour  le  bien 
de  la  Société  ,  &  pour  mon  propr^e 
avantage  aux  devoirs  de  la  loi  natu- 
relle ,  &  quelle  vertu  vous  ferez  naître 
d'un  nouveau  culte  qui  ne  foit  pas  une 


m 


DES    JOUBNAUX.  359 

Êonféquence  du  mien  ?  Les  plus  gran- 
des idées  de  la  Divinité  nous  vien- 
nent par  la  raifon  feule.  Voyez  le 
Spedacle  de  la  Nature  ;  écoutez  la 
voix  intérieure.  Dieu  n'a-t-il  pas  tout 
dit  à  nos  yeux  ,  à  notre  confcience  ,  à 
notre  jugement? 

Non ,  fans  doute  ,  fi  vous  prétendez 
renfermer  votre  croyance  dans  le  cer- 
cle étroit  de  vos  lumières  naturelles. 
Qui  êtes  vous  ,  ô  Philofophe  !  pou- 
vons imaginer  atteindre  par  la  raifon 
tout  ce  que  Dieu  peut  vous  enfeigner , 
foit  fur  la   nature  divine    &  fes  per- 
fedions   infinies  ,  foit  fur  l'état  primi- 
tif, préfent  ou  futur  du  genre-humain , 
foit  fur  les  confeils  de  la  divine  Pro- 
vidence à  l'égard  des  liomm.es  ?  Con- 
centré dans  vous  même  ,pouvez-vous, 
avec  un  inflrument  aufli    foible  que 
votre  efprit ,  connoître  toutes  les  ver- 
tus qui  font  poifibles  à  l'homme  avec 
le  fecours  de  Dieu,  mefurer  tous  hs 
dégrés  de  vertu   auxquels    ce   même 
fecours  le  peut  élever ,  connoître  tous 
les   motifs    qui   peuvent    lui   infpirer 
l'enthoufiafme  de  la  vertu  ,  &  toutes 
les   manières  de  la   faire   pafler  dan«î 
fes  adions  ?  La  Religion  Chrétienne 

P  ij 


340  Extraits 

offre  à  notre  foi  un  fyftéme  de  croyan- 
ce bien  fupérieur  à  notre  foible  & 
tremblante  lumière  ,  un  fyfléme  que 
l'homme  n'auroit  jamais  inventé  ,  & 
néceffaire  à  la  réparation  du  genre- 
humain  ,  qui ,  par  le  péché  ,  étoit  dé- 
chu du  premier  état  oii  il  avoir  été 
créé  ;  fyflême  qui  ratifiant  tout  ce  que 
la  Religion  &  la  loi  naturelle  difent 
à  nos  efprits  ,  élève  fur  elles  un  ordre 
de  vérités  entièrement  inconnues  à  la 
raifon,  par  rapport  aux  objets  les  plus 
importans ,  tels  que  la  Nature  incom- 
préhenfible  de  Dieu  ,  fa  Providence 
&  fon  amour  pour  les  hommes ,  &  les 
forces  furnaturelles  dont  ils  font  doués 
pour  remplir  leur  fublime  deftination. 
Pour  avoir  droit  de  méprifer  ce  fyf- 
tême  de  croyance ,  il  faudroit  au  moins 
pouvoir  le  renverfer. 

Il  efl  un  feul  livre ,  dit  en  fuite  M. 
RoufTeau  ,  ouvert  à  tous  les  yeux  ; 
c'eft  celui  de  la  Nature.  C'eft  dans  ce 
grand  &  fublime  livre  que  j'apprends  à 
fervir  &  adorer  fon  divin  Auteur.  Nul 
îî'eft  excufable  de  n'y  pas  lire,  parce 
qu'il  parle  à  tous  les  hommes  une  lan- 
gue intelligible  à  tous  les  efprits.  Quand 
je   ferois  né  dans  une  Ifle  dcferte  , 


DES     JOURNAUX".  ^4! 

quand  je  n'aurols  pas  vu  d'autre  hom- 
me que  moi  ,  que  je  n'aurois  jamais 
appris  ce  qui  s'eft  fait  anciennement 
dans  un  coin  du  Monde  ;  fi  j'exerce 
ma  raifon  ,  fi  je  la  cultive,  fi  j'ufe  bien 
des'  facultés  que  Dieu  me  donne ,  j'apr 
prendrai  de  moi-même  à  le  connoître  > 
à  l'aimer ,  à  aimer  fes  œuvres  ,  à  vou- 
loir le  bien  qu'il  veut ,  de  à  remplir  ^ 
pour  lui  plaire ,  tous  mes  devoirs  fur 
la  terre.  Qu'eft-ce  que  tout  le  favoir 
des  hommes  m'apprendra  de  plus  ?  A 
l'égard  de  la  révélation  ,  fi  j'étois 
meilleur  raifonneur  ou  mieux  inflruit , 
peut-être  fentirois-je  fa  vérité  ,  fon 
utilité  pour  ceux  qui  ont  le  bonheur 
de  la  reconnoître. 

Ce  que  Dieu  veut  qu'un  homme 
fafle  y  il  ne  lui  fait  pas  dire  par  un 
autre  homme  ,  il  le  dit  lui-même  ,  il 
l'écrit  au  fond  de  fon  cœur. 

Quand  M.  RouiTeau  écrivoit  ceci 
il  n'avoit  pas  alors  le  même  intérêt 
qui  lui  faifoit  dire  dans  un  autre  en- 
droit ,  que  l'efprit  des  enfans ,  avant  - 
l'âge  de  quinze  ans  ,  étoit  incapable 
des  opérations  néceffaires  pour  con- 
noître la  Divinité,  quelque  inftruélion 
qu'il  reçût  d'ailleurs  d'un  fage  &  ha- 

piij 


342  Extraits 

bile   Gouverneur.    Une  contradidion 
de  plus   ou  de   moins  dans  fon  livre 
n'eft  pas    ^rand'chofe.  Mais  ce  qu'il 
importe  d'obferver  ,  c'efl  qu'il  con- 
tredit l'expérience  de  tous  les  fiècles , 
témoins  irrécufables  des  cultes  odieux 
&  infenfés  qu'ont  fuivi  toutes  les  Na- 
tions ,  avant  qu'elles  marchafTent  à  la 
lumière  de  la  vraie  révélation;  l'exem- 
ple des  Philofophes  même  ,  qui ,  avec 
toute  l'oftentation  de  leur  favoir ,  n'ont 
pas  été  plus  fages.  Il  lui  eft  d'ailleurs 
im-pofnbîe  ,  dans  Ton  fyftême ,  de  ren- 
dre ra'fon  de  ce  penchant  par  qui  tous 
les  Peuples  ont  été  entraînés  à  adopter 
des  révélations  prétendues ,  qu'on  leur 
préfentoit  comme  divines.  Les  Pliiîo- 
fophes  Payens  les  plus  di flingues  ont 
été   bien    éloignés   de   donner   autant 
que  lui  à  la  raifon  ;  &  quand  ils  ne  le 
diroient  pas ,  leurs  erreurs  monO-rueufes 
le  difent  affez  pour  eux.  M.  Rouleau 
nous  préfente  comme  un  ouvrage  de 
la  raifon  qui  ne  feroit  pas  même  cul- 
tivée ,  comme  le  fruit  der  réflexions 
d'un  homme  né  dans,  une  îfîe  déf-rte, 
&  qui  n'auroit  jamais  vu  d'aurre  hom- 
me que  lui ,  un  lydême  de  Morale  in- 
finiment plus  exad  6c   plus  complet 


'  DES   Journaux.      545 

que  tout  ce  que  Socrate  ,  Platon  & 
tous  les  anciens  Philofophes  enfei^- 
gnèrent  jamais  là-defTus.  A  qui  doit- 
il  toutes  ces  belles  découvertes ,  fi  ce 
n'efi:  à  la  révélation  ? 

On  me  dit ,  ajoûte-t-il ,  qu'il  faîloit 
une  révélation  pour  apprendre  aux 
hommes  la  manière  dont  Dieu  vouloit 
être  fervi  ;  on  alligne  en  preuve  la 
diverfité  des  cultes  bifarres  qu'ils  ont 
inftitués  ;  &  l'on  ne  voit  pas  que  cette 
diverfité  même  vient  de  la  fantaifie 
des  révélations.  Dès  que  les  Peuples 
fe  font  avifés  de  faire  parler  Dieu , 
chacun  l'a  fait  parler  à  fa  mode  ,  Se 
lui  a  fait  dire  ce  qu'il  a  voulu.  Si 
l'on  n'eût  écouté  que  ce  que  Dieu  dit 
au  cœur  de  l'homme  ,  il  n'y  auroic 
jamais  eu  qu'une  Religion  fur  la  terre. 

Il  falloit  un  culte  uniforme  ;  je  le 
veux  bien,  mais  ce  point  étoit-il  donc 
fi  important  ,  qu'il  fallût  tout  l'appa- 
reil de  la  Puiflance  divine  pour  l'é- 
tablir ?  Ne  confondons  pas  le  céré- 
monial de  la  Religion  avec  la  Re- 
ligion. Le  culte  que  Dieu  demande 
eft  celui  du  cœur  ;  &  celui-là ,  quand 
il  eft  fincère ,  eft  toujours  uniforme .... 
Quant  au  culte  extérieur,  s'il  doit  être 

Piv 


544  Extraits 

uniforme    pour    le   bon    ordre  ,  c'efl 
pure^Qsnt  une  affaire  de  police  :  ii  ne  - 
faut  pas  de  révélation  pour  cela. 

C'eft  précifément  parce  qu'il  y  a 
tant  de  révélations  fauffes  chez  les 
divers  Peuples  ,  qu'il  faut  bien  que 
chez  quelques-uns  il  y  en  ait  de  vé- 
ritables. Elle"  ont  leur  raifon  dans 
rinfufii^ance  de  l'efprit  humain  pour 
connoitre  la  manière  dont  Dieu  veut 
être  fervi  ,  &  dans  l'autorité  divine 
dont  il  a  bsfoin  pour  être  entraîné. 

