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D E
M, RO US S EAU
DE GENEVE;
Nouvelle Édition j
Revue ^ corrigée & augmentée de plujîeurs
Pièces de différens Auteurs ^ dont partie
m réponfe a M, RousSEAU,
TOME VI,
«**^'^>J'
A NEUFCHATEL.
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mimammÊÊÊÊ^Bmm^mmaÊmmmmmmamBÊmmm^mimiÊim
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AOAMS \H^^^
AVERTISSEMENT
JLjE nombre d^ Editions qui ont
ité.faites de cette Lettre de M,
Rouf l'eau . efi une preuve iieri
fenfible de l'intérêt que tout le
monde prend a cet illuflre Ecn^
Vdin ; & notre emp^'ejjtmtnt a la
publier de nouveau ^ ne doit itrc
attribué quaufeul dejir de fucis»
faire le Public,
Cette Edition pourra être reçue
des Amateurs du Genre cntiovc
avec d' autant plus deplaifir^ qu'el-
le efi' augm.entée de beaucoup de
' Pièces analogues a cette mène
Lettre, On verra cow.m.ent les
Journalijles les plus accrédités en
AVERTISSEMENT,
ént parlé ^ Ù fi leur fcntimcnt ne
s'accorde -pas toujours avec celui
de notre Auteur , ils font au moins
obligés de lui rendre les armes , en
convenant de la fupériorité defon
génie.
ARRÊT
A R R E s T
DE LA COUR
DE PARLEMENT,
Qi^i condamne un Imprime ayant pour
titre Emile , ou de l'éducation , par
J. J. RoulTeau, imprimé à la Haye. . .
M. Dcc. LXii , à être lacéré & brull
par V Exécuteur de la Haute- Jufiice.
ExtraitdesRegistresdu Parlement.
CDu 9 Juin 17^1.
E jour , les Gens du Roi font entrés,
6^ Me. Orner JolydeFleury , Avocat du-
dit Seigneur Roi,portantla parole, ont dit:
Qu'ils déféroienr à la Cour un Imprimé
en quatre volumes in O'clavo , intitulé :
EmilCyOu de r Education ^ par J.J» Rouf'
J eau , Citoyen de Genève^ dit Imprimé
À la Haye en M, DCC. LXlL
Que cet ouvrage ne paroît compofc que
dans la vue de ramener tout à la Religion
naturelle, & que r Auteur s*occupe, dans le
plan de l'Education qu'il prétend donner
à fon Elevé, à développer ce fyftèmecri*
minel.
ij ARREST DE LA COUR
Qu'il ne prérend inftruire cet Elevé que
d'après la nature, qui eft Ton unique guide,
pour former en lui Ihomme morah qu'il
regarde toutes les Relioions comme éea-
Jement bonnes Se comme pouvant toutes
avoir leurs raifons dans le climat , dans le
Xjouvernement , dans le aénie du Peuole,
oudans quelqu'autre caule locale qui rend
Tune préférable à l'autre 3 félon les temps
ôc les lieux.
Qui! borne l'homme aux connoKîances
que l'inftindl porte à chercher , fl-.tte les
pafîions comiîie les principaux inftrumens
de notre confervation , avance qu'on peut '
erre fauve fans croire en Dieu, parce qu'il
admet une ignorance invincible delà Di-
vinité qui peut excufer l'homme; que, fé-
lon fes principes , la feule raifon eft ju^e
.dans le choix d'une Religion , lailfant à
fadifpofition la nature du culte que l'hom-
me doit rendre à l'Etre fuprcme , que cet
Auteur croit honorer en parlant avec im-
piété du culte extérieur qu'il a établi dans
la Religion, ouqnerEalifeaprefcritfous
la diredion de rEfpri&.Saint c]ui la gou«
vernp.
.Qu.e conféquemmentace fyftcme, de
n'admettrequela Religion naturelle, queir
le qu'elle [ok chez les différens Peuples ^
t)E PARLEMENT, iîj
il ofe efTayèr de détruire la vérité de l'E-
criture fainte 5c des Prophéties , la certi-
tude des miracles énoncés dans les Livres
Saints, l'jnfaillibi'iré delà révélation, l'aii-
torité de l'Eglife •, & que ramenant tout i
cette Religion naturelle, dans laquelle il
n'admet qu'unculteSc des loix arbitraires,
il entreprend de juftifier non-feulement
toutes les Religions , prétendant qu'on s'y
fauve indiftinâemenr, mais même l'infi.
délité ôc la réfiftance de tout homme a qui
l'on voudroir prouver la divinité de J. C.
de i'exiftei.ce de la Religion Chré'ienne ,
qui feule a Dieu pour auteur , &: à 1 év^atd
de lnc]utlie il porte le blafphcme jufqu'à
la donner pour ridicule , pour contradic-
toire , S: à infpirer une indifférence facri-
kge pour fes myfteres & pour ùs dog-
mes , qu'il voudroit pouvoir anéantir.
Que tels font les principes impies &c dé-
teftables que fe propofe d'établir dans fon
Ouvrage cet Ecrivain qui foumet la Reli^
gion à l'examen de la raifon , qui n'éta-
blit qu'une foi purement humaine , &: oui
n'admet de vérités &; de dogmes en ma-
tière de R'^-ligion , qu'autant qu'il plaît à
Tefprir livré à fes propres lumières , ou
plutôt à ùs égaremens , de les recevoir
ou de les rejecter.
!
îy ARREST DE LA COUR
Qu'à ces impiétés il ajoute des détails'
indécents , des explications qui blelTent la !1
bienféance ôc la pudeur , des propofitions
qui rendent à donner un caraàere fauxôc
odieux à l'autorité fouveraine , à détruire
le principe de l'obélifance qui lui eft due,
ôc à afFoiblir le refpedt éc l'amour dQS
Peuples pour leurs Rois.
Qu'ils croyent que ces traits Tuffifenc
pour donner à la Cour une idée de l'Ou-
vrage qu'ils lui dénoncent; queles rnaxi*
mes qui y font répandues forment par
leur réunion un fyftême chimérique ,
aufli impraticable dans fon exécution ,
qu'abfurcle Ôc condamnable dans fon pro-
jet. Que feroienc d'ailleurs des Sujets
élevés dans de pareilles maximes , finon
des hommes préoccupés du fepticifme
êc de la tolérance , abandonnés à leurs
palTîons , livrés aux plaifirs des fens ,
concentrés en eux-mêmes par Tamour
propre , qui ne connoitroient d'autre
voix que celle de la nature , ôc qui au
noble defir de la folide gloire , fubftirue-
roient la pernicieufe manie de la fingulari-
té } Quelles règles pour les mœurs! Quels
hommes pour la Religion & pour 1 Etar,
que des enfans élevés dans des princi-
pes qui fon: également horreur au Chréf
Ùçn §i <^u Citoyen,
DE PARLE'MENT. v
Que l'Auteur de ce Livre n'ayant
point craint de fe nommer lui-mÈme ,
ne fçauroit être trop promptement pour-
fuivi ; qu'il eft important , puifqu'il s'eft
fait connoître , que la Juftice fe mette à
portée de faire un exemple tant fur
l'Auteur que fur ceux qu'on pourra dé-
couvrir avoir concouru foit à l'impref-
fioq 5 foit à la diftnbution d'un pareil
Ouvrage diî^ne comme eux de toute fa
ri I • I
leverue.
Que c'eft l'objet des Conclufions par
écrit qu'ils lailfent à la Cour avec un
Exemplaire du Livre 5 & fe font les
Gens du Roi retirés.
lux recirés :
Vu le Livre en quatre. Tomes in-S'^.
intitulé : EmiU , ou de r Education ,
par J, J. RouJJ}au , Citoyen de Genève»
Sanabilibus cegrotamus malis *, ipfaqua
nos in re£tum natura genitos , (i emen-
dari, velimusjuvat.Senec.de Ira, Lib.
XL cap. XIIL Tom. i , 2 , 3 c^ 4. A
la Haye , che^Jean Néaulme y Libraire^
avec Privilège de Nojfeigneurs les Etats
de Hollande & Wejîfrife. Conclufions du
Procureur Général du Roi 3 ouï le Rap-
a iij
■M
xj ARREST DE LA COUR
port de M« Pierre- François !e Noîr
Confeiller ^ la matière mife en délibé-
ration :
LA COUR ordonne que ledit Livre
Imprimé fera lacéré 6c brûlé en la
Cour du Palais , au pied du grand Efca-
lier d'icclui , par l'Exécuteur de la Haute-
Juftice *, enjoint à tous ceux qui en ont
des Exemplaires , de les apporter au
Greffe de la Cour, pour y être fuppri-
més 5 fait très-exprelTes inhibitions Se
àéiQuCi^s à tous Libraires d'imprimer ,
vendre &c débiter ledit Livre, ôc à tous
Colporteurs, Diftributeurs ou autres de
le colporter ou diftribuer, à peine d'être
pourfuivis extraordinairement, 5c punis
fuivant la rigueur des Ordonnances. Or-
donne qu'à la Requête du Procureur Gé-
néral du Roi , il fera informé pardevant
le Confeiller- Rapporteur , pour les Té-
moins qui fe trouveront à Paris, Se par-
devant les Lieutenans Criminels des Bail-
liages & Sénéchauffées du RelTort , pour
les Témoins qui feront hors de ladite
Ville, contre les Auteurs , Imprimeurs
ou Diftributeurs dudit Livre ; pour , les
informations faites, rapportées & com-
muniquées au Procureur Général du Roi,
• DE PARLEMENT. vlj
être par lui requis & par la Cour ordon-
né ce qu'il appartiendra ; âc cependant
ordonne que le nommé J. J Rouiïeaa,
dénommé au Frontispice dudic Livre j
fera pris & appréhendé au corps , Se ame-
né es Prifons dé la Conciergerie du Pa-
iais , pour être ouï 5c interrogé parde-
vant ledit Gonfeilier-Rapporteur, fur les
faits dudit Livre , ^ répondre aux Con-
clufiûns que le Procureur Général entend
prendre contre lui 5 Se où ledit J. J.
RoufTeau ne pourroit être pris Se appré-
hendé, après perquificion faire de fa per-
fonne , alligné à quinzaine , fes biens
faifis Se annotés ; & à iceux CommiiTai-
res établis , jufqu'à ce qu'il ait obéi fui-
vant rOrdonnance *, Se à cet effet , or-
donne qu'un Exemplaire dudit Livre fera
dépofé au Greffe de la Cour , pour fer-
vir à rinftrudion du Procès. Ordoine
en outre que le préfent Arrêt fera imori-
mé , publié Se affiché par-tout où befoin
fera. Fait en Parlement, le neuf Juin
mil fept foixantedeux.
Signé, DUFRANG.
a iv
^iîj ARREST DE LA COVK.êic.
Et h v&ndredi il Juin ly^Zy ledit
Ecrit 5 mentionné ci-dcjfus > a été laeér&
& brûlé au pied du grand Efcalier du
Talais 5 par r Exécuteur de la Haute^
Jufiice , en préfcncc dt moi E tienne- Da^
gohrt Yj'abeauy l'un des trois principaux
Commis pour la Grand'Chambrc , ^j[fijlé.
de deux Huijjiers de la Cour,
Signé, YSABEAU,
le
MANDEMENT
DE MONSEIGNEUR
L'ARCHEVEQUE
DE PARIS;
Portant condamnation d'un Livre
qui a pour titre : Emile , ou
de l'Education ^ par J, J, Rouf-
feau ^ Citoyen de Genève, A
Amfterdam , chez Jean Néaul-
me, Libraire, 17(^2»
c
HRISTOPHE DE BEAUMONT,
par la miféricorde Divine j à par Iz
grâce du Saint Siège Apoflolique ^
Archevêque dePanSy Duc de Saint-
Cloud y Pair de France ^ Comman-
deur de l'Ordre du Saint-ECprit ^
Provifeur de Sorbonne ^ ùc, A
tous les Fidèles de notre Diocèfe :
Salut et Bénédiction.
X MANDEMENT.
Saint Paul a prédit, mes très-cherâ
Frères , qu'il viendroit des jours périlleux
ou il y aurait des gens amateurs d^cux"
mêmes j fiers ^fuperbes , hlafphèmateurs y
impies ^ calomniateurs ^ enfilés d"" orgueil y
amateurs des voluptés plutôt que de Dieu;
des hommes d'un efiprit corrompu , & per-
vertis dans la Foi [a). Et dans quel temps
malheureux cette prédid^ion s'eft-elle ac-
complie plus à la lettre que dans les nô-
tres ! L'Incrédulité, enhardie par toutes
les paiïions , fe préfente fous toutes les
formes , afin de fe proportionner , en
quelque forte, à tous les âges , à tous les
cara6teres, âtous les états. Tantôt, pour
s^infinuer dans des efprits qu'elle trouve
déjà enforcelés par la bagatelle ( ^) , elle
emprunte un ftyle léger , agréable &: fri-
vole : de-U tant de Romans également
( <2 ) Tn novifTimis diebus inftabunc tempora
periculofa : erunt homines fe ipfos amantes....
elati , fuperbi, blarphemi..., fcclefti.,.. crimi-
iiatores... tumidi & voluptatum amatores magis
Cjuàni Dei... homiues corrupti mente & reprobi
circa fidem. i. Tim. c. 3. v. i. 4. 8.
(J») Fafcinatio nugacitatis obfcurat bona»
$af. c. ^. V. 1 1,
M AN DEM E N^T. xj
obfcènes & impies, donc lebat eft d'a-
mufer l'imagination , pour féduire l'ef-
pric &■ corrompre le cœur. Taaroc , affec-
tant un air de proiondtur éc de iliblim.té
dans Tes vues , elle feint de remonter aux
premiers principes de nos connoifTinces ,
ôc prérend s'en autorifer , pour fecouer
un joug qui, félon elle, déshonore l'Ha-
manité, la Divinité même. Tantôt elle
déclame en furieufe contre le zèle de la
Religion , Ôc prêche la tolérance univer-
felle avec emportement. Tantôt enfin ,
réuniffinr tous ces divers lan^a^es, elle
mêle le férieux à l'enjouement , des maxi-
mes pures à des obfcénités , de grandes
vérités à de ^î" dindes erreurs , la Foi aa
blafphême 5 elle entreprend, en un mot,
d'accorder la lumière avec les ténèbres ,
Jefus Chrift avec Bel ial. Et tel eft fpé-
cialement , M. T. C. F. l'objet qu'on
paroîc s'être propofé dans un Ouvrage
récent, qui a pour titre : EMILE oi7
DE l'Education. Du fein de l'erreur ,
il s'efl: élevé un homme plein du langa-
ge de là Philofopiiie *, fans être vérita-
blement Philofophe : efpric doué d'une
multitude de connoiflfances qui ne l'ont
pas éclairé , & qui ont répandu des ténè-
bres dans lesaucresefprits, caractère livré
a vj
xîj M A N D E M E N T.
aux paradoxes d'opinion & de conduite 5'
alliant la (implicite des mœurs avec ie^
fafte des penfées , le zèle des maximes
' antiques avec la fureur d'établir des nou-
veautés , l'obfcurité de la retraite avec
le deiir d'être connu de tout le monde :
on Ta vu invectiver contre les fciences
qu'il cultivoit -, préconifer l'excellence de
l'Evangile , dont il détruifoitles dogmes;
peindre la beauté des vertus qu*il étei-
gnoic dans l'ame de fes Ledteurs. H s'eft
fait le Précepteur du genre humain pour
le tromper , le Moniteur public pour
égarer tout le monde, l'Oracle du fiecle
pour achever de le perdre. Dans un Ou-
vrage fur l'inégalité des conditions , il
avoit abaifTé l'homme jufqu'au rang de»
bêtes ; dans une autre production plus
récente , il avoit infinué le poifon de la
volupté en paroilTant le profcrire : dans
celui-ci 5 il s'empare des premiers mo-
mens de l'homme , afin d'établir Fem^-
pire
de rirrelieion.
o
Quelle entreprife , M. T. C. F. l Té-
dtication de la JeunefTe eît un des objets
les plus importans de la follicitude 5C
du zèle des Pafteurs. Nous favons que,
pour refermer le monde, autant que le
*■*«
MANDEMENT, xïî;
}>ermettent la foibleflfe & la corruption
de notre nature , il fufîiroit d obferver ,
fous la diredion & l'impreilion de la
grâce, les premiers rayons de la raifon hu-
maine , de les faifir avec foin ëc de les
diriger vers la route qui conduit à la vé-
rité. Par-là ces efprits , encore exempts
de préjugés , feroient pour toujours en
garde contre l'erreur ^ ces cœurs , encore-
exempts de grandes paflions , prendroient
les impreflions de toutes les vertus. Mais
à qui convient-il mieux qu'à nous & â
nos Coopérareurs dans le faint Miniftere,
de veiller ainfi fur les premiers momens
delà JeunefTe Chrétienne ; de lui diftri-
buer le laitfpirituel de. la Religion, afin
quelle croiffe pour U falut ; ( c) de pré-
parer de bonne heure , par de falutaires
leçons j à&% Adorateurs finceres au vrai
Dieu , des Sujets fidèles au Souverain,,
des Hommes dignes d'être la relTource
& l'ornement de la Patrie?
-i
Or, M. T. C. F. l'Auteur d'EMUE
(c) Sint modo geniti infantes, rationabile
iînè dolo lac concupifcite 3 ut iii eo crefcacis in
falutem. i , ?a^ c* z.
XIV M AN DE MENT.
propofe un plan d'éducation qui , loîtf
de s'accorder avec le Chriftianifme , n'eft
pas même propre à former des Citoyens,
ni des Homnîes. Sous le vain prétexte de
rendre l'homme à lui même, de défaire
de fon éieve i'éleve de la Nature , il mec
en principe une alTertion démentie, non-
feulement par la Religion , mais encore
par l'expérience de tous les Peuples , ÔC
de tous les temps. Pofons , dit» il, pour
maxime incontefîabU , que les premiers
mouvemens de la nature font toujours
droits : il ny a point de p^rverjïté origi"
nelle dans le cœur humain. A ce langage
on ne reconnoît point la dodtrine des
faintes Ecritures & de l'Eglife, touchant
la révolution qui s'eft faire dans notre
nature. On perd de vCie le rayon de la-
inière qui nous fait connoirre le myftere
de notre propre cœur. Oui , M. T. G. F.
il fe trouve en nous un mélange frappant
de grandeur & debaiïeiïe, d'ardeur pour
la vérité &c de goût pour l'erreur , d'in-
clination pour k vertu & de penchant
pour le vice : étonnant contrafte , qui , en
déconcertant la Philofophie Payenne ,
la laiffe errer dans de vaines fpéculations l
contrafte dont la révélation nous décou-
vre la fource dans la chute déplorable
MANDEMENT, x^
âe notre premier Père ! L'homme fe
fenc entraîné par une pente funefte, de
comment fe roidiroit-iî contre elle, fi fon
enfnnce n'étoic dirigée par des Maîtres
pleins de vertu , de fageile , de vigilan-
ce 5 & fi , durant tout le cours de fa vie ,
il ne faifoit lui même, fous la protec-
tion , ôc avec les grâces de fon Dieu, des
efforts puifianis ^ continuels ; Hélas l
M. T. C. F. malgré les principes de l'é-
ducation la plus faine & la plus vertueii-
fe s malgré les promeffes les plus magni-
fiques de la Religion , & les menaces les
plus terribles , les écarts de la Jeunefle ne
font encore que trop fréquents , trop
multipliés *, dans quelles erreurs , dans
quels excès , abandonnée à elle-même ,
ne fe précipireroit-elle donc pas ? C'efl
un torrent qui fe déborde malgré les di-
gues puiiïantes qu'on lui avoit oppofées :
que feroit-ce donc fi nul obftacle ne fuf-
pendoit fes flots , & ne rompoic fes ef-
forts ?
L'Auteur d'EMiiE , qui ne reconnoît
aucune Religion , indique néanmoins ,
fans y penfer, la voie qui conduit infailli-
blement à la vraie Religion. Nous , dit-il 5
qui ne voulons rien donner k V autorité ^
svj MANDEMENT,
nous , qui ne voulons rhn enfè'igner â
notre Emile , quil ne pût comprendre
de lui-même par tout pays ^ dans quelU
Religion l' élèverons-nous f à quelle Secii'
aggrégerons - nous relevé de la Nature^ ?
Nous ne V aggregerons , ni à celle - ci ,
ni a celle-là ; nous le mettrons en état d^
choijîr celle ou le meilleur uf âge de la rai'-
fon doit le conduire, Pliit à Dieu, M. T*
C. F. que cet objet eût été bien rempli \
Si TAïueur eut réellement mis fon élevé
en état de ckolfir ^ entre toutes les Reli^
gions 3 celle oîi le meilleur ufage de Ici
raijon doit conduire ^ il l'eue immanqua-
blement préparé aux leçons du Chriftia-
nifme. Car , M. T. C. F. la lumière na--
turelie conduit à la lumière évangélique^
èc le culte Chrétien eft efïentiellemeac
un culte raifonnahle (d). En effet, y?
le meilleur ufage de notre raifon ne de-
voit pas nous conduire à la révélation
chrétienne , notre Foi {Q,io\t vaine, nos
efpérances ferôient chimériques. Mais
cO'mment ce meilleur ufage de la raifoii
( d ) Rationabile obretj^uium veftr:im. '^ont,
MANDEMENT. xvi>
hous conduit il au bien ineftimable de la
Foi , & de-là au terme précieux du falut?
C'ell: à la raifon elle même que nous en
appelions. Dès qu'on reconnoît un Dieu,
il ne s'agit plus que de fçavoir s'il a dai-
gné parler aux hommes autrement que
par les impreiîions de la nature II faut
donc examiner fi les faits qui conftai:ent
la révélation , ne font pas fupérieurs a
tous les efforts de la chicanne la plus ar-
tificieufe. Cent fois Tlncrédulité a tâché
de les détruire ces faits , ou au moins
d'en affoibîir les preuves -, 6c cent fois fa
critique a été convaincue d impuidance.
Dieu , par la révélation s'eft rendu témoi-
onaae à lui-même , & ce témoignagre eft
évidemment tres-dignc de foi ( e ). Que
refte-t-il donc a l'homme qui fait/e mciU
leur ufage de fa raifon , fi non d'acquief-
cer à ce témoignage ? C'eft votre grâce ,
ô mon Dieu ! qui confomme cette œu-
vre de lumière \ c'eft elle qui détermine
la volonté , qui forme lame Chrétienne*,
mais le développement des preuves, &
{e) Teflimonia tua credibilia fa<^a funt ni-
mis, Tfal. ^2.. y. ^,
xvllj MANDEMENT.
la force des motifs , ont préalablemenï
occupé , épuré la raifon ; & c'eft dans ce
travail , auiîî noble qu'indifpenfable , que
çoniifte ce maiUeur nfage de la raifon ,
dont l'Auteur d'EMiLE entreprend de
parler fans en avoir une notion fixe & vé-
ritable.
Pour trouver la JeunefTe plus docile
aux leçons qu'il lui prépare , cet Auteur
veut qu'elle R)it dénuée de tout principe
de Pveligion. Et voilà pourquoi , félon
lui 5 connoître. U bien & h mal ^ f en tir
la raifort des devoirs de V homme , ^^ ^fl-
pas f affaire d'un enfant,,,, J'aimerois
autant^ ajoute t-il, exiger qu un enfant
eût cinq pieds de haut , que du jugtment
à dix ans, »
Sans doute, M. T. C. F. que le ju-
ment humain a (qs progrès , & ne fe
forme que par degrés. Mais s'enfuit-il
donc qu'à l'âge de dix ans un enfant ne
çonnoilTe point la différence du bien &
du mal , qu'il confonde la fagefTe avec
la folie , la bonté avec la barbarie , la
vertu avec le vice \ Quoi ! à cet âge il
ne fentira pas qu*obéir à fon père eil un
bien : que lui défobéir eft un mal '. Le
MANDEMENT, ^h
prétendre , M. T. C. F. c'eft calomnier
la nature humaine, en lui attribuant une
ftupidité qu'elle n*a point.
« Tout enfant qui croit en Dieu , dU
M encore cet auteur ^ eft Idolâtre ou
îj Anthropomorphite. >' Mais s'il eft Ido-
lâtre , il croit donc plufieurs Dieux ^ il
attribue donc la nature divine à des fimu-
lacres infenfîbles ? S'il n'eft qu'Antrhopo-
morphite, en reconnoifTant le vrai Dieu,
il lui donne un corps. Or on ne peut
fuppofer ni l'un ni l'autre dans un enfant
qui a reçu une éducation chrétienne.-
Que fi l*éducation a été vicieufe à cet
égard, il eft fouverainement injufte d'im-
puter à la Religion ce qui n'eft que la
faute de ceux qui l'enfeignent mal. Au
furplus , l'âge de dix ans n'eft point Tâge
d'un Philofophe : un enfant , quoique
bien inftruit , peut s*expliquer mal ^ mais
en lui inculquant que la Divinité neft:
rien de ce qui tombe , ou de ce qui peut
tomber fous les fens ^ que c'eft une in*
telligence infinie , qui , douée d'une Puif-
fance fuprême , exécute tout ce qui lui
plaît , on lui donne de Dieu une notion
aiïortie à la p;^rtée de fon jugement. Il
n'eft pas douteux qu'un Athée , par fes
3fx MANDEMENT.
Sophifmes , viendra facilement à bout
de tronl- 1er les idées de ce Jeune Croyant ;
mais toute l'adreiïe du Sophifte ne fera
certainement pas que cet enfant, lorf-
qu il c;oit en Dieu, foit Idolâtré ou An^
thropomorphite '^ c'eft-à-dire , qu'il ne
croye que l'exiftence d'une chimère.
L'Auteur va plus loin , M. T. C. F.
il n accorde pas même à un jeune hom^
me de quinze ans , la capacité de croire
en Dieu. L'homme ne fçaura donc pas
même à cet âge , s'il y a un Dieu , ou s'il
T\y en a point : toute la Nature aura beau
annoncer la gloire de fon Créateur , il
n'entendra rien à fon langage ! Il exiftera,
fans fçavoir à quoi il doit fon exiftence !
Et ce fera la faine raifon elle même qui
Je plongera dans ces ténèbres ! C'eftainfi,
M. T. C. F. que l'aveugle impiété vou-
droit pouvoir obfcurcir de fes noires va-
peurs , le flambeau que la Religion pré-
fente à tous les âges de la vie humaine.
Saint Auguftin raifonnoit bien fur d'au-
tres principes, quand il difoit, en par-
lant des premières années de fa jeunelTe.
M Je tombai dès ce temps-là , Seigneur ,
>5 entre les mains de quelques-ulns de
" ceux qui ont foin de vous invoquer \
MANDEMENT, xxj
« & je compris par ce qu'ils me difoienc
i) cle vous, ôc félon les idées que j'étois
>j capable de m'en former à cet âge-là,
" que vous étiez quelque chofe de grand,
9> éc qu'encore que vous fufîiez invifible,
»^ êc hors de la portée de nos fens , vous
" pouviez nous exaucer & nous fecourir.
>» Aulîi commençai-je dès mon enfance
" à vous prier , ëc vous regarder comme
« mon recours Se mon appui j Se à me-
3î fure que ma langue fe dénouoic , j em-
3^ ployois fes premiers mouvemens à
" vous invoquer >*. ( Z,/^. x. Confejl
Chap. IX. )
Continuons, M. T. C. F. de rele-
ver les paradoxes étranges de l'Autear
d'EniLE. Après avoir réduit les jeunes
gens à une ignorance fi profonde par rap-
port aux attributs Se aux droits de la Di-
vinité , leur accordera-t-il du moins l'a-
vantage de fe connoître eux-mêmes ?
Sçauront-ils fi leur ame eft une fubftance
abfolument diftinauée de la matière ? ou
le regarderont- ils comme des êtres pure-
ment m.arériels & foumis aux feules
loixduMéchanifme? L'Auteur d'EMiLS
doute qu'à dix-huit ans , il foit encore
ce^ips que fon élevé apprenne s'il a une
\
xxlj MANDEMENT.
ame : il penfe que, s^ il V apprend plu^
tôt ^ il court rijcjuc de ne le Jçavoir ja-
mais. Ne veut il pas du moins que la
JeunefTe foit fufcepcible de la connoif-
fance de fes devoirs ? Non. A l'en croire,
il ny a que des objets phyjiques qui puif*
jent intcrejjcr les enfans , fur-tout ceux
dont on n'a pas éveillé la vanité ^ &
qu^on na pas corrompus d' avance par
le poijon de [^opinion. Il veut, en con-
féquence , que tous les foins de la pre-
mière éducation foient appliqués à ce
qu'il y a dans l'homme de matériel ÔC de
terreftre : Exerce^^ , dic-il ,/o/2 corps , fes
organes , fes fcns , fes forces ; mais /«-
n^zfon ame oifive , autant qu' il fe pourra,
C'eft que cette oifiveté lui a paru nécef-
faire pour difpofer l'ame aux erreurs
qu'il fe propofoic de lui inculquer. Mais
ne vouloir enfeigner la fagede à l'honime
que dans le temps où il fera do'i^.mé
par la fuugue des pafllons nailïantes ,
n'eft-ce pas la lui préfenter dans le def-
fein quil la rejette?
Qu'une femblable éducation , M. T.
C. F. , eft oppofée à celle que prefcri-
vent de concert la vraie Religion & la
faine raifon? toutes deux veulent qu'un
MANDEMENT, xxii}
Maître fage &î vigilant épie , en quelque
forte , dans (on élevé les premières
lueurs de riiuelligence , pour l'occuper
des attraits de la vérité) les premiers
mouvemens du coeur, pour le fixer par
les charmes de la vertu. Combien en
effet n'eft-il pas plus avantageux de pré-
venir les obftacies , que d'avoir à les
furmonter ? Combien n'eft-il pas à crain-
dre que 5 fi les imprellions du vice pré-
cédent les leçons de la verra , l'homme,
parvenu à un certain âge , ne manque
de courage , ou de volonté pour réfiller
au vice ? Une heureufe expérience ne
prouve- t-elle pas tous les jours, qu'a^
près les déréglemens d'une Jeunelfe im-
prudente Se emportée , on revient enfin
2UX bons principes qu'on a reçus dans
l'enfance }
Au relie , M. T. G. F. , ne foyons
point furpris que l'Auteur d'EMiLE re-
mette à un temps {] reculé la connoif-
fance de l'exiftence de Dieu : il ne la
croit pas nécelTaire au faiur. // e/i clair,
àk il , par l'organe d'un-perfonnage chi-
rïîérique , il ejt clair qu& tel homme par^
fenujufquà la vidlUJjè , fans croire ca
xxïv MANDEMENT,
Dhu 5 m fera pas pour cela privé de fa.
prcjïnce dans l'autre vie ^ jîfon avcugU-
ment n^a point été volontaire'^ & je dis
quil ne l'eji pas toujours. Remarquez ,
M. T. C. F. qu'il ne s'agit point ici
d'un homme qui feroit dépourvu de
l'ufage de fa raifon , mais uniquement
de celui dont la raifon ne feroit point
aidée de rinfl:ru(!.l:ion. Or, une telle pré-
tention eft fouverainement ab farde ,
fur-routdansle fiftême d'un Ecrivain qui
fourient que la raifon eil abfolumenc
fiine. Saint Paul aifure , qu'entre les Phi-
lofophes Payens , plufieurs font parve-
nus , par les feules forces de la raifon,
à la connoifiTance du vrai Dieu. Ce qui
peut être connu de Dieu , dit cet Apô-
tre , leur a .été manifedé ^ Dieu le leur
ayant fait connoître : la conjidération
des chofes qui ont été faites dés la créa*
tion du Aionde leur ayant rendu vif hic
ce qui e(l invifibU en Dieu ^fa puijfance
même éternelle , & fa divinité , en forte
qu ils font fans excuj'e ; puijqu ayant
connu Dieu , ils ne Vont point glorifié
comme Dieu y & ne lui ont point rendu
grâces ; mais ils fe font perdus dans lu
vanitlde. leurs raijonnemcns y & leur ef
prit
Mandement, xxr
tnfcnjé a été obfcurci : en/e diJantfageSy
ils Jont devenus fous {/)»
Or 5 fi tel a été le crime de ces hom-
mes 5 lefquels , bien qu'afTujetris par les
préjugés de leur éducation au culte des
Idoles , n'ont pas lailTé d'atteindre à la
connoifTance de Dieu ^ comment ceux
qui n'ont point de pareils obftacles à vain-
cre , feroient-ils innocens & juftes, au
point de mériter de jouir de la préfence
de Dieu dans l'autre vie ? Comment fe-
roient-ils excufables, ( avec une raifon
faine telle que l'Auteur la fuppofe ) d'a-
voir joui durant cette vie du grand fpec-
tacle de la Nature, & d'avoir cependant
méconnu celui qui l'a créée , qui la con-
ferve & la gouverne }
( f ) Quod notum eft Dei , manlfeftum eft
in illis : Deus enim illis manifertavir. Inviiîbi-
lia enim ipfius , à creacurâ mundi , per ea qua:
fada fant, iiuelledla conrpiciantur3 fempiterna
quoque ejas virtus & divinitas : ita ut fint
inexcufabiles 5 quia ciim cognovifTent Deum ,
non fîcut Deum glorificaverunt , aut giatias
egerunt : fed evanuerunt in cogitationibus fuis,
& obfcuratum eft infîpiens cor eorum : dicen-
tes enim fe efle fapiences , ftuki facli func.
Hom, c. I. V, i<). 11.
xxvj MANDEMENT;
*
Le même Ecrivain , M. T. C. F. env*
brafTe ouvertement le Scepricifme, par
rapport à la création & à Tunité de
Dieu. Ji fçais , fait-il dire encore au
perfonnnge fuppofé qui lui fert d'orga-
ne , je jçais que le jnonde cji gouverné
par une volonté puiffante & fcige ; je le
rois 5 ou plutôt je lefens , & cela m^ im-
porte â fç avoir : mais ce même monde
cji 'il éternel , ou créé f Y a-t-il un prin^
cipe unique des chofes ? Y en a-t il deux
ou plujieurs ^ & quelle ejl leur nature ?
je n en fçais rien , & que m^ importe?..,,
je renonce à des quejiions oiJ\ufes qui
peuvent inquiéter mon amour -propre ^
mais qui font inutiles à ma conduite , &
fupérieurts à ma raifon. Que veut donc
dire cet Auteur téméraire ? Il croit que
le monde eft gouverné par une volonté
puiffante & fage : il avoue que cela lui
importe à fçavoir*, & cependant, il ne
fçait , dit-il, siln'yaquunfeulprin^
cipe des chofes , ou s'il y en a plufîenrs \
&c il prétend qu'il lui importe peu de le
fçavoir. S'il y a une volonté pui(Tnnte ÔC
fnge qui gouverne le monde , eft- il con-
cevable qu'elle ne foit pas l'unique prin-
cipe dzs chofes : £t psut- il être plus im-
MANDEMENT, xxvij
portant de fçavoir l'un que l'autre ? Quel
iangage coniradidVoire 1 11 ne fçait quelle
cji la nature, de Diqu , & bientôt après
il reconnoic que cet Etre fupicme eft
doué d'intelligence , de puiflance , de
volonté & de bonté 5 n'eft-ce donc pas- là
avoir une idée de la nature divine ? L'u-
nité de Dieu lui paroît une queftion oi-
feufe 6c fuoérieure à fa raifon , comme
fi la multiplicité des Dieux n'étoit pas
la plus grande de toutes les abfurdités.
La pluralité des Dieux , dit énergi-
quement TertuUien , cjl une nullité de.
Dieu (g). Admettre un Dieu , c'eft ad-
mettre un Etre fuprême Se indépen-
dant 5 auquel tous les autres Etres foienc
fubordonnés. Il implique donc qu'il y
aie plufieurs Dieux.
Il n*eft pas étonnant , M. T. C. F.
qu'un homme qui donne dans de pareils
écarts touchant la Divinité, s'élève con-
tre la Religion qu'Elie nous a révélée.
<Ni
{g) Deus cum fummum magnnm fit , redè
Veritas noftra pronunciavit : Deus fi non unus
cft , non eft. TertulL advsrf. Marcionem ,
/iv. I.
xxviij MANDEMENT.
A Tentendre, tontes les Révélations en
général m font que dégrader Dieu y en lui
donnant des pajjîons humaines. Loin
d^éclaircir les notions du grand Etre ,
pourfuit-il , Je vois que les dogmes par^
ticuUers les embrouillent ^ que , loin de
les ennoblir y ils les avilijjent ; quaux
myfleres inconcevables qui les environ»
nent , ils ajoutent des contradiclions ah-
furdes. C'eft bien plutôt à cet Auteur,
M. T. C. F. qu'on peut reprocher l'in-
conféquence & l'abfurdité. C'eft bien lui
qui dégrade Dieu , qui embrouille, <Sc '
qui avilit les notions du grand Etre ,
puifqu'il attaque directement fon elTen-
ce, en révoquant en doute fon unité.
Il a fenti que la vérité de la Révé-
lation chrétienne étoit prouvée par àQS
faits; mais les miracles formant une des
principales preuves de cette Révélation,
& ces miracles nous ayant été tranfmis
par la voie des témoignages, il s'écrie :
Q^uoi ! toujours des témoignages hu»
mains ! toujours des hommes qui me
rapportent ce que d^autres hommes ont
rapporte I Que d'hommes entre Dieu 6*
moi î Pour que cette plainte ^àz fenfée,
. T. C. F. , il faudroit pouvoir çon^
MANDEMENT, xxk
tlure que la Révélation eft fau(Tè dès
qu'elle n'a point été faite à chaque hom-
me en particuliei: ; il faudroit pouvoir
dire : Dieu ne peut exiger de moi que
je croye ce qu'on m'aCTure qu'il a dit ,
dès que ce n'ell pas directement à moi
qu'il a adrelTé la parole. Mais n'eft-il
donc pas une infinité de faits , même
antérieurs à celui delà Révélation chré-
tienne 5 dont il feroit abfurde de douter ?
Par quelle autre voie que par celle des
témoignages hum.ains l'Auteur lui-mê-
me a-t-il donc connu cette Sparte, cette
Athene , cette Rome dont il vante fi
fouvent ôc avec tant d'afTurance les loix ,
les mœurs , 6c les Héros ? Que d'hom-
mes entre lui Se les évenemens qui con-
cernent les origines &c la fortune de ces
anciennes Républiques ! que d'hommes
entre lui & les Hilîoriens qui ont con-
fervé la mémoire de ces évenemens !
Son Scepcicifme n'efl: donc ici fondé
que fur l'intérêt de fon incrédulité.
Qu'un homme , ajoute-c*il plus loin,,
vienne nous tenir ce langage : Mortels ,
je vous annonce les volontés du Très-
Haut : reconnoijfe:^ à ma voix celui qui
pienyoïe* S ordonne au Soleil de chan-
XXX MANDEMENT.
gerfa courfe , aux Etoiles de former un
autre arrangement , aux Montagnes de-
s'applanir^ aux Flots de s' élever ^ a la,
^ Terre de prendre un autre afpeci : à ces
merveilles qui ne reconnoîtra pas à Vinf"
tant le Maître de la Nature ? Qui ns
croiroic, M. T. C. F. que celui qui s'ex-
prime de la forte , ne demande qu'à
voir des miracles, pour être Chrétien?
Ecoutez toutefois ce qu'il ajoute : Refis
enjin , dir-il , / examen le plus impor^
tant dans la doctrine annoncée, ^^ Apres
avoir prouvé la doclrine par le miracle ^
il faut prouver le miracle par la doc^
tri ne Or , que faire en pareil cas f
Une feule chofe : revenir au raifonne*
ment ^ & lai [fer là les miracles. Mieux
eût'il valu n'y pas recourir ; c'efl: dire :
qu'on me montre des miracles , Se je
croirai : qu'on me montre des miracles,
& je refuferai encore de croire. Quelle
inconféquence , quelle abfurdité ! IViais
apprenez donc une bonne fois , M. T.
C. F. que^dans la queftion des miracles,
on ne fe permet point le fophifme re-
proché par l'Auteur du Livre de I'Edu-
CATioN. Quand une dodtrine eft recon-
nue vraie, divine , fondée fur une Ré-
véiacion certaine, on s*en un pour ju-
MANDEMENT, xxxj
ger des miracles , c*eft-à-dîre , pour re-
jerter les puécendus prodiges que des
Impoileurs voudroienc oppofer à cette
doàrine. Quand il s'agit d'une doctrine
nouvelle qu'on annonce comme émanée
du fein de Dieu, les miracles font pro-
duits en preuves j c'eft-à-dire, que ce-
lui qui prend la qualité d'Envoyé du
Très-Haut j confirme fa million, fa pré-
dication par des miracles qui font le té-
moienaae même de la Divinité. Ainiî
la dodtrine ôc les miracles font des ar-
gumens refpe^bifs dont on fait ufage ,
félon les divers points de vue où l'on fe
place dans Térude ôc dans l'enfeigne-
menr de la Reii^^ion. Il ne fe trouve la ,
ni abus du raifonnemenr , ni fophifme
i.
ridicule , ni cercle vicieux C'eil; ce qu'on
a démontré cent fois j 6c il eft probable
que l'Auteur d'EniLE n'ignore point ces
démondrations; mais, dans le plan qu'il
s'ed fait d'envelopoer de nuapes toute
Religion révélée , toute opération furna-
turelle , il nous impute malignement des
procédés qui deslionorent la raifon ; il
nous repréfente comme des enthoufîaf-
tes , qu'un faux zèle aveugle au point
de prouver deux principes l'un par l'au-
be ^ fans diverficé d'objet, ni de mé-
xxxîj mandement;
thode. Où eft donc , M. T. C. F. k
bonne - foi philofophique dont fe pare
cet Ecrivain ?
Qn croiroit qu'après les plus grands
efforts pour décréditer les témoignages
humains qui atteftent la Révélation chré-
tienne , le même Auteur y défère ce-
pendant de la manière la plus pofitive ,
la plus folemnelle. Il faut , pour vous
en convaincre , M. T. C. F. &: en même
temps pour vous édifier , mettre fous
vos yeux cet endroit de fon Ouvrage :
J'avoue que la majejîé de L'Ecriture nié'
tonne ; la fainteîé de V Ecriture parle à
mon cœur, Voye:^ Us livres des Philo^
fopkes ^ avec toute leur pompe ; qu'ils
font petits près celui-là ! fe peut - il
qu'un livre a la fois f fub lime & fifim-
plz foit l'ouvrage des hommes ? Se peut-
il que celui dont il fait Vhifioïre , nz
foit qu'un homme lui-même l Efl-ce là,
le ton d'un enthoufiafe y ou d'un am.hi^
lieux Sectaire ? Qjuelle douceur ! Quelle
pureté dans fes mœurs ! Quelle grâce
touchante dans fes infruclions / Quelle
élévation dans fes maximes / Quelle
profondefagejfe dans fes difcours! Quelle
préfcnci d'efprit ^ quelle fnefje & qudU
MANDEMENT, xxxiif
jufiiff^ dans fiS rèponfes ! Qjid cmpïr^
fîirj&s pajjions ! Ou ejt Vhommz , oh ejt
h Sage qui fçait agir , fouffrir & moU"
rirfansfoiblejfc) & fans ojientationf..,*
Oui y fi la vie & la mort de. Socratc
font d'un Sage , ta vie & la mort de
Jefus font d'un Dieu. Dirons-nous que
r/iifroire de l'Evangile efi inventée à
plaifir ?...... Ce nefl pas ainfi quoit
invente y & les faits de Socrate^ dont per*
fonne ne doute , font moins attcjîés que.
ceux de Jéfns^Chrifîo .... Il feroit plus
inconcevable que plufieurs hommes d'ac-*
cord euffcnt fabriqué ce Livre ^ quil ne
Vefi qu'un feul en ait fourni le fujet.
Jamais Us Auteurs Juifs n eu ffent trouvé
ce ton y ni cette morale ^ & l'Evangile
a des caracleres de vérité fi grands ^ fi
frappans , fi parfaitement inimitables ^
que l'Inventeur en feroit plus étonnant
que le Héros, Il feroic difficile, M. T,
C. F. de rendre un plus bel hommage à
rauthenticiré de l'Evangile. Cependant
TAuteur ne la reconnoîc qu'en confé-
quence des témoignages' humains. Ce
font toujours des hommes qui lui rap-
portent ce que d'autres hommes onc
rapporté. Que. d'hommes entre. Dieu &
lui ! Le voilà donc bien évidemmenE en
4 y»
xxxW MANDE M E N T.
concradidion avec lui-même : le voill
confondu par fes propres aveux. Par
quel étrange aveuglement a-t-il donc
pu ajouter? ^vec tout cela ce même Evan»
gik eji plein de chofes incroyables , de
chofes qui répugnent à la raifon , & quil
cjl impofjible à tout homme fenfé de con"
cevoir , ni d^ admettre» Que faire au mi^
lieu de toutes ces contradiciions f être
toujours modejîe & circonfpecl, ,. rej^
pecîer enjîlence ce quon ne fçauroit ^ ni
rejetter ^ ni comprendre , & s'humilier
devant le grand Etre qui feul fçait la
vérité, Voilà le Scepticifme involontair&
eu je fuis refîé. Mais le Scepticifme ,
M. T. C. F 5 peur il donc être involon-
taire 5 lorfqu'on refufe de fe foumettre
à la dod^rine d'un Livre qui ne fçau-
roit être inventé par les hommes ? Lor/^ \
que ce Livre porte des caradberes de vé-
rité 5 fî grands , (i trappans , fi parfai-
tement inimitables , que l'Inventeur en
feroit plus étonnant que le Héros? C'eft
bien ici qu'on peut dire que V iniquité a
menti contre elle-même ( h ).
( h ) Mentita eft ini^uitas fibi, PfaL £#«
>'. il.
MANDE M E N T. xxxv
Il femble, M. T. C. F. que cet Au-
teur n'a rejette la Révélation que pour
s'en tenir à la Reliv^ion naturelle ? C^
que Dieu veut qu'un homme fajfc , dit-
il, il m le lui fait pas dire par un au-
tre homme , il le lui dit à lui-mêmi , //
V écrit au fond de fon cœur. Quoi donc l
Dieu n'a^t-il pas écrit au fond de nos
cœurs l'obligation de fe foumettre à lui,
àhs que nous fommes sûrs que c'efl; lui
qui a parlé ? Or , quelle certitude
n'avons - nous pas de fa divine parole ?
Les faits de Socrate , dont perfonne ne
doute 5 font , de l'aveu même de l'Au-
teur d'EMiLE, moins attcftés que ceux
de Jéfus-Chrifi: La Pveligion naturelle
conduit donc elle-même à la Relî2,ion'
révélée. Mais eft- il bien certain qu'il
admette même la Religion naturelle , ou
que du moins il en reconnoilTe la nécef-
ïité ? Non , M. T. C. F. Si je me trompe^
dit-il, c^ijî de bonne- fol. Celame fu^t ^
pour que mon erreur même ne me foiî
pas imputée à crime. Quand vous vous
tromperie:^ de même , il y auroit peu de
mal à cela ; c'eft-à-dire que , félon lui ,,
il fuffit de fe perfuader qu'on eft en
poirelTion de. la v-ériié.> que cette pen-
h yjj
xxxvj MANDEMENT.
fiiafion 5 fùc-elle accompagnée des plus
monftrueufes erreurs , ne peut jamais
être un fujet de reproche j qu on doit
toujours regarder comme un homme
fage 6c religieux , celui qui , adoptant
les erreurs même de TAthéiTme , dira
qu'il eft de bonne-foi. Or , n'eft-ce pas-
lâ ouvrir la porte à toutes les fuperfti-
tions 5 à tous les (iftêmes fanatiques , a
tous les délires de TeTprit humain ? N'eft-
ce pas permettre qu il y ait dans le mori-
de autant de Religions , de cultes divins^
qu'on y compte d'habitans ? Ah! M. T.
C. F. ne prenez point le change fur ce
point. La bonne-foi n'eft eftimable, que
quand elle efi: éclairée ôc docile. 11 nous
eft ordonné d'étudier notre Religion ^
ôc de croire avec {implicite. Nous avons
pour garant des promelTes l'autorité de
l'Eglife : apprenons à la bien connoître,
ôc jettons-nous enfuite dans fon fein.
Alors nous pourrons compter fur notre
bonne-foi, vivre dans la paix , 8c atten-
dre , fans trouble, le moment de la lu-
miere éternelle.
Quelle infigne mauvalfe-foi n*éclate
pas encore dans la manière dont l'In-
crédule que nous réfutons ^ fait raifoiv-
MANDEMENT, xxxvr/
ner le Chrétien «5^ le Catholique ? Quels
difcours pleins d'ineptie ne prête- c- il
pas à i'un Ôc à l'autre , pour les rendre
méprifables ? Il imagine un Dialogue
entre un Chrétien , qu'il traite d'//z/^
pire ; dc l'incrédule , qu'il qualifie de
Raifonmur ; ôc voici comme il fait par-
ler le premier : La raifon vous apprend
que le tout efl plus grand que fa partie y
mais moi , je vous apprends de la part
de Dieu que c'ejl la partie qui efl plus
grande que le tout ; â quoi l'Incrédule
répond : Et qui êtes vous pour m^ofer
dire que Dieufe contredit? à qui croirai-
je par préférence , de lui qui rn apprend
par la raifon des vérités éternelles , oti
de vous qui m'annonce:^ de fa part une
abfurditéf
Mais de quel front , M. T. C. F*
ofe-c-on prêter au Chrétien un pareil
langage i Le Dieu de la Raifon , ^\-
Ions nous , eft aufîi le Dieu de la Ré-
vélation. La Raifon Se la Révélation font
les deux organes par lefquels il lui a plu
de fe faire entendre aux hommes, foie
pour les inftruire de la vérité , foit pour
leur intimer fes ordres. Si l'un de ces
deux organes étoir oppofé à i autre 3 il
-rxxvilj MANDEMENT.
eft conftanc que Dieu feroic en contra-
didion avec lui-même. Mais Dieu fe
contredit il , parce qu'il commande de
croire des vérités incompréhenfibles ?
Vous dites ;, ô Impies, que les dogmes,
que nous regardons comme révélés ,
combattent les vérités éternelles : mais
il ne fuffit pas de le dire. S'il vous étoit
pollible dt le prouver , il y a long- temps
que vous l'auriez fait. Se que vous au-
riez pouiîé des cris de vicboire.
La mauvaife-foi de TAuteur d'EMiLE
n'eft pas moins révoltante dans le lan-
gage qu'il fait tenir à un Catholique
prétendu. Nos Catholiques , lui fait -il
•dire , font grand bruit de V autorité ds
VEglife ; mais que gagnent-ils à cela?
S^il leur jaut un aulji grand appareil de
preuves pour établir cette autorité^ qu'eaux
autres Secles pour établir direcîement leur
docirine» UEgHjc décide que l'Eglife a
droit de décider : ne voUàt-il pas une au-
torité bien prouvée ; Qui ne croiroit , M.
T. C. F. à entendre cet Impofleur , que
l'autorité de l'Eglife n'efl prouvée que
par fes propres décidons , &C qu'elle
procède ainG : Je décide que je fuis in-
jaillibU j donc Je U fuis : imputaricr4>
M A N D E M E N T. xxxÎjs
•'caloinnieufe , M. T. CF. La conftira-
rion du Chriftianifine, l'ETprir de l'E-
vaneile , les erreurs même ôc la foibIe(îe
de refpric humain , tendent à démon-
trer que l'Eglife, établie par Jéfus-Chriftj
eft une Eglife infaillible. Nou^ adu-
rons que 3 comme ce divin Légiflateur
a toujours enfeigné la vérité, fon Eglife
l'enfeigne aufïi toujours. Nous prouvons
donc l'autorité de l'Eglife, non par lau-
rorité de l'Eglife, mais par celle de Jé-
fus Chriil : procédé non moins exadt ^
que celui qu'on nous reproche eft ridi-
cule 6c infenfé.
Ce n'efl pas d aujourd'hui , M. T. C. F»
que l'efprit d'irréligion eft un efprit d'in-
dépendance &: de révolte. Et comment^
en effet , ces hommes audacieux , qui
refufent de fe foumetrre à l'autorité de
Dieu même , refpeé^eroient-ils celle des
Rois , qui font les images de Dieu ;
ou celle des Magiftrats-, qui font les
images Ses Rois ? Songe , dit l'Au-
teur d'EMiLE à fon Elevé ,^ qu'^elk { l'ef-
pèce humaine) efi compofée eJfcnticlU'*
ment de la colUciion des peuples ; que
quand tous Us Rois . . . , , s^ JeroUnt
k M A N D E M E N T.
étés , il ny paroîtroit giûrcs , & que U^
chofcs nen Iroicnt pas plus mal,,.., Tou^
fours y die -il plus loin, la multitude
fera jacrifiU au petit nombre ; & Vinti"
rêt public , a Vintlrêt particulier : tou*
jours as noms fpécieux de jaftice & de
fubordinarion , ferviront d'injîrumens à
la violence , & d'armes à V iniquité. D'où-
il fuit ^ continue-t-il, que les Ordres dif"
tingués 5 qui fi prétendent utiles aux au-
tres ^ ne font en effet utiles quà euX'-
mêmes aux dépens des autres. Far oiiju»
ger de la confldération qui leur eji duô-
félon la jufîice & la raifon? Ainfî donc,
M. T. C. F. l'impiété o^q critiquer les
intentions de celui par qui régnent Us
Rois ( i ) : ainfi elle fe plaît à empoifon-
ner les fources de la félicité publique ,.
en foufflant des maximes qui ne tendenc.
qu'a produire Tanarchie , & tous les mal-
heurs qui en font la fuite. Mais , que-
vous dit la Religion ? Craigne^ Dieu :.
rejpecîe^ le Roi ( k )..... que tout homme.
fait foumis aux Puijfances [upérieures :
( i ) Per me reges régnant. Vrov. c. 8 v. i ji
(. A ) Dcum timete : Rcgem hojioiiiicate.. i,
f^ti c. %^ y» Jjo
MANDEMENT, xl;
car il ny a point de Puijfanct qui ne
vienne de Dieu ; & c'tjl lui qui a ctahli
toutes celles qui font dans le monde. Qui-
conque réjïjîe donc aux Puijjances , r^-
fifle à l^ ordre de Dieu ; & ceux qui y r/-
fifi^nt 5 attirent la condamnation fur
eux-mêmes (/ ),
Oui 5 M. T. C. F- dans tout ce qui e(^
de Tordre civil , vous devez obéir au
Prince, 6c à ceux qui exercent fon auto-
rité , comme à Dieu même. Les feuls
intérêts de l'Etre fnprême peuvent met-
tre è,Qs bornes à votre foumiiîion ; &
Il on vouloir vous punir de votre fidélité
à its ordres, vous devriez encore fouf-
rrir avec patience & fans murmure. Les
Néron, les Domitien eux-mêmes, qui
aimèrent mieux être les fléaux de la
Terre , que les pères de leurs peuples ,
n croient comptables qu'à Dieu de Ta-
(/) Omnis anima poteftatibus fubiimiori-
bus fubdita fît j non eft enim poteftas nifî à
Deo : qii:E autem funt , à Deo ordinatas funt.
Itaque , qui refiftic poteftati , Dei ordinarioni
relîltic. Qui autem reiîftunc, ipiî fîbi damnatio*
pcm acquiruiK, Koïïtx c^ 13. v,i. u
'slij MA N D E M E N T.
bus de leur puiiïïmce. Les ChrètUns ^ <dk
faine Auguflin , Izur obaJfoUnt dans
le temps 5 à, caufe du Dieu de VEter-^
ni té ( m).
Nous ne vous avons expofé, M. T..
C. F. qu'une partie des impiétés conte-
nues dans ce Traité de I'Education :
Ouvrage éaaiemenr digne des Anatliê-
mes de l'Eglife , & de la févérité des
Loix : &: que faut-il de plus pour vous
en infpirer une jufte horreur ? Mallieur
à vous , malheur à la fociété, fi vos en-
fans étoient élevés d'après les principes-
de l'Auteur d'EniLE. Comme il n'y a
que la Religion qui nous ait appris à con-
noitre l'homme , fa grandeur , fa mi*
fere , fa deftinée future , il n'appartient
auffi qu'à elle feule de former fa raifon.,,
de perfedionner fes mœurs, de lui procu-
rer un bonheur foîide dans cette vie &
dans l'autre. Nous fçavons , M. T. C.
F< combien une éducation vraiment chré-
tienne eft délicate & laborieufe : que de
( m ) Subdici erant proptcr Dominum seccr-
num, etiam Domiao tcir.poraii. Aug. Enarraî^.
in Vfal, 114,
MANDEMENT, xllij
lumières 5c de prudence n'exige-t elle
pas ? Quel admirable mélange de dou-
ceur &c de fermeté ! quelle fagacicc pour
fe proportionner a la différence des con-
ditions , des âges , des tempéramens ÔC
des caraderes , fans s'écarter jamais en
rien des règles du devoir ! quel zeîe de
quelle patience pour faire fructifier , dans
déjeunes cœurs, le germe précieux de
l'innocence; pour en déraciner, autant
qu'il eft: polTible , ces penchans vicieux
qui font les triftes effets de notre corrup-
tion héréditaire ^ en im mot , pour leur
apprendre, fuivantla Morale de S. Paul^
à vivre en ce monde avec tempérance y.
félon la jujtïce , & avec piété , en att~en^
dantla béatitude que nous efpérons ( n }•_
Nous difons donc , à tous ceux qui fonc
chargés du foin égalenient pénible & ho-
norable d'élever la Jeunelfe -.Plantez &ar-
rofez , dans la ferme efpérance que le
Seieneur, fécondant votre travail, don-
nera l'accroilTement , injiftei^ a temps 6»
(») Erudiens nos, ut abnegantes impietatem
S: Gecularia defideria, fobriè & juftè & piè
vivamus in hoc rjeculo , expédiantes beatana
fpeai. Tit, c. 2.. y. ix. 13,
ilUv mandement.
a contre ' temps , félon le confeil dïi
même Apôtre ; ufe^ de réprimande 5
d\xhortation , de paroles fèv ères , fans
perdre patience & fans cé[fer d'infrui^
re (o) ; fur-roiit, joignez Texemple à
rinftru6tion : l'inftrudl'ion fans l'exemple
efl: un opprobre pour celui qui la donne,
èc un fujec de fcandale pour celui qui la
reçoit. Que le pieux Se charitable Tobie
foie votre modèle 5 recommande:^ avec
foin à vos enfans , de faire des œuvres
de juflice & des aumônes , de fe foU"
venir de Dieu ^ & de le bénir en tout
temps dans la vérité ^ & de toutes leurs
forces (p ) '^ 8c votre poftérité , comme
celle de ce faint Patriarche , fera aimés
de Dieu & des hommes ( q )•
(a ") Infta opportune , imporfunè :' argue 5
obfecra , increpa in omni patientiâ , & dodrinâ.
z. Timot. c. ^. V. r. i.
( p ) Filiis vcftris mandate ut faciant juflf-
tias & eleemofynas, ut fint memores Dei & be-
nedicanc eum in omni tempore , in veritate 6c
in totâ virtute fiiâ. Tob. c. 14. v. 11,
{q ) Omnis autem cognatio ejns, & omnis
generatio ejus in bonà vitâ & in fandlâ con-
ver(atione pcrmanfît , ita ut accepri efTent tàtn
Dco , quàm hominibus ô: cundishabicacoribus
in terra. Ibid, y, i-j,.
MANDEMENT. %W
Mais en quel temps l'éducation doit-
elle commencer î Dès lespremiers rayons
de l'intelligence : ôc ces rayons font quel-
quefois prématurés. For/ne^ l'enfant à
rentrée de fa voie y dit le Sage \ dans fa
vieilleffe même il ne s \n écartera point{r) .
Tel eft en effet le cours ordinaire de
la vie humaine : au milieu du délire
des paflions, & dans le fein du liber-
tinage 5 les principes d'une éducation
chrétienne font une lumière qui fe ra-
nime par intervalles pour découvrir aa
pécheur toute Thorreur de l'abyfme où il
eft plongé 5 &lui en montrer \qs idues.
Combien, encore une fois, qui, après
les écarts d'une jeunelTe licencieufe, font
rentrés, par l'impreffion de cette lumiè-
re , dans les routes de la fagelTe , ^
ont honoré , par des vertus tardives ,
mais finceres , l'Humanité , la Patrie ^
6c la Religion !
11 Jîous refte , en fini(ïànt , M. T. C. F.
{r) Adolefcens juxta viam fuam , etiam
cùiu fenueric, non recedct ab eâ, Proy, ,c^
^1. V, 6,
5Î7J M A N D E M E N T.
à vous conjurer 5 par les entrailles Je
la miféricorde de Dieu, de vous atta-
cher inviolablement a cette Religion
fainte dans laquelle vous avez eu le bon-
heur d'être élevés*, de vous foutenircon- j
rre le débordement d'une Philofophie in-
fenfée , qui ne fe propofe rien de moins
que d'envahir l'héritage de Jéfus Chrift,
de rendre fes promelTes vaines , ôc da
le mettre au ran^ de ces Fondateurs de
Religion , dont la dodlrine frivole on
pernicieufe a prouvé l'impollure. La Foi
ii'eft méprifée, abandonnée, infultée,
que par ceux qui ne la connoillent pas,
ou dont elle e^ne les défordres. Mais les
-portes de TEnfer ne prévaudront jamais
contre elle. L'Ealife Chrétienne & Ga-
îholique eft le commencement de l'Em-
pire éternel de Jéfas-Chrift : Rien de
plus fort quelle^ s'écrie faintjean Da-
ma fcene ; cejî un rocher que les fiots
ne renv erf en t point ; ceji une montagne )
que rien ne peut détruire {/).
(/) Nihil Ecclefiâ valentius; rupe fortior
cfl: .... femper viget. Cur eam Scripcura mon-
tem appeilavic ? Unique quia everti non potcil:,
Damafc, Tarn. 2. p. 462.. 4^3«
MANDEMENT, xîvlj
A CES CAUSES, VLi le Livre qui a
'pour titre : Emile , ou de V Education^
jiar J. J. Roujjcau , Citoyen de Genève,
jî Amjhrdam , chez Jean Nèaulme , Ll-
braire^ \-j6i. après avoir pris l'avis de
plufieurs perfonnes diftingaces par leur
piété & par leur fçavoir , le faint Nom
de Dieu invoqué , Nous condamnons le-
dit Livre, comme contenant une doc-
trine abominable , propre à renverfer
la Loi naturelle , & à détruire les fon-
démens de la Religion Chrétienne , éra-
bhiïant des maximes contraires à la Mo-
rale Evangélique , tendante d troubler
■la paix des Etats , à révolter les Sujets
contre l'autorité de leur Souverain : com-
>me contenant un très-grand nombre de
proportions refpedbivement fauflTes ,
fcandaleufes , pleines de haine contre
l'Eglife &: fes Miniftres , dérogeantes
au refpedl: du à l'Ecriture Sainte & à la
Tradition de l'Eglife , erronées , im-
pies , blarphématoires & hérétiques. En
conféquence 5 Nous défendons très ex-
preflement à toutes perfonnes de notre
Diocèfe de lire ou retenir ledit Livre,
"fous les peines de droit. Et fera notre
'préfent Mandement lu au Prône des
^Iviij MANDEMENT.
Mefîes Paroiffiales des Ealifes de îa
Ville , Fauxbourgs & Diocèfe de Paris ,
publié & affiché par-tout où befoin fera. 1
Donné à Paris en notre Palais Archié-|
pifcopal 5 le vingtième jour d'Aouc mil
îept cent foixante-deux.
Signé, t CHRISTOPHE,
Archcv. de Paris.
PAR MONSEIGNEUR,
De la Touche.
ŒUVRES
DIVERSES.
IJ. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE,
A
CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
Akchevesque de Paris.
J^OuRQUOi faut-il , Monfeigneur ,
que j'aie quelque chofe à vous dire ?
Quelle langue commune pouvons-
nous parler , comment pouvons-nous
nous entendre , & qu'y a-t-il entre
vous de moi ?
Cependant , il faut vous répondre ;
c'eft vous-même qui m'y forcez. Si vous
n'eufliez attaqué que mon livre., je
vous aurois laifle dire : mais vous at-
Tome VL A
2 Œuvres
taquez auflî ma personne ; &, plus vous
avez d'autorité parmi les hommes ,
moins il m'efl: permis de me taire ,
quand vous voulez me déshonorer.
Je Jie puis m'empêcher , en com-
mençant cette Lettre , de réfléchir fur
les bifarreries de ma deftinée. Elle en a
qui n'ont été que pour moi.
J'é^ois né avec quelque talent ; le
Public l'a jugé ainfi. Cependant j'ai
pafie ma jeuneiTe dans une heureufe ob-
fcurité , dont je ne cherchois point à
fortir. Si je i'avois cherché , cela même
eût été une bifarrerie, que durant tout
le feu du premier âge je n'euile pu
réulTir , & que j'eulTe trop réullî dans
îa fuite ^ quand ce feu commença à
paiïer. J'approchois de m.a quarantième
année , & j'avois , au lieu d'une for-
tune que j'ai toujours méprifée , & d'un
nom qu'on m'a fait payer fi cher , le
repos & des amis , les deux feuls biens
dont mon cœur foit avide. Une mi-
férable queftion d'Académie m'agitant
fefprit magré moi , me jetta dans un
métier pour lequel je n'étois point
fait; un fuccès inattendu m'y montra
des attraits qui me féduifirent. Des
foules d'adverfaires m'attaquèrent fans
Diverses. 5
m'entendre , avec une étourderie qui
me donna de l'humeur , & avec un
orgueil qui m'en infpira peut-être. Je
me défendis , & , de difpute en difpùte ,
je me fentis engagé dans la carrière ,
presque fans y avoir penfé. Je me trou-
vai devenu , pour aind dire. Auteur
à l'âge où l'on celTe de l'être , & homme
de Lettres par mon mépris même pour
cet état. De? là, je fus dans le Public
quelque chofe ; mais aufli le repos de
les amis difparurent. Quels m.aux ne
fouiiris-je point avant de prendre une
ailiette plus fixe & des attachemens
plus heureux ? Il fallut dévorer mes
peines ; il fallut qu'un peu de réputa-
tion me tînt lieu de tout. Si c'efl un
dédommagement pour ceux qui font
toujours loin d'eux-mêmes , ce n'en fut
jamais un pour moi.
Si j'eufTe un moment compté fur un
bien fi frivole," que j'aurois été promp-
tement déiabufé î Quelle incondance
.perpétuelle n'ai-je pas éprouvée dans
les jugemens du Public fur mon comp-
te ! J'érois trop loin de lui ; ne m.e ju-
geant que fur le caprice ou fur l'in-
térêt de ceux qui le mènenr , à peine
deux jours de fuite avoit-iî pour moi
' Aij
4 • (E U V R E S
les mêmes yeux. Tantôt j'étois un
homme noir , tantôt un ange de lu-
niière. Je me fuis vu dans la m.éme
année vanté, fêté , recherché, même à
la Cour; puis infulté, menacé, détefté,
maudit. Les foirs on m'attendoit pour
m'affaiiiner dans les rues ; les matins
on m'annonçoit une lettre de cachet.
Le bien & le mal couloient à-peu-près
de la même fource ; le tout me venoit
pour des chanfons.
J'ai écrit fur divers fujets , miais
toujours dans les mêmes principes :
•toujours la même morale , la même
croyance , les mêmes maximes , & ,
il l'on veut , les mêmes opinions. Ce-
pendant on a porté des jugemens op-
pofés de mes livres , ou plutôt de l'Au-
teur de mes livres \ parce qu'on m'a
jugé fur les matières que j'ai traitées ,
bien plus que fur mes fentimens. Après
mon premier difcours , j'étois un hom -
me à paradoxes , qui fe faifoit un jeu
de prouver ce qu'il ne penfoit pas :
après ma lettre fur la mufîque fran-
çoife 5 j'étois l'ennemi déclaré de la
Nation ; il s'en faHoit peu qu'on ne
m'y traitât en confp'rateur ; on eût
dit que le fort de la Monarchie étoit
Diverses, f
r
bttaché à la gloire de l'Opéra : après
mon difcours fur l'inégalité , j'étois
athée "k: mifanthrope : après la lettre à
M. d'Alembert , j'étois le défenfeiir
de la morale chrétienne : après l'Hé-
loiTe , j'étois tendre & doucereux :
maintenant je fuis un impie ; bientôt
peut-être ferai~je un dévot.