Si  l'Auteur  eût  plus  réfléchi  fur  la 
coJiduite  des  anciens  Légiflateurs ,  qui 
ne  prefcrivoient  d'autre  culte  pour  la 
Divinaé,  que  celui  que  leur  politique 
fuppofoit  infpiré  par  la  Divinité  même, 
&  far  la  facilité  de  tant  de  Peuples  à 
recevoir  des  cultes  bifarres  ,  quelque 
oppofés  qu'ils  fuflent  à  la  raifon  &:  à 
la  Religion  naturelle  ,  il  auroit  dû  en 
conclure  la  néceflité  d'une  révélation 
pour  la  foiblefie  de  la  raifon  humaine.  ^ 

Il  n'ell:  point  vrai  ,  comme  il  le  J 
fuppofe  ,  que  la  Religion  naturelle 
chez  les  Théifc2S  feroit  uniforme  quant 
aux  fentimens  du  cceur.  Ceux  qui  philo- 
fopheroient  exac^tement ,  a  'oreroient 
Dieu  Créateur  ,  tandis  que  l'Auteur 


1 


DUS  Journaux.       545* 

de  Tes  Difciples  ,  ignorant  s'il  a  créé 
^Univers  ,  ne  lui  rendroient  point 
hommage  en  fa  quaîité  de  Créareur. 
Ceux-là  lui  adrefîeroient  des  prières 
pour  en  obtenir  des  fecours ,  des  lu- 
mières ,  des  dons  :  l'Auteur  diroit  : 
je^  ne  prie  point  Dieu  ;  que  lui  demande- 
rois-je}  Il  n'efl:  pas  néceflaire  de  poufTer 
plus  loin  cette  induâion. 

Nul  Légidateur  jufqu'ici  n'a  tenté 
d'établir  l'uniformité  dans  le  culte  fans 
le  fecours  d'une  révélation  vraie  ou 
fauffe  :  jamais  cette  uniformité  ne  s'eft 
introduite  ni  foutenue  chez  aucun  Peu- 
ple fans  l'appui  de  cette  même  révé- 
lation. Comment  l'Auteur  a-t-il  donc 
pu  avancer  que  c'ell:  purement  une 
affaire  de  police ,  d'établir  &  d'entre- 
tenir l'uniformité  du  culte  extérieur  ? 
Ignore-t-il  que  la  Religion  tient  au 
culte  chez  le  Peuple ,  &  les  îoix  à  la 
Religion  ?  Il  convient  lui-mêm.e  dans^ 
fon  ComraB  Social  que  les  Légidateurs 
ont  été  forcés  d'honorer  las  Dieux 
de  leur  propre  fagei^Q  ,  afin  qu3  les 
Peuples  ,  fournis  aux  Ioix  de  l'Etat 
comme  à  celles  de  la  Nature  ,  obéif- 
fent  avec   liberté  ,  5c  portaifeni:  doci- 

?  V 


34^  Extraits 

lement  le  joug  de  la  félicité  publique. 
Donc ,  pour  enchaîner  les  Peuples  au 
culte  de  la  Religion  ,  il  a  fallu  que 
les  Légiflateurs  mifTent  leurs  décifions 
dans  la  bouche  des  immortels, 

CaraElères    de    la    révélation.    Nous 
avons ,  dit  M.  RoufTeau  ,  trois   prin- 
cipales Religions  en   Europe.   L'une 
admet  une  feule  révélation,  l'autre  en 
admet  deux  ,  &  l'autre  en  admet  trois. 
Chacune  détefte ,  maudit  les  deux  au- 
tres ,  les  accufe  d'aveuglement  ,  d'en- 
durcifTement ,  d'opiniâtreté  ,  de  men- 
fonge.   Quel   homme  impartial  ofera 
juger  entr'elles ,  s'il  n'a  premièrement 
bien  pefé  leurs  preuves ,  bien  écouté 
leurs  raifons?  Celle  qui  n'admet  qu'une 
révélation  ,  efl  la  plus  ancienne  ,  & 
paroît  la  plus  fûre  ;  celle  qui  en  admet  '^ 
trois  ,  efl  la  plus  moderne ,  &  paroîr 
Ja  plus  conféquente  ;  celle  qui  en  ad- 
met   deux  ,   &   rejette  la  troifième  » 
peut  bien  être  la  meilleure  ;  mais  elle 
a  certainement  tous  les  préjugés  con~ 
tr'elle;  l'inconféquence  faute  aux  yeux. 
L'Auteur  ayant  tant  fait  que  d'é- 
tablir un  parallèle  entre  le  Chri/lia- 
uifme  &  le  Mahométifme ,  il  étoit  dans 


IDES    Jo  UPxN  AU  X\  54.7 

fa  façon  de  penfer  qu'il  donnât  à  celui- 
ci  la  préférence  fur  celui-là  ;  ce  pa- 
radoxe étoit  bien  digne  de  lui.  Le 
Chriflianifme  eft  aulîi  ancien  que  le 
Monde  ;  la  révélation  dont  il  fe  glo- 
l'ifie  ,  eft  la  même  que  celle  par  la- 
quelle les  premiers  hommes  ,  dès  le- 
commencement  du  Monde ,  les  Patri- 
arches &  tous  les  hommes  Religieux 
honorèrent  Dieu  avant  la  naiffance  de 
Jéfus-Chrift  ;  avec  cette  différence 
pourtant  qu'elle  eft  plus  diftinde ,  & 
qu'elle  s'étend  à  plus  d'objets  :  elle  eft 
la  même  que  celle  dont  fût  honorée 
Ja  Religion  Judaïque.  Le  Chriftia- 
nifme  en  fuppofe  la  vérité  ;  il  en  eft^ 
la  Rn  &  la  perfedion  ,  il  eft  Tac- 
compliftement  de  fes  Prophéties  &  de 
fes  figures.  Ainfi  l'Auteur  ne  peut 
lui  préférer  la  Religion  des  Juifs  com- 
me plus  ancienne. 

Si  on  Tenvifage  en  lui-même  ,  Il  eft 
encore  fupérieur  ,  foit  par  la  clarté 
&  la  fublimité  de  fa  Morale  ,  qui  d'ail- 
leurs s'accorde  fî  parfaitement  avec  le 
fens  moral  &  les  lumières  naturelles  ; 
foit  par  fes  préceptes  pofitifs  qui  rè- 
glent   Se    déterminent  le  culte   exté- 


54^  Extraits 

rieur  ;  foit  enfii  par  les  motifs  qu'if 
préfente  ,  lefquels  font  plus  forts  & 
plus  développés  que  dans  l'économie 
Mofaïque. 

Si  l'on  fait  attention  à  fon  Auteur , 
Jéfus-Chrift  eft  un  Dieu  ,  &  Moyfe 
n'efl:  qu'un  grand  homme  fous  la  direc- 
tion de  la  Divinité.  Les  miracles  de 
Jéfus-Chrift  furent  bien  plus  multi- 
pliés :  annoblis  par  les  Prophéties  qui 
les  avoit  annoncés  ,  ils  portoient  en- 
core un  caractère  de  bienfaifance  qui 
lui  étoit  propre.  Quel  prodige  que 
celui  de  fa  réfurreétion ,  dont  un  hom- 
me fenfé  ne  peut  douter  ,  après  cette 
foule  de  miracles  par  lefquels  les  Apô- 
tres &  les  premiers  Chrétiens  l'ont 
conftatée  aux  yeux  de  ^Univers  !  En 
lui  &  dans  l'établiffement  de  fa  Re- 
ligion fainte  ,  les  Prophéties  ancien- 
nes ,  confignées  dans  des  livres  con- 
fervés  dans  leur  intégrité  ,  &  d'une 
date  bien  antérieure  ,  fe  font  accom- 
plies d'une  manière  fenfible. 

Si  l'on  jette  les  yeux  fur  l'établif- 
fement du  Chrlftianifme  ,  c'efb  un 
miracle  qui  confirme  tous  les  autres  > 
puifqu'il  en  eft  une  fuite  manifefte  , 


DES   Journaux.      54P 

qu'il  les  fuppofe  évidemment,  &  que, 
îj'il  fe  fût  fait  fans  miracles ,  il  feroit 
un  miracle  plus  grand  que  tous  les 
autres.  Soulèvement  général  de  la  part 
des  Peuples  Idolâtres ,  paiîionnés  pour 
leurs  folles ,  mais  anciennes  fuperfti- 
tious  ;  attaques  des  Philofophes  enflés 
d'une  fçience  faftueufe  ;  infultes  & 
dédains  àes  beaux  efprits  dont  l'Em- 
pire Romain  étoit  alors  rempli  ;  conf* 
piration  violente  des  Empereurs ,  des 
Gouverneurs  &  des  Magiftrats  armés 
contre  le  Chriftianifme  ,  &  détermi- 
nés à  n'en  pas  laifler  fubfifter  la  moin- 
dre trace  ;  la  Religion  a  furmonté 
tous  ces  obftacles  ;  &  avec  quelles 
armes  ?  Par  une  patience  invincible 
&  par  la  feule  force  de  la  vérité. 

Aux  perfécutions  des  Idolâtres  ont 
fuccédé  les  héréfies  ,  les  fchifmes  » 
les  fcandales  fouvent  appuyés  de  l'au- 
torité féculière  ;  &  la  Religion  a 
toujours  triomphé.  Or  la  durée  per- 
pétuelle de  l'Eglife  Catholique  de- 
puis plus  de  1700  ans  ,  malgré  les 
aflauts  de  toute  efpèce  qu'elle  a  eus 
à  foutenir  au-dedans  &  au  -  dehors  y 
fans  qu'on  puifTe  la  convaincre  d'inno- 


jyô  Extraits 

vation  ,  ou  de  variation  fur  aucun' 
de  fes  dogmes ,  ni  fur  aucun  point 
de  fa  Morale  ,  n'eft-elle  pas  toute 
feule  une  preuve  complette  de  la 
divinité  de  fon  Auteur  ,  un  fur  ga- 
rant de  la  vérité  de  fes  promeffes  » 
èc  un  gage  certain  de  l'efficace  toute- 
puifïante  de  cette  parole  :  voilà  que 
J€  fuis  avec  vous  tous  les  jours  jufquà 
la  confommation  des  tems  ? 