I Amfi va flottant le fot public fur
mon compte , fâchant aufli peu pour-
quoi il m'abhorre , que pourquoi il
m'aimoit auparavant. Pour moi , je
fuis toujours demeuré le même ; plus
ardent qu'éclairé dans mes recherches ,
mais fîncère en tout , même contre
moi ; fimpîe & bon , mais fenfible ôc
foible ;j faifant fouvent le mal &: tou-
jours aimant le bien ; lié par l'amitié,
jamais par les chofes , de tenant plus
à mes fentimens qu'à mes intérêts ;
n'exigeant rien des hommes & n'en
voulant point dépendre , ne cédant pas
plus à leurs préjugés qu'à leurs vo-
lontés, & gardant la mi'enne aufîi libre
que ma raifon ; craignant Dieu fans
peur de l'enfer ; raifonnant fur la Re-
ligion fans libertinage ; n'aimant ni
l'impiété ni le fanatifme , mais haïiTant
les intolérans encore plus que les ef-
A iij
6 (Ë V V R E s
prits-forts ; ne voulant cacher mes fa-
çons de penfer à perfonne ; fans fard».
fans artifice en toute chofe ; difant-
mes fautes à mes amis , mes fentimens
à tout le monde , au public fes vérités;
fans flatterie & fans fiel, & me foucianc
tout aufîi peu de lo fâcher que de lui
plaire. Voilà mes crimes, & voilâmes
vertus.
Enfin laffe d'une vapeur enivrante
qui enfle fans raflafier , excédé da
tracas des oififs furchargés de leur
tems & prodigues du mien , foupirant
après un repos fi cher à m.on cœur &
fi néceflaire à mes m.aux , j'avois pofé
ïa plume avec joie. Content de ne l'a-
voir prife que pour le bien de mes
femblables , je ne leur demandois pour
prix de mon zèle que de me laifTer
mourir en paix dans ma retrai'-e , & de.
ne m'y point faire de mal. J'avois
tort ; des huifliers font venus me l'ap-
prendre : c'efi: à cette époque , oii
j'efpérois qu'alloient finir les ennuis*
de ma vie , qu'ont commencé mes plus
grands malheurs. Il y a déjà dans tout
cela quelques fingularités ; ce n'eft
rien encore. Je vous demande pardon ^
Monfcigneur , d'abufer de votre pa-
Diverses, 7
tîsnce : mais avant d'entrer dans les
difculTions que je dais avoir avec vous,,
il faut parler de ma fituation préfente ,
& des caufes qui m'y ont réduit.
Un Genevois fait imprimer un Livre
eu Hollande , & par Arrêt du Par-
lement de Paris ce Livre eft brûlé
fans refpe(!:t pour le Souverain dont ii
porte le privilège. Un Proteflant pro-
pofe en pays proteflant des obiedrions
contre l'Eglife Romaine, & il eft dé-
crété par le Parleme.it de Paris. Un
Républicain fait dans une République
des objeclions contre l'Etat Monar-
chique , & il eft décrété par le Par-
lement de Paris. Il faut que le Parle-
ment de Paris ait d'étranges idées de
fon empire , & qu'il fe croye le lé-
gitime juge du genre-humain.
Ce même Parlement , toujours û
foigneux pour les François de Tordre .
des procédures , les néglige toutes dès
qu'il s'agit d'un pauvre Etranger. Sans
favolr fi cet Etranger eft bien l'Au-
teur du Livre qui parte fon nom ,
s'il le reconnaît pour fien , fi c'eft lui
qui l'a fait imprimer ; fans égard pour
fon trifte état , fans pitié pour les maux
qu'il fauffre , an commence par le àé-
Aiv
8 (Œuvres
créter de prife de corps ; on l'eût ar-
raché de Ton lit pour le traîner dans
les mêmes prifons où pourriflent les
fcélérats ; on l'eût brûlé , peut-être
même fans l'entendre : car qui fait fi
l'on eût pourfuivi plus régulièrement
des procédures fi violemment commen-
cées & dont on trouveroit à peine un
autre exemple , mêm.e en pays d'In-
quifition ? Ainfi c'eft pour moi feul
qu'un tribunal fi fage oublie fa fagefie ;
c'èfi contre moi feul , qui croyois y
être aimé , que ce peuple , qui vante
fa douceur , s'arme de la plus étrange
barbarie ; c'eft ainfi qu'il juftifie la
préférence que je lui ai donnée fur
tant d'afyles que je pouvois choifir au
même prix ! Je ne fais comment cela,
s'accorde avec le droit des gens ; mais
je fais bien qu'avec de pareilles procé-
dures la liberté de tout hom.me , Se
peut-être fa vie , efl; à la merci dii
premier Imprimeur.
Le Citoyen de Genève ne doit rien
à des Magifi:rats injufres Se incompé-
tens , qui , fur un réquifitoire calom-
nieux , ne le citent pas , mais le dé-
crètent. N'étant point fommé de com-
paroître , il n'y efl: point obligé. L'oa
n'emploie contre lui que la force ,
& il s'y fouftrait. Il fecoue la poudre
de fes fouliers , & fort de cette terre
hofpitaliere où l'on s'emprelTe d'op-
primer le foible , & oii l'on donne des
fers à l'étranger avant de l'entendre ,
avant de favoir fi l'aéle dont on l'ac-
cufe eft puniffable , avant de favoir
s'il l'a commis.
Il abandonne en foupirant fa chère
foHtude. II n'a qu'un feul bien , mais
précieux , des amis; il les fuit. Dans
fa foibleiTe il fupporte un long voyage;
il arrive & croit refpirer dans une ter-
re de liberté ; il s'approche de fa Pa-
trie, de cette Patrie dont il s'eft tant
vanté , qu'il a chérie & honorée : l'ef-
poir d'y être accueilli le confole de fes
difgraces Que vais- je dire ? Moiî
cœur fe ferre , ma main tremble , la
plume en tombe ; il faut fe taire , 6c
ne pas imiter le crime de Cham. Qu«
ne puis-je dévorer en fecret la pius^';
amère de mes douleurs !
Et pourquoi tout cela ? Je nz dis
pas , fur quelle raifon f Mais , fur quel:
prétexte? On ofe m'accufer d'impiété f
fans fonger que le Livre où Ton ]'^
cherche eft entre ïc^^ nvalns de toiit -r
lO (E U l^ R E s
monde. Que ne donneroit-on point
pour pouvoir fupprimer cette pièce
judificative , & dire qu'elle contient
tout ce qu'on a feint d'y trouver f
Mais elle reftera , quoi qu'on faffe ; &
en y cherchant les crimes reprochés à
FAureur , la poftérité n'y verra dans-
fes erreurs mêmes que les torts d'un
ami de la vertu.
J'éviterai de parler de mes contem-
porains ; je ne veux nuire à perfonne.
Mais l'Athée Spinofa enfeignoit pai-
fiblement fa dodrine ; il iaifoit fans
obflacle imprimer fes Livres, on les dé-
bitoit publiquement; il vint en France,
& il y fut bien reçu ; tous les Etats
lui étoient ouverts , par- tout il trou-
voît prote(5lion ou du moins fureté;
les Princes lui rendoient des honneurs,
lui offroient des châtres ; il vécut &
mourut tranquile, & même confidéré.
Aujourd'hui , dans le flècle tant célé-
bré de la philofophie , de la raifon ,
de l'humanité ; pour avoir propofé avec
circonfpeélion , même avec refped: &
pour Famour du genre-humain, quel-
ques doutes fondés fur la gloire même
de l'Etre fuprême , le défenfeur de la
f aufe de Dieu , flétri > profcrit , poiu:-
T) I V £ R s s s, îl
iliivi d'Etat en Etat , d'afyie en afyie ,-
fans égard pour fon indigence , fans
pitié pour fes infirmités , avec achar-
nement que n'éprouva jamais aucun
malfaiteur, & qui feroit barbare , même
contre un homme en fanté , fe voit
interdire le feu èc l'eau dans l'Europe
prefque entière ; on le chafTe du mi-
lieu des bois ; il faut toute la fermeté
d'un Proteâreur illuftre & toute la.
bonté d'un Prince éclairé pour le laiP
fer en paix au fein des montagnes. Il
eût pafTé le refte de fes malheureux
jours dans les fers ; il eût péri , peut-
être, dans les fupplices , fi , durant le
premier vertige qui gagnoit les Gou-
vernemens , il fe fût trouvé à la merci
de ceux qui l'ont perfécuté.
Echappé aux bourreaux il tomb^
dans les mains des Prêtres ; ce n'eft
pas là ce que je donne pour étonnant t
mais un homme vertueux qui a VdLxnc
aufiî noble que la nailTance , un ilîul—
tre Archevêque qui devroit réprimer
leur lâcheté , l'autorife ; il n'a pas-
honte , lui qui devroit plaindre îs?
opprimés , d'en accabler un dans le
fort de fes difgraces ; il lance ,, hih
Prélat catholique un Mandement coii->
Avf
12 ^ U V R £ S
tre un Auteur proteftant ; Il monte
fur fon Tribunal pour examiner cQ*n-
me Juge la dodrine particulière d^un
hérétique ; & , quoiqu'il damne indif-
tinérement quiconque n'ell pas de fon
Eglife, fans permettre à l'acculé d'errer
à fa mode , il lui prefcrit en quelque
forte la route par laquelle il doit aller
en Enfer. Aufli-tôt le refte de fon
Clergé s'empreffe , s'évertue , s'achar-
ne autour d'un ennemi qu'il croît ter-
raffé. Petits & grands , tout s'en mêle ;
le dernier Cuiftre vient trancher du
capable , il n'y a pas un fot en petit
collet , pas un chétif habitué de Pa-
roiffe qui, bravant à plainr celui contre
qui fDnt réunis leur Sénat & leur Eve-
que , ne veuille avoir la gloire de lui
porter le dernier coup de pied.
Tout cela, Monfeigneur, forme un
concours dont je fuis le feul exemple ;
& ce n'eft pas tout Voici, peut-
être , une des fituations les plus dif-
ficiles de ma vie ; une de celles où la
vengeance & l'amiour-propre font les
plus aifés à fatisfaire , & permettent
le mxoins à l'homme juflie d'être mo-
déré. Dix lignes feulement , & je
couvre mes perfécuteurs d'un ridicule
D I V e R s £ s. 1^
înefifaçable. Que le public tie peut-il
favoir deux anecdotes , fans que je
les dife ! Que ne connoît-il ceux qui
ont médité ma ruine , & ce qu'ils ont
fait pour l'exécuter ! Par quels mé-
prifables infedes , par quels ténébreux
moyens il verroit s'émouvoir les Pui(^
fances ! Quels levains il verroit s'é-
chauffer par leur pourriture & mettre
le Parlement en fermentation ! Par
quelle rifible caufe il verroit les Etats
de l'Europe fe liguer contre le fils
d'un horloger ! Que je jouïrois avec
plaifir de fa furprife , fi je pouvois
n'en être pas l'inftrument !
Jufqu'ici ma plume , hardie à dire
la vérité , mais pure de toute fatyre ,
n'a jamais compromis perfonne ; elle
a toujours refpecfté l'honneur des au-
tres , même en défendant le mien.
Irois-je, en la quittant, la fouiller de
médifance , & la teindre des noirceurs
de mes ennemis ? Non , lailTons-leur
l'avantage de porter leurs coups dans
les ténèbres. Pour moi, je ne veux me
défendre qu'ouvertement , & même je
ne veux que me défendre. Il fuffit
pour cela de ce qui eft fû du public.
ï<^ Œuvres
ou de ce qui peut î'étre fans que par*
fonne en foiî o'^oïïïé.
Une chofe étonnante de cette ef-
pèce , & que je puis dire , eft de voir
l'intrépide Chrillophe de Beaumont ,
qui ne fait plier fous aucune puiflance
ni faire aucune paix avec les Janfé-
niftes , devenir , fans le favoir , leur fa-
tellite & i'inftrument de leur animo*
fité ; de voir leur ennemi le plus ir-
réconciliable févir contre moi pour
avoir refufé d'embraîTer leur parti ,
pour n'avoir point voulu prendre la
plume contre les Jéfuites , que je n'ai-
me pas , mais dont je n'ai point à me
plaindre , & que je vois opprimés.
Daignez , Monfeigneur , jetter les yeux
fur le fixième Tome de la nouvelle
Héloïfe , première édition ; vous trou-
verez dans la note de la pa»ge 138 (a)
îa véritable fource de tous mes mal-
heurs. J'ai prédit dans cette note ( car
je me mêle aufid quelquefois de pré-
dire ) qu'auffi-tôt que les Janféniftes
{a) Page iSz de la nouvelle édition , fai-
fapt le tome VI des Oeuvres 'y note du Libraire.
feroient les maîtres , ils feroient plus
intolérans & plus durs que leurs en-
nemis. Je ne favois pas alors que ma
propre hiftoire vérifieroit fi bien ma
prédiâ:ion. Le fil de cette trame ne
feroit pas difficile à fiiivre à qui fau-
roit comment mon Livre a été dé-
féré. Je n'en puis dire davantage fans
en trop dire , mais je pouvois au moins
vous apprendre par quels gens vous
avez été conduit fans vous en douter*
Croira-t-on que , quand mon Livre
n'eût point été déféré au Parlement ,
vous ne l'eufliez pas moins attaqué ?
D'autres pourront le croire ou le dire ;
mais vous dont la confcience ne fait
point fouifrir le menfonge , vous ne
le direz pas. Mon difcours fur l'iné-
galité a couru votre Diocèfe, & vous
n'avez point donné de Mandement. Ma
lettre à M. d'Aîembert a couru votre
Diocèfe , & vous n'avez point donné
de Mandement. La nouvelle Héloïfe a
couru votre Diocèfe , & vous n'avez
point donné de Mandement. Cepen-
dant tous ces Livres , que vous avez
lus , puifque vous les jugez » refpirent
les mêmes maximes \ les mêmes ma-
nières de penfer n'y font pas plus dé-_
1(5 (R U V K E s
gulfées : fi le fujet ne les a pas rendu
fufceptibles du même développement ,
elles gagnent en force ce qu'elles per-
dent en étendue , & Ton y voit la
profeiïion de foi du Vicaire Savoyard.
Pourquoi donc n'avez-vous rien dit
alors? MonfeigneurjVOtre troupeau vous
étoit-il moins cherf' Goûtoit-il moins
mes Livres? Etoit-il moins expofé à
l'erreur ? Non : mais il n'y avoir point
alors de Jéfuites à profcrire ; des traî-
tres ne m'avoient point encore enla-
cé dans leurs pièges ; la note fatale n'é-
toit point connue, & quand elle le fut,
le Public avoit déjà donné fon fuffrage
au Livre : il étoit trop tard pour faire
du bruit. On aim.a mieux différer , on
attendit l'occafion , on l'épia , on la
faifit , on s'en prévalut avec la fureur
ordinaire aux dévots ; on ne parloit que
de chaînes & de bûchers ; mon Livre
étoît le tocfin de l'Anarchie & la trom-
pette de l'Athéifme ; l'Auteur étoit un
monftre à étouffer; on s'étonnoit qu'on
l'eût fi longtems laiffé vivre. Dans
cette rage univerfelle , vous eûtes
honte de garder le filence : vous ai-
mâtes mieux faire un ade de cruauté»
que d'être accufé de manquer de zèle>
Diverses. 17
ti fervir vos ennemis que d'effuyer
leurs reproches. Voilà, Monfeigneur,
convenez-en , le vrai motif de votre
Mandement ; & voilà , ce me femble ,
un concours de faits afTez finguliers
pour donner à mon fort le nom de
bifarre.
Il y a longtems qu'on a ftibftitué
des bienféances d'état à la juflice. Je
fais qu'il eft des circonftances malheu-
reufes qui forcent un homme public
à févir malgré lui contre un bon Ci-
toyen. Qui veut être modéré parmi
des furieux s'expofe à leur furie , &
je comprends que, dans un déchaîne'
ment nareil à celui dont je fuis la
Vîdime , il faut hurler avec les loups ,
ou rifquer d'être dévoré. Je ne me
plains donc pas que vous ayez donné
un Mandement contre mon Livre ,
mais je m.e plains que vous l'ayez doa-
né contre ma perfonne avec auflî peu
d'honnêteté qu3 de vérité ; je me
plains qu'iurorifant par votre propre-
langage celui que vous me reprochez
d'avoir wÂs dans la bouche de l'info
pire , vous m'accabliez d'injures qui ,
fans nuire à ma caufe , attaquent mon
honneur ou plutôt le vôtre » je m©
l8 (R U V R E s
plains que de gaieté de cœur, fans
raifon , fans nécefîité , fans refpeâ: , an
moins pour mes malheurs ., vous m'ou-
tragiez d'un ton fi peu digne de votre
caradère. Et que vous avois-je donc
fait , moi qui parlai toujours de vous
avec tant d'eftime ; moi qui tant de
fois admirai votre inébranlable fer-
meté, en déplorant , il eft vrai , l'ufage
que vos préjugés vous en fefoient fai-
re ; moi qui toujours honorai vos
mœurs , qui toujours refpedai vos ver-
tus , & qui les refped:e encore , aujour-
d'hui que vous m'avez déchiré ?
C'eft ainfi qu'on fe tire d'affaire
quand on veut quereller & qu'on a
tort. Ne pouvant ré ou ire mes ob-
jections , vous m'en avez fait des
crimes ; vouo avez cru m'av*lir en me
maltraitant , & vous vous êtes trom-
pé ; fans affolblir mes raifons , vous
avez înréreifé les cœurs généreux à
mes difgraces ; vous avez fait croire
aux gens fenfés qu'on pouvoit ne pas
bien iuger du I/ivre , quand on jugeoit
fi mr.l de l'Auteur.
. Monfeigneur, vous n'avez été pour
moi ni humain, ni généreux ; &, non
feulement vous pouviez l'être fajns
Dtvsrsms, ip
m'épargner aucune des chofes que
vous avez dites contre mon ouvrage,
mais elles n'en auroient fait que mieux
leur effet. J'avoue auflî que je n'avois
pas droit d'exiger de vous ces vertus ,
ni lieu de les attendre d'un homme d'E-
glife. Voyons fî vous avez été du
moins équitable & jufte ; car c'eft un
devoir étroit impofé à tous les hom-
mes , & les Sains mêmes n'en font pas
difpenfés.
Vous avez deux objets dans votre
Mandement : l'un de cenfurer mon
Livre ; l'autre , de décrier ma per-
fonne. Je croirai vous avoir répondu,
C je prouve que partout où vous m'a-
vez réfuté , vous avez mal raifonné ^
& que partout où vous mWez infuî-
té, vous m'avez calomnié. Mais quand
on ne marche que la preuve à la main;
quand on efl: forcé par l'importance du
fujet & par la qualité de l'adverfaire
à prendre une marche pefante & à
fuivre pied à pied toutes fes cenfures ,
pour chaque mot il faut des pages ;
& tandis qu'une courte fatyre amufe §
une longue défenfe ennuie. Cepen-
dant il faut que je me défende ou que
je refte chargé par vous des p4us fauftes
20 m V f R E S
imputations. Je me défendrai donc :
mais je défendrai mon honneur plu-
tôt que mon Livre. Ce n'efl: point la
profeiîion de foi du Vicaire Savoyard
que j'examine , c'eft le Mandement de
l'Archevcque de Paris, & ce n'eft que
le mal qu'il dit de l'Editeur qui me
force à parler de l'ouvrage. Je me
rendrai ce que je me dois , parce
que je le dois; mais fans ignorer que
c'efi: une pofition bien trifle que
d'avoir à fe plaindre d'un homme plus
puiflant que foi , & que c'eft une bien
fade ledure que la juftification d'ua
innocent.
Le principe fondamental de toute
morale , fur lequel j'ai raifonné dans
tous mes Ecrits , & que j'ai développé
dans ce dernier avec toute la clarté
dont j'étols capable , efl: que l'homme
eft un être naturellement bon , aimant
la juftice & l'ordre ; qu'il n'y a point
de perverfité originelle dans le cœur
humain , & que les premiers mouve-
mens de la nature font toujours droits.
J'ai fait voir que l'unique palîîon qui
naifle avec l'homme , favoir l'amour-
propre , eft une palîîon indifférente
en elle-même au bien & au mal ;
D I r £ R s £ s» 21
qu'elle ne devient bonne ou mauvaife
que par accident & félon les circonf-
tances dans lefquelles elle le déve-
loppe. J'ai montré que tous les vices
qu'on impute au cœur hum.ain ne lui
font point naturels ; j'ai dit la ma-
nière dont ils naifîent ; j'en ai , pour
ainfi dire , fuivi la généalogie , de j'ai
fait voir comment , par l'altération
fuccefTive de leur bonté originelle ,^
les hommes deviennent enfin ce qu'ils
font,
J'ai encore expliqué ce que j'en-
tendois par cette bonté originelle qui
ne femble pas fe déduire de l'indif-
férence au bien & au mal naturelle
à l'amour de foi. L'homme n'efl: pas
un être fimple ; il eft compofé de deux
fubftances . Si tout le monde ne con-
vient pas de cela , nous en convenons
vous & moi i^ & j'ai tâché de le prou^
ver aux autres. Cela prouvé , l'amour
de foi n'eft plus une paffion limple 5
mais elle a deux principes , favoir ,
l'être intelligente: l'être fenfitif ,dont
le bien-être n'efl: pas le mêm^e. L'ap-
pétit des fens tend à celui du corps 5
& l'amour de l'ordre à celui de l'ame
Ce dernier amour développé & rendu
22 (E V V R E S
adif porte le nom de confcience ; maïs
la confcience ne fe développe & n'a-
git qu'avec les lumières de l'homme.
Ce n'eft que par ces lumières qu'il
parvient à connoître l'ordre , & ce
n'eft que quand il le connoît que fa
confcience le porte à l'aimer. La conf^
cience eft donc nulle dans l'homme
qui n'a rien comparé , & qui n'a point
vu fes rapports. Dans cet état l'homme
ne connoît que lui ; il ne voit Ton bien-
être oppofé ni conforme à celui de-
perfonne ; il ne hait ni n'aime rien ;
borné au feul inftind phyfique , il eft
nul , il eft béte ; c'eft ce que j'ai fait
voir dans mon difcours fur l'inégalité.
Quand, par un développement dont
j'ai montré le progrès , les hommes
commencent à jetter les yeux fur leurs
femblableSjils commencent auiîi à voir
leurs rapports & les rapports des cho-
fes , à prendre des idées de conve-
nance , de juftice & d'ordre ; le beau
moral commence à leur devenir fen-
fîble & la confcience agit. Alors ils
ont des vertus ; & s'ils ont aufîî des
vices , c'eft parce que leurs intérêts fe
croifent & que leur ambition s'éveille,
à mefure que leurs lumières s'étendent.
Diverses, 25
Maïs tant qu'il y a moins d'oppofition
d'intérêts que de concours de lumières,
les hommes font effentiellement bons.
Voilà le fécond état.
Quand enfin tous les intérêts par-
ticuliers agités s'entrechoquent , quand
l'amour de foi mis en fermentation de-
vient amour-propre , que l'opinion ,
rendant l'Univers entier néceflaire à
chaque homme , les rend tous enne-
mis nés les uns des autres & fait que
nul ne trouve fon bien que dans le
mal d'autrui : alors la confcience , plus
foibîe que les pallions exaltée^, efl étouf^
fée par elles , & ne refte plus dans la
bouche des hommes qu'un mot fait
pour fe tromper mutuellement. Cha-
cun feint alors de vouloir facrifier ks
intérêts à ceux du public , & tous men-
tent. Nul ne veut le bien public que
■quand il s'accorde avec le fien ; auffî
cet accord eft-il l'objet du vrai poli-
tique qui cherche à rendre les peuples
heureux & bons. Mais c'efl: ici que je
commence à parler une langue étran-
gère , auiîi peu connue des Lecteurs
que de vous.
Voilà , Monfeigneur , le troi/ième
& dernier terme , au-delà duquel rien
24 ^ ^' V R E s
ne refle à faire , Se voilà comment;
l'homme étant bon , les hommes de-
viennent méchans. C'eft à chercher
comment il faudroit s'y prendre pour
les empêcher de devenir tels , que j'ai
confacré mon Livre. Je n'ai pas affir-
mé que dans l'ordre ad:uel la chofe
fût abfolument pofTible ; mais j'ai bien
affirmé & j'affirme encore , qu'il n'y a ,
pour en venir à bout , d'autres moyens
que ceux que j'ai propofés.
Là-defTus vous dites que mon plan
d'éducation , (b) loin de s'^ accorder avec
le Chriftianifme , neft pas même propre
à faire des Citoyens ni des hommes ;
& votre unique preuve eft de m'op-
pofer le péché originel. Monfeigneur,
il n'y a d'autre moyen de fe délivrer
du péché originel & de fes effets , que
le baptême. D'où il fuivroit , félon
vous , qu'il n'y auroit jamais eu de
Citoyens ni d'hommes que des Chré-
tiens. Ou niez cette confequence , ou
convenez que vous avez trop prouvé.
Vous tirez vos preuves de fî haut
{h) Mandement in-4''. page 5. in-iz ,
pag. X.
que
Diverses, sj
que vous me forcez d'aller aufli cher-
cher loin mes réponfes. D'abord il s'en
faut bien , félon moi , que cette doc-
trine du péché originel , fujette à des
difficultés fi terribles , foit contenue
dans l'Ecriture ni fi clairement ni fi
durement qu'il a plu au rhéteur Au-
guftin & à nos Théologiens de la bâ-
tir ; de le moyen de concevoir que
Dieu crée tant d'ames innocentes de
pures , tout exprès pour les joindre à
des corps coupables , pour leur y faire
contrader la corruption morale , &
pour les condam.ner toutes à l'enfer ,
fans autre crime que cette union qui
eft Ton ouvrage ? Je ne dirai pas fi
( comme vous vous en vantez ) vous
éclairciflez par ce fyftême le myftère
de notre cceur , miais je vois que vous
obfcurciflez beaucoup la juflice &' la
bonté de l'Etre fuprême. Si vous levez
une objeâ:ion , c'eft pour en fubRi-
tuer de cent fois plus fortes.
Mais au fond que fait cette dodinne
à l'Auteur d'Emile ? Quoiqu'il ait cru
fon livre utile au genre-hum.ain , c'eft
à des Chrétiens qu'il l'a deftiné ; c'eft
à des hommes lavés du péché originel
Tomç VL B
2»o Œuvres
& de {es effets , du moins quant à
Tame , par le Sacrement établi pour
cela. Selon cette même doélrine , noiw
avons tous dans notre enfance recou-
vré l'innocence primitive ; nous fom-
mes tous fortis du baptême auiîi fains
de cœur qu'Adam fortit de la main
de Dieu. Nous avons , direz-vous ,
contraire de nouvelles fouillures : mais
puifque nous avons commencé par en
être délivrés , comment les avons-nous
derechef contrariées ? Le fang de
Chrifl n'eft-il donc pas encore aflez
fort pour effacer entièrement la tache ?
ou bien feroit-elle un effet de la cor-
ruption naturelle de notre chair ? com-
me (i , même indépendemment du pé-*
ché originel , Dieu nous eût créé cor^
rompus , tout exprès pour avoir le
plaifir de nous punir ! Vous attribuez
au péché originel les vices des peuples
que vous avouez avoir été délivrés du
péché originel ; puis vous me blâmez
d'avoir donné une autre origine à ces
vices. Efl-il jufle de me faire un crime
de n'avoir pas auffi mal raifonné que
vous ?
On pourroit , il efl: vrai ;, mç dire
Diverses. 27
que ces effets que j'attribue au bap-
tême C c ) ne paroifTent par nul figne
extérieur ; qu'on ne voit pas Iqs Chré-
tiens moins enclins au mal que les In-
fidèles ; au lieu que , félon moi , la
malice infufe du péché devroit fe mar-
quer dans ceux-ci par des différences
fenfibles. Avec les fecours que vous
avez dans la morale évangélique, ou-
tre le baptême , tous les Chrétiens ,
pourfuivroit-on , devroient être des
Anges ; & les Infidèles , outre leur
corruption originelle , livrés à leurs
ic) Si Ton difoit, avec le Dodeur Tho-
mas Burnet , que la corruption & la morta-
lité de la race humaine , fuite du péché ci'A-
dam , fut un effet naturel du fruit défendu ; que
cet aliment contenoit des fucs venimeux qui
dérangèrent toute Téconomie animale , qui ir-
ritèrent les paflîons , qui atfoiblirent Tentende-
nient , & qui portèrent partout les principes du
vice & de la mort : alors il faudroit convenir
que la nature du remède devant fe rapportera
celle du mal, le baptême devroit agir phyfique-
ment fur le corps de l'homme , lui rendre la
Iconfticution qu'il avoit dans l'état d'innocence ,
'&, finon fimmortalité qui en dépendoit , du
moins tous les effets moraux de l'économie
tiQ-male rétatalie,
Bij
zS Œuvres
cultes erronés , devroient être des Dé-
mons. Je conçois que cette difficulté
preiTée pourroit devenir embarraflante :
car que répondre à ceux qui me fe-
roient voir que , relativement au genre-
hiunain , l'eftet de la rédemption faite
à fi haut prix , fe réduit à-peu-près à
rien ?
Mais , Monfeigneur , outre que je
ne crois point qu'en bonne Théologie
on n'ait pas quelque expédient pour
fortir de-là ; quand je conviendrois que
le baptême ne remédie point à la cor-
ruption de notre nature , encore n'en
auriez- vous pas raifonné plus foîide-
ment. Nous fommes , dites-vous , pé-
cheurs à caufe du péché de notre pre-
mier père ; mais notre premier père
pourquoi fut-il pécheur lui-même ?
Pourquoi la même raifon par laquelle
vous expliquerez Ton péché, ne feroit-
elle pas applicable à Tes defcendans
fans le péché originel , & pourquoi
faut-il que nous imputions à Dieu une
injuftice , en nous rendant pécheurs &
punifTables par le vice de notre naif-
fance , tandis que notre premier père
fut pécheur & puni comme nous fans
cela? Le péché originel explique tout,
D I V E R s E r, 2p
excepté fan principe , & c'efl ce prin-
cipe qu'il s'agit d'expliquer.
Vous avancez que , par mon prin-
cipe à moi, (d) ton perd de vile lé
rayon de lumière qui nous fait connohre
le niyjîère de notre propre cœur ; &
vous ne voyez pas que ce principe »
bien plus univerfel , éclaire même la
faute du premier homme ( e ) que le
{à) Maniement y m-/^'".)-^?i^e ^. in-ii. ,
page xi.
{e) Regimbet contre une défenfe inutile &
arbitraire eft un penchant naturel , mais qui ,
loin d'être vicieu:: en lui-mênie , eil contorme
â l'ordre des chofes Sz a la bonne confliiutica
de l'homme ; puifqu'il feroit hors d'état de Te
conferver , s'il n'avoit un amour trcs- vif pour
lui - même & pour le maintien de tous fes
droits , tel qu'ils les a reçus de la nature. Ce-
lui qui pourroit tout, ne voudroit que ce qui
lui feroit utile; mais un être foible donc la loi
reftrcint & limite encore le pouvoir , perd une
partie de lui-même , & reclame en fon cœur ce
qui lui eft oté. Lui faire un crime de cela , fe-
roit lui en faire un d'être lui & non pas un
autres ce feroit vouloir en même tems qu'il
fdt & qu'il ne fiit pas. Auflî l'ordre enfreint par
Adam me paroît-il moins une véritable défenfe
qu\m avis paternel; c'eft un avertifîement de
s'abftcnir d'un fruit pernicieux qui donne la
. Biij
'qo (E u r R "E S
vôtre lalfle dans robfcurlté. Vous ne
favez voir que l'homme dans les mains
du Diable , & moi je vois comment
il y eft tombé ; la caufe du mal efl: ,
mort. Cette idée ell affurémént plus conforme
à ceile qu'on doit avoir de la bonté de Dieu
ôc même au texte de la Genèfe, que celle qu'il
plaît aux Dofteurs de nous prefcrire : car quant
à la menace de la double mort , on a fait voir
que ce mot morte morierls n'a pas l'emphafe
qu'ils lui prêtent , & n'eft qu'un hébraïfme em-
ployé en d'autres endroits où cette emphafe ne
peut avoir lieu.
îi y a de plus , un motif fî naturel d'indul-
gence &c de commifération dans la rufedu ten-
tateur & dans la féduftion de la femme , qu'à
confidérer dans toutes fes circonftances le pé-
ché d'Adam, l'on n'y peut trouver qu'une faute
des plus légères. Cependant, félon eux , quelle
effroyable punition I II eft même impo/Iible
d'en concevoir une plus terrible ; car quel châ-
timent eût pu porter Adam pour les plus grands
crimes , que d'être condamné , lui & toute fa
race , A la mort , en ce monde , & à paffer l'é-
ternité dans l'autre dévorés des feux de l'en-
fer ? Eft-ce là la peine impofée par le Dieu de
miféricordeà un pauvre malheureux pour s'être
laiffé tromper ? Que je hais la décourageante
doftrine de nos durs Théologiens ! Si j'étois un
moment tenté de l'admettre, c'eft alors que je
croirois blafphémer.
Diverses^ 51
félon vous , la nature corrompue , &
cette corruption même eft un mal
dont il falloit chercher la caufe. L'hom-
me fut créé bon ; nous en convenons ,
je crois , tous les deux : mais vou^
dites qu'il eft méchant , parce qu'il a
été méchant ; & moi je montre com-
ment il a été méchant. Qui de nous ,
à votre avis , remonte le mieux au
principe ?
Cependant vous ne laifTez pas de
triompher à votre aife , comme (i vous
m'aviez terrafle. Vous m'oppofez com-
me une objedion infoluble ( f) ce mé-
lange frappant de grandeur ù* de haf^
fejfe , d'ardeur pour la vérité Gr de
goût pour r erreur ^ d'inclination pour
la vertu G* de penchant pour le vice ,
qui fe trouve en nous. Etonnant con-
trajîe , a joutez- vous , qui déconcerte la
philofophie payenne , êf la laijje errer
dans de raines fpéculations !
Ce n'eft pas une vaine fpéculationi
que la théorie de l'homme , lorf-
qu'elle fe fonde fur la nature , qu'elle
marche à l'appui des faits par des con-
{f) Mandement fin-^^. pa^. 6. m-12., p. xi.
Biv
52 Œuvres
féquences bien liées , & qu'en nous
menant à la fource des paillons , elle
nous apprend à régler leur cours. Que
fi vous appeliez philofophie payenne
la profeîllon de foi du Vicaire Sa-
voyard , je ne puis répondre à cette
imputation , parce que je n'y com-
prends rien (g) ; mais je trouve plaifant
que vous empruntiez prefque fes pro-
pres termes , (h) pour dire qu'il n'ex-
plique pas ce qu'il a le mieux ex-
pliqué.
Permettez , Monfeigneur , que je
remette fous vos ycux la conclufion
que V0U2 tirez d'une objedion fi bien
difcutée , & fiiccelllvement toute la
tirade qui s'y rapporte.
( i ) Vhomme Je ftnt entraîné par
une pente funefle , ^ comment fe roi--
diroii-il contre elle ^ fi [on enfance né-
toit dirigée par des maîtres pleins dç
'.g) A moins qu'elle ne fe rapporte a l'accu-
fation que m'intente M. de Beaumont dans la
fuite, d'avoir admis plufîeurs Dieux.
(h) Emile, Tome lîl , pag. ^8 G' 69 1
première édition.
(i) Mandement , m-/^^, , p. 6. in- 11., p. xi.
Diverses 3?
vertu y de fagejje , de vigilance ^ ^
Jîj durant tout le cours de fa vie, il ne
faifoit lui-même » fous la proteElion ^
avec les grâces de fon Dieu , des e^ons
puijfans 6' continuels ?
C'eft-à-dire : nous voyons que les
hommes font médians , quoiqu^incejjam^
ment tyrannifés dès leur enfance. Si
donc on ne les tyrannifoit pas dès ce
îems-là j comment parviendroit-on à les
rendre fages ; puifque ^ même en les
tyrannifant fans cejje ^ il efî impofjîble
de les rendre tels ?
Nos ralfonnsmens fur l'éducatloîi
pourront devenir plus fenfibks , en les
appliquant à un autre iujet.
Suppofons , Monfeign^ur , que quel-
qu'un vînt tenir ce difcours aux hom-
mes.
r Vous vous tourmentez beaucoup
» pour chercher des Gouvernemens
» équitables , & pour vous donner de
30 bonnes loix. Je vais premièrement
» vous prouver que ce font vos Gou-
» vernemens-mêmes qui font les ma.ux
» auxquels vous prétendez reméd.'ar
» par eux. Je vous prouverai , de plus ,
» qu'il efi: impoffibîe que vous ayei
» jamais ni de bonnes loix ni des Gou-
B V
54 Œ u V R -E s
33 vernemens équitables ; & je vais
33 vous montrer enfuite le vrai moyen
33 de prévenir , fans Gouvernemens &
33 fans Loix , tous ces maux dont vous
33 vous plaignez. «
Suppofons qu'il expliquât après cela
fon fyftême & propofât fon moyen
prétendu. Je n'examine point ii ce
fyftême feroit folide & ce moyen pra-
ticable. S'il ne l'étoit pas , peut-être
fe contenteroit-on d'enfermer l'Au-
teur avec les foux , & on lui rendroit
juftice : mais fi malheureufement il l'é-
toit , ce feroit bien pis , & vous con-
cevez , Monfeigneur , ou d'autres con-
cevront pour vous , qu'il n'y auroit
pas aflez de bûchers & de roues pour
punir l'infortuné d'avoir eu raifon. Ce
n'eft pas de cela qu'il s'agit ici.
Quel que fût le fort de cet homme,
il eft fur qu'un déluge d'écrits vien-
droit fondre fur le fien. Il n'y auroit
pas un Grimaud qui , pour faire fa cour
aux PuifTances , & tout fier d'imprimer
avec privilège du Roi , ne vînt lancer
fur lui fa brochure & fes injures , &
ne fe vantât d'avoir réduit an filence
celui qui n'auroit pas daigné répondre,
ou qu'on auroit empêché de parler.
D j r E îi s E s. 3jr
JVIâis ce n'efl pas encore de cela qu'ii
s'agit.
Suppofons , enfin , qu'un homme
grave , & qui auroit fon intérêt à la
chofe , crût devoir auiîi faire comme
les autres , & parmi beaucoup de dé-
clamations & d'injures s'avifât d'ar-
gumenter ainfi : Quoi ^ malheureux I
vous voulei anéantir les Gouvernemens.
&* les Loix , tandis que les Gûuver--
nemens ^ les Loix font le feul frein
du vice j Gt" ont bien de la peine encore
à le contenir. Que feroit-ce ^ grand
Dieu ! Jî nous ne les avions plus ? Vous
nous ôtei les gibets ^ les roues ; vous
voulei établir un brigandage public. Vous
êtes un homme abominable.
Si ce pauvre homme ofoit parler ,
il diroit , fans doute. » Très-Excellent
» Seigneur , votre Grandeur fait une
» pétition de principe. Te ne dis point
» qu'il ne faut pas réprimer le vice *
» mais je dis qu'il vaut mieux l'em-
» pêcher de naître. Je veux pourvoir
» à l'infuifirance des Loix , & vous
» m'alléguez l'inruffifance des LoiXo
» Vous m'accufez d'établir les abus ^
39 parce qu'au-Ueu d'y remédier j'aime
mieux qu'on les prévienne^ Qu - '
'llOï.
^6 Œuvres
35 s'il étoit un moyen de vivre tou-
» joars en fanté , faudrolt-il donc le
» profcrire , de peur de rendre les
» Médecins o'fics ? V^otre Excellence
» veut toa^ours voir des gibets & des
» rou.,:; , ùi moi je voudrois ne plus
» voir de malfaiteurs : avec tout le
30 reTpefl que je lui dois , je ne crois
3B pas être un homme abominable «.
Hélas ! . T. C, F, mui gré le i prin-
cipes de réiucation la plus faine Gr la
plus vertueufe , malgré les proinef-cs les
plus magnifiques de la Rdigion (j les
menaces les plus terribles , les écarts de
la Jeunejje ne font emore que trop fré"
quens , trop multipliés. J'ai prouvé ,* que
cette éducation , que vous appeliez la
plus faine, étoit la plus infen ée ; que
cette éducation , que vous aop-^llez la
plus vertueufe , donnolt aux enfans
tous leurs vices j î'al prouvé que toute
la gloire du pa^^adis les tentoit mo.ns
qu'un morceau de fu re , & qu'ils crai-
gnaient beaucoup plus de s'ennuyer
à Vêpres que de brûler en enfer ; j'ai
prouvé que les écarts de la Jeuneflc
qu'on fe plaint de ne pouvoir réprimer
par ces moyens , en étoient l'ouvrage^
Dans quelles erreurs ^ dans quels excès ^
D I V E R s lE s» 37
abandonnée â elk-miine ^ ne fe préci"
piteroii'zlle donc pas > La Jeunefîe ne
s'égare jamais d'elle-même : toutes fes
erreurs lui viennent d'être mal con-
duite. Les camarades & les m.aitrefTeS
achèvent ce qu'ont commencé les Prê-
tres & les Précepteurs ; j ai prouvé
cela. Ceft un torrent qui fe détorde
malgré les digues puifiantes qu^on lui
avoit oppofées : que ferait -ce donc Jt
nul ohftacle ne Jufpenooit fes fots , &•
ne rompoit jes eforis ? Je pourrois dires
ceft un torrent qui renrerfe vos iwpuif'
famés digues Cr hrife tout. Elargi (je^
fon 'lit Gr le laije^ courir fans olfîaclei
il ne fera jamais de maL Mais j'ai
honte d'employer dans un fujet aufîî
férieux ces figures de Collège , que
chacun applique à fa fantaifie , & qui
ne prouvent rien d'aucun côté.
Au refle , quoique , félon vous , les
écarts de la Jeunefle ne foient encore
que trop fréquens , trop multipliés a
à caufe de la pente de l'homme au maî^
il paroît qu'à tout prendre vous n'êtes
pas trop mécontent d'elle ; que vous
vous complaifez aflez dans l'éducation
faine & vertueufe que lui donnent ac-
5S Œ U V R z s
tuellement vos maîtres pleins de ver-
tus , de fageffe & de vigilance ; que ,
félon vous , elle perdroit beaucoup à
être élevée d'une autre manière ; &
qu'au fond vous ne penfez pas de ce
iiècle , la lie des fûdes, tout le mal que
vous affedez d'en dire à la tête de vos
Mandemens .
Je conviens qu'il eft fuperflu de cher-
cher de nouveaux plans d'éducation ,
quand on efl fi content de celle qui
exifte : mais convenez aufîî , Mon-
feigneur , qu'en ceci vous n'êtes pas
difficile. Si vous eufîiez été auiîî cou-
lant en matière de dodrine , votre
Diocèfe eût été agité de moins de trou-
bles ; l'orage que vous avez excité , ne
fût point retombé fur les Jéfuites ; je
n'en aurois point été écrafé par com-
pagnie ; vous fuiïîez refté plus tran-
quille , & moi auiîi.
Vous avouez que , pour réformer le
monde autant que le permettent la
foiblefîe , & , félon vous , la corruption
de notre nature , il fuffiroit d'obferver ,
fous la diredion & l'impreffion de la
grâce, les premiers rayons de la raifon
humaine , de les faifir avec foin , 6c de
Diverses: 5>
les diriger vers la route qui conduit à
la vérité, (k) Par-là y continuez-vous,
ces efprits , encore exempts de préjugés ,
feraient pour toujours en garde contre
V erreur j ces cœurs , encore exempts des
grandes payions , prendrolent les ïmpref-
Jîons de toutes les t^ertus. Nous fommes
donc d'accord fur ce point ; car je n'ai
pas dit autre chofe. Je n'ai pas ajouté,
j'en conviens , qu'il fallût faire élever
les enfans par des Prêtres ; même je ne
penfois pas que cela fût néceffaire pour
en faire des Citoyens & des hommes ;
& cette erreur , fi c'en ell: une , com-
mune à tant de Catholiques , n'eft pas
un fi grand crime à un Proteftant. Je
n'examine pas fi dans votre pays les
Prêtres eux-mêmes palTent pour de fi
bons Citoyens ; mais comme l'éduca-
tion de la génération préfente eft leur
ouvrage , c'eft entre vous d'un côté, &
vos anciens Mandemens de l'autre, qu'il
faut décider fi leur lait fpirituel lui a
fi bien profité , s'il en a fait de Ci grands
faints , (U) vrais adorateurs de Dieu^ de
(k) Mandement , in-4^. , p. 5. , ia-iz. , p. x.
(/) Ibid.
40 (S u V R E s
de fi grands hommes , dignes (Tetre la
rejjburce & V orner et de la patrie. Je
puis ajouter une obfervation qui de-
vroit frapper tous les bons François ,
& vous-même comme tel ; c'eft que de
tant de Rois qu'a eu votre Nation ,
le meilleur efl: le feul que n'ont point
élevé les Prêtres.
Mais qu'importe tout cela , puifque
je ne leur ai po'nt donné Texclufion?
qu'il? élèvent la JeunelTe , s'ils en font
capables ; je ne m'y oppofe pas : &
ce que vous dires là-defius ( m ) ne fait
rien contre mon Livre. Prétendriez-
vous que mon plan fût mauvais , par
cela feui qu'il peut convenir à d'autres
qu'aux gens d'Eglife ?
Si l'homme efl bon par fa nature j
comme je crois l'avoir démontré , iî
s'enfuit qu'il demeure tel tant que rien
d'étranger à lui ne l'altère ; & fi les
hommes font méchans , comme ils ont
pris peine à me l'apprendre , il s'enfuit
que leur méchanceté leur vient d'ail-
îcurs : fermez donc l'entrée au vice,
& le cœur humain fera toujours bon.
(m) Mandement i in-4**,, p. 5., in-i2., p. x.
Diverses* 4;t
Sur ce principe , j'établis l'éducation
négative comme la meilleure ou plutôt
la feule bonne ; je fais voir comment
toute éducation pofitive fuit, de quel-
que manière qu'on s'y prenne , une
route oppofée à fon but ; & je montre
comment on tend au même but , &
comment on y arrive par le chemin que
j'ai tracé.
J'appelle éducation pofitive celle qui
tend à former l'efprit avant l'âge, & à
donner à l'enfant la connoiffance des
devoirs de l'homme. J'appelle éduca-
tion négative celle qui tend à perfec-
tionner les organes , inftrumens de nos
connoiffances , avant de nous donner
ces connoiffances & qui prépare à la
raifon par l'exercice des fens. L'édu-
cation négative n'eft pas oifive , tant
s'en faut. Elle ne donne pas les vertus,
mais elle prévient les vices ; elle n'ap-
prend pas la vérité , mais elle préferve
de l'erreur. Elle difpofe l'enfant à tout
ce qui peut le mener au vrai quand il
eft en état de l'entendre , & au bien
quand il eft en état de l'aimer.
Cette marche vous déplaît & vous
choque ; il eft aifé de voir pourquoi.
.Vous commencez par calomnier les in-
4^ (E u r R E s
tentions de celui qui la propofe. Saîort
vous , cette oifiveté de l'ame m'a paru
nécefTaire pour la difpofer aux erreurs
que je lui voulois inculquer. On ne fait
pourtant pas trop quelle erreur veut
donner à fon élevé celui qui ne lui ap-
prend rien avec plus de foin qu'à fentir
fon ignorance & à favoir qu'il ne fait
rien. Vous convenez que le jugement
a ies progrès & ne fe forme que par
degrés. Mais s'enfuit-il ^ (n) ajoutez-
vous , quâ Vage de dix ans un enfant
ne connoijfe pas la différence du bien 6*
dw mal j quil confonde la fagejje avec
la folie j la bonté avec la barbarie ^ la
vertu avec le vice ? Tout cela s'enfuit,
fans doute , {i à cet âge le jugement
n'eft pas développé. Qwoi / pourfuivez-
vous , il ne fentira pas qu obéir à fon
père eft un bien > que lui défobéir cfi un
mal} Bien-loin de-là ; je foutiens qu'il
fentira , au contraire , en quittant le
jeu pour aller étudier fa leçon, qu'obéir
à fon père eft un mal , & que lui défo-
béir eft un bien , en volant quelque
fruit défendu. Il fentira aulîi , j'en coi>
(n) Mandement j m-4^. , p. .7»» in-ii., p. xiV.
Diverses; é^f
viens , que c'efl: un mal d'être puni 8c
un bien d'être récompenfé; & c'eft dans
la balance de ces biens & de ces maux
contradidoires que fe règle fa prudence
enfantine. Je crois avoir démontré cela
mille fois dans mes deux premiers vo-
lumes , Se furtout dans le dialogue du
maître & de l'enfant fur ce qui eft mal ,
(o ). Pour vous , Monfeigneur , vous
réfutez mes deux volumes en deux
lignes , & les voici. ( )) Le prétendre ,
M* T. C. F, c'eft calomnier la nature
humaine , en lui attribuant une fiupidité
qu^elle na point. On ne fauroit em-
ployer une réfutation plus tranchante ,
ni conçue en moins de mots. Mais cette
ignorance , qu'il vous plaît d'appeller
ftupidité , fe trouve conf}:amment dans
tout efprit gêné dans des organes im-
parfaits , ou qui n'a pas été cultivé ;
c'eft une obfervation facile à faire &
fenfîble à tout le monde. Attribuer
cette ignorance à la nature humaine,
n'eft donc pas la calomnier ; & c'eft
vous qui l'avez calomniée en lui im-
[o] Emile , Tome I , img. 189.
(pj Mandement f in-4'^. , p. 7,,in-iî,,p.xiv,
'44' Œuvres
putant une malignité qu'elle n'a point»
Vous dites encore ; (q) Ne vouloir
enfeigner la fagejfe à rhomme que dans
le teins qu'il fera dominé par la fougue
des pajjîons naïjfames ^ n^eJJ-ce pas la
lui préfenter dans le deffein qu^il la re-
jette} Voilà derechef une intention que
vous avez la bonté de me prêter , &
qu'aflurément nul autre que vous ne
trouvera dans mon Livre. J'ai mon-
tré , premièrement , que celui qui fera
élevé comme je veux ne fera pas dominé
par les paffions dans le tems que vous
dites. J'ai montré encore comment les
leçons de la fageffe pouvoient retarder
le développement de ces mêmes paf-
fions. Ce font les mauvais effets de
votre éducation que vous imputez à
la mienne , & vous m'objedez les dé-
fauts que je vous apprends à prévenir.
Jufqu'à l'adolefcence j'ai garanti des
pafîions le cœur de mon élevé , ôc
quand elles font prêtes à naître , j'en
recule encore le progrès par des foins
propres à les réprimer. Plutôt , les le-
çons de la {sLgQffè ne fignifient rien
(q) Mandement, m-4°. , p. 9- > in-i^., p. xvii.
Diverses-. 45*
pour l'enfant , hors d'état d'y prendre
intérêt & de les entendre ; plus tard ,
elles ne prennent plus fur un coeur dé-
jà lis^'ré aux pallions. C'eil: au feul mo-
ment que j'ai choifi qu'elles font utiles :
foit pour l'armer ou pour le difl:raire,il
importe également qu'alors le jeune
homme en foit occupé.
Voiîs dites: (r) Pour trouver la Jeu-
nejje plus docile aux leçons qu^il lui pré-
pare^ cet Auteur veut qu^ellejoit dénuée
de tout principe de Religion, La raifun
en efl fîmple ; c'efl: que je veux qu'elle
ait une Religion , & que je ne lui veux
.rien apprendre dont fon jugement ne
foit en état de fentir la vérité. Mais
moi , Monfeigneur , fi je difois : Pour
trouver la JeuneJJe plus docile aux leçons
qu'ion lui prépare , on a grand foin de la
prendre avant Vâge de raifon ; ferois-je
un raifonnem.ent plus mauvais que le
vôtre , & feroit-ce un préjugé bien fa-
vorable à ce que vous faites apprendre
aux enfans ? Selon vous , je choifis l'â-
ge de raifon pour inculquer l'erreur.
(r) Mandement f ia-^° . f pag. 7., in-i?.,
pag, xiv.
>(^ <E u V ^ s s
& vous , vous prévenez cet âge pour
enfeigner la vérité. Vous vous preflez
d'inftruire l'enfant avant qu'il puifTe
difcerner le vrai du faux , & moi j'at-
tends, pour le tromper, qu'il foit en état
de le connoître. Ce jugement eft-il na-
turel f Et lequel paroît chercher à fé-
duire , de celui qui ne veut parler qu'à
des hommes , ou de celui qui s'adrelTe
aux enfans ?
Vous me cenfurez d'avoir dit & mon-
tré que tout enfant qui croit en Dieu
eft idolâtre ou anthropomorphite , &
vous combattez cela en difant ( / )
qu'on ne peut fuppofer ni l'un ni l'autre
d'un enfant qui a reçu une éducation
Chrétienne. Voilà ce qui eft en quef-
tion; refte à voir la preuve. La mienne
eft que l'éducation la plus Chrétienne
ne fauroit donner à l'enfant l'entende-
ment qu'il n'a pas , ni détacher fes idées
des Etres matériels , au deflus defquels
tant d'hommes ne fauroient élever les
leurs. J'en appelle , de plus , à l'expé-
rience ; j'exhorte chacun des ledeurs
[/] Mandement , in-4?. , pag. y > in-ia. ,
pag. xiv.
Diverses, '47
à confujter fa mémoire , 6^ à fe rap-
peller fi , lorfqu'il a cru en Dieu étant
enfant , il ne s'en efl: pas toujours fait
quelque image. Quand vous lui dites
que la Divinité rCeft rien de ce qui peut
tomber fous les f en s ; ou fon efprit trou-
blé n'entend rien , ou il entend qu'elle
n'eft rien. Quand vous lui parlez d'w/ze
intelligence infinie , il ne fait ce que c'efl
(^intelligence , & il fait encore moins
ce que c'eft qu infini. Mais vous lui
ferez répéter après vous les mots qu'il
vous plaira de lui dire ; vous lui ferez
même ajouter , s'il le faut , qu'il les
entend ; car cela ne coûte guère , &
il aime encore mieux dire qu'il les en-
tend que d'être grondé ou puni. Tous
les Anciens , fans excepter les Juifs ,
fe font repréfenté Dieu corporel , &
combien de Chrétiens , fur-tout de Ca-
tholiques, font encore aujourd'hui dans
ce cas-là ! Si vos enfans parlent com-
me des hommes , c'efl: parce que les
hommes font encore enfans. Voilà
pourquoi les myflères entaffés ne coû-
tent plus rien à oerfonne ; les termes
en font tout aufii faciles à prononcer
que d'autres. Une des commodités du
Chriflianifme moderne efl de s'être
'^8 Œuvres
fait un certain jargon de mots fans
idées , avec lefquels on fatisfait à tout ,
hors à la raifcn.
Par l'examen de l'intelligence qui
mène à la connoifTance de Dieu , je
trouve qu'il n'efl: pas raifonnable de
croire cette connoifTance ( f ) toujours
nécejjaire au falut. Je cite en exemple
les infenfés , les enfans , & je mets dans
la même claffe les hommes dont l'ef-
prit n'a pas acquis afîez de lumières
pour comprendre l'exiftence de Dieu,
Vous dites là-defTus : (u) Ne foyons
point furprls que V Auteur d'Emile re-
mette à un tems ji reculé la connoijfance
de Vexiftence de Dieu ; il ne la croit pas
nécejjaire au falut. Vous commencez ,
pour rendre ma propofition plus dure,
par fupprimer charitablement le mot
toujours , qui non feulement la modifie,
mais qui lui donne un autre fens , puif^
que, félon ma phrafe, cette connoifïance
efl: ordinairement nécefTaire au falut ;
& qu'elle ne le feroit jamais , félon la
[t] Emile, Tome II ,fag. 3Sz, 3^3,
[u] Mandement y in-4*' , pag. p., iii-12 ,
pag. xviii.
phrafe
D I V E R s B s. 49
phrafe que vous me prêtez. Après cette
petite falfification , vous pourfuivez
ainfi.
» Il eft clair « , dit-il par Vor^ane
» d'un perfon?7age chimérique , " il eft
31 clair que tel homme parvenu jufqu'à
35 la vieil] efle fans croire en Dieu , ne
» fera pas pour cela privé de fa pré-
» fence dans l'autre ^< , ( vous avez
omis le mot de lûe ; ) 35 fi fon aveu-
» glement n'a pas été volouraire ; &
7) je dis qu'il ne l'efl pas toujours. »
Avant de tranfcrire ici-votre remar-
que , permettez que je faffe la mienne.
C'efl: que ce perfonnage prétendu chi-
mérique , c'eft m.oi-méme , & non (e
Vicaire ; que ce paflage que vous avez
cru être dans la profeffion de foi n'y
eft point j mais dans le corps même du
Livre. Monfeigneur , vous lifez bien
légèrement-, vous citez bien négligem-
ment les Ecrits que vous flétrifTez fi
durement ; je trouve qu'un homme en
place qui cenfure devroit met re un
peu plus d'examen dans fes jugemens.
Je reprends à préfent votre texte.
Remarque^ ^ M. T. C. F. qu\l ne s^a-
git point ici dhm homme qui ferait dé-
pourvu de Vufage de fa raifon : mais
Tome VL C
JO (E U V R E s
iiniquemem de celui dont la raifon m
Jeroit point aidée de VinfîruEtion, Vous
affirmez enfuite {x) c^une telle pré-
tention efl foiiverainement abjurde, St,
Paul ajjure qu^ entre les Philo fophes payens
plujîeurs font parvenus par les feules for-
ces de la raifon à la connoiffance du l'rai
Dieu ; & là-defTus vous tranfcrivez fon
pafTage.
Monfeigneur , c'eft fouvent un petit
mal de ne pas entendre un Auteur qu'on
lit , mais c'en eft un grand quand on le
réfute , & un très-grand quand on le
diffame. Or vous n'avez point entendu
le paffage de mon Livre que vous at-
taquez ici , de miême que beaucoup
d'autres. Le Ledeur jugera fi c'eft ma
faute ou la vôtre quand j'aurai mis le
paffage entier fous {^s yeux.
30 Nous tenons « ( Les Réformés ) »
3> que nul enfant. mort avant l'âge de
» raifon ne fera privé du bonheur éter-
33 nel. Les Catholiques croient la mé-
:î3 me chofe de tous les enfans qui ont
» reçu le baptême , quoiqu'ils n'aient
{x) A/tiAZffeme/zr ,in-4*^., pag. lo. , in- 12.,
pag. xviij.
Diverses.' jt
5 jamais entendu parler de Dieu. Il y
j a donc des cas où l'on peut être fauve
5 fans croire en Dieu , de ces cas ont
o lieu, foit dans l'enfance , foir dans la
'^ démence , quand l'efprit humain elt
» incapable des opérations nécefiaires
» pour reconnoître la Divinité. Toute
>5 la différence que je vois ici entre vous
^ & moi , eîï que vous prétendez que
» les enfans ont à fept ans cette capa-
» cité , & que je ne la leur accorde pas
» même à quinze. Que j'aye tort ou
» raifon , il ne s'agit pas ici d'un ar-
3> ticle de foi , mais d'une fimple ob-
» fervation d'hiftoire naturelle.
» Par le même principe , il ell clair
» que tel homme , parvenu jufqu'à la
» vieillelîe fans croire en Dieu, ne fera
» pas pour Cela privé de fa préfence
35 dans l'autre vie , fi fon aveuglement
» n'a pas été volontaire ; & je dis qu'il
35 ne l'eft pas toujours. Vous en con-
» venez pour les infenfés qu'une ma-
» ladie prive de leurs facultés fpirituel-
59 les , mais non de leur qualité d'homx-
» m.es , ni , par conféquent , du droit
35 aux bienfaits de leur créateur. Pour-
quoi donc n'en pas convenir aulïî
pour ceux qui , féqueftrés de toute
Cf;
93
9»
J2 (E U V R E S
» foclété dès leur enfance , auroîenr
» mené une vie abfolument fauvage ,
^'> privés des lumières qu'on n'acquiert
:» que dans le commerce des hommes ?
» Car il eft d'une impoffibilité démon-
3j trée qu'un pareil fauvage pût jamais
33 élever fes réflexions jufqu'à la con-
» noiiïance du vrai Dieu. La raifon
3J nous dit qu'un homime n'efl punif-
33 fable que pour les fautes de fa vo-
-" lonté , & qu'une ignorance invin-
^ cible ne lui fauroit être imputée à
35 crime. D'oià il fuit que devant la juf-
» tice éternelle , tout homme qui croi-
33 roit s'il avoit les lumières nécelTaires
» efl: réputé croire , & qu'il n'y aura
» d'incrédules punis que ceux dont le
^ cœur fe ferme à la vérité «. Emile
T. IL pdg. 3^2 &* fuiv.' ,
Voilà mon pafl'age entier , fur lequel
votre erreur faute aux yeux. Elle con-
f]fl:e en ce que vous* avez entendu ou
fait entendre que , félon moi , il falloir
avoir été inflruit de l'exiftence de Dieu
pour y croire. Ma penfée ell: tort dif-
férente. Je dis qu'il faut avoir l'enten-
dement développé & l'efprit cultivé
jufqu'à certain point pour être en état
de comprendre les preuves de l'exif-
Diverses» fj
ence de Dieu , & fiirtout pour les trou-
er de foi-même fans en avoir jamais
lentendu parler. Je parle des hommes
barbares ou fauvages ; vous m'alléguez
Ides Philofophes ; je dis qu'il faut avoir
acquis quelque philofophie pour s'éle-
ver aux notions du vrai Dieu ; vous
citez Saint Paul qui reconnoît que quel-
ques Philofophes payens fe font élevés
aux notions du vrai Dieu : je dis que
tel homme grofîier n'efl: pas toujours
en état de fe former de lui-même uns
idée jufte de la Divinité; vous dites que
les hommes inftruits font en état de
fe former une idée jufte de la Divinité i
& fur cette unique preuve , mon opi-
nion vous paroit fouverainement al-
furde. Quoi ! parce qu'un Dodeur ea
droit doit favoir les loix de fon pays ,
eft-il abfarde de fuppofer qu'un enfan-t
qui ne fçait pas lire a pu les ignorer ?
Quand un Auteur ne veut pas fe ré-
péter fans ceffe , & qu'il a une fois éta-
bli clairement fon fentiment fur une
matière , il n'efr pas tenu de rapporter
toujours les mêmes preuves en raifon-
liant fur le même fentiment. Ses Ecrits
s'expliquent alors les uns par les autres ^
& les derniers y quand il a de la mé--
Lj 11]
^4- m u r p. E
thode , fuppofent toujours les premiers.
Voilà ce que j'ai toujours tâche de Faire,
& ce que j'ai fait , fur-tout , dans l'oc-
cafion dont il s'agit.
Vou3 fuppofez , ainfi que ceux qui ■
traitent de ces matières , que l'homme
apporte avec lui fa raifon toute formée,
& qu'il ne s'agit que de la mettre en
œuvre. Or cela n'eft pas vrai ; car l'une
des acquifitions de l'homme , & même
des plus lentes , eft la raifon. L'homm.e
apprend à voir des yeux de l'efprit ainfi
que des yeux du corps ; mais le pre-
mier apprentiflage eft bien plus long
que Tautre , parce que les rapports des
objets intelle6tuels ne fe mefurant pas
comme l'étendue , ne fe trouvent que
par efîimation , & que nos premiers
befoins , nos befoins phyfiques , ne
nous rendent pas l'examen de ces mê-
mes objets {i intéreffant. Il faut ap-*
prendre à voir deux objets à la fois ;
il faut apprendre à les comparer entre
eux , il faut apprendre à comparer les
objets en grand nombre, à remonter par
degrés aux caufes , à les fuivre dans
leurs effets ; il faut avoir combiné Aqs
infinités de rapports pour acquérir des
idées de convenance , de proportion ^
Diverses, yj
jd harmonie & d'ordre. L'homme qui ,
■privé du fecours de fes femblabies &:
■fans cefïe occupé de pourvoir à fes be-
foins , eft réduit en toute chofe à la
feule marche de fes propres idées , fait
un progrès bien lent de ce côté-là : il
vieillit & meurt avant d'être forti de
l'enfance de la raifon. Pouvez -vous
croire de bonne foi que d'un million
d'hommes élevés de cette manière , il
y en eût un feul qui vînt à penfer à
Dieu?
L'ordre de l'Univers, tout admirable
qu'il eft , ne frappe pas également tous
les yeux. Le peuple y fait peu d'at-
tention , manquant des connoiflances qui
rendent cet ordre fenfible , & n'ayant
point appris à réfléchir fur ce qu'il ap-
perçoit. Ce n'eft ni endurciffement ni
mauvaife volonté : c'eft ignorance , en-
^•ourdiiiement d'efprit. La moindre mé-
ditation fatigue ces gens-là, comme le
moindre travail des bras fatigue un
homme de cabinet. Ils ont ouï parler
des œuvres de Dieu & des merveilles
de la nature. Ils répètent les miém.es
mots fans y joindre les mêmes idées <,
& ils font peu touchés de tout ce qui
peut élever le fage à fon Créateur. Or
C iv
^6 (S. U V R E s
£. parmi nous le peuple , à portée de
tant d'inflruéllons , eft encore (î ftupi-
de ; que feront ces pauvres gens aban-
donnés, à eux-mêmes dès leur enfance,
& qui n'ont jamais rien appris d'au^rui?
Croyez- vous qu'un Caffre ou un Lapon
Philofqphe beau<:oup fur la marche du
monde & fur la génération des chofes ?
Encore les Lapons & les Caffres , vi-
vant en corps de Nation , ont-ils des
multitudes d'idées acquifes & communi-
quées 5 à l'aide defquelîes ils acquièrent
quelques notions groffières d'une Di-
yinité : ils ont , en quelque façon , leur
catéchifme : mais l'homme fauvage
errant feul dans les bois n'en a point
du tout. Cet homme n'exifte pas ,
dire2:-vous ; foit. Mais il peut exifter
par fuppofition. Il exifte certainement
des honim.es qui n'ont jamais eu d'en-
tretien philosophique en leur vie , &
dont tout le tems fe confume à cher-
cher leur nourriture , la dévorer , &
dormir. Que ferons-nous de ces hom-
mes-là , des Eskimaux , par exemple?
En ferons-nous des Théologiens ?
Mon fentiment eft donc que l'efprit
de l'homme, fans progrès, fans inftruc-
tion^ fans culture , & tel qu'il fort des
mains de la nature , n'eft pas en éta^
de s'élever de lui-même aux fubîimes
notions de la Divinité ; mais que ces
notions fe prélentent à nous à mefure
que notre efprit fe cultive; qu'aux yeux
de tout homme qui a penfé , qui a ré-
fléchi , Dieu fe manifefte dans Tes ou-
vrages; qu'il fe révèle aux gens éclairé?,
dans le fpedacle de la nature ; qu'il
faut , quand on a les yeux ouverts , les
fermer pour ne l'y pas voir ; que tout
Philofophe Athée eft un raifonneur de
mauvaife foi , ou que fon orgueil aveu-
gle ; mais qu'aulTi tel homme ftupide
& grolîier , quoique hmple Ôc vrai, tel
efprit fans erreur de fans vice , peut ,
par une ignorance involontaire, ne pas
remonter à l'Auteur de fon Etre , de ne
pas concevoir ce que c'eft que Dieu ;,
fans que cette Ignorance le rende pu-
nilTable d'un défaut auquel fon cœur
n'a point coiifenti» Celui-ci n'eil: pas
éclairé, & l'autre refufe de l'être; cela
me paroit fort difîérent.
Appliquez à ce fentlment votre pa(^
fage de Saint Paul , & vous verrer
qu'au-lieu de le combattre , il îe fa-
vorife ; vous verrez que ce paffa
tombe uniquement iiir ces fages pré
C ^
5*8 Œuvres
tendus à qui ce qui peut ^tre connu dé
Dlcu a été manijefté , à qui la confidé-^
ration dus chofts qui ont été faites dès
la création du monde, a rendu vijîbl' ce
qui eji invifMe en Dieu , mais qui ne
V ayant point glorifié ^ ne lui ayant
point rendu grâces , fe font perdus dam
la vanité de leur raifonnement , & , ainfi
demeurés fans excufe , en fe dijant fa-
ges , font devenus fou.w La raifon fur
laquelle l'Apôtre reproche aux Phi-
lofophes de n'avoir pas glorifié le vrai
Dieu , n'étant point applicable à ma
fuppofition, forme une indudion toute
en ma faveur ; elle confirme ce que j'ai
dit moi-même , que tout (y) P!iilo-
fophe qui ne croit pas , a tort ^ parce
qu il ufe mal de la raifon qu il a cul-
tivée j Gt* qu^il eft en état d^emendse les
vérités qu'il rejette ; elle montre, enfin ^
par le paiTage même , que vous ne m'a-
vez point entendu ; & quand vous
m'imputez d'avoir dit ce que je n'ai
ni dit ni penfé , favoir que l'on ne croit
en Dieu que fur l'autorité d'autrui {i)^
{y) Emile , ^L'om. II , pas^. 5 50;
[\) M de Beaumont ne die pas cela en pro-
pres termes 3 mais c'eit le i'eul Tens raiioiv
Diverses* Jf?
vous avez tellement tort , qu'au con-
traire je n'ai fait que diftinguer les cas
où l'on peut connoître Dieu par foi--
même , & \qs cas où l'on ne le peut que
far le fecours d'autrui.
Au relie , quand vous auriez raifon
dans cette critique; quand vous auriez
folidement réfuté mon opinion , il ne
s'enfuivroit pas de cela feul qu'elle fût
fouverainement abfurde , comme iî
vous plaît de la qualifier ; on peut fe
tromper fans tomber dans l'extrava-
gance , & toute erreur n'eft pas une
ablurdité. Mon refpeôl pour vous me
rendra moins prodigue d'épithètes , &
ce ne fera pas ma fauta (î le Ledeur
trouve à les placer..