Mais  un  caradère  de  divinité  qui 
fe  réfléchit  d'une  manière  bien  fen- 
fible  fur  le  Chriflianifme  ,  c'eft  cet 
accord  ,  cette  liaifon  qui  s'y  voient 
non  feulement  entre  toutes  fes  par- 
ties ,  fes  dogmes  ,  fes  maximes  ,  fes 
préceptes  ,  mais  auflî  avec  les  dif- 
pofitions  économiques  de  l'ancien  Tef- 
tament  &  de  la  loi  de  Nature  ,  en 
un  mot  ,  avec  toutes  les  révélations 
divines  qui  avoient  été  faites  aupa- 
ravant ,  depuis  le  commencement  du 
Monde. 

•  Cette  harmonie  avec  les  révélations 
précédentes  ,  ainfi  que  les  autres  ca- 
raâères  de  vérité  dont  nous  venons 
de  parler  ,  manquant  à  la  Religion 
Mahométane  ,  elle  n'eft  appuyée  fur 


DES    Journaux:»     55*1 

aucun  miracle  ,  ni  fur  aucune  prophé- 
tie :  elle  a  contre  elle  le  miracle  & 
les  prophéties  des  deux  Teftamens  : 
Mahomet  ,  en  l'inventant  ,  a  eu  foin 
de  l'accommoder  aux  ufages  &  aux 
inclinations  des  Arabes  :  elle  s'eft 
établie  par  la  violence  &  par  la  force 
des  armes.  Comparez ,  fi  vous  l'ofez  » 
Mahomet  à  Jéfus-Chrift  ;  &  aux  Apô- 
tres de  Jéfu^Chrift  ,  les  Othman  » 
les  Omar  ,  les  Moavia  &  autres  ,  qui 
font  comme  les  Apôtres  des  Muful- 
mans  ;  &  lorfque  vous  aurez  lu  leurs 
débauches  ,  leurs  cruautés,  leurs  per- 
fidies ,  &  fur-tout  la  cruelle  guerre 
qu'ils  firent  à  la  famille  d'Ali ,  dites- 
nous,  M.  RoufTeau ,  en  faveur  de  qui 
les  préjugés  parlent  ,  ou  des  Difci- 
pes  de  Jéfus-Chrift  ,  ou  des  Seéèa- 
teurs  de  Mahomet.  Tracez-nous  ,  fi 
vous  pouvez  ,  un  portrait  aufli  vrai 
&  aufli  magnifique  du  Légiflateur 
des  Mufulmans  ,  que  vous  nous  er> 
avez  ébauché  un  du  Légiflateur  des 
Chrétiens.  Approchez  des  Livres  faints 
TAlcoran  ;  prouvez-nous ,  s'il  eft  pof- 
fible  ,  que  les  mêmes  traits  de  no- 
bleffe  ,  de  dignité  >  de  fageffe  »  de 


5  5*2         Extra  iTs^ 

fainteté,  de  magnificence  qui  les  figna- 
lent  à  chaque  page ,  caraîtèrifent  cet 
écrit  informe  ,    foit    dans   la    fuite  , 
l'ordre  &  la  fin  des  évènemens  ;  foit 
dans  la  pureté  des    maximes    &  Vhe- 
roïcité   des    fentimens  ;    foit    dans   la 
profondeur    &  l'exaditude   des   con- 
noifTànces  de  toute  efpèce  ;  foit  dans 
îa  piété  des    prières  ;   foit   dans  l'é- 
lévation &  la  fublimité  du  langage, 
quand  le  fujet  les  exige  &  les  infpire; 
foit  dans  la   naïveté  des   traits  &   le 
naturel    des    couleurs  ,   quand   il   eft 
*^queftion  de  raconter  &  de   peindre  ; 
foit   dans  la  beauté  d'un  Gouverne- 
ment ,  où  Dieu  fe  montre  à  décou- 
vert le  Roi  d'une  Nation  qu'il  a  choi- 
fie;  foit  enfin  dans  la  deftination  de 
ce  Peuple  ,  donné  en  fpedacle  à  l'U- 
nivers ,  pour  annoncer  &  pour  pré- 
parer durant  quatre  mille  ans ,  par  fa 
conftitution   même    &  par  toutes  fes 
révolutions  ,  un  événement  plus  in- 
fîgne  &  un  dénouement  unique ,  pro- 
mis dès  l'origine  du  Monde. 

Moyens  de  connoître  la  réi'élation. 
Apôtre  de  la  vérité  ,  dit  M.  Rouf- 
feau  ,  qu'avez-vous  donc  à  me  dire» 


DES  Journaux.       53*5 

dont  je  ne  relie  pas  le  juge....  Dieu  lui- 
même  a  parlé  :  écoutez  fa  révélation...- 
C'efl:  autre  chofe.  Dieu  a  parlé!  Voilà 
certes  un  grand  mot.  Et  à  qui  a-t-il 
parlé?. ..Il  a  parlé  aux  hommes  !...  Pour- 
quoi donc  n'en  ai -je  rien  entendu?...  Il 
a  chargé  d'autres  hommes  de  vous 
rendre  fa  parole....  J'entends  :  ce  font 
des  hommes  qui  vont  me  d're  ce  que 
Dieu  a  dit.  J'aimerois  mieux  avoir 
entendu  Dieu  lui-même  ;  il  ne  lui  en 
au'oit  pas  coûté  d'avantage  ,  &  j'au- 
rois  été  à  l'abri  de  la  fédu(5lion....  Il 
vous  en  a  garanti ,  en  manifeflant  la 
million  de  fes  En^voyés..,.  Comment 
cela.,.?  Par  des  prodiges....  Et  où  font 
ces  prodiges?...  Dans  des  livres....  Et 
qui  a  fait  ces  livres?...  Des  hommes..». 
Et  qui  a  vu  CCS  prodiges?...  Des  hommes 
qui  les  a-teftent?...  Quoi  !  toujours  des 
hom.mes  qui  mQ  rapportent  ce  que 
d'autres  hommes  ont  rapporté  ?  Que 
d'hommes  entre  Dieu  &  moi  !  voyons 
tOQt^Fois  ,  examinons  ,  comparons  , 
véritîoii?.  O  !  (i  Dieu  eût  daigné  me 
difpenfjr  de  tout  ce  travail  ,  l'en  au* 
ro's-je  i^^rvi  moins  de  bon  cœur  l 
C'eft  ainfi  que  s'exprime  M.  RoulTeau» 


5X4         Extraits 

Trois  chofes  qu'il  a  diflîmulées  dé- 
truifent  tout  ce  qu'il  dit  ici.  i*^.  Là 
révélation  particulière  faite  à  chaque 
homme  lui  donnant  droit  d'en  abu- 
fer ,  pour  fe  faire  à  fa  mode  des  dog- 
mes &  des  préceptes  ,  il  en  auroit 
refulté  une  infinité  de  maux  ,  auxquels 
il  eût  été  d'autant  plus  difficile  de 
remédier  ,  qu'ils  auroient  eu  comme 
le  fceau  de  la  Divinité.  Que  fi  l'on 
fuppofe  qu'il  y  eût  eu  des  fignes  cer- 
tains auxquels  on  auroit  connu  la  vé- 
rité de  la  révélation  ,  tout  l'ordre  de 
la  Nature  eût  été  interverti  par  les 
miracles  fréquens  qui  auroient  été  en 
oppofition  avec  fes  loix.  Donc  les  ré- 
vélations particulières  n'entroient point 
dans  l'ordre  de  la  Providence.  2  ** .  C'eft 
fe  plonger  dans  le  pyrrhorrifine  le  plus 
extravagant ,  que  de  n'en  vouloir  pas 
croire  des  faits  tranfmis  à  travers  les 
fiècles ,  par  une  multitude  de  témoins 
agités  de  paflîons  trop  différentes  , 
pour  avoir  pu  concerter  enfemble  de 
faire  illufion  à  leur  poflérité.  ^^.  L'ef^ 
pèce  de  certitude  qui  convient  au 
vulgaire  ,  c'eft  celle  qui  réfulte  des 
faits ,  pour  l'examen  defquels  il  a  tou- 


DES   Journaux.       ^jf 

jours  aflez  d'intelligence.  L'organe 
des  hommes  a  donc  dû  naturellement 
fervir  d'interprète  à  la  volonté  divi- 
ne. Mais  ils  n'ont  été  capables  de 
faire  parler  Ûieu  ,  qu'autant  qu'ils 
ont  légitimé  leur  mifîion  par  des  mi- 
racles. Or  ces  miracles  ,  qui  nous 
font  parvenus  par  le  canal  de  la  tra- 
dition orale  &  de  la  tradition  écrite, 
exigent  de  nous  la  même  foi  que  fi 
nous  en  eulîions  été  les  témoins  ocu-^ 
laires. 

Deux  faits  auxquels  l'Auteur  ne 
pourra  fe  dérober,  vont  nous  don- 
ner la  folution  d'une  difficulté  qu'il 
s'eft  plu  à  exagérer.  II  eft  certain 
que  toutes  les  Sociétés  Chrétiennes, 
foit  de  l'Orient  ,  foit  de  l'Occident , 
quoique  d'ailleurs  divifées  entr'elles 
fur  beaucoup  d'articles  ,  s'accordent 
à  reconnoître  comme  authentiques  & 
exempts  de  toute  altération  plufîeurs 
ironumens  de  la  foi  ,  plufieurs  pièces 
qui  loncernent  la  Religion  Chrétien- 
ne ,  comme  par  exemple  la  plupart 
des  livres  de  l'Ancien  &  du  Nouveau 
Tefi?rnent,îe  Syrïjbole  des  Apôtres, 
celui  du  Concile  de  Nicés  ,  Sec»  H 
eft  encore  confiant  que  le  même  cou- 


5  J<^  Extraits 

cert  règne  entre  les  Juifs  &  les  Chré- 
tiens fur  les  livres  de  l'Ancien  Tef- 
t^ment. 

Mais  pourquoi  chercher  ailleurs  que 
dans  l'Auteur  même  ,  la  réponfe  à  Tes 
difficultés  ?  N'avoue-t-il  pas  que  la 
majefté  des  Ecritures  l'étonné  ;  que  la 
fainteté  de  l'Evangile  parle  à  Ton  cœur  >. 
Si  on  lui  objede  que  l'Hiftoire  de 
l'Evangile  ell;  inventée  à  plaifir  ;  il 
répond  que  ce  n'eft  pas  ainfi  qu'on 
invente  ,  &  que  les  faits  de  Socrate, 
dont  perfonne  ne  doute  ,  font  moins 
atteflés  que  ceux  de  Jéfus-Chrift  ; 
que  d'ailleurs  il  feroit  plus  inconce- 
vable que  plufieurs  hommes  d'accord 
eufTent  fabriqué  ce  livre ,  qu'il  ne  l'efl: 
qu'un  feul  en  ait  fourni  le  fujet.  Ja- 
mais ,  ajoute- t-il  ,  des  Auteurs  Juifs 
rCeuJjent  trouvé  ni  ce  ton  ,  ni  cette  Mo- 
rale ;  ^  Vhranpile  a  des  caraBères 
de  .vérité  Jî  grands  ^Ji  fraypans  ^Jî  par- 
faitement inimitables ,  que  Vinvcnteur  en 
feroit  plus  étonnant  que  h  Péros,  Cet 
éloge  magnifique,  l'Auteur  le  termine 
par  cette  étrange  réflexion  :  ai^ec  tout 
cela  ,  ce  mtwe  Evangile  ejl  plein  de 
chofes  incroyables  ^  de  chofes  qui  re- 
pugnent  à  la  raifon  ,  S"  quil  ejj  im- 


DES    Journaux.     35*7 

jfoljible  à    tout  homme  fenfé  de  conce- 
voir ,  ni  £  admettre» 

S'il   eft  vrai   que    Jéfus-Chrift   ait 
enfeigné  des   myftères   prétendus   in- 
croyables ,  les  Evangéliftes  ont-ils  dû 
omettre  cette  partie  de  Ton  Hiftoire? 
S'ils  avoient  écrit  de  génie  ,  &  qu'ils 
fe   fuffent   rendu  les  maîtres  de   leur 
matière  ,   ils    auroient    pu    fupprimer 
ce  qui   choque  (i   fort  M,  Roufleau  ; 
&  en  ce  cas ,  ils  nous  auroient  donné 
de  Jéfus-Chrifl:  une  Hiftoire  bien  dif- 
férence de  celle  que  nous  lifons.  Mais 
en  s'en  tenant  à   ce  qu'ils   ont   vu  & 
entendu  ,  que  peut-on  leur  reprocher? 
L'Hiftoire  de  Jérus-Chrift  feroit-elle 
plus  vraie,  &  fes  Hiftoriens  plus  croya- 
bles ,  fi   leur  Maître  n'eût  point  ap- 
porté du  Ciel   des  connoiflances  au~ 
deflus  de  l'intelligence  des  hommes  ; 
ou  fi  les  Difcipes  chargés   de  les  ré- 
pandre  dans    le   Monde  ,   fe    fuflent 
bien  gardés   de  les  publier  ?  Ils  au- 
roient écrit   l'Hiftoire  d'un   Philofo- 
phe  ,  &   peut-être    on  les    croiroit  ; 
mais  ce  n'eft  pas  là  ce  qu'ils  avoient 
promis.  Ils  s'engageoient  d'écrire  l'Hif^ 
toire  du  Fils  de  Dieu  ,  chargé  de  la 
révélation  du  Ciel.  Elle  devoit  con^ 


^^B  Extraits 

tenir  des  myflères  &  des  miracles. 
Ils  ont  entendu  prêcher  les  myftères  ; 
ils  les  ont  appuyés  par  des  miracles: 
ils  ont  écrit  ce  qu'ils  ont  vu  &  en- 
tendu ;  ils  l'ont  fait  fans  réflexions  , 
lans  commentaires ,  fans  controverfes  ; 
ils  nous  laiifent  à  en  tirer  les  confé- 
quences,  Ils  ont  fait  le  devoir  d'Hif- 
toriens  fidèles ,  &  l'Antiquité  ne  nous 
en  fournit  point  de  plus  fages. 

On  difpute  ici  aux  Evangélifles 
d'avoir  été  les  organes  du  Saint-Efprit. 
L'idée  qu'ils  ont  voulu  nous  donner 
de  Jéius-Chrifl: ,  efl  celle  d'un  homme 
ifîngulier  ,  d'un  grand  homme  ,  d'un 
homme  irréprochable  ,  toujours  Sau- 
veur ,  toujours  Légiilateur ,  toujours 
vid:ime  ,  toujours  modèle  ,  toujours 
homme  ,  &  cependant  plus  qu'un 
homme  ;  toujours  Dieu ,  mais  tel  que 
devoit  fe  montrer  un  Dieu  fait  hom- 
me pour  le  falut  des  hommes.  Dans 
la  fimplicité  de  leur  narration  ,  ft" 
marque- 1- on  quelque  trait  qui  dé- 
figure le  Héros  qu'ils  veulent  pein- 
dre ?  Voit-on  qu'ils  aient  oublié  le 
Dieu  dans  le  détail  des  humiliations 
&  des  foibleiïès  dont  ils  ont  chargé 
l'homme  ?  Ont-ils ,  à  l'imitation  des 


DES  Journaux.       579 

Rhéteurs  &  des  Sophifles  de  la  Grèce , 
prodigué  les  vains  éloges  à  la  place 
des   faits  qui  louent  toujours  mieux  ; 
&  comme  s'ils  eufifent  craint  pour  la 
fincérité  de  leurs  témoignages  ,  font- 
ils  allés  au-devant  de  ce  qui  pouvoit 
les  infirmer  ,  par  des  apologies  étu- 
diées ?  S'ils  euiïent  été  abandonnés  à 
eux-mêmes  ,   &   que   d'ailleurs    leur 
Hifloire  n'eût  été  qu'un  Roman  ,  ils 
auroient  pu  écrire  de  cette  manière, 
plus  ou    m.oins   bien  ,  avec   plus  ou 
moins  d'art  ,  félon  qu'ils  auroient  eu 
plus  ou   moins    de    génie  ;  mais    ce 
qu'il  y  a  de  bien  certain  ,  c'efl:  qu'ils 
n'auroient  pu  ,  depuis  le  moment  de 
fa    naiffance   jufqu'à   fon   apothéofe  , 
s'il   eft   permis  de  parler  ainfi  ,  fou- 
tenir  conftamment  le  caradère  de  leur 
Héros ,  fans   fe  démentir  ,  félon  tous 
4es  attributs  qu'on  lui  a  donnés  ,  & 
conformément  à  tous    les    miniftères 
dont  on  le  luppofe  revêtu.  Ceci  fur- 
palTe  de  beaucoup  le  génie  humain, 
&  l'on  n'en  voit  aucun  modèle  dans 
les  meilleurs  Ecrivains,  tant  anciens» 
qvLc  modernes. 

En  voilà  bien  alTez  pour  faire  voir 


5^o  Extraits 

que  ,  dans  les  endroits  oti  l'Auteut 
s'eft  échapé  contre  la  Religion  ,  foit 
naturelle  ,  foit  révélée  ,  il  n'a  rien 
dit  à  quoi  l'on  ne  puilTe  très-bien  ré- 
pondre. Si  de  fes  objeâ:ions  on  re- 
tranche les  fuppofitions  fauffes  ,  les 
imputations  calomnieufes  ,  les  exagé- 
rations exceflives  ,  les  faux  expofés 
de  l'état  de  la  queftion  ,  Se  autres 
adrefTes  des  Sophiftes  ,  les  principQS 
avancés  fans  preuve  ,  les  conclufions 
contre  les  chofes  claires  &  démon- 
trées ,  tirées  de  chofes  obfcures  & 
ilipérieures  à  notre  intelligence  ,  les 
railleries  ,  les  défis  de  répondre  riea 
qui  puilTe  contenter  un  homme  fenfé, 
le  ton  hardi  &  décifif;  enfin  Ci  l'on 
retranche  tout  cela  de  fes  obje(5lions, 
il  n'y  reftera  plus  rien. 

Si  nous  voulons  nous  replier  un 
moment  fur  le  plan  d'éducation  ima- 
giné par  M.  Rouffeau  ,  nous  verrons 
qu'Emile  ,  ou  fon  Elève  ,  n'auroit  , 
avant  l'âge  de  i8  ans  ,  aucune  con- 
noiffance  de  Dieu  ,  de  fon  ame  ,  ni 
des  notions  éternelles  du  jufte  &  de 
l'injufte  ,  &  du  beau  moral.  Les  inf- 
trudions    qu'il   recevroit  enfuite  fur 

ce^ 


DES   Journaux.       ^6i 

ces  grands  objets  lui  infpireroient  le 
mépris  &  l'averfion  de  toutes  les  Re- 
ligions ;  il  foutiendroit  enfuite  qu'elles 
font  autant  d'inftitutions  falutaires  qui 
ont  leur  raifon  dans  le  climat  ,  dans 
Je  génie  des  Peuples ,  dans  le  gouver- 
nement ;  &  cependant  il  les  méprife- 
roit  en  lui-même  ,  fe  contentant  d'une 
idée  abilraite  de  la  Divinité  ,  dont-il 
lui  importeroit  peu  de  favoir  fi  elle 
eft  une ,  ou   multipliée  ,  créatrice  de 
l'Univers  ,  ou  feulement  coéternelle  à 
la  matière.  Il  prétendroit  que  les  plus 
grands  crimes  font  permis  pour  fe  con- 
ferver  la  vie  :  il  n'iroit  pas  feulement 
fe   battre    en    duel  ,   pour  fe  venger 
d'une  infulte  ,  mais  fans  recourir  aux 
Magiftrats  ,  defquels ,  dans  ce  cas  ,  il 
fe  croiroit  indépendant  ,  il  prendroit 
un    moyen    fort    fimple    d'empêcher 
l'aggreffeur    de    fe   vanter   long-tems 
de  l'avoir  oftenfé.  Enfin  le  fondement 
&  la   mefure   de   tous    fes  devoirs  à 
l'égard  des  autres  feroit  fon  feul  amour- 
propre.  Voilà,  en  peu  de  m.ots ,  ce  que 
feroit  Emile  à  l'égard  de  la  Religion 
&  la  loi  naturelles  ,  &  par  rapport  à 
la  Religion  révélée. 