Toujours avec l'arrangement de cert-
farer fans entendre , vous pafTez d'un^
imputation grave & fauffe à une autre
qui l'eft encore plus , & après m'avoir
injuftement accufé de nier l'évidence
de la Divinité, vous m'accufez plus ïii-^
nable qu'on puifTe donner à fon texte , appuyJ
du paiTage de Sain: Paul ; & je ne puis répcrt-
dre qu à ce que j'enteais. {Voye\ jon Mard:-
ment in-^'^,fVag. ïo. , in-iz.fag.xni])
CtJ
60 (E V V R E s
juftemem d'en avoir révoqué l'unité
en doute. Vous faites plus ; vous pre-
nez la peine d'entrer là-deflus en dif-
culHon , contre votre ordinaire , & le
feul endroit de votre Mandement où
vous ayez raifon , efl celui où vous ré-
futez une extravagance que je n'ai pas
dite.
Voici le paiTage que vous attaquez ,
ou plutôt votre pailage où vous rap-
portez le mien ; car il faut que le Lec-
teur me voye entre vos m.ains.
» {a) Je fais « , fait il dire au per-
fonna^e fuppofe qui lui fert cTorgane ;
» je fais que le monde eft gouverné
» par une volonté puiOante & fage ;
» je la vois , ou plutôt je le fens , &
» cela mx'importe à favoir : mais ce
» même monde efl-il éternel , ou créé?
» Y a-t-il un princ pe unique àcs
r> choies ? Y en a-t il deux ou plu-
J5 fieurs.& quelle cftliiir nature? Je n'en
» fa"^s rien, & que m'importe? (»)
30 je renonce à des quelHons oi-
(fl ) Mandement , in-4^. , pag. 10. , in-ri. ,
pag. xix.
(/:'; Ces points ituliquent une lacune de deirx
lignes par lefc|iielles le pafTage efl tempéré , &
Diverses. 6ï
3> feufes qui peuvent inquietter moa
» amour-propre , mais qui font inutiles
^ï à ma conduite & fupérieures à ma
» raifon «.
J'obfcrve , en pafTant , que voici la
féconde fois que vous qualifie le Prê-
tre Savoyard de perfonnage chimérique
ou fuppofé. Comment étes-vous inf-
truit de cela, je vous fupplie ? J'ai af-
firmé ce que je favois ; vous niez ce
que vous ne favez pas : qui à^s deux eft
le téméraire ? On fait , j'en conviens ,
qu'il y a peu de Prêtres qui croient
en Dieu : mais encore n'efi:-il pas prou-
vé qu'il n'y en ait point du tout. Je
reprends votre texte.
( c ) Que veut donc dire cet Auteur
téméraire ? V unité de Dieu lui pa-
toit une quejïion oifeufe ù' fupérieure à
fa raifon ^ comme Jî la multiplicité des
Dieux nétoit pas la plus grande des ah-
furdités ! 35 La pluralité des Dieux « ^
dit énergiquement JertullienjX> eft une
que M. de Beaurnont n'a pas voulu tranfcrire,
{/ojèi Emile, Tom. TII , pag. 6i. )
(c) Alandamrity in-4'. ,pag, 11., in- 12 5,
pag. XX.
62 Œuvres
nullité de Dieu : «•• admettre un Dieu s
cejî admettre un Etre fuprême ^ indé-
pendant j auquel tous les autres Etres
f oient fuh or donné s (d). Il implique donc
qu'ail y ait plufieurs Dieux,
Mais qui efl-ce qui dit qu'il y a plu-
fieurs. Dieux ? Ah ! Monfeigneur , vous
voudriez bien que j'euffe dit de pareil-
les folies ; vous n'auriez fûrement pas
pris la peine de faire un Mandement
contre moi.
Je ne fais ni pourquoi ni comment
ce qui eft efl , & bien d'autres qui fe
piquent de le dire ne le favent pas
mieux que moi. Mais je vois qu'il n'y
a qu'une première caufe motrice , puis-
que tour concourt fenfiblement aux
mêmes fins. Je reconnois donc une vo-
lonté unique & fupréme qui dirige
(d) Tertullien fait ici un fophifme très-
familier aux Pères de i'Egliie. Il définit le mot
Dieu félon les Chrétiens, & puis il accufe les
Payens de contradidlion , parce que contre fa
définition ils admettent plufieurs Dieux. Ce
n'étoit pas la peine de m'imputer une erreur
que je n'ai pas commife , uniqjem^nt poar
citer Cl hors de propos un fophifme de Ter-
mllien.
«
Diverses 6^'
tout , & une puiffance unique & fuprê-
me qui exécute tout. J'attribue cette
puiflance & cette volonté au même
Etre , à caufe de leur parfait accord
qui fe conçoit mieux dans un que dans
deux , & parce qu'il ne faut pas fans
raifon multiplier les Etres : car le mal
même que nous voyons n'eft point un
mal abfolu, & , loin de combattre di-
réclament le bien , il concourt avec lui
à l'harmonie univerfelîe.
Mais ce par quoi les chofes font o
fe diftingue très-nettement fous deux
idées ; favoir , la chofe qui fait & la
chofe qui ell: faite ; même ces deux
idées ne fe réunifient pas dans le même
Etre fans quelque effort d'efprit , &
l'on ne conçoit guère une chofe qui
agit , fans en fuppofer une autre fur la-
quelle elle agit. De plus , il eft certain
que nous avons l'idée de deux fubftan-
ces diftindes; (avoir , l'efprit & la ma-
tière ; ce qui penfe , & ce qui eft éten-
du : & ces deux idées fe conçoivent
très-bien l'une fans l'autre.
Il y a donc deux manières cfe con-*
cevoir l'origine des chofes : favoir, ou
dans deux caufes diverfes , l'une vive
& l'autre morte , l'une motrice & l'au-»
6^ Œuvres
tre mue , l'une adive & l'autre palTive,
l'une efficiente & l'autre inftrumentale;
ou dans une caufe unique qui tire d'elle
feule tout ce qui eft , & tout ce qui
fe fait. Chacun de ces deux fentimens ^
débattus par les Métaphyficiens depuis
tant de iiècles , n'en efl: pas devenu
plus croyable à la raifon humaine : Ôc
fi i'exiftence éternelle & nécefTaire de
la matière a pour nous Tes difficultés ,
fa création n'en a pas de moindres ;
puifque tant d'hommes & de Phiîafo-
phes , qui dans tous les tems ont mé-
dité fur ce fujet , ont tous unanime-
ment rejette la polllbilité de la créa-
tion , excepté peut-être un très-petit
nombre qui paroiflent avoir finccre-
ment foumis leur raifon à l'autorité ;
fincérité que les motifs de leur Intérêt;,
de leur fureté , de leur repos , rendent
fort fufrede ,. & dont il fera toujours
impolTible de s'apurer , tant que l'on
rifqiiera quelque chofe à parler vrai.
Suppoié qu'il y ait un principe éter-
nel & unique des chofcs , ce principe
étant ample dans fon effence n'eft pas
compofé de matière & d'efpr't , m.ais
il eft matière ou efprit feulement. Sur
les raifons déduites par le Vicaire ^ il
Diverses. 6f
ne faurolt concevoir que ce principe
foit matière , & s'il eft elprit , il ne
fauroit concevoir que par lui la ma-
tière ait reçu l'Etre : car il faudroit
pour cela concevoir la création ; or
l'idée de création , l'idée fous laquelle
on conçoit que par un fimple aàe de
volonté rien devient quelque chofe ,
eft, de toutes les idées- qui ne font pas
clairement conrradiétoires , îa moins
compréhenfible à l'efprit humain.
Arrêté des deux côtés par ces dif-
ficultés , le bon Précre demeure indé-
cis , & ne fe tourmente point d'un
doute de pure fpéculation » qui n'in-
flue en aucune m.anière fur les devoirs
en ce monde; car enfin que m'importe
d'expliquer l'origine des Etres , pourvu
que je fâche comment ils fubfiftent ,
quelle place j'y dois remplir , & en
vertu de quoi cette obligation m'eft
impofée ?
Mais fuppofer deux principes ( e)
des chofes , ( fuppofition que pourtant
(f) Celui qui ne connoit que deux fubftaiP
ces j ne peut non plus imaginer que deux prin-"
cipes, ëi le terme, ou fiujieurs^ ajouté dans
66 (È U V R £ s
le Vicaire ne fait point , ) ce n'eft pas
pour cela fuppofer deux Dieux ; à
moins que , comme les Manichéens ,
on ne fuppofe aufii ces principes tous
deux adifs ; dodrine abfolument con-
traire à celle du Vicaire , qui , très-
pofitivement , n'admet qu'une intelli-
gence première , qu'un feul principe
adif , & par confe'quent qu'un feuî
Dieu.
J'avoue bien que la création du
monde étant clairement énoncée dans
nos tradudions de la Genefe , la re-
jetter pofitivement , feroit à cet égard
rejettâr l'autorité , finon des Livres
Sacrés , au moins des tradudions qu'on
nous en donne ; & c'eft auili ce qui
tient le Vicaire dans un doute qu'il
n'auroit peut être pas fans cette au-
torité : car d'ailleurs la coexlftence des
deux principes (/) femble expliquer
Tendroic cité n'eil: Li qu'une efpèce d*explétif ,
fervant tout-au-plus à faire entendre que le
nombre de ces principes n'importe pas plus à
connoître que leur nature,
(/ )I1 eft bon de remarquer que cette ques-
tion de l'éternité de la matière , qui effarouche
ii foit nos Théologiens, effarouchoic alTezpeu
mieux la conflitution de l'Univers &
lever des difficultés qu'on a peine à
réfoudre fans elle , comme , entre au-
tres, celle de l'origine du mal. De plus,
il faudroit entendre parfaitement l'Hé-
breu , & même avoir été contemporain
de MoïTe , pour favoir certainement
quel fens il a donné au mot qu'on nous
rend par le mot créa. Ce terme eft trop
philofophique , pour avoir eu dans fora
origine l'acception connue & populaire
que nous lui donnons maintenant fur
la foi de nos Dodeurs. Cette acception
a pu changer & tromper même les
Septante , déjà imbus des queftions de
la philofophie grecque ; rien n'effc
nos Pères de l'Eglife, moins éloigne's des Cew*
timens de Platon, Sans parler de Juftin martyr,
d'Origène , Se d'antres > Clément Alexandrin
prend il bien l'affirmative dans fes HypotypofeSj,
qne Photius veut , .1 caiife de cela , que ce
Livre ait été faififîé. Mais le même fentiment
reparoît encore dans les Scromatcs , où Clé-
ment rapporte celui d'Heraclite fans Timprou-
ver. Ce Père, Livre IV., tâche, à. la vérité »
d'établir un feul principe : mais c'eft parce qu'il
xefufe ce nom à la matière, même en ad-",
mettant fon éternité.
SB ^ V V R a T
moins rare que des mots dont le fens
change par trait de tems , & qui font
attribuer aux Anciens Auteurs qui s'en
font fervis , des idées qu'ils n'ont point
eues. Il eft très-douteux que le mot
Grec ait eu le fens qu'il nous plaît de
lui donner , & il efl: très-certain que le
mot Latin n'a point eu ce même fens ,
puifque Lucrèce , qui nie formellement
la pOiTibilité de toute création , ne laifîe
pas d'employer fouvent le mcme terme
pour exprimer la formation de TUni-
vers & de fes parties. Enfin M. Me
Beaufobre a prouvé ( g ) que la notfba
de la création ne fe trouve point dans
l'ancienne Théologie Judaïque , & vous
êtes trop inftruit , Monfeigneur , pour
ignorer que beaucoup d'hommes pleins
derefpeâ pour nos Livres Sacrés, n'ont
cependant point reconnu dan> le récit
de Moïfe l'abfolue création de l'Uni-
vers. Ainfî le Vicaire , à qui le def-
potifme des Théolog^iens n'en impofe
pas , peut très-bien , fans en être moins
orthodoxe , douter s'il y a deux prin-
(g ) Hifloire du Manichéïfme , Tom. IL
T) I V E R s E si 6^
clpes éternels des chofes , ou s'il n'y
en a qu'un. C'eft un débat purement
grammatical ou philofophique , où la
révélation n'entre pour rien.
Quoi qu'il en foit, ce n'efl: pas de cela
qu^il s'agit entre nous , & ians foutenir
les fentimens du Vicaire, je n'ai rien
à faire ici qu'à montrer vos torts.
Or vous avez tort d'avancer que l'u-
nité de Dieu me paroît une queftion
oifeufe & fupérieure à la raifon ; puis-
que dans l'Ecrit que vous cenfurez ,
cette unité eft établie & foutenue par
le raifonnement ; ^ vous avez tort de
vous étayer d'un palTage de Tertullien
pour conclurre contre moi qu'il im-
plique qu'il y ait plufieurs Dieux : car ,
fans avoir befoin de Tertullien , je con-
cluds auffi de mon côté qu'il implique
qu'il y ait plufieurs Dieux.
Vous avez tort de me qualifier pour
cela d'Auteur téméraire , puifqu'oii il
n'y a point d'afTertion , il n'y a point
de témérité. On ne peut concevoir
qu'un Auteur foit un téméraire , uni-
quement pour être moins hardi que
vous.
Enfin vous avez tort de croire avoir
bien juftifié les dogmes particuliers qui
70 \ii u r R s s
donnent à Dieu les paflions humaines,
èc qui , loin d'éclaircir les notions du
Grand Etre , les embrouillent & les
aviliflent , en m'accufant faufTement
d'embrouiller & d'avilir moi-même ces
notions ; d'attaquer direâement l'ef-
f jnce Divine, que je n'ai point attaquée ;
& de révoquer en doute Ton unité, que
je n'ai point révoquée en doute. Si je
l'avois fait , que s'enfuivroit-il ? Ré-
criminer n'eft pas fe juftifier : mais ce-
lui qui, pour toute défenfe , ne fait que
récriminer à faux , a bien l'air d'être
feul coupable.
La contradiélion que vous me re-
prochez dans le même lieu efl: tout
aulîî bien fondée que la précédente ac-
cufation. Il ne fait ^ dites-vous , quelle
efl la nature de Dieu ^ (^ bientôt après
il reçonnoît que cet Etre fuprême efl doué
à! intelligence , de puijjance , de volonté ^
ù* de bonté, N^efl-ce donc pas là avoir
une idée de la nature Divine ?
Voici , Monfeigneur , là-defTus ce
que j'ai à vous dire.
» Dieu eft intelligent ; mais corn-
» ment l'eft-il ? L'homme eft intelligent
30 quand il raifonne , & la fuprême .
» intelligence n'a pas befoin de raifon-»
Diverses. 71
» ner ; il n'y a pour elle ni prémifles ,
» ni conféquences , il n'y a pas même
^ de propofition : elle eft purement in-
» tuitive , elle voit également tout ce
» qui eft & tout ce qui peut être; toutes
X) ks vérités ne font pour elle qu'une
» feule idée , comme tous les lieux un
35 feul point & tous lês remxps un feul
» moment. La puilTance humaine agit
» par des moyens , la puifTance divine
y> agit par elle-même : Dieu peut parce
35 qu'il veut , la volonté fait fon pou-
35 voir. Dieu eft bon , rien n'eft plus
33 mani{efte;mais la bonté dans l'hom-
33 me eft l'amour de fes femblables , &
30 la bonté de Dieu eft l'amour de l'or-
33 dre ; car c'eft p^r l'ordre qu'il main-
33 tient ce qui exifte, & lie chaque par-
33 tie avec le tout. Dieu eft jufte , j'en
» fuis convaincu ; c'eft une fuite de fa
33 bonté ; l'injuftice des hommes eft
33 leur œuvre & non pas la fienne : le
33 défordre moral qui dépofe contre la
33 Providence aux yeux des Philofo-
3«3 phes , ne fait que la démontrer aux
33 miens. Mais la juftice de l'homme eft
» de rendre à chacun ce qui lui ap-
» partient , & la juftice de Dieu eft de
7^ (E U V R E s
» demander compte à chacun de ce
•• qu'il lui a donné.
35 Que fi je viens à découvrir fuc-
3> ceffivement ces attributs dont je n'ai
3» nulle idée abfolue , c'eft par des con-
» féquences forcées , c'eil: par le bon
39 ufage de ma raifon : mais je les af-
»5 firme fans les comprendre , & , dans
a> le fond , c'eft n'affirmer rien. J'ai
33 beau me dire , Dieu efl: ainfi ; je le
33 fens , je me le prouve : je n'en con-
y> çois pas mieux comment Dieu peut
33 être ainfi.
» Enfin plus je m'efforce de contem-
35 pler fon eflence infinie, moins je la
» conçois ; mais elle efi: , cela me fuf-
r> fit ; moins je la conçois , plus je l'a-
33 dore. Je m'humilie & lui dis : Etre
y> des Etres , je fuis parce que tu es ;
X» c'eft m'élever à ma fource que de te
3> méditer fans ceife. Le plus digne
33 ufage de ma raifon eft de s'anéantir
30 devant toi : c'eft mon raviffement
3î d'efprit , c'eft le charme de ma foi-
3> blefîe de me fentir accablé de ta
» grandeur, ce
Voilà ma réponfe , & je la crois pé-
remptoire. Faut-il vous dire à préfent
où.
D IV BRISES. 7î
OÙ je l'ai prlfe ? Je l'ai tirée mot à mot
de l'endroit même que vous accufez de
contradidion (h). Vous en ufez com-
me tous mes adverfalres , qui , pour me
réfuter, ne font qu'écrire les obje(5lions
que je me fuis faites , & fupprlmer mes
folutions. La réponfe eft déjà toute
prête ; c'efl: l'ouvrage qu'ils ont ré-
futé.
Nous avançons , Monfeigneur, vers
les difcuffions les plus importantes.
Après avoir attaqué mon fyflême de
mon Livre, vous attaquez aufu ma Re-
ligion ; & parce que le Vicaire Catho-
lique fait des objedions contre fon
Eglife , vous cherchez à me faire pafler
pour ennemi de la mienne ; comm^ fî
propofer des difficultés fur un fenti-
ment , c'étoit y renoncer ; commje Ci
toute connoiflance humaine n'avoit pas
les fiennes ; comme fi la Géométrie
elle-même n'en avoit pas , ou que les
Géomètres fe fiflent une loi de les taire
pour ne pas nuire à la certitude de
leur art.
La réponfe que j'ai d'avance à vous
{h) Emile , Tom. UI , lag.^^ & Cuiv,
Tome VL D
74 (E u V R 'È s
faire efl de vous déclarer avec ma fran-
chife ordinaire mes fentimens en ma-
tière de Religion ; tels que je les ai pro»
fefles dans tous mes Ecrits , & tels qu'ils
ont toujours été dans ma bouche &
dans mon coeur. Je vous dirai, de plus,
pourquoi j'ai publié la profefÏÏon de foi
du Vicaire , & pourquoi , malgré tant
de clameurs, je la tiendrai toujours pour
l'Ecrit le meilleur & le plus utile dans
le fiècle où je l'ai publié. Les bûchers
ni les décrets ne me feront point chan-
ger de langage ; les Théologiens , en
m'ordonnant d'être humble, ne me fe-
ront point être faux ; & les Philofophes,
en me taxant d'hypocrifie, ne me feront
point profelTer l'incrédulité. Je dirai
ma Religion , parce que j'en ai une ;
& je la dirai hautement , parce que j'ai
le courage de la dire , & qu'il feroit à
defirer pour le bien des hommes que j
ce fût celle du s'enre-humain. 1
Monfeigneur , je fuis Chrétien , &
fincèrement Chrétien , félon la dodrine
de l'Evangile. Je fuis Chrétien , non
comme un Difciple des Prêtres , mais
comme un Difciple de Jéfus-Chrift.
Mon Maitre a peu fnbrilifé fur Je
dogme , & beaucoup infifté fur les de* I
D I V E R s E .<; 75"
voîrs ; il prefcrlvoit moins d'articles de
foi que de bonnes œuvres ; il n'ordon-
noit de croire que ce qui étoit nécef-
faire pour être bon ; quand il réfumoit
la Loi & les Prophètes , c'étoit bien
plus dans des a^^es de vertu que dans
des formules de croyance (/) , & il m'a
dit par lui-même "& par fes Apôtres
que celui qui aime fon frère a accom-
pli la Loi (A).
Moi , de mon coté, très-convaincu
des vérités eirencielles au Chriftianif-
me , lefquelies fervent de fondement
à toute bonne morale , cherchant au
furplus à nourrir mon cœur de l'efprit
de l'Evangile , fans tourmenter ma
raifon de ce qui m'y paroi *■ obfcur ,
enfin perfuadé que quiconque aime
Dieu par-deffus toute chofe &c fon
prochain comme foi-même , eft un vrai
Chrétien , je m'efforce de l'être , laif-
fant à part toutes ces fubtiîités de doc-
trine , tous ces importans galimathias
dont les Pharlfiens emibrouillent nos
devoirs & offufquent notre foi ; & met-
(i) Matth.VII. 12..
(ib) I. Cor. XIII, 2., 13.
Dii
j6 €S U V R E s
tant avec Saint-Paul la foi-même au-
deflbus de la charité (/).
Heureux d'être né dans la Religion
la plus ra'fonnable & la plus fainte qui
foit fur la terre, je refte inviolablement
attaché au culte de mes Pères : comme
çux je prends l'Ecriture & la raifon
pour les uniques régies de ma croyan-
ce ; comme eux je récufe l'autorité des
hommes , & n'entends me foumettre
à leurs formules qu'autant que j'en ap-
perçois la vérité ; comme eux je me
réunis de cœur avec les vrais ferviteurs
de Jéfus-Chrifl: & les vrais adorateurs
de Dieu , pour lui offrir dans la Com-
munion des Fidèles les hommages de
fon Eglife. Il m'efl; confolant & doux
d'être compté parmi fes membres , de
participer au culte public qu'ils rendent
à la Divinité , & de me dire au milieu
d'eux ; je fuis avec miCS frères.
Pénétré de reconnoifîance pour le
digne Pafteur qui , refiflant au torrent
de l'exemple , & jugeant dans la vé-
rité , n'a point exclus de l'Eglife un
défenfeur de la caufe de Dieu , je con-
(0 Galat. V. 14.
Diverses^ 77
ferverai toute ma vie un tendre fouve-
nir de fa charité vraiment Chrétienne,
Je me ferai toujours une gloire d'être
compté dans Ton troupeau , & j'efpèré
n'en point fcandalifer les membres ni
par mes fentimens ni par ma conduite ;
mais lorfque d'injuftes Prêtres , s'ar-
rogeant des droits qu'ils n'ont pas, vou-
dront fe faire les arbitres de ma croyan-
ce , Se viendront m.e dire arrogamment ;
r€tra<5lez-vous , déguifez-vous , expli-
quez ceci , défavouez cela ;* leurs hau-
teurs ne m'en impoferont point j ils ne
me feront point mentir pour être or-
thodoxe, ni dire, pour leur plaire, ce
que je ne penfe pas. Que ii ma véracité
les ofiënfe , & qu'''/. veuillent me re-
trancher de l'Eglife , ^e craindrai peu
cette menace don: l'exécution n'efc
pas en leur pouvoir. Ils ne m'empêche-
ront pas d'être uni de cœur avec les
Fidèles ; ils ne m'ôteront 'pas du rang
des Elus fî j'y fuis infcrit. Ils peuvent
m'en ôter les confolations dans cette
vie , mais non refpoir dans celle qui
doit la fnivre , & c'eft-Ià que mon vœu
le plus ardent & le plus fincère eft d'a-
voir Jéfus-Chrifl: même pour arbitre de
pour Juge entre eux & moi.
Diij
'78 Œuvres
Tels font , Mon felgneur, mes vrais
fentimens , que je ne donne pour régie
à perfonne , mais que je déclare être les
miens , & qui refteront tels tant qu'il
plaira, non aux hommes, mais à Dieu,
feul maître de changer mon cœur &
ma raifon : car aulli long-tems que je
ferai ce que je fuis & que je penferai
comme je penfe , je parlerai com.me je
parle. Bien différent , je l'avoue , de
vos Chrétiens en effigie, toujours prêts
à croire c6 qu'il faut croire ou à dire
ce qu'il faut dire pour leur intérêt ou
pour leur repos ; & toujours fûrs d'être
affez bons Ghi tiens , pourvu qu'on ne
brûle pas leurs Livres & qu'ils ne foiênt
pas décrétés. Ils vivent en gens per-
fuadés que n.oiî feulement il faut con-
fefier tel & tel article ^ mais que cela
fuffit pour aller en paradis ; 6c moi je
panfe , au contraire , que l'eflTenciel de
la Religion confiée en pratique , que
non ieulement il faut être homme de
bien , miféricordieux , humain , cha-
ritable ; mais que quiconque eft vrai-
ment tel en croit affez pour être fauve.
J'avoue , au refte, que leur doctrine eft
plus commode que la mienne , de qu'il
en coûte bien moins de fe mettre au
I
Diverses; 7p
.nombre des Fidèles par des opinions
que par des vertus.
' Que fi j'ai dû garder ces fentimens
pour moi feul , comme ils ne cefîent
de le dire; fî, lorfque j'ai eu le courage
de les publier & de me nommer , j'ai
attaqué les Loix & troublé l'ordre pu-
blic , c'efl: ce que j'examinerai tout-à-
l'heure. Mais qu'il me foit permis , au-
paravant , de vous fupplier , Mon-
feignenr , vous & tous ceux qui liront
cet écrit d'ajouter quelquefois aux dé-
clarations d'un ami de la vérité, & de
ne pas imiter ceux qui , fans preuve ,
fans vraifemblance , & fur le feul té-
moignage de leur propre cœur, m'ac*
cufent d'aihéifme & d'irréligion contre
des proteftations fipofitives & que rien
de ma parc n'a jamaais démenties. Je n'ai
pas trop , ce me femble , l'air d'un
homme qui fe déguife , & il n'eft pas
aifé de^voir quel intérêt j'aurois à m.e
déguifeî* ainfi. L'on doit préfumer que
celui qui s'exprime fi librement fur ce
qu'il ne croit pas, efl fincère en ce qu'il
dit croire , & quand fes difcours , fa
conduite èc fes écrits font toujours d'ac-
cord fur ce point , quiconque ofe af-
Div
/
2o Œuvres
fîrmer qu'il ment , & n'eft pas un Dieu ,
ment infailliblement lui-même.
Je n'ai pas toujours eu le bonheur ^
de vivre feul. J'ai fréquenté des hom-
mes de toute efpèce. J'ai vu des gens
de tous les partis, des croyans de toutes
les fedes , des efprits- forts de tous les
fyftêmes : j'ai vu des grands , des petits,
des libertins , des Philofophes. J'ai eu
des amis fûrs &c d'autres qui l'étoient
moins : j'ai été environné d'efpions ,
de m-alveuillans, de le monde eft plein
de gens qui me haïflent à caufe du mal
qu'ils m'ont fait. Je les adjure tous,
quels qu'ils puiiTent être , de déclarer
au public ce qu'ils favent de ma croyan-
ce en matière de Religion : fi dans le
commerce le plus fuivi , fi dans la plus
étroite familiarité , (i dans la gaieté
des repas , fi dans les confidences du
tcte-à-téte ils m'ont jamais trouvé dif-
férent de moi-même ; fi , lorfifu'ils ont
voulu difputer ou plaifanter , leurs ar-
gumens ou leurs railleries m'ont un
moment ébranlé ; s'ils m'ont furpris à
varier dans mes fentimens ; h dans le
fecret de mon cœur ils en ont pénétré
que je cachois au public ; fi dans quel-
Diverses, Si
que tems que ce foit ils ont trouvé «jn
moi une ombre de faufTeté ou d'hypo-
crifîe , qu'ils le difent , qu'ils révèlent
tout, qu'ils me dévoilent ; j'y cohfenSj,
je les en prie , je les difpenfe du fecret
de l'amitié ; qu'ils difent hautement ,
non ce qu'ils voudroient que je fufTe ,.
mais ce qu'ils favent que je fuis : qu'ils
me jugent félon leur confcience ; je
leur confie mon honneur fans craintes,
& je promets de ne les point récufer.
Que ceux qui m'accufent d'être fans
Religion parce qu'ils ne conçoivent pas
qu'on en puiffe avoir une , s'accordent
au moins, s'ils peuvent, entre eux Les
uns ne trouvent dans mes Livres qu'ua
^'fyftéme d'athéifme > les autres difent
que je. rends gloire à Dieu dans mes
Livres fans y croire au fond démon
]cœur Ils taxent mes écrits d'impiété^
& mes fentimens d'hypocriGe. Mais S
je prêche en public l'athéifme , je ne
fuis donc pas un hypocrite , & fi j'af-
fede une foi que je n'ai point , je n'en-
feigne donc pas l'impiété. En entalTaiTtS:
des imputations contradictoires , îa ca-
lomnie fe découvre elle-même ; maU'
la malignité eit avéugle , & la paillera
ne raifonne Vdu„
82 Œuvres
Je n'ai pas , il eft vrai , cette foi dont
j'entens fe vanter tant de gens d'une
probité fi médiocre , cette foi robufte'
qui ie doute jamais de rien , qui croit
fans façon tout ce qu'on lui préfente à
croire , & qui met à part ou diflimule
les objec5lions qu'elle ne fait pas ré- '
foudre. Je n'ai pas le bonheur de voir
dans la révélation l'évidence qu'ils y
trouvent , & fi je me détermine pour
elle , c'eft parce que mon cœur m'y
porte, qu'elle n'a rien que de confolant
pour moi , & qu'à la rejetter les dif-
ficultés ne font pas moindres ; mais ce
n'eft pas parce que je la vois démontrée,
car très-fûrement elle nel'efi: pas à mes
yeux. Je ne fuis pas même aflez inftruit
à beaucoup près pour qu'une démonf-
tration qui demande un fi profond fa-
voir , folt jamais à ma portée. N'eft-il
pas plaifant que moi qui propofe ou-
vertement mes objections & mes dou-
tes , je fois l'hypocrite , & que tous ces •
gens fi décidés , qui difent fans cefle
croire fermement ceci & cela , que ces
gens fi fûrs de tout , fans avoir pourtant
de meilleures preuves que les miennes,
que ces gens , enfin , dont la plupart
ne font guères plus fa vans que moi , &:
Diverses, 83
qui , fans lever mes difficultés , me re-
prochent de les avoir propofées , foient
hs gens de bonne foi ?
Pourquoi ferois-je un hypocrite , Se
que gagnerois-je à l'être ? J'ai attaqué
tous les intérêts particuliers , j'ai fuf-
cité contre moi tous les partis , je n'ai
'foutenu que la caufe de Dieu & de
l'humanité, & qui efl-ce qui s'en fou-
cie ? Ce que j'en ai dit n'a pas même
fait la moindre fenfation , & pas une
ame ne m'en a fu gré. Si je me fulTe
ouvertement déclaré pour l'athéifme^
les dévots ne m'aur oient pas fait pis ,
& d'autres ennemis non moins dange-
reux ne me porteroient point leurs
coups en fecret. Si je me fuffe ouverte-
ment déclaré pour l'athéifme , les uns
m'euflent attaqué avec plus de réferve
en me voyant défendu par les autres »
èc difpofé moi-même à la vengeance :
mais un homme qui craint Dieu n'elt
guère à craindre ; fon parti n'eil pas
redoutable , il eft feul ou à-peu-près ,,
& l'on eft fur de pouvoir lui faire
beaucoup de mal avant qu'il fonge à
le rendre. Si je me fuffe ouvertemetsc
déclaré pour l'athéifme , en me féparanc
ainfi de l'Eglife , j'aurois ôté tout d'ua
Dvj
84 Œuvres
coup à Tes Miniftres le moyen de me
harceler fan? cefTe , & de me faire en-
durer tourer leurs petites tyrannies ; je
n'aurois point efluyé tant d'ineptes cen-
fures , & au lieu de me blâmer fi aigre-
ment d'avoir écrit , il eut fallu me réfu-
ter ; ce qui n'efl: pas tout-à-fait fi facile.
Enfin fi ie me fuffe ouvertement déclaré
pour l'athéifme , on eût d'abord un peu
clabaudé ; mais on m'eût bientôt laiffé
en paix comme tous les autres ; le peu-
ple du Seigneur n'eût point pris inf-
peélion fur m.oi , chacun n'eût point
cru me faire grâce en ne me traitant
pas en excommunié & j'eufle été quitte-
à-qu!tte avec tout le monde :les.Saintes
'en Ifraël ne m'auroient point écrit des
^lettres anonymes , & leur charité ne fe
fût point exhalée en dévotes injures;
elles n'euflenr point pris la peine de
m'affurer huniblemem que j'étois un
fcélérat , un monfire exécrable , & que
le monde eût été trop heureux fi quel-
que bonne am.e eût pris îe foin de m'é-
touffer au berceau : d'honnêtes-gens ,
de leur côté , me res^arc'ant alors com-
me un réprouvé , ne fe tourmenteroient
^ ne me tourmenteroient point pour
me ramener dans la bonne voie i ils ns
D I V E R s E ^^* 2f
rtie tiraiileroieat pas à droite & à gau-
che , ils ne m'étoufferoient pas fous le
poids de leurs fermons , ils ne me for-
ceroient pas de bénir leur zèle en mau-
diflant leur importunité , & de fentir
avec reconnoiflance qu'ils font appelles
à me faire périr d'ennui.
Monfeigneur jfi je fuis un hypocrite;
je fuis un fou ; puifque , pour ce que
je demande aux hommes , c'eft une
grande folie de fe mettre en fraix de
faufTeté : fi je fuis un hypocrite , je fuis
un fot ; car il faut l'être beaucoup pour
ne pas voir que le chemin que j'ai pris
ne mène qu'à des malheurs dans cette
vie , & que quand j'y pourrois trouver
quelque avantage , je n'en puis profiter
fans me démentir. Il efl: vrai que j'y
fuis à tems encore ; je n'ai qu'à vouloir
, un moment tromper les hommes ; &
je mets à mes pieds tous mes ennemis.
Je n'ai point encore atteint la vieil-
lefle ; je puis avoir long- tems à fouf-
frire ; je puis voir changer derechef le
public fur mon compte : mais fi jamais
j'arrive aux honneurs & à la fortune,
par quelque route que j'y parvienne,
alors je ferai un hypocrite 5 cela eft
/-A
lur.
86 Œuvres
La gloire de l'ami de la vérité n'eft
point attachée à telle opinion plutôt
qu'à telle autre ; quoi qu'il dife, pourvu
qu'il le penfe , il tend à fon but. Celui
qui n'a d'autre intérêt que d'être vrai
n'eft point tenté de mentir , & il n'y a
nul homme fenfé qui' ne préfère le
moyen le plus fimple , quand il eft auflî
Je plus fur. Mes ennemis auront beau
faire avec leurs injures ; ils ne m'ôte-
ront point l'honneur d'être un homme
véridique en toute chofe , d'être le feul
Auteur de mon fiècîe & de beaucoup
d'autres qui ait écrit de bonne foi , $c
qui n'ait dit que ce qu'il a cru : ils
pourront un moment fouiller ma ré-
putation à force de rumeurs & de ca-
lomnies ; mais elle en triomphera tôt
ou tard ; car tandis qu'ils varieront dans
leurs imputations ridicules , je refterai
toujours le même ; &: fans autre art que
ma franchife, j'ai de quoi les défoler
toujours.
Mais cette franchife eft déplacée
avec le public ! Mais toute vérité n'eft
pas bonne à dire ! Mais bien que tous
les gens fenfés penfent comme vous ,
il n'eft pas bon que le vulg^aire penfe
ainfij Voilà ce qu'on me crie de toutes
Diverses. 87
parts ; voilà , peut être , ce que vous
ir.e diriez vous-même , fi nous étions
tête-à tête dans votre cabinet. Tels
font les hommes. Ils changent de lan-
gage comme d'habit ; ils ne difent la
vérité qu'en robe de chambre ; en ha-
bit de parade ils ne favent plus que
mentir, & non feulement ils font trom-
peurs & fourbes à la face du genre-
humain , mais ils n'ont pas honte de
punir,contre leur conrcience,quiconque
ofe n'être pas fourbe & trompeur pu-
blic comme eux. Mais ce principe eft-
il bien vrai que toute vétité n'eft pas
bonne à dire ? Quand il le feroit , s'en-
fuivroit-il que nulle erreur ne fût bonne
à détruire, & toutes les folies des hom-
mes font-elles fi faintes qu'il n'y en ait
aucune qu'on ne doive refpeder ? Voilà
ce qu'il conviendroit d'examiner avant
de me donner pour loi une maxime fuf
pede & vague , qui , fût- elle vraie en
elle-même , peut pécher par fon ap-
plication.
J'ai grande envie , Monfeigneur , de
prendre ici ma méthode ordinaire , &
de donner l'hifboire de mes idées pour
toute réponfe à mes accufateurs. Je
88 Œuvres
croîs ne pouvoir mieux juftifîer tout ce
qu3 j'ai ofé dire » qu'en di-ant encore
tout ce que j'ai penfé.
Sitôt que je fus en état d'obferver
les hommes , je les regardois faire , ôc
je les écoutois parler; puis ^ voyant que
leurs aélions ne reflembloient point à
leurs difcours , je cherchai la raifon de
cette difTemblance , & je trouvai qu'être
& paroître étant pour eux deux chofes
aulîî différentes qu'agir & parler , cette
deuxième différence étoit la caufe de
l'autre , & avoit elle-même une caufe
qui me reftoit à chercher.
Je la trouvai dans notre ordre focial,
qui , de tout pomt contraire à la nature
que rien ne détruit , la tyrannife fans
celTe , & lui fait fans cefTe réclamer fes
droits. Je fuivis cette contradidion
dans fes conféquences , 3c je vis qu'elle
expliquoit feule tous les vices des hom-
jmes & toui> les maux de la fociété. D'oii
je conclus qu'il n'étoit pas nécefTaire de
fuppofer l'homme méchant par fa na-
ture , lorfqu'on pouvoit marquer l'ori-
gine & le progrès de fa méchanceté»
Ces réfl axions me condulfirent à de
iaouvelies recherches furl'efprit humain
Diverses S^
confîdéré dans l'état civil, 5(: je trouvai
qu'alors le développement des lumières
& d-^s vices fe faifoit toujours en même
raifon , non dans les individus , mais
dans les peuples ; diflinélion que j'ai
toujours foigneufement faite, & qu'au-
cun de ceux qui m'ont attaqué n'a ja-
mais pu concevoir.
J'ai chercliéla vérité dans les Livres;
je n'y ai trouvé que le menfonge & l'er-
reur. J'ai confulté les Auteurs ; je n'ai
trouvé que des Charlatans qui fe font
un jeu de tromper les hommes , fans
autre Loi qu2 leur intérêt , fans autre
Dieu que leur réputation ; prompts à
décrier les chefs qui ne les traitent pas
à leur gré , plus prompts à louer l'ini-
quité qui les paye. En écoutant les gens
à qui l'on permet de parler en public,
i'ai compris qu'ils n'ofent ou ne v'eulent
dire que ce qui convient à ceux qui
commandent, & que , payés par le fort
pour préctier le folble , ils ne favènt
parler au dernier que de fes devoirs , &
à l'autre que de fes droits. Toute l'inf-
trudion publique tendra toujours au
menfonge tant que ceux qui la dirigent
trouveront leur intérêt à mentir ; &
c'eft pour eux feulement que la vérité
po Œuvres
n'efl: pas bonne à dire. Pourquoi feroîs-
je le complice de ces gens-là ?
Il y a des préjugés qu'il faut refpec-
. ter. Cela peut être : mais c'efl: quand
d'ailleurs tout eft dans l'ordre , & qu'on
ne peut ôter ces préjugés fans ôter auflî
ce qui les rachète ; on laifle alors le
mal pour l'amour du bien. Mais lorf-
que tel eft l'état des chofes que rien
ne fauroit plus changer qu'en mieux ,
les préjugés font-ils Ci refpedabl es qu'il
faille leur facrifier la raifon , la vertu ,
la juftice, & tout le bien que la vérité
pourroit faire aux hommes ? Pour
moi , j'ai promis de la dire en toute
chofe utile , autant qu'il fe^-oit en moi;
c'efl un engagement que Vjà dû remplir
félon mon talent , & que fûrement un
autre ne remplira pas à ma place, puif-
que chacun fe devant à tous , nul ne
peut payer pour autrui. La divine vé-
rité , dit AugulHn , nejî ni à moi , ni à
vous y ni à lui , mais à nous tous quellç
appelle avec force à la publier de concert ^
fous peine d^étre inutiles à nous-mêmes
Jî nous ne la communiquons aux autres .•
car quiconque s^ pproprie à lui feul un
bien dont Dieu veut que tous jouïjfent ,
perd par cette ufurpation ce quHl dérobe
Diverses. $t}
du public j &* ne trouve qu erreur en lui-
même j pour avoir trahi la vérité (m).
Les hommes ne doivent point être
inftruits à demi. S'ils doivent refter dans
l'erreur , que ne les laiiîîez-vous dans
l'ignorance? A quoi bon tant d'Ecoles
&' d'Univerfités pour ne leur apprendre
rien de ce 'qui leur importe à favoir ?
Quel efl donc l'objet de vos Collèges 5
de vos Académies , de tant de fonda-
tions lavantes f Eft-ce de dcnner le
change au Peuple , d'altérer fa raifon
d'avance , & de l'empêcher d'aiier au
vrai f Pi oiefTeurs de menfonge , c'efc
pour l'abufer que vous feignez de l'inf-
truire , & , comme ces brigands qui
mettent des faiiaux fur les écucUs, vous
l'éclairez pour le perdre.
Voilà ce que je penfois en prenant
la plume , & en la quittant je n'ai pas
lieu de changer de fentiment. J'ai tou-
jours vu que l'inftrudioii publique
avoit deux défauts elTenciels qu'il étoit
impofîîble d'en ôter. L'un eft là mau-
vaife foi de ceux qui la donnent , &
l'autre l'aveuglement de. ceux qui la
4m) Augufl. ConfelT Liv. Ilitch, zf.
5)2 Œ u V R :e s
reçoivent. Si des hommes fans paiîîonS
inftruifoient des hommes fans préjugés,
nos connoiffances refleroient plus bor-
nées, mais plus fiires, & la raifon ré-,
gneroit toujours. Or , quoi qu'on falîè »..
l'intérêt des hommes publics fera tou-
jours le même : mais les préjugés du
peuple n'ayant aucune bafe fixe font
plus variables; ils peuvent être altérés,
changés , augmentés ou diminués. C'eft
donc de ce côté feul que l'inftruârion
peut avoir quelque prife , & c'eft-là
que doit tendre l'ami de la vérité. Il
peut efpèrer de rendre le peuple plus
raifon nable , mais non ceux qui le mè-
nent pîu*^. honnêtes gens.
J'ai vu dans la Religion la même
fauiTeté que dans la politique , & j'en ai
été beaucoup plus indigné : car le vice
du Gouvernement ne peut rendre les
fujets .Ti-ilhc-ureux que fur la terre; mais
qui fait jurqu'oii les erreurs de la conf-
cience peuvent nuire aux infortunés
mort-'ls ? J'ai vu qu'on avoit des pro-
fefîîons de foi, des dodrines, des cultes
qu'on fuivoit fans y croire , & que rien
die tout cela ne pénétrant ni le cœur ni
la raifon , n'influoit que très-peu fur
la conduite. Monfeigneur , il faut vous
Diverses, 9j
parler fans détour. Le vrai Croyant ne
peut s'accoramoder de toutes ces fima-
grées : il fent que l'homme eft un être
intelligent auquel il faut un culte rai-
fonnable , & un être fociable auquel il
faut une morale faite pour l'humanité.
Trouvons premièrement ce culte &
cette morale ; cela fera de tous les
hommes : & puis quand il faudra des
formules nationales ^ nous en examine-
rons les fondemens , les rapports , Jes
convenances ; & après avoir dit ce qui
eft de l'homme , nous dirons enfuite ce
qui eft du Citoyen. Ne faifons pas , fur-
tout , comme votre Monfieur Joli de
Fleuri , qui , pour établir fon Janfénif-
me , veut déraciner toute loi naturelle
& toute obligation qui lie entre eux
les humains ; de forte que, félon lui , le
Chrétien & l'Infidèle qui contraâ:ent
entre eux , ne font tenus à rien du tout
l'un envers l'autre; puifqu'il n'y a point
de loi commune à tous les deux.
Je vois donc deux manières d'exa-
miner & comparer les Religions diver-
fes; l'une félon le vrai & le faux qui
s'y trouvent, foit quant aux faits na-
turels ou furnaturels fur lefquels elles
font établies , foit quant aux notious
p^ Œuvres
que la ralfon nous donne de l'Etre fu-
prême & du culte qu'il veut de nous ;
l'autre félon leurs effets temporels ^
moraux fur la terre , félon le bien ou
le mal qu'elles peuvent faire à la fociété
& au genre-humain. Il ne faut pas ,
pour empêcher ce double examen ,
commencer par décider que ces deux
chofes vont toujours enfemble , & que
la Religion la plus vraie eft aulîi la plus
fociale ; c'eft précifément ce qui eft en
queftion ; &• il ne faut pas d'abord crier
que celui qui traite cette queftion eft
un impie , un athée ; puifque autre
chofe eft de croire , & autre chofe
d'examiner l'effet de ce que l'on croit.
_ Il paroît pourtant certain , je l'a-
voue , que fi l'homme eft fait pour la
fociété , la Religion la plus vraie eft
auftî la plus fociale & la plus humaine;
car Dieu veut que nous foyons tels
qu'il nous a faits , & s'il étoit vrai qu'il
nous eût fait méchans , ce feroit lui
défobéir que de vouloir ceffer de l'être.
ft De plus la Religion confidérée comme
une relation entre Dieu de l'homme ,
ne peut aller à la gloire de Dieu que
par le bien-être de l'homme , puifque
l'autre terme de la relation, qui eft
Diverse.^. pj*
JDleu , eft par fa nature au-deflus de
tout ce que peut l'homme pour ou
contre lui.
Mais ce fentiment , tout probable
qu'il eft , eft fujet à de grandes dif-
ficultés , par rhiftorique & les faits qui
le contrarient. Les Juifs étoient les
ennemis nés de tous les autres Peuples,
& ils commencèrent leur établiffement
par détruire fept nations , félon l'or-
dre exprès qu'ils en avoient reçu : tous
les Chrétiens ont eu des guerres de
Religion , & la guerre eft nuifible aux
hoffiroes : tous les partis ont été perfé-
cuteurs & perfécutés , & la perfécu-
tion eft nuifible aux hommes : plufieurs
feâ:es vantent le célibat , & le célibat
eft fi nuifible (n) k l'efpèce humaine.
(n) La continence & la pureté ont leur
ufage , même pour la population ; il eft tou-
jours beau de fe commander à foi-raême , &c
rétat de virginité eft , par ces raifons, trés-di-
gne d'eftime ; mais il ne s'en-fuit pas qu'il foit
beau , ni bon , ni louable de peifévérer toute
la vie dans cet état , en offenfant la Nature &
en trompant fa deftination. Uon a plus de ref^
peâ: pour une jeune Vierge nubile , que pour
une jeune femme ; mais on en a plus pour une
p6 (E U V R E s
que s'il étolt fuivi par-tout , elle péri-
roit. Si cela ne fait pas preuve pour dé-
cider , cela fait raifon pour examiner;
& je ne demandois autre chofe finon
qu'on permît cet examen.
Je ne dis ni ne penfe qu'il n'y ait
aucune bonne Religion fur la terre ;
mais je dis , & il efè trop vrai , qu'il
mère de famille que pour une vieille fille , &
cela me paroît tres-fenfé. Comme on ne fe ma-
rie pas en naiflant , & qu'il n'eft pas même à
propos de Te marier fort jeune , la virginité ,
que tous ont dîî porter & honorer , a f a né-
ceiîîté, fon utilité, Ton prix & fa gloire ; mais
c*efl: pour aller, quand il convient, dépofer
toute fa pureté dans le mariage. Quoi! difent-
ils , de leur air bêtement triomphant , des céli-
bataires prêchent le nœud conjugal I pourquoi
donc ne fe marient-ils pas? Ah! pourquoi?
Parce qn'un état fi faint & fi doux en lui-même
ei\ devenu , par vos fottes inftitutions , «n état
malheureux & ridicule, dans lequel il ell: dé-
formais prcfque imporfible de vivre fans être
un fripon ou un fot. Sceptre de fer , loix in-
fenfées ! c'eft à vous que nous reprochons de
n'avoir pu remplir nos devoirs fur la terre , Ôc
c'cft par nous que le cri de la Nature s'élève
contre votre barbarie. Comment ofez-vous la
pouffer jufqu'à nous reprocher la mifère oii
vous nous avez réduits?
n'y
D I V E R s E Si ÇJ .
n'y en a aucune parmi celles qui font
ou qui ont été dominantes , qui n'ait
fait à l'humanité des plaies cruelles.
Tous les partis ont tourmenté leurs
frères ; tous ont offert à Dieu des fa-
crifices de fang humain. Quelle qU3
foit la fource de ces contradidrions ,
elles exiftent : efl-ce un crime de vou--
loir les ôter ?
La charité n'efl point meurtrière.
L'amour du prochain ne porte point
à le mxaflacrer. Ainfi le zèle du falut
des hommes n'efl point la caufe des
perfécutions j c'efi: l'amour-propre &
l'orgueil qui en efb la caufe. Moins un
culte eft raifonnable , plus on cherche
à l'établir par la force : celui qui pro-
feffe une dodrine infenfée ne peut
fouftrir qu'on ofe la voir telle qu'elle
e(\: : la raifon devient alors le plus
grand des crimes ; à quelque prix que
ce foit , il faut l'ôter aux autres , parce
qu'on a honte d'en manquer à leurs
yeux. Ainfi l'intolérance & l'inconfé-
quence ont la même fource. Il faut
fans celfe intimider, eifrayer les hom-
mes. Si vous les livrez un moment à
|leur raifon , vous êtes perdu.
Tome VL E
pS (m u V R E s
De cela feul , il fuit que c'efl un
grand bien à faire ^aux peuples dans ce
délire, que de leur apprendre à rai-
fonner fur la Religion : car c'eft ôter
îe poignard à Tintolérance ; c'eft ren-
dre à l'humanité tous fes droits. Mais
il faut remonter à des principes géné-
raux & communs à tous les hommes;
car fi, voulant raifonner, vous laiiTez
quelque prife à l'autorité des Prêtres ,
vous rendez au fanatifme fon arme , &
vous lui fourniffez de quoi devenir
plus cruel.
Celui qui aime la paix ne doit point
recourir à des Livres ; c'eft le moyen
de ne rien finir. Les Livres font des
fources de difputes intariffabîes ; par-
courez l'hiftoire des Peuples ; ceux qui
n'ont point de Livres ne difputent
point. Voulez-vous affervir les hom-
mes à des autorités humiliantes ? L'un
fera plus près , l'autre plus loin de la
preuve ; ils en feront diverfemenr af*
fedés : avec la bonne-foi la plus en-
tière , avec le meilleur jugement du
monde , il efl impoffible qu'ils foient ja- 1
mais d'accord. N'argumentez point fur
des argumens , & ne vous fondez poinf
Diverses» pp
fur des difcours. Le langage humain
n'eft pas affez clair. Dieu lui-même, s'il
daignoit nous parler dans nos langues,
ne nous diroit rien fur quoi l'on ne
pût difputer.
Nos langues font l'ouvrage des hom-
mes , & les hommes font bornés. Nos
langues font l'ouvrage des homme':,
& les hommes font menteurs. Comme
il n'y a point de vérité fi clairement
énoncée où l'on ne puifTe trouver quel-
que chicane à faire , il n'y a point de
fi groliier m en longe qu'on ne puiiTe
étayer de quelque faufle raifon.
Suppofons qu'un particulier vienne
à miinuit nous crier qu'il eft jour ; on
fe moquera de lui : m.ais laiflez à ce
particulier le tems & les moyens de
fe faire une feéle , tôt ou tard fes par-
tifans viendront à bout de vous prou-
ver qu'il difoit vrai. Car enfin , diront-
ils , quand il a prononcé qu'il étoit
jour , il étoit jour en quelque lieu de
la terre; rien n'eft plus certain. D'au-
tres ayant établi qu'il y a toajour? dans
l'air quelques particules de lumière ,
foutiendront qu'en un autre ^en^^ en-
core , il eft très-vrai qu'il eft jour la
nuit. Pourvu que des gens fubtils s'en
Eij
1 00 (S U ï^ R E s
mêlent, bien-tôt on vous fera voirie
foleil en plein minuit. Tout le monde
ne fe rendra pas à cette évidence. Il y
aura des débats qui dégénéreront, fé-
lon l'ufage , en guerres & en cruautés.
Les uns voudront des explications ,
les autres n'en voudront point ; l'un
voudra prendre la propofition au fi-
guré , l'autre au propre. L'un dira : il
a dit à minuit qu'il étoit jour ; & 11
étoit nuit. L'autre dira : il a dit à mi-
nuit qu'il étoit jour , & il étoit jour.
Chacun taxera de mauvaife foi le parti
contraire , & n'y verra que des obflinés.
On finira par fe battre , fe maffacrer ;
les flots de fang couleront de toutes
parts ;&. fi la nouvelle feéle eft enfin
vidorieufe , il refiera démontré qu'il
eft jour la nuit. C'eft à-peu-près l'hif-
toire de toutes les querelles de Re^
ligion.
La plupart des cultes nouveaux s'é-
tablilfent par le fanatifme , & fe main-
tiennent par l'hypocrifie : de-là vient
qu'ils choquent la raifon & ne mènent
point à la vertu. L'enthoufiafme & le
délire ne raifonnent pas; tant qu'ils
durent , tout paffe & l'on marchande
peu fiir les dogmes : cela eft d ailleurs
Diverses. ioî
fî commode ! la dodritie cdûte fi peu
à fuivre, de la morale coûte tant à
pratiqvier , qu'en fe jettant du côté
le plus facile , on racheté les bonnes
œuvres par le mérite d'une grande foi.
Mais , quoi qu'on falTe , le fanatifme
eft un état de crife qui ne peut du-
rer toujours. Il a fes accès plus ou
moins longs , plus ou moins fréquens»
& il a aufîi fes relâches , durant lef-
quels on eft de fang-froid. C'eft alors
qu'en revenant fur foi-même , on eft
tout furpris de fe voir enchaîné par
tant d'abfurdités. Cependant le culte
eft réglé , les formes font prefcrites ,
les loix font établies , les tranfgrefTeurs
font punis. Ira-t-on protefter feul con-
tre tout cela , recufer les loix de fon
pays , & renier la Religion de fon père ?
Qui l'oferoit? On fe foumet en filence;
l'intérêt veut qu'on foit de l'avis de
celui dont on hérite. On fait donc
comme les autres ; fauf à rire à fon aife
en particulier de ce qu'on feint de
refped:er en public. Voilà, Monfei-
gneur , comme penfe le gros des hom-
mes dans la-plûpart des Religions , &
fur-tout dans la vôtre ; de voilà la clef
I02 (E U V R E S
des inconféquences qu'on remarque
entre leur morale & leurs avions. Leur
croyance n'eft qu'apparence ^ & leurs
mœurs font comme leur foi.
Pourquoi un homme a-t-il infpec-
tlon fur la croyance d'un autre , &
pourquoi l'Etat a-t-il infpedion " fur
celle des Citoyens ? C'eft parce qu'on
fiippofe que la croyance des hommes
détermine leur morale, &: que des idées
qu'ils ont de la vie à venir dépend leur
conduite en celle-ci. Quand cela n'eft
pas , qu'importe ce qu'ils croient , ou
ce qu'ils font femblant de croire? L'ap-
parence de la Religion ne fert plus qu'à
les difpenfer d'en avoir une.
Dans la fociété chacun eft en droit
de s'informer fi un autre fe croit obligé
d'être jufte , & le Souverain eft en di oit
d'examiner les raifons fur lefquelles
chacun fonde cette obligation. De plus,
les formes nationales doivent être ob-
fervées ; c'eft fur quoi j'ai beaucoup
infjfté. Mais quant aux opinions qui
ne tiennent point à la morale , qui n'in-
fluent en aucune manière fur les ac-
tions, & qui ne tendent point àtranf-
grefler les loix , chacun n'a là-delTos.
que fon jugement pour maître , & nul
n'a ni droit ni intérêt de prefcrire à
d'autres fa façon de penfer. Si , par
exemple , quelqu'un , même conftitué
en autorité , venoit me demander mon
fentim.ent fur la fameufe quefirion de
J'hypoftafe dont la Bible ne dit pas un
mot, mais pour laquelle tant de grands
enfans ont tenu des Conciles & tant
d'hommes ont été tourmentés ; après
lui avoir dit que je ne l'entends point ôc
ne mie foucie point de l'entendre , je le
prierois le plus honnêtement que je
pourrois de fe mêler de fes affaires , &
s'il infîfroit , je le laifTerois là.
Voilà le feul principe lur lequel on
puifTe établir quelque chofe de fixe &
d'équitable fur les difputes de Religion;
lans quoi , chacun pofant de fon coté
ce qui eft en queftion , jamais on ne
conviendra de rien , l'on ne s'entendra
de la vie , & la Religion , qui devroit
faire le bonheur des hommes , fera tou»
jours leurs plus grands maux.
Mais plus les Religions vieilliffentî
plus leur objet fe perd de vue ; les
fubtilités fe multiplient, on veut tout
expliquer, tout décider, tout entendre;
inceilaiViment la dodrine fe rafine & la
il IV
î C4 WL U V R E s
înorale dépérit toujours pîuF. Afiurc-
ment il y a loin de l'efprit du Deuté-
ronome à l'efprit du Talmud & de la
Mifna , Se de l'efprit de l'Evangile aux
querelles fur la Conftitution. Saint-
Thomas demande (n) fi par la fuccef-
iîon des tems les articles de foi fe font
multipliés , & il fe déclare pour l'af-
firmative. C'eft- à-dire que les Dodieurs,
renchériffant les uns fur les autres , en
favent plus que n'en ont dit les Apô-
tres & Jéfus-Chrift. Saint-Paul avoue;
ne voir qu'obfcurément & ne connoître
qu'en partie (a). Vraiment nos Théolo-
giens font bien plus avancés que cela ;
ils voient tout , ils favent tout : ils
nous rendent clair ce qui eft obfcur
dans l'Ecriture ; ils prononcent fur ce
qui étoit indécis : ils nous font fentir
avec leur modeftie ordinaire que les
Auteurs Sacrés avoicnt grand befoin
de leur fecours pour fe faire entendre,
& que le Saint-Efprit n'eût pas fu s'ex-
pliquer clairement fans eux.
Quand on perd de vue les devoirs de
(n) Fficunda fecunda , Qu^Ji. 1. Art. VIL
(o) I Cor. XIII j?. II.
Diverses. \0^
l'homme pour ne s^occuper que à^s
opinions des Prêtres & de leurs frivoles
difputes , on ne demande plus d'un
Chrétien s'il craint Dieu , mais s'il eft
orthodoxe ; on lui fait figner des for-
mulaires fur les queftions les plus inu-
tiles & fouvent les plus inintelligibles,
& quand il a figné , tout va bien ; I'oîî
ne s'informe plus du refte. Pourvu qu'il
n'aille pas fe faire pendre , il peut vivre
au furplus comme il lui plaira ; ks
moeurs ne font rien à l'affaire , la doc-
trine e£t en fureté. Quand la Religioti
en eft-làjquel bien fait-elle à la fociétéj,
de quel avantage eft-elle aux hommes ?
Elle ne fert qu'à exciter entre eux des
diflenfions , des troubles , des guerres
de toute^efpèce ; à les faire entre-égor-
ger pour des Logogryphes : il vaudroit
mieux alors n'avoir point de Religion
que d'en avoir une fi mal entendue.
Empêchons-la , s'il fe peut , de dégé-
nérer à ce point , & foyons fûrs , mal-
gré les bûchers & les chaînes , d'avoir
bien m.érité du genre-humain.
Suppofons que, las des querelles qui
le déchirent , il s'aiTemble pour les ter-
miner & convenir d'une Religion comr-
mune à tous les Peuples, Chacun com -
E
V
10(5* (S. V V R E S'
jnencera , cela efl fur , par propofer la
fîsnne comme la feule vraie , la feule
raifonnable & démontrée , la feule-
agréable à Dieu & utile aux hommes ;.
mais fes preuves ne répondant pas là-
delTus à fa perfuafion , du moins au gré
des autres feâes , chaque parti n'aura
de voix que la fienne ; tous les autres
fe réuniront contre lui ; cela n'eft pas
moins fur ; la délibération fera le tour
de cette manière , un feul propofant,.
& tous rejettant ; ce n'eft pas le moyea
d'être d'accord. Il efl: croyable qu'a-
près bien du tems perdu dans ces al-
tercations puériles , les hommes de fens
chercheront des moyens de concilia-
tion. Ils propoferont , pour cela , de
commencer par chafTer tous les Théo-
logiens de l'affemblée, & il ne leur fera
pas difficile de faire voir combien ce
préliminaire efl: indifpenfable. Cette
bonne œuvre faite, ils diront aux Peu-
ples : tant que vous ne conviendrez pas
de quelque principe ^ il n'eft pas pof-
fible même que vous vous entendiez,
& c'eft un argument qui n'a jamais
convaincu perfonne que de dire ; vous
avez tort, car j'ai raifon.
» Vous parlez de ce qui efl agréable
Diverses» IO7
3ï à Dieu. Voilà précifément ce qui
» efl: en queflion. Si nous favions queP
*» culte lui eft îe plus agréable , il n'y
» auroit plus de difpute entre nous.
33 V^ous parlez auilî de ce qui efl: utile
3» aux hommes ; c'eft autre chofe ; les
» hommes peuvent juger de cela. Pre-
» nons donc cette utilité pour règle ,
» & puis établifibns la doâ:rine qui s'y
» rapporte le plus. Nous pourrons
» efpérer d'approcher ainfi de la vé-
3° rite autant qu'il eft poiTible à des
» hommes : car il eft à préfumer que
55 ce qui eft le plus utile aux créa-
M tures eft le plus agréable au Créa-
» teur.
35 Cherchons d'abord s'il y a quel-
33 que affinité naturelle entre nous > fi
33 nous fommes quelque chofe les uns
» aux autres. Vous Juifs , que penfez-
y> vous fur l'origine du gen re humain?. ,^
3> Nous penfon::? qu'il eft forti d'un
^ même père. Et vous » Chrétiens ? . . „
3> Nous penfons là-deflus comme les
» Juifs. Et vous , Turcs ?.., Nous pen-
33 fons comme les Juifs & les Chré-'
3> tiens.... Cela eft déjà bon : puifque
3> les hommes font tous frères , ils doi--
» vent s'aimer comme tais,
Jb V7
io8 Œuvres
D^ Dites-nous maintenant de qui leur
>5 père commun avoit reçu l'Etre ? Car
» il ne-s'étoit pas fait tout feuh... Du
>3 Créateur du Ciel & de la terre.. Juifs,
35 Chrétiens & Turcs font d'accord aulîi
» fur cela ; c'eft encore un très-grand
»5 point.
33 Et cet homme , ouvrage du Créa-
D> teur, eft-il un être (impie ou mixte?
3D Eft-il formé d'une fubftance unique,
35 ou depiufieurs?Chrétiens,répondez..,
33 II efl compofé de deux fubflances ,
30 dont l'une eft mortelle , & dont l'au-
3> tre ne peut mourir. ..Et vous,Turcs?..
33 Nous penfons de même... Et vous,
y> Juifs?... Autrefois nos idées là-defTus
33 étoient fort confufes , comme les ex-
3? preffions de nos Livres Sacrés ; mais
35 les EfTéniens nous ont éclairés , & nous
35 penfons encore fur ce point comme
35 jes Chrétiens. «
En procédant ainfî d'interrogations
en interrogations , fur la Providence
Divine , fur l'économie de la vie à
venir , & fur toutes les queftions eflen-
cielles au bon ordre du genre-humain ,
ces mêmes hommes ayant obtenu de
tous des réponfes prefque uniformes ,
kur diront : ( on fe fouviendra que \qs
Diverses. ibj^
Théologiens n'y font plus : ) » Mes amis
33 de quoi vous tourmentez-vous f Vous
55 voilà tous d'accord fur ce qui vous
D> importe ; quand vous différerez de
03 fentiment fur le refte , j'y vois peu
53 d'inconvénient. Formez de ce petit
33 nombre d'articles une Religion uni-
33 verfelle , qui foit , pour ainfi-dire , la
33 Religion humaine & fociale , que tout
33 homme vivant en fociété foit obligé
33 d'admettre. Si quelqu'un dogmatife
3) contre elle , qu'il foit banni de la
53 fociété , comme ennemi de fes loix
33 fondamentales. Quant au refte fur
33 quoi vous n'êtes pas d'accord , formez
33 chacun de vos croyances particulières
">3 autant de Religions nationales , &
3> fuivez-les en fincérité de cœur. Mais
35 n'allez point vous tourmentant pour
3> les faire admettre aux autres Peuples,
3» & foyez aflurés que Dieu n'exige pas
33 cela. Car il ejâ: aufîî injufte de vouloir
33 les faumettre à vos opinions qu'à vos
3> loix, & les millionnaires ne me fem-
33 blent guères plus fages que les con-
33 quérans.
33 En fuivant vos diverfes dodrines ;
>3 cefTez de vous les figurer fi démon^
3> trées que quiconque ne les voit pas
Î.IO (S U V R E s
3> telles foit coupable à vos yeux de
3î inauvaife foi. Ne croyez point que
3) tous ceux qui péfent vos preuves &
>• les rejettent , foient pour cela des
35 obftinés que leur incrédulité rende
33 punifTables ; ne croyez point que la
33 raifon , l'amour du vrai , la fincérité
35 foient pour vous feuls. Quoi qu'on
3» faiTe , on fera toujours porté à traiter
» en ennemis ceux qu'on accufera de
3> fe refufer à l'évidence. On plaint l'er-
3ï reur , mais on hait l'opiniâtreté.
" Donnez la préférence à vos raifons ,
33 à la bonne heure ; mais fâchez que
» ceux qui ne s'y rendent pas , ont les
» leurs.
33 Honorez en général tous les fon-
» dateurs de vo? cultes refpe^lifs. Que
» chacun rende au fien ce qu'il croit
33 lui devoir , mais qu'il ne méprife
33 point ceux des autres. Ils ont eu de
» grands génies & de grandes vertus :
3^ cela e/l toujours eftimable. Ils fe font
3-3 dits les Envoyés de Dieu , cela peut
» éire & n'être pas : c'eft de quoi la
33 pluralité ne fauroit jucher d'une ma-
33 niere uniforme , les preuves n'étant
3:) pas également à fa portée. Mais
w quand cela ne feroit pas , il ne faut
Diverses^ iiï]
» point les traiter fi légèrement dim-
» pofteurs. Qui fait jufqu'oii les mé-
9i ditations continuelles fur la Divinité»
53 jufqu'oii l'enthoufiafme de la vertu
33 ont pu , dans leurs fublimes âmes »
» troubler l'ordre didaélique & rem-
» pant des idées vulgaires ? Dans une
33 trop grande élévation la tête tourne,
« de l'on ne voit plus les chofes comme
>3 elles font. Socrate à cru avoir un ef-
33 prit familier > & l'on n'a point ofé
3» l'accufer pour cela d'être un fourbe.
35 Traiterons-nous les fondateurs des
>3 Peuples , les bienfaiteurs des nations >
35 avec moins d'égards qu'un particu-
>3 lier ?
. Du refte , plus de difpute entre
55 vous fur la préférence de vos cultes.
:>^ Ils font tous bons , lorfqu'ils font
» prefcrits par les loix , & que la Re-
:» ligion elTencielle s'y trouve ; ils font
3r mauvais, quand elle ne s'y trouve pas.
3> La forme du culte eft la police des
35 Religions & non leur eflence,& c'efl
» au Souverain qu'il appartient de ré-
» gîer la police dans ion pays. «
J'ai penfé, Monfeigneur , que celui
qui raifonneroit ainfi ne feroit point
un blafphémateur , un impie j qu'il pra-
112 (E U V R E s
poferolt un moyen de paix jufte , ral-
îbnnable , utile aux hommes ; & que
cela n'empêcheroit pas qu'il n'eût fa
Religion particulière ainfi que les au-
tres , & qu'il n'y fût tout auffi fincère-
ment attaché. Le vrai croyant , fâchant
que l'Infidèle eft aufli un homme , Se
peut-être un honnête-homme , peut
fans crime s'intérelTer à fon fort. Qu'il
empêche un culte étranger de s'intro-
duire dans fon pays , cela efl: jufte ;
mais qu'il ne damn^ pas pour cela ceux
qui ne penfent pas comme lui ; car qui-
conque prononce un jugement fi témé-
raire fe rend l'ennemi du refte du genre-
humain. J'entends dire fans cefle qu'il
faut admettre la tolérance civile , non
la théologique ; je penfe tout le con-
traire. Je crois qu'un homme de bien ,
dans quelque Religion qu'il vive de
bonne foi, peut être fauve. Mais je ne
crois pas pour cela qu'on puiffe légiti-
mement introduire en un pays des Re-
ligions étrangères fans la permifîîon du
Souverain ; car fi ce n'efl; pas direde-
ment défobéir à Dieu , c'eft défobéir
aux loix ; & qui défobéit aux îoix déi^
obéit à Dieu.