Tome  ^1.  Q 


^62  Extraits 

Emile  ,  devenu  majeur  ^  &  maître 
de  lui-même  ,  fe  regarderoit  comme 
aufTi  libre  de  renoncer  à  fa  Patrie  qu'à 
la  fucceiïion  de  fon  père.  Il  vivront 
tellement  pour  lui-même ,  qu'il  auroit 
en  averfion  tout  emploi ,  toute  charge 
utile  5  ou  même  nécefTaire  à  l'Etat.  Le 
commerce  ,  la  Finance  ,  la  Magiftra- 
ture ,  l'état  militaire ,  tous  les  emplois 
divers  ne  feroient  pas  de  fon  goût.  Il 
ne  connoîtroit  d'autre  bonheur  quç 
de  vivre  indépendant  avec  fa  Sophie , 
en  gagnant  tous  les  jours  par  fon  tra- 
vail de  l'appétit  &  de  la  fanté.  Après 
avoir  examiné  les  diiférens  Gouver^- 
nemens  qui  fubfiftent  ,  il  auroit  uq 
tel  mépris  pour  le  droit  politique  , 
qu'il  diroit  nettement  que  le  droit 
politique  efl:  encore  à  naître ,  &  qu'il 
ne  fait  pas  s'il  naîtra  jamais.  Sur  cette 
queftion  :  ce  que  c'eft  qu'une  loi  ,  & 
quels  font  les  vrais  caradères  de  la 
loi  ?  il  diroit  :  ce  fujet  eft  tout  neuf, 
de  la  déhnition  de  la  loi  efl:  encore  à 
faire.  La  raifon  de  ces  étonnantes 
maximes  efl  un  principe  qui  n'eft  pas 
moins  extraordinaire.  Il  ne  conncîrroit 
en   conféquence  pour  de  vraies  loix 


DES   Journaux.       5^5 

K^e  celles  qui  ferolent  portées  par  la 
volonté  générale  ,  parce  que  chaque 
fujet  a  droit  d'influer  par  Ton  fuffrage 
dans  leur  rédadion  ,  félon  la  part  qu'il 
a  à  la  Souveraineté.  Il  tiendroit  pour 
impoflîble  que  les  grandes  Monarchies 
de  l'Europe  aient  encore  long-tems 
à  durer  ;  &  il  auroit  de  Ton  opinion 
des  raifons  particulières.  Il  décideroit 
que  le  premier  bien  qu'un  Roi  bien- 
faifant  &  fage  voudroit  faire  aux  au- 
tres &  à  lui-même  ,  feroit  d'abdiquer 
la  Royauté,  Il  diroit  que  Jéfus-Chrifi:, 
en  féparant  le  fyjftême  théologique  du 
fyftême  politique,  fit  que  l'Etat  cefla 
d'être  un  ,  &  qu'il  caufa  les  divifions 
inteftines  qui  n'ont  jamais  ceOfé  d'a- 
giter les  Peuples  Chrétiens.  Il  ne  con- 
noîtroit  rien  de  plus  contraire  à  l'ef- 
prit  focial  que  le  Chriftianifme  même; 
fon  vice  deftrudeur  feroit  dans  fa 
perfedion.  Tel  feroit  Emile  à  l'égard 
de  la  Patrie  ,  du  Droit  politique  , 
des  loix  ,  des  Etats  dans  lefquels'il 
vivroit ,  &  de  l'influence  de  la  Re- 
ligion fur  les  efprits.  On  voit  que  le 
Sauvage  civil ifé  de  M.  Rouffeau  , 
aux  connoiflances  près ,  efl:  le  m 


icms 


3^)4  Extraits 

que  le  Sauvage  brute  dont  il  a  parlé 
dans  fon  difcours  fur  Vinégalitè  des 
conditions  :  tant  il  eft  vrai  que  ce 
Philofophe  eft  confiant  dans  fes  idées 
feifarres  &  Cngulières. 


%^J!^ 


DES   Journaux.      s^S 


EXTRAIT 

D   E 

L'  E  X  A  M  E  N 

DE  LA  CONFESSION  DE  FOI 

DU  VIGAIRÊ   SAVOYARD 

CONTENUE   DANS   EmILE, 

Par  M.   BiTAUBÉ. 

J^Près  avoir  loué  les  talens  Gr  le  cœur  de 
M,  Rouffeau  ^  Gr*  gémi  fur  V aveuglément 
qui  lui  a  fait  einployer  contre  la  Reli- 
gion une  plume  qui  feroit  fi  propre 
à  la  rendre  vidorieufe  ,  M,  Bitaubé 
commence  par  détruire  Vidée  où  efi  V Au- 
teur d^Emile  ,  que  le  Public  gagne- 
roit  à  penfer  comme  lui  &  fon  V^i- 
caire). 

M.  R.  croit-il  (dit  M.  B.)  que  ceux 
qui  trouvent  des  difficultés  dans  fa 
Religion  Chrétienne  n'en  trouveroient 
pas  dans  le  Déifme  ?  Ils  y  en  rencoa- 

Qiij 


!^66  Extraits 

treroient  de  bien  plus  grandes  encore», 
&  j'ofe  prendre  ici  à  témoin  M.  Rouf- 
feau  &  lui  demander  s'il  ne  voit  pas 
des  abîmes  dans  la  Religion  naturelle? 
Il  convient  lui-même  qu'il  n'a  pas 
toujours  été  ferme  dans  fes  principes  ; 
peut-il  donc  fe  flatter  de  ne  vaciller 
plus  déformais  ,  &  que  ceux  qui  s'en 
tiendront  à  Ton  fyftême  n'éprouveront 
pas  les  mêmes  incertitudes  ?  Qu'il 
prenne  garde  de  n'en  pas  trop  pro- 
mettre au  Public  :  car  fi  une  fois  ce 
Public  fe  bornoit  à  la  Religion  na- 
turelle ,  il  fer  oit  fans  doute  curieux 
de  connoître  les  divers  fentimens  dés 
Philofophes ,  qu'il  regarderoit  comme 
fes  guides  ;  &  alors  il  y  a  toute  ap- 
parence qu'il  ne  feroit  pas  fort  édifié 
da  leurs  fyfl:êmes.  Que  diroit-il  ea 
voyant  les  uns  rejetier  &  tourner  mê- 
me en  ridicule  des  argumens  ,  que 
M.  Roufleau  juge  avec  raifon  être 
inconteftables  ?  Plufieurs  ne  feroient- 
ils  pas  au  moins  ébranlés  à  la  vue  d'un 
feiTîblable  combat?  N'y  auroit-il  pas 
alors  tout  comme  aujourd'hui  un  Pw- 
blic  incrédule  ?  Je  ne  vois  donc  pas 
qje  l'on  gagnât  beaucoup  à  marcher 
fur  les  pas  de  M.  RoufTeau  &  de  foi% 


i)  E  s  Journaux.        ^6'f 

Vicaire.  A  Dieu  ne  plalfe  que  je 
veuille  jetter  fur  quelqu'un  mal-à-pro- 
pos  des  foupçons  d'Athéifme.  Mais 
fi  dans  d'autres  fiècles  an  a  abufé  de 
cette  accufation  ,  peut-être  dans  celui- 
ci  feroit-il  permis  de  demander  ,  s'il 
y  a  beaucoup  de  vrais  Déiftes  ?  En 
faifant  cette  queftion ,  je  fouhaite  du 
fond  de  mon  cœur ,  ô  Philofophes  î 
d'avoir  lieu  de  reconnoître  que  j'ai  eu 
tort  de  la  faire. 

M.  Rouiïeau  continue  ainfi  :  rous 
ne  voyei  dans  mon  expofé  que  la  Re- 
ligion naturelle  ;  il  eft  bien  étrange  au  il 
en  faille  une  autre  !  Cette  réflexion 
tend-elle  à  blâmer  Dieu ,  ou  à  mettre 
l'homme  dans  tout  fon  tort  ?  Je  crois 
que  le  choix  n'eft  pas  douteux  entre 
ces  deux  partis.  Dieu  auroit-il  mieux 
fait  de  lalfTer  l'homme  dans  l'abîme 
de  fuperftition  où  il  s'étolt  plonge  > 
S'il  y  a  donc  quelque  choie  à^étran-^e 
dans  la  révélation  ,  c'efl:  la  miféricorda 
qui  nous  l'a  donnée  :  m.ais  quand  je 
confidère  l'homme  ,  j'avoue  qu'il  efl 
étrange  qu'il  ait  corrompu  la  pure 
lumière  de  la  ralfon  ;  fa  brutalité 
m'étonne  ,  mais  elle  me  fait  toujours 
mieux  fentir  la   nécefîîté  d'une  rêvé- 

Qiv 


5^8  Extraits 

lation.  Il  Qi\:  donc  étonnant  que  l'Au^ 
teur  ajoute  ;  par  oîi  connohrai-je  cette 
néce(Jî:é  ?  £ft-il  bien  pofTîble  que 
l'homme  puifTe  faire  cette  qusftion , 
après  avoir  été  éclairé  de  la  lumière 
de  l'Evangile  ?  C'efl:  comme  fî  un 
malade  ,  miné  depuis  long-tems  par 
la  fièvre,  refufoit  de  prendre  le  quin- 
quina ,  de  difoit  ;  par  où  connoitrai-je 
la  nécefjité  de  ce  remède  > 

L'Auteur  continue  à  vouloir  éta- 
blir le  peu  de  néceiîîté  d'une  révé- 
lation, y  ontre^-moi  ,  dit-il  ^  ce  qu'en 
peut  ajouter  pour  la  gloire  de  Dieu  ^  pour 
le  bien  de  la  Société ,  £?'  pour  mon  pro- 
pre avantage  ,  aux  devoirs  de  la  loi  na- 
turelle. Mais  fi  la  Religion  ne  prétend 
rien  ajouter  aux  devoirs  de  la  loi  na- 
turelle que  de  nouveaux  motifs  ,  fi 
fon  principal  but  eft  de  rétablir  une 
loi  que  \qs  hommes  n'avoient  pas  ref- 
pedée,  fa  nécellité  fera  ,  par  cela  feul , 
aïïez  évidente.  A  certains  égards  la 
révélation  n'ajoute  prefque  rien  à  la 
loi  naturelle  ,  &  à  d'autres  elle  y 
ajoute  .beaucoup  ,  en  ce  qu'elle  lui 
donne  comme  une  féconde  naifTance  , 
&  en  renouvelle  les  traits  effacés  au 
fond  des  cceurs.  Ceft  en  vain  quel'Aa- 


DES   Journaux.       36^ 

teur  ajoute  :  Voye^  le  fpecia^le  de  la 
Nature  ;  écoute'^  la  voix  intérkure»  Jq 
réponds  que  les  hommes  ont  eu  des 
yeux  ^  qu'ds  rCont  point  vu ,  quils  ont 
eu  des  oreilles  (^  quils  n^ont  point  en-, 
tendu. 

L'Auteur  pafTe  à  des  objedions 
d'une  autre  nature.  La  révélation ,  fé- 
lon lui  y  a  enfanté  des  comradiêiions 
ahfurdes  ^  Gr  a  produit  Vintolérance^ 
Quant  à  l'article  des  comradiElions  ah- 
furdes,  on  a  déjà  avec  raifon  reproché 
à  l'Auteur  d'avoir  de  très-faufles  idées 
de  la  Religion  Chrétienne  (a). Seîoa 
le  tableau  qu'il  en  fait  ,  il  faut  qu^i! 
n'ait  confulté  que  à^s  Théologiens  qui 
ont  plus  de  zèle  que  de  lumières.  Que 
s'il  s'étoit  adreffé  à  des  Théologiens 
raifonnables ,.  s'il  avoir  lu  l'expofition 
que  M.  Vernet  ,  par  exemple  ^  fait 
de  nos  dagmeSj.expofit'on  fi  conforme 
à  la  raifon  &  à  l'Ecr  ture;  ou  s'il  avoir 
attentivement  médité  cette  Ecriture  .„ 
fans  recourir  aux  commentaires  hu— 
mains ,  il  n'eût  pas  rencontré  les  coa- 


(a)  Bib!iothècjLie  des  Sciences  &  Jes  Bea-ix-- 
Arts,  Tome  XI'  IL  Part,  2, 


Qv 


57C>  Extraits 

tradl(5^ions  qiài  le  choquent  ;  il  eét 
fans  doute  été  contraint  de  furpendre 
quelquefois  fon  jugement  j  il  eût  trouvé 
quelques  difficultés,  mais  non  des  dog- 
mes abfurdes» 

(  Pour  ce  qui  efl  du  reproche  que  M» 
Roujjeau  fait  à  la  Religion  de  rendra 
rhomme  intolérant ,  y',  Buaubé  met  pour 
un  moment  les  Philofophes  à  la  place  des 
Théologiens  ,  ^  fait  voir  que  la  Reli^ 
gion  révélée  n^efî  pas  plus  coupable  des 
dijjenjions  théolo piques  que  la  Religion 
naturelle  ne  le  Jeroit  des  dijjénfïons  des 
Philofophes,  Il  s^ appuie  fur  l'exemple  de 
Julien ,  quil  prouve  n'avoir  été  qu'Hun 
perfécuteur  ,  &'  il  réfute  tout  ce  quon 
pourroit  dire  au  contraire.  Il  rapporte  ici 
Us  caufes  qui  ^  contre  Vefprit  de  VEvan" 
gile  ,  introduifent  dam  VEglife  Vefprit 
de  p^rfecution.) 

Voici,  continue  M,  Bitauhé ,  un  pe- 
tit dialogue  que  je  fuis  obligé  detranf- 
crire.  Confîdérant  cette  diverfité  defeBes, 
je  demandois  quelle  efl  la  bonne  ?  Cha- 
cun me  répondoit  :  c'e/?  la  mienne , 

Et  d^oà  le  favei'vous  ?  ..  Parce  que  Dieu 
Va  dit , , ,  Et  qui  vous  dit  que  Dieu  Va 
dit}..  Mon  P  a  fleur  qui  le  fait  tim  U  y  a 
apparence  que  ce  dialogue  s'eft  tenu 


DES  Journaux,      571 

entre  M.  Roufleau  &  quelques  payfâns 
du  village  qu'il  habiroit  en  ce  tCxTis-là, 
&  il  n'eft  pas  douteux  que  dans  les 
plus  grandes  Villes  plufieurs  Chrétiens 
ne  lui  eufTent  fait  les  mêmes  réponfes. 
Mais  qu'en  réfulte-t  il  ?  C'eft  qu'il  y 
a  des  Chrétiens  mal-inftruits  ,  qui  ne 
font  pas  en  état  de  rendre  raifon  de 
leur  foi  ;  nous  en  convenons  ;  mais 
peut-on  en  tirer  une  conclufion  auiîî 
générale  que  fait  l'Auteur  ,  lorfqu'il 
dit,  que  la  méthode  de  celui  qui  [un  la 
bonne  route  ^  £r  celle  de  celui  qui  j'é- 
gare font  la  même  ?  Il  y  a  différentes 
preuves  des  vérités  de  la  Religion  ;  les 
unes  font  de  fentiment  Se  les  autres 
de  raifonnement;  ces  preuves  font  erï 
fi  grand  nombre  qu'à  parler  en  général 
elles  font  propres  à  frapper  toutes  for° 
tes  d'efprits  ;  elles  font  fîmples  & 
claires  ;  mais  elles  ne  fauroient  donner 
du  fentiment  à  ceux  qui  en  manquent  :. 
ni  contraindre  des  efprits  légers  à  erï 
faire  l'objet  de  leur  méditation  ,  ni 
enfin  fe  rendre  palpables  à  une  ftupi- 
dité  parfaite.  On  peut  diftinguer  trois 
Claffes  parmi  les  Chrétiens.  La  pre- 
mière eft  compofée  de  gens  éclairés , 

Qvj 


37-  Extraits 

qui  non- feulement  connoiïïent  les  preu- 
ves de  la  Religion  ,  mais  qui  font 
encore  en  état  de  rendre  raifon  de 
leur  foi.  La  féconde  Clafle  comprend 
ceux  qui  font  moins  frappés  de  cha- 
que preuve  particulière  que  de  ces 
preuves  réunies  :  ils  ont  une  convic- 
tion parfaite  >  mais  ils  ne  (eront  pas 
en  état,  autant  que  les  premiers,  de 
rendre  raifon  de  leur  croyance ,  parce 
qu'il  faudrolt  entrer  dans  le  dérail  des 
preuves ,  &  que  ce  n'efi:  que  leur  ré- 
union qui  les  a  perfuadés.  Enfin  la 
dernière  Clafle  contient  des  perfonnes 
femblables  à  celles  que  T Auteur  in-:.,^ 
troduit  dans  fon  dialogue  ,  des  per- 
fonnes très-capables  de  répondre  , 
qu  elles  croient  y  parce  que  Dieu  Va  dit  ^ 
&*  quelles  favem  que  Dieu  Fa  dit ^ parce 
que  leur  Pajîeur  le  leur  a  appris  ainfi. 
Je  crois  n'en  pas  trop  dire  en  avan- 
çant que  les  deux  premières  Claiïes 
réunies  l'emportent  fur  la  dernière 
dans  les  pays  éclairés  par  la  réforma- 
tion ;  car  il  n'efl:  pas  étonnant  que 
l'ignorance  prédomine  dans  les  autres,! 
puifque  l'on  ne  permet  pas  que  le  1 
Ftuple  s'y  inflruife ,  &  que  tout  tend 


DES   Journaux.      375 

à  y  établir  une  foi  aveugle.  J'ajoute 
ici  une    réflexion  au  tujet  de    cette 
dernière   Clalfe    de  Chrétiens  ,    c'eft 
qu'en  fuppolant  que  les  circonftances 
où  ils  fe  trouvent  ne  leur  permiffent 
pas  de  s'éclairer  ,  qu'ils  fuffent  arrêtés 
par    une  incapacité   naturelle  ,  il  eft 
encore    heureux    qu'ils    tiennent   par 
quelque  endroit  à  la  Religion,  quoi- 
que ce  ne  foit  que  par  le  lien  de  l'au- 
torité. Il  vaudroit  mieux  fans  doute 
que   leur  foi   fût   plus  éclairée  ,  mais 
du  moins  ne  font-ils  pas  dans  l'erreur; 
leur   état  efl  infiniment   préférable  à 
celui   de  ces  perfonnes  qui  ,   par  un 
femblable  préjugé,  reçoivent  une  faulîe 
Religion.   De  quelque  manière  qu'ils 
admettent  les   principes   du  Chriflria- 
nifme  ,  toujours  fenrent-ils  qu'ils  font 
obligés    d'en    pratiquer    les    devoirs. 
Mais    l'Auteur    remarque  ,    que    leur 
choix  efl  Veffet  du  hafard  ,   ù"  qu'il  y 
auroit  de  Viniquité  à  le  leur  imputer,  li 
faut  obfcrver  ici  d'abord  que  fi ,  comme 
je   le  fuppofe  ,   leur  ignorance  étoit 
invincible.  Dieu  ne  fauroit  la  punir  t 
mais  rien   n'obli^çe   à  croire  qu'il   ré- 
compenfera  en  eux  cette  foi  aveugle  : 
au  contraire ,  fuivant  les  décifions  dô 


374  Extraits 

l'Ecriture ,  ils  ne  feront  jugés  que  fur 
l'ufa,<^e  qu'ils  auront  fait  de  leurs  lu- 
mières. Quant  à  ceux  qui  font  l'unique 
caufe  de  l'ignorance  ou.  ils  vivent  > 
bien  loin  que  Ditu  leur  prépare  des 
récompenfes ,  ils  ne  doivent  s'attendre 
qu'à  des  châtimens. 