Quant aux Religions une fois éta-
D 1 V -E R s -E ^, 11 f
biles ou tolérées dans un pays Je crois
qu'il eft injufte & barbare de les y dé-
truire par la violence , & que le Sou-
verain fe fait tort à lui-même en mal-
traitant leurs fedateurs. Il q(ï bien dif-
férent d'embrafler une Religion nou-
velle , ou de vivre dans celle où l'on
eft né ; le premier cas feul eft punit-
fable. On ne doit ni laifler établir une
diverfitéde culte , ni profcrire ceux qui
font une fois établis ; car un fils n'a ja-
mais tort de fuivre la Religion de fon
père. La raifon de la tranquillité pu-*
blique eft toute contre les perfécuteurs.
La Religion n'excite jamais de trou-
bles dans un Etat que quand le parti
dominant veut tourmenter le parti foi-
ble , ou que le parti foible , intolérant
par principe , ne peut vivre en paix
avec qui que ce folt. Mais tout culte
légitime , c'eft- à-dire, tout culte ou fe
trouve la Religion effencielle , Se dont ,
par conféquent , les feâateurs ne de-
mandent que d'être foufferts Se vivre en
paix , n'a jamais caufé ni révoltes ni
guerres civiles , fî ce n'eft lorfqu'il a
fallu fe défendre & repoufler les perfé-^
cuteurs. Jamais les Proteftans n'ont
pris les armes en France que lorfqu'on
ÏÏ4 (S z; V R E s
les y a pourfuivis. Si l'on eût pu fe
réfoudre à les laifTer en paix , ils y fe-
roienc demeurés. Je conviens fans dé-
tour qu'à fa naiiTance la Religion ré-
formée n'avoir pas droit de s'établir
en France , malgré les loix. Mais lors-
que , tranjuife des Pères aux enfans ,
cette Religion fut devenue celle d'une
partie de la Nation Françoife , & que
ie Prince eût folemnellement traité avec
cette partie par l'Edit de Nantes ; cet
Edit devint un Contrat inviolable ,
qui ne pouvoit plus être annullé que
du commun confentament des deux
parties , & depuis ce tems , l'exercice
de la Religion Pro^eflante efl , feloiï
moi , légitime en France.
Quand il ne le feroit pas , il rellerolt
toujours aux fujets l'alternative de for-
tir du Royaume avec leurs biens , ou
d'y refter fournis au culte dominant.
Mais les contraindre à refter fans les
vouloir tolérer , vouloir à la fois qu'ils
foien^ & qu'ils ne foientpa' ,les priver
même du droit de la nature , annuller
leurs mariages (p) > déclarer leurs en-
(p) Dans un Arrêt du Parlement de Tou-
foufe concernant l'affaire de l'infortune Ca-
fans bâtards en ne difant que ce
ui e/l , j'en dirois trop ; il faut me
taire.
las , on reproche aux Proteftans de faire entre
ïiix des mariages , qui , félon Les yrotejlans nt
\fom que des a6tes civils , ^ par conféquem fou-
rnis entièrement pour la forme ù' les effets d
la volonté du KoL
Ainfî de ce que , félon les Proteftans , le
mariage eft un ade civil , il s'enfuit qu'ils fonc
obligés de fe foumettre à la volonté du Roi >
qui en fait un ade de la Religion Catholique.
Les Proteftans, pour fe marier, font légitime-
ment tei.us de fe faire Catholiques ; attendu
que , félon eux , le mariage eft un afte civil,-
Telle eft la manière de raifonner de Meilleurs
du Parlement de Touloufe.
La France eft un Royaume fi vafte, que les
François fe font mis dans l'efprit que le genre
i humain ne devoir point avoir d autres loix que
les leurs. Leurs Pariemens & leurs Tribunaux
paroiiTent n'avoir aucune idée du droit naturel
ni du droit des gens ; & il eft à remarquer que
dans tout ce grand Royaume oii font tant d'U-
niverhtés , tant de Collèges , tant d'Académies,
_ & où l'on enfeigne avec tant d'importance
■ tant d'inutilités , il n'y a pas une feule chaire
de droit naturel. C'eft le feul peuple de l'Eu-
rope qui ait regardé cette étude comme n*é^
taiit bonne a riea.
'^i6 Œuvres
Voici du moins , ce que je puis dire,'
En confidérant la feule raifon d'Etat ,
peut-être a-t-on bien fait d'ôter au>
Proteflans François tous leurs chefs ;
îïiais il falloit s*arréter là. Les maxime!
politiques ont leurs applications & leurs
diftindions. Pour prévenir des diffen-
fîons qu'on n'a plus à craindre , on s'ôte
des relTources dont on auroit grand
befoin. Un parti qui n'a plus ni Grandi
ni Noblefle à fa tête , quel mal peut-
îl faire dans un Royaume tel que la
France ? Examinez toutes vos précé-
dentes guerres , appel lées guerres de
Religion ; vous trouverez qu'il n'y en
a pas une qui n'ait eu fa caufe à la Cour
& dans les intérêts des Grands. Des
intrigues de Cabinet brouilloient les
affaires , & puis les Chefs ameutoient
les Peuples au nom de Dieu. Mais
quelles intrigues , quelles cabales peu-
vent former des Marchands & des
Payfans ? Comment s'y prendroient-ils"
pour fufciter un parti dans un pays ou
l'on ne veut que des Valets ou des
Maîtres , & où l'égalité eft inconnue
ou en horreur ? Un Marchand propo-
fant de lever des troupes peut fe faire
i
D I V is R s E s; iij
écouter en Angleterre : mais il fera
toujours rire des François ( q).
Si j'étois , Roi ? Non. Miniflre ?
Encore moins : mais homme puifTant
en France , je dirois : Tout tend parmi
nous aux emplois , aux charges ; tout
veut acheter le droit de mal faire : Paris
& la Cour engouffrent tout. LaiiTons
ces pauvres gens remplir le vuide des
Provinces ; qu'ils foient marchands , &
toujours marchands ; laboureurs , Se
toujours laboureurs. Ne pouvant quit-r
ter leur état , ils-en tireront le meil-
leur parti poflible ; ils remplaceront
les nôtres dans les conditions privées
dont nous cherchons tous à fortir ; ils
' { ç) Le feul cas qui force un peuple ainfi
dénué de chefs à prendre les armes , c'eft quand p
réduit au déferpoir par Ces perfécuteurs , il voit
qu'il ne lui refte plus de choix que dans la ma-
nière de périr. Telle fut , au commencement
de ce fiècle , la guerre des Camifards. Alors oa
eft tout étonné de la force qu'un parti méprifé
tire de fon défefpoir : c'eft ce^que jamais les
perfécuteurs n'ont fçu calculer d'avance. Ce-
pendant de telles guerres coûtent tant de fang
qu'ils dévoient bien y fonger avant de les
rendre inévitables.
^ïiB Œuvres
feront valoir le commerce & l'agricul-
ture que tout nous fait abandonner;
ils alimenteront notre luxe; ils travail-
leront , & nous jouirons.
Si ce projet n'étoit pas plus équi-
table que ceux qu'on fuit , il ièroit , du
moins , plus humain , & fûrement il
feroit plus utile. C'eft moins la tyrannie,
& c'eft moins l'ambition des Chefs ,
que ce ne font leurs préjugés &: leurs
courtes vues , qui font le malheur des
Nations,
Je finirai par tranfcrire une efpèce
de difcours , qui a quelque rapport à
mon fujet , & qui ne m'en écartera pas
long-tems.
Un Parsis de Surate, ayant époufé
en fecret une Mufulmane , fut décou-
vert , arrêté , &: ayant refufé d'embraf-
fer le mahométifme , il fut condamné
à mort. Avant d'aller au fupplice , il
parla ainfi à fes juges,
33 Quoi ! vous voulez m'ôter la vie !
« Eh ! de quoi me punifTez-vous ? J'ai
3> tranfgrefle ma loi plutôt que la vôtre:!
3> ma loi parle au cœur & n'efi: pas
3> cruelle ; mon crime a été puni par le
3> blâme de mes frères. Mais que vous
» ai-je fait pour mériter de mourir ? Je
D 1 VE R s 1 3 IJ^
S) VOUS ai traités comme ma famille , &
?> je me fuis choifi une fœur parmi vous.
33 Je l'ai laifle libre dans fa croyance »
33 & elle a refpedé la mienne pour Ton
w propre intérêt. Borné fans regret à
« elle feule , je l'ai honorée comme
35 l'inftrument du culte qu'exige l'Au-
35 teur de mon Etre , j'ai payé par elle
33 le tribut que tout homme doit au
33 genre-humain ; l'amour me l'a don-
*> née & la vertu me la rendoit chère ,
»3 elle n'a point vécu dans la fervitude»
33 elle a poffédé fans partage le cœur
w de fon époux ; ma faute n'a pas moins
33 fait fon bonheur que le mien.
*^ Pour expier une faute fi pardon-
33 nable, vous m'avez voulu rendre four-
33 be & m.enteur ; vous m'avez voulu
33 forcer à profefler vos fentimens fans
33 les aim-er & fans y croire : comme fi
33 le transfuge de nos loix eût mérité
» de pafTer fous les vôtres , vous m'a-
>» vez fait opter entre le parjure & la
33 mort,& j'ai choifi , car je ne veux
3» pas vous tromper. Je meurs donc ,
33 puifqu'il le faut; mais je meurs digne
33 de revivre & d'animer un autre hom-
53 me jufte. Je meurs martyr de ma Re-
rizd Œuvres
93 ligîon fans craindre d'entrer âpres
33 ma mort dans la vôtre. PuilTé-je re-
33 naître chez les Mafulmans pour les
3» apprendre à devenir humains , clé-
>d mens , équitables : car fervant le
1% même Dieu que nous fervons , puif-
?5 qu'il n'y en a pas deux , vous vous
o> aveuglez dans votre zèle en tour-
aï mentant fes ferviteurs , & vous n'êtes
3> cruels & fartguinaires que parce que
D3 vous êtes inconféquens. ,
33 Vous êtes des enfans , qui dans vos
33 jeux ne favez que faire du mal aux
33 hommes. Vous vous croyez favans,
3^ & vous ne favez rien de ce qui efl:
39 de Dieu. Vos dogmes récens font-
33 ils convenables à celui qui eft , &
»3 qui veut être adoré de tous les tems ?
33 Peuples nouveaux , comment ofez-
»3 vous parler de Religion devant nous ?
33 Nos rites font auiTî vieux que les
3» Aftres : les premiers rayons du Soleil
33 ont éclairé & reçu les hommages de
03 nos Pères. Le grand Zerduft a vu
» l'enfance du monde ; il a prédit &
33 marqué l'ordre de l'Univers ; & vous ,
» hommes d'hier, vous voulez être nos
» prophètes ! Vingt fiécIeS avant Ma-
30 homet ,
Diverses, ini
9 homet , avant la naiffance dTfmaëJ
» & de fon père , les Mages étoieat
» antiques. Nos Livres Sacrés étoienc
» déjà la loi de l'Afie & du monde ,
» & trois grands Empires avoient fuc-
35 cefîîvement achevé leur long cours
x> fous nos ancêtres, avant que Icsvo-
» très fuflent fortis du néant.
» Voyez ,iiommes prévenus , la dif-
» férence qui efl entre vous & nous.
3> Vous vous dites croyans , & vous
w vivez en barbares. Vos inftitutions,
" vos loix , vos cultes , vos vertus
» mêmes tourmentent l'homme & lé
» dégradent. Vous n'avez que de triftes
3^ devoirs à lui prefcrire. Des jeûnes ,
" des privations , des combats , à^s
» mjjtilations , des clôtures : vous ne
3j favez lui faire un devoir que de ce
33 qui peut l'aflliger & le contraindre!
33 Vous lui faites haïr la vie & les
î3 moyens de la conferver : vos femmes
î3 font fans hom.mes , vos terres font
>3 fans culture ; vous mangez les ani-
5î maux & vous maflacrez les humains ;
33 vous aimez le fang , les meurtres ;
5> tous vos établilTemens choquent la
'3 nature , aviliffent l'efpcce humaine ;
» & , fous le double joug du Defpotif-
Tome VL F
i22 (E U V K lE S
3> me & du fanatifme , vous fécrafez de
» fes R.ois & de Tes Dieux.
^3 Pour nous , nous fommes des hom-
35 mes de paix , nous ne faifons ni ne
35 voulons aucun mal à rien de ce qui
33 refpire , non pas même à nos Tyrans;
33 nous leur cédons fans regret le fruit
Xi de nos peines , contens de leur erre
35 Utiles & de remplir nos devoirs. Nos
33 nombreux beftiaux cdw^rent vospa-
33 turages ; les arbi-es plantés par nos
as miains vous donnent leurs fruits Ôc
33 leur ombre.; vos terres que nous
33 cultivons vous nourriflent par nos
33 foins ; un peuple fimple & doux mul-
33 tiplie fous vos outrages , & tire pouc
33 vous la vie & l'abondance du fein de
33 la mère commune où vous ne fçave?;
33 rien trouver. Le foleil que nous pre-
ao nous à témoin de nos œuvres , éclai-*
33 re notre patience & vos injuftices ; il
33 ne fe lève point fans nous trouver
33 occupés à bien faire , & en fe cou^
33 chant il nous ramène au fein de nos
:>3 familles , nous préparer à de nou-
33 veaux travaux,
33 Dieu feul fait la vérité. Si malgré
«tout cela, nous nous trompons dans
3> notre culte, il efl: toujours peu croya*-,
Diverses, 123
>3 ble que nous foyons condamnés à
35 l'en fer, nous qui ne faifons que du
J3 bien fur la terre , & que vous foyez
3^ Jes élus de Dieu, vous qui n'y faîtes
53 que du mal. Quand nous ferions dans
35 l'erreur , vous devriez la refpeder
3^ pour votre avantage. Notre piété
3^ vous engraifje , & la votre vous con-
33 fume ; nous réparons le mal que vous
35 fait une Religion de/iruéHve. Croyez-
35 moi , laiffez - nous un culte qui vous
33 eft utile; craignez qu'un jour nous
33 n'adoptions le vôtre : c'eft le plus
55 grand mal qui vous puifTe arriver.'
J'ai tâché, Monfeigneur , de vous
faire entendre dans quel efprit a été
écrite la profefîion de foi du Vicaire
Savoyard , & les confidérations qui
m'ont porté à la puWier. Je vous de-
mande à prcfent à quel égard vous pou-
vez qualifier fa dodirine de blafphéma-
toire , ci'in.pie , d'abominable, & ce que
Ivous y trouvez de fcandaleux & de
Ipevnicieux au genre-hum.ain ? J'en dis
lautant à ceux qui m'accufent d'avoir
\àït ce qu il falloit taire & d'avoir voulu
^troubler l'ordre pufelic ; imputation
vague de tém.éraire , avec laquelle ceux
Fi,
124 (Œuvres
qui ont le moins réfléchi fur ce qui eH.
utile ou nuifible , indifpofent d'un mot
le public crédule contre un Auteur
bien intentionné. Eft-ce apprendre au
peuple à ne rien croire que le rappeller
à la véritable foi qu'il oublie ? Eft-ce
troubler l'ordre que renvoyer chacun
aux loix de Ton pays ? Eft-ce anéantir
tous les cultes que borner chaque peu-
ple au fîen ? Eft-ce ôter celui qu'on a^
que ne vouloir pas qu'on en change ?
Eft-ce fe jouer de toute Religion , que
refpedlertoutes les Religions? Enfin eft-
il donc fi effenciel à chacun de haïr les
autres , que , cette haine ôtée , tout
foit ôté ?
Voilà pourtant ce qu'on perfuade
au peuple quand on veut lui faire pren
dre Ton défenfeur en haine, & qu'on
a la force en main. Maintenant , hom-
mes cruels, vos décrets, vos bûchers,
vos mandemens , vos journaux le trou-
blent & l'abufent fur mon compte. If
me croit un monftre fur la foi de vos
clameurs ; mais vos clameurs cefferont
enfin; mes écrits refteront malgré vous
pour votre honte. Les Chrétiens?
moins prévenus y chercheront avec!
D I y E R s E So 12^
furprife les horreurs que vous préten-
dez y trouver ; ils n'y verront , avec la
morale de leur Divin maître , que des
leçons de paix , de concorde & de cha-
rité. Puiflent-ils y apprendre à être
plus juftes que leurs Pères î PuifTent les
vertus qu'ils y auront prifes, me ven-
ger un jour de vos maîédiétions !
A l'égard des objections Tur les fec-
tes particulières dans lefquelles l'Uni-
vers efl divifé ; que ne puis - je leur
donner aflez de force pour rendre cha-
cun moins entêté de la fienne & moins
ennemi des autres; pour porter chaque
homme à l'indulgence , à la douceur ,
par cette confidératioii fi frappante &
fi naturelle , que s'il fût né dans un au-
tre pays , dans une autre fedo , il pren-
drait infailliblement pour l'erreur ce
qu'il prend pour la vérité, Se pour la
vérité ce qu'il prend pour l'erreur ! Il
importe tant aux hom.mes de tenii:
moins aux opinions qui les divifent,'
qu'à celles qui les unifient ! & au con-
traire , négligeant ce qu'ils ont de com-
mun , ils s'acharnent aux fentimicns par-
ticuliers avec une efpece de ragej ils
tiennent d'autant plus à ces fentimens
F iij
12^ (B u r R E S
qu'ils fembîent moins raifonnables , &
chacun voudroit fuDpIéer à force de
confiance à l'autorité que la raifon re-
fufe à Ton parti. Ainfi , d'accord au
fond (ur tout ce qui nous intéreffe, &
donc on ne tient aucun compte , on
pade la vie à difputer, à chicaner ^ à
tourmenter, à periécuter, à fe battre,
pour les chofes qu'on entend le moins ,
& qu'il eft le moins nécefTaire d'enten-
dre. On entaOe en vain de'cifîons fur
décifions ; on plâtre en vain leurs con-
tradiéiions d\\n jargon inintelligible;
on trouve chaque jour de nouvelles
quefîions à ré oudre, chaque jour de
nouveaux fujets de querelles ; parce
que chacune do(3:rine a ces branches in-
finies , & que chacun , entêté de fa
petite idée, croit efienciel ce qui ne
l'efîroint, & néglige l'effenciel véri-
table. Que fi on leur propofe des ob-
jeélions qu'ils ne peuvent réfoudre , ce
qui , vu l'échaliaudage de leurs doélri-
nés , devien: plus facile de jour en
jour , ils le dépitent comme des en-
fans , &: parce qu'ils font plus attachés
à leur parti , qu'à la vérité , Ôc qu'ils
ont plus d'orgueil qu2 de bonne - foi,,
Diverses. 127
c'eft fur ce qu'ils peuvent le moins prou-
ver qu'ils pardonnent le moins quelque
cloute.
Ma propre hiftoire caracflérife mieux
qu'aucune autre le jugement qu'on doit
porter des Chrétiens d'aujourd'hui :
mais comme elle en dit trop pour être
crue , peut-être un jour f^ra-t-elle por-
ter un jugement tout contraire : un jour
peut-être, ce qui Fait aujourd'hui l'op-
probre de mxes contemporams , fera
leur gloire , & les fimiples qui lirort
mo'i Livre , diront avec admiration :
queli tems angcliques ce dévoient être
que ceux où un tel Livre a été brûlé
comme im.pie , & fon auteur pourfuivi
commxe un malfaiteur ! fans doute alors
tous les Ecrits refpiroient la dévotion
la plus fubiime, & la terre étoit cou-,
verte de Saints!
Mais d'autres Livres demeureront»
On faura, par exemple , que ce même
fiécle a produit un panégyrifle de la
Saint-Barthélemi , François , & , com-
me on peut bien croire , homme d'E-
glife^fans que, ni Parlement, ni Prélat
ait fongémême à lui chercher querelle.
Alors , en comparant la m^orale des
deux Livres , & le fort des deux Au-
r IV
I2S ŒUP- RES
teurs , on pourra changer de langage ,'
^ tirer une autre conclufion.
Les doctrines abominables font cel-
les qui mènent au crime , au meurtre ,
êc qui font des fanatiques. Eh î qu'y a-
t'il de plus abominable au monde que
de mettre l'injuftice & la violence en
fyllème , & de les faire découler de la
clémence de Dieu? Je m'abftiendrai
d'entrer ici dans un parallèle qui pour-
roit vous déplaire. Convenez feule-
ment, Monfeigneur , que fi la France
eût profeffé la Religion du Prêtre Sa-
voyard , cette Religion fi fim.ple & fi
pure , qui fait craindre Dieu, & aimer
les hommes , des fleuves de fang n'euf-
fent point (i fouvent inondé les champs
François; ce peuple fi doux & fi gai
n'eût point étonné les autres de fes
cruautés dans tant de perfécutions & de
malfacres, depuis Tlnquifition de Tou-
loufe (/") jufqu'à la Saint-Barthélemi ,
■ 1 1— I ail ■ m
{r ] II eft vrai que Dominique, Saint E/pa»
gnol , y eut grande part. Le Saint, félon un
Ecrivain tle îcn Ordre , eut Ja charité, prê-
chant contre les Albigeois, de s'adjoindre de dé-
votes perfonnes, zélées pour la foi , lef(^uelie«
Diverses. isp
& depuis les guerres des Albigeois juf-
qaaux Dragonaces ; le Confeiller An-
ne du Eourg n'eût point été pendu
pour avoir opiné à la douceur envers
les Réformés; les habitans de Merin-
-dol de de Cabrieres n'euflent point été
mis à mort par Arrêt du Parlement
d'Aix, & fous nos yeux l'innocent Ca-
las torturé par les bourreaux n'eût
point péri fur la roue. Prévenons , à
préfent, Monfeigneur , à vos cenfures
ic aux raifons fur lefquelles vous les
ndez»
Ce font toujours des hommes, dit îe
Vicaire , qui nous attellent la parole de
Dieu, Ôc qui nous l'atteftent en des
priffent le (Gin d^extirper corporellerîient& par
ie glaive matériel les liéréri<ques qu'il n'au—
roic pu vaincre avec le glaive de la parole de
Dieu. Ob charitacem , fTs-àkans contra Albien—
fes fin adjuîorîumfumjit quafdam àevotas per-^
foius y celantes pro jide , quœ corporaliter illos:
h&reticoi gladio mareriali expu^narent ^^ quos-
irfe gladio verbi Dei amputare non pojfeu
Antoiîin. in Clifoa. P. ÎII. tit. 2,3. c. 14. §. 2.».
Cette chaiité ne reffemble guère à celle du:
Vicaire; au ^" a- 1 elle un prix bien différente
ÏAiiie: foir décréter & raucre caiienifer ce\âs:
ijjo Œuvres
langues qui nous font inconnues. Sou-
vent , au contraire , nous aurions grand
befoin que Dieu nous atteftât îa parole
des hommes ; il efl: bien fur , au moins,
qu'il eût pu nous donner la iienne , fans
fe iervir d'organes fi fufpe<fls. Le Vi-
caire fe plaint qu'il faille tant de té-
moignages humains pour certifier la
parole Divine : que dliommes , dit-il ,.
entre DUu ù' moi (/) !
Vous répondez. Pour que cette plainte
fat Jenpk ^ M, T. C, F\ ilfaudroit pou-*
voir conclure que la rérélaiion eji faujj'e
dès quelle r^a point été faite à chaque-
homme en particulier ; il faudroït pou^
%^oir dire : Dieu ne peut exiger de moi que
je croye ce quon m^ajjure quil a dit , dès^
que ce nefl pas dirt^emmt a moi qu'ail a.
adrejfé fa parole ( f ) ,
Et tout au contraire , cette plainte
n'eft fenfée qu'en admettant la vérité
de la Révélation. Car fi vous la fuppofez
fauffe, quelle plainte avez-vous à faire,
du moyen dont Dieu s'efl fervi > puif-
(/) Emi'e ,. Tome Jîî , j'dg. 141.
U ) Mandement j ia-^"". , pag. ïi, , in-i?».^
Diverses. 131
qu'il ne s'en ait fervi d'aucun ? Voua
doit-il compte des tromperies d'un im-
pofteur? Quand vous vous laiflez du-
per , c'efl: votre faute & non pas la fien-
ne. Mais lorfque Dieu , maître du choix
de Tes moyens > en choifit par préféren-
ce qui exigent de notre part tant de fa-
voir & de 11 profondes difcuiîions , le
Vicaire a-t-il tort de dire : » Vo ons
35 toutefois ', examinons , comparons »
^ vérifions. O R Dieu eût daigné mot
^difpenfsrde tout ce travail, l'en au-
53 rois - je fervi de moins bon cœur >
Monfeigneur, votre mineure ell: ad-
mirable! il faut la tranfcrire ici toute
entière ; j'aime à rapporter vos propres
termes , c'eft ma plus grande méchan-
ceté.
Alaiî rCefi-ïl donc pas une infinité de
faits , même antérieurs à celui de la BJvé^
lation Chrétienne ^ dont il feroit abfurde.
de Jouter? Par quelle autre voie que celle
deî témoignages - humaines ? Auteur lui-^
mime a-t-il donc connu cette Sparte >
leitei Jthène^ cette Rome dont il vante fi
(u) Faille» LÏÏifiiq^r.à,
132 (E CI V R E s
4 fouvent ^ avec tant d^ajjurance les ïoîx,
les mœurs, êr les héros? Que dliommes
entre lui &" les Hifloriens qui ont conCer--
ve la mémoire de ces evenemens !
Si la matière étoit mains grave &
que j'euffe moins de refped: pour vous,,
cette manière de raifonner me four-
niroit peut-être l'occafion d'égayer un
peu mes Leâ:eurs;mais à Dieu ne plaife
que j'oublie le ton qui convient au
fujet que je traite , & à l'homme à qui
je parle. Au rifque d^étre plat dans mia
réponfe , il me fuffit de montrer que
vous vous trompez.
Conlidérez donc, de grâce , qu^il eft
tout-à-fait dans l'ordre que des faits
humains foient atteftés par des té-
. moignages humains. Ils ne peuvent l'ê-
tre par nulle autre voie ; je ne puis.
fâvoir que Sparte & Rome ontexifté,,
que parce que des Auteurs contem-
porains me le dlfent , & entre moi &
un autre homme qui a vécu loin de
moi y il faut nécefTairement des inter-
médiaires : mais pourquoi en faut-iî
entre Dieu & moi > & pourquoi ea
faut-il de fi éîc^ignés 3 qui en ont be*
fuin de tant d'autres ? Eft-il (impie »
ellil naturel que Dieu ait été cliex-
Diverses. 13 ?
cher MoiTe pour parler à Jean Jacques
Roufîeau ?
D'ailleurs nul n'efl obligé fous peine
de damnation de croire que Sparte ait
exifté ; nul, pour en avoir douté, ne fera
dévoré des flammes éternelies. Tout
fait dont nous ne fommes pas les té-
moins, n'eil établi pour nous que fur
des preuves morales , & toute preuve
morale eft fufceptible de plus & de
moins. Croirai-je que la juftice Divine
me précipite à jamiais dans l'enfer , uni-
quement pour n'avoir pas fu marquer
bien exaCtemiCnt le point ou uns telle
preuve devient invincible ?
S'il y a dans te monde une hiftoire
atteftée , c^eft celle des Wampirs. Rieiî
n'y manque ; procès verbaux , cer-
tificats de Notables > de Chirurgiens a
de Curés , de Magiftrats. La preuve
juridique efl: des plus compkttes. Avec
cela 5 qui eft-ce qui croit aux Wampirs ^
Serons-nous tous damaés pour n'y avok
pas cru ?
Quelque attelles que foient , au gré
même de l'incrédule Cicéron , plu-
fleurs Ûqs prodiges rapportés par Tite-
Live , je les regarde comme autant de
fables ^ ^ fûremeat je ne fuis pus l^
'134 (E u r R E s
feuL Mon expérience confiante 3c celle
de tous les hommes efl plus forte en
ceci que le témoignage de quelques-
uns. Si Sparte & Rome ont été des
prodiges elles mêmes , c'étoient des
prodiges dans le genre moral ; 8c comme
on s'abuferoit en Laponie de fixer à
quatre pieds la flature naturelle de
l'homme , on ne s'abuferoit uas moins
parmi nous de fixer la mefure des âmes
hum.aines fur celle des gens que Ton
voit autour de foi.
Vous vous fouviendrez , s'il vous
plaît , que je continue ici d'examiner
vos ralfonnemens en eux-mêmes » fans
ioutenir ceux que vous attaquez. Après
ce mémoratif néceffaire , je me per-
mettrai fur votre manière d'argumenter
encore une (uppofition.
Un habitant de la rue St. Jacques
vient tenir ce difcours à Morifieur l'Ar^
ehevêque de Paris. 3> Monfeigneuf , je
» fais que vous ne croyez ni à la béa*
» titude de Saint François Paris, ni aux
35 miracles qu'il a plu à Dieu d'opérer
2o en public fur fa tombe , à la vue de-
» la Ville du monde la plus éclairée:
3D & la plus nombreufe. Mais^je crois
a> dtîVQii: Yom atteller qiiû je vieos d^
-D' I r E a' s E 's: î ^ f
^ voir reiTufciter le Saint en perfonna
y> dans le lieu où. Ces os ont été dé-
» pofés. »
L'homme de la rue Saint-Jacques
ajoute à cela le détail de toutes les cir-*
conftances qui peuvent frapper le ipec-
tateur d'un pareil fait. Je fiiis perfuadé w
qu'à l'ouie de cette nouvelle , avant de
vous expliquer fur la foi que vous y
ajoutez , vous commencerez par inter^
roger celui qui l'actefte , fur fon état >.
fur fes fentimens , lur fon Confeffeur ^.
fur d'autres articles femhîables; & lorf^
qu'à fon air comm:e à fes difcours vous^
aurez compris que c'e/l: un pauvre Ou-
vrier , & que , n'ayant point à vous^
montrer de billet de confeflion , il vous-
confirmera dans l'opinion qu'il eft Jan-
fénifte ; » Ah î ah ! « lui direz- vous d'ua
air railleur ; 53 vous-étes convuHion-
» naire , & vous avez vu reiTufciter-
X Saint Paris ? Cela n'eft pas fort éton-
33 nant ; vous avez tant vu d'autres
» merveilles î fc
Toujours dans ma fuppoiîtion , fans
doute il iniiflera :. il vous dira qu'il n'a
poiat vii feui le miracle j qu'ii avoie
deux ou trois perfojinêS avee îui qnï
t^6 Œuvres
ont'vû la même chofe , & que d'autres
à qui il l'a voulu raconter dilent l'avoir
auiîi vu eux-mêmes. Là-defTus vous
demanderez fi tous ces témoins étoient
Janféniftçs ? » Oui , Monfeigneur , a
33 dira-t-il : ^o mais n'importe ; ils font
Ift. 53 en nombre fuffifant , gens de bonnes
» mœurs , de bon fens , & non reçu-
3» fables ; la preuve eft complette , ôc
V rien ne manque à notre déclaration;
» pour conflater la vérité du fait. «
D'autres Evêques moins charitables
enverraient chercher un Commiffaire
& lui configneroient le bon-hommie-
honoré de la vifion gîorieufe , pour en
aller rendre grâce à Dieu aux petites-
maifons. Pour vous , Monfeigneur ».
plus humain , mais non plus crédule >,
sprès une grave réprimande vous vous
contenterez de lui dire : ^ je fais que
30 deux ou trois témoins , honnêtes gens
30 3c de bon fens , peuvent attefter la
3? vie ou la mort d'un homme ; mais
s> je ne fais pas encore combien il em
2> faut pour conftater la réfurrediort
30 d'un Janfénifle. En attendant que je-
-p l'apprenne y allez ^ mon enfant , ta-
^ ther ds fortifier YÔtre cerveau creox^
Diverses. i j7
» Je vous difpenfe du jeûne, & voilà
» de quoi vous faire de bon bouil-
» Ion. tf
C'efl: à-peu-près , Monfeîgneur , ce
que vous diriez , & ce que diroit tout
autre homme fage à votre place. D'où
je concluds que , même félon vous , &
félon tout autre homme fage , les preu-
ves morales fuffifantes pour conftater
les faits qui font dans l'ordre des pot-
fibilités morales , ne ^ffifent plus pour
conflater des faits d'un autre ordre &
purement furnatureîs : fur quoi je vous
laifie juger vous-même de la juftelTe de
votre comparaifon.
Voici pourtant la concîufion triom-
phante que vous en tirez contre moi»
Son fceptlcifme n^e/î donc ici fondé que
fur r intérêt de fan incrédulité (x). Mon-
feigneur , fi jamais elle me procure un
Evêché de cent mille-livres de rente,
vous pourrez parler de l'intérêt de mon
incrédulité.
Continuons maintenant à vous tranf^
5 crire , en prenant feulement la liberté
^1
[x] Mandement, in-4*'. >. pag. 12. , in- 11. i
1 3 s (OUVRES
de reflituer au befoin les pafTages de
mon Livre que vous tronquez.
» Qu'un homme , ajoLUc-t-U plus loin,
» vienne nous tenir ce îangag^e: Mor-
» tels , je vous annonce les volontés du
35 Très-FIaut; reconnoiflTez à ma voix
30 celui qui m'envoie. J'ordonne au
00 Soleil de changer Ton cours , aux
y> étoiles de former un autre arrange-
ai ment, aux montagnes de s'applanir,
33 aux flots de «-'élever , à la terre de
3> prendre un autre afped: : à ces mer-
■33 veilles qui ne reconnoitra pas à l'inf-
35 tant le Maître de la nature ? '^ Qui
ne croirait ^ M, T^ C. F. ^ que celui qui
s^exprlme de Iq, forte ne chmande qui
voir des miracles pour être Chrétien f
Bien plus que cela , Monfeigneur ;
puifque je n'ai pas même befoin des
miracles pour être Chrétien.
Ecoute'^ toute-fois , ce quil ajoure :
30 Refl:e enfin, dit-il, l'examen le plus
3> important dans la doctrine annoncée;
» car puifque ceux qui difent que Dieu
» fait ici-bas des miracles , prétendent
» que le Diable les imite quelquefois,
» avec les prodiges les mieux confta-
» tés , nous ne fommes pas plus avan-
» ces qu'auparavant, ik puifque les Ma-
Diverses. 13$
» giciens de Pharaon o^olent , en pfé-
» iencc même de MoiTe , faire les mê.-
» mes (ignes qu'il faifoit par l'ordre
» exprès de Dieu , pourquoi dans Ton
» abfence n'euiTent -ils pas , aux mêmes
» titres , prérendu la même autorité ?
» Ainfi donc , après avoir prouvé la
p» doctrine par le miracle, il Faut prou-
» ver le miracle par la do(î:i:rine , de
» peur de prendre Tccuvre du Démon
35 pour l'œuvre de Dieu (y ). Que iajre
» en pareil cas pour éviter le dialèle ?
» Une feule chofe ; revenir au raifon-
» nement , & laiîTer-là les miracles.
33 Mieux eût valu n'y pas recourir, a
C^eji dirs ; quon me momre des
miracles , e/ je croirai. Oui , l\Ion-
f^igneur , c'ell dire ; qu'on me montre
des miracles & je croirai aux miracîeSa
Oejl: dire j quon me montre des mi"
racles , Gr je refu ferai encore de croire.
Oui , Moafeigneur , c'eft dire , félon
( )') Jv fjis forcé de confondre ici la note,
avec le texte , â l'imitation de M. de Beaumont.
Le Ledeur pourra confultcr l'un & l'autre-
dans le Livre même, [orne îlîy fa-, 14; 6*.
140 Œuvres
le précepte même de Moïfe ({) ; qu'on
me montre des miracles , & je refuferai
encore de croire une dodrine abiurde
& déraifonnable qu'on voudrolt étayer
par eux. Je croirois plutôt à la magie
que de reconnoître la voix de Dieu
dans des leçons contre la raifon.
J'ai dit que c'étoit-ià du bon fens le
plus fimple , qu'on n'obfcurciroit qu'a^
vec des diftindions tout au moins très*»
fubtiles : c'ell: encore une de mes pré-
didions 5 en voici raccomplilTement.
Quand une doBrlne eft reconnue vraie ^
divine , fondée fur une révélation cer^
taine ^ on s'en fen pour juger des mi^
racles j c' eft- à- dire , pour rejetter les pré*
tendus prodi>{erS que des impoflcurs rou-^
droient oppofer à cette do^rine, Qiiand
il s'agit d'aune docirine nouvelle qu^on
annonce comme émanée du fein de Dieu >
les mirachs font produits en preuves ;
d*ejî-à'dire j que celui qui prend la qua-
lité d^ Envoyé du Très- Haut , confirma
fa Miffon ^ fa prédication par des mi-
racles qui font le témoignage mhne de
la Divinité» Ainfi la d.oHrine G^ les mi^
■aMSBaoaat
il) Deutcronome, cap, XÎIL
Diverses. 141
racles font des argumens reiptElifs dont
on fait ufage , jelon les divers points de
Plie où ion fe place dans Vétude &*
dans Venfeignement de la Religion» Il
ne fe trouve-la , ni abus du raifonne^
ment ^ m fophifme ridicule , ni cercle
vicieux ( a).
Le Ledeur en jugera. Pour moi je
n'ajouterai pas un leul mot. J'ai quel-
quefois répondu ci- devant avec mes
paflages ; mais c'eft avec le vôtre que
je veux vous répondre ici.
Où eft donc , M. T. C. F. ^ la honne^
foi philofophique dont fe pare cet Ecri-
vain ?
Monfeigneur , je ne me fuis jamais
piqué d'une bonne-foi philofophique;
car je n'en connois pas de telle. Je n'ofe
même plus trop parler de la bonne-foi
Chrétienne , depuis que les foi-difans
Chrétiens de nos jours trouvent lî
mauvais qu'on ne fupprime pas les ob-
jedions qui les embarrafTent. Mais pour
la bonne-foi pure & fimple , je demande
laquelle de la mienne ou de la vôtre
eft la plus facile à trouver ici ?
{a) Mandement y in-4^. ,pag. I3.,in-I2|,
p ag. xxiij.
■î42 (S U V R E S
Plus j'avance , plus les points à trai-
ter deviennent intéreifans. II faut donc
continuer à vous tranfcrire. Je voudrois
dans des difcudions de cette importance
ne pas omjettre un de vos mots.
On cïoïroit qu après les plus grands'
efforts pour décréditer les témoignages'
humains qui atteftent la révélation Chré-
tienne , le même Auteur y défère cepen-
dant de la manière la plus pojitive , la
plus folewnelle.
On auroit raifon , fans doute , puif-
que je tiens pour révélée toute doc-
trine où je reconnois refprit de Dieu,
Il faut feulement ôter l'amphibolocrie
■de votre phrafe ; car fi le verbe re-
latif jy défère fe rapporte à la Révélation
Chrétienne , vous avez raifon ; mais
s'il fe rapporte aux témoignages hu-
mains, vous avez tort. Quoi qu'il en
foit , je prends acî:e de votre témoignage
contre ceux qui ofent dire que je re-
jette toute révélation ; comme fi c'é-
toit rejetter une dodrine que de la
reconnoître fujette à des difficultés in-
foiubles à l'efprit hurqain ; comme fi
c'étoit la rejetter que ne pas l'admettre
vfur le témoignage des hommes , lorf-
qu'on a d'autres preuves équivalentes
Diverses, 143
ou fupérieures qui àiCpenfent de celle-
là ? Il eft vrai que vous dites condition-
nellement , on croiroit ^ mais on croiroit
fignifie on croit , lorfque la raifoii d'ex-
ception pour ne pas croire fe réduit à
rien , comme on verra ci-après de la
vôtre. Commençons par la preuve af-
firmative.
Il Jaiit pour vous en convaincre , M,
7\ C F. ù" en mtme terns pour vous
édijïer ^ mettra fous vos yeux cet endroit
de (on ouvrage^ » J'avoue que la ma-
35 jefté des Ecritures m'étonne ; la
33 lalnteté de l'Evangile ( b ) parle à
35 mon cœur. Voyez les Livres des
35 PhilofopheSjavec toute leur pompe;
» qu'ils font petits près de celui-là !
y^ Se peut-il qu'un Livre à la fois fi
35 fublime & fi fimple foit Touvrage
(Jb) La négligence avec laquelle M. de Beau-
mont me cranfcric lui a fait faire ici deux chan-
gemens dans une ligne. II a mis , la majeJU de
VEcrirure, au lieu de , la majejlé des Ecritures^
, & il a mis, la fainteté de V Ecriture ^ au lieu
\ àt , la fainteté de l'Evangile. Ce nVil: pas ,à
I la vérité , me faire dire des héréfîes ; mais c'eft
i *ne faire parler bien niaifement.
:^I4 Œ zr V R E s
35 des hommes > Se peut-ii que celui
3> dont il fait l'hiftoire ne foit qu'un
» homme lui-même? Eft-ce là le ton
» d'un enthoufiafte ou d'un ambitieux
30 fedlaire ? Quelle douceur , quelle pu^
» reté dans fes mœurs ! quelle gracê
a» touchante dans fes inilrudions !
» quelle élévation dans fes maximes !
ao quelle profonde fageffe dans fes dif-
» cours ! quelle préfence d'efprit ,
» quelle finefTe de quelle judefle dans
» fes réponfes ! quel empire fur fes
» pafiions ! Où efl: l'homme , où eft là
» Sage qui fait agir , fouffrir & mourir
a» fans foiblefle & fans oftentation (c) ?
» Quand Platon peint fon jufte ima-
» ginaire couvert de tout J'opprobre
ifc"
(c) Je remplis, félon ma cuutume, les la-
cunes faites par M. de Beaumont; non qu'ab-
folument celles qu'il fait ici foient infîdieufcs ,
comme en d'autres endroits ; mais parce que le
défaut de fuite & de liaifon afFoiblit le palTage
quand il eft tronqué ; &c auiïî parce que mes per»
fécuteurs fupprimant avec foin tout ce que fai
dit de fi bon cœur en faveur de la Religion ,
il eft bon de le rétablir à mefure que Tocca-
fion s*en trouve.
» du
Divers es; 14 j
» du crime , Se digne de tous les prix
de la vertu , il peint trait pour trait
Jéfus Chrift : la reflemblance eil: Cl
frappante que tous les Pères l'ont
fentie , & qu'il n'efi: pas poflible de
s'y tromper. Quels préjugés , quel
aveuglement ne faut-il point avoir
» pour ofer Comparer le fils de So-
39 phronifque au fils d^ Marie ? Quelle
» diftance de l'un à l'autre ! Socrate
» mourant fans douleurs , fans igno-
3» minie , foutint aifémant jufqu'au bout
a> fon perfonnage , & fî cette facile
» mort n'eût honoré fa vie , on doute-
» roit fi Socrate , avec tout fon efprit r
i> fut autre chofe qu'un Sophifte. II
» inventa , dit-on , la morale. D'autres
* avant lui l'avoient mife en pratique ;
» il ne fit que dire ce qu'ils avoient
» fait , il ne fit que mettre en leçon?
» leurs exemples. Arifl:ide avoit été
» jufte avant que Socrate eût dit ce
» que c'étoit que juftice ; Léonidas
» étoit m.ort pour fon pays avant que
» Socrate eût fait un devoir d'aimer
?» la patrie ; Sparte étoIt fobre avant
» que Socrate eût loué la fobriété :
» avant qu'il eût défini la vertu , Sparte
Tome VL G
14^ (S u r R E s
3> abondoit en hommes vertueux. Maî«
3t> où Jéfus avoit-il pris parmi les fiens
» cette morale élevée & pure , dont
» lui feul a donné les leçons & l'exem-
a> pie ? Du fein du plus furieux fanatif
» me la plus haute fagefTe fe fit enten-
30 dre , & la Simplicité des plus hé-
» roïques vertus honora le plus vil de
30 tous les Peuples. La mort de Socrate
3» phiîofophant tranquillement avec fes
» amis , eft la plus douce qu'on puifTe
30 defirer ; celle de Jéfus expirant dans
» les^ tourmens , iniurié , raillé , maudit
30 de tout un Peuple , eft la plus hor-
» rible qu'on puiile craindre. Socrata
3> prenant la coupe empoifonnée bénit
35 celui qui la lui préfenre & qui pleure*
a Jéfus , au milieu d'un fupplice af-
» freux, prie pour fes bourreaux achar-t
35 nés. Oui , fi la vie & la mort de So
35 crate font d'un Sage , la vie & la
35 mort de Jéfus font d'un Dieu. Di**
35 rons-nous que l'hiftoire de l'£van,3;ile
t> eft inventée à plaifir?Non ; ce n'eft
95 pas ainfi qu'on invente , & les faits
>5 de Socrate, dont perfonne ne doute,
>5 font moins arteftés que ceux de
» Jéfus-Chrift. Au fond c'eft reculer
^■'
}'?
DlVEUSESo 147
» la difficulté fans la détruire. Il feroic,
?? plus inconcevable que plufieurshoni'
»3 mes d'accord euflent fabriqué ce Li-
aj vre , qu'il ne Tefl: qu'un feul en ait
w fourni le fujct. Jamais des Auteurs
93 Juifs n'euffent trouvé ni ce too ni
»:> cette morale , & l'Evangile a des
!)5 caraârères de vérité fi grands , fi frap-
a» pans , fi parfaitement inimitables, que
?3 l'inventeur en feroit plus étonnant
~p que le Héros ( d ) «.
: (e) Il feroit difficile , M. T. C. F. ^
ife rendre un plus bel hommage â Vau-
thenticité de l^ Evangile, Je vous fais gré,
Monfeigneur , de cet aveu ; c'eft.une
injuftice que vous avez de moins que
les autres. Venons maintenant à U
preuve négative qui vous fait dire on
croiroit , au-lieu d'o/z croit»
Cependant ï Auteur ne la croit quen
conféquence des témoignages humains.
Vous vous trompez , Monfeigneur ; je
la reconnois en conféquence de l'E-
vangile & de la fublimité que j'y vois.
{d) Emile , Tom. lîî , pag. 179. & fuiv.
(e) Mandcm.nt , in-^*'., pag. 14., in-ii,'
j)ag. XXV.
Gîj
14S (S u y R E s
fans qu'on me l'attefte. Je n'ai pas be-
foin qu'on m'affirme qu'il y a un Evan-
gile lorfque je le tiens. Ce font toujours
des hommes qui lui rapportent ce que
à^ autres hommes ont rapporté. Eh ! point
du tout ; on ne me rapporte point que
l'Evangile exifte : je le vois de mes
propres yeux , & quand tout l'Univers
me foutiendroit qu'il n'exifte pas , je
faurois très-bien que tout l'Univers
ment , ou fe trompe. Qiie d'hommes
entre Dieu ù' lui ? Pas un feul. L'E-
vangile eft la pièce qui décide , & cette
pièce eft entre mes mains. De quelque
manière qu'elle y foit venue, & quelque
Auteur qui l'ait écrite , j'y reconnois
i'efprit Divin : cela eft immédiat au-
tant qu'il peut l'être ; il n'y a point
d'hommes entre cette preuve & moi ;
6c dans le fens ou il y en auroit , Thif
torique de ce Saint-Livre , de fes Au-
teurs , du tems où il a été compofé,
&c. rentre dans les difcuflions de cri-i
tique où la preuve morale eft admife.
Telle eft la réponfe du Vicaire Sa-|
voyard.
Le voilà donc bien évidemment en\
contradifiion avec lui même ; le voilâ\
confondu par fes propres aveux. Je vous
Diverses. 1 4P
lalHe jouir de toute ma confufion. Par
quel étrange aveuglement a-t-ii donc pu
ajouter ? » Avec tout cela ce même
^ Evangile eft plein de chofes incroya-
35 blés , de chofes qui répugnent à la
» raifon , & qu'il eft impolîibîe à tout
» homme fenfe de concevoir ni d'ad-
^ mettre. Que faire au milieu de toutes
» ces contradidions ? Etre toujours
^ modefte & circonfpeâ ; refpeder en
» filence (/) ce qu'on ne fauroit ni
( / ) Pour que les hommes s^impofent ce
refpeft & ce (îlence , il faut que quelqu'un leur
dife une fois les raifons d'en ufer ainfî Celui
qui connoîc ces railons peut les dire : mais ceux
Qui cenfurent & n'en di(ent point , pourroienc
fe taire. Parler au Public auec franchife , avec
fermeté efl un droit commun â tous les hom-
mes, & même un devoir en toutes chofe utile :
mais il n'eftguères permis à un particulier d'en
cenfurer publiquement un autre : c'efl: s'attri-
buer une trop grande fupériorité de vertus, de
talens , de lumières. Voilà pourquoi je ne me
fuis jamais ingéré de critiquer ni réprimander
perfonne. J'ai dit a mon fîecle èts vérités du-
res , mais je n'en ai dit à aucun en particulier,
& s'il m'eit arrivé d'attaquer & nommer quel-
ques Livres , je n'ai jamais parlé des Auteurs
vivans qu'avec toute forte de bienféancc &
d'égards. On voit comment ils me les ren-;
G. . .
lyo dE u V R E s
» rejetter ni comprendre, & s'humîllef
* devant le Grand Etre qui feul fait la
33 vérité.. Voilà le fcepticifme invo-
35 lontaire où je fuis refte. Mais le
fcepticifme , M. ï, ( . F. , peut-il donc
être inv^ontaire , lofqu on refufe de fe
foumetire à la dodnne d'un Livre qui
ne fauroit être inventé par tes hommes ^
îorjque ce Livre porte des caraSlères de
vérité f grands jfi frappans ^fi parfais
tement inimitables , que l^inventeur en
feroit plus étonnant que le Héros ? Ocji
bien ici quon peut dire que Viniquité a
menti contre elle-mtme (g)-
Monfeigneur , vous me taxez d^ini-
qulté fans fujet ; vous m'imputez fou»
vent des menfonges & vous n'en mon-
trez aucun. Je m'impofe avec vous une
maxime contraire , 3c j'ai quelquefois
lieu d'en ufer.
Le fcepticifme du Vicaire eft in-
volontaire par la raifon même qui vous
tient. Il me fcmble que tous ces Meiîîeurs qui
le mettent fi fièrement en avant pour m'en-
feigner Thumilité, trouvent la leçon meilleure
à donner qu'à fuivre.
{g ) Mandement , ia-4''. , pag. 14. , in-12, ,
pag. xxvj.
Diverses: i f i
fait nier qu'il le foit. Sur les foibleS
autorités qu'on veut donner à l'Evan-
gile , il le rejetteroit par les raifons
déduites auparavant , ii l'elprit Divin
qui brille dans la morale & dans I3
doéèrine de ce Livre ne lui rendoic
toute la force qui manque au témoignage
des hommes fur un tel point. Il admet
donc ce Livre Sacré avec toutes les
chofes admirables qu'il renferme & que
l'eiprit humain peut entendre ; mais
quant aux chofes incroyables qu'il y
troMwe , ^efquelUs répugnent à fa raifon,
(f qu'il efl impojjible à tout homme Jenfé
de concevoir ni d'admettre , il les ref^
pe5ie en (ilence fans les comprendre ni
les rcjetter» ^ s^humilie devant le Grand
Etre qui feul fait la vérité. Tel efî: fon
fcepticifme ; & ce fcepticifme efl bien
involontaire , puifqu'il eft fondé fuc
des preuves invincibles de part & d'au-
tre, qui forcent la raifon de refter en
fufpens. Ce fcepticifme eft celui de
tout Chrétien raifonnable & de bonne-
>foi qui ne veut favoir des chofes du
Ciel que celles qu'il peut comprendre ,
celles qui importent à fa conduite , &
qui rejette avec l'Apôtre les quejîions
G iv
î^2 Œ u y R E S
peu fenfées , qui font fans inftruBlon^ '
O" qui n engendrent que des combats (h).
D'abord vous me faites rejetter la
révélation pour m'en tenir à la Religion
naturelle , & premièrement , je n'ai
point rejette la révélation. Enfuite vous
m'accufez de ne pas admettre' même la
Religion naturelle , ou du moins de n\n
pas reronnoître la nécejfité ; & votre
unique preuve eft dans le paflage fui-
vant que vous rapportez. „ Si je me
30 trompe , c'eft de bonne-foi. Cela
3> fuffit (O pour que mon erreur ne me
^ foit pas imputée à crime; quand vous
:» vous tromperiez de même , il y auroit
» peu de mal à cela. " Oefi-à-dire ,
continue 'VOUS , que félon lui il fiiffit
de fe perfuader quon ejf en pojjejjîon de
la vérité ; que cette pcrfuafion , fut-ellt
accompagnée des plus monfirucufes er-
reurs j ne peut jamais être un fujet de
reproche ; quon doit toujours regarder
comme un homme fage Qr religieux , cer
( h } Timoth. , Of . IL ^v, 1^.
( i) Emile , Tom. 11 1 , pag. zi. M. de Beau-
mont a mis : cela me fuffit.
41
n
Diverses. i^^
lui qui , adoptant les erreurs mimes de
VAthéifme ^ dira qu^il eft de bonne-foi.
Or nefl-ce pas là ouvrir la porte à toutes
les fuperfiitions j à. tous les fyjiê mes fa-
natiques , à tous les délires de Vefprit
humain {k) ?
■ Pour vous , Monfeigneur , vous ne
pourrez pas dire ici comme le Vicaire,
Jî je me trompe ^ c^ejt de bonne-foi : car.
c'eft bien évidemment à defiein qu'il
vous plaît de prendre le change & de
Je donner à vos Ledeurs ; c'efl ce que
je m'engage à prouver fans réplique ,
& je m'y engage ainG d'avance 3 afin
que vous y regardiez de plus près,
La :profe<rion du Vicaire Savoyard
efl: compofée de deux parties. La pre-
mièreVqui eft la plus grande , la plus
importante , la^plus remplie de vérités
frappantes & neuves , eft deftinée à com-
battre le moderne matérialifme , à éta-
blir l'exiftence de Dieu & la Religion
naturelle avec toute la force dont l'Au-
teur eft capable. De celle-là , ni vous ,
ni les Prêtres n'en parlez point ; parce
pag. xxvij. •'•
(j Y
'î5'4 Œuvres
qu'elle vous eft fort IndifTérente , 8c
qu'au fond la caufe de Dieu ne' voua
touche gucres , pourvu que celle du
Clergé foit en fureté.
La féconde , beaucoup plus courte ,
moins régulière , moins approfondie ,
propofe des doutes & des difficultés
fur les révélations en général, donnant
pourtant à la nôtre fa véritable cer-
titude dans la pureté , la fainteté de fa
dodrine , & dans la fublimité toute
Divine de celui qui en fut l'Auteur.
L'objet de cette féconde partie eft de
rendre chacun plus réfervé, dans fa Re-
ligion, à taxer les autres de mauvaife-
foi dans la leur , & de montrer que les
preuves de chacune ne font pas telle-
ment démonftratives à tous les yeux
qu'il faille traiter en coupables ceux
qui n'y voient pas la même clarté que
nous. Cette féconde partie écrite avec
toute la modeftie , avec tout le ref-
peâ: convenable , eft la feule qui ait
attiré votre attention & celle des Ma-
giftrats. Vous n'avez eu que des bû-
chers & des injures pour réfuter mes
raifonnemens. Vous avez vu le mal
ëans le doute de ce qui eft douteux^
Diverse s.- i j j
.vous n'avez point vu le bien dans la
preuve de ce qui eft vrai.
En effet , cette première partie , quî
contient ce qui eft vraiment effencie!
à la Religion , eft décifive & dogma-
tique. L'Auteur ne balance pas , n'hé-
fite pas. Sa confcience & fa raifon le
déterminent d'une manière invincible»^
Il croit , il affirme : il eft fortement
perfuadé.
Il commence l'autre au contraire^-
par déclarer que Vexamen qui lui refit
à faire efi bien différent j quil ri y voit
qu embarras , myfière ^ obfcurité ; quHl
ny porte qu incertitude &* défiance j
qu^il r^y ficut donner à fies dificours que-
Vautorité de la raifon ; quil ignore lui-
même s^il efi dam 'C erreur , Gr que toutes
fies affirmations ne font ici que des rai-
fons de douter ( l ). Il propofe donc fes
objediions , fes difficultés , fes doutes».
Il propofe auffi fes grandes & fortes
raifons de croire ; & de toute cette
difcuffion réfulte la certitude des dog-
mes elfenciels & un fcepticifme ref-'
pedueux fur les autres. A la fin de^
■9-
( / ) EmUe , Tcm, IIÎ. ^la^-T} i.
G Vj;
!;<^ (E U V R E S
cette féconde partie il infifte de nouf,
veau fur la circonfoedion néceiïaire ea
l'écoutant. Si jétois plus fur de moi,
f aurais , dit-il , pris un ton dogmatique,
^ décijif ; mais jt fuis homme y ignorant^
fujet à l'erreur : que pouvois-je faire ?
Je vous ai ouvert mon cœur fans rèfer^^e ;
ce que je tiens pour fur ^ je vous Vai don-
né pour tel : je vous ai donné mes doutes
pour des doutes , mes opinions pour des
opiniaîis ^ je vous ai dit mes raifons de
douter &' de croire. Maintenant* c'eft à
vous de juger (m).
Lors donc que dans le même écrit
l'Auteur dit ; Si je me trompe ^ cefî de
honm-foi ; cela fufft pour que mon er-
reur ne me foit pas imputée à crime ; je
demande à tout Leâ:eur qui a le fens
commun & quelque fincérité , fi c'eft
fur la première ou fur la féconde par-
tie que peut tomber ce foupçon d'être
dans l'erreur ; fur celle où l'Auteur
affirme , ou fur celle où il balance ? Si
jce foupçon marque la crainte de croire
en Dieu mal à-propos , ou celle d^avoir
à tort des doutes fur la révélation ?
( m) loià i yag. 19 1,
Diverses. ij7
Vous avez pris le premier parti contre
toute raifon , & dans le feul defir de
me rendre criminel ; je vous défie d'en
donner aucun autre motif. Mon-
feigneur , où font , je ne dis pas l'é-
quité , la charité Chrétienne , mais le
bon-fens & l'humanité ?
Quand vous auriez pu vous tromper
fur l'objet de la crainte du Vicaire ,'
le texte feul que vous rapportez vous
eût défabufé malgré vous. Car lors-
qu'il dit ; cela fuffit pour quz mon er^
reur ne me fait pas imputée à crime , il
reconnoit qu'une pareille erreur pour-
roit être un crime , & que ce crime
lui pourroit être im.puté , s'il ne pro-
cédoit pas de bonne-foi : mais quand
il n'y auroit point de Dieu , où feroit
le crime de croire qu'il y en a un?
Et quand ce feroit un crime , qui eft-
ce qui le pourroit i-mputer ? La crainte
cintre dans l'erreur ne peut donc ici
itomber fur la Religion naturelle , &
le difcours du Vicaire feroit un vrai
galimathiâs dans le fens que vous lui
[prêtez. Il efl: donc impoffibîe de dé-
duire du paifage que vous rapportez,
que je n admets pas la Religion natu-*
\rdle ou que je n'en reconnois pas U «e-
■iij8 . (E u V R E s
cejjité ; il eft encore impofîîble d'eiï
déduire qu^on doive toujours ^ ce font
vos termes , regarder comme un homme
fage Gr Religieux celui qui , adoptant
les erreurs de VAthéifme , dira qu^il eji
de honne-foi j & il eft même impolîîble
que vous ayez cru cette déduâ:ian=
légitime. Si cela n'efl: pas démontré ,.
rien ne fauroit jamais l'être , ou il faut
que je fois un infenfé.
Pour montrer qu'on ne peut s'au-
torifer d'une miiTion Divine pour dé-
biter des abfurdirés , le Vicaire met
aux prifes un Infpiré , qu'il vous plaît
d'appelîer Chrétien, & un raifonneur ,,
qu'il vous plaît d'appelîer incrédule,
& il les fait difputer chacun dans leur
langage, qu'il défapprouve, & qui très-
fûrement n'eft ni le fien ni le mien ( n ).
Là-deflus vous me taxez d'une injîgm
mauvaife-foi (o) ^ & vous prouvez
cela par l'ineptie des difcours du pre-
mier. Mais fi ces difcours font ineptes ,
à quoi donc le reconnoiffez-vous pour
(n) Emile , Tom. II T., pag. içi»
( o) Mandement f in-4*', ^ pag. 15., in- 12;^
j>ag. XXV il j.
D 1 V ERSES. 15*5^
Chrétien ? Et fi le raifonneur ne ré*
fute que des inepties , quel droit avez-
vous de le taxer d'incrédulité f S'en-»
iuit-il des inepties que débite un Inf^
pire , que ce foit un catholique ; & de
celles que réfute un raifonneur , que
ce foit un mécréant ? Vous auriez bien
pu , Monfeigneur ,«^ous difpenfer de
vous reconnoître à un langage fi plein
de bile & de déraifon ; car vous n'aviea
pas encore donné votre Mandement.
Si la raifon &* la révélation étoient
oppofées furie à Vautre ^ il eft confiant ,
dites-vous , que Dieu feroit en contra--
di5lion avec lui même (p ), Voilà un
grand aveu que vous nous faites-là :
car il eft fur que Dieu ne fe contredit
point. Vous dites , d Impies „ que les
dogmes que nous regardons comme révélés
combattent les vérités éternelles : mais
il ne fuffit pas de le dire. J'en conviens |
tâchons de faire plus.
Je fuis fur que vous prefTentez d'a-
vance oii l'en vais venir. On voit que
vous pafTez fur cet article des myftères
( p ) Mandement , in-45^.5 pag. i j 3 16., in-iJ.J
pag, xxvuj.
/
'Ï60 (R V V R E S"
eomme fur des charbons ardens ; vou5
ofez à peine y pofer le pied. Vous me
forcez pourtant à vous arrêter un mo-
ment dans cette fituation douloureufe.
J'aurai la difcrétion de rendre ce mo-
ment le plus court qu'il fe pourra.
Vous conviendrez bien , je penfe,
qu'une de ces vérités éternelles qui
fervent d'élémeils à la raifon , efl: que
la partie efl moindre que le tout ; &
c'ell: pour avoir affirmé le contraire
que l'Infpiré vous paroît tenir un dif-
cours plein d'inepties. Or félon votre
doctrine de la tranfubftanciation , lorf-
que Jéfus fit la dernière Cène avec fes
difciples & qu'ayant rompu le pain il
donna fon corps à chacun d'eux , il eft
clair qu'il tint fon corps entier dans
fa main , & , s'il mangea lui-même du
pain confacré , comme il put le faire ,
il mit fa tête dans fa bouche.
Voilà donc bien clairement , bien
précifément la partie plus grande que
le tout , & le contenant moindre que
le contenu. Que dites-vous à cela ,
Monfeign^ur ? Pour moi , je ne vois
que M. le Chevalier de Caufans qui
puilTe vous tirer d'afiaire.
Je fais bien que vous avez encorô
Diverses, l6t
la reflburce de Saint-Auguftîn ; mais
c'eft la même. Après avoir entafle fur
la Trinité force difcours inintelligibles,
il convient qu'ils n'ont aucun fens ;
mais , dit naïvement ce Père de TE-
glife , on s'exprime ainji , non pour dirs
quelque chofe ^ mais pour ne pas refier
muet iq).
Tout bien confidéré , je croîs ,
Monfeigneur , que le parti le plus fur
que vous ayez à prendre fur cet article
& fur beaucoup d'autres , eft celui que
vous avez pris avec M, de Montazet ,
& par la même raifon.
La mauvaife-foi de V Auteur d'Emile
rieft pas moins révoltante dans le langage
quil fait tenir à un Catholique prétendu
(r). » Nos Catholiques , lui fait-il
dire , font grand bruit de l'autorité
» de l'Eglife : mais que gagnent- ils à
39 cela , s'il leur faut un aûfli grand
^pe appareil de preuves pour cette au-
( q) Diâîum efl tamen très ■perfoni:^ , non ut
aViquid dîcerstur y fed ne tac eretur. Augnd. de
Trinic. , Liv. V. , c. 7
(r) Mandement, in-4°. , pag. i^ , in-ii.,
pag. xxvj.
i(Î2 (S Ul^ RE s
» torité qu'aux autres fedes pour éta^
39 blir direébement leur dodrine ? L'E-
e> glife décida que l'Eglife a droit de
3* décider. Ne voilà-t-il pas une au-
» torité bien prouvée? te Qid ne croi;'
roit , M, r, C. F. j i entendre cet Im-
pojïeur , que V autorité de VEglife neft
prouvée que par [es propres décijiom , &•
qu'elle procède aïnfî * ; je décide que je
fuis infaillible ; donc je le fuis f Im^
puration calomnieufe ^ M. T. G F»
Voilà , Monfeigneur , ce que vous
afTurez : il nous refle à voir vos preuves»
En attendant , oferiez-vous bien af-
firmer que les Théologiens Catholiques
n'ont jamais établi l'autorité de l'E-
glife par l'autorité de l'Eglife , ut in,
fe virtualiter reflexam ? S'^iîs l'ont fait,,
je ne les charge donc pas d'une im-
putation calomnieufe.
(/) La conflitution du Chrijîianifme ;
Vefprit de V Evangile , les erreurs mêmes
(y la foïhlefe de Uefprit humain ten-*
dent à démontrer que rE<ylife établie par
Je fus Chriji , ejî une Eglife infaillible,
Monfeigneur, vous commencez , par
(/) Manacmsnt , Ibid,
Diverses. i^%
Dous payer-là de mats qui ne nous
donnent pas le chano^e. Les difcours
vague? ne fonr jamais preuve , & toutes
ces chofes qui tendent à démontrer ,
ne démontrent rien. Allons donc tout
d'un coup au corps de la démonftra-
tion : le voici.
^ T'ous ajjllrons que, comme ce Divin
'Lé giflât eur a toujours en feigne la ve-
rite ^ [on Eglife Fenfeigne aujjî tou".
jours ( t ).
Mais qui êtes-vous , vous qui nous
afTurez cela pour toute preuve ? Ne
feriez- vous point TEglife ou Tes chefs ?-
A vos manières d^ar!2:ume:iter vous
paroiffez com.pter beaucoun -fur l'aP-
finance du Saint-Efprit. Que dites-*
vous donc , & qu'a dit rim.Dofteur >
De grâce , voyez cela vous-mcme; car
je n'ai pas le courage d'aller jufqu'au
bout.
Je dois pourtant remarquer que
toute la force de î'objeâiion que vous
attaquez (î bien , confifle dans cette
phrafe que vous avez eu foin de fup-.
( t ) Jhid. Cet endroit mérite d'être lu dans
le Mandçment même.
'1^4 (S u r R B s
primer à la fin du paflage dont il s'agît;
Sortei de-là ^ vous rentrei dans toutes
nos difcufpons (u).
En effet , quel efl ici îe raifonne-
nient du Vicaire ? Pour choifir entre
les Religions diverfes , il faut, dit il ,
de deux çhofes l'une ; ou entendre les
preuves de chaque feâ:e & les com-
parer ; ou s'en rapporter à l'autorité
de ceux qui nous in-ftruifent. Or le
premier moyen fuppofe des connoif^
fances que peu d'hommes font en état
d'acquérir , & le fécond juftlfie la
croyance de chacun dans quelque Re-
ligion qu'il naifie. Il cite en exemple
la Religion Catholique où l'on donne
pour loi l'autorité de l'Eglife , Se il
établit là-deiïus ce fécond dilemme :
ou c'eft l'Eglife qui s'attribue à elle-
même cette autorité , & qui dit : je
décide que je fuis infaillible ; donc je
le h'is ; Ôc alors elle tombe dans le
fophifme appelle cercle vicieux : ou
eile prouve qu'elle a reçu cette autorité
de Dieu ; & alors il lui faut un audî
grand appareil de preuves pour mon-
[u] Emile, Tom. III y -gag. i^j.
D I r JS R s £ s* lif
trer qu'en effet elle a rq^u cette au-
torité , qu'aux autres fedes pour éta-
blir diredement leur dodrine : il n'y
a. donc rien à gagner pour la facilité
de l'inflrudion , & le Peuple n'efl: pas
plus en état d'examiner les preuves de
l'autorité de l'Eglife chez les Catholi-
ques , que la vérité de la dodrine chez
les Proteftans. Comment donc fe dé-
terminera-t-il d'une manière raifonna-
ble , autrement que par l'autorité «le
ceux qui l'in/lruifent ? Mais alors le
Turc fe déterminera de même. En quoi
le Turc eft-il plus coupable que nous?
Voilà, Monfeigneur , le raifonnement
auquel vous n'avez pas répondu , & au-
quel je doute qu'on puifTe répondre (x).