(  A  ces  exclamations  de  M.  Roujfeau 
contre  la  révélation  :  quoi  î  toujours  des 
témoignages  humains  !  que  d'hommes 
entre  Dieu  &  moi  !  voici  ce  q  le  répond 
V Auteur  de  cet  examen,  )  Je  ne  pourrois 
que  répéter  ici  tout  ce  qu'on  a  dit  de 
folide  fur  la  nature  de  ces  témoignages. 
L'Auteur  ,  qui  fe  glorifie  d'être  Ci- 
toyen de  Genève  ,  ne  fauroit  mieux 
faire  que  de  lire  ce  que  M.  Vernet  » 
fon  illuftre  compatriote  ,  a  écrit  fur 
le  caradère  de  Jéfus-Chrifè  &  des 
Apôtres  (b)  ;  ou  ,  s^il  craint  de  mul- 
tiplier le  nombre  des  hommes  qu^il  place 
mtre  Dieu  ^  lui  ,  qu'il  jette  un  œil 
attentif  fur  ces  témoins  eux-mêmes  ; 
que  ,  dans  cette  caufe ,  il  foit  juge  en 
eifet  5  puilqu'il  defire  de  l'être  ;  qu'il 


(  5)  II  peut  aufîî  relire  ce  qu'il  a  lui-mênae 
^crit  fur  ce  fujec. 


eflaye  de  rendre  ces  témoins  fufpeâs 
de  tanatifme  ou  d'impofture.  Il  verra 
que  de  tels  hommes  ne  fauroient  ia- 
rercepter  les  rayons  de  la  Divinité  ^ 
&  qu'en  employant  de  femblables  or- 
ganes elle  fe  montre  prefque  elle  me- 
nie.  Sans  doute  que  Dieu  auroit  pu 
nous    faire    entendre    direâ:ement   /a 
voix  :  mais  n'y   a-t-il  pas  beaucoup 
d'orgueil  &  de  nonchalance  à  former 
de  telles  prétentions  ?  C'eft  prefcrire 
à  Dieu  la  manière  dont  il  doit  nous 
communiquer  Tes  grâces  ;  c'efl  exiger 
que  ,  par  une  fuccefïion  continuelle  de 
miracles  ,   il    dérange  le  cours  de  la 
Nature  ;  c'eil  en  même  tems  vouloir 
rendre  l'homme  parelTeux  &  inattentif  : 
chacun  attendra  patiemment  pour  ado- 
rer l'Etre  fupréme  qu'il  fe  manifefle 
par    des   révélations    immédiates  :  la 
confcience  ,  la  Nature  ,  îa    Religion 
nous  parleront  en  vain  ,   il  faudra  que 
Dieu  lui-même  nous  parle.  Il  eft  clair» 
par  toute  la  conduite  de  Dieu  envers 
l'homme  ,  qu'il  fe  propofe  feulement 
de  le  réveiller  &  de  le  mettre  en  ac- 
tion ,  afin  qu'il  concoure  à  fon  bon- 
heur :  c'eft  même  le  traiter  avec  une 
forte  de  diftinâion ,  que  de  lui  laiilei: 


^37<^  Extraits 

queîque  chofe  à  faire.  L'homme  effi  fi 
hardi  que  ,  ne  fe  contentant  pas  d'une 
feule  révélation,  il  pourroit  demander 
des  manifeftarions  plus  claires  &c  plus 
fréquentes  :  il  pourrjit  de  même  de- 
meurer dans  l'inasfliun  ,  &  exiger  que 
Dieu  ,  par  des  miracles  continuels , 
fléchît  fa  volonté  au  bien»  Qu'eft-ce 
qui  empêcheroit  que  quelque  incré- 
dule ne  vînt  nous  dire  ,  que  ces  ré- 
vélations font  l'effet  de  quelque  illu-' 
fion  de  l'efprit  ,  &  que ,  pour  s'afTurer 
de  leur  vérité  ,  elles  doivent  être  ré- 
pétées ?  au  lieu  que  ,  s'il  s'élève  quel- 
que doute  au  fujet  de  la  révélation 
écrite  ,  on  eft  toujours  à  portée  de 
réitérer  l'examen.  Je  demande  encore 
à  quel  âge  l'homme  devroit  être  ho- 
noré de  cette  révélation f  (Car  à  moins 
que  M.  Rouifeau  ne  croye  mériter  deS" 
privilèges  ,  je  puis  fuppofer  ,  d'après 
fes  principes  ,  que  chacun  ne  doit  s'eit 
rapporter  à  cet  égard  qu'à  foi-même). 
Seroit  ce  dans  la  jeuneffe  ?  Mais  on 
pourroit  cnfuite  fe  défier  de  foi  ;  ce 
ne  feroit  donc  guères  que  dans  VigQ 
mûr  ;  mais  combien  d'années  ,  oij 
l'homme  a  un  fi  grand  befoin  de  frein, 
ne  fe  feront  pas  alors  écoulées  î 


DES   Journaux.      577 
Les  incrédules  font  dans  le  cas  de 
ceux  ,  qui ,  au  milieu  des  fignes  écla- 
tans  que  faifoit  Jéfus-Chrift ,  venoient 
encore  lui  demander  quelque  miracle. 
La  charité  ne  me  permet  pas  de  leur 
appliquer   dans  toute  fon  étendue   la 
réponfe    du    Sauveur  ,   qui  ,    comme 
maître  des  cœurs  ,  connoilToit  les  plus 
fecrets  fentimens  :  c'eft  à  eux-mêmes 
à  s'appliquer  ce  qu'ils  trouveront  de 
vrai  dans  cette  réponfe.  La  naiion  mé^ 
chante  i    adultère  ,  dit~il ,  demande  un 
miracle  :  mais  il  ne  lui  en  fera  point  donné 
cT autre  que  celui  de  Jonas,  Car  r^n  :ne 
Jonas  fut  dans  le  ventre  de  la  Balène 
trois  jours   Qr  trois  nuits  ,  de  même  le 
fis  de  Vhomme  fera  dans  le  fein  de  la 
terre  trois  jours  pr  trois  nuits.  Mais  fi  le 
Sauveur  croyoit  pouvoir  renvoyer  leà 
incrédules  d'alors  à  un  miracle  qui  ne 
devoir  arriver  que  dans  la  fuite ,  à  plus 
forte  raifon  renverroit-il  les  incrédules 
de  nos  jours  à  un  miracle  déjà  arrivé. 
Car  on  voit,  par  la  réponfe  de  Jéfus- 
Chrift,  que,  dédaignant  de  leur  rappeller 
tant  d'autres  fignes,  il  leur  met  comme 
devant  les  yeux  fa  réfurredlon  ,  qui 
pouvoit  feule  déformais  triompher  de 
leur  endurciflement  :  mais  que  diroit- 


57^  Extraits 
il  à  des  incrédules ,  qui ,  après  cette  ré- 
furre(5tion  ,  lui  demanderoient  encore 
quelque  nouveau  figne  ;  après  cette  ré- 
furrecftion  atteftée ,  au  milieu  des  tour- 
mens  ,  par  les  plus  fages  &  les  plus 
vertueux  de  tous  les  hommes?  (  Attef- 
tation  fi  bien  fondée  qu'elle  met  une 
forte  d'égalité  entre  nous  &  ceux  qui 
furent  témoins  des  miracles  du  Sau- 
veur.) La  réponfe  feroit  fans  doute' 
plus  foudroyante  encore  que  celle  qu'il 
fit  aux  incrédules  de  fon  tems. 

Mais  M.  Rouffeau  oublie-t-il  qu'une 
des  principales  preuves  de  la  vérité 
de  la  révélation  eft  fa  conformité  avec 
la  loi  naturelle  ,  conformité  qu'il  a  lui- 
même  reconnue  f  La  révélation  rap- 
pelle à  l'homme  les  grands  principes 
qu'il  avoit  mis  en  oubli ,  elle  renforce 
la  voix  de  fa  confcience  :  à  cet  égard 
il  n'y  a  pas  plus  de  diftance  entre 
Dieu  &  le  Chrétien  ,  qu'il  n'y  en  a 
entre  cet  Etre  fuprême  &  le  Déifie  j 
cette  multitude  d'hommes  qui  allar- 
moient  l'Auteur  difparolffent  ici  pour 
céder  la  place  au  langage  de  la  eonf- 
cience  &  de  la  Nature» 

Enfin  je  ferai  encore  une  confidé- 
ration,  c'eft  qu'avant  la  venue  de  Jéfus- 


DES    Journaux.       ^j^ 

Chrift  les  Philofophes  du  Paganifme 
fe  plaignoient  fouvenc  des  nuages  qui 
leur  interceptoient  la  Divinité.  Plaçons 
M.  RoufTeau  au  milieu  de  ces  Philo- 
fophes ;  eût-il  été  plus  éclairé  qu'eux  ? 
Ne  fe  fût-il  pas  plus  d'une  fois  écrié  : 
quel  éloignement  entre  Dieu  &'  moi  !  Au- 
jourd'hui ,  aidé  plus  qu'il  ne  croit  des 
lumières  de  la  révélation  ,  il  voit  clai- 
rement Dieu  dans  la  Nature  ;  mais  il 
tourne  en  quelque  forte  ces  lumières 
contre  Dieu  même  ;  content  de  l'a- 
voir vu  dans  fes  Ouvrages ,  il  refufe 
de  le  voir  lorfqu'il  fe  montre  de  plus 
près  ;  que  d'hommes ,  dit-il ,  entre  Dieu 
ô'  moi  / 

Je  conclus  de  toutes  ces  réflexions 
que ,  de  quelque  manière  que  l'on  en- 
vifage  ces  objedions  de  l'Auteur,  elles 
pofent  fur  des  principes  faux  &  con- 
duifent  au  Pyrrhonifme  le  plus  outré, 
Je  l'ai  déjà  dit  :  fi  l'on  veut  abfolument 
recufer  tout  témoignage  humain,  il  ne 
feroit  peut-être  pas  impoiïible  que,  dans 
le  cas  d'une  révélation  immédiate ,  il 
n'y  eût  des  incrédules  qui  en  vinlTent 
à  recufer  leur  propre  témoignage  :  car 
ce  feroit  toujours  à  certains  égards  un 
témoignage  humain.   Quand  donc  AL 


■5S0         Extraits 

Roufleau  s'écrie  ;  que  d'hommes  entre 
Dieu  ^  moi  !  on  convient  que  nous 
ne  fommes  pas  honorés^  d'une  révé- 
lation immédiate  ;  mais  ce  n'eft  point 
là  proprement  le  voile  qui  lui  dérobe 
la  Divinité  :  on  pourroit  lui  dire  à 
plus  jufte  titre  ;  que  de  préjugés  entre 
Dieu  Gr  vous  !  Voilà  le  feul  mur  qui 
vous  fépare  de  l'Etre  fupiême,  &  qu'il 
vous  faut  abattre. 

{Après  avoir fuivi  M,  Roujfeaudans 
V examen  ou  ,  pour  dijjîper  ces  préju^ 
gés y  cet  Ecrivain  paroît  vouloir  entrer:) 
Voyons  ,  dit  M,  Bitaubé  fur  les  mi- 
racles y  quels  feroient  ceux  qui  triom- 
pheroient  de  fon  incrédulité,  Il  recon-- 
noîtra  ,  dit-il ,  l'Auteur  de  la  Nature  ,Jz 
quelqu^un  ordonne  au  Soleil  de  changer 
fa  courfe ,  aux  étoiles  de  former  un  autre 
arrangement ,  aux  montagnes  de  s^appla-» 
îiir ,  aux  flots  de  s^ élever  >  à  la  terre  de 
prendre  un  autre  afpc^,  C'eft-à-dire  que, 
pour  opérer  en  lui  la  foi ,.  il  faudroit 
que  Dieu  bouleverfâc  toute  la  Nature, 
que  le  Soleil  Si  les  étoiles  prilfent  des 
routes  entièrement  oppofées  ,  que  la 
terre  changeât  de  forme  :  c'eft-à-dire 
que,  pour  convaincre  quelques  incré- 
idules  ,  qui  cependant  ne  font  c^ue  de» 


DES  Journaux.  581 
hommes  ,  (  êtres  que  M.  RoufTeau  ne 
fait  pas  profelîion  d'eftimer  beaucoup, 
&  pour  lefquels  il  vient  de  témoigner 
tant  de  me'pris ,  en  les  jugeant  indignes 
d'être  les  organes  des  volontés  divi-  ' 
nés)  ,  pour  les  convaincre  ,  dis-je,  il 
faudra  renverfer  le  Ciel  &  h  terre , 
cauler  un  ébranlement  général  ,  au 
rifque  de  tout  détruire.  Voilà  en' vé- 
rité des  prétentions  bien  modeftes,  & 
les  incrédules  donnent  de  belles  leçons 
à  la  Divinité  !  Ses  miracles  font  pour 
l'ordinaire  des  miracles  d'amour  &  de 
bienfaifance  :  mais  malheureufement 
ils  font  de  nature  à  ne  pas  influer  fur 
les  étoiles ,  à  ne  pas  confondre  tous  les 
élémens;  par  conféquent  ils  s'opèrenf 

'-  ici-bas  ,  quelquefois  fans  doute  dans 
des  chambres  ,  lorfque  les  circonftances 
le  demandent,  mais  fouvent  auffi  à  h 
vue  de  la  plus  grande  partie  des  habi- 
tons d'une  Ville  ;  de  tels  miracles  , 
dis-je  ,  ne  fauroient  frapper  les  pré-  - 
tendus  efprits-forts.  Si  Dieu  ks  avoit 

.  confultés ,  il  auroit  opéré  des  prodiges 
d'une  toute  autre  efpèce  ,  des  pro- 
diges qui, fans  doute, auroient  annon- 
cé le  plus  cruel  tyran,  mais  qui  du 
moms  auroient  triomphé  de  l'endur- 


382  Extraits 

ciflement  des  incrédules.  C'eft  ce  qu'ilsf 
prétendent  :  mais  fuppofons  que  Dieu 
eût  fait  de  tels  prodiges  ,  je  demande 
s'ils  en  croiroient  le  témoignage  hu- 
main ,  &  s'ils  ne  s'écrieroient  pas  tou- 
jours :  que  cThommes  entre  Dieu  &*  moil 
Car  quelque  grandes  que  foient  leurs 
prétentions  ,  je  ne  penfe  pas  qu'ils 
aient  le  front  d'exiger  que  Dieu  ré- 
pète à  chaque  inftant  de  femblables 
miracles ,  &  que  la  Nature  entière  foit 
fans  cefTe  bouleverfée.  Il  faudroit  donc, 
bien  que  cette  condition  leur  paroifle 
fort  dure  ,  qu'ils  s'en  rapportafTent  au 
témoignage  humain.  Mais  c'efi:  bien 
alors  qu'ils  trouveroient  des  raifons 
propres  à  renverfer  ce  témoignage.  Dé 
quelles  apoftrophes  n'accableroient-ils 
pas  l'homme  dont  ils  font  fi  peu  de 
cas  f*  »  Quoi  î  diroient-ils ,  eft-il  vrai- 
»  femblable  que  Dieu  ait  fait  jouer  de 
»  fi  grands  reflbrts  pour  opérer  le  falut 
39  d'une  fi  chétive  créature  ?  Homme 
3>  foible  !  connois  ton  néant ,  rentre 
39  dans  la  poufîîère  ;  laifle  en  repos  les 
»  étoiles ,  $:  ne  t'ingère  pas  à  troubler 
39  leur  cours.  Combien  ne  fe  recrie- 
roient-ils  pas  encore  fur  la  cruauté 
de  l'Etre  qui  auroit  opéré  de  tels 


9 
7» 


DES   Journaux*      383 

30  prodiges  7^  !  Eft-ce  là,  éiroient- ils , 
ce  maître  qu'on  nous  peint  fi  miféri- 
cordieux  P  II  brife  &:  détruit  fans  pitié 
fon  Ouvrage.  Je  crois  trop  en  lui  pour 
croire  à  des  miracles  fi  peu  dignes  de 
fes  perfeaions.  N'avoit-il  pas  quelque 
nioyen  plus  doux  pour  faire  naître  la 
foi  fur  !a  terre  ?  Ses  miracles  doivent 
être  des  miracles  de  charité'.  a>  Ceft 
ce  que  vous  diriez  alors ,  ô  Incrédules  ! 
^  c'eft  ce  que  vous  dit  en  vain  notre 
bouche  *. 

{Nous  terminons  cet  extrait ,  par  une  in- 
conféquence  que  M,  Bitaubé  relève,  à  la  fin 
de  fon  examen ,  dans  la  conduite  du  Gow 

j^er«ewr(i'£miZe.)....M.R.  a  beau  recom- 
mander à  fon  Elève  d'examiner  tout  par 
Jui-méme.  Emile  l'auroit  peut-être  fait 
avec  fuccès,fi  on  avoit  laifle  à  fa  raifoa 
la  même  liberté  qu'on  lui  avoit  ac- 
cordée dans  des  occafions  beaucoup 
moms  importantes  :  mais  il  efl  affez  na. 
turel  qu'Emile  penfe  que  ce  n'eft  pas  fans 
tondement  que  fon  maître  a  changé  de 
méthode,  &  que  ne  lui  ayant  pas  infinué 
dans  d  autres  cas ,  le  parti  qu'il  devoit 
embraffer ,  il  falloir  qu'il  fût  ici  bien  fût 
de  fon  fait  pour  réfléchir  à  fa  place  • 
amfi  en  fuppofant  qu'Emile  entre  dans 


5S4  Extraits  des  Journaux. 
l^examen  des  différentes  Religions ,  M. 
R.  a  déjà  mis  plufieurs  poids  dans  la  ba- 
lance qui  fera  pencher  la  raifon  de  fon 
Elève  vers  le  Pyrrhonifme.  Voilà  donc  '• 
encore  une  petite  inconféquence  dans  la 
conduite  du  Gouverneur,  inconféquen- 
ce qui  femble  trahir  le  deffein  fecret  de 
gagner  un  Profélyte.  Ce  feroit  en  vain 
qu'il  diroit  qu'Emile,  élevé  comme  il 
i'efl: ,  fie  fe  conduira  pas  dans  cette  oc- 
cafion  comme  d'autres  feroient  à  fa  pla- 
ce: car  avec  cet  échapatoire  M.  Rouf- 
feau  pourroit  juftifier  toutes  les  fautes 
qu'il  auroit  commifes  dans  le  cours  dô 
cette  éducation  ,  &  il  a  en  effet  allégué 
cette  raifon  en  plufieurs  rencontres.  Il 
feroit  fort  commode  pour  le  Gouver-    . 
neur  de  faire  des  faux-pas ,  &  de  fe  re- 
pofer  enfuite  fur  la  vertu  de  fon  Elève. 
Seroit-ce  là  le  moyen  de  produire  une 
éducation  parfaite  }  Ôc  û  Iq  difciple  re- 
médie fi  furement  à  tous  les  inconvé- 
niens  où  l'expofe  fon  Gouverneur ,  ne 
pourroit-il  pas  alors  fe  paffer  de  lui ,  & 
achever  feul  fon  éducation ,  avec  plus 
de  fuccès  que  fi  l'imprudent  Gouver- 
neur continuoit  d'y  préfider  ? 

Fin  du  Tome  Sixième 


é^^^ 


1^