{x) C/eft ici une de ces objedions terri-
bles auxquelles ceux qui m'attaquent fe gar-
'dent bien de toucher. Il n'y a rien de fi com-
mode que de répondre avec des injures & de
faintes déclamations ; on élude aifément touc
ce qui embarrafTe. Auïïi faut-il avouer qu'en
fe chamaillant entr'eux , les Théologiens ont
bien des reffources qui leur manquent vis-à-"
vis des ignorans , & auxquelles il faut alors
ibppléer comme ils peuvent. Ils fe payenr ré-
'ciproquement de mille fuppofitions gratuites
\€S Œuvres
Votre francyfe Epifcopale fe tîre d'a&
faire en tronquant le pafîage de l'Au-
teur de mauvaife-foi.
Grâce au Ciel j'ai fini cette ennuyôu-
fe tâche. J'ai fuivi pied-à-pied vos rai-
fons , vos citations , vos cenfures , &
j'ai fait voir qu'autant de fois que vous
avez attaqué mon livre , autant de fois
vous avez eu tort. Il refte le feul ar-
ticle du Gouvernement , dont je veux
bien vous iaire grâce ; très - fur que
quand celui qui gémit fur les misères
du Peuple , èc qui les éprouve , eil
accufé par vous d'empoifonner les
fources de la félicité publique , il n'i
a point de Leâeur qui ne fente ce qu(
vaut un pareil difcours. Si le Traita
du Contrad Social n'exiftoit pas ,
qu'il fallût prouver ce njuveau leî
grandes vérités que j'y développe , lesf
qu'on n'ofe rccufer quand on n'a rien de mieux
adonner foi-meme. Telle ei\ ici l'invention de
je ne fais cjuehe foi infuf'e (Qu'ils obligent Dieu,
jpour les tirer d'alfaire de traiifmettre du père
A Tenfanc. Mais ils refervent ce jar<^on pour
.difputer avec Je s Dofleurs j s'ils s'en fervoient
avec nou' autrrs profanes , ils auioicnt peur
qu'on ne ie mo^uac d'eux.
D I V E R f X jr, 1 6y
complimens que vous faites à mes dé-
pens aux Puiflances , feroient un des
faits que je citerois en preuve , & le
fort de l'Auteur en feroit un autre en-
core "plus frappant. Il ne me refte plus
rien à dire à cet épard ; mon feul exem-
pie a tout dit , & la pafilon de l'intérêt
particulier ne doit point fouiller les
vérités utiles. C'efi; le Décret contre
ma perfonne , c'efi: mon Livre brûlé
' par le bourreau , que je tranfmets à la
poftérité pour pièces juftificatives : m.es
': fentimens font moins bien établis par
mes Ecrits que par mes malheurs.
I - Je viens , Monfeigneur , de difcuter
tout ce que vous alléguez contre m. on
Livre. Je n'ai pas laifle pader une de
vos proportions fans examen ; j'ai fait
voir que vous n'avez raifon dans aucun
point , & je n'ai pas peur qu'on réfute
Hies preuves ; elles font au-deffus de
toute réplique ou régne le fens-com-
mun .
Cependant quand j'aurois eu tort en
quelque? endroit? , quand j'aurois eu
toujours tort , quelle indulgence ne
méritoit po'nt un Livre où l'on fent
par-to'ut , même dans les erreurs , même
î'iyg Œuvres
dans le mal qui peut y être , le fincèrtf
amour du bien & le zèle de la vérité ?
un Livre où l'Auteur, fi peu affirmatif,
il peu décifif , avertit fi fouvent fes
Le<5leurs Ôq (q défier de fes idées , de-
pefer fes preuves , de ne leur donner
que l'autorité de la raifon ? un Livre
qui ne refpire que paix , douceur , pa-
tience , amour de l'ordre , obéiffance
aux Loix en toute chofe , & même en
matière de Religion ? un Livre enfin
où la caufe de la Divinité eft fi bien
défendue , l'utilité de la Religion fi
bien établie ; où les mœurs font fi
refpec5i:ées , où l'arme du ridicule efi: Ci
bien ôtée au vice , où la méchanceté
eft peinte fi peu fenfée , & la vertu fi
aimable ? Eh ! quand il n'y auroit pas
un mot de vérité dans cet Ouvrage ,
on en devroit honorer & chérir les
rêveries , comme les chimères les plus
douces qui puiffent flatter & nourrir le
cœur d'un homme de bien. Oui , je ne
crains point de le dire , s'il exiftoit
en Europe un feul Gouvernement vrai-
ment éclairé , un Gouvernement dont
ies vues fuffent vraiment utiles & faines,
il eût rendu des honneurs publics à
l'Auteur
i:
jy I V E R s E s. l^pt
FAuteur d'Emile , il lui eût élevé desr
ftatues. Je connoiflbis trop les hommes
pour attendre d'eux de la reconnoif^
fance ; je ne les connoifTois pas aflez ;,
je l'avoue , pour attendre ce qu'ils ont
fait.
Après avoir prouvé que vous avez
mal raifonné dans vos cenfures , il me
refte à prouver que vous m'avez ca-
lomnié dans vos injures : mais puifque
vous ne m'injuriez qu'en vertu des torts
que vous m'imputez dans mon Livre ^
montrer que mes prétendus torts ne
font que les vôtres , n'eft-ce pas dire
allez que les injures qui les fuivent ne
doivent pas être pour moi ? Vou"^ char-
gez mon Ouvrage des épithères les
plus odieufes, & moi je fuis un homme
abominable , un téméraire, un impie ^
Lin impofteur. Charité Chrétienne , que
vous avez un étrange langage dans Isii
bouche des Miniftres de Jéfus Chrifl!
Mais vous qui m'ofez reprocher des
blafphêmes , que faites- vous quand vouo
prenez les Apôtres pour complices def
propos ofFenfans qu'il vous plaît de
tenir fur mon compte ? A vous en-
tendre , on croiroit que Saint Paul m'*
Tome VU H
fjd Œuvres
fait l'honneur de fonger à moi , & de
prédire ma venue comme celle de l'Anr
techrift. Et comment l'a-t-il prédite ,
je vous prie ? Le voici. C'eft le début
de votre Mandement.
Saint Paul a prédit , mes très chers
Frères j quil vienàroit des jours périlleux
où il y aurait des gens amateurs d''eux^
mêmes jjiers , Juperbes , blafphémateurs ,
impies , calomniateurs , enflés d^ orgueil ^
amateurs des voluptés plutôt que de Dieu\
des hommes d'un efprit corrompu, ^ per-^
rertis dans la foi (y).
Je ne contefte afiurément pas quç
cette prédidion de Saint Paul ne foit
très-bien accomplie ; m.àis s'il eût pré*
dit , au contraire , qu'il viendroit un
tem.s où l'on ne verroit point de ces
gens- là, j'auroisété, je l'avoue , beau-
coup plus frappé de îa prédidion , de
fur- tout de l'accompliiTement.
D'après une prophétie fi bien ap-^jfj
pliquée , vous avez la bonté de faire
de moi un portrait dans lequel la gra- 1
inr
(y) Mandement , in-4*. , pg. 4. , in-ii. ,"|
page xvij. m
Divers es. 171
vite Epifcopale s'égaye à des anti-
thèfes, & où je me trouve un perfon-
nage fort plaifanr. Cet endroit , Mon-
feigneur , m'a paru le plus joli mor-
ceau de votre Mandement, On ne
fauroit faire une fatyre plus agréa-
ble , ni diffamer un homme avec plus
d'efprit.
Dufein de Verreur,,,» (Il efî: vrai que
j'ai pafle ma jeunelfe dans votre Eglife. )
il s^ejî élevé ( pas fort haut, ) un homme
plein du langage de la philo fophie ,
(Comment prendrois-je un langage que
je n'entends point ? } fans are réntw
blement Philo jophe : (Oh ! d'accord :
je n'afpirai jamais à ce titre , auquel je
reconnois n'avoir aucun droit , & je
n'y renonce aflurément pas par modef^
tie.) efprit doué d'une multitude de con-
noifjances ( J'ai appris à ignorer des
multitudes de chofes que je croyois
favoir. ) qui ne Vont pas éclairé ^ ( Elles
m'ont appris à ne pas penfer l'être.)
^ qui ont répandu les ténèbres dans les
autres efprits : ( Les ténèbres de l'igno-
rance valent mieux que la faufle lu-
mière de l'erreur. ) caraBère livré aux
paradoxes d^opinions &* de conduite s
Hij
fij2 (E u r R E s
( Y a-t-il beaucoup à perdre à ne paS;
agir & penfer comme tout le monde ? ),
alliant la Jîmplicité des mœurs avec It
fafie des penfées ; ( La fimplicité des
mœurs élève l'ame ; quant au fafte de
mes penfées , je ne fais ce que c'eil. )
le \ele des maximes antiques avec la
fureur d^ établir des nouveautés ; (Rien de
plus nouveau pour nous que des ma-
ximes antiques : il n'y a point à cela
d'alliage , & je n'y ai point mis de
fureur.) Vobfcurité de la retraite avec
le déjïr d^être connu de tout le monie :
( Monfeigneur, vous voilà comme les
faifeurs de Romans , qui devinent tout
ce que leur Héros a dit & penfé dans
fa chambre. Si c'eft ce defir qui m'a
mis la plume à la main , expliquez
comment il m'efl venu {i tard , ou
pourquoi j'ai tardé fi long-tems à le
latisfaire. ) on Va vu inveElivcr contre,
lesfciences quil cultivait ; ( Cela prouve^,
que je n'imite pas vos gens de Lettres ,
èc que dans mes Ecrits l'intérêt delà,
vérité marche avant le mien. ) /?re-
conifer ^excellence de V Evangile , ( Tou-
jours & avec le plus vrai zèle. ) wnû
U détruifolt ks dogmes j (Non, mais^^
Diverses. 17?
j'en prêchois la charité , bien détruite
par les Prêtres. ) peindre la beauté des
vertus qu'il éteignoit dans Vame de fes
LeBeurs, ( Ames honnêtes , eft-il vrai
.que j'éteins en vous l'amour des ver-
tus?;
Il sefl fait le 'Précepteur du genres
humain pour le tromper , le Moniteur,
public pour égarer tout le monde , Vo-^
racle du Jiécle pour achever de le perdrez
( Je viens d'examiner comment vous
avez prouvé tout cela. ) Dans un Ou-
^rage fur ïinégalité des conditions ,'
'(. Pourquoi des conditions ? Ce n'eft
"Jà-ni mon fujet ni mon titre. ) il avoit
1 rahaijfé Vhmnme jufquau rang des hêtesm
( Lequel de nous deux l'élève oii l'a-;
baiffe , dans l'alternative d'être bête
ou méchant?) Dans une autre produBioJZ
plus récente il avoit injînué le poifon
de la volupté, ( Eh [ que ne puis-]e aux
iiorreurs de la débauche fubftituer le
charme de la volupté ! Mais rafTurez-
vous , Monfeigneur ; vos Prêtres font
j à l'épreuve de l'Héloïfe ; ils ont pouc
!t -préfervatif l'Aloifia, ) Dans celui-ci ,;
' il s^empare des premiers momens ds
ïhommCi afin i'étcdlir Vampire dz ïir-r
Hiij
174 m V r R js s
religion, ( Cette imputation a déjà été
examinée. )
Voilà, Monfeigneur, comment vous
Hie traitez , & bien plus cruellement
encore ; mol que vous ne connoifTez
point , & que vous ne jugez que fur
des ouï-dire. Eft-ce donc là la morale
de cet Evangile dont vous vous portez
pour le défenfeur ? Accordons que vous
voulez préferver votre troupeau du
poiTon de mon Livre ; pourquoi des
perfonnaîités contre l'Auteur? J'ignore
quel elfet vous attendez d'une con-
duite fi peu chrétienne , mais je fais
que défendre fa Religion par de telles
armes , c'eft la rendre fort fufpe(5î:e aux
gens de bien.
Cependant c'efl moi que vous ap-
peliez témérau*e. Eh î comment ai-je
mérité ce nom , en ne propofant que
des doutes , Ôc même avec tant de ré-
ferve ; en n'avançant que des ralfons ,
"& même avec tant de refped ; en n'at-
taquant perfonne , en ne nommant pef-
fonne ? Et vous , Monfeigneur, com-
ment ofez-vous traiter alnfi celui dont
vous parlez avec fi peu de juflice &
t^IVSRSES» 175"
de bienféance , avec fi peu d'égard ,
,, avec tant de légèreté ?
I Vous me traitez d'impie ! & de
quelle impiété pouvez-vous m'accufer ,
moi qui jamais n'ai parlé de l'Etre
fuprême que pour lui rendre la gloire
qui lui eft due , ni du prochain que
pour porter tout le monde à l'aimer ?
Les impies font ceux qui protanent
indignement la caufe de Bieu en la
: faifant fervir aux paiiions des homme?.
Les impies font ceux qui , s'ofant por-
ter pour interprètes de la Divinité,
pour arbitres entre elle & les hommes ,
exigent pour eux-mêmes les honneurs
qui lui font dus. Les impies font ceux
qui s'arrogent le droit d'exercer le pou-
rvoir de Dieu fur la terre , & veulent
ouvrir & fermer le Ciel à leur gré. Les
im.pies font ceux qui font lire des Li-
belles dans les Eglifes A cette
idée horrible tout mon fang s'allume ,
& des larmes d'indignation coulent de
mes yeux. Prêtres du Dieu de paix,
vous lui rendrez com.pte un jour, n'en
doutez pas , de l'ufage que vous ofez
faire de fa maifon.
Vous me traitez d'impofteur ! &
Hiv
"^J^ Œ V r R E s
pourquoi ? Dans votre manière de pen-
fer , j'erre ; mais ou efè mon impofture?
Raifonner & fe tromper ; eft-ce en
impoTerPUn fophifte même qui trompe
fans fe tromper n'eft pas un impofteur
encore , tant qu'il fe borne à l'autorité
d^ la raifon , quoiqu'il en abufe. Un
impofleur veut être cru fur fa parole ,
il veut lui-même faire autorité. Un
impofleur eft un fourbe qui veut en
impofer aux autres pour fon profit ,
& où eft j je vous prie , mon profit
dans cette affaire? Les impofteurs font,
félon Ulpien , ceux qui font des pref-
tiges , des imprécations , des exorcif-
mes : or affurément je n'ai jamais ria»
fait de tout cela.
Que vous difcourez à votre aife.,
vous autres hommes confi:itués en digni-
té ! Ne reconnoiffant de droits que les
vôtres , ni de Loix que celles que vous
impofez , loin de vous faire un devoir
d'être juftes , vous ne vous croyez pas
même obligés d'être humains. Vous
accablez fièrement le foible fans ré-
pondre de vos iniquités à perfonne:
les outrages ne vous coûtent pas plus
<iue les violences i fur les moindres
.i
"S
■X
fi
D I V E R s E si I 7*5/
convenances d'intérêt ou d'état , vous
nous balayez devant vous comme I3
poulîière. Les uns décrètent & brûlent^
les autres diffament & déshonorent fans
droit , fans raifon , fans mépris , même
fans colère , uniquement parce que
cela les arrange , & que l'infortuné fe
trouve fur leur chemin. Quand vous
nous infultez impunément , il ne nous
eft pas même permis de nous plaindre,'
& fi nous montrons notre innocence
& vos torts , on nous accufe encore
de vous manquer de refped..
Monfeigneur , vous m'avez înfulté
publiquement : je viens de prouver
que vous m'avez calomnié. Si vous
étiez un particulier comme mol , que
je puffe vous citer devant un Tribunal
équitable 3 & que nous y coraparuflîons
tous deux y moi avec mon Livre , &
vous avec votre Mandement ; vous y
feriez certainement déclaré coupable *
' & condamné à me faire une réparation
ûufÏÏ publique que l'offenfe Fa été.
Mais vous tenez un rang où l'on eft
difpenfé d'être jufte ; & je ne fuis rieni
Cependant j vous qui profeflez: Œ-
vangile 3 vous Prélat fait pour apprea^
H V
'jyB (R u r R E s
dre aux autres leur devoir , vous favez
Je vôtre en pareil cas. Pour moi , j'ai
fait le mien , je n'ai plus rien à vous
dire , & je me tais.
Daignez , Monfeigneur , agréer mon
profond refped.
J. J. ROUSSEAU»
A Motiers , le i8
Novembre i7^5<.
Diverses, 179
LETTRE^
DE M. ROUSSEAU
DE GENEVE,
A M. * * A Paris.
V^'EsT rendre fervice à un SoIi=-
taire éloigné de tout , que de l'avertir
de ce qui fe pafTe par rapport à lui.
Voilà , Monfieur , ce que vous avez
très-obligeamment fait en m'envoyant
un exemplaire de ma prétendue Lettre
à M. l'Archevêque d'Aufch. Cette Let •
tre , comme vous l'avez deviné , n'efl
pas plus de moi que tous ces Ecrits
* M. RoufTeau n'avoit pas encore daigné répon-
dre à toutes les critiques que Ton répandoit dans
le Public contre Ton Emile : peut-être ne trou-
voit- il pas des advcrfaires dignes de lui. Il ne
falloit rien moins qu'un Mandement de M. î'Ar-
chcvêque de Paris pour le tirer de fa léthargie
fur ce point , & lui faire prendre la plume pour
fa défcnfe. Il y répondit, & quelque tems après
il parut une Lettre prétendue de lui à M. TAr-
"cKevêque d'Aufch. Elle lui fut envoyée par un
ami , à qui il adreiïa celle-ci pour le remercier
de fon attention,
Hvj
î'go (S U V R 1£ s
pfeudonymes qui courent Paris fous
mon nom. Je n'ai point vu le Man-
deffient auquel elle répond ; je n'en ai
même jamais ouï parler , & il y a huit
jours que j'ignorois qu'il y eût un M.
du Tillet , Archevêque d'Aufch. J'ai
peine à croire que l'Auteur de cette
Lettre ait voulu perfuader lerieufement
qu'elle étoit de moi. N'ai-je pas affez
dci affaires qu'on me fufcite , fans m'ai-
1er mêler de celles d'autrui ? Depuis !
quand m'a-t-on vu devenir homme de
yarti ? Quel nouvel intérêt m'auroit
îfait changer fi brufquement de ma-
ximes ? Les Jéfuites font- ils en meil-
leur état que quand je refufois d'é-
crire contre eux dans leurs difgraces ?
Quelqu'un me connoit-il affez lâche ,
afre2 vil pour infulter aux malheureux ?
Eh ! fi j'oubliois les égards qui leur
font dus , de qui pourroient-ils en at-
tendre ? Que m'importe , enfin , le fort
des Jéfuites , quel qu'il puifle être ?
Leurs ennemis fe font-ils montrés pour
moi plus tolérans qu'eux ? La trifte
vérité délaiïïee eft-elle plus chère aux
un? qu'aux autres ? Et foit qu'ils triom-
phent ou qu'ils fuccombent , en ferair
je moint) perféçuté ? D'ailleurs , pouit
Diverses, «8t
peu qu'on life attentivement cette
Lettre , qui ne fentira pas, comme vous,
que je n'en fuis point l'Auteur ? Les
maladrefles y font entafTées : elle efl:
date'e de Neufchâtel où je n'ai pas mis
îe pied; on y em.ploie la formule dutrès*
humble ferviteur y dont je n'ufe avec per-
fonne ; on m'y fait prendre le titre de
Citoyen de Genève , auquel j'ai renon-
cé : tout en commençant on s'échaufïe
pour M. de Voltaire, le plus ardent, le
plus adroit de mes perfécuteurs , & qui
fe pafTe bien , je crois , d'un défenfeur
tel que moi : on affede quelques imita-
tions de mes phrafes , & ces imitations
fe démentent i'inftant après ; le ftyle de
la Lettre peut être meilleur que le mien ,
mais enfin ce n't-ft pas le mien : on m'y
prête des expreiTions baffes; on m'y fait
dire des grolîîèretés qu'on ne trouvera
certainement dans aucun de mes écrits :
on m'y fait dire vous à Dieu ; ufage que
je ne blâme pas , mais qui n'eft pas le
nôtre. Pour me fuppofer l'Auteur de
cette Lettre , il faut fuppofer auflî que
j'ai voulu me déguifer. Il n'y falloit donc
pas mettre mon nom , & alors on auroit
pu perfuader aux fots qu'elle étoit de
moi, V
'î8l (S U V R "E s
Telles font , Monfieur , les armes
dignes de mes adverfaires dont ils achè-
vent de m'accabler. Non contens de
m'outrager dans mes ouvrages , ils pren-
nent le parti plus cruel encore de m'attri-
buer les leurs. A la vérité le Public juf-
qu'ici n'a pas pris le change, & il faudroit-
qu'il fût bien aveuglé pour le prendre au-
jourd'hui. La juftice que j'en attends fur
ce point, eft une confolation bien foible
pour tant de maux. Vous favez la nou-
velle afHidion qui m'accable : la perte de
M. de Luxembourg met le comble à
toutes les autres ; je la fentirai jufqu'au
tombeau. Il- fut mon confolateur durant
fa vie , il fera mon protedeur après fa
mort. Sa chère & honorable mémoire
défendra la mienne des outrages de mes
ennemis , &: quand ils voudront la fouil-
ler par leurs calomnies , on leur dira :
comment cela pourroit-il être? Le plus
honnête -homme de France ^ fut fon
ami.
Je vous remercie & vous falue , Mon-
fieur, de tout mon cœur. Rousseau.
A Mociers, le 18 Mai 17^4.
D I V E R s E s; iB^;
nn
LETTRE*
A M. J. J. ROUSSEAU^
DE GENEVE.
JE ne fçais ce que c'eft, Monfieur , que
cette lettre publiée fous votre nom,
adrefTée à M. l'Archevêque d'Aufch ,
& que votre candeur a fi hautement
défavouée dans le Journal Enryclopédi"
que ( du ler. Juin 17(54.) Vous avez ,
QÎtes-vouSjbien de la peine à vous per-
fuader que l'Auteur de cette lettre ait fé-
* Cette Lettre eft vraifemblablement du vé-
ritable Auteur de celle à M. TArclievêque
d'AuIch : nous ne la rapportons ici que pour
faire voir jufqu'oii Ton porte Taudace à vou-
loir tromper le Public , mais il eft trop éclairé
pour prendre le change. L'ironie qui y règne
iuffit feule pour dévoiler l'impofture. On con-
viendra aifément qu'il ell quelquefois malbeu-
reux d'avoir des talens auflî fupérieurs que
ceux de M. RoufTeau , puifqu'ils lui attirent tant
de jaloux : la poftérité prononcera.
^it^ Œ, U V K E s
rieufement penfé à la mettre fur votre,
compte , & vous ne fuppofez pas que per-
fon ne vous l'attribue: ce ne fera pas moi,.
Monfieur; je connois votre intégrité»
vous dites ne l'avoir point écrite; cédé-
iaveu me fuffit ^il efl: plus fort, plus con--
vaincantquetoutes les raifons dont VOUS:
l'accompagne2 ; parce qu'un homme tel
que vous , eft au-deflus de toute efpèce:
de juflification. Pourquoi donc vous dé-
fendez-vous r" Pourquoi vois-je à la fuite
de cette déclaration qui eût dû , ce me
femble, être , partant de vous , fi fimple
^ fi ingénue , tant de preuves , tant de
plaintes , tant de reproches ï Je ne foup»
çonne point les Auteurs du Journal ; ils
refpeâ:ent votre philofophie , eftiment
vos talens ; & ils n'euffent jamais ofé vous
compromettre : mais leur bonne-foi ,
leurs lumières , n'ont-elles point été en
défaut ? Et cette lettre qu'ils ont inférée
dans leur Ouvrage , n'efî-elle pas de quel-
4ju'un de vos ennemis , qui , pour mieux
vous défervir dans l'efprit de vos admi-
rateurs, a emprunté votre nom , a tâché
d'imiter votre ftyle , votre énergie , 8c
votre modeftie ? Je le crois , & je ne
doute pas qu'un jour vous ne confonr
diez l'impofture , & que vous ne defa^i^
Diverses» îSj*
i^ouie^ ce défaveu dont on vous fuppofe
l'Auteur. Ce n'efl: pas que cette lettre foit
indigne de vous , par la force des preu-
ves , la nobleffe de l'expreffion , ou par
ce ton d'indifférence, mais mâle & impo*
fant , dont vous parlez de vous & des per-
sécutions qu'on vous a fufcitées. Mais
qui reconnoîtra le Philofophe , l'Ami
de la vertu , de la bienfaifance , des hom-
mes , à ces mots ; vHai-jepas ajfei des af*
f aires qii^on me fufcite j fans me mêler de
celles d' autrui F Depuis quand m^a-t-onvâ
devenir un homme de parti ? Qiiel nouvel
intérêt m^aur oit fait changer Jî brufquC"
ment de maximes f Les Jéfuites font-ils en
meilleur état que quand je refujois d^ écrire
contreux dans leurs dif grâces? Quelquun
7776 connoit-il ajfe^ lâche y ajfe:{ vil ^ pouf
infulter aux malheureux f Eh ! fi fou-
hliois les égards qui leur font dus ^ de qui
pourroient-'ds en attendre F Que m^ importe
enfin le fort des Jéfuites , quel qu'il puijfc
être ? Leurs ennemis fe font-ils montrés
pour moi plus tolérans qu'eux ? La trijïe
vérité dèlaijfée efï-elle plus chère aux uns
quaux autres? Et foit qu^ils triomphent a
ou qu'ils fuccombent > m ferai-jc moins
perfécuté l
185 (S U V R E s
Si je croyois , Monfîeur, que vouy
euiïîez écrit cette lettre, je me garderois
bien d'y répondre ; je me tairois , dé-
fefpéré de ne pouvoir concilier les con-
tradidions qu'elle renferme , & furtouc
ces réflexions fur les Jéfultes , & ce dé-
tachement de toutes chofes , fi fort op-
pofé à votre philofophie , à l'élévation
de votre ame , & à la générofité de vos
fentimens. Ce n'eft donc pas vous qus
j'attaque , mais c'eft celui qui a ofé fe fer-
vir de votre nom , & dont je vous pri©
de remarquer avec moi la maladrefTe &
les abfurdités.
N'ai-je pas ajje^ des affaires quon me
fufcite j fans wl aller mêler de celles d^au^
trui? Vous êtes bien éloigné, Monfieur,
de penfer auiîî peu philofophiquament ,
& vous feriez bien affligé de trouver dans
votre cœur un fentiment fi dur ; car vous
n'ignorez pas que les perfécutions qu'on
fufcitoit de toutes parts à votre patron
Socrate , ne l'empêchèrent jamais de fe
mêler des affaires qui intéreffoient le Pu-
blic : vous fçavez que ni la crainte des
humiliations , ni l'atrocité de fes enne-
mis , ni l'iniquité de fes juges ; en un mot ,
que jamais rien n'arrêta fon zèle , toutes
I D I V E R s n f. 187
fes fois qu'il crut la fagefTe de fes avis
utile à fes Concitoyens. Or , fi cet
homme vertueux , fi ce vrai Philofophe,
qui a eu tant de finges & fi peu d'imi-
tateurs , eût vécu de nos jours , eût-il
regardé l'affaire des Jéfuites comme
étrangère à fa philofophie , comme
celle d'autrui ? Tout au contraire , il
eût regardé ces hommes tout au moins
de l'œil dont il voyoit les Sophiftes ,
& démafquant leur orgueil , comme il
dévoila celui des faux Sages de foa
tems , il eût confondu leurs projets ,
leur ambition, & cette gravité dont ils
s'enveloppoient , & qui en impofoit li
fort à la multitude ....
.... Quel nouvel intérêt mauroit fait
charnier fï brufqiœment de maximes? Per-
mettez que ie réponde à cette queftion,
comme fi c'étoit vous qui l'eufliez faite.
L'intérêt des Philofophes , c'eft-à-dire ,
de la vérité : car enfin l'homme le plus
éclairé peut fe tromper ; & certaine-
ment ce ne fera pas vous qui foutien-
drez qu'il exifte fur la terre quelqu'un
d'infaillible. Or, je fuppofe que vous
ayez apperçu l'erreur de vos maximes ;
qui ne fçait que vous êtes affez modefe
i88 Œuvras
te , afiez généreux , affèz grand pout
changer tout- à-coup & très-brufque-
inent d'opinion? Il eft même de la beau-
té de votre ame & de fon intégrité de
faire publiquement l'aveu d'un tel chan-
gement , quelque fubit qu'il foit.
jLe5 Jéfuites font-ils en îneilleur état
que quand je refufois d^écrire contieux
dans leurs difgraces ? Où l'Auteur de ce
défaveu va-t-il prendre ces faufTes
anecdotes? N'en êtes- vous pas indigné,
Monfieur ? Qui lui a dit que vous avez
été follicité d'écrire contre les Jéfuites?
AfTurément la caufe de la Nation n'au-
roit pu être défendue par un Orateur
plus éloquent , ou plus énergique :
mais outre que vous n'êtes ni Avocat ,
ni Magiftrat, ni François , quelle idée
que celle de fuppofer que les Parle-
mens , d'accord avec le Clergé , aient
jamais fongé à vous charger de la caufe
la plus importante , de celle où il étoit
queftion des loix de l'Etat , & de la
pureté des maximes du Catholicifme!
Les Jéfuites font-ils en meilleur état, 3cc^
Obfervez , je vous prie , que celui qui
vous fait écrire fi inconféquemment »
îaiffe entendre que, fi les Jéfuites étoient
D I V E R f £ s* l3p
sn meilleur état , vous ne refuferiez
pas d'écrire contr'eux. Mais il ne fonge
pas qu'ami de la vérité , autant que
vous l'êtes , la difgrace , où la prof-
périté d'un corps que vous croyez
nuifible , doit peu vous toucher ; &
que , fi vous le croyiez innocent , vous
vous emprefieriez de le juftifier. Sans
doute qu'il ferolt vil & lâche d'infulter
à ceux de cet Ordre qui font malheu-
reux. Il en eft parmi eux de très-ef-
dmables , & de très-vertueux ; mais
i:'eft' par cela même qu'ils méritent
d'être confolés , & fur tout éclairés
fur les vices de leur inflitut. Et qui
a plus de droit à les inftruire , & à,
changer leurs opinions ( à certains
égards ) qu'un Philofophe qui penfe
comme vous? Et fi cette Société n'eft
QuUement vicieufe à vos yeux , c'eft
à vous de tonner , d'éclater , d'oublier
vos propres malheurs & les perfé-
cutlons qu'on vous fiifcite , pour pren-
dre fa défenfe : car vous fçavez bien
mieux que celui qui vous a fait écrire,
qu'on doit à l'innocence bien plus que
.des égards. Mais ce Fabricateur da
lettres ne peut-il tracer deux lignes^
ipO Œ U V R £ s
fans tomber dans des contradidions
grofîières ? Il vient de faire dire qu'il
eft dû des égards aux Jéfuites ; & tout
de fuite il vous fait ajouter : que m^ im-
porte enfin le fort des Jéfuites ^ quel
quHl puije être ? Le barbare ! que lui
importe le fort d'un Ordre qu'il croit
innocent , & auquel il déclare qu'il
eft dû des égards î Eft-ce là la fenfibi-
lité d'une ame jufte , d'un coeur hon-
nête , d'un Citoyen , d'un homme ?
Et s'il croit les Jéfuites perfécutés, ou
même s'il les croit coupables , cette
indifférence n'eft-elle pas également
criminelle ? L'Auteur (ÏEmile penfe
bien différemment ; jamais on ne l'en-
tendra dire que le fort d'un corps char-
gé de l'éducation , lui eft indifférent.
Leurs ennemis fe font-ils montrés pouf
moi plus tolérans queux ? Quels fen-
timens on vous fuppofe , Monfieur !
affurément c'eft un de vos perfécuteurs
qui a écrit ce défaveu. Comme il vous
peint intéreflTé , vindicatif, cruel , enfin
tout ce que vous n'êtes pas ! Il veut
"abfolument que l'on penfe que, fi vos
ennemis euffent été plus tolérans pour
vous , vous auriez écrit contre les Je-
D 1 p' £ n s È s» ï^i
fuites ! A cette caufe peu honnête de
refus , il en ajoute deux autres tout
auflî peu philolophiques. La trijîe vé^
rite délaijjée eJi-eLte plus chère aux uns
qu^aux autres f Et foit qu^'ih triomphent ,
ou qu!ils fuccombent , en ferai-je moins
perfécuté F Comme on vous fait penfer
de vous-même 1 Quel excès d'amour-
propre on cherche à vous donner ! Ne
vous femble-t-il pas voir tous les par-
tis déîaifier la trijie vérité , & fe réunir
pour vous perfécuter ? Mais il vous
connoît bien m^al celui qui fait pour
vous ces orgueilleufes réflexions ; il
ne fçait pas que c'efr à caufe même de
cet abandon général de la trille vérité
que , ferme contre tous les partis ,
vcas comibartriez pour elle. Vous qui
élevâtes votre voix mâle &; vertueufe
contre ces jeux crimiinels qu'on vouîoit
introcuire à Genève ; vous qui garan-
tîtes vcs Concitoyens de la corruption
que îe lanufe , V Avare , le Mfan-
îhrope^ 6<:c. euffent portée dans le.^' âmes
de vos compatriotes ; vous craindriez
de parler fur une Société doiff on ac-
cufe l'Infatut de tendre à la corrup-
tion, non d'une Ville, mais du monde
I
^çi ^ U V R £ "^
entier , votre Patrie & celle des Phi-
lofophes î Non , Monfieur , ces fcru-
pules , ees craintes ne font point de
vous ; & c'eft ce qui achève de me
perfuader que vous n'avez jamais fongé
à faire le défaveu qu'on à envoyé ,
fous votre nom , aux Auteurs du /owr-
nal EnojclQpédique , &c.
Je fuis, Monfieur, &c,
V R E s
DIVERSES.
EXTRA l T S
DES
JOURNAUX.
Ju^emens quont porté du Livre i'ÉivîiLE
les différens Joumalljres qui en ont
parlé dans le tems,
- — . , ■ ^
JOURNAL DE TRÉVOUX,
IN O u s rafîemhlerons ici , avec la
plus ■exa(5le fidélité, les propofîtions
fondamentales, & les meilleures preu-
;ves dont M. Rouffeau appuie fori
'fyfléme. Il n'aura point à nous repro-
cher d'avoir tronqué ou défiguré Ton
Toms VL I
îP4 Extraits
texte. On ne trouvera pas ici cette mul-
titude de phrafes femiliantes , qui ne
prouve que la fécondité de ion génie ,
& la facilité à s'énoncer ; parce qu'il
ne faut pas juger de la beauté ou de
la -difformité des objets , par le mafque
qui les couvre. Ecoutons M. RouiTeau;
c'eft lui qui parle
30 Tout eft bien , fortant des mains de
» l'Auteur des chofes : tout dégénère
3j entre les mains de l'homme. îî force
33 une terre à nourrir les produdions
» d'une autre , un arbre à porter les
» fruits d'un autre . . . Il ne veut rien
33 tel que l'a fait la nature , pas même
» l'homme : il le faut dreJfTer pour lui.,
» comme un cheval de manège ... ;
35 fans cela tout iroit plus mal encore,
33 & notre eipèce ne veut pas être fe-
3? çonnée à demi. Dans l'état oa.fQm
33 déformais les chofes , un homme aban-
» donné des fa naifTance à lui-même
53 parmi les autres , feroit le plus d^
>3 figuré de tous . . . ^ : ^'O ♦ I
3> L'éducation nous vient -de la n'âf
33 ture , ou des hommes , ou des chofei,
y Le développement interne de nos
3> facultés Ôc de nos organes q(ï l'édu^
33 cation de la nature ; l'ufage qu'on
i5 ïious apprend à faire de ce dévelop-
:>5 pement efl l'éducation des hommes ;
33 & l'acquis de notre propre expérience
03 fur, les objets qui nous afférent, eft
» l'éducation des chofes.
33 Nous naiiTons fenfibles ; , . . . fitôt
53 que nous avons , pour ainfi dire , la
33 confcience de nos fenfations , nous
33 fommes difpofés à rechercher, ou à
33 fuir les objets qui les produifent
3» C'efl à ces difpofitions primitives
33 qu'il faudroit tout rapporter ; & cela
33 fe pourroit , fi nos trois éducations
33 n'étoient que diiférentes : mais que
33 faire quand elles font oppofées ? . . , .
33 Forcé de combattre la nature ou Iqs
33 inlHtutions fociales, il faut opter en-
53 tre faire un homme ou un Citoven ;
33 car on ne peut faire, à la fois , l'un 3c
33 l'autre.
3> L'homme naturel efl tout pour
>* lui .... L'homme civil n'eH: qu'une
33 unité fradionnaire qui tient au dé-
35 nominateur , & dont la valeur eft
33 dans fon rapport avec l'entier qui
:> efl le corps focial. Les bonnes inf-
>3 titutions fociales font celles qui fa-
t3 vent le mieux dénaturer Thomme ,
1^6 EXTRAITS
33 lui ôter fon exiftence abfolue pour
'>^ lui en donner une relative , & tranl-»»
« porter le moi dans l'unité commune.
33 De ces objets nécelTairement op-
S3 pofés , viennent deux formes d'info
53 titution contraires ; Tune publique
33 & commune , l'autre particulière &
53 domeftique .... L'inflitution publi-
« que n'exifte plus , ëc ne peut plus
33 exifter ; parce qu'où il n'y a plus de
33 patrie , il ne peut plus y avoir de
33 Citoyens. Ces deux mots , Patrie &
33 Citoyen , doivent être effacés des
33 langues modernes.
3^ Refte enfin l'éducation domellique
>3 ou celle de la nature. Mais que de-
>D viendra pour les autres un homme
33 uniquement élevé pour lui ? Si peut-
33 être le double objet qu'on fe propofe
>3 pouvoir fe réunir en un feul, en ôtantf
33 les contradicflions de l'homme , oq|
n ôteroit un grand obftacle à fon bon-
33 heur .... Pour former cet hommel
33 rare , qu'avons nous à faire ? Beau-
33 coup , fans doute ; c'efl: d'empêcher|
33 que rien ne foit fait.
33 Dann l'ordre focial -, où toutes lesl
M places font marquées , chacun doit
DES JoUPxNAUX. IP7
J> être élevé pour la fienne. Si un par-
3i ticulier formé pour fa place en fort ^
35 il n'efl: plus propre à rien . . , . Dans-
3:> l'ordre naturel , les hommes étant
>:. tous égaux , leur vocation commune
iy efl l'état d'homme , & quiconque eO:
53 bien élevé pour celui-là , ne peut
« mal remplir ceux qui s'y rapportent.
53 Qu'on delline mon élevé à l'épée , à
3> TEglife , au Barreau , peu m'im-
33 porte .... En fortant de mes mains
V il ne fera , j'en conviens , ni Magif-
3î trat , ni Soldat , ni Prêtre , il fera
5^ premièrement homme 5 tout ce qu'un
03 homme doit être , il faura l'être au
3) befoin tout aulîî bien que qui que ce
33 foit ....
y.' A peine l'enfant efl-il fortl du fein
>î de la mère , . . . . qu'on lai donne de
>-> nouveaux liens , on l'emmiaillotte , on
3) le couche la tcte fixée & les jambes
5î allongées , les bras pendans à côté du
r. corps ; il eft entouré de lini^es & ds
» bandages de toute efpèce , qui ne lui
5i permettent pas de changer de fitua-
35 tion .... De peur que les corps ne fe
55 déforment par des mouvemens libres ,
35 on fe hâte de les déformer en les
x> mettent en preffe .... D'où vient cet
ip8 . E X T R A I T S^
» ufaee déraifonnable ? D'un ufai^e dé--
>5 nature. Depuis que les mères , mé-.
33 prifant leur premier devoir , n'onç
:»■> plus voulu nourrir leurs enfans , il
33 a fallu les confier à des Femmes mer-
35 cénaires , qui , fe trouvant ainlimèreî
3> d'encans étrangers pour qui la na'iure
3r ne leur difoit rien , n'ont cherché
33 qu'à s'épargner de la peine .... Non
>î contîntes d'avoir celTé d'allaiter leurs
35 enfans , les femmes cellent d'en vou-
33 loir faire ; la conféquence eft natur
33 relie Cet ufa2:e aioûté aux autres
33 caufes de dépopulation , nous an-^
33 nonce le fort prochain de l'Europe,
35 Les Sciences , les Arts , la Philofophie
33 8c les mœurs qu'elle engendre ne
35 tarderont pas d'en faire un défert*
33 Elle fera peuplée de bêtes féroces,
3D elle n'aura pas beaucoup changé d'har
33 bitans. ^
33 Point de mère , point d'enfanf.
33 Entr'eux les devoirs font récipro-
>D ques .... Si la voix du fang n'ell for-
33 tîiîée par l'habitude & les foins , elle
33 s'éteint dans les premières années ,
33 & le cœur meurt , pour ainfî dire»
^J avant que de naître. Nous voilà dçj
93 les premiers pas hors de la nature»
D E ?î J O U K N A X; X. îpj>
• 5 On en fort encore par une route
'' oppoiée , lorfqu'une mère porte Tes
3J foins à l'excès ; Jorfqu'eîle fait de
-' fon enfant fon idole ; qu'eUe auc^-
3^ mente & nourrit fa foibleile pour
» l'empêcher de la fentlr , & qu'efpe'-
^ rant le fouftraire aux loix de la na-
» ture , elle écarte de lui des atteintes
^ pénibles, fans fonger combien, pour
3^ quelques incommodités dont elle le
» préLrve un moment , elle accumule
3J au loin d'accidens èc de périls fur fa
» tête , & comjbien c'eft une précaution
» barbare de prolonger la foibleffe de
» l'enfance fous les fatigues des hom-
» mes faits .... Exercez vos en fans aux
^ atteintes qu'ils auront à fupporter un
» jour. EndurcilTez leur corps aux ia-
a> tempéries des faifons , des clim.ats,
» des éîémens ; à la faim , à la fo:f, à
3^ la fatigue ; tremipez-les dans l'eau du
» fi:y?<:.
33
Comme la véritable nourrice eil
35 la mère , le véritable précepteur efl:
39 le père ; . . . que des mains de l'un.
» fenfant pafle dans celles de l'autre.
3) Il fera mieux élevé par un père ju-
^ dicieux de borné , que par le plus
liv
20O Extraits
30 habile maître du monde; car le zèle
39 lupplécra mieux au talent , que le
» talent au zèle. Mais les affaires , les
3î fondions , les devoirs ! . . . Ah ! les
^ devoirs ! fans doute le dernier eft celui
» de père ? . . . .
» Un père quand il engendre &
33 nourrit des enfans , ne fait en cela
» que le tiers de fa tache. Il doit des
» hommes à Ton efpèce , il doit à la
30 fociéré des hommes fociables , il doit
30 des Citoyens à l'Etat ....
30 On raifonne beaucoup fur les quar
3> lités d'un bon Gouverneur. La pre-
3? miere que j'en exigerois , . . c'eft de
30 n'être point un homme à vendre...,
33 Qui donc élèvera mon enfant f Je
30 te l'ai déjà dit; toi-même... Je ne le
35 peux... Tune le peux! Fais- toi donc
35 un ami; je ne vois point d'autre ref-
33 fource ....
x> Quelqu'un dont je ne connois que
39 le rang m'a fait propofer d'élever
» fou fils .... Si i'avois accepté fon
a» offre & que j'euffe erré dans ma m.é-
» thode , c'éroit .une éducation man-
» quée : fi j'avois réuQi , c'eût été bien
30 pis ; fon fils auroit renié fon titre j
» il n'eût plus voulu être Prince,
ri-
DES Journaux. 201
* Dès que l'enfant commence à dïf"
» tinguer les objets, il importe de met-
» tre du choix dans ceux qu'on lui
» montre .... Je veux qu'on l'habitue
» à voir des objetsdouveaux , des ani*
» maux laids , dégoûtans , bifarres ',
» mais peu~à-peu , de loin , jufqu'à ce
» qu'il y foit accoutumé .... Il veut
^ tout toucher , tout manier; ne vous
^' Dppofez point à cette inquiétude :
^ elle lui fuggère un apprentilfage très-
^ néceffaire . . . Quand l'enfant tend la
^ main avec effort fans rien dire , iî
^ croit atteindre à l'objet , paice qu'il
» n'en eftime pas la diftance ; il efl: dans
* l'erreur : mais quand il fe plaint ôc
=» crie en tendant la main , alors il n^^
» s'abufe plus far la diftance , il com-
» mande à l'objet de s'approcher , ou
à vous de le lui apporter. Dans le
premier cas , portez-le à l'objet hn-
^ tement & à petits pas : dans le fécond .
»- ne faites pas feulement femblant de
» l'entendre; plus il criera, moins vous-
» devez l'écouter» Il importe de l'ac-
3? coutumer de bonne-heure à ne com->
^ mander ni aux hommes , car il n'efl:
pas leur maître ; ni aux chofes , car
» elles ne l'cRtendent point. Il waut
Iv
3a
33
202 Extraits
y» mieux porter l'enfant à l'objet que
» d'apporter l'objet à l'enfant ....
» Toute mévjhanceté vient de foi-
» bljfTe ; l'enfant n'eft méchant que^
35 parce qu'il eft foible; rendez-le fort,
» il fera bon : celui qui pourroit tout
» ne ferolt jamais de mal. De tous les
33 attributs de la divinité toute-puif-
» faute , la bonté efl: celui fans lequel
03 on la peut le moins concevoir,
35 La fantaifie ne tourmentera point
3> les enfans quand on ne l'aura pas fait
33 naître , attendu qu'elle n'efi: pas de
33 la nature .... Les longs pleurs d'un
^3 enfant qui n'efl: ni lié ni malade , &
33 qu'on ne laiiTe manquer de rien , ne
» font que des pleurs d'habitude &
33 d'obftination. Ils ne font point l'on--
». vrage de la nature , mais de la nour-;
33 rice «qui , pour n'en favoir enduref'
33 i'importunité, la multiplie , fans lon-
33 ger qu'en faifant taire l'enfant au-
33 jourd'hui , on l'excite à pleurer de-
» main davantage. Le feul moyen de
» guérir ou prévenir cette habitude eft
33 de n'y faire aucuns attention. Fer-
y> foane n'aime à prendre une peine
s> inutile , pas même las enfans .... Au
¥> rcll: , quand ils pleurent, par fantaifie
DES Journaux. 205
» ou par obllination , un moyeiî fur
^3 pour îes empêcher de continuer , eil
' » de les diftraire par quelque objet
» agréable de frappant ; mais il efl de
» la dernière importance que l'enfant
» n'apperçoive pas l'intention de le
^ diflraire ....
» Je voudrois ( c'efl toujours M,
y> Rousseau qui parle ) que Iqs pre-
» mieres articulations qu'on fait enten-
35 dre à l'enfant fuiTent rares , faciles ,
» diftinfles , fouvent répétées , 8^ que
» les mots qu'elles expriment ne fe
» rapportalTent qu'à des objets fenfibles
3^ qu'on peut d'abord montrer à l'en-
» Fant. La mallieureufe facilité que nous
^ avons à nous payer de mots que nous
» n'entendons point , commence plutôt
» qu'on ne penfe .... Parlez toujours
35 correctement devant eux , faites qu'ils
» ne fe pîaifent avec perfonne autant-
» qu'avec vous , & foyez fûrs qu'infen-
23 fiblemient leur langage s'épurei-a fur
» le vôtre , fans que vous îes ayez ja-
35 mais repris .... On fe preffe trop de
y> les faire parler , com.me fi l'on avoir
» peur qu'ils n'appriifent pas à parler
» d'eux-mcm.es :..... Ils en parlent plus
» tard , plus confufément . , . >
^ 204 Extraits
r> Aux champs les enfans épars ,
yj éloignés du père , de la mère & des
» autres enfans , s'exercent à fe faire
33 entendre à diftanre- 3c à mefurer la
» force de la voix fur l'intervalle qui
33 les fépare de ceux dont ils veulent
» être entendu?. Voilà comment on ap-
yi prend véritablement à prononcer , &
33 non pas en bégayant quelques voyel-
» les à l'oreille d'une gouvernante at-
y> tentive .... Ce qui empêche les
30 garçons dans les Collèges, & les filles
?3 dans les Couvens d'acquérir jamais
33 une prononciation aulli nette que celle
30 des payfans , c'efî: la nécefîité d'ap-
» prendre par cœur beaucoup de chofes ,
33 & de réciter tout ham ce qu'ils ont
a> appris : car en étudiant ils s'habituent
33 à barbouiller , à prononcer négli-
30 gemment & mal : en récitant c'eft
» pis encore; ils recherchent leurs mots
» avec effort , ils traînent & allongent
33 leurs fyllabes . . . Emile n'aura pas
33 ces défauts de prononciation, ou du
53 moins il ne les aura pas contrac^tés par
33 les mêmes eau 'es .... Les vices de
33 prononciation qu'on fait contraéler
33 aux enfans en rendant leur parler
3> fourd .confus , timide , en critiquant
DES Journaux, sojr
» înceffamment leur ton , en épluchant
» tous leurs mots , ne le corrigent ja-
3» mais ...
» RefTerrez le plus qu'il efl: poffible
» le vocabulaire de l'enfant , c'efl: un
30 très-grand inconvénient qu'il ait plus
V de mots que d'idées , qu'il fâche dire
30 plus de chofes qu'il n'en peut pen-
» fer ... . Les Payfans ont peu d'idées j
» mais ils les comparent très-bien.
33 Quand les enfans commencent à
33 parler , ils* pleurent moins . . Dès
3i qu'une fois Emile aura dit, fai mal,
« il faudra des douleurs bien vives pour
33 le forcer à pleurer .... Si l'enfant efl
:>■> délicat, fenfible , que naturellement
33 il fe mette à crier pour rien, en ren-
X dant fes cris inutiles de fans effet ,
33 j'en taris bientôt la fource. Tant qu'il
»* pleure, je ne vais point à lui ^ j'y
33 cours, fi-tôt qu'il s'eft tu ... . S'il tom^-
33 be, s'il fe fait une boffe à la tête , &:c,
33 je refterai tranquille au moins pour
>5 un peu de tems. Le mal e(t fait , c'efè
>3 une néceffité qu'il l'endure . . . Souf-
33 frir efl: la première chofe qu'il doit
33 apprendre , & celle qu'il aura le plus
33 grand befoin de favoir ....
r
20^ Extraits
35 Y a-t-il rien de plus fot que la peine
M qu'on prend pour apprendre aux en-
>j fans à marcher , comme fi l'on en
^■> avoit vu quelqu'un qui par la né-
» gligence de fa nourrice ne fût pas
5> marcher étant grand ? . . Emile n'aura
>9 ni bourlets , ni paniers roulans , ni
>5 chariots , ni lifières , ou du moins
33 dès qu'il commencera de favoir met-
>y tre un pied devant l'autre on ne le
53 foutiendra que fur les lieux pavés ,.
>9 &: l'on ne fera qu'y palTcr en hâte ... *
53 Qu'on le mène journellement au mi-
33 lieu d'un pré. Là qu'il coure , qu'il
33 s'ébatte , qu'il tombe cent fois le jour ,
33 tant m.ieux ; il en apprendra plutôt
w à fe relever 33.
Telle eft la fubfrance d'une partie
du premier Volume d^ Emile: nous fera-
t-il permis maintenant , M. Rousseau»
de réfléchir fur ie parti que nous avons
à prendre ? Vous ne prétendez pas que
nous embrallions aveuglément votre
fyftcme : la tyrannie n'efi: point de votre
goût. Quana vous traitez à\ho7nme en-^
faut , de Le5leur vulgaire ou ftupide j
quiconque n'eft pas de votre avis , vous
n'avez fans doute en vue qu^ ceux qui
DES Journaux. 207
vous contredirent fans examiner ; vous
êtes trop ami de la raifon pour en in-
terdire i'ufàge. Examinons donc.
Tout eji bien , fortant des mains de
V Auteur des ckofes , Ct'c. D abord voilà
un début équivoque & captieux : il a
un fens vrai auquel vous faites peu
d'attention , parce qu'il eft étranger à
votre objet ; confidéré fous un autre
rapport, il: eft faux ; & c'eft alors qu'il
devient une des pierres angulaires de
votre édifice. Si la nature produit un
arbre , ce fera bien un arbre : eft-ce
un homme ? elle aura fait l'être qui eft
un homme : (i c'efi: un mionftre , c'en
fera bien un : chaque être a fa bonté
abfolue , qui le conftitue lui-même, &:
fans laquelle il n'efl: pas polTible : ea
ce fens , tout eji bien fortant des mains
de V Auteur des chofes ; & ce principe ,
dont tout le monde convient , vous
efl: inutile. Mais , chaque être dans fon
origine eft-il relativement bon , de ma-
nière que cette conftitution primitive
ne puiflë être remplacée que par un
mal ? C'eft- à-dire , cette terre que
l'homme trouve inculte , & chargée
de ronces , ne pourra- t-elle être cul-
tivée & aîTujettie à donner des pro-
.ûoS Extraits
dudions plus utiles , fans un attentat
contre la nature ? Ce fera la contre-
dire , dites-vous , que de grefter un
fauvageon : infertion qu'elle avoue ce-
pendant , & qu'elle féconde en fuivant
fes loix générales. L'homme naît-il
tellement bon , qu'abandonné à lui-
même dès fa naiflance , il ne connoîtroit
point le mal , ou ne le feroit pas fans
réfléchir ? Tout ce qui n'eft pas inf-
titution originelle y répugne-t-il ? N'y
a-t-il pour l'homme , qu'une façon
d'être qui foit dans l'ordre ? Les bonnes
inftitutions fociales le dénaturent-elles?
Eft-il né pour être feuî , pour ne re-
chercher ou ne fuir que ce qui a rap-
port à lui f Ses premières fenfations
fe bornent- elles à fon individu ; &
de-là fuit-il que les devoirs de lociété
qu'il aura à remplir dans un âge mûr^
font contre nature? Cette nature efl:-
elle tellement une , de reftreinte par
tout & toujours au feul point origi-
nel des chofes , que la fociété n'en puifTe
être une émanation ? L'arbre élagué
pour porter de plus beaux fruits , ou
tranfplanté pour confpirer à l'arr.an-
gement fymmécrique d'un verger , ne
tient- il plus fes produélions de la na-
DES Journaux. sop
ture ? Le Citoyen n'eft-il plus homme?
La volonté du Créateur ( car enfin c'eft
la Nature , félon vous-même ; heureu-
fement vous ne niez pas tout ) : cette
volonté de l'Etre fupréme eft-elle dé-
mentie , dès-là même que les hommes
vivent enfemble ; & la raifon , préfent
de la fouveraine intelligence, cefle-t-
elle d'être lumière naturelle , lorfqu'elle
nous didèe ces loix fociales , dont le
but eft de maintenir l'ordre entre des
créatures qui , en fe réuniflant , n'ont
fait que céder à un penchant inné, ou
du moins à la néceflité morale , & peut-
ctre même phyfîque , des chofes ? A
chaque inftant vous avez befoin de
ces proportions , & vous les laifîez
fans preuves.
Si vous vous fuflîez contenté de
crier à haute voix , & de faire bien
entendre que l'homme abufe de fa
raifon , que fa malice fubftitue dans
Ja fociété des vices nouveaux à ceux
qu'il Euroit adoptés s'il eût vécu errant
& vagabond comme certain; peuples y
que , réprimé par l'autorité néceffaire
des loix , il n'a fait que devenir, quel-
quefois , & cela par abus de fa liberté,
plus adroit à couvrir fa marche vers
â I o Extraits
îe défordre ; que fouvent le plus fort ,
cherchant Ton intérêt propre aux dé-
pens du plus foible , a pre[crit , fous
prétexte de l'ordre , comme règle de '
la Nature, ce qui n'étoit que la loi de
là. pallion : fi vous euiîiez dit encore
que trop fouvent la fageffe des Loix
fociales fe trouve en oppofition avec
les defirs déréglés de l'homme , on eût
applaudi à votre 2èle j m.ais ces re-
proches ont été faits mille fois au
genre humain : il vous falloit du nou«
veau. Pourfuivons , cet objet reviendra»
Uhomme naturel ejî tout pour lui /
il eJî Rentier ahfoluy qui n^a de rap^
port qu^à lui-même ou à foji femhlahle :
V homme civil rtefl qu^um unité frac-*
tionnaire ^ dont la valeur efl dans fon
raprfort avec le corps fo'-iaL Rien ne
reflemble tant à une vérité dans vo*
tre bou/he , tant vous favez faire il-
îufion : il n'y a cependant encore ici
que de la contradicflion , de l'équivo-
que & du preftige. Comment l'homme
eîl-il entier abH^lu , quand il a rapport
à fov\ femblable ? Mais ceci n'efl rien.
Qu'entendez-vous par homme naturel ?
Car vous abufez fouvent du mot de
Nature^ Efl-ce celui qui n'a reçu que
BEs Journaux, ait
l'éducation de la Nature ? Cette édu-
cation eft , félon vous , le développe-
ment interne de nos facultés &' de nos
organes, Choififlez : ce développement
efl-il complet ou non ? L'homme na-
turel , que vous oppofez à l'homme ci-
vil , peut-il déjà réfléchir fur les im-
preifions que produifent chez lui les
objets qui l'environnent, & combiner
fes notions ; ou bien eft-il à cet âge
où il ne fait encore que fentir, fans
pouvoir faire ufage de la raifon qui
doit l'éclairer un jour ? S'il n'eft {uC-
ceptible que de fenfations , qui à peine
excitent en lui la confcience réfléchie
de fon exifl:ence , comment allez-vous
comparer l'homme animal avec l'hom-
me civil ? Il n'efl: plus étonnant effec-
tivement que l'un s'éloigne de l'autre
au point , qu ils paroiffent répugner
enfemble. Efl:-ce là ce que fignifie
votre axiome ? Non , fans doute. Il a
donc un Ibre ufage de fa raifon, cet
homme naturel que vous définiflez ici.
Et voilà le terme moyen qui rappro-
che l'enfant de l'éat ce Citoyen. Hé
bien ! cet homme raifonnant efl: tout
pour lui ! Oui, fans doute , s'il efl: feul
'212 Extraits
& ifoîé de fes femblables ; mais fi le
hafard même le réunit à eux , n'aura-t-
il pas bien-tôt l'occafion de fe dire
pour affurer fon bonheur; ne fais pas
à autrui ce que tu ne veux pas qu'il te
fafle ? Il n'eft donc déjà plus tout pour
lui. Et il cefle alors d'être Vhomme na-
turel dans le vrai fens, c'eft -à-dire,
dans les vues du Créateur ! Parce qu'il
déraifonne fans doute : ou peut être
la raifon n'eft pas un don de la Na-
ture ?
Vous êtes aufÏÏ heureux à décrire
l'homme civil. Pour mieux l'oppofer
à l'homme naturel , qui , félon vous eft
tout à lui , vous le définiflez d'après
quelques faits héroïques qui étonnent
d'autant plus^ qu'ils font rares &: éle-
vés au-defl"us des devoirs ordinaires de
la fociété, & vous en concluez que
les bonnes inflitutions (ociales font celles
qui favent h mieux dénaturer Vliomne ^
lui ôter fon exiftcnce abfolue pour lui
en donner une relative , Gr tranfporter
' le moi dans Vunité rommune. Peut-on
bien ju,2:er des chofes en ne les com-
parant que dan? leurs extrêmes? Il faî-
loit diftinguer, dans le Citoyen, deux
DES Journaux. 213
rapports , qui tous deux font dans la
Nature , ou, pour ne point abufer des
termes , dans le fyftéme général de
l'Univers. L'homme en fociété pour-
volt à fa confervation & à Ton bien-
ctre ; rien ne l'en empêche que fon goût
pour le défordre. Voilà ion premier
rapport. Il doit confpirer au bien gé-
néral : autrement il ne pourroit plus
même prétendre à Ton bonheur pro-
pre. L'obéifî'ance qu'il doit aux Loix
n'efl: point un pur aiTervifïèment fondé
fur la contrainte & la violence. Si
l'homme n'a droit d'être heureux au
milieu de fes femblables , qu'autant
qu'il ne leur nuit pas; les inftitutions
fociales ne peuvent auiîî , fans s'écar-
ter de -leur vrai but , lui enlever les
moyens de fe procurer fa félicité par-
ticulière. Enfin le Citoyen doit à la
Patrie , & la Patrie doit au Citoyen :
la Loi puife dans cette néceflite des
chofes , que vous aimez tant , la règle
' de conduite de l'un & de l'autre ; & ,
^ par fes fages difpofitions^ellene fait que
réprimer les defirs déréglés ou élever
l'être penfant au-deHus de l'homme ani-
mal. Comment prouveriez-vous main-
tenant que l'homme civil répugne à la
'214 Extraits
Nature , Se que les inftitutions foclales
ne font bonnes qu'autant qu'elles favent
dénaturer l'homme?
Ces deux mots , Patrie G" Citoyen
doivent être ejfacés des langues modernes ^
dites vous : malgré ce bon mot , la Pa-
trie connoît encore des Citoyens qu'elle
chérit. Vous dites qu'il faut opter entre
faire un homme &' un Citoyen , & que
Vonne peut faire, à la fois , Vun ^ Vautre.
Il femble donc qu'après avoir profcrit
la fociété & les infiitutions fociales ,
vous deviez vous borner à former
l'homme de la nature. En ce cas il
étoit inutile de faire un traité d'é~
ducation auffi étendu. Puifque félon
vous tout efi bien ^ fortant des mains
de V Auteur des chofes , & que les bonnes
Infîitutions fociales doivent dénaturer
Vhomme ^ il ne s'agit plus que de fé-
que%er votre Elève dans quelque lile
déferre où il deviendra de lui même
Vhomme. naturel que vous demandez.
Mais vous fentez le ridicule de ce fyf-
téme ; & ne pouvant envifager votre
Emile comme un fujet inutile au genre-
humain , vous faites un effort pour le
rendre en même tems naturel & focial ,
m étant les contradiElions de Vhomme*
DES Journaux. 21^
Pour cela que faut-il faire ? Beaucoup
■fans doute ; c^eji a^ewpêcker que rien ne
Jok fait. Prétendez-vous renouveller
la face de la terre , & renverler de fond
2en comble toutesles fociétés qui exif^
îent , en n'épargnant pas même leurs
'loTines infïiîutims qui doivent dénaturer
'votre éîéve s'il s'y conforme ? Non
fans doute ; vous avez dû voir qu'il
n'appartient plus qu'à l'Etre fupréme,
-d'opérer ce, changement univerfel :
votre proportion n'efl: elle qu'exagé-
ip.é^-^i'ôc n'avez-vous eu intention que
de corriger les abus qui fe font glifles
dans la fociété ? Voyons fi alors vous
vous accordez avec vous-même. Quand
vous aurez remédié à ce que vous re-
-gardez comme abus , peu vous impor-
te, dites vous , à quel état on deftine
votfe Emile ; il Jera propre à Vépèe ^
.au Barreau , à i^Eglife.,, hifum teneatis ^
ûmici. Quoi ! vous en ferez un homme
contradictoire , un fourbe qui exté-
rieurement avouera un état que vous
lui aurez dépeint commue un huit de
la folie humaine ?
Avant d'aller plus loin , convenons
• encore d'une chofe. Après avoir dit
zi6 Extraits
dans votre avant-propos , qu'en lifanC
votre Ouvrage , on croira moins lire
un traité d'Education , que les rêveries
d^un vijîonnaire fur VEducation, Qw'j/
faire} ajoutez-vous : ce neji pas fur les
idées d autrui que f écris ; cefl fur les
miennes ...... dépend-B de moi de me
donner d'autres yeux , Cr de m'affeêler
d'autres idées ? Non, Dépend-il plus
de ceux à qui vous reprochez leurs
préjugés , de fe donner d'autres yeux,
& de s'aflfeder d'autres idées ?
Nous avouerons donc fans peine que
l'enfant trop relTerré dans les tégumens
dont on le couvre après fa naiffance ,
efl: un prifonnier malheureux , & que
des liens trop étroits le déforment &
l'afFoiblifTent : nous ne croirons pas ce-
pendant que tremper les enfans dans
Veau du fiyx , doive être les expofer à
toutes les intempéries de l'air , fans
avoir aucun égard à leurs forces , au
climat & à la faifon. Ce que l'on fait
encore , & que vous avez très-bien
prouvé , c'eft que la mère efl la nour-
rice naturelle de fon enfant , & que
l'ufage accrédité , qui livre l'homme à
des nourrices mercenaires , efl une dçs
çaufes
"DES Journaux. 217
caufes de la dépopularion. Mais qu'é-
toit-il befoin d'ajouter que les Sciences ^
hs Ans , la Pnilofopliie Gr les mœurs
qu engendre VEurope ^ ne tarderont pas
d'en faire un défcrt j q\i^ elle fera peuplée
de Bêtes féroces , & qu'e//e naura pas
beaucoup changé d'Habitans P
j L'on s'accordera encore avec vous
pour crier à ces mères infenfées qui
font des idoles de leurs en fans , qu'en
écartant d'eux toute atteinte pénible,
elles accumulent au loin les douleurs ,
& les maux fur la tête de ces victimes
; infortunées de leur aveugle tendreîTe.
, Que n'eft-il permis auili de defirer que
le père , s'il eft fenfé , pût être le pré-
cepteur de fon enfant , ou qu'au moins
un gouverneur ne fût point un homme
vénal ? Mais quelles raifons autres que
des fophifmes pourrions- nous donner
à cet Inftituteur choifi , pour lui per-
fuader que , s'il réuflît , il aura engagé
fon Elève à renier le titre que lui a
donné la divine Providence , & qu'il
aura dû le difpofer à ne plus vouloir
erre Prince , s'il eft né pour occuper
ce rang dans l'ordre focial ? Ces pro-
pofitions font des corollaires de vos
Tome VL K
I
2lS Ex TRAITS
principes , qui ne peuvent nous en im-
pofer jufqu'à nous faire croire que l'au-
torité des Princes n'émane pas de Ja
puifTance du maître de l'Univers.
Vous développez avec intelligence
îa pratique qu'il faut obferver poui
fatisfaire l'inquiétude & redifier les
premiers mouvemens d'un enfant qui
commence à diftinguer les objets; mais
vous paffez bientôt à une propofition
fauffe , qu'il n'eft pas étonnant que vous
prouviez mal. Joute jnéJunccté , d'iteii
vous , vient de foihlejje ^ . . celui ç«i
pourroit tout ne f croit jamais: de mal\
Souvenez-vous d'abord que nous pro-
fiterons de cette affertion pour démon-
trer contre vous-même la faufTeté d'une |
autre qui vous tient lieu d'axiome :j
attendons qu'il en foit tems , & con-
tentons-nous aujourd'hui de relevei'
celle-ci. Toute méchanceté vient de,
foiblelTe , dites-vous , parce que celui
qui pourroit tout ne feroit jamais de
mal , & que de tous les attributs de la\
Divinité toute-puijjhnte , la bonté eji celuïl
fans lequel on la peut le moins conceA
voir. Vous avez confondu ici la vérité
du conféquent avec celle de la confér
DES Journaux. 2ip
quence. Le Tout-puiffant eft bon fans
doute , parce qu'il réunit toutes les
perfecflions ; mais en eft-il de même de
l'homme qui feroit fort relativement
aux autres .? Et n'eft ce pas de cette
fupériorité de forces refpeâ:ives que
naifTent la violence & tous les vices
qui en dérivent ?
Vous exigez que l'on croye encore
que la fantaïjîe ne tourmentera point les
enfans , quand on ne Vaura pas fait
naître , attendu quelle n^eft pas de les.
nature. Cette fuppofition prend fa four -
ce dans une autre que vous annoncez
dès votre début , & que vous exprime-
rez bientôt en ces termes ; pofons pour v
maxime incontcjiable que les premiers
mouvemens de la nature font toujours
droits .' il n'y a point de perverjité origi-
nelle dans le cœur humain ; il ne s^y trou-
ve pas un feul vice dont on ne puijfe dire
comment & par où il y efl entré. Le tems
viendra où peut-être vous ferez obligé
de convenir avec nous , que cette ma-
xime n'eft pas fi inconteftable dans le
fens que vous lui donnez ; mais enfin ,
fi elle l'eft pour vous dans cet infiant-
ci , pourquoi la contredire ? Pourquoi
Kij
S20 Extraits
dans un autre endroit avouez- vous quî
l'enfant peut naturellement fe mettre à
crier pour rien ?
On convient avec vous qu'un moyen
généralement fur pour tarir la fource
des pleurs d'habitude & d'obfrination ,
efl: de ne point faire attention aux cris
de l'enfant : s'il s'agifToit cependant d'un
naturel violent & impétueux, que l'on
ne peut négliger d'écouter fans le por-
ter à la fureur , il n'efl: pas douteux
qu'alors il ne valût mieux diftraire
J'enfant par quelque objet agréable &
frappant , en obfervant , comme vous
ie demandez , qu'il n'apperçoive pas
l'intention de le diflraire»
Vous voulez encore, avec raifon, que
les premières articulations qu'on fait
entendre à l'enfant foient rares, faciles,
diftindes , fouvent répétées , t<, que les
mots qu'elles expriment ne fe rappor-
tent qu'à des objets fenfibles qu'on peut
d'abord lui montrer : il n'eft pas juf-
qu'aux nourrices qui ne foient ici d'ac*
cord avec vous , & qui ordinairement
ne fuivent cette méthode : elles fentent
au(îi communément qu'il feroit ridicule
& inutile de trop étendre le vocabulaire
DES Journaux, n^t
des enfans ; ce qui n'efl pas tout-à-fak
le rejjerrer le plus qu^il cjî pofjîble ^ com-
me vous le defirez. Il eft certain qu'il
vaut mieux parler toujours correde-
ment devamt eux , que de les reprendr.3^
continuellement , & qu'en épluchant
tous leurs mots , on leur fait contrarier
un Darler (ourd, confus & timide.
Y a-t-ii rien àz plus fot^ dites-vous ,-
que la peine quon prend pour apprendra
aux enfam à marchtr , comme fi ro:i
en avoït vX quelquim qui par la ni-'
gligence de fa noy.rrice ^ ne fat pas mar-
cher étant grand ? On apprend de bonn^-
he'dre aux enfâîis à marcher , poivr
deux raifons. i^. parce que le mouve-
ment développe & fortifie leurs mem-
bres. 2^^. parce qu'il y auroit du dan-
ger que dans les premiers elTais qu'ils
feroient d'eux-mêmes , il ne leur ar-
rivât de fe cafTer un bras ou la tête.
Q^ii'on les jnene journellement au mi-
lieu d'un pré : là quils tombent cent fois
le jour , tant mieux ; ils en apprendront
plutôt à fe relever, C'eft fort bien dit ;
mais tout le monde n'a pas un pré à
fa difpofition.
Mais avançons. II eft très-vrai , com-
me vous le aites ailleurs, que l'homme
K iij
222 . Extraits
aveuglément livré à Tes premiers pen-
chans eût fait confîfter Ton bonheur,
bonheur apparent & paffager , à faire
tout ce qui lui plaît , fi les loix di- •
vines & humaines n'eufTent mis un i
frein à fes defirs déréglés. Il eft en-
core certain qu'en relation avec fon
efpèce il a plus de devoirs à remplir,
èc qu'alors le mauvais ufage de fa li-
berté le tourne à plus de vices qu'il
n'en feroit paroitre s'il étoit ifolé de
fes femblabîes. Et de-lâ il s'enfuit que
les règles fociales les plus fages font la .
perte de l'homme ? que les inflitutions
humaines font toutes des abus & des
préjugés qui ont altéré fa nature , 8ç
qui l'éloignent de fa deftination ? Mais
qui vous a dit , ou , quand avez- vous
prouvé que Thomme eft fait pour fa
borner aux propenfions animales? L'en*
fant, le fauvage, font-ils l'homme par-
fait? Etes-vous bien fur qu'ils en foient
l'archétype ? Dans quel décret de la
Providence éternelle avez-vous donc
lu qu'elle n'a pas porté l'homme à la
fociété comme à un moyen qu'elle a
pu remplacer fans doute , mais qu'elle
a voulu choifir , pour le conduire à une
fin encore ultérieure .^
DES Journaux, 22 j
^^ Avant que les préjugés & les
33 inflitutions humaines aient altéré ^
5> dites-vous , nos penchans naturels ,
33 le bonheur des enfans , ainfi que des
33 hommes jconfifte dans l'ufage de leur
33 liberté. Quiconque fait ce qu'il veut
33 eil heureux , s'il fe fufilt à lui-même «-.
Que n'ajoûtiez-vous : Gr s'il veut ce
(jud doit vouloir} Les Loix n'enlèvent
point l'ufage de la liberté ; elles ne
font qu'en interdire l'abus. » Pvîais
i: l'homme livré à lui-même & dége-
33 gé des liens de la Loi n'abuferoit
:.3 jamais de cette liberté ; les premiers
33 mouvemens de la Nature font tou-
99 jours droits ; il n'y a point de per-
33 verfité originelle dans le cœur hu-
33 main «. Ou avez vous encore vu tout
cela ? S'il étoit permis d'employer vos
armes contre vous-même, ne vous trou-
veroit-on pas encore ici en contra-
diction ? Vous avez dit , que la mé-
chanceté vient de folbleflé : fans cefle
vous nous répétez que l'enfant efc fol-
ble , vous exagérez même la foibîeffe
de fon intelligence : l'enfant porte donc
en lui le germe de la méchanceté. Mais
à quoi bon s'appuyer d'un paralogifme
pour en combattre un autre. Fcoutez-
Kiv
^2^ Extraits
nous un inftant ; fi nous avons tort.,
vous nous direz pourquoi.
Les hommes n'apportent pas en naif-
fanî Je même naturel : quand nous
aurions tous la même ame , nous n'a-
vons pas le même corps, & nous de'-
pendons des impreiîions de nos or-
ganes , qui feroîent les feules règles
de nos aàions, fi la raifon ne nous ap-
prenoit , & fi l'Auteur de la Nature ne
nous aidoit à fccouer le joug de l'hom-
me brute. Les habitudes fe contrac-
tent ; de nos penchans divers influent
fur l'exercice de nos facultés. Pour-
quoi ne fuis-je pas aufli difpofé qu'un
autre à mettre de la droiture dans mes
adions ? L'Etre fuprême l'a voulu ;
qu'avez-vous à répondre , vous qui
l'admettez ? Vous nous donnerez bien-
tôt occafion d'entrer dans d'autres rai*
fonô\
Enfin , félon vous , x) la feule pafiion
» naturelle à Thomme , eiï l'amour de
3:» foi-mêm.e «. Oui fans doute , & c'eft-
là l'origine de nos vices : nous appor-
tons avec nous Tinflrument de notre
perverfité. Il n'efl: point vrai « que cet
-» amour-propre ne devienne bon ou
T> mauvais dans un homme que par
DES Journaux. aaj*
3> l'application qu'en fait , & par les
3j relations que lui donne un autre
X) homme 33. Chacun de nous fe fuffit à
lui-même pour produire fa malice.
Nous luttons à la vérité contre la règle
à mefure qu'elle multiplie nos devoirs ;
mais fomnies-nous méchans , parce que
nous fom.mes obligés d'être bons ? n'eft-
ce pas plutôt parce que nous ne vou-
lons pas devenir ce que nous devons
être ? L'haleine de nos femblables nous
eft contagieuie , &: le mauvais exem-
ple a de l'empire fur notre foibleiTe;
mais nos devoirs font des devoirs en-
fin, & le m.échant, quel qu'il foit , -5c
de quelque façon qu'il le foit devenu ,.
tranïgreiTe la fagefîe des îoix établies
dans la fociété. L'homme pourroit être
bon en fociété ; il ne le veut pas : la.
nature l'a pourvu de la faculté dont
il abufe pour fe porter au défordre. Âi-
lez-vous encore dem^ander à quoi bon
ce don funefte de la nature ? La ré-
ponfe eft déjà donnée ; le Tout-Puif-
fant eft jufte & fage , n'en convenez-
vous pas ? Une vérité , quoique ter-
rible , n'en efl pas moins certaine.
L'eiprit* d'indépendance qui régne
dans votre façon de penfer de d'aei:''j.
t - Kv
\
22^ Extraits
vous fait abhorrer tout ce qui fent
l'autorité , & vous ne voulez pas que
l'enfant folt aflujetti à obéir. Vous
excluez de Ton Diélionnaire les mots
d'obéiiTance , de commandement , en-
core plus ceux de devoir & d'obli-
gation , & vous n'y admettez que ceux
de force , de nécelTité , d'impuifTance
6c de contrainte. N'eft-ce pas ici un
pur débat fur les termes i" Car enfin
nous ne voyons rien de plus énergi-
que pour exprimer l'effet du comman-
dement que les mots de force , de né-
celTitéjde contrainte. Mais vous vou-
lez que cette contrainte vienne de la
néceiîité des chofes , vous defirez que
l'on n'oppofe aux caprices de l'enfance
que des obftacles phyfiques : à la bon-
ne heure ; quand ce moyen ne feroit
pas toujours pratiquable , il n'en eft
pas moins vrai qu'il eft très-efficace.
Vous convenez enfuite que c'eft rap-
peller l'enfant à cette néceiTité des cho-
fes que de lui faire connoitre qu'il eft
foible , & que celui qui le gouverne
eft fort ; que fon état le rend dépen-
dant de fon maître , êc le met nécef-
fairement à fa merci. Nous convenons'
de notre coté qu'il faut eife-ftivemeot
DES Journaux:. 227
difpofer l'enfaii!: à fentir cette dépen-
dance phyfique , avant d^exiger qu'il
envifage Ton Mentor comme plus éclairé
que lui : il n'efl pas douteux que ce ne
fjit le plus court & le plus sûr chemin
pour conduire l'Êleve à une entière
docilité. Les fages Inftituteurs réprou-
vent , ainfi que vous , le commande-
ment dont l'en Tant ne voit point le
fondement, & qu'on n'a point appuyé
d'abord des raifons qui font à fa por-
tée.
On paffe aifément des exprefîiorïs
outrées ; m.ais peut-on foutenir la mul--
tltude de mauvais raifonnem.ens dont
vous étayez votre fyftëme? Gardei-voui
fur- tout ^ dites- vous > de donner à Ven-
fant de vaines formules de politejfe. Pour-
quoi cela ? C'eft qu''il vaut beaucoup
mieux qu'il dife en priant , faites cela y
quen commandant , je vous prie sn Sansr
contredit ; mais ne vaut- il pas encore-
mieux l'accoutumer à prier en s'énon-
çant comme il convient , de à com-
mander avec des expreiïions douces
& aifables ? La politefle & la douceur
ducommerce excluent-elles l'humanité $"
Au contraire elles y accoutument aiîi
îa. uippofent.
Kvj.
22S Extraits
Vous ne voulez* pac que Ton rat-
fonne avec les enfans , parce que le
ckcj" l'œuvre cCune bonne éducation ^ cjl
de faire un homme raifonnahle. Si les
enfans ^ ajoutez-vous , emendoicnt réti-
Jon , ils n^auroient pas hefoin d'être e'/e-
vés. Le chef-d'œuvre d'une bonne cul-
ture , eft de faire une bonne récolte : ne
féme-t-on pas, pour y parvenir, la même
espèce de grain que l'on doit recueil^
lir ? Quel efl: audi Tlnflituteur qui
prétend faire entendre raifon à l'en.-
fant , comme il doit l'entendre dans
l'âge mûr ? / quoi fevviroit la raifon
à cet âge ? dites-vous encore : elle eft
le frein de la force ^ ^ V enfant n a pas.
hefoin de ce frein. N'eft-elle pas auflî
le foutien de la foibîefTe ?
Gn doit être sur que l'enfant traitera
de caprice toute volonté contraire à la
penne j {'•■ dont il ne fentirapas la raifon.
Or un enfant ne fent la raifon de rien ,
dans tout ce qui choque fes fantaifîes.
Prouvez donc qu'il y a du danger à
la lui faire fentir , en tem^pérant l'au-
torité par la douceur & la iermeté par
la patience.
Il cfjt été trop fcnCé de raopeller
au Gouverneur , qu'il doit proportion-
DES Journaux. 22p
ner fes préceptes &c fes confeils à l'in-
telligence de Ton Elève : il efl plus
conforme à votre fyfréme de lui in-
terdire toute leçon verbale. L'enfant
nen doit recevoir que de l'expérience.
Pourquoi ne voulez vous pas qu'il puife
dans celle que vous fuppolez au Maître,
les moyens de réfléchir fur la fienne
propre ? Qjuand vous aure^ amené votre
Elève fdin cr robujîe à rdge de dow^e
uns ^fans qu'il fâche diftinguer fa main
droite de fa main gauche ^ dès vos pre-
mières leçons , les yeux de fon entende^
ment s'ouvriront à la rai fon. Il ira loin
s'il fuit la vôtre pour guide. Quelle
avance a donc votre idiot de douze
ans furnos Elèves ? îî a l'ignorance de
plus : fi l'on vous en croit , ce fera
encore un bien pour lui.
II ne faut infliger à l'enfant aucune
efpèce de châtiment j, parce quil ne fait
ce que c'^eft qu'être en faute. Dépourvu
de toute moralité dans fu aciions y il ne
peut rien faire qui (oit moralement mal ,
G^ qui mérite ni châtimcent ni réprimande.
Lorfqu'on punit un enfant ou qu'on
lui reproche (es fautes , avant qu'il ait
le plein ufage de la raifon , on n'a
a^o Extraits
égard qu'au phyfique de fes avions ,
qui, dans un âge plus avancé, fe trouvera
joint au moral ; on le garantit d'avance
du mal futur : qu'y a-t-il d'infenfé dans
cette prévoyance? Quand votre Emile ,
par une étourdérie confiante , vous
caffe des vitres , eft-il en faute ? Non ^
félon vous. Pourquoi donc l'enfermez-
vousf* Et comment appellez-vous cette
détention dans un lieu obfcur ? Si vous
vous abufez lur la qualification de cet
emprifonnement, l'eniarît ne s'y trompe
point.
» J'ai fait cent fois réflexion en
33 écrivant , dites-vous , qu'il eft im-
» poflibîe dans un long ouvrage , de
» donner toujours les mêmes fans aux
» mêmes mots. Il n'y a point de langue
35 aflez riche pour fournir autant de
3> termes , de tours & de phrafes , que
» nos idées peuvent avoir de modifica-
» tions . . . Tantôt je dis que les enfans
» font incapables de raifonnemenr , &
» tantôt je les fais raifonner avec afTez
» de fineOe ; je ne crois pas en cela me
» contredira dans mes idées , mais je
3» ne puis difconve.iir que je ne me
» contredife fouvent dans mes expref-
DES Journaux. 251
3> fions. » Vous voilà à l'abri de tout
reproche ; quand vous vous contre-
direz , c'eft qu'on ne vous aura pas
entendu.
Vous avancez encore que la trom^
perle ù" le menfonge nai[jent avec les
conventions ^ les devoirs ? Pour en
juger , il faut , comme vous le deman-
dez , faifîr votre idée fans s'arrêter à
l'exprenion. Ne rapprochez -vous fi
fouvent les conventions des devoirs que
pour toujours les confondre ? Et vou-
lez-vous dire que les devoirs de la
fociété , devoirs conventionnels , &
dont toute la force vient de l'opinion ,
font la caufe funefte de la tromperie
& du menfonge ; en forte que ces ac-
tions défordonnées doivent être impu-
tées à la régie fociale plutôt quà la
malice de l'homme qui la tranfgrefl'e ?
Cette propoiition rentre dans celles
que nous avons déjà paffées en revue.
Votre intention eft-elle d'énoncer que
le menfonge n'eft un mal moral, qu'au»-
tant que c'eft un devoir de ne pas men-
tir ? Cela efi: très-vrai , & ne vous aide
en rien. Prétendez- vous faire entendre
auili que l'homme ne chercheroit point
à tromper fon femblable , s'il n'avoic
2^2 Extraits
articulé avec lui quelque convention?
Vous avancez plus que vous ne pouvez
prouver. Votre Emile cafîe les fenêtres
de fa chambre : d'abord vous laiffez
foufiîcr fur lui le vent nuit & jour ,
fans vous foucier des rhumes , parce
qu'il vaut mieux être enrhumé que fou.
A la fin , vous faites raccommoder les
vitres , toujours fans rien dire : il les
brile encore ; alors vous changez de
méthode : vous l'enfermez dans un lieu
obfcur ; & £près qu'il y a demeuré
quelques heures , quelqu'un que vous
apoftez , lui luggère de vous propo-
fer un acvord, au moyen duquel vous
Jui rendrez la liberté , & il ne cafTera
plus de vitres. Cet accord eft-il une
convention ? Non , autrement vous lui
apprendriez à vous tromper ; ce rai-
fonnement eft à vous. Hé bien i après
cet accord qui n'efl: point une conven-
tion , votre Emile ne cafTera plus de
vitres à deiiein ? Vous nous en répon-
dez ; mais votre garantie ne nous tran-
quillife pas. Au moins s'il en calle en-
core , il ne pourra être tenté de cacher
ou même de ni^r cette aélion , pour
éviter l'emprifonnement ? Cet Emile
efl; votre ouvrage y vous en êtes vrai-
DES Journaux. 233
, ment le père : il n'eft pas étonnant que
votre tendrefle paternelle vous fafle
illufion. Nous entrevoyons encore un
fens dont votre proportion eft fuf-
ceptible ; c'efl: que l'homme ne rompt
véritablement une convention que
quand il fait à quoi elle l'oblige , &
qu'il ne ment dans toute l'énergie du
mot que lorfqu'il fait que ne point
mentir eft un devoir ; mais cette con-
fidération doit-elle empêcher que l'on
n'inculque de bonne heure à l'enfant
fes obligations & Tes devoirs ? Il n'eft
pas un être machinal , & ne doit pas
• l'être aufli long-tems que vous le pré-
tendez. Quand on vous demande ou
vous placerez voti'e Emilç pour Té-
lever comme un être infenfible^comme
un automate , & pour dérober à fes
yeux le fped:acle & l'exemple des pa{^
fions d'autrui ; ne croyez pas avoir
fat is fait à la queftion en vous écriant 3
ô hommes , efi-ce ma faute Ji vous ave'^
rendu difficile tout ce qui efl bien ? Il
s'agit de favoir fi c'eft à la perverfité
aduelle de l'homme , ou plutôt à l'or-
dre phyfique des choies que répugue
votre homme nature..
234 Extraits
Pour infpirer la chanté aux enfants ^
on leur fait donner Faumône , comme [i
Von déàaignoit , dites-vous , de la don--
ner foi-même. Eh ! ce n\fi pas V enfant
qui doit donner, c'eft le Maître, Depuis
quand un ban Inftituteur a-t-il dé-
daigné de donner l'exemple à Ton Elè-
ve ? Et quel danger peut- il y avoir
pour l'enfant à contradrer l'habitude
de donner aux miférables f II ne fent
pas encore tout le mérite de la géné-
rofité & de la commifération ; mais ,
l'habitude le difpofe à fe rappeller dans «
un âge plus mûr la vraie notion de ces
adions : il s'accoutume à l'ade qui doit
lui être méritoire. Eft-ce une pré-
voyance déplacée ? Cette réflexion
doit fuffire pour vous tenir en bride
for quantité d'autres points , jufqu'à
ce que vous nous ayez démontré qu'elle
n'eft pas jufte. Elle indiqje la réponfe
à toutes ces petites queftions , qui dans
le fond ne font que des plaifanteries ,
& que vous prenez pour des vérités»
N^eji ce rien que d^être heureux ? N'efi^
ce rien que de fauter , jouer , courir toute
la journée ? Dz la vie l^enfant ne fera fî
occupé. Tout cela fent plus la boufîon-
DE5 Journaux. 25 JT
nerie que la raifon. Allez-vous dire
encore qu'il y a de la folie à prévoir
un avenir dont nous ne fommes pas les
maîtres ? L'Inftituteur fait ce qu'il doit;
celui qui difpofe de l'avenir fera le
refte. C'eft dans cette efpérance que le .
Laboureur confie à la terre un grain
qu'il ne peut pas faire germer.
Vous regrettez toujours que l'on
féme dans le cœur & dans l'efprit de
l'enfant , ce qu'il ne doit recueillir que
xians l'Eté de Tes jours. Il eft vrai qu'il
ne faut pas trop le jetter en avant d&
fes lumières , mais c'eft un aiglon qu'il
eft bon d'accoutumer aux rayons diï
Soleil. Il n'eft pas douteux que , rela-
tivement à la culture de l'efprit & à
la formation des mœurs , il n'y ait des
vices à réformer dans l'éducation ac-*
tuelle ; mais fi l'on donne dans un ex-
trême , vous n'en êtes pas plus excufa-
ble de donner dans un autre ; & pour
démontrer le danger des notions pré-
coces , il n'étoit pas befoin de vous
mettre dans la tête qu'un enfant jufqu'à
douze ans n'eft qu'une pure machine ,
qui n'eft fenfible qu'aux impreftions
animales , & incapable de la réflexion
la plus légère , fur tout ce qui n'a point
2^6 Extraits
un rapport prochain à fes befoins phyff-
ques.
Avant l'âge de dix ans aucun enfant
ne peut , félon vous , afTez entendre
une fable de la Fontaine , même après
. l'explication du Maître , pour en tirer
du profit. Permetter-vous qu'Emile
parodie les documens que vous lui don-
nez dans le cours de la même époque
de fon enfance , & qu'il raifonne avec
nous , comme il a raifonne avec vous
fur l'apologue du Renard & du Cor-
beau ?
Emile en plantant des fèves dans utï
Jardin , a , fans le favoir , ravagé une
planche de rneions. Le Jardinier Robert
de fon côté arrache les fèves que l'on
avoit eu foin d'arrofer tous les jours r
elles étoienr déjà grandes & faifoient
les délices de l'enfant. Emile arrive
empreïïe & l'arrofoir à la main. O
fpecfiacle ! ô douleur ! pins de (éves ;
on fe lamente , & Robert fe plaint en*
cors plus fort. Vous prenez de-là oc-
cafion de faire entendre à Emile ce que
c'eft que la pivopriété.
J £ ^ 2^-J ^CqU ES»
Excufe^-nous » mon pauvre Robert,,,
DES Journaux. 237
Mon pauvre Robert ! Que fignifîe
îe mot pauvre ? Et que veut-il dire ici ?
Comment Robert eftil pauvre , s'il a
de quoi pourvoir à tous ies befoins ?
S'il l'eH: réellement , pourquoi le ca-
refTez-vous en lui rappellant fa pau-
vreté? Emile va apprendre à infulter
à la misère.
Vous avki mis là votre travail , votre
peine.
Qu'eil-ce que mettre fon travail dans
un lieu ? Votre travail ^ votre peine !
cheville , redondance inutile i pléonafme
auPii inexcufable que celui qui fe trouve
dans les mots , honteux & confus. L'en-
fau deviendra babillard & lâche dans
foi ftyle.
Nous avons eu tort»
Nous avons eu tort ! une autre fois
no is aurons fait tort. Pourquoi des^
lignifications fi oppofées dans le même
mot ? Emile n'y eft plus ; tandis que
vous parlez grammaire , il fonge à fes
fèves.
Nous vous ferons venir d'autre graine
de Malte, Graine de Malte ! quelle
efpèce de plante eft-ce là que la Malte?
C'eft une Ifle : oui ; m^ais on ne s'ar-
rêtera pas à le dire , & l'enfant ne
C^^S E X.T R A I T s
fongera pas à le demander. Il prend i
donc une faulTe notion.
Pour ne point épiloguer fur tous let
mots , paflbns à la conclufion de l'en-
tretien. Robert , que l'on a endodriné,
après avoir accordé à Emile un coin
de Ton Jardin pour y cultiver des fè-
ves , lui dit ; fouvene^-vous que firai
labourer ^os, fèves , Jî vous touche^ à
mes melons* Emile remportera pour
maxime de conduite , qu'il efl: permis
de faire du mal à qui nous en fait.
Dans une autre occafion Emile voit
tm homme en colère : vous lui dites ,
ce pauvre homme efi malade , il ejî dans
un accès de jiévre, Qu'eft-ce que la fiè-
vre ? Dodeur , prenez garde : fi vous
la définilTez bien , ce n'efi: plus la colère,
& vous trompez Emile : fi vous la dé-
finiffez mal , vous le trompez encore.
Quelque réponfe que vous faflîez à
toutes ces chicannes , elle fera bonne
pour nous , Ç\ elle efl fenfée.
Il feroit polfible d'en faire autant
de quelques autres leçons que vous
donnez à votre Elève dans l'âge où
vous ne croyez pas qu'il puifle voir le
monde autrement que comme un globe
de carton 3 mais ces leçons n'en feroient
DES Journaux. 2^^
pas moins bonnes. Il en eft de même
des Fables de la Fontaine & des autres
moyens d'inftruélion : pour les rendre
utiles à l'enfant , il faut d'abord lui en
iaciliter l'intelligence; ce qui peut très-
bien fe faire fans épuifer toutes les
^ueftions qui peuvent avoir rapport à
chaque mot. Les hommes faits ne pour-
roient même converfer entr'eux , s'il
leur falîoit pour cela des idées com-
plettes des chofes. L'efprit de l'enfant
eft une jeune plante qui tire d'abord
peu de jfucs nourriciers : mais fuccef^
fivement elle en abforbe à proportion
qu'elle s'accroît : une idée en amène une
2u:re , un raifonnement trace la route
à un fécond. Enfin cette foupleffe ad-
mirable , dont la natuire a pourvu le
cerveau ces en fans , les rend propres à
pafTër rapidement d'une notion impar-
faite à une autre qui leur préfente plus
de faces de l'objet qu'ils n'avoient d'a-
bord qu'entrevu. Vous refufez le nom
de mémoire à cette facilité de fe retra-
cer les impreflîons pafTées : appel!ez-la
comme il vous plaira; elle n'exifte pas
moins.
Enlfin , votre Emile atteint un îge
240 'Extraits
qui îe rappelle malgré vous à cette
fociété , dont vous combattiez d'abord
la conftitutlon originelle & légitime ,
la confondant avec les abus qu'elle
profcrit. Par grâce vous le placez au
milieu de nous : il faut qu'il y joue un
beau rôle : & quel rôle plus noble que
celui de Philoophe vertueux ? Qu'E-
mile doive être ou ne point être ce
perfonnage que vous deflinez avec com-
plaifance , il n'en efl: pas moins vrai
que le modèle offre des traits que nous
refpedons. Si nous fommes aufli vi-
cieux , auffi méprifables que vous l'i-
maginez , nous fommes au moins plus
amis de la vertu que vous ne le croyez.
iVotre Emile fe rapproche donc quel-
quefois de nous ; & alors il nous paroît
dans l'ordre. Vous voyez que nous ne
fommes pas toujours en proie aux pré-
jugés.
3> A douze ou treize ans , dites-vous ,
55 les forces de l'enfant fe développent
33 bien plus rapidement que fes be-
03 foins . . . Il fe voit par-tout entouré
03 de tout ce qui lui efl: néceflaire ;
>? aucun befoin imaginaire ne le tour-
?> mente s l'opinion ne peut rien fut
»lui
DES Journaux". 241
35 lui ; fes defîrs ne vont pas plus loin
5J que fes bras ». Cette éva!u2tion ref-
pecâive des forces & des befoins tant
réels qu'imaginaires des enfans efl:-el!e
bien jufte f Nous ne voyons pas que
vous ayez fuffifamment tonde l'exif-
tence de cette fupériorité de forces qui
feroit eife6livement à defirer. Il efl
vrai que votre Emile en fera moins
éloigné : mais ce rapport de fes forces à
fes defirs dépend prefqu'entierementdu
concours de circonftances particulières
que vous fuppofez & qui le trouvent
rarement réunies. Vous choififfez votre
Emile d'une bonne fanté,d'un efprit
médiocre ; il efl: fils d'un père riche ;
il ne lui manque qu'un fupcrflu qu'il
ne connoit pas ; féqueflré du fpeclacle
ces pallions hum.aines, il ne peut guères
puifer de lumières dangereufes que dans
les fautes de fon Maître ; & vous l'avez
demandé ce Maître tel qu'il en exifle
; peu. Tout l'avantage qu'il tire de votre
méthode eft l'ignorance qui devient un
bien pour lui ; mais qui feroit funefte
au plus grand nombre. Si votre Emile
étoit pauvre , valétudina re , d'un ef-
prit foibîe & borné , ou vif , impé-
tueux ^ précoce ; s'il étoit au milieu.
Tome VL L
24^ E XTRAÎTS
de Tes femblables ; tranchons le mot,
s'il étoit follicité , entraîné , corrompu
de bonne heure par le charme de
l'exemple , par l'appas fédudeur du
vice ; tout votre édifice fe dilîîperoit
en fumée.
J'ai donc eu raifon , direz-vous ,
d'adopter le plan que je propofe ; &
c'eft un grand malheur pour vos en-
fans , d'être expofés à tant d'occafions
dangereufes qui font éclore dans leurs
cœurs le germe funefte des pallions,
6c y portent le feu des defirs vicieux.
Oui , c'eft un malheur , & votre mé-
thode n'en eft pas plus adaptée au bien
général ; parce qu'il n'eft pollible que
de remédier aux luîtes du danger. Dé-
pend-il de ceux qui naiOent dans le
fein de la fociété , de fe fouftraire aux
rapports de l'homme focial ? Difpofons
de bonne heure notre tendre jeunefTe
à fortir viâ:orieufe du torrenr qui l'en-
vironne ; c'eft tout ce que nous pou^
vons , & ce que nous ne ferions pas
en fulvant votre marche. S'il eft aU"
deOus des forces humaines de diÏÏbudre
la fociété pour jamais , d' xtirp-r la
racine du vice & des abus ; s'il eft
impofTible d'éloigner le plm grandi
DES Journaux. 245
nombre des jeunes gens de l'air con-
tagieux que la perverfité de l'homme
a répandu fur toute la terre au mépris
de la loi divine & des bonnes inftitu-
tions fociales ; vous aurez toujours
voyagé dans le pays des. chimères 3
( comme vous le dites vous-même en
plaifantant ) toutes les fois que vous
aurez eu befoin de fuppofer votre
Elève hors de l'état aduel des chofes :
ou bien ce que votre méthode peut
avoir d'utile , fe reflreindra à quelques
cas extraordinaires , & il fera conftam-
ment faux que le préjugé feul nous
empêche de l'adopter.
Vous avez mieux aimé dans le pre-
ier âge , perdre du tems que de le
al employer ; l'un vaut l'autre effec-
ivement : mais , comme nous avons
éia eu occafion de l'obferver , vous
rolongez un peu trop la durée de ce
remier âge , oii l'enfant , félon vous ,
l'eft fufceptible d'aucune inflrudion
elative à fes devoirs ou à fes befoins
ifuturs. Sans rappeller ici les raifons
UQ nous avons déjà oppofées à toutes
:es proportions qui tendent à prouver
^ue les enfans font de pures machines
jufqu'à f âge de dix à douze ans , ôc
Lij
^44 Extraits
qu'il eft impoiïîbîe avant cette époqu;
«de leur faire prendre des notions jufteî
des chofes ; il fuffira de tirer des in-
durions de ce que vous dites vous-
même quand vous vous donnez la peirle
de réfléchir fur vos aîTertions. « Son-
«> gez, dites-vous, que (dans le fécond
» âge ) les paflions approchent, & que
93 fi-î6t qu'elles frapperont à la porte 3
» votre Elève n'aura plus d'attention
» que pour elles ». Voulez-vous que
nous vous faflions part des réflexions
qu'auroit produit chez nous ce rai-
fonnement ? Les voici. D'abord il faut
jetter mon plan au feu ; enfuite , ou me
taire , ou en tracer un autre. Pourquoi
cela ? Je viens de dire que , pour inf-
truire l'enfant , il ne falloit pas atten-
dre l'âge des paflîons : je répète à cha^
que page que l'homme corrompt l'hom
me ; & quand l'enfant n'apporteroit
pas en naiffant le germe du vice &
des erreurs y il en trouve le fpeélacle
étalé à fes yeux dès qu'ils peuvent
s'ouvrir : mais il efl: clair que prefque
tous les Elèves ne peuvent être placés
ailleurs que dans le fein de la fociété:
les paflions livrent donc, généralementi
parlant , des aflauts à leurs cœurs plutôt
ï)Es Journaux. 2^f
que je ne le fuppofe ; & quand la con-
tagion ne le communiqueroit pas à
:ous d'aulli bonne heure , il n'en feroit
3as moins imprudent de ne pas pré-
venir le danger. J'ai donc eu tort-
d'oublier que le plus grand nombre-
des enfans eft néceffairement dans le
cas de ces caradcres violens & pré-
:oces qu'il faut , félon mes propres^
^xprellions^fe hâter de faire hommes F
I! nous paroît railonnabîe , amfi qu'à
jvous , de tourner d'abord l'attention
•de l'Elève fur les Phénom.ènes de la
nature que peut atteindre fa foible vue,-
Outre que ces connoilTances lui décou-
vriront fes rapports naturels & primi-
tifs avec les Etres qui l'environnent ^■
iclîes font très-propres à faire naître
chez lui la curiofité &Je defir d'ap-
prendre. Nous conviendrons encore
fans peine que , pour nourrir cette cu-
riofité , il ne faut pas le prelîer de la
fatisfaire : c'efc un principe avoué par
tous les Inftituteurs qui connoiffent le
vrai but de leur fonction. Il eft hors
de doute aulTi que l'on doit mettre les
queilions à la portée de l'euifant ; mais
quand vous ajoutez qu'il faut les lui
kilTer réfoudre , ne don nez- vous pas
L iij
r
z^6 Extraits
dans Scylla pour vous éloigner de Ca-
rybde ? Vous voulez que l'enfant ne
fâche rien parce qu'on le lui a dit ,
mais parce qu'il l'a compris lui-même;
qu'il n'apprenne pas la fcience , mais
qu'il l'invente. Entre le filence & la
précipitation à lever les difficultés ,.
n'y a-t-il pas une route moyenne à
fuivre ? Sans favorifer la parefTe , ne
pouvons-nous foulager la foiblelîe >
Faifons naître les queflions à propos ,
choififTons-en les objets ; que la façon/i
ds les propofer excite l'attention de
notre Elève ; fi de lui-même il. cherche'
à découvrir , s'il nous interroge ; faifif^
fons bien le fens de fa demande ; ha-
bituons-le à l'énoncer en termes clairs»
ôc précis , _8c fixons-le autour du pointi
de la queftion. Mais dans tous les cas^
fouvenons-nous que fon attention eft
un arc foible & délicat qui ne foutient
qu'une légère tenfion , fur-tout quand
l'objet qu'elle envifage eft de nature
à ne produire dans l'efprit de l'enfant
qu'un intérêt médiocre : exerçons les
forces du jeune homme Se n'en abufons
pas : examinons bien ju'qu'où elles-
peuvent aller , & n'en exigeons pas
trop , fi nous voulons en tirer parti ^
D^s Journaux. 247
mettons-le fur la voie de la folution ;
point d'étalage pédantefque , mais point
de taciturnité, point d'inaction de notre
part ; préfentons par dégrés le flambeau
de la vérité. Si la première tentative
ne l'éclairé pas fur tous les rapports
que vous avez expofés à fes yeux ; au
moins en fainra-t-il quelques-uns : un
fécond eflai, adroitement ménagé , fut-
fira peut-être pour lui donner la vraie
notion de la chofe. Ce qu'il faura de
cette façon , vous le lui aurez dit; mais
il le fcura parce qu'il le comprendra
lui-même : il aura appris la fcience ,
mais en fuivant la marche de ceux qui
l'inventent , fans avoir eu l'embarras re-
butant de choifir, entre une multitude d(i
routes , celle qui mène à la découverte du
vrai. Ce n'eft point là favoir & croire
fur parole : ce n'eft pas non plus perdre
le tems en fimagrées , de la part du
Maître , de en efforts toujours pénibles
& le dIus fouvenr infrudueux de la
part du difciple. Il y a de l'imprudence
dans une courfe trop précipitée , & de
la maladrefTe dans une marche trop
lente.
Pourquoi initier fi tard votre Emile
dans les fciences ? Pourquoi attendre
L iv
\
\
248 E T X K A r T s
il long-tems à lui donner les notions
morales qu'il peut faifir? » C'eft, dites-
3* vous , qu'il y a de l'ineptie à exiger
» des enfans qu'ils s'appliquent à des
35 chofes qu'on leur dit va^ucmem être
33 pour leur bien , fans qu'ils fâchent
*> quel efl: ce bien ; c'eft qu'il n'y a
55 que des objets purement phyfiques
>5 qui puiffent les intéreiTer : rien n'efl:
33 bien pour eux que ce qu'ils fenrent
33 être tel; vouloir qu'ils foicnt dociles
33 étant petits, c'efi: vouloir qu'ils foient
33 crédules & dupe-s étant grands . . ^
»> Pourquoi enfin les appliquer aux.
53 études d'un âge auquel il eit fî peu
33 fur qu'ils parviennent 33? Il efl: éton-
nant qu'un homme d'efprit fe foit re-
pofé far tout^cela comme fur de bon-
nes ralfons. Quel efl; le Maître 3? qui
exige de fes Elèves qu'ils s'appliquent
à des chofes qu'il leur dit vaf^utwent,
être pour leur bien? Et quel efl: l'Inf-*
tituteur fenfé qui ne cherche pas à les
convaincre au moins de l'utilité des
chofes auxquelles il les veut porter ?
îl a beau faire , les objets purement
phyfiques les intérefferont toujours plus
que les objets moraux & de pure fpé-
culation : qu'y a-t-il d'étonnant à cela?
DES Journaux. 2^p
N'eft-ce pas la foibleffe des hommes
faits aiiifi que des en fans > Vous con-
venez qu'il eft aifé de convaincre un
enfant que ce qu'on veut lui enfeigner
efî: utile ; « mais ce ncd rien de le
» convaincre , ajoutez- vous; fî l'on ne
3) fait le perfuader 53, Commençons
par la conviâ:ion , & contentons-nous-
en d'abord ; qu'en arrivera- 1- il ? Sup-
pofons nos Elèves parvenus à l'âge oà
vous croyez votre Emile capable de
fentir l'utilité des chofes ; imaginez-
vous qu'ils foient alors moins fufcep-
tiblés de perfuafion ? Au contraire ^
accoutumées à diftinguer d'une façon
plus nette & plus étendue que lui les
qualités tant abfolues que relatives de
leurs ad:ions , ils ieront plus difpofés
à fentir ce que c'eft que recftitude &
utilité. Ils ne font donc pas en retard
de ce côré-îà ; & l'acquis dss connoii-
fances fpécuîatives & morales leur don-
ne l'avantage fur lui. Nos Elèves fen-
tiront qu'ils font heureux d'être inf-
truits , tandis que le vôtre en fera en-
core à defirer de l'être : ils feront rAus
avancés que lui pour eux-mêmes & pour
le bien de la (ociété.
Qu5 l'on vous demande s^il fera tèirts;
L V
2 5*0 Extraits
d'apprendre ce qu'on doit favoir, quand J
le moment fera venu d'en faire ufage :i
33 je l'ignore , dites- vous ; ce que je|
33 fais , c'eft qu'il eft impoffible de l'ap-|
7i prendre plutôt ». C'eft -là fe trom-
per; nous vous l'avons déjà fait voir.
3» Nos vrais Maîtres font l'expérience &i
33 le fentiment 53. C'eft donc là votre
preuve ? Elle n'eft pas de bon aloiJ
Jamais rien ne nous frappe fi intime-
ment que ce qui nous eft connu par
la voie de V expérience & du fentiment ;
& cela n'eft pas particulier à l'enfance:
mais les impreffions que font fur nous
les autres connoiflances , pour n'être
pas auffi vives , n'en font pas moins
réelles & lumineufes. Un Maître expé-
rimenté & qui fent bien les chofes , iiv
finue plus ou moins fes aifeârions dans
le cœur de fon difciple, en même tems
qu'il éclaire fon efprit. C'eft tout ce
que peut un homme fur les facultés^
d'un autre homme , & tout ce qui fuiîit
pour l'éducation. Pourquoi craignez-
vous aulîî qu'en rendant les enfans do-
c.les , on ne les difpofe à être cré-
dules & dupes dans un â.Q:e plus avancé?
Ne profitons-nous pas de cette docilité
même pour leur apprendre à difuinguer
DES Journaux. 25-1
le vrai du faux , de à n'être dupes ni
d'eux-mêmes ni des autres ? Un bon
Inftituteur donnant pour certain ce qui
Ve(ï , (k pour probable ou douteux ce
qui n'efl: qu'opinion , quel rifque y a-
t-il que dans les premiers tems le jeune
homme juge quelquefois d'après lui >
Le tems & la réflexion lui appro-
prieront ces connoifTances.
Examinons un peu comment vous
vous y prenez pour initier votre Emile
dans les fciences. Vous n'avez plus de
tems à perdre , & , de votre aveu
même , vous n'en avez pas afîez pour
faire tout ce qui feroit utile. Ce n'efl
donc plus la faifon d'aller à pas de
tortue; & votre Elève plus robufte peut
foutenir une marche plus prompte de
plus fuivie. ex Pourquoi aller chercher j
» dites-vous, des globes , des fphères ».
X) des Cartes pour apprendre la Géogra-
3> phie aux enfans ? Que de machines !
» Que ne commencez - vous par lut
r> montrer l'objet même , afin qu'il
» fâche au moins de quoi vous lui
» parlez »? Hé-bien ! nous avons tort j
enfeignez-nous donc une méthode plus
fûre , plus courte & plus facile. Mais ,
quelle lenteur dans celle que vous pro-
L vi
2^2 Extraits
pofez ! Et que de rrachines d'une autre
efpèce à votre tour pour donner la
première l^çon de Cofmographie ! Il
faut tout l'intervalle de Noël à la Saint-
Jean pour apprendre à votre Emile
que le Soleil ne fe lève pas toute l'an-
née au même endroit. Mais » il aura
» vu les choTes au moins de Tes propres
» yeux 5>. C'eft fort bien fait , & nos
Elèves feroient fort à plaindre fi leurs
Maîtres ne favoient auiîî leur faire ou-
vrir les yeux à propos. Heureufement
notre méthode n'interdit pas l'uiage
de la vue ; <k elle a par dedus la vôtre
l'avantage de faire apprendre plus de
chofes & aulIi bien , en moins de tems..
Vous fuppofez le Maître inllruit , con-
noiffant fa befogne , & le difciple à
V-dgQ de l'entendre : nous le fuppofons
auiîi , & il efl: confiant que cet âge
arrive plutôt que vous ne le croyez.
Vous fentez vous-même que votre
façon d'inflruire ne donnera à votre
Emile qu'un petit nombre de connoif-
fances : m mais quand l'enfant ne fau-
3j roit rien , peu m'importe , dites-vous ,
33 pourvu qu'il ne fe trompe pas , &
33 je ne mets des vérités dans fa tête
33 que pour le garantir des erreurs qu'i
DES Journaux. 25*3
^3 apprendroit à leur place . . . C'efI:
le but que nous nous propofons aufli ,
& nous (avons- bien que nos jeunes
gens ne feront pas des favans en for-
tant de nos mains ; mais nous multi-
plions leurs connoiffances pour les met-
tre à l'abri de cette multitude d'erreurs
où ils peuvent donner , & que vous
avez foin d'exagérer. Prouvez- nous
bien qu'il efl: des erreurs dans lefquelles
Emile ne tombera point, & dont notre
méthode ne peut gai'antir. Quand nous
parlons de notre méthode, remarquez
bien qu'il s'agit de celle que doit em-
braffer un bon Inflituteur , qui connoît
les abus que la négligence ou d'autres
caufes ont introduits dans l'éducation
aduelle , & qui fait éviter les extrê-
jnes : cette méthode q(ï bien éloignée
de la vôtre.
« Si-tôt que l'enfant peut difcerner
5> ce qui efl utile & ce qui ne l'eft pas ,
3j il importe , dites-vous , d'ufer de
w beaucoup de ménagement & d'art
3> pour l'amener aux études fpécula-
23 tive?. Voulez- vous , par exemple ^
33 qu'il cherche une moyenne propor-
33 tionnelle entre deux lignes ? Corn-
23 mencez par faire en forte qu'il ait
2X4 Extraits
33 befoin de trouver un quarré égala
« un reâiangle donné : s'il s'agiflbitde
33 deux moyennes proportionnelles ^
M il faudroit d'abord lui rendre le pro-
>3 bléme de la duplication du cube in-
35 térefTant , &c. » Notez bien qu'il
s^agit de l'inftant où l'enfant commence
à difcerner ce qui eft utile & ce qui
ne l'eft pas ; qu'il eft queftion de l'^-
mener aux études fpéculatives ; que
jufqu'à ce moment , qui eft à-peu-près
V^gQ de douze ans , vous confentez
qu'il ne fage pas même dijilnguer fa
main droite de fa main gauche. Quel-
qu'un pourroit imaginer que cet enfant
ne doit commencer , par exemple ,
que par le rudiment du calcul. Point
du tout : il eft ignorant ; mais fon in-
troduction dans le fanéluaire des fcien-
ces eft un pas de géant : il prélude
par la folution d'un problème qui a
occupé les plus grands Géomètres pen-
dant plufieurs fiécles. Que l'on palTe
rapidement fur cet endroit , quatre
lignes au-delà on aura dans la tête
qu'eflPeélivement l'enfant a réfolu le
problème de la duplication du cube»
Ce n'eft là qu'un tour de cette efpèce i
OQ en trouvera mille.
DES Journaux. 23*5*
» Je hais les Livres ». Vous en
faites tant & de fi bons, M. Rousseau 1
Comment ! vous guériflez la pefte par
la pefte ! Et le trait de Robinfon Cru-
foé , eft-il aflez phaifant ? S il faut ab-
folument des Livres pour votre Elève,
c'eft le Roman de Robinfon que vous
lui donnerez pour débuter dans fes
études : « feul il compofera pendant
3» long-tems toute fa Bibliothèque »•
Le récit du féjour de Robinfon dans
fon Ifle , eft la partie far laquelle vous
le fixez : c'eft efFedivement la plus
frappante. Mais y avez-vous bien ré-
fléchi ? Cet endroit eft pernicieux pour
votre Emile, i'"\ Vous craignez qu'un
vers de la Fontaine ne rende fon ftyle
lâche & diffus : la narration de Robin-
fon offre ces défauts d'un bout à l'autre ,
& eft déplus dépourvue de correâion.
Vous lui donnerez une nouvelle forme?
Tout eft- dit pour cet article. 2^. Ro-
binfon dans l'efpace de 200 pages ré-
pète 60 fois le nom de Dieu : Emile
à l'âge dont il s'agit , ne peut encore
félon vous en entendre parler fans dan-
ger. Quand vous l'aurez ajufté à votre
guife , Emile y trouvera de tems à
autre quelques bonnes maximes qu'il
2^6 Extrait s
pourroit trouver ailleurs ; mais le fruit
principal de cette étude , fera de lui
apprendre à fe tirer tel quel d'accidens
uniques que prohahlement il n'aura pas
à efluyer. C'eft-là bien plus mal pro-
céder que ceux à qui vous reprocher
d'appliquer leurs Elèves aux études
d'un âge auquel ils ne parviendront
peut-être pas.
Votre Ouvrage eft un fonds iné-
puifable de réflexions ; mais il faut à
la fin vous quitter , & nous ne pouvons
que parcourir les objets principaux.
Encore un mot. Sans examiner fi vous
êtes fondé à prophétifer des révolutions
prochaines , & s'il eft nécefiaire que
tous les enfans apprennent un art mé-
chanique,nous conviendrons avec vous
qu'il ne peut-être que très-utile de leur
fournir le moyen de fe délafier des
travaux de l'efprit par les exercices du
corps. Il eft très-certain qu'il faut aufiî
leur faire connoître Va quoi bon fur
tout ce qu'ils font , & le pourquoi fur
tout ce qu'ils croient ; & qu'il s'agit
moins d'en faire des fçavans que de les
introduire dans la vraie rou'-e des con-
noilfances utiles & nécefTaires. La pru-
dence diCte encore qu'aux approches
Dïs Journaux. 2JJ
de la puberté on foit plus attentif que
jamais à ne leur offrir que des objets
qui répriment l'adlivité de leurs fens ,
éc à choifir leurs fociétés , leurs occu-
pations èc leurs plaifirs. Le foin que
vous prenez de leur infpirer des fen-
timens d'humanité en les introduifant
dans le monde > fait honneur à votre
cœur. Que les Maîtres apprennent auffi
de vous à profiter du feu de l'adolef-
cence pour s'attacher les jeunes gens
par les liens de l'amitié. S'il leur paroît
quelquefois nécefTaire d'expofer leurs
Élèves aux dangers de la fociété , pour
leur apprendre à s'en garantir , & pour
les corriger de la vanité ; qu'ils obfer-
vent comme vous de confuîter les cir-
conftances , de prévoir les fuites , &
de fixer les évént^mens au point utile :
qu'ils leur faflent envifager les confé-
quences de leur chute avant qu'elle
arrive ; ^ qu'ils les relèvent avec bon-
té. Qu'Emile enfin regarde comme un
défordre , que dans une machine les
reflorts principaux n'exercent leur iorce
que pour écraser les plus fo'bles; mais
qu'il fâche aulli qu'en même tems que
tout horrme doit s'occuper des bonnes
a<5iions qui font à fa portée , il doit
^yS Extraits des Journaux.
fe tenir à fa place pour confpirer à
l'harmonie générale. L'huma^iité eft
de tous les états ; mais la fonârion de
chacun n'eft pas , par exemple , celle
de défenfeur des Loix & de Protec-
teur public des opprimés. Le monde
Phyfique expofe à nos yeux le tableau
des gradations qui doivent entretenir
l'harmonie dans le monde focial.
maikM3Lmss%
U V R E S
DIVERSES.
E X T R A 1 T S
DES
JOURNAUX.
Jugemens quant porté du Livre ti'ÉMiLH
les différens Joumalifles qui en ont
parlé dans le tems»
JOURNAL ENCYCLOPÉDIQUE.
JL O u t eft intéreflant dans TOu-
vrage dont nous allons parler. Le fujet
eft un des plus nobles & des plus im-
portans qu'on puiffe traiter , & l'Au-
teur un des plus célèbres Ecrivains du
fiécle. Nos ledeurs nous reprocheront:
26o Extraits
peut-être -nôtre lenteur à les entretenir î
mais lorfque d'un côté , un zèle ref-
peârable & une politique néceflaire
lançoient des foudres contre TAuteur ;;
lorfque de l'autre , la fuperflition &
l'envie triomphoient de le voir iuf-
ped: & criminel ; étoit-ce à nous à
chercher à le juftifier ? Moins témé-
raires & moins dangereux , nou; n'au-
rions point balancé à en entretenir, nos
Lecfleurs : tâchons cependant de pré-
fenter ce traité fous un jour nouveau ;
nous ne le monrrerons qu'en Philofo-
phes ; & refpeélueux également pour
le fancluaire & pour le trône , trop
convaincus de notre foibleiTe pour tou?
cher à ces redoutables objets , nous
lalfTerons les hommes d'Erat venger
TEtat , le Miniflre de l'Autel venger
l'Autel : nous nou: réferverons unique-
ment ce qui cïï du reflort de la raifon
& de l'expérience.
M. Roufleau diftingue trois fortes
d'éducation : ^> elle nou? vient , dit-
il , de la nature ; ou des hommes , ou
^QS choses. Le développement in-
terne de nos facultés & de nos organes,
efl: l'éducation de la nature ; l'ulage
qu'on nou:: apprend à faire de ce dé-
DES Journaux. 261
veîoppement, eft l'éducation des hom-
mes ; & l'acquis de notre propre expé-
rience fur les objets qui nous affedent.
eft l'éducation des chofes «. 11 en
conclut que chacun de nous eft formé
par trois fortes de Maîtres. Le Dif-
ciple dans lequel leurs diverfes leçons
fe contrarient , eft mal élevé , & ne
fera jamais d'accord avec lui-même :
celui dans lequel elles tombent toutes
fur les mêmes points , & tendent aux
mêmes fins , va feul à fon but , & vit
conféquemment : celui-là feul eft bien
élevé ". De ces trois éducations, celle
de la nature ne dépend point de nous;
les autres -en dépendent à certains
égards. Or il eft naturel de régler les
autres fur celle à laquelle nous ne pou-
vons rien. C'eft donc fur l'éducation
de la nature quil faudroit diriger les
deux fuivantes ; être homme , c'eft-là
ce que veut enfeigner notre Phiîofo-
phie ; il ne veut faire de fon Elève
un être , ni de telle condition , ni de
telle feéte , ni de telle patrie 3 ni de
tel pays ; il veut lui apprendre à
vivre , c'eft-à-dire à faire ufage de fes
organes , de fes fens , de fes facultés ,
de toutes les parties de lui-même qui
262 Extraits
lui donnent le fentiment de fon exif-
tence. En un mot,c'efl: l'homme naturel
qu'il envifage , indépendamment de
cette foule de préjugés Se de conven-
tions bifarres dont la Société abonde.
Ainfi le Géomètre calcule les forces
mouvantes , & aiîigne les effets qui doi-
vent en fuivre , fans faire attention aux
frottemens & autres caufes fécondes qui
dérangeront fon calcul. Tel eft le but
de M. Rousseau ; tel eft l'efprit qui *
régne dans fon livre. Toutes les fois
qu'on s'écartera de ce point de vue ,
ou Ton celTera de l'entendre , ou bien
on le calomniera.
Notre Philofophe prend l'homme
àh fa naiffance , & il fe plaint que dès
ce moment , on le charge de chaînej«'.
La coutume du maillot lui paroît fu-
nefte. Il voit que dans les pays où l'on '
n'a pas pris ces précautions , les hommes
font tous grands , forts , & bien pro-
portionnés. Notre ufage lui fembletout
propre à former des gens contrefaits.
Il recherche l'origine de ce préjugé:
il croit la trouver dans la delicate^fede
nos femmes qui dédaignent de nourrir
leurs enfans , les confient à des merce-
naires j celles-ci qui n'ont quel'inrérêt
I5ES Journaux. 26^
pour but , garottent un enfant , pour
s'épargner le foin de le veiller. Il s'é-
lève ici contre cet abus ». Tout vient ,
dit-il , fuccelîivement de cette dépra-
vation : tout l'ordre moral s'altère ; le
naturel s'éteint dans tous les cœurs ;
l'intérieur des maifons prend un air
moins vivant ; le fpeélacle touchant
d'une famille naiflante n'attache phis
les maris , n'impofe plus d'égards aux
étrangers ; on refpecte moins la mère
dont on ne voit pas les enfans ; il n'y
a point de réfidence dans les familles j
l'habitude ne renforce plus les liens du
fang ; il n'y a plus ni pères , ni mères ,
ni enfans , ni frères , ni fœurs; tous fe
connoifTent à peine ; comment s'aime-
ront-ils ? 35 A ce tableau il fait fuccéder
celui des plaifîrs vertueux que feroit
naître dan: fa famille une mère qui fe-^
roit docile à une des premières Loix
& des plus facré'. s de la nature. N'y
gagnât eîîe que plus de tendreiTe de
la part de fes enfans , quel bien plus
précieux pour elle ! Accoutumé à ne
vo'r , pendant fts premières années ,
qu'une féconde mère , le cœur de l'en-
fant parle bien plus haut pour celle-ci.
Le moyen que l'on prend pour empê-
2^4 Extraits
cher ce fentiment , qui eft de rebuter
la nourrice , quand elle vient voir Ton
nourriçon , ne fait point un fils tendre,
mais un homme ingrat 33. M. Rousseau
exige du père des devoirs qui ne font
pas moins auftères. Il veut que celui
qui a donné la vie , fe charge de la
rendre utile à la Société. Nulles af-
faires , nulles infirmités ne peuvent
l'empêcher de remplir cette partie ef-
fentielie de fon rôle. Si cependant il
fe croit avec quelque fondement dans
une impolTibilité abfolue d'y fatisfaire,
il faut qu'il fe faffe un ami. Ce titre
facré peut feul lui répondre d'un bon
Gouverneur, ce Un Gouverneur ! s'é-
crie notre Philofophe , ô quelle ame
fublime ! . . . En vérité , pour faire un
homme , il faut être ou père ou plus
qu'homme foi-méme 3^. Perfuadé qu'il
efl: hors d'état de remplir cette place ,
M. Rousseau veut du moins efTayer
d'en tracer l'idée. Dans cette vue il
prend le parti de fe donner un être
imaginaire ; il s'en charge dès le ber-
ceau. Il ne demande point un efprit
extraordinaire dans l'Elève qu'il veut
former ; il le fuppofe né dans des cli-
mats tempéréo , parce que ce n'eft que
dan3
DES Journaux. :2(5'y
dans ces climats que les hommes font
tout ce qu'ils peuvent être. II choîfit
un riche parce qiCil fera fur du moins
d'' avoir fait un homme de plus ; au lieu
q'/un pauvre peut devenir homme de
lui-même. Par la même raifon il ne fera
pas fâché que cet Elève qu'il appelle
Emile , ait de la naiffance ; ce fera
toujours une viBime arrachée aux pré-
jugé'. Enfin il veut que fon pupille
n'obéiffe qu'à lui , & qu'on ne les
ôte jamais l'un à l'autre que de leur
confentement. Telle eft la bafe du
traité qu'il fait avec la famille ; traité
qui fuppofe encore un accouchement
heureux , un enfant vigoureux &: fain ;
car enfin il ne veut point fe charger
d'un enfant cacochyme; félon lui , un
corps débile affoiblit l'ame. Après ce
principe prefque toujours démenti par
l'expérience , il attaque vivement la
Médecine dont il ne veut point dif-
tinguer l'utilité d'avec les abus. Il paffe
à la néceflité d'une nourrice , & fi la
mère confent à remplir ce devoir , il
1 en félicite ; mais le Gouverneur
ne lui donne pas moins fes direêiiom
par écrit. Si , comme il arrive preA
que toujours , il faut une nourrice étran-
Tom^ VL M
2.66 Extraits
gère , il commence par la bien choi-
f]i\ Une nourrice nouvellement accou-
chée lui paroît préférable pour un en-
fant nouveau né. Il la demande en-
core aufîi faine de cœur que de corps.
Il blâme l'attention qu'on a de la
nourrir beaucoup mieux qu'à Ton or-
dinaire; il fouhaite feulement qu'elle
prenne des alimens un peu plus fubftan-
tiels. Il defireroit qu'elle fît ufage des
végétaux ; & fi on lui objeéle que le
lait qui en eft formé s'aigrit aifément,
il répond qu'il efl: bien éloigné de re-
garder le lait aigri comme une nour-
riture mal faine. Ce n'eft point à la
ville qu'Emile fera nourri ; mais dans
la maifon ruflique de fa nouvelle mère,
& fon Gouverneur l'y fuivra.
Le foin de laver l'enfant immédia-
tement après l'accouchement, & ce-
lui de renouveller fouvent l'ufage du
bain, occupe énfuite notre Philofophe;
il prefcrit mcme de parvenir par gra-
dation jufqu'au point de laver été &
hyver les enfans à l'eau froide & même
glacée. On l'a déjà vu crier contre le
maillot ; il y revient, & en donne une
nouvelle raifon , qui efl: que , quand im
enfant eft libre, on voit plus aifément
y
DES JOURNAUX, 2 57
quand il efl fale , & on a plus de fa-
cilité pour le nettoyer.
L'éducation de l'homme commença
à fa naifîance : avant de parler , avant
d'entendre, il s'inftruit déjà : tel eft le
principe de M. RGuiTeau , qui met le
Gouverneur dans la nécefficé d'épier
tous les mouvemens de l'enfance. Dès
que l'enfant commence à diftinguer les
objets , il importe de mettre du choix
dans ce qu'on lui snontre. On Deuc
dès - lors lui préfenter des animaux
d'une nature bifarre ou hideufe, qui ^
s'ils étoient reculés de fes yeux pen-
dant les premières années , devien-
droient un jour l'objet de Ion effroi ,
mais *qui , rapprochés avec prudence,
ne feront infenfiblement que fes jouets.
L'enfant n'étant attentif qu'à ce qui
aftcCle naturellement fes fens , lui pré-
; fenter fes fenfations dans un ordre con-
I venable , c'ef: préparer fa mém.oire à
I les fournir un jour dans le m.éme or-
1 dre à fon entendement. Il faut donc
1 le laifTer toucher , manier tout ce qu'il
l defîre , & lui permettre de fe familia-
ji rifer avec ces fources de nos penfées,
,, On doit cependant prendre garde qu'il
I ne s'imagine que fes mouvemens aux-
Mij
2 6S Extraits
quels on fe prête , ne foient de?
actes d'orgueil & d'empire. Aufîi-tot
qu'il commence à connoître les dis-
tances , il faut le porter , non comme
il lui plaît , mais comme il plaît au
Gouverneur.
Les cris , les pleurs , les geftes , voi-
là l'unique langue que parloient les-
premiers hommes ; telle eft l'unique
langue des enfans. Mais leurs geftes
ne font point dans leurs foibles mains ,
ils font fur leur vifage : le fourire ,
le deiir , l'effroi y naiflent & pafTent
comme autant d'éclairs. Leurs pleurs,
fîgnes de leurs chagrins , doivent être
çcoutés ; on doit bien fe garder de
les exciter jamais : mais il faut aulîi ne
Jeur pas obéir toujours. Les premiers
pleurs des enfans, dit notre Auteur,
font des prières : fi on n'y prend garde,
elles deviennent des ordres. Ces mar-
ques d'orgueil , de fureur 3c de ven-
geance ; en un mot , tous ces vices qui
femblent percer dans un enfant , ont
donné lieu de croire à plufieurs Phi-
lofophes que l'homme naifToit mé-
chant. M. Roufleau rejette cette ca-
lomnie dont on flétrit le plus bel ou-
yrage de la Nature , de ne voit dans
DFs Journaux. ^6^
„tous ces mouvemens du premier âge
que le delir d'aétivîté & le befoin
d'eiTayer fes forces. Si renfanc paroîc
avoir du penchant à détruire , ce n'eft
point par méchanceté ; c'efl: que l'ac-
tion qui détruit , étant plus rapide, con-
vient mieux à fa vivacité. De tout ce-
la j notre Auteur tire quatre maximes.
LaiJJer aux enfans l^ufage de toutes les
forces que la Nature leur donne , 6r
dont ils ne fauroient abufer. Les aider
' ^ fuppléer à ce qui leur manque , fait
en intelligence , foit en force dans tout
ce qui eft du befoin phyflque. Dans
les fecours qu^on leur donne ^ fe bor-
ner uniquement à V-utilité réelle , fans
rien accorder à la fantaifîe , ceft-à-^
dire au defir fans raifon. Etudier avec
foin leur langage Gr leurs fîgnes , afin
que dans un âge ou ils ne furent pas
diffîmuUr j on difimgue dans leurs de-
voirs ce qui vient immédiatement de ht
Nature y Gf ce qui vient de r opinion.
Voilà quatre maximes efTentieHes dont
l'efprit efl: de donner aux enfans plus
de liberté véritable & moins d'em.pirej»
de leur laifTer plus faire par eux-mêm.es,
& moins exiger d'autrui.
Miij
7 s
270 Extraits
Le févrage exerce en fuite les re-
flexions de notre Auteur ; il croit
qu'on févre trop tôt les enfans : félon
lui , le tems véritable efl: l'éruption^
des dents ; mais il ne veut pas que ,
^our faciliter cette éruption , on fe
ferve de corps durs, qui rendent les
gencives plus calleufes , préparent un
déchirement plus pénible ; il préfère
des matières molles qui cèdent oîa la
dent s'imprime.
L'ufage de parler beaucoup aux en-
fans , ne plaît pas à notre Obferva-
teur ; il demande que les premières
articulations qu'on leur fait entendre ,.
foient rares , faciles , diftindes , fou-
vent répétées ; & que les miOts qu'elles
expriment , ne fe rapportent qu'à des
objets fenfibies qu'on peut montrer.
La maîheureufe facilité que nous avons
à nous payer de mots que nous n'en-
tendons point , dit-il , commence plu-
tôt qu'on ne pcnfe. La mianie qu'on a
de faire parler des enfans trop tôt , eft
caufe , félon lui , qu'ils parlent plus
tard , & plus confufément. L'extrême
attention qu'on donne à tout ce qu'ils
difent , les difpenfe de bien articuler^ '
ûEs Journaux. a-ji
L'eiïentlel efl: de bien reflerrer , le plus
q'd'ii efl pollible , le vocabulaire de
l'enfant. G'eft un très-grand inconvé-
nient qu'il ait plus de mots que d'idées,,
qu'il fâche dire plus de chofes qu'il
n'en fait penfer. Si les payfans ont eiï
général l'efprit plus jufte que les gens
de ville , M. Rousseau l'attribue à
la moindre étendue de leur Diâion-
naire. Us ont peu d^idces , mais ils les
comparent très bien.
Nous voici au fécond terme de la
vie, celui auquel proprement finit l'en-
fance. Dans cette époque foufFrir efi;
la première chofe qu'on doit appren-
dre ; c'efi: celle qu'on aura un jour le
plus grand befoin de favoir. M. Rous-
seau fait main-baile fur tout cet àî^
tirail de bourlets , de paniers rouIariS,
de chariots , de iinères dont on arme
l'enfance contre les dangers. Au Heu
de laiffer croupir Emile dans l'air ufé
d'une chambre , il le mène journel-
lement au milieu d'un pré» Quil y
courre j, quil s'ébatte j quil tombe cent
fois le jour', tant viiew^ ^ s'écrie notre
Gouverneur ^ il en apprendra plutôt à
fe relever : le bien-être de la liberté ra^
chette beaucoup de blejfures, Confidérant
Miv
orii Extraits
rincertltude & la brièveté de la vie
humaine , notre Philofophe veut qu'on
donne au premier âge tout le bonheur
dont il eft Tufceptible. » Aimez l'en-
fance , dit-il , favorifez Tes jeux , Tes
plaifirs , fon aii^able inflind. Qui
de vous n'a pas regretté quelquefois
cet âge oij. le rire efl toujours fur les
lèvres , & oxa Tame eft toujours en
paix? . . Pères, favez-vous le moment
où la mort attend vos enfans ? Ne vous
préparez pas des regrets en leur ôtant
le peu d'inftans que la Nature leur
donne : auHi-tôt qu'ils peuvent fentir
le pîaiiîr d'être , faites qu'ils en jouif-
fent ». Mais , dira-t-on , c'efl: le tems
de corriger les mauvaifes inclinations
de l'homme «. jMalheureufe prévovan-
ce , s ecrie encore notre Auteur , qur
rend un être aduelîement miférable
fur l'efpoir bien ou mal fondé de le
rendre heureux un jour! Ne poutra-
t-on jam.ais distinguer la licence de la
liberté , & l'enfant que l'on rend heu-
reux , d'avec l'enfant que l'on gâte » ?
SSîtIci paroît un beau morceau fur la ma-
nière de faire fon bonheur , dont la
bafe efl cette maxime fi fage , de ré-
gler toujours fes defirs fur (es facultés*
DES Journaux. 273
C'eft dans la pdrportion exacf^e des uns
& des autres que confiHe en effet la
félicité réelle. L'homme vraiment libre
& heureux ne veut que ce qu'il peut ,
& fait ce qu'il lui plait. Le grand arc
eft de favoir refter à (a place. L'enfant
qui ne connoît pas la fienne , ne fauroit
s'y maintenir ; c'efl à ceux qui le gou-
vernent à l'y retenir. Il ne doit être ni
bête , ni homme , mais enfant ; il faut
qu'il fente fa foibleffe , non qu'il en
fouffre ; il faut qu'il dépende , & non
qu'il obéiffe. Il n'efi: foumis aux autres
qu'à caufe de fes befoins.Nul n'a droit,
pas même le père , de commander à
l'enfant ce qui ne lui efl: bon à rien.
A l'occafion de l'efpèce de dépen-
dance où la foibleffe du premier âge
place les humains , M. Rousseau en
diftingue de deux fortes ; la dépen--
dance des chofes , qui efl: de la Nature ;
celle des hommes, qui efl de la Société,
La féconde détruit la liberté , & en--
gendre fouvent les vices , la première,
n'ayant aucune moralité , ne nuit point
à la liberté , & encore m.oins aux ver-
tus. Maintenir l'enfant dans la feule
dépendance des chofes , c'efr flilvre
l'ordre de la Nature dans le progrès
2.j^ Extraits
de fon éducation. Qu'il ne fâche ce
que c'eft qù'obéiffance quand il agit >
ni ce que- c'eft qu'empire quand on agit
pour lui. Voilà la grande maxime à
laquelle s'attache notre Obfervateur
& dont il développe les conféquences.
Ainfi les mots d'obéir & de comman-
der font profcrits du didionnaire d'E-
mile , encore plus ceux de devoir Se
d'obligation ; mais ceux de torce ,
de néceffité , d'impuiffance & de con-
trainte y doivent tenir une grande
place.
Locke , cet illuftre précepteur du
genre-humain , veut qu'on raifonne
toujours avec les enfans. Ce n'eft pas
îa maxime du Citoyen de Genève. Il
craint trop qu'en 'fuivant cette mé-
thode , on ne donne aux enfans des
idées fauiïes ; & la première idée de
cette nature eft l'infaillible germe de
l'erreur & du vice. En effet , pour
raifonner avec un enfant fur un men-
fonge , par exemple , qu'il a tait , il
faut par des nuances déliées, mais né-
ceffaires, amener fa foible intelligence
■jufqu'au premier principe du vrai &
du faux , du jufte & de rinjufte , ou
biea fe contenter de mots qui n'ex-
#E s Journaux. 2.j^
priqiieront rien , & qui ne porteront
aucune idée. La dernière méthode en
fait un perroquet habitué à articuler
des fons fans les entendre ; la première ,.
qui eft à peine du relTort des hommes
feits , fera-t-elle à la portée d'un âge
fi tendre? Le chef-d'œuvre d'une bon-
ne éducation , dit- il , ell de faire uir
homme raifonnable ; & l'on prétend
élever un enfant par la raifon ! c'eft
Gomimencer par la fin ; c'eil: vouloir
faire l'inftrumenr, del'ouvrage. Faites j,
dit-il plus haut , que tant que votre
Elève n'ePt frappé que des chofes fen--
fibles , toutes fes idées s'arrêtent aux:
fenfations ; faites que de toutes parts--
il n'apperçoive autour de lui que le:
monde phyficue.
Ce paradoxe philofophique , qui eft:
un de ceux qui révoltent dans cet cui-
vrage , nous paroît de toute vérité. Que'
M. Rousseau nous permette de le*
préfenter à notre manière. Il efl: évi-
- dent que rien n'efi: plus dangereux que.
de donner aux enfans des notions conr
fufes ; parce que, dans une jeune tête „
de confufes , elles deviennent biemot:-
fauffes. îl eil certain que les noîioo:i;
M\4;
2.']6 Extraits ♦
morales ne peuvent être préfentées
fans le concours d'une foub d'autres;
parce que la chaîne éternelle qui lie
toutes ces vérités , s'étend prefque à
l'infini. Il en réfulte que le moindre
raifonnement , le raifonnement le plus
fimple , exi,8^e néceiTairement un nom-
bre confidé''able d'idées préexi fiantes ,
& conçues clairement. Or il e{\i avoué
que nous ne tirons nos idées que des
fens ; que les fenfations en font l'unique
& fidèle ma.eafin. Il eft donc vrai qu'on
ne peut offrir à un en^ant le moindre
raifonnement moral , qu'après avoir
exercé îong-tems fes fens à acquérir
des idées; ce qui ne peut fe faire dans
le premier âge. Suivons donc la maxime
de notre Philosophe , & reculons l'au-
rore de la ralfon , fi nous voulons qu'un
jour t^Ao. éclate fans nuages.
Il efl important de rendre les enfans
dociles ; mais on n'arrivera jamais à
ce but en leur préchant l'obéifTance.
L'art confifle à les empêcher de faire
ce dont ils doivent s'abfl-enir, fans ufer
de défenfe,fans explication, fans rai-
fonnemxent. Ce qu'on accorde , qu'on
l'accorde avec plaifir au premier mot.
DES Journaux, n^j^
fans follicitation, fans prières, fur-tout
fans conditions. Qu'on refufe avec ré-
pugnance, mais que tous les refus foient
irrévocables. La vanité , Tavidité , la
crainte , l'émulation même , font ici
des refforts profcrits ; on n'en veut
qu'un , c'eft la liberté bien réglée. En
un mot , la première éducation d'E-
ifiile fera purement négative; elle con-
finera , non point à enfeigner la vertu
ni la vérité , mais à garantir le cœur
du vice & l'efprit de l'erreur.
Notre Auteur fe fait une oBjeélion
dont il s'avoue toute la force. Son
Elève n'aura-t-il pas continuellement
dans le monde le fped:acle & l'exemple
des paflions d'autrui ? Nourrice , La-
quais , Gouvernante , le Gouverneur
même , ne détruiroient-ils pas cet édifice
extraordinaire ? M. Rousseau con-
vient qu'il ne pourra pas parer à tous
les inconvéniens , mais il peut les di-
minuer. D'abord le Gouverneur avant
d'entreprendre de former un homme ,
doit s'être fait homme lui-même. En-
fuite il faut qu'il fe rende maître de
tout ce qui l'entoure , & pour que
cette autorité (oit fuffifante , il s'effor-
cera de la fonder fur Teilime de la
27S Extraits
vertu. Troifièmement , il élèvera fbn
Emile à la campagne , » loin de la
Canaille , des Valets , les derniers des
hommes après leurs maîtres , loin des
noires lueurs des villes que le vernis
dont on les couvre rend féduifantes
& contagieufes 3>. Enfin ne pouvant
empêcher que l'enfant ne s'inftruife
au-dehors par des exemples , il borne^
ra toute fa vigilance à les imprimer
dans fon efprit fous l'image qui leur
convient. Ainfi le fpeâacle de l'homme
en colère ayant frappé Emile , s'il de-
mande ce que c'eft que cette paffion ,
on ne s'amufera point à lui faire de
beaux difcours ; on lui dira fimple-
ment : ce pauvre homme efî malade , il
eji dans un accès de fièvre. Sur cette*
réponfe , il ne manquera pas de con-
trader de bonne heure de la répu-
gnance à fe livrer aux accès de cette
frénéfie. Les autres pallions feront ainfi
repréfentées fous des images analogues
à leurs effets & propres à en dégoûter
un jeune cœur.
M. Rouffeau fent bien qu'au fein de
la Société l'on ne peut amener un en-
fant à l'acte de douze ans fan*^ lui don-
ner quelqu'idée des rapports d'ho;iime
DES Journaux. 27P
à homme , & de Ja moralité des ac--
tions. Mais d'abord il veut qu'on re-
cule ces notions le plus que l'on pour-
ra. En fécond lieu, il veut que l'on com-
mence à expliquer les devoirs qui font
envers nous-mêmes. La première idée
qu'il prétend faire naître , efl celle de
la propriété. Pour lui faire concevoir
ce mot, il ne va point diiferter en Ora-
teur : il lui infpire du goût pour le
jardinage : il travaille avec lui ; il prend
poffeiîion d'un petit coin de jardin en
y plantant de fèves; il îaifTe dévelop-
per dans fon cœur ce plaifir fecret qui
naît à la vue du fuccès de fon travail.
Les fèves pouiTent , iî les arrofe tous les
jours , il en chérit le fpedacle ; un beau
matm il trouve tout arraché & le ter-
rein bouleverfé. Il crie , il fe plaint du
Jardinier qui a fait le coup. Celui-ci
fe plaint à fon tour de ce que , pour
planter de miférables fèves , on a gâté
une place où il avoit femé des melons
de Malte. De-là naît une converfa-
tion entre le Gouverneur , l'Elève 8c
& le Jarniner , dans laquelle, fe déve-
loppent, d'une manière fimple & à la
portée de l'enfant , les principes de
la propriété & des conventions qui
sSo Extraits
la fondent. Les conventions ouvrent
la porte aux menfonges qui ravagent
la Société. I\l. Roufleau entre ici dans
un long détail fur ce vice ; & fes pré-
ceptes là-deffus font d^|pe jamais en-
gager un enfant à mentir , en lui de-
mandant fi c'eft lui qui a fait une telle
faute ; mais à fi bien prendre fes me-
fures que , û jamais il manque ^ fes con-
ventions au qu'il nie un fait réel , ce
menfonge attire fur lui des maux qu'il
voye fortir de l'ordre même deschofes,
& non pas de la vengeance de fon
Gouverneur. La manière dont on fait
donner l'aumône aux en fans , paroît à
notre Cenfeur fujette à plufieurs in-
convéniens. On la fait donner par
l'enfant , il voudroit que ce fût le
Maître. Quelqu'attachement que le
Gouverneur ait pour fon Elève , il
doit lui difputer cet honneur ; il doit
lui faire juger qu'à fon âge on n'en
efl point encore digne. On fait don-
ner par l'enfant des métaux dont il ne
fent pas la valeur ; ainfi c'eil: la main
qui donne & non pas le cœur. On fe
hâte de lui rendre ce qu'on lui a don-
né ; c'efl: le rendre libéral en appa-
rence , & avare en eftet. Les entans ,
DES Journaux. sSii
dit Locke , contraderont ainfi .l'habi-
tude de la libéralité. Oui , répond no-
tre Auteur , d'une libéralité ufuriere
qui donne un œuf pour avoir un bœuf.
Le Gouverneur d'Emile aimera donc
mieux donner lui-même : il im{X)rte,
dit- il , qu'il ne s'accoutume pas à re-
garder les devoirs des hommes feule-
ment comme des devoirs d'enfans. Au
refle la feule leçon de morale qu'il
croye convenir à l'enfance , & la plus
imjportante à tout âge , eft de ne ja-
mais faire de mal à perfonne. » Le
30 précepte même de faire du bien ,
» s'écrie-t-il avec autant de vérité que
» de force , s'il n'eft fubor donné à ce-
33 lui-là , eft dangereux , faux , con-
» tradicftoire. Qui eft-ce qui fait du
30 bien ? Tout le monde en fait , le
35 m.échant comme les autres ; il fait
35 un heureux aux dépens de cent mi-
» lérables , & de-là viennent toutes
35 nos calamités «,
Si l'on ne doit point fe hâter d'e-
xercer la raifon , il faut avoir la même
circonfpeélion pour la mémoire : M,
Rouifeau le penfe , parce que les en-
fans, n'étant pas capables de jugement,
n'ont point de véritable mémoire*
2.22 Extraits
Tout ce qu'on leur apprend ordinai-
rement ne lui paroit former dans leur'
tête que des mots & jamais des idées.
Le blafon , la géographie , la chrono-
logie , les langues mêmes font placées
au rang des inutilités de l'éducation.
Il ne croit pas que jufqu'à l'âge de
douze ou quinze ans nul enfant , les
prodiges à part , ait jamais appris vé-
ritablement deux langues. Le Géo-
graphe , en penfant enfeigner la àeÇ-
cription de la terre , n'enfeigne qu'à
connoître des cartes. Pour l'Hifto-
rien , s'il veut enfeigner feulement des
faits y fa fcience eft miférable. S'il pré-
tend au contraire apprécier ces faits
pat dos rapports moraux , fa fcience
devient fublime i mais elle ed; trop au-
deflus des foibles conceptions du pre-
mier âge.
Ce n'efl; pas dans lés livres qu'un
fage Gouverneur doit exercer l'ef-
pèce de mémoire que peut avoir un
enfant ; c'eft en lui préfentant à pro-
pos des objets fenfibles ; c'eft en choi-
fiffant ces objets ; en lui offrant fans
ceffe ce qu'il peut connoître , de en
lui cachant ce qu'il doit ignorer. Par-
là on lui formera un magalin de con-
DES Journaux. 283
noifTances qui fervira à fon éducation
durant fa jeunefTe" , & à fa conduite
dans* tous les tems, L'Emile de M.
Rouffeau n'apprendra jamais rien par
cœur , pas même les fables de la Fon-
taine , toutes charmantes qu'il les
avoue. L'apologue pourroit accoutu-
mer fon jeune cœur au menfonge ; èc
d'ailleurs les fables qui fembleront le
plus à la portée des enfans , paroilfent
à notre Auteur bien au-deflus de leur
raifon. Il en fait l'effai fur l'apologue
Il connu du Corbeau & du Renard ;
il prétend montrer que celui-là même
qui eft un chef-d'œuvre de naïvetés
efl en partie inintelligible Se dange-
reux pour fon Emile. Avouons ce-
pendant que fes objections ne font pas
fans réplique , & qu'il y en a même >
qui portent vifiblementà faux. Il nous
fem.ble encore que dans la fable du
Loup maigre & du Chien gras , notre
Philofophe a mal faifi l'efprit du Fabu-
lifte. C'eft bien moins une leçon de
'modération tîue la Fontaine a voulu
donner , qu'une leçon de ce noble
amour de la liberté qui rencLfatisfait
un cœur généreux dans le fein des plus
fortes difgraces.
:^84 Extraits
Mais du moins Emile apprendra-c-
il à lire ? Non , répond M. RoufTeau.
A peine à douze ans faura-t-il Ce que
c'eft qu'un livre. Si fon Elève parvient
à cette connoifTance , ce ne fera pas
paroles routes accoutumées^ L'intérêt
feul aura fait ce prodige. Emile re-
cevra quelquefois de fon père , de fa
mère des billets d'invitation pour un
dîner ou pour quelque partie de plai-
fir. Ces billets feront courts, clairs,
nets , bien écrits. La douleur d'avoir
perdu ces amufemens faute d'avoir fçu
lire, & le defir d'en profiter à l'avenir,
lui fera naître l'envie de déchiffrer ces
billets ; & cette envie produira infenfi-
blement le miracle.
On pourra reprocher à M. RoufTeau
que l'exercice qu'il donne exclufive-
ment au corps , doit nuire aux opéra-
tions de l'efprit. » Erreur pitoyable,
» s'écrie-t-il , comme iî ces deux ac-
» tions ne dévoient pas marcher de
D5 concert , & que l'une ne dût pas
» toujours diriger l'autre «. Il fait ici
le parallèle de l'Elève habitué à rai-
fonner fur tout , & de celui qu'il a
appris lui- même à exercer fon corps,
& à perfedionner fes fens. Le mien.
DES Journaux. 28y
dit-il , ne s'accoutume point à recou-
rir fans celTe aux autres , encore moins
à leur étaler fon grand favoir. ■>5 En re-
» vanche , il juge , il prévoit , il rai-
35 fonne en tout ce qui fe rapporte
33 immédiatement à lui. Il ne jafe pas,
» il agit : il ne fait pas un mot de
» ce qui fe fait dans le monde , mais
» il fait fort bien faire ce qui lui con-
» vient. Comme il eft fans ceffe en
» miouvement , il eft forcé d'obferver
» beaucoup de chofes , de connoître
35 beaucoup d'effets ; il acquiert de
» bonne heure une grande expérience,
33 il prend fes leçons de la Nature, &
35 non pas des hommes. Ainfi fbn
33 corps ôc fon efprit s'exercent à la fois.
33 Agiffant toujours d'après fa penfée, &
35 non d'après celle d'un aurre , il unit
33 continuellement deux opérations ;
33 plus il fe rend fort & robufte , plus
33 il devient fenfé & jucicieux ce.
39 Pour apprendre à penfer , il faut
30 donc exercer nos membres , nos fens ,
30 nos organes , qui font les inftrumens
30 de notre intelligence. Le faa:e Locke,
33 le bon Rollin , le favant Fleuri , le
30 pédant de Croufaz , s'accordent tous
33 en ce feul point , d'exercer beaucoup
226 Extraits
30 le corps des enfans ». Pour ne rîeti
îaifTer à defirer fur cette partie , notre
Philofophe entre dans les plus petits
détails. Les habits doivent être larges,
3c les couleurs laiiTées au choix. On ne^
doit jamais promettre de beaux habits
à un enfant , comme une récompenfe :
ce feroit dire : fache^ que Ihomme nefi
rien que par fes habits , que votre prix
eft tout dans les vôtres. Il veut qu'on
îaifTe à fon Elève la tête nue , èc qu'on
lui donne des vêtemens légers. Emile
bo'ira toutes les fois qu^il aurafoif, mais
de Veau pure , fat -il tout en na^e , Gr
fut- on dans le cœur de lliyver. Il dor-
mira longuement pendant la nuit , &
fur un lit dur. Si fon Gouverneur l'é-
veille quelquefois , ce fera moins de
peur qu'il ne prenne l'habitude de dor-
mir trop long-tems , que pour l'ac-
coutumer à tout , même à être éveillé
brufquement. Mais inoculera-t-on Emi-
le f Quoique M. Rousseau regarde
l'inoculation comme très- favorable à
la généralité des hommes, il croit plus
dans fes principes de laiffer faire en
tout la Nature , dans les foins qu'elle
aime à prendre feule. « L'homme, de fa
nature , dit-il , eft tout préparé ; laif-
DES Journaux. 287
fons-Ie inoculer par Je maître ; il eft
étonnant en effet que , tandis qu'on a '
tant de foins d'enfeigner l'équitation
bien moins utile , on néglige l'art de
nager d'où dépend bien fouvent la
vie ».
Les membres font exercés, il faut
aufli exercer les fens ; c'efl-à-dire ,
qu'il faut inftruire les enfans à bien
juger par eux. La vue peut être ac-
coutum-ée à plus de jurtefle. Le tad:
peut devenir plus fin & plus fur ; ce
fens exercé avec plus de foin , peut
nous être d'une utilité infinie dans
l'obfcurité de la nuit, nous faire con-
noître oii nous fommes, & nous guérir
des terreurs des phantôm^es. En un
mot, le toucher étant de tous les fens
celui qui nous inftruit le mieux de
l'imprelîion que les corps étrangers
peuvent faire fur le nôtre , efl celui
dont l'ufage efl le plus fréquent , Se
nous donne le plus immédiatement la
connoifTance nécelTaire à notre confer-
vation. Le point effentiel eft fur-tout
de comparer les fens & de reârifier par
l'un les iliufîons de l'autre. M. Rous-
' SEAU enfeigne à le faire , de éclaircit
I
22S Extraits
toujours la chofe par des e?î^emples qui
la mettent fous les yeux.
Emile apprendra à danfer , mais ce
ne fera pas de Marcel. Au lieu de l'oc-
cuper à faire un pas avec grâce , & à
faire des gambades avec légèreté , on
mènera l'Elève au pied d'un rocher ;
là on lui montrera quelle attitude il
faut prendre , comment il faut porter
le corps , la tête , le pied, la main,
pour fuivre des fentiers efcarpés , ra-
boteux & rudes , & s'élancer de pointe
en pointe. En un mot , on en fera l'é-
mule d'un chevreuil , Se non d'un dan-
feur d'opéra. Emile apprendra à dei^
finer ; mais il n'aura d'autre maître que
la Nature , ni d'autre modèle que les
objets. Il crayonnera une maiion fur
une maifon , un arbre fur un arbre,
un homme fur un homme , afin qu'il
s'accoutume à bien obferver les corps
& leurs apparences , & non pas à pren-
dre des imitations fauffes oc conven-
tionnelles pour de véritables imitations.
Emile apprendra la Géométrie , mais
il faudra qu'il trouve lui-même les rap-
ports des figures , fans aucune de ces
démonftrations ordinaires de de ces mé-
thodes
DES Journaux, 2Sp
^hodes ufitées. Tout l'art du Gouver-
neur confîftera à chercher avec lui les
vérités qu'Emile trouvera feul. Emile
•ne jouera pas au volant , jeu trop foible
pour fon fexe ; il jouera à la paulme ,
au mail , au billard, &c. On voudroit
en vain oppofer que ces exercices font
fupérieurs à fon âge. Ne voit-on pas ,
dit l'Auteur , dans toutes les foires des
•enfans de dix ans qui font des prodiges
d'adrefîe & de force ? On moiitrera la
mufique à Emile , mais on ne lui ap-
prendra point à la lire ; on lui rendra
les fons à l'oreille. On aura foin d'é-
carter tout chant bifarre , pathétique
ou d^expreffion ; la mufique imitative
& théâtrale n'eft point de fon âge. Par
la m.ême raifon on ne lui donnera à
réciter aucun rôle de tragédie ni de
comédie. Comme il ne connoît point
les chofes que ces pièces renferment,
& qu'il n'a point éprouvé les fentimens
dont elles font pleines, il ne peut, ni
ne doitles rendre.
M. Rousseau pafîè enfuite aux aîi-
mens ; fuivons-le encore. Il ne trouve
pas mauvais qu'on m.ène les enfans un
peu par gourmandife. Il préfère ce
Tome VL N
'/
2ÇO Extraits
moyen à celui de la vanité , en ce que
le premier eft un appétit de la Nature ,
& le fécond un ouvrage de l'opinion,
dépendant du caprice & fujet à mille
abus. La gourmandife d'ailleurs ejî la,
pajion de fenfance ; cette pajjion ne tient
devant aucune autre ; à la moindre con*-
currence elle difparoît. Pour flatter l'ap-
pétit des enfans, il ne s'agit pas d'exci*
ter leur fenfualité , mais feulement de
la fatisfaire ; & les chofes du monde
les plus communes peuvent mener à
ce but. Les végétaux paroifïent au
Mentor d'Emile Drélérables à la vian-
de. Il donne même pour certain que
les grands mangeurs de viande font
cruels & féroces plus que les autres
hommes. Nous n'avons garde de fouf-
crire à cette maxime démentie pat"
quantité d'exemples ; mais nous fommâji
charmés qu'elle ait occafionné la tra-
duélion admirable d'un morceau de
Plutarque , où ce Philofophe jufl-ifie
la doélrine de Pythagore. Au refte à
quelque forte de régime qu'on afTujet-
tilTe les enfans , il fera toujours bon,
pourvu qu'on ne les accoutume qu'à des
mets groiïiers & fimples. M. RoufTeau
^!iv-
DES J O U Px N A U X. 2p I
finit par le fens de l'odorat qu'il appelle
celui de l'imagination, j^ Il a dans l'a-
mour, dit-il, 33 des efîets affez connus. Le
» doux parfum d'un cabinet de toilette
33 n'eft pas un piège au(îî foible qu'on
y> penfe \ & je ne fais ^il faut félici-
33 ter ou plaindre l'homme fage & peu
33 fenfible que l'odeur des fleurs que
33 fa maitreffe a fur le fein , ne fit ja-
» mais palpiter «, Mais il convient qu'on
ne peut tirer de ce fens un ufage fort
utile pour l'éducation.
U eft un fixième fens appelle le fcns-
commun^ moins , dit M. RoulTeau , par-
ce qu'il efl: com.mun à tous les hom-
mes , que parce qu'il réfulte de l'ufage
bien réglé des autres fens , & qu'il nous
inftruit de la nature des chofes par le
-concours de toutes les apparences. Ce
fixième fens n'a point d'organe parti-
culier ; il ne réfide que dans le cer-
veau , & fes fenfations purement in-
ternes, s'appellent perceptions ou idées,
C'efr l'art de les conTparer entrelles
qu'on nomme raifon humaine , & c'eft
la culture de cette raifon qu'il rélervs
pour la fuite de cet ouvrage.
Avant d'entrer dans une carrière
nouvelle, M. RoufTeau jette un moment
Nij
2.^^ Extraits
les yeux fur celle qu'il vient de par-
courir. On a fouvent ouï parler d'un
homme fait ; il prétend confidérer un
enfant fait. Il amène en conféquence
fon Emile au milieu d'une affemblée
de fages Spedateurs , & là , par une
récapitulatian vive qui efl toute en
adion , il rappelle la marche qu'il a
tenue, & les heureux effets qu'il en a vu
naître : c'efl une conflitution vigou-
reufe , un corps fain , des fens bien
exercés , un efprit fermé à l'erreur , un
coeur échappé au vice , une ame oii
une innocente joie fait briller une con-
tinuelle férénité.
Nous ne pouvons nous empêcher de
citer un des derniers morceaux de ce vo-
lume où l'Auteur exprime le plaifir
qu'on a de voir un enfant qui donne de
grandes efpérances.rNos Leélcur? nous
(auront fûrement gré de leur mettre
fous les yeux un tableau fi gracieux
3c fî riant. » L'exiftence des êtres fi-
a> nis efl: fi pauvre Se fi bornée , que ,
» quand nous ne voyons que ce qui
33 efl: , nous ne fommes jamais émus. Ce
yy font les chimères qui ornent les ob-
33 jets réels , & fi l'imagination n'ajoute
o:> un charme à ce qui nous frappe , le
DES Journaux. 25)^
25 flérile plaifir qu'on y prend , fe borner
» à l'organe , & laifife toujours le cœur
» froid, hz terre, parée des tréfors â&
'3 l'Automne , étale une richeffe que^
» l'œil admire ; mais cette admiratio!V
33 n'eft point touchante ; elle vient
» plus de la réflexion que du fenti-
» ment. Au Printems , la campagne-
» prefque nue n'eft encore couverte de
33 rien ; les bois n'offrent point d'om-^
» brc ; la verdure ne fait que poindre.
33 Le coeur efl touché à Ton afpecl. Eit
» voyant ainfî renaître la Nature , on-
y> fe fe.it ranimer foi-méme , rimaQ:e
>3 du plaiîir nous environne ; ces com-
33 pagnes de îa volupté, ces douces lar-
33 mes toujours prêtes à fe joindre à
3> tout fennment délicieux ,. font déjà
» fur le bord de nos paupières; mais
33 l'afpeâ: des vendanges a beau être
» animé , vivant , aQ:réabie, on le voit
» toujous d'un œil fec ».
3D Pourquoi cette différence ? C'eft
33 qu'au fped:acîe du Printems , l'ima-
T> eina^ion joiat celui des faifons qui
» le doivent faivre ; à ces tendres bour-
3a geon> que l'œil apperçoit, elle ajoute
X les fleurs , les fruits, les ombrages 3.
a» quelquefois les myflières qu'ils peuvent
Niij
25)4 Extraits
=• couvrir. Elle réunit en un point des
» tems qui fe doivent fuccéder , & voit
» moins les objets comme ils feront ,
30 que comme elie les defire , parce
» qu'il dépend d'elle de les choifir. En
» Automne au contraire, on n'a plus
» à voir que ce qui eft. Si l'on veut
30 arriver au Printems , l'Hyver nous
33 arrête , & l'imagination glacée ex-
» pire iur la neige & fur les frimats ce.
Emile eft parvenu à fa treizième
anne'e. Il a paiTé les deux premières
parties de fon enfance. Son corps efl
fain , vigoureux ; fes membres font fle-
xibles & agiles ; fes fens font exercés ;
fon imagination a reçu , par le moyea
des fenfations , beaucoup d'idées fim-
ples. Si fon jugement a peu agi juf-
qu'à préfent, il n'efl en proie à au-
cune erreur ; & il efl en état de re-
cevoir toutes les vérités. Ses facultés ,
qui n'ont point été furchargées , ne
font cependant pas rePcées oifîves. Le
fage Mentor les a' préparées de loin ;
cependant Emile a er^fc^re peu de be-
foins. Il ne connoit point les préju-
gés & les fardeaux de la fociété ; les
pafTions n'ont point fait entendre en-
core leur cri dans fon jeune cœur, fes
DES Journaux, '^py
forces furpalTent donc de beaucoup
& fes bafoins & Tes defirs. Qu3 fera-t-
il de cet excédent ?» Il jettera dans
?5 l'avenir , dit M. RoufTeau , le fuper-
» flu de Ton être aduel. L'enfant ro-
ce bufte fera des provifions pour l'horn-
me foible : mais il n'établira fes
» magafins ni dans des cofires qu'on
|o> peut lui voler , ni dans des granges
I » qui lui font étrangères. Pour s'ap-
I* » proprier véritablement fon acquis ,
35 c'efi dans fes bras , dans fa tête ,
» c'efl: dans lui qu'il le logera : voilà
» donc le tems des inftrudions &c des
» études ce.
Mais quelles Sciences le Gouverneur
montrera-t-il à fon Elève? M. RoufTeau
obferve que des connoifTances qui font
à notre portée, les unes font fauffes,
les autres font inutiles , & les autres
fervent à nourrir l'orgueil de celui
qui les a. Le petit nombre de celles qui
contribuent réellement à notre bien-
être , lui paroît feul digne des recherT
ches du Sage. Dans ce petit nombre
il y a ua ordre à mettre. Sera - ce
celui que les Sciences peuvent avoir
entr'elles , indépendamment de toute
relation f Non : ce fera celui que la
Niv
2.^6' Extraits
Nature préfente dans les rapports que
les Sciences ont avec nos fens ; c'efl-
à -dire , que l'on commencera par les
connoifîances dont les objets afl'edent
premièrement nos fens. Qu'on tranf-
porte un homme dans un Ifle défe rte,
la première connoiflance que defirer
cet liomme , ce fera celle de Ton Ifle.'
Le monde eft l'Ifle de l'enfant. La
Terre qu'il habite , le Soleil qui l'é-
chh'Q ; voilà les premiers objets qui
le frappent , & qu'il faut offrir à {qs
réRexions. La Géographie & cette
partie de l'Ailronomie qui s'y trouve
liée , font conféquemment les pre-
mières Sciences qu'il faut lui faire en-
trevoir. Les livres , les fphères , les
figures , les cartes; tels font les inftru-
mens dont fe fervent leurs Maîtres ;
on les profcrit ici. Emile n'aura point
d'autres livres que les objets mêmes ;
il ne verra les images, ni du Soleil , ni
de la Terre : le Soleil même, la Terra
Bicme. Il devinera , fans ledure , fans
leçons , le cours de l'allre du jour ;
fon Mentor n'aura d'autre foin que
d'arrêter fes fens fur les objets , de
piquer fa curiofité par quelques réfle-
xions courtes & comme jettées au ha-
DES JOURNAUX. 2^'J
lai'd , d'aider à fes méditations par
quelques mots échapés ; & qui por^
teront à peine un demi-jour. En un
mot Emile inventera la Science plu-
tôt qu'il ne l'apprendra. Voici quel-
ques exemples de cette méthode. M.
Roufleau veut faire comprendre à fon
Elève le tour que le Soleil fait ou pa-
roît faire en vingt-quatre heures au-
tour de la Terre. Il le mène dans un
endroit découvert à l'heure où cet aftre
fe lève. Après avoir laillé caufer Emile
far les montagnes & fur les objets vol-
^ns , il garde quelques momens le fi-
lence com.me un homme qui rêve >
puis lui dit :. Je fonge qiihier au foir
le Soleil s'eft coucké là ^ qu'il shfl levé
là ce matin. Comment cela fe peut- il
faire ? Il n'ajoute rien de plus ; il ne
répond pas même aux queftions que
l'enfant pourroit lui faire là-delfus ;
il l'abandonne à fes réflexions , & à
l'inquiétude qu'elles lui cauferont ;
cette inquiétude fera un moyen pour
qu'il foit frappé plus fenfiblement de
l'objet , & qu'il le découvre avec plus
de netteté.
Veut-on faire tomber les réflexions
de l'Elève fur la marche annuelle du
N V
2^S EXTRAITS
Sol^U : pour le mettre fur la route , it
fafHt de lui faire coniioître la diifé-
rence de l'Orient d'Été & de l'Orient
d'Hyver. Qu'oi fe garde bien de lui
dire le fait : mais qu'à la Saint Jean
on lui faiTe remarquer , comme en
paffant , le point de l'horifon où le
Soleil fe lève par quelques objets fa-
ciles à reconnaître, comme un arbre,
une montagne , un étang. Qu'à Noël
on le mène dans le même lieu au point
du jour : lorfque le Soleil paroîtra ,
pour peu qu'on ait préparé l'eafant »
il ne manquera pas de crier : Oli f
voilà qui eji plaifant ! le Soleil ne fe
lève plus à la même place ! H y ^ donc
un Orient d^Hypcr. Cette réflexion le
met fur la route , Se pour peu qu'on
l'aide , elle le conduira au but. » En
33 général , conclut notre Auteur , ner
35 fubflituez jamais le figne de la chofe,
» que quand il vous eft impolfible de
» la montrer : car le fîgne abfbrbe
33 l'attention de l'enfant , & lui fait
30 oublier la chofe repréfentée «. Ici
il indique en paffant quelques vices de
la fphère armillaire qui eft en effet rem-
plie de défauts , & très propre à jet-
ter dans l'efprit des jeunes gens de
DES Journaux. jâp^
faufïes notions dont la plupart ne re»
viennent plus,
■ La mérhode de M. Rousseau don-
nera fans doute moins de connoiiîances,
& plus difficiles à acquérir ; mais en
récompenfe elles feront nettes , foli-
des, confiantes , & habitueront l'hom-
me au premier de tous les devoirs ^
celui de penfer par lui-même. Ces
avantages ne valent-ils pas bien des
idées en foule , mais entafTées dans la
mémoire , fans ordre , fans choix , fans
liaifon ; femblables aux feuilles de la
fybille que le moindre fouMe diflipe ?
35 Quand je vois un homme épris de
» l'amour des connoiOances , dit l'Au-
» teur , fe laiiTer féduire à leur char-
» me, & courir de l'une à l'autre, fans
» favoir s'arrêter , je crois voir un
» enfant fur le rivage amaffant des
:» coquilles , & commençant par s'en
» charger ; puis tenté par celles qu'il
» voit encore , en rejetter , en re-
» prendre , jufqu'à ce que , accablé de
35 leur multitude , & ne fâchant plus
T> que choifîr, il finifle par tout jetter ,,
» & retourner à vuide. Boileau, dit-
» il ailleurs , fe vantoit d'avoir appris
Nvj
300 Extraits s
00 à Racîns , à rimer difiîcîlement t
» parmi tant d'admirables méthodes
55 pour abréger l'étade des Scieaces , •
33 nous aurions grand befoin que quel-
» qu'un nous en donnât pour les ap-
3:» prendre avec effort ».
Toujours guidé par fon principe ,
M. Rousseau avoue qu'il hait les
livres; parce qu'ils apprennent à parler
de ce qu'on ne fait pas. Mais il en faut
un : il voudroit qu'il offrît une fituation
oii tous le"^ befoins naturels de l'hom-
me fe montraffent d'une manière fen-
fibîe à l'efprit d'un enfant, & où les
moyens de pourvoir à ces mêmes be-
loinSjfe développaffent fucceflivement
avec la même facilité. Ce livre mer-
veilleux , il fe flatte de l'avoir trouvé.
Quel eft-il ? Robinjon-Crufoé. Le Hé-
ros de ce Roman feu! dans fon Ifle ,
dépourvu de Talfiftance de fes fem-
bîabîes & des inftrumens de tous les
Arts , pourvoyant cependant à fa fub- ^
fiflance , à fa confervation , & fe pro-
curant même une forte de bien-être ;
voilà , dit notre Philofophe, un objet
intéreffant pour tout ûge. Il veut que
la tête en tourne à fon Emile , qu'il
DES Journaux. 30X
penfe être Pvobinfon , qu'il fe figure
être à ^a place, qu'il s'occupe de toutes
les refiburces de ce Perfonnage imagi-
naire ; qu'il examine les moyens qu'il
prit pour s'aflurer une vie commode;
qu'il le contrôle ; -qu'il s'imagine pou-
voir faire mieux. X^es rêves le feront
réfléchir fur le premier état des hom-
mes & fur les Arts Naturels ; ceux-ci
le conduiront aux Arts inventés dans
la Société.
Rien n'eft fi important que de donner
à l'Elève des notions juftes fur tous
les objets qu'on déploie à Tes regards.
Il faut donc en lui parlant des Arts
de la Société, les lui faire apprécier.
L'inutilité eft presque toujours la me-
fure des degrés d'eftime que l'on ac-
corde : un marchand de colifichets effc
bien plus honoré qu'un laboureur.
C'eft fur leur utilité & kur indépen-
dance que notre Sage veut qu'on les
confidère : ainfi un agriculteur , un
charpentier , feront bien plus refpec-
tablei- aux yeux d'Emile , que les ar-
tiftes les plus fêtés de Paris. Il ne fe
bornera pas à une oifive vénération.
On le mènera dans les atteliers ; on
lui iera manier les outils : il partagera
302 Ex TRAITS
les travaux : il s'inftruira bien mieux
dans des boutiques qu3 dans tous les
livres du monde. Cz n'eft là qu'un
pas , fon Mentor le mènera bien plus
loin,
// faut vivre ; c'eft la première in(-
tru'flion qu'on doit doaner à fon Elè-
ve. La naiflance , la fortune , le cré-
dit ; fragiles reflburces ! Il faut donc
fe ménager des moyens qui foient au-
deffus des caprices des hommes & des
revers de la fortune. Enf^igner les
Sciences eft , fuivant M. Rousseau ,
une refTburce incertaine & qui laifle
dans la dépendance , dans la crifte né-
celîité de flatter un riche orgueilleux,
& de former d'humiliantes intrigues.
L'agriculture n'ôte pas les craintes de
manquer. L'ennemi , un voifin puif-
fant, un procès peut enlever le champ
que Ton cultive. Un métier efl: la
feule reHTource qui afTare une fubfîf^
tance inno :ente & tranquille. M. Rous-
seau en feigne donc un métier &: un
métier méchanique à fon Elève , fdt-il
le fils d'un Prince. Si on lui parle du
choix , tous les métiers lui paro'fîent
honnêtes , & bons , pourvu qu'ils ne
fuppofent pas des qualités odieufes»
Î5ES Journaux. 505
Cependant comme la propreté eft
quelque chofe de réel , il n'enfeignera
point à Ton Elève , des métiers oà
elle eft bleflee ; il voudra bien en-
core avoir égard à la fanté , & écarter
ceux qui font exceflivement pénibles.
Il préférera ceux qui peuvent s'accor-
der avec la propreté , & oii l'induftrie
& l'adrefTe fe joignent aux travaux du
corps ; tel eft , à ce qu'il prétend ,
celui de Menuifier ; comme fi celui
qui dégrofîit , fcie ou rabote une pièce .
de bois , n'étoit pas expofé , par la fa-
tigue de ce travail , à contrarier une
certaine mal-propreté. 11 permet en-
core à Ton Elève d'être un faifeur
d'inftrumens de Mathématiques , fi font
génie fe dirige vers les Sciences fpé-
culatives. Mais ce ne fera pas en riant,
ce ne fera pas en faifant venir des
Maîtres chez eux , qu'Emile & fon
Gouverneur apprendront leur métier :
ils iront une ou deux fois la femaine paj^
fer la journée entière che^ le Maître ^
ils fe lèveront à fon heure : ils Jeront
à Vouvrage avant lui ; ils travailleront
fous fes ordres ^ ^ après avoir eu Vhon-*
neur de fouper avec fa famille ^ ils re-
tourneront coucher dans leurs lits durs^
304 Extraits
Telle efl: à-peu-près la manière- dont
M. Rousseau élève fon pupille ]u[-
qu'à l'âge de ly ani^. Il a commencé
par exercer Ton corps & fes fens. En-
fuite il a exercé i^on efprit Se fon ju-
gement. Enfin il a réuni l'ufage de fes
membres à celui de fes facultés. Il en
, fait un être agiffant & peniant: il va
préfentement, pour achever Thomme,
en faire un être fenfible; c'eft-à-dire ,
perfedionner la raifon par le fenti-
ment.
Emile eft parvenu à fon troifièma
luftre. C'eil le tems critique de fon
Mentor. Les orages s'aprêtent 5 les
pallions vont fe préfenter en foule. M.
Rousseau remonte à l'origine des
pafîions. Il les croit un don de la Na-
ture qu'il efl: fou de vouloir anéantir.
Leur principe efl: l'amour de foi , qui ^
tranfporté dans la Société , s'y change
bientôt en amour-propre : celui-ci fe
nourrit de l'idée de comparaison ; il
fe préfère ; il veut être préféré ; il
exige tyranniquement les prédileâ:ions.
De -là l'amour , l'amitié, la ^reconnoif-
fance ^ mais aufifi de-là , l'envie , la
haine, la vengeance. Norre Philofophe
en conclut que ce qui rend 1 homme
DES Journaux. ^oj'
efTentiellement bon , efl: d'avoir peu
de befoins , & de ne pas fe comparer
aux autres ; ce qui le rend efTentielle-
ment méchant , c'eft d'avoir beaucoup
de befoins & de tenir beaucoup à
l'opinion.
La première pafîîon , la plus dan-
gereufe peut-être , celle qui doit exer-
cer les premiers foins du Gouverneur^
c'efl: cette douce émotion que fon
Elève va éprouver à la vue d'un fexe
différent.
M. Rousseau a obfervé que ceux
dont les voluptés avoient été préco-
ces , étoient durs & même cruels. Au
contraire , les hommes qui avoient
confervé long-tems leur innocence ,
étoient chers à la Société par les plus
touchantes vertus. Il confeille donc ,
fi l'on veut m-ettre l'ordre & la régie
dans les paiîions' naiffantes , d'étendre
l'efpace durant lequel elles fc dévelop»
pent. ta pitié , cette vertu fi douce
pour ceux qui la fenrent , fi chè/e à
ceux qri en font les oo;ets , doit ê-re
excirée la première. On la fera nr.Kre
en présentant à l'Elève des hom.mes
qui fo-ffrent , en lui montrant des
malheureux qui foupir^nt. Qu'on ne
^o6 Extraits
dife point que c'eft le rendre mal-
heureux lui-même ; la pitié e(i: fans
doute accompagnée d'un fentiment de
douleur ; mais cette douleur a quel-
que chofe de délicieux qui n'égale
point toute cette gaieté qui fouvent
n'efl: que le mafque du trouble de
l'ame. Cette théorie de la pitié efl
expofée ici avec autant de force que
de vérité , & recueillie dans les trois
maximes fuivantes , qui, au refte, font
aiïez connues. Il nejî pas dans le cœur
humain de fe mettre à la place des gens
qui font plus heureux que nous ; mais
feulement de ceux qui font plus à plain-
dre .... On ne plaint jamais dans autrui
que les maux dont on ne fe croit pas
exempt foi-même .... La pitié qu^on a.
du mal £ autrui , ne fe mefure pas fur la
quantité de ce mal , mais fur le (entiment
quon prête à ceux qui le fouffrent,
La Morale commence ; voici lé
tems d'apprendre à Emile à conaoître
les hommes auxquels il va s'attacher.
Deux inconvéniens fon»: à craindre.
Lui préfenter la Société fou? des cou-
leurs favorables , c'eft le tromper : la
lui peindre telle qu'^^Uî eft , p-eine
d'impoftures , de petite/Tes Ôc d'injuf-.
DES Journaux. 307
tices , c'efi: rifquer de lui rendre fes
femblables odieux , & de faire de
l'obfervateur un médifant , un fatyri-
que. Pour lever ce double obftacle ,
montrons» lui les hommes au loin ,
montrons les dans d'autres tems , dans
d'autres lieux , de forte qu'il puiiTe
voir la fcène , fans jamais y pouvoir
agir. Voilà le mioment de l'hiftoire ,
dont Al. Rousseau fait un magnifique
éloge. Sublime Science qui , écrite
comme elle devroit l'être , feroit un
cours pratique de Politique & de Mo-
rale ! Malheureufement ceux qui nous
ont tranfmis les faits des hommes il-
luftres , les ont fouvent altérés. l'Au-
teur indique ici les principaux vices
qu'il trouve dans cette Science. D'a-
bord les Hiftoriens ont prefque tou-
jours peint les hommes par leur mau-
vais côté : ils n'ont guères parlé que
des Peuples illuftrés par des vices. En
fécond lieu , les faits changent de
forme dans la tête de l'Ecrivain ; ils
fe moulent fur fes intérêts , fur fes
préiugés. Troifièmement , l'Hlftcr* en
juge trop ; il ne devroit que réciter.
Les faits ! s'écrie notre Philofophe î
eh! que le Lc^eur juge lui-même* Thu-
^oS Extrait s _
cydide lui paraît le meilleur modèfe-
dans cette partie. Quatrièmement , on-'
ne tient régiftre que des faits fenfibles-
& marqués ; mais on laifle échaper
les caufes lentes & progrelUves de ces
faits. Enfin l'Hiflaire montre bien plus.
les adions que les hommes _,* elle m
faijît ceux-ci que dans certains moment
choijîs j dans leurs vêtemens de parade.
Elle h'expofe que Vhomme public qui s^ejî
arrangé pour êtrz va, Ceft bien plus fan
habit que fa perfonne quelle peint. PIu-
tarque eft cité fur ce point comme ua
modèle : cette dernière régie eft con-
firmée par un trait du grand'Turenne»
bien propre en effet à dévoiler toute
l'ame de ce Héros. Tels font les vices
de l'Hif^oire ; mais quels bien ne pro-
duira-t-elîe pas , quand elle paroîtrar
avec fes véritables caractères ! Les
hommes feront montrés tels qu'ils font;.
les pafîions dépouilleront leurs fédui-
fanres amorces ; & les tyrans \^? plus
heureux en apparence , paroj.ro it tels
qu'ils fon»: , victimes intorrunées de
rambîrion farisfaire , & d5vorés de
n^irs cha^T^rins caufés par leur propje^
grandeur.
' Lorfqu'un jeune homme lit quelque
DES Journaux. 309
Hiftoire dont les événemens intéref-
fent par le génie , les talens où les
vertus de quelqu'éminent perfonnage ,
fon ardente imagination le tranfporte
dans le lieu , dans Taârion ; il veut être,
il fe-perfuade qu'il efl: le grand homme
dont il médite les faits. M. Rousseau
défend à fon Emile cette noble ému-
lation T> ; s'il arrive une feule fois ,
» dit-il , que dans ces parallèles il
3» aime m.ieux être un autre que lui ,
» cet autre fût-il Socrate , fût- il Ca-
35 ton , tout eft manqué ; celui qui
» commence à fe rendre étranger à
3> lui-même , ne tarde pas à s'oublier
» tout-à-fait x>. Il faut avouer que ce
fyftême fuppofe dans l'Elève un fond
prodigieux d'orgueil ; mais pour le ré-
fréner , notre Philofophe a des moyens ;
il emploiera l'expérience ; il expofera
fon Elève à devenir le jouet des gens
iiabiles , la dupe des fripons , la vic-
time des flatteurs. Ces épreuves mor-
itifianres réprimeront bien la vanité ;
jBc pour la frapper encore davantage ,
il fera lire à fon Emile l'Apoloeue
u Corbeau & du Renard ; voilà le
ems de montrer des fables ; c'ett lorA
f qu'on eft tombé dans la faute , qu'il
5ÏO Extraits
faut des images qui en falTent fentir les
malheurs.
M. Rousseau continue à dévelop-
per les régies de conduite , èc la rna-
niered'infpirer à la JeunelTe les vertus
fociales. On ne peut qu'applaudir à la
[a.ge([Q des méthodes qu'il indique , de
à la vérité des principes qu'il établit:
voici cependant un trait qui nous éton-
ne. Il fuppofe qu'Emile reçoit un fouf-
flet d'un brutal , ou même un démenti
de la part d'un ivrogne ; il prononce,
en termes couverts à la vérité , qu'E-
mile doit tuer l'aggrefTeur , non en fe
battant av- c lui ; ce feroit une folie
mais en TafTaflinant. Laraifon qu'il ap-
porte , c'eil: que l'honneur des Citoyen;
ne doit pas être à la merci d'un brutal
Premièrement , il efl au moins très-j
douteux que l'homme ait le droit d'o
ter jamais la vie à fon femblable dam
d'autres cas que celui d'une légitima
défenfe. ?vlais la confervation de l'hon-
neur lui donnât-elle ce funefte privilè-
ge , ce ne feroit jamais qu'en faveui
de l'honneur réel , & jamais de l'hon
neur faux , fadice , imaginé bifarre-
ment par un ftupide vulgaire. Or l'hon
neur léel peut-il être bleffé par la bru-
DES Journaux. 511
taîité d'un coquin , d'un ivrogne ? Ua
foufflet , un démenti , peuvent-ils flé-
trir , dans l'efprit des honnêtes gens ,
un Citoyen qui les foulfre injuftement?
Certainement ils ne déshonorent que
celui qui les donne. Quelques miféra-
blés pourront méfeflimer celui qui
reçoit cette injure; mais le trifte plaifir
de mériter l'eftime de gens femblables,
vaut-il que l'on commette le crime
réel de tremper Tes mains dans le fang
d'un homme ? Le méprifable empire,
de l'opinion coûtera donc la vie aux
hommes î II eft bien étonnant qu'une
maxim.e fi faufie & fi cruelle ait écha»
pé à un ami de ^humanité,
La Morale mène à la Métapliyfique :
M. Rousseau examine le fentlmcnt
de Locke qui veut que l'on commence
par l'étude des efprits , & qu'on paiTe
en fuite à celle des corps : il regarde
cetre méthode comme celle de la fu-
perftition , des préjugés & de l'erreur.
Il prouve que les en fans ne peuvent
avoir aucune idée des efprits , & que
vouloir les leur faire entendre , c'eft
ou perdre fon tems ou en faire des
fous. Cette recherche le mène à une^
5 12 Extraits
queftlon plus importante où il s'agit
de l'Etre fuprême. Il veut qu'on en
recule les notions fort tard ; il croit
cette précaution l'unique moyen pour
infpirer le refped & l'amour dus à
l'Auteur du monde. Enfin il fe de-
mande dans quelle Religion il élèvera
Emile. Nous ne Uaggrégerons , répond-
il , ni à celle-ci , ni à celle-là j nous le
mettrons en état de choifîr celle où le
meilleur ufage de fa raifon doit le con-
duire. Nous l'avons déjà dit , nous ne
toucherons point à ce vénérable ob-
jet : nous laiffons le foin de défendre
îa caufe de la Religion au zèle de ces
illuftres Magiftrats qui l'ont entrepris,
& aux plus auguftes loix à la venger :
de refpedables Minières des Autels
deftinés à veiller fur les droits , des
Corps éclairés qu'on regarde comme
les dépositaires de la pureté de la Doc-
trine , ont fait entendre leur voix ; c'en
eft aflez pour nous ; il eft impofîible de
ne point adhérer à tout ce qu'ils ont dit.
Heureux l'Auteur, jfî, lorfqu'il parle de
la Religion , il fe fût borné à nous pré-
fenter des morceaux tels que celui que
nous allons citer !
DES Journaux. 513
» 3e vous avoue aufli que la majefté
» des Ecritures m'étonne , la fainteté
» de l'Evangile parle à mon cœur,
X» Voyez les livres des Philofophes :
» avec toute leur pompe , qu'ils font
30 petits près de ctlui-ià ! Se peut-il
» qu'un livre, à la fois fi fiiblime de fi
» fimple , foit l'ouvrage des hommxs ?
3) Se peut- il que celui dont il fait l'hif-
» toirene foit qu'un homme lui-même?
» Eft-ce là le ton d'un enthoufiafteou
» d'un ambitieux Scd:aire ? Quelle
« douceur , quelle pureté dans fcs
mœurs ! Quelle grâce touchante dans
fes inftruârions ! Quelle élévation
» dans fes maximes î Quelle profonde
33 fagefie dans fes difcours ! Quelle pré-
5> fence d'efprit , quelle fineffe & quelle
» juftelTe dans fes reponfes! Quel em-
» pire fur fes parlions ! Oii qiï l'iiom-
» me , où efl le Sage qui fait ap;ir , fouf-
» frir de mourir fans folbleffe & fans
» oRentation ? . , . Quels préjugés , quel
» aveuglement ne faut-il point avoir
30 pour ofer comparer le fils de Sophro-
» nifque au fils de Marie ! Quelle dif-
» tance de l'un à l'autre ! Socrate m.ou-
3> rant fans douleur, fans ignominie.
Tome VI. O
3»
3»
^14 Extraits
33 foutint aifément jufqu'au bout fpii
» perfonnage , & fî cette facile mort
o:» n'eût honoré fa vie , on douteroit fi
y> Socrate , avec tout fon efprit , fut
» autre chofe qu'un Sophifte. Il in-
» venta , dit-on , la Morale. D'autres ,
3> avant lui , l'avoient mife en pratique;
3> il ne fit que dire ce qu'ils avolent
33 fait ; il ne fit que mette en leçons
33 leurs exemples. Ariftide avoit été
3? jufte avant que Socrate eût dit cq
S3 que c'étoit que Juftice ; Léonidas
33 étoit mort pour fon pays , avant que
33 Socrate eût fait un devoir d'aimer la
33 patrie ; Sparte étoit fobre avant que
>3 Socrate eût loué la fobriété ; avant
33 qu'il eût défini la vertu , la Grèce
33 abondoit en hommes vertuer.x. Mais
33 où Jéfus avoit-il pris chez les fiens
33 cette Morale élevée & pure, dont
33 lui feul a donné les leçons & l'exem-
>3 pie ? Du fein du plus furieux Fana-
53 tifme la plus haute fageffe fe fit en-
»3 tendre , & la fimplicité des plus hé-
w roïques vertus honora le plus vil de
33 tou? les Peuples. La mort de Socrate
53 philo fophant trîinquiîlement avec {"qs
33 amis , efl: la plus douce qu'on puiÏÏe
DES Journaux. 515*
33 defirer ; celle de Jéfus expirant dans
>i les tourmens, injurié, raillé , maudit
>5 de tout un Peuple , eft la plus hor-
» rible qu'on puifTe craindre. Socrate
35 prenant la coupe empoifonnée , bé-
33 nit celui qui la lui préfente & qui
33 pleure ; Jéius au milieu d'un fupplice
33 affreux prie pour fes bourreaux
33 acharnés. Oui , fi la vie & la mort
33 de Socrate font d'un oage , la vie
•33 & la mort de Jéfus font d'un Dieu 33.
A côté des vérités les plus fublirnes,
on voit dans Emile des erreurs bien
humiliantes pour î'efprit humain. Qui
pourroit im^aginer qu'une même ame
eût enfanté les unes & les autres ? lA-
nalyfe du Théifme dans cet Ouvrage ,
eft peut-être , en ce genre , ce qu'il y
a de plus éloquent & de plus fortem.ent
raifonné ; mais le coloris de ce beau
tableau eft défiguré par des ombres
qu'on n'auroit pas dû attendre d'une
main aufli favante que celle du Peintre
qui l'a fi fortement deftiné. EfTayons
d'abord de la préfenter par fon beau
côté , pour l'examiner après dans ce
qu'il y a de répréhenfible.
On peut reprocher aux Philofophes
anciens & m.odernes , d'avoir voulu
Oij
^i6 Extraits
toujours exclure Dieu de la formation
du Monde , & de l'avoir expliquée par
les bifarres fyflêmes de force, de chan-
ces, de fatalité, de nécefifiré, d'atomes,
de monde animié, de matière vivante,
de matériaîifme de toute efpèce. Tou-
tes ces abfurdités que les anciens avoient
épuifées , avant d'en venir à l'Etre des
Etres , pour trouver en lui le dénoue-
ment de leurs difficultés fur l'origine
du Monde, font encore répétées de nos
jours , à la honte de la raifon , par de
prétendus Philofophes , qui , croyant
qu'eux feuls font éclairés , vrais , de
bonne- foi , nous foum.ettent impérieufe*
ment à leurs décifions tranchantes , en
nSus les donnant pour les vrais prin-
cipes des chofes. M. RoufTeau n'a p^sJ'
donné dans cet écuell de l'incrédulitç
moderne ; mais par une progreflion
d'idées que la raifon avoue , il s'efî:
élevé à la connbifTance de/l'Etre fu-
prême. /
Comme le fcepticifm^ de nos jour$
à répandu des doutes filr les vérités les|f
plus évidentes » notre Auteur a cru de-
voir defcendre jufques dans lui-même"!
pour s'aiTurer de fon exiflence de dew'
celle de l'Univers , afin que ces deux ii
DES Journaux* 517
vérités inconteflableslui fervifTentcom-
itie de dégrés pour arriver à Dieu. En
fe repliant fur Tes fenfations , qui le
forcent d'acquiefcer à fon exiftence ,
Ôc trouvant en lui la faculté de \qs
comparer , il (e fent doué d'une force
acflive qu'il ne favoit pas avoir aupara-
vant : où commence fon ad:ivité , corn--
mence fon intelligence. La faculté dif-
t'mdiivQ de l'être aélif ou intelligente
eil: de pouvoir donner un fens à ce mot
eji. On chercheroit en vain cette force
intelligente dans l'être purement fen-
fitif. Cet être fentira chaque objet fé-
parement , ou m.éme il fentira l'objet
total formé des deux; mais n'ayant au-
cune force pour les replier l'un fur
l'autre , il ne les comparera jamais , il
ne les jugera point. L'homm.e n'efl
donc pas fîmpîement un être fenfitif
& paflit ; & , quoi qu'en dife un livre
trop vanté , il peut prétendre à l'hon-
neur de penfer.
C'ell: encore une des rêveries de îa
Philofophie moderne de donner une
forte de vie, je ne fais quelle feafation
fourde aux molécules. Elle eil venue
à bout de fe former une idée de la
Oiij
3i8 Extraits
matière fentante , fans avoir des fens.
Comme il n'y a qu'elle feule qui ait
ce bonheur-là , il eft impoiîîble de la
combattre fur cette idée , auprès de
laquelle tous les myflères de la Re-
ligion ne font rien pour l'incompré-
lienfibilité , quoiqu'elle refufe de les
adopter . . . Cet Univers vifibîe eft pour
M. RouHeau une matière éparfe Se
morte , qui n'a rien dans fon tout de
l'union , de i'or^anifatibn , du fenti-
mcnt commun des parties d'un corps
animé , pulfqu'il efl certain que nous,
qui ff:)mmeo parties , ne nous.fentons
nullement dans le tout. Il en infère que
le Monde n'eft pas un grand animal
qui fe meuve de lui-même , mais qu'il
a de fes mouvemens quelque caufe
étrangère à lui. Les loix confiantes
auxquelles il efl affujetti , ne fuffifent
point pour çxpliquer la marche de
l'Univers. ^^ Defcartes avec des dez
33 formoit le Ciel & la terre ; mais il ne
» put donner le premier branle à ces
33 dez , ni mettre en jeu fa force cen-
33 trifuge qu'à l'aide d'un mouvement
33 de rotation. Newton a trouvé la loi
33 de l'attratlion j mais l'attraction feule
r»Es Journaux. 339
>D réduiroit bientôt l'Univers en une
a maffe immobile ; à cette loi , il a
3:. fallu joindre une fores projedile
53 pour faire décrire des courbes aux
3> corps céleftes. Que Defcartes nous
3> dife quelle loi phyfique a fait tour-
35 ner les tourbillons ; que Newton
w nous montre la main qui lança les
33 planètes fur la tangente de leurs
33 orbites ».
L'adion & la réaction des forces de la
Nature aelîfant les unes fur les autres,
décèlent néceffairement une volonté
qui a imprim.é le mouvement à cet
Univers; autrement on fe perdroit dans
une progreiïïon de caufes à l'infini ,
qui fe réduit à n'en point fuppofer du
tout. Voilà donc un premier dogme ,
ou un premier article de foi. Mais
comment ma volonté produit-elle une
action phyfique & corporelle ? Je n'eu
fais lien ; mais j'éprouve en moi le
mcme avantage du côté de la matière ,
que je ne faurois concevoir produc-
trice du mouvement. D'ailleurs , le
mouvement ne lui eft point effentiel ,
puifqu'il en feroit inféparable , qu'il
y feroit toujours en même degré ,
toujours le même dans chaque portion
Oiv
520 Extraits
de matière , qu'Ii feroit incommuni-
cable , & que fe portant à la fois dans
tous les fens , il fe détruiroit lui-même.
Quel ?vlonde pourroit réfulter d'une
force aveugle répandue dans toute la
Nature >
Si la matière mue me montre une
volonté, la matière mue félon de cer-
taines loix , me montre une intelligen-
ce. Donc cet Etre exifce. Où le voyez-
vous exifter , m'allez-vous dire ? Non
feulement dans les Cieux qui roulent,
dans l'aure qui nous éclaire ; non feu-
Jenienî dans moi-même , mais dans la
brebis qui paît , dans Toifeau qui vole ,
dans la pierre qui tombe , dans la feuil-
le qu'emporte le vent. On ne craint
pas d'infuîter à notre raifon en nous
difant que le hafard , avant de produire
ce Monde , en a ébauché une infinité
d'autres dans la durée infinie des tems;
que vraifemblablement il s'ell formé
d'abord des eflomacs (iuis bouches ,
Ûqs pieds fans têtes , des mains fans
bras , des organes imparfaits de toute
efpèce , qui ont péri faute de pouvoir
fe conferver. Mais pourquoi nul de ces
informes effàis ne frappe-t-il plus nos
regards ? Quand nous nous récrions fur
DES Journaux. 521
î'impaiTibllité que l'harmonie frappante
de cet Univers foit l'ouvrage du ha-
fard , on nous répond que la difficulté
de l'événement efl: compenfée par la
quantité de jets. Nous fommes jfi con--
vaincus de l'ineptie de cette réponfe ,-
que (\ l'on venoit nous dire que des
caradères d'Imprimerie , jettes au ha-
fard , ont donné VEnéide toute arran-
gée , nous ne daignerions point faire:
un pas pour aller vérifier ce menfonge».
:a Que d'abfurdes fuppofitions pour dé-
r> duire toute cette harmonie de Taveu^
» gle méckanifne de la matière mue for--
» tuitement ! Ceux qui nient l'unité'
x> d'intention qui fe manifefte dans les^
35 rapports de toutes les parties de
3^ ce grand tout , ont beau couvrir leur
39 galim^athias d'abftraâiions , de coor—
» dinations , de principes généraux j,
>5 de termes emblématiques ; quoiqu'ils
30 faffent , il m'eft impodibîe de con—
» cevoir un fyftême d'éires fi conf-
ît tamment ordonné , que je ne con:—
>3 çoive une intelligence qui l'ordonne.,
50 II ne dépend pas de moi de croire-
53 que la matière palîive & morte a-pu:
>i produire des êtres vivans & fentans,,
53 qu'une fatalité aveugle a pu pro*"
^22 Extraits
33 ûulre des êtres intelligens , que ce
33 qui ne penfe point a pu produire des
» êtres qui penfent «.
Que conclure de tout ceci ? que le
Monde efl: donc gouverné par une vo-
lonté puiflante , fage & conféquem-
ment bonne. Mais le défordre moral
' qui nous préfente les hommes dans le
cahos , tandis que le concert règne
entre les élémens , ne femble-t-il pas
contredire cette idée de bont: que nous
donnons à l'Etre puiiïant & fage ? Loin
de conclure rien de pareil de ces con-
tradidions apparentes, l'Auteur en tire
au contraire les fublimes idées de
l'ame , qui n'avoient point jufque^-là
réfulté de fes recherches. Il fe con-
vainc , en méditant fur la nature de
l'homme , qu'il eft impoflible qu'il foit
un être fimple ; cet être ne pouvant
rendre raifon de ces mouvemens di-
vers , qui tantôt l'élèvent à l'étude des
vérités éternelles , à l'amour de la juL-
tice & du beau moral , & tantôt le
font defcendre en lui-même , & l'af-
ferviflent à l'empire des pallions : il y
a donc en lui deux fubftances , l'une
étendue & divifible , l'autre immaté-
rielle de penfante. >» Il n'y a ni mouve-
DES J O URN AUX. 323
35 ment , ni figure qui produife la ré-
as flexion : quelque chofe en toi cher-
33 che à brifer les liens qui le corn-
» priment: l'efpace n'efl; pas ta mefure,
M l'Univers entier n'efl: pas afTez grand
3» pour toi ; tes fentimens , tes defirs ^
30 ton inquiétude , ton orgueil même ,
» ont un autre principe que ce corps
>3 étroit dans lequel tu te fens enchaîné.
Si l'homme éroit libre de ne pas
vouloir fon propre bien , & de vou-
loir fon mal , fa liberté dégénereroit
alors de ce qu'elle doit être. En quoi
confifte-t-elle donc ? En cela même
qu'il ne peut vouloir que ce qui lui
eft convenable , ou qu'il eftime tel ,
fans que rien d'étranger à lui le dé-
termine. S'enfuit-il qu'il ne foit pas fon
maître, parce qu'il n'eft pas le maître
d'être un autre que lui ? L'homme ,
dites- vous , abufe de fa liberté : mais
pour l'en empêcher , falloit-il l'en pri-
ver? On eût ôté à fes avions la mo-
ralité qui les annoblit , & à lui-même
fon droit à la vertu : on eût mis de la
contradidion dans notre nature , &c
donné le prix d'avoir bien fait à qui
n'eut pas le pouvoir de mal faire. Quoi!
O vj
3^4 ExTI^AlTS
pour empêcher' l'homme d'être mé-
chant , falloit-il le borner à l'inftirK^l
de le faire bcte ?
La vertu répand un certain charme
délicieux fur ce qu'il y a de bon &
d'honnête dans nos actions ; mais fi
toute fa récompenfe étoit en elle-même ,
elle ne pourroit fe foutenir contre les
attraits de la volupté , ni contre l'im-
pétuohté des paillons oj. La vertu , dit-
3j on , eft l'amour de l'ordre : mais cet
5:> am.our peut-il donc , & doît-il Tem-
53 porter en moi fur celui de mon bien-
33 être ? Qu'ils me donnent une raifon
33 claire & fuififante pour le préférer,
33 Dans le fond, leur prétendu principe
33 eft un pur jeu de miots ; .car je dis
>3 auili moi , que le vice eO: l'amour de
35 l'ordre, pris dans un fens différent.
3» Il y a quelque ordre moral par-tout
33 oîi il y a fentiment & intelligence.
33 La différence eil , que le bon ordon-
3» ne par rapport au tout , & que le ^
53 méchant ordonne tout par rapport à
33 lui. Celui-ci fe tait le centre de toutes
33 chofes; l'autre mefure fon rayon, &
33 fe tient à la circonférence. Alors il
» efl ordonné , par rapport au centre
DES Journaux. 525*
33 commun , qui eft Dieu ; par rapport
33 à tous les cercles concentriques, qui
33 font les créatures. Si la Divinité n'eft
33 pas , il n'y a que le méchant qui rai-
33 fonne , le bon n'eft qu'un infenfé.
33 La loi naturelle eft la régie in-
33 flexible à laquelle , ft nous voulons
33 remplir notre deftination fur la terre 3
>» nous devons plier toutes nos aétions.
y» Mais quel en eft l'interprète ? La conf-
33 cience. Elle eft la voix de l'ame , ainfi
3» que les pafiions font la voix du corps ;
39 ou plutôt elle eft à l'ame ce que l'inf-
» tinà eft au corps ; qui la fuit , obéit
33 à la Nature , & ne craint point de
3> s'égarer
Pour ne pas nous tromper ici fur le
mot de Confcience , il eft bon d'obfer-
ver que M. Rousseau la confond avec
le fentiment moral , qui n'eft autre
qu'un principe inné de juftice & de
vertu, fur lequel , malgré nos propres
maxim.es , nous jugeons nos actions &
celles d'autrui comme bonnes ou mau-
vaifes. Par cela même qu'il eft inné ,
il eft antérieur à nos idées acquifes. Il
nous eft tout aulîi naturel que l'amour
de nous-mêmes x». Jettez les veux fiir
52(5 Extraits
35 toutes les Nations du monde ; parcou-
33 rés toutes les hiftoires : parmi tant de
>» cultes inhumains & bifarres , parmi
33 cette prodigieufe diverfité de mœurs
33 & de caraélères , vous trouverez par-
» tout les mêmes idées de juftice &
33 d'honnêteté , par-tout les mêmes no*
33 tions du bien & du mal. L'ancien pa-
33 ganifme enfanta des Dieux abomina-
d:> blés qu'on eût punis ici bas comme
33 des fcélérats , Se qui n'offroient pour
33 tableau du bonheur fuprême, que des
33 forfaits à commettre , & des padions
33 à contenter. Mais le vice , armé d'une
33 autorité facrée , defcendoit en vaia
33 du féjour éternel : l'inftindl moral le
33 répouffolt du cœur des humains. En
»» célébrant les débauches de Jupiter,
» on admiroit la continence de Xéno-
» crate; la chafte Lucrèce adoroit l'im-
39 pudique Vénus ; l'intrépide Romain
33 facrifioit à la Peur : il invoquoit le
33 Dieu qui mutila Ton père, & mouroit
33 fans murmure de la main du (ien :
x> les plus méprifables Divinités furent
33 fer vies par les plus grands hommes.
33 La fainte voix de la Nature , plus
33 forte que celle des Dieux , fe faifoit
DES Journaux, 527
34 refpeâier fur la terre , & fembloit re-
33 léguer dans le Ciel le crime avec les
33 coupables ».
L'Auteur d'Emile s'étant propofé
d'établir le Théifme fur la ruine de la
Religion révélée , il eft bien étonnant
que , par rapport à ce même Théifme,
il ait donné fur lui tant de prife à {qs
adverfaires , tant du côté du dogme ,
que du côté de la morale. Il eft un
grand exemple de la néceflité de la
révélation pour rétablir la Religion
naturelle dans fa fplendeur primitive ,
puifque , dans le fein du Chriftianifme»
il a méconnu les vérités les plus im-
portantes de cette même Religion dont
il eft le fedateur. Par fes doutes témé-
raires , il a donné atteinte à l'unité &
à la puiffance de Dieu ; il a fait injure
à fa Providence en lui faifant refufer
aux hommes les lumières dont ils ont
befoin pour le connoître ; & àfafain-
teté, en lui faifant récompenfer en eux
l'oubli où il les lailfe de lui-même. Il
a détruit en partie le droit de la Na-
ture , en le fondant uniquement fur le
befoin naturel au cœur humain , & en
donnant pour bafe à la juftice humaine
l'amour des hommes dérivé de l'amour
32S Extrait?
de -foi ; en tant que par cet amour la
force d'une ame expanfive nous iden-
tifie avec nos fembîables, & que nous
fentant , pour ainfi-dire , en eux , c'eft
pour ne pas fouflfrir nous-mêmes , que
nous ne^ voulons pas qu'ils foulfrent. Il
fait de l'hypocrifie une vertu , & con-
tre la défenfe de la loi naturelle f il
récommande la vengeance ; & ce qui
doit étonner , c'efl: qu'il ne îa couvre
pas même du faux point d'honneur ;
il ne tient qu'à Tes Lecteurs d'entendre
ce qu'il dit de la permiîfion que donne
la loi de fe défaire de fon ennemi par
un lâche affallinat.
Après tant d'erreurs en fait de dogme
Se de morale , comment a-t-il pu avan-
cer qu'il ne peut tirer d'une doctrine
pofitive aucun dogme utile à l'homme,
& honorable à fon Auteur , qu'il ne
puiffe tirer fans elle du bon ufage de
fes facultés? Comment a-t-iî pu fe per-
fuader que les plus grandes idées de la
Divinité nous viennent par la raifon
feule? Mais afin qu'on ne nous accufe
point de calomnier ici la do«5trine de
M. Rouffeau , nous allons puifer dans
fes propres écrits toute la preuve de
nos accufations , & nous nous fervirons
DES Journaux. 329
corrtre lui de fes armes pour le mieux
combattre.
On lit Tome HT. (pag. 61 ), ces
mots : je crois donc que le Monde eji gou-
verné par une volonté puijjante ^ fage ;
je le ïwis , ou plutôt je le fens , Èf cela,
miwporte à favoir: mais ce mime Monde
ejl'll éternel , ou créé} Y a-t-il un prin-
cipe unique des chojes } Y en a-t-il deux ,
ou plufieurs ^ ^ quelle eji leur nature .?
Je nhn fais rien ^ 6* que m^ importe ?
Ce fcepticifme par rapport à la créa-
tion & à l'unité de Dieu , ne figure-t-il
pas bien dans un traité de Religion
naturelle ? Du principe que pofe M,
RouOeau, qu'il ne fait pas y? le Monde
eji éternel où créé , il rélulte qu'il doit
douter s'il n'exifte point îai-méme avec
le iMonde , nécefiairement & en vertu
de fon eîTence , & par conféquent fi
l'éternité, l'indépendance , Fimmenilté,
l'infinité , toutes propriétés qui coulent
de la nécefîiré d'exifter , ne lui font
pas efîentielies. Et comme tour é^re
qui exifte en vertu de fa nature , ne
reconnoît rien qui le limite dans fes
perfedions , pa? ^réme fa nature qui
s'identifie avec l'exiffence, il doit dou-
ter s'il ne polTède pas dans un degré
330 Extraits
infini les attributs phyfiques & moraux
qui conftituent fon efifence. Si en vertu
de fon exiftence néceflaire , il ell: éter-
nel , immenfe , indépendant , pourquoi
ne feroit-il pas infiniment intelligent ,
fage & puiiTant ? Sur quoi peut erre
fondé îe bel éloge que fait l'Auteur
de l'iUuflre Clarke , qu'il nous repré-
fente comme éclairant le monde , après
tant de Phiîofophes qui l'avoient aveu-
glé , annonçant enfin l'Etre des Etres
& le difpenfateur des chofes , fi ce n'efi;
fur la vérité de fon fyftéme ? Or ce
fy filé me , félon lui , fi grand , fi con-
folant , fi fiiblime , fi propre à élever
l'ame , à donner une bafe à la vertu ,
& en même tems fi frappant , fi lumi-
neux , fi fimple , établit de la manière
la plus folide la création ôc l'unité de
Dieu.
On lit Tome II. ( pag. 5 42 ) , ce qui
fuit : ce mot Efprit na aucun fins pour
quiconque rHa pas philofophé Voilà
pourquoi tous les Peuples du monde , fans
excepter les Juif s ^ fe font fait de' Dieux
corporels. Nous mêmes avec nos termes
d'Efprit , de Trinité ^ de Perfonnes ,
fommes pour la plupart de vrais Anthro-
pomorphites , ( ibid. pag. 34-^ ). Le Po-
DES Journaux. 331
lythéifme a été la première Religicn des
hommes , & f idolâtrie leur premier culte.
Ils nom pà reconnoître un feul Dieu que
quand ^ généralifant de plus en plus leurs
idées , ils ont été en état de remonter à une
première caufe ', de réunir le fyfltme total
des Etres fous une feule idéc^ É' de donner
un fens au mot fubflance , lequel efi au
fond la plus grande des ahftraEîions, Tout
enfant qui croit en Dieu , efl d.onc nécef-
fairement Idolâtre ^ ou du moins Anthro-
pomorpkiie , ( ibid. pag. 4JO ). Le Phi-
lofophe qui ne croit pas ^ a tort ^ parce
qu'ail ufe mal J.e la rail on quJil a cultivée ,
ù" qu'ail eji en état d'entendre les vérités
quil rejette, ^:'ais U enfant qui prof efje la
Relipjon Chrétienne , que croit-il f ( ibid.
pag. ^4<5. ) Les idées de création , d^ an-
nihilation , a ubiquité j d'éternité y de toute-
puifj'ame , celle de.s attributs divins _. toutes
ces idées quil appartient à fi. peu d'hommes
de voir aujji corfufes ^ aufft ohfcures
quelles te font , &" qui rtont rien d^ohjcur
pour le Peuple , farce eu II r^y comprend
rien du tout ^ commeni fe p ré} enteront"
elles dans toute leur for^e, c'^ef-a-dire ,
dans toute leur obfcurité , à de jeunes ef--
prits encore occupés aux premières opé^
3^2 Extraits
rations desfens , Gr qui ne conçoivent que
ce qu'ils touchent ?
Que prétend M. RoulTeau en élevant
fur la connoiflance du vrai Dieu des dif-
ficultés inaccelîibies à tous autres qu'à
des Philofophes qui ont cultivé leur
raifon ? Eft-ce qu'on ne fauroit croire
en Dieu, fi l'on n'a beaucoup d'efprit?
Néanmoins il bénit le Ciel de ce que,
fans l'appareil effrayant de la Philo-
fophie , nous avons des principes fûrs
pour régler nos mœurs , & des fenti-
mens convenables à notre nature ; en-
fin de ce que , difpenfés de confumer
notre vie à l'étude de la Morale , nous
avons à moindres fraix un guide plus
affuré dans le dédale immenie des opi-
nions Kumaines.
Si nous fommes tous , ainfi que le
prétend M.Rouifsau, de vrais Anthro-
pomorphires , pourquoi , lorfque cette
héréfie s'éleva au quatrième {îè\-le, fit-
elle une (î grande fenfation dans l'E-
glîfe , ^ hit-el!e condamnée avec tant
d'éclat ? Il a,Tare que le Polythéifme
a été. la preni'ère Religion de? hommes.
S) l'on co!"îrulte la plus ancienne des
Hiiloires, on y voit l'origine du genre-
DES Journaux. 355
humain : on y trouve le Théirme did:é
aux premiers hommes par celui qui eft
l'objet du Théifme : de-lï , par une
fuite de générations bien liée , on palîe
aux Fondateurs d'une famille , d'une
fociété, d'une Nation Théifte ; d'une
Nation, qui a tranfmis cette doélrine
pure , qu'elle reçut de fes ancêtres ,
jufqu'à ia poflérité la plus reculée , Se
dont les Annales ont été en tout tems
dcpofitaires des principes du Théifme,
&c inféparables de ces principes. Hiftoi-
re pour Hiftoire, celle de Moyfe mé-
rite certainement la préférence fur les
écrits d'Hérodote , de Diodore de Si-
cile , en y joignant même quidquid
Grœcia mendax audet in hiftoriâ. Nul
de ces Ecrivains ne remonte dans la
haute Antiquité : ils fe perdent tous
dans les tems fabuleux, vuide immenfe
que les Grecs ont rempli d'une infinité
de rêveries : ils y ont peint des Dieux ,
des Déefles , des Héros , Auteurs de
leur race , faute d'y trouver des hom-
mes dont ils puilfent écrire l'Hifloire;
piaFs ici nous voyons un heureux ac-
cord entre l'Hiftoire & les enfeigne-
mens de la raifon : ces deux fources
iJe nos connoiffances fe réuniffent 0 au
554 Extraits
lieu qiîe chez M. RoufTeau elles fonr
toujours en oppofition.
En effet , fi Ton pofe pour principe
que le Polythéifme a été la première
Religion des hommes , & l'idolâtrie
leur premier culte , c'efl une confé-
quence nécefiaire que l'homme n'efl:
pas forti des mains de Dieu ; & ainfi
l'on ne fauroit éviter d'admettre la fup-
pofition abi'urde des Athées fur le pro-
grés à l'infini des générations des hom-
mes 5 ou fur la formation des premiers
hommes & des premiers animaux qu'on
pré:endroit produits dans le tems , du
limon de la terre échauffée par le So-
leih Cette cruelle alternative conduit
directement à TAthéifme dont elle efl
ecueil.
En fuppofant que Dieu ait créé le
premier homme , a-t-il pu le créer
dans le même état où M. Rouifeau
corifidère les Sauvages dans fon dis-
cours j^ir ï"iRé%alité des conditions y ceû:-
à-dire - fcgueflrés de toute fociété dès
leur enfance , ôc conféquemment pri-
ves des îumicres qu'on n'acquiert que
àznz le commerce des hommes ? Or
il ef: d'une impo{Tibilité par lui-même
déniontrée , que de pareils Sauvages
DES Journaux. 355*
pulffent jamais élever leurs réflexions
jufqù'à la connoifTance du vrai Dieu.
Ce nefï donc pas"un pareil homme que
Dieu créera. Il le créera en fociété,
c'eft-à-dirè , avec une compagne. S'en
repofera-t-il fur eux-mêm.es pour le
développem.ent de leurs facultés ? Il
s'écoulera des fiècles avant qu'ils par-
viennent à penfer quelque chofe de
raifonnable. On, peut confulter la pre-
mière partie du difcours déjà cité fur
l'état naturel de l'efprit humain ôc fur
jia lenteur de fes progrès. Comme l'ef-
prit humain n'arrive jamais à la vérité
qu'à travers les erreurs ou les inconfé-
^ences , on peut fuppofer qu'ils feront
plongés long-tems dans la barbarie &
dans la fuperftition la plus grofiière.
Si la dtflination vifible de l'homme
eft de connoître & d'aimer l'Auteur
de fon exiftence ; fera-t-il expofé à
manquer cette dellination, à reffembler
aux animaux brutes , ou à croupir éter-
nellement dans l'ignorance & dans l'er-
reur ?
Le Déifme doit fa naifTance aux ré-
volutions arrivées dans la Religion par
différentes fedes. Les fanguinaires Ana-
33^ Extraits
baptiftes , pères de ces Quakers pacifi-
ques dont la Religion a été tant tour-
née en ridicule , & dont on a été for-
cé de refpe^ler les. mœurs ; les Armé-
niens , les Sociniens , au nom près
de Chrétiens , qu'ils ont confervé,
n'ont rien retenu des dogmes de Jéfus-
Chrift , qu'ils s'accordent tous à regar-
der comme un homme à qui Dieu a
daigné donner des lumières plus pro-
pres qu'à Tes contemporains. Si on les
en croit , les dogmes qu'on a tirés de
l'Ecriture font des fubtilités de Phiîo-
fophie dont on a enveloppé des véri-
tés fimples & naturelles. Au milieu
de tant de feéles publiques , dans lef^
quelles le Chriftianifme efl: malheureù-
fement partagé , une multitude d'hom-
mes plus attachés à Platon qu'à Jéfus- .
Chrift , plus Philofophes que Chré-
tiens , fatigués de tant de difputes qui
déshonorent la Religion ^ont rejette té-
mérairement la révélation divine. Sans
établir ni feéle , ni fociété , fans s'éle-
ver contre aucune Puiffance , ils s'é-
tendent par-tout , & paroiflent refpec-
ter dans tous les pays la Religion natio-
nale ; femblables en cela aux Philo-
fophes,
DES JOUI^NAUX, 537
fophes , qui fe méloient avec la foule
dans les temples de Dieu , & autori-
foient par leur préfence les fuperilitions
populaires. L'Angleterre , dit-on , ell:
de tous les pays du Monde celui ou
cette Religion , ou plutôt cette Philo-
fophie , a jette avec le tems les racines
les plus profondes ; ce qu'il y a au
moins de certain , c'efi: que cette Ifle a
produit elk feule plus de livres en
faveur du Déifme , que tous les autres
pays enfembîe. Com.me c'efl la Re-
ligion de ceux qui fe difent Philo-
fophes , il n'eft pas étonnant qu'on at-
tache une certaine gloire à la profeffer.
Il eft fi beau de ne pas penfer com-
me le vul.^caire , qu'il feroit étonnant
que M. Rouileau , qui voudroit pre{^
que ne pas penfer comme les Philo-
ibphes, penfar comme ceux qui en font
méprifés. Voyons quelle tournure
philofopKique il a donné à Cqs idées
fur la Religion révélée.
Commençons par réduire à quel-
ques articles les raifonnemens par les-
quels il a attaqué la révélation ; nous
exam.inerons enfuite fi , dépouillés de
l'éloquence qu'il leur prête, ils ont la
loniQ VL F
53^ Extraits
folidité qu'il a cru leur donner comme
Phiîoiophe. Voici ces articles: /^/7C)/-
Jibilité èr la néceffité de la révélation j
les caraBères de la révélation ; les moyens
de connoître la révélation j les miracles
ù* les prophéties j la àoElfine révélée ;
V intolérantifme que profe(fe la Religion
Chrétienne,
PojJîbiUté cr nécejjité de la révélation.
Vous ne voyez , dit-il ^^dans mon
expofé que la Religion naturelle ; il
eft bien étrange qu'il en faille une au-
tre. Par oii connoîtrai-je cette nécef^
fîté ? De quoi puis-je être coupable
en fervant Dieu félon les lumières
qu'il donne à mon efprit , & feîon les
fentimens qu'il infpire à mon cœur?
Quelle pureté de Morale , quel dogme
utile à l'homme , & honorable à fon
Auteur , puis-je tirer d'une dodrine
pofitive , que je ne puifTe tirer fans
elle du bon ufage de mes facultés ?
Montrez-moi ce qu'on peut ajouter
pour la gloire de Dieu , pour le bien
de la Société , & pour mon propr^e
avantage aux devoirs de la loi natu-
relle , & quelle vertu vous ferez naître
d'un nouveau culte qui ne foit pas une
m
DES JOUBNAUX. 359
Êonféquence du mien ? Les plus gran-
des idées de la Divinité nous vien-
nent par la raifon feule. Voyez le
Spedacle de la Nature ; écoutez la
voix intérieure. Dieu n'a-t-il pas tout
dit à nos yeux , à notre confcience , à
notre jugement?
Non , fans doute , fi vous prétendez
renfermer votre croyance dans le cer-
cle étroit de vos lumières naturelles.
Qui êtes vous , ô Philofophe ! pou-
vons imaginer atteindre par la raifon
tout ce que Dieu peut vous enfeigner ,
foit fur la nature divine & fes per-
fedions infinies , foit fur l'état primi-
tif, préfent ou futur du genre-humain ,
foit fur les confeils de la divine Pro-
vidence à l'égard des liomm.es ? Con-
centré dans vous même ,pouvez-vous,
avec un inflrument aufli foible que
votre efprit , connoître toutes les ver-
tus qui font poifibles à l'homme avec
le fecours de Dieu, mefurer tous hs
dégrés de vertu auxquels ce même
fecours le peut élever , connoître tous
les motifs qui peuvent lui infpirer
l'enthoufiafme de la vertu , & toutes
les manières de la faire pafler dan«î
fes adions ? La Religion Chrétienne
P ij
340 Extraits
offre à notre foi un fyftéme de croyan-
ce bien fupérieur à notre foible &
tremblante lumière , un fyfléme que
l'homme n'auroit jamais inventé , &
néceffaire à la réparation du genre-
humain , qui , par le péché , étoit dé-
chu du premier état oii il avoir été
créé ; fyflême qui ratifiant tout ce que
la Religion & la loi naturelle difent
à nos efprits , élève fur elles un ordre
de vérités entièrement inconnues à la
raifon, par rapport aux objets les plus
importans , tels que la Nature incom-
préhenfible de Dieu , fa Providence
& fon amour pour les hommes , & les
forces furnaturelles dont ils font doués
pour remplir leur fublime deftination.
Pour avoir droit de méprifer ce fyf-
tême de croyance , il faudroit au moins
pouvoir le renverfer.
Il efl un feul livre , dit en fuite M.
RoufTeau , ouvert à tous les yeux ;
c'eft celui de la Nature. C'eft dans ce
grand & fublime livre que j'apprends à
fervir & adorer fon divin Auteur. Nul
îî'eft excufable de n'y pas lire, parce
qu'il parle à tous les hommes une lan-
gue intelligible à tous les efprits. Quand
je ferois né dans une Ifle dcferte ,
DES JOURNAUX". ^4!
quand je n'aurols pas vu d'autre hom-
me que moi , que je n'aurois jamais
appris ce qui s'eft fait anciennement
dans un coin du Monde ; fi j'exerce
ma raifon , fi je la cultive, fi j'ufe bien
des' facultés que Dieu me donne , j'apr
prendrai de moi-même à le connoître >
à l'aimer , à aimer fes œuvres , à vou-
loir le bien qu'il veut , de à remplir ^
pour lui plaire , tous mes devoirs fur
la terre. Qu'eft-ce que tout le favoir
des hommes m'apprendra de plus ? A
l'égard de la révélation , fi j'étois
meilleur raifonneur ou mieux inflruit ,
peut-être fentirois-je fa vérité , fon
utilité pour ceux qui ont le bonheur
de la reconnoître.
Ce que Dieu veut qu'un homme
fafle y il ne lui fait pas dire par un
autre homme , il le dit lui-même , il
l'écrit au fond de fon cœur.
Quand M. RouiTeau écrivoit ceci
il n'avoit pas alors le même intérêt
qui lui faifoit dire dans un autre en-
droit , que l'efprit des enfans , avant -
l'âge de quinze ans , étoit incapable
des opérations néceffaires pour con-
noître la Divinité, quelque inftruélion
qu'il reçût d'ailleurs d'un fage & ha-
piij
342 Extraits
bile Gouverneur. Une contradidion
de plus ou de moins dans fon livre
n'eft pas ^rand'chofe. Mais ce qu'il
importe d'obferver , c'efl qu'il con-
tredit l'expérience de tous les fiècles ,
témoins irrécufables des cultes odieux
& infenfés qu'ont fuivi toutes les Na-
tions , avant qu'elles marchafTent à la
lumière de la vraie révélation; l'exem-
ple des Philofophes même , qui , avec
toute l'oftentation de leur favoir , n'ont
pas été plus fages. Il lui eft d'ailleurs
im-pofnbîe , dans Ton fyftême , de ren-
dre ra'fon de ce penchant par qui tous
les Peuples ont été entraînés à adopter
des révélations prétendues , qu'on leur
préfentoit comme divines. Les Pliiîo-
fophes Payens les plus di flingues ont
été bien éloignés de donner autant
que lui à la raifon ; & quand ils ne le
diroient pas , leurs erreurs monO-rueufes
le difent affez pour eux. M. Rouleau
nous préfente comme un ouvrage de
la raifon qui ne feroit pas même cul-
tivée , comme le fruit der réflexions
d'un homme né dans, une îfîe déf-rte,
& qui n'auroit jamais vu d'aurre hom-
me que lui , un lydême de Morale in-
finiment plus exad 6c plus complet
' DES Journaux. 545
que tout ce que Socrate , Platon &
tous les anciens Philofophes enfei^-
gnèrent jamais là-defTus. A qui doit-
il toutes ces belles découvertes , fi ce
n'efi: à la révélation ?
On me dit , ajoûte-t-il , qu'il faîloit
une révélation pour apprendre aux
hommes la manière dont Dieu vouloit
être fervi ; on alligne en preuve la
diverfité des cultes bifarres qu'ils ont
inftitués ; & l'on ne voit pas que cette
diverfité même vient de la fantaifie
des révélations. Dès que les Peuples
fe font avifés de faire parler Dieu ,
chacun l'a fait parler à fa mode , Se
lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si
l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit
au cœur de l'homme , il n'y auroic
jamais eu qu'une Religion fur la terre.
Il falloit un culte uniforme ; je le
veux bien, mais ce point étoit-il donc
fi important , qu'il fallût tout l'appa-
reil de la Puiflance divine pour l'é-
tablir ? Ne confondons pas le céré-
monial de la Religion avec la Re-
ligion. Le culte que Dieu demande
eft celui du cœur ; & celui-là , quand
il eft fincère , eft toujours uniforme ....
Quant au culte extérieur, s'il doit être
Piv
544 Extraits
uniforme pour le bon ordre , c'efl
pure^Qsnt une affaire de police : ii ne -
faut pas de révélation pour cela.
C'eft précifément parce qu'il y a
tant de révélations fauffes chez les
divers Peuples , qu'il faut bien que
chez quelques-uns il y en ait de vé-
ritables. Elle" ont leur raifon dans
rinfufii^ance de l'efprit humain pour
connoitre la manière dont Dieu veut
être fervi , & dans l'autorité divine
dont il a bsfoin pour être entraîné.
Si l'Auteur eût plus réfléchi fur la
coJiduite des anciens Légiflateurs , qui
ne prefcrivoient d'autre culte pour la
Divinaé, que celui que leur politique
fuppofoit infpiré par la Divinité même,
& far la facilité de tant de Peuples à
recevoir des cultes bifarres , quelque
oppofés qu'ils fuflent à la raifon &: à
la Religion naturelle , il auroit dû en
conclure la néceflité d'une révélation
pour la foiblefie de la raifon humaine. ^
Il n'ell: point vrai , comme il le J
fuppofe , que la Religion naturelle
chez les Théifc2S feroit uniforme quant
aux fentimens du cceur. Ceux qui philo-
fopheroient exac^tement , a 'oreroient
Dieu Créateur , tandis que l'Auteur
1
DUS Journaux. 545*
de Tes Difciples , ignorant s'il a créé
^Univers , ne lui rendroient point
hommage en fa quaîité de Créareur.
Ceux-là lui adrefîeroient des prières
pour en obtenir des fecours , des lu-
mières , des dons : l'Auteur diroit :
je^ ne prie point Dieu ; que lui demande-
rois-je} Il n'efl: pas néceflaire de poufTer
plus loin cette induâion.
Nul Légidateur jufqu'ici n'a tenté
d'établir l'uniformité dans le culte fans
le fecours d'une révélation vraie ou
fauffe : jamais cette uniformité ne s'eft
introduite ni foutenue chez aucun Peu-
ple fans l'appui de cette même révé-
lation. Comment l'Auteur a-t-il donc
pu avancer que c'ell: purement une
affaire de police , d'établir & d'entre-
tenir l'uniformité du culte extérieur ?
Ignore-t-il que la Religion tient au
culte chez le Peuple , & les îoix à la
Religion ? Il convient lui-mêm.e dans^
fon ComraB Social que les Légidateurs
ont été forcés d'honorer las Dieux
de leur propre fagei^Q , afin qu3 les
Peuples , fournis aux Ioix de l'Etat
comme à celles de la Nature , obéif-
fent avec liberté , 5c portaifeni: doci-
? V
34^ Extraits
lement le joug de la félicité publique.
Donc , pour enchaîner les Peuples au
culte de la Religion , il a fallu que
les Légiflateurs mifTent leurs décifions
dans la bouche des immortels,
CaraElères de la révélation. Nous
avons , dit M. RoufTeau , trois prin-
cipales Religions en Europe. L'une
admet une feule révélation, l'autre en
admet deux , & l'autre en admet trois.
Chacune détefte , maudit les deux au-
tres , les accufe d'aveuglement , d'en-
durcifTement , d'opiniâtreté , de men-
fonge. Quel homme impartial ofera
juger entr'elles , s'il n'a premièrement
bien pefé leurs preuves , bien écouté
leurs raifons? Celle qui n'admet qu'une
révélation , efl la plus ancienne , &
paroît la plus fûre ; celle qui en admet '^
trois , efl la plus moderne , & paroîr
Ja plus conféquente ; celle qui en ad-
met deux , & rejette la troifième »
peut bien être la meilleure ; mais elle
a certainement tous les préjugés con~
tr'elle; l'inconféquence faute aux yeux.
L'Auteur ayant tant fait que d'é-
tablir un parallèle entre le Chri/lia-
uifme & le Mahométifme , il étoit dans
IDES Jo UPxN AU X\ 54.7
fa façon de penfer qu'il donnât à celui-
ci la préférence fur celui-là ; ce pa-
radoxe étoit bien digne de lui. Le
Chriflianifme eft aulîi ancien que le
Monde ; la révélation dont il fe glo-
l'ifie , eft la même que celle par la-
quelle les premiers hommes , dès le-
commencement du Monde , les Patri-
arches & tous les hommes Religieux
honorèrent Dieu avant la naiffance de
Jéfus-Chrift ; avec cette différence
pourtant qu'elle eft plus diftinde , &
qu'elle s'étend à plus d'objets : elle eft
la même que celle dont fût honorée
Ja Religion Judaïque. Le Chriftia-
nifme en fuppofe la vérité ; il en eft^
la Rn & la perfedion , il eft Tac-
compliftement de fes Prophéties & de
fes figures. Ainfi l'Auteur ne peut
lui préférer la Religion des Juifs com-
me plus ancienne.
Si on Tenvifage en lui-même , Il eft
encore fupérieur , foit par la clarté
& la fublimité de fa Morale , qui d'ail-
leurs s'accorde fî parfaitement avec le
fens moral & les lumières naturelles ;
foit par fes préceptes pofitifs qui rè-
glent Se déterminent le culte exté-
54^ Extraits
rieur ; foit enfii par les motifs qu'if
préfente , lefquels font plus forts &
plus développés que dans l'économie
Mofaïque.
Si l'on fait attention à fon Auteur ,
Jéfus-Chrift eft un Dieu , & Moyfe
n'efl: qu'un grand homme fous la direc-
tion de la Divinité. Les miracles de
Jéfus-Chrift furent bien plus multi-
pliés : annoblis par les Prophéties qui
les avoit annoncés , ils portoient en-
core un caractère de bienfaifance qui
lui étoit propre. Quel prodige que
celui de fa réfurreétion , dont un hom-
me fenfé ne peut douter , après cette
foule de miracles par lefquels les Apô-
tres & les premiers Chrétiens l'ont
conftatée aux yeux de ^Univers ! En
lui & dans l'établiffement de fa Re-
ligion fainte , les Prophéties ancien-
nes , confignées dans des livres con-
fervés dans leur intégrité , & d'une
date bien antérieure , fe font accom-
plies d'une manière fenfible.
Si l'on jette les yeux fur l'établif-
fement du Chrlftianifme , c'efb un
miracle qui confirme tous les autres >
puifqu'il en eft une fuite manifefte ,
DES Journaux. 54P
qu'il les fuppofe évidemment, & que,
îj'il fe fût fait fans miracles , il feroit
un miracle plus grand que tous les
autres. Soulèvement général de la part
des Peuples Idolâtres , paiîionnés pour
leurs folles , mais anciennes fuperfti-
tious ; attaques des Philofophes enflés
d'une fçience faftueufe ; infultes &
dédains àes beaux efprits dont l'Em-
pire Romain étoit alors rempli ; conf*
piration violente des Empereurs , des
Gouverneurs & des Magiftrats armés
contre le Chriftianifme , & détermi-
nés à n'en pas laifler fubfifter la moin-
dre trace ; la Religion a furmonté
tous ces obftacles ; & avec quelles
armes ? Par une patience invincible
& par la feule force de la vérité.
Aux perfécutions des Idolâtres ont
fuccédé les héréfies , les fchifmes »
les fcandales fouvent appuyés de l'au-
torité féculière ; & la Religion a
toujours triomphé. Or la durée per-
pétuelle de l'Eglife Catholique de-
puis plus de 1700 ans , malgré les
aflauts de toute efpèce qu'elle a eus
à foutenir au-dedans & au - dehors y
fans qu'on puifTe la convaincre d'inno-
jyô Extraits
vation , ou de variation fur aucun'
de fes dogmes , ni fur aucun point
de fa Morale , n'eft-elle pas toute
feule une preuve complette de la
divinité de fon Auteur , un fur ga-
rant de la vérité de fes promeffes »
èc un gage certain de l'efficace toute-
puifïante de cette parole : voilà que
J€ fuis avec vous tous les jours jufquà
la confommation des tems ?
Mais un caradère de divinité qui
fe réfléchit d'une manière bien fen-
fible fur le Chriflianifme , c'eft cet
accord , cette liaifon qui s'y voient
non feulement entre toutes fes par-
ties , fes dogmes , fes maximes , fes
préceptes , mais auflî avec les dif-
pofitions économiques de l'ancien Tef-
tament & de la loi de Nature , en
un mot , avec toutes les révélations
divines qui avoient été faites aupa-
ravant , depuis le commencement du
Monde.
• Cette harmonie avec les révélations
précédentes , ainfi que les autres ca-
raâères de vérité dont nous venons
de parler , manquant à la Religion
Mahométane , elle n'eft appuyée fur
DES Journaux:» 55*1
aucun miracle , ni fur aucune prophé-
tie : elle a contre elle le miracle &
les prophéties des deux Teftamens :
Mahomet , en l'inventant , a eu foin
de l'accommoder aux ufages & aux
inclinations des Arabes : elle s'eft
établie par la violence & par la force
des armes. Comparez , fi vous l'ofez »
Mahomet à Jéfus-Chrift ; & aux Apô-
tres de Jéfu^Chrift , les Othman »
les Omar , les Moavia & autres , qui
font comme les Apôtres des Muful-
mans ; & lorfque vous aurez lu leurs
débauches , leurs cruautés, leurs per-
fidies , & fur-tout la cruelle guerre
qu'ils firent à la famille d'Ali , dites-
nous, M. RoufTeau , en faveur de qui
les préjugés parlent , ou des Difci-
pes de Jéfus-Chrift , ou des Seéèa-
teurs de Mahomet. Tracez-nous , fi
vous pouvez , un portrait aufli vrai
& aufli magnifique du Légiflateur
des Mufulmans , que vous nous er>
avez ébauché un du Légiflateur des
Chrétiens. Approchez des Livres faints
TAlcoran ; prouvez-nous , s'il eft pof-
fible , que les mêmes traits de no-
bleffe , de dignité > de fageffe » de
5 5*2 Extra iTs^
fainteté, de magnificence qui les figna-
lent à chaque page , caraîtèrifent cet
écrit informe , foit dans la fuite ,
l'ordre & la fin des évènemens ; foit
dans la pureté des maximes & Vhe-
roïcité des fentimens ; foit dans la
profondeur & l'exaditude des con-
noifTànces de toute efpèce ; foit dans
îa piété des prières ; foit dans l'é-
lévation & la fublimité du langage,
quand le fujet les exige & les infpire;
foit dans la naïveté des traits & le
naturel des couleurs , quand il eft
*^queftion de raconter & de peindre ;
foit dans la beauté d'un Gouverne-
ment , où Dieu fe montre à décou-
vert le Roi d'une Nation qu'il a choi-
fie; foit enfin dans la deftination de
ce Peuple , donné en fpedacle à l'U-
nivers , pour annoncer & pour pré-
parer durant quatre mille ans , par fa
conftitution même & par toutes fes
révolutions , un événement plus in-
fîgne & un dénouement unique , pro-
mis dès l'origine du Monde.
Moyens de connoître la réi'élation.
Apôtre de la vérité , dit M. Rouf-
feau , qu'avez-vous donc à me dire»
DES Journaux. 53*5
dont je ne relie pas le juge.... Dieu lui-
même a parlé : écoutez fa révélation...-
C'efl: autre chofe. Dieu a parlé! Voilà
certes un grand mot. Et à qui a-t-il
parlé?. ..Il a parlé aux hommes !... Pour-
quoi donc n'en ai -je rien entendu?... Il
a chargé d'autres hommes de vous
rendre fa parole.... J'entends : ce font
des hommes qui vont me d're ce que
Dieu a dit. J'aimerois mieux avoir
entendu Dieu lui-même ; il ne lui en
au'oit pas coûté d'avantage , & j'au-
rois été à l'abri de la fédu(5lion.... Il
vous en a garanti , en manifeflant la
million de fes En^voyés..,. Comment
cela.,.? Par des prodiges.... Et où font
ces prodiges?... Dans des livres.... Et
qui a fait ces livres?... Des hommes..».
Et qui a vu CCS prodiges?... Des hommes
qui les a-teftent?... Quoi ! toujours des
hom.mes qui mQ rapportent ce que
d'autres hommes ont rapporté ? Que
d'hommes entre Dieu & moi ! voyons
tOQt^Fois , examinons , comparons ,
véritîoii?. O ! (i Dieu eût daigné me
difpenfjr de tout ce travail , l'en au*
ro's-je i^^rvi moins de bon cœur l
C'eft ainfi que s'exprime M. RoulTeau»
5X4 Extraits
Trois chofes qu'il a diflîmulées dé-
truifent tout ce qu'il dit ici. i*^. Là
révélation particulière faite à chaque
homme lui donnant droit d'en abu-
fer , pour fe faire à fa mode des dog-
mes & des préceptes , il en auroit
refulté une infinité de maux , auxquels
il eût été d'autant plus difficile de
remédier , qu'ils auroient eu comme
le fceau de la Divinité. Que fi l'on
fuppofe qu'il y eût eu des fignes cer-
tains auxquels on auroit connu la vé-
rité de la révélation , tout l'ordre de
la Nature eût été interverti par les
miracles fréquens qui auroient été en
oppofition avec fes loix. Donc les ré-
vélations particulières n'entroient point
dans l'ordre de la Providence. 2 ** . C'eft
fe plonger dans le pyrrhorrifine le plus
extravagant , que de n'en vouloir pas
croire des faits tranfmis à travers les
fiècles , par une multitude de témoins
agités de paflîons trop différentes ,
pour avoir pu concerter enfemble de
faire illufion à leur poflérité. ^^. L'ef^
pèce de certitude qui convient au
vulgaire , c'eft celle qui réfulte des
faits , pour l'examen defquels il a tou-
DES Journaux. ^jf
jours aflez d'intelligence. L'organe
des hommes a donc dû naturellement
fervir d'interprète à la volonté divi-
ne. Mais ils n'ont été capables de
faire parler Ûieu , qu'autant qu'ils
ont légitimé leur mifîion par des mi-
racles. Or ces miracles , qui nous
font parvenus par le canal de la tra-
dition orale & de la tradition écrite,
exigent de nous la même foi que fi
nous en eulîions été les témoins ocu-^
laires.
Deux faits auxquels l'Auteur ne
pourra fe dérober, vont nous don-
ner la folution d'une difficulté qu'il
s'eft plu à exagérer. II eft certain
que toutes les Sociétés Chrétiennes,
foit de l'Orient , foit de l'Occident ,
quoique d'ailleurs divifées entr'elles
fur beaucoup d'articles , s'accordent
à reconnoître comme authentiques &
exempts de toute altération plufîeurs
ironumens de la foi , plufieurs pièces
qui loncernent la Religion Chrétien-
ne , comme par exemple la plupart
des livres de l'Ancien & du Nouveau
Tefi?rnent,îe Syrïjbole des Apôtres,
celui du Concile de Nicés , Sec» H
eft encore confiant que le même cou-
5 J<^ Extraits
cert règne entre les Juifs & les Chré-
tiens fur les livres de l'Ancien Tef-
t^ment.
Mais pourquoi chercher ailleurs que
dans l'Auteur même , la réponfe à Tes
difficultés ? N'avoue-t-il pas que la
majefté des Ecritures l'étonné ; que la
fainteté de l'Evangile parle à Ton cœur >.
Si on lui objede que l'Hiftoire de
l'Evangile ell; inventée à plaifir ; il
répond que ce n'eft pas ainfi qu'on
invente , & que les faits de Socrate,
dont perfonne ne doute , font moins
atteflés que ceux de Jéfus-Chrift ;
que d'ailleurs il feroit plus inconce-
vable que plufieurs hommes d'accord
eufTent fabriqué ce livre , qu'il ne l'efl:
qu'un feul en ait fourni le fujet. Ja-
mais , ajoute- t-il , des Auteurs Juifs
rCeuJjent trouvé ni ce ton , ni cette Mo-
rale ; ^ Vhranpile a des caraBères
de .vérité Jî grands ^Ji fraypans ^Jî par-
faitement inimitables , que Vinvcnteur en
feroit plus étonnant que h Péros, Cet
éloge magnifique, l'Auteur le termine
par cette étrange réflexion : ai^ec tout
cela , ce mtwe Evangile ejl plein de
chofes incroyables ^ de chofes qui re-
pugnent à la raifon , S" quil ejj im-
DES Journaux. 35*7
jfoljible à tout homme fenfé de conce-
voir , ni £ admettre»
S'il eft vrai que Jéfus-Chrift ait
enfeigné des myftères prétendus in-
croyables , les Evangéliftes ont-ils dû
omettre cette partie de Ton Hiftoire?
S'ils avoient écrit de génie , & qu'ils
fe fuffent rendu les maîtres de leur
matière , ils auroient pu fupprimer
ce qui choque (i fort M, Roufleau ;
& en ce cas , ils nous auroient donné
de Jéfus-Chrifl: une Hiftoire bien dif-
férence de celle que nous lifons. Mais
en s'en tenant à ce qu'ils ont vu &
entendu , que peut-on leur reprocher?
L'Hiftoire de Jérus-Chrift feroit-elle
plus vraie, & fes Hiftoriens plus croya-
bles , fi leur Maître n'eût point ap-
porté du Ciel des connoiflances au~
deflus de l'intelligence des hommes ;
ou fi les Difcipes chargés de les ré-
pandre dans le Monde , fe fuflent
bien gardés de les publier ? Ils au-
roient écrit l'Hiftoire d'un Philofo-
phe , & peut-être on les croiroit ;
mais ce n'eft pas là ce qu'ils avoient
promis. Ils s'engageoient d'écrire l'Hif^
toire du Fils de Dieu , chargé de la
révélation du Ciel. Elle devoit con^
^^B Extraits
tenir des myflères & des miracles.
Ils ont entendu prêcher les myftères ;
ils les ont appuyés par des miracles:
ils ont écrit ce qu'ils ont vu & en-
tendu ; ils l'ont fait fans réflexions ,
lans commentaires , fans controverfes ;
ils nous laiifent à en tirer les confé-
quences, Ils ont fait le devoir d'Hif-
toriens fidèles , & l'Antiquité ne nous
en fournit point de plus fages.
On difpute ici aux Evangélifles
d'avoir été les organes du Saint-Efprit.
L'idée qu'ils ont voulu nous donner
de Jéius-Chrifl: , efl celle d'un homme
ifîngulier , d'un grand homme , d'un
homme irréprochable , toujours Sau-
veur , toujours Légiilateur , toujours
vid:ime , toujours modèle , toujours
homme , & cependant plus qu'un
homme ; toujours Dieu , mais tel que
devoit fe montrer un Dieu fait hom-
me pour le falut des hommes. Dans
la fimplicité de leur narration , ft"
marque- 1- on quelque trait qui dé-
figure le Héros qu'ils veulent pein-
dre ? Voit-on qu'ils aient oublié le
Dieu dans le détail des humiliations
& des foibleiïès dont ils ont chargé
l'homme ? Ont-ils , à l'imitation des
DES Journaux. 579
Rhéteurs & des Sophifles de la Grèce ,
prodigué les vains éloges à la place
des faits qui louent toujours mieux ;
& comme s'ils eufifent craint pour la
fincérité de leurs témoignages , font-
ils allés au-devant de ce qui pouvoit
les infirmer , par des apologies étu-
diées ? S'ils euiïent été abandonnés à
eux-mêmes , & que d'ailleurs leur
Hifloire n'eût été qu'un Roman , ils
auroient pu écrire de cette manière,
plus ou m.oins bien , avec plus ou
moins d'art , félon qu'ils auroient eu
plus ou moins de génie ; mais ce
qu'il y a de bien certain , c'efl: qu'ils
n'auroient pu , depuis le moment de
fa naiffance jufqu'à fon apothéofe ,
s'il eft permis de parler ainfi , fou-
tenir conftamment le caradère de leur
Héros , fans fe démentir , félon tous
4es attributs qu'on lui a donnés , &
conformément à tous les miniftères
dont on le luppofe revêtu. Ceci fur-
palTe de beaucoup le génie humain,
& l'on n'en voit aucun modèle dans
les meilleurs Ecrivains, tant anciens»
qvLc modernes.
En voilà bien alTez pour faire voir
5^o Extraits
que , dans les endroits oti l'Auteut
s'eft échapé contre la Religion , foit
naturelle , foit révélée , il n'a rien
dit à quoi l'on ne puilTe très-bien ré-
pondre. Si de fes objeâ:ions on re-
tranche les fuppofitions fauffes , les
imputations calomnieufes , les exagé-
rations exceflives , les faux expofés
de l'état de la queftion , Se autres
adrefTes des Sophiftes , les principQS
avancés fans preuve , les conclufions
contre les chofes claires & démon-
trées , tirées de chofes obfcures &
ilipérieures à notre intelligence , les
railleries , les défis de répondre riea
qui puilTe contenter un homme fenfé,
le ton hardi & décifif; enfin Ci l'on
retranche tout cela de fes obje(5lions,
il n'y reftera plus rien.
Si nous voulons nous replier un
moment fur le plan d'éducation ima-
giné par M. Rouffeau , nous verrons
qu'Emile , ou fon Elève , n'auroit ,
avant l'âge de i8 ans , aucune con-
noiffance de Dieu , de fon ame , ni
des notions éternelles du jufte & de
l'injufte , & du beau moral. Les inf-
trudions qu'il recevroit enfuite fur
ce^
DES Journaux. ^6i
ces grands objets lui infpireroient le
mépris & l'averfion de toutes les Re-
ligions ; il foutiendroit enfuite qu'elles
font autant d'inftitutions falutaires qui
ont leur raifon dans le climat , dans
Je génie des Peuples , dans le gouver-
nement ; & cependant il les méprife-
roit en lui-même , fe contentant d'une
idée abilraite de la Divinité , dont-il
lui importeroit peu de favoir fi elle
eft une , ou multipliée , créatrice de
l'Univers , ou feulement coéternelle à
la matière. Il prétendroit que les plus
grands crimes font permis pour fe con-
ferver la vie : il n'iroit pas feulement
fe battre en duel , pour fe venger
d'une infulte , mais fans recourir aux
Magiftrats , defquels , dans ce cas , il
fe croiroit indépendant , il prendroit
un moyen fort fimple d'empêcher
l'aggreffeur de fe vanter long-tems
de l'avoir oftenfé. Enfin le fondement
& la mefure de tous fes devoirs à
l'égard des autres feroit fon feul amour-
propre. Voilà, en peu de m.ots , ce que
feroit Emile à l'égard de la Religion
& la loi naturelles , & par rapport à
la Religion révélée.
Tome ^1. Q
^62 Extraits
Emile , devenu majeur ^ & maître
de lui-même , fe regarderoit comme
aufTi libre de renoncer à fa Patrie qu'à
la fucceiïion de fon père. Il vivront
tellement pour lui-même , qu'il auroit
en averfion tout emploi , toute charge
utile 5 ou même nécefTaire à l'Etat. Le
commerce , la Finance , la Magiftra-
ture , l'état militaire , tous les emplois
divers ne feroient pas de fon goût. Il
ne connoîtroit d'autre bonheur quç
de vivre indépendant avec fa Sophie ,
en gagnant tous les jours par fon tra-
vail de l'appétit & de la fanté. Après
avoir examiné les diiférens Gouver^-
nemens qui fubfiftent , il auroit uq
tel mépris pour le droit politique ,
qu'il diroit nettement que le droit
politique efl: encore à naître , & qu'il
ne fait pas s'il naîtra jamais. Sur cette
queftion : ce que c'eft qu'une loi , &
quels font les vrais caradères de la
loi ? il diroit : ce fujet eft tout neuf,
de la déhnition de la loi efl: encore à
faire. La raifon de ces étonnantes
maximes efl un principe qui n'eft pas
moins extraordinaire. Il ne conncîrroit
en conféquence pour de vraies loix
DES Journaux. 5^5
K^e celles qui ferolent portées par la
volonté générale , parce que chaque
fujet a droit d'influer par Ton fuffrage
dans leur rédadion , félon la part qu'il
a à la Souveraineté. Il tiendroit pour
impoflîble que les grandes Monarchies
de l'Europe aient encore long-tems
à durer ; & il auroit de Ton opinion
des raifons particulières. Il décideroit
que le premier bien qu'un Roi bien-
faifant & fage voudroit faire aux au-
tres & à lui-même , feroit d'abdiquer
la Royauté, Il diroit que Jéfus-Chrifi:,
en féparant le fyjftême théologique du
fyftême politique, fit que l'Etat cefla
d'être un , & qu'il caufa les divifions
inteftines qui n'ont jamais ceOfé d'a-
giter les Peuples Chrétiens. Il ne con-
noîtroit rien de plus contraire à l'ef-
prit focial que le Chriftianifme même;
fon vice deftrudeur feroit dans fa
perfedion. Tel feroit Emile à l'égard
de la Patrie , du Droit politique ,
des loix , des Etats dans lefquels'il
vivroit , & de l'influence de la Re-
ligion fur les efprits. On voit que le
Sauvage civil ifé de M. Rouffeau ,
aux connoiflances près , efl: le m
icms
3^)4 Extraits
que le Sauvage brute dont il a parlé
dans fon difcours fur Vinégalitè des
conditions : tant il eft vrai que ce
Philofophe eft confiant dans fes idées
feifarres & Cngulières.
%^J!^
DES Journaux. s^S
EXTRAIT
D E
L' E X A M E N
DE LA CONFESSION DE FOI
DU VIGAIRÊ SAVOYARD
CONTENUE DANS EmILE,
Par M. BiTAUBÉ.
J^Près avoir loué les talens Gr le cœur de
M, Rouffeau ^ Gr* gémi fur V aveuglément
qui lui a fait einployer contre la Reli-
gion une plume qui feroit fi propre
à la rendre vidorieufe , M, Bitaubé
commence par détruire Vidée où efi V Au-
teur d^Emile , que le Public gagne-
roit à penfer comme lui & fon V^i-
caire).
M. R. croit-il (dit M. B.) que ceux
qui trouvent des difficultés dans fa
Religion Chrétienne n'en trouveroient
pas dans le Déifme ? Ils y en rencoa-
Qiij
!^66 Extraits
treroient de bien plus grandes encore»,
& j'ofe prendre ici à témoin M. Rouf-
feau & lui demander s'il ne voit pas
des abîmes dans la Religion naturelle?
Il convient lui-même qu'il n'a pas
toujours été ferme dans fes principes ;
peut-il donc fe flatter de ne vaciller
plus déformais , & que ceux qui s'en
tiendront à Ton fyftême n'éprouveront
pas les mêmes incertitudes ? Qu'il
prenne garde de n'en pas trop pro-
mettre au Public : car fi une fois ce
Public fe bornoit à la Religion na-
turelle , il fer oit fans doute curieux
de connoître les divers fentimens dés
Philofophes , qu'il regarderoit comme
fes guides ; & alors il y a toute ap-
parence qu'il ne feroit pas fort édifié
da leurs fyfl:êmes. Que diroit-il ea
voyant les uns rejetier & tourner mê-
me en ridicule des argumens , que
M. Roufleau juge avec raifon être
inconteftables ? Plufieurs ne feroient-
ils pas au moins ébranlés à la vue d'un
feiTîblable combat? N'y auroit-il pas
alors tout comme aujourd'hui un Pw-
blic incrédule ? Je ne vois donc pas
qje l'on gagnât beaucoup à marcher
fur les pas de M. RoufTeau & de foi%
i) E s Journaux. ^6'f
Vicaire. A Dieu ne plalfe que je
veuille jetter fur quelqu'un mal-à-pro-
pos des foupçons d'Athéifme. Mais
fi dans d'autres fiècles an a abufé de
cette accufation , peut-être dans celui-
ci feroit-il permis de demander , s'il
y a beaucoup de vrais Déiftes ? En
faifant cette queftion , je fouhaite du
fond de mon cœur , ô Philofophes î
d'avoir lieu de reconnoître que j'ai eu
tort de la faire.
M. Rouiïeau continue ainfi : rous
ne voyei dans mon expofé que la Re-
ligion naturelle ; il eft bien étrange au il
en faille une autre ! Cette réflexion
tend-elle à blâmer Dieu , ou à mettre
l'homme dans tout fon tort ? Je crois
que le choix n'eft pas douteux entre
ces deux partis. Dieu auroit-il mieux
fait de lalfTer l'homme dans l'abîme
de fuperftition où il s'étolt plonge >
S'il y a donc quelque choie à^étran-^e
dans la révélation , c'efl: la miféricorda
qui nous l'a donnée : m.ais quand je
confidère l'homme , j'avoue qu'il efl
étrange qu'il ait corrompu la pure
lumière de la ralfon ; fa brutalité
m'étonne , mais elle me fait toujours
mieux fentir la nécefîîté d'une rêvé-
Qiv
5^8 Extraits
lation. Il Qi\: donc étonnant que l'Au^
teur ajoute ; par oîi connohrai-je cette
néce(Jî:é ? £ft-il bien pofTîble que
l'homme puifTe faire cette qusftion ,
après avoir été éclairé de la lumière
de l'Evangile ? C'efl: comme fî un
malade , miné depuis long-tems par
la fièvre, refufoit de prendre le quin-
quina , de difoit ; par où connoitrai-je
la nécefjité de ce remède >
L'Auteur continue à vouloir éta-
blir le peu de néceiîîté d'une révé-
lation, y ontre^-moi , dit-il ^ ce qu'en
peut ajouter pour la gloire de Dieu ^ pour
le bien de la Société , £?' pour mon pro-
pre avantage , aux devoirs de la loi na-
turelle. Mais fi la Religion ne prétend
rien ajouter aux devoirs de la loi na-
turelle que de nouveaux motifs , fi
fon principal but eft de rétablir une
loi que \qs hommes n'avoient pas ref-
pedée, fa nécellité fera , par cela feul ,
aïïez évidente. A certains égards la
révélation n'ajoute prefque rien à la
loi naturelle , & à d'autres elle y
ajoute .beaucoup , en ce qu'elle lui
donne comme une féconde naifTance ,
& en renouvelle les traits effacés au
fond des cceurs. Ceft en vain quel'Aa-
DES Journaux. 36^
teur ajoute : Voye^ le fpecia^le de la
Nature ; écoute'^ la voix intérkure» Jq
réponds que les hommes ont eu des
yeux ^ qu'ds rCont point vu , quils ont
eu des oreilles (^ quils n^ont point en-,
tendu.
L'Auteur pafTe à des objedions
d'une autre nature. La révélation , fé-
lon lui y a enfanté des comradiêiions
ahfurdes ^ Gr a produit Vintolérance^
Quant à l'article des comradiElions ah-
furdes, on a déjà avec raifon reproché
à l'Auteur d'avoir de très-faufles idées
de la Religion Chrétienne (a). Seîoa
le tableau qu'il en fait , il faut qu^i!
n'ait confulté que à^s Théologiens qui
ont plus de zèle que de lumières. Que
s'il s'étoit adreffé à des Théologiens
raifonnables ,. s'il avoir lu l'expofition
que M. Vernet , par exemple ^ fait
de nos dagmeSj.expofit'on fi conforme
à la raifon & à l'Ecr ture; ou s'il avoir
attentivement médité cette Ecriture .„
fans recourir aux commentaires hu—
mains , il n'eût pas rencontré les coa-
(a) Bib!iothècjLie des Sciences & Jes Bea-ix--
Arts, Tome XI' IL Part, 2,
Qv
57C> Extraits
tradl(5^ions qiài le choquent ; il eét
fans doute été contraint de furpendre
quelquefois fon jugement j il eût trouvé
quelques difficultés, mais non des dog-
mes abfurdes»
( Pour ce qui efl du reproche que M»
Roujjeau fait à la Religion de rendra
rhomme intolérant , y', Buaubé met pour
un moment les Philofophes à la place des
Théologiens , ^ fait voir que la Reli^
gion révélée n^efî pas plus coupable des
dijjenjions théolo piques que la Religion
naturelle ne le Jeroit des dijjénfïons des
Philofophes, Il s^ appuie fur l'exemple de
Julien , quil prouve n'avoir été qu'Hun
perfécuteur , &' il réfute tout ce quon
pourroit dire au contraire. Il rapporte ici
Us caufes qui ^ contre Vefprit de VEvan"
gile , introduifent dam VEglife Vefprit
de p^rfecution.)
Voici, continue M, Bitauhé , un pe-
tit dialogue que je fuis obligé detranf-
crire. Confîdérant cette diverfité defeBes,
je demandois quelle efl la bonne ? Cha-
cun me répondoit : c'e/? la mienne ,
Et d^oà le favei'vous ? .. Parce que Dieu
Va dit , , , Et qui vous dit que Dieu Va
dit}.. Mon P a fleur qui le fait tim U y a
apparence que ce dialogue s'eft tenu
DES Journaux, 571
entre M. Roufleau & quelques payfâns
du village qu'il habiroit en ce tCxTis-là,
& il n'eft pas douteux que dans les
plus grandes Villes plufieurs Chrétiens
ne lui eufTent fait les mêmes réponfes.
Mais qu'en réfulte-t il ? C'eft qu'il y
a des Chrétiens mal-inftruits , qui ne
font pas en état de rendre raifon de
leur foi ; nous en convenons ; mais
peut-on en tirer une conclufion auiîî
générale que fait l'Auteur , lorfqu'il
dit, que la méthode de celui qui [un la
bonne route ^ £r celle de celui qui j'é-
gare font la même ? Il y a différentes
preuves des vérités de la Religion ; les
unes font de fentiment Se les autres
de raifonnement; ces preuves font erï
fi grand nombre qu'à parler en général
elles font propres à frapper toutes for°
tes d'efprits ; elles font fîmples &
claires ; mais elles ne fauroient donner
du fentiment à ceux qui en manquent :.
ni contraindre des efprits légers à erï
faire l'objet de leur méditation , ni
enfin fe rendre palpables à une ftupi-
dité parfaite. On peut diftinguer trois
Claffes parmi les Chrétiens. La pre-
mière eft compofée de gens éclairés ,
Qvj
37- Extraits
qui non- feulement connoiïïent les preu-
ves de la Religion , mais qui font
encore en état de rendre raifon de
leur foi. La féconde Clafle comprend
ceux qui font moins frappés de cha-
que preuve particulière que de ces
preuves réunies : ils ont une convic-
tion parfaite > mais ils ne (eront pas
en état, autant que les premiers, de
rendre raifon de leur croyance , parce
qu'il faudrolt entrer dans le dérail des
preuves , & que ce n'efi: que leur ré-
union qui les a perfuadés. Enfin la
dernière Clafle contient des perfonnes
femblables à celles que T Auteur in-:.,^
troduit dans fon dialogue , des per-
fonnes très-capables de répondre ,
qu elles croient y parce que Dieu Va dit ^
&* quelles favem que Dieu Fa dit ^ parce
que leur Pajîeur le leur a appris ainfi.
Je crois n'en pas trop dire en avan-
çant que les deux premières Claiïes
réunies l'emportent fur la dernière
dans les pays éclairés par la réforma-
tion ; car il n'efl: pas étonnant que
l'ignorance prédomine dans les autres,!
puifque l'on ne permet pas que le 1
Ftuple s'y inflruife , & que tout tend
DES Journaux. 375
à y établir une foi aveugle. J'ajoute
ici une réflexion au tujet de cette
dernière Clalfe de Chrétiens , c'eft
qu'en fuppolant que les circonftances
où ils fe trouvent ne leur permiffent
pas de s'éclairer , qu'ils fuffent arrêtés
par une incapacité naturelle , il eft
encore heureux qu'ils tiennent par
quelque endroit à la Religion, quoi-
que ce ne foit que par le lien de l'au-
torité. Il vaudroit mieux fans doute
que leur foi fût plus éclairée , mais
du moins ne font-ils pas dans l'erreur;
leur état efl infiniment préférable à
celui de ces perfonnes qui , par un
femblable préjugé, reçoivent une faulîe
Religion. De quelque manière qu'ils
admettent les principes du Chriflria-
nifme , toujours fenrent-ils qu'ils font
obligés d'en pratiquer les devoirs.
Mais l'Auteur remarque , que leur
choix efl Veffet du hafard , ù" qu'il y
auroit de Viniquité à le leur imputer, li
faut obfcrver ici d'abord que fi , comme
je le fuppofe , leur ignorance étoit
invincible. Dieu ne fauroit la punir t
mais rien n'obli^çe à croire qu'il ré-
compenfera en eux cette foi aveugle :
au contraire , fuivant les décifions dô
374 Extraits
l'Ecriture , ils ne feront jugés que fur
l'ufa,<^e qu'ils auront fait de leurs lu-
mières. Quant à ceux qui font l'unique
caufe de l'ignorance ou. ils vivent >
bien loin que Ditu leur prépare des
récompenfes , ils ne doivent s'attendre
qu'à des châtimens.
( A ces exclamations de M. Roujfeau
contre la révélation : quoi î toujours des
témoignages humains ! que d'hommes
entre Dieu & moi ! voici ce q le répond
V Auteur de cet examen, ) Je ne pourrois
que répéter ici tout ce qu'on a dit de
folide fur la nature de ces témoignages.
L'Auteur , qui fe glorifie d'être Ci-
toyen de Genève , ne fauroit mieux
faire que de lire ce que M. Vernet »
fon illuftre compatriote , a écrit fur
le caradère de Jéfus-Chrifè & des
Apôtres (b) ; ou , s^il craint de mul-
tiplier le nombre des hommes qu^il place
mtre Dieu ^ lui , qu'il jette un œil
attentif fur ces témoins eux-mêmes ;
que , dans cette caufe , il foit juge en
eifet 5 puilqu'il defire de l'être ; qu'il
( 5) II peut aufîî relire ce qu'il a lui-mênae
^crit fur ce fujec.
eflaye de rendre ces témoins fufpeâs
de tanatifme ou d'impofture. Il verra
que de tels hommes ne fauroient ia-
rercepter les rayons de la Divinité ^
& qu'en employant de femblables or-
ganes elle fe montre prefque elle me-
nie. Sans doute que Dieu auroit pu
nous faire entendre direâ:ement /a
voix : mais n'y a-t-il pas beaucoup
d'orgueil & de nonchalance à former
de telles prétentions ? C'eft prefcrire
à Dieu la manière dont il doit nous
communiquer Tes grâces ; c'efl exiger
que , par une fuccefïion continuelle de
miracles , il dérange le cours de la
Nature ; c'eil en même tems vouloir
rendre l'homme parelTeux & inattentif :
chacun attendra patiemment pour ado-
rer l'Etre fupréme qu'il fe manifefle
par des révélations immédiates : la
confcience , la Nature , îa Religion
nous parleront en vain , il faudra que
Dieu lui-même nous parle. Il eft clair»
par toute la conduite de Dieu envers
l'homme , qu'il fe propofe feulement
de le réveiller & de le mettre en ac-
tion , afin qu'il concoure à fon bon-
heur : c'eft même le traiter avec une
forte de diftinâion , que de lui laiilei:
^37<^ Extraits
queîque chofe à faire. L'homme effi fi
hardi que , ne fe contentant pas d'une
feule révélation, il pourroit demander
des manifeftarions plus claires &c plus
fréquentes : il pourrjit de même de-
meurer dans l'inasfliun , & exiger que
Dieu , par des miracles continuels ,
fléchît fa volonté au bien» Qu'eft-ce
qui empêcheroit que quelque incré-
dule ne vînt nous dire , que ces ré-
vélations font l'effet de quelque illu-'
fion de l'efprit , & que , pour s'afTurer
de leur vérité , elles doivent être ré-
pétées ? au lieu que , s'il s'élève quel-
que doute au fujet de la révélation
écrite , on eft toujours à portée de
réitérer l'examen. Je demande encore
à quel âge l'homme devroit être ho-
noré de cette révélation f (Car à moins
que M. Rouifeau ne croye mériter deS"
privilèges , je puis fuppofer , d'après
fes principes , que chacun ne doit s'eit
rapporter à cet égard qu'à foi-même).
Seroit ce dans la jeuneffe ? Mais on
pourroit cnfuite fe défier de foi ; ce
ne feroit donc guères que dans VigQ
mûr ; mais combien d'années , oij
l'homme a un fi grand befoin de frein,
ne fe feront pas alors écoulées î
DES Journaux. 577
Les incrédules font dans le cas de
ceux , qui , au milieu des fignes écla-
tans que faifoit Jéfus-Chrift , venoient
encore lui demander quelque miracle.
La charité ne me permet pas de leur
appliquer dans toute fon étendue la
réponfe du Sauveur , qui , comme
maître des cœurs , connoilToit les plus
fecrets fentimens : c'eft à eux-mêmes
à s'appliquer ce qu'ils trouveront de
vrai dans cette réponfe. La naiion mé^
chante i adultère , dit~il , demande un
miracle : mais il ne lui en fera point donné
cT autre que celui de Jonas, Car r^n :ne
Jonas fut dans le ventre de la Balène
trois jours Qr trois nuits , de même le
fis de Vhomme fera dans le fein de la
terre trois jours pr trois nuits. Mais fi le
Sauveur croyoit pouvoir renvoyer leà
incrédules d'alors à un miracle qui ne
devoir arriver que dans la fuite , à plus
forte raifon renverroit-il les incrédules
de nos jours à un miracle déjà arrivé.
Car on voit, par la réponfe de Jéfus-
Chrift, que, dédaignant de leur rappeller
tant d'autres fignes, il leur met comme
devant les yeux fa réfurredlon , qui
pouvoit feule déformais triompher de
leur endurciflement : mais que diroit-
57^ Extraits
il à des incrédules , qui , après cette ré-
furre(5tion , lui demanderoient encore
quelque nouveau figne ; après cette ré-
furrecftion atteftée , au milieu des tour-
mens , par les plus fages & les plus
vertueux de tous les hommes? ( Attef-
tation fi bien fondée qu'elle met une
forte d'égalité entre nous & ceux qui
furent témoins des miracles du Sau-
veur.) La réponfe feroit fans doute'
plus foudroyante encore que celle qu'il
fit aux incrédules de fon tems.
Mais M. Rouffeau oublie-t-il qu'une
des principales preuves de la vérité
de la révélation eft fa conformité avec
la loi naturelle , conformité qu'il a lui-
même reconnue f La révélation rap-
pelle à l'homme les grands principes
qu'il avoit mis en oubli , elle renforce
la voix de fa confcience : à cet égard
il n'y a pas plus de diftance entre
Dieu & le Chrétien , qu'il n'y en a
entre cet Etre fuprême & le Déifie j
cette multitude d'hommes qui allar-
moient l'Auteur difparolffent ici pour
céder la place au langage de la eonf-
cience & de la Nature»
Enfin je ferai encore une confidé-
ration, c'eft qu'avant la venue de Jéfus-
DES Journaux. ^j^
Chrift les Philofophes du Paganifme
fe plaignoient fouvenc des nuages qui
leur interceptoient la Divinité. Plaçons
M. RoufTeau au milieu de ces Philo-
fophes ; eût-il été plus éclairé qu'eux ?
Ne fe fût-il pas plus d'une fois écrié :
quel éloignement entre Dieu &' moi ! Au-
jourd'hui , aidé plus qu'il ne croit des
lumières de la révélation , il voit clai-
rement Dieu dans la Nature ; mais il
tourne en quelque forte ces lumières
contre Dieu même ; content de l'a-
voir vu dans fes Ouvrages , il refufe
de le voir lorfqu'il fe montre de plus
près ; que d'hommes , dit-il , entre Dieu
ô' moi /
Je conclus de toutes ces réflexions
que , de quelque manière que l'on en-
vifage ces objedions de l'Auteur, elles
pofent fur des principes faux & con-
duifent au Pyrrhonifme le plus outré,
Je l'ai déjà dit : fi l'on veut abfolument
recufer tout témoignage humain, il ne
feroit peut-être pas impoiïible que, dans
le cas d'une révélation immédiate , il
n'y eût des incrédules qui en vinlTent
à recufer leur propre témoignage : car
ce feroit toujours à certains égards un
témoignage humain. Quand donc AL
■5S0 Extraits
Roufleau s'écrie ; que d'hommes entre
Dieu ^ moi ! on convient que nous
ne fommes pas honorés^ d'une révé-
lation immédiate ; mais ce n'eft point
là proprement le voile qui lui dérobe
la Divinité : on pourroit lui dire à
plus jufte titre ; que de préjugés entre
Dieu Gr vous ! Voilà le feul mur qui
vous fépare de l'Etre fupiême, & qu'il
vous faut abattre.
{Après avoir fuivi M, Roujfeaudans
V examen ou , pour dijjîper ces préju^
gés y cet Ecrivain paroît vouloir entrer:)
Voyons , dit M, Bitaubé fur les mi-
racles y quels feroient ceux qui triom-
pheroient de fon incrédulité, Il recon--
noîtra , dit-il , l'Auteur de la Nature ,Jz
quelqu^un ordonne au Soleil de changer
fa courfe , aux étoiles de former un autre
arrangement , aux montagnes de s^appla-»
îiir , aux flots de s^ élever > à la terre de
prendre un autre afpc^, C'eft-à-dire que,
pour opérer en lui la foi ,. il faudroit
que Dieu bouleverfâc toute la Nature,
que le Soleil Si les étoiles prilfent des
routes entièrement oppofées , que la
terre changeât de forme : c'eft-à-dire
que, pour convaincre quelques incré-
idules , qui cependant ne font c^ue de»
DES Journaux. 581
hommes , ( êtres que M. RoufTeau ne
fait pas profelîion d'eftimer beaucoup,
& pour lefquels il vient de témoigner
tant de me'pris , en les jugeant indignes
d'être les organes des volontés divi- '
nés) , pour les convaincre , dis-je, il
faudra renverfer le Ciel & h terre ,
cauler un ébranlement général , au
rifque de tout détruire. Voilà en' vé-
rité des prétentions bien modeftes, &
les incrédules donnent de belles leçons
à la Divinité ! Ses miracles font pour
l'ordinaire des miracles d'amour & de
bienfaifance : mais malheureufement
ils font de nature à ne pas influer fur
les étoiles , à ne pas confondre tous les
élémens; par conféquent ils s'opèrenf
'- ici-bas , quelquefois fans doute dans
des chambres , lorfque les circonftances
le demandent, mais fouvent auffi à h
vue de la plus grande partie des habi-
tons d'une Ville ; de tels miracles ,
dis-je , ne fauroient frapper les pré- -
tendus efprits-forts. Si Dieu ks avoit
. confultés , il auroit opéré des prodiges
d'une toute autre efpèce , des pro-
diges qui, fans doute, auroient annon-
cé le plus cruel tyran, mais qui du
moms auroient triomphé de l'endur-
382 Extraits
ciflement des incrédules. C'eft ce qu'ilsf
prétendent : mais fuppofons que Dieu
eût fait de tels prodiges , je demande
s'ils en croiroient le témoignage hu-
main , & s'ils ne s'écrieroient pas tou-
jours : que cThommes entre Dieu &* moil
Car quelque grandes que foient leurs
prétentions , je ne penfe pas qu'ils
aient le front d'exiger que Dieu ré-
pète à chaque inftant de femblables
miracles , & que la Nature entière foit
fans cefTe bouleverfée. Il faudroit donc,
bien que cette condition leur paroifle
fort dure , qu'ils s'en rapportafTent au
témoignage humain. Mais c'efi: bien
alors qu'ils trouveroient des raifons
propres à renverfer ce témoignage. Dé
quelles apoftrophes n'accableroient-ils
pas l'homme dont ils font fi peu de
cas f* » Quoi î diroient-ils , eft-il vrai-
» femblable que Dieu ait fait jouer de
» fi grands reflbrts pour opérer le falut
39 d'une fi chétive créature ? Homme
3> foible ! connois ton néant , rentre
39 dans la poufîîère ; laifle en repos les
» étoiles , $: ne t'ingère pas à troubler
39 leur cours. Combien ne fe recrie-
roient-ils pas encore fur la cruauté
de l'Etre qui auroit opéré de tels
9
7»
DES Journaux* 383
30 prodiges 7^ ! Eft-ce là, éiroient- ils ,
ce maître qu'on nous peint fi miféri-
cordieux P II brife &: détruit fans pitié
fon Ouvrage. Je crois trop en lui pour
croire à des miracles fi peu dignes de
fes perfeaions. N'avoit-il pas quelque
nioyen plus doux pour faire naître la
foi fur !a terre ? Ses miracles doivent
être des miracles de charité'. a> Ceft
ce que vous diriez alors , ô Incrédules !
^ c'eft ce que vous dit en vain notre
bouche *.
{Nous terminons cet extrait , par une in-
conféquence que M, Bitaubé relève, à la fin
de fon examen , dans la conduite du Gow
j^er«ewr(i'£miZe.)....M.R. a beau recom-
mander à fon Elève d'examiner tout par
Jui-méme. Emile l'auroit peut-être fait
avec fuccès,fi on avoit laifle à fa raifoa
la même liberté qu'on lui avoit ac-
cordée dans des occafions beaucoup
moms importantes : mais il efl affez na.
turel qu'Emile penfe que ce n'eft pas fans
tondement que fon maître a changé de
méthode, & que ne lui ayant pas infinué
dans d autres cas , le parti qu'il devoit
embraffer , il falloir qu'il fût ici bien fût
de fon fait pour réfléchir à fa place •
amfi en fuppofant qu'Emile entre dans
5S4 Extraits des Journaux.
l^examen des différentes Religions , M.
R. a déjà mis plufieurs poids dans la ba-
lance qui fera pencher la raifon de fon
Elève vers le Pyrrhonifme. Voilà donc '•
encore une petite inconféquence dans la
conduite du Gouverneur, inconféquen-
ce qui femble trahir le deffein fecret de
gagner un Profélyte. Ce feroit en vain
qu'il diroit qu'Emile, élevé comme il
i'efl: , fie fe conduira pas dans cette oc-
cafion comme d'autres feroient à fa pla-
ce: car avec cet échapatoire M. Rouf-
feau pourroit juftifier toutes les fautes
qu'il auroit commifes dans le cours dô
cette éducation , & il a en effet allégué
cette raifon en plufieurs rencontres. Il
feroit fort commode pour le Gouver- .
neur de faire des faux-pas , & de fe re-
pofer enfuite fur la vertu de fon Elève.
Seroit-ce là le moyen de produire une
éducation parfaite } Ôc û Iq difciple re-
médie fi furement à tous les inconvé-
niens où l'expofe fon Gouverneur , ne
pourroit-il pas alors fe paffer de lui , &
achever feul fon éducation , avec plus
de fuccès que fi l'imprudent Gouver-
neur continuoit d'y préfider ?
Fin du Tome Sixième
é^^^
1